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U dVof OTTAWA
39003002518-195
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Ernest FLAMMARION. Éditeur, l^aris.
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Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/amantsjoyeuxOOIemo
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AMANTS JOYEUX
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— T'est-il possible de douter encore... (Page 50.)
CAMILLE LEMONNIER
^
AMANTS
JOYEUX
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Illustrations de Bl GOT-V A LENT 1 N
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
Droits de IraJuclion et de roproduclion réservés pour tous les pays, y cornpri3
la Suède et la Norvège.
fllVIfl^TS JOYEUX
Nos chevaux vivement s'allon-
geaient sous les châtaigniers quand,
au bruit d'une faux qu'un paysan bat-
lait avec la pierre, Hercule prit peur
et s'emballa. C'était une bête nerveuse
et qui déjà m'avait causé plus d'une
alerte. Lorsque je pus la maîtriser,
nous avions fait un bon bout de che-
min. J'entendais derrière moi le galop
de Suzy qui avait rendu la bride et
tâchait de me joindre.
Hercule, frémissant et s'ébrouant,
le mors mousseux d'écume, à présent
dansait sur place, fouillant des sabols
la terre. ^lon Dieu ! je devais avoir
l'air passablement ridicule avec mes
bonds en selle, plongeant d'avant et
d'arrière aux ressacs de la croupe.
Par surcroît, une branche basse
pendant la course m'avait enlevé mon
chapeau. J'étais donc là nu-lète, au
milieu du chemin, écoutant venir le
galop de Suzy et voyant par avance
sa petite moue d'ironie. Tout à coup
les battues de sa jument furent comme
cassées au ras du sol. J'entendis un
cri et regardai par-dessus mon épaule.
Je l'aperçus roulée à terre, prise avec
la selle dans les plis de son amazone.
D'une cinglade de m,a cravache j'en-
levai Hercule. Avant que j'eusse vidé
l'élricr, Suzy déjà était debout.
— Ou'esl-il arrivé, Suzy ?
Elle riait, secouant sa longue jupe
grise de poussière, la tenant à poi-
gnées dans ses gants de peau de daim.
— Rien. La selle a tourné. Est-ce
bêle?
Je ramassai la selle, la jetai sur le
dos de la jimient, et maintenant je
lirais sur les sangles fortement pour
serrer la boucle. Elle fit un pas, do
nouveau poussa un cri.
— Je crois que je me suis foulé le
pied.
Une colère bi'oiiilla ses yeux sous
la barre noire des sourcils.
— Oh ! la brute de palefrenier !
A M A \ r S JOYEUX
Elle vouliil rcmonlcr ; mais, cha-
que fois qu'elle posait le pied dans ma
main pour s'enlever, une douleur lui
rompait la cheville.
— La brute ! La biute !
Il fut évident que tout effort nou-
veau serait inutile. Par malheur, l'a-
près-midi s'achevait et nous étions à
une grande distance du château.
— Donnez-moi votre bras, Philippe,
me dit-elle. Je tâcherai de marcher
jusqu'à la ferme là-bas.
Nous parcourûmes une centaine de
mètres, elle pendue à mon bras, moi
la soutenant et tirant après moi les
chevaux. Le mal grandit. A cha(jue
pas elle croyait soulever toute la terre
du chemin après elle. A bout de force,
elle déclara qu'elle ne mettrait plus
im pied devant l'autre. Je la vis près
de moi toute pâle, mordant sa lèvre
pour ne pas crier.
— Ma pauvre Suzy ! Qu'allons-
nous faire ?
— Eh bien, portez-moi jusqu'à la
ferme.
Le courage lui revint. Elle riait en
rassemblant les plis amples de sa jupe.
Alors, riant aussi comme si c'eût été
un jeu, je la pris délicatement sous les
épaules et les jarrets. .'\vec sa petite
laille. fllo pesait dans mes bras le
poids d'un enfant. El elle se tenait gen-
timent blollio ronire moi, (rinit' \\r
légère et reposée, son visage près du
mien dans le soir qui tombait. Celait
elle maintenant qui, de la main qu'elle
avait passée à mon rou, lirait llri'cnJo
el la jument derrière nous.
Xous n'avions été jusque-là l'un
pour l'autre que des gens d'un même
monde, unis par une ancienne cama-
raderie. J'avais certainement dû pen-
ser déjà à la forme de son corps. Seu-
lement c'était un autre sentiment qu'a-
vec les grandes femmes indolentes et
charnues. 11 ne m'était jamais venu
l'idée que je pourrais la désirer un
jour. Je l'avais connue toute jeune :
nous avions passionnément joué au
polo chez un de ses parents qui était
aussi l'ami des miens. Il venait là
beaucoup de jeunes gens et de jeunes
filles. Comme les parties duraient tout
l'été, on finissait par supprimer toute
cérémonie et les petits noms volaient
d'une bouche à l'autre familièrement.
Moi. je brûlais en ce temps d'une ar-
deur ridicule pour une grande fille
blonde et maniérée ; mais celle-là, je
n'osais pas la nommer par son nom,
tandis que tout de suite j'appelai par
le sien cette petite fille noire aux allu-
res masculines. Plus lard, ce jeune
compagnonnage nous devint à tous'
doux une amicale habitude. Elle aima
m'avoir pour partenaire aux papor
hunl chez son père. Avec sa nature vo-
lontaire et personnelle, elle exerçait
sur moi un ascendant léger. Elle pa-
raissait me traiter comme un bon gar-
çon avec lequel une jeune fille ne court
poiul (le li-que. Aucun de nous n'était
un fliii pour l'aulre.
Et puis j'avais voyagé : nous ne
nous étions plus revus qu'après son
in;iri;ige avec le vieux comte. Ce fui
une surprise ; je ne m'étais pas fait à
AMANTS JOYEUX
la pensée qu'elle se marierait un jour.
Elle m'avait seulement dit une fois, en
galopant près de moi, que, sur ce point
comme sur tout le reste, elle clail bien
décidée à n'en faire qu'à sa tête. Elle
me présenta à son mari, un homme
aimable après tout, d'assez grande
mine, mais goutteux . Comme j'hési-
tais sur le nom qu'il me faudrait lui
donner désormais, elle me dit de sa
petite voix un peu rauque :
— Appelez-moi Suzy ; je veux être
toujours Suzy pour mes anciens amis.
Et ce fut entre nous comme si rien
n'avait changé.
J'allais doucement avec mon léger
fardeau dans mes bras, mettant un
certain orgueil à marcher droit, d'une
haleine égale. Une illusion d'optique,
dans le coup de lumière oblique du
couchant, sembla d'abord avancer les
murs blancs de la ferme à une double
portée de fusil. Mais la route s'allon-
gea : les bras petit à petit raidis, je
n'étais plus aussi sûr d^'arriver jus-
qu'au bout sans lasser mes forces." Les
chevaux derrière nous s'ébrouaient,
les cols tendus, tirant sur la bride que
Suzy tenait dans son petit poing fer-
mé. Elle ne me parlait plus de son
mal, elle était plutôt portée à envisa-
ger gaiement l'aventure ; et moi, je
me taisais pour épargner mon souffle,
riant seulement d'un rire un peu ner-
veux par-dessus sa jolie moue amusée.
Et puis pour la première fois, sentant
se communiquer à moi cette vie encore
inconnue de son corps, mon cœur
étrangement bal lit. Je commençai à
penser que c'était vraiment là une
jeune femme désirable que je tenais
dans mes bras, avec ses petits seins
frémissants et la courbe flexible de ses
reins. Au creux de ma main se moulait
si nettement la rondeur de ses jambes,
que j'avais la sensation indéfinissable
de les toucher nues sous la robe, à la
hauteur des jarretelles. Elles étaient
fermes et pleines.
J'avais le tempérament régulier des
jeunes hommes adonnés aux exerci-
ces physiques et je n'avais pas de
maîtresse. Quand la sève montait, je
me satisfaisais d'un gros plaisir tout
de suite oublié. Mais avec cette palpi-
tation d'une chair jeune et fraîche
contre la mienne, je me pris à songer
que cette Suzy serait d'un prix inesti-
mable pour l'homme qui saurait s'en
faire aimer. J'étais troublé au fond de
moi d'étranges et subtils mouvements.
Sa bouche aux lèvres rouges, ouvertes
dans un clair rire de petites dents blan-
ches, sembla m'encon rager : je ne l'a-
vais pas encore entendue rire ainsi ;
et elle avait dans les yeux un plisse-
ment rusé. Se moque-t-elle de moi,
pcnsais-je, et soupçonnerait-elle ma
petite torture intime ? Ou attend-elle
que cette situation si nouvelle pour
tous deux se dénoue dans un sens que
ni l'un ni l'autre ne pouvons encore
prévoir ? Un homme, dans certains
cas, en arrive facilement à croire qu'il
est de sa dignité de se comporter en-
vers une femme comme le ferait un
goujat.
Des chaleurs m'iri'ilèrent le sang ;
AMAMS JOYEUX
un magiiélisme dangereux à mesure
se dégageait de ce corps souple cl vi-
brant, loul près du ballemenl de ma
vie. .Mes mains aussi à présent sélec-
trisaient dans la pression plus vive au-
tour de la forme de ses jambes. Je vis
SCS yeux se fermer. Elle eut une ex-
pression de bonheur charmé, la tète
renversée sur mon épaule. Et elle me
dit singulièrement de sa petite xoïk
dure, plus sourde qu'à l'ordinaire :
— Philippe, il me semble que vous
m'avez toujours portée ainsi.
Une joie d'enfant après une grande
fatigue ne se fût pas exprimée autre-
ment. Sitôt que me vint celle idée, je
repris possession de moi-même, un
peu honteux de mon court vertige. Je
pensais très nettement : Ma petite
Suzy, il y a longtemps que je serais
tombé sur les genoux si j'avais dû tou-
jours vous porter ainsi.
Je ramassai mes forces dan.s un der-
nier effort, et traînant après nous les
chevaux, nous pénétrâmes dans la
ferme.
Les gens s'empressèrent. Il se
trouva qu'ils avaient vendu une cou-
ple de vaches bretonnes au cliâleau,
l'autre année. Ils étendirent des draps
frais sur le moillour des lits et j'y por-
tai moi-même Suzy dans son amazone.
Tou^: doux, f'urore une foi'?, non'; nous
étions remis à rire comme si, en l.i
portant dans mes bra«. j'accomplis-
sais réellement un office habituel. Son
rire à elle me disait :
— Mai'i oui, n'csl-cf p;i< là inu'
chose convenue entre nous ?
El moi, avec mon souffle rafraîchi
el le jeu libre de mes poumons, j'en-
trais joyeusement dans ce rôle.
Une grande lille monta, se tinl près
du lit. Elle sentait le lail et la paille el
elle caressait ses bras nus, un peu gê-
née, nous épiant du coin de l'a'il.
— Mais restez donc ! me dit Suzy ;
vous n'êtes pas de trop.
Elle fit sauter sa jupe par-dessus
son pantalon de cheval et tendit le
pied. La fille, à croupctles, doucement
lirait sur la botte ; mais la cheville
avait gonflé. Suzy me prit vivement la
main, pinça mes doigts entre les siens,
criant à travers ses dents serrées :
— Tire, mais lire donc.
El tout à coup, dans l'effort, la
botte céda : j'aperçus son petit pied
d'enfanl à travers les mailles du bas
noir, avec la croqure jolie des doigts
jouant au ])ord des draps. Il me parut
que j'étais redevenu le bon garçon de-
vant qui une femme ne se gêne pas
pour trousser sa robe jusqu'au mollet.
Maintenant Suzy se renversait sur le
lit. allégée, détendue, avec un soupir
de joie.
Le fermier gratta à la |inrte : il s'of-
frait pour aller chercher le rebouteur.
Celui-ci habitait à une heure de la
fci'me. Mais .'^nzy, pour la première
fois, ont l'ail' de se rappeler qu'il y
a\;iil ;i Montaiglon quelqu'un (|ui peul-
êlre d(\jà s'inquiétait de son absence.
— l'liililip<\ (il-cllc. (lile^ à ce brave
liomme qu'il aille |)lulôl nu chàleau. II
ramènera la juinciil o\ il apprendra au
comte celte sollc histoire. Il le priera
Au bruit d'une faux qu'un pays
p.-iy.saii battait, (Page 5,^
AMANTS JOYEUX
dl
aussi de m'envoyer demain malin le Son amazone pendait à un crochet
landau avec le médecin et ma femme contre le mur. Il y avait sur une
de chambre. Je suis décidée à passer chaise, près du chevet, une cuvette
la nuit ici. d'eau fraîche et des bandelettes. J'a-
En rentrant dans la chambre, je percevais le relief de son pied bandé,
trouvai Suzy au lit. Elle s'était désha- sous les draps.
billée avec l'aide de la fdle et celle-ci — Ah ! mon pauvre Philippe, me
lui avait passé une jaquette de coton dit-elle gentiment, quel ennui pour
dont l'ampleur exagérait encore la pe- vous !
litesse de sa taille. Toutes deux riaieni Elle congédia la fille et maintenant
tandis que, sous le retroussis des man- elle m'avait repris les mains ; je la re-
ches, elle agitait ses fins poignets, gardais en souriant. Sa peau lièdc
I:>
AMAXTS JOVKUX
avait la douceur du salin et me cau-
sail une sensation de plaisir. Je pen-
sais : « Oui, «luel ennui I » J'avais ai-
rangé avec Ponsin, le garde du comte,
que nous irions, celle iiuil-là, ])Oser
nos nasses, près du barrage, dans l'é-
tang. Cependant je tenais doucement
ses petites mains pressées dans les
miennes, j'appuyais sur ses yeux noirs
el limpides un regard franc, comme
si ma pensée n'était pas allée là-bas,
vers le barrage.
Des minutes couléieiil. La fei'uie
s'était feutrée de silence. Au loin, sur
la route, le martellement des ferrures
lâches d'un bidet s'accompagnait des
larges foulées sonores de la jument.
Une nui! bleue mollement glissait en-
tre les rideaux, une large onde de lune
que limitait la zone rougeàlrc du suif
crépitant dans un flambeau de bois.
— Eh bien, Suzy ?
— Oh ! plus rien qu'une pelile tor-
peur délicieuse !
Quelle idée bizarre elle eut tout à
coup de se vouloir faire conter « quel-
(jue chose d'amusant >- ! J'étais l'hom-
me le moins fait poiu- débiter des fa-
bles légères. .\u moment où je croyais
pouvoir me rappeler la fin d'une anec-
dole. la mémoire toujours me man-
qtiail.
— \'ous savez, Suzy, je >uis Irés
hôte. Je Mf Irouve jamai»^ rien. moi.
— Si 1 si ! fit-elle. Contez-moi, i)ar
exemple, voire [iremière histoire i]o
femme.
Son visage, d'un hâlc ambré de pê-
che mûre, ondulait dans la grosse
toile bise. Je compris que tout son
corps, avec sa scrpenlaison flexilile
sous les draps, aussi venait à moi dans
ce mouvement. Mou lii-.'u ! elle me de
nuuida cela si drôlement (pie je me
pris à rougir 1res bas dans la nuque
comme si sur ce chapitre-là une cer-
taine réserve m'était commandée. Il
me parut peu convenable de lui révé-
ler qu'une nuit, une des servantes de
ma mère était entrée dans mon lit el
que, de toutes les femmes qui étaient
venues par la suilc, aucune ne m'avait
laissé un plus agréable souvenir.
Je haussai le sourcil ; mon monocle
tomba. Avec une gaucherie de myope,
j') demeui'ai un instant tâtonnant du
bout des doigts le long de mon gilel.
El l'œil vague, nué d'un léger brouil-
lard, je lui disais :
— Je vous assure, cette chose aurait
pu arriver aussi bien à votre jardinier
qu'à moi. Il vaut mieux n'en pas par-
ler.
— Mais le voilà ! fit-elle en me pas-
sant le monocle qui avait roulé sur la
couverture.
Il me parut qu'elle riait au bord des
draps. Je ne voyais pas ses yeux ; el
puis, sa voix bi'usque, sa petite voix
de mue d'un jeune garçon à l'âge de
la pubei'té sortit du lit.
— Dites-moi. avez-vous au moins
( (Hinu l'amour ?
D'un geste ra[»ide du pouce et de
1 index, j'assurai mon disque de verre.
Maintenant je |)Ouvais lui dire fran-
chement la vérité sans honte.
\, ■ -..■
.^-^
Je ramassai mes forces... (Page ^.)
AMANTS JOYEUX
15
— Non, Suzy, je n'ai jamais aimé. — Philippe, donnez-moi votre main.
— Sérieusement, non ? Je vais dormir.
— Sérieusement, non. Avec la chaleur sèche et les puisa-
La confiance monta. Il sembla que lions de son sang dans mes doigts, je
nous étions plus près l'un de l'autre, la vis entrer mollement dans le som-
avec des âmes fraîches et heureuses.
Un peu de temps aucun de nous ne
parla plus. C'était une chose nouvelle,
très douce, une intimité que nous n'a-
vions pas encore connue. Et enfin elle
me dit faiblement, comme une petite
enfant malade :
meil. A présent, elle dormait là sous
ma garde, blottie avec son mystère
dans la chaleur des draps. Son visage
demeura tourné vers moi, la vie close
de ses yeux, le souffle léger de sa bou-
che cnlr'ouverte. El moi, j'avais attiré
une chaise, je tenais toujours dans les
16
AMANTS JOYEUX
doigis sa main ardcnle, sentant pas- sur le chemin. Je pensais avec une
scr dans mes papilles le rapide ma- nuance plutôt de tendre sensibilité :
gnclisme orageux de sa fièvre. Quel- « Quelle drôle de petite femme ! » Au-
quefois ses hanches, sons la toile, nme autre n'aur;iil fiiit rc qu'elle fui-
avaicnl une secousse, brèves et fines s;iil l;i, dans sa confiance tranquille.
coinniL' le nionlngc d'iuio ( i('';iliii(' dr< Mes lilOc^^ lournèronl. .le redevins
peliles i-aces. I lioiinnc (pii liqiporte à la i)unsr(' du
Un grand apaiseniriil me \iiil il moi- pl;ii-ir <•! (I(> l;i possession le rhnrine
même, après le Ir^nblc voi-ligc subi (j(-li(;il d'ime roinpagnir f«Miiiiiiiie. l*]lle
■^^^\^TS JOYEUX
doi(n.er^en,Ire pour un fier inibécile
'»c certi/iai-jo, saiiî
poui- une
goût d'ailleurs |..
• -^^''-P'-'^e daniour. Maiaic
^clusle, elle qui autrefois n
"'c qu à sa (èle ?
Jt'- ''(MiKMirai encore
en voulail
^'" peu de
'^'^^l^^ussi je me figurais le Vieil éponx- i
enant comme moi au bord du la et se ' •' '' ^'''' ^'' "^''''^'^^ doucement
ï-sant sous les draps avec son ,Z ",:""' ^ '' '''''''' -"' J- cou-
f '^^- Voilà, ou;, comment n a^a l ' ^'"^""^ ^^ '^^™^^ °'^ ^^eillail • le
'^ P^3 pris un homme je ne ' ^IZ " ""' ''' ^"^^ -'^'-
J^^^o el j entendais bourdonner faiblement les
IS
AMANTS JOYEUX
voix à travers les solives. Pcul-èlre ces
gens causaient de nous. \'eis minuit,
les fers du bidet enlia rà|tèrent le pavé
de la cour. J "ouvris avec précaution
la porte et descendis sur la pointe des
pieds. Le bunhonuiic rapi)orlait un
billet du valet de cbambre : le conile
avait été pris d'un accès de goutte dans
la soirée ; il sexcusail de ne pouvoir
venir chercbcr Suzy lui-même le len-
demain. Je remontai déposer le billet
sur la cbaise, au pied du lit. et ensuite
j'allai m.c jeter tout habillé dans la
couchette qui m'avait été préparée
dans la chambre voisine. Je ne pen-
sais plus aux vervcux, à la nuit bleue
de l'étang tandis qu'avec un bruit mu-
sical l'eau s'égoulte des rames. Je ne
ressentais plus qu'une grande fatigue
sans idées.
Quand je rouvris les yeux, il faisait
clair soleil. Je cognai à la porte de
Suzy : elle était éveillée et me cria
d'entrer. Elle me dit qu'elle avait voulu
se lever ; mais l'enflure du pied avait
augmenté, la douleur l'avait obligée
à se remettre au lit. Tout cl a il bien
changé. Ce n'était plus la petite fem-
me-enfant qui, si joliment, s'était en-
dormie la niiiin dans la mienne. Une
éli'ange force nerveuse remuait son
))elit c()ip< an fond des couvertures.
Des dessous d'orage brouillaient ses
prunelles, sous la barre noire des sour-
cils tendus. Elle frappa avec colère,
de ses poings fermés, les draps.
— Je me déleste ! Si vous saviez !
Visiblement je ne fus plus pour elle
dans ce moment qu'une présence né-
gligeable. Et puis, ses mobiles sensa-
tions coururent. Elle prit le billet du
comte, s'attendrit, toute affligée de lui
avoir manqué dans sa crise.
— \'ous ne pouvez savoir combien
j ;ii de peine ! 11 ne peut souffrir que
moi itendant ses accès. Il m'appelle
sans cesse dune voix dès douce et
gémissante. .Moi seule [»uis toucher à
ses pauvres jambes.
Elle insista avec une sincérité d'af-
fection attristée et caressante, puérili-
sée d'un peu du dorlotement d'une
mère pour un enfant. Mais moi, Tcn-
tendant ainsi parler du comte, une
gène me prit : il sembla qu'après ce
qui s'était passé entre nous, elle dût
tout au moins tempérer la vivacité
d'un tel sentiment. Je ne raisonnais
pa-, je subissais la poussée d'une
chose profonde et animale qui me ren-
dit soudain ce mari haïssable.
— Bon, dis-je, laissons cela.
Elle eut un mouvement de surprise,
et elle me regardait entre ses paupiè-
res plissées, la bouche un peu pincée,
sans rien répondre. Il arriva alors qiie,
me tenant là debout près du lit, je son-
geai de nouveau à la forme de son
corps sous les draps et l'aperçus nue,
avec une évidence qui fit monter le
sang à mes tempes. Mon trouble la
gagna ; sa poili'ine palpitait ; l'ombre
d'un cillcment à petits coups rapides
ballil sa joue. Il sembla que nous
avions vibré d'un même obscur désir.
Dans ma confusion, très vite je levai
le sourcil et de nouveau fis tomber
mon rond de verre. Elle voulut sou-
A M A N T S JOYEUX
19
rire, se l'epril, me dit sérieusement :
^ Je lis dans volrc pensée... C'est
là, n'est-ce })as, une situation très...
comment diriez-vous cela?
— Oli ! un peu seulenienl, un jieu
anormale, répondis-je en regagnant
de l'assurance.
— C'est cela, anornude.
Le rire partit ; jamais je ne l'avais
vue plus gaie ; et, en frappant des
mains, elle criait :
— Vous voilà compromis, mon
cher... Je vous dois une réparation.
Moi aussi, maintenant, penche sur
le lit, je riais comme si nous avions
décide de ne plus échanger que des
idées bouffonnes. .Mes dents au clair,
je me balanç,ais de toute ma taille com-
me un homme cjui éprouve le besoin
d'extérioriser sa petite folie en })endi-
culations expressives.
