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Full text of "Alfred de Vigny"

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WIDENEK 

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HN XCb3 a 



YiSQi. 33. S 



HARVARD COLLEGE 
LIBRARY . 




FROM THE LIBRARY OF 

HERBERT EVELETH GREENE 

Ous of z88i 

Pirofessor of Eng)ish 
intha 

Johns Hopkins University 
1893-1925 

GIVEN IN HIS MEMORY 

B Y HIS FAMILY 

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Diç izedby Google 



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ALFRED DE VIGNY 



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VOLUMES DE LA COLLECTION DÉJÀ PARUS 

DANS L^OKDUE DE LA PUBLICATIO:« 



VICTOR COUSIN, par M. Jules Simon, de l'Acadâmie française. 
• MADAME DE SE VIGNE, par M. Gaston Boissùr, secrétaire perpétuel de 
l'Académie française. 
MONTESQUIEU» par M. Albert SoreU de l'Académie française. 
GEORGE SAND, par M. E. Caro, de l'Académie française. 
TURGOT, par M. Léon Say, de l'Académie française. 
THIERS, par M. P. de Rèmusat, de l'Institut. 
D'ALEMBERT, par M. Joseph Bertrand, de l'Académie française. 
VAUVEN ARGUES, par M. Maurice Palèologue, 

MADAME DE STAËL, par M. Albert SoreU de l'Académie française. 
THÉOPHILE GAUTIER, par M. Maxime Du Camp, de l'Académie française. 
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE^ par M. An^ède Barine, 
MADAME DE LA FAYETTE, par M. le comte d'Haussonville, de l'Académie 

française. 
MIRABEAU, par M. Edmond Rousse, de l'Académie française. 
RUTEBEUF, par M. Clédat, professeur de Faculté. 
STENDHAL, par M. Edouard Rod. 
ALFRED DE VIGNY, par M. Maurice Palèologue, 
BOILEAU, par M. G. Lanson. 
CHATEAUBRIAND, par M. de Lescure, 
FÉNELON, par M. Paul Janet, de l'institut. 
SAINT-SIMON, par M. Gaston Boissier, secrétaire perpétuel de l'Académie 

française. 
RABELAIS, par M. René MilUt. 

J.-J. ROUSSEAU, par M. Arthur Chuquet, professeur au Collège de France. 
LE SAGE, par M. Eugène Lintilhae. 
DESCARTES, par M. Alfred Fouillée^ de l'Institut. 
VICTOR HUGO, par M. Lèopold Mabilleau, 
ALFRED DE MUSSET, par M. Arvède Barine, 
JOSEPH DE MAISTRE, par M. George Cogordan. 
FROISSART, par Umé Mary Darmesteter, 
DIDEROT, par M. Joseph Reinach. 
GUIZOT, par M. A. Bardoux, de l'Institut. 
MONTAIGNE, par M. Paul Stapfer, professeur de Faculté. 
LA ROCHEFOUCAULD, par M. J. Bourdeau, 

LACORDAIRE, par M. le comte d'Haussonville^ de l'Académie française. 
ROYER-COLLARD, par M. E, Spuller. 
LA FONTAINE, par M. Georges Lafenestre, de l'Institut. 
MALHERBE, par M. le duc de Broglie, de l'Académie française. 
BEAUMARCHAIS, par M. André Hallays, 
MARIVAUX, par M. Gaston Deschamps. 
RACINE, par M. Gustave Larroumet, secrétaire perpétuel de l'Académie des 

Beaux-Arts. 
MÉRIMÉE, par M. Augustin Filon. 
CORNEILLE, par M. Gustave Lanson. 

FLAUBERT, par M. Emile Faguet, de l'Académie française. 
BOSSUET, par M. Alfred Rébelliau. 
PASCAL, par M. Emile Boutroux, de l'Institut. 
FRANÇOIS VILLON, par M. G. Paris, de l'Académie française. 
ALEXANDRE DUMAS père, par M. Hippolyie Parigot. 
ANDRÉ CHÉNIER, par M. Em. Faguet, de l'Académie française. 

Chaque volume, avec un portrait en héliogravure ^ Ir^ 



1007-02. — Coulommiers. Imp. Paoi. BRODARD. — 12-'>2. 



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ALFRED dp: VIGNY 

.iKllTENANT AUX M0U50UF.TAIRKS ROUGES 1814- 
d année la nf irilure u^ y usée CiLrnavaiel 



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I 



LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS 



ALFRED DE VIGNY 



MAURICE PALEOLOGUE 



DEUXIÈME ÉDITION 



PARIS 
LIBRAIRIE HACHETTE ET C" 

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 
1903 

DroiU de traHuctioa «t da rwpraduelion riMr*4a. 



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HARVARD 

lUNIVERSITYl 

LIBRARY 



Ro\ 
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Entre toutes les personnes qui, dans Vintérét de 
cette étude, ont bien voulu me confier des documents 
inédits, M. Louis Ratisbonne, légataire des œuvres 
d'Alfred de Vigny, a droit à la meilleure part de 
ma reconnaissance : Je lui dois d'avoir pu consulter 
les quatre-vingts cahiers manuscrits sur lesquels le 
poète a consigné, quarante années durant, le journal 
secret de ,sa yie intérieure et qu'une expresse volonté 
de fauteur condamne à une destruction prochaine : 
les courts fragments qui ont été publiés en 1867 sous 
le titre de Journal d'un poète attestent la haute valeur 
morale de ces pages intimes. 

J'ai, de même, une obligation particulière au 
vicomte de Spœlberch de Lovenjoul, le savant histo- 
rien des œuvres de Balzac et de Théophile Gautier, 
qui m^a ouvert avec générosité les trésors de sa collec- 
tion d'autographes, véritables archives du romantisme : 
la communication quil m'a donnée des Mémoires iné- 
dits de Sainte-Beuve m'a été d'un grand prix. 



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ALFRED DE VIGNY 



ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION 

Chateaubriand s'ëtant un jour vanté d'appartenir 
à Tune des plus anciennes familles de la Bretagne et 
de la Monarchie française, ce fut, quelque temps, la 
mode parmi ses disciples en romantisme de se tar- 
guer des plus hautes origines nobiliaires. Ridicule 
chez la plupart d'entre eux, cette prétention était à 
peu près fondée chez Alfred de Vigny, dont, effec- 
tivement, les ancêtres possédaient fief, aux dernières 
années du xvi© siècle. Mais si Victor Hugo, petit-fils 
d'un maître menuisier de Nancy, ne craignait pas de 
se dire « issu en ligne directe de Georges Hugo, 
capitaine des gardes du duc de Lorraine, anobli dè« 
1531 », pourquoi le descendant authentique des Vigny 
aurait- il eu scrupule à faire remonter de quelques 



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8 ALFRED DE VIGNY. 

degrés sa généalogie ? « Mes pères, écrit-il dans son 
Journal intime, avaient longtemps avant Charles IX 
un rang élevé dans l'Etat », et il cite comme preuve 
l'extrait d'un brevet de 1570 qui, loin de reconnaître 
la noblesse de ses ascendants, semble la conférer 
pour la première fois à l'un d'eux *. 

Quant au rang élevé qu'ils auraient tenu jus- 
qu'alors , une pièce récemment produite * nous 
apprend que François de Vigny, premier anobli du 
nom, était simple receveur des rentes de la Ville de 
Paris en l'année 1575. Ailleurs encore, évoquant 
un souvenir de jeunesse, Alfred de Vigny a écrit : 
« Je ne comprenais pas que le château de Vigny 
(sur la route de Rouen) ne m'appartînt pas. Rien 
pourtant n'était plus simple et plus juste. Le cardinal 
G. d'Am boise l'avait acheté, en 1554, des Saint-Pol 
(mes parents), famille où cette terre avait passé par 
alliance. Le connétable Anne de Montmorency tint 
cette terre de la maison d'Amboise par acquisition. 
Le chancelier de l'Hôpital s'y retira et y mourut 
en 1568. Ce fut ce château dont il fit ouvrir toutes 
les portes aux assassins. Je m'y arrêtai une fois 
dans ma vie, étant officier de la garde royale. Le 

1. Les armes des Vigny étaient : d'argent cantonné de quatre 
lions de gueules, ù l'ccusson en abîine, d'azur à la fasce d'or, 
accompagné en chef d'une merlette d'or, en pointe d'une 
merlette de même entre deux coquilles d'argent. 

2. L'Intermédiaire y XXIII, 533. 



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ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 9 

village de Bordeaux de Vigny est sur la route et 
au bord de l'eau, en effet, comme le dit son nom. 
Le château est dans un fond et flanqué de quatre 
grandes tours. Je me souviens que les officiers de 
mon bataillon, charmés, disaient-ils, d*être chez moi, 
voulurent être reçus par moi à Vigny, et je leur 
donnai un assez mauvais déjeuner dans la mauvaise 
auberge du pauvre village. J'avais dix-neuf ans, lors 
de ce déjeuner de sous-lieutenants; j'étais rose et 
blond, marchant à pied sur la grande route à la tête 
de mes vieux soldats, et si fier de mon épaulette que 
je ne l'aurais pas changée contre les tours dont je 
n'avais plus que le nom, pas plus que je n'eusse 
changé mon repas militaire contre les festins de 
mes pères, dont la fumée a noirci les vieilles che- 
minées. » 

Le récit est joli; mais, des faits historiques sur 
lesquels il repose, pas un n'est exact : la terre de 
Vigny n'a pu être achetée en 1554 par le cardinal 
d'Amboise qui n'était plus de ce monde depuis qua- 
rante-quatre ans; elle ne fut pas non plus la pro- 
priété du chancelier de l'Hôpital qui mourut à vingt 
lieues de là, au château de Vignay, et non pas en 
1568, mais en 1573; elle fut, il est vrai, possédée par 
le connétable de Montmorency, mais c'était avant 
que d'être acquise par les Saint-Pol; enfin, jamais 
elle n'échut à la branche de cette famille dont un 



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10 ALFRED DE VIGNY. 

membre épousa, au xviii<> siècle, une demoiselle de 
Vigny; et, par suite, à aucune époque elle n'a appar- 
tenu aux ancêtres du poète. 

Mais cette prétention ne fut, chez Alfred de 
Vigny, qu'un travers de jeunesse. Il reconnaîtra un 
jour qu'il est dans les choses de l'esprit un principe 
supérieur d'aristocratie et que la noblesse de l'âme 
prime celle du sang. Il ne déroulera plus alors la 
longue lignée de ses aïeux que pour les subordonner 
à lui-même et se proclamer le véritable chef de leur 
race. Et s'adressant à une amante mystérieuse, il 
s'écriera : 

Si l'orgueil prend ton cœur quand le peuple me nomme, 

Que de mes livres seuls te vienne ta fierté. 

J'ai mis sur le cimier doré du gentilhomme 

Une plume de fer qui n'est pas sans beauté. 

J'ai fait illustre un nom qu'on m'a transmis sans gloire. 

Qu'il soit ancien, qu'importe? il n'aura de mémoire 

Que du jour seulement où mon front l'a porté. 

Dans le caveau des miens plongeant mes pas nocturnes, 
J'ai compté mes aïeux suivant leur vieille loi. 
J'ouvris leurs parchemins, je fouillai dans leurs urnes 
Empreintes, sur le flanc, des sceaux de chaque roi. 
A peine une étincelle a relui dans la cendre. 
C'est en vain que d'eux tous le sang m'a fait descendre; 
Si j'écris leur histoire, ils descendront de moi. 

Leur nom, d'ailleurs, paraît peu dans l'histoire : 
à peine quelques menticms çà et là dans les Mémoires 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 11 

du XVII® et du xviii® siècle, dans le Journal du duc 
de Luynes par exemple. 

Presque tous servirent à Tarmée, et du plus rude 
service. Trop peu fortunés pour faire grande figure 
à Versailles, trop fiers pour se résigner aux petits 
emplois de cour, ambitieux pour toute récompense 

D'apposer Saint«Louis en croix sur leur cuirasse, 

ils revenaient, leurs campagnes terminées, vieillir 
et mourir sur leurs terres de Beauce, « au Tron- 
chet, à Emarville, Moncharville, Isy, Frêne, Jon- 
ville, Gravelle et autres lieux », chaque génération 
nouvelle accroissant ainsi l'héritage moral, la forte 
tradition d'honneur et de désintéressement qu'elle 
tenait de ses devancières. 

M. de Vigny, père du poète, ancien ofiBcier blessé 
à la guerre de Sept Ans, avait, aux premières heures 
de la Révolution, contracté mariage avec une per- 
sonne d'une exquise beauté physique et d'une rare 
distinction morale, la fille de M. de Baraudin, chef 
d'escadres de la marine royale. Jetés par la Ter- 
reur dans les prisons de Loches, les deux époux 
avaient continué d'habiter la ville après Thermidor, 
et, le 27 mars 1797 *, un fils leur était né qui reçut 
les prénoms d'Alfred-Victor. 

1. Cette date, sur laquelle des doutes se sont longtemps 
élevés, est formellement établie par Tacte de naissance cî- 



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12 ALFRED DE VIGNY. 

Conduit fort jeune à Paris, Tenfant fut placé de 
bonne heure au collège. 

Ses premières impressions dans ce milieu nou- 
veau furent toutes de tristesse et d'effroi : l'égoïsme 
et la malignité de ses camarades, l'indifférence hau- 
taine des professeurs, la rigueur de la discipline, 
la froide austérité des locaux et des cours, cette 
absence complète de douceur et de tendresse dans 
les êtres et les choses lui étreignirent si dure- 



dessous, extrait des archives de Loches, et qui n*a pas encore 
été publié. 

« Aujourd'huy huit germinal an cinq de la République 
<c française une et indivisible à quatre heures du soir. Devant 
(( moy Jean Picard-Ouvrard, agent municipal de la commune 
« de Loches, soussigné. Est comparu à la maison commune 
« de Loches le citoyen Léon Pierre Devigny accompagné du 
« citoyen Joseph Nogerée, propriétaire, âgé de cinquante- 
« cinq ans, et de la citoyenne Rose Charles Maussabré, 
« épouse dudit Nogerée, âgée de quarante-cinq ans domi- 
« ciliés de cette commune ; lequel m'a déclaré que la citoyenne 
a Marie Jeanne Amélie Baraudin, son épouse en légitime 
« mariage est accouchée hier sur les dix heures du soir, dans 
« son domicile situé faubourg de Gesgon en cette commune, 
cr d'un enfant mâle qu'il m'a présenté et auquel il a donné 
« les prénoms de Alfred-Victor. D'après cette déclaration 
« que le citoyen Joseph Nogerée et la citoyenne Rose Charles 
« Maussabré ont certifiée véritable, j'ai rédigé le présent acte 
« en présence du citoyeti Léon Pierre Devigny, perre de l'en- 
« faut et des deux témoins ci-dessus dénommés qui ont signé 
« avec moy. 

(( Fait à la maison commune de Loches les jour, mois et 
(Y an que dessus. 

« Signé : Nogerée, Maussabré, Denogéréé, Sophie de 
« Baraudîn, Baraudin, Léon Devigny, Picard-Ouvrard, 
(( adjoint. » 



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ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 13 

ment le cœur, qu'il en garda pour jamais une teinte 
de mélancolie dans Tesprit*. Mais, des deux facultés 
qui devaient dominer sa vie morale, la sensibilité 
n* était pas seule à s'exercer en lui, et déjà l'imagina- 
tion, s'éveillant, le consolait par ses premiers enchan- 
tements. 

C'était le temps, en effet, où commençait la grande 
épopée impériale, et le souffle de gloire qui em- 
portait alors vers Napoléon les esprits les plus réflé- 
chis faisait tourner toutes les jeunes têtes. Jamais 
la vie n'avait offert aux adolescents de si radieuses 
perspectives, jamais elle ne leur avait fait des pro- 
messes plus magnifiques. Dans leurs cœurs, des 
fanfares guerrières résonnaient sans cesse; et dans 
leurs songes passait et repassait, comme une vision 
éblouissante, l'Empereur avec ses douze maréchaux, 
sa Garde et sa Grande Armée. 

L'âme du jeune Vigny s'ouvrait plus qu'une autre 
à ces influences extérieures : « La guerre était 
debout dans le lycée, écrira- t-il un jour; le tambour 
étouffait à mes oreilles la voix des maîtres, et la 
voix mystérieuse des livres ne nous parlait qu'un 
langage froid et pédantesque. Nulle méditation ne 
pouvait enchaîner longtemps des têtes étourdies 

1. « Le collège bien triste et bien froid me faisait mal 
par mille douleurs et mille afflictions. » Lettre à Brizeux^ 
2 août 1831. 



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14 ALFRED DE VIGNY. 

sans cesse par les canons et les cloches des Te 
Deum ! 

« Les maîtres mêmes ne cessaient de nous lire les 
bulletins de la Grande Armée, et nos cris de Vive 
l'Empereur! interrompaient Tacite et Platon. Nos 
précepteurs ressemblaient à des hérauts d^armes, 
nos salles d'étude à des casernes, nos récréations à 
des manœuvres, et nos examens à des revues. 

« // me prit alors un amour vraiment désordonné 
de la gloire des armes. » 

A seize ans et demi, cette passion s'exaltant, 
il ne laissa de trêve à ses parents qu'on ne lui eût 
permis d'abandonner ses classes et d'entrer dans 
l'armée. 

On était aux sombres jours de 1814. L*Empire 
n'était plus. Mais l'orage qui l'avait emporté gron- 
dait encore, et personne ne croyait au calme durable 
de la paix. 

La Maison militaire du roi, qui venait d'être 
rétablie, cherchait précisément à se recruter au sein 
des familles aristocratiques : elle ne trouvait à enrôler 
que des enfants, comme si les hécatombes de vingt 
années de guerre eussent pris tous les hommes. 
Malgré son extrême jeunesse, Alfred de Vigny fut 
aussitôt pourvu d'un brevet de sous-lieutenant aux 
escadrons nobles des Gendarmes rouges , tandis 
que, dans une disposition d'esprit toute semblable, 



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ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 15 

Alphonse de Lamartine, de sept ans plus âgé, entrait 
aux Gardes du corps. 

Huit mois plus tard, bien que très souffrant d'une 
blessure à la jambe, le jeune Garde rouge chevau- 
chait sur la route de Gand, derrière la berline de 
Louis XVIII, et durant les Cent-Jours il suivit le 
sort de la cour exilée. 

Un vif désappointement l'attendait à son retour à 
Paris. Les escadrons de la Maison rouge, dont le 
luxe, Tarrogance et les privilèges avaient soulevé 
pendant la première Restauration Tanimosité de 
toute Tarmée, étaient licenciés et leurs officiers 
versés dans les compagnies de la Garde à pied. Le 
sacrifice inattendu de son bel uniforme écarlate, 
de son cheval et de son équipement, dont sa naï- 
veté enfantine était si fière, fut un coup pour le 
jeune sous-lieutenant. C'était la dernière de ses illu- 
sions de gloire militaire qui s'évanouissait ainsi. En 
quelques semaines, elles étaient toutes tombées;; à 
chaque pas qu'il avait fait sur la route de Flandre, 
quelqu'une était restée derrière lui. Il avait rêvé les 
marches victorieuses en pays ennemi : on lui avait 
fait escorter les voitures et les bagages d'une cour 
fugitive; il s'était vu entrant, musique en tête, triom- 
phalement fi Vienne, à Berlin : il était revenu tris- 
tement dans Paris, à la suite d'un roi qui ne montait 
même pas à cheval et sous la protection d'armées 



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16 ALFRED DE VIGNY. 

étrangères. Et maintenant, plus de champs de 
bataille, plus d'honneur , plus d'imprévu; mais 
chaque jour le terrain de manœuvre, la caserne et 
toutes les misères du service de garnison. 

Il se produisit alors chez Alfred de Vigny ce que 
Ton constate chez ces plantes vigoureuses auxquelles 
un obstacle soudain intercepte la lumière ou Teau et 
qui par de brusques détours trouvent d'instinct une 
autre issue à leurs tiges et à leurs racines. Subite- 
ment distraites de leur premier objet, ses facultés, 
cherchant ailleurs leur emploi, se tournèrent vers la 
vie intérieure et la rêverie poétique. 

A ce point de vue, le milieu nouveau où les cir- 
constances l'avaient placé était plus favorable qu'il 
ne semblerait dès l'abord. La vie militaire du temps 
de paix offre en effet, offrait alors surtout par le 
contraste qu'elle présentait avec l'ère précédente, 
des conditions assez propices au développement 
intime et comparables sous plus d'un rapport à 
celles que la vie monastique réunit si ingénieuse- 
ment. 

La régularité des exercices, la monotonie des 
occupations quotidiennes, l'importance accordée 
aux pratiques extérieures, loin de nuire à la pensée, 
la disciplinent en la ramenant à intervalles réguliers 
sur elle-même; et c'est ainsi qu'une forme d'exis- 
tence, si médiocre à tant d'égards, a pu devenir 



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ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 17 

pour certaines âmes une très forte école d'originalité 
morale et intellectuelle. 

Dès Fenfance il avait eu le goût, la passion de la 
lecture. Lamartine et Victor Hugo ont souvent raconté 
qu'ils s'étaient nourris, dans leurs plus tendres 
années, des œuvres les plus fortes de la pensée 
humaine, et que c'était leur habitude de porter avec 
eux dans leurs promenades la Bible, Tacite, Eschyle; 
je crois même qu'à la longue, par une de ces illusions 
rétrospectives qui sont si communes chez les grands 
hommes, ils avaient fini par se le persuader à eux- 
mêmes. Alfred de Vigny ne s'est point ouvert de ce 
sujet au public; mais ses lettres, ses cahiers de notes 
et de souvenirs, attestent que le soir, au retour du 
collège, il dévorait les livres de la bibliothèque pa- 
ternelle, tous les ouvrages d'histoire qui tombaient 
sous sa main, la Bible et surtout l'Aiicien Testament, 
les philosophes du xviii® siècle, enfin les écrivains 
de l'antiquité hellénique et particulièrement Homère 
qu'il traduisait du grec en anglais, s'amusant à com- 
parer ensuite sa traduction à celle de Pope. 

Alors donc qu'il servait encore aux escadrons de 
la Maison du roi, son instinct et « un invincible 
amour de l'harmonie » L'avaient sollicité à écrire en 
vers, et, de cette première tentative, une pièce char- 
mante, la Dryade, nous est restée. Deux pasteurs 
rivaux célèbrent en strophes alternées, l'un les 

2 



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18 ALFRED^ DE VIGNY. 

ivresses de la passion sensuelle, Fautre les extases 
de l'amour pur ; une Dryade est leur arbitre : 

Ida! j'adore Ida, la légère Bacchante, 

chante Ménalque. 

Un jour, jour de Baccbus, loin des jeux égaré, 

Seule je la surpris au fond du bois sacré : 

Le soleil et les vents, dans ces bocages sombres, 

Des feuilles sur ses traits faisaient flotter les ombres ; 

Lascive, elle dormait sur le thyrse brisé ; 

Une molle sueur, sur son front épuisé. 

Brillait comme la perle en gouttes transparentes 

Et ses mains, autour d'elle, et 'sous le lin errantes, 

Touchant la coupe vide, et son sein tour à tour, 

Redemandaient encore et Bacchus et l'Amour. 

Et Bathylle reprend : 

C'est toi que je préfère, ô loi, vierge nouvelle. 

Rougissante, elle vint pour la première fois. 
Ses bras blancs soutenaient sur sa tête inclinée 
L'amphore, œuvre divine aux fêtes destinée. 
Qu'emplit là molle poire, et le raisin doré, 
Et la pêche au duvet de pourpre coloré ; 
Des pasteurs empressés l'attention jalouse 
L'entourait, murmurant le nom sacré d'épouse; 
Mais en vain : nul regard ne flatta leur ardeur; 
Elle fut toute aux dieux et toute à la pudeur. 

Ces vers, que Ton croirait transcrits de l'Anthologie 
grecque, rappellent ou plutôt annoncent la manière 
fraîche et plastique d'André Ghénier; car en 1815 on 
continuait . d'ignorer qu'un grand poète avait suc- 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 19 

combé le 7 thermidor, et quatre années devaient 
s'écouler encore avant que son œuvre exquise fût 
révélée au public ^ 

De cette période où le jeune officier préludait ainsi 
à la poésie, une gracieuse élégie, Symétha^ et quel- 
ques fragments nous restent encore. Mais à peine 
avait-il accordé sa lyre dans ce ton, qu'il changeait 
aussitôt d'iiispiration . Déjà la vision légère des 
choses ne lui suffisait plus ; il lui fallait les pénétrer 
d'une vue plus profonde, saisir entre elles des rap- 
ports plus délicats; et toutes ses rêveries se termi- 
naient en méditations . 

Les traces de cette disposition sont visibles dans 
un petit recueil de vers qu'il publia sans nom d'au- 
teur en 1822 et qui passa d'ailleurs inaperçu * : elle 



1. Sainte-Beuve, dans un article des Nouveaux Lundis cé- 
lèbre par sa malveillance a l'égard d'Alfred de Vigny, a 
formellement accusé l'auteur de la Dryade et de Symétha 
d'avoir « vieilli ces pièces de cinq années », pour échapper 
au reproche de s'être inspiré d'André Ghénier. A la rigueur, 
Alfred de Vigny pouvait connaître les trois ou quatre frag- 
ments d'églogues qui avaient paru jusqu'alors, perdus dans 
un numéro du Mercure ou rejetés dans une note du Génie 
du christianisme 'y mais rien n'autorise à croire qu'il ait anti- 
daté ses premières productions poétiques. D'ailleurs, Sainte- 
Beuve n'appuie son accusation d'aucune preuve : il se borne 
à affirmer. 

2. Ce recueil (1 vol. in-8) porte le simple titre de Poèmes. 
Il ?e compose de deux parties, dont l'une renferme Héléna^ 
poème en trois chants supprimé dans toutes les éditions 
postérieures, et dont l'autre se divise en Poèmes antiques 



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20 ALFRED DE VIGNY. 

se manifeste avec éclat dans le poème de Moïse qui, 
écrit aussi en 1822, ne parut que quatre ans plus 
tard. . 

Moïse personnifie la solitude de Tâme dans le 
génie. 

Tandis qulsraël plante ses tentes aux confins de 
la terre promise, le législateur hébreu gravît, un 
soir, les pentes du mont Nébo pour se rendre à 
rappel de Dieu. 

Sur le yastc horizon promenant un coup d'œil, 

II voit d'abord Phasga, que des figuiers entourent; 

Puis, au delà des monts que ses regards parcourent, 

S'étend tout Galaad, Ephraïm, Manassé, 

Dont le pays fertile à sa droite est placé ; 

Vers le midi, Juda, grand et stérile, étale 

Ses sables où s'endort la mer occidentale ; 

Plus loin, dans un vallon que le soir a pûli, 

Couronné d'oliviers, se montre Nephtali; 

Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes, 

Jéricho s'aperçoit, c'est la ville des palmes ; 

Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phogor, 

Le lentisque touffu s'étend jusqu'à Ségor. 

Il voit tout Ghanaan, et la terre promise, 

Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise. 

Il voit; sur les Hébreux étend sa grande main. 

Puis vers le haut du mont il reprend son chemin. 

Parvenu au sommet de la montagne sainte, seul, 
face à face avec Dieu, il lui ouvre son âme et implore 

(la Dryade y Symétha, la Somnambule), Poèmes judaïques 
(la Fille de Jephté^ le Bain, la Femme ctdultère)^ PoÈMES mo- 
dernes (la Prison, le Bal, le Malheur), 



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ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 21 

de mourir. Une lassitude immense pèse sur son 
cœur; car depuis que le souflQe divin Ta pénétré, 
il a vécu, grande âme dépareillée, sevré des ten- 
dresses humaines. Du plus loin qu'ils Tapercevaient, 
les hommes se disaient : 

Il nous est étranger ; 
Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme; 
Car ils venaient, hélas ! d'y voir plus que mon âme. 
J'ai vu l'amour s'éteindre et l'amitié tarir; 
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir. 
M'enveloppant alors de la colonne noire, 
J'ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire, 
Et j'ai dit dans mon cœur : Que vouloir à présent ? 
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant, 
Ma main laisse l'effroi sur la main qu'elle touche, 
L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bouche ; 
Aussi, loin de m|aimer, voilà qu'ils tremblent tous. 
Et, quand j'ouvre les bras, on tombe à mes genoux. 

