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Full text of "Amants joyeux"

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U  dVof  OTTAWA 


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Ernest  FLAMMARION.  Éditeur,  l^aris. 

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/amantsjoyeuxOOIemo 


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AMANTS    JOYEUX 


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—  T'est-il  possible  de  douter  encore...  (Page  50.) 


CAMILLE    LEMONNIER 


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AMANTS 
JOYEUX 


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Illustrations   de    Bl  GOT-V  A  LENT  1  N 


PARIS 

ERNEST    FLAMMARION,     ÉDITEUR 

26,     RUE    RACINE,    26 


Droits  de  IraJuclion  et  de  roproduclion  réservés  pour  tous  les  pays,  y  cornpri3 
la  Suède  et  la  Norvège. 


fllVIfl^TS   JOYEUX 


Nos  chevaux  vivement  s'allon- 
geaient sous  les  châtaigniers  quand, 
au  bruit  d'une  faux  qu'un  paysan  bat- 
lait  avec  la  pierre,  Hercule  prit  peur 
et  s'emballa.  C'était  une  bête  nerveuse 
et  qui  déjà  m'avait  causé  plus  d'une 
alerte.  Lorsque  je  pus  la  maîtriser, 
nous  avions  fait  un  bon  bout  de  che- 
min. J'entendais  derrière  moi  le  galop 
de  Suzy  qui  avait  rendu  la  bride  et 
tâchait  de  me  joindre. 

Hercule,  frémissant  et  s'ébrouant, 
le  mors  mousseux  d'écume,  à  présent 
dansait  sur  place,  fouillant  des  sabols 
la  terre.  ^lon  Dieu  !  je  devais  avoir 
l'air  passablement  ridicule  avec  mes 
bonds  en  selle,  plongeant  d'avant  et 
d'arrière  aux  ressacs  de  la  croupe. 

Par  surcroît,  une  branche  basse 
pendant  la  course  m'avait  enlevé  mon 
chapeau.  J'étais  donc  là  nu-lète,  au 
milieu  du  chemin,  écoutant  venir  le 
galop  de  Suzy  et  voyant  par  avance 
sa  petite  moue  d'ironie.  Tout  à  coup 


les  battues  de  sa  jument  furent  comme 
cassées  au  ras  du  sol.  J'entendis  un 
cri  et  regardai  par-dessus  mon  épaule. 
Je  l'aperçus  roulée  à  terre,  prise  avec 
la  selle  dans  les  plis  de  son  amazone. 
D'une  cinglade  de  m,a  cravache  j'en- 
levai Hercule.  Avant  que  j'eusse  vidé 
l'élricr,  Suzy  déjà  était  debout. 

—  Ou'esl-il  arrivé,  Suzy  ? 

Elle  riait,  secouant  sa  longue  jupe 
grise  de  poussière,  la  tenant  à  poi- 
gnées dans  ses  gants  de  peau  de  daim. 

—  Rien.  La  selle  a  tourné.  Est-ce 
bêle? 

Je  ramassai  la  selle,  la  jetai  sur  le 
dos  de  la  jimient,  et  maintenant  je 
lirais  sur  les  sangles  fortement  pour 
serrer  la  boucle.  Elle  fit  un  pas,  do 
nouveau  poussa  un  cri. 

—  Je  crois  que  je  me  suis  foulé  le 
pied. 

Une  colère  bi'oiiilla  ses  yeux  sous 
la  barre  noire  des  sourcils. 

—  Oh  !  la  brute  de  palefrenier  ! 


A  M  A \ r  S    JOYEUX 


Elle  vouliil  rcmonlcr  ;  mais,  cha- 
que fois  qu'elle  posait  le  pied  dans  ma 
main  pour  s'enlever,  une  douleur  lui 
rompait  la  cheville. 

—  La  brute  !  La  biute  ! 

Il  fut  évident  que  tout  effort  nou- 
veau serait  inutile.  Par  malheur,  l'a- 
près-midi s'achevait  et  nous  étions  à 
une  grande  distance  du  château. 

—  Donnez-moi  votre  bras,  Philippe, 
me  dit-elle.  Je  tâcherai  de  marcher 
jusqu'à  la  ferme  là-bas. 

Nous  parcourûmes  une  centaine  de 
mètres,  elle  pendue  à  mon  bras,  moi 
la  soutenant  et  tirant  après  moi  les 
chevaux.  Le  mal  grandit.  A  cha(jue 
pas  elle  croyait  soulever  toute  la  terre 
du  chemin  après  elle.  A  bout  de  force, 
elle  déclara  qu'elle  ne  mettrait  plus 
im  pied  devant  l'autre.  Je  la  vis  près 
de  moi  toute  pâle,  mordant  sa  lèvre 
pour  ne  pas  crier. 

—  Ma  pauvre  Suzy  !  Qu'allons- 
nous  faire  ? 

—  Eh  bien,  portez-moi  jusqu'à  la 
ferme. 

Le  courage  lui  revint.  Elle  riait  en 
rassemblant  les  plis  amples  de  sa  jupe. 
Alors,  riant  aussi  comme  si  c'eût  été 
un  jeu,  je  la  pris  délicatement  sous  les 
épaules  et  les  jarrets.  .'\vec  sa  petite 
laille.  fllo  pesait  dans  mes  bras  le 
poids  d'un  enfant.  El  elle  se  tenait  gen- 
timent blollio  ronire  moi,  (rinit'  \\r 
légère  et  reposée,  son  visage  près  du 
mien  dans  le  soir  qui  tombait.  Celait 
elle  maintenant  qui,  de  la  main  qu'elle 
avait  passée  à  mon  rou,  lirait  llri'cnJo 
el  la  jument  derrière  nous. 


Xous  n'avions  été  jusque-là  l'un 
pour  l'autre  que  des  gens  d'un  même 
monde,  unis  par  une  ancienne  cama- 
raderie. J'avais  certainement  dû  pen- 
ser déjà  à  la  forme  de  son  corps.  Seu- 
lement c'était  un  autre  sentiment  qu'a- 
vec les  grandes  femmes  indolentes  et 
charnues.  11  ne  m'était  jamais  venu 
l'idée  que  je  pourrais  la  désirer  un 
jour.  Je  l'avais  connue  toute  jeune  : 
nous  avions  passionnément  joué  au 
polo  chez  un  de  ses  parents  qui  était 
aussi  l'ami  des  miens.  Il  venait  là 
beaucoup  de  jeunes  gens  et  de  jeunes 
filles.  Comme  les  parties  duraient  tout 
l'été,  on  finissait  par  supprimer  toute 
cérémonie  et  les  petits  noms  volaient 
d'une  bouche  à  l'autre  familièrement. 
Moi.  je  brûlais  en  ce  temps  d'une  ar- 
deur ridicule  pour  une  grande  fille 
blonde  et  maniérée  ;  mais  celle-là,  je 
n'osais  pas  la  nommer  par  son  nom, 
tandis  que  tout  de  suite  j'appelai  par 
le  sien  cette  petite  fille  noire  aux  allu- 
res masculines.  Plus  lard,  ce  jeune 
compagnonnage  nous  devint  à  tous' 
doux  une  amicale  habitude.  Elle  aima 
m'avoir  pour  partenaire  aux  papor 
hunl  chez  son  père.  Avec  sa  nature  vo- 
lontaire et  personnelle,  elle  exerçait 
sur  moi  un  ascendant  léger.  Elle  pa- 
raissait me  traiter  comme  un  bon  gar- 
çon avec  lequel  une  jeune  fille  ne  court 
poiul  (le  li-que.  Aucun  de  nous  n'était 
un  fliii  pour  l'aulre. 

Et  puis  j'avais  voyagé  :  nous  ne 
nous  étions  plus  revus  qu'après  son 
in;iri;ige  avec  le  vieux  comte.  Ce  fui 
une  surprise  ;  je  ne  m'étais  pas  fait  à 


AMANTS    JOYEUX 


la  pensée  qu'elle  se  marierait  un  jour. 
Elle  m'avait  seulement  dit  une  fois,  en 
galopant  près  de  moi,  que,  sur  ce  point 
comme  sur  tout  le  reste,  elle  clail  bien 
décidée  à  n'en  faire  qu'à  sa  tête.  Elle 
me  présenta  à  son  mari,  un  homme 
aimable  après  tout,  d'assez  grande 
mine,  mais  goutteux .  Comme  j'hési- 
tais sur  le  nom  qu'il  me  faudrait  lui 
donner  désormais,  elle  me  dit  de  sa 
petite  voix  un  peu  rauque  : 

—  Appelez-moi  Suzy  ;  je  veux  être 
toujours  Suzy  pour  mes  anciens  amis. 

Et  ce  fut  entre  nous  comme  si  rien 
n'avait  changé. 

J'allais  doucement  avec  mon  léger 
fardeau  dans  mes  bras,  mettant  un 
certain  orgueil  à  marcher  droit,  d'une 
haleine  égale.  Une  illusion  d'optique, 
dans  le  coup  de  lumière  oblique  du 
couchant,  sembla  d'abord  avancer  les 
murs  blancs  de  la  ferme  à  une  double 
portée  de  fusil.  Mais  la  route  s'allon- 
gea :  les  bras  petit  à  petit  raidis,  je 
n'étais  plus  aussi  sûr  d^'arriver  jus- 
qu'au bout  sans  lasser  mes  forces." Les 
chevaux  derrière  nous  s'ébrouaient, 
les  cols  tendus,  tirant  sur  la  bride  que 
Suzy  tenait  dans  son  petit  poing  fer- 
mé. Elle  ne  me  parlait  plus  de  son 
mal,  elle  était  plutôt  portée  à  envisa- 
ger gaiement  l'aventure  ;  et  moi,  je 
me  taisais  pour  épargner  mon  souffle, 
riant  seulement  d'un  rire  un  peu  ner- 
veux par-dessus  sa  jolie  moue  amusée. 
Et  puis  pour  la  première  fois,  sentant 
se  communiquer  à  moi  cette  vie  encore 
inconnue  de  son  corps,  mon  cœur 
étrangement  bal  lit.   Je  commençai   à 


penser  que  c'était  vraiment  là  une 
jeune  femme  désirable  que  je  tenais 
dans  mes  bras,  avec  ses  petits  seins 
frémissants  et  la  courbe  flexible  de  ses 
reins.  Au  creux  de  ma  main  se  moulait 
si  nettement  la  rondeur  de  ses  jambes, 
que  j'avais  la  sensation  indéfinissable 
de  les  toucher  nues  sous  la  robe,  à  la 
hauteur  des  jarretelles.  Elles  étaient 
fermes  et  pleines. 

J'avais  le  tempérament  régulier  des 
jeunes  hommes   adonnés  aux   exerci- 
ces physiques  et    je    n'avais  pas    de 
maîtresse.  Quand  la  sève  montait,  je 
me  satisfaisais  d'un  gros  plaisir  tout 
de  suite  oublié.  Mais  avec  cette  palpi- 
tation   d'une    chair   jeune   et   fraîche 
contre  la  mienne,  je  me  pris  à  songer 
que  cette  Suzy  serait  d'un  prix  inesti- 
mable pour  l'homme  qui  saurait  s'en 
faire  aimer.  J'étais  troublé  au  fond  de 
moi  d'étranges  et  subtils  mouvements. 
Sa  bouche  aux  lèvres  rouges,  ouvertes 
dans  un  clair  rire  de  petites  dents  blan- 
ches, sembla  m'encon rager  :  je  ne  l'a- 
vais pas  encore  entendue  rire  ainsi  ; 
et  elle  avait  dans  les  yeux  un  plisse- 
ment rusé.   Se  moque-t-elle  de  moi, 
pcnsais-je,   et  soupçonnerait-elle    ma 
petite  torture  intime  ?  Ou  attend-elle 
que  cette  situation    si  nouvelle    pour 
tous  deux  se  dénoue  dans  un  sens  que 
ni  l'un  ni  l'autre  ne  pouvons   encore 
prévoir  ?  Un    homme,    dans    certains 
cas,  en  arrive  facilement  à  croire  qu'il 
est  de  sa  dignité  de  se  comporter  en- 
vers une  femme  comme  le  ferait  un 
goujat. 

Des  chaleurs  m'iri'ilèrent  le  sang  ; 


AMAMS    JOYEUX 


un  magiiélisme  dangereux  à  mesure 
se  dégageait  de  ce  corps  souple  cl  vi- 
brant, loul  près  du  ballemenl  de  ma 
vie.  .Mes  mains  aussi  à  présent  sélec- 
trisaient  dans  la  pression  plus  vive  au- 
tour de  la  forme  de  ses  jambes.  Je  vis 
SCS  yeux  se  fermer.  Elle  eut  une  ex- 
pression de  bonheur  charmé,  la  tète 
renversée  sur  mon  épaule.  Et  elle  me 
dit  singulièrement  de  sa  petite  xoïk 
dure,  plus  sourde  qu'à  l'ordinaire  : 

—  Philippe,  il  me  semble  que  vous 
m'avez  toujours  portée  ainsi. 

Une  joie  d'enfant  après  une  grande 
fatigue  ne  se  fût  pas  exprimée  autre- 
ment. Sitôt  que  me  vint  celle  idée,  je 
repris  possession  de  moi-même,  un 
peu  honteux  de  mon  court  vertige.  Je 
pensais  très  nettement  :  Ma  petite 
Suzy,  il  y  a  longtemps  que  je  serais 
tombé  sur  les  genoux  si  j'avais  dû  tou- 
jours vous  porter  ainsi. 

Je  ramassai  mes  forces  dan.s  un  der- 
nier effort,  et  traînant  après  nous  les 
chevaux,  nous  pénétrâmes  dans  la 
ferme. 

Les  gens  s'empressèrent.  Il  se 
trouva  qu'ils  avaient  vendu  une  cou- 
ple de  vaches  bretonnes  au  cliâleau, 
l'autre  année.  Ils  étendirent  des  draps 
frais  sur  le  moillour  des  lits  et  j'y  por- 
tai moi-même  Suzy  dans  son  amazone. 
Tou^:  doux,  f'urore  une  foi'?,  non';  nous 
étions  remis  à  rire  comme  si,  en  l.i 
portant  dans  mes  bra«.  j'accomplis- 
sais réellement  un  office  habituel.  Son 
rire  à  elle  me  disait  : 

—  Mai'i  oui,  n'csl-cf  p;i<  là  inu' 
chose  convenue  entre  nous  ? 


El  moi,  avec  mon  souffle  rafraîchi 
el  le  jeu  libre  de  mes  poumons,  j'en- 
trais joyeusement  dans  ce  rôle. 

Une  grande  lille  monta,  se  tinl  près 
du  lit.  Elle  sentait  le  lail  et  la  paille  el 
elle  caressait  ses  bras  nus,  un  peu  gê- 
née, nous  épiant  du  coin  de  l'a'il. 

—  Mais  restez  donc  !  me  dit  Suzy  ; 
vous  n'êtes  pas  de  trop. 

Elle  fit  sauter  sa  jupe  par-dessus 
son  pantalon  de  cheval  et  tendit  le 
pied.  La  fille,  à  croupctles,  doucement 
lirait  sur  la  botte  ;  mais  la  cheville 
avait  gonflé.  Suzy  me  prit  vivement  la 
main,  pinça  mes  doigts  entre  les  siens, 
criant  à  travers  ses  dents  serrées  : 

—  Tire,  mais  lire  donc. 

El  tout  à  coup,  dans  l'effort,  la 
botte  céda  :  j'aperçus  son  petit  pied 
d'enfanl  à  travers  les  mailles  du  bas 
noir,  avec  la  croqure  jolie  des  doigts 
jouant  au  ])ord  des  draps.  Il  me  parut 
que  j'étais  redevenu  le  bon  garçon  de- 
vant qui  une  femme  ne  se  gêne  pas 
pour  trousser  sa  robe  jusqu'au  mollet. 
Maintenant  Suzy  se  renversait  sur  le 
lit.  allégée,  détendue,  avec  un  soupir 
de  joie. 

Le  fermier  gratta  à  la  |inrte  :  il  s'of- 
frait pour  aller  chercher  le  rebouteur. 
Celui-ci  habitait  à  une  heure  de  la 
fci'me.  Mais  .'^nzy,  pour  la  première 
fois,  ont  l'ail'  de  se  rappeler  qu'il  y 
a\;iil  ;i  Montaiglon  quelqu'un  (|ui  peul- 
êlre  d(\jà  s'inquiétait  de  son  absence. 

—  l'liililip<\  (il-cllc.  (lile^  à  ce  brave 
liomme  qu'il  aille  |)lulôl  nu  chàleau.  II 
ramènera  la  juinciil  o\  il  apprendra  au 
comte  celte  sollc  histoire.  Il  le  priera 


Au  bruit  d'une  faux  qu'un  pays 


p.-iy.saii  battait,  (Page  5,^ 


AMANTS    JOYEUX 


dl 


aussi  de  m'envoyer  demain  malin  le  Son  amazone  pendait  à  un    crochet 

landau  avec  le  médecin  et  ma  femme  contre   le   mur.    Il   y   avait   sur   une 

de  chambre.  Je  suis  décidée  à  passer  chaise,  près  du    chevet,  une    cuvette 

la  nuit  ici.  d'eau  fraîche  et  des   bandelettes.  J'a- 


En  rentrant    dans    la    chambre,    je  percevais  le  relief  de  son  pied  bandé, 

trouvai  Suzy  au  lit.  Elle  s'était  désha-  sous  les  draps. 

billée  avec  l'aide  de  la  fdle  et  celle-ci  —  Ah  !  mon   pauvre   Philippe,  me 

lui  avait  passé  une  jaquette  de  coton  dit-elle    gentiment,  quel    ennui    pour 

dont  l'ampleur  exagérait  encore  la  pe-  vous  ! 

litesse  de  sa  taille.  Toutes  deux  riaieni  Elle  congédia  la  fille  et  maintenant 

tandis  que,  sous  le  retroussis  des  man-  elle  m'avait  repris  les  mains  ;  je  la  re- 

ches,  elle   agitait   ses   fins   poignets,  gardais   en   souriant.  Sa   peau   lièdc 


I:> 


AMAXTS    JOVKUX 


avait  la  douceur  du  salin  et  me  cau- 
sail  une  sensation  de  plaisir.  Je  pen- 
sais :  «  Oui,  «luel  ennui  I  »  J'avais  ai- 
rangé  avec  Ponsin,  le  garde  du  comte, 
que  nous  irions,  celle  iiuil-là,  ])Oser 
nos  nasses,  près  du  barrage,  dans  l'é- 
tang. Cependant  je  tenais  doucement 
ses  petites  mains  pressées  dans  les 
miennes,  j'appuyais  sur  ses  yeux  noirs 
el  limpides  un  regard  franc,  comme 
si  ma  pensée  n'était  pas  allée  là-bas, 
vers  le  barrage. 

Des  minutes  couléieiil.  La  fei'uie 
s'était  feutrée  de  silence.  Au  loin,  sur 
la  route,  le  martellement  des  ferrures 
lâches  d'un  bidet  s'accompagnait  des 
larges  foulées  sonores  de  la  jument. 
Une  nui!  bleue  mollement  glissait  en- 
tre les  rideaux,  une  large  onde  de  lune 
que  limitait  la  zone  rougeàlrc  du  suif 
crépitant  dans  un  flambeau  de  bois. 

—  Eh  bien,  Suzy  ? 

—  Oh  !  plus  rien  qu'une  pelile  tor- 
peur délicieuse  ! 

Quelle  idée  bizarre  elle  eut  tout  à 
coup  de  se  vouloir  faire  conter  «  quel- 
(jue  chose  d'amusant  >-  !  J'étais  l'hom- 
me le  moins  fait  poiu-  débiter  des  fa- 
bles légères.  .\u  moment  où  je  croyais 
pouvoir  me  rappeler  la  fin  d'une  anec- 
dole.  la  mémoire  toujours  me  man- 
qtiail. 

—  \'ous  savez,  Suzy,  je  >uis  Irés 
hôte.  Je  Mf  Irouve  jamai»^  rien.  moi. 

—  Si  1  si  !  fit-elle.  Contez-moi,  i)ar 
exemple,  voire  [iremière  histoire  i]o 
femme. 

Son  visage,  d'un  hâlc  ambré  de  pê- 


che mûre,  ondulait  dans  la  grosse 
toile  bise.  Je  compris  que  tout  son 
corps,  avec  sa  scrpenlaison  flexilile 
sous  les  draps,  aussi  venait  à  moi  dans 
ce  mouvement.  Mou  lii-.'u  !  elle  me  de 
nuuida  cela  si  drôlement  (pie  je  me 
pris  à  rougir  1res  bas  dans  la  nuque 
comme  si  sur  ce  chapitre-là  une  cer- 
taine réserve  m'était  commandée.  Il 
me  parut  peu  convenable  de  lui  révé- 
ler qu'une  nuit,  une  des  servantes  de 
ma  mère  était  entrée  dans  mon  lit  el 
que,  de  toutes  les  femmes  qui  étaient 
venues  par  la  suilc,  aucune  ne  m'avait 
laissé  un  plus  agréable  souvenir. 

Je  haussai  le  sourcil  ;  mon  monocle 
tomba.  Avec  une  gaucherie  de  myope, 
j')  demeui'ai  un  instant  tâtonnant  du 
bout  des  doigts  le  long  de  mon  gilel. 
El  l'œil  vague,  nué  d'un  léger  brouil- 
lard, je  lui  disais  : 

—  Je  vous  assure,  cette  chose  aurait 
pu  arriver  aussi  bien  à  votre  jardinier 
qu'à  moi.  Il  vaut  mieux  n'en  pas  par- 
ler. 

—  Mais  le  voilà  !  fit-elle  en  me  pas- 
sant le  monocle  qui  avait  roulé  sur  la 
couverture. 

Il  me  parut  qu'elle  riait  au  bord  des 
draps.  Je  ne  voyais  pas  ses  yeux  ;  el 
puis,  sa  voix  bi'usque,  sa  petite  voix 
de  mue  d'un  jeune  garçon  à  l'âge  de 
la  pubei'té  sortit  du  lit. 

—  Dites-moi.  avez-vous  au  moins 
(  (Hinu  l'amour  ? 

D'un  geste  ra[»ide  du  pouce  et  de 
1  index,  j'assurai  mon  disque  de  verre. 
Maintenant  je  |)Ouvais  lui  dire  fran- 
chement la  vérité  sans  honte. 


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.^-^ 


Je  ramassai  mes  forces...  (Page  ^.) 


AMANTS   JOYEUX 


15 


—  Non,  Suzy,  je  n'ai  jamais  aimé.  —  Philippe,  donnez-moi  votre  main. 

—  Sérieusement,  non  ?  Je  vais  dormir. 

—  Sérieusement,  non.  Avec  la  chaleur  sèche  et  les  puisa- 
La  confiance  monta.  Il  sembla  que  lions  de  son  sang  dans  mes  doigts,  je 

nous  étions  plus  près  l'un  de  l'autre,  la  vis  entrer  mollement  dans  le  som- 


avec  des  âmes  fraîches  et  heureuses. 
Un  peu  de  temps  aucun  de  nous  ne 
parla  plus.  C'était  une  chose  nouvelle, 
très  douce,  une  intimité  que  nous  n'a- 
vions pas  encore  connue.  Et  enfin  elle 
me  dit  faiblement,  comme  une  petite 
enfant  malade  : 


meil.  A  présent,  elle  dormait  là  sous 
ma  garde,  blottie  avec  son  mystère 
dans  la  chaleur  des  draps.  Son  visage 
demeura  tourné  vers  moi,  la  vie  close 
de  ses  yeux,  le  souffle  léger  de  sa  bou- 
che cnlr'ouverte.  El  moi,  j'avais  attiré 
une  chaise,  je  tenais  toujours  dans  les 


16 


AMANTS   JOYEUX 


doigis  sa  main  ardcnle,  sentant  pas-  sur  le  chemin.  Je  pensais  avec  une 
scr  dans  mes  papilles  le  rapide  ma-  nuance  plutôt  de  tendre  sensibilité  : 
gnclisme  orageux  de  sa  fièvre.  Quel-     «  Quelle  drôle  de  petite  femme  !  »  Au- 


quefois   ses  hanches,    sons    la    toile,  nme  autre  n'aur;iil  fiiit  rc  qu'elle  fui- 

avaicnl  une  secousse,  brèves  et  fines  s;iil  l;i,  dans  sa  confiance  tranquille. 
coinniL'  le  nionlngc  d'iuio  (  i('';iliii('  dr<  Mes  lilOc^^    lournèronl.  .le    redevins 

peliles  i-aces.  I  lioiinnc  (pii  liqiporte  à  la  i)unsr('  du 

Un  grand  apaiseniriil  me  \iiil  il  moi-  pl;ii-ir  <•!  (I(>  l;i  possession  le  rhnrine 

même,   après  le  Ir^nblc    voi-ligc  subi  (j(-li(;il  d'ime  roinpagnir  f«Miiiiiiiie.  l*]lle 


■^^^\^TS    JOYEUX 
doi(n.er^en,Ire  pour  un  fier  inibécile 


'»c   certi/iai-jo,   saiiî 


poui-  une 


goût    d'ailleurs      |.. 


•   -^^''-P'-'^e   daniour.  Maiaic 


^clusle,  elle  qui  autrefois  n 


"'c  qu  à  sa  (èle  ? 
Jt'- ''(MiKMirai    encore 


en  voulail 


^'"    peu    de 


'^'^^l^^ussi  je  me  figurais  le  Vieil  éponx-  i 

enant  comme  moi  au  bord  du  la  et  se  '  •'  ''  ^''''  ^''  "^''''^'^^  doucement 

ï-sant  sous  les  draps  avec  son  ,Z  ",:""'  ^  ''  ''''''''   -"'    J-   cou- 

f '^^-   Voilà,  ou;,  comment    n  a^a  l  '  ^'"^""^  ^^  '^^™^^  °'^  ^^eillail  •  le 

'^  P^3    pris    un    homme    je  ne      '  ^IZ    "  ""'    '''   ^"^^   -'^'- 

J^^^o    el  j  entendais  bourdonner  faiblement  les 


IS 


AMANTS    JOYEUX 


voix  à  travers  les  solives.  Pcul-èlre  ces 
gens  causaient  de  nous.  \'eis  minuit, 
les  fers  du  bidet  enlia  rà|tèrent  le  pavé 
de  la  cour.  J "ouvris  avec  précaution 
la  porte  et  descendis  sur  la  pointe  des 
pieds.  Le  bunhonuiic  rapi)orlait  un 
billet  du  valet  de  cbambre  :  le  conile 
avait  été  pris  d'un  accès  de  goutte  dans 
la  soirée  ;  il  sexcusail  de  ne  pouvoir 
venir  chercbcr  Suzy  lui-même  le  len- 
demain. Je  remontai  déposer  le  billet 
sur  la  cbaise,  au  pied  du  lit.  et  ensuite 
j'allai  m.c  jeter  tout  habillé  dans  la 
couchette  qui  m'avait  été  préparée 
dans  la  chambre  voisine.  Je  ne  pen- 
sais plus  aux  vervcux,  à  la  nuit  bleue 
de  l'étang  tandis  qu'avec  un  bruit  mu- 
sical l'eau  s'égoulte  des  rames.  Je  ne 
ressentais  plus  qu'une  grande  fatigue 
sans  idées. 

Quand  je  rouvris  les  yeux,  il  faisait 
clair  soleil.  Je  cognai  à  la  porte  de 
Suzy  :  elle  était  éveillée  et  me  cria 
d'entrer.  Elle  me  dit  qu'elle  avait  voulu 
se  lever  ;  mais  l'enflure  du  pied  avait 
augmenté,  la  douleur  l'avait  obligée 
à  se  remettre  au  lit.  Tout  cl  a  il  bien 
changé.  Ce  n'était  plus  la  petite  fem- 
me-enfant qui,  si  joliment,  s'était  en- 
dormie la  niiiin  dans  la  mienne.  Une 
éli'ange  force  nerveuse  remuait  son 
))elit  c()ip<  an  fond  des  couvertures. 
Des  dessous  d'orage  brouillaient  ses 
prunelles,  sous  la  barre  noire  des  sour- 
cils tendus.  Elle  frappa  avec  colère, 
de  ses  poings  fermés,  les  draps. 

—  Je  me  déleste  !  Si  vous  saviez  ! 

Visiblement  je  ne  fus  plus  pour  elle 
dans  ce  moment  qu'une  présence  né- 


gligeable. Et  puis,  ses  mobiles  sensa- 
tions coururent.  Elle  prit  le  billet  du 
comte,  s'attendrit,  toute  affligée  de  lui 
avoir  manqué  dans  sa  crise. 

—  \'ous  ne  pouvez  savoir  combien 
j  ;ii  de  peine  !  11  ne  peut  souffrir  que 
moi  itendant  ses  accès.  Il  m'appelle 
sans  cesse  dune  voix  dès  douce  et 
gémissante.  .Moi  seule  [»uis  toucher  à 
ses  pauvres  jambes. 

Elle  insista  avec  une  sincérité  d'af- 
fection attristée  et  caressante,  puérili- 
sée  d'un  peu  du  dorlotement  d'une 
mère  pour  un  enfant.  Mais  moi,  Tcn- 
tendant  ainsi  parler  du  comte,  une 
gène  me  prit  :  il  sembla  qu'après  ce 
qui  s'était  passé  entre  nous,  elle  dût 
tout  au  moins  tempérer  la  vivacité 
d'un  tel  sentiment.  Je  ne  raisonnais 
pa-,  je  subissais  la  poussée  d'une 
chose  profonde  et  animale  qui  me  ren- 
dit soudain  ce  mari  haïssable. 

—  Bon,  dis-je,  laissons  cela. 

Elle  eut  un  mouvement  de  surprise, 
et  elle  me  regardait  entre  ses  paupiè- 
res plissées,  la  bouche  un  peu  pincée, 
sans  rien  répondre. Il  arriva  alors  qiie, 
me  tenant  là  debout  près  du  lit,  je  son- 
geai de  nouveau  à  la  forme  de  son 
corps  sous  les  draps  et  l'aperçus  nue, 
avec  une  évidence  qui  fit  monter  le 
sang  à  mes  tempes.  Mon  trouble  la 
gagna  ;  sa  poili'ine  palpitait  ;  l'ombre 
d'un  cillcment  à  petits  coups  rapides 
ballil  sa  joue.  Il  sembla  que  nous 
avions  vibré  d'un  même  obscur  désir. 
Dans  ma  confusion,  très  vite  je  levai 
le  sourcil  et  de  nouveau  fis  tomber 
mon  rond  de  verre.  Elle  voulut  sou- 


A  M  A  N  T  S    JOYEUX 


19 


rire,  se  l'epril,  me  dit  sérieusement  : 
^  Je  lis  dans  volrc  pensée...  C'est 
là,  n'est-ce  })as,  une  situation    très... 
comment  diriez-vous  cela? 

—  Oli  !  un  peu  seulenienl,  un  jieu 
anormale,  répondis-je  en  regagnant 
de  l'assurance. 

—  C'est  cela,  anornude. 

Le  rire  partit  ;  jamais  je  ne  l'avais 
vue  plus  gaie  ;  et,  en  frappant  des 
mains,  elle  criait  : 

—  Vous  voilà  compromis,  mon 
cher...  Je  vous  dois  une  réparation. 

