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Maurice MASSON
Alfred de Vigny
( Acadéntie française. — Prix d'éloquence)
1906
Essai accompagné d'une note bibliog^raphiqne
et de lettres inédites.
Deuxième édition
BLOUD & C
le
€MauHce MASSON
Alfred de Vigny
ACADÉMIE FRANÇAISE. — PRIX DÉLOQUENCE
1906
ESSAI ACCOMPAGNÉ D'UNE NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
ET DE LETTRES INÉDITES
ik
J%rsv-*
PARIS
LIBRAIRIE BLOUD & G^
4, RUE MADAME, 4
1908
Reproduction et Traduction interdites.
DU MEME AUTEUR
Fénelon et M°* Guyon. — Documents nouveatix et
inédits^ Paris, Hachette, 1907, i vol. in-i6. Prix. 3 fr. 5o
MEME SERIE
Victor GiRAUD. — Ferdinand Brunetière, notes et sou-
venirs avec des fragments inédits et un portrait, 3' édition,
I vol. Prix 1 fr.
AVANT-PROPOS
Cette très courte étude est le « discours sur
Alfred de Vigny » que l'Académie française a
bien voulu couronner l'an dernier dans le concours
dit ô^ éloquence. J'y ai fait quelques retouches et
ajouté quelques notes.
Est-il besoin de remarquer qu'elle ne prétend
point être complète ? Même après l'élégante ana-
lyse de M. Maurice Paléologue (i) et le recueil
de documents de M. Léon Séché (2), il resterait à
écrire un livre sur Alfred de Vigny. On ne le
trouvera point ici. Il faudrait étudier les origines
de son art, qui a connu autant qu'un autre à ses
débuts la t3^rannie du passé littéraire (3) , l'influence
de la poésie anglaise sur sa pensée et son imagi-
nation (4), sa place ou plutôt son isolement dans
{\) Alfred de Vigny, Paris, 1891, Hachette (Les grands
écrivains français), i vol. in-i8.
(2) Alfred de Vigny et son ietnps, Documents nouveaux et
inédits, Paris, s. d. [1902] Juven, i vol. in-8.
(3) Dans un article qui paraîtra prochainement à la Revue
d'histoire littéraire de la France, j'ai essayé de marquer la
dette de Vigny à l'égard de Chénier.
(4) Sur quelques points, les plus importants, cette étude vient
d'être faite : pour Thomas Moore (les rapports entre Eloa et
les Amours des anges) ^ par M. Fernand Baldensperger,
Thomas Moore and Alfred de Vigny, The modem language
4 AVANT-PROPOS
l'histoire du romantisme français, la c< jeune pos-
térité attentive à son œuvre (i) », et qui la
continue. Il faudrait écrire aussi l'histoire de ses
amitiés, qui ont apporté à cette âme si vraiment
bonne, si naïvement affectueuse et confiante, avec
quelques dures déceptions, les seules douceurs
peut-être de sa vie. De presque tous ces chapitres,
M. Ernest Dupuy nous a donné déjà mieux que
des esquisses très distinguées (2). C'est à lui
d'écrire ce livre.
Les pages qui suivent ne veulent être qu'un
essai d'explication intérieure. Cette explication
paraîtra peut-être artificielle ou purement ver-
bale ; et, si « toutes les synthèses sont de magni-
fiques sottes {3) », celle-ci n'aura même pas
l'excuse de la « magnificence ». Mais elle est moins
une « explication » qu'une « exposition ». Il y a
dans la vie et l'œuvre de Vigny comme un va-et-
vient douloureux de sentiments, d'idées et de
goûts. J'ai voulu en suivre la trace. D'ailleurs,
Review, July, 1906 ; pour Byron, par M. Edmond Estève,
Byron et le romantisme français, Paris, 1907, Hachette,
I vol. gr. in-8, livre III, chap. xx, p. 360-406.
(i) L'Esprit pur, Poésies, p. 267.
(2) Cf. les études qu'il a publiées dans la Revue d'histoire
littéraire de la France (1903 et 1904), dans la Revue de Paris
(juin et juillet 1905) et qu'il a réunies dans son livre sur La
Jetinesse des Romantiques : Victor Hugo, Alfred de Vigny,
Paris, Société française d'imprimerie et de librairie, 1905,
I vol. in-i8.
{Z) fou mal d'un poète, p. 89.
AVANT-PROPOS 5
comme il l'a dit lui-même, « tout involontaire
qu'est l'inspiration du poète, cependant elle l'en-
traîne souvent a son insu, et sans qu il puisse
rendre compte, dans une succession d'idées qui
forment un entier système, une ordonnance par-
faite, sans laquelle il ne serait pas (i). » Cette
« involontaire et parfaite ordonnance », j'ai tenté
ici de la retrouver.
« C'est un grand malheur, pensait-il un jour,
que déporter avec soi dans l'avenir son maladroit
critique comme un ballon sa nacelle (2). » Le
« maladroit critique » s'est effacé de son mieux.
On n'entendra guère que le poète dans ce « Dis-
cours ». Ainsi cet hommage à son œuvre ne ris-
quera pas d'être une de ces « préfaces », dont il a
demandé à n'être point « souillé » (3).
Fribourg;, 16 juin 1907.
Maurice Massox.
(i) Le More de Venise, Lettre à Lord *** du i" novembre
829, Thcâtye^ II, p. ^-j.
{2) Journal d'un pacte, p. 74.
(3) Codicile de mon testament, Id.^ p. 280.
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE (i)
La plus récente édition d'Alfred de Vigny, à laquelle je
renvoie dans les notes de cette étude est la suivante : Œuvres
complètes d* Alfred de Vigny, édition définitive, Paris, s. d.
[1904- 1906], Librairie Ch. Delagrave, 8 vol. in-i8.
Poésies, i vol. •
Cinq-Mars, 2 vol.
Servitude et grandetir militaires, i vol.
Théâtre: I. Chatterton. — La maréchale d'Ancre^ i vol.
II. Quitte pour la peur. — Shylock. — Le More
de Venise, i vol.
Stello. — De M"' Sedaine et de la propriété littéraire, i vol.
Journal d'un poète. — Discours de réception à l'Académie
française, i vol.
Cette édition n'a de « définitive » que son insuffisance. Elle
ne marque aucun progrès sur les éditions antérieures. Les
héritiers littéraires d'Alfred de Vigny continuent, par un pieux
scrupule, à respecter trop exactement la lettre d'un codicile (2) et
à présenter leur poète au public dans une édition incomplète et
défectueuse. Nous savons par Louis Ratisbonne lui-même que
Vigny avait laissé en portefeuille les canevas ou ébauches d'un
gfrand roman : Les Français en Egypte et d'une comédie en
vers sur Regnard (3). Peut-être perdons-nous peu en ne les
connaissant point. Mais il ne reste plus aujourd'hui, semble-t-il,
(i) La notice bibliographique de M. Henri de CURZON {Le Bibliographe
moderne^ mars-avril 1897, t. I, p. 90-7) ne porte que sur les ouvrages
relatifs à Alfred de Vigny.
(2) Codicile de mon testament, à la suite du Jo7irnal d'un poète,
p. 279-280.
(3) Journal d'un poète, p. 21.
8 NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
aucune « convenance » d'aucun « ordre » pour arrêter aux
environs de 1845 les notes et fragments intimes qui ont été
publiés sous le titre : Journal d'un poète (i).
Non seulement l'édition Delagrave n'apporte aucun « inédit »,
aucun classement chronologique et critique ; elle ne réunit
même pas tout ce qui a été publié avant elle. En attendant la
publication, lointaine sans doute, d'une édition intégrale et
vraiment « définitive », il faut ajouter aux Œuvres complètes
les textes suivants, dont je ne prétends donner ici qu'une liste
provisoire.
•
I. — Correspondance.
Alfred de Vignv. Correspondance recueillie et publiée par
Emma Sakellaridès, Paris s. d. [1906], Calmann-Lévy,
I vol. in- 18.
Ce recueil est lui-même incomplet dans l'état actuel des
publications. Il faut y joindre :
Lettre à Sainte-Beuve (iSSg) [à propos de V Hermès de Ché-
nier], fragment cité par Sainte-Beuve lui-même, Notes et
Pensées, Causeries du Lundi, Paris, Garnier, 1868, t. XI,
p. 479-480.
Lettre à Sainte-Beuve, s. d., où Vigny lui signalait dans une
élégie de Chénier, une imitation de V Eunuque de Térence,
indiquée par Becq de Fouquières, Poésies de André Ché-
nier, édition de 1872, Paris, Charpentier, in-12, p. 236, n.
Lettres à Eusèbe Castaigne [5 ; seules les lettres des 23 jan-
vier et 27 avril 1849 et du 28 décembre i852 ont été recueil-
lies par M"* Sakellaridès], publiées par E. J. Castaigne,
Petites études littéraires, Paris, 1888, Picard, i vol in-12,
p. 123-126.
Lettre à M°" Lachaud, fragment cité par Maurice Paléologue,
op. cit., p. i32-i33.
(i) Id.^ p. a34-5, note.
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE 9
Lel/res â uu ami {Philippe Busoni), publiées par Henry Lapauze,
La Qîiinsaine, \" février 1896 [M"' Sakellaridès a omis
de recueillir la lettre du 14 novembre 1861, t. VIII, p. 309].
Lettres à um puritaine {^'Q.2iVû\\\aL Maunoir) [18], publiées
par Philippe Godet, Revue de Paris, i5 août et i5 sep-
tembre 1897.
Lettres diverses^ publiées par Léon Séché, op. cit. passim.
Les plus importantes ont été recueillies par M"' Sakellaridès .
Ce qui reste n'est pourtant pas sans intérêt : lettres à
M. de Lestang^, à M"* Dorval, à Brizeux, à Péhant, à Ratis-
bonne ; cf. p. 12, 62, 79, 86-96, 159, 3oo, 317.
Lettre à un ami (Sainte-Beuve) du 11 mai 1834, extrait cité
dans le Catalogue des autographes compo'iaitt le cabinet
de feu M. Antoine de Latotir, Paris, i885, Charavay,
I vol. in-8, n° 142 ; cf. Le Livre d'or de Sainte-Beuve,
Paris, 1904, édit. du Journal des Débats, r vol. in-4%
p. 397, n.
Précieux autographes de Alfred de Vigny [Lettres adressées
au comte de Moncorps, i3 mai i855, 2 avril i856,
16 mars i863J, publiées par le vicomte de Savi^^ny de Mon-
corps, Bulletin dtt bibliophile, i5 octobre 1904, et bro-
chure, Paris, 1904, Leclerc, in-8.
Quelques lettres inédites d'Alfred de Vigny, [4 ; seules les
lettres à Sainte-Beuve du 19 octobre i835 et à M"' de Balzac
du 2 septembre i863 ont été recueillies par M'" Sakellaridès ;
il reste une lettre à Buloz du 14 février i835 et à Amédée
Pommier du 14 janvier 1861], publiées par le vicomte de
Spoelberch uk Lovenjoul, Jojirnal des Débats^ 24 octo-
bre 1904.
Lettres inédites à Philippe Busoni [7 nouvelles lettres de
1848 à i852 ; la 4* seule, du 12 octobre 1849, a été recueil-
lie par M"' Sakellaridès], publiées par Jules Maksam, Les
Annales romantiques, 1905, t. II, p. 361-392.
10 NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
Lettres à Auguste Barbie j^- [12], publiées avec commentaires
par Alfred Rébelliau, Revue Bleîte, 3 juin 1905.
Lettre à Sainte-Bezive [2 nouvelles lettres inédites, les autres
ont été recueillies par M"* Sakellaridès], publiées par Louis
GiLLET, Revue de Paris y premier septembre 1906.
Quatre lettres inédites d'Alfred de Vigny, publiées et
annotées par Louis Bordes de Fortagb, Bordeaux, 1906,
imprimerie Gounouilhou, une brochure in-8.
Lettre à l'actrice Rose Chéri (1848), extrait cité dans
V Informateur bibliographique franco-suisse, Paris, 1906,
C. A. Mincieux, catalogue n° 10, § 2254.
Lettre à l'éditeur Charpentier, publiée par J[ules] C[ouet],
four nal des Débats, 18 février 1907.
Le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul a eu jadis entre les
mains la copie d'un recueil de lettres adressées par Vigny à la
famille de Beaumont (?) « Il y avait là, m'écrit-il, de très belles
pages . » L'éditeur auquel on proposait la publication de cette
correspondance refusa. Je ne sais ce que le manuscrit est
devenu. — Il resterait aussi à publier toute la Correspondance
de Vigny avec l'éditeur Charpentier : Un lot de 38 lettres
(1841 à 1852) a été vendu le 3o janvier 1907 ; cf. Catalogue
d'une précieuse série de lettres autographes^ provenant de
la succession de feu M. Georges Charpentier, Paris, Noël Cha-
ravay [1907], n* 97, p. i3. Enfin, on trouvera en appendice
à ce volume cinq nouvelles lettres inédites.
II. — Journal et Mémoires (i).
De nouveaux fragments ont été publiés dans les ouvrages
suivants :
(1) Sur la chronologie, parfois fantaisiste, des fragments publiés par
Louis Ratisbosne, cf. Isaac Ro.VEV, Sur qnel(^ues erreurs de date du
« Journal d'un poète ». Revue d'Histoire littéraire de la France, 1907,
t. XIV, p. i7-.^9.
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE II
Maurice Paléologue, Alfred de Vigny, op. cit.
L. DoRisox, Alfred de Vigny, poète philosophe, Paris, 1892,
Colin, 1 vol. in-8, et Un symbole social : Alfred de Vigny
et la poésie politique, Paris, 1894, Perrin, i vol. in-i6.
Ernest Dupuv, La feunesse des romantiques : Victor Hugo,
Alfred de Vigny, Paris, 1905, Société française d'imprimerie
et de librairie, i vol. in-i8.
[Fernand Gregh]. Les Lettres, 6 mars, 6 avril, 6 juin 1906.
III. — Poésies.
Outre quelques pièces de circonstance, réunies à la fin du
Journal d'un poète, il manque au volume de Poésies :
1. Héléna, qui ouvrait la première édition des Poèmes (Paris,
1822, Pélicier, i vol. in-8), et que, dès l'édition suivante
(Paris, 1829, Gosselin), <l saisi de dégoût et d'ennui », Vigny
retrancha pour toujours de ses œuvres. — Louis Ratisbonne
en a reproduit quelques fragments à la fin du Journal,
p. 264-267. L'ouvrage vient d'être réédité :
Héléna, poème eu trois chants, réimprimé en entier sur
l'édition de 1822, avec une introduction et des notes par
Edmond Estève, Paris, 1907, Hachette, i vol. in-8.
2. Fragments de poèmes, publiés dans des revues romantiques,
et qui n'ont jamais été réunis aux Poésies. Ce sont :
Chant de Stczanne au bain, La Muse française, t. II, 1824,
p. 2I2-2l5.
Sur la mort de Byron (fragment d'un poème qui va être
publié), Id., t. II, 1824, p. 321-2.
La Beauté idéale (morceau d'un poème sur Le DJluge qnisst
maintenant sous presse). Le Mercure dît XIX' siècle, t. XI,
1825, p. 197-9.
On trouvera ces fragments ainsi que les principales variantes
des Poèmes, dans :
12 NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
Eugène Asse, Alfyed de Vigny et les éditions originales de
ses poésies^ Paris, 1895, Techener, i vol. in-8.
3. Poésies posthumes.
Pièces diverses, publiées dans des journaux et revues,
réunies par le Vicomte de Spolberch de Lovenjoul : « Alfred
de Vigny, notes bibliographiques, pages oubliées. » {Les
lundis d'un chercheur, Paris, 1894, Calmann-Lévy, i vol.
in-i2, p. 139-145).