Tant que sa mission n'était pas accomplie, il a 
porté sans murmure le fardeau de sa grandeur; mais 
aujourd'hui que la pensée du salut d'Israël ne sou- 
tient plus son courage, il succombe sous le poids 
de ses tristesses accumulées, et, comme un refrain 
douloureux répété de strophe en strophe, son âme 
exténuée exhale cette prière vers Dieu ; 

O Seigneur, j'ai vécu puissant et solitaire, 
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre ! 

Quelle fatigue de sa supériorité I Quelle mélancolie 
de sa toute-puissance I Quelle poignante misère que 



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22 ALFRED DE VIGNY. 

celle de ce grand génie qui aspire à la mort comme 
à la seule chose qui lui soit désormais commune avec 
tous les hommes I Est-ce la profondeur de la pensée, 
la noblesse des formes, la solennité de l'inspiration? 
Mais la lecture de ces strophes évoque impérieuse- 
ment à Tesprit Firnage colossale du Moyses surgens de 
Michel-Ange, comme si une secrète parenté unissait 
l'œuvre du poète au chef-d'œuvre de l'artiste et 
que Tune ne fût venue que pour compléter et 
interpréter l'autre. 

Le Moïse était à peine achevé, que la grande idée 
dont il est le symbole se représentait à l'imagination 
d'Alfred de Vigny. Mais, cette fois, d'autres fibres, 
plus intimes, plus profondes, vibraient en lui, et, 
l'émotion se transposant, un poème exquis, jE'/oa, 
naissait de sa rêverie (1823). 

Eloa est la peinture de l'amour dans sa nuance 
la plus délicate, la pitié. D'une larme versée par 
4e Christ au tombeau de Lazare et recueillie par 
des séraphins, est née parmi les anges une créa- 
ture d'une ineffable beauté : Dieu l'a nommée 
Eloa. 

Elle apprend un jour qu'un de ses frères célestes, 
le plus beau de tous, gémit dans les ténèbres pour 
avoir jadis encouru la malédiction divine; mais, loin 
de frémir d'horreur à cette révélation, la vierge sent 
éclore en son cœur un émoi plein de dguceur et de 



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ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 23 

mélancolie : c'est la pitié et c'est Tamour. Dès lors, 
plus de paix pour elle. 

Les cantiques sacrés troublaient sa rêyerie, 
Car rien n'y répondait à son âme attendrie. 

Et toujours dans la nuit un rêve lui montrait 
Un ange malheureux qui de loin l'implorait. 

Obsédée par cette vision suppliante, elle ouvre, un 
soir, ses ailes d'or et descend jusqu'aux lieux où le 
Réprouvé subit son exil éternel. 

L'ange maudit n'a rien perdu de sa beauté, la 
flamme de ses yeux ne trahit pas la laideur de son 
âme, et c'est d'une voix douce qu'il interpelle Eloa 
rougissante : 

Je suis un exilé que tu cherchais peut-être. 

Je suis celui qu'on aime et qu'on ne connaît pas. 
Sur rhomnie j'ai fondé mon empire de flamme. 
Dans les désirs du cœur, dans les rèvcs de l'âme, 
Dans les désirs du corps, attraits mystérieux. 
C'est moi qui fais parler l'épouse dans ses songes ; 
La jeune fille heureuse apprend d'heureux mensonges ; 
Je leur donne des nuits qui consolent des jours; 
Je suis le roi secret des secrètes amours. 

J'ai pris au Créateur sa faible créature; 

Nous avons, malgré lui, partagé la nature : 

Je le laisse, orgueilleux des bruits du jour vermeil. 

Cacher des astres d'or sous l'éclat d'un soleil ; 

Moi, j'ai l'ombre muette, et je donne à la terre 

La volupté des soirs et les biens du mystère. 



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24 ALFRED De VIGNY. 

Et suivant du regard l'effet de ses paroles per- 
fides, le séducteur déploie, pour achever de troubler 
sa victime, le merveilleux décor et toutes les puis- 
sances voluptueuses d'une nuit d'amour : 



Sitôt que, balaircé sous le pâle horizon. 

Le jBoleil rougissant a quitté le gazon, 

Innombrables esprits, nous volons dans les ombres 

En secouant dans l'air nos chevelures sombres; 

L'odorante rosée alors jusqu'au matin 

Pleut sur les orangers, le lilas et le thym. 

La nature, attentive aux lois de mon empire, 

M'accueille avec amour, m'écoute et me respire ; 

Je redeviens son Ame, et pour mes doux projets, 

Du fond des éléments j'évoque mes sujets. 

Convive accoutumé de ma nocturne fête, 

Chacun d'eux en chantant à s'y rendre s'apprête. 

Vers le ciel étoile, dans l'orgueil de son vol, 

S'élance le premier l'éloquent rossignol; 

Sa voix sonore, à l'onde, à la terre, à la nue. 

De mon heure chérie annonce la venue; 

Il vante mon approche aux pâles alisiers, 

Il la redit encore aux humides rosiers ; 

Héraut harmonieux, partout il me proclame ; 

Tous les oiseaux de l'ombre ouvrent leurs yeux de flamme. 

L'hymne de volupté fait tressaillir les airs, 
Les arbres ont leurs chants, les buissons leurs concerts, 
Et, sur les bords d'une eau qui gémit et s'écoule, 
La colombe de nuit languis samment roucoule. 

Puis il s'écrie : 

La voilà sous tes yeux l'œuvre du Malfaiteur; 
Ce Méchant qu'on accuse est un consolateur 



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ANNÉES DB JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 25 

Qui pleure sur l'esclaTe et le dérobe au maître, 
Le sauve par l'amour des chagrins de son être. 
Et, dans le mal commun lui-même enseveli, 
Lui donne un peu de charme et quelquefois l'oubli. 

Trois fois, en écoutant ces paroles qui sonnent si 
étrangement à Toreille d*une habitante des cieux, 
Eloa s'est voilé le visage. Une lutte douloureuse se 
livre en son cœur entre la pudeur et Tamour. Mais 
elle ne peut déjà plus fuir. Née d'une larme de pitié, 
elle obéit à son instinct qui est d'aimer et de con- 
soler. Vainement les voix d'en haut la rappellent : 
elle ne s'appartient plus. 

Eloa, sans parler, disait : Je sais à toi ; 

Et l'ange ténébreux dit tout bas : Sois a moi ! 

Sois à moi! 

Tu n'as jamais compris ce qu'on trouve de charmes 
A présenter son sein pour y cacher des larmes. 
Viens, il est un bonheur que moi seul t'apprendrai; 
Tu m'ouvriras ton âme, et je l'y répandrai. 

La pudeur est vaincue par la pitié. Eloa cède 
éperdue. Le ciel lumineux ne la reverra plus. 

Telle est la trame légère de ce poème que Théophile 
Gautier proclamait « le plus parfait de notre littéra- 
ture » et qui est assurément une des plus exquises 
inspirations de la poésie mystique. Rien n'y est 
réel, mais tout y est d'une vérité idéale absolue. On 
dirait que le style même a des transparences d'opale, 
et l'on ne peut rêver un coloris plus subtil, des 



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26 ALFRED DE VIGNY. 

nuances plus délicates, des tons plus diaphanes. 
Seule, la Miranda de Shakespeare est douée d'un 
pareil charme de songe; mais je ne sais si Eloa 
n*est pas supérieure à sa sœur spirituelle, car, sous 
des formes plus frêles encore, elle concentre de 
plus puissantes énergies d*amour et de dévoue- 
ment. 

L'apparition de ces poésies marquait une heure 
importante dans notre histoire littéraire. Un esprit 
nouveau naissait en France. 

Il venait en effet de se former à Paris un groupe 
de jeunes gens qu'unissait un même idéal littéraire, 
politique et religieux, idéal bien confus encore, où 
l'on distinguait seulement la tendance au mysticisme, 
le culte du moyen âge et de sa chevalerie, l'horreur 
des doctrines du xviii® siècle et de la Révolution, et 
par-dessus tout, cet éternel besoin de nouveauté qui 
est peut-être le plus puissant ressort de l'esprit 
humain. 

Un journal bi-hebdomadaire, le Consers^ateur litté- 
raire, leur avait d'abord servi d'organe, et le choix 
de ce titre indiquait qu'ils se réclamaient de Chateau- 
briand, maître alors du grand Conservateur, et qu'à 
ses côtés ils se proposaient de soutenir le même com- 
bat. Une revue mensuelle, la Muse française y succéda 
bientôt au journal, et les écrivains qui la composaient 
signaient Victor Hugo, Soumet, Guiraud, de Sainl- 



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ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 27 

Valry, Emile Deschamps et Alfred de Vigny. Elle 
avait pris pour épigraphe ces vers de Virgile : 

Jam redit et Virgo 

Jam nova progenies cœlo demittitur alto. 

On se réunissait chez Nodier, d'abord dans le petit 
appartement de la rue de Provence, puis à l'Arsenal 
dont l'auteur de Trilhy venait d'être nommé le biblio- 
thécaire. 

De Vincennes où il tenait garnison, Alfred de Vigny 
se rendait assidûment à ces réunions. Une amitié 
soudaine l'unit à Victor Hugo dès qu'ils se ren- 
contrèrent, intimité charmante d'âmes déjà faites 
quoique jeunes encore, mais plus enthousiaste que 
profondément tendre, véritable amitié de poètes et 
d'artistes, où l'imagination tenait plus de place que 
le cœur, et pareille à ces fleurs hâtives dont l'éclat et 
le parfum ne durent qu'un jour. 

Lors de son mariage, en 1822, Victor Hugo s'était 
fait honneur d'être assisté d'Alfred de Vigny comme 
témoin. Et quelques mois plus tard, celui-ci lui 
avait rendu cette marque d'amitié en lui confiant le 
soin de publier durant son absence le poème 
à'Eloa. 

Au mois de mars 1823, Alfred de Vigny avait, en 
efifet, quitté brusquement Paris. La guerre d'Espagne 
venait d'éclater, et le poète officier, rendu soudain à 



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28 ALFRED DE VIGNY. 

ses premiers rêves, tenté par les glorieuses perspec- 
tives qui s'ouvraient inopinément à son activité, 
avait auisitôt réclamé et obtenu de faire campagne 
dans un régiment de ligne. Promu capitaine à cette 
occasion, il répondait aux compliments de son ami 
Adolphe de Saint- Valry : « Aujourd'hui, lendemain 
du jour de ma naissance, vient de m'arriver ce nom 
de capitaine auquel semblent seulement commencer 
les grandes choses de la guerre, et qui, le premier, 
donne un peu de liberté et quelque puissance. Avec 
ce grade m*est arrivée la nouvelle que j*irai en 
Espagne quand le régiment sera complet. Ainsi, je 
mérite vraiment toutes vos félicitations puisque je 
me vois certain de faire cette guerre à la Du Guesclin, 
et d'appliquer aux actions les pensées que f aurais pu 
porter dans des méditations solitaires et inutiles, » 

Mais il était écrit que chaque étape de sa carrière 
militaire serait une déception pour Alfred de Vigny : 
en arrivant aux Pyrénées, sa brigade trouva Tordre 
de faire halte pour former réserve en deçà de *la 
frontière. 

Après le premier découragement, la poésie lui 
servit cette fois encore à tromper son ennui. Au 
spectacle des Pyrénées, au voisinage de Roncevaux, 
il éprouva bientôt l'impression que H. Heine devait 
retrouver aux mêmes lieux et traduire dans les 
strophes charmantes à'Atta Troll : « Roncevaux, 



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ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 29 

lorsque j'entends résonner ton nom, il me semble que 
s'ouvre dans mon cœur la fleur bleue des souvenirs 
légendaires.... » Un cortège de visions héroïques 
se déroula soudain en lui. Et, demandant au rêve 
les émotions généreuses que la réalité lui refusait, il 
rendit à Tombre de Roland un éloquent et pathétique 
hommage : 

Âmes des cheyaliers, reyenez-yons encor? 
Est-ce yous qai parlez ayec la yoix du cor ? 
Ronceyaux! Ronceyauxl dans la sombre yallée 
L'ombre du gprand Roland n'est donc pas consolée ! ^ 

Sous une inspiration différente, il créait encore sa 
Dolorida, héroïne d'amour touchante et passionnée, 
bien supérieure aux Andalouses de romance chan- 
tées plus tard par Alfred de Musset, vivante et 
vraie comme les Espagnoles de Mérimée, admirable 
d'énergie dans la vengeance lorsqu'elle jette pour 
adieu à son époux infidèle le terrible proverbe : « Jo 
amo mas à tu amor que à tu çida, — Ton amour 
m'est plus cher que ta vie. » 

1. L'indication « écrit en 1825 » mise par Vigny à la suite 
du poème du Cor ne doit pas être prise au sens strict : 
« acheyé en 1825 » serait plus exact. Une lettre à A de Saint- 
Valry datée du printemps de 1823 prouye en effet qu'il com- 
posait alors son Roland, 

Les belles strophes descriptiyes par lesquelles 8*ouyre le 
Cor méritent d'être notées. Ce tableau grandiose du paysage 
pyrénéen marque le premier essai de la poésie romantique 
dans un genre où la prose ayait depuis longtemps fait ses 
preuyes, — le genre pittoresque. 



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30 ALFRED DE VIGNY. 

Enfin, pour que pas un instant ne demeurât 
innoccupé dans son inaction forcée, il se mettait 
avec ardeur à un grand travail dont le hasard de ses 
lectures lui avait donné Tidée. C'était la conjuration 
de Cinq-Mars, cette sombre tragédie qui jeta comme 
un voile funèbre sur Tagonie de Louis XIII et de 
Richelieu. Cette fois, il désertait la forme poétique, 
la seule où sa pensée se fût encore traduite. Il 
apercevait en effet dans le roman historique, dont 
Walter Scott n'avait exploité que les ressources 
pittoresques, des facilités particulières pour combi- 
ner les faits du passé en vue de leur attribuer 
« la plus grande signification morale » et pour en 
dégager ce qui l'intéressait par-dessus toute chose, 
« le spectacle philosophique de l'homme profon- 
dément travaillé par les passions de son caractère et 
de son temps ». 

Sur le devant de la scène, trois acteurs seulement : 
Louis XIII, âme incurablement faible et toujours 
inquiète, fantôme de roi; Cinq-Mars, héros d'aven- 
ture, ambitieux par amour et passionné jusqu'au 
crime. Au-dessus d'eux, les dominant de toute la 
supériorité de son génie, l'impérieux Cardinal, 
disputant à la mort un dernier lambeau de puis- 
sance. Au second plan, la gracieuse et mélancolique 
Marie de Gonzague, la grande figure du malheu- 
reux de Thou, et enfin çà et là des comparses. 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 31 

Gomme action, une suite rapide d'événements pathé- 
tiques, convergeant à l'épilogue sanglant du 12 sep- 
tembre 1642. 

Un succès très vif accueillit cet ouvrage. Jamais 
encore l'on n'avait si fortement évoqué les sou- 
venirs de notre histoire nationale ni ranimé les 
âmes du passé. C'était la première fois aussi, depuis 
Chateaubriand et Mme de Staël, que la belle prose 
littéraire réapparaissait dans une œuvre d'imagi- 
nation et qu'un roman était écrit d'un style aussi 
pur et coloré. 

Pourtant il nous est difficile aujourd'hui de 
subir, sans nous défendre, le charme que les lec- 
teurs contemporains trouvaient à Cinq-Mars, Les 
exigences que nous ont créées les progrès de la cri- 
tique historique ne tolèrent plus les libertés grandes 
qu'Alfred de Vigny s'est permises avec la vérité 
positive des événements et des caractères. A la 
différence de Walter Scott, qui n'empruntait que 
l'esprit et le décor du passé pour des héros et des 
aventures imaginaires, Alfred de Vigny prenait à 
l'histoire non seulement le cadre et l'horizon, mais 
le sujet, les personnages, tout le tableau. Une telle 
méthode l'entraînait fatalement à altérer les faits 
les plus avérés comme à dénaturer les physionomies 
les mieux connues du passé. 

Mais dans cette erreur même, une pensée 



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32 ALFRED DE YIGNT. 

philosophique lui servait d'excuse. Il croyait, avec 
tous les idéalistes, que les événements ne sont rien, 
que le seul fait véritable est le sentiment intérieur 
des hommes qui ont vécu; il croyait encore, avec 
Hegel et Garlyle, que « la vie de tout homme illustre 
a un sens unique et précis » et que chacun d'eux 
fut h son heure le représentant attitré de l'une des 
grandes formes poétiques, religieuses ou morales 
pour lesquelles l'humanité vit et meurt. Pénétré 
de ces idées, il revendiquait en faveur du romancier 
le droit de recomposer la biographie de ses person- 
nages selon ridée générale dont ils furent jadis 
le type expressif et abrégé, de rétablir dans leur 
existence cette unité qu'on ne réalise jamais ici-bas, 
de faire servir ainsi leur mémoire â l'éclatante 
démonstration de quelque vérité immuable et supé- 
rieure *. 

Les Poèmes antiques et modernes^ Moïse ^ Eloa, enfin 
Cinq-Mars avait placé rapidement Alfred de Vigny 
au premier rang de la jeune école romantique, et mis 
son talent au plein jour. 

Mais aussi chacun de ces succès avait accentué le 
contraste entre l'importance de sa situation littéraire 
et la médiocrité de sa position militaire, et peut-être 

1. On lit encore dans son Journal intime ces deux belles 
pensées : « L'humanité fait un interminable discours dont 
chaque homme illustre est l'idée.... Chaque homme n'est que 
rimage d'une idée de l'esprit général. » 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 33 

en souffrait-il trop vivement. Au printemps de 1827, 
las d'attendre un avancement chaque jour plus incer- 
tain, il se démit de son grade et rentra dans la vie 
civile. Quelques mois plus tard, donnant un souvenir 
aux années qu'il avait passées à l'armée, il faisait ces 
confidences à son ami, le poète Brizeux : « Vous 
avez raison de vous représenter ma vie militaire 
comme vous faites. L'indignation que me causa tou- 
jours la suffisance dans les hommes si nuls qui sont 
revêtus d'une dignité ou d'une autorité me donna, 
dès le premier jour, une sorte de froideur révoltée 
avec les grades supérieurs et une extrême affabilité 
avec les inférieurs et les égaux. Cette froideur parut 
à tous les ministères possibles une opposition per- 
manente, et ma distraction naturelle et l'état de som- 
nambulisme où me jette en tout temps la poésie 
passèrent quelquefois pour du dédain de ce qui 
m'entourait. Cette distraction était pourtant, comme 
elle l'est encore, ma plus chère ressource contre 
l'ennui, contre les fatigues mortelles dont on acca- 
blait mon pauvre corps si délicatement conformé et 
qui aurait succombé à de plus longs services; car 
après treize ans, le commandement me causait des 
crachements de sang assez douloureux. La distrac- 
tion me soutenait, me berçait, dans les rangs, sur 
les grandes routes, au camp, à cheval, à pied, en 
commandant même, et me parlait à l'oreille de poé- 



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34 ALFRED DE VIGNY. 

sies et d'émotions divines nées de l'amour, de la 
philosophie et de l'art. Avec une indifférence cruelle, 
le gouvernement à la tête duquel se succédaient mes 
amis et jusqu'à mes parents ne me donna qu'un grade 
pendant treize ans, et je le dus à l'ancienneté qui me 
fit passer capitaine à mon tour. Il est vrai que dès 
qu'un homme de ma connaissance arrive au pouvoir, 
j'attends qu'il me cherche, et je ne le cherche plus. 
J'étais donc bien déplacé dans l'armée. Je portais la 
petite Bible que vous avez vue dans le sac d'un 
soldat de ma compagnie. J'avais Eloa, j'avais tous 
mes poèmes dans ma tête, ils marchaient avec moi 
par la pluie de Strasbourg à Bordeaux, de Dieppe à 
Nemours et à Pau; et quand on m'arrêtait, j'écri- 
vais. J'ai daté chacun de mes poèmes du lieu où se 
posa mon front.... » 

Depuis quelque temps d'ailleurs, il songeait à se 
marier. Il avait encore, malgré la venue de la tren- 
tième année, toute la grâce et la fraîcheur de l'ado- 
lescence. Lamartine, qui le fréquentait volontiers à 
cette époque, nous a laissé de lui un portrait char- 
mant. Du plus loin qu'on l'apercevait, nous dit-il, 
on le remarquait à l'élégance aristocratique de son 
allure, a la noblesse sans affectation de ses attitudes, 
au goût et au style de sa toilette. Des cheveux 
fins et blonds, rejetés en arrière suivant la mode 
et que leur souplesse naturelle ondulait autour des 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 35 

tempes; un nez droit et mince; des yeux d'un bleu 
de mer, toujours perdus en songe; un teint d*une 
pureté presque virginale et des lèvres d'un dessin 
exquis « donnaient à sa physionomie pensive et 
souriante quelque chose de la pudeur, de la grâce 
et de Tabaridon de la femme ». Et comme, à défaut 
de la fortune, il ajoutait encore à ces dons extérieurs 
un nom, un titre et l'auréole poétique d'une gloire 
naissante, les occasions de mariage ne lui avaient 
pas manqué. Du temps qu'il servait encore à la 
Garde royale, il avait troublé le cœur de la charmante 
Delphine Gay, alors dans le premier éclat de sa 
beauté, et s'en était lui-même assez vivement épris. 
Mme Sophie Gay avait conçu le rêve de les unir ; mais 
Mme de Vigny, la mère, très vaine de sa noblesse 
et du talent de son fils, y mit bon ordre. 

Une lettre écrite, en août 1823, par Mme Gay h 
son amie Mme Desbordes Valmore nous édifie à cet 
égard : a Ce charmant Emile Deschamps connaît 
aussi M. de Vigny et je présume qu'en ce moment 
il vous a déjà amené le poète-guerrier. Je vous le dis 
bien bas, c'est le plus aimable de tous, et malheu- 
reusement un jeune cœur qui vous aime tendrement 
et que vous protégez beaucoup s'est aperçu de cette 
amabilité parfaite. Tant de talent, de grâces, joints 
à une bonne dose de coquetterie, ont enchanté cette 
âme si pure, et la poésie est venue déifier tout cela. 



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36 ALFRED DE VÏGNY. 

La pauvre enfant était loin de prévoir qu'une rêverie 
si douce lui coûterait des larmes; mais cette rçverie 
s'emparait de sa vie. Je l'ai vu, j'en ai tremblé, et 
après m'être assurée que ce rêve ne pouvait se réa- 
liser, j'ai liaté le réveil. — Pourquoi? me direz-vous. 
— Hélas ! il le fallait. Peu de fortune de chaque coté : 
de l'un, assez d'ambition, une mère ultra, vaine de 
son titre, de son fils, et l'ayant déjà promis à une 
parente riche, en voilà plus qu'il ne faut pour triom- 
pher d'une admiration plus vive que tendre; de 
l'autre, un sentiment si pudique qu'il ne s'est jamais 
trahi que par une rougeur subite, et dans quelques 
vers où la même image se reproduisait sans cesse. 
Cependant le refus de plusieurs partis avantageux 
m'a bientôt éclairée; j'en ai demandé la cause et 
je l'ai, pour ainsi dire, révélée par cette question. 
Vous la connaissez et vous l'entendez me raconter 
naïvement son cœur. Le mien en était cruellement 
ému. » 

Et la mère' ajoutait avec quelque dépit : « Gom- 
ment, pensais-je, n'est-on pas ravi d'animer, de trou- 
bler une personne semblable? Comment ne devine- 
t-on pas, ne partage-t-on pas ce trouble? Et malgré 
moi j'éprouve une sorte de rancune pour celui qui 
dédaigne tant de biens. Sans doute il ignore l'excès 
de cette préférence, mais il en sait assez pour 
regretter un jour d'avoir sacrifié le plus divin senti- 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 37 

ment qu'on puisse inspirer, aux méprisables intérêts 
du grand monde ». 

Il semble qu* Alfred de Vigny prit Taventure avec 
assez de philosophie ; la jeunesse, la poésie, le 
succès ont une si merveilleuse vertu consolatrice I 
Et puis, l'heure des grandes passions n'avait pas 
encore sonné pour lui. Un jour viendra, après les 
violents orages, où il sera plus ému au souvenir 
seul qu'il ne l'avait été jadis au contact même de cet 
amour; et vingt ans plus tard, il adressera ces vers 
à celle qu'une ironie du sort, après l'avoir offerte 
au plus éthéré des poètes, réservait au plus pro- 
saïque des hommes d'affaires : 

PALEUR 

A Mme Delphine de Girardin, 

Lorsque sur ton beau front riait l'adolescence, 
Lorsqu'elle rougissait sur tes lèvres de feu, 
Lorsque ta joue en fleur célébrait ta croissance. 
Quand la vie et l'amour ne te semblaient qu'un jeu; 

Lorsqu'on voyait encor grandir ta svelte taille. 

Et la Muse germer dans tes regards d'azur; 

Quand tes deux beaux bras nus pressaient la blonde écaille 

Dans la blonde forêt de tes cheveux d'or pur ; 

Quand des rires d'enfant vibraient dans ta poitrine 
Et soulevaient ton sein sans agiter ton cœur, 
Tu n'étais pas si belle en ce temps-là, Delphine, 
Que depuis ton air triste et depuis ta pÂleur. 

La femme destinée à Vigny était une jeune anglaise, 
d'une rare beauté, miss Lydia Bunbury. Il l'avait 



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38 ALFRED DE VIGNY. 

connue, en 1824, à Pau, où il tenait garnison, et i\ 
s'était vivement épris d'elle. Une influence littéraire 
s'ajouta peut-être aux raisons du cœur. Alfred de 
Vigny s'adonnait alors avec prédilection à la lecture 
des poètes anglais, particulièrement de Shakspeare 
et de Milton, de Moore et de Byron. Mademoiselle 
Bunbui^ lui apparut sans doute sous le voile char- 
mant de leurs héroïnes. Le père avait exercé autrefois 
d'importantes fonctions à la Guyane et aux Indes. 
Égoïste, maussade, fantasque, il s'opposait au ma- 
riage*. Il finit par consentir. La cérémonie fut célébrée 
le 3 février 1825, à Pau, devant un pasteur de l'Église 
réformée. Les époux partirent aussitôt pour Londres. 
Leur union devait être heureuse, si l'on entend 
par là que leur entente domestique fut parfaite. Il lui 
demeura toujours attaché, d'autant plus dévoué qu'il 
lui était infidèle ; mais ils étaient trop différents, lui 
toute poésie, elle toute prose (une prose qui avait pour- 
tant ses élégances), il la dominait de trop loin, elle lui 
était trop inférieure d'intelligence, pour que leurs 
vies morales pussent se pénétrer ; si bien que, pendant 
plus de trente années, leurs existences se déroulèrent 
l'une à côté de l'autre, paisiblement, sans se confondre, 
comme les eaux de deux affluents qui couleraient 
durant des lieues dans le même lit sans se mêler. 

1. Sainte-Beuve rapporte une cnrieuse anecdote sur le 
compte de ce vieil original : « Lamartine était secrétaire 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 39 

Cependant les grands jours du Romantisme étaient 
venus. La vie de l'esprit n'avait jamais été plus 
active en France, ni plus intense le mouvement des 
intelligences, ni plus vif l'éveil de toutes les facultés. 
Partout de larges perspectives s'ouvraient; une 
ardeur généreuse entraînait les esprits dans toutes 
les voies de l'art et de la littérature; et, passant sur 
toutes choses, un souffle de renouveau semblait 
annoncer le printemps d'un grand siècle. Autour de 
Victor Hugo, comme autour de Nodier cinq ans 
plus tôt, un cénacle s'était formé : Alfred de Vigny, 
Sainte-Beuve, Emile et Antony Deschamps, Alfred 
de Musset s'y rencontraient avec Balzac, Armand 
Bertin, Louis Boulanger, Achille et Eugène Dévéria, 
Eugène Delacroix et David d'Angers. 

