This is a digital copy of a book that was preserved for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's books discoverable online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that 's often difficult to discover.
Marks, notations and other marginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book' s long journey from the
publisher to a library and finally to y ou.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prevent abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automated querying.
We also ask that y ou:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain from automated querying Do not send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a large amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attribution The Google "watermark" you see on each file is essential for informing people about this project and helping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are responsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can't offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner
any where in the world. Copyright infringement liability can be quite severe.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full text of this book on the web
at |http : //books . google . corn/
WIDENEK
ilrilli'IIU
HN XCb3 a
YiSQi. 33. S
HARVARD COLLEGE
LIBRARY .
FROM THE LIBRARY OF
HERBERT EVELETH GREENE
Ous of z88i
Pirofessor of Eng)ish
intha
Johns Hopkins University
1893-1925
GIVEN IN HIS MEMORY
B Y HIS FAMILY
1^5
mrmwn^mm^mmm!mmmmri^m^
Diç izedby Google
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
ALFRED DE VIGNY
♦"^^
Digitized by VjOOQIC
VOLUMES DE LA COLLECTION DÉJÀ PARUS
DANS L^OKDUE DE LA PUBLICATIO:«
VICTOR COUSIN, par M. Jules Simon, de l'Acadâmie française.
• MADAME DE SE VIGNE, par M. Gaston Boissùr, secrétaire perpétuel de
l'Académie française.
MONTESQUIEU» par M. Albert SoreU de l'Académie française.
GEORGE SAND, par M. E. Caro, de l'Académie française.
TURGOT, par M. Léon Say, de l'Académie française.
THIERS, par M. P. de Rèmusat, de l'Institut.
D'ALEMBERT, par M. Joseph Bertrand, de l'Académie française.
VAUVEN ARGUES, par M. Maurice Palèologue,
MADAME DE STAËL, par M. Albert SoreU de l'Académie française.
THÉOPHILE GAUTIER, par M. Maxime Du Camp, de l'Académie française.
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE^ par M. An^ède Barine,
MADAME DE LA FAYETTE, par M. le comte d'Haussonville, de l'Académie
française.
MIRABEAU, par M. Edmond Rousse, de l'Académie française.
RUTEBEUF, par M. Clédat, professeur de Faculté.
STENDHAL, par M. Edouard Rod.
ALFRED DE VIGNY, par M. Maurice Palèologue,
BOILEAU, par M. G. Lanson.
CHATEAUBRIAND, par M. de Lescure,
FÉNELON, par M. Paul Janet, de l'institut.
SAINT-SIMON, par M. Gaston Boissier, secrétaire perpétuel de l'Académie
française.
RABELAIS, par M. René MilUt.
J.-J. ROUSSEAU, par M. Arthur Chuquet, professeur au Collège de France.
LE SAGE, par M. Eugène Lintilhae.
DESCARTES, par M. Alfred Fouillée^ de l'Institut.
VICTOR HUGO, par M. Lèopold Mabilleau,
ALFRED DE MUSSET, par M. Arvède Barine,
JOSEPH DE MAISTRE, par M. George Cogordan.
FROISSART, par Umé Mary Darmesteter,
DIDEROT, par M. Joseph Reinach.
GUIZOT, par M. A. Bardoux, de l'Institut.
MONTAIGNE, par M. Paul Stapfer, professeur de Faculté.
LA ROCHEFOUCAULD, par M. J. Bourdeau,
LACORDAIRE, par M. le comte d'Haussonville^ de l'Académie française.
ROYER-COLLARD, par M. E, Spuller.
LA FONTAINE, par M. Georges Lafenestre, de l'Institut.
MALHERBE, par M. le duc de Broglie, de l'Académie française.
BEAUMARCHAIS, par M. André Hallays,
MARIVAUX, par M. Gaston Deschamps.
RACINE, par M. Gustave Larroumet, secrétaire perpétuel de l'Académie des
Beaux-Arts.
MÉRIMÉE, par M. Augustin Filon.
CORNEILLE, par M. Gustave Lanson.
FLAUBERT, par M. Emile Faguet, de l'Académie française.
BOSSUET, par M. Alfred Rébelliau.
PASCAL, par M. Emile Boutroux, de l'Institut.
FRANÇOIS VILLON, par M. G. Paris, de l'Académie française.
ALEXANDRE DUMAS père, par M. Hippolyie Parigot.
ANDRÉ CHÉNIER, par M. Em. Faguet, de l'Académie française.
Chaque volume, avec un portrait en héliogravure ^ Ir^
1007-02. — Coulommiers. Imp. Paoi. BRODARD. — 12-'>2.
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
ALFRED dp: VIGNY
.iKllTENANT AUX M0U50UF.TAIRKS ROUGES 1814-
d année la nf irilure u^ y usée CiLrnavaiel
Digitized by VjOOQIC
A',6 , " :::il)A ]J •> i Is * ':. . .:.
U.KIU'I) Dr. \Ur)
MAI 'il: I. i Ml i-l ;•• ■ !.
1 ;:>
.î;.i:A!i.p; ï; M.iii' i ri, i r ':-
Digitized by VjOOQIC
\ l'".^^
Digitized by VjOOQIC
I
LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS
ALFRED DE VIGNY
MAURICE PALEOLOGUE
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C"
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1903
DroiU de traHuctioa «t da rwpraduelion riMr*4a.
Digitized by VjOOQIC
HARVARD
lUNIVERSITYl
LIBRARY
Ro\
ÎITY
<^¥9'X';in
Digitized by VjOOQIC
Entre toutes les personnes qui, dans Vintérét de
cette étude, ont bien voulu me confier des documents
inédits, M. Louis Ratisbonne, légataire des œuvres
d'Alfred de Vigny, a droit à la meilleure part de
ma reconnaissance : Je lui dois d'avoir pu consulter
les quatre-vingts cahiers manuscrits sur lesquels le
poète a consigné, quarante années durant, le journal
secret de ,sa yie intérieure et qu'une expresse volonté
de fauteur condamne à une destruction prochaine :
les courts fragments qui ont été publiés en 1867 sous
le titre de Journal d'un poète attestent la haute valeur
morale de ces pages intimes.
J'ai, de même, une obligation particulière au
vicomte de Spœlberch de Lovenjoul, le savant histo-
rien des œuvres de Balzac et de Théophile Gautier,
qui m^a ouvert avec générosité les trésors de sa collec-
tion d'autographes, véritables archives du romantisme :
la communication quil m'a donnée des Mémoires iné-
dits de Sainte-Beuve m'a été d'un grand prix.
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
ALFRED DE VIGNY
ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION
Chateaubriand s'ëtant un jour vanté d'appartenir
à Tune des plus anciennes familles de la Bretagne et
de la Monarchie française, ce fut, quelque temps, la
mode parmi ses disciples en romantisme de se tar-
guer des plus hautes origines nobiliaires. Ridicule
chez la plupart d'entre eux, cette prétention était à
peu près fondée chez Alfred de Vigny, dont, effec-
tivement, les ancêtres possédaient fief, aux dernières
années du xvi© siècle. Mais si Victor Hugo, petit-fils
d'un maître menuisier de Nancy, ne craignait pas de
se dire « issu en ligne directe de Georges Hugo,
capitaine des gardes du duc de Lorraine, anobli dè«
1531 », pourquoi le descendant authentique des Vigny
aurait- il eu scrupule à faire remonter de quelques
Digitized by VjOOQIC
8 ALFRED DE VIGNY.
degrés sa généalogie ? « Mes pères, écrit-il dans son
Journal intime, avaient longtemps avant Charles IX
un rang élevé dans l'Etat », et il cite comme preuve
l'extrait d'un brevet de 1570 qui, loin de reconnaître
la noblesse de ses ascendants, semble la conférer
pour la première fois à l'un d'eux *.
Quant au rang élevé qu'ils auraient tenu jus-
qu'alors , une pièce récemment produite * nous
apprend que François de Vigny, premier anobli du
nom, était simple receveur des rentes de la Ville de
Paris en l'année 1575. Ailleurs encore, évoquant
un souvenir de jeunesse, Alfred de Vigny a écrit :
« Je ne comprenais pas que le château de Vigny
(sur la route de Rouen) ne m'appartînt pas. Rien
pourtant n'était plus simple et plus juste. Le cardinal
G. d'Am boise l'avait acheté, en 1554, des Saint-Pol
(mes parents), famille où cette terre avait passé par
alliance. Le connétable Anne de Montmorency tint
cette terre de la maison d'Amboise par acquisition.
Le chancelier de l'Hôpital s'y retira et y mourut
en 1568. Ce fut ce château dont il fit ouvrir toutes
les portes aux assassins. Je m'y arrêtai une fois
dans ma vie, étant officier de la garde royale. Le
1. Les armes des Vigny étaient : d'argent cantonné de quatre
lions de gueules, ù l'ccusson en abîine, d'azur à la fasce d'or,
accompagné en chef d'une merlette d'or, en pointe d'une
merlette de même entre deux coquilles d'argent.
2. L'Intermédiaire y XXIII, 533.
Digitized by VjOOQIC
ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 9
village de Bordeaux de Vigny est sur la route et
au bord de l'eau, en effet, comme le dit son nom.
Le château est dans un fond et flanqué de quatre
grandes tours. Je me souviens que les officiers de
mon bataillon, charmés, disaient-ils, d*être chez moi,
voulurent être reçus par moi à Vigny, et je leur
donnai un assez mauvais déjeuner dans la mauvaise
auberge du pauvre village. J'avais dix-neuf ans, lors
de ce déjeuner de sous-lieutenants; j'étais rose et
blond, marchant à pied sur la grande route à la tête
de mes vieux soldats, et si fier de mon épaulette que
je ne l'aurais pas changée contre les tours dont je
n'avais plus que le nom, pas plus que je n'eusse
changé mon repas militaire contre les festins de
mes pères, dont la fumée a noirci les vieilles che-
minées. »
Le récit est joli; mais, des faits historiques sur
lesquels il repose, pas un n'est exact : la terre de
Vigny n'a pu être achetée en 1554 par le cardinal
d'Amboise qui n'était plus de ce monde depuis qua-
rante-quatre ans; elle ne fut pas non plus la pro-
priété du chancelier de l'Hôpital qui mourut à vingt
lieues de là, au château de Vignay, et non pas en
1568, mais en 1573; elle fut, il est vrai, possédée par
le connétable de Montmorency, mais c'était avant
que d'être acquise par les Saint-Pol; enfin, jamais
elle n'échut à la branche de cette famille dont un
Digitized by VjOOQIC
10 ALFRED DE VIGNY.
membre épousa, au xviii<> siècle, une demoiselle de
Vigny; et, par suite, à aucune époque elle n'a appar-
tenu aux ancêtres du poète.
Mais cette prétention ne fut, chez Alfred de
Vigny, qu'un travers de jeunesse. Il reconnaîtra un
jour qu'il est dans les choses de l'esprit un principe
supérieur d'aristocratie et que la noblesse de l'âme
prime celle du sang. Il ne déroulera plus alors la
longue lignée de ses aïeux que pour les subordonner
à lui-même et se proclamer le véritable chef de leur
race. Et s'adressant à une amante mystérieuse, il
s'écriera :
Si l'orgueil prend ton cœur quand le peuple me nomme,
Que de mes livres seuls te vienne ta fierté.
J'ai mis sur le cimier doré du gentilhomme
Une plume de fer qui n'est pas sans beauté.
J'ai fait illustre un nom qu'on m'a transmis sans gloire.
Qu'il soit ancien, qu'importe? il n'aura de mémoire
Que du jour seulement où mon front l'a porté.
Dans le caveau des miens plongeant mes pas nocturnes,
J'ai compté mes aïeux suivant leur vieille loi.
J'ouvris leurs parchemins, je fouillai dans leurs urnes
Empreintes, sur le flanc, des sceaux de chaque roi.
A peine une étincelle a relui dans la cendre.
C'est en vain que d'eux tous le sang m'a fait descendre;
Si j'écris leur histoire, ils descendront de moi.
Leur nom, d'ailleurs, paraît peu dans l'histoire :
à peine quelques menticms çà et là dans les Mémoires
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 11
du XVII® et du xviii® siècle, dans le Journal du duc
de Luynes par exemple.
Presque tous servirent à Tarmée, et du plus rude
service. Trop peu fortunés pour faire grande figure
à Versailles, trop fiers pour se résigner aux petits
emplois de cour, ambitieux pour toute récompense
D'apposer Saint«Louis en croix sur leur cuirasse,
ils revenaient, leurs campagnes terminées, vieillir
et mourir sur leurs terres de Beauce, « au Tron-
chet, à Emarville, Moncharville, Isy, Frêne, Jon-
ville, Gravelle et autres lieux », chaque génération
nouvelle accroissant ainsi l'héritage moral, la forte
tradition d'honneur et de désintéressement qu'elle
tenait de ses devancières.
M. de Vigny, père du poète, ancien ofiBcier blessé
à la guerre de Sept Ans, avait, aux premières heures
de la Révolution, contracté mariage avec une per-
sonne d'une exquise beauté physique et d'une rare
distinction morale, la fille de M. de Baraudin, chef
d'escadres de la marine royale. Jetés par la Ter-
reur dans les prisons de Loches, les deux époux
avaient continué d'habiter la ville après Thermidor,
et, le 27 mars 1797 *, un fils leur était né qui reçut
les prénoms d'Alfred-Victor.
1. Cette date, sur laquelle des doutes se sont longtemps
élevés, est formellement établie par Tacte de naissance cî-
Digitized by VjOOQIC
12 ALFRED DE VIGNY.
Conduit fort jeune à Paris, Tenfant fut placé de
bonne heure au collège.
Ses premières impressions dans ce milieu nou-
veau furent toutes de tristesse et d'effroi : l'égoïsme
et la malignité de ses camarades, l'indifférence hau-
taine des professeurs, la rigueur de la discipline,
la froide austérité des locaux et des cours, cette
absence complète de douceur et de tendresse dans
les êtres et les choses lui étreignirent si dure-
dessous, extrait des archives de Loches, et qui n*a pas encore
été publié.
« Aujourd'huy huit germinal an cinq de la République
<c française une et indivisible à quatre heures du soir. Devant
(( moy Jean Picard-Ouvrard, agent municipal de la commune
« de Loches, soussigné. Est comparu à la maison commune
« de Loches le citoyen Léon Pierre Devigny accompagné du
« citoyen Joseph Nogerée, propriétaire, âgé de cinquante-
« cinq ans, et de la citoyenne Rose Charles Maussabré,
« épouse dudit Nogerée, âgée de quarante-cinq ans domi-
« ciliés de cette commune ; lequel m'a déclaré que la citoyenne
a Marie Jeanne Amélie Baraudin, son épouse en légitime
« mariage est accouchée hier sur les dix heures du soir, dans
« son domicile situé faubourg de Gesgon en cette commune,
cr d'un enfant mâle qu'il m'a présenté et auquel il a donné
« les prénoms de Alfred-Victor. D'après cette déclaration
« que le citoyen Joseph Nogerée et la citoyenne Rose Charles
« Maussabré ont certifiée véritable, j'ai rédigé le présent acte
« en présence du citoyeti Léon Pierre Devigny, perre de l'en-
« faut et des deux témoins ci-dessus dénommés qui ont signé
« avec moy.
(( Fait à la maison commune de Loches les jour, mois et
(Y an que dessus.
« Signé : Nogerée, Maussabré, Denogéréé, Sophie de
« Baraudîn, Baraudin, Léon Devigny, Picard-Ouvrard,
(( adjoint. »
Digitized by VjOOQIC
ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 13
ment le cœur, qu'il en garda pour jamais une teinte
de mélancolie dans Tesprit*. Mais, des deux facultés
qui devaient dominer sa vie morale, la sensibilité
n* était pas seule à s'exercer en lui, et déjà l'imagina-
tion, s'éveillant, le consolait par ses premiers enchan-
tements.
C'était le temps, en effet, où commençait la grande
épopée impériale, et le souffle de gloire qui em-
portait alors vers Napoléon les esprits les plus réflé-
chis faisait tourner toutes les jeunes têtes. Jamais
la vie n'avait offert aux adolescents de si radieuses
perspectives, jamais elle ne leur avait fait des pro-
messes plus magnifiques. Dans leurs cœurs, des
fanfares guerrières résonnaient sans cesse; et dans
leurs songes passait et repassait, comme une vision
éblouissante, l'Empereur avec ses douze maréchaux,
sa Garde et sa Grande Armée.
L'âme du jeune Vigny s'ouvrait plus qu'une autre
à ces influences extérieures : « La guerre était
debout dans le lycée, écrira- t-il un jour; le tambour
étouffait à mes oreilles la voix des maîtres, et la
voix mystérieuse des livres ne nous parlait qu'un
langage froid et pédantesque. Nulle méditation ne
pouvait enchaîner longtemps des têtes étourdies
1. « Le collège bien triste et bien froid me faisait mal
par mille douleurs et mille afflictions. » Lettre à Brizeux^
2 août 1831.
Digitized by VjOOQIC
14 ALFRED DE VIGNY.
sans cesse par les canons et les cloches des Te
Deum !
« Les maîtres mêmes ne cessaient de nous lire les
bulletins de la Grande Armée, et nos cris de Vive
l'Empereur! interrompaient Tacite et Platon. Nos
précepteurs ressemblaient à des hérauts d^armes,
nos salles d'étude à des casernes, nos récréations à
des manœuvres, et nos examens à des revues.
« // me prit alors un amour vraiment désordonné
de la gloire des armes. »
A seize ans et demi, cette passion s'exaltant,
il ne laissa de trêve à ses parents qu'on ne lui eût
permis d'abandonner ses classes et d'entrer dans
l'armée.
On était aux sombres jours de 1814. L*Empire
n'était plus. Mais l'orage qui l'avait emporté gron-
dait encore, et personne ne croyait au calme durable
de la paix.
La Maison militaire du roi, qui venait d'être
rétablie, cherchait précisément à se recruter au sein
des familles aristocratiques : elle ne trouvait à enrôler
que des enfants, comme si les hécatombes de vingt
années de guerre eussent pris tous les hommes.
Malgré son extrême jeunesse, Alfred de Vigny fut
aussitôt pourvu d'un brevet de sous-lieutenant aux
escadrons nobles des Gendarmes rouges , tandis
que, dans une disposition d'esprit toute semblable,
Digitized by VjOOQIC
ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 15
Alphonse de Lamartine, de sept ans plus âgé, entrait
aux Gardes du corps.
Huit mois plus tard, bien que très souffrant d'une
blessure à la jambe, le jeune Garde rouge chevau-
chait sur la route de Gand, derrière la berline de
Louis XVIII, et durant les Cent-Jours il suivit le
sort de la cour exilée.
Un vif désappointement l'attendait à son retour à
Paris. Les escadrons de la Maison rouge, dont le
luxe, Tarrogance et les privilèges avaient soulevé
pendant la première Restauration Tanimosité de
toute Tarmée, étaient licenciés et leurs officiers
versés dans les compagnies de la Garde à pied. Le
sacrifice inattendu de son bel uniforme écarlate,
de son cheval et de son équipement, dont sa naï-
veté enfantine était si fière, fut un coup pour le
jeune sous-lieutenant. C'était la dernière de ses illu-
sions de gloire militaire qui s'évanouissait ainsi. En
quelques semaines, elles étaient toutes tombées;; à
chaque pas qu'il avait fait sur la route de Flandre,
quelqu'une était restée derrière lui. Il avait rêvé les
marches victorieuses en pays ennemi : on lui avait
fait escorter les voitures et les bagages d'une cour
fugitive; il s'était vu entrant, musique en tête, triom-
phalement fi Vienne, à Berlin : il était revenu tris-
tement dans Paris, à la suite d'un roi qui ne montait
même pas à cheval et sous la protection d'armées
Digitized by VjOOQIC
16 ALFRED DE VIGNY.
étrangères. Et maintenant, plus de champs de
bataille, plus d'honneur , plus d'imprévu; mais
chaque jour le terrain de manœuvre, la caserne et
toutes les misères du service de garnison.
Il se produisit alors chez Alfred de Vigny ce que
Ton constate chez ces plantes vigoureuses auxquelles
un obstacle soudain intercepte la lumière ou Teau et
qui par de brusques détours trouvent d'instinct une
autre issue à leurs tiges et à leurs racines. Subite-
ment distraites de leur premier objet, ses facultés,
cherchant ailleurs leur emploi, se tournèrent vers la
vie intérieure et la rêverie poétique.
A ce point de vue, le milieu nouveau où les cir-
constances l'avaient placé était plus favorable qu'il
ne semblerait dès l'abord. La vie militaire du temps
de paix offre en effet, offrait alors surtout par le
contraste qu'elle présentait avec l'ère précédente,
des conditions assez propices au développement
intime et comparables sous plus d'un rapport à
celles que la vie monastique réunit si ingénieuse-
ment.
La régularité des exercices, la monotonie des
occupations quotidiennes, l'importance accordée
aux pratiques extérieures, loin de nuire à la pensée,
la disciplinent en la ramenant à intervalles réguliers
sur elle-même; et c'est ainsi qu'une forme d'exis-
tence, si médiocre à tant d'égards, a pu devenir
Digitized by VjOOQIC
ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 17
pour certaines âmes une très forte école d'originalité
morale et intellectuelle.
Dès Fenfance il avait eu le goût, la passion de la
lecture. Lamartine et Victor Hugo ont souvent raconté
qu'ils s'étaient nourris, dans leurs plus tendres
années, des œuvres les plus fortes de la pensée
humaine, et que c'était leur habitude de porter avec
eux dans leurs promenades la Bible, Tacite, Eschyle;
je crois même qu'à la longue, par une de ces illusions
rétrospectives qui sont si communes chez les grands
hommes, ils avaient fini par se le persuader à eux-
mêmes. Alfred de Vigny ne s'est point ouvert de ce
sujet au public; mais ses lettres, ses cahiers de notes
et de souvenirs, attestent que le soir, au retour du
collège, il dévorait les livres de la bibliothèque pa-
ternelle, tous les ouvrages d'histoire qui tombaient
sous sa main, la Bible et surtout l'Aiicien Testament,
les philosophes du xviii® siècle, enfin les écrivains
de l'antiquité hellénique et particulièrement Homère
qu'il traduisait du grec en anglais, s'amusant à com-
parer ensuite sa traduction à celle de Pope.
Alors donc qu'il servait encore aux escadrons de
la Maison du roi, son instinct et « un invincible
amour de l'harmonie » L'avaient sollicité à écrire en
vers, et, de cette première tentative, une pièce char-
mante, la Dryade, nous est restée. Deux pasteurs
rivaux célèbrent en strophes alternées, l'un les
2
Digitized by VjOOQIC
18 ALFRED^ DE VIGNY.
ivresses de la passion sensuelle, Fautre les extases
de l'amour pur ; une Dryade est leur arbitre :
Ida! j'adore Ida, la légère Bacchante,
chante Ménalque.
Un jour, jour de Baccbus, loin des jeux égaré,
Seule je la surpris au fond du bois sacré :
Le soleil et les vents, dans ces bocages sombres,
Des feuilles sur ses traits faisaient flotter les ombres ;
Lascive, elle dormait sur le thyrse brisé ;
Une molle sueur, sur son front épuisé.
Brillait comme la perle en gouttes transparentes
Et ses mains, autour d'elle, et 'sous le lin errantes,
Touchant la coupe vide, et son sein tour à tour,
Redemandaient encore et Bacchus et l'Amour.
Et Bathylle reprend :
C'est toi que je préfère, ô loi, vierge nouvelle.
Rougissante, elle vint pour la première fois.
Ses bras blancs soutenaient sur sa tête inclinée
L'amphore, œuvre divine aux fêtes destinée.
Qu'emplit là molle poire, et le raisin doré,
Et la pêche au duvet de pourpre coloré ;
Des pasteurs empressés l'attention jalouse
L'entourait, murmurant le nom sacré d'épouse;
Mais en vain : nul regard ne flatta leur ardeur;
Elle fut toute aux dieux et toute à la pudeur.
Ces vers, que Ton croirait transcrits de l'Anthologie
grecque, rappellent ou plutôt annoncent la manière
fraîche et plastique d'André Ghénier; car en 1815 on
continuait . d'ignorer qu'un grand poète avait suc-
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 19
combé le 7 thermidor, et quatre années devaient
s'écouler encore avant que son œuvre exquise fût
révélée au public ^
De cette période où le jeune officier préludait ainsi
à la poésie, une gracieuse élégie, Symétha^ et quel-
ques fragments nous restent encore. Mais à peine
avait-il accordé sa lyre dans ce ton, qu'il changeait
aussitôt d'iiispiration . Déjà la vision légère des
choses ne lui suffisait plus ; il lui fallait les pénétrer
d'une vue plus profonde, saisir entre elles des rap-
ports plus délicats; et toutes ses rêveries se termi-
naient en méditations .
Les traces de cette disposition sont visibles dans
un petit recueil de vers qu'il publia sans nom d'au-
teur en 1822 et qui passa d'ailleurs inaperçu * : elle
1. Sainte-Beuve, dans un article des Nouveaux Lundis cé-
lèbre par sa malveillance a l'égard d'Alfred de Vigny, a
formellement accusé l'auteur de la Dryade et de Symétha
d'avoir « vieilli ces pièces de cinq années », pour échapper
au reproche de s'être inspiré d'André Ghénier. A la rigueur,
Alfred de Vigny pouvait connaître les trois ou quatre frag-
ments d'églogues qui avaient paru jusqu'alors, perdus dans
un numéro du Mercure ou rejetés dans une note du Génie
du christianisme 'y mais rien n'autorise à croire qu'il ait anti-
daté ses premières productions poétiques. D'ailleurs, Sainte-
Beuve n'appuie son accusation d'aucune preuve : il se borne
à affirmer.
2. Ce recueil (1 vol. in-8) porte le simple titre de Poèmes.
Il ?e compose de deux parties, dont l'une renferme Héléna^
poème en trois chants supprimé dans toutes les éditions
postérieures, et dont l'autre se divise en Poèmes antiques
Digitized by VjOOQIC
20 ALFRED DE VIGNY.
se manifeste avec éclat dans le poème de Moïse qui,
écrit aussi en 1822, ne parut que quatre ans plus
tard. .
Moïse personnifie la solitude de Tâme dans le
génie.
Tandis qulsraël plante ses tentes aux confins de
la terre promise, le législateur hébreu gravît, un
soir, les pentes du mont Nébo pour se rendre à
rappel de Dieu.
Sur le yastc horizon promenant un coup d'œil,
II voit d'abord Phasga, que des figuiers entourent;
Puis, au delà des monts que ses regards parcourent,
S'étend tout Galaad, Ephraïm, Manassé,
Dont le pays fertile à sa droite est placé ;
Vers le midi, Juda, grand et stérile, étale
Ses sables où s'endort la mer occidentale ;
Plus loin, dans un vallon que le soir a pûli,
Couronné d'oliviers, se montre Nephtali;
Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes,
Jéricho s'aperçoit, c'est la ville des palmes ;
Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phogor,
Le lentisque touffu s'étend jusqu'à Ségor.
Il voit tout Ghanaan, et la terre promise,
Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise.
Il voit; sur les Hébreux étend sa grande main.
Puis vers le haut du mont il reprend son chemin.
Parvenu au sommet de la montagne sainte, seul,
face à face avec Dieu, il lui ouvre son âme et implore
(la Dryade y Symétha, la Somnambule), Poèmes judaïques
(la Fille de Jephté^ le Bain, la Femme ctdultère)^ PoÈMES mo-
dernes (la Prison, le Bal, le Malheur),
Digitized by VjOOQIC
ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 21
de mourir. Une lassitude immense pèse sur son
cœur; car depuis que le souflQe divin Ta pénétré,
il a vécu, grande âme dépareillée, sevré des ten-
dresses humaines. Du plus loin qu'ils Tapercevaient,
les hommes se disaient :
Il nous est étranger ;
Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme;
Car ils venaient, hélas ! d'y voir plus que mon âme.