Romance adressée à une dame anglaise, sur l'air : « Ma
sœur, te souvient-il.^ » (1840), Le Figaro, mardi 19 fé-
vrier 1895.
A M" Dorval, sonnet et ïambes, publiés par Léon Séché,
op. cit., p. 63 et note.
Fragments divers, en particulier d'Eloa^ [publiés par Fer-
nand Gregh], Les Lettres, 6 mars, 6 avril, 6 juin 1906.
IV. — Romans.
Scènes du désert (fragments de l'Alméh, roman), Revue des
Detix Mondes, i83i, t. II, p. 70-96 et 248-269. A la der-
nière page : « La suite à une prochaine livraison»... qui
n'est jamais venue.
V, — Critique et Divers.
Œuvres complètes de Byron (premier [et uniq e] article).
Le Conservateur littéraire, 1820, t. III, p. 212-6, signé:
A. de V.
Œuvres posthumes de M. le baron de Sorsum [sur sa tra-
duction de Shakespeare], La Muse française, 1824, t. II,
p. 62-6. Signé : le comte Alfred de Vigny.
Amour. A Elle [article sur le livre de son ami Gaspard de
Pons], La Mttse française, 1824, t. II, p. 174-8. Signé :
le comte Alfred de Vigny.
NOIE BIBLIOGRAPHIQUE l3
Une lettre sur le théâtre, à propos d'Antony, Revue des
Deux Mondes, i83i, t. II, p. 322-333. Signé : Y. [attribué
à Vigny par la Table générale de la Revue ; le post-
scriptum de la lettre n'est pas de Vigny ; cf. la note du t. II,
p. 545].
Anecdotes historiques et politiques sur Alger [par M. Merle] .
Mille et deuxième nuit, Rev7te des Deux Mondes, i83i,
t. III, p. 477-487. Signé : Y. [attribué à Vigny par la Table
générale de la Revue'] .
Jeanne Vaubernier [mélodrame joué à la Porte-£aint-Martin,
et où Dorval triomphait], RcViie des Deux Mondes, i832,
t. V, p. 397-400. Anonyme [attribué à Vigny par la Table
générale de la Revue],
Retour à Paris, par Emile Deschamps [analyses et extraits
du livre de son ami]. Le Mercîire du XIX' siècle (Merctire
de France), i332, t. XXXVI, p. ii3-i20. Signé: Alfred
de V...
No 'es inédites sur Pierre et Thomas Corneille [i855J
publiées par Jacques Langlais, Revue d'histoire littéraire
de la France, 1904, t. XI, p. 469-476, et Alfred de Vi^ny
critique de Corneille, Clermont-Ferrand, 1905, Imprimerie
A. Dumont, une brochure in-8.
D'après le continuateur de La France littéraire, Félix
BouRQUELOT {La Littérature française contemporaine, 182'/-
184P, t. VI, Paris, Delaroque, 1857, p. S62), il faudrait
ajouter à cette liste deux articles de revues : « M. Alfred de
Vigny, dit-il, a donné dans « Le Livre des Cent-un » Paris,
comme Napojéon le voulait, dans le Musée des Familles,
Chambord en i6jçy>. Ces deux indications sont inexactes.
Le premier article ne se trouve dans aucun des volumes de la
collection Paris ou le livre des Cent et un, Paris, i83i, Lad-
vocat, i5 volumes in-8, quoique, dans le prospectus, Vigny soit
14 NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
annoncé parmi les collaborateurs, et que sa signature fig^ure
au bas de la promesse faite à Ladvocat par les écrivains
souscripteurs (fac-similé en tète du t. XV). — Quant au second
article (Chamhord en 16 ^ç), il se trouve effectivement dans le
Mtcsée des Familles, avril 1834, t. I, 3' trimestre, p. i53.
Mais ce n'est qu'un simple extrait du chapitre xix de Cinq-
Mars, édit. Delagrave, t. II, p. 49-50. M. de Spoelberch de
Lovenjoul s'y est laissé prendre en reproduisant cet article
comme une page oubliée, dans ses Lundis d'un chercheur, op,
cit., p. 134-6.
ALFRED DE VIGNY
« Mon âme et ma destinée, a-t-il écrit lui-
même, seront toujours en contradiction » (i) :
De la Destinée muette et triste, « femme
inflexible », dont il sentait peser sur lui « les
pieds lourds et puissants (2) :^ , de la Desti-
née qu'il méprisait plus encore qu'il la crai-
gnait, il ne voulut point vivre en esclave
résigné ; mais, se rebellant contre celle qui
l'enserrait, il chercha dans la lutte la gran-
deur du caractère humain (3), et reprit pour
sa part « le combat éternel de notre vie inté-
rieure, qui féconde et appelle, contre la vie
extérieure, qui tarit et repousse (4) ». « Ce
(i) Journal, p. 128.
(2) Les Destinées, Poésies^ p. 181, 177.
{2s) Jour naïf p. 27 ; cf. id., p. 48 et La Maréchale d'Ancre,
Avant-propos, Théâtre, I, p. iSg.
(4) Stello, p. 32.
l6 ALFRED DE VIGNY
sombre duel (i) », où il s'épuisa, cette résis-
tance douloureuse, où il connut, en l'aimant,
la consolante « majesté des souffrances hu-
maines (2) », résume son histoire tout
entière ; et c'est par la contradiction de son
âme et de sa destinée que s'expliquent sa vie,
ses idées et son art.
I
LA VIE
La Destinée l'avait fait aristocrate : « Le
noô/e et Xignoble, disait-il, sont les deux
noms qui distinguent le mieux, à mes yeux,
les deux races d'hommes qui vivent sur la
terre (3). » Pour lui, il était de race noble
dans tous les sens du mot, « le gentilhomme
par excellence », comme dit très justement
Lamartine (4). Et, quelque effort qu'il ait
jamais pu tenter pour se défaire de ce qu'il
nommait un « préjugé (5) », la noblesse et
(i) Les Destinées, Poésies, p. i8i.
(2) La Maison du Berger, id., p. 196.
{"S) Journal, p. 71.
\^) Souvenirs et portraits, t, III, Paris, Hachette, 1872^
p. 143.
{S) Journal, p. 162 ; cf. id., p. 226, note.
ALFRED DE VIGNY 17
Tancienneté de sa race, — qu'il s'exagérait
d'ailleurs, — lui laissaient une volupté se-
crète, d'autant plus chère qu'elle n'osait
s'avouer.
Si l'orgueil prend ton cœur quand le peuple
me nomme, disait-il à Eva,
que de mes livres seuls te vienne ta fierté (i) !
Mais c'était là le vœu réfléchi et volontaire
d'une âme haute, éprise des idées, et cher-
chant sa gloire en elles seules. Quand il s'a-
bandonnait à l'instinct d'hérédité, plus fort
que toute réflexion, il trouvait une joie soli-
taire
à compter ses aïeux suivant leur vieille loi (2).
Il falsifiait innocemment les papiers de
famille, et mettait quelque fantaisie en ses
tableaux généalogiques (3), pour pouvoir
reculer ses origines dans le lointain du passé
national, et s'ériger lui-même en créature
(i) L'Esprit pur, Poésies, p. 263.
(2)Id., id,
(3) Cf. Ernest Dupuy, La Jeunesse des Romantiqîies :
Victor Hugo; Alfred de Vigny, Paris, Société française
d'imprimerie et de librairie, 1905, i vol in-i8, p. 147 sqq.
ALFRED DE VIGNY 2
l8 ALFRED DE VIGNY
privilégiée. Deux sangs nobles, pensait-il,
s'unissaient en lui : l'un, du Nord, avec la
vigueur gauloise ; l'autre, du Midi, avec
toutes les ardeurs romaines ; et « ces deux
sangs s'étaient réunis dans ses veines pour y
mourir (i) ». Ce manque même de postérité,
cet arrêt simultané de deux races choisies,
qui semblaient s'être épuisées en cette der-
nière et supérieure individualité, faisait
autour de lui comme une solitude princière,
où il se complaisait. Lui aussi, il se sentait un
« fils de roi » .
Mais l'effort loyal de son esprit l'invitait à
combattre ces obscurs « mouvements d'ins-
tinct » qui « pouvaient troublerses idées (2) » :
« Etant né gentilhomme, il faisait l'oraison
funèbre delà noblesse (3) » et constatait avec
une intelligence sans amertume « l'invincible
nécessité » qui emporte le monde moderne
« vers une démocratie universelle (4) » . La
Révolution de Juillet, en le débarrassant pour
(i) Mémoires inédils, cités par Ernest Dupuy, op. cit.^
p. 146.
{2) Joîirnal, p. 5i.
(3) Id., p. 356.
(4) Id., p. 78.
ALFRED DE VIGNY I9
toujours « des gênantes superstitions poli-
tiques (i) », permit à ce royaliste de tradi-
tion (2) de s'acheminer vers l'idéal républi-
cain, où l'appelait sa pensée. La pompe
monarchique, où se déroulaient pourtant tous
les souvenirs de ses aïeux, lui sembla désor-
mais un archaïsme enfantin ; et « le moins
mauvais gouvernement y> devint à ses yeux
« celui qui se montre le moins, que l'on sent
le moins et que l'on paye le moins cher (3) » .
Les idées ne l'effrayaient point : Si Lamen-
nais et Bûchez ne l'avaient pas entièrement
converti à leur système, ils l'avaient troublé
dans sa quiétude intellectuelle et lui avaient
fait sentir dans le problème social le fond
vivant de tous les problèmes politiques (4) :
« L'amélioration de la classe la plus nom-
breuse, écrivait-il deux ans après la chute des
Bourbons, et l'accord entre la capacité prolé-
(i) Id., p. 5i.
(2) Cf. Madame de Vigny, Conseils à mon fils, Le Sillo:^,
25 janvier 1905, p. 52. 11 faut lire ces « conseils » pour savoir
de quelle « race noble » sortait Vigny (cf. aussi le numéro du
10 janvier.)
(Z) Journal, p. 95-96.
(4) Cf. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, Paris, Calmanr.-
Lévy, t. VI, p. 420.
20 ALFRED DE VIGNY
taire et Thérédité propriétaire sont toute la
question politique actuelle (i) ». Quelques
années plus tard, discutant sur « l'avenir des
peuples » avec un futur roi, il avait le courage
de lui marquer son estime pour les écoles
socialistes de Fourrier et de Saint-Simon, qui
« ont jeté et répandu des germes féconds,
et vulgarisé quelques principes utiles (2) :^.
Il n'avait donc pas attendu 48, pour témoi-
gner ses « sympathies à la belle et jeune Ré-
publique américaine (3) 2> et pour proclamer
« le mâle gouvernement » de la République,
le plus beau de tous les gouvernements,
{i) Journal, p. 67.
(2) Lettre au prince Maxirailien-Joseph de Bavière du
17 septembre 1839, Correspondance , p. 86 ; cf. un exposé
de la doctrine Saint-Simonienne à2.ns Paris, Poésies, p. 170.
Derrière eux s'est groupée une famille forte, etc.
On trouvera la trace de ces préoccupations sociales jusque
dans le dialogue de Rosette et de la duchesse : « J'ai un frère
qui est fermier..., et il répète toujours que, lorsqu'on ne cul-
tive pas la terre, on ne doit avoir de droit ni sur ses fleurs,
ni sur ses fruits. — Tiens, ce que ta dis là n'a pas l'air d'a-
voir le sens commun. Mais je crois que cela mènerait loin en
politique, si l'on voulait y réfléchir. » (Quitte pour la peur,
scène I, Théâtre, II, p. 18.)
(3) Lettre à une puritaine (M"' Camilla Maunoir) du 14 mai
1848, Revue de Paris^ i5 août 1897, p. 692 ; cf. dé]2i Jour-
nal, i835, p. 95.
ALFRED DE VIGNY 21
« celui de tous par chacun et de chacun par
tous (i) >.
Ayant été conquis à la République par les
idées, il croyait que la République devait se
gouverner par elles ; il avait renoncé à son
aristocratique dédain d'autrefois quand il
jugeait « l'application des idées aux choses
une perte de temps pour les créateurs de
pensées (2) », et le solitaire du Maine-Giraud
avait accepté de poser sa candidature à la
Constituante en une longue profession de
foi, tout ensemble hautaine et démocratique,
où il se proclamait un homme de l'avenir,
détaché du passé, où il chantait l'hymne delà
République nouvelle, telle qu'il la rêvait,
une République sereine, désintéressée, intel-
lectuelle et sociale (3) . Plus tard même, quand
l'horreur de la démagogie l'aura rallié à
(i) A une puritaine, lettre citée ; Aux Electeurs de la Cha-
rente, 27 mars 1848, à la suite de la Coryespondance publiée
par Emma Sakellaridès, Paris, Calmann-Lévy [1906] i vol.
in-i8^ p. 393.
(2) Stello, p. 285.
(3) Aux Electeurs de la Charente, loc. cit., Correspondance,
p. 392-4; cf. dès 1841, l'allusion discrète au désir d'être
député : « Je veux donc vous écrire. Messieurs (les députés),
ce que j'aurais aimé petit-être à vous dire. » (De Mademoi-
selle Sedaine et de la propriété littéraire, Stello, p. 298.)
22 ALFRED DE VIGNY
TEmpire, il ne renoncera pas encore à ce rôle
de pasteur du peuple qu'il avait un instant
convoité. Il désirera être gouverneur dû
prince impérial, pour former une âme de
choix au maniement des hommes (i). Il chan-
tera la civilisation, les droits de « la famille
humaine » , la sainte union des peuples dans
les villes » et le devoir pour l'Europe d'impo-
ser sa « culture » aux « hommes à la peau
rouge (2) ». Il tentera de faire autour de lui
l'éducation du suffrage universel ; il s'in-
téressera au développement intellectuel des
institutrices de son village (3) ; il prêchera à
ses paysans la nécessité de l'instruction pour
tous et de l'école gratuite, « quand on veut
régner et gouverner dans son pays (4) »,
quand on veut « armer l'homme contre les
([) Lamartine, Soîtvenirs et porlraiis, t. III, loc. cit.,
p. i58. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. XI, p. 523.
(2) La Sauvag^e, Poésies, p. 21 3, et le commentaire de ce
poème dans une lettre à Mlle Maunoir du 3i janvier 1843,
Revue de Paris, i5 août 1897, p. 685.
(3) Cf. Lettre au docteur Monlalembert du 27 août i85o.
Correspondance, p. 189-190 ; sur son souci de bien-être
matériel et d'hygiène pour « les gens de sa maison », cf. Let-
tre à Mme Lachaud 1848, Correspondance ^ p. i53.
(4) Lettre à Mlle Maunoir de février 1849, Revue de Paris ^
i5 septembre 1897, p. 3oi.
ALFRED DE VIGNY 23
coups du destin (i) ». Toutes ces velléités
d'action politique et sociale trouvaient leur
source dans cette « pitié sans borne, que lui
inspiraient les hommes, ses compagnons en
misère, et dans ce désir qu'il se sentait de
leur tendre la main et de les élever sans
cesse par des paroles de commisération et
d'amour (2) ».
Pourtant la Destinée était plus forte, et les
retours agressifs de la race renversaient dans
la vie quotidienne ce républicanisme tout
intellectuel et cette immense sympathie
sociale dont il croyait envelopper l'humanité.
Ce candidat à la députation attendait que les
électeurs vinssent le chercher dans son immo-
bilité solitaire : de loin, du haut de sa tour,
il laissait tomber sur eux ses idées, sans vou-
loir les vivifier par sa présence, et refusait,
je ne dis pas de « séduire le souverain juge »
mais seulement de « l'entraîner » ou même
(i) Lettre à Phillippe Busoni du lo août i853, Correspon-
dance, p. 271 ; cf. encore Léon Séché, Alfred de Vigny et
son temps, op. cit., p. 347-9, ^* Journal, p. \Sg : « La
majorité de la nation a besoin d'éducation professionnelle et
spéciale. »
(2) Stello, p. 3i.
