sw'z:;:?
-•»^ç?J*._sija'-
"JP II
^^^^
*#?»
,^r^
SxJ^^is
PROFESSOK T. S.WTI.T.
f
«^^«Wv
Ht '
X^^J
'm^m9
■^a***^ ' - '-i^
^m.
-% ^
•
%
ANALY
D E
AYL
SE
TOME IL
ANALYSE
RAISONNES
D E
B A Y L E ,
o u
ABRÉGÉ MÉTHODIQUE
de fes Ouvrages , particulière^
ment de fon DICTIONNAIRE
Historique et Critique ,
dont les Remarques ont été fon-
dues dans le Texte , pour former
un corps inJîruclLf& agréable de
leBures fuivies,
TOME II.
A'
A LONDRES.
M. D C C. L X X II I,
t-2
***-^ï„<^:Ta&i3
793699
•nîr^ ^j^ «^^^f^ •''^^ «^:$f^-^ji<r^«^'-^f^*^i^i^
1 ^-Sl Jli> JU iL^
DES ARTICLES
Contenus dans ce Volume.'
j4 NECD O tes du Parlement de Pa-
ris, Pages î
Cas de Confcience fînguîier , %
Imprudence d'un Evéque de Perje , 7
Ce que les Turcs appellent Nephes-
Ogli, 12.
Si les ha'ifers de civilité hlejfent les loir
de la bien fiance y 13
Examen de quelques lolx de Licurgue,,
Avarlcedes Traitants de rancienne Rch
me. Projet d'impojition très-lucra-
tif, , 3^
Relation de ce qulfepajfe dans le Para-
dis , 32.
Coutume bigarre & impie , 3 3
Origine de l'ufage d engraijfer les oi^
féaux de table. Ce que cétoit quua
Cochon de Troye. Crapule des
Romams , 3 é»
Fraude infigne des Mages. Combien les
Rois font efclavis di la Rdigion do-
minante f 3S
îi TABLE
Obfervat ions fur les procès d'impnijfan"
ce. Particularités concernant le
Congre's. Epoque de l'origine & de
V abolition decettcirifamc coutume, 40
Montagne miraculcufe , ti
liirétiqucs appelles ^Iammillaires ,
62,
Echantillon de I4 Légende des Orien-
taux , 67
Duel mémorable ,■ 68
Xe /row Apicius , 79
Hijhire de COMB ABUS & de Ste. ATO-
NICE , 8i
Examen d'un lieu commun de Morale ,
tiré de la comparaifon de la conduite
de. V homme avec celle des Animaux ,
89
Sur cette maxime de Caton , que toutes
les femmes qui commettent r adultère
font aujfi des cmpoifonneufes , 93
Sur la Fortune , 95
Loi fngulicre , i i 2.
Prophéties ^/'AnGELO CaTTHO , Aw
mônier de Louis XL Ce quon en
doitcraire, & ce qu'il faut regarder
comme douteux , 1 14.
Examen d'une P en fée de P lutarque, 132.
S/j.r les Songes , 137
Danger eu fe maxime des Payens y 147
Qévotlon dçs Mufulm.ms pour FAia-
DES ARTICLES. hj
MÉ. Prière de la Lithurgie Perfanne,
preuve qu'on fit fuhir à la ReineEu-
M A . Réflexions fur cet ufage , 162,
Antiquités d Jpres. Lettre de. Louis XIV
à M, Arnaud , 16 j
Examen delà vie d^EJope par Planud:^
Particularités concernant ce Fabu"
lijle , 171
RUGGER.1, Athée , Afiroîogue, & Ma-
gicien. Si ces qualités font compati'
hks , 194
Hifioire du Cavalier BORRI , 216
Prédicateur Fanatique. Epoque de Va-
haijfemcnt des coefiures. Ce que peU'
vent les Rois pour la réforme de leurs
Sujets , 230
procès du Maréchal d'AtiCKE. Réjle-
xionsfur la fortune de ce Favori j 137
Démêlé de la Mo TTE-AlG RON , <& du
jPére Goulu, 25S
Naiveté ^'HoMERE , 263
Hifioire d'Urbain GR4.NDIER. Eclair^
eijfements fur lapojjefiion de Loudvin^
268
Parallèle de T ancienne & de la nouvelle
Rome. Réjiexic-ns fur la puijfince à
laquelle les Papes font parverûis^^%c^
Si la tenue des Etats Généraux efi utih
à la France i ' ■ 303,
w TABLE.
Grande faute de Loui.^ X[ 30^
Dijfcrtationfur V Hijloirc de la PcipcJ}&
Jeanne , 311
ParticuLirltés concernant le Livre des
Taxes de la Chancellerie de Rome ,
386
P afflige remarquable retranché d\i ne fé-
conde édition , 396
Eloquence burlefque d^un Procureur du
Roi de Banne, 399
Prodigalité dîs deux Efopes , ^ 408
Jean de Wert , 415
Infortune de Madame de la Garna-
CHE , 4T8
Etoile plus heureufe d\ine autre Dame
galante, 41^
Fortune J'AntinoUS, Bon mot du
Poète Prudence, 42,6
Conte ridicule , concernant la délivrance,
de t Ame de Trajan , 429
Manière nouvelle de faire la conquête
d'une femme , 434
Confolateur ridicule , ^-^j
Mauvaifefoi del Hijhrien ^'AufflG NÉ
& du Minifîre Juricu. Combien on
doit être en garde contre les Ecrivains
fatyriques ou pajjionnés , 456
Faufj'e pmféè di M, dAbLmcourt , 464
ANALYSE
^;j^----;-~-3»^^>^g^jgai.A«^-^_-. ■ ,. """^f^
Ji^-JL ^..^-^^i^-^-^it ,Éd^^ \^
1
<Â-Â. 1^ -C'A. JU i vj JL^
D E
B A Y L Eo
SUITE DE LA
PREMIERE SECTION.
CONS IDÉR AXIONS
ET RECHERCHES VARIEES.
Anecdote du Parlement de Paris,
V_yN a fort parlé d'ure Remontran-
ce faite à Louis XI par la Vaquerie
premier Préfident au Parlement de Pa^
Tome IL A
2, Analyse
ris Bodin nous apprend Ik-deflus àes
particularités curieufes. » Louis X I
» avoit ufé de menaces grieves envers
» la Cour de Parlement , qui refufoit
T> de publier & vérifier quelques Edics
» qui étoient iniques. Le Préfident la
3î Vaquerie , accompagné de bon nom-
i> bre de Confeillers en robes rouges ,
» alla faire Tes plaintes & remontran-
5> ces , pour les menaces qu'on faifoit à
» la Cour. Le Roi voyant la gravité ,
» le port , la dignité de ces perfonna-
î» ges , qui fe vouloient démettre de
» leurs Charges , plutoil que vérifier les
>' Edits qu'on leur avoit envoyé, s'ef-
» tonna , & redoutant l'autorité du
» Parlement , fit calTerlss Edits en leur
» préfence , les priant de continuer à
» faire j u flice, & leur jura qu'il n'en-
» voyeroit plus Edit qui ne fuft jufte
» & raifonnable. Cet Ade , ajoute Bo-
» dln , fut de bien grande importance
» pour maintenir le Pvoi en obéifTance
» de la raifon ; qui autrement avoit
» toujours ufé de puifTance abfolue : &
» dès-lors même qu'il n'efloit queDau-
» phin , il envoya quérir les Préfïdens
» de la Cour , & leur dit qu'ils eufTent
5> à efîacer la claufe De exprcffo Man-
» dato , que la Cour avoit fait mettre
deBayle, ^
» fur la vérificacion des privilèges oc-
» troyés au Comte du Maine ; autre-
» ment qu'il ne fortiroic de Paris que
» cela ne fuft fait , & qu'il laiiTcroic la
« commifTion que leRoi lui avoir don-
» né. La Cour ordonna que les mots
» feroient effacés; mais afin qu'on pufl
» voir ce qui eftoic biiîe , elle ordonna.
î> que le Régiftre feroit gardé : qui fe
» trouve encore en la forte qu'il fut or-
» donné , en date du xxvili Juillet
» M. CCCC. XLIl(:z).
L'Edition Latine de la République
de Bodin , contient une circonftance
que je ne dois pas omettre : c'eft que
Louis XI commanda au Parlement de
vérifier fes Edits , fous peine de la vie ,
& que le premier Prélident a la tête
de fa Compagnie , déclara au Roi
qu'ils aimoient mieux m.ourir que d'o-
béir. Bodin obferve une chofe parti-
culière touchant l'efficacité de ces
mots , De exprcjfo Mandata , par ex-
près commandement. Les mots de ex-
prefio Mandato , dit-il , & de exprefTil^
iirao Mandato , & quelquefois , multis
vicibus iterato , qui je trouvent fort
fouvent es Réglfires des Cours Souve-*
■ («) Bodin , De la République , Llv. III. Chap, ir^
Al
4 Analyse
raines y fur la publication des Edlts ^
ont telle conféqucnce , que tels Edits
& Privilèges ne fontgardei , ou bien-
tôt après font oublie^^ & delai/fc^ , par
Joujfrances des Magijîrats. II n'y a
point de leçon plus efficace de défo-
béilTance , que de laifTer efperer l'im-
punité aux tranfgrefTeurs d'un Edit :
or c'eft ce quefaifoient les Parlements
îorfqu'ils imprimoient cette flétrifl'ure
aux Edits du Prince. Notez bien CQ%
paroles de Pafquier : » telles protefta-
» tions ont été depuis afTez familières
yy en cette Cour , & fe trouvent afTez
yy d'Edits portants , De exprejfo & ex-
3î prejfijfimo mandata Régis , pluribus
» vicibus itcrato : laquelle claufe tout
7> ainfi qu'elle eft ajoutée pour bonne
» fin , aufîi fouhaiteroient plufieurs
j> ( par avanture non fans caufe ) que
3> cette honorable Compagnie fe ren-
» diil quelquefois plus flexible , félon
« que les nécelTités & occafions pu-
î> bliques le requièrent [b) « Pafquier
ne parlçroit pas comme il fait , s'il ne
favoit que la roideur de ces Compa-
gnies Souveraines avoit été quelque-
fois préjudiciable à l'Etat. *
(h) Pafquier, Recherches , Chap. IV,
* Diôionn. Art. Fa^ueris ,Tcm, A^
deBayle. f
Cas de confciencc finguUer.
L'Impératrice Agnès , femme de
l'Empereur Henri III , fit propofer un
cas fort particulier au Cardinal Pierre
Damicn. Elle chargea un Evèque de
lui demander , utrîim licerct hcmini ,
inter ipfum dcbiti naturalis egerium ,
aliquidruminare Ffalmonim. Damien
opina pour l'affirmative , fur l'autorité
de Saint Paul , qui dit dans fa première
Epître à Timothée , qu'on peut prier
Dieu en tous lieux. Eft-il polfiblc qu'il
fe foit trouvé une Impératrice capable
de propofer de telles queftions ? Et fi
la curiolité d'une femme a pn û\ct
jufques-là , falloit-il que des Cafuiries
graves approfondiifcnt de pareilles cho-
fes ? On a bien raifon de dire que i'ef-
prit humain ne laifle rien en repos :
les retraites les plus fombres , les plus
ténébreufes , ne lui font pas inaccelFi-
bles ; il tâche d'y porter le flambeau ,
malgré les loix de la bienféance.
J'obferverai , en paffant , qu'un des
plus célèbres Commentateurs d'Arif-
tote auroit tout autrement décidé le
cas propofé par l'impératrice. Il au-
roit foutenu que le bien public de-
mande qu'en cette adion-là , autant
A3
5 Analyse
6 plus qu'en aucune autre , on Ce fon-
vienne du hoc âge , évitant toute dif--
tradion. Car il prétend que la raifon ,
pour laquelle les enfants des hommes
d'efprit & d'étude font ordinairement
des fots , c'eft que leurs pères n'y pen-
fant pas afiéz îorfqu'ils les font,laif-
fent courir leurs pcnfées après d'au-
tres chofes. Au contraire , dit-il , vous
voyez de gros lourdauts qui engen-
drent des enfants dontl'efprit & l'in-
duftrie font admirables : c'eft parce
qu'on s'applique tout en'ier k les pro-
duire & non pas par manière d^acquit :
on fonge bien à ce qu'on fait , & on ne
fonge qu'à cela ; on s'y afïèdionne ,
on s y palfionne. Un très-grand nom-
bre de Médecins ont débité ce beau
dogme. Lifez feulement Gafpar à Reies
dans fa Queftion LXXVII , où il die
entre autres chofes , que les gens fages
«Se méditatifs , qui fe portent au devoir
conjugal beaucoup moins par inclina--
îion , qu'afin d'entretenir la paix do-
mefliquc, & qui même , au milieu de
cette fonclion , ont l'efprit appliqué à
des penfées philofophiqnes , voycnt
dégénérer leurs enfants. Il ajoute que
par une raifon contraire, les bâtards
ont ordinairement de l'efprit 6c de la
DE B A Y L Ê. 7
vigueur. Il donne des confeils bien
éloignés de la décïCion envoyée à l'Im-
pératrice Agnès. *
Imprudence d'un Eveqite de Perfe.
Abdas , Evêque de Pcrfe , au temps
de Théodofe le jeune , fut caufe , par
fon zèle inconfidéré , d'une très-hor-
rible perfécution qui s'éleva contre les
Chrétiens, Ils jouiffoientdans cet Em-
pire d'une pleine liberté de confcien-
ce , lorfque leur Evêque eut l'impru-
dence de renverfcr un des temples où
l'on adorcit le feu. Les Mages s'en,
plaignirent au Roi Ifdegerdes [a] , qui
fit venir Abdas , & qui , après l'avoir
cenfuré fort doucement , lui ordonna
de rebâtir ce Temple. Abdas n'en vou-
lut rien faire , quoique le Roi lui eût
déclaré qu'en cas de défobéiffance , il
feroit démolir tontes les Eglifes Chré-
tiennes. Ifdegerdes exécuta cette me-
nace , & abandonna les ndeles à là
merci de fon Clergé : j'appelle ainfi
les Mages , qui , entre autres chofès ,
avoient le foin de la Religion. Théo-
* Art. François d'Àffi/e , rem. C.
{a) Ceft ThéoHoret qui le dit: mais félon Socra-
te , la perfécution ne commença que fous Varara-.
pes , fils & fiiccéfleur d'Ifdegerdes.
A 4
8- Analyse
doret les compare à des tourbillons
de vent qui foulevent les flots de la
mer (b). Ce fut leur fondion durant
îa tempête qui agita l'Eglife de Perfe
pendant plus de trente ans. Abdas fuc
le premier Martyr qu'on facrifia , lî
l'on peut donner le nom de Martyr à
un homme , qui par fa témérité , ex-
pofa l'Eglife à tant de malheurs. Les
Chrétiens , qui avoient déjà oublié
l'une des principales parties de la pa-
tience Evangélique , recoururent à un
remède qui caufa un autre déluge de
fang. Ils implorèrent lafTiftance de
Théodofe ; ce qui alluma une longue
guerre entre les Romains & les Perfes.
Voilà ce que le zèle indifcret d'un limple
particulier peut produire.
Socrate , & quelques autres Hifto-
riens ^ qui ont fupprimé cette raifon
du déchaînement des Perfes contrôles
Chrétiens , ont fait un péché d'omif-
iion inexcufable. On peut leur intenter ,
dans la B.épub]ique des Lettres , la mê-
me adion , que l'on intente dans le Bar-
reau à certaines réticences des vendeurs;
{b) Triainta jam elapfis annls permanjlt nihilonù-
nus tempeflas , à Magis , tamqiiam quibufdam vcntis
ac tiiih'nibiisfurcuata, ThQodo iQt, Hijl . Eccl, Liv,
V. Cap. xxxix.
DE B A Y L E; ^
& il feroit à fouhaicer qne le Public fût
un peu plus févére qu'il ne l'eft contre
les Ecrivains qui fe permettent de muti-
ler de la forte certains faits. Il y en a fî
peu qui ne le faiîent , qu'il feroit temps
d'y remédier. Au refte, tous les Hifto-
riens Eccléflaftiques n'ont pas eu la
mauvaife foi qu'on reproche à Socra-
te & à fes copiites.Car Théodoret a con-
feffé ingénument que l'Evéque qui dé-
molit leTemple du Feu, donna lieu à la
terrible perfécution que les Chrétiens
foufPrirent dans la Perfe : il ne nie point
qne le zèle de cet Evêque ne fût à con-
tre-temps : mais il foutient que le refus
de bâtir un tel Temple , eft digne d'ad-
miration & de la Couronne : Car, ajou-
te-t-il , c'eft une aujji grande impiété de
bâtir un Temple au Feu , que de V ado-
rer (t). Pour moi je trouve qu'il n'y a
point de particuliers , fufTent-ils Métro-
politains ou Patriarches , qui puiflént
jamais fe difpenfer de cette loi de la Re-
ligion naturelle, il faut réparer , par
rejiitution , ou autrement , le dommage
quon a fait à Jbn prochain. Or , eft-il
qu'Abdas , fimple particulier , & fuje t
du Roi de Perfe , avoit ruiné le bien d'au-
trui , & un bien d'autant privilégié ^
{a) Théodorçt, ubi /uprà,
A 5
lé A î<r A L T s E
ou il appartenoit a la Religion dominan-
te: il ecoit doncir.uilpenfablemenc obli-
gé d'obéir à l'orare Ue fon Souverain ,.
touchant la reftitution ou le récabliire-
ment du bien qu^il avoit ruiné. Cécoit
une mauva.fe excufe de dire , f, je rebâ"
ils ce Temple il Jervira à l'uiolâfrie :
car Abdas ne Ce propofoit pas de l'em-
ployer à cet ufa^e , & il n étoit point
reîponfable de l'abus qu'en pouvoient
faire ceux à qui le Temple appartenoit»
Seroit-ce une raifon valable pour s'e-
xempter de rendre une bourfe volée y
que de dire que celui a qui cette bourfe
appartient tli: un homme qui emploie
fon arçycnt à la débauche. Laifiez-le fai-
re : vous n'avez pas à répondre k Dieu
de l'abus qu'il fera de îbn argent , laif-
fèz-lui fon bien : quel droit y avez-
vous } Outre ctlù. , quelle compa-
Tâifon y avoit- il entre IcrctabliflcmenC
d'un Temple , fans lequel lesPerfcs n'au- j
roient pas laiifé d'érre aufTi idolâtres
qu'auparavant , & ladeflrudicn de pla-
ceurs Eg'ifes Chrétiennes ! Il falloir
donc prévenir ce dernier mal par le pre-
mier, puifque le Prince mettcit cela
au chmx de l'Evéque. Enfin qu'y a-t-
'û de plus capable de rendre la Religion
Chrétienne odieufe à cous les peuples
DE BAYLÉ. li
du monde , que de foire voir , qu'après
qu'on s eil: inlinué fur le pied de gens
qui ne dcmanocnt que la liberté de pro-
pofer kur doctrine , on a la hardiciie
de démolir les Temples de la Religion
du pais , & de reiufer de les rebacir ,
quand le Souverain l'ordonne ? N'eft-
ce pas donner lieu aux Infidèles de dire :
cts gens- ci ne demandent d' ubord que la
fimple tolérance ; mais dans peu di
temps Vs voudront partager avec nous
les Charges & les Emplois , & puis de-
venir nos maîtres. Ils s ejîimtnt d'aho^d
très- heureux fi on ne les brûle pas , e«-
fuitetrês-malhcureXx s'ils ont moins de
privilèges que les autres , & très-mal-
heureux encore s^ ils ne font pas les feuls
qui dominent. Pendant un certain temps
ils rejfemblent à CeJ'ar , qui ne voulait
point de maître , & puis ils rejfemblent
à Pompée qui ne voulait point de com^
pagnon. Voilà les inconvénients iné-
vitables àquois'expofent ceux qui fou-
tiennent li chaudement , qu ilf^ut erri'
ployer la force du bras fécul'er à l'éta-
bliliement de l'orthodoxie C'étoient les
principes du Frétre Abdas : car que
n'eût - il point fait à main srmée
contre les idolâtres , fous un Empe-
xeur Chrétien , puifque fous un Piince
A6
12, Anaiyse
Payen , qui toléroit l'Evangile , i!
démolit un Temple que les peuples vé-
aéroient très-particulièremenc *
Ce que les Turcs appellent
NEPHES-OGLL
Les Turcs appellent Nephes-OgU
©u fils-du Saint-Efpric , certaines genï
qui naifl'ent d'une façon extraordinai-
re , je veux dire d'une mère vierge.
Il y a , dit-on , des filles Turques , qui
fe tiennent dans certains lieux à l'é-
cart, où elles ne voient aucun homme..
Elles ne vont aux Mofquées que rare-»
mer t ; lorfqu'elles s'y rendent , elles y
demeurent depuis neuf heures du foir
jufqu à minuit ; elles joignent à leurs
prières tant de contoriions de corps &
tant de . ris , qu'elles épuifent toutes
leurs forces , & qu'il leur arrive fou-
venr de tomber par terre , fans con-
ncilïance. Si elles deviennent grolTes.
depuis ce tems-là , elles difent qu'elles
le font par la grâce du Saint-Efprit 5
& c'eft pour cela que les enfants donc
elles accouchent font nommés Neplus--
hxu Ahdas».
Il
DE BAYLE. I|
OgU. On les regarde comme des gens
qui ont le don des miracles. Un Moi-
ne ( ^ ) , qui a demeuré long-tems erï
Turquie, témoigne avoir oui-dire qu'il
y a toujours atux ou trois de ces
Nephes-Ogli dans la Ville de Bruczia
{b) , & que leurs cheveux & les mor-
ceaux de leurs habits guériilent tou-
tes fortes de maladies, *
Si les baijèrs de civilité blejfent les loi:s
de la bienféance.
Un Profefleur de Leyde , traitant ds
la tempérance , fe propofe encr'autres
queltions , celle-ci : la coutume qui per-
met aux Etrangers , dans les Fais-Bas
& ailleurs , de baijer à la joue les fem-
mes , & les filles y quand on leur rend
yifite , ejî-elle conforme aux loix de la
chajîeté , ( <i ) ? 11 répond que les bai-
fers de civilité ne font pomt contrai-
res à cette vertu , vu que rien n'empê»
(fl) Septem caftienfTs , De morihvs Turcarum.
{b) C'eft (ans doute la Ville de Prufle dans la
Bithinie , le iremier Sie'ge de l'Empire Ottoman.
* Art. Nephes Ogli.
. .C*} AdrianusHeetebogd, ExirdtAt, tthiç, XLV^i
ï4 Analyse
che qu'on les donne fans aucun mau-
vais ûefir , & qu'il ne faut pas croire
que tous les hommes foicnt li corrom-
pus , que ces iorces de baifcrs ne puiiitnt
être i.onnêtes. Cette décifion , & la
raifon fiu- quoi on la fonde , font très-
foliûes. Les mêmes familiarités qui font
dangcrcufcs en Italie, ne le font pas ,
ou le font bien moins dans les Paï6 Sv.p*
tentrionaux. Sur ce principe , un autre
Savant des Pai\-Bas , chargé de la tu-
telle du^iC jeune italienne , lui déién-
do' c piuiicuri chofcs qu'on croit très-
pcrmifes dans toute la Flandre , mais
qui ne pafl'ent point pour innocentes
au-delà des monts. Voici ce qui! en
écrivoit à un Italien de (is amis Je ne
fbi/ffre point , lui-dit-il , qu'elle Je laij^
fe h^Lj'er : cela efl dangereux pour des
Italiennes. Nos filles de Flandre lepeu^
vent fouffrir impunément : elles riy en--
tendent point de finefj'e. tlles ignorent
qu'il y ait dans les œillades & dans
r application des lèvres , aucune leçon
d'amour ; mais celles de votre Pais
en Cavenî bien les conf-qucnces. T ai fait
apprendre à votre italienne la langue.
Flamande , & nos coutumes , excepté
celle de baifer. Ceux qui croiront que
jl'amplifie , n'auront qa-'â confukci
D E B A Y L E. ï^
les propres paroles de cet Auteur
(/') , & ils verront que j exténue fa pen-
fée.
Convenons que notre Savant n'étoit
point blâmable û'élever la jeune Ita-
lienne autrement qu'une Flamande, lî
faut fe conduire en cela fuivanc le
droit coutumier : -le droit des gens ^
ni celui de la nature , n'embraiient
point cette partie de l'éducation : la
diveriîté des climats & des préjugés eft
une meilleure règle. Les Napolitains
atc-ichent de telles confcquences à un-
fimple baiier , que la moitié des do-
nation du fiancé, qui meurt avant la
confommation du mariage , demeure
au pouvoir de la| hancée , s'il 1 a baifée
à la joue (r) ; mai autrement on ne
lui accorde rien. Nelt-ce pas préten-
dre qu'elle n'a plus a don icrles mêmes
(i) Erycius Pitteanus Epift. sd Jo. Bapt. S.Tccum ,
tpvd M.TtyniimKocmpium , Difltrt XVI. De ociilis,
( c / Fulco , Ficomtt de Ma je lie , fit donation
Van 1005, ù Odile ja f. tncée ., puur le p emier bai—
fir , de tout le dumatne qu il avo't aux terres ds.
Sitfour , de <'^refte , Ac :io( ers , de Cu^cf & d'Olie"
Tes. Cet ujaijc étuit fondé , à ce oue j^ejljne .f fur la
loi lî à fponfo, qui ordonnvit que lorj^je le Mûr^agt
n^avoit pas /on effit , lu fiancée gaeno t la moitié dee
préjcns qu^elU avait re^- d fiancé ■ car lis anc'ens
Ctuytjient que la pur té d' iw fille étoit fté' rite
par un f'eul baifer ; mais cette loi Cji préfintcment
abrogée en ce Royaume, Ruffi , Hiil. de IVlarieiiie /
T. II, p. ta. pj»
16 Analyse
prémices qu'auparavant , &qu'ainfî eîk
doit être indemnifée. Ce font des maxi-
mes inconnues à quantité de nations,
qui jugent des chofes tout autrement ,
& qui nemettent pas les baifers àfî haut
prix. Ecoutons là-defl'us un Auteur mo-
derne: » Le baifer , qui en Turquie , en
» Italie , & en Efpagne , eft le com-
» mencement de l'adultère , n'eft à Pa-
» ris qu'unefimple civilité ; & ficegen-
» til Perfan , qui fît tant de voiages
» myfîérieux pout baifer trois fois le
» beau Cyrus , fe fût trouvé à Paris , il
» n'auroit pas fait grand cas du plaifîr
» qu'il eut. On ne fait point de vifites
» où l'on ne mêle des baifers; mais ceux-
» là font de îa qualité des monnoyes ,
» qu'on fait valoir ce qu'on veut , &
» comme le baifer eft une marchandife
» qui ne coûte rien , & qui ne s'ufe
» point,..,, perfonne n'eft avare d'en
» donner , & peu font avides d'en pren-
» dre (d).
Confirmons ceci par un pafTage de
Montagne. La cherté , dit-il , donne
goûi à la viande. VoitT^ combien lu for'
me des fdlutaî ions , qui ejl paniculiers.
à notre Nation ^ abillardit par fa faci-
lité la grâce des baifers. Cejî une def-
{d") Tiré du Saint-£yremçnianaf
DE B A Y L E. 17
pla'ifante coujlume , & injiirUufe aux
Dames , d' av oir à prefier leurs lèvres à
quiconque a. trois valets à fa fuite ,pour
malplaijanî qu'ilfoit,
Cujus lîvida naribus caninis
Dependet glacies , rigetque barba ,
Centum occurrere malo culilingis.
& nous-mêmes n'y gaignons guère : car
comme le monde fe voit par ty , pour trois
belles il nous en faut baijer cinquante
laides : & â^in efomach tendre , comme
font ceux de mon âge , un mauvais bai-
fer enfurpaye un bon (e). *
Loix de L YCURGUE.
La manière dont Lycurgue voulut
que les enfans fuflènt élevés étoit très-
propre à en faire de bons Soldats. Mais
on peut dire qu'il étendit trop loin ce
fyftéme d'éducation , puifqu'il ordonna
aux filles de faire les mêmes exercices
que faifoient les garçons , de paroître
toutes nues en public dans certains jours
de cérémonie , & de danfer en cet
état avec des hommes , qui étoient
(ê) Montagne , Effais, Liv. III, Chap. F,
* Art. Puteanus , rem. I.
r8 Analyse
aulTi nuds qu'elles (a). N'étoit-ce pas
expofer la vertu des filles de Laccdémo-
ne, & faut-il s'étonner après cela qu'el-
les aient été en fi mauvaife réputation ?
Plutarque , d'ailleurs très-difpofé à juf-
tifier Lycurgue fur cet article , ne laifîe
pas de convenir que la licence , qu'il
accorda aux Lacédémoniennes les ex-
pofa aux médifances des Poètes , & il
confefTe ingénument que les Loix de
Nu ma Pompilius étoient plus favora-
bles à la pudeur. Ceux qui aiment le
vieux Gaulois, feront bien aifes de trou-
ver ici la tradudion qu'Amyot nous a
donnée de cet endroit de Plutarque. »
» La garde des filles k marier , par les
» ordonnances de Numa , étoit plus
y> étroite & mieux feante k l honneur du
» fèxe : & celle de Lycurgue , citant
» par trop libre & trop franche , a
» donné aux Poètes occanon de parler ,
r» & de leur donner des furnoms qui
« ne font pas guère honneftes ; com-
» me Ibycus les appelle P/iœnomcrîdes,
» c'eft-k'dire monilrans la cuiiîe , &
» J^ndromanes , c'ed-k-dire enragea ns
ïî d'avoir le mafle : & Euripides dit
» aufîi d'elles ,
{a) Plut, in Lycurgo»
DE B A Y L E. ï^
Y) Filles qui hors leurs maifons paternelles
„ Sortent ayant des garçons avec elles ,
■1 Monftrans à nud les cuiffes , defcouvertes ,
» Aux deux côtés de leurs cottes ouvertes.
» Auffi à la vérité les flancs de leurs
» cottes n'étoienc point confus par en
» bas, de forte qu'en marchant elles
» monfiroiencà nud la cuific defcou-
» verte (^). «
Je nefaifi Lycurgue raifonnoit juf-
te , lorfqu'il prétendoit que ces ufages
exciteroient les jeunes gens à fe marier.
Nous apprenons de Plutarque que no-
tre Légillateur ne permit aux filles de fe
montrer nues , qu'afin qu'elles donnaf-
fent de l'amour aux hommes : car dès
qu'elles avoient trouvé un mari , elles
renonçoient aux nudités (o), Lycurgue
confidéra peut-être que le nombre des
belles femmes eft par-tout fort petit,
en comparaifon de celles qui ne le font
point , & qu'il arrive fouvent qu'une
perfonne dont la figure n'a rien d'aima-
ble , reçoit de la nature un notable dé-
dommagement dans les autres parties du
corps (d) ; il conclut de la qu'il failoic
(i) Plut, in Parall. Lycurgi & Numae.
'(c) Plut, in Apophth. Lacon. & in Lycurgo.
[ d) Athénée parle de deux paifanes qui furent
ainfi dédommagées , 6c qui firent fortune. Ce fo-
rent elles qui bâtirent uu Temple fous l'invoca-
20 Analyse
donner lieu aux filles de Sparte de fai-
re agir toutes leurs forces , efpcrant que
celles qui ne pourroient pas donner de
l'amour par les charmes du vifage , éta-
leroient d'autres attraits , qui leurga-
gneroient le cœur de quelque jeune hom-
me. D'autre part , les jeunes gens d'u-
ne Hgure peu avantageufe pouvoient fe
faire valoir par d'autres endroits , &
conquérir le cœur d'une belle , fans que
l'étoile s'en mêlât , n'en déplaife à ju-
vénal qui dit ,
Fatum efl & partilus illis ,
Qjias finus ahfcondu : nam fi tibi fydira ccffcnt»
Nil faciès.
C'étoit donc fe prccautionner contre
la laideur , & faire en forte que perfon-
ne n'échappât , aux traits de l'amour.
On ôtoit d'ailleurs tout fujet de fe plain-
dre d'avoir été lézé dans le marché ; car
chacun avoit la montre de la marchan-,
difè. Mais n'étoit-ce pas introduire dans
un commerce où l'honnêteté doit ré-
gner , les prétendues commodités des
lieux de proftitution , qu'Horace a tant
célébrées ( ^ ) ? N'étoit-ce pas infpirer
aux Filles l'effronterie des yeux , qui eft
tipn fuivante : A Venus aux belles feJJ'es,
(«) Voye:^ fa II, Sut. du I. Liv.
DE B A Y L E. 2î
pire que l'effronterie des oreilles ? c'é-
toit le moyen , dira-t-on , d'émouffer
la pointe d'une curiofité fort rongean-
te \f) : mais cette prétendue raifon n'a
pas empêché les Nations civilifées d'inf-
pirer au fexe beaucoup d'horreur pour
les nudités en peinture : & voici un Lé-
giflateurdeLacédémone qui laifToit voir
aux jeunes filles les nudités en original.
Je fuis fâché de voir qu'un 'Auteur
moderne ait entrepris d'excufer cette
licence ; & d'ailleurs je ne trouve pas
que fon Apologie foit fondée fur d'afTez
bonnes raifons. Voici fes paroles. » Les
» filles de Sparte danfoient toutes nues
» en public , & peu de gens font per-
» fuadés qui y eût de la modeftie à ce
» fpeâacle. Je m'imagine que les La-
» cédémoniens avoient pourtant leur
» raifon , & que la chofe étant toute
( / ) 'J'obferverai en paffant , que la curiofité
dont je parle , a été délicatement touchée par M.
de la Bruyère. Tout le monde , dit-il , connaît cette
longue levée qui borne & qui rejferre le lit de la Sei-
ne , du côté où elle entre à Paris avec la Marne qu'el-
le vient de recevoir. Les hommes s'y baignent au
pied , pendant les chaleurs de la Canicule. On les
■voit de fort-près fe jetter dans l'eau ; on les en
voit fortir : c'efi un amufement. Quand cette faifbn
n'eft pas venue , les femmes de la Vaille ne s'y pro-
mènent pas encore , & quand elle ejl pajféi > tilts ne
s'y promènent plus»
2,1 Analyse
î> commune parmi eux , elle ne faifoie
» pas dans leur ame une impreffiondan.-
» gereufe & criminelle. Il fe-fait une
îJ habitude de l'œil à: de l'objet , qui
» difpofe à l'infenfibilité , & qui bannit
» les falesdefîrs de l'imagination. L'é-
i> motion ne vient que de la nouveauté
» du fpedacle : une coutume perpé-
» tuelle rebute plus les yeux qu'elle ne
» les tente ; & fi vous vous mettez une
>"» fois dans l'efprit l'intégrité des mœurs
» de la nation , vous demeurerez per-
» fuadé de ce bon mot : les filles de
» Sparte ri étoient pas nues ;V honnêteté
» publique les couvrait. Généralement
» parlant , je ne vous dirai pas que leur
'> excufefùt une excufe pour nous : mais
» enfin il y a encore aujourd'hui quan-
» tité de lieux dans l'Amérique Septen-
» trionale , où les femmes paroifTenC
» toujours dans l'état de celles qui dan-
i"> foien ta Sparte ;& cependant tous nos
î' Voyageurs afîbrent que le crime en
» eft banni. Mais je ferois bien dix ans
» entiers à plaider la caufe des filles de
» Sparte , je vois bien que je ne vous
» donnerois jamais une bonne idée de
» leur modefiie. Vous en croirez bien
» plutôt les fatyres piquantes des Athé-
» niens , &: même celle d'Ariilote , qui
DE B A Y L E. 2|
» tout Macédonien qu'il étoit , avoit
» demeuré trop long-temps à Athènes,
» pour n'y avoir pas contradé la haine
» contagieufe qui y régnoit contre les
» Spartiates. Voici ce qu'il a dit des
» Lacédémoniens dans le fécond Livre
» de fes Politiques. Qa.ind Lie argue a
» entrepris d^ introduire à Sparte Lifcr-
» meté & la patience, cejî une chofe évi-
» dente qu'à l'égard des hommes ily a
» réujji : mais il s' y ejî pris plus négli-
)î gemment du côté des femmes : car elles
» y vivent dans une mollejfe & un dêré-
yy glem:nt général (g) «.
Ce qu'on nous dit là de cette habitu-
ât de l'œil & de l'objet , qui difpofe à
l'infenfibilité , eft bon & folide , géné-
ralement parlant. Mais quelque raifon-
nable que puiife être cette doctrine , je
ne fai fi on la peut appliquer à notre fu-
jec , puifque les filles de Lacédémone ne
paroifToient nues qu'en certains jours de
cérémonie , & que le refte du temps elles
portoient un habit qui ne lailfoit voir
que leurs cuiffes. C'étoit le moien d'ir-
riter la corruption , fans difpofer à l'in-
fenfibilité par une coutume perpétuelle.
De plus- il y a une grande différence
(g) Giiillet , Lacedimonf ancienne & nouvelle i p.
167.
^
24. Analyse
entre le peuple 'de Lacédémone &: tanc
de Nations fauvages , où la nuidité fe
pratique. Celles-ci font de tout temps
en polfelTion de cet ufage ; mais Ly-
curgue introduifit la nudité dans une
Ville où elle n'étoit pas connue , &
pendant que tous les peuples voifins ob-
fervoient la bienféance. On ne fauroit
donc l'excufer. Enfin la vertu des Amé-
riquains , fi ce que les Voiageurs en di-
fent , eft véritable , ne fert de rien pour
juftifier ce Légiflateur : carl'événement
a fait voir que Lacédémone n'étoit pas
un lieu où de telles nouveautés puflént
s'introduire innocemment. C'eft en vain
que l'on s'efforce d'atfoiblir le témoigna-
ge d' Ariftote : il n'y a rien de plus grave
lîi de plus fenfé que le Livre où ce Phi-
lofophe parle fi mal des Lacédémoniens.
L'efprit de partialité ne paroît point
dans cet ouvrage; & ainfi au lieu de dire
que les médifances des Poètes ont fait
impreffion fur l'efprit de ce Phifofophe ,
il falloit dire que l'autorité de ce Phi-
lofophe juftiôe les médifances des
Poètes.
J'ai uneautre obfervationà faire fur
ces paroles de M. Guillet. Je noferois
vous décrire , dit-ïl , V habit des filles de
l'ancienne
D E B A y L Ê. 29
r ancienne Laccdémonc Sophocle vous
r apprendra , fi vous voiilci^ voir com-
ment il a décrit celui d' Hcrmione , dans
un fragment que Pluîarqiie rapporte. Il
étoitfi court j que h Poète Ihyciis en Je
moquant les appcUoit PHENOAiER -
DES (/') ; il eit fur i". qu'on ne trouve
point dans ce fragment de Sophocle la
d-cfcription d'un habit : car ce Poète
dit feulement que la tunique d'Hcr-
mione étoiteiitr'ouverte , & qu'elle laif-
foit paroître les cuiiles (/). 2.«. Ibycus ,
appellant les hlles de Laccdémone
P ficnomerides , ne fe fonde point fur ce
qu'elles portoient un habit court , mais
fur ce que leurs cottes étant ouvertes
des deux cô tés.
Montroient à nud leurs cuiifes dfecouverte?,
c'eft Plutarque qui nous donne très-
clairement cette raifon de la raillerie
d'ibycus. Virgile a donné aux fiiles de
Lacédémone une longue & large robe ,
mais reroulTée fur les genoux quand
elles chalToient :
{l) Jbid. p. 172.
iij Stola caret , tunlcam Induens Hermlor.e d!-^
l&hidam: retegit fémur jurenculo. SophocL apud
Plutarch. ia parall. Lycurgi & NumiE Pompilii,
Tome P B
^S A N- A L Y s E
Virginis os hahiiumque gerens ,^ & virginls arma
Spartanae. ...*..,
nuda genu , kodoque sinus collecta
Fluentes.
La defcription que PoUux nous a
laifTée de l'habit des filles de Sparte , ne
nous permet pas de douter qu'il ne fût
long : car cet Auteur dit que quand
elles fe laçoient jufqu'à un certain
point , elles laifToient paroître leurs cuif-
fcs depuis les pieds (À:). On peut donc
compter comme une chofe certaine que
la nudiré des cuiiï'es , reprochée aux
Lacédémoniennes , ne venoit pas de
ce que leur jupe étoit trop courte. Il
n'y a perfonne qui ne comprenne fore
aifément, que li leur jupe qui étoit
fendue des deux côtés , fans être coufue
au bas des fentes , ne fût defcendue que
jufqu'au defllis du genou , elles enflent
fait beaucoup pis que montrer la cuifle ,
quand elles euflent marché: de forte
que les Poètes, qui avoient en ce temps-
là plus de liberté qu'aujourd'hui de s'ex-
(i^) Ita antem dicehatur etlam vlrglrum tunicula:
cujus poflquam aîiqiio ufque pinnas fohijj'ent , à
tnaîUoLo infsriore pedis femora ofiindebant ; ma,
xime Svartanx , quas idcirco Pkxnomeridas ap-
pdlahant, Jnlius Polux, apud Méurfium , MLfcd-t
ion, Laeonie » Lib^ I » Ca^. XIX,
B E B A Y L E 17
primer groflicremenc , leur eufTent don-
né une cpichetc beaucoup plus forte
que n'eft celle de Phcnomèridcs : il
n'ell pas néccflaire d'éclaircir plus am-
plement cette pcnfée. Faitbns à d'au-
tres Loix de Lycurgue.
Celles qu'il fie fur les mariages , fonc
€n partie bonnes , & en partie mauvais
Tes, Il voulut que les maris ne s'appro-
chafTent de leurs femmes qu'à la déro-
bée , & qu'ils fe levafTent de cette ta-
ble en reliant un peu fur leur appétir.
Il falloit que ceux qui recherchoienc
en mariage une fille , J'enlevaflent &
la remifTent entre les mains d'une Ma-
trone , qui lui raibit les cheveux , lui
donnoit un habit d'homme , la cou-
choit fur un matelas , & la laiiToit feule
fans lumière. Le galant entroit , à.ç,ï-
habilloit fa maîtrefîe , & la prenant
dans {^^ bras , la portoit fjr un autre
lit, où il paîToit quelques moments avec
elle; après quoi il alloit rejoindre fes
camarades dans la chambre où ils cchx-
choient en commun. Il en ufoit de mê-
me toutes les fois qu'il ail oie voir fa.
femme, prenant toutes les précautions
pûfTibles pour n'être pas vii {d), PafTe
(d) Plutarch. in L/curgo.
2§ Analyse
pour cela. Mais Lycurgue permcttoit
aux vieillards infirmes de prêter leurs
femmes aux jeunes gens robullcs , &c
il foufiroit que les beaux hommes cou-
chaffent avec les femmes des hommes
laids , pourvu que ceux-ci en fullent
d'accord. ,, Il trouvoit beaucoup de
,, fottife & de vâmté , dit F huarqne ^
» dans les ordonnances qu'avoient fait
» fur le mariage les autres Légifla-
j> teurs , qui cherchoient pour leurs
» chiennes les meilleurs chiens '', &
)) pour leurs juments les meilleurs éta-
» ions , n'épargnant ni foin ni argent
sî pour les avoir de leurs maîtres , &c
» qui renfermoient leurs femmes dans
» leurs maifons , & les renoient là cap-
îî tives , afin qu'elles n'euilënt des en-
» fans que d'eux , quoiqu'ils funent
» fouvent infeniez , dans un âge ca-
» duque , ou valétudinaires (/zi). «
Quoi qu'en dife Plutarque . ce règle-
ment ne valoir rien : c'étoit autorifer
Tadulrere , & même le maq des
maris. Mais ces Loix avoient leur prin-
cipe dans la forte envie qu'eut Lycur-
gue de rendre les Spartiates vigoureux.
De la même fource vint le règlement
(m) Idem , ibid. Vôrfion de Daçier,
deBayle 29
barbare contre les enfans mal fains &c
mal coniritaés : notre Legiilateur vou-
lue que l'on s'en défie. N'eit-ce pas
une injuftice criante ?
Il feroit facile de critiquer , en d'an-
tres choies , les Loix de Lycurguc :
mais il y a un point en quoi il eitplus
louable que "Numa Pompilius; c'eit
qu'il ne vouloir pas que l'on mariât les
filles dans une tr-op grande jeunelTe. Il
ne permettoit ce les établir , que îorf-
qu'elles étoienc en état de fupporter les
fatigues de l'accouchement. Numa ,
au contraire , fouflroit qu'on les maria c
à l'âge de douze ans , & même au-def-
fous (72) . Ariftote railbnne aflez am-
plement fur ce fujet , & donne quelques
préceptes fort judicieux. Il veut qu'on
marie les filles à l'â^e de dix-huit ans .
& les garçons à l'âge de trente-fepc.
Il remarque que les habitants de toutes
les Villes , où les mariages fe contrac-
tent entre des perfonnes trop jeunes ,
font infirmes & petits , & que ces al-
liances précoces font mourir en couche
un plus grand nombre de femmes. Il
ajoute que les enfants, quine fontguerg
plus jeunes que leurs pères , n'ont paj
fnj Plut, in Numa.
B3
qb Analyse
beaucoup de refpeâ; pour eux , & que
dc-là naifîènt cent dcfordres domcfèi-
ques. Voilà un inconvénient de morale,
lien touche un autre de même efpe-
ce , puiiqu'il concerne la chafteté.C'efl
qu'o/2 remarque , dit-il ^phis d'intem-
pérance & de penchant à la débauche
dans les filles qui ont ufc de très-bonne
heure des pf.aifirs du mariage (o)
C'ell aux DireAeurs & aux Cafiiifles à
raifonner fur ces paroles : mais fans
poufTer Ç\ loin les obfervations , on eft
en droit de décider qu'un mariage pré-
coce ne permet pas a la pudeur de pren-
dre d'aliez profondes racines *.
Avarice des Traitants de V ancienne
Rome. Projet d'impojîtion très-îucra.*
tif.
Les Partifans , qu'il me foit permis
d'appeller ainfi ceux qui levoient les
tributs de la République Romaine , fi-
rent un procès afiez particulier aux
Prêtres d'Amphiaraiis. Ceux-ci pré-
tendoient que leurs biens étoient pri-
vilégiés, &: dévoient être compris dans
la Loi quiexemptoit delà taille toutes
fy) Ariftot. Lih. VU. de RepubU Chap, XVJ
* Art. Ljcur^ue.,
DE Bayle 3?
ks terres confacrées aux Dieux im-
mortels. Mais les exadeurs foiuînrent
que les domaines qui appartenoient à
Amphiaraiis n'étoient riullcment àzns
le cas de cette Loi , parce qu'ils étoicnc
confacrcs a un homme more; & qu'il
eft vifible qu'un homme qui ell mort
n'ell pas du nombre des Dieux immor-
tels. Quoique ce raifonnement, ù ejl
mort , donc il ncjî pas un Dieu , leuE
fût fuggeré par l'avarice, & non parle
T-ele de la Religion , chofe que des
partifants ne confultent guère , il étoit
pourtant fi plaufibie , qu'il devait îeuc
procurer gain de caufe. Je crois néan-
moins qu'ils la perdirent. C'eftdomma-
ge que toutes les pièces de ce procès-
ne fe foienc pas confervées. Si on les
eût laifle faire , ils auroient mis à la
taille la plupart des Dieux , & en ro-
ture une infinité de terres facrées : car
quels titres de divinité ou d'immorta-
lité eût-on pu produire à l'épreuve de
îeurs exceptions ? Que n'eufTent-ils
pas obtenu au Tribunal d'un Inten-
dant qui auroit eu ordre de favorifet'
leurs pourfuites ? Il ne faudroit que
mettre en parti la recherche des faux
cultes, pour y voir bientôt une bon-
ne rédu<Sion. Mais de tels parafants ^
B 4
31 ANALYSE
OÙ pourroient-ils être en fîireté ? *
RELATION de ce qui fc pafc
dans le Paradis.
Le Jéflïite Henao , Profeiïeur en
Théologie daiis le Collège Royal de
S?.lamanque , publia l'an 16^2.. un
volume in-folio , intirulé : Empirco-
hgia. , auquel on pourroic donner le
titre de Relation du Paradis. Il y
étale dillindement les plaifîrs dont
on jouira dans ce féjour ; il dit qu'i^
y aura une Mufique dans le Ciel ,
avec des injlrumenîs matériels comme
fur la terre (a). Mais fon détail , fi
js, ne me trompe , n'ed pas com-
parable à celui de Louis Henriquez ,
fon confrère , qui , fpeciiiant les ;oyes
du Paradis , allure pofitivement qu'i/
y aura un fouverain plaifir à haifer
'& emhrajjer les corps bienheureux ;
qu'ils Je baigneront â la vue les uns des
autres ; qu il y aura pour cela des
bains trè'j- agréables ; quilsy nageront
comme des poijfons ; qu''ils chanteront
éiujii agréablement que tes calandres &
Art. Amphlaraus , rem. L.
(j) Voyei le premier Volume de U MQralepra».
ti^uî dis JdJ'uicis , p. z-Ji,
DE BAYLE' 33
Us rojjlgnols: que les Anges sliaoUkront
en femmes g & qu'ils parcitront aux
Saints avec des habits de Dames , les
cheveux frifés , des jupes en veriugadins,
& du linge du plus riche ; que les hom-'
mes & les femmes fe réjouiront avec
des niafcarades jdesfefnns , des ballets;
que les femmes chanteront plus agréa-
blement que les hommes , afin que le.
pLiifir fou plus grand y qu elles rcffuf
citeront avec les cheveux plus longs , &
qu elles fe pareront avec des rubans &
des coeffures , comme en cette vie , &
leurs petits mignons d'enfwJs , ce qui
fera avec un grand plaijir [b), *
Coutume bigarre & impie,
La coutume qvi'avoient ks PaïeîTs:
de confulter pluiieurs oracles fur une
même affaire , me paro'k auITi impie
que bizarre. L'Hiiloire des Grecs &
des Romains en fournit mille exem.-
pies : je n'en rapporterai qu'un. Agefi-
polis , Roi de Lacédémone , ava^nt que
de porter la guerre chez les Argiens
(é)Hentiquez , Occupations ries Saints dans te
Cur , cité dans Ivk Morale pratique des Je fuites ^p»
î Art, Loyola , t£m, V.
E$
34 " Analyse
voulut s'éclaircir avec Jupiter fur la
juftice de cette expédition , & le con-
fulta dans le fameux Temple d'01ym«
pe. L'Oracle ayant répondu qu'on
pouvoit attaquer les Argiens fans fcru-
pule , Agclipolis , pour plus grande
fureté , courut auffi-tôt à Delphes
confulter Apollon , afin de favoir li le
fentiment du fils feroit conforme à l'a-
vis du père.
Recueillons de ceci une vérité qui
Cil d'ailleurs afTez manifefte , c'efl que
la Religion des Païens étoit fondée
fur des idées de Dieu , aufTi fauifes
que rAthéïfnie. Je ne parle point des
fentiments du commun peuple : je
ne parle point de l'abus de quelques
particuliers ; je parle du culte pu-
blic , pratiqué par les perfonnes les
plus éminentes , & foutenu de la ma-
jefté de l'Etat. Voici un Roi de La-
ccdémone , qui, après la réponfe du
plus grand des J3ieux , va conful-
ter une autre Divinité , inccrta'ln fi
elle réfutera , ou li elle confirmera
cette réponfe. Il croyoit donc que
les déciiîons de Jupiter n'étoicnt pas
telles que l'on pût toujours les fui-
vre en fïîreté de confcience ; & il fup-
pofûic que les lumières d' Apollon né-
DE B A Y L Ê 5^
toient pas toujours conformes à cel-
les de Jupiter. N'écoit-ce pas croire
que tous les Dieux , fans en excepter
le plus grand , étoient bornés dans
leurs connoiiTances , &: que d'eux aux
hommes , il n'y avoic que la diiië-
rence du plus au moins ? Le tôt cipitiZ
tôt fenfus , autant de fèntiments que
de têtes, avoit lieu, félon cela , dans
le Ciel , a peu près comme fur la ter-
re. On confultoit Jupiter comme on
confulte le plus fameux Avocat d'um
Parlement , loriqu'on a defiein de s'en-
gager dans un procès. La réponfc de
cet Avocat ne tranquillife pas les Plai-
deurs prudents : ils font bien aifes
d'avoir l'avis de quelques autres Jurif-
confultes ; & il y a tel homme qui
fait confulter fon affaire dans toutes
les Cours du Royaume aux plus ha-
biles Dodeurs. Les Païens en ufoienc
ainfi a l'égard des Oracles , afin de
voir 11 leurs Dieux fe contrediroicnt ,
& de fe précautionner mieux par la
comparaifon des réponfes.
Ils n'étoient point fcandali(es du
fort difreient qu'avoient les vidimes.
Celles qu'on oMroit à une divinité fai-
foient efpérer, pendant que celles one
V a- • ^ r-r- ■'
i on oiiroit a une autre fai'oTenc crain-
B6
56: Analyse
dre. Apollon & Diane , enfants ju-
meaux de Jupiter , fe contredifoienc
quelquefois : le frère rejettoir une vi-
âime , k fœur Tadmettoit (a). Le
Pa'?anifme ne trouvoit rien là de fcan-
daleux,. Il eût bien voulu plus de con-
corde dans les promefles du. bien ;
mais enfin il ne croyoit pas qne la na-
ture divine donnât l'exclufion k l'igno-
rance , au caprice , à la difcorde. Il
acquiefçoit donc à cela , comme à
des efl'ets inévitables de la. nature des
thofes, *
Qr';gme de Village d'engraljfer lès oi^
fcaitx de table. Ce que ce toit qu'un
Cochon de Iro-ie. Cra^uU du
Romans.
Pline afïïire que les habitants de De-
îos furent les premiers qui engraiife-
rent lès poules , & qu'enfuite la cou-
(rt) Oiiit^ cum plurihus diis immolatnr , (jtci
tandem ivcnit ut lititur aliis ^ aliis non litctut ■>
Qtix auteminconfiancia: deorum efi ,. ut primis mi-^
■iii.-n.ir exiis , bcnc promittant fecundis? Aut tarifa
intcr ejs dijj'cntio , fxph etiam intcr proximos , .tt
JnoUinis exta banafrit, V'tanx non bpna ? Cic. de
Pivinat.Li/j. J l ■, Chjp. XV II. Ne croyez pas que
ces objeftiens ayent délîllé les yeux à beaucoup.
'* J^efi^Jis , rem. ai
rr E B A Y I r. J7
tume fe répandit d'engraifler toas les
oiieaux que l'on mangeoic. Cette dé-
licatelîé pafla à Rome : il fallut pour
la réprimer , que la Loi Fannia ordon-
nât que l'on ne fervît à table aucune
forte d'oifeau , hormis une poule qui
n'aaroit pas été engraiffée. Voilà une
msrveilleufe frugalité. Mais e'étoie
gêner les gens d'une étrange maniè-
re. Où font aujourd'hui les peuples
riches qui voulufient fubir un tel joug!
11 eft vrai qu'on trouva bientôt le
moyen d'éluder cette Loi : car l'on
prétendit qu'elle ne défendoit pas de
manger des poulets gras [a). Dans
la fuite le luxe des fedins ne lit qu'au-
gmenter dans Rome. Entre autres ex-
cès , on faifoît cuire dans le ventre
d'un cochon pîuiieurs animaux , &
l'on appeîloit cela un Cochon dz Troie ,
par alluiion au cheval de Troie , qui
écoit farci de foldats. La gourman-
dife devint li énorme , que plusieurs
enfants de famille fe vendoient , ou fe
nroilituoient , pour fe procurer de bons
morceaux. Les juges aîloient ivres à
TAudience , & écoient obligés de s'ar-
rêter en chemin à totis les coins de rue
pour piifer. C'eft Macrobe qui, nous
Analyse
apprend toutes ces particularités (b).
Les fiecles fui van ts , qui ont vu à Rome
tant de vices eiFrovables , n'y ont guè-
re vil le règne de l'ivrognerie. Aujour-
d'hui c'eft un excès qu'on ne connoîc
point du tout dans ce pays-la : mais
pour les anciens Romains , ils vivoient
comme de vrais Septentrionaux. *
Fraude infigne des Mages. Combien
les Rois font efdaves de la Religion
dominante.
îfdegerdcs , Roi de Perfe , conçut
une grande amitié pour un Saint Evé-
que , nommé Maruthas. Les Mages ,
Prêtres idolâtres , s'allarmerentde cette
union , & craignirent que leur Prince
n'abandonnât l'ancien culte du pays ,
pour embraiTer le ChriiHanifme , qui
commençoit à faire de grands progrès
dans la Perfe. Pour prévenir ce mal-
heur , ils eurent recours a un artifice ,
qui prouve bien qu'il n'eit point d'ex-
cès dont un zèle fanatique ne foit ca-
pable. Un jour que le Roi devoit fe
rendre au Temple pour adorer le feu ,
(f) Voyez les Saturnales , Liv. 11, Chap. Il ^
& XI !I.
* Art. Fannius Strahon, rem. A, & Art, Tiùm
rem. C.
DE B A Y L E. 3^
51s firent cacher un homme fous terre ;
& lorfqu'Ifdegerdes parut , cet impol-
teur s'écria c\\.\ Cl fulloit chajjcr du trône
l'indigne Monarque qui regnoit , puif-
quil était ajjc:{_unpie pour donner jli
confiance à un Prêtre Chrétien.
Si ce que les libertins débitent très-
fauffement étoit véritable , favoir quo
la Religion n'eil qu'une invention hu-
maine , que les Souverains ont imagi-
née, afin de tenir les peuples fous le
joug de l'obciirance , ne faudroit-il
pas avouer que les Princes auroient
été pris tout les premiers dans le piège
qu'ils auroient tendu ? Car bien loin
que la Religion les rende maîtres de
leurs fujets , il arrive au contraire ,
qu'elle Ibuniet les Rois à leurs peuples ,
tn ce fens qu'ils font obligés d'être ,
non pas de la Religion qui leur paroît
la meilleure , mais de la Religion qui
domine dans leur Royaume ; & s'ils
ofent en embrafîèr une qui foit difié-
rente de celle-là , leur couronne ne
tient plus qu'à un filet. Voyez com-
ment les Mages de Perfe menaçoient
leur Roi , quoiqu'il n'eût encore que
■ carefTé un Evêque. Ne fait-on pas que
le dernier Empereur de Siam n'a étc
renverfé du uone que pciir avoir été
s
hontea-
40 Analyse
trop favorable aux Mifllonnaires Qiré-
tiens (.z). *
Ohfcrvadonsfur les Procèsd' impuijfdn-
ce. Particiilarués concernant le Con-
grès. Epoque de V origine 6" de l'abo-
lition de cette infâme coutume.
Les procès d'impiiiiTance font très-
peu d'honneur aux femmes qui les in-
tentent ; & foi: qu'elles parviennent à
obtenir un autre mari , foit qu'elles
n'y parviennent pas , elles deviennent
l'opprobre & la fable de leur fiecle.
^ Nous pouvons dire d*elles , fans fortir
j'"'f* des bornes de l'indulgence , ce que l'on
fes des a dit avec un peu trop de rigueur corr-
d'immdf- ^''^ ^^s Veuves qui fe marient (.2).
faiice. C'eft le jugement le plus mitigé que
l'on puiffe faire de ces plaideufes en
-matière dimpuilTance , vu la manière
(a) On écrivoit ceci en 169 j.
^ Art. Abdas , rem. B.
{a) En qne'que arme aue folt conçu ce dire de
P Apôtre , juniores vjcius nvibant , // faut l'entin-
d « ejl e dit pur forme d'indulgtnxe accordée à l'iif
continence de quelques finmes^, ut m-Tritum potùis.
'' acciw'ant criam diciboKim , 6c fciant libi non tarn
maritos ddtos quum adiiitjros impiitatos , comme
dit SainB Hierofme , ad Snlvinam. Duvair. p. ^20 , G-
conti-
nence.
B E B A Y L E. 4^
de procéder à quoi elles fe trouvenc
néceflairement réduites.
I. C'eft déjà beaucoup quedecon- ^^ ^ven
fefler publîqueraent fon inconcincnce : ^^^^^ ^^
orc'cft ce que tait route femme quiin- [^I^J""'
tente de tels Procès: elle déclare de-
vant tout le monde qu'elle ne peut (e
palFir d'un mari, &'elle en livre un
ade qui demeure dans les Greffes. . ^
__ l_,. . Vf r r L" interro»
II. L interrogatoire qu il faut lubir gatoire
devant les Juges eft (i délicat , & fi &^«^''*'
gênant pour une perfonne d'honneur ,
qu'on ne peut avoir bonne opinion
d'une fàl}e,qui eft capable de franchir
cette barrière. Je dis d'une fille , parce
que preibue toutes celles qui accu-
fent d'impuilTance leurs maris , fe pi-
quent de l'être , & il faut bien qu'elles
s en vantent , lorfque c'eft leur premier
mariage , comme il arrive ordinaire-
ment. Un Avocat embarralTa étrange-
ment une jeune Plaideufe. Il lui de-
manda en préfence de plufieurs té-
moins , fi fon mari l'avoit baifée à la
joue , & lui avoit fait d'autres carefTes.
Elle répondit que oui : & qui vous a dit,
reprit l'Avocat , que ces ca.rcffcs ne
fufïfoient pas ? Ou avei^vous appris le
r^JIe ? Si vous (tes pucelle , comme
vous le pràmdci^f vous m d^iv^i^ pas
^z Analyse
favoir que votre mari tft impidjjantl
& fi vo :, k fiivey^ , e'ejî un figne que
vous ave^ éprouvé ce que d'autres
hommes peuvent faire (/;).
iavifite. Jii. îi f^^^îj r^ réfoudre à la vifite des
Experts : les autres preuves font trop
iniirmes ; c'elî: pourquoi les Juges ont
recours à celle-là , &' ordonnenc l'inf-
peclion , pour favoir i\ la complaignan-
te a été dcPioiée ou non. Où ell la pu-
deur de celles qui oftnt fubir une telle
épreuve , &: de quelle hardielTe ne doi-
vent-elles pas être armées? Un Avocat ,
qui vivoit fous Louis XIII, s'ell fort ré-
crié contre cette honteufe pratique , &
nous a donné là-deffus des détails très-
curieux & très-raifonnés. Je les rappor-
te, fans craindre que les perfonnes fen-
fées le trouvent mauvais ; car pourquoi
s'oiFenferoit-on de trouver ici , ce qu'un
Auteur grave a publié il y a plus de
cent ans , dans un écrit imprimé à Paris
... - '
avec privilège. Il employé deux argu-
ments : l'un eft tiré de l'infamie perfon-
nelle attachée a l'infpeûion , l'autre
de l'incertitude & de l'inutilité de cette
épreuve. Il prétend qu'une femme doic
{b) Joan. Seresberienfis in PoUcratico , five dt
Nugis curialium , 6- ve/ligils PhUofophorum . LU,
VJU. Cap. ^I,
D E B A Y L E.' 43
avoir perdu route pudeur , lorfqu'elie
permet , pour parvenir à lafeparution ,
que des hommes la de [couvrent ^voyent
Ù maniera Us parties que nature veut
quelle cache. Il allègue l'autoritc de
plufieurs Saints Pères , particulière-
ment: celle de Maint Anibroife , qui re-
prit Siagrius , Evéque de Vérone , d'a-
voir ordonné qu'une Religieufe accufce
d'incontinence , fût vifitée. Il allure
que les Romains n'avoient point re-
cours à cette pratique odieufe , & qu'on
ne voit pas qu'ils s'en foient fervis mé-^
me pour convaincre les Vejlalcs fufpecles
6" accujées dincejlc , combien qu'ils
fuJTent fort feveres en la recherche ^ pU"
mtion de ce crime (^). Son ouvrage con-
tient plufieurs antres particularités in-
térefîantes , dont je parlerai bientôt.
IV. Il faut fe refondre au Congrès : LeCoa^
telle étoit du moins la pratique de notre grès.
ancienne Jurifprudence, & cette cou-
tume eil alfez imguliere pour mériter
quelques recherches. L'Avocat que je
viens de citer , va nous donner là-
deffus de nouveaux éclairciiTements.
Ecoutons fon vieux langage , & ne
nous fcandalifons point de la naïveté
(c)Tagereau , Difeours de l'impuiJJ'anci de l'kasi*
me 4^ de la femme, p, j8. Ôcfuiv.
44- Analyse
d'un fîecle qui étoit bien plus vertoeux
_. - que le nôtre. Les Prêtres , dit-ii , fonc
tances d'abord ferment quelles tacheront de
prépara- honncfoi , & Cans dlUimidation , d'ac-
complir l œuvre de mariage J ans y ap-
porter empêchement de part ni d'autre.
Les Experts jurent eux-mêmes qu'ils
feront un fidèle rapport. Enfuite F hom-
me & la femwx font derechef vijîtés ,
V homme afin de /avoir s'il a point ds
mal , la femme pour confîderer fcn état
aduel , & juger des différences qui s'y
peuvent trouver avant & après le Con-
grès.
Targereau obTerve que dans quelques
Procès j comme en celui de de Bray {d)^
l'homme & la femme font vifités nuds ,
depuis lefommeîdela tctejufques à la
plante des pieds , en toutes les parties
de leurs corps , etiam in podice , pour
fdvoir s' il y a rien fur eux qui puifh
avancer ou empejcher le Congrès, il
ajoute qu'on lave d'eau tiède les parties
de l'homme , & qu'on metlafcmme en
un demi-bain , oà elle demeure quelque
temps (c). Après cela V homme & ht
{d) C'étoit un Tréforier de l'épargne. Voye[
Brantôme , au I Vol. de les Dames. Gai. p. 97.
(e) On ufoit de cette dernière méthode pour
empêcher l'effet des refirigens que les femmes
emploient quelquefois dans ces occaûons. An-
toine Horraan parle d'une femme 2«i s'éi^At
DE B A Y L E. 4i
femme fe couchent en plein jour eniin lit.
Les Experts demeurenc dans la cham-
bre fi les Parties y confentent , ou fe re-
tirent , fi l'une des deux l'exige ; mais
la porte refte entr'ouv'-erte. Quant aux
Matrones elles fe tiennent proche du
lit , dont les rideaux font tirés. Ceft Effbrti
alors que l'homme fe met^c devoir de ^® "'^"*
faire preuve de fa puijfunce , habitant
charnellement avec fa femme , tk fai-
fant tous fes efforts ut fiât intromilJio :
où Jouvent adviennent des altercations Alterca^
honteufes & ridicules . V homme je plai- î'°"^
gnant que la temme ne le veut laijjcr fes.
faire, elle le niant ^ & difantqu^il la,
bltffe admovendo digitum. Enfin, après
qu'ils ont été une heure ou deux en-
fembîe , les Experts appelles s'appro"
chent , & ouvrant les rideaux , s'in-
forment de ce qui s ejî pajfé . vifitent lot
femme derechef , pour voir an fada fie
emifTio , ubi , quid . & quale emifium :
ce qui ne fe fait pas fins bougie & 3
lunettes , à gens qui s en firvent pour
artijîeieUement Jî fort rcflrecie , dai^s le temps qu'on
inftruiioit fon Procès , qu'elle eut dans la fuite
befoia de Chirurgien pour accoucher. Il rapporte,
fur le témoignage de plufieurs Auteurs , au'une fem-
me d'Italie fe refferra fi fort , pour plaire à fo»
mari , que, par après , Lui , ni autre homme . ne
put avoir affaire â die. Horman « Traité de la dif* '
folution du Mariagi,
1^6 Analyse
leur vieil âge , ni fins des recherches
fort fuies & odicufcs{f).
Anne Robert , l'un des plus célè-
bres Avocats de fon temps , a renchéri
fur Tagereau , dans un ouvrage dédié
au grand Achille de Harlai , Premier
Préiident du Parlement de Paris. Le
X Chapitre de fon IV. Livre ,iierz/m
jiidicdtarum , roule fur un Procès d'im-
puifiance, qui avoit été porté par appel
à cette Compagnie. Le Parlement ren-
^ ^^ dit un Arrêt confirmatif de la Sen-
îanvier tCHCC dcs Jugcs Eccléfiaftiqucs , qui
*6S7. avaient ordonné la vifite & le congrès ,
de quoi le mari s'étoit porté pour appel-
ant. Son Avocat repréfenta avec la der-
fiiere licence l'abomination de ces pro-
cédures : il fit en quelque forte ce qui
arrive dans les grandes révolutions
d'Etat , où afin de procurer aux Loix
une durée très-longue , on les ren-
verfe pour un peu de temps , Leges feni-
ptr ut effcnt , aliquando nonfuerunt\
il fe difpenfa des régies deia pudeur ,
pour le bien de la pudeur même , & il
crut pouvoir fe donner d'autant plus
de liberté , qu'il s'agiiîoit d'imprimer
une forte horreur de cet abus. Tage-
reau fut fans doute animé du même
' \f) Tagereau , il id. p . 32. 6- /«/>.
D E B A Y L E. 47
efprit : mais comme 11 écrivoiten lan-
gue vulgaire , il fe contraignit un peu
plus que Robert. Voici le Latin de es
dernier. Vidtis ad pcrpetuarn reldctejîa-
tionem , qiidjn aforo & judlcus cxplodi
convertit , vifîtatlonem ( fpeclacidnm.
odlo pablico digmim ) verbis rcprœfen-
tari ? parcitc pudicœ aiires , fi qidd in
re ohfcena lahatiir verecundi fermords
modcjiia. Puella refiipinajacet , cruri-
bus fiinc ircde. diÇunùs : prœftant pu-
dcndce corporis partes , quas natura ad
delicias generis humani velavit. Has
& Matronœ ( quœ ob/ktrices anusfnnt)
& MedlcL injpidunt , pertractant ,
diducunt : Magiftratus vidtu compo-
jito rifiim ddjiniulat : Matronœprœjcri'
tes ventrem dudum oblitam refricant :
MedicL , pro œtatLs difcrirnine, hic vires
prifiinas rcmirdf:itur , itle ardmo œP-
tuante inunis ludicrifpeclaculo pafcitur:
Cldrurgus aut ferramenîo fabrefacîo
(^ id ipeculum matricis vocari Jolet) ,
aut cereo & ficlitio priapo adiius ve-
nereos tentât , aperit , référât : puella.
jacens titilLidone vcjana prurit : ut
etiamfi virga vifiîari cœperiî , indê ta-
tmn non incorrupta recédât.
M. Robert obferve que , nonobftanc
ia turpitude de cet ufage , on poutroic
4? Analyse
le tolérer , li c'ccoit un moyen infail-
lible de connoître la vérité : mais il pré-
tend que cette épreuve eft trompcufe ,
& qu'une femme adroite eft toujours à
portée d'en empêcher la réuiTite : Ta-
gereau cft du même avis. Il uous
apprend que le même de Bray , dont il a
été parlé plus haut , trouva , de la part
de fon époufe , des réfiilrances qu'il ne
put vaincre. Cet homme étoit confor-
mé fîngaliérement: Jinifirum tanliim
ujlïculum hahebat ex dejlBii natiira-^
II. Au premier congrès , car il y alla
par deux fois à divers jours , arrexc-
rat fujJlcïtnUT ad cocundiim , ac fuh-
Jîandam fcrofum Ù aquofim extra
vas emljlrut , quaz non poîeraî dïci
ycriun fcmen ; Jcd non introm'iferat ,
félon que le rapportèrent trois Méde-
cins , trois Chirurgiens , & trois Ma-
trones, Les Juges , jlins s arrêter à ce
dcfdut naturel , ni à Vïniperfecllon de
la fcnunce , ordonnèrent auparavant
que de prononcer dêfinlîlvement , que
de Bray vlcndroit derechef au Con-
grès. ,jî bon lui fenihloit. Il eft à no-
ter que les juges l'avertirent , fi intro-
mitteret , d'appellcr les Experts , afin
qu'ils le vijjent , & en pujjcnt tefrnoi-
^ncr. Par où fe void que Von ne.
confidcrc
DE B A Y L E. 49
confidere pas en ces Procès la qualité
de lafemence , ni fi V homme arrigit ,
•etiam fufficienter ad coëundutn , mais
que Von veut & demande une intro-
mijfion oculaire. De Bray ayant dè^
claré qu'il n'y vouloit plus aller , &
que Ja Partie l'aveit empefché aux
deux fois qu'il y avoit eflé^ il/iit Je^
paré à faute feulement d' avoir j ait
V intromifion au congrès (g). Tage-
reau n'a-t-il pas raifon d'ajouter , qu'u-
ne telle épreuve eft plus propre â op-
prim.er la vérité , qu'à la mettre en évi-
dence.
Sébaftien Roulliard , l'un des plus
doftes Avocats du Parlement de Pa-
ris plaida l'an i6co pour un Gentil-
homme ( /t ) , que fa femme avoit ac-
cufé d'impuiffance. Elle avoit gagné fa
Caufe devant l'OfRcial de Sens , & puis
devant les Juges de laPrimatic de Lyon.
Le mari appella de leur Sentence , &
obtint des CommilTaires du Saint Siège
Apoftoîique , pour juger la Caufe en
<3crnicr reffort. Roulliard , fon Avo-
cat , publia un Capitulaire , où il efl:
qu'un homme né SINE TESTICULIS
{g) Tagereau , ibid.
(h) Le Baron d'Argenton , marié avec Madelai-
oe de la Chaftre.
Tome IL C
^o Analyse
APPARENTIBUS, & qui amant-
moins toutes les autres marques de yi-
rilitè , efl capable des œuvres du ma-
riage. Le Gentilhomme étoit né ainfi ,
& ce fut fur ce défaut , que fa femme fe
fondoit pour l'accufer d'impuiffance. Le
mari foucint qu'il avoit confommé le
mariage , non par les moyens ridicules
quelle fuppofoit , mais par V effort na-
turel de fon fexe ; il demanda qu'on la
vifîtâc , & il s'offrit au Congrès (i).
Roulliard tira de ces offres du mari les
conféquences les plus favorables , 6c
difcourut amplement de îejliculis laten-
tihus ( A: ) , félon la doclrine des Méde-
cins , & félon les obfervations de l'Ana-
tomie. Il ne s'amufa point à des péri-
phrafès , & à des locutions voilées : il fe
fervit des termes de l'art avec la der-
nière liberté , & il mêla très-fouvent à
fon difcours àQs citations Latines , dont
l'application étoit fort ingénieufe. Il ne JJ
femble pas qu'il forte jamais du férieux,
& néanmoins toute la pièce efl: femée
de plaifanteries , & de traits gaillards.
( /■ ) Voyez !e Capltulaire de RouHiard , r. 8. 6-
9 , de l'Eàit. ir.-Z^.
(A:) Je conjeclLire qile ce fut à cette occafion
qae Jidiin Peleus , Avocat au Parlement de Paris
nt le Traite De folutione Matrimonii , ok deUc-
tum tejkeulorum nuit apparentium.
\
DE B A Y L E. 5î
}e ne fais quel le fat VïiVue de ce Procès :
cependant il paroît par les Lettres de
Lipfe ( /) que Roulliard îe gagna.
II faut que je remarque que Roui*-
Hard & Tagereau n'avoient pas les mê-
mes principes. L'intérêt de la caufe que
Roulliard avoit en main , le porta k fon-
tenir que la pratique du congrès , &; de
Finfpedion àes parties étoit julie. La
femme du Gentil-homme rejettcit cette
l^preuve , & les Juges devant lefquels
«île avoit plaidé jufqu'alors , ne l'a-
voient point foumife à la vilite , ni au
congrès , par égard pour fa pudeur,
Roulliard combattit avec force cette
prétendue délicatelfe /& tâcha d'exté-
nuer ce qu41 y avoit de honteux & d'in-
fâme dans cette pratique. » A l'égard.
» du congrès , dit-il , que ladite Dame
» fe dit rejetter par pudeur ,
» Ah fi concubitum loeus exigie , omnibus illum
ft Deliciis impie , & fit procul ifie pudor.
» car le Duel eft bien défendu par les
» Edits , pour rompre la vengeance
» des armes offeniîves , mais non celui
» d'entre le mari & femme , dont l'ai-
(0 Voyez les Lettres LXVI , LXXV , de h
Centurie, ad Girmanos & Gallos,
C 2.
52, Analyse
>5 gredoiix effort ne tend qu'à les rcin-
» tégrcr en paix & bon amour. Tant
» y a qu'au cas... prcfent hélium jiif-
» ium , comme difoit Titc-Live, quia
îj neccfflirium , & la néceffité rend li-
» cite ce qu'autrement feroit de foi illi-
» cite. ... Le congrès eft la preuve or-
j> dinaire & plus certaine qui fe puilïe
» pratiquer en telles matières de pro-
» ces d'impuillance... du moins les Offi-
» cialités de France l'ont reçu , & la
« Cour l'a autorifé par plufieurs Ar-
» refis , notamment celui du 20 Jan-
>•> vier 1597, donné contre un , qui
» argué du même dcfaut que ma Far-
» tic adverfe , ne s'y vouloit foubmet-
>i tre... Toute la plus feure précaution
« qu'on y puifTe apporter , eft d'en
» venir à l'efpreuve aduelle , fpéciale-
» ment quand nous y fommes portez
« pour le bien de la paix... Autrement
/) fcroit-ce chofe abfurde que. pour la
» vérification d'un adultère , on admifl
» la preuve de celui qui diroit avoir veu
» ufifia Ev âfèfois ,; que pour éviter à la
>) fuppofition du Part , les Loix civiles
y> permifTent rinfpcâion du couvert de
» la femme ; & que pour juftiniT de la
>t validité d'un mariage , ( qui ert chofe
i? beaucoup plus importante ) on euft
Î)E Ba^le. ^3
» à contre-cœur de voir impachim
» Thyrjum horto In cupidinis ( m ). »
Il s'en faut bien que ces raifons-là , &
pluiîcurs autres que j'allègue , foient
comparables aux arguments de Tage-
reau. Je m'imagine que ii Iloulliard eût
plaidé quelques mois après pour une
kmmc , qui pir un raotii: de pudeur eût
r^fufé de fe foumettre à l'inTpcclion & au
congrès , il eût étalé les mêmes maximes
que Tagereau , & fe fût trèi.-bien réfiîté
lui-même. C'cii le deilin des Avocats : il
faut qu'ils r.iifonnent tantôt d'une ma-
nière , & tantôt d'une auire félon la va-
riété des caufes qu'ils ont à défendre ; &
notez que fur des matières directement
oppofées , ils citent les mêmes autorités.
Tagereau combat par l'autorité de Saint
Cy prien & de S-tin t Ambroife la pratique
de i'infpedion , & Roulliard cite les mê-
mes Auteurs pour foutenir cette prati-
que (/i) : il s'cIl fervî d'une rufe du mé-
( m ) Roulliard uhi fuprà, p. 41 & fuiv.
( « ^ Nous apprenons , dit-il , de S. Cyprian en
hs Epîtres , de S. Augufiin , & de S, Ambroife ,
qu'en matière de defioraî'.on de vierges , on a tou-
jours eu recoirs à l'injpiclion. CLcment d'Alexan-
drie , Stromat 7, & Suidas in verbo Jefus , rap-
portent que la V.'e-ge Marie fouffrit elle même
cette épreuve ; le Sanedrin du Grand Prêtre & Sa-
crificateur ayant ordonné q'aVZ/s fcroit vifitée pour
fçavoir fi efle était demeurée Vierge Chajf.r^
née en nette le difcours îo-m dj. long. R.ou!liard , ibid, .
C3
54 Analyse"
tier. Les Pères qu'il cite , condamnent
l'ufagede la vifite: ils témoignent donc
qu'on la pratiquoit. Il les cite pour la
preuve de Tufage , il fupprime le refte.
Cela n'eft pas bien. Il ne faut point
couper en deux l'autorité d'un témoi-
gnage,& c'eft ici qu'on peut appliquer la
Maxime du Jurifconfulte Celfus : inci"
vile ejl nifi tota lege pcrfpecîa , iina ali-
qua pardcida ejus propojîta judlcarc
vd rCjfpondcre.
Il y a une chofe en quoi Tagereaii
& R.ouUiard s'accordent ; c'efl à dtplo»
rer la multitude des Procès d'impuif-
fance que l'on intentoit aux maris , &
qui forçoient à révéler plufieurs faits ^
qu il eiiil cfîé , dit Roulliard , /»/z/.î hon-
nejîc de tain , que
, protinus urhi
Pandere res alla fylva & caligine mer/ae.
Ce qu'il y a de remarquable , c'efl: que
ces caufcs fi indécentes, font portées
tous les jours devant les Tribunaux Ec-
cléiiaftiques , & fe jugent même en pre*
miere inllance par des Prêtres & par des
Evêques. M. Bouriaut s'en plaint dans
une de fes Lettres , adrefîée à TEvêque
de Langre. » Je me fuis bien des fois
» étonné , dit-il , de. ce q^ue. vous autres-
DE BaYLE. ")$
i> NofTeigneurs les Prélat? , vous fcof-
» frez que les Juges deiOfficialités foient
» des Prêtres , ou de ce qu'on n'y plai-
» de pas à huis clos , à caufe des naïve-
» tés qu'il y faut entendre , qui dégé-
» nérent prefque toutes en obfcénite'S.