— Il me semble, Suzy, que vous
avez dit là le mol juste. Oli ! oh ! voilà,
vous me devez une réparation !
Quelque temps nous tournâmes
ainsi autour d'une chose que ni l'un ni
l'autre n'osions dire. Peut-être nous
aurions été singulièrement étonnés si
elle s'était présentée à nous avec net-
teté. Et subitement le bel arc de son
sourcil se tendit ; toute sa joie tomba ;
elle eut l'œil froid et impérieux.
— Cela est stupide, fit-elle. Dites à
cette fille de monter.
Michèle était à la cuisine, les mains
fraîches, très avenante dans sa ja-
quette à pois, tuyautée sur les han-
ches. Elle ne se fût pas autrement ha-
billée pour se rendre à la messe.
— Je vois bien, vous regardez mes
mains, me dit-elle avec bonne humeur.
Les dames n'aiment pas qu'on les tou-
che avec des mains qui sentent la bêle.
C'est mon frère qui trait le matin les
vaches, et moi je fais le beurre.
J'avais passé une partie de la nuit
auprès d'une jeune femme originale et
jolie, mille fois plus désirable que celte
paysanne vulgaire et sanguine. Pour-
tant, si j'avais dû choisir, c'est avec
celle-ci maintenant que je serais allé
derrière la haie. Une pétulance subite
m'entraîna sur ses pas dans l'escalier.
Je la pris par la taille et lui mangeai
la nuque d'une goulée. Elle ne se dé-
fendit pas et seulement, avec le rire
de sa grosse bouche, elle me dit :
— C'est mad une qui ne serait pas
contente, si elle savait !
Cette idée, qui m'eût amusé si elle
s'était rapportée à toute autre femme
que Suzy, me causa un tel étonne-
ment que je ne trouvai rien à lui ré-
pondre. Je rôdai un peu de temps dans
la cour, avec l'ennui d'un malentendu
qu'il n'était plus en mon pouvoir de
dissiper. Des visages m'épiaient der-
rière la vitre ; j'entrai dans l'écurie.
Hercule, à mon pas, tourna la tête ;
mais j'étais venu là simplement pour
me retrouver un instant avec moi-
même. J'avais perdu la bienveillance.
Je repoussai d'une bourrade la bête
qui avançait vers moi ses naseaux en
soufflant. Et puis je m'appuyai contre
l'auge, les bras croisés, sifflant entre
mes dents, ce qui chez moi était un
signe de perplexité. J'en voulais à ces
20
ANf.WTS J OYEUX'
rusires d'avoir grossièrement déna-
turé la franchise d'un sentiment qui à
présent, dans ce Icle-à-tèle avec Her-
cule, sous son bel (ri! chtii- el dioil,
m'apparaissail très purement de l'in-
nocenle aniilié. J'avais tout à fait ou-
blié qu'on norlant Su/.y dans mes bras,
j'avais été sur le point de lui prendre
la nuque avec ma bouche comme je
l'avais fait avec Michèle. Je quillai
l'écurie ; j'élais résolu a
aborder franchem.ent la
question. Mais, en ren-
Iranl à la cuisine, ma dé-
cision tomba. Je dis à Mi-
chèle, qui remontait avec
un broc d'eau :
— Est-ce que « ma cou-
sine >' est habillée ?
Elle eut un regard nar-
quois ; je m'aperçus que les
fermiers aussi tournaient la
tète vers moi.
— Cette dame ? Ah bien
non ! \'oilà que je lui mets
seulement des compresses.
Après tout, pcnsai-je,
c'est la faute de cette trop
légère Suzy si on a pu se
méprendre sur la nuance
de notre camaraderie. Je
ne vis pas combien j'élais
iivpocrite moi-même en la
souhaitant dissimulée. U y
avait cependant à mon
égard une opinion as^ez
irénérale. Oui, je puis le
dire, je passais pour un
gentleman d'une nuance
(îesprit distinguée. Per-
sonne encore ne s'était levé
pour émettre devant moi
une appiéciation contraire. Eh bieii
depuis mon aimal)lc aventure avec
Su/y, j(î ne cessais pas de m'aban-
donner au.\ i?npu!sions les plus inju-
AMANTS JOYEUX
24
iicu:?cs pour cilc. J'ai eu maintes fois
depuis la nette perception que les
femmes à peu près seules manifestent
un constant héroïsme et une beauté
sans défaillance dans la vie de senti-
ment.
J'envisageai donc futilement la si-
tuation piquante que de fortuites con-
nivences avaient créée entre nous. iMa
vanité au fond s'accommodait de ces
apparences d'un commerce trop ten-
dre. Je songeais plaisamment qu'il
eût été selon la logique qu'à mon tour,
par jeu, je lui dise : « Vous voilà com-
promise... je vous dois une répara-
tion. »
La voiture arriva vers neuf heures.
Elle amenait la femme de chambre cl
le médecin. Je mis rapidement celui-ci
au courant. Presque aussilol il put
monter auprès de Suzy.
Par discrétion, j'étais demeuré dans
la cour ; je poussai la barrière du ver-
ger ; j'errai sous les arbres, réfléchis-
sant à mes affaires personnelles. Il y
avait quatre jours que j'étais l'hôte du
château ; j'avais pris rendez-vous pour
le lendemain, à Fourqueroc, avec un
marchand pour la vente d'une coupe
de bois. Trois heures de cheval me
séparaient de ma héronnière du bord
de l'eau : je calculai qu'en qiiillant
Alontaiglon au déclin de rapivs-niidi,
je trouverais encore P>aplisle dans son
jiremier sommeil. J'aimais ma vie so-
litaire dans mon \ir'ux lopis de gar-
(;()n : je ne l'ainais point échangée
pour le train pompeu.x d'une résidence
princière. .Après chaque absence, il
me venait une hâte joyeuse de ren-
trer.
Je cessai si bien de penser à ce qui
se passait là-haut dans la ferme, (jue
je ne pris pas garde lout de suite à
(Jlara, la femme de chambre, s'avan-
çant sous les pommiers et m'appelant
pour me prier de monter.
Quand j'entrai dans la chambre, je
vis Suzy assise sur le bord du lit, le
[)ied cidouré de bandelettes et posé en
travers d'une chaise. Clara lui avait
apporté son nécessaire de toilette ; elle
avait passé une robe et une fine es-
sence d'ambre, de cuir de Russie se
volatilisait dans l'air. Elle ne tolérait
point d'autres odein^s.
Elle me regarda venir en souriant,
oublia le médecin et elle ne disait
l'ien, toute fraîche, les yeux clairs sous
ses boucles noires. Moi aussi, je lui
souriais, éprouvant tout à coup une
vive joie à me retrouver auprès d'elle.
Il sembla que notre existence dût se
passer à nous sourire l'un à l'autre,
dans un détaclicmenl de tout ce qui
n'était pas la sensation de la vie jeune,
confiante et heureuse. Xoiis n'étions
pas gênés, dans cette minute de bonne
harmonie, par la présence du docteur
et de la femme de chambre.
Cet homme, (pu sans doute avait
des malades à visiter, se mit à consul-
ter sa montre. 11 rompit un silence qui
ne nous pesait pas.
— Un repos de quebjues jours, dit-
il, et il n'y paraîtra plus.
l'einontant ses manchettes du ceste
AMAXTS JOYEUX
donl il se fût préparé à une opération,
il s'approcha de Siizy et lui dit :
— Si vous m'en croyez, madame,
je vous mettrai moi-même en voilure.
L'escalier n'a que quelques marches,
cl, Dieu merci, j'ai les hras solides.
Je jugeai déplacé le Ion dont il pa-
rut lui imposer ses services. Oucl bu-
tor ! pensai-je. Il était donc là près du
lil, louchant avec ses mains épaisses
la robe de Suzy quand, à mon tour,
brusquement je m'avançai d'un mou-
vement qui nous mil, lui et moi, sur la
même ligne. Je ne parlais pas : j'eus
l'air de laisser à Suzy le choix entre
mes bras el les siens. Mes yeux ex-
primaient celte idée : « \'ous savez
bien, ma chère, que ce précieux office
ne concerne que moi. »
Déjà, d'un léger émoi, elle s'était
reculée devant les mains de l'étran-
ger. Elle m'apparul. dans ce geste in-
time el délicat, une autre femme sou-
daine, aux fibres fines et vulnérables.
El maintenant, elle se dressait sur son
pied malade et me jfMail les mains aux
épaules.
— Merci docteur... C'est monsieur
qui me portera.
Elle riait, tranquille, les yeux longs
el appuyés. Mon sang courut el je
riais comme elle. Il y avait là une joie
malicieuse de nous comprendre sans
ôtre devinés par noire onlourago. Elle
ne m'eût pas dil aulremrnl : " riiarun
de nous deux, à préponl. ])0-;<(mIo un
srrrfl qui osl aussi rcbii de riiiihc. »
1)(' >uli!ili'- .'ifliiiilés ikhi- iiiiiiciil. clcii-
dirr'nl 1rs sonsnlion^ <1(^ I;i vrille ci du
malin. Ses narines finement frémis-
saient ; mon cœur battait avec force ;
1 instant fui délicieux. Je songeais :
<i Mon secret est dons mes mains vo-
luptueuses qui ont gardé la forme de
son corps. » Je la désirai subilcmcnl
d'une douceur sauvage comme j'avais
désiré la grosse fille. Je ne savais plus
(juel auîre sccrel pouvait exister entre
nous.
Elle se renversa, ses boucles frôlè-
rent mon menlon. Marche à marche,
avec son ondulation tiède contre ma
poitrine, je descendis, refoulant des
genoux le mol enveloppement de sa
jupe Elle avait fermé les yeux ; elle
ne riait plus ; il me semblait qu'elle se
faisait plus lourde pour mieux m'im-
primer sa vie. Et moi, je goûtais la
sensation qu'elle se donnait mainte-
nant d'une âme libre. Mon plaisir était
bien plus grand que la veille.
Je traversai ainsi la cour et l'élendis
dans les coussins du landau. Le doc-
Icur l'obligea à allonger la jambe sur'
la banquelle devant elle. Clara déploya^
les plaids. Et elle n'avait pas poussé
un cri, très loin du mal, dans une vie
légère et heureuse. Les fermiers alors
s'avancèrent avec leurs visages rudes
el dissimulés. Michèle m'épiait d'un
air finaud (]c belle fille qui n'est pas
fâchée d'avoir elle aussi son secret. A
)iré>ipnl je In Irouvais sans saveur.
Je vi-^ combien Suzy élail au-dessus
de la banale reconnaissance qu'une
;iiilre n'eùl p;i< mnn(pi('' de lémoigner.
i;ilr les renuM'cia Ion- Iroi- 1res vim-
plemenl. roinine une femme qui a le
AMAXTS JOYEUX
9:i
senlimenl des dislances. Elle ne por- Et puis elle jela un ordre bref au
lait jamais de bijoux sur elle et c'était cocher.
sa fcminc de chambre qui f^ai-dait sa — Allez! Clara moulera un peu plus
montre. loin.
— Clara, dit-elle, rcmellez-la en Elle supprima ainsi l'ennui de leur
souvenir de moi à celte demoiselle. gi'alilude : le don de la montre parut
24
A M AXIS JOYEUX
s'allc<ler d'un prix insignifiant à cùlc
de la coidiaiilé de leurs services.
Hercule, sellé cl bride, à la garde
d'un des varlels, quoaillait, grattait le
pavé du biseau de ses fers. J'assunii
mes pieds dans les élriers, et d'un
lcnii)s de galop regagnai la voilure.
Suzy avait fait monter le médecin
auprès d'elle. Clara était assise sur la
ban(|nelte de face, le nécessaire de toi-
lette dans les genoux. Le trot des che-
vaux enfila l'avenue, s'allongea sous
l'ombre palmée des châtaigniers.
Je reconnus aux foulées l'endroit où
avait roulé Suzy. Les empreintes
s'embrouillaient, estampaient la terre
molle, toutes creuses encore du piéti-
nement sur place de nos montures.
Des paroles me tourmentèrent : je
la regardai. L'arc de ses sourcils s'in-
fléchit, une prière glissa au voile plissé
des cils. Je compris qu'elle demandait
le silence. J'entrai dans ce sentiment
délicat, et encore une fois le charme
des connivences régna, la route eut
son mystère. Lu ;iii- Ii'gcr de mai, une
clarté blonde pleuvait des feuillages.
Des deux côtés, la campagne verle se
déroulait, l'ondulation soyeuse des
blés, le- jeunes et flexiblos avoines.
De lièdes ondées étaient tombées l'o-
vanl-veille : tout le paysage en restait
rafraîchi : une buée d'arg(>nl s'effumail
;'i rii(u-i/.on. .le priiv;ijs : .. [.,. rli;iiii|.
.'iii--i (loi! élre haut et vert cIhv mni. »
L'idée s'accorda a\ec la bc;iiilé de
riH'Mî-c : elle ne fut ]>:\< altérée p;ii' ]r
mivcï (](' r'cv'iir ([uillcr hicnlnl Su/v.
Je me .«entais en érpiilibre. I.i léle ic^-
posée, le sang clair et joyeux. Je jouis-
sais de la suavité du matin, de l'allure
rapide de mon cheval, de l'harmonie
subtile qui régnait entre celte jolie
âme personnelle de Suzy et la mienne.
Ma sensation ne dépassait pas le pré-
sent ; elle naissait d'un penchant na-
tin-el qui, amoureusement cultivé, était
devenu lune des puissances optimes
de ma vie. En supprimant l'inquiétude
(le l'avenir, elle me permettait de goû-
ter sans mélange l'instantané du bon-
heur. J'imagine que je dois à ce don
favorable de n'avoir point connu la
mélancolie.
Il arriva que Suzy, demeurée long-
temps silencieuse, se mil tout à coup
à parler au docteur de la goutte du
vieux Tite, son mari. Ils eurent l'air
(le continuer un entretien qui, sans
doute, a\ail commencé à la ferme pcn-
(laid le temps que j'étais au verger.
Suzy cessa de me regarder ; elle était
toui'uée vers le médecin et l'interro-
geait avec une insistance presque pas-
sionnée. .Ses narines à présent bat-
taient comme elles avaient battu pour
moi, comme j'avais pu croire que seu-
lement elles pouvaient battre pour
moi. Je lisais au'^si dans ses yeux, aux
lumières mouillées, l'exaltation de sa
s(Misibilité. De nouxcau il me pai'ut
rpie je ne couq^ais plus poui" elle,
qu'un -cnlinicul \)\\\< tt>i-| ;i\;iil eu rai-
son de notre ih'licieu-e iuliniilt'. .le me
sentis humilie'- dans mes ('N'gances de
^ve||(^ cavalier, comparé à ce mari va-
Iciudinaire. Ce ne lut là d'ailleui's
qu'un in(Mivemenl sans profondeur,
L'allciage, autour des pelouses,
décrivit uu cercle. (l'agc 27.)
AMANTS JOYEUX
27
l'affleuremenl d'un dépit d'amour-pro-
pre plulùl que la blessure d'une dc-
ccplion réelle. Si j'avais pu concevoir
la crainle d'un trop vif entraînement,
la futilité de celle passade d'humeur
m'eût rassuré.
Voilà bien la sottise des femmes,
pensai-je. Elle m'assomme avec celle
histoire de goullc au moment où je me
sens les meilleures dispositions pour
elle. Je retins un peu de temps Her-
cule, laissant prendre une avance au
landau. Les voix bientôt se coupèrent
de pauses ; celle de Suzy cessa d'al-
terner avec la basse crassevante du
docteur. Mon ennui se dissipa ; d'un
claquement de langue j'excitai mon
cheval, soignantmes aplombs, heureux
de me sentir bondir et retomber en
selle avec un rythme élastique. Le bon-
homme à présent continuait à discou-
rir seul sur les arthrites variées qu'il
avait eu l'occasion de soigner. Suzy
ne lui répondait plus, les yeux perdus.
La route s'escarpa ; nous commen-
çâmes de gravir les pentes en circuits
qui mènent au château. Elles tour-
naient autour de la grande roche, tail-
lées dans le schiste, longeant d'un côté
de rouges parois fleuries de ravenelles,
arborées d'essences légères, avec la
pi-ofondeur de la vallée de l'autre côté,
à mesure plus reculée, toute claire
d'eaux courantes. Je goûtais la grâce
du paysage, un peu en arrière de la
voiture qui, au pas ralenti des rlic-
vaux, roulait sur de fins graviers
bleus. La doiiiièi-e rampe franchie, le
parc se déploya. L'attelage, autour
des pelouses, décrivit un cercle, vint
s'arrêter devant le large auvent vilré.
Ce fui moi encore une fois qui por-
tai Suzy. Mais le charme sembla rom-
pu ; les affinités se dénouèrent. Avec
son poids léger dans les bras, je mon-
tai tranquillement les marches de gra-
nit. De loin elle souriait au comte qui
s'avançait, appuyé sur deux cannes,
des sandales aux pieds.
— Ah ! mon ami ! quel triste réveil
ce matin quand j'ai appris.,.
Je l'avais étendue dans une chaise
longue ; d'une grâce câline d'enfant
elle lui offrit son front. Il courba sa
haute taille, souriant, tâchant d'appa-
raître aimable à travers les pinçures
du mal, et lui baisa les paupières.
Je n'avais aucune raison, après tout,
d'en vouloir à cet homme qui m'avait
constamment témoigné de la courtoi-
sie. J'éprouvai plutôt du plaisir à lui
serrer la main, en songeant à la dif-
férence qui régnait entre lui et moi.
Le torse détendu, balancé dans une
cambrure des reins après le léger ef-
fort de la montée, je le regardais avec
la bienveillance que procure le senti-
ment de la supériorité physique.
Le vieux Tite, comme nous l'appe-
lions entre amis, depuis un peu de
temps déclinait. Il avait perdu la belle
humeur de vie qui égayait nos parties
de polo et de tennis, à l'époque où
Suzy m'avait présenté à lui. Il y avait
alors un peu plus de six mois qu'elle
avait mis sa petite main dans la large
]ioigne de ce gentilhomme resté vert
sous les ans, sa forte tête grise bien
•2H
AMANTS J 0 V E U X
planlce dans les épaules, avec l'air
d'une seconde jeunesse dans son cxis-
lence d'homme de plaisir el de lia-
vail.
.Mon Dieu ! avail-on daube sur ce
mariage ! A la suile dune crise qui
avail frappé la mélallurgie, la débâ-
cle s'était mise dans les affaires du
père de Suzy, le grand usinier de la
contrée. M. Jacques Ilerbrand avait
voulu lutter ; des millions s'étaient en-
gloutis dans un travail à perte et l'a-
moncellement des stocks. Atteint dans
sa vie, sa grosse vie heureuse et
bruyante d'industriel qui avait cru
pouvoir maîtriser la fortune, il auiail
vu venir la ruine au bout de son grand
courage inutile si cette petite Suzy,
d'un esprit si volontaire, en épousant
M. de .Montaiglon, n'avait fait rentrer
l'or el le sang dans l'énorme orga-
nisme épuisé. Comme elle s'était ma-
riée un mois avant la mort de son
père, on supposa (pie la dévotion
filiale avait été la cause de cette union
disproportionnée. Elle avail alors
vingt-quatre ans ; le comte, maître
d'un vaste domaine, était un ancien
ami de M. Ilerbrand. Lu-ine n'ont pas
le temps de chùmei- : les affaires pres-
(fue aussitôt avaient repris. Suzy, avec
la majorilé des paris eu propriété,
dc\int l'iinic ;i(liv«' de j;i L:('ranro.
On s'étonna alors (pie le '-nriilire,
qu'on voulait voir au fond de la vie di^
celle jeune femme, n'eût (loint alli-rt-
rindéjiendance de son cai aclf-rc l.lle
avail gardé sa gairlé vi\ e. très si-i ieusc
au fond, vaillante aux dmoirs de sa
vie nouvelle, lit lile, un jour, m'avail
dit :
— Suzy est bien extiaordinaire. Elle
ne cesse pas d'être pour moi la jeune
lille que j'ai vue grandir chez son pèi'e
et à la fois elle est vuie fenmie dune
énergie et d'une activité au-dessus de
son âge. Elle vient de congédier mon
régisseur. C'est elle, à présent, qui
s'occupe de tout au château. Quand
vous la voyez le malin rentrer à che-
\;d, elle a déjà fait le tour des fermes
et visité l'usine.
Le médecin, pressé de partir, sa
montre dans les doigts, le rassura sur
la bénignité de la foulure. Je m'ajjer-
cus qu'il l'écoutait distraitement, le vi-
sage tiraillé par les élancements de la
ij:outte. E[ tout à coup, pris d'un accès
plus \iolont, il se mil à crier qu'on lui
coupât les jambes. Dans les interval-
les, il geignait avec des plaintes gre-
lotlées et continues. Son égoïsme de
malade le rendait insensible à toute
autre peine que la sienne. Il avail fait
avancer un fauteuil près de la chaise ^
longue el parfois la regardait avec des
yeux presque irrités. Je me persuadai
(|u'il lui en voulait d'être privé de ses
offices. Mon égoïsme à moi, d'ailleurs,
fut presque égal au sien. JOut on plai-
gnant sincèi-emcnt .'*^uzy. je ne pensai
plu« (pi'à regagner i;i|Md<Mneiit ma
bastide.
Je \\\< là parfaibMueid étourdi, se-
lon mon habitude. Je commis l'impar-
donnable faute de me méprendi'e ime
foi< (]c plus sur le cai'arlèrc de mon
amie. Ma coniniis('T;ilion fui une de
AMANTS JOYEUX
29
CCS poussées banales de la seiisibililé,
(jue la simple clairvoyance eût dû
m'inlei'dirc. Rien ne ressemblait moins
à de la résignalion attristée que son
euipi'csseinent, ses ardentes et vives
charités, i'^ite avait pris les mains de
Tite et le regardait avec de jeunes
yeux humides. Son propre mal à elle
n'exista plus à côté de ce mal plus
grand ; toute sa vie se concentra dans
les puissances magnétiques dont, à
mesure, elle allégeait sa peine de vieil
enfant difficile. L'accès s'apaisa ; un
air léger passa dans les chambres ; le
comte insista pour m'avoir à déjeu-
ner ; elle-même m'en pria d'un sou-
rire. Il paraît que je contai d'agréables
anecdotes ; ce tour d'esprit m'était
peu famiher ; je mis d'autant plus d'a-
mour-propre à tâcher d'y réussir cl
elles déridèrent Tite. Suzy s'écria :
— Vous en savez donc ?
L'ancienne connivence se rétalilit.
Nous ne finissions pas de nous regar-
der avec de petits rires excités : mais
cette gaieté peut-être manquait de
franchise. L'approche de la séparation
ne fit que m'énerver davantage. Je
p<^Mîsai : " Est-ce bête ? Je ne la désire
[)lus et j'ai le cœur gonflé comme si je
ne pouvais me décider à la ([uillei'. •<
.Moi (jui m'interdisais l'alcool, je ni(>
versai de l'eau-de-vie coup sur coup.
Elle me regarda avec une ironie insis-
tante.
— Prenez garde. C'est le quati'ième
verre. Vous allez compromettre vos
élégances de beau cavalier.