Une sympathie mutuelle, l'enthousiasme, la con-* 
fiance, je ne sais quoi encore d'expansif et d'ingénu 
unissait ces jeunes talents, de nature et de destinée 
si différentes. Plus«qu'aucun autre témoignage peut- 
être, les relations d'Alfred de Vigny et de Sainte- 
Beuve attestent la vive ardeur, la fraternelle émulation 

d'ambassade à Florence. M. Bunbury, lui fut présenté et fut 
invité par lui à dîner. Pendant le dîner l'Anglais dit à M. de 
Lamartine quMl avait une fille mariée à l'un des premiers poètes 
de France. Sur la demande du nom, il hésita et ne sut pas 
le dire. Lamartine énuméra alors les poètes en renom, et à 
chacun l'Anglais disait : « Ce n'est pas ça ». Mais Lamartine 
ayant nommé à la fin Alfred de Vigny, l'original répondit : 
« Oh! oui, je crois que c'est ça. » 



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40 ALFRED DE VIGNY. 

qui animait le petit groupe romantique en ces jours 
qui devaient si tôt finir. 

Sainte-Beuve venait de publier pour ses débuts 
son Tableau de la poésie française au xvi® siècle, qui 
rattachant le Cénacle de la Restauration à la Pléiade 
des Valois donnait comme un titre historique à l'école 
nouvelle. Alfred de Vigny lui écrivait aussitôt : 

« Bellefontaine, 8 août 1828. 

« Je ne résiste pas au besoin que j'ai de vous 
parler de votre beau livre, et en vérité comme je ne 
cesse de causer avec vous tous les jours depuis que 
je suis à la campagne, je puis aussi bien continuer 
par écrit cette douce conversation. Oui vraiment, 
je ne peux quitter votre ouvrage que pour en 
parler et aller dire à tout le monde : « Avez-vous lu 
Baruch? » et ensuite je m'enferme avec vous ou bien 
je vous emporte sous une allée où je marche tout 
seul, et je frappe sur le livre, et»je jette des cris de 
plaisir à me faire passer pour fou. Quel service vous 
rendez aux lettres, en relevant et rattachant ces 
anneaux perdus ou rouilles de la chaîne des poètes. 
Je ne puis croire que vous résistiez à nous donner 
un choix semblable de la Pléiade et de sa queue, 
ainsi entrelacé de prose et de poésie de vous-même; 
je le souhaite de toute mon ame.... » 

A ces flatteuses avances Sainte-Beuve répondait 



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ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 41 

publiquement dans les Poésies de Joseph Delorme en 
plaçant l'auteur de Moïse et à'Eloa au premier rang 
de la Pléiade nouvelle et en le qualifiant de : « Chantre 
des saints amours, divin et chaste cygne ». 

Et c'était alors entre eux, dans leurs lettres, leurs 
entretiens ou leurs vers, un incessant échange de 
souhaits, de compliments et de grâces. Quatre ans 
plus tard, dans les Consolations, l'enthousiasme de 
Sainte-Beuve montait plus haut encore, et dans Tune 
des pièces principales du recueil, intitulée : a à Alfred 
de Vigny », l'auteur accumulait sur son ami les 
éloges les plus dithyrambiques, les bénédictions les 
plus exaltées, les plus glorieuses prophéties. Par- 
venu au terme de son épître, de sa litanie plutôt, le 
poète éperdu, prosterné, s'écriait, le plus sérieuse- 
ment du monde, vers son frère divin : 

Et puis un jour, bientôt, tous ces maux finiront ; 
Vous rentrerez au ciel une couronne au front, 
Et vous me trouverez, moi, sur votre passage, 
Sur le seuil à genoux, pèlerin sans message. 
Car c'est assez pour moi de mon Ame à porter. 
Et, faible, j'ai besoin de ne pas m'écarter. 
Vous me trouverez donc en larmes, en prière. 
Adorant du dehors l'écftit du Sanctuaire, 
Et, pour tâcher de voir, épiant le moment 
Où chaque hôte divin remonte au firmament. 
Et si, vers ce temps-là, mon heure est révolue. 
Si le signe certain marque ma face élue. 
Devant moi roulera la porte aux gonds dorés, 
Vous me prendrez la main et vous m'introduirez. 



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42 ALFRED DE VIGNY. 

A quoi Vigny tout ému répondait aussitôt : 

« 24 mars 1830. 

« Merci cent fois, cher ami. Consolateur, puîs- 
siez-vous être consolé ! Je vous écris les larmes aux 
yeux et ne sais vraiment quel éloge littéraire vous 
donner. Que je suis fier de revoir ce chant angé- 
lique qui porte mon nom ! A présent, je vais relire 
tout le livre avec ma tête si je puis, et plus tranquil- 
lement; mais vous me troublerez encore. Que vos 
vers sont parfaits! J'irai vous voir et vous embrasser 
bien tendrement. Croyez à toute mon admiration et 
à mon amitié impérissable. » 

Assurément, à la distance où nous sommes, ce 
ton, ces effusions lyriques, cette exaltation mutuelle 
prêtent à sourire; mais sans doute il fallait cette 
atmosphère morale, ce degré de chaleur dans les 
âmes, pour produire l'extraordinaire moisson poé- 
tique de ces années heureuses. En moins de dix 
ans, les Méditations^ les Poèmes antiques et modernes , 
les Odes et les Orientales, les Consolations \ quelle 
récolte merveilleuse! 

Les esprits songeaient maintenant à renouveler le 
théâtre. 

Dès 1823, Stendhal avait engagé la polémique au 
nom de Shakespeare contre Racine, et, préludant 
aux grands combats, il avait entrepris une chevau- 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 43 

chée hardie sur les terres classiques *. Quatre ans 
plus tard, la Préface de Cromwell avait eu la solen- 
nité d'une déclaration de guerre, puis Henri III âw ait 
inauguré le drame en prose. Ce fut Alfred de Vigny 
qui, au nom du drame poétique, livra la première 
bataille. 

Le 24 octobre 1829, il faisait représenter au 
Théâtre -Français une traduction en vers d' Othello 
ou le More de Venise. 

Pour la première fois, disait-on, on allait voir 
sur notre scène nationale, au lieu du Shakespeare 
de Letourneur a châtré et émondé » par Ducis; le 
grand Shakespeare dans la sincérité de son mâle et 
vigoureux génie. 

A la vérité, il y avait bien de Tignorance et de la 
convention dans le subit enthousiasme des Roman- 
tiques pour Shakespeare. L'initiation au génie 
complexe de ce grand créateur d'âmes exige plus 
de calme, de réflexion et d'étude, et, si je puis dire, 
plus d'humilité qu'ils n'en apportaient. Avec sa 
finesse d'esprit habituelle, Henri Heine a marqué 
cela en traits excellents : « Les Français, écrivait-il 



1. C'est en 1820, dans un article de Charles de Rémusat 
sur les Révolutions du théâtre y et en 1821, dans la Notice 
publiée par Guizot en tcte de sa traduction des Œuvres de 
Shakespeare, qu'apparaissent les premiers symptômes d'un 
réyeil du mouvement shakespearien en France ; mais ce n'est 
qu'en 1823 que s'engagent les polémiques. 



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44 ALFRED DE VIGNY. 

dans une petite brochure de l'époque, sont trop 
les enfants de leurs mères, ils ont trop sucé avec 
le lait le mensonge social pour bien goûter ou seu- 
lement comprendre un poète, dont chaque parole 
respire la vérité de la nature. Il est certain que, 
depuis quelque temps, on remarque chez leurs 
écrivains une tendance effrénée à ce genre de 
naturel ; ils arrachent, pour ainsi dire, avec déses- 
poir, leurs vêtements conventionnels, et se montrent 
dans la plus effrayante nudité; mais quelque lam- 
beau à la mode qui reste pendu après eux témoigne 
du manque de naturel, qui est pour ce peuple une 
tradition, et provoque chez l'observateur allemand 
un ironique sourire. Ces écrivains me rappellent 
toujours les gravures de certains romans où sont 
représentées les amours immorales du xviii® siècle ; 
bien que les messieurs et les dames y soient dans 
le costume de nature, tel qu'on le portait dans le 
paradis terrestre, les uns ont conservé leurs perru- 
ques à queue, les autres leurs frisures à triple étage 
et leurs souliers à hauts talons *. » 

Donc, que l'on comprît le génie de Shakespeare 
ou que l'on s'imaginât le comprendre, l'annonce 
à' Othello avait produit un vif émoi dans le camp 
romantique. « Cette future représentation d'Othello^ 

1. Les héroïnes de Shakespeare, 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 45 

écrit Dumas dans ses ilfe7nof>^5, faisait grand bruit.... 
Quoique nous eussions mieux aimé être soutenus par 
des troupes nationales et par un général français que 
par cette poétique condottiere, nous comprenions 
qu'il fallait accepter les armes qu'on nous apportait 
contre nos ennemis du moment, de l'instant surtout 
où ces armes sortaient de l'arsenal de notre grand 
maître à tous, Shakespeare ! » 

La soirée, en effet, se passa dans une atmosphère 
de bataille. La superstition des règles classiques et 
l'abus du style noble avaient peu à peu enlevé au 
drame français toute vie, toute couleur et toute 
vérité. Le langage familier du drame shakespearien, le 
réalisme des caractères, la hardiesse des situations, 
tant de mouvement, tant d'ame et de passion dérou- 
taient, à bon droit, les spectateurs de 1829. Mais 
qu'au Théâtre-Français, sur la scène où jusqu'alors 
les Britannicus et les Zaïre régnaient sans partage, 
un Othello bizarrement costumé osât crier à Desdé- 
mone éperdue : a A bas, prostituée » ! que Mlle Mars 
elle-même, l'héroïne acclamée de l'ancien répertoire, 
eiit accepté un rôle d'un ton aussi vulgaire et d'une 
allure aussi désordonnée; qu'enfin trois fois en un 
acte le mot de « mouchoir » eût été prononcé alors 
que le bon goût et la tradition imposaient les élégants 
synonymes de « voile », « bandeau », « fin tissu », 
voilà ce qui justifiait les protestations indignées des 



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46 ALFRED DE VIGNY. 

habitués de la rue Richelieu ; et le scandale en effet 
leur parut « plus grand que si le More eût profané 
une église ». 

Au fond, que valait la pièce? — 11 serait aisé d'y 
signaler aujourd'hui des erreurs, des insuffisances, 
des timidités de traduction. Mais elle possédait la 
qualité essentielle d'un travail de ce genre : elle 
reproduisait l'esprit, le sentiment de l'œuvre origi- 
nale. C'est une justice que Henri Heine lui-même, dans 
la brochure dont on a lu plus haut un passage, a 
rendue au traducteur à^ Othello, « Dans cette œuvre, 
dit-il, M. de Vigny a sondé plus profondément 
qu'aucun de ses compatriotes le génie de Shakes- 
peare. » Il insinue pourtant, comme une réserve 
à ses éloges : « Peut-être l'auteur s'est-il trouvé 
plus d'une fois déconcerté en présence de ces beautés 
puissantes que Shakespeare a, pour ainsi dire, tail- 
lées dans les plus énormes blocs de granit de la 
poésie. Il les considérait sans doute avec une admi- 
ration inquiète, pareil à un orfèvre s'extasiant 
devant ces portes colossales du baptistère de Flo- 
rence, qui, bien que coulées d'un seul jet, sont 
cependant si délicates, si gracieuses, qu'on les croi- 
rait ciselées, et qu'elles ressemblent au plus fin 
travail de bijouterie. » 

N'importe, le premier coup était frappé, le dra- 
peau romantique flottait sur la brèche > et glo- 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 47 

rieusement Hernani allait entrer dans la place. 

Othello n'était, à vrai dire, qu'une tentative de 
forme, un essai de retour à l'expression simple, 
franche et naturelle, sans laquelle les créations du 
génie dramatique ne donneront jamais l'illusion de 
la vie. Il fallait, comme l'écrivait Alfred de Vigny- 
dans sa préface, « refaire l'instrument (le style) et 
l'essayer en public avant de jouer un air de son 
invention ». La Maréchale d* Ancre ^ qu'il fit repré- 
senter à rOdéon le 25 juin 1831, fut sa véritable 
entrée au théâtre. 

C'était un beau sujet où le talent de Frederick 
Leraaître et de Mlle Georges donnait aux figures 
de Goncini et de Léonora Galigaî un relief extraor- 
dinaire. Mais la complication de l'intrigue et la 
multiplicité des personnages ralentissaient l'action; 
et malgré des qualités de premier ordre, malgré 
trois scènes qui, de l'aveu du plus sévère des cri- 
tiques d'alors, « seraient belles dans les plus ma- 
gnifiques tragédies de l'Europe », le succès de 
l'ouvrage, assez franc au début, ne fut pas durable. 

Acôtéd' Hernani et de Marion Delorme^ de Henri III 
et *^ Antonxfy c'était peu de chose ^encore qu'Othello 
et la Maréchale d'Ancre. Mais Alfred de Vigny allait 
avoir aussi son heure glorieuse au théâtre, son 
triomphe incontesté, le soir du 12 février 1835, à la 
représentation de Chatterton. 



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48 ALFRED DE VIGNY. 

Le sujet du drame était tiré d'un volume qu*il 
venait de publier sous le titre de Stella^ récit mêlé 
d'histoire, de philosophie et de roman, rappelant 
Sterne et Diderot par la fantaisie de la forme, où 
les pensées et les rêveries de l'auteur s'inséraient 
comme d'elles-mêmes entre les épisodes de la nar- 
ration. 

L'idée mère de l'ouvrage avait de lointaines mais 
profondes analogies avec celle de Moïse, Si l'on 
tient compte de la différence des caractères, des 
temps et des lieux, c'est la tristesse amère et désa- 
busée du législateur hébreu qui reparaît dans la 
désespérance des héros de Stello, 

Le poète, assure Alfred de Vigny, est le martyr 
perpétuel de l'humanité ; les dons de sa nature pas- 
sionnée le prédestinent au rôle de victime sociale. « Il 
vient au monde pour être à charge aux autres, quand 
il appartient complètement à cette race exquise et 
puissante qui fut celle des grands hommes inspirés. 
L'émotion est née avec lui si profonde et si intime, 
qu'elle l'a plongé, dès l'enfance, dans des extases 
involontaires, dans des rêveries interminables. 
L'imagination le possède par-dessus tout; elle 
emporte ses facultés vers le ciel aussi irrésistible- 
ment que le ballon enlève la nacelle. Au moindre 
choc, elle part; au plus petit souffle, elle vole et ne 
cesse d'errer dans l'espace qui n'a pas de routes 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 49 

humaines,... Dès lors, plus de rapports avec les 
hommes qui ne soient altérés et rompus sur quel-» 
ques points. Sa sensibilité est devenue trop vive; 
ce qui ne fait qu'effleurer les autres, le blesse jus- 
qu'au sang ; les affections et les tendresses de sa vie 
sont écrasantes et disproportionnées, et ses enthou- 
siasmes excessifs l'égarent. » 

Mais le pis de sa destinée est que tout exercice 
régulier et lucratif de son activité lui est interdit 
sous peine de ne plus entendre le chant intérieur de 
son âme et de troubler son rêve. De quoi vivra- 
t-il donc ? De sa plume ? de ce répugnant métier 
d'homme de lettres qui fait de la pensée chose vé- 
nale et vile? S'il refuse pourtant de forfaire à son 
génie? Alors un seul parti lui reste ; disparaître. Et 
l'auteur concluait à l'obligation pour l'État de venir 
au secours du poète et de lui donner au moins « une 
mansarde e.t du pain ». 

Une part de vérité se cachait dans cette thèse 
exagérée. Il est certain que, dans les sociétés 
modernes où la rétribution des services se mesure 
à l'apport utile de chacun, l'homme inhabile à tout 
ce qui n'est pas l'œuvre divine est mal préparé à 
soutenir la lutte de la vie. Mais, à tout prendre, les 
dépenses rigoureusement nécessaires au soutien <Je 
l'existence d'un solitaire sont peu de chose, et une 
très simple profession manuelle peut y suffire : Spi- 

4 



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60 ALFRED DE VIGNY. 

noza, qui, trente années durant, vécut « enivré de 
Dieu et d'infini », subvenait à ses besoins journa- 
liers en polissant des verres de lunettes, et devint 
même, nous assure son biographe, fort habile à ce 
travail. Car le poète n'est pas seul à souffrir de cet 
état d'infériorité dans le combat pour la vie : l'artiste, 
le savant, le penseur désintéressés partagent son 
sort. Et parmi tous les exemples qui pouvaient 
illustrer cette idée, ceux de Gilbert, de Chatterton 
et d'André Ghénier étaient peut-être les derniers 
à choisir. Si Gilbert est mort prématurément sur 
un grabat d'hôpital, ce n'est pas en victime de la 
poésie; il a souffert par des causes étrangères à 
l'art, et supporté, au même titre que le commun 
des hommes, les conséquences de son caractère et 
de ses actes. De même, Chatterton : ce prétendu 
martyr de la pensée a servi et trahi plusieurs causes, 
et ce qui l'a tué, ce n'est ni l'ingratitude, ni la dureté 
de ses concitoyens, c'est son fol orgueil. Quant à 
Chénier, qui ne sait qu'il a été frappé comme suspect 
de modérantlsme et non de poétisme? Ce n'est pas le 
chantre exquis de VAi>eugle et de Myrio, c'est l'au- 
teur des apostrophes aux « bourreaux barbouilleurs 
de lois » que le Tribunal révolutionnaire a fait 
exécuter. Et puis en admettant même l'obligation pour 
la société de venir au secours du poète malheureux, 
quel sera le service administratif ou le jury acadé- 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 51 

mique, le Mécène officiel assez éclairé et perspicace, 
d'assez de tact et de flair pour discerner aux pre- 
miers symptômes le génie méconnu de l'incapacité 
présomptueuse, pour deviner et découvrir le vrai 
poète dans la foule des déclassés que l'instruction 
moderne jette chaque année par milliers sur le pavé? 
Enfin le péril n'est-il pas plus redoutable de pro- 
pager la médiocrité sous le prétexte de favoriser 
le talent? Le patronage de l'Etat sur les vocations 
artistiques et littéraires ne peut donc être que néfaste 
ou ridicule. « Le suicide, dit alors Alfred de Vigny, 
est la seule ressource du poète qui ne peut faire 
entendre sa voix. » Mais il est plus d'une forme de 
suicide : tuer le poète qu'on porte en soi quand 
on a reconnu qu'il était impuissant à s'imposer au 
monde, est moins un acte de désespoir que de rai 
son et même de justice, la mort ainsi entendue étant 
la seule pénalité légitime dans l'ordre de l'esprit. 

N'importe I A l'heure où Alfred de Vigny plaidait 
son généreux paradoxe, les esprits étaient trop 
exaltés pour en apercevoir la faiblesse. Quand, du 
roman, ce plaidoyer passa sur la scène, quand la 
forme dramatique lui eut donné ce relief particulier, 
cette puissance d'action collective qui est le propre 
du théâtre, l'effet produit fut immense, tel même 
qu'on ne le peut comprendre aujourd'hui sans res- 
tituer l'atmosphère morale de l'époque et que, sans 



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52 ALFRED DE VIGNY. 

prétendre certes égaler l'une et l'autre œuvres, 
Chatterton demeure avec le Cid l'exemple du plus 
grand succès remporté sur une scène française. 

Les trois actes ne furent qu'un long triomphe. 
Lorsque, près de mourir. Chatterton brûlant ses 
papiers s'écrie : « Allez, nobles pensées écrites 
pour tous ces ingrats dédaigneux, purifiez* vous dans 
la flamme et remontez au ciel avec moi » , à ces 
paroles, la représentation fut presque suspendue par 
rémotion de la salle. Mais le dernier tableau porta 
plus haut encore le succès du drame. Dans cette 
scène, Kitty Bell, montée sur un palier, voit à tra- 
vers une porte vitrée Chatterton se donner la mort : 
éperdue, elle s'affaisse, glisse demi-inanimée sur la 
rampe et mourante à son tour se laisse tomber sur 
la dernière marche. Le dispositif matériel du décor 
inspira à Mme Dorval qui tenait le rôle un de ces 
mouvements hardis qui étaient le secret de son 
talent. Du haut des marches gravies par élans con- 
vulsifs, presque à genoux, elle roulait à terre, les 
bras tendus, foudroyée de douleur, et dans le cri 
qu'elle proférait, c'était plus qu'une créature aimante 
et souffrante exhalant son ame, c'était, suivant le 
mot de Théophile Gautier, « la jeunesse et la passion 
se réfugiant dans la mort comme dans le seul asile 
inviolable et libre ». 

Un enthousiasme extraordinaire soulevait les 



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ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PUODUCTIOX. 63 

spectateurs, lorsque le rideau s'abaissa. Le len- 
demain, le nom d'Alfred de Vigny était illustre. 

Les esprits sérieux et mesurés saluaient en Chat^ 
terton une réaction salutaire contre le drame fou- 
gueux, violent, surchargé de couleur locale, peuplé 
de personnages invraisemblables, saturé d'adultères, 
de viols, d'incestes, d'assassinats et d'empoisonne- 
ments selon la formule scénique des Dumas et des 
Hugo; ils applaudissaient en Vigny le créateur an- 
noncé d'un théâtre nouveau, plein de vie et de vérité, 
mais où les faits se subordonneraient désormais aux 
sentiments et aux idées, où les crises de conscience 
tiendraient plus de place que les péripéties de l'ac- 
tion *. 

1. Quelques jours après la première représentation de 
Chattertouj Alfred de Vigny écrivait à son ami le poète Bri- 
zeux, qui voyageait alors en Italie : « Où étiez- vous, mon 
ami, où étiez-vous? Quand Auguste Barbier, Berlioz, Antony,. 
et tous mes bons et fidèles amis me serraient sur leur poi> 
trine en pleurant, où étiez-vous ? Mon premier mot à Barbier 
A été : Si Brizeux était ici! Je leur avais fait la surprise de 
ce drame, personne n'en avait rien entendu. La Comédie 
Française répandait partout le bruit que cette pièce tomber 
raît. Il m'a fallu beaucoup de force pour former et encoura- 
ger les acteurs. J'avais contre moi le théâtre et le public 
prévenu par des ennemis implacables. Quelques anciens amis 
en furent si effrayés qu'ils n'osèrent pas assister à ma bataille 
qu'ils croyaient perdue d'avance. Ils sont revenus le lende- 
main de la victoire, mais cela m'a fait de la peine. J'ai eu le 
bonheur de conserver au milieu de tout cela assez de calme 
et de force pour en répandre autour de moi. J'ai réussi à ce 
que j'avais entrepris. Ma récompense est grande puisque 
dorénavant je puis avoir confiance entière dans l'attention 



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Î.4 ALFRED DE VIGNY. 

Aux yeux des jeunes exaltés de l'école romantique 
ce fut tout autre chose. Chatterton leur apparut 
comme la Déclaration des Droits du poète dans la 
société moderne. 

Alfred' de Vigny venait de réaliser, en effet, ce 
qui est le privilège des très grands esprits : la 
création d'un type qui révèle aux âmes étrangères 
leur propre secret, et sur lequel ensuite elles 
modèlent leur vision intime. Il se produisit dans la 
jeunesse de l'époque une crise contagieuse de « Ghat- 



d'un public dont on avait trop douté. Je sentais, presque 
seul, qu'il était mûr pour les développements lyriques et 
philosophiques, pour l'action toute morale. Il n'y a rien 
désormais qu'il ne soit capable d'entendre, car j'ai tendu la 
corde jusqu'à faire croire à chaque instant qu'elle était prête 
à se briser. Puisse l'idée de Stella que la voix des acteurs 
vient de prêcher plus fortement, toucher enfin les plus 
endurcis des hommes!... Sans Kitty Bell, celle qui la joue 
avec un admirable génie était perdue au théâtre et succom- 
bait sous les cabales ; c'est là un vrai bonheur pour moi. » 
(21 février 1835.) Et le lendemain de la première représen- 
tation, George Sand adressait à Mme Dorval ce billet : 
« Mon amie, j'ai à vous dire que jamais je ne vous ai vue si 
belle, si intelligente et si admirable qu'hier soir.... La pièce 
est extrêmement belle, touchante, exquise de sentiment. J'en 
suis sortie en larmes, sans vouloir en dire un mot à personne 
parce que je ne pouvais pas parler. Entre nous, ma chère, 
quels que soient les travers de la vie du monde et les peti- 
tesses des hommes en société, il n'y a que de nobles cœurs et 
des esprits d'une grande élévation qui puissent produire de 
telles choses. Je n'aime pas du tout la personne de M. de 
Vigny,.., Mais je vous assure que d'âme à âme, j'en use 
autrement. Rends-le heureux, mon enfant; ces hommes-là en 
ont besoin et le méritent. Adieu, j'irai te voir.... u 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 55 

tertonisme » semblable à répidémie de « Werthé- 
rîsme » qui avait sévi cinquante ans plus tôt en Alle- 
magne. M. Thiers, qui était alors ministre de l'Inté- 
rieur, racontait qu'il ne se passait point de jour où 
il ne reçût de quelque poète méconnu une requête 
en ces termes : « Une place, ou je me tue I » Et, de 
fait, il y eut aussitôt des suicides parmi les jeunes 
élégiaques du temps. 

L'exaltation des esprits était telle que Gustave 
Planche faillit s'attirer un mauvais parti pour s'être 
permis, dans la Revue des Deux Mondes, de con- 
tester, non le succès de la pièce ni le talent de 
l'auteur, mais la valeur dramatique de Chatterton, 
a Planche, écrit Sainte-Beuve dans ses Mémoires 
inédits, a assez rudement traité de Vigny dans la 
Revue, tenant avant tout à montrer qu'il est souve- 
rainement indépendant en critique et qu'il ne relève 
pas plus de la rue des Écuries-d' Artois * (style de 
Planche) que de la place Royale, et que s'il a souf- 
fleté Hugo, ce n'est pas par adoration pour le dieu 
à'Eloa. L'article de Planche a soulevé des scandales 
et de vives colères dans le petit monde idéaliste 
et de dilettantisme poétique qui se meut autour de 
Vigny. Péhant, jeune auteur de sonnets, a quasi 
demandé Buloz en duelj Emile Deschamps s'est 

• 
1. Oïl demeurait Alfred de Vigny. 



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56 ALFRED DE VIGNY. 

remis au vers et a rimé une ballade sur Chatterton ; 
Barbier, qui est l'aristocrate poétique le plus raffiné, 
qui n'aurait dû faire que des Pianto et des sonnets 
artistiques,,,. Barbier et tous les autres poètes à la 
Chatterton de ce petit monde crochent sur Planche 
qui relève la tête^ ils sont confits dans ce succès qui 
n'a pas été de coterie le premier jour; mais qui Test 
vite devenu. Hugo doit être singulièrement excité 
au drame [Angelo] qu'il achève en ce moment, et le 
4® acte où il était, qiïand Chatterton a paru, en sortira 
éperonné jusqu'au sang*. » 

Lfe triomphe de Chatterton consacrait définitive- 
ment la renommée littéraire d'Alfred de Vigny. Pour 
un grand nombre d'esprits éclairés, il marchait à 
quelques pas de Lamartine et dépassait Hugo. La 
prééminence de celui-ci, indiscutée au sein du clan 
romantique, était, en eÉFet, loin de s'imposer au 



1. Peut-être y avait-il en effet quelque partialité dans l'arrêt 
sévère porté par Gustave Planche contre Chatterton. Si l'on 
peut en croire Sainte-Beuve sur ce point délicat, c'était un juge 
parfois suspect que le célèbre critique de la Revue des Deux 
Mondes : « Planche, qui fait tant l'inexorable et l'austère, est 
au fond l'homme le plus partial et le plus sujet aux inspira- 
tions de son amour-propre dans ses jugements. Il n'a jamais 
nommé Alfred de Musset qu'il déteste pour avoir été délogé 
par lui de chez Mme Sand ; il a tourné contre Vigny par suite 
de quelque rivalité du même genre auprès de Mme Dorval, 
et sa grande guerre contre Victor Hugo provient elle-même 
de ce qu'à un moment de négociation, le poète avait mis 
pour condition de Son entrée à la Revue des Deux Mondes 
Texclusion du critique. » {Mémoires inédits.) 



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ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 57 

dehors; mais l'astre de Fauteur à'Hernani a été si 
éblouissant par la suite, qu'on a peine à se figurer 
aujourd'hui combien il fut lent à se lever, et qu'après 
quinze années de cours, son éclat paraissait trouble 
encore aux meilleurs yeux. 