» Je n'ai jamais eu la curioi^té d'y ailer ;
» mais j'en ai oiii parler par tant de per-
« fonnes différentes , & tout ce qu'on
a m'en a dit m'a paru fi libre qu'ap-
» paremment c'cft un l'ribunal d'où
» l'on a exilé la pudeur. Je n'en veux
» point d'autre témoignage que la ma-
J» tiere qui a donné lieu à ces Vers.
Dans une Officialitë
Ces jours pafTez uue foubrette ,
Paffablement belle & bien-faite ,
Et d'une tobufte fanté ,
Avec la bienféance ayant fait plein divorce «
Dit qu'un vieux Médecin l'avoit prife par force*
Qu'il falloit ou le pendre j ou qu'il fût fon mari :
Et comment, dit le Juge, a-t-il pu vous y prendre,
Vous êtes vigoureufe, il falloit vous défendre;
L'avoir égratigné , dévifagé ». meurtri :
J'ai , Monfieur , lui répondit-elle t
De la force quand je querelle ;
Mais je n'en ai point quand je ri (o).
( o ) Bourfaut , Lettres noucclles,
C 4
^6 A N A' L Y s E
Quoi qu'il en foit , les obfcénités &
le fcandale ont nécellairement lieu dans
les Procès de cer.ce nature , fui-tout lorf-
qu'ils fe plaident en pleine Audience.
Tout ce qu'on peut faire ne fauroic allet*
qu'au retranchement des excès : mais
pendant qu'on plaidera une caufe d'a-
dulcere , ou d'impuillance , ou de nour-
liture de bâtards , ou de réparation
d'honneur féminin , il faudra de toute
néceifité que les oreilles des Juges foient
oifenfées par des difcours obfcenes. Ces
Juges , quoiqu'ils foient gens d'Eglife ,
ne réforment pas cela : ils ne fauroienc
le faire , & ils ne profiteront point de
robfervation de M. Bourfaut.
Au relie comme l'époque des ufages ,,
qui ont quelque chofe de fingulier &
d'extraordinaire , eft un fait dont les cu-
rieux font bien ai^es d'être inftruits , il
ne fera pas inutile démarquer ici ce que
les Auteurs nous apprennent touchant;
Recher- l'origine & l'abolition du congrès. L'é-
rorigine poque de fon indrodudion eft incertai-
ne cette ne. Bien des gens prétendent que cette
StT'" impertinente coutume étoit abfolum^nt
Coutil- inconnue aux Anciens. M. Vcnettc af-
^^' fure {p ) qu'elle fut abolie par l'Empe-
{P ) Voyez le Tableau Conjugal , p. 577 , Edi.t
de l'année X^^ô*
DE B A Y L 2. ^7
reur Juflînisn , ce qui ruppofc que fon
ufage étoit introduit dans le monde
avant le règne de cet Empereur. Je croi
qu'il fe trompe , & fa méprifc vient ap-
paremment de quelque tranfpofîtion d'i-
dées , qui lui a fait confondre le vérita-
ble objet de la Loi deJuftinien.CetEm-
oereur ne voulut pas fbuffrir que l'on
décidât delà puberté des mâles par l'inf-
pedion des parties naturelles , ce qui
s'étoit pratiqué jufqu'à fon règne. Il fixa
cette puberté à l'âge de quatorze ans ,
foit qu'ils fuffent hommes , foit qu'ils
ne le fuffent pas , & il abolit l'infâme
coutume de les viGtcr. Il voulut ren-
chérir fur la délicatefTe des anciens Ro-
mains : ceux-ci défendirent , à l'égard
des filles , de régler l'âge de puberté par
l'infpedion ; mais ils ne le défendirenc
pas à l'égard des mâles, & c'eil: ce qui
engagea Juflinien à publier la Loi dont
je parle {q)-
De fort habiles gens foutiennent
qu'on ne trouve aucune trace du con-
grès avant le milieu du feiziéme fiecle,
& que c'eft à ce temps qu'il faut rap-
porter l'origine d'une telle abomination^
(ç) On la trouve dans le premier Liv. de fes
Injiituus , Titn XXlt^ ^^.^«^
C5
«^S* A T^ A t Y s F
Les Avocats qui plaidèrent en iG'j'T
pour fouticnncnt que cette, coutume.
n a aucun fondement ni dans l autorité
des Loix , ni dans V opinion des Doc-
teurs ; que dans le Droit Civil y ni dans
le Droit Canonique , on ne voit ni la
vifite ni le congrès ; qiiil n'cjl pratiqué
qu'en France , & feulement depuis en-
viron Jïx-vingt ans. (r).
Ecoutons un autre Ecrivain , dont
je témoignage eil plus circonftancié. Il
prétend que dans le Droit Civil il n'y
a d'autre Loi , touchant l'accufation
d'impuiflance , que celle- ci '.Si un mari
& une J cm me ont demeuré deux ans e/i-
femhle ^ [ans confommer le mariage ^ &
£ela à Cdujè de l impuiJJ'ance du mari ,
il faut prononcer la difolution. Cettef
Loi fe trouve dans les InlHtutes de
Judinicn , an Code de repudùs. L'Au-
teur obftrve que Juftinien , dans la
Novelfe zz , prolonge ce terme de deux
à trois ans , & qu'il donne pour rai-
fon de cette prolongation , que l'expé-
rience apprend que pluficurs maris ^
après avoir été deux ans dans l'état-
d' impuijfance , fe font trouvés hommes
dans la troifieme année. Notre Auteuc
{j')Jaurn<i.l des Savans da y Juillet 1677».
DE B A Y L È. -^9
conclut de-là qu'il y a beaucoup d'in--
diicretion a faire fubir aux maris ini-
puiilants des épreuves précipitées. Il
ajoute qu'il n'eft parlé dans l'an-
cienne Jurifprudence ni de vifite , ni
de congrès ; qu à cec égard le Droit
Canonique s*eit conformé d'abord au
Droit Civil , mais qu'enfuite il a to-
léré la viiïte , qui le trouve autori-
fée par quelques conftitutions , par-
ticulièrement par le Chapitre LitU-^
ras ckfngLdis. Voilà toutes les épreu-
ves que prcfcrivent les Loix Civiles
& Canoniques. » Le congrès ne doit
» fans doute fon origine qu'à la té-
» mérité de quelque jeune homme ,
» qui ofa le follicitcr. Les Juges fur-
» pris de la nouveauté de cette de-
3) mande , s'imaginèrent d'abord qu'elle
» ne lui pouvoir être refuléc ; de foit©
3î que , comme un exemple donne heu
» à un autre , Terreur du congrès
» s'eft établie infcniiblemcnt. C'efl
» ainfî qu'en parlent tous les Auteurs^
T) qui ont traité de cette matière ,
35 & entr'autres Antoine Rotman ,,
:» fameux Avocat au Parlement d^
» Paris Il alfure que cette
î) pratique navoit commencé que qua^.
» rante ans avant le temps ou U
C 6
6o Analyse
r> cctivoii ( s ). Les Livres des 'anciens ,
» pourfuit-on , ne nous fournirent que
» (jeux exemples qui puilîent l'ap-
« puyer , & encore ces deux exemples
y> font également ridicules. L un eit
» dans Liicien , qui rapporte qu'un
» nommé Bagoas , voulant être admis
» dans une Alkmblée de Philofoplies ,
>5 comme on doutoit qu'il fût homme ,
» quelqu'un dit qu'il falloit 1 éprou-
» ver par cette voie L'autre exem-
» pie eîl: dans Petrus Ancharenus , fur
Decreu- *' ^^ Chapitre Liiterœ ( O > où il die
lesdejri- }i qu'un certain Offic.al de Venife ,
^^•^'^' Ti voulant éprouver un mtpuiflant, le
» fit enfermer avec une femme débau-
» chce , fur le rapport de laquelle il le
» démaria ( / ).
Epoque V^oila toutes ks recherches que j'ai
S'^'^ona- P'^ ^^^^^ concernant l'origine de cette
ioiuion. iinguliere coutume : quant a l'époque-
de Ion abolition , on peut la fixer cer-
tainement au i8 de Février 1677. Le
Parlement la profcrivit par un Arrêt
mémorable , qui défendit aux Juges Ci-
(j) Hotman mourut l'an i 596. Du Verdier rap-
porte à l'année 1581 la première Edii-'on de fuir
Traité l'e /iJ dijj'olution du MAiriage. Si.iv.int cels oa
île peut faire monter l'époque que nous cherchons
ai', delà de l'année J540.
{t) Journal du Pillais , cinquième Partie» f. aj
D E B A Y L E. 61
y'ds Ù Ecdéfiajîiques d'ordonner à l'a-
venir la preuve du congrès dans les eau-'
fes de mariage ( u ).
Il eft furprenant qu'une Compagnie ,
qui dans tous les temps a été compofée
de têtes fort fages , fe foit avifëe fi tard
d'abolir un iemblable ufage , qui pour
me fervir des exprclfions d'un Auteur
moderne , eft la honte de notre temps ,
& l'infamie des deux fexes. Cejî une Loi^
dit-il , .... trop dure & trop injurieufe à
V homme.... ce n ejl qu un prétexte de di"
vorce , & qu un effet de la lubricité ^ de
V audace des femmes. Ce font elles-mê-
mes qui ont fait naître dans lefprit des
Juges la penf:e d'une épreuve auffi peu
fûre qu'elle ejl deshonnéte ; de miUc
hommes , il ri y en a peut- être pas un ^
qui puiff'e finir viâorieux du congrès
public {x).*
Montagne miraculcufe.
Il y avoit procbe de Methydre, Ville
du Péloponéîe , une Montagne que l'on
appelloit Thanmafic , c eil-à-dire mira-
cuieufe. On prétendoit qu'elle fcrvit
{u) Venette , Tableau Conjugal f, 579,
\x\ Idem, ib'd. p^ 577.
^ Art. OuelUnse ôc Art, Rabcrt,
6i Analyse
d'azile k Cybele , dans le temps qu'elle
étoit enceinte de Jupiter , & l'on ajou-
toit que ce tut dans ce lieu qu'elle trom-
pa Saturne fon époux en lui donnant
ime pierre au lieu de l'enfant. On mon-
troit fur le haut de cette Montagne la
fainte caverne où la Déeiie s'étoit reti-
rée ; ik cette caverne étoit fi refpedée ^
qu'il n'étoit permis à perfonne a y en-
trer , Cl ce n'eft aux icmmes confacrées
à la mère des Dieux C'ell: Paufanias
qui rapporte ces particularités (a) : elles.
dépLiiront peut-être à bien dts gens ,
parce que cela prouve qu il y avoit dans
îe Pasanifme certains lieux de dévo-
tion , dont la prétendue famteté n'étoit
fondée que fur des contes ridicule^. Il y
a bien des conformités que l'on n'aime
point : Paufanias elt un Auteur in-
commode r il eût mérité la revue des
Commiiiaires ijibrorum cxpurgando-
rum. *
(a) Au Liv. VJII, de fes Voyagçj,
* Aft, Methjdre,
DE B A Y L E..
ORIGINE
Des nériîiques appelles M A M M 1 1-
L A I R E S. Impudence du Miiujlre
Labadie^
Les Mammillalres formèrent une
Sede parmi les Anabaptiftes. Je ne fais
pas bien le temps où ce nouveau Schifme
s'établit : mais on donne la Ville de
Haerlem pour le lieu natal de cette fub-
diviGon. Elle doit Ton origine à la li-
berté qu'un jeune homme fe donna de
mettre la main fur la gorge d'une fille
qu'il aimoit , & qu'il vouîoit époufer.
Cette avanture parvint à la connoiiian-
€€ du Synode , & l'on délibéra fur les
peines que méricoit le téméraire. Les
uns foutinrent qu'il talloit l'excommu-
nier; les autres opmerent pour une peine
plus douce. Les premiers perliiiant dans
la réfolution de l'excommunier , & les
autres ne voulant point foufcrire à l'a-
înathême , la difpuce s'échauira de telle
forte , qu'elle aboutit à un Schifme,.
Ceux qui avoient témoigné de l'indul-
gence pour le jeune homme furent nom-
miés Mammillalres,
Ea un fais cela fait honneur aux
64. Analyse
Anabaptilles: car c'eft une preuve qu'ils
portent la févénté de la morale beau-
coup plus loin que toutes les autres So-
ciétés Chrétiennes. Je fai que les Cafuif-
tes';les plus relâchés , les Sanchez & les
Efcobars , condamncroient l'adion du
jeune homme : ils conviennent que l'at-
touchement des tétons efl une impureté,
& une branche de la luxure , l'un des
lèpt péchés mortels : mais fi je ne me
trompe , ils n'impofent pas au coupable
une pénitence fort lévére , & il y a plu-
sieurs païs dans l'Europe où l'on eft pref-
que contraint de traiter cela comme les
petites fautes que l'on appelle quotidia-
nœ incurfionis. On eft 11 accoutumé à
cette licence , & c'eft un fpedacle 11
ordinaire , que les Cafuiftes mitigés fe
perfuadent qae l'habitude efface la moi-
dé du crime. C'eft pourquoi ils paftent
légèrement fur cet article de confefîion.
Je n'imagine pas qu'aucun Janfénifte ait
différé pour un tel fujet l'abfolution de
fon pénitent , même dans les païs où ces
privautés font moins en ufage , & paf-
lent pour un attentat dont les perfon-
nes de l'autre fexe font obligées de fe
fâcher tout de bon. Ainfj les Anabap-
tiftes font le=; plus rigide^; de tous les Moi-
raliiles Chrétiens , puifqu'ils condana..
D E B A Y L E. 6%
nent à l'excommunication celui qui
touche le fein d'une Mal trèfle qu'il veue
époufer, & qu'ils rompent la Commu-
nion Eccléiiailiqne avec ceux qui ne
veulent pas excommunier un tel galant.
Je rapporterai à ce propos un certain
conte que l'on fait du iicur Labadie.
Tous ceux qui ont entendu parler de ce
perfonnage, favent qu'il prefcrivoit à Tes
dévotes certaines pratiques fpirituelles ,
& qu'il hs drcfîoit au recueillement in-
térieur , & à Toraifon mentale. On dit
qu'ayant donné à l'une de fes péni-
tentes un point de méditation , & lui
ayant fort recomm.andé de s'appliquer
toute entière pendant quelques heures a
ce grand objet , il s'approcha d'elle lors-
qu'il la crut la plus recueillie, & lui mit
la main fur la gorge. Elle le repouiîà
brufquement , & lui témoignant fa fur-
prife d'un tel procédé , elle fe préparoic
à lui faire des reproches , mais Labadie
la prévint. Je vols bien , ma fille , lui
dit-il d'un air dévot, & qui n'avoit
rien d'embarrafle , je vois que vous êtes
encore bien éloignée de la perfeclion : rc-
connoijfc-^ humblement votre foiblejje ;
dtmande\pardon à Dieu d'avoir été fi
peu attentive aux Myfieres que vous dt"
vie{^ méditer. Si vous y avici^ apporté
65 Analyse
toute r attention nécejfatre , vous ^ait"
rie^pas pris garde a ce quonfaijoit à
votre gorge. Mais vous èticijipeu occu-
pée de votre méditation , & fi peu con-
centrée avec la Dii inité , quun léger at-
touchement vous a fait perdre de vue tous
ces grands objets. Je voulais éprouver fi
votre ferveur dans Voraifon j vous éh-
voit au-dcjfiis de la mitiera , ^ vous
unijoit au Souverain Etre , la vive four-
ce de V immortalité y & de lafpiritualité;
& je vois avec beaucoup de douleur que
vos progrès font très-petits ; vous iialle'^
que terre à terre. Que cela vous donne
de la confufion , ma fille,, & vous porte
à mieux rtmpUr dformais les faints
devoirs de la prière mentale. On dit que
cette Dame , ayant autant de bon fens
que de vertu , ne fut pas moins indignée
des paroles que de i'adion de Labadie ,
& qu'elle ne voulut plus entendre parler
d un tel Direâeur. Je ne garantis point
la certitude de cette hiitoire , mais' je la
tiens très-vraifemblable , & je fuis porté
à croire que beaucoup de Directeurs
abufent de ces prérendus exercices fpi-
rituels , pour féduire Ja vertu de leurs
Dévotes. C'ed de quoi l'on accufe les
Molinoiîfte^ En général il n'y a rien de
plus dangereux que \ç^ dévotions trop
D E B A Y L E. 67
my/iiques & trop quinteffenciées , la
chafteté ,y court quelques rifques : mais
plufieurs veulent bien y être trompés»*
Echantillon de la Légende des
OricntatirX.
Les Karmatiens , c'efl le nom d'une
Sede qui parât en Arabie vers l'an 178,
de î'Kégire, profanèrent & défolerent la
Mêque , fous la conduite d'un infigne
brigand, nommé Ahudhaer. Ils dépouil-
lèrent les pèlerins , & en tuèrent 1700.
dans l'encente même du Caaba, c'eft-à-
dire de cette partie du Temple , qui effc
particulièrement deftinée à Poraifon. Ils
enlevèrent la pierre noire qu'on gardoic
avec vénération , comme un préfenc
defcendu du Ciel ; ils briferent la porte
du Temple , & ils profanèrent le Puits
Jacré, en le rempliÛant de corps morts.
Pour furcroît d'impiété , Abudhaer ame-
na Ton cheval à l'entrée du Caaba ; & luî
fit faire Tes ordures dans ce lieu. Il ajou-
ta à ces facrileges plufieurs blafphêmes ,
difant aux Mufuîmans qu'ils étoient bien
fous d'appelier cet édifice Maison de
Dieu : Si Dieu , dit-il , /ai/oit ici fa
demeure , ne m auroit-il pas écrafe dcjk
* Art. Mamniilaires,
68 A N A L Y s E
foudre , pour venger la profanation de
fan Temple.
Les Annales Mathomctanes rappor-
tent cette facheiife défolation à l'année
317. de l'Hégire. Elles ajoutent que les
Karmatiens gardèrent pendant plulïeurs
années h pierre .loirc y efpérantque la
pofreiTion de ce tréfor attireroit dans
leur païs toutes les Caravanes , qui
avoicnt coutume de faire le voïage de
Ja Méque. Mais voyant que les Pèlerins
Fie changeoient point de route , & que
leur dévotion pour l'ancien Temple ,
n'étoit nullement refroidie , ils renvoie-
rent la pierre aux Mêquois. Dans la
fuite ils le repentirent de cette reiHcu-
tion, & ils prétendirent n'avoir pas en-
voyé la véritable pierre , mais en avoir
fubftitué une autre. Les Méquois n'eu-
rent pas de peine a détruire cette impof-
ture : ils mirent la pierre dans l'eau , &
elle nagea. Les Karmatiens mém.es fu-
rent témoins de ce miracle , qui s'opéra
à la vue d'un peuple innombrable, &: qui
racla de tous les efprits les doutes & les
fcrupules que le menfonge avoit fait
naître (.?). Voilà un petit échantillon de
la Légende des Turcs. *
Ça) Pocockii notaî in fpeclmen Hift. Arab.
* Art. Atudhaer,
D E B A Y L E. 6()
Duel mcmorabïc.
Charles de Breaiité, Gentilhomme du
Païs de Caux en Normandie , s'elî ren-
du célèbre par un Duel où il périt. Il
étoit extrêmement brave , & comme
après la paix de Vervins il ne trouvoit
point d'occupation en France , il paifa
en Hollande avec quelques Gentils-
hommes François, & y obtint une Com-
pagnie de Cavalerie. Son Lieutenant eut
le malheur d'être battu par un parti de
la garnifon de Bois-le-Duc , commandé
par GémrJ Abram , & plus foible en
nombre que la troupe du Lieutenant.
Cet Ofïïcier fut pris lui-même , & con-
duit à Bois-le-Duc, d'où il écrivit à
Breauré Ton Capitaine , pour le prier de
travailler à le délivrer. Mais Breauté lui
répondit qu'il ne vouloit plus reconnoî-
tre pour lés Ca.valiers des gens qui s'é-
toient laiflés vaincre par une troupe
moins nombreufe , eux qui dévoient bat-
tre ces milices Flamandes , quand ils
n'euffent été que vingt contre quarante,
comme il s'oftiroit de faire en toute ren-
contre.
Cette lettre que le Gouverneur ouvrit,
félon la coutume , avant que de la re-.
jo Analyse
remettre au prifonnicr , parut très-cho-
quante aux Officiers de Bois-le-Buc , &:
occaiionna un cartel que Gérard Abram
envoya à Breauté , pour lui offrir le
combat en nombre égal. Sa propoiition
fut agréée: mais de chaque côté les fupé-
rieurs eurent beaucoup de peine à con-
fentir à ce combat. Le Prince Maurice
de Nafiau , Général des Hollandois ,
repréfenta à Breauté qu'il ne convenoic
pas qu'un homme de fa qualité , qui
pouvoit fe lignaler dans des occafions
plus glorieufes , k commît avec des
iimples Fadionnaires : il entendoit par
îà Gérard Abram , & Antoine fon frère ,
qui étoient dçs Soldats de fortune. L'Ar-
chiduc Albert tâcha de fon côté de dif-
fuader les Flamands : mais fes remon-
trances furent inutiles , & l'on afTurff
que fon Confeil de Confcience contri-
bua à le faire confentir à ce duel {a).
Ce qu'il y a de certain , c'eli que les
Flamands intérefîérent ici la Religion.
Breauté fut regardé dans Bois-le-Duc
comme un nouveau Goliath , qui ve-
roit infulter le Peuple de Dieu ; & {qs
antagoniilcs furent comparés à David.
On eut foin de munir les Flamands du
{a) Hift. de TArchiduc Albert , p. 150 , Edit, de
Cologne , 1693.
D E B A Y L E. 71
Pain des fort:; , & on ne les envoya à
CQitQ bouchciie que bien confefiés &
communies : les Dominicains employè-
rent en cette occafion toutes leurs ma-
chines. Grobbendonc , Gouverneur de
Bois-le-Duc , voulut k mettre k la tête
des champions de fon parti , & Breauté
lui-même deliroic foit d'avoir à com-
battre un pareil adverfaire ; mais l'Ar-
chiduc Albert interpofa fon autorité ,
& défendit au Gouverneur de faire ce
coup de Gladiateur. Abram commanda
la troupe , & fit notifier à fon de trom-
pe que fes gens avoient réfolu de ne
faire quartier à perfanne , attendu qu'ils
combactoient , moins pour l'intérêt de
leur propre honneur, que pour défendre
l'Eglife Catholique , & leur Patrie. Voi-
là comme la Religion fe foure par tout.
Qu'avoit-eîîe à faire ici , où il s'agiifoit
d'une vaine oilentation de bravoure , &
d'un duel manifeile ?
On convint de part & d'autre qu'on
fe battroit à cheval vingt-deux contre
vingt-deux ( i?) , le ^ de Février de l'an-
née 1600. Les deux Gérard , & quatre
autres, commencèrent l'attaque contre
Breauté , & cinq de (es braves. Les au-
(5) Ange!. Gallucciiis de bdlo Bdgico , Lib XÎI. la
plupart des autres Ecrivains ne font monter les com-
bauants qu'au ûombre de vingt , de chaque côté.
71 Analyse
très s'attachèrent chacun à leur hom-
me. Breaucé tua Gérard Abram : An-
toine Gérard , & deux Flamands de la
même troupe , furent aufîi tués ; un cin-
quième fut blefié mortellement , & ne
furvécut k Ces camarades que de cpelqucs
jours. C'eft en quoi confilta toute la per-
te des Flamands. Celle de l'autre parti
fut bien plus funefte ; car malgré îa va-
leur de Breauté , qui eut deux ou trois
chevaux tués fous lui , fes gens furent
hattus avec la dernière honte (c). II en
refta quatorze fur la place , & des huit
qui prirent la fuite , il y en eut trois qui
moururent de leurs bleflures. Breauté,
& un de fes parents , bleflés à mort de-
mandèrent en vain quartier , fous pro-
mefîe d'une forte rançon : on ne leur
fît point de grâce. Il y en a qui difent
qu'on accepta d'abord les offres de
Breauté , & qu'on le conduifit vivant
à Bois-le-Duc : mais on ajoute que
le Gouverneur le fit égorger de fang
froid , après avoir réprimandé les Fla-
mands qui l'avoient épargné. Son corps
(c) Breauté /ff mal ûjjijîè...fi fes amis eitjj'entfaic
tomme lui , il n'y avoit pas d'ennemis à demi pour
eux,... ils s'enfuirent quafi tous au fécond effort , &
le laifferent lui quatrième au milieu de quinze. D'Ail-
«Jiguier , Ufage du Duel, Chap. XX. Boiiteroue, Liv,
vil, 3 parle à peu près dans les mêmes termes.
bleffé
DE B A Y L E. 75
bîcfTé en trente-lix endroits fut porté à
Dore , 6c peint au naturel. On Ht cou-
rir en France des copies de ce tableau, &
les parents du mort en furent li irrités ,
qu'un Gentilhomme de cette maifon
fe rendit au Païs-bas , pour tirer ven-*
geance d'un tel affront. Il propofa un
défi au Gouverneur de Bois-le-Duc,
qui refufa le Cartel. Les vainqueurs, au
nombre de dix huit, furent reçus dans
Bois-le-Duc avec les acclamations de
tout le peuple.
C'eft ainfi que les Kiftoriens du parti
d'Efpagne racontent la chofe ; mais on.
ne leur pafl'e point toutes les parties de
leur narration. On leur reproche en
particulier une faute d'omilfion , qui
changeroit bien la nature du fuccès.
On prétend que le combat ne fe fit pas
à armes égales , vu que les François
"^ n'y apportèrent que l'épée & le piii:o-
let , &: que les autres étoient outre
cela armés de carabines. Outre l'avan-
tage du nombre , dit d'Audiguicr , ils
avoycnt encores celuy des armes , <& ce.
fut et qui trompa les François , qui pour
toutes armes offènjives n avaient ap-
porté que le pijîokt & l'épée , de voir
les ennemis avec de grandes carabl*
ncs f qu'ils tirèrent d'aÏÏe:^ loin au comr
Tome IL D
74 Analyse
mmcement du combat y & puis s'apprc-
chcrent avec Vejcopctc contre des gens
qui n'avçicnt plus que Vépée {d). li
pourroît y avoir là-dedans plus d impru-
dence du côté des François , que de fu-
percherie du côté des Flamands. Peut-
être fe contenta-t-on de dire que de part
& d'autre on viendroit armé comme à
rordinaire : fi donc c'eût été la coutume
des Flamands de porter l'épée, le pifto-
let & la carabine, & fî c'eût été la cou-
tume des François de ne porter que le
pilîolet & l'épée, les Flamands n'euf-
fènt pas agi de mauvaife foi , les Fran-
çois auroient été feuls blâmables : ils au-
roient eu l'étourderie de ne point faire
fpécifier le nombre & la qualité des ar-
mes qu'on employeroit. Mais encore
que la bonne foi des Flamands ne reçût
aucune atteinte , il ejfl du moins certain
que leur vidoire ne feroit nullement
glorieufe.
Quoi qu'il en foit , voici comme
parle de ce duel un homme qui ei\ d'un
tout autre poids que d'Audiguier. y^w
fortirde ce fitg&fut h duel de Breauti ,
lui vingtième , avec le Lieutenant de
Crohbendonck nommé Lekerbitken , fur
Id) D'aud'guîef , Ufa^t du Dud, Chap. XX,
23 E B A r X E. J^
des injures & défis envoyés par quelques
prifonnUrs, Etant convenus du jour &
de la place , Breauté ne trouvant point
les gens arrivés, les alla chercher fort
prés de Bois-le-Duc, & la les deux chefs
fignalcT^de panaches blancs ê' rouges, Je
choifirent devant leur troupe. Breauté
tuafon ennemi d'abordée , Ù fon frère ^
qui ayant defpefché fon homme , vint
au Jecours ; mais les W^alons , ayant
tous des efcoupcttes outre les plfiolets , fi-
rent leur féconde charge, à laquelle les
François n ayant que Vépée, furent ren-
verfés, & Breauté abandonné d'une par"
tic des fiens ,fut prifonniery & Grobbcn-»
donck fçachant la mort des deux frères ,
le fit tuer de fang froid (c). Grotius don-
ne l'avantage des armes aux Flamands .
& celui du lieu aux autres : Grobbendo-
dociani armis validionbus , Breautœus
loco potior. Mais comment accorder cet
avantage du lieu avec d'Aubigné , Bou-
teroue , Cayet, d'Audiguier &c. qui di=
fent que Breauté ne trouvant point l'en-
nemi k lendroit dont on étoit convenu,
poufTa plus avant jufqu'à ce qu'il Peûd
rencontré k demi-lieue de Bois-le-Duc.
Et ceci comment l'accorder avec le
{c) D'AubJgss , Hift. de France, T.III,p.332<,
*jS Analyse
p. Gallucci, qui dit que Leckerbeetkcn,
étant arrivé au lieu du combat , & n'y
trouvant point Ton ennemi , lui dépêcha
un Trompette pour l'avertir qu'il l'at-
tendoit ; & que Breauté en dépêcha un
autre pour faire favoir qu'il s'étoit ar-
rêté à un quart de lieue de-là , & qu'il
y vouloit ou mourir ou vaincre.
Un Hiitorien , qui a beaucoup de
partialité pour le Pais -Bas Efpagnol ,
avoue que i'ardeur martiale de Breau-
té, qui s'avança plus qu il ne devait,
fut caufe que le combat ne fe donna
point dans le lieu qui avoit été choifi :
on Je tint y dit-il , à ce champ de ba-
taille d'improvi fie (f). Cet Auteur eft
bien éloigné de convenir que les Fla-
mands eulient plus d'armes à feu que les
François ; car il dit de ceux-ci qu'ils
avoienc tous la main au pillolet , &
que les Valons n'avoient que la main
à l'épée. Il ajoute une chofe qui ne
doit pas être omife. Les Belges curent
la précaution de faire attacher de peti-
tes chaînes derrière les brides de leurs
chevaux y de peur que leurs ennemis
venant à les leur couper , ils nefujfent
plus capables de gouverner leurs clic-
(f) Hijl.de l'Archiduc Albert, wii fuprà.
DE B A Y L E. 77
vaux. Les François - HolLindois n eu-
rent pas cette prévoyance f & ce fut ce
qui contribua beaucoup à leur défaite.
Recueillons de-la , que les Flamands
uferent de rufe ; ils s'attaquèrent d'a-
bord aux chevaux. Le Père Gallucci
obferve , que dès la première charge , il
y eut plus de vingt-fix chevaux tués :
Moniîeur de Tliou nous apprend que
prefque tous les chevaux des François y
demeurèrent : nous en voyons la cau-
fe dans la nouvelle Hiiloire de l'Ar-
chiduc.
Je ne faurois pafTer fous filence une
brouillerie du Père "Gailucci. Après
avoir décrit toute l'iiiue du combat,
il dit qu'un petit garçon , qui avoic
regardé de loin , ayant vu comme»c
tout s'était termine , monta flir un che-
val qu'il trouva fans maître , & s'en
alla au galop porter la nouvelle de la
vicloire à ceux de Bois-le-Duc. Notre
Auteur ajoute qu'au moment même un
Bourgeois de la Ville mit le feu à deux
gros canons qui étoient fur les rem-
parts , & que ce bruit ayant fait crain-
dre une embiifcade , les François prirent
la fuite. Comment auroient-ils attendu
jufqu*alors a s'enfuir , puifque le petit
garçon n'arriva a Bois-le-Duc , qu'a-»
D 3
yS Analyse
près avoir vu toute Vijfiie du combat?
Pour redrefTer îa narration , il faudroit
dire que \qs deux coups de canon furent
tirés avant que la vidoire fe fût pleine-
ment déclarée pour les Flamands. Or
comme ceux-ci étoient prefque fur leur
foyer, prefqué à îa vue de Bois-îe-Duc ,
il ne faut pas s'étonner fî le canon de
cette Ville allarma les François qui fc
défendoient encore. L'Auteur du Sup-
plément de Moréri a eu tort de dire que
le combat fe donna en préfence des deux
Armées. En général ce duel des Fran-
çois & des Flamands a été raconté avec
àz grandes variations. C'efb la dellinée
ordinaL'-e de ces fortes de combats.
Moniteur de Breauté lailîa une épou-
fe très-jeune, & aufli belle que vertueu-
fe , dont il avoit un fils. Elle étoit fille
de Nicolas de Harlai-Sancy , & quand
fcn mari fut tué , elle n' avoit pas vingt
ans. Elle fe vit recherchée en mariage
de divers endroic3,& ne laifia pas de dire
adieu aaxplaifirs du monde, & d'encrer
aux Carmélites {g) , dont TOrdre ve-
îioit d'être établi à Paris tout fraîche-
aic-at. On dit que leur fils , voulant
venger la mort de fan père, fit appelier
(^) Thaar.. Uh, CXXn\
D E B A Y L E. 79
pendant le fïege de Breda le nouveau
Lieutenant du Gouverneur de Bois-le-
Duc, & qu'il périt dans ce duel {h). *
Les trois APICIUS.
Il y eut à Rome trois Apicius re-
nommés pour leur gourmandife. Le
premier vivoit avant rextinction de la
République ; le fécond fous Augufte &:
fous Tibère , & le dernier fous Trajan.
Ceft du premier Apicius , qu'Athénée
veut parler, lorfqu'ayant d t, fur le té-
moignage de Poifidonius, que l'on con*
fervoit à Rome la mémoire d'un cer-
tain Apicius , qui avoit furpafïé tous
les hommes en gourmandife il ajoute ,
que c'étoit le même Apicius qui fut
caufe de l'exil de Rutilius {a). On fait
que Poflidonius a fleuri du temps de
Pompée, & que Rutilius fut exilé en-
viron l'an de Rome 660.
Le fécond Apicius eft le plus célè-
bre des trois. Athetiée le place fous
Tibère , & dit qu'il dépenfa des fom-
mes immenfes pour fon ventre. Il ajou-
te qu'il y avoit diverfes fortes de gâ-
{h) Hift. de l'Archiduc Albert , /». 334.
(*) Art. Breauté.
(a) Athénée Lib, IV.
D 4
8o Analyse
teaux qui portoient fon nom (^). C'cft
de lui que parle Séneqiie dans fa Lettre
XCV , dans l'onzième Chapitre da
Livre de vitâ heatâ , & dans le Traité
de Confolation qu'il écrivit à fa mère
Helvia , fous l'Empereur Claude. On
trouve dans ce dernier Ouvrage que
cet Apicius vivoit du temps de Séne-
que 5 qu'il tint , fi j'ofe m'exprimer de
}a forte , Ecole de gueule & de gour-
mandife dans Rome ; qu'il dépenfa deux
millions & demi à faire bonne chère ;
que le voyant fort endetté , il fongea
eniin à compter avec lui-même , &
qu'ayant trouvé qu'il ne lui reiloit que
deux cens cinquante mille livres , il
s'émpoifonna, comme s'il avoit jcraint
de mourir de faim avec un bien i\ mé-
diocre. Dion (c) , qui l'appelle M. Ga-
bius Apicius , ajoute une particularité ,
qui fe trouve auifi au L Chapitre du IV.
Livre des Annales de Tacite ; c'eft que
Seian , dans fa première jeuneflé , fe
profritua à ce débauché. Pline l'appelle
M. Apicius, & fait fouvent mention
des ragoûts qu'il inventa : Nepotum
omnium altijjimus gurges. On fit un
{h) Idem, Lih.l.
DE BAYLE. 8i
Livre fur fa gourmandife , & Athénée
l'a cité (u/). Il ne faut point douter que
l'Apicius de Juvenal , de Martial , de
Lampridius , &c , ne foit celui-ci.
Le troifiéme Apicius vivoit fous
Trajan. Il avoit un fecret admirable
pour conferver les huîtres. Cela parut ,
lorfqu'il en envoya à Trajan au Pais
des Parthes : elles étoient encore fraî-
ches , qiland ce Prince les reçut. Le
nom d' Apicius eft demeuré long-temps
alFeûé à divers mets , & a fait comme
une efpece de Sede parmi les Cuifîniers.
Nous avons un Traité de Re cuUnarla,
fous le nom de CceUiis Apicius , que
quelques Critiques jugent alTez ancien ,
quoiqu'ils n'eftiment pas qu'il ait été
compofé par aucun des trois Apicius
dont j'ai parlé. Un Savant Danois
attribue pourtant cet ouvrage à l'Api-
cius qui envoya des huitres à l'Empe-
reur Trajan. Ce Livre fut trouvé dans
l'île de Maguelonne , auprès de Mont-
pellier , par Albanus Torinus , qui le
publia à Bàle, douze ans après. Il avoic
déjà ecé trouvé ailleurs près de cent ans
auparavant , fous le Pape Nicolas V,
par Enoch d'Afcoli. 11 y avoit au titre
(i) Lih. h
D 5
Sa Analyse
M. Cœc'dius ApicLiLS. Voflîus efdmc
que l'Auteur s'appelle M. Coelius, ou
M. Cscîlius , & qu'il intitula fon ou-
vrage , Apicius , parce qu'il traitoit de
la Cuifine.
Hifloln de. Combahus Ù de. Stratonlcc
Combabus , jeune Seigneur de la
Cour du Roi de Syrie , fut choifi par ce
Monarque pour accompagner la Reine
Stratonice pendant un ailez long voya-
ge qu'elle dévoie faire. Le motif de
cette abfencS; étoit fort pieux : car Stra-
tonice ne s'elioignoir que pour préfidér
à la conftrudlion d'un Temple con-
facré a Junon. Les Dieux lui avoienc
ordonné en fonge cette bonne œuvre»
Combabus étoit un très-beau garçon.
Je ne fais quel preflentiment l'avertit
que cette commifFion pouvoit lui être
funelle ; il crut que le Roi concevroit
infailliblement de la jaloufie contre
lui ; c'ell pourquoi il le fupplia très-in-
fïamment de donner cet emploi à un
autre. Le Prince ayant periifté dans fon
choix , Combabus fe fentit agité des
plus vives allarmes , & fe regarda com-
me un homme mort , s'il ne prenoit
des mefures efficaces , & qui ne foujfrii-
D E C A Y L E. S^
fent point de réplique. Le Roi ne lui
avoic donné que fept jours pour le dil-
pofer a ce voyage : voici en quoi con-
lifterent Tes préparatifs.
Perfuadé que l'afcendant de Ton étoi-
le ne luilaifloic d'autre alternative que
de perdre ou fa vie ou fon fexe , il fe
priva de l'un pour fauver l'autre , & il
ufa du même expédient que le Caitor ;
ImUatus Cajiora , qui fe.
Eunuchum ipfefacit , cup'uns evadere damno
Tifiiculorum, JuveTial. Sat, xi^
il mit dans une boëte les trilles refres
de fa virilité , après les avoir embaumés;
il cachetta la boëte, & la porta au Roi,
le priant de la garder, comme un dépôc
dont il faifoit plus de cas que de tous
les tréfors du monde , & qui lui étoit
plus cher que la vie. Le Roi appofa foii
Sceau à la boëte , & la remit entre les
mains de fes Chambellans..
Le volage dura trois ans , &: ne
manqua pas de produire les maux que
Combabus avoir preffentis. Stratonice
devint éperdûment amoureufe [de fon
conducteur , & fit d'abord tout ce
qu'elle put pour garder le dccorum de
fa qualité. Elle foupira en fecret , elle
D 6
84 Analyse
difTimula fes fentiments.: mais le filence
ne faifant qu'aigrir fon mal , il faillit
enfin parier, premièrement par lignes,
& puis en termes clairs. Quelques ver-
res de vin , quelle prit exprès , lui don-
nèrent le degré de hardieffe qu'il lui
falloit pour s'expliquer fans détour.
Elle fe rendit donc k l'appartement de
Combabus , lui découvrit fon amour,
& le pria très-inftamment d'y répon-
dre. Le jeune Syrien éluda fes pourfui-
tes , fous prétexte qu'elle étoit ivre , &
l'exhorta en douceur à fe retirer. Mais
voyant qu'elle n'cntendoit pas raifon ,
& qu'elle menaçoic de fe porter k quel-
que coup de défefpoir , il lui déclara
qu'il étoit dans l'impolTibilité de la fa-
tisfaire , & de peur qu'elle ne fit Tin-
crédule, il la rendit témoin oculaire de
fon impuiiTance. Cela refroidit un peu
Stratonice ; mais fa pafiion ne fut pas
entiereme.it guérie. Elle continua de
%'oir Combabus , & de l'aimer ; elle
vouloit être continuellement avec lui.
Il faut remarquer , pour l'honneur
de cette Reine , que fes converfations
avec Çon Amant , quoiqu'elles fui^
fent tendres & animées , fe bornè-
rent à de pures converfations. C'eCt
Lucien qui lui rend ce témoignage
D E B A Y L E. 8^
( iz ) , & fon autorité ne fauroit être
fufpede ; car jamais Ecrivain ne fut
moins adulateur que celui-là. On auroic
tort de dire qu'en l'état où s'étoit mis
Combabus , il ne pouvoit donner à
cette Reine que des paroles : car l'ex-
périence nous apprend le contraire.
La jaloufie des hommes , quelque ex-
cefïive qu'elle foit , n'eft jamais aufiî
fertile en inventions , que la lubricité
des femmes. Les Levantins s'imaginè-
rent qu'en mettant leurs maîtrefTes en-
tre les mains des Eunuques ordinaires ,
je veux dire de ceux à qui l'on fe con-
tente d'ôter les parties génitales , ils
n'avoient qu'à dormir en repos : mais
ils trouvèrent qu'ils s'étoient trompés.
Non-feulement ces Eunuques furent
bons à quelque chofe , mais en certains
lieux on les préféra aux autres hom-
mes (h). Il fallut donc recourir à
d'autres remèdes , & mutiler entière-
ment ces miférables. Mais cette pré-
caution fe trouve encore trop courte :
(a) Lucian. de Syria Dea.
(J) Sunt quas Eunuchl imbelles , ac mollia Jempcr
Ofcula ieUBent , & dofperatio Barba,
Et auod abortivc non tft. opus.
Juvenal. Sat, îV»
Î6 Analyse
C2iV nonohjlant cela l'A/nhaJfa^
dcLir de Brèves afTure quon en voit qui
ne laijfcnt pas d'cpoufer pliifieurs fem-
mes , pour leur fèrvir à d'abominables
lubricités (c). S. Bafîle n'ignoroit pas
qu'il faut fe défier des mutilations les
plus complettes : elles ne font pas ,
difoit-il , que celui qui étoit mâle de-
vienne femelle ; tout de même qu'un
bœuf , auquel on coupe les cornes ,
continue d'être bœuf, & ne devient
pas cheval. Il pouffe la comparaifon
encore plus loin : car il dit qu'un bœuf
dont les cornes ont été coupées ne laifle
pas , lorfqu'on l'irrite , de faire toutes
les pollures qu'il faifoit auparavant ,
& de frapper même par cet endroit de
îa tête où étoient les cornes. De même ,
dit-il , &c. Voyez, la remarque (d) où
je rapporte fon Latin : ces chofes ne
peuvent fe rendre dans notre langue.
Mais revenons k Stratonice & à Corn-
babus.
Leur intelligence ne put être fecret-
te : le Roi en fut averti , & rappella
(c) La Mothe le Vayer , Lettre CXIL
' \d) ha & mafculus , quamvis abfciffus genitalla,
fitiofa tamenconcupi/ientia mafculus eft imb &
ad coitum fervens , eiiamjî ea parte non vioht , /<*-
m'inx turbulcntus inçumttns^ Bafilius > Lib^ de Vii'
gtiùtate , ad fin. '
D E B A Y t E. 57
Combabus. Cet ordre n'étonna poinc
le jeune homme ; il favoit que fa jufH-
fication étoit en dépôt dans le Cabinet
du Roi : il revint donc hardiment. On
le mit d'abord en prifon ; enfuite on
l'amena devant le Prince , qui , en pré-
fence de fes courtifans , î'accufa d'a-
dultere , de perfidie , & d'impiété. Il fe
trouva des témoins quidépoferent qu'ils
l'avoient vu jouir de la Reine. Com-
babus ne répondit rien : mais comme
on le menoic au fupplice , il déclara
qu'on Tavoit condamné à mort , non
pour avoir fouillé le lie du Roi , mais
parce que ce Monarque ne vouîoit
point rendre le dépôt précieux qui lui
avcît été confié. Là-defTus le Roi com-
manda qu'on lui apportât la boëte : on
la décacheta : l'innocence de l'Accufé
fut reconnue : le Prince punit les dé-
lateurs , & combla de biens l'infortuné
Combabus. Le jeune Syrien demanda
la permifîion d'aller rejoindre Strato-
nice , pour achever de veiller à la con-
ftrudion du Temple qu'elle avoit com»
mencé. Non-feulement il obtint cette
permifîion , mais on lui accorda que
fa flatue feroit mife dans le Temple de
Junon. Cette Statue repréfentoit une
femme habillée en homme. Pendant la
88 Analyse
fête de la confécracion du Temple , il y
eut une Dame qui trouva Combabus fi
beau , qu'elle en devint amoureufe.
Mais ayant appris qu'il étoit impuifTant,
elle tomba dans une noire mélancho-
lie , & fe donna la mort. On dit que
cette avanture porta Combabus a pren-
dre des habits de femme , afin de ne plus
caufer de tels malheurs (e).
L'Hiftoire de Combabus a été rap-
portée avec beaucoup de variations.
On l'a accompagnée de plufieurs cir-
conftances romanefques : une des plus
incroyables eft celle-ci , c'eft que les
amis de Combabus , voyant le haut
degré de faveur où il étoit parvenu , f@
châtrèrent , pour lui faire leur cour ,
en partageant de cette manière fa dif-
grace (/), *
(f) Je me fouviens ici d'une na'iveté qu'on trou»
Te dans le Menagiana : Madame Cornuel favoit que
M. de L étoit impuijfant , & ne le connoijfoit
pas de vue: c' étoit un fort bel homme. L'ayant ren-
contré che\ M. de Rambouillet , elle demanda qui
c'était. On lui dit , c'efi le Marquis de L
«h, dit-elle, qui n'y ferait attrapé?
(/) Tiré de l'ouvrage de Lucien Je- 5j/r/fl Z?«a,
* Art. Combabus,
I> E B A Y L E. 89
Examen cTim lieu commun de Morale ,
tiré de la comparaijon de la conduite
de Vhow.me avec celle des animaux.
C'efl: un àç.i beaux lieux communs de
la Aiorale , que de faire voir à l'homme
fes défordres, en comparant fa conduite
déréglée avec la régularité des bétes.
Les hommes^ dit-on, fe déchirent les
uns les autres ^ l'homme eft un loup a
l'homme , tandis que les animaux de
même efpece vivent entre eux pacinque-
v^ment , & ne fe nuifent point. C'eft par-
là qu'Horace a tâché de couvrir de hon-
te les Romains qui s'engageoient aux
guerres civiles : Les loups G* hs lions ,
dit-il , ne font point cela. Il fuppofe que
fon objedion eft fi puiiTante, c|ue ceux
à qui elle eft propofée fe trouvent ré-
duits à fe taire :
Tacent , &■ ora pallor albus inficît ,
Menti/que perculjx. flupun (a).
Juvénal a employé la même Morale
dans fa XV. Satyre. M. Defpreaux a
parfaitement bien traduit la latin de
ces deux Poètes, & y a joint de nou-<.
veaux exemples {h).
(a) Horat. Epod. VII.
(è) Voytx fa VHI. Satyre.
9© Analyse
Quelque beau & quelque frappant
que foie ce lieu commun de Morale , il
a néanmoins fon foibie. Premièrement
on peut l'cluder par un trait de plaifan-
terie : en fécond lieu on peut le combat-
tre férieufement par l'axiome ,
Nil agit exemplum litem quod lite refolvit;
c'eft-a-dire qu'on peut le rétorquer , &
qu'en tournant la médaille , on gagne-
ra le vent fur le Moralifte. Je ne pré-
tends pas approuver ceux qui oppofènc
des railleries aux raifons ; mais je dis^
que c'eft un très - grand défavantage
aux raifonnements , que de pouvoir être
tournés en ridicule par des gens qui ai-
ment à plaifanter. Prouvons cela par un
exemple. Si l'on avoit entrepris de per-
fuader à M. de Bautru {c) qu'il vaut
mieux choifir une vieille maîtrefTe qu'u-
ne jeune, & ii on lui avoit cité l'endroit
de Pline où il efl dit que les béliers cher-
chent plutôt les vieilles brebis que les
jeunes j n'auroit-on pas été démonté &:
confondu par cette réponfe donnée
d'un air moqueur ; c'eji que les béliers
font des béliers ? Une Dame Romaine
(c) Homme d'efprlt célèbre par fes bonj mot? ,
Se par fes reparties. Voyez le Menagiana, p. 323.
D E B A Y I E. 9ï
fe fervit d'une réponfe femblable auprès
d'un homme, qui ne pouvoir comprend
dre par quelle raifon les femelles parmi
les bétes ne .défirent le mâle que lorf-
qu'elles veulent devenir mères: c'eji^
lui répondit la Dame,/7arce que ce font
des bétes. N'étoit ce pas rompre bras 6l
jambes à l'admirateur.
Voilà pour le premier inconvénient.
L'autre n'ei]: pas moindre : car enfin
un homme que vous voudrez envoyer
à l'école des animaux pour y appren-
dre à vivre , vous répondra qu'il ne de-
mande pas mieux. J'y apprendrai , vous
.dira-t-il , à iQumetcre le droit à la for-
ce : un dogue plus fort qu'un autre ne
fait point fcrupule de lui enlever fa
proie. Qu'y a-t-iî de plus ordinaire que
de voir des animaux qui fe battent 1
hts coqs ne s'acharnent-ils pas fî fu-
rieufement l'un contre l'ancre, qu'il n'y
a fouvent que la mort d'un des deux
champions qui faliè ceffer le combat !
Les pigeons , le fymbole de la douceur ^
n'en viennent-ils pas quelquefois aux
coups ? Quoi de plus furieux que le com-
bat des taureaux ? N'eft-ce pas la force
qui décide de leurs droits en matière
d'amour ?
N'apprendrai-je pas a l'école où vous
9^. Analyse
m'envoyez la barbarie la plus dénatu-
rée f N'y a-t-iî pas des bêtes qui dévo-
rent leurs petits ? N'y apprendrai-je pas
l'incefle ? Que d'exemples d'accouple-
ments monfîrueux parmi les animaux
(^d) ? N'apprendrai-je pas à m'accom-
moder de tout ce qui fera à ma portée :
c'eft la bonne leçon que me donne la
fourmi.
On ne fauroit donc difconvenir que
l'exemple qu'on peut trouver de tou-
tes fortes de dérèglements dans l'école
des brutes , n'aS)iblifre beaucoup la
moralité qu'on prr^tend tirer de leur
conduite. Qu'on ne dife pas qu'il y a des
bétes plus réglées les unes que les au-
tres , & que c'efl l'exemple de celles-là
qu'on propofe aux hommes. Cctre di-
flindion ne vaudroit rien. Tout ce que
font les bétes efi: également réglé. La
Théologie nous apprend qu'elles font
exemptes de pcché , & l'on ne peut pas
dire qu'en punition de quelque faute les
(i) Cocunt ■■ animalia nullo
Cxtera deleclu , nec habetur turpc juvenca
Ferre patron tergo : fit equo fua filia conjux..,
Felices quibus ifia liant !
C'eft la bonne leçon que tiroit Myrrha de l'exem-
ple des animaux, P^oysi les Métam. d'Ovide, Liv. X,
D E B A Y L E. 93
unes font tombées dans le défordre , &
qu'en récompenfe de quelque bonne
œuvre les autres font demeurées dans
l'ordre.
Sur cette Maxime de Caton,
que toutes les femmes qui commet-
tent l'adultère font aufli des empoi-
fonneufes.
Si l'on avoit le catalogue de toutes
les femmes qui , après avoir manqué
de fidélité à leurs maris, ont tâché en-
core de les faire mourir , on auroit un
fort gros Livre. Mais quelque grand
que fait le nombre de cette forte de
femmes , il eft pourtant beaucoup plus
petit que celui des femmes qui fe bor-
nent à l'adultère, & qui , à cela près ,
font commodes & officieufes envers
leurs époux , pourvu qu'ils foient pa-
tients : car il vous y prenez garde, vous
trouverez que prefque toutes les femmes
galantes , qui attentent aux jours de
leurs maris , ne fe portent à ce crime
que parce qu'ils font jaioux , & qu'ils
les gênent dans leurs plaifirs, Banniilez
du cœur des hommes cette jaloulie in-
* Art, Barbi, rem. C.
94 Analyse
quiète , qui les porte à traverfer les ga-
lanteries de leurs femmes , vous mettrez
leur vie k couvert de l'afla/Tmat &: du
poifon.
N'allez pas m'alléguer quelques Pro-
cès criminels , intentés de nos jours k
des époufes convaincues du crime dont
je parle. Car que prouveroit l'exemple
de quelques maris aflaHinés , en com-
paraifon de tant d'autres qui vivent
tranquillement , & qui meurent d'une
mort naturelle ? Gardez-vous aufli de
me citer M. T., ce mari, dit-on, fî
débonnaire & fi bon , qu'il demanda
grâce pour fa femme convaincue de l'a-
voir fait affaffiner , & tellement con-
vaincue , qu'elle a perdu la tête fur un
échafaut. Cela ne prouve pas que M.
T. , n'eût jamais gêné fa femme , ni
qu*il lui eût laifTé toute la liberté qu'elle
pouvoit fouhaiter. En un mot , fî la
maxime de Caton le Cenfeur étoit
vraie au cinquième fiecle de la Répu-
blique, lorfque les Romains ne faifoient
que commencer a jouir des dérèglements
du luxe , elle cefla de l'être dans les fie-
xles de l'extrême corruption , & elle ne
l'eft point aujourd'hui; car à mefure
que la corruption s'augmente , on s'a-
privoife avec i'afîront du coc, ... on
DE B A Y L E. 9^
le compte pour peu de chofe , on le
foufFre patiemment. Par-là on défarme
une femme adultère , & on ne l'oblige
point à recourir, ou au bras de fes ga-
lants , ou au poifon. *
Sur la Fortune.
On peut dire qu'il n'y a rien de ^
mieux établi dans les Livres des An- Senti-;
ciens que cette hypothefe ; c'eft que JJJ^^^
rinduftrie& la prudencede l'homme ont fur le
moins de part aux événements , que fon je"[j,°"
bonheur, ou fon malheur, c'eft-à-dire fortune^
que le concours imprévu , un «certain
enchaînement de circonftances, très-in-
dépendant de notre pouvoir. Quant
Quinte-Curcenediroit pas formellement
que les conquêtes d'Alexandre furent
moins l'ouvrage de la valeur, que l'ou-
vrage de la fortune {a) , fa narration
toute feule le diroit allez. Un autre
Ecrivain aflure que , dans le partage de
la gloire militaire , la portion de la for-
tune eft la plus grande {F). Je pourrois
* Art. Egialée , rem. E.
(a) Fatendum ejl cum plurimum vtrtuti dehuerii ,
j>liis debuijfe fortuna , quamfolus omnium mortalium
in potejîatc habuic Quint. Curt. Lih.X , Cap. V.
(é) Jurefuo n»n nulla ah imperatore miles , plu-
rima verb fortuna vindicat, Corn. Nep. in Thraii-
bulo , Cap. I.
g'6 Analyse
cicer ce que Tite-Live, Diodore de Si-
cile, & d'autres Hifloriens ont die tou-
chant l'empire abfolu de cette puifl'ance
aveugle : je pourrois joindre à ces auto-
rités le témoignage des Orateurs & des
Poètes {^c) : mais le fentiment des Prin-
ces elt ici d'un plus grand poids. Con-
tentons-nous donc de rapporter une ré-
ponfe du jeune Denis. Pourquoi , lui
difoit Philippe , Roi de Macédoine ,
pourquoi n'aver^vous pas j'â vous main-
tenir fur le trône que votre père vous
avoit laijfé ? Ne vous en étonne\_pas ,
répondit Denis , car mon père- qui m'a-
voit laijfc tous fes autres biens ^ ne ma
pas laijfé fa fortune, qui les lui avait fait
acquérir,
Nonobflant toutes ces autorités ,
il eft pourtant vrai de dire que de bons
Auteurs ont foutenu que chacun efl
Tartifan da fa fortune , & qu'on eft
heureux ou malheureux , félon qu'on,
agit prudemment ou imprudemment.
(f) Voyez la Harangue de Cîceron pro Marcello ^
8c pefez ces belles paroles de Juvenal :
Si fortuna volet , fier de Rhetore Conful ;
Si volet eadent ,fies de Confule Rhetor.
Ventidius quid enim?Quid Tullius?Anne alludquam
Sydus , & Qcculsl miranda potentia fati,
Juven. Sat. VII.
Planté
D fî B A Y L E» 97
^Pla'jte a débité que ie fage fe fait lui*
même fa fortune :
Namfap'uns quîdcmpol ipfefingit fortunamjibii
Et Cornélius Nepos, qui, dans la vis
de Thrafibulc , étend fort loin le pou-
voir de la fatalité, reconnoît ailleurs,
avec Plante , que fon empire eft fubor-
donné à la fage fie de l'homme {d).
Mais que penferons - nous de Juvenal ,
qui, après avoir tant prôné dans fa
VII* Satyre, la toute-rmiflancede l'é-
toile , dit dans la X*. que tou.t dépend
de la prudence >
Nullum numen k^hes , fi fit pruientia: nos te
Nos facimus , fortuna , Deam, cœloque locamus,
Hegnier embrafTe la même opinion dans
l'une de fes Satyres :
Nous fommes du bonheur de nous-mêmes artifans ,
Et fabriquons nos jours ou fâcheux ou plaifans.
La fortune eft à nous , & n'eft mau/aife ou bonne.
Que félon qu'on la forme , ou bien qu'on fe la donne.
Un Auteur moderne eft encore du
même avis , & foutient , que notre.
{d) Sui cuique mores fingunt fortunam /«oj
eu ique mores plerumque conciliare fortunam, Corn^
Nep. iji vltà Attici j Cap, XI, ^ XIX.,
Tom, IL E
^ Analyse
bonne & mauvaife fortune dépend de
notre conduite (e).
Ce n'eft donc pas un fentiment gé-
néral qu'il y ait un je ne fais quoi qui
favorife ou qui traverfe certaines per-
fonnes , fans avoir égard à leurs qualités
bonnes ou mauvaifes , & aux moyens
qu'elles choififfent pour parvenir à leurs
fins. Mais il faut avouer que le plus
grand nombre des fufFrages eft pour
l'affirmative. Or , comme le grand
nomber des approbateurs n'eft pas une
preuve de la vérité d'un fentiment ,
je voudrois bien qu'un habile homme
examinât un peu à fond cette matière ,
& difcutât férieufement ce qui fe peut
dire pour & contre. J'efpere qu'il fe trou-
vera des gens qui entreprendront cette
tâche;en attendant je ferai la-defîus quel-
ques réflexions & quelques recherches.
I. Il ne faut pas croireque les Payens
îes pîy! fe repréfentaffent à la fortune , comme
cnsfor- un Etre qui diftribuât les biens & les
àehil\. maux fans fa voir ce qu'il faifoit. Ils
*^"^e. l'appelloicnt aveugle , je le confeffe :
mais ce n'étoit pas pour lui ôter abfo-
lument toute connoifTance ; c'étoit feu-
lement pour fignifier qu'elle n'agiflbit
(<;) M. de Cailliere, <lai)$ Ton Livre de lafortuns.
àisgens di qualité.
B E B A Y L Eo
pas avec un julle difcernement. C'eft
ainfi que nous difons qu un Prince eft
aveugle dans la diftribution de fes grâ-
ces, lorfqu'il les donne & les ôte par
iin pur caprice , & fans fe régler fur les
qualités des fujets. Nous ne prétendons
pas dire qu'il fait du bien ou du mal à
tels & à tels , fans favoir qu'il leur
donne ou qu'il leur ote telle & telle
charge ; nous voulons feulement dire
qu'il ne fe gouverne point félon les rè-
gles de la raifon & de la juflice , &
qu'il fe détermine témérairement par
î'inftind de fes paffions inconftantes.
Voilà l'idée que les Payens fe for-
moient de la fortune. Ils étoient tous
perfuadés , (i l'on en excepte un petit
nombre de Philofophes , que la nature
divine étoit une efpece d'Etre divifée en
plufieurs individus. Ils attribuoient à
chaque Dieu beaucoup de pouvoir :
mais ils ne l'exemptoient pas des im-
perfedions de notre nature ; ils le
croyoient fufceptible de colère & de ja-
îoufie, littéralement pariant; ils ne crai-
gnoient point d'écrire dans les ouvra-
ges les plus férieux, qu'une maligne
& fecrette envie des Divinités s'étoit
oppofée à leur bonheur. En particu-
lier, ils attribuoient au Dieu, qu'ils
E 2,
ïoG> Analyse
nommoient/or////ze , une conduite vo-
lage , téméraire, capricieufe au fouve-
rain point. C'eli pour cela qu'ils lui
bâtifloient une infinité de Temples ", &
qu'ils l'honoroient d'un culte difHngué;
ils cherchoient à prévenir les mauvais
effets de fes boutades. Ils ne croyoient
donc pas qu'elle fût fans yeux , fans
oreilles, fans difcernement.
II. Ma féconde réflexion eft , que
fous l'Evangile nous attribuons aux
biens terreflres tous les défauts qu'on
attribuoit, fous lePaganifme , à la Di-
vinité de la fortune. Nous difons que
la pofTelTion de ces biens n'cil pas une
marque de mérite , qu'elle eft caduque
& périlfable , qu'elle trompe ceux qui
s'y fient, &cc.
Il eft aifé de remarquer la fource de
cette di- cette divcrlité de langage. Les Chré-
>erfite. ^.-^^^ ^^ reconnoifTent qu'un Dieu, &
ils entendent par ce mot une nature
fouverainement parfaite , qui gouverne
toutes chofes , & qui difpenfe tous les
événements; mais les Payens prodi-
guoient le nom de Dieu à une infinité
d'Etres bornés , imparfaits , pleins de
défauts & de honteufes paffions. C'eft
pourquoi ils ne faifoient point fcrupule
de les rendre refponfables des irrégula-
D'où
vient
DE B A Y I £. lOI
fîtes de la vie humaine , quand ils n'en
trouvoient point la caufedans lesaclions
libres de l'homme. Les Chrétiens , au
contraire, tr.infportent fur la créature
tout ce qu'ils trouvent d'infirme dans
l'Univers ; ils rejettent fur les qualités
du bienfait , ce qui étoit mis par les
Payens fur le compte du bienfaiteur.
III. Je dis en troifieme lieu , qu'on iiaftcer-
ne peut guère nier qu'il n'y ait des tam qu'il
gens malheureux & des gens heureux , gens
c'eft-à dire félon le langage populai- i^=^;;^;'_^
re , qu'il n'y ait des gens que la fortu- heureux.
ne traverfe de mille façons dans le cours
de leurs affaires , pendant qu elle appla-
nit le chem.in a d'autres , & qu'elle
prend foin de leur ménager cent favo-
rables difpofitions. Le Commerce, le
Jeu , la Cour, ont toujours fourni des
exemples de ces deux chofes ; mais il
n'y a rien où elles fe montrent auiïî
manifeftement que dans le métier de?
armes. C'efi: la que la fortune domine
bien plus qu'ailleurs. Timoleon , Ale-
xandre , Sylla , Céfar , & plufleurs au-
tres anciens guerriers , l'ont reconnu de
la manière la plus aurhentique; les mo-
dernes le reconnoiffent aufli , foit dans
leurs Mémoires , foit dans leurs con-
verfations. J'ai oui raconter à une per-i
Es
102 Analyse
fonne de qualité , que le Conne'tabîe
Vrangel lui avoit dit qu'il n'y a rien
de plus téméraire que de hazarder une
bataille , vu qu'on peut la perdre par
mille cas imprévus , lors même qu'on,
a exaûement pris toutes les mefures
que la prudence la plus confommée
peut fuggérer. Girard, Hiftorien du
Duc d'Epernon , fait voir dans la lon-
gue vie de ce fameux favori tant d'é-
vénements heureux , &. indépendants de
la précaution , qu'il n'cft prefque pas
pofïlbie d'y méconnoitre la vérité de
i'cpinion populaire touchant la fortune
de certaines gens. Après cela , dit l'Hil^
torien , il ne faut pas trouver étran-
ge il" ce Duc , dans les malheurs qu'il
reiîentit en fa vieillefTe , ne fe plaignit
iamais de la fortune : au contraire ,
quelques uns de Ces amis l'ayant une
fois mis fur ce difcours , il leur difoit
qu'il feroit bien ingrat des bienfaits de
la fortune , qui Tavoit conftamment
favorifé durant plus de foixante ans ,
s'il étoit mécontent de ce qu'elle fe re-
tiroit de lui pour le peu de temps qui
lui refloit à vivre ; qu il ne s'étoit guè-
re vu de fortune d'une vie toute entiè-
re , non pas même d'une vie beaucoup
plus courte que la fienne j & que da.ns
i> E B A Y L E. 103
rinconftance des chofes humaines , ce
n'étoit pas un petit avantage d'avoic
été rëfervé à éprouver ces difgraces en
un temps où il n'étoit prefque plus
capable de goûter les profpérités. hmmmm
IV. Ma quatrième réflexion efl , CeqaVrî
qu'il femble très -faux que ce qu'on '1°"'!"°
nomme bonheur ne dépende que de la ne dé-
prudence , & que ce qu'on nomme P^".^ P'""
72. J ' J J P- toujours
malheur ne dépende que de I mipru- de la pru-
dence. J'avoue ingénument que la pré- ^ence.
tention de l'Auteur (/) que j'ai cité
plus haut ne me paroît pas aflez bien
fondée. Il eft faux qu'un joueur qui
gagne joue toujours mieux que celui
qui perd : il eft faux qu'un Marchand
qui s'enrichit furpafTe toujours dans
l'intelligence du négoce , dans l'induf-
trie , & dans la circonfpedion , les Mar-
chands qui ne s'enrichifl'ent pas : per-
fonne n'ignore que dans les jeux , mê-
me d'adrefTe , il règne je ne fais quoi
qui contribue beaucoup plus au gain
ou à la perte , que ce qui dépend de
l'habileté. Il y a des jours où un hom-
me gagne ; ce n'efl: pas qu'il joue avec
plus d'attention , ou avec des gens
moins habiles : c'eft que la fortune lui
rit. Un autre jour il éprouve tout le
if) M, de Cailliere.
E4
Î04 ^ Analyse
contraire , & fou vent la fortune chan-
ge dans la même féance. On voit des
loueurs expérimentés , qui, dès qu'une
partie commence, fcntcnt fort bien
s'ils feront heureux ou malheureux.
Les plus fp.gcs fe retirent alors , ou
diminuent leur jeu : ce n'eft pas qu'ils
fe défient de leur adrelîè , & de leur
capacité ; mais ils fe défient de ce qui
ne dépend pas de leurs lumières.
Ce je ne fais quoi ne règne pas fi vi-
fibîement dans le commerce : il eft
néanmoins certain que des perfonnes
de peu d'efprit , & de peu de jugement ^
font quelquefois un gain immenfe dans
des entreprîtes , où un homme plus fia
& plus expérimenté n'eût pas voulu
s'engager. On peut dire , en général ,
que les plus riches négociants ne font
pas plus laborieux , ni plus habiles que.
plufieurs autres dont les biens font mé-
diocres. Ceux-ci font donc moins fa-
vorifés de la fortune que les premiers :
il y a donc un bonheur & un malheur
dans la vie humaine indépendamment
de la prudence & de l'imprudence.
Je ne crois point que l'Auteur, donc
j'examine le fentiment , ait prétendu
nier cela, quant au jeu & quant au
commerce : il n'avoit en vue que la,
DE B A V L S. tO^
fortune que les gens de qualité pêuvenc
faire au fervice de leu Prince. Au refte
s'il n'avoit eu d'autre but que de leuc
confeiller de choifir toujours le parti
de la prudence, je n'aurois rien à dire
contre fon fentiment. Mais il va beau-
coup plus loin : il veut que ceux qui ■"-^
s'avancent en foicnt redevables à la tion'de"
fageffe de leur conduite; & que ceux M. de
qui ne font point fortune doivent im- *^'*
puter cela à leur imprudence. C'eft
ce que je ne crois point. Je confens
qu'il nomme fage conduite , tout co
que l'on fait conformément aux cir-
conftances où l'on fe trouve : comme
d'être hâbleur , débauché , étourdi ,
dans une Cour corrompue ou mal ré-
glée : je confens qu'il nomme impru-*
dence tout ce que l'on fait d'oppofé à
ces mêmes circonllances ; comme d'ê-
tre honnête homme dans une Couc
où les fripons feuls peuvent faire for-
tune. Mais cela ne m'empêche pas de
foutenir que l'élévation & la chute des
grands ne font pas pour l'ordinaire le
pur ouvrage de la prudence & de l'im-
prudence. Le hazard , les cas impré-
vus , & ce qu'on appelle fortune , y
ont bonne part. Des occurrences , que
l'on n'a ni préparées ni preflenties j,
E 5
«[ue,
106 Analyse
ouvrent le chemin , y font marcher à
grands pas. Un caprice , «ne jalouiîe
C]u'on n'a pu prévoir, vous arrêtent tout
d'un coup , & vous jettent même entié-
ment hors des voies.
IL V. Pour mieux réfuter Monfienr de
Ce que Cailiiere , ie meta-ai ici ma cinquième
le peu- 'n • À j • y ^
pie nom- teflexion. On ne doit pas dire que tous
me for- \q^ événements étant liés aune caufe dé-
n'eft'pas terminée , la fortune eft un Etrechimé-
"bf^r* rique , & qu'ainfi nous ne fommesheu-
ment"" ^ux OU malheureux que parce que nous
«himérf- prévoyons, ou que nous ne prévoyons
pas la fuite des caufes & des effets na-
turels. Pour faire fentir la nullité de
cette objedion , je fuppofe un fait non-
feulement très polîîble, mais aufîidont
on pourroit indiquer quelques exem-
ples. Un Prince fait afiiéger une Ville
au cœur de l'hiver: fi les pluies, fi la
neige , G. Us glaces furviennent , il ne la
prendra pas; mais fi le temps eftfec, fi
je froid eft médiocre , il la prendra. Il
arrive quelques femaines d'un temps
doux ; point de pluies , point de neiges :
le fiege s'avance de jour en jour , & la
Ville capitule avant qu'il gèle. Un au-
tre Prince fait alÏÏéger une place au
cœur de Tété : fi les faifons vont à l'or-
dinaire il la ^ rendra j mais s'il pleuc
DE 15 A Y L E, t6f
beaucoup pendant pludeurs jours , fî
les nuits font froides & caufent des ma-
ladies dans le camp , il ne la prendra
point. Il arrive un renverfement de
faifons : l'été eft froid & pluvieux , la
tranchée ne s'avance que lentement ,
l'armée s'alfoiblit de jour en jour par
les maladies , on fe voit contraint de
lever le llege. Pouvez- vous dire que
l'heureux fuccès du premier lîege efl
l'ouvrage de la prudence , & que le
mauvais fuccès du fécond eft l'ouvra-
ge de l'imprudence ? Ce feroit dire
deux abfurdités ; car au premier cas
on n'a point prévu le beau temps, & au
fécond , on n'a pas dû prévoir le mau-
vais, & par conféquent ce n'a pas été
par prudence qu'on a entrepris Je pre-
mier fîége , ni par imprudence qu'on a
entrepris le fécond. C'efè donc par
bonheur qu'on a réufïï au premier , &
par malheur que l'on n'a pas réulfi à
l'autre.
Je fai bien que 11 les hommes avoiene
afTez de lumières pour prévoir les pluies
& le beau temps , ce feroit un ade d'im-
prudence que d'avoir formé le fécond
iîege. Le mauvais Ç\icchs , en ce cas-là ,
feroit une lourde faute , & non pas un
E 6
loS Analyse
coup de malheur. Mais les lumières lut-
maines ne s'étcndant pas jurqucs-là, ce
n'eft point par imprudence que l'on:
ignore que 1 été fera pluvieux. Notez
qu'il y a cent cas fortuits aufli irnpoffi-
bies à prévoir que celui-la, & aufTi ca-
pables de faire éciioiicr les entrcprifès
de guerre les mieux concertées. Or, com-
me il y a des Généraux qui font traver-
fés beaucoup plus fouvent que d'autres
par cette eipece d'occurrences , on peut
raifonnablement acquiefcer à l'opinion
populaire, qu'il y a des Généraux mal-
heureux & des Généraux heureux ; mais
gardons- nous bien de dire que les Gé-
aiéraux heureux font toujours ou prcf-
que toujours plus prudents que les Gé-
néraux malheureux. Croyons, au con-
traire , que ceux-ci furpaffent quelque-
fois les autres en prudence & en valeur.
Prenez bien garde à ce que je m'en
vais dire. Les Souverains jugent ordi-
nairement des chofes par le fuccès.
On acquiert leurs bonnes grâces fi l'oa
réuiïit dans une entreprife miilitaire ;
mais fi l'on n'y réuflit pas , on péri
leur eftime & leur amitié. Lors même
qu'ils favent que la vidoire a été un
coup de bonheur, & q^ue la défaite
DE B A Y i E. ÏO^
îi'efl point venue de quelque faute du
Général , ils fe Tentent plus difpofés à
élever le vainqueur que le vaincu ; car
c'eft un grand titre de recommanda-
tion auprès d'eux que d'être heureux ,
&: c'eft au contraire , une qualité re-
butante qu'un grand mérite accompa-
gné de malheur. Puis donc qu'on p.rd
des batailles, & qu'on en gagne par
des accidents imprévus , il eft clair que
l'on tombe dans 1 infortune indépen-
damment de l'imprudence , & qu'on
fait fortune indépendamment de la
prudence.
Une témérité heureufè , me direz-
vous , ne mérite pas le nom de témé-
rité ; car puifqu'elle a réufii , c'eft un
figne qu'elle étoit propre à produire
cet efiet : or , en quoi confifte la pru-
dence? N'eft - ce pas à fe fervir des
moyens qui font capables de nous con-
duire oii nous tendons ? Ma réponfe
eft, que pour agir prudemment il fauc
connoître que les moyens qu'on em-
ploie font proportionnés à la fin. Un
téméraire heureux ne connoifloit pas
cette proportion ; il s'engagea par une
fougue impctueufe; il n'y eut rien dans
fa conduite qui ne fe trouve dans les té-
méraires malheureux ; il ne faut donc
iio Analyse i
pas attribuer à la prudence le fuccè» j
de l'entreprife ; il le faut donner à la l
fortune. i
Obfervons encore une autre chofe.
Ce n'eft pas une imprudence que de
ne fe point précautionner contre des
accidents que les lumières de l'efpric
humain ne fauroient prévoir , & par
conféquent fï l'on ne fe pouffe pas à la
Cour , ou fi l'on perd toute la fortune
qu'on y avoit faite , ce n eft pas tou-
jours par imprudence. Peut-on décou-
vrir tous les caprices , tous les dégoûts ,
& toutes les jaloulies qui fe forment ,
ou dans l'efprit d'un Monarque , ou
dans le cœur de fes maîtreffes , ou dans
celui de fes favoris? Peut-on démêler
toutes les grimaces des faux amis ,
éventer leurs médifanccs , prévenir
des menfonges & des rapports qui
frappent fans menacer? Voici l'aveu
d'un grand Miniftre , dont le génie ne
fut pas moindre que l'autorité. Dans
lepojh ou vous êtes , difoit un jour le
Cardinal de Richelieu au Maréchal
Fabert , il vous ef} facile de connaître
yos amis & vos ennemis. Aucun dcgui-
fement ne vous empêche de les difcerner:
mais à V égard des miens , dans la place
.^ue j'occupe 3 je ne puis pénétrer leurs
DE BAYIE. III
fentlments. Ils me tiennent tous le mê-
me langage , ils me font tons la cour
avec le même emprejfemcnt , & ceux
qid voudraient me détruire me donnent
autant de marques d amitié que ceux
qui font véritablement attache'^ à mes
intérêts (g).
N'allons pas plus avant fans exa-
miner une penfée de ce grand Qirdi-
nal. Il n'admettoit point d'autre caufe
du malheur que 1 imprudence. ,, Dans
» fon fentiment , dit Auberi {h) ,
» l'imprudent & le malheureux n'é-
» toient qu'un L'une de Tes plus
» confiantes maximes . . . étoit , qu'en.
» matière d^Etat, on ne f^auroit jamais
» Je précautionner trop , ni chercher
» trop de feuretei^ : Qu'il /allait , s'il
» fe pouvait y avoir toujours deux cor-
» des à fon arc ; que pour bien réuf-
5î fir y il ne fallait pas prendre fes me-
» fures tropjuflesy mais que pour faire
» beaucoup , il fallait s'efforcer , & s'a--
r> prêter à faire encore plus : Qu'en un
j> mot 3 dans toutes les grandes affaires^
•» fi on ne prenait des mefures trop lon^
» gués en apparence , elles fe trouvaient
» toujours trop courtes en effet «. Il eft
(g) Hiftoire du Maréchal de Fabert.
(A) Hiftoiie du Cardinal Mazarin , X/y, ^
IÏ2 Analyse
mal aifé de croire que ce Cardinal
n'ait pas reconnu quelquefois dans les
entreprifes qui ne lui ont pas réufTi,
qu'il avait pris néanmoins toutes les
mefures que fa prudence avoir pu lui
fuggérer. S'il Te croyoit alors capable
de quelque imprudence , il donnoit plus
d'étendue à l'idée de prudence qu'il ne
lui en faut donner : car s'il croyoit que
ceux qui fe fient k un homme qui les
trompera, ne font pas prudents^ il
fuppofoit que la prudence renferme la
certitude des événements qui dépendent
du franc arbitre. Or c'eft une erreur. Il
y a des gens que l'on éprouve fidèles
plu fleurs fois de fuite , & de telle forte
que fans aucune ombre d'imprudence
on leur confie une affaire. Cependant
ils s'en acquièrent très -mal, ils commen-
cent à vous trahir , ils font échouer
votre deffein. Ce feroit exiger d'un pre-
mier Miniilre plus de connoiiFance qu'il
n'appartient aux hommes d'en avoir,
que de prétendre qu'il a eu tort de fe
fier à cet agent perfide ; que ce n'cft
point par un coup de malheur, mais
par fa faute que l'entreprife n'a pas
réulFi , & qu'il devoir prévoir le chan-
gement intérieur de cet homme.
DE BAYLE. IT^
Vous voyez donc qu'il peut entrer
dans cette qiieilion beaucoup d'équivo-
ques , ou de difputes de mots. Le malheur
d'une entreprife eft toujours accompa-
gné de quelque défaut de connoiliancc.
Si vous donnez a ce défaut-lk ie nom
d'imprudence, & fi vous voulez raifon-'
ner conféquemment à cette définition,
vous pourrez fou tenir pleinement &
fans réferve la tlicfe du Cardinal de Ri-
chelieu; mais votre définition f;ra fanfle,
& dans le fond vous ferez d'accord
avec l'adverfaire.
