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Full text of "Alfred de Vigny : essai accompagné d'une note bibliographique et de lettres inédites"

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Maurice  MASSON 


Alfred  de  Vigny 

( Acadéntie  française.  —  Prix  d'éloquence) 
1906 


Essai   accompagné    d'une  note   bibliog^raphiqne 
et  de  lettres  inédites. 


Deuxième  édition 


BLOUD  &  C 


le 


€MauHce  MASSON 


Alfred  de  Vigny 

ACADÉMIE  FRANÇAISE.  —  PRIX  DÉLOQUENCE 

1906 


ESSAI  ACCOMPAGNÉ  D'UNE  NOTE  BIBLIOGRAPHIQUE 
ET  DE  LETTRES  INÉDITES 


ik 


J%rsv-* 


PARIS 
LIBRAIRIE   BLOUD   &   G^ 

4,    RUE   MADAME,    4 

1908 

Reproduction  et  Traduction  interdites. 


DU  MEME  AUTEUR 


Fénelon  et    M°*  Guyon.    —    Documents    nouveatix  et 
inédits^  Paris,  Hachette,  1907,  i  vol.  in-i6.  Prix.     3  fr.  5o 


MEME  SERIE 


Victor  GiRAUD.  —  Ferdinand  Brunetière,  notes  et  sou- 
venirs avec  des  fragments  inédits  et  un  portrait,  3'  édition, 
I  vol.   Prix 1   fr. 


AVANT-PROPOS 

Cette  très  courte  étude  est  le  «  discours  sur 
Alfred  de  Vigny  »  que  l'Académie  française  a 
bien  voulu  couronner  l'an  dernier  dans  le  concours 
dit  ô^ éloquence.  J'y  ai  fait  quelques  retouches  et 
ajouté  quelques  notes. 

Est-il  besoin  de  remarquer  qu'elle  ne  prétend 
point  être  complète  ?  Même  après  l'élégante  ana- 
lyse de  M.  Maurice  Paléologue  (i)  et  le  recueil 
de  documents  de  M.  Léon  Séché  (2),  il  resterait  à 
écrire  un  livre  sur  Alfred  de  Vigny.  On  ne  le 
trouvera  point  ici.  Il  faudrait  étudier  les  origines 
de  son  art,  qui  a  connu  autant  qu'un  autre  à  ses 
débuts  la  t3^rannie  du  passé  littéraire  (3) ,  l'influence 
de  la  poésie  anglaise  sur  sa  pensée  et  son  imagi- 
nation (4),  sa  place  ou  plutôt  son  isolement  dans 

{\)  Alfred  de  Vigny,  Paris,  1891,  Hachette  (Les  grands 
écrivains  français),  i  vol.  in-i8. 

(2)  Alfred  de  Vigny  et  son  ietnps,  Documents  nouveaux  et 
inédits,  Paris,  s.  d.  [1902]  Juven,  i  vol.  in-8. 

(3)  Dans  un  article  qui  paraîtra  prochainement  à  la  Revue 
d'histoire  littéraire  de  la  France,  j'ai  essayé  de  marquer  la 
dette  de  Vigny  à  l'égard  de  Chénier. 

(4)  Sur  quelques  points,  les  plus  importants,  cette  étude  vient 
d'être  faite  :  pour  Thomas  Moore  (les  rapports  entre  Eloa  et 
les  Amours  des  anges) ^  par  M.  Fernand  Baldensperger, 
Thomas  Moore  and  Alfred  de  Vigny,  The  modem  language 


4  AVANT-PROPOS 

l'histoire  du  romantisme  français,  la  c<  jeune  pos- 
térité attentive  à  son  œuvre  (i)  »,  et  qui  la 
continue.  Il  faudrait  écrire  aussi  l'histoire  de  ses 
amitiés,  qui  ont  apporté  à  cette  âme  si  vraiment 
bonne,  si  naïvement  affectueuse  et  confiante,  avec 
quelques  dures  déceptions,  les  seules  douceurs 
peut-être  de  sa  vie.  De  presque  tous  ces  chapitres, 
M.  Ernest  Dupuy  nous  a  donné  déjà  mieux  que 
des  esquisses  très  distinguées  (2).  C'est  à  lui 
d'écrire  ce  livre. 

Les  pages  qui  suivent  ne  veulent  être  qu'un 
essai  d'explication  intérieure.  Cette  explication 
paraîtra  peut-être  artificielle  ou  purement  ver- 
bale ;  et,  si  «  toutes  les  synthèses  sont  de  magni- 
fiques sottes  {3)  »,  celle-ci  n'aura  même  pas 
l'excuse  de  la  «  magnificence  ».  Mais  elle  est  moins 
une  «  explication  »  qu'une  «  exposition  ».  Il  y  a 
dans  la  vie  et  l'œuvre  de  Vigny  comme  un  va-et- 
vient  douloureux  de  sentiments,  d'idées  et  de 
goûts.   J'ai  voulu  en  suivre  la  trace.  D'ailleurs, 

Review,  July,  1906  ;  pour  Byron,  par  M.  Edmond  Estève, 
Byron  et  le  romantisme  français,  Paris,  1907,  Hachette, 
I  vol.  gr.  in-8,  livre  III,  chap.  xx,  p.  360-406. 

(i)  L'Esprit  pur,  Poésies,  p.  267. 

(2)  Cf.  les  études  qu'il  a  publiées  dans  la  Revue  d'histoire 
littéraire  de  la  France  (1903  et  1904),  dans  la  Revue  de  Paris 
(juin  et  juillet  1905)  et  qu'il  a  réunies  dans  son  livre  sur  La 
Jetinesse  des  Romantiques  :  Victor  Hugo,  Alfred  de  Vigny, 
Paris,  Société  française  d'imprimerie  et  de  librairie,  1905, 
I  vol.  in-i8. 

{Z)  fou  mal  d'un  poète,  p.  89. 


AVANT-PROPOS  5 

comme  il  l'a   dit  lui-même,    «  tout   involontaire 
qu'est  l'inspiration  du  poète,  cependant  elle  l'en- 


traîne  souvent  a  son  insu,  et  sans  qu  il  puisse 
rendre  compte,  dans  une  succession  d'idées  qui 
forment  un  entier  système,  une  ordonnance  par- 
faite, sans  laquelle  il  ne  serait  pas  (i).  »  Cette 
«  involontaire  et  parfaite  ordonnance  »,  j'ai  tenté 
ici  de  la  retrouver. 

«  C'est  un  grand  malheur,  pensait-il  un  jour, 
que  déporter  avec  soi  dans  l'avenir  son  maladroit 
critique  comme  un  ballon  sa  nacelle  (2).  »  Le 
«  maladroit  critique  »  s'est  effacé  de  son  mieux. 
On  n'entendra  guère  que  le  poète  dans  ce  «  Dis- 
cours ».  Ainsi  cet  hommage  à  son  œuvre  ne  ris- 
quera pas  d'être  une  de  ces  «  préfaces  »,  dont  il  a 
demandé  à  n'être  point  «  souillé  »  (3). 

Fribourg;,   16  juin  1907. 

Maurice  Massox. 


(i)  Le  More  de  Venise,  Lettre  à  Lord  ***  du    i"  novembre 
829,   Thcâtye^  II,  p.  ^-j. 
{2)  Journal  d'un  pacte,  p.  74. 
(3)  Codicile  de  mon  testament,  Id.^  p.  280. 


NOTE  BIBLIOGRAPHIQUE  (i) 

La  plus  récente  édition  d'Alfred  de  Vigny,  à  laquelle  je 
renvoie  dans  les  notes  de  cette  étude  est  la  suivante  :  Œuvres 
complètes  d* Alfred  de  Vigny,  édition  définitive,  Paris,  s.  d. 
[1904- 1906],  Librairie  Ch.  Delagrave,  8  vol.  in-i8. 

Poésies,  i  vol.  • 

Cinq-Mars,  2  vol. 

Servitude  et  grandetir  militaires,  i  vol. 

Théâtre:  I.  Chatterton.  —  La  maréchale  d'Ancre^  i  vol. 

II.  Quitte  pour  la  peur.  —  Shylock.    —   Le  More 

de  Venise,  i  vol. 
Stello.  —  De  M"'  Sedaine  et  de  la  propriété  littéraire,  i  vol. 
Journal  d'un  poète.  —  Discours  de  réception  à   l'Académie 
française,  i  vol. 

Cette  édition  n'a  de  «  définitive  »  que  son  insuffisance.  Elle 
ne  marque  aucun  progrès  sur  les  éditions  antérieures.  Les 
héritiers  littéraires  d'Alfred  de  Vigny  continuent,  par  un  pieux 
scrupule,  à  respecter  trop  exactement  la  lettre  d'un  codicile  (2)  et 
à  présenter  leur  poète  au  public  dans  une  édition  incomplète  et 
défectueuse.  Nous  savons  par  Louis  Ratisbonne  lui-même  que 
Vigny  avait  laissé  en  portefeuille  les  canevas  ou  ébauches  d'un 
gfrand  roman  :  Les  Français  en  Egypte  et  d'une  comédie  en 
vers  sur  Regnard  (3).  Peut-être  perdons-nous  peu  en  ne  les 
connaissant  point.  Mais  il  ne  reste  plus  aujourd'hui,  semble-t-il, 

(i)  La  notice  bibliographique  de  M.  Henri  de  CURZON  {Le  Bibliographe 
moderne^  mars-avril  1897,  t.  I,  p.  90-7)  ne  porte  que  sur  les  ouvrages 
relatifs  à  Alfred  de  Vigny. 

(2)  Codicile  de  mon  testament,  à  la  suite  du  Jo7irnal  d'un  poète, 
p.  279-280. 

(3)  Journal  d'un  poète,  p.  21. 


8  NOTE    BIBLIOGRAPHIQUE 

aucune  «  convenance  »  d'aucun  «  ordre  »  pour  arrêter  aux 
environs  de  1845  les  notes  et  fragments  intimes  qui  ont  été 
publiés  sous  le  titre  :  Journal  d'un  poète  (i). 

Non  seulement  l'édition  Delagrave  n'apporte  aucun  «  inédit  », 
aucun  classement  chronologique  et  critique  ;  elle  ne  réunit 
même  pas  tout  ce  qui  a  été  publié  avant  elle.  En  attendant  la 
publication,  lointaine  sans  doute,  d'une  édition  intégrale  et 
vraiment  «  définitive  »,  il  faut  ajouter  aux  Œuvres  complètes 
les  textes  suivants,  dont  je  ne  prétends  donner  ici  qu'une  liste 
provisoire. 

• 
I.  —  Correspondance. 

Alfred  de  Vignv.   Correspondance  recueillie    et    publiée    par 
Emma   Sakellaridès,    Paris    s.    d.    [1906],    Calmann-Lévy, 
I  vol.  in- 18. 
Ce    recueil    est   lui-même   incomplet   dans    l'état  actuel  des 

publications.  Il  faut  y  joindre  : 

Lettre  à  Sainte-Beuve  (iSSg)  [à  propos  de  V Hermès  de  Ché- 
nier],  fragment  cité  par  Sainte-Beuve  lui-même,  Notes  et 
Pensées,  Causeries  du  Lundi,  Paris,  Garnier,  1868,  t.  XI, 
p.  479-480. 

Lettre  à  Sainte-Beuve,  s.  d.,  où  Vigny  lui  signalait  dans  une 
élégie  de  Chénier,  une  imitation  de  V Eunuque  de  Térence, 
indiquée  par  Becq  de  Fouquières,  Poésies  de  André  Ché- 
nier, édition  de  1872,  Paris,  Charpentier,  in-12,  p.    236,  n. 

Lettres  à  Eusèbe  Castaigne  [5  ;  seules  les  lettres  des  23  jan- 
vier et  27  avril  1849  et  du  28  décembre  i852  ont  été  recueil- 
lies par  M"*  Sakellaridès],  publiées  par  E.  J.  Castaigne, 
Petites  études  littéraires,  Paris,  1888,  Picard,  i  vol  in-12, 

p.    123-126. 

Lettre  à  M°"  Lachaud,  fragment  cité  par  Maurice  Paléologue, 
op.  cit.,  p.   i32-i33. 

(i)  Id.^  p.  a34-5,  note. 


NOTE    BIBLIOGRAPHIQUE  9 

Lel/res â  uu  ami  {Philippe  Busoni),  publiées  par  Henry  Lapauze, 
La  Qîiinsaine,  \"  février  1896  [M"'  Sakellaridès  a  omis 
de  recueillir  la  lettre  du  14  novembre  1861,  t.  VIII,  p.  309]. 

Lettres  à  um  puritaine  {^'Q.2iVû\\\aL  Maunoir)  [18],  publiées 
par  Philippe  Godet,  Revue  de  Paris,  i5  août  et  i5  sep- 
tembre 1897. 

Lettres  diverses^  publiées  par  Léon  Séché,  op.  cit.  passim. 
Les  plus  importantes  ont  été  recueillies  par  M"'  Sakellaridès  . 
Ce  qui  reste  n'est  pourtant  pas  sans  intérêt  :  lettres  à 
M.  de  Lestang^,  à  M"*  Dorval,  à  Brizeux,  à  Péhant,  à  Ratis- 
bonne  ;  cf.  p.  12,  62,  79,  86-96,  159,  3oo,  317. 

Lettre  à  un  ami  (Sainte-Beuve)  du  11  mai  1834,  extrait  cité 
dans  le  Catalogue  des  autographes  compo'iaitt  le  cabinet 
de  feu  M.  Antoine  de  Latotir,  Paris,  i885,  Charavay, 
I  vol.  in-8,  n°  142  ;  cf.  Le  Livre  d'or  de  Sainte-Beuve, 
Paris,  1904,  édit.  du  Journal  des  Débats,  r  vol.  in-4% 
p.  397,  n. 

Précieux  autographes  de  Alfred  de  Vigny  [Lettres  adressées 
au  comte  de  Moncorps,  i3  mai  i855,  2  avril  i856, 
16  mars  i863J,  publiées  par  le  vicomte  de  Savi^^ny  de  Mon- 
corps, Bulletin  dtt  bibliophile,  i5  octobre  1904,  et  bro- 
chure, Paris,  1904,  Leclerc,  in-8. 

Quelques  lettres  inédites  d'Alfred  de  Vigny,  [4  ;  seules  les 
lettres  à  Sainte-Beuve  du  19  octobre  i835  et  à  M"'  de  Balzac 
du  2  septembre  i863  ont  été  recueillies  par  M'"  Sakellaridès  ; 
il  reste  une  lettre  à  Buloz  du  14  février  i835  et  à  Amédée 
Pommier  du  14  janvier  1861],  publiées  par  le  vicomte  de 
Spoelberch  uk  Lovenjoul,  Jojirnal  des  Débats^  24  octo- 
bre 1904. 

Lettres  inédites  à  Philippe  Busoni  [7  nouvelles  lettres  de 
1848  à  i852  ;  la  4*  seule,  du  12  octobre  1849,  a  été  recueil- 
lie par  M"'  Sakellaridès],  publiées  par  Jules  Maksam,  Les 
Annales  romantiques,  1905,  t.  II,  p.  361-392. 


10  NOTE   BIBLIOGRAPHIQUE 

Lettres  à  Auguste  Barbie j^-  [12],  publiées  avec  commentaires 
par  Alfred  Rébelliau,  Revue  Bleîte,  3  juin  1905. 

Lettre  à  Sainte-Bezive  [2  nouvelles  lettres  inédites,  les  autres 
ont  été  recueillies  par  M"*  Sakellaridès],  publiées  par  Louis 
GiLLET,  Revue  de  Paris  y  premier  septembre  1906. 

Quatre  lettres  inédites  d'Alfred  de  Vigny,  publiées  et 
annotées  par  Louis  Bordes  de  Fortagb,  Bordeaux,  1906, 
imprimerie  Gounouilhou,  une  brochure  in-8. 

Lettre  à  l'actrice  Rose  Chéri  (1848),  extrait  cité  dans 
V Informateur  bibliographique  franco-suisse,  Paris,  1906, 
C.  A.  Mincieux,  catalogue  n°  10,  §  2254. 

Lettre  à  l'éditeur  Charpentier,  publiée  par  J[ules]  C[ouet], 
four nal  des  Débats,  18  février  1907. 

Le  vicomte  de  Spoelberch  de  Lovenjoul  a  eu  jadis  entre  les 
mains  la  copie  d'un  recueil  de  lettres  adressées  par  Vigny  à  la 
famille  de  Beaumont  (?)  «  Il  y  avait  là,  m'écrit-il,  de  très  belles 
pages .  »  L'éditeur  auquel  on  proposait  la  publication  de  cette 
correspondance  refusa.  Je  ne  sais  ce  que  le  manuscrit  est 
devenu.  —  Il  resterait  aussi  à  publier  toute  la  Correspondance 
de  Vigny  avec  l'éditeur  Charpentier  :  Un  lot  de  38  lettres 
(1841  à  1852)  a  été  vendu  le  3o  janvier  1907  ;  cf.  Catalogue 
d'une  précieuse  série  de  lettres  autographes^  provenant  de 
la  succession  de  feu  M.  Georges  Charpentier,  Paris,  Noël  Cha- 
ravay  [1907],  n*  97,  p.  i3.  Enfin,  on  trouvera  en  appendice 
à  ce  volume  cinq  nouvelles  lettres  inédites. 


II.  —  Journal  et  Mémoires  (i). 

De  nouveaux  fragments  ont  été  publiés  dans  les  ouvrages 
suivants  : 

(1)  Sur  la  chronologie,  parfois  fantaisiste,  des  fragments  publiés  par 
Louis  Ratisbosne,  cf.  Isaac  Ro.VEV,  Sur  qnel(^ues  erreurs  de  date  du 
«  Journal  d'un  poète  ».  Revue  d'Histoire  littéraire  de  la  France,  1907, 
t.  XIV,  p.   i7-.^9. 


NOTE    BIBLIOGRAPHIQUE  II 

Maurice  Paléologue,  Alfred  de  Vigny,  op.   cit. 

L.  DoRisox,  Alfred  de  Vigny,  poète  philosophe,  Paris,    1892, 

Colin,  1  vol.  in-8,  et  Un  symbole  social  :  Alfred  de  Vigny 

et  la  poésie  politique,  Paris,  1894,  Perrin,  i   vol.  in-i6. 
Ernest  Dupuv,    La  feunesse  des  romantiques  :   Victor  Hugo, 

Alfred  de  Vigny,  Paris,  1905,  Société  française  d'imprimerie 

et  de  librairie,  i  vol.  in-i8. 
[Fernand  Gregh].  Les  Lettres,  6  mars,  6  avril,  6  juin  1906. 

III.  —  Poésies. 

Outre  quelques  pièces  de  circonstance,  réunies   à   la   fin   du 
Journal  d'un  poète,  il  manque  au  volume  de  Poésies  : 

1.  Héléna,  qui  ouvrait  la  première  édition  des  Poèmes  (Paris, 
1822,  Pélicier,  i  vol.  in-8),  et  que,  dès  l'édition  suivante 
(Paris,  1829,  Gosselin),  <l  saisi  de  dégoût  et  d'ennui  »,  Vigny 
retrancha  pour  toujours  de  ses  œuvres.  —  Louis  Ratisbonne 
en  a  reproduit  quelques  fragments  à  la  fin  du  Journal, 
p.  264-267.  L'ouvrage  vient  d'être  réédité  : 

Héléna,  poème  eu  trois  chants,  réimprimé  en  entier  sur 
l'édition  de  1822,  avec  une  introduction  et  des  notes  par 
Edmond  Estève,  Paris,  1907,  Hachette,   i  vol.  in-8. 

2.  Fragments  de  poèmes,  publiés  dans  des  revues  romantiques, 
et  qui  n'ont  jamais  été  réunis  aux  Poésies.  Ce  sont  : 

Chant  de  Stczanne  au  bain,  La  Muse  française,  t.  II,    1824, 

p.    2I2-2l5. 

Sur  la  mort  de   Byron   (fragment   d'un   poème   qui   va  être 

publié),  Id.,  t.  II,  1824,  p.  321-2. 
La  Beauté  idéale  (morceau  d'un  poème  sur  Le  DJluge  qnisst 

maintenant  sous  presse).  Le  Mercure  dît  XIX'  siècle,  t.  XI, 

1825,  p.  197-9. 

On  trouvera  ces  fragments  ainsi  que  les  principales  variantes 
des  Poèmes,  dans  : 


12  NOTE    BIBLIOGRAPHIQUE 

Eugène  Asse,  Alfyed  de  Vigny  et  les  éditions  originales  de 
ses  poésies^  Paris,  1895,  Techener,   i  vol.  in-8. 

3.  Poésies  posthumes. 

Pièces  diverses,  publiées  dans  des  journaux  et  revues, 
réunies  par  le  Vicomte  de  Spolberch  de  Lovenjoul  :  «  Alfred 
de  Vigny,  notes  bibliographiques,  pages  oubliées.  »  {Les 
lundis  d'un  chercheur,  Paris,  1894,  Calmann-Lévy,  i  vol. 
in-i2,  p.  139-145). 

Romance  adressée  à  une  dame  anglaise,  sur  l'air  :  «  Ma 
sœur,  te  souvient-il.^  »  (1840),  Le  Figaro,  mardi  19  fé- 
vrier 1895. 

A  M"  Dorval,  sonnet  et  ïambes,  publiés  par  Léon  Séché, 
op.  cit.,  p.  63  et  note. 