J'ai vu l'amour s'éteindre et l'amitié tarir;
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M'enveloppant alors de la colonne noire,
J'ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j'ai dit dans mon cœur : Que vouloir à présent ?
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l'effroi sur la main qu'elle touche,
L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bouche ;
Aussi, loin de m|aimer, voilà qu'ils tremblent tous.
Et, quand j'ouvre les bras, on tombe à mes genoux.
Tant que sa mission n'était pas accomplie, il a
porté sans murmure le fardeau de sa grandeur; mais
aujourd'hui que la pensée du salut d'Israël ne sou-
tient plus son courage, il succombe sous le poids
de ses tristesses accumulées, et, comme un refrain
douloureux répété de strophe en strophe, son âme
exténuée exhale cette prière vers Dieu ;
O Seigneur, j'ai vécu puissant et solitaire,
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre !
Quelle fatigue de sa supériorité I Quelle mélancolie
de sa toute-puissance I Quelle poignante misère que
Digitized by VjOOQIC
22 ALFRED DE VIGNY.
celle de ce grand génie qui aspire à la mort comme
à la seule chose qui lui soit désormais commune avec
tous les hommes I Est-ce la profondeur de la pensée,
la noblesse des formes, la solennité de l'inspiration?
Mais la lecture de ces strophes évoque impérieuse-
ment à Tesprit Firnage colossale du Moyses surgens de
Michel-Ange, comme si une secrète parenté unissait
l'œuvre du poète au chef-d'œuvre de l'artiste et
que Tune ne fût venue que pour compléter et
interpréter l'autre.
Le Moïse était à peine achevé, que la grande idée
dont il est le symbole se représentait à l'imagination
d'Alfred de Vigny. Mais, cette fois, d'autres fibres,
plus intimes, plus profondes, vibraient en lui, et,
l'émotion se transposant, un poème exquis, jE'/oa,
naissait de sa rêverie (1823).
Eloa est la peinture de l'amour dans sa nuance
la plus délicate, la pitié. D'une larme versée par
4e Christ au tombeau de Lazare et recueillie par
des séraphins, est née parmi les anges une créa-
ture d'une ineffable beauté : Dieu l'a nommée
Eloa.
Elle apprend un jour qu'un de ses frères célestes,
le plus beau de tous, gémit dans les ténèbres pour
avoir jadis encouru la malédiction divine; mais, loin
de frémir d'horreur à cette révélation, la vierge sent
éclore en son cœur un émoi plein de dguceur et de
Digitized by VjOOQIC
ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 23
mélancolie : c'est la pitié et c'est Tamour. Dès lors,
plus de paix pour elle.
Les cantiques sacrés troublaient sa rêyerie,
Car rien n'y répondait à son âme attendrie.
Et toujours dans la nuit un rêve lui montrait
Un ange malheureux qui de loin l'implorait.
Obsédée par cette vision suppliante, elle ouvre, un
soir, ses ailes d'or et descend jusqu'aux lieux où le
Réprouvé subit son exil éternel.
L'ange maudit n'a rien perdu de sa beauté, la
flamme de ses yeux ne trahit pas la laideur de son
âme, et c'est d'une voix douce qu'il interpelle Eloa
rougissante :
Je suis un exilé que tu cherchais peut-être.
Je suis celui qu'on aime et qu'on ne connaît pas.
Sur rhomnie j'ai fondé mon empire de flamme.
Dans les désirs du cœur, dans les rèvcs de l'âme,
Dans les désirs du corps, attraits mystérieux.
C'est moi qui fais parler l'épouse dans ses songes ;
La jeune fille heureuse apprend d'heureux mensonges ;
Je leur donne des nuits qui consolent des jours;
Je suis le roi secret des secrètes amours.
J'ai pris au Créateur sa faible créature;
Nous avons, malgré lui, partagé la nature :
Je le laisse, orgueilleux des bruits du jour vermeil.
Cacher des astres d'or sous l'éclat d'un soleil ;
Moi, j'ai l'ombre muette, et je donne à la terre
La volupté des soirs et les biens du mystère.
Digitized by VjOOQIC
24 ALFRED De VIGNY.
Et suivant du regard l'effet de ses paroles per-
fides, le séducteur déploie, pour achever de troubler
sa victime, le merveilleux décor et toutes les puis-
sances voluptueuses d'une nuit d'amour :
Sitôt que, balaircé sous le pâle horizon.
Le jBoleil rougissant a quitté le gazon,
Innombrables esprits, nous volons dans les ombres
En secouant dans l'air nos chevelures sombres;
L'odorante rosée alors jusqu'au matin
Pleut sur les orangers, le lilas et le thym.
La nature, attentive aux lois de mon empire,
M'accueille avec amour, m'écoute et me respire ;
Je redeviens son Ame, et pour mes doux projets,
Du fond des éléments j'évoque mes sujets.
Convive accoutumé de ma nocturne fête,
Chacun d'eux en chantant à s'y rendre s'apprête.
Vers le ciel étoile, dans l'orgueil de son vol,
S'élance le premier l'éloquent rossignol;
Sa voix sonore, à l'onde, à la terre, à la nue.
De mon heure chérie annonce la venue;
Il vante mon approche aux pâles alisiers,
Il la redit encore aux humides rosiers ;
Héraut harmonieux, partout il me proclame ;
Tous les oiseaux de l'ombre ouvrent leurs yeux de flamme.
L'hymne de volupté fait tressaillir les airs,
Les arbres ont leurs chants, les buissons leurs concerts,
Et, sur les bords d'une eau qui gémit et s'écoule,
La colombe de nuit languis samment roucoule.
Puis il s'écrie :
La voilà sous tes yeux l'œuvre du Malfaiteur;
Ce Méchant qu'on accuse est un consolateur
Digitized by VjOOQIC
ANNÉES DB JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 25
Qui pleure sur l'esclaTe et le dérobe au maître,
Le sauve par l'amour des chagrins de son être.
Et, dans le mal commun lui-même enseveli,
Lui donne un peu de charme et quelquefois l'oubli.
Trois fois, en écoutant ces paroles qui sonnent si
étrangement à Toreille d*une habitante des cieux,
Eloa s'est voilé le visage. Une lutte douloureuse se
livre en son cœur entre la pudeur et Tamour. Mais
elle ne peut déjà plus fuir. Née d'une larme de pitié,
elle obéit à son instinct qui est d'aimer et de con-
soler. Vainement les voix d'en haut la rappellent :
elle ne s'appartient plus.
Eloa, sans parler, disait : Je sais à toi ;
Et l'ange ténébreux dit tout bas : Sois a moi !
Sois à moi!
Tu n'as jamais compris ce qu'on trouve de charmes
A présenter son sein pour y cacher des larmes.
Viens, il est un bonheur que moi seul t'apprendrai;
Tu m'ouvriras ton âme, et je l'y répandrai.
La pudeur est vaincue par la pitié. Eloa cède
éperdue. Le ciel lumineux ne la reverra plus.
Telle est la trame légère de ce poème que Théophile
Gautier proclamait « le plus parfait de notre littéra-
ture » et qui est assurément une des plus exquises
inspirations de la poésie mystique. Rien n'y est
réel, mais tout y est d'une vérité idéale absolue. On
dirait que le style même a des transparences d'opale,
et l'on ne peut rêver un coloris plus subtil, des
Digitized by VjOOQIC
26 ALFRED DE VIGNY.
nuances plus délicates, des tons plus diaphanes.
Seule, la Miranda de Shakespeare est douée d'un
pareil charme de songe; mais je ne sais si Eloa
n*est pas supérieure à sa sœur spirituelle, car, sous
des formes plus frêles encore, elle concentre de
plus puissantes énergies d*amour et de dévoue-
ment.
L'apparition de ces poésies marquait une heure
importante dans notre histoire littéraire. Un esprit
nouveau naissait en France.
Il venait en effet de se former à Paris un groupe
de jeunes gens qu'unissait un même idéal littéraire,
politique et religieux, idéal bien confus encore, où
l'on distinguait seulement la tendance au mysticisme,
le culte du moyen âge et de sa chevalerie, l'horreur
des doctrines du xviii® siècle et de la Révolution, et
par-dessus tout, cet éternel besoin de nouveauté qui
est peut-être le plus puissant ressort de l'esprit
humain.
Un journal bi-hebdomadaire, le Consers^ateur litté-
raire, leur avait d'abord servi d'organe, et le choix
de ce titre indiquait qu'ils se réclamaient de Chateau-
briand, maître alors du grand Conservateur, et qu'à
ses côtés ils se proposaient de soutenir le même com-
bat. Une revue mensuelle, la Muse française y succéda
bientôt au journal, et les écrivains qui la composaient
signaient Victor Hugo, Soumet, Guiraud, de Sainl-
Digitized by VjOOQIC
ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 27
Valry, Emile Deschamps et Alfred de Vigny. Elle
avait pris pour épigraphe ces vers de Virgile :
Jam redit et Virgo
Jam nova progenies cœlo demittitur alto.
On se réunissait chez Nodier, d'abord dans le petit
appartement de la rue de Provence, puis à l'Arsenal
dont l'auteur de Trilhy venait d'être nommé le biblio-
thécaire.
De Vincennes où il tenait garnison, Alfred de Vigny
se rendait assidûment à ces réunions. Une amitié
soudaine l'unit à Victor Hugo dès qu'ils se ren-
contrèrent, intimité charmante d'âmes déjà faites
quoique jeunes encore, mais plus enthousiaste que
profondément tendre, véritable amitié de poètes et
d'artistes, où l'imagination tenait plus de place que
le cœur, et pareille à ces fleurs hâtives dont l'éclat et
le parfum ne durent qu'un jour.
Lors de son mariage, en 1822, Victor Hugo s'était
fait honneur d'être assisté d'Alfred de Vigny comme
témoin. Et quelques mois plus tard, celui-ci lui
avait rendu cette marque d'amitié en lui confiant le
soin de publier durant son absence le poème
à'Eloa.
Au mois de mars 1823, Alfred de Vigny avait, en
efifet, quitté brusquement Paris. La guerre d'Espagne
venait d'éclater, et le poète officier, rendu soudain à
Digitized by VjOOQIC
28 ALFRED DE VIGNY.
ses premiers rêves, tenté par les glorieuses perspec-
tives qui s'ouvraient inopinément à son activité,
avait auisitôt réclamé et obtenu de faire campagne
dans un régiment de ligne. Promu capitaine à cette
occasion, il répondait aux compliments de son ami
Adolphe de Saint- Valry : « Aujourd'hui, lendemain
du jour de ma naissance, vient de m'arriver ce nom
de capitaine auquel semblent seulement commencer
les grandes choses de la guerre, et qui, le premier,
donne un peu de liberté et quelque puissance. Avec
ce grade m*est arrivée la nouvelle que j*irai en
Espagne quand le régiment sera complet. Ainsi, je
mérite vraiment toutes vos félicitations puisque je
me vois certain de faire cette guerre à la Du Guesclin,
et d'appliquer aux actions les pensées que f aurais pu
porter dans des méditations solitaires et inutiles, »
Mais il était écrit que chaque étape de sa carrière
militaire serait une déception pour Alfred de Vigny :
en arrivant aux Pyrénées, sa brigade trouva Tordre
de faire halte pour former réserve en deçà de *la
frontière.
Après le premier découragement, la poésie lui
servit cette fois encore à tromper son ennui. Au
spectacle des Pyrénées, au voisinage de Roncevaux,
il éprouva bientôt l'impression que H. Heine devait
retrouver aux mêmes lieux et traduire dans les
strophes charmantes à'Atta Troll : « Roncevaux,
Digitized by VjOOQIC
ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 29
lorsque j'entends résonner ton nom, il me semble que
s'ouvre dans mon cœur la fleur bleue des souvenirs
légendaires.... » Un cortège de visions héroïques
se déroula soudain en lui. Et, demandant au rêve
les émotions généreuses que la réalité lui refusait, il
rendit à Tombre de Roland un éloquent et pathétique
hommage :
Âmes des cheyaliers, reyenez-yons encor?
Est-ce yous qai parlez ayec la yoix du cor ?
Ronceyaux! Ronceyauxl dans la sombre yallée
L'ombre du gprand Roland n'est donc pas consolée ! ^
Sous une inspiration différente, il créait encore sa
Dolorida, héroïne d'amour touchante et passionnée,
bien supérieure aux Andalouses de romance chan-
tées plus tard par Alfred de Musset, vivante et
vraie comme les Espagnoles de Mérimée, admirable
d'énergie dans la vengeance lorsqu'elle jette pour
adieu à son époux infidèle le terrible proverbe : « Jo
amo mas à tu amor que à tu çida, — Ton amour
m'est plus cher que ta vie. »
1. L'indication « écrit en 1825 » mise par Vigny à la suite
du poème du Cor ne doit pas être prise au sens strict :
« acheyé en 1825 » serait plus exact. Une lettre à A de Saint-
Valry datée du printemps de 1823 prouye en effet qu'il com-
posait alors son Roland,
Les belles strophes descriptiyes par lesquelles 8*ouyre le
Cor méritent d'être notées. Ce tableau grandiose du paysage
pyrénéen marque le premier essai de la poésie romantique
dans un genre où la prose ayait depuis longtemps fait ses
preuyes, — le genre pittoresque.
Digitized by VjOOQIC
30 ALFRED DE VIGNY.
Enfin, pour que pas un instant ne demeurât
innoccupé dans son inaction forcée, il se mettait
avec ardeur à un grand travail dont le hasard de ses
lectures lui avait donné Tidée. C'était la conjuration
de Cinq-Mars, cette sombre tragédie qui jeta comme
un voile funèbre sur Tagonie de Louis XIII et de
Richelieu. Cette fois, il désertait la forme poétique,
la seule où sa pensée se fût encore traduite. Il
apercevait en effet dans le roman historique, dont
Walter Scott n'avait exploité que les ressources
pittoresques, des facilités particulières pour combi-
ner les faits du passé en vue de leur attribuer
« la plus grande signification morale » et pour en
dégager ce qui l'intéressait par-dessus toute chose,
« le spectacle philosophique de l'homme profon-
dément travaillé par les passions de son caractère et
de son temps ».
Sur le devant de la scène, trois acteurs seulement :
Louis XIII, âme incurablement faible et toujours
inquiète, fantôme de roi; Cinq-Mars, héros d'aven-
ture, ambitieux par amour et passionné jusqu'au
crime. Au-dessus d'eux, les dominant de toute la
supériorité de son génie, l'impérieux Cardinal,
disputant à la mort un dernier lambeau de puis-
sance. Au second plan, la gracieuse et mélancolique
Marie de Gonzague, la grande figure du malheu-
reux de Thou, et enfin çà et là des comparses.
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 31
Gomme action, une suite rapide d'événements pathé-
tiques, convergeant à l'épilogue sanglant du 12 sep-
tembre 1642.
Un succès très vif accueillit cet ouvrage. Jamais
encore l'on n'avait si fortement évoqué les sou-
venirs de notre histoire nationale ni ranimé les
âmes du passé. C'était la première fois aussi, depuis
Chateaubriand et Mme de Staël, que la belle prose
littéraire réapparaissait dans une œuvre d'imagi-
nation et qu'un roman était écrit d'un style aussi
pur et coloré.
Pourtant il nous est difficile aujourd'hui de
subir, sans nous défendre, le charme que les lec-
teurs contemporains trouvaient à Cinq-Mars, Les
exigences que nous ont créées les progrès de la cri-
tique historique ne tolèrent plus les libertés grandes
qu'Alfred de Vigny s'est permises avec la vérité
positive des événements et des caractères. A la
différence de Walter Scott, qui n'empruntait que
l'esprit et le décor du passé pour des héros et des
aventures imaginaires, Alfred de Vigny prenait à
l'histoire non seulement le cadre et l'horizon, mais
le sujet, les personnages, tout le tableau. Une telle
méthode l'entraînait fatalement à altérer les faits
les plus avérés comme à dénaturer les physionomies
les mieux connues du passé.
Mais dans cette erreur même, une pensée
Digitized by VjOOQIC
32 ALFRED DE YIGNT.
philosophique lui servait d'excuse. Il croyait, avec
tous les idéalistes, que les événements ne sont rien,
que le seul fait véritable est le sentiment intérieur
des hommes qui ont vécu; il croyait encore, avec
Hegel et Garlyle, que « la vie de tout homme illustre
a un sens unique et précis » et que chacun d'eux
fut h son heure le représentant attitré de l'une des
grandes formes poétiques, religieuses ou morales
pour lesquelles l'humanité vit et meurt. Pénétré
de ces idées, il revendiquait en faveur du romancier
le droit de recomposer la biographie de ses person-
nages selon ridée générale dont ils furent jadis
le type expressif et abrégé, de rétablir dans leur
existence cette unité qu'on ne réalise jamais ici-bas,
de faire servir ainsi leur mémoire â l'éclatante
démonstration de quelque vérité immuable et supé-
rieure *.
Les Poèmes antiques et modernes^ Moïse ^ Eloa, enfin
Cinq-Mars avait placé rapidement Alfred de Vigny
au premier rang de la jeune école romantique, et mis
son talent au plein jour.
Mais aussi chacun de ces succès avait accentué le
contraste entre l'importance de sa situation littéraire
et la médiocrité de sa position militaire, et peut-être
1. On lit encore dans son Journal intime ces deux belles
pensées : « L'humanité fait un interminable discours dont
chaque homme illustre est l'idée.... Chaque homme n'est que
rimage d'une idée de l'esprit général. »
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 33
en souffrait-il trop vivement. Au printemps de 1827,
las d'attendre un avancement chaque jour plus incer-
tain, il se démit de son grade et rentra dans la vie
civile. Quelques mois plus tard, donnant un souvenir
aux années qu'il avait passées à l'armée, il faisait ces
confidences à son ami, le poète Brizeux : « Vous
avez raison de vous représenter ma vie militaire
comme vous faites. L'indignation que me causa tou-
jours la suffisance dans les hommes si nuls qui sont
revêtus d'une dignité ou d'une autorité me donna,
dès le premier jour, une sorte de froideur révoltée
avec les grades supérieurs et une extrême affabilité
avec les inférieurs et les égaux. Cette froideur parut
à tous les ministères possibles une opposition per-
manente, et ma distraction naturelle et l'état de som-
nambulisme où me jette en tout temps la poésie
passèrent quelquefois pour du dédain de ce qui
m'entourait. Cette distraction était pourtant, comme
elle l'est encore, ma plus chère ressource contre
l'ennui, contre les fatigues mortelles dont on acca-
blait mon pauvre corps si délicatement conformé et
qui aurait succombé à de plus longs services; car
après treize ans, le commandement me causait des
crachements de sang assez douloureux. La distrac-
tion me soutenait, me berçait, dans les rangs, sur
les grandes routes, au camp, à cheval, à pied, en
commandant même, et me parlait à l'oreille de poé-
Digitized by VjOOQIC
34 ALFRED DE VIGNY.
sies et d'émotions divines nées de l'amour, de la
philosophie et de l'art. Avec une indifférence cruelle,
le gouvernement à la tête duquel se succédaient mes
amis et jusqu'à mes parents ne me donna qu'un grade
pendant treize ans, et je le dus à l'ancienneté qui me
fit passer capitaine à mon tour. Il est vrai que dès
qu'un homme de ma connaissance arrive au pouvoir,
j'attends qu'il me cherche, et je ne le cherche plus.
J'étais donc bien déplacé dans l'armée. Je portais la
petite Bible que vous avez vue dans le sac d'un
soldat de ma compagnie. J'avais Eloa, j'avais tous
mes poèmes dans ma tête, ils marchaient avec moi
par la pluie de Strasbourg à Bordeaux, de Dieppe à
Nemours et à Pau; et quand on m'arrêtait, j'écri-
vais. J'ai daté chacun de mes poèmes du lieu où se
posa mon front.... »
Depuis quelque temps d'ailleurs, il songeait à se
marier. Il avait encore, malgré la venue de la tren-
tième année, toute la grâce et la fraîcheur de l'ado-
lescence. Lamartine, qui le fréquentait volontiers à
cette époque, nous a laissé de lui un portrait char-
mant. Du plus loin qu'on l'apercevait, nous dit-il,
on le remarquait à l'élégance aristocratique de son
allure, a la noblesse sans affectation de ses attitudes,
au goût et au style de sa toilette. Des cheveux
fins et blonds, rejetés en arrière suivant la mode
et que leur souplesse naturelle ondulait autour des
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 35
tempes; un nez droit et mince; des yeux d'un bleu
de mer, toujours perdus en songe; un teint d*une
pureté presque virginale et des lèvres d'un dessin
exquis « donnaient à sa physionomie pensive et
souriante quelque chose de la pudeur, de la grâce
et de Tabaridon de la femme ». Et comme, à défaut
de la fortune, il ajoutait encore à ces dons extérieurs
un nom, un titre et l'auréole poétique d'une gloire
naissante, les occasions de mariage ne lui avaient
pas manqué. Du temps qu'il servait encore à la
Garde royale, il avait troublé le cœur de la charmante
Delphine Gay, alors dans le premier éclat de sa
beauté, et s'en était lui-même assez vivement épris.
Mme Sophie Gay avait conçu le rêve de les unir ; mais
Mme de Vigny, la mère, très vaine de sa noblesse
et du talent de son fils, y mit bon ordre.
Une lettre écrite, en août 1823, par Mme Gay h
son amie Mme Desbordes Valmore nous édifie à cet
égard : a Ce charmant Emile Deschamps connaît
aussi M. de Vigny et je présume qu'en ce moment
il vous a déjà amené le poète-guerrier. Je vous le dis
bien bas, c'est le plus aimable de tous, et malheu-
reusement un jeune cœur qui vous aime tendrement
et que vous protégez beaucoup s'est aperçu de cette
amabilité parfaite. Tant de talent, de grâces, joints
à une bonne dose de coquetterie, ont enchanté cette
âme si pure, et la poésie est venue déifier tout cela.
Digitized by VjOOQIC
36 ALFRED DE VÏGNY.
La pauvre enfant était loin de prévoir qu'une rêverie
si douce lui coûterait des larmes; mais cette rçverie
s'emparait de sa vie. Je l'ai vu, j'en ai tremblé, et
après m'être assurée que ce rêve ne pouvait se réa-
liser, j'ai liaté le réveil. — Pourquoi? me direz-vous.
— Hélas ! il le fallait. Peu de fortune de chaque coté :
de l'un, assez d'ambition, une mère ultra, vaine de
son titre, de son fils, et l'ayant déjà promis à une
parente riche, en voilà plus qu'il ne faut pour triom-
pher d'une admiration plus vive que tendre; de
l'autre, un sentiment si pudique qu'il ne s'est jamais
trahi que par une rougeur subite, et dans quelques
vers où la même image se reproduisait sans cesse.
Cependant le refus de plusieurs partis avantageux
m'a bientôt éclairée; j'en ai demandé la cause et
je l'ai, pour ainsi dire, révélée par cette question.
Vous la connaissez et vous l'entendez me raconter
naïvement son cœur. Le mien en était cruellement
ému. »
Et la mère' ajoutait avec quelque dépit : « Gom-
ment, pensais-je, n'est-on pas ravi d'animer, de trou-
bler une personne semblable? Comment ne devine-
t-on pas, ne partage-t-on pas ce trouble? Et malgré
moi j'éprouve une sorte de rancune pour celui qui
dédaigne tant de biens. Sans doute il ignore l'excès
de cette préférence, mais il en sait assez pour
regretter un jour d'avoir sacrifié le plus divin senti-
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 37
ment qu'on puisse inspirer, aux méprisables intérêts
du grand monde ».
Il semble qu* Alfred de Vigny prit Taventure avec
assez de philosophie ; la jeunesse, la poésie, le
succès ont une si merveilleuse vertu consolatrice I
Et puis, l'heure des grandes passions n'avait pas
encore sonné pour lui. Un jour viendra, après les
violents orages, où il sera plus ému au souvenir
seul qu'il ne l'avait été jadis au contact même de cet
amour; et vingt ans plus tard, il adressera ces vers
à celle qu'une ironie du sort, après l'avoir offerte
au plus éthéré des poètes, réservait au plus pro-
saïque des hommes d'affaires :
PALEUR
A Mme Delphine de Girardin,
Lorsque sur ton beau front riait l'adolescence,
Lorsqu'elle rougissait sur tes lèvres de feu,
Lorsque ta joue en fleur célébrait ta croissance.
Quand la vie et l'amour ne te semblaient qu'un jeu;
Lorsqu'on voyait encor grandir ta svelte taille.
Et la Muse germer dans tes regards d'azur;
Quand tes deux beaux bras nus pressaient la blonde écaille
Dans la blonde forêt de tes cheveux d'or pur ;
Quand des rires d'enfant vibraient dans ta poitrine
Et soulevaient ton sein sans agiter ton cœur,
Tu n'étais pas si belle en ce temps-là, Delphine,
Que depuis ton air triste et depuis ta pÂleur.
La femme destinée à Vigny était une jeune anglaise,
d'une rare beauté, miss Lydia Bunbury. Il l'avait
Digitized by VjOOQIC
38 ALFRED DE VIGNY.
connue, en 1824, à Pau, où il tenait garnison, et i\
s'était vivement épris d'elle. Une influence littéraire
s'ajouta peut-être aux raisons du cœur. Alfred de
Vigny s'adonnait alors avec prédilection à la lecture
des poètes anglais, particulièrement de Shakspeare
et de Milton, de Moore et de Byron. Mademoiselle
Bunbui^ lui apparut sans doute sous le voile char-
mant de leurs héroïnes. Le père avait exercé autrefois
d'importantes fonctions à la Guyane et aux Indes.
Égoïste, maussade, fantasque, il s'opposait au ma-
riage*. Il finit par consentir. La cérémonie fut célébrée
le 3 février 1825, à Pau, devant un pasteur de l'Église
réformée. Les époux partirent aussitôt pour Londres.
Leur union devait être heureuse, si l'on entend
par là que leur entente domestique fut parfaite. Il lui
demeura toujours attaché, d'autant plus dévoué qu'il
lui était infidèle ; mais ils étaient trop différents, lui
toute poésie, elle toute prose (une prose qui avait pour-
tant ses élégances), il la dominait de trop loin, elle lui
était trop inférieure d'intelligence, pour que leurs
vies morales pussent se pénétrer ; si bien que, pendant
plus de trente années, leurs existences se déroulèrent
l'une à côté de l'autre, paisiblement, sans se confondre,
comme les eaux de deux affluents qui couleraient
durant des lieues dans le même lit sans se mêler.
1. Sainte-Beuve rapporte une cnrieuse anecdote sur le
compte de ce vieil original : « Lamartine était secrétaire
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 39
Cependant les grands jours du Romantisme étaient
venus. La vie de l'esprit n'avait jamais été plus
active en France, ni plus intense le mouvement des
intelligences, ni plus vif l'éveil de toutes les facultés.
Partout de larges perspectives s'ouvraient; une
ardeur généreuse entraînait les esprits dans toutes
les voies de l'art et de la littérature; et, passant sur
toutes choses, un souffle de renouveau semblait
annoncer le printemps d'un grand siècle. Autour de
Victor Hugo, comme autour de Nodier cinq ans
plus tôt, un cénacle s'était formé : Alfred de Vigny,
Sainte-Beuve, Emile et Antony Deschamps, Alfred
de Musset s'y rencontraient avec Balzac, Armand
Bertin, Louis Boulanger, Achille et Eugène Dévéria,
Eugène Delacroix et David d'Angers.