VI. Tenoris ào'^x pour une chofe
certaine , & c'eft ma fixieme réflexion ,
que la prudence de l'homme n'eft point
la caufe totale , ni même la caufe prin-
cipale de fa fortune: Il y a des gens
heureux qui fe conduifent imprudem-
ment : d'autres font malheureux, quoi-
qu'ils fe conduifent prudemment. La - .
difficulté eil de favoir ce que c'eft donc Ce n'eft
que cette fortune qui favorife certaines p°'"[^2"'
gens , & qui en perlecute d autres , fans difficulté
fe r('c;îer fur leur mérite, ni fur les 'î"^ ^®
" . recourir
mefures qu'ils prennent. Ce n'eft point ?. Dieu»
ôter la difficulté que de recourir à f°"""«*
Dieu ; car en avouant qu il elt la caule générale
générale de toutes chofes , on vous «^^toute*
demandera s'il ménage immédiate-
ÏI4 Analyse
ment , & par des ades particuliers de
fa volonté , ces occurrences imprévues
qui font réufFir les defièins d'un hom-
me , &. échouer les entreprifes d'un
autre. Si vous réponde?, par l'affirmati-
ve , vous aurez a dos tous les Philofo-
phes , & en particulier les Cartéfiens ,
qui vous foutiendront que la conduite
que vous attribuez à l'Etre fupréme ,
nç convient pas à un Agent infini. II
doit fe faire, vous diront-ils , un petit
nombre de loix générales, & produire
par ce moyen une variété infinie d'é-
vénements , fans recourir à tous mo-
ments à des expéditions , ou à des ades
particuliers, qui ne peuvent être que
àes miracles , mais qu'on ne voudroic
plus appeller miracles dès qu'ils fe-
roient li fréquents. Vous pourriez leur
dire que les occurrences favorables à
ceux qui ont du bonheur , & contraires
à ceux qui ont du malheur, font une
fuite naturelle àes loix générales ; mais
on ne le croira pas facilement. Vous ne
me perfuaderiez jamais que le hazard
produifit ce que je vais dire. Qu'on
range fur une table cent billets bien
cachetés , qu'il y en ait dix de blancs ,
& dix marqués de la lettre A , & qu'on
écrive fur tous les autres quelque fen-
DE BAYIE. ÎI^
tence. Qu'on faflb encrer dix hom-
mes : que l'on dife à Tun , tirez le i
billet , le 1 5 , le 21 , le 37 , le 44 y
le 68 , le 8o , le 83 , le 90 , le 99 ;
que l'on dife à un autre , tirez le 3 , le
6, le 13 , le 15 , le ^0,^73, le 88,
k 89 , le 9$ , le 100, Dites-moi, de
grâce , fi le premier de ces hommes
tire les dix billets blancs, & fi l'autre
tire les dix billets marqués A , pour-
fez-vous bien efpérer de me faire croire
que cela s'eft fait par une fuite des loix
générales de la communication des
mouvements? Ne fentez-vous pas
vous-même que de deffein prémédité ,
l'on auroit mis ces vingt billets dans
un certain ordre, afin qu'ils tombaflent;
les uns entre les mains du premier hom-
me, & les autres entre les mains du fé-
cond > Je dis auiïi que pofé le cas que
certains joueurs ayent toujours ou pref^
que toujours les meilleures cartes , &
qu'en général certaines perfonnes foient
prefque toujours favorifées des occur-
rences fortuites , cela demande autre
chofe que la fuite naturelle de la
communication des mouvements : cela
doit venir d'une direétion & d'une def-
(ânation particulière ; & j'aimerois
mieux nier avec quelques hommes
i
lié Analyse
doâes de cette diflinâion de bonheur &
de malheur , que de l'expliquer par les
feules loix générales de la nature. Or
nous raifonnons ici fur i'Hyppothefe
qu'il y a des gens malheureux & des
gens heureux.
Ne pourroit-on pas recourir aux
caufes occanonnellcs , je veux dire aux
defirs de quelques efprits créés? Le
Placonifme s'accommoderoit facile-
ment d'une telle explication; mais il
ne feroit pas aifé de la concilier avec
les principes du Chriftianifme , & avec
les notions qu'il nous donne , de la Na-
ture Angélique. La Théologie nous
apprend que les Anges font les uns
parfaitement bons, les autres extrême-
ment méchants ; les uns & les autres
d'une connciîTance & d'une puifTance
prefque fans borne , fous la diredion
générale de Dieu. Cette idée ne s'a-
j'ifre pas facilement avec le détail par-
i ■ ticulier de ce que l'on nomme coups
veroit de bonheur & de malheur. Mais en fe
mieux renfermant dans des Hypothcfes pu-
lon com- , -1 r t • ' J..
pte en rcment philolophiques , on repondroit
recou- mieux aux obieclions ; fi l'on fuppo-
rant aux ^ . ' , i -rr •
caufes foit , par exemple , que les hiprits mvi-
occafion- £bles font plus différents les uns des au-
par^^' très que les hommes ne le font en-
DE B A Y L S. 117
tr'eux ; qu'il y a une grande fubordina- exemple
tion entre ces Efprits : qu'il y en a qui teniàën-
lont tantôt ravorabïes, tantôt contrai- ces invi-
res , tantôt de bonne humeur , tantôt ^^o|,rvVi
de mauvaife humeur; qu'ils font fan- quonies
tafques , ineonilants , jaloux , envieux; yj^feufes
qu'ils fe traverfent les uns les autres ;
que leur pouvoir eft très-borné à cer-
tains égards , & que s'ils peuvent faire
une chofe très-difficile , il ne s'enfuie
pas qu'ils puiflent faire ce qui eft beau-
coup plus facile. Ne voyons-nous pal
des Paifans qui ne favent ni A ni B ,
& qui connoiiTent mille beaux fecrets
en matière de remèdes ? Archimede ,
qui faifoit des machines fî admirables ,
favoit-il coudre ? favoit-il filer ? Quoi
qu'il en foit , il n'y a point de fortune
fans la diredion de quelque caufe intel-
ligente , & je ne faurois aflez m'éton-
ner qu'un favant homme ait ofé dire ,
que la fortune n'étoit ni Dieu , ni la.
N-iture , ni un Entendement , ni la. Rai-
fon, mais un certain élancement naturel
& irraijonnahle (i). . ^
VII. Ma dernière réflexion eft que Que les
les hommes font exceffifs dans leurs Erax
murmures contre la fortune. Car bien parleur
fouvent ils lui imputent ce qu'ils de- îo"rîdeîe
^ (i) V^oyei Jovius Pontanus, de Fortuna, Lié, /. P^abclre,
iiB Analyse
Excepté vroîent imputer à leur imprudence»
pourtant Mais ne pourroic - on oas prétendre
en quel- 5 i r ^ ^ ,,
(^uescas, 9^1 en pluiieurs rencontres un malheu-
reux par fa faute n'a pas moins de droic
de fe plaindre de fa fortune , qu'un mal-
heureux qui a très-bien fait fon devoir ?
Ne peut-on pas dire que cette puifïan-
ce_, qu'on nomme /r>m//ze,verfe le mal-
heur en deux m.anieres? Elle permet
quelquefois qu'un homme fe ferve de
tous les moyens que la prudence peut
fuggérer, & néanmoins elle lui ravit
le bon fuccès qu'il devoit attendre ;
elle fe plait à cela , afin de faire paroî-
tre fa fupériorité , & l'infuffifance de
notre raifon & de la fageffe humaine.
Quelquefois aufTi elle précipite les
hommes dans la mifere , en les empê-
chant de fe fervir des moyens qui pour-
roient les fauver ; elle leur trouble le
jugement ; elle les pouffe à faire des
fautes irréparables. Ceft ainfi appa-
remment qu'elle ruina fans reflburce
les affaires de Pompée. Elle s'étoit dé-
clarée pour Jules Céfar , & elle lui
procura la vidoire, en lui permettant
d'agir félon toutes les lumières d'un
grand Capitaine , & en cclipfant dans
l'ame du grand Pompée les qualités
éminentes qu'il poffédoit. Ces qualités
BS Bayle. IÎ9
ne brillèrent nullement à la journée de
Pharfale ; Pompée y parut un mal -habi-
le homme, un très -pauvre Général.
Cette éclipfe ne fut-elîe pas furnatu-
relle ? ne fut-elle pas l'ouvrage de quel-
que force majeure , qui avoit defléin
d'élever Céfar fur les ruines de fon con-
current? Vellejus Paterculus déclare
que quand les Defiinsont réfolii de rai-
ner un homme , ils lui ôtenî lapruden"
ce {k).
Le fentiment de ce grave Hiftorien
étoit commun dans le Paganifme , &
nous difons tous les jours comme un
proverbe , quos Jupiter vult perdere
dementat. La fortune ne fait pas tou-
jours cela par le moyen de l'erreur:
elle employé quelquefois la pure igno-
rance. J'appelle erreur le faux jugement
que notre efprit fait des objets en les
comparant enfemble , & en choififTant
le pire: j'appelle ignorance l'état où
l'on efl: quand les idées nécelTaires ne
s'offrent pas à notre imagination. Or
foit qu'on prenne mal fon parti par la
réjeftion des bons moyens aduellemenc
préfents a l'efprit , ou par l'abfence des
idées quidevroient nous préfenter ces
moyens , on paffe pour imprudent ;
(A) Yell. Paterc, LilM, Cap, LVII,
îio Analyse
mais il eft fïir qu'au premier cas l'im-
prudence eit plus volontaire qu'au
îecond , & par corXéquent plus con-
damnable.
Pluileurs Philofophcs foutiennent que
ce qu'on nomme oTmJJionpurc , n'eft
jamais libre. Qui oferoit foucenir que
nous fommes maîtres de notre mémoi-
re , & que c'efl: un défaut moral de ne
fe pas fouvenir de certnines chofcs ,
toutes les fois qu'on a befonin d'y fon-
ger pour fe conduire dans fes délibé-
rations ? Ceux qui reconnoilTent l'em-
pire de la fortune , feroient , ce me
femble , déraifbnnables , s'ils fuppo-
foient qu'elle ne fe mêle pas de nos
omifTions , ou de nos oublis; car, au
contraire , c'eft par-là le plus fouvent
qu'elle nous conduit aux mauvais fuc-
cès. Elle écarte les idées qui nous vien-
droient naturellement, & qui nous
cmpêcheroient de faire des fautes.
Combien de fois eft-il arrivé qu'un
homme de jugement s'eft fait un grand
préjudice par les réponfes qu'il a faites
à plufieurs qucflions qu'on lui propc-
foit. Tous ceux à qui il rend compte
de cet interrogatoire , lui difent ,pour'
quoi navc-^voiis pas répondu une telle
cliofc? 11 comprend d'abord qu'il le
dévoie
II
II
ï> E B A Y I E 121
âevoit faire , il avoue , il admire qu'il
ne s'en foit pas avifé ; il jurcioic qu'en
toutes autres rencontres cette idée lui
feroit venue , tant il la trouve naturel-
le , facile , & conforme au fens commun.
Cependant il eft convaincu qu'il n'y
fongea point du tout , & qu'elle ne s'of-
frit jamais à lui, non pas même confu-
sément. Pourquoi ne voulez-vous pas
qu'il croie que fa mauvaife fortune pré-
iida à cet oubli, & le ménagea tout ex-
près? Nos Théologiens ne nient pas que
la providence n'aveugle quelquefois
l'homme tant à l'égard des omi/îions ,
que par rapport au jugement aduel. No-
tre Théologie , & le langage commun
de tous les Chrétiens , fondé fur l'Ecri-
ture , établilîènt comme un dogme très-
certain que l'aveuglement de 1 homme,
fa téraéiité, fa folie, fa poltronnerie,
font afl'ez fouvent l'effet d'une provi-
dence particulière qui le punit ; & que
fa prudence , fes réponfes à propos dans
un interrogatoire , fa fermeté , fon ef-
prit , font des faveurs infpirées par la
providence , qui le veut fauver , ou
faire profperer. *
* Art. Timolion , rem. K.
Tomç II S
HZ A N A L Y s E
LOI finguherc.
Il y avoit a Babylone une Loi, qui
obligeoit toutes les femmes du pais à
s'aller alTeoir auprès du Temple de
Vénus , pour fe prollituer au premier
étranger qui le préfentoit. Il falloit
qu'une fois en leur vie toutes paflafTent
par- la. Les plus riches fe tenoient dans
des carroffes , & menoicnt un grand
nombre de domeftiques : les autres n'a-
voient qu'une cloifon de corde, c'eft-
à-dire qu'elles formoient certains rangs
qui étoient féparés les uns des autres
par des cordes , mais de telle manière
qu'il y avoit des entrées & des iifues ,
afin que les étrangers fe promenairenc
librement dans les intervalles, & choi-
lîfîent la créature qu'ils trouveroient
le plus à leur gré. Quand ils Tavoienc
choifie , ils lui jettoient de l'argent , &
la menoient en quelque lieu k l'écart
pour jouir d'elle. Ils faifoient enfuite
une prière k Vénus , pour la remercier
de cette bonne fortune , & pour l'enga^
ger k continuer Tes faveurs aux Dames
de Babylone. Il n'étoit point permis à
ces femmes de refufer l'argent qu'on
leurdonnoit , quelque petite que fût la
Ibmme. Notez que cette aumône étoit
DE, B A y ,L f. ïl|
x!eftinée a des ufages de Religion. Après
la confommation de l'acle , elles pou-
voient retourner a leur logis : la dévo-
tion , ou l'expiation , que la DéefTe
cxigeoit , étoit accomplie. Celles qui
étoient jolies étoient bientôt expédiées,
S: relevées de fentinelie ; mairies lai-
des attendoient longtemps l'heure pro-
pice pour fatîsfaire à la Loi. Il y eîi
avoit de fî malheureufes , que trois ou
-quatre ans d'attente ne finilicient point
leur noviciat (a).
Qui pourroit allez déplorer la monf-
trueufe alliance qui Te faifoit dans le
Paganifme entre le culte des Dieux ,
& les paffions les plus fales : c'eit c»
que l'on auroit pu appeller à juite titre
la dévotion aifèe , li la comédie avoit
•contenu plus d'actes &: plus de fcenes ,
& fi l'on n'avoit pas fait un mélange
défavantageux à la laideur ; car cette
patience de trois ou quatre ans pour un
feul étoit une rude pénitence. *
{a) Heroâote, Lih. I.
* Art. Bahylone , rem. (C},
F 2-
Ï14 Analyse
[- P R O P,H E T I E S
VANGELO CATTHO , Aumônier
de LOUIS XL Ce qiLon en doit
croire , & ce qu il faut regarder coin-
me douteux.
On raconte des particularités furpre-
nantes touchant le don prophétique at-
tribué à Angclo Cattho , Aumônier du
Roi Louis XI , & Archevêque de
Vienne en Dauphiné. Philippe de Co-
mines attefte qu'il lui prédit, vingt an-
nées avant l'événement , que le Prince
Frédéric , fécond fils d'Alphonfe Roi
d'Arragon , monteroit fur le trône: «S*
me promit dès- lors (le dit Prince) ajoute
Comines, quatre mille livres de rente
cudit Royaume , fi ainfi lui advenoit :
& a efié cette promejfe vingt ans devant
que le cas advint [a).
L'Auteur anonyme du Sommaire de
la vie d'Angclo Cattho (h) , afiure
que dans une longue maladie qu'eue
(a) Mém. de Comines, Llv. V, Chap. III.
\h) On a imprimé ce Sommaire à la tète des piecss
juftihcatives , ajoutées aux Mémoires de Comings.
4?
D E B A Y L E. 12^
Guilleaumc BnçonnctyGénémI de Lan-
guedoc , Angelo lui prédit qu'il feroic
un jour un grand pcrfonnage dans i'E-
glife, & bien près d'être Pape. Briçon-
net étoit alors marié : il avcHt époufé
Raoulette de Beaune, jeune femme qui
lui avoit donné des enfants , & qui ne
fut pas trop contente de la prédiction»
Car c'ejloii: à dire quelle s en irait la pre-
mière , choje que les femmes n aiment
pas volontiers (c). Dans la fuite Briçon-
net fut fait Cardinal.
Voici un fait encore plus particulier,
lire du même Auteur : » eftant au fer-
» vice du dit Roy Louis {Louis XL... )
» furvint la tierce bataille, donnée à
» Nancy , en laquelle fut tué le dit
» Duc ( le Duc de Bourgogne ) la vigi-
» le des Roys , l'an mille quatre cent?
» foixante & feize , & à l'heure quefe
« donnoit la dite bataille , & à l'inf-
» tant mefme que le Duc fut tué, le
» dit Roy Louis oyoit la Méfie en l'E-
» glife MonfieurSaint Martin k Tours,
» dillant dudit lieu de Nancy de dix ^
» grandes journées pour le moins , &
y> à la dite Méfie le fervoit d'AumonicL'
» ledit Archevefque de Vienne , le-
(c) Sommaire de la vie à.' Angelo Cattho , p. 7»
F3
ii6 Analyse
w quel en baillant la paix audit Sei-
» gneur , lui dit ces paroles : Sire , Dieu
» vous donne la paix & le repos: vous.
» les avei^^fi vous voulc-^, quia confum-
» matum eil : zotre ennemi le Ducd&
» Bourgogne ùfî mort, & vient d' ejlre tué^
» & /on armée dejconfîte. Là quelle heu-.
s, re cottée, fut trouvée eflre celle en.
» laquelle véritablement avoit elle tué
» le dit Duc, & oyant le dit Seigneur
3> lefdites paroles, s'esbahit grandement,
» & demanda audit Archevefque s'il
» efîoit vrai ce qu'il difoit comme il fa-
» voit ; à quoi le dit Archevefque ref-
» pondit, qu'il le favoit comme les au-
» très choies que Notre Seigneur avoit
yy permis qu'il prédit à lui & au feu Duc
}> de Bourgogne : & fans plus de paro-
». les, ledit Seigneur fit vœu à Dieu & à
55 Monfleur Saint Martin, que ii lefc
î> nouvelles qu'il difoit eiloient vrayes,
»: ( comme de faiét elles fe trouvèrent
» bientôt après , qu'il feroit faire le
» treillis de la chaiie Monlieur Saind:
» Martin (qui eiloit de fer) tout d'ar-
» gent : lequel vœu ledit Seigneur ac-
3) complit depuis, & fit faire ledit treil-»
» lis valant cent mille francs, ou à peu-
» près (^d). «
(rf) Ikid. p. 4.
DE BaYLE. ÎI7
Voila des choies qui mettent a bout
îa Philofbphic ; car on ne fauroit in-
venter aucun bon fyPcéme qui puiffe en
rendre raifon. Cdt ce qui oblige la
plupart des Philofophes a nier touc
court les faits de cette nature qui fonc
fi frc'qneîus dans les Livres , & plus fré-
quents encore dans les difcours de con-
verfation : mais il faut avouer que ce
parti- là de nier tout a fes incommodi-
tés , &: qu'il ne contente point l'efpric
de ceux qui pe^snt exadement le po iir
& le contre. La raifon d'un Phiio'c-
phe Chrétien admettra iàns peine la
luppofition que Dieu CGrn:T.l'.''*'^iiC à
quelque? perfonnes la qualité de Pro-
phète , lorfqu'il s'agit d'établir ou de
confirmer les vérités importantes au
falut , ou d'arrêter les débordements
extraordinaires du péché , ou en gêné-
rai de frapper quelque grand coup très-
néceflàire au bien de l'Eglife. Si An-
gelo Cattho fe fut trouvé dans un cas
dé cette nature , on pourroit compren-
dre que Dieu l'auroit fufcité pour pro-
phétifer. Mais c'étoit un courtifan , qui
ne travailloit qu'à négocier un ma*
riage avantageux , félon le monde , à
fes maîtres , ou à s'établir lui-même
dans un bon pcde, C'étoit d'ailleurs
iiS Analyse
un homme qui fe piquoit d'Aflrologîe
judiciaire (c ) : or , rien ne paroît moins
digne de Dieu, que de révéler l'avenir
à un Alirologue, c'eil-k-dire de ré-
compenfer d'une faveur Ci exquife l'é-
tude la plus impertinente qui le puilïè
voir , & la plus fondée fur des chimères.
Qu'un Diable, qu'un Efprit déréglé
s'engage h. manifefter l'avenir à des fai-
feurs d'horofcopeî , & de figures de
Géoraance , on le peut comprendre ;
car puifqu'il efl criminel , rien n'em-
pêche qu'il n'ait des caprices , & des
fantaifies grotefques , & qu'il ne dirige
fa cond'ji:c par des puérilités, pour fe
mieux mocquer des hommes. Mais d'ail-
leurs un efprit créé elf-il capable de voir
que dans 20 années le mari d'une jeune
femme fera Cardinal ? Pour prédire ce-
la , ne faudroit-il pas connoître la fuite
d'un nombre prefque infini de mouve-
ments corporels & fpirituels? La con-
noifiance d'une créature peut-elle em-
braficr tant de chofes à la fois ? Si elle
les embrafî'e , il n*y a plus de franc arbi-
tre : toutes les penfées des hommes font
attachées d'un lien naturel & indillolu-
blci. les unes à la queue des autres. Voilà
donc des abîmes où la raifon dts Philo-
(e) Comines, Liv. V»
DE B A Y L E. 119
foplies ne peut que fe perdre. Elle airne
mieux nier tout ce qui le clic des prcdi-
âions : refîource incommode ; car qui
oferoic penfer que Philippe de Comines
ait voulu mentir, en afiûranc qu'Angelo
Cattho, vingt années avant l'événe-
ment , lui avoit cit pluHeurs fois que
Frédéric d'Arragon (croit Roi.
Je ne nie pas que l'on n'ait raifon
de mettre parmi les fables la plupart
des contes qui fe débitent en matière
de prddidion ; car il faut avouer que
ceux qui les prônent avec le plus de
confiance , ont trop négligé de prendre
des précautions contre un raifonncur
incrédule. Ils ne parlent guère de la
prédidion qu'après coup ; ils n'en pren-
nent point acle félon les formalités ju-
ridiques : ils ne la munifient point de
l'autorité d'un monumentinconteflable.
Or , comme ils négligent cela dans des
occafîons où il fcroit très-facile d'cp-
pofer aux traits de l'incrédulité un bou-
clier impénétrable , ils ne doivent pas
s'étonner qu'on révoque en doute leurs
Relations.
Je mets au rang de ces occafîons k
Meflèoù l'on prétend qu'Angeîd- Cat-
tho annonça au Roi la mort du Due
de Bourgogne. Les preneurs de ce mi-
f 5
130 Analyse
racle dévoient préiènter une RcqnétC
h Louis XI , pour le fiipplier très-hum-
blemenc de déclarer à tout fon Confcil
ce qu'Angclo Cattho lui avoit dit, &c
d'ordonner à {on Cbancelicr d'en taire
drelîèr un ade , qui ieroit mis dans les
Archives de la Couronne , & dans
îes Greffes des Cours fouveraines du
Royaume. Ils aurcient dû l'exhorter à
ériger des colonnes chargées d'une inf-
cription , qui contînt ce fait , ou le
prier pour le moins de faire graver cela
Jur k treillis dz la ChaJJe Mon/leur
Saint Martin , puifqu'en confcqucn-
ce d'une telle prophétie , il avoit voiié
à cette Chalie un treillis d'argent , &
qu'il avoit accompii fon vœu. Qu'au-
roient pu dire les incrédules en ce cas
là? Et qu'euiîent-ils pu oppofer à des
monuments contemporains , & d au-
thentiques ?
Mais fans prendre ainfl les devants ,
on auroit vu cette avanture , fi elle cûc
été véritable 5 s affermir , fe fortifier
d'elle-même contre l'incrédulité. Louis
JKI l'eût racontée cent fois à table ,
& devant les Ambafladeurs des Prin-
ces ; & ainfi l'en trouveroit à.^cs écrits
qui témoigrercient qu'on la tenoit de
fa bouche. Je luis fur que les Regiitres.
DE B A Y L E. I3X
de l'Eglife de Saint Martin contien-
droicnt un Ade là-dciîus , s'il étoit vrai
que ce Prince eût fait faire un treillis
d'argent en exécution de fon vœu. Puis
donc que cette avanture n'efl appuyée
c^ue du témoignage d'un Anonyme ,
qui a déclaré qu'il ne raconte d'x^ngelo
Cattho , que ce qu'il en avoit oui dire
h trois perfonnes(/"), nous pouvons rai-
fonnablement la rcjctter. Mais voyant
de plus , que Philippe de Comines n'en
parle pas , nous fommes fondés à déci-
der que c'eft une fable. Il eft impofTible
qu'il eût ignoré ce dialogue de fon ami
& de Louis XI, & que l'ayant fû , il
n'en eût rien dit dans fes Mémoires, où
il parle de quelques autres prédidions
d'Angeîo Cattho moins importantes que
celle-là. Son iiîenceeftun argument né-
gatif, qui, en cette rencontre, erl: une
bonne démonftration , ou pour le moins
d'un tout autre poids que l'affirmation
des trois perfonnes nommées par l'Ano-
nyme. Et notez que l'Anonyme ne'
(/) Ces trois perfonnes font Jean-Frsnçois de
Cardonne , Maître d'Hôtel du Roi; Jern Briçonnet,
Préddent des Comptes ; Pvenslde d'AIbiano , Gentil-
homme Napolit.iir.. L'Anteur du Sommaire déclare
que ces trois perfonnages font des gens ie^^ranrf* /et,
frudiréCi ^ i/ aatoriti.
f 6
131 Analyse
marque point que ces trois perfonnes
ayert rendu témoignage fur ce Dialo-
gue. L'on peut donc prétendre qu'il n'en
avoit oui parler qu'à l'une d'elles. Or,
dès que la principale desdeux préûiclicns
eft équivoque , on peut rejcttcr l'autre :
& ainfi TAntcur eu oommaire ne peut
raifonnabiement guérir perlonne de i'efr
prit d'incrédulité. *
EXAMEN
D' une pcnpc de Phitarque.
On apporta un jour à Periclès une
tête de bélier où il n'y avoit qu'une
corne : ce bélier étoit né dans une mai-
fon de campagne de Periclès. Le de-
vin Lampon déclara que c'titoit un
£gne que la puifîance des deuxfad'ons
qui étoient alors dans Athènes, t m-
beroit toute entre les mains de la per-
fonne chez qui ce prodige étoit arrivé,
Anaxagore s'y prit d'une autre maniè-
re : il fît la difiedion de ce monllre , &
trouvant que fon crâne étoit plus petit
qu'il ne devoit être , & d'une figure
ovale , il expliqua la raifon pourquoi
* Art. C<f/tAff, r©«. B. Q
DE BAYLE. 13 3
ce bélier n'avoic qu une corne , & pour-
quoi elle étoit née au milieu du Iront.
On admira cette méthode de donner
raifon des prodiges ; mais quelque temps
après on n'admira pas m.oins la pré-
voyance Tupéricure de Lanipon, quand
on vit la fadiondeThucydiûe abattue,
6c toute l'autorité entre les mains de
Periclès.
Plutarque raifonnant fur ce phéno-
inene , dit que le Devin & le Philofo-
phe pouvoitnt être tou'^dtux tort rai-
fonnab'ts , Fun pour avoir deviné l'ef-
fet, l'autre pour avoir ueviné la caufe.
C'étoit l'afîairt eu Phiioiophe , ajoute
Plutarque . d'expiiqutr u'ou & com-
ment cette corne uniques étoit lormce;
mais c'étoit le devoir uu Devin de dé-
clarer pourquoi tle avoit été formée ,
& ce qu'elle prcfageoit. Car ceux qui
difent , que clés que l'on trouve une
raifon naturelle, on anéantit le prodi-
ge , ne prennent point garde qu'ils dé-
truifent les lignes artihciels aufli-bien
que les céieltes. Les ranaux que l'on
allume fur les tours, les cadrans fo-
laires , &c. dépvndcnt de certaines
caufes , qui agiiient félon certaines rè-
gles , & néanmoins lis font GciHnés à
%niiier certaines chofes.
i'34- Analyse"
Voila ce qui fe peut dire de plus
fpécieux & de plus fort , en faveur du
L , , doome vulgaire qu'Ariaxagore vouloit
Un pné- ^ , \ r •>
romene Combattre. Afin qu un phénomène de
naturel }^ naturc fblt un prodige, ou un ii?ne
peutetre , , r . fa J Ê,
le préfa- de quelque mai a venir , il n elt point
ge d'un (ju fQyj. néceilaire que les Philofophes
mentfur-nen puilleut donner aucune railon ;
paturel. c^^ ^quoiqu'ils le puifiènt expliquer par
les vertus naturelles des caufcs fécon-
des , il eft très-poiTible qu il ait été def.
tiné à préfager. ISi 'explique- t-on pas
par des raifons naturelles la lumière
des fanaux? Cela empêche-t-il qu'ils
ne foient un figne de la route que les
Pilotes doivent prendre?
Avouons donc que Plutarque a fou-
tenu l'opinion commune aufïï dode-
ment qu'on la puifle fbutenir. La caufe
efficiente trouvée n'exclut point la
caufe finale, & la fuppofe même né-
cefiairement , dans toute adion diri-
gée par un Etre qui a de rintelligence.
Sur quoi donc fe fondent les Phiiofo-
Malsiipî^es, quand ils foutienncnt que les
fa^;^ éclipfes, étant une fuite naturelle du
qu une ^ ' j 1 v
înteiii- mouvement des planètes , ne peuvent
gence p^LS être un préfage de la mort d'un
Jiere le Roi , & quc le débordement des rivie-
çef "fft^ ^^^ étant un effet naturel des pluies ,
DE Bayle. ly^
ou de la fonte des neiges , ne peut pas
être un préfage d'une ('cdition , û'un
détrônement , ou de tels autres mal-
heurs publics ? je réponds à cette de-
mande qu'ils fe fondent ûir ce que les
effets de la nature ne peuvent être des
pronoftics d'un événement contingent ,.
à moins qu'une intelligence particu-
lière ne les delline à cette fin. 11 eft
vifible que les Loix de la nature , lai^
fées dans leur progrès général, n'au-
roient jamais élevé des tours, n'auroicnc
jamais allume des feux fur ces tours
pour l'utilité des Pilotes. Ilafiiluque
des hommes s'en (oient mêlés. Il a ialhi
que leurs volontés particulières ayent
appliqué la vertu des corps d'une cer-
taine façon , qui fe rapportât à la fin
qu'ils fe propofoient.
D'autre côté , il eft vifibîe que les
Loix de la nature , laifîées dans leur
progrès général , ne fauroient produire
des météores , ou un débordement de
rivières , qui averrilient les habitants
d'un Royaume qu'au bout de deux on
trois ans il s'élèvera une fcdition , qui
renverfera la Monarchie de fond en
comble. Il eft vifible qu'il, faut qu'une
intelligence particulière forme ou ces ■
météores , ou ces grandes inonda.»
136 Analyse
tions , afin que ce foient des fignes 5u
changement du Gouvernement. Or dès-
là ce font des choies dont la Phylîque
ne fanroit donner de raifon ; car ce qui
dépend des volontés particulières de
l'homme, ou de l'ange, n'eil point l'ob-
jet G une fcience : la Philolbphie n'en
lauroit marquer les caufes.
Concluons de là qu'un événement
dont la PI yfîque donne raifon , n'eft
point un préL.gc de l'avenir contin-
gent , & qu'un tel préfcige n'ell point
une chofe qu on puiile expliquer par
les Loix de la nature. Afin donc que
Plutarque puilie dire raifonnablement
que le Devin & le Philofophe rencon-
trèrent bien , l'un la caufe finale , l'au-
tre la caufe cfEcicntc , il faut qu'il fup-
pofe qu'un efprit particulier difpofa de
telle forte le crâne de ce bélier , que le
cerveau fe retréciilant , & aboutiifant
en poin-te vii-à-vis du milieu du front ,
ne produifit qu'une corne qui fortit par
cet endroit-là. Il faut auffi qu'il fuppofè
que cet efprit modifia de cette façon le
cerveau de ce bélier, afin que la Ville
d'Athènes fût avertie que la fc6Hon de
Periclès opprimeroit la fadion de Thu-
cydide , Ik qu'elle obtiendroit feule
tout le pouvoir. Mais cette fuppofi.tLon
DE B A Y L E. 137
étant contraire aux idées qui n vs
apprennent qu'il n'y a que Dieu qui
connoifîe les événements contingents ,
ne peut être admife ; & ainfi l'on ne
fauroit adopter le dogme vulgaire des
préfages, fansreconnoître que Dieu pro-
duit par miracle , & par une volonté
particulière , tous les eiïets naturels que
l'on prend pour des pronofties. Selon
cette fuppofition , les miracles propre-
ment dits feroient prefqueaufTi fréquents
que les effets naturels ^ abfurdité prodi-
gieufe ! n'oubliez pas que fi Dieu eût
voulu faire un miracle pour avertir les
Athéniens que l'une de leurs cabales fe-
roit éteinte, il n'auroit pas eu befoin
de rétrécir le crâne de ce bélier. Il eût
produit une corne au milieu du front fans
rien changer dans le cerveau , & cela
eût mieux marqué le prodige. *
Sur les Songes. '
Il feroit à fouhaiter pour le bien &
pour le repos d'efprit d'une infinité de
gens, que l'on n'eût jamais parié des
fonges comme d'une chofe qui préfage
l'avenir ; car les pcrfonnes qui font une
fois imbues de cette penfée, s'imagi-
* Art. Pcrielès , nsin. A,
i:^8 Analyse
nent que la plupart des images qui leur
pafîent par refpL-it pendant leur fom-
meil , font autant ûe prédidions , rort
fouvent menaçantes. De - là nailîent
mille inquiétudes; & pour un homme
qui n'cfl point fujet à ces foibleiTes , il
y en a mille qui iie fauroient s'en dé-
tendre. Je crois que l'on peut dire des
fonges la même chofe à-peu- près qua
des fortileges : ils contiennent inhni-
ment moins de myiteres que le peuple
ne croit , & un peu plus que ne pen-
fent les efprits forts. Les Hiiloires de
tous les temps & de tous les lieux rap-
portent, & à l'égard des fonges , & à
l'égard de la magie , tant de faits fur-
prenants , que ceux qui s'obilinent à
tout nier , fe rendent fufpeds , ou de
peu de fincéricé , ou d'un défaut de lu-
mière , qui ne leur permet pas de bien
difcerner la. force des preuves. Une
préoccupation outrée, ou un certain
tour d'efprit naturel , leur bouche l'en-
tendement, lorfqu'ils comparent les rai-
fons du pour avec les raifons du contre.
Objec- J'ai connu d'habiles gens qui nioicnt
tre'ieT' ^^^^ '^^ préfages des fonges , par le
préfages principe que voici. Il n'y a que Dieu ,
des fon- Jifoient-ils , qui connoifTent l'avenir ,
c'eii- à-dire , l'avenir qu'on appelle
geS:
DE B A Y L E. 13^
contingent : or prefque toujours c'eii:
j avenir contingent que les fonges nous
annoncent, quand on fuppoie qu'ils
font des préfages : il faudroit donc que
Dieu fût i' Auteur de ces fonges.; il le
Sroûuiroit donc par miracle , & ainfl
ans tous les païs du monde il produi-
roit une infinité de miracles , qui ne
portent point le caradere ni de fa gran-
deur infinie, ni de fa fouveraine fa-
gefie. Ces Meilleurs infiitoient beau-
coup fur ce que les fonges les plus mys-
tiques font auiïï communs parmi les
Païens & parmi les Mahometans , que
parmi les Sedateurs de la vraie Reli-
gion. En effet lifez Pîutarque & les
autres Hiftoriens , Grecs & Romains ,
lifez les Livres Arabes , Chinois , &c.
vous y trouverez tout autant d*exeni
pies de fonges miraculeux , que dans
Ja Bible , ou dans les Hiftoires Chré-
tiennes. -.-«^
Il faut avouer que cette objedion a ^H^^po-
beaucoup de force, & qu'elle fcmbie thefequ»
nous conauire neceliairement a un tout g^rii-
autre fyftéme, qui feroit d'attribuer ces qi'f «s
fortes de fonges , non pas a Dieu com- ^^^ ^^^^''
me à leur caufe immédiate , mais à de
certaines Intelligences^ qui fous la
140 Analyse
direélion de Dieu , ont beaucoup de
part au gouvernement de l'homme. On
pourroît fiippoler, félon la dodrine
des caufes occalîonnelles , qu il y a des
loix générales qui foumettent un très-
grand nombre d elfets aux defirs de tel-
les & de telles intelligences , comme il
y a des loix- générales qui foumettent
aux defirs de l'iiomme le mouvement de
certains corps.
Cette fuppofition efî non-feulement
conforme à un fentiment qui a été fort
commun parmi les Païens , mais aufîi
à la doârine de l'Ecriture, & à celles
des anciens Pères (a). Les Païens re-
connoiiTent pîufîeur'> Dieux inférieurs
qui prélidoient à des chofes particu-
lières , & ils prétendoient même que
chaque homme avcit un Génie qui le
gouvernoit. Les Catholiques Romains
prétendent que leur dodrinede l'Ange
Gardien , & d'un Ange qui prélide à
tout un peuple, à une Ville, à une
Province, elt fondée fur l'Ecriture. Si
(a) Selon la Doftrine de Saînt Aiiguflin, qui ren-
ferme l'ancienne tradition de tous les hommes, rien
ne fe fait prefque dans le monde que par les Anges ou
par les Démons , ou par les fentiments que Dieu im«
prime dans les elprits des hommes. Arnaud, contre
lefyftême deMallebfanche , T. J.p, lyi.
B E B A Y L E. 14Ï
TOUS étabUliez une fols que Dieu a
trouvé à propos d'établir certains Ef-
prits pour caufe occaGonnelle de la
conduite de l'homme , à l'égard de
quelques événements , toutes les diffi-
cultés que l'on forme contre les fon-
ges s'évanouiront. Il ne faudra plus
s étonner de ne trouver point un carac-
tère de grandeur , ou de gravité , dans
les images qui nous avertirent en
fongc [b) : Qu'elles foient confufes ou
puériles , qu'elles varient félon les
temps , les lieux , & félon les tempé-
raments, cela ne doit point furprendre
ceux qui favent la limitation des créa-
tures , & les obftacles que fe doivent
faire réciproquement les caufes occa-
fionnelles de diverfe efpece. N'éprou-
vons-nous pas tous les jours que notre
ame & que notre corps fe traverfent
mutuellement , dans le cours des opé-
rations qui leur font propres? Une In-
telligence qui agiroic , & fur notre
corps, & fur notre efprit, devroic trou-
(y) Il y a tel fonge qui eft un rebut de Picardie ,
comme cehii dont parle Brantôme, qui préfagea à
Marguerite d'Autriche, d-ftinée à époufer Charles
Vil. ([l'Anne deBretagne lui enleveroit la Couronne
^e France : elle fongea que fe promenant dans un jar-
din > un une vint lui ôter un bouquet qu'elle tenoit.
142, Analyse
ver nécelTairement divers obliacles dans
les Loix qui établillent ces deux prin-
cipes (c) pour caufe occallonnelle de
certains ettets.
Mais d'où vient , demande - t - on ,
que ces Génies invifibles ne prennent
pas mieux leur temps : pourquoi n'a-
vertifl'ent-ils pas de l'avenir pendant
qu'on veille ? pourquoi attendent-ils
que Ton dorme? pourquoi font-ils plu-
tôt Dart de leurs prédirions à des gens
d'un efprit foible , qu aux plus fortes
têtes ? il eft facile de répondre que
ceux qui veillent ne font pas propres à
être avertis ; car ils fe regardent alors
comme la caufe de tout ce qui fe pré-
fente à leur imagination , & ils diitin-
guent fort nettement ce qu'ils imagi-
nent d'àvec ce qu'ils voient. En dor-
mant ils ne font nulle différence entre
les imaginations & les fenfations : tous
les objets qu'ils imaginent leur fem-
blent préfents: iU ne peuvent pas retenir
exa dément la liaifon de leurs images :
& de-la vient qu'ils fe peuvent perfua-
der qu'ils n'ont pas enfilé eux-mêmes
celles-ci avec celles la ; d'où ils con-
cluent que quelques-unes leur viennent
[c) C'eft-à-clire la Machine humaine & l'Ame
bumaine.
DE B A Y L E, 143
d'ailleurs , & leur ont été infpirées par
une caufe qui les a voulu avertir de
quelque chofe.
Peut-on nier qir'une înachine ne foit
plus propre à un certain jeu , quand
quelques-unes de fes pièces font arrê-
tées, que quand elles ne le font pas^Di-
fons le même de notre cerveau. Il eft
plus facile d'y diriger certains mouve-
ments pour exciter les images préfa-
geantes, lorfque les yeux & les autres
fens externes font dans l'inaâion , que
lorfquil-3 agifTent. Savons-nous les fa-
cilités que donnent aux auteurs des
fonges les effets de la maladie , ou de
la folie ? Pouvons - nous douter que
les loix du mouvement , félon lefquel-
les nos organes fe remuent , & qui ne
font foumifes que jufqu'à un certain
point aux defirs des Efprits créés , ne
troublent & ne confondent les images
que l'auteur du fonge voudroit rendre
plus dillincles? L'obfcurité & la con-
fufion de ces images ne prouvent rien
contre l'Hypothefe dont nous parlons :
car on peut répondre que toute créatu-
re eH bornée & imparfaite ; il peut
donc y avoir des variations , & même
des bizarreries dans les effets qui font
dirigés par les deiirs d'un Efprit créé.
144 Analyse
Ceci peut fervir contre quelques ob-
sédions que les efprits forts allèguent à
ceux quiîeur parlent de i'exiftence de la
magie.
Enfin , je dis que la connoiiîancede
l'avenir n'eii pas auïïi grande que l'on
s'imagine , en fuppofant qu'il y ait des
fonges de divination ; car fi nous exa-
minons bien les révélations & la tra-
dition populaire , nous trouverons que
la plupart de ces fonges n'apprennent
que ce qui fe paiie dans d'aucres païs ,
ou ce qui doit arriver bientôt. Un
hommt longe la mort d'un ami ou d'un
parent , & il fe trouve, dit-on, que
cet ami ou ce parent expiroit à cin-
quante lieues de-la au temps du fonge.
Ce ndl point connokre l'avenir que de
révéler une telle chofe. D'autres fon-
gent je ne fçai quoi qui les menace de
quelque malheur, de la mort , G vous
voulez. Le Génie auteur du fonge peu:
connoître les complots , les machina-
tions qu'on trame contr'eux ; il peut
voir dans l'état du fang une prochaine
difpofition a l'apoplexie , à la pleuréfie ,
ou à quelqu'autre maladie mortelle. Ce
n'eil point connoître l'avenir qu'on ap-
pelle contmgent.
Mais, dit-on , il y a des particuliers
qui
DE B A Y I K. 14^
qui ont for. gc qu'ils regneroient , & ils
n'ont régné qu'au bout de vingt ou
trente ans. Répondez que leur Génie ,
qui étoit d'un ordre diftingué parmi
les intelligences , s'étoît mis en tête de
les élever fur le trône : il s'afluroic
d'en ménager de loin les occafrons ,
& d'y réulfir : & Ik-deiTus il corn-
muniquoit des fonges. Les hommes e!i
feroient bien autant à proportion de
leurs forces.
Je ne donne point ceci pour des
preuves , ou pour de fortes raifons , mais
feulement pour des réponfes aux diffi-
cultés que Ton propofe contre l'opinion
commune : & il faut même que l'on
fâche que je me renferme dans les bor-
nes des lumières naturelles ; car je fup-
pofe que les difputants ne fe voudroienc
point fervir des autorités de l'Ecriture,
Je fouhaite aufli qu'on remarque que
xreux qui foutiennent qu'il y a des fon-
ges de divination , n'ont befoin que
d'énerver les objeélions de leurs Ad-
•verfaires ; car ils ont pour eux une in-
finité de faits , tout de même que ceux
qui foutiennent l'exiftence de la mi!-
gie. Or quand on en efl: là , il fufîît
qu'on puiile répondre aux objedions ;
c'eft à celui qui nie ces faits , à prou-
Tome IL G
1^6 Analyse
ver «qu'ils font impofTibles: fans cela
elle ne gagne point fa caufe.
Jedois auffi avertir que je ne prétends
nullement excufer les anciens l'aïens,
foit à l'égard du foin qu'ils ont eu de
rapporter tant de fonges dans leurs Hi-
lèoires , foit à l'égard des démarches
qu'ils ont faites en conféquence de
certains fonges. Quelquefois ils n'ont
point eu d'autre fondement pour éta-
blir certaines cérémonies , ou pour
condamner des accufés (d). On peut
fe moquer fort juftement de la foibleflè
d'Auguite (c) j & plus encore de la
loi , qui ordonnoit en certains païs à
tous les particuliers , qui auroient fon-
gé quelque chofe concerhant l'Etat,
de le faire favoir au Public , ou par
«ne affiche , ou par un Crieur ; & G.
l'on excepte quelques fonges particu-
liers , je confens que Ton dife de tous
les autres Ce que nous lifons dans Pé-
trone :
Somnîa quet mentes laduni roîitantihus vmhr'is ,'
Non di'uhra Diûm , ntc ab xthcre numina mit-
ttint ;
Std fihi quifque feicit. • • f
{A) Voyez Ciceron de Dlrinatlone , Cap.' XXV.
(<) Somnia neqnefua , neqitc aliéna de fi negli^i^_
ias, Siiet. ift Augufto , Cay. XQU
BE B A Y L E. Î47
Si nous voulons comparer avec ce
qui nous arrive , une infinité d'images
qui s'élèvent dans notre efprit , quand
nous nous abandonnons en veillant k
tous les objets qui viennent s'offrir à
nous , je fuis (ùr que nous y verrons
autant de rapport avec nos avantures ,
que dans plufieurs fonges que nous re-
gardons comme des préfages. Mais je
crois en même- temps que Ton ne fanroic
douter de certains fonges mémorables
dont les Hiftoriens font mention , ni
les expliquer par des caufes naturelles ,
je veux dire fans y reconnoitre de Tinf-r
piration , ou de la révélation (f) *
Dangércufe Maxime des Païens.
Cétoit une Maxime afièz ordinaire
parmi les Païens d'imputer à la fortu-
ne , c'eft-à-dire à Dieu , non-feu lemenc
leurs mauvais fuccès, mais aufTi leurs
fautes. Cette excufe, ou cette mauvaife
confolation, étoit toujours prête; on
y recouroit d'abord. On croyoit que
les Dieux poufToient les hommes au
mal , & qu'en certains cas il n'étoit pas
, (/) Voyei Valere Maxime, Lib. I. Cap.
VII, & Grotius, Epifi. CCCCF, Parc. //,
» Art. Majusf rem. D.
G z
148 Analyse
pofjjble de réfirter à cette impnlfîon,'
Vous vous imaginerez peut-être que la
grande facilité que l'on trouvoit à for-
mer des plaintes contre les Dieux , por-
ta les hommes à fe fervir de ce fubter-
fuge fans examen & fans réflexion , &
que c'étoit un de ces premiers mouve-
ments qui s'élèvent dans notre ame ,
avant que nous ayons eu le temps de
nous préparer à juger des chofes ; mais
il efl certain qu'en plufleurs rencontres
on parloit ainiî après y avoir mûrement
penfé. Ceux qui n'examinent pas à
fond ce qui fe pafTe en eux-mêmes , fe
perfuadent facilement qu'ils font libres ,
& que fi leur volonté le porte au mal ,
c'eft leur faute , c'ell par un choix
dont ils font les maîtres. Ceux qui
font un autre jugement, font des per-
fonnes qui ont étudié avec foin les reC-
Torts & les circonilances de leurs ac-
tions , & qui ont bien réfléchi fur les
progrès du mouvement de leur ame.
Ces perfonnes-là pour l'ordinaire dou-
tent de leur franc arbitre, & viennent
même jufqu'à fe perfuader que leur
raifon & leur efprit font des efclaves ,
qui ne peuvent réiiller à la force qui
les entraîne où ils ne voudroient pas
aller. X
DE B A Y L E. 149
- Or c'étoit principalement cette forte
de perfonn€s qui attribuent aux Dieux
•la câufe de leurs mauvaifes adions.
Elles Te fouvenoient d'avoir bien con-
fidéré qu'elles tenoient un chemin per-
nicieux à leur fortune , & honteux à
leur renommée , & d'avoir fait bien des
efforts pour dompter la palfion qui les
égaroit : mais elles fentoient encore
mieux que tous ces efforts avoient été
inutiles , & que la raifon invoquée
mille fois , que les vœux & les pneres
avoient été un fecours très - puiilant.
Elles concluoient donc qu'une caufb
occulte , & qu'une force majeure les
pouiloit , & les entraînoit ; que les
Dieux en un mot étoient la caufe , &
des pafTions qu'elles fentoient , & des
fuites pernicieufes & criminelles de ces
paffions. Voilà le dénouement de l'in-
ti'igue : il y a ici quelque chofe de di-
vin , difoit-on , tout comme dans cer-
taines maladies du corps, qui mettoient
k bout la fcience , & l'expérience des
Médecins les plus éclairés. Nous con-
noiiîbns ce qu'il faut faire , ce qui nous
feroit le plus utile , le plus commode,
le plus honorable ; néanmoins , nous
prenons l'autre parti. Cela vient des
Dieux. Médée raifonna de la force ,
G3
T<5o Analyse-
<]iiand elle eut compris qu'elle ne pon-
voit réliiler à l'amour qu'elle avoit con-
çu pourjafon ; qu'elle n'y pouvoir , dis-
je , réfifler , quoiqu'elle vît clairement
les fuites honteufes & criminelles de fa
conduite & que fa raifon les condam-
nât.
Trufira Medea répugnas ,
Ne/cio quis Deus ohftat y ait , mirumque quid hoc efi
Ex'cute vlrgineo conceptas peclore ftammas ;
Si potes , infelix ; fi pojfem , fanior effem ;
Sed trahit invitam nova vis : aliudque cupido :
Mens aliud fuadet. Video meliora , proboque ,
Détériora fequor (a).
Elle fe dit à elle même tout ce qui pou-
voit la guérir de cette pafîioiv: elle fe
repréfeuta l'énormité de la faute qu'elle
feroit , & il y eut des moments où cea
images du devoir étoient prêtes a rem-
porter la vidoire ; mais la vue de Jafon
détruifit aifément toutes leurs impref-
iions.
Une infinité de perfonnes de l'un &:
de l'autre fexe , dont l'Hilloire n'a rien
dit , fe font trouvées dans le même
cas. L'amour leur a tait commettre
mille fautes dont elles voyoient fi clai-
(a) Ovid. Metam. Lit, VIL
DE BAYLE. I^I
Tement & la honte & le dommage ,
qu'elles ont tâché de les prévenir , en
appellant la raifon a leur fccours , & en
faifant bien des fouhaits de ne pas aimer.
11 étoic naturel qu'elles conclulicnt
qu'elles n' étoient point la caufe de leur
mauvaife conduite , en tant qu'elles
avoient un entendement raifonnable ,
& une ame libre , & maitrefié de les
volontés. Cette première conclrfion les
conduifit à celle-ci , qu'une caufe exter-
nc,& fupéneure à toutes leurs forces , les
pouiioit ; la féconde conclulion leur en
faifait faire une troifieme , favoir qu'un
Dieu étoit cette caufe externe & nécefïï-
tante. _^_
Voilà l'origine àe h pfétdfidne di-
vinité de Vénus &: de Cupidon. Parce
que l'on éprouve que la jaloufie _, l'ava-
rice , l'ivrognerie , le deiir de vengean-
ce , & plufieurs autres palTions font
commettre mille chofes que la raifon
condamne , & qui font même contrai-
res aux véritables intérêts de l'amour
propre , on a cru que les Dieux étoient
les inftigateurs de ces chofes. On ne
les en a donc point accufés , parce quî
l'on ne faifoit nulle réflexion , mais
plutôt parce que l'on réflechiiïbit beau-
coup fur ce qui fe pâlie dans notre ame,
G 4.
l^Z ANALYSE
Si les Païens avoient eu de Dieu îa
juiic idée que nous en avons , qui noes
le repréfentc comme un être parfaite-
ment faint ^ i]s fe fullènt garantis de ce
jugement téméraire ; mais attribuant
Ttux Dieux les mêmes défauts auxquels
les hommes font fiijets , ri.en n'empé-
choit qu'ils ne crulicnt que les Dieux
pouiioicnt les hommes au mal , & ren-
doient inefficaces toutes les lumières de
la raîfon , tantôt par une déleftatian.
prévenante , qui nécelTitoit la volonté ,.
tantôt par un chagrin importun , qui
avoit la même fuite. Paris plaifoit à Hé-
lène ; Jafon plaifoit à Médée : elles ne
penfoient point à lem* union avec ces,
iirn^nts ^ f^^c ptefTentJr un contente-
ment incroyable ; elles ne pouvoient fe
con/îderer comme féparées d'eux fans,
prcffentir un cruel tourment : ces im-
prcfïïons ne dépendoient pas de leur li-
berté , & ne lui étoient pas plus fou-
mifes que le fcntiment agréable ou dc-
lagréable que l'on a en goûtant du
miel, ou de l'abfinthc. Ce que pou-
voient faire ces deux femmes étoit d'op-
pofer à ces fentiments la raifon & le.
devoir ; foibles armes , fi Paris & Jafon.
continuent d'exciter les mêmes idées &
les mêmes imprellions j puifqu'en ce
D E B A Y L E. 1^3
cas- la ils captiveront tôt ou tard la
volonté , & lui extorqueront Ton
confentement , quelque dehr qu'elle
puiiîe avoir de n'être pas fubjuguée.
Vœux inutiles , vdlditès frivoles , en
prefcnce des fentiments dont j'ai par-
lé , & dont la caufe ne vient point de
nous.
D où vient-elle donc ? Les Païens
avoient beau la chercher à droite & à
gauche , ils ne la trouvoient point fur
la terre , & c'cft pourquoi ils la donnè-
rent aux Dieux. Ils le pouvoient faire
en deux manières , ou en fuppofant un
Cupidon qui blefioit le cœur , ou en
fuppofant que l'Auteur des corps hu-
mains en avoir monté les pièces avec
un tel artifice , que par exemple celui
de Jafon pouvoir exciter dans le cœur
& dans la tête de Médée les mouve-
ments des efprits d'où dépend l'amour
machinalement , & inévitablement. Se-
lon ce dernier principe , fi Hélène, fî
Médée deviennent amourcufes , il s'en
. faut prendre à celui qui a formé , &
arrangé les parties de leur corps , tout
de même que s'il fume dans une cham-
bre quand le vent foufle , il faut impu-
ter cela , non pas au vent , mais aa
Maçon qui a fait la cheminée.
G 5
1^4 Analyse
C'étoit un abyme dont les Payens
ne pou voient fortir ; il falloic qu'ils y
tombaiknt toutes les fois qu'ils voii<-
loicnr donner la raifon de la contra-
riété qui fe rencontre entre ce que nous
faifons , & ce que nous connoifTons ,
& par conitque.it ils y tomboient très-
fou vent , car la vie humaine n'eft prel-
que autre cHofe qu'un combat conti-
nuel des paflions avec la confcience ,
dans lequel celle-ci ell prefque toujours
vaincue. Ce qu'il y a de plus étrange
& de plfts bizarre dans ce combat , c'cft
que la vidoire fe déclare très-fou vent
pour le parti qui choque tout à la fois
΀s idées qu'on a de l'honnête , & la
connoiiFance que l'on a de Ion intérêt
temporel. Je veux croire qu'il y a des
gens d'une flupidité fi brutale , qu'ils
ne voient point que leur vie feroit plus
heureufe s'ils ne nourrifibient pas dans
leur fein les pafTions qu'ils y nourrif-
fent ; mais je ne faurois penfer que ,
dans le cours ordinaire des chofes , un
homme tourmenté d'une pafTion tyran-
nique , un jaloux par exemple , ne fût
ti'è3-r?.tisfait d'être exempt des foi-
blelfes qu'il éprouve , & n'achetât fa
délivra nce au poids de l'or. Il fcnt très^
vivçme ot fon malheur ; il emploie tou«
DE BaYLE. I$^
tes les reflburces de fa raifon pour Te
détromper , pour fe tromper même , &:
pour chafler l'implacable furie qui le
déchire : tous fes efforts font inutiles ,
& il voit , à fon grand regret, que la
paifion eft toujours plus forte que la
raiibn. Que pouvoir dire la-dellu5 un
Philofophe Payen ? Ne devoitril pas
reconnoître ici une caufe fupérieure ,
& ranger tous ces gens-lk au nombre
des Fanatiques , des Energumenes , des
Enthoufiailes , & de tous ceux en gé-
néral que l'on croyoit agités d'une di-
vine fureur? Le vrai fyftême des Chré-
tiens eft le feul qui puiflè réfoudre ces
difficultés. Il nous apprend que depuis
que le premier homme fut déchu de fon
état d'innocence , tous fes defcendants
ont été affujettis a une telle corruption,
qu'à moins d'une grâce furnaturelle ,
ils font néceffairement efclaves de l'i-
niquité , enclins à mal faire , inutiles
a tout bien, La raifon , laPhilofophie,
les idées de Thonnête , la connoifîance
du vrai intérêt de l'amour propre , tout
cela eft incapable de réfîfter aux paf-
fîons. L'empire qui avoir été donné à
Ta partie fupérieure de famé fur l'infé-
rieure , a été ôté à l'homme depuis le
péché d'Adam. C'eft ainfi que les
G 6
iS^ Analyse
rjt^^'l i'^^^^'oîogiens * expliquent le cLange-
auttes. ment que ce péché a produit : mais com-
me !a plupart des métaphores ne doivent
être preffees que juiqu'à un certain
point , il ne faut pas abufer de celle-
ci ; car il ne (croit pas raifonnable de
dire que dans l'état d'innocence la par-
tie inférieure étoit conditionnée comme
elle Tefl préfentement , mais qu'il n'en
pouv^oit arriver aucun défordre , parce
que la partie fupérieure la pouvoic
toujours réprimer bien à propos. Ce
feroit fuppofer que la machine de
rhomrne , en fortant des mains de fon
Créateur , auroitécé acluclîement tour-
née vers la fenfualiré & vers les pa{^
fions condamnables ; & ce feroit faire
tort aux peifeâions du fouverain Etre'*',
DÉVOTION
Des ?rfufulmans ^ difclples (TAU^poiir
FathmÉ. Prières de la Liihurgic
Pcri'anne.
Mahomet eut une fille , nomme'e
Tathmé ou Futime ^ qui époufa Ali.
Quelques relations portent que c'eft la
* Art, HcUne , rem. Y,
DE Bayle. 1^7
grande Sainte qu'on vénère avec tanc
de dévotion à Com , dans la Perfe.
C'eft en particulier ce qu'Herbert af-
fûre: il dit que cette fille de Mahomet
eft enterrée dans ce lieu ; qu'on a placé
fon Tombeau dans une luperbe Mo{^
quée ; que ce Tombeau a douze pieds
de hauteur , qu'il eft couvert d\in drap
de velours blanc , & qu'on y monte par
des marches d'argent mallil: {a).
La plupart des Voyageurs font d'un
autre fentiment. Figueroa rapporte fur
îe témoignage de pluiieurs gens du
païs , que la Sainte de Com eit lille
d'Ali «Se de Fatime , & que Lda eft fon
véritable nom {h). Befpier forme là-
defîiis une conjeélure qui n'eft pas dé-
pourvue de vraifernblance. Selon lui ,
le nom de Lda eft commun aux gran-
des Dames de l'Afrique , & c'eft aufti
le titre d'honneur qn'on y donne or-
dinairement à la Vierge Marie , pour
laauelle les Mahométans ont beau-
coup de refped , ainli que pour Jefus-
Chrift (c-). Un autre Ecrivain afl'ûre que
les Mufulmans appellent la Sainte
(a) Herbert , Voyinie (le Perfe , f. 339.
('') Figueroa , AmbaiTTHe , p. 220.
(c) I'e(piL'r , Renurqiiçs fur l'état preTent df
i'Empire Ottomiinj par Ricaut , T. 1, p. zi.
i<58 Analyse
Vierge Lela Mariam , c*eft-k-dire la
Dame Marie , & que toutes les fil-
les du Chérif prenoient le ti-
tre de Lela : il en nomme quatre
qui portoient ce nom Çd) ; fur quoi
Befpier dit qu'il a quelque penchant
à croire que Lela n'eft pas le nom
propre de la Sainte dont Figueroa
fait mention , mais feulement un fur-
nom , & un titre d'honneur que les
habitants de Com lui ont donné , fe
contentant de l'appeller par excellence
la Dame, à peu près comme les Chrétiens
emploient le nom de Notre-Dame ,
pour défigner la Sainte Vierge {e).
Pietro Délia Valle (/) , & Taver-
nier (g) , veulent que la Madonne de
Com ne foit que la petite-fille d'Ali
& de Fatime. D'autres difent qu'elle
efl: fille de Moufa , & que fon ayeul.
s'appelloit Dgafer. Cette dernière opi-
nion efl foutenue par une preuve au-
thentique , je veux dire par les titres
que l'on donne à cette prétendue Sainte
dans les prières folemnelles que les
Pèlerins lui adrefTent. Ces prières font
{d) DieEjo fie Torrez , Hift. des Ciierifs , Chap,
tXXIV ,& CVII , cité par Befpier, utifuprà,
^ (c) Befpier , ibid.
(/ Voyaa;es , T. Il , p. ^$.
DE BaYLE. 159
anciennes , elles fonc prcfcrites par la
Lithurgie Perfanne , & par confé-
quent elles fournifTent un témoigna-
ge qui ne nous donne pas une grande
idée de Texaditude des Voyageurs ,
puifque quelques - uns des pins cé-
lèbres font fi mal inftruits de la gé-
néalogie de notre Sainte. M. Chardin
a rapporté les deux principales orai-
fons , que les Pèlerins font obligés de
dire. La première commence ainfi :
Je vifiîe Madame ê' Maitrcjfe Fath-
mé , fille de M ou fa , fils de Dgafer ,
fur qui foit le falut & la paix éternel-
lement. Il y a une chofe confidérable
dans ces prières ; c'efl qu'on s'y re-
commande à l'intercefiion de cette
Sainte , & qu'on fait des prières pour
èHe. Nous venons de voir qu'on lui
fouhaite la pai}( & le falut éternel ;
voici d'autres vœux : Dieu veuille pren-
dre fon plus grand plaifir en toi, t' avoir
pour agréable^ ^ t' affermir dans le Pa-
radis , qui eft ta demeure & ton refuge,
éternellement. Quant à la manière dont
on fe recommande à fes prières , voici
ce que Chardin a extrait du même
Formulaire. Je te fuis venu chercher , ô
Dame & Maitrejfe de mon ame , dans
lu vue de m' approcher de Dieu très"
i6o Analyse
haut par cet acle de piété , & de Jon
^pâtre y & de fes enfants. La mijéri-
corde de Dieu fuit fur lui Ù fur eux
éternellement. J'abhorre & dctejte mes
péchés & je fais mes efforts pour
brifer le joug de l'Enfer. Daigne m'ac^
corder ton intercefion , 6 Sainte Vier-
ge , au jour que les bons feront fé-
parés d'avec les méchants. Sois - moi
propice alors : car tu es d'une race ^
fortie de parens qui ne laiffent tomber
dans le malheur nul de ceux qui les
aim.entj qui ne refufcnî jamais rien à
quiconque les vient prier , qui détour-
nent toute forte de mal de dejfus ceux
qui les cherij/ènt , & de qui les enne-
mis au contraire ne fauroient jamais
profperer (h).
Dans cette première oraifon on don-
ne à notre Sainte les titres & les préro-
gatives les plus magnifiques : on l'ap-
pelle Vierge Sainte , vertueufe , jufle ,
dirc-clrice de vérité, pieufe, fandifiée ,
£11 e fans tache , & exempte de toute
impureté. Dans une autre prière on la
qualifie de Vierge pure vv immaculée,
mère des dou^j vrais vicaires de Dieu
d illufre narjfance (/). Je ne fai coqi-
(/i) Chardin, Journal du Voyage de Perfe j
pag- 4^J4 &■ fuivanus,
• ( i ) Jéid,
DE B A Y L E. I^î
nu;nt les Mahométans concilient toutes
ces qualités.
Le même Auteur nous apprend que
le tombeau de cette Faîhmé a été rebâti
trois fois. Il ajoute que Ton père l'ame-
na à Com pour éviter la perfécution
que les Califes de Bagdad faifoicnt a fa
famille , & à tous ceux qui regardoienc
Ali & Tes defcendants pour les feuls
fucceiTcurs légitimes de Aîahomet. El-
le embellit cette Ville de pluueurs édi-
fices fuperbes , & elle y mourut. Le.
peuple croit , continue Chardin , que
Dieu V enleva au del , & que fort
tombeau ne renferme rien , & ncjî
qu'une r epr é fait ado n (A:). L'Egiife
Rofiiaine î>'e(l à'^r^o. pas la fc^le qui
honore l'AlTomption des Vierges ;
nous avons vu aulîi que la conceptioa
immaculée , & la virginité d'une mè-
re , femblent être deux dogmes du
Mahométifme *.
{} ) Ibîd.l
* iS. B. La première partie de cette re'flexîon
de Bayle , comprenfi une raillerie très - mali-
gne , mais qu'on peut pardonner à un Protefiant.
Il feroit ai(e d'y repondre , en difant que le culte
de la Fathmé de Com eft enté vifiblement fur
celui de la Vierge Marie , qui étoit honorée en
Perfe long-temps avant que Iç Mnliométifine y fut
connu , & avant i-.c.r.e qi.e Ivldiiomet exiuàt. Il
paroît (lue les diiciples d'Ali ont attribué à Isu*
ï5i Analyse
Il manque une chofe au récit de
Chardin : il falloic nous dire en quel
temps vivoic Moufa, père de Fath-
mé. *
ÉPREUVE
Qu'on fit fuhlr à la Reine E M M A.
Réflexions fur cet ufige,
Emma fille de Richard II. Duc de
Normandie , femme d Eccîrede Roi
d'Angleterre , & mère de S. Edouard ,
qui régna après Etelrede , avoir beau-
coup de part au Gouvernement fous le
Régne de fon fils. Le Comte de Kent,
îjm avGît ea beaucoup d'rtiKOiité fwus
les prédécefleurs de ce prince , conçut
une jalouiie violente contre Emma. Il
ne put fouitrir qu'une femme partageât
Sainte vine partie des prérogatives que les Catho-
liques reconnoillent dans la fainte Vierge. Efl-ce
une rni(ba ci'attaqvier l'Eglife Romaine ! Non :
c'en feroit une , au contr.iire , d'approuver fon
culte à cet égard ; cela prouve du moins l'an-
tiquité de fes traditions. Pour ce qui eft de la
féconde partie de la remarque , je crois que les
fociétés Chrétiennes, les plus hétérodoxes , trou-
veront quelque chofe de plus qu'une raillerie
dans ces paroles : la conception immaculée , & la
virginité d'une mère , femblenc être deux dogme* dt&
Mahoméiifme.
*■ Art, Fatime»
DE B A Y L F. 1^3
avec lui le Minifrre d'Etat, c'efl-à-
dire , pour l'ordinaire), l'autorité d'or?
donner fous le nom du Prince tout ce
qu'on veut. Voici l'expédient dont il
s'avifa , pour fe débarraiTer de cette
rivale. Il l'accufa de plufieurs crime?,
& fuborna quelques grands Seigneurs ,
qui confirmèrent Tes accufacions. L'af*
faire fut portée au Tribunal d'Edouard,
Prince fcrupuleux & dévot , que l'E-
glife a canonifé , & qui peut-être ne
feroit jamais entré dans le Calendriec
làns fa grande fimplicité. On n'eut pas
de peine à lui perfuader que fa mère
ëtoit coupable, & en conféquence de
cette perfuaiion il la dépouilla de tou-
-jes les richeiies qu'elle avoit accumu-
lées, comme d'un bien mal acquis ,
fruit honteux de (es rapines & d'une
avarice infoutenable.
Dans cette difgrace, elle eut recours
à l'Evéque de Winchcfter fon oarent :
mais ce fut une nouvelle matière de ca-
lomnie pour fes ennemis, ik le Comte
de Kent lui fit un crime des vilites trop
fréquentes qu'elle rendoit à ce Prélat ,
l'accufant d'avoir avec lui un commer-
ce d'impudicité (a). Un certain Ro-
(a) Tiré de Theo-;hi!e Raynaud , ^opoM^c. Seft,
II. Série II. Cap. VI. 11 cite plufieurs garants. Là.
164 Analyse
bert , qui fut depuis Archevêque de
Cantorberi , féconda vigoureufement
les machinations du Comte de Kent ,
& l'effet de toutes ces intrigues fut que
le Roi condamna fa mère à fe juftiHer
par l'épreuve du feu. C'étoit un ufage
fort commun dans ce temps - là , (k.
voici comme il fe pratiquoir en An-
gleterre : la perfonne accufée marchoit
iiuds pieds fur neuf coutres de charrue
rougis au feu. Les Juges ordonnèrent
qu'Emma pafleroit quatorze fois fur
ces fers brûlans , neuf fois pour elle-
même , & cinq fois pour l'Evêque de
Winchefler, qui étoit compromis dans
cette accufation. Elle accepta le par-
ti, & pafîa en prières , auprès du tom-
beau de Saint Suitin, toute la nuit qui
précéda le jour arrêté pour l'épreuve.
Quand on eut fait dans l'Egîife du mê-
me Saint toutes les cérémonies prépa-
ratoires , Emma , vêtue comme une
iimple Bourgeoife, & les jambes nues,
marcha fur les coutres entre deux Evê-
qiies , en préfence d'Edouard & de
tous les Grands du Royaume. Le feu
lui fit fi peu de mal , qu'on étoit déjà
hors de l'Egîife , lorfqu'elle demanda
P. d'Orléans , rapporte la même Hifîoire au premief
Tome de fes RéyolutLons d'Angleterre,
DE B A Y I E. l6^
où éto'cnt les fers rouges fur Icfquels
il failoit marcher. Comme on lui dit
qu'elle avoir lubi cette épreuve , elle
rendit une infinité d'adions de grâ-
ces à Dieu , qui avoit fait connoitre
fi clairement fon innocence. Le Roi
Edouard conçut alors un extrême re-
pentir de la manière indigne dont il
avoit traité fa mère : il fe jetta à fes
pieds , lui demanda pardon , & en ré-
paration de l'offenfe qu'il lui avoit fai-
te, il voulut que les Evéques le fufti-
geafient fur le lieu même : ce qui fut
exécuté. On lui découvrit les épau-
les 5 & les Prélats lui donnèrent la dif-
eipline.
Je ne trouve point ce que devinrent
les accufateurs d'Emma : mais il faut
avouer que fon avanture a quelque
chofe de bien fingulier. Les liiltoires
de ce temps-là font remplies d^événe-
ments tout pareils à celui-ci. On voit
que l'épreuve du fer chaud étoit pra-
tiquée en divers lieux de TEurope , &
que les peribnnes qui s'y foumettoient
s'en tiroient ordinairement à leur hon-
neur. Pourquoi a-t-on renoncé à cette
méthode ? Eli - ce qu'on a reconnu
qu'elle étoit fujette à l'illufion , & que
l'jmpoflure pouvoit s'en fervir en fa-^
i66 Analyse
veur dti crime? Si cela eft , il ne fau-
droit pas tenir pour juftifiés ceux &
celles qui ont marché fur des fers
chauds fans fe brûler. Dira- 1 -on qu'il
ne faut point tenter Dieu ? Mais pour-
quoi le tentoit-on alors ? Pourquoi ne
condamne - t - on pas aujourd'hui les
Princes & les Evéques qui autori-
foient un tel ufage? Croira-t-on d'ail-
leurs que Dieu faifoit des miracles pour
montrer l'innocence de ceux qui le
tentoient? Ces difficultés font très-
fortes : une feule hypothcfe pourroic
les réfoudre : c'eft celle des caufes oc-
r cafionnelles. On n'auroit qu'a fuppofer
Ufnge qu'il y avoit alors une intelligence
eommo- particulière , chargée de protéger les
iyftêine innocents , & dont les interceffions
^cscau- étoient allez puifTantes pour détermi-
fes occa- ■ • \ * . ^ .
/lonnel- ^^^ ^^ premier moteur a ne pomt iui-
*«• vre , en ces occalions , la loi générale
de la communication des mouvements.
Il faudroit fuppofer en fuite , non pas
comme les Païens , que ces fortes d'in-
telligences meurent , mais qu'elles
changent d'emploi , & qu'ainli il a
pu arriver que celle qui préddoit aux
épreuves, ait difcontinué de s'en mê-
ler. On expliqueroit encore par là
comment certains miracles font en vo-
D E B A Y L E. 167
gue dans un temps , & ceflent dans un
autre. Il n'en faudroit rien conclure
contre l'immutabilité des loix géné-
rales. On fe tromperoit peut-être , fî
l'on croyoit qu'entre les Efprits créés
il n'y a que l'ame de l'homme qui foit
fHJette au changement.
ANTIQUITÉS D'IPRES.
Lettre de L O U I S XIV.
à M. Arnaud,
Ipres , Ville Epifcopale du Comté
de Flandre , doit fon nom à une rivière
qui la traverfe. Dans fon origine ce
n'étoit qu'un Château , appartenant
aux Comtes du païs ; les Normands
l'ayant détruit , le Comte Baudouin , II
du nom , le fit réparer l'an 880. Arnoul
y joignit àc^ fortifications en 901 ,
^ quelques années après Baudouin III
augmenta ces travaux. C'eft ainfi que
^ cette Ville s'accrut par degrés , de
manière qu'en 1473. elle enfermoic
dans fes murailles onze cent foixante-
treize verges , chacune de quatorze
•pieds géométriques. Elle fut aiîiégée
* Axt Emmoà
î6S A N A L Y s s
par les Gantois & par les Anglois
l'an 1373, & elle le défendit bien.
On l'environna de murailles de pierre
Tan 13B8, du confentement de Phi-
lippe le Hardi {a). Les Manufaètu-
res & les teintures de laine y étoienc
en fort bon état dès la fin du dou-
zième fiecle , comme il paroît par le
témoignage de Guillaume le Breton.
Les François la prirent l'an 164.8 , &:
îa perdirent l'année fuivante. Ils la
reprirent l'an 1658, & la rendirent
aux Efpagnols par le Traité des Py-
ténées. Ils la reprirent encore une fois
l'an 1678, &: elle leur fut cédée la
même année par la paix de Nimegiie.
Depuis ce temps-là ils l'ont perdue ,
reconquile, & reilituée diverfes fois :
elle appartient aujourd'hui à l'Impé-
ratrice-Reine.
Les difputes du Janfénifme ont ren-
du fameux le nom de la Ville d'Ipres:
car on ne parle guère de janfenius ,
fans remarquer qu'il en fut Evêque. De
là vint fans doute l'idée plaifante d'un
bel efprit de France , qui , dans le
temps que Louis XIV. aiïiégeoit Ipres ,
forgea la Lettre fuivante , adreflee à M.
{a') Tiré de VaUre André , în Topografia
Beigica.
Arnaud ,
D g B A Y L E. j6f
Arnau d , &: datée du Camp dTpres.
On (uppoic que ce int le Roi qui l'é-
crivit.
« Monlieiir Arnaud , nous allons com-
îî mencer un iifge eu vous pouriiez
» nous fervir beaucoup de votre crédiù.
» J'ai cinq propoiitions à faire à Mef-
» fleurs d'ipres : la picmicre , que je
3> fuis venu en Flandre pour faire du
» bien à touc le monde. La i. que le
» commandetnenc que je leur fais de
» rendre la Ville n'ell pas impolnble,
» La 3 , qu'il eft en leur pouvoir de
» mériter ou de démériter mes bonnes
» grâces. La 4 , que j'ai des fecours
» avec moi plus que fuiîifants pour les
» faire obéir à mes ordres -; & Ja 15 que
» quelque néceffités qu'ils (oient de fe
» rendre , ils ne le feront qu'avec une
» entière liberté. Il s'agit donc , Mon-
» fieur , de leur faire ligner ces cinq
» propoiitions , qui renferment tout le
» Traité de la grâce que j'ai à leur faire.
» Je ne crois pas qu'ils puifîent éiuder
» mes ordres par la diftindion du droit
» & du fait ; car pour le droit il y a fi
» long-temps que je fais en pofléffion
» de prendre les Villes , que le temps
» pourrcit me fervir de prcfcriprioa
» dans le Païs-Bas , quand je n'aurois
Tome II. H
t-jo Analyse
« pas d'ailleurs tant de droits incontef^
» tables. Ils ne peuvent donc fe retran-
» cher que fur le fait , & c'efl de quoi je
» les veux convaincre par une trentai-
» ne de canons aufquels je les défie de
35 repondre efficacement , car ils per-
» cent toutes les difficultés à jour. Par
» là vous jugerez bien que je ne ferai
» pas fi long-iemps à leur faire ligner
» mes cinq propoliticns, que vous avez
» été à fignei- celles du Pape. C'eil pour-
» quoi je vous donne ordre de convo-
» quer le ban & l'arriere-ban des Jan-
» fcnifres , & de partir incciTammenc
y, de Paris pour venir a leur tête chan-
» ter le Te Dcum , fur le tombeau de
» Janfénius , pour rendre grâces à Dieii
» de riieureux fuccès de mes cinq pro-
)5 pcfitions. Vous pourrez apporter
)•> pour îe feu de joie une centaine d'e-
» xemplairesdu miroir de la piété Chré-
» tienne , pour jetter ces bons Fla-
« mpnds dans un faint dcfcrpoir d'être
» jamais a TE^pagne. Enfuite vous paf^
» ferez en Angleterre pour y diriger
» la Chambre balfe qui a de grandes
î> indifj?ofitions d'cfprit & de cœ'ùr à
>■) la paix. Au refte , je goûte forr vo-
» tre politique , & plus encore votre
» argent, dgnt vous vous fcrvei Çi avan*.
DE B A Y L E. tyt
y> tageufement pour pcrfuader aux gens
» tout ce que vous voukz. Avec ccîa
}> je fuis fur que nous aurons la paix
» avec l'Angleterre & TEfpagne , avant
3) que vous l'ayez avec les Pères Jéiin-
îî tes. Au Camp devant Yprcs le ij
3; Mars 1678 (b). *
E X A M E N
Z?e la vie d'E SO P E par Planudc.
Particularités concernant ce Fabalijk.
La vie d'Efope , telle que Planude
nous l'a donnée eft connue de tout
le monde , même des petits enfants.
Cependant tous \qs habiles gens con-
viennent que c'eH: un Roman , & que
Pianude n'a point donné rHiiloire
d'Efope , m.ais un amas de mcnfonges
te d'abfurdités. Le Roi de Eabylone
Lycerus , contemporain de Neclenabo
Roi d'Egypte , les vers d'Euripide mis
dans la bouche d'Eiope , qui a vécu
plus de cent ans avant ce Poète, & mil-
le autres faufï'etés Kidoriques qui s'y
trouvent , la rendent indigne de toute
créance.
(/)) Cette Lettre a été attribuée à M. P,oz.e , Se»
rétaire du Cabinet.
* Art, Vfns,
H z
I/i A ?T A L Y s E
--^-^ M. de la Fontaine n'ignoroit pas le
tainJ^cd- jugement du public fur cette vie d'E-
tiqué, fope : je ne vois prcfquc perjbnne ,
dit -i\ Ç a ) , qui ne tienne pour flihu-
hufc celle que FLinude nous a laijjce ;
il a pourtant fuivi ce mauvais guide ,
& il ne craint pas de dire qu'après
avoir mûrement examiné les cliofcs ,
il a trouve à la fin peu de certitude
dc^ns la critique de l'Ouvrage de Pla-
nude. il prétend que cette critique e(i
en partie fondée Jur ce qui fi p^ijfi
entre Xanîus & Ejbpe : on y trouve trop
de nialferies ; & il répond que ces pré-
tendues niaiferies arrivent tous les jours
à des gens fort fages. Mais fi cette apo-
Jogie lui paroiflbic folide , pourquoi
a-t-il retranché de la vie deplanude ce
qui lui fembloii trop puérile , ou qui s é~
cartoit en quelque façon de la bien-
féance ? Voila donc Aï. de la Fontaine
qui approuve par Tes adions une cri-
tique qu'il avoir combattue par fes pa-
roles. D'ailleurs , le principal reproche
que l'on Fait à Planude ne roule pas fur
Tes niaiferies & fur les impertinences
qu'il met dans la bouche d Efope & de
{a) La Fontaine , Préface des Fahlcs choijîes.
D E B A Y L E. 113
Xantus Ton Maître , mais fur les ana-
chronifnies &: fur ]x:s menfonges vifi-
bles qu'il débite. Car , par exemple ,
ce ce qa'iî introduit Efope , citant k îa
fcLTii-ne de Xantas quelques vers d'Eu-
ripide compofés contre les femmes , &
nommant même Euripide ( /» ) , qui
n'a véj:ii que plus d'un licclc après
Efope (i) , on doit conclure que cette
prétendue convcrfation efc une fable
de l'invention de Flanude : or s'il a
forgé ce premier conte , qui nous ré-
pondra qu'il n'a pas forgé bien d'autres
chofes ?
La raifon fur laquelle M. de la Fon-
taine fe fonde , pour adopter la plu-
part àts contes de Planude , me pra-oîc
des plus fingulieres : commt 'Planude ,
(J) Planude fuppofe qus le Phiîofophe Xanîiis
ayant acheté Efope , en fut grondé par fa
femme à caufe fie la laideur prooigieufe de cet
elclave , & qn'Elope dit à rettc fc-mriie : vous vou~
driii , Madame , que votre mari vous eût acheté
un valet , jeune , bien fait , & vigoureux , gui
vous vît toute n:is dans le bain , & qui joua avec
vous à un jeu fur.efte à l'honneur de votre époux.
O Euripide votre bouche était une bouche d'or ,
puifque lis paroles fuivantcs en font finies : là-
deffas Efope récite les vers d'Euripide. Flanude ^
in vita yEfopi,
(c) Enfebe place la mort d'Efope fous l'an 4 de
la 54 0!ympi,T''e , & Euripide nâquic félon Sui-
das, Banies , &ç, dans la i. ann. de l'O'ymp. ^4,
H 3
Ï74 A N A I Y s F
dit-il , vivait dans un fade où h. me-
moire des chofts arrivées à Efope ne
devait pas être encore éteinte , fai crii
qiiil j avait par tradition ce qu'il a
laijfé. Si Plartude avoit vécu deux cents
ans après Efope , fes connoiiîanccs ve-
nues de la tradition auroient été déjà
tien incertaines. Un homme qui fe tient
lin peu fur fes gardes ne croit guère ,.
touchant la vie d'un particulier , les
traditions de deux fiecles ; il demande
il les faits qu'on lui raconte ont été
couchés par écrit au temps de leur nou-
veauté , & fi on lui die que non , mais
que la mémoire s'en eîl confervée de
père en fils & de vive voix, il fait bien
que le Fyrrhonirme efl le parti de I3
^gefîe* A plus forte raifon fauf-îî re-
jetter \ts faits de Planude , s'ils ne font
fondés que fur la tradition , puifque
Planude n'eft venu au monde que dix-
huit fiecîes après Efope, plus ou moins.