Fragments  divers,  en  particulier  d'Eloa^  [publiés  par  Fer- 
nand  Gregh],  Les  Lettres,  6  mars,  6  avril,  6  juin  1906. 

IV.  —  Romans. 

Scènes  du  désert  (fragments  de  l'Alméh,  roman),  Revue  des 
Detix  Mondes,  i83i,  t.  II,  p.  70-96  et  248-269.  A  la  der- 
nière page  :  «  La  suite  à  une  prochaine  livraison»...  qui 
n'est  jamais  venue. 

V,  —  Critique  et  Divers. 

Œuvres  complètes  de  Byron  (premier  [et  uniq  e]  article). 
Le  Conservateur  littéraire,  1820,  t.  III,  p.  212-6,  signé: 
A.  de  V. 

Œuvres  posthumes  de  M.  le  baron  de  Sorsum  [sur  sa  tra- 
duction de  Shakespeare],  La  Muse  française,  1824,  t.  II, 
p.  62-6.  Signé  :  le  comte  Alfred  de  Vigny. 

Amour.  A  Elle  [article  sur  le  livre  de  son  ami  Gaspard  de 
Pons],  La  Mttse  française,  1824,  t.  II,  p.  174-8.  Signé  : 
le  comte  Alfred  de  Vigny. 


NOIE    BIBLIOGRAPHIQUE  l3 

Une  lettre  sur  le  théâtre,  à  propos  d'Antony,  Revue  des 
Deux  Mondes,  i83i,  t.  II,  p.  322-333.  Signé  :  Y.  [attribué 
à  Vigny  par  la  Table  générale  de  la  Revue  ;  le  post- 
scriptum  de  la  lettre  n'est  pas  de  Vigny  ;  cf.  la  note  du  t.  II, 
p.  545]. 

Anecdotes  historiques  et  politiques  sur  Alger  [par  M.  Merle]  . 
Mille  et  deuxième  nuit,  Rev7te  des  Deux  Mondes,  i83i, 
t.  III,  p.  477-487.  Signé  :  Y.  [attribué  à  Vigny  par  la  Table 
générale  de  la  Revue']  . 

Jeanne  Vaubernier  [mélodrame  joué  à  la  Porte-£aint-Martin, 
et  où  Dorval  triomphait],  RcViie  des  Deux  Mondes,  i832, 
t.  V,  p.  397-400.  Anonyme  [attribué  à  Vigny  par  la  Table 
générale  de  la  Revue], 

Retour  à  Paris,  par  Emile  Deschamps  [analyses  et  extraits 
du  livre  de  son  ami].  Le  Mercîire  du  XIX'  siècle  (Merctire 
de  France),  i332,  t.  XXXVI,  p.  ii3-i20.  Signé:  Alfred 
de  V... 

No 'es  inédites  sur  Pierre  et  Thomas  Corneille  [i855J 
publiées  par  Jacques  Langlais,  Revue  d'histoire  littéraire 
de  la  France,  1904,  t.  XI,  p.  469-476,  et  Alfred  de  Vi^ny 
critique  de  Corneille,  Clermont-Ferrand,  1905,  Imprimerie 
A.  Dumont,  une  brochure  in-8. 

D'après  le  continuateur  de  La  France  littéraire,  Félix 
BouRQUELOT  {La  Littérature  française  contemporaine,  182'/- 
184P,  t.  VI,  Paris,  Delaroque,  1857,  p.  S62),  il  faudrait 
ajouter  à  cette  liste  deux  articles  de  revues  :  «  M.  Alfred  de 
Vigny,  dit-il,  a  donné  dans  «  Le  Livre  des  Cent-un  »  Paris, 
comme  Napojéon  le  voulait,  dans  le  Musée  des  Familles, 
Chambord  en  i6jçy>.  Ces  deux  indications  sont  inexactes. 
Le  premier  article  ne  se  trouve  dans  aucun  des  volumes  de  la 
collection  Paris  ou  le  livre  des  Cent  et  un,  Paris,  i83i,  Lad- 
vocat,  i5  volumes  in-8,  quoique,  dans  le  prospectus,  Vigny  soit 


14  NOTE   BIBLIOGRAPHIQUE 

annoncé  parmi  les  collaborateurs,  et  que  sa  signature  fig^ure 
au  bas  de  la  promesse  faite  à  Ladvocat  par  les  écrivains 
souscripteurs  (fac-similé  en  tète  du  t.  XV).  —  Quant  au  second 
article  (Chamhord  en  16 ^ç),  il  se  trouve  effectivement  dans  le 
Mtcsée  des  Familles,  avril  1834,  t.  I,  3'  trimestre,  p.  i53. 
Mais  ce  n'est  qu'un  simple  extrait  du  chapitre  xix  de  Cinq- 
Mars,  édit.  Delagrave,  t.  II,  p.  49-50.  M.  de  Spoelberch  de 
Lovenjoul  s'y  est  laissé  prendre  en  reproduisant  cet  article 
comme  une  page  oubliée,  dans  ses  Lundis  d'un  chercheur,  op, 
cit.,  p.  134-6. 


ALFRED   DE    VIGNY 


«  Mon  âme  et  ma  destinée,  a-t-il  écrit  lui- 
même,  seront  toujours  en  contradiction  »  (i)  : 
De  la  Destinée  muette  et  triste,  «  femme 
inflexible  »,  dont  il  sentait  peser  sur  lui  «  les 
pieds  lourds  et  puissants  (2)  :^ ,  de  la  Desti- 
née qu'il  méprisait  plus  encore  qu'il  la  crai- 
gnait, il  ne  voulut  point  vivre  en  esclave 
résigné  ;  mais,  se  rebellant  contre  celle  qui 
l'enserrait,  il  chercha  dans  la  lutte  la  gran- 
deur du  caractère  humain  (3),  et  reprit  pour 
sa  part  «  le  combat  éternel  de  notre  vie  inté- 
rieure, qui  féconde  et  appelle,  contre  la  vie 
extérieure,  qui  tarit  et  repousse  (4)  ».  «  Ce 

(i)  Journal,  p.  128. 

(2)  Les  Destinées,  Poésies^  p.   181,  177. 

{2s)  Jour  naïf  p.  27  ;  cf.  id.,  p.  48  et  La  Maréchale  d'Ancre, 
Avant-propos,  Théâtre,  I,  p.  iSg. 

(4)  Stello,  p.  32. 


l6  ALFRED    DE   VIGNY 

sombre  duel  (i)  »,  où  il  s'épuisa,  cette  résis- 
tance douloureuse,  où  il  connut,  en  l'aimant, 
la  consolante  «  majesté  des  souffrances  hu- 
maines (2)  »,  résume  son  histoire  tout 
entière  ;  et  c'est  par  la  contradiction  de  son 
âme  et  de  sa  destinée  que  s'expliquent  sa  vie, 
ses  idées  et  son  art. 

I 

LA   VIE 

La  Destinée  l'avait  fait  aristocrate  :  «  Le 
noô/e  et  Xignoble,  disait-il,  sont  les  deux 
noms  qui  distinguent  le  mieux,  à  mes  yeux, 
les  deux  races  d'hommes  qui  vivent  sur  la 
terre  (3).  »  Pour  lui,  il  était  de  race  noble 
dans  tous  les  sens  du  mot,  «  le  gentilhomme 
par  excellence  »,  comme  dit  très  justement 
Lamartine  (4).  Et,  quelque  effort  qu'il  ait 
jamais  pu  tenter  pour  se  défaire  de  ce  qu'il 
nommait  un  «  préjugé  (5)   »,  la  noblesse  et 

(i)  Les  Destinées,  Poésies,  p.  i8i. 
(2)  La  Maison  du  Berger,  id.,  p.  196. 
{"S)  Journal,  p.  71. 

\^)  Souvenirs  et  portraits,    t,    III,    Paris,    Hachette,    1872^ 
p.  143. 

{S)  Journal,  p.  162  ;  cf.  id.,  p.  226,  note. 


ALFRED   DE  VIGNY  17 

Tancienneté  de  sa  race,  —  qu'il  s'exagérait 
d'ailleurs,  —  lui  laissaient  une  volupté  se- 
crète, d'autant  plus  chère  qu'elle  n'osait 
s'avouer. 

Si  l'orgueil  prend  ton  cœur  quand  le  peuple 
me  nomme,  disait-il  à  Eva, 

que  de  mes  livres  seuls  te  vienne  ta  fierté  (i)  ! 

Mais  c'était  là  le  vœu  réfléchi  et  volontaire 
d'une  âme  haute,  éprise  des  idées,  et  cher- 
chant sa  gloire  en  elles  seules.  Quand  il  s'a- 
bandonnait à  l'instinct  d'hérédité,  plus  fort 
que  toute  réflexion,  il  trouvait  une  joie  soli- 
taire 

à  compter  ses  aïeux  suivant  leur  vieille  loi  (2). 

Il  falsifiait  innocemment  les  papiers  de 
famille,  et  mettait  quelque  fantaisie  en  ses 
tableaux  généalogiques  (3),  pour  pouvoir 
reculer  ses  origines  dans  le  lointain  du  passé 
national,   et  s'ériger  lui-même   en  créature 

(i)  L'Esprit  pur,  Poésies,  p.  263. 

(2)Id.,   id, 

(3)  Cf.  Ernest  Dupuy,  La  Jeunesse  des  Romantiqîies  : 
Victor  Hugo;  Alfred  de  Vigny,  Paris,  Société  française 
d'imprimerie  et  de  librairie,  1905,   i  vol  in-i8,  p.  147  sqq. 

ALFRED   DE   VIGNY  2 


l8  ALFRED    DE   VIGNY 

privilégiée.  Deux  sangs  nobles,  pensait-il, 
s'unissaient  en  lui  :  l'un,  du  Nord,  avec  la 
vigueur  gauloise  ;  l'autre,  du  Midi,  avec 
toutes  les  ardeurs  romaines  ;  et  «  ces  deux 
sangs  s'étaient  réunis  dans  ses  veines  pour  y 
mourir  (i)  ».  Ce  manque  même  de  postérité, 
cet  arrêt  simultané  de  deux  races  choisies, 
qui  semblaient  s'être  épuisées  en  cette  der- 
nière et  supérieure  individualité,  faisait 
autour  de  lui  comme  une  solitude  princière, 
où  il  se  complaisait.  Lui  aussi,  il  se  sentait  un 
«  fils  de  roi  » . 

Mais  l'effort  loyal  de  son  esprit  l'invitait  à 
combattre  ces  obscurs  «  mouvements  d'ins- 
tinct »  qui  «  pouvaient troublerses idées  (2)  »  : 
«  Etant  né  gentilhomme,  il  faisait  l'oraison 
funèbre  delà  noblesse  (3)  »  et  constatait  avec 
une  intelligence  sans  amertume  «  l'invincible 
nécessité  »  qui  emporte  le  monde  moderne 
«  vers  une  démocratie  universelle  (4)  » .  La 
Révolution  de  Juillet,  en  le  débarrassant  pour 

(i)  Mémoires  inédils,   cités    par   Ernest   Dupuy,    op.    cit.^ 
p.  146. 

{2)  Joîirnal,  p.  5i. 

(3)  Id.,  p.  356. 

(4)  Id.,  p.  78. 


ALFRED   DE   VIGNY  I9 

toujours  «  des  gênantes  superstitions  poli- 
tiques (i)  »,  permit  à  ce  royaliste  de  tradi- 
tion (2)  de  s'acheminer  vers  l'idéal  républi- 
cain, où  l'appelait  sa  pensée.  La  pompe 
monarchique,  où  se  déroulaient  pourtant  tous 
les  souvenirs  de  ses  aïeux,  lui  sembla  désor- 
mais un  archaïsme  enfantin  ;  et  «  le  moins 
mauvais  gouvernement  y>  devint  à  ses  yeux 
«  celui  qui  se  montre  le  moins,  que  l'on  sent 
le  moins  et  que  l'on  paye  le  moins  cher  (3)  » . 
Les  idées  ne  l'effrayaient  point  :  Si  Lamen- 
nais et  Bûchez  ne  l'avaient  pas  entièrement 
converti  à  leur  système,  ils  l'avaient  troublé 
dans  sa  quiétude  intellectuelle  et  lui  avaient 
fait  sentir  dans  le  problème  social  le  fond 
vivant  de  tous  les  problèmes  politiques  (4)  : 
«  L'amélioration  de  la  classe  la  plus  nom- 
breuse, écrivait-il  deux  ans  après  la  chute  des 
Bourbons,  et  l'accord  entre  la  capacité  prolé- 

(i)  Id.,  p.  5i. 

(2)  Cf.  Madame  de  Vigny,  Conseils  à  mon  fils,  Le  Sillo:^, 
25  janvier  1905,  p.  52.  11  faut  lire  ces  «  conseils  »  pour  savoir 
de  quelle  «  race  noble  »  sortait  Vigny  (cf.  aussi  le  numéro  du 
10  janvier.) 

(Z)  Journal,  p.  95-96. 

(4)  Cf.  Sainte-Beuve,  Nouveaux  Lundis,  Paris,  Calmanr.- 
Lévy,  t.  VI,  p.  420. 


20  ALFRED    DE    VIGNY 

taire  et  Thérédité  propriétaire  sont  toute  la 
question  politique  actuelle  (i)  ».  Quelques 
années  plus  tard,  discutant  sur  «  l'avenir  des 
peuples  »  avec  un  futur  roi,  il  avait  le  courage 
de  lui  marquer  son  estime  pour  les  écoles 
socialistes  de  Fourrier  et  de  Saint-Simon,  qui 
«  ont  jeté  et  répandu  des  germes  féconds, 
et  vulgarisé  quelques  principes  utiles  (2)  :^. 
Il  n'avait  donc  pas  attendu  48,  pour  témoi- 
gner ses  «  sympathies  à  la  belle  et  jeune  Ré- 
publique américaine  (3)  2>  et  pour  proclamer 
«  le  mâle  gouvernement  »  de  la  République, 
le  plus  beau  de   tous    les    gouvernements, 

{i)  Journal,  p.  67. 

(2)  Lettre  au  prince  Maxirailien-Joseph  de  Bavière  du 
17  septembre  1839,  Correspondance ,  p.  86  ;  cf.  un  exposé 
de  la  doctrine  Saint-Simonienne  à2.ns  Paris,  Poésies,  p.  170. 

Derrière  eux  s'est  groupée  une  famille  forte,  etc. 

On  trouvera  la  trace  de  ces  préoccupations  sociales  jusque 
dans  le  dialogue  de  Rosette  et  de  la  duchesse  :  «  J'ai  un  frère 
qui  est  fermier...,  et  il  répète  toujours  que,  lorsqu'on  ne  cul- 
tive pas  la  terre,  on  ne  doit  avoir  de  droit  ni  sur  ses  fleurs, 
ni  sur  ses  fruits.  —  Tiens,  ce  que  ta  dis  là  n'a  pas  l'air  d'a- 
voir le  sens  commun.  Mais  je  crois  que  cela  mènerait  loin  en 
politique,  si  l'on  voulait  y  réfléchir.  »  (Quitte  pour  la  peur, 
scène  I,  Théâtre,  II,  p.  18.) 

(3)  Lettre  à  une  puritaine  (M"'  Camilla  Maunoir)  du  14  mai 
1848,  Revue  de  Paris^  i5  août  1897,  p.  692  ;  cf.  dé]2i  Jour- 
nal, i835,  p.  95. 


ALFRED    DE    VIGNY  21 

«  celui  de  tous  par  chacun  et  de  chacun  par 
tous  (i)  >. 

Ayant  été  conquis  à  la  République  par  les 
idées,  il  croyait  que  la  République  devait  se 
gouverner  par  elles  ;  il  avait  renoncé  à  son 
aristocratique  dédain  d'autrefois  quand  il 
jugeait  «  l'application  des  idées  aux  choses 
une  perte  de  temps  pour  les  créateurs  de 
pensées  (2)  »,  et  le  solitaire  du  Maine-Giraud 
avait  accepté  de  poser  sa  candidature  à  la 
Constituante  en  une  longue  profession  de 
foi,  tout  ensemble  hautaine  et  démocratique, 
où  il  se  proclamait  un  homme  de  l'avenir, 
détaché  du  passé,  où  il  chantait  l'hymne  delà 
République  nouvelle,  telle  qu'il  la  rêvait, 
une  République  sereine,  désintéressée,  intel- 
lectuelle et  sociale  (3) .  Plus  tard  même,  quand 
l'horreur  de  la  démagogie  l'aura    rallié    à 

(i)  A  une  puritaine,  lettre  citée  ;  Aux  Electeurs  de  la  Cha- 
rente, 27  mars  1848,  à  la  suite  de  la  Coryespondance  publiée 
par  Emma  Sakellaridès,  Paris,  Calmann-Lévy  [1906]  i  vol. 
in-i8^  p.  393. 

(2)  Stello,  p.  285. 

(3)  Aux  Electeurs  de  la  Charente,  loc.  cit.,  Correspondance, 
p.  392-4;  cf.  dès  1841,  l'allusion  discrète  au  désir  d'être 
député  :  «  Je  veux  donc  vous  écrire.  Messieurs  (les  députés), 
ce  que  j'aurais  aimé  petit-être  à  vous  dire.  »  (De  Mademoi- 
selle Sedaine  et  de  la  propriété  littéraire,  Stello,  p.  298.) 


22  ALFRED    DE   VIGNY 

TEmpire,  il  ne  renoncera  pas  encore  à  ce  rôle 
de  pasteur  du  peuple  qu'il  avait  un  instant 
convoité.  Il  désirera  être  gouverneur  dû 
prince  impérial,  pour  former  une  âme  de 
choix  au  maniement  des  hommes  (i).  Il  chan- 
tera la  civilisation,  les  droits  de  «  la  famille 
humaine  » ,  la  sainte  union  des  peuples  dans 
les  villes  »  et  le  devoir  pour  l'Europe  d'impo- 
ser sa  «  culture  »  aux  «  hommes  à  la  peau 
rouge  (2)  ».  Il  tentera  de  faire  autour  de  lui 
l'éducation  du  suffrage  universel  ;  il  s'in- 
téressera au  développement  intellectuel  des 
institutrices  de  son  village  (3)  ;  il  prêchera  à 
ses  paysans  la  nécessité  de  l'instruction  pour 
tous  et  de  l'école  gratuite,  «  quand  on  veut 
régner  et  gouverner  dans  son  pays  (4)  », 
quand  on  veut  «  armer  l'homme  contre  les 


([)  Lamartine,  Soîtvenirs  et  porlraiis,  t.  III,  loc.  cit., 
p.  i58.  Sainte-Beuve,  Causeries  du  Lundi,  t.  XI,  p.  523. 

(2)  La  Sauvag^e,  Poésies,  p.  21 3,  et  le  commentaire  de  ce 
poème  dans  une  lettre  à  Mlle  Maunoir  du  3i  janvier  1843, 
Revue  de  Paris,  i5  août  1897,  p.  685. 

(3)  Cf.  Lettre  au  docteur  Monlalembert  du  27  août  i85o. 
Correspondance,  p.  189-190  ;  sur  son  souci  de  bien-être 
matériel  et  d'hygiène  pour  «  les  gens  de  sa  maison  »,  cf.  Let- 
tre à  Mme  Lachaud  1848,  Correspondance ^  p.  i53. 

(4)  Lettre  à  Mlle  Maunoir  de  février  1849,  Revue  de  Paris ^ 
i5  septembre  1897,  p.  3oi. 


ALFRED    DE   VIGNY  23 

coups  du  destin  (i)  ».  Toutes  ces  velléités 
d'action  politique  et  sociale  trouvaient  leur 
source  dans  cette  «  pitié  sans  borne,  que  lui 
inspiraient  les  hommes,  ses  compagnons  en 
misère,  et  dans  ce  désir  qu'il  se  sentait  de 
leur  tendre  la  main  et  de  les  élever  sans 
cesse  par  des  paroles  de  commisération  et 
d'amour  (2)   ». 

Pourtant  la  Destinée  était  plus  forte,  et  les 
retours  agressifs  de  la  race  renversaient  dans 
la  vie  quotidienne  ce  républicanisme  tout 
intellectuel  et  cette  immense  sympathie 
sociale  dont  il  croyait  envelopper  l'humanité. 
Ce  candidat  à  la  députation  attendait  que  les 
électeurs  vinssent  le  chercher  dans  son  immo- 
bilité solitaire  :  de  loin,  du  haut  de  sa  tour, 
il  laissait  tomber  sur  eux  ses  idées,  sans  vou- 
loir les  vivifier  par  sa  présence,  et  refusait, 
je  ne  dis  pas  de  «  séduire  le  souverain  juge  » 
mais  seulement  de  «  l'entraîner  »  ou  même 


(i)  Lettre  à  Phillippe  Busoni  du  lo  août  i853,  Correspon- 
dance, p.  271  ;  cf.  encore  Léon  Séché,  Alfred  de  Vigny  et 
son  temps,  op.  cit.,  p.  347-9,  ^*  Journal,  p.  \Sg  :  «  La 
majorité  de  la  nation  a  besoin  d'éducation  professionnelle  et 
spéciale.  » 

(2)  Stello,  p.  3i. 