Moi  aussi,  maintenant,  penche  sur 
le  lit,  je  riais  comme  si  nous  avions 
décide  de  ne  plus  échanger  que  des 
idées  bouffonnes.  .Mes  dents  au  clair, 
je  me  balanç,ais  de  toute  ma  taille  com- 
me un  homme  cjui  éprouve  le  besoin 
d'extérioriser  sa  petite  folie  en  })endi- 
culations  expressives. 

—  Il  me  semble,  Suzy,  que  vous 
avez  dit  là  le  mol  juste.  Oli  !  oh  !  voilà, 
vous  me  devez  une  réparation  ! 

Quelque  temps  nous  tournâmes 
ainsi  autour  d'une  chose  que  ni  l'un  ni 
l'autre  n'osions  dire.  Peut-être  nous 
aurions  été  singulièrement  étonnés  si 
elle  s'était  présentée  à  nous  avec  net- 
teté. Et  subitement  le  bel  arc  de  son 
sourcil  se  tendit  ;  toute  sa  joie  tomba  ; 
elle  eut  l'œil  froid  et  impérieux. 

—  Cela  est  stupide,  fit-elle.  Dites  à 
cette  fille  de  monter. 

Michèle  était  à  la  cuisine,  les  mains 
fraîches,  très  avenante  dans  sa  ja- 
quette à  pois,  tuyautée  sur  les  han- 
ches. Elle  ne  se  fût  pas  autrement  ha- 
billée pour  se  rendre  à  la  messe. 


—  Je  vois  bien,  vous  regardez  mes 
mains,  me  dit-elle  avec  bonne  humeur. 
Les  dames  n'aiment  pas  qu'on  les  tou- 
che avec  des  mains  qui  sentent  la  bêle. 
C'est  mon  frère  qui  trait  le  matin  les 
vaches,  et  moi  je  fais  le  beurre. 

J'avais  passé  une  partie  de  la  nuit 
auprès  d'une  jeune  femme  originale  et 
jolie,  mille  fois  plus  désirable  que  celte 
paysanne  vulgaire  et  sanguine.  Pour- 
tant, si  j'avais  dû  choisir,  c'est  avec 
celle-ci  maintenant  que  je  serais  allé 
derrière  la  haie.  Une  pétulance  subite 
m'entraîna  sur  ses  pas  dans  l'escalier. 
Je  la  pris  par  la  taille  et  lui  mangeai 
la  nuque  d'une  goulée.  Elle  ne  se  dé- 
fendit pas  et  seulement,  avec  le  rire 
de  sa  grosse  bouche,  elle  me  dit  : 

—  C'est  mad  une  qui  ne  serait  pas 
contente,  si  elle  savait  ! 

Cette  idée,  qui  m'eût  amusé  si  elle 
s'était  rapportée  à  toute  autre  femme 
que  Suzy,  me  causa  un  tel  étonne- 
ment  que  je  ne  trouvai  rien  à  lui  ré- 
pondre. Je  rôdai  un  peu  de  temps  dans 
la  cour,  avec  l'ennui  d'un  malentendu 
qu'il  n'était  plus  en  mon  pouvoir  de 
dissiper.  Des  visages  m'épiaient  der- 
rière la  vitre  ;  j'entrai  dans  l'écurie. 
Hercule,  à  mon  pas,  tourna  la  tête  ; 
mais  j'étais  venu  là  simplement  pour 
me  retrouver  un  instant  avec  moi- 
même.  J'avais  perdu  la  bienveillance. 
Je  repoussai  d'une  bourrade  la  bête 
qui  avançait  vers  moi  ses  naseaux  en 
soufflant.  Et  puis  je  m'appuyai  contre 
l'auge,  les  bras  croisés,  sifflant  entre 
mes  dents,  ce  qui  chez  moi  était  un 
signe  de  perplexité.  J'en  voulais  à  ces 


20 


ANf.WTS    J  OYEUX' 


rusires  d'avoir  grossièrement  déna- 
turé la  franchise  d'un  sentiment  qui  à 
présent,  dans  ce  Icle-à-tèle  avec  Her- 


cule, sous  son  bel  (ri!  chtii-  el  dioil, 
m'apparaissail  très  purement  de  l'in- 
nocenle  aniilié.  J'avais  tout  à  fait  ou- 
blié qu'on  norlant  Su/.y  dans  mes  bras, 


j'avais  été  sur  le  point  de  lui  prendre 
la  nuque  avec  ma  bouche  comme  je 
l'avais  fait  avec  Michèle.  Je  quillai 
l'écurie  ;  j'élais  résolu  a 
aborder  franchem.ent  la 
question.  Mais,  en  ren- 
Iranl  à  la  cuisine,  ma  dé- 
cision tomba.  Je  dis  à  Mi- 
chèle, qui  remontait  avec 
un  broc  d'eau  : 

—  Est-ce  que  «  ma  cou- 
sine >'  est  habillée  ? 

Elle  eut  un  regard  nar- 
quois ;  je  m'aperçus  que  les 
fermiers  aussi  tournaient  la 
tète  vers  moi. 

—  Cette  dame  ?  Ah  bien 
non  !  \'oilà  que  je  lui  mets 
seulement  des  compresses. 

Après  tout,  pcnsai-je, 
c'est  la  faute  de  cette  trop 
légère  Suzy  si  on  a  pu  se 
méprendre  sur  la  nuance 
de  notre  camaraderie.  Je 
ne  vis  pas  combien  j'élais 
iivpocrite  moi-même  en  la 
souhaitant  dissimulée.  U  y 
avait  cependant  à  mon 
égard  une  opinion  as^ez 
irénérale.  Oui,  je  puis  le 
dire,  je  passais  pour  un 
gentleman  d'une  nuance 
(îesprit  distinguée.  Per- 
sonne encore  ne  s'était  levé 
pour  émettre  devant  moi 
une  appiéciation  contraire.  Eh  bieii 
depuis  mon  aimal)lc  aventure  avec 
Su/y,  j(î  ne  cessais  pas  de  m'aban- 
donner  au.\  i?npu!sions  les  plus  inju- 


AMANTS    JOYEUX 


24 


iicu:?cs  pour  cilc.  J'ai  eu  maintes  fois 
depuis  la  nette  perception  que  les 
femmes  à  peu  près  seules  manifestent 
un  constant  héroïsme  et  une  beauté 
sans  défaillance  dans  la  vie  de  senti- 
ment. 

J'envisageai  donc  futilement  la  si- 
tuation piquante  que  de  fortuites  con- 
nivences avaient  créée  entre  nous.  iMa 
vanité  au  fond  s'accommodait  de  ces 
apparences  d'un  commerce  trop  ten- 
dre. Je  songeais  plaisamment  qu'il 
eût  été  selon  la  logique  qu'à  mon  tour, 
par  jeu,  je  lui  dise  :  «  Vous  voilà  com- 
promise... je  vous  dois  une  répara- 
tion. » 

La  voiture  arriva  vers  neuf  heures. 
Elle  amenait  la  femme  de  chambre  cl 
le  médecin.  Je  mis  rapidement  celui-ci 
au  courant.  Presque  aussilol  il  put 
monter  auprès  de  Suzy. 

Par  discrétion,  j'étais  demeuré  dans 
la  cour  ;  je  poussai  la  barrière  du  ver- 
ger ;  j'errai  sous  les  arbres,  réfléchis- 
sant à  mes  affaires  personnelles.  Il  y 
avait  quatre  jours  que  j'étais  l'hôte  du 
château  ;  j'avais  pris  rendez-vous  pour 
le  lendemain,  à  Fourqueroc,  avec  un 
marchand  pour  la  vente  d'une  coupe 
de  bois.  Trois  heures  de  cheval  me 
séparaient  de  ma  héronnière  du  bord 
de  l'eau  :  je  calculai  qu'en  qiiillant 
Alontaiglon  au  déclin  de  rapivs-niidi, 
je  trouverais  encore  P>aplisle  dans  son 
jiremier  sommeil.  J'aimais  ma  vie  so- 
litaire dans  mon  \ir'ux  lopis  de  gar- 
(;()n  :  je  ne  l'ainais  point  échangée 
pour  le  train  pompeu.x  d'une  résidence 
princière.  .Après    chaque    absence,    il 


me  venait  une  hâte  joyeuse  de    ren- 
trer. 

Je  cessai  si  bien  de  penser  à  ce  qui 
se  passait  là-haut  dans  la  ferme,  (jue 
je  ne  pris  pas  garde  lout  de  suite  à 
(Jlara,  la  femme  de  chambre,  s'avan- 
çant  sous  les  pommiers  et  m'appelant 
pour  me  prier  de  monter. 

Quand  j'entrai  dans  la  chambre,  je 
vis  Suzy  assise  sur  le  bord  du  lit,  le 
[)ied  cidouré  de  bandelettes  et  posé  en 
travers  d'une  chaise.  Clara  lui  avait 
apporté  son  nécessaire  de  toilette  ;  elle 
avait  passé  une  robe  et  une  fine  es- 
sence d'ambre,  de  cuir  de  Russie  se 
volatilisait  dans  l'air.  Elle  ne  tolérait 
point  d'autres  odein^s. 

Elle  me  regarda  venir  en  souriant, 
oublia  le  médecin  et  elle  ne  disait 
l'ien,  toute  fraîche,  les  yeux  clairs  sous 
ses  boucles  noires.  Moi  aussi,  je  lui 
souriais,  éprouvant  tout  à  coup  une 
vive  joie  à  me  retrouver  auprès  d'elle. 
Il  sembla  que  notre  existence  dût  se 
passer  à  nous  sourire  l'un  à  l'autre, 
dans  un  détaclicmenl  de  tout  ce  qui 
n'était  pas  la  sensation  de  la  vie  jeune, 
confiante  et  heureuse.  Xoiis  n'étions 
pas  gênés,  dans  cette  minute  de  bonne 
harmonie,  par  la  présence  du  docteur 
et  de  la  femme  de  chambre. 

Cet  homme,  (pu  sans  doute  avait 
des  malades  à  visiter,  se  mit  à  consul- 
ter sa  montre.  11  rompit  un  silence  qui 
ne  nous  pesait  pas. 

—  Un  repos  de  quebjues  jours,  dit- 
il,  et  il  n'y  paraîtra  plus. 

l'einontant  ses  manchettes  du  ceste 


AMAXTS    JOYEUX 


donl  il  se  fût  préparé  à  une  opération, 
il  s'approcha  de  Siizy  et  lui  dit  : 

—  Si  vous  m'en  croyez,  madame, 
je  vous  mettrai  moi-même  en  voilure. 
L'escalier  n'a  que  quelques  marches, 
cl,  Dieu  merci,  j'ai  les  hras  solides. 

Je  jugeai  déplacé  le  Ion  dont  il  pa- 
rut lui  imposer  ses  services.  Oucl  bu- 
tor !  pensai-je.  Il  était  donc  là  près  du 
lil,  louchant  avec  ses  mains  épaisses 
la  robe  de  Suzy  quand,  à  mon  tour, 
brusquement  je  m'avançai  d'un  mou- 
vement qui  nous  mil,  lui  et  moi,  sur  la 
même  ligne.  Je  ne  parlais  pas  :  j'eus 
l'air  de  laisser  à  Suzy  le  choix  entre 
mes  bras  el  les  siens.  Mes  yeux  ex- 
primaient celte  idée  :  «  \'ous  savez 
bien,  ma  chère,  que  ce  précieux  office 
ne  concerne  que  moi.  » 

Déjà,  d'un  léger  émoi,  elle  s'était 
reculée  devant  les  mains  de  l'étran- 
ger. Elle  m'apparul.  dans  ce  geste  in- 
time el  délicat,  une  autre  femme  sou- 
daine, aux  fibres  fines  et  vulnérables. 
El  maintenant,  elle  se  dressait  sur  son 
pied  malade  et  me  jfMail  les  mains  aux 
épaules. 

—  Merci  docteur...  C'est  monsieur 
qui  me  portera. 

Elle  riait,  tranquille,  les  yeux  longs 
el  appuyés.  Mon  sang  courut  el  je 
riais  comme  elle.  Il  y  avait  là  une  joie 
malicieuse  de  nous  comprendre  sans 
ôtre  devinés  par  noire  onlourago.  Elle 
ne  m'eût  pas  dil  aulremrnl  :  "  riiarun 
de  nous  deux,  à  préponl.  ])0-;<(mIo  un 
srrrfl  qui  osl  aussi  rcbii  de  riiiihc.  » 
1)('  >uli!ili'-  .'ifliiiilés  ikhi-  iiiiiiciil.  clcii- 
dirr'nl  1rs  sonsnlion^  <1(^  I;i  vrille  ci  du 


malin.  Ses  narines  finement  frémis- 
saient ;  mon  cœur  battait  avec  force  ; 
1  instant  fui  délicieux.  Je  songeais  : 
<i  Mon  secret  est  dons  mes  mains  vo- 
luptueuses qui  ont  gardé  la  forme  de 
son  corps.  »  Je  la  désirai  subilcmcnl 
d'une  douceur  sauvage  comme  j'avais 
désiré  la  grosse  fille.  Je  ne  savais  plus 
(juel  auîre  sccrel  pouvait  exister  entre 
nous. 

Elle  se  renversa,  ses  boucles  frôlè- 
rent mon  menlon.  Marche  à  marche, 
avec  son  ondulation  tiède  contre  ma 
poitrine,  je  descendis,  refoulant  des 
genoux  le  mol  enveloppement  de  sa 
jupe  Elle  avait  fermé  les  yeux  ;  elle 
ne  riait  plus  ;  il  me  semblait  qu'elle  se 
faisait  plus  lourde  pour  mieux  m'im- 
primer  sa  vie.  Et  moi,  je  goûtais  la 
sensation  qu'elle  se  donnait  mainte- 
nant d'une  âme  libre.  Mon  plaisir  était 
bien  plus  grand  que  la  veille. 

Je  traversai  ainsi  la  cour  et  l'élendis 
dans  les  coussins  du  landau.  Le  doc- 
Icur  l'obligea  à  allonger  la  jambe  sur' 
la  banquelle  devant  elle.  Clara  déploya^ 
les  plaids.  Et  elle  n'avait  pas  poussé 
un  cri,  très  loin  du  mal,  dans  une  vie 
légère  et  heureuse.  Les  fermiers  alors 
s'avancèrent  avec  leurs  visages  rudes 
el  dissimulés.  Michèle  m'épiait  d'un 
air  finaud  (]c  belle  fille  qui  n'est  pas 
fâchée  d'avoir  elle  aussi  son  secret.  A 
)iré>ipnl  je  In  Irouvais  sans  saveur. 

Je  vi-^  combien  Suzy  élail  au-dessus 
de  la  banale  reconnaissance  qu'une 
;iiilre  n'eùl  p;i<  mnn(pi(''  de  lémoigner. 
i;ilr  les  renuM'cia  Ion-  Iroi-  1res  vim- 
plemenl.   roinine  une  femme  qui  a  le 


AMAXTS    JOYEUX 


9:i 


senlimenl  des  dislances.  Elle  ne  por-         Et  puis  elle  jela  un  ordre  bref  au 
lait  jamais  de  bijoux  sur  elle  et  c'était     cocher. 


sa  fcminc  de  chambre  qui  f^ai-dait  sa  — Allez!  Clara  moulera  un  peu  plus 

montre.  loin. 

—  Clara,    dit-elle,    rcmellez-la    en  Elle  supprima  ainsi  l'ennui  de  leur 

souvenir  de  moi  à  celte  demoiselle.  gi'alilude  :  le  don  de  la  montre  parut 


24 


A  M  AXIS    JOYEUX 


s'allc<ler  d'un  prix  insignifiant  à  cùlc 
de  la  coidiaiilé  de  leurs  services. 

Hercule,  sellé  cl  bride,  à  la  garde 
d'un  des  varlels,  quoaillait,  grattait  le 
pavé  du  biseau  de  ses  fers.  J'assunii 
mes  pieds  dans  les  élriers,  et  d'un 
lcnii)s  de  galop  regagnai  la  voilure. 

Suzy  avait  fait  monter  le  médecin 
auprès  d'elle.  Clara  était  assise  sur  la 
ban(|nelte  de  face,  le  nécessaire  de  toi- 
lette dans  les  genoux.  Le  trot  des  che- 
vaux enfila  l'avenue,  s'allongea  sous 
l'ombre  palmée  des  châtaigniers. 

Je  reconnus  aux  foulées  l'endroit  où 
avait  roulé  Suzy.  Les  empreintes 
s'embrouillaient,  estampaient  la  terre 
molle,  toutes  creuses  encore  du  piéti- 
nement sur  place  de  nos  montures. 

Des  paroles  me  tourmentèrent  :  je 
la  regardai.  L'arc  de  ses  sourcils  s'in- 
fléchit, une  prière  glissa  au  voile  plissé 
des  cils.  Je  compris  qu'elle  demandait 
le  silence.  J'entrai  dans  ce  sentiment 
délicat,  et  encore  une  fois  le  charme 
des  connivences  régna,  la  route  eut 
son  mystère.  Lu  ;iii-  Ii'gcr  de  mai,  une 
clarté  blonde  pleuvait  des  feuillages. 
Des  deux  côtés,  la  campagne  verle  se 
déroulait,  l'ondulation  soyeuse  des 
blés,  le-  jeunes  et  flexiblos  avoines. 
De  lièdes  ondées  étaient  tombées  l'o- 
vanl-veille  :  tout  le  paysage  en  restait 
rafraîchi  :  une  buée  d'arg(>nl  s'effumail 
;'i  rii(u-i/.on.  .le  priiv;ijs  :  ..  [.,.  rli;iiii|. 
.'iii--i  (loi!  élre  haut  et  vert  cIhv  mni.  » 

L'idée  s'accorda  a\ec  la  bc;iiilé  de 
riH'Mî-c  :  elle  ne  fut  ]>:\<  altérée  p;ii'  ]r 
mivcï  (]('  r'cv'iir  ([uillcr  hicnlnl  Su/v. 
Je  me  .«entais  en  érpiilibre.  I.i  léle  ic^- 


posée,  le  sang  clair  et  joyeux.  Je  jouis- 
sais de  la  suavité  du  matin,  de  l'allure 
rapide  de  mon  cheval,  de  l'harmonie 
subtile  qui  régnait  entre  celte  jolie 
âme  personnelle  de  Suzy  et  la  mienne. 
Ma  sensation  ne  dépassait  pas  le  pré- 
sent ;  elle  naissait  d'un  penchant  na- 
tin-el  qui,  amoureusement  cultivé,  était 
devenu  lune  des  puissances  optimes 
de  ma  vie.  En  supprimant  l'inquiétude 
(le  l'avenir,  elle  me  permettait  de  goû- 
ter sans  mélange  l'instantané  du  bon- 
heur. J'imagine  que  je  dois  à  ce  don 
favorable  de  n'avoir  point  connu  la 
mélancolie. 

Il  arriva  que  Suzy,  demeurée  long- 
temps silencieuse,  se  mil  tout  à  coup 
à  parler  au  docteur  de  la  goutte  du 
vieux  Tite,  son  mari.  Ils  eurent  l'air 
(le  continuer  un  entretien  qui,  sans 
doute,  a\ail  commencé  à  la  ferme  pcn- 
(laid  le  temps  que  j'étais  au  verger. 
Suzy  cessa  de  me  regarder  ;  elle  était 
toui'uée  vers  le  médecin  et  l'interro- 
geait avec  une  insistance  presque  pas- 
sionnée. .Ses  narines  à  présent  bat- 
taient comme  elles  avaient  battu  pour 
moi,  comme  j'avais  pu  croire  que  seu- 
lement elles  pouvaient  battre  pour 
moi.  Je  lisais  au'^si  dans  ses  yeux,  aux 
lumières  mouillées,  l'exaltation  de  sa 
s(Misibilité.  De  nouxcau  il  me  pai'ut 
rpie  je  ne  couq^ais  plus  poui"  elle, 
qu'un  -cnlinicul  \)\\\<  tt>i-|  ;i\;iil  eu  rai- 
son de  notre  ih'licieu-e  iuliniilt'.  .le  me 
sentis  humilie'-  dans  mes  ('N'gances  de 
^ve||(^  cavalier,  comparé  à  ce  mari  va- 
Iciudinaire.  Ce  ne  lut  là  d'ailleui's 
qu'un   in(Mivemenl    sans    profondeur, 


L'allciage,  autour  des  pelouses, 


décrivit  uu  cercle.   (l'agc  27.) 


AMANTS    JOYEUX 


27 


l'affleuremenl  d'un  dépit  d'amour-pro- 
pre plulùl  que  la  blessure  d'une  dc- 
ccplion  réelle.  Si  j'avais  pu  concevoir 
la  crainle  d'un  trop  vif  entraînement, 
la  futilité  de  celle  passade  d'humeur 
m'eût  rassuré. 

Voilà  bien  la  sottise  des  femmes, 
pensai-je.  Elle  m'assomme  avec  celle 
histoire  de  goullc  au  moment  où  je  me 
sens  les  meilleures  dispositions  pour 
elle.  Je  retins  un  peu  de  temps  Her- 
cule, laissant  prendre  une  avance  au 
landau.  Les  voix  bientôt  se  coupèrent 
de  pauses  ;  celle  de  Suzy  cessa  d'al- 
terner avec  la  basse  crassevante  du 
docteur.  Mon  ennui  se  dissipa  ;  d'un 
claquement  de  langue  j'excitai  mon 
cheval,  soignantmes aplombs,  heureux 
de  me  sentir  bondir  et  retomber  en 
selle  avec  un  rythme  élastique.  Le  bon- 
homme à  présent  continuait  à  discou- 
rir seul  sur  les  arthrites  variées  qu'il 
avait  eu  l'occasion  de  soigner.  Suzy 
ne  lui  répondait  plus,  les  yeux  perdus. 

La  route  s'escarpa  ;  nous  commen- 
çâmes de  gravir  les  pentes  en  circuits 
qui  mènent  au  château.  Elles  tour- 
naient autour  de  la  grande  roche,  tail- 
lées dans  le  schiste,  longeant  d'un  côté 
de  rouges  parois  fleuries  de  ravenelles, 
arborées  d'essences  légères,  avec  la 
pi-ofondeur  de  la  vallée  de  l'autre  côté, 
à  mesure  plus  reculée,  toute  claire 
d'eaux  courantes.  Je  goûtais  la  grâce 
du  paysage,  un  peu  en  arrière  de  la 
voiture  qui,  au  pas  ralenti  des  rlic- 
vaux,  roulait  sur  de  fins  graviers 
bleus.  La  doiiiièi-e  rampe  franchie,  le 
parc    se    déploya.  L'attelage,   autour 


des  pelouses,  décrivit  un  cercle,  vint 
s'arrêter  devant  le  large  auvent  vilré. 

Ce  fui  moi  encore  une  fois  qui  por- 
tai Suzy.  Mais  le  charme  sembla  rom- 
pu ;  les  affinités  se  dénouèrent.  Avec 
son  poids  léger  dans  les  bras,  je  mon- 
tai tranquillement  les  marches  de  gra- 
nit. De  loin  elle  souriait  au  comte  qui 
s'avançait,  appuyé  sur  deux  cannes, 
des  sandales  aux  pieds. 

—  Ah  !  mon  ami  !  quel  triste  réveil 
ce  matin  quand  j'ai  appris.,. 

Je  l'avais  étendue  dans  une  chaise 
longue  ;  d'une  grâce  câline  d'enfant 
elle  lui  offrit  son  front.  Il  courba  sa 
haute  taille,  souriant,  tâchant  d'appa- 
raître aimable  à  travers  les  pinçures 
du  mal,  et  lui  baisa  les  paupières. 

Je  n'avais  aucune  raison,  après  tout, 
d'en  vouloir  à  cet  homme  qui  m'avait 
constamment  témoigné  de  la  courtoi- 
sie. J'éprouvai  plutôt  du  plaisir  à  lui 
serrer  la  main,  en  songeant  à  la  dif- 
férence qui  régnait  entre  lui  et  moi. 
Le  torse  détendu,  balancé  dans  une 
cambrure  des  reins  après  le  léger  ef- 
fort de  la  montée,  je  le  regardais  avec 
la  bienveillance  que  procure  le  senti- 
ment de  la  supériorité  physique. 

Le  vieux  Tite,  comme  nous  l'appe- 
lions entre  amis,  depuis  un  peu  de 
temps  déclinait.  Il  avait  perdu  la  belle 
humeur  de  vie  qui  égayait  nos  parties 
de  polo  et  de  tennis,  à  l'époque  où 
Suzy  m'avait  présenté  à  lui.  Il  y  avait 
alors  un  peu  plus  de  six  mois  qu'elle 
avait  mis  sa  petite  main  dans  la  large 
]ioigne  de  ce  gentilhomme  resté  vert 
sous  les  ans,  sa  forte   tête  grise   bien 


•2H 


AMANTS    J  0  V  E  U  X 


planlce  dans  les  épaules,  avec  l'air 
d'une  seconde  jeunesse  dans  son  cxis- 
lence  d'homme  de  plaisir  el  de  lia- 
vail. 

.Mon  Dieu  !  avail-on  daube  sur  ce 
mariage  !  A  la  suile  dune  crise  qui 
avail  frappé  la  mélallurgie,  la  débâ- 
cle s'était  mise  dans  les  affaires  du 
père  de  Suzy,  le  grand  usinier  de  la 
contrée.  M.  Jacques  Ilerbrand  avait 
voulu  lutter  ;  des  millions  s'étaient  en- 
gloutis dans  un  travail  à  perte  et  l'a- 
moncellement des  stocks.  Atteint  dans 
sa  vie,  sa  grosse  vie  heureuse  et 
bruyante  d'industriel  qui  avait  cru 
pouvoir  maîtriser  la  fortune,  il  auiail 
vu  venir  la  ruine  au  bout  de  son  grand 
courage  inutile  si  cette  petite  Suzy, 
d'un  esprit  si  volontaire,  en  épousant 
M.  de  .Montaiglon,  n'avait  fait  rentrer 
l'or  el  le  sang  dans  l'énorme  orga- 
nisme épuisé.  Comme  elle  s'était  ma- 
riée un  mois  avant  la  mort  de  son 
père,  on  supposa  (pie  la  dévotion 
filiale  avait  été  la  cause  de  cette  union 
disproportionnée.  Elle  avail  alors 
vingt-quatre  ans  ;  le  comte,  maître 
d'un  vaste  domaine,  était  un  ancien 
ami  de  M.  Ilerbrand.  Lu-ine  n'ont  pas 
le  temps  de  chùmei-  :  les  affaires  pres- 
(fue  aussitôt  avaient  repris.  Suzy,  avec 
la  majorilé  des  paris  eu  propriété, 
dc\int   l'iinic  ;i(liv«'  de  j;i  L:('ranro. 

On  s'étonna  alors  (pie  le  '-nriilire, 
qu'on  voulait  voir  au  fond  de  la  vie  di^ 
celle  jeune  femme,  n'eût  (loint  alli-rt- 
rindéjiendance  de  son  cai  aclf-rc  l.lle 
avail  gardé  sa  gairlé  vi\  e.  très  si-i  ieusc 
au  fond,  vaillante  aux  dmoirs   de   sa 


vie  nouvelle,  lit  lile,  un  jour,  m'avail 
dit  : 

—  Suzy  est  bien  extiaordinaire.  Elle 
ne  cesse  pas  d'être  pour  moi  la  jeune 
lille  que  j'ai  vue  grandir  chez  son  pèi'e 
et  à  la  fois  elle  est  vuie  fenmie  dune 
énergie  et  d'une  activité  au-dessus  de 
son  âge.  Elle  vient  de  congédier  mon 
régisseur.  C'est  elle,  à  présent,  qui 
s'occupe  de  tout  au  château.  Quand 
vous  la  voyez  le  malin  rentrer  à  che- 
\;d,  elle  a  déjà  fait  le  tour  des  fermes 
et  visité  l'usine. 

Le  médecin,  pressé  de  partir,  sa 
montre  dans  les  doigts,  le  rassura  sur 
la  bénignité  de  la  foulure.  Je  m'ajjer- 
cus  qu'il  l'écoutait  distraitement,  le  vi- 
sage tiraillé  par  les  élancements  de  la 
ij:outte.  E[  tout  à  coup,  pris  d'un  accès 
plus  \iolont,  il  se  mil  à  crier  qu'on  lui 
coupât  les  jambes.  Dans  les  interval- 
les, il  geignait  avec  des  plaintes  gre- 
lotlées  et  continues.  Son  égoïsme  de 
malade  le  rendait  insensible  à  toute 
autre  peine  que  la  sienne.  Il  avail  fait 
avancer  un  fauteuil  près  de  la  chaise  ^ 
longue  el  parfois  la  regardait  avec  des 
yeux  presque  irrités.  Je  me  persuadai 
(|u'il  lui  en  voulait  d'être  privé  de  ses 
offices.  Mon  égoïsme  à  moi,  d'ailleurs, 
fut  presque  égal  au  sien.  JOut  on  plai- 
gnant sincèi-emcnt  .'*^uzy.  je  ne  pensai 
plu«  (pi'à  regagner  i;i|Md<Mneiit  ma 
bastide. 

Je  \\\<  là  parfaibMueid  étourdi,  se- 
lon mon  habitude.  Je  commis  l'impar- 
donnable faute  de  me  méprendi'e  ime 
foi<  (]c  plus  sur  le  cai'arlèrc  de  mon 
amie.    Ma   coniniis('T;ilion    fui    une  de 


AMANTS    JOYEUX 


29 


CCS  poussées  banales  de  la  seiisibililé, 
(jue  la  simple  clairvoyance  eût  dû 
m'inlei'dirc.  Rien  ne  ressemblait  moins 
à  de  la  résignalion  attristée  que  son 
euipi'csseinent,  ses  ardentes  et  vives 
charités,  i'^ite  avait  pris  les  mains  de 
Tite  et  le  regardait  avec  de  jeunes 
yeux  humides.  Son  propre  mal  à  elle 
n'exista  plus  à  côté  de  ce  mal  plus 
grand  ;  toute  sa  vie  se  concentra  dans 
les  puissances  magnétiques  dont,  à 
mesure,  elle  allégeait  sa  peine  de  vieil 
enfant  difficile.  L'accès  s'apaisa  ;  un 
air  léger  passa  dans  les  chambres  ;  le 
comte  insista  pour  m'avoir  à  déjeu- 
ner ;  elle-même  m'en  pria  d'un  sou- 
rire. Il  paraît  que  je  contai  d'agréables 
anecdotes  ;  ce  tour  d'esprit  m'était 
peu  famiher  ;  je  mis  d'autant  plus  d'a- 
mour-propre à  tâcher  d'y  réussir  cl 
elles  déridèrent  Tite.  Suzy  s'écria  : 

—  Vous  en  savez  donc  ? 
L'ancienne   connivence  se   rétalilit. 

Nous  ne  finissions  pas  de  nous  regar- 
der avec  de  petits  rires  excités  :  mais 
cette  gaieté  peut-être  manquait  de 
franchise.  L'approche  de  la  séparation 
ne  fit  que  m'énerver  davantage.  Je 
p<^Mîsai  :  "  Est-ce  bête  ?  Je  ne  la  désire 
[)lus  et  j'ai  le  cœur  gonflé  comme  si  je 
ne  pouvais  me  décider  à  la  ([uillei'.  •< 
.Moi  (jui  m'interdisais  l'alcool,  je  ni(> 
versai  de  l'eau-de-vie  coup  sur  coup. 
Elle  me  regarda  avec  une  ironie  insis- 
tante. 

—  Prenez  garde.  C'est  le  quati'ième 
verre.  Vous  allez  compromettre  vos 
élégances  de  beau  cavalier. 