24 ALFRED DE VIGNY
de « l'approcher (i). » Lui qui, dans ses mé-
ditations sur les peuples, avait acquiescé au
« mouvement démocratique des esprits (2), »
dès qu'il en sentit la poussée effective, recula
dédaigneux et inquiet ; la « démocratie éga-
litaire, ensevelissant tout sous ses petits
grains de sable amoncelés », lui parut un
« désert (3) » ; le « cauchemar des prolétai-
res :^ devint un des derniers cauchemars de
sa vie (4) ; il abandonna les « cités serviles »
comme les rocs fatals de l'esclavage humain (5) ;
et « devant les pas de cette foule » , — pour
qui, dans le fond, il n'avait point l'âme fra-
ternelle, — son mépris aristocratique laissa
« tomber ime herse (6). » C'est ce qu'il appe-
(i) Aux Electeurs de la Charente, loc. cit., Coures pondance^
p. 394.
{2) Journal, p. 78.
(3) Id., Poèmes à faire: le Désert, p. 247-8 ; cf. encore :
« Le niveau qu'on nomme égalité. » (Paris, Poésies^ p. 170) ;
« toute démocratie est un désert de sables »
(Les Oracles, id,, p. 202.)
(4) Lamartine, Soîive7tiys et portraits, t. III, loc. cit.,
p. 160. D'après Lamartine, Vigny se serait repenti sur la fin
de sa vie d'avoir flatté le socialisme et de l'avoir « encouragé
littérairement dans Chatterton. »
(5) La Maison du Berger, Poésies, p. 184.
(6) La Herse, ^ohm^ y Journal, p. 166-7..
ALFRED DE VIGXY 2$
lait sans doute unir « un caractère républi-
cain » aux <si manières polies de l'homme de
cour ( I ) . »
Le même conflit, sous d'autres formesA
remplit la tragédie silencieuse de sa vie : ^
Enfant, il avait dans son corps et dans son
cœur « la délicatesse d'une petite fille (2). »
<L Sa sensibilité était trop vive ; ce qui ne fait
qu'effleurer les autres le blessait jusqu'au
sang (3). » Les maîtres et les grands cama-
rades du Collège impérial, plus tard les offi-
ciers supérieurs de l'armée, lui firent con-
naître trop tôt les froissements et la résistance
de la société humaine ; ils rendirent <l les
affections et les tendresses de sa vie écrasantes
et disproportionnées » et les refoulèrent
toutes pour toujours « dans le coin le plus
secret du cœur... Le Docteur Noir seul parut
en lui, Stello se cacha (4). 2> Et ce fut encore
« une longue méprise » ou plutôt une nou-
(i) Journal, p. 234. « Notre folle nation a des mœurs
monarchiques et aristocratiques, et des théories républicaines et
démocratiques. » (Lettre à Mlle Maunoirdu 22 décembre 1849,
Revue de Paris, i5 septembre 1894, p. So;.)
{2) Journal, Fragments de mémoires, p. 227.
(3) Chatterton, dernière nuit de travail, TItéàtre, I, p. 14.
{\) Journal, p. 61, 225-7, ^* Chatterton, loc. cit., p. 14.
26 ALFRED DE VIGNY
velle trahison de la Destinée d'avoir jeté
« dans une vie tout active une nature toute
contemplative (i) 3>, — d'avoir donné comme
métier à cet indépendant et à cet amoureux
de la pensée celui-là même qui exigeait « la
renonciation entière à la liberté de penser et
d'agir (2) 3>, — d'avoir conduit l'héritier d'une
« race religieuse et presque sacerdotale » (3)
loin de la religion vers la libre recherche phi-
losophique (4), — et d'avoir placé dans la
fidélité au drapeau l'honneur d'un homme qui
pensait à part soi : « bête comme un dra-
peau (5) ».
Pour se dérober à la souffrance de cette
perpétuelle contradiction, la fuite seule offrait
un remède. Il fallait tenter de se refaire une
vie libre en marge de la Destinée,
ne ternir plus ses pieds aux poudres du chemin (6),
mais vivre seul et lointain en son rêve inté-
(i) Servitude ai grandeur militaires, p. i8.
(2) Id., p. 28.
(3) Cité par Mlle C. d'Orville, Lettre à Mme de Saint-Maur du
19 septembre i863, Revue de Paris, i5 juillet 1900, p. So;.
(4) Qî. Journal, Croyance ou Religion, p. i63-5.
(5) Slello, p. 281.
(6) La Maison du Berger, Poésies, p. 184.
ALFRED DE VIGNY 27
rieur : « Consolons-nous de tout par la pensée
que nous jouissons de notre pensée même, et
que cette jouissance rien ne peut nous la
ravir (i). » La^_s^ilit]idg lui devint chaque
j Qur plus chère ^ parce qu'elle lui ^ rendait
toutes sesJorces_(2) » , parœ^qu'jJLx pouvait
mieux « écouter les^ pensée^ qui bourdon-
naient en lui, comme une cloche toujours
ag-itée (3) » : « La solitude est sainte.,, j
elle est la source des inspirations (4) » ;
son recueillement est « aussi saint que la
prière (5) ». — Mais il n'est pas d'oratoire si
solitaire et si haut bâti sur la colline, qui ne
retentisse confusément des rumeurs de la
foule dans les bas-fonds comme du gémis-
sement de l'humanité sous la Destinée qui la
broie. Seule, la nuit peut faire l'apaisement
sur ces rumeurs : la vraie solitude est celle
de la nuit. Tous les poètes, depuis Homère
{i) Journal, p. 91.
(2) Lettre à Pauline Duchambge du 6 octobre i838, Corres^
pondance, p. 75.
(3) Lettre à Mlle Maunoir du 4 septembre 184g, Revue de
Paris, i5 septembre 1897, p. 3o5.
(4) Stello, p. 288, et Lettre sans date au docteur Brierre de
Boismont, Correspondance, p. 3ii, note.
(5) Chatterton, dernière nuit de travail, Théâtre, I, p. 9.
28 ALFRED DE VIGNY
jusqu'à Gautier, ont chanté la joie de « l'Au-
rore aux doigts de rose » ou du « Matin
aux yeux gris » . Pour Vigny, l'aurore a tou-
jours été la « triste » aurore, « l'affreuse
aurore » ( i ) , « qui vient nous faire mal aux
yeux avec ses vieux doigts de rose et le lin-
ceul blanc qu'elle jette sur les monta-
gnes (2) ». C'est à la nuit, à la nuit noire
que va toute sa tendresse : « Je suis une
sorte d'oiseau de nuit » , disait-il avec un sou-
rire (3). « Les heures de la nuit, quand elles
sonnent, sont pour moi comme les voix douces
de quelques tendres amies qui m'appellent et
me disent, l'une après l'autre : Qu'as-tu ?...
Ce sont les heures des Esprits, des Esprits
légers, qui soutiennent nos idées sur leurs
ailes transparentes et les font étinceler de
clartés plus vives . Je sens que je porte la vie
liôrement durant l'espace de te?nps qu'elles me-
surent, . . Il est rare que ces chères compagnes
(i) Lettre inédite à Mme Lachaud de i855, citée par Paléo-
logue, op. cit., p. i32.
(2) Lettre à Auguste Barbier du 20 juin 1860, Revue Bleue ^
3 juin 1905, p. 680.
(3) Lettre à Mlle Maunoir du 9 février i852, Revue de Paris,
i5 septembre 1897, p. 3i5.
ALFRED DE VIGNY 29
ne m'apportent pas, comme un bienfait, quel-
que sentiment ou quelque pensée du ciel... 11
y a des heures néfastes : telle est pour moi
celle de l'aube humide, tant célébrée, qui ne
m'amène que l'affliction et l'ennui, parce
qu'elle éveille tous les cris de la foicle, pour
toute la démesurée longueur du jour , dont le
terme me semble inespéré, . . / la vie, . . . c'est le
calme adoré des heures noires qiti me la
rend ( i ) . 3>
Ainsi dans ces heures divines de la nuit, il
se retrouvait, selon son rêve,
arbitre libre et fier des actes de sa vie (2) ;
l'illusion lui venait, très douce, qu'il échap-
pait à l'ongle du « vautour (3) », et pouvait
monter libre dans le ciel des Idées. La nuit
idéaliste l'affranchissait de la Destinée. Libé-
ration, hélas ! momentanée, car la servitude
revenait avec le jour : k L'indépendance était
(i) Stella, p. I lo-i 1 1 ; « c'est toujours vers minuit, à l'heure
des Esprits, que la Poésie devient ma souveraine maîtresse ;...
c'est une fatale habitude qui date de ma première jeunesse. »
(Lettre citée à Mlle Maunoir, p. 3i5.)
(2) Les Destinées, Poésies, p. 182.
(3) Cf. Id., td., p. 178.
30 ALFRED DE VIGNY
toujours son désiretladépendance sa destî-
oée (i). »
Il était pauvre. « Naître sans fortune, a-t-îl
dit, est le plus grand des maux (2), :^ pour
ceux-là surtout que la tradition de leur race
rangeait d'avance parmi les possédants : « Il
n'y a dans le monde, à vrai dire, que deux
f sortes d'hommes, ceux qui ont et ceux qui
gagnent... Pour moi, né dans la première de
J- ces deux classes, il m'a fallu vivre comme la
t^y seconde, et le sentiment de cette destinée,
qui ne devait pas être la mienne, me révoltait
^ytoujours intérieurement (3). » La richesse
aurait pu être pour lui une manière d'affran-
chissement. Il ne la rencontra jamais, quoi-
qu'il ait pu à de certains jours s'en croire tout
voisin (4) , et il vécut assez chétivement à la
limite d'une demi-pauvreté. « Oui, ditStello,
je la hais, je hais la misère, non parce qu'elle
est la privation, mais parce qu'elle est la
saleté. Si la misère était... une froide maison
{i) Joui'?ial, p. 97.
{2) Id., p. 57.
(3) Id., p. 228.
(4) Cf. Séché, op. cit., p. 38 sqq. ; Lamartine, Souvenirs
et portraits, t. III, loc. cit., p. 157-8.
ALFRED DE VIGNY ôl
de pierres, toute vide, ayant pour meubles
deux chaises de pierre, un lit de bois dur, une
charrue dans un coin, une coupe de bois pour
boire de Teau pure et un morceau de pain sur
un couteau grossier, je bénirais cette mi-
sère (i), » parce qu'elle ne serait qu'une
invitation à vivre en rêve avec les seules
Idées. Mais c'était là une pauvreté purifiée
et ennoblie par l'Art (2). Celle qu'il connut
dans la vie réelle fut la pauvreté des préoccu-
pations mesquines, des calculs qui humilient
et des jouissances refusées. Et ce fut un
esclavage de plus.
Il aima. Lui, le chantre exquis de la
Pudeur (3), l'âme séraphique, dont on pou-
vait se demander comment elle avait rencon-
tré un corps, lui qui semblait comme préservé
de tous les appétits matériels, que ses amis
ne purent jamais surprendre à table (4) , et
{\) Journal, p. i35.
(2) Allusion au tableau de David : les Horaces,
(3) Cf. Eloa, début du Chant III :
D'où venez-vous, Pudeur, notre crainte, ô mystère, etc.
{Poésies, p. 2)2'2>.)
(4) Alexandre Dumas, père, Mes Mémoires. Nouvelle édition,
t. V, 1867, Paris, Michel Lévy, in-12 , p. 283-4. « De Vigny
était un singulier homme : poli, affable, doux dans ses rela-
ALFRED DE VIGNY
qui s'enchantait avec Platon « afin d'avoir
pour le corps périssable le juste mépris qu'il
mérite (i), » lui, qui saluait sa muse incor-
porelle avec cette ferveur d'adoration mys-
tique : « O ma muse ! ma muse !... toi, tu
n'as pas de corps, tu es une âme, une belle
âme, une déesse (2), 3> — il fut touché, lui
aussi, par l'universel « besoin de caresse et
d'amour (3) ». La chair le prit, d'autant plus
fortement qu'il la méprisait davantage ; il
connut les ardeurs brutales et les désirs
tions, mais affectant l'inttnatéri alité la plus complète... De
Vigny ne touchait jamais à la terre que par nécessité ; quand
il reployait ses ailes et qu'il se posait, par hasard, sur la cime
d'une montagne, c'était une concession qu'il faisait à l'huma-
nité... Ce qui nous émerveillait surtout Hugo et moi, c'est que
de Vigny ne paraissait pas soumis le moins du monde à
ces grossiers besoins de notre nattire, que quelques-uns
d'entre nous, — et Hugo et moi étions du nombre de ceux-là,
— satisfaisaient non seulement sans honte, mais encore avec
une certaine sensualité. Personne de nous n'avait jamais
surpris de Vigny à table. Dorval, qui, pendant sept ans
de sa vie, avait passé chaque jour plusieurs heures près de
lui, nous avouait avec un étonnement qui tenait presque de la
terreur, qu'elle ne lui avait jamais vu manoer qti'un radis;
cf. encore à la vicomtesse du Plessis, Lettre du 20 février 1860 :
« Je refuse tous les dîners que j'ai en horreur ; et mes amis les
plus intimes n'obtiendraient jamais de m'y traîner une seule
fois. » {Correspondance, p. 3i5.)
(i) Lettre à la vicomtesse du Plessis du 19 avril 1862,
Correspondance i p. 345.
{2) Journal, p. 82.
(3) La Colère de Samson, Poésies, p. 218.
ALFRED DE VIGNY 33
fous (i) ; « il rêva partout à la chaleur du
sein, »
aux chansons de la nuit, aux baisers de l'aurore,
à la lèvre de feu que sa lèvre dévore ;
et, longtemps encore après la trahison,
les regrets du lit, en marchant, le suivaient (2).
Et la Destinée ironique, en le laissant asservi
par la « femme méchante ;^, comme jadis
Milon avait eu les mains enserrées dans les
flancs inflexibles du chêne (3), lui faisait
sentir néanmoins toutes « les épines » de sa
« passion » (4) et toute l'humiliation de sa
servitude : « L'âme de Stello se sépara de son
corps un jour, et, se plaçant debout, en face
de lui, toute blanche et toute grave, elle lui
parla ainsi sévèrement : C'est vous qui m'avez
(i) Cf. sur certaine lettre, plus qu' « ardente », dont on
parle entre hommes, au fumoir, mais que personne ne peut
citer, Paléologue, op. cit., p. 94, Séché, op, cit., p. 84.
(2) La Colère de Samson, Poésies, p. 218,
{Z) Journal, Milon de Crotone, p. 184.
{^\) Journal, Passion, p. 93 : « O mystérieuse ressemblance
des mots ! Oui, amour tu es une passion, mais passion d'un
martyr, passion comme celle du Christ. Passion couronnée
d'épines, où nulle pointe ne manque. »
ALFRED DE VIGNY 3
^4 ALFRED DE VIGNY
compromise. C'est vous qui m'avez forcée
d'être faible, quand j'étais si forte, et de
parler de choses indigriesde moi, pour répon-
dre à cet air amoureux que vous avez, et ne
pas démentir l'ardeur de vos yeux et les
caresses de votre sourire . Quittez cette femme
et me laissez penser... Lorsque vint le jour,
le corps se leva avec elle pour partir et lui
dit : Allons-nous ? — Et ils allèrent rejoindre
la belle maîtresse (i). » EtStello, amant des
Idées, « s'épuisait dans les bras » de la belle
maîtresse ; les Idées s'écoulaient « avec les
baisers, et l'amour « tuait » les Idées (2).
L'amour parti, le corps gardait l'âme en sa
prise ;
des organes mauvais servaient l'intelligence (3).
Il aurait voulu se consoler de la vie, en
oublier les souvenirs dans le « silence aus-
tère (4) » de son âme pacifiée, écouter recueilli
« tout ce qui tournait dans sa tête et son
{\) Journal, p. 236-7.