24  ALFRED   DE   VIGNY 

de  «  l'approcher  (i).  »  Lui  qui,  dans  ses  mé- 
ditations sur  les  peuples,  avait  acquiescé  au 
«  mouvement  démocratique  des  esprits  (2),  » 
dès  qu'il  en  sentit  la  poussée  effective,  recula 
dédaigneux  et  inquiet  ;  la  «  démocratie  éga- 
litaire,  ensevelissant  tout  sous  ses  petits 
grains  de  sable  amoncelés  »,  lui  parut  un 
«  désert  (3)  »  ;  le  «  cauchemar  des  prolétai- 
res :^  devint  un  des  derniers  cauchemars  de 
sa  vie  (4)  ;  il  abandonna  les  «  cités  serviles  » 

comme  les  rocs  fatals  de  l'esclavage  humain  (5)  ; 

et  «  devant  les  pas  de  cette  foule  » ,  —  pour 
qui,  dans  le  fond,  il  n'avait  point  l'âme  fra- 
ternelle, —  son  mépris  aristocratique  laissa 
«  tomber  ime  herse  (6).  »  C'est  ce  qu'il  appe- 

(i)  Aux  Electeurs  de  la  Charente,  loc.  cit.,  Coures pondance^ 
p.  394. 

{2)  Journal,  p.  78. 

(3)  Id.,  Poèmes  à  faire:  le  Désert,  p.  247-8  ;  cf.  encore  : 
«  Le  niveau  qu'on   nomme  égalité.  »  (Paris,  Poésies^  p.  170)  ; 

«  toute  démocratie  est  un  désert  de  sables  » 

(Les  Oracles,  id,,  p.  202.) 

(4)  Lamartine,  Soîive7tiys  et  portraits,  t.  III,  loc.  cit., 
p.  160.  D'après  Lamartine,  Vigny  se  serait  repenti  sur  la  fin 
de  sa  vie  d'avoir  flatté  le  socialisme  et  de  l'avoir  «  encouragé 
littérairement  dans  Chatterton.  » 

(5)  La  Maison  du  Berger,  Poésies,  p.  184. 

(6)  La  Herse,  ^ohm^ y  Journal,  p.  166-7.. 


ALFRED    DE   VIGXY  2$ 

lait  sans  doute  unir  «  un  caractère  républi- 
cain »  aux  <si  manières  polies  de  l'homme  de 
cour  (  I ) .  » 

Le  même  conflit,  sous  d'autres  formesA 
remplit  la  tragédie  silencieuse  de  sa  vie  :  ^ 
Enfant,  il  avait  dans  son  corps  et  dans  son 
cœur  «  la  délicatesse  d'une  petite  fille  (2).  » 
<L  Sa  sensibilité  était  trop  vive  ;  ce  qui  ne  fait 
qu'effleurer  les  autres  le  blessait  jusqu'au 
sang  (3).  »  Les  maîtres  et  les  grands  cama- 
rades du  Collège  impérial,  plus  tard  les  offi- 
ciers supérieurs  de  l'armée,  lui  firent  con- 
naître trop  tôt  les  froissements  et  la  résistance 
de  la  société  humaine  ;  ils  rendirent  <l  les 
affections  et  les  tendresses  de  sa  vie  écrasantes 
et  disproportionnées  »  et  les  refoulèrent 
toutes  pour  toujours  «  dans  le  coin  le  plus 
secret  du  cœur...  Le  Docteur  Noir  seul  parut 
en  lui,  Stello  se  cacha  (4).  2>  Et  ce  fut  encore 
«  une  longue  méprise  »  ou  plutôt  une  nou- 


(i)  Journal,  p.  234.  «  Notre  folle  nation  a  des  mœurs 
monarchiques  et  aristocratiques,  et  des  théories  républicaines  et 
démocratiques.  »  (Lettre  à  Mlle  Maunoirdu  22  décembre  1849, 
Revue  de  Paris,  i5  septembre  1894,  p.  So;.) 

{2)  Journal,  Fragments  de  mémoires,  p.  227. 

(3)  Chatterton,  dernière  nuit  de  travail,     TItéàtre,  I,    p.   14. 

{\)  Journal,  p.  61,  225-7,  ^*  Chatterton,  loc.  cit.,  p.  14. 


26  ALFRED    DE    VIGNY 

velle  trahison  de  la  Destinée  d'avoir  jeté 
«  dans  une  vie  tout  active  une  nature  toute 
contemplative  (i)  3>,  —  d'avoir  donné  comme 
métier  à  cet  indépendant  et  à  cet  amoureux 
de  la  pensée  celui-là  même  qui  exigeait  «  la 
renonciation  entière  à  la  liberté  de  penser  et 
d'agir  (2)  3>,  — d'avoir  conduit  l'héritier  d'une 
«  race  religieuse  et  presque  sacerdotale  »  (3) 
loin  de  la  religion  vers  la  libre  recherche  phi- 
losophique (4),  —  et  d'avoir  placé  dans  la 
fidélité  au  drapeau  l'honneur  d'un  homme  qui 
pensait  à  part  soi  :  «  bête  comme  un  dra- 
peau (5)  ». 

Pour  se  dérober  à  la  souffrance  de  cette 
perpétuelle  contradiction,  la  fuite  seule  offrait 
un  remède.  Il  fallait  tenter  de  se  refaire  une 
vie  libre  en  marge  de  la  Destinée, 

ne  ternir  plus  ses  pieds  aux  poudres  du  chemin  (6), 

mais  vivre  seul  et  lointain  en  son  rêve  inté- 


(i)  Servitude  ai  grandeur  militaires,  p.  i8. 

(2)  Id.,  p.  28. 

(3)  Cité  par  Mlle  C.  d'Orville,  Lettre  à  Mme  de  Saint-Maur  du 
19  septembre  i863,  Revue  de  Paris,  i5  juillet  1900,  p.  So;. 

(4)  Qî.  Journal,  Croyance  ou  Religion,  p.  i63-5. 

(5)  Slello,  p.  281. 

(6)  La  Maison  du  Berger,  Poésies,  p.  184. 


ALFRED    DE    VIGNY  27 

rieur  :  «  Consolons-nous  de  tout  par  la  pensée 
que  nous  jouissons  de  notre  pensée  même,  et 
que  cette  jouissance  rien  ne  peut  nous  la 
ravir  (i).  »  La^_s^ilit]idg  lui  devint  chaque 
j Qur  plus  chère  ^  parce  qu'elle  lui  ^  rendait 
toutes  sesJorces_(2)  » ,  parœ^qu'jJLx  pouvait 
mieux  «  écouter  les^  pensée^  qui  bourdon- 
naient en  lui,  comme  une  cloche  toujours 
ag-itée  (3)  »  :  «  La  solitude  est  sainte.,, j 
elle  est  la  source  des  inspirations  (4)  »  ; 
son  recueillement  est  «  aussi  saint  que  la 
prière  (5)  ».  —  Mais  il  n'est  pas  d'oratoire  si 
solitaire  et  si  haut  bâti  sur  la  colline,  qui  ne 
retentisse  confusément  des  rumeurs  de  la 
foule  dans  les  bas-fonds  comme  du  gémis- 
sement de  l'humanité  sous  la  Destinée  qui  la 
broie.  Seule,  la  nuit  peut  faire  l'apaisement 
sur  ces  rumeurs  :  la  vraie  solitude  est  celle 
de  la  nuit.  Tous  les  poètes,  depuis  Homère 

{i)  Journal,  p.  91. 

(2)  Lettre  à  Pauline  Duchambge  du  6  octobre  i838,  Corres^ 
pondance,  p.  75. 

(3)  Lettre  à  Mlle  Maunoir  du  4  septembre  184g,    Revue  de 
Paris,  i5  septembre  1897,  p.  3o5. 

(4)  Stello,  p.  288,  et  Lettre  sans  date  au  docteur  Brierre  de 
Boismont,  Correspondance,  p.  3ii,  note. 

(5)  Chatterton,  dernière  nuit  de  travail,   Théâtre,  I,  p.  9. 


28  ALFRED    DE   VIGNY 

jusqu'à  Gautier,  ont  chanté  la  joie  de  «  l'Au- 
rore aux  doigts  de  rose  »  ou  du  «  Matin 
aux  yeux  gris  » .  Pour  Vigny,  l'aurore  a  tou- 
jours été  la  «  triste  »  aurore,  «  l'affreuse 
aurore  »  (  i  ) ,  «  qui  vient  nous  faire  mal  aux 
yeux  avec  ses  vieux  doigts  de  rose  et  le  lin- 
ceul blanc  qu'elle  jette  sur  les  monta- 
gnes (2)  ».  C'est  à  la  nuit,  à  la  nuit  noire 
que  va  toute  sa  tendresse  :  «  Je  suis  une 
sorte  d'oiseau  de  nuit  » ,  disait-il  avec  un  sou- 
rire (3).  «  Les  heures  de  la  nuit,  quand  elles 
sonnent,  sont  pour  moi  comme  les  voix  douces 
de  quelques  tendres  amies  qui  m'appellent  et 
me  disent,  l'une  après  l'autre  :  Qu'as-tu  ?... 
Ce  sont  les  heures  des  Esprits,  des  Esprits 
légers,  qui  soutiennent  nos  idées  sur  leurs 
ailes  transparentes  et  les  font  étinceler  de 
clartés  plus  vives .  Je  sens  que  je  porte  la  vie 
liôrement  durant  l'espace  de  te?nps  qu'elles  me- 
surent, . .  Il  est  rare  que  ces  chères  compagnes 


(i)  Lettre  inédite  à  Mme  Lachaud  de  i855,  citée  par  Paléo- 
logue,  op.  cit.,  p.   i32. 

(2)  Lettre  à  Auguste  Barbier  du  20  juin  1860,  Revue  Bleue ^ 
3  juin  1905,  p.  680. 

(3)  Lettre  à  Mlle  Maunoir  du  9  février  i852,  Revue  de  Paris, 
i5  septembre  1897,  p.  3i5. 


ALFRED    DE    VIGNY  29 

ne  m'apportent  pas,  comme  un  bienfait,  quel- 
que sentiment  ou  quelque  pensée  du  ciel...  11 
y  a  des  heures  néfastes  :  telle  est  pour  moi 
celle  de  l'aube  humide,  tant  célébrée,  qui  ne 
m'amène  que  l'affliction  et  l'ennui,  parce 
qu'elle  éveille  tous  les  cris  de  la  foicle,  pour 
toute  la  démesurée  longueur  du  jour ,  dont  le 
terme  me  semble  inespéré, . .  /  la  vie, . . .  c'est  le 
calme  adoré  des  heures  noires  qiti  me  la 
rend  (  i  ) .  3> 

Ainsi  dans  ces  heures  divines  de  la  nuit,  il 
se  retrouvait,  selon  son  rêve, 

arbitre  libre  et  fier  des  actes  de  sa   vie  (2)  ; 

l'illusion  lui  venait,  très  douce,  qu'il  échap- 
pait à  l'ongle  du  «  vautour  (3)  »,  et  pouvait 
monter  libre  dans  le  ciel  des  Idées.  La  nuit 
idéaliste  l'affranchissait  de  la  Destinée.  Libé- 
ration, hélas  !  momentanée,  car  la  servitude 
revenait  avec  le  jour  :  k  L'indépendance  était 


(i)  Stella,  p.  I  lo-i  1 1  ;  «  c'est  toujours  vers  minuit,  à  l'heure 
des  Esprits,  que  la  Poésie  devient  ma  souveraine  maîtresse  ;... 
c'est  une  fatale  habitude  qui  date  de  ma  première  jeunesse.  » 
(Lettre  citée  à  Mlle  Maunoir,  p.   3i5.) 

(2)  Les  Destinées,  Poésies,    p.  182. 

(3)  Cf.  Id.,  td.,  p.  178. 


30  ALFRED    DE   VIGNY 

toujours  son  désiretladépendance  sa  destî- 
oée  (i).  » 

Il  était  pauvre.  «  Naître  sans  fortune,  a-t-îl 
dit,  est  le  plus  grand  des  maux  (2),  :^  pour 
ceux-là  surtout  que  la  tradition  de  leur  race 
rangeait  d'avance  parmi  les  possédants  :  «  Il 
n'y  a  dans  le  monde,  à  vrai  dire,  que  deux 

f  sortes  d'hommes,  ceux  qui  ont  et  ceux  qui 
gagnent...  Pour  moi,  né  dans  la  première  de 
J-  ces  deux  classes,  il  m'a  fallu  vivre  comme  la 
t^y     seconde,  et  le  sentiment  de  cette  destinée, 
qui  ne  devait  pas  être  la  mienne,  me  révoltait 
^ytoujours  intérieurement  (3).   »    La   richesse 
aurait  pu  être  pour  lui  une  manière  d'affran- 
chissement. Il  ne  la  rencontra  jamais,  quoi- 
qu'il ait  pu  à  de  certains  jours  s'en  croire  tout 
voisin  (4) ,  et  il  vécut  assez  chétivement  à  la 
limite  d'une  demi-pauvreté.  «  Oui,  ditStello, 
je  la  hais,  je  hais  la  misère,  non  parce  qu'elle 
est  la  privation,   mais    parce  qu'elle  est  la 
saleté.  Si  la  misère  était...  une  froide  maison 

{i)  Joui'?ial,  p.  97. 
{2)  Id.,  p.  57. 

(3)  Id.,  p.  228. 

(4)  Cf.  Séché,  op.  cit.,  p.  38  sqq.  ;  Lamartine,  Souvenirs 
et  portraits,  t.  III,  loc.  cit.,  p.  157-8. 


ALFRED    DE    VIGNY  ôl 

de  pierres,  toute  vide,  ayant  pour  meubles 
deux  chaises  de  pierre,  un  lit  de  bois  dur,  une 
charrue  dans  un  coin,  une  coupe  de  bois  pour 
boire  de  Teau  pure  et  un  morceau  de  pain  sur 
un  couteau  grossier,  je  bénirais  cette  mi- 
sère (i),  »  parce  qu'elle  ne  serait  qu'une 
invitation  à  vivre  en  rêve  avec  les  seules 
Idées.  Mais  c'était  là  une  pauvreté  purifiée 
et  ennoblie  par  l'Art  (2).  Celle  qu'il  connut 
dans  la  vie  réelle  fut  la  pauvreté  des  préoccu- 
pations mesquines,  des  calculs  qui  humilient 
et  des  jouissances  refusées.  Et  ce  fut  un 
esclavage  de  plus. 

Il  aima.  Lui,  le  chantre  exquis  de  la 
Pudeur  (3),  l'âme  séraphique,  dont  on  pou- 
vait se  demander  comment  elle  avait  rencon- 
tré un  corps,  lui  qui  semblait  comme  préservé 
de  tous  les  appétits  matériels,  que  ses  amis 
ne  purent  jamais  surprendre  à  table  (4) ,  et 

{\)  Journal,  p.  i35. 

(2)  Allusion  au  tableau  de  David  :  les  Horaces, 

(3)  Cf.  Eloa,  début  du  Chant  III  : 

D'où  venez-vous,  Pudeur,  notre  crainte,  ô  mystère,  etc. 

{Poésies,  p.  2)2'2>.) 

(4)  Alexandre  Dumas,  père,  Mes  Mémoires.  Nouvelle  édition, 
t.  V,  1867,  Paris,  Michel  Lévy,  in-12  ,  p.  283-4.  «  De  Vigny 
était  un   singulier  homme  :  poli,  affable,  doux  dans  ses  rela- 


ALFRED    DE   VIGNY 


qui  s'enchantait  avec  Platon  «  afin  d'avoir 
pour  le  corps  périssable  le  juste  mépris  qu'il 
mérite  (i),  »  lui,  qui  saluait  sa  muse  incor- 
porelle avec  cette  ferveur  d'adoration  mys- 
tique :  «  O  ma  muse  !  ma  muse  !...  toi,  tu 
n'as  pas  de  corps,  tu  es  une  âme,  une  belle 
âme,  une  déesse  (2),  3>  —  il  fut  touché,  lui 
aussi,  par  l'universel  «  besoin  de  caresse  et 
d'amour  (3)  ».  La  chair  le  prit,  d'autant  plus 
fortement  qu'il  la  méprisait  davantage  ;  il 
connut    les    ardeurs  brutales  et   les   désirs 


tions,  mais  affectant  l'inttnatéri alité  la  plus  complète...  De 
Vigny  ne  touchait  jamais  à  la  terre  que  par  nécessité  ;  quand 
il  reployait  ses  ailes  et  qu'il  se  posait,  par  hasard,  sur  la  cime 
d'une  montagne,  c'était  une  concession  qu'il  faisait  à  l'huma- 
nité... Ce  qui  nous  émerveillait  surtout  Hugo  et  moi,  c'est  que 
de  Vigny  ne  paraissait  pas  soumis  le  moins  du  monde  à 
ces  grossiers  besoins  de  notre  nattire,  que  quelques-uns 
d'entre  nous,  —  et  Hugo  et  moi  étions  du  nombre  de  ceux-là, 
—  satisfaisaient  non  seulement  sans  honte,  mais  encore  avec 
une  certaine  sensualité.  Personne  de  nous  n'avait  jamais 
surpris  de  Vigny  à  table.  Dorval,  qui,  pendant  sept  ans 
de  sa  vie,  avait  passé  chaque  jour  plusieurs  heures  près  de 
lui,  nous  avouait  avec  un  étonnement  qui  tenait  presque  de  la 
terreur,  qu'elle  ne  lui  avait  jamais  vu  manoer  qti'un  radis; 
cf.  encore  à  la  vicomtesse  du  Plessis,  Lettre  du  20  février  1860  : 
«  Je  refuse  tous  les  dîners  que  j'ai  en  horreur  ;  et  mes  amis  les 
plus  intimes  n'obtiendraient  jamais  de  m'y  traîner  une  seule 
fois.  »  {Correspondance,  p.  3i5.) 

(i)  Lettre  à  la  vicomtesse  du  Plessis  du  19  avril  1862, 
Correspondance i  p.  345. 

{2)  Journal,  p.  82. 

(3)  La  Colère  de  Samson,  Poésies,  p.   218. 


ALFRED    DE   VIGNY  33 

fous  (i)  ;  «  il  rêva  partout  à  la  chaleur  du 
sein,  » 

aux  chansons  de  la  nuit,  aux  baisers  de  l'aurore, 
à  la  lèvre  de  feu  que  sa  lèvre  dévore  ; 

et,  longtemps  encore  après  la  trahison, 

les  regrets  du  lit,  en  marchant,   le  suivaient  (2). 

Et  la  Destinée  ironique,  en  le  laissant  asservi 
par  la  «  femme  méchante  ;^,  comme  jadis 
Milon  avait  eu  les  mains  enserrées  dans  les 
flancs  inflexibles  du  chêne  (3),  lui  faisait 
sentir  néanmoins  toutes  «  les  épines  »  de  sa 
«  passion  »  (4)  et  toute  l'humiliation  de  sa 
servitude  :  «  L'âme  de  Stello  se  sépara  de  son 
corps  un  jour,  et,  se  plaçant  debout,  en  face 
de  lui,  toute  blanche  et  toute  grave,  elle  lui 
parla  ainsi  sévèrement  :  C'est  vous  qui  m'avez 


(i)  Cf.  sur  certaine  lettre,  plus  qu'  «  ardente  »,  dont  on 
parle  entre  hommes,  au  fumoir,  mais  que  personne  ne  peut 
citer,  Paléologue,  op.  cit.,  p.  94,  Séché,  op,  cit.,  p.  84. 

(2)  La  Colère  de  Samson,  Poésies,  p.  218, 

{Z)  Journal,   Milon  de  Crotone,  p.  184. 

{^\)  Journal,  Passion,  p.  93  :  «  O  mystérieuse  ressemblance 
des  mots  !  Oui,  amour  tu  es  une  passion,  mais  passion  d'un 
martyr,  passion  comme  celle  du  Christ.  Passion  couronnée 
d'épines,  où  nulle  pointe  ne  manque.  » 

ALFRED    DE   VIGNY  3 


^4  ALFRED    DE    VIGNY 

compromise.  C'est  vous  qui  m'avez  forcée 
d'être  faible,  quand  j'étais  si  forte,  et  de 
parler  de  choses  indigriesde  moi,  pour  répon- 
dre à  cet  air  amoureux  que  vous  avez,  et  ne 
pas  démentir  l'ardeur  de  vos  yeux  et  les 
caresses  de  votre  sourire .  Quittez  cette  femme 
et  me  laissez  penser...  Lorsque  vint  le  jour, 
le  corps  se  leva  avec  elle  pour  partir  et  lui 
dit  :  Allons-nous  ?  — Et  ils  allèrent  rejoindre 
la  belle  maîtresse  (i).  »  EtStello,  amant  des 
Idées,  «  s'épuisait  dans  les  bras  »  de  la  belle 
maîtresse  ;  les  Idées  s'écoulaient  «  avec  les 
baisers,  et  l'amour  «  tuait  »  les  Idées  (2). 

L'amour  parti,  le  corps  gardait  l'âme  en  sa 
prise  ; 

des  organes  mauvais  servaient  l'intelligence  (3). 

Il  aurait  voulu  se  consoler  de  la  vie,  en 
oublier  les  souvenirs  dans  le  «  silence  aus- 
tère (4)  »  de  son  âme  pacifiée,  écouter  recueilli 
«  tout  ce  qui  tournait  dans  sa  tête  et  son 

{\)  Journal,  p.  236-7. 

(2)  Id.,  p.  79. 

(3)  La  Flûte,  Poésies,  p.  2  3o. 

(4)  La  Maison  du  Berger,  Poésies,  p.  184. 