Si M. de la Fontaine avoit pris garde
à cela , auroit-il dit que Planude vif
voit dans un liccle où la mérnoiie des
chofes arrivées à Efope ne devoit pas
être encore éteinte ? Quelqu'un a fore
bien dit oue fur les chofes qui regar-
dent les Patriarches & les Prophètes ,
h':> Juifs du VI^ fieçle ne fgnt pas plus
I> E B A Y L E. ^ '7^
lignes de foi que ceux du XVIP ; je
parle des J'ui.'s qui ne citent que des
traditions venues de vive voix. Difons
Ja même cliofc touchant Efope. 11 n'é-
toit pas plus certainement connu par la
tradition aux Moines Grecs du XIIK
ou du X1V^ fiecle , qu'il ne l'cil: au-
jourd'hui.
Renvoyons donc à Planude , ou à
fes Copiites , ceux qui fe-plaifenc a lire
des fables. Les perfonncs qui aiment
jes cliofes qui viennent de bonne main,
c'efi-k-dire qui font empruntées des
anciennes lources , écouteront avec plai-
sir ce que je vais dire.
I. Èfope naquit en Phrygic , & fleu-
rifl'oit au temps de Solon , c'eil- à-dire
vers la 50^. Olympiade. Je ne voudrois
pas afîûrer qu'il fut l'inventeur de l'A-
pologue : . Car Quintihcn attribue la
gloire de cette invention à Héiiode
(c/) , qui précéda Efope. Mais il eft
très-vrai-fembîable qu'Héfiode réufTic
médiocrement dans ce genre de com-
polition , au lieu qu' Efope le perfec-
{d) Illx quoque fahiilx , tjnx. etiamfi originam non
ah yÉfopo accei'trant , ( nam vicletur eorum pri-
rnus Aut jr Hefiodus ( nomim tamcn JEfopL maxime
0citl>rantur , ducers unîmes fo/ent , &-c.
H 4
T7'5 Analyse
tionna fi hcureufcment qu'on l'a re-
gardé comme le vrai père de la Fable;
C'cft ainfi que Phèdre , ce Avienus en
ont jugé { c ). Macfobe fait une re-
marque qui ne fera pas ici hors de
propos, il fait une diftinâion entre Fa-
ble & Narration fahuleufe : il veut
qu'une fable foit un récit abfolument
faux , & qu-une narration fabuleufe foit
un amas de Hftions , bâtîes fur un fon-
dement véritable. Il donne les fidions
d'Elope pour un exemple de fable , &:
les récits d'Héfîode , les Rituels , ou
Ijfs Livres de Religion , pour un exem-
ple de narration fabuleufe (/). Cette
diilindion eil jufte : mais on auroit
tort d'en conciure , comme a fait
Freinshemius , que l'Apologue fut un
genre de fable inconnu à Hcfiode (^").
Car lorfque Quintilien , rrifcien , &
d autres ailûrent que ce Poète inventa
}a fab!e , ou du moins qu'il l'employa
(/:) , ils veulent dire qu'il fe fcrvit des
fidions de f Apologue , & il ne les
{e) Fc v:j le Prologue t'e Phèdre , & la Préfac
d'Avienns.
(/) Macrob. infomn. ScipioHÎs. Lih. I , Cap. II
(?) f^oye^ Freinshemius , in noiis ad fabulas Pha.
ttri , init.
(h) Prifcien ne l'en fait point l'inventeur : il f'.,r
feiiiement qu'il en fît ufage : ujï fur.t ta ( fabula)
flcjl(,dus , ArçJiUochus £cç.
DE B A Y L E. 17/
confondent nulIcTient avec les narrx-
tions fabuleufes fur la naiiîance & fûc
les actions des Dieux. M. Ivicnage ,
dans fon Commentaire fur le premier
Livre de Laërce , nnm. "Ji , parie de
î'Apologiie du Roîîignol & du Vau-
tour , qui étoic de l'invention d'Ké-
fiode.
IL Je trouve très -probable qu'Efo-
pe a été a la Cour de Créfus, Calvi-
iius a beau dire , fur le témoignage
de Suidas , que notre Fabulifte mou-
rut 1 an 4 de la 53= Olyrnp. , & que
Crérus ne m.onta i'ur le thrône que
dans la 2^. année de l'Olymp. "54. : raii-
torité de Ton garant ne m'arrête pas',
& je me fie beaucoup plus a Plutar-
que , qui obferve en plufieurs endroits ,
particulièrement dans le Banquet des
îept Sages , qu'Efope nt un voyage
à la Cour de Lydie , & que Crefus
l'envoya à Periandre , Tyran de Co-
rinthe,&:k TOracle de Delphes. Ma-
dèrnoifelîe de Scui^ri a donc pu îo
faire trouvtr a cette Cour avec Se-
lon , & avec pluiieurs autres grands
pcrfonnages ( i ) , fans qu'on puiile
dire qu'elle s'e/t fsrvie du priviiegs-
des Anrchronifmes , dont les faifeilES.
ij'è Analyse
ce Romans ne font pas moins en pof-
fclLon que îes Poètes. J'ai bien peur
que M. de la Fontaine n'ait pas auffi-
bien ajnfté la Chronologie dans un ou-
vrage Hiiioriqne , que Mademoifelle de
Scuderi dans un Roman. Il met la naif.
fancc d'Efope vers la 5 7^ Olympiade
(/■). Or il {'c trouve que Créfus perdit
fon Royaume & fa liberté dans l'Olym-
piade 58 : où placerons-nous donc te
qui s'ell pafl'é entre Créfus & Elbpe ,
au dire même de M. de la Fontaine >
m. Plutarque alîûrs qu'un fonge
qu'eut Socrate , l'engagea à mettre ea
vers quelques fables d'Efope (/), Pla-
ton rapporte la même chofe , mais avec
<îes circonliances curieufcs , qui ne fs
trouvent point dans Plutarque. Il nous.
apprend que Socrate ayant été plu-
fieurs fois averti en fonge de s'appli-
quer aux exercices des Mufes , prit cela,
pour un avertilTement de continuer
avec ardeur fes études ordinaires , per-
fuadé que la Phiiofophie elt le grand
& le véritable métier des Mufes. Mais
quand il fe vit condamné à mort , il lui
vint dans la penfée que la poëfle étoit
(k) La Fontaine ,, v'e d'Efope.
^11 Eluîarclj.. de audifiiiilli Pùèm*^
D E B A y L E. 179
peut-être l'exercice que les fonges lui
ordonnoient Pour plus grande fureté ,
ajoute Platon , & pour n'avoir rien à
fe reprocher là - deliiis , il réfolut de
faire des vers. Mais confidérant que
pour être Poète il falloit débiter des
fables , ce qui lui paroifioit fort incom-
patible avec la profeffion de Philofo-
phe , il imagina un tempérament ; ce
fut de mettre en vers quelques Apo-
logues d'Eibpe {m). Il crut qu'en cboi-
fîlîiint un genre de fable qui contenoit
des vérités très-folides , & d'excellentes
règles de mœurs , il pourroit concilier
avec décence le caraéiére de Poëte &
celui de Phiiofophe. ,
M. de la Fontaine ne s'eil par crû Nouvel-
obligé de fuivre fervilement Platon , 'fl^'^i'^^*
& il a brode la narration de ce rhi- taine.
îofophe avec la même liberté que s'il
eût travaillé fur un conte de Bocace.
A peine les Fables , dit- il , au on at-
tribue à EJope virent - elles le jour , que.
Socrate trouva à prJUGS de les hûbdler
des livrées des Mufes : il employa à
les mettre en vers les derniers moments^
de fa vie (.n). Le commenctment <Sc
la fin de ce narré ne me paroiilèat:
(n:) Plsto in. PhœdoBe.
Qj}, La EûiUiiùiej. PpcÊice- des ir..bie5' ch«!«esv
iS'o Analyse.
pas ttre Vus l'un pour l'autre. Le com-
me uem nt nous prépare à voir beau-
coup d'impatience dans Socrate : la fin
nous apprend qu'il attendit jufqu a l'heu-
re de la mort : & comme il vécut [oi-
xance-dix ars , il eft aifé de connoître
qu'il ne l'c prefia pas beaucoup. Qu'on
ne dife pas que les Fables d'Efope ne
parurent que vers les dernières années
de la vie de Socrate :. car elles devin-
rent publiques pendant la vie de l'Aur-
tcur , & il fe paiik environ cent nns
encre la mort d'Efope , & la naiilàn-
ce de Socrate. Jugez fi l'on a pu dire,
qu'à peine ces Fables virent le jour , que
Socrate trouva à propos de les mettre en
vers.
M. de la Fontaine fuppofe que So-
crate fut exhorté en fonge à s'appli-
quera la Mu/îque j & qu il fut en pei-
ne fur le fens d'un pareil fonge , a cau-
fe de l'inutilité de la Mujrque par rap-
port aux meurs. Mais il ell viiible
par la narration de Platon , que So-
crate ne s'imagina jamais que le JXiqm
c'es fonges exigcvu de lui qu'il apprît à
t hanter ou à jcuer des initrumcnts ; &;
quand il expliqua ravertiflement dans le
ft lîs littéral , il fuppofa que le: Dieux lui
«.«donn oient de. s'appliq^uer a la Pccik
DE B A Y L E. iSl
IV. J'ai obfervé qu'Efope fut envoyé
à Delphes par Créius. L^objec de cetta
commiffion étoit d'offrir un grand fa-
critice à Apollon , & de diftribuer aux
habitants une fomnie coniidérable. Une
querelle injuite que lui firent Iqs Del-
£hiens, lui perîuada qu'ils s'étoient ren-
dus indignes des bienfaits de Crcfus , &
il lui renvoya l'argent , au lieu de le dii-
tribuer. Les habitants de Delphes, irrités
de ce Drocédé , lui fufciterent une accu-
fation iniulie, prétendirent Tavoir con-
vaincu de facrikge , & le précipitèrent
du haut d'un rocher. Les Dieux vengè-
rent cette mort , en envoyant une peite
& une famine qui défolerent le païs (iz).
V. iifope & Solon fë virent a la Cour
de Crcru.Sf Une converfation qu'ils eu-
rent enfemUle , fait allez connoitrc que
fi l'an tint le langage d'un bon Courti-
fan , l'autre parla en vraiPhilofophe. Se-
lon ne relâcha rien de fes maximes rigi-
des au milieu d'une Cour corrompue ;
il n'entretint Ci^éfus que de la vanité
éos chofes humaines , & des périls d'une
grande fortune. Il lui parla fur le mê-
me ton que s'il eût eu à confoler un pau-
vre malade , & il ne témoigna aucune
^a) FuUarch. ttaSsrà wuiûiûs. vindiéta^.J
ï8x Analyse
complalfance pour les préjugés de ce<'
orgueilleux Monarque. Ces manières ù.
rouches déplurent tellement à Créfu^
qu'il 'renvoya Solon , fans lui donne:
aucune marque d'eftime. Efope fut fei'
fîbîe à la dilgrace de ce grand hom-
me , & fe crut obligé de lui donner ce
confeil d'ami : Soluii , il ne faut point
approcher des Rois , ou il faut leur
dire des chojes agréables : point du tout^
répondit Soîon , il faut ne leur rien di-
re , ou leur dire de bonnes chnfes (p).
On ne fauroit nier qug le conîèil d'E-
fope ne fente l'homme qui connoît à
fond la Cour & les Grands : mais la
réponfe de Soîon efl bien plus digne
d'un Plîilofophe : elle peut fervir de Le-
çon aux perîbnnes qui dirigent la con-
fcience des Princes.
VI. Les Aoologues d'Efope doivent
être m.is au rang des plus utiles pro-
duélions de l'antiquité. Aucun Philo-
fophe ne s'eft avifé de donner des le-
çons auiTi fplrituelles & aufTi fenfées.
Peut-on voir des inventions plus hcu-
reufes que les images dont fe fert no-
tre Fabu]il;e pour indruire le genre hu-
"jnain ? Elles font très-propres aux en-.
Cfi Fliitûrch, la Sclwie^
DE B A Y I E. itj
fants , & elles ne laifient pas d'être bon-
nés pour les gens d'un âge mùr : elles
ont tout ce qui eft néceifaire pour la
' perfedion d'un précepte , je veux dire
le mélange de l'utile avec l'agréable.
On les a ellimées dans tous les temps ,
& notre fïecle , d'ailleurs allez jaloux
de la gloire des anciens , leur a rendu
tout i'honneut qu'elles méritent. L'ini-
mitable la Fontaine leur a procuré de
nos jours un grand éclat : on parle aulîi
avec éloge dn travail d'un bel eipric
d'Angleterre (^) fur ces mêmes Fa-
bles.
Platon , qui a banni de fa F.épubli-
que Homère & les autres Poètes , y a
donné à Efope une place très -honora-
ble, Apollonius de ïyane a marqué la
même préférence pour notre Fabuliile :
fes Apologues , dit-il , font bien plus
propres que toutes les autres fables a
nous infpirer la fagcfîe ; car celles des
Poètes ne font que corrompre l'oreille
ÔGS auditeurs : elles repréfentent les
amours infâmes des Dieux , leurs in-
celies , leurs violences , & cent autres>
crimes. Ceux qui entendent parler de
fem.blables chofes , rapportées par les
Poètes comme des faits véritables , eisj
3S4 Analyse
rirent de pcrnicieufes conféquence^ , &
apprennent à croire qu'ils ne pèchent
point en fatisfaifant leurs defîrs les plus
déréglés , puifqu'ils ne font qu'imiter
l-esl>ieiîx. Apollonius, continuant fori
parallèle , montre par plufieurs autres
raifons combien les Fables d Efcpe fur-
paliént celles des Poëtci' : après quoi
il ajoute ce conte. Efope , dit- il , étant
Berger & f'aifant paître Ton troupeau
auprès d'un Temple de Mercure , de-
mandoit fou vent à ce Dieu le don de
îa fagcfié. D'antres gens demandoienc
îa même faveur , & il arriva un jour
que tous ces compétiteurs entrèrent
enfemble dans le Temple de Mercure ,
hs mains bien garnies : chacun ap-
porta de riches ofirandes. Efope qui
ëtoit pauvre, fut le feul qui n'ofîrit rien
de précieux : il ne préfenta qu'un peu
de lait & de miel , & quelques fieurs ,
qui n'ctoient pas même lices enfem.ble.
Mercure , en diftrihuant la fageffe , eut
égard au prix des offrandes : il donna ,
félon cette proportion , à l'un la Phï-
î-ofophie , à l'autre l'éloquence, à celui-
îà rAllronomie , à un autre l'art de
feirc des vers. Il ne fongea au pauvre
Berger qu'après avoir aclievé Ja diflri-
imtion J majà i'ecant icAivcTiîi d'une Fa-
D E B A y LE. ïH^
bîe que les Heures lui avoient contée
lotfau'il ctoit au berceau , il communi-
qua k Efope le don de l'Apologue (r). I
Je n'ai garde de citer Strabon ; car
encore que fon Apologie des Fables
comprenne les Hftians d'Efopc , il eft
certain qu'elle eil principalement def-
tinée a juitiiier celles d'Homère. C'efl
une étrange forte d'Apologie, puifque
Strabon reconnoît ingénument qu'il a
été nécefiaire que les Légillatcurs des
Républiques adoptafîent les contes des
Poètes , afin d'imprimer dans refprit
des peuples les fentiments de Religion :
car il ne faut pas s'imaginer , dit-il , que
les femmes , & le menu peuple , puif-
fent être conduits à la foi & à la piété
par des difcours Philofophiques ; on a
befoin pour cela des machines effrayan-
tes de la fuperftition , & fans les fables
vous ne fauriez avoir ces machines.
La Philofophie n'eft le partage que de
peu de gens : les fables font un bien
public : elles rempliiient les Théâtres
(f). Si toutes les fidions des Poètes
(r) Voyei Philoflr. dans la vie d'ApoU. de Tya-
ne , Liv. V- Chap. V.
(/) Ficri non potefl ut mulUr ac promifcua turba
muhitudo , Fhilofophica orationc cxcitctur ducatur-
^uc ad Rili^'-Qni'n . piciu<m , ac Jîdcm : Jid fuperfii'
tÏQiie prtstsrea ad hvi o£Ui ejiy qu» inoiti fiia fabula»,
î86 Analyse
avoient refîem!)lé k celles d'Efope , il
n'eût pas été nécefiaire que Strabon
entreprît cette infrucViiciife Apologie.
Au rcfte , il a oublié le principal point :
c'efl celui que Platon & Apollonius de
Tyane ont touché , quand ils ont dit
que ceux qui voient commettre aux
Dieux toutes fortes d'infamies , font
tente's de croire qu'il n'y a pas de mal
à en faire autant. Que pouvoit répondre
Strabon à une telle objedion i Les con-
feiis de la Rhétorique l'ont peut-être
porté a la paffer fous filence,
VII. La récompenfe que jfit Efope à
Chilon me paroît mcrveilleufe. Ce Phi-
lofophe , qui étoit l'un des ftpt Sages
de la Grèce, demanda à notre Fabulilte,
quelle étoit l'occupanon de Jupiter ?
Voici ce quilfait, dit Efope : iiabaip-
Je les cliojcs élevées , 6" d élevé les chofes
bafes. Cette réponfe eft l'abrégé de
la vie humaine. Prenez l'HiUoire par
îe bout qu'il vous plaira , & fuivez-
en les progrès depuis le commencement
Tum portentis neqnit. Etsnim Fulmen, ^gis, Tridens,
Faces , Angiies , Hafimaue Deoruti: Templls pntfxx ,
atijue univcrja prifca Theologia , Fahulce funt , re-
ccpta. à civitatttm autonbus , quibus vduti lanis
infipicntivm animas terrèrent virum htxc ipja
( Fhiiofophia ) ad paitcos pertinet : Poëtica in pu-
blicum utilior eji , j«« «tiatn theatra impUre valtt,
Strabo , Lib, /.
DE B A y L E. îB/
jufcju'à la fin , vous verrez par -tout des
exemples de l'alternaîrive dont parle Efo-
pe. ïl fcmble , qu'on me permette cette
image triviale, qu'il ait envifagé le mon-
de comme un jeu à^BafcuciCy où tour à
tour l'on monse &: Ton defcend. Une
famille s'enrichit, s'élève , s'abandonne
au luxe , fe ruine & tombe dans i'ou-
bli. La même chofe arrive dans les Em-
pires. Le<; Payens e'toient fi perfuade's
que le Ciel prenoit à tâche d'humi-
lier les grandeurs , qu'ils imaginèrent
.tne Déefîe Nemefie , à qui la profpé-
rité des hommes caufoit une jalouiie
violente. Les Philofophes même qui
îiioient la providence de Dieu , recon-
.noifîbient je ne fais quelle puiiîance qui
fe plaifoic à renverfer ôc à écrafer les
grandeurs humaines :
l//^ue adeâ res kumanas vis ahdita quadam
Ohterit , & pitUhros fnfces , fnvafiiue ficures
froculcure ^ «se ludibrio fibl hahere videtur.
iucret, L'tb. V.
Si l'homme n'ctcit pas abfolument iit-
ditcipîinable , ne feferoit-îl pas cor-
rigé de fon orgueil , après tant d'exem-
ples de la maxime d'Efope , réitérés
en chaque fieçie-^ & en chaque râïs»
I
îS8 Analyse
D'ici à deux mille ans û le inonde
fubfifte encore , ces épreuves renou-
vcllëes n'auront rien gagné fur le cœur
humain. Pourquci donc les renouvcl-
1er fans fin & fans inten-upnon ? c'eft
ici qu'il faut mettre le cloigt fur la bou-
che , & adorer humblement la fagtiîe
du Condudeur de cet Univers ; recon-
noifiant en même -temps la corruption
infinie de notre nature , & fa fervitude
fous le joug des impreflions machina-
les ; maladie invétérée qui ne cède
qu'aux opérations miraculcufes de la
Grâce. Si l'on connoifibit toute l'é-
tendue de cette fervitude & le détail
des Loix de l'union de Tame avec le
corps , on feroit un Livre fur les cau-
fes de la réciprocation contenue dans
la réponfe d'Efope : un Livre , dis-je ,
qu'on pourroit intituler ^ de centra of^
ciîïalianis moruîis ^ où l'on railonne-
roit fur des principes à peu près auiïï né-
ccdaires que cq\\\ de M. Hugen^; & des
autres Ehilcfophesquiont traitéde l'Oy'
cilla tien Phyflque (/).
VIIL îî n'y a point d'apparence
que les Fables qui courent aujour-
d'hui fous le nom d'Efope , foient les
{t) De centra O/cillationiJ i c'eft-à-dire j de la
.vibration des pendules»
DE 13 A Y L E. 189
mêmes qu'il avoit faites t elles vien-
nent bien de lui pour la plupart , quant
à la matieie & à la penfce ; mais les
paroles font d'un autre , je veux dire
de Planude , le même qui a fait fa vie.
C'efi: le fentiment du Père Vavalîeur ,
excellent critique. 11 confirme fa con-
jecture fur la conformité de ftyle que
l'on o'oferve entre les Fables d'Efope ,
& la vie de ce Fabuîiîle ; il rematque
que Henri Etienne , dans fon Thrcjbr
de la langue Grcque , n'a jamais cité
les Fables d'Efope : ce qui montre
qu'il les a priles pour l'Ouvrage d'un
Grec mot^iine. Ce Savant Jéfuite ,
obfervc encore qu'il eH fait mention
du Pirée dans l'une de ces Fables : or
le Pirée ne fut confiruit que fous l'ad-
miniftration de Thémilbocle , qui vécue
long-temps après Efope. Le Port d'A-
thene s'appclloit Fhakre avant cela ,
& notre ï'abuîiile auroit infailliblement
employé ce dernier mot. On trouve
dans l'explication morale d'une des
Fables Grecques ces paroles : Fuhula
déclarât quod Duis fuperbis refiftlt ,
humiUbus o.uîem dat gratiam : ce paf-
fage eir tiré mot pour mot du fîxieme
verfet de l'Epitre de S?int Jacques ,
Chapitre ÏV, Concluons de-là , ûit le
190 Analyse
Père le Vayaffeur , que c'cft Pknnde ,'
ou quelqu'autre Moine Grec , qui a
compofé cette Fable , ou du moins qui
y a joint cette explication (^a). Le Père
VavalTeur n'eft pas le feul , ni même
îc premier qui ait pris Planude pour
l'Auteur des Apologues d'Efope , tels
que nous les avons aujourd'hui. Ne-
velet , qui publia en 16 10. un Re-
cueil de Fabuliiies , fe déclare pour
ce fentiment dans la Préface de fon
Livre.
IX. Il efl mal aifé de comprendre
pourquoi Sencque pofe en fait , que de
fon temps les Romains n'avoient point
encore eflayé leur plume (m ce genre
de compcfition , FaheHas & A'fopecs
logos , intcntiitum P^ominis ingaïus
opus (x). Lorfque Seneçue parle ainii
n'a voit-on pas vu à Rome les Fables de
Phèdre, qui font un ouvrage incompa-
rable ? Lipfe répond à cette queftion
que Phcdre n'étoit point Romain , &
que Seneque parle feulement des Ef-
prits de Rome , Romanis ingeniis.
Mais j'ai peine à comprendre qu'un
auffi habile homme que Lipfe fe loit
(u) Vavaiïbr de Ladicra diélione.
(*) Seneca de Confol, ad Polj-biiim, Ctf/i. XXVU»
DE BAYLE. 191
payé d'une fl méchante raifon ? Les
Comédies du Poëce Tértnce , qui étoic
né en Afrique , ne palioicnt-clles point
pour la production d'un Auteur Ro-
main ? Pourquoi les Fables de Phcdre ,
né dans la ïhrace , & affranchi d'un
Empereur , n'auroient-elles pas le mê-
me fort ? Il efl certain que Seneque
oppofe en cet endroit la langr.e Latine
à la langue Gréque : il veut donc dire
qu'il n'y avoit encore que des Livres
Grecs fur la matière des Apologues.
Dira-t-on que Phèdre ne publia poinc
fcs Fables de fon vivant , & qu'ainfî
elles pouvoient être encore inconnues
du temps de Seneque ? Cela n'eft ni
vrai - femblable , ni compatible avec
tous les préambules de l'Auteur. Il
faut donc fuppofer que Seneque igno-
roit , ou avoit oublié , qii'il y eût un
Livre au monde qui s'appellât Les Fa-
bles de Phèdre. Des gens aufîi habiles
que lui ont été fujets à de pareilles
diflradions.
X. Les Athéniens élevèrent une fta-
tue à Efope (^aa). Quelques gens fe
perfuadent que c'efl le Locman des
Orientaux. On l'a mis au rang des per-
{ad) Pbs(1rus , Fah. X , Lib , II,
91 Analyse
ronr.e<; reiïiifcitces , & l'on a prétendu
que depuis cette réfuireclion , il fe trou-
va à l'affaire des Therrnopyks , où il
combattit pour les Grecs {hly). Isiigœ
grœculoruni , s'écrie trt;s-jultement Sca-
liger. La meilleure vie de ce Fabuliile
que nous ayons en François , €il celle
que Meziriac p\ibîia en 16:52.. C'eft un
petit Ecrit qui ne contient que qua-
rante pages , & qui efl devenu fort ra-
re. Voici qiiekjues particularités que
j'en ai tirées. '"Il ell plus probable
qu'Efope naquit à Cotiœum , Bourg
de Phrygie , qu'à Sardis , a Samos , ou
à Mefambrie dans la Thrace. Il y a
lieu de croire que ce rut là qu'il apprit
la langue Grcque dans fa pureté , &
qu'il s^inllruifit de la Fhilofophie mo-
rale qui étoit alors en grande eftime.
Il fut premièrement efclave de Xan-
tus , & enfuitc d'Idmon , tous deux
Philofophes , & tous deux de l'île de
Samos. Ce dernier l'aiiranchit. Il ac-
quit en fort peu de temps une grande
réputation parmi les Grecs , & le bruit
de fa fageflc parvint jufqu'aux oreilles
de Créfus , qui fe l'attacha par fes
bienfaits , & au fervice duquel il pail'a
(W) Plotius , m Biblioth. num 190. Voyei ai'JJi
Suidai in Ay«/2<»K««,
le
DE B A Y L E. Î93
le refle de fes jours. 11 voyagea dans
la Grèce , foie pour Ton plainr , foit par
ordre de Créius. Pafîant par Athènes ,
peu de temps après rufurpacion de Pi-
iîilrate , & voyant que ce peuple fup-
portoir le joug fort impatiemment , il
lui raconta la Fable des grenouilles , qui
demandèrent un Roi à Jupiter. On ra-
conte que voulant infïnuer que la vie de
l'homme eit remplie de miftres , & que
pour un plaifir nous avons mille cha-
grins, il avoit coutume de dire quePrc-
méthée ayant pris de la poufTiere pour
former un homme , la détrem.pa non
avec de 1 eau commune , mais avec des
larmes.
Meziriac termine fon petit ouvrage
par ces paroles : » certes n l'on demeure
j> d'accord que cela ( les Apologues qui
parolffcnt fous le nom de notre Fahu-'
îiflc ) » foit une œuvre légitime d'E-
» fope , il faut avouer aue nous n'a-
î) vons point d'Efcrit qui foit plus an-
» cien que celui-ci , excepté les Livres
3> de Moïfe , & quelques autres du
« vieil Teftament. « /Vvec le refpeâ: y
qui eft dû à la mémoire de ce favanC
perfonnage , je dirai qu'il a fini par
une méprife bien lourde ; car qui ne
fait que les Poéfies d'Hon^ere & celles
Tome IL I
194 Analyse
d'Héfiode , cnt précédé tout ee qu'E-
fope a pu produire. Meziriac convient
lui-même dans la vie de ce Fabuliile ,
que l'honneur de l'invention des Apolo-
gues cil dû à Héfiode : d'où vient donc
que peu de pages après il fait Efbpe
antérieur à Héfiode. Diftradions d'ef.
prit. *
R U G G E R I
'Athée y AJJrologue & Magicien. L'Au-
teur examine fi ces qualités fijnî com-
j)atibles,
Côme Ruggeri , Florentin , s'intro-
duifit à la Cour de France fur le pied de
grand Aftrologue, au temps que Cathe-
rine de Médicis favorifoir ces gens-là.
C'étoit un homme d'efprit , & qui pal-
foit pour favant ; d'ailleurs hardi jufqu'à
l'effronterie , intriguant, &: fait pour fe
pouffer dans le monde. 11 tira l'horof-
cope de tous les Seigneurs de la Cour ,
& cette complaifance ne lui fut pas in-
frudueufe : il obtint en particulier de la
Reine mère l'Abbaye de S. Maheu en
Bretagne.
* Art. Efopt,
I
DE B A Y L E. 195
L'an 1 5 74 il fe trouva enveloppé dans
l'affaire de la Mole & de Coconas. C'é»
toient deux Gentils-hommes du Duc
d'Alençon , frère de Charles IX , qui
avoient infpiré à leur Maître desdefltins
fort criminels , & qui tramèrent , dit-
on , le complot ce le placer fur le trô-
ne, après la more de Charles , à l'exclu-
fion de Henri Duc d'Anjou , Roi de Po-
logne. Ruggeri écoit aufîi attaché au
Duc d'Alençon : la Reine mère l'avoit
mis elle-même auprès de ce jeune Prince,
fous prétexte de lui montrer l'Italien ,
mais en effet pour efpionner fes actions.
Le Florentin trahit la confiance de la
Reine , & révéla au Duc toute l'intri-
gue. Catherine de Médicis , pour punir
l'infidélité de cet efpion , le fit arrêter
avec la Mole & les autres complices ,■
& lui fit faire fon procès. On l'accufa
d'avoir trempé dans une confpiration
contre le^Roi, & particulièrement d'a-
voir fiit une image de cire , repréfcn-
tant Charles IX , qui étoit percé au
cœur de plufieurs coups. Il fut appliqué
k la queition ; mais il la fou tint avec
courage, & tout ce que l'on put faire
pour contenter le reffentiment de la Rei-
ne , fut de le condamner aux Galères.
On l'envoya à Marfeiile ; mais il en fuC
I z
Ï95 Analyse
quitte pour la peine du voyage : il s y
fit dzs amis : le Capitaine de fa Galère
le logea dans fa maifon , qui ne fut ja-
mais plus fréquentée que depuis l'arri-
vée de cet illujîre forçat : Ruggeri en fit
une Académie dt Mathématiques &
d Aflrologie judiciaire. Il avoit un Gar-
de, mais qui [emhloit plus lui cflre donné
par honneur, que pour l'objcrver. {a).
Quelque temps après la Reine mère ,
qui étoît fort crédule en matière de De-
vins & de Sorciers , le tira elle-même
des Galères , pour le confulter dans le
befoin.
En I '598 il fut accufé d'avoir attenté
à la vie de Henri IV par des fortile-
ges, pendant que ce Prince étoit à Nan-
tes. On difoit que Ruggeri avoit dans le
Château de cette Ville un Cabinet par-
ticulier où il s'enfermoit tous les jours ,
fous prétexte de s'occuper a peindre ,
mais en eP/et pour donner des coups
d'aiguille à une image de cire qui repré-
lentoit Henri ÏV. Il avoit fait efpérer
aux fcélérats, qui le faifoient agir , que
par ce moyen il cauferoit une langueur
mortelle à ce Prince , & que ces malé-
(j) Le Laboureur, Adclît. à Caflelnau, Tarn. II»
p. 405. Foyei aujji p. 411.
DE B A y L E. 19;;
fïces ie conduiroient au tombeau. Le
Roi chargea M. de Thou «Se un autre
Magiftrat , d'informer de cette affaire.
Corne fut interrogé juridiquement, &
la première chofe qu'on lui objecta , fut
qu'en 1574 on l'avoit appliqué à la
torture pour une accufation pareille. Il
foucint hardiment qu'on l'avoit alors
calomnié , & que fon innocence fut re-
connue par fes Juges ; que les foupçons
de Magie, dont plufieurs perfonnes l'a-
voient chargé , n'étoient fondés que fur
là fcience particulière qu'il avoit de
î'Aflrologie , & qu'on s'étoit figuré que
fans l'aide des Démons il n'auroit pu
prédire tant de chofes , quoique dans le
vrai il ne les eût devinées que par une
connoifTance exafte des horofcopes. Il
protefla que l'affedion , qu'il profelToic
depuis longtemps pour Sa Majeiié , le
julHfioit pleinement du crime dont on
l'accufoit ; & pour preuve de cette af-
fection il allégua un fait affez particu-
lier , c'eft qu'après le maflacre de la
Saint Barthelemi , comme on délibéroic
fur le traitement qu'on feroit au Roi de
Navarre & au Prince de Condé , Cathe-
rine de Mcdicis lui demanda s'il n*a-
voit point fait leur horofcope ; qu'il
répondit à la R.eine qu'il l'avoit fait ,
13
tcit Analyse
& que fon arc lui avoit appris qn'iîs ne
cauferoient jamais de trouble dans le
Royaume. Il ajouta que cette réponfe
fît évanouir les rélblutions pernicieufes
qu'on avoit prifes contre eux ; qu'il s'en
étoit ouvert a la Noue , & 1 avoit prié
de leur en donner avis. M. de Thou
rapporta au Roi toutes ces chofes : ce
Prince, après quelques cours de prome-
2îade j demeura d'accord que la Noue
lui en avoit parlé dans ce temps-là , &
donna ordre qu'on laifTàt en paix Rug-
geri. Les Dames a voient déjà obtenu la
grâce de ce Florentin , qui reparut à la
Cour avec plus de hardieile que jamais ,
& qui obtint même le polie d'Hilrorio-
graphe (b).
11 commença en 1604 à faire des
Almanaclis , qu'il publia fous des noms
fuppofés , & qu'il parfemoic de vers &
■àe fentences des bons Auteurs Latins.
11 parvint à une extrêm.e vieilleflé , & il
furvécut à tous les courtifans Italiens
de Catherine de Médicis. Il mourut à
Paris en 161^5 , accablé de goutte & de
gravelle. Sqs amis le voyant à l'extré-
mité firent venir le Curé de la Paroiiîe,
qu'il ne voulut point écouter : on lui
(i) Thuanus de vità fuà , Lib. FI,
D E B A y L E. 199
amena des Capucins; il fe moqua d'eux:
& comme on tâchoic de l'intimider par
l'im.age de l'enfer & des jugements de
Dieu , alUi_ > ^^"^"^^ ' ^'^"-^ ^^^^ des fous :
il n'y a point d\iutrcs Diables que les
ennemis qui nous tourmentent en ce
monde , ni d'autre Dieu que les Rois &
ks Grands Seigneurs , qui fiuls peuvent
nous avancer Ù nous faire du bien (c).
Il expira en proférant CQs blafphèmes.
Le bruit de cette mort défefpérée fe ré-
pandit dans Paris : il fut chargé des
malédictions du peuple , & comme il
avoit déclaré hautement &: infolem-
ment qu'il mouroit Athée , fon corps
fut traîné fur une claie , & jette à la
Voierie.
Il y auroic bien des réflexions a fai-
re fur ce qu'un tel perfonnage , qui ne
croyoit ni Dieu ni Diable , s'amufoit
néanmoins à l'Aftrologie & à la Magie.
Pvemarquez bien quelle fut fa conrëf-
lion en mourant : il ri y a point d'au-
tres Diables , Szc. Il ajouta , félon Ga-
rafle , j'ai vefcu en cette créance , &
en cette créance je veux mourir (d).
(c) Mercure François , Tom. îV > p. 4'^«
(d) GaraH'e , Doctr, curieiife, p. ij?»
J 4
soo Analyse
Si cette addition eft du crû de ce Jé-
fuice , je ne penfe pas qu'il ait excédé
le droit de la paraplirafe : car on doit
tenir pour une chofe prefque indubi-
table , que tout vieillard qui meurt
Atliée a été long-temps Athée. Ce n'effc
point au lit de la mort , ni même au
déclin de l'âge que l'on fe jette dans
ce précipice ; au contraire , prefque
tous les efprits forts , libertins , mé-
créants, &c, renoncent dans la mala-
die à leur impiété , & meurent en fai-
fant des déclarations orthodoxes. Il ell
donc tjrès-vraifemblable que notre Rug-
geri étoit Athée depuis long- temps.
Que vouloient donc dire les horofcopes
qu'il faifoic j & ces images de cire qu'il
ditt -ibuoit , comme des caufes d'amour
& de maladie (e). Voilà des chofes qui
s'accordent mal enfemble. Les Auteurs
quiont pai-lé de fa fin, obfervent qu'il
y a là de l'inconféquence , & concluent
de ce qu'il étoit Athée qu'il ne pouvoit
être Magicien de bonne foi (y ).
(é) Il avoit porfiiadé à la Mole & à pluf.eurs au-
tres . <l"'il (avoit faire des images , dont les unes
avoicnt la propriété d'ii'fpirer de l'amour aux fem-
mes » &■ les autres de faire mourir de langueur les
■oerfomiei qu'on voudroit. Mercure François , Tome
XV , pag- 46 , année 1615.
(y) Il avait jadis fait accroire..,., qu'il fayoit.
DE B A Y L E. 20r
Il eft certain que ne croyant Texif- Un ^-■
tence d aucun elprit diltinct de 1 ame ne croit
de l'homme , il n'a pu regarder que P^^JJ^^^
com.me des Fables tout ce que l'on ce d'au-
conte de la Magie ; ce n'étoit donc p^lJ^^/;
que pour s'enrichir aux dépens des du- lauroit
pes , qu'il fe van toit de favoir faire des êtreM«^
r ' T- 1111 1 eicUn*
images capables de donner la mort , ou ^
d'infpirer de l'amour. Il connoifToit lui-
mém.e la vanité de fes promefTes , &
l'inutilité des coups d'aiguille donnés
aux images. Il n'eft pas fi certain qu'il
reconnût la vanité de l'Allrolos^ie. Un
homme d'efprit & de favoir , connoîc
clairement qu'un morceau de cire , for-
mé en figure d'homme ou de femme ,
& piqué au cœur , n'eft pas capable de
produire dans un fujet éloigné , ou l'en-
vie de fe marier avec une telle perfon-
ne , ou quelqu'autre forte de paffion. If
connoît évidemment qu'un morceau de
cire qui repréfente Henri IV , que l'on
approche du feu à Nantes , que l'on
pique en divers endroits dans la même
faire des images magiques 8:c , & TOUTEFOIS cet
Achéijie ne croyait pas qu'il y eût des Diables.
Mercure François , ibid. 47.
Les plus fages , dit le P. Garaffe , deflors jugeoient
qu'il n'avoit aucune connoifFance des Négromanties,
& en effet l'iiTue de fa vie l'a montré clairement»
Carajfa , ubi fupri, p. jjr,
I 5
201 Analyse
Ville , n'elt pas capable de caufer une
fièvre lente &c morcelle à ce Monarque
dans Paris *. Ainli tout homme qui a
du fens & des connoiiiances , & qui eft
perfuadé que ces images de cire ont la
vertu dont on parle , lait très- certaine-
ment que leurs effets font produits par
un efprit invilible , qui agit phyfîque-
ment & imaicdiatement fur telles ou
telles perfonnes , pendant que ces ima-
ges font réduites en tel ou tel état. Puis
donc que P^uggeri ne reconnoifîbit au-
cun efprit de cette nature, il connoiiToit
clairement que ces images étaient pri-
vées de toute vertu.
H n'eft Mais il ne paroît pas avec la même
pas fur évidence , que les corps céleftes font
qu'un A- • ii j i • j' a
îhée de incapables de proauire d eux-m.emes un^
ce genre infinité d'eilécs dans le monde. On
T.e puille ,. • ^ j • » /7''
pas être n ignorc pomt que des gens qui ont palis
Aftroio- pour Athées , ont paru très-perfuadés
*^^* de l'efRcace des influences des aflres ,
à l'égard même des aclions libres de
l'homme , & de ce qu'on nomm.e for-
tune , ou événements contingents. Il
n'eft donc pas fur que Côme Ruggeri aie
N, B. Bayle femble oublier ici ce qu'il a dit un
^u plus haut , cfue Henri IV étoit à Nantes ( non à-
Paris ) quand Ruggeri piqua l'iir.age de ce Monar-
que dans le Cabinet du Châteaiu
DE B A Y L E. 205
connu la vanité de l'Aflrologie judi-
ciaire. Je crois pourtant qu'on peut dire
fans beaucoup de témérité , vu le tour
de fon efpric , qu'il ne débitoit des Ho-
rofcopes qu'à la manière des impofteurs,,
fans y ajouter nulle foi , & pour ex-
croquer de l'argent. Il convint lui-
même , dans l'interrogatoire qu'il fubic
à Nantes , qu'en proteftant à la Reine
mère , en vertu d'un prétendu horofco-
pe , que le Roi de Navarre & le Prince
de Condé ne troublercient jamais l'E-
tat, il n'avoit parlé de la forte qu'en
conféquence de fon attachement pour
eux , & que ce îï ctoient pas des chofes
qiion pût découvrir certainement par
V Ajïrologie judiciaire (^g). Pendant le
même interrogatoire , comme on lui re-
préfentaque TAitrologie étoit une chofe
impie & indigne d'un Chrétien , à plus
forte raifon d'un Prêtre , il s'excufa de
fon mieux , parla même avec mépris de.
cette fcience ^ proteftant que depuis qu'il
étoit dans les ordres il n'avoit drefTé au-
cun horofcope [b).
On m'objectera peut-être qu'il efl
aufli difficile de s'imaginer qu'un te!
{g) Thuanus ds vltà Aiâ , Lib, VI.
{h) Ibid,
I 5
2>o4 Analyse
aine , fîtué de telle forte dans la figure
de nativité , eft une caufe phyfique da
bon accueil que fait un Prince à un
homme de cinquante ans , qui le falue k
une telle heure , que de fe perfuader
que des images de cire, piquées au cœur
produiient une impreflion d'amour à
cent lieues d une perfonne. Je réponds
qu'il y a beaucoup de gens , à qui cet
effet de l'ailre paroît aulTi chimérique
que l'effet prétendu de l'image : Je fuis
du nombre de ces gens-là; mais encore
un coup on peut fe faire ilhifion plus
facilement à l'émrd de l'efficace des
D
afîres , qu'à l'égard de l'efficace des fi-
gures de cire. On ne fauroif m'alléguer
un homme favant , qui ait cru cjue ces
ligures , par elles-mêmes , & fans l'en-
tremife d'aucun efprit , faffent aimer ,
fafïcnt mourir à cent lieues loin ; &
l'on peut alléguer des perfonnes doéles ,
qui ont cru que fans le fecours des
anges bons ou mauvais , les planètes
de i'horofcope d'un homme font caufe
des avantures les plus fortuites. On
conçoit très-clairement qu'un morceau
de cire , piqué à Nantes , chauffé , mo-
diné comme il vous plaira n'eft caufe.
phyfique de rien à Rome ; mais on
lait par expéciencs q^^ue la vertu dm
DE B A y L E. 20$
Soleil produit mille chofes fur la teiT&
phyiiquemenc , & en qualité de vraie
caufe ; ceil pourquoi 1 on tombe ici
plus aifément dans l'illulion , & l'on
eft tenté de croire que les autres af-
fres étendent auiïi leurs influences
jufques fur ce bas monde ; dès lors
en gagne bien du pays en peu de
temps , & l'on fe trouve à la lin difpofé
à regarder les aftres comme la caule de
Pour le dire en paffant , l' Aftrologie Digref-
eft une iUuhon qui devroit être répri- ^'on fur
, , f,, , ^ , ,, ,,',-, le danger
mée plus leverement qu elle ne 1 elt ; jg i'Af„
car s'il étoit vrai que par la voie des troiogie
Horofcopes on devinât le bonheur ou re.Sielîe
le malheur des perfonnes , les circonf- décou-
j 1 • <? J 1 vroitl'a-
tances de leurs mariages & de leur ygnir, ce
mort , &c. : s'il étoit vrai , par exemple, feroit
, ' , - \ n ^ ■ A j ^ une ma=^
qu une opération Attrologique eut de- g;,,^
couvert à Gaurie que le Roi Henri II
feroit tué en duel , il faudroit mettre
cette fcience au nombre des arts ma-
giques , & de ces manières de deviner
qui font fondées fur un paéle avec le
Démon. La peine que prennent les Af-
trologues dedreffer une figure de nati-
vité , & det;onfulter les règles qu'ils ont
établies fur la diftinélion des lignes , fur
ks propriétés des Maifons , fur les dif-*.
2o6 Analyse
férents afpeds des planètes , &c. , cette
peine , dis- je , feroit femblable à celle
que les Magiciens fe donnent de tracer g
des cercles , de faire plufieurs contor-
fions , de prononcer certaines paroles,
&c. De part & d'autre , ce que feroic
l'homme ne feroit qu'un figne d'infti-
tution , à la préfence duquel un mau-
vais Ange agiroit d'une certaine ma-
nière. Il efî: vifible , quand on y eft
attentif fans préjugé , que les cérémo-
nies magiques , un cercle , une révé-
rence , une baguette dirigée fiiccefîi-
vtment vers les quatre points cardi-
naux de l'Horizon , certaines paroles
prononcées , certains mots écrits fur
des morceaux de papier , &c. ne font
pas plus incapables de guérir un hom-
me dangereufement malade , ou de
faire mourir un homme qui fe porte
bien , que les Horofcopes font incapa-
bles de faire connoître II un homme fe
mariera heureufement ; s'il fera aimé
des Princes ; s'il fera exilé ; fî ces ri-
cheffes confineront en terres ou en
argent ; s'il mourra fur mer , ou dans
la tranchée. Cela prouve qu'un Aftro-
logue feroit d'autant plus puniiTable ,
que fes Horofcopes rcncontreroienc
plus certainement la véricé de l'avenir j.
DE B A Y L E. 207
car la certitude de fes prédictions feroic
une marque qu'il exécuteroit exade-
ment les cérémonies , à la préfence
defquelles les démons auroient convenu
pour leur pade primitif de révéler l'a-
venir.
Cela prouve encore que. l'Aftrolo- „9»eie$
gie judiciaire ne lauroit être une voie de naux
deviner que comme le fas , le miroir , fontfop
la lumee , & cent autres abominations, gents
D'où je conclus que l'indulgence des P''"'' ,
Tribunaux EccléfialViques & féculiers profef-
pour les Aftrologues judiciaires eft très- ^^"^
r_ , 01 _ cette
ciminelle. On a de très-bonnes Loix fdencei
Civiles & Canoniques contre ces gens-
là. Un Profeireur de Padoue les a re-
cueillies exaclement dans un Ouvrage
qu'il a publié a Venife l'an 1662 (i) :
mais on ne les exécute pas. Jean-Bap-
tifte Morin , ProfefTeur Royal à Paris ,
n'a-t-il pas joui tranquillement de fes
penfions & de fes charges jufques à fa
mort, quoiqu'il travaillât à des Ho-
rofcopes au vu & au fu de tout le mon-
de , & qu'il fe vantât publiquement de
poiîéder une merveilleufe habileté dans
cet Art? S'il avoit eu la hardieliè de
(i) Don Jofeph Marie Marivigli.i , dans fa Pfcu*
iomantla yeterum C' rci^ntiarum , explofa , &c^
2o8 Analyse
fou tenir que le culte des Reliques efl
blâmable , on l'eût dégradé dès le len-
demain ; on l'eût chaffé honteufement ;
& fi de puiflants patrons l'eufTent ofé
protéger , tout le Clergé Te feroit ému ,
& ne feroit point rentré dans le calme
avant ladeftitution de cet impie. Quelle
acceptation d'erreurs ! on lui laifTa pra-
tiquer impunément toute fa vie un Art
qui , dans le fond , ne p^ut être que
magique, s'il ell: une voie de connoître
l'avenir. Remarquez par occafion , qu'il
eft mal-aifé de comprendre qu'on le
puiffe deviner par le fecours du Démon ;
car quelque vafte qu'on fuppofe la
fcience des Anges , elle ne paroît pas
renfermer l'enchaînement de tous les
objets qu'il faut connoître , pour dire
certainement que telles ou telles chofes
arriveront ; & il feroit abfurde de dire
que Dieu le leur révèle toutes les fois
qu'ils veulent exécuter le malheureux
pacte qu'il, aurcient fait avec l'homme.
L'abbé Furttiere expofe très-nettement
cette objedion (k) ; mais il oublie le
principal : il ne dit pas que la liberté de
l'homme feroit une pure chimère , fi
les Anges pouvoient deviner ce qu'un
{k) Voyez le Furalana , p, 199, §c fuir,,
DE B A Y L E. ZOf
homme penfera d'ici à dix ans , s'ils pou-
voient , dis-je , le deviner par la con-
noiilance de la iiaifon qui eft entre les.
caiifes naturelles & leurs effets.
Rien ne Teroit plus abfurde que de
demander s'il eft polTible que B.uggeri
ne croyant ni Dieu , ni Anges bons ou
mauvais , ait cru que les images de
cire fulfent de quelque efficace ; mais il
ne feroit pas abfurde de le demander à ^
tous les Athées. On croit ordinairement u„ a-
que toute perfonne , qui nie fexiilence thée, qui
ûe Dieu , nie auiii , par une luite necei- te point
faire , Fcxiftence de tous les Efprits , & les Ef-
l'immortalité de famé. Je ne m'étonne Je^î5 *
point qu'on croie cela ; car je ne penfe croiaeau
pas qu'il y ait d'exemple de la défunion ^''' ^*
de ces deux blafphémes ; je veux dire ,
ou qu'il y a't jamais eu d'Athée qui
ait enfeigné l'exiitence des Démons ^&
l'immortalité de l'efprit humain ; ou
qu'il y ait jamais eu d'homme per-
fuadé de la magie ; fans croire que
Dieu exiile. Il fe trouve des Chrétiens
orthodoxes dans tout le refle , mais
qui ne fauroient fe perfuader que les
mauvais Anges fe mêlent de rien , &
qui rejettent fans exception tout ce qui
fe dit de la magie & de la forcellerie.
S'ils fe contencoient de dire qu'il n'y a
2.10 Analyse
que l'Ecriture qui puiflè prouver l'exif-
tence & l'opération des mauvais An-
ges , il ne faudroit pas s'étonner de leur
lèntiment ; car il dl certain que la rai-
fon fournit de fortes difficultés contre
l'empire du Diable , fondées fur les no-
tions que Ton a de la fagefle & de la
bonté de Dieu : mais csÛ une entre-
prife fort téméraire , pour ne rien
dire de pis , que de vouloir accorder
avec l'Ecriture la rejeclion de tout le
pouvoir du Di.ible. Quoiqu'il en foit ,
cette confcquence eft faufle & injure ,
voiiç ne croy 67^ point quil y ait des
DiaMes , donc vous ne croye\ point
qu il y ait un Dieu. Quant à cette au-
tfe conféquence , vous ne croyer^point
quily ait un Dieu, donc vous ne croye\^
. point qu 'il y ait ni de bons Anges , ni
de mauvais Anges , elle paroît très-
certaine ; car , comme je l'ai déjà dit ,
on ne trouve point d'exemple qui la
combatte.
Sî la Voici une autre conféquence qui
paroît tout aufTI inconteflabje ; il y a
eft bonne dcs Diahles , donc il y a un Dieu.
dei'exif. Q^ ^c^ tellement perfuadé de la juf-
tencedes / zt- / j i-
Démons tefie & de la nécefîité d une telJe con-
j ^î'^ clufion , qu'on affirme fans balancer
que ceux qui ment 1 exiitence des De-
confé-
qiience
D E B A Y L E. 211
mons dérobent aux orthodoxes une
preuve inconteftable de l'exiîlence de
Dieu . J'avoue qu^ je n'ai encore trouvé
perfonne qui ne m'ait paru très-per-
fuadé, que l'exiftence du Diable prouve
néceffairement & invincibiement que
Dieu exiite ; & vous ne voyez point
d'homme tant (bit peu flottant fur cette
dernière vérité , qui ne nie prefque tout
à plat qu'il y ait des Anges. J'avoue
néanmoins que je n'ai pas allez de lu-
mières , pour voir cette grande liaifon
que tout le monde apperçoit entre ces
deux Thefes , il y a dis Diables , donc
il y a un Dieu. Mettant a part l'Ecri-
ture , pour ne raifonner que par les
principes de la Métaphyfique, ne peut-
on pas foutenir que Dieu n'a point créé
d'autres efpritsque l'ame de l'homme \
Si vous demandez pourquoi un Etre fi
puifTant n'a point donné l'exiftence à
d'autres Efprits , on vous répondra /
c'eft qu il ne lui a point plu : il a pro-
duit toutes chofes avec une fouve-
raine liberté ; plus de celles-ci , moins
de celles-là : fa volonté toujours in-
finiment fage a été fa feule règle. Que
pouvez-vous dire contre une telle rai-
fon ?
Adreffez-vous a un Athie , deman-
112. Analyse
dez-lui pourquoi il nie l'exiilence des
Démons, vous verrez qu'il ne répondra
rien qui vaille , & que li vous le pref-
fez , vous le réduirez bien-tôt à fe taire.
Ofera-t-il dire que l'Univers étant infi-
ni., éternel , TÉire fouverainement par-
fait , & qui e^^iîte néceilairement , ne
contient rien qui furpafïe l'homme en
lumière & en connoiiîances ? Quoi
parce que l'homme a deux yeux , un
nez , une bouche, un cerveau , des nerfs
& des veines , il doit avoir en partage
tout ce qu'il y a d'efprit & d'induirrie
dans la nature ? Par-tout ailleurs il n*y
aura ni volonté , ni entendement , ni
paffions , ni art d'appliquer les corps les
uns aux autres ? Si vous pouviez m'al-
léguer qu il a plu à un Agent libre de ne
donner de la connoilîance qu'aux Etres
qui ont un cerveau , vous m'arrêteriez
tout court ; mais vous ne reconnoillez
point une telle caufe. Tout exifte , tout
agit félon vous néceilairement ; vous
ne fauriez donc me dire pourquoi la
m?.tie-e impalpable feroit moins ingé-
nieufe , que celle que nous nommons
^ chair & fang , homme , bête , &c. : & (i
vous raifonnez bien , vous devez croire
que puifque l'Etre infini penfe dans
l'homme , il penfe partout ailleurs j &z
DE BAYLE. 11^
que s'il y a fur la terre plufieiirs corps
vivants qui s entr'aiment , ou s'entre-
haïlîent , & dont les uns oppriment les
autres , il y a auifi dans l'air ou ailleurs
des compofés qui aiment l homme , &
des compofés qui le haïffent , qui ont
plus d'efprit & plus de puiffance que
l'homme. Voilà les bons Anges , voila
les mauvais Anges. En un mot, puif-
qu'un Athée ne peut nier qu'il y ait
parmi les hommes des Etres méchants ,
envieux , vindicatifs , qui fe divertifienc
du mal d'autrui , qui , par l'application
des corps , produilént des changemiCnts
étranges dans la nature conformément
à leurs paffions , il fe rendra ridicule
s'il ofe nier qu'outre ces Etres mé-
chants , qui font l'objet de fes yeux ,
il s'en trouve plufieurs autres qu'il ne
voit pas , & qui font encore plus ma-
lins & plus habiles que Vhomme. On
peut donc dire que fi l'univers n'étoit
pas l'ouvrage de Dieu , il contiendroit
néceffairement de mauvais Anges, tout
comme il contient des loups & des
hommes ; mais s'il eft l'ouvrage de
Dieu , il n'eft nullement nécefî'aire qu'il
contienne ceci ou cela , &: par confé-
quent l'exiftence des Démons n'eft pas
une preuve auiïï forte que Ton s'imagi-
214 Analyse
ne de l'exiftence Dieu : elle eft plus
propre à fortifier le Manicliéïfme , qu'à
fou tenir la foi orthodoxe. Je ne propofe
ceci que comme un problême à exa-
miner.
Voilà comment il feroit pofHble que
des hommes , aulTi. Athées à certains
égards que l'étoit Ruggeri , mais plus
perfuadcs que lui de l'exiftence des Ef-
prits , cruflent au Diable , ôc à l'effica-
cité des images de cire , ou de telle au-
tre opération magique que l'on voudra.
Ils ne prendroient ces cérémonies que
pour un lignai de convention , qui dé-
termineroit un Efprit à produire cer-
tains eMèts par l'application des corps
dont les forces lui feroient connues. On
nous afTure que les Siamois ne recon-
noifTent aucune divinité , & que cepen-
dant ils croyent le retour & l'apparition
des Efprits; qu'ils craignent les morts ,
& qu'ils pratiquent certaines cérémo-
nies pour les appaifer. On ajoute qu'i/^
/ont prefque en toutes rencontres des
prières aux bons Géniçs , 6* des impré-
cations contre les mauvais ( /). Voilà
des gens fort capables de devenir Magi-
( i) La Loubere , Relation de Siam , Tome I,
Çhap, XX, XXII, & XXIII,
BE BAYLE. 21^
cîens fans croire de Divinité. La Rela-
tion que j'ai citée témoigne encore que
les Indiens croyent aujourd'hui, comme
les anciens Chinois , des anus tant bon-
nes que mauvaijeSj répandues par-tout,
auxquels ils ont été diflribuè ,pour ainji
dire , la toute-puijjance (m). Cela fi-
gnifîe qu'ils ne connoilTent aucun Dieu
luprême , mais une infinité de génies ,
les uns bons , les autres méchants : ils
peuvent donc être tout à la fois Athées
& Magiciens.
Les Savants de ce pays-la ont mis
entre leurs idées une liaifon un peu plus
conforme à celle des Européens : car û
d'un côté ils font Athées , ils nient de
l'autre l'exiflence des Efprits. C'eiî ainfî
que , fuivant le témoignage de plufieurs
Relations , les Lettrés de la Chine ,
» qui font en ce pays-là, les Citoyens
» les plus importants.... n'ont aujour-
» d'hui aucun fentiment de Religion ,
» & ne croyent ni l'exiflence d'aucun
5) Dieu , ni l'immortalité de Tame («) f<.
Ils n'en font pas demeurés-là : en rui-
nant l'exiflence d'un premier moteur
intelligent, ils ont aufTi ôté l'entende-
ment à tous les Etres fubalternes. Ils ont
{m) Ibid.
{n) Ibid. Chap.XX.
ii6 Analyse
fait de l'Ame du Ciel , ik. de toutes les
ancres Ames , je ne fais quelles fubilaii-
ces aériennes dépourvues d'intelligence ;
& pour tous juges de nos œuvre-. , ils
ont établi une Fatalité aveugle, qui fait ,
à leur avis , ce que pourroit faire une
juflice toute-puilfante ôc toute éclai"
rée (o). '*■
HISTOIRE
Du Cavalier BORRI.
Borri , fameux Chimifte & Charlatan
du dix-feptléme (lécle , étoit de Milan. Il
fit une partie de fes études dans le Sémi-
naire de Rome , où les Jéfuites l'admirè-
rent comme un prodige de mémoire &
de pénétration. Il s'attacha endiite k la
Cour de Rome , & ne laiiià pas d'étudier
en même temps les fecrets de la Chimie,
où il fit plufieurs découvertes. Il donna
dans les débauches les plus outrées , &
fe trouva réduit l'an i6<54 a fe réfugier
dans une Eglife. Peu après il fit ledévot,
& fema clandefHnement des difcours
de viiionnaire. Affcdant les apparences
d'un grand zèle , il déploroit le déré-
(o) ihid. Chap. xxiir.
" Art. Ruggeri,
glemenc
DE B A Y L E. 2,17
j^lement des mœurs qui regnoit à Ro-
me. Il afl'ura que la maladie et: it ve-
nue à fon comble , & que le temps de
la guérifon approchoit : temps heureux
auquel il n'y auroit fur la terre qu'un
feu! bercail , dont le Pape feroit 1 uni-
que berger. Quiconque refufera , ajou-
toit-il , d'entrer dans cette unique BeV"
gerie fera détruit par les armées Pa-
pales. Dieu m'a prédejlinè pour être
h Général de ces armées : je fuis af'
fûré que rien, ne leur manquera. Ta-
cheverai bientôt mes travaux chimi-
ques par Vheurcufe production de la.
pierre philqfophale , & par ce moyen,
j'aurai autant d'or qu'il en faudra.
Je fuis ajfiiré du fecours des Anges ,
€' particulièrement de celui de Mi-
chel leur chef {a). Ce fanatique avoic
la hardieiTe de dire que lorfqu'il com-
mença à marcher dans la voie fpiri-
tuelle , il eut une vifion noâurne , &
qu'il entendit une voix Angélique qui
l'affura qu'il deviendroit Prophète : le
figne , qui lui en fut donné , étoit une
palme qui lui apparut toute entourée
à^^ lumières du Paradis, [f).
Borri communiquoit à fes confident»
\a) Vita del Cavagliere Borri , p. 342.
kh) Ihii.
Tome IL K
2.î§ A TT A L Y S E
les révélations qu'il fe vantoit d^avoîr;
mais comme après la more d'Irmocenc
X , le nouveau Pape Alexandre VII
renouvella les Tribunaux , & fit des
perquilitions plus exactes , notre im-
porteur , craignant d'être découvert ,
fortitde Rome , fans y avoir fait beau-
coup de Difciples , & s'en retourna k
Milan. îl y fit le dévot , & s'accrédita
par ce moyen auprès de plufieurs per-
îbnnes , aufquelîes il faifoit faire cer-
tains exercices de piété , qj.ii avoienc
ime grande apparence de viefpirituelle.
Il engagea les membres de fà nouvelle
Congrégation a lui jurer le fecret ;
& , quand il les vit affermis dans la
croyance de fa million extraordinai-
re , il leur diéta certains vœux , que
fon bon Ange lui avoit fuggérés : l'un
de ces vœux étoit celui de renoncer
aux riclieiTes , en exécution de quoi i!
fe faifoit coniîgner l'argent que cha-
cun avoit. Une autre promefîe les en-
gageoit k montrer un zèle ardent pour
la fainte propagation du règne de
Dieu. Borri avoit été élu par le Ciel
pour GénéralifTmie des troupes defti-
nées à une expédition d'un genre nou-
veau : il avoit déjà reçu une épée cé-
lefte, fur la poignée de laquelle on
SE B A Y I E. 2. If
foyoît l'image des iept intelligences ;
il ne s'agifToitde rien moins que de raf-
fcmbler tout le genre humain dans im
même bercail : on tueroit tous ceux qui
s'oppoferoient à cette fainte encreprife ,
<&: le Pape même feroit égorgé , s'il n'a-
voit pas fur fon front la marque heu-
reufe des prédeftinés.
Je laifTe là le détail des autres vi-
vions de cet enthoufiafte , pour dire
quelque chofe de fes nouveaux dog-
mes. Il enfeignoit , entr^ autres erreurs,
que la Sainte Vierge étoit une vérita-
ble Déeiïe , & proprement le Saint-
Efprit incarné ; car il difoit qu'elle
étoit née de Sainte Anne , aufïi mira-
culeufement, que Jefus-Chrift était né
de Marie ; il l'appelloit la fille unique
de Dieu conçue par infpiration, & fai-
foit ajouter cela au rituel de la Mefîe,
lorfque les Prêtres fes fedateurs la ce-
lébroient. Il ajoutcit que la Sainte
Vierge étoit préfente , quant à fon hu-
manité , au Sacrement de l'Eucharif-
tie , & il al léguoit certains pafTages de
l'Ecriture pour le foutien de fes dog-
mes. Il s'avifa d'abord de dider à {q^
Difcip΀s un Traité particulier , qui
contenoit l'expoiition de fon fyiléme ;
mais il le retira de leurs mains , quand
K 2,
1.10 Analyse
il fut que rinquifition étoit inftruîîe
de leurs alîembiées noâurnes , & il ca-
cha tous fes cahiers dans un Monaftere
de fille , d'où ils furent envoyés aux
Juges du Saint Office. On y trouva
des Dodrines tout à fait extravagantes :
comme , que le fils de Dieu , par un.
principe d'ambition , & pour devenir
égal à fon père , le poullbit à créer
des Etres ; que la chute de Lucifer
étoit venue du refus qu'il avoit fait
d'adorer en idée Jcfus-Chrifl & la
Sainte Vierge ; que les Anges qui
adhérèrent à Lucifer , non par délibé-
ration , mais par defir feulement, font
demeurés dans les airs ; que Dieu fe
fervit du miniftere des Anges rebelles ,
pour la création des éléments & des ani-
maux ; que l'ame des bétes eft une pro-
dudion , ou plutôt une éménation de
la fubi}ance des mauvais Anges , &
que c'eft pour cela qu'elle eft mortelle :
que la Sainte Vierge eft fortie condéi-
jîée du fein de la nature divine , &:
qu'autrement elle n'auroit pu devenir
répoufe du Saint-Efprit , à caufe de la
difproportîon des natures (c).
J'ai déjà dit que cet impofteur fe
vantoit d'avoir bonne part aux révè-
le), Ibid. p. 3J4. & fuiv.
DE B A Y L e! lit
îatîons célefles : c'eft ^ar cette voie
qu'il avoit appris que Saint Paul lui
communiquoit la même puilTance que
Dieu conféra à cet Apôtre pour cen-
furer la conduite de Saint Pierre. Il
fe vantoit de communiquer aux autres
le don d'illum.ination pour l'intelli-
gence des Myiîcres , & il fe fervoit
de l'impofition des mains , en priant la
Trinité de recevoir le Novice dans la
Religion des Evangéliques nation-
naux. Son deilein étoit , en cas qu'il
fe trouvât àiViiïé dun aflez grand nom-
bre de fedateurs , de fe produire fur la
grande place de Milan , d'y repréfen-
tcr éloquemment les abus du Gouver-
nement Eccléfjaftique & du Gouver-
nement féculicr , d'animer le peuple à
la liberté , de s'afïûrer ainfi de la Ville
& du pays de Milan , & puis de poufTeu
fes conquêtes le mieux qu'il pourroic.
Mais tous Ces deileins avortèrent par
l'emprifonnement de quelques-uns de
fes difciples. Il fe fauva au plus vite,
dès qu'il eut fû cette première démar-
che de rinquihtion , & n'eut garde de
comparoître aux ajournements de ce re-
doutable Tribunal. Son Procès lui fut
fait par contumace en 1615 9 : on le
condamna comme hérétique , & [on,
K3
211 Analyse
effigie fut brûlée à Rome , avec fës
Ecries, îe 3 de Janvier 1661. On lui
attribue la même pcnfée ane -plufieurs
mettent fur le compte de Henri Etien-
ne ; c'efl d avoir dit qu'il n'avoit ja-
mais eu plus de froid que le jour qu'iî
fut brûlé à Rome. De Dominis fe fervie
auffi de la même raillerie (^).
Borri s'arrêta quelque temps dans la
ville de Strasbourg , Ôc il y trouva des
protedeurs , tant en qualité d'homme
pourfuivi parTinquifition , qu'en qua-
lité de grand Chimiile. Mais il lui fal-
lut un plus grand Théâtre. Il le cher-
cha en Hollande l'an 1661 , & le
trouva a Amfterdam. Il y fit beaucoup,
de bruit : on alîoit à lui comme au Mé-
decin univerfel de toutes les maladies.
II y parut en magnifique équipage :
il fe faifoic traiter d'excellence: on par-
loit de le marier aux plus grands parcis.
La chance tourna : on vit bailler fa
réputation , foit que fes miracles ne
trouvafïent plus de foi, foit que fa foi
n'eût plus la vertu de faire des mira-
cles (^c). Une belle nuit il fît ban-
(d)Ibld. p. 36r, & fuîv.
(<;) Com.inci:indo a mandate i miracoli alla fiL-»
fïdc , b la fide à fuoi ntiracoli , dit l'AïUsiu: de fi
DE B A Y L E/ 2.^3
qiieroute , & fe fauva d'Amfterdam ,
emportant plufieurs pierreries , & quel-
ques fommes d'argent qu'il avoit efca-
motées.
Il fe retira à Hambourg , où la Reine
Chrilline ctoit alors ; il fe mit fous fa
protection , & lui pcrfuada de travailler
au 2;rand œuvre , ce qui n'aboutit à rien,
qu'à faire dépenfer beaucoup d'argent à
cette Reine. Il pafla enfuite à Coppen-
hagen , & il infpira une forte envie à fa
Majefté Danoife de chercher la*pierre
philofophale. Il acquit par ce moyea
les bonnes grâces de ce Prince, jufqu'à
devenir très-odieux à tous les Grands
du Royaume. Immédiatement après la
mort de ce Roi , auquel il avoit fait
faire inutilement des dépenfes infinies ,
il fortit de Dannemark , de peur d'être
mis en prifon , & réfolut de s'en aller
en Turquie. Etant arrivé fur les fron-
tières , au temps que l'on découvrit la
confpiration de NadalH , de Serin , &
de Frangipani , on le prit à Goldingen
pour un des complices de ces rebelles.
La-dcflus le Seigneur du lieu le fie
prier de venir loger chez lui , & s'af-
fura de fa perfonne. Ayant fu que fon
prifonnier s'appelloit le Chevalier Bor-
ri; il envoya ce nom à fa Majefté Im-î
R 4.
114 Analyse
périale , afin qu'on vît fi cet homme
étoit du nombre àes Conjurés. Le
Nonce du Pape avoir jullemcnc au-
dience de l'Empereur, le jour que la
Lettre du Comte de Goidingeia fut
apportée. Il n'eut pas plutôt entendu
parler de Borri , qu'il demanda au nom
du Pape que ce prifonnier lui tût li-
vré. L^Empereur y ayant confenti , fît
venir à Vienne le Chevalier Borri ,
obtint la promefîè qu'on ne le feroit
point mourir , & l'envoya à Rome ,
où il fut enferme dans les prifons de
i'Inquilition. On lui fit fon procès,
& le dernier Dimanche d'Odobre de
l'année 1672 , il fut condamné à faire
abjuration de fes erreurs , dans l'E-
glife de la Minerve. Cette fcene fe
palTa en préfence d'une infinité de per-
fonnes qui furent curieufes de voir un
homme li extraordmaire. Il étoit à ge-
noux , les mains liées , un cierge entre
les doigts , & il tomba jufqu'à deux
fols en défaillance en prononçant fa
rétractation. Après cela on lui lut fa
Sentence , par laquelle il fut condamné
à une prifon perpétuelle , & a porter
toute fa vie l'habit de l'Inquifition ,
avec une croix rouge fur la poitrine ,
& une au dos. Cet Arrêt le furpric , &
]D s B A y L E. 22,'5
il voulut s'en plaindre : mais les Inqui-
fiteurs lui remontrèrent qu'on n'avoic
pu le traiter avec plus d'indulgence ,
ni trouver d'autre moyen de lui fauver
la vie (/).
Quelques années après le Cavalieu
Borri fortit de prifon du Saint Office ,
pour traiter le Duc d'Eilrée , que tous
les Médecins avoient abandonné , &
il le guérit : ce qui fit dire qu'un Hé-
réiîarque avoit fait un grand miracle
dans Rome. Le Duc obtint qu'on le
changeroit de prifon , & qu'on l'en-
verroit au Château Saint - Ange. Le
bruit a couru depuis qu'on lui permet-
toit de fortir deux fois la femaine ,
& de fe promener par la Ville avec
des Gardes. Je fai de bonne part que
la Reine de Suéde l'envoyoit quelque-
fois chercher en carofTe ; mais on m'a
ajouté que depuis la mort de cette
PrincefTe , il ne fortit plus , & qu'il
falloit môme une permifïion particu-
lière du Pape pour lui parler. Cepen-
dant ce fanfaron fe vantoit qu'il n'é-
toit point prifonnier au Château-
Saint-Ange , mais qu'on l'avoit logé
là dans un magnifique Palais , afin
(/) Tiré du Mercure Hçllandols , année i^yi.
K 5
%i6 Analyse
qu il pût vaquer avec plus de corR-
modité a l'étude & à Tes opérât' ùr.s
Chimiques ; il difuk auffi qu'il avait
négligé les occaiions de s'évader qui
sVtoient offertes plus d'une fois. M.
Mafcardi m'a afîuré , qu'au temps qu'iî
étoit à Rome, c'eit à-dire en 1679 &:
en 1680 j il vk plufîeurs fois le Cava~
lier Borri , & qu'il fait à n'en pouvoir
douter , que ce prifonnier ne pouvoic
defcendre au de-là d'une porte qui eft
au milieu de l'efcalier du Donjon ; qu'il
accompagnoit jufque la ceux qui ve-
noient le viiiter ; qu'il avoit un afiez
joli appartement ; que perfonne ne
pouvoir le voir ni. lui parler fans un
billet du Cardinal Cibo ; qu^enfin Borri
regardoit le Château-Saint-Ange comb-
ine une véritable prifon , dont il efpé-
roit pourtant que le Duc d'Eftrée le ti-
rerait à la fin.
On imprima a Genève, en i68ï,
quelques Ecrits , qu'on attribue au Ca-
va;i£r Borri ( o"). La Gazette Flamande
{g) On peut les réduire à deux : i'. à des Lettres-
fur des matières de Chimie; 2". à des Réflexiona
politiques. Le premier de ces à^wx Ouvrages eft in-
titulé: la chiavre del Gabinetîo del Cavagliere GlO"
fîppe francifco Borri Milanefe. Il contient dix Let-
tres dont les deux premières , datées de Coppen-
iisgue 1666, ne fout autxe c'ôQle en rubftaiiçe ^a? is
DE B A Y L E. llf
d'Utrecht, du 9 Septembre 1595 , an-
nonça que Borri étoic mort depuis peu
au Château-Saint-Ange. Voici ce que
Sorbiere penfoit de ce perfonnage : c'eft"
une addition alîèz curieufe aux parti-
cularités que je viens de rapporter. Je
l'ai vu , dit-il , » a Amfierdam.... ceji
« un grand a:arcon noireau , d'alîèz
« bonne façon ^ qui va bien vêtu Se
n qui fait quelque dépenfe. Elle n'eil
» pourtant pas telle qu'on fe l'imagi-
» ne , & qu'on l'exagère ; car huit ou
» dix mille livres peuvent aller bien
» loin à Amfterdam. Mais une mai-
» Ton de quinze mille efcus achete'e
y> en un bel endroit , cinq ou fix eflia-
» fiers , un habit a la Francoife , quelr-
y) ques collations aux Dames , le refus
» de quelque argent , cinq ou fix ri-
•a chedales diftribuées en temps & lieu
» à de pauvres gens , quelque infolence
» de difcours , & tels autres artifices.
Comte de Gahalis , qvie M. l'Abbé de Villars pii-
plia l'an 1670. Je donne à examiner aux curieux le-
quel de ces deux Ouvrages doit pafier pour l'origi-
nal. Les autres Lettres roulent fur des queftions de
Chimie , excepté la dernière , dans laquelle on fou-
tient l'opinion de Defcartes fur l'ame des bêtes.
L'autre Traité a pour titre : IJiru-^ionl PoUtiche dct
CavagUen FfuncefcQ di Boni , date al Re di DanU
narta^
K 6
ziS Analyse
» ont fait dire à des perfonnes credu-
» les , ... . qu'ildonnoit des poignées
» de diamants , qu'il faifoit le grand
» œuvre , & qu'il avoic la Médecine
» univerfelle. Le vrai de tout cela eft
» que le Ikur Borri efl un fin matois ,
» fils d'un habile ^lédecin de Milan
» ( A ) , qui lui a laiilé quelque bien...
» il a fans doute quelque habileté , ou
» quelque routine aux préparations
» chimiques , quelque adrefTe pour la
» Métallique , quelque imitation de
55 perles & de pierreries , & peut-être
5î quelques remèdes purgatifs ou fto-
y* machiques , qui d'ordinaire font fore
s> généraux , comme c'eil de cette ré-
35 gion que viennent la plupart des
y> maladies. Par ce leuire il s'efl
» infinué & il y a eu des Mar-
T> chands , aufïi-bien que des Princes ,
» qui ont donné dans le panneau.
» Tefmo n une promeffe de deux cents
» mille livres qu'il a voit faite à un
» certain Dcmers , qui avoit fourni à
( A ) L'Auteur de la vie de Borri ne marque
point qu'il fût fils d'un Médecin , & il infinue le
contraire : Namjue in Milano , dit-il , figUo del
Signor Branda Borri , di fami^lia antica délia
Citta di Milano. Il ajoute que le Cavalier Borri fe
vantoit d'être «leiçciidu de Burnis i Gouverneur de-
î?éroii,
DE B A Y L E. 21^
» fes defpenfes , & pour laquelle des
>î héritiers de ce Marchand font en
» procès avec Borri : car le gaiand
« homme l'a conçue d'une manière fi
» bizarre qu'on n'y comprend rien,
» Ce fourbe , pour fe mettre en crédit ,
j) & faire parler de foi , prétendit d' a-
» bord à fe rendre Héréiiarque. Il
)^ avoit oiii dire que les Médecins
T> étoient foupçonnés de ne pas croire
» allez ; c'eft pourquoi il fît femblanc
» de croire plus qu'il ne faut
» s étant brouillé avec V Inquijhion il
« pafTa à Infpruk , où le feu Archiduc
» fut la première de fes dupes (/):&:
» par fon moyen , continuant (a route
» en Hollande ii fe fixa à Amfterdam...
» il fe mit là à faire 1 homme d'im.por-
» tance. Il a acquis au commencement
» du crédit parmi cette Bourgeoifîe , &
» il s'y ell maintenu quelque-temps
y> par l'appui d'un vieux Bourgue
» Maiftre , qu'il a réfociilé avec fes
» eaux cordia'es, jufqu'à ce que chacun
» a reconnu fa friponnerie & s'efl mo-
» que de fes artifices (A:). *
( .■') L'Auteur de fa vie ne fait aucune mention de
ce voyage : cependant ii eft certain que Borri a diC.
tillé avec l'Archiduc.
(k) Sorbiere , Rdation d'un voyage en AngUnrri^
» Art, Borri.
7.^0
Analyse
M O INE fanatique. Ce que c était
que les HennïNS. Epoque de Va-
baijjement des coijfures. Ce que peu-
vent les Rois pour la Réjormc de
leurs fujets.
Thomas Conefte , Mokie Breton ,
de 1 ordre des Carmes , pafia pour le
plus grand Prédicateur de fon fïecle.
Il acquit une telle réputation de fain-
teté qu'il étoit toujours fuivi d'un peu-
ple innombrable. Il faifoit toutes ks
courfcs fur un petit mulet : quelques
Religieux de fon Ordre l'accompa-
gnoient à pied, comme fes difciples ,
fans parler d'un grand nombre de fé-
culiers qui le fuivoient. Les habitants
des Villes & des Bourgades alioicnt
au-devant de, lui , & lui rendoient les
mêmes honneurs qu'à un Apôtre dç
Jefu--Chrift , ou à un homme defcendu
du Ciel. Lorfqu'il entroic dans une
Ville , le Bourgeois le plus riche & le
plus qualifié du lieu alloit le recevoir ,
& tenant la bride de fon mulet , le
conduifoit k fa maifon. Ses difciples
étoient auiïi logés gratuitement dans
les plus belles mailcns de la Ville ,
& cl>acun s'eflimoit heureux d'âvoir
DE Bayle. 23Ï
de tels hôtes. Il y avoit ordinairement
quinze ou vingt mille perfonnes à Tes
Sermons : les tcmmes étoient rangées
d'un coté , & les hommes de l'autre ,
une corde entre deux. 11 ne préchoit
point dans les Eglifes , mais dans les
grandes places , où l'on drelloit un
échaffaut , décoré magnifiquement :
toute la place étoit ornée de riches îa-
pilieries.
La Flandre fut le principal Théâtre
de fes Travaux Apoiioliques. Enfui te
il pafTa en Italie , où il réforma les
Carmes de Mantone , non fans trouver
des contradicteurs. Un Carme Anglois,
nommé Nicolas Kenton , Provincial
de l'Ordre, écrivit contre cette réfor-
me. De Mantoue il fe sendit à Venife ,
& s'y fit eilimer. Les Ambafladeurs
de cette République auprès d'Eugène
IV le menèrent à Rome avec eux , & le
recommandèrent très-particulièrement
à ce Pape , comme un homme d une
fainte vie , & d'un grand zèle. Mais
leurs recommandations , quoique lin-
ceres, lui furent trèï-nuifibles , & ils
véririerent la Maxime , pcjjimum ini-
micorum gcnus laudantes. Il ne fut
pas plutôt arrivé à Rome qu'on l'arrê-
ta, & qu'on lui fit fon procès. On Is
13X A Tsr A L ï" s E
trouva coupable des plus dangereufes
Héréiies qu'on eût pu enfeigner alors :
car il blàmoit la diiiolucion du Clereé
& celle de la Cour de Rome : il avoit
dit que l'Eglife avoit befoin de réfor-
me ; qu'il ne faut pas craindre les ex-
communications du Pape , quand il
s'agit du fcrvice de Dieu ; que les Re-
ligieux peuvent manger de la viande,
& que le mariage doit être permis auK
Eccléliaftiqucs qui n'ont pas le don de
continence ( a ). Il fut brûlé l'an 1434.