(2) Id., p. 79.
(3) La Flûte, Poésies, p. 2 3o.
(4) La Maison du Berger, Poésies, p. 184.
ALFRED DE VIGNY 35
cœur (i) ». Mais la Destinée veillait, pour
lui rappeler « cette vérité d'Epictète : Sou-
viens-toi que tu es une intelligence qui traîne
un cadavre (2) ». Le sien était « lourd à
traîner » . Chaque année le rendit et plus
lourd et plus douloureux. « Le vautour que
Prométhée lui avait légué (3) » lui « enfonça
son bec et ses ongles dans l'estomac,
et lui déchira le cœur et la poitrine (4) » . Il
essaya de lutter encore une fois. Il demeura las.
C 'est ainsi que cette âme avide- d'i-ndépen-
dance, et qui en aurait eu toutes les fiertés,
ne parvint pas à la conquérir sur la Destinée,
mais qu'elle goûta une à une l'amertume de
toutes les servitudes : servitudes de la race,
de la société^ de l'argent, de ia femme, du
corps, de la souffrance physique, jusqu'à la
servitude de la mort, qui fut à la fois le der-
nier signe de son esclavage et son entrée dans
la liBerteT ~~~
(i) Lettre à Auguste Barbier du 1 1 mars 1862, Revue Bleue,
loc. cit., p. 681.
(2) Id., id, (Cf. p. 59 et '^'j.)
(3) Lettre à Louis Ratisbonne du 16 février 1862, Corres^
Pondance, p. 342.
(4) Lettre à Auguste Barbier du 2 décembre 1861, Revue
Bleue, loc. cit., p. 681.
36 ALFRED DE VIGNY
II
LES IDÉES
Il a « joui des Idées (i) » et il n'a joui que
par elles. « Ce qui se rêve fut tout pour
lui » (2). « Au lieu de jouer avec les actions »,
qui froissent et meurtrissent les sensibilités,
il a voulu « jouer avec les Idées (3). » « J'ai
possédé telle Idée, écrivait-il sur son Journal.
Avec telle autre, j'ai passé bien des nuits (4) . . .
Mon âme tourmentée se repose sur des Idées
revêtues de formes mystiques... Ame jetée
aux vents, comme Françoise de Rimini ! ton
âme, ô Francesca, montait tenant entre les
bras l'âme bien-aimée de Paolo : mon âme
est pareille à toi (5). > Tel était le frisson
de sensualité supérieure que lui donnait le
contact des Idées, <l extase morale » plus lon-
gue que l'extase physique et plus proche des
voluptés divines (6). Mais dans cette « pas-
{^i) Journal, p. 86.
(2) Id., p. 175.
(3) Id., p. 86.
(4) Fragment inédit, cité par Paléologue, op. cit., p. tt,
(5) Id., id., p. 78.
{6) Journal, p. 44.
I
I
ALFRED DE VIGNY ,37
sion », comme dans les autres, il trouva sa
couronne d'épines (i). « Où me conduiras-tu,
passion des Idées, se demandait-il, où me
conduiras-tu (2) ? » Elle le conduisit à cette
douloureuse contradiction qui semblait être
sa loi.
En s'isolant dans ce monde des Idées qu'il
croyait être sa patrie, loin de trouver enfin
l'harmonieux équilibre de l'âme, il ne connut
jamais que l'ardeur crucifiante de ces élance-
ments à la fois mystiques et passionnels.
Autour de lui, il sentit monter peu à peu une
marée d'infinie tristesse, tristesse d'autant
plus triste qu'elle est une tristesse de l'esprit.
Comme ce Moïse, où il se plaisait à reconnaître
son symbole, il vit dans « sa solitude toujours
plus vaste et plus aride » les Idées venir à lui
toujours plus vides d'espoir (3). La souffrance
ph ysique disparut devant cette souffra nce de
l'esprit.
(1) Id., p. 93.
(2) Fragment inédit, cité par Paléologue^ op. cit., p. 'j'^.
(3) Lettre à Mlle Maunoir du 21 décembre i838, Revue de
Paris, i5 août 1897, p. 6']6.
38 ALFRED DE VIGNY
OÙ l'âme en face d'elle est seule et délaissée ;
car le malheur, c'est la pensée (i) !
Par l'effort spirituel, il cherchait à s'évader
de la vie, et voici que ses méditations le rame-
naient à la vie. Il croyait^ trouver dans l'Idée
un_rèî^e^ et il s'aperçoit que l'Idée est elle-
même la grande proscrite. Il voulait; oublier
sa^propre misère, et il l'amplifie par le senti-
ment de la misère universelle. « La pensée
n'a pas cours sur la place (2). » Tout penseur
est jun Chatterton, qui ne trouve autour
de lui, comme le scorpion enfermé dans
son cercle ardent (3), que la coalition des
égoïsmes, des mépris et des inintelligences.
« Les parias de la société sont les poètes, les
hommes d'âme et de cœur, les hommes supé-
rieurs et honorables. Tous les pouvoirs les
détestent, parce qu'ils voient en eux leurs
juges, ceux qui les condamnent avant la pos-
térité. Ils aiment la médiocrité qui se vend
bon marché, ils la craignent, parce qu'elle
peut jeter sa boue ; mais ils ne craignent pas
(i) Satan sauvé, Chœur des répronvés, /ozn-na/, p. 258.
(2) Chatterton, III, i, Théâtre, I, p. 89.
(3) Id., Dernière nuit de travail, I, p. 18.
ALFRED DE VIGNY ^9
ceux qui planent comme ceux qui pataugent.
Ah ! quelle horreur que tout cela (i) ! /> Nulle
justice à espérer de l'instinct des foules : t Les
masses vont en avant, comme les aveugles en
Egypte, frappant indifféremment de leurs
bâtons imbéciles ceux qui les repoussent,
ceux qui les détournent et ceux qui les de-
vancent sur le grand chemin (2). »
Un éternel soupir est la voix de la vie (3).
L'histoire du monde nous déconcerte par
les illustres injustices dont elle est comme
tissée : Eloa victime de sa pitié (4), le déluge
mettant Téternel silence de ses eaux stupides
sur les jeunes innocences qui s'épanouissaient
à la vie (5), la fille de jephté sacrifiée par son
père (6), le prisonnier qui meurt dans sa pri-
son sans savoir pourquoi (7), les deux amants
de Montmorency qui vont se tuer dans la
(i) Lettre à un ami du 3o mars i83i, Correspondance,
p. 41-42.
{2) Journal, p. 93.
(3) Satan sauvé (?), Fragment inédit, Les Lettres, 6 mars
1906, p. 82.
(4) Eloa ou La soeur des Anges, mystère, Poésies, p. 1 1-43.
(5) Le Délug^e, mystère, id . , p. 44-58.
(6) La Fille de Jephté, poème, id , p. 61-64.
(7) La Prison, poème, id., p. 101-113.
40 ALFRED DE VIGNY
forêt (i), — toutes ces histoires tragiques ^
où l'on ne voit d'assurés, dans le chaos du
sort,
que deux points seulement : la souffrance et la
\iJtort (2) ,
ne sont que des épisodes dans l'immense ini-
quité des choses. Mais n'est-elle pas repré-
sentée et, pour ainsi dire, résumée tout
entière dans la vie et la mort de Jésus ?
N'est-ce pas le monde et tout le genre humain
qui ont « souffert avec sa chair (3) » ? Jésus
était venu enivrer la famille mortelle
d'une goutte de vie et de divinité.
Il avait ouvert les bras, disant : « frater-
nité (4) :&, et jeté, semeur auguste, le grain
(i) Les Amants de Montmorency, élévation, id., p. 160-164.
(2) Paris, élévation, Id.^ p. 174 :
Je ne sais d'assuré dans le chaos du sort
que deux points seulement : la souffrance et la 7nort.
Sur son exemplaire des Odes et Ballades, Vigny avait écrit et
signé ce distique, auquel il donnait ainsi l'allure et la valeur
d'une profession de foi. Cf. Eugène Asse : Alfred de Vigny
et les éditions originales de ses poésies, op. cit., p. 104.
(La citation et la référence d'Eugène Asse sont d'ailleurs
inexactes, mais l'erreur est corrigée dans son livre même,
p. I32).
(3) Le Mont des Oliviers, id., p. 2 33.
(4) Id., id., p. 234.
ALFRED DE VIGNY 4!
mystique des Idées. Il demandait au Père
d'achever la révélation en détruisant le doute
et le mal. Mais le Ciel resta muet, aveugle et
sourd ; et, au jardin sacré des Ecritures, dans
le bois sans clartés, Jésus ne vit briller que la
torche de Judas (i).
La terre alors, révoltée, « s'indigne en
secret contre le Dieu qui a créé le mal et la
mort (2) ». Le penseur hésite, inquiet. « Il
ne sait rien ; il va du doute au rêve (3) », et
plus souvent peut-être du doute à la malédic-
tion. Il ne sait
de quels lieux il arrive, ni dans quels il ira.
Il ne sait
si le juste et le bien, si l'injuste et le mal
sont de vils accidents en un cercle fatal,
ou si de l'univers ils sont les deux grands pôles,
soutenant terre et cieux de leurs vastes épaules ;
Et si les nations sont des femmes guidées
par les étoiles d'or des divines Idées,
ou de folles enfants, sans lampes, dans la nuit,
se heurtant et pleurant, et que rien ne conduit (4).
(i) Id., id., p. 236-238.
{2) Journal, p. 92.
(3) La Flûte, Poésies, p. 2 3o.
(4) Le Mont des Oliviers, Poésies, p. 237, 236.
42 ALFRED DE VIGNY
Il s'irrite contre les « esprits falsificateurs » ,
les « sophistiqueurs impitoyables (i) », qui
essaient de légitimer « le mal de Tâme, le
péché, et le mal du corps, la souffrance » (2),
et qui viennent en disant :
Il est permis pour tous de tuer l'innocent (3).
Il demande à Dieu de « venir se justifier (4) »
de l'accusation
qui pèse de partout sur la création (5) ;
et parfois il est tenté de finir lui-même son
incertitude et son malheur « pour affliger et
punir » Dieu (6).
Parfois aussi, le néant de tout lui apparaît,
et la vanité de tout, jusqu'à la vanité de ses
indignations et de son courroux contre Dieu :
(i) Stella y p. 210, 212. Tout ce chapitre xxxii : « Sur la
substitution des souflfrances expiatoires » n'est qu'un réquisi-
toire ironique et indigné contre la doctrine de Joseph de
Maistre ; cf. encore sur la théorie de la « Guerre divine »,
Sej'-vitude et grandeur militaires, p. 82.
{2) Jourjtal^ p. io3.
(3) Le Mont des Oliviers, Poésies., p. 234. Ici encore, allu-
sion à Joseph de Maistre.
(4) Le Jugement dernier. Journal^ p. 241 .
(5) Le Mont des Oliviers, Poésies^ p. 235.
{6) Journal,^, io3.
ALFRED DE VIGNY 43
« Nous sommes forcés de commencer par nous
mentir à nous-mêmes, en nous fig-urant que
quelque chose existe, en en créant un fan-
tôme, pour ensuite l'adorer ou le profaner,
le grandir ou le détruire. Ainsi, nous sommes
des don Quichottes perpétuels (i). »
Où trouver dans ce « néant » une consola-
tion et une douceur ? « Alais la nature est là,
disait l'autre poète ; la nature est là, qui t'in-
vite et qui t'aime. »
Plonge-toi dans son sein, qu'elle t'ouvre toujours.
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
et le même soleil se lève sur tes jours (2).
C'est précisément ce soleil toujours « le
même » que l'amant d'Eva ne peut voir se
lever sans colère. « La nature est pour lui une
décoration dont la durée est insolente. »
Immobile et impudemment éternelle, elle
« rajeunit sur les tombes de ceux qu'on aime.
Partout la nature stupide nous insulte (3). »
(i) Jd., p. 141.
(2) Lamartine, Premières Méditations poétiques, Le Vallon,
édition Hachette, 1900, p. 40.
{l) Journal, p. 97, et Lettre à la vicomtesse du Plessis du
10 août 1848, Correspondance , p. 147.
44 ALFRED DE VIGNY
Elle lui dit : Je suis l'impassible théâtre
que ne peut remuer le pied de ses acteurs ;
Je n'entends ni vos cris ni vos soupirs ; à peine
je sens passer sur moi la comédie humaine
qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.
Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
à côté des fourmis les populations ;
je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
j'ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère, et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
mon printemps ne sent pas vos adorations.
C'est là ce que lui dit sa voix triste et superbe,
et dans son cœur alors, il la hait (i).
Il sait que chez beaucoup d'âmes, les
« douleurs inévitables de la vie » trouvent
dans une foi « souveraine » leur adoucisse-
ment (2). Il admire et « il aime le spectacle
de cette foi » . Il envie la force et la sérénité
qu'elle donne (3). Il souhaite que cette
« céleste illusion reste dans les contrées qui
(i) La Maison du Berger, Poésies, p. 195-6.
(2) Lettre à Mlle Maunoir du 22 septembre i85o, Revue de
Paris, i5 septembre 1897, p. 309.
(3) Id., 16 avril 1848, Revue de Paris, i5 août 1897,
p. 689-690.
ALFBIED DE VIGNY 4$
Font cultivée comme une fleur sacrée (i) )>.
€ Il désire que Dieu soit et qu'il reçoive le
juste dans sa paix (2). :» Quand la mort lui
prend ce qu'il aime le plus, il cherche à se
soutenir dans cet espoir pieux (3). Lui-même
€ tombe à genoux > devant le Christ, dont
rhistoire ^ dépasse les bornes des plus grands
sacrifices (4) ^ . Il estime ses prêtres qui
« vivent au moins dans les plus hautes régions
de la pensée (5) ». Il salue avec déférence sa
religion, ^ la plus pure de toutes (6) ». Il
pourra même, conservant ses doutes pour
lui, t respecter la fable sociale généralement
reçue (7) », ^ à sa mort regarder la croix
avec respect et accomplir tous ses devoirs de
chrétien comme une formule (8) » , mais la
{i) Jaumalj p. ^iç.
(2> Id., p. 349.
(3) Jmu'umi^ p. n6-n3 (à propos de la mort de sa mère) ;
■^^f^ e^sérances dans aae lettre du ^3 mars iS5â à Auguste
BMrbter, qui venait de perdre sa mère, Revue Bleue, loc. cit.,
p. 679.
{^)/<mmaI, p. +4.
(5) Id,, p. 167-3.
(6) Servitude et grandeur militaires, p. 369.
{ff Journal, p. 146-7-
(8) Id., p. 36. Après plus de quarante ans, on se bat encore
aatoar du Ut mortuaire de Vigny. A-t-il uni \.< chrétiennement »
ou « civilement » ? De bonnes âmes pieuses et des fervents
46 ALFRED DE VIGNY
conception chrétienne, dont la vérité serait
pourtant la plus désirable pour ramélioration
de la société humaine, lui paraît se placer
d'un point de vue rétréci et misérable : c'est
une religion de « police correctionnelle (i) >.
Une croit plus guère « au festin des dieux(2):^ .
«Le christianismeestmort dans son cœur(3) » .