Une sympathie mutuelle, l'enthousiasme, la con-*
fiance, je ne sais quoi encore d'expansif et d'ingénu
unissait ces jeunes talents, de nature et de destinée
si différentes. Plus«qu'aucun autre témoignage peut-
être, les relations d'Alfred de Vigny et de Sainte-
Beuve attestent la vive ardeur, la fraternelle émulation
d'ambassade à Florence. M. Bunbury, lui fut présenté et fut
invité par lui à dîner. Pendant le dîner l'Anglais dit à M. de
Lamartine quMl avait une fille mariée à l'un des premiers poètes
de France. Sur la demande du nom, il hésita et ne sut pas
le dire. Lamartine énuméra alors les poètes en renom, et à
chacun l'Anglais disait : « Ce n'est pas ça ». Mais Lamartine
ayant nommé à la fin Alfred de Vigny, l'original répondit :
« Oh! oui, je crois que c'est ça. »
Digitized by VjOOQIC
40 ALFRED DE VIGNY.
qui animait le petit groupe romantique en ces jours
qui devaient si tôt finir.
Sainte-Beuve venait de publier pour ses débuts
son Tableau de la poésie française au xvi® siècle, qui
rattachant le Cénacle de la Restauration à la Pléiade
des Valois donnait comme un titre historique à l'école
nouvelle. Alfred de Vigny lui écrivait aussitôt :
« Bellefontaine, 8 août 1828.
« Je ne résiste pas au besoin que j'ai de vous
parler de votre beau livre, et en vérité comme je ne
cesse de causer avec vous tous les jours depuis que
je suis à la campagne, je puis aussi bien continuer
par écrit cette douce conversation. Oui vraiment,
je ne peux quitter votre ouvrage que pour en
parler et aller dire à tout le monde : « Avez-vous lu
Baruch? » et ensuite je m'enferme avec vous ou bien
je vous emporte sous une allée où je marche tout
seul, et je frappe sur le livre, et»je jette des cris de
plaisir à me faire passer pour fou. Quel service vous
rendez aux lettres, en relevant et rattachant ces
anneaux perdus ou rouilles de la chaîne des poètes.
Je ne puis croire que vous résistiez à nous donner
un choix semblable de la Pléiade et de sa queue,
ainsi entrelacé de prose et de poésie de vous-même;
je le souhaite de toute mon ame.... »
A ces flatteuses avances Sainte-Beuve répondait
Digitized by VjOOQIC
ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 41
publiquement dans les Poésies de Joseph Delorme en
plaçant l'auteur de Moïse et à'Eloa au premier rang
de la Pléiade nouvelle et en le qualifiant de : « Chantre
des saints amours, divin et chaste cygne ».
Et c'était alors entre eux, dans leurs lettres, leurs
entretiens ou leurs vers, un incessant échange de
souhaits, de compliments et de grâces. Quatre ans
plus tard, dans les Consolations, l'enthousiasme de
Sainte-Beuve montait plus haut encore, et dans Tune
des pièces principales du recueil, intitulée : a à Alfred
de Vigny », l'auteur accumulait sur son ami les
éloges les plus dithyrambiques, les bénédictions les
plus exaltées, les plus glorieuses prophéties. Par-
venu au terme de son épître, de sa litanie plutôt, le
poète éperdu, prosterné, s'écriait, le plus sérieuse-
ment du monde, vers son frère divin :
Et puis un jour, bientôt, tous ces maux finiront ;
Vous rentrerez au ciel une couronne au front,
Et vous me trouverez, moi, sur votre passage,
Sur le seuil à genoux, pèlerin sans message.
Car c'est assez pour moi de mon Ame à porter.
Et, faible, j'ai besoin de ne pas m'écarter.
Vous me trouverez donc en larmes, en prière.
Adorant du dehors l'écftit du Sanctuaire,
Et, pour tâcher de voir, épiant le moment
Où chaque hôte divin remonte au firmament.
Et si, vers ce temps-là, mon heure est révolue.
Si le signe certain marque ma face élue.
Devant moi roulera la porte aux gonds dorés,
Vous me prendrez la main et vous m'introduirez.
Digitized by VjOOQIC
42 ALFRED DE VIGNY.
A quoi Vigny tout ému répondait aussitôt :
« 24 mars 1830.
« Merci cent fois, cher ami. Consolateur, puîs-
siez-vous être consolé ! Je vous écris les larmes aux
yeux et ne sais vraiment quel éloge littéraire vous
donner. Que je suis fier de revoir ce chant angé-
lique qui porte mon nom ! A présent, je vais relire
tout le livre avec ma tête si je puis, et plus tranquil-
lement; mais vous me troublerez encore. Que vos
vers sont parfaits! J'irai vous voir et vous embrasser
bien tendrement. Croyez à toute mon admiration et
à mon amitié impérissable. »
Assurément, à la distance où nous sommes, ce
ton, ces effusions lyriques, cette exaltation mutuelle
prêtent à sourire; mais sans doute il fallait cette
atmosphère morale, ce degré de chaleur dans les
âmes, pour produire l'extraordinaire moisson poé-
tique de ces années heureuses. En moins de dix
ans, les Méditations^ les Poèmes antiques et modernes ,
les Odes et les Orientales, les Consolations \ quelle
récolte merveilleuse!
Les esprits songeaient maintenant à renouveler le
théâtre.
Dès 1823, Stendhal avait engagé la polémique au
nom de Shakespeare contre Racine, et, préludant
aux grands combats, il avait entrepris une chevau-
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 43
chée hardie sur les terres classiques *. Quatre ans
plus tard, la Préface de Cromwell avait eu la solen-
nité d'une déclaration de guerre, puis Henri III âw ait
inauguré le drame en prose. Ce fut Alfred de Vigny
qui, au nom du drame poétique, livra la première
bataille.
Le 24 octobre 1829, il faisait représenter au
Théâtre -Français une traduction en vers d' Othello
ou le More de Venise.
Pour la première fois, disait-on, on allait voir
sur notre scène nationale, au lieu du Shakespeare
de Letourneur a châtré et émondé » par Ducis; le
grand Shakespeare dans la sincérité de son mâle et
vigoureux génie.
A la vérité, il y avait bien de Tignorance et de la
convention dans le subit enthousiasme des Roman-
tiques pour Shakespeare. L'initiation au génie
complexe de ce grand créateur d'âmes exige plus
de calme, de réflexion et d'étude, et, si je puis dire,
plus d'humilité qu'ils n'en apportaient. Avec sa
finesse d'esprit habituelle, Henri Heine a marqué
cela en traits excellents : « Les Français, écrivait-il
1. C'est en 1820, dans un article de Charles de Rémusat
sur les Révolutions du théâtre y et en 1821, dans la Notice
publiée par Guizot en tcte de sa traduction des Œuvres de
Shakespeare, qu'apparaissent les premiers symptômes d'un
réyeil du mouvement shakespearien en France ; mais ce n'est
qu'en 1823 que s'engagent les polémiques.
Digitized by VjOOQIC
44 ALFRED DE VIGNY.
dans une petite brochure de l'époque, sont trop
les enfants de leurs mères, ils ont trop sucé avec
le lait le mensonge social pour bien goûter ou seu-
lement comprendre un poète, dont chaque parole
respire la vérité de la nature. Il est certain que,
depuis quelque temps, on remarque chez leurs
écrivains une tendance effrénée à ce genre de
naturel ; ils arrachent, pour ainsi dire, avec déses-
poir, leurs vêtements conventionnels, et se montrent
dans la plus effrayante nudité; mais quelque lam-
beau à la mode qui reste pendu après eux témoigne
du manque de naturel, qui est pour ce peuple une
tradition, et provoque chez l'observateur allemand
un ironique sourire. Ces écrivains me rappellent
toujours les gravures de certains romans où sont
représentées les amours immorales du xviii® siècle ;
bien que les messieurs et les dames y soient dans
le costume de nature, tel qu'on le portait dans le
paradis terrestre, les uns ont conservé leurs perru-
ques à queue, les autres leurs frisures à triple étage
et leurs souliers à hauts talons *. »
Donc, que l'on comprît le génie de Shakespeare
ou que l'on s'imaginât le comprendre, l'annonce
à' Othello avait produit un vif émoi dans le camp
romantique. « Cette future représentation d'Othello^
1. Les héroïnes de Shakespeare,
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 45
écrit Dumas dans ses ilfe7nof>^5, faisait grand bruit....
Quoique nous eussions mieux aimé être soutenus par
des troupes nationales et par un général français que
par cette poétique condottiere, nous comprenions
qu'il fallait accepter les armes qu'on nous apportait
contre nos ennemis du moment, de l'instant surtout
où ces armes sortaient de l'arsenal de notre grand
maître à tous, Shakespeare ! »
La soirée, en effet, se passa dans une atmosphère
de bataille. La superstition des règles classiques et
l'abus du style noble avaient peu à peu enlevé au
drame français toute vie, toute couleur et toute
vérité. Le langage familier du drame shakespearien, le
réalisme des caractères, la hardiesse des situations,
tant de mouvement, tant d'ame et de passion dérou-
taient, à bon droit, les spectateurs de 1829. Mais
qu'au Théâtre-Français, sur la scène où jusqu'alors
les Britannicus et les Zaïre régnaient sans partage,
un Othello bizarrement costumé osât crier à Desdé-
mone éperdue : a A bas, prostituée » ! que Mlle Mars
elle-même, l'héroïne acclamée de l'ancien répertoire,
eiit accepté un rôle d'un ton aussi vulgaire et d'une
allure aussi désordonnée; qu'enfin trois fois en un
acte le mot de « mouchoir » eût été prononcé alors
que le bon goût et la tradition imposaient les élégants
synonymes de « voile », « bandeau », « fin tissu »,
voilà ce qui justifiait les protestations indignées des
Digitized by VjOOQIC
46 ALFRED DE VIGNY.
habitués de la rue Richelieu ; et le scandale en effet
leur parut « plus grand que si le More eût profané
une église ».
Au fond, que valait la pièce? — 11 serait aisé d'y
signaler aujourd'hui des erreurs, des insuffisances,
des timidités de traduction. Mais elle possédait la
qualité essentielle d'un travail de ce genre : elle
reproduisait l'esprit, le sentiment de l'œuvre origi-
nale. C'est une justice que Henri Heine lui-même, dans
la brochure dont on a lu plus haut un passage, a
rendue au traducteur à^ Othello, « Dans cette œuvre,
dit-il, M. de Vigny a sondé plus profondément
qu'aucun de ses compatriotes le génie de Shakes-
peare. » Il insinue pourtant, comme une réserve
à ses éloges : « Peut-être l'auteur s'est-il trouvé
plus d'une fois déconcerté en présence de ces beautés
puissantes que Shakespeare a, pour ainsi dire, tail-
lées dans les plus énormes blocs de granit de la
poésie. Il les considérait sans doute avec une admi-
ration inquiète, pareil à un orfèvre s'extasiant
devant ces portes colossales du baptistère de Flo-
rence, qui, bien que coulées d'un seul jet, sont
cependant si délicates, si gracieuses, qu'on les croi-
rait ciselées, et qu'elles ressemblent au plus fin
travail de bijouterie. »
N'importe, le premier coup était frappé, le dra-
peau romantique flottait sur la brèche > et glo-
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 47
rieusement Hernani allait entrer dans la place.
Othello n'était, à vrai dire, qu'une tentative de
forme, un essai de retour à l'expression simple,
franche et naturelle, sans laquelle les créations du
génie dramatique ne donneront jamais l'illusion de
la vie. Il fallait, comme l'écrivait Alfred de Vigny-
dans sa préface, « refaire l'instrument (le style) et
l'essayer en public avant de jouer un air de son
invention ». La Maréchale d* Ancre ^ qu'il fit repré-
senter à rOdéon le 25 juin 1831, fut sa véritable
entrée au théâtre.
C'était un beau sujet où le talent de Frederick
Leraaître et de Mlle Georges donnait aux figures
de Goncini et de Léonora Galigaî un relief extraor-
dinaire. Mais la complication de l'intrigue et la
multiplicité des personnages ralentissaient l'action;
et malgré des qualités de premier ordre, malgré
trois scènes qui, de l'aveu du plus sévère des cri-
tiques d'alors, « seraient belles dans les plus ma-
gnifiques tragédies de l'Europe », le succès de
l'ouvrage, assez franc au début, ne fut pas durable.
Acôtéd' Hernani et de Marion Delorme^ de Henri III
et *^ Antonxfy c'était peu de chose ^encore qu'Othello
et la Maréchale d'Ancre. Mais Alfred de Vigny allait
avoir aussi son heure glorieuse au théâtre, son
triomphe incontesté, le soir du 12 février 1835, à la
représentation de Chatterton.
Digitized by VjOOQIC
48 ALFRED DE VIGNY.
Le sujet du drame était tiré d'un volume qu*il
venait de publier sous le titre de Stella^ récit mêlé
d'histoire, de philosophie et de roman, rappelant
Sterne et Diderot par la fantaisie de la forme, où
les pensées et les rêveries de l'auteur s'inséraient
comme d'elles-mêmes entre les épisodes de la nar-
ration.
L'idée mère de l'ouvrage avait de lointaines mais
profondes analogies avec celle de Moïse, Si l'on
tient compte de la différence des caractères, des
temps et des lieux, c'est la tristesse amère et désa-
busée du législateur hébreu qui reparaît dans la
désespérance des héros de Stello,
Le poète, assure Alfred de Vigny, est le martyr
perpétuel de l'humanité ; les dons de sa nature pas-
sionnée le prédestinent au rôle de victime sociale. « Il
vient au monde pour être à charge aux autres, quand
il appartient complètement à cette race exquise et
puissante qui fut celle des grands hommes inspirés.
L'émotion est née avec lui si profonde et si intime,
qu'elle l'a plongé, dès l'enfance, dans des extases
involontaires, dans des rêveries interminables.
L'imagination le possède par-dessus tout; elle
emporte ses facultés vers le ciel aussi irrésistible-
ment que le ballon enlève la nacelle. Au moindre
choc, elle part; au plus petit souffle, elle vole et ne
cesse d'errer dans l'espace qui n'a pas de routes
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 49
humaines,... Dès lors, plus de rapports avec les
hommes qui ne soient altérés et rompus sur quel-»
ques points. Sa sensibilité est devenue trop vive;
ce qui ne fait qu'effleurer les autres, le blesse jus-
qu'au sang ; les affections et les tendresses de sa vie
sont écrasantes et disproportionnées, et ses enthou-
siasmes excessifs l'égarent. »
Mais le pis de sa destinée est que tout exercice
régulier et lucratif de son activité lui est interdit
sous peine de ne plus entendre le chant intérieur de
son âme et de troubler son rêve. De quoi vivra-
t-il donc ? De sa plume ? de ce répugnant métier
d'homme de lettres qui fait de la pensée chose vé-
nale et vile? S'il refuse pourtant de forfaire à son
génie? Alors un seul parti lui reste ; disparaître. Et
l'auteur concluait à l'obligation pour l'État de venir
au secours du poète et de lui donner au moins « une
mansarde e.t du pain ».
Une part de vérité se cachait dans cette thèse
exagérée. Il est certain que, dans les sociétés
modernes où la rétribution des services se mesure
à l'apport utile de chacun, l'homme inhabile à tout
ce qui n'est pas l'œuvre divine est mal préparé à
soutenir la lutte de la vie. Mais, à tout prendre, les
dépenses rigoureusement nécessaires au soutien <Je
l'existence d'un solitaire sont peu de chose, et une
très simple profession manuelle peut y suffire : Spi-
4
Digitized by VjOOQIC
60 ALFRED DE VIGNY.
noza, qui, trente années durant, vécut « enivré de
Dieu et d'infini », subvenait à ses besoins journa-
liers en polissant des verres de lunettes, et devint
même, nous assure son biographe, fort habile à ce
travail. Car le poète n'est pas seul à souffrir de cet
état d'infériorité dans le combat pour la vie : l'artiste,
le savant, le penseur désintéressés partagent son
sort. Et parmi tous les exemples qui pouvaient
illustrer cette idée, ceux de Gilbert, de Chatterton
et d'André Ghénier étaient peut-être les derniers
à choisir. Si Gilbert est mort prématurément sur
un grabat d'hôpital, ce n'est pas en victime de la
poésie; il a souffert par des causes étrangères à
l'art, et supporté, au même titre que le commun
des hommes, les conséquences de son caractère et
de ses actes. De même, Chatterton : ce prétendu
martyr de la pensée a servi et trahi plusieurs causes,
et ce qui l'a tué, ce n'est ni l'ingratitude, ni la dureté
de ses concitoyens, c'est son fol orgueil. Quant à
Chénier, qui ne sait qu'il a été frappé comme suspect
de modérantlsme et non de poétisme? Ce n'est pas le
chantre exquis de VAi>eugle et de Myrio, c'est l'au-
teur des apostrophes aux « bourreaux barbouilleurs
de lois » que le Tribunal révolutionnaire a fait
exécuter. Et puis en admettant même l'obligation pour
la société de venir au secours du poète malheureux,
quel sera le service administratif ou le jury acadé-
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 51
mique, le Mécène officiel assez éclairé et perspicace,
d'assez de tact et de flair pour discerner aux pre-
miers symptômes le génie méconnu de l'incapacité
présomptueuse, pour deviner et découvrir le vrai
poète dans la foule des déclassés que l'instruction
moderne jette chaque année par milliers sur le pavé?
Enfin le péril n'est-il pas plus redoutable de pro-
pager la médiocrité sous le prétexte de favoriser
le talent? Le patronage de l'Etat sur les vocations
artistiques et littéraires ne peut donc être que néfaste
ou ridicule. « Le suicide, dit alors Alfred de Vigny,
est la seule ressource du poète qui ne peut faire
entendre sa voix. » Mais il est plus d'une forme de
suicide : tuer le poète qu'on porte en soi quand
on a reconnu qu'il était impuissant à s'imposer au
monde, est moins un acte de désespoir que de rai
son et même de justice, la mort ainsi entendue étant
la seule pénalité légitime dans l'ordre de l'esprit.
N'importe I A l'heure où Alfred de Vigny plaidait
son généreux paradoxe, les esprits étaient trop
exaltés pour en apercevoir la faiblesse. Quand, du
roman, ce plaidoyer passa sur la scène, quand la
forme dramatique lui eut donné ce relief particulier,
cette puissance d'action collective qui est le propre
du théâtre, l'effet produit fut immense, tel même
qu'on ne le peut comprendre aujourd'hui sans res-
tituer l'atmosphère morale de l'époque et que, sans
Digitized by VjOOQIC
52 ALFRED DE VIGNY.
prétendre certes égaler l'une et l'autre œuvres,
Chatterton demeure avec le Cid l'exemple du plus
grand succès remporté sur une scène française.
Les trois actes ne furent qu'un long triomphe.
Lorsque, près de mourir. Chatterton brûlant ses
papiers s'écrie : « Allez, nobles pensées écrites
pour tous ces ingrats dédaigneux, purifiez* vous dans
la flamme et remontez au ciel avec moi » , à ces
paroles, la représentation fut presque suspendue par
rémotion de la salle. Mais le dernier tableau porta
plus haut encore le succès du drame. Dans cette
scène, Kitty Bell, montée sur un palier, voit à tra-
vers une porte vitrée Chatterton se donner la mort :
éperdue, elle s'affaisse, glisse demi-inanimée sur la
rampe et mourante à son tour se laisse tomber sur
la dernière marche. Le dispositif matériel du décor
inspira à Mme Dorval qui tenait le rôle un de ces
mouvements hardis qui étaient le secret de son
talent. Du haut des marches gravies par élans con-
vulsifs, presque à genoux, elle roulait à terre, les
bras tendus, foudroyée de douleur, et dans le cri
qu'elle proférait, c'était plus qu'une créature aimante
et souffrante exhalant son ame, c'était, suivant le
mot de Théophile Gautier, « la jeunesse et la passion
se réfugiant dans la mort comme dans le seul asile
inviolable et libre ».
Un enthousiasme extraordinaire soulevait les
Digitized by VjOOQIC
ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PUODUCTIOX. 63
spectateurs, lorsque le rideau s'abaissa. Le len-
demain, le nom d'Alfred de Vigny était illustre.
Les esprits sérieux et mesurés saluaient en Chat^
terton une réaction salutaire contre le drame fou-
gueux, violent, surchargé de couleur locale, peuplé
de personnages invraisemblables, saturé d'adultères,
de viols, d'incestes, d'assassinats et d'empoisonne-
ments selon la formule scénique des Dumas et des
Hugo; ils applaudissaient en Vigny le créateur an-
noncé d'un théâtre nouveau, plein de vie et de vérité,
mais où les faits se subordonneraient désormais aux
sentiments et aux idées, où les crises de conscience
tiendraient plus de place que les péripéties de l'ac-
tion *.
1. Quelques jours après la première représentation de
Chattertouj Alfred de Vigny écrivait à son ami le poète Bri-
zeux, qui voyageait alors en Italie : « Où étiez- vous, mon
ami, où étiez-vous? Quand Auguste Barbier, Berlioz, Antony,.
et tous mes bons et fidèles amis me serraient sur leur poi>
trine en pleurant, où étiez-vous ? Mon premier mot à Barbier
A été : Si Brizeux était ici! Je leur avais fait la surprise de
ce drame, personne n'en avait rien entendu. La Comédie
Française répandait partout le bruit que cette pièce tomber
raît. Il m'a fallu beaucoup de force pour former et encoura-
ger les acteurs. J'avais contre moi le théâtre et le public
prévenu par des ennemis implacables. Quelques anciens amis
en furent si effrayés qu'ils n'osèrent pas assister à ma bataille
qu'ils croyaient perdue d'avance. Ils sont revenus le lende-
main de la victoire, mais cela m'a fait de la peine. J'ai eu le
bonheur de conserver au milieu de tout cela assez de calme
et de force pour en répandre autour de moi. J'ai réussi à ce
que j'avais entrepris. Ma récompense est grande puisque
dorénavant je puis avoir confiance entière dans l'attention
Digitized by VjOOQIC
Î.4 ALFRED DE VIGNY.
Aux yeux des jeunes exaltés de l'école romantique
ce fut tout autre chose. Chatterton leur apparut
comme la Déclaration des Droits du poète dans la
société moderne.
Alfred' de Vigny venait de réaliser, en effet, ce
qui est le privilège des très grands esprits : la
création d'un type qui révèle aux âmes étrangères
leur propre secret, et sur lequel ensuite elles
modèlent leur vision intime. Il se produisit dans la
jeunesse de l'époque une crise contagieuse de « Ghat-
d'un public dont on avait trop douté. Je sentais, presque
seul, qu'il était mûr pour les développements lyriques et
philosophiques, pour l'action toute morale. Il n'y a rien
désormais qu'il ne soit capable d'entendre, car j'ai tendu la
corde jusqu'à faire croire à chaque instant qu'elle était prête
à se briser. Puisse l'idée de Stella que la voix des acteurs
vient de prêcher plus fortement, toucher enfin les plus
endurcis des hommes!... Sans Kitty Bell, celle qui la joue
avec un admirable génie était perdue au théâtre et succom-
bait sous les cabales ; c'est là un vrai bonheur pour moi. »
(21 février 1835.) Et le lendemain de la première représen-
tation, George Sand adressait à Mme Dorval ce billet :
« Mon amie, j'ai à vous dire que jamais je ne vous ai vue si
belle, si intelligente et si admirable qu'hier soir.... La pièce
est extrêmement belle, touchante, exquise de sentiment. J'en
suis sortie en larmes, sans vouloir en dire un mot à personne
parce que je ne pouvais pas parler. Entre nous, ma chère,
quels que soient les travers de la vie du monde et les peti-
tesses des hommes en société, il n'y a que de nobles cœurs et
des esprits d'une grande élévation qui puissent produire de
telles choses. Je n'aime pas du tout la personne de M. de
Vigny,.., Mais je vous assure que d'âme à âme, j'en use
autrement. Rends-le heureux, mon enfant; ces hommes-là en
ont besoin et le méritent. Adieu, j'irai te voir.... u
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 55
tertonisme » semblable à répidémie de « Werthé-
rîsme » qui avait sévi cinquante ans plus tôt en Alle-
magne. M. Thiers, qui était alors ministre de l'Inté-
rieur, racontait qu'il ne se passait point de jour où
il ne reçût de quelque poète méconnu une requête
en ces termes : « Une place, ou je me tue I » Et, de
fait, il y eut aussitôt des suicides parmi les jeunes
élégiaques du temps.
L'exaltation des esprits était telle que Gustave
Planche faillit s'attirer un mauvais parti pour s'être
permis, dans la Revue des Deux Mondes, de con-
tester, non le succès de la pièce ni le talent de
l'auteur, mais la valeur dramatique de Chatterton,
a Planche, écrit Sainte-Beuve dans ses Mémoires
inédits, a assez rudement traité de Vigny dans la
Revue, tenant avant tout à montrer qu'il est souve-
rainement indépendant en critique et qu'il ne relève
pas plus de la rue des Écuries-d' Artois * (style de
Planche) que de la place Royale, et que s'il a souf-
fleté Hugo, ce n'est pas par adoration pour le dieu
à'Eloa. L'article de Planche a soulevé des scandales
et de vives colères dans le petit monde idéaliste
et de dilettantisme poétique qui se meut autour de
Vigny. Péhant, jeune auteur de sonnets, a quasi
demandé Buloz en duelj Emile Deschamps s'est
•
1. Oïl demeurait Alfred de Vigny.
Digitized by VjOOQIC
56 ALFRED DE VIGNY.
remis au vers et a rimé une ballade sur Chatterton ;
Barbier, qui est l'aristocrate poétique le plus raffiné,
qui n'aurait dû faire que des Pianto et des sonnets
artistiques,,,. Barbier et tous les autres poètes à la
Chatterton de ce petit monde crochent sur Planche
qui relève la tête^ ils sont confits dans ce succès qui
n'a pas été de coterie le premier jour; mais qui Test
vite devenu. Hugo doit être singulièrement excité
au drame [Angelo] qu'il achève en ce moment, et le
4® acte où il était, qiïand Chatterton a paru, en sortira
éperonné jusqu'au sang*. »
Lfe triomphe de Chatterton consacrait définitive-
ment la renommée littéraire d'Alfred de Vigny. Pour
un grand nombre d'esprits éclairés, il marchait à
quelques pas de Lamartine et dépassait Hugo. La
prééminence de celui-ci, indiscutée au sein du clan
romantique, était, en eÉFet, loin de s'imposer au
1. Peut-être y avait-il en effet quelque partialité dans l'arrêt
sévère porté par Gustave Planche contre Chatterton. Si l'on
peut en croire Sainte-Beuve sur ce point délicat, c'était un juge
parfois suspect que le célèbre critique de la Revue des Deux
Mondes : « Planche, qui fait tant l'inexorable et l'austère, est
au fond l'homme le plus partial et le plus sujet aux inspira-
tions de son amour-propre dans ses jugements. Il n'a jamais
nommé Alfred de Musset qu'il déteste pour avoir été délogé
par lui de chez Mme Sand ; il a tourné contre Vigny par suite
de quelque rivalité du même genre auprès de Mme Dorval,
et sa grande guerre contre Victor Hugo provient elle-même
de ce qu'à un moment de négociation, le poète avait mis
pour condition de Son entrée à la Revue des Deux Mondes
Texclusion du critique. » {Mémoires inédits.)
Digitized by VjOOQIC
ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 57
dehors; mais l'astre de Fauteur à'Hernani a été si
éblouissant par la suite, qu'on a peine à se figurer
aujourd'hui combien il fut lent à se lever, et qu'après
quinze années de cours, son éclat paraissait trouble
encore aux meilleurs yeux.