S'il fallait d'ailleurs une preuve de l'ombrage que, 
dans le Cénacle même, le prestige croissant de Vigny 
portait h. Hugo, on en trouverait une assez plaisante 
dans l'hostilité que celui-ci voua dès lors à son con- 
current trop heureux. Au lendemain de la repré- 
sentation à' Othello^ leur amitié s'était brusquement 
rompue. Or, cinq ans plus tard, réunissant en volume 
ses articles de critique littéraire, Hugo rencontra 
sous sa main les pages charmantes et enthousiastes 
qu'il avait consacrées en 1823 au poème à'Eloa, On 
y lisait entre autres choses : « Ces réflexions nous 
amènent naturellement à l'auteur d'Eloa, Si jamais 
composition littéraire a profondément porté l'em- 
preinte ineffaçable de la méditation et de l'inspira-^ 
tion, c'est ce poème. Une idée morale, qui touche à 
la fois aux deux natures de Thomme; une leçon 
terrible donnée en vers enchanteurs; une des plus 
hautes vérités de la religion et de la philosophie, 
développée dans une des plus belles fictions de la 
poésie; l'échelle entière de la création parcourue 
depuis le degré le plus élevé jusqu'au degré le plus 
bas ; une action qui commence par Jésus et se ter- 



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58 ALFRED DE VIGNY. 

mine par Satan ; ia sœur des anges entraînée par la 
curiosité, la compassion et l'imprudence, jusqu'au 
Prince des réprouvés : voilà ce que présente Eloa^ 
drame simple et immense, dont tous les ressorts 
sont des sentiments; le tableau magique qui fait gra- 
dueNement succéder à toutes les teintes de lumière 
toutes les nuances de ténèbres; poème singulier qui 
charme et qui effraie ! » 

Publier à nouveau un pareil dithyrambe, c'eût été, 
de gaîté de cœur, travailler encore à exalter son 
rival. Gomment d'autre part se résigner à sacrifier 
un morceau de style aussi achevé et tant de belles 
antithèses? L'envie rend ingénieux; voici donc de 
quel procédé l'auteur s'avisa. Sous le titre d'Idées 
au hasard^ il publia les passages principaux de l'ar- 
ticle, après en avoir soigneusement effacé le nom de 
son rival, et comme la rature enlevait tout sens à 
Tune des phrases, il remplaça simplement les motç 
de « Vigny » et d' « Eloa » par ceux de « Milton » et 
de « Paradis perdu ». A vingt années de distance, 
sa rancune durait toujours, et, dictant ses souvenirs, 
il avait encore la petitesse de substituer, en désignant 
les témoins qui l'îivaient assisté jadis à son mariage, 
le nom de Soumet à celui d'Alfred de Vigny *. 

D'autres rivalités allaient bientôt accroître encore 

1. Victor Hugo avant 1830, par Edmond Biré. 1883. 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 59 

le dissentiment des deux poètes. Lorsque, au mois 
de novembre 1836, Victor Hugo fit connaître son 
dessein de se porter candidat à TAcadémie, un des 
organes littéraires les plus importants parmi ceux 
dont les sympathies étaient acquises aux idées nou- 
velles, la Revue de Paris ^ lui opposa immédiatement 
les titres de Vigny : « Nous regrettons, disait-elle, 
de voir M. Hugo s'aventurer dans une voie où Téga- 
rent d'officieux mensonges. Pour se dresser sur son 
pavois, il faudrait qu'il eût au moins une royauté 
reconnue, et nous pourrions citer plus d'un écrivain 
capable de la lui disputer.... Si l'on pesait d'une 
main impartiale les titres réels de l'auteur des Chants 
du Crépuscule et ceux de l'auteur à^Eloa, nous vou- 
drions bien voir lequel des deux l'emporterait. » 

Mais, en 1836, l'heure n'était sonnée ni pour Victor 
Hugo ni pour Alfred de Vigny d'entrer à l'Académie. 
Quatre ans plus tard, Hugo trouvait closes encore 
les grandes portes de bronze; un évêque lui était 
préféré, et la Revue des Deux Mondes indignée 
s'écriait avec justice : « Comment! l'Académie croit, 
devoir aller chercher ses membres parmi les plus 
hauts dignitaires de l'Eglise et de la diplomatie, 
quand pour t'éparer ses pertes, elle a parmi ses frères 
en littérature et en poésie des hommes tels que 
Victor Hugo, Ballanche , Sainte-Beuve , Alfred de 
Vigny, Augustin Thierry, Mérimée, Alfred de 



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60 ALFRED DE VIGNY. 

Musset, Alexandre Dumas, Jules Janin, Ampère, 
Edgar Quinet, Philarète Ghasles? » 

Cinq ans plus tard seulement, Victor Hugo par- 
venait à forcer Tentrée de l'acropole académique. 
Mais aussitôt la brèche se refermait derrière lui, et 
la phalange romantique s*y brisait à nouveau. Trois 
fois, en 1841, en 1842, en 1844, Alfred de Vigny en 
était repoussé. Cette dernière année pourtant, Sainte- 
Beuve et Mérimée réussissaient à se glisser dans 
la place, et le 8 mai 1845, l'auteur de Chatterton y 
pénétrait à son tour. 

De la part de ses compagnons littéraires, il n'avait 
guère reçu de secours ; car, dans les vives compéti- 
tions de ces dernières années, la mystique alliance 
du Cénacle avait achevé de se rompre. Qu'ils étaient 
loin les beaux jours de 18291 Le souvenir même s'en 
était effacé dans les cœurs. L'amitié de Victor Hugo 
et de Sainte-Beuve avait sombré, on sait dans quelle 
aventure, et une haine implacable les séparait désor- 
mais *. Brisés aussi, on l'a vu, les liens affectueux 



1. On lit, à cet égard, dans les Mémoires inédits de 
Sainte-Beuve : « Ma relation avec Hugo est très simple désor- 
mais ; je la résume ainsi : Ennemis, ennemis mortels, nous 
le sommes au fond ; nous n'avons plus à observer pour les 
autres et pour nous-mêmes que ce qui est de dignité et de 
convenance. Quant à ses œuvres, mon jugement n'est pas 
moins arrêté. On ne pensera jamais de sa poésie lyrique plus 
de bien que j'en ai dit; on ne dira jamais de ses drames 
autant de mal que j'en pense u. (1842.) 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 61 

qui unissaient le poète des Feuilles d'automne au 
chantre à'Eloa\ Enfin des rapports exaltés qui 
avaient uni Sainte-Beuve et Vigny, rien non plus 
ne subsistait. 

Au lieu des ferventes apostrophes au « divin et 
chaste cygne », l'auteur des Consolations écrivait 
maintenant dans ses notes intimes : « De Vigny qui 
se croit gentilhomme fait pour arriver à l'Académie 
des choses qui ne sont pas d'un gentilhomme, qui 
ne sont même pas d'un pédant.... » et plus loin : 
« Ce qu'est aujourd'hui l'auteur à'Eloa^ c'est un bel 
ange qui a bu du vinaigre. » — Et quand Alfred 
de Vigny est enfin élu des Quarante : « Voilà de 
Vigny à l'Académie; comment s'y prendra-t-il pour 
daigner descendre à la biographie, à l'éloge de son 
prédécesseur? 11 en sera quitte pour imiter certain 
début poétique de Pindare qui disait à son héros : 
« Je te frappe de mes couronnes et je l'arrose de 
a mes hymnes.... » Cette plénitude de soi-même, 
dans laquelle vit et se plaît de Vigny, cette présence 
d'esprit sans distraction en face de soi-même, j'ap- 
pelle cela l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacre- 
ment * ». 

Du côté des anciens de l'Académie, Alfred de 
Vigny, malgré les qualités de mesure et de délica- 

1. Mémoires inédits. 



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62 ALFRED DE VIGNY 

tesse qui l'isolaient dans Técole romantique, n'avait 
pas rencontré de moindres difficultés. Le Journal d'un 
poète contient, à cet égard, d'amusants souvenirs, 
et la relation des démarches et visites dont, selon 
l'usage, Alfred de Vigny avait dû s'acquitter, forme 
l'un des chapitres les plus curieux du recueil. Quel- 
ques figures entre autres s'y dessinent avec un bien 
vif relief. C'est, par exemple. Chateaubriand dans sa 
pose éternelle, et qui, comme s'il eût été interrompu 
creusant sa tombe, répond solennellement à son visi- 
teur :. « Nous avons trop vécu; les hommes de mon 
âge doivent vous faire place, Messieurs, c'est juste; 
nous devons disparaître de la scène, nous l'avons 
occupée trop longtemps. Je suis prêt, je suis tout 
prêt, moi : la Providence n'a qu'à ordonner. )) 

C'est aussi M. Thiers, gai, alerte et gracieux, 
mais très politique jusque dans sa bienveillance. 
C'est M. Mole, froid, ironique et persifleur. Mais le 
morceau le plus piquant est le récit de la visite à 
Royer-Collard, une vraie scène de fine comédie. 
Retenu dans l'antichambre, Alfred de Vigny voit 
venir à lui le vieux et rogue doctrinaire, a la tête 
chargée d'une vieille perruque noire, et enveloppé 
de la robe de chambre de Géronte avec la serviette 
au col du Légataire universel ». Et le dialogue sui- 
vant s'engage entre eux : 

« RoYER-CoLLARD. — Mousicur, je vous demande 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 63 

bien pardon, mais je suis en affaire et ne puis avoir 
rhonneur de yous recevoir ; j*ai là mon médecin. 

Alfred de Vigny. — Monsieur, dites-moi un 
jour où je puisse vous trouver seul et je reviendrai. 

RoYER-CoLLARD. — Mousieur, si c'est seulement 
la visite obligée, je la tiens comme faite. 

Alfred de Vigny. -^ Et moi, Monsieur, comme 
reçue, si vous voulez ; mais j'aurais été bien aise de 
savoir votre opinion sur ma candidature. 

RoYER-GoLLARD. — MoD optuion cst que vous 
n'avez pas de chances.... [Avec un certain air ironique 
et insolent) Chances ! N'est-ce pas ainsi qu'on parle 
à présent. D'ailleurs, j'aurais besoin de savoir de 
vous-même quels sont vos ouvrages; car je ne lis 
rien de ce qui s'écrit depuis trente ans; je l'ai déjà 
dit à un autre *.... » 

1. Cet autre était Victor Hugo, à qui Royer-Collard avait 
dit : (( On ne lit plus à mon âge, Monsieur, on relit *. (Doudan, 
Lettre à la baronne de Staël, 1®' avril 1840.) Dans ses Mémoires 
inédits, Sainte-Beuve a, bien contre son gré, confirmé le récit 
que \e Journal d'un poète nous a conservé de la visite d'Alfred 
de Vigny chez Royer-Gollard. Le rapprochement des deux 
versions est curieux. 

« A propos de la candidature académique de M. de Vigny, 
on a beaucoup parlé aussi de la réception que lui fit 
M, Royer-Collard. Je suis à même de dire également ce qui 
en est, M. Royer-Collard m'en ayant parlé un jour et m'ayant 
raconte comment les choses s'étaient passées. 

a M. de Vigny avait prié le très aimable et très spirituel 
Hippolyte Royer-Collard de parler de lui à son oncle ; mais 
dans son impatience il n'attendit pas la réponse de cette 
première ouverture. Il se présenta un matin chez M. Royer- 



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6'4 ALFRED DE VIGNY. 

Alfred de Vigny fut reçu à l'Académie par M. Mole, 
le 29 janvier 1846. 

A la suite du compte que Sainte-Beuve a rendu de 
cette séance dans un article célèbre, une légende 



Gollard qui se trouvait en ce moment dans son cabinet en 
conférence avec M. Decazes et M. Mole. M. de Vigny, à qui 
on le dit, n'insista pas moins pour qu'on fît passer sa carte, 
assurant que, sur le simple vu de son nom, il serait reçu. 
M. Royer-Gollard à qui son neveu n'avait rien dit encore 
sortit de son cabinet un peu contrarié et vint trouver M. de 
Vigny dans l'antichambre ou la salle à manger, pour s'excuser 
de ne pouvoir le recevoir à ce moment. Le colloque sui- 
vant s'engagea à peu près dans ces termes : « Mais je suis 
« M. de Vigny, Monsieur. — Je n'ai pas l'honneur de vous 
« connaître. — Monsieur, votre neveu a dû vous parler de 
« moi. — Il ne m'a rien dit. — Je me présente pour l'Aca- 
« demie; je suis l'auteur de plusieurs ouvrages dramatiques 
« représentés. — Monsieur, je ne vais jamais au théâtre. — 
« Mais j'ai fait plusieurs ouvrages qui ont eu quelques 
« succès et que vous avez pu lire. — Je ne lis plus, mon- 
« sieur, je relis. » — On était en hiver, la pièce n'était 
pas chauffée. « Je sentais que je m'enrhumais », me disait 
M. Royer-Gollard. Il abrégeait donc et brusquait la conver- 
sation que M. de Vigny, au contraire, maintenait toujours. 
En me racontant la chose à peu près dans ces termes, 
M. Royer-Gollard m'exprimait, je dois le dire, son regret 
d'avoir été si rude avec un homme de talent ; mais il s'excu- 
sait sur l'intempestif de la démarche et sur l'insistance. 
Il ne fut d'ailleurs nullement contraire a l'entrée de M. de 
Vigny à l'Académie et, s'il assista à la séance d'élection, je 
suis persuadé qu'il vota pour lui.... M. Royer-Gollard avait 
également voté pour Victor Hugo, et loin de dire à ce der- 
nier rien de désobligeant, comme on l'a souvent répété, il 
l'avait fort bien accueilli : « Je ne vous ai pas lu tout 
entier. Monsieur, mais j'ai lu de vous quelques strophes 
qui seules suffiraient pour vous mettre bien au-dessus de 
J.-B. Rousseau, ce qui n'est pas assez dire, et pour montrer 
que vous êtes un poète lyrique. » 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 65 

s'est si fortement accréditée, qu'il paraît superflu 
de la vouloir contredire. « M. de Vigny, raconte 
Sainte-Beuve, avait écrit un discours fort long, dont 
le sujet principal, comme on sait, était l'éloge de 
M. Etienne; ce discours, le plus long qui se fût jus- 
qu'alors produit dans une cérémonie de réception, 
il trouva moyen de l'allonger encore singulièrement 
par la lenteur et la solennité de son débit. Qui ne Ta 
pas entendu ce jour-là n'est pas juge. L'éloquence, 
on le sait, est tout entière dans le geste, dans le jeu, 
dans l'action. M. de Vigny était volontiers formaliste 
et sur l'étiquette : il le fut cent fois plus en ce jour 
où il semblait contracter les nœuds de l'hyménée 
académique. Je me rappelle que, quelques instants 
avant la séance, M. de Vigny en costume, mais ayant 
gardé la cravate noire, « par un reste d'habitude 
militaire », disait-il, rencontra dans la galerie de la 
Bibliothèque de l'Institut, et au milieu de la foule 
des académiciens, Spontini, également en grand cos- 
tume et affublé de tous ses ordres et cordons; il 
alla à lui les bras ouverts et lui dit d'un air rayon- 
nant : « Spontini, caro amico, décidément l'uniforme 
est dans la nature. » Ce mot qui de la part d'un autre 
eût été une plaisanterie, n'en était pas une pour 
lui et eût pu s'appliquer ii lui-même. La cérémonie 
commença. Son discours élégant et compassé fut 
débité de façon à donner bientôt sur les nerfs d'un 

5 



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Cq ALFRED DE VIGNY. 

public qui était arrivé favorable. M. de Vigny était 
naturellement presbyte, et, ne voulant ni lorgnon, 
ni lunettes, il tenait son papier à distance. Qui ne 
l'a pas oui et vu, ce jour-là, avec son débit précieux, 
son cahier immense lentement déployé et ce porte- 
crayon d'or avec lequel il marquait les endroits qui 
étaient d'abord accueillis par des murmures flatteurs 
ou des applaudissements (car, je le répète, la salle 
n'était pas mal disposée) ne peut juger, encore une 
fois, de l'effet graduellement produit et de l'altéra- 
tion croissante dans les dispositions d'alentour. 
L'orateur, sans se douter en rien de l'impression 
générale, et comme s'il avait apporté avec lui son 
atmosphère à part, comme s'il parlait enveloppé d'un 
nimbe, redoublait, en avançant, de complaisance 
visible, de satisfaction séraphique; il distillait chaque 
mot, il adonisait chaque phrase. Le public, qui avait 
d'abord applaudi à d'heureux traits, avait fini par 
être impatienté, excédé, et, pour tout dire, irrité. Le 
désaccord entre l'orateur et lui était au comble. 
Lorsque M. Mole, qui, sans doute, en sa qualité 
d'homme délicat, avait sa part de cette irritation 
générale, commença d'un ton net et vibrant, ce fut 
une détente subite et comme une décharge d'élec- 
tricité. 

« L'auditoire se mit à respirer, à sourire, à applau- 
dir, à donner à chaque parole, depuis le commence- 



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ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 67 

ment jusqu'à la fin, une intention et une portée 
qu'elle n'avait pas eues, et que personne n'aurait 
soupçonnées a la lecture devant la commission. C'était 
exactement le même discours, et il paraissait tout 
autre.... Le récipiendaire fut quelque temps à se 
faire illusion et à s'apercevoir de la réalité des 
choses. Un de ses amis l'abordant au sortir de la 
séance : a Eh bien, je vous l'avais bien dit que votre 
a discours était un peu long. » « Mais je vous assure, 
« mon cher, répondit-il magnifiquement, que je ne 
« suis pas du tout fatigué. » Il en était encore à se 
rendre compte que c'était de l'effet sur le public 
qu'il s'agissait. » Et le récit de Sainte-Beuve se dé- 
roule longtemps encore, prodigue de mots piquants, 
d'allusions malignes et de commérages malveillants. 
Il faudrait se garder pourtant d'y rien changer, 
l'exacte vérité étant de minime importance dans cet 
ordre de faits, et la vue de la mesquinerie où la 
rivalité poétique peut réduire un grand esprit 
demeurant toujours un spectacle instructif *. Mais si 

1. Noter que l'article des Nouveaux Lundis est de dix-huit 
années postérieur à rincident qu'il rapporte. Le fiel de Sainte- 
Beuve se saturait avec le temps. Les Mémoires du célèbre 
critique, sMls sont jamais publiés, offriront à cet égard de 
curieux enseignements : ce n^est pas seulement la malignité, 
mais la mauvaise foi de Sainte-Beuve qu'ils attesteront sou- 
vent. J'ai pu me convaincre que Sainte-Beuve, avant d'écrire 
l'article des Nouveaux Lundis^ a relevé dans ses cahiers 
tout ce qu'ils contenaient de désobligeant pour son ancien 
ami, et rejeté les rares indications qui lui étaient favorables. 



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68 ALFRED DE VIGNY. 

la chronique anecdotique des coteries littéraires n*a 
plus rien à glaner sur ce terrain, la véritable histoire 
littéraire a tout au moins une indication à y relever, 
que Sainte-Beuve a négligé d'y voir, c'est que la 
partie du discours du récipiendaire qui semble avoir 
le plus vivement irrité les oreilles de M: Mole et de 
ses confrères est Tapologie des doctrines roman- 
tiques qui en forme la péroraison. « Un esprit nou- 
veau, s'écriait l'orateur, s'était levé du fond de nos 
âmes. Il apportait l'accomplissement nécessaire d'une 
réforme déjà pressentie depuis des siècles. La poésie 
épique, lyrique, élégiaque, le théâtre, le roman 
reprirent une vie nouvelle. Le style qui s'affaissait 
fut raffermi. Tous les genres d'écrits se transformè- 
rent, toutes les armures furent retrempées; il n'est 
pas jusqu'à l'histoire, et même la chaire sacrée, qui 
n'aient reçu et gardé cette empreinte. » Or, en 1846, 
ces paroles sonnaient mal encore sous la coupole de 
l'Institut, et il est curieux de constater que, pour 
avoir acquis droit de cité à l'Académie, le roman- 
tisme y était tenu toujours en suspicion et qu'après 
plus de dix-huit années de lutte l'apaisement n'était 
pas fait dans les esprits. Sans doute aussi M. Mole 
avait-il voulu faire payer au poète les traits de 
satire décochés dans Stello contre les hommes poli- 
tiques. 

Le discours qu'Alfred de Vigny prononça dans 



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J 



ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 69 

cette circonstance fut, pour ainsi dire, le dernier acte 
public de sa vie littéraire. 

A l'heure la plus brillante de sa carrière, au len- 
demain même du triomphe de Chatterton^ sa pro- 
duction avait subi un brusque arrêt; et dès lors, à 
part Içs trois récits de Servitude et Grandeur mili- 
taires, qui demeureront avec les nouvelles de Méri- 
mée pour témoigner du degré de perfection où fut 
porté dans ce siècle l'art des Novellieri français; à 
part encore quelques superbes morceaux poétiques, 
tels que le Mont des Oliviers et la Maison du Berger, 
insérés à de longs intervalles dans la Revue des 
Deux Mondes, on ne le vit plus rien publier pen- 
dant les vingt-huit années qui lui restaient à vivre, 
comme si la source de ses idées se fût tarie tout à 
coup. 

Et pourtant jamais sa pensée ne fut plus féconde 
que pendant ces années silencieuses, dont les publi- 
cations posthumes devaient seules révéler l'activité. 
Ce fut même alors que mystérieusement s'élabora 
en lui la partie la plus forte et sans doute la plus 
durable de son œuvre. Mais des raisons supérieures, 
inhérentes à la nature propre de son âme et de son 
talent, à sa conception intime de l'art et de la vie, 
lui faisaient maintenant une loi de ce silence et le 
condamnaient à cette apparente stérilité. 



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II 



L'AME ET LE TALENT 



Au plus fort de son activité littéraire, Alfred de 
Vigny n'avait en effet livré au public qu'une partie 
de lui-même, et son œuvre écrite ne reflétait qu'un 
aspect de sa pensée. 

Sa puissance de rêve se manifestait avec un carac- 
tère d'intensité continue, dont peu de poètes parmi 
les plus grands et les plus mystiques nous offrent 
l'exemple. En lui, la rêverie semblait ne prendre 
jamais lin; elle était pour ainsi dire la condition 
normale de son esprit, et les quatre-vingt-trois 
cahiers manuscrits où se trouve consigné le journal 
secret de sa vie morale nous font assister au curieux 
spectacle d'une âme se maintenant, quarante années 



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l'ame et le talent. 71 

durant, sans défaillance, sans intermittence, en état 
d'illusion poétique. Cette disposition avait donné à 
sa physionomie, à sa démarche, à ses attitudes, à 
toute sa personne extérieure, un air d'étrange dis- 
traction : « Je marche lentement à travers les rues, 
écrit-il dans son Journal intime, parce que tout mon 
corps écoute mon cerveau qui parle sans interrup- 
tion » ; et plus loin : « Mon cerveau toujours mobile 
travaille et tourbillonne sous mon front immobile 
avec une vitesse effrayante. Des mondes passent 
devant mes yeux entre un mot qu'on me dit et le 
mot que je réponds. » Et ailleurs encore : « La voix 
de ma pensée se fait entendre si haut en moi, que le 
bruit de la vie extérieure ne Tétouffe pas ; le travail 
de mon âme parle fort et toujours. » 

Il produisait ainsi un singulier effet sur ses com- 
pagnons en romantisme, gens peu réservés par 
nature et par principe, épris en toute chose du bruit, 
de la couleur et du mouvement. Sans parler des 
extravagants de l'école, des échevelés aux pourpoints 
truculents, les membres du Cénacle ne regardaient 
pas sans surprise ce jeune homme silencieux, dont 
leurs audaces ne parvenaient pas à troubler la séré- 
nité. C'est l'impression que Sainte-Beuve a traduite 
dans le vers fameux : 

Et Vigny plus secret, 
Comme en sa tour d'ivoire, avant midi rentrait 



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72 ALFRED DE VIGNY. 

et que, dans ses Mémoires inédits, il a notée encore 
sous celte forme : « Alfred de Vigny ignore les choses 
de la vie et veut les ignorer; il vit dans une perpé- 
tuelle hallucination séraphique ». 

Mais, de tous les romantiques, celui que déroutait 
certes le plus la nature séraphique d'Alfred de Vigny, 
c'était Alexandre Dumas, alors dans toute sa fougue 
et son exubérance , le Dumas des grands soirs 
à'Antony et des fêtes nocturnes au square d'Orléans. 
Quoique liés ensemble, ces deux hommes étaient 
l'un à l'autre incompréhensibles : « Alfred de Vigny, 
écrit dans ses Mémoires l'auteur des Mousquetaires, 
était un singulier homme, poli, affable, doux dans 
ses relations, mais affectant l'immatérialité la plus 
complète; cette immatérialité, au reste, allait par- 
faitement à son charmant visage aux traits fins et 
spirituels, encadré dans de longs cheveux blonds 
bouclés, comme un de ces chérubins dont il semblait 
le frère. De Vigny ne touchait jamais à la terre que 
par nécessité; quand il reployait ses ailes, et qu'il 
se posait, par hasard, sur la cime d'une montagne, 
c'était une concession qu'il faisait à l'humanité — Ce 
qui nous émerveillait surtout Hugo et moi, c'est que 
de Vigny ne paraissait pas soumis le moins du monde 
à ces .grossiers besoins de notre nature que quel- 
ques-uns d'entre nous (et Hugo et moi étions de 
ceux-là) satisfaisaient non seulement sans honte, 



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l!ame et le talent. 73 

mais encore avec une certaine sensualité. Personne 
de nous n'avait jamais surpris de Vigny à table. » 

Qu'eût dit alors Dumas si, au lieu de ces appa- 
rences, la pensée même de Vigny se fût découverte 
à lui ? 

Le secret de cette pensée tenait en quatre mots, 
qui étaient comme sa devise morale : 

« Parfaite illusion — Réalité parfaite, » 

Il croyait, en effet, et de foi profonde, que tout 
ici-bas n'est que symbole et songe; que les idées 
seules existent; que le mystère est la plus forte des 
réalités; et que les choses fugitives du monde visible,^ 
ombres vaines au milieu desquelles l'homme s'agite,' 
ont leur principe dans les choses éternelles dii 
monde invisible. 

Mais cette théorie n'était pas chez lui un froid con- 
cept de la raison : l'imagination la vivifiait, pour ainsi 
dire, et lui donnait ainsi le caractère poétique. « Ce 
qui se rêve, écrivait-il un jour, est tout pour moi » ; 
et encore : « Le rêve est aussi cher au penseur que 
tout ce qu'on aime dans le monde réel et plus redou- 
table que tout ce qu'on y craint. » Car il ne suffit 
pas au poète de concevoir les idées. La philosophie 
seule vit de formules et d'abstractions, la poésie vit 
d'images et de sentiments. L'erreur du xviii® siècle 
avait été de pousser si loin le culte du rationalisme, 



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74 ALFRED DE VIGNY . 

qu'il ne restait plus de place à rimagination, à la 
faculté dithyrambique, comme rappelaient les An- 
ciens, et qu'il a fallu attendre les premiers vers de 
Lamartine et de Vigny pour qu'enfin la Poésie res- 
suscitât fille de l'enthousiasme et de l'inspiration. 

Penser en images était la seule façon de penser 
d'Alfred de Vigny. Son Journal intime est des plus 
instructifs à cet égard et c'est par centaines qu'on y 
recueillerait des réflexions comme celle-ci : « Dès que 
tu es seul, descends au fond de ton âme, et tu trou- 
veras en bas, assise sur la dernière marche, la Gra- 
vité qui t'attendait ». 

Et de même que l'image était la seule forme de ses 
pensées, elle était aussi la seule forme de ses souve- 
nirs. « Ma tête, écrit-il, pour retenir les idées posi- 
tives, est forcée de les jeter dans le domaine de l'ima- 
gination. » Mais, dès lors, rien ne les en pouvait arra- 
cher : elles y demeuraient inaltérables ; leurs contours 
ne s'effaçaient ni leurs couleurs ne s'éteignaient 
jamais. Le temps semblait n'avoir plus de prise sur 
elles : les fleurs éclatantes des jours heureux, comme 
les pâles fleurs des soirs mélancoliques, gardaient, 
embaumées dans sa mémoire, tout leur parfum. 

Cette imagination sans cesse active n'était pour- 
tant pas, comme celle de Victor Hugo, fantastique 
et tumultueuse, toujours prompte à s'effrayer ou à 
s'éblouir, assaillie d'hallucinations et de métaphores. 