Elle scm]}la avoir lu en moi la pen-
sée que j'avais eue en me comparant
a Tite. Je fus piqué, me sentis un peu
ridicule. Suzy, dans son horreur de la
sensibilité, m'apparut bien plus hom-
me que moi. Peut-être lui aurais-je
sottement répondu ; mais le cliquetis
clair des gourmettes tinta au bas du
perron. La fine tête d'Hercule frémit,
se silhouetta dans la haute verrière.
Le palefrenier le tenait par la bride,
tandis que le valet de chambre assu-
rait dans la courroie, près des arçons,
mon nécessaire de voyage.
— Eh bien ! dis-je, au revoir... Et
enchanté...
Le vieux Tite, se soulevant sur une
de ses cannes, me tendit la main. Et
Suzy aussi, de sa petite taille d'enfant,
s'était mise droite, mi genou sur sa
chaise, avec le relroussis du bas de
sa robe par-dessus son pied bandé.
J'étais là près d'elle à présent, ses
doigts dans les miens, repris d'un bat-
tement de cœur. Il me semblait con-
venable, pour un gentleman distingué
comme je l'étais, de formuler un re-
gret discret et galant, intelligible seu-
lement pour nous. Les idées ne se liè-
rent pas ; je ne pus trouver qu'une
phrase assez froide pour la prier de
luc rassurer par un billet sur la santé
di[ comte et la sienne. Elle haussa les
épaules. Mais sa main fortement pres-
sait la mienne ; elle appuya un regard
noir et volontaire.
— Vous savez, fit-elle très haut, je
liens toujours ma parole.
A son air résolu, je la vis décidée
à une chose encore secrète pour moi.
30
.\^f\^■Ts JOYEUX
.Mes doigls vibrèrent : doucement, geai les pelouses. Cn souffle léger d'a-
avec le pouce je caressai son poignet, près-midi vcntillait les essences, les
Il sembla qu'il dût nous suffire désor- frémissants tamai'is, la grâce svelle
mais dun simple signe un peu familier des bouleaux, la pourpre bleue des
pour nous sentir d accord. Comme je
m'attardais, elle me poussa le coude :
— Mais allez donc ! Au revoir !
Le feutre mou de l'allée s'enfonça
sous les sabots de mon cheval ; je Ion-
hêtres en berceau. 1-^t jjuis je commen-
çai de descendre au pas les lacets des
rampes. Au premier tournant, je virai
sur ma selle et regardai vers les ver-
rières. Suzy, le visage aux hautes gla-
AMANTS JOYEUX
;îl
ces, m'apparul. Je levai mon chapeau
cl l'agilai joyeusement. El puis la pa-
roi du roc se dressa, fleurie, énorme.
Au bas de la dernière rampe, je rendis
la bride.
J'étais dans un élat d'esprit excel-
lent. La chaleur de l'alcool stimulait
mes humeurs, délicatement m'étour-
dissait. J'aspirais avec sensualité le
poil moite d'Hercule, l'odeur de cuir
neuf de la selle souplement craquante
sous moi. De molles étendues se dé-
roulèrent ; le décours de l'heure se ta-
misa de minces nuées violettes. Quel-
quefois je pensais : « Que voulait donc
dire Suzy ? » A la fm, des rapports se
nouèrent, des sens jusqu'alors confus
s'élucidèrent. Une idée glissa, revint.
Je n'étais plus aussi sûr que tout cela
ne fût qu'un simple badinage. Je fus
près d'elle, au bord du lit, dans le clair
malin. Elle palpitail, toute chaude de
vie jeune. Le velours noir de son re-
crard roula dans un rire : étrangement
elle fit allusion à une réparation. Bon
Dieu ! quelle amusante plaisanterie !
Maintenant mon sang courait.
Je passai tout un jour dans le bois
avec le marchand. 11 me fallut déjouer
les ruses tenaces par lesquelles ce
margoulin rusé prétendait se réserver
un choix parmi les arbres de la coupe.
Par lassitude j'allais céder, quand
tout à coup je songeai à Suzy. Ce
n'est pas elle qui se serait laissé rou-
ler !
- — En voilà assez, lui dis-je en tour-
nant résolument les talons. Ce sera
toute la coupe ou rien.
J'étais là dans mon rùle de petit sei-
gneur rural faisant moi-même mes af-
faires, vendant mon bois et mes ré-
coltes comme mon père avant moi
l'avait fait. De la réussite de ces mar-
chés dépendait la tranquille ordon-
nance de ma vie, trois mois à la ville,
les autres mois dans la montagne avec
mon cheval, mes chiens, mes deux va-
ches et le ménage Baptiste, l'homme
à la fois jardinier et palefrenier, la
femme cuisinant et faisant les beso-
gnes de la maison. C'était tout ce que
la fortune m'avait laissé après l'aban-
don d'une part de mon patrimoine
pour sauver l'honneur du nom fami-
lial dans une affaire de concussion où
s'élait compromis mon frère.
Fourqueroc, en bois et en cham-
peaux, avait cent hectares, haut sur
sa butte, avec son pignon nord cimenté
dans le schiste à pic et surplombant la
rivière, une poivrière à chaque angle,
avec sa façade intérieure orientée au
midi et s'ajourant sur les corbeilles et
les pelouses des jardins. Ceux-ci, vers
la droite, montaient, s'échelonnaient
en terrasses élayées d'antiques murs
on moellons et paisselées d'arbres à
noyaux. De la plus basse des terrasses,
par des pentes en circuits, on gagnait,
sous des voûtes de charmilles, la cou-
lée profonde, la large nappe lumineuse
de l'eau au pied de la roche. La bar-
que et le bac y étaient amarrés près
des saules. Leur feuillage chevelu s'é-
3i
A M A \ T S J 0 YEUX
pandail sur mes incinbics nu< après le
l)ain malinal.
Je vivais là d une vie libie, Llia.--:;anl,
pèLhanI, lc\c dès l'aubellc, d'amples
grègiies aux reius, les pieds eiiciussés
d'épais souliers aux semelles cloulécs.
La rivière et le bois me liniilaieiil. Luc
licuc de piélou me sépar;iil du plus
prochain hameau. 11 arrivait (pi'à i)ail
le ménage Baplisle je ne voyais per-
sonne pendant des semaines. Je puis
dire cpie dans cet isolement, avec le
silence des chambres autour de moi,
lisant çà et là un livre que m'envoyait
mon libraire, je goûtais la vraie joie
de la vie. C'était comme un retour aux
énergies saines de ma race, à cette
rude et mâle existence d'hommes de
la nature qu'avaient été les miens, gen-
tilshommes terriens vivant aux con-
fins de la forêt près de leurs tenan-
ciers,
La pipe au bec, acceptant le temps
comme il venait, pluie ou soleil, je
partais surveiller, selon la saison, la
cueillclle des fruits, la rentrée des
avoines ou la fenaison dans les prés
qui longent la live, de l'autre côté de
l'eau. Le fusil à l'épaule, je gagnais la
futaie, faisant lever le lapin et le fai-
san. A la 'lumiH'c du joui', llaplisle dé-
tachait la barque. Laissant couler à
fond le fcrrel, nous poussions vers les
cri<pies poi^soinieuses ; je posnis mes
verveux. II v axai! IoiiJ(MIi< de la clic-
\esne, de la lange et du pcrcol aux
maille^ de l'o'-ici' (pian<l le lendemain,
dans le brouillard léger du malin, j'al-
lais les rclevci-. Quelquefois nous pre-
nions de la truite ou du biochel. Je
n'aurais pas donné les plus belles par-
ties de tennis ou de loot-ball pour le
jdaisii' de descendre au fil de l'eau so\is
le friselis des feuillages, a\cc le bat-
tement de (jucue des poissons dans la
banne au fond du bachot.
Cependant c'était pour nu)i un de-
voir de convenance de consacrer à
d'anciens amis deux mois de l'année.
Je m'arrangeais de façon à passer à
peu près un temps égal chez ceux que
j'aimais le mieux. Alors je devenais un
homme cérémonieux et correct, jouant
saMinmient du monocle et soignant
les apparences. J'acceptais, par sou
mission aux usages du monde, de
m'ennuyer confortablement, avec tous
les dehors d'un jeune homme distin-
gué. Oh ! un assez mûr jeune homme
déjà, car j'avais dépassé de plusieurs
lustres l'âge où ce nom est joyeuse-
ment porte.
Quelle contradiction ! J'étais enclin
aux sensations fi'aiches d'un homme
de la campagne et je ne pouvais me
résigner à rompre avec des habitudes
qui m'enlevaient à mes plus constantes
dileclions. Je ne reprenais vraiment
y)Ossession de moi-même qu'en rou-
vrant au matin ma fenêtre sur les fui-
tes va|)orcuses de la vallée, en regar-
dant au bac (lo l;i grande roche se chi-
hci- i\>' rai- vermeils les lentes huiles
(le la ri\ièr-e. I.e <(mi- de ma destinée
aussilôl reparaissait parmi les amènes
et fortiliantes inqtressions de la leri'e.
J'avais la consciinire (pie ma person-
nalité ne se séparait pas de celle vie
Fourqueroc, en bois et en champeaux, avait cent hectares avec son pignon rond. (Page 31.
3
AMANTS JOYEUX
35
un peu sauvage qui fouellail mon sang
et accélérait le jeu de mon aorte.
En somme, mon trafic avec le mar-
chand de bois pouvait passer pour
avantageux : il me donna une aimable
paix d'esprit. Dès le premier soir, 'j'al-
lai poser mes nasses avec Baptiste, et
le lendemain je fis le tour des cultures,
jouissant de les voir hautes et vertes
comme je l'avais espéré. J'avais pris
Jack, le lévrier d'Ecosse, avec moi :
c'était une bête gracieuse qui m'était
attachée. Vraiment j'agissais là avec
un enviable détachement d'esprit : je
n'avais jamais songé plus naturelle-
ment à cette un peu déroutante Suzy
qui si singulièrement m'avait dit, en
me pressant les mains :
— Vous savez, je tiens toujours ma
parole.
Il arriva toutefois qu'au bout de la
semaine, moi qui, avec la chaleur
toute vive encore de ses petits doigts
à ma peau, m'étais senti si léger de
mémoire, je commençai à m'inquiéter
de savoir si elle m'écrirait comme je
le lui avais demandé. Je pris l'habi-
tude d'aller au-devant du piéton à
l'heure où il montait la côte. Nerveu-
sement, en tirant sur ma pipe, je l'in-
terrogeais.
— Pas de lettre ?
Un billet de sa grande écriture an- .
glaise m'eût fait plaisir. Je rentrais
dépité, le cœur flottant, gonflé d'un va-
gue d'oubli et de rupture. Je ne me
reprenais pas tout de suite. Et puis,
dans la montagne, mon dédain son-
nait, mon rire d'homme fort pour une
aventure passagère. La haute roche
sous mes pieds me grandissait. Je
voyais la vie de plus loin. Elle et moi,
après tout, n'avions pas cessé de cô-
toyer les rives éprouvées de l'ancienne
amitié. Rien ne s'était passé qui auto-
risât le soupçon d'une défaillance chez
Suzy. Elle était tombée de cheval ; je
l'avais tenue contre moi ; je l'avais
portée au lit. La situation eût été la
même avec tout autre que moi. D'un
leurre des sens, de l'inévitable attrait
sexuel était née, autour d'un jeu spé-
cieux et subtil, l'éphémère illusion.
Bah ! Plume au vent !... Je grimpais
sur la plus haute roche ; je poussais
une clameur. Des vols noirs de cor-
neilles tournoyaient. J'en abattais une
hécatombe.
Un mois s'écoula : j'avais pris mon
parti de son silence. Quelquefois,
quand le sang me tourmentait, je par-
tais vers la tombée du jour ; je mar-
chais longtemps à travers la campa-
gne et puis j'entrais dans une petite
maison qui m'était connue. C'était, à
l'entrée du village, un cabaret : il y
avait là une jolie fille qui se passait un
ruban rouge dans les cheveux. Le père
et la mère, de vieux paysans sournois,
après avoir fermé la porte du côte de
la route, s'en allaient discrètement
dans le champ. Elle s'asseyait alors
sur mes genoux, et moi je goûtais un
élourdissement léger à caresser son
corps frais. Il ne me restait pas plus
de souvenir de ces courtes rencontres
que d'un cigare fumé sur le chemin.
30
AMANTS JOYEUX
Une quiéludc heureuse, ensuite, pour
un peu de temps égalisait mon hu-
meur.
Un matin, j'étais parti devant moi.
J'avais entendu, à lauhe, tirer des
coups de fusil aux acculs du l)ois. Il
m'était arrivé déjà, en battant les tail-
lis, de découvrir des lacets posés. par
les braconniers. C'était toujours pour
moi le sujet d'une vive irritation. Je
n'aurais pas été le maître de ma co-
lère si j'avais surpris les coupables.
Oui, la vie d'un homme en ce temps
m'eût semblé un équitable dédomma-
gement des ravages causés dans ma
garenne. Je croyais sincèrement que
la loi ne protégeait pas suffisamment
les seigneurs contre la ligue sourde
des engeances pillant, maraudant, dé-
cimant les meilleures chasses.
La pétarade avait éclaté dans la pe-
tite ombre pâle du crépuscule mati-
nal, à l'heure des primes randonnées
du lapin. J'avais ouvert ma fenêtre,
j'avais tiré au jugé, dans la direction
du bois. S'il en est un qui a reçu du
plomb, je le verrai bien au sang tout
à l'heure, me disais-je. A présent, je
coupais à travers les taillis, épiant,
faisant flairer le serpolet à Jack : l'é-
venl de la rôde nocturne s'était depuis
longtemps cffumé au chaud soleil.
Bientôt la douceur de ce matin sous
les arbres me détendit. La rosée em-
perlait les fougères. Une ondée de fraî-
che et jeune lumière pleuvait des hau-
tes branches, tremblait on peliles ma-
res d'or sur le chemin. Je m'assis sur
une souche. J'aspirais les arômes verts
en écoutant tomber les quatre notes
mouillées du loriot dans le clair silence
léger du bois. « Mon Dieu ! pensais-
je, on vivrait si tranquillement si cha-
cun acceptait simplement la vie, le
jjaysan, maître dans sa chaumine, et
le seigneur, roi sur ses terres ! » Un
sens complémentaire eût pu ainsi se
déduire de là : que cette racaille des
champs, une fois pour toutes, se rési-
gne donc à sa condition classique de
béte humaine, vouée à être reconduite
à coups de bottes dans les reins quand
elle arrive se plaindre du passage des
lapins dans les cultures. Mon ennui
s'en alla à travers les bouffées de ma
pipe. Je ne sentis plus que la stillation
de ma vie en moi, fraîche et profonde.
Tout à coup la cloche tinta : c'était
un signal convenu qui me faisait ren-
trer quand quelqu'un me demandait à
Founpieroc. Baptiste, à la volée, agi-
tait la cloche et moi, je répondais par,
un coup de sifflet. Les sons, dans l'air
haut, vibrèrent ; mais je ne me dépê-
chais pas d'emboucher mon sifflet,
irrilé qu'un intrus me dérangeât dans
cette paix délicieuse du bois. De nou-
veau la cloche s'ébranla et. celte fois,
me mettant debout, je sifflai.
Je quittai le bois, je poussai la grille
des jardins et à présent je réfléchissais
que c'était le temps où le marchand de
bois m'avait promis d'apporter son
premier règlement. Aussitôt ma maus-
saderie tomba, je tournai les pelouses
en pressant le pas. J'avais les disposi-
R.iKi^
Je vivais là, d'une vie libre, péchant... (Page 32.)
AMANTS JOYEUX
39
lions bienveillantes d'un homme qui va
recevoir de l'argent. Le bosquet s'c-
claircit : dans la cour, la jument de
Suzy était attachée à l'anneau près de
l'écurie et Baptiste, subrepticc, in-
quiet, m'informait :
— Il y a là une jolie dame qui at-
tend dans le hall.
La sensation fut mauvaise. Bruta-
lement je pensai qu'elle arrivait s'of-
frir. L'idée qu'elle tiendrait ainsi sa
parole ne m'était pas encore venue.
Un mépris froid, l'instinctif écart du
mâle pour les avances de la femme
aussitôt tempérèrent l'ancien désir. La
veille, d'ailleurs, j'étais allé jusqu'à la
petite maison. Quoi ! Suzy était là : la
chair toute frémissante de ses deux
heures de galop, elle m'apportait sa
jolie âme amoureuse et moi, avec mon
sang rassis, maintenant je l'égalais à
cette fille qui tout de suite faisait tom-
ber sa robe quand je venais !
Je montai en courant les marches
du perron. Déjà j'étais redevenu le
jeune homme distingué qu'une adroite
hypocrisie assouplit à de subtiles si-
mulations.
— Vous, Suzy ?
— Moi, dit-elle en riant sans se
lever du fauteuil d'osier.
Et la jupe de son amazone mastic
légèrement relevée sur ses guêtres à
boutons de nacre, elle battait à petits
coups de cravache leurs disques lui-
sants l'un après l'autre, avec attention.
J'étais debout devant elle, conti-
nuant à lui sourire d'un air charmé,
les dents au clair, ces larges et blan-
ches dents, qu'elle m'avait dit un jour,
par moquerie, aimer autant que le
cercle de verre que j'appliquais à mon
œil. La péripétie se présenta ainsi
dans mon esprit : « Comment va-t-elle
s'y prendre pour me dire le but de sa
visite ? )) Un silence coula, une courte
gêne. Et puis, les yeux plissés d'iro-
nie, elle me demanda si je n'avais pas
senti à quelque chose dans l'air qu'elle
allait venir.
Non, ce n'était pas ce que j'atten-
dais. Je haussai les épaules douce-
ment, d'une gaucherie affectée, tou-
jours souriant. Et à son tour elle levait
les siennes, fouettait d'un dernier
coup la pointe de sa bottine, en appa-
rence très calme, sûre d'elle.
— Je ne vous gêne pas, au moins ?
— Quelle idée ! Mais je suis parfai-
tement heureux.
Elle parut prendre intérêt à consi-
dérer les trophées de chasse qui déco-
raient les murs, m'interrogeait en me
les désignant avec la pomme d'or de
sa cravache.
— Cette hure-là ?
— Oh ! une bête énorme qui rava-
geait tous le pays. C'est mon père qui
l'abattit. Nos bois alors se joignaient,
le plateau n'était qu'une vaste forêt.
Il y avait beaucoup de renards aussi...
Une fois, j'avais douze ans, j'ai tué
celui que vous voyez là.
Elle se leva, ramassa la traîne de sa
robe qu'elle se jeta sur le bras, fit très
vite, à petits coups de talons sonores,
le tour du hall. Elle paraissait agitée,
nerveuse, et puis, revenant vers moi,
40
A M A \ T S .1 0 Y E U X
elle me dit hanJimenl, loul à fait
calme :
— \'ûus vous souvenez de la der-
nière parole que je vous ai dile au châ-
teau ?
La situation se brusqua. Je répon-
dis en riant, d'un ton léger :
— De celle-là comme des autres,
Suzy.
.jusqu'alors nous avions ressenibk'.
elle et moi, à deux partenaires qui dif-
fèrent un engagement décisif, en at-
tendant d'être fixés sur leurs disposi-
tions réciproques. Mais, avec cette
question de Suzy, les intervalles sou-
dain se soudèrent ; la minute présente
continua la minute où, d'une pression
de mains frémissante, elle avait paru
sceller un pacte moral conclu entre
nous. Mais moi, à présenl, je n'éprou-
vais plus le même vertige léger.
— Eh bien? fit-elle.
Toute autre femme eût pu en dire
autant ; et cependant, avec Suzy seule,
se précisait ce sous-entendu agressif :
« Puisque vous savez maintenant que
je tiens toujours ma parole, qu'atlen-
dcz-vous ? »
— Mon Dieu, Suzy, lui dis-je, je
n'ai jamais dotilé de vous... Mais non,
jamais, croyez bien.
Les mots s'allongeaient froids, dila-
toires, frémissants. Nous étions 1 un
devant l'autre, souriants. Le flot chaud
de la vie monta : un souffle remuait
ma moustache. Je la vis palpiter, sen-
suelle el résolue, dans une beauté de
jeune héroïsme.
Comme elle l'avait fait à la ferme.
elle leva les mains jusqu'à mes épau-
les ; elle me dit lentement :
— Philippe, voulez-vous de moi ?
Kile parla ainsi selon la spontanéité
et la simplicité de la nature. Elle ne
(lit (]u'un mot, et il fut décisif comme
si déjà elle s'y donnât toute entière.
Ayant entendu cette franche parole,
je fus saisi, aux racines de la vie, d'un
sentiment profond. J'oubliai qu'après
tout elle s'offrait comme je l'avais pré-
vu : je n'avais pas prévu qu'elle me
dirait celle petite chose ingénue et
franche. D'une voix d'enfant, elle me
demandait innocemment si je voulais
de son amour : je n'aurais eu. après
cela, qu'à l'emporter jusqu'au lit. Je
l'avais fait avec tant d'autr:s ! Mais,
les autres, c'était moi qui étais allé
vers elles ; aucune n'était venue la pre-
mière comme Suzy. Presque toutes
avaient eu des amanls, et cependant
elles ne se rendaient qu'api'ès un simu-
lacre de défense. Et voilà, l'homme
frivole à présent était retenu d'une
peur timide et respectueuse, comme
devant une neuve jeune fille.
Je n'étais pas troublé par la pen-
sée du geste avec lequel je la pren-
drais. Je ne songeais pas à la pauvre
et laide chose qui, entre un homme
et une femme encore inconnus, est
comme le tâtonnement gauche de la
connaissance. C'était un autre senti-
ment, une joie de protection, un be-
soin tendre de la défendre contre un
égarement de nos sens.
Avec le tremblement de mes mains,
doucement je l'attirai vers le fauteuil
Le fusil à l'épaule, i
G eacnais In f,.<-^;„ /t.
A i\I A N T s JOYEUX
43
d'osier. Je me sentis l'aimer d'une ar-
dente passion d'amitié : je n'aurais
pas eu une meilleure sensibilité pour
une enfant malade. Je fus à ses pieds.
D'un grand battement de cœur, je lui
disais des paroles câlines, montées du
fond de moi.
— Suzy ! ma petite Suzy ! se peut-
il que ce soit vous ? Mais je ne vous ai
pas méritée ! Je ne suis qu'un homme
comme tous les hommes. Et puis, s'ai-
mer, c'est bien terrible !
Bille haussa les épaules :
— Je suis venue la première, dans
la plénitude de ma volonté. Et ce qui
arrivera, je l'aurai voulu aussi.
Elle me regardait droit aux yeux.
Je sentis ses genoux s'écarter. Moi-
même, par la force inconsciente et sou-
daine du désir, je pénétrai dans sa vie.
Elle fut contre la mienne profondé-
ment, avec la forme de son corps en-
tre mes mains nouées à sa taille. Et
j'étais à présent sans volonté devant
cette volonté plus ferme qui était ve-
nue vers moi pour être prise et me
prenait. Je lui baisai le cou et les
épaules ; j'attirai sa petite oreille en-
tre mes lèvres et la suçai comme un
fruit. Soudain elle tourna la tête"; nos
bouches se joignirent ; elle poussa un
cri, toute pâle, les yeux fermés, dans
une longue palpitation blessée.