/^^^ue faire alors? — Rien. « Opposer le
f dédain à l'absence (4) », souffrir et mourir
sans parler :
d'anticléricalisme essaient les uns et les autres de le tirer à
eux : cf. Intermédiaire des chercheîtrs du 20 janvier et le
Mercure de France à\x i5 février 1907, p. 719-721. En dehors
de tous ces racontars ou reconstructions arbitraires, les docu-
ments essentiels restent les suivants : D' Cabanes, Une tentative
de conversion d'Alfred de P74^«>', d'après une correspondance
inédite, Mercure de France^ décembre 1900 ; Lettre de Vigny
à Mme J. de Saint-Maur du 4 octobre 1862, Correspondance ^
p. 354-358 ; Lettre de l'abbé Vidal, qui dit avoir reçu la
confession de Vigny, au Père L. Langlois [1864], Etudes
religieuses, historiques, etc., nouvelle série, t. IV, Paris,
Douniol, 1864, p. 265-6. Lettre de Mlle C. d'Orville à
Mme J. de Saint-Maur du 19 septembre i863, Revue de Paris,
i5 juillet 1900. On peut y joindre la protestation de Louis
Ratisbonne à l'occasion de la publication de cette dernière
lettre. Id., id., p. 307-8, note ; mais, après avoir lu tous ces
textes, c'est encore respecter les pudeurs de Vigny que de
s'abstenir de tout jugement et de demander avec lui : « Laissez
en paix ma mort. » (La Prison, Poésies., p. iir.)
{i) Journal, Croyance ou Religion, p. 164.
(2) Servitude et grandeur militaires^ p. 265.
{2>) Journal, p. 86.
(4) Le Mont des Oliviers, Post-scriptum, Poésies, p. 238,
ALFRED DE VIGNY 47
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Seul le silence est grand, tout le reste est fai-
[blesse(i).
Il faut anéantir l'espérance (2). Elle est la
plus grande de toutes nos folies (3), « la
source de toutes nos lâchetés (4) » . « Il est
bon et salutaire de n'avoir aucune espé-
rance (5). » « La vérité sur la vie^ c'est le
désespoir (6) », mais un « désespoir paisible,
sans convulsion de colère et sans reproches
au ciëlXz) ^. Le reinède à la vie, « c'est le
mépris (8) i> .
On peut pourtant « tresser de la paille )>
dans sa prison, se promener parmi les fleurs
du « préau » ou s'y créer un minuscule jar-
din (9). Le prisonnier qui ne sait « ni pour-
(i) La Mort du Loup, Poésies, p. 225.
{2) Journal, p. 33.
(3) Stello, p. 2gi^ Journal, p. 3i.
{^) Journal, p. 64.
(5)/^., p. 3i.
(6) Id., p. 93.
(7) Id., p. 33.
(8) Lettre à un ami du 3o mars i83i, Correspondance,
p. 41.
{iji) Journal, p. 64, 3i-32.
48 ALFRED DE VIGNY
quoi il est prisonnier, ni de quoi il est
puni (i) », trouvera « d'ineffables consola-
tions (2) » dans le respect de soi-même et
dans l'amour des autres, dans X honneur et
dans la pitié.
Il faut maintenir dans toute sa beauté la
dignité personnelle de l'homme (3), ne pas
introduire dans sa vie par de lâches défail-
lances « ces taches bizarres et ces défauts
d'accord qui font peine lorsqu'on les aper-
çoit (4) », accepter, sans vouloir s'en dis-
traire, l'infortune et la douleur, pour en faire
une <L belle infortune », une « noble dou-
leur(5)», et accomplir son sacrificesimplement,
avec une élégance <l silencieuse, sombre,
abandonnée, sans espoir de nulle couronne
humaine ou divine (6) ». C'est V honneur.
« Tandis que toutes les vertus semblent des-
cendre du ciel pour nous donner la main et
(i) ld„ p. 3i.
(2) Stello , p. ï5.
(3) Servitude et grandeur militaires, p. 267.
(4) Réflexions sur la vérité dans l'art, Cinq-Mars, I,
p. 16-17.
{S)Journalj p. 66^ 98.
(6) Servitude et grandeur militaires, p. 262.
ALFRED DE VIGNY 49
nous élever, celle-ci paraît venir de nous-
mêmes et tendre à monter jusqu'au ciel. C'est
une vertu tout humaine que l'on peut croire
née de la terre, sans palme céleste après la
mort : c'est la vertu de la vie ( i ) . » Le penseur
peut adhérer, sans humilier son esprit, à cette
religion de « l'homme moderne (2) » : « c'est
une religion mâle, sans symbole et sans
images, sans dogme et sans cérémonies (3) » .
Toute religion est une crainte ou un espoir.
La religion de l'honneur, qui n'est qu'une
religion de la beauté, supprime l'un et l'autre.
Elle dit à ses fidèles : « Aimez le bien pour
sa beauté, la beauté pour son excellence, sans
crainte de rien, sans espoir de rien (4). »
Il ne faut pas être un stoïcien égoïste et
orgueilleux (5) ; ou plutôt, il faut être un
stoïcien intégral : comme les stoïciens d'autre-
(i) Id., p. 266.
{2) Journal, p. 249.
(3) Servitude et grandeur militaires, p. 266-7.
(4) Fragment inédit, cité par Dorison, Alfred de Vigny,
■poète philosophe ^ op. cit., p. 242.
(5) « Vous m'avez supplié une fois... de ne pas trop ranimer
l'orgueil humain : lisez et jugez... tout ce que j'aurai fait, et
vous verrez peut-être que je n'y suis pas seulement stoïcien. »
(Lettre à Mlle Maunoir du 3i janvier 1843, Revue de Paris,
i5 août 1897, p. 685.)
ALFRED DE VIGNT 4
5o ALFRED DE VIGNY
fois, « désespérés et doux, forts et miséri-
cordieux (i) », il faut aider et consoler ses
compagnons de prison, tendre la main à nos
voisins de misère (2). La tristesse de la vie
devient douce, si nous essayons de la perdre
dans la commisération pour nos « frères de
douleur, pour tous les prisonniers de cette
terre, pour tous les hommes (3) » . La maladie
de la vie est guérissable. Il suffit d'aimer
quelque chose (4),
d'aimer ce que jamais on ne verra deux fois,
d'aimer la majesté des souffrances humaines (5),
et d'aller à la beauté par le dévouement et la
itié(6).
'onnettr et pitié! Le prisonnier s'était
d'abord réfugié dans leur sanctuaire, pour
oublier sa prison. Et voici qu'en sacrifiant à
ces deux divinités consolatrices, il trouve près
(i) Fragment inédit, cité par Dorison, Alfred de Vigny ^
■poète philosophe ^ op. cit., p. i66.
(2) Siello, p. 3i.
(3) Lettre à Brizeux du 2 août i83r, Correspondance,
p. 45.
(4) Journal, p. io3.
(5) La Maison du Berger, Poésies, p. 196.
(6) Stello, p. 32.
ALFRED DE VIGNY 5l
d'elles la révélation qu'il ne cherchait plus,
« révélation soudaine du Vrai, du Beau, du
Juste (i) ». L'Amour, « puissance secrète,
invisible, indéfinissable, » lui illumine l'âme
tout entière, et, si elle ne lui donne pas la
définitive explication des choses, elle lui en
laisse du moins pressentir le pourquoi. Il
« croit comprendre tout à la fois l'Eternité,
l'Espace, la Création, les créatures et la Des-
tinée ; c'est alors que l'Illusion, phénix au
plumage doré, vient se poser sur ses lèvres,
et chante (2) ^, Est-ce même « l'illusion » ?En
vivant sa vertu, il comprend que « la morale
est l'axe du monde, la sève de la terre, l'élixir
de la vie des hommes (3) 3> . L'Amour rallume
en lui « les clartés de la pensée (4) » ; et, par
la morale, il revient aux idées, plus confiant,
puisque dans celles-ci du moins il a éprouvé
« ce sentiment de bien-être que donne la rare
et pure présence du vrai (5) ». Il se reprend à
affirmer :
(i) Servitude et grandetir militaires, p. 267.
(2) Stella, p. 3i.
(3) Fragment inédit, cité par Dorison, Alfred de Vigny,
"^oe te philosophe, p. 221.
(4) Stello, p. 3i.
(5) Id., p. 21 5.
52 ALFRED DE VIGNY
L'invisible est réel, les âmes ont leur monde,
où sont accumulés d'impalpables trésors ;
le Seigneur contient tout dans ses deux bras im-
[menses,
son Verbe est le séjour de nos intelligences,
comme ici-bas l'espace est celui de nos corps (i).
Ainsi les Idées reçoivent de la vie, — de la
vie intérieure, qui est tout, — une justification
inattendue ; et ce « trésor des âmes » , qu'il
avait d'abord soupçonné, retrouve toute sa
réalité : « Le jour où il n'y aura plus parmi les
hommes, disait-il, ni enthousiasme, ni amour,
ni adoration, ni dévouement, creusons la terre
jusqu'à son centre, mettons-y cinq cents mil-
liards de barils de poudre, etqu*elle éclate en
pièces comme une bombe au milieu du firma-
ment (2). 3* Mais l'amour existe, et l'enthou-
siasme, et l'adoration, et le dévouement aussi.
Il peut donc maintenant ajouter : « Ce ne sera
que des choses sociales et fausses que je ferai
perdre et que je foulerai aux pieds les illusions ;
j'élèverai sur ces débris, sur cette poussière,
la sainte beauté de l'enthousiame, de l'amour,
(i) La Maison du Berger, Poésies, p. 192.
{2) Journal, p. 54.
ALFRED DE VIGXY 53
de l'honneur, de la bonté (i). » Il disait en-
core : « La création est une œuvre manquée
ou à demi accomplie et marchant vers sa per-
fection àg-rand'peine (2). » Il sent maintenant
qu'il doit adopter cette seconde hypothèse, et
aider la création à atteindre sa fin. Il a « aimé
l'humanité », il a voulu <i: l'amélioration de ses
destinées (3) » ; et, comme toujours, le vouloir
a fait naître le sentiment du pouvoir.
Désormais, il ne prendra plus les Idées
comme des jouets supérieurs, moins dange-
reux que les jouets de l'action. Il les servira
et s'y rattachera comme aux forces vives qui
doivent renouveler la terre. « Là est le monde
meilleur qu'il attend, qu'il implore de moment
en moment (4). » Dans cette attente du siècle
futur, dont il prépare l'avènement, il aime
rêver à l'humanité de l'avenir. Il la voit s'a-
vancer comme une grande armée, <l sous les
(i) Id., p. 77-78.
(2) Id., p. loi .
(3) Id., p. 97, 176.
faime la majesté des souffrances humaines.
a. Ce vers est le sens de tous mes poèmes philosophiques. —
L'esprit de l'humanité ; l'amour entier de l'humanité et l'amé-
lioration de ses destinées. »
{\) Journal, p. 175.
54 ALFRED DE VIGNY
bannières mobiles des Idées (i) », sans souci
des traînards qu'elle sème sur la route (2), et
montera la nouvelle échelle de Jacob, V échelle
continue des Idées (3)^ comme à l'assaut d'un
ciel inconnu. Le bruit de la vie ne l'effraie
plus. « La vie est un vaste atelier, » où chacun,
sans le savoir, forge l'âge d'or (4). C'est qu'il
y a des chefs à l'atelier, des conducteurs en
tête de l'armée, des entraîneurs pour l'assaut :
ce sont les Pères de la pensée ; « ils valent bien
les Pères de l'Eglise ^ , qui prêchaient la Cité
de Dietc (5). Ils font la cité de l'humanité, où
elle se groupera plus unie « autour d'une clarté
plus pure (6) » . Eux-mêmes, peuvent souffrir ;
mais ils ont cette consolation d'éclairer la
route et d'avoir les yeux pleins de lumière .
« La pensée est semblable au compas, qui
perce le point sur lequel il tourne, quoique sa
(i) Discours de réception à l'Académie française, yis>«^/ï^/,
p. 286.
(2) Journal, p. 41.
(3) Discours de réception à l'Académie française. Journal,
p. 3 19, cf. ç^ncore Jour 7tal, p. 42 : « L'humanité fait un inter-
minable discours dont chaqi e homme illustre est une idée. »
(4) Poèmes à faire : Chant d^ouvriers, Journal, p. 25 1.
(5) Id. : Les Pères, Journal, p. 235-6.
(6) Slel/o, p. 288.
ALFRED DE VIGNY 55
seconde branche décrive un cercle éloio^né.
L'homme succombe sous son travail et est
percé par le compas, mais la ligne que l'autre
branche a décrite reste à jamais gravée pour
le bien des races futures (i). »
Ainsi « les sociétés avancent » et elles
avancent vers le mieux (2). Un « besoin uni-
versel de choses sérieuses (3) » rapproche
l'humanité, et chaque jour davantage, de
l'idéal des penseurs. Non seulement « la di-
gnité de l'homme moderne » se réfugie
« dans la pensée (4) i>^ mais la pensée prend
dans le monde une « dignité croissante (5) »,
et rintellio[-ence devient la « Reine du
monde (6) ». Le livre est tout-puissant (7).
(t) Poèmes à faire : Le Compas ou la Prière de Descartes,
Journal, p. 240 ; cf. td,, p. 42.
(2) Le More de Venise, Lettre à lord *** du i" novembre
1829; Théâtre, II, p. 93.
(3) Chatterton, Dernière nuit de travail, Théâtre, I, p. 22.
(4) Lettre à Edgar Quinet du 27 août 1844, Correspondance,
p. I i5.
(5) De Mademoiselle Sedaine et de la propriété littéraire,
Stella, p. 332.
(6) Lettre au prince Maximilien-Joseph de Bavière du 17 sep-
tembre 1839, Correspondance, p. 84.
(7) L'Esprit pur, Poésies, p. 266 :
Aujourd'hui c'est VEcrit,
rdcrit universel, parfois impérissable, etc.
S6 ALFRED DE VIGNY
< Les rois font des livres à présent, tant ils sen-
tent bien que le pouvoir est là ( i ) », mais les
vrais rois, ce n'est plus eux, ce sont les conduc-
teurs d'esprits, « rois qui n'en ont pas le
nom, rois sans ancêtres et sans postérité,
seuls de leur race, mais qui régnent vérita-
blement par la force du caractère et la gran-
deur des pensées, et qui, leur mission remplie,
disparaissent en laissant à l'avenir des ordres
qu'il exécutera fidèlement (2). » Grâce à eux,
« la cause de l'intelligence » triomphe (3),
le « règne de l'Esprit » approche : il est déjà
arrivé. Le nouveau Saint- Esprit descend sur
l'humanité pour la régénérer (4) ; la con-
science se refait par la Science (5), la guerre
disparaît devant elle (6), le « drapeau de
{x) Journal, p. 74.
(2) Lamennais, épigraphe du chapitre xx de Cinq-Mars^ II,
p. 79.
(3) Lettre à Guillaume Pauthier du 17 mai [1828], Corres-
pondance, p. 14.
(4) L'Esprit pur, Poésies, p. 266 :
Ton règne est arrivé, pur Esprit, roi du monde !
Colombe au bec d'airain, visible Saint-Esprit.
(5) Les Oracles, Post-scriptum, Poésies, p. 20S.
(6) Servitude et grandeur militaires, p. 11, 82, 263 :
« Le temps où les armées et la guerre ne seront plus, et où le
ALFRED DE VIGNY Sy
l'intellig-ence » remplace tous les drapeaux
surannés (i), TEurope pensante étend par-
tout sa loi juste, impassible et divine (2), le
pouvoir se range du côté de la Vérité (3), il
s'établit à travers le monde, à l'image de la
république des lettres (4), une sainte répu-
blique des esprits (5), où les « Lévites » du
« sanctuaire » laisseront entrer une foule peu
à peu purifiée (6). Et le rêve du penseur ne
globe ne portera plus qu'une nation unanime enfin sur ses
formes sociales... — La philosophie a heureusement rapetissé
la guerre ; les négociations la remplacent ; la mécanique
achèvera de l'annuler par ses inventions, » etc.
(i) Lettre à Louis Ratisbonne du i6 février 1862, Corres-
pondance, p. 341.
(2) La Sauvage, Poésies, p. 21 3.
(3) Stello, p. 277.