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L AME ET LE TALENT. 75 

Elle conservait une sérénité parfaite, j3arce que cha- 
cune de ses images portait une idée et que, si le 
propre des images vides de pensée est de surgir sans 
suite et capricieusement sur le champ de la vision inté- 
rieure, c'est le privilège des idées de s'engendrer 
les unes les autres et de s'ordonner d'après les lois 
d'une eurythmie supérieure. Elle était en outre d'une 
docilité absolue à se laisser pénétrer par les choses 
du dehors au lieu de chercher à les étreindre et à les 
violenter. Les événements les plus insignifiants de 
la vie courante imprimaient leur trace sur son esprit 
et le coloraient pour ainsi dire par une action lente 
et diffuse, comparable à celle qui élabore la perle au 
fond des mers et qu'il a lui-même si délicatement 
décrite : « Chaque vague de l'Océan ajoute un voile 
blanchâtre aux beautés d'une perle ; chaque flot tra- 
vaille lentement à la rendre plus parfaite; chaque 
flocon d'écume qui se balance sur elle lui laisse une 
teinte mystérieuse à demi dorée, à demi transpa- 
rente, où l'on peut seulement deviner un rayon inté- 
rieur qui part de son cœur. » 

A force de vivre par l'imagination, il avait fini par 
croire à la réalité de son rêve. 

Pour lui, le monde de l'idéal n'était pas la vague 
contrée de mirage où nous évoquons notre éden 
moral quand nous avons besoin de nous figurer 
qu'il existe des êtres meilleurs que nous, affranchis 



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76 ALFIIED DE VIGNY. 

de nos servitudes, et dont la pensée serait sans 
limites, le cœur sans défaillances, — nobles songes 
assurément, mais dont nous connaissons trop bien 
la chimère et dont nous n'offrons que l'illusion pas- 
sagère à notre âme, somnia optantis non credentis, 
comme Cicéron disait des conceptions de la vie future : 
c'était un monde d'une réalité absolue, telle même 
qu'il n'en pouvait concevoir de plus objective. 

A ses yeux, chaque idée se fixant, s'incarnant 
dans une image, s'animait d'une vie personnelle. 
<( Esprit pur », « Muses », « Psyché », étaient les 
noms dont il invoquait tour à tour ces apparitions de 
sa pensée. « ma muse ! ma muse ! je suis séparé de 
toi. Séparé par les vivants qui ont des corps et qui 
font du bruit. Toi, tu n'as pas de corps; tu es une 
âme, une belle âme, une déesse ! » Elles venaient 
aussitôt, dociles et comme charmées à son appel; et 
durant des jours et des nuits, leurs entretiens se pro- 
longeaient. Peu d'esprits, aux plus belles époques 
littéraires, ont eu le privilège d'un commerce aussi 
facile avec les idées, et c'est aux grands noms de 
Platon et de Gœthe qu'il faut songer pour retrouver un 
exemple de ces libres rapports, de cette intimité natu- 
relle et familière avec les êtres du monde supérieur. 

Mais l'imagination n'était pas la seule souveraine 
de sa pensée : la sensibilité, dont le pouvoir expire 
d'habitude aux limites du domaine passionnel, régis- 



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L ^ftlE ET LE TALENT. 77 

sait aussi les manifestations les plus lointaines de 
sa vie intellectuelle et s'y exerçait avec une énergie 
extraordinaire. 

A l'approche de ses idées préférées, un frémisse- 
ment se communiquait à tout son être, comme il eût 
frissonné au contact d'une créature vivante et chérie. 
C'était la nuit surtout, vers la fin de ses longues 
veilles, qu'il éprouvait le sortilège étrange de ces 
visions de beauté ! Alors la joie sereine de la con- 
templation pure ne lui suffisait plus, il rêvait d'une 
volupté plus profonde; et pris de vertige il s'écriait : 
« Où me conduiras-tu, passion des Uées, où me 
conduiras-tu*? » Parfois même, prêtre sacrilège, il 
entraînait au fond du bois sacré les divines appari- 
tions et, comme des captives arrachées au sanctuaire, 
il les asservissait à son désir. « Jouir des Idées », 
pour employer sa forte expression, était la plus 
obsédante de ses pensées. 

Une sensualité toute mystique caractérisait ces 
singulières amours : « J'ai possédé telle Idée, lit-on 
sur un feuillet de son Journal *; avec telle autre j'ai 
passé bien des nuits. » Auprès de la Psyché, que 
sont alors les amantes de chair ? Que leurs sourires 
sont tristes, leurs caresses froides, et leurs spasmes 



1. Journal intime^ inédit, 1834. 

2. Inédit, 1834. Et encore : « Vous m'avez donné mon Ima- 
gination pour maîtresse ». 



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78 ALFRED DE VIGNY 

impuissants ! Un seul de ses baisers, à elle, remplit 
le cœur d'une ivresse divine. Et puis, « la volupté 
de l'âme est plus longue, Textase morale est supé- 
rieure à Textase physique ! » 

Enfin le souvenir même qu'il emportait de ses 
visions idéales avait la douceur ou la mélancolie des 
souvenirs d'amour : a Mon âme tourmentée se repose 
sur des Idées revêtues de formes mystiques.... Ame 
jetée aux vents comme Françoise de Rimini ! Ton 
âme, ô Francesca, montait tenant entre tes bras l'âme 
bien-aimée de Paolo : mon âme est pareille à toi M » 

Au point de vue de l'art, le culte passionné qu'il 
avait voué aux Idées entraînait cette conséquence, 
singulière chez un poète, la méfiance et presque 
l'aversion de toute forme littéraire. Nul voile, nul 
style ne lui semblait en effet assez diaphane, assez 
ténu, assez immatériel pour vêtir les créatures de 
son rêve sans les froisser et pour laisser transpa- 
raître leur beauté sans l'altérer. La poésie elle-même, 
malgré ses merveilleuses ressources, n'était qu'une 
langue barbare, dont les phrases les mieux écrites 
ne pourront jamais traduire le discours intérieur, 
le chant silencieux de la pensée. Autrefois encore, 
au temps deo rapsodes d'Hellénie et des trouvères 
d'Occident, c'était l'organe d'une voix émue qui 

1. Journal intime, inédit, 1832. 



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L AME ET LE TALENT. 79 

transmettait l'émotion poétique : or la parole humaine 
est chose spirituelle, — c'est Tâme qui vibre dans 
la matière. Mais « depuis qu'elle est imprimée, la 
poésie a perdu la moitié de son charme ». 

Aussi professait-il le mépris du métier de poète. 
« Lorsqu'on fait des vers en regardant une pendule, 
écrit-il, on a honte du temps que l'on perd à cher- 
cher une rime qui ait la bonté de ne pas trop nuire à 
l'idée *. » On voit par là combien il se séparait des 
prestigieux virtuoses de son temps qui, moins sen- 
sibles à la poésie pure qu'aux manifestations du talent 
poétique, tentaient de réduire leur art à ses éléments 
matériels, à un jeu puéril d'assonances et de mètres. 

Mais par instants, l'expression de la parole même 
lui sembkit insuffisante ', et voyant trop clairement 



t. Journal intime^ inédit, 1832. 

2. A une jeune Anglaise inconnue qui lui avait demandé un 
autographe il répondait un jour : « Que ne puis-je savoir 
lequel de mes sentiments a touché votre belle ôme qui vient 
à moi comme une sœur? Quel souvenir est si vif en elle? 
Quelles paroles l'ont émue ? Ne vous repentez-vous pas de 
vous êti»e abandonnée à ce bon mouvement; c'est une chose 
généreuse et belle que cette franchise à déclarer ses sympa- 
thies, et rien au monde n'est plus digne de respect. Le décou- 
ragement ferait tomber les poètes dans le silence s'il ne leur 
venait quelquefois a travers l'espace des témoignages comme 
le vôtre, qui veulent dire : je vous écoute, parlez encore! 
Voilà donc cette écriture que vous voulez. L'écriture gros- 
sière représente aussi mal la Parole que la lente parole repré- 
sente la Pensée^ mais nous devons les bénir jusqu'au jour où 
nous connaîtrons la langue céleste que rien ici-bas ne nous 
fait deviner, si ce n'est l'Amour et la Prière. » 



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80 ALFRED DE VIGNY. 

son impuissance définitive à jamais traduire son 
rêve, il jetait la plume de désespoir et s'écriait avec 
orgueil : « Eh quoi! ma pensée n'est-elle pas assez 
belle par elle-même pour se passer du secours des 
mots et de l'harmonie des sons! » 

Parfois encore, il se demandait s'il n'est pas pour 
les songes de l'ame des formes expressives plus 
fidèles et plus dociles que celles de la littérature, 
et un désir impérieux le prenait alors d'aller se 
consoler au spectacle des grandes créations de l'art 
idéaliste. Un soir, il écrivait à Brizeux ce billet sup- 
pliant : « Eh ! quand donc verrai-je Ingres dans son 
atelier? Je suis fatigué de moi à en mourir. Je pense 
et repense aux formes pures de ce grand dessinateur. 
Allons donc chez lui ensemble, que je rêve une 
heure dans son atelier, sans parler surtout s'il se 
peut. Ne voulez-vous donc pas me faire ce plaisir? 
Je le mérite bien pourtant par l'amitié que j'ai pour 
vous.... Répondez-moi un mot là-dessus, je vous en 
prie, c'est une passion pour moi, ce soir. » 

Mais rentré chez lui, à sa table de travail, devant 
ses écrits, il retombait dans son impuissance et dans 
sa tristesse. Le silence lui semblait alors la seule 
expression digne de la Pensée. « Le silence est la 
Poésie même pour moi *. » 

1. Journal intime, inédit, 1832. 



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L AME ET LE TALENT. 81 

Ainsi, dans un temps où l'on faisait un si grave 
abus des effets littéraires, il était le seul peut-être à 
apercevoir cette grande vérité : que la littérature 
diminue ce qu'elle semble parer, que tout travail de 
style est en un sens une profanation de la pensée, et 
que les plus belles pages de la légende morale de 
l'humanité demeureront à jamais inédites. 

On touche ici la cause première qui, latente et mal 
déQnie encore au temps àlEloa^ de Stello et de Chat- 
terton^ devait ralentir d'abord puis tarir sa produc- 
tion, à mesure précisément que sa pensée, s'élevant 
à une conscience plus haute d'elle-même, devenait 
plus capable de créer des œuvres originales et 
fortes. 

Une croyance aussi fervente à l'idéalisme ne pou- 
vait rester purement intellectuelle et devait porter 
ses conséquences jusque dans la vie réelle. 

L'antagonisme de l'action et de la pensée, qui fut 
le tourment secret de presque tous les mystiques, se 
produisit en effet chez Alfred de Vigny, avec une 
rare intensité, et le mot qu'adresse à Chatterton l'un 
des personnages du drame : « En toi la rêverie conti- 
nuelle a tué l'action », pourrait servir d'épigraphe 
aux derniers chapitres de sa vie intime. 

Ce n'est pas de nos jours seulement que l'abus 
du songe a paralysé l'action, puisque de tout temps 
la loi de l'idéal a été de n'avoir sa pleine existence 

6 



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82 ALFRED DE VIGNY. 

que dans la pensée pure, et que c'a toujours été 
vouloir détruire son rêve que l'exposer à l'épreuve 
de la réalité. 

Mais ce qui est de date plus récente, ce dont 
Vigny a particulièrement souffert, c'est de la situa- 
tion nouvelle que la société moderne a faite au poète, 
et comme il était plus poète qu'un autre, comme 
toute sa nature était poétique, il en a plus souffert. 

Autrefois en effet, en des temps que la Renais- 
sance a clos pour jamais, la société, loin d'être 
réfractaire à l'éclosion de la poésie, la favorisait de 
toutes parts. Sans parler du spectacle extérieur, le 
tableau moral que le poète avait sous les yeux était 
singulièrement propice à son inspiration. La pro- 
portion de bien et de mal n'y différait guère, sans 
doute, de celle que nous constatons aujourd'hui; 
mais la vulgarité et la platitude y tenaient moins de 
place. Les passions étant plus fortes, il y avait plus 
de grandeur dans le vice comme dans la vertu. 
Jusque dans la scélératesse, il y avait parfois de 
l'héroïsme, et Balthazar Gastiglione pouvait écrire : 
« L'horreur de nos crimes atteste la beauté de nos 
vertus, car il n'est pire chose au monde que la cor- 
ruption du bien ». Enfin, la poésie n'était pas toute 
dans l'âme du poète; autour de lui, tous jusqu'aux 
plus humbles la sentaient,- et leurs pensées étaient 
en harmonie avec sa pensée. L'expression était son 



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L ÂME ET LE TALENT. 83 

seul privilège, le seul don qui le séparât vraiment 
de la foule. 

Quelle répugnance un puissant rêveur comme 
Dante , un pieux mystique comme Savonarole 
auraient-ils éprouvée à agir dans un tel milieu? La 
réalité dans laquelle ils marchaient et respiraient 
chaque jour n'était que le cadre naturel de leur 
songe et, loin de le troubler, semblait le pro- 
longer. 

Voilà pourquoi le poète alors ne craignait pas de 
faire entendre sa voix sur les choses du temps, et 
d'intervenir dans les affaires de son pays. Même 
dans l'action, il restait fidèle à son génie poétique 
et continuait d'accomplir sa fonction souveraine. 
Quelle différence quand, de nos jours, il a tenté 
d'agir I Pareil aux dieux de V Iliade j qui dans la 
mêlée des héros devenaient vulnérables, il a perdu 
son caractère sacré dès qu'il a mis le pied sur le 
terrain profane. Le plus souvent d' ailleurs, c'est de 
lui-même et avant d'entrer dans l'arène qu'il l'a 
dépouillé, car il n'a souhaité les fièvres de la vie 
active que par lassitude de la vie intérieure et dédain 
de sa vocation, de telle sorte que, loin de trouver 
dans l'action un emploi particulier de ses facultés 
poétiques, il n'y a cherché qu'une diversion de sa 
pensée et, si je puis dire, l'oubli même de la poésie : 
Lamartine en est le plus grand exemple, puisque, 



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84 ALFRED DE VIGNY. 

de son aveu même, c'est quoique poète qu'il se crut 
toujours homme d'Etat. 

Le poète devra-t-il donc, à l'avenir, se retrancher 
absolument du monde et ne plus vivre que dans sa 
pensée? Qui donc, à sa place, rappellera la multitude 
à l'héroïsme et au désintéressement, mêlera un peu 
d'idéal au courant des affaires du monde et pronon- 
cera les grandes paroles qui marquent les heures 
critiques dans la destinée des peuples ? 

Alfred de Vigny était trop profondément poète 
pour consentir au sacrifice d'une partie aussi im- 
portante de sa mission. Il estimait en effet que c'est 
singulièrement rabaisser la faculté poétique d'en 
vouloir faire un dilettantisme stérile, un jeu de 
l'esprit sans application aux problèmes sociaux, et 
que la haute poésie doit comporter un système sur 
les affaires humaines aussi bien que sur les choses 
divines. Le désir donc de concilier en lui des modes 
d'activité, condamnés, semble-t-il, à s'exclure réci- 
proquement désormais, lui inspira une conception 
originale du rôle réservé au poète dans les sociétés 
nouvelles. 

De par l'autorité de son génie, le poète demeure 
encore, ainsi que Dante voulait qu'il fût, le véritable 
conducteur des peuples; il ne doit sortir ni de la 
communion humaine, ni du groupe social où la 
destinée l'a fait naître; il est impérieusement tenu 



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LAME ET LE TALENT. 85 

de mettre ses dons de sensibilité, d'imagination et 
d'intelligence au service de ses contemporains, 
d'attirer sans cesse leurs regards vers les clartés 
d'en haut et de chercher toujours à les unir dans 
un sentiment commun d'adoration pour les choses 
nobles, héroïques et immortelles. Mais quand, de 
loin en loin, il a prononcé le mot qu'il faut dire, il 
a terminé son rôle public et dès lors n'a plus qu'à 
a rentrer dans son travail silencieux ». A aucun 
prix, il ne doit intervenir dans le monde des faits. 
Sa mission propre était de créer les idées dont 
l'humanité a besoin pour vivre, puis de les laisser 
tomber au moment opportun, « comme une plume 
de son aile ». A d'autres de les ramasser ensuite, de 
les mettre en œuvre, et de les réaliser dans ces 
symboles toujours imparfaits qui sont les lois, le 
gouvernement, les institutions d'un pays. 

C'est en ce sens qu'il faut comprendre la pensée 
dont il fait une règle de vie à Stello : « Séparer la vie 
poétique de la vie politique », et ce précepte encore : 
a Quand on veut rester pur, il ne faut pas se mêler 
d'agir sur les hommes », et celui-ci enfin : « L'appli- 
cation des idées aux choses n'est qu'une perte de 
temps pour les créateurs de pensées ». 

Aussi ne s'est-il pas fait faute de traiter les ques- 
tions sociales dans Stello, dans Chatterton, dans Ser- 
vitude et Grandeur militaires; mais toujours il s'est 



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86 ALFRED DE VIGNY. 

tenu à l'écart de la politique active. L'élévation des 
vues qu'il portait sur toute chose et un peu de cette 
ironie supérieure qui convient à la haute philoso- 
phie, lui avaient inspiré un dédain peut-être trop 
absolu de la pratique gouvernementale. « Tenir le 
pouvoir, a-t*il écrit, cela s'est toujours pu réduire à 
l'action de manier des idiots et des circonstances-, et 
ces circonstances et ces idiots, ballottés ensemble, 
amènent des chances imprévues et nécessaires, aux- 
quelles les plus grands ont confessé qu'ils devaient 
la plus belle partie de leur renommée *. » 

Son détachement à l'égard des formes constitu- 
tionnelles qui se succédèrent sous ses yeux était 
complet. Légitimiste à l'origine, par tradition de 
famille et influence de milieu, il s'était déclaré quitte 
envers les Bourbons le jour où, « après treize années 
de services mal récompensés », il avait rendu ses 
épaulettes. 1830 l'avait peu surpris et à peine ému. 
Pourtant, par un retour de point d'honneur monar- 
chique, il avait, le premier jour, fait préparer son 
ancien uniforme, prêt à l'endosser si le Roi ou le 
Dauphin se mettaient à la tête de l'armée, résolu à 
se faire tuer à leurs côtés — ce qui est en effet la 
manière la plus avisée de mourir au service d'un 
Prince — s'ils marchaient eux-mêmes au feu. Mais 

1. Stello, p. 240. 



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l'ame et le talent. «7 

tandis qu'on se battait dans les rues de la capitale, 
le Roi était à Gompiègne et le Dauphin à Ram- 
bouillet. Alfred de Vigny était donc resté au logis, 
écrivant sur les tablettes de son Journal : « jeudi 29 
JUILLET : Ils ne viennent pas à Paris, on meurt pour 
eux ! Race des Stuarts ! . . . — vendredi 30 : Pas un 
Prince n'a paru. Les pauvres braves de la Garde 
sont abandonnés sans ordre, sans pain depuis deux 
jours, traqués partout et se battant toujours.... — 
SAMEDI 31 : J'en ai fini pour toujours avec leg 
gênantes superstitions politiques. Elles seules pou- 
vaient troubler mes idées par leurs mouvements 
d'instinct.... » 

Et dix jours après la froide cérémonie du couron- 
nement de Louis -Philippe (« un couronnement 
protestant », écrit-il dans son Journaî) il résumait 
ainsi son expérience de la crise : « En politique, je 
n'ai plus de cœur. Je ne suis pas fâché qu'on me 
l'ait ôté, il gênait ma tête. » 

Nul mouvement du cœur, en effet, ne troubla plus 
sa tête, et ce fut chez lui désormais un principe 
arrêté qu'on ne doit avoir ni amour ni haine pour les 
hommes qui exercent le pouvoir : « On ne leur doit 
que les sentiments qu'on a pour son cocher; ils con- 
duisent bien ou ils conduisent mal, voilà tout. La 
nation les garde ou les congédie, sur les observations 
qu'elle fait en les suivant des yeux. » 



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88 ALFRED DE VIGNY. 

Une fois, cependant, il parut oublier ses fiers con- 
seils à Stello, lorsqu'on 1848, déférant aux instances 
de quelques électeurs de la Charente (où était situé 
son domaine patrimonial du Maine-Gîraudj, il posa 
sa candidature à T Assemblée nationale. L'oubli 
n'était en effet qu'apparent; car, plus dédaigneux que 
jamais des réalités du pouvoir, il ne recherchait 
dans le mandat législatif qu'une occasion de donner 
à sa parole inspirée le retentissement de la tribune 
publique, et toute l'explication de sa conduite se 
résumait dans cette ligne de son Journal intime : 
« Dans les siècles fatigués (comme est le nôtre), 
il faut faire porter sa poésie par les ailes de la voix 
humaine au milieu d'une assemblée ». La profession 
de foi qu'il adressa à ses électeurs était remarquable 
d'élévation et de naïveté. On y lisait entre autres 
choses : « Je n'irai point, chers concitoyens, vous 
demander vos voix. Je ne reviendrai visiter au mi- 
lieu de vous notre belle Charente qu'après que votre 
arrêt aura été rendu. Dans ma pensée, le peuple est 
un souverain juge qui ne doit pas se laisser appro- 
cher par les solliciteurs et qu'il faut assez respecter 
pour ne point tenter de l'entraîner ou de le séduire; 
il doit donner à chacun selon ses œuvres.... » Le 
souverain jugé ne lui donna pas dix voix. 

L'inaptitude absolue à l'action extérieure n'était 
pas la seule conséquence fatale d'une disposition 



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L*AME ET LE TALENT. 89 

aussi forte à oublier le monde réel, à dédaigner les 
choses positives et à ne vivre que dans le rêve : un 
même interdit fermait encore à Vigny le champ de 
Faction intime. 

Vers la fin de 1829, une femme, grande par Tâme 
et le talent, Mme Dorval, était entrée dans sa vie. 

Au premier abord, il semble étrange que la sym- 
pathie ait pu s'établir entre deux êtres aussi diffé- 
rents. 

Les fureurs et les délires de Tamour, la douleur 
sans frein, les sanglots et les rages, le cri de Tâme 
qui désespère et de la chair qui souffre convenaient 
seuls au tempérament de la grande artiste qui créa 
au théâtre le type de Théroïne romantique. Il lui 
fallait de la passion sous la forme la plus violente, 
pour qu'elle se sentît à Taise dans ses rôles et qu'elle 
pût s'élever à ces effets pathétiques qui la faisaient 
comparer à une lionne lâchée dans le drame. Mais 
alors elle exerçait sur certaines âmes une étrange 
séduction. George Sand, qui l'éprouva plus que 
personne, en a fixé le souvenir dans ces lignes qui 
semblent encore tout émues : « Regardez-la, écoutez- 
la I Ohl naivel naïve et passionnée, et jeune et 
suave, et tremblante et terrible I Comprenez-vous 
qu'elle subjugue un pauvre cœur souffrant et infirme 
comme le mien! Quand cette femme paraît sur la 
scène avec sa taille brisée, sa marche nonchalante, 



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90 ALFRED DE VIGNY. 

son regard triste et pénétrant, alors, savez-vous 
ce que j'imagine ? — // me semble que je çois mon 
âme; que cette forme pâle et triste et belle, c'est 
mon âme qui l'a revêtue pour se montrer à moi, 
pour se révéler à moi et aux hommes. Alors cette 
femme parle; elle pleure, elle maudit, elle in- 
voque, elle commande, elle se désole! Oh! comme 
elle crie ! comme elle souffre ! quel féroce plaisir 
j'éprouve à la voir pleurer ainsi!... Voyez ces che- 
veux fins et soyeux qui semblent s'animer sur son 
vaste front! Voyez sa peau qui bleuit et tout son 
corps que la douleur brise I... Eh bien, c'est moi que 
vous voyez là, c'est mon âme qui est dans cette 
femme et qui la fait se tordre et délirer ainsi. Ce 
Dieu qui la possède, il est en moi aussi.... Ne voilà- 
t-il pas que je tremble, que mon sang fermente, que 
mon écorce craque de tous côtés et que je pleure 
comme elle? Quelle autre aurait ce pouvoir?... A 
l'heure qu'il est, je crie, je sanglote, je parle, je 
m'agite, j'existe par tous mes pores, je m'épanche, je 
me livre, je me communique, je sors de ma prison 
d'airain, je brise le sépulcre glacé où la flamme 
divine a si longtemps dormi... *. » 

Et pourtant Mme Dorval ne se livrait qu'à demi 
dans les fictions du théâtre. Elle se révélait peut- 



1. Questions d'art et de littérature, p. 60. 



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LAME ET LE TALENT. 91 

être plus passionnée encore dans la réalité de la 
vie. Douée d'une sensibilité presque maladive, elle 
vibrait tout entière au moindre émoi. Le calme 
de Tesprit et le repos du cœur lui étaient inconnus, 
et elle aurait pu s'appliquer le mot de Mlle de Les- 
pinasse : « Si jamais je pouvais devenir calme, c'est 
alors que je me croirais sur la roue ». 

Tout chez elle allait ainsi à la passion : art, amour, 
amitié, foi religieuse, elle faisait tout servir aux 
besoins immodérés de son cœur. 

Jetée dès l'enfance dans la vie de théâtre, sans 
famille, sans appui, elle n'avait bientôt plus compté 
ses heures mauvaises; mais toujours à ses chutes 
avaient succédé des relèvements soudains, de mira- 
culeuses résurrections morales. 

Une des personnes qui l'ont le mieux connue, 
celle qui l'a le mieux aimée, l'a comparée à ces 
plantes délicates que l'on voit fortement attachées 
au roc, pousser, fleurir, mourir et renaître sans 
cesse sous l'écume des torrents : « Cette âme 
exquise, toujours pliée sous le poids de violentes 
douleurs, s'épanouissait au moindre rayon de soleil, 
et cherchait avec avidité le souffle de la vie autour 
d'elle. Ennemie de toute prévoyance, elle trouvait 
dans la force de son imagination et dans l'ardeur 
de son âme les joies d'un jour, les illusions d'une 
heure, que devaient suivre les étonnements naïfs ou 



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92 ALFRED DE VIGNY. 

les regrets amers. Généreuse, elle oubliait ou par- 
donnait; et, se heurtant sans cesse à des chagrins 
renaissants, à des déceptions nouvelles, elle vivait, 
elle aimait, elle souffrait toujours. » Ainsi se for- 
maient en elle des trésors de douleur que son cœur 
épanchait en vain, car la vie les renouvelait sans 
relâche. 

A certaines heures aussi, elle était pleine d'effu- 
sions mystiques. La recherche de l'idéal insai- 
sissable, le rêve du bonheur pur et du ciel réalisé 
sur la terre hantait son âme. Un jour qu'elle con- 
templait la Madeleine de Ganova, une grande tris- 
tesse l'avait surprise, et elle avait porté envie à 
l'amante éplorée du Christ : « Heureuse celle-là, 
disait-elle! Elle l'a vu, elle l'a touché, son beau 
rêve! Elle a pleuré à ses pieds, elle les a essuyés de 
ses cheveux I Où peut-on rencontrer encore une fois 
le divin Jésus ? Le beau mérite d'adorer un être par- 
fait qui existe réellement! Groit-on que si je l'avais 
connu, j'aurais été une pécheresse? Est-ce que ce 
sont les sens qui entraînent? Non, c'est la soif de 
toute autre chose; c'est la rage de trouver l'amour 
vrai qui appelle et fuit toujours. Que l'on nous envoie 
des saints, et nous serons bien vite des saintes! 
Qu'on me donne un souvenir pareil à celui que 
Madeleine emporta au désert, et comme elle j'irai 
vivre au désert pour y pleurer mon bien-aimé ! » 



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L AME ET LE TALENT. 93 

Ce fut par là surtout, par ses aspirations et ses 
souffrances morales, qu'elle émut Alfred de Vigny 
et l'enchaîna un temps à sa destinée. 

Sous ses apparences éthérées, l'auteur d'Eloa 
cachait, en effet, une rare puissance de tendresse et 
de passion. « Je vis dans le feu, comme une sala- 
mandre », — ce mot qui révient sans cesse dans sa 
correspondance et dans son Journal traduit bien 
l'état perpétuellement troublé de son cœur. S'il n'en 
laissait rien voir au monde, s'il ne s'en ouvrit jamais 
dans ses écrits, c'était par pudeur, par respect pour 
soi-même et parce qu'il flétrissait à l'égal d'une 
« profanation » le fait des Byron et des Chateau- 
briand d'avoir divulgué dans leur œuvre le secret 
de leur existence intime. 