11 foulîi-it ce llipplice avec beaucoup
de conftance , & il ne voulu't jamais Cq
rétrader.
De grands pcrfon nages , parmi les
Catholiques , ont dit avec afiéz de li-
berté qu'on le fit mourir injuftement.
Jean-Baptilte Mantuan , qui a été Gé-
néral des Carmes , en a tait un vrai
Martyr. Les Proteftants n'ont garde
de l'oublier , quand ils font la liile de
ceux qui , en divers temps , ont fou-
haité la réxbrmation : mais il faut aufli
convenir qu'il y a des Huguenots qui
41'en parlent que comme d'un vrai Tar-
( a) D'Afgentré , Hifl. de Bretagne , Livre X,
Chap. XLll ; Paradin , Annales de Bourgogne , fur
l^'annce 1428,
DE B A Y L E. 233
tuffe (h). Voici quelques traits qui
ne caradérifent pas mal ce Fanatique,
Dans le temps qu'il prêchoit en Flan-
dre , il fe mit dans la tête d'engager
Jes Dames , de gré ou de force , à baif-
fer leurs coiffures , qui étoient alors
d'une taille fi énorme , que les plus
hautes fontanges qu'on a vues en Fran-
ce au commencement de ce liecle n'é-
toient que des nains en comiparaifon
de ces anciens cololî'es. On les appel-
]o'ii Hennins : leur matière etoit riche
& précieufe , les cornes merveilleiifc"
ment hautes & largues , avans de cha-
que côté deux grandes oreilles fi larges ^
que quand les femmes voulaient pajfer
par une porte , elles avoient toutes les
peines du monde ( c ).
Si l'on en croit Paradin , ces accouf-
trcmens de te fie avoient la longueur
d'une aulne ou environ , aigus comme
clochers , defquels pendoient par der-
riere de longs crefpes à riches franges ,
comme ejîandars. Conede les avoit pris
en telle averfîon , que la plupart de ks
Sermons s" adreffoient à ces atours des
Dames : il n'épargnoit ni les injures ,
[h) Voyez ce qu'en dit Chaffanion , Huguenot
zéléjdanj fcs Hifioires mémorablis des.,, jugements
de Dieu, Chap. XII.
(c) D'Argentrc , ubi fupràt
234 Analyse
ni les plus véhémentes inventives , &
pour les rendre plus odieux, il amcu-
toit les petits enfants, aufquels il pro-
iTiettoit des indulgences , & il donnoit
certains petits préfcns puériles , pour
les engager à huer les femmes qui ne
vouloienc point fe réformer la deflus.
Quand elles venoient au Sermon du
Frère Thomas , ejhmt ainfi atournécs ,
ils commencoient a courir fus , criant
au Hennin , au Hennin , jufqu'à les
obliger à retourner à leur maifon , où
ils les accompagnoient avec les mêmes
huées. Quelques-uns même prenoient
des pierres , & les îançoient contre ces
hennins , dont il advint de grands
maux , pour les injures Jaiîes à aucu-
nes grandes Dames {d). Ainfi ce fut
moins par la force du glaive Evan-
gélique , que par la voie des injures &
des violences , que Frère Conede vint
à bout d'exterminer les Hennins. De
là vint (ans doute que cette réforme
dura peu : car dès qu'il eut quitté le
païs , les Dames reprirent leurs coif-
fur-^s avec de nouveaux étages. Elles
îie firent que baiilér la tête comme le
jonc , qui fe relevé dès que la main
qui l'a courbé l'abandonne ; ou , pouî!
(</) Paradin i ubi foprit
D E B A Y L E. 23t
me fervir d'une comparaifon encore
plus jufte , empruntée de Paradin , el-
les imitèrent les limaçons , hfqucls
quand ils entendent quelque bruit, re-
tirent & rejferrcnt tout bellement leurs
cornes : mais , le bruit pajfé , ils
les relèvent plus grandes que devant (c)*
Ceci me rappelle une chofe arrivée
de notre temps à la Cour de France. Un
petit mot de Louis XIV , dit en paf-
fant, a été d'un plus grand efl'et con-
tre la hauteur énorme des coifRires ,
que toute l'éloquence des Prédica-
teurs. Ils ont déclamé fort inutilement
pendant plufieurs années contre cette
branche du luxe féminin ; Ils ont at-
taqué ce colofle par tontes les figures
de la Rhétorique , fortifiées des plus
folides raifonnements de la Religion :
mais au lieu de le renverfer , ou même
de l'entamer , ils l'ont vu croître &
s'élever de jour en jour. Ils étoient
eux-mêmes les témoins oculaires de
fes progrès , & ils voy oient autour de
leur chaire une nouvelle forte d'am-
phithéâtre , qu'on eût pu rendre fore
régulier , en difpofant les fontanges
de telle forte que celles de plus bas
2.36 Analyse
étage eufîent occupé les premiers rangs,
& qu'on eût placé plus loin les plus
hautes , à mefure qu'elles fe furpaiioicnt
les unes les autres. Quoi qu'il en foit ,
les Prédicateurs ne fe battoient pas con-
tre un ennemi abfcnt : ils le voyoient
de fort près ; il venoit fe préfentcr à la
bouche du canon. Leur épée a deux
tranchants frappoit d'elioc 6i de taille,
& le mal ne faifoit que croître : c'eft
ainfi qu'un Jardinier émonde un arbre ;
fes coups le rendent plus grand & plus
beau. JMais l'efficace de \2i parole Roya-
le a été telle que dans un jour elle a
renverfé & prefque applani ces monta-
gnes orgueilleulès. On n'eut pas plu-
tôt entendu , je ne dis pas une défen-
fe , ou quelque menace , mais un fîm-
ple témoignage de dégoût , qu'on tra-
vailla toute la nuit à la réforme , & dès
le lendemain on fe montra au Monar-
que avec une autre parure. Ce chan-
gement pafîa avec rapidité de la Cour
à la Ville, & bientôt on ne vit plus
la moindre trace de l'ancienne mode.
Cela prouve que (î les têtes couron-
nées connoilioient leurs forces à cet
égard , ou vouloient s'en fervir , elles
feroient plus avec un mot , que tous
les Prédicateurs & les ConfelTeurs avec
DE B A Y t E. 237
une infinité de paroles. N'y a-t-il pas
eu de médailles fur tout ceci? Pour la
chanfon elle a été immanquable. *
Procès du Maréchal ({Ancre,
Réflexions fur la fortune de ce Fa'
vori.
Concino Concini , connu fous le
nom de Maréchal d' Aicre , abufa avec
tant d'excès des bontés de la Reine
mère , & de la foibleile du Gouverne-
ment , qu'on fut obligé de fe défaire de
lui par des voyes violentes, & fans au-
cune forme de procès. Il y auroit en
trop de péril à employer les formalités
ordinaires , & cela feul peut le con-
vaincre d'avoir été un méchant hom-
me. Il naquit à Florence , d'un père
roturier , ou fraîchement annobli , qui
de la condition de fimple Notaire , étoit
parvenu à l'emploi de Secrétaire d'E-
tat. Il vint en France avec Marie de
Médicis , femme de Henri le Grand ,
& il fut d'abord Gentilhomme ordi-
naire de cette Princefle. Il devint en*
fuite fon grand Ecuyer , & il s'éleva à
la plus haute faveur par le crédit de
* Art. Conecle.
a^S Analyse
Leonora Galligai , femme de chambre
de la Reine mère. Cette femme sou-
vernoïc abfolumenc fa Maîtreffe , &
difpofoit de fa confiance comme ei!e
vouloît. Elle étoit fille d'un Ménuifier
de Florence , & comme fa mère eut le
bonheur d'être Nourrice de Marie de
Médicis , la Galligai fut élevée auprès
de cette Princeffe , qui l'amena avec
elle en France , qui l'aima toujours
tendrement. Concini époufa cette Ita-
lienne , qui étoit fort laide , & ce Ma-
riage fit fa fortune.
On aflure que Concini & fa femme
fomentèrent les brouilleries de Henri
IV & de la Reine , & que leurs rapports
furent caufe du mauvais ménage , qui
rendit la vie fi amere à ce Monarque.
Après la mort de Henri , ils eurent en-
core plus de facilité de gouverner la
Reine , & ils fe gorgerent de biens &
de charges, Concini acheta le Marqui-
fat d'Ancre , devint premier Gentil-
homme de la Chambre , fut fait Maré-
chal de France , & obtint pour dernière
faveur le Gouvernement de Norman-
die. Il y fit fortifier Quillebeuf, malgré
îa défenfe du Parlement ; il acheta le
Gouvernement particulier du Pont-de-
i'Arche ; il tâcha aulTi de fe procurer
DE B A Y L Ë. 239
celui du Havre-de-Grace : il éloigna
du Confeil du Roi les plus fages têtes ;
il lit remplir leurs places par Tes créa-
tures : enfin il n'y eut pas lieu de dou-
ter qu'il ne travaillât à réduire tout à
fes volontés. Il difpofoit des Finances ,
il étoit le dillributeur des Charges , il
cherchoit à s'acquérir par-tout des amis,
foit dans les armées , (oit dans les Vil-
les , & il intimidoit par des exemples
fév ères tous ceux qui s'oppofoient à fa
domination.
La Galligai n'abufoit pas moins
infolemment de fa faveur : elle re-
fufoit l'accès de fon appartement aux
Princes , aux Princeffes , & aux plus
grands du Royaume . elle ne fouf-
froic pas même qu'on la regardât en
face , difant qu'on lui faifoit -peur , &
qu'on pouvoit l'enforceler en la regar-
dant. Elle étoit (i fuperftitipufe , &
d'ailleurs fi laide , que l'orgueil n'étoit
pas fans doute la feule caufe d'une con-
duite G bizarre, La conclufion de tout
cela fut extrêmement tragique, ^/"itri,
Capitaine des Gardes , chargé d'arrê-
ter , ou plutôt de tuer Concini , le fit
maflacrer par fes gens à coups de pifro-
let. L'exécution fe fit le 24 d'Avril
1617 fur le Pont- le vis du Louvre.
2.40 Analyse
Son cadavre fut enterré fans cérémo-
nie dans l'Eglifc de ,S. Germain l'An-
xerrois. Mais le lendemain la populace
l'exhuma, le traîna parles rues , & lui
fit mille infultes. Le chef de cette
émeute fut un Laquais , dont le Maître
(^) avoit été décapité un mois aupa-
ravant , a la pourfuite du Maréchal. *
Cet homme fonna le tocfîn , & cria
qu'il falîoit exhumer & jetter à la voi-
rie ce lui/excommunie. On mit aufïï-
tôt la main à l'oeuvre , on ouvrit la
bierre , on traîna le corps jufqu'au bout
du Pont-neuf, & on le pendit par les
pieds à l'une des potences que le Ma-
réchal avait fait dreilèr , pour y atta-
cher ceux qui parleroient mal de lui.
Peu après on le décacha ; il fut traîné
k la Grève & en d'autres lieux ; puis on
le démembra , & on le coupa en mille
pièces. Chacun en vouloit avoir ; fes
oreilles furent achetées chèrement ; on
jetta fes entrailles dans la rivière ; une
partie de fon corps fut brûlée fur le
Pont-neuf , devant la Statue de Henri-
le-Grand (/>). Le lendemain on ven-
doit fes cendres fur le pied d'un quart
(c) C'étoit un Gentilhomme de Normandie j
nommé Hiirtevan.
(*) Le Grain , Décade de Louis XIII , Liv. X.
dé eu
D- E B A Y i^. 241
d'écuVouxie^c). L' Auceur , de qui j'em-
prunte cette dernière particuiâricé , dit
qu'il, y eue un liommc vêtu, d'écarlate,
<jui.pouiTii la fureur jufqîj'a eiirbncer fa
main dans le cadavre de Concifii , &
que l'ayant recirée toute fanglante , il
la porta dans jli houciie. , 6c avala mù-
rne un lambeau de chair. Cet Ecrivaia
ajoute qu'un autre lui arracha le cœur ,
le fit cuire fur descharboris ,& le man-
gea publiquement, li elt certain qu'il n'y
a point d'excès dont une populace muci-
néene foit capaole . & qu'une troupe
de taureaux furieux efi rnoin*; terrible.
Les gens qui tuèrent le Maréchal ,
trouvèrent dans fes poches la valeur de
dix,-neufcentquatrc vingt-cinq mille li-
vres , tant en refcriptions de Ibpargne, .
qu'en billets de R.eceveurs, ou en autres
obligations. On trouva dans foii petit
logis pour deux millions cinq cents mil-
le livres d'autres refcripiions. Sa femme
avoua qu'elle zvo'm pour plus de 120
millem/j'de pierreries [à). 11 ne falloid
point d'autres preuves de leurs crimes
que cette opulence.
Le Parlement de Paris procéda con-
tre la mémoire du défunt , le déclara
(c) Relation de la mort du Maréchal d'Ancrct
. (</} Ibid...
Tome' II. L
24i Analyse
convaincu du crime de lezc-Majcfîc di-
vine & humaine , condamna fa femme
k perdre la tête , & déclara leur fils ig-
noble , & incapable de pofléder aucune
Charge dansleîloyaume. Il y eut dans
ce Procès des particularités curicufes,
dont je vais toucher quelque chofe.
Dès que Maréchal eut fermé les yeux,
on envoya chex la Galligai des foldats
qui eurent ordre de la conduire à la
Baftille. On obfcrve que cette femms
apprit le maflacre de fon mari fans ver-
fer une larme , & qu'elle donna ks pre-
miers foins à fauver fes pierreries. Elle
les cacha dans la paillajjè de fon lit y &
sUtant fait deshabiller i& coucha dedans.
Les foldats ne trouvant point fes bijoux
qu'ils avoicnt ordre de faîfir , la firent
lever pour fouiller dans fon lit ^ où on
les trouva. Elle dit enfuitc à fes Gar-
des : eh bien , on a tué mon mari : ne
doit-on pas erre content? Qu^on me-
permette d'aller vivre ailleurs. Quand
on lui dit que le cadavre du Maréchal
avoir été pendu par la populace, elle
parut fort émue , fans pleurer toutefois ;
mais eVe ne lai fa pas de dire quileftoit
un prefomptuos , un orguillos ; qu^il
n'avoit rien eu qu'il n'euf bien mérite ;
^u'ily avait trois ans tous entiers ^u'U
DE B A Y t E. 143
navoit ccuché avec elle ; que c'efloitim
mejihant homme , & que pour scfLoigncr
de hiL , clic s\'(Ioit rejblue de je retirer
en Italie à ce printemps , & av oit âpre (^
té tout fan fait , effarant de le vcrifier [e).
Cela prouve qu'il y avoic plus de Haifbîi
d'intérêt que d'amitié entre Concini 6c
fon époufe.
Avant queue la mener a la Baftille
on lui demanda (î elle n'avoit plus ds-
bijoux ; elle indiqua une layette , cù l'on
trouva quelques colliers d'ambre; & en.'
quijefi clic n'en avoit point fur elle , elle
hiiuJJ'ufa cotte , & montra, jufques près
des t éteins : elle avoit un caleçon d:fri-
fe rouge de Florence. On lui dit en riant
quil falloit donc mettre les mains an
caleçon ; elle répondit qu en autre temps
elle ne r eufl pas fouj-l^e.'t ; mais lors tout
efloitptrmi.'. , & du Hallier (il étoit Ca-
pitaine aux Gardes ) tajîa un peu furie
caleçon.
De la Bafillle elle fut conduite à la
Concierge] ie du Palais , & ce h\t alors
que le Parlement procéda contre elle ,
& contre fon mari. Ils furent convain-
cus conjointement de f^ois principaux
crimes , de Judaïfrae , de Mag'.e , éc de
I 1
244 Analyse
leze-Majeflé divine & humaine. L'ac-
cufation de Judaïfme ctoïc appuyée fur
les preuves fuivantes.
I. On allégua contre eux le foin qu'ils
prirent de f^ire venir en France un Juif
renommé par V intelligence des Avantu-
res : il s'appclloit Montalto , & faifoit
profelllon deMcdecine. Ils employèrent
à cette nésociation Vincencio Ludovi-
ci leur Secrétaire. Cela fut vérifié » par
» Lettres écrites de Venife audit Vin-
» cence le vingt-ilxieme Avril mil fix
« cents onze , par lefquelles on lui don-
» ne efpérance de faire venir en France
» ledit r^îontalto ; & par les lettres d'i-
» celui Montalto mefme , efcrites le
» fixieme Mai enfuivant , à ladite Leo-
» nora Galligai , par lefquelles il nfliire
)■> qu'il eft preft de venir , par le moyen
» d'une tant bénigne & fingidicre protec-
» trice : n entendant néanmoins fe dé"
y> gui fer & contrefaire en fa profejjion ,
y> ains exercer librement fa Religion
» Judaïque, veu qu.il a rcfufe de grands
» of^es à lui fait s d'ailleurs à Bologne,
« à Mef/lne, à Pife , même d'eflrefuc^
» cefTeur du ^rand Mcdéan Mercurial .
n fous la très - bénigne proteclion diL
» Grini Duc Ferdmand , &c. Ces
» Lettres ont été vues au procès en la
DE B A Y L E. 14^
*) production litérale contre ladite Gal-
» lij^ai fous la cote K, & fait^randeinent
» à confiderer Ik-deiiiis , la dépolition.
» de la Place , Efcuyer de ladite Galli-
>> gai , qui lui a foutenu en la confron-
» tation , que depuis la venue de Mon-
» talto , elle nevifltoit plus les Eglifes,
» ne fe confelibit plus , ains s'amufoic
» à faire de petites boulettes de cire
» qu'elle mettoit en fa bouche (/^).«
IL On allégua qu'on trouvadans leur
maifon deux Livres ; dont l'un , qui ejl
une forme de .Catcchlfme , eft intitulé
CIuiniLC y c'eil- à-dire en 'Hébreu ac-
coutumance ; l\7Utre a pour titre /rf.z-
cha^or , c'elt-h-dire révolutions du fer-
vice annuel , à l'ufage des Juifs Eipa-
gnols , imprimé- à Venife.
IIL On allégua que de \2. frèquenîa-
tation & catéchijation deMor)tAto , efi
enfuivie Vapoftafie , & dcjcrtion de Li
Religion Chrétienne , pour fe tranfpor-
ier j comme ils ont fût , auJuddifme ,
praîiquans les fucrifices , oblafions _, &
exorcifmes ufite-^entre les Juifs. Cela e(î
vcrifé au procès tant par la preuve tefti-
moniale <^ vocale , que par la cotiffion
de la dite Galligai ; & entre autres dé-
pofitions , celle de fort carofjier ef no-
(f ) Le Grain , ubi fuprà , Liv, X.
L 3
i/\.$ Analyse
iabfe ,par ï..îqucUe on voyait comme ils
Je Jcrvo ien t de pliifien rsFg'iJcs in la V 'il"
le dt Paris pour y coniinzitrc de niiicl
telles inpiéîés , reconnues par ks cris Ù
hurlements que Von cntcndoit en icellcs ,
lorjquc ladite G alhgai fucrif'oit un ccc,
qui ejî une cbl.'ition accoufui : é eiJre:.s
Ju ifs en lafejle de reconcdiation , oJJ)-ant
un cocpour les péchés Ceiie abla-
tion du cûc ne monjlrepas jeuïernent le
Judû'ijme , mais au£i le Paganifme &
déclare les accufisApoflats, conpquem-
mcntjacrileg''^ ; car T^po(Idî efî tenu
pour facrdegc par les con(:iîu!ions Im-
périales y qui pwùjjhnt tels crimes capi-
taux de coiififcation entière. Et à ce que
la dite GalUgai a dit pour excufe , qu'el-
le avoit fait telle oblation du coc pour
la fanté & gucrifon d'une maladie qu'el-
te avoit , on lui a rc [pondu que telle im-
piété eit punie de mort , encore que ce
foit pour remède de guérifon (o^).
L'accufation de Magie fut prouve'e :
I. Far une Lettre de la nommée Gon-
dy , & d\iutres de ladite GalUgai accu-
fée , â la Dame Iflihdle tenue pour Jbr-
cicre , par Icfquelles elle la prie lui man-
d:r fi elle fçait quelque chofe par fon Art
{£) Le grain , ibid.
DE B A Y L E, 2.47
çii regarde en quelque forte fa pcrfonne ,
ou Vintcrcft de fa ma'tfun,
II. Par trois Livres de caractères ,
avec un autre petit caractère y trouvé
en la chambre de la dite GalUgaiy & une
hoiîûtte où /ont cinq rondeaux de velours ,
defquels caractères les accufés ufoient
pouravoir du pouvoir furies VOLON-
TÉS DES GRANDS: ce qui ejl vé-
rifie parles dcpofiîions de Melon , Char-
ton , & Nicolas Viart , confrontés à la
due Galligaï. Et quant aux Livres de.
caractères trouvés en fa maifon , il en
ejl fait menîiùn au Procês-verhal de
jMefiieurs de Maupeou & Arnault In-
tendants des finances , contenant la def-
cription des meubles , titres , à enfei-
gnements trouvés en laditte maifon (b).
III. Par la dépofition de Philippes
Dacquin , ci-devant Juif , & à préfent
Chrétien , qui dit , que lui cfiant à Ma-
lins cheilc Lieutenant Criminel , les ac-
cufés lui ont mandé, qu' ils fe font aidés
de la ca balle f & des Livres des Juifs,
ce qui fert centre le Judaifme & leforti-
lege ; ëfiant à notter ce que dépofe Dac-
quin y que Conchine , en la préfênce de
( A ) Idem , ihii,
L 4
24^ Analyse
fa femme , auroit ofcé de fa! chambre u)i
iiiinaî pour l'i'rnpvîreté , Ù: emporté'iiors
ladite chambre l'image du Crucifix'', de
peur d'empcrchement à FelTec que Con-
chine & fa femme précendoienc tirer de
!a îedure de quelques verfets du Pfeau-
me ciriCjuante &un en Kebreû , laquel-
le Icchire ils vouloient leur èHre faite
par Dacquin , en la forme qu^'lle leur
avoit eûé faite autrefois par Mon-
talïo.
IV. Par la-vaiConqu ils firent venir
des (brciers prlîendus Reùgici/x dus
Ambra fîens , de Nancy en Lorraine ,
lefquels ainitoîcnc la Maréchalle dan^
l'obiation du coc.
V. Parce qu'on trouva cKe7^ eux di^
verfis élofcs , dont Us ii.foicnt pour les
pendre au col , en la façon des prèferv ac-
tifs que les Juifs appellent Kaniea j les
Grecs Phîlaéleria , k. Peripata , les La-
tins^ Amuîeta ê*' Ligaturas , qui font
chofes reprouvèispar les Suints Conci-
les , fgnamment par le Canon fixante
& un de. la frxitme Sinodc in Tituîo , &
jpar un Concile Romain fous le Pape
Grégoire II f & par un autre d' Agathe
cité par Gratian , Ù par Yves , Evef-
que de Chartres , rapportant un Conctle.
d' Arles, Lequel condamna philaderia
DE B A Y L ÏÏ. 249
Diabolica , & caraûcres Diabolicos (;).
VI. On prouva contre eux qu'ils (q
fervoient d'nnages de cire , & qu'ils les
2<rdoient dans des cercueils.
VII. Et qu'ils conrultoient des Ma-
giciens , & le fervoient des j^itrolo-
gues faiiant prGfefTion de la Matliema-
tique judiciaire , & qu'entre autres ils fe
font aidez de la fcience diabolique de
Corne Ruggieri , Italien.
VIIL » Mais fur tous efl: notable le
» faicld'un iMathieu deMor;tenay , le-
» quel la dite Galligai a fait venir à Pa-
» ris , comme plus grand Magicien &
» plus expérimenté que lefdiîs Ambro-
» fiens , par lequel elle s'ef c fait exorci-
» fer en l'Eglife des Augufcins en la Cha-
3î pelle des Epifamcs &z ce nuiél , com-
» me pluficurs Religieux dudit Monaf-
» tere ontdépofé , dont la pîufpirt lui
» ont été confrontez & non reprochez
îi par elle. Eftant à remarauer que l'e-
» xorcifme fe fit d'autre façon qu'entre
» les Chrétiens : ce qui fut fait auffi es
» Eglifes de Sainsfî: Sulpice au Faux-
» bourg Saint Germain , & au pcrit
» Sainft Antoine en la Ville. Elle ref-
» pondoit à cela , que ce qu'elle fe fai-
[ijlbld.
L)
t,^© Analyse
7) foitaînfi exorcifer de niiid eflolt afin,
» qu'on ne fçeuft le mal pour lequel ell-e
» le faifoit exorcifer .difant Qu'elle ef-
» toit quelquefois pofTc'dée. Mais ce
>5 devoit être par gens ayans le vrai ca-
>
raélere , comme par rEvefque ou
> fon Vicai:e , c'eft-à-dire le Guré de fa
» Paroîfiè , & non par des gens incong-
> nus & affreux , lefquels ont difparu ,
» & n'ont elle veuz depuis , comme
t efloient ces prétendus ambrofiens.
IX. ,, Il ejl aulTi à remarquer que
» lors que ces Ambrofiens vouloienc
5î faire quelque adion de leur art &
» cérémonies en la maifon d'icelle Gal-
» ligai, ils en faifcient fortirtous les fer-
» viteurs , encenfoient dans le jardin ,
» & faifoient pluficurs chofes en forme
» de bencdidions (ur la terre , & la
» ditte Galligai ne mangeoit alors que
» des creftes de coc , & des roignons
55 de Bélier , qu'elle faifoir bénir, & de
» ce il y en a preuves teflimoniales au
» procès.
X. ,, Efl remarquable auïïl que tous
» les ans la veille de l'Epiphanie, que
>i l'on dit la fefle des Rois , elle faifoit
» bénir , par le Perc Roger , l'eau donc
» elle fe fervoit pour eau lulirale ou
X» benifle , ce qui n'eftoit fans myftcre
DE B A Y L E. 151
» & deflein , & interrogée pour quelle
» caufc elle faifoit cela , n'a rien voulu
» répondre [k).
Les preuves du crime de lèze-Majeflé
dinine & iiumaine furent tiréesdece que
Concini & /a femme s' enqtdrcnt de, la.
Vu & Julutdu Roi à pcrfbnnes fdifant
profejjion ' d' AJiroIogie judiciaire. Cela
fut prouvé par la dépoiition de Jean du
Chatel , dit Cœfar , qui étoit un devin
& tireur d'horofcopes , lequel fut con-
fronté aux accufés.
Lorfque la Galligai entendit la leâure
de l'Arrêt , qui la condamnoit à avoir la
tête tranchée , & à être enfuite jettée au
feu , elle déclara a fes Juges qu'elle étoit
grolfe : mais on lui remontra c^u elle
avait dit efîant prijbnnicre , & cnfon
procès y quil y avoit plus de deux ans
qu'elle n'avoit eu la compagnie de fort
mari , de forte que cela ne pouvait ejîrs
qu^ au dommage de fan honneur ; à quoi
elle ne refpondit rien, & ninfijui davan-
tage là-dcffus (l). L'Arrêt fut exécuté le
huitième de Juillet 1 617. La Maréchale
foufFrit la mort avec affez de réfigna-
tion : elle donna même des marques de
ChriiHanifme & de piété.
(k) ihid.
{l) Ibid,
L 6
2^1 Ahalyse
La fortune où parvint cette Italienne^
forriedela lie du peuple , eft un triiteex.-
emple de la fatalité qui accompagne la
Monarchie Françoife plus qu'aucun au-
tre Etat du monde ; c'cil que les Pvemes
V gardent prtfque toujoui"s lecœur étran-
ger qu'elles y apportent , & font poiir
l'ordinaire rinitriitnent dont Dieu feiert
pour humilier & pour chàcicr.la Nation.
Voilà déjà deux Reines , iiiues de la
Maifon de Médicis , qui ont penfé ren^
verferla Monarchie, Ce morceau d'HiG-
îoire eit honteux pour le nomFrançois.
Quoi de plus humiliant que la lervitude
où le Maréchal d'Ancre & fa femme te-
roient le Roi ? Il eft certain que Louis
XIII fut pendant qu'^Iques années leur
cf( lave. Ce n'eil point une médifance
inventée, ou parles envieux du Ma-
réchal, ou par les ennemis du Roi ^
c eii une vérité dont Louis XI51 con-
vint lui-même dans ia Lettre ckcuîaire
qu'il écrivit aux Gouverneurs de Pro-
vince le jour que le Maréchal fut tué.
Il y déclara que Concini & là femme ,
abufuns de fon has âge , & du pouvoir
qiL ifs s^étoxznt acquis de longue mam
fur l'e-prit de ta Reine famere , avoieiît
projette d'ufurper toute V autorité. ; de
éijpop.r ahjbluincnt des a^Ulr^s de £qî\
B E B A Y L E. 2,^1
TJlit , S: de lui ojkr le moyen et en pren-
dre congnoLifance : » ûtiJein , ajoute ce
» Prince _, qu'ils ont pouilé li avant ,
» qu'il ne m'elè jufques ici rcfté que le
» {eu! nom de Roi , & que c'culT: elle un
» crime capital à mes Olficiers & fubjets
» de me voir en particulier , & m'entre-
» tcnirde quelque difcoursiérieux (//;').'*
On dit que le Maréchal retranclia au
jeune Roi la liberté de fe promener aux
environs de Parisv, &: réduiiit tous fes
diyertiilemens à celui de la chaile , &
à \à feule promenade des Thuillecics.
L'Auteur de la Relation de la mort
du Maréchal d'Ancre aiiure que le Ros
ayant fu queConcini ne vivoit pîas fê
préfenta aux fenêtres des Thuilleries,&
cria au^ mertriers , grand merci ^ grand
merci à vous ^ à cetiz heure je (uls RoL
Il alla enfuite à d'autres fenêtres & cria
aux armes , aux armes ^ compagnons
loue foLt Dieu , me voilà Roi. Les Of-
ficiers de ks Compagnies des Gardes ,
qu'il envoya dans les rues de Pans pour
annoncer au Peuple cette nouvelle^
crioient par toute la Ville: Vive le Roi y.
h E-oi eft Roi. L'Evéque de Lullon ^
depuis CardLnai de Richelieu , q_ui avoit
1^4 Analyse
cté un des favoris de Concini , étant
entré dans la Chambre du Roi un peu
après l'exécution , Monfuur , lui dit ce
Prince , nous Jbmmes aujourd'liui ,
Dieu merci , délivrés de voire tyninrâc
(n). Louis Xlll ne favoit pas alors que
ion afiVanchiffement ne dureroit guè-
re , & qu'il parloit à un homme delH-
né à ne lui lailièr que le titre de Sou-
verain.
Le Maréchal d'Ancre traitoit les
Grands du Royaume avec la même fier-
té : tout le monde fléchifioit le genou
devant cette idole. Plufieurs Princes ,
pliifieurs Seigneurs de la Cour , & les
premiers Magiftrats du Royaume fup-
portoient non-feulement fa fortune ,
mais encenfoicnt ce tyran , pour mé-
riter fes bonnes grâces. Il eut l'info-
lence de dire un jour : Le peuple Fran-
çois ncfîpas ce qu'on penj'e : car encore
qu'il dife de moi tout le mal du monde,
je ne vais nulle part dans /es provinces ,
quaujji- tôt tous les Officiers ne mevien-
Tient faire des harangues comme au.
Koi {u).
Il n'y a point de plus beaux vers de
(/î) Le Grain , Ib';^
(o) Relation de la mort du Marcchat d'Ancre.
DE B A Y I E. l^î
Malherbe que ceux qu'il fît fur la chute
de Concini, Il introduit le Dieu de la
Seine , qui apoflrophe ainli le Maréchal.
Tes jours font à la fin , ta chute fe prépare.
Regarde-moi pour la dernière fois.
Oeft aflez que cinq ans ton audace effrontée
Sur des ailes de cire aux étoiles montée >
Princes & Rois ait ofé défier;
La fortune t'appelle au rang de fes viélimeî *
Et le Ciel accufé de fupporter tes crimes »
Eft réfolu de fe juftifier.
Cela veut dire que la mort de Concini
fut un Arrêt d'abfolution pour la Pro-
vidence ,qui étoit en quelque façon fur
la fellettc , & in rearw, pendant la prof-
pcrité de ce fcélérat. C'efl ainii que les
Poètes fe donnent la liberté de toucher
aux grands myfteres iousdes méthapho-
res , & fous des images trop hardies.
Il eft furprenant que le Maréchal
d'Eftrées ait exténué , autant qu*il a
fait , les fautes de ce Favori : Lifez fes
Mémoires , vous trouverez que le Ala-
réchal d'Ancre n'a point fait d'adion
qui mérite qu'on donne le fouet à un
Page , & vous verrez dans la conclu-
sion un portrait qui tient plus du Pané-
2-"56 Analyse
gyrique que de l'Apologie. » Quand
» je fais reflexion , c'eil l'Auteur des
» Mémoires qui parle , fur les circonf-
jn tances de la mort du Maréchal d'An-
» cre 5 je ne la puis attribuer qu'à l'a
» mauvaifc deltinée , ayant été confeil-
» lé par un homme qui avoit les incîi-
» nations fort douces ; & comme le
» Marcchal étoir lui-même naturelle-
y> ment bicnfaifant , & qu'il avoïc dé-
» fobligé peu de^perfonnes , il falloit
» que ce fût fon étoile , ou la nature
» des aiiaires, qui euiient fait fouîevcr
» tant de monde contre lui. Il étoic
» agréable de fa perfonne , adroit à
» rheva! , & à tous les autres exercices ;
» il aimoit les plaifirs , & particuliere-
» m.ent le. jeu : fa converfuion étoit
» douce & aifée ; fes penfées étcicnt
» hautes &ambitieufes ; mais il les ca-
y> choit avec foin , n'ayant jamais ....
» aftecié d'entrer dans leConfeil, &
» même on a fouvent oui dire au Roi
î> qu'il n'avoit pas entendu qu'enfle dût
» tuer. (/?).
Je croirois agir contre la prudence ^
il je préférais le témoignage de cet Au-
(f) Mémoires de la Régence de Marie de Mé-
éicis.
DE B A Y L E. 2^7
teur a celui de tant d Ecrivains , qui
font un tout autre pdVtrait de Concino
Concini. Ce n'eit pas que je ne trouve
très-pofTible qu'avec de médiocres dé-
fauts un hoïiime qui a beaucoup d'ini-
pruderice , & un grand nombre d'enne-
mis, ne devienne i'averiion du peuple ,
& ne paiTe pour un horrible fcélérat.
L'adreiie d'un ennemi malin & accrédi-
té, perfuade bien des menfonges à la po-
pulace. Je croimême qu'on a bien outré
les choies concernant cemalheureuxFlo-
rentin : pour démêler ici exactement &
avec préciiion le vrai d'avec le faux , il
faudroit furmonter bien des obftacles.
Telle d\ la nature de certains faits : dans
bien des rencontres les vérités Hiilori-
ques ne font pas moins impénétrables
que les vérités Phyfiques.
Quoi qu'il en foit , je ne doute pas
que le Maréchal d Eftrées n'ait trop
flatté le portrait de ce Favori. l'Auteur
Italien , qui publia en 1691 la Vie de
Louis XIII , n'eil point tombé dans cet
excès. Il adure que Concini , au com-
mencement de fa faveur , montra d'af^
fez bonnes qualités , mêlées de plufieurs
défauts : il ajoute que ce qu'il y avoic
de bon dans fon caractère , difparut avec
le temps , &; que les défauts prirent tel-
%<^ Analyse
lemcnt le deiTu': ,Gu'i]'^ ctouflercnt tou-
tes le- iucres qnajitf- (.y). M de Beau-
vaii-Nargis , c|ui connoi/Toit bien la
Cour de Lnw.< XIII. ne difculpe nul-
Itmcnt rotre Concini , & confirme plu-
tôt hu biuits communs, *
Démêlé de lu M OT T E-A I G R O N (&
du Père GoULU. Pourquoi le pre-
mier fc brouilla avec B A L Z A C.
Jacques de la Motte-Aigron i'eft
fait connoitre par la qualité d'Auteur,
pendant la fameufe querelle de Balzac
avec le Général des Feuillans le Père
Goulu. Il avoit fait une Préface fur îe»
Lettres de Balzac , & il avoit pris ia
commifTion , conjointement avec M.
de Vaugelas , de porter au Père Goulu
un exemplaire de l'Apologie du même
Ecrivain , dans laquelle on maltraitoit
fort un jeune Feuillant. Comme le Père
Goulu prit l'envoi de cet exemplaire
pour un cartel de défi , il fe mit tout
aufîi-tôt à écrire contre Balzac d'une
(9) Alefiandro Ronconveri , Iftoria dcl Resno ii
luigi XIII , Lib. V.
* Art. Consïni 1 6" GalUgai,
DE B A Y L E. ' 159
msniere trcs-emportee , & il c^éroHa
en pairant quelques traits contre le Sieur
de !a Motte - Aigron , ceux - ti entre
autres , qu'il iioiifih d'un très-ho::néte
uûputiCiiire , & qu il vivcit ordinaire-'
rmr.îà la î ihh de B.il\ac {<.{). On pré-
tend que ce fut violer en quelque iorte
les droits de rHofpitalité , puifque le
Père Goulu avoic logé plus u'une fois
chez le père du Sieur de la Motte-Ai-
gron ; mais d'autre part ccis pouvoit fai-^
re croire qu'il favoit les cliofe-'^ d'origi-
nal. Quvoi qu'il en foit , il piq -vi cruel-
lement fon homme , & il fut caufeque
peu après on informa le Public dans la
dédicace d'un Livre , que le prétendu
Apoticairc du Pert Goulu étoit Abraam
Aig'on , Ecuyer, Confeiiler du, Roi,
& Elu d'Angoulème. Cette Epître dé-
dii atolre n'ell pas mauvaife ; mais com-
me elle fut écrite en Latin , & qu'elle
parut à la tète de la Réponfe , que la
Motte- Ai;:i;ron fit en François au Pe-
re Goulu , on a trouvé là une forte
i'af eélation , qui n'a fait que rendre
plus fufpecls les grands éloges que l'Au-
teur répand à pleines mains fur fon père,
& qu'il tourne du côté le plus capable
{a\ Lettres de Phyllarque , /. Partie, Leurs
i6o Analyse
d'éloigner tout foiipçon de Pharmacie.
Non content de ce début , il nous ap-
prend dans le corps du Livre , que Jbn
hifayculy ayant accompagné Henri IL
au voyage d' Allemagne , fui un des pre-
miers Capitaines que le Roi laiffa dans
Mets , & un de ceux cui défendit le plus
courageufemcnt cette Placecontrc Char-
les - Quint. Il ajoute que fa bifayeule
Catherine de la Barde étoit d uneMaifon
aujji noble qu aucune autre du Pais y
& que fon grand-oncle du côté maternel
eut l'honneur £ être Secrétaire des Ccm-
mandemens , (& principal Miniflre de
Marguerite ^ femme de Henri d' Albret
Roi de Navarre. Le Père Goulu avoit
déjà changé de ftile , puis qu'avant la
publi€ation de la réponfe de la Motte-
Aigron , il avoit infinué dans une Pré-
face , qu'il tenoit M. de la Motte-Ai-
gron pour Gentilhomme. Voyez la
rem. (/?).
Examinera qui voudra fî cela efl
équivalent à une bonne rétractation : je
ne le crois pas. On m'a affuré que le
perc du Sieur de la Motte- Aigron com-
(û) Voyez la Pri<face de la TI. Partie des Lettres
de Phyllarque, vous y trouverez ces terine'^ -.Lj ûcur
de la Mocte- Aigron ejl trop honnête Gentilhomme
four dînitr > «S-c,
DE B A Y L E. l6l
mença en erFec par être Apocitaire _,
mais qu'il releva fa condition en ache-
tant l'Office d'Elu , & qu'enfin il fut
Aîaire de Coignac en Angoumois. M.
de Malîeville en a touché quelque cho-
fe dans une Epigramme qui n'a pas été
inférée au Recueil de fes Foëfics, Sorel
ne l'a point mi^e dans fa Bibliothèque
françoife , par la raifon , dit-il , que
certains Officiers de France s'y trou-
vent intirejjcs , & qu'on ctoit dans une
conjor.aiirc ou ce fcroiî infidtdr à leurs
malheurs (r). Pour moi qui ne fai point
quelle .peut^^être cette conjonclure , &
qui en tout cas la croi tout-à-fait paf-
fce , je ne ferai point difHcul ce de rap-
porter cette Epigramme , qui eil jolie. ;
Objet du mépris de Goulu ,
Qjte ton infolence eji publique f
Depuis que ton père ejt Elu,
Et qu'il a fermé fa Boutique :
Mais bien que c-ette qualité ,
Si Von en croit ta vanité ,
N'en trouve pas qui la féconde ;
Il n'en cji pourtant pas alnf. :
C'eft un beau titre en l'autre monde ,
Mais on s'en moque en celui-ci,
(c) Sorel , Biblioth. Françoife , page 132,'
i5i Analyse
J'ai dans les mains un Livre , où l'on
alfure qne la peine que la Motte-
Aigron fe donna d'écrire en faveur de
Balzac , fut une femencc de haine entre
Jui& ce dernier , parce que Bahac vou-
lut paflèr pour père de l'ouvrage qui
parut fous le nom de la Motte-Ai-
gron {d). Mais celui-ci fe défendit
toujours avec chaleur d'un tel plagiat.
Voici de quelle manière il s'exprime
dans la Préface de fa Réponfe à Phyl-
larque. Vadvis qui m'cjlvenii de divers
endroits , que quoique ce Livre ne fait
pas fort bon , quelques-uns pourtant lui
vouloient donner un maître à leur fan-'
taifie , rn oblige de vous advenir que
cette adventure eft toute mienne , &
quil n'y a point ici de Roger qui com-
batte fous les armes de Léon. Certes ,
bien que je ne pu'iffe affc^ louer la corn-
pLiifance de ceux qui permettent qu'on
leur face des enfants , & que la bonté
de leur naturel me ravi/Te , fi ejl-ce que.
je ne ferois pas ajfe^^ généreux pour être.
de leur opinion , <& )c ne pourrais Couf-
frir encore aujourd'hui qu'on me fit mes
Livres. Mon imagination ne m' obéit pas
( ') Voyci Javerfac , Difcours d'Ariftare^ue , pag.
D k: r A Y L E. 20^
dt telle forte, que jepidjfe jamais luiper-
fuader , que des ouvrages tels que ceux-
là ,fuJJenîàmoi , & je nekvo'i^ pas plus
de confcience de toucher au bien d au-
trui , que de recevoir des bienfaits de
cette nature. C eft parler en homme
de cœur ; il n'y a que des gens lâches ,
qui veulent paiFer pour Auteurs d'un
Livre qu'ils n'ont point fait. On auroit
beau dire qu'ils aiment la gloire fi ar-
demment qu'ils y veulent parvenir par
l'adoption , lorfqu'ils ne le peuvent
par la génération ; ce defîr de gloire
ne laiiîe pas d'être lam.arque d'un cœur
bas. Les Cuftodinos d'un Evêché fonc
moins poltrons que les Cujlodinos d'un
Livre. Ceux-ci font coupables du co-
cuage volontaire ; qu'on dife tant qu'on
voudra que ce n'eft qu'un courage d'ef-
prit , c'eil toujours une tache , c'eft une
honte. *
Naïveté ^H O M E R E
Nauficaë , fîlle d'Alcinoiis , Roi des
phe'aciens , parole avec beaucoup d'c-*
f Art. La Motte- Aigron,
204- Analyse
dat dans l'Odyflee d'Homère. Le Poè-
te lui a été fort libéral de fes faveurs,
& l'a repréfenté femblable à une Déelib
en corps & en ame , & a voulu
que fon Héros , après avoir fait nau-
frage , reçut d'elle le premier fecours
dont il eut befoin. Nud , comme
quand il vint au monde , il s'étoit cou-
ché par terre dans un lieu que les bran-
ches toufuei de deux arbres déroboient
aux yeux des paifants , & il y dormoic
fort tranquillement par la grâce de Mi-
nerve , lorfque les cris de quelques til-
les l'éveillèrent. C'étoient Nauiicaè &
fes fervantes qui jouoient d la paume en
attendant que le linge qu'elles avoient
lavé & étendu au Soleil fût fec. UlylTe,
avant toutes chofes , couvrit de feuilles
fes.parties naturelles, & puis alla voir
ce que c'étoit. Sa vue mit en fuite tou-
tes ces pauvres filles , à la referve de
Nauficaë , qui avoit reçu de Mercure ,
par infpiration , l'aClurance d'attendre
de pied ferme , ce que l'homme auroit à
dire. Ulyiiè craignant de la fâcher , s'il
lui embraffoit les genoux , lui fit fon
compliment d'un peu loin , & lui die
que la voyant fi belle , il ne favoit il
elle étoit une DéefFc ou une femme ;
qu'heureux écoient fon père , fa, mère
DE B A Y L H. 2.6^
&fes frères , mais que plus heureux en-
core feroit celui qui l'épouferoit ; &
après un prélude fi bien entendu , il im-
plora fon afliilance , fur-tout par rap-
port à fa nudité , & pria les Dieux de
lui donner tout ce que fon cœur fou-
haitoic , un mari , & des enfants , & la
concorde domeflique. Nauficaë lui ré-
pondit en fille de bonne Maifon , rap-
pel la les fervantes , & leur commanda
de donner à boire & à manger à cet
homme , & de lui laver le corps. Tout
aufîi-tôt elles le menèrent à la rivière ;
mais il les pria de s'écarter , leur repré-
fentant qu'il auroit honte de fe voir
tout-k-fait nud parmi des filles. Alors
elles fe retirèrent. Il fe lava & fe ;frotta
tout fon foû , il s'habilla , il revint
trouver Nauficaë , & il lui plut fi fort ,
qu'elle dit a fes fe: vantes qu'elle fe-
roit ravie d avoir un tel homme pour
mari. Après qu'il eut m^gé avec tou-
te la précipitation dévorante d'un hom-
me qui avoir jeûné long-temps, elle lui
repréfenta qu'il falloir qu'il vînt à pied
avec fes fervantes jufqu'k un certain
lieu proche de la Ville, & qu'il atten-
dît qu'elle fût entrée chez fon pers
avec toute (a fuite. Elle lui en dit les
raifons fort naïvement , qui étoient
Tome IL M
2<j6' Analyse
qu'elle ne vouloic pas donner fujet de
caufer aux mcdifants , dont la Ville
etoit toute pleine , & qui ne manque-
roient pas de dire s'ils le voyoient en-
trer avec fcs fervantes , qu'elle étoic
àlié fe chercher ce mari - là ; qu'ils
feroienc là-defTus cent malignes plai-
fanteries , qui flétriroient fa réputa-
tion ; d'autant plus qu'elle-même fe
fâcheroit fort contre une autre , qui
fans Taven de père & de mère , & avant
la célébration des noces , coucheroic
avec un homme. Ulyfîë fe conformant
h. ces remontrances s'an-éta au lieu qui
lui avoit été marqué , d'où il fut con-
duit invifîblement par Minerve chez
Alcinoiis , qui le reçut fort civilement.
Il y revit Nauficaë, qui l'exhorta à fe
Ibu venir quand il feroit de retour chez
lui , qu'elle lui avoit fauve la vie: à quoi
il répondit qu'il lui feroit chaque jour
des vœux comme à une Déefle (a).
Voilk un morceau tiré d'un Epifods
de rOdyffée d'Homère , & traduit pref-
quc littéralement. Il cil très-propre à
nous faire fentir la naïveté de cet an-
cien Poète, & la différence qui fe trou-
ve entre le caradere de fon fîecle & le?
ia) Homer. OJyC Lih. VI, & FIL
DE B A Y L S. 2,07
îîîCDurs de notre temps. On ne peuc
difconvenir que cet Epifode û'aIcï-
noiis n'ait Tes agréments & fes beau-
tés : mais je voudrois que le Poète eût
abrégé certains détails , &: fupprimé
quelques images , peu dignes de la ma-
jefté de l'Epopée. C'eft là le défaut
d'Homère. Il efi: trop grand parleur &
trop naïE : grand génie d'ailleurs , &C
Il fécond en belles idées , que s'il vi-
A'oit aujourd'hui , il feroit une Odyflée
où il ne manqueroit rien. Il con-igeroit
aufTi beaucoup de chofes dans fon Ilia-
de, & fes Héros y parleroient toujours
avec dignité. Il n'auroit garde , pac
exemple , en peignant l'afEidion d'An-
dromaque après la mort de fon époux ,
de mêler parmi fes plaintes cette ré-
flexion , que le petit ARyanax ne man-
geroit plus fur les genoux de fon peref
la mouelle & la graifîe des moutons.
Il ne diroit pas non plus qu'Androma-
que avoit un fi grand foin des chevaux
d'Heâor , qu'elle leur donnoit à man-
ger & à boire plutôt qu'à lui. C'eiï
peindre d'après nature , je l'avoue s
mais aujourd'hui on ne fouffriroit point
ces naïvetés : nous trouverions cela
trop Bourgeois , & bon feulement pouc
la Comédie. Je crois que nos Corii-
M 2.
268 Analyse
tefî'es & nos Marquifcs croiroient auiïî
s'exprimer trop bourgeoifcment, (i elles
diroient comme la Reine de Carthage
dans Virgile,
Si guis fn'ihi parvulus Auli
JLuderet ^neas
Ce ne font pas proprement les défauts
des anciens Poètes , c'eft celui de leur
temps. Il n'efl pas queftion fi les efprits
font meilleurs dans notre fiecle , mais
li notre fîecle poffede mieux les idées de
la perfeâion. *.
jPoJfeffîon de Loitdun. Supplice d'Ur-
bain GRANDIER, Machines qu'on
fit jouer en cette occafion.
Urbain Crandicr , Curé & Chanoine
de Loudun , étoic fils d'un Notaire de
Sablé. Il préchoit bien, & cela fut caufe
que les Moines de Loudun conçurenc
d'abord contre lui beaucoup de jaloufie.
Cette jaloufie fe changea en une haine
furieufe , lorfqu'il eut prêché fortement
fur l'obligation de feconfefîèrafonCuré
au temps Pafchal. Il avoit de Tefprit ,
& quelque ledure : il étoit bel homme j
* Art. Nau/ica'é ; Se An. Andromaquc ^ttra.JU
]) E B A Y L E. 2^9
agréable dans la converfation , propre
en Tes habits & en (a perfonne , galant
auprès des Dames, & ayant le don de
s'en faire aimer. Le penchant qu'il avoic
pour elles , le porta , dit-on , à briguer
la direâion des Urfulines de Loudun ,
& l'on ajoute qu il ne demanda cet em-
ploi que pour faire un honnête Sérail
de leur Couvent (a). Les Relations qui
lui font les plus favorables ne permet-
tent pas de douter que ce ne ait un
homme de très-mauvaifes mœurs , &
d'un caraâere arrogant & haut. On
l'accufa en 162.9 d'avoir abufé de quel-
ques femmes dans l'Eglife même dont il
étoit Curé. L'Official de Poitiers le
condamna à fe d''r;irede fes bénéfices,
& à faire pénitence dans un Séminaire.
Grandier en appella comme d'abus , 6c
par Arrêt du Parlement de Paris , il fut
renvoyé au Préfidial de Poitiers, qui le
déclara innocent.
Trois ans après cette aventure , le
bruit fe répandit parmi le peuple , que
les Urfulines de Loudun étoient pofié-
dées. Les ennemis de Grandier publiè-
rent auiïi-tôt qu'il étoit l'Auteur de cet-
tepoire(îion,&ils l'accuferent de Magie,
(<i) Mercure François , Tome XX.
M 3
270 Analyse
crime ordinaire de ceux qui n'en ont
point , dit Ménage [h) , & qui nejîpas
même cru par ceux qui en accufcnt les
autres : carfi un homme étoit bien per-
fuadè quun autre homme le pût faire
mourir par Magie , il appréhende roiù
de ï irriter en Vaccufant de ce crime abo-
minable (c).
Les Capucins de Loudun , irrités de
longue main contre Grandier , jugèrent
à propos d'intéreller dans cette affaire
l'autorité toute puiifante du Cardinal de
Richelieu. Ils prièrent leur Père Jofepli,
^ui avoit beaucoup de crédit auprès de
cette Eminence, de lui faire entendre
que Grandier étoit l'Auteur d'un Livre
intitulé la Cordonnière de Loudun :
c'étoit une Satyre plate & méchante^
fort injurieufe à la perlonne & à la naif-
fance du Cardinal. Il n'a jamais été
prouvé que Grandier en fût l'Auteur.
{b) Menag. in vlta Gnilhlmi Mânagiî , & dans
les remarques fur cette vie.
(c) Je ne fais fi cette manière de raifonner eft
îjien folide. I^. Dans tous les temps il s'eft trouvé
des gens qui ont cru coupables ceux qu'ils accii-
foient de Magie. 2.''. On s'imagine communément
tjue dès qu'un Magicien eft dans les niains de la
Juftice , il ne fauroit plus faire de mal. 3". Il eft
naturel de croire qu'un Magicien n'entreprendra
rien cohtre Tes accufateurs , paifque ce feroiSf des
preuves contre lui même.
DE B A Y L E. 2,71
Le Cardinal de Richelieu, qui, par-
mi beaucoup de perfections, avoit le dé-
faut d'être iniinimenc fenfible aux Libel-
les qui s'imprimoient contre lui , fe laiffa
perfuadcr que Grandier avoit compofé
cett€ Satyre, & il n'en fallut pas davan-
tage pour le déterminer à perdre le Curé
de Loudun. M. de Laubardemont, Con-
feilkr d'Etat , & créature de Richelieu ,
.étoit alors dans cette Ville, où il faifoic
démolir , par ordre du Roi, les fortifica-
tions du Château. Le Cardinal lui écri-
vit de faire des perquifitions exaâes au
fujet de la poCfelTion des Religieufcs , lui
faifant aflez connoître qu'il vouloit fe
fervir de cette machine pour fe dffaire
de Grandier. Celui-ci fut arrêté au
mois de Décembre de l'année 1633 , &
quelque temps après Laubardemontalîa
trouver le Cardinal, pour prendre de
nouvelles inftruélions. Le 8 de Juillet
1634, le premier Miniftre fit expédier
des Lettres patentes, portant injon-
Aion de faire le procès à Grandier («')•
Ces Lettres furent adrefiées à Laubar-
demont, & à douze Juges des Sièges
voilîns de Loudun ; tous gens de bien
à la vérité , mais tous d*une crédulité
)<f) Hift. des Diables de Loudun.
M 4
ij-L Analyse
extrême : les ennemis de Grandicr fen-
tirent combien la réunion de ces deux
qualités étoit ici importante {e).
Le i8 Août 1634, oui AlUroth , de
l'Ordre des Séraphins , chef des Diables
qui poirédoient les Urfulincs ; vu la
dépofition d'Eafas, de Celfus , d'Acaos ,
de Cédon , d'Afmodée , de 1 Ordre dej
Throoes ; & celle d'A!ex , de Zabulon ,
de Nephtalim, de Cham , d'Uriel, dA-
chas, de l'Ordre des Principautés; c'efî-
à-dire fur la plainte dès Religieufes qivi
fe difoient poflcdées par ces Démons ,
les Commillaircs rendirent leur Juge-
ment par lequel Maître Urbain Gran-
dier , Prêtre , Curé de Saint Pierre du
Marché de Loudun , & Chanoine de
l'Eg'ifc de Sainte Croix , fut déclaré
dûment atteint 6' convaincu du crime de
Magie , maléfice , & pofflljion arrivée
par fonfait es perfonnes d'aucunes des
Religieufes Urjulines de Loudun , «S*
autres fècuUers , mentionnés au Procès^
pour la réparation dcfquels crimes il fut
condamné à faire amende honorable ,
& à eftre bru/lé vif avec tes pactes &
caractères magiques ejlant au Greffe ,
enfemhk Is Livre manufcrit par lui con^-
I
-( c) Ménage j uhi fupià»
r> E B A Y I 1. 275
poje contre k célibat des Prêtres (/ ) ,
& les cendres jctices au vent.
Grandier écouta fans émotion cette
Sentence. Il demanda pour ConfefTeuc
le Gardien des Cordeliers de Loudun ,
Dodeur en Théologie de la Faculté
de Paris. On le lui refufa , & on lui
préfenta un Récollet, qu'il refufa à fou
tour, comme un homme qui étoit fon
ennemi, & l'un de ceux qui avoient le
plus contribué à le perdre. On perfilta
à ne lui point donner d'autre Confef-
feur, & il perfifla de fon côté à n'en
point vouloir : ce qui Ht qu'il ne fe con-
leflk que mentalement. Après s'être
(/) Ménage témoigne que M. Bouillaud y qui
étoit de Loudun , & qui avoit connu familièrement
Grandier , lui a dit qu'il n'y avoit point de preuve
que le Curé eût compofé cet Ouvrage : niais on
le trouva parmi fes papiers. Ménage ajoute qu
Livre n'étoit pas mal fait , qu'il étoit adrefl'é à
Dame , & qu'il finiffoit par ces vers :
e ce
une
Si ton gentil efprit prend bien cette fcience.
Tu mettras en repos ta bonne confclencs.
Seguin aflfûre que la Dame nnonyme à qui l'ou-
vrage s'adreffoit , étoit la plus chère Concubine de
Grandier. Il prétend que le Curé de Loudun avoua
à la queftion qu'il avoit compofé ce Livre. Voye\
la Lettre du fieur Seguin , Médecin de Tours , ift-
férée dans le Mercure François , Tome XX,
M 5
2^4 Analyse
préparé à la mort , il marcha au fup-
plice, & le fouiFrit avec autant de con-
fiance que de réfignation. Comme il
etoit fur îe bûcher , on apperçut une
grofle mouche , qui voloit en bourdon-
nant fur fa tête. Un Moine préfent à
l'exécution , &r qui avoic oui dire que
Belzebut en Hébreu fi2;niiio Dieu des
mouches , cria tout aufTi-tôt que c'étoit
le Diable Belzebuc qui voloit autour de
Grandier, pour prendre poiTefTion de fon
ame, & pour l'emporter en Enfer (o).
II fe pafTa dans toute cette affaire
beaucoup de chofes qui mériteroient
de grandes confidérations : contentons-
nous d'en faire quelques-unes.
I. La première Scène de cette hor-
rible Tragédie n'eft pas la moins re-
marquable. Une Urfuline deLoudun,
repojant durant la nuit fur fon petit ,
mais très-chafîe grabat , apperçut un
Speétre , qui lui parut être le feu Con-
feifeur du Couvent , 6: qui déclara en
effet qu'il Tétoit. Il lui dit qu'il reve-
noit de l'autre monde pour révéler ces
ehofes fort fingulieres. La Religieulê
répondit qu'elle ne pouvoir les entendre
fans fa permiiîion de fa Supérieurs, 6c
(g) Ménage , ibid^
D E B A Y L E. 27 f
lui dit de revenir le lendemain a pa-
reille heure. Le Spedre revint, & on
lui répondit comme la première fois.
Mais la Sœur s'apperçut que ce Phan-
tôme ne reflèmbloit plus à leur défunt
Confeflèur , & qu'il étoit parfaitement
femblable à Grandier. Il parla <£ amou-
rette à la Reîigieufe, 6* la folUcha par
des carejfes aufji infohntes qii impudi-
ques Elle fe débat , per forme ne
l'ajjijle : elle fe tourmente , rien ne la,
confole : elle appelle , nul ne répond : elle
crie j perfonne ne vient : elle trem ble ,
elle fie , elle pâme , elle invoque le Saint
Nom de Jejus ; enfin le Speclre s'iva-
nouit {b).
ivlonfieur Ménage , qui traitoit de
chimère toute la Diablerie de Loudun ,
fe moque de l'Hiftoire que l'on vient
de raconter. Il ne voit là aucun (îgne
de Magie , & il a raifon : je croi com-
me lui , que Grandier n'a jamais eu h
pouvoir de difpofer des Démons à fa vo-
lonté, pour les envoyer tourmenter des
Filles innocentes. Mais n'y auroit-il pas
ici quelque chofe de plus réel qu'une
vifion phantaftique ? Le narré de la
Reîigieufe fent fort l'accompliiremenc
{h) Mercure François, uhl fuprà.
M 6
%jS Analyse
de l'Ade vénérien.... Ne ponrroic-oît
pas foiipçonnêr que Grandier , homme
hardi & entreprenant , fuborna la Por-
tière du Couvent , & s'introduifit dans
la chambre de la Religieufe en faifant
rEfprit & le Phantôme ? Il eft dit dans
nne pièce mentionnée au procès , que
dans le temp^ de la troiGeme poflefTion ,
car il y en eut pluiieurs , il entra pen-
dant la nuit dans le Couvent par une
porte que le Diable Cedon lui avolt
ouverte. Je ne fai (i l'on ne pourrok
pas dire de Grandier, ce qu'Olympias
difoit de la MaîtrelTe de Philippe Ion
mari : qu'on ne l accufe point de Sorcel-
lerie : îousfes enchantements font dans
fa perjonne. Le Curé de Loudun étoit
bel homme , galant , beau parleur ;
c'étoit fans doute la Magie avec la-
quelle il obfédoit la Supérieure des
Ùrfulines , ^faifoitfouffrir des ardeurs
violentes & fales aux autres ReligieU"
fes (z). Le vœu de continence , & la
dévotion , n'étant que de foibles pré-
fervatifs contre des tentations fi fortes ,
on s'imagina qu'elles étoient furnatu-
relles. Cttce penfée épargnoit à l'amour
propre l'aveu d'une foibleiîé humiliaii-
(/■) Ibid. Voyei ^"^' Monconis , Voyages ^ F îS:».
tie première , p. ?.
DE B A Y L E. 277
te. On fe crut donc enforcellé , & on
le dit tout haut. Dans la fuite il fallut
foutenir cette premierre démarche :
l'honneur de la Communauté y étoic
engagé. Ces Religieufes ont pu être
au commencement dans la bonne foi :
mais j'ai peine à me perfuader que l'in-
trigue & la politique n'aient pas eu
beaucoup de part aux pofTeflions réi-
térées dont elles fe plaignirent : il falloit
continuer la Comédie pour fauver le
pafTé. Il n'y a rien de plus dangereux
pour les perfonnes qui croient que leuc
bonne réputation eiï nécefTaire a l'E-
glife , que de s'engager dans une mau-
vaife démarche. Ceux qui connoifîbienc
la Carte de cette petite Ville , étoienc
bien plus à portée que moi d'expliquer
tous ces myfteres. L'Auteur qui a corn-
j)oÇé r HiJIoire de la Diablerie de Lou~
dun , favorife une partie des conjedu-
' res que je viens d'alléguer. Il expofe
les intrigues particulières qui firent
éclore cette étrange momerie : fi l'on
en croit cet Ecrivain , la Supérieure
ne fut pas un moment dans la bonne
foi (/t).
II. Durant la première pofTcfîion' ,
{k\ Voy ei Cl deffoiis, Art. V, ce qui fera rap-
porté touchant la fourberie île cette Supérieurs*
178 Analyse
les Diables , à l'exception d'un fcuî ,
refufcrentde fe nommer: \h fe conten-
tèrent de répondre qu'ils étoient en-
nemis de Dieu. Durant la féconde & la
troifieme , ils fe firent connoître par
leur noms & dignités , & ils accufe-
rent nommément Grandier. Il eft à re-
marquer qu'ils répondoient ordinaire-
ment en François, quoiqu'on les in-
terrogeât en Latin, Seguin, ce crédule
Médecin de Tours , qui a publié une
Lettre Hiftorique fur ces prétendues
polîefîions , rapporte que les Religeufes
deLoudun répondirent en langage Tau-
pinanboux que leur parla Monjieur de
Launai Rayjlli , que' je croi, ait-ï\, plus
que moi-même y ^ que f allègue y parce
qu'il efl connu pour homme de créance
(/). Mais M. Ménage _, qui n'ignoroit
point le contenu de cette Lettre, ni les
autres contes qu'on a publiés touchant
le favoir attribué à ces Nonnes, ne laif-
fe pas d'affirmer qu'elles n'eurent jamais
le don des Langues, qui, fuivant le
Rituel Romain , eft Vune de marques
d'une véritable poj/èjfion : d'où il paroît
que dans ces fortes d'affaires il ne faut
guère fe fier aux Relations.
(0 Mçrçvire François» Itid,
D E B A Y L E. 279
Balzac obferve que les Diables de
Loudun n'étoienc rien moins que fa-
vants , & qu'un des Courtifans du Car-
dinal même , difoit d'eux, qu'i/j na-
voicnt pas étudié jufquà la troifiéme.
Voici quelques preuves de leur ignoran-
ce. Le Prêtre Barré , exorcifant la Supé-
rieure , lui die , tenant le Saint Sacre-
ment dans fa main , Adora Deum tuuni,
Crcatorcm tuum , adore ton Dieu, ton
Créateur : étant prefTée , elle repondit ,
Adoro te. y je t'adore. Quem adoras? lui
dit l'exorcifte : la Religieufe héfita , &
Carré lui ayant fait piulieurs fois la mê-
me demande , Jcfus Chriflus , répondit-
elle. Sur quoi un afTeiTeur de la Prévô-
té , nommé Daniel Drouin , ne put
s'empêcher de dire afi'ez haut , Voilà un
Diable qui n'eft pas congru. Barré re-
tournant la phrafe , demanda à la pofTe-
dée, quis efî ijle quem adoras ? il croioic
qu'elle diroit encore Jefus Chriflus :
mais elle répondit Jefu-Chrifle : voilà de
mauvais Latin , s'écrièrent alors plu-
fieurs des aiïirrants : mais Barré foutint
qu'elle avoit dit : Adoro te Jefu Chri-
Jk {m).
Ceci me rappelle un trait fort plat-
(«) Hiftoire des Diables de Loudua»
iSo Analyse
fant, qui fe trouve dans la Confefîîon
de Sancy. Une pofrédée, appellée Mar-
the , avoit , dit-on , deux diables dans
le corps , l'un appelle Belzebut, l'autre
Aftaroth. Les Juges d'Angers les exami-
nèrent en Grec & en Latin : Belzebut en
colère répondit, » ique s'il vouloit, il
» répondroit auffi-bien au Grec qu'au
» Latin. Le Capucin, qui conduifolt
7> rEnergumcne,& qui tï êtoit pas fâché
p de lui fournir une excufe , dit : Belfe-
Y> bud mon ami, il y a ici des Héréti-
» ques, c'eft pourquoi vous ne voulez
» pas parler. On fe mit à latinifcr avec
yi Aftaroth, qui s'excufa fur fa jeunefîe.
» Belfebud s'excufa aujji , difant qu'il
» étoit pauvre Diable. Là il y eut gran-
7> de difpute entre ceux de la Jullice , iî
» les Diables étoient tenus d'aller à l'é-
» cole. Les Jurifconfultes maintinrent
» que c'étoit le proprium in quarto mo^
» do des Démoniaques de parler toutes
» langues , comme celui de Cartigni en
» enSavoye, qui fut éprouvé en feize
» langues , aux enfeignes que les Minif-
)î très de Genève n'oferent elTayer de
» l'exorcifer. Ceux d'Angers furent plus
» hardis: un entre autres, commença
yy en cette façon : Commando tibi ut
» cxcas Belfebud & Afarotj autefo
DE B A Y I E. 2§I
» augmentabo vejlras pœnas , & vobis
» dabo acriores. A la féconde fois il re-
» doubla: jubeo exeatis Juper pœ/him
» excommunicutionis majorls & mino-
» ris. Enfin tout en colère il ajouta ;
» nijî vos exeaîis , vos rdego 6* confina
» in inferniim ccntuni annos magis
» quàm Dais ordinavit (n). « Je ne
doute point que tout cela n'ait été brodé
par d'Aubigné.
On afTure que l'Abbé Quillet, qui fut
préfent aux Exorcifmes de Loudun , dé-
fia le Diable de ces Rcligieufes, le rendit
penaiit , & déconcerta toute la Diable-
rie. M. de Laubardcmont s'en fcandali-
fa, & décréta contre Quillet, qui fe fau-
va au plus vite en Italie. C'eit Sorbiere
qui rapporte cette particularité ( o) ,
dont Naudéfait auiïi mention dans fon
Dialogue de Mafcurat. Sorbiere ajoute
que la Diablerie de Loudun ne fut
qu'une farce que /c Cardinal de Riche-
lieu fit jouer j pour intimider Louis
XIIL qui naturellement craignait fort
le Diable. Cela n'efl: guère vraifembla-
ble , quoiqu'il faille pourtant convenir
que les génies de la trempe de celui de
( « ) Confeflion Catholique de Sancy , Lih. /,
Chap. VU.
(o ) Voyez le SorhUrana y au mot Quillcu
1%1 A N .1 L y s E
Richelieu, trouvent fouvent des moyens
& des reflburces dans les chofes les plus
petites & les plus abfurdes. L'étendue
de leur pénétration leur fait découvrir
des reflbrts , oii l'on diroit qu'il n'y en
a pas. C'eft qu ils connoiîient mieux
que les autres hommes Tufage qu'on
peut faire d'une vétille : ils favent mieux
ce que l'ignorance fuperititieufe des
uns, & ce cjue la malice éclairée des au-
tres , peuvent produire. Il ne faut donc
pas toujours raifonner ainfi : une telle
chofe elt li abfurdc , fi bailé , fi extra-
vagante , qu'un homme d'efprit & de
jugement ne voudroit pas y faire atten-
tion : donc il efl faux qu'un grand Mi-
îiiftre s'en foit férvi , qu'il l'ait inven-
tée, qu'il l'ait appuyée.
III. Ce que je vais dire efl: incom-
parablement plus digne d'oblèrvation.
Peut-on s'étonner aflez qu'on ait reçu
en Juftice la dépofition des Diables ,
& que leur témoignage ait fervi de preu-
ve dans un Procès criminel , où les Ju-
ges opinèrent pour la peine du feu ? Je
trouve tout-à-fait rares les penfées du
Sieur Seguin. » Il fembîe , dit-il, que
» ce ne foit pas tant un Jugement des
» hommes que de Dieu , qui ait fait
» fbrcir les Diables d'Enfer pour la
DE B A y L E. iS^
» confufion de ce miférable ; car c'eft
;) une chofe admirable comme les Dé-
» mons fe font élevés contre lui , &
» l'ont contraint de reconnoître qu'ils
» étoient fes accufateurs. Je laiffe à ju-
» ger à la Sorbonne fi l'on a dû rece-
» voir les caufes de recufation contre
» eux parlans de la part de Dieu^ôc don-
» nans des marques évidentes de la vé-
» rite qu'ils étoient forcés de dire ( p). «
On a horreur quand on lit ces maximes,
& quand on fe raopelle que des Juges
Chrétiens trouvèrent nulles les caufes
de récufations alléguées contre de pa-
reils témoins : car il eft de foi qu'ils
font les pères du menfonge. Il ne fervi-
roit de rien d'aï léguer que la force des
exorcifraes les empêchoit de mentir : le
Procès même de Loudun fournit la
preuve du contraire, comme on le verra
dans ma quatrième remarque.
IV. Le fécond Procès-verbal porte
que tant aurait eftc & Ji continuement
procédé aux Exorcifmes y tant auraient
cfîc faits de. jeûnes ^ d'oraifons , & de
prières , que le Malflre Diable & fes
ajfociés après.... avoir reconnu quil cé-
dait à la toute Puijfance de Dieu ., &
(p ) Mercure François , ubi fu^ri^
284 Analyse
déclaré qu'il fe retireroit de ce Monaf-
tere pour toujours , enfin f croit Jorti ,
le /j. Oclobre zé'ji, du corps de lu
dite Supérieure, ^fignifié fa jorîie par
fcptflegmcs quelle auroit jcttéfort loin
par fa bouche : feroit aujjiforti du corps
de Sœur Claire le Démon qui la pojfè-
dolt ; & enfuite les Rcligieufcs fc feroient
trouvées fans inquiétudes , leurs lieux
fans infejîation , <& tout le Monafierc
enfaintepdix{q). Mais ces Diables
ne tinrent point leurs promefîés , &
jouèrent les Exorciites. Dès le mois
fuivant la plupart, des Religieufes re-
tombèrent fous le pouvoir des malins
Efprits , & les infeflations recommen-
cèrent (r). La mort de Grandier ne fie
pas même cefier la Diablerie, qui con-
tinua encore un an après l'exécution de
ce malheureux.
V. M. Men.ige témoigne que la Su-
périeure de Loudun lui a die , t> que
» Icrf'qu'elle fut délivrée des Démons
« qui la tourmentoient , un Ange grava
» fur fa main Jefus , Maria, Jofeph , F,
» de Salles, & qu'elle lui montra fa
» main fur laquelle ces mots étoient en
» eiîet gravés , mais légèrement, & de la
(?) Ibld. (r) ibid.
DE B A Y L E. 1§^
» façon que font gravées ces Croix
» qu'on voit aux bras des Pèlerins de la
» Terre Sainte. Elle ajouta que cet An-
» ge grava premièrement ati haut du
» deflus de fa main le nom de François
» de Salles , que ce mot fe baifTa pour
« faire place par honneur à celui de
» Jofeph , & celui de Marie , & qu'ils
» fe baifl'erent enfuite tous trois pour
î> faire place à celui de Jefus (/) «*
M. Ménage ne dit pas en propres termes
qu'il prenoit cela pour des impoftures ,
& l'on comprend affez le motif de fou
fllence : mais le Ledeur entend de refte
ce que veut dire ce récit.
M. de Monconis ne laifTe aucun lieu
de douter de la fourberie : c'ert pour-
quoi il efl: fort à propos de rapporter ce
qu'il en di'-. Il alla voir cette Supérieure
des Urfulines le 8. Mai 1 645 , & com-
me elle fe fit attendre au parloir plus
d'une groffe demie heure , il foupçonna
quelque artifice. Il la pria de lui mon-
trer les caraéleres qu'elle portoitfur fa
main : elle le fit : il vit en. Lettres de
couleur de fan g , fur le dos de la main
gauche , commençant du poignet juf-
qu au petit doigt, Jefus,aw -dejfus, tirant
{/) Ménage , ubi fuprà.
2S5 Analyse
vers l'épaule, Msivià, plus bas Jofepîi, &'
plus bas y à la quaîricmz ligne, François
de Salles. Elle lui dit toutes Us méchan-
cetés du prùre Grandier^qui avoit été
brûlé pour avoir donné le maléfice an
Couvent ; & comme un Magijlrat de la.
Ville duquel il débauchait la femme ,
s en étoit plaint à elle , & que de concert
ils l avaient dénoncé , nonobflant les for-
tes inclinations que ce malheureux lui
caufoit par fes fbrtdeges , dont la mi/e-
ricorde de Dieu la préfervoit. M. de
Alonconis prenant congé d'elle , lui de-
manda la permiiTion de voir encore fa
main , ç\\ielle lui donna fort civilement
au travers de la grille. Il lui fit remar-
quer que le rouge des lettres nétoit plus
fî vermeil que quand elle étoit venue , &
ilju'il Imfembloit que ces lettres s' écail-
loient, & que toute la peau de la main
fembloit s'élever ^ comme Jî c'eût été une
pellicule d eau d'empois dejjkchée. Avec
le bout de fbn ongle il emporta par un
léger attouchement une partie de la jam-
be de IM. , dont elle fut fort furprife,
quoique la place reftât aujji belle que les
autres endroits de la main. Il fut fitis-
f ait de cela [t). Je n'en doute point:
{t ) Monconis , Voyages Partie I. pj 8. & 9i
DE B A Y L E. ^%J
c'écoit un tréfor inftimable pour un
homme comme lui, que !a découverte
d'une 11 îirande fortancerie qui avoit in-
fatué tancde gens. La nouvelle Hijloire
des Diables de Loudun nous apprend
que quand la vieilleffe eut ridé& def-
lëché la maiii llismacifée , de manière
que les drogues qu'on employoic pour
refaire les noms ne pouvoienc plus s'y
coller, » la bonne Mère dit alors que
» Dieu avoic accordé à fes prières de
» laiîîèr effacer ces noms, qui étoienc
5) caufe de ce que quantité de gens ve-
» noient la troubler. ... & la diitraire..,
» de Tes actes de dévotion.
VI. Le Père Seurin, Jéiuite, fut un
des Exorciiles de Loudun. C'étoit urt-
homme fort dévot , mais d*une myilicité
qui approchoit des vifions. L'Auteur
de fa vie a entrepris de prouver la vérité
de la polfeiTion de ces filles , & il allè-
gue pour principal argument l'autorité
du Cardinal de , Richelieu , qui envoya à
Loudun des Exorcifles entretenus aux
dépens du Roi, & celle de Milord Mon-
taigu, un des plus grands ejprits de ce
fiecle , qui ayant vu fortir les Démons
du corps de la Mère des Anges , en fut
parfaitement convaincu^ & en entretint
Urbi^m VlIIJorfquilabjura VHérlfie,&
aSS Analyse
fit profejjion de la Religion Catholi-
que entre j'es mains. Le même Auteur
rapporte un fait bien plus fingulier , qui
concerne le Jéfuite dont il a écrit la
vie. On va voir un homme qui a été
la rançon de J. C. corps pour corps ,
c'eft-à-dire qui , pour le tirer des
mains du Diable , s'eft livré lui-même
au Démon. Lifez les paroles d'un Jour-
nalifte de Paris. » Au temps auquel le
» Père Seurin cxorcifoit les poflédésde
3) Loudun , les Démons déclarèrent que
y) deux Magiciens s'étoient faifisde trois
y> hoilies pour les prophaner. Le Père
» Seurin fe mit en prières pour obtenir
» la délivrance du corps de fon Maî-
■» tre , & confentit que le fîen propre
3> fuft mis au pouvoir des Démons pour
» le racheter. Les offres furent accep-
» tées,&: l'échange exécuté. Les Dé-
3> mons tirèrent les trois Hofties d'en-
j5 tre les mains de leurs fuppôts , & les
» mirent au pied du Soleil du Saint Sa-
» crement , qui étoit alors expofé ; &:
y> l'un deux entra dans le corps du Pe-
» re , qui demeura pofTédé ou obfédé
» prefque tout le refte de fa vie {lî).
(") Coufin , Journal éas Savans , Mai 1689. ''^ns
r£xtr«it de la vie du Père Seurin.
Paralkk
■DE B A Y L E. 2S9
Parallèle de Vanclenne & de la nou-
velle R O ME. Réflexions fur la
puijpinceà laquelle les PAPES font
parvenus.
La puifîance a laquelle les Papes
îont parvenus , me paroît aufTi digne
d'étonnement , que k vafte Monarchie
de l'ancienne Rome : de forte qu'ort
peut aflïïrer que la providence avoic
defliné cette grande Ville à être de
■deux manières diiîerentes la fource &
le centre de la domination la plus ad-
mirable dont Fhiftoire des hommes
fafle mention. Si cela ne prouve pas
que les Romains , en fait de vertus
morales , ayent furpafTé les autres peu-
ples, c'eft pour le moins une preuve
qu'ils ont eu , ou plus de courage ,
ou plus d'induftrie. On ne fauroit con-
liderer fans étonnement qu'une Eglife
qui n'a, dit-elîe, que les armes fpiri-
tuelles de la parole de Dieu , qui ne
peut fonder fes droits que fur l'Evan-
gile , où tout prêche la pauvreté- &
l'humilité , ait eu la hardiefie d'afpirec
à une domination abfolue fur tous les
Rois de la terre : mais il efi: plus éton-
siant encore qu'un deffein aufïï chimé*;
Tome IL N
1
290 Analyse
rique lui ait réuiri. Que l'ancîenns
Rome , qui ne refpiroit que la guerre
& les conquêtes, ait fubjuguc tant
d'autres peuples , cela eft beau & glo-
rieux , félon le monde : mais on n'en,
eft pas furpris quand on y fait un peu
de réflexion. On doit être bien autre-
ment étonne quand on voit la nouvel-
le Rome, uniquement occupée du mi-
niftere Apoftolique, acquérir une au-
torité fous laquelle les plus grands Mo-
narques ont été contraints de plier. Se-
lon le monde, cette conquête eft un
ouvrage plus glorieux que celle des
Alexandres, des Céfars:& Grégoire VII,
qui en en a été le principal promoteur,
doit avoir place parmi les grands con-
quérants.
L'Anonyme qui publie depuis quel-
que temps (a) un Journal , intitulé
VEfprit des Cours de V Europe , pré-
tend que les conquêtes des Papes n'ont
pas été aulTi difficiles que je le penfe ,
& qu'il faut plutôt s'étonner de ce qu«
leur ambition n'a pas entrepris , que de
ce qu'elle a fi heureufement exécuté.
