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Full text of "Analyse raisonnée de Bayle, ou abrége méthodique de ses ouvrages, particulierement de son Dictionnaire historique et critique, dont les remarques ont été fondues dans le texte, pour former un corps instructif & agréable de lectures suivies"

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TOME     IL 


ANALYSE 

RAISONNES 

D  E 

B  A  Y  L  E , 

o  u 
ABRÉGÉ  MÉTHODIQUE 

de  fes  Ouvrages ,  particulière^ 
ment  de  fon  DICTIONNAIRE 

Historique  et  Critique  , 

dont  les  Remarques  ont  été  fon- 
dues dans  le  Texte  ,  pour  former 
un  corps  inJîruclLf&  agréable  de 
leBures  fuivies, 

TOME     II. 


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A     LONDRES. 
M.      D  C  C.      L  X  X  II  I, 


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1         ^-Sl       Jli>         JU        iL^ 

DES  ARTICLES 

Contenus  dans  ce  Volume.' 

j4  NECD  O  tes  du  Parlement  de  Pa- 
ris, Pages   î 
Cas  de  Confcience  fînguîier ,  % 
Imprudence  d'un  Evéque  de  Perje  ,        7 
Ce  que  les   Turcs  appellent  Nephes- 
Ogli,                                        12. 
Si  les  ha'ifers  de  civilité  hlejfent  les  loir 
de  la  bien  fiance  y                              13 
Examen  de  quelques  lolx  de  Licurgue,, 

Avarlcedes  Traitants  de  rancienne  Rch 
me.  Projet  d'impojition  très-lucra- 
tif, ,  3^ 

Relation  de  ce  qulfepajfe  dans  le  Para- 
dis ,  32. 

Coutume  bigarre  &  impie ,  3  3 

Origine  de  l'ufage  d  engraijfer  les  oi^ 

féaux  de  table.  Ce  que  cétoit  quua 

Cochon  de  Troye.   Crapule  des 

Romams  ,  3  é» 

Fraude  infigne  des  Mages.  Combien  les 
Rois  font  efclavis  di  la  Rdigion  do- 
minante f  3S 


îi  TABLE 

Obfervat ions  fur  les  procès  d'impnijfan" 

ce.     Particularités     concernant    le 

Congre's.  Epoque  de  l'origine  &  de 

V abolition  decettcirifamc  coutume,  40 

Montagne  miraculcufe  ,  ti 

liirétiqucs  appelles  ^Iammillaires  , 

62, 

Echantillon  de  I4  Légende  des  Orien- 

taux ,  67 

Duel  mémorable  ,■  68 

Xe /row  Apicius  ,  79 

Hijhire  de  COMB  ABUS  &  de  Ste.  ATO- 

NICE ,  8i 

Examen  d'un  lieu  commun  de  Morale  , 

tiré  de  la  comparaifon  de  la  conduite 

de.  V homme  avec  celle  des  Animaux  , 

89 

Sur  cette  maxime  de  Caton  ,  que  toutes 

les  femmes  qui  commettent  r adultère 

font  aujfi  des  cmpoifonneufes  ,       93 

Sur  la  Fortune  ,  95 

Loi  fngulicre  ,  i  i  2. 

Prophéties  ^/'AnGELO  CaTTHO  ,  Aw 

mônier  de   Louis  XL   Ce  quon  en 

doitcraire,  &  ce  qu'il  faut  regarder 

comme  douteux  ,  1 14. 

Examen  d'une  P  en  fée  de  P  lutarque,  132. 

S/j.r  les  Songes  ,  137 

Danger  eu fe  maxime  des  Payens  y  147 

Qévotlon  dçs  Mufulm.ms  pour  FAia- 


DES   ARTICLES.       hj 

MÉ.  Prière  de  la  Lithurgie  Perfanne, 

preuve  qu'on  fit  fuhir  à  la  ReineEu- 
M  A .  Réflexions  fur  cet  ufage ,     162, 

Antiquités  d  Jpres.  Lettre  de.  Louis  XIV 
à  M,  Arnaud ,  16  j 

Examen  delà  vie  d^EJope par Planud:^ 
Particularités  concernant  ce  Fabu" 
lijle ,  171 

RUGGER.1,  Athée ,  Afiroîogue,  &  Ma- 
gicien.  Si  ces  qualités  font  compati' 
hks  ,  194 

Hifioire  du  Cavalier  BORRI  ,         216 

Prédicateur  Fanatique.  Epoque  de  Va- 
haijfemcnt  des  coefiures.  Ce  que peU' 
vent  les  Rois  pour  la  réforme  de  leurs 
Sujets ,  230 

procès  du  Maréchal d'AtiCKE.  Réjle- 
xionsfur  la  fortune  de  ce  Favori  j  137 

Démêlé  de  la  Mo TTE-AlG  RON ,  <&  du 
jPére  Goulu,  25S 

Naiveté  ^'HoMERE  ,  263 

Hifioire  d'Urbain  GR4.NDIER.  Eclair^ 
eijfements  fur  lapojjefiion  de  Loudvin^ 

268 

Parallèle  de  T ancienne  &  de  la  nouvelle 
Rome.  Réjiexic-ns  fur  la  puijfince  à 
laquelle  les  Papes  font  parverûis^^%c^ 

Si  la  tenue  des  Etats  Généraux  efi  utih 
à  la  France  i        '  ■  303, 


w  TABLE. 

Grande  faute  de  Loui.^  X[  30^ 

Dijfcrtationfur  V Hijloirc  de  la  PcipcJ}& 
Jeanne  ,  311 

ParticuLirltés  concernant  le  Livre  des 
Taxes  de  la  Chancellerie  de  Rome  , 

386 

P afflige  remarquable  retranché  d\i ne  fé- 
conde édition  ,  396 

Eloquence  burlefque  d^un  Procureur  du 
Roi  de  Banne,  399 

Prodigalité dîs  deux  Efopes  ,    ^      408 

Jean  de  Wert  ,  415 

Infortune  de  Madame  de  la  Garna- 
CHE  ,  4T8 

Etoile  plus  heureufe  d\ine  autre  Dame 
galante,  41^ 

Fortune  J'AntinoUS,  Bon  mot  du 
Poète  Prudence,  42,6 

Conte  ridicule  ,  concernant  la  délivrance, 
de  t Ame  de  Trajan  ,  429 

Manière  nouvelle  de  faire  la  conquête 
d'une  femme ,  434 

Confolateur  ridicule  ,  ^-^j 

Mauvaifefoi  del Hijhrien  ^'AufflG NÉ 
&  du  Minifîre  Juricu.  Combien  on 
doit  être  en  garde  contre  les  Ecrivains 
fatyriques  ou pajjionnés  ,  456 

Faufj'e pmféè  di  M,  dAbLmcourt ,  464 


ANALYSE 


^;j^----;-~-3»^^>^g^jgai.A«^-^_-.  ■        ,.      """^f^ 


Ji^-JL      ^..^-^^i^-^-^it      ,Éd^^      \^ 


1 

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D  E 

B  A    Y  L  Eo 

SUITE     DE      LA 

PREMIERE  SECTION. 

CONS  IDÉR  AXIONS 
ET   RECHERCHES   VARIEES. 

Anecdote  du  Parlement  de  Paris, 

V_yN  a  fort  parlé  d'ure  Remontran- 
ce faite  à  Louis  XI  par    la  Vaquerie 
premier  Préfident  au  Parlement  de  Pa^ 
Tome  IL  A 


2,  Analyse 

ris  Bodin  nous  apprend  Ik-deflus  àes 

particularités    curieufes.   »  Louis    X I 

»  avoit  ufé  de  menaces  grieves  envers 

»  la  Cour  de  Parlement  ,  qui  refufoit 

T>  de  publier  &  vérifier  quelques  Edics 

»  qui  étoient  iniques.  Le  Préfident  la 

3î  Vaquerie  ,  accompagné  de  bon  nom- 

i>  bre  de  Confeillers  en  robes  rouges   , 

»  alla  faire  Tes  plaintes  &  remontran- 

5>   ces ,  pour  les  menaces  qu'on  faifoit  à 

»  la  Cour.  Le  Roi  voyant  la  gravité  , 

»  le  port  ,  la  dignité  de  ces  perfonna- 

î»  ges ,  qui  fe   vouloient  démettre  de 

»   leurs  Charges ,  plutoil  que  vérifier  les 

>'  Edits  qu'on  leur  avoit  envoyé,  s'ef- 

»   tonna ,    &  redoutant  l'autorité  du 

»  Parlement ,  fit  calTerlss  Edits  en  leur 

»  préfence  ,  les  priant  de  continuer  à 

»  faire  j  u  flice,  &  leur  jura  qu'il  n'en- 

»  voyeroit  plus  Edit  qui  ne  fuft  jufte 

»  &  raifonnable.  Cet  Ade  ,  ajoute  Bo- 

»  dln  ,  fut  de  bien  grande  importance 

»  pour  maintenir  le  Pvoi  en  obéifTance 

»  de  la  raifon  ;  qui  autrement   avoit 

»  toujours  ufé  de  puifTance  abfolue  :  & 

»  dès-lors  même  qu'il  n'efloit  queDau- 

»  phin  ,  il  envoya  quérir  les  Préfïdens 

»  de  la  Cour  ,  &  leur  dit  qu'ils  eufTent 

5>  à  efîacer  la  claufe  De  exprcffo  Man- 

»  dato ,  que  la  Cour  avoit  fait  mettre 


deBayle,  ^ 

»  fur  la  vérificacion  des  privilèges  oc- 

»  troyés  au  Comte  du  Maine  ;  autre- 

»  ment  qu'il  ne  fortiroic  de  Paris  que 

»  cela  ne  fuft  fait ,  &  qu'il  laiiTcroic  la 

«  commifTion  que  leRoi  lui  avoir  don- 

»  né.  La  Cour  ordonna  que  les  mots 

»  feroient  effacés;  mais  afin  qu'on  pufl 

»  voir  ce  qui  eftoic  biiîe  ,  elle  ordonna. 