Aucune femme sur ma bouche n'a-
vait eu encore un tel cri. Sous sa pe-
tite main crispée, avec le tressaille-
ment de sa souple vie dans mes bras,
je redevins un novice jeune homme.
Je la tenais de toutes mes forces pres-
sée dans ma poitrine avec mes coudes ;
mais mes mains n'osaient plus se poser
à ses hanches, comme s'il y avait en-
core trop de l'amie dans celle qui si
follement se donnait à moi. Je ne puis
expliquer autrement ce sentiment : il
m'était encore inconnu. Et un peu de
temps elle resta là dans sa peine, les
dents serrées, la têle rejelée en arrière,
m'écartant faiblement à présent de la
main tandis que moi je l'enveloppais
de mes fureurs timides. Et puis elle
me dit presque avec colère de sa voix
rauque et basse :
— Mais prenez-moi donc ! Vous
voyez bien que je vous veux!
Cela non plus, je ne l'avais point
encore entendu. Si une autre femme
m'avait parlé ainsi, je serais plutôt
parti. Cette petite Suzy, m'enjoignant
l'amour avec la voix dont elle eût jeté
un ordre à un laquais, me plongea
dans un embarras cruel. « Mais oui,
prends-la donc, me soufflait mon or-
gueil d'homme ; fais à ton tour acte
de volonté ; tu es bien assez ridicule
pour avoir tant différé. » Déjà ce n'é-
tait plus l'élan glorieux de la passion ;
je raisonnais comme un homme qui,
pour ménager son amour-propre, se
persuade qu'il va céder enfin à un
mouvement personnel. J'éprouvai jus-
qu'à l'angoisse l'humiliation de celte
minute délicieuse et pénible.
Elle trembla soudain de tout son
corps. Ses lèvres furent violettes et elle
baissait les yeux : elle n'osait plus
supporter mon regard. Mon trouble
tomba. Je la pris dans mes bras : en-
AMANTS JOYEUX
core une fois j'eus le poids souple de
son corps d'enfant contre moi. Rapi-
dement je montai vers la chambre ;
mais arrivé aux dernières marches,
l'idée terrible se présenta ; je songeai
avec effroi à ce costume presque mas-
culin qu'elle portait et qui déroulait
les tactiques. La robe de la jolie fille
au ruban rouge ne tenait que par
quelques agrafes ; elle la faisait glis-
ser d'une ondulation de ses reins et
ensuite elle était nue sous mes mains.
La scène fut sauvage. Je la déshabillai
d'une brutalité d'homme maladroit et
qui veut paraître plus assuré qu'il
n'est. Les boulons volaient sous la hâte
gauche de mes doigts. Et elle se lais-
sait faire, m'épiant d'un étrange re-
gard inquiet, hardi et ingénu. J'en-
tendais tinter son cœur comme un
grelot.
El puis ce fui une chose adorable
comme il en est arrivé à bien peu
d'hommes, une chose qui, aujourd'hui
encore, me pince délicieusement les
fibres. Je l'avais portée au lit ; elle de-
meurait sous mes caresses une pas-
sive amante ; et soudain sa vie déchi-
rée cria. L'âme rouge des noces ago-
nisa dans la douleur. Avec stupeur, du
lit dévasté je vis se lever l'ignorance
fraîche d'une vierge. Ma folie bégaya.
Je fus brise de fièvre et de joie. Quel
mystère ! Celle jeune femme de vingt-
six ans qui, ce malin-là, avec son
étrange désir, élail venue pour être
prise comme une simple fille, n'avait
pas encore ouvert sa robe pour un
homme !
Elle s'abandonna dans un frisson
froid, sans une parole. Elle serra les
dents sur le cri de sa chair comme sur
un aveu. .Mais moi, qui avais rompu
le sceau de sa virginité, j'étais là pleu-
rant de bonnes larmes sur sa petite
épaule. Je lui aurais donné ma vie
d'égoïsme pour cette minute inouïe.
Je revins ainsi à l'âge charmant de
la première femme connue. Mainte-
nant aussi je lui demandais si humble-
iiienl pardon pour lavoir prise comme
les autres ! Je l'invoquais d'une ardeur
de jeune homme innocent pour une
jeune fille après l'abandon des prémi-
ces. Mais elle, quel changement !
Tranquillement elle me regardait avec
sa bouche muette et ironique. Elle
sembla indifférente au bonheur qu'elle
m'avait donné, très loin de moi, dans
la solitude de sa volonté réahsée.
A la fin, cette froideur me jeta dans
un si grand trouble que je la suppliai,
avec un déchirement de tout mon être,
de me dire si réellement elle n'avait
jamais appartenu à son mari. Elle
baissa les yeux, me dit en riant comme
une courtisane :
— Pensez-en ce que vous voudrez.
.aussitôt elle se couvrit le visage
avec la main ; elle parut me cacher
son âme, elle qui sans honte m'avait
livré le mystère frais de son corps.
Dans la confusion de sa vie nue près
(le la mienne, elle eut tout à coup la
première rougeur el ce fut Eve après
le péché. Alors il me vint élrangemcnl
la pensée que peut-être elle rougissait
d'rlre vierge, se sentant là, dans la mi-
— Moi, dit-elle sans se lever. (Page 39-)
AMANTS JOYEUX
47
sère de son flanc sans amour, infé-
rieure aux autres femmes qui avaient
déjà dénoué leur ceinture. Fièrement
elle avait répudié la vulgaire pudeur
physique et sembla n'avoir plus gardé
que la pudeur de l'orgueil.
Il pesa un silence où ni l'un ni l'au-
tre, avec le cœur plein de paroles, n'o-
sions parler. Soudain elle se roula
dans ma poitrine, criant :
— Philippe ! mon cher Philippe !
Son secret ainsi me fut révélé. Elle
ne m'eût pas dit autrement : « Ne m'o-
blige pas à te confesser celle chose
humiliante. » Je la baisai mille fois ;
elle-même eut toutes les fureurs d'une
ardente maîtresse, déjà initiée. Elle
mordait ma bouche et, après la crise,
demeurait morte dans mes bras, avec
des yeux délicieux.
La jument, agacée par les mouches,
se mit à tirer sur l'anneau en piétinant
rageusement. Les fenêtres de la cham-
bre s'ouvrant vers la cour, nous enten-
dions le battement de ses fers sur le
pavé. Elle se rappela.
— Cette pauvre Beth !
— Chère Suzy ! lui dis-je, je vais
descendre. Je donnerai l'ordre de la
mettre à l'écurie. Nous déjeunerons
ensuite, si vous ne vous méfiez pas
trop des talents de Martine.
Elle glissa du lit ; l'ivresse était
finie ; des distances nous séparèrent.
Non, elle ne pouvait pas ; elle avait
pris rendez-vous chez son notaire dans
la matinée. Une affaire à terminer, la
cession d'une lisière de bois pour le
passage d'une route vicinale. Et d'un
air détaché, elle m'expliquait :
— Vous savez, Tite est un grand
enfant qui n'entend rien à l'argent. Il
avait mis sa confiance dans un inten-
dant qui le volait. Alors, quand je suis
venue, c'est moi qui...
Le comte déjà me l'avait dit. Elle
s'habilla nerveusement, s'irritanl des
résistances d'un bouton, redevenant à
travers une vivacité colère la pelile
femme brusque d'avant l'amour,
— Mais aidez-moi donc, je n'en sors
pas.
48
A M A \ r S J 0 Y E U X
Avec sa grâce souple de pelile es-
sence, elle se déballail sous mes
mains, dans limpatience rageuse de
mon effort maladroit. La glace la re-
fléta en culotte de cheval, ses fins bras
nus sortis des épauletles de la chemise,
dcmi-fillc, demi-garçon. Elle eut un
rire amusé.
— Est-ce drôle, une femme qui se
rhabille devant un homme !
Et à présent elle était là devant nvji
avec son odeur chaude, les yeux clairs
et droits comme si elle ne m'avait pas
donné sa vie.
Aucune parole d'amour n'était sor-
tie de sa bouche, bien (juclle eût connu
avec moi le grand frisson nuptial. Elle
était venue comme une femme qui
cède à la passion, et pourtant mainte-
nant il n'y avait pas de différence en-
tre elle et la fille au ruban rouge.
Celle-là aussi peut-être, avec son hum-
ble cœur de plaisir, m'aimail et elle ne
me l'avait jamais dit.
Je me retrouvai tout à coup moi-
même très calme après l'excitation
qui m'avait tait pleurer comme un
naïf jeune homme. Xous plaisantâmes
aimablement de choses indifférentes.
sans rapport avec l'heure tenrlre. Je
n'étais pas gêné par le besoin de lui
témoigner plus d'abandon qu'elle n'en
montrait. Ma sensibilité sembla
émoussée d'avoir trop vibré dans la
crise délicieuse où je goûlni réelle-
ment un vertigineux bonheur.
Cependant, au moment où. son po-
lit feutre à haule plume sur les yeux,
elle passa In porle, je crus devoir ma-
nifester un peu de chaleur. Je l'enle-
vai dans mes bras, la serrai d'un coup
de passion contre moi.
— 0 Suzy ! Suzy !
Elle eut au coin de l'œil un rire iro-
nique, comme une petite bête sauvage.
\'oilâ, pensai-je, elle m'a pris comme
elle en aurait pris un autre. Je la lais-
sai retomber, et, dans mon dépit, je
ne trouvais plus rien à lui dire.
Elle dégringola les marches de l'es-
calier, d'un bond gagna la cour, et
attirant la jument par la tête, elle lui
appuyait le visage aux naseaux, câli-
nement. La bêle soufflait de plaisir et,
du retroussis de ses grosses babines,
tâchait de lui prendre la joue. Alors
mes nerfs se tendirent : mon cœur se
gonfla d'une peine brusque.
— \'oyons, Suzy, lui dis-je, allez-
vous partir comme une étrangère ?
J'étais resté en haut du perron et lui
tendais les bras. Elle tirait sur les san-
gles de la selle et me répondit étran-
gement :
— Je vous détesterais si cette chosd
désormais pouvait vous donner des
droits sur moi.
Oui, ce fut bien l'énigmatique fem-
me venue au matin avec sa chair de
désir qui me parla ainsi. Nous étions
l'un devant l'autre à présent comme
deux êtres qui ont cédé à un égare-
ment passager et qui ne se reverronl
plus.
— Eh bien ! adieu, Suzy ! lui dis-je
tristement. En vous perdant, je perds
à la fois une amie et une...
Elle eut un beau mouvement de pas-
Attirant la jument par la tête... (Page 48.)
AMANTS JOYEUX
51
sion, remonla les quatre marches en
courant, s'aballil dans ma poitrine.
Pendue des mains à mon cou, elle
écrasait des mots contre ma bouche.
— Une maîtresse, n'est-ce pas ?
C'est bien cela ? Eh bien ! oui, tu seras
mon amant chéri. Tu seras mon autre
vie. A deux, nous aurons des bon-
heurs.
Encore une fois, elle cédait à la
nature, et elle ne me lâchait pas, avec
le rire et la lièvre de son désir dans
mon cou.
— C'est moi qui le voulais. C'est
moi qui t'ai pris. Tu n'avais donc pas
vu que je te voulais ? Je t'ai voulu com-
me une chose défendue. Aucune loi
humaine n'aurait pu me contraindre à
me donner autrement.
Des sabots battirent la cour. J'aper-
çus Baptiste qui se dirigeait vers l'écu-
rie en regardant de notre côté. Elle se
laissa couler de mes bras, toucha lé-
gèrement les dalles à la pointe de ses
bottines, et, de toute sa joie, elle riait
d'avoir été surprise.
— Après tout ne suis-je pas voire
femme ? Mais c'est vous, mon pauvre
Philippe... Qu'est-ce qu'ils vont pen-
ser de vous ?
Voilà, oui, qu'allaient penser ces
gens ? Jamais une femme, avant Suzy,
n'avait fait dans la maison son petit
bruit de talons. Et celle-là, à peine en-
trée, déjà bouleversait ma vie. Je des-
cendis avec elle les trois marches.
Baptiste de nouveau passa ; dans mon
ennui, j'affeclai de lui parler d'un air
guindé et respectueux. Mais elle, bra-
vement, se récriait.
— Non, pas ainsi... Appelle-moi
Suzy, je t'en prie, je le veux.
Ma lâcheté, auprès de ce beau cou-
rage, me fil honte. A peine je l'avais
eue et déjà je la reniais devant un do-
mestique, dans un goût bas de correc-
tion bourgeoise.
— Ma petite Suzy ! lui dis-je très
haut, en riant.
Je détachai la jument ; Suzy, sa cia-
vache sous le bras, se gaulait. El puis
je ployai le genou, j'avançai la main.
D'une pesée légère, elle s'élança ; le
cuir de la selle craqua ; et le jarret
dans le fourchon, pesant sur l'élrier,
elle s'enlevait à petites fois, affermis-
sait ses aplombs.
Celle petite femme de tèle me quilla
aussi simplement qu'elle était venue.
Elle m'avait apporté un extraordinaire
bonheur et elle s'en allait comme si
sa vie vierge n'avait pas saigné pour
moi. Il n'y eut aucune sensiblerie dans
nos adieux. Je l'accompagnai jus-
qu'au bas de la côte, marchant au pas
de la bêle, la main appuyée au satin
moite du garrot. Je goûtais la sensa-
tion grisante de son jeune corps se
balançant au-dessus de moi, frôlant
mes épaules de la poussée chaude des
genoux. Elle retint un instant la bride
et, me chatouillant les joues de la mè-
che de sa cravache, elle me dit avec
un beau sourire :
— Au revoir, mon cher amant. Je
me lèverai demain en pensant à vous.
II sembla entendu (ju'elle viendrait
52
AMANTS JOYEUX
chaque fois que sa volonté la pousse-
rail librement vers moi, sans qu'il y
eût là pour aucun de nous le soupçon
seulement d'une chaîne. D'un claque-
ment de langue, elle excita Beth, qui
se mit au trot. Un peu de temps, planté
en travers de la route, je continuai à
la regarder, à petits bonds rythmés de
ses hanches, se lever et retomber en
selle, avec le gondolement de son
amazone claire dans un léger nuage de
poussière. -Mon cœur battait fortement
à l'idée que personne avant moi n'a-
vait mis la main aux pointes de sa
gorge. Je pensais : « x\vcc une telle
femme, je ne risque pas de m'engager
plus que je ne voudrais. »
La route décrivit une boucle ; elle
tourna la tête par-dessus l'épaiile et me
salua avec sa cravache, comme moi
aussi, en quittant Montaiglon, je la-
vais saluée autrefois.
Ma vie, un peu de temps, resta trou-
blée. Une joie d'intime solitude me fai-
sait gagner les bois. Je prenais le lé-
vrier avec moi, j'allais masseoir sous
les arbres, le cœur gonflé. C'était un
sentiment nouveau qui ne m'était venu
encore avec aucune autre femme. J'au-
rais voulu me retrouver auprès d'elle,
ses genoux dans mes mains. Je l'au-
rais aimée là d'un amour sauvage ot
délicat, près du cœur bondissant de la
terre. Et puis le silence lourd des feuil-
lages m'oppressait ; je gagnais le bel
été de la campagne, les champs verts,
la bleue chaleur du ciel. Je n'avais ja-
mais autant aimé marcher devant moi,
sans penser, avec le bourdonnement
léger de mon sang à mes tempes.
Je rentrais, au soir, l'âme vide. Je
m'enfermais dans ma chambre, dans
la chambre où elle m'avait donné sa
rieur de vie. Et alors l'odeur jeune de
son corps me grisait comme un moût
ardent. Suzy ! Ce fut ici sous les ri-
deaux du lit ! Je baisais l'ancienne
place sur l'oreiller, dune passion in-
génue. Je n'étais pas moins ridicule
en contemplant longtemps la glace où
s'étaient mirées ses fines épaules nues.
Je me laissais aller franchement à mes
impulsions comme un adolescent. Et,
avec l'image fraîche de sa vie entre
mes bras, il me restait le trouble d'a-
voir rêvé. Je n'avais pas d'ironie pour
le vieux mari paternel.
Mais voilà, j'étais malgré tout un
homme léger sur qui les impressions
amoureuses glissaient. Je ne me sen-
tais de constance véritable que pour
la libre vie des champs. Le sens in-
time de ma destinée s'orientait vers Iji
terre cl les plaisirs rudes qu'elle pro-
cure, plutôt que vers les sensualités
de la femme. Au bout d'une semaine,
le souvenir de Suzy s'émoussa ; je re-
commençai à vagabonder le long de
l'eau et dans les bois, comme avant
qu'elle ne fût venue. Une lassitude vi-
rile, après les fatigues du jour, me
couchait dans les draps, tout grisé de
grand air, avec la sève verte des ar-
bres dans mes membres.
Oui, celait vraiment, cela, une vie
Je l'accompagnai au pas de la bête. (Page 5r.)
AMANTS JOYEUX
Où
d'homme. Je pensai tranquillement
que dorénavant je pourrais m'abslenir
de mes visites à la petite maison de la
jolie fille au ruban rouge. Suzy de
temps en temps arriverait passer quel-
ques heures et puis librement s'en
irail, mayant apporté de la joie. Elle
ne semblait pas disposée à se montrer
trop exigeante et de mon côté j'étais
résolu à me contenter de ce qu'elle
me donnerait. J'éprouvais une réelle
satisfaction à me sentir si maître de
moi-même. Maintenant je pouvais
penser à l'amour comme au reste de
la vie sans que ma poitrine bondit
sous mes mains.
Un matin, j'étais au bord de la ri-
vière, regardant sur l'autre rive se
mouvoir les faneuses. Elles étaient
dix, descendues des plateaux, fdles
d'un même village, et en chantant, une
coiffe de paille au chignon, elles al-
laient à travers la vaste prairie, fai-
sant voler avec le fourchet l'or léger
des foins.
J'étais là couché sous l'ombre fraî-
che des trembles, retirant quelque-
fois ma pipe de mes dents pour humer
d'une large aspiration l'arôme vanillé
de la fenaison. Il glissait en effluves
subtils sur les houles égales du cou-
rant et profondément descendait dans
le battement heureux de ma vie. Je
m'étais levé ce matin-là comme un
homme sûr de sa journée. Suzy était
en dehors du cercle de ma pensée : il
y avait plus de trois semaines qu'elle
n'était venue. Et maintenant, avec
celte odeur lascive de l'herbe sèche
dans les narines, je regardais le
rythme harmonieux et puissant de ces
beaux corps de filles par-dessus l'aire
blonde.
Dans le calme paysage, une voix
soudaine m'appela par mon nom : la
voix ensuite se rapprocha plus claire
dans le chemin en lacets qui descen-
dait à la rivière.
— Suzy ! criai-je.
\Ion âme détachée, errante au fil
de l'eau, éprouva soudain une grande
joie. Je montai en courant le long de
la roche : nos voix à tous deux se croi-
saient jeunes et joyeuses, à travers les
feuilles. Elle m'apparut dans sa grûcc
vive, sautillant à petits coups de ta-
lons sur la pente.
— Suzy ! chère Suzy !
D'un bond, elle se pendit ; je la ser-
rai contre moi, dans une ardeur de
désir.
— Oui, moi. Je ne pouvais plus at-
tendre. J'ai voulu venir. Baise-moi
dans le cou. Encore...
Ce fut comme après une longue ab-
sence ; ce fut comme si elle venait pour
la première fois. Je, portais sa vie
moite dans ma poitrine. L'odeur phos-
phorée de ses aisselles se mêlait à
l'évent chaud des foins, aux bromes
vireux de la rivière. Et avec des cris
de plaisir, je l'emportais devant moi,
fendant les taillis. Elle, les yeux clos,
doucement, me disait :
— Elreins-moi plus fort. Fais-moi
mal.
Je montai aux terrasses par les de-
grés boulants, heureux de ma force
u(J
AMANTS JOYEUX
d'homme. Une tonnelle de clcmalites
cl de chèvrefeuilles dominait la vallée
profonde. Sous l'amas des feuillages
fleuris, un hanc s'y incurvait, large
comme un divan. Je l'assis dans cette
omhrc verte, à genoux près d'elle, et
par jeu j'attirais les touffes de chèvre-
feuilles et en secouais les parfums
dans les boucles de sa chevelure. Nous
étions vraiment là dans l'amour de la
terre, avec ses duvets moussus pour
lit et ses ondes grisantes d'odeurs
pour encens, comme pendant une fête
nuptiale. J'avais coulé un doigt sou;?
sa manchette et caressais la soie
chaude de son poignet,
— Suzy, lui dis-je, je n'ai pas cessé
un instant de penser à vous.
En lui parlant ainsi, j'avais les yeux
et la voix d'un homme véridique. J'é-
prouvais une joie rusée à lui mentir
avec franchise.
— Oh ! moi, me répondit-elle loya-
lement, j'aurais été fort embarrassée
de penser à vous constamment. J'ai dû
m'occuper d'affaires. Il y a eu une
grève à l'usine. Je n'étais pas sans
inquiétude non plus pour Tite. Ses ac-
cès l'ont repris avec violence. El vous
savez, il ne veut que moi dans ces mo-
ments. Il a des regards d'enfant pour
me supplier de demeurer auprès de
lui.
Une passion attendrie lui monta
aux yeux, et elle avait cessé de sou-
rire. Croyant alors qu'il était conve-
nable d'affecter un peu de jalousie, je
lui dis :
— Je vous en prie, Suzy, je souffre
bien assez...
Ma voix était ardente et basse ; je
serrais avec force ses mains entre les
miennes. Dans l'emballement de ma
feinte, je me persuadai sincèrement
que cet homme après tout avait des
droits. Une petite flamme lui brûla la
joue. Elle cacha sa tète dans mon
épaule.
■ — T'est-il possible de douter en-
core ?
0 certes ! elle était restée une petite
femmc-cnfant, celle qui maintenant,
avec une rougeur blessée, me faisait
cet aveu. Elle eut la grâce timide d'une
jeune fdlc dans le trouble de la minute
où pour la première fois les sens s'é-
veillent à l'amour. Cependant c'était
bien là cette fière et décidée Suzy qui
était venue chez moi comme on va chez
le médecin, avec un mal dont on veut
cire guéri. Je lui baisai longuement
les mains, dans une joie très pure et
humiliée. J'avais honte de mes sottes
simulations. J'étais à présent un autre
homme revenu à la vérité des intimes
impulsions.
— 0 Suzy, pardonne-moi, lui disais-
je. On ne peut croire à certains bon-
heurs. Je sens seulement que je vais
te mériter.
Elle retira ses mains et, les ap-
puyant à mon front, elle tenait mon
visage droit devant ses yeux. Elle dit
(Ml riant :
— J'avais décidé cela le jour où
cette fille me regarda si étrangement
Je recommençai à vagabonder le long de l'eau... (Page 52.)