» Je ne vois rien de li furprenant , dit-
v> il, dans la grandeur des Papes. A
» la faveur de quelques pafTages de l'E-
{^a) Depuis le mois de Juin 1699,
DE B A Y L E. 191
» criture, ils ont perfuadé le monde de
» leur Divinité * : cela ell- il nouveau?
r> Jufqu'où les hommes ne fe laiiîent-ils
■» pas entraîner en fait de Religion ?
» Ils aiment fur-tout à divinifer leurs
» femblables : le Paganifme en fait foi.
» Or, pofé une fois que les Papes ayent
» pu facilement établir les divins pri-
» vileges de leur charge, n'étoit-il paç
» naturel que les peuples fe décîaraflent
» pour eux contre toutes les autres
>5 PuiiTances ? Pour moi , bien-loin d'é-
» tre furpris de leur élévation , j'admi-
» re comment ils ont pu manquer la
» Monarchie univerfelle. Le nombre
» des Princes qui ont fecoué le joug
5> Romain me confond. Quand j'en
« cherche la raifon, je ne puis me pren-
» dre qu'à ces deux caufes fi générales
» & fi connues , que l'homme n*agit
» pas toujours conféquemment à Ces
» principes , & que la vie préfente fait
» de plus fortes imprefTions fur fon
3> cœur , que celle qui eft à venir (Z').»
* N. B, L'auteur deVoitrf/Ve(fe la Divinité de leur
Mljfion : jamais les Papes n'ont foutenu , ni perfua-
dé, qu'ils étoient Dieux ; & il y en a plufieurs qui
n'ont que trop montré qu'ils étoient hommes.
{b) L'Efprit des Cours de l'Europe , Novembre
N Z
2^2 Analyse
LaifTons croire à cet Ecrivain fubtil
que les Papes ont pu aifément perfua-
der au monde qu'ils étoient des Dieux ,
c'eft-à-ûire qu'en qualité des chefs vi-
fibles de l'Eglife , ils pouvoient décla-
rer authentiquement cela efî hérétique ,
cela ej} orthodoxe y régler les cérémo-
nie , &: commander à tous les Evêques
du monde Chrétien. Réfultera-t-il de
là qu'ils ayent pu aifément établir leur
autorité fur les Monarques, & les met-
tre fous leur joug avec la dernière fa-
cilité? C'efè ce que je ne vois point.
Je vois au contraire , que , félon les ap-
parences , leur autorité fpirituelle de-
voit courir de grands rifques par l'am-
bition qu'ils auroient d'attenter fur le
temporel des Rois. Prener^garde , dit-
on un jour aux Athéniens , que le foin
du Cie.l ne vous fajjé perdre la Terre : on
auroit pu dire tout au rebours aux Pa-
pes , prene'^gardc que lapajjion d'acqué-
rir la Terre ne vous fajfe perdre le Ciel:
on vous ôtera la puijjlmce fpirituelle ,
Ji vous travaille^ à ufurpcr la tempo-
relle. On fait que les Princes les plus
orthodoxes font plus jaloux des inté-
rêts de leur fouveraineté , que des inté-
rêts de la Religion : mille exemples
anciens & modernes nous le font voir.
DE B A Y L E, 293
Il n'étoit donc point probable qu'ils
foulînroient que l'Eglifc s'emparât de
leurs domaines & de leurs droits , &
il y avoJt lieu de croire qu'ils travaille-
roicnt plutôt à amplitier leur auto-
rité au préjudice de l'Eglife, qu'ils ne
Jaifieroient amplifier la puiilance de
l'Eglife au préjudice de leur puiffànce
temporelle. Les Princes qui favent ré-
gner , ont prefqui toujours à leur dévo-
tion les Gentilshommes & les Soldats,
& quand cette partie de leurs fujets eft
fîdelle, il ne p:.vok pas qu'ils ayent à
craindre les entreprifes du Clergé. On
fe bat pour eux contre toute forte d'en-
nemis. C'ell ce que firent les troupes
de Charles-Quint contre Clément VIî:
c'eft ce que les troupes de France firent
pour Louis XII. contre le Pape Julell,
& ce qu'elles étoient prêtes de faire
avec une ardeur incroyable pour Louis
XIV contre Alexandre VII , un peu
avant que la paix de Pife délivrât ce
Pape de la tempête qui ailoit fondre
fur lui. Ne fait-on pas la réponfe que
le Comte de Vignori , Gouverneur de
Trêves , fit aux Religieux de cette Vil-
le. Comme ils lui repréfentoient que
les Couvents qu'il jettoit par terre,
parce qu'ils nuifoient aux fortifica-^
N 2
294 Analyse
tions qu'il vouloic faire, avoient été
fondés par Charlemagne , je ne fais ,
dic-il , qu 'exécuter les ordres du Roi ,
& s^ll me commandoit de drejfer une
batterie contre le Saint Sacrement ,
j^obêirois.
Nous pouvons ajouter que les Rois
& les Empereurs peuvent difpofer de
tant de grâces & de tant de récompen-
fe , qu'il leur eft facile d'engager dans
leurs intérêts un afîez grand nombre
d'Eccléfîaltiques , dont plufieurs peu-
vent écrire contre les prétentions de la
Cour de Rome. Cette difpute de plu-
me ne fauroit manquer d'être fatale
aux iifurpations des Papes : car il ell
aifé de montrer, &pardes textes for-
mels de l'Ecriture , & par l'efprit de
J'Evangile , & par l'ancienne tradition,
& par l'ufage Aq^^ premiers fiécles, que
Jes Papes ne font nullement fondés à
difpofer des Couronnes , & à partager
en tant de chofes les droits de la fou-
veraineté. Cela pourroit même frayer
les voies à rendre problématique leur
autorité fpiritueîle ; or, en les mettant
fur la défenflve à l'égard de ce point là ,
dans quel embarras ne peut- on pas les
jetter? Quel péril ne leur fait-on pas
courir par rapport à plufieurs autres ar-
DE B A Y L E. 29^
ticles que 'es peuples fe font laiiîe per-
fuader infenfîblement ?
Il ne faut pas compter pour peu de
chofe l'attrait du mariage , dont les
Princes féculiers pourroient leurrer les
Ecclélïaftiques , que la Cour de Rome
condamne à un auiîere célibat. Cette
difcipline paroît incommode à une in-
finité de Prêtres ^HRit- tout à ceux qui
ont la confcier^ce délicate : car pour
les autres , ils favent bien fe dédomma-
ger de cette contrainte. Si l'on tou-
choit cette corde , on cauferoit de
chaudes allarmes aux Pontifes Ro-
mains, & qui voudroit faire Ik-defTus
un Livre femblable à celui de Li fré-
quente Communion , fe rendroit aufîl
redoutable que M. Arnaud. Il ed donc
à préfumer qu'un tel appas raliemble-
roit des Légions de Prêtres & de Moi-
nes fous les drapeaux des Empereurs &
des autres Princes.
Mais pour connoître fi ces ob/laclcs
font auffi réels que je le fuppoie, il faut
recourir aux événements : il faut con-
fulter l'Hifloire. Ouvrez le Livre que
M. Du Pleiïis a intitulé Le Myftere
(Tiniquité y ou l'Hifloire de Li Papauté^
& vous trouverez que fi les Pontifes
Romains ont fâic des progrès qui tien-
N ^
X
igS Analyse
îient du miracle, ils ont eu aiiiïî as
prodigieufes difficultés à (urmonter.On
leur a oppofé des armées & des Livres :
on les a combattus , & pai- des Prédica-
tions , ^ par des Libelles , & par des Pro-
phéties : en un mot, on a tout mis en
œuvre pour arrêter leurs conquêtes.
Il eft vrai que tous ces efforts n'ont
pas réufîi ; mais pourquoi ? C'eil que
les Papes ont employé de leur côté tous,
les moyens imaginables pour s'agrandir.
Les armes , les Croifades , les Tribu-
naux de rinquifition, ont fécondé en
cette occanon les foudres Apofloliques:
la rufe & la violence, le courage &. l'ar-
tifice ont concouru à protcger'^les Pon-
tifes Romains: leurs conquêtes ont conté
prefqu'autant de fang que celles de la
République Romaine. On applique avec
juilefie à la nouvelle Rome , ce que
Virgile a remarqué touchant l'ancienne:
Miiho quoque & bello paffits dum condiret urèem^
Inferrctque Deos Lacio.
Tantx molis erat Romanam condere gentem^
Sephora difoit à Moïfe , tu mes un
Epoux de fang : Jefus-Chrifl: ne pour-
rçit-il pas dire la même chofe à l'Eglife
DE B A Y L E. 297
Romaine , qui Te glorifie d'être foa
époufe.
Celafuffit , ce me femble, pourjulti-
fîcr la propofition que j'ai avancée
plus haut. Je demeure conftammenc
perfuadé que la puiiïance où les Papes
font parvenus eft un des plus grands
prodiges de l'Hiftoire humaine, & l'un
de ces événements qu'on ne voit guère
fe renouveller dans le monde. Si la
chofe étoit encore k faire , je doute qu'el-
le fe fit jamais. Une fmgularité de con->
jonâures , aufTi favorables à cette en-
treprife , ne fe rencontrera plus , & fi ce
grand édifice venoit k tomber , on ten-
teroit inutilement d'en élever un pareil.
Tout ce que peut faire aujourd'hui la
Cour de Rome , avec une habileté po-
litique , dont il eft certain qu'aucune
autre Co-ur n'approche , c'eft defe main-
tenir dans fon ancienne puifîance. Le
temps des nouvelles acquifitions eft
pafTé. Les Papes fe gardent bien d'ofer
excommunier une tête couronnée : il
faut même qu'ils diiïimulent leurreffen-
timent contre le parti Catholique qui
leur difpute l'infaillibilité , & qui faic
brûler les Livres trop favorables aux
prétentions ultramontaines. Si la Cour
ds Rome retomboic aujourd'hui dans
N 5
19S Analyse
les embarras du SchiTme , je veux dire-
dans ces divilions icandaleules , où l'oa
voyoit Fape contre Pape , Concile
contre Concile ,
Infcjiifr^uc obvia /ignts
Signât parcs aquilas , & pila minantia pilis- y
elle n'en fortiroit pas à fon honneur,
elle en (eroit dcconcertce : une telle
fecoufle dans un fiecle comme le nôtrey
démonteroit toute la machine. *
Inconvénients de la Quejiion..
Il n*y a guère de Pais où l'ufage de
îa QueÎHon ne foit introduit : mais il
faut bien remarquer que les Souverains
qui autorifent cette pratique , & qui
ordonnent même qu'elle faile une par-
tie notable de la Jurifprudence crimi^-
r.elle , n'impofent pas aux particuliers
la nécefîité de croire qu'elle foitjufte.
Il s'eft trouvé de touttemps, & en tout
païs , pluf^eurs favants hommes qui ont
condamné cet ufage. Le célèbre Gre-
vius en a fait voir Tinjurtice dans un
excellent Traité , où il examine à fond
cette matière. Michel de Montagne s.
^ Alt, Giigoire VII > rem. Bj & rem, S» ^
DE B A Y I E. 299
touché les deux grands inconvénients
de la QuelHon : l'un, que ceux qui onc
affez de force pour rélifter aux tour-
ments ne confeffent pas la vérité; l'au-
tre , que ceux qui font trop fenfibles à
la douleur confeifent des faulfetés (.z).
Saintmars . décapité a Lyon pour cri-
me d'Etat, l'an 1642, mourut avec
beaucoup de confiance, & témoigna
une grande inditîérence pour la; vie ,
mais en même-temps une telle peur de
la Queftion , qu'il eft très - probable
que la feule menace de ce fupplice lui
eût fait avouer tout ce qu'on auroic
voulu. Il feroit aifé de compiler mille
autorités (Se mille exemples de cette na-
ture , pour montrer les injuilices qui
réfultent d'un tel ufage. Une chofe re-
marquable , c'eft qu'il n'a pas lieu en
Angleterre, même contre les criminels
de haute trahifon.
Afcendants des PAPES fur Us RoiS.
Innocent XI a témoigné une ri-
gueur fi inflexible dans fes démêlés
avec Louis XIV, qu'il a convaincu
toute la terre , que les plus grands
(a) Montagne, EffaisZiè. // , Chap.V.
* Art, Gr<iyiuSfXQf&, B, & rem. C.
Q5
^ôo Analyse
Princes ne plaident jamais avec avanta-
ge contre les Papes. La Cour de Rome
& celle de France étoient agitées du
même efprit de fierté & d'animofité ;
c'étoit a qui fe vengeroit avec plus d é-
clat, & fe porteroit les coups les plus
fenlibles. Mais enfin il a fallu que le
inonde cédât à l'Eglife. Innocent XI
a fait voir que ce n'ell: pas fans fon-
dement que les Papes fe qualifient de
Lieutenants de Dieu fur la terre , de
Dieu, dis-je, qui s'eft réfervé la ven-
geance , & qui a déclaré que c'eft à lui
qu'elle appartenoit: mihi vindicia'. no-
tre Pontife a foutenu admirablement
les droits de ce Vicariat. Je n'adopte
point les penfées de ces efprits fatyri-
ques, qui prétendent que fur le chapi-
tre de la vengeance les gens du monde
font des Novices en comparaifon des
gens d'Eglife : mais il efi: certain qu'ori
n'a guère vu de démêlés entre l'Eglife
& le monde , où les Papes n'aient eu
enfin le dedus , & où l'avantage de.
mieux venger ne leur foit demeuré.
Innocent XI par la feule exciufiort
qu'il donna au Cardinal de Fuftem-
berg (a) , fe vengea au centuple de
tous les affront', qu'il pouvoir avoir rc-»
(a) U l'em^êçha d'çtre Eleftçur de Cologne,
DE B A Y L E. 3OÏ
çùs. Il ôta au Roi de France l'avan-
tage d'être l'arbitre de la paix & de la
guerre, & il l'engagea dans une que-
relle qui le mit aux prifes avec toute
l'Europe. Selon les conjedures géné-
rales , la France devoit fuccomber dans
cette guerre. Dites après cela qqe l'E-
glife n'emporta pas la vidoire fur le
monde en cette occafion. Si Alexan-
dre le Grand avoit été Catholique , &:
qu'une conteitation fe fût élevée entre
le Saint Siège & lui , il auroit eu blen-
de la peine à faire dire au Pontife de
Rome , ce qu'il arracha de la bouche
de la Prêtreflé de Delphes : mon fils,
vous êtes invincible, *
Si 11 tenue des Etats Généraux ejl avan^
tageufe à la France.
Pafquier fe vantoit de pouvoir mon-
trer par une infi.nité de raijons , que rien'
n'eft plus pernicieux à la France que
la tenue des Etats généraux. Ce fi une.
vieille folie , dit-il , qui court en Vefprit
des plus fages François qu'il ri y a rien,
qui puijje tant foula ger le peuple qut
telle Afémhlce. Au contraire , il ri y a.
rien qui lui procure plus de tort , pou£
♦ Alt, Innocmt XI, rem, E»
501 Analyse
une infinité de raifons , que Jî je vous
dédidfois , je paierais les bornes & ter-
mes d'une mijjivc [b). Je ne doute point
qu'il n'eût pu produire là-dcfTus beau-
coup deraifonnements , & je crois auffi
qu'il feroit facile de les combattre.
C'eil une matière fur laquelle on peut
difputer long- temps , & fourenir à per-
te d'haleine le pour & le contre. Cepen^
dant 11 l'on appelloit à l'expérience , ii
efl: àpréfumer que l'opinion de Pafquier
l'emporteroit : car il feroit bien difficile
de remarquer les avantages que la Fran-
ce a tirés de ces Afiembiées , & l'on
prouveroit très-facilement qu'elles ont
fervi à fomenter les défordres. Les An-
glois ont raifon de dire que la tenue
fréquente des Parlements ell nécefiaire
au bien de leur Etat: mais la France ne
peut pas dire lamémechofedefesAllém-
blées générales. On en convoqua plu-
sieurs Ibus le Règne des fils de Henri II,
& jamais la France ne fut plus agitée
ni plus malheurenfe que dans ces temps-
là : ces convocations , bien loin de gué-
rir le mal , ne faifoientque l'augmenter,
Perfonne ne doit reconoître plus fran-
chement cette vérité que ceux de la
(tf) PafcLuier , LettreJ j Liv, iy„
DE B A Y L E. 503
Religion: car c'étoit dans ces AfTem-
blées que leurs ennemis prenoient de
nouvelles forces.
Il y a des gens qui comparent les
Etats Généraux avec les Conciles,
Toutes ces fortes d'Aflemblées font de
mauvais augure : c'elî: un témoignage
affligeant que les maux publics fonc
extrêmes , & que l'on commence à dé-
fefpérer de la guérifon. On fait alors
comme dans les maladies qui ne laif-
fent- prefque plus d'efpérance : on ai-
femble quantité de Médecins : ils con-
fuîterht, ils difputent , ils s'accordent
rarement , & ils font fi bien que le
malade peut dire , commue l'Empereur
Hadrien^, la multitude des Médecins
in a tué. Les belles harangues ne man^
quent pas dans ces Aflémblées : mais
les cabales & les intrigues y manquent
encore moins , & la concluîion fuie
prefque toujours , non pas la juftice
& la vérité , mais la brigue la plus
forte. *
Grande faute de LOUIS XT..
Il n^a tenu qu'à Louis XI d'ajou-
ter à fa Couronne tous les Ltats de là
* Ait, MariUac (Charles de) rem. B»
304 Analyse
Maifon de Bourgogne , par le mariage"
de rHéritiere de ce Duché avec le
Dauphin. Mais une fatalité furpre-
nante l'étourdit à un tel point, qu'il ne
put facrifierune palTion perfonnelle au
plus folide avantage qu'il eût pu pro-
curer à la France pour le prcfent &c
pour l'avenir. Sa haine, pour le Duc
« de Bourgogne , dit VarlUas , avoit
» été extrême , & bizarre dans Ton
» extrémité. Elle ne s'étoit point ar-
» rêtée à fa perfonnc , &. elle ^toit
» pallée à fa fille , par la feule raifon
» que ce Duc en étoit le pere^ Cette
?j fille n'avoit jamais fait aucun mal à
3» Louis , & pourtant Louis étoit fi peu
» équitable à fon égard , qu'il aimoit
?j mieux que les Etats , dont elle venoit
» d'hériter, fuffent pollédés par des
» Etrangers, que de fe les affurer par
3} une voie légitime , commiC étoit celle
» du mariage (tz) ».Ceîa montre que
3es Princes ne tournent pas toujours
leurs pallions ftlon le vent de leur in-
térêt. On les accufe de ce défaut : on
fuppofe qu'ils fe défont de l'amitié &de
la haine avec la dernière facilité , dès
que leur grandeur le demande. Cela
peut être vrai dans le cours ordinaire
{*) Hi.floirc de Lçuis XI, Liv, xiii.
DE B A Y L E. 30^
des chofes : mais il ne s'enfuit pas que
les Princes , tout comme les particu-
liers, n'aient certaines paiïions fecret-
tes, ou certaines antipathies, dont ils
fuivent aveuglément l'inllind, & aux-
quelles ils lacrifient quelquefois leur
gloire , leur prudence , & leurs inté-
rêts les plus effentiels.
Philippe de Comines remonte à une
caufe plus relevée ; il mérite qu'on
l'entende. NonohJIant , dit - il , que
Louis XLfufl ainji hors de toute crain-
te , Dieu ne lui permit pas de prendre
cette matière^ qui ejîoit fi grande , par
le bout qui luy efloit plus nécejfaire ; Ù
femble bien que Dieu monfirat alors j.
é* ayt bien monfiré depuis ^ que rigou-^
reufementil vouloitperjecuter cette Mai-
Jon de Bourgogne , tant en la perfonne
du Seigneur , que des Sujets y ayans
leur bien. Car toutes les suerres es
quelles ils ont ejîé depuis , ne leurfuf-
j'enî point advenues y fi le Roy nojlre
Maijire eufl pris les chofes par le bout
quil les devoit prendre , pour en venir
au dejfus , & pour joindre à fa Cou-
ronne toutes ces grandes Seigneuries ,
oà il ne pouvoit prétendre nul bon droicl:
ce quil devoit faire par quelque traiti
de Mariage , ou les aîtraire àfoy par
3o6 Analyse
vrayc & bonne amitlc : eomine aîfî^
ment il le poiivoit faire. Quand le
Duc de Bourgogne ejloit encores vi-
vant y plujicurs fais me parla le Roy
de ce quilfaroit,fi le Duc vcnoït à
mourir : <& parloit en grande raifon
pour lors; difant qu'il ta fcheroit à fai-
re le mariage de j'on fils {qui e(î nof-
tre Roy a prèfent) & de la fille du dit
Duc Çqui depuis a eflé Duchejfe d'' Au-
triche ) ; & fi elle ny vouloit entendre ,
pour ce que Monficigneur le Dauphin
cfioit beaucoup plus jeune qu elle , il
ejfiiyeroit à lui faire efpoujcr quelque
jeune Seigneur de ce Royaum.e , pour
tenir elle &/és fubjcts en amitié j Ù re-
couvrer fians achats ce quil prétendoit
eflrefien'. & encores e flou ledit Seigneur
en ce propos huicl jours devant quil
fceut la mort du dit Duc. Ce fiage pro-
pos , dont je vous parle , lui commença
ja un peu à changer le jour qu'il fccut
la mort du dit Duc de Bourgogne [h).
Comines s'exprime plus noblement
encore dans le Chapitre fuivant , où il
déclare que Dieu aveugla ce Prince ,
afin de punir ceux qui ne méritoienc
pas d'être heureux. « Le fens de noflre
» Roy eftoit fi grand, dit-il , que moy^
{h) Comines , Lib, F, Cap, XI,
DE B A Y L E. 507
» ny autre qui fufl: en la compagnie ^
» n'eufTions i'ceu voir fi clair en Tes af-
» faires comme lui mefme faifoit : car
» fans nul doute il eftoit un des plus fa-
» ges hommes &des plus fubtils qui ait
» régné en fon temps. Mais en cesgran-
« des matières, Dieu difpofe les cœurs
» des Roys & des grands Princes (lef-
» quels il tient en fa main) k prendre
» les voyes félon les œuvres qu'il veut
» conduire après. Car fans nulle difH-
» culte , fî fon plaifireuft efté quenof-
» tre Roy euft continué le p' opos qu'iî
» avoit de lui mefme advifé devant la
» mort du Duc de Bourgogne , les
« guerres qui ont efté depuis , & qui
» font , ne fuffent poiotadvenues.Mnis
» nous n'efrions encores envers lui ,
» tant d'un codé que d'autre, dignes
« de recevoir cette longue paix qui
j> nous eftoit appareillée : & de là pro-
» cède l'erreur que fit noftre Roy , &
» non point de la faute de fon fens; car
55 il eftoit bien grand , comme j'ai die
On ne peut rien voir de plus fenfé
que ce difcours-là. Il faut dire de cette
faute de Louis XI , ce que les Méde-
cins difent de certaines maladies : il y a
{c) Idem , ibid. Chap. XII,
5o8 Analyse
là quelque, chofe de divin , êuo\i n ; car
l'événement a montré que ce fut pour
Ja punition des peuples que Dieu per-
mit que le mariage de Marie de Bour-
gogne & du Dauphin ne fe fit pas. Ce
font eux qui ont porté la peine de la
folle imprudence de Louis XI : jamais
il ne fut plus vrai de dire ,
Ouidquid délirant Rcges , pUcluntur Achivi,
Le mariage de cette PrincelTeavec Ma-
ximilien d'Autriche fut la naifîance
d'une guerre qui a duré plus de deux
cens ans , & qui a la mine de durer en-
core beaucoup. Elle a été quelquefois
interrompue par l'épuifement des com-
battants ; mais ce n'a été que pour re-
venir, à la manière des fièvres inter-
mittentes , dès que la matière difîipée
a pu fe renouveller. De là font fortis
des fleuves de fang , & une infinité
d'incendies, de îaccagements & de de-
faftres. Il y a de quoi s'étonner qu'un
païs de fi petite étendue , ait pu four-
nir pendant plus de deux fiecles un
ample théâtre de guerre à tant de Na-
tions. La France & l'Autriche , les
principales Puiflances qui ayent difpu-
té ce morceau de terre , ont engagé
dans leurs querelles la plupart des Prin-
D E B A Y L E. 309
ces Chrétiens. Car îorfque l'Autriche
a été trop puilTante , on a fécondé la
France dans fes attaques , & Iorfque
la France a voulu pouffer trop loin fes
conquêtes , on a fecouru l'Autriche
avec vigueur. Les Orientaux , qui ne
connoiflbnt pas la nature du païs, ni
le concours des obftacles, fe moquenc
de ce que tant de batailles gagnées ,
tant de Villes prifes, n'ont pas terminé
encore ce différend. La conquête de
trois ou quatre Provinces eft parmi
eux une affaire de peu d'années : leurs
Hilloriens n'ont befoin que de trois ou
quatre pages pour la raconter. Que
diroient-ils s'ils favoient que deux cha-
meaux ne porteroient pas toutes les
Hiftoires qui ont été compofées fur
les guerres des Païs - Bas ? Les feuls
Hiftoriens qui ont écrit fur les der-
niers troubles , qui ont donné lieu à
l'éreclion de la République des Pro-
vinces-Unies , font en ù grand nom-
bre , que , quand M. Varillas vint à
Paris, il n'y avoir que M. Naudé qui
fût capable d'en faire le catalogue. Ce-
pendant ce n'eft la qu un petit échan-
tillon des guerres du Païs -Bas depuis
Charles VIIL Dans le temps que la
République de Hollande étoit aux pri-
310 Analyse
Tes avec Philippe II, on prétend que
J'Empcreur Turc s' étant J au montrer
fur Li Carte le petit Etat qui fuiite-
noit la guerre contre un jî putjfant AIo-
narque , dit que fi c'était Jbn affaire
il y envoieroit un bon nombre de pion-
niers y & ferait jetter ce petit coin de
terre dans la Mer (d). Ces gens -là
ont pitié fans doute de nos Princes
d'Europe , dont les progrès ont été fî
lents dans un fi petit pais : ils ne trou-
vent pas qu'il loit glorieux de fe bat-
tre fi fouvent pour ks mêmes Villes.
On les prend , on les reftitue deux ou
trois fois fous le même Règne ; c'eft
toujours a recommencer. Mais que di-
roient-ils , s'ils avoient allez de génie
pour réfléchir fur l'effet des pertes? La
Maifon d'Autriche n'auroit plus rien
dans ce païs-là , fi elle n'en avoit per-
du la moitié au feizieme fiecle. Elle
a éprouvé que les anciens ont eu rai-
fon de dire qu'en certain cas , la moitié
vaut mieux que le tout, dimidiumplus
toto. Ce qu'elle perdit alors lui a fer-
vi , & lui fervira déformais à fauver le
refte: fans cela elle n'auroit aujour-
d'hui , ni ce qu'elle a confervé , ni ce
{£) Remarques fur le difcours du fieur de Gre«
fnionville , /?. 68.
DE BAYtH. 3IÏ
qu'elle n'a pu reprendre. Le mal eftpour
les Flamands , comme difoit très - bien
Comines , qu'ils font toujours la partie
fouifrante. Tant qu'il reftera un pouce
de terre à gagner , ce fera un levain &
im-ferment infaillible de nouvelles guer-
res. Mais le mariage de leur Princefle
avec le Dauphin les eût apparemment
délivrés de tous ces défaftres : ils n'au-
roient vu la guerre que de loin : elle fe
feroit faite au-delà de leurs frontières ;
& e'eft un ouvrage ineftimable. *
Roman de la Papcjfc TEANNE.
§ I.
Autorités fur Icfqudhs on prétend ap^
puyer cette fable. Progrès quelle a
fait dans le monde , ê* combien on
Va brodée. Dans quel temps on a
commencé à V attaquer. Conjectures
fur fan origine.
Ceux qui foutiennent que la Papefîè
Jeanne a exiflé, la placent entre Léon
IV, qui mourut le 17 de Juillet 85 5 ,
& Benoît ni, qui mourut le 8 d'A-
vril 858. Ils citent l'autorité d'Ana-
* Art. Louis XI, rem. R,
^ii Analyse
fîafe le Bibliothécaire , Ecrivain con-
temporain : mais il elt très-douteux qu il
ait fait mention de cette Papeiie (a).
Bien des gens fe pcrfuadent que Ma-
rianus Scotus , qui vivoit plus de deux
cens ans après , eft le premier qui en
air parlé : d'autres fou tiennent qu'il
n'en parla pas du tout {b). En tour cas
fon récit eft très-laconique : car on n'y
trouve autre chofe , fînon c^a une fem-
me y nommée Jeanne ^ fucceda. au Pape
Léon IV i & régit VEgllfe durant deux
ana cinq mois & quatre jours.
Sigebert , qui mourut l'an 1113,
circonftancia un peu plus la chofe :
mais il y a des gens qui prétendent que -
cette fable a été inférée dans fa chro-
nique , & que c'eft un morceau fuppofé
(c) : ils fe fondent fur des manufcrits
où le pafTage en queftion ne fe trouve
point. Tcxaminerai le fond qu'on doit
faire fur le témoignage prétendu de ces
trois Ecrivains , ainfî que fur celui de
MartinusPolonus , autre Hiftorien que
l'on alleo;ue.
Ce dernier, qui mourut vers 1 an
1270, c'eft -à- dire, près de deux
(a) Voyerh^. II. "\
(b) rojq//§. III. '
(c) Foyti U §. lY.
cens
DE B A Y L Ê. 313
éent«; ans après la mort de Marianus ^
étendit beaucoup plus le conte. Il af-
Cira que la Papefle dont parle Maria-
nus s'appelîoic Jeanne V Anglais ;
qu'elle naquit à Mayence ; que pen-
dant Ton Pontificat elle devint groflè ;
quelle accoucha en pleine rue un jour
de proceffion , entre l'Eglife de Saint
'Clément & le Colifce ; & que depuis ce
tenrps-la les Pontifes , lorCqu'ils vont
en proceffion , prennent un détour ,
pour ne point pauèr dans cette rue*
Tliierri de Nieni , qui écrivoit plus de
trois cents ans après la mort de Maria-
nus , ajoute du fien , qu'en mémoire
de cet événement on érigea une ftatue.
D'autres ont parlé d'une Maifon , &
d autres d'une Chapelle , bàiies au mê-
me lieu , pour éternifer cette infamie.
Guillaume Brevin & Platina , poite-
rieurs à Thierri de Niem , ont encore
enflé la dofe , & ont mis en avant la
chaife percée , fur laquelle on fait af-
feoir les Papes pour examiner s'ils fonc
.hommes. Un peu plus de cent ans
. après j d'autres Ecrivains , voulant aufïi
contribuer du leur, ont débité que la
prétendue Papciïe étoit Magicienne ,
iqu'el'e couronna l'Empereur Louis II ,
&c. ; tellement q^uà peins 4^0 ans ont
Tome IL O
5î4 Analyse
pu fuffifc pour donner V entière forme i
cet Ours , que le pauvre Marianus
avoir mis au monde je ne fçdis com-
ment (d). C'efl ainfî que parle David
Blondel , qui , tout Miniftre qu'il
ëtoit , n'a pas laiflé de traiter de fable
cette Hiftoire de la Papefle , & de
compofer des Livres pour la réfuter.
C'efi un conte , dit-il , tout compofe de
pièces de rapport , & qu'on a enrichi
avec le temps. Nous allons le rapporter
félon le récit de ceux qui en ont le plus
Ibigneufement rairembié les circonfian-
ces
Il n'en manque guère à la narration
de Jean Crefpin : voilà fon Gaulois.
» Jean huitième de ce nom , le quel
» prit le nom d'Anglois , à caufe d'un
« certain Anglois , Moine de l'Abbaye
» de Fulden , le quel il aimoit fingu-
» liérement , quant à fon office a eflë
r Pape , mais quant au fexe il eltoit
« femme. Cette fille , . . Allemande de
» Nation, native de Mayence, & nom-
» mée premièrement Gilberte , feimit
v> d'être homme , prit les accouike-
^rf) Blondel , Eclalrciffement de la Quejllon ,
fi uni femme a été ajpfe au SUge Papal de- Rome g
^
* ments d'un homme , & s'en alla à
y> Athènes avec fon amoureux de Moi-
» ne. Or , comme elle ercoit d'un ef-
» prit fort aigu , & qu'elle avoit la
» grâce de bien & proprement parler
y> djns les difputes & leçons publi-
■» ques , & que plufieurs s'efmerveil-
î5 loient grandement à caufe de fon
» favoir ; un chacun fut tellement af-
■» fedionné envers elle , . . . qu'après la
» mort de Léon elle fut efme Pape. Au
->5 quel office eflant introduite , elle
» conféra les faints Ordres.... à la façon
» des autres Papes : elle fit des Prêtres
» & Diacres , elle ordonna àQs Evef-
>^ ques & Abbés , elle chanta des Mef-
» fes , .... elle préfenta fes pieds pour
» être baifés , & fit toutes les autres
» chofes que les Papes ont coutume de
>' faire. » Crefpin ajoute à cela d'au-
tres anecdotes , dont on a parlé plus
haut , le couronnement de Louis II , la
grofîèfTe de Jeanne , qu'z^/z jien Chape^
lain Cardinal renàh enceinte , fes cou-
ches en pleine rue, au milieu de la Fille
de Rome , en laprcfknce de tout le peu-
ple , donc elle mourut fur le lieu même ,
Van du Seigneur 8 ^j. Il n'oublie pas
îa circonftance dt la chaire percée , & il
■finit par cette reflexion maligne : main.-'
O 2. '
3i6 'Analyse
tenant , dit-il .... il ncftplus befoin de
cette deiniere cérémonie : car pendant
ciu ils /ont Cardinaux , & devant qu'ils
Joient efius Papes , ils engendrent tant
de baflards , que perj'onne ne peut douter
qu'ils nejbicnt map.es (e).
Boccace , dans Tes Femmes illuftres ,
a fait mention de la Papelie , qu'on y
voit reprcfcntée en taille-douce , accou-
chant dans une procefTion générale en-
tre les bras de fes Cardinaux. Sa narra-
tion ne s'accorde pas avec celle des au-
tres Auteurs. Il dit qu'elle fit les études
en Angleterre, qu'elle remplit la Chaire
Papale après Léon K, qu'elle accoucha
dans î'Eglife en célébrant le Service
Divin , & que les -Cardinaux ,, indignés
d'avoir été joués par cette femme, la
mirent dans un cachot. D'autres Ecri-
vains ont orné le conte de pluGeurs cir-
conllances nouvelles. Les uns infinuent
que cette méchante femme fut condam-
née au fupplice de la corde , & quefori
galant fut pendu auprès d'elle : c'ell une
des vifions poétiques du Mantouan :
■ Hie pendebnt adhuc fexum. mentita virilem,
Ftemina, c/' zriplici phrygiam diademate mitram
ExtoUehat apex , & Pontificalis adulter.
. {e) Jean Crefpin , Etat de l'E^lire , p. m. 243. &
DE B A Y L E. 317
D'autres ajourent que le Diable lui
annonça fa groliclle : car un jour qu'elle
exorcifoit un Démoniaque, & qu'elle
demandoit au malin efpnt quand il (or-
tiroit du corps de ce pofTédé , le Dia-
ble répondit : dis-moi quand une Pa~
pefje en/anlera, & je te dirai quand j'en
foriirai {/)• Je pafTe fous filence quel-
ques autres variations moins impor-
tantes.
C'eft ainfi que î'Hiftoire de cette pre'-
tendue Papefîë a été brodée. On y eût
fans doute coufu de temps en temps de
nouvelles pièces , il les Catholiques Pv.o-
mains ne fe fuflent enfin avifés de la
combattre. Cela mit fin aux broderies.
Il q[\ remarquable qu'une infinité d'E-
crivains , d'ailleurs très - attachés au
Saint Siège , ayent cru cette Hiftoriette.
Enée Sylvius , qui a été Pape fous le
nom de Pie II , eft le premier qui l'aie
révoquée en doute ; mais il l'a attaquée
d'une manière foible , & comme en
tremblant : car après avoir dit dans
une Lettre écrite au Cardinal de Carva-
jal , que dans l'inflallation de cette
(/) Marîin, Moine Cordelier , dans fa Chronique
intitulée Flores temporum , Du Pleflis Mornai »
My/ifre d'iniquité , T^. iCZt
o 3
^iS Analysé
femme fur la Chaire de Saint Pierre , il
n'y avoit point eu d'erreur de foi, ni de
droit , mais une fimple ignorance de
fait : il ajoute , d^ ailleurs VHifioire
nejî pas bien certaine , N E Q U E
CERTA HiSTORIAEST ('^).
Aventin prit la négative d'un ton plus
ferme , & rejetta hautement cette table
(7i). Son témoignage a d'autant plus
de force , que c'étoit dans l'ame un boft
Luthérien : la Cour de Rome eft fort
maltraitée dans fes Livres , & pour peu
qu'il eût trouvé de vraifemblance dans
ie conte de la Papefle , il n'eft pas dou-
teux qu'il eût pris le parti de l'affirma-
tive , afin de (e divertir aux dépens des
Papes.
Depuis Aventin, Onufre Panvini^^
Bellarmin , Serarius , George Scherer ,
Robert Perfons , Florimond de Re-
mond , Allatius , Mr. de Launoi , le P,
Labbe, & plufieurs autres ont réfuté
amplement cette vieille tradition. L©
Cardinal Baronius témoigne beaucoup
d'eftiroe pour le travail de Florimond
de Remond : mais il a eu tort de dire
que les Hérétiques en furent li accablés ,
(i^) jî,neas Sylv. Epift. 130.
* ( A ) Voyci^ le lY. Liv. ù% fçs Annales de Ba<»
I
DE B A Y L E. 319
qu'ils eurent honte d'avoir parlé de
cette fable , & qu'i's n'ofent plus en
fonnsr mot , ut ampUiLS ea dt fahulcz
hifcere non audmnt (i). Cela eft lî
faux , que le Livre de Florimond de
Remond fut attaqué dès fa naiffance ,
& a depuis été réfuté pas pluGeurs Ecri-
vains (A:). Aujourd'hui même les Pro-
teftants font encore des Livres pour
foutenir cette Hiftoire de la Papeffe.
Cependant il faut convenir que l'ouvra-
ge de Florimond n'eft pas mauvais en.
fon genre , & je ne penfe pas que per-
fonne eût encore fi bien réfuté le conte
dont il s'agit. Jufte Lipfe faifoit grand
cas de ce Livre (/). On y trouve néan-
moins beaucoup de bévues , & l'on re-
proche à l'Auteur d'avoir employé trop
^e digreffions & de déclamations : outre
'D'
{i) Baronius , Annal, ad annum 853. Nurù
[h) Un Miniftre de Bearn écrivit contre , 8c
Florimond lui répondit dans la féconde Edition de
fon Antipapeffe. Alexandre Coocke a fait un Livre
exprès pour réfuter le même Ouvrage. Depuis la
publication de VAntlpapejfe une infinité à'Ecrivains
Proteftants ont foutenu la Thefe contraire : tels que
Mornai , Decker , Capel , Hottinger , Zuinger ,
Megerlin , &c.
( /) Voyci fa Lettre à Mirseus , inférée dans le
Commeptaire de ce ileriiier fur la Chronique de ^i-.
gebert.
0 4
32© Analyse
que bien des gens prétendent que !c Je-
fuite Richeome a eu beaucoup de parc
à l'Ouvrage.
Je crois que des Traditions avanta-
geufcs aux Papes , & qui feroient com-
battues par des raifons aufîi fortes que
celles que l'on oppofe à THillioire de k
Papefiè , paroîtroient dignes de mépris
aux Pfotcilants qui s'obflinenc le plus à
foutenir ce conte. Tant il eft certain
que les mêmes chofes nous paroiflcnt
véritables eu faufTes , félon nos préjugés
(m) ! La même force de la préoccupa-
tion a été caufe que l'on a cru que la
controverfc de la Papefle étoit une af-
£iire de la dernière conféquence contre
l'Eglife Romaine : mais dans le fond c'e'-
toit une vétille ; car les objedions qu'on
en peut tirer ne font pas plus embarraf-
^ntes que celles qu'on fonde fur beau-
coup d'autres faits , & fur des principes
reconnus par cette Egîife.
M. Moreri fe trompe quand il afTure
comme une cbofe remarquable , qu en-
tre un fi grand nombre de gens qui on$
affirmé VHilhirc de la Papejfe , il ne Je
rencontre pas un feul François. Bou-
chct , Nicole Gilles , le Préfident Fan-
DE B A Y L E. 321
ehct , du Haillan , Palquicr &:c. , en
font mention. Au refte la multitude des-
témoins ne fauroit ici pafier pour preu-
ve , puifque Marianus Scotus , le plus
ancien de tous , eft poltérieur de deux
eents ans au fait en queftion , &; que fon
témoignage eft incompatible avec des-
faits inconteftables qui fe trouvent dars
les Auteurs contemporains. Marianus
place cette Papefî'e entre Léon IV &
Benoît III : or i\ eft prouvé qu'elle n'a
pu régner entre ces deux Papes, & l'on,
en donne des démonltrations chrono-
logiques , appuyées fur des palTages
clairs & précis , tirés des Ecrivains du
IX^. fiecle (/z). D'ailleurs la nature par-
ticulière de ce conte diminue beaucoup;
k force de la preuve qu'on tire de la
multitude des témoignages. C'eit un fait
rare , piquant , lingulier dans fes cir-
conftances : il eft bon pour ceux qui
donnent des liftes des femmes doCtes ,.
ou des femmes im^pudiques, ou de celles
qui ont déguifé leur fexe : il eft borv
pour ceux qui recueillent les exem.ples
des jugements de Dieu , & pour ceux,
qui- fe divertiftent à com.pofer des Hif—
(n) Voyti Blondel , Eclaircijj^iment de la Qj-^fi-
tàMi ; 6t,- 5, 70,- 2c iaiv..
o %
i
321 Analyse ,
•oaTes facétieufes. Toutes forces d'Ao- J
teurs en pouvoient faire ufage. Il ne faut j
donc pas s'étonner que tant de gens
Tayent fourré dans Jeurs écrits , lans
s'embarrafTer qu'il fût vrai ou faux.
On n'épluche guère les traditions qui
peuvent fervir d'ornement ou de preu-
ve au fujct qu'on traite , & il n'eii que
trop ordinaire de les adopter fans exa-
men.
Ceux qui ont écrit pour montrer la
faufleté de cette Hiftoire, en ont recher-
ché l'origine , & ont allégué plufîeurs
conjeâures. Les uns difent que le Pape
Jean VIII ayant térsoigné une grande
lâcheté dans la Caufe de Photius , &
s'étant comporté moins en homme
qu'en femme , cela lui fît donner le
Jiom de Papcjje Jeanne. C'eft le fenti*
ment de Baronius. Aventin s'imagine
que la véritable origine de cette fable fe
rapporte au Pontificat de Jean IX , qui
fut crée Pape par le crédit deThéodo-
ra , femme impérieufe & altiere qui !e
gouvernoit. Onufre Panvini applique la
chof'c k Jean XII : ce Pape , dit-il ,
traînoit toujours à fa fuite une troupe
de p 5 & chériflbit , entre toutes
les autres , Jeanne Rainiere , qui avoit
im empire abfolu fur lui ; d'oii il arriva
f
DE B A Y I E. 313
que quelque railleur l'appella PapcJJe.
Bellarmin veut que le conte vienne de
ce qu'il courut un bruit qu'une femme
avoit été placée fur le trône Patriar-
chai de Conilantinople. Allatius pré-
tend qu une certaine Thiota , qui s'éri-
gea en Prophéccire dans l'Allema-gne au
IX'^^ fiecle , fut l'occafion de cette fa-
ble (o).
Mr. Blondcl réfute toutes ces conjec-
tures , & déclare qu'on ne doit point
exercer Jon tfprit en des enquêtes inuti-
les , pour un fujet qui n'en vaut pas ht
peine. Cette critique me paroît un peu
trop févere. J'olerai bien dire que les
perlonnes de fa communion , qui ont
tant crié contre lui , & qui l'ont confî-
dcré comme un fliux frère , n'ont été ni
bien équitables , ni bien éclairées fur les
intérêts de leur parti. Il leur importe
peu que cette femme ait cxifté , ou
qu'elle nait pas exifté : Un ]\îiniftre qui
n'ell pas des plus traitabiçj en convient
(/)). Mais il leur importe beaucoup de
ne pas donner fujet de fe faire regarder
comme des gens opiniâtres , & qui ne
veulent jamais revenir de leurs anciens
(o) Blondel , ibid. p. 85. & fuiV.
{p) M. Jiirieu, On rapportera fon pafisge dans le
S* v*«
0 6
^4 A N A t r s E
préjugés. Ils ont pu objcdcr légitime-^
ment le conte de la Papclle pendant
qu il n'étoit pas réfuté : ils n'en étoient
pas les inventeurs ; ils le trouvoie nt dans
plufieurs ouvrages compofés par de bons
Papiftes. Mais depuis qu'il a été réfuté
par des raifons très-folides _, ils dévoient
1 abandonner , & ne pas employer de
vaines chicanes pour éterniier cette dif--
pute. C'ctoît apprendre k leurs advcr-
fïiires la méthode de contefler tous les
faits , & leur donner une tablature pour
fè maintenir dans mille Traditions aufli
tabuleufes que celle de la Papeilé, S'ils
avoicnt imité Blondel , ils auroient
montré par un bel exemple, qu'ils fe
payent de raifon , & que c'eli à tort
qu'on les accufe d'opiniâtreté. Launoî ,
& quelques autres Catholiques , qui
combattent les traditions mal fondées j.
font honneur à leur Eglife , & chagii-
nent fes adversaires : car ceux-ci ne'
peuvent plus lui reprocher apr^s cela de
tyrannifer les efprits fur ces iortes de
fujets. Les Dodeurs, au contraire, oui
s'opiniâtrent à fou tenir ces traditions
éqi^ivoques,nuifent à leur Communion,
& la déshonorent. Mais parmi les dif-
férentes feâes qui partagent le Chrii.ik-
siiine , il règne , prefque par-tout, dit
: it
•i..«
DE B A Y I F. JZ^.
plus au moins , un certain efpric de con-
tradition , qui ne permet guère qu'on
convienne de Tes torts, & cet aveu n'ell
que le fruit du temps, & d'une infinité
d'aiîàuts. Il femble que ces préjugés de
n-aiilance ayent été reçus fous la condi-
tion que certaines femmes de Lacédé-
mone prefcrivoient à leurs fils , lori-
qu'elles leur donnoient le bouclier , aut
hoc , aut in hoc : faites-vous plutôt tuer
que de le perdre. Les gens raifonnables
favent s'affranchir de ces bas préjugés ,
& ils imitent Tes Généraux prudents ,,
qui abandonnent les poffes dont la dé-
fenfe ne feroit pas avantageufe.
PaiTons âux éclairciiîeirents que j'ai
promis , concernant les quatre Ecrivains
qui originairement or t donné cours à
IHifîoire de la Papefîé. Il faut fe rap-
poller que ces Ecrivains font Anaftafe le
B b'iothécaire , Maiianus Scotus , Si?*
gebert 3. & Martinus.Polonus..
^■l6 Analyse
§. I I.
lin y a nulle, apparence qu Anaflafc le
Bibliothécaire ait fait mention de la.
FapeJJ'e. Apologie des Jéfuites de
Mayence , calomniés au fujet d'une
prétendue Jaljtjî cation de cet Ecri-
vain.
De fortes raifons me pcrfuadent qu'o-
riginairement Anaftafe n'a point parlé
de la Papeli'e Jeanne , & que ce qu'on
trouve à fon fujet dans quelques vieux
Manufcrits de ce Bibliothécaire , eft une
addition poiliche , inférée par des mains
étrangères.
i<>. Panvini affure que dans les an-
ciens Manufcrits des vies des Papes ,
compofées par Damafe , par Anallafe
le Bibliothécaire , & par Pandolphede
Pife , il n'eft fait ancune mention de
cette femme , fi ce r\Q\\. à la marge ,
entre Léon IV & Benoît III , où cette
fable je trouve inférée par un Auteur
poftérieur , en caractères divers , 6" du
tout différents des autres [a).
2°. Blondel , qui a vu dans la Biblio-
(a) Omiphr. in Addit. ad Plat, cité par Coeffe-
teau , iiSii la KépoA^ç au pi^'tiered'iriii^uité >p. jo^a
DE B A Y L E. 3^7
tlieque du Roi un Manufcrit d'Analî?.fe
où ie trouve l'Hiftoire de la PapefTe , &
qui a lu & relu foigneufement cet en-
droit , a reconnu à des preuves certaines
que c'étoit une pièce coufue. Il déclare
que ce qu'on y lit touchant cette pré-
tendue Papelîé ejî tiré des propres pa-
roles de Martinus Polonus , Auteur
poJIérUur à Ana/Iafe de/j-o o ans; qu'on
n'y reconnoît nullement le ftyle d A-
naièafe , mais celui de Polonus ; que ce
conte , tel qu'il eft narré dans le Ma-
nufcrit mentionné , ne peut s'accorder
avec le récit d'Anaftafe touchant l'élec-
tion de Benoît III ; que fuivant le récit
du Bibliothécaire il eJl ahjolument im-
pojjibk qu aucun ait tenu le Papat entre
Lcon IV & Benoit III ^ que cet Hiito-
rien obferve qu'après le décès de Léon ,
les notables & le Peuple de Rome ré-
folurent d'élire Benoît , & qu'aufïi-tÔE
illico y ils allèrent le trouver dans l'E-
glife de Saint Callifte , où il prioit Dieu ,
& qu'après l'avoir inflallé fur le trône
Pontifical , ils envoyèrent le Décret de
fon éledion aux très- invincibles Au-
gufles Lotkaire & Louis. Or tous les
Hiftoriens de ce temps-la, ajoute Bîondel,
attertent unanimement que le premier
de ces deu;i Princes mourut le 2.9 Sep^
328 Analyse
ttmbre 85 5 : c'ell-à-dire 74 jours aprèS'
le Pape Léon IV , décédé le 17 Juillet
855 (/?). Où placerons - nous donc le
règne de cette Paptfle qu'on fait (îégcr
entre Lcon IV & Benoît III , & dont
on veut que le Pontificat ait dure plus
de deux ans ? N'eft-il pas vrai que fi
nous trouvions dans un Manufcrit ,
qu'innocent X étant mort, on lui don-
na promptement pour fucceffeur Ale-
xandre VII , qu'Innocent XI fut Pape
immédiatement après Innocent X , &
fiégea plus de deux ans , & quenfuite
Alexandre VII lui fuccéda, nous dirions
qu'un même Ecrivain n'a pu débiter
toutes ces chofes , & qu'il faut de toute
nécenîté que les Copilles aient joint en~
femble fans jugement ce qui avoit été
dit par différentes pcrfonnes? Analèafe
le Bibliothécaire feroit tombé dans une
pareille extravagance, s'il étoit l'Auteur
de tout ce qu'on trouve dins les Manuf-
crits de fon ouvrage , qui font mention;
delaPapeffe, Ci'bns donc que ce qui
concerne cette femme-là eif une pièce
poflichc, & qui vient d'une autre main..
^'>. Mr. Sarrau , zélé Proteilant , 8c
habile homme, en jugea ainfi après avoir
(j^\ Blçndel j. ihid p. 6 , 7 , & fiii»*.
DE B A Y L E. ^29
examiné avec attention le Manufcrit de
la Bibliothèque du Roi. Il conclut de la
narration qui s'y trouve touchant l'c-
kdion de Benoit III , à laquelle on
procéda immédiatement après la more
de Léon IV , que la fable de la Papellê
y a été coufue par un homme qui abu-
fbit de Ton loifir : indè patet , dit-il ,
qiiod de ea ( Joannâ ) diclum cjly ajjii-
mentiun ejfe hommis otio abiijî (c). Il
en parla de la forte dans les Lettres qu'il
écrivit à Saumaife , & il appuya fon
fcntiment fur pluiieurs autres raifons.
En voici une qui me paroîtdémonflra-
tive. Les chofes qui concernent la Pa-
pefTe dans le. Manufcrit d'Anallafe ne
font point rapportées comme des faits
dont l'Auteur fe rende garant : il fè fert
des expreffions vagues & incertaines ^
on ajfure que , on dit que , UT ASSERI-
TUE. , UT DICITUR. Un Hiftorien
contemporain , établi k Rome , très-
favant , pour ces temps-la, peut-il par-
ler de la forte pour un fait de ce caracie-
re , fur une aventure aufïï extraordinaire
que celle- là (^/) ?
Les raifons que nous venons d'alié-
(c) Sarraviiis , Epift. CXXXVUL
{d) Idm, Epift, ÇXLYI.
53<3 Analyse
guer font fî propres à perfuader qu'A-
naflafe n'a rien dit de la Papefle , que
pour les détruire il ne fuffit pas d'allé-
guer qu'il y a plufieurs Alanufcrits où
cette Hifloire Ce trouve ; il faudroit né-
ceflairement montrer le conte dans l'o-
riginal d'Anaftafe ; car alors on aime-
roit mieux croire fur le témoignage de
les yeux que cet Auteur s'eft rendu ri-
dicule en narrant des chofes contradic-
toires, & en fe fervant follement d'un
ouï-dire , que de raifonner ou de difpu-
ter. On ne délie point le nœud , quand
©n objede que cet Auteur-là n'eft point
exaft , & qu'il fe trouve des variations
& des contrariétés dans fes récits (c),
N'eft-il pas certain que cela ne tire point
à conféquence pour les chofes qui fe
font paiîées fous fes yeux ? Ceux qui
parlent des fiecles pafTés confultent plu-
sieurs Ecrits, prennent de l'un une cho-
fe , & de l'autre une autre. Voilà pour-
quoi, s'ils n'ont pas du jugement, ils
mettent enfemble des faits qui s'entre-
détruifent : mais cela ne leur arrive
point à l'égard des événements frais &
nouveaux , & auiïi notoires que l'inftal-
lation des Papes, Pour ce qui efl de ceux
(e) C'eft la vaine folution que Des Marets a em-
ployée dans fon Examen ^uxjl. de Papx femna*
DE B A Y L E. 33Î
<jm prétendent que l'adverbe illico a été
fourré par une autre main dans le Texte
d'Anaitaie (/) , il faut leur répondre
qu'avec un femblable échapatoire on
fccoueroit le joug de tous les témoins qui
incommodent , & que l'on réduiroic
toute l'Hiftoire à un Pyrrhonifme épou-
vantable. Une raifon particulière &
très- forte nous défend ici d'admettre la
conjecture de ces gens-la , c'eit que nous
avons des preuves fondées fur des paiTa-
ges de quelques autres Auteurs contem-
porains , par lefquels il paroit que Be-
noît III a été le fuccelleur immédiat de
Léon IV , & que l'intervalle entre la
mort de l'un & l'inftallation de l'autre
â été petit. C'eft pourquoi la raifon veuC
que l'on fuppofe qu'A^naftafe s'eft fervi
^e Fadverbe en quelHon.
Examinons une chofe dont on a fait
(i un grand bruit , & qui n'eft fondée , ce
me femble , que fur un difcours très-
i vague. >•> Marc Velfer , l'un des princi-
f » paux Magiftrats d'Augfbourg , ayant
y* envoyé l'an 1601 aux Jéfuites de
» Mayence le Manufcrit d'Anaftafe ,
» pour le faire mettre fous la prefTe; ils
» prièrent MarquardFreher, Confeilleç
j» de fon xAlteflè Eledorale à Heidd-*
{f) Des Marets, iW.
332- Analyse
» berg , de les aider dans ce travail.
» Sous la promefre qu'ils faifoient de
« donner au public , de bonne foi , ce
» qui leur feroic communiqué , il leur
>î envoya deux Manufcrits d' Anaftafe ,
» où la vie de la prétendue Papefï'e fe
J5 trouvoir. Mais ces MciTieurs fe con-
» tentants de faire tirer deux Exemplai-
55 res de cette forte , ils fupprimercnc
» dans le refie de l' Edition , ce qui leur
» avoit elle fourni ; tellement qu'il n'a
» point paru , & Monfieur Frehcr a elté
» contraint de s'en plaindre , par une
>î efpece de Manifejh imprimé (^g). «
Voilà ce que le Minière Blondel dit,
que Mr. Saumaife lui raconta en ^i 640.
Mais il obferve que jamais perfonne n'a
pu montrer ni les deux Manufcrits com-
muniqués aux Jéfuites par Freher , &
tirés de la Bibliothèque d'Heidelberg, ni
les exemplaires que ces Pères fournirent
à ce Confeiller de TElcctcur Palatin , ni
leManifeiîe qu'il publia, dit-on , contre
\qs Jéfuites.
MefTieurs Rivet , Sarrau, desMarets ,
Spanheim,& Boeelcr, témoignent avoir
ouï dire la même chofe à M. de Saumar-
fe , & ils n'ont pas manqué , fur fon
(^) Blondel , uU fuprày p. 3. & 4.
DE B A Y L E. 33^
témoignage , d'accufer publiquement ies
Jcluices de IMayence d avoir joué là un.
tour de filou. Il doit pafTer pour incon-
teitable, que M. de Saumaife a dit cela ;
mais la queflion efl de favoir fi fa mé-
moire , quelque bonne qu'elle tût , ne le
trompoit point. On feroit beaucoup plus
honnête & beaucoup plus charitable en
iui imputant ce détaut , qu'en i'accu-
fant d'impollure comme fait le Père
Labbe (h).
Quoi qu'il en foit , fi le conte de Mp.
de Saumaife étoit vrai , nous aurions ici
un des plus étranges prodiges qui aient
jamais paru dans le genre humain. Les
Jéfuites auroient commis une fraude in-
flgne dans un point controverfé entre
les Catholiques & les Proteftants : Mar-
quard Freher , indignement pris pour
dupe dans cette af aire, s'en feroit plaint
au public . & auroit couvert de honte
ces impoileurs : &: néanmoins aucun
Auteur du temps n'eût fait micntiond'un
tel attentat , & d'une fourberie fi écla-
tante. Du Pleffis Mornai , qui avoir des
correfpcndanccs dans tout le monde
Proteilant, & des relations particulières
avec le Palatinat , n'auroit licn fu de
cette affaire ; car il n'en parle point duns
(A) In Cenotaphio eyerfo, ,
^34 Analyse
le chapitre de la Papeffe Jeanne. Rivet ,'
l'homme du monde le plus curieux en
toutes fortes de Livres de controverfe ,
n'auroit pas été mieux inftrnit que Du i i
PlcfTis^en réfutant Coeffeteau, quiavoic | |i
nié l'Hilloire de cette Papeife. Conrard
Decker , publiant un Livre dans le Pa-
îatinat pour fou tenir cette Hiftoire , au-
roit ignoré l'aventure de l'Edition d'A-
nartafe. Un certain Urfm , qui fe don-
noit la qualité d'Anti-Jéfuite , & qui
publioit au même pays divers ouvrages
très-fatyriques contre la fociété , n'au-
roit rien dit de cette aventure. David
Parcus , Profefleur à Heidelberg , qui
étoit perpétuellement aux prifes avec les
Jéfuites de Mayencc , les eût épargnés
fur ce point-là. Jamais les difputes entre
les Proteflants & les Jéfuites n'ont été
auffi violentes , & fur-tout en Allema-
gne , que pendant les trente premières
annéesdu XV'II^.fiecle ; cependant par-
mi une infinité de Traités de controver-
fes & de Libelles , qui parurent contre
les Jcfuites dans cet intervalle de temps,
il ne s'en rrouveroit aucun qui leur re-
prochât rimpoflure de l'Edition d'x\naf-
tafc. D'où pourroit venir une indulgence
fi univerfelle ? Se feroit-on fait une loi à
Heidelberg , depuis l'Edition d' Anaftafe
B E B A y L E. 93$
en i6oi , jufqu'a la ruine de la Biblio-
thèque en i6zi , de ne montrer à per-
fonne les deux Exemplaires dont les Jé-
fuites avoient fait préfent , & d'empê-
cher les confrontations ? Tout le monde
s'accorda-t-il à jetter au feu la plainte
publique de Marquard Freher , &
même à en perdre le fouvenir ? D'où.
vient que Saumaiie , le feul qui ait eu le
don de fe fouvenir de cette affaire , n'en
parla jamais dans les ouvrages qu'il pu-
blia , trop content d'en entretenir fes
amis en converfation ?
Les queftions que l'on pourroit faire
fur ce fujet font infinies. Le Père Labbe
en a poulfé quelques-unes d'une façon
impitoyable , & avec des termes afîbm-
mants contre Saumaife , & contre ceux
qui publièrent ce qu'il leur avoit dit de
vive voix. Ce font des queftions qui fe
préfentent d'elles- mêmes , & quoique je
ne fois qu'un nain en comparaifon de ces
Coloffes , il mefemble que fi j'avois en-
tendu dire à M. de Saumaife ce qu'il leur
contoit , je lui aurois fait quelques-unes
des objections du Père Labbe. Je l'aurois
prié en particulier de me donner quel-
ques raifons de ce prodigieux filence de
tous les Auteurs qui ont écrit contre les
Jéfuites depuis l'an 1 601. Si un honnête
33^ Analyse
homme m'aiTuroic aujourd'hui que M.
Arnauld lui dit en 1664 ce que je vais
rapporter , je lui répondrois hardiment ;
je crois que M. Arnauld vous a dit ces
chofes , puifque vous l'atteftez comme
témoin auriculaire, mais je ne crois point
qu'il ait dit vrai; c'ell un de ces difcours
vagues de converfation , où il n'arrive
que trop louvent de brouiller les chofes
pitoyablement : nous en avons mille
exemples dans ie Scaligerana & dans le
Menagiana, Voici le narré que je (up-
pofe qu'auroit fait Mr. Arnaud :, cela
fournira la matière d'un parallèle.
Mefîieurs Du Puy envoyèrent en
1644 aux Jcfuites de Rome, le Manuf-
crit d'un Concile où il y avoit un pafla-
ge déciiif pour l'efficacité de ia grâce.
Les Jéfuîtesavoient engagé leur foi qu'ils
n'ôceroient rien du Manufcrit. Ils en
firent tirer deux Exemplaires fidèle-
ment , &: retranchèrent dans tous les
autres le paiFagedécihf : ils renvoyèrent
le Manufcrit à Meilleurs Du Puy , &
leur firent préfent des deux Exemplaires
qui n'étoient pas corrompus. Mefficurs
Du Puy ayant fu la fupercherie s'en
plaignirent par une Lettre imprimée.
Si iMr. Arnaud avoit fait un tel ré-
cit , il n'y a point d'homme raifonna-
ble.
DE B A Y L E. 337
ble , qui ne fût en en droit de lui de-
-inander pourquoi perfonne ne s 'eft ja-
mais vanté d'avoir vu la Lettre de
MefTicurs Du Puy > D'oii vient qu'ils
n ont pas fommé les Jéluites d'envoyer
<^uelqu'un pour affilier à une afièmblée
dans laquelle on confronteroit le ma-
nufcrit avec les deux exemplaires reçus
en préfent, & avec le refte de l'Edition >
Pourquoi n'ont- ils pas drelTé un A6le
devant Notaire , afin d'avoir une preu-
ve très-invincible de la fraude > Pour-
quoi vous , qui avez tant écrit contre
les Jéfuites , ne leur avez-vous jamais
fait le reproche d'avoir fali:fié le Ma-
nufcrit d'un Concile? Pourquoi, de-
puis les difputes du Janfénilme , oui
ont produit une infinité d'ouvrages'
contre la Société, ne trouve- t-on au-
cun Auteur qui fe foit plaint du re-
tranchement de ce paliage ) Quelle
tête de Medufe a tellement engourdi
& la main & la mémoire d'une infinité
d'Anti-Moliniftes , qu'aucun d'eux
n'ait rien imprimé touchant cela } Se
feroit-on donné le mot pour épargner
aux Jéfuites la honte qu'ils méritoicnt?
Mais pourquoi les épargner fur ce point-
là , pendant qu'on n'oublioit rien de ce
qui pouvoit leur nuire fur tout le relief
• lomc IL jP
33^ A N A I Y s s
On ne fauroic lever ces difficultés , &
elles frappent de telle forte , qu'à moins
defe laitier aveugler par une préoccupa-
tion bizarre pour la fincéritc de M. Ar-
naud , &: pour la fidélité de fa mémoire ,
on croira toujours que fon récit n'eft
qu'une fable.
Mais quand même tout ce que M. de
Saumaife raconte feroit certain , ce ne
feroit pas une chofe dont on pût tirer
quelque conféquence pour le fond de la
queflîon ; car ce qui a été obfervé à l'é-
gard du manufcrit de la Bibliothèque
Royale n'auroit pas moins de vertu
contre celui de la Bibliothèque Pala-
tine, ©n diroit fur le même fondement,
que THiiloire de la PapelTe a été cou-
fue à l'un & à Fautrc , & ainfi l'oii
conclueroit qu'Anallafe n'en eft point:
'l'Auteur.
§. I I I.
Il ej} équivoque que Mj.rianus ScotuS
ait parlé de ce conte.
Cocifeteau nous, apprend que p^il^
J:eur<; docle.s peffonnages focipçonnenC
les Luthériens' d'avoir falfifié îe^. Ma-
nufcrits de Marianus Scotus , & d'y
si
DE B A Y L E. 559
•^t^oir inferi l'article de la Papefle Jean-
ne ; que ce conte ne fe trouve point
dans ies vieux Exemplaires ; que Mi-
reus , Chanoine d'Anvers , Editeur ré*-
cent de la Chronique de Sigebert , cer-
tifia qu'il avoit un vieux Manufcrit de
Marianus , écrit fur parchemin , dans
lequel cette fable n'eiè inférée , ni aa
texte , ni à la mars:e ; Que Ludovicas
Sombechus , Abbé de Gcmblours , avoid
remis ce Manufcrit à Mireus ; que l'E-
diteur du Krantzius de Cologne té-
moigna avoir vu un Manufcrit pareil ;
q[ue le Jéfuite Serarius déclare qu'il a
vu à Francfort un manufcrit que lui
montra Lacomus , Doyen de l'Eglife
de Saint Barthclemi, où la cho/i? eH: rap-
portée avec cette rdlnâiorijUt ajfentur,
refiridion que le Calvinijie Heroidus ,
Editeur du Marianus de Bàîe , a eu la
mauvaife foi de fupprimer dans fon Edi-
tion [a) , qui a été faite fur ce Manuf-
crit de Latomus (b).
Arrêtons-nous un peu fur les demie*
tes paroles du récit de Coeffeteau. Oa
y voit que de l'aveu du Jéfuite Serarius,
l'Edition de Bàle ne diftere du Manuf-
(a) Coeffeteau , Réponfe au Mjfiere d'iniquité ,
(,b) Florimond de Remond , Antipapeffe , Ckap. 11^
num. 4»
P a.
^^O A F A I Y s E
crit de Latomus qu'à l'égard des tcrmôff
ut ajfcritur. Il contient donc tout le
reftc , & par confcquent il y a des Ma-
nulcrits de Marianus qui font mention
de la Papefle , fans qu'on puifîe dire
que les Luthériens y ont ajouté cela:
car il eft indubitable que le Manufcric
de Latomus n'a point été fallifié par
eux , puifque ce tut un prêtre Catholi-
que qui le fournie , & qui le tira de la
Èibliotlieque de fon Eglife ( c ). Mais
d'oij viennent , dira-t-on , ces varia-
tions dans les Manufcrits d'un même
Auteur ? Pourquoi trouve-t-on dans
quelques-uns la Papcfle Jeanne , &
pourquoi ne la trouve-t-on pas dans
quelques-autres ? Je répons que cette
divernté peut avoir été produite auffi-
tôt par addition que par fouflradion ,
& que pour favoir au vrai Ci Marianus
ed l'Auteur du court article qui con-
cerne la Papeffe , il faudroit avoir l'ori-
ginal de fon Ecrit. Mais comme on ne
l'a point , il eft prefqu'impofTible de dé-
cider la chofe.
On peut faire une autre queftion.
EPt-il plus apparent que ce qui concer-
ne la Papeflb Jeanne a été ôté par les
Capiftes , qu'il n'eft apparent qu'il ait
(c^ Idim ibii.
D E B A Y L E. 34»
été ajouté ? Il eft difficile de répondre
quelque chofe de pcfitif : car il y a des
raifons pour & contre. Il eir probable
que certains Copiiles , ayant trouvé
fcandaleufe la période de la Papeffe ,
n'ayent pas voulu l'inférer ; & il eft
probable que d'autres Copiiles , frappés
de la fîngularité du fait, n'ayent pas
voulu qu'il manquât dans leur Maria-
nus , & aient pris foin de l'ajouter. Il y
a des Ledeurs qui écrivent a la marge
- d'une chronique , ou de tel autre ou-
vrage de même nature , un grand nom-
bre de fuppléments. Si cette chronique ,
ainfi augmentée, tombait dans les mains
d'un Libraire , il pourroit fort bien ar-
river qu'il inférât dans une nouvel le
Edition toutes ces notes marginales ,
chacune en fon rang , fans fe donner
même la peine de les diftinguer de l'an-
cien texte. Nous avons des exemples
journaliers de ces fortes d'infidélités.
Une pareille conduite devoit être en-
core plus fréquente avant l'invention
de l'Imprimerie : car les Livres étoienc
plus chers , ik ainli beaucoup de gens
aimoient mieux joindre à la marge de
leur Manufcrit les fuppléments qu'ils
tiroient des autres copies , que d'être
obligés d'acheter deux fois le même ou-
r 3
542. Analyse
vrage. Or , ces additions nricirginalcs paA
foîent ordinairement dans !e texte, lorf-
qu'on faifoit une nouvelle copie. Je
m'étendrai un peu plus iur ces conjec-
tures dans le §. V.
je ne donne point ceci pour des rai-
fons convaincantes , ni même pour des
conjcftures que l'on ne puiiTe réfuter;
mais que peut-on faire de mieux fur des
matières li incertaines , où l'on ne mar-
che qu'à tâtons. Ce que je m'en vais
dire ne tient pgs tant du Problème. Si
le conte de la Papefîe a été fraudu-
Jeufement inféré dans les anciens Ma-
ïiufcrits de Marianus , ce ne font point
les Luthériens qui font coupables de
cette faîfiiication ; car ces Manufcrits
fon?i,jan£érieurs à Luther. D'ailleurs ce
Réformateur parut dans un temps où
3'jmprîraerie étoit commune ; on ne
s'amiifoic guère alors à copier des Ma-
nufcrits , & après tout , les connoifî'eurs
favent fort bien diirin^uer il une cooie
a été faite au XVI'' ilccle , ou long-
temps auparavant. Concluons que fi la
chronique , dont nous parlons , a été
falfinée , c'a été par les Catholiques
Ko mains.
Ms.is , dira-t-on , les Catholiques
avoient incomparablement plus de mo-
DE B A y L E, 343.
tifs de fnppnmcr i'aventure par-tout où
ils la trouvoient , que de rinfcrer où ils
ïiG la trouvoient pas : ils voyent fore
bien qu'elle ctoit hontcufe pour leur
Egîife ? Cette cbjedion a quelque diofe'
de fpécicux ; mais au fond ce n'efè
qu'un beau fantôme : car cette fable eO:
fortie originairementdu fcin du Papifrae,
&: ce font des Prêtres & des Moines qui
l'ont publiée les premiers. Elle a été
crue par des Auteurs fort dévoués au
Saint Siège , tels qu'Antonin Archevê-
que de t lorence , l'un des Saints de la
Communion Romaine. Une inanité
d'Ecrivains l'ont rapportée bonnement
& fimplcment , fans prétendre nuire aux
Papes , & ce ne fut qu'au commence-
ment du XVl^ liecle qu'on commença
à la combattre tout de bon , lorfque les
Luthériens cherchèrent a s'en orévaloir.
'Il y a bien d'autres chofes que les ïc'a-
teurs du Papifme avoient intérêt de fup-
primer , & auxquelles ils n'ont point
touché , quoiqu'elles fufîent infiniment
plus fcandalcufes & plus flétriiTantes
que celles-là. Venons à l'examen de la
chronique de Sigebert.
p*
344 Analyse
§. I V.
Ce quoii oppofe au prétendu pajpigt
tiré de la Chronique de Sigebert.
Ce que l'on vient de dire fur les Ma-
nufcrits de Mai'ianus , peut s'apphquer
aux Manufcrits de Sigebcrt , Moine de
Gembiours , qui mourut Tan 1113.
Voici ce que porte fa Chroniaue , fui-
van t l'Edition de Paris de l'année 1^13.
Johannes Angllcus, Fama cjl hune
Johinntmfccnùnam fuifje , & uni joli
farailiari cognctarn , qui eam compk-
xus efi , & gravis facia peperit Papa.
€xl(îcns. QiLare eam in ter Pontifices
non nwnerant quidam ; idco nxymini
numerum nonfdcii : Ceft-H-dire, Jeart
TAnglr/is. On dit que ce Jean éto t une
femme, & qu'elle n'étoit connue que
d'un fcui confident, qui coucha avec
elle , & qu'étant devenue groilè elle
accoucha durant fon Pontificat. C'eft
pourquoi quelques-uns ne la comptent
point parmi les Papes; & c'ell pour cela
auffi qu'elle n'augmente pas le nombre
des Papes appelles Jean.
II a des Manufcrits de Sigebert où ce
paffage m f^ trouve point. i\lii-eus ^ ce
DE B A Y L S. 34^
Chanoine d'Anvers dont on a parlé plus
haut , & à qui nous devons une Edition
de cette Chronique , très-poftérieure à
celle de Paris , Mireus aOûre qu'il ne
fait aucune mention de la Papeliè, non
pas même en marge , dans quatre Ma-
nufcrits différents qu'il a confultés ,
entre lefquels étoit celui de l'Abbaye ce
Gemblours , où Sigebert , étoit Moine.
Il obfcrve que ce Manufcrit elt l'origi-
nal de Sigebert , ou du moins une co-
pie tranicrite de fa main fur l'origi-
nal même , pour le mettre au net ; d'où
il conclut que les Manufcrits où fe trou-
ve cette fable ont été fairiiics {a.).
Ajoutons au témoignage du Chanoi-
ne , ce que dit Florimond de Rcmond.
Cet Ecrivain remarque que Guillaume
de Nanguic (de Nangis), Auteur d'une
vieille Chronique où il n'a fait que co-
pier Sigebert d'un bout à l'autre , fans
en rien omettre , ne fait néanmoins au-
cune mention de la Papefi'e , ce qui
prouve qu'il travail loit fur un Manuf-
crit où ce conte ne fe trou voit pas , &
ce qui rend fufpecis tous les Manufcrits
où il fe trouve. Florimond aioute aue le
(a) Myreus , în Edit . Slgeberù , ad annum 854^
çiti ^ar Coefièteaii , ubi fi^pràt
54^ Analyse
Manufcrit, original de Sigebert ,fe volt
'encore aiijoiini'hui dans V Abbaye de
Gcmblours près Loiaain ; que ccji là
que nofîre Sigebert ejioit Religieux ;
que fon Livre y ejl gardé fort cuiieu-
jlment parler Moines^ pour le mort'
irer comme chofe rare aux Savants qui
viennent viliccr leur Bibliothèque ;
qu'un favant Cordelicr , nommé le Père
Protais , lui 2l jure l'avoir vu , & qu'i/^
ny a pas trouvé un mot de cette Fw
ble ; qu'Onufre , Genebrard , & d'au-
tres , témoignenr la même chofe , &
que le premier de ces Ecrivains déclare
ou il n'a rien vu touchant la Papeiîe
dan^ les plus anciens Manufcrits de Si-
gebert qui fe trouvent en Italie {b).
Alexandre Cooke , zélé dtfenfeur de
î'Hiitoire de la PapelTe , s'infcrit en
faux contre la plupart des allégations
de Florimond , particulièrement contre
les Manufcrits de Gemblours , & con-
tre la déclaration du Cordelier ( c ) ;
mais je ne fui:; point frappe de la torce
de fes objedions , ni de la folidité de
ics doutes.. Il faut fe rendre récipro-
(*)Florimon(â de Remond , Antipapeffe , Chap. F,
»um, î.
{c) Voyei le Trnité de la Papeffe par Cooke j i,
^2 b'/uiv^ liad. Fr,
B E B A Y L E. 347
quement cette juiHce d'Auteur à Au-
teur , que fi l'un alîùre qu'il y a un
tel Manufcric dans une Bibliothèque
publique , l'autre ne le nie pas _, à moins
qu'il ne fâche que cela eft faux ; car on
ne doit point fuppofer qu'un Auteur
ait l'impudence de mentir , iofqu'ii eil
ailùré que fon impofture peut-être dé-
couverte. Ne pouvoit-on pas fe faire
montrer le Manufcrit de Geaiblours ,
o'-î charger quelqu'un de le confulter?
Je ne vois donc pas que l'Auteur An-
glois ait dû mcprifer ce que Fiorimond
allègue concernant le Père Protais. II
me femble qu'il donne dans la vétille
quand il attaque Bellarmin , fur ce qu'il
ailûre que Molanus a vu le Manufcrit de
Gembiours : ce Jéfuite , dit M. Cooke ,
m nous apprend p.is à qui Molanus h
dit , ni en quel Livre cela eji écrit.
Que ne confultoit-il les dialogues d'un
homme de fa nation ? Il y auroit lu
que Molanus avoir affûré comme té-
moin oculaire à Aîanus Copus , que le
Manufcrit de Gembiours ne contenoic
rien touchant la Papeiïe , & que fi ce
lî'étoit point l'Original de STgeberc ,
, c'étoit pour le moins une copie faite
fur l'Original (^). Notez que M. Span-
{^d) Alan.is Cop.iî,Dial. I. Cav. VlïL
F 6
^4^ Analyse
heim avoue que le pafîage de Sigebert
qui concerne la Papclle , eil une paren-
thelfe que l'on peut fupprimer , fans
que le récit de l'Auteur , & fes calcula
chronologiques , en reçoivent aucua
dommage ; car il donne à Benoit lil ,
immédiatement après Léon , la même
année que la parenthefe alTigne à Jeanne
( e ). M. Spanhem reconnoit aulîi très-
ingénument que la palîkge en quelHon
ne le trouve pas dans le Manulcrit de
la J3ibliothtque de Leyde. C'eft un Ma-
nufcrit fort ancien : du moins fa date
cft de l'an 1 1 ^4.
Blonde! n'a point pris parti fur la
difpute des Manufcrits de Sigebert ;
mais il infinue très-clairement qu'il
trouve probable que cet Auteur n'a
rien dit de la Papeli'e. L'une de fes rai-
fons eft ceiie-ci : >•> Vincent de Bauvais,
31 & Guillaume de Nangis (qui ont
a d'année en année infère fes paroles
5) dans leurs recueils , & particulière-
» ment à l'efgard de ce qu'il a efcrit fur
» Fannée 854 touchant Benoilt III ^
» & Anallafe fon Antipape , & fur
T> l'année 8157 touchant Nicolas pre-
» mier ) ne copient point la claufe con-
» cernant la Papellè. » Cette raifon çll
(<;) Spanheim , de Papa /«mina , p. /j.
ï E B A Y L E. 349
bien forte pour prouver du moins que
ces Copilks fe fervoient d'un Exemplai-
re qui ne difoit rien de Jeanne, Je fai
bien que Ton répond qu'ils lauroient
cet endroit-là de l'original , parce que
Sigebert même raconte qu'il y a des
gens qui ne la mettent point au rang
des Papes , & qu'ainfi elle n'augmente
point le nombre des Papes de ce nom.
On fe fert auifi de cette remarque pour
réfuter l'argument que Bîondel tire de
ce que pluiieurs célèbres Hiftoriens ne
font aucune mention de la Papeffe. On
• fait voir que certains Papes ont été
rayés du Catalogue des Evêques de
Rome ; & l'on cite Beda , qui nous ap-
prend que deux Rois Anglo-Saxons ,
fe rendirent fi odieux qu'il rut trouvé à
propos de faire périr leur mémoire , &
d'unir immédiatement dans les faftes le
règne qui fuivit ces deux Princes. Mais
ces réponfes ne peuvent fa tisfaire nn
efprit défintérefîé ; car Tobfervation
même de Sigebert a dû être caufe que
les Auteurs qui adoptoient fes récits
parlafient de- la Papelfe. Ils ont dû à
fon exemple raconter les aventures de
ce prétendu Pontife , & puis ajouter
qu'elle ne fait point de nombre parmi
les Papes , &c. N'ayant point parlé de
^^o Analyse
là forte , c'cll nn figne qu'ils n'ont point
trouvé duBS Sigcbcrc le paLage dont il
s agit.