Elle  scm]}la  avoir  lu  en  moi  la  pen- 


sée que  j'avais  eue  en  me  comparant 
a  Tite.  Je  fus  piqué,  me  sentis  un  peu 
ridicule.  Suzy,  dans  son  horreur  de  la 
sensibilité,  m'apparut  bien  plus  hom- 
me que  moi.  Peut-être  lui  aurais-je 
sottement  répondu  ;  mais  le  cliquetis 
clair  des  gourmettes  tinta  au  bas  du 
perron.  La  fine  tête  d'Hercule  frémit, 
se  silhouetta  dans  la  haute  verrière. 
Le  palefrenier  le  tenait  par  la  bride, 
tandis  que  le  valet  de  chambre  assu- 
rait dans  la  courroie,  près  des  arçons, 
mon  nécessaire  de  voyage. 

—  Eh  bien  !  dis-je,  au  revoir...  Et 
enchanté... 

Le  vieux  Tite,  se  soulevant  sur  une 
de  ses  cannes,  me  tendit  la  main.  Et 
Suzy  aussi,  de  sa  petite  taille  d'enfant, 
s'était  mise  droite,  mi  genou  sur  sa 
chaise,  avec  le  relroussis  du  bas  de 
sa  robe  par-dessus  son  pied  bandé. 

J'étais  là  près  d'elle  à  présent,  ses 
doigts  dans  les  miens,  repris  d'un  bat- 
tement de  cœur.  Il  me  semblait  con- 
venable, pour  un  gentleman  distingué 
comme  je  l'étais,  de  formuler  un  re- 
gret discret  et  galant,  intelligible  seu- 
lement pour  nous.  Les  idées  ne  se  liè- 
rent pas  ;  je  ne  pus  trouver  qu'une 
phrase  assez  froide  pour  la  prier  de 
luc  rassurer  par  un  billet  sur  la  santé 
di[  comte  et  la  sienne.  Elle  haussa  les 
épaules.  Mais  sa  main  fortement  pres- 
sait la  mienne  ;  elle  appuya  un  regard 
noir  et  volontaire. 

—  Vous  savez,  fit-elle  très  haut,  je 
liens  toujours  ma  parole. 

A  son  air  résolu,  je  la  vis  décidée 
à  une  chose  encore  secrète  pour  moi. 


30 


.\^f\^■Ts   JOYEUX 


.Mes    doigls    vibrèrent    :    doucement,  geai  les  pelouses.  Cn  souffle  léger  d'a- 

avec  le  pouce  je  caressai  son  poignet,  près-midi  vcntillait  les  essences,   les 

Il  sembla  qu'il  dût  nous  suffire  désor-  frémissants  tamai'is,   la  grâce    svelle 

mais  dun  simple  signe  un  peu  familier  des  bouleaux,   la  pourpre  bleue  des 


pour  nous  sentir  d  accord.  Comme  je 
m'attardais,  elle  me  poussa  le  coude  : 

—  Mais  allez  donc  !  Au  revoir  ! 

Le  feutre  mou  de  l'allée  s'enfonça 
sous  les  sabots  de  mon  cheval  ;  je  Ion- 


hêtres  en  berceau.  1-^t  jjuis  je  commen- 
çai de  descendre  au  pas  les  lacets  des 
rampes.  Au  premier  tournant,  je  virai 
sur  ma  selle  et  regardai  vers  les  ver- 
rières. Suzy,  le  visage  aux  hautes  gla- 


AMANTS    JOYEUX 


;îl 


ces,  m'apparul.  Je  levai  mon  chapeau 
cl  l'agilai  joyeusement.  El  puis  la  pa- 
roi du  roc  se  dressa,  fleurie,  énorme. 
Au  bas  de  la  dernière  rampe,  je  rendis 
la  bride. 

J'étais  dans  un  élat  d'esprit  excel- 
lent. La  chaleur  de  l'alcool  stimulait 
mes  humeurs,  délicatement  m'étour- 
dissait. J'aspirais  avec  sensualité  le 
poil  moite  d'Hercule,  l'odeur  de  cuir 
neuf  de  la  selle  souplement  craquante 
sous  moi.  De  molles  étendues  se  dé- 
roulèrent ;  le  décours  de  l'heure  se  ta- 
misa de  minces  nuées  violettes.  Quel- 
quefois je  pensais  :  «  Que  voulait  donc 
dire  Suzy  ?  »  A  la  fm,  des  rapports  se 
nouèrent,  des  sens  jusqu'alors  confus 
s'élucidèrent.  Une  idée  glissa,  revint. 
Je  n'étais  plus  aussi  sûr  que  tout  cela 
ne  fût  qu'un  simple  badinage.  Je  fus 
près  d'elle,  au  bord  du  lit,  dans  le  clair 
malin.  Elle  palpitail,  toute  chaude  de 
vie  jeune.  Le  velours  noir  de  son  re- 
crard  roula  dans  un  rire  :  étrangement 
elle  fit  allusion  à  une  réparation.  Bon 
Dieu  !  quelle  amusante  plaisanterie  ! 
Maintenant  mon  sang  courait. 


Je  passai  tout  un  jour  dans  le  bois 
avec  le  marchand.  11  me  fallut  déjouer 
les  ruses  tenaces  par  lesquelles  ce 
margoulin  rusé  prétendait  se  réserver 
un  choix  parmi  les  arbres  de  la  coupe. 
Par  lassitude  j'allais  céder,  quand 
tout  à  coup  je  songeai  à  Suzy.  Ce 
n'est  pas  elle  qui  se  serait  laissé  rou- 
ler ! 


- —  En  voilà  assez,  lui  dis-je  en  tour- 
nant résolument  les  talons.  Ce  sera 
toute  la  coupe  ou  rien. 

J'étais  là  dans  mon  rùle  de  petit  sei- 
gneur rural  faisant  moi-même  mes  af- 
faires, vendant  mon  bois  et  mes  ré- 
coltes comme  mon  père  avant  moi 
l'avait  fait.  De  la  réussite  de  ces  mar- 
chés dépendait  la  tranquille  ordon- 
nance de  ma  vie,  trois  mois  à  la  ville, 
les  autres  mois  dans  la  montagne  avec 
mon  cheval,  mes  chiens,  mes  deux  va- 
ches et  le  ménage  Baptiste,  l'homme 
à  la  fois  jardinier  et  palefrenier,  la 
femme  cuisinant  et  faisant  les  beso- 
gnes de  la  maison.  C'était  tout  ce  que 
la  fortune  m'avait  laissé  après  l'aban- 
don d'une  part  de  mon  patrimoine 
pour  sauver  l'honneur  du  nom  fami- 
lial dans  une  affaire  de  concussion  où 
s'élait  compromis  mon  frère. 

Fourqueroc,  en  bois  et  en  cham- 
peaux,  avait  cent  hectares,  haut  sur 
sa  butte,  avec  son  pignon  nord  cimenté 
dans  le  schiste  à  pic  et  surplombant  la 
rivière,  une  poivrière  à  chaque  angle, 
avec  sa  façade  intérieure  orientée  au 
midi  et  s'ajourant  sur  les  corbeilles  et 
les  pelouses  des  jardins.  Ceux-ci,  vers 
la  droite,  montaient,  s'échelonnaient 
en  terrasses  élayées  d'antiques  murs 
on  moellons  et  paisselées  d'arbres  à 
noyaux.  De  la  plus  basse  des  terrasses, 
par  des  pentes  en  circuits,  on  gagnait, 
sous  des  voûtes  de  charmilles,  la  cou- 
lée profonde,  la  large  nappe  lumineuse 
de  l'eau  au  pied  de  la  roche.  La  bar- 
que et  le  bac  y  étaient  amarrés  près 
des  saules.  Leur  feuillage  chevelu  s'é- 


3i 


A  M  A \ T S    J  0  YEUX 


pandail  sur  mes  incinbics  nu<  après  le 
l)ain  malinal. 

Je  vivais  là  d  une  vie  libie,  Llia.--:;anl, 
pèLhanI,  lc\c  dès  l'aubellc,  d'amples 
grègiies  aux  reius,  les  pieds  eiiciussés 
d'épais  souliers  aux  semelles  cloulécs. 
La  rivière  et  le  bois  me  liniilaieiil.  Luc 
licuc  de  piélou  me  sépar;iil  du  plus 
prochain  hameau.  11  arrivait  (pi'à  i)ail 
le  ménage  Baplisle  je  ne  voyais  per- 
sonne pendant  des  semaines.  Je  puis 
dire  cpie  dans  cet  isolement,  avec  le 
silence  des  chambres  autour  de  moi, 
lisant  çà  et  là  un  livre  que  m'envoyait 
mon  libraire,  je  goûtais  la  vraie  joie 
de  la  vie.  C'était  comme  un  retour  aux 
énergies  saines  de  ma  race,  à  cette 
rude  et  mâle  existence  d'hommes  de 
la  nature  qu'avaient  été  les  miens,  gen- 
tilshommes terriens  vivant  aux  con- 
fins de  la  forêt  près  de  leurs  tenan- 
ciers, 

La  pipe  au  bec,  acceptant  le  temps 
comme  il  venait,  pluie  ou  soleil,  je 
partais  surveiller,  selon  la  saison,  la 
cueillclle  des  fruits,  la  rentrée  des 
avoines  ou  la  fenaison  dans  les  prés 
qui  longent  la  live,  de  l'autre  côté  de 
l'eau.  Le  fusil  à  l'épaule,  je  gagnais  la 
futaie,  faisant  lever  le  lapin  et  le  fai- 
san. A  la  'lumiH'c  du  joui',  llaplisle  dé- 
tachait la  barque.  Laissant  couler  à 
fond  le  fcrrel,  nous  poussions  vers  les 
cri<pies  poi^soinieuses  ;  je  posnis  mes 
verveux.  II  v  axai!  IoiiJ(MIi<  de  la  clic- 
\esne,  de  la  lange  et  du  pcrcol  aux 
maille^  de  l'o'-ici'  (pian<l  le  lendemain, 
dans  le  brouillard  léger  du  malin,  j'al- 
lais les  rclevci-.  Quelquefois  nous  pre- 


nions de  la  truite  ou  du  biochel.  Je 
n'aurais  pas  donné  les  plus  belles  par- 
ties de  tennis  ou  de  loot-ball  pour  le 
jdaisii'  de  descendre  au  fil  de  l'eau  so\is 
le  friselis  des  feuillages,  a\cc  le  bat- 
tement de  (jucue  des  poissons  dans  la 
banne  au  fond  du  bachot. 

Cependant  c'était  pour  nu)i  un  de- 
voir de  convenance  de  consacrer  à 
d'anciens  amis  deux  mois  de  l'année. 
Je  m'arrangeais  de  façon  à  passer  à 
peu  près  un  temps  égal  chez  ceux  que 
j'aimais  le  mieux.  Alors  je  devenais  un 
homme  cérémonieux  et  correct,  jouant 
saMinmient  du  monocle  et  soignant 
les  apparences.  J'acceptais,  par  sou 
mission  aux  usages  du  monde,  de 
m'ennuyer  confortablement,  avec  tous 
les  dehors  d'un  jeune  homme  distin- 
gué. Oh  !  un  assez  mûr  jeune  homme 
déjà,  car  j'avais  dépassé  de  plusieurs 
lustres  l'âge  où  ce  nom  est  joyeuse- 
ment porte. 

Quelle  contradiction  !  J'étais  enclin 
aux  sensations  fi'aiches  d'un  homme 
de  la  campagne  et  je  ne  pouvais  me 
résigner  à  rompre  avec  des  habitudes 
qui  m'enlevaient  à  mes  plus  constantes 
dileclions.  Je  ne  reprenais  vraiment 
y)Ossession  de  moi-même  qu'en  rou- 
vrant au  matin  ma  fenêtre  sur  les  fui- 
tes va|)orcuses  de  la  vallée,  en  regar- 
dant au  bac  (lo  l;i  grande  roche  se  chi- 
hci-  i\>'  rai-  vermeils  les  lentes  huiles 
(le  la  ri\ièr-e.  I.e  <(mi-  de  ma  destinée 
aussilôl  reparaissait  parmi  les  amènes 
et  fortiliantes  inqtressions  de  la  leri'e. 
J'avais  la  consciinire  (pie  ma  person- 
nalité ne  se  séparait  pas  de  celle  vie 


Fourqueroc,  en  bois  et  en  champeaux,  avait  cent  hectares  avec  son  pignon  rond.  (Page  31. 

3 


AMANTS    JOYEUX 


35 


un  peu  sauvage  qui  fouellail  mon  sang 
et  accélérait  le  jeu  de  mon  aorte. 

En  somme,  mon  trafic  avec  le  mar- 
chand de  bois  pouvait  passer  pour 
avantageux  :  il  me  donna  une  aimable 
paix  d'esprit.  Dès  le  premier  soir, 'j'al- 
lai poser  mes  nasses  avec  Baptiste,  et 
le  lendemain  je  fis  le  tour  des  cultures, 
jouissant  de  les  voir  hautes  et  vertes 
comme  je  l'avais  espéré.  J'avais  pris 
Jack,  le  lévrier  d'Ecosse,  avec  moi  : 
c'était  une  bête  gracieuse  qui  m'était 
attachée.  Vraiment  j'agissais  là  avec 
un  enviable  détachement  d'esprit  :  je 
n'avais  jamais  songé  plus  naturelle- 
ment à  cette  un  peu  déroutante  Suzy 
qui  si  singulièrement  m'avait  dit,  en 
me  pressant  les  mains  : 

—  Vous  savez,  je  tiens  toujours  ma 
parole. 

Il  arriva  toutefois  qu'au  bout  de  la 
semaine,  moi  qui,  avec  la  chaleur 
toute  vive  encore  de  ses  petits  doigts 
à  ma  peau,  m'étais  senti  si  léger  de 
mémoire,  je  commençai  à  m'inquiéter 
de  savoir  si  elle  m'écrirait  comme  je 
le  lui  avais  demandé.  Je  pris  l'habi- 
tude d'aller  au-devant  du  piéton  à 
l'heure  où  il  montait  la  côte.  Nerveu- 
sement, en  tirant  sur  ma  pipe,  je  l'in- 
terrogeais. 

—  Pas  de  lettre  ? 

Un  billet  de  sa  grande  écriture  an-  . 
glaise  m'eût  fait  plaisir.  Je  rentrais 
dépité,  le  cœur  flottant,  gonflé  d'un  va- 
gue d'oubli  et  de  rupture.  Je  ne  me 
reprenais  pas  tout  de  suite.  Et  puis, 
dans  la  montagne,  mon  dédain    son- 


nait, mon  rire  d'homme  fort  pour  une 
aventure  passagère.  La  haute  roche 
sous  mes  pieds  me  grandissait.  Je 
voyais  la  vie  de  plus  loin.  Elle  et  moi, 
après  tout,  n'avions  pas  cessé  de  cô- 
toyer les  rives  éprouvées  de  l'ancienne 
amitié.  Rien  ne  s'était  passé  qui  auto- 
risât le  soupçon  d'une  défaillance  chez 
Suzy.  Elle  était  tombée  de  cheval  ;  je 
l'avais  tenue  contre  moi  ;  je  l'avais 
portée  au  lit.  La  situation  eût  été  la 
même  avec  tout  autre  que  moi.  D'un 
leurre  des  sens,  de  l'inévitable  attrait 
sexuel  était  née,  autour  d'un  jeu  spé- 
cieux et  subtil,  l'éphémère  illusion. 
Bah  !  Plume  au  vent  !...  Je  grimpais 
sur  la  plus  haute  roche  ;  je  poussais 
une  clameur.  Des  vols  noirs  de  cor- 
neilles tournoyaient.  J'en  abattais  une 
hécatombe. 

Un  mois  s'écoula  :  j'avais  pris  mon 
parti  de  son  silence.  Quelquefois, 
quand  le  sang  me  tourmentait,  je  par- 
tais vers  la  tombée  du  jour  ;  je  mar- 
chais longtemps  à  travers  la  campa- 
gne et  puis  j'entrais  dans  une  petite 
maison  qui  m'était  connue.  C'était,  à 
l'entrée  du  village,  un  cabaret  :  il  y 
avait  là  une  jolie  fille  qui  se  passait  un 
ruban  rouge  dans  les  cheveux.  Le  père 
et  la  mère,  de  vieux  paysans  sournois, 
après  avoir  fermé  la  porte  du  côte  de 
la  route,  s'en  allaient  discrètement 
dans  le  champ.  Elle  s'asseyait  alors 
sur  mes  genoux,  et  moi  je  goûtais  un 
élourdissement  léger  à  caresser  son 
corps  frais.  Il  ne  me  restait  pas  plus 
de  souvenir  de  ces  courtes  rencontres 
que  d'un  cigare  fumé  sur  le  chemin. 


30 


AMANTS    JOYEUX 


Une  quiéludc  heureuse,  ensuite,  pour 
un  peu  de  temps  égalisait  mon  hu- 
meur. 


Un  matin,  j'étais  parti  devant  moi. 
J'avais  entendu,  à  lauhe,  tirer  des 
coups  de  fusil  aux  acculs  du  l)ois.  Il 
m'était  arrivé  déjà,  en  battant  les  tail- 
lis, de  découvrir  des  lacets  posés. par 
les  braconniers.  C'était  toujours  pour 
moi  le  sujet  d'une  vive  irritation.  Je 
n'aurais  pas  été  le  maître  de  ma  co- 
lère si  j'avais  surpris  les  coupables. 
Oui,  la  vie  d'un  homme  en  ce  temps 
m'eût  semblé  un  équitable  dédomma- 
gement des  ravages  causés  dans  ma 
garenne.  Je  croyais  sincèrement  que 
la  loi  ne  protégeait  pas  suffisamment 
les  seigneurs  contre  la  ligue  sourde 
des  engeances  pillant,  maraudant,  dé- 
cimant les  meilleures  chasses. 

La  pétarade  avait  éclaté  dans  la  pe- 
tite ombre  pâle  du  crépuscule  mati- 
nal, à  l'heure  des  primes  randonnées 
du  lapin.  J'avais  ouvert  ma  fenêtre, 
j'avais  tiré  au  jugé,  dans  la  direction 
du  bois.  S'il  en  est  un  qui  a  reçu  du 
plomb,  je  le  verrai  bien  au  sang  tout 
à  l'heure,  me  disais-je.  A  présent,  je 
coupais  à  travers  les  taillis,  épiant, 
faisant  flairer  le  serpolet  à  Jack  :  l'é- 
venl  de  la  rôde  nocturne  s'était  depuis 
longtemps  cffumé  au  chaud  soleil. 

Bientôt  la  douceur  de  ce  matin  sous 
les  arbres  me  détendit.  La  rosée  em- 
perlait  les  fougères.  Une  ondée  de  fraî- 
che et  jeune  lumière  pleuvait  des  hau- 
tes branches,  tremblait  on  peliles  ma- 


res d'or  sur  le  chemin.  Je  m'assis  sur 
une  souche.  J'aspirais  les  arômes  verts 
en  écoutant  tomber  les  quatre  notes 
mouillées  du  loriot  dans  le  clair  silence 
léger  du  bois.  «  Mon  Dieu  !  pensais- 
je,  on  vivrait  si  tranquillement  si  cha- 
cun acceptait  simplement  la  vie,  le 
jjaysan,  maître  dans  sa  chaumine,  et 
le  seigneur,  roi  sur  ses  terres  !  »  Un 
sens  complémentaire  eût  pu  ainsi  se 
déduire  de  là  :  que  cette  racaille  des 
champs,  une  fois  pour  toutes,  se  rési- 
gne donc  à  sa  condition  classique  de 
béte  humaine,  vouée  à  être  reconduite 
à  coups  de  bottes  dans  les  reins  quand 
elle  arrive  se  plaindre  du  passage  des 
lapins  dans  les  cultures.  Mon  ennui 
s'en  alla  à  travers  les  bouffées  de  ma 
pipe.  Je  ne  sentis  plus  que  la  stillation 
de  ma  vie  en  moi,  fraîche  et  profonde. 

Tout  à  coup  la  cloche  tinta  :  c'était 
un  signal  convenu  qui  me  faisait  ren- 
trer quand  quelqu'un  me  demandait  à 
Founpieroc.  Baptiste,  à  la  volée,  agi- 
tait la  cloche  et  moi,  je  répondais  par, 
un  coup  de  sifflet.  Les  sons,  dans  l'air 
haut,  vibrèrent  ;  mais  je  ne  me  dépê- 
chais pas  d'emboucher  mon  sifflet, 
irrilé  qu'un  intrus  me  dérangeât  dans 
cette  paix  délicieuse  du  bois.  De  nou- 
veau la  cloche  s'ébranla  et.  celte  fois, 
me  mettant  debout,  je  sifflai. 

Je  quittai  le  bois,  je  poussai  la  grille 
des  jardins  et  à  présent  je  réfléchissais 
que  c'était  le  temps  où  le  marchand  de 
bois  m'avait  promis  d'apporter  son 
premier  règlement.  Aussitôt  ma  maus- 
saderie  tomba,  je  tournai  les  pelouses 
en  pressant  le  pas.  J'avais  les  disposi- 


R.iKi^ 


Je  vivais  là,  d'une  vie  libre,  péchant...  (Page  32.) 


AMANTS    JOYEUX 


39 


lions  bienveillantes  d'un  homme  qui  va 
recevoir  de  l'argent.  Le  bosquet  s'c- 
claircit  :  dans  la  cour,  la  jument  de 
Suzy  était  attachée  à  l'anneau  près  de 
l'écurie  et  Baptiste,  subrepticc,  in- 
quiet, m'informait  : 

—  Il  y  a  là  une  jolie  dame  qui  at- 
tend dans  le  hall. 

La  sensation  fut  mauvaise.  Bruta- 
lement je  pensai  qu'elle  arrivait  s'of- 
frir. L'idée  qu'elle  tiendrait  ainsi  sa 
parole  ne  m'était  pas  encore  venue. 
Un  mépris  froid,  l'instinctif  écart  du 
mâle  pour  les  avances  de  la  femme 
aussitôt  tempérèrent  l'ancien  désir.  La 
veille,  d'ailleurs,  j'étais  allé  jusqu'à  la 
petite  maison.  Quoi  !  Suzy  était  là  :  la 
chair  toute  frémissante  de  ses  deux 
heures  de  galop,  elle  m'apportait  sa 
jolie  âme  amoureuse  et  moi,  avec  mon 
sang  rassis,  maintenant  je  l'égalais  à 
cette  fille  qui  tout  de  suite  faisait  tom- 
ber sa  robe  quand  je  venais  ! 

Je  montai  en  courant  les  marches 
du  perron.  Déjà  j'étais  redevenu  le 
jeune  homme  distingué  qu'une  adroite 
hypocrisie  assouplit  à  de  subtiles  si- 
mulations. 

—  Vous,  Suzy  ? 

—  Moi,  dit-elle  en  riant  sans  se 
lever  du  fauteuil  d'osier. 

Et  la  jupe  de  son  amazone  mastic 
légèrement  relevée  sur  ses  guêtres  à 
boutons  de  nacre,  elle  battait  à  petits 
coups  de  cravache  leurs  disques  lui- 
sants l'un  après  l'autre,  avec  attention. 

J'étais  debout  devant  elle,  conti- 
nuant à  lui  sourire  d'un  air  charmé, 
les  dents  au  clair,  ces  larges  et  blan- 


ches dents,  qu'elle  m'avait  dit  un  jour, 
par  moquerie,  aimer  autant  que  le 
cercle  de  verre  que  j'appliquais  à  mon 
œil.  La  péripétie  se  présenta  ainsi 
dans  mon  esprit  :  «  Comment  va-t-elle 
s'y  prendre  pour  me  dire  le  but  de  sa 
visite  ?  ))  Un  silence  coula,  une  courte 
gêne.  Et  puis,  les  yeux  plissés  d'iro- 
nie, elle  me  demanda  si  je  n'avais  pas 
senti  à  quelque  chose  dans  l'air  qu'elle 
allait  venir. 

Non,  ce  n'était  pas  ce  que  j'atten- 
dais. Je  haussai  les  épaules  douce- 
ment, d'une  gaucherie  affectée,  tou- 
jours souriant.  Et  à  son  tour  elle  levait 
les  siennes,  fouettait  d'un  dernier 
coup  la  pointe  de  sa  bottine,  en  appa- 
rence très  calme,  sûre  d'elle. 

—  Je  ne  vous  gêne  pas,  au  moins  ? 

—  Quelle  idée  !  Mais  je  suis  parfai- 
tement heureux. 

Elle  parut  prendre  intérêt  à  consi- 
dérer les  trophées  de  chasse  qui  déco- 
raient les  murs,  m'interrogeait  en  me 
les  désignant  avec  la  pomme  d'or  de 
sa  cravache. 

—  Cette  hure-là  ? 

—  Oh  !  une  bête  énorme  qui  rava- 
geait tous  le  pays.  C'est  mon  père  qui 
l'abattit.  Nos  bois  alors  se  joignaient, 
le  plateau  n'était  qu'une  vaste  forêt. 
Il  y  avait  beaucoup  de  renards  aussi... 
Une  fois,  j'avais  douze  ans,  j'ai  tué 
celui  que  vous  voyez  là. 

Elle  se  leva,  ramassa  la  traîne  de  sa 
robe  qu'elle  se  jeta  sur  le  bras,  fit  très 
vite,  à  petits  coups  de  talons  sonores, 
le  tour  du  hall.  Elle  paraissait  agitée, 
nerveuse,  et  puis,  revenant  vers  moi, 


40 


A  M  A  \  T  S    .1  0  Y  E  U  X 


elle   me   dit   hanJimenl,    loul    à    fait 
calme  : 

—  \'ûus  vous  souvenez  de  la  der- 
nière parole  que  je  vous  ai  dile  au  châ- 
teau ? 

La  situation  se  brusqua.  Je  répon- 
dis en  riant,  d'un  ton  léger  : 

—  De  celle-là  comme  des  autres, 
Suzy. 

.jusqu'alors  nous  avions  ressenibk'. 
elle  et  moi,  à  deux  partenaires  qui  dif- 
fèrent un  engagement  décisif,  en  at- 
tendant d'être  fixés  sur  leurs  disposi- 
tions réciproques.  Mais,  avec  cette 
question  de  Suzy,  les  intervalles  sou- 
dain se  soudèrent  ;  la  minute  présente 
continua  la  minute  où,  d'une  pression 
de  mains  frémissante,  elle  avait  paru 
sceller  un  pacte  moral  conclu  entre 
nous.  Mais  moi,  à  présenl,  je  n'éprou- 
vais plus  le  même  vertige  léger. 

—  Eh  bien?  fit-elle. 

Toute  autre  femme  eût  pu  en  dire 
autant  ;  et  cependant,  avec  Suzy  seule, 
se  précisait  ce  sous-entendu  agressif  : 
«  Puisque  vous  savez  maintenant  que 
je  tiens  toujours  ma  parole,  qu'atlen- 
dcz-vous  ?  » 

—  Mon  Dieu,  Suzy,  lui  dis-je,  je 
n'ai  jamais  dotilé  de  vous...  Mais  non, 
jamais,  croyez  bien. 

Les  mots  s'allongeaient  froids,  dila- 
toires, frémissants.  Nous  étions  1  un 
devant  l'autre,  souriants.  Le  flot  chaud 
de  la  vie  monta  :  un  souffle  remuait 
ma  moustache.  Je  la  vis  palpiter,  sen- 
suelle el  résolue,  dans  une  beauté  de 
jeune  héroïsme. 

Comme  elle  l'avait  fait  à  la  ferme. 


elle  leva  les  mains  jusqu'à  mes  épau- 
les ;  elle  me  dit  lentement  : 

—  Philippe,  voulez-vous  de  moi  ? 

Kile  parla  ainsi  selon  la  spontanéité 
et  la  simplicité  de  la  nature.  Elle  ne 
(lit  (]u'un  mot,  et  il  fut  décisif  comme 
si  déjà  elle  s'y  donnât  toute  entière. 
Ayant  entendu  cette  franche  parole, 
je  fus  saisi,  aux  racines  de  la  vie,  d'un 
sentiment  profond.  J'oubliai  qu'après 
tout  elle  s'offrait  comme  je  l'avais  pré- 
vu :  je  n'avais  pas  prévu  qu'elle  me 
dirait  celle  petite  chose  ingénue  et 
franche.  D'une  voix  d'enfant,  elle  me 
demandait  innocemment  si  je  voulais 
de  son  amour  :  je  n'aurais  eu.  après 
cela,  qu'à  l'emporter  jusqu'au  lit.  Je 
l'avais  fait  avec  tant  d'autr:s  !  Mais, 
les  autres,  c'était  moi  qui  étais  allé 
vers  elles  ;  aucune  n'était  venue  la  pre- 
mière comme  Suzy.  Presque  toutes 
avaient  eu  des  amanls,  et  cependant 
elles  ne  se  rendaient  qu'api'ès  un  simu- 
lacre de  défense.  Et  voilà,  l'homme 
frivole  à  présent  était  retenu  d'une 
peur  timide  et  respectueuse,  comme 
devant  une  neuve  jeune  fille. 

Je  n'étais  pas  troublé  par  la  pen- 
sée du  geste  avec  lequel  je  la  pren- 
drais. Je  ne  songeais  pas  à  la  pauvre 
et  laide  chose  qui,  entre  un  homme 
et  une  femme  encore  inconnus,  est 
comme  le  tâtonnement  gauche  de  la 
connaissance.  C'était  un  autre  senti- 
ment, une  joie  de  protection,  un  be- 
soin tendre  de  la  défendre  contre  un 
égarement  de  nos  sens. 

Avec  le  tremblement  de  mes  mains, 
doucement  je  l'attirai  vers  le  fauteuil 


Le  fusil  à  l'épaule,  i 


G  eacnais   In    f,.<-^;„     /t. 


A  i\I  A  N  T  s    JOYEUX 


43 


d'osier.  Je  me  sentis  l'aimer  d'une  ar- 
dente passion  d'amitié  :  je  n'aurais 
pas  eu  une  meilleure  sensibilité  pour 
une  enfant  malade.  Je  fus  à  ses  pieds. 
D'un  grand  battement  de  cœur,  je  lui 
disais  des  paroles  câlines,  montées  du 
fond  de  moi. 

—  Suzy  !  ma  petite  Suzy  !  se  peut- 
il  que  ce  soit  vous  ?  Mais  je  ne  vous  ai 
pas  méritée  !  Je  ne  suis  qu'un  homme 
comme  tous  les  hommes.  Et  puis,  s'ai- 
mer, c'est  bien  terrible  ! 

Bille  haussa  les  épaules  : 

—  Je  suis  venue  la  première,  dans 
la  plénitude  de  ma  volonté.  Et  ce  qui 
arrivera,  je  l'aurai  voulu  aussi. 

Elle  me  regardait  droit  aux  yeux. 
Je  sentis  ses  genoux  s'écarter.  Moi- 
même,  par  la  force  inconsciente  et  sou- 
daine du  désir,  je  pénétrai  dans  sa  vie. 
Elle  fut  contre  la  mienne  profondé- 
ment, avec  la  forme  de  son  corps  en- 
tre mes  mains  nouées  à  sa  taille.  Et 
j'étais  à  présent  sans  volonté  devant 
cette  volonté  plus  ferme  qui  était  ve- 
nue vers  moi  pour  être  prise  et  me 
prenait.  Je  lui  baisai  le  cou  et  les 
épaules  ;  j'attirai  sa  petite  oreille  en- 
tre mes  lèvres  et  la  suçai  comme  un 
fruit.  Soudain  elle  tourna  la  tête";  nos 
bouches  se  joignirent  ;  elle  poussa  un 
cri,  toute  pâle,  les  yeux  fermés,  dans 
une  longue  palpitation  blessée. 