AMANTS JOYEUX
59
à la [erme. Celle-là était sûre que vous — J'ai vu ce jour-là pour la pre-
étiez mon amant. mièrc fois que vous me désiriez et ce-
Excité par cette parole hardie, je pendant vous ne m'aimiez pas. Pour-
l'altirai par les poignets et lui deman- quoi voulez-vous qu'une femme ne dé-
dai si déjà vraiment elle m'aimait en sire pas simplement aussi un homme?
ce temps. Aussitôt elle se raidit, pa- Un mouvement irréfléchi m'em-
rul se reprendre. Et elle me répondit porta, je m'écriai :
froidement : — Je vous ai désirée follement,
60
A M A N T S J 0 Y E U X
Suzy, c'est vrai. Et voilà, à présent je meau le long de ma peau. Mais oui,
vous aime. pensais-je, elle a raison. Le sentiment
Elle secoua ses boucles, les yeux que j'ai pour elle se peut comparer au
ironiquement plissés, et à petites fois léger frisson que me cause le frô-
elle me fouettait d'une branche de chè- lement de celte tige. Le silence ne
vrefeuille.
/
— Qui vous obligeait à me dire
cela? Je ne vous demandais rien.
Mais, mon cher, une femme demain
viendrait avec vous vers ce banc, vous
ne l'aimeriez pas autrement que moi.
La branche descendit en chatouilles
dans mon cou cl elle ne parlait plus,
tout amusée par le glissement du ra-
nous pesait pas. Un merle chantait
dans la touffe ronde d'un
abricotier. L'odeur des foins
par bouffées chaudes mon-
tait vers nous. Longuement
elle aspira, d'un battement
des narines, la fleur safranée
du chèvrefeuille.
— Mon Dieu ! fit-elle, je
ne sais pas pourquoi on mé-
dirait du désir. Je casse une
branche à cet arbre, j'en sa-
voure le parfum et ensuite
je jette la branche et je
prends à l'arbre un autre
rameau. Larbre n'en meurt
pas et à moi il me reste la
joie exquise d'avoir, dans
une sensation qui ne me
laissera pas de regret, as-
piré en une seconde toute sa
vie profonde. N'est-ce pas lu
encore du bonheur ?
Elle exprima là finement
une chose qui se rappor-
tait à ma propre conception
(le l'amour. La petite branche du
chèvrefeuille ainsi fut pour tous
les deux le symbole du parfait déta-
chement de nos âmes. Je retrou-
\.'ii aussilcM mes aplombs, comme
<'n selle, après un écart ombrageux
d'Hercule. Et plaisamment, du ton
léger d'un homme pour qui la vie du
AMANTS JOYEUX
61
cœur se réduit à un aimable badi-
nage :
— Vous ne pourriez, ma chère
Suzy, me faire entendre plus poéti-
quement que je ne suis pour vous que
le petit rameau cassé à l'arbre et qu'a-
près celui-là il y en aura toujours bien
assez d'autres qui vous procureront
la petite sensation. Eh bien, soit !
Mais alors je ne serais pas fâché de sa-
voir si c'est là tout l'amour pour vous.
Son sein leva. Elle regarda au loin.
Avec d'autres yeux elle parut consi-
dérer un point de l'espace. Je ne
voyais là pourtant que d'onduleuses
cimes vertes et les replis moelleux de
la vallée. Elle se tut un peu de temps
et puis, avec des doigts cruels, elle
froissait la tige aux fleurs pareilles à
un vol de longs insectes roses.
— L'amour ! Ah ! tenez ! C'est si
différent de tout le reste ! C'est par
exemple de vivre à côté de quelqu'un
qui souffre et qui a besoin de vous, et
qui vous prend les mains en vous re-
gardant, comme Tilc me regarde. Oui,
quand Tite dans ses accès me tient la
main dans les siennes, je vous jure
que je sens en moi une chose, une
chose qui est au delà de tout ce que
je pourrais ressentir avec un autre
homme.
Sa voix monta, s'exalta.
— On aime comme on prie Dieu,
avec humihté, dans une abdication ab-
solue de tout l'être. Il n'y a plus là rien
qui tienne de la chair, du goût de la
peau, de la joie de mettre sa bouche
contre une autre. Et c'est si vrai cela,
que la montée d'un désir chez l'un des
deux serait un sacrilège comme de
percer une hostie avec un couteau, et
que je comprends très bien, moi, qu'a-
près un tel attentat à un culte sacré, la
femme, de colère ot de dégoût, tue
l'homme.
Ses mains dans l'ombre, fines et fu-
selées, frémirent.
— Oui, fit-elle, la voix tout à coup
rauque, cette voix de passion et d'o-
rage où sa vie grondait, oui, les pe-
tites mains que voilà frapperaient droit
à la tempe.
Et maintenant, hors de l'ombre,
toutes claires au soleil, elles faisaient
le mouvement de la mort.
Quel saisissement pour moi ! La pe-
tite femme sensuelle qui m'était venue
vierge avec sa folie, inopinément me
révélait une autre chose vierge d'elle,
farouche et bien plus belle ! Elle évo-
quait la sainteté d un sacrement de
l'amour, si pur que la mort seule en
pouvait laver la beauté méprisée.
Jamais je ne l'avais trouvée plus dé-
sirable. Une ironie de péché et de pro-
fanation me fit avancer les mains, di-
sant :
— Eh bien ! ne parlons plus de cela,
je renonce à votre amour, Suzy, si
vous me laissez le reste.
— Oh ! vous, fit-elle, c'est autre
chose.
Elle me tendit ses lèvres et ajouta
en riant :
— Mais oui, n'es-tu pas mon amant,
loi?
Tout d'une fois elle fut sur mes ge-
Gâ
AxMANTS JOYEUX
noux, les bras noues à mon cou, com-
me une délicieuse créature lascive cl
animale. Les sèves brûlantes de l'été
grondèrent; je la sentis mollement pal-
piter à travers son gilet d'homme.
• — Oh ! dil-cllc, une idée à moi ! Je
me suis mise celle fois tout à lait en
garçon.
De sa robe de cheval, qu'elle faisait
glisser tout à coup et qu'elle enjam-
bait, sortit l'imprévu d'un travesti de
joli adolescent en bragues demi-bouf-
fantes, de la couleur réséda du gilet et
de la vesle. Les mains dans les poches,
avec le rire gamin de sa petite tète
bouclée hors du col droit, elle se met-
tait à tourner devant moi à la pointe
de ses bottines de cuir havane, toute
mince et sanglée dans la lanière qui
lui ceinturait les hanches. Son charme
capiteux d'androgyne, dans le matin
fleuri de la tonnelle, avec le chant des
faneuses qui nous arrivait du pré, me
procura une sensation trouble, iné-
prouvée, comme le goût d"un fruit
nouveau.
Elle s'était arrangée pour me res-
ter jusqu'au coucher du soleil. A midi,
nous rentrâmes déjeuner d'un plat de
cèpes, d'une omelette au jambon et
d'une cueillelle de cerises.
Elle goûta joyeusement la ruslicilé
du repas. Je vis qu'elle supportait
avec gaieté la malveillnncc sournoise
des regards de Marlino, dépitée de n'a-
voir pas été avertir. Baptiste aussi
quelquefois apparaissait sur le seuil,
passait les plais cf puis traînait un peu
de temps derrière les portes. \'isible-
ment la présence de cette dame en pan-
talon d'homme les déconcertait, dé-
rangeait Ihonnéle symétrie de la
maison. Avec d'infinies précautions,
Martine évitait de l'appeler trop ouver-
tement « madame », laissant tomber
la seconde syllabe dans un bredouil-
Icment confus.
Suzy, très à l'aise, avec cet esprit
aventureux qui la mettait au-dessus
de l'opinion du monde, feignait ne s'a-
percevoir de rien d'anormal. Comme
beaucoup de femmes, elle avait le don
de ne voir que ce qu'elle voulait voir.
Elle se laissa aller franchement à la
joie de jouer, avec un homme qui, l'au-
tre soir encore, était seulement son
ami, le rôle d'une maîtresse qui pren-
drait possession du logis de son
amant. Elle loua complaisamment l'o-
melette, ce qui parut réconcilier la di-
gne Martine.
Le couvert avait été dressé sous l'au-
vent vitré qui prolongeait la salle à
manger du côté des jardins. Notre
frugal déjeuner ainsi prit une intimité
de dînette dans un clair paysage d>r-
bres et de massifs en fleurs. Les yeux
à demi plissés, avec un reflet vert
tremblotant au fond de ses prunelles,
elle avait mis ses mains sur les mien-
nes et me souriait pendant de longs
silences charmés. Elle s'émerveilla de
la sauvagerie de ma vie, me fit promet-
Ire delà mener pécher avec moi. VA\c
eût voulu être un homine, elle qui ne
se sentait qu'une fille manquée. Et
constauinient elle |)r('iiail à la boîte des
cigarettes qu'elle fumait à grosses
AMAXTS JOYEU.X
G3
bouffées, se grisant de la pelile ivresse — Vrai ! c'est bien moi qui suis ainsi
^" ^^^^^' Pi'ès de vous, Philippe ! .Moi, Suzy,
Avec son rire clair, cent fois elle jai à présent un amant !
m'appela son cher amant. Ses cils Elle savourait le mot avec sen.ua-
batlaient, un frisson lui courait à la lilé. Un amant ! Quelle folie ! Et nar
^' ' momenls elle en demeurait presque
64
AMANTS JOYEUX
grave, d'une fraîche joie sérieuse de
nouvelle épouse. Elle me regardait si
amoureusement à travers le fin plisse-
ment de ses yeux ! Elle avait le regard
mouillé de la femme qui a connu le
plaisir. Cependant elle m'avait dit :
« Tu ne seras jamais pour moi que
le rameau cueilli à larbre ! » \'oilà !
oui, pensais-je, elle est venue te de-
mander le secret de l'amour et elle ne
t'aimera jamais. Elle n'attend de toi
que la vibration du simple désir. Je
n'en ressentais nul dépit d'amour-
propre.
Il régna entre nous une entente ta-
cite pour ne plus parler de l'amour :
celle connivence fixa les limites d'une
aimable el légère union qui ne se pro-
posait que la joie et la vivacité des sen-
sations.
Oh ! elle avait de si étranges idées !
Je ne sais plus à quel propos elle me
dit qu'elle ne pouvait admettre le ser-
ment entre deux amants ; le désir suf-
fisait à les lier aussi élroilemcnt que
tous les sacrements ; et leur fidélité
mutuelle prenait sa beauté de demeu-
rer libre el spontanée. Ils n'avaient
que l'unique devoir de rompre sitôt
qu'ils n'éprouvaient plus la joie sincère
de se désirer.
Suzy encore une fois écoula ainsi
ses voix personnelles. Mais moi qui
restais soumis aux jugements du mon-
de, j'espérai la mettre en contradiction
avec elle-môme en lui demandant si
elle étendait celte théorie nu mariage.
Elle me déclara tranquillement que le
mariage n'était pour elle qu'une con-
vention sociale, un reste de l'antique
esclavage au temps des tribus et des
proies humaines. Elle mettait bien au-
dessus la beauté des mains libres, sans
le symbole barbare de l'anneau, le vo-
lontaire abandon d'un être à un autre
être.
Le mariage, presque toujours, d'ail-
leurs, était l'erreur sexuelle de deux
ôlres qui obéissent à l'attrait de l'in-
connu et qui cessent de s'appartenir
dans leur vie profonde dès l'instant où
ils ont fini de s'ignorer. Alors pour-
quoi s'engager par des liens que la
plus élémentaire moralité obligera à
dénouer sitôt qu'ils ne pourront plus
cire sincèrement consentis? Et, reve-
nant par un détour à son idée de l'a-
mour, elle concluait à l'inviolabilité
sacrée du mariage entre ceux-là seu-
lement qui ont accepté de vivre en
dehors du plaisir.
— Alors, Suzy, un étal de célibat
volontaire où les âmes seules sont re-
ligieusement mariées ?
— Oui.
Bon Dieu ! Ce qu'elle disait là était
si nouveau pour moi que je la pris en
pilié comme une cervelle un peu fai-
ble. J'oubliai sottement qu'elle n'eût
pas été chez moi, me jetant ses lèvres
rouges par-dessus la table, si sa vo-
lonté ne s'était trouvée d'accord avec
sa conscience. Ce qu'elle était venue
faire chez moi, elle l'avait fait libre-
ment, sans manquer à la loyauté de sa
notion de l'amour. Cela, toutefois, je
ne le compris que plus lard quand
moi-même, à la longue, je me fus dé-
A^[A\TS JOYEUX
05
louiinjoie. UIi i ors rc» o no hlr» no \r«:->
i-, (xuc pcmc na- Mais je n dais encore qu'un « jeune
l.ue pcsunnellc de .Su.y, ,„o J'olais homn.e <li.,ingué .. ,ui'ne se disZ
trop lenlé d'assimilé,- à mes hasardea- guait pas des communes façons de
ses liaisons daulrcfois, commença de penser.
mappaïaUre avec son vrai relief ori- Je me récriai •
gmal. dans une possession de soi qui _ Il faudrail' donc, avec de (elles
dénonçait une bien au.rc honnêteté distinctions, admettre qu'un homn"
m
A M A .\ 1 S J U Y E L X
cl une Icniuic vivant leur vie de pas-
sion en delioi- du mariage, sont plus
près de la vérité que deux époux qui,
ayant cessé de se désirer, continuent
à se résigner à la vie commune ?
• — Je le crois, fit-elle, et je crois
aussi qu'ils sont plus haut dans l'or-
dre des créatures, s'ils comprennent
que l'unique moralité est dans la sin-
cérité.
Je haussai légèrement les épaules et
lui dis :
— Suzy, nous irons à la rivière.
Nous descendinies par les terras-
ses jusqu'au bord de leau. Les faneu-
ses s'interrompirent de faire voler le
foin à la pointe des fourches pour con-
sidérer de loin ce joli jeune homme
hétéroclite.
En longeant la rive, nous gagnâmes
une solitude plus sûre. Une petite silve
sauvage avait poussé là au pied des
roches, un emmêlement d'essences
vives à grandes touffes débordant
par-dessus le courant. L'eau, sous les
aiciies vertes, s'ombrait de moires ver-
meilles si limpides qu'aux coulées du
soleil filtrées d'entre les feuillages, on
voyait frissonner sur les galets rouil-
leux du fond de claires mailles d'or.
Suzy, couchée près de moi, la léte
dans les poings, ne me parlait plus,
toute fraîche de paix et de silence dans
colle vie de la rivière et des arbres.
Mobile, cédant toujours aux rapides
sensations de la nature, elle s'aban-
donnait au fdaisir <'l pni< se lepliait
en de longues pau>es muettes comme
si. (Inn.s ces moments, elle eût écouté
battre profondément son cœur en elle.
11 nous était arrivé souvent, au temps
où nous n'étions encore que des amis,
d'abattre ensemble, au galop de nos
montures, des kilomètres de route
sans échanger une parole ; et son si-
lence ne me pesait pas, léger et con-
fiant comme une sympathie plus in-
time.
Elle demeura donc là un assez long
temps sans rien me dire, avec la pal-
pitation de ses petits seins dans l'her-
be, regardant se froisser contre les
basses branches la nappe d'or et d'é-
mcraudes. Et à la fin, se coulant jus-
qu'à moi, elle appuya sa poitrine
chaude à mon épaule. Elle me dit gra-
vement :
— Je suis heureuse.
Elle n'exprimait pas ainsi un sen-
timent d'amour, mais seulement sa
force harmonieuse de vie, la plénitude
tranquille de sa joie dans la grâce et
la puissance du paysage. Son sang
coulait d'un large flot comme la ri-
vière ; elle avait aux narines le fris-
son du vent chargé de lascifs arome^ ;
son petit ventre battait contre le pouls
ardent de la terre. Elle fut par là as-
sociée à la grande nature, à ses sèves
houillanlcs et actives, et elle-même,
avec la faim et la soif de son désir, elle
était à présent comme une petite chose
de la nature, dans l'immense torrent
de la vie. Moi soudain, ayant regardé
au fond de ses yeux, je la pris entre
mes bras et de nouveau je l'aimai sau-
vagement dans son plaisir.
I']lle demeura ju-qu'au soir. Nous
AMANTS JOYEUX
07
rentrâmes et elle passa sa robe ; elle
redevint la femme quelle était pour
les autres et qui n'avait pas l'air de
s'être mise en pantalon d'homme pour
aller au bord de l'eau avec son amant.
Je voulus faire seller Hercule pour
l'accompagner un bout de chemin.
Elle s'y refusa.
— Je ne vous ai pas demandé de
venir au-devant de moi quand je suis
arrivée. Je m'en vais librement com-
me je suis venue. Si vous voulez, il
en sera toujours ainsi.
Et comme la première fois, étant
allé avec elle jusqu'au bas de la côte,
je lui adressai de loin un salut de la
main.
Pendant près d'un mois, elle arriva
chaque semaine. En s'en allant, elle
n'exprimait aucune de ces exigences
qui à la longue rendent haïssable l'a-
mour des autres femmes. Elle m'ap-
portait son jeune désir, et, après
qu'elle était partie, j'étais le maître
de penser à elle ou de l'oublier. Notre
plaisir se rafraîchissait d'être entre
nos mains la petite chose fragile qu'il
dépendait de nous de briser. Peut-être
ce fut la cause qu'elle ne cessa de nous
combler joyeusement comme une fête
que n'expiait pas le regret des lende-
mains. Je repartais pour le bois ou
j'allais poser mes nasses. Je redeve-
nais l'homme tranquille qui n'a de
comptes à rendre à personne. Une pe-
tite odeur d'ambre et de cuir de Rus-
sie quelque temps traînait dans les
chambres et puis se dissipait comme
le frais frisson de chair qu'elle mettait
à ma vie.
Elle me parlait du vieux Tite avec
une impudeur radieuse. C'était là,
après tout, un sentiment si différent du
nôtre ! Elle n'éprouvait pas le besoin
de justifier la part quelquefois un peu
large qu'elle lui faisait dans nos entre-
tiens. L'année était mauvaise pour lui :
ses accès de goutte s'espaçaient, mais
il s'inquiétait de perdre la mémoire,
et un goût d'isolement morose le déta-
chait de ses anciennes amitiés. Cepen-
dant, dans sa passion d'affection pour
ce vieil enfant quinteux, Suzy ne ces-
sait pas de vanter ses aimables qua-
lités.
— Vous ne pouvez vous douter, me
disait-elle, quelle mtelligence, quelle
sensibilité se cachtmt sous ses dehors
un peu assoupis. Il parle de tout si rai-
sonnablement ! Il voit autrement (jue
nous les choses. Et si tendre, si re-
connaissant des soins qu'on a pour
lui ! Il y a des moments où jo crois
qu'il rajeunit, dans sa bcaulé d'homme
mfii'.
Un aveuglement sincère l'illusion-
nait sur son âge : elle le plaignait et
l'admirait comme un héros frappé par
un mal mystérieux. Mes mouvements
s'égalisèrent ; je n'éprouvais plus d'en-
nuis pour le zèle d'attachement inquiet
qui constamment le ramenait en tiers
dans notre vie. Il me vint môme pour
ce pauvre Tite la sympathie un peu
AMAN'l
c; JOYEUX
ncgligenle. ■"»■%';";, ,,e,oisquc i'^"^'^''":- ^'/',,^ e^v^ovi^^^^^^-
d'aclio
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: Tens ae Ja,,oHc.- sa Cau- de
AMANTS JOYEUX
09
plaisir, me révéla une de ces natures
d'acliou qui, en passant du côté de la
femme, semblent s'être trompées de
sexe. L'usine, arrêtée par la persis-
tance d'une grève, toute vide d'hom-
mes el d'activité, comme un grand or-
ganisme mort, encore une fois était
retombée aux pénibles suspens qui
avaient abrégé les jours de Jacques
Ilerbrand. Elle blâmait les adminis-
trateurs de n'avoir point consenti à
une augmentation des salaires. Elle
avait, à l'égard des rapports du capi-
tal et du travail, des idées aussi sub-
versives que sur tout le reste des cho-
ses de la vie. X'allait-elle pas jusqu'à
préconiser la participation du travail-
leur aux bénéfices de l'exploita-
tion ?
liu après-midi, elle m'arriva toute
frémissante. Elle me dit qu'elle s'était
mise résolument du côté des ouvriers.
Le malin même, elle avait fait venir le
syndicat de la grève. Avec le consen-
tement de Tile, elle lui avait passé la
moitié de ses parts. Moyennant cette
cession, les ouvriers entraient en maî-
tres dans le conseil.
— Il me semblait que lame de mon
père était en moi, me dit-elle fière-
ment.
Je fus outré.
Bon Dieu ! que devenaient alors les
droits supérieurs des patrons, les im-
mémoriaux privilèges des hautes ra-
ces ? Suzy haussait les épaules, et avec
sa petite moue entêtée de dédain, me
donnait des raisons. Elles n'étaient pas
plus mauvaises que toutes celles par
lesquelles j'aurais pu tenter de les
combattre.
Ces problèmes d'économie sociale
ne nous troublaient, d'ailleurs, que
passagèrement : elle les résolvait avec
l'indépendance et la spontanéité
qu'elle apportait en toutes choses. C'é-
tait encore là de la beauté, si l'on ad-
met que celle-ci n'exclut pas la pas-
sion de la volupté et du plaisir. Sa
beauté était de demeurer personnelle
jusque dans les questions qui n'inté-
ressent pas l'amour. Elle ne possé-
dait pas le sens de l'honnêteté cou-
rante et y substituait une conception
de la vie volontaire et libre. La sienne
se partageait entre les hautes soifs du
sacrifice dans ce qu'elle appelait l'a-
mour et la petite folie charnelle. En
me donnant librement sa jeune vie
sensuelle, elle parut n'avoir disposé
que d'un bien sur lequel personne n'a-
vait de droits. Elle n'eût cru manquer
à son devoir vis-à-vis de son mari
qu'en lui retirant ses puissances de
charité et d'affection. Pourtant, moi
qui l'avais tenue vierge dans ma poi-
trine, je ne voyais encore en elle qu'un
petit être de nerfs et de joie dont l'âme
m'était inconnue. Je n'agis pas autre-
ment avec Suzy que n'auraient agi les
gens de mon monde envers une maî-
tresse moins rare et précieuse. Mes
sentiments étaient médiocres comme
la vie que j'avais menée jusque-là. Je
ne sus pas mériter l'orgueil d'avoir été
ciioisi pour lui révéler le mystère char-
mant et trouble de la substance.
\'oilà, oui, je m'égalai à la com-
A M A .\ r S J 0 V E L" X
mune moyenne en ne nielevanl jins au
sens de beaulé qui peut se dégager
des mutuelles effusions du désir libre-
ment consenti aussi bien que de l'au-
tre amour. Les dileclions de la chair
pour la chair, la grâce divine des ca-
resses entre deux amants résolus à ne
s'offrir que de la volupté, ne cessent
pas d'être l'échange délicieux de deux
vies dans une aspiration à l'unité de
tout l'être. J'avais plutôt, pour cette
Suzy qui avait écouté la nature, la
nuance un peu dégoûtée de la plupart
des hommes pour la femme qui s'est
déconsidérée, comme ils disent, en s'a-
bandonnanl en dehors de l'union légi-
time. Le premier màlc vainqueur de
la femelle humiliée, toujours recom-
mence à travers les races, avec 1 or-
gueil de la défaite infligée, avec le dé-
tachement farouche et cruel qui suit
la possession ; et, à mon tour, j'étais
cet homme dans sa survivance atavi-
que. Je n'avais pas d'attendrissement
devant la confiance et la bravoure de
Suzy.