S'il fallait d'ailleurs une preuve de l'ombrage que,
dans le Cénacle même, le prestige croissant de Vigny
portait h. Hugo, on en trouverait une assez plaisante
dans l'hostilité que celui-ci voua dès lors à son con-
current trop heureux. Au lendemain de la repré-
sentation à' Othello^ leur amitié s'était brusquement
rompue. Or, cinq ans plus tard, réunissant en volume
ses articles de critique littéraire, Hugo rencontra
sous sa main les pages charmantes et enthousiastes
qu'il avait consacrées en 1823 au poème à'Eloa, On
y lisait entre autres choses : « Ces réflexions nous
amènent naturellement à l'auteur d'Eloa, Si jamais
composition littéraire a profondément porté l'em-
preinte ineffaçable de la méditation et de l'inspira-^
tion, c'est ce poème. Une idée morale, qui touche à
la fois aux deux natures de Thomme; une leçon
terrible donnée en vers enchanteurs; une des plus
hautes vérités de la religion et de la philosophie,
développée dans une des plus belles fictions de la
poésie; l'échelle entière de la création parcourue
depuis le degré le plus élevé jusqu'au degré le plus
bas ; une action qui commence par Jésus et se ter-
Digitized by VjOOQIC
58 ALFRED DE VIGNY.
mine par Satan ; ia sœur des anges entraînée par la
curiosité, la compassion et l'imprudence, jusqu'au
Prince des réprouvés : voilà ce que présente Eloa^
drame simple et immense, dont tous les ressorts
sont des sentiments; le tableau magique qui fait gra-
dueNement succéder à toutes les teintes de lumière
toutes les nuances de ténèbres; poème singulier qui
charme et qui effraie ! »
Publier à nouveau un pareil dithyrambe, c'eût été,
de gaîté de cœur, travailler encore à exalter son
rival. Gomment d'autre part se résigner à sacrifier
un morceau de style aussi achevé et tant de belles
antithèses? L'envie rend ingénieux; voici donc de
quel procédé l'auteur s'avisa. Sous le titre d'Idées
au hasard^ il publia les passages principaux de l'ar-
ticle, après en avoir soigneusement effacé le nom de
son rival, et comme la rature enlevait tout sens à
Tune des phrases, il remplaça simplement les motç
de « Vigny » et d' « Eloa » par ceux de « Milton » et
de « Paradis perdu ». A vingt années de distance,
sa rancune durait toujours, et, dictant ses souvenirs,
il avait encore la petitesse de substituer, en désignant
les témoins qui l'îivaient assisté jadis à son mariage,
le nom de Soumet à celui d'Alfred de Vigny *.
D'autres rivalités allaient bientôt accroître encore
1. Victor Hugo avant 1830, par Edmond Biré. 1883.
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 59
le dissentiment des deux poètes. Lorsque, au mois
de novembre 1836, Victor Hugo fit connaître son
dessein de se porter candidat à TAcadémie, un des
organes littéraires les plus importants parmi ceux
dont les sympathies étaient acquises aux idées nou-
velles, la Revue de Paris ^ lui opposa immédiatement
les titres de Vigny : « Nous regrettons, disait-elle,
de voir M. Hugo s'aventurer dans une voie où Téga-
rent d'officieux mensonges. Pour se dresser sur son
pavois, il faudrait qu'il eût au moins une royauté
reconnue, et nous pourrions citer plus d'un écrivain
capable de la lui disputer.... Si l'on pesait d'une
main impartiale les titres réels de l'auteur des Chants
du Crépuscule et ceux de l'auteur à^Eloa, nous vou-
drions bien voir lequel des deux l'emporterait. »
Mais, en 1836, l'heure n'était sonnée ni pour Victor
Hugo ni pour Alfred de Vigny d'entrer à l'Académie.
Quatre ans plus tard, Hugo trouvait closes encore
les grandes portes de bronze; un évêque lui était
préféré, et la Revue des Deux Mondes indignée
s'écriait avec justice : « Comment! l'Académie croit,
devoir aller chercher ses membres parmi les plus
hauts dignitaires de l'Eglise et de la diplomatie,
quand pour t'éparer ses pertes, elle a parmi ses frères
en littérature et en poésie des hommes tels que
Victor Hugo, Ballanche , Sainte-Beuve , Alfred de
Vigny, Augustin Thierry, Mérimée, Alfred de
Digitized by VjOOQIC
60 ALFRED DE VIGNY.
Musset, Alexandre Dumas, Jules Janin, Ampère,
Edgar Quinet, Philarète Ghasles? »
Cinq ans plus tard seulement, Victor Hugo par-
venait à forcer Tentrée de l'acropole académique.
Mais aussitôt la brèche se refermait derrière lui, et
la phalange romantique s*y brisait à nouveau. Trois
fois, en 1841, en 1842, en 1844, Alfred de Vigny en
était repoussé. Cette dernière année pourtant, Sainte-
Beuve et Mérimée réussissaient à se glisser dans
la place, et le 8 mai 1845, l'auteur de Chatterton y
pénétrait à son tour.
De la part de ses compagnons littéraires, il n'avait
guère reçu de secours ; car, dans les vives compéti-
tions de ces dernières années, la mystique alliance
du Cénacle avait achevé de se rompre. Qu'ils étaient
loin les beaux jours de 18291 Le souvenir même s'en
était effacé dans les cœurs. L'amitié de Victor Hugo
et de Sainte-Beuve avait sombré, on sait dans quelle
aventure, et une haine implacable les séparait désor-
mais *. Brisés aussi, on l'a vu, les liens affectueux
1. On lit, à cet égard, dans les Mémoires inédits de
Sainte-Beuve : « Ma relation avec Hugo est très simple désor-
mais ; je la résume ainsi : Ennemis, ennemis mortels, nous
le sommes au fond ; nous n'avons plus à observer pour les
autres et pour nous-mêmes que ce qui est de dignité et de
convenance. Quant à ses œuvres, mon jugement n'est pas
moins arrêté. On ne pensera jamais de sa poésie lyrique plus
de bien que j'en ai dit; on ne dira jamais de ses drames
autant de mal que j'en pense u. (1842.)
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 61
qui unissaient le poète des Feuilles d'automne au
chantre à'Eloa\ Enfin des rapports exaltés qui
avaient uni Sainte-Beuve et Vigny, rien non plus
ne subsistait.
Au lieu des ferventes apostrophes au « divin et
chaste cygne », l'auteur des Consolations écrivait
maintenant dans ses notes intimes : « De Vigny qui
se croit gentilhomme fait pour arriver à l'Académie
des choses qui ne sont pas d'un gentilhomme, qui
ne sont même pas d'un pédant.... » et plus loin :
« Ce qu'est aujourd'hui l'auteur à'Eloa^ c'est un bel
ange qui a bu du vinaigre. » — Et quand Alfred
de Vigny est enfin élu des Quarante : « Voilà de
Vigny à l'Académie; comment s'y prendra-t-il pour
daigner descendre à la biographie, à l'éloge de son
prédécesseur? 11 en sera quitte pour imiter certain
début poétique de Pindare qui disait à son héros :
« Je te frappe de mes couronnes et je l'arrose de
a mes hymnes.... » Cette plénitude de soi-même,
dans laquelle vit et se plaît de Vigny, cette présence
d'esprit sans distraction en face de soi-même, j'ap-
pelle cela l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacre-
ment * ».
Du côté des anciens de l'Académie, Alfred de
Vigny, malgré les qualités de mesure et de délica-
1. Mémoires inédits.
Digitized by VjOOQIC
62 ALFRED DE VIGNY
tesse qui l'isolaient dans Técole romantique, n'avait
pas rencontré de moindres difficultés. Le Journal d'un
poète contient, à cet égard, d'amusants souvenirs,
et la relation des démarches et visites dont, selon
l'usage, Alfred de Vigny avait dû s'acquitter, forme
l'un des chapitres les plus curieux du recueil. Quel-
ques figures entre autres s'y dessinent avec un bien
vif relief. C'est, par exemple. Chateaubriand dans sa
pose éternelle, et qui, comme s'il eût été interrompu
creusant sa tombe, répond solennellement à son visi-
teur :. « Nous avons trop vécu; les hommes de mon
âge doivent vous faire place, Messieurs, c'est juste;
nous devons disparaître de la scène, nous l'avons
occupée trop longtemps. Je suis prêt, je suis tout
prêt, moi : la Providence n'a qu'à ordonner. ))
C'est aussi M. Thiers, gai, alerte et gracieux,
mais très politique jusque dans sa bienveillance.
C'est M. Mole, froid, ironique et persifleur. Mais le
morceau le plus piquant est le récit de la visite à
Royer-Collard, une vraie scène de fine comédie.
Retenu dans l'antichambre, Alfred de Vigny voit
venir à lui le vieux et rogue doctrinaire, a la tête
chargée d'une vieille perruque noire, et enveloppé
de la robe de chambre de Géronte avec la serviette
au col du Légataire universel ». Et le dialogue sui-
vant s'engage entre eux :
« RoYER-CoLLARD. — Mousicur, je vous demande
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 63
bien pardon, mais je suis en affaire et ne puis avoir
rhonneur de yous recevoir ; j*ai là mon médecin.
Alfred de Vigny. — Monsieur, dites-moi un
jour où je puisse vous trouver seul et je reviendrai.
RoYER-CoLLARD. — Mousieur, si c'est seulement
la visite obligée, je la tiens comme faite.
Alfred de Vigny. -^ Et moi, Monsieur, comme
reçue, si vous voulez ; mais j'aurais été bien aise de
savoir votre opinion sur ma candidature.
RoYER-GoLLARD. — MoD optuion cst que vous
n'avez pas de chances.... [Avec un certain air ironique
et insolent) Chances ! N'est-ce pas ainsi qu'on parle
à présent. D'ailleurs, j'aurais besoin de savoir de
vous-même quels sont vos ouvrages; car je ne lis
rien de ce qui s'écrit depuis trente ans; je l'ai déjà
dit à un autre *.... »
1. Cet autre était Victor Hugo, à qui Royer-Collard avait
dit : (( On ne lit plus à mon âge, Monsieur, on relit *. (Doudan,
Lettre à la baronne de Staël, 1®' avril 1840.) Dans ses Mémoires
inédits, Sainte-Beuve a, bien contre son gré, confirmé le récit
que \e Journal d'un poète nous a conservé de la visite d'Alfred
de Vigny chez Royer-Gollard. Le rapprochement des deux
versions est curieux.
« A propos de la candidature académique de M. de Vigny,
on a beaucoup parlé aussi de la réception que lui fit
M, Royer-Collard. Je suis à même de dire également ce qui
en est, M. Royer-Collard m'en ayant parlé un jour et m'ayant
raconte comment les choses s'étaient passées.
a M. de Vigny avait prié le très aimable et très spirituel
Hippolyte Royer-Collard de parler de lui à son oncle ; mais
dans son impatience il n'attendit pas la réponse de cette
première ouverture. Il se présenta un matin chez M. Royer-
Digitized by VjOOQIC
6'4 ALFRED DE VIGNY.
Alfred de Vigny fut reçu à l'Académie par M. Mole,
le 29 janvier 1846.
A la suite du compte que Sainte-Beuve a rendu de
cette séance dans un article célèbre, une légende
Gollard qui se trouvait en ce moment dans son cabinet en
conférence avec M. Decazes et M. Mole. M. de Vigny, à qui
on le dit, n'insista pas moins pour qu'on fît passer sa carte,
assurant que, sur le simple vu de son nom, il serait reçu.
M. Royer-Gollard à qui son neveu n'avait rien dit encore
sortit de son cabinet un peu contrarié et vint trouver M. de
Vigny dans l'antichambre ou la salle à manger, pour s'excuser
de ne pouvoir le recevoir à ce moment. Le colloque sui-
vant s'engagea à peu près dans ces termes : « Mais je suis
« M. de Vigny, Monsieur. — Je n'ai pas l'honneur de vous
« connaître. — Monsieur, votre neveu a dû vous parler de
« moi. — Il ne m'a rien dit. — Je me présente pour l'Aca-
« demie; je suis l'auteur de plusieurs ouvrages dramatiques
« représentés. — Monsieur, je ne vais jamais au théâtre. —
« Mais j'ai fait plusieurs ouvrages qui ont eu quelques
« succès et que vous avez pu lire. — Je ne lis plus, mon-
« sieur, je relis. » — On était en hiver, la pièce n'était
pas chauffée. « Je sentais que je m'enrhumais », me disait
M. Royer-Gollard. Il abrégeait donc et brusquait la conver-
sation que M. de Vigny, au contraire, maintenait toujours.
En me racontant la chose à peu près dans ces termes,
M. Royer-Gollard m'exprimait, je dois le dire, son regret
d'avoir été si rude avec un homme de talent ; mais il s'excu-
sait sur l'intempestif de la démarche et sur l'insistance.
Il ne fut d'ailleurs nullement contraire a l'entrée de M. de
Vigny à l'Académie et, s'il assista à la séance d'élection, je
suis persuadé qu'il vota pour lui.... M. Royer-Gollard avait
également voté pour Victor Hugo, et loin de dire à ce der-
nier rien de désobligeant, comme on l'a souvent répété, il
l'avait fort bien accueilli : « Je ne vous ai pas lu tout
entier. Monsieur, mais j'ai lu de vous quelques strophes
qui seules suffiraient pour vous mettre bien au-dessus de
J.-B. Rousseau, ce qui n'est pas assez dire, et pour montrer
que vous êtes un poète lyrique. »
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 65
s'est si fortement accréditée, qu'il paraît superflu
de la vouloir contredire. « M. de Vigny, raconte
Sainte-Beuve, avait écrit un discours fort long, dont
le sujet principal, comme on sait, était l'éloge de
M. Etienne; ce discours, le plus long qui se fût jus-
qu'alors produit dans une cérémonie de réception,
il trouva moyen de l'allonger encore singulièrement
par la lenteur et la solennité de son débit. Qui ne Ta
pas entendu ce jour-là n'est pas juge. L'éloquence,
on le sait, est tout entière dans le geste, dans le jeu,
dans l'action. M. de Vigny était volontiers formaliste
et sur l'étiquette : il le fut cent fois plus en ce jour
où il semblait contracter les nœuds de l'hyménée
académique. Je me rappelle que, quelques instants
avant la séance, M. de Vigny en costume, mais ayant
gardé la cravate noire, « par un reste d'habitude
militaire », disait-il, rencontra dans la galerie de la
Bibliothèque de l'Institut, et au milieu de la foule
des académiciens, Spontini, également en grand cos-
tume et affublé de tous ses ordres et cordons; il
alla à lui les bras ouverts et lui dit d'un air rayon-
nant : « Spontini, caro amico, décidément l'uniforme
est dans la nature. » Ce mot qui de la part d'un autre
eût été une plaisanterie, n'en était pas une pour
lui et eût pu s'appliquer ii lui-même. La cérémonie
commença. Son discours élégant et compassé fut
débité de façon à donner bientôt sur les nerfs d'un
5
Digitized by VjOOQIC
Cq ALFRED DE VIGNY.
public qui était arrivé favorable. M. de Vigny était
naturellement presbyte, et, ne voulant ni lorgnon,
ni lunettes, il tenait son papier à distance. Qui ne
l'a pas oui et vu, ce jour-là, avec son débit précieux,
son cahier immense lentement déployé et ce porte-
crayon d'or avec lequel il marquait les endroits qui
étaient d'abord accueillis par des murmures flatteurs
ou des applaudissements (car, je le répète, la salle
n'était pas mal disposée) ne peut juger, encore une
fois, de l'effet graduellement produit et de l'altéra-
tion croissante dans les dispositions d'alentour.
L'orateur, sans se douter en rien de l'impression
générale, et comme s'il avait apporté avec lui son
atmosphère à part, comme s'il parlait enveloppé d'un
nimbe, redoublait, en avançant, de complaisance
visible, de satisfaction séraphique; il distillait chaque
mot, il adonisait chaque phrase. Le public, qui avait
d'abord applaudi à d'heureux traits, avait fini par
être impatienté, excédé, et, pour tout dire, irrité. Le
désaccord entre l'orateur et lui était au comble.
Lorsque M. Mole, qui, sans doute, en sa qualité
d'homme délicat, avait sa part de cette irritation
générale, commença d'un ton net et vibrant, ce fut
une détente subite et comme une décharge d'élec-
tricité.
« L'auditoire se mit à respirer, à sourire, à applau-
dir, à donner à chaque parole, depuis le commence-
Digitized by VjOOQIC
ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 67
ment jusqu'à la fin, une intention et une portée
qu'elle n'avait pas eues, et que personne n'aurait
soupçonnées a la lecture devant la commission. C'était
exactement le même discours, et il paraissait tout
autre.... Le récipiendaire fut quelque temps à se
faire illusion et à s'apercevoir de la réalité des
choses. Un de ses amis l'abordant au sortir de la
séance : a Eh bien, je vous l'avais bien dit que votre
a discours était un peu long. » « Mais je vous assure,
« mon cher, répondit-il magnifiquement, que je ne
« suis pas du tout fatigué. » Il en était encore à se
rendre compte que c'était de l'effet sur le public
qu'il s'agissait. » Et le récit de Sainte-Beuve se dé-
roule longtemps encore, prodigue de mots piquants,
d'allusions malignes et de commérages malveillants.
Il faudrait se garder pourtant d'y rien changer,
l'exacte vérité étant de minime importance dans cet
ordre de faits, et la vue de la mesquinerie où la
rivalité poétique peut réduire un grand esprit
demeurant toujours un spectacle instructif *. Mais si
1. Noter que l'article des Nouveaux Lundis est de dix-huit
années postérieur à rincident qu'il rapporte. Le fiel de Sainte-
Beuve se saturait avec le temps. Les Mémoires du célèbre
critique, sMls sont jamais publiés, offriront à cet égard de
curieux enseignements : ce n^est pas seulement la malignité,
mais la mauvaise foi de Sainte-Beuve qu'ils attesteront sou-
vent. J'ai pu me convaincre que Sainte-Beuve, avant d'écrire
l'article des Nouveaux Lundis^ a relevé dans ses cahiers
tout ce qu'ils contenaient de désobligeant pour son ancien
ami, et rejeté les rares indications qui lui étaient favorables.
Digitized by VjOOQIC
68 ALFRED DE VIGNY.
la chronique anecdotique des coteries littéraires n*a
plus rien à glaner sur ce terrain, la véritable histoire
littéraire a tout au moins une indication à y relever,
que Sainte-Beuve a négligé d'y voir, c'est que la
partie du discours du récipiendaire qui semble avoir
le plus vivement irrité les oreilles de M: Mole et de
ses confrères est Tapologie des doctrines roman-
tiques qui en forme la péroraison. « Un esprit nou-
veau, s'écriait l'orateur, s'était levé du fond de nos
âmes. Il apportait l'accomplissement nécessaire d'une
réforme déjà pressentie depuis des siècles. La poésie
épique, lyrique, élégiaque, le théâtre, le roman
reprirent une vie nouvelle. Le style qui s'affaissait
fut raffermi. Tous les genres d'écrits se transformè-
rent, toutes les armures furent retrempées; il n'est
pas jusqu'à l'histoire, et même la chaire sacrée, qui
n'aient reçu et gardé cette empreinte. » Or, en 1846,
ces paroles sonnaient mal encore sous la coupole de
l'Institut, et il est curieux de constater que, pour
avoir acquis droit de cité à l'Académie, le roman-
tisme y était tenu toujours en suspicion et qu'après
plus de dix-huit années de lutte l'apaisement n'était
pas fait dans les esprits. Sans doute aussi M. Mole
avait-il voulu faire payer au poète les traits de
satire décochés dans Stello contre les hommes poli-
tiques.
Le discours qu'Alfred de Vigny prononça dans
Digitized by VjOOQIC
J
ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 69
cette circonstance fut, pour ainsi dire, le dernier acte
public de sa vie littéraire.
A l'heure la plus brillante de sa carrière, au len-
demain même du triomphe de Chatterton^ sa pro-
duction avait subi un brusque arrêt; et dès lors, à
part Içs trois récits de Servitude et Grandeur mili-
taires, qui demeureront avec les nouvelles de Méri-
mée pour témoigner du degré de perfection où fut
porté dans ce siècle l'art des Novellieri français; à
part encore quelques superbes morceaux poétiques,
tels que le Mont des Oliviers et la Maison du Berger,
insérés à de longs intervalles dans la Revue des
Deux Mondes, on ne le vit plus rien publier pen-
dant les vingt-huit années qui lui restaient à vivre,
comme si la source de ses idées se fût tarie tout à
coup.
Et pourtant jamais sa pensée ne fut plus féconde
que pendant ces années silencieuses, dont les publi-
cations posthumes devaient seules révéler l'activité.
Ce fut même alors que mystérieusement s'élabora
en lui la partie la plus forte et sans doute la plus
durable de son œuvre. Mais des raisons supérieures,
inhérentes à la nature propre de son âme et de son
talent, à sa conception intime de l'art et de la vie,
lui faisaient maintenant une loi de ce silence et le
condamnaient à cette apparente stérilité.
Digitized by VjOOQIC
II
L'AME ET LE TALENT
Au plus fort de son activité littéraire, Alfred de
Vigny n'avait en effet livré au public qu'une partie
de lui-même, et son œuvre écrite ne reflétait qu'un
aspect de sa pensée.
Sa puissance de rêve se manifestait avec un carac-
tère d'intensité continue, dont peu de poètes parmi
les plus grands et les plus mystiques nous offrent
l'exemple. En lui, la rêverie semblait ne prendre
jamais lin; elle était pour ainsi dire la condition
normale de son esprit, et les quatre-vingt-trois
cahiers manuscrits où se trouve consigné le journal
secret de sa vie morale nous font assister au curieux
spectacle d'une âme se maintenant, quarante années
Digitized by VjOOQIC
l'ame et le talent. 71
durant, sans défaillance, sans intermittence, en état
d'illusion poétique. Cette disposition avait donné à
sa physionomie, à sa démarche, à ses attitudes, à
toute sa personne extérieure, un air d'étrange dis-
traction : « Je marche lentement à travers les rues,
écrit-il dans son Journal intime, parce que tout mon
corps écoute mon cerveau qui parle sans interrup-
tion » ; et plus loin : « Mon cerveau toujours mobile
travaille et tourbillonne sous mon front immobile
avec une vitesse effrayante. Des mondes passent
devant mes yeux entre un mot qu'on me dit et le
mot que je réponds. » Et ailleurs encore : « La voix
de ma pensée se fait entendre si haut en moi, que le
bruit de la vie extérieure ne Tétouffe pas ; le travail
de mon âme parle fort et toujours. »
Il produisait ainsi un singulier effet sur ses com-
pagnons en romantisme, gens peu réservés par
nature et par principe, épris en toute chose du bruit,
de la couleur et du mouvement. Sans parler des
extravagants de l'école, des échevelés aux pourpoints
truculents, les membres du Cénacle ne regardaient
pas sans surprise ce jeune homme silencieux, dont
leurs audaces ne parvenaient pas à troubler la séré-
nité. C'est l'impression que Sainte-Beuve a traduite
dans le vers fameux :
Et Vigny plus secret,
Comme en sa tour d'ivoire, avant midi rentrait
Digitized by VjOOQIC
72 ALFRED DE VIGNY.
et que, dans ses Mémoires inédits, il a notée encore
sous celte forme : « Alfred de Vigny ignore les choses
de la vie et veut les ignorer; il vit dans une perpé-
tuelle hallucination séraphique ».
Mais, de tous les romantiques, celui que déroutait
certes le plus la nature séraphique d'Alfred de Vigny,
c'était Alexandre Dumas, alors dans toute sa fougue
et son exubérance , le Dumas des grands soirs
à'Antony et des fêtes nocturnes au square d'Orléans.
Quoique liés ensemble, ces deux hommes étaient
l'un à l'autre incompréhensibles : « Alfred de Vigny,
écrit dans ses Mémoires l'auteur des Mousquetaires,
était un singulier homme, poli, affable, doux dans
ses relations, mais affectant l'immatérialité la plus
complète; cette immatérialité, au reste, allait par-
faitement à son charmant visage aux traits fins et
spirituels, encadré dans de longs cheveux blonds
bouclés, comme un de ces chérubins dont il semblait
le frère. De Vigny ne touchait jamais à la terre que
par nécessité; quand il reployait ses ailes, et qu'il
se posait, par hasard, sur la cime d'une montagne,
c'était une concession qu'il faisait à l'humanité — Ce
qui nous émerveillait surtout Hugo et moi, c'est que
de Vigny ne paraissait pas soumis le moins du monde
à ces .grossiers besoins de notre nature que quel-
ques-uns d'entre nous (et Hugo et moi étions de
ceux-là) satisfaisaient non seulement sans honte,
Digitized by VjOOQIC
l!ame et le talent. 73
mais encore avec une certaine sensualité. Personne
de nous n'avait jamais surpris de Vigny à table. »
Qu'eût dit alors Dumas si, au lieu de ces appa-
rences, la pensée même de Vigny se fût découverte
à lui ?
Le secret de cette pensée tenait en quatre mots,
qui étaient comme sa devise morale :
« Parfaite illusion — Réalité parfaite, »
Il croyait, en effet, et de foi profonde, que tout
ici-bas n'est que symbole et songe; que les idées
seules existent; que le mystère est la plus forte des
réalités; et que les choses fugitives du monde visible,^
ombres vaines au milieu desquelles l'homme s'agite,'
ont leur principe dans les choses éternelles dii
monde invisible.
Mais cette théorie n'était pas chez lui un froid con-
cept de la raison : l'imagination la vivifiait, pour ainsi
dire, et lui donnait ainsi le caractère poétique. « Ce
qui se rêve, écrivait-il un jour, est tout pour moi » ;
et encore : « Le rêve est aussi cher au penseur que
tout ce qu'on aime dans le monde réel et plus redou-
table que tout ce qu'on y craint. » Car il ne suffit
pas au poète de concevoir les idées. La philosophie
seule vit de formules et d'abstractions, la poésie vit
d'images et de sentiments. L'erreur du xviii® siècle
avait été de pousser si loin le culte du rationalisme,
Digitized by VjOOQIC
74 ALFRED DE VIGNY .
qu'il ne restait plus de place à rimagination, à la
faculté dithyrambique, comme rappelaient les An-
ciens, et qu'il a fallu attendre les premiers vers de
Lamartine et de Vigny pour qu'enfin la Poésie res-
suscitât fille de l'enthousiasme et de l'inspiration.
Penser en images était la seule façon de penser
d'Alfred de Vigny. Son Journal intime est des plus
instructifs à cet égard et c'est par centaines qu'on y
recueillerait des réflexions comme celle-ci : « Dès que
tu es seul, descends au fond de ton âme, et tu trou-
veras en bas, assise sur la dernière marche, la Gra-
vité qui t'attendait ».
Et de même que l'image était la seule forme de ses
pensées, elle était aussi la seule forme de ses souve-
nirs. « Ma tête, écrit-il, pour retenir les idées posi-
tives, est forcée de les jeter dans le domaine de l'ima-
gination. » Mais, dès lors, rien ne les en pouvait arra-
cher : elles y demeuraient inaltérables ; leurs contours
ne s'effaçaient ni leurs couleurs ne s'éteignaient
jamais. Le temps semblait n'avoir plus de prise sur
elles : les fleurs éclatantes des jours heureux, comme
les pâles fleurs des soirs mélancoliques, gardaient,
embaumées dans sa mémoire, tout leur parfum.