Aucune  femme  sur  ma  bouche  n'a- 
vait eu  encore  un  tel  cri.  Sous  sa  pe- 
tite main  crispée,  avec  le  tressaille- 
ment de  sa  souple  vie  dans  mes  bras, 
je  redevins  un  novice  jeune  homme. 
Je  la  tenais  de  toutes  mes  forces  pres- 


sée dans  ma  poitrine  avec  mes  coudes  ; 
mais  mes  mains  n'osaient  plus  se  poser 
à  ses  hanches,  comme  s'il  y  avait  en- 
core trop  de  l'amie  dans  celle  qui  si 
follement  se  donnait  à  moi.  Je  ne  puis 
expliquer  autrement  ce  sentiment  :  il 
m'était  encore  inconnu.  Et  un  peu  de 
temps  elle  resta  là  dans  sa  peine,  les 
dents  serrées,  la  têle  rejelée  en  arrière, 
m'écartant  faiblement  à  présent  de  la 
main  tandis  que  moi  je  l'enveloppais 
de  mes  fureurs  timides.  Et  puis  elle 
me  dit  presque  avec  colère  de  sa  voix 
rauque  et  basse  : 

—  Mais  prenez-moi  donc  !  Vous 
voyez  bien  que  je  vous  veux! 

Cela  non  plus,  je  ne  l'avais  point 
encore  entendu.  Si  une  autre  femme 
m'avait  parlé  ainsi,  je  serais  plutôt 
parti.  Cette  petite  Suzy,  m'enjoignant 
l'amour  avec  la  voix  dont  elle  eût  jeté 
un  ordre  à  un  laquais,  me  plongea 
dans  un  embarras  cruel.  «  Mais  oui, 
prends-la  donc,  me  soufflait  mon  or- 
gueil d'homme  ;  fais  à  ton  tour  acte 
de  volonté  ;  tu  es  bien  assez  ridicule 
pour  avoir  tant  différé.  »  Déjà  ce  n'é- 
tait plus  l'élan  glorieux  de  la  passion  ; 
je  raisonnais  comme  un  homme  qui, 
pour  ménager  son  amour-propre,  se 
persuade  qu'il  va  céder  enfin  à  un 
mouvement  personnel.  J'éprouvai  jus- 
qu'à l'angoisse  l'humiliation  de  celte 
minute  délicieuse  et  pénible. 

Elle  trembla  soudain  de  tout  son 
corps.  Ses  lèvres  furent  violettes  et  elle 
baissait  les  yeux  :  elle  n'osait  plus 
supporter  mon  regard.  Mon  trouble 
tomba.  Je  la  pris  dans  mes  bras  :  en- 


AMANTS   JOYEUX 


core  une  fois  j'eus  le  poids  souple  de 
son  corps  d'enfant  contre  moi.  Rapi- 
dement je  montai  vers  la  chambre  ; 
mais  arrivé  aux  dernières  marches, 
l'idée  terrible  se  présenta  ;  je  songeai 
avec  effroi  à  ce  costume  presque  mas- 
culin qu'elle  portait  et  qui  déroulait 
les  tactiques.  La  robe  de  la  jolie  fille 
au  ruban  rouge  ne  tenait  que  par 
quelques  agrafes  ;  elle  la  faisait  glis- 
ser d'une  ondulation  de  ses  reins  et 
ensuite  elle  était  nue  sous  mes  mains. 
La  scène  fut  sauvage.  Je  la  déshabillai 
d'une  brutalité  d'homme  maladroit  et 
qui  veut  paraître  plus  assuré  qu'il 
n'est.  Les  boulons  volaient  sous  la  hâte 
gauche  de  mes  doigts.  Et  elle  se  lais- 
sait faire,  m'épiant  d'un  étrange  re- 
gard inquiet,  hardi  et  ingénu.  J'en- 
tendais tinter  son  cœur  comme  un 
grelot. 

El  puis  ce  fui  une  chose  adorable 
comme  il  en  est  arrivé  à  bien  peu 
d'hommes,  une  chose  qui,  aujourd'hui 
encore,  me  pince  délicieusement  les 
fibres.  Je  l'avais  portée  au  lit  ;  elle  de- 
meurait sous  mes  caresses  une  pas- 
sive amante  ;  et  soudain  sa  vie  déchi- 
rée cria.  L'âme  rouge  des  noces  ago- 
nisa dans  la  douleur.  Avec  stupeur,  du 
lit  dévasté  je  vis  se  lever  l'ignorance 
fraîche  d'une  vierge.  Ma  folie  bégaya. 
Je  fus  brise  de  fièvre  et  de  joie.  Quel 
mystère  !  Celle  jeune  femme  de  vingt- 
six  ans  qui,  ce  malin-là,  avec  son 
étrange  désir,  élail  venue  pour  être 
prise  comme  une  simple  fille,  n'avait 
pas  encore  ouvert  sa  robe  pour  un 
homme  ! 


Elle  s'abandonna  dans  un  frisson 
froid,  sans  une  parole.  Elle  serra  les 
dents  sur  le  cri  de  sa  chair  comme  sur 
un  aveu.  .Mais  moi,  qui  avais  rompu 
le  sceau  de  sa  virginité,  j'étais  là  pleu- 
rant de  bonnes  larmes  sur  sa  petite 
épaule.  Je  lui  aurais  donné  ma  vie 
d'égoïsme  pour  cette  minute  inouïe. 

Je  revins  ainsi  à  l'âge  charmant  de 
la  première  femme  connue.  Mainte- 
nant aussi  je  lui  demandais  si  humble- 
iiienl  pardon  pour  lavoir  prise  comme 
les  autres  !  Je  l'invoquais  d'une  ardeur 
de  jeune  homme  innocent  pour  une 
jeune  fille  après  l'abandon  des  prémi- 
ces. Mais  elle,  quel  changement  ! 
Tranquillement  elle  me  regardait  avec 
sa  bouche  muette  et  ironique.  Elle 
sembla  indifférente  au  bonheur  qu'elle 
m'avait  donné,  très  loin  de  moi,  dans 
la  solitude  de  sa  volonté  réahsée. 

A  la  fin,  cette  froideur  me  jeta  dans 
un  si  grand  trouble  que  je  la  suppliai, 
avec  un  déchirement  de  tout  mon  être, 
de  me  dire  si  réellement  elle  n'avait 
jamais  appartenu  à  son  mari.  Elle 
baissa  les  yeux,  me  dit  en  riant  comme 
une  courtisane  : 

—  Pensez-en  ce  que  vous  voudrez. 

.aussitôt  elle  se  couvrit  le  visage 
avec  la  main  ;  elle  parut  me  cacher 
son  âme,  elle  qui  sans  honte  m'avait 
livré  le  mystère  frais  de  son  corps. 
Dans  la  confusion  de  sa  vie  nue  près 
(le  la  mienne,  elle  eut  tout  à  coup  la 
première  rougeur  el  ce  fut  Eve  après 
le  péché.  Alors  il  me  vint  élrangemcnl 
la  pensée  que  peut-être  elle  rougissait 
d'rlre  vierge,  se  sentant  là,  dans  la  mi- 


—  Moi,  dit-elle  sans  se  lever.   (Page  39-) 


AMANTS    JOYEUX 


47 


sère  de  son  flanc  sans  amour,  infé- 
rieure aux  autres  femmes  qui  avaient 
déjà  dénoué  leur  ceinture.  Fièrement 
elle  avait  répudié  la  vulgaire  pudeur 
physique  et  sembla  n'avoir  plus  gardé 
que  la  pudeur  de  l'orgueil. 

Il  pesa  un  silence  où  ni  l'un  ni  l'au- 
tre, avec  le  cœur  plein  de  paroles,  n'o- 
sions parler.  Soudain  elle  se  roula 
dans  ma  poitrine,  criant  : 

—  Philippe  !  mon  cher  Philippe  ! 
Son  secret  ainsi  me  fut  révélé.  Elle 

ne  m'eût  pas  dit  autrement  :  «  Ne  m'o- 
blige pas  à  te  confesser  celle  chose 
humiliante.  »  Je  la  baisai  mille  fois  ; 
elle-même  eut  toutes  les  fureurs  d'une 
ardente  maîtresse,  déjà  initiée.  Elle 
mordait  ma  bouche  et,  après  la  crise, 
demeurait  morte  dans  mes  bras,  avec 
des  yeux  délicieux. 

La  jument,  agacée  par  les  mouches, 
se  mit  à  tirer  sur  l'anneau  en  piétinant 
rageusement.  Les  fenêtres  de  la  cham- 
bre s'ouvrant  vers  la  cour,  nous  enten- 
dions le  battement  de  ses  fers  sur  le 
pavé.  Elle  se  rappela. 

—  Cette  pauvre  Beth  ! 

—  Chère  Suzy  !  lui  dis-je,  je  vais 
descendre.  Je  donnerai  l'ordre  de  la 
mettre  à  l'écurie.  Nous  déjeunerons 
ensuite,  si  vous  ne  vous  méfiez  pas 
trop  des  talents  de  Martine. 

Elle  glissa  du  lit  ;  l'ivresse  était 
finie  ;  des  distances  nous  séparèrent. 
Non,  elle  ne  pouvait  pas  ;  elle  avait 
pris  rendez-vous  chez  son  notaire  dans 
la  matinée.  Une  affaire  à  terminer,  la 
cession  d'une  lisière  de  bois  pour  le 


passage  d'une  route  vicinale.  Et  d'un 
air  détaché,  elle  m'expliquait  : 

—  Vous  savez,  Tite  est  un  grand 
enfant  qui  n'entend  rien  à  l'argent.  Il 
avait  mis  sa  confiance  dans  un  inten- 


dant qui  le  volait.  Alors,  quand  je  suis 
venue,  c'est  moi  qui... 

Le  comte  déjà  me  l'avait  dit.  Elle 
s'habilla  nerveusement,  s'irritanl  des 
résistances  d'un  bouton,  redevenant  à 
travers  une  vivacité  colère  la  pelile 
femme  brusque  d'avant  l'amour, 

—  Mais  aidez-moi  donc,  je  n'en  sors 
pas. 


48 


A  M  A  \  r  S    J  0  Y  E  U  X 


Avec  sa  grâce  souple  de  pelile  es- 
sence, elle  se  déballail  sous  mes 
mains,  dans  limpatience  rageuse  de 
mon  effort  maladroit.  La  glace  la  re- 
fléta en  culotte  de  cheval,  ses  fins  bras 
nus  sortis  des  épauletles  de  la  chemise, 
dcmi-fillc,  demi-garçon.  Elle  eut  un 
rire  amusé. 

—  Est-ce  drôle,  une  femme  qui  se 
rhabille  devant  un  homme  ! 

Et  à  présent  elle  était  là  devant  nvji 
avec  son  odeur  chaude,  les  yeux  clairs 
et  droits  comme  si  elle  ne  m'avait  pas 
donné  sa  vie. 

Aucune  parole  d'amour  n'était  sor- 
tie de  sa  bouche,  bien  (juclle  eût  connu 
avec  moi  le  grand  frisson  nuptial.  Elle 
était  venue  comme  une  femme  qui 
cède  à  la  passion,  et  pourtant  mainte- 
nant il  n'y  avait  pas  de  différence  en- 
tre elle  et  la  fille  au  ruban  rouge. 
Celle-là  aussi  peut-être,  avec  son  hum- 
ble cœur  de  plaisir,  m'aimail  et  elle  ne 
me  l'avait  jamais  dit. 

Je  me  retrouvai  tout  à  coup  moi- 
même  très  calme  après  l'excitation 
qui  m'avait  tait  pleurer  comme  un 
naïf  jeune  homme.  Xous  plaisantâmes 
aimablement  de  choses  indifférentes. 
sans  rapport  avec  l'heure  tenrlre.  Je 
n'étais  pas  gêné  par  le  besoin  de  lui 
témoigner  plus  d'abandon  qu'elle  n'en 
montrait.  Ma  sensibilité  sembla 
émoussée  d'avoir  trop  vibré  dans  la 
crise  délicieuse  où  je  goûlni  réelle- 
ment un  vertigineux  bonheur. 

Cependant,  au  moment  où.  son  po- 
lit feutre  à  haule  plume  sur  les  yeux, 
elle  passa  In  porle,  je  crus  devoir  ma- 


nifester un  peu  de  chaleur.  Je  l'enle- 
vai dans  mes  bras,  la  serrai  d'un  coup 
de  passion  contre  moi. 

—  0  Suzy  !  Suzy  ! 

Elle  eut  au  coin  de  l'œil  un  rire  iro- 
nique, comme  une  petite  bête  sauvage. 
\'oilâ,  pensai-je,  elle  m'a  pris  comme 
elle  en  aurait  pris  un  autre.  Je  la  lais- 
sai retomber,  et,  dans  mon  dépit,  je 
ne  trouvais  plus  rien  à  lui  dire. 

Elle  dégringola  les  marches  de  l'es- 
calier, d'un  bond  gagna  la  cour,  et 
attirant  la  jument  par  la  tête,  elle  lui 
appuyait  le  visage  aux  naseaux,  câli- 
nement.  La  bêle  soufflait  de  plaisir  et, 
du  retroussis  de  ses  grosses  babines, 
tâchait  de  lui  prendre  la  joue.  Alors 
mes  nerfs  se  tendirent  :  mon  cœur  se 
gonfla  d'une  peine  brusque. 

—  \'oyons,  Suzy,  lui  dis-je,  allez- 
vous  partir  comme  une  étrangère  ? 

J'étais  resté  en  haut  du  perron  et  lui 
tendais  les  bras.  Elle  tirait  sur  les  san- 
gles de  la  selle  et  me  répondit  étran- 
gement : 

—  Je  vous  détesterais  si  cette  chosd 
désormais  pouvait  vous  donner  des 
droits  sur  moi. 

Oui,  ce  fut  bien  l'énigmatique  fem- 
me venue  au  matin  avec  sa  chair  de 
désir  qui  me  parla  ainsi.  Nous  étions 
l'un  devant  l'autre  à  présent  comme 
deux  êtres  qui  ont  cédé  à  un  égare- 
ment passager  et  qui  ne  se  reverronl 
plus. 

—  Eh  bien  !  adieu,  Suzy  !  lui  dis-je 
tristement.  En  vous  perdant,  je  perds 
à  la  fois  une  amie  et  une... 

Elle  eut  un  beau  mouvement  de  pas- 


Attirant  la  jument  par  la  tête...  (Page  48.) 


AMANTS    JOYEUX 


51 


sion,  remonla  les  quatre  marches  en 
courant,  s'aballil  dans  ma  poitrine. 
Pendue  des  mains  à  mon  cou,  elle 
écrasait  des  mots  contre  ma  bouche. 

—  Une  maîtresse,  n'est-ce  pas  ? 
C'est  bien  cela  ?  Eh  bien  !  oui,  tu  seras 
mon  amant  chéri.  Tu  seras  mon  autre 
vie.  A  deux,  nous  aurons  des  bon- 
heurs. 

Encore  une  fois,  elle  cédait  à  la 
nature,  et  elle  ne  me  lâchait  pas,  avec 
le  rire  et  la  lièvre  de  son  désir  dans 
mon  cou. 

—  C'est  moi  qui  le  voulais.  C'est 
moi  qui  t'ai  pris.  Tu  n'avais  donc  pas 
vu  que  je  te  voulais  ?  Je  t'ai  voulu  com- 
me une  chose  défendue.  Aucune  loi 
humaine  n'aurait  pu  me  contraindre  à 
me  donner  autrement. 

Des  sabots  battirent  la  cour.  J'aper- 
çus Baptiste  qui  se  dirigeait  vers  l'écu- 
rie en  regardant  de  notre  côté.  Elle  se 
laissa  couler  de  mes  bras,  toucha  lé- 
gèrement les  dalles  à  la  pointe  de  ses 
bottines,  et,  de  toute  sa  joie,  elle  riait 
d'avoir  été  surprise. 

—  Après  tout  ne  suis-je  pas  voire 
femme  ?  Mais  c'est  vous,  mon  pauvre 
Philippe...  Qu'est-ce  qu'ils  vont  pen- 
ser de  vous  ? 

Voilà,  oui,  qu'allaient  penser  ces 
gens  ?  Jamais  une  femme,  avant  Suzy, 
n'avait  fait  dans  la  maison  son  petit 
bruit  de  talons.  Et  celle-là,  à  peine  en- 
trée, déjà  bouleversait  ma  vie.  Je  des- 
cendis avec  elle  les  trois  marches. 
Baptiste  de  nouveau  passa  ;  dans  mon 
ennui,  j'affeclai  de  lui  parler  d'un  air 


guindé  et  respectueux.  Mais  elle,  bra- 
vement, se  récriait. 

—  Non,  pas  ainsi...  Appelle-moi 
Suzy,  je  t'en  prie,  je  le  veux. 

Ma  lâcheté,  auprès  de  ce  beau  cou- 
rage, me  fil  honte.  A  peine  je  l'avais 
eue  et  déjà  je  la  reniais  devant  un  do- 
mestique, dans  un  goût  bas  de  correc- 
tion bourgeoise. 

—  Ma  petite  Suzy  !  lui  dis-je  très 
haut,  en  riant. 

Je  détachai  la  jument  ;  Suzy,  sa  cia- 
vache  sous  le  bras,  se  gaulait.  El  puis 
je  ployai  le  genou,  j'avançai  la  main. 
D'une  pesée  légère,  elle  s'élança  ;  le 
cuir  de  la  selle  craqua  ;  et  le  jarret 
dans  le  fourchon,  pesant  sur  l'élrier, 
elle  s'enlevait  à  petites  fois,  affermis- 
sait ses  aplombs. 

Celle  petite  femme  de  tèle  me  quilla 
aussi  simplement  qu'elle  était  venue. 
Elle  m'avait  apporté  un  extraordinaire 
bonheur  et  elle  s'en  allait  comme  si 
sa  vie  vierge  n'avait  pas  saigné  pour 
moi.  Il  n'y  eut  aucune  sensiblerie  dans 
nos  adieux.  Je  l'accompagnai  jus- 
qu'au bas  de  la  côte,  marchant  au  pas 
de  la  bêle,  la  main  appuyée  au  satin 
moite  du  garrot.  Je  goûtais  la  sensa- 
tion grisante  de  son  jeune  corps  se 
balançant  au-dessus  de  moi,  frôlant 
mes  épaules  de  la  poussée  chaude  des 
genoux.  Elle  retint  un  instant  la  bride 
et,  me  chatouillant  les  joues  de  la  mè- 
che de  sa  cravache,  elle  me  dit  avec 
un  beau  sourire  : 

—  Au  revoir,  mon  cher  amant.  Je 
me  lèverai  demain  en  pensant  à  vous. 

II  sembla  entendu  (ju'elle  viendrait 


52 


AMANTS    JOYEUX 


chaque  fois  que  sa  volonté  la  pousse- 
rail  librement  vers  moi,  sans  qu'il  y 
eût  là  pour  aucun  de  nous  le  soupçon 
seulement  d'une  chaîne.  D'un  claque- 
ment de  langue,  elle  excita  Beth,  qui 
se  mit  au  trot.  Un  peu  de  temps,  planté 
en  travers  de  la  route,  je  continuai  à 
la  regarder,  à  petits  bonds  rythmés  de 
ses  hanches,  se  lever  et  retomber  en 
selle,  avec  le  gondolement  de  son 
amazone  claire  dans  un  léger  nuage  de 
poussière.  -Mon  cœur  battait  fortement 
à  l'idée  que  personne  avant  moi  n'a- 
vait mis  la  main  aux  pointes  de  sa 
gorge.  Je  pensais  :  «  x\vcc  une  telle 
femme,  je  ne  risque  pas  de  m'engager 
plus  que  je  ne  voudrais.  » 

La  route  décrivit  une  boucle  ;  elle 
tourna  la  tête  par-dessus  l'épaiile  et  me 
salua  avec  sa  cravache,  comme  moi 
aussi,  en  quittant  Montaiglon,  je  la- 
vais  saluée  autrefois. 


Ma  vie,  un  peu  de  temps,  resta  trou- 
blée. Une  joie  d'intime  solitude  me  fai- 
sait gagner  les  bois.  Je  prenais  le  lé- 
vrier avec  moi,  j'allais  masseoir  sous 
les  arbres,  le  cœur  gonflé.  C'était  un 
sentiment  nouveau  qui  ne  m'était  venu 
encore  avec  aucune  autre  femme.  J'au- 
rais voulu  me  retrouver  auprès  d'elle, 
ses  genoux  dans  mes  mains.  Je  l'au- 
rais aimée  là  d'un  amour  sauvage  ot 
délicat,  près  du  cœur  bondissant  de  la 
terre.  Et  puis  le  silence  lourd  des  feuil- 
lages m'oppressait  ;  je  gagnais  le  bel 
été  de  la  campagne,  les  champs  verts, 


la  bleue  chaleur  du  ciel.  Je  n'avais  ja- 
mais autant  aimé  marcher  devant  moi, 
sans  penser,  avec  le  bourdonnement 
léger  de  mon  sang  à  mes  tempes. 

Je  rentrais,  au  soir,  l'âme  vide.  Je 
m'enfermais  dans  ma  chambre,  dans 
la  chambre  où  elle  m'avait  donné  sa 
rieur  de  vie.  Et  alors  l'odeur  jeune  de 
son  corps  me  grisait  comme  un  moût 
ardent.  Suzy  !  Ce  fut  ici  sous  les  ri- 
deaux du  lit  !  Je  baisais  l'ancienne 
place  sur  l'oreiller,  dune  passion  in- 
génue. Je  n'étais  pas  moins  ridicule 
en  contemplant  longtemps  la  glace  où 
s'étaient  mirées  ses  fines  épaules  nues. 
Je  me  laissais  aller  franchement  à  mes 
impulsions  comme  un  adolescent.  Et, 
avec  l'image  fraîche  de  sa  vie  entre 
mes  bras,  il  me  restait  le  trouble  d'a- 
voir rêvé.  Je  n'avais  pas  d'ironie  pour 
le  vieux  mari  paternel. 

Mais  voilà,  j'étais  malgré  tout  un 
homme  léger  sur  qui  les  impressions 
amoureuses  glissaient.  Je  ne  me  sen- 
tais de  constance  véritable  que  pour 
la  libre  vie  des  champs.  Le  sens  in- 
time de  ma  destinée  s'orientait  vers  Iji 
terre  cl  les  plaisirs  rudes  qu'elle  pro- 
cure, plutôt  que  vers  les  sensualités 
de  la  femme.  Au  bout  d'une  semaine, 
le  souvenir  de  Suzy  s'émoussa  ;  je  re- 
commençai à  vagabonder  le  long  de 
l'eau  et  dans  les  bois,  comme  avant 
qu'elle  ne  fût  venue.  Une  lassitude  vi- 
rile, après  les  fatigues  du  jour,  me 
couchait  dans  les  draps,  tout  grisé  de 
grand  air,  avec  la  sève  verte  des  ar- 
bres dans  mes  membres. 

Oui,  celait  vraiment,  cela,  une  vie 


Je  l'accompagnai  au  pas  de  la  bête.  (Page  5r.) 


AMANTS    JOYEUX 


Où 


d'homme.  Je  pensai  tranquillement 
que  dorénavant  je  pourrais  m'abslenir 
de  mes  visites  à  la  petite  maison  de  la 
jolie  fille  au  ruban  rouge.  Suzy  de 
temps  en  temps  arriverait  passer  quel- 
ques heures  et  puis  librement  s'en 
irail,  mayant  apporté  de  la  joie.  Elle 
ne  semblait  pas  disposée  à  se  montrer 
trop  exigeante  et  de  mon  côté  j'étais 
résolu  à  me  contenter  de  ce  qu'elle 
me  donnerait.  J'éprouvais  une  réelle 
satisfaction  à  me  sentir  si  maître  de 
moi-même.  Maintenant  je  pouvais 
penser  à  l'amour  comme  au  reste  de 
la  vie  sans  que  ma  poitrine  bondit 
sous  mes  mains. 

Un  matin,  j'étais  au  bord  de  la  ri- 
vière, regardant  sur  l'autre  rive  se 
mouvoir  les  faneuses.  Elles  étaient 
dix,  descendues  des  plateaux,  fdles 
d'un  même  village,  et  en  chantant,  une 
coiffe  de  paille  au  chignon,  elles  al- 
laient à  travers  la  vaste  prairie,  fai- 
sant voler  avec  le  fourchet  l'or  léger 
des  foins. 

J'étais  là  couché  sous  l'ombre  fraî- 
che des  trembles,  retirant  quelque- 
fois ma  pipe  de  mes  dents  pour  humer 
d'une  large  aspiration  l'arôme  vanillé 
de  la  fenaison.  Il  glissait  en  effluves 
subtils  sur  les  houles  égales  du  cou- 
rant et  profondément  descendait  dans 
le  battement  heureux  de  ma  vie.  Je 
m'étais  levé  ce  matin-là  comme  un 
homme  sûr  de  sa  journée.  Suzy  était 
en  dehors  du  cercle  de  ma  pensée  :  il 
y  avait  plus  de  trois  semaines  qu'elle 
n'était  venue.  Et  maintenant,  avec 
celte  odeur  lascive  de  l'herbe    sèche 


dans  les  narines,  je  regardais  le 
rythme  harmonieux  et  puissant  de  ces 
beaux  corps  de  filles  par-dessus  l'aire 
blonde. 

Dans  le  calme  paysage,  une  voix 
soudaine  m'appela  par  mon  nom  :  la 
voix  ensuite  se  rapprocha  plus  claire 
dans  le  chemin  en  lacets  qui  descen- 
dait à  la  rivière. 

—  Suzy  !  criai-je. 

\Ion  âme  détachée,  errante  au  fil 
de  l'eau,  éprouva  soudain  une  grande 
joie.  Je  montai  en  courant  le  long  de 
la  roche  :  nos  voix  à  tous  deux  se  croi- 
saient jeunes  et  joyeuses,  à  travers  les 
feuilles.  Elle  m'apparut  dans  sa  grûcc 
vive,  sautillant  à  petits  coups  de  ta- 
lons sur  la  pente. 

—  Suzy  !  chère  Suzy  ! 

D'un  bond,  elle  se  pendit  ;  je  la  ser- 
rai contre  moi,  dans  une  ardeur  de 
désir. 

—  Oui,  moi.  Je  ne  pouvais  plus  at- 
tendre. J'ai  voulu  venir.  Baise-moi 
dans  le  cou.  Encore... 

Ce  fut  comme  après  une  longue  ab- 
sence ;  ce  fut  comme  si  elle  venait  pour 
la  première  fois.  Je,  portais  sa  vie 
moite  dans  ma  poitrine.  L'odeur  phos- 
phorée  de  ses  aisselles  se  mêlait  à 
l'évent  chaud  des  foins,  aux  bromes 
vireux  de  la  rivière.  Et  avec  des  cris 
de  plaisir,  je  l'emportais  devant  moi, 
fendant  les  taillis.  Elle,  les  yeux  clos, 
doucement,  me  disait  : 

—  Elreins-moi  plus  fort.  Fais-moi 
mal. 

Je  montai  aux  terrasses  par  les  de- 
grés boulants,  heureux  de  ma  force 


u(J 


AMANTS    JOYEUX 


d'homme.  Une  tonnelle  de  clcmalites 
cl  de  chèvrefeuilles  dominait  la  vallée 
profonde.  Sous  l'amas  des  feuillages 
fleuris,  un  hanc  s'y  incurvait,  large 
comme  un  divan.  Je  l'assis  dans  cette 
omhrc  verte,  à  genoux  près  d'elle,  et 
par  jeu  j'attirais  les  touffes  de  chèvre- 
feuilles et  en  secouais  les  parfums 
dans  les  boucles  de  sa  chevelure.  Nous 
étions  vraiment  là  dans  l'amour  de  la 
terre,  avec  ses  duvets  moussus  pour 
lit  et  ses  ondes  grisantes  d'odeurs 
pour  encens,  comme  pendant  une  fête 
nuptiale.  J'avais  coulé  un  doigt  sou;? 
sa  manchette  et  caressais  la  soie 
chaude  de  son  poignet, 

—  Suzy,  lui  dis-je,  je  n'ai  pas  cessé 
un  instant  de  penser  à  vous. 

En  lui  parlant  ainsi,  j'avais  les  yeux 
et  la  voix  d'un  homme  véridique.  J'é- 
prouvais une  joie  rusée  à  lui  mentir 
avec  franchise. 

—  Oh  !  moi,  me  répondit-elle  loya- 
lement, j'aurais  été  fort  embarrassée 
de  penser  à  vous  constamment.  J'ai  dû 
m'occuper  d'affaires.  Il  y  a  eu  une 
grève  à  l'usine.  Je  n'étais  pas  sans 
inquiétude  non  plus  pour  Tite.  Ses  ac- 
cès l'ont  repris  avec  violence.  El  vous 
savez,  il  ne  veut  que  moi  dans  ces  mo- 
ments. Il  a  des  regards  d'enfant  pour 
me  supplier  de  demeurer  auprès  de 
lui. 

Une  passion  attendrie  lui  monta 
aux  yeux,  et  elle  avait  cessé  de  sou- 
rire. Croyant  alors  qu'il  était  conve- 
nable d'affecter  un  peu  de  jalousie,  je 
lui  dis  : 


—  Je  vous  en  prie,  Suzy,  je  souffre 
bien  assez... 

Ma  voix  était  ardente  et  basse  ;  je 
serrais  avec  force  ses  mains  entre  les 
miennes.  Dans  l'emballement  de  ma 
feinte,  je  me  persuadai  sincèrement 
que  cet  homme  après  tout  avait  des 
droits.  Une  petite  flamme  lui  brûla  la 
joue.  Elle  cacha  sa  tète  dans  mon 
épaule. 

■ —  T'est-il  possible  de  douter  en- 
core ? 

0  certes  !  elle  était  restée  une  petite 
femmc-cnfant,  celle  qui  maintenant, 
avec  une  rougeur  blessée,  me  faisait 
cet  aveu.  Elle  eut  la  grâce  timide  d'une 
jeune  fdlc  dans  le  trouble  de  la  minute 
où  pour  la  première  fois  les  sens  s'é- 
veillent à  l'amour.  Cependant  c'était 
bien  là  cette  fière  et  décidée  Suzy  qui 
était  venue  chez  moi  comme  on  va  chez 
le  médecin,  avec  un  mal  dont  on  veut 
cire  guéri.  Je  lui  baisai  longuement 
les  mains,  dans  une  joie  très  pure  et 
humiliée.  J'avais  honte  de  mes  sottes 
simulations.  J'étais  à  présent  un  autre 
homme  revenu  à  la  vérité  des  intimes 
impulsions. 

—  0  Suzy,  pardonne-moi,  lui  disais- 
je.  On  ne  peut  croire  à  certains  bon- 
heurs. Je  sens  seulement  que  je  vais 
te  mériter. 

Elle  retira  ses  mains  et,  les  ap- 
puyant à  mon  front,  elle  tenait  mon 
visage  droit  devant  ses  yeux.  Elle  dit 
(Ml  riant  : 

—  J'avais  décidé  cela  le  jour  où 
cette  fille  me  regarda  si   étrangement 


Je  recommençai  à  vagabonder  le  long  de  l'eau...  (Page  52.) 