Je ne sais plus à quel propos je lui
reprochai un jour le peu d'attention
qu'elle prenait à sauvegarder les appa-
rences. Personne, au château, n'igno-
rait la roule (|ue suivait sa jument les
jours où elle venait à Fonrqueroc. Llle
haussa les épaules.
— \'ous me préféreriez dissimulée,
dit-elle, quand c'est si simple de ne pas
menlir !
I-^t puis, à quoi bon ? Est-ce qu'elle
faisait le mal ? X'élait-il pas naturel
qu'une fenmie de son âge eût un
amant ?
— i\'ai-je pas voulu ôlrc la maî-
tresse ?
Tite lui-même n'ignorait pas ses vi-
sites à l'ourqueroc : il les mettait sur
le compte d'une ancienne amitié et
n'en prenait pas ombrage,
— Cependant, Suzy, s'il s'inquiétait
un jour, si, dans un moment de dé-
fiance, il vous suppliait de ne plus
venir?
Elle était sur mes genoux. Elle me
prit la tête dans les mains avec un
beau regard souriant.
— Mais cela n'est pas possible, mon '
ami, fit-elle, vous ne connaissez pas le
comte. Son amour est assez grand
pour ne jamais me demander le sacri-
fice d'un plaisir. S'il pouvait se dou-
ter que vous êtes mon amant, il souf-
frirait en silence. Il sait bien que je
ne suis pas de celles à qui l'on peut
défendre quekpie chose.
" D'ailleurs, reprit-elle, il y a si
peu de différence entre les amis que
nous étions et ceux que nous sommes
devenus ! Mais oui. comprenez donc,
l'amour seul pouvait être un change-
ment. A'ous étiez l'un des jeunes hom-
mes vers qui me portait mon amitié la
plus lointaine, et il n'est pas une jeune
fille qui secrètement n'ait désiré, dans
la part inconnue de son être, l'ami
avec lequel elle a dansé, monlé à che-
val et joué au tennis. Je crois bien que
je vous plaisais aussi. Cependant ni
l'un ni l'autre ne nous aimions el nous
ne nous aimerons jamais.
A M A \ 15 J 0 Y E i: X
Elle me disait cela si fianchement
qu'il aurait mieux valu pour moi lui
prendre les mains et les baiser genti-
ment, avec une petite passion d'ami-
tié reconnaissante. Mais, dans un be-
soin imbécile d'épuiser la situation, je
m'obstinai.
— A'oyons, Suzy, si pourlant le
comte vous priait de renoncer à une
liaison qui serait devenue pour lui une
cause de soupçon et de tourment ?
— Eh bien, me répondit-elle tran-
quillement, je lui avouerais tout et
jamais vous ne me reverriez.
Je compris qu'encore une fois elle
m'avait parlé avec sincérité et que ce
qu'elle disait là, elle le ferait dans la
plénitude de sa volonté. Je la priai de
prévenir un tel dénouement en sob-
servant davantage. Pourquoi nima-
ginerait-clle pas des visites à une
amie? Ce n'eût été qu'une feinte sans
importance.
— Mais vous savez bien que je n'ai
pas d'amie, me dit-elle froidement.
J'exècre toutes les femmes. En eussé-
je une d'ailleurs, je ne consentirai ja-
mais à m'assurer à ce prix un bon-
heur même mille fois plus grand que
celui que nous goûtons à nous voir,
car alors j'aurais vraiment le senti-
ment de tromper un homme loyal et
bon. Et de cela, ah î ])ar exemple, je
suis incapable !
C'était là une de ces subtilités où
j'avais peine à la suivre et qui ressem-
blait à la rouerie la plus raffinée. O
Suzy ! déroutante et trop simple
Suzv ! Je crovais le connaître, et cha-
que jour je te coimaissais moins. Ta
sincérité, pour un homme comme moi,
apparaissait bien plus compliquée que
les détours des créatures rusées. Je
manquais de la simplicité qu'il m'eût
fallu à moi-même pour comprendre la
beauté nue de ta spontanéité.
Comment aurais-je pu ne pas me
réjouir d'une si aimable et si facile
relation ? Elle ne troublait en rien ma
vie et elle répandait la pure grâce au-
tour de moi. J'appréciai comme un en-
couragement l'air à la fois respectueux
et cordial avec lequel Baptiste et Mar-
tine à présent me parlaient d'elle. Ce
n'étaient plus comme au premier
temps de discrètes allusions, les yeux
bas et la voix traînante.. Leur hypocri-
sie fut admirable : ils affectèrent de lui
être attachés comme à moi-même.
Martine surtout, cette fine mouche de
paysanne, espéra acquérir de nou-
veaux droits à ma confiance en exa-
gérant la complaisance. Elle imagina
des plats délicats ; des fruits choisis
nous rafraîchissaient ; la table, avec
ses nappes à l'empois et ses claires ar-
genteries, brillait, fleurie de bouquets
odorants.
Maintenant, tous deux l'appelaient
M"' Suzy, avec une nuance de domes-
ticité empressée pour une maîtresse
légitime. Leur jeu nri'agréa, bien qu'il
ne me fût pas possible de m'abuscr
sur sa signification.
Ce fut donc dans une claire tranquil-
A M A .\ 15 JOYEUX
lilé d'espril que j'engrangeai mes ré-
colles et que je conlinuai à visiter mes
verveux au malin. L'août tempéré
maintenait mes esprits en joie et as-
souplissait mes membres. Quand, au
lendemain de nos fêles amoureuses,
j'aballais d'un ferme jarret, sans las-
situde, mes quinze ou vingt kilomè-
tres de roule, je goûtais plus précieu-
sement le plaisir d'être rendu à ma
solitude. La pipe aux dents, avec le
batlemenl égal de mes arlères ryth-
mant ma marche régulière et largo,
j'avais le sentiment délicieux de n'a-
voir rien perdu de mes forces ni rien
abdiqué de ma libre vie. J'étais vrai-
ment un homme heureux.
Elle s'inléressail aux bois et aux jar-
dins. Elle estimait mes humbles tra-
vaux d'agronome. Elle n'ignorait ni
les saisons, ni les cultures. Un goûl
vif pour la campagne était encore chez
elle un des mouvements spontanés de
sa nature. De la joie lui parlai l en cris
devant la beauté d'un paysage.
L'heure aimable la salurait d'intimes
et fraîches voluptés. Les papilles de sa
chair jouisseusement se gonflaient d'ê-
tre couchée sous les feuillages cl de
caresser avec les mains l'ombre com-
me une soie. Une petite âme ivre cou-
rail en frissons à sa peau dans la lu-
mière chaude, ballail à sa nai'inc dans
la montée des efflux musqués do la
terre. Elle avait la jeune et simple i)oé-
sic des essences sauvages, nourries de
grand air cl de soleil.
Un jour elle vint avec moi dans la
barque. J'enfonçai le ferrel de toute
sa longueur et, ayant louché trois ou
quatre fois les pierres'du fond, je lais-
sai dériver du côlé d'un îlot boisé qui
divisait le courant.
L'endroit s'encaissail cnlrc des ro-
ches abruptes où des chênes et des
bouleaux avaient poussé, d'un jet vo-
lontaire. Aucun senlier ne sillonnant
les pentes prochaines, nous fûmes là
dans une solitude où les pas ni le re-
gard MO pouvaient s'égarer. Une vé-
gélalion sauvage et touffue recouvrait
cet antique bloc roulé du versant et
qui, accru d'éboulements successifs,
petit à petit cimenté par des terres
d'alluvion. au temps des orages et de
la fonte des neiges, à la longue avait
isolé la circonférence déchiquetée d'un
vaste tertre.
Mon Dieu, Suzy ! quelle fraîcheur
délicieuse nous enveloppa sitôt que
nous eûmes abordé ! Le soleil flambait
sur les hautes roches ; l'espace bouil-
lait comme une étuve, et cependant,
sous cet abri vert, avec le petit vent
des feuilles à nos visages et à nos
mains, couchés parmi les cupaloires,
les iris et les spirées qui comblaient
léchancrure des anses, nous ne sen-
tions plus que l'air humide monté de
la rivière. Elle coulait d'un lai-ge flot
mil iiill('-. criblée de fourmillements lu-
mineux où jouait la forme vive des
tanches et des ablettes, par-dessus
l'or rouilleux dn lit à une assez grande
profondeur. J'avais pêche là autrefois
un brochel de trente livres : le filf^l.
sous le poids et les bonds de la bôlo,
s'était rompu au moment où d'un
Elle vint avec moi dans la barque. (Page 72.)
A .\[ A i\ 1 S J 0 Y E U X
grand coup de bras je le remonlais. Il
avait fallu lullcr corps à corps avec le
monstre pour le capturer définitive-
ment. C'était un de mes bons souve-
nirs.
Suzy tout à coup me dit en riant :
— \'a sous les arbres là-bas et ne te
retourne que lorsque je t'aurai appelé.
Je ne savais pas ce qu'elle voulait
dire : mais comme elle me l'avait de-
mandé, je marcbai devant moi, me
frayant un passage à travers l'emmê-
lement des branches. El un peu de
temps se passa, j'entendis un bruit
d'eau, et puis elle m'appela par mon
nom.
Etant revenu sur mes pas, je vis
dans Iherbe son linge et ses vêle-
ments. Et maintenant, avec le frisson
clair de ses épaules dans le remous
de l'eau, son rire tourné vers moi sous
ses boucles noires, elle nageait à bras-
sées rythmiques autour de l'île, com-
me une vraie fdle des fleuves.
Aussitôt je me déchaussai et me mis
nu ; et à mon tour je me laissai cou-
ler dans la plus grande profondeur,
là ou j'avais poché le brochet. Nous
éprouvâmes alors une joie encore in-
connue à tirer notre coupe l'un près
de l'autre, dans la tiédeur fluide de la
rivière. Elle était blonde et verte se-
lon l'ombre et le soleil, avec de larges
moires huileuses près des rives et des
écaillures scintillantes dans le milieu
du courant, si limpide que j'apercevais
le flexible déroulement de la nage on-
duler sous nous comme une vermeille
et \ive linne.
Une sensualité intime, une volupté
de nature nous fit à demi fermer les
yeux, enveloppés par 'le glissement
soyeux des eaux. El à présent ni elle
ni moi ne nous parlions plus, dans
une sensation heureuse de vivre une
vie légère où à peine nous pensions
encore, où les l'elours d'un même mou-
vement continu et harmonieux nais-
saient inconsciemment de la détente
régulière de nos énergies physiques.
N^ous regagnâmes enfin la rive ; j'a-
bordai le premier et la tirant par les
poignets, je la vis émerger du courant.
Ses petits seins furent deux fleurs ro-
ses au-dessus de la coulée verte ; de
claires fontaines ruisselèrent de ses
hanches. Et nous étions nus l'un de-
vant l'autre, dans notre belle vie fraî-
che, comme le premier homme et la
première femme dans le jardin d'Eden.
Mais, tandis que moi je cherchais
l'ombre des feuillages, elle sans honte,
avec sa gorge aiguë dans les mains,
s'offrait hardie et chaste dans le tres-
saillement heureux de sa chair.
Il me sembla que je ne connaissais
pas encore le charme divin de son
corps. Il avait, dans ses petites pro-
portions, la beauté d'une fine ciselure
d'or et d'ivoire, des grâces minces et
fuselées, les fines et pleines souplesses
d'un joli animal fait pour le jeu et l'a-
mour. Avec sa chaude et riche sève,
avec ses matités dorées d'épiderme,
il baignait dans les ondes de la vie,
dans l'air des faunes et des flores,
comme une claire fleur animale. Des
émois d'ombre cl de lumière jouaient
A M A \ T S J 0 Y E L" X
aux duvets, faisaient courir de légers
remous à lépine, des épaules aux
hanches. Laisselle aux soies ardentes
avait trois plis comme les pétales dune
corolle. Quand un souffle de vent un
peu plus fort secouait les arhres, des
refiels verts frissonnaient aux bouts
de sa gorge. Dans le paysage farou-
che et doux, entre la rivière et les ra-
mures lourdes, elle apparut une allé-
gorie de la vie primitive, mêlée aux
forces splendides. Elle fut pour moi,
avec la vapeur chaude du matin au-
tour de sa ceinture, comme une petite
nymphe sortie des limons, comme une
petite amazone au bain après les tra-
vaux guerriers. Ainsi étendue dans les
floraisons pourpres et lactées, cette
délicieuse Suzy se séchait sur la rive,
ignorant la pudeur.
L'ilot solitaire nous devint une
chère habitude. Je poussais la barque
avec le ferret et puis nous abordions.
Nos vêlements tombaient, elle élait
nue dans les iris, toute grisée d'air et
de soleil, avec son rire de petite bêle
lieureuse.
— Je m'aime, me disail-elle.
Elle avail toujours été amoureuse de
sa peau. Le malin, après le tub, elle
jouissait de demeurer un peu de temps
dans les chambres, sans désir d'elle-
même, pour le seul plni'^ir de la fraî-
cheur el de la beaulé de sa nudité. Elle
aurait compris la vie au bord des ileu-
vcs ou de la mer, dans un étal sau-
vage d'humanité. Suzy me parlait de
cela naturellement, comme une femme
qui s'est libérée de l'ancienne honte
de la chair.
Quelquefois, une alerte me relan-
çait, l'inquiétude d'un bruit dans les
feuilles. Aussitôt je me rejetais vers
un abri. Une intolérable rougeur me
fût restée si des yeux humains nous
avaient aperçus. Mais elle ne bougeait
pas, toute calme dans la grande lu-
mière de l'été.
— Eh bien, quoi, disait-elle, ne
suis-je pas belle ?
Elle ne cessait pas d'être la petite
femme qui un jour avail résolu d'écou-
ter la nature.
Son impudeur élait originelle avec
innocence, comme les statues, comme
le sexe des femelles. Elle ne compre-
nait pas qu'il y eût du mal à se mon-
trer dans sa beauté nue. Le corps pour
elle avait une vie cxlérieure de nerfs
el de muscles, distincte de la vie in-
time el solitaire de l'âme. Avec ses
fibres longues et ramifiées, il était fait
pour boire l'air el la caresse, pour,
s'exalter dans le plaisir comme dans
l'expansion naturelle de ses énergies.
La même loi ne les ordonnait pas, ni
les mêmes décences. L'âme, surprise
dans un de ses mouvements divins,
resle blessée profondément, mais la
lionle du corps ne pi-ovicnt que du sen-
timent qu'il n'est pas libre.
Des pudeurs d'enfance, les vieilles
défenses de l'Eglise se levaient de moi,
prolestaient contre ce sensualisme
pa'ien. Celle pelilc fauncsse ivre de
AMANTS JOYEUX
Suzy effarouchait mes mliiiies bien-
séances comme une image des tenta-
lions réprouvées. Et pourtant j'étais,
moi, à côté d'elle qui m'était venue
vierge, un libertin avéré, un homme
qui une fois avait abusé d'une très
jeune fille et qui avait fréquenté aux
mauvais lieux. Cet homme-là estimait
que la moralité consiste à pécher dans
le mystère, avec le mépris et la honte
de la chair. Si, avec un plus libre es-
prit, il avait pu regarder profondé-
ment dans les yeux sincères de celle
qui ignorait le péché, il aurait été tou-
ché de la beauté personnelle, de la
force glorieuse de vie qui mettaient au-
dessus des autres cette âme téméraire
et candide.
Or voilà, cette même Suzy qui si
impudiquement parlait de la vie de son
corps, me dit un jour singulièrement,
étant couchée près de moi dans l'ile :
— Je n'aurais éprouvé la honte d'ê-
tre nue que devant un seul homme.
Ses vêtements avaient roulé sur la
rive. Elle était étendue dans la clarté
blonde de sa chair. A peine elle eut
dit, le sang monta à sa peau d'ambre,
elle fut en un instant toute rose. Je
compris qu'elle avait pensé au vieux
Tite, dans la blessure soudaine de son
pur et immatériel amour. Elle n'avait
pas rougi la première fois que je la
déshabillai, et maintenant tout son
corps chastement s'empourprait à la
simple idée qu'elle eût pu être surprise
par des yeux qui n'avaient connu jus-
qu'alors que la forme exquise de son
âme. Me parlant ainsi, elle était là
parmi les herbes, dans sa nudité, et
elle n'en cprouvaiL nulle gêne devant
moi. Une fois de plus elle me témoi-
gna ainsi que j'étais seulement l'hom-
me quelle avait aimé pour le plaisir.
Avec les jours nous nous lassâmes
de nager autour de l'îlot. Nous allions
maintenant devant nous comme à la
découverte de pays toujours plus loin.
Par moments, la roche surplombait,
chevelue d'essences vertes, avec des
retraits d'ombre sous lesquels la ri-
vière coulait froide et pi'ofonde, com-
me aux premiers âges de la terre. Rien
n'avait altéré la vie vierge de ces res-
tes de l'antique aspeci du monde. Peut-
être comme nous, dans les temps, des
corps nus et rudes s'étaient baignés au
flot d'éternité qui roulait là sur des
fonds d'éboulis. Les énormes blocs
érugineux ensuite avaient vu ces loin-
tains humains regagner l'abri souter-
rain des cavernes. Et à notre tour,
nous allâmes sous la roche avec nos
membres nus, frémissants de soleil et
de vent, comme ce couple primitif.
J'étais venu là seul autrefois avec la
barque sans connaître d'autre sensa-
tion qu'une grande paix presque ef-
frayante. Un vertige m'aurait fait cha-
virer par-dessus le bord que jamais
personne n'aurait eu la pensée de me
chercher au fond du gouffre. Dans no-
tre confiance de sûrs nageurs, nous
nous laissions dériver, étendus sur le
dos, ou nous plongions, goûtant le
AMWTS JOYEUX
vertige doux de couler dans la pro- leuï-es le reflet des verdures et du ciel
fondeur. Xous i-epartioiis ensuite, par-dessus les assises puissantes qui
nous nagion> ju.s(ju aux dei'nières ro- .s'accrochaient au lit de la rivière,
ches, longeant les rugueux contie- Suzy avait la passion des exercices
forts, fendant à laiges brassées heu- physiques. Son corps nerveux et sou-
AMANTS JOYEUX
pie, aux détentes d'acier, eût été celui
d'une gymnaste dans le tintamarre et
l'héroïsme des cirques. Elle avait fait
autrefois des armes ; elle aimait la
chasse et le canot ; elle était aussi dé-
terminée en selle que dans son poney-
chaise, menant sa double paire de
cobs avec des guides blanches dans sa
petite main d'enfant. Mon endurance
à la nage n'atteignait pas à la sienne :
elle gardait bien plus longtemps que
moi l'égalité du souffle et du rythme.
\'raiment, oui, la bravoure de son
corps équivalait à la hardiesse de son
esprit. Si une autre âme m'avait été
départie, peut-être je lui aurais per-
suadé de me suivre dans des voyages
d'explorations, chez les Pieds-Noirs
d'un coin ignoré du globe. Cependant,
c'était bien cet homme routinier et lé-
ger, d'une ûme indubitablement
moyenne, qu'elle avait choisi. J'en de-
meurais par moments confondu.
Nos heures s'écoulaient dans une
ivresse de nature. L'après-midi s'ache-
vait sans qu'il nous vînt à la pensée
qu'une autre vie nous réclamait. Nous
n'étions avertis que par le déclin de
la lumière, l'ombre plus large des ro-
ches sur la coulée verte et le cri rau-
que des corneilles tournoyant autour
des hautes fissures. Il nous fallait alors
regagner à brassées rapides l'îlot où
étaient nos vêtements. Elle ne pouvait
se résigner à se rhabiller tout de suite,
s'attardait dans les dernières chaleurs,
laissant paresseusement s'égoutter
leau qui avait lavé à sa peau les mor-
sures du jour, toute droite dans sa
claire nudité au bord de la rivière com-
me la petite femme antique qu'elle
m'évoquait.
Enfin, j'enfonçais le ferret, la bar-
que volait, rasait la rivière d'où com-
mençait à monter la fraîcheur moite
du soir. Dégrisée comme après une
folie, avec l'odeur encore de cette vie
de nature dans les cheveux, mainte-
nant elle s'impatientait de la lenteur
du retour, reprise à la pensée de son
étrange amour pour son vieux mari.
Nos adieux s'écourlaient tandis qu'elle
se lançait sur les pédales : depuis un
peu de temps elle délaissait sa jument
et m'arrivait à bicyclette. Bientôt sa
petite silhouette décroissait aux lacets
de la route.
Elle me parlait toujours de Tite
avec la même admiration charmée. Il
avait recommencé ses promenades
dans le parc, appuyé à son bras. En-
semble ils avaient visité les fermes du
domaine. Elle ne cessait pas de van-
ter ses mots, sa lucidité d'esprit, son
grand appétit qui le tenait à table pen-
dant des heures. Déjà, autrefois, j'a-
vais remarqué celte gloutonnerie infa-
tigable : elle m'avait paru signaler le
graduel empiétemonl de la matière
chez un homme petit à petit ramené à
l'instinct animal et qui avait été l'un
des beaux cavaliers de son temps. Des
siestes pesantes ensuite l'engour-
dissaient dans une torpeur de grand
ruminant placide. Mais Suzy ne s'a-
percevait de rien. Dans une illusion
d'amour docilement aveugle, elle ne
voyait en lui ou ne voulait voir qu'un
80
A M A N ï S J 0 Y !•: U X
vieil enfanl malade (lu'clle s'efforçait
de rendre heureux.
Elle continuait ainsi à me demeurer
secrète dans le myslère de sa vie, par-
tagée entre l'ardeur sensuelle et ce
grave et soucieux attachement. Elle
n'a pour moi que l'cntrainemcnl et la
reconnaissance du plaisir, me cerli-
fiais-je. -Moi-même je ne croyais pas
éprouver d'autre sentiment pour elle.
Cependant, il nous arrivait mainte-
nant d'être l'un devant l'autre comme
deux amants qu'aux sources intimes
unit un impérieux et véritable amour.
La volupté parfois l'exallail jusqu'à la
plus vive sensibilité. Elle m'appelait de
noms d'adoration ; nous avions d'é-
troits et brûlants emhrassemenls ; je
la sentais se donner d'une absolue dé-
possession d'elle-même.
Un jour l'orage nous surprit dans
l'île. Les airs par-dessus le roc et l'eau
panlelaient enflammés. L'ozone crépi-
tait en décharges constantes. De
sourds et longs tonnerres rabotaient
les nuées basses. Elle vibra contre
moi, électrique, les nerfs pinces, fré-
missant aux lourds silences, aux fra-
cas qui suivaient. Sa gorge palpitait,
malade, éperdue sous la mort pla-
nante. Elle fut femme délicieusement,
dans sa fièvre et son angoisse. Elle
me dit d'un léger délire :
— Que le coup, s'il doit tomber,
nous frappe tous les deux à la fois !
Alors, elle voulut être aimée dans
l'horreur livide de l'éclair. La ténè-
bre fut déchirée par ses cris. Elle se
tordit dans une agonie de volupté. Et
encore une fois, dans l'heure inouïe,
mon cœur m'écha[tpa. J'eus l'ardente
et sombre plainte du désir solitaire.
— Suzy ! est-ce enfin l'amour ?