Cette imagination sans cesse active n'était pour-
tant pas, comme celle de Victor Hugo, fantastique
et tumultueuse, toujours prompte à s'effrayer ou à
s'éblouir, assaillie d'hallucinations et de métaphores.
Digitized by VjOOQIC
L AME ET LE TALENT. 75
Elle conservait une sérénité parfaite, j3arce que cha-
cune de ses images portait une idée et que, si le
propre des images vides de pensée est de surgir sans
suite et capricieusement sur le champ de la vision inté-
rieure, c'est le privilège des idées de s'engendrer
les unes les autres et de s'ordonner d'après les lois
d'une eurythmie supérieure. Elle était en outre d'une
docilité absolue à se laisser pénétrer par les choses
du dehors au lieu de chercher à les étreindre et à les
violenter. Les événements les plus insignifiants de
la vie courante imprimaient leur trace sur son esprit
et le coloraient pour ainsi dire par une action lente
et diffuse, comparable à celle qui élabore la perle au
fond des mers et qu'il a lui-même si délicatement
décrite : « Chaque vague de l'Océan ajoute un voile
blanchâtre aux beautés d'une perle ; chaque flot tra-
vaille lentement à la rendre plus parfaite; chaque
flocon d'écume qui se balance sur elle lui laisse une
teinte mystérieuse à demi dorée, à demi transpa-
rente, où l'on peut seulement deviner un rayon inté-
rieur qui part de son cœur. »
A force de vivre par l'imagination, il avait fini par
croire à la réalité de son rêve.
Pour lui, le monde de l'idéal n'était pas la vague
contrée de mirage où nous évoquons notre éden
moral quand nous avons besoin de nous figurer
qu'il existe des êtres meilleurs que nous, affranchis
Digitized by VjOOQIC
76 ALFIIED DE VIGNY.
de nos servitudes, et dont la pensée serait sans
limites, le cœur sans défaillances, — nobles songes
assurément, mais dont nous connaissons trop bien
la chimère et dont nous n'offrons que l'illusion pas-
sagère à notre âme, somnia optantis non credentis,
comme Cicéron disait des conceptions de la vie future :
c'était un monde d'une réalité absolue, telle même
qu'il n'en pouvait concevoir de plus objective.
A ses yeux, chaque idée se fixant, s'incarnant
dans une image, s'animait d'une vie personnelle.
<( Esprit pur », « Muses », « Psyché », étaient les
noms dont il invoquait tour à tour ces apparitions de
sa pensée. « ma muse ! ma muse ! je suis séparé de
toi. Séparé par les vivants qui ont des corps et qui
font du bruit. Toi, tu n'as pas de corps; tu es une
âme, une belle âme, une déesse ! » Elles venaient
aussitôt, dociles et comme charmées à son appel; et
durant des jours et des nuits, leurs entretiens se pro-
longeaient. Peu d'esprits, aux plus belles époques
littéraires, ont eu le privilège d'un commerce aussi
facile avec les idées, et c'est aux grands noms de
Platon et de Gœthe qu'il faut songer pour retrouver un
exemple de ces libres rapports, de cette intimité natu-
relle et familière avec les êtres du monde supérieur.
Mais l'imagination n'était pas la seule souveraine
de sa pensée : la sensibilité, dont le pouvoir expire
d'habitude aux limites du domaine passionnel, régis-
Digitized by VjOOQIC
L ^ftlE ET LE TALENT. 77
sait aussi les manifestations les plus lointaines de
sa vie intellectuelle et s'y exerçait avec une énergie
extraordinaire.
A l'approche de ses idées préférées, un frémisse-
ment se communiquait à tout son être, comme il eût
frissonné au contact d'une créature vivante et chérie.
C'était la nuit surtout, vers la fin de ses longues
veilles, qu'il éprouvait le sortilège étrange de ces
visions de beauté ! Alors la joie sereine de la con-
templation pure ne lui suffisait plus, il rêvait d'une
volupté plus profonde; et pris de vertige il s'écriait :
« Où me conduiras-tu, passion des Uées, où me
conduiras-tu*? » Parfois même, prêtre sacrilège, il
entraînait au fond du bois sacré les divines appari-
tions et, comme des captives arrachées au sanctuaire,
il les asservissait à son désir. « Jouir des Idées »,
pour employer sa forte expression, était la plus
obsédante de ses pensées.
Une sensualité toute mystique caractérisait ces
singulières amours : « J'ai possédé telle Idée, lit-on
sur un feuillet de son Journal *; avec telle autre j'ai
passé bien des nuits. » Auprès de la Psyché, que
sont alors les amantes de chair ? Que leurs sourires
sont tristes, leurs caresses froides, et leurs spasmes
1. Journal intime^ inédit, 1834.
2. Inédit, 1834. Et encore : « Vous m'avez donné mon Ima-
gination pour maîtresse ».
Digitized by VjOOQIC
78 ALFRED DE VIGNY
impuissants ! Un seul de ses baisers, à elle, remplit
le cœur d'une ivresse divine. Et puis, « la volupté
de l'âme est plus longue, Textase morale est supé-
rieure à Textase physique ! »
Enfin le souvenir même qu'il emportait de ses
visions idéales avait la douceur ou la mélancolie des
souvenirs d'amour : a Mon âme tourmentée se repose
sur des Idées revêtues de formes mystiques.... Ame
jetée aux vents comme Françoise de Rimini ! Ton
âme, ô Francesca, montait tenant entre tes bras l'âme
bien-aimée de Paolo : mon âme est pareille à toi M »
Au point de vue de l'art, le culte passionné qu'il
avait voué aux Idées entraînait cette conséquence,
singulière chez un poète, la méfiance et presque
l'aversion de toute forme littéraire. Nul voile, nul
style ne lui semblait en effet assez diaphane, assez
ténu, assez immatériel pour vêtir les créatures de
son rêve sans les froisser et pour laisser transpa-
raître leur beauté sans l'altérer. La poésie elle-même,
malgré ses merveilleuses ressources, n'était qu'une
langue barbare, dont les phrases les mieux écrites
ne pourront jamais traduire le discours intérieur,
le chant silencieux de la pensée. Autrefois encore,
au temps deo rapsodes d'Hellénie et des trouvères
d'Occident, c'était l'organe d'une voix émue qui
1. Journal intime, inédit, 1832.
Digitized by VjOOQIC
L AME ET LE TALENT. 79
transmettait l'émotion poétique : or la parole humaine
est chose spirituelle, — c'est Tâme qui vibre dans
la matière. Mais « depuis qu'elle est imprimée, la
poésie a perdu la moitié de son charme ».
Aussi professait-il le mépris du métier de poète.
« Lorsqu'on fait des vers en regardant une pendule,
écrit-il, on a honte du temps que l'on perd à cher-
cher une rime qui ait la bonté de ne pas trop nuire à
l'idée *. » On voit par là combien il se séparait des
prestigieux virtuoses de son temps qui, moins sen-
sibles à la poésie pure qu'aux manifestations du talent
poétique, tentaient de réduire leur art à ses éléments
matériels, à un jeu puéril d'assonances et de mètres.
Mais par instants, l'expression de la parole même
lui sembkit insuffisante ', et voyant trop clairement
t. Journal intime^ inédit, 1832.
2. A une jeune Anglaise inconnue qui lui avait demandé un
autographe il répondait un jour : « Que ne puis-je savoir
lequel de mes sentiments a touché votre belle ôme qui vient
à moi comme une sœur? Quel souvenir est si vif en elle?
Quelles paroles l'ont émue ? Ne vous repentez-vous pas de
vous êti»e abandonnée à ce bon mouvement; c'est une chose
généreuse et belle que cette franchise à déclarer ses sympa-
thies, et rien au monde n'est plus digne de respect. Le décou-
ragement ferait tomber les poètes dans le silence s'il ne leur
venait quelquefois a travers l'espace des témoignages comme
le vôtre, qui veulent dire : je vous écoute, parlez encore!
Voilà donc cette écriture que vous voulez. L'écriture gros-
sière représente aussi mal la Parole que la lente parole repré-
sente la Pensée^ mais nous devons les bénir jusqu'au jour où
nous connaîtrons la langue céleste que rien ici-bas ne nous
fait deviner, si ce n'est l'Amour et la Prière. »
Digitized by VjOOQIC
80 ALFRED DE VIGNY.
son impuissance définitive à jamais traduire son
rêve, il jetait la plume de désespoir et s'écriait avec
orgueil : « Eh quoi! ma pensée n'est-elle pas assez
belle par elle-même pour se passer du secours des
mots et de l'harmonie des sons! »
Parfois encore, il se demandait s'il n'est pas pour
les songes de l'ame des formes expressives plus
fidèles et plus dociles que celles de la littérature,
et un désir impérieux le prenait alors d'aller se
consoler au spectacle des grandes créations de l'art
idéaliste. Un soir, il écrivait à Brizeux ce billet sup-
pliant : « Eh ! quand donc verrai-je Ingres dans son
atelier? Je suis fatigué de moi à en mourir. Je pense
et repense aux formes pures de ce grand dessinateur.
Allons donc chez lui ensemble, que je rêve une
heure dans son atelier, sans parler surtout s'il se
peut. Ne voulez-vous donc pas me faire ce plaisir?
Je le mérite bien pourtant par l'amitié que j'ai pour
vous.... Répondez-moi un mot là-dessus, je vous en
prie, c'est une passion pour moi, ce soir. »
Mais rentré chez lui, à sa table de travail, devant
ses écrits, il retombait dans son impuissance et dans
sa tristesse. Le silence lui semblait alors la seule
expression digne de la Pensée. « Le silence est la
Poésie même pour moi *. »
1. Journal intime, inédit, 1832.
Digitized by VjOOQIC
L AME ET LE TALENT. 81
Ainsi, dans un temps où l'on faisait un si grave
abus des effets littéraires, il était le seul peut-être à
apercevoir cette grande vérité : que la littérature
diminue ce qu'elle semble parer, que tout travail de
style est en un sens une profanation de la pensée, et
que les plus belles pages de la légende morale de
l'humanité demeureront à jamais inédites.
On touche ici la cause première qui, latente et mal
déQnie encore au temps àlEloa^ de Stello et de Chat-
terton^ devait ralentir d'abord puis tarir sa produc-
tion, à mesure précisément que sa pensée, s'élevant
à une conscience plus haute d'elle-même, devenait
plus capable de créer des œuvres originales et
fortes.
Une croyance aussi fervente à l'idéalisme ne pou-
vait rester purement intellectuelle et devait porter
ses conséquences jusque dans la vie réelle.
L'antagonisme de l'action et de la pensée, qui fut
le tourment secret de presque tous les mystiques, se
produisit en effet chez Alfred de Vigny, avec une
rare intensité, et le mot qu'adresse à Chatterton l'un
des personnages du drame : « En toi la rêverie conti-
nuelle a tué l'action », pourrait servir d'épigraphe
aux derniers chapitres de sa vie intime.
Ce n'est pas de nos jours seulement que l'abus
du songe a paralysé l'action, puisque de tout temps
la loi de l'idéal a été de n'avoir sa pleine existence
6
Digitized by VjOOQIC
82 ALFRED DE VIGNY.
que dans la pensée pure, et que c'a toujours été
vouloir détruire son rêve que l'exposer à l'épreuve
de la réalité.
Mais ce qui est de date plus récente, ce dont
Vigny a particulièrement souffert, c'est de la situa-
tion nouvelle que la société moderne a faite au poète,
et comme il était plus poète qu'un autre, comme
toute sa nature était poétique, il en a plus souffert.
Autrefois en effet, en des temps que la Renais-
sance a clos pour jamais, la société, loin d'être
réfractaire à l'éclosion de la poésie, la favorisait de
toutes parts. Sans parler du spectacle extérieur, le
tableau moral que le poète avait sous les yeux était
singulièrement propice à son inspiration. La pro-
portion de bien et de mal n'y différait guère, sans
doute, de celle que nous constatons aujourd'hui;
mais la vulgarité et la platitude y tenaient moins de
place. Les passions étant plus fortes, il y avait plus
de grandeur dans le vice comme dans la vertu.
Jusque dans la scélératesse, il y avait parfois de
l'héroïsme, et Balthazar Gastiglione pouvait écrire :
« L'horreur de nos crimes atteste la beauté de nos
vertus, car il n'est pire chose au monde que la cor-
ruption du bien ». Enfin, la poésie n'était pas toute
dans l'âme du poète; autour de lui, tous jusqu'aux
plus humbles la sentaient,- et leurs pensées étaient
en harmonie avec sa pensée. L'expression était son
Digitized by VjOOQIC
L ÂME ET LE TALENT. 83
seul privilège, le seul don qui le séparât vraiment
de la foule.
Quelle répugnance un puissant rêveur comme
Dante , un pieux mystique comme Savonarole
auraient-ils éprouvée à agir dans un tel milieu? La
réalité dans laquelle ils marchaient et respiraient
chaque jour n'était que le cadre naturel de leur
songe et, loin de le troubler, semblait le pro-
longer.
Voilà pourquoi le poète alors ne craignait pas de
faire entendre sa voix sur les choses du temps, et
d'intervenir dans les affaires de son pays. Même
dans l'action, il restait fidèle à son génie poétique
et continuait d'accomplir sa fonction souveraine.
Quelle différence quand, de nos jours, il a tenté
d'agir I Pareil aux dieux de V Iliade j qui dans la
mêlée des héros devenaient vulnérables, il a perdu
son caractère sacré dès qu'il a mis le pied sur le
terrain profane. Le plus souvent d' ailleurs, c'est de
lui-même et avant d'entrer dans l'arène qu'il l'a
dépouillé, car il n'a souhaité les fièvres de la vie
active que par lassitude de la vie intérieure et dédain
de sa vocation, de telle sorte que, loin de trouver
dans l'action un emploi particulier de ses facultés
poétiques, il n'y a cherché qu'une diversion de sa
pensée et, si je puis dire, l'oubli même de la poésie :
Lamartine en est le plus grand exemple, puisque,
Digitized by VjOOQIC
84 ALFRED DE VIGNY.
de son aveu même, c'est quoique poète qu'il se crut
toujours homme d'Etat.
Le poète devra-t-il donc, à l'avenir, se retrancher
absolument du monde et ne plus vivre que dans sa
pensée? Qui donc, à sa place, rappellera la multitude
à l'héroïsme et au désintéressement, mêlera un peu
d'idéal au courant des affaires du monde et pronon-
cera les grandes paroles qui marquent les heures
critiques dans la destinée des peuples ?
Alfred de Vigny était trop profondément poète
pour consentir au sacrifice d'une partie aussi im-
portante de sa mission. Il estimait en effet que c'est
singulièrement rabaisser la faculté poétique d'en
vouloir faire un dilettantisme stérile, un jeu de
l'esprit sans application aux problèmes sociaux, et
que la haute poésie doit comporter un système sur
les affaires humaines aussi bien que sur les choses
divines. Le désir donc de concilier en lui des modes
d'activité, condamnés, semble-t-il, à s'exclure réci-
proquement désormais, lui inspira une conception
originale du rôle réservé au poète dans les sociétés
nouvelles.
De par l'autorité de son génie, le poète demeure
encore, ainsi que Dante voulait qu'il fût, le véritable
conducteur des peuples; il ne doit sortir ni de la
communion humaine, ni du groupe social où la
destinée l'a fait naître; il est impérieusement tenu
Digitized by VjOOQIC
LAME ET LE TALENT. 85
de mettre ses dons de sensibilité, d'imagination et
d'intelligence au service de ses contemporains,
d'attirer sans cesse leurs regards vers les clartés
d'en haut et de chercher toujours à les unir dans
un sentiment commun d'adoration pour les choses
nobles, héroïques et immortelles. Mais quand, de
loin en loin, il a prononcé le mot qu'il faut dire, il
a terminé son rôle public et dès lors n'a plus qu'à
a rentrer dans son travail silencieux ». A aucun
prix, il ne doit intervenir dans le monde des faits.
Sa mission propre était de créer les idées dont
l'humanité a besoin pour vivre, puis de les laisser
tomber au moment opportun, « comme une plume
de son aile ». A d'autres de les ramasser ensuite, de
les mettre en œuvre, et de les réaliser dans ces
symboles toujours imparfaits qui sont les lois, le
gouvernement, les institutions d'un pays.
C'est en ce sens qu'il faut comprendre la pensée
dont il fait une règle de vie à Stello : « Séparer la vie
poétique de la vie politique », et ce précepte encore :
a Quand on veut rester pur, il ne faut pas se mêler
d'agir sur les hommes », et celui-ci enfin : « L'appli-
cation des idées aux choses n'est qu'une perte de
temps pour les créateurs de pensées ».
Aussi ne s'est-il pas fait faute de traiter les ques-
tions sociales dans Stello, dans Chatterton, dans Ser-
vitude et Grandeur militaires; mais toujours il s'est
Digitized by VjOOQIC
86 ALFRED DE VIGNY.
tenu à l'écart de la politique active. L'élévation des
vues qu'il portait sur toute chose et un peu de cette
ironie supérieure qui convient à la haute philoso-
phie, lui avaient inspiré un dédain peut-être trop
absolu de la pratique gouvernementale. « Tenir le
pouvoir, a-t*il écrit, cela s'est toujours pu réduire à
l'action de manier des idiots et des circonstances-, et
ces circonstances et ces idiots, ballottés ensemble,
amènent des chances imprévues et nécessaires, aux-
quelles les plus grands ont confessé qu'ils devaient
la plus belle partie de leur renommée *. »
Son détachement à l'égard des formes constitu-
tionnelles qui se succédèrent sous ses yeux était
complet. Légitimiste à l'origine, par tradition de
famille et influence de milieu, il s'était déclaré quitte
envers les Bourbons le jour où, « après treize années
de services mal récompensés », il avait rendu ses
épaulettes. 1830 l'avait peu surpris et à peine ému.
Pourtant, par un retour de point d'honneur monar-
chique, il avait, le premier jour, fait préparer son
ancien uniforme, prêt à l'endosser si le Roi ou le
Dauphin se mettaient à la tête de l'armée, résolu à
se faire tuer à leurs côtés — ce qui est en effet la
manière la plus avisée de mourir au service d'un
Prince — s'ils marchaient eux-mêmes au feu. Mais
1. Stello, p. 240.
Digitized by VjOOQIC
l'ame et le talent. «7
tandis qu'on se battait dans les rues de la capitale,
le Roi était à Gompiègne et le Dauphin à Ram-
bouillet. Alfred de Vigny était donc resté au logis,
écrivant sur les tablettes de son Journal : « jeudi 29
JUILLET : Ils ne viennent pas à Paris, on meurt pour
eux ! Race des Stuarts ! . . . — vendredi 30 : Pas un
Prince n'a paru. Les pauvres braves de la Garde
sont abandonnés sans ordre, sans pain depuis deux
jours, traqués partout et se battant toujours.... —
SAMEDI 31 : J'en ai fini pour toujours avec leg
gênantes superstitions politiques. Elles seules pou-
vaient troubler mes idées par leurs mouvements
d'instinct.... »
Et dix jours après la froide cérémonie du couron-
nement de Louis -Philippe (« un couronnement
protestant », écrit-il dans son Journaî) il résumait
ainsi son expérience de la crise : « En politique, je
n'ai plus de cœur. Je ne suis pas fâché qu'on me
l'ait ôté, il gênait ma tête. »
Nul mouvement du cœur, en effet, ne troubla plus
sa tête, et ce fut chez lui désormais un principe
arrêté qu'on ne doit avoir ni amour ni haine pour les
hommes qui exercent le pouvoir : « On ne leur doit
que les sentiments qu'on a pour son cocher; ils con-
duisent bien ou ils conduisent mal, voilà tout. La
nation les garde ou les congédie, sur les observations
qu'elle fait en les suivant des yeux. »
Digitized by VjOOQIC
88 ALFRED DE VIGNY.
Une fois, cependant, il parut oublier ses fiers con-
seils à Stello, lorsqu'on 1848, déférant aux instances
de quelques électeurs de la Charente (où était situé
son domaine patrimonial du Maine-Gîraudj, il posa
sa candidature à T Assemblée nationale. L'oubli
n'était en effet qu'apparent; car, plus dédaigneux que
jamais des réalités du pouvoir, il ne recherchait
dans le mandat législatif qu'une occasion de donner
à sa parole inspirée le retentissement de la tribune
publique, et toute l'explication de sa conduite se
résumait dans cette ligne de son Journal intime :
« Dans les siècles fatigués (comme est le nôtre),
il faut faire porter sa poésie par les ailes de la voix
humaine au milieu d'une assemblée ». La profession
de foi qu'il adressa à ses électeurs était remarquable
d'élévation et de naïveté. On y lisait entre autres
choses : « Je n'irai point, chers concitoyens, vous
demander vos voix. Je ne reviendrai visiter au mi-
lieu de vous notre belle Charente qu'après que votre
arrêt aura été rendu. Dans ma pensée, le peuple est
un souverain juge qui ne doit pas se laisser appro-
cher par les solliciteurs et qu'il faut assez respecter
pour ne point tenter de l'entraîner ou de le séduire;
il doit donner à chacun selon ses œuvres.... » Le
souverain jugé ne lui donna pas dix voix.
L'inaptitude absolue à l'action extérieure n'était
pas la seule conséquence fatale d'une disposition
Digitized by VjOOQIC
L*AME ET LE TALENT. 89
aussi forte à oublier le monde réel, à dédaigner les
choses positives et à ne vivre que dans le rêve : un
même interdit fermait encore à Vigny le champ de
Faction intime.
Vers la fin de 1829, une femme, grande par Tâme
et le talent, Mme Dorval, était entrée dans sa vie.
Au premier abord, il semble étrange que la sym-
pathie ait pu s'établir entre deux êtres aussi diffé-
rents.
Les fureurs et les délires de Tamour, la douleur
sans frein, les sanglots et les rages, le cri de Tâme
qui désespère et de la chair qui souffre convenaient
seuls au tempérament de la grande artiste qui créa
au théâtre le type de Théroïne romantique. Il lui
fallait de la passion sous la forme la plus violente,
pour qu'elle se sentît à Taise dans ses rôles et qu'elle
pût s'élever à ces effets pathétiques qui la faisaient
comparer à une lionne lâchée dans le drame. Mais
alors elle exerçait sur certaines âmes une étrange
séduction. George Sand, qui l'éprouva plus que
personne, en a fixé le souvenir dans ces lignes qui
semblent encore tout émues : « Regardez-la, écoutez-
la I Ohl naivel naïve et passionnée, et jeune et
suave, et tremblante et terrible I Comprenez-vous
qu'elle subjugue un pauvre cœur souffrant et infirme
comme le mien! Quand cette femme paraît sur la
scène avec sa taille brisée, sa marche nonchalante,
Digitized by VjOOQIC
90 ALFRED DE VIGNY.
son regard triste et pénétrant, alors, savez-vous
ce que j'imagine ? — // me semble que je çois mon
âme; que cette forme pâle et triste et belle, c'est
mon âme qui l'a revêtue pour se montrer à moi,
pour se révéler à moi et aux hommes. Alors cette
femme parle; elle pleure, elle maudit, elle in-
voque, elle commande, elle se désole! Oh! comme
elle crie ! comme elle souffre ! quel féroce plaisir
j'éprouve à la voir pleurer ainsi!... Voyez ces che-
veux fins et soyeux qui semblent s'animer sur son
vaste front! Voyez sa peau qui bleuit et tout son
corps que la douleur brise I... Eh bien, c'est moi que
vous voyez là, c'est mon âme qui est dans cette
femme et qui la fait se tordre et délirer ainsi. Ce
Dieu qui la possède, il est en moi aussi.... Ne voilà-
t-il pas que je tremble, que mon sang fermente, que
mon écorce craque de tous côtés et que je pleure
comme elle? Quelle autre aurait ce pouvoir?... A
l'heure qu'il est, je crie, je sanglote, je parle, je
m'agite, j'existe par tous mes pores, je m'épanche, je
me livre, je me communique, je sors de ma prison
d'airain, je brise le sépulcre glacé où la flamme
divine a si longtemps dormi... *. »
Et pourtant Mme Dorval ne se livrait qu'à demi
dans les fictions du théâtre. Elle se révélait peut-
1. Questions d'art et de littérature, p. 60.
Digitized by VjOOQIC
LAME ET LE TALENT. 91
être plus passionnée encore dans la réalité de la
vie. Douée d'une sensibilité presque maladive, elle
vibrait tout entière au moindre émoi. Le calme
de Tesprit et le repos du cœur lui étaient inconnus,
et elle aurait pu s'appliquer le mot de Mlle de Les-
pinasse : « Si jamais je pouvais devenir calme, c'est
alors que je me croirais sur la roue ».
Tout chez elle allait ainsi à la passion : art, amour,
amitié, foi religieuse, elle faisait tout servir aux
besoins immodérés de son cœur.
Jetée dès l'enfance dans la vie de théâtre, sans
famille, sans appui, elle n'avait bientôt plus compté
ses heures mauvaises; mais toujours à ses chutes
avaient succédé des relèvements soudains, de mira-
culeuses résurrections morales.
Une des personnes qui l'ont le mieux connue,
celle qui l'a le mieux aimée, l'a comparée à ces
plantes délicates que l'on voit fortement attachées
au roc, pousser, fleurir, mourir et renaître sans
cesse sous l'écume des torrents : « Cette âme
exquise, toujours pliée sous le poids de violentes
douleurs, s'épanouissait au moindre rayon de soleil,
et cherchait avec avidité le souffle de la vie autour
d'elle. Ennemie de toute prévoyance, elle trouvait
dans la force de son imagination et dans l'ardeur
de son âme les joies d'un jour, les illusions d'une
heure, que devaient suivre les étonnements naïfs ou
Digitized by VjOOQIC
92 ALFRED DE VIGNY.
les regrets amers. Généreuse, elle oubliait ou par-
donnait; et, se heurtant sans cesse à des chagrins
renaissants, à des déceptions nouvelles, elle vivait,
elle aimait, elle souffrait toujours. » Ainsi se for-
maient en elle des trésors de douleur que son cœur
épanchait en vain, car la vie les renouvelait sans
relâche.
A certaines heures aussi, elle était pleine d'effu-
sions mystiques. La recherche de l'idéal insai-
sissable, le rêve du bonheur pur et du ciel réalisé
sur la terre hantait son âme. Un jour qu'elle con-
templait la Madeleine de Ganova, une grande tris-
tesse l'avait surprise, et elle avait porté envie à
l'amante éplorée du Christ : « Heureuse celle-là,
disait-elle! Elle l'a vu, elle l'a touché, son beau
rêve! Elle a pleuré à ses pieds, elle les a essuyés de
ses cheveux I Où peut-on rencontrer encore une fois
le divin Jésus ? Le beau mérite d'adorer un être par-
fait qui existe réellement! Groit-on que si je l'avais
connu, j'aurais été une pécheresse? Est-ce que ce
sont les sens qui entraînent? Non, c'est la soif de
toute autre chose; c'est la rage de trouver l'amour
vrai qui appelle et fuit toujours. Que l'on nous envoie
des saints, et nous serons bien vite des saintes!
Qu'on me donne un souvenir pareil à celui que
Madeleine emporta au désert, et comme elle j'irai
vivre au désert pour y pleurer mon bien-aimé ! »
Digitized by VjOOQIC
L AME ET LE TALENT. 93
Ce fut par là surtout, par ses aspirations et ses
souffrances morales, qu'elle émut Alfred de Vigny
et l'enchaîna un temps à sa destinée.