î>  que  le  Régiftre  feroit  gardé  :  qui  fe 

»  trouve  encore  en  la  forte  qu'il  fut  or- 

»  donné ,  en  date  du  xxvili  Juillet 

»    M.  CCCC.  XLIl(:z). 

L'Edition  Latine  de  la  République 
de  Bodin  ,  contient  une  circonftance 
que  je  ne  dois  pas  omettre  :  c'eft  que 
Louis  XI  commanda  au  Parlement  de 
vérifier  fes  Edits ,  fous  peine  de  la  vie , 
&  que  le  premier  Prélident  a  la  tête 
de  fa  Compagnie  ,  déclara  au  Roi 
qu'ils  aimoient  mieux  m.ourir  que  d'o- 
béir. Bodin  obferve  une  chofe  parti- 
culière touchant  l'efficacité  de  ces 
mots  ,  De  exprcjfo  Mandata  ,  par  ex- 
près commandement.  Les  mots  de  ex- 
prefio  Mandato  ,  dit-il ,  &  de  exprefTil^ 
iirao  Mandato ,  &  quelquefois  ,  multis 
vicibus  iterato  ,  qui  je  trouvent  fort 
fouvent  es  Réglfires  des  Cours  Souve-* 

■  («)  Bodin ,  De  la  République  ,  Llv.  III.  Chap,  ir^ 

Al 


4  Analyse 

raines  y  fur  la  publication  des  Edlts  ^ 
ont  telle  conféqucnce  ,    que  tels  Edits 
&  Privilèges  ne  fontgardei ,  ou  bien- 
tôt après  font  oublie^^  &  delai/fc^  ,  par 
Joujfrances    des  Magijîrats.  II    n'y  a 
point  de  leçon  plus  efficace  de  défo- 
béilTance  ,  que  de  laifTer  efperer  l'im- 
punité aux  tranfgrefTeurs   d'un    Edit  : 
or  c'eft  ce  quefaifoient  les  Parlements 
îorfqu'ils  imprimoient  cette  flétrifl'ure 
aux  Edits  du  Prince.  Notez    bien  CQ% 
paroles  de  Pafquier  :  »  telles  protefta- 
»   tions  ont  été  depuis  afTez  familières 
yy  en  cette  Cour  ,  &  fe  trouvent  afTez 
yy  d'Edits  portants  ,  De  exprejfo  &  ex- 
3î  prejfijfimo  mandata  Régis  ,  pluribus 
»  vicibus  itcrato  :  laquelle  claufe  tout 
7>  ainfi  qu'elle  eft  ajoutée  pour  bonne 
»  fin  ,    aufîi    fouhaiteroient   plufieurs 
j>   (  par  avanture  non  fans  caufe  )  que 
3>  cette  honorable  Compagnie  fe  ren- 
»  diil  quelquefois  plus  flexible  ,  félon 
«   que  les   nécelTités  &    occafions  pu- 
î>  bliques  le  requièrent  [b)  «  Pafquier 
ne  parlçroit  pas  comme  il  fait  ,  s'il  ne 
favoit  que  la  roideur  de  ces  Compa- 
gnies Souveraines  avoit  été  quelque- 
fois préjudiciable  à  l'Etat.  * 

(h)  Pafquier,  Recherches  ,  Chap.  IV, 
*  Diôionn.  Art.  Fa^ueris  ,Tcm,  A^ 


deBayle.  f 

Cas  de  confciencc  finguUer. 

L'Impératrice  Agnès  ,  femme  de 
l'Empereur  Henri  III  ,  fit  propofer  un 
cas  fort  particulier  au  Cardinal  Pierre 
Damicn.  Elle  chargea  un  Evèque  de 
lui  demander  ,  utrîim  licerct  hcmini , 
inter  ipfum  dcbiti  naturalis  egerium  , 
aliquidruminare  Ffalmonim.  Damien 
opina  pour  l'affirmative  ,  fur  l'autorité 
de  Saint  Paul  ,  qui  dit  dans  fa  première 
Epître  à  Timothée  ,  qu'on  peut  prier 
Dieu  en  tous  lieux.  Eft-il  polfiblc  qu'il 
fe  foit  trouvé  une  Impératrice  capable 
de  propofer  de  telles  queftions  ?  Et  fi 
la  curiolité  d'une  femme  a  pn  û\ct 
jufques-là  ,  falloit-il  que  des  Cafuiries 
graves  approfondiifcnt  de  pareilles  cho- 
fes  ?  On  a  bien  raifon  de  dire  que  i'ef- 
prit  humain  ne  laifle  rien  en  repos  : 
les  retraites  les  plus  fombres  ,  les  plus 
ténébreufes ,  ne  lui  font  pas  inaccelFi- 
bles  ;  il  tâche  d'y  porter  le  flambeau  , 
malgré  les  loix  de  la  bienféance. 

J'obferverai ,  en  paffant ,  qu'un  des 
plus  célèbres  Commentateurs  d'Arif- 
tote  auroit  tout  autrement  décidé  le 
cas  propofé  par  l'impératrice.  Il  au- 
roit foutenu  que  le  bien  public  de- 
mande qu'en  cette  adion-là ,  autant 

A3 


5  Analyse 

6  plus  qu'en  aucune  autre  ,  on  Ce  fon- 
vienne  du  hoc  âge ,  évitant  toute  dif-- 
tradion.  Car  il  prétend  que  la  raifon  , 
pour  laquelle  les  enfants  des  hommes 
d'efprit  &  d'étude  font  ordinairement 
des  fots ,  c'eft  que  leurs  pères  n'y  pen- 
fant  pas  afiéz  îorfqu'ils  les  font,laif- 
fent  courir  leurs  pcnfées  après  d'au- 
tres chofes.  Au  contraire  ,  dit-il  ,  vous 
voyez  de  gros  lourdauts  qui  engen- 
drent des  enfants  dontl'efprit  &  l'in- 
duftrie  font  admirables  :  c'eft  parce 
qu'on  s'applique  tout  en'ier  k  les  pro- 
duire &  non  pas  par  manière  d^acquit  : 
on  fonge  bien  à  ce  qu'on  fait ,  &  on  ne 
fonge  qu'à  cela  ;  on  s'y  afïèdionne  , 
on  s  y  palfionne.  Un  très-grand  nom- 
bre de  Médecins  ont  débité  ce  beau 
dogme.  Lifez  feulement  Gafpar  à  Reies 
dans  fa  Queftion  LXXVII ,  où  il  die 
entre  autres  chofes ,  que  les  gens  fages 
«Se  méditatifs ,  qui  fe  portent  au  devoir 
conjugal  beaucoup  moins  par  inclina-- 
îion  ,  qu'afin  d'entretenir  la  paix  do- 
mefliquc,  &  qui  même  ,  au  milieu  de 
cette  fonclion  ,  ont  l'efprit  appliqué  à 
des  penfées  philofophiqnes  ,  voycnt 
dégénérer  leurs  enfants.  Il  ajoute  que 
par  une  raifon  contraire,  les  bâtards 
ont  ordinairement  de  l'efprit  6c  de  la 


DE      B    A    Y    L   Ê.  7 

vigueur.  Il  donne  des  confeils  bien 
éloignés  de  la  décïCion  envoyée  à  l'Im- 
pératrice Agnès.  * 

Imprudence  d'un  Eveqite  de  Perfe. 

Abdas  ,  Evêque  de  Pcrfe  ,  au  temps 
de  Théodofe  le  jeune  ,  fut  caufe  ,  par 
fon  zèle  inconfidéré  ,  d'une  très-hor- 
rible perfécution  qui  s'éleva  contre  les 
Chrétiens,  Ils  jouiffoientdans  cet  Em- 
pire d'une  pleine  liberté  de  confcien- 
ce  ,  lorfque  leur  Evêque  eut  l'impru- 
dence de  renverfcr  un  des  temples  où 
l'on  adorcit  le  feu.  Les  Mages  s'en, 
plaignirent  au  Roi  Ifdegerdes  [a]  ,  qui 
fit  venir  Abdas  ,  &  qui  ,  après  l'avoir 
cenfuré  fort  doucement  ,  lui  ordonna 
de  rebâtir  ce  Temple.  Abdas  n'en  vou- 
lut rien  faire ,  quoique  le  Roi  lui  eût 
déclaré  qu'en  cas  de  défobéiffance  ,  il 
feroit  démolir  tontes  les  Eglifes  Chré- 
tiennes. Ifdegerdes  exécuta  cette  me- 
nace ,  &  abandonna  les  ndeles  à  là 
merci  de  fon  Clergé  :  j'appelle  ainfi 
les  Mages  ,  qui  ,  entre  autres  chofès  , 
avoient  le  foin  de  la  Religion.    Théo- 

*  Art.  François  d'Àffi/e  ,  rem.  C. 

{a)  Ceft  ThéoHoret  qui  le  dit:  mais  félon  Socra- 
te  ,  la  perfécution  ne  commença  que  fous  Varara-. 
pes  ,  fils  &  fiiccéfleur  d'Ifdegerdes. 