Ses yeux s'évanouirent. Elle me ré-
pondit :
— Xe m'interi'oge pas. iVe me de-
mande plus cela, jamais, jamais. Ne
l'ai-je pas donné tout ce que j'avais à
moi ? Et que veux-tu de plus encore ?
Ses froides et pâles lèvres me man-
geaient le souffle, sa poitrine ondulait
mourante. Toute l'île Irrmulait dans
un fracas de cataclysme.
Ce jour-là, je crus comprendre que
le corps aussi, au secret profond des
fibres, avait son amour et que cet
amour-là, avec ses troubles et orageux
vertiges, avec la secousse pâmée de
ses spasmes où se fond l'entière subs-
tance, elle me l'avait donné.
Oui, ma chère Suzy, je ne doute
plus à présent que, de tes raides pa-
pilles, du gonflement de ta sève aux
pointes de ta gorge, de la vie soulevée
de ton flanc, de l'enragemcnt de les
nerfs tordus comme des branches d'ar-
bre dans un incendie, tu n'aies eu réel-
lement pour moi mieux que la petite
sensation mousseuse du simple plai-
sir. Pourlanf, ni celle fois ni aucune
nuire, lu ne me dis le mot sacré d'a-
mour, car cela, tu ne pouvais pas le
dire. Les frémissants duvels de ton
corps le savaient pour toi et tes lèvres
restaient muclles dans la joie de te
menlir à toi-même. Tu aurais paTu
cesser de l'appartenir ; tu n'aurais
plus été la femme qui orgueilleusement
Elle montait à l'échelle. (Page_8s.)
A M A i\ T S J 0 Y E U X
83
prétendait régir les mouvements de sa
vie ; et il y avait aussi cet autre grand
amour dont tu parlais toujours.
Notre volupté connut d'arûcntes
intimités. Si Suzy se donnait si sponta-
nément, si joyeusement, de toute la
passion nouvelle de son petit corps,
comme une enfant ! Il semblait que le
plaisir lui fût, dans chaque baiser,
une chose encore inconnue. Elle ne
discontinuait pas d'être la vierge cjui
était venue vers moi un jour avec la
fleur de son désir. Elle m'apportait
chaque fois la neuve et fraîche impu-
deur de sa nudité comme des pré-
mices, comme une fête de dédicaces.
Elle allait avec moi sous les arbres
et laissait tomber ses vêtements, las-
cive, toute chaude d'un désir novice,
comme si avant ce moment elle ne fût
point venue encore. La verte et fraî-
che solitude l'enveloppait : elle était
nue, son ventre reflété aux eaux flui-
des. Elle aimait sentir mes yeux et le
vent passer en frissons à sa chair. Une
folie ainsi pendant des heures l'attar-
dait ; dans un abandon de vie char-
mée, elle ne voyait pas venir le soir.
C'était moi qui lui rappelais l'heure.
— Non, non, disait-elle. Attendons
encore un peu. Jamais plus nous ne
goûterons un tel délice.
Elle aspirait le vent, les bromes,
Ihaleine musquée des eaux. Ses nari-
nes alors battaient comme dans le
plaisir ; les muscles de son cou se
gonflaient sous la force de la sensa-
tion. Les sèves, les grands courants
du monde, étaient encore pour elle un
enveloppement du mâle. Son magné-
tisme profondément vibrait, s'accor-
dait aux vibrations de l'être am.biant.
Sous l'influx nerveux, elle palpitait,
fiévreuse, brûlante, ses mains tordues
au-dessus de sa tête. D'un mal de pe-
tite bête, elle se roulait aux herbes,
[Mjussant des cris voluptueux et souf-
franls, frissonnante du frôlement
d'une feuille ou d'un souffle du vent
à sa chair. Elle tombait là comme un
fruit blessé, ses soyeuses paupières
refermées, me disant à travers ses
dents serrées :
— Je suis grise, je suis grise !
Elle aimait nager d'une main, éle-
vant de l'autre une cigarette qu'elle
fumait à petits coups. Devant elle,
sur la nappe lisse, un nuage flocon-
nait en bleues spirales. Et puis, re-
montée à la rive, elle prenait ses pieds
dans ses mains dans une attitude d'
petite femme jaune des îles. Elle de-
meurait ainsi un long temps déten-
due, heureuse, doucement animale,
sans parler. C'était vraiment une vie
sauvage que nous menions dans l'îlot.
Avec nos peaux safran cuites au so-
leil, nous étions comme deux êtres re-
tournés aux âges de la terre. Moi, la
regardant, je pensais : Se peut-il que
ce soit vraiment là cette méprisante
Suzy qui fut autrefois mon amie ?
\^oiIà, oui, qui m'aurait dit qu'un jour
elle aurait fait tomber sa robe sous
les arbres, nue comme une petite pa-
84
A M \ x 1 S j 0 Y l: L" X
nisque antique ? Jéluis un homme
comblé ; elle me donnait inépuisa-
menl le fasle nuplial de sa jeune
beauté. Elle ne cessait pas d'être une
enfant, toute petite à côté de moi,
grand cl velu : elle était une enfant
par la taille et par l'innocence de sa
nudité. Il semblait qu'elle eût vécu
ainsi, avec sa chair claire au soleil,
dans un temps antérieur de la pla-
nète. Comment expliquer autrement
celle passion de vie libre comme si
elle fût revenue seulement à présent
au sens vrai de sa destinée ? Toi,
Suzy, la dame de Montaiglon, tu de-
meurais plus nue devant moi que ne
le fut jamais devant la source la plus
humble \arhère. la pastourc la plus
dénuée de linge de tout ton do-
maine !
Mon vieux libertinage s'exaltait à
ces jeux de pensées. J'étais le chas-
seur un peu blasé qui avait saccagé
les territoires giboyeux et qui voyait
s'ouvrir les barrières d'un parc gar-
dé, aux vierges joies du carnage. J'é-
lais ce débauché qui pour une poi-
gnée d'or avait fait tomber la tunique
des filles folles. El maintenant, avec
un Iremblomenl dans les mains, j'é-
lais devant Suzy venue librement à
moi, comme quelqu'un qui vit en
songe.
Je m'apparaissais une âme nou-
velle el émerveillée, dans un verger
délicieux où mûrissait une savou-
reuse chair de poche à laquelle au-
cune bouche d'homme avant moi n'a-
vait mordu. Je portais Suzy dans mes
bras à travers lilot, j'allais ainsi avec
sa substance chaude contre ma poi-
trine vers un plus profond silence
d'ombre. Et elle mettait ses mains à
mon cou comme elle l'avait fait autre-
fois. Xous nous aimions là comme les
premiers hommes.
Des vents se déchaînèrenl ; le bois
s'empourpra : il y eut des semaines de
pluie et nous n'allions plus dans l'île.
-Maintenant elle arrivait en blouse
de chasse, chaussée de bottes fortes.
Je prenais deux carabines aux ra-
mures du cerf dans le hall el nous
parlions avec les chiens. Nous reve-
nions toujours le carnier garni ; elle
lirait avec sûreté : je lui laissais abat-
tre les plus belles pièces. Dans la
chambre tiédie d'un feu de saison, elle
redevenait ensuite la petite femme
amoureuse du bord de l'eau.
Ce fut vers ce temps qu'elle com-
mença à me parler autrement du vieux
Tite. Elle me parut mal dissimuler
une peine sourde, et à la fois elle se
défendait de moi, se gardait prudente
dans les réticences de son abandon.
Manifestement, il y eut entre nous
une chose qu'elle ne voulait pas dire.
\'^oil<à. pensais-je : ou bien cet homme
a pris défiance et elle me revient con-
tre son gré, ou bien Suzy elle-même,
avec son air inquiet et assombri, cher-
che un prétexte pour rompre une liai-
son devenue périllfMi«e pour elle. Un
dénouement me parut proche ; il fui
AMANTS JOYEUX
85
bien plus extraordinaire que tous ceux
que j'aurais pu prévoir. J'étais d'ail-
leurs sans tristesse. J'avais reçu diver-
ses invitations pour des parties de
chasse. Je n'aurais pas été fâché, au
moins pour un peu de temps, de re-
prendre ma vie ancienne.
Suzy, en retour de sa chaude pas-
sion sensuelle, n'exigeait rien et elle
en était bien plus terrible. Je ne pou-
vais lui refuser tout ce qu'elle ne me
demandait pas. Des jours entiers je la
guettais, rôdant du bois à la route,
grimpant à la crête des rochers, l'es-
pérant dans le nuage que l'averse
abaissait sur le chemin : et elle venait
le lendemain, quand je ne l'attendais
plus. -Mes heures mesquinement s'é-
miettaient d'espoir, d'ennui. Personne
n'était plus libre que moi, et ma vie
déjà ne m'appartenait plus. Tout de
suite la petite odeur d'ambre et de
cuir de Piussie s'effaçait des chambres,
mais elle ne s'en allait pas de moi. Elle
couvrait l'aromc de l'Obourg grillant
dans ma pipe, les bromes musqués de
l'eau sous le vent d'ouest, le large cou-
rant d'odeurs qui montait des fonds
humides vers mes fenêtres. Suzy se
montrait toujours contente de tout ,
mais moi, d'instinct, je faisais le sacri-
fice de mes goûts à ses préférences.
Des abdications s'ensuivirent. Des
parts de moi restèrent aliénées. Mille
liens subtils m'enchaînèrent.
Suzy, d'ailleurs, avec art variait
mes plaisirs. Elle-même infiniment se
variait, d'un bouquet capiteux et mo-
bile, d'une pétulance de vie qui me
causait un perpétuel étonnemenl. Les
jours de gros temps, elle voulut vivre
auprès de moi, de la vie de la maison ;
elle eut des grâces familières et ten-
dres de ménagère, s'intéressant àTor-
dre intérieur, à la cuisine, au meu-
ble. Elle se révéla ainsi encore une fois
une Suzy que je ne connaissais pas.
Elle montait à l'échelle, cueillait à Tes-
palier les derniers fruits de la saison :
nous visitions ensemble l'étable, le cel-
lier et le potager. Je n'éprouve pas
de honte à confesser qu'elle m'entretint
tout un temps de pâtés exquis qu'elle
faisait préparer au château par son
chef de cuisine.
Les ciels abaissés, nues d'ardoises,
bruinèrent en pâles lumières dans les
chambres. A travers les vitres, la ri-
vière apparut étamée de matités sour-
des. Dans la profondeur grise se dé-
ployait l'automne fané de la prairie.
Les feuillages lentement commen-
çaient à pleuvoir aux pelouses du jar-
din. Et à présent d'autres chants d'oi-
seaux dolents, comme d'aigres airs de
flûte étaient venus. Une douceur de
mélancolie, après les rires de l'été,
parfois nous était un charme nouveau
comme une part de nous affinée et
devenue plus sensible. Nous allions
aussi relever les lacets dans la tende-
rie aux grives.
Je pensais ([ue bientôt, dans les ma-
i-ais de la contrée basse, passeraient
la bécassine et la sarcelle. Si seule-
ment elle pouvait se décider à demeu-
rer quelque temps éloignée, je serais
parti là-bns avec mon fusil.
86
A MA XTS JOYEUX
Le vœu se réalisa ; la maison fui j'aurais pu partir et je ne parlais pas.
vide, l'escalier profond ne ballil plus .Ma chair esclave Iressaillail de désir
de sci coups de lalons. el de regret. Eh bien, réjouis-loi. pen-
Deu.^ semaines se passèrcnl ; elK"; sais-je, lu as ce que lu souhailais :
n'élail plus revenue; cl mainlenanl le voilà rendu à celle liberté précieuse
c'était le rude octobre, .le m'en allais donl la perte te comblait d'amerlume!
tous les matins en chasse ; j'écoulais Jaiiuiis je ne lavais tant désirée. Un
de loin si la cloche ne me rappelait moût furieux me travailla ; j'éprouvais
pas. Je ne croyais pas que j'aurais en même temps une grande colère
ressenti si cruellement son absence ; d'ainour-itropre : il me semblait plus
AMAXTS JOYEUX
87
convenable que je l'eusse quittée le
premier.
*
* *
Un dimanche, Martine, après avoir
selon sa coutume entendu la messe
au plus prochain village, me servit le
déjeuner. Elle tournait autour de moi
avec le léger reniflement qui la pre-
nait dans les grandes circonstances
de la vie. Et moi, la voyant agitée, les
mains un peu tremblantes, je lui de-
mandai en riant :
— N'aurais-tu pas quelque histoire
à me conter ?
La moue à la fois cauteleuse et
contristée, elle frappa ses cuisses du
plat de la main.
— Oh ! fit-ellé, c'est qu'il est tou-
jours temps pour annoncer les mau-
vaises nouvelles !
Je pensai aussitôt qu'il était sur-
venu quelque chose à Suzy. Il me fal-
lut un effort pour me maîtriser et dire
froidement à cette mercenaire :
— Ah çà ! parleras-tu ?
— Eh bien! voilà, monsieur, s'écria-
t-elle avec autant d'empressement
qu'elle avait mis de lenteur à prépa-
rer son discours. M. le comte est
mort. On l'a enterré il y a huit jours !
Jamais il n'avait été question du
vieux Tite entre nous ; elle affecta tou-
jours d'ignorer qui était Suzy ; et à
présent elle était là, hochant la tête
et me regardant avec des yeux lar-
moyants et sournois.
— Le comte est mort ! m'écriai-je à
mon tour dans un tumulte inexprima-
ble de sensations.
J'avais jeté ma serviette sur la ta-
ble et à grands pas je me promenais
dans la chambre, répétant :
— Le comte est mort ! Le comte est
mort !
Il sembla que moi-même j'avais
perdu un vieil ami. Je fis seller Her-
cule ; je partis devant moi ; j'abattis
d'une traite la distance qui me sépa-
rait de Montaiglon. Et puis, au pied
de la haute butte, je commençai seu-
lement à penser à ce que j'allais dire
à Suzy. Mais la secousse était passée :
j'étais sans chaleur et sans élan.
Cette mort, après tout, me restait
étrangère : nos vies s'étaient côtoyées
et ne s'étaient pas mêlées. Aujour-
d'hui qu'il n'était plus là, je sentais au
peu de vide qu'il faisait dans ma vie
la place minime qu'il y avait occupée.
Son grand profil entre les cierges ces-
sa de me hanter. Toute ma pensée se
reporta sur Suzy. J'étais à ses pieds ;
je lui disais d'ardentes paroles ; elle
pleurait dans mon épaule. Sous l'ob-
session des images, mes nerfs se ten-
dirent, mon sang courut. Je fus sou-
dain envahi d'un violent trouble char-
nel. Si elle était venue, je l'aurais
haussée par les poignets jusqu'à ma
selle, je l'aurais baisée furieusement
aux lèvres. Oui, avec ses vêtements de
deuil, avec sa chair attendrie de
larmes, sa délicieuse chair de petite
veuve, je l'aurais prise. Quelle abo-
mination ! Les entrailles bouillantes,
avant aux narines le frémissement
w
AMANTS JOYEUX
du désir je souffris là une grande me vint un allégenienl : je lirai une de
honle cl ne pouvais chasser cel égare- mes caries, mais presque aussilôt, je
nienl. • la remis dans mon poriefcuille. Ce se-
^. '>it
Je gravis Icnlemenl les rampes ; les rail slupiele, pcnsais-jc, il vnul mieux
rideaux élaienl refermes sur les fenc- lui écrire.
1res ; le château semhlait sans vie. Un 11 me rcsla une peine de rancune, de
domestique m'apprit que la comtesse vague pitié. Je la plaignis ; sans cha-
étail partie depuis deux jours. Alors il Iimu- ji^ plaignis son vieil amour mar-
Je partis le lendemain matin. (Pag? 91.)
90
AMANTS JOYEUX
lyrisé. Je me la figurais vaincue, acca-
blée dans sa peine, avec autour d'elle
ce vide immense des chambres où tou-
jours rappelait le cri blessé, la voix
grelottante du mari pris par ses accès
de goutte. Mais surtout je lui en vou-
lais de ne pas mavoir averti. Huit
jours ! Et pas un mot, pas même le
part banal que toute la contrée avait
dû recevoir. Il sembla que moi aussi,
j'eusse sombré sous les pelletées de
terre qui avaient comblé le seuil du
funèbre mausolée. Je voulus écrire.
J'essayai plusieurs brouillons. Les
mots ne venaient pas, mes condo-
léances étaient indifférentes et froides.
Je me résignai à garder vis-à-vis d'elle
le même silence qu'elle avait gardé
pour moi. Je sentais que je n'avais
plus rien à lui dire. La mort, en se
mellant entre nous, sembla nous avoir
étranges l'un de l'autre. Nos âmes fu-
rent déportées vers les pâles régions,
elles qui ensemble avaient ri et chanté
dans le jeune été. Et maintenant, sur
les marges de l'exil, elles ne se recon-
naissaient plus.
Dans mon désarroi, je songeai sé-
rieusement à avancer mon départ pour
la ville : je ne rentrais habituellcmeiil
que vers la fin de décembre. Je me
pressai de terminer mes marchés. Je
donnai mes instructions pour les tra-
vaux du f)olager : les meubles du sa-
lon et de In salle à manger furent
rhabillés de housses. Ces soins accom-
[tlis. je me trouvai dans la disposition
d'esprit d'un homme qui renonce à la
vie sauvage et consent à faire figure
parmi les civilisés. Plus rien, du
reste, ne me retenait cette année à
Fourqucroc : le marchand de bois, dès
loclobre, avait amené une équipe de
bûcherons. Ensemble nous avions dé-
limité la coupe ; les coups puissants
de la cognée sans relâche retentis-
saient dans les airs sourds.
Celte fois, c'est bien fini, me dis-je,
je ne la reverrai plus. Mais n'est-il pas
plaisant qu'elle cesse de m'appartenir
dans le moment même où elle est ren-
due à la liberté ? A moins que juste-
ment ce ne soit l'absence de tout dan-
ger qui, pour un esprit aussi aventu-
reux, ne rende à présent notre liaison
sans saveur? J'épuisai les raisonne-
ments sans parvenir à découvrir la
cause de l'inexplicable refroidissement
de Suzy à mon égard. Naturellement,
j'allai aux raisons les plus compli-
quées, j'imaginai des cas de cons-
cience subtils, méconnaissant ainsi la
simplicité qu'elle apportait en toute
chose. Bail ! concluais-je, le mieux est
de n'y plus penser puisqu'elle-même
m'en donne l'exemple. Avec son mer-
veilleux pouvoir de volonté, elle a pro-
bablement fini de penser à moi.
La voluptueuse image toutefois
ne s'en alla pas ; perdu dans mes ro-
ches avec mon âme d'automne, j'étais
devenu un homme presque sentimen-
tal. Oui, voilà, j'avais perdu mes
aplombs, les fameux aplombs des-
quel- j'étais si fier.
AMANTS JOYEUX
91
Mes malles élaienl presque faites
quand un matin le courrier m'apporta
une ligne d'elle : « Mon cher Philippe,
je suis à Valcombe. Venez m'y rejoin-
dre. » Valcombe était un pavillon de
chasse qu'elle tenait de son père. Nous
y étions allés autrefois en bande chas-
ser le sanglier et le renard. Mon cœur
sauvagement bondit. Je n'irai pas,
pensai-je ensuite. Mais déjà, au fond
de moi, l'être subreptice, dissimulé
derrière celle feinte d'indépendance,
cauteleusement huilait l'ancienne lâ-
cheté docile de la chair. Après le long
silence qui te fit méconnaître les plus
élémentaires convenances, c'est pour
toi un devoir. Une visite à Valcombe
seule peut réparer tes torts envers
elle.
Je partis le lendemain au petit ma-
tin. Hercule, qui depuis un peu de
temps ne quittait plus l'écurie, était
bien en formes, le souffle profond, le
jarret nerveux et ardent. Un brouillard
froid, laiteux, trempait la campagne
nue, embuait la rouillure déchiquetée
des feuillages. Mais des lumières glis-
sèrent ; un fluide paysage se leva,
rose et vermeil, du matin nébuleux.
Des efflux chauffés de soleil montaient
des bois au moment où je m'engageai
dans l'une des avenues qui menaient
au pavillon. J'avais sifflé et chanté
pendant une partie de la route.
— Suzy !
Je m'étais attendu à la trouver dans
sa robe de veuve ; j'avais laborieuse-
ment préparé des paroles, une voix
d'émotion, de longues et instantes
pressions de mains. Et elle était là
devant moi en culotte d'homme, les
mains dans les poches, comme elle
était venue les premières fois à Four-
queroc.
Dans mon saisissement, j'oubliai
mes compliments de doléances ; je ne
pouvais que répéter son nom d'une
voix basse, arrêté sur le seuil de la
grande pièce, devant les panoplies et
les trophées de chasse accrochés aux
murs.
Elle me regardait franchement, les
yeux droits, un peu. durs, et elle n'é-
tait pas triste, dans sa belle force de
vie au repos. Elle ressemblait à une
femme qui attend son amant et ne
laisse aucune douleur derrière elle.
]\Tais moi qui avais disposé différem-
ment la scène, un petit drame intime
de sanglots, d'attitudes brisées, de
lentes paroles chuchotécs (oh ! com-
me je la connaissais peu, cette Suzy !)
je n'osais approcher, pris d'une gêne
respectueuse devant elle qui, avec ses
mains de passion et de charité, avait
touché aux plis d'un suaire. Et tout
d'un coup elle fit un pas vers moi ;
elle retira ses mains du fond de
ses bragues, les appuya à mes
épaules.
— Pourquoi ne m'embrassez-vous
pas ?
J'aurais préféré qu'elle me montrât
un des fauteuils avec le geste que j'a-
vais prévu. Ensuite elle se serait as-
sise près de moi en pleurant : je l'au-
rais tendrement consolée. La situation
n'eût manqué ni de correction ni de
92
AMANTS JOYEUX
piquant. Je la pris dans mes bras, je
lui dis assez froidement :
— -Mon Dieu 1 Suzy ! qu'avez-vous
dû penser de moi ?
Elle comprit que je faisais allusion
à mes semaines de silence.
— Mais non, mieux valait cela.
Tout le reste eût été ridicule.
Elle me parlait tranquillement en
souriant. Elle s'était serrée contre ma
poitrine, avec ce frisson de petite
chatte voluptueuse qui lui sillait l'é-
chine quand je la prenais là-bas, dans
sa vie nue. Et elle était de nouveau de-
venue désirable.
— \'oilà, c'est une affaire finie, fil-
clle. Je n'ai pas voulu vous écrire poin-
ne pas trop vous surprendre. J'ai pré-
féré vous dire cela en causant.
Ah ! pensais-je, le pauvre Titc ! A
peine on l'a descendu en terre et déjà
l'herbe a poussé sur lui. Plus rien n'c^-t
resté de la grande passion d'amour
dont elle le comblait ! Cette Suzy est
vraiment un petit monstre très inté-
ressant. -Maintenant, avec une chaleur
de sang au cœur, j'aspirais l'odeur de
ses cheveux étrangement comme si,
dans cette toison bouclée sentant l'eau
ambrée, un peu de la fumée des cires
chaudes et de l'encens eût persisté.