Sous ses apparences éthérées, l'auteur d'Eloa
cachait, en effet, une rare puissance de tendresse et
de passion. « Je vis dans le feu, comme une sala-
mandre », — ce mot qui révient sans cesse dans sa
correspondance et dans son Journal traduit bien
l'état perpétuellement troublé de son cœur. S'il n'en
laissait rien voir au monde, s'il ne s'en ouvrit jamais
dans ses écrits, c'était par pudeur, par respect pour
soi-même et parce qu'il flétrissait à l'égal d'une
« profanation » le fait des Byron et des Chateau-
briand d'avoir divulgué dans leur œuvre le secret
de leur existence intime.
Mais le voile dont le poète recouvrait si jalouse-
ment sa vie est déchiré depuis longtemps, et il ne
reste plus d'indiscrétions à commettre.
La sensibilité était trop vive, chez Alfred de Vigny,
pour se limiter aux jouissances de l'esprit et aux
émotions de l'âme. Il n'avait pas seulement la per-
ception subtile de la beauté intellectuelle et morale,
il avait aussi, comme tous les mystiques, le sens pro-
fond de la volupté physique. Voilà ce qu'établit, trop
brutalement par malheur, une lettre, une seule,
qu'il écrivit sans doute (pour rappeler une excuse de
Chateaubriand dans un cas analogue) « comme on
Digitized by VjOOQIC
94 ALFRED DE VIGNY.
se fait percer les veines quand le sang afflue à la
tête », une de ces lettres qu'on devrait brûler à
l'instant qu'on les reçoit, et qu'une suite de hasards
a égarée depuis dans des mains étrangères.
Mais cela dit, ce qu'il faut maintenir, ce que
les notes et la correspondance inédites permettent
d'affirmer, c'est que, par sa nature intime, Alfred de
Vigny appartenait à la race des grands idéalistes
qui, reconnaissant dans la beauté féminine le reflet
de l'éternelle Beauté, ont vu dans les amours terres-
tres le préliminaire et le premier degré de l'Amour
divin. La belle conception que les mystiques du
Moyen âge et les platoniciens de la Renaissance por-
tèrent à un si haut point de raffinement trouvait ainsi
en lui un représentant attardé, comme ces fidèles
dont la foi mélancolique survit aux autels des dieux
exilés. Il croyait que la suprême lumière répand ses
rayons sur toutes les créatures, depuis les humbles
qui en reçoivent à peine une clarté jusqu'aux pri-
vilégiées dont quelques-unes, comme la Béatrice de
Dante, apparurent à leurs amants « toutes resplen-
dissantes de Dieu » ; et que le véritable objet des
passions charnelles est de faire entrevoir à l'homme
les choses spirituelles et divines derrière les formes
périssables qui excitent ses désirs.
Gomme chez tous les* mystiques, la pensée de la
volupté s'associait d'ordinaire, chez Alfred de Vigny,
Digitized
by Google
L ÂME ET LE TALENT. 95
à l'idée de péché et de damnation. Paraphrasant à
son insu la belle malédiction qu'un moine du xiii^ s.
jetait à une pécheresse : « Memoria Crucifixi crucifi-
gat te in carnem tuam! » il inscrivait sur son Journal
ce projet de poème : « Un Christ dans une alcôve.
Rêve d'une femme qui l'entend lui reprocher les
plaisirs qu'elle a goûtés avec son amant devant
la croix. Elle souffre et se sent percer les mains en
expiation toutes les nuits*. »
Aussi le sentiment passionné qu'il avait voué à
Mme Dorval était-il empreint d'une ardeur toute
religieuse. 11 voulait que l'amour fut « une confes-
sion et une communion perpétuelles ». Au moment
qu'il s'approchait de sa maîtresse, il entrait en état
d'oraison. Les apprêts du sacrifice étaient pleins de
charme et de poésie, mais solennels et interminables
comme les rites des mystères antiques. Interminable
1. On noterait, ^ cet égard, plus d'une affinité entre Vigny
et Baudelaire. Quand parurent les Fleurs du Mal, Vigny fut
l'un des premiers à en reconnaître l'étrange et perverse
beauté. Voici en quels termes il remerciait l'auteur de lui
avoir offert son livre : « 27 janvier 1862. — Depuis le
30 décembre. Monsieur, j*ai été très souffrant et presque
toujours ou lit. Là, je vous ai lu et relu, et j'ai besoin de
vous dire combien ces Fleurs du Mal sont pour moi des fleurs
du bien, et me charment; combien aussi je vous trouve injuste
envers ce bouquet, souvent si délicieusement parfumé
de printanières odeurs, pour lui avoir donné ce titre
indigne de lui et combien je vous en veux de l'avoir empoi-
sonné quelquefois par je ne sais quelles émanations du
cimetière d'Hamlet.... i>
Digitized by VjOOQIC
96 ALFllED DB VIGNY.
était aussi Textase finale, la dilectio extatica où son
âme goûtait l'ineffable jouissance de contempler sans
voiles la parfaite Beauté.
Il semble que celle à qui s'adressait ce singulier
amour, loin d'en sourire, n'en vit d'abord que la
noblesse et l'élévation, et que plus d'une fois elle
put dire à son amant, comme Ariel à Prospero :
« Thy thoughts I cleave ta. — Me voici tout proche
de tes pensées ».
Ce qui est certain, c'est qu'à vivre dans cette
atmosphère nouvelle, elle subit une profonde crise
morale. Elle apprit d'Alfred de Vigny à connaître
l'idéalité dans l'amour et ce qu'il peut y avoir d'âme
dans la volupté même. La preuve en est dans la mé-
tamorphose qui transforma son talent dramatique.
Elle qui n'avait pu traduire jusqu'alors que les
violences et la fougue échevelée de la passion, elle
excella à rendre les émotions contenues, suaves et
élégiaques, et, du jour où elle rencontra un rôle à
sa mesure, elle créa, on sait avec quelle délicatesse
et quelle chasteté, la figure exquise de Kitty Bell,
cette terrestre sœur d'Eloa.
Mais le sentiment dont elle recevait l'hommage
s'écartait trop des conditions normales de la vie et
de l'amour pour être longtemps partagé. L'âme
féminine ne se contentera jamais d'abstractions;
jamais la femme ne se résignera à être adorée dans
Digitized by VjOOQIC
LAME ET LE TALENT. 97
l'extase comme une blanche et froide statue; toujours
il lui faudra la douceur de la vraie tendresse et la
chaude étreinte des grands embrassements. Dante,
ce maître dans la science du cœur, l'a dit en son
magnifique et vigoureux langage :
Per lei assai di lieve si comprende
Quanto in femmina fuoco d'amor dura,
Se l'occhio o il tatto spesso nol raccende.
JEt les Anciens le savaient aussi, puisque jamais
dans la Fable antique les femmes mortelles n'accep-
tent sans répugnance l'amour d'un dieu, puisque
Zeus pour surprendre leurs faveurs dut toujours
revêtir la forme animale, et qu'Apollon lui-même, le
plus beau des Immortels, vit Daphné s'enfuir à son
approche.
Un jour donc que l'amante du poète, lasse du
rêve, altérée de réel, écoutait dans la nuit de son
âme l'écho troublant des souvenirs d'autrefois, elle
entendit l'appel d'une des voix les plus éloquentes
que la passion ait jamais empruntées. Un charme
funeste envahit ses sens, et son amour s'égara.
Il semble qu'Alfred de Vigny fut assez long à
s'apercevoir de son malheur (décembre 1835). Tous
ses amis s'étonnaient, quelques-uns même s'indi-
gnaient de son aveuglement. Gustave Planche, dont
la passion avait au contraire redoublé la lucidité,
7
Digitized by VjOOQIC
98 ALFRED DE VIGNY.
jetait des cris au ciel et se voilait la face; le poète
Ulric Gultinguer, attardé [dans l'admiration à'Eloa^
•écrivait à Sainte-Beuve : « Sur quel sein cette larme
du Christ est-elle allée tomber! » En vain Ton sou-
riait, en vain l'on murmurait : rien ne troublait la séré-
nité de Vigny. Etait-ce parce que, trahi, il continuait
d'être aimé et que, dans son égarement, l'infidèle
ne croyait pas le trahir? Je penserais plutôt que,
par une de ces faiblesses dont les plus fortes âmes
ne sont pas exemptes quand elles aiment, il chercha
quelque temps à se faire illusion à lui-même. Ainsi
s'expliquerait alors, comme une confidence indi-
recte, l'énigmatique passage de son Journal qui nous
représente l'Ame du poète séparée de son Corps,
et se dressant devant lui « toute blanche et toute
grave » pour lui adresser ces paroles sévères :
« C'est vous qui m'avez compromise. C'est vous
« qui m'avez forcée d'être faible quand j'étais si forte,
« et de parler de choses indignes de moi pour ne
« pas démentir l'ardeur de vos yeux et les caresses
« de votre sourire Quittez donc cette femme, et
« me laissez penser. »
« Lorsque le jour vint, le Corps se leva avec
l'Ame pour partir, et lui dit : « Allons-nous? »... Et
ils allèrent rejoindre la belle maîtresse *. »
1. Journal eP un poète j p. 247.
Digitized by VjOOQIC
L AME ET LE TALENT. 99
Mai$ quand ses yeux se furent dessillés, la
secousse fut si violente, qu'il crut sentir « la terre
lui manquer sous les pieds ».
Aux heures où la souffrance était trop vive, il
soulageait son cœur en jetant sur son Journal des
notes comme celle-ci : « O mystérieuse ressem-
blance des mots! Oui, amour, tu es une passion,
mais passion d'un martyr, passion comme celle du
Christ.... Passion couronnée d'épines où nulle pointe
ne manque! »
Sur cette catastrophe morale, les années s'écou-
lèrent, mais l'oubli ne vint point, et sa souffrance
descendit chaque jour à de plus grandes profondeurs
de son être.
Cependant un travail inconscient s'opéra bientôt
dans son esprit.
Le drame intime, d'où il était sorti si cruellement
mortifié, s'élargit à ses yeux. Ce ne fut plus la passion
accidentelle de deux infortunés, ce fut la grande tra-
gédie qui depuis les âges antiques se joue dans le
cœur humain. Et d'admirables vers, les plus beaux
qu'aient inspirés un grand amour trahi, sortirent de
son âme blessée :
Une lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu,
Se livre sur la terre en présence de Dieu,
Entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme,
Car la femme est un être impur de corps et d'âme.
Digitized by VjOOQIC
100 ALFRED DE VIGNY.
C'est Samson qui, le soir, dans sa tente murmure
ce chant mélancolique, tandis qu'à ses genoux Dalila
repose endormie. Une grande tristesse remplit le
héros hébreu, au spectacle de la créature perfide
et adorée qui vient encore de livrer le secret de sa
vie. Trois fois il l'a déjà pardonnée; car il est faible
et bon, car
L'Homme a toujours besoin de caresse et d'amour,
Sa mère l'en abreuve alors qu'il vient au jour, .
Et ce bras le premier l'engourdit, le balance
Et lui donne un désir d'amour et d'indolence.
Troublé dans l'action, troublé dans le dessein,
Il rêvera partout à la chaleur du sein,
Aux chansons de la nuit, aux baisers de l'aurore,
A la lèvre de feu que sa lèvre dévore,
Aux cheveux dénoués qui roulent sur son front,
Et les regrets du lit, en marchant, le suivront i.
Mais la Femme n'est que mensonge et per-
fidie. La domination seule lui plaît, et non l'amour.
1. Se rappeler les vers admirables de Lucrèce qui nous
représentent Mars venant après chaque combat reposer sur
le sein de Vénus « son éternelle blessure d'amour » :
In grcmium qui aeepè tuum se
Rejicit, œtcrno devictus volnere amoris.
Hune tu, Diva, tuo recubantem corpore Bancto
Circumfusa super, suaves ex orc loquelas
Funde
Le sentiment est peut-être plus fort chez Vigny, mais les
expressions ne sont pas si pénétrantes : Virgile même n'a
rien de plus tendre.
Digitized by VjOOQIC
L AME ET LE TALENT. 101
Elle est fière d'inspirer, et dédaigne de res-
sentir :
C'est le plaisir qu'elle aime ;
L'Homme est rude et le prend sans savoir le donner.
Un sacrifice illustre et fait pour étonner
Rehausse mieux que l'or, aux yeux de ses pareilles,
La beauté qui produit tant d'étranges merveilles
£t d'un sang précieux sait arroser ses pas,
— Donc, ce que j'ai voulu, Seigneur, n'existe pas ! —
Celle à qui va l'amour et de qui vient la vie,
Celle-là, par. orgueil, se fait notre ennemie.
La Femme est, à présent, pire que dans ces temps
Où, voyant les humains, Dieu dit : a Je me repens ! »
Bientôt, se retirant dans un hideux royaume,
La Femme aura Gomorrhe et l'Homme aura Sodomc ;
Et, se jetant, de loin, un regard irrité,
Les deux sexes mourront chacun de son côté.
« Eternel ! Dieu des forts ! vous savez que mon âme
N'avait pour aliment que l'amour d'une femme,
Puisant dans l'amour seul plus de sainte vigueur
Que mes cheveux divins n'en donnaient à mon cœur.
— Jugez-nous. — La voilà sur mes pieds endormie.
Trois fois elle a vendu mes secrets et ma vie,
Et trois fois a versé des pleurs fallacieux
Qui n'ont pu me cacher la rage de ses yeux,
Honteuse qu'elle était plus encor qu'étonnée,
De se voir découverte ensemble et pardonnée ;
Car la bonté de l'Homme est forte et sa douceur
Ecrase, en l'absolvant, l'être faible et menteur.
Trois fois donc il a fait grâce à Dalila. Mais enfin
il est la3. Il n*a plus ni la force de la colère ni le
courage du pardon. Une nausée amère soulève son
cœur. Pour rien il donnerait sa vie :
Digitized by VjOOQIC
102 ALFRED DE VIGNY.
J'ai Tâme si pesante,
Que mon corps gigantesque et ma tête puissante
' Qui soutiennent le poids des colonnes d'airain
Ne la peuvent porter arec tout son chagrin.
Toujours voir serpenter la vipère dorée
Qui se traîne en sa fange et s'y croit ignorée ;
Toujours ce, compagnon dont le cœur n'est pas sûr,
La Femme, enfant malade et douze fois impur!
Toujours mettre sa force à garder sa colère
Dans son cœur offensé, comme en un sanctuaire
D'où le feu s'échappant irait tout dévorer.
Interdire à ses yeux de voir ou de pleurer,
C'est trop ! Dieu s'il le veut, peut balayer ma cendre.
J'ai donné mon secret, Dalila va le vendre.
Qu'ils seront beaux, les pieds de celui qui viendra
Pour m'annoncer la mort! — Ce qui sera, sera ! »
Il dit et s'endormit près d'elle — jusqu'à l'heure
Où les guerriers, tremblant d'être dans sa demeure,
Payant au poids de l'or chacun de ses cheveux,
Attachèrent ses mains et. brûlèrent ses yeux.
Et comme si malgré lui le flot des souvenirs
personnels lui montait au cœur, le poète, rappelant
dans un dernier trait le châtiment de Dalila, adresse
au spectre de l'infidèle cette malédiction voilée :
Terre et ciel ! punissez par de telles justices
La trahison ourdie en des amours factices,
Et la délation du secret de nos cœurs
Arraché dans nos bras par des baisers menteurs !
En conscience, avait-il bien le droit de maudire
ainsi celle qui s'était retirée de lui? L'avait-il réelle-
ment aimée d'amour vrai, et pour elle-même? N'était-
Digitized by VjOOQIC
L AME ET LE TALENT. 103
ce pas plutôt ses rêves seuls qu'il avait aimés en
elle, puisqu'il lui gardait rancune quand, par des
voluptés trop fortes, elle dissipait parfois le songe
qu'il poursuivait dans ses bras *. Il a écrit un jour,
alors que tout était fini entre eux : « On ne peut
répandre son âme dans une autre âme que jusqu'à
une certaine hauteur; là, elle vous repousse et vous
rejette au dehors, écrasée de cette influence souve-
raine. » En traçant ces lignes, il se trompait lui-
même; il n'avait presque rien donné de lui. Sa pas-
sion, comme celle de tous les poètes, n'était qu'une
forme «xaltée de l'égoïsme, puisque l'oubli de soi
est la loi suprême de l'amour tandis que tout rap-
porter à soi est la condition même du génie poétique.
Combien, dans une pareille occurrence, fut plus
sincère et moins partial à lui-même un autre poète
qu'une étroite parenté morale unissait d'ailleurs à
Vigny, Leopardi I
Une grande passion l'avait aussi éprouvé : la
1. On trouve une trace de ce sentiment dans un projet de
poème, noté sur son Journal^ sous le titre de la Fornarina :
a O maîtresse de Raphaël, tu le vis s'épuiser dans tes bras.
Qu'as-tu fait, ô femme! qu'as-tu fait! Une idée par baiser
s'écoulait sur tes lèvres.... Elle s'endort dans les bras de
Raphaël après qu'ils sont allés visiter la Campagne de Rome.
— Elle rêve que ses idées, tuées par elle, viennent se plain-
dre; les idées de Raphaël sont des tableaux sublimes. Les
personnages se groupent, puis se détachent en soupirant et
reprennent leur vol vers le ciel. La Fornarina s'éveille, em-
brasse Raphaël : il était mort. »
Digitized by VjOOQIC
104 ALFRED DE VIGNY.
Beauté s*était offerte à lui sous les traits d'irtie dame
florentine de haut parage, élégante, artiste et cultivée
comme une patricienne de la Renaissance. Il l'avait
aimée éperdument; et elle, insouciante, s'était jouée
de cet amour où toute une vie était engagée. Quand,
trop tard aussi, il avait ouvert les yeux, il avait
connu, de même que Vigny, tout ce que peut endu-
rer le cœur d'un homme. Mais, la première douleur
apaisée, le jour s'était fait de nouveau dans son
âme. Il avait alors aperçu en toute clarté que c'était
lui la cause de son malheur; que personne ne l'avait
trahi ; qu'il s'était abusé lui-même en adressant à la
Femme l'hommage d'adoration que son cœur desti-
nait secrètement à l'idéale Beauté. Si dans ce drame
intime l'un des personnages avait trompé l'autre, le
seul coupable était le poète, qui « jusque dans les
enlacements corporels » avait poursuivi le fantôme
d'un autre amour. A Elle, sa seule faute était d'être
née femme, c'est-à-dire faible d'intelligence comme
de corps, incapable de toute fonction supérieure dans
l'humanité. Quelle injustice ce serait donc de lui
reprocher son inconstance et sa fragilité ! Qu'un peu
de pitié lui soit plutôt donné, et que la seule ven-
geance du poète, quand il pensera à Elle, soit « de
contempler la mer, la terre et le ciel, — et de sou-
rire! »
Cliez Alfred de Vigny, l'heure du pardon et du
Digitized by VjOOQIC
L AME ET LE TALENT. 105
« sourire » ne vint jamais. Mais une crise morale
profonde succéda au désastre intime où ses plus
chères illusions avaient péri, et ce fut une heure
décisive dans l'évolution de la pensée.
Jusqu'alors la solitude n'avait été pcfur lui qu'une
auxiliaire de rêve, une inspiratrice de poésie, et à
ce titre il l'avait déclarée sainte *. « Quand j'ai dit,
écrivait-il en 1832 : la solitude est sainte^ je n'ai pas
entendu par solitude une séparation et un oubli entier
des hommes et de la société, mais une retraite où
Tâme puisse se recueillir en elle-même, jouir de ses
propres facultés et rassembler des forces pour pro-
duire quelque chose de grand. » Elle fut désormais
pour lui un refuge contre les heurts du monde, une
Thébaîde impénétrable où il demeura seul en pré-
sence de sa pensée.
Et de ce continuel travail d\ine âme obstinément
repliée sur elle-même sortit le pessimisme le plus
désespéré qui se soit encore traduit dans notre litté-
rature morale.
1. Puis recueillant le fruit tel que de l'âme il sort,
Tout empreint du parfum des saintes solitudes.
Digiti2«d by VjOOQIC
III
CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME
Un caractère général et, pour ainsi dire, imper-
sonnel fait l'originalité de ce pessimisme et sa haute
valeur philosophique.
Chez René comme chez Ghilde-Harold, chez Ober-
mann comme chez Lélia, la désespérance ne pro-
cède en effet que de causes strictement individuelles.
Lorsque René s'écrie : « Homme! tu n'es qu'un
songe rapide, un rêve douloureux; tu n'existes que
par le malheur, tu n'es quelque chose que par la
tristesse de ton âme et l'éternelle mélancolie de ta
pensée ! » qu'on ne s'y méprenne pas ; il ne fait
allusion qu'à lui-même, à ses regrets inutiles, à ses
Digitized by VjOOQIC
CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. l07
désirs d'amour trompés, à ses ambitions de gloire
trahies, à Tainertume que son cœur trop avide a
rencontrée au fond de toutes les voluptés, en un
mot, à l'expérience cruelle, qu'il a rapportée de son
voyage à travers la réalité :
Quoniam medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat;
si bien qu'en un jour de franchise Chateaubriand
pourra dire : « Quand je peignis René, j'aurais dû
demander à ses plaisirs le secret de ses ennuis ».
De même pour Byron, dont Garlyle a dit si juste-
ment : « Le seul emploi qu'il ait trouvé à faire de ses
dons merveilleux a été d'annoncer à tout l'univers
qu'il n'était ])as heureux », et dont ce mot commente
et résume toute l'œuvre.
Et puis, un trait particulier à ces grands déses-
pérés est qu'au fond ils aiment leur ennui : ils s'en
consolent en lui donnant pour cadre les plus splen-
dides paysages des deux mondes; pour thème, les
plus romanesques aventures; pour expression, les
phrases les plus harmonieuses et les mieux ca-
dencées. Ainsi, charmés par leur tristesse même, ils
se sont plu a cueillir sur toutes choses ce que Sainte-
Beuve appelait « la fleur du désenchantement » et
à s'enivrer du mortel parfum de ses pâles corolles.
Tont autre est Alfred de Vignjt. Ce n'est pas une
Digitized by VjOOQIC
108 ALFRED DE VIGNY.
réflexion sur sa propre destinée qui Ta conduit
au pessimisme, mais la vue du mal impersonnel et
absolu, qui sévit indistinctement sur toutes les créa-
tures.
Comme tous les esprits de sa génération, il a subi
le contre-coup des circonstances extraordinaires
dans lesquelles s*est écoulée sa jeunesse. Né à une
heure critique, dans l'ébranlement de tous les prin-
cipes reçus et de toutes les doctrines consacrées,
grandi au milieu d'ambitions et d'espérances déme-
surées, il n'avait pu voir, au lendemain des cata-
strophes de 1815 , tous les ressorts intérieurs
se briser et une atonie générale succéder aux pa-
roxysmes de la fièvre, sans que son âme subît aussi
la contagion de la commune lassitude. Mais les
enseignements sommaires que ses contemporains
avaient tirés de ces spectacles ne lui avaient pas
suffi; il avait presque aussitôt dépassé les étroites
conclusions dont s'était accommodée trop aisément
leur médiocrité spéculative ; et , comme un décor
magique apparu dans l'aube vaporeuse, toute une
théorie du monde moral s'était esquissée dans l'ar-
rière-plan de ses premiers rêves. Par un effet de
l'étrange tyrannie qu'on a vu les idées exercer sur
son imagination, il était dès lors revenu sans cesse
à cet ordre de réflexions, ne s'en laissant distraire
ni par les soucis de la vie active ni par les luttes et
Digitized by VjOOQIC
CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 109
les succès littéraires. Mais assurément ses concep-
tions à cet égard seraient restées longtemps encore
à l'état d'ébauches et de rêveries, sans la crise
intime qui vient d'être rappelée. Alors, en effet, se
produisit en lui (par quelle loi mystérieuse?) une
profonde réaction du sentiment sur la pensée. Sou-
dain toutes ses vues s'élargirent; tout son horizon
s'éclaircit, et sa vision intérieure prit aussitôt
iampleur et la solidité d'une grande doctrine phi-
losophique.
Aussi, sa mélancolie n'a rien de vague, rien de
maladif ni d'efféminé ; comme elle ne se raconte pas
pour le vain plaisir de s'offrir en spectacle au monde,
elle ne se complaît en ses descriptions ni aux molles
vapeurs, ni aux lumières noyées, ni aux nuances
attendrissantes. Elle est forte et simple, et la. plainte
qu'elle exhale est comme l'écho de celle qui depuis
l'origine du monde porte au ciel la protestation de
l'homme moral.
Pourquoi le mal existe-t-il sur la terre ? Comment
le concilier avec la sagesse, la justice et la bonté
divines ? Pourquoi tant de douleurs imméritées, tant
de souffrances inutiles ?
A ces graves questions, sa pensée n'admet qu'une
réponse : contre l'homme jadis une sentence mys-
térieuse a été rendue.
La cause fut jugée par défaut puisque l'accusé n'a
Digitized by VjOOQIC
110 ALFRED DE VIGNY^
pu présenter sa défense; nul considérant non plus
ne motiva Tarrêt puisque jamais le condamné n'a
connu son crime. « Je sens sur ma tête, écrit-il dans
son Journal^ le poids d'une condamnation que je
subis toujours, ô Seigneur! mais, ignorant la faute
et le procès, je subis ma prison. J'y tresse de la
paille pour l'oublier quelquefois : là se réduisent
tous les travaux humains. Je suis résigné à tous les
maux et je vous bénis à la fin de chaque jour lors-
qu'il s'est passé sans malheur. »
Contre la sentence qui l'écrase, nul recours d'ap-
pel ni de revision n'est ouvert à l'homme. « Con-
damnés à la mort, condamnés à la vie, voilà deux
certitudes. Condamnés à perdre ceux que nous
aimons et à les voir devenir cadavres, condamnés à
ignorer le passé et l'avenir de l'humanité et à y
penser toujours! Mais pourquoi cette condamnation?
— Vous ne le saurez jamais. Les pièces du grand
procès sont brûlées : inutile de les chercher*. »
Un seul espoir de réparation, bien lointaine et
bien insuffisante, subsiste peut-être encore pour
cette victime judiciaire, celui de juger un jour son
Juge. Ici, la pensée d'Alfred de Vigny, tout impré-
gnée des grandes images bibliques, semblait parfois
se bercer d'étranges illusions. Un jour viendrait,
1. Journal intime^ inédit.
Digitized by VjOOQIC
CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 111
croyait-il, où la voix de tous les martyrs, de tous les
affligés, de tous les opprimés aurait droit de se faire
eiîtendre. La trompette d*airain qui convoquera au
Jugement dernier les races trépassées sonnera pour
rhumanité l'heure des revendications solennelles.
Alors, dans la vallée de Josaphat, une clameur immense
accusera Dieu. « Et Dieu viendra ^e justifier devant
toutes les âmes et tout ce qui est vie. Il paraîtra et
parlera, il dira clairement pourquoi la création et
pourquoi la souffrance et la mort de l'innocence. En
ce moment, ce sera le genre humain ressuscité qui
sera le juge, et l'Éternel, le Créateur, sera jugé par
les génériitions rendues à la vie. »
L'idée la plus originale de Vigny dans cet ordre
de pensées et qu'il est le premier peut-être à avoir
si clairement aperçue, est que les dogmes chrétiens,
par leur origine comme par leur substance, sont
essentiellement pessimistes. Que la doctrine de
l'Evangile, comme six siècles auparavant celle des
soutras bouddhiques, soit éclose d'une conception
mauvaise de la vie terrestre, d'une vue désolée des
tristesses et des iniquités d'ici -bas, il n'y a point
de doute. D'autre part, en professant que la race
humaine est coupable du fait même de son exis-
tence, en faisant planer sur les âmes la perpétuelle
pensée du péché originel et de l'expiation, en pro-
clamant la doctrine décourageante du petit nombre
Digitized by VjOOQIC
112 ALFRED DE VIGNY.
des élus et de Timpossibilité du salut sans la grâce,
en représentant la réalité de ce monde comme un
mal, la terre comme une vallée de larmes et la v*ie
comme un obstacle au seul vrai bonheur, enûn en
rendant l'idée de la mort toujours terrible et toujours
présente, la religion du Crucifié peut, à certains
égards, être considérée comme Tune des. plus som-
bres croyances où se soient attachés les instincts
supérieurs de Thumanité. C'est là ce qu'Alfred de
Vigny a su voir mieux que personne avant lui et ce
qu'il a résumé dans cette phrase de son Journal * :
a L'Evangile est le désespoir même », et dans cette
autre encore : « La religion du Christ est une re-
ligion de désespoir puisqu'il désespère de la vie
et n*espère qu'en l'éternité ». Mais l'expression la
plus saisissante qu'Alfred de Vigny ait donnée à ses
griefs contre la puissance divine est l'admirable
invocation qu'il a placée sur les lèvres du Christ au
Mont des Oliviers ^ et qui paraphrase la belle et
audacieuse parole de saint Augustin : « Deus pro~
prio Fillo non pepercit, — Dieu n'a pas épargné son
Fils même ».