A  4 


8-  Analyse 

doret  les  compare  à  des  tourbillons 
de  vent  qui  foulevent  les  flots  de  la 
mer  (b).  Ce  fut  leur  fondion  durant 
îa  tempête  qui  agita  l'Eglife  de  Perfe 
pendant  plus  de  trente  ans.  Abdas  fuc 
le  premier  Martyr  qu'on  facrifia  ,  lî 
l'on  peut  donner  le  nom  de  Martyr  à 
un  homme  ,  qui  par  fa  témérité  ,  ex- 
pofa  l'Eglife  à  tant  de  malheurs.  Les 
Chrétiens ,  qui  avoient  déjà  oublié 
l'une  des  principales  parties  de  la  pa- 
tience Evangélique ,  recoururent  à  un 
remède  qui  caufa  un  autre  déluge  de 
fang.  Ils  implorèrent  lafTiftance  de 
Théodofe  ;  ce  qui  alluma  une  longue 
guerre  entre  les  Romains  &  les  Perfes. 
Voilà  ce  que  le  zèle  indifcret  d'un  limple 
particulier  peut  produire. 

Socrate  ,  &  quelques  autres  Hifto- 
riens  ^  qui  ont  fupprimé  cette  raifon 
du  déchaînement  des  Perfes  contrôles 
Chrétiens  ,  ont  fait  un  péché  d'omif- 
iion  inexcufable.  On  peut  leur  intenter , 
dans  la  B.épub]ique  des  Lettres  ,  la  mê- 
me adion ,  que  l'on  intente  dans  le  Bar- 
reau à  certaines  réticences  des  vendeurs; 


{b)  Triainta  jam  elapfis  annls  permanjlt  nihilonù- 
nus  tempeflas ,  à  Magis  ,  tamqiiam  quibufdam  vcntis 
ac  tiiih'nibiisfurcuata,  ThQodo iQt,  Hijl .  Eccl,  Liv, 

V.  Cap.  xxxix. 


DE      B    A   Y    L   E;  ^ 

&  il  feroit  à  fouhaicer  qne  le  Public  fût 
un  peu  plus  févére  qu'il  ne  l'eft  contre 
les  Ecrivains  qui  fe  permettent  de  muti- 
ler de  la  forte  certains  faits.  Il  y  en  a  fî 
peu  qui  ne  le  faiîent  ,  qu'il  feroit  temps 
d'y  remédier.  Au  refte,  tous  les  Hifto- 
riens  Eccléflaftiques  n'ont  pas  eu  la 
mauvaife  foi  qu'on  reproche  à  Socra- 
te  &  à  fes  copiites.Car  Théodoret  a  con- 
feffé  ingénument  que  l'Evéque  qui  dé- 
molit leTemple  du  Feu,  donna  lieu  à  la 
terrible  perfécution  que  les  Chrétiens 
foufPrirent  dans  la  Perfe  :  il  ne  nie  point 
qne  le  zèle  de  cet  Evêque  ne  fût  à  con- 
tre-temps :  mais  il  foutient  que  le  refus 
de  bâtir  un  tel  Temple  ,  eft  digne  d'ad- 
miration &  de  la  Couronne  :  Car,  ajou- 
te-t-il  ,  c'eft  une  aujji grande  impiété  de 
bâtir  un  Temple  au  Feu  ,  que  de  V ado- 
rer (t).  Pour  moi  je  trouve  qu'il  n'y  a 
point  de  particuliers ,  fufTent-ils  Métro- 
politains ou  Patriarches ,  qui  puiflént 
jamais  fe  difpenfer  de  cette  loi  de  la  Re- 
ligion naturelle,  il  faut  réparer  ,  par 
rejiitution ,  ou  autrement ,  le  dommage 
quon  a  fait  à  Jbn  prochain.  Or  ,  eft-il 
qu'Abdas  ,  fimple  particulier  ,  &  fuje  t 
du  Roi  de  Perfe  ,  avoit  ruiné  le  bien  d'au- 
trui  ,  &  un  bien   d'autant  privilégié  ^ 

{a)  Théodorçt,  ubi  /uprà, 

A  5 


lé  A  î<r  A  L  T   s  E 

ou  il  appartenoit  a  la  Religion  dominan- 
te: il  ecoit  doncir.uilpenfablemenc  obli- 
gé d'obéir  à  l'orare  Ue  fon  Souverain  ,. 
touchant  la  reftitution  ou  le  récabliire- 
ment  du  bien  qu^il  avoit  ruiné.  Cécoit 
une  mauva.fe  excufe  de  dire  ,  f,  je  rebâ" 
ils  ce  Temple  il  Jervira  à  l'uiolâfrie  : 
car  Abdas  ne  Ce  propofoit  pas  de  l'em- 
ployer à  cet  ufa^e  ,  &  il  n  étoit  point 
reîponfable  de  l'abus  qu'en  pouvoient 
faire  ceux  à  qui  le  Temple  appartenoit» 
Seroit-ce  une  raifon  valable  pour  s'e- 
xempter de  rendre  une  bourfe  volée  y 
que  de  dire  que  celui  a  qui  cette  bourfe 
appartient  tli:  un  homme  qui  emploie 
fon  arçycnt  à  la  débauche.  Laifiez-le  fai- 
re  :  vous  n'avez  pas  à  répondre  k  Dieu 
de  l'abus  qu'il  fera  de  îbn  argent  ,  laif- 
fèz-lui  fon  bien  :  quel  droit  y  avez- 
vous  }  Outre  ctlù.  ,  quelle  compa- 
Tâifon  y  avoit- il  entre  IcrctabliflcmenC 
d'un  Temple ,  fans  lequel  lesPerfcs  n'au-  j 
roient  pas  laiifé  d'érre  aufTi  idolâtres 
qu'auparavant ,  &  ladeflrudicn  de  pla- 
ceurs Eg'ifes  Chrétiennes  !  Il  falloir 
donc  prévenir  ce  dernier  mal  par  le  pre- 
mier, puifque  le  Prince  mettcit  cela 
au  chmx  de  l'Evéque.  Enfin  qu'y  a-t- 
'û  de  plus  capable  de  rendre  la  Religion 
Chrétienne  odieufe   à  cous  les  peuples 


DE      BAYLÉ.  li 

du  monde  ,  que  de  foire  voir  ,  qu'après 
qu'on  s  eil:  inlinué  fur  le   pied  de  gens 
qui  ne  dcmanocnt  que  la  liberté  de  pro- 
pofer  kur  doctrine  ,   on  a  la  hardiciie 
de  démolir  les  Temples  de  la  Religion 
du  pais  ,   &  de    reiufer  de   les  rebacir  , 
quand  le  Souverain  l'ordonne  ?  N'eft- 
ce  pas  donner  lieu  aux  Infidèles  de  dire  : 
cts  gens- ci  ne  demandent  d' ubord  que  la 
fimple    tolérance  ;    mais   dans  peu  di 
temps  Vs  voudront  partager  avec  nous 
les  Charges  &  les  Emplois  ,  &  puis  de- 
venir nos  maîtres.  Ils  s  ejîimtnt  d'aho^d 
très- heureux  fi  on  ne  les  brûle  pas ,  e«- 
fuitetrês-malhcureXx  s'ils  ont  moins  de 
privilèges  que  les  autres ,  &  très-mal- 
heureux  encore  s^  ils  ne  font  pas  les  feuls 
qui  dominent.  Pendant  un  certain  temps 
ils  rejfemblent  à  CeJ'ar ,  qui  ne  voulait 
point  de  maître  ,  &  puis  ils  rejfemblent 
à  Pompée  qui  ne  voulait  point  de  com^ 
pagnon.  Voilà  les   inconvénients   iné- 
vitables àquois'expofent  ceux  qui  fou- 
tiennent  li  chaudement  ,  qu  ilf^ut  erri' 
ployer  la  force  du  bras  fécul'er  à  l'éta- 
bliliement  de  l'orthodoxie  C'étoient  les 
principes  du  Frétre  Abdas    :    car  que 
n'eût  -  il    point    fait  à    main    srmée 
contre  les   idolâtres  ,  fous  un  Empe- 
xeur  Chrétien  ,  puifque  fous  un  Piince 

A6 


12,  Anaiyse 

Payen  ,  qui  toléroit  l'Evangile  ,  i! 
démolit  un  Temple  que  les  peuples  vé- 
aéroient  très-particulièremenc  * 

Ce  que    les   Turcs  appellent 
NEPHES-OGLL 

Les  Turcs  appellent   Nephes-OgU 
©u  fils-du  Saint-Efpric  ,  certaines  genï 
qui  naifl'ent  d'une  façon  extraordinai- 
re ,  je  veux    dire   d'une    mère  vierge. 
Il  y  a  ,  dit-on  ,  des  filles  Turques  ,  qui 
fe  tiennent  dans  certains   lieux  à    l'é- 
cart, où  elles  ne  voient  aucun  homme.. 
Elles  ne  vont  aux  Mofquées  que  rare-» 
mer  t  ;  lorfqu'elles  s'y  rendent ,  elles  y 
demeurent  depuis   neuf  heures  du  foir 
jufqu  à  minuit  ;  elles  joignent  à  leurs 
prières  tant  de  contoriions  de  corps  & 
tant  de  .  ris ,  qu'elles  épuifent  toutes 
leurs  forces  ,  &  qu'il    leur  arrive  fou- 
venr  de   tomber  par  terre  ,  fans  con- 
ncilïance.  Si  elles  deviennent   grolTes. 
depuis  ce  tems-là  ,  elles  difent  qu'elles 
le  font  par  la  grâce  du  Saint-Efprit  5 
&  c'eft  pour  cela  que  les  enfants  donc 
elles  accouchent  font  nommés  Neplus-- 

hxu  Ahdas». 