AMANTS    JOYEUX 


59 


à  la  [erme.  Celle-là  était  sûre  que  vous         —  J'ai  vu  ce  jour-là   pour  la   pre- 
étiez  mon  amant.  mièrc  fois  que  vous  me  désiriez  et  ce- 

Excité  par  cette  parole  hardie,   je     pendant  vous  ne  m'aimiez  pas.  Pour- 


l'altirai  par  les  poignets  et  lui  deman-  quoi  voulez-vous  qu'une  femme  ne  dé- 

dai  si  déjà  vraiment  elle  m'aimait  en  sire  pas  simplement  aussi  un  homme? 

ce  temps.  Aussitôt  elle  se  raidit,  pa-  Un    mouvement    irréfléchi    m'em- 

rul  se  reprendre.  Et  elle  me  répondit  porta,  je  m'écriai  : 

froidement  :  —  Je  vous     ai  désirée     follement, 


60 


A  M  A  N  T  S    J  0  Y  E  U  X 


Suzy,  c'est  vrai.  Et  voilà,  à  présent  je  meau  le  long  de  ma  peau.  Mais  oui, 

vous  aime.  pensais-je,  elle  a  raison.  Le  sentiment 

Elle  secoua   ses   boucles,  les   yeux  que  j'ai  pour  elle  se  peut  comparer  au 

ironiquement  plissés,  et  à  petites  fois  léger  frisson    que  me    cause  le    frô- 

elle  me  fouettait  d'une  branche  de  chè-  lement  de  celte  tige.  Le    silence    ne 


vrefeuille. 


/ 


—  Qui  vous  obligeait  à  me  dire 
cela?  Je  ne  vous  demandais  rien. 
Mais,  mon  cher,  une  femme  demain 
viendrait  avec  vous  vers  ce  banc,  vous 
ne  l'aimeriez  pas  autrement  que  moi. 

La  branche  descendit  en  chatouilles 
dans  mon  cou  cl  elle  ne  parlait  plus, 
tout  amusée  par  le  glissement  du  ra- 


nous  pesait  pas.  Un  merle  chantait 
dans  la  touffe  ronde  d'un 
abricotier.  L'odeur  des  foins 
par  bouffées  chaudes  mon- 
tait vers  nous.  Longuement 
elle  aspira,  d'un  battement 
des  narines,  la  fleur  safranée 
du  chèvrefeuille. 

—  Mon  Dieu  !  fit-elle,  je 
ne  sais  pas  pourquoi  on  mé- 
dirait du  désir.  Je  casse  une 
branche  à  cet  arbre,  j'en  sa- 
voure le  parfum  et  ensuite 
je  jette  la  branche  et  je 
prends  à  l'arbre  un  autre 
rameau.  Larbre  n'en  meurt 
pas  et  à  moi  il  me  reste  la 
joie  exquise  d'avoir,  dans 
une  sensation  qui  ne  me 
laissera  pas  de  regret,  as- 
piré en  une  seconde  toute  sa 
vie  profonde.  N'est-ce  pas  lu 
encore  du  bonheur  ? 

Elle  exprima  là  finement 
une  chose  qui  se  rappor- 
tait à  ma  propre  conception 
(le  l'amour.  La  petite  branche  du 
chèvrefeuille  ainsi  fut  pour  tous 
les  deux  le  symbole  du  parfait  déta- 
chement de  nos  âmes.  Je  retrou- 
\.'ii  aussilcM  mes  aplombs,  comme 
<'n  selle,  après  un  écart  ombrageux 
d'Hercule.  Et  plaisamment,  du  ton 
léger  d'un  homme  pour  qui  la  vie  du 


AMANTS    JOYEUX 


61 


cœur  se  réduit  à   un    aimable   badi- 
nage  : 

—  Vous  ne  pourriez,  ma  chère 
Suzy,  me  faire  entendre  plus  poéti- 
quement que  je  ne  suis  pour  vous  que 
le  petit  rameau  cassé  à  l'arbre  et  qu'a- 
près celui-là  il  y  en  aura  toujours  bien 
assez  d'autres  qui  vous  procureront 
la  petite  sensation.  Eh  bien,  soit  ! 
Mais  alors  je  ne  serais  pas  fâché  de  sa- 
voir si  c'est  là  tout  l'amour  pour  vous. 

Son  sein  leva.  Elle  regarda  au  loin. 
Avec  d'autres  yeux  elle  parut  consi- 
dérer un  point  de  l'espace.  Je  ne 
voyais  là  pourtant  que  d'onduleuses 
cimes  vertes  et  les  replis  moelleux  de 
la  vallée.  Elle  se  tut  un  peu  de  temps 
et  puis,  avec  des  doigts  cruels,  elle 
froissait  la  tige  aux  fleurs  pareilles  à 
un  vol  de  longs  insectes  roses. 

—  L'amour  !  Ah  !  tenez  !  C'est  si 
différent  de  tout  le  reste  !  C'est  par 
exemple  de  vivre  à  côté  de  quelqu'un 
qui  souffre  et  qui  a  besoin  de  vous,  et 
qui  vous  prend  les  mains  en  vous  re- 
gardant, comme  Tilc  me  regarde.  Oui, 
quand  Tite  dans  ses  accès  me  tient  la 
main  dans  les  siennes,  je  vous  jure 
que  je  sens  en  moi  une  chose,  une 
chose  qui  est  au  delà  de  tout  ce  que 
je  pourrais  ressentir  avec  un  autre 
homme. 

Sa  voix  monta,  s'exalta. 

—  On  aime  comme  on  prie  Dieu, 
avec  humihté,  dans  une  abdication  ab- 
solue de  tout  l'être.  Il  n'y  a  plus  là  rien 
qui  tienne  de  la  chair,  du  goût  de  la 
peau,  de  la  joie  de  mettre  sa  bouche 
contre  une  autre.  Et  c'est  si  vrai  cela, 


que  la  montée  d'un  désir  chez  l'un  des 
deux  serait  un  sacrilège  comme  de 
percer  une  hostie  avec  un  couteau,  et 
que  je  comprends  très  bien,  moi,  qu'a- 
près un  tel  attentat  à  un  culte  sacré,  la 
femme,  de  colère  ot  de  dégoût,  tue 
l'homme. 

Ses  mains  dans  l'ombre,  fines  et  fu- 
selées, frémirent. 

—  Oui,  fit-elle,  la  voix  tout  à  coup 
rauque,  cette  voix  de  passion  et  d'o- 
rage où  sa  vie  grondait,  oui,  les  pe- 
tites mains  que  voilà  frapperaient  droit 
à  la  tempe. 

Et  maintenant,  hors  de  l'ombre, 
toutes  claires  au  soleil,  elles  faisaient 
le  mouvement  de  la  mort. 

Quel  saisissement  pour  moi  !  La  pe- 
tite femme  sensuelle  qui  m'était  venue 
vierge  avec  sa  folie,  inopinément  me 
révélait  une  autre  chose  vierge  d'elle, 
farouche  et  bien  plus  belle  !  Elle  évo- 
quait la  sainteté  d  un  sacrement  de 
l'amour,  si  pur  que  la  mort  seule  en 
pouvait  laver  la  beauté  méprisée. 

Jamais  je  ne  l'avais  trouvée  plus  dé- 
sirable. Une  ironie  de  péché  et  de  pro- 
fanation me  fit  avancer  les  mains,  di- 
sant : 

—  Eh  bien  !  ne  parlons  plus  de  cela, 
je  renonce  à  votre  amour,  Suzy,  si 
vous  me  laissez  le  reste. 

—  Oh  !  vous,  fit-elle,  c'est  autre 
chose. 

Elle  me  tendit  ses  lèvres  et  ajouta 
en  riant  : 

—  Mais  oui,  n'es-tu  pas  mon  amant, 
loi? 

Tout  d'une  fois  elle  fut  sur  mes  ge- 


Gâ 


AxMANTS    JOYEUX 


noux,  les  bras  noues  à  mon  cou,  com- 
me une  délicieuse  créature  lascive  cl 
animale.  Les  sèves  brûlantes  de  l'été 
grondèrent;  je  la  sentis  mollement  pal- 
piter à  travers  son  gilet  d'homme. 

• —  Oh  !  dil-cllc,  une  idée  à  moi  !  Je 
me  suis  mise  celle  fois  tout  à  lait  en 
garçon. 

De  sa  robe  de  cheval,  qu'elle  faisait 
glisser  tout  à  coup  et  qu'elle  enjam- 
bait, sortit  l'imprévu  d'un  travesti  de 
joli  adolescent  en  bragues  demi-bouf- 
fantes, de  la  couleur  réséda  du  gilet  et 
de  la  vesle.  Les  mains  dans  les  poches, 
avec  le  rire  gamin  de  sa  petite  tète 
bouclée  hors  du  col  droit,  elle  se  met- 
tait à  tourner  devant  moi  à  la  pointe 
de  ses  bottines  de  cuir  havane,  toute 
mince  et  sanglée  dans  la  lanière  qui 
lui  ceinturait  les  hanches.  Son  charme 
capiteux  d'androgyne,  dans  le  matin 
fleuri  de  la  tonnelle,  avec  le  chant  des 
faneuses  qui  nous  arrivait  du  pré,  me 
procura  une  sensation  trouble,  iné- 
prouvée, comme  le  goût  d"un  fruit 
nouveau. 

Elle  s'était  arrangée  pour  me  res- 
ter jusqu'au  coucher  du  soleil.  A  midi, 
nous  rentrâmes  déjeuner  d'un  plat  de 
cèpes,  d'une  omelette  au  jambon  et 
d'une  cueillelle  de  cerises. 

Elle  goûta  joyeusement  la  ruslicilé 
du  repas.  Je  vis  qu'elle  supportait 
avec  gaieté  la  malveillnncc  sournoise 
des  regards  de  Marlino,  dépitée  de  n'a- 
voir pas  été  avertir.  Baptiste  aussi 
quelquefois  apparaissait  sur  le  seuil, 
passait  les  plais  cf  puis  traînait  un  peu 
de  temps  derrière  les  portes.  \'isible- 


ment  la  présence  de  cette  dame  en  pan- 
talon d'homme  les  déconcertait,  dé- 
rangeait Ihonnéle  symétrie  de  la 
maison.  Avec  d'infinies  précautions, 
Martine  évitait  de  l'appeler  trop  ouver- 
tement «  madame  »,  laissant  tomber 
la  seconde  syllabe  dans  un  bredouil- 
Icment  confus. 

Suzy,  très  à  l'aise,  avec  cet  esprit 
aventureux  qui  la  mettait  au-dessus 
de  l'opinion  du  monde,  feignait  ne  s'a- 
percevoir de  rien  d'anormal.  Comme 
beaucoup  de  femmes,  elle  avait  le  don 
de  ne  voir  que  ce  qu'elle  voulait  voir. 
Elle  se  laissa  aller  franchement  à  la 
joie  de  jouer,  avec  un  homme  qui,  l'au- 
tre soir  encore,  était  seulement  son 
ami,  le  rôle  d'une  maîtresse  qui  pren- 
drait possession  du  logis  de  son 
amant.  Elle  loua  complaisamment  l'o- 
melette, ce  qui  parut  réconcilier  la  di- 
gne Martine. 

Le  couvert  avait  été  dressé  sous  l'au- 
vent vitré  qui  prolongeait  la  salle  à 
manger  du  côté  des  jardins.  Notre 
frugal  déjeuner  ainsi  prit  une  intimité 
de  dînette  dans  un  clair  paysage  d>r- 
bres  et  de  massifs  en  fleurs.  Les  yeux 
à  demi  plissés,  avec  un  reflet  vert 
tremblotant  au  fond  de  ses  prunelles, 
elle  avait  mis  ses  mains  sur  les  mien- 
nes et  me  souriait  pendant  de  longs 
silences  charmés.  Elle  s'émerveilla  de 
la  sauvagerie  de  ma  vie,  me  fit  promet- 
Ire  delà  mener  pécher  avec  moi.  VA\c 
eût  voulu  être  un  homine,  elle  qui  ne 
se  sentait  qu'une  fille  manquée.  Et 
constauinient  elle  |)r('iiail  à  la  boîte  des 
cigarettes    qu'elle    fumait    à    grosses 


AMAXTS    JOYEU.X 


G3 


bouffées,  se  grisant  de  la  pelile  ivresse        —  Vrai  !  c'est  bien  moi  qui  suis  ainsi 
^"  ^^^^^'  Pi'ès   de   vous,  Philippe  !  .Moi,  Suzy, 

Avec   son  rire  clair,  cent   fois   elle     jai  à  présent  un  amant  ! 


m'appela  son  cher  amant.  Ses  cils  Elle  savourait  le  mot  avec  sen.ua- 
batlaient,  un  frisson  lui  courait  à  la  lilé.  Un  amant  !  Quelle  folie  !  Et  nar 
^'    '  momenls  elle  en   demeurait   presque 


64 


AMANTS    JOYEUX 


grave,  d'une  fraîche  joie  sérieuse  de 
nouvelle  épouse.  Elle  me  regardait  si 
amoureusement  à  travers  le  fin  plisse- 
ment de  ses  yeux  !  Elle  avait  le  regard 
mouillé  de  la  femme  qui  a  connu  le 
plaisir.  Cependant  elle  m'avait  dit  : 
«  Tu  ne  seras  jamais  pour  moi  que 
le  rameau  cueilli  à  larbre  !  »  \'oilà  ! 
oui,  pensais-je,  elle  est  venue  te  de- 
mander le  secret  de  l'amour  et  elle  ne 
t'aimera  jamais.  Elle  n'attend  de  toi 
que  la  vibration  du  simple  désir.  Je 
n'en  ressentais  nul  dépit  d'amour- 
propre. 

Il  régna  entre  nous  une  entente  ta- 
cite pour  ne  plus  parler  de  l'amour  : 
celle  connivence  fixa  les  limites  d'une 
aimable  el  légère  union  qui  ne  se  pro- 
posait que  la  joie  et  la  vivacité  des  sen- 
sations. 

Oh  !  elle  avait  de  si  étranges  idées  ! 
Je  ne  sais  plus  à  quel  propos  elle  me 
dit  qu'elle  ne  pouvait  admettre  le  ser- 
ment entre  deux  amants  ;  le  désir  suf- 
fisait à  les  lier  aussi  élroilemcnt  que 
tous  les  sacrements  ;  et  leur  fidélité 
mutuelle  prenait  sa  beauté  de  demeu- 
rer libre  el  spontanée.  Ils  n'avaient 
que  l'unique  devoir  de  rompre  sitôt 
qu'ils  n'éprouvaient  plus  la  joie  sincère 
de  se  désirer. 

Suzy  encore  une  fois  écoula  ainsi 
ses  voix  personnelles.  Mais  moi  qui 
restais  soumis  aux  jugements  du  mon- 
de, j'espérai  la  mettre  en  contradiction 
avec  elle-môme  en  lui  demandant  si 
elle  étendait  celte  théorie  nu  mariage. 
Elle  me  déclara  tranquillement  que  le 
mariage  n'était  pour  elle  qu'une  con- 


vention sociale,  un  reste  de  l'antique 
esclavage  au  temps  des  tribus  et  des 
proies  humaines.  Elle  mettait  bien  au- 
dessus  la  beauté  des  mains  libres,  sans 
le  symbole  barbare  de  l'anneau,  le  vo- 
lontaire abandon  d'un  être  à  un  autre 
être. 

Le  mariage,  presque  toujours,  d'ail- 
leurs, était  l'erreur  sexuelle  de  deux 
ôlres  qui  obéissent  à  l'attrait  de  l'in- 
connu et  qui  cessent  de  s'appartenir 
dans  leur  vie  profonde  dès  l'instant  où 
ils  ont  fini  de  s'ignorer.  Alors  pour- 
quoi s'engager  par  des  liens  que  la 
plus  élémentaire  moralité  obligera  à 
dénouer  sitôt  qu'ils  ne  pourront  plus 
cire  sincèrement  consentis?  Et,  reve- 
nant par  un  détour  à  son  idée  de  l'a- 
mour, elle  concluait  à  l'inviolabilité 
sacrée  du  mariage  entre  ceux-là  seu- 
lement qui  ont  accepté  de  vivre  en 
dehors  du  plaisir. 

—  Alors,  Suzy,  un  étal  de  célibat 
volontaire  où  les  âmes  seules  sont  re- 
ligieusement mariées  ? 

—  Oui. 

Bon  Dieu  !  Ce  qu'elle  disait  là  était 
si  nouveau  pour  moi  que  je  la  pris  en 
pilié  comme  une  cervelle  un  peu  fai- 
ble. J'oubliai  sottement  qu'elle  n'eût 
pas  été  chez  moi,  me  jetant  ses  lèvres 
rouges  par-dessus  la  table,  si  sa  vo- 
lonté ne  s'était  trouvée  d'accord  avec 
sa  conscience.  Ce  qu'elle  était  venue 
faire  chez  moi,  elle  l'avait  fait  libre- 
ment, sans  manquer  à  la  loyauté  de  sa 
notion  de  l'amour.  Cela,  toutefois,  je 
ne  le  compris  que  plus  lard  quand 
moi-même,  à  la  longue,  je  me  fus  dé- 


A^[A\TS    JOYEUX 


05 


louiinjoie.  UIi     i  ors    rc»    o  no hlr»  no        \r«:-> 

i-,  (xuc  pcmc  na-     Mais  je  n  dais  encore  qu'un  «  jeune 

l.ue  pcsunnellc  de  .Su.y,  ,„o  J'olais     homn.e  <li.,ingué  ..  ,ui'ne  se   disZ 


trop  lenlé  d'assimilé,-  à  mes  hasardea-  guait  pas  des    communes  façons    de 

ses  liaisons  daulrcfois,  commença  de  penser. 

mappaïaUre  avec  son  vrai  relief  ori-  Je  me  récriai  • 

gmal.  dans  une  possession  de  soi  qui  _  Il  faudrail'  donc,  avec  de  (elles 

dénonçait  une   bien   au.rc   honnêteté  distinctions,   admettre  qu'un    homn" 


m 


A  M  A  .\  1  S     J  U  Y  E  L  X 


cl  une  Icniuic  vivant  leur  vie  de  pas- 
sion en  delioi-  du  mariage,  sont  plus 
près  de  la  vérité  que  deux  époux  qui, 
ayant  cessé  de  se  désirer,  continuent 
à  se  résigner  à  la  vie  commune  ? 

• —  Je  le  crois,  fit-elle,  et  je  crois 
aussi  qu'ils  sont  plus  haut  dans  l'or- 
dre des  créatures,  s'ils  comprennent 
que  l'unique  moralité  est  dans  la  sin- 
cérité. 

Je  haussai  légèrement  les  épaules  et 
lui  dis  : 

—  Suzy,  nous  irons  à  la  rivière. 

Nous  descendinies  par  les  terras- 
ses jusqu'au  bord  de  leau.  Les  faneu- 
ses s'interrompirent  de  faire  voler  le 
foin  à  la  pointe  des  fourches  pour  con- 
sidérer de  loin  ce  joli  jeune  homme 
hétéroclite. 

En  longeant  la  rive,  nous  gagnâmes 
une  solitude  plus  sûre.  Une  petite  silve 
sauvage  avait  poussé  là  au  pied  des 
roches,  un  emmêlement  d'essences 
vives  à  grandes  touffes  débordant 
par-dessus  le  courant.  L'eau,  sous  les 
aiciies  vertes,  s'ombrait  de  moires  ver- 
meilles si  limpides  qu'aux  coulées  du 
soleil  filtrées  d'entre  les  feuillages,  on 
voyait  frissonner  sur  les  galets  rouil- 
leux  du  fond  de  claires  mailles  d'or. 

Suzy,  couchée  près  de  moi,  la  léte 
dans  les  poings,  ne  me  parlait  plus, 
toute  fraîche  de  paix  et  de  silence  dans 
colle  vie  de  la  rivière  et  des  arbres. 
Mobile,  cédant  toujours  aux  rapides 
sensations  de  la  nature,  elle  s'aban- 
donnait au  fdaisir  <'l  pni<  se  lepliait 
en  de  longues  pau>es  muettes  comme 
si.  (Inn.s  ces  moments,  elle  eût  écouté 


battre  profondément  son  cœur  en  elle. 
11  nous  était  arrivé  souvent,  au  temps 
où  nous  n'étions  encore  que  des  amis, 
d'abattre  ensemble,  au  galop  de  nos 
montures,  des  kilomètres  de  route 
sans  échanger  une  parole  ;  et  son  si- 
lence ne  me  pesait  pas,  léger  et  con- 
fiant comme  une  sympathie  plus  in- 
time. 

Elle  demeura  donc  là  un  assez  long 
temps  sans  rien  me  dire,  avec  la  pal- 
pitation de  ses  petits  seins  dans  l'her- 
be, regardant  se  froisser  contre  les 
basses  branches  la  nappe  d'or  et  d'é- 
mcraudes.  Et  à  la  fin,  se  coulant  jus- 
qu'à moi,  elle  appuya  sa  poitrine 
chaude  à  mon  épaule.  Elle  me  dit  gra- 
vement : 

—  Je  suis  heureuse. 

Elle  n'exprimait  pas  ainsi  un  sen- 
timent d'amour,  mais  seulement  sa 
force  harmonieuse  de  vie,  la  plénitude 
tranquille  de  sa  joie  dans  la  grâce  et 
la  puissance  du  paysage.  Son  sang 
coulait  d'un  large  flot  comme  la  ri- 
vière ;  elle  avait  aux  narines  le  fris- 
son du  vent  chargé  de  lascifs  arome^  ; 
son  petit  ventre  battait  contre  le  pouls 
ardent  de  la  terre.  Elle  fut  par  là  as- 
sociée à  la  grande  nature,  à  ses  sèves 
houillanlcs  et  actives,  et  elle-même, 
avec  la  faim  et  la  soif  de  son  désir,  elle 
était  à  présent  comme  une  petite  chose 
de  la  nature,  dans  l'immense  torrent 
de  la  vie.  Moi  soudain,  ayant  regardé 
au  fond  de  ses  yeux,  je  la  pris  entre 
mes  bras  et  de  nouveau  je  l'aimai  sau- 
vagement dans  son  plaisir. 

I']lle  demeura  ju-qu'au    soir.  Nous 


AMANTS    JOYEUX 


07 


rentrâmes  et  elle  passa  sa  robe  ;  elle 
redevint  la  femme  quelle  était  pour 
les  autres  et  qui  n'avait  pas  l'air  de 
s'être  mise  en  pantalon  d'homme  pour 
aller  au  bord  de  l'eau  avec  son  amant. 
Je  voulus  faire  seller  Hercule  pour 
l'accompagner  un  bout  de  chemin. 
Elle  s'y  refusa. 

—  Je  ne  vous  ai  pas  demandé  de 
venir  au-devant  de  moi  quand  je  suis 
arrivée.  Je  m'en  vais  librement  com- 
me je  suis  venue.  Si  vous  voulez,  il 
en  sera  toujours  ainsi. 

Et  comme  la  première  fois,  étant 
allé  avec  elle  jusqu'au  bas  de  la  côte, 
je  lui  adressai  de  loin  un  salut  de  la 
main. 


Pendant  près  d'un  mois,  elle  arriva 
chaque  semaine.  En  s'en  allant,  elle 
n'exprimait  aucune  de  ces  exigences 
qui  à  la  longue  rendent  haïssable  l'a- 
mour des  autres  femmes.  Elle  m'ap- 
portait son  jeune  désir,  et,  après 
qu'elle  était  partie,  j'étais  le  maître 
de  penser  à  elle  ou  de  l'oublier.  Notre 
plaisir  se  rafraîchissait  d'être  entre 
nos  mains  la  petite  chose  fragile  qu'il 
dépendait  de  nous  de  briser.  Peut-être 
ce  fut  la  cause  qu'elle  ne  cessa  de  nous 
combler  joyeusement  comme  une  fête 
que  n'expiait  pas  le  regret  des  lende- 
mains. Je  repartais  pour  le  bois  ou 
j'allais  poser  mes  nasses.  Je  redeve- 
nais l'homme  tranquille  qui  n'a  de 
comptes  à  rendre  à  personne.  Une  pe- 
tite odeur  d'ambre  et  de  cuir  de  Rus- 


sie quelque  temps  traînait  dans  les 
chambres  et  puis  se  dissipait  comme 
le  frais  frisson  de  chair  qu'elle  mettait 
à  ma  vie. 

Elle  me  parlait  du  vieux  Tite  avec 
une  impudeur  radieuse.  C'était  là, 
après  tout,  un  sentiment  si  différent  du 
nôtre  !  Elle  n'éprouvait  pas  le  besoin 
de  justifier  la  part  quelquefois  un  peu 
large  qu'elle  lui  faisait  dans  nos  entre- 
tiens. L'année  était  mauvaise  pour  lui  : 
ses  accès  de  goutte  s'espaçaient,  mais 
il  s'inquiétait  de  perdre  la  mémoire, 
et  un  goût  d'isolement  morose  le  déta- 
chait de  ses  anciennes  amitiés.  Cepen- 
dant, dans  sa  passion  d'affection  pour 
ce  vieil  enfant  quinteux,  Suzy  ne  ces- 
sait pas  de  vanter  ses  aimables  qua- 
lités. 

—  Vous  ne  pouvez  vous  douter,  me 
disait-elle,  quelle  mtelligence,  quelle 
sensibilité  se  cachtmt  sous  ses  dehors 
un  peu  assoupis.  Il  parle  de  tout  si  rai- 
sonnablement !  Il  voit  autrement  (jue 
nous  les  choses.  Et  si  tendre,  si  re- 
connaissant des  soins  qu'on  a  pour 
lui  !  Il  y  a  des  moments  où  jo  crois 
qu'il  rajeunit,  dans  sa  bcaulé  d'homme 
mfii'. 

Un  aveuglement  sincère  l'illusion- 
nait sur  son  âge  :  elle  le  plaignait  et 
l'admirait  comme  un  héros  frappé  par 
un  mal  mystérieux.  Mes  mouvements 
s'égalisèrent  ;  je  n'éprouvais  plus  d'en- 
nuis pour  le  zèle  d'attachement  inquiet 
qui  constamment  le  ramenait  en  tiers 
dans  notre  vie.  Il  me  vint  môme  pour 
ce  pauvre  Tite  la  sympathie  un  peu 


AMAN'l 


c;    JOYEUX 


ncgligenle.    ■"»■%';";,     ,,e,oisquc     i'^"^'^''":- ^'/',,^  e^v^ovi^^^^^^- 


d'aclio 
sexe. 


gan' 
reli 
ava 
lie 

Irs 
ut 
a' 


oncle  duquel  je  uau,.„  ,-„>  au  Ué- 
"tcaC.sin..rag,-aUucUU.co..cpcur 
ses  biens  obligeail  mamlenant  Su/.y 


^>^-''^''^"";;:;;:fd:;atùrerqui, 

:  Tens  ae  Ja,,oHc.-  sa  Cau-   de 


AMANTS    JOYEUX 


09 


plaisir,  me  révéla  une  de  ces  natures 
d'acliou  qui,  en  passant  du  côté  de  la 
femme,  semblent  s'être  trompées  de 
sexe.  L'usine,  arrêtée  par  la  persis- 
tance d'une  grève,  toute  vide  d'hom- 
mes el  d'activité,  comme  un  grand  or- 
ganisme mort,  encore  une  fois  était 
retombée  aux  pénibles  suspens  qui 
avaient  abrégé  les  jours  de  Jacques 
Ilerbrand.  Elle  blâmait  les  adminis- 
trateurs de  n'avoir  point  consenti  à 
une  augmentation  des  salaires.  Elle 
avait,  à  l'égard  des  rapports  du  capi- 
tal et  du  travail,  des  idées  aussi  sub- 
versives que  sur  tout  le  reste  des  cho- 
ses de  la  vie.  X'allait-elle  pas  jusqu'à 
préconiser  la  participation  du  travail- 
leur aux  bénéfices  de  l'exploita- 
tion ? 

liu  après-midi,  elle  m'arriva  toute 
frémissante.  Elle  me  dit  qu'elle  s'était 
mise  résolument  du  côté  des  ouvriers. 
Le  malin  même,  elle  avait  fait  venir  le 
syndicat  de  la  grève.  Avec  le  consen- 
tement de  Tile,  elle  lui  avait  passé  la 
moitié  de  ses  parts.  Moyennant  cette 
cession,  les  ouvriers  entraient  en  maî- 
tres dans  le  conseil. 

—  Il  me  semblait  que  lame  de  mon 
père  était  en  moi,  me  dit-elle  fière- 
ment. 

Je  fus  outré. 

Bon  Dieu  !  que  devenaient  alors  les 
droits  supérieurs  des  patrons,  les  im- 
mémoriaux privilèges  des  hautes  ra- 
ces ?  Suzy  haussait  les  épaules,  et  avec 
sa  petite  moue  entêtée  de  dédain,  me 
donnait  des  raisons.  Elles  n'étaient  pas 
plus  mauvaises  que  toutes  celles  par 


lesquelles  j'aurais  pu  tenter  de  les 
combattre. 

Ces  problèmes  d'économie  sociale 
ne  nous  troublaient,  d'ailleurs,  que 
passagèrement  :  elle  les  résolvait  avec 
l'indépendance  et  la  spontanéité 
qu'elle  apportait  en  toutes  choses.  C'é- 
tait encore  là  de  la  beauté,  si  l'on  ad- 
met  que  celle-ci  n'exclut  pas  la  pas- 
sion de  la  volupté  et  du  plaisir.  Sa 
beauté  était  de  demeurer  personnelle 
jusque  dans  les  questions  qui  n'inté- 
ressent pas  l'amour.  Elle  ne  possé- 
dait pas  le  sens  de  l'honnêteté  cou- 
rante et  y  substituait  une  conception 
de  la  vie  volontaire  et  libre.  La  sienne 
se  partageait  entre  les  hautes  soifs  du 
sacrifice  dans  ce  qu'elle  appelait  l'a- 
mour et  la  petite  folie  charnelle.  En 
me  donnant  librement  sa  jeune  vie 
sensuelle,  elle  parut  n'avoir  disposé 
que  d'un  bien  sur  lequel  personne  n'a- 
vait de  droits.  Elle  n'eût  cru  manquer 
à  son  devoir  vis-à-vis  de  son  mari 
qu'en  lui  retirant  ses  puissances  de 
charité  et  d'affection.  Pourtant,  moi 
qui  l'avais  tenue  vierge  dans  ma  poi- 
trine, je  ne  voyais  encore  en  elle  qu'un 
petit  être  de  nerfs  et  de  joie  dont  l'âme 
m'était  inconnue.  Je  n'agis  pas  autre- 
ment avec  Suzy  que  n'auraient  agi  les 
gens  de  mon  monde  envers  une  maî- 
tresse moins  rare  et  précieuse.  Mes 
sentiments  étaient  médiocres  comme 
la  vie  que  j'avais  menée  jusque-là.  Je 
ne  sus  pas  mériter  l'orgueil  d'avoir  été 
ciioisi  pour  lui  révéler  le  mystère  char- 
mant et  trouble  de  la  substance. 