Remarquons outre cela que s'il y
eût eu un Décret portant Ciits le nom
de la Papeffe fcroit eiiàcé des Ades pu-
blics , & que fes Itatues feroient renver-
fécs , c'eût été une de ces circonflances
infignes que les Ciironiquenrs rappor-
tent principalement. II y eut un tel
Décret contre la mémoire de Domi-
ticn , qui n'a pas laillé pour cela d'a-
voir une place dans toutes les Hiftoi-
res parmi les Empereurs de Rome. Cet
Jsrvèt même du Sénat eft l'une des clio-
fes que les Hiitoriens ont le plus foi-
gnculcment marquée. Et au fond il eft
certam qu'ahn qu'ils entralîcnt dans
l'tfpiitd'un tel Décret, & qu'ils répon-
difient aux véritables intentions du Sé-
nat , ils dévoient faire mention de cer
Arrêt infamant. 11 n'eft nullement
croyable que ceux qui inlligent une
telle peine à un ufurpateur , fouhaitent
que f'crlonne ne parle de lui en bien ni
en mal ^ ce fercit le ménager , & le vou-
loir mettre à couvert de l'ignominie.
Or, c'eft ce qu'ils ne pourroient avoir
en vue, fans tomber enconfradiaion;&
par confcquciit ils défocnt que ce qu'ils
DE BayLE. 351
ordonnent contre fa mémoire , ierve
à la faire déceller dans tous les fiécles à
venir. Ils iouhaitent donc que leur Sen-
tence foit exprefiémcnt marc]uée dans
les Annales du pays.
Ajoutons qu'il y a une extrême dif-
férence entre eiiacer quelqu'un du nom-
bre des Papes , & ne faire aucune men-
tion de lui. Les Antipapes ne font point
de nombre : ceux qui ont pris le nom de
Clément ne font point comptés p?rmi
les Cléments , & néanmoins les Anna-
lifres ne fuppriment pas les aftions ,
l'intrufion , & les dcfordres de ces faux
Papes. M. Defmarets fait cette quef-
tion : n'y a-t-il pas eu en France un
Charles X , que la Ligue oppofa k Henri
IV ; & cependant nul Kiltorien ne Fa
mis au nombre des Rois de France t
Grande illufion ; car ii les Hifloriens ne
le mettent pas au nombre des Rois , ils
ne laifl'ent pas de nous apprendre ce que
la Ligue fit pour lui. Il n'eft pas qucilion
ici de favoir fi la Papeiîe a fiégé de
droit : il ne s'agit que du fait ; a-t-elle
été ufurpatrice du Siège Papal après la
mort de Léon ÎV ? L' a-t-elle tenu pen-
dant deux ans? L'a-t-elle perdu par fa
mort en accouchant dans les rues ? Un
Hiilorien ^ qui la regarde comme un
^^1 Analyse
un faux Pape , pourra bien l'exclnre du
nombre des Papes qui onc porté le nom
de Jean, & compter Léon IV pour le
10-!.*= , & Benoît lil pour le 103e ; mais
il faudra qu'il parle de l'interrègne de
cette ufurpatrice. Les Hiftoriens Fran-
çois commencent le règne de Charles
VII à la mort de Charles VI , & ne
comptent point pour Roi de France
Henri VI P.oi d'Angleterre ; mais ils
ne dilTimuîent point qu'après la mort
de Charles VI , ce Henri VI fut procla-
mé Roi de France. Quelque honteux
que puilîent être de iemblabîes faits ,
ils font trop publics pour que les An-
nales les fuppriment entièrement.
Concluons que c'eft raifonner par le
fophifme à non eau fa pro eau fa ,, que
de fuppofer que la remarque de Sigcbert
empêcha que fes Copilles ne tranfcri-
vilitnt (on récit de la Papefie. Il faut
donc chercher d'autres réponfes que
celle de Samuel Defmarets.
DE Bayle. 3^5
§ V.
Si r autorité de ivuirtin Polonus ejl de
plus grand poids que celle des Auteurs
précédents.
Martin Polonus , Moine Domini-
cain , Grand Pénitencier du Pape Ni-
colas III , & Archevêque de Gnefne ,
publia dans le XIIP fiecle une Chroni-
que des Papes & des Empereurs , qui s'é-
tend depuis Jefus-Chrili: jufqu'au Pape
Jean XXI, lequel mourut l'an 12.77.
On y trouve THiftoire de la Papeiï'e , à
peu prés dans les termes que j'ai rap-
portés au §. I. Tous les Savants ne
conviennent pas que ce récit foit de
Martin Polonus , & cette difpute , ainfî
que les précédentes , roule fur la diver-
fité des Manufcrits , dont les uns con-
tiennent cette Hîlloire, & les autres ne
la contiennent pas. Je n'entrerai Ik-
deilus dans aucun détail : car ce que j'ai
dit d'Anaftafc le Bibliothécaire & des
autres , doit s'appliquer a la Chronique
de Martin Polonus. Te me contenterai
défaire quelques réflexions fur les caufes
de la difîcrence qui fe trouve dans ces
anciens Manufcrits , différence dont ii
3)^ Analyse
importe de rechercher l'origine. J'en ai
déjà touché queltpe chofe dans le §.
III : mais j'approfondirai ici ce que
je n'ai fait qu'ébaucher dans l'autre
article.
Je commence par ces deux Propo-
rtions : I. Ce n'eit pas une preuve que
Martin Polonus ait parlé de la Papeliè
Jeanne , que de faire voir le conte dans,
^es fort vieux Manufcrits de fa Chro-
rique. II. Ce n'eft pas une preuve qu'il
n'en ait parlé , que montrer de tore
anciens Âlanufcrits où cette Hiftoire
ne fe trouve point. La vérité de ces deux
Proportions eft fondée fur ce qu'il eft
très-pofïïble que l'on ait ajouté ou ôté.
certaines pièces aux ouvrages d'un Au-
teur peu après fa mort. Les additions
& les foul'tradions font deux moyens
aufTi fréquents l'un que l'autre , de cor-
rompre l'état naturel d'un Manufcrit.
Cent exemples le témoignent. Ainfi ,
pendant que l'on n'aura point l'origi-
nal de Polonus , il ne fera point pof-
fîble de découvrir certainement fi c'ell
par la voie d'addition , ou par celle de
fouflradion , qu'on a introduit une iî
grande différence entre les copies ce la
chronique.
11 n'y a point d'apparepcc , rc^on-
DE B A Y L E. 3^^
dront les Proteftants , que l'Hifloire de
la Papeiie ait été confue au manufcric
de Polonus , & il y a beaucoup d'ap-
parenee qu'elle en a été retranchée; car
c'eîî un fait fcandaleux , & qui couvre
d'ignominie le Siège Papal. Comme donc
ceux qui copioient les Manufcrits ,
écoient jaloux de l'honneur des Papes ,
ils ont dû fe trouver intérefics k fuppri-
nier cette narration , & nullement à
l'introduire. Ce difcours a quelque air
de vraifemblance , mais il prouve trop,
& rend mal aifée à raifoudre cette quei-
tion , d'où vient que l'Hiiloire de la
Papeiîe eft demeurée dans un très-grand
nombre de Manufcrits ? Ou écoit le zèle
des Copiites ? Quelle eil la raifon de la
difparate ?
Autre difnculté. Vous prétendez
qu'Anaflafe le Bibliothécaire , que Ma-
rianus Scotus , que Sigebert , que Mar-
tin Polonus , &c, ont. publié cette Hif-
toire fcandaleufe. Ils étoient pourtant
de très-bons papiftes , c'étoientdes Prê-
tres , ou des Moines dévoués aux inté-
rêts de la Comm/anion de Rome. Pour-
quoi auroient-ils eu moins de zèle que
leurs Copiftes , ou pourquoi leurs Co-
piiles auroient-ils été plus fcrupuleux?
La plupart des Ecrivains qui ont narré
5')^ Analyse
l'aventure de la Papefle n'ont-ils pas
été fort attachés au Catholicifme? Peut-
on y être plus attache que Saint Anto-
nin , qui l'a inférée dans Ton ouvrage ?
Autre difficulté encore. Cette Tradition
s'étoit fi bien établie , que perfonne ne
la combattoit. Aventin , contemporain
de Luther, eft le premier qui l'ait rejettée
comme une fable. Le Concile de Conf-
tance ne cenfura point Jean Hus d'a-
voir allégué ce fait , marque évidente
que les Pères de ce Concile ne révo-
quoient point en doute qu'il n'y eût eu
une Papefîe.
Il réfulte de Va. que les Catholiques
Romains fe firent une habitude de con-
fidérer cet accident comme une chofe
qui ne faifoit aucun préjudice à leur
Religion. D'où feroient donc venus les
fcrupules qui auroient poulie quelques
Copiiles à eflacer des Manufcrits de
Martin Polonus cet endroit-l.i ? Si l'on
eût fatigué d'infultes & d'objeclions fur
ce fujet l'Eglife Romaine , comme de-
puis la Réformation , il feroit beaucoup
plus aifé de comprendre que les Zéla-
teurs du Papifme auroient travaillé à
fupprimer les Ecrits qui faifoient men-
tion de la Papefle , & il eût fallu même,
«n ce cas-là ^ commencer par dire que •
DE B A Y I E. 3^7
le fait n'ctoit pas vrai , ou qu'il étoic
fort douteux ; mais nous- ne voyons
point que les Sedaires aient inCiÛé fur
cet article. Ockam au XIV^ liecle , &
les Huflltes au XV^ , fe fervirent de ce
fait comme d'une preuve que l'Eglife
peut errer. Enée Silvius repondit que
le fait de la Papefie n'eft pas certain ,
& qu'en tout cas il n'y auroit pas là
une erreur de droit. Cette objedion
faifoit peu de bruit en ce temps-là , &
n'infpira à perfonne la réfolution de
prendre la négative , de remonter aux
fources pour laper les fondements de
l'Hiftoire de la Papeffe. D'où feroic
donc venue la confpiration des Copif-
tes contre les pages où les Chroniqueurs
avoient écrit cette Hiftoire ? Enfin , &
c'ell ma dernière difficulté , par quel
efprit de vertige euflènt-ils fait grâce
à tant d'autres narrations plus fcanda-
leufes & plus ignominieufes , & dé-
chargé tout leur zèle fur celle-là ?
!N'ont-ils pas laillé vivre dans les mê-
mes Manufcrits , & dans une infinité
d'autres , la mémoire des Papes intrus ,
fchifmatiques , fimoniaques , adultères ,
magiciens , &c. Je ne donne point ceci
pour des raifons démonftratives , & je
ne voudrois point nier qu'abfolumenc
q$8 Analyse
îl n'y a perfonne qui aie mutilé les Ma-
nufcrits , afin de cacher la honte de
i'Hirtoire de la Papefl'e ; je me contents
d'oppofcr probabilités à probabilités , &
d'avertir par- là mes Lcàleurs qu'il ne
taut pas être fî dccifif fur la caufe que
tant de gens allèguent , de ce que le
conte éa laPapeiie ne fe trouve point
dans plulïeurs anciennes copies des
Chroniqueurs.
Riais , dira-t-on , fî Marianus , Si-
gebert, Martin Poîonus, &c, n'avoient
point parlé de la Papcfi'e , comment
ieroit-il arrivé qu'on la trouve dans
pluheurs anciens Manufcrlts de leurs
Chroniques ? Y a-t-il aucune apparen-
ce que les Moines qui étoient , en ce
iiecle-là , les principaux dëpofitaires des
Manufcrits , & ceux qui en copioient
le plus d'exemplaires, aient voulu don-
ner cours à un tel conte en l'ajoûtanc
à des Livres où il n'étoit pas ? Les Sec-
taires , les Huffites , par exemple ,
avoient-îls befoin de l'y coudre ? Ne
trouvoient-ils pas cette Tradition aiièz
établie ? Qui la nioit ? Qui la combat-
toit ? Le premier de leurs Antagonifles
( j);qui examina 1 objection qu'ils fon-
dèrent là-dcfîus , ofa-t-il pofitivement
(il) Enée Sylvius.
15 s B A Y I E. 3^^
•que le fait n'étoit point vrai ? Or fi
raddition n'a pu venir, ni des bons
Papiftes , ni des Hérétiques, il faiic
conclure que les Manufcrits qui parlent
de la Pspefl'e font en cela très confor-
mes à l'original , & que ceux qui n'en
parlent pas , ont été tronqués de cette
'partie.
Voilà une objeclion féduifante par
^la probabilité ; mais elle ne contient
rien qui puiffe convaincre ceux qui
demandent de bonnes preuves. Elle
Tuppofe faui^ement qu'on n'auroit pu
"iriférer le conte de la Papelfe dans les
Manufcrits de Sigebert, & de Poîonus ,
•&c, fans avoir deffein de nuire à la
Communion de P.ome. Il y a bien d'au-
tres motifs qui ont pu porter ks Copif-
"tes à fourrer cette addition dans un
Exemplaire. Le goût qui règne aujour-
d'hui , de préférer les Éditions augmen-
tées à celles qui né le font pas , eil de
tous les temps. C'eft pourquoi nous
devons croire qu'il y a eu toujours des
perfonnes qui aimoient mieux un Sige-
bert enrichi du conte de la Papeliè ,
qu'un Sigebert où il manquoit ; & ainli
les Copiires pouvoient s'aiiurer qu'ils
vendroient mieux un Exemplaire où ce
conte auroit-ét-é inféré , qu'un Exem-i
560 Analyse
plaire où il n'eût pas été mis , & qui,^
à cauie de cette omilîion , eût pu pif-
fer pour châtré. Et comme , avant l'in-
vention de 1 Imprimerie, il falloit beau-
coup de temps pour préparer des Exem-
plaires , & que les Livres étoient fort
chers , on menageoit le temps des
Copiftes , & la bourfe des Acheteurs ,
autant qu'on pouvoit: & ainli, en fa-
veur de plufieurs perfonnes , on fai-
foit enforte qu'une Chronique tînt lieu
de deux & de trois ; & dans cette vue
au lieu d'en copier plulieurs , on ajoû-
toit à l'une ce que les autres avoiencde
particulier & de plus infigne. De-là vint
peut-être qu'on ajouta à Anaitafe, &
. à Marianus Scotus , & à Sigehert , la
prodigieufe aventure d'un prétendu
Pape accouchant au milieu d'une pro-
cefîion.
Il eft à croire outre cela qu'un cu-
rieux qui avoit acheté un Sigebert ,
ou un Marcinus Poionus , & qui n'y
voyoit pas le conte de la Papeli'e , l'y
ajoûtoit à la marge en le copiant d'une
autre Chronique ; &c cet Exemplaire
pouvoit fervir d'original , quelques
années après , à un Ecrivain qui infé-
roit dans le Texte ce qu'il trouvoit à
la marge. Qui ol'eroic nier qu'en ce
temps-
D 2 B A Y L F. 3^1
temps-la il n'y eût quelques perfonnes
plus avides d'avoir un Ecrit , que
pourvues des moyens de l'acheter ?
Que faifoit - on en ces rencontres ?
On empruntoit une Chronique , & on
la copioit foi - même , & fi l'on n'y
trouvoit pas certains faits dont d'au-
tres Kiftoriens faifoient mention , on
les y joignoit chacun en fa place , &
par cette rufe , on tiroit d'un feul Ma-
nufcrit les mêmes utilités que de plu-
fieurs. Ce Manufcrit a pu pafler du Ca-
binet d'un particulier dans les grandes
Bibliothèques des Académies , ou des
Monafleres , ou bien il a pu fervir
d'original aux Copiftes avant l'inven-
tion de l'Imprimerie.
Voilà quelques fuppofitions toutes
vraifemblables , qui nous font connoî-
tre qu'encore que Sigebert & Polo-
nus n'euffent point employé le conte
de la PapefTe , on ne laifferoit pas dé
le trouver dans quelques vieux Ma-
nufcrits de leurs Chroniques , fans
que l'on dût foupçonner les Auteurs
de l'Addition d'avoir eu un mauvais
deffein contre le Saint Siège. Rien de
plus naturel après cela que ce qu'on
affure de la diverfité des vieux Exem-
plaires. Les uns ont été fidellemenc
Tome IL Q
3'62 Analyse
copies fur l'original , ou immédiate-
ment ou médiatement. Ceux-là ne con-
tiennent pas le conte de la Papeflb ; les
autres ont été faits fur une copie qui
avoit été ornée de cette Fable.
On peut alléguer une obfervation
particulière fur la diverfité des Manus-
crits de Martin Polonus. Il eft prouvé
qu'il donna pluiieurs Editions de fa
Chronique , & fans doute il ne Ce con-
tenta pas de joindre une continuation
à chacune ; il revit aulfi & il retoucha
fon premier ouvrage , il y lit des chan-
gements & des additions. Quelques
Manufcrits de ces différentes Editions
s'étant confervés , il faut de toute né-
cefîîté que les uns foient plus amples
que les autres , & qu'on trouve par ci
par là dans les uns ce que les autres
n'ont pas. Quelque exacts , quelque fî-
delles , qu'eulfent été les Copiftes , on
verroit néceflaircment cette différence
dans les Manufcrits. Il ne faut donc pas
prétendre généralement parlant que
ceux où l'on ne voit pas toutes les cho-
fes contenues dans les autres , ayent été
copiés de mauvaife foi ; car outre la
raifon que j'ai alléguée , voici une con-
jeûure très-vraifemblab!e. Tous ceux
c|ui copioient la Chronique de Martin
■ D E B A Y L E. 3^3
Poîonus , n'avoient pas defTeîn d'en
vendre des Exemplaires. On pouvoic
îa copier pour fon ufage particulier.
Tel homme qui n'c^oit pas riche aimoie
îTiieux prendre cette peine , que de de'-
penfer de l'argent pour le prix du Li-
vre. Rien n'erapéche que cet homme
îie s'attachât plus aux chofes qu'aux
exprefTions , & qu'alin d'avoir plutôt
fait , il ne fautât ce qui lui fembloic
inutile , qu'il n'abrégeât certaines phra-
fes , & qu'il ne fubPcituât les paroles
à' celles de l'original. Suppofons qu'une
telle copie de Martin Polonus ait fer-
vi d'original , nous comprendrons que
les Exemplaires de la Chronique fe-
ront dilrérents les uns des autres ,
fans qu'aucun mauvais deflein , ni
aucune fraude aient eu part à cette di«
verfîté.
Ceux qui font beaucoup de Re-
cueils , & qui y mettent àes pages en-
tières d'un Livre , me pafferont aifé-
ment ce que je fuppofe; ils fe fouvien-
dront qu'afln d'avoir plutôt fait, ils
n'ont pas copié mot à mot , ils ont re-
tranché , ils ont changé bien des pa-
roles. Les Auteurs même , qui citent
de longs paffages fe donnent fouvent
cette liberté, afin de diminuer la pciiie
3^4 Analyse
ennuyante de tranfcrire. Il fe mêle
quelquefois un peu de fraude là dedans,
mais non pas toujours. Que dirai-je
de tant d'omifîions involontaires qui
échappent aux Copiites , & fur- tout
lorfque deux périodes voifines com-
mencent par un même mot? Ils reli-
fent avec quelque forte d'attention ;
mais ils s'épargnent trop fouvent la ^
peine de conférer ligne par ligne leur
Ecrit & l'original ; & à moins que les
omJiTions ne gâtent vifiblement & groC-
fièrement la fuite d'une penfée , ils s'i-
maginerit que tout va bien. Or , il eft
fur qu'il y a des périodes , ou des demi-
périodes , qui étant ôtées d'un Livre
n'empccîient pas qu'il n'y refce un
fens pafîable.
Concluons que la mauvaife foi n'eft
pas toujours l'origine de la différence
des Manufcrits : pluiieurs caufes inno-
centes y peuvent contribuer ; mais j'a-
voue que la fraude y eft fouvent in-
tervenue. C'eft ce que M. Spanheim
obfcrve fur les ]\Ianufcfits de Sige-
bert , particulièrement fur celui de
Leide , où il remarqua des additions,
des changements , des omifTions qui
ne fe trouvent pas dans le JManufcrit
de Gemblours , dans celui de Lipfe ,
DE B A Y L E. 3C^"
&:c. (h) Spanheim ajoute que plufieurs
de ces variations rouloient fur des faits
qui ne plaifent pas à la Cour de Rome ,
& qui fentent un Ecrivain trop partial
pour les Empereurs qui ont eu des dé-
mêlés avec les Papes. On a lieu de
croire que ces faits particuliers ont été
omis frauduleufement par des Copiftes
paflionnés ; mais on ne doit pas former
les mêmes foupçons à l'égard des cho-
fes omifes, ou ajoutées , ou changées ,
qui n'ont nul rapport aux fchifmes , ou
aux difputes. Il en faut juger à-peu-
près comme des mutilations , ou des
corruptions des Manufcrits des Au-
teurs Payens. Il y a tel Manufcrit de
Ciceron & de Tice-Live , qui contient
certains morceaux qu'on ne trouve
point dans un autre. Aucun intérêt,
aucun préjugé , aucune paifion , n'ont
été caufe que le Copifte les ait fup-
primés. Sa feule faute efl: d'avoir été
parelTeux , ou ignorant. Pour bien ju-
ger fi un Copifte a retranché ou ajou-
té quelque chofe par intérêt de parti,
il fâutfavoir quelle; étoient les fadions
d'Etat, ou de Re]io;ion , qui pouvoient
le préoccuper, & de quelle conféquence
{h ) Spanheim , de Papa faniina , p. 54.
Q3
^66 Analyse
peuvent être , à l'égard de ces fadioris,
\qs paflkges fupprimés ou ajoutés. S'ils
ne peuvent ni fervir ni nuire à aucun
parti, l'on doit fiippofcr qu'il n'y a
point eu de mauvaife foi dans l'addi-
tion , non plus que dans romifTîon ;
mais l'on peut fuppofer le contraire ,
quand ils ont un rapport particulier à
une difpute qui a écliauiié les efprits.
( c ) C'eft pourquoi les copies de Mar-
tin Polonus f croient fufpeôes, ou d'une
îTiutiîation , ou d'une augmentation
frauduîeufe , fi elles avoient été fai-
tes depuis que les Proteftans & les Ca-
tholiques ont écrit fur la quefHon de
la PapelFe , avec tant d'ardeur & avec
tant d'animoiàté ; mais puirqu'clles
font antérieures à ce différend, & qu'el-
les ont été faites îorfque THiftoire de
cette femme n'étoit contredite de per-
fonne , on ne voit point que le faux
zèle , la partialité , l'efprit d'impoflu"
re , &c. aient pu déterminer les Co-
piftes à la fupprimer. Il fe pouvoit bien
faire que quelqu'un Teiit retranchée ,
( c ) L'efprk de parti eft une étrange furie : il y
a des Lefteurs fi paffionnés qu'ils déchirent ou qu'ils
ètent toutes les p.'iges où ils rencontrent certaines
diffamations de leur 5efte. Jugez parla de ce qu'ils
fero;e::t fî tais ou tels Mr.nufcrits paiToient par leurs
mains. On ne fauroit décrire tous les ravages que
cette paffiona £aits dans, les anciennes Bibli»theq^ues*
DE BAYIE. ' 3^7
parce qu'il ia prenoit pour un conte
ridicule.
§. VI.
Qiit les Protcfîants , qui sohjîinent à
foutenir t Hifîoire de Li Papejfe, con-
fultent plutôt ïinîèret de leur caufc
que celui de la vérité. Preuve décijï-
ve , tirée du filence de tous les Au-
teurs contemporains.
J'ai dit , & c'efl une maxime qui
n'eft que trop certaine . c|ue les mêmes
chofes nous paroiifent véritables ou
fauflès félon nos préjugés & nos inté-
rêts. Cette foiblellb feroit moins con-
damnable , fi l'on Te contentoit de dé-
cider en faveur du cœur , lorlque les
lumières de l'cfprit 'font égales fur le
pour & fur le contre : mais on va beau-
coup plus loin ; le parti qu'on aime
emporte la préférence , quoique les
raifons qui le favorifent n'égalent pas
à beaucoup près les raifons qui le com-
battent. Blondel remarque que l'on a
fait gloire de vérifier cette maxime
dans les difputes fur la Papefle. Ne
peut-on pas dire que ceux qui foutien-
fienc avec tant de chaleur l'Hiftoii-e
Q 4
358 Analyse
prétendue de cette femme , confuItcnC
plutôt l'intérêt de leur caufe , que l'é-
tat & la condition des preuves. La plus
décifive de toutes , celle qui devroic
agir avec plus de force fur l'efprit d'un
Proteftant , eft tirée du filence de tous
les Auteurs contemporains (^z). Si les
défenfeurs de cette chimère étoient vui-
des de toute paifion , ne fe fouvien-
droient-ils pas que l'argument négatif
leur a paru pluiieurs fois une raifon in-
vincible contre mille Traditions allé-
guées par la Cour de Rome ? Pour-
roient-ils dire en bonne confcience ,
que jG une Kifloire ignominieufe à leur
parti étoit foutenue précifément par
les mêmes preuves , & combattue par
les mêmes objections que celle de la
PapeiTe , ils jugeroient & des preuves
& des objeélions ce qu'ils en jugent
dans la controverfc de la Papeffe >
N'eft-il pas certain qu'alors ils fe mo-
queroient des preuves ] & qu'ils pren-
droient les objecdons pour des argu-
ments démonftratifs ? Ne foutien-
droient-ils pas que l'on ne peut élu-
der ces arguments que par des chican-
( a ) Nicolas I, Hincmar , Adon de Vienne , Re-
jinon , Luitprand , Guillaume le Bibliotliéc.'iJre ,
vAnaftafe ,'&c.
D E B A Y L F. 369
nés outrées , remblables a celles d'un
homme de pratique qui ne cherche
qu'à éternifcr un procès ? Examinons
la force de cette dernière preuve , &
faifons voir qu'elle Tuffit toute feule
pour faire rejctter le Roman de la
Papefîe.
Je ne prétends pas qu'à l'égard de
toutes fortes ce faits le filence des Au-
teurs contemporains foit une raifon de
fe déclarer pour la négative : mais je
prétends que ce principe doit avoir lieu
à l'égard des événements inngnes , &
des circonftances eilentielîes & capi-
tales d'une adion , qui n'ont pu être
ignorées de perfonnc , & dont il au-
roit été abfurde de prétendre dérober
la connoifTance aux îîécles à venir. Je
mets dans cette claflë l'abdication de
Charles-Quint, le genre de m.ort de
Henri II, de Henri III, & de
Henri IV, le premier tué dans un
Tournoi , le fécond airafTmé par un
Moine durant le fiége de Paris , 6c
le troifieme aflaiïiné dans fon carroiîe
au milieu des rues de la même Ville.
Il n'eft pas concevable que tous les
Hiftoriens qui ont vécu au XVI^ &
au XVII^ fiecles aient pu s'opiniitrer ,
ou confpirer à ne dire pas un mot de
Q5
'%'ja Analyse
l'abdication de Charîes-Quint , ni de
ce qu'il y eut de tragique dans là mort
de ces trois Hcnris. Prenez bien g^rde
que je ne confidere pas ici en général
le lilcnce des Auteurs contcmDorains :
je n'ignore pas qu'il ell très-poiïible
que dans des Livres de dévotion ou de
morale , compofés au XVI^ & au
XVIP fïécles , on rapporte incidem-
ment plufieurs adions de ces quatre
Princes , fans dire où ils moururent ,
ni comment. Je ne parle que de ceux
qui ont écrit , ou l'Hifroire particu-
lière de ces Monarques , ou l'Hilloirs
d'Efpagne & de France , ou l'Hilloi-
re générale de l'Europe. Ce feroit un
prodige & un monilre plus étrange que
tous ceux dont Tite - Live fait men-
tion , non-feulement fi tous ces Hifto-
riens étoient muets a l'égard des cho-
fes que j'ai marquées , mais mém.e fi
fept ou huit àts principaux les fuppri-
moient. Pofons le cas qu'au XXIV^
liccle il ne refte que fept ou huit des
meilleurs Hiftoriens qui aient vécu
fous Charles-Quint , & fous HenrilV^
ou un peu ap'-ès ; & que ceux qui vi-
vront en ce temps-là ne trouvent au-
cune ti-ace de l'abdication de Charles-
Quint , ui de l'alialfinat de Henri IIJ &
CE B A Y L E. 371
de Henri IV , que dans quelque mifé-
rable Annaîifte du XIX^ liccle : je fou-
tiens qu'ils feront les plus téméraires
& les plus crédules de tous les hom-
mes , s'ils ajoutent foi à cet Anna-
Jifte , &: à cent autres qui l'auront pu
copier. On peut aifément appliquer
ceci à la difputede la PapefTe. ) ai pré-
venu l'objeâion de ceux qui s'avife-
roient de fuppofer que nous n'avons
pas tous les Annaliftes qui vivoient en
ce temps-là. Il me fuffit qu'il en refte
quelques-uns des principaux. Mais afin
qu'on voie plus clairement qu'il a été
impolTible que les Hilloriens du IX^
fiécle aient fupprimé un fait aufîi ex-
traordinaire que le feroit le Papat de
la prétendue Jeanne , je me fcrviraî
d'une petite ficlion. Je fuppofe qu'un
Auteur de l'onzième fiécle a raconte
ce qui fuit.
Charlemas-ne fcuhaitoit fi ardem-
ment d'être le Père de fon SuccelTeur ,
qu'il fe chagrina beaucoup de ce que
fa femme écoit ftérilc. Elle devint en-
fin grofie : il en fut ravi ; mais comme
elle accoucha d'une fille , il fentit re-
naître fon inquiétude , & ne fe fiant
pas trop a l'avenir, il concerta de faire
pafTer fa fille pour un fils , & lui donna
Q 6
yJ^ Analyse
le nom de Ptpin. La Heine redevînt
grofiè fïx ans après , éc accoucha d'un
enfant mâle ; niak pour ne point faire
connoître au Public qu'on avoit ufé
de fupercherie , le Père & lalvïere conti-
nuèrent à cacher le fexe de leur pre-
mier enfant : de forte qu'après la more
de Charlemagne , fa fille , qui palîbit
pour un garçon , fut couronnée fans
aucune difficulté. On découvrit l'im-
polrure la troifieme année de fon re- ■
gne , & voici de quelle façon. Elle
avoit convoqué fon Parlement , & s'y
étoit rendue avec tout l'éclat poffible ;
mais pendant qu'elle haranguoit , elle
fut faifje du mal d^enfant , accoucha
à la vue de cette augufle AfTemblée, &
mourut tout aufTi - rôt. Cela parut fi
hcrrible , que le Parlement détefîa et
iieu , & ne voulut plus s'y afiembler.
On prit auîTi des mefures pour préve-
nir de fcmblabîes accidents , & il fut
ordonné que déformr.is, avant que dit
procéder au couronnement , l'un àt%
douze Pairs du Royaume mettroit Ja
main où il fcroit nécelîaire , pour dif-
cerner lî la pcrfonne a couronner étoit
\\n mâle, ^"oila un conte qui reffemble
à ceki de la Papelîè comme deux goû-
tes dçau.
DE B A ? L E. -^73
Ne prefibns pas à la rigueur le pa-
rallèle ; aiToiblnions-îe : nous n'avons
pas befoin ' de faire valoir tous nos
avantages. Supporonsque l'Annalirte a
donné un autre dénouement , & qu'il
a dit que dès la féconde année du rè-
gne de ce Pépin , le Prince Louis , efiec-
tivement fils aîné de Charlemagne ,
prétendit à la Couronne, fous prétexte
que Pépin étoit une fille , & que par
la Loi Salique elle ne pouvoit régner.
La guerre civile, qui 'éleva à ce fujet ,
fut violente: Pépin refufa de fe laill'er
viiïter ; mais la Ville de Paris s'étanS
fou levée , on le força dans fon Palais ,
on le dépouilla tout nud , on connut
fon fexe , on le détrôna , on le confina
dan<; un Couvent, & on éleva fur
le Trône Louis le Débonnaire.
Cette aventure eil Ci furprenante,
foit qu'on la rapporte de la première fa-
çon , ou de la féconde-, que dès-là
qu'elle ne paroît dans aucun Hiftoriea
du neuvième (lécle , ni même du dixie^
me, elle mérite d'être rejettée comme
un conte tout à-fait fembîable à celui
de Jean de Paris, ou de Pierre de
Provence , ou de Lancelot du Lao. Car
il efi moralement , ou même phyft-
^uement impoffible, que tous ks Hil^
574 Analyse
toriens du temps fe taifent fur les aven-
tures de ce Pépin , & qu'ils marquent
tous une fucccfTion immédiate entre
Charlemagne & Louis le Débonnaire,
fans que l'on trouve aucun ade qui
appartienne au régne de cette fille dé-
guifée ; pas une Lettre écrite ou re-
çue, pas un Ambafladeur expédié, nulle
paix conclue , nulle déclaration de
guerre. J'aimcrois autant qu'on me dît
qu'en 1694, les Anglois prirent Mar-
feille & Toulon , & mirent tout à
feu & à fang jufqu'aux portes d'Arles,
& puis fe rembarquèrent chargés de
butin ; que tout cela eft très-vrai , en-
core que les Gazettes de cette année-là,
ni aucun Livret fur les affaires du
temps , n'en aient fait aucune mention.
La force de l'argument négatif fera
plus vifible , lorfque nous aurons ré-
futé ceux qui cherchent des raifons de
ce grand filence des Hiftoriens con-
temporains. Ils difent que la Papauté
de cette femme fut confidérée comme
il honteufe à l'Eglife Romaine , que
l'on défendit d'en parler , & qu'ainfî
les Auteurs fc turent , les uns par zèle ,
& les autres par crainte. Mais ce que
l'on peut répliquer, ruine fans reflbur-
€e ce raifonnement.
B E B A Y t E". 37^
ï. On peut dire , en premier lieu ,
qu'il n'eft pas vrai que cette aventure
ait été envifagée comme une infamie
de la Catholicité ni comme une cho-
fe qui donnât atteinte aux droits de la
Communion de Rome : car , félon Tes
principes , ils ne dépendent point des
qualités perfonnelles des Papes. Le cri-
me de Jeanne confiftoit en ce qu'elle
n'avoit point vécu chaftement , mais
non pas en ce qu'elle accoucha au mi-
lieu des rues. Un tel accouchement
auroit été ou l'ouvrage du hazard , ou
l'ouvrage de l'imprudence , & n'auroic
point augmenté la faute morale Qu'elle
avoit commife. La voilà donc feule-
ment coupable de n'avoir pas confer-
vé fa virginité. Comment voulez-vous
qu'à cette occaiion Rome fe recon-
noifîè couverte d'une ignominie donc
il faille étouffer le fouvenir , elle qui
ne cache point la mauvaife vie de plu-
lîeurs Papes qui , avant leur Pontificat,
& dans leur Pontificat, fe font plon-
gés dans des défordres beaucoup plus
criants. L'éledion de Jeanne faifoic
honneur aux Romains ; car c'étoit une
perfonne célèbre par fa (cience & par
fes mœurs. Avoir ignoré fon fexe étoit
une erreur de fait , &une ignorance
57^ Analyse
qui difculpe , 6c ptrfonne n'efl: rc(^
ponfdbie des amours fecrettcs d'une
fille déguifcc.
Il eft 11 vrai que le conte de la Pa-
peffe n'elr point capable de deshono-
rer l'Eglife de Rome , que M. Juiieu ,
tout Monfieur Jurieu qu'il eft , l'a
avoué. Je ne trouve pas , dit- il ^ que
nous [oyons fort inîérùjjls à prouver la
vérité de cette Hifioire de Li Fapejfe
Jeanne. Quand le Siég: des Papes au-
rait fouffert cette furprife , quon y
aurait eftabU une femme , penfànt y
77iettre un homme y & que cette fem-
me ferait enjuite accouchée dans une
procejjion folemnclle , comme ton dit ,
. cela n i formerait pas à monfcns un grand
préjugé : & l'avantage que nous en
tirerions ne vaut pas la peine que
nous fou fi en ions un grand procès là-
defiis. Je trouve mefme que de la ma-
. nïere que cette Hiftoire eft rapportée ,
elle fait au Siège Romain plus d'hon-
. neur quil n en mérite. On dit que cette
■ Papejfc avait fort bien efludié , quelle
■ eftoit fçavantc , habile , éloquente , que
fis beaux dons la firent admirer à Ro-
me y & quelle fut élue d'un commua
confeniemicnt j quoy qu' elle paru f com-
me un jeune Ef ranger , incognu ^
DE B A y L E. 377
fhns amis , & fans autre appiiy que
fon mcriîe. Je dis que cef} faire beau-
coup d^ honneur au Siège Romain , que.
de fuppofcr qu un jeune homme inconnu
y fut avancé uniquement à caujè de
fon mérite ; car on fçait que de tout
temps il ny a eu: que la brigue qui ait
fait obtenir cette dignité (b).
Vous voyez-la un Miniltrequi donne
du poids à cette remarque de Flori-
mond de Remond: » Quand bien ce
» malheur feroit advenu à l'Eglife ,
» qu'une femme euft tenu le Siège Ro-
» main , puifqu'elle y eftoic parvenue
» par rufes & tromperies , & que la
» monftre & parade qu'elle faifoit de
» fa vertu & faincle vieavoit ëblouy
» les yeux de tout le monde , la faute
» devoit eftre rcjettée fur elle, & non
» fur les Efledeurs , îefquels tenans le
» grand chemin, & marçhans k la bon-
» ne foy , fans brigue , ny menée , ne
» pnuvoient eftre accufés d'avoir pars
» à la fuppoficion. « L'Auteur ajoute
que cet^ accident ne pourrait élire fi
monfrueuXy s'il ejloit véritable , commue
ce que ceux , qui fe font appelles Re-
formés y Evangeliftes , & Puritains ,
{ b) J'.irieu . Apologie pour la Rétormatiori »
Tome IL p. 38.
37^ Analyse
ont non-feulement tolleré , mais ejta^
hly y voire forcé aucunes Roy nés &
Princejfes de fe dire & publier Chef
de rEijlife en leurs Eflats & Seigneu-
ries j difpofans des chojcs pies &
fainclcs , & des Charges Ecclcfiajîi-
ques à leur appétit & volonté ( c ).
Il avoît lû fans doute cette pcnfée
dans Alanus Copiis , ou dans Gene-
brard : car ils ont fait tous deux la
même remarque.
IL En fécond lieu , l'on peut ré-
pliquer qu'il n'y a nulle apparence que
Rome ait défendu de faire mention
d'un événement aufTi public , & aufîi
e^'traordinaire que celui-là. Un tel or-
dre eût été bien inutile ; or. ne com-
met point ainfî fon autorité par des
défenfes qui ne font point de nature à
être obfcivées , & qui excitent plutôt
la démangeaifon de parler , qu'elles ne
ferment la bouche.
1 1 L Ajoutez , en troifieme lieu ,
qne fi le zèle ou la crainte avoient
arrêté la plume des Hifloriens ■ nous ne
verrions pas que les premiers qui ont
publié le Papat de Jeanne , font des
perfonnes dévouées au Catholicifme ,
( c ) Florimond de Remond , ubl fuprà , Chap^
XL num. '5.
DE B A Y L E. yj^
& plus k portée que les autres d'être
châtiées ; car ce font des Moines. Il cft
lùr que prefque tous ceux qui ontde'-
bité ce conte étoient bons Papiftes , &
qu'ils ne penfoient à rien moins qu'à
des médifances.
IV. Joignez à cela, en quatrième
lieu , que les defordres de la Cour de
Rome , infiniment plus infâmes que ne
le feroit le Papat de cette fille , ont
été décrits fort naïvement par beau-
coup d'Auteurs qui avoient du zèle
pour la Cour de Rome.
V. Enfin je dis que l'on ne peut ,
fans tomber en contradidion , nous
fuppofer une défenfe de parler de la Pa-
pefTe : car cet ordre de fe tau'e ruine-
roit de fond en comble les principales
circonflances du narré. Bîondel , Flo-
rimond , & Coefîeteau n'oublient pas
cette réflexion. Ils remarquent judi-
cieufement que cette défenfe ne fauroit
s'accorder avec les monuments publics
qui furent , dit-on , érigés en cette oc-
cafion. Ou tjî ici la confcience des Ré-
formés , dit Coefîeteau ? Ils veulent
quen détejladon de cette infamie , 6*
pour monument éternel de ce fcandale ,
îon ait hafli à Home une Chapelle
au lieu ou elle accoucha ; qu'on aii
380 Analyse
érigé une ftatue de marbre pour rc-
prcfenter le fait ; & qu'on ait fait
drefîerdes Chaires peu honneRcs , pour
regarder à l'avenir des cbofes fembla-
bles ; & cependant ils affeurent que
les Hiftoriens n'en ont ofé parler pour
le refpeâ: des Papes. Quel rayon , ains
quelle ombre de vérité en cliofcs (î
mal accordantes { d). Rivet qui ré-
futa Coeffeceau , & qui le fuivit pas
à pas , ne répliqua rien à ce pafTîge.
Je n'ai encore obfervé nulle folution
fur ce point-la dans les Ecrits des dé-
fenfeurs de la Papefre. Ils ont imité
Homère , qui abandonnoit les. chofes
qu'il défefpcroit de bien traiter.
Et qutt
Defperat traclata nitefcere pojfe relinqult.
Cela ne doit pas être entendu com-
me fi , abfolument parlant . je foute-
nois que perfonne n'a entrepris de le-
ver la contradiction. Je fai qu'Alexan-
dre Coocke la examinée , & qu'il
s'imagine au il s'en efl devehppé aj/eî^
bien. Mais je fai au/Ti qu'il eut mieux
vallu pour fa caufe qu'il eût gardé le
filence. Il fuppofe qu'il y eut diver-
( flf ) CoefFeteau , Réponfe au Myftere d'ini-
quité , p. J05.
DE B A Y L E. 381
fité d'avis ; les uns crurent qu'il falioit
lailTer tomber dans l'oubli l'aventure ,
& les autres , qu'il en falioit ériger des
monuments. Il rapporte deux exemples
de cette diverfité d'opinions , l'un efl
qu'il y eut des Papifles en France qui
défendirent les Jéfuites au fujet de l'at-
tentat de Jean Châtel , tandis qu'il s'en
trouva d'autres qui aidèrent à élever la
pyramide qui notifioit qu'ils avoienc
trempé dans cet aiîaiïinat. L'autre efl
qu'il y eut des gens qui furent d'avis
qu'on inférât dans les archives le Mé-
moire préfenté à Paul III. touchant
la réforme des abus ; & qu'il s'en trou-
va d'autres qui jugèrent que cet Ecrit
étoit digne du feu : d'où il arriva , dit
Coocke , que le Mémoire en queflion
fut inféré dans l'Edition du Concile de
Trente , publiée par Crab en 1 15 5 1 , &
qu'on l'a retranché des Editions fui-
vantes , & même mis a V Indice {e).
Pour renverfer tout ce difcours , je
remarque, 1°. que la fuppolition de
Coocke change l'état de la queflion.
Il s'aglffoit de favoir fi les Auteurs
qui ont gardé le filence pendant deux
cent ans , y ont été déterminés par le
refpecl ou par ia crainte du Saint Siège.
(<;) Coocke, de la PapefTe , ^. 141 & fuir^ '
gBi Analyse
On a fuppofé que les fuccefTeurs im-
médiats de la Papefîè défendirent , ou
recommandèrent le filcnce fur cet ac-
cident fcandalcux , & qu'Anaftafe &
les autres Hiftoriens jufqu'à 'Marianus
Scotus , entrèrent dans cetefprit, foit
par zèle pour l'honneur de l'Eglife ,
foit par crainte de s'attirer des aîiàires.
Il eiè clair que cette fuppofition eft
direâiement contraire à ces monuments
publics qu'on prétend avoir été éri-
gés , & à ce nouveau cérémonial qui
fut introduit dans Rome, dit-on, à
l'égard des proceffions anniverfaires ,
êc de l'éleélion des Papes.
J'obferve , en fécond lieu , qu'en
changeant même tout l'état de la quef-
tion, on n'évite pas l'abfurdité : car fi
Anaftafe , par exemple , avoit été l'un
de ceux qui opinèrent que pour l'hon-
neur de l'Eglife , il falîoit cacher l'ac-
cident de la Papelfe , il n'auroit pas
îaiflé d'en parler , après que le fenti-
ment contraire auroit tellement préva-
lu que la Ville & l'Eglife de Rome
l'auroient autorifé par des monuments
publics , & par des règlements perpé-
tuels & anniverfaires. De quoi eût
fervi , en ce cas-la , le fîlence d'un
Hiflorien ?,Quelle bizarrerie , ou plutôt
DE B A Y L E. 383
quelle folie ne feroit-ce pas , que de
vouloir fupprimer , par refped pour le
Saint Siège , une chofe dont toute
i'Eglife de Rome cternifoit hautement
& publiquement le fouvenir ?
Je dis , en troifieme lieu , que les
exemples que le fleur Coocke met en
avant ne fervent de rien ; car ceux qui
euffent voulu qu'à l*occafîon de Jean
Chaftcl on n'eût pas drefle une pyra-
mide , ni diffamé les Jéfuites , ou s'in-
téreffoient à cela perfonnellement , par
affedion pour cette Société , ou ne
croyoient pas qu'elle fût coupable.
Mais Anaftafe & les autres Hiftoriens
n'étoient point perfonnellement inté-
refTés à l'aîiaire de la Papefle ; ils ne fe
foucioient point de fon honneur , ou
de fa réputation , & ils ne formoienc
aucun doute fur la vérité du fait. Ou-
tre cela , dès que l'avis qu'il falloic
drefTer une pyramide eut prévalu , les
Hiftoriens les plus dévoués aux Jé-
fuites en firent mention , & n'euffent
pu fupprimer le fait fans fe rendre ridi-
cules. Que fi le Mémoire préfenté à
Paul III a d'abord paru , & puis dif-
paru , c'cft à caufe que la Cour de Ro-
me fit prévaloir promptement l'opi-
nion de ceux qui fouhaitoient qu'il fus
384 Analyse
fiippriiné. C'eft ce qu'on ne peut pas
^irc des monuments de la Papeflè ; cai-
on prétend qu'ils ont fubiîfté pendant
pluiîeurs liecles. La comparaifon fe-
roit fupportable , d quelques particu-
liers avoient fupprimé le Mémoire , &
que la Cour de Rome l'eût fait impri-
mer au Vatican , avec les Approba-
tions les plus authentiques dont on
puiife accompagner ce qu'elle veut
rendre public in œtcrnam ici memo-
ridm.
Samuel Defmarets , qui traite de
petite fubtilité la contradiâion que
Blondel avoit objeclée , ne s'en tire
pas mieux que Coocke. Il dit qu'en-
tre ceux qui ont gardé le filence à
l'égard de la Papelfe , les uns l'ont
fait parce qu'ils ne croyoient pas qu'il
la fallût inférer au Catalogue des Pa-
pes , & les autres parce que vénérant
le Saint Siège , ils avoient honte de
cet accident fcandaleux , mais qu'ils
ne prétendoient pas que leur omiiïion
pût abolir la mémoire d'une chofe que
les monuments publics atteftoient &
perpétuoient. On a vu ci-defliis, qu'en-
core que notre Jeanne paflât pour in-
digne de tenir fon rang dans le Cata-
logue ^Qs Papes , & d'y faire nombre ,
les
35 E B A y L B. 35^
les Hiftoriens ne pouvoienc pas fe dil-
penfcr de faire mention de ion faux
Papac , la chofe étant trop publique ,
& trop extraordinaire. Et pour ce qui
eft de cette vénération pour le Saine
Siège , & de cette honte , qui auroienc
porté quelques Annaliftes à ne dire
mot fur un fait dont toute la Ville dô
Rome éternifoit publiquement le fou-
venir , ce font des pafîîons ii bizarres
& fî infenfées qu'il n'en faut point
croire capables les Ecrivains qui n'ont
rien dit du Pontificat de Jeanne l'An-
glois. Un Hiftorien qui a du fens , ne
fupprime pas une vérité pour l'amouc
de ceux qui veulent bien qu'elle foit
publique , ni lorfqu'il fait que fon fi-
lence ne peut produire aucun bien , &
le pourra expofer à la moquerie , com-
me un perfonnage pofîédé d'une fotté
honte. Quiconque veut donc s'amufer
ici à l'office de conciliateur perd toute
fa peine : les contradictions objedées
par Blondel , & par CoefFeteau, font un
nœud indiffoluble. * §
* Art. Papejfe & Polonus,
§ N. B. Il feroit difficile de combattre VK\î=.
»9ire de la Papefle par des arguments plus lub^j
Jomc IL K
3^5 Analyse
tils , Se plus impofants. Cette diiïertatîon eft
un plaidoyer en forme : toutes les fubtiiités de
l'Art Oratoire y font employées. Cependant les
raifons de Bayle ne perfuadent pas tout le mon-
de , & bien des gens mettent cette aventure au
rang de tant d'autres Paradoxes Hiftoriques , fur
lefquels un homme fage a beaucoup de peine à
prononcer. C'eft ce qu'en penfoit M. de Beau-
fobre ; » après avoir , dit- il , dlfcuté ce fait
»> depuis plufieurs années , avec tout le foin pof-
»» fible , nous nous trouvons' encore réduits à n'o-
j> fer rien prononcer là-deffus que par un peuc-
« cire , foit affirmr.tif , foit négatif , cela peut
5) être , cela peut n'être pas. Et l'on oie bien
5> foutenir que s'il y a dans l'Hiftoire quelque
» fait où le Pyrrhonifme foit triomphant , & où
5^ tout homme raifonnable doive fufpcndre fon
il jugement , c'eft celui de la Papelfe Jeanne, w
Eeaufobre , Biblioth, .Germanique , Tome X.
Partlcuhrités concernant le Livre des
TAXES de la Chancellerie de
Rome.
Le Livre des Taxes de la Chancel-
lerie Romaine fut imprimé à Paris l'an
1151c. Ce n'eft pas la première Edi-
tion , comme quelques-uns l'ont crû :
car celle de Bois-le-Duc , de l'année
1664 , m'apprend que ce Livre fut im-
primé à Rome l'an i "514 , & à Colo^
gne l'an 1^1$. L'Edition de Rome
a pour titre : Régule, Conjîiîutiones ,
Refervaticnes CancelLirie S. Dominé
nofïri Leonis Pape Decimi , noviter-
-édite & publicate. On y trouve att
DE B A Y L E. 3S7
feuillet (ij , Taxe CancelLiric , pcr
MarccHum Silbcrt, alias Franck, Ro-
me, in Campo Flore, anno M . D. XIV.
die XVII Novembris impre/Je, finiunt
féliciter. Ceft ce que témoignèrent
deux Echevins de Bois-le-Duc , qui ,
avec le Secrétaire de la Ville avoient
collationné mot à mot cette Edition
de Rome avec celle qu'Etienne du
Mont , Libraire de Bois-le-Duc , don-
na l'an 1664.
L'Edition de Bois-Ie-Duc eft inti^
tulée Taxce Cancellariœ Apojlolicœ , &
Taxœ facrœ Pcenitcntiarice ApoJIolicœ.
On y trouve page 95 & 96 ce pafTage :
abfolutio pro eo qui matrem , for or cm ,
aut aliam confanguinearn , vcl affinem
fiLam : aut cornmatrem , carnaliter co-
gnovit j gr. V. {a). D'Aubigné a in-
fère ce paffage dans fa confeiïion de
Sanci. n II y a , dit-il , un autre Li-
>î vre , lequel ceux dont j'ai tantoft
» parlé ont voulu extirper ; mais le
» Saint Siège ne le permettroit jamais...
» Ceft le Livre des Taxes , où un bon
« Catholique voit les péchés à bon
n marché : & fçait en un coup d'œil
» pour combien il en doit eftre quitte...
(a) C'eft-à-dire cinq gros.
R 2.
3S8 Analyse
» Quiconque aura connu chamelle-
» ment fa propre mère , fa fœur , fa
3) coufi ne germaine, ou fa commère de
3> baptême , il en eft quitte pour cinq
» gros [b). «
Si l'on eût demandé à d^\ubigné
d'où pouvoit venir que la Cour de Ro-
me , Il décriée alors pour fon avarice ,
n'avoit taxé qu'à cinq gros l'incefte du
premier rang , il eût répondu fans doute
que des vendeurs , à qui une marchan-
dife ne coûte rien , trouvent mieux leur
compte à la lailTer k vil prix , qu'à la
tenir chère : car le bon marché en fait
débiter une quantité beaucoup plus
grande , & ainfi ils fe dédommagent
amplement & avec ufure , par le grand
aiombre d'acheteurs qu'ils font venir,
& dont là plupart fe pafferoient de
l'emplette , fi elle coûtoit exceffivement.
Mais qu'on ne s'y trompe pas : la Taxe
marquée dans cet ouvrage-la , n'efl pas
tout ce qu'il falloit débourfer. On de-
voit traiter, outre ceia^ avec le Dataire,
2c l'accord fe régloit félon qu'on étoit
riche.
Du Pinet publia une Edition de ce
fameux Livre en 1564, fous le titre
(î) Confeflion de Sancy r {Lî^' ^ > Ckap, //,
D E B A Y L E. 389
de Taxes des Parties CafucUes de la.
Boutique du Pape. Elle eft en Latin
& en François , avec des notes de fa
façon. Il a en grand tort de ne point
dire fur quel Exemplaire il la donnoit :
car elle diffère en plufieurs chofes des
Editions précédentes. On n'y trouve
point l'article de Tinceile , que j'ai ci-
té ; mais on y voit des choies encore
plus énormes , celles-ci , par exemple :
( L'abfolution & pardon de tous aftes
de paillardife commis par un Clerc , en
quelque forte que ce foit , & fuft-ce
avec une Nonnain , dedans ou dehors
le pourpris de fon Monaftere , ou avec
fes parentes ou alliées, ou avec fa fil-
leule , ou avec autre femme quelle
qu'elle foit ; foit aufTi que la dite ab-
folution fe faille au nom du Clerc iini-
ple , ou de lui & de fes putains , avec
difpenfe de pouvoir prendre fes ordres ,
& tenir bénéfices Eccléfiaftiques , avec
aufïï la claufule inhibitoire , coulle 36
tournois , trois ducats. Et fi , outre ce
que defius , y a abfolution de B. &
péché contre nature , & fufi-il fait avec
des beftes brutes , & que la difpenfe
cy - defius , & la claufe inhibitoirc y
foit , il faut 90 tournois , 1 1 ducats ,
6 carlins. Mais s'il y a fimnlc abfo-
R3
39° Analyse
lution du péché de B. ou du péché
commis contre nature avec les be-
fles brutes , avec dirpenfe & la claufule
ishibitoire , faut 36 tournois, & 9 du-
cats. Une Nonnain ayant paillarde
pluficurs fois dedans & dehors le pour-
pris de fon Monaftere , fera abfoute ,
& réhabilitée à pouvoir tenir toutes
les Dignités , & voire la Dignité Ab-
batiale , moyennant 36 tournois , & 9
ducats. L'abfcîution pour un qui tien-
droit à pot & à feu une concubine ,
avec difpcnfe de pouvoir prendre fes
ordres & tenir bénéfices Eccléfiafti-
ques , coufte 21 tournois, 5 ducats,
6 carlins) (c). Je conjedure que du
Pinet fuivit l'Edition que les Princes
Proteftants firent inférer dans leur
Expofition des caujes de Li rqeclion du
Concile de Trente. Cette Edition a
pour titre Taxa'facrœ Pœnitentiariœ.
M. Heidegger , dans fa Grande Baby-
lone, en rapporte des morceaux qui font
parfaitement les mêmes dans l'Edition
de du Pinet.
Les ïnquiiiteurs Romains & Espa-
gnols ont mis à l'indice la Taxe de la,
. (f) Du Pinet, Taxi dis Panîes y ÇafudUs , p*
$$. & fiiiv
DE B A Y L E. 391
Chancellerie, , fous cette qualification :
Praxis & Taxa Officines Pœnitentii-
riœ Papœ , ah hœreîicis dcpravata. Il
eft remarquable qu'elle n'eft rangée que
dans la troifieme clafle des Livres dé-
fendus , & qu'on ne la condamne qu'en-
tant qu'elle a été faliifiée par les Héréti-
ques. Mais on a beau fuppofer que les
Hérétiques l'ont dépravée; les Editions
qu'on ne peut défavouer , comme cel-
le de Rome \<^i\\ celle de Cologne
151^ ; celles de Paris Mio , 1^4^,
i6i^ ; & celles de Venife , dont l'une
fe trouve dans le VP volume de VOc~
ceanus jiiris , publié en 1^33 , & l'au-
tre dans le XV*" volume du même Re-
cueil , réimprimé en 1684 : ces Edi-
tions , dis-je , font plus que fuffifantes
pour autorifer les reproches des Pro-
teflants , & pour couvrir de honte les
Auteurs & les défen'feurs de ce Livre
abominable.
Il y a lieu d'être furpris qu'un pa-
reil ouvrage ait vu le jour , & que ,
depuis même que les Proteftants en ont
tiré la matière de tant dC triomphes ,
il ait été réimprimé authentiquement.
Rapportons le reproche que fait là-def-
fus un Miniftre de Paris à l'Evéque
de Belley. Voici fes paroles. » Je n'o-
R 4
392- Analyse
» ferois dire de ce Livre , tout ce qu'e»
» a efcrit le Doéleur Defpence (lY) :
» jufques à lui appliquer ces parales ,
Vroflat & in quxfiu pro merttricc fedet.
39 Tant s'en faut que Ton ait honte
Y> parmi vous de ce Livre , ... que l'on
3) ne ceffe de le publier & de rexpofer
31 en vente. J'en ai veu jufques à trois
3> Editions de Paris.... J'ai parmi mes
■y> Livres l'Edition de i^io, & celle
» que nous avons vu publier l'an 1 6i ij ,
35 Je les ai confrontées , &.. trouvées
3> conformes : & particulièrement ces
» paroles qui crient vengeance devant
» Dieu: & nota diligenter quod Iinjuj-
» modi gratice & diJpenjUliums non
» conceduntiir pauperihiis , quia non
35 junt y ideo non pojfunt confolarl :
r> c'eft-k-dire , & notez diligemment
» ( <& défait la chofè le mérite ) que
35 telles grâces & difpenfes ne fe con-
35 cèdent point aux pauvres : car, par-
35 ce qu'ils n'ont pas de quoy , ils ne
>
(rf) Ce Docteur Catholique déclama fi forte-
ment contre rabomination de ces Taxes , que l'In-
<|iiifitioii d'Efpagne a fait effacer cela de fou Livre.
Voye[ ion Ecrit intitule Epijî. ad Titum, Cap. I ,
digrefl'. 2 : & confultez V Index Hifpanicus Libr.
,Fro'nib. pag. 232 , où vous trouverez la co.udara.«
e&atîon rfu partage de Defpence.
DE B A Y L E. 393
» peuvent être confolés. Ces paroles-
» là , dis-je , qui le trouvent au feuillet
» 23 de l'ancienne Edition de i$io ,
» fe trouvent aufil en la page zoB de
» la nouvelle impreffion de i6i<.
n Et ceux qui ont l'Edition de l'an
« i')4') les rencontreront au feuillet
» 130 (e).
Pour écouter tout le monde, voyons
l'efpece d'apologie publiée par l'Abbé
Richard , en réponfe au Miniftre Ju-
rieu , qui , dans fes préjugés légitimes
avoit étalé cette accufation. L'Abbé
répondit que toutes les chofes allé-
guées au fujet des Taxes , n'étoient
que des faits particuliers , qui n'avoienc
jamais été autorifés par des Loix &
par des Canons de l'Eglife Romaine.
( N'eft-il pas du dernier ridicule , dic-
il , de vouloir faire padèr pour des
Loix , & pour des Canons , un Livre
de Taxe? Ne feroit-ce pas fe rendre
la fable de toute la Jurifprudence , de
vouloir inférer dans le Code , ik. met-
tre au nombre des Loix , les Taxes des
Bureaux ? Ne feroit-ce pas faire grand
honneur à' MefTieurs les intéreffés ?
Que M. Jurieu apprenne donc ce que
{e) Drelincourt , Réplique à la Refponfe d^;
p. de Belle/ , p, m, 370 , 6- fuiv.
394 A N A L Y s -E
c'eft que Loix & que Canons dans PE-
giife Romaine; & qu'il iache cepen-
dant que ces vieilles Taxes de la Chan-
cellerie de R.ome , non-feulement ne
font de nulle autorité dans l'Eglifc ^
mais qu'elle les a eues toujours en
horreur. Ces Taxes de la Chancellerie
ne commencèrent que fous le Ponti-
ficat de Jean XXIÏ , environ l'année
13x0; & les Taxes de la Pénitence-
rie ne parurent que vefs l'année 1336 ,
fous Benoît XII : & les unes & les
autres furent incontinent fupprimées ;
& enfuite même mifes au nombre des
Livres défendus , félon la remarque da
iîeur du Mont , qui les fit imprimer
l'année 1664; ce qui fait afîez voir
l'horreur que l'Eglife Romaine a eue
de ces Taxes , bien loin qu'elle les pro^
pofe , ou tienne pour fès règles , com-
me M. Jurieu voudroit nous le faire
accroire. Qu'il fâche donc que les faits
des Officiers de la Cour de Rome font
des faits particuliers , & ne font point
des faits de l'Eglife ) (/).^
Cette réponfe n'ell: point bonne ;
car , en premier lieu , l'Eglife Romai-
ne n'a pas fait voir , par la fupprefîion
(/) Richard , Examen des préjugés de M. Ju-
D E B A Y L fi. ^9f
de ces Taxes , qu'elle les eût en horreur.
Elles ont été imprimées trois fois à Pa-
ris , deux fois a Cologne , deux fois à
Venife ; & il y a quelques-unes de ces
Editions qui ont été faites depuis que
Claude d'Efpence eut crié publiquement
contre les énormitcs de ce Livre. Nous
avons vu que l'Inquifition d'Efpagne^
& celle de Rome , ne l'ont condamné
qu'en fuppofant que les Hérétiques l'a-
voient corrompu. J'ajoute, en fécond
lieu, que la fuppreflî.on d'un tel ouvrage
n'eft pas un figne que les règles qu'il
contient foient défapprouvées. Cela
peut lignifier feulement qu'on s'eft re-
penti d'avoir foufpert qu'elles parufTenc
aux yeux du public, & qu'elles donnaf-
fent lieu aux Hérétiques d'infulter la
Cour de Rome , & de percer l'Eglife Ro-
maine par les flancs du Pape, On a dû
juger que c'étoientde ces .Myfteres d'E-
tat , Arcana imperii , qui ne doivent
pas être divulgués. J'omets une infi^nité
d'autres confidérations *, que les Con-
troverfiftes pourroient alléguer contre
l'Adverfaire de M. Jurieu **.
* N B, Bayle a raifon de couper court aux
confidérations : elles feroieiU infinies fur cette eu-
♦* Art. £anck , & Pinee,
R 6
59'
Analyse
tîere » & c'eft le lieu commun qne les Proteflants
ont le plus rebattu. Mais en fuppolant que tous
les faits qu'ils allèguent foient vrais , qu'en ré-
fiilte-t-il ? Que Jean XXll , Benoît XII, Ale-
xandre VI , &c , cherchèrent à faire argent de
tout ? Qu'ils trafie^uerent les Bénéfices , les In-
dulgences , les Difpenfes ? Qu'ils mirent en parti
jufqu'aux Abfolutions ? Que nous importent ces
reproches ? Il ne faut qu'un mot pour y réponr
dre : c'eft que la rrrénioire , & les pratiques
abominables de ces Papes , font auffi fincére*
ment abhorrées des Catholiques Romains , que des
Drelincourt , des Jurieu , & des plus emportés-
Minières.-
PASSAGE remarquable, retranché
d'une féconde Edition^
M. Bofquet , un des plus illuflres
Prélats du dernier fiecle , a compolé
un ouvrage fort eftimé qui a pour titre ^
EcckfiCB Gallicanœ Hljloria ,. cuni vet.
monumenfis ex Mss. eruditis. Laie-
con*de Edition, de cette Hifioire da
TEglife Gallicane eft de Tan 1636.
Eile eil beaucoup plus ample que la.
première : mais on l'a mutilée de quel-
ques lignes , qu'Uflèrius a pris foin
de conferver. Elles en valoient bien
la. peine , & je fijis fî perfuadé que
tout le monde penfera Ih-deiTus com-
me moi , que je me fais un pkiHr
DE BAYLE. "i^r^J
de les rapporter ici. Voyez la remar-
que {a).
Le palTage en queftion nous apprend
que cefavant Prélat concevoit de bon-
ne foi , que le faux zèle des Moines fut
la première caufe des traditions fabn-
leufes , qui ont couvert d'une fi épailTe
obfcurité l'origine de TEglife Gallica-
ne. M. Bofquet paroît perfuadé que la
chaleur inconndérée de leur zèle , &
l'envie d'infpirer plus de dévotion au
peuple , leur fit croire ce qu'ils perfua-
derent enfuite aux autres , touchant les
prérogatives diftinguées , & l'antiquité
(lî) Primus , Jt verum amamus ,hujufrnodi \ilotas-
Monackos in Galliis habuimus. ILli fimplici ac fer~
vida , ade'oque minus caiitâ £• fiZpè inconfultâ, reli-
gione psrculfi , ad illiciendas hominum mentes , C'
tLugufiiori Sanclorum nomine ad eorum cultum re-
vocandas , illujlres eorum titulos primum Jîhi ,
dein credulœ plehi , perfuafios propofuerunt. Ex
horum cfficinâ Martiaits Lemoyicenfis Apofio-
latus , Urjlni Bituricenjîs difcipulatus , Dionyfil
Parifienfis Areopagitica , Fauli Narboncnjls Pro~
confiilaris digaitas , amborum Apoftoli Pauli ma^
gificrium , ^ in aliis Ecchfiis fimilia. prodiere»
Ouibus quidem fano judicio , & confianti animo'^
Gain primum Epifcopi refiitere. At ubi Ecclcfite,
Gallicance. parentibus , J'ancîiffïmis fidei prxconibus ,
àetraclis his fpoLiis injuriam fieri mentibtis ingenuis-
& prûbis perjfuafum ejl, paidatim error commuai con^
fenfu coiifurgere , & tandem antiquitate fitâ contrat
veritatem prafcribsre, Bofquet > apiid Ufferium, aiif
tiqiiit, Britann. Ecdef, Préefat,
393 Analyse.
prétendue de quelques Saints. Il eft
difficile d'avoir cette bonne & chari-
table opinion des premiers inventeurs :
mais on feroit très-injufte il l'on n'a-
voit pas de l'indulgence pour ceux qui
leur fuccédérent , & qui adoptèrent de
bonne foi ces fables.
Je ne fai fi ce fut par une politique
bien entendue qu'on fupprinia le pafiâ-
ge que j'ai rapporté. Ce rctranchemenc
ne fait-il pas voir à tout le monde le
■fervile ménagement qu'il faut avoir
pour l'erreur , & la délicatefle excef-
live , on plutôt la fênfibilité fcanda-
leufe de ceux qui ont intérêt à main-
tenir le menfonge ? Et, après tout,
n'cfl-ce pas fixer tous les yeux & tous
les efprits fur cet aveu mémorable. Tel
qui auroit lu les paroles de Bofquet ,
fans beaucoup d'attention , apprend à
les regarder comme quelque chofe de
la dernière importance. Ne dcvoit-on
pas bien s'attendre que les Proteftants
n'épargnerolent pas fur cela leurs ré-
flexions ? En un mot , on peut dire de
ce pafragè, ce qu'un Hiiiorien a die
de Bru tus & de CafTms , dont les ima-
ges no parurent point dans une pompe
funèbre : en prétendant l'éclipfcr , on
lui a donné de l'éclat, prœfulgcbant
DE B A Y L E. 399
Caffius atque Brutus eo ipfo qiiod efî-
gies eorum non vifdmntur {b). On
pourroic encore appliquer ici ce que
Scneque a dit d'une maifon de plai- "^
fance , que Caligula fit abattre , parce
qu'elle avoit fervi de prifon à fa mère.
En la détruifant , dit-il , on n'a fait
que la rendre plus illufire : car , lorf-
qu'elle étoit debout , nous pafTions par
là fans y faire la moindre attention ;
aujourd'hui l'on demande pourquoi
elle a été détruite (c). *
ELOQUENCE burîefque d'un
Procureur du Roi de Beaune
Etienne Bouchin , Procureur du Roi
au Préiidial de Beaune , avoit beau«
coup de ledure , comme on le voie
dans fes Plaidoyers , où il étale une
érudition profonde , mais des plus bi-
zarres. Ses Ecrits font bigarrésde pro-
fe&devers,& l'on y trouve prefque
autant de Grec & de Latin que de
{b) Tacit. Annal. Lié. HT.
(c) Caius Cafar viUam in Hercnlanenji piilcher"
rimam , quia mater fua aliquando in illâ cuftodita
erat, dirait , fecitque ejus per hoc notabilem fortU"
nam : fiantem tnim pra.ternavigabamus , nunc çaufa
d/ruta qiKzrxtur.
» ScMca, de ira, Lib, III, Cap. XXIh " .
400 Analyse
François.Il publia quelques Plaidoyers
& Conclujîons ,' qu'il diwoit prijes pen-
dant Vexereice de fa Charge [a). L'E-
dition de 1620 eft la plus complec-
te : elle contient fîx diicours , dont la
matière eft affez curieufe , & donne lieu
de citer beaucoup de pafl'ages eroti-
ques. Le premier [Plaidoyer eft fur le
faicl d'un prétendu, adolefcent , accufé
& pris à partie , pour avoir dit en plu-
fieurs lieux qu une femme mariée avoit
ejié trouvée à diverfesfois avecfon Curé,
qui la congnoijfoit charnellement. Le
fécond , contre une fille accufée de noue-
ment d" aiguillette. Le troiiieme , contre
un fils 'accufé criminellement par fon
Père. Le quatrième , pour un vigneron
condamné en V amende , à caufe quil
avoit defrobé de la pafie propre à faire
du pain ^ en temps de famine. Le fixie-
me , touchant un charivary donné à une
femme y quisefîoit remariée incontinent
après le dece:^ de fin mari. Ceux qui
1 avoient donné demandèrent le lende-
main aux nouveaux marie{^ quelque ar-
gent pour les frais quils avoient faits :
cela leur ayant été refufé, Ws fe pourvu-
{a) Bouchin ) Epître dédicatoîre de fes Plai.
foyers.
DE B A Y L E. 4^1
rentpardevant le Juge, lequel, par Sen-
tence, leur ocîroya quelque femme de de-
niers (^h) .l^tfi mariés appellcfent de cette
Sentence. Bcucliin conclut : ce qu'il
fût dit qu'i/ avoit été mal jugé , & bien
appelle par eux (c).
Il n*y a forte de lieu commun qull
ne mette en œuvre dans ce dernier
Plaidoyer : il commence par louer îa
virginité , & les veuves qui ne fe re-
marient point : il pafTe enfuite a décla-
mer contre les fécondes noces, princi-
palement contre l'impatience des v eu-*
ves qui fe remarient trop promptement,
& contre l'impudence des vieillards qui
prennent une femme _, & enfin contre
les marâtres : un moment après il chan-
ge de ton , il excufe & il juftifie ce qu'il
venoit de condamner : le tout eft muni
d'exemples , & de citations.
Afin qu'on fe forme une idée de îa
bigarrure de fon ilyle, j'en vais donner
un échantillon , tiré de l'endroit où il
exDofe les inconvénients & le ridicule
[h) Boucllin obferve que bien que Fahert & Chaf-
fanée n'approuvent pas Le charlvary , fi ejl-ce que
d'autres font d'avis contraire , & ont efcrit que non
fit injuria fecundo nubenti , fi carivarium detiit»
BoLichin, Plaidoyers , p. 316.
(e) Ibid. p, 301. 302. 360.
402, Analyse
des fécondes noces. » L'on peut dire
» avec Hefiode que celui qui fe remarie
Naufragiis navigac bis profundnm difficile ,
mavYsyo? TrXâii o'iç l3u<rôov ù^yxXiev.
» il fait naufrage en un Cvidroit où il
» fi'y a point de fond C'eft fuivant
» l'opinion du comique Phi!enion ,
y> vouloir flotter encore fur une mer
39 d'inquiétudes & d: miferes.... alors les
» malheureux fe plaignent envain de
» Cupidon , qui ne les a point frappés
» du traié> doré & armé par le bout
» d'une pointe luifante ,
Cujtis fuit aurea cufpls «
>j qui efi ceîuy dont la bleflure engen- j
» dre l'amour dans les cœurs navrés ;
» mais de celuy qui eft doué d*une ver-
» tu contraire , qui porte avec foi la
» haine de l'amour & n'a fon bois
» armé que de plomb,
Tugat hoCffdcït illud amorem.
» Que s'il y a encore quelque refte de
» beauté coullumierement plaftrée ,
Quafi fit fignum piclum in paritte ,'
» dit Plaute ; que E elles ajancçnc
>j
DE B A Y L F. 405
» leurs cheveux avec un peu plus d'ar-
» tiiice
Comptis ans manuquc comis ,
» que fi elles n'oublient à por-
» ter leurs chaifnes & carquans,
Auratis circumdata colla catenis ;
» & s'il y a encore quelque peu de
T> bonne grâce ,
Et faciunt cura, ne vtdeantur anus ;
>■> que fi , au contraire de la fofaftre de
» Plante , elles font complaifantes &
» cageoleufes , l'on a mal en telle , l'on
» entre en défiance ,
Ejfe met us cmpit ne jura jugalia conjux
Non bene ferrajjet.
y) La femme autant fufceptible de ja-
» loufie que le mari , plus pafle que la
» jaloufe Procris ,
Palluit ut fera leHus de vite racemus ,
» plus feiche. . . & plus jaune que les
» feuilles battues du mauvais vent, &
» qui ont desja relfenti du froid ,
Frondes quas nova Ixfit hyems ,
» fe peut d'autre codé plaindre
» de ce que les maris fe perfuaden t avoir
» plus de privilèges que les femmes.
Ecafior lege dura vivum taulières»
404 Analyse
Multoqui iniquiore miferex , quam virl;
Namfi vir fcortum. duxit clam lixorefuâ ,
Id fi refcivit uxor , impuni ejl viro :
Uxor verà , fi clan domo egrejfn efi foras ,
Viro fit canffa , exigitur matrimonio.
Vtinam. lex effet eadem uxori , qtix efi viro,
» Elle eil fufceptibîe de jaloufie lors
>^ mcfmement que quelque genifle ufur-
» pe fes pafcages ( ce Ibnc les termes |
» d'Oenone à Paris) & lorfque fon mari
Fundum alienum arat ,incultumfamiliarem defcrit,
» ce qu'elle ne croit pas lui eftre plus
» permis qu'à elle , perlniquam eji ut
y> pudicidam virab iixore cx'Lgat,quj.m
7) ipfe non prcejict , dit le Jurifconfulte
yy Papinian ; que s'il s'émancipe,
» le plus fouvent elle fuit fa brifée ,
Vitio efi improba facla vlrl :
yi ce qui caufe , avec les autres incom-
yy modités du mariage , un mauvais
» mefnage , &c. « Çd).
Tel étoit le mauvais goût d'éloquen-
ce qui régnoit alors dans les Plaidoyers.
Les Avocats particuliers n'étoient pas
les feuls qui fuiviflent cette méthode : |
les Avocats Généraux , & les Pre-
(</) Ibid. f«^. 330. C-fuif,
DE B A Y L E. 4©^
miers Préfîdents fe fervoicnt du même
fiyle dans leurs conclufîons. Cela paroîc
par les Recueils des harangues récitées à
l'ouverture des Audiences , & par les
Arrêts prononcés en robe rouge. M. de
Balzac défapprouvoit fort cet ufage , &
fe moque comme il faut d'un Premier
Préfîdent,qui,au milieu de fa harangue,
apoftropha les Procureurs , en leur di-
fant qu'ils apprendroient leur devoir
dans Homère , & dans l'un de fcs Scho-
Jiaftes : » Docebit vos , ô Prociirato^
» res j officiumvejiriim Homerus Ilia-
» dos X , & EulHiatius , Scholiaftes
» Homeri in illos verfus (e) «: Ik-
delTus il leur récita une douzaine de vers
Grecs. Les Pihrac, les BriJJbn, les S&r-'
vin , & d'autres grands hommes du Par-
lement de Paris, ont été travaillés de la
même maladie (/). C'étoit fans doute
(e) Balzac, Epifi. Sehaarum , Lettre V , & VI.
{/) Itid. Ce qu'il dit de Louis Servin efl: très-
remarquable. Scis... quo gencre dicendi uteretur Lu-
dovicus ♦*♦•, fi. quam exoticis deliciis gauderet, do-
Brlnaqux aliundè exportatâ , vir alias prifci moris
retinens, & civis Patrice amantiffimus. Apud te func
varix quas reliquit Orationes. Vide ut etiam de cloa-
ca aut Jlillicldio verba faclurus.
DoBor ab Aurorx popuUs , & littore ruhro
JEgyptum, vlrefqui Orientis, & ultimaftcum
Baclra vehat^
0
Analyse
lin grand abus : car à quoi pouvoit fer-
vir cet étalage de fcience , & cet at-
tirail de citations , fi ce i\el\ à dif-
îiper l'attention des Juges , & à leur
cacher l'état d'une Caufe ? Un Avo-
cat , tel que notre Etienne Bouchin ,
plaidoit plus pour lui que pour les
Parties : Il travalloit plus à faire bril-
ler fon favoir , qu'à préparer les Juges
à opiner comme il falloir. De quel fe-
cours pouvoient être aux Confeillers
de Beaune les vers d'Héfiode ? Savoit-
on le Grec dans ces petites Jurifdi-
dions ?
L'on s'eft jette depuis quelque temps
dans une extrémité oppofée , & les
chofes ont tellement changé à cet
égard , qu'on fe plaint aujourd'hui
que nos Avocats négligent un peu
trop l'érudition. Mais que faire ?
C'eft une fatalité annexée à la con-
dition humaine , que le remède d'un
abus foit l'introduélion d'un autre
abus. La même chofe efl .^arrivée à
l'égard de l'éloquence de la Chaire.
Nos Prédicateurs modernes n'imitent
point leurs prédécefTeurs , qui bigar-
roient leurs Sermons de Grec & de
Latin : mais ils tombent dans un au-
tre défaut ; leurs Sermons font vui-
DE B A Y L E. 407
des de chofcs , & l'Ecricure y eil
à peine citée. M. de la Bruyère
s'eft exprimé fort heureufement fur
la -révolution bizarre que la Chaire
& le Barreau ont éprouvée k cet
égard. Il y a moins dUinfieck , dit-
il , quun Lii^re François était un cer-
tain nombre de pages Latines , oàl'on
découvroit quelques lignes & quelques
mots en notre langue. Les pajfagcs ,
les traits & les citations , tien étaient
pas demeurées là. Ovide & Catulle
achevaient de décider des Mariages &
des Tejîamcnts , & venaient au fe-
cours de la veuve & des pupilles : le
facré & le profane ne Je quittaient
point ; ils s'étaient gUjfés enfemble juf-
qucs dans la Chaire. S. Cyrille , Ho-
race , S. Cyprien , Lucrèce , parlaient
alternativement : les Poètes étaient de
l'avis de Saint Augujîin & de tous
les Pères ; an parlait Latin , & long-
temps , devant des femmes & des Mar-
guiUiers : on a parlé Grec. Il fallait
favoir prodigieufement pour prêcher
jî mal. Autre temps , autre ufage :
le Texte eft encore Latin , tout h
difcaurs eji Français , & d'un beau
'Français ; l'Evangile même nejî pas
cité. Il faut fçavoir aujourd'hui tris-
4oS Analyse
peu de chojc pour bien prêcher (g)- *
Prodlgalué des deux ESOPES.
Efope , Comédien célèbre , fleurif-
foit au VIP lîecle de la République
Romaine. Rofcius & lui ont été les
meilleurs Acteurs qu'on ait vus à Ro-
me, Efope excelloit dans le tragi-
que , & Rofcius dans le comique. Ci-
ceron fe mit fous leur difcipîine pour
io. perfedionncr dans la déclamation.
Efope faifoic des dépenfes prodigieu-
Îqs : on a fort parlé d'un repas où il fit
fervir un plat de porcelaine qui coutoit
dix mille francs. Ce plat n'étoit rempli
que d'oifeaux qui avoient appris à
chanter & à parler , & qu'on avoit
payés chacim fur le pied de fix cents
l.vres. C'efl Pline qui raconte cette
Hiftoire : mais la réflexion dont il ac-
compagne fon récit me paroît forcée :
il me femble qu'il veut trop faire l'hom-
me d'cfprit, & fa penfée en devient
Fauffe fauffe. Efope , dit-il , ne trouva point
SeVlfne. d'autre ragoût dans cette efpece d'oi-
feaux , (i ce n'eil qu'en les mangeant
(g) La Bruyère , Caraft, de ce fiecle au Chapitr#
ie la Chaire.
♦ Art, Boufhin,
DE B A Y 1 E. 409
îi avaloit Vimitanon humaine :en quoi,
ajoute Pline , il ne refpcctoit guère fcs
propres gains , qu'il devoit à une f^m-
blable imitation (a). Il ell là^ilc de
comprendre l'allulion de Pline ; mais
on m'avouera que c'ell trop fubtiiifer.