Il 


DE      BAYLE.  I| 

OgU.  On  les  regarde  comme  des  gens 
qui  ont  le  don  des  miracles.  Un  Moi- 
ne (  ^  )  ,  qui  a  demeuré  long-tems  erï 
Turquie,  témoigne  avoir  oui-dire  qu'il 
y  a  toujours  atux  ou  trois  de  ces 
Nephes-Ogli  dans  la  Ville  de  Bruczia 
{b)  ,  &  que  leurs  cheveux  &  les  mor- 
ceaux de  leurs  habits  guériilent  tou- 
tes fortes  de  maladies,  * 


Si  les  baijèrs  de  civilité  blejfent  les  loi:s 
de  la  bienféance. 

Un  Profefleur  de  Leyde  ,  traitant  ds 
la  tempérance ,  fe  propofe  encr'autres 
queltions  ,  celle-ci  :  la  coutume  qui  per- 
met aux  Etrangers ,  dans  les  Fais-Bas 
&  ailleurs  ,  de  baijer  à  la  joue  les  fem- 
mes ,  &  les  filles  y  quand  on  leur  rend 
yifite  ,  ejî-elle  conforme  aux  loix  de  la 
chajîeté  ,  (  <i  )  ?  11  répond  que  les  bai- 
fers  de  civilité  ne  font  pomt  contrai- 
res à  cette  vertu  ,  vu  que  rien  n'empê» 


(fl)  Septem  caftienfTs ,  De  morihvs  Turcarum. 
{b)  C'eft  (ans  doute  la  Ville    de  Prufle    dans   la 
Bithinie  ,  le  iremier  Sie'ge  de  l'Empire  Ottoman. 

*  Art.  Nephes   Ogli. 
.    .C*}  AdrianusHeetebogd,  ExirdtAt,  tthiç,  XLV^i 


ï4  Analyse 

che  qu'on  les  donne  fans  aucun  mau- 
vais ûefir  ,  &  qu'il  ne  faut  pas  croire 
que  tous  les  hommes  foicnt  li  corrom- 
pus ,  que  ces  iorces  de  baifcrs  ne  puiiitnt 
être  i.onnêtes.  Cette  décifion  ,  &  la 
raifon  fiu-  quoi  on  la  fonde  ,  font  très- 
foliûes.  Les  mêmes  familiarités  qui  font 
dangcrcufcs  en  Italie,  ne  le  font  pas  , 
ou  le  font  bien  moins  dans  les  Paï6  Sv.p* 
tentrionaux.  Sur  ce  principe  ,  un  autre 
Savant  des  Pai\-Bas  ,  chargé  de  la  tu- 
telle du^iC  jeune  italienne  ,  lui  déién- 
do' c  piuiicuri  chofcs  qu'on  croit  très- 
pcrmifes  dans  toute  la  Flandre  ,  mais 
qui  ne  pafl'ent  point  pour  innocentes 
au-delà  des  monts.  Voici  ce  qui!  en 
écrivoit  à  un  Italien  de  (is  amis  Je  ne 
fbi/ffre  point  ,  lui-dit-il  ,  qu'elle  Je  laij^ 
fe  h^Lj'er  :  cela  efl  dangereux  pour  des 
Italiennes.  Nos  filles  de  Flandre  lepeu^ 
vent  fouffrir  impunément  :  elles  riy  en-- 
tendent  point  de  finefj'e.  tlles  ignorent 
qu'il  y  ait  dans  les  œillades  &  dans 
r application  des  lèvres  ,  aucune  leçon 
d'amour  ;  mais  celles  de  votre  Pais 
en  Cavenî  bien  les  conf-qucnces.  T  ai  fait 
apprendre  à  votre  italienne  la  langue. 
Flamande  ,  &  nos  coutumes  ,  excepté 
celle  de  baifer.  Ceux  qui  croiront  que 
jl'amplifie   ,  n'auront   qa-'â   confukci 


D  E      B   A   Y  L  E.  ï^ 

les  propres  paroles  de  cet  Auteur 
(/')  ,  &  ils  verront  que  j  exténue  fa  pen- 
fée. 

Convenons  que  notre  Savant  n'étoit 
point  blâmable  û'élever  la  jeune  Ita- 
lienne autrement  qu'une  Flamande,  lî 
faut  fe  conduire  en  cela  fuivanc  le 
droit  coutumier  :  -le  droit  des  gens  ^ 
ni  celui  de  la  nature  ,  n'embraiient 
point  cette  partie  de  l'éducation  :  la 
diveriîté  des  climats  &  des  préjugés  eft 
une  meilleure  règle.  Les  Napolitains 
atc-ichent  de  telles  confcquences  à  un- 
fimple  baiier  ,  que  la  moitié  des  do- 
nation du  fiancé,  qui  meurt  avant  la 
confommation  du  mariage  ,  demeure 
au  pouvoir  de  la|  hancée  ,  s'il  1  a  baifée 
à  la  joue  (r)  ;  mai  autrement  on  ne 
lui  accorde  rien.  Nelt-ce  pas  préten- 
dre qu'elle  n'a  plus  a  don  icrles  mêmes 

(i)  Erycius  Pitteanus  Epift.  sd  Jo.  Bapt.  S.Tccum  , 
tpvd  M.TtyniimKocmpium  ,  Difltrt   XVI. De  ociilis, 

(  c  /  Fulco  ,  Ficomtt  de  Ma  je  lie  ,  fit  donation 
Van  1005,  ù  Odile  ja  f.  tncée  .,  puur  le  p  emier  bai— 
fir  ,  de  tout  le  dumatne  qu  il  avo't  aux  terres  ds. 
Sitfour  ,  de  <'^refte  ,  Ac  :io(  ers  ,  de  Cu^cf  &  d'Olie" 
Tes.  Cet  ujaijc  étuit  fondé  ,  à  ce  oue  j^ejljne  .f  fur  la 
loi  lî  à  fponfo,  qui  ordonnvit  que  lorj^je  le  Mûr^agt 
n^avoit  pas  /on  effit ,  lu  fiancée  gaeno  t  la  moitié  dee 
préjcns  qu^elU  avait  re^-  d  fiancé  ■  car  lis  anc'ens 
Ctuytjient  que  la  pur  té  d' iw  fille  étoit  fté' rite 
par  un  f'eul  baifer  ;  mais  cette  loi  Cji  préfintcment 
abrogée  en  ce  Royaume,  Ruffi  ,  Hiil.  de  IVlarieiiie  / 
T.  II,  p.  ta.  pj» 


16  Analyse 

prémices  qu'auparavant ,  &qu'ainfî  eîk 
doit  être  indemnifée.  Ce  font  des  maxi- 
mes inconnues  à  quantité  de  nations, 
qui  jugent  des  chofes  tout  autrement , 
&  qui  nemettent  pas  les  baifers  àfî  haut 
prix.  Ecoutons  là-defl'us  un  Auteur  mo- 
derne: »  Le  baifer  ,  qui  en  Turquie  ,  en 
»  Italie  ,  &  en  Efpagne  ,  eft  le  com- 
»  mencement  de  l'adultère  ,  n'eft  à  Pa- 
»  ris  qu'unefimple  civilité  ;  &  ficegen- 
»  til  Perfan  ,  qui  fît  tant  de  voiages 
»  myfîérieux  pout  baifer  trois  fois  le 
»  beau  Cyrus  ,  fe  fût  trouvé  à  Paris  ,  il 
»  n'auroit  pas  fait  grand  cas  du  plaifîr 
»  qu'il  eut.  On  ne  fait  point  de  vifites 
»  où  l'on  ne  mêle  des  baifers;  mais  ceux- 
»  là  font  de  îa  qualité  des  monnoyes  , 
»  qu'on  fait  valoir  ce  qu'on  veut ,  & 
»  comme  le  baifer  eft  une  marchandife 
»  qui  ne  coûte  rien  ,  &  qui  ne  s'ufe 
»  point,..,,  perfonne  n'eft  avare  d'en 
»  donner  ,  &  peu  font  avides  d'en  pren- 
»  dre  (d). 

Confirmons  ceci  par  un  pafTage  de 
Montagne.  La  cherté  ,  dit-il  ,  donne 
goûi  à  la  viande.  VoitT^  combien  lu  for' 
me  des  fdlutaî ions  ,  qui  ejl  paniculiers. 
à  notre  Nation  ^  abillardit  par  fa  faci- 
lité la  grâce  des  baifers.  Cejî  une  def- 
{d")  Tiré  du  Saint-£yremçnianaf 


DE      B   A    Y    L   E.  17 

pla'ifante  coujlume  ,  &  injiirUufe  aux 
Dames  ,  d' av oir  à  prefier  leurs  lèvres  à 
quiconque  a.  trois  valets  à  fa  fuite  ,pour 
malplaijanî  qu'ilfoit, 

Cujus  lîvida  naribus  caninis 
Dependet  glacies  ,  rigetque  barba  , 
Centum  occurrere  malo  culilingis. 

&  nous-mêmes  n'y  gaignons guère  :  car 
comme  le  monde  fe  voit  par  ty  ,  pour  trois 
belles  il  nous  en  faut  baijer  cinquante 
laides  :  &  â^in  efomach  tendre  ,  comme 
font  ceux  de  mon  âge  ,  un  mauvais  bai- 
fer  enfurpaye  un  bon  (e).  * 

Loix  de  L  YCURGUE. 