\'oilà,  oui,  je  m'égalai    à  la    com- 


A  M  A  .\  r  S     J  0  V  E  L"  X 


mune  moyenne  en  ne  nielevanl  jins  au 
sens  de  beaulé  qui  peut  se  dégager 
des  mutuelles  effusions  du  désir  libre- 
ment consenti  aussi  bien  que  de  l'au- 
tre amour.  Les  dileclions  de  la  chair 
pour  la  chair,  la  grâce  divine  des  ca- 
resses entre  deux  amants  résolus  à  ne 
s'offrir  que  de  la  volupté,  ne  cessent 
pas  d'être  l'échange  délicieux  de  deux 
vies  dans  une  aspiration  à  l'unité  de 
tout  l'être.  J'avais  plutôt,  pour  cette 
Suzy  qui  avait  écouté  la  nature,  la 
nuance  un  peu  dégoûtée  de  la  plupart 
des  hommes  pour  la  femme  qui  s'est 
déconsidérée,  comme  ils  disent,  en  s'a- 
bandonnanl  en  dehors  de  l'union  légi- 
time. Le  premier  màlc  vainqueur  de 
la  femelle  humiliée,  toujours  recom- 
mence à  travers  les  races,  avec  1  or- 
gueil de  la  défaite  infligée,  avec  le  dé- 
tachement farouche  et  cruel  qui  suit 
la  possession  ;  et,  à  mon  tour,  j'étais 
cet  homme  dans  sa  survivance  atavi- 
que. Je  n'avais  pas  d'attendrissement 
devant  la  confiance  et  la  bravoure  de 
Suzy. 

Je  ne  sais  plus  à  quel  propos  je  lui 
reprochai  un  jour  le  peu  d'attention 
qu'elle  prenait  à  sauvegarder  les  appa- 
rences. Personne,  au  château,  n'igno- 
rait la  roule  (|ue  suivait  sa  jument  les 
jours  où  elle  venait  à  Fonrqueroc.  Llle 
haussa  les  épaules. 

—  \'ous  me  préféreriez  dissimulée, 
dit-elle,  quand  c'est  si  simple  de  ne  pas 

menlir  ! 

I-^t  puis,  à  quoi  bon  ?  Est-ce  qu'elle 
faisait  le  mal  ?  X'élait-il  pas  naturel 


qu'une    fenmie    de    son    âge    eût    un 
amant  ? 

—  i\'ai-je  pas  voulu  ôlrc  la  maî- 
tresse ? 

Tite  lui-même  n'ignorait  pas  ses  vi- 
sites à  l'ourqueroc  :  il  les  mettait  sur 
le  compte  d'une  ancienne  amitié  et 
n'en  prenait  pas  ombrage, 

—  Cependant,  Suzy,  s'il  s'inquiétait 
un  jour,  si,  dans  un  moment  de  dé- 
fiance, il  vous  suppliait  de  ne  plus 
venir? 

Elle  était  sur  mes  genoux.  Elle  me 
prit  la  tête  dans  les  mains  avec  un 
beau  regard  souriant. 

—  Mais  cela  n'est  pas  possible,  mon  ' 
ami,  fit-elle,  vous  ne  connaissez  pas  le 
comte.  Son  amour  est  assez  grand 
pour  ne  jamais  me  demander  le  sacri- 
fice d'un  plaisir.  S'il  pouvait  se  dou- 
ter que  vous  êtes  mon  amant,  il  souf- 
frirait en  silence.  Il  sait  bien  que  je 

ne  suis  pas  de  celles  à  qui  l'on  peut 
défendre  quekpie  chose. 

"  D'ailleurs,  reprit-elle,  il  y  a  si 
peu  de  différence  entre  les  amis  que 
nous  étions  et  ceux  que  nous  sommes 
devenus  !  Mais  oui.  comprenez  donc, 
l'amour  seul  pouvait  être  un  change- 
ment. A'ous  étiez  l'un  des  jeunes  hom- 
mes vers  qui  me  portait  mon  amitié  la 
plus  lointaine,  et  il  n'est  pas  une  jeune 
fille  qui  secrètement  n'ait  désiré,  dans 
la  part  inconnue  de  son  être,  l'ami 
avec  lequel  elle  a  dansé,  monlé  à  che- 
val et  joué  au  tennis.  Je  crois  bien  que 
je  vous  plaisais  aussi.  Cependant  ni 
l'un  ni  l'autre  ne  nous  aimions  el  nous 
ne  nous  aimerons  jamais. 


A  M  A  \  15    J  0  Y  E  i:  X 


Elle  me  disait  cela  si  fianchement 
qu'il  aurait  mieux  valu  pour  moi  lui 
prendre  les  mains  et  les  baiser  genti- 
ment, avec  une  petite  passion  d'ami- 
tié reconnaissante.  Mais,  dans  un  be- 
soin imbécile  d'épuiser  la  situation,  je 
m'obstinai. 

—  A'oyons,  Suzy,  si  pourlant  le 
comte  vous  priait  de  renoncer  à  une 
liaison  qui  serait  devenue  pour  lui  une 
cause  de  soupçon  et  de  tourment  ? 

—  Eh  bien,  me  répondit-elle  tran- 
quillement, je  lui  avouerais  tout  et 
jamais  vous  ne  me  reverriez. 

Je  compris  qu'encore  une  fois  elle 
m'avait  parlé  avec  sincérité  et  que  ce 
qu'elle  disait  là,  elle  le  ferait  dans  la 
plénitude  de  sa  volonté.  Je  la  priai  de 
prévenir  un  tel  dénouement  en  sob- 
servant  davantage.  Pourquoi  nima- 
ginerait-clle  pas  des  visites  à  une 
amie?  Ce  n'eût  été  qu'une  feinte  sans 
importance. 

—  Mais  vous  savez  bien  que  je  n'ai 
pas  d'amie,  me  dit-elle  froidement. 
J'exècre  toutes  les  femmes.  En  eussé- 
je  une  d'ailleurs,  je  ne  consentirai  ja- 
mais à  m'assurer  à  ce  prix  un  bon- 
heur même  mille  fois  plus  grand  que 
celui  que  nous  goûtons  à  nous  voir, 
car  alors  j'aurais  vraiment  le  senti- 
ment de  tromper  un  homme  loyal  et 
bon.  Et  de  cela,  ah  î  ])ar  exemple,  je 
suis  incapable  ! 

C'était  là  une  de  ces  subtilités  où 
j'avais  peine  à  la  suivre  et  qui  ressem- 
blait à  la  rouerie  la  plus  raffinée.  O 
Suzy  !  déroutante  et  trop  simple 
Suzv  !  Je  crovais  le  connaître,  et  cha- 


que jour  je  te  coimaissais  moins.  Ta 
sincérité,  pour  un  homme  comme  moi, 
apparaissait  bien  plus  compliquée  que 
les  détours  des  créatures  rusées.  Je 
manquais  de  la  simplicité  qu'il  m'eût 
fallu  à  moi-même  pour  comprendre  la 
beauté  nue  de  ta  spontanéité. 


Comment  aurais-je  pu  ne  pas  me 
réjouir  d'une  si  aimable  et  si  facile 
relation  ?  Elle  ne  troublait  en  rien  ma 
vie  et  elle  répandait  la  pure  grâce  au- 
tour de  moi.  J'appréciai  comme  un  en- 
couragement l'air  à  la  fois  respectueux 
et  cordial  avec  lequel  Baptiste  et  Mar- 
tine à  présent  me  parlaient  d'elle.  Ce 
n'étaient  plus  comme  au  premier 
temps  de  discrètes  allusions,  les  yeux 
bas  et  la  voix  traînante..  Leur  hypocri- 
sie fut  admirable  :  ils  affectèrent  de  lui 
être  attachés  comme  à  moi-même. 
Martine  surtout,  cette  fine  mouche  de 
paysanne,  espéra  acquérir  de  nou- 
veaux droits  à  ma  confiance  en  exa- 
gérant la  complaisance.  Elle  imagina 
des  plats  délicats  ;  des  fruits  choisis 
nous  rafraîchissaient  ;  la  table,  avec 
ses  nappes  à  l'empois  et  ses  claires  ar- 
genteries, brillait,  fleurie  de  bouquets 
odorants. 

Maintenant,  tous  deux  l'appelaient 
M"'  Suzy,  avec  une  nuance  de  domes- 
ticité empressée  pour  une  maîtresse 
légitime.  Leur  jeu  nri'agréa,  bien  qu'il 
ne  me  fût  pas  possible  de  m'abuscr 
sur  sa  signification. 

Ce  fut  donc  dans  une  claire  tranquil- 


A  M  A  .\  15    JOYEUX 


lilé  d'espril  que  j'engrangeai  mes  ré- 
colles et  que  je  conlinuai  à  visiter  mes 
verveux  au  malin.  L'août  tempéré 
maintenait  mes  esprits  en  joie  et  as- 
souplissait mes  membres.  Quand,  au 
lendemain  de  nos  fêles  amoureuses, 
j'aballais  d'un  ferme  jarret,  sans  las- 
situde, mes  quinze  ou  vingt  kilomè- 
tres de  roule,  je  goûtais  plus  précieu- 
sement le  plaisir  d'être  rendu  à  ma 
solitude.  La  pipe  aux  dents,  avec  le 
batlemenl  égal  de  mes  arlères  ryth- 
mant ma  marche  régulière  et  largo, 
j'avais  le  sentiment  délicieux  de  n'a- 
voir rien  perdu  de  mes  forces  ni  rien 
abdiqué  de  ma  libre  vie.  J'étais  vrai- 
ment un  homme  heureux. 

Elle  s'inléressail  aux  bois  et  aux  jar- 
dins. Elle  estimait  mes  humbles  tra- 
vaux d'agronome.  Elle  n'ignorait  ni 
les  saisons,  ni  les  cultures.  Un  goûl 
vif  pour  la  campagne  était  encore  chez 
elle  un  des  mouvements  spontanés  de 
sa  nature.  De  la  joie  lui  parlai l  en  cris 
devant  la  beauté  d'un  paysage. 
L'heure  aimable  la  salurait  d'intimes 
et  fraîches  voluptés.  Les  papilles  de  sa 
chair  jouisseusement  se  gonflaient  d'ê- 
tre couchée  sous  les  feuillages  cl  de 
caresser  avec  les  mains  l'ombre  com- 
me une  soie.  Une  petite  âme  ivre  cou- 
rail  en  frissons  à  sa  peau  dans  la  lu- 
mière chaude,  ballail  à  sa  nai'inc  dans 
la  montée  des  efflux  musqués  do  la 
terre.  Elle  avait  la  jeune  et  simple  i)oé- 
sic  des  essences  sauvages,  nourries  de 
grand  air  cl  de  soleil. 

Un  jour  elle  vint  avec  moi  dans  la 
barque.  J'enfonçai  le   ferrel  de   toute 


sa  longueur  et,  ayant  louché  trois  ou 
quatre  fois  les  pierres'du  fond,  je  lais- 
sai dériver  du  côlé  d'un  îlot  boisé  qui 
divisait  le  courant. 

L'endroit  s'encaissail  cnlrc  des  ro- 
ches abruptes  où  des  chênes  et  des 
bouleaux  avaient  poussé,  d'un  jet  vo- 
lontaire. Aucun  senlier  ne  sillonnant 
les  pentes  prochaines,  nous  fûmes  là 
dans  une  solitude  où  les  pas  ni  le  re- 
gard MO  pouvaient  s'égarer.  Une  vé- 
gélalion  sauvage  et  touffue  recouvrait 
cet  antique  bloc  roulé  du  versant  et 
qui,  accru  d'éboulements  successifs, 
petit  à  petit  cimenté  par  des  terres 
d'alluvion.  au  temps  des  orages  et  de 
la  fonte  des  neiges,  à  la  longue  avait 
isolé  la  circonférence  déchiquetée  d'un 
vaste  tertre. 

Mon  Dieu,  Suzy  !  quelle  fraîcheur 
délicieuse  nous  enveloppa  sitôt  que 
nous  eûmes  abordé  !  Le  soleil  flambait 
sur  les  hautes  roches  ;  l'espace  bouil- 
lait comme  une  étuve,  et  cependant, 
sous  cet  abri  vert,  avec  le  petit  vent 
des  feuilles  à  nos  visages  et  à  nos 
mains,  couchés  parmi  les  cupaloires, 
les  iris  et  les  spirées  qui  comblaient 
léchancrure  des  anses,  nous  ne  sen- 
tions plus  que  l'air  humide  monté  de 
la  rivière.  Elle  coulait  d'un  lai-ge  flot 
mil  iiill('-.  criblée  de  fourmillements  lu- 
mineux où  jouait  la  forme  vive  des 
tanches  et  des  ablettes,  par-dessus 
l'or  rouilleux  dn  lit  à  une  assez  grande 
profondeur.  J'avais  pêche  là  autrefois 
un  brochel  de  trente  livres  :  le  filf^l. 
sous  le  poids  et  les  bonds  de  la  bôlo, 
s'était   rompu    au    moment    où    d'un 


Elle  vint  avec  moi  dans  la  barque.  (Page  72.) 


A  .\[  A  i\  1  S    J  0  Y  E  U  X 


grand  coup  de  bras  je  le  remonlais.  Il 
avait  fallu  lullcr  corps  à  corps  avec  le 
monstre  pour  le  capturer  définitive- 
ment. C'était  un  de  mes  bons  souve- 
nirs. 

Suzy  tout  à  coup  me  dit  en  riant  : 

—  \'a  sous  les  arbres  là-bas  et  ne  te 
retourne  que  lorsque  je  t'aurai  appelé. 

Je  ne  savais  pas  ce  qu'elle  voulait 
dire  :  mais  comme  elle  me  l'avait  de- 
mandé, je  marcbai  devant  moi,  me 
frayant  un  passage  à  travers  l'emmê- 
lement des  branches.  El  un  peu  de 
temps  se  passa,  j'entendis  un  bruit 
d'eau,  et  puis  elle  m'appela  par  mon 
nom. 

Etant  revenu  sur  mes  pas,  je  vis 
dans  Iherbe  son  linge  et  ses  vêle- 
ments. Et  maintenant,  avec  le  frisson 
clair  de  ses  épaules  dans  le  remous 
de  l'eau,  son  rire  tourné  vers  moi  sous 
ses  boucles  noires,  elle  nageait  à  bras- 
sées rythmiques  autour  de  l'île,  com- 
me une  vraie  fdle  des  fleuves. 

Aussitôt  je  me  déchaussai  et  me  mis 
nu  ;  et  à  mon  tour  je  me  laissai  cou- 
ler dans  la  plus  grande  profondeur, 
là  ou  j'avais  poché  le  brochet.  Nous 
éprouvâmes  alors  une  joie  encore  in- 
connue à  tirer  notre  coupe  l'un  près 
de  l'autre,  dans  la  tiédeur  fluide  de  la 
rivière.  Elle  était  blonde  et  verte  se- 
lon l'ombre  et  le  soleil,  avec  de  larges 
moires  huileuses  près  des  rives  et  des 
écaillures  scintillantes  dans  le  milieu 
du  courant,  si  limpide  que  j'apercevais 
le  flexible  déroulement  de  la  nage  on- 
duler sous  nous  comme  une  vermeille 
et  \ive  linne. 


Une  sensualité  intime,  une  volupté 
de  nature  nous  fit  à  demi  fermer  les 
yeux,  enveloppés  par  'le  glissement 
soyeux  des  eaux.  El  à  présent  ni  elle 
ni  moi  ne  nous  parlions  plus,  dans 
une  sensation  heureuse  de  vivre  une 
vie  légère  où  à  peine  nous  pensions 
encore,  où  les  l'elours  d'un  même  mou- 
vement continu  et  harmonieux  nais- 
saient inconsciemment  de  la  détente 
régulière  de  nos  énergies  physiques. 

N^ous  regagnâmes  enfin  la  rive  ;  j'a- 
bordai le  premier  et  la  tirant  par  les 
poignets,  je  la  vis  émerger  du  courant. 
Ses  petits  seins  furent  deux  fleurs  ro- 
ses au-dessus  de  la  coulée  verte  ;  de 
claires  fontaines  ruisselèrent  de  ses 
hanches.  Et  nous  étions  nus  l'un  de- 
vant l'autre,  dans  notre  belle  vie  fraî- 
che, comme  le  premier  homme  et  la 
première  femme  dans  le  jardin  d'Eden. 
Mais,  tandis  que  moi  je  cherchais 
l'ombre  des  feuillages,  elle  sans  honte, 
avec  sa  gorge  aiguë  dans  les  mains, 
s'offrait  hardie  et  chaste  dans  le  tres- 
saillement heureux  de  sa  chair. 

Il  me  sembla  que  je  ne  connaissais 
pas  encore  le  charme  divin  de  son 
corps.  Il  avait,  dans  ses  petites  pro- 
portions, la  beauté  d'une  fine  ciselure 
d'or  et  d'ivoire,  des  grâces  minces  et 
fuselées,  les  fines  et  pleines  souplesses 
d'un  joli  animal  fait  pour  le  jeu  et  l'a- 
mour. Avec  sa  chaude  et  riche  sève, 
avec  ses  matités  dorées  d'épiderme, 
il  baignait  dans  les  ondes  de  la  vie, 
dans  l'air  des  faunes  et  des  flores, 
comme  une  claire  fleur  animale.  Des 
émois  d'ombre  cl  de  lumière  jouaient 


A  M  A  \  T  S    J  0  Y  E  L"  X 


aux  duvets,  faisaient  courir  de  légers 
remous  à  lépine,  des  épaules  aux 
hanches.  Laisselle  aux  soies  ardentes 
avait  trois  plis  comme  les  pétales  dune 
corolle.  Quand  un  souffle  de  vent  un 
peu  plus  fort  secouait  les  arhres,  des 
refiels  verts  frissonnaient  aux  bouts 
de  sa  gorge.  Dans  le  paysage  farou- 
che et  doux,  entre  la  rivière  et  les  ra- 
mures lourdes,  elle  apparut  une  allé- 
gorie de  la  vie  primitive,  mêlée  aux 
forces  splendides.  Elle  fut  pour  moi, 
avec  la  vapeur  chaude  du  matin  au- 
tour de  sa  ceinture,  comme  une  petite 
nymphe  sortie  des  limons,  comme  une 
petite  amazone  au  bain  après  les  tra- 
vaux guerriers.  Ainsi  étendue  dans  les 
floraisons  pourpres  et  lactées,  cette 
délicieuse  Suzy  se  séchait  sur  la  rive, 
ignorant  la  pudeur. 


L'ilot  solitaire  nous  devint  une 
chère  habitude.  Je  poussais  la  barque 
avec  le  ferret  et  puis  nous  abordions. 
Nos  vêlements  tombaient,  elle  élait 
nue  dans  les  iris,  toute  grisée  d'air  et 
de  soleil,  avec  son  rire  de  petite  bêle 
lieureuse. 

—  Je  m'aime,  me  disail-elle. 

Elle  avail  toujours  été  amoureuse  de 
sa  peau.  Le  malin,  après  le  tub,  elle 
jouissait  de  demeurer  un  peu  de  temps 
dans  les  chambres,  sans  désir  d'elle- 
même,  pour  le  seul  plni'^ir  de  la  fraî- 
cheur el  de  la  beaulé  de  sa  nudité.  Elle 
aurait  compris  la  vie  au  bord  des  ileu- 
vcs  ou  de  la  mer,  dans  un  étal   sau- 


vage d'humanité.  Suzy  me  parlait  de 
cela  naturellement,  comme  une  femme 
qui  s'est  libérée  de  l'ancienne  honte 
de  la  chair. 

Quelquefois,  une  alerte  me  relan- 
çait, l'inquiétude  d'un  bruit  dans  les 
feuilles.  Aussitôt  je  me  rejetais  vers 
un  abri.  Une  intolérable  rougeur  me 
fût  restée  si  des  yeux  humains  nous 
avaient  aperçus.  Mais  elle  ne  bougeait 
pas,  toute  calme  dans  la  grande  lu- 
mière de  l'été. 

—  Eh  bien,  quoi,  disait-elle,  ne 
suis-je  pas  belle  ? 

Elle  ne  cessait  pas  d'être  la  petite 
femme  qui  un  jour  avail  résolu  d'écou- 
ter la  nature. 

Son  impudeur  élait  originelle  avec 
innocence,  comme  les  statues,  comme 
le  sexe  des  femelles.  Elle  ne  compre- 
nait pas  qu'il  y  eût  du  mal  à  se  mon- 
trer dans  sa  beauté  nue.  Le  corps  pour 
elle  avait  une  vie  cxlérieure  de  nerfs 
el  de  muscles,  distincte  de  la  vie  in- 
time el  solitaire  de  l'âme.  Avec  ses 
fibres  longues  et  ramifiées,  il  était  fait 
pour  boire  l'air  el  la  caresse,  pour, 
s'exalter  dans  le  plaisir  comme  dans 
l'expansion  naturelle  de  ses  énergies. 
La  même  loi  ne  les  ordonnait  pas,  ni 
les  mêmes  décences.  L'âme,  surprise 
dans  un  de  ses  mouvements  divins, 
resle  blessée  profondément,  mais  la 
lionle  du  corps  ne  pi-ovicnt  que  du  sen- 
timent qu'il  n'est  pas  libre. 

Des  pudeurs  d'enfance,  les  vieilles 
défenses  de  l'Eglise  se  levaient  de  moi, 
prolestaient  contre  ce  sensualisme 
pa'ien.  Celle  pelilc    fauncsse  ivre  de 


AMANTS    JOYEUX 


Suzy  effarouchait  mes  mliiiies  bien- 
séances comme  une  image  des  tenta- 
lions  réprouvées.  Et  pourtant  j'étais, 
moi,  à  côté  d'elle  qui  m'était  venue 
vierge,  un  libertin  avéré,  un  homme 
qui  une  fois  avait  abusé  d'une  très 
jeune  fille  et  qui  avait  fréquenté  aux 
mauvais  lieux.  Cet  homme-là  estimait 
que  la  moralité  consiste  à  pécher  dans 
le  mystère,  avec  le  mépris  et  la  honte 
de  la  chair.  Si,  avec  un  plus  libre  es- 
prit, il  avait  pu  regarder  profondé- 
ment dans  les  yeux  sincères  de  celle 
qui  ignorait  le  péché,  il  aurait  été  tou- 
ché de  la  beauté  personnelle,  de  la 
force  glorieuse  de  vie  qui  mettaient  au- 
dessus  des  autres  cette  âme  téméraire 
et  candide. 

Or  voilà,  cette  même  Suzy  qui  si 
impudiquement  parlait  de  la  vie  de  son 
corps,  me  dit  un  jour  singulièrement, 
étant  couchée  près  de  moi  dans  l'ile  : 

—  Je  n'aurais  éprouvé  la  honte  d'ê- 
tre nue  que  devant  un  seul  homme. 

Ses  vêtements  avaient  roulé  sur  la 
rive.  Elle  était  étendue  dans  la  clarté 
blonde  de  sa  chair.  A  peine  elle  eut 
dit,  le  sang  monta  à  sa  peau  d'ambre, 
elle  fut  en  un  instant  toute  rose.  Je 
compris  qu'elle  avait  pensé  au  vieux 
Tite,  dans  la  blessure  soudaine  de  son 
pur  et  immatériel  amour.  Elle  n'avait 
pas  rougi  la  première  fois  que  je  la 
déshabillai,  et  maintenant  tout  son 
corps  chastement  s'empourprait  à  la 
simple  idée  qu'elle  eût  pu  être  surprise 
par  des  yeux  qui  n'avaient  connu  jus- 
qu'alors que  la  forme  exquise  de  son 
âme.  Me  parlant  ainsi,  elle    était    là 


parmi  les  herbes,  dans  sa  nudité,  et 
elle  n'en  cprouvaiL  nulle  gêne  devant 
moi.  Une  fois  de  plus  elle  me  témoi- 
gna ainsi  que  j'étais  seulement  l'hom- 
me quelle  avait  aimé  pour  le  plaisir. 


Avec  les  jours  nous  nous  lassâmes 
de  nager  autour  de  l'îlot.  Nous  allions 
maintenant  devant  nous  comme  à  la 
découverte  de  pays  toujours  plus  loin. 

Par  moments,  la  roche  surplombait, 
chevelue  d'essences  vertes,  avec  des 
retraits  d'ombre  sous  lesquels  la  ri- 
vière coulait  froide  et  pi'ofonde,  com- 
me aux  premiers  âges  de  la  terre.  Rien 
n'avait  altéré  la  vie  vierge  de  ces  res- 
tes de  l'antique  aspeci  du  monde.  Peut- 
être  comme  nous,  dans  les  temps,  des 
corps  nus  et  rudes  s'étaient  baignés  au 
flot  d'éternité  qui  roulait  là  sur  des 
fonds  d'éboulis.  Les  énormes  blocs 
érugineux  ensuite  avaient  vu  ces  loin- 
tains humains  regagner  l'abri  souter- 
rain des  cavernes.  Et  à  notre  tour, 
nous  allâmes  sous  la  roche  avec  nos 
membres  nus,  frémissants  de  soleil  et 
de  vent,  comme  ce  couple  primitif. 

J'étais  venu  là  seul  autrefois  avec  la 
barque  sans  connaître  d'autre  sensa- 
tion qu'une  grande  paix  presque  ef- 
frayante. Un  vertige  m'aurait  fait  cha- 
virer par-dessus  le  bord  que  jamais 
personne  n'aurait  eu  la  pensée  de  me 
chercher  au  fond  du  gouffre.  Dans  no- 
tre confiance  de  sûrs  nageurs,  nous 
nous  laissions  dériver,  étendus  sur  le 
dos,  ou    nous    plongions,  goûtant   le 


AMWTS     JOYEUX 


vertige  doux   de  couler  dans  la  pro-      leuï-es  le  reflet  des  verdures  et  du  ciel 
fondeur.    Xous    i-epartioiis     ensuite,      par-dessus  les  assises  puissantes  qui 


nous  nagion>  ju.s(ju  aux  dei'nières  ro-  .s'accrochaient  au  lit  de  la  rivière, 
ches,  longeant  les  rugueux  contie-  Suzy  avait  la  passion  des  exercices 
forts,  fendant  à  laiges  brassées  heu-     physiques.  Son  corps  nerveux  et  sou- 


AMANTS    JOYEUX 


pie,  aux  détentes  d'acier,  eût  été  celui 
d'une  gymnaste  dans  le  tintamarre  et 
l'héroïsme  des  cirques.  Elle  avait  fait 
autrefois  des  armes  ;  elle  aimait  la 
chasse  et  le  canot  ;  elle  était  aussi  dé- 
terminée en  selle  que  dans  son  poney- 
chaise,  menant  sa  double  paire  de 
cobs  avec  des  guides  blanches  dans  sa 
petite  main  d'enfant.  Mon  endurance 
à  la  nage  n'atteignait  pas  à  la  sienne  : 
elle  gardait  bien  plus  longtemps  que 
moi  l'égalité  du  souffle  et  du  rythme. 
\'raiment,  oui,  la  bravoure  de  son 
corps  équivalait  à  la  hardiesse  de  son 
esprit.  Si  une  autre  âme  m'avait  été 
départie,  peut-être  je  lui  aurais  per- 
suadé de  me  suivre  dans  des  voyages 
d'explorations,  chez  les  Pieds-Noirs 
d'un  coin  ignoré  du  globe.  Cependant, 
c'était  bien  cet  homme  routinier  et  lé- 
ger, d'une  ûme  indubitablement 
moyenne,  qu'elle  avait  choisi.  J'en  de- 
meurais par  moments  confondu. 

Nos  heures  s'écoulaient  dans  une 
ivresse  de  nature.  L'après-midi  s'ache- 
vait sans  qu'il  nous  vînt  à  la  pensée 
qu'une  autre  vie  nous  réclamait.  Nous 
n'étions  avertis  que  par  le  déclin  de 
la  lumière,  l'ombre  plus  large  des  ro- 
ches sur  la  coulée  verte  et  le  cri  rau- 
que  des  corneilles  tournoyant  autour 
des  hautes  fissures.  Il  nous  fallait  alors 
regagner  à  brassées  rapides  l'îlot  où 
étaient  nos  vêtements.  Elle  ne  pouvait 
se  résigner  à  se  rhabiller  tout  de  suite, 
s'attardait  dans  les  dernières  chaleurs, 
laissant  paresseusement  s'égoutter 
leau  qui  avait  lavé  à  sa  peau  les  mor- 
sures du  jour,  toute   droite   dans   sa 


claire  nudité  au  bord  de  la  rivière  com- 
me la  petite  femme  antique  qu'elle 
m'évoquait. 

Enfin,  j'enfonçais  le  ferret,  la  bar- 
que volait,  rasait  la  rivière  d'où  com- 
mençait à  monter  la  fraîcheur  moite 
du  soir.  Dégrisée  comme  après  une 
folie,  avec  l'odeur  encore  de  cette  vie 
de  nature  dans  les  cheveux,  mainte- 
nant elle  s'impatientait  de  la  lenteur 
du  retour,  reprise  à  la  pensée  de  son 
étrange  amour  pour  son  vieux  mari. 
Nos  adieux  s'écourlaient  tandis  qu'elle 
se  lançait  sur  les  pédales  :  depuis  un 
peu  de  temps  elle  délaissait  sa  jument 
et  m'arrivait  à  bicyclette.  Bientôt  sa 
petite  silhouette  décroissait  aux  lacets 
de  la  route. 

Elle  me  parlait  toujours  de  Tite 
avec  la  même  admiration  charmée.  Il 
avait  recommencé  ses  promenades 
dans  le  parc,  appuyé  à  son  bras.  En- 
semble ils  avaient  visité  les  fermes  du 
domaine.  Elle  ne  cessait  pas  de  van- 
ter ses  mots,  sa  lucidité  d'esprit,  son 
grand  appétit  qui  le  tenait  à  table  pen- 
dant des  heures.  Déjà,  autrefois,  j'a- 
vais remarqué  celte  gloutonnerie  infa- 
tigable :  elle  m'avait  paru  signaler  le 
graduel  empiétemonl  de  la  matière 
chez  un  homme  petit  à  petit  ramené  à 
l'instinct  animal  et  qui  avait  été  l'un 
des  beaux  cavaliers  de  son  temps.  Des 
siestes  pesantes  ensuite  l'engour- 
dissaient dans  une  torpeur  de  grand 
ruminant  placide.  Mais  Suzy  ne  s'a- 
percevait de  rien.  Dans  une  illusion 
d'amour  docilement  aveugle,  elle  ne 
voyait  en  lui  ou  ne  voulait  voir  qu'un 


80 


A  M  A  N  ï  S    J  0  Y  !•:  U  X 


vieil  enfanl  malade  (lu'clle  s'efforçait 
de  rendre  heureux. 

Elle  continuait  ainsi  à  me  demeurer 
secrète  dans  le  myslère  de  sa  vie,  par- 
tagée entre  l'ardeur  sensuelle  et  ce 
grave  et  soucieux  attachement.  Elle 
n'a  pour  moi  que  l'cntrainemcnl  et  la 
reconnaissance  du  plaisir,  me  cerli- 
fiais-je.  -Moi-même  je  ne  croyais  pas 
éprouver  d'autre  sentiment  pour  elle. 
Cependant,  il  nous  arrivait  mainte- 
nant d'être  l'un  devant  l'autre  comme 
deux  amants  qu'aux  sources  intimes 
unit  un  impérieux  et  véritable  amour. 
La  volupté  parfois  l'exallail  jusqu'à  la 
plus  vive  sensibilité.  Elle  m'appelait  de 
noms  d'adoration  ;  nous  avions  d'é- 
troits et  brûlants  emhrassemenls  ;  je 
la  sentais  se  donner  d'une  absolue  dé- 
possession  d'elle-même. 