Mais le voile dont le poète recouvrait si jalouse- 
ment sa vie est déchiré depuis longtemps, et il ne 
reste plus d'indiscrétions à commettre. 

La sensibilité était trop vive, chez Alfred de Vigny, 
pour se limiter aux jouissances de l'esprit et aux 
émotions de l'âme. Il n'avait pas seulement la per- 
ception subtile de la beauté intellectuelle et morale, 
il avait aussi, comme tous les mystiques, le sens pro- 
fond de la volupté physique. Voilà ce qu'établit, trop 
brutalement par malheur, une lettre, une seule, 
qu'il écrivit sans doute (pour rappeler une excuse de 
Chateaubriand dans un cas analogue) « comme on 



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94 ALFRED DE VIGNY. 

se fait percer les veines quand le sang afflue à la 
tête », une de ces lettres qu'on devrait brûler à 
l'instant qu'on les reçoit, et qu'une suite de hasards 
a égarée depuis dans des mains étrangères. 

Mais cela dit, ce qu'il faut maintenir, ce que 
les notes et la correspondance inédites permettent 
d'affirmer, c'est que, par sa nature intime, Alfred de 
Vigny appartenait à la race des grands idéalistes 
qui, reconnaissant dans la beauté féminine le reflet 
de l'éternelle Beauté, ont vu dans les amours terres- 
tres le préliminaire et le premier degré de l'Amour 
divin. La belle conception que les mystiques du 
Moyen âge et les platoniciens de la Renaissance por- 
tèrent à un si haut point de raffinement trouvait ainsi 
en lui un représentant attardé, comme ces fidèles 
dont la foi mélancolique survit aux autels des dieux 
exilés. Il croyait que la suprême lumière répand ses 
rayons sur toutes les créatures, depuis les humbles 
qui en reçoivent à peine une clarté jusqu'aux pri- 
vilégiées dont quelques-unes, comme la Béatrice de 
Dante, apparurent à leurs amants « toutes resplen- 
dissantes de Dieu » ; et que le véritable objet des 
passions charnelles est de faire entrevoir à l'homme 
les choses spirituelles et divines derrière les formes 
périssables qui excitent ses désirs. 

Gomme chez tous les* mystiques, la pensée de la 
volupté s'associait d'ordinaire, chez Alfred de Vigny, 



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L ÂME ET LE TALENT. 95 

à l'idée de péché et de damnation. Paraphrasant à 
son insu la belle malédiction qu'un moine du xiii^ s. 
jetait à une pécheresse : « Memoria Crucifixi crucifi- 
gat te in carnem tuam! » il inscrivait sur son Journal 
ce projet de poème : « Un Christ dans une alcôve. 
Rêve d'une femme qui l'entend lui reprocher les 
plaisirs qu'elle a goûtés avec son amant devant 
la croix. Elle souffre et se sent percer les mains en 
expiation toutes les nuits*. » 

Aussi le sentiment passionné qu'il avait voué à 
Mme Dorval était-il empreint d'une ardeur toute 
religieuse. 11 voulait que l'amour fut « une confes- 
sion et une communion perpétuelles ». Au moment 
qu'il s'approchait de sa maîtresse, il entrait en état 
d'oraison. Les apprêts du sacrifice étaient pleins de 
charme et de poésie, mais solennels et interminables 
comme les rites des mystères antiques. Interminable 

1. On noterait, ^ cet égard, plus d'une affinité entre Vigny 
et Baudelaire. Quand parurent les Fleurs du Mal, Vigny fut 
l'un des premiers à en reconnaître l'étrange et perverse 
beauté. Voici en quels termes il remerciait l'auteur de lui 
avoir offert son livre : « 27 janvier 1862. — Depuis le 
30 décembre. Monsieur, j*ai été très souffrant et presque 
toujours ou lit. Là, je vous ai lu et relu, et j'ai besoin de 
vous dire combien ces Fleurs du Mal sont pour moi des fleurs 
du bien, et me charment; combien aussi je vous trouve injuste 
envers ce bouquet, souvent si délicieusement parfumé 
de printanières odeurs, pour lui avoir donné ce titre 
indigne de lui et combien je vous en veux de l'avoir empoi- 
sonné quelquefois par je ne sais quelles émanations du 
cimetière d'Hamlet.... i> 



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96 ALFllED DB VIGNY. 

était aussi Textase finale, la dilectio extatica où son 
âme goûtait l'ineffable jouissance de contempler sans 
voiles la parfaite Beauté. 

Il semble que celle à qui s'adressait ce singulier 
amour, loin d'en sourire, n'en vit d'abord que la 
noblesse et l'élévation, et que plus d'une fois elle 
put dire à son amant, comme Ariel à Prospero : 
« Thy thoughts I cleave ta. — Me voici tout proche 
de tes pensées ». 

Ce qui est certain, c'est qu'à vivre dans cette 
atmosphère nouvelle, elle subit une profonde crise 
morale. Elle apprit d'Alfred de Vigny à connaître 
l'idéalité dans l'amour et ce qu'il peut y avoir d'âme 
dans la volupté même. La preuve en est dans la mé- 
tamorphose qui transforma son talent dramatique. 
Elle qui n'avait pu traduire jusqu'alors que les 
violences et la fougue échevelée de la passion, elle 
excella à rendre les émotions contenues, suaves et 
élégiaques, et, du jour où elle rencontra un rôle à 
sa mesure, elle créa, on sait avec quelle délicatesse 
et quelle chasteté, la figure exquise de Kitty Bell, 
cette terrestre sœur d'Eloa. 

Mais le sentiment dont elle recevait l'hommage 
s'écartait trop des conditions normales de la vie et 
de l'amour pour être longtemps partagé. L'âme 
féminine ne se contentera jamais d'abstractions; 
jamais la femme ne se résignera à être adorée dans 



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LAME ET LE TALENT. 97 

l'extase comme une blanche et froide statue; toujours 
il lui faudra la douceur de la vraie tendresse et la 
chaude étreinte des grands embrassements. Dante, 
ce maître dans la science du cœur, l'a dit en son 
magnifique et vigoureux langage : 

Per lei assai di lieve si comprende 
Quanto in femmina fuoco d'amor dura, 
Se l'occhio o il tatto spesso nol raccende. 

JEt les Anciens le savaient aussi, puisque jamais 
dans la Fable antique les femmes mortelles n'accep- 
tent sans répugnance l'amour d'un dieu, puisque 
Zeus pour surprendre leurs faveurs dut toujours 
revêtir la forme animale, et qu'Apollon lui-même, le 
plus beau des Immortels, vit Daphné s'enfuir à son 
approche. 

Un jour donc que l'amante du poète, lasse du 
rêve, altérée de réel, écoutait dans la nuit de son 
âme l'écho troublant des souvenirs d'autrefois, elle 
entendit l'appel d'une des voix les plus éloquentes 
que la passion ait jamais empruntées. Un charme 
funeste envahit ses sens, et son amour s'égara. 

Il semble qu'Alfred de Vigny fut assez long à 
s'apercevoir de son malheur (décembre 1835). Tous 
ses amis s'étonnaient, quelques-uns même s'indi- 
gnaient de son aveuglement. Gustave Planche, dont 
la passion avait au contraire redoublé la lucidité, 

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98 ALFRED DE VIGNY. 

jetait des cris au ciel et se voilait la face; le poète 
Ulric Gultinguer, attardé [dans l'admiration à'Eloa^ 
•écrivait à Sainte-Beuve : « Sur quel sein cette larme 
du Christ est-elle allée tomber! » En vain Ton sou- 
riait, en vain l'on murmurait : rien ne troublait la séré- 
nité de Vigny. Etait-ce parce que, trahi, il continuait 
d'être aimé et que, dans son égarement, l'infidèle 
ne croyait pas le trahir? Je penserais plutôt que, 
par une de ces faiblesses dont les plus fortes âmes 
ne sont pas exemptes quand elles aiment, il chercha 
quelque temps à se faire illusion à lui-même. Ainsi 
s'expliquerait alors, comme une confidence indi- 
recte, l'énigmatique passage de son Journal qui nous 
représente l'Ame du poète séparée de son Corps, 
et se dressant devant lui « toute blanche et toute 
grave » pour lui adresser ces paroles sévères : 

« C'est vous qui m'avez compromise. C'est vous 
« qui m'avez forcée d'être faible quand j'étais si forte, 
« et de parler de choses indignes de moi pour ne 
« pas démentir l'ardeur de vos yeux et les caresses 

« de votre sourire Quittez donc cette femme, et 

« me laissez penser. » 

« Lorsque le jour vint, le Corps se leva avec 
l'Ame pour partir, et lui dit : « Allons-nous? »... Et 
ils allèrent rejoindre la belle maîtresse *. » 

1. Journal eP un poète j p. 247. 



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L AME ET LE TALENT. 99 

Mai$ quand ses yeux se furent dessillés, la 
secousse fut si violente, qu'il crut sentir « la terre 
lui manquer sous les pieds ». 

Aux heures où la souffrance était trop vive, il 
soulageait son cœur en jetant sur son Journal des 
notes comme celle-ci : « O mystérieuse ressem- 
blance des mots! Oui, amour, tu es une passion, 
mais passion d'un martyr, passion comme celle du 
Christ.... Passion couronnée d'épines où nulle pointe 
ne manque! » 

Sur cette catastrophe morale, les années s'écou- 
lèrent, mais l'oubli ne vint point, et sa souffrance 
descendit chaque jour à de plus grandes profondeurs 
de son être. 

Cependant un travail inconscient s'opéra bientôt 
dans son esprit. 

Le drame intime, d'où il était sorti si cruellement 
mortifié, s'élargit à ses yeux. Ce ne fut plus la passion 
accidentelle de deux infortunés, ce fut la grande tra- 
gédie qui depuis les âges antiques se joue dans le 
cœur humain. Et d'admirables vers, les plus beaux 
qu'aient inspirés un grand amour trahi, sortirent de 
son âme blessée : 



Une lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu, 
Se livre sur la terre en présence de Dieu, 
Entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme, 
Car la femme est un être impur de corps et d'âme. 



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100 ALFRED DE VIGNY. 

C'est Samson qui, le soir, dans sa tente murmure 
ce chant mélancolique, tandis qu'à ses genoux Dalila 
repose endormie. Une grande tristesse remplit le 
héros hébreu, au spectacle de la créature perfide 
et adorée qui vient encore de livrer le secret de sa 
vie. Trois fois il l'a déjà pardonnée; car il est faible 
et bon, car 

L'Homme a toujours besoin de caresse et d'amour, 

Sa mère l'en abreuve alors qu'il vient au jour, . 

Et ce bras le premier l'engourdit, le balance 

Et lui donne un désir d'amour et d'indolence. 

Troublé dans l'action, troublé dans le dessein, 

Il rêvera partout à la chaleur du sein, 

Aux chansons de la nuit, aux baisers de l'aurore, 

A la lèvre de feu que sa lèvre dévore, 

Aux cheveux dénoués qui roulent sur son front, 

Et les regrets du lit, en marchant, le suivront i. 

Mais la Femme n'est que mensonge et per- 
fidie. La domination seule lui plaît, et non l'amour. 



1. Se rappeler les vers admirables de Lucrèce qui nous 
représentent Mars venant après chaque combat reposer sur 
le sein de Vénus « son éternelle blessure d'amour » : 

In grcmium qui aeepè tuum se 

Rejicit, œtcrno devictus volnere amoris. 

Hune tu, Diva, tuo recubantem corpore Bancto 
Circumfusa super, suaves ex orc loquelas 
Funde 

Le sentiment est peut-être plus fort chez Vigny, mais les 
expressions ne sont pas si pénétrantes : Virgile même n'a 
rien de plus tendre. 



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L AME ET LE TALENT. 101 

Elle est fière d'inspirer, et dédaigne de res- 
sentir : 

C'est le plaisir qu'elle aime ; 
L'Homme est rude et le prend sans savoir le donner. 
Un sacrifice illustre et fait pour étonner 
Rehausse mieux que l'or, aux yeux de ses pareilles, 
La beauté qui produit tant d'étranges merveilles 
£t d'un sang précieux sait arroser ses pas, 

— Donc, ce que j'ai voulu, Seigneur, n'existe pas ! — 
Celle à qui va l'amour et de qui vient la vie, 
Celle-là, par. orgueil, se fait notre ennemie. 

La Femme est, à présent, pire que dans ces temps 

Où, voyant les humains, Dieu dit : a Je me repens ! » 

Bientôt, se retirant dans un hideux royaume, 

La Femme aura Gomorrhe et l'Homme aura Sodomc ; 

Et, se jetant, de loin, un regard irrité, 

Les deux sexes mourront chacun de son côté. 

« Eternel ! Dieu des forts ! vous savez que mon âme 

N'avait pour aliment que l'amour d'une femme, 

Puisant dans l'amour seul plus de sainte vigueur 

Que mes cheveux divins n'en donnaient à mon cœur. 

— Jugez-nous. — La voilà sur mes pieds endormie. 
Trois fois elle a vendu mes secrets et ma vie, 

Et trois fois a versé des pleurs fallacieux 
Qui n'ont pu me cacher la rage de ses yeux, 
Honteuse qu'elle était plus encor qu'étonnée, 
De se voir découverte ensemble et pardonnée ; 
Car la bonté de l'Homme est forte et sa douceur 
Ecrase, en l'absolvant, l'être faible et menteur. 

Trois fois donc il a fait grâce à Dalila. Mais enfin 
il est la3. Il n*a plus ni la force de la colère ni le 
courage du pardon. Une nausée amère soulève son 
cœur. Pour rien il donnerait sa vie : 



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102 ALFRED DE VIGNY. 

J'ai Tâme si pesante, 
Que mon corps gigantesque et ma tête puissante 
' Qui soutiennent le poids des colonnes d'airain 
Ne la peuvent porter arec tout son chagrin. 
Toujours voir serpenter la vipère dorée 
Qui se traîne en sa fange et s'y croit ignorée ; 
Toujours ce, compagnon dont le cœur n'est pas sûr, 
La Femme, enfant malade et douze fois impur! 
Toujours mettre sa force à garder sa colère 
Dans son cœur offensé, comme en un sanctuaire 
D'où le feu s'échappant irait tout dévorer. 
Interdire à ses yeux de voir ou de pleurer, 
C'est trop ! Dieu s'il le veut, peut balayer ma cendre. 
J'ai donné mon secret, Dalila va le vendre. 
Qu'ils seront beaux, les pieds de celui qui viendra 
Pour m'annoncer la mort! — Ce qui sera, sera ! » 
Il dit et s'endormit près d'elle — jusqu'à l'heure 
Où les guerriers, tremblant d'être dans sa demeure, 
Payant au poids de l'or chacun de ses cheveux, 
Attachèrent ses mains et. brûlèrent ses yeux. 

Et comme si malgré lui le flot des souvenirs 
personnels lui montait au cœur, le poète, rappelant 
dans un dernier trait le châtiment de Dalila, adresse 
au spectre de l'infidèle cette malédiction voilée : 

Terre et ciel ! punissez par de telles justices 

La trahison ourdie en des amours factices, 

Et la délation du secret de nos cœurs 

Arraché dans nos bras par des baisers menteurs ! 

En conscience, avait-il bien le droit de maudire 
ainsi celle qui s'était retirée de lui? L'avait-il réelle- 
ment aimée d'amour vrai, et pour elle-même? N'était- 



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L AME ET LE TALENT. 103 

ce pas plutôt ses rêves seuls qu'il avait aimés en 
elle, puisqu'il lui gardait rancune quand, par des 
voluptés trop fortes, elle dissipait parfois le songe 
qu'il poursuivait dans ses bras *. Il a écrit un jour, 
alors que tout était fini entre eux : « On ne peut 
répandre son âme dans une autre âme que jusqu'à 
une certaine hauteur; là, elle vous repousse et vous 
rejette au dehors, écrasée de cette influence souve- 
raine. » En traçant ces lignes, il se trompait lui- 
même; il n'avait presque rien donné de lui. Sa pas- 
sion, comme celle de tous les poètes, n'était qu'une 
forme «xaltée de l'égoïsme, puisque l'oubli de soi 
est la loi suprême de l'amour tandis que tout rap- 
porter à soi est la condition même du génie poétique. 

Combien, dans une pareille occurrence, fut plus 
sincère et moins partial à lui-même un autre poète 
qu'une étroite parenté morale unissait d'ailleurs à 
Vigny, Leopardi I 

Une grande passion l'avait aussi éprouvé : la 

1. On trouve une trace de ce sentiment dans un projet de 
poème, noté sur son Journal^ sous le titre de la Fornarina : 
a O maîtresse de Raphaël, tu le vis s'épuiser dans tes bras. 
Qu'as-tu fait, ô femme! qu'as-tu fait! Une idée par baiser 
s'écoulait sur tes lèvres.... Elle s'endort dans les bras de 
Raphaël après qu'ils sont allés visiter la Campagne de Rome. 
— Elle rêve que ses idées, tuées par elle, viennent se plain- 
dre; les idées de Raphaël sont des tableaux sublimes. Les 
personnages se groupent, puis se détachent en soupirant et 
reprennent leur vol vers le ciel. La Fornarina s'éveille, em- 
brasse Raphaël : il était mort. » 



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104 ALFRED DE VIGNY. 

Beauté s*était offerte à lui sous les traits d'irtie dame 
florentine de haut parage, élégante, artiste et cultivée 
comme une patricienne de la Renaissance. Il l'avait 
aimée éperdument; et elle, insouciante, s'était jouée 
de cet amour où toute une vie était engagée. Quand, 
trop tard aussi, il avait ouvert les yeux, il avait 
connu, de même que Vigny, tout ce que peut endu- 
rer le cœur d'un homme. Mais, la première douleur 
apaisée, le jour s'était fait de nouveau dans son 
âme. Il avait alors aperçu en toute clarté que c'était 
lui la cause de son malheur; que personne ne l'avait 
trahi ; qu'il s'était abusé lui-même en adressant à la 
Femme l'hommage d'adoration que son cœur desti- 
nait secrètement à l'idéale Beauté. Si dans ce drame 
intime l'un des personnages avait trompé l'autre, le 
seul coupable était le poète, qui « jusque dans les 
enlacements corporels » avait poursuivi le fantôme 
d'un autre amour. A Elle, sa seule faute était d'être 
née femme, c'est-à-dire faible d'intelligence comme 
de corps, incapable de toute fonction supérieure dans 
l'humanité. Quelle injustice ce serait donc de lui 
reprocher son inconstance et sa fragilité ! Qu'un peu 
de pitié lui soit plutôt donné, et que la seule ven- 
geance du poète, quand il pensera à Elle, soit « de 
contempler la mer, la terre et le ciel, — et de sou- 
rire! » 
Cliez Alfred de Vigny, l'heure du pardon et du 



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L AME ET LE TALENT. 105 

« sourire » ne vint jamais. Mais une crise morale 
profonde succéda au désastre intime où ses plus 
chères illusions avaient péri, et ce fut une heure 
décisive dans l'évolution de la pensée. 

Jusqu'alors la solitude n'avait été pcfur lui qu'une 
auxiliaire de rêve, une inspiratrice de poésie, et à 
ce titre il l'avait déclarée sainte *. « Quand j'ai dit, 
écrivait-il en 1832 : la solitude est sainte^ je n'ai pas 
entendu par solitude une séparation et un oubli entier 
des hommes et de la société, mais une retraite où 
Tâme puisse se recueillir en elle-même, jouir de ses 
propres facultés et rassembler des forces pour pro- 
duire quelque chose de grand. » Elle fut désormais 
pour lui un refuge contre les heurts du monde, une 
Thébaîde impénétrable où il demeura seul en pré- 
sence de sa pensée. 

Et de ce continuel travail d\ine âme obstinément 
repliée sur elle-même sortit le pessimisme le plus 
désespéré qui se soit encore traduit dans notre litté- 
rature morale. 



1. Puis recueillant le fruit tel que de l'âme il sort, 
Tout empreint du parfum des saintes solitudes. 



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III 



CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME 



Un caractère général et, pour ainsi dire, imper- 
sonnel fait l'originalité de ce pessimisme et sa haute 
valeur philosophique. 

Chez René comme chez Ghilde-Harold, chez Ober- 
mann comme chez Lélia, la désespérance ne pro- 
cède en effet que de causes strictement individuelles. 
Lorsque René s'écrie : « Homme! tu n'es qu'un 
songe rapide, un rêve douloureux; tu n'existes que 
par le malheur, tu n'es quelque chose que par la 
tristesse de ton âme et l'éternelle mélancolie de ta 
pensée ! » qu'on ne s'y méprenne pas ; il ne fait 
allusion qu'à lui-même, à ses regrets inutiles, à ses 



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CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. l07 

désirs d'amour trompés, à ses ambitions de gloire 
trahies, à Tainertume que son cœur trop avide a 
rencontrée au fond de toutes les voluptés, en un 
mot, à l'expérience cruelle, qu'il a rapportée de son 
voyage à travers la réalité : 

Quoniam medio de fonte leporum 
Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat; 

si bien qu'en un jour de franchise Chateaubriand 
pourra dire : « Quand je peignis René, j'aurais dû 
demander à ses plaisirs le secret de ses ennuis ». 

De même pour Byron, dont Garlyle a dit si juste- 
ment : « Le seul emploi qu'il ait trouvé à faire de ses 
dons merveilleux a été d'annoncer à tout l'univers 
qu'il n'était ])as heureux », et dont ce mot commente 
et résume toute l'œuvre. 

Et puis, un trait particulier à ces grands déses- 
pérés est qu'au fond ils aiment leur ennui : ils s'en 
consolent en lui donnant pour cadre les plus splen- 
dides paysages des deux mondes; pour thème, les 
plus romanesques aventures; pour expression, les 
phrases les plus harmonieuses et les mieux ca- 
dencées. Ainsi, charmés par leur tristesse même, ils 
se sont plu a cueillir sur toutes choses ce que Sainte- 
Beuve appelait « la fleur du désenchantement » et 
à s'enivrer du mortel parfum de ses pâles corolles. 

Tont autre est Alfred de Vignjt. Ce n'est pas une 



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108 ALFRED DE VIGNY. 

réflexion sur sa propre destinée qui Ta conduit 
au pessimisme, mais la vue du mal impersonnel et 
absolu, qui sévit indistinctement sur toutes les créa- 
tures. 

Comme tous les esprits de sa génération, il a subi 
le contre-coup des circonstances extraordinaires 
dans lesquelles s*est écoulée sa jeunesse. Né à une 
heure critique, dans l'ébranlement de tous les prin- 
cipes reçus et de toutes les doctrines consacrées, 
grandi au milieu d'ambitions et d'espérances déme- 
surées, il n'avait pu voir, au lendemain des cata- 
strophes de 1815 , tous les ressorts intérieurs 
se briser et une atonie générale succéder aux pa- 
roxysmes de la fièvre, sans que son âme subît aussi 
la contagion de la commune lassitude. Mais les 
enseignements sommaires que ses contemporains 
avaient tirés de ces spectacles ne lui avaient pas 
suffi; il avait presque aussitôt dépassé les étroites 
conclusions dont s'était accommodée trop aisément 
leur médiocrité spéculative ; et , comme un décor 
magique apparu dans l'aube vaporeuse, toute une 
théorie du monde moral s'était esquissée dans l'ar- 
rière-plan de ses premiers rêves. Par un effet de 
l'étrange tyrannie qu'on a vu les idées exercer sur 
son imagination, il était dès lors revenu sans cesse 
à cet ordre de réflexions, ne s'en laissant distraire 
ni par les soucis de la vie active ni par les luttes et 



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CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 109 

les succès littéraires. Mais assurément ses concep- 
tions à cet égard seraient restées longtemps encore 
à l'état d'ébauches et de rêveries, sans la crise 
intime qui vient d'être rappelée. Alors, en effet, se 
produisit en lui (par quelle loi mystérieuse?) une 
profonde réaction du sentiment sur la pensée. Sou- 
dain toutes ses vues s'élargirent; tout son horizon 
s'éclaircit, et sa vision intérieure prit aussitôt 
iampleur et la solidité d'une grande doctrine phi- 
losophique. 

Aussi, sa mélancolie n'a rien de vague, rien de 
maladif ni d'efféminé ; comme elle ne se raconte pas 
pour le vain plaisir de s'offrir en spectacle au monde, 
elle ne se complaît en ses descriptions ni aux molles 
vapeurs, ni aux lumières noyées, ni aux nuances 
attendrissantes. Elle est forte et simple, et la. plainte 
qu'elle exhale est comme l'écho de celle qui depuis 
l'origine du monde porte au ciel la protestation de 
l'homme moral. 

Pourquoi le mal existe-t-il sur la terre ? Comment 
le concilier avec la sagesse, la justice et la bonté 
divines ? Pourquoi tant de douleurs imméritées, tant 
de souffrances inutiles ? 

A ces graves questions, sa pensée n'admet qu'une 
réponse : contre l'homme jadis une sentence mys- 
térieuse a été rendue. 

La cause fut jugée par défaut puisque l'accusé n'a 



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110 ALFRED DE VIGNY^ 

pu présenter sa défense; nul considérant non plus 
ne motiva Tarrêt puisque jamais le condamné n'a 
connu son crime. « Je sens sur ma tête, écrit-il dans 
son Journal^ le poids d'une condamnation que je 
subis toujours, ô Seigneur! mais, ignorant la faute 
et le procès, je subis ma prison. J'y tresse de la 
paille pour l'oublier quelquefois : là se réduisent 
tous les travaux humains. Je suis résigné à tous les 
maux et je vous bénis à la fin de chaque jour lors- 
qu'il s'est passé sans malheur. » 

Contre la sentence qui l'écrase, nul recours d'ap- 
pel ni de revision n'est ouvert à l'homme. « Con- 
damnés à la mort, condamnés à la vie, voilà deux 
certitudes. Condamnés à perdre ceux que nous 
aimons et à les voir devenir cadavres, condamnés à 
ignorer le passé et l'avenir de l'humanité et à y 
penser toujours! Mais pourquoi cette condamnation? 
— Vous ne le saurez jamais. Les pièces du grand 
procès sont brûlées : inutile de les chercher*. » 

Un seul espoir de réparation, bien lointaine et 
bien insuffisante, subsiste peut-être encore pour 
cette victime judiciaire, celui de juger un jour son 
Juge. Ici, la pensée d'Alfred de Vigny, tout impré- 
gnée des grandes images bibliques, semblait parfois 
se bercer d'étranges illusions. Un jour viendrait, 

1. Journal intime^ inédit. 



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CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 111 

croyait-il, où la voix de tous les martyrs, de tous les 
affligés, de tous les opprimés aurait droit de se faire 
eiîtendre. La trompette d*airain qui convoquera au 
Jugement dernier les races trépassées sonnera pour 
rhumanité l'heure des revendications solennelles. 
Alors, dans la vallée de Josaphat, une clameur immense 
accusera Dieu. « Et Dieu viendra ^e justifier devant 
toutes les âmes et tout ce qui est vie. Il paraîtra et 
parlera, il dira clairement pourquoi la création et 
pourquoi la souffrance et la mort de l'innocence. En 
ce moment, ce sera le genre humain ressuscité qui 
sera le juge, et l'Éternel, le Créateur, sera jugé par 
les génériitions rendues à la vie. » 

L'idée la plus originale de Vigny dans cet ordre 
de pensées et qu'il est le premier peut-être à avoir 
si clairement aperçue, est que les dogmes chrétiens, 
par leur origine comme par leur substance, sont 
essentiellement pessimistes. Que la doctrine de 
l'Evangile, comme six siècles auparavant celle des 
soutras bouddhiques, soit éclose d'une conception 
mauvaise de la vie terrestre, d'une vue désolée des 
tristesses et des iniquités d'ici -bas, il n'y a point 
de doute. D'autre part, en professant que la race 
humaine est coupable du fait même de son exis- 
tence, en faisant planer sur les âmes la perpétuelle 
pensée du péché originel et de l'expiation, en pro- 
clamant la doctrine décourageante du petit nombre 



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112 ALFRED DE VIGNY. 

des élus et de Timpossibilité du salut sans la grâce, 
en représentant la réalité de ce monde comme un 
mal, la terre comme une vallée de larmes et la v*ie 
comme un obstacle au seul vrai bonheur, enûn en 
rendant l'idée de la mort toujours terrible et toujours 
présente, la religion du Crucifié peut, à certains 
égards, être considérée comme Tune des. plus som- 
bres croyances où se soient attachés les instincts 
supérieurs de Thumanité. C'est là ce qu'Alfred de 
Vigny a su voir mieux que personne avant lui et ce 
qu'il a résumé dans cette phrase de son Journal * : 
a L'Evangile est le désespoir même », et dans cette 
autre encore : « La religion du Christ est une re- 
ligion de désespoir puisqu'il désespère de la vie 
et n*espère qu'en l'éternité ». Mais l'expression la 
plus saisissante qu'Alfred de Vigny ait donnée à ses 
griefs contre la puissance divine est l'admirable 
invocation qu'il a placée sur les lèvres du Christ au 
Mont des Oliviers ^ et qui paraphrase la belle et 
audacieuse parole de saint Augustin : « Deus pro~ 
prio Fillo non pepercit, — Dieu n'a pas épargné son 
Fils même ». 