La  manière  dont  Lycurgue  voulut 
que  les  enfans  fuflènt  élevés  étoit  très- 
propre  à  en  faire  de  bons  Soldats.  Mais 
on  peut  dire  qu'il  étendit  trop  loin  ce 
fyftéme  d'éducation  ,  puifqu'il  ordonna 
aux  filles  de  faire  les  mêmes  exercices 
que  faifoient  les  garçons ,  de  paroître 
toutes  nues  en  public  dans  certains  jours 
de  cérémonie  ,  &  de  danfer  en  cet 
état  avec    des  hommes  ,    qui  étoient 

(ê)  Montagne  ,  Effais,  Liv.  III,  Chap.  F, 
*  Art.  Puteanus  ,  rem.  I. 


r8  Analyse 

aulTi  nuds  qu'elles   (a).   N'étoit-ce  pas 
expofer  la  vertu  des  filles  de  Laccdémo- 
ne,  &  faut-il  s'étonner  après  cela  qu'el- 
les aient  été  en  fi  mauvaife  réputation  ? 
Plutarque  ,  d'ailleurs  très-difpofé  à  juf- 
tifier  Lycurgue  fur  cet  article ,  ne  laifîe 
pas  de  convenir  que  la  licence ,  qu'il 
accorda  aux  Lacédémoniennes  les  ex- 
pofa  aux  médifances  des  Poètes  ,  &  il 
confefTe  ingénument  que  les   Loix  de 
Nu  ma  Pompilius  étoient  plus  favora- 
bles à  la  pudeur.  Ceux  qui  aiment  le 
vieux  Gaulois,  feront  bien  aifes  de  trou- 
ver ici  la  tradudion  qu'Amyot  nous  a 
donnée  de  cet  endroit  de  Plutarque.  » 
»  La  garde  des  filles  k  marier  ,  par  les 
»   ordonnances  de    Numa  ,    étoit  plus 
y>  étroite  &  mieux  feante  k  l  honneur  du 
»  fèxe  :   &  celle  de  Lycurgue  ,  citant 
»  par    trop    libre  &   trop  franche  ,  a 
»  donné  aux  Poètes  occanon  de  parler  , 
r»   &  de  leur  donner  des   furnoms   qui 
«   ne  font  pas  guère  honneftes  ;  com- 
»  me  Ibycus  les  appelle P/iœnomcrîdes, 
»   c'eft-k'dire  monilrans  la  cuiiîe   ,  & 
»  J^ndromanes  ,  c'ed-k-dire  enragea ns 
ïî  d'avoir  le  mafle  :   &  Euripides    dit 
»  aufîi  d'elles , 

{a)  Plut,  in  Lycurgo» 


DE      B    A    Y    L   E.  ï^ 

Y)  Filles  qui  hors  leurs  maifons  paternelles 
„  Sortent  ayant  des  garçons  avec  elles  , 
■1  Monftrans  à  nud  les  cuiffes  ,  defcouvertes  , 
»  Aux  deux  côtés  de  leurs  cottes  ouvertes. 

»  Auffi  à  la  vérité  les  flancs  de  leurs 
»  cottes  n'étoienc  point  confus  par  en 
»  bas,  de  forte  qu'en  marchant  elles 
»  monfiroiencà  nud  la  cuific  defcou- 
»  verte  (^).  « 

Je  nefaifi  Lycurgue  raifonnoit  juf- 
te  ,  lorfqu'il  prétendoit  que  ces  ufages 
exciteroient  les  jeunes  gens  à  fe  marier. 
Nous  apprenons  de  Plutarque  que  no- 
tre Légillateur  ne  permit  aux  filles  de  fe 
montrer  nues  ,  qu'afin  qu'elles  donnaf- 
fent  de  l'amour  aux  hommes  :  car  dès 
qu'elles  avoient  trouvé  un  mari ,  elles 
renonçoient  aux  nudités  (o),  Lycurgue 
confidéra  peut-être  que  le  nombre  des 
belles  femmes  eft  par-tout  fort  petit, 
en  comparaifon  de  celles  qui  ne  le  font 
point  ,  &  qu'il  arrive  fouvent  qu'une 
perfonne  dont  la  figure  n'a  rien  d'aima- 
ble ,  reçoit  de  la  nature  un  notable  dé- 
dommagement  dans  les  autres  parties  du 
corps  (d)  ;  il  conclut  de  la  qu'il  failoic 

(i)  Plut,  in  Parall.  Lycurgi  &  Numae. 
'(c)  Plut,   in  Apophth.  Lacon.  &  in  Lycurgo. 

[  d)  Athénée  parle  de  deux  paifanes  qui  furent 
ainfi  dédommagées  ,  6c  qui  firent  fortune.  Ce  fo- 
rent elles  qui  bâtirent  uu   Temple  fous  l'invoca- 


20  Analyse 

donner  lieu  aux  filles  de  Sparte  de  fai- 
re agir  toutes  leurs  forces ,  efpcrant  que 
celles  qui  ne  pourroient  pas  donner  de 
l'amour  par  les  charmes  du  vifage  ,  éta- 
leroient  d'autres  attraits ,  qui  leurga- 
gneroient  le  cœur  de  quelque  jeune  hom- 
me. D'autre  part  ,  les  jeunes  gens  d'u- 
ne Hgure  peu  avantageufe  pouvoient  fe 
faire  valoir  par  d'autres  endroits  ,  & 
conquérir  le  cœur  d'une  belle  ,  fans  que 
l'étoile  s'en  mêlât ,  n'en  déplaife  à  ju- 
vénal  qui  dit , 

Fatum  efl  &  partilus  illis  , 
Qjias  finus  ahfcondu  :  nam  fi  tibi  fydira  ccffcnt» 
Nil  faciès. 

C'étoit  donc  fe  prccautionner  contre 
la  laideur  ,  &  faire  en  forte  que  perfon- 
ne  n'échappât ,  aux  traits  de  l'amour. 
On  ôtoit  d'ailleurs  tout  fujet  de  fe  plain- 
dre d'avoir  été  lézé  dans  le  marché  ;  car 
chacun  avoit  la  montre  de  la  marchan-, 
difè.  Mais  n'étoit-ce  pas  introduire  dans 
un  commerce  où  l'honnêteté  doit    ré- 
gner ,  les  prétendues   commodités  des 
lieux  de  proftitution  ,  qu'Horace  a  tant 
célébrées  (  ^  )  ?    N'étoit-ce  pas  infpirer 
aux  Filles  l'effronterie  des  yeux  ,  qui  eft 

tipn  fuivante  :   A  Venus  aux  belles  feJJ'es, 
(«)  Voye:^  fa  II,  Sut.  du  I.  Liv. 


DE      B    A    Y    L   E.  2î 

pire  que  l'effronterie  des  oreilles  ?  c'é- 
toit  le  moyen  ,  dira-t-on  ,  d'émouffer 
la  pointe  d'une  curiofité  fort  rongean- 
te \f)  :  mais  cette  prétendue  raifon  n'a 
pas  empêché  les  Nations  civilifées  d'inf- 
pirer  au  fexe  beaucoup  d'horreur  pour 
les  nudités  en  peinture  :  &  voici  un  Lé- 
giflateurdeLacédémone  qui  laifToit  voir 
aux  jeunes  filles  les  nudités  en  original. 
Je  fuis  fâché  de  voir  qu'un 'Auteur 
moderne  ait  entrepris  d'excufer  cette 
licence  ;  &  d'ailleurs  je  ne  trouve  pas 
que  fon  Apologie  foit  fondée  fur  d'afTez 
bonnes  raifons.  Voici  fes  paroles.  »  Les 
»  filles  de  Sparte  danfoient  toutes  nues 
»  en  public  ,  &  peu  de  gens  font  per- 
»  fuadés  qui  y  eût  de  la  modeftie  à  ce 
»  fpeâacle.  Je  m'imagine  que  les  La- 
»  cédémoniens  avoient  pourtant  leur 
»  raifon  ,  &  que  la  chofe  étant  toute 


(  /  ) 'J'obferverai  en  paffant  ,  que  la  curiofité 
dont  je  parle  ,  a  été  délicatement  touchée  par  M. 
de  la  Bruyère.  Tout  le  monde  ,  dit-il  ,  connaît  cette 
longue  levée  qui  borne  &  qui  rejferre  le  lit  de  la  Sei- 
ne ,  du  côté  où  elle  entre  à  Paris  avec  la  Marne  qu'el- 
le vient  de  recevoir.  Les  hommes  s'y  baignent  au 
pied  ,  pendant  les  chaleurs  de  la  Canicule.  On  les 
■voit  de  fort-près  fe  jetter  dans  l'eau  ;  on  les  en 
voit  fortir  :  c'efi  un  amufement.  Quand  cette  faifbn 
n'eft  pas  venue  ,  les  femmes  de  la  Vaille  ne  s'y  pro- 
mènent pas  encore  ,  &  quand  elle  ejl  pajféi  >  tilts  ne 
s'y  promènent  plus» 


2,1  Analyse 

î>  commune  parmi  eux  ,  elle  ne  faifoie 
»  pas  dans  leur  ame  une  impreffiondan.- 
»  gereufe  &  criminelle.  Il  fe-fait  une 
îJ  habitude  de  l'œil  à:  de  l'objet ,  qui 
»  difpofe  à  l'infenfibilité  ,  &  qui  bannit 
»  les  falesdefîrs  de  l'imagination.  L'é- 
i>  motion  ne  vient  que  de  la  nouveauté 
»  du  fpedacle  :  une  coutume  perpé- 
»  tuelle  rebute  plus  les  yeux  qu'elle  ne 
»  les  tente  ;  &  fi  vous  vous  mettez  une 
>"»  fois  dans  l'efprit l'intégrité  des  mœurs 
»  de  la  nation  ,  vous  demeurerez  per- 
»  fuadé  de  ce  bon  mot  :  les  filles  de 
»  Sparte  ri  étoient pas  nues  ;V honnêteté 
»  publique  les  couvrait.  Généralement 
»  parlant ,  je  ne  vous  dirai  pas  que  leur 
'>  excufefùt  une  excufe  pour  nous  :  mais 
»  enfin  il  y  a  encore  aujourd'hui  quan- 
»  tité  de  lieux  dans  l'Amérique  Septen- 
»  trionale ,  où  les  femmes  paroifTenC 
»  toujours  dans  l'état  de  celles  qui  dan- 
i">  foien ta  Sparte  ;&  cependant  tous  nos 
î'  Voyageurs  afîbrent  que  le  crime  en 
»  eft  banni.  Mais  je  ferois  bien  dix  ans 
»  entiers  à  plaider  la  caufe  des  filles  de 
»  Sparte  ,  je  vois  bien  que  je  ne  vous 
»  donnerois  jamais  une  bonne  idée  de 
»  leur  modefiie.  Vous  en  croirez  bien 
»  plutôt  les  fatyres  piquantes  des  Athé- 
»  niens ,  &:  même  celle  d'Ariilote  ,  qui 