Quand il fe récrie au même endroit fur
le défordre qu'il y avoit de taire fcrvir
fur fa table des oifeaux (i bien inllruits ,
& lorfqu'il appelle cela un dîner de lan-
gues humaines , hominum linguas ca'-
najfe , il donne encore dans le Phébus ;
d'ailleurs il explique mal l'intention
d'Elbpe. Le grand ragoût que ce diiFipa-
teur trouvoit dans cette forte d'oifcaux ,
procédoit de ce. qu'ils coûtoient beau-
coup , & non pas de ce qu'ils fa voient
chanter &: parler : ceci n'entroit qu'in-
direâement dans fon motif. S'il s'étoic
trouvé des oifeaux , qui , fans avoir ap-
pris k parler , euflent été encore plus
chsrs , il en eût garni fa table avec plus
de joye. O mifcrabilcs , s'écrie Séne-
que , quorum palatum niji ad pretiofos
cibos non excitatur. Pretiofos autem
non eximius fapor j aut aliquafauciurn,
(d) Nulla alia induclus Juavitate , ni fi ut in ht*
imitatlontm horninis mandent , nt quxfius quidem
reverltus iUos opimas , & voce méritas, Plin, Lih^
,^, Cap. LI.
Tome IL S
4IO Analyse
dulcedo , fed vanltas & difficuhas pa^
randïfacii \h\. Pétrone a fort bien tou-
ché cette partie du luxe , dans Ton AUs
Phafiacis pctita Colchis.
Efope maigre Tes grandes dépenfes
laiffa deux millions de bien \_c\. On dit
qu'il fe paiîlonnoit fi fort au Théâtre ,
qu'il en devenoit furieux. Un jour qu'il
repréfentoit le rôle d'Atrée , & qu'il
étoit dans fes convulfions tragiques , il
frappa defon fceptre un homme qui tra-
verfoit le Théâtre , & il le tua. Ce grand
Comédien fe rendit ridicule fur fes vieux
jours. Ayant voulu paroître fur la Scè-
ne , dans le temps que Pompée donna
au peuple des jeux magnifiques , fur le
nouveau Théâtre qu'il avoit fait conf-
truire , la voix lui manqua , & tous les
fpedateurs le fifflerent [^].
Les grands biens qu'il laifTa pafîerent
à fon fils , qui n'en fit pas un meilleur
ufage , & qui poufîa même la prodiga-
lité encore plus loin. On aflure qu'il
faifoit boire à fes convives des Perles
diftillées. Quelques-uns parlent de cela
comme s'il en eût fait métier & coutu-
[h] Seneca, Confol. adHelviam, Cap. IX,
[c] Macrob. Satiirnal. Ltb. II, Cap. X,
[tf] Cic, Eflji. I, Lih, VU.
DE B A Y L E. 41?
îne [e] : mais d'autres infiniient que la
chofe ne lui arùva qu'une feule fois. Si
l'on pefe bien les paroles de Pline [/] ,
je fuis fur qu'on trouvera que le fils
d'Efope ne tomba dans cet excès , que
dans une occaiion extraordinaire. S'e'-
tant fait apporter une perle dilHUée , dit
ce Naturalifte , il la but , & l'ayant
trouvée d'un goût exquis , il voulut
procurer à fes convives le même plaifîr.
Horace exténue encore la chofe : car il
ne fait mention que d'une perle de grand
prix , que le fils d'Efope avala , après
l'avoir fait dilFoudre dans le vinaigre
[o^] ; fon réciv diffère beaucoup de celui
de Pline. Repréfentons-nous deux hom-
mes , dont l'un avale une perle en pré-
fence des amis qu'il traite , & l'autre ne
£ e ] Q^uem confiât cantu commenàahihs aviculas
immanibus emptas pretiis in cœna pro ficeduHs po^
nere t acetoque lïquatos maghx fnmmiz itnioms po-'
îionibus afpergere SOLITUM. Valer. Maxim, Lib.
IX, Cap. 1. Ce récit me parcît exagéré ; d'ailleurs
Valere Maxime a eu tort d'attribuer au lils d'Efope
ia dépenfe des oifeaux rares : on ne l'a j.imais mife
que far le compte du père. Voyez Pline, ubijuprà»
&. TertuUien de Pallio, p. m. 56.
[/] Prior [Ante Antonium & Cleopatram ] ii
ficerat Romx in unionibus rna^na taxationis...»
^fopi filius.... ut expcriretiir in gloria Palati quid
faperent margarit<z ; atque ut mire placuere , ne fol us
hocfciret, Jineulos uniones convivis quogue abfoT«
bendos dédit. Plin. Lib. X , cap. XXXF.
[S\ Horat, Sat, lU, Lib.II,
S %
4Î2. Analyse
fe contente pas de cela, mais en fait
aufii avaler une à chacun des conviés ;
nous trouverons une difîérence notable
entre ces feflins : le dernier nous paroî-
tra infiniment plus fomptueux que l'au-
tre , toute' chofes égales d'ailleurs. D'où
vient donc qu'Horace ne dit rien de
cette particularité fi infigne & fi remar-
quable? Il eft certain que i\ Pline l'avoit
oubliée , il auroit montré qu'il ne favoit
pas choifir entre deux chofes fingulieres
celle qui l'étoit le plus , & il auroit né-
gligé fes avantages : car ayant k faire
voir qu'un fimple Bourgeois de Rome ,
fils d'un Comédien , avoit (lirpafle la
magnificence d'Antoine & de Cléopa-
tre , il eût pafTé fous filence ce qui relc-
voit principalement l'adion du Comé-
dien au-defliis de celle du Triumvir &;
de fa Maîtrelîé. Mais on peut faire la
même objeélion àHorace : voici ce qu'il
dit,
Filius jE/opl dttraclam ex aure Mctdlx
. ( Scilicit ut decies folidum exforberet ) acctt
Diluit infignem baccam : qui fanior , ac fi
lllud idem in rapidum fiumcn , jaurctque
Cloacam ;
Sonraifonnementeùt été beaucoup plus
Ibrt , s'il avoit dit du fils d'Efope tout
DE B A Y L E. 41^
ce que Pline en dit. Pourquoi donc ne
i'a-t-il pas fait ? Pourquoi choifir entre
deux faits très-notables celui qui l'eft
beaucoup moins ? Pourquoi négliger les
avantagesde fa preuve & de (a moralité ?
Il eft certain que Pline ou Horace ont
tort , & que l'un en dit trop , ou l'autre
trop peu. .
M. Moreri a fait quantité de fautes" Erreurs
daTis l'article des deux Efopes. i". Il eft à^ Mo?;
faux qu'Efope le Comédien fût Poète
Tragique. 1". Il écolt fur fon déclin ,
lorfque l'an de Rome 6^8 Pompée don-
na les jeux magnifiques dont j'ai parlé.
Ce fut en cette occafion qu'Efope fut
fifflédu peuple : Moreri a donc tort de
le faire fleurir ver; Tan 700 de Rome.
3°. L'Auteur du Didionnaire Hiftorique
rapporte très -mal ce que Pline a die
touchant 1e luxe d'Efope : il a ignoré
qu'au Yicu àe fexccntum fcfterniiii , il
faut lire avec le P. Hardouin centurn
fcjlcrtiiim. N'a-t-il pas été étonné de la
prodigieufe fomme a quoi il faifoit mon-
ter le prix d'un plat ? Et fi les dix mille
livres à quoi ce prix monte , félon le
dode Commentateur de Pline , font
quelque chofe d'incroyable , que penfer
du calcul de Moreri , qui fuivant'fa le-
çon eftime ce plat de terre quarante-
4î4 Analyse
cinq mille livres. 4°. Il n'efl pas vrai que
3e plat en queflion fût rempli de langues
d'oifeaux : il étoit rempli des oifeaux
mêmes. On diroit que Mr. Moreri a
voulu confondre ceci avec le lu>:c de
VitelHus , qui Ht fervir fur fa table un
plat qui n'ctoit compofé que de foyes de
Scarres , de cervelles de Paons & de
Faifans , de langues de Fhénicopîeres ,
& de laitances de Lamproies , qu'on
avoit été chercher au détroit de Gibral-
tar , & j.afqu*au pays àQs Par thés [A]„
5°. Pline ne dit point que ces Lingues
avaient été achetées fix ccus la pièce. Il
dit dans les bonnes Editions que chaque
eifeau avoit coûté fix mille fefferces ,
e'eil-à-dire fix cents francs , félon le
calcul du P. Hardouin , & il dit dans les
Editions ordinaires lïx fefterces , num^
mis fex. On ne fauroit imaginer rien
de plus plaifant que la Traduction que
Moreri a donnée de ces mots Latins. Il
a cru que le nummas de Pline étoit un
écu de France , & ce n'eft qu'un fef-
terce , c*eft-k-dire environ deux fols de
notre monnoie: d'où il paroît que cette
îeçon ordinaire impute a Pline deux ab-
furdités , l'une d'avoir dit que les oi-
(A) Sueton. ÏQ Vitellio » C<ip. XUh
DE B A Y L E. 4Ï5
féaux les mieux inftruics ne coûtoienc
qu'environ douze fols la pièce , l'autre
qu'Efope en achetant ces oifeaax avoic
fait un ade inligne de luxe & de prodi-
galité. *
JEAN DE WERT.
Jean de Wert , un des grands guer-
riers du dix-fepticme fiecle , naquit dans
un Village de la Province de Gueldres ,
nommé Wert. On peut voir par-lk qus
c'étoit un foldat de fortune , & un hom-
me fans naiffance , puifqu'il ne fut con-
nu que fous le nom de fon Village. Il
fut fait prifonnier à la Bataille de Rhin-
feld , l'an 1638. ( On l'amena à Paris ,
& on le logea dans le Château de Vin-
cennes ; & dès qu'il eut donné fa parole,
on fe fit un plaiiirde lui laiiTer une en-
tière liberté. II alla faire la Cour au Roi,
qui lui fit mille careilés ; il fut régalé
par les Seigneurs les plus confidérables ,
& alla a tous les Spedacles. Quand il
reftoit à Vincennes , on lui faifoit une
chère magnifique, & les Dames les plus
qualifiées de Paris fe faifoient un diver-
tiilement de l'aller voir manger. Il leur
* Art, Ef<jpi ( Clodius).
S4
41 6 Analyse
faifoit \ tontes mille honnêtetés , qui
cependant fe refibntoient toujours de
l'Allemand & du Soldat. Il buvoit ad-
mirablement , & n'excelloit pas moins à
prendre du tabac , en poudre , en cor-
don , & en fumée. Il étoit accompagné
de pîufieurs Officiers Allemands , qui
tous avoicnt les mêmes talents) [a].
Au refte le nom de Jean de Wert ne
faifoit pas feulement du bruit dans les
nouvelles publiques; il retentifioit aufïï
dans les chanfons : on en fit courir
beaucoup où il fervoit de refrein , & on
les a trouvées fi jolies dans ces derniers
temps , qu'elles ont été renouvel lées
plus d'une fois. Mademoifelle l'Héritier
va nous apprendre l'origine de ces chan-
fons. Elle dit [b] ( que Jean de Wert
s'étant rendu maître de pîufieurs places
dans la Picardie , porta la terreur juf-
qu'aux portes d'Amiens par les Troupes
qu'il envoyoit en parti. Cette terreur fe
répandit même jufques dans Paris , &
comme le peuple grofîit toujours les
objets , le feul nom de Jean de "W^ert y
infpiroit l'efti-oi : ce nom devint fi ter-
rible qu'il ne falloit que le prononcer
[a] Mademoifelle l'Héritier, dans le Mercurt
Galant du mois de Mai 1702.
[b] Ibid.
DE B A Y t E. ^tf
pour épouvanter les enfants. Ce Général
ayant été fait prifonnier à la Bataille de
Rhinfeld , le peuple de Paris eut à cette
nouvelle des tranfports de joye qu'il
feroit difficile d'exprimer. La Mufe du
Pont-Neuf célébra la fienne fur un air
de trompette qui couroit alors ; elle y
étaloit le triomphe des François , & di-
foit qu'ils avoient battu les Allemands ,
& Jeun de IVcrt. Elle contoit qu'ils
avoient pris beaucoup de Drapeaux ,
beaucoup d'Etendarts, & Jean de JVert;
qu'ils avoient pris un tel nombre de
prifonniers , & Jean de JVert. Enfin ,
tous ces couplets de la Mufe du Sa-
voyard, couplets qui étoient très-nom-
breux , finiflbient tous par ce refrein ,
& Jean de Wert. Comme il y avoir dans
ces chanfons une certaine naïveté grof-
fîere , qui ne laiflbit pas d'avoir quel-
que chofe de réjouiffant , la Cour & la
Ville les chantèrent ; & Jean de W^it
& ^^^ chanfons étoient fi à la mode,
qu'on ne parloir plus d'autres chofes....
Et depuis fon temps il ne s'efl point
paffé de dixaine d'années qu'on n'ait fais
d'agréables chanfons fur cet air. =*• )
♦ Art, jr«,rt.
4i5 Analyse
Infortune de Madame de la. GAR^^
NACHE.
Françoife de Garnache ctoit filla
de Kene de Rohan , premier du nom ^
& u'iicibelle d'Albret , tilie de Jean ^
Roi de Navarre. Elle étoit par confe-
tj lient couiine germaine de Jeanne d'Al-
bret , mère de Henri le Grand. Une
parenté anfli puiliànce ,. & auffi recom-
mandable que celle-là ^ jointe à li
très-ancienne noblelfe de la Maifon de
Rohan , ne îut point capable de la ga-
rantir de la plus dcfagréable injuiHcQ
qu'on puilïe faire à une perfonne de
fon fexe. Le Duc de Nemours lui avoic
promis mariage , & fur cette promelle
il avoit obtenu d'elle toutes les faveurs
qu'il en pouvoit cfpérer ; en un mot , ik,
i^ns détour , il lui avoit fait un enfant.
Lorlqu'il le vit foraraé de tenir fa pa-
role , li s'en moqua , avec d'autant plus
de hardieilé , qu'il ne voyoit pas qu'Aor
îome , Roi de Navarre , quoique pre-
mier Prince du Sang , eût ou allez de
vigueur , ou allez d'autorité , pour le
contraindre de réparer i'hoivueua: dfe cet*
15 E B A Y L E, 419
te Demoifelle. Ce fut bien pis après que
le Roi de Navarre , qui avoit eu quel-
que forte de crédit pendant le Triumvi-
rat , eût été tué. Le Duc de Nemours ,
chaiTé de France au commencement des
troubles , parce qu'on avoit découvert
qu'il avoit voulu enlever le Duc d'An-
jou , frère du Roi Charles IX , avoic
été rappelle bientôt après , & avoit fer-
vi utilement contre ceux de la Reli-
gion. Cela , & la mort du Roi de Na-
varrs , l'encouragèrent à preiî'er la Cour
de Rome de déclarer nul fon engage-
ment. Il obtint tout ce qu'il voulut ; le
bon droit de la Demoifelle de Rohan
fut entièrement opprimé , parce
qu'elle s'étoit déclarée pour le parti
Huguenot ; de forte qu'il lui falluc
avaler l'affront de fe voir mère , fans
avoir été mariée , & le déplaiflr ds
voir fon intidele amant marié avec la
veuve du Duc de Guife , & aulFi honoré
par-tout, & carefl'é des Dames, que
s'il avoit été le plus honnête homme
du monde. Toute la confolation qui lui
rciia fut le titre de Prince du Genevois
qu'elle fit porter à fon fils ; & quant ^
elle on la nomma Madame de la Gar-
nache , ou la Duchellè de Loudunois,
S 6
410 Analyse
Si j'avois fuivi les idées de Virgile ,'
j'aurois die que cette Dame fe confola
de l'infidélité de Ton galant par le fils
qu'il lui laiila ; mais il y a long-temps
que nos Dames ne font point faites
comme la Didon de ce grand Poëte Ro-
main. Un de fes plus grands regrets fut
que fon perfide amant la quittoit fans
lui laifler de fa race ; & fi elle avoit eu
un petit poupon de lui, ou fi du moins
elle fe fût fentie enceinte de fes œuvres y
elle eût été incomparablement moins
affligée (a). Une tcndreife de cette force
ne feroit pas même bonne aujourd'hui
pour les Romans , tant elle efi contraire
à l'ufage. Le plus grand regret de celles
à qui un galant manque de foi , n'efi:
pas de lui avoir accordé plus qu'on ne
devait , mais de n'avoir pu éviter les
fuites. Une groffefie , un enfant , font
des conviftions de déshonneur qu'aucu-
ne chicane ne peut éluder: ce font des
preuves parlantes , & hice meridiana
clariores ; ce font des témoins fans re-
proche , ù omni excepîLonc majores.
Ceft donc la principale fource de l'in-
fortune & de la défolation : Quejîo e
[a] Sahemfi qud mini de te ftifcepta fui^«t
DE B A Y L E. 4ir
çieï che plu inajpri i miel martiri,
Aujfi crois-je , c'elt Brantôme qui parle
des Demoifelles qu'il avoit vues k la
Cour , que le mdlkur temps quelles ont
jamais eu , cejî quand elles ètoicnt fil-
les ; car elles avaient leur libre arbitre
pour être Rdigieufes auffi-bien de Vé-
nus que de Diane , mais qu elles cujfent
lafagejfc, & l habileté t^ favoir , pour
fe garder de Venjlurc du ventre. A cer-
tains égards il faut avouer que le fort de
Madame de la Garnache fut affez con-
forme à celui de Didon ; car fon galant
prétendit auffi-bien qu'Enée qu'il n'a-
voit point penfj a fe marier (A).
C'efl apparemment de l'aventure de
cette Dame que Brantôme parle au To-
me 1 1 de fes Dames Galantes. Il dit
quil a connu une fille de très-grande
part y laquelle vint à être groffie du fait
d'un trè>,-brave & galant Prince „
Le Roi Henri le fut le premier , & en
fut extrêmement fâché , car elle lui ap-
partenoïc un peu. . . . Le foir au bal il
la voulut mener danfsr le branle de la
Torche , &puis la fit danfer à un autre
le branle de la Gaillarde , 6" les autres
branles y là où. elle montra fa dijpofi-
{i].,., Ncc conjugis un^uam prxtindi txdas^^^.
42,2. Analyse
tion & fil dextérité mieux que jamais ,
avec jiz taille qui était trés-bclle , ^
quelle accomniodoit fi bien ce jour-là ,
qud ny avait aucune apparence d&
groffejfe ; de farte que le Roi. . . . vint
dire à un très-grand nombre de fes plus
familiers , ceux-là font bien méchants
& malheureux d'éire allé iivcnîer que
cette pauvre fille était grojfe. . . . Ils ont
menti, & ont tris-grand tort. Ainfi c&
ban Prince excufa cette belle Ô honnête
Demoifelle , & en dit de même à la,
Reine Ufair étant couché avec elle : mais
la Reine ne fe fiant en cela la fit vifiter
le lendemain au matin , elle étant pré"
fente, & fe trouva grojfe defix mois ,
laquelle lui avoua & confeffa le tout fous
la courtine dit mariage. Pourtant le
Rai qui était tout ban fit tenir le my fi-
ler e le plus fier et qu'il put , fans Jean"
dalifier la fille , encore que la Reine en
fut fort en colère ; toutefois ils renvoyè-
rent tout coi che?^ fes plus proches pa-
rents , oà elle accoucha d'un beau fils ^
qui pourtant fut fi malheureux qu'Une
put jamais être avoue du père puratif,
é" la Saufe en traîna longuement , mais
la mer e n'y put jamais nen gagner. Il
fi'eft pas d.fficile de reconnoitre là- de-
dans Madame de la Garnache , q^ui étuic
DE B A y L E. 42,^
fille d'honneur de Catherine de Médicis
au temps de cet accident. Elle ne fuc
pas la feule qui gagna cela au fervice de
cette Reine. *
Etoile plus heumtfe d'une autre femme
galante, Eficacité du Mariage,
APvIOSTA Lippa , MaîtrelTe d'O-
pizzon , Marquis d'Ell & de Ferrare ,
Éb-Ftiiia de telle forte par fa fidélité , &
par fon habileté politique , les impref-
lions que fa beauté avoic faites fur I«
eœur de ee Marquis , qu'il la reconnue
enfin pour fa femme It'guime. 11 lui laifTa
en mourant l'adminiitration de Ç^
Etats , & la tutelle de fes onze enfants»
C'ell d elle ^ dit Mr. le Laboureur (tz},
qu'e// ijfue toute la Maifun d' E(L Cet
Ecrivain obferve que Lippa Arioda ren-
dit rjlu.<: d' 'tonneur à fa famille , qui ejî
des plus fi&bks de Ferrare y quelle ne lui
4n avoit o-té.
On ne fau-oit affez admirer l'efRcaee
iinguliere du Mariag" : car enfin , elie
fait chang;.r de nature les trois efpec«s
* Art. Garmiehe.
t'^} iU.a.io;i du Voyage de Polggpe»
414 Analyse
de temps : le palTé ne relevé pas moins
de fes influences que le préfent , & que
l'avenir. » N'admirez - vous pas , dit
» BuJJi Rabutin , quelle force a l'ufa-
» ge , & quelle eiè fon autorité dans
» le monde ? Avec trois mots , qu'un
» homme dit , Ego conjungo vos , il
» fait coucher un garçon avec une fille,
» à la vue & du confentement de tout
» le monde ; & cela s'appelle un Sacre-
i> ment adminillré par une perfonne
» facrée. La même adion, fans ces trois
» mots , eft un crime énorme , qui dés-
T> honore une pauvre femme , & celui
» qui a conduit l'ahaire s'appelle, ne
» vous déplaife, un M Le père & la
7) mère , dans la première atïàire , fe
» réjouilTcnt , danfent, & mènent eux-
» mêmes leur flUe au lit ; & dans la fe-
j> conde , ils font au défefpoir , ils la
» font rafer , & ils la mettent dans un
X» Couvent. Il faut avouer que les Loix
» font bien plaifantes. » Ce n'eft point-
là le merveilleux de l'affaire : la princi-
pale fingularité confifte dans l'efrét ré-
troadif. Notre Ariofla avoit été concu-
bine : fes enfants étoient bâtards ; c'é-
toit une tache à fon honreur , & à fa
Maifon ; mais tout cela fut effacé, lavé,
anéanti ^ par les trois paroles du Prêtre^
DE B A y L E. 41^
Ego conjungo vos. Le Marquis de Fer-
rare , époufant cette Maîtreliè un peu
avant que de partir de ce monde , la
convertit en femme d'honneur , & don-
na la qualité de légitimes à des enfants
qui étoient dûement chargés de la qua-
lité contraire. Une femblable métamor-
phofe fe voit tous les jours , & il y a eu
des gens qui ont prétendu que les en-
fants mêmes, qui font nés dans un temps
où les pères & les mères ne pouvoient
pomt fe marier faute de difpenfe , doi-
vent être légitimés par un fubfiqucnt
mariage; mais le Parlement de Paris
jugeacontre cette prétention, l'an 1664.
On demandera peut-être pourquoi
ce Marquis n'en vint là que l'année de
fa morr. Je pourrois répondre qu'un
concubinaire , qui fe fent proche de fa
fin , eft beaucoup plus difpofé à tenir
cette conduite , que s'il efpéroitde vivre
encore long- temps. Les remords de la
confcience excités d'eux-mêmes , ou par
les difcours d'un Cafuifle , font plus
vifs , quand on a peur de mourir ; on
fait donc moins de difficulté de paffef
par une cérémonie fàcheufe qui les ap-
paife. Ajoutez à cela , qu'un homme
follicité au mariage par une MaîtrelTe
donc il jouit , peut s'imaginer qu'elle
é^i6 Analyse
fera mille fois plus complaifante , &
plus fideîle , pendant qu'elle fe flatte
de parvenir à la qualité de femme légi-
time ; au lieu qu'y étant parvenue , elle
feroit peut-être éclater fa fierté , fa
mauvaife humeur , &: fes autres défauts.
On trouve donc a propos de la tenir en
haleine par une lïmple efpcrance ; mais
quand on fe voit fans cfpoir de guéri-
fon , on renonce à tous ces ménage-
ments. Quoi qu il en foit , il fe trouve
desperfonnes fi féveres , que la conduite
de ce Marquis de Ferrare , & celle de fes
imitateurs , ne leur plaît point : ils vou-
droient qu'une fille , ou qu'une femme,
qui s'eft déhonorée , & qui a long-
temps été en fcandale k tout un pays ,
fût toute fa vie fous la flctrifîlire , & que
l'exemple de fa réhabilitation ne put
point îervir d'amorce à d'autres filles,
& ne leur cachât pas, fous unefemblablc
efpérance , l'infamie du concubinage. *.
Fortune I ANTINOUS. Bon mot du
^ Poëtc Prudence.
Antinous , mignon de l'Empe-
reur Hadrien , étoit natif de Bithync
dans la Bithynie. On ne trouve rien
* Art^ Ariaf.a.
DE B A Y L E. 417
touchant fa famille. Sa beauté embrafa
de telle forte le cœur d'Hadrien , qu'on
n'a jamais vu de pafllon plus effrénée ,
ni plus extravagante , que celle de cet
Empereur pour ce jeune homme. Cette
paffion ne fe montra jamais plus-furieu-
fe , qu'après la mort d'Antinous ; car ii
n'y eut point d'honneurs divins qu'Ha-
drien trouvât trop fublimes pour cec
objet de fon amour. Quelques-uns difent
qu'Antinous lui avoit donné la plus
grande marque d'aiieclion qu'on puiife
donner , c'efl-à-dire , qu'il étoit mort
pourlui D'autres alTurent qu il fe noya
dans le Nil , pendant le féjour qu'Ha-
drien fit en Egypte , environ l'an 1 3 1 de
l'Ere Chrétienne. Quoi qu'il en foit , cet
Empereur le pleura à chaudes larmes ,
& voulut qu'on lui bâtît des Temples
& des Autels , ce qui fut exécuté avec
tout l'empreflement qu'on pouvoit at-
tendre d'une Nation accoutumée depuis
long-temps aux plus honteufes flatteries.
Il voulut même que l'on fût perfuadé
qu'Antinous rendoit des oracles. Il en
courut quelques-uns fur ce pied-lh ; mais
on ne laifîbit pas de croire qu'Hadrien
le^ avoit forgés. Il fit rebâtir la Ville où
fon mignon étoit mort , & il ordonna
qu'elle portât le nom de ce favo^
428 Analyse
ri (^). Il étoit bien aife qu'on lui vînt
dire qu'on voyoit au Ciel un nouvel
Aflre , qui étoit l'ame d'Antinoiis , &
il dilbit lui-même qu'il voyoit i'ctoile
d'Antinoiis. Ce qu'il > a de plus étrange
là-dedans , n'eit pas la compiaifance
profane que l'on avoit pour la loibleffe
de ce Prince , dont on fe moquoit d'ail-
leurs ; mais c'eft de voir , que long-
temps après fa mort , on ait perfévéré
dans le culte de cette nouvelle Divinité.
Ce culte étoit encore en vogue fous
l'Empire de Valentinien , lori'qu'il ne
s'agiilbit plus de flatter un Prince , ni
de craindre l'Edit exprès qui avoit or-
donné cette Religion. C'étoit donc par
le fot attachement qu'ont les peuples à
tout ce qu'ils trouvent établi, que l'on
continuoit dadorer Antinous. Les Pères
de l'Eglife fe fervirent avantageufemenc
de cette folle fiiperllition pour faire fen-
tir la vanité de la Pvcligion Païenne. Il
étoit aifé de remonter jufqu à ia fource
à l'égard de cette nouvelle Divinité , &
puis de rendre fufpede l'origine de tou-
tes les autres. Ils parlèrent diverfemenc
d'Antinoiis , félon les temps. Ils n'eu-
(a) On l'appelloit auparavant Befa, Ce nom fut
frangé ea celui ^ Antinopolis,
î> E B A Y L E. 42,^
rent pas l'imprudence de marquer la
caufe infâme de (on apothéofe dans les
Apologies qu'ils adreîlerent à Anconin
Pins , fils adoptif & fucceffeur d'Ha-
drien , ou dans celles qu ils préfenterent
à Marr-Aurele, qui , félon les inten-
tions du même Hadrien , fut adopté par
Antonin Plus. Us traitèrent alors déli-
catement cette plaie ; mais Tertulîien ,
qui vivoit dan? des temps plus éloignés,
& fous des Empereurs qui n'avoientpas
le même intérêt à l'affaire , ne garda
plus de mefure. Prudence a finemenc
obfervé que le Mignon d'Hadrien fît
une plus, belle fortune que le Mignon de
Jupiter ; car Antinoiis étoit à table ,
pendant que Ganymede verfoit à boi-
re. *
Conte ridicule , concernant la délivrance
de l'Ame de TRAJAN.
Deux anciens Chroniqueurs (a) , qui
ont écrit la Vie de Saint Grégoire ,
rapportent que l'ame de l'Empereur
Trajan fut tirée des Enfers par l'inter-
. cefTion de ce Pape. Le même fait efè
attefté dans un ancien Sermon des
* Art. Antinoiis.
(a) Paul Diacre , ôc Jean Diacre»
43® Analyse
Morts , qui fe trouve parmi les Rome-
lies de S. Jean Damaî'cene , mais que
quelques Savants regardent comme une
pièce qui n'appartient point à ce Père.
Vo;ci comment on raconte cette mer-
veilleufè délivrance. ( Saint Grégoire
paffant par la Place de Trajan , que ce
Prince avoit fait orner de fuperbes édi-
fices , où les principales adions de fa vie
étoient repréfentées , il s'arrêta particu-
lièrement à coniidérer un bas relief ,
dans lequel on voyoit ce qu'il fit en fa-
veur d'une pauvre V^euve. Voici le fait :
Cet Empereur marchant à la tête de fon
armée , & étant obligé de faire grande
diligence , une Veuve très-âgée , &c fore
pauvre , vint le prier les larmes aux yeux
de venger la mort de fon fils , qui avoic
été tué. Trajan lui promit qu'au retour
de fon expédition il lui feroit juftice ;
mais , répartit la Veuve , Jî vous êtes
tué dans le combat , à qui pourrai-jc
après cela recourir? A mon fuccefléur ,
répliqua Trajan. Que vous fervira-t-il y
grand Empereur , qu'un autre que vous
me rende juflice , répondit cette femme }
Ne vaut-il pas mieux que vous vous
acquittie'^de cette bonne aciion , que de
la laijfer faire à un autre ? On dit
qu'alors l'Empereur touché des larme«
DE B A Y L E. 43s
de cette pauvre mère , & forcé par les
raifons , defcendic de cheval , fit venir
ceux qu'on accufoit d'avoir tué le fils
de la Veuve , prie une exaéle connoif-
fance de toute cette affaire ; & quoique
les principaux Officiers de fon Armée le
preliaflent fort , il ne voulut point con-
tinuer fa marche qu il ne l'eût terminée.
Il fit payer à la Veuve une fomme con-
fîûérable , & donna néanmoins la vie
aux Criminels. Saint Grégoire, dit-on,
touché de cette adion de jullice & de
charité , pria Dieu avec bien des larmes
& des gémifléments , de faire miféricor-
de à cet Empereur. Etant allé de-là
prier au Tombeau de Saint Pierre , il y
répandit encore beaucoup de larmes , &
il y demeura long-temps en prierez fur
le même fujet. Enfin il connut peu de
temps après qu'il n'avoir pas prié inu-
tilement ; car s'étant endormi d'un
fommeil plutôt extatique que naturel ,
Dieu lui révéla qu'il avoit été exaucé.
Mais en même temps il lui ordonna de
ne faire plus de prières pour des perfon-
nes qui feroient mortes fans avoir reçu
le baptême ) (a).
( a ) Denys de Sainte Marthe , Hijî. de Suifif
Grégoire,
432. Analyse
On a joint à cela un autre conte :
c'eft qu'en punition de ces prières in-
confidérées faites pour un damné ,
Saint Grégoire fentit depuis ce temps-
là des douleurs continuelles aux pieds
& à l'eltomac. Un Théologien fort
grave aflure que Grégoire ne put faire
une telle prière fans commettre un pé-
ché mortel (è). Alphonfe Ciacconius a
fait un traité , pour montrer que cette
Hilloire de la délivrance de Trajan eft
véritable. Plufieurs autres Ecrivains
ont fbutenu la même chofe , & l'on eft
fiirpris de compter parmi les défenfeurs
de cette Fable , les favants Jéfuites ,
qui ont recueilli les Acles des Saints.
Bien loin de rejetter un tel menfonge ,
ils ont fait une note (c) pour Vautori-
fer & l'appuyer {d). 11 s'eft même
trouvé des Théorogiens Scholaftiques
qui ont imagine mille fubtilités pour
concilier cette Hiiloire avec l'irrévo-
cabilité des Décrets de Dieu contre les
Damnés. Les uns ont dit que Trajan ,
rappelle à la vie par les prières de Saint
(i) Toftat, Quxjlion LVII. fur le IV. Liv. des-
Rois.
(c) Bolland. Sur le dernier Chap. de la Vie de
S. Grégoire, par Paul Diacre.
(</J Sainte Marthe , ubifuprà.
Grégoire ,
DE B A Y t E. 435
Grégoire , fit pénitence {e) : d'autres
afiurent que Dieu fufpendic le Décret
de condamnation , & aue S. Grégoire
en empêcha l'eficc par ion oraiion fer-
vente (/).
Voiià les progrés que cette Fable ri-
dicule a faits dans le monde , & ce que
de grands Ihéologiens ont autrefois
entrepris pour l'autorifer. Cependant
les plus habiles gens de la Commu-
nion Romaine la réfutent aujourd'hui.
Les 'Cardinaux Baronius & Beljar-
mm , Théophile Pv.aynaud , & d'autres
Savants , l'ont réjettée avec le mépris
& l'indignation qu'elle mérite. Le Pè-
re de Sainte Marthe , favant Béné-
diclin , réfute ce menfonge par les
Ouvrages '^de S. Grégoire même, &
cite plufieurs paflages des dialogues de
ce. grand Pape , d'où il réfuke que
l'Auteur de ce prétendu miracle n'a ia-
mais cru qu'il fût poflible de délivrer
une ame damnée. Cette tournure eft
bonne , & les motifs qui font parler le
Bénédidin , font bien louables. Mal-
gré le foin qu'on a pris , dit-il , de ren-
verièr cette chimère , » comme cela
(e) S. Thomas , in 4. Diflincî. 4J. Quxjl. i.
[ f) Idem y in I, Dijlmà. -^3. Qjixjl, 2, An, z g
& alibi.
Toms IL T
434 A ÎT A I Y s E
» n'empêche pas que tous les jours on
« ne s'en ferve pour autorifer une
» dodrine très-pernicieufe , /avoir que
» les Prières de la Sainte Vierge i'au-
» vent ceux qui lui appartiennent , &c
» qui portent fcs livrées , quoiqu'ils
» meurent même en péché mortel ; je
» crois que les perfonnes qui aiment la
7> véritable piété feront bien aifes de
» voir cette faufTeté réfutée... (g").*
Manière nouvelle défaire la conquête
dune femme. Force prodigieufe^ d'un
Allemand,
Rauber, Gentilhomme Allemand;
fe rendit fort célèbre par fa grande for-
ce , par la hauteur de fa taille , & fur-
tout par fa barbe , qui étoit d'une lon-
gueur il extraordinaire , qu'elle lui
dcfcendoit jufqu'aux pieds , & remon-
toir de-là jufqu'a la ceinture; de ma-
nière qu'il étoit obligé de la rouler
autour d'un bâton. Il en écoit fi glo-
rieux qu'il alloit rarement en carofie on
à cheval , mais prefque toujours à pied ,
afin de l'étaler avec plus d'avantage ,
la portant déployée comme un dra-
peau , & la laiflant flotter au gré du
(^] Ssinte Marthe , ubijuprà^
* Art. Tfuji^.
B E B A Y L E; 451$
yent. Lorfqu'il mourut elfe fut coupés
en deux touffes & confervée précicu-
femenc.
L'Empereur Maximilien II lui don^.
na pour femme Hélène Sharjlginn ,
fa fille naturelle, qu'il lui falloit ac-
quérir auparavant , par un combat
afTcz plaifant. Lorfqu'il la demanda en
mariage , il eut pour concurrent un
Cavalier Efpagnol , auiïi recommanda-
bîe par fa naiffance que par fa bravoa*
ïe , & d'une taille encore plus avanta-
geufe que celle de Rauber. L'Empe-
teur ne voulut point que la faveur dé-
cidât de ce différend. Il déclara que le
plus fort des deux épouferoit la Prin-
ceife ; & voici comme il éprouva leur
vigueur. On les fit lutter chacun un fac
à la main ; les facs étoient proportion-
nés a la grandeur de l'ennemi : la vic-
toire devoit être pour celui qui enfer-
^neroit le premier fon adverfaire. Ces
deux rivaux s'engagèrent donc en pré-
fence de l'Empereur dans un comba.t ,
où ils employèrent leurs plus grandes
forces ; qui étoient redoublées par l'a-
mour. Rauber l'em.porta , & mit l'Ef-
pagnol au fac.
Voilà une manière afîez plaifantede
faire la conquête d'une femme. Jamais
T %
43^ Analyse
nos faifcurs de Romans n'ont fait men-
tion d'un exploit pareil. Car quoiqu 'ils
dilcnt que les héros d'autrefois avoient
accoutumé de s'acquérir des Maitrefiés
par des Tournois , des Duels , des
Combats avec des Géants & des Dra-
gons , & cent autres fantaifics de cette
nature; la manière dont Rauber fe fcr-
vit n'a pourtant jamais été pratiquée de
perfonne. Par ce moyen il pofîéda fa
belle Hélène. Il n'en eut point d'en-
fants; mais Urfule de Tfchilîack , fa
féconde femme , récompenfa largement
ce défaut ; car elle mie au monde huit
gémeaux , favoir un graxon & fept fil-
les , dont iix fe marièrent.
La force de cet Allemand étoit fi
prodigieufe , qu'il pouvoir caflèr le
plus gros fer de cheval. Voici une
avanrure très-particulière, qui fe paf-
fa à Grats , en préfcnce de l'Archiduc.
Il y avoir à la Cour de ce Prince un
Juif baptifé , qui , par la grandeur de
fa taille , & par fa force , refiémbloit k
un Géant. L'x\rchiduc voulant favoir
s'il étoit auffi vigoureux que Rauber ,
l'engagea à lutter k coups de poings
avec ce Gentilhomme. Ils tirèrent au
fort, à qui donneroit le premier coup,
ôc le Juif eut la préférence. Il frappa fi
DE B A y L E. 457
rudement Rau'oer , que celui-ci lue .
obligé de garder ie lit pendant huit
jours ; mais k-peine fut- il 'rétabli qu'il
alla trouver fon Juif pour lui en rendre
la pareille, félon qu'on en étoit conve-
nu. Il le prie par fa longue barbe , qu'il
entortilla de ia main gauche , & frap-
pant deffus avec le poing droit , il lui
donna un il rude coup , que la barbe &
la mâchoire lui relièrent a la main.
Le Juif en mourut [a) *.
Confolatcur ridicule.
Foulques , Prieur de Deuil , étoÎG
bon ami de Pierre Abelard. Il n'efl
guère connu , je crois , que par la Let-
tre de confolation qu'il écrivit à cet
ami [aa) fur fon infortune. Tout le
monde fait la violence dont on ufa en-
vevs Abelard , qui , au lieu de bien
inliruire l'Ecoliere qu'on îuiavoitdon-
née , lui avoit fait un enfant. Les pa-
rents de cette fille , pour fe mieux ven-
ger , allèrent jufqu'à la racine du mal ,
(.) Valvafor , Gloire du Duché de Carniole y
Liv. XI.
* Art. Rauher.
[aa) Cette Lettre a été inférée dans les Oeuvres-
d'Abelard , & fe trouve à la page 217 de l'Edition da
Pari* I<5i6.
T j
43^ Analyse-
éi l'arrachèrent de telle forte , qu'ils
ècerent au coupable le pouvoir de la.
rechute. Foulques ayant fu qu'Abclard
ne fc pouvoir confoler de ccttq, perte ,
lui écrivit une Lettre , où , au lieu de
le plaindre , il lui étala tous les avan-
tages qu'il pouvoit tirer de Ton infortu-
ne. Je vais rapporter le précis de cet-
te Lettre , qui a été inférée parmi les
Oeuvres (î'Abclard.
Foulques repréfente k fon ami que
fcs g'-ands talents, la fdbtilité de fon
efprit , fon éloquence, fon érudition^
qui attiroicnt de toutes parts une in-
croyable multitude d'Ecoliers à fon au-
ditoire, J'avoient rempli d'une vanité
jnfupportabîe. On touche légèrement
à une autre chofe , qui n'avoit pas peu
contribué à le rendre fi orgueilleux ^
c'eft que les femmes couraient après lui,
& fe faifoient un honneur de l'arrêter
dans leurs filets. On lui dit que la per-
te qu'il venpit de faire le guériroit de
cet orgueil , & le délivreroit des em-
bûches que les femmes lui tendoienC
'& qui le réduifoicnt à une extrême in-
digence, quoique fa profefTion lui va-
lût beaucoup d'argent. On le prie dç
confiderer le grand dommage que lui
aiportoit cette particule de fon cor^
DE B A Y L E. 439
qui lui avoit été coupée , & quel fond
àe profit & d'épargne il avoit gagné
en la perdant. Vous vous ruiniez , lui
dit-on , par vos commerces impudi-
ques : tout votte bien s'en alloit dans
ce vilain gouffre. On l'alîure que la
privation de fes parties , -dont il avoïc
fait un mauvais ufage , étoufferoit plu-
iieurs paffions qui tournientent les au-
tres hommes , & lui d^nneroit 1?. liber-
té de fe recueillir en lui-même, au lieu
de laiilér errer fon amefur mille pcn-
fées lafcives. On ajoute que Tes médi-
tations philofophiqiies , n'étant plus in-
terrompues par les émotions de la
chair , fcroient plus propres a décou-
vrir les fecrets de la nature , & les
iraifons de chaque chofe.
On lui compte pour un grand avan-
tage que déformais il ne fera plus la
terreur d'aucun mari ^ & qu'il pourra
loger fûrement par-tout ; car n'étant
fufpCcL à aucun hôte, il fera le bien
venu dans les maifons , & n'aura rien
à craindre de la jalouiie. On n'oublie
pas qu'il pourroit paffer & repailèr au
milieu des femmes les mieux parées , &
regarder les plus belles lilles fan'^ aucun
péril , & fans craindre les criminelles
tentaEions , qui à ia préience de ces ob-
. X4
440 A Tsr A L r s- E
;eÈ« cmbrafenc les vieillards même?.
On le ftlicite de ce qu'il fera exempt
de ces impures ilkif.ons qui arrivent
durant le fommeil ; exemption , lui
dit-on j qui elr un grand d.on de Dieu.
Les fondions matrimoniales , pour-
fuit le Prieur , & le foin d'une fam.il-
]e , ne retarderont point votre appli-
cation à plaire à Dieu ; & quel bien
n'eft~ce pa^ d^CTte mis hors de danger ,
& dans l'allûrance qne l'on ne péchera
point? On lui allègue là-defîus l'exem-
ple d'Origene , & de quelques Saints
Martyrs , qui fe réjouilfent dans le-
Ciel d'?^voir été fur la terre dans l'état:
dont feplaignoit Abelard.
On le. confoje enfuite par d'autres
raifons : on lui repréfente la part que
prirent à fa difgrace l'Evéque , les.
Chanoines , & tous les Eccîéiîailiques
de Paris , les plaintes des Habitants ,
& les lamentations des femmes. On lui
fourient que des témoignages d'eflirne
iî authentiques le vengent aflez de l'in-
jure que lui ont faite f es ennemis. On
j'exhorte a ne point s'opiniàtrer à pour-
fuivne en juilice fes afTaffins. On le dif— .
fuade fur-tout de recourir au Tribunal
du Saint Siège, attendu qu'il faut trop
û'arecnt pour obtenir juilice àa,ns ce.
DE B A Y L E. 441
pays-la. On lui rappelle d'ailleurs que
les auteurs du mal ont été châtiés , 6c
que fi la peine qu'on leur a fait fubir
n'eit pas aulfi rigoureufe qu'il l'auroic
voulu , il doit fe fouvenir qu'il efl
Chrétien , qu'il eft Religieux , & que
l'Evangile oblige de pardonner à ks
ennemis. On lui dit enfin que la perte
qu'il a faite eft irréparable pour le temps
préfent , mais qu'au jour du Jugement
il recouvrera ce qu'on lui avoir ôté , &
qu'alors cette maxime de Dialectique ,.
ÎTi hakitum mmquam poîejî redire pri-
vatio , feroit faulle. Tel eft. le précis
de la Lettre du, Prieur: voici mes ob-
fervations.
I. Il me fembîe qne notre Foulques
eft un Rhétoricien ampoulé: fa Lettre
eft remplie de figures , & d'exagérr>-
tions outrées. Ce qu'il allègue dès le
commencement, au fujet de r^'/2.'//£A:/2--
ce extrême , où il pn tend que les fem-
mes réduifirent Abelard , me parok un.
peu outré. En eii'et il eft difficile d'i—
maLiiner qu'un beau rrarcon comme-
lui , beau parleur , fubtil raifonneur ,,
couvert de gloire , couru des femmes,,
fè- ruinât avec elles,, & fit entièrement:
3a guerre kfes dépens. Un homrnsj
aierie, j, '^. fOinp^ui ay * moFide^,, a^vroii:
'~'~' >■
442- Analyse
peut-être ga^né plus d'argent à ce
commerce qu'il n'y en auroic perdu..
Ivlaiï ypi.là une choie qui pouvoit man-
quer à Abelard: il ne iavoit pas la rou-
tine du monde débauché; c'étoit un.
homme d étude; & ainfi , encore qu'il
donnât au.K femmes pour le moins au-
tant d'amour qu'il en prcnoit , il n'é»' '
toit pas homme à s'en prévaloir au.
lou;ao,ement de fa finance.
ÎI. Ce qu'il dit au fujet de ladéfo--
lâtion des Pariiiens , lorfqu'ils appri-
rent le malheur d' A;elard , efl une au-
tre exagération. Il ne tient pas à notre
déclamateur qu'on ne. Te iigure pref-
que toute la ville de Paris affligée &
défoléepour la pertj des parties hon-
teufes de Pierre Abelard. Il tire de ce
deuil public l'une de les bonnes raif
fons : comme fi cette grande marque
de Tafîbdion des Parifiens valoit mieux,
que tout ce qu' Abelard avoit perdu. Je
ije croi pas que le perdant acquiefçàt à
cette appréciation , & il auroit fans
dout^ misux aimé ignorer toute fa vie
l'arnitié qu'on avoiç pour lui, que ds
)5a connoîcre a ce prix-là. Cela eût été
bon à dire à des gens qui auroient laif-
£é chommer ce bien : mais Abelai-di
lis, Qul-àvoit d'inîgoxt.a«.çe. , & gréier*.»^
DE B A Y I E. 443
doit le faire valoir long-temps.
III. Foulques ne rcpréfente pas
avec moins d'emphafe les lamentations
que firent en cette rencontre toutes les
femmes. Elles verferent , dit-il , d'auf-
C chaudes larmes, que il elles avoient
perdu chacune dans une bataille fon
mari ou fon galant. Il n'y avoit paseu
mort d'homme , il eft vrai; mais néan-
moins elles avoient perdu leur cham-
pion , & leur épce de ch-.vet : ce font
les term.es du Prieur. Il me femble que
le Confo'ateur ne devoit pas toucher
cette corde ; cela n'étoit aucûnem.ent
propre a fon deflein , & ne pouvoir
qu'irriter le déplaifir du malheureux
Abeiard , par deux raifons invincible?.
Car premierem.ent il voyoit par-lk ,
d'une façon très-particulière , l'impor-
tance du bien qu'il avoit perdu ; fecon-
- dément il apprenoit une faveur dont il
ne fe fentoit pas capable de bien témoi-
gner jamais fa reconnoilTance. Je l'ai:
dit, & je le répète, notre Foulques eft
un Rhétoricien trop ampov.lé. D'ail-
leurs il confond deux chofes qui dé-
voient être diltinguées. Il veut que les;
pleurs de toutes ces femmes , finrula—
Tiim fcminaru'n , vinfTentde ce a iV el-
les perdoierit Idîn champion ^ iniliuns-
4.14 A ,N A L Y S F-
■Juurîi'^ mais cela ne pouvoit être véii
table, que d'un petit nombre qu' Abe-
lard avoit déjà vues de près , ou qui
efpéroient d'avoir un jpur quelque part
à Tes bonnes grâces. Il falloit donc di-
re , ou que les autres • ne pleurèrent
pomc , ou que fl elles pleurèrent , ce
fut moins par quelque amitié pour Abe-
lard , que par la crainte des conléquen-
ccs ; je veux dire qu'elles craignirent
que cette barbare manière de punir
l'iuipudicité ne s'introduisît dans le
monde , & que l'exemple du Chanoine
ne devînt contagieux. Ainfï les unes
pleurèrent ,. parce qu'on leur avoit en-
levé leur bien , & les autres parce que
cela faifoi^t une planche qui. les expo-
foit à perdre le leur. Voilà une dillinc-
tion que Foulques a ncglsgée mal a pro-
La défolation prétendue de ces Pa-
riftennes me rappelle un fait que j'ai
lu quelque part. Dans le, temps que les
Grecs faifoient la guerre au Duc de
Bénévejit , Thedbaîd, Marquis de Spo-
î^te 5 fon allié, étant venu à fon fe-
Qqurs , & ayant fait quelques prifon-
.îjiers , ordonna qu'on leur coupât les
parties qui font les hommes , & les.
r^jftyp>'a.eii..c$£,. ét^ç.. au. GérK'rai Gre^
\
B E B A Y L E. 4f^'
avec ordre de lui dire qu'il l'avoit tatt-
pour obliger l'Empereur , qu'il favoic
aimer beaucoup les Eunuques , & qu'il
tâcheroit de lui en faire avoir bientôt
un plus grand nombre. Le Marquis fe
préparoïc a tenir fa parole , lorfqu'un
jour une lemme , dont fes gens avoienc
pris le mari , vint toute éplorée dans le
Camp , &: demanda à parler à Thed-
bald. Le Marquis lui ayant demandé le.
fujet de fa douleur , Seigneur , répon-
dit-elle , jem'éconne qu'un Héros com-
me vous s'amufe à faire la guerre aux
femmes, îorfque les hommes font hors
d'état de lui réfifier. Thedbald ayant
répliqué T^ue depuis les Amazones , il
n'avoit pas ouï dire qu'on eût fait la
guerre à Ces femmes ; Seigneur , re-
partit la Grecque, peut-on nous faire
une guerre pliis cruelle, que de priver
nos maris de ce qui nous donne delà
fancé, du plaiiir , & des enfants. Quand
vous en faites des Eunuques, ce n'eft
pas eux , c'ed nous que vous mutilez :
%'ous avez enlevé ces jours pafîés notre
bétail & notre bagage , lans que je
m'en fois plainte ; mais la perte du bien
que vous ôrez à pi ufieurs de mes com-
pagnes étant irrcparahle , je n'ai pîi
Hi'empecher de. venir. £oiIicitçr. la.c,Qj!a-^
44-^ Analyse
pilFion du vainqueur, La naïveté de
cette femme plut li fort à toute l'ar-
mée , qu'on lui rendit fon mari , &
tout ce qu'on lui avoit pris. Comme
elle s'en retournoit , Tlicdbald lui fît
demander ce qu'elle vouloit qu'on fîc
à fon mari , au cas qu'on le trouvât en-
core en armes. Il a des yeux , dit-elle ^
un nez , des maiîis , des pieds : c'eft-là
fon bien que vous pouvez lui ôter ^
s'il en cft digne; mais laiiTez- lui , s'il
vous plaît , ce qui m'appartient (/>).
IV. Parmi les motifs de confola-
tion que Foulques propofe au Moine
Abc!ard,le plus fenfé à mon avis efl
celui-ci : qu'il fera déjor/nais .exempt
de toims tentations , & même des illiL-
Jions qui arrivent pendant le fommcil.
Il n'cft pas ncceiTiire de prouver que
Foulques avoit raifon de m.ettre cela
parmi les plus grands avantages dont la
vie d'un Ecclcfiaftique puiiîé être gra-
tifiée. Chacun comprend qu'une per-
fonne , qui fe confacre à la continence ,,
doit s'efiimcr heureufe quand elle a le
cœur couvert d'un fî fore calus par rap*-
port h la beauté , que toutes les flèches
de Cupidon n'y font que blanchir,
Ceft le chemin de la chafteté ,. non»-
B E B A Y L E. 447
paiement le plus commode , mais auïE
le plus fur; car ceux qui ne peuvent fe
maintenir dans cette voie que par de.
fi'équcnts combats, font fort à pJaindra:^
ils vivent dans l'agitation & dans l'in-
quiétude ;. leur état eft toujours dou--
teux , la vidoire eft quelquefois chan-
celante , elle fe déclare même contre-
eux : ils n'éprouvent que trop fouveut.
que les armes font journalières , & ils
ne fortent prefquc jamais vii5borieux de
ces combats , fans être couverts de
plaies. On a raifcn de juger que ceux
qui paîient leur vie entre les raains des
Médecins font miférables. Cela n'eft
pas moins vrai par rapport à ceux qui
ont à com.battre la rébellion du tempé-
rament, & qui font contraints d'oppo-
fer toujours- quelque barrière aux irrup-
tions de la chair. Cette condition ell
déplorable : on y efi: fouvent forcé der-
rière fes retranchements : la confcience.
■en gémit & en foupire. Quels progrès
n'eût-on pas pu faire dans le chemin de
ia perfeâion , ii l'on y. eût pu marcher
lans cette forte d'entraves , & fans per=-
dre tant de temns en livrant combat k
Tennemi à chaque pas > Pour ce qui re--
garde l'autre point , je veux dire les;
impuretés du, fonuneil , S.,. Augufiin
A N A L Y s F
TOUS dira , dans fes Confe/Tions (c) ,
quel cil l'avantage dont noti^e Foul-
ques fëlicitoit fon ami ; S. AugulHa ,
dis-je , qui demande à Dieu la grâce
d'être délivré de la foihlefl'e qu'il fen-
toit encore à cet égard. 11 acquiefçoit
dans fes fonges à des défordres aux-
quels il ne confentoit pas lorfq.u'il veil-
loit,&il gémit. de ce grand relie d'in-
firmité.
V. Le Prieur de Deuil l'c fert dans fa
Lettre d'un dernier argument qui n'efl
pas fans réplique. 11 repréfente à Abe-
lard , que fon mal ejl irréparable , &
quainlî il le doit fupporîer pûîiemrnenL
La première partie de l'argument eft in-
conteftabîe: le m.al d'Abelardétoitfans
remède. 11 n'arrive pas ici ce qui arri*
voit à l'arbre de la Sibylle ; des qu'on
en avoit coupé le rameau d'or , il en
renaiiloit un tout pareil. La confé-
quence que Foulques tire n'efl pas iî
certaine : Ne vous affligez point , dit'-
il , de la perte de vos parties ; car elles
ne reviendront jamais , la nature ne
foufî're poiat qu'elles fe réciibliirent.
Il faut convenir que h plupart des
lieuK. communs de confoiation ont deux
faces , & qu'ils peuvent fcrvir à deux
DE B A Y L E. 449r
mains. Ils ont le défaut de pouvoir
être rétorqués : car , par exemple, qu'y
a-t-il de plus fenfé que de ne rien faire
d'inutile ? Sur ce pied-fa vous raifon-
nez bien contre une mère affligée de la
mort de f®n fils , fi vous dites oue fès
pleurs ne fervent de rien , & que quoi
qu'elle fafle , ou qu'elle dife , elle ne
le fera point revivre. Mais c'eft cela
même , vous peut-on répondre , qui
me rend iLnconfoiable ; car fi je pou-
vois réparer ma perte , je la fupportero4s
patiemment : fi j'efpérois , comme oii
fait dans le négoce , de regagner fur im
vaifl'eau ce que j'aurois perdu fur un
aut -e , je n'aurois pas un grand befoin
de confolation. Je ne doute point que
Foulques n'eut mieux réu/Ti à confoler,
fi Abelard n'avoit perdu que fa barbe.
De quoi vous affligez-vous , lui eût-on
dit , on vous a coupé votre barbe,
voilà un grand malheur; attendez en-
core quelques mois , & vous en aiyez
une autre. îl eût trouvé-îà, je m^allure ,
nn grand motif de confolation ; mais
îa ftule penf^'e que fon mal étoit incu-
rable , & fournis autant & plus qu'au-
cune autre chofe à cette dure règle de
philofophie , àprivationt ad habïtum
non duiur re^rcjfus , cette feule penfée ^
s^-'
45<' Analyse
dis-je , que l'on confolateur lui alld-
guoit comme une puifTantc raifon de
prendre patience , faifoic Ton principal
défefpoir: & ce n'étoit pa l'enrendre,
que de lui dire que cette règle fetrou-
veroitfauileen la rcfurredion au der-
nier jour ; car Abelard pouvoit répon-
dre qu'alors il n'auroit que faire de cela,
puifqu'en la réfurrcBion on ne prend
ni on ne donne des femmes en m.iricigc ,
mais que ton ejî comme les Anges de
Dieu au Ciel. (d).
C'efl: dommage que nous n'ayons
pas une réponfe d' Abelard à cette Let-
tre de confolation. Il y a quelqu'appa-
rence qu'on y verroit une image de la
difpute de Job avec Tes amis ; je veuK
dire , qu' Abelard trouveroit toujours
à repondre & à répliquer , & qu'en
certaines chofes Foulquas lui paroîtroic
lin confolateur fâcheux. *
{d) s. Matthîeii , Chap. XXir
* Art. Foulques,
DE BATIE. 4$S
Effronterie d'une Athénienne, Recher-
ciies fur la coutume de je faire ac-
coucher par des hommes. Qite Ici
pudeur n'ejr pas moins fujette que
les autres chofes aux caprices de
Vufage.
lî y avoit une îoi à Athènes qui de'-
fendoit aux femmes d'étudier la P«Ié-
decine. Une fille , nommée Agnodice ,
.fit changer cette loi , a l'occafion que
je vais dire. Les Athéniens n'avoient
pas de Sage-femmes , d'où il ariivoit
que plulieurs Dames mouroient en tra-
vail d'enfant , parce que la honte les
cmpêchoit de recourir à des Médecins ,
& qu'il n'étcit pas permis aux femmes
d'exercer la Médeci^ie. Sur cela une
jeune fille , nommé Agnodice , fe Ten-
tant une grande inclination pour cette
Science , déguifa Ton fexe , & fe mit à
étudier. Quand elle fut bien inflinite ,
elle exerça dans Athènes l'Art d'Hyp-
pocrate, & s'attacha particulièrement
a foulagcr les femmes enceintes. Elle
alloit les trouver, quand elles étoient
en travail d'enfant , & pour leur ôter
tout fcrupule , elle leur montroit d*a-=
bord ce qu'elle étQit , & enfuite les ac»
I di\
fapv
trop
4^1 Analyse
coiuboit. Les Médecins jaioux de ce
qu'Agnodice leur enlevoit beaucoup
de pratiques , lui firent un procès , &
Taccufcrent d'un mauvais commerce ^
avec le fexe. Ils fe plaignirent m.énie r |
de je ne fai quelle colluiîon , & de I ^
certaines maladies de commande qu'on ^
avoit peur favorifer le jeune Médecin : A
tn un mot , ils le firent condamner par
les Aréopagites ; Mais Agnodice 7
montra fi clairement en plein Sénat les
preuves de fon innocence , que les Ju-
ges lui donnèrent gain de caufe. Les
Médecins recoururent à une autre bat-
terie , Tavoirà la loi qui défendoit aux Jl
femmes de profelTer la Médecine. Mais. 1
les Danies Athéniennes intervinrent i'
alors dans la Caufe , & firent réformer i
îa loi ; ainfi il fut permis aux femmes
libres d'apprendre & d'exercer cet
Art.
Paur le dire en paffant , il faut arouer '^
que la pudeur n'eiî guère moins fujec- 'r
te que les autres chofes au caprice de
rufage. Un temps a été que la honte
de fe fcrvir d'un Accoucheur éroit à la
mode ; & nous apprenons de Louife
Bourgeois; , Sage-femme fort habile ,
qu'Henri IV^. lui recommanda de faire
Û bien fon devoir auprès de la Reiac
m
ver
me
DE B A Y L E. 4^5
Marie de Mcdicis , qu'il ne fat pas nc-
ceiraire de recourir a un homme ; car
fa pudeur , ajoûce-t-il , en foufrriroit
trop. Prcfenteraent c'eftetre à la mode
que de n avoir pas cette honte , notre
fiecle eft bien autrement éclairé que les
précédents. Cependant ne poulîons pas
trop loin cette réflexion fatyrique ; car
fî d'un côté la pudeur de notre liecle
eft moins délicate à certains égards ;
d'autre part l'effronterie eft plus pe-
. tite qu'elle ne l'étoit à Athènes. Trou-
veroit-on aujourd'hui d'honnêtes fem-
mes , qui ofafTent en pleine audience ,
& cheniife au vent , faire voir à tous
les Juges qu'elles font femmes ? C'eil
ce que fît AgnoJice dans l'Aréopage ,
le plus grave & le plus vénérable Tri-
bunal qui fût au monde (a). Peut-on.
voir une impudence plus outrée? Avant
cela n'avoit-elle peint donné d'afléz
fortes preuves de fon peu de honte >
Ne pouvoit-clle point faire connoître
fon fexe par des voies plus honnêtes ,
que celle qu'elle employoit auprès
des femmes ? Les Prélats , qui pour
fe juftifier d'incontinence ont fait
{a)... Ouihus A^nodice tunicam allevavft , & fc
oficndit fxmùiam ejj'e. Hj'gin. Cap. CCLXXIY.
4^4 Analyse
voir leur nudité k des Conciles (h) ,
n'égalent point l'impudence de l'A-
thénienne.
La Chronique fcandaleulè dit qu'Al-
bert le Grandie méloit de la protcflion
de Sage-femme. Si cela elt , il y a
long-temps que la honte des femmes
Athéniennes ne fabiilte plus; & com-
me la réputation d'Aloert le Grand
■étoit très- bien établie , que fait-on
s'il n'y avoit pas des femmes qui fai-
foicnt gloire d'être accouchées de- fa
main , à peu-près comme les précieufes
de Molière , vouloient que tout jufqu'à
leurs chauiTures fût de la bonne faifeu-
fe? Il eft certain que les François ont
commencé les premiers à fecouer à cet
éoard le joug auflere des bienféances ,
& voilà pourquoi leurs Accoucheurs
font devenus û célèbres dans toute
l'Europe. Il ne faut pas douter , difent
les Journalises de Leipfic , que les
François ne foient plus propres que les
autres Nations à nous infiruire de la
manière dont on peut aider les femmes
(i)Nicephore & Zonare aflTurent que Mace(1oniiis>
Evèque de Conflantinople , & le Patriarche Me-
thoclius , ayant étéaccufcs , l'un de Sodomie , l'au-
tre de fornication , découvrirent leur nudité en pleia
Synode , Se montrèrent qu'ils étoieut Eunuques n
tequles iitabioudre»
D E B A Y I E. 4^^
qui font en travail d'enfant. Ce n'eft
point qu'ils aient le génie plus heu-
reux ; c'eil parce qu'ils ont crès-fou-
vent les occafions d'afTifter aux accou-
chements. La mode eft venue en Fran-
ce que même les jeunes mariées , met-
tant bas toute honte , fe laifTent voie
& manier fans fcrupule aux Chirur-
giens , & que toutes fortes de femmes
ïbuhaitent la préfence & l'afTiflance
des hommes , quand elles font prêtes
d'accoucher. Il règne une toute autre
coutume dans les autres Nations ; cac
pour l'ordinaire les femmes , & fur-
tout celles qui ont été mariées depuis
peu , y font fi fcrupuleufes , qu'on ne
leur perfuade que mal-aifément de (e
montrer aux Sage-femmes & à leurs
amies ; elles ne s'y réfolvent que dans
les cas de néceiïité , où la douleur eft
fi forte qu elle furmonte leur répu-
gnance (c).
C'eft ainfi que s'expriment MeiTieurs
de Leipfic , au commencement de l'ex-
trait d'un Livre qu'un Chirurgien de
Paris publia l'an 1694, & q:iiapouc
titre , lu Pratique des Accouchements.
Ce Chirurgien n'a mis au jour fes ob-
(c) Aila Eruditor. Lipf..SuppI. T. II. Stci, X.p, 40if
4^5 Analyse
iefvations qu'après une longue eypé-
ri>;^nce ; il avoïc afTiité aux couches de
quatre à cinq mille femmes. Un autre
Chirurgien de la même Ville publia
l'annc-À^ iuivante un Livre qu'il intitula : .
Ohjervations fur la GroJ/j^è & l' Ac-
couchement des Ji/nmes. Cet Ouvra2,e
contient fept cens Obrervations , choi-
£es entre plus de trois mille autres ,
que l'Auteur a faites. Cela InfHt à prou-
ver que la grande mode de Paris , eft
<ie fe fervir des Accoucheurs , &c non
pas des Sage-femmes. Le temps vien-
dra peut-être que la même mode régne-
ra dans la plupart des Pays de l'Euro-
pe : la honte fubira le fort de mille au-
tres chofos , foumifes aux loix bizarres
& inconilantes de la coutume. *
Mauvaife foi de VHiOorlen £ AUBT-
GNÉ , & du Mimfire JURIEU,
Combien i! faut être en <^arde contre
tes Ecrivains fatyriques & pajjionnés-.
Il y a dans la Confcfion de Sancy ,
une omi/hon très-coupable , au fujec
d'un fait tiré de la Légende, que d'Au-
bignc a malignement défiguré. On me
croira facilement , quand j'afliirerai que
f^ Art. HiirophiU , rem. A, ^ ^
DE B A Y I E. 417
je ne veux point prendre le parti des
Légendaires : mais cela ne m'empêche
pas de dire que d'Aubignc a tort , &
mérite la cenfurc de tous les Ivonnêces
gens. Voici les paroles : ( La Légen-
de des Saints eft le jardia de lame
dans ce jardin fe trouvent des herbes ,
qui pour le moins endorment lî elles ne
guérifi'ent pas Si une Dame de la
Cour fent en Ton amedéfoléc, qu'elle
ne fe puifTe palier d'une grande , ca-^^
tholique , & univerfelle luxure, n';?-
t'elle pas pour fe confoler Sainte J\îa-
rie Egyptienne , qui depuis douze ans
jufques à l'âge du mépris ne refufa hom-
me ? Et n'avons-nous pas l'exemple de
fainte Magdeleine , tant célèbre par les
chroniques anciennes ? Les Poètes de
la Légende nous ont depuis cnfeignc
comme elle fît par allechements , que
force gens de bonne maifon vendirent:
leur bien pour elle; plufieurs courageux
fc coupèrent la gorge pour les jaloufies
de fbn amour , & puis elle ne fut pasfi-
tôt lafle , que la voilà canonifée ) (a).
L'omiffion de cet Auteur à l'égard
de Sainte Marie Egyptienne , fe' de
fainte Midehne , eft inexcufabîe \ car il
Ja] Confeflion dé Sancy , Liv. 1. Ch.a'j. II.
Tome. IL \
4^8 A W A t Y s E
fuppofe qne ces deux proftituces imofl-
terent tout droit des lieux infâmes au
rang des Saintes canoniiees , & pac
cette fuppofîtion il prétend prouver,
que la Lc-gende eft très-capable de là-
cher la bride aux Danies , qui ont une
envie demefure'e de paflcr le temps avec
des hommes. Pour agir de bonne foi ,
il falloit parler de la longue pénitence
de ces deux Saintes : mais comme cela
aurait énervé la plaifanterie ; on a cru
qu'il valoit mieux n'en rien dire , ou
pafTei même dans la négation. Apf^re-
nons û£-là que les Auteurs fatyriques
font les gens du monde , contre leJP
quels il faut qu'un Ledeur foit le plus
en garde. Ce font ceux qui raifonnenc
le plus mal , & qui communiquent le
plus un certain plaifir , qui empêche de
rechercher en quoi confiflent leurs fo-
phifnies. Souvenons - nous Cwpendant
que s'ils peuvent fe difpenfer de plulieurs
reg'es, ils ne doivent pas être m.oins fou-
rnis que ks Auteurs graves aux loix du
raifonncrrent.
J'ai trouvé dans la même Satyre un
autre mcnfonge , concernant S. Do-
minique , & une Nonne appellée MA-
RIE. Quand f dois Huguenot j c'eft
Sancy que l'on fait parler, ye ne trou-*
DE B A Y L H. 45^,
VOIS Tun qui me fit tant rire que la Lé-
gende de Frère Jacopon. Uy a er.ore
un Livre c/iei^ nous , où fui fait ds.
belles Annotations : comme fur ce qu'il
faifoit confeffcr à un fienficrefespé^
chcs piirfignes. Madame de V.
demanda , comment il confejfoit jlz
padlardife : de même curiojitê ellz
s' enquir oit comment s\ippclloit en Grec
cttte huile lettre, que Saint Domini-
que fema erure les cuijfes d'une A'c-
îiain , fappdlunt l'huile d'amour (b).
Il ei\ certain que d'Aubigné falnfie U
Légende , afin de donner au Conte un
air plus divertilTant: or je ne crois point
que les loixde la raillerie , ni même
celles de la Satyre , perm'^ttent cela.
La Légende de Saint Dominique por-
te qu'une Religieufe , étant ravie en
extafe , crut le voir entrer dans fa
chambre , accompagné de deux Frères ,
& tirer de defibus fa robe un onguent
de très-bonne odeur , dont il lui frotta
la jambe , & qu'il appella le figne de
charité (c). En comparant ces paro-
( b ) Ihid.
( c ) Maria fancllmonlalis , in extafixapta , vidlt
"Oominicum cum duobus fratnbus ante hclum ej:is in-
trantem , oui de fub çappaunguentum mira fra;^ant:cB
proferens , T I B l A M élut inunxit , quamHunciio^
V i
46o A N A L Y s Ê
lès avec celles de la Confefîïon de San-
cy , quelles falfifications ne trouve-t-on
pas ? La Légende ne dit point que
Dominique ait appliqué un onguent à
la jambe de la Religienfc ; elle dit que
la Religieuie extafiée crut voir ce Saint
qui lui mettoit de cet onguent fur la
jambe. Falloit-il corrompre le Texte ,
par la faufTe Glofe de femer de l'huile
légère entre les cuifîes ? S'il s'agiflbic
d'un tronc d'arbre , ce feroi: une nié-
prife de rien : un peu plus près , ou un
peu plus loin de la terre , neferoit point
de différence ; mais dans un fujet com-
me celui-ci la différence eft capitale.
Monfîeur Jurieu a commis ici la mê-
me falfification que d'Aubigné , & ,
félon fa coutume , il fe met fort peu en
peine , fi ce qu'il avance eiï exact. La
Légende , dit-il , nous apprend [ qu'u-
ne Religicufe nommée Marie , ayant
eu durant cinq mois une grande dou-
leur dans des parties voiftnes de celles
quon no ferait nommer , S. Dominique
lui apparut en fonge , & que de delfous
fon froc il tira un ouguent de très-bon-
ne' odeur , dont il lui frotta la partie
malade , & qu'étant interroge par la
ficm dilecHonis ejfe Jlgnum dixit. Jacob, de Voragiae»'
in Aureà Legendà,
DE B A y I E. 4^i
fille , ce que c'écoit , il répondit , que
cela s'appelloit iingucntum amorls. Ce-
la eft auiTi chaite que les amours de
François pour Sainte Claire , & Tes ar-
deurs pour le Frère Mafl'é , lequel il
embrafibîc , & foulevoit de terre dans
fes embralîèmencs ; ce qui mit le Père
MafTé dans une fi grande chaleur , qu'il
étoic comme au milieu d'un feu , dit le
Livre des Conformités [ ( <i )• M. Ju^
rieu ajoute en marge ce fonimaire ,
Abominations de Saint François & de
Saint Dominique. En vérité , c'eft-lk
traiter la controverfe , comme fi c'étoic
un jeu ou l'on cherchât a tâtons , & les
yeux fermés , ce qu'il faut prendre. Je
laifle k juger aux perfonnes , qui ne
croyent pas qu'il foit permis d'agir de
mauvaife foi en faveur de la Religion ,
c'eft-à-dire de violer les devoirs de la
Religion pour l'amour de la Religion \
je leur laifie , dis-je, à juger fi l'hon-
neur & la confcience peuvent fouffrir
qu'on traduife le mot tibia , par les
■parties voifmes de celles qupn rioferoit
nommer. C'eft une périphrafe qui fe-
roit abfurde dans toutes fortes de fu-
jets. Car enfin le mot jambe , qui ré-
pond à celui de tibia , n'a rien qu>
( 4 ) Jurieu , Préjugés ^ I, Part.
y 3
4^1 A N A I Y s E
«bligc à des circuits de paroles. Mak
<juand on fe fert de ce détour , afin de
donner Tidce d'une impureté , on fe por-
te au delà de l'abfurde ; c'eft une fuper-
cherie criminelle.
La mauvaife foi ne règne pas moins
dans le changement des termes Jignum
dihcfiOais ,en ceux di unguentum amo~
ris. Mais que direz- vous d'un Ecrivain ,
Cjui , pour s'approprier un trait fatyri-
que qu il a trouvé dans V Apologie
d'Hérodoie , compare avec les embraf-
fements de deux hommes pleins de vie ,
la viflon d'une Religieufe extafiée.
Quand il feroit fur qu'une telle Reli-
gf.eufe auroit fongé que S. Dominique
venoit la trouver au lit , & commet-
toit des impuretés , en pourroit-on con-
clure que ce Saint eft coupable ? Pou-
vons-nous répondre des rêveries d'au-
trui ? La mère de Jule Céfar perdit-t-eJle
rien de fa vertu , fous prétexte que fon
fils fongea qu'i.1 couchoitavec elle ? Et
▼oici un controverlifte, qui appelle abo^
minationde Saint Dominique , une ap-
plication d'onguent , qui n'étoit qu'une
apparition en fonge , comme il le dit lui-
nié me.
* Ainfi les railleries de d'Aubigné , \6c
4es inveâ:ives ameres du Minilire Ju -
DE B A Y L E. 4^3
TÎeu , portent à faux , puifqu'elles ne
font fondées que fur un menfonge. Ce-
la doit apprendre aux Leclcurs que
pour bien s'inftruire dans la contro-
verfe, il ne faut confukcr ni les faty-
res , ni les déclamations de certains Au-
teurs. Ces gens-là n'épargnent perfon-
îie : ils ne font quartier ni au Ciel , ni
à la Terre , & ia Religion ell: une trop
foible barrière pour les arrêter. Quand
ils ont la plume à la main , ils quittent
tout pour courir après les penfées faty-
riques ; & d'auffi loin qu'ils en décou-
vrent la trace , ils fe jettent de ce côté-
là à corps perdu. Pour ne s'écarter pas
ridiculement , ils tortillent & ils tirail-
lent les matières , jufquà ce qu'elles fe
puifTentajufter à leur fujet ; & s'ils les
trouvent trop longues ou trop épailTes.,
ils les accourciffent & les applatiffent
autant que leur intérêt le demande. Ce
fnni- des Auteurs qu'on peut comparer
loit fes pnlonniers a la memre de Ion
lit.
Au refte, il y a du plus ou du moins
dans tout ceci , & je ne prétends pas
dire que tous ceux qui fe plaifent à la
controverfe ou à la fatyre , adoptent
ces excès -là également , & fans ex-.
V4:
4^4 Analyse
ccption. Mais il eft important défaire
voir par le côté le plus laid ce cara6te-
re d'efprit : on s'y laifîe tromper aifc-
ment. Un controverlîfte qui a du gé-
nie divertit beaucoup les Lc-fteurs de
fon parti , quand il tourne les chofes
malignement , avec des airs railleurs ,
4atyriques,& burlcfques. Plus il diver-
tit , plus i! a la force de perfuader. Or
comme les maiiieres qu'U adopte l'en-
gagent dans mille fupercheries , & dans
mille faîfiiicatîons , il eft bon de le
connoitre fur le pied d'un impoRcur
dangereux. Ceft îe moyen de fe tenir
fur fes gardes : on le lira comme un
liomme dont il faut fe dciier ; on ne
croira rien fur fa parole ; on examinera
ce qu'il dit ; on le confrontera avec les
originaux ; & fi l'on trouve qu'il chan-
^tjignum dikFùonis en unguœtwndmo-*
ris j on lui dira , jt nzfuïs pas votre da-^
■^""(Tpr-yoïLS à d'uiLtres. *
hxiimen d'une penjee en ivionjieur
D' ABLANCO URT.
Monfieur d'Ablancourt difoit
qu'il étoit bon que les Princes apprif-
■ fera le Latin , parce que par-là ils ap^
prenaient des Anciens des chofes qjLon
♦ Arc, Marti E^yptiengc^
DE B A Y L E. 4^t
nt pouvait leur dire , & qu'ils pou-
voicnt voir Us honnêtes gens de l anti-
quité faire le procès aux Princes qui
ne font pas leur de voir {a). Il y a du
Tel dans cette penfée, & je ne fai quoi
de brillant , qui peut éblouir & charmer
ceux qui n'examinent pas le fond des
chofes. Un trait de cenfure bien mar-
qué donne beaucoup d'agréments à une
peinture morale , fur-tout lorfque les
grandeurs humaines font l'objet de
cette cenfure. Nous voici dans le cas,
La penfée de M. d'Ablancourt impofe
par cet endroit : elle en tire fa princi-
pale beauté ; mais ce n'eft qu'une beau-
té extérieure. Examinez bien ce qu'il
dit , portez-y la fonde , vous trouverez
que cela reiTemble à du bois doré. Ce
rj'eft qu'apparence , ce n'eft qu'orne-
ments fuperficiels.
Il n'y a point de Nation favante qui
ne dife aux Princes leurs vérités en leur
J-angue miiLvii.^ii^, œ ^lui i.^ kg puif-
fe inftruire de leurs devoirs tout com-
me les Livres Latins. Comment eft- ce
je vous prie, que les Livres de l'ancien-
ne Rome peuvent faire la leçon aux
Princes modernes ? Ce n'eft 'pas en
leurdifant, vou<! ave^fait en cela &
(a) Vie d'Ablancourt , par Patru,
^66 Analyse
en cela une injuftice , & une très-gran^
de faute : ce n'eft que par la ccnfure
èi^s injufîices & des fautes qui fe cotn^
mectoienc anciennement. Mais man-
que-t-on aujourd'hui de Livres écrits
en Langue vulgaire, qui repréfcntent
très-fortement les devoirs d'un Prince ,
& qui déchirent la mémoire de ceux
qui ont mal régné , ou depuis peu en
d'autres pays , ou autrefois dans le pays
même où ces Livres fe compofcnt? Ne
confidérons point les Sermons , ni les
Ouvrages de politique : Arrêtons-nous
aux Hiftoriens , à Mézerai , par exem-
ple , qui vivoit en même-temps que
d'Ablancourt. J'avoue qu'il n'a point
donné l'Hiftoire du temps où il a vécu ,
mais il s'en approche infiniment plus
que Tite-Livre , que Tacite , & qu'au-
cun autre des anciens Auteurs Latins ;
& il cenfure avec beaucoup de liberté
& de force la mauvaife adminidratioa
des Roiç A.'> F«-«>.«.oo , «^"î 1"- j-^nxiit pdr
U% mains. Eux & leurs Miniftres font
fouettés dans fon Hiftoire comme des
petits écoliers , quand la vérité le de-
mande. M. Variilas en ufe avec la mê-
me liberté , lui qui étoit fi flatteur en-
vers les Contemporains ^ & ce font
pour l'ordinaire les plus grands fUt-«
DE B A Y L E 4^7
teurs du temps préfent , qui cenfurent
avec le plus de hauteur les fautes paf'
fées. Airi/î la raifon , pourquoi M.
d'Ablancourt prétend que les Princes
doivent l'avoir le Latin , efl fauîTe. El-
le efl d'autant plus mauvaifè , qu'il ne
pouvoit pas ignorer que depuis plus de
cent ans on n'avoit celle de traduire les
Ecrits de l'ancienne Rome ; & s'il ju-
geoit fi utile que les Princes entendif-
fent cette Langue , pourquoi leur four-
nifToit-il un fi beau prétexte de ne la
pas étudier ? Ils n'avoient qu'à dire que
fes Traduftions les en difpenfoient. lî
ruinoit donc par fa conduite fa propre
Théfe. *
* Article Perrot , rem. [ G ].
Fin du Tome IL
J
y^
■^^^
B Bayle, Pierre
1B25 Analyse raisonnée de Bayle
A3
1773
t. 2
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
3=E