ALFRED    DE    VIGNY  35 

cœur  (i)  ».  Mais  la  Destinée  veillait,  pour 
lui  rappeler  «  cette  vérité  d'Epictète  :  Sou- 
viens-toi que  tu  es  une  intelligence  qui  traîne 
un  cadavre  (2)  ».  Le  sien  était  «  lourd  à 
traîner  »  .  Chaque  année  le  rendit  et  plus 
lourd  et  plus  douloureux.  «  Le  vautour  que 
Prométhée  lui  avait  légué  (3)  »  lui  «  enfonça 
son  bec  et  ses  ongles  dans  l'estomac, 
et  lui  déchira  le  cœur  et  la  poitrine  (4)  » .  Il 
essaya  de  lutter  encore  une  fois.  Il  demeura  las. 
C 'est  ainsi  que  cette  âme  avide- d'i-ndépen- 
dance,  et  qui  en  aurait  eu  toutes  les  fiertés, 
ne  parvint  pas  à  la  conquérir  sur  la  Destinée, 
mais  qu'elle  goûta  une  à  une  l'amertume  de 
toutes  les  servitudes  :  servitudes  de  la  race, 
de  la  société^  de  l'argent,  de  ia  femme,  du 
corps,  de  la  souffrance  physique,  jusqu'à  la 
servitude  de  la  mort,  qui  fut  à  la  fois  le  der- 
nier signe  de  son  esclavage  et  son  entrée  dans 
la  liBerteT  ~~~ 

(i)  Lettre  à  Auguste  Barbier  du  1 1  mars  1862,  Revue  Bleue, 
loc.  cit.,  p.  681. 

(2)  Id.,  id,  (Cf.  p.  59  et  '^'j.) 

(3)  Lettre  à  Louis  Ratisbonne  du  16  février    1862,    Corres^ 
Pondance,  p.  342. 

(4)  Lettre  à  Auguste  Barbier   du   2   décembre    1861,  Revue 
Bleue,  loc.  cit.,  p.  681. 


36  ALFRED    DE   VIGNY 

II 

LES  IDÉES 

Il  a  «  joui  des  Idées  (i)  »  et  il  n'a  joui  que 
par  elles.  «  Ce  qui  se  rêve  fut  tout  pour 
lui  »  (2).  «  Au  lieu  de  jouer  avec  les  actions  », 
qui  froissent  et  meurtrissent  les  sensibilités, 
il  a  voulu  «  jouer  avec  les  Idées  (3).  »  «  J'ai 
possédé  telle  Idée,  écrivait-il  sur  son  Journal. 
Avec  telle  autre,  j'ai  passé  bien  des  nuits  (4) . . . 
Mon  âme  tourmentée  se  repose  sur  des  Idées 
revêtues  de  formes  mystiques...  Ame  jetée 
aux  vents,  comme  Françoise  de  Rimini  !  ton 
âme,  ô  Francesca,  montait  tenant  entre  les 
bras  l'âme  bien-aimée  de  Paolo  :  mon  âme 
est  pareille  à  toi  (5).  >  Tel  était  le  frisson 
de  sensualité  supérieure  que  lui  donnait  le 
contact  des  Idées,  <l  extase  morale  »  plus  lon- 
gue que  l'extase  physique  et  plus  proche  des 
voluptés  divines  (6).  Mais  dans  cette  «  pas- 

{^i)  Journal,  p.  86. 

(2)  Id.,  p.  175. 

(3)  Id.,  p.  86. 

(4)  Fragment  inédit,  cité  par  Paléologue,  op.  cit.,  p.  tt, 

(5)  Id.,  id.,  p.  78. 
{6)  Journal,  p.  44. 


I 
I 


ALFRED    DE    VIGNY  ,37 

sion  »,  comme  dans  les  autres,  il  trouva  sa 
couronne  d'épines  (i).  «  Où  me  conduiras-tu, 
passion  des  Idées,  se  demandait-il,  où  me 
conduiras-tu  (2)  ?  »  Elle  le  conduisit  à  cette 
douloureuse  contradiction  qui  semblait  être 
sa  loi. 

En  s'isolant  dans  ce  monde  des  Idées  qu'il 
croyait  être  sa  patrie,  loin  de  trouver  enfin 
l'harmonieux  équilibre  de  l'âme,  il  ne  connut 
jamais  que  l'ardeur  crucifiante  de  ces  élance- 
ments à  la  fois  mystiques  et  passionnels. 
Autour  de  lui,  il  sentit  monter  peu  à  peu  une 
marée  d'infinie  tristesse,  tristesse  d'autant 
plus  triste  qu'elle  est  une  tristesse  de  l'esprit. 
Comme  ce  Moïse,  où  il  se  plaisait  à  reconnaître 
son  symbole,  il  vit  dans  «  sa  solitude  toujours 
plus  vaste  et  plus  aride  »  les  Idées  venir  à  lui 
toujours  plus  vides  d'espoir  (3).  La  souffrance 
ph ysique  disparut  devant  cette  souffra nce  de 
l'esprit. 


(1)  Id.,  p.  93. 

(2)  Fragment  inédit,  cité  par  Paléologue^  op.  cit.,  p.  'j'^. 

(3)  Lettre  à  Mlle  Maunoir  du  21  décembre  i838,    Revue   de 
Paris,  i5  août  1897,  p.  6']6. 


38  ALFRED    DE    VIGNY 

OÙ  l'âme  en  face  d'elle  est  seule  et  délaissée  ; 
car  le  malheur,  c'est  la  pensée  (i)  ! 

Par  l'effort  spirituel,  il  cherchait  à  s'évader 
de  la  vie,  et  voici  que  ses  méditations  le  rame- 
naient à  la  vie.  Il  croyait^ trouver  dans  l'Idée 
un_rèî^e^  et  il  s'aperçoit  que  l'Idée  est  elle- 
même  la  grande  proscrite.  Il  voulait;  oublier 
sa^propre  misère,  et  il  l'amplifie  par  le  senti- 
ment de  la  misère  universelle.  «  La  pensée 
n'a  pas  cours  sur  la  place  (2).  »  Tout  penseur 
est  jun  Chatterton,  qui  ne  trouve  autour 
de  lui,  comme  le  scorpion  enfermé  dans 
son  cercle  ardent  (3),  que  la  coalition  des 
égoïsmes,  des  mépris  et  des  inintelligences. 
«  Les  parias  de  la  société  sont  les  poètes,  les 
hommes  d'âme  et  de  cœur,  les  hommes  supé- 
rieurs et  honorables.  Tous  les  pouvoirs  les 
détestent,  parce  qu'ils  voient  en  eux  leurs 
juges,  ceux  qui  les  condamnent  avant  la  pos- 
térité. Ils  aiment  la  médiocrité  qui  se  vend 
bon  marché,  ils  la  craignent,  parce  qu'elle 
peut  jeter  sa  boue  ;  mais  ils  ne  craignent  pas 

(i)  Satan  sauvé,  Chœur  des  répronvés,  /ozn-na/,  p.  258. 

(2)  Chatterton,  III,  i,  Théâtre,  I,  p.  89. 

(3)  Id.,  Dernière  nuit  de  travail,  I,  p.  18. 


ALFRED    DE    VIGNY  ^9 

ceux  qui  planent  comme  ceux  qui  pataugent. 
Ah  !  quelle  horreur  que  tout  cela  (i)  !  />  Nulle 
justice  à  espérer  de  l'instinct  des  foules  :  t  Les 
masses  vont  en  avant,  comme  les  aveugles  en 
Egypte,  frappant  indifféremment  de  leurs 
bâtons  imbéciles  ceux  qui  les  repoussent, 
ceux  qui  les  détournent  et  ceux  qui  les  de- 
vancent sur  le  grand  chemin  (2).  » 

Un  éternel  soupir  est  la  voix  de  la  vie  (3). 

L'histoire  du  monde  nous  déconcerte  par 
les  illustres  injustices  dont  elle  est  comme 
tissée  :  Eloa  victime  de  sa  pitié  (4),  le  déluge 
mettant  Téternel  silence  de  ses  eaux  stupides 
sur  les  jeunes  innocences  qui  s'épanouissaient 
à  la  vie  (5),  la  fille  de  jephté  sacrifiée  par  son 
père  (6),  le  prisonnier  qui  meurt  dans  sa  pri- 
son sans  savoir  pourquoi  (7),  les  deux  amants 
de  Montmorency  qui  vont  se  tuer  dans  la 


(i)  Lettre  à    un   ami   du    3o   mars    i83i,    Correspondance, 
p. 41-42. 

{2)  Journal,  p.  93. 

(3)  Satan  sauvé  (?),  Fragment  inédit,    Les  Lettres,    6    mars 
1906,  p.   82. 

(4)  Eloa  ou  La  soeur  des  Anges,  mystère,  Poésies,  p.  1 1-43. 

(5)  Le  Délug^e,  mystère,  id . ,  p.  44-58. 

(6)  La  Fille  de  Jephté,  poème,  id  ,  p.  61-64. 

(7)  La  Prison,  poème,  id.,  p.  101-113. 


40  ALFRED    DE   VIGNY 

forêt  (i),  —  toutes  ces  histoires  tragiques ^ 
où  l'on  ne  voit  d'assurés,  dans  le  chaos  du 
sort, 

que  deux  points  seulement  :  la  souffrance  et  la 

\iJtort  (2) , 

ne  sont  que  des  épisodes  dans  l'immense  ini- 
quité des  choses.  Mais  n'est-elle  pas  repré- 
sentée et,  pour  ainsi  dire,  résumée  tout 
entière  dans  la  vie  et  la  mort  de  Jésus  ? 
N'est-ce  pas  le  monde  et  tout  le  genre  humain 
qui  ont  «  souffert  avec  sa  chair  (3)  »  ?  Jésus 
était  venu  enivrer  la  famille  mortelle 

d'une  goutte  de  vie  et  de  divinité. 

Il  avait  ouvert  les  bras,  disant  :  «  frater- 
nité (4)  :&,  et  jeté,  semeur  auguste,  le  grain 

(i)  Les  Amants  de  Montmorency,  élévation,  id.,  p.  160-164. 

(2)  Paris,  élévation,  Id.^  p.  174  : 

Je  ne  sais  d'assuré  dans  le  chaos  du  sort 

que  deux  points  seulement  :  la  souffrance  et  la    7nort. 

Sur  son  exemplaire  des  Odes  et  Ballades,  Vigny  avait  écrit  et 
signé  ce  distique,  auquel  il  donnait  ainsi  l'allure  et  la  valeur 
d'une  profession  de  foi.  Cf.  Eugène  Asse  :  Alfred  de  Vigny 
et  les  éditions  originales  de  ses  poésies,  op.  cit.,  p.  104. 
(La  citation  et  la  référence  d'Eugène  Asse  sont  d'ailleurs 
inexactes,  mais   l'erreur  est   corrigée   dans   son   livre   même, 

p.    I32). 

(3)  Le  Mont  des  Oliviers,  id.,  p.  2  33. 

(4)  Id.,  id.,  p.  234. 


ALFRED    DE    VIGNY  4! 

mystique  des  Idées.  Il  demandait  au  Père 
d'achever  la  révélation  en  détruisant  le  doute 
et  le  mal.  Mais  le  Ciel  resta  muet,  aveugle  et 
sourd  ;  et,  au  jardin  sacré  des  Ecritures,  dans 
le  bois  sans  clartés,  Jésus  ne  vit  briller  que  la 
torche  de  Judas  (i). 

La  terre  alors,  révoltée,  «  s'indigne  en 
secret  contre  le  Dieu  qui  a  créé  le  mal  et  la 
mort  (2)  ».  Le  penseur  hésite,  inquiet.  «  Il 
ne  sait  rien  ;  il  va  du  doute  au  rêve  (3)  »,  et 
plus  souvent  peut-être  du  doute  à  la  malédic- 
tion. Il  ne  sait 

de  quels  lieux  il  arrive,  ni  dans  quels  il  ira. 

Il  ne  sait 

si  le  juste  et  le  bien,  si  l'injuste  et  le  mal 

sont  de  vils  accidents  en  un  cercle  fatal, 

ou  si  de  l'univers  ils  sont  les  deux  grands  pôles, 

soutenant  terre  et  cieux  de  leurs  vastes  épaules  ; 

Et  si  les  nations  sont  des  femmes  guidées 

par  les  étoiles  d'or  des  divines  Idées, 

ou  de  folles  enfants,  sans  lampes,  dans  la  nuit, 

se  heurtant  et  pleurant,  et  que  rien  ne  conduit  (4). 

(i)  Id.,  id.,  p.  236-238. 
{2)  Journal,  p.  92. 

(3)  La  Flûte,  Poésies,  p.  2  3o. 

(4)  Le  Mont  des  Oliviers,  Poésies,  p.  237,  236. 


42  ALFRED    DE   VIGNY 

Il  s'irrite  contre  les  «  esprits  falsificateurs  » , 
les  «  sophistiqueurs  impitoyables  (i)  »,  qui 
essaient  de  légitimer  «  le  mal  de  Tâme,  le 
péché,  et  le  mal  du  corps,  la  souffrance  »  (2), 
et  qui  viennent  en  disant  : 

Il  est  permis  pour  tous  de  tuer  l'innocent  (3). 

Il  demande  à  Dieu  de  «  venir  se  justifier  (4)  » 
de  l'accusation 

qui  pèse  de  partout  sur  la  création  (5)  ; 

et  parfois  il  est  tenté  de  finir  lui-même  son 
incertitude  et  son  malheur  «  pour  affliger  et 
punir  »  Dieu  (6). 

Parfois  aussi,  le  néant  de  tout  lui  apparaît, 
et  la  vanité  de  tout,  jusqu'à  la  vanité  de  ses 
indignations  et  de  son  courroux  contre  Dieu  : 

(i)  Stella  y  p.  210,  212.  Tout  ce  chapitre  xxxii  :  «  Sur  la 
substitution  des  souflfrances  expiatoires  »  n'est  qu'un  réquisi- 
toire ironique  et  indigné  contre  la  doctrine  de  Joseph  de 
Maistre  ;  cf.  encore  sur  la  théorie  de  la  «  Guerre  divine  », 
Sej'-vitude  et  grandeur  militaires,  p.  82. 

{2)  Jourjtal^  p.  io3. 

(3)  Le  Mont  des  Oliviers,  Poésies.,  p.  234.  Ici  encore,  allu- 
sion à  Joseph  de  Maistre. 

(4)  Le  Jugement  dernier.  Journal^  p.  241 . 

(5)  Le  Mont  des  Oliviers,  Poésies^  p.  235. 
{6) Journal,^,  io3. 


ALFRED    DE    VIGNY  43 

«  Nous  sommes  forcés  de  commencer  par  nous 
mentir  à  nous-mêmes,  en  nous  fig-urant  que 
quelque  chose  existe,  en  en  créant  un  fan- 
tôme, pour  ensuite  l'adorer  ou  le  profaner, 
le  grandir  ou  le  détruire.  Ainsi,  nous  sommes 
des  don  Quichottes  perpétuels  (i).  » 

Où  trouver  dans  ce  «  néant  »  une  consola- 
tion et  une  douceur  ?  «  Alais  la  nature  est  là, 
disait  l'autre  poète  ;  la  nature  est  là,  qui  t'in- 
vite et  qui  t'aime.  » 

Plonge-toi  dans  son  sein,  qu'elle  t'ouvre  toujours. 
Quand  tout  change  pour  toi,  la  nature  est  la  même, 
et  le  même  soleil  se  lève  sur  tes  jours  (2). 

C'est  précisément  ce  soleil  toujours  «  le 
même  »  que  l'amant  d'Eva  ne  peut  voir  se 
lever  sans  colère.  «  La  nature  est  pour  lui  une 
décoration  dont  la  durée  est  insolente.  » 
Immobile  et  impudemment  éternelle,  elle 
«  rajeunit  sur  les  tombes  de  ceux  qu'on  aime. 
Partout  la  nature  stupide  nous  insulte  (3).  » 

(i)  Jd.,  p.  141. 

(2)  Lamartine,  Premières  Méditations  poétiques,  Le  Vallon, 
édition  Hachette,  1900,  p.  40. 

{l)  Journal,  p.  97,  et  Lettre  à  la  vicomtesse  du  Plessis  du 
10  août  1848,  Correspondance ,  p.  147. 


44  ALFRED    DE    VIGNY 

Elle  lui  dit  :  Je  suis  l'impassible  théâtre 
que  ne  peut  remuer  le  pied  de  ses  acteurs  ; 

Je  n'entends  ni  vos  cris  ni  vos  soupirs  ;  à  peine 

je  sens  passer  sur  moi  la  comédie  humaine 

qui  cherche  en  vain  au  ciel  ses  muets  spectateurs. 

Je  roule  avec  dédain,  sans  voir  et  sans  entendre, 

à  côté  des  fourmis  les  populations  ; 

je  ne  distingue  pas  leur  terrier  de  leur  cendre, 

j'ignore  en  les  portant  les  noms  des  nations. 

On  me  dit  une  mère,  et  je  suis  une  tombe. 

Mon  hiver  prend  vos  morts  comme  son  hécatombe, 

mon  printemps  ne  sent  pas  vos  adorations. 

C'est  là  ce  que  lui  dit  sa  voix  triste  et  superbe, 
et  dans  son  cœur  alors,  il  la  hait  (i). 

Il  sait  que  chez  beaucoup  d'âmes,  les 
«  douleurs  inévitables  de  la  vie  »  trouvent 
dans  une  foi  «  souveraine  »  leur  adoucisse- 
ment (2).  Il  admire  et  «  il  aime  le  spectacle 
de  cette  foi  » .  Il  envie  la  force  et  la  sérénité 
qu'elle  donne  (3).  Il  souhaite  que  cette 
«  céleste  illusion  reste  dans  les  contrées  qui 

(i)  La  Maison  du  Berger,  Poésies,  p.  195-6. 

(2)  Lettre  à  Mlle  Maunoir  du  22  septembre  i85o,  Revue  de 
Paris,  i5  septembre  1897,  p.  309. 

(3)  Id.,    16   avril    1848,    Revue   de   Paris,    i5   août    1897, 
p.  689-690. 


ALFBIED   DE   VIGNY  4$ 

Font  cultivée  comme  une  fleur  sacrée  (i)  )>. 
€  Il  désire  que  Dieu  soit  et  qu'il  reçoive  le 
juste  dans  sa  paix  (2).  :»  Quand  la  mort  lui 
prend  ce  qu'il  aime  le  plus,  il  cherche  à  se 
soutenir  dans  cet  espoir  pieux  (3).  Lui-même 
€  tombe  à  genoux  >  devant  le  Christ,  dont 
rhistoire  ^  dépasse  les  bornes  des  plus  grands 
sacrifices  (4)  ^ .  Il  estime  ses  prêtres  qui 
«  vivent  au  moins  dans  les  plus  hautes  régions 
de  la  pensée  (5)  ».  Il  salue  avec  déférence  sa 
religion,  ^  la  plus  pure  de  toutes  (6)  ».  Il 
pourra  même,  conservant  ses  doutes  pour 
lui,  t  respecter  la  fable  sociale  généralement 
reçue  (7)  »,  ^  à  sa  mort  regarder  la  croix 
avec  respect  et  accomplir  tous  ses  devoirs  de 
chrétien  comme  une  formule   (8)   » ,  mais  la 

{i)  Jaumalj  p.  ^iç. 

(2>  Id.,  p.  349. 

(3)  Jmu'umi^  p.  n6-n3  (à  propos  de  la  mort  de  sa  mère)  ; 
■^^f^  e^sérances  dans  aae  lettre  du  ^3  mars  iS5â  à  Auguste 
BMrbter,  qui  venait  de  perdre  sa  mère,  Revue  Bleue,  loc.  cit., 
p.  679. 

{^)/<mmaI,  p.  +4. 

(5)  Id,,  p.  167-3. 

(6)  Servitude  et  grandeur  militaires,  p.  369. 
{ff  Journal,  p.   146-7- 

(8)  Id.,  p.  36.  Après  plus  de  quarante  ans,  on  se  bat  encore 
aatoar  du  Ut  mortuaire  de  Vigny.  A-t-il  uni  \.<  chrétiennement  » 
ou  «  civilement  »  ?  De  bonnes  âmes  pieuses    et   des    fervents 


46  ALFRED    DE    VIGNY 

conception  chrétienne,  dont  la  vérité  serait 
pourtant  la  plus  désirable  pour  ramélioration 
de  la  société  humaine,  lui  paraît  se  placer 
d'un  point  de  vue  rétréci  et  misérable  :  c'est 
une  religion  de  «  police  correctionnelle  (i)  >. 
Une  croit  plus  guère  «  au  festin  des  dieux(2):^ . 
«Le  christianismeestmort  dans  son  cœur(3)  » . 
/^^^ue  faire  alors?  —  Rien.  «  Opposer  le 
f  dédain  à  l'absence  (4)  »,  souffrir  et  mourir 
sans  parler  : 


d'anticléricalisme  essaient  les  uns  et  les  autres  de  le  tirer  à 
eux  :  cf.  Intermédiaire  des  chercheîtrs  du  20  janvier  et  le 
Mercure  de  France  à\x  i5  février  1907,  p.  719-721.  En  dehors 
de  tous  ces  racontars  ou  reconstructions  arbitraires,  les  docu- 
ments essentiels  restent  les  suivants  :  D'  Cabanes,  Une  tentative 
de  conversion  d'Alfred  de  P74^«>',  d'après  une  correspondance 
inédite,  Mercure  de  France^  décembre  1900  ;  Lettre  de  Vigny 
à  Mme  J.  de  Saint-Maur  du  4  octobre  1862,  Correspondance ^ 
p.  354-358  ;  Lettre  de  l'abbé  Vidal,  qui  dit  avoir  reçu  la 
confession  de  Vigny,  au  Père  L.  Langlois  [1864],  Etudes 
religieuses,  historiques,  etc.,  nouvelle  série,  t.  IV,  Paris, 
Douniol,  1864,  p.  265-6.  Lettre  de  Mlle  C.  d'Orville  à 
Mme  J.  de  Saint-Maur  du  19  septembre  i863,  Revue  de  Paris, 
i5  juillet  1900.  On  peut  y  joindre  la  protestation  de  Louis 
Ratisbonne  à  l'occasion  de  la  publication  de  cette  dernière 
lettre.  Id.,  id.,  p.  307-8,  note  ;  mais,  après  avoir  lu  tous  ces 
textes,  c'est  encore  respecter  les  pudeurs  de  Vigny  que  de 
s'abstenir  de  tout  jugement  et  de  demander  avec  lui  :  «  Laissez 
en  paix  ma  mort.  »  (La  Prison,  Poésies.,  p.  iir.) 