DE      B    A    Y    L   E.  2| 

»  tout  Macédonien  qu'il  étoit  ,  avoit 
»  demeuré  trop  long-temps  à  Athènes, 
»  pour  n'y  avoir  pas  contradé  la  haine 
»  contagieufe  qui  y  régnoit  contre  les 
»  Spartiates.  Voici  ce  qu'il  a  dit  des 
»  Lacédémoniens  dans  le  fécond  Livre 
»  de  fes  Politiques.  Qa.ind  Lie  argue  a 
»  entrepris  d^ introduire  à  Sparte  Lifcr- 
»  meté  &  la  patience,  cejî  une  chofe  évi- 
»  dente  qu'à  l'égard  des  hommes  ily  a 
»  réujji  :  mais  il  s' y  ejî  pris  plus  négli- 
)î  gemment  du  côté  des  femmes  :  car  elles 
»  y  vivent  dans  une  mollejfe  &  un  dêré- 
yy  glem:nt général  (g)  «. 

Ce  qu'on  nous  dit  là  de  cette  habitu- 
ât de  l'œil  &  de  l'objet ,  qui  difpofe  à 
l'infenfibilité  ,  eft  bon  &  folide  ,  géné- 
ralement parlant.  Mais  quelque  raifon- 
nable  que  puiife  être  cette  doctrine  ,  je 
ne  fai  fi  on  la  peut  appliquer  à  notre  fu- 
jec ,  puifque  les  filles  de  Lacédémone  ne 
paroifToient  nues  qu'en  certains  jours  de 
cérémonie  ,  &  que  le  refte  du  temps  elles 
portoient  un  habit  qui  ne  lailfoit  voir 
que  leurs  cuiffes.  C'étoit  le  moien  d'ir- 
riter la  corruption  ,  fans  difpofer  à  l'in- 
fenfibilité par  une  coutume  perpétuelle. 
De  plus-  il  y  a  une  grande  différence 

(g)  Giiillet ,  Lacedimonf  ancienne  &  nouvelle  i  p. 
167. 


^ 


24.  Analyse 

entre  le  peuple  'de  Lacédémone  &:  tanc 
de  Nations  fauvages ,  où  la  nuidité  fe 
pratique.  Celles-ci  font  de  tout  temps 
en  polfelTion  de  cet  ufage  ;  mais  Ly- 
curgue  introduifit  la  nudité  dans  une 
Ville  où  elle    n'étoit  pas   connue  ,  & 
pendant  que  tous  les  peuples  voifins  ob- 
fervoient  la  bienféance.  On  ne  fauroit 
donc  l'excufer.  Enfin  la  vertu  des  Amé- 
riquains  ,  fi  ce  que  les  Voiageurs  en  di- 
fent ,  eft  véritable  ,  ne  fert  de  rien  pour 
juftifier  ce  Légiflateur  :  carl'événement 
a  fait  voir  que  Lacédémone  n'étoit  pas 
un  lieu  où  de  telles  nouveautés  puflént 
s'introduire  innocemment.  C'eft  en  vain 
que  l'on  s'efforce  d'atfoiblir  le  témoigna- 
ge d' Ariftote  :  il  n'y  a  rien  de  plus  grave 
lîi  de  plus  fenfé  que  le  Livre  où  ce  Phi- 
lofophe parle  fi  mal  des  Lacédémoniens. 
L'efprit    de  partialité  ne  paroît  point 
dans  cet  ouvrage;  &  ainfi  au  lieu  de  dire 
que  les  médifances  des  Poètes  ont  fait 
impreffion  fur  l'efprit  de  ce  Phifofophe  , 
il  falloit  dire  que  l'autorité  de  ce  Phi- 
lofophe     juftiôe  les     médifances    des 
Poètes. 

J'ai  uneautre  obfervationà  faire  fur 
ces  paroles  de  M.  Guillet.  Je  noferois 
vous  décrire ,  dit-ïl ,  V  habit  des  filles  de 

l'ancienne 


D   E      B    A    y    L   Ê.  29 

r ancienne  Laccdémonc  Sophocle  vous 
r  apprendra  ,  fi  vous  voiilci^  voir  com- 
ment il  a  décrit  celui  d' Hcrmione  ,  dans 
un  fragment  que  Pluîarqiie  rapporte.  Il 
étoitfi  court  j  que  h  Poète  Ihyciis  en  Je 
moquant  les  appcUoit  PHENOAiER  - 
DES  (/')  ;  il  eit  fur  i".  qu'on  ne  trouve 
point  dans  ce  fragment  de  Sophocle  la 
d-cfcription  d'un  habit  :  car  ce  Poète 
dit  feulement  que  la  tunique  d'Hcr- 
mione  étoiteiitr'ouverte  ,  &  qu'elle  laif- 
foit  paroître  les  cuiiles  (/).  2.«.  Ibycus  , 
appellant  les  hlles  de  Laccdémone 
P  ficnomerides  ,  ne  fe  fonde  point  fur  ce 
qu'elles  portoient  un  habit  court ,  mais 
fur  ce  que  leurs  cottes  étant  ouvertes 
des  deux  cô  tés. 


Montroient  à  nud  leurs  cuiifes  dfecouverte?, 

c'eft  Plutarque  qui  nous  donne  très- 
clairement  cette  raifon  de  la  raillerie 
d'ibycus.  Virgile  a  donné  aux  fiiles  de 
Lacédémone  une  longue  &  large  robe  , 
mais  reroulTée  fur  les  genoux  quand 
elles  chalToient  : 

{l)  Jbid.  p.  172. 

iij  Stola  caret  ,  tunlcam  Induens  Hermlor.e  d!-^ 
l&hidam:  retegit  fémur  jurenculo.  SophocL  apud 
Plutarch.     ia  parall.   Lycurgi    &  NumiE  Pompilii, 

Tome  P  B 


^S  A  N-   A   L  Y  s   E 

Virginis    os    hahiiumque  gerens  ,^  &   virginls  arma 
Spartanae.  ...*.., 

nuda     genu    ,     kodoque  sinus     collecta 
Fluentes. 

La  defcription  que  PoUux  nous  a 
laifTée  de  l'habit  des  filles  de  Sparte  ,  ne 
nous  permet  pas  de  douter  qu'il  ne  fût 
long  :  car  cet  Auteur  dit  que  quand 
elles  fe  laçoient  jufqu'à  un  certain 
point ,  elles  laifToient  paroître  leurs  cuif- 
fcs  depuis  les  pieds  (À:).  On  peut  donc 
compter  comme  une  chofe  certaine  que 
la  nudiré  des  cuiiï'es  ,  reprochée  aux 
Lacédémoniennes  ,  ne  venoit  pas  de 
ce  que  leur  jupe  étoit  trop  courte.  Il 
n'y  a  perfonne  qui  ne  comprenne  fore 
aifément,  que  li  leur  jupe  qui  étoit 
fendue  des  deux  côtés ,  fans  être  coufue 
au  bas  des  fentes ,  ne  fût  defcendue  que 
jufqu'au  defllis  du  genou  ,  elles  enflent 
fait  beaucoup  pis  que  montrer  la  cuifle  , 
quand  elles  euflent  marché:  de  forte 
que  les  Poètes,  qui  avoient  en  ce  temps- 
là  plus  de  liberté  qu'aujourd'hui  de  s'ex- 


(i^)  Ita  antem  dicehatur  etlam  vlrglrum  tunicula: 
cujus  poflquam  aîiqiio  ufque  pinnas  fohijj'ent  ,  à 
tnaîUoLo  infsriore  pedis  femora  ofiindebant  ;  ma, 
xime  Svartanx  ,  quas  idcirco  Pkxnomeridas  ap- 
pdlahant,  Jnlius  Polux,  apud  Méurfium  ,  MLfcd-t 
ion,  Laeonie  »  Lib^  I »  Ca^.  XIX, 


B   E      B   A   Y    L   E  17 

primer  groflicremenc ,  leur  eufTent  don- 
né une  cpichetc  beaucoup  plus  forte 
que  n'eft  celle  de  Phcnomèridcs  :  il 
n'ell  pas  néccflaire  d'éclaircir  plus  am- 
plement cette  pcnfée.  Faitbns  à  d'au- 
tres Loix  de  Lycurgue. 