Seul, loin de ses disciples endormis, Jésus erre la 
nuit dans les rochers de Gethsémani. Une angoisse 
d'agonie étreint son cœur, et sa grande âme est 
triste jusqu'à la mort : 

1. Inédit, 1835. 



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CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 113 

Il se courbe, à genoux, le front contre la terre ; 
Puis regarde le ciel en appelant : « Mon père ! » 
Mais le ciel reste noir, et Dieu ne répond pas. 
Il se lève étonné, marche encore à grands pas, 
Froissant les oliviers qui tremblent. Froide et lente 
Découle de sa tète une sueur sanglante. 
Il recule, il descend, il crie avec efiProi : 
« Ne pourriez-vous prier et veiller avec moi ? » 
Mais un sommeil de mort accable les apôtres. 
Pierre à la voix du maître est sourd comme les autres. 
Le Fils de l'Homme alors remonte lentement; 
Comme un pasteur d'Kgypte, il cherche au firmament 
Si l'Ange ne luit pas au fond de quelque étoile. 
Mais un nuage en deuil s'étend comme le voile 
D'une veuve, et ses plis entourent le désert. 

Trois fois il appelle son Père, et le vent dans 
les oliviers répond seul à sa voix. Alors, défaillant 
sous le poids d'une lassitude infinie, pris d'un doute 
afiPreux sur la valeur de son œuvre et l'utilité de son 
sacrifice, il s'écrie : 

O Père, encor laisse-moi vivre ! 
Avant le dernier mot ne ferme pas mon livre ! 
Ne sens-tu pas le monde et tout le genre humain 
Qui souffre avec ma chair et frémit dans ta main ? 
C'est que la Terre a peur de rester seule et veuve 
Quand meurt celui qui dit une parole neuve; 
£t que tu n'as laissé dans son sein desséché 
Tomber qu'un mot du ciel par ma bouche épanché. 

Mais je vais la quitter, cette indigente terre, 
N'ayant que soulevé ce manteau de misère 
Qui l'entoure à grands plis, drap lugubre et fatal, 
Que d'un bout tient le Doute et de l'autre le Mal. 

8 



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114 ALFRED DE VIGNY. 

Mal et Doute ! En un mot je puis les mettre en poudre. 
Vous les aviez prévus, laissez-moi vous absoudre 
De les avoir permis. — d'est Taccusation 
Qui pèse de partout sur la création ! 

Que Lazare donc monte sur son tombeau désert ! 
Que le souvenir lui soit rendu de ce qu'il a vu par 
delà le sépulcre, et qu'il révèle à haute voix le grand 
secret que gardent si jalousement les morts! Que 
rhomme connaisse enfin le mystère du monde et 
l'énigme de la Nature; qu'il sache 

Si le juste et le bien, si l'injuste et le mal 
Sont de vils accidents en un cercle fatal 
Ou si de l'univers ils sont les deux grands pôles, 
Soutenant terre et cieux sur leurs vastes épaules. 

Et si les Nations sont des femmes guidées 
Par les étoiles d'or des divines idées, 
Ou de folles enfants sans lampes dans la nuit, 
Se heurtant et pleurant et que rien ne conduit; 
Et si, lorsque des temps l'horloge périssable 
Aura jusqu'au dernier versé ses gi^ins de sablei 
Un regard de vos yeux, un cri de votre voix, 
Un soupir de mon cœur, un signe de ma croix, 
Pourra faire ouvrir l'ongle aux Peines éternelles, 
Lâcher leur proie humaine et reployer leurs ailes. 

Ainsi le divin Fils interroge anxieusement son 
divin Père ; mais cette fois encore Dieu reste 
muetf. Et dans l'ombre Jésus entend soudain rôder 
Judas. 

Le ton sur lequel Vigny a toujours soutenu sa 



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CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 115 

dispute Contre Dieu n'est point, ainsi qu'on le voit, 
celui de l'invective impie à la Byron ni celui de la 
dérision sacrilège. Jusque dans ses ironies les plus 
audacieuses, il a su garder le sérieux et le respect 
qui sont la condition essentielle du grand art, dans 
ce fragment par exemple : « Que Dieu est bon, quel 
geôlier adorable, qui sème tant de fleurs dans le 
préau de notre prison ! Il y en a (le croirait-on ?) à 
qui la prison devient si chère, qu'ils craignent d'en 
être délivrés ! Quelle est donc cette miséricorde ad- 
mirable et consolante qui nous rend la punition si 
douce ? Car nulle nation n'a douté que nous ne fus- 
sions punis, — on ne sait de quoi. » 

Jamais non plus son ressentiment contre l'auteur 
responsable des maux et des iniquités qui couvrent 
le monde n'a dépassé la colère sourde qui gronde 
dans ce morceau : « La terre est révoltée des injus- 
tices de la création; elle dissimule par frayeur de 
l'éternité, mais elle s'indigne en secret contre le 
Dieu qui a créé le mal et la mort. Quand un contemp- 
teur des dieux paraît, comme Ajax, lils d'Oïlée, le 
monde l'adopte et l'aime; tel est Satan, tels sont 
Oreste et don Juan. — Tous ceux qui luttèrent 
contre le ciel injuste ont eu l'admiration et l'amour 
secret des hommes. » 

Seule, l'esquisse d'un poème où il se proposait de 
faire ra[.ol'jgic du suicide comme d'un acte de repré- 



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116 ALFRED DE VIGNY. 

sailles contre Dieu pourrait être incriminée de blas- 
phème : Tarae d'un suicidé comparaît devant Dieu 
qui lui dit : « Qu'as-tu fait? Pourquoi as-tu détruit 
ton corps? » et l'âme répond : « C est pour t'affLiger 
et te punir. Car pourquoi m'avez-vous créé malheu- 
reux? Et pourquoi avez-vous créé le mal de l'âme, 
le péché, et le mal du corps, la souffrance? Fallait- 
, il vous donner phis longtemps le spectacle de mes 
ilonl(Mn"s ^ ? » 

Mais, si Dieu est aveugle et injuste, s'il inflige 
d'inexplicables démentis aux aspirations les plus 
profondes de la conscience morale, la Nature ne 
reste-t-elle pas à l'homme? N'est-elle pas, comme 
le pensaient les anciens, VAlma mater compatissante 
à nos maux, toujours disposée à nous ouvrir les bras, 
à écouter nos lamentations, à endormir nos douleurs 
par ses vagues complaintes ? Virgile ne nous a-t-il 
pas montré les lauriers et les myrtes pleurant la 
mort de Daphnis? 

lilum etiam lauri, illum etiam flcvere myricœ. 

Et, plus près de nous, Gœthe ne nous a-t-il pas 
révélé, par l'exemple de son Faust^ que la Nature 
est la grande consolatrice de nos misères et la sou- 

1. On lit encore, dans son Journal inédit : <c Si tel malheur 
auquel je pense m'arrivait, j'irais mettre le feu à une église 
pour me venger de Dieu. » (21 février 1834.) 



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CONCEPTION D^ LA VIE. PESSIMISME. 117 

verainc réparatrice de nos fautes ; qu'elle a des tré- 
sors inépuisables de tendresse et d'indulgence pour 
qui sait la comprendre et Taimer ; que toujours elle 
est prête à nous parler d'idéal, à nous rendre la santé 
intérieure, à renouveler le pauvre être faible et 
troublé que nous sommes; que seule elle procure 
aux esprits inquiets le repos, aux âmes affligées 
Toubli, aux consciences tourmentées la paix et l'abso- 
lution? Ou bien, s'il est des cœurs rebelles à cette 
action salutaire, le penseur ne peut-il pas trouver 
encore une certaine jouissance à sentir sa personna- 
lité s'effacer dans la contemplation des lois immuables 
de Tordre éternel, à reconnaître dans les battements 
de son cœur les pulsations de la vie universelle, à 
admirer la puissance uniforme qui se déploie dans le 
monde par la succession des choses et le sacrifice 
des individus ? 

Alfred de Vigny semblait plus apte qu'un autre 
à éprouver ces influences diverses mais égale- 
ment bienfaisantes de la Nature ; car peu de poètes 
en aucun temps furent plus sensibles à la beauté 
pittoresque dans sa large et noble acception. Au don 
de voir le monde extérieur dans sa réalité objective, 
à la perception délicate de ses formes matérielles, de 
ses contours et de ses couleurs, de ses parfums et 
de ses murmures, il alliait une intuition profonde 
de l'existence propre qui anime la Nature, du soufQe 



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118 ALFRED DE VIGNY. 

d'infini qui circule partout en elle, de la vie imper- 
sonnelle et supérieure que manifeste chacune de ses 
harmonies et de ses émanations. Faut-il rappeler ces 
strophes de la Maison du Berger} 



La Nature t'attend dans un silence austère, 
L'herbe élève à tes pieds son nuage des soirs, 
Et le soupir d'adieu du soleil à la terre 
Balance les beaux lis comme des encensoirs. 
La forêt a voilé ses colonnes profondes, 
La montagne se cache, et sur les pâles ondes 
Le saule a suspendu ses chastes reposoirs. 

Le crépuscule ami s'endort dans la vallée 
Sur l'herbe d'émeraude et sur l'or du gazon. 
Sous les timides joncs de la source isolée 
Et sous le bois rêveur qui tremble à l'horizon, 
Se balance en fuyant dans les grappes sauvages, 
Jette son manteau gris sur le bord des rivages 
Et des fleurs de la nuit entrouvre la prison. 



Mais ce n'était point assez pour lui de soulever le 
voile des premières apparences et d'évoquer l'âme 
des choses extérieures. C'était le secret même de 
cette ame, le mystère d'isis, qu'il voulait connaître. 
Et, comme tout à l'heure il faisait à Dieu, il presse 
maintenant la Nature de questions impérieuses. 
Pourquoi a-t-elle jeté l'homme sur la terre ? Pour- 
quoi lui a-t-elle imposé de si dures conditions d'exis- 
tence ? Que lui veut-elle donc ? Quelles fins poursuit- 
elle par lui ? Est-elle méchante ou impuissante à son 



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CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 119 

égard? Par quelle ironie, aux jours où il est le plus 
malheureux, se plaît-elle parfois à revêtir sa plus 
belle parure ? Pourquoi quand l'âme humaine est en 
deuil, tout peut-il être fête au dehors ? 

A ces interrogations d'une dialectique passion- 
née , la Nature va-t-elle répondre , comme dans 
l'admirable prosopopée de Lucrèce, en dissertant 
avec l'homme pour le persuader, en motivant ses 
arrêts pour les justifier? — Non, voici sa seule ré- 
ponse : 

Je suis l'impassible théâtre 
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs; 
Mes marches d'émeraude et mes parvis d'albâtre, 
Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs. 
Je n'entends ni vos cris ni vos soupirs ; à peine 
Je sens passer sur moi la comédie humaine 
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs. 

Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre, 
A côté des fourmis les populations ; 
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre, 
^ J'ignore en les portant les noms des nations. 
On me dit une mère et je suis une tombe. 
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe, 
Mon printemps ne sent pas vos adorations. 

Avant vous, j'étais belle et toujours parfumée, 
J'abandonnais au vent mes cheveux tout entiers, 
Je suivais dans les cieux ma route accoutumée, 
Sur l'axe harmonieux des divins balanciers. 
Après vous, traversant l'espace où tout s'élance. 
J'irai seule et sereine; en un chaste silence, 
Je fendrai l'air du front et de mes seins altiers. 



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120 ALFRED DE VIGNY. 

Hélas ! voilà le mystère de la Nature ! Voilà le secret 
de son immoralité transcendante, de son suprême 
dédain pour la vertu î Voilà pourquoi elle nous écrase 
avec je ne sais quoi de si paisible dans la cruauté 
et de si inexorable dans Tindifférence^ 

Elle est au delà de nous, indépendante, parfaite et 
se suffisant à elle-même. Nos pensées ne parviennent 
pas jusqu'à elle, nos paroles ne peuvent l'atteindre, 
et nos plaintes ni nos prières ne troublent sa séré- ' 
nité. Elle n'a qu'un souci, tourner la roue de l'uni- 
vers et entretenir, dans le monde, la vie par la mort 
et la mort par la vie. 

Alors quelle duperie de l'aimer! Ne nous laissons 
donc plus pr*^ .are à ses sortilèges de beauté et por- 
tons ailleurs le tribut d'admiration que nous lui 
acquittions indûment. Cherchons parmi ftos sem- 
blables quelque créature d'élite « au pur sourire 
amoureux et souffrant », et aimons en elle toute 
l'humanité douloureuse. Un soir nous la conduirons 
parmi les bruyères vers la Maison du Berger, Là, 
dédaigneux des vaines splendeurs de la nuit étoilée, 
nous ne lui parlerons devant ces choses éternelles 
que des êtres qui passent, de leurs rêves fugitifs, de 
leurs pensées éphémères, de leurs espoirs toujours 



1. « Partout la Nature stupide nous insulte. » (Journal d'un 
poètCf p. 98.) 



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CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 121 

déçus, de tout ce qui compose enfin « la majesté des 
souffrances humaines ». 

Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre 

Sur cette terre ingrate où les morts ont passé ; 

Nous nous parlerons d'eux, à l'heure où tout est sombre, 

Où tu te plais à suivre un chemin effacé, 

A rêver, appuyée aux branches incertaines, 

Pleurant comme Diane au bord de ses fontaines 

Ton amour taciturne et toujours menacé ! 

Ainsi donc, abandonné de Dieu comme de la Na- 
ture; sans recours vers Tun, sans protection contre 
l'autre; seul, dans le monde, avec ses éternels et 
inutiles besoins de sacrifice, d'héroïsme et de dé- 
vouement, rhomme est la proie de la fatalité. Dans 
sa course vers l'inconnu, nulle pensée aimante ne 
l'accompagne. Au milieu des forces aveugles déchaî- 
nées dans l'univers, il est comme un naufragé sur 
les flots, perpétuellemeni ballotté, entraîné vers un 
but toujours voilé et qui le fuira toujours. 

Et pourtant, s'il est une forme d'esprit qui soit 
rebelle à une pareille conception de la vie et de la 
destinée humaines, il semble bien que ce soit celle 
dont on a vu qu'Alfred de Vigny était un des repré- 
sentants les plus originaux et les plus accomplis. 

Si vaste, en effet, que soit l'empire des forces 
fatales auxquelles nous sommes asservis, il est un 
domaine qui échappe à leur action, c'est le vivant 



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122 ALFRED DE VIGNY. 

univers que chacun de nous porte en soi, c'est ce 
monde invisible, supérieur aux apparences qui, 
simple hypothèse pour le commun des hommes, est 
une certitude pour les idéalistes. La malignité du 
sort a prise sur les choses, mais non sur les idées. 
Or, pour l'idéaliste, que sont les choses? Le per- 
pétuel démenti des faits ne rend pas, à ses yeux, la 
beauté, la justice, la vérité, la poésie, la religion 
moins sacrées ni moins craies, A qui édifia dans son 
âme la Cité de Dieu, qu'importent les misérables 
constructions des cités humaines? La foi des martyrs 
ne s'est jamais affirmée plus hautement qu'à l'instant 
même où elle recevait de la réalité la plus brutale 
dénégation, et c'est aux heures les plus sombres 
de l'histoire que se sont produits les plus beaux 
spectacles de l'ordre moral et intellectuel, les mer- 
veilles les plus délicates du sentiment esthétique et 
religieux. 

Par quelle étrange contradiction avec soi-même, 
par quel oubli de sa nature intime, Alfred de Vigny 
en vint-il donc au pessimisme? 

Non, il n'y eut de sa part ni contradiction, ni 
oubli; mais le dernier et le plus terrible effet de la 
crise intime, dont on a lu plus haut le récit, devait 
être de lui enlever sa foi même à l'idéalisme. Quand 
il s'éveilla de la torpeur morale où cette crise l'avait 
plongé, il vit clairement que les grandes et belles 



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CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 123 

Idées, qui naguère avaient enchanté son rêve, 
n'étaient, que chimères, qu'il avait prodigué à de 
vains fantômes les trésors de son âme, et que tout 
sur terre n'était que mensonge et illusion. Pris 
d'amers regrets, il s'en voulut comme d'un crime 
d'avoir si longtemps sacrifié « à la superstition des 
amours ineffables ». 

Et, dans le temps même qu'il écrivait la Colère 
de Samson, il jetait cette note sur son Journal 
intime : 

a La seule fin vraie à laquelle l'esprit arrive, en 
pénétrant tout au fond de chaque perspective, c'est 
le néant de tout. Gloire, amour, bonheur, rien de 
tout cela n'est complètement. Donc, pour écrire des 
pensées sur un sujet quelconque et dans quelque 
forme que ce soit, nous sommes forcés de com- 
mencer par nous mentir à nous-mêmes, en nous 
figurant que quelque chose existe et en créant un 
fantôme pour ensuite l'adorer ou le profaner, le 
grandir ou le détruire. Nous sommes des don Qui-\ 
çhottes perpétuels et moins excusables que le héros 
de Cervantes, car nous savons que nos géants sont y 
des moulins et nous nous enivrons pour les voi/ 
géants. » 

Ainsi, l'idéal même, cette suprême illusion des 
grandes âmes, se réduisait à néant. Alors rien ne 
subsista plus dans le cercle dévasté de sa pensée. 



X 



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124 ALFRED DE VIGNY. 

une nuit profonde l'enveloppa de toutes parts, et 
un vide effrayant se fît dans son cœur. 

L'originalité de Vigny dans ce désastre moral fut 
encore de n'écouter aucune des suggestions aux- 
quelles succombent en pareil cas les natures vul- 
gaires, de ne se laisser aller ni au découragement, 
ni à la colère, et d'apercevoir qu'un seul parti était 
digne de lui : la résignation. 

Mais quelle résignation fut la sienne ! Assurément, 
elle n'avait rien de commun avec la soumission inerte 
et presque inconsciente des âmes faibles qui, ne 
sachant qu'endurer et non souffrir, plient sous la 
force des choses comme les animaux s'inclinent sous 
le joug. D'autre part, ce ne pouvait être la philo- 
sophie désabusée, le fatalisme épicurien que prêche 
VEcclésiaste, car, s'il est persuadé de la suprême 
ironie des choses, s'il proclame que c'est folie de 
vouloir concilier la justice de Dieu avec le train 
du monde, le sceptique hébreu, loin de déclarer la 
vie mauvaise, prend volontiers son parti du sort 
moyen des hommes et sait trouver encore quelque 
douceur aux jouissances terrestres après les avoir 
reconnues vaines. Ce ne pouvait être non plus 
l'acquiescement délibéré du stoïcien antique aux 
prescriptions établies par les dieux, la sereine et 
virile acceptation des lois immuables de l'ordre 
universel. Encore moins ce pouvait- il être l'adhé- 



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CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 125 

sien libre et joyeuse du chrétien aux volontés 
mystérieuses de la Providence, puisqu'un tel sen- 
timent suppose que la bonté divine est infinie et 
que la réparation des iniquités de ce monde s'accom- 
plira dans un autre. Ce fut une résignation sans 
confiance et sans amour, mais sans illusion ni 
faiblesse. 

Et d'abord il s'interdit tout enthousiasme et toute 
espérance : « L'espérance est la plus grande de nos 
folies, et la source de toutes nos lâchetés ». Mais, 
par respect pour nous-mêmes, que notre désespoir 
soit a paisible, sans convulsions de colère et sans 
reproches ». Trêve aussi de questions indiscrètes à 
Dieu. Puisqu'ici-bas tout est mystère, hormis notre 
souffrance ; puisque jamais la plainte des créatures 
n'est montée jusqu'au ciel; puisque, à l'appel de 
Jésus même, le soir de Gethsémani, Dieu est resté 
sourd, cessons de l'interroger désormais, rendons- 
lui ses dédains. 

Et ne répondons plus que par un froid silence 
Au silence éternel de la Divinité. 

Et quand notre heure dernière aura sonné, que 
notre agonie aussi soit muette, impassible et sans 
faiblesse. Prenons exemple sur le fauve qui, traqué 
par les chasseurs, transpercé de coups, déchiré par 
les chiens, perdant le sang par vingt blessures, 



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126 ALFRED DE VIGNY. 

s'arrête, se couche, et regardant froidement ses 
agresseurs, meurt sans jeter un cri. 

Comment on doit quitter la vie et tous ses maux, 

C'est vous qui le savez, sublimes animaux! 

A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse, 

Seul le silence est grand : tout le reste est faiblesse^ 

— Ah! je t'ai bien compris, sauvage voyageur. 

Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au cœur! 

Il disait : Si tu peux, fais que ton ûme arrive, 

A force de rester studieuse et pensive, 

Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté 

Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté. 

Gémir, pleurer, prier, est également lâche. 

Fais énergiquenieiit ta longue et lourde tache 

Dans la voie où le sort a voulu t'appeler, 

Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. 

Le silence, telle fut donc sa conclusion dernière 
sur lu vie. 

« Se soumettre à ce qui est inévitable, a dit 
Gœthe, voilà le thème de toutes les religions »... 
et le dernier mot de toutes les philosophies, aurait- 
il pu ajouter. Se passer d'espérances; contempler 
les choses sous leur vrai jour, sans illusion comme 
sans colère ; reconnaître que le problème de la 
destinée humaine est un cercle sans - issue ; se 
voiler la face devant le mystère infini de Tiime 
et du monde; et ne pas s'épuiser à vouloir concilier 
les affirmations de la conscience morale avec les 
démentis de la réalité, — là peut-être, en effet, 



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CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 127 

est la vraie sagesse, la seule science qui ne trompe 
jamais. 

On aperçoit ici la cause dernière et profonde de 
la longue stérilité littéraire d'Alfred de Vigny. 
Ecrire, c'eût été se plaindre : il n'écrivit plus. Les 
rares et superbes morceaux poétiques qu'il composa 
sous l'inspiration de son pessimisme ne furent 
qu'autant de cris arrachés à son âme par l'excès 
de la souffrance. « Je n'ai rien voulu donner à la 
Re^'ue des Deux Mondes depuis le Mont des Oliviers^ 
écrivait-il à son ami le marquis de la Grange.... 
Je fais d'autres poèmes encore. Mais qu'ils soient 
imprimés ou non, que m'importe? Mon cœur est un 
peu soulagé quand ils sont écrits. Tant de choses 
m'oppressent que je ne dis jamais! C'est une saignée 
pour moi que d'écrire quelque chose comme la Mort 
du Loup, » 

Sur cette sombre physionomie, un trait reste 
encore à préciser, qui la rend infiniment sympa- 
thique, la douceur. 

Dans les âmes que le pessimisme a ravagées, 
quand tout est ruine et désert, quand un vent de 
mort a tout desséché et tout flétri, quand tout es- 
poir de floraison ultérieure semble à jamais perdu, 
il n'est pas rare qu'une source mystérieuse jaillisse 
soudain des profondeurs de l'être et ramène un peu 
de vie morale sur les espaces dévastés. Un senti- 



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128 ALFRED DE VIGNY. 

ment nouveau naît alors des débris du passé, et la 
tendresse des anciens jours réapparaît sous la forme 
d'une pitié immense pour l'humanité souffrante. 

Ce fut le cas de Vigny. Lorsqu'il eut touché 
aux limites dernières de son pessimisme, je dirais 
presque de son nihilisme, toute sa puissance d'aimer 
lui revint soudain au cœur et s'épancha à grands 
flots « sur ses frères de douleur, sur tous les pri- 
sonniers de cotte terre, sur tous les hommes ». 

Sa compassion avait été jadis aux héros de la 
souffrance, aux martyrs fameux du génie, de l'amour, 
de l'honneur, à Moïse, à Roland, à Chatterton, à 
Chénier, etc. Ses clients préférés furent dès lors 
les humbles, les anonymes, les résignés, la foule 
obscure des grandes âmes qui s'évertuèrent dans de 
petits destins. A la différence pourtant de la com- 
misération vague et universelle, du Mlsereor super 
turbaSy que les apôtres du pessimisme russe ré- 
pandent aujourd'hui sur les multitudes, la pitié de 
Vigny savait aussi se ramasser, se concentrer sur 
les personnes. Tout ^malheur éclatant dans le cercle, 
non seulement de son intimité, mais de la plus 
lointaine connaissance, se répercutait en lui avec 
une vivacité extraordinaire. Sa correspondance et 
son Journal surtout en fourniraient d'innombrables 
preuves; il écrit par exemple : « Vingt fois par 
heure je me dis : Ceux que j'aime sont-ils contents?.. 



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CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 12^ 

Je pense à celui-là, à celle-ci que j*aime, à telle per- 
sonne qui pleure : vingt fois par heure, je fais le 
tour de mon cœur » ; et encore : « Il m'est arrivé de 
passer des jours et des nuits à me tourmenter extrê- 
mement de ce que devaient souffrir les personnes 
qui ne m'étaient nullement intimes et que je n'ai- 
mais pas particulièrement. Mais un instinct involon- 
taire me forçait à leur faire du bien sans le leur 
laisser connaître. C'était V enthousiasme de la pitié, 
la passion de la honte que je sentais en mon 
cœur. » 

On voit ainsi que, par le point d'arrivée comme 
par le point de départ, le pessimisme de Vigny se 
distingue nettement de celui des René, des Manfred 
et des Sténio romantiques. La séparation hautaine 
que ces illustres désespérés cherchaient à élever 
entre eux et le commun des hommes, le contraste 
qu'ils affectaient d'établir entre leur infortune per- 
sonnelle et la condition des vulgaires mortels, enfin 
la prétention de voir dans leur souffrance particu- 
lière le triste privilège et comme la rançon de leur 
fatale grandeur, font place chez Alfred de Vigny à 
un sentiment d'étroite communion avec l'humanité, 
à une pitié sans bornes pour les misères qu'elle 
renferme, à une sympathie profonde pour tous les 
muets acteurs du drame lamentable qui se joue dans 
l'univers. 

9 



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130 ALFRED DE VIGNY. 

Mais un caractère plus important donne une h^ute 
valeur au pessimisme d* Alfred de Vigny : la sin- 
cérité, une absolue sincérité. Jamais, je crois, Ton 
n'écrivit plus simplement, pour soi-même, pour soi 
seul, à seule fin de soulager son cœur, pro remedio 
animœ suae. Il n*est pas un feuillet du Journal intime 
où la critique la plus exercée puisse trouver trace de 
dilettantisme ni de déclamation. Une concordance 
parfaite a toujours existé entre les sentiments de 
l'homme et les doctrines de l'écrivain : tous les rêves 
de l'un, même les plus sombres, ont été vécus par 
l'autre. Le détachement qu'il est, à la rigueur, permis 
au philosophe de professer à l'égard d'une œuvre de 
dialectique et de théorie ne pouvait non plus se con- 
cilier avec une si puissante sensibilité . poétique. Il 
était loisible, par exemple, à Schopenhauer, qui fut 
si désespéré en théorie, de conserver en pratique 
(ses lettres le prouvent) un certain fonds de gaieté ; 
mais Vigny avait engagé toute son âme, tout son 
être intime dans sa théorie du monde moral. Aussi, 
quel admirable manuel de désespérance l'on com- 
poserait avec les Destinées^ le Journal intime et 
quelques lettres choisies! Si la mode était encore 
des gravures emblématiques qu'on voit au frontis- 
pice des vieux livres, on mettrait ici la Melancolia 
du maître de Nuremberg. Cette tragique figure, au 
regard tendu vers l'infini, au poing serré, aux ailes 



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CONCEPTION DE LA VIE, PESSIMISME. 131 

pour jamais reployées, ferait bien en tête des pages 
éloquentes où les troubles intérieurs d'une grande 
âme se sont exprimés avec un accent si pénétrant. 
Et, pour épigraphe, Ton inscrirait encore cette 
phrase du sage inconnu qui, dans les anciens jours, 
inaugura la dispute sublime de la conscience humaine 
et de la Divinité : « Plût à Dieu qu'on pesât mes 
plaintes et que mes maux fussent mis en balance! 
ceux-ci paraîtraient plus lourds encore que tout le 
sable de la mer ; car j 'ai parlé dans l'oppression de mon 
âme et gémi dans l'amertume de mon cœur*. » Sans 
doute, la lecture assidue d'un tel manuel serait funeste 
au plus grand nombre, car elle laisserait dans leur 
cœur un vide cruel et ferait bientôt de leur âme un 
lieu de silence et de mort. Mais peut-être serait-elle 
salutaire à quelques-uns. C'est une pensée ancienne 
déjà que l'adieu au bonheur est le moyen le plus 
assuré de trouver le bonheur. Qui sait donc si, dans 
une aussi complète abdication de tout espoir et de 
toute joie, il n'y aurait pas pour certaines âmes, 
pour celles-là précisément qui croient n'avoir plus 
de motif de vivre, un principe secret de renaissance 
et de suprême enchantement? 