Seul, loin de ses disciples endormis, Jésus erre la
nuit dans les rochers de Gethsémani. Une angoisse
d'agonie étreint son cœur, et sa grande âme est
triste jusqu'à la mort :
1. Inédit, 1835.
Digitized by VjOOQIC
CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 113
Il se courbe, à genoux, le front contre la terre ;
Puis regarde le ciel en appelant : « Mon père ! »
Mais le ciel reste noir, et Dieu ne répond pas.
Il se lève étonné, marche encore à grands pas,
Froissant les oliviers qui tremblent. Froide et lente
Découle de sa tète une sueur sanglante.
Il recule, il descend, il crie avec efiProi :
« Ne pourriez-vous prier et veiller avec moi ? »
Mais un sommeil de mort accable les apôtres.
Pierre à la voix du maître est sourd comme les autres.
Le Fils de l'Homme alors remonte lentement;
Comme un pasteur d'Kgypte, il cherche au firmament
Si l'Ange ne luit pas au fond de quelque étoile.
Mais un nuage en deuil s'étend comme le voile
D'une veuve, et ses plis entourent le désert.
Trois fois il appelle son Père, et le vent dans
les oliviers répond seul à sa voix. Alors, défaillant
sous le poids d'une lassitude infinie, pris d'un doute
afiPreux sur la valeur de son œuvre et l'utilité de son
sacrifice, il s'écrie :
O Père, encor laisse-moi vivre !
Avant le dernier mot ne ferme pas mon livre !
Ne sens-tu pas le monde et tout le genre humain
Qui souffre avec ma chair et frémit dans ta main ?
C'est que la Terre a peur de rester seule et veuve
Quand meurt celui qui dit une parole neuve;
£t que tu n'as laissé dans son sein desséché
Tomber qu'un mot du ciel par ma bouche épanché.
Mais je vais la quitter, cette indigente terre,
N'ayant que soulevé ce manteau de misère
Qui l'entoure à grands plis, drap lugubre et fatal,
Que d'un bout tient le Doute et de l'autre le Mal.
8
Digitized by VjOOQIC
114 ALFRED DE VIGNY.
Mal et Doute ! En un mot je puis les mettre en poudre.
Vous les aviez prévus, laissez-moi vous absoudre
De les avoir permis. — d'est Taccusation
Qui pèse de partout sur la création !
Que Lazare donc monte sur son tombeau désert !
Que le souvenir lui soit rendu de ce qu'il a vu par
delà le sépulcre, et qu'il révèle à haute voix le grand
secret que gardent si jalousement les morts! Que
rhomme connaisse enfin le mystère du monde et
l'énigme de la Nature; qu'il sache
Si le juste et le bien, si l'injuste et le mal
Sont de vils accidents en un cercle fatal
Ou si de l'univers ils sont les deux grands pôles,
Soutenant terre et cieux sur leurs vastes épaules.
Et si les Nations sont des femmes guidées
Par les étoiles d'or des divines idées,
Ou de folles enfants sans lampes dans la nuit,
Se heurtant et pleurant et que rien ne conduit;
Et si, lorsque des temps l'horloge périssable
Aura jusqu'au dernier versé ses gi^ins de sablei
Un regard de vos yeux, un cri de votre voix,
Un soupir de mon cœur, un signe de ma croix,
Pourra faire ouvrir l'ongle aux Peines éternelles,
Lâcher leur proie humaine et reployer leurs ailes.
Ainsi le divin Fils interroge anxieusement son
divin Père ; mais cette fois encore Dieu reste
muetf. Et dans l'ombre Jésus entend soudain rôder
Judas.
Le ton sur lequel Vigny a toujours soutenu sa
Digitized by VjOOQIC
CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 115
dispute Contre Dieu n'est point, ainsi qu'on le voit,
celui de l'invective impie à la Byron ni celui de la
dérision sacrilège. Jusque dans ses ironies les plus
audacieuses, il a su garder le sérieux et le respect
qui sont la condition essentielle du grand art, dans
ce fragment par exemple : « Que Dieu est bon, quel
geôlier adorable, qui sème tant de fleurs dans le
préau de notre prison ! Il y en a (le croirait-on ?) à
qui la prison devient si chère, qu'ils craignent d'en
être délivrés ! Quelle est donc cette miséricorde ad-
mirable et consolante qui nous rend la punition si
douce ? Car nulle nation n'a douté que nous ne fus-
sions punis, — on ne sait de quoi. »
Jamais non plus son ressentiment contre l'auteur
responsable des maux et des iniquités qui couvrent
le monde n'a dépassé la colère sourde qui gronde
dans ce morceau : « La terre est révoltée des injus-
tices de la création; elle dissimule par frayeur de
l'éternité, mais elle s'indigne en secret contre le
Dieu qui a créé le mal et la mort. Quand un contemp-
teur des dieux paraît, comme Ajax, lils d'Oïlée, le
monde l'adopte et l'aime; tel est Satan, tels sont
Oreste et don Juan. — Tous ceux qui luttèrent
contre le ciel injuste ont eu l'admiration et l'amour
secret des hommes. »
Seule, l'esquisse d'un poème où il se proposait de
faire ra[.ol'jgic du suicide comme d'un acte de repré-
Digitized by VjOOQIC
116 ALFRED DE VIGNY.
sailles contre Dieu pourrait être incriminée de blas-
phème : Tarae d'un suicidé comparaît devant Dieu
qui lui dit : « Qu'as-tu fait? Pourquoi as-tu détruit
ton corps? » et l'âme répond : « C est pour t'affLiger
et te punir. Car pourquoi m'avez-vous créé malheu-
reux? Et pourquoi avez-vous créé le mal de l'âme,
le péché, et le mal du corps, la souffrance? Fallait-
, il vous donner phis longtemps le spectacle de mes
ilonl(Mn"s ^ ? »
Mais, si Dieu est aveugle et injuste, s'il inflige
d'inexplicables démentis aux aspirations les plus
profondes de la conscience morale, la Nature ne
reste-t-elle pas à l'homme? N'est-elle pas, comme
le pensaient les anciens, VAlma mater compatissante
à nos maux, toujours disposée à nous ouvrir les bras,
à écouter nos lamentations, à endormir nos douleurs
par ses vagues complaintes ? Virgile ne nous a-t-il
pas montré les lauriers et les myrtes pleurant la
mort de Daphnis?
lilum etiam lauri, illum etiam flcvere myricœ.
Et, plus près de nous, Gœthe ne nous a-t-il pas
révélé, par l'exemple de son Faust^ que la Nature
est la grande consolatrice de nos misères et la sou-
1. On lit encore, dans son Journal inédit : <c Si tel malheur
auquel je pense m'arrivait, j'irais mettre le feu à une église
pour me venger de Dieu. » (21 février 1834.)
Digitized by VjOOQIC
CONCEPTION D^ LA VIE. PESSIMISME. 117
verainc réparatrice de nos fautes ; qu'elle a des tré-
sors inépuisables de tendresse et d'indulgence pour
qui sait la comprendre et Taimer ; que toujours elle
est prête à nous parler d'idéal, à nous rendre la santé
intérieure, à renouveler le pauvre être faible et
troublé que nous sommes; que seule elle procure
aux esprits inquiets le repos, aux âmes affligées
Toubli, aux consciences tourmentées la paix et l'abso-
lution? Ou bien, s'il est des cœurs rebelles à cette
action salutaire, le penseur ne peut-il pas trouver
encore une certaine jouissance à sentir sa personna-
lité s'effacer dans la contemplation des lois immuables
de Tordre éternel, à reconnaître dans les battements
de son cœur les pulsations de la vie universelle, à
admirer la puissance uniforme qui se déploie dans le
monde par la succession des choses et le sacrifice
des individus ?
Alfred de Vigny semblait plus apte qu'un autre
à éprouver ces influences diverses mais égale-
ment bienfaisantes de la Nature ; car peu de poètes
en aucun temps furent plus sensibles à la beauté
pittoresque dans sa large et noble acception. Au don
de voir le monde extérieur dans sa réalité objective,
à la perception délicate de ses formes matérielles, de
ses contours et de ses couleurs, de ses parfums et
de ses murmures, il alliait une intuition profonde
de l'existence propre qui anime la Nature, du soufQe
Digitized by VjOOQIC
118 ALFRED DE VIGNY.
d'infini qui circule partout en elle, de la vie imper-
sonnelle et supérieure que manifeste chacune de ses
harmonies et de ses émanations. Faut-il rappeler ces
strophes de la Maison du Berger}
La Nature t'attend dans un silence austère,
L'herbe élève à tes pieds son nuage des soirs,
Et le soupir d'adieu du soleil à la terre
Balance les beaux lis comme des encensoirs.
La forêt a voilé ses colonnes profondes,
La montagne se cache, et sur les pâles ondes
Le saule a suspendu ses chastes reposoirs.
Le crépuscule ami s'endort dans la vallée
Sur l'herbe d'émeraude et sur l'or du gazon.
Sous les timides joncs de la source isolée
Et sous le bois rêveur qui tremble à l'horizon,
Se balance en fuyant dans les grappes sauvages,
Jette son manteau gris sur le bord des rivages
Et des fleurs de la nuit entrouvre la prison.
Mais ce n'était point assez pour lui de soulever le
voile des premières apparences et d'évoquer l'âme
des choses extérieures. C'était le secret même de
cette ame, le mystère d'isis, qu'il voulait connaître.
Et, comme tout à l'heure il faisait à Dieu, il presse
maintenant la Nature de questions impérieuses.
Pourquoi a-t-elle jeté l'homme sur la terre ? Pour-
quoi lui a-t-elle imposé de si dures conditions d'exis-
tence ? Que lui veut-elle donc ? Quelles fins poursuit-
elle par lui ? Est-elle méchante ou impuissante à son
Digitized by VjOOQIC
CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 119
égard? Par quelle ironie, aux jours où il est le plus
malheureux, se plaît-elle parfois à revêtir sa plus
belle parure ? Pourquoi quand l'âme humaine est en
deuil, tout peut-il être fête au dehors ?
A ces interrogations d'une dialectique passion-
née , la Nature va-t-elle répondre , comme dans
l'admirable prosopopée de Lucrèce, en dissertant
avec l'homme pour le persuader, en motivant ses
arrêts pour les justifier? — Non, voici sa seule ré-
ponse :
Je suis l'impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs;
Mes marches d'émeraude et mes parvis d'albâtre,
Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs.
Je n'entends ni vos cris ni vos soupirs ; à peine
Je sens passer sur moi la comédie humaine
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.
Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
A côté des fourmis les populations ;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
^ J'ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations.
Avant vous, j'étais belle et toujours parfumée,
J'abandonnais au vent mes cheveux tout entiers,
Je suivais dans les cieux ma route accoutumée,
Sur l'axe harmonieux des divins balanciers.
Après vous, traversant l'espace où tout s'élance.
J'irai seule et sereine; en un chaste silence,
Je fendrai l'air du front et de mes seins altiers.
Digitized by VjOOQIC
120 ALFRED DE VIGNY.
Hélas ! voilà le mystère de la Nature ! Voilà le secret
de son immoralité transcendante, de son suprême
dédain pour la vertu î Voilà pourquoi elle nous écrase
avec je ne sais quoi de si paisible dans la cruauté
et de si inexorable dans Tindifférence^
Elle est au delà de nous, indépendante, parfaite et
se suffisant à elle-même. Nos pensées ne parviennent
pas jusqu'à elle, nos paroles ne peuvent l'atteindre,
et nos plaintes ni nos prières ne troublent sa séré- '
nité. Elle n'a qu'un souci, tourner la roue de l'uni-
vers et entretenir, dans le monde, la vie par la mort
et la mort par la vie.
Alors quelle duperie de l'aimer! Ne nous laissons
donc plus pr*^ .are à ses sortilèges de beauté et por-
tons ailleurs le tribut d'admiration que nous lui
acquittions indûment. Cherchons parmi ftos sem-
blables quelque créature d'élite « au pur sourire
amoureux et souffrant », et aimons en elle toute
l'humanité douloureuse. Un soir nous la conduirons
parmi les bruyères vers la Maison du Berger, Là,
dédaigneux des vaines splendeurs de la nuit étoilée,
nous ne lui parlerons devant ces choses éternelles
que des êtres qui passent, de leurs rêves fugitifs, de
leurs pensées éphémères, de leurs espoirs toujours
1. « Partout la Nature stupide nous insulte. » (Journal d'un
poètCf p. 98.)
Digitized by VjOOQIC
CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 121
déçus, de tout ce qui compose enfin « la majesté des
souffrances humaines ».
Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre
Sur cette terre ingrate où les morts ont passé ;
Nous nous parlerons d'eux, à l'heure où tout est sombre,
Où tu te plais à suivre un chemin effacé,
A rêver, appuyée aux branches incertaines,
Pleurant comme Diane au bord de ses fontaines
Ton amour taciturne et toujours menacé !
Ainsi donc, abandonné de Dieu comme de la Na-
ture; sans recours vers Tun, sans protection contre
l'autre; seul, dans le monde, avec ses éternels et
inutiles besoins de sacrifice, d'héroïsme et de dé-
vouement, rhomme est la proie de la fatalité. Dans
sa course vers l'inconnu, nulle pensée aimante ne
l'accompagne. Au milieu des forces aveugles déchaî-
nées dans l'univers, il est comme un naufragé sur
les flots, perpétuellemeni ballotté, entraîné vers un
but toujours voilé et qui le fuira toujours.
Et pourtant, s'il est une forme d'esprit qui soit
rebelle à une pareille conception de la vie et de la
destinée humaines, il semble bien que ce soit celle
dont on a vu qu'Alfred de Vigny était un des repré-
sentants les plus originaux et les plus accomplis.
Si vaste, en effet, que soit l'empire des forces
fatales auxquelles nous sommes asservis, il est un
domaine qui échappe à leur action, c'est le vivant
Digitized by VjOOQIC
122 ALFRED DE VIGNY.
univers que chacun de nous porte en soi, c'est ce
monde invisible, supérieur aux apparences qui,
simple hypothèse pour le commun des hommes, est
une certitude pour les idéalistes. La malignité du
sort a prise sur les choses, mais non sur les idées.
Or, pour l'idéaliste, que sont les choses? Le per-
pétuel démenti des faits ne rend pas, à ses yeux, la
beauté, la justice, la vérité, la poésie, la religion
moins sacrées ni moins craies, A qui édifia dans son
âme la Cité de Dieu, qu'importent les misérables
constructions des cités humaines? La foi des martyrs
ne s'est jamais affirmée plus hautement qu'à l'instant
même où elle recevait de la réalité la plus brutale
dénégation, et c'est aux heures les plus sombres
de l'histoire que se sont produits les plus beaux
spectacles de l'ordre moral et intellectuel, les mer-
veilles les plus délicates du sentiment esthétique et
religieux.
Par quelle étrange contradiction avec soi-même,
par quel oubli de sa nature intime, Alfred de Vigny
en vint-il donc au pessimisme?
Non, il n'y eut de sa part ni contradiction, ni
oubli; mais le dernier et le plus terrible effet de la
crise intime, dont on a lu plus haut le récit, devait
être de lui enlever sa foi même à l'idéalisme. Quand
il s'éveilla de la torpeur morale où cette crise l'avait
plongé, il vit clairement que les grandes et belles
Digitized by VjOOQIC
CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 123
Idées, qui naguère avaient enchanté son rêve,
n'étaient, que chimères, qu'il avait prodigué à de
vains fantômes les trésors de son âme, et que tout
sur terre n'était que mensonge et illusion. Pris
d'amers regrets, il s'en voulut comme d'un crime
d'avoir si longtemps sacrifié « à la superstition des
amours ineffables ».
Et, dans le temps même qu'il écrivait la Colère
de Samson, il jetait cette note sur son Journal
intime :
a La seule fin vraie à laquelle l'esprit arrive, en
pénétrant tout au fond de chaque perspective, c'est
le néant de tout. Gloire, amour, bonheur, rien de
tout cela n'est complètement. Donc, pour écrire des
pensées sur un sujet quelconque et dans quelque
forme que ce soit, nous sommes forcés de com-
mencer par nous mentir à nous-mêmes, en nous
figurant que quelque chose existe et en créant un
fantôme pour ensuite l'adorer ou le profaner, le
grandir ou le détruire. Nous sommes des don Qui-\
çhottes perpétuels et moins excusables que le héros
de Cervantes, car nous savons que nos géants sont y
des moulins et nous nous enivrons pour les voi/
géants. »
Ainsi, l'idéal même, cette suprême illusion des
grandes âmes, se réduisait à néant. Alors rien ne
subsista plus dans le cercle dévasté de sa pensée.
X
Digitized by VjOOQIC
124 ALFRED DE VIGNY.
une nuit profonde l'enveloppa de toutes parts, et
un vide effrayant se fît dans son cœur.
L'originalité de Vigny dans ce désastre moral fut
encore de n'écouter aucune des suggestions aux-
quelles succombent en pareil cas les natures vul-
gaires, de ne se laisser aller ni au découragement,
ni à la colère, et d'apercevoir qu'un seul parti était
digne de lui : la résignation.
Mais quelle résignation fut la sienne ! Assurément,
elle n'avait rien de commun avec la soumission inerte
et presque inconsciente des âmes faibles qui, ne
sachant qu'endurer et non souffrir, plient sous la
force des choses comme les animaux s'inclinent sous
le joug. D'autre part, ce ne pouvait être la philo-
sophie désabusée, le fatalisme épicurien que prêche
VEcclésiaste, car, s'il est persuadé de la suprême
ironie des choses, s'il proclame que c'est folie de
vouloir concilier la justice de Dieu avec le train
du monde, le sceptique hébreu, loin de déclarer la
vie mauvaise, prend volontiers son parti du sort
moyen des hommes et sait trouver encore quelque
douceur aux jouissances terrestres après les avoir
reconnues vaines. Ce ne pouvait être non plus
l'acquiescement délibéré du stoïcien antique aux
prescriptions établies par les dieux, la sereine et
virile acceptation des lois immuables de l'ordre
universel. Encore moins ce pouvait- il être l'adhé-
Digitized by VjOOQIC
CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 125
sien libre et joyeuse du chrétien aux volontés
mystérieuses de la Providence, puisqu'un tel sen-
timent suppose que la bonté divine est infinie et
que la réparation des iniquités de ce monde s'accom-
plira dans un autre. Ce fut une résignation sans
confiance et sans amour, mais sans illusion ni
faiblesse.
Et d'abord il s'interdit tout enthousiasme et toute
espérance : « L'espérance est la plus grande de nos
folies, et la source de toutes nos lâchetés ». Mais,
par respect pour nous-mêmes, que notre désespoir
soit a paisible, sans convulsions de colère et sans
reproches ». Trêve aussi de questions indiscrètes à
Dieu. Puisqu'ici-bas tout est mystère, hormis notre
souffrance ; puisque jamais la plainte des créatures
n'est montée jusqu'au ciel; puisque, à l'appel de
Jésus même, le soir de Gethsémani, Dieu est resté
sourd, cessons de l'interroger désormais, rendons-
lui ses dédains.
Et ne répondons plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.
Et quand notre heure dernière aura sonné, que
notre agonie aussi soit muette, impassible et sans
faiblesse. Prenons exemple sur le fauve qui, traqué
par les chasseurs, transpercé de coups, déchiré par
les chiens, perdant le sang par vingt blessures,
Digitized by VjOOQIC
126 ALFRED DE VIGNY.
s'arrête, se couche, et regardant froidement ses
agresseurs, meurt sans jeter un cri.
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C'est vous qui le savez, sublimes animaux!
A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse,
Seul le silence est grand : tout le reste est faiblesse^
— Ah! je t'ai bien compris, sauvage voyageur.
Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au cœur!
Il disait : Si tu peux, fais que ton ûme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.
Gémir, pleurer, prier, est également lâche.
Fais énergiquenieiit ta longue et lourde tache
Dans la voie où le sort a voulu t'appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.
Le silence, telle fut donc sa conclusion dernière
sur lu vie.
« Se soumettre à ce qui est inévitable, a dit
Gœthe, voilà le thème de toutes les religions »...
et le dernier mot de toutes les philosophies, aurait-
il pu ajouter. Se passer d'espérances; contempler
les choses sous leur vrai jour, sans illusion comme
sans colère ; reconnaître que le problème de la
destinée humaine est un cercle sans - issue ; se
voiler la face devant le mystère infini de Tiime
et du monde; et ne pas s'épuiser à vouloir concilier
les affirmations de la conscience morale avec les
démentis de la réalité, — là peut-être, en effet,
Digitized by VjOOQIC
CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 127
est la vraie sagesse, la seule science qui ne trompe
jamais.
On aperçoit ici la cause dernière et profonde de
la longue stérilité littéraire d'Alfred de Vigny.
Ecrire, c'eût été se plaindre : il n'écrivit plus. Les
rares et superbes morceaux poétiques qu'il composa
sous l'inspiration de son pessimisme ne furent
qu'autant de cris arrachés à son âme par l'excès
de la souffrance. « Je n'ai rien voulu donner à la
Re^'ue des Deux Mondes depuis le Mont des Oliviers^
écrivait-il à son ami le marquis de la Grange....
Je fais d'autres poèmes encore. Mais qu'ils soient
imprimés ou non, que m'importe? Mon cœur est un
peu soulagé quand ils sont écrits. Tant de choses
m'oppressent que je ne dis jamais! C'est une saignée
pour moi que d'écrire quelque chose comme la Mort
du Loup, »
Sur cette sombre physionomie, un trait reste
encore à préciser, qui la rend infiniment sympa-
thique, la douceur.
Dans les âmes que le pessimisme a ravagées,
quand tout est ruine et désert, quand un vent de
mort a tout desséché et tout flétri, quand tout es-
poir de floraison ultérieure semble à jamais perdu,
il n'est pas rare qu'une source mystérieuse jaillisse
soudain des profondeurs de l'être et ramène un peu
de vie morale sur les espaces dévastés. Un senti-
Digitized by VjOOQIC
128 ALFRED DE VIGNY.
ment nouveau naît alors des débris du passé, et la
tendresse des anciens jours réapparaît sous la forme
d'une pitié immense pour l'humanité souffrante.
Ce fut le cas de Vigny. Lorsqu'il eut touché
aux limites dernières de son pessimisme, je dirais
presque de son nihilisme, toute sa puissance d'aimer
lui revint soudain au cœur et s'épancha à grands
flots « sur ses frères de douleur, sur tous les pri-
sonniers de cotte terre, sur tous les hommes ».
Sa compassion avait été jadis aux héros de la
souffrance, aux martyrs fameux du génie, de l'amour,
de l'honneur, à Moïse, à Roland, à Chatterton, à
Chénier, etc. Ses clients préférés furent dès lors
les humbles, les anonymes, les résignés, la foule
obscure des grandes âmes qui s'évertuèrent dans de
petits destins. A la différence pourtant de la com-
misération vague et universelle, du Mlsereor super
turbaSy que les apôtres du pessimisme russe ré-
pandent aujourd'hui sur les multitudes, la pitié de
Vigny savait aussi se ramasser, se concentrer sur
les personnes. Tout ^malheur éclatant dans le cercle,
non seulement de son intimité, mais de la plus
lointaine connaissance, se répercutait en lui avec
une vivacité extraordinaire. Sa correspondance et
son Journal surtout en fourniraient d'innombrables
preuves; il écrit par exemple : « Vingt fois par
heure je me dis : Ceux que j'aime sont-ils contents?..
Digitized by VjOOQIC
CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 12^
Je pense à celui-là, à celle-ci que j*aime, à telle per-
sonne qui pleure : vingt fois par heure, je fais le
tour de mon cœur » ; et encore : « Il m'est arrivé de
passer des jours et des nuits à me tourmenter extrê-
mement de ce que devaient souffrir les personnes
qui ne m'étaient nullement intimes et que je n'ai-
mais pas particulièrement. Mais un instinct involon-
taire me forçait à leur faire du bien sans le leur
laisser connaître. C'était V enthousiasme de la pitié,
la passion de la honte que je sentais en mon
cœur. »
On voit ainsi que, par le point d'arrivée comme
par le point de départ, le pessimisme de Vigny se
distingue nettement de celui des René, des Manfred
et des Sténio romantiques. La séparation hautaine
que ces illustres désespérés cherchaient à élever
entre eux et le commun des hommes, le contraste
qu'ils affectaient d'établir entre leur infortune per-
sonnelle et la condition des vulgaires mortels, enfin
la prétention de voir dans leur souffrance particu-
lière le triste privilège et comme la rançon de leur
fatale grandeur, font place chez Alfred de Vigny à
un sentiment d'étroite communion avec l'humanité,
à une pitié sans bornes pour les misères qu'elle
renferme, à une sympathie profonde pour tous les
muets acteurs du drame lamentable qui se joue dans
l'univers.
9
Digitized by VjOOQIC
130 ALFRED DE VIGNY.
Mais un caractère plus important donne une h^ute
valeur au pessimisme d* Alfred de Vigny : la sin-
cérité, une absolue sincérité. Jamais, je crois, Ton
n'écrivit plus simplement, pour soi-même, pour soi
seul, à seule fin de soulager son cœur, pro remedio
animœ suae. Il n*est pas un feuillet du Journal intime
où la critique la plus exercée puisse trouver trace de
dilettantisme ni de déclamation. Une concordance
parfaite a toujours existé entre les sentiments de
l'homme et les doctrines de l'écrivain : tous les rêves
de l'un, même les plus sombres, ont été vécus par
l'autre. Le détachement qu'il est, à la rigueur, permis
au philosophe de professer à l'égard d'une œuvre de
dialectique et de théorie ne pouvait non plus se con-
cilier avec une si puissante sensibilité . poétique. Il
était loisible, par exemple, à Schopenhauer, qui fut
si désespéré en théorie, de conserver en pratique
(ses lettres le prouvent) un certain fonds de gaieté ;
mais Vigny avait engagé toute son âme, tout son
être intime dans sa théorie du monde moral. Aussi,
quel admirable manuel de désespérance l'on com-
poserait avec les Destinées^ le Journal intime et
quelques lettres choisies! Si la mode était encore
des gravures emblématiques qu'on voit au frontis-
pice des vieux livres, on mettrait ici la Melancolia
du maître de Nuremberg. Cette tragique figure, au
regard tendu vers l'infini, au poing serré, aux ailes
Digitized by VjOOQIC
CONCEPTION DE LA VIE, PESSIMISME. 131
pour jamais reployées, ferait bien en tête des pages
éloquentes où les troubles intérieurs d'une grande
âme se sont exprimés avec un accent si pénétrant.