Celles  qu'il  fie  fur  les  mariages ,  fonc 
€n  partie  bonnes ,  &  en  partie  mauvais 
Tes,  Il  voulut  que  les  maris  ne  s'appro- 
chafTent  de  leurs  femmes  qu'à  la  déro- 
bée ,  &  qu'ils  fe  levafTent  de  cette  ta- 
ble en  reliant  un  peu  fur  leur  appétir. 
Il  falloit  que  ceux  qui  recherchoienc 
en  mariage  une  fille  ,  J'enlevaflent  & 
la  remifTent  entre  les  mains  d'une  Ma- 
trone ,  qui  lui  raibit  les  cheveux  ,  lui 
donnoit  un  habit  d'homme  ,  la  cou- 
choit  fur  un  matelas  ,  &  la  laiiToit  feule 
fans  lumière.  Le  galant  entroit ,  à.ç,ï- 
habilloit  fa  maîtrefîe  ,  &  la  prenant 
dans  {^^  bras ,  la  portoit  fjr  un  autre 
lit,  où  il  paîToit  quelques  moments  avec 
elle;  après  quoi  il  alloit  rejoindre  fes 
camarades  dans  la  chambre  où  ils  cchx- 
choient  en  commun.  Il  en  ufoit  de  mê- 
me toutes  les  fois  qu'il  ail  oie  voir  fa. 
femme,  prenant  toutes  les  précautions 
pûfTibles  pour  n'être  pas  vii  {d),  PafTe 

(d)  Plutarch.  in  L/curgo. 


2§  Analyse 

pour  cela.  Mais  Lycurgue  permcttoit 
aux  vieillards  infirmes  de  prêter    leurs 
femmes  aux  jeunes   gens    robullcs ,  &c 
il  foufiroit  que  les  beaux  hommes  cou- 
chaffent  avec  les  femmes  des  hommes 
laids  ,   pourvu  que  ceux-ci  en  fullent 
d'accord.  ,,  Il  trouvoit  beaucoup  de 
,,  fottife  &  de  vâmté  ,  dit  F huarqne  ^ 
»  dans  les  ordonnances  qu'avoient  fait 
»  fur  le    mariage   les    autres  Légifla- 
j>   teurs ,  qui    cherchoient  pour    leurs 
»   chiennes     les  meilleurs   chiens  '',    & 
))  pour  leurs  juments  les  meilleurs  éta- 
»  ions  ,  n'épargnant  ni  foin  ni  argent 
sî   pour  les  avoir  de  leurs  maîtres  ,  &c 
»  qui  renfermoient  leurs  femmes  dans 
»  leurs  maifons ,  &  les  renoient  là  cap- 
îî   tives  ,  afin  qu'elles  n'euilënt  des  en- 
»  fans  que    d'eux  ,  quoiqu'ils  funent 
»  fouvent   infeniez ,  dans  un  âge  ca- 
»  duque  ,   ou  valétudinaires    (/zi).    « 
Quoi  qu'en  dife  Plutarque  .    ce  règle- 
ment ne  valoir  rien  :   c'étoit  autorifer 

Tadulrere  ,   &  même   le    maq des 

maris.  Mais  ces  Loix  avoient  leur  prin- 
cipe dans  la  forte  envie  qu'eut  Lycur- 
gue de  rendre  les  Spartiates  vigoureux. 
De  la  même  fource  vint  le  règlement 

(m)  Idem  ,  ibid.  Vôrfion  de  Daçier, 


deBayle  29 

barbare  contre  les  enfans  mal  fains  &c 
mal  coniritaés  :  notre  Legiilateur  vou- 
lue que  l'on  s'en  défie.  N'eit-ce  pas 
une  injuftice  criante  ? 

Il  feroit  facile  de  critiquer  ,  en  d'an- 
tres   choies  ,    les   Loix  de  Lycurguc  : 
mais  il  y  a  un  point  en  quoi  il  eitplus 
louable    que    "Numa   Pompilius;  c'eit 
qu'il  ne  vouloir  pas  que  l'on  mariât  les 
filles  dans  une  tr-op  grande  jeunelTe.  Il 
ne  permettoit  ce  les  établir  ,  que  îorf- 
qu'elles  étoienc  en  état  de  fupporter  les 
fatigues    de    l'accouchement.    Numa  , 
au  contraire  ,  fouflroit  qu'on  les  maria c 
à  l'âge  de  douze  ans  ,  &  même  au-def- 
fous   (72) .  Ariftote  railbnne  aflez  am- 
plement fur  ce  fujet ,  &  donne  quelques 
préceptes  fort  judicieux.  Il  veut  qu'on 
marie  les  filles  à  l'â^e  de  dix-huit  ans  . 
&  les   garçons  à  l'âge  de  trente-fepc. 
Il  remarque  que  les  habitants  de  toutes 
les  Villes  ,  où  les  mariages  fe  contrac- 
tent entre  des  perfonnes  trop  jeunes  , 
font  infirmes  &  petits ,  &  que  ces  al- 
liances précoces  font  mourir  en  couche 
un  plus  grand  nombre  de  femmes.  Il 
ajoute  que  les  enfants,  quine  fontguerg 
plus  jeunes  que  leurs  pères ,  n'ont  paj 

fnj  Plut,   in  Numa. 

B3 


qb  Analyse 

beaucoup  de  refpeâ;  pour  eux  ,  &  que 
dc-là  naifîènt  cent  dcfordres  domcfèi- 
ques.  Voilà  un  inconvénient  de  morale, 
lien  touche  un  autre  de  même  efpe- 
ce  ,  puiiqu'il  concerne  la  chafteté.C'efl 
qu'o/2  remarque ,  dit-il  ^phis  d'intem- 
pérance  &  de  penchant  à  la  débauche 
dans  les  filles  qui  ont  ufc  de  très-bonne 
heure  des  pf.aifirs  du  mariage  (o) 
C'ell  aux  DireAeurs  &  aux  Cafiiifles  à 
raifonner  fur  ces  paroles  :  mais  fans 
poufTer  Ç\  loin  les  obfervations ,  on  eft 
en  droit  de  décider  qu'un  mariage  pré- 
coce ne  permet  pas  a  la  pudeur  de  pren- 
dre d'aliez  profondes  racines  *. 

Avarice  des  Traitants  de  V ancienne 
Rome.  Projet  d'impojîtion  très-îucra.* 
tif. 

Les  Partifans ,  qu'il  me  foit  permis 
d'appeller  ainfi  ceux  qui  levoient  les 
tributs  de  la  République  Romaine  ,  fi- 
rent un  procès  afiez  particulier  aux 
Prêtres  d'Amphiaraiis.  Ceux-ci  pré- 
tendoient  que  leurs  biens  étoient  pri- 
vilégiés, &:  dévoient  être  compris  dans 
la  Loi  quiexemptoit  delà  taille  toutes 

fy)  Ariftot.    Lih.   VU.  de   RepubU  Chap,  XVJ 
*  Art.  Ljcur^ue., 


DE    Bayle  3? 

ks  terres  confacrées  aux  Dieux  im- 
mortels. Mais  les  exadeurs  foiuînrent 
que  les  domaines  qui  appartenoient  à 
Amphiaraiis  n'étoient  riullcment  àzns 
le  cas  de  cette  Loi  ,  parce  qu'ils  étoicnc 
confacrcs  a  un  homme  more;  &  qu'il 
eft  vifible  qu'un  homme  qui  ell  mort 
n'ell  pas  du  nombre  des  Dieux  immor- 
tels. Quoique  ce  raifonnement,  ù  ejl 
mort ,  donc  il  ncjî  pas  un  Dieu  ,  leuE 
fût  fuggeré  par  l'avarice,  &  non  parle 
T-ele  de  la  Religion  ,  chofe  que  des 
partifants  ne  confultent  guère  ,  il  étoit 
pourtant  fi  plaufibie  ,  qu'il  devait  îeuc 
procurer  gain  de  caufe.  Je  crois  néan- 
moins qu'ils  la  perdirent.  C'eftdomma- 
ge  que  toutes  les  pièces  de  ce  procès- 
ne  fe  foienc  pas  confervées.  Si  on  les 
eût  laifle  faire  ,  ils  auroient  mis  à  la 
taille  la  plupart  des  Dieux  ,  &  en  ro- 
ture une  infinité  de  terres  facrées  :  car 
quels  titres  de  divinité  ou  d'immorta- 
lité eût-on  pu  produire  à  l'épreuve  de 
îeurs  exceptions  ?  Que  n'eufTent-ils 
pas  obtenu  au  Tribunal  d'un  Inten- 
dant qui  auroit  eu  ordre  de  favorifet' 
leurs  pourfuites  ?  Il  ne  faudroit  que 
mettre  en  parti  la  recherche  des  faux 
cultes,  pour  y  voir  bientôt  une  bon- 
ne rédu<Sion.  Mais  de  tels  parafants  ^ 

B  4 


31  ANALYSE 

OÙ  pourroient-ils    être    en  fîireté  ?    * 

RELATION    de    ce    qui    fc    pafc 
dans  le  Paradis. 

Le   Jéflïite  Henao  ,   Profeiïeur    en 
Théologie    daiis   le  Collège  Royal  de 
S?.lamanque  ,    publia   l'an    16^2..    un 
volume    in-folio  ,  intirulé  :    Empirco- 
hgia. ,  auquel  on  pourroic  donner   le 
titre   de    Relation  du   Paradis.    Il  y 
étale    dillindement    les    plaifîrs   dont 
on  jouira  dans  ce  féjour  ;  il  dit   qu'i^ 
y   aura   une   Mufique  dans    le  Ciel , 
avec  des  injlrumenîs  matériels  comme 
fur  la  terre  (a).   Mais    fon  détail ,  fi 
js,    ne    me    trompe  ,  n'ed    pas    com- 
parable à  celui   de  Louis  Henriquez  , 
fon  confrère  ,  qui ,  fpeciiiant  les  ;oyes 
du  Paradis ,   allure  pofitivement  qu'i/ 
y  aura  un  fouverain  plaifir  à    haifer 
'&    emhrajjer  les    corps    bienheureux  ; 
qu'ils  Je  baigneront  â  la  vue  les  uns  des 
autres  ;  qu  il  y    aura    pour  cela  des 
bains  trè'j- agréables  ;  quilsy  nageront 
comme  des  poijfons  ;  qu''ils  chanteront 
éiujii  agréablement  que  tes  calandres  & 

Art.   Amphlaraus  ,  rem.  L. 