{i)  Journal,  Croyance  ou  Religion,  p.  164. 

(2)  Servitude  et  grandeur  militaires^  p.  265. 

{2>)  Journal,  p.  86. 

(4)  Le  Mont  des  Oliviers,  Post-scriptum,  Poésies,  p.  238, 


ALFRED    DE   VIGNY  47 

Gémir,  pleurer,  prier  est  également  lâche. 

Seul  le  silence  est  grand,  tout  le  reste   est    fai- 

[blesse(i). 

Il  faut  anéantir  l'espérance  (2).  Elle  est  la 
plus  grande  de  toutes  nos  folies  (3),  «  la 
source  de  toutes  nos  lâchetés  (4)  » .  «  Il  est 
bon  et  salutaire  de  n'avoir  aucune  espé- 
rance (5).  »  «  La  vérité  sur  la  vie^  c'est  le 
désespoir  (6)  »,  mais  un  «  désespoir  paisible, 
sans  convulsion  de  colère  et  sans  reproches 
au  ciëlXz)  ^.  Le  reinède  à  la  vie,  «  c'est  le 
mépris  (8)  i> . 

On  peut  pourtant  «  tresser  de  la  paille  )> 
dans  sa  prison,  se  promener  parmi  les  fleurs 
du  «  préau  »  ou  s'y  créer  un  minuscule  jar- 
din (9).  Le  prisonnier  qui  ne  sait   «  ni  pour- 

(i)  La  Mort  du  Loup,  Poésies,  p.  225. 

{2)  Journal,  p.  33. 

(3)  Stello,  p.  2gi^  Journal,  p.  3i. 

{^)  Journal,  p.  64. 

(5)/^.,  p.  3i. 

(6)  Id.,  p.  93. 

(7)  Id.,  p.  33. 

(8)  Lettre  à  un  ami  du  3o  mars  i83i,  Correspondance, 
p.  41. 

{iji)  Journal,  p.  64,  3i-32. 


48  ALFRED    DE   VIGNY 

quoi  il  est  prisonnier,  ni  de  quoi  il  est 
puni  (i)  »,  trouvera  «  d'ineffables  consola- 
tions (2)  »  dans  le  respect  de  soi-même  et 
dans  l'amour  des  autres,  dans  X honneur  et 
dans  la  pitié. 

Il  faut  maintenir  dans  toute  sa  beauté  la 
dignité  personnelle  de  l'homme  (3),  ne  pas 
introduire  dans  sa  vie  par  de  lâches  défail- 
lances «  ces  taches  bizarres  et  ces  défauts 
d'accord  qui  font  peine  lorsqu'on  les  aper- 
çoit (4)  »,  accepter,  sans  vouloir  s'en  dis- 
traire, l'infortune  et  la  douleur,  pour  en  faire 
une  <L  belle  infortune  »,  une  «  noble  dou- 
leur(5)», et  accomplir  son  sacrificesimplement, 
avec  une  élégance  <l  silencieuse,  sombre, 
abandonnée,  sans  espoir  de  nulle  couronne 
humaine  ou  divine  (6)  ».  C'est  V honneur. 
«  Tandis  que  toutes  les  vertus  semblent  des- 
cendre du  ciel  pour  nous  donner  la  main  et 

(i)  ld„  p.  3i. 

(2)  Stello ,  p.  ï5. 

(3)  Servitude  et  grandeur  militaires,  p.  267. 

(4)  Réflexions     sur    la    vérité    dans    l'art,    Cinq-Mars,  I, 
p.  16-17. 

{S)Journalj  p.  66^  98. 

(6)  Servitude  et  grandeur  militaires,  p.  262. 


ALFRED    DE    VIGNY  49 

nous  élever,  celle-ci  paraît  venir  de  nous- 
mêmes  et  tendre  à  monter  jusqu'au  ciel.  C'est 
une  vertu  tout  humaine  que  l'on  peut  croire 
née  de  la  terre,  sans  palme  céleste  après  la 
mort  :  c'est  la  vertu  de  la  vie  (  i  ) .  »  Le  penseur 
peut  adhérer,  sans  humilier  son  esprit,  à  cette 
religion  de  «  l'homme  moderne  (2)  »  :  «  c'est 
une  religion  mâle,  sans  symbole  et  sans 
images,  sans  dogme  et  sans  cérémonies  (3)  » . 
Toute  religion  est  une  crainte  ou  un  espoir. 
La  religion  de  l'honneur,  qui  n'est  qu'une 
religion  de  la  beauté,  supprime  l'un  et  l'autre. 
Elle  dit  à  ses  fidèles  :  «  Aimez  le  bien  pour 
sa  beauté,  la  beauté  pour  son  excellence,  sans 
crainte  de  rien,  sans  espoir  de  rien  (4).  » 

Il  ne  faut  pas  être  un  stoïcien  égoïste  et 
orgueilleux  (5)  ;  ou  plutôt,  il  faut  être  un 
stoïcien  intégral  :  comme  les  stoïciens  d'autre- 

(i)  Id.,  p.  266. 

{2)  Journal,  p.  249. 

(3)  Servitude  et  grandeur  militaires,  p.  266-7. 

(4)  Fragment  inédit,  cité  par  Dorison,  Alfred  de  Vigny, 
■poète  philosophe ^  op.  cit.,  p.  242. 

(5)  «  Vous  m'avez  supplié  une  fois...  de  ne  pas  trop  ranimer 
l'orgueil  humain  :  lisez  et  jugez...  tout  ce  que  j'aurai  fait,  et 
vous  verrez  peut-être  que  je  n'y  suis  pas  seulement  stoïcien.  » 
(Lettre  à  Mlle  Maunoir  du  3i  janvier  1843,  Revue  de  Paris, 
i5  août   1897,  p.  685.) 

ALFRED   DE  VIGNT  4 


5o  ALFRED    DE   VIGNY 

fois,  «  désespérés  et  doux,  forts  et  miséri- 
cordieux (i)  »,  il  faut  aider  et  consoler  ses 
compagnons  de  prison,  tendre  la  main  à  nos 
voisins  de  misère  (2).  La  tristesse  de  la  vie 
devient  douce,  si  nous  essayons  de  la  perdre 
dans  la  commisération  pour  nos  «  frères  de 
douleur,  pour  tous  les  prisonniers  de  cette 
terre,  pour  tous  les  hommes  (3)  » .  La  maladie 
de  la  vie  est  guérissable.  Il  suffit  d'aimer 
quelque  chose  (4), 

d'aimer  ce  que  jamais  on  ne  verra  deux  fois, 
d'aimer  la  majesté  des  souffrances  humaines  (5), 


et  d'aller  à  la  beauté  par  le  dévouement  et  la 
itié(6). 

'onnettr  et  pitié!  Le  prisonnier  s'était 
d'abord  réfugié  dans  leur  sanctuaire,  pour 
oublier  sa  prison.  Et  voici  qu'en  sacrifiant  à 
ces  deux  divinités  consolatrices,  il  trouve  près 

(i)  Fragment  inédit,  cité  par    Dorison,  Alfred  de    Vigny ^ 
■poète  philosophe ^  op.  cit.,  p.  i66. 

(2)  Siello,  p.  3i. 

(3)  Lettre    à    Brizeux    du    2   août    i83r,    Correspondance, 
p.  45. 

(4)  Journal,  p.  io3. 

(5)  La  Maison  du  Berger,  Poésies,  p.  196. 

(6)  Stello,  p.  32. 


ALFRED    DE   VIGNY  5l 

d'elles  la  révélation  qu'il  ne  cherchait  plus, 
«  révélation  soudaine  du  Vrai,  du  Beau,  du 
Juste  (i)  ».  L'Amour,  «  puissance  secrète, 
invisible,  indéfinissable,  »  lui  illumine  l'âme 
tout  entière,  et,  si  elle  ne  lui  donne  pas  la 
définitive  explication  des  choses,  elle  lui  en 
laisse  du  moins  pressentir  le  pourquoi.  Il 
«  croit  comprendre  tout  à  la  fois  l'Eternité, 
l'Espace,  la  Création,  les  créatures  et  la  Des- 
tinée ;  c'est  alors  que  l'Illusion,  phénix  au 
plumage  doré,  vient  se  poser  sur  ses  lèvres, 
et  chante  (2)  ^,  Est-ce  même  «  l'illusion  »  ?En 
vivant  sa  vertu,  il  comprend  que  «  la  morale 
est  l'axe  du  monde,  la  sève  de  la  terre,  l'élixir 
de  la  vie  des  hommes  (3)  3> .  L'Amour  rallume 
en  lui  «  les  clartés  de  la  pensée  (4)  »  ;  et,  par 
la  morale,  il  revient  aux  idées,  plus  confiant, 
puisque  dans  celles-ci  du  moins  il  a  éprouvé 
«  ce  sentiment  de  bien-être  que  donne  la  rare 
et  pure  présence  du  vrai  (5)  ».  Il  se  reprend  à 
affirmer  : 

(i)  Servitude  et  grandetir  militaires,  p.  267. 

(2)  Stella,  p.  3i. 

(3)  Fragment  inédit,  cité  par   Dorison,  Alfred  de    Vigny, 
"^oe te  philosophe,  p.  221. 

(4)  Stello,  p.  3i. 

(5)  Id.,  p.  21 5. 


52  ALFRED    DE    VIGNY 

L'invisible  est  réel,  les  âmes  ont  leur  monde, 
où  sont  accumulés  d'impalpables  trésors  ; 
le  Seigneur  contient  tout  dans  ses  deux  bras  im- 

[menses, 
son  Verbe  est  le  séjour  de  nos  intelligences, 
comme  ici-bas  l'espace  est  celui  de  nos  corps  (i). 

Ainsi  les  Idées  reçoivent  de  la  vie,  —  de  la 
vie  intérieure,  qui  est  tout,  —  une  justification 
inattendue  ;  et  ce  «  trésor  des  âmes  » ,  qu'il 
avait  d'abord  soupçonné,  retrouve  toute  sa 
réalité  :  «  Le  jour  où  il  n'y  aura  plus  parmi  les 
hommes,  disait-il,  ni  enthousiasme,  ni  amour, 
ni  adoration,  ni  dévouement,  creusons  la  terre 
jusqu'à  son  centre,  mettons-y  cinq  cents  mil- 
liards de  barils  de  poudre,  etqu*elle  éclate  en 
pièces  comme  une  bombe  au  milieu  du  firma- 
ment (2).  3*  Mais  l'amour  existe,  et  l'enthou- 
siasme, et  l'adoration,  et  le  dévouement  aussi. 
Il  peut  donc  maintenant  ajouter  :  «  Ce  ne  sera 
que  des  choses  sociales  et  fausses  que  je  ferai 
perdre  et  que  je  foulerai  aux  pieds  les  illusions  ; 
j'élèverai  sur  ces  débris,  sur  cette  poussière, 
la  sainte  beauté  de  l'enthousiame,  de  l'amour, 

(i)  La  Maison  du  Berger,  Poésies,  p.  192. 
{2)  Journal,  p.  54. 


ALFRED    DE   VIGXY  53 

de  l'honneur,  de  la  bonté  (i).  »  Il  disait  en- 
core :  «  La  création  est  une  œuvre  manquée 
ou  à  demi  accomplie  et  marchant  vers  sa  per- 
fection àg-rand'peine  (2).  »  Il  sent  maintenant 
qu'il  doit  adopter  cette  seconde  hypothèse,  et 
aider  la  création  à  atteindre  sa  fin.  Il  a  «  aimé 
l'humanité  »,  il  a  voulu  <i:  l'amélioration  de  ses 
destinées  (3)  »  ;  et,  comme  toujours,  le  vouloir 
a  fait  naître  le  sentiment  du  pouvoir. 

Désormais,  il  ne  prendra  plus  les  Idées 
comme  des  jouets  supérieurs,  moins  dange- 
reux que  les  jouets  de  l'action.  Il  les  servira 
et  s'y  rattachera  comme  aux  forces  vives  qui 
doivent  renouveler  la  terre.  «  Là  est  le  monde 
meilleur  qu'il  attend,  qu'il  implore  de  moment 
en  moment  (4).  »  Dans  cette  attente  du  siècle 
futur,  dont  il  prépare  l'avènement,  il  aime 
rêver  à  l'humanité  de  l'avenir.  Il  la  voit  s'a- 
vancer comme  une  grande  armée,  <l  sous  les 

(i)  Id.,  p.  77-78. 

(2)  Id.,  p.  loi . 

(3)  Id.,  p.  97,  176. 

faime  la  majesté  des  souffrances  humaines. 

a.  Ce  vers  est  le  sens  de  tous  mes  poèmes  philosophiques.  — 
L'esprit  de  l'humanité  ;  l'amour  entier  de  l'humanité  et  l'amé- 
lioration de  ses  destinées.  » 

{\)  Journal,  p.  175. 


54  ALFRED    DE    VIGNY 

bannières  mobiles  des  Idées  (i)  »,  sans  souci 
des  traînards  qu'elle  sème  sur  la  route  (2),  et 
montera  la  nouvelle  échelle  de  Jacob,  V  échelle 
continue  des  Idées  (3)^  comme  à  l'assaut  d'un 
ciel  inconnu.  Le  bruit  de  la  vie  ne  l'effraie 
plus.  «  La  vie  est  un  vaste  atelier,  »  où  chacun, 
sans  le  savoir,  forge  l'âge  d'or  (4).  C'est  qu'il 
y  a  des  chefs  à  l'atelier,  des  conducteurs  en 
tête  de  l'armée,  des  entraîneurs  pour  l'assaut  : 
ce  sont  les  Pères  de  la  pensée  ;  «  ils  valent  bien 
les  Pères  de  l'Eglise  ^ ,  qui  prêchaient  la  Cité 
de  Dietc  (5).  Ils  font  la  cité  de  l'humanité,  où 
elle  se  groupera  plus  unie  «  autour  d'une  clarté 
plus  pure  (6)  » .  Eux-mêmes,  peuvent  souffrir  ; 
mais  ils  ont  cette  consolation  d'éclairer  la 
route  et  d'avoir  les  yeux  pleins  de  lumière . 
«  La  pensée  est  semblable  au  compas,  qui 
perce  le  point  sur  lequel  il  tourne,  quoique  sa 

(i)  Discours  de  réception  à  l'Académie  française,  yis>«^/ï^/, 
p.  286. 

(2)  Journal,  p.  41. 

(3)  Discours  de  réception  à  l'Académie  française.  Journal, 
p.  3 19,  cf.  ç^ncore  Jour 7tal,  p.  42  :  «  L'humanité  fait  un  inter- 
minable discours  dont  chaqi  e  homme  illustre  est  une  idée.  » 

(4)  Poèmes  à  faire  :  Chant  d^ouvriers,  Journal,  p.  25 1. 

(5)  Id.  :  Les  Pères,  Journal,  p.  235-6. 

(6)  Slel/o,  p.  288. 


ALFRED    DE   VIGNY  55 

seconde  branche  décrive  un  cercle  éloio^né. 
L'homme  succombe  sous  son  travail  et  est 
percé  par  le  compas,  mais  la  ligne  que  l'autre 
branche  a  décrite  reste  à  jamais  gravée  pour 
le  bien  des  races  futures  (i).  » 

Ainsi  «  les  sociétés  avancent  »  et  elles 
avancent  vers  le  mieux  (2).  Un  «  besoin  uni- 
versel de  choses  sérieuses  (3)  »  rapproche 
l'humanité,  et  chaque  jour  davantage,  de 
l'idéal  des  penseurs.  Non  seulement  «  la  di- 
gnité de  l'homme  moderne  »  se  réfugie 
«  dans  la  pensée  (4)  i>^  mais  la  pensée  prend 
dans  le  monde  une  «  dignité  croissante  (5)  », 
et  rintellio[-ence  devient  la  «  Reine  du 
monde  (6)  ».  Le  livre  est  tout-puissant  (7). 


(t)  Poèmes  à  faire  :  Le  Compas  ou  la  Prière  de  Descartes, 
Journal,  p.  240  ;  cf.  td,,  p.  42. 

(2)  Le    More   de   Venise,  Lettre  à  lord  ***  du  i"  novembre 
1829;  Théâtre,  II,  p.  93. 

(3)  Chatterton,  Dernière  nuit  de  travail,   Théâtre,  I,  p.  22. 

(4)  Lettre  à  Edgar  Quinet  du  27  août  1844,  Correspondance, 
p.   I i5. 

(5)  De   Mademoiselle   Sedaine   et  de  la  propriété  littéraire, 
Stella,  p.  332. 

(6)  Lettre  au  prince  Maximilien-Joseph  de  Bavière  du  17  sep- 
tembre 1839,  Correspondance,  p.  84. 

(7)  L'Esprit  pur,  Poésies,  p.  266  : 

Aujourd'hui  c'est  VEcrit, 
rdcrit  universel,  parfois  impérissable,  etc. 


S6  ALFRED   DE   VIGNY 

<  Les  rois  font  des  livres  à  présent,  tant  ils  sen- 
tent bien  que  le  pouvoir  est  là  ( i )  »,  mais  les 
vrais  rois,  ce  n'est  plus  eux,  ce  sont  les  conduc- 
teurs d'esprits,  «  rois  qui  n'en  ont  pas  le 
nom,  rois  sans  ancêtres  et  sans  postérité, 
seuls  de  leur  race,  mais  qui  régnent  vérita- 
blement par  la  force  du  caractère  et  la  gran- 
deur des  pensées,  et  qui,  leur  mission  remplie, 
disparaissent  en  laissant  à  l'avenir  des  ordres 
qu'il  exécutera  fidèlement  (2).  »  Grâce  à  eux, 
«  la  cause  de  l'intelligence  »  triomphe  (3), 
le  «  règne  de  l'Esprit  »  approche  :  il  est  déjà 
arrivé.  Le  nouveau  Saint- Esprit  descend  sur 
l'humanité  pour  la  régénérer  (4)  ;  la  con- 
science se  refait  par  la  Science  (5),  la  guerre 
disparaît   devant  elle  (6),   le    «  drapeau  de 

{x)  Journal,  p.  74. 

(2)  Lamennais,  épigraphe  du  chapitre  xx  de  Cinq-Mars^  II, 
p.  79. 

(3)  Lettre  à  Guillaume  Pauthier  du  17  mai  [1828],    Corres- 
pondance, p.  14. 

(4)  L'Esprit  pur,  Poésies,  p.  266  : 

Ton  règne  est  arrivé,  pur  Esprit,  roi  du  monde  ! 

Colombe  au  bec  d'airain,  visible  Saint-Esprit. 

(5)  Les  Oracles,  Post-scriptum,  Poésies,  p.  20S. 

(6)  Servitude    et  grandeur   militaires,    p.   11,    82,    263  : 
«  Le  temps  où  les  armées  et  la  guerre  ne  seront  plus,  et  où  le 


ALFRED    DE    VIGNY  Sy 

l'intellig-ence  »  remplace  tous  les  drapeaux 
surannés  (i),  TEurope  pensante  étend  par- 
tout sa  loi  juste,  impassible  et  divine  (2),  le 
pouvoir  se  range  du  côté  de  la  Vérité  (3),  il 
s'établit  à  travers  le  monde,  à  l'image  de  la 
république  des  lettres  (4),  une  sainte  répu- 
blique des  esprits  (5),  où  les  «  Lévites  »  du 
«  sanctuaire  »  laisseront  entrer  une  foule  peu 
à  peu  purifiée  (6).  Et  le  rêve  du  penseur  ne 


globe  ne  portera  plus  qu'une  nation  unanime  enfin  sur  ses 
formes  sociales...  —  La  philosophie  a  heureusement  rapetissé 
la  guerre  ;  les  négociations  la  remplacent  ;  la  mécanique 
achèvera  de  l'annuler  par  ses  inventions,  »  etc. 

(i)  Lettre  à  Louis  Ratisbonne  du  i6  février  1862,  Corres- 
pondance, p.  341. 

(2)  La  Sauvage,  Poésies,  p.  21 3. 

(3)  Stello,  p.  277. 