Un  jour  l'orage  nous  surprit  dans 
l'île.  Les  airs  par-dessus  le  roc  et  l'eau 
panlelaient  enflammés.  L'ozone  crépi- 
tait en  décharges  constantes.  De 
sourds  et  longs  tonnerres  rabotaient 
les  nuées  basses.  Elle  vibra  contre 
moi,  électrique,  les  nerfs  pinces,  fré- 
missant aux  lourds  silences,  aux  fra- 
cas qui  suivaient.  Sa  gorge  palpitait, 
malade,  éperdue  sous  la  mort  pla- 
nante. Elle  fut  femme  délicieusement, 
dans  sa  fièvre  et  son  angoisse.  Elle 
me  dit  d'un  léger  délire  : 

—  Que  le  coup,  s'il  doit  tomber, 
nous  frappe  tous  les  deux  à  la  fois  ! 

Alors,  elle  voulut  être  aimée  dans 
l'horreur  livide  de  l'éclair.  La  ténè- 
bre fut  déchirée  par  ses  cris.  Elle  se 
tordit  dans  une  agonie  de  volupté.  Et 


encore  une  fois,  dans  l'heure  inouïe, 
mon  cœur  m'écha[tpa.  J'eus  l'ardente 
et  sombre  plainte  du  désir  solitaire. 

—  Suzy  !  est-ce  enfin  l'amour  ? 
Ses  yeux  s'évanouirent.  Elle  me  ré- 
pondit : 

—  Xe  m'interi'oge  pas.  iVe  me  de- 
mande plus  cela,  jamais,  jamais.  Ne 
l'ai-je  pas  donné  tout  ce  que  j'avais  à 
moi  ?  Et  que  veux-tu  de  plus  encore  ? 

Ses  froides  et  pâles  lèvres  me  man- 
geaient le  souffle,  sa  poitrine  ondulait 
mourante.  Toute  l'île  Irrmulait  dans 
un  fracas  de  cataclysme. 

Ce  jour-là,  je  crus  comprendre  que 
le  corps  aussi,  au  secret  profond  des 
fibres,  avait  son  amour  et  que  cet 
amour-là,  avec  ses  troubles  et  orageux 
vertiges,  avec  la  secousse  pâmée  de 
ses  spasmes  où  se  fond  l'entière  subs- 
tance, elle  me  l'avait  donné. 

Oui,  ma  chère  Suzy,  je  ne  doute 
plus  à  présent  que,  de  tes  raides  pa- 
pilles, du  gonflement  de  ta  sève  aux 
pointes  de  ta  gorge,  de  la  vie  soulevée 
de  ton  flanc,  de  l'enragemcnt  de  les 
nerfs  tordus  comme  des  branches  d'ar- 
bre dans  un  incendie,  tu  n'aies  eu  réel- 
lement pour  moi  mieux  que  la  petite 
sensation  mousseuse  du  simple  plai- 
sir. Pourlanf,  ni  celle  fois  ni  aucune 
nuire,  lu  ne  me  dis  le  mot  sacré  d'a- 
mour, car  cela,  tu  ne  pouvais  pas  le 
dire.  Les  frémissants  duvels  de  ton 
corps  le  savaient  pour  toi  et  tes  lèvres 
restaient  muclles  dans  la  joie  de  te 
menlir  à  toi-même.  Tu  aurais  paTu 
cesser  de  l'appartenir  ;  tu  n'aurais 
plus  été  la  femme  qui  orgueilleusement 


Elle  montait  à  l'échelle.   (Page_8s.) 


A  M  A  i\  T  S    J  0  Y  E  U  X 


83 


prétendait  régir  les  mouvements  de  sa 
vie  ;  et  il  y  avait  aussi  cet  autre  grand 
amour  dont  tu  parlais  toujours. 


Notre  volupté  connut  d'arûcntes 
intimités.  Si  Suzy  se  donnait  si  sponta- 
nément, si  joyeusement,  de  toute  la 
passion  nouvelle  de  son  petit  corps, 
comme  une  enfant  !  Il  semblait  que  le 
plaisir  lui  fût,  dans  chaque  baiser, 
une  chose  encore  inconnue.  Elle  ne 
discontinuait  pas  d'être  la  vierge  cjui 
était  venue  vers  moi  un  jour  avec  la 
fleur  de  son  désir.  Elle  m'apportait 
chaque  fois  la  neuve  et  fraîche  impu- 
deur de  sa  nudité  comme  des  pré- 
mices, comme  une  fête  de  dédicaces. 

Elle  allait  avec  moi  sous  les  arbres 
et  laissait  tomber  ses  vêtements,  las- 
cive, toute  chaude  d'un  désir  novice, 
comme  si  avant  ce  moment  elle  ne  fût 
point  venue  encore.  La  verte  et  fraî- 
che solitude  l'enveloppait  :  elle  était 
nue,  son  ventre  reflété  aux  eaux  flui- 
des. Elle  aimait  sentir  mes  yeux  et  le 
vent  passer  en  frissons  à  sa  chair.  Une 
folie  ainsi  pendant  des  heures  l'attar- 
dait  ;  dans  un  abandon  de  vie  char- 
mée, elle  ne  voyait  pas  venir  le  soir. 
C'était  moi  qui  lui  rappelais  l'heure. 

—  Non,  non,  disait-elle.  Attendons 
encore  un  peu.  Jamais  plus  nous  ne 
goûterons  un  tel  délice. 

Elle  aspirait  le  vent,  les  bromes, 
Ihaleine  musquée  des  eaux.  Ses  nari- 
nes alors  battaient  comme  dans  le 
plaisir  ;  les  muscles  de    son  cou    se 


gonflaient  sous  la  force  de  la  sensa- 
tion. Les  sèves,  les  grands  courants 
du  monde,  étaient  encore  pour  elle  un 
enveloppement  du  mâle.  Son  magné- 
tisme profondément  vibrait,  s'accor- 
dait aux  vibrations  de  l'être  am.biant. 
Sous  l'influx  nerveux,  elle  palpitait, 
fiévreuse,  brûlante,  ses  mains  tordues 
au-dessus  de  sa  tête.  D'un  mal  de  pe- 
tite bête,  elle  se  roulait  aux  herbes, 
[Mjussant  des  cris  voluptueux  et  souf- 
franls,  frissonnante  du  frôlement 
d'une  feuille  ou  d'un  souffle  du  vent 
à  sa  chair.  Elle  tombait  là  comme  un 
fruit  blessé,  ses  soyeuses  paupières 
refermées,  me  disant  à  travers  ses 
dents  serrées  : 

—  Je  suis  grise,  je  suis  grise  ! 

Elle  aimait  nager  d'une  main,  éle- 
vant de  l'autre  une  cigarette  qu'elle 
fumait  à  petits  coups.  Devant  elle, 
sur  la  nappe  lisse,  un  nuage  flocon- 
nait  en  bleues  spirales.  Et  puis,  re- 
montée à  la  rive,  elle  prenait  ses  pieds 
dans  ses  mains  dans  une  attitude  d' 
petite  femme  jaune  des  îles.  Elle  de- 
meurait ainsi  un  long  temps  déten- 
due, heureuse,  doucement  animale, 
sans  parler.  C'était  vraiment  une  vie 
sauvage  que  nous  menions  dans  l'îlot. 

Avec  nos  peaux  safran  cuites  au  so- 
leil, nous  étions  comme  deux  êtres  re- 
tournés aux  âges  de  la  terre.  Moi,  la 
regardant,  je  pensais  :  Se  peut-il  que 
ce  soit  vraiment  là  cette  méprisante 
Suzy  qui  fut  autrefois  mon  amie  ? 
\^oiIà,  oui,  qui  m'aurait  dit  qu'un  jour 
elle  aurait  fait  tomber  sa  robe  sous 
les  arbres,  nue  comme  une  petite  pa- 


84 


A  M  \  x  1  S    j  0  Y  l:  L"  X 


nisque  antique  ?  Jéluis  un  homme 
comblé  ;  elle  me  donnait  inépuisa- 
menl  le  fasle  nuplial  de  sa  jeune 
beauté.  Elle  ne  cessait  pas  d'être  une 
enfant,  toute  petite  à  côté  de  moi, 
grand  cl  velu  :  elle  était  une  enfant 
par  la  taille  et  par  l'innocence  de  sa 
nudité.  Il  semblait  qu'elle  eût  vécu 
ainsi,  avec  sa  chair  claire  au  soleil, 
dans  un  temps  antérieur  de  la  pla- 
nète. Comment  expliquer  autrement 
celle  passion  de  vie  libre  comme  si 
elle  fût  revenue  seulement  à  présent 
au  sens  vrai  de  sa  destinée  ?  Toi, 
Suzy,  la  dame  de  Montaiglon,  tu  de- 
meurais plus  nue  devant  moi  que  ne 
le  fut  jamais  devant  la  source  la  plus 
humble  \arhère.  la  pastourc  la  plus 
dénuée  de  linge  de  tout  ton  do- 
maine ! 

Mon  vieux  libertinage  s'exaltait  à 
ces  jeux  de  pensées.  J'étais  le  chas- 
seur un  peu  blasé  qui  avait  saccagé 
les  territoires  giboyeux  et  qui  voyait 
s'ouvrir  les  barrières  d'un  parc  gar- 
dé, aux  vierges  joies  du  carnage.  J'é- 
lais  ce  débauché  qui  pour  une  poi- 
gnée d'or  avait  fait  tomber  la  tunique 
des  filles  folles.  El  maintenant,  avec 
un  Iremblomenl  dans  les  mains,  j'é- 
lais  devant  Suzy  venue  librement  à 
moi,  comme  quelqu'un  qui  vit  en 
songe. 

Je  m'apparaissais  une  âme  nou- 
velle el  émerveillée,  dans  un  verger 
délicieux  où  mûrissait  une  savou- 
reuse chair  de  poche  à  laquelle  au- 
cune bouche  d'homme  avant  moi  n'a- 
vait mordu.  Je  portais  Suzy  dans  mes 


bras  à  travers  lilot,  j'allais  ainsi  avec 
sa  substance  chaude  contre  ma  poi- 
trine vers  un  plus  profond  silence 
d'ombre.  Et  elle  mettait  ses  mains  à 
mon  cou  comme  elle  l'avait  fait  autre- 
fois. Xous  nous  aimions  là  comme  les 
premiers  hommes. 


Des  vents  se  déchaînèrenl  ;  le  bois 
s'empourpra  :  il  y  eut  des  semaines  de 
pluie  et  nous  n'allions  plus  dans  l'île. 

-Maintenant  elle  arrivait  en  blouse 
de  chasse,  chaussée  de  bottes  fortes. 
Je  prenais  deux  carabines  aux  ra- 
mures du  cerf  dans  le  hall  el  nous 
parlions  avec  les  chiens.  Nous  reve- 
nions toujours  le  carnier  garni  ;  elle 
lirait  avec  sûreté  :  je  lui  laissais  abat- 
tre les  plus  belles  pièces.  Dans  la 
chambre  tiédie  d'un  feu  de  saison,  elle 
redevenait  ensuite  la  petite  femme 
amoureuse  du  bord  de  l'eau. 

Ce  fut  vers  ce  temps  qu'elle  com- 
mença à  me  parler  autrement  du  vieux 
Tite.  Elle  me  parut  mal  dissimuler 
une  peine  sourde,  et  à  la  fois  elle  se 
défendait  de  moi,  se  gardait  prudente 
dans  les  réticences  de  son  abandon. 
Manifestement,  il  y  eut  entre  nous 
une  chose  qu'elle  ne  voulait  pas  dire. 
\'^oil<à.  pensais-je  :  ou  bien  cet  homme 
a  pris  défiance  et  elle  me  revient  con- 
tre son  gré,  ou  bien  Suzy  elle-même, 
avec  son  air  inquiet  et  assombri,  cher- 
che un  prétexte  pour  rompre  une  liai- 
son devenue  périllfMi«e  pour  elle.  Un 
dénouement  me  parut    proche  ;  il  fui 


AMANTS    JOYEUX 


85 


bien  plus  extraordinaire  que  tous  ceux 
que  j'aurais  pu  prévoir.  J'étais  d'ail- 
leurs sans  tristesse.  J'avais  reçu  diver- 
ses invitations  pour  des  parties  de 
chasse.  Je  n'aurais  pas  été  fâché,  au 
moins  pour  un  peu  de  temps,  de  re- 
prendre ma  vie  ancienne. 

Suzy,  en  retour  de  sa  chaude  pas- 
sion sensuelle,  n'exigeait  rien  et  elle 
en  était  bien  plus  terrible.  Je  ne  pou- 
vais lui  refuser  tout  ce  qu'elle  ne  me 
demandait  pas.  Des  jours  entiers  je  la 
guettais,  rôdant  du  bois  à  la  route, 
grimpant  à  la  crête  des  rochers,  l'es- 
pérant dans  le  nuage  que  l'averse 
abaissait  sur  le  chemin  :  et  elle  venait 
le  lendemain,  quand  je  ne  l'attendais 
plus.  -Mes  heures  mesquinement  s'é- 
miettaient  d'espoir,  d'ennui.  Personne 
n'était  plus  libre  que  moi,  et  ma  vie 
déjà  ne  m'appartenait  plus.  Tout  de 
suite  la  petite  odeur  d'ambre  et  de 
cuir  de  Piussie  s'effaçait  des  chambres, 
mais  elle  ne  s'en  allait  pas  de  moi.  Elle 
couvrait  l'aromc  de  l'Obourg  grillant 
dans  ma  pipe,  les  bromes  musqués  de 
l'eau  sous  le  vent  d'ouest,  le  large  cou- 
rant d'odeurs  qui  montait  des  fonds 
humides  vers  mes  fenêtres.  Suzy  se 
montrait  toujours  contente  de  tout  , 
mais  moi,  d'instinct,  je  faisais  le  sacri- 
fice de  mes  goûts  à  ses  préférences. 
Des  abdications  s'ensuivirent.  Des 
parts  de  moi  restèrent  aliénées.  Mille 
liens  subtils  m'enchaînèrent. 

Suzy,  d'ailleurs,  avec  art  variait 
mes  plaisirs.  Elle-même  infiniment  se 
variait,  d'un  bouquet  capiteux  et  mo- 
bile,  d'une  pétulance  de  vie  qui   me 


causait  un  perpétuel  étonnemenl.  Les 
jours  de  gros  temps,  elle  voulut  vivre 
auprès  de  moi,  de  la  vie  de  la  maison  ; 
elle  eut  des  grâces  familières  et  ten- 
dres de  ménagère,  s'intéressant  àTor- 
dre  intérieur,  à  la  cuisine,  au  meu- 
ble. Elle  se  révéla  ainsi  encore  une  fois 
une  Suzy  que  je  ne  connaissais  pas. 
Elle  montait  à  l'échelle,  cueillait  à  Tes- 
palier  les  derniers  fruits  de  la  saison  : 
nous  visitions  ensemble  l'étable,  le  cel- 
lier et  le  potager.  Je  n'éprouve  pas 
de  honte  à  confesser  qu'elle  m'entretint 
tout  un  temps  de  pâtés  exquis  qu'elle 
faisait  préparer  au  château  par  son 
chef  de  cuisine. 

Les  ciels  abaissés,  nues  d'ardoises, 
bruinèrent  en  pâles  lumières  dans  les 
chambres.  A  travers  les  vitres,  la  ri- 
vière apparut  étamée  de  matités  sour- 
des. Dans  la  profondeur  grise  se  dé- 
ployait l'automne  fané  de  la  prairie. 
Les  feuillages  lentement  commen- 
çaient à  pleuvoir  aux  pelouses  du  jar- 
din. Et  à  présent  d'autres  chants  d'oi- 
seaux dolents,  comme  d'aigres  airs  de 
flûte  étaient  venus.  Une  douceur  de 
mélancolie,  après  les  rires  de  l'été, 
parfois  nous  était  un  charme  nouveau 
comme  une  part  de  nous  affinée  et 
devenue  plus  sensible.  Nous  allions 
aussi  relever  les  lacets  dans  la  tende- 
rie  aux  grives. 

Je  pensais  ([ue  bientôt,  dans  les  ma- 
i-ais  de  la  contrée  basse,  passeraient 
la  bécassine  et  la  sarcelle.  Si  seule- 
ment elle  pouvait  se  décider  à  demeu- 
rer quelque  temps  éloignée,  je  serais 
parti  là-bns  avec  mon  fusil. 


86 


A MA  XTS    JOYEUX 


Le  vœu  se  réalisa  ;  la  maison  fui  j'aurais  pu  partir  et  je  ne  parlais  pas. 

vide,  l'escalier  profond  ne  ballil  plus  .Ma  chair  esclave  Iressaillail  de  désir 

de  sci  coups  de  lalons.  el  de  regret.  Eh  bien,  réjouis-loi.  pen- 

Deu.^  semaines  se  passèrcnl  ;  elK";  sais-je,  lu  as  ce  que  lu  souhailais  : 


n'élail  plus  revenue;  cl    mainlenanl  le  voilà  rendu  à  celle  liberté  précieuse 

c'était  le  rude  octobre,  .le  m'en  allais  donl  la  perte  te  comblait  d'amerlume! 

tous  les  matins  en  chasse  ;  j'écoulais  Jaiiuiis  je  ne  lavais  tant  désirée.  Un 

de  loin  si  la  cloche  ne  me  rappelait  moût  furieux  me  travailla  ;  j'éprouvais 

pas.  Je  ne  croyais  pas  que  j'aurais  en  même    temps  une   grande  colère 

ressenti  si  cruellement  son  absence  ;  d'ainour-itropre  :  il  me  semblait  plus 


AMAXTS    JOYEUX 


87 


convenable  que  je  l'eusse  quittée    le 
premier. 


* 
*  * 


Un  dimanche,  Martine,  après  avoir 
selon  sa  coutume  entendu  la  messe 
au  plus  prochain  village,  me  servit  le 
déjeuner.  Elle  tournait  autour  de  moi 
avec  le  léger  reniflement  qui  la  pre- 
nait dans  les  grandes  circonstances 
de  la  vie.  Et  moi,  la  voyant  agitée,  les 
mains  un  peu  tremblantes,  je  lui  de- 
mandai en  riant  : 

—  N'aurais-tu  pas  quelque  histoire 
à  me  conter  ? 

La  moue  à  la  fois  cauteleuse  et 
contristée,  elle  frappa  ses  cuisses  du 
plat  de  la  main. 

—  Oh  !  fit-ellé,  c'est  qu'il  est  tou- 
jours temps  pour  annoncer  les  mau- 
vaises nouvelles  ! 

Je  pensai  aussitôt  qu'il  était  sur- 
venu quelque  chose  à  Suzy.  Il  me  fal- 
lut un  effort  pour  me  maîtriser  et  dire 
froidement  à  cette  mercenaire  : 

—  Ah  çà  !  parleras-tu  ? 

—  Eh  bien!  voilà,  monsieur,  s'écria- 
t-elle  avec  autant  d'empressement 
qu'elle  avait  mis  de  lenteur  à  prépa- 
rer son  discours.  M.  le  comte  est 
mort.  On  l'a  enterré  il  y  a  huit  jours  ! 

Jamais  il  n'avait  été  question  du 
vieux  Tite  entre  nous  ;  elle  affecta  tou- 
jours d'ignorer  qui  était  Suzy  ;  et  à 
présent  elle  était  là,  hochant  la  tête 
et  me  regardant  avec  des  yeux  lar- 
moyants et  sournois. 

—  Le  comte  est  mort  !  m'écriai-je  à 


mon  tour  dans  un  tumulte  inexprima- 
ble de  sensations. 

J'avais  jeté  ma  serviette  sur  la  ta- 
ble et  à  grands  pas  je  me  promenais 
dans  la  chambre,  répétant  : 

—  Le  comte  est  mort  !  Le  comte  est 
mort  ! 

Il  sembla  que  moi-même  j'avais 
perdu  un  vieil  ami.  Je  fis  seller  Her- 
cule ;  je  partis  devant  moi  ;  j'abattis 
d'une  traite  la  distance  qui  me  sépa- 
rait de  Montaiglon.  Et  puis,  au  pied 
de  la  haute  butte,  je  commençai  seu- 
lement à  penser  à  ce  que  j'allais  dire 
à  Suzy.  Mais  la  secousse  était  passée  : 
j'étais  sans  chaleur  et  sans  élan. 

Cette  mort,  après  tout,  me  restait 
étrangère  :  nos  vies  s'étaient  côtoyées 
et  ne  s'étaient  pas  mêlées.  Aujour- 
d'hui qu'il  n'était  plus  là,  je  sentais  au 
peu  de  vide  qu'il  faisait  dans  ma  vie 
la  place  minime  qu'il  y  avait  occupée. 
Son  grand  profil  entre  les  cierges  ces- 
sa de  me  hanter.  Toute  ma  pensée  se 
reporta  sur  Suzy.  J'étais  à  ses  pieds  ; 
je  lui  disais  d'ardentes  paroles  ;  elle 
pleurait  dans  mon  épaule.  Sous  l'ob- 
session des  images,  mes  nerfs  se  ten- 
dirent, mon  sang  courut.  Je  fus  sou- 
dain envahi  d'un  violent  trouble  char- 
nel. Si  elle  était  venue,  je  l'aurais 
haussée  par  les  poignets  jusqu'à  ma 
selle,  je  l'aurais  baisée  furieusement 
aux  lèvres.  Oui,  avec  ses  vêtements  de 
deuil,  avec  sa  chair  attendrie  de 
larmes,  sa  délicieuse  chair  de  petite 
veuve,  je  l'aurais  prise.  Quelle  abo- 
mination !  Les  entrailles  bouillantes, 
avant  aux    narines    le    frémissement 


w 


AMANTS    JOYEUX 


du  désir  je  souffris  là  une  grande  me  vint  un  allégenienl  :  je  lirai  une  de 
honle  cl  ne  pouvais  chasser  cel  égare-  mes  caries,  mais  presque  aussilôt,  je 
nienl.  •  la  remis  dans  mon  poriefcuille.  Ce  se- 


^.  '>it 


Je  gravis  Icnlemenl  les  rampes  ;  les  rail  slupiele,  pcnsais-jc,  il  vnul  mieux 

rideaux  élaienl  refermes  sur  les  fenc-  lui  écrire. 

1res  ;  le  château  semhlait  sans  vie.  Un  11  me  rcsla  une  peine  de  rancune,  de 

domestique  m'apprit  que  la  comtesse  vague  pitié.  Je  la  plaignis  ;  sans  cha- 

étail  partie  depuis  deux  jours.  Alors  il  Iimu-  ji^  plaignis  son  vieil  amour  mar- 


Je    partis  le  lendemain  matin.    (Pag?   91.) 


90 


AMANTS    JOYEUX 


lyrisé.  Je  me  la  figurais  vaincue,  acca- 
blée dans  sa  peine,  avec  autour  d'elle 
ce  vide  immense  des  chambres  où  tou- 
jours rappelait  le  cri  blessé,  la  voix 
grelottante  du  mari  pris  par  ses  accès 
de  goutte.  Mais  surtout  je  lui  en  vou- 
lais de  ne  pas  mavoir  averti.  Huit 
jours  !  Et  pas  un  mot,  pas  même  le 
part  banal  que  toute  la  contrée  avait 
dû  recevoir.  Il  sembla  que  moi  aussi, 
j'eusse  sombré  sous  les  pelletées  de 
terre  qui  avaient  comblé  le  seuil  du 
funèbre  mausolée.  Je  voulus  écrire. 
J'essayai  plusieurs  brouillons.  Les 
mots  ne  venaient  pas,  mes  condo- 
léances étaient  indifférentes  et  froides. 
Je  me  résignai  à  garder  vis-à-vis  d'elle 
le  même  silence  qu'elle  avait  gardé 
pour  moi.  Je  sentais  que  je  n'avais 
plus  rien  à  lui  dire.  La  mort,  en  se 
mellant  entre  nous,  sembla  nous  avoir 
étranges  l'un  de  l'autre.  Nos  âmes  fu- 
rent déportées  vers  les  pâles  régions, 
elles  qui  ensemble  avaient  ri  et  chanté 
dans  le  jeune  été.  Et  maintenant,  sur 
les  marges  de  l'exil,  elles  ne  se  recon- 
naissaient plus. 

Dans  mon  désarroi,  je  songeai  sé- 
rieusement à  avancer  mon  départ  pour 
la  ville  :  je  ne  rentrais  habituellcmeiil 
que  vers  la  fin  de  décembre.  Je  me 
pressai  de  terminer  mes  marchés.  Je 
donnai  mes  instructions  pour  les  tra- 
vaux du  f)olager  :  les  meubles  du  sa- 
lon et  de  In  salle  à  manger  furent 
rhabillés  de  housses.  Ces  soins  accom- 
[tlis.  je  me  trouvai  dans  la  disposition 
d'esprit  d'un  homme  qui  renonce  à  la 
vie  sauvage  et  consent  à  faire  figure 


parmi  les  civilisés.  Plus  rien,  du 
reste,  ne  me  retenait  cette  année  à 
Fourqucroc  :  le  marchand  de  bois,  dès 
loclobre,  avait  amené  une  équipe  de 
bûcherons.  Ensemble  nous  avions  dé- 
limité la  coupe  ;  les  coups  puissants 
de  la  cognée  sans  relâche  retentis- 
saient dans  les  airs  sourds. 

Celte  fois,  c'est  bien  fini,  me  dis-je, 
je  ne  la  reverrai  plus.  Mais  n'est-il  pas 
plaisant  qu'elle  cesse  de  m'appartenir 
dans  le  moment  même  où  elle  est  ren- 
due à  la  liberté  ?  A  moins  que  juste- 
ment ce  ne  soit  l'absence  de  tout  dan- 
ger qui,  pour  un  esprit  aussi  aventu- 
reux, ne  rende  à  présent  notre  liaison 
sans  saveur?  J'épuisai  les  raisonne- 
ments sans  parvenir  à  découvrir  la 
cause  de  l'inexplicable  refroidissement 
de  Suzy  à  mon  égard.  Naturellement, 
j'allai  aux  raisons  les  plus  compli- 
quées, j'imaginai  des  cas  de  cons- 
cience subtils,  méconnaissant  ainsi  la 
simplicité  qu'elle  apportait  en  toute 
chose.  Bail  !  concluais-je,  le  mieux  est 
de  n'y  plus  penser  puisqu'elle-même 
m'en  donne  l'exemple.  Avec  son  mer- 
veilleux pouvoir  de  volonté,  elle  a  pro- 
bablement fini  de  penser  à  moi. 

La  voluptueuse  image  toutefois 
ne  s'en  alla  pas  ;  perdu  dans  mes  ro- 
ches avec  mon  âme  d'automne,  j'étais 
devenu  un  homme  presque  sentimen- 
tal. Oui,  voilà,  j'avais  perdu  mes 
aplombs,  les  fameux  aplombs  des- 
quel- j'étais  si  fier. 


AMANTS    JOYEUX 


91 


Mes  malles  élaienl  presque  faites 
quand  un  matin  le  courrier  m'apporta 
une  ligne  d'elle  :  «  Mon  cher  Philippe, 
je  suis  à  Valcombe.  Venez  m'y  rejoin- 
dre. »  Valcombe  était  un  pavillon  de 
chasse  qu'elle  tenait  de  son  père.  Nous 
y  étions  allés  autrefois  en  bande  chas- 
ser le  sanglier  et  le  renard.  Mon  cœur 
sauvagement  bondit.  Je  n'irai  pas, 
pensai-je  ensuite.  Mais  déjà,  au  fond 
de  moi,  l'être  subreptice,  dissimulé 
derrière  celle  feinte  d'indépendance, 
cauteleusement  huilait  l'ancienne  lâ- 
cheté docile  de  la  chair.  Après  le  long 
silence  qui  te  fit  méconnaître  les  plus 
élémentaires  convenances,  c'est  pour 
toi  un  devoir.  Une  visite  à  Valcombe 
seule  peut  réparer  tes  torts  envers 
elle. 

Je  partis  le  lendemain  au  petit  ma- 
tin. Hercule,  qui  depuis  un  peu  de 
temps  ne  quittait  plus  l'écurie,  était 
bien  en  formes,  le  souffle  profond,  le 
jarret  nerveux  et  ardent.  Un  brouillard 
froid,  laiteux,  trempait  la  campagne 
nue,  embuait  la  rouillure  déchiquetée 
des  feuillages.  Mais  des  lumières  glis- 
sèrent ;  un  fluide  paysage  se  leva, 
rose  et  vermeil,  du  matin  nébuleux. 
Des  efflux  chauffés  de  soleil  montaient 
des  bois  au  moment  où  je  m'engageai 
dans  l'une  des  avenues  qui  menaient 
au  pavillon.  J'avais  sifflé  et  chanté 
pendant  une  partie  de  la  route. 

—  Suzy  ! 

Je  m'étais  attendu  à  la  trouver  dans 
sa  robe  de  veuve  ;  j'avais  laborieuse- 
ment préparé  des  paroles,  une  voix 
d'émotion,    de    longues    et    instantes 


pressions  de  mains.  Et  elle  était  là 
devant  moi  en  culotte  d'homme,  les 
mains  dans  les  poches,  comme  elle 
était  venue  les  premières  fois  à  Four- 
queroc. 

Dans  mon  saisissement,  j'oubliai 
mes  compliments  de  doléances  ;  je  ne 
pouvais  que  répéter  son  nom  d'une 
voix  basse,  arrêté  sur  le  seuil  de  la 
grande  pièce,  devant  les  panoplies  et 
les  trophées  de  chasse  accrochés  aux 
murs. 

Elle  me  regardait  franchement,  les 
yeux  droits,  un  peu.  durs,  et  elle  n'é- 
tait pas  triste,  dans  sa  belle  force  de 
vie  au  repos.  Elle  ressemblait  à  une 
femme  qui  attend  son  amant  et  ne 
laisse  aucune  douleur  derrière  elle. 
]\Tais  moi  qui  avais  disposé  différem- 
ment la  scène,  un  petit  drame  intime 
de  sanglots,  d'attitudes  brisées,  de 
lentes  paroles  chuchotécs  (oh  !  com- 
me je  la  connaissais  peu,  cette  Suzy  !) 
je  n'osais  approcher,  pris  d'une  gêne 
respectueuse  devant  elle  qui,  avec  ses 
mains  de  passion  et  de  charité,  avait 
touché  aux  plis  d'un  suaire.  Et  tout 
d'un  coup  elle  fit  un  pas  vers  moi  ; 
elle  retira  ses  mains  du  fond  de 
ses  bragues,  les  appuya  à  mes 
épaules. 

—  Pourquoi  ne  m'embrassez-vous 
pas  ? 

J'aurais  préféré  qu'elle  me  montrât 
un  des  fauteuils  avec  le  geste  que  j'a- 
vais prévu.  Ensuite  elle  se  serait  as- 
sise près  de  moi  en  pleurant  :  je  l'au- 
rais tendrement  consolée.  La  situation 
n'eût  manqué  ni  de  correction  ni  de 


92 


AMANTS    JOYEUX 


piquant.  Je  la  pris  dans  mes  bras,  je 
lui  dis  assez  froidement  : 

—  -Mon  Dieu  1  Suzy  !  qu'avez-vous 
dû  penser  de  moi  ? 

Elle  comprit  que  je  faisais  allusion 
à  mes  semaines  de  silence. 

—  Mais  non,  mieux  valait  cela. 
Tout  le  reste  eût  été  ridicule. 