(4) Id., p. 288-9 • <^ La République des lettres est la seule
qui puisse jamais être composée de citoyens vraiment libres,
car elle est formée de penseurs isolés, séparés et souvent
inconnus les uns aux autres ; » cf. surtout V Essai sur la Répu-
blique des Lettres, dont il reste le début : « Depuis que la
pensée a trouvé son expression dans la parole, et la parole sa
durée dans les écrits ; depuis surtout que l'imprimerie a com-
mencé de l'étendre et perpétuer, il s'est formé de générations
en générations un Peuple au milieu des Peuples, une Nation
élue par le Génie au milieu des Nations, et qui, semblable à
la sainte famille des Lévites, conserve à chacun des âges le
Trésor séculaire de ses idées. » {Les Lettres^ 6 mars 1906,
p. 86.) Vigny est un très pur et très noble type « d'intellec-
tuel ».
(5) La Flûte, Poésies, p. 23 1 :
La sainte égalité des esprits du Seigneur.
(6) Discours de réception à l'Académie française, Journal,
p. 283.
58 ALFRED DE VIGNY
s'arrête pas là. Il devient audacieusement
céleste. Il entrevoit le jour où, l'Esprit, ayant
tout conquis, la souffrance et le péché dispa-
raîtront devant lui. Le bien tuera le mal. Eloa
sauvera Satan. L'Enfer sera aboli par la vertu
toute-puissante de l'amour et de la pitié, et
l'ange du mal entendra « une voix ineffable
lui prononcer ces mots : tu as été puni pen-
dant le temps ; tu as assez souffert, puisque
tu fus l'ange du mal. Tu as aimé une fois ;
entre dans mon éternité : le mal n'existe
plus » (i).
Stello achève ainsi par une admirable évo-
lution de s'opposer au Docteur-Noir, et le
cœur de contredire la raison dans cette ba-
taille des Idées (2). Le Docteur-Noir disait :
€ Nous sommes forcés de commencer par
nous mentir à nous-mêmes, en nous figurant
que quelque chose existe (3). » Et Stello lui
(i) Poèmes à faire : Satan sanv^, Journal, p. 260.
(2) « Quel est ce Stello ? Quel est ce Docteur-Noir ?. . .
Stello ne ressemble-t-il pas à quelque chose comme le senti-
ment} Le Docteur-Noir à quelque chose comme le raisonne-
ment} Ce que je crois, c'est que, si mon cœur et ma tète
avaient entre eux agité la même question, ils ne se seraient pas
autrement parlé. » {Stello, p. 295.)
{Z) Journal, p. 141.
ALFRED DE VIGNY DQ
répond par la bouche de Gratry : « Il est faux
qu'il n'y ait rien, il est vrai qu'il y a quelque
chose. Il est faux que l'être ne soit pas, il est
vrai que l'être est. La négation radicale est
fausse, l'affirmation radicale est vraie (i). »
« Le Docteur-Noir est le côté humain et réel
de tout. Stello a voulu voir ce qui devrait
être, ce qu'il est beau de croire et d'espérer.
C'est le côté divin (2). » Et c'est dans la lutte
de ces « divins » espoirs du coeur contre les
constatations douloureuses imposées par la
réalité que s'est usée la pensée de Vigny.
(i) Lettre du p. Gratr)- à Alfred de Vigny du i6 juillet 1862,
publiée par le D' Cabanes, Mercure de France^ art. cit.,
décembre 1900, t. XII, p. 714.
{2) Journal, p. 177.
6o ALFRED DE VIGXY
III
l'art
''«î^-^on art est travaillé par les mêmes incerti-
tudes, je veux dire que les contradictions de
sa vie et de sa pensée y ont leur prolonge-
ment et en font la rareté. S'il avait été docile
à l'impulsion de son tempérament, s'il avait
suivi jusqu'au bout, comme il le prétendait,
« le chemin de fer en ligne droite » qu'il avait
dans la tête (i), il aurait résolu le problème
de l'art en le supprimant, car là encore, pour
son idéalisme aristocratique, seul le silence
eût été « grand :» (2). ^"^"^
Très vite iTilstoire de son art fut l'histoire
d'une déception :
Où donc est la beauté que rêve le poète ?
se demandait-il.
Aucun d' entre les arts n'est son digne interprète (3) .
{i) Journal, p. 34.
(2) La mort du Loup, Poésies, p. 225.
(3) Fragment d'un poème sur le Déluge^ non reproduit
dans l'édition des Poèynes de 1826, Le Mercure du XIX' siè-
cle, t. XI, novembre 1825, p. 197-9. Le morceau est intitulé :
La beauté idéale.
I
ALFRED DE VIGNY 6l
Et déjà il en cherchait un autre, qui eût été la
synthèse de tous, à la fois peinture, musique
et poésie, « triple lyre, instrument inconnu » ,
qui aurait traduit son rêve en une langue
nouvelle,
semblable aux chants divins des astres de
[Platon (i).
Rêve « astral » , en effet ! Tout effort artis-
Où donc est la beauté que rêve le poète ?
Aucun d'entre les arts n'est son digne interprète ;
et souvent il voudrait, par son rêve égaré,
confondre ce que Dieu pour l'homme a séparé...
Il voudrait ajouter les sons à la peinture
A son gré, si la Muse imitait la nature,
les formes, la pensée et tous les bruits épars
viendraient se rencontrer dans le prisme des arts,
centre où de l'univers les beautés réunies
les bruits et les couleurs de la terre et des cieux,
le charme de l'oreille et le charme d'îs yeux,
le réveil des oiseaux, la chanson virginale,
la perle et le rayon de l'aube matinale,
la gémissante voix des soupirs de la nuit,
le nuage égaré sur le torrent conduit, etc., etc.
Descends donc, triple lyre, instrument inconnu,
G toi ! qui parmi nous n'est pas encore venu,
et qu'en se consumant invoque le génie.
Sans toi point de beauté, sans toi point d'harmonie,
musique, poésie, art pur de Raphaël,
vous deviendrez un Dieu..., mais sur un seul autel !
(i) Id., id., p. 198 ; cf. encore Lettre au prince Maximilien-
Joseph de Bavière du 17 septembre 1839, Correspondance ,
p. 85 : « Pour trouver l'expression juste des chanls intérieurs
de sa pensée, il fallut bien que chaque poète commençât par
se faire une lyre. »
62 ALFRED DE VIGNY
tique lui rendait plus douloureusement
consciente l'insuffisance de tout art, et le
ramenait à la fois plus découragé et plus
amoureux près de sa divine chimère.
Vivant de plus en plus au dedans de soi,
chérissant son rêve plus que « tout ce qu'on
aime dans le monde réel (i) », — quelle écri-
ture eût pu transposer sur le papier les des-
sins mystérieux qui se combinaient dans son
esprit? Quels mots, même les plus diaphanes,
n'eussent pas trahi et défiguré la parole inté-
rieure dont il s'enchantait? C'est donc un
vrai cri de l'âme que cette affirmation : « le
silence est la poésie même pour moi (2) » ;
et il n'y a nulle ironie, nulle compassion fac-
tice, mais un sentiment profond, et plus d'une
fois vécu, dans ce discours aux sourds-muets :
Vous êtes plus heureux que Milton et qu'Homère,
vous voyez la nature et pouvez y rêver,
sans craindre que jamais la parole vulgaire
ose par votre oreille à votre àme arriver.
(1) Discours de réception à l'Académie ïvunç^xsQ, Journal,
p. 287.
(2) Fragment inédit cité par Paléologue, op, cit., p. 80.
ALFRED DE VIGNY OJ
Le silence éternel est votre tabernacle
et votre esprit n'en sort que selon son désir (i).
Il aurait voulu pouvoir présenter aux
esprits les vérités adorables qu'il portait en
lui, mais les présenter toutes seules dans leur
pure nudité (2). « Eh quoi ! disait-il, ma pen-
sée n'est-elle pas assez belle par elle-même
pour se passer du secours des mots et de
l'harmonie des sons (3) ! » Forte et noble
comme il la sentait, il souffrait de l'altérer
ou de la mutiler, pour la faire passer dans les
phrases. « Lorsqu'on fait des vers en regar-
dant une pendule, disait-il encore, on a honte
du temps que l'on perd à chercher une rime
qui^.ait la bonté de ne pas trop nuire à
^Idéèj (4) . » Il rêvait d'un art où la pensée
eût été tout et la forme rien, où l'Idée se
serait exprimée, non pas par la grossière
écriture, non pas même par la parole trop
grossière encore à son gré, mais dans cette
(i) Aux sourds-muets, yi?«/'«^/, p. 273.
(2) Lettre à M"* Maunoir du 10 août i852, Revue de Paris,
i5 septembre 1897, p. 3i8.
(3) Fragment inédit, cité par Paléologue, op. cit., p. 80.
(4) Id., id., p. 79.
64 ALFRED DE VIGNY
« langue céleste que rien, ici-bas, ne nous
fait deviner, si ce n'est l'amouret la prière (i);^.
Pour lui, écrire sa pensée était une douleur
et un abaissement, parce que l'écrire c'était
la matérialiser, et en quelque façon l'agir.
« Le penseur, affirmait-il, est l^ien supérieur
à l'homme d'action en ce qu'il vit dans ses
idées, règne par les idées, les présente toutes
nues, pures des souillures de la vie, et ne leur
devant rien (2). » Mais un tel penseur est le
penseur muet ; et, pour jouer avec les Idées,
sans jouer avec les actions, il faut jouer silen-
cieusement ; toute parole, toute écriture est
une action ; c'est aussi, et plus encore, un
compromis avec l'odieuse matière : le musi-
cien qui essaie de traduire sur sa flûte la mé-
lodie imprécise qui flotte en lui, rencontre la
résistance de l'instrument. L'àme éprouve
une fois de plus « l'indigence » du corps, son
compagnon (3), et retrouve avec irritation
(i) Lettre à Miss Hamilton, du 24 juin 1839, Correspon-
dance, p. 81.
(2) Le More de Venise, Lettre à lord *** du i" novembre
1829, Théâtre, II, p. 77.
(3) La Flûte, Poésies, p. 23o.
ALFRED DE VIGNY 65
jusque dans le Royaume de l'Esprit, cette
matière tenace dont elle essayait de s'affran-
chir. Le poète qui veut dire sa poésie doit
connaître le labeur de l'ouvrier, devenir un
artisan de la parole ( i ) , faire la chasse aux
syllabes et aux sons qui se refusent à lui, et
asservir l'Idée avant d'en faire une libératrice.
On peut dire de Vigny sans paradoxe que ses
plus rares visions ne se sont jamais précisées
en des poèmes écrits, et qu'elles sont restées
closes dans la citadelle du rêve, parce que
nulle forme n'était assez docile, assez imma-
térielle pour les faire naître à la vie exté-
rieure : « Je ne veux pas les écrire, avouait-il
lui-m.ême, ni les dire non plus... Je les garde
en moi-même, je les regarde dans le miroir
de mon imagination, je les y contemple, je
leur souris, et puis je ferme les yeux et je me
tais (2). »
Sa fierté de gentilhomme lettré l'invitait
(1) Discours de réception à l'Académie française, Joîirnal,
p. 283.
(2) Lettre à une jeune fille (M"' A. Delvigne) du 27 juin i858,
Correspondance, p. 306-7 ; cf. encore ce fragment inédit,
cité par Dorison, Alfred de Vigny et la poésie politique, op.
cit., p. I 78 : « Poésie est beauté suprême des choses et contem-
plation idéale de cette beauté. »
ALFRED DE VIGSY S
66 ALFRED DE VIGNY
aussi à la contemplation stérile. Ce passionné
de la beauté (i) craignait de la desservir en
la faisant connaître. Sa pudeur d'amant secret
se refusait à la commettre avec la foule, parce
que la foule est nécessairement commtcne (2).
Quand par hasard il prenait contact avec le
public et qu'il sentait autour de lui cette pro-
fondeur de vulgarité, il rougissait d'avoir
écrit lui-même « pour de tels Gaulois (3) » .
Il voulait être un Père de la pensée (4), il en
était surtout un Prince. i\utour de lui, il
voyait ses anciens amis du Cénacle en quête
de gros succès et de célébrités tapageuses.
Mais il se sentait « peu d'estime pour cette
recherche ardente de la popularité (5) ».
Autant il avait le respect religieux du livre
grave et fort, autant il méprisait les feuilles
(i) Lettre à Guillaume Pauthier du 17 mai 1828, Corres^
■pondance, p. i5,
(2) Chatterton, Dernière nuit de travail, Théâtre, I, p. 20.
(3) Lettre citée à Guillaume Pauthier, p. i5 ; cf. encore une
lettre au Directeur de la Revue des Deux Mondes du 3o août
i835, Correspondance, p. 62 : « Il est triste de parler pour
ceux qui ne savent pas entendre, et d'écrire pour ceux qui ne
savent pas lire. »
(4) Poèmes à faire : les Vhres^ Journal, p. 235.
(5) Lettre au prince Maximilien-Joseph de Bavière du
17 septembre 1839, Correspondance, p. 90.
ALFRED DE VIGNY 67
grossières qui ne sont pas des livres et dont
la multitude s'amuse un instant. Bien loin de
se soumettre à son goût toicjours 7nédiocre,
il entendait « lutter corps à corps avec elle et
se la soumettre (i) », rester tout en haut de
son Sinaï, ne jamais redescendre dans <l la
plaine », mais attirer à soi les esprits les
plus distingués par la grâce victorieuse de
ridée (2). Comme Racine, à qui il savait tant
de gré « de n'avoir laissé de lui, pas une pla-
titude de circonstance..., pas un madrigal
honteux, pas une fadeur (3) ;?, il travaillait
« sans dégrader sa pensée et ne faisait que
des œuvres d'art (4) ». Pauvre, il résistait
aux sollicitations des éditeurs ; et, sachant
pourtant que la multitude seule peut « multi-
plier le salaire » (5), il restait dans la société
« des grands maîtres » et se complaisait dans
le culte solitaire d'une beauté lointaine et
ignorée (6).
(i) id., id,, p. 89.
(2) Id., id., p. 90.
{"i) Journal , p. 178.
(4) Id., Sur soi-même, p. 149.
(5) Chatterton, dernière nuit de travail, Théâtre, I, p. 20.
(6) Lettre à Mlle Maunoirdu 24 mars i85i, Revue de Paris ^
5 septembre 1897, p. 3i2 : « Ce n'est pas seulement des
68 ALFRED DE VIGNY
De toutes les compositions qu'ébauchait
son esprit toujours en trav^ail, il ne voulait
achever « que les plus grandes et les plus
pures (i) ». Refusant de « faire entrer le
public dans la confidence de ses hésita-
tions (2) », il laissait en portefeuille de pré-
éditeurs qu'il faut s'occuper d'abord et des moyens d'exposer
son tableau au musée, mais de ce qu'en penseront les grands
maîtres. Il faui se former dans l'ombre un talent original, etc. » ;
cf. encore lettre à Brizeux du 2 août i83i, Correspondance ^
p. 47 : « Il (Cinq-Mars) me donne plus de renom q\x^Eloa^
qui me semble d'une nature plus rare... Je fis depuis ce que
j'ai fait toujours : des esquisses, qui font mes délices, et du
milieu desquelles je tire de rares iibleaux. »
(i) Lettre citée au prince de Bavière, Correspondance,-^. 91 :
« J'avoue, je n'aime pas qu'on publie toutes ses idées, comme
un peintre qui ferait des tableaux de toutes ses esquisses ;
j'aime qu'on laisse en portefeuille les plus ordinaires, pour
ne donner à l'avenir que les plus grandes et les plus pures
compositions. »
(2) Lettre inédite à l'éditeur Charpentier du i3 décembre iSSp,
publiée par J[ules] Q\o\x^î\y Journal des Débats, 18 février 1907 :
«... J'ai craint pour vous (pour la revue Le Magasin de Li-
brairie), pendant plusieurs mois, l'abus des manuscrits inédits.