1. Job, VI, 2. 



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IV 



PBRNIERES ANNEES. L'HOMME ET UŒUYRE 



Vingt-cinq années durant, il vécut dans ces pen- 
sées, dans cette grande tension de Tâme. 

Retiré d'habitude au fond de la Charente, sur sa 
terre du Maine-Giraud, réduit à la société perpé- 
tuellement silencieuse de Mme de Vigny, il restait 
des mois entiers à lire et à songer. A peine si quel- 
ques heures données le matin au sommeil interrom- 
paient sa rêverie, car c'était encore la nuit que le 
fardeau de la vie lui paraissait le moins insuppor- 
table, et ce n'était guère avant le jour qu'il tentait 
de s'endormir : ce Savez-vous, écrivait-il à une amîe^ 
savez-vous rien de plus triste que l'affreuse aurore? 



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DERNIERES ANNEES. L HOMME ET L ŒUVRE. 133 

Comme elle apporte avec elle Thumidité et le 
frisson du matin, les rosées malsaines et glaciales I 
Que de fois je lui ai fermé les rideaux les plus 
sombres avec indignation, en rallumant les bougies 
qui ne prennent pas comme elle un air de gaieté 
indifférente. Elles sont un peu mélancoliques comme 
la vie et se consument lentement comme nous. Je 
les ai là en ce moment et je me trouve plus à Taise 
avec elles, après minuit, qu'à la lueur du jour bruyant 
pour causer, avec vous, enfant chérie, que j*ai vue au 
berceau et qui ne devriez jamais souffrir.... * » 

Parfois pourtant un souffle ancien de douce poésie 
revenait tempérer les âpres rigueurs de sa solitude 
ou ramenait son âme vers des régions plus sereines, 
comme l'atteste cette lettre qu'il adressait à Barbier, 
Fauteur des ïambes et à!ll Planto : « Je viens de 
relire votre traduction de Jules César et de la lire 
tout haut ce soir à Lydia, mon ami ; j'ai joué la pièce 
aussi, faisant entrer en moi successivement toutes 
les grandes âmes des personnages de Shakespeare, 
comme l'eût fait un acteur. De cette manière n'avez- 
vous pas éprouvé que l'on jouit mieux des grandes 
choses? Nos énormes fenêtres étaient ouvertes, et 
tandis que la lampe et les bougies nous éclairaient 
à l'intérieur, les bois et les rochers étaient éclairés 

1. Lettre inédite à Mme Lachaud, 1855. 



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134 ALFRED DE VIGNT. 

par la lune. Il me paraissait que les vieux chênes 
écoutaient le vieux poète. Voilà ma salle, mes décors 
et mon public. J'ai été mieux que jamais en face de 
l'âme de Shakespeare, et j'ai besoin d'en causer avec 
vous. » Et après de longs développements d'une 
haute et fine critique, la lettre se fermait sur cette 
impression de fraîcheur et de repos. « Je n'ai voulu 
vous dire que cela, ce soir, par cette belle nuit calme 
dont Shakespeare et vous avez fait les frais. J'ai 
sous les yeux des collines aussi vertes que vos 
chères collines d'Irlande, et des prés que six fon- 
taines arrosent éternellement; ce sont des sources 
qui portent des noms charmants dans le langage 
gaulois et demi-latin de nos paysans *. » 

Mais ces retours de douceur étaient rares, et ce 
qu'il avait appelé autrefois « le calme adoré des 
heures noires » lui était interdit à jamais. 

Il ne passait plus à Paris que trois ou quatre 
mois par an. Quelques amis venaient alors le voir, 
il retournait aux séances de l'Académie, un peu de 
vie semblait renaître autour de lui; mais bien que 
le monde cherchât encore à l'attirer, il se prêtait 
fort peu à ses avances. D'ailleurs, personne n'avait 
eu confidence du secret douloureux qu'il portait 
en lui. Sa plus ancienne et plus intime amie, la 

1. Inédite, 11 mars 1849. 



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DERNIÈRES ANNÉES. l'hOMME ET L*ŒUVRE. 136 

marquise de la Grange, qui cherchait à Tattirer et 
le distraire chez elle, recevait pour toute réponse 
à ses instances affectueuses des lettres telles que 
celle-ci : « Avant-hier, mercredi, je vous ai écrit un 
billet tout rempli de regrets. Je vous disais qu'il ne 
faut plus jamais m*inviter à dîner. J'ai le cœur serré 
de mille tristesses et je ne pourrais pas sourire 
un moment, même près de vous. Vous m*en deman- 
deriez la cause, et ce serait pour vous un grand 
ennui que de Tentendre et pour moi un vrai sup- 
plice que de la dire. Ne m'interrogez jamais. Il y 
a tant de choses auxquelles Dieu seul peut quelque 
chose!... » 

Dans le monde, sa réserve était plus rigoureuse 
encore. A voir ses dehors paisibles, la placidité olym- 
pienne de son visage et la beauté calme de ses atti- 
tudes, personne ne se doutait que son âme fût atteinte 
mortellement et que le sang coulât goutte à goutte 
de son cœur. 

Une expression qui revient fréquemment sous sa 
plume traduit bien son tourment durant ces dernières 
années : a Implora pace ». C'était une épitaphe gravée 
sur une tombe de femme et qu'il avait recueillie 
dans la correspondance, alors récemment publiée, de 
lord Byron ^ Il se la répétait tout bas, s'en faisant à 

1. Voici le curieux passage de cette correspondance où 



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136 ALFRED DE VIGNY. 

lui-même la continuelle application, et il écrivait dans 
son Journal sous les deux mots italiens : « Quelle 
paix implores-tu? Est-ce la paix du tombeau? L'as- 
tu trouvée du moins? Si tu ne Tavais pas? Si le tom- 
beau était bruyant comme la vie, si tu entendais là, 
jusqu'à la dissolution de tout ton corps, le bruit des 
monstres qui te dévorent? Si ton âme entendait pour 
l'éternité le bruit des gémissements de la nature? 

Vigny a évidemment relevé cette épitaphe, bien qu'il n'en 
ait pas indiqué la provenance : 

Lord Byron à M, Hoppner^ Consul d'Angleterre à Venise, 

« Bologne, 6 juin 1819, 

(( J'ai découvert au cimetière de la Gertosa une ou plutôt 
deux belles épitaphes. L'une disait : 

« Et l'autre : 



Martini Luigi 
Implora pace^ 



Lucrezia Picini 
Implora eterna quiète, 

« Et c'était tout. Mais il me semble que ces deux ou trois 
mots résument tout ce que l'on peut penser sur un pareil 
sujet; et la douceur de la langue italienne leur prête une 
exquise mélodie. Espoir, doute, humilité, ils expriment tout. 
£t peut-il être rien de plus pathétique et de plus réservé à 
la fois que cette prière : Implora, Elle et lui, tous deux sont 
las dp la vie, ils ne souhaitent plus que le repos, ils l'im- 
plorent pour l'éternité. Cela est beau comme une belle épi- 
taphe grecque. 

« De grâce, si vous résidez encore à Venise quand on m'y 
enterrera, faites graver sur ma tombe ces deux mots : Implora 
pace, et rien de plus. Je ne connais rien, chez les Anciens 
ni chez les Modernes, qui, à cent fois près, me satisfasse 
autant.... » 



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DERNIERES ANNEES. L HOMME ET L ŒUVRE. 137 

a Pauvre femme! pauvre femme î qu'avais-tu fait, 
qu*avais-tu souffert pour parler ainsi, et quelle main 
a écrit sur ta tombe le cri de ta vie ? 

a Et moi, pourquoi me suis-je souvenu de ces mots 
depuis que je les ai lus dans les lettres du voyageur 
divin qui a rencontré ta tombe ? 

« C'est que j'entends mon cœur qui, enfermé dans 
ma poitrine comme dans une tombe, implore la paix 
comme toi. » 

Et la même supplication reparaît sans cesse dans 
sa correspondance avec son amie, la marquise de la 
Grange : « Implora pace ! » C'est le cri de Lucrèce, 
qui est aussi celui de Pascal : « Placidam pacem! 
La paix! la 'paix! » 

Au point où s'était élevée sa pensée, elle échap- 
pait aux chagrins vulgaires, aux soucis mesquins 
qui assombrirent la vieillesse de tant d'écrivains 
illustres; et, quoi qu'on en ait dit, les déceptions 
personnelles qu'il avait pu éprouver comptaient pour 
peu dans sa tristesse. Il avait assisté sans récrimi- 
nation ni rancune à l'échec de la grande expédition 
romantique, au naufrage en vue des terres pro- 
mises, à la discorde et à la dispersion des chefs. 
Il avait vu sans amertume les faveurs du public 
s'éloigner de lui, et entendu sans jalousie les cla- 
meurs tumultueuses qui glorifiaient ses rivaux. Il se 
résignait sans murmure à la loi fatale qui n'assigne 



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138 ALFRED DE VIGNY. 

aux talents les plus originaux qu'un temps pour cap- 
tiver les esprits, et qui les remplace aussitôt par 
des talents plus jeunes. La Divine Comédie lui était 
trop familière pour qu*il ne connût pas les mélanco- 
liques paroles que le peintre Oderic adresse à Dante, 
au Xle chant du Purgatoire : a Après moi, disait 
cette âme en pâlissant, après moi Francesco de Bo- 
logne a tout l'honneur; après Gimabuë, Giotto, de 
sorte que la renommée de Fautre est déjà obscurcie ; 
après le premier Guido, un second Guido apparaît. 
Le bruit du monde n*est qu'un souffle de vent qui 
vient tantôt d'ici, tantôt de là, et change de nom en 
changeant de direction. » 

Les causes de son désespoir étaient, on l'a vu, 
plus hautes et plus nobles. 

N'ayant donc rien à regretter de cette vie, il atten- 
dait la mort sans crainte, sans impatience pourtant, 
puisque rien ne l'assurait que le tombeau ne ménage 
pas à l'homme une déception suprême. 

Il entrait dans la vieillesse lorsqu'il subit les 
premières atteintes d'un mal terrible, impitoyable, 
le cancer. Alors, après les tourments du cœur et de 
la pensée, il connut aussi, jusqu'à l'excès, la douleur 
physique. La pire de toutes les souffrances, celle-ci, 
parce qu'elle est la plus inexplicable et la plus inu- 
tile, parce qu*à un certain degré elle atteint aussi le 
moral et qu'à la longue, suivant la belle parole de 



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DERNIÈRES ANNEES. l'hOMME ET l'œUVRE. 139 

sainte Thérèse, « elle réduit Tâme à ne savoir plus 
que devenir ». — Il supporta héroïquement cette 
épreuve nouvelle. Son souci de la pudeur, sa 
répugnance des laideurs physiques Tempéchaient de 
nommer son mal. Quand par hasard il en parlait, 
il trouvait moyen de Tennoblir par sa façon poé- 
tique de le désigner ou d*en décrire les ravages. 
« Je suis, écrivait-il à un ami, accablé des lassi- 
tudes de cette lutte contre le vautour que Pro- 
méthée m*a légué. 11 me dévore avec une cruauté 
inouïe*. » 

Le 17 septembre 1863, après une lente agonie, 
son corps cessa de souffrir; et, si la mort est, comme 
le croyait Platon, « un sommeil sans aucun songe », 
si vraiment elle procure la paix et l'oubli, son âme 
aussi connut enfin le repos. 

Tql fut 'homme. Quelle trace laissait-il derrière 
lui? 

A le considérer d'abord comme écrivain, Alfred 
de Vigny se détache nettement des autres Roman- 
tiques, Sous certains rapports, même, il fait avec 
eux un contraste absolu. A leur brillante facilité, à 
leur prodigieuse abondance, au luxe outré de leur 
palette, il oppose un style toujours simple, pur, 

1. Leltre inédite a M. Ratisbonne, 16 février 1862. 



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140 ALFRED DE VIGNY. 

diaphane, un sentiment délicat de la couleur, un souci 
constant de la ligne, une langue d*une correction et 
d'une chasteté parfaites. Et pourtant, avec cette 
préoccupation de la forme, nul écrivain n'eut plus 
que lui le mépris de la phrase. La haute idée qu'il 
se faisait de la littérature et le respect qu'il portait 
à sa pensée lui inspiraient une répugnance invin- 
cible pour les procédés de style et les effets de 
période dont les Romantiques et, plus qu'eux 
tous, Chateaubriand leur maître, ont tant abusé. 
On connaît le singulier aveu de Chateaubriand à 
Joubert dans le récit d'un voyage nocturne : « Un 
petit bout du croissant de la lune était dans le ciel, 
tout justement pour m'empêcher de mentir, car je 
sens que si la lune n'avait pas été là, je l'aurais tou- 
jours mise dans ma lettre, et c'eût été à vous de 
me convaincre de fausseté Talmanach à la main »^. 
Cette façon de sacrifier l'intégrité de sa pensée ou 
l'exactitude de ses impressions à l'harmonie de la 
phrase et à l'effet pittoresque du morceau révoltait 
Alfred de Vigny. « Le malheur des écrivains est 
qu'ils s'embarrassent peu de dire vrai pourvu qu'ils 
disent, lit-on sur un feui'llet de son Journal, 11 est 
temps de ne chercher les paroles que dans sa con- 
science. » Et quelques pages plus loin : « Ce qui 
manque aux lettres, c'est la sincérité. Après avoir 
vu clairement que le travail des livres et la recherche 



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DERNIÈRES ANNEES. l'hOMME ET l'ŒUVRE. 141 

de l'expression nous conduit tous au paradoxe, j'ai 
résolu de ne sacrifier jamais qu'à la conviction et à 
la vérité, afin que cet élément de sincérité complète 
et profonde dominât dans mes livres et leur donnât 
le caractère sacré que doit donner la présence divine 
du vrai. » 

Avec la sincérité, Vigny a possédé, à un haut 
degré, un^don qui n'aura pas été moins rare en ce 
siècle, le goût. Le goût dans l'art d'écrire! le tact 
littéraire, le sens de la mesure, la perception des 
nuances, l'instinct de ce qu'il faut exprimer et taire, 
insinuer et sous-entendre ! Même dans ses innova- 
tions de forme, dans ses hardiesses de style, il a 
su se montrer discret ; jamais il n'a fait violence au 
génie de la langue française, et l'on peut lui appli- 
quer sans réserve l'éloge que Quintilien décernait à 
Horace : « Verhis felicissimè audax », C'était chez lui 
d'ailleurs un principe arrêté que l'art implique le 
choix. Ni idéaliste ni réaliste, au sens exclusif et 
opposé qu'ont pris ces termes, il voulait qu'on 
observât scrupuleusement la nature, qu'on la serrât 
de près, mais pour l'interpréter, la rendre avec 
émotion, en dégager le sens intime, et non pour 
l'imiter et la copier servilement. « A quoi bon les 
arts, a-t-il dit, s'il n'étaient que le redoublement et 
la contre-épreuve de l'existence? Nous ne voyons 
que trop autour de nous la triste et désônchanteresse 



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U2 ALFRED DE VIGNY. 

réalité! » Les trois nouvelles qui composent le 
volume de Servitude et Grandeur militaires sont, à 
cet égard, des modèles de composition romanesque 
qui ne seront jamais dépassés, autant du moins 
que restera vraie cette formule où Vigny résumait 
toute sa doctrine littéraire : « L'art est la vérité 
choisie ». 

Si, comme versificateur, Alfred de Vigny n'égale 
pas les grands virtuoses de son temps, s'ils lui sont 
assurément supérieurs pour le relief et l'éclat, pour 
la richesse verbale, pour la liberté des mouvements, 
pour la variété des rythmes, la cause en est moins à 
l'insuffisance de son génie poétique qu'à la nature 
de son inspiration, aux lois mêmes de la poésie, à 
l'antinomie secrète et irréductible qui existe entre 
l'art et la pensée. Quand, par exemple, Théophile 
Gautier lui reprochait d'avoir trop peu accordé à la 
rime, sa critique n'était fondée qu'en fait; car la 
rime riche, indispensable aux œuvres de l'imagination 
descriptive, n'a ni possibilité ni raison d'être dans 
les poèmes où dominent le sentiment et l'idée. Mai^, 
cela dit, on doit reconnaître à sa poésie quelque chose 
de sobre, de solennel et de vigoureux qui n'appar- 
tient qu'à elle, et admirer dans les strophes de Moïse, 
dans les imprécations de Samson, dans les tcrze rime 
des Destinées^ la majestueuse simplicité des plus 
beaux versets hébraïques. 



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DERNIÈRES ANNÉES. l'hOMME ET l'ŒUVRE. 143 

D'ailleurs, la véritable originalité de Vigny n*est 
pas dans ces questions de facture : elle est d'abord 
dans le rôle de précurseur qu'il a joué sur la scène 
littéraire. Que Ton se reporte, en effet, par la pensée 
aux environs de Tannée 1822. Des trois poètes qui, 
pour leurs débuts, venaient de publier les Médita^ 
tions, les Poèmes antiques et modernes et les Odes y 
un seul avait à cette heure l'instinct de la rénovation 
qu'appelait la poésie française et le sens des formes 
par lesquelles* elle devait s'accomplir; et ce n'était 
pas Lamartine, et certes non plus ce n'était pas 
Victor Hugo. 

Sainte-Beuve l'a dit avec autorité : il y a tout à la 
fois dans Lamartine commençant du Millevoye, du 
Voltaire (celui des belles épîtres) et du Fontanes; 
et Victor Hugo procède sans disparate de ses de- 
vanciers lyriques. « Mais chez Alfred de Vigny on 
cherche vainement union et parenté avec ce qui pré- 
cède en poésie française. D'où sont sortis, en effet, 
Moïse, Eloa, Dolorida? F orme de composition, forme 
de style, d'où cela est-ii inspiré ? Si les poètes de la 
Pléiade de la Restauration ont pu sembler à quel- 
ques-uns être nés d'eux-mêmes sans transition 
prochaine dans le passé littéraire, déconcertant 
les habitudes du goût et de la routine, c'est bien 
sur Alfred de Vigny que tombe en plein la remar- 
que. » 



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144 ALFRED DE VIGNY. 

Dans le recueil même qui porte la date de 1822, 
bien avant que le futur auteur de la Légende des 
siècles naquît au romantisme, Alfred de Vigny se 
proposait déjà de raconter en une série de petites 
épopées les migrations de Tâme humaine à travers 
les âges : « On éprouve, disait-il dans sa Préface, 
un grand charme à remonter par la pensée jusqu'aux 
temps antiques : c'est peut-être le même charme 
qui entraîne un vieillard à se rappeler ses premières 
années d'abord, puis le cours entier de sa vie. La 
poésie, dans les âges de simplicité, fut tout entière 
vouée aux beautés des formes physiques de la nature 
et de l'homme; chaque pas qu'elle a fait ensuite avec 
les sociétés vers nos temps de civilisation et de 
douleur, a semblé la mêler à nos arts ainsi qu'aux 
souffrances de nos âmes. A présent, enfin, sérieuse 
comme notre Religion et la Destinée, elle leur em- 
prunte ses plus grandes beautés. Sans jamais se 
décourager, elle a suivi l'homme dans son grand 
voyage comme une belle et douce compagne. 

« J'ai tenté dans notre langue quelques-unes de ses 
couleurs, en suivant sa marche vers nos jours. » 

Et la disposition des poèmes qu'annonce cette 
Préface est tripartite aussi comme sera celle de la 
Légende des siècles : « Poèmes antiques, poèmes 
judaïques, poèmes modernes ». — « Livre mystique, 
livre antique, livre moderne ». 



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DERNIÈRES ANNEES. L HOMME ET L ŒUVRE. 145 

Mais le nom de précurseur serait un vain titre 
s'il suffisait pour le mériter d'avoir aperçu le pre- 
mier une voie nouvelle, d'avoir de loin salué le but 
et de ne s'en être jamais plus approché. 

Dans une direction au moins, Alfred de Vigny 
a été véritablement novateur, au sens le plus large 
et le plus méritoire du mot : il a créé la poésie philo- 
sophique en France. Jusqu'à l'apparition de Jocelyn 
en 1836, on ne dépassait guère, en effet, l'ode, la 
tallade et l'élégie, et nul poète, l'auteur de Moïse 
et à'Eloa excepté, ne se doutait que la musique des 
vers pût traduire des idées abstraites et rendre sen- 
sibles des thèses morales. 

Cette priorité dont il savait tout le prix, Alfred de 
Vigny la revendiquait hautement. « Le seul mérite, 
écrivait-il dans une de ses Préfaces^ le seul mérite 
qu'on n'ait jamais disputé à ces compositions, c'est 
d'avoir devancé en France toutes celles de ce genre 
dans lesquelles une pensée philosophique est mise en 
-scène sous une forme épique ou dramatique, — Dans 
cette route d'innovation l'auteur se mit en marche 
bien jeune, mais le premier. » 

Mais ce n'est pas seulement la priorité dans l'ordre 
des dates qu'il aurait eu droit de réclamer sur ses 
concurrents : il a été, à son heure, le plus haut re- 
présentant de la pensée poétique. Si Lamartine sem- 
ble, en effet, plus riche, s'il a le vol plus majestueux, 

10 



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146 ALFRED DE VIGNY. 

l'essor de Vigny est plus puissant et plus assuré : 
autant la philosophie du chantre des Harmonies est 
nuageuse et inconsistante, autant celle du poète des 
Destinées est substantielle et forte, parce que l'une 
s'inspire plus des sentiments que des idées, tandis 
que l'autre, dépassant de bien loin la sphère étroite 
des émotions intimes, s'édifie sur un système général 
des choses. 

Et par là aussi, par la vigueur et l'étendue de sa 
pensée, par le sens profond qu'il eut de l'au-delà, 
par l'intensité du rêve qu'il porta en lui, Alfred 
de Vigny est supérieur à Victor Hugo, dont le 
génie est ailleurs : dans la puissance de la vision 
pittoresque, dans l'intarissable fécondité de l'ima- 
gination, dans la souveraine maîtrise du travail 
technique. 

Mais nulle part peut-être cette supériorité de la 
pensée poétique ne s'est plus nettement affirmée chez 
Vigny que dans celles de ses œuvres dont le point 
de départ était précisément le plus éloigné du do- 
maine de l'intellect, et personne n'a mieux compris 
que lui cette vérité proclamée par Hegel, que « les 
passions de l'âme et les aûections du cœur ne sont 
matière de pensée poétique que dans ce qu'elles ont 
de général, de solide et d'éternel ». Aussi est-il le 
seul de nos poètes qui ait eu une vision supérieure 
de la femme et de l'amour. Et pour s'en convaincre, 



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DERNIÈRES ANNEES. l'hOMME ET l'œUVRE. 147 

il suffit de relire à la suite les quatre grands mor- 
ceaux que la poésie amoureuse, comme on disait 
jadis, a produits en ce siècle, le Lac^ la Tristesse 
cT Olympia, le Souvenir et la Colère de Samson, 

Lamartine n'a connu de Tamour que les extases 
tranquilles, les épanchements sacrés où les sens 
n'ont point de part, les émotions nobles et suaves 
qui ne laissent ni trouble ni remords, et il s'en est 
fait une sorte de religion sublime et passionnée, 
dont le Lac est le plus bel hymne, mais où l'image 
de la femme est si vague et si lointaine qu'elle semble 
presque absente. 

Qu'est-ce, d'autre part, que la Tristesse d'Olympia^ 
sinon un admirable lieu commun poétique, un ma- 
gnifique étalage des souffrances du cœur, un mor*- 
ceau de lyrisme égal aux plus belles canzoni des 
maîtres italiens, mais d'où nulle idée de l'amour ne 
se dégage, parce que tout y est factice, que nul cri 
de l'âme ne s'y fait entendre et que nulle trace de 
passion vraie ne s'y révèle ? 

Par excès contraire, la même critique s'applique 
au Souvenir : il a été écrit sous le coup d'une émo- 
tion trop voisine encore des événements qu'il rap- 
pelle, et l'imagination de l'auteur, asservie à une 
mémoire implacablement fidèle, comme il advient 
d'ordinaire à ceux dont la volupté est le seul prin- 
cipe d'inspiration, est loin d'avoir achevé son office 



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148 ALFRED DE VIGNY. 

qui est d'épurer les passions du poète de ce qu'elles 
ont d'individuel et d'accidentel pour en dégager ce 
qu'elles contiennent d'impérissable et d'universel. 

Seul Alfred de Vigny, dans la Colère de Samson^ 
s'est élevé jusqu'à une conception générale de la 
femme et de l'amour, conception grandiose et tra- 
gique, on l'a vu, et comparable à celle dont la tris- 
tesse désabusée de VEcclésiaste nous a légué la for- 
mule : « La femme est plus amère que la mort, et 
ses bras sont comme des chaînes ». 

C'est par ce caractère d'universalité, dont tous 
ses écrits portent la marque profonde, qu'Alfred 
de Vigny est assuré de vivre dans l'avenir. Une 
génération distraite a pu le négliger parce qu'il a 
cherché de préférence ses sujets en dehors des préoc- 
cupations de son entourage et qu'il a le plus souvent 
habité une région supérieure aux vicissitudes de 
son époque. Mais ce qui lui aura nui auprès de ses 
contemporains le servira devant la postérité. Et 
lorsque, dans notre littérature, il ne restera plus du 
romantisme qu'une faible trace avec de grands noms, 
l'auteur des Destinées trouvera encore un puissant 
écho dans les âmes. Ce n'est, en effet, ni l'harmonie 
du style, ni l'éclat des images, ni même la vivacité 
des impressions qui sauvent une oeuvre de l'oubli. 
On ne survit à soi-même qu'à la condition d'avoir 
ûxé dans une forme expressive et originale quel«- 



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DERNIERES ANNÉES. l'hOMME ET L*ŒUVRE. 149 

ques-uns des sentiments et des soucis éternels de 
l'homme. « On ne mérite pas le nom de poète tant 
que l'on n'exprime que des idées ou des émotions 
personnelles, et celui-là seul en est digne qui sait 
s'assimiler le monde. » Si cette belle parole de Gœthe 
est vraie, s'il n'est de véritable poésie que celle qui 
implique un système sur les choses divines et les 
choses humaines, Alfred de Vigny est assurément 
l'un de nos plus grands poètes; car nul n'a réalisé 
en lui une vision plus complète de l'univers, 
nul n'a posé avec plus de hardiesse le problème de 
l'âme et celui de l'humanité. A ce titre même, il 
n'appartient pas seulement à notre littérature natio- 
nale; il a sa place marquée aussi dans l'histoire 
générale des esprits, dans la lignée des Lucrèce, des 
Dante et des Gœthe, dans l'élite des grands inspirés 
qui se transmettent à travers les siècles le flambeau 
de la vie morale avec la tradition de la haute pensée 
poétique. 



FIN 



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TABLE DES MATIÈRES 



Avant-propos 5 

I. — Années de jeunesse et de production 7 

II. — L'âme et le talent 70 

III. — Conception de la vie. Pessimisme 106 

IV. — Dernières années. L'homme et l'œuvre 132 



iOC7-OS. — Coulomiuicn. Iiup. Pal'L BRODARD. — li-OS. 



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