(4)  Id.,  p.  288-9  •  <^  La  République  des  lettres  est  la  seule 
qui  puisse  jamais  être  composée  de  citoyens  vraiment  libres, 
car  elle  est  formée  de  penseurs  isolés,  séparés  et  souvent 
inconnus  les  uns  aux  autres  ;  »  cf.  surtout  V  Essai  sur  la  Répu- 
blique des  Lettres,  dont  il  reste  le  début  :  «  Depuis  que  la 
pensée  a  trouvé  son  expression  dans  la  parole,  et  la  parole  sa 
durée  dans  les  écrits  ;  depuis  surtout  que  l'imprimerie  a  com- 
mencé de  l'étendre  et  perpétuer,  il  s'est  formé  de  générations 
en  générations  un  Peuple  au  milieu  des  Peuples,  une  Nation 
élue  par  le  Génie  au  milieu  des  Nations,  et  qui,  semblable  à 
la  sainte  famille  des  Lévites,  conserve  à  chacun  des  âges  le 
Trésor  séculaire  de  ses  idées.  »  {Les  Lettres^  6  mars  1906, 
p.  86.)  Vigny  est  un  très  pur  et  très  noble  type  «  d'intellec- 
tuel ». 

(5)  La  Flûte,  Poésies,  p.  23 1  : 

La  sainte  égalité  des  esprits  du  Seigneur. 

(6)  Discours  de  réception  à  l'Académie  française,  Journal, 
p.  283. 


58  ALFRED    DE    VIGNY 

s'arrête  pas  là.  Il  devient  audacieusement 
céleste.  Il  entrevoit  le  jour  où,  l'Esprit,  ayant 
tout  conquis,  la  souffrance  et  le  péché  dispa- 
raîtront devant  lui.  Le  bien  tuera  le  mal.  Eloa 
sauvera  Satan.  L'Enfer  sera  aboli  par  la  vertu 
toute-puissante  de  l'amour  et  de  la  pitié,  et 
l'ange  du  mal  entendra  «  une  voix  ineffable 
lui  prononcer  ces  mots  :  tu  as  été  puni  pen- 
dant le  temps  ;  tu  as  assez  souffert,  puisque 
tu  fus  l'ange  du  mal.  Tu  as  aimé  une  fois  ; 
entre  dans  mon  éternité  :  le  mal  n'existe 
plus  »  (i). 

Stello  achève  ainsi  par  une  admirable  évo- 
lution de  s'opposer  au  Docteur-Noir,  et  le 
cœur  de  contredire  la  raison  dans  cette  ba- 
taille des  Idées  (2).  Le  Docteur-Noir  disait  : 
€  Nous  sommes  forcés  de  commencer  par 
nous  mentir  à  nous-mêmes,  en  nous  figurant 
que  quelque  chose  existe  (3).  »  Et  Stello  lui 


(i)  Poèmes  à  faire  :  Satan  sanv^,  Journal,  p.  260. 

(2)  «  Quel  est  ce  Stello  ?  Quel  est  ce  Docteur-Noir  ?. . . 
Stello  ne  ressemble-t-il  pas  à  quelque  chose  comme  le  senti- 
ment} Le  Docteur-Noir  à  quelque  chose  comme  le  raisonne- 
ment} Ce  que  je  crois,  c'est  que,  si  mon  cœur  et  ma  tète 
avaient  entre  eux  agité  la  même  question,  ils  ne  se  seraient  pas 
autrement  parlé.  »  {Stello,  p.  295.) 

{Z)  Journal,  p.  141. 


ALFRED    DE   VIGNY  DQ 

répond  par  la  bouche  de  Gratry  :  «  Il  est  faux 
qu'il  n'y  ait  rien,  il  est  vrai  qu'il  y  a  quelque 
chose.  Il  est  faux  que  l'être  ne  soit  pas,  il  est 
vrai  que  l'être  est.  La  négation  radicale  est 
fausse,  l'affirmation  radicale  est  vraie  (i).  » 
«  Le  Docteur-Noir  est  le  côté  humain  et  réel 
de  tout.  Stello  a  voulu  voir  ce  qui  devrait 
être,  ce  qu'il  est  beau  de  croire  et  d'espérer. 
C'est  le  côté  divin  (2).  »  Et  c'est  dans  la  lutte 
de  ces  «  divins  »  espoirs  du  coeur  contre  les 
constatations  douloureuses  imposées  par  la 
réalité  que  s'est  usée  la  pensée  de  Vigny. 

(i)  Lettre  du  p.  Gratr)- à  Alfred  de  Vigny  du  i6  juillet  1862, 
publiée  par  le  D'  Cabanes,  Mercure  de  France^  art.  cit., 
décembre  1900,  t.  XII,  p.  714. 

{2)  Journal,  p.  177. 


6o  ALFRED    DE   VIGXY 

III 

l'art 

''«î^-^on  art  est  travaillé  par  les  mêmes  incerti- 
tudes, je  veux  dire  que  les  contradictions  de 
sa  vie  et  de  sa  pensée  y  ont  leur  prolonge- 
ment et  en  font  la  rareté.  S'il  avait  été  docile 
à  l'impulsion  de  son  tempérament,  s'il  avait 
suivi  jusqu'au  bout,  comme  il  le  prétendait, 
«  le  chemin  de  fer  en  ligne  droite  »  qu'il  avait 
dans  la  tête  (i),  il  aurait  résolu  le  problème 
de  l'art  en  le  supprimant,  car  là  encore,  pour 
son  idéalisme  aristocratique,  seul  le  silence 
eût  été  «  grand  :»  (2).  ^"^"^ 

Très  vite  iTilstoire  de  son  art  fut  l'histoire 
d'une  déception  : 

Où  donc  est  la  beauté  que  rêve  le  poète  ? 
se  demandait-il. 
Aucun  d' entre  les  arts  n'est  son  digne  interprète  (3) . 

{i)  Journal,  p.  34. 

(2)  La  mort  du  Loup,  Poésies,  p.  225. 

(3)  Fragment  d'un  poème  sur  le  Déluge^  non  reproduit 
dans  l'édition  des  Poèynes  de  1826,  Le  Mercure  du  XIX'  siè- 
cle, t.  XI,  novembre  1825,  p.  197-9.  Le  morceau  est  intitulé  : 
La  beauté  idéale. 


I 


ALFRED    DE   VIGNY  6l 

Et  déjà  il  en  cherchait  un  autre,  qui  eût  été  la 
synthèse  de  tous,  à  la  fois  peinture,  musique 
et  poésie,  «  triple  lyre,  instrument  inconnu  » , 
qui  aurait  traduit  son  rêve  en  une  langue 
nouvelle, 

semblable  aux  chants  divins  des  astres  de 

[Platon  (i). 

Rêve  «  astral  » ,  en  effet  !  Tout  effort  artis- 

Où  donc  est  la  beauté  que   rêve  le  poète  ? 

Aucun  d'entre  les  arts  n'est  son  digne  interprète  ; 

et  souvent  il  voudrait,  par  son  rêve  égaré, 

confondre  ce  que  Dieu  pour  l'homme  a  séparé... 

Il  voudrait  ajouter  les  sons  à  la  peinture 

A  son  gré,  si  la  Muse  imitait  la  nature, 

les  formes,  la  pensée  et  tous  les  bruits  épars 

viendraient  se  rencontrer  dans  le  prisme  des  arts, 

centre  où  de  l'univers  les  beautés  réunies 

les  bruits  et  les  couleurs  de  la  terre  et  des  cieux, 

le  charme  de  l'oreille  et  le  charme  d'îs  yeux, 

le  réveil  des  oiseaux,  la  chanson  virginale, 

la  perle  et  le  rayon  de  l'aube  matinale, 

la  gémissante  voix  des  soupirs  de  la  nuit, 

le  nuage  égaré  sur  le  torrent  conduit,   etc.,  etc. 

Descends  donc,  triple  lyre,  instrument  inconnu, 

G  toi  !  qui  parmi  nous  n'est  pas  encore  venu, 

et  qu'en  se  consumant  invoque  le  génie. 

Sans  toi  point  de  beauté,  sans  toi  point  d'harmonie, 

musique,  poésie,  art  pur  de  Raphaël, 

vous  deviendrez  un  Dieu...,  mais  sur  un  seul  autel  ! 

(i)  Id.,  id.,  p.  198  ;  cf.  encore  Lettre  au  prince  Maximilien- 
Joseph  de  Bavière  du  17  septembre  1839,  Correspondance , 
p.  85  :  «  Pour  trouver  l'expression  juste  des  chanls  intérieurs 
de  sa  pensée,  il  fallut  bien  que  chaque  poète  commençât  par 
se  faire  une  lyre.  » 


62  ALFRED    DE   VIGNY 

tique  lui  rendait  plus  douloureusement 
consciente  l'insuffisance  de  tout  art,  et  le 
ramenait  à  la  fois  plus  découragé  et  plus 
amoureux  près  de  sa  divine  chimère. 

Vivant  de  plus  en  plus  au  dedans  de  soi, 
chérissant  son  rêve  plus  que  «  tout  ce  qu'on 
aime  dans  le  monde  réel  (i)  »,  — quelle  écri- 
ture eût  pu  transposer  sur  le  papier  les  des- 
sins mystérieux  qui  se  combinaient  dans  son 
esprit?  Quels  mots,  même  les  plus  diaphanes, 
n'eussent  pas  trahi  et  défiguré  la  parole  inté- 
rieure dont  il  s'enchantait?  C'est  donc  un 
vrai  cri  de  l'âme  que  cette  affirmation  :  «  le 
silence  est  la  poésie  même  pour  moi  (2)  »  ; 
et  il  n'y  a  nulle  ironie,  nulle  compassion  fac- 
tice, mais  un  sentiment  profond,  et  plus  d'une 
fois  vécu,  dans  ce  discours  aux  sourds-muets  : 

Vous  êtes  plus  heureux  que  Milton  et  qu'Homère, 
vous  voyez  la  nature  et  pouvez  y  rêver, 
sans  craindre  que  jamais  la  parole  vulgaire 
ose  par  votre  oreille  à  votre  àme  arriver. 


(1)  Discours  de  réception  à   l'Académie   ïvunç^xsQ,  Journal, 
p.  287. 

(2)  Fragment  inédit  cité  par  Paléologue,  op,  cit.,  p.  80. 


ALFRED    DE    VIGNY  OJ 

Le  silence  éternel  est  votre  tabernacle 

et  votre  esprit  n'en  sort  que  selon  son  désir  (i). 

Il  aurait  voulu  pouvoir  présenter  aux 
esprits  les  vérités  adorables  qu'il  portait  en 
lui,  mais  les  présenter  toutes  seules  dans  leur 
pure  nudité  (2).  «  Eh  quoi  !  disait-il,  ma  pen- 
sée n'est-elle  pas  assez  belle  par  elle-même 
pour  se  passer  du  secours  des  mots  et  de 
l'harmonie  des  sons  (3)  !  »  Forte  et  noble 
comme  il  la  sentait,  il  souffrait  de  l'altérer 
ou  de  la  mutiler,  pour  la  faire  passer  dans  les 
phrases.  «  Lorsqu'on  fait  des  vers  en  regar- 
dant une  pendule,  disait-il  encore,  on  a  honte 
du  temps  que  l'on  perd  à  chercher  une  rime 
qui^.ait  la  bonté  de  ne  pas  trop  nuire  à 
^Idéèj  (4) .  »  Il  rêvait  d'un  art  où  la  pensée 
eût  été  tout  et  la  forme  rien,  où  l'Idée  se 
serait  exprimée,  non  pas  par  la  grossière 
écriture,  non  pas  même  par  la  parole  trop 
grossière  encore  à  son  gré,  mais  dans  cette 

(i)  Aux  sourds-muets,  yi?«/'«^/,  p.  273. 

(2)  Lettre  à  M"*  Maunoir  du  10  août  i852,  Revue  de  Paris, 
i5  septembre  1897,  p.  3i8. 

(3)  Fragment  inédit,  cité  par  Paléologue,  op.  cit.,  p.    80. 

(4)  Id.,  id.,  p.  79. 


64  ALFRED    DE   VIGNY 

«  langue  céleste  que  rien,  ici-bas,  ne  nous 
fait  deviner,  si  ce  n'est  l'amouret  la  prière  (i);^. 
Pour  lui,  écrire  sa  pensée  était  une  douleur 
et  un  abaissement,  parce  que  l'écrire  c'était 
la  matérialiser,  et  en  quelque  façon  l'agir. 
«  Le  penseur,  affirmait-il,  est  l^ien  supérieur 
à  l'homme  d'action  en  ce  qu'il  vit  dans  ses 
idées,  règne  par  les  idées,  les  présente  toutes 
nues,  pures  des  souillures  de  la  vie,  et  ne  leur 
devant  rien  (2).  »  Mais  un  tel  penseur  est  le 
penseur  muet  ;  et,  pour  jouer  avec  les  Idées, 
sans  jouer  avec  les  actions,  il  faut  jouer  silen- 
cieusement ;  toute  parole,  toute  écriture  est 
une  action  ;  c'est  aussi,  et  plus  encore,  un 
compromis  avec  l'odieuse  matière  :  le  musi- 
cien qui  essaie  de  traduire  sur  sa  flûte  la  mé- 
lodie imprécise  qui  flotte  en  lui,  rencontre  la 
résistance  de  l'instrument.  L'àme  éprouve 
une  fois  de  plus  «  l'indigence  »  du  corps,  son 
compagnon  (3),  et  retrouve  avec  irritation 


(i)  Lettre  à  Miss  Hamilton,  du   24  juin    1839,    Correspon- 
dance, p.  81. 

(2)  Le  More  de  Venise,  Lettre  à  lord   ***   du    i"    novembre 
1829,  Théâtre,  II,  p.  77. 

(3)  La  Flûte,  Poésies,  p.  23o. 


ALFRED    DE    VIGNY  65 

jusque  dans  le  Royaume  de  l'Esprit,  cette 
matière  tenace  dont  elle  essayait  de  s'affran- 
chir. Le  poète  qui  veut  dire  sa  poésie  doit 
connaître  le  labeur  de  l'ouvrier,  devenir  un 
artisan  de  la  parole  (  i  ) ,  faire  la  chasse  aux 
syllabes  et  aux  sons  qui  se  refusent  à  lui,  et 
asservir  l'Idée  avant  d'en  faire  une  libératrice. 
On  peut  dire  de  Vigny  sans  paradoxe  que  ses 
plus  rares  visions  ne  se  sont  jamais  précisées 
en  des  poèmes  écrits,  et  qu'elles  sont  restées 
closes  dans  la  citadelle  du  rêve,  parce  que 
nulle  forme  n'était  assez  docile,  assez  imma- 
térielle pour  les  faire  naître  à  la  vie  exté- 
rieure :  «  Je  ne  veux  pas  les  écrire,  avouait-il 
lui-m.ême,  ni  les  dire  non  plus...  Je  les  garde 
en  moi-même,  je  les  regarde  dans  le  miroir 
de  mon  imagination,  je  les  y  contemple,  je 
leur  souris,  et  puis  je  ferme  les  yeux  et  je  me 
tais  (2).  » 

Sa  fierté  de  gentilhomme  lettré  l'invitait 

(1)  Discours  de  réception  à  l'Académie  française,  Joîirnal, 
p.  283. 

(2)  Lettre  à  une  jeune  fille  (M"' A.  Delvigne)  du  27  juin  i858, 
Correspondance,  p.  306-7  ;  cf.  encore  ce  fragment  inédit, 
cité  par  Dorison,  Alfred  de  Vigny  et  la  poésie  politique,  op. 
cit.,  p.  I  78  :  «  Poésie  est  beauté  suprême  des  choses  et  contem- 
plation idéale  de  cette  beauté.  » 

ALFRED  DE   VIGSY  S 


66  ALFRED    DE   VIGNY 

aussi  à  la  contemplation  stérile.  Ce  passionné 
de  la  beauté  (i)  craignait  de  la  desservir  en 
la  faisant  connaître.  Sa  pudeur  d'amant  secret 
se  refusait  à  la  commettre  avec  la  foule,  parce 
que  la  foule  est  nécessairement  commtcne  (2). 
Quand  par  hasard  il  prenait  contact  avec  le 
public  et  qu'il  sentait  autour  de  lui  cette  pro- 
fondeur de  vulgarité,  il  rougissait  d'avoir 
écrit  lui-même  «  pour  de  tels  Gaulois  (3)  » . 
Il  voulait  être  un  Père  de  la  pensée  (4),  il  en 
était  surtout  un  Prince.  i\utour  de  lui,  il 
voyait  ses  anciens  amis  du  Cénacle  en  quête 
de  gros  succès  et  de  célébrités  tapageuses. 
Mais  il  se  sentait  «  peu  d'estime  pour  cette 
recherche  ardente  de  la  popularité  (5)  ». 

Autant  il  avait  le  respect  religieux  du  livre 
grave  et  fort,  autant  il  méprisait  les  feuilles 


(i)  Lettre  à  Guillaume  Pauthier  du  17  mai  1828,  Corres^ 
■pondance,  p.    i5, 

(2)  Chatterton,  Dernière  nuit  de  travail,   Théâtre,  I,   p.    20. 

(3)  Lettre  citée  à  Guillaume  Pauthier,  p.  i5  ;  cf.  encore  une 
lettre  au  Directeur  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  3o  août 
i835,  Correspondance,  p.  62  :  «  Il  est  triste  de  parler  pour 
ceux  qui  ne  savent  pas  entendre,  et  d'écrire  pour  ceux  qui  ne 
savent  pas  lire.  » 

(4)  Poèmes  à  faire  :  les  Vhres^  Journal,  p.  235. 

(5)  Lettre  au  prince  Maximilien-Joseph  de  Bavière  du 
17  septembre  1839,  Correspondance,  p.  90. 


ALFRED    DE    VIGNY  67 

grossières  qui  ne  sont  pas  des  livres  et  dont 
la  multitude  s'amuse  un  instant.  Bien  loin  de 
se  soumettre  à  son  goût  toicjours  7nédiocre, 
il  entendait  «  lutter  corps  à  corps  avec  elle  et 
se  la  soumettre  (i)  »,  rester  tout  en  haut  de 
son  Sinaï,   ne  jamais  redescendre  dans  <l  la 
plaine  »,   mais   attirer  à  soi  les  esprits   les 
plus  distingués  par  la  grâce  victorieuse  de 
ridée  (2).  Comme  Racine,  à  qui  il  savait  tant 
de  gré  «  de  n'avoir  laissé  de  lui,  pas  une  pla- 
titude  de  circonstance...,    pas  un  madrigal 
honteux,  pas  une  fadeur  (3)  ;?,  il  travaillait 
«  sans  dégrader  sa  pensée  et  ne  faisait  que 
des  œuvres  d'art  (4)  ».  Pauvre,  il  résistait 
aux  sollicitations  des  éditeurs  ;   et,  sachant 
pourtant  que  la  multitude  seule  peut  «  multi- 
plier le  salaire  »  (5),  il  restait  dans  la  société 
«  des  grands  maîtres  »  et  se  complaisait  dans 
le  culte  solitaire  d'une  beauté  lointaine   et 
ignorée  (6). 


(i)  id.,  id,,  p.  89. 

(2)  Id.,  id.,  p.  90. 
{"i)  Journal ,  p.  178. 

(4)  Id.,  Sur  soi-même,  p.   149. 

(5)  Chatterton,  dernière  nuit  de  travail,   Théâtre,    I,    p.    20. 