Il faut, pour ces choses, de grands ménagements. Il y a bien
des auteurs qui poussent très avant un livre qui les occupe,
mais qui, tout en le formant, le condamnent à mort dans leur
coeur. Ils reconnaissent ses défauts ou ses dangers et ne l'a-
chèvent que poussés par un mouvement tout semblable à celui
de la locomotive, qui, sachant qu'elle va s'arrêter, glisse encore
longtemps en avant par un mouvement expirant. Tout est
écrit, mais tout est condamné à l'oubli ; et^ si l'auteur ne dé-
chire pas le manuscrit, c'est qu'il pense que telle pensée peut
s'y trouver, ou telle page inspirée, ou tels beaux vers qui ne
seront pas déplacés dans un autre livre. — Puis la mort le
surprend, et ce qu'il avait enseveli, l'amitié ou la piété des
parents le déterre. C'est souvent une imprudence. On détruit
ALFRED DE VIGNY 69
cieuses esquisses, dont tout autre, moins
désintéressé, eût réalisé tôt ou tard la valeur
commerciale, et il pratiquait lui-même dans
son œuvre les retranchements de l'avenir ( i ) .
Sa maxime : « l'art est la vérité choisie (2) »
n'était pas seulement chez lui une règle d'es-
thétique, elle était encore pour cet aristocrate
une règle de vie. N'écrivait-il pas avant tout
pour « se soulager » lui-même ? Peu lui im-
portait que ses poèmes fussent ou non
imprimés (3), qu'un public indifférent fît une
moue dédaigneuse devant une beauté qu'il
ne pouvait pas comprendre. « Rien ne saurait
me ravir, pensait-il, le bonheur de chanter
ainsi les mérites de la sévérité de goût qu'il exerçait sur lui-
même, et l'on fait entrer le public dans la confidence de ses
esquisses et des hésitations de son pupitre que le monde devait
ignorer... »
(i) Lettre citée au prince de Bavière, Correspondance,
p. 91.
{2) Journal, p. 40.
(3) Lettre au marquis de La Grange du 24 novembre 1843,
Correspondance, p. m : «J'en fais d'autres encore (des
poèmes) ; qu'ils soient imprimés ou non, cela m'importe peu.
Mon cœur est un peu soulagé quand ils sont écrits ; » cf. encore
lettre à la vicomtesse du Plessis du 11 mars 18 52, Correspon-
dance, p. 23i : « Je ne suis point pressé de publier, et j'écris
toujours ; mais le public n'a pas besoin qu'on lui donne régu-
lièrement des morceaux de papier imprimés, et je n'aime pas
les écrivains qui se mettent en coupe réglée, comme un bois
de chêne. »
70 ALFRED DE VIGNY
juste et d'écouter les beaux chants sans
musique de notre langue (i). »
Mais cet égotisme d'esthète ne pouvait
suffire à Stello. Sa confiance dans la vertu
régénératrice de l'Esprit lui faisait un devoir
de descendre à la foule et de la vivifier par
son contact. Il aurait, d'ailleurs, épuisé ses
forces dans une méditation perpétuelle qui
ne se serait pas extériorisée, et il sentait « la
nécessité d'entrer dans l'action (2) » . Malgré
les indignations ironiques du Docteur-Noir,
il éprouvait le noble « orgueil et l'ambition
de l'universalité d'esprit » ; il ne parvenait
pas à se « détacher complètement du profane
vulgaire;... las de se contempler, de se
replier sur soi-même, de vivre de sa propre
essence et de s'en nourrir pleinement et glo-
rieusement dans sa solitude, il cédait à l'at-
traction des choses extérieures, il se quittait
lui-même. . . et s'abandonnait au souffle gros-
sier des événements communs (3) » . Vaine-
ment le Docteur-Noir lui prêchait rinutilîtê
(i) Lettre à Louis Ratisbonne du 2 janvier i858, Coyres-
f>ondance^ p. 3oi.
(2) Fragments de mémoires, Journal, p. 229.
(3) Stello, p. 144-5.
ALFRED DE VIGNY
des arts à rétat social ( i ) , Stello entrevoyait
le rôle social de l'art, de cet « Art céleste...,
qui porte les malheureux mortels à la loi
impérissable de V Amour et de la Pitié » (2).
Après la « soirée (3) » A' Othello qui n'était
et ne voulait être qu'une manifestation d'art
pur (4), Vigny semblait s'être promis à lui-
même de ne jamais produire sa pensée au
théâtre, parce que « l'art de la scène appar-
tenait trop à raction pour ne pas troubler le
recueillement du poète (5) :^. Mais, pris
lui-même dans la mêlée sociale, pris par
l'amour révélateur du Vrai et du Juste (6), il
cédait à la tentation de l'action : « Surprenant
(i) 7^., p. 269.
(2) Id., p. 275.
(3) Le More de Venise, Lettre à Lord*** du i" novem-
bre 1829, Théâtre, II, p. 69, 70.
(4) Id., id.y II, p. 91 : «Je n'ai rien fait, cette fois, qu'une
œuvre de forme. Il fallait refaire l'instrument (le style) et l'es-
sayer en public avant de jouer un air de son invention. »
(5) Id., id., II, p. 73 : « Il est possible qu'après avoir tou-
ché... cette orgue aux cent voix qu'on appelle théâtre, je ne
me décide jamais à le prendre pour faire entendre mes idées.
L'art de la scène appartient trop, etc. ; » cf. encore dans une
note datée de i855 son irritation contre Lamartine qui, dans
des vers à la Ristori, avait proclamé le Drame la forme supé-
rieure de la poésie. {^Les Lettres, juin 1906, p. 283-4.)
(6) Servitude et grandeur militaires, p. 267.
72 ALFRED DE VIGNY
dans la foule des mouvements et des trans-
ports » idéalistes qui atténuaient pour elle
son instinctif mépris (i), il sentait en lui la
confiance se refaire pour « un public, dont il
avait trop douté (2) » ; il surmontait « sa ré-
pugnance pour le théâtre (3) », et mettait
sur la scène les « idées de ses livres (4) » .
Toute cette prédicâtipja tliéâtrale est dans l'art
de Vigny une courte et généreuse fantaisie
de Steîlo (5), comme dans la vie solitaire du
Maine-Giraud la profession de foi aux élec-
teurs.
Le conflit de Stello et du Docteur-Noir se
(i) Lettre à Louis Ratisbonne du 2 janvier i858, CorrâS'
pondance, p. 3oi.
(2) Lettre à Brizeux du 21 février i835, id.^ p. 58.
(3) Lettre à Mme Dorval du 14 février 1841, id., p. 98.
(4) « Etait-ce une g^rande gloire que de mettre au théâtre
une idée de l'un de mes livres ? C'était pourtoi^ tu l'as oublié. »
(A Mme Dorval, Lettre du 8 avril 1845, Correspondance,
p. 59.)
(5) La production théâtrale de Vigny se renferme entre les
années 1829 et i835 (Du More de Vcjiise à Chatterton). Nous
savons cependant qu'il avait composé ou entrepris beaucoup
de tragédies et une grande comédie en vers sur Regnard
(Lettre à Brizeux du 2 août i83i, Correspondance y p. 47,
Louis Ratisbonne, Préface du Journal d'ztn poète y p. 21).
Mais, de tout cela, comme des nombreux romans historiques
qu'il avait commencés, rien ne fut par lui publié : la fantaisie
de Stello était passée, et cette littérature était trop voisine
de l'action.
I
ALFRED DE VIGNY 78
retrouve donc ici, comme dans sa pensée et
dans sa vie. Il se traduit du reste, merveil-
leusement dans cette œuvre même de Stello,
où l'art paraît se moquer de soi, tout en jouis-
sant de sa propre virtuosité, et où les prédi-
cations sociales ont un délicieux envers
d'ironie. Mais de ce conflit précisément sortit
un art nouveau. « Si l'art est une fable, »
disait Vigny dans l'avant-propos de La Maré-
chale d'Ancre, « il doit être une fable philo-
sophique (i). » De plus en plus il en fit une
fable symbolique. Déjà dans ses romans et
dans son théâtre, ce serait un lourd contre-
sens de s'intéresser aux seules aventures ou
anecdotes qui semblent y occuper le premier
plan. « XJIdée y est tout ; le nom propre n'est
riengjae l'exemple et la preuve de l'Idée (2) . »
Quoiqu'en dise le sous-titre. Cinq- Mars
n'est point le récit d'une « conspiration sous
Louis XIII ». C'est le conflit « des trois sortes
d'ambitions qui nous peuvent remuer, et, à
côté d'elles, la beauté du sacrifice de soi-même
(i) Théâtre, p. iSp.
(2) Réflexions sur la vérité dans l'art, Cinq-Mars, I, p. i8.
74 ALFRED DE VIGNY
à une généreuse pensée (i) ». Sans le savoir^
les personnages du drame humain sont les
illustrations d'une Idée qui les domine, « les
symboles d'une haute pensée (2) ». « La vie
de tout homme célèbre a un sens unique et
précis, visible surtout et dès le premier
regard, pour ceux qui savent juger les choses
du passé ... Le sang d'Auguste de Thou a coulé
au nom d'une Idée sacrée et qui demeurera
telle tant que la religion de l'honneur vivra
parmi nous (3) » . Le poète qui s'empare de
l'histoire pour en extraire le symbole incons-
cient, la refait ou plutôt la repense suivant une
« vérité toute belle, toute intellectuelle (4) »,
suivant l'Idée supérieure et directrice, dont
cette histoire n'est que l'incomplète réalisa-
tion. Il fera mourir Concini sur la borne même
où fut assassiné Henri IV, pour montrer l'im-
manente justice de la vie (5) ; il fera tuer le
capitaine Renaud par un enfant de quatorze
ans pour expier le meurtre involontaire du
(i) Id., id., p. 10.
(2) Id., id., I. p. 17.
(3) Cinq-Mars, notes, II, p. 290.
(4) Réflexions sur la vérité dans l'art^ Cinq-Mars, I. p. 12.
(5) La Maréchale d'Ancre, Avant-propos, Théâtre, I, p. 159.
ALFRED DE VIGNY 75
jeune Russe de quatorze ans (i). Partout, il
laissera entrevoir à l'observateur subtil la
Destinée, maîtresse de l'homme, le condui-
sant^T" Bjun pas très sûr à ses fins mysté-
rieuses (2) ».
L'œuvre tout entière de Vigny n'est donc
qu'une suite de pensées choisies enveloppées
d'un vêtement décent (3) ; ce sont des sym-
boles parés de noblesse, d'une noblesse d'au-
tant plus raffinée que le rêve s'y distille en
des flacons plus menus. Aussi, c'est dans le
symbolisme de ses poèmes, si précieux, si
travaillés et pourtant si riches de pensées
fortes qu'il a su le mieux concilier son goût
du rare et son besoin d'apostolat. Epris en
aristocrate et en esthète « à la fois des détails
savants de Télocution et des formes du dessin
le plus pur », il a aimé en démocrate intel-
lectuel « à renfermer dans ses compositions
l'examen des questions sociales et des doc-
(i) Servitude et grandeur militaires, p. 243 et 2 53.
(2) La Maréchale d'Ancre, Avant-propos, Théâtre, I. p. 159.
(3) Je choisirai dans mes souvenirs ceux qui se présentent à
moi comme un vêtement assez décent et d'une forme digne
d'envelopper une pensée choisie. » {^Servitude et grandeur
Tnilitaires, p. 3i.)
76 ALFRED DE VIGNY
trines psychologiques (i) » ; et, servi cette
fois par les contradictions de sa nature, plus
heureux que dans ses rêves déjeune poète (2) ,
il a créé l'art nouveau qu'il cherchait, un art
à lui, « expression pure de son sentiment, de
son caractère, de sa vie, enfin de son être
tout entier (3) », un art inconnu jusque-là,
d'une beauté cristalline et sans couleur, où
les mots, résistants et transparents tout
ensemble, taillés pour ainsi dire dans de
l'esprit concentré et solidifié, laissent filtrer
à travers leurs facettes inaltérablement polies
la flamme profonde des pensées :
Diamant sans rival,
qui conserve si bien leurs splendeurs conden-
[sées (4) I
Oui, de ce qui survit aux nations éteintes,
c'est lui le plus brillant trésor et le plus dur (5) .
Dans ces veilles studieuses et souvent
(i) Discours de réception à l'Académie française, Journal,
p. 317-8.
(2) Cf. plus haut, p. 60-61, n., le fragment cité sur la
Beauté idéale .
(3) Lettre à Mlle Maunoir du 24 mars i85i, Revtie de Paris,
14 septembre 1897, p. 3i2.
(4) La Maison du Berger, Poésies^ p. 191.
(5) Les Oracles, Post-scriptum, id.^ p. 206.
ALFRED DE VIGNY 77
tristes, il a ciselé ainsi quelques rares dia-
mants, et, berg-er de rhumanité, il les a
enchâssés au toit de sa maison roulante, pour
illuminer, derrière lui et au loin, les foules
tardives qui cheminent incertaines et lentes
vers la lumière (i).
(i) La Maison du Berger, Poésies y p. 191 2.
78" ALFRED DE VIGNY
IV
De cet art à la fois hautain et fraternel, de
cette pensée qui cherche son repos, de cette
vie s'évadant tristement vers l'idéal, nul dis-
cours ne saurait mieux décrire les belles et
douloureuses fluctuations que l'histoire très
simple, écrite en vers forts et denses, où il
a lui-même amoureusement enfermé le sym-
bole de tout ce qu'il était et de tout ce qu'il
rêvait. L'histoire s'appelle la BoiUeîlle a la
mer (i).
Amoureux de science et d'inconnu, un
f grave marin ^ a lancé son vaisseau sur des
mers inexplorées. Il a découvert un passage
dangereux, où le courant sera toujours mor-
tel à ceux qui le tenteront. Il l'a relevé sur
ses cartes et soigneusement décrit dans son
journal de voyage, pour faire œuvre d'homme,
pour travailler au progrès commun, pour
rendre la route plus facile et plus sûre à ceux
qui le suivront. Mais lui-même, première vic-
time du courant, est emporté par le tourbil-
(i) Poésies, 239-249.
ALFRED DE VIGNY 79
Ion. Le vaisseau vasombrer, Tocéan est désert,
la mort est proche.
Son sacrifice est fait, mais il veut que la terre
recueille du travail le pieux monument.
C'est le journal savant, le calcul solitaire,
plus rare que la perle et que le diamant.
C'est la carte des flots faite dans la tempête,
la carte de l'écueil qui va briser sa tète,
Aux voyageurs futurs, sublime testament.
Pourtant, au milieu de l'orage aveugle et fou,
qui « le roule en sa course » , il sent le doute
lui monter au cœur, le doute amer, presque
la malédiction. Il se demande si son travail
n'a pas été vain, s'il ne s'est pas laissé pren-
dre à son dévouement comme au piège ironi-
que d'une sirène, et il essaie de se recueillir
dans le dédain final.
Il se croise les bras dans un calme profond.
n voit les masses d'eau, les toise et les mesure,
les méprise en sachant qu'il en est écrasé,
soumet son âme au poids de la matière impure,
et se sent mort ainsi que son vaisseau rasé.
Qu'importe ! il fera son devoir : Vieille habi-
tude de marin ou dernière lueur de foi,
il ouvre une bouteille et la choisit très forte ;
8o ALFRED DE VIGNY
il y renferme pieusement son journal, disant
avec un sourire demi-confiant, demi-scep-
tique :
Qu'il aborde, si c'est la volonté de Dieu I
Mais, au moment de jeter la bouteille dans
le tournoiement des vagues, la lumière se
fait en lui, et l'acte de foi ramène la foi.
Il lance la bouteille à la mer et salue
les jours de l'avenir qui pour lui sont venus...