— Mij dear^ me dit-elle, portez-moi
là dans ce fauteuil, cl puis mettez-vous
à mes genoux comme vous le faisiez
chez vou^. J'ai besoin de voir la cou-
leur de vos yeux près des miens pen-
dant que je vous dirai cette chose.
Mes mains se nouèrent à sa taille :
j'étais entre ses genoux docilement
comme elle me l'avait demandé. Son
visage encore une fois avait changé ;
elle regardait devant elle, la barre de
ses sourcils tendue.
— Je vais vous dire une chose sin-
gulière, mon ami. Ensuite vous pen-
serez de moi ce que vous voudrez.
Mais cela, il faut que vous le sachiez.
Oui, il faut que vous sachiez quelle
femme est votre petite Su/y. Depuis
un peu de temps, un goût de vieillard
lui était venu. Il voulait toujours me
prendre. Il entra l'aiihc jour dans mon
cabinet de toilette. Je sortais de mon
lub, j'étais nue, et il était là devant
moi, avec un horrible rire, les mains
tremblantes... Il y eut une lutte... une
lutte...
Elle me caressa le visage, s'arrêta
un instant de parler. Et puis, d'une
voix un peu traînante et lointaine, de
la voix dont on pailo nu passé, elle re-
prit :
— \'ous rappelez-vous ce que je
vous disais là-bas un jour. Philippe?
C'était mon àme mcine que je vous li-
vrais. Si entre un homme et une
femme qu'unit l'amour, il se pouvait
qu'un des deux fût piis du désir char-
nel, il vaudrait mieux que l'autre le
tuàl. Eh bien, ce que j'ai dit alors, je
l'ai fait. J'ai pris sui- la table ma petite
main d'ivoire, vous savez, cette main
à se gratter le dos. El je lui en ai donné
droit dans la lonipc un roup, rien
(|u'un couj». PliilipjM'. Il e>t tombé. 11
étail mort.
Elle me dirait rela simplement, Iran-
fjuillement, les yeux appuyés aux
Elle était là en culotte d'homme. (Page 91.)
91
A M A X r S JOYEUX
miens sous ses paupières hautes. La
poitrine était calme, le souffle doux,
régulier, dans la beauté unie de sa vie.
El elle n'avait fait qu'un geste vers le
sol. un geste négligent qui me montra
quelqu'un roulant à terre, sous nous.
Et moi, suivant l'indication de sa
main, j'avais cru voir réellement tom-
ber là une haute taille d'homme. La
sensation fut brusque, terrible. Cette
petite main allongée vers le tapis ou
l'autre qui doucement lissait mes che-
veux, peut-être avait eu du sang à ses
ongles.
— Vous dites, avec une petite chose
à se gratter le dos, Suzy ?
— Oui, longue comme ça... Et un
coup, un petit coup à la tempe.
— Oh ! m'écriai-je en me dressant,
c'est effrayant que vous, Suzy, vous
aviez fait une telle chose ! Et dites,
dites, pas de... (ma langue battait con-
tre mes dents, je voulais dire « re-
mords >', mais la chose me parut un
peu forte pour une jeune femme si
tranquille), — ... de regrets après que
là, à terre...
A son tour, elle fut droite tout à
coup. Un sable noir, des remous d'o-
rage lui brouillèrent les yeux. Elle
était très pâle, frémissante et d'une
voix hachée, criait :
— Que cela soit arrivé, ce n'est
rien, mais cet horrible vieillard a tué
l'amour en moi. Je ne l'avais pas vu
vieillir, je le voyais toujours jeune et
beau. Avant lui, je n'avais aimé que
mon père. Je l'aimais d'un amour si
au-dessus de la vie, d'un amour com-
me une religion. El maintenant
l'amour est mort. Je n'ai plus que du
mépris, de la haine.
Une crise de sanglots la secoua des
pieds à la tête. Ses cheveux dans ses
poings, couchée de son long sur la
table, elle cognait le bois sonore avec
son front. Elle n'avait pas de larmes.
C'était une douleur sèche, furieuse,
aux cris comme des abois.
— Oh ! c'est la première fois. Je
n'avais pas encore crié. Il est mort et
je n'ai pas crié. Et maintenant je vou-
drais crier des jours et des nuits.
Dans mon trouble, mon horreur,
une idée prit dessin. Je la sentis vic-
time d'une triste confusion de l'amour.
Elle avait épousé le comte, l'avait
chéri d'un ardent culte filial où elle re-
trouvait encore son père. Entre les
deux vieillards, entre ces deux tyran-
nies affectueuses qui avaient fini par se
fondre, elle avait été heureuse, s'igno-
ranl, ignorant la crise nuptiale. Ses
sens vierges avaient pu me demander
la volupté sans qu'elle se sentit trou-
blée dans son tranquille mensonge
loyal d'amour. Elle-même enfin, dans
un cri de souffrance et de colère, ve-
nait de me révéler son étrange et
pieuse duperie. Le mystère de sa vie,
qui était resté obscur pour elle, s'é-
claircit ainsi pour moi. En frappant
elle ne s'était pas aperçue qu'elle châ-
lir.il l'oulrage infligé à sa vieille folie
sénile qui avait paru s'être oubliée jus-
qu'à l'inceste. Après tout, pensais-je,
si elle a fait cela, croyant faire une
chose juste selon sa conscience, pour-
AMANTS JOYEUX
95
quoi m'en montrerais-je plus ému
qu'elle ? Cette pensée se noua à l'autre
et m'allégea.
Cependant il y avait toujours cet
homme étendu à terre entre nous. Je
regardai longtemps ses petites mains
enfoncées dans ses cheveux. Mon
Dieu ! elles s'étaient posées si genti-
ment au creux de ma poitrine ! Elles
avaient d'une grâce si enjouée fait
tomber ses vêlements au bord de l'eau!
C'étaient presque alors encore d"a-
moureuses petites mains de vierge. Et
à présent elles avaient sur elles le
poids lourd de celte mort. Je me rap-
pelai la tonnelle, leur frémissement
dans l'ombre, le coup qu'elles avaient
frappé dans le vide, furieuses, meur-
trières c'était déjà le geste qu'elles
apprenaient.
Brusquement, elle s'arracha de la
table. Elle fut debout, frappant du
pied, rejetant ses boucles d'un front
résolu.
— Oh ! je suis lâche ! En voilà
assez !
Et puis elle vint à moi avec le batte-
ment de son sein orageux.
— Voilà, fit-elle, maintenant je ne
suis plus qu'une fille comme toutes
celles que tu as connues. Prends-moi.
Je ne croyais pas qu'elle m'aurait
dit cette parole si vite. Elle me de-
manda de la prendre comme elle eût
jeté un ordre, comme elle se fût don-
née au premier venu. Et moi, avec la
sensation froide du cadavre entre
nous, je lui dis d'abord :
— \'oyons, Suzy, vous n'y pensez
pas.
Alors elle me noua ses bras au cou,
appuyant les bouts raides de sa gorge
à ma poitrine. Dans la chaleur de son
désir, elle était redevenue la petite
liane souple qui dans l'îlot s'enlaçait à
mes membres. Son rire écarlate son-
nait à ses dents. De toute sa chair elle
eut un cri.
— Mais prends-moi donc.
Elle me l'avait dit ainsi la première
fois.
Personne ne sembla mort autour de
nous : le vieux Tite était toujours
dans la maison, poussant ses faibles
laineulalions d'enfant, ou bien peut-
être il était parti en voyage, très loin.
Cela ne se fût pas passé autrement.
Les lourds rideaux ouverts laissaient
entrer l'or léger de cette après-midi de
la fin de l'automne. Un grand silence
planait sur les bois. Les chambres
aussi, dans ce pavillon isolé, étaient
silencieuses comme si jamais une cla-
meur d'agonie n'avait été portée jus-
que-là à travers l'espace. Oui aurait
pu affirmer que ce vieil homme était
tombé à terre, frappé à la tempe
d'un coup léger de la petite main
d'ivoire ?
Elle n'avait amené avec elle que le
cocher et la femme de chambre. Il n'y
avait à l'écurie que la jumsnt et deux
chevaux pour la voiture. Elle me dit :
— J'ai fait préparer ta chambre.
Pendant trois jours nous vécûmes
ensemble dans cette maison d'ombre
et d'oubli. Il fut un temps où j'arrivais
96
A M A .\ T S J 0 Y E [; X
ainsi à Montaiglon : j'étais alors riiùle
du comte, tout près du cœur de sa con-
fiance, et Suzy n'était point encore ve-
nue avec la fleur malade de son désir ;
la petite main d'ivoire n'avait pas fait
encore cette, chose horrible. Je dor-
mais à présent des nuits inquiètes et
insomnieuses, près de la chandjre où
Iranqiiillcmcnt elle reposait, .lo n'en-
trais jamais dans celte chambre. Le
matin elle descendait me lejoinrlrc
dans la haiih* <allc du rez-de-chaHS-
séc, près de la table où fumait le thé
du déjeuner. Flic avait le visage frais
et reposé d'une jeune femme après un
sommeil heureux.
Xous prenions ensuite des fusils,
nous allions chasser dans le bois. L'a-
[)rès-midi Suzy faisait seller les che-
vaux. Elle me dit qu'elle
était venue au pavillon pour
penser à sa vie nouvelle.
Elle avait décidé de quitter
Montaiglon et de renoncer à
la fortune du comte. Ce
fut la dernière fois qu'il
fut question de Tile entre
nous.
L'ancienne idée revint,
s'implanta. Timidement je
pensais à présent : Puis-
qu'elle a agi dans la pléni-
tude de sa conscience et de
sa volonté, je n'ai pas à la
juger. . Son extraordinaire
énergie me donnait à moi
aussi de la décision. C-epen-
dant quelque chose était sur-
venu qui ne s'en allait pas
d'entre nous. Quand je la
([uittai. il me resta la sensa-
tion d'une délivrance. Xous
n'avions pas échangé de
promesse. Il demeura taci-
tement entendu encore une fois
qu'elle viendrait comme elle était
toujours venue, librement, dans le
volontaire et jeune désir de sa
chair.
Je rentrai passer quelques jours à
Fourqueroc et puis je partis pour la
ville. Ma \ie pendant des mois, avec
une svmclrie correcte, exactement se
— Mais prends- moi donc !... ^age 95.)
ÎKS
A MA XTS JOYEUX
conforma a ce qu'elle avait été les au-
tre? hivers, dîners au club, soirées au
cinjue, invitations dans le monde. On
voulut bien reconnaître que le « jeune
homme distingué » n'avait pas trop
perdu de ses cheveux dans les loisirs
occupés de la campagne. Quand je
me regardais passer dans les glaces,
souriant avec mes dents blanches et
le monocle enchâssé dans le sourcil,
j'avais la sensation heureuse de me
reconnaître toujours en formes.
Quelquefois l'un ou l'autre parlait
devant moi de celle étrange et si ra-
pide mort du comte. Généralement on
plaignait le prématuré veuvage de
Suzy. Ecoulant ces propos, dans les
commencements, j'avais serré forte-
ment avec ma main le secret dans ma
poitrine. Ce secret vivait dans ma vie
])rofonde comme quelqu'un entré clan-
destinement dans la maison et qui n'en
veut plus sortir. Il ilormail plutôt dans
ma vie et ne me tourmentait pas.
Quand tout à coup il était question
du vieux Tite. quelque chose vague-
ment sous la palpitation des lumières,
devant le frémissement léger des gor-
ges et des épaules, s'agitait en moi
comme le vent remue les herbes d'une
tombe. J'avais à peu près celte idée :
tout fuirait épouvanté, comme les om-
bres de la nuit devant le jour, si seu-
lement j'ouvrais les lèvres. Kt je me
tai-ai«. écoulant cette petite main
d'ivoire frapper son léger coup sec
contre une tempe.
Je serais demeuré sans nouvelles de
Suzy -i nn nmi ne m'avnil appri's qu'il
lavait rencontrée à Florence. Elle
resta morte pour moi tout ce temps de
l'hiver et je n'en éprouvais ni ennui ni
regrets. Mes jours s'écoulaient dans
une disposition d'esprit vide et légère.
Je ne songeais plus à me demander si
je l'avais aimée. C'était un autre sen-
timent que j'éprouvais pour elle, et il
n'avait pas sa source dans l'amour.
A force de me heurter à des appa-
rences d'èlres vivants, dénués de per-
sonnalité et subissant passivement le
choc des événements, il m'était venu
une sincère admiration pour cette pe-
tite femme qui avait une taille d'enfant
et qui dominait la destinée. Celle-là,
sortie victorieuse des ondes léthargi-
ques de la mort, m'apparaissait une
jeune héroïne parmi des trophées san-
glants. Elle n'avait eu qu'à lever la
main et un homme était tombé avec
le geste dont il avait voulu s'emparer
de sa vie libre. Il avait à jamais fermé
les yeux sur le mystère dérobé de sa
nudité.
Ce cœur viril pourtant, dans l'heure
sexuelle, joyeusement s'était donné à
moi, un homme insignifiant et mou,
qui n'avais de courage qu'à la chasse,
devant les bêles inoffensives du bois.
Sa haute vie supérieure d'essence per-
sonnelle autrefois m'avait pesé et à
présent j'en subissais, sans m'en dou-
ter, la domination silencieuse. Je ne
nouai aucune relation nouvelle. Je
n'aurais pu dire la cause pour laquelle
ma vie fut un désert nu où ne fleurit
plus la fleur rouge du désir. Elle avait
conq)rinié sous ses poings ma volonté,
AMAiNTS JOYEUX
99
elle y avait mis les gonds de ses pe-
tites mains violentes.
Quand la nature excédée se rebel-
lait, je faisais un signe au groom,
après le dîner au cercle. Le jeune co-
quin savait qu'il pouvait compter sur
un lariïe salaire. Xous étions ainsi un
grand nombre de gens bonorables qui,
lois, si le vieux Tile avait toujours ses
accès de goutte.
Un homme qui connaît le plaisir ne
s'aveugle pas sur une femme qui lui
revient après une absence. Il recon-
naît à des nuances le passage d'un au-
tre amant dans la vie qui, un peu de
temps, cessa d'être près de la sienne.
par lassitude, recourions à ses offices. Le vent ne casse pas également les
El puis les lacets des corsets sifflaient; branches et le pêcheur, en relevant au
une pauvre chose de vie s'abandon- matin ses nasses, sait bien si une au-
nait sans joie ; et moi, en détournant ^^'e main y a touché pendant la nuit,
ma bouche, je fermais les yeux. Je C'était le matin, et moi je poussais
voyais sous la nuit de mes paupières "^a barque à travers l'eau. J'allai là où
la petite chair vierge qui était allée J'avais mis mes nasses ; aucun voleur
avec moi vers la rivière. Je pensais : ^'élait venu. Suzy était toujours la pe-
Maintenant qu'il y a entre elle et moi tite Eve folle qui me demanda de lui
ce secret, elle ne pourra faire autre- i^évéler le secret de l'ardente vie phy-
ment que de me revenir. Je raisonnais sique.
là avecle faible esprit d'un homme qui Quand, au soir, elle s en alla, elle
ne peut se hausser jusqu'aux merveil-
leuses puissances de certaines âmes
indomptables.
Un clair matin de printemps, la clo-
che, par-dessus le bois, tinta. Ma vie
sous moi courut. Mon cœur sentit sa
présence et hennit. « Suzy ! » criai- je.
Sa voix parvint par le chemin et me
répondit. Comme au premier jour,
était devant moi, me souriant, m'of-
frant l'amour dans ses yeux.
— Vois, dit-elle, je t'ai désiré.
Xos chairs se reconnurent. Il sem-
me dit simplement :
— Ne m'attends jamais et moi, je
viendrai toujours librement, comme
par le passé.
Elle m'avait dit cela aussi le premier
jour : seulement il y avait maintenant
entre nous cet homme dans un pro-
fond cimetière. La sensation fut brus-
que, persista quelque' temps. Mais,
mon Dieu, il nous avait gênés si peu,
vivant ! Il ne sembla pas décidé à faire
plus de bruit sous la pierre scellée. Je
crois bien que moi seul pensais encore
quelquefois à lui. A présent, d'ailleurs,
je n'avais plus aucun tort à me repro-
cher vis-à-vis de ce pauvre Tile. Je
pensais philosophiquement que cela
bla qu'elle était venue la veille. J'au- serait arrivé aussi bien avec un au-
rais pu lui demander, comme autre- tre que moi.
BIBLIOTHfCA
100
AMANTS JOYEUX
Le bul clé icLomiiiença ; la rivière
fui tiède el vermeille, dans l'elïlux va-
nillé du pré fauché ; el une pelilc
forme nue élait couchée dans les hau-
tes spirées du hord de l'eau. Ouau-
rail-il pu manixcr de plus heureux
que celle vie aimable avec une maî-
tresse qui, chaque fois qu'elle arrivait,
était pour moi une nouvelle femme
inconnue ? Elle venait avec son jeune
désir ; une senteur d'ambre et de
phos|»ii(:re r^orlail de ses robes, el jiuis
elle parlai! : l'odeur légèrement pal-
pitait un peu d'instants à mes mains.
Sa passion sauvage de liberté avait
encore gi'andi. Je ne l'interrogeais pas
sur sa vie loin de moi. Je savais seu-
lement qu'elle s'en retournait à son pa-
villon du bois. Je ne savais pas autre
chose.
Son goût pour moi dura ainsi jus-
qu'à l'automne. Je n'avais jamais au-
tant aimé les arbres, les hautes roches
veloutées d'or, le vent doux des silen-
cieuses campagnes. La voix puissante
des solitudes me grisait si profondé-
ment à travers son sensuel amour qui
prolongeait la nature ! Ses yeux
étaient le vert miroir où se mirait le
monde. Avec ses cheveux bouclés dans
mes mains comme des feuillages, avec
sa vie fluide près de moi comme l'eau
de la rivière, j'étais le jeune époux de
la terre. Un sens subtil délia mes lour-
deurs originelles. Son souffle de vie
fit le miracle do me vivifier moi-même.
Je perçus des rapports enirc le mon-
de et la créature. De fraîches et sou-
daines sensations me visitaient.
\Sii jour, elle me dit :
— Je suis venue vers loi de mon
propre mouvement, et lu ne m'as de-
mandé ni quand je partirais ni quand
je reviendrais. Une femme comme
moi ne serait plus revenue si tu l'étais
cru des droits sur ma volonté. C'était
alors une grande joie pour moi, car
j'agissais librement, selon ma nature,
el ce que je pouvais te donner, je le
l'ai donné avec passion. Maintenant
écoute, je voudrais connaître une au-
tre vie. Je n'aurais plus le même plai-
sir à venir ici. Cela, je te le dis franche-
ment. J'ai horreur du monde. J'ai le
dégoût de moi-même et de mes jours
inutiles. Je suis riche, et l'argent entre
mes mains ne sert à rien. Il me semble
(|ii'il y a ailleurs quelque chose à faire
pour une femme qui a de la volonté
el du courage. Ne sois pas étonné si,
un jour, lu apprends que je suis allée
là-bas, dans une île, soigner les lé-
preux. Oui, je crois, faire une chose
grande, se dévouer à une œuvre utile
el généreuse, c'est encore la seule
chose possible, el c'est aussi le seul
durable amour. Toi, lu as éveillé le*
plaisir qui dormait en moi ; tu m'as
appris la volupté. Xous avons -été des
êtres de joie. Ensemble, nous avons
exploré la sensation jusqu'aux confins
de l'amour. Et ensuite, il faut loucher
avec des mains tendres à des plaies,
à la souffrance de l'humanité miséra-
ble. Je m'en irai donc librement au-
jourd'hui, comme je suis venue la pre-
mière fois el loules les fois.
Mon Dieu ! moi qui avais sottement
Une ombre légère se lève dans les arbres. (Page 102.)
102
A M A X T S JOYEUX
espéré que le plaisir suffirait à nous
lier pour la vie ! A présent, elle aie
parlait d'un amour infini comme la
douleur, un amour dont je n'aurais pu
concevoir la pensée avant ce moment.
0 Suzy ! ces petites mains s'étaient
appuyées au creux de ma poitrine,
elles avaient frappé avec l'ivoire sur
la mince cloison de la tempe, et voilà,
maintenant elles allaient devenir les
mains miséricordieuses qui rafraîchis-
sent les ulcères et lavent les sanies.
Je compris que lu le ferais comme tu
le disais, toi, toute petite avec ton
âme plus grande que ton coi-ps et si
gonflée de passion, toi qui aurais été
une reine parmi les plus parfaites
courtisanes et qui. sans doute, à celle
heure, est devenue une sœur de cha-
rité.
El ce jour-là fut le dernier. Son
odeur d'ambre, sa senteur d'essence
volontaire demeura un peu de temps
dans la maison et puis se volatilisa.
Des années se sont passées et je ne l'ai
plus revue. Le silence s'est fait sur
sa disparition comme les rides s'éga-
lisent par-dessus l'eau où l'on a jeté
une pierre. Quelquefois je pousse la
barque vers l'îlot. Une ombre légère
se lève des arbres et me regarde avec
de beaux yeux de désir et de vie. Elle
me fait un signe que je ne veux pas
comprendre. La jolie fille au ruban
rouge, elle aussi, était partie un jour.
Personne ne sut où elle était allée.
Mais, dans un autre hameau, une ai-
mable enfant blonde à son tour met
un ruban rouge dans ses cheveux
quand j'arrive la voir.
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BOSSU ET, Oraisons Funèbres,
— Discours sur l'histoire universelle.
BRANTOME, Dames Galantes.
CAMOENS, Les Lusiades.
CASANOVA (JACQUES). Mémoires,
6 vol.
CÉSAR, Commentaires sur la Guerre des
Gaules.
CHATEAUBRIAND, Atala, René; Le
Dern er Abencérage.
CORNEILLE, Théâtre, 2 vol.
DANTE, La Divine comédie.
DESCARTES, Discours de la Méthode,
Méditations métaphysiques.
DIDEROT, La Religieuse; Le Neveu de
Rameau.
ESCHYLE, Théâtre.
FÉNELON, Télémaque.
— De l'Education des Filies.
FOÉ (DANIEL de), Robinson Crusoé.
GŒTHE, Werther; Faust; Hermann et
Doro(/iée.
HOMÈRE, Iliade.
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LA BRUYERE, Caractères.
La FAYETTE (M^e de). Mémoires;
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LA FONTAINE, Fables.
— Contes.
LA ROCHEFOUCAULD, Max/mes.
LE SAGE (A.-R.), Histoire de Cil Blas de
S£ntillan<='. 2 vol.
LESSING, Théâtre.
MAISTRE (X. DE), Œuvres.
MARIVAUX, Théâtre choisi.
MOLIÈRE, Théâtre. 4 vol.
MONTAIGNE, Essa/s, 4 vol.
MONTESQUIEU, Lettres Persanes.
— De l'Esp"it des Lois, 2 vol.
MUSSET (A. de). Premières Poésies,
1829-1835.
— Poésies nouvelles^ 1836-1852.
— Comédies et Proverbes. 2 vol.
— La Confession d'un Enfant du siècle.
— Contes.
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— Œuvres Posthumes.
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PASCAL, Pensées.
— Les Provinciales.
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SÉVIGNÉIM'"" de), Lettres cho/s/es.
SOPHOCLE, Théâtre.
SPINOZA. Èihique.
STAËL (M'"" de). De l'Allemagne, 2 vol.
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