(6)  Lettre  à  Mlle  Maunoirdu  24  mars  i85i,  Revue  de  Paris ^ 
5  septembre  1897,    p.    3i2  :    «  Ce   n'est   pas    seulement   des 


68  ALFRED    DE   VIGNY 

De  toutes  les  compositions  qu'ébauchait 
son  esprit  toujours  en  trav^ail,  il  ne  voulait 
achever  «  que  les  plus  grandes  et  les  plus 
pures  (i)  ».  Refusant  de  «  faire  entrer  le 
public  dans  la  confidence  de  ses  hésita- 
tions (2)  »,  il  laissait  en  portefeuille  de  pré- 
éditeurs  qu'il  faut  s'occuper  d'abord  et  des  moyens  d'exposer 
son  tableau  au  musée,  mais  de  ce  qu'en  penseront  les  grands 
maîtres.  Il  faui  se  former  dans  l'ombre  un  talent  original,  etc.  »  ; 
cf.  encore  lettre  à  Brizeux  du  2  août  i83i,  Correspondance ^ 
p.  47  :  «  Il  (Cinq-Mars)  me  donne  plus  de  renom  q\x^Eloa^ 
qui  me  semble  d'une  nature  plus  rare...  Je  fis  depuis  ce  que 
j'ai  fait  toujours  :  des  esquisses,  qui  font  mes  délices,  et  du 
milieu  desquelles  je  tire  de  rares  iibleaux.  » 

(i)  Lettre  citée  au  prince  de  Bavière,  Correspondance,-^.  91  : 
«  J'avoue,  je  n'aime  pas  qu'on  publie  toutes  ses  idées,  comme 
un  peintre  qui  ferait  des  tableaux  de  toutes  ses  esquisses  ; 
j'aime  qu'on  laisse  en  portefeuille  les  plus  ordinaires,  pour 
ne  donner  à  l'avenir  que  les  plus  grandes  et  les  plus  pures 
compositions.  » 

(2)  Lettre  inédite  à  l'éditeur  Charpentier  du  i3  décembre  iSSp, 
publiée  par  J[ules]  Q\o\x^î\y  Journal  des  Débats,  18  février  1907  : 
«...  J'ai  craint  pour  vous  (pour  la  revue  Le  Magasin  de  Li- 
brairie), pendant  plusieurs  mois,  l'abus  des  manuscrits  inédits. 
Il  faut,  pour  ces  choses,  de  grands  ménagements.  Il  y  a  bien 
des  auteurs  qui  poussent  très  avant  un  livre  qui  les  occupe, 
mais  qui,  tout  en  le  formant,  le  condamnent  à  mort  dans  leur 
coeur.  Ils  reconnaissent  ses  défauts  ou  ses  dangers  et  ne  l'a- 
chèvent que  poussés  par  un  mouvement  tout  semblable  à  celui 
de  la  locomotive,  qui,  sachant  qu'elle  va  s'arrêter,  glisse  encore 
longtemps  en  avant  par  un  mouvement  expirant.  Tout  est 
écrit,  mais  tout  est  condamné  à  l'oubli  ;  et^  si  l'auteur  ne  dé- 
chire pas  le  manuscrit,  c'est  qu'il  pense  que  telle  pensée  peut 
s'y  trouver,  ou  telle  page  inspirée,  ou  tels  beaux  vers  qui  ne 
seront  pas  déplacés  dans  un  autre  livre.  —  Puis  la  mort  le 
surprend,  et  ce  qu'il  avait  enseveli,  l'amitié  ou  la  piété  des 
parents  le  déterre.  C'est  souvent  une  imprudence.    On   détruit 


ALFRED    DE  VIGNY  69 

cieuses  esquisses,  dont  tout  autre,  moins 
désintéressé,  eût  réalisé  tôt  ou  tard  la  valeur 
commerciale,  et  il  pratiquait  lui-même  dans 
son  œuvre  les  retranchements  de  l'avenir  (  i  ) . 
Sa  maxime  :  «  l'art  est  la  vérité  choisie  (2)  » 
n'était  pas  seulement  chez  lui  une  règle  d'es- 
thétique, elle  était  encore  pour  cet  aristocrate 
une  règle  de  vie.  N'écrivait-il  pas  avant  tout 
pour  «  se  soulager  »  lui-même  ?  Peu  lui  im- 
portait que  ses  poèmes  fussent  ou  non 
imprimés  (3),  qu'un  public  indifférent  fît  une 
moue  dédaigneuse  devant  une  beauté  qu'il 
ne  pouvait  pas  comprendre.  «  Rien  ne  saurait 
me  ravir,   pensait-il,  le  bonheur  de  chanter 

ainsi  les  mérites  de  la  sévérité  de  goût  qu'il  exerçait  sur  lui- 
même,  et  l'on  fait  entrer  le  public  dans  la  confidence  de  ses 
esquisses  et  des  hésitations  de  son  pupitre  que  le  monde  devait 
ignorer...  » 

(i)  Lettre  citée  au  prince  de  Bavière,  Correspondance, 
p.   91. 

{2)  Journal,  p.  40. 

(3)  Lettre  au  marquis  de  La  Grange  du  24  novembre  1843, 
Correspondance,  p.  m  :  «J'en  fais  d'autres  encore  (des 
poèmes)  ;  qu'ils  soient  imprimés  ou  non,  cela  m'importe  peu. 
Mon  cœur  est  un  peu  soulagé  quand  ils  sont  écrits  ;  »  cf.  encore 
lettre  à  la  vicomtesse  du  Plessis  du  11  mars  18 52,  Correspon- 
dance, p.  23i  :  «  Je  ne  suis  point  pressé  de  publier,  et  j'écris 
toujours  ;  mais  le  public  n'a  pas  besoin  qu'on  lui  donne  régu- 
lièrement des  morceaux  de  papier  imprimés,  et  je  n'aime  pas 
les  écrivains  qui  se  mettent  en  coupe  réglée,  comme  un  bois 
de  chêne.  » 


70  ALFRED    DE   VIGNY 

juste    et    d'écouter   les   beaux   chants   sans 
musique  de  notre  langue  (i).  » 

Mais  cet  égotisme  d'esthète  ne  pouvait 
suffire  à  Stello.  Sa  confiance  dans  la  vertu 
régénératrice  de  l'Esprit  lui  faisait  un  devoir 
de  descendre  à  la  foule  et  de  la  vivifier  par 
son  contact.  Il  aurait,  d'ailleurs,  épuisé  ses 
forces  dans  une  méditation  perpétuelle  qui 
ne  se  serait  pas  extériorisée,  et  il  sentait  «  la 
nécessité  d'entrer  dans  l'action  (2)  »  .  Malgré 
les  indignations  ironiques  du  Docteur-Noir, 
il  éprouvait  le  noble  «  orgueil  et  l'ambition 
de  l'universalité  d'esprit  »  ;  il  ne  parvenait 
pas  à  se  «  détacher  complètement  du  profane 
vulgaire;...  las  de  se  contempler,  de  se 
replier  sur  soi-même,  de  vivre  de  sa  propre 
essence  et  de  s'en  nourrir  pleinement  et  glo- 
rieusement dans  sa  solitude,  il  cédait  à  l'at- 
traction des  choses  extérieures,  il  se  quittait 
lui-même. . .  et  s'abandonnait  au  souffle  gros- 
sier des  événements  communs  (3)  » .  Vaine- 
ment le  Docteur-Noir  lui  prêchait  rinutilîtê 

(i)  Lettre  à  Louis  Ratisbonne  du    2  janvier    i858,    Coyres- 
f>ondance^  p.  3oi. 

(2)  Fragments  de  mémoires,  Journal,  p.  229. 

(3)  Stello,  p.  144-5. 


ALFRED   DE   VIGNY 


des  arts  à  rétat  social  (  i  ) ,  Stello  entrevoyait 
le  rôle  social  de  l'art,  de  cet  «  Art  céleste..., 
qui  porte  les  malheureux  mortels  à  la  loi 
impérissable  de  V Amour  et  de  la  Pitié  »  (2). 
Après  la  «  soirée  (3)  »  A' Othello  qui  n'était 
et  ne  voulait  être  qu'une  manifestation  d'art 
pur  (4),  Vigny  semblait  s'être  promis  à  lui- 
même  de  ne  jamais  produire  sa  pensée  au 
théâtre,  parce  que  «  l'art  de  la  scène  appar- 
tenait trop  à  raction  pour  ne  pas  troubler  le 
recueillement  du  poète  (5)  :^.  Mais,  pris 
lui-même  dans  la  mêlée  sociale,  pris  par 
l'amour  révélateur  du  Vrai  et  du  Juste  (6),  il 
cédait  à  la  tentation  de  l'action  :  «  Surprenant 


(i)  7^.,  p.  269. 

(2)  Id.,  p.  275. 

(3)  Le  More  de  Venise,  Lettre  à  Lord***  du  i"  novem- 
bre 1829,  Théâtre,  II,  p.  69,  70. 

(4)  Id.,  id.y  II,  p.  91  :  «Je  n'ai  rien  fait,  cette  fois,  qu'une 
œuvre  de  forme.  Il  fallait  refaire  l'instrument  (le  style)  et  l'es- 
sayer en  public  avant  de  jouer  un  air   de  son  invention.  » 

(5)  Id.,  id.,  II,  p.  73  :  «  Il  est  possible  qu'après  avoir  tou- 
ché... cette  orgue  aux  cent  voix  qu'on  appelle  théâtre,  je  ne 
me  décide  jamais  à  le  prendre  pour  faire  entendre  mes  idées. 
L'art  de  la  scène  appartient  trop,  etc.  ;  »  cf.  encore  dans  une 
note  datée  de  i855  son  irritation  contre  Lamartine  qui,  dans 
des  vers  à  la  Ristori,  avait  proclamé  le  Drame  la  forme  supé- 
rieure de  la  poésie.  {^Les  Lettres,  juin  1906,  p.  283-4.) 

(6)  Servitude  et  grandeur  militaires,  p.  267. 


72  ALFRED    DE    VIGNY 

dans  la  foule  des  mouvements  et  des  trans- 
ports »  idéalistes  qui  atténuaient  pour  elle 
son  instinctif  mépris  (i),  il  sentait  en  lui  la 
confiance  se  refaire  pour  «  un  public,  dont  il 
avait  trop  douté  (2)  »  ;  il  surmontait  «  sa  ré- 
pugnance pour  le  théâtre  (3)  »,  et  mettait 
sur  la  scène  les  «  idées  de  ses  livres  (4)  » . 
Toute  cette  prédicâtipja  tliéâtrale  est  dans  l'art 
de  Vigny  une  courte  et  généreuse  fantaisie 
de  Steîlo  (5),  comme  dans  la  vie  solitaire  du 
Maine-Giraud  la  profession  de  foi  aux  élec- 
teurs. 

Le  conflit  de  Stello  et  du  Docteur-Noir  se 


(i)  Lettre  à  Louis  Ratisbonne  du  2  janvier  i858,  CorrâS' 
pondance,  p.  3oi. 

(2)  Lettre  à  Brizeux  du  21  février  i835,  id.^   p.  58. 

(3)  Lettre  à  Mme  Dorval  du  14  février  1841,  id.,  p.   98. 

(4)  «  Etait-ce  une  g^rande  gloire  que  de  mettre  au  théâtre 
une  idée  de  l'un  de  mes  livres  ?  C'était  pourtoi^  tu  l'as  oublié.  » 
(A  Mme  Dorval,  Lettre  du  8  avril  1845,  Correspondance, 
p.  59.) 

(5)  La  production  théâtrale  de  Vigny  se  renferme  entre  les 
années  1829  et  i835  (Du  More  de  Vcjiise  à  Chatterton).  Nous 
savons  cependant  qu'il  avait  composé  ou  entrepris  beaucoup 
de  tragédies  et  une  grande  comédie  en  vers  sur  Regnard 
(Lettre  à  Brizeux  du  2  août  i83i,  Correspondance  y  p.  47, 
Louis  Ratisbonne,  Préface  du  Journal  d'ztn  poète  y  p.  21). 
Mais,  de  tout  cela,  comme  des  nombreux  romans  historiques 
qu'il  avait  commencés,  rien  ne  fut  par  lui  publié  :  la  fantaisie 
de  Stello  était  passée,  et  cette  littérature  était  trop  voisine 
de  l'action. 


I 


ALFRED    DE    VIGNY  78 

retrouve  donc  ici,  comme  dans  sa  pensée  et 
dans  sa  vie.  Il  se  traduit  du  reste,  merveil- 
leusement dans  cette  œuvre  même  de  Stello, 
où  l'art  paraît  se  moquer  de  soi,  tout  en  jouis- 
sant de  sa  propre  virtuosité,  et  où  les  prédi- 
cations sociales  ont  un  délicieux  envers 
d'ironie.  Mais  de  ce  conflit  précisément  sortit 
un  art  nouveau.  «  Si  l'art  est  une  fable,  » 
disait  Vigny  dans  l'avant-propos  de  La  Maré- 
chale d'Ancre,  «  il  doit  être  une  fable  philo- 
sophique (i).  »  De  plus  en  plus  il  en  fit  une 
fable  symbolique.  Déjà  dans  ses  romans  et 
dans  son  théâtre,  ce  serait  un  lourd  contre- 
sens de  s'intéresser  aux  seules  aventures  ou 
anecdotes  qui  semblent  y  occuper  le  premier 
plan.  «  XJIdée  y  est  tout  ;  le  nom  propre  n'est 
riengjae  l'exemple  et  la  preuve  de  l'Idée  (2) .  » 
Quoiqu'en  dise  le  sous-titre.  Cinq- Mars 
n'est  point  le  récit  d'une  «  conspiration  sous 
Louis  XIII  ».  C'est  le  conflit  «  des  trois  sortes 
d'ambitions  qui  nous  peuvent  remuer,  et,  à 
côté  d'elles,  la  beauté  du  sacrifice  de  soi-même 

(i)  Théâtre,  p.  iSp. 

(2)  Réflexions  sur  la  vérité  dans  l'art,  Cinq-Mars,  I,  p.  i8. 


74  ALFRED    DE   VIGNY 

à  une  généreuse  pensée  (i)  ».  Sans  le  savoir^ 
les  personnages  du  drame  humain  sont  les 
illustrations  d'une  Idée  qui  les  domine,  «  les 
symboles  d'une  haute  pensée  (2)  ».  «  La  vie 
de  tout  homme  célèbre  a  un  sens  unique  et 
précis,  visible  surtout  et  dès  le  premier 
regard,  pour  ceux  qui  savent  juger  les  choses 
du  passé ...  Le  sang  d'Auguste  de  Thou  a  coulé 
au  nom  d'une  Idée  sacrée  et  qui  demeurera 
telle  tant  que  la  religion  de  l'honneur  vivra 
parmi  nous  (3)  » .  Le  poète  qui  s'empare  de 
l'histoire  pour  en  extraire  le  symbole  incons- 
cient, la  refait  ou  plutôt  la  repense  suivant  une 
«  vérité  toute  belle,  toute  intellectuelle  (4)  », 
suivant  l'Idée  supérieure  et  directrice,  dont 
cette  histoire  n'est  que  l'incomplète  réalisa- 
tion. Il  fera  mourir  Concini  sur  la  borne  même 
où  fut  assassiné  Henri  IV,  pour  montrer  l'im- 
manente justice  de  la  vie  (5)  ;  il  fera  tuer  le 
capitaine  Renaud  par  un  enfant  de  quatorze 
ans  pour  expier  le  meurtre  involontaire  du 

(i)  Id.,  id.,  p.  10. 

(2)  Id.,  id.,  I.  p.  17. 

(3)  Cinq-Mars,  notes,  II,  p.  290. 

(4)  Réflexions  sur  la  vérité  dans  l'art^  Cinq-Mars,  I.  p.  12. 

(5)  La  Maréchale  d'Ancre,  Avant-propos,  Théâtre,  I,  p.  159. 


ALFRED    DE   VIGNY  75 

jeune  Russe  de  quatorze  ans  (i).  Partout,  il 
laissera  entrevoir  à  l'observateur  subtil  la 
Destinée,  maîtresse  de  l'homme,  le  condui- 
sant^T" Bjun  pas  très  sûr  à  ses  fins  mysté- 
rieuses (2)  ». 

L'œuvre  tout  entière  de  Vigny  n'est  donc 
qu'une  suite  de  pensées  choisies  enveloppées 
d'un  vêtement  décent  (3)  ;  ce  sont  des  sym- 
boles parés  de  noblesse,  d'une  noblesse  d'au- 
tant plus  raffinée  que  le  rêve  s'y  distille  en 
des  flacons  plus  menus.  Aussi,  c'est  dans  le 
symbolisme  de  ses  poèmes,  si  précieux,  si 
travaillés  et  pourtant  si  riches  de  pensées 
fortes  qu'il  a  su  le  mieux  concilier  son  goût 
du  rare  et  son  besoin  d'apostolat.  Epris  en 
aristocrate  et  en  esthète  «  à  la  fois  des  détails 
savants  de  Télocution  et  des  formes  du  dessin 
le  plus  pur  »,  il  a  aimé  en  démocrate  intel- 
lectuel «  à  renfermer  dans  ses  compositions 
l'examen  des  questions  sociales  et  des  doc- 

(i)  Servitude  et  grandeur  militaires,  p.  243  et  2  53. 

(2)  La  Maréchale  d'Ancre,  Avant-propos,  Théâtre,  I.  p.  159. 

(3)  Je  choisirai  dans  mes  souvenirs  ceux  qui  se  présentent  à 
moi  comme  un  vêtement  assez  décent  et  d'une  forme  digne 
d'envelopper  une  pensée  choisie.  »  {^Servitude  et  grandeur 
Tnilitaires,  p.  3i.) 


76  ALFRED    DE   VIGNY 

trines  psychologiques  (i)  »  ;  et,  servi  cette 
fois  par  les  contradictions  de  sa  nature,  plus 
heureux  que  dans  ses  rêves  déjeune  poète  (2) , 
il  a  créé  l'art  nouveau  qu'il  cherchait,  un  art 
à  lui,  «  expression  pure  de  son  sentiment,  de 
son  caractère,  de  sa  vie,  enfin  de  son  être 
tout  entier  (3)  »,  un  art  inconnu  jusque-là, 
d'une  beauté  cristalline  et  sans  couleur,  où 
les  mots,  résistants  et  transparents  tout 
ensemble,  taillés  pour  ainsi  dire  dans  de 
l'esprit  concentré  et  solidifié,  laissent  filtrer 
à  travers  leurs  facettes  inaltérablement  polies 
la  flamme  profonde  des  pensées  : 

Diamant  sans  rival, 

qui  conserve  si  bien  leurs  splendeurs    conden- 

[sées  (4)  I 

Oui,  de  ce  qui  survit  aux  nations  éteintes, 
c'est  lui  le  plus  brillant  trésor  et  le  plus  dur  (5) . 

Dans   ces    veilles   studieuses    et    souvent 


(i)  Discours   de  réception  à  l'Académie  française,  Journal, 
p.  317-8. 

(2)  Cf.  plus  haut,  p.    60-61,    n.,    le   fragment   cité    sur    la 
Beauté  idéale . 

(3)  Lettre  à  Mlle  Maunoir  du  24  mars  i85i,  Revtie  de  Paris, 
14  septembre  1897,  p.  3i2. 

(4)  La  Maison  du  Berger,  Poésies^  p.  191. 

(5)  Les  Oracles,  Post-scriptum,  id.^  p.  206. 


ALFRED    DE   VIGNY  77 

tristes,  il  a  ciselé  ainsi  quelques  rares  dia- 
mants, et,  berg-er  de  rhumanité,  il  les  a 
enchâssés  au  toit  de  sa  maison  roulante,  pour 
illuminer,  derrière  lui  et  au  loin,  les  foules 
tardives  qui  cheminent  incertaines  et  lentes 
vers  la  lumière  (i). 

(i)  La  Maison  du  Berger,  Poésies  y  p.  191  2. 


78"  ALFRED   DE   VIGNY 

IV 

De  cet  art  à  la  fois  hautain  et  fraternel,  de 
cette  pensée  qui  cherche  son  repos,  de  cette 
vie  s'évadant  tristement  vers  l'idéal,  nul  dis- 
cours ne  saurait  mieux  décrire  les  belles  et 
douloureuses  fluctuations  que  l'histoire  très 
simple,  écrite  en  vers  forts  et  denses,  où  il 
a  lui-même  amoureusement  enfermé  le  sym- 
bole de  tout  ce  qu'il  était  et  de  tout  ce  qu'il 
rêvait.  L'histoire  s'appelle  la  BoiUeîlle  a  la 
mer  (i). 

Amoureux  de  science  et  d'inconnu,  un 
f  grave  marin  ^  a  lancé  son  vaisseau  sur  des 
mers  inexplorées.  Il  a  découvert  un  passage 
dangereux,  où  le  courant  sera  toujours  mor- 
tel à  ceux  qui  le  tenteront.  Il  l'a  relevé  sur 
ses  cartes  et  soigneusement  décrit  dans  son 
journal  de  voyage,  pour  faire  œuvre  d'homme, 
pour  travailler  au  progrès  commun,  pour 
rendre  la  route  plus  facile  et  plus  sûre  à  ceux 
qui  le  suivront.  Mais  lui-même,  première  vic- 
time du  courant,  est  emporté  par  le  tourbil- 

(i)  Poésies,  239-249. 


ALFRED   DE  VIGNY  79 

Ion.  Le  vaisseau  vasombrer,  Tocéan  est  désert, 
la  mort  est  proche. 

Son  sacrifice  est  fait,  mais  il  veut  que  la  terre 
recueille  du  travail  le  pieux  monument. 
C'est  le  journal  savant,  le  calcul  solitaire, 
plus  rare  que  la  perle  et  que  le  diamant. 
C'est  la  carte  des  flots  faite  dans  la  tempête, 
la  carte  de  l'écueil  qui  va  briser  sa  tète, 
Aux  voyageurs  futurs,  sublime  testament. 

Pourtant,  au  milieu  de  l'orage  aveugle  et  fou, 
qui  «  le  roule  en  sa  course  » ,  il  sent  le  doute 
lui  monter  au  cœur,  le  doute  amer,  presque 
la  malédiction.  Il  se  demande  si  son  travail 
n'a  pas  été  vain,  s'il  ne  s'est  pas  laissé  pren- 
dre à  son  dévouement  comme  au  piège  ironi- 
que d'une  sirène,  et  il  essaie  de  se  recueillir 
dans  le  dédain  final. 

Il  se  croise  les  bras  dans  un  calme  profond. 
n  voit  les  masses  d'eau,  les  toise  et  les  mesure, 
les  méprise  en  sachant  qu'il  en  est  écrasé, 
soumet  son  âme  au  poids  de  la  matière  impure, 
et  se  sent  mort  ainsi  que  son  vaisseau  rasé. 

Qu'importe  !  il  fera  son  devoir  :  Vieille  habi- 
tude de  marin  ou  dernière  lueur  de  foi, 

il  ouvre  une  bouteille  et  la  choisit  très  forte  ; 


8o  ALFRED   DE   VIGNY 

il  y  renferme  pieusement  son  journal,  disant 
avec  un  sourire  demi-confiant,  demi-scep- 
tique : 

Qu'il  aborde,  si  c'est  la  volonté  de  Dieu  I 

Mais,  au  moment  de  jeter  la  bouteille  dans 
le  tournoiement  des  vagues,  la  lumière  se 
fait  en  lui,  et  l'acte  de  foi  ramène  la  foi. 