Il sourit en songeant que ce fragile verre
portera sa pensée et son nom jusqu'au port,
que Dieu peut bien permettre à des eaux insensées
de perdre des vaisseaux, mais non pas des pensées,
et qu'avec un flacon il a vaincu la mort.
Sa foi d'ailleurs ne l'a pas trompé : la bouteille
errante a d'abord et longtemps vogué soli-
taire sur l'infini des eaux :
un soir enfin, les vents qui soufflent des Florides
l'ont poussée sur les côtes de France : un pê-
cheur l'a prise dans ses filets, et la Science
dans ses trésors.
Vigny est tout entier dans cette histoire
ALFRED DE VIGNY 8l
symbolique. Lui aussi, il a voulu travailler
pour l'humanité, mais sans parvenir à s'y
mêler, et il est resté solitaire dans sa vie,
comme le marin sur son vaisseau. Il a voulu,
loin de la foule, s'enfuir sur la mer libre, dans
la sainte solitude des Idées; et la mer lui a
été inclémente, il a souffert tous les assauts
des flots hostiles, senti sur son âme inquiète
« le poids de la matière impure (i), » et il a
disparu lentement dans le tourbillon chaque
jour resserré de la douleur. Et puis, les Idées,
qu'il aimait d'amour, ne lui ont pas donné
la sérénité heureuse et la robuste foi qu'il y
croyait trouver. Il a vu de partout « l'homme
spiritualiste étouffé par la société matéria-
liste (2), » comme le navigateur par les
vagues lourdes ;et, bien des fois, cette Science
en laquelle il plaçait son espoir, cette Pitié,
où il pressentait une révélation, lui parurent
des chimères plus subtiles, plus séduisantes
que les autres, mais tout aussi vainement
séductrices.
(i) La Bouteille à la mer, Poésies ^ p. 240.
(2) Chatterton, Dernière nuit de travail, Théâtre^ I, p. 23.
ALFRED DE VIGNY 6
S2 ALFRED DE VIGNY
O superstitions des amours ineffables, [voix,
murmures de nos cœurs, qui nous semblez des
calculs de la Science, ô décevantes fables !
pourquoi nous apparaître en un jour tant de
[fois ?
Pourquoi vers l'horizon nous tendre ainsi des
[pièges ?
espérances roulant comme roulent les neiges,
globes toujours pétris et fondus sous nos
[doigts ( I ) !
Et, songeant alors à tous ceux qui s'étaient,
avant lui, laissé prendre à ce noble piège,
essayant lui-même d'y échapper, — il se don-
nait comme maxime de conduite : « Avoir
toujours présentes à la pensée les images
choisies entre mille de Gilbert, de Chatterton
et d'André Chénier, parce que ces trois jeunes
ombres nous crieront toujours ceci : le poète,
le penseur ont une malédiction sur leur
vie (2). }> Pour nous soustraire à cette malé-
diction, enveloppons-nous de silence, et
dépassons-la de tout notre mépris.
« Il était écrit (3) » qu'il ne resterait pas
(i) La Bouteille à la mer, Poésies, p. 244.
(2) Stello, p. 290.
(3) Les Destinées, Poésies, p. 182.
ALFRED DE VIGNY 83
emprisonné dans ce mutisme de grand sei-
gneur, exilé volontaire de la vie. On lui avait
prédit dans son enfance « qu'il serait un grand
saint et qu'il bâtirait une église » (i) : Il
la bâtit, et ce fut un temple au « Saint-
Esprit » (2). Cédant à l'obscur travail de la foi
qui se faisait en lui, il devait peu à peu s'aban-
donner sans arrière-crainte à tous ses espoirs,
et
de l'œuvre d'avenir saintement idolâtre,
oublier Chatterton, Gilbert et Malfilâtre (3).
Dès lors, la souffrance peut venir, quelque
torturante, et injuste, et stupide qu'elle soit
ou qu'elle puisse paraître. Tout peut manquer
autour de lui : il s'isole et n'attend d'assistance
que de la forte foi dont il est embrasé (4).
La vision radieuse de l'avenir lui fait oublier
la douleur du présent.
Qu'importe oubli, morsure, injustice insensée,
glaces et tourbillons de notre traversée !
(i) Lettre à la vicomtesse du Plessis du 3o juillet 1848,
Correspondance, p. 141.
(2) L'Esprit pur, Poésies, p. 266.
(3) La Bouteille à la mer, /^., p. 239.
(4) Id., id.y p. 240.
84 ALFRED DE VIGNY
Sur la pierre des morts croît l'arbre de graa-
[deur.
Cet arbre est le plus beau de la terre promise ;
c'est votre phare à tous, penseurs laborieux !
Voguez sans jamais craindre ou les flots ou la
[brise
pour tout trésor scellé du cachet précieux.
L'or pur doit surnager, et sa gloire est certaine.
Dites en souriant comme ce capitaine :
qu'il aborde, si c'est la volonté des dieux 1
Le vrai Dieu, le Dieu fort est le Dieu des Idées.
Sur nos fronts, où le germe est jeté par le sort,
répandons le savoir en fécondes ondées ;
puis, recueillant le fruit, tel que de l'âme il sort,
tout empreint du parfum des saintes solitudes,
jetons l'œuvre à la mer, la mer des multitudes :
Dieu la prendra du doigt pour la conduire au
[port(i).
Jadis, quand il racontait la fin tragique de
la Frégate « la Séineicse » (2), à peine une
larme furtive et vite refoulée lui montait aux
yeux (3) ; il s'enfermait tristement dans son
(i) Id., id.^ p. 249.
(2) La Frégate « la Sérieuse », XVI, Le Combat, Poésies y
p. 15S-9.
(3) Id., id., p. i58:
Je me sentis pleurer, et ce fut un prodige,
un mouvement honteux ; mais bientôt l'étouflfant, etc.
ALFRED DE VIGNY 85
honneur hautain, comme la frégate s'enfon-
çait dans la mer ; et il disait tout cet héroïsme
inutile, tout cet engloutissement d'espérances
et de gloire en des vers savants, rares, un peu
secs, volontairement contenus. Ici, sur le
vaisseau rasé, sur le vaisseau englouti, sur la
bouteille flottant à travers l'océan, il laisse
monter l'espérance joyeuse, qui déraidit et
gonfle le vers, et qui donne aux dernières
strophes, avec la simplicité d'une sobre émo-
tion, les sonorités larges et triomphales d'un
Credo,
« Servi tiùde et grandeur » a-t-il écrit sur un
de ses livres : ce pourrait être aussi l'épi-
graphe de toute son œuvre, le mot où vien-
draient se résumer cette âme pascalienne, si
tourmentée de contradictions, cette vie qui
s'est épuisée à réaliser d'irréalisables rêves,
cette pensée qui a oscillé du doute impie à la
foi sereine, cet art qui a hésité entre la stéri-
lité aristocratique et la prédication sociale.
86 ALFRED DE VIGNY
Mais la servitude n'est qu'une apparence.
Elle est comme l'envers d'une grandeur qui
ne se satisfait jamais ; et c'est à la grandeur
qu'appartient le dernier mot : grandeur de
cette vie, si noble en sa tension un peu trop
volontaire ; grandeur de cette pensée, qui
n'a trouvé son apaisement qu'en des espé-
rances illimitées ; grandeur de cet art, qui a
su condenser des sentiments forts en une
perfection diamantée. Socrate disait : « N'ac-
cusons pas les dieux, l'immortalité les
absout. » — « Ne les accusons pas, dirait
Vigny, de nous laisser souffrir sans but, de
ne nous avoir dit le tout de rien, d'avoir pro-
posé à nos aspirations un idéal fuyant, car la
Bonté, car la Science, car la Beauté les
absout. » Les a-t-il bénis, les a-t-il invoqués ?
A-t-il trouvé en ses rêves suprêmes
la certitude heureuse et l'espoir confiant (i) ?
A-t-il «épuré sa lèvre au vase des prières» (2) ?
C'est déjà l'inconnu de la tombe. Mais, si la
(i) Le Mont des Oliviers, Poésies, p. 235,
(2) L'Ange tombée : Mystère, fragment inédit, Les Lettres,
6 avril 1906, p. 162.
ALFRED DE VIGNY 87
foi, comme il le pensait, n'est qu' « une espé-
rance fervente (i ) », il a eu foi en son œuvre,
qu'il a pu léguer sans crainte à cette « jeune
postérité » qu'il aimait (2) ; foi en la vie, dont
il a fini par ne plus désespérer, foi surtout en
la puissance, en la dignité, en la sainteté de
TEsprit, et en l'avènement prochain de son
« Règne (3) » . Il s'était dit un jour : « tu t'en-
dormiras dans le mépris divin et consola-
teur (4) ». La Destinée, qui l'avait tant de
fois contredit, lui réservait une fin plus douce :
et c'est d'une main confiante, avec à peine un
demi-sourire de doute, que, lui aussi, au jour
du dernier naufrage, il a « lancé la bouteille
à la mer et salué les jours de l'avenir ».
{i) Jottynal, p. 109,
(2) L'Esprit pur, Poésies, p. 267.
(3) Id., Id., p. 266.
(4) Poèmes à faire : La ^ombe, /o ter /lal, p. 2 52.
88 ALFRED DE VIGNY
APPENDICE
LETTRES INÉDITES d'aLFRED DE VIGNY
Des cinq lettres inédites suivantes, les deux
premières et la dernière m* appartiennent , Je
dois la communication des deux autres h Uobli
geance de M, No'el Charavay,
I
A AIME MARTIN
Ce billet est sans date. Il est, en tout cas,
postérieur a 18 25 y date du 7nariage de Vigny
et antérieur à 184^, date de la mort d'Ai7né
Martin. On peut le placer vraise?nblablement
aux environs de 1840, au ?nomentotc les a?^ tic les
d*Ai?né Martin dans le Journal des Débats ,
ceux surtout qu'il consacra a /''Esquisse d'une
philosophie de Lamennais, furent particulière-
ment remarqués . « Eviile » est Emile Des-
champs, Uami de Vigny et son collaborateur
dans la traduction de Roméo et Juliette. On
voit par cette lettre que Vigny n'a pas toujours
ALFRED DE VIGNY 89
refusé les invitations avec la 7népyi santé in-
transigeance des dernières années (cf, plus
haut y p. 3 1-2 et note). En ce temps-la ^ plus
jeune y il se résignait ;7nais, sans doute y C07nnie
pour les Amants de Montmorency, ces dîners
étaient rares, distraits ; il ne les voyait pas (i).
Je réponds dans une position toute hori-
zontale, sur ce chiffon de papier à votre
aimable billet, couché, enrhumé, dolent de-
puis hier, qu'il faut dimanche, non que je
sois assez heureux pour m'asseoir à votre
table amie, mais à un dîner étranger dans ce
quartier d'où il faut que je conduise ma
femme au bal. Pardonnez-moi, mon ami ; je
me console en vous lisant ; vous vous êtes
surpassé, et tous mes amis, Emile surtout^
sont charmés de vos articles courageux et
profonds .
T [out] à v [ous] ,
A[lfred]deV[iGNY].
Monsieur,
Monsieur Aimé Martin .
(i) Les Amants de Montmorency, Poésies, p. 16 1-2.
pftaviens'ts
90 ALFRED DE VIGNY
II
A UNE AMIE INCONNUE
Vigny était alors à Paris y garde-malade très
attentif et très déférent de sa « pauvix Lydia »^
a qui V émotion d'un co??imencement d'incendie
venait d'occasionner tme nouvelle rechute.
Je suis encore, hélas ! près du lit d'une
incendiée, qui a mortellement souffert et que
j'ai eu le bonheur de sauver en éteignant
avec mes mains ces insupportables dentelles
qui vous environnent toutes en vous rendant
si inflammables.
Quand je ne serai plus placé entre un mé-
decin et une garde-malade, quand je pourrai
vous porter un visage serein et une conver-
sation calme, ma première sortie sera pour
vous, amie charmante dont la douceur est
inaltérable.
Alfred de Vigny.
27 Oct [obre] 1843. — V [endredi].
ALFRED DE VIGNY Çl
III
Ce billet et le suivant apportent tm nouveau
témoignage de l'active et efficace amitié que
Vigny garda toujours a Brizeux ; cj. abbé
Lecigne, Brizeux, sa vie et ses œu\res, d'a-
près des documents inédits, Lille y Morel, iSpS,
1 voL in-8'^ p , po-pS. i^Iarie avait pane en
1840 (Paris, Masgana, 1 vol. in-12) ; Les
^rçXovv^ en 18 45 (Paris, Masgana, 1 voLin-8^,
2^ édition, 1846J, Vigny venait d'être reçu à
l'Académie Française, Des que le comte Mole
ne fut plus directeur, il assista très régulière-
ment aux séances. Sa première intervention
académique fut en faveur de Brizeux. Il de-
manda pour l'auteur des Bretons le prix de
poésie, Brizeux obtint une médaille de
2.000 francs ; cf., Lecigne, op. cit., /î». 224-8 .
Monsieur Masgana peut-il venir me voir
demain mardi à onze heures et m'apporter lui-
même un exemplaire (in-8°) des Bretons de
g2 ALFRED DE VIGNY
M. Brizeux. Je lui dirai l'usage que j'en veux
faire .
Je le prends à mon compte, bien entendu.
Mille compliments .
Alfred de Vigny.
i5 mars 1847.
6 — r. des Ecuries d'Artois.
IV
AU MÊME
La commission de l'Académie va faire
acheter chez M . Masgana sepf exemplaires du
poème des Bi^etons de M. Brizeux. Je le prie
d'y ajouter quelques exemplaires de Marie
qui peut être considéré comme un épisode des
Bretons.
Mille compliments.
Alfred de Vigny.
25 mars 1847.
V
AU DIRECTEUR D UNE ANTHOLOGIE
Vigny, aymtt autorisé le directeur d'une
anthologie a reproduire quelques-uns de ses
pohneSj désira revoir lui-même le texte des
ALFRED DE VIGNY 98
épreuves, La lettre suivante atteste une fois de
plus chez lui le souci de perfection et d'exacti-
tude matérielles qui se manifeste dans toutes ses
lettres aux éditeurs . Elle met aussi en valeur y
pour r interprétation de ha Bouteille à la Mer,
le caractère intellectîiel et symbolique du
poème,
i5 mars 1862, samedi.
Pour ne pas vous causer un jour de retard,
Monsieur, je vous envoie, de mon lit, les
épreuves que j'ai lues avec attention. J'en
suis parfaitement satisfait et je n'y ai pu
trouver que de bien légères imperfections. Je
les ai indiquées et je vous prie de me faire
parvenir encore la seconde épreuve avec le
commencement des poèmes que je n'ai pas
vus.
Tâchez que l'imprimerie se résigne à mes
7?iajusctcles,
La pauvre petite Bouteille qui porte une
science de plus à notre pauvre espèce humaine
est l'héroïne du poème autant que le brave
Capitaine.
Croyez, Monsieur, à tous mes sentiments
très dévoués. Alfred de Vigny.
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Avant-propos 3
Note bibliographique 7
Alfred de Vigny 1 5
I . — La Vie 16
II . — Les Idées Z6
III. — L'Art 60
IV 78
Conclusion 85
Appendice : Lettres inédites d'Alfred de Vigny 88
1119-07, — Imp. des Orph.-Appr., F. Blétit, 40, rue La Fontaine, Paria.
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
Celui qui rapporte un volume
après la dernière date timbrée
ci-dessous devra payer une amen-
de de cinq cents, plus deux cents
pour chaque jour de retard.
The Library
University of Ottawa
Dote due
For failure to return a book on
or before the last date stamped
below there will be a fine of five
cents, and an extra charge of two
cents for each additional day.
— fltihrs^^
OK-tlISST-
mHr4rAm
[68
a39003 00393585Ub
CE PQ 2474
• Z5^'38 1908
COO MASSGN,
ACC# 1228505
PIEP ALFRED DE VI