Elle  me  parlait  tranquillement  en 
souriant.  Elle  s'était  serrée  contre  ma 
poitrine,  avec  ce  frisson  de  petite 
chatte  voluptueuse  qui  lui  sillait  l'é- 
chine  quand  je  la  prenais  là-bas,  dans 
sa  vie  nue.  Et  elle  était  de  nouveau  de- 
venue désirable. 

—  \'oilà,  c'est  une  affaire  finie,  fil- 
clle.  Je  n'ai  pas  voulu  vous  écrire  poin- 
ne  pas  trop  vous  surprendre.  J'ai  pré- 
féré vous  dire  cela  en  causant. 

Ah  !  pensais-je,  le  pauvre  Titc  !  A 
peine  on  l'a  descendu  en  terre  et  déjà 
l'herbe  a  poussé  sur  lui.  Plus  rien  n'c^-t 
resté  de  la  grande  passion  d'amour 
dont  elle  le  comblait  !  Cette  Suzy  est 
vraiment  un  petit  monstre  très  inté- 
ressant. -Maintenant,  avec  une  chaleur 
de  sang  au  cœur,  j'aspirais  l'odeur  de 
ses  cheveux  étrangement  comme  si, 
dans  cette  toison  bouclée  sentant  l'eau 
ambrée,  un  peu  de  la  fumée  des  cires 
chaudes  et  de  l'encens  eût  persisté. 

—  Mij  dear^  me  dit-elle,  portez-moi 
là  dans  ce  fauteuil,  cl  puis  mettez-vous 
à  mes  genoux  comme  vous  le  faisiez 
chez  vou^.  J'ai  besoin  de  voir  la  cou- 
leur de  vos  yeux  près  des  miens  pen- 
dant que  je  vous  dirai  cette  chose. 

Mes  mains  se  nouèrent  à  sa  taille  : 
j'étais   entre   ses   genoux   docilement 


comme  elle  me  l'avait  demandé.  Son 
visage  encore  une  fois  avait  changé  ; 
elle  regardait  devant  elle,  la  barre  de 
ses  sourcils  tendue. 

—  Je  vais  vous  dire  une  chose  sin- 
gulière, mon  ami.  Ensuite  vous  pen- 
serez de  moi  ce  que  vous  voudrez. 
Mais  cela,  il  faut  que  vous  le  sachiez. 
Oui,  il  faut  que  vous  sachiez  quelle 
femme  est  votre  petite  Su/y.  Depuis 
un  peu  de  temps,  un  goût  de  vieillard 
lui  était  venu.  Il  voulait  toujours  me 
prendre.  Il  entra  l'aiihc  jour  dans  mon 
cabinet  de  toilette.  Je  sortais  de  mon 
lub,  j'étais  nue,  et  il  était  là  devant 
moi,  avec  un  horrible  rire,  les  mains 
tremblantes...  Il  y  eut  une  lutte...  une 
lutte... 

Elle  me  caressa  le  visage,  s'arrêta 
un  instant  de  parler.  Et  puis,  d'une 
voix  un  peu  traînante  et  lointaine,  de 
la  voix  dont  on  pailo  nu  passé,  elle  re- 
prit : 

—  \'ous  rappelez-vous  ce  que  je 
vous  disais  là-bas  un  jour.  Philippe? 
C'était  mon  àme  mcine  que  je  vous  li- 
vrais. Si  entre  un  homme  et  une 
femme  qu'unit  l'amour,  il  se  pouvait 
qu'un  des  deux  fût  piis  du  désir  char- 
nel, il  vaudrait  mieux  que  l'autre  le 
tuàl.  Eh  bien,  ce  que  j'ai  dit  alors,  je 
l'ai  fait.  J'ai  pris  sui-  la  table  ma  petite 
main  d'ivoire,  vous  savez,  cette  main 
à  se  gratter  le  dos.  El  je  lui  en  ai  donné 
droit  dans  la  lonipc  un  roup,  rien 
(|u'un  couj».  PliilipjM'.  Il  e>t  tombé.  11 
étail  mort. 

Elle  me  dirait  rela  simplement,  Iran- 
fjuillement,    les    yeux    appuyés    aux 


Elle  était  là  en  culotte  d'homme.  (Page  91.) 


91 


A  M  A  X  r  S    JOYEUX 


miens  sous  ses  paupières  hautes.  La 
poitrine  était  calme,  le  souffle  doux, 
régulier,  dans  la  beauté  unie  de  sa  vie. 
El  elle  n'avait  fait  qu'un  geste  vers  le 
sol.  un  geste  négligent  qui  me  montra 
quelqu'un  roulant  à  terre,  sous  nous. 
Et  moi,  suivant  l'indication  de  sa 
main,  j'avais  cru  voir  réellement  tom- 
ber là  une  haute  taille  d'homme.  La 
sensation  fut  brusque,  terrible.  Cette 
petite  main  allongée  vers  le  tapis  ou 
l'autre  qui  doucement  lissait  mes  che- 
veux, peut-être  avait  eu  du  sang  à  ses 
ongles. 

—  Vous  dites,  avec  une  petite  chose 
à  se  gratter  le  dos,  Suzy  ? 

—  Oui,  longue  comme  ça...  Et  un 
coup,  un  petit  coup  à  la  tempe. 

—  Oh  !  m'écriai-je  en  me  dressant, 
c'est  effrayant  que  vous,  Suzy,  vous 
aviez  fait  une  telle  chose  !  Et  dites, 
dites,  pas  de...  (ma  langue  battait  con- 
tre mes  dents,  je  voulais  dire  «  re- 
mords >',  mais  la  chose  me  parut  un 
peu  forte  pour  une  jeune  femme  si 
tranquille),  —  ...  de  regrets  après  que 
là,  à  terre... 

A  son  tour,  elle  fut  droite  tout  à 
coup.  Un  sable  noir,  des  remous  d'o- 
rage lui  brouillèrent  les  yeux.  Elle 
était  très  pâle,  frémissante  et  d'une 
voix  hachée,  criait  : 

—  Que  cela  soit  arrivé,  ce  n'est 
rien,  mais  cet  horrible  vieillard  a  tué 
l'amour  en  moi.  Je  ne  l'avais  pas  vu 
vieillir,  je  le  voyais  toujours  jeune  et 
beau.  Avant  lui,  je  n'avais  aimé  que 
mon  père.  Je  l'aimais  d'un  amour  si 
au-dessus  de  la  vie,  d'un  amour  com- 


me une  religion.  El  maintenant 
l'amour  est  mort.  Je  n'ai  plus  que  du 
mépris,  de  la  haine. 

Une  crise  de  sanglots  la  secoua  des 
pieds  à  la  tête.  Ses  cheveux  dans  ses 
poings,  couchée  de  son  long  sur  la 
table,  elle  cognait  le  bois  sonore  avec 
son  front.  Elle  n'avait  pas  de  larmes. 
C'était  une  douleur  sèche,  furieuse, 
aux  cris  comme  des  abois. 

—  Oh  !  c'est  la  première  fois.  Je 
n'avais  pas  encore  crié.  Il  est  mort  et 
je  n'ai  pas  crié.  Et  maintenant  je  vou- 
drais crier  des  jours  et  des  nuits. 

Dans  mon  trouble,  mon  horreur, 
une  idée  prit  dessin.  Je  la  sentis  vic- 
time d'une  triste  confusion  de  l'amour. 
Elle  avait  épousé  le  comte,  l'avait 
chéri  d'un  ardent  culte  filial  où  elle  re- 
trouvait encore  son  père.  Entre  les 
deux  vieillards,  entre  ces  deux  tyran- 
nies affectueuses  qui  avaient  fini  par  se 
fondre,  elle  avait  été  heureuse,  s'igno- 
ranl,  ignorant  la  crise  nuptiale.  Ses 
sens  vierges  avaient  pu  me  demander 
la  volupté  sans  qu'elle  se  sentit  trou- 
blée dans  son  tranquille  mensonge 
loyal  d'amour.  Elle-même  enfin,  dans 
un  cri  de  souffrance  et  de  colère,  ve- 
nait de  me  révéler  son  étrange  et 
pieuse  duperie.  Le  mystère  de  sa  vie, 
qui  était  resté  obscur  pour  elle,  s'é- 
claircit  ainsi  pour  moi.  En  frappant 
elle  ne  s'était  pas  aperçue  qu'elle  châ- 
lir.il  l'oulrage  infligé  à  sa  vieille  folie 
sénile  qui  avait  paru  s'être  oubliée  jus- 
qu'à l'inceste.  Après  tout,  pensais-je, 
si  elle  a  fait  cela,  croyant  faire  une 
chose  juste  selon  sa  conscience,  pour- 


AMANTS    JOYEUX 


95 


quoi  m'en  montrerais-je  plus  ému 
qu'elle  ?  Cette  pensée  se  noua  à  l'autre 
et  m'allégea. 

Cependant  il  y  avait  toujours  cet 
homme  étendu  à  terre  entre  nous.  Je 
regardai  longtemps  ses  petites  mains 
enfoncées  dans  ses  cheveux.  Mon 
Dieu  !  elles  s'étaient  posées  si  genti- 
ment au  creux  de  ma  poitrine  !  Elles 
avaient  d'une  grâce  si  enjouée  fait 
tomber  ses  vêlements  au  bord  de  l'eau! 
C'étaient  presque  alors  encore  d"a- 
moureuses  petites  mains  de  vierge.  Et 
à  présent  elles  avaient  sur  elles  le 
poids  lourd  de  celte  mort.  Je  me  rap- 
pelai la  tonnelle,  leur  frémissement 
dans  l'ombre,  le  coup  qu'elles  avaient 
frappé  dans  le  vide,  furieuses,  meur- 
trières c'était  déjà  le  geste  qu'elles 
apprenaient. 

Brusquement,  elle  s'arracha  de  la 
table.  Elle  fut  debout,  frappant  du 
pied,  rejetant  ses  boucles  d'un  front 
résolu. 

—  Oh  !  je  suis  lâche  !  En  voilà 
assez  ! 

Et  puis  elle  vint  à  moi  avec  le  batte- 
ment de  son  sein  orageux. 

—  Voilà,  fit-elle,  maintenant  je  ne 
suis  plus  qu'une  fille  comme  toutes 
celles  que  tu  as  connues.  Prends-moi. 

Je  ne  croyais  pas  qu'elle  m'aurait 
dit  cette  parole  si  vite.  Elle  me  de- 
manda de  la  prendre  comme  elle  eût 
jeté  un  ordre,  comme  elle  se  fût  don- 
née au  premier  venu.  Et  moi,  avec  la 
sensation  froide  du  cadavre  entre 
nous,  je  lui  dis  d'abord  : 


—  \'oyons,  Suzy,  vous  n'y  pensez 
pas. 

Alors  elle  me  noua  ses  bras  au  cou, 
appuyant  les  bouts  raides  de  sa  gorge 
à  ma  poitrine.  Dans  la  chaleur  de  son 
désir,  elle  était  redevenue  la  petite 
liane  souple  qui  dans  l'îlot  s'enlaçait  à 
mes  membres.  Son  rire  écarlate  son- 
nait à  ses  dents.  De  toute  sa  chair  elle 
eut  un  cri. 

—  Mais  prends-moi  donc. 

Elle  me  l'avait  dit  ainsi  la  première 
fois. 

Personne  ne  sembla  mort  autour  de 
nous  :  le  vieux  Tite  était  toujours 
dans  la  maison,  poussant  ses  faibles 
laineulalions  d'enfant,  ou  bien  peut- 
être  il  était  parti  en  voyage,  très  loin. 
Cela  ne  se  fût  pas  passé  autrement. 
Les  lourds  rideaux  ouverts  laissaient 
entrer  l'or  léger  de  cette  après-midi  de 
la  fin  de  l'automne.  Un  grand  silence 
planait  sur  les  bois.  Les  chambres 
aussi,  dans  ce  pavillon  isolé,  étaient 
silencieuses  comme  si  jamais  une  cla- 
meur d'agonie  n'avait  été  portée  jus- 
que-là à  travers  l'espace.  Oui  aurait 
pu  affirmer  que  ce  vieil  homme  était 
tombé  à  terre,  frappé  à  la  tempe 
d'un  coup  léger  de  la  petite  main 
d'ivoire  ? 

Elle  n'avait  amené  avec  elle  que  le 
cocher  et  la  femme  de  chambre.  Il  n'y 
avait  à  l'écurie  que  la  jumsnt  et  deux 
chevaux  pour  la  voiture.  Elle  me  dit  : 

—  J'ai  fait  préparer  ta  chambre. 
Pendant  trois  jours  nous  vécûmes 

ensemble  dans  cette  maison  d'ombre 
et  d'oubli.  Il  fut  un  temps  où  j'arrivais 


96 


A  M  A  .\  T  S    J  0  Y  E  [;  X 


ainsi  à  Montaiglon  :  j'étais  alors  riiùle 
du  comte,  tout  près  du  cœur  de  sa  con- 
fiance, et  Suzy  n'était  point  encore  ve- 
nue avec  la  fleur  malade  de  son  désir  ; 
la  petite  main  d'ivoire  n'avait  pas  fait 


encore  cette,  chose  horrible.  Je  dor- 
mais à  présent  des  nuits  inquiètes  et 
insomnieuses,  près  de  la  chandjre  où 
Iranqiiillcmcnt  elle  reposait,  .lo  n'en- 
trais jamais  dans  celte  chambre.  Le 
matin  elle  descendait  me  lejoinrlrc 
dans  la  haiih*  <allc  du  rez-de-chaHS- 
séc,  près  de  la  table  où  fumait  le  thé 
du  déjeuner.  Flic  avait  le  visage  frais 


et  reposé  d'une  jeune  femme  après  un 
sommeil  heureux. 

Xous  prenions  ensuite  des  fusils, 
nous  allions  chasser  dans  le  bois.  L'a- 
[)rès-midi  Suzy  faisait  seller  les  che- 
vaux. Elle  me  dit  qu'elle 
était  venue  au  pavillon  pour 
penser  à  sa  vie  nouvelle. 
Elle  avait  décidé  de  quitter 
Montaiglon  et  de  renoncer  à 
la  fortune  du  comte.  Ce 
fut  la  dernière  fois  qu'il 
fut  question  de  Tile  entre 
nous. 

L'ancienne     idée     revint, 
s'implanta.    Timidement  je 
pensais    à    présent  :    Puis- 
qu'elle a  agi  dans  la  pléni- 
tude de  sa  conscience  et  de 
sa  volonté,  je  n'ai  pas  à  la 
juger.  .  Son    extraordinaire 
énergie   me   donnait  à   moi 
aussi  de  la  décision.  C-epen- 
dant  quelque  chose  était  sur- 
venu qui  ne  s'en    allait  pas 
d'entre  nous.   Quand   je    la 
([uittai.  il  me  resta  la  sensa- 
tion d'une  délivrance.  Xous 
n'avions    pas    échangé    de 
promesse.  Il  demeura  taci- 
tement    entendu     encore     une     fois 
qu'elle    viendrait    comme    elle    était 
toujours    venue,   librement,    dans    le 
volontaire     et     jeune   désir    de     sa 
chair. 

Je  rentrai  passer  quelques  jours  à 
Fourqueroc  et  puis  je  partis  pour  la 
ville.  Ma  \ie  pendant  des  mois,  avec 
une  svmclrie  correcte,  exactement  se 


—   Mais  prends- moi  donc  !...    ^age  95.) 


ÎKS 


A  MA  XTS    JOYEUX 


conforma  a  ce  qu'elle  avait  été  les  au- 
tre? hivers,  dîners  au  club,  soirées  au 
cinjue,  invitations  dans  le  monde.  On 
voulut  bien  reconnaître  que  le  «  jeune 
homme  distingué  »  n'avait  pas  trop 
perdu  de  ses  cheveux  dans  les  loisirs 
occupés  de  la  campagne.  Quand  je 
me  regardais  passer  dans  les  glaces, 
souriant  avec  mes  dents  blanches  et 
le  monocle  enchâssé  dans  le  sourcil, 
j'avais  la  sensation  heureuse  de  me 
reconnaître  toujours  en  formes. 

Quelquefois  l'un  ou  l'autre  parlait 
devant  moi  de  celle  étrange  et  si  ra- 
pide mort  du  comte.  Généralement  on 
plaignait  le  prématuré  veuvage  de 
Suzy.  Ecoulant  ces  propos,  dans  les 
commencements,  j'avais  serré  forte- 
ment avec  ma  main  le  secret  dans  ma 
poitrine.  Ce  secret  vivait  dans  ma  vie 
])rofonde  comme  quelqu'un  entré  clan- 
destinement dans  la  maison  et  qui  n'en 
veut  plus  sortir.  Il  ilormail  plutôt  dans 
ma  vie  et  ne  me  tourmentait  pas. 
Quand  tout  à  coup  il  était  question 
du  vieux  Tite.  quelque  chose  vague- 
ment sous  la  palpitation  des  lumières, 
devant  le  frémissement  léger  des  gor- 
ges et  des  épaules,  s'agitait  en  moi 
comme  le  vent  remue  les  herbes  d'une 
tombe.  J'avais  à  peu  près  celte  idée  : 
tout  fuirait  épouvanté,  comme  les  om- 
bres de  la  nuit  devant  le  jour,  si  seu- 
lement j'ouvrais  les  lèvres.  Kt  je  me 
tai-ai«.  écoulant  cette  petite  main 
d'ivoire  frapper  son  léger  coup  sec 
contre  une  tempe. 

Je  serais  demeuré  sans  nouvelles  de 
Suzy  -i  nn  nmi  ne  m'avnil  appri's  qu'il 


lavait  rencontrée  à  Florence.  Elle 
resta  morte  pour  moi  tout  ce  temps  de 
l'hiver  et  je  n'en  éprouvais  ni  ennui  ni 
regrets.  Mes  jours  s'écoulaient  dans 
une  disposition  d'esprit  vide  et  légère. 
Je  ne  songeais  plus  à  me  demander  si 
je  l'avais  aimée.  C'était  un  autre  sen- 
timent que  j'éprouvais  pour  elle,  et  il 
n'avait  pas  sa  source  dans  l'amour. 

A  force  de  me  heurter  à  des  appa- 
rences d'èlres  vivants,  dénués  de  per- 
sonnalité et  subissant  passivement  le 
choc  des  événements,  il  m'était  venu 
une  sincère  admiration  pour  cette  pe- 
tite femme  qui  avait  une  taille  d'enfant 
et  qui  dominait  la  destinée.  Celle-là, 
sortie  victorieuse  des  ondes  léthargi- 
ques de  la  mort,  m'apparaissait  une 
jeune  héroïne  parmi  des  trophées  san- 
glants. Elle  n'avait  eu  qu'à  lever  la 
main  et  un  homme  était  tombé  avec 
le  geste  dont  il  avait  voulu  s'emparer 
de  sa  vie  libre.  Il  avait  à  jamais  fermé 
les  yeux  sur  le  mystère  dérobé  de  sa 
nudité. 

Ce  cœur  viril  pourtant,  dans  l'heure 
sexuelle,  joyeusement  s'était  donné  à 
moi,  un  homme  insignifiant  et  mou, 
qui  n'avais  de  courage  qu'à  la  chasse, 
devant  les  bêles  inoffensives  du  bois. 
Sa  haute  vie  supérieure  d'essence  per- 
sonnelle autrefois  m'avait  pesé  et  à 
présent  j'en  subissais,  sans  m'en  dou- 
ter, la  domination  silencieuse.  Je  ne 
nouai  aucune  relation  nouvelle.  Je 
n'aurais  pu  dire  la  cause  pour  laquelle 
ma  vie  fut  un  désert  nu  où  ne  fleurit 
plus  la  fleur  rouge  du  désir.  Elle  avait 
conq)rinié  sous  ses  poings  ma  volonté, 


AMAiNTS    JOYEUX 


99 


elle  y  avait  mis  les  gonds  de  ses  pe- 
tites mains  violentes. 

Quand  la  nature  excédée  se  rebel- 
lait, je  faisais  un  signe  au  groom, 
après  le  dîner  au  cercle.  Le  jeune  co- 
quin savait  qu'il  pouvait  compter  sur 
un  lariïe  salaire.  Xous  étions  ainsi  un 
grand  nombre  de  gens  bonorables  qui, 


lois,  si  le  vieux  Tile  avait  toujours  ses 


accès  de  goutte. 

Un  homme  qui  connaît  le  plaisir  ne 
s'aveugle  pas  sur  une  femme  qui  lui 
revient  après  une  absence.  Il  recon- 
naît à  des  nuances  le  passage  d'un  au- 
tre amant  dans  la  vie  qui,  un  peu  de 
temps,  cessa  d'être  près  de  la  sienne. 
par  lassitude,  recourions  à  ses  offices.  Le  vent  ne  casse  pas  également  les 
El  puis  les  lacets  des  corsets  sifflaient;  branches  et  le  pêcheur,  en  relevant  au 
une  pauvre  chose  de  vie  s'abandon-  matin  ses  nasses,  sait  bien  si  une  au- 
nait  sans  joie  ;  et  moi,  en  détournant  ^^'e  main  y  a  touché  pendant  la  nuit, 
ma  bouche,  je  fermais  les  yeux.  Je  C'était  le  matin,  et  moi  je  poussais 
voyais  sous  la  nuit  de  mes  paupières  "^a  barque  à  travers  l'eau.  J'allai  là  où 
la  petite  chair  vierge  qui  était  allée  J'avais  mis  mes  nasses  ;  aucun  voleur 
avec  moi  vers  la  rivière.  Je  pensais  :  ^'élait  venu.  Suzy  était  toujours  la  pe- 
Maintenant  qu'il  y  a  entre  elle  et  moi  tite  Eve  folle  qui  me  demanda  de  lui 
ce  secret,  elle  ne  pourra  faire  autre-  i^évéler  le  secret  de  l'ardente  vie  phy- 
ment  que  de  me  revenir.  Je  raisonnais  sique. 
là  avecle  faible  esprit  d'un  homme  qui         Quand,  au  soir,  elle  s  en  alla,  elle 


ne  peut  se  hausser  jusqu'aux  merveil- 
leuses puissances  de  certaines  âmes 
indomptables. 


Un  clair  matin  de  printemps,  la  clo- 
che, par-dessus  le  bois,  tinta.  Ma  vie 
sous  moi  courut.  Mon  cœur  sentit  sa 
présence  et  hennit.  «  Suzy  !  »  criai- je. 
Sa  voix  parvint  par  le  chemin  et  me 
répondit.  Comme  au  premier  jour, 
était  devant  moi,  me  souriant,  m'of- 
frant  l'amour  dans  ses  yeux. 

—  Vois,  dit-elle,  je  t'ai  désiré. 

Xos  chairs  se  reconnurent.  Il  sem- 


me  dit  simplement  : 

—  Ne  m'attends  jamais  et  moi,  je 
viendrai  toujours  librement,  comme 
par  le  passé. 

Elle  m'avait  dit  cela  aussi  le  premier 
jour  :  seulement  il  y  avait  maintenant 
entre  nous  cet  homme  dans  un  pro- 
fond cimetière.  La  sensation  fut  brus- 
que, persista  quelque'  temps.  Mais, 
mon  Dieu,  il  nous  avait  gênés  si  peu, 
vivant  !  Il  ne  sembla  pas  décidé  à  faire 
plus  de  bruit  sous  la  pierre  scellée.  Je 
crois  bien  que  moi  seul  pensais  encore 
quelquefois  à  lui.  A  présent,  d'ailleurs, 
je  n'avais  plus  aucun  tort  à  me  repro- 
cher vis-à-vis  de  ce  pauvre  Tile.  Je 
pensais  philosophiquement  que  cela 


bla  qu'elle  était  venue  la  veille.  J'au-     serait  arrivé  aussi  bien  avec  un  au- 
rais pu  lui  demander,  comme  autre-     tre  que  moi. 

BIBLIOTHfCA 


100 


AMANTS    JOYEUX 


Le  bul  clé  icLomiiiença  ;  la  rivière 
fui  tiède  el  vermeille,  dans  l'elïlux  va- 
nillé du  pré  fauché  ;  el  une  pelilc 
forme  nue  élait  couchée  dans  les  hau- 
tes spirées  du  hord  de  l'eau.  Ouau- 
rail-il  pu  manixcr  de  plus  heureux 
que  celle  vie  aimable  avec  une  maî- 
tresse qui,  chaque  fois  qu'elle  arrivait, 
était  pour  moi  une  nouvelle  femme 
inconnue  ?  Elle  venait  avec  son  jeune 
désir  ;  une  senteur  d'ambre  et  de 
phos|»ii(:re  r^orlail  de  ses  robes,  el  jiuis 
elle  parlai!  :  l'odeur  légèrement  pal- 
pitait un  peu  d'instants  à  mes  mains. 
Sa  passion  sauvage  de  liberté  avait 
encore  gi'andi.  Je  ne  l'interrogeais  pas 
sur  sa  vie  loin  de  moi.  Je  savais  seu- 
lement qu'elle  s'en  retournait  à  son  pa- 
villon du  bois.  Je  ne  savais  pas  autre 
chose. 

Son  goût  pour  moi  dura  ainsi  jus- 
qu'à l'automne.  Je  n'avais  jamais  au- 
tant aimé  les  arbres,  les  hautes  roches 
veloutées  d'or,  le  vent  doux  des  silen- 
cieuses campagnes.  La  voix  puissante 
des  solitudes  me  grisait  si  profondé- 
ment à  travers  son  sensuel  amour  qui 
prolongeait  la  nature  !  Ses  yeux 
étaient  le  vert  miroir  où  se  mirait  le 
monde.  Avec  ses  cheveux  bouclés  dans 
mes  mains  comme  des  feuillages,  avec 
sa  vie  fluide  près  de  moi  comme  l'eau 
de  la  rivière,  j'étais  le  jeune  époux  de 
la  terre.  Un  sens  subtil  délia  mes  lour- 
deurs originelles.  Son  souffle  de  vie 
fit  le  miracle  do  me  vivifier  moi-même. 
Je  perçus  des  rapports  enirc  le  mon- 
de et  la  créature.  De  fraîches  et  sou- 
daines sensations  me  visitaient. 


\Sii  jour,  elle  me  dit  : 

—  Je  suis  venue  vers  loi  de  mon 
propre  mouvement,  et  lu  ne  m'as  de- 
mandé ni  quand  je  partirais  ni  quand 
je  reviendrais.  Une  femme  comme 
moi  ne  serait  plus  revenue  si  tu  l'étais 
cru  des  droits  sur  ma  volonté.  C'était 
alors  une  grande  joie  pour  moi,  car 
j'agissais  librement,  selon  ma  nature, 
el  ce  que  je  pouvais  te  donner,  je  le 
l'ai  donné  avec  passion.  Maintenant 
écoute,  je  voudrais  connaître  une  au- 
tre vie.  Je  n'aurais  plus  le  même  plai- 
sir à  venir  ici.  Cela,  je  te  le  dis  franche- 
ment. J'ai  horreur  du  monde.  J'ai  le 
dégoût  de  moi-même  et  de  mes  jours 
inutiles.  Je  suis  riche,  et  l'argent  entre 
mes  mains  ne  sert  à  rien.  Il  me  semble 
(|ii'il  y  a  ailleurs  quelque  chose  à  faire 
pour  une  femme  qui  a  de  la  volonté 
el  du  courage.  Ne  sois  pas  étonné  si, 
un  jour,  lu  apprends  que  je  suis  allée 
là-bas,  dans  une  île,  soigner  les  lé- 
preux. Oui,  je  crois,  faire  une  chose 
grande,  se  dévouer  à  une  œuvre  utile 
el  généreuse,  c'est  encore  la  seule 
chose  possible,  el  c'est  aussi  le  seul 
durable  amour.  Toi,  lu  as  éveillé  le* 
plaisir  qui  dormait  en  moi  ;  tu  m'as 
appris  la  volupté.  Xous  avons -été  des 
êtres  de  joie.  Ensemble,  nous  avons 
exploré  la  sensation  jusqu'aux  confins 
de  l'amour.  Et  ensuite,  il  faut  loucher 
avec  des  mains  tendres  à  des  plaies, 
à  la  souffrance  de  l'humanité  miséra- 
ble. Je  m'en  irai  donc  librement  au- 
jourd'hui, comme  je  suis  venue  la  pre- 
mière fois  el  loules  les  fois. 

Mon  Dieu  !  moi  qui  avais  sottement 


Une  ombre  légère  se  lève  dans  les  arbres.  (Page   102.) 


102 


A  M  A  X  T  S    JOYEUX 


espéré  que  le  plaisir  suffirait  à  nous 
lier  pour  la  vie  !  A  présent,  elle  aie 
parlait  d'un  amour  infini  comme  la 
douleur,  un  amour  dont  je  n'aurais  pu 
concevoir  la  pensée  avant  ce  moment. 
0  Suzy  !  ces  petites  mains  s'étaient 
appuyées  au  creux  de  ma  poitrine, 
elles  avaient  frappé  avec  l'ivoire  sur 
la  mince  cloison  de  la  tempe,  et  voilà, 
maintenant  elles  allaient  devenir  les 
mains  miséricordieuses  qui  rafraîchis- 
sent les  ulcères  et  lavent  les  sanies. 
Je  compris  que  lu  le  ferais  comme  tu 
le  disais,  toi,  toute  petite  avec  ton 
âme  plus  grande  que  ton  coi-ps  et  si 
gonflée  de  passion,  toi  qui  aurais  été 
une  reine  parmi  les  plus  parfaites 
courtisanes  et  qui.  sans  doute,  à  celle 
heure,  est  devenue  une  sœur  de  cha- 
rité. 


El  ce  jour-là  fut  le  dernier.  Son 
odeur  d'ambre,  sa  senteur  d'essence 
volontaire  demeura  un  peu  de  temps 
dans  la  maison  et  puis  se  volatilisa. 
Des  années  se  sont  passées  et  je  ne  l'ai 
plus  revue.  Le  silence  s'est  fait  sur 
sa  disparition  comme  les  rides  s'éga- 
lisent par-dessus  l'eau  où  l'on  a  jeté 
une  pierre.  Quelquefois  je  pousse  la 
barque  vers  l'îlot.  Une  ombre  légère 
se  lève  des  arbres  et  me  regarde  avec 
de  beaux  yeux  de  désir  et  de  vie.  Elle 
me  fait  un  signe  que  je  ne  veux  pas 
comprendre.  La  jolie  fille  au  ruban 
rouge,  elle  aussi,  était  partie  un  jour. 
Personne  ne  sut  où  elle  était  allée. 
Mais,  dans  un  autre  hameau,  une  ai- 
mable enfant  blonde  à  son  tour  met 
un  ruban  rouge  dans  ses  cheveux 
quand  j'arrive  la  voir. 


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BOSSU  ET,     Oraisons   Funèbres, 

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ESCHYLE,  Théâtre. 

FÉNELON,  Télémaque. 

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GŒTHE,    Werther;    Faust;    Hermann    et 

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LA  BRUYERE,  Caractères. 

La    FAYETTE    (M^e    de).     Mémoires; 

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LA  FONTAINE,  Fables. 

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SPINOZA.  Èihique. 
STAËL  (M'""  de).  De  l'Allemagne,    2  vol. 
VIRGILE,  L'Énéde. 
VOLTAl  RE,    Dictionnaire  philosophique. 

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Lo  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Éclié«nc« 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Date  duc 


a39003 


CE    PQ       2337 
•L4A75    1910 
COO       LEMCNMER, 
ACCH    1224758 


C    AMANTS    JOYEU 


CHAR^SJRE 


^