Et, pour épigraphe, Ton inscrirait encore cette
phrase du sage inconnu qui, dans les anciens jours,
inaugura la dispute sublime de la conscience humaine
et de la Divinité : « Plût à Dieu qu'on pesât mes
plaintes et que mes maux fussent mis en balance!
ceux-ci paraîtraient plus lourds encore que tout le
sable de la mer ; car j 'ai parlé dans l'oppression de mon
âme et gémi dans l'amertume de mon cœur*. » Sans
doute, la lecture assidue d'un tel manuel serait funeste
au plus grand nombre, car elle laisserait dans leur
cœur un vide cruel et ferait bientôt de leur âme un
lieu de silence et de mort. Mais peut-être serait-elle
salutaire à quelques-uns. C'est une pensée ancienne
déjà que l'adieu au bonheur est le moyen le plus
assuré de trouver le bonheur. Qui sait donc si, dans
une aussi complète abdication de tout espoir et de
toute joie, il n'y aurait pas pour certaines âmes,
pour celles-là précisément qui croient n'avoir plus
de motif de vivre, un principe secret de renaissance
et de suprême enchantement?
1. Job, VI, 2.
Digitized by VjOOQIC
IV
PBRNIERES ANNEES. L'HOMME ET UŒUYRE
Vingt-cinq années durant, il vécut dans ces pen-
sées, dans cette grande tension de Tâme.
Retiré d'habitude au fond de la Charente, sur sa
terre du Maine-Giraud, réduit à la société perpé-
tuellement silencieuse de Mme de Vigny, il restait
des mois entiers à lire et à songer. A peine si quel-
ques heures données le matin au sommeil interrom-
paient sa rêverie, car c'était encore la nuit que le
fardeau de la vie lui paraissait le moins insuppor-
table, et ce n'était guère avant le jour qu'il tentait
de s'endormir : ce Savez-vous, écrivait-il à une amîe^
savez-vous rien de plus triste que l'affreuse aurore?
Digitized by VjOOQIC
DERNIERES ANNEES. L HOMME ET L ŒUVRE. 133
Comme elle apporte avec elle Thumidité et le
frisson du matin, les rosées malsaines et glaciales I
Que de fois je lui ai fermé les rideaux les plus
sombres avec indignation, en rallumant les bougies
qui ne prennent pas comme elle un air de gaieté
indifférente. Elles sont un peu mélancoliques comme
la vie et se consument lentement comme nous. Je
les ai là en ce moment et je me trouve plus à Taise
avec elles, après minuit, qu'à la lueur du jour bruyant
pour causer, avec vous, enfant chérie, que j*ai vue au
berceau et qui ne devriez jamais souffrir.... * »
Parfois pourtant un souffle ancien de douce poésie
revenait tempérer les âpres rigueurs de sa solitude
ou ramenait son âme vers des régions plus sereines,
comme l'atteste cette lettre qu'il adressait à Barbier,
Fauteur des ïambes et à!ll Planto : « Je viens de
relire votre traduction de Jules César et de la lire
tout haut ce soir à Lydia, mon ami ; j'ai joué la pièce
aussi, faisant entrer en moi successivement toutes
les grandes âmes des personnages de Shakespeare,
comme l'eût fait un acteur. De cette manière n'avez-
vous pas éprouvé que l'on jouit mieux des grandes
choses? Nos énormes fenêtres étaient ouvertes, et
tandis que la lampe et les bougies nous éclairaient
à l'intérieur, les bois et les rochers étaient éclairés
1. Lettre inédite à Mme Lachaud, 1855.
Digitized by.VjOOQlC
134 ALFRED DE VIGNT.
par la lune. Il me paraissait que les vieux chênes
écoutaient le vieux poète. Voilà ma salle, mes décors
et mon public. J'ai été mieux que jamais en face de
l'âme de Shakespeare, et j'ai besoin d'en causer avec
vous. » Et après de longs développements d'une
haute et fine critique, la lettre se fermait sur cette
impression de fraîcheur et de repos. « Je n'ai voulu
vous dire que cela, ce soir, par cette belle nuit calme
dont Shakespeare et vous avez fait les frais. J'ai
sous les yeux des collines aussi vertes que vos
chères collines d'Irlande, et des prés que six fon-
taines arrosent éternellement; ce sont des sources
qui portent des noms charmants dans le langage
gaulois et demi-latin de nos paysans *. »
Mais ces retours de douceur étaient rares, et ce
qu'il avait appelé autrefois « le calme adoré des
heures noires » lui était interdit à jamais.
Il ne passait plus à Paris que trois ou quatre
mois par an. Quelques amis venaient alors le voir,
il retournait aux séances de l'Académie, un peu de
vie semblait renaître autour de lui; mais bien que
le monde cherchât encore à l'attirer, il se prêtait
fort peu à ses avances. D'ailleurs, personne n'avait
eu confidence du secret douloureux qu'il portait
en lui. Sa plus ancienne et plus intime amie, la
1. Inédite, 11 mars 1849.
Digitized by VjOOQIC
DERNIÈRES ANNÉES. l'hOMME ET L*ŒUVRE. 136
marquise de la Grange, qui cherchait à Tattirer et
le distraire chez elle, recevait pour toute réponse
à ses instances affectueuses des lettres telles que
celle-ci : « Avant-hier, mercredi, je vous ai écrit un
billet tout rempli de regrets. Je vous disais qu'il ne
faut plus jamais m*inviter à dîner. J'ai le cœur serré
de mille tristesses et je ne pourrais pas sourire
un moment, même près de vous. Vous m*en deman-
deriez la cause, et ce serait pour vous un grand
ennui que de Tentendre et pour moi un vrai sup-
plice que de la dire. Ne m'interrogez jamais. Il y
a tant de choses auxquelles Dieu seul peut quelque
chose!... »
Dans le monde, sa réserve était plus rigoureuse
encore. A voir ses dehors paisibles, la placidité olym-
pienne de son visage et la beauté calme de ses atti-
tudes, personne ne se doutait que son âme fût atteinte
mortellement et que le sang coulât goutte à goutte
de son cœur.
Une expression qui revient fréquemment sous sa
plume traduit bien son tourment durant ces dernières
années : a Implora pace ». C'était une épitaphe gravée
sur une tombe de femme et qu'il avait recueillie
dans la correspondance, alors récemment publiée, de
lord Byron ^ Il se la répétait tout bas, s'en faisant à
1. Voici le curieux passage de cette correspondance où
Digitized by VjOOQIC
136 ALFRED DE VIGNY.
lui-même la continuelle application, et il écrivait dans
son Journal sous les deux mots italiens : « Quelle
paix implores-tu? Est-ce la paix du tombeau? L'as-
tu trouvée du moins? Si tu ne Tavais pas? Si le tom-
beau était bruyant comme la vie, si tu entendais là,
jusqu'à la dissolution de tout ton corps, le bruit des
monstres qui te dévorent? Si ton âme entendait pour
l'éternité le bruit des gémissements de la nature?
Vigny a évidemment relevé cette épitaphe, bien qu'il n'en
ait pas indiqué la provenance :
Lord Byron à M, Hoppner^ Consul d'Angleterre à Venise,
« Bologne, 6 juin 1819,
(( J'ai découvert au cimetière de la Gertosa une ou plutôt
deux belles épitaphes. L'une disait :
« Et l'autre :
Martini Luigi
Implora pace^
Lucrezia Picini
Implora eterna quiète,
« Et c'était tout. Mais il me semble que ces deux ou trois
mots résument tout ce que l'on peut penser sur un pareil
sujet; et la douceur de la langue italienne leur prête une
exquise mélodie. Espoir, doute, humilité, ils expriment tout.
£t peut-il être rien de plus pathétique et de plus réservé à
la fois que cette prière : Implora, Elle et lui, tous deux sont
las dp la vie, ils ne souhaitent plus que le repos, ils l'im-
plorent pour l'éternité. Cela est beau comme une belle épi-
taphe grecque.
« De grâce, si vous résidez encore à Venise quand on m'y
enterrera, faites graver sur ma tombe ces deux mots : Implora
pace, et rien de plus. Je ne connais rien, chez les Anciens
ni chez les Modernes, qui, à cent fois près, me satisfasse
autant.... »
Digitized by VjOOQIC
DERNIERES ANNEES. L HOMME ET L ŒUVRE. 137
a Pauvre femme! pauvre femme î qu'avais-tu fait,
qu*avais-tu souffert pour parler ainsi, et quelle main
a écrit sur ta tombe le cri de ta vie ?
a Et moi, pourquoi me suis-je souvenu de ces mots
depuis que je les ai lus dans les lettres du voyageur
divin qui a rencontré ta tombe ?
« C'est que j'entends mon cœur qui, enfermé dans
ma poitrine comme dans une tombe, implore la paix
comme toi. »
Et la même supplication reparaît sans cesse dans
sa correspondance avec son amie, la marquise de la
Grange : « Implora pace ! » C'est le cri de Lucrèce,
qui est aussi celui de Pascal : « Placidam pacem!
La paix! la 'paix! »
Au point où s'était élevée sa pensée, elle échap-
pait aux chagrins vulgaires, aux soucis mesquins
qui assombrirent la vieillesse de tant d'écrivains
illustres; et, quoi qu'on en ait dit, les déceptions
personnelles qu'il avait pu éprouver comptaient pour
peu dans sa tristesse. Il avait assisté sans récrimi-
nation ni rancune à l'échec de la grande expédition
romantique, au naufrage en vue des terres pro-
mises, à la discorde et à la dispersion des chefs.
Il avait vu sans amertume les faveurs du public
s'éloigner de lui, et entendu sans jalousie les cla-
meurs tumultueuses qui glorifiaient ses rivaux. Il se
résignait sans murmure à la loi fatale qui n'assigne
Digitized by VjOOQIC
138 ALFRED DE VIGNY.
aux talents les plus originaux qu'un temps pour cap-
tiver les esprits, et qui les remplace aussitôt par
des talents plus jeunes. La Divine Comédie lui était
trop familière pour qu*il ne connût pas les mélanco-
liques paroles que le peintre Oderic adresse à Dante,
au Xle chant du Purgatoire : a Après moi, disait
cette âme en pâlissant, après moi Francesco de Bo-
logne a tout l'honneur; après Gimabuë, Giotto, de
sorte que la renommée de Fautre est déjà obscurcie ;
après le premier Guido, un second Guido apparaît.
Le bruit du monde n*est qu'un souffle de vent qui
vient tantôt d'ici, tantôt de là, et change de nom en
changeant de direction. »
Les causes de son désespoir étaient, on l'a vu,
plus hautes et plus nobles.
N'ayant donc rien à regretter de cette vie, il atten-
dait la mort sans crainte, sans impatience pourtant,
puisque rien ne l'assurait que le tombeau ne ménage
pas à l'homme une déception suprême.
Il entrait dans la vieillesse lorsqu'il subit les
premières atteintes d'un mal terrible, impitoyable,
le cancer. Alors, après les tourments du cœur et de
la pensée, il connut aussi, jusqu'à l'excès, la douleur
physique. La pire de toutes les souffrances, celle-ci,
parce qu'elle est la plus inexplicable et la plus inu-
tile, parce qu*à un certain degré elle atteint aussi le
moral et qu'à la longue, suivant la belle parole de
Digitized by VjOOQIC
DERNIÈRES ANNEES. l'hOMME ET l'œUVRE. 139
sainte Thérèse, « elle réduit Tâme à ne savoir plus
que devenir ». — Il supporta héroïquement cette
épreuve nouvelle. Son souci de la pudeur, sa
répugnance des laideurs physiques Tempéchaient de
nommer son mal. Quand par hasard il en parlait,
il trouvait moyen de Tennoblir par sa façon poé-
tique de le désigner ou d*en décrire les ravages.
« Je suis, écrivait-il à un ami, accablé des lassi-
tudes de cette lutte contre le vautour que Pro-
méthée m*a légué. 11 me dévore avec une cruauté
inouïe*. »
Le 17 septembre 1863, après une lente agonie,
son corps cessa de souffrir; et, si la mort est, comme
le croyait Platon, « un sommeil sans aucun songe »,
si vraiment elle procure la paix et l'oubli, son âme
aussi connut enfin le repos.
Tql fut 'homme. Quelle trace laissait-il derrière
lui?
A le considérer d'abord comme écrivain, Alfred
de Vigny se détache nettement des autres Roman-
tiques, Sous certains rapports, même, il fait avec
eux un contraste absolu. A leur brillante facilité, à
leur prodigieuse abondance, au luxe outré de leur
palette, il oppose un style toujours simple, pur,
1. Leltre inédite a M. Ratisbonne, 16 février 1862.
Digitized by VjOOQIC
140 ALFRED DE VIGNY.
diaphane, un sentiment délicat de la couleur, un souci
constant de la ligne, une langue d*une correction et
d'une chasteté parfaites. Et pourtant, avec cette
préoccupation de la forme, nul écrivain n'eut plus
que lui le mépris de la phrase. La haute idée qu'il
se faisait de la littérature et le respect qu'il portait
à sa pensée lui inspiraient une répugnance invin-
cible pour les procédés de style et les effets de
période dont les Romantiques et, plus qu'eux
tous, Chateaubriand leur maître, ont tant abusé.
On connaît le singulier aveu de Chateaubriand à
Joubert dans le récit d'un voyage nocturne : « Un
petit bout du croissant de la lune était dans le ciel,
tout justement pour m'empêcher de mentir, car je
sens que si la lune n'avait pas été là, je l'aurais tou-
jours mise dans ma lettre, et c'eût été à vous de
me convaincre de fausseté Talmanach à la main »^.
Cette façon de sacrifier l'intégrité de sa pensée ou
l'exactitude de ses impressions à l'harmonie de la
phrase et à l'effet pittoresque du morceau révoltait
Alfred de Vigny. « Le malheur des écrivains est
qu'ils s'embarrassent peu de dire vrai pourvu qu'ils
disent, lit-on sur un feui'llet de son Journal, 11 est
temps de ne chercher les paroles que dans sa con-
science. » Et quelques pages plus loin : « Ce qui
manque aux lettres, c'est la sincérité. Après avoir
vu clairement que le travail des livres et la recherche
Digitized by VjOOQIC
DERNIÈRES ANNEES. l'hOMME ET l'ŒUVRE. 141
de l'expression nous conduit tous au paradoxe, j'ai
résolu de ne sacrifier jamais qu'à la conviction et à
la vérité, afin que cet élément de sincérité complète
et profonde dominât dans mes livres et leur donnât
le caractère sacré que doit donner la présence divine
du vrai. »
Avec la sincérité, Vigny a possédé, à un haut
degré, un^don qui n'aura pas été moins rare en ce
siècle, le goût. Le goût dans l'art d'écrire! le tact
littéraire, le sens de la mesure, la perception des
nuances, l'instinct de ce qu'il faut exprimer et taire,
insinuer et sous-entendre ! Même dans ses innova-
tions de forme, dans ses hardiesses de style, il a
su se montrer discret ; jamais il n'a fait violence au
génie de la langue française, et l'on peut lui appli-
quer sans réserve l'éloge que Quintilien décernait à
Horace : « Verhis felicissimè audax », C'était chez lui
d'ailleurs un principe arrêté que l'art implique le
choix. Ni idéaliste ni réaliste, au sens exclusif et
opposé qu'ont pris ces termes, il voulait qu'on
observât scrupuleusement la nature, qu'on la serrât
de près, mais pour l'interpréter, la rendre avec
émotion, en dégager le sens intime, et non pour
l'imiter et la copier servilement. « A quoi bon les
arts, a-t-il dit, s'il n'étaient que le redoublement et
la contre-épreuve de l'existence? Nous ne voyons
que trop autour de nous la triste et désônchanteresse
Digitized by VjOOQIC
U2 ALFRED DE VIGNY.
réalité! » Les trois nouvelles qui composent le
volume de Servitude et Grandeur militaires sont, à
cet égard, des modèles de composition romanesque
qui ne seront jamais dépassés, autant du moins
que restera vraie cette formule où Vigny résumait
toute sa doctrine littéraire : « L'art est la vérité
choisie ».
Si, comme versificateur, Alfred de Vigny n'égale
pas les grands virtuoses de son temps, s'ils lui sont
assurément supérieurs pour le relief et l'éclat, pour
la richesse verbale, pour la liberté des mouvements,
pour la variété des rythmes, la cause en est moins à
l'insuffisance de son génie poétique qu'à la nature
de son inspiration, aux lois mêmes de la poésie, à
l'antinomie secrète et irréductible qui existe entre
l'art et la pensée. Quand, par exemple, Théophile
Gautier lui reprochait d'avoir trop peu accordé à la
rime, sa critique n'était fondée qu'en fait; car la
rime riche, indispensable aux œuvres de l'imagination
descriptive, n'a ni possibilité ni raison d'être dans
les poèmes où dominent le sentiment et l'idée. Mai^,
cela dit, on doit reconnaître à sa poésie quelque chose
de sobre, de solennel et de vigoureux qui n'appar-
tient qu'à elle, et admirer dans les strophes de Moïse,
dans les imprécations de Samson, dans les tcrze rime
des Destinées^ la majestueuse simplicité des plus
beaux versets hébraïques.
Digitized by VjOOQIC
DERNIÈRES ANNÉES. l'hOMME ET l'ŒUVRE. 143
D'ailleurs, la véritable originalité de Vigny n*est
pas dans ces questions de facture : elle est d'abord
dans le rôle de précurseur qu'il a joué sur la scène
littéraire. Que Ton se reporte, en effet, par la pensée
aux environs de Tannée 1822. Des trois poètes qui,
pour leurs débuts, venaient de publier les Médita^
tions, les Poèmes antiques et modernes et les Odes y
un seul avait à cette heure l'instinct de la rénovation
qu'appelait la poésie française et le sens des formes
par lesquelles* elle devait s'accomplir; et ce n'était
pas Lamartine, et certes non plus ce n'était pas
Victor Hugo.
Sainte-Beuve l'a dit avec autorité : il y a tout à la
fois dans Lamartine commençant du Millevoye, du
Voltaire (celui des belles épîtres) et du Fontanes;
et Victor Hugo procède sans disparate de ses de-
vanciers lyriques. « Mais chez Alfred de Vigny on
cherche vainement union et parenté avec ce qui pré-
cède en poésie française. D'où sont sortis, en effet,
Moïse, Eloa, Dolorida? F orme de composition, forme
de style, d'où cela est-ii inspiré ? Si les poètes de la
Pléiade de la Restauration ont pu sembler à quel-
ques-uns être nés d'eux-mêmes sans transition
prochaine dans le passé littéraire, déconcertant
les habitudes du goût et de la routine, c'est bien
sur Alfred de Vigny que tombe en plein la remar-
que. »
Digitized by VjOOQIC
144 ALFRED DE VIGNY.
Dans le recueil même qui porte la date de 1822,
bien avant que le futur auteur de la Légende des
siècles naquît au romantisme, Alfred de Vigny se
proposait déjà de raconter en une série de petites
épopées les migrations de Tâme humaine à travers
les âges : « On éprouve, disait-il dans sa Préface,
un grand charme à remonter par la pensée jusqu'aux
temps antiques : c'est peut-être le même charme
qui entraîne un vieillard à se rappeler ses premières
années d'abord, puis le cours entier de sa vie. La
poésie, dans les âges de simplicité, fut tout entière
vouée aux beautés des formes physiques de la nature
et de l'homme; chaque pas qu'elle a fait ensuite avec
les sociétés vers nos temps de civilisation et de
douleur, a semblé la mêler à nos arts ainsi qu'aux
souffrances de nos âmes. A présent, enfin, sérieuse
comme notre Religion et la Destinée, elle leur em-
prunte ses plus grandes beautés. Sans jamais se
décourager, elle a suivi l'homme dans son grand
voyage comme une belle et douce compagne.
« J'ai tenté dans notre langue quelques-unes de ses
couleurs, en suivant sa marche vers nos jours. »
Et la disposition des poèmes qu'annonce cette
Préface est tripartite aussi comme sera celle de la
Légende des siècles : « Poèmes antiques, poèmes
judaïques, poèmes modernes ». — « Livre mystique,
livre antique, livre moderne ».
Digitized by VjOOQIC
DERNIÈRES ANNEES. L HOMME ET L ŒUVRE. 145
Mais le nom de précurseur serait un vain titre
s'il suffisait pour le mériter d'avoir aperçu le pre-
mier une voie nouvelle, d'avoir de loin salué le but
et de ne s'en être jamais plus approché.
Dans une direction au moins, Alfred de Vigny
a été véritablement novateur, au sens le plus large
et le plus méritoire du mot : il a créé la poésie philo-
sophique en France. Jusqu'à l'apparition de Jocelyn
en 1836, on ne dépassait guère, en effet, l'ode, la
tallade et l'élégie, et nul poète, l'auteur de Moïse
et à'Eloa excepté, ne se doutait que la musique des
vers pût traduire des idées abstraites et rendre sen-
sibles des thèses morales.
Cette priorité dont il savait tout le prix, Alfred de
Vigny la revendiquait hautement. « Le seul mérite,
écrivait-il dans une de ses Préfaces^ le seul mérite
qu'on n'ait jamais disputé à ces compositions, c'est
d'avoir devancé en France toutes celles de ce genre
dans lesquelles une pensée philosophique est mise en
-scène sous une forme épique ou dramatique, — Dans
cette route d'innovation l'auteur se mit en marche
bien jeune, mais le premier. »
Mais ce n'est pas seulement la priorité dans l'ordre
des dates qu'il aurait eu droit de réclamer sur ses
concurrents : il a été, à son heure, le plus haut re-
présentant de la pensée poétique. Si Lamartine sem-
ble, en effet, plus riche, s'il a le vol plus majestueux,
10
Digitized by VjOOQIC
146 ALFRED DE VIGNY.
l'essor de Vigny est plus puissant et plus assuré :
autant la philosophie du chantre des Harmonies est
nuageuse et inconsistante, autant celle du poète des
Destinées est substantielle et forte, parce que l'une
s'inspire plus des sentiments que des idées, tandis
que l'autre, dépassant de bien loin la sphère étroite
des émotions intimes, s'édifie sur un système général
des choses.
Et par là aussi, par la vigueur et l'étendue de sa
pensée, par le sens profond qu'il eut de l'au-delà,
par l'intensité du rêve qu'il porta en lui, Alfred
de Vigny est supérieur à Victor Hugo, dont le
génie est ailleurs : dans la puissance de la vision
pittoresque, dans l'intarissable fécondité de l'ima-
gination, dans la souveraine maîtrise du travail
technique.
Mais nulle part peut-être cette supériorité de la
pensée poétique ne s'est plus nettement affirmée chez
Vigny que dans celles de ses œuvres dont le point
de départ était précisément le plus éloigné du do-
maine de l'intellect, et personne n'a mieux compris
que lui cette vérité proclamée par Hegel, que « les
passions de l'âme et les aûections du cœur ne sont
matière de pensée poétique que dans ce qu'elles ont
de général, de solide et d'éternel ». Aussi est-il le
seul de nos poètes qui ait eu une vision supérieure
de la femme et de l'amour. Et pour s'en convaincre,
Digitized by VjOOQIC
DERNIÈRES ANNEES. l'hOMME ET l'œUVRE. 147
il suffit de relire à la suite les quatre grands mor-
ceaux que la poésie amoureuse, comme on disait
jadis, a produits en ce siècle, le Lac^ la Tristesse
cT Olympia, le Souvenir et la Colère de Samson,
Lamartine n'a connu de Tamour que les extases
tranquilles, les épanchements sacrés où les sens
n'ont point de part, les émotions nobles et suaves
qui ne laissent ni trouble ni remords, et il s'en est
fait une sorte de religion sublime et passionnée,
dont le Lac est le plus bel hymne, mais où l'image
de la femme est si vague et si lointaine qu'elle semble
presque absente.
Qu'est-ce, d'autre part, que la Tristesse d'Olympia^
sinon un admirable lieu commun poétique, un ma-
gnifique étalage des souffrances du cœur, un mor*-
ceau de lyrisme égal aux plus belles canzoni des
maîtres italiens, mais d'où nulle idée de l'amour ne
se dégage, parce que tout y est factice, que nul cri
de l'âme ne s'y fait entendre et que nulle trace de
passion vraie ne s'y révèle ?
Par excès contraire, la même critique s'applique
au Souvenir : il a été écrit sous le coup d'une émo-
tion trop voisine encore des événements qu'il rap-
pelle, et l'imagination de l'auteur, asservie à une
mémoire implacablement fidèle, comme il advient
d'ordinaire à ceux dont la volupté est le seul prin-
cipe d'inspiration, est loin d'avoir achevé son office
Digitized by VjOOQIC
148 ALFRED DE VIGNY.
qui est d'épurer les passions du poète de ce qu'elles
ont d'individuel et d'accidentel pour en dégager ce
qu'elles contiennent d'impérissable et d'universel.
Seul Alfred de Vigny, dans la Colère de Samson^
s'est élevé jusqu'à une conception générale de la
femme et de l'amour, conception grandiose et tra-
gique, on l'a vu, et comparable à celle dont la tris-
tesse désabusée de VEcclésiaste nous a légué la for-
mule : « La femme est plus amère que la mort, et
ses bras sont comme des chaînes ».
C'est par ce caractère d'universalité, dont tous
ses écrits portent la marque profonde, qu'Alfred
de Vigny est assuré de vivre dans l'avenir. Une
génération distraite a pu le négliger parce qu'il a
cherché de préférence ses sujets en dehors des préoc-
cupations de son entourage et qu'il a le plus souvent
habité une région supérieure aux vicissitudes de
son époque. Mais ce qui lui aura nui auprès de ses
contemporains le servira devant la postérité. Et
lorsque, dans notre littérature, il ne restera plus du
romantisme qu'une faible trace avec de grands noms,
l'auteur des Destinées trouvera encore un puissant
écho dans les âmes. Ce n'est, en effet, ni l'harmonie
du style, ni l'éclat des images, ni même la vivacité
des impressions qui sauvent une oeuvre de l'oubli.
On ne survit à soi-même qu'à la condition d'avoir
ûxé dans une forme expressive et originale quel«-
Digitized by VjOOQIC
DERNIERES ANNÉES. l'hOMME ET L*ŒUVRE. 149
ques-uns des sentiments et des soucis éternels de
l'homme. « On ne mérite pas le nom de poète tant
que l'on n'exprime que des idées ou des émotions
personnelles, et celui-là seul en est digne qui sait
s'assimiler le monde. » Si cette belle parole de Gœthe
est vraie, s'il n'est de véritable poésie que celle qui
implique un système sur les choses divines et les
choses humaines, Alfred de Vigny est assurément
l'un de nos plus grands poètes; car nul n'a réalisé
en lui une vision plus complète de l'univers,
nul n'a posé avec plus de hardiesse le problème de
l'âme et celui de l'humanité. A ce titre même, il
n'appartient pas seulement à notre littérature natio-
nale; il a sa place marquée aussi dans l'histoire
générale des esprits, dans la lignée des Lucrèce, des
Dante et des Gœthe, dans l'élite des grands inspirés
qui se transmettent à travers les siècles le flambeau
de la vie morale avec la tradition de la haute pensée
poétique.
FIN
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos 5
I. — Années de jeunesse et de production 7
II. — L'âme et le talent 70
III. — Conception de la vie. Pessimisme 106
IV. — Dernières années. L'homme et l'œuvre 132
iOC7-OS. — Coulomiuicn. Iiup. Pal'L BRODARD. — li-OS.
Digitized by VjOOQIC
^^
Digitizedby VjOOQIC "
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
^K II ii.Jim iii t
Digitized by VjOOQIC
rOilË^'
.1 «