Il  lance  la  bouteille  à  la  mer  et  salue 
les  jours  de  l'avenir  qui  pour  lui  sont  venus... 
Il  sourit  en  songeant  que  ce  fragile  verre 
portera  sa  pensée  et  son  nom  jusqu'au  port, 

que  Dieu  peut  bien  permettre  à  des  eaux  insensées 
de  perdre  des  vaisseaux,  mais  non  pas  des  pensées, 
et  qu'avec  un  flacon  il  a  vaincu  la  mort. 

Sa  foi  d'ailleurs  ne  l'a  pas  trompé  :  la  bouteille 
errante  a  d'abord  et  longtemps  vogué  soli- 
taire sur  l'infini  des  eaux  : 

un  soir  enfin,  les  vents  qui  soufflent  des  Florides 

l'ont  poussée  sur  les  côtes  de  France  :  un  pê- 
cheur l'a  prise  dans  ses  filets,  et  la  Science 
dans  ses  trésors. 

Vigny  est  tout  entier  dans  cette  histoire 


ALFRED    DE   VIGNY  8l 

symbolique.  Lui  aussi,  il  a  voulu  travailler 
pour  l'humanité,  mais  sans  parvenir  à  s'y 
mêler,  et  il  est  resté  solitaire  dans  sa  vie, 
comme  le  marin  sur  son  vaisseau.  Il  a  voulu, 
loin  de  la  foule,  s'enfuir  sur  la  mer  libre,  dans 
la  sainte  solitude  des  Idées;  et  la  mer  lui  a 
été  inclémente,  il  a  souffert  tous  les  assauts 
des  flots  hostiles,  senti  sur  son  âme  inquiète 
«  le  poids  de  la  matière  impure  (i),  »  et  il  a 
disparu  lentement  dans  le  tourbillon  chaque 
jour  resserré  de  la  douleur.  Et  puis,  les  Idées, 
qu'il  aimait  d'amour,  ne  lui  ont  pas  donné 
la  sérénité  heureuse  et  la  robuste  foi  qu'il  y 
croyait  trouver.  Il  a  vu  de  partout  «  l'homme 
spiritualiste  étouffé  par  la  société  matéria- 
liste (2),  »  comme  le  navigateur  par  les 
vagues  lourdes  ;et,  bien  des  fois,  cette  Science 
en  laquelle  il  plaçait  son  espoir,  cette  Pitié, 
où  il  pressentait  une  révélation,  lui  parurent 
des  chimères  plus  subtiles,  plus  séduisantes 
que  les  autres,  mais  tout  aussi  vainement 
séductrices. 

(i)  La  Bouteille  à  la  mer,  Poésies ^  p.  240. 

(2)  Chatterton,  Dernière  nuit  de  travail,    Théâtre^  I,  p.  23. 

ALFRED  DE   VIGNY  6 


S2  ALFRED   DE   VIGNY 

O  superstitions  des  amours  ineffables,      [voix, 
murmures  de  nos  cœurs,  qui  nous  semblez  des 
calculs  de  la  Science,  ô  décevantes  fables  ! 
pourquoi  nous  apparaître  en  un  jour  tant  de 

[fois  ? 
Pourquoi  vers  l'horizon  nous  tendre  ainsi  des 

[pièges  ? 
espérances  roulant  comme  roulent  les  neiges, 
globes    toujours    pétris    et    fondus    sous   nos 

[doigts  (  I  )  ! 

Et,  songeant  alors  à  tous  ceux  qui  s'étaient, 
avant  lui,  laissé  prendre  à  ce  noble  piège, 
essayant  lui-même  d'y  échapper,  —  il  se  don- 
nait comme  maxime  de  conduite  :  «  Avoir 
toujours  présentes  à  la  pensée  les  images 
choisies  entre  mille  de  Gilbert,  de  Chatterton 
et  d'André  Chénier,  parce  que  ces  trois  jeunes 
ombres  nous  crieront  toujours  ceci  :  le  poète, 
le  penseur  ont  une  malédiction  sur  leur 
vie  (2).  }>  Pour  nous  soustraire  à  cette  malé- 
diction, enveloppons-nous  de  silence,  et 
dépassons-la  de  tout  notre  mépris. 

«  Il  était  écrit  (3)  »  qu'il  ne  resterait  pas 

(i)  La  Bouteille  à  la  mer,  Poésies,  p.  244. 

(2)  Stello,  p.  290. 

(3)  Les  Destinées,  Poésies,  p.  182. 


ALFRED   DE   VIGNY  83 

emprisonné  dans  ce  mutisme  de  grand  sei- 
gneur, exilé  volontaire  de  la  vie.  On  lui  avait 
prédit  dans  son  enfance  «  qu'il  serait  un  grand 
saint  et  qu'il  bâtirait  une  église  »  (i)  :  Il 
la  bâtit,  et  ce  fut  un  temple  au  «  Saint- 
Esprit  »  (2).  Cédant  à  l'obscur  travail  de  la  foi 
qui  se  faisait  en  lui,  il  devait  peu  à  peu  s'aban- 
donner sans  arrière-crainte  à  tous  ses  espoirs, 
et 

de  l'œuvre  d'avenir  saintement  idolâtre, 
oublier  Chatterton,  Gilbert  et  Malfilâtre  (3). 

Dès  lors,  la  souffrance  peut  venir,  quelque 
torturante,  et  injuste,  et  stupide  qu'elle  soit 
ou  qu'elle  puisse  paraître.  Tout  peut  manquer 
autour  de  lui  :  il  s'isole  et  n'attend  d'assistance 

que  de  la  forte  foi  dont  il  est  embrasé  (4). 

La  vision  radieuse  de  l'avenir  lui  fait  oublier 
la  douleur  du  présent. 

Qu'importe  oubli,  morsure,  injustice  insensée, 
glaces  et  tourbillons  de  notre  traversée  ! 

(i)  Lettre  à   la   vicomtesse   du   Plessis   du   3o  juillet  1848, 
Correspondance,  p.  141. 

(2)  L'Esprit  pur,  Poésies,  p.  266. 

(3)  La  Bouteille  à  la  mer,  /^.,  p.  239. 

(4)  Id.,  id.y  p.  240. 


84  ALFRED    DE   VIGNY 

Sur  la  pierre  des  morts  croît  l'arbre  de  graa- 

[deur. 

Cet  arbre  est  le  plus  beau  de  la  terre  promise  ; 
c'est  votre  phare  à  tous,  penseurs  laborieux  ! 
Voguez  sans  jamais  craindre  ou  les  flots  ou  la 

[brise 
pour  tout  trésor  scellé  du  cachet  précieux. 
L'or  pur  doit  surnager,  et  sa  gloire  est  certaine. 
Dites  en  souriant  comme  ce  capitaine  : 
qu'il  aborde,  si  c'est  la  volonté  des  dieux  1 
Le  vrai  Dieu,  le  Dieu  fort  est  le  Dieu  des  Idées. 
Sur  nos  fronts,  où  le  germe  est  jeté  par  le  sort, 
répandons  le  savoir  en  fécondes  ondées  ; 
puis,  recueillant  le  fruit,  tel  que  de  l'âme  il  sort, 
tout  empreint  du  parfum  des  saintes  solitudes, 
jetons  l'œuvre  à  la  mer,  la  mer  des  multitudes  : 
Dieu  la  prendra  du  doigt  pour  la  conduire  au 

[port(i). 

Jadis,  quand  il  racontait  la  fin  tragique  de 
la  Frégate  «  la  Séineicse  »  (2),  à  peine  une 
larme  furtive  et  vite  refoulée  lui  montait  aux 
yeux  (3)  ;  il  s'enfermait  tristement  dans  son 

(i)  Id.,  id.^  p.  249. 

(2)  La  Frégate  «  la  Sérieuse  »,  XVI,  Le   Combat,    Poésies  y 
p.   15S-9. 

(3)  Id.,  id.,  p.   i58: 

Je  me  sentis  pleurer,  et  ce  fut  un  prodige, 

un  mouvement  honteux  ;    mais    bientôt   l'étouflfant,  etc. 


ALFRED    DE  VIGNY  85 

honneur  hautain,  comme  la  frégate  s'enfon- 
çait dans  la  mer  ;  et  il  disait  tout  cet  héroïsme 
inutile,  tout  cet  engloutissement  d'espérances 
et  de  gloire  en  des  vers  savants,  rares,  un  peu 
secs,  volontairement  contenus.  Ici,  sur  le 
vaisseau  rasé,  sur  le  vaisseau  englouti,  sur  la 
bouteille  flottant  à  travers  l'océan,  il  laisse 
monter  l'espérance  joyeuse,  qui  déraidit  et 
gonfle  le  vers,  et  qui  donne  aux  dernières 
strophes,  avec  la  simplicité  d'une  sobre  émo- 
tion, les  sonorités  larges  et  triomphales  d'un 
Credo, 


«  Servi tiùde  et  grandeur  »  a-t-il  écrit  sur  un 
de  ses  livres  :  ce  pourrait  être  aussi  l'épi- 
graphe de  toute  son  œuvre,  le  mot  où  vien- 
draient se  résumer  cette  âme  pascalienne,  si 
tourmentée  de  contradictions,  cette  vie  qui 
s'est  épuisée  à  réaliser  d'irréalisables  rêves, 
cette  pensée  qui  a  oscillé  du  doute  impie  à  la 
foi  sereine,  cet  art  qui  a  hésité  entre  la  stéri- 
lité aristocratique  et  la  prédication  sociale. 


86  ALFRED    DE   VIGNY 

Mais  la  servitude  n'est  qu'une  apparence. 
Elle  est  comme  l'envers  d'une  grandeur  qui 
ne  se  satisfait  jamais  ;  et  c'est  à  la  grandeur 
qu'appartient  le  dernier  mot  :  grandeur  de 
cette  vie,  si  noble  en  sa  tension  un  peu  trop 
volontaire  ;  grandeur  de  cette  pensée,  qui 
n'a  trouvé  son  apaisement  qu'en  des  espé- 
rances illimitées  ;  grandeur  de  cet  art,  qui  a 
su  condenser  des  sentiments  forts  en  une 
perfection  diamantée.  Socrate  disait  :  «  N'ac- 
cusons pas  les  dieux,  l'immortalité  les 
absout.  »  —  «  Ne  les  accusons  pas,  dirait 
Vigny,  de  nous  laisser  souffrir  sans  but,  de 
ne  nous  avoir  dit  le  tout  de  rien,  d'avoir  pro- 
posé à  nos  aspirations  un  idéal  fuyant,  car  la 
Bonté,  car  la  Science,  car  la  Beauté  les 
absout.  »  Les  a-t-il  bénis,  les  a-t-il  invoqués  ? 
A-t-il  trouvé  en  ses  rêves  suprêmes 

la  certitude  heureuse  et  l'espoir  confiant  (i)  ? 

A-t-il  «épuré  sa  lèvre  au  vase  des  prières»  (2)  ? 
C'est  déjà  l'inconnu  de  la  tombe.   Mais,  si  la 

(i)  Le  Mont  des  Oliviers,  Poésies,  p.  235, 

(2)  L'Ange  tombée  :  Mystère,  fragment  inédit,  Les  Lettres, 
6  avril  1906,  p.  162. 


ALFRED    DE   VIGNY  87 

foi,  comme  il  le  pensait,  n'est  qu'  «  une  espé- 
rance fervente  (i  )  »,  il  a  eu  foi  en  son  œuvre, 
qu'il  a  pu  léguer  sans  crainte  à  cette  «  jeune 
postérité  »  qu'il  aimait  (2)  ;  foi  en  la  vie,  dont 
il  a  fini  par  ne  plus  désespérer,  foi  surtout  en 
la  puissance,  en  la  dignité,  en  la  sainteté  de 
TEsprit,  et  en  l'avènement  prochain  de  son 
«  Règne  (3)  » .  Il  s'était  dit  un  jour  :  «  tu  t'en- 
dormiras dans  le  mépris  divin  et  consola- 
teur (4)  ».  La  Destinée,  qui  l'avait  tant  de 
fois  contredit,  lui  réservait  une  fin  plus  douce  : 
et  c'est  d'une  main  confiante,  avec  à  peine  un 
demi-sourire  de  doute,  que,  lui  aussi,  au  jour 
du  dernier  naufrage,  il  a  «  lancé  la  bouteille 
à  la  mer  et  salué  les  jours  de  l'avenir  ». 

{i)  Jottynal,  p.  109, 

(2)  L'Esprit  pur,  Poésies,  p.  267. 

(3)  Id.,  Id.,  p.  266. 

(4)  Poèmes  à  faire  :  La  ^ombe,  /o ter /lal,  p.  2  52. 


88  ALFRED   DE  VIGNY 


APPENDICE 

LETTRES    INÉDITES    d'aLFRED     DE    VIGNY 

Des  cinq  lettres  inédites  suivantes,  les  deux 
premières  et  la  dernière  m* appartiennent ,  Je 
dois  la  communication  des  deux  autres  h  Uobli 
geance  de  M,  No'el  Charavay, 


I 


A  AIME  MARTIN 

Ce  billet  est  sans  date.  Il  est,  en  tout  cas, 
postérieur  a  18 25 y  date  du  7nariage  de  Vigny 
et  antérieur  à  184^,  date  de  la  mort  d'Ai7né 
Martin.  On  peut  le  placer  vraise?nblablement 
aux  environs  de  1840,  au  ?nomentotc  les  a?^  tic  les 
d*Ai?né  Martin  dans  le  Journal  des  Débats , 
ceux  surtout  qu'il  consacra  a  /''Esquisse  d'une 
philosophie  de  Lamennais,  furent  particulière- 
ment remarqués .  «  Eviile  »  est  Emile  Des- 
champs,  Uami  de  Vigny  et  son  collaborateur 
dans  la  traduction  de  Roméo  et  Juliette.  On 
voit  par  cette  lettre  que  Vigny  n'a  pas  toujours 


ALFRED   DE   VIGNY  89 

refusé  les  invitations  avec  la  7népyi santé  in- 
transigeance des  dernières  années  (cf,  plus 
haut  y  p.  3 1-2  et  note).  En  ce  temps-la  ^  plus 
jeune  y  il  se  résignait  ;7nais,  sans  doute  y  C07nnie 
pour  les  Amants  de  Montmorency,  ces  dîners 

étaient  rares,  distraits  ;  il  ne  les  voyait  pas  (i). 

Je  réponds  dans  une  position  toute  hori- 
zontale, sur  ce  chiffon  de  papier  à  votre 
aimable  billet,  couché,  enrhumé,  dolent  de- 
puis hier,  qu'il  faut  dimanche,  non  que  je 
sois  assez  heureux  pour  m'asseoir  à  votre 
table  amie,  mais  à  un  dîner  étranger  dans  ce 
quartier  d'où  il  faut  que  je  conduise  ma 
femme  au  bal.  Pardonnez-moi,  mon  ami  ;  je 
me  console  en  vous  lisant  ;  vous  vous  êtes 
surpassé,  et  tous  mes  amis,  Emile  surtout^ 
sont  charmés  de  vos  articles  courageux  et 
profonds . 

T  [out]  à  v  [ous] , 

A[lfred]deV[iGNY]. 

Monsieur, 
Monsieur  Aimé  Martin  . 

(i)  Les  Amants  de  Montmorency,  Poésies,  p.  16 1-2. 


pftaviens'ts 


90  ALFRED   DE   VIGNY 

II 

A    UNE    AMIE    INCONNUE 

Vigny  était  alors  à  Paris  y  garde-malade  très 
attentif  et  très  déférent  de  sa  «  pauvix  Lydia  »^ 
a  qui  V émotion  d'un  co??imencement d'incendie 
venait  d'occasionner  tme  nouvelle  rechute. 

Je  suis  encore,  hélas  !  près  du  lit  d'une 
incendiée,  qui  a  mortellement  souffert  et  que 
j'ai  eu  le  bonheur  de  sauver  en  éteignant 
avec  mes  mains  ces  insupportables  dentelles 
qui  vous  environnent  toutes  en  vous  rendant 
si  inflammables. 

Quand  je  ne  serai  plus  placé  entre  un  mé- 
decin et  une  garde-malade,  quand  je  pourrai 
vous  porter  un  visage  serein  et  une  conver- 
sation calme,  ma  première  sortie  sera  pour 
vous,  amie  charmante  dont  la  douceur   est 

inaltérable. 

Alfred  de  Vigny. 

27  Oct  [obre]  1843.  —  V  [endredi]. 


ALFRED    DE   VIGNY  Çl 


III 


Ce  billet  et  le  suivant  apportent  tm  nouveau 
témoignage  de  l'active  et  efficace  amitié  que 
Vigny  garda  toujours  a  Brizeux  ;  cj.  abbé 
Lecigne,  Brizeux,  sa  vie  et  ses  œu\res,  d'a- 
près des  documents  inédits,  Lille  y  Morel,  iSpS, 
1  voL  in-8'^  p ,  po-pS.  i^Iarie  avait  pane  en 
1840  (Paris,  Masgana,  1  vol.  in-12)  ;  Les 
^rçXovv^ en  18 45 (Paris,  Masgana,  1  voLin-8^, 
2^  édition,  1846J,  Vigny  venait  d'être  reçu  à 
l'Académie  Française,  Des  que  le  comte  Mole 
ne  fut  plus  directeur,  il  assista  très  régulière- 
ment aux  séances.  Sa  première  intervention 
académique  fut  en  faveur  de  Brizeux.  Il  de- 
manda  pour  l'auteur  des  Bretons  le  prix  de 
poésie,  Brizeux  obtint  une  médaille  de 
2.000  francs  ;  cf.,  Lecigne,  op.  cit., /î».  224-8 . 

Monsieur  Masgana  peut-il  venir  me  voir 
demain  mardi  à  onze  heures  et  m'apporter  lui- 
même  un  exemplaire   (in-8°)  des  Bretons  de 


g2  ALFRED    DE   VIGNY 

M.  Brizeux.  Je  lui  dirai  l'usage  que  j'en  veux 
faire . 

Je  le  prends  à  mon  compte,  bien  entendu. 

Mille  compliments . 

Alfred  de  Vigny. 


i5  mars  1847. 


6  —  r.  des  Ecuries  d'Artois. 


IV 


AU    MÊME 

La  commission  de  l'Académie  va  faire 
acheter  chez  M .  Masgana  sepf  exemplaires  du 
poème  des  Bi^etons  de  M.  Brizeux.  Je  le  prie 
d'y  ajouter  quelques  exemplaires  de  Marie 
qui  peut  être  considéré  comme  un  épisode  des 
Bretons. 

Mille  compliments. 

Alfred  de  Vigny. 

25  mars  1847. 


V 


AU    DIRECTEUR    D  UNE    ANTHOLOGIE 

Vigny,  aymtt  autorisé  le  directeur  d'une 
anthologie  a  reproduire  quelques-uns  de  ses 
pohneSj  désira  revoir  lui-même   le    texte  des 


ALFRED    DE   VIGNY  98 

épreuves,  La  lettre  suivante  atteste  une  fois  de 
plus  chez  lui  le  souci  de  perfection  et  d'exacti- 
tude matérielles  qui  se  manifeste  dans  toutes  ses 
lettres  aux  éditeurs .  Elle  met  aussi  en  valeur  y 
pour  r interprétation  de  ha  Bouteille  à  la  Mer, 
le  caractère  intellectîiel  et  symbolique  du 
poème, 

i5  mars  1862,  samedi. 

Pour  ne  pas  vous  causer  un  jour  de  retard, 
Monsieur,  je  vous  envoie,  de  mon  lit,  les 
épreuves  que  j'ai  lues  avec  attention.  J'en 
suis  parfaitement  satisfait  et  je  n'y  ai  pu 
trouver  que  de  bien  légères  imperfections.  Je 
les  ai  indiquées  et  je  vous  prie  de  me  faire 
parvenir  encore  la  seconde  épreuve  avec  le 
commencement  des  poèmes  que  je  n'ai  pas 
vus. 

Tâchez  que  l'imprimerie  se  résigne  à  mes 
7?iajusctcles, 

La  pauvre  petite  Bouteille  qui  porte  une 
science  de  plus  à  notre  pauvre  espèce  humaine 
est  l'héroïne  du  poème  autant  que  le  brave 
Capitaine. 

Croyez,  Monsieur,  à  tous  mes  sentiments 
très  dévoués.  Alfred  de  Vigny. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 

Avant-propos 3 

Note  bibliographique 7 

Alfred  de  Vigny 1 5 

I .  —  La  Vie 16 

II .  —  Les  Idées Z6 

III.  —  L'Art 60 

IV 78 

Conclusion 85 

Appendice  :  Lettres  inédites  d'Alfred  de  Vigny 88 


1119-07,  —  Imp.  des  Orph.-Appr.,  F.  Blétit,  40,  rue  La  Fontaine,  Paria. 


La   Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Echéance 

Celui  qui  rapporte  un  volume 
après  la  dernière  date  timbrée 
ci-dessous  devra  payer  une  amen- 
de de  cinq  cents,  plus  deux  cents 
pour   chaque   jour   de    retard. 


The  Library 
University  of  Ottawa 

Dote   due 

For  failure  to  return  a  book  on 
or  before  the  last  date  stamped 
below  there  will  be  a  fine  of  five 
cents,  and  an  extra  charge  of  two 
cents  for  each  additional  day. 


— fltihrs^^ 


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[68 


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CE  PQ       2474 
•  Z5^'38  1908 
COO   MASSGN, 
ACC#  1228505 


PIEP  ALFRED  DE  VI