(j)    Voyei   le  premier  Volume  de  U  MQralepra». 
ti^uî dis  JdJ'uicis  ,  p.  z-Ji, 


DE      BAYLE'         33 

Us  rojjlgnols:  que  les  Anges  sliaoUkront 
en  femmes  g  &  qu'ils  parcitront  aux 
Saints  avec  des  habits  de  Dames ,  les 
cheveux  frifés ,  des  jupes  en  veriugadins, 
&  du  linge  du  plus  riche  ;  que  les  hom-' 
mes  &  les  femmes  fe  réjouiront  avec 
des  niafcarades  jdesfefnns ,  des  ballets; 
que  les  femmes  chanteront  plus  agréa- 
blement que  les  hommes  ,  afin  que  le. 
pLiifir  fou  plus  grand  y  qu  elles  rcffuf 
citeront  avec  les  cheveux  plus  longs ,  & 
qu  elles  fe  pareront  avec  des  rubans  & 
des  coeffures ,  comme  en  cette  vie ,  & 
leurs  petits  mignons  d'enfwJs  ,  ce  qui 
fera  avec  un  grand plaijir  [b),  * 

Coutume  bigarre  &  impie, 

La  coutume  qvi'avoient  ks  PaïeîTs: 
de  confulter  pluiieurs  oracles  fur  une 
même  affaire ,  me  paro'k  auITi  impie 
que  bizarre.  L'Hiiloire  des  Grecs  & 
des  Romains  en  fournit  mille  exem.- 
pies  :  je  n'en  rapporterai  qu'un.  Agefi- 
polis  ,  Roi  de  Lacédémone  ,  ava^nt  que 
de  porter  la  guerre  chez  les  Argiens 


(é)Hentiquez  ,   Occupations   ries  Saints  dans   te 
Cur  ,  cité  dans  Ivk  Morale  pratique  des  Je  fuites  ^p» 

î  Art,  Loyola  ,  t£m,    V. 

E$ 


34       "     Analyse 

voulut  s'éclaircir  avec  Jupiter  fur  la 
juftice  de  cette  expédition  ,  &  le  con- 
fulta  dans  le  fameux  Temple  d'01ym« 
pe.  L'Oracle  ayant  répondu  qu'on 
pouvoit  attaquer  les  Argiens  fans  fcru- 
pule ,  Agclipolis  ,  pour  plus  grande 
fureté  ,  courut  auffi-tôt  à  Delphes 
confulter  Apollon  ,  afin  de  favoir  li  le 
fentiment  du  fils  feroit  conforme  à  l'a- 
vis du  père. 

Recueillons  de  ceci  une  vérité  qui 
Cil  d'ailleurs  afTez  manifefte  ,  c'efl  que 
la  Religion  des  Païens  étoit  fondée 
fur  des  idées  de  Dieu  ,  aufTi  fauifes 
que  rAthéïfnie.  Je  ne  parle  point  des 
fentiments  du  commun  peuple  :  je 
ne  parle  point  de  l'abus  de  quelques 
particuliers  ;  je  parle  du  culte  pu- 
blic ,  pratiqué  par  les  perfonnes  les 
plus  éminentes  ,  &  foutenu  de  la  ma- 
jefté  de  l'Etat.  Voici  un  Roi  de  La- 
ccdémone  ,  qui,  après  la  réponfe  du 
plus  grand  des  J3ieux  ,  va  conful- 
ter une  autre  Divinité  ,  inccrta'ln  fi 
elle  réfutera  ,  ou  li  elle  confirmera 
cette  réponfe.  Il  croyoit  donc  que 
les  déciiîons  de  Jupiter  n'étoicnt  pas 
telles  que  l'on  pût  toujours  les  fui- 
vre  en  fïîreté  de  confcience  ;  &  il  fup- 
pofûic  que  les  lumières d' Apollon  né- 


DE      B    A    Y    L   Ê  5^ 

toient  pas  toujours  conformes  à  cel- 
les de  Jupiter.  N'écoit-ce  pas  croire 
que  tous  les  Dieux ,  fans  en  excepter 
le  plus  grand  ,  étoient  bornés  dans 
leurs  connoiiTances  ,  &:  que  d'eux  aux 
hommes  ,  il  n'y  avoic  que  la  diiië- 
rence  du  plus  au  moins  ?  Le  tôt  cipitiZ 
tôt  fenfus ,  autant  de  fèntiments  que 
de  têtes,  avoit  lieu,  félon  cela  ,  dans 
le  Ciel  ,  a  peu  près  comme  fur  la  ter- 
re. On  confultoit  Jupiter  comme  on 
confulte  le  plus  fameux  Avocat  d'um 
Parlement ,  loriqu'on  a  defiein  de  s'en- 
gager dans  un  procès.  La  réponfc  de 
cet  Avocat  ne  tranquillife  pas  les  Plai- 
deurs prudents  :  ils  font  bien  aifes 
d'avoir  l'avis  de  quelques  autres  Jurif- 
confultes  ;  &  il  y  a  tel  homme  qui 
fait  confulter  fon  affaire  dans  toutes 
les  Cours  du  Royaume  aux  plus  ha- 
biles Dodeurs.  Les  Païens  en  ufoienc 
ainfi  a  l'égard  des  Oracles ,  afin  de 
voir  11  leurs  Dieux  fe  contrediroicnt  , 
&  de  fe  précautionner  mieux  par  la 
comparaifon  des  réponfes. 

Ils  n'étoient  point  fcandali(es  du 
fort  difreient  qu'avoient  les  vidimes. 
Celles  qu'on  oMroit  à  une  divinité  fai- 
foient  efpérer,  pendant  que  celles  one 

V  a-     •     ^  r-r-  ■' 

i  on  oiiroit  a  une  autre  fai'oTenc  crain- 

B6 


56:  Analyse 

dre.  Apollon  &  Diane ,  enfants  ju- 
meaux de  Jupiter  ,  fe  contredifoienc 
quelquefois  :  le  frère  rejettoir  une  vi- 
âime  ,  k  fœur  Tadmettoit  (a).  Le 
Pa'?anifme  ne  trouvoit  rien  là  de  fcan- 
daleux,.  Il  eût  bien  voulu  plus  de  con- 
corde dans  les  promefles  du.  bien  ; 
mais  enfin  il  ne  croyoit  pas  qne  la  na- 
ture divine  donnât  l'exclufion  k  l'igno- 
rance ,  au  caprice  ,  à  la  difcorde.  Il 
acquiefçoit  donc  à  cela ,  comme  à 
des  efl'ets  inévitables  de  la.  nature  des 
thofes,  * 

Qr';gme  de  Village  d'engraljfer  lès  oi^ 
fcaitx  de  table.  Ce  que  ce  toit  qu'un 
Cochon  de  Iro-ie.  Cra^uU  du 
Romans. 

Pline  afïïire  que  les  habitants  de  De- 
îos  furent  les  premiers  qui  engraiife- 
rent  lès  poules ,  &  qu'enfuite  la  cou- 

(rt)  Oiiit^  cum  plurihus  diis  immolatnr  ,  (jtci 
tandem  ivcnit  ut  lititur  aliis  ^  aliis  non  litctut  ■> 
Qtix  auteminconfiancia:  deorum  efi  ,.  ut  primis  mi-^ 
■iii.-n.ir  exiis  ,  bcnc  promittant  fecundis?  Aut  tarifa 
intcr  ejs  dijj'cntio  ,  fxph  etiam  intcr  proximos  ,  .tt 
JnoUinis  exta  banafrit,  V'tanx  non  bpna  ?  Cic.  de 
Pivinat.Li/j.  J l  ■,  Chjp.  XV II.  Ne  croyez  pas  que 
ces  objeftiens  ayent    délîllé    les  yeux  à    beaucoup. 

'*  J^efi^Jis  ,  rem.  ai 


rr  E    B  A  Y  I  r.  J7 

tume  fe  répandit   d'engraifler  toas  les 
oiieaux  que  l'on   mangeoic.  Cette  dé- 
licatelîé   pafla  à  Rome  :  il  fallut  pour 
la  réprimer  ,  que  la  Loi  Fannia  ordon- 
nât  que  l'on  ne  fervît  à  table  aucune 
forte  d'oifeau  ,  hormis  une   poule   qui 
n'aaroit  pas  été  engraiffée.  Voilà  une 
msrveilleufe     frugalité.    Mais     e'étoie 
gêner  les  gens  d'une    étrange  maniè- 
re. Où    font  aujourd'hui   les    peuples 
riches  qui  voulufient  fubir  un    tel  joug! 
11  eft    vrai    qu'on    trouva  bientôt  le 
moyen  d'éluder    cette  Loi  :   car    l'on 
prétendit  qu'elle  ne  défendoit   pas  de 
manger   des    poulets    gras   [a).  Dans 
la  fuite  le  luxe  des  fedins  ne  lit  qu'au- 
gmenter dans  Rome.  Entre  autres  ex- 
cès ,  on    faifoît   cuire  dans    le   ventre 
d'un    cochon    pîuiieurs    animaux  ,  & 
l'on  appeîloit  cela  un  Cochon  dz  Troie  , 
par  alluiion  au  cheval  de  Troie  ,  qui 
écoit  farci   de   foldats.    La    gourman- 
dife  devint  li    énorme  ,    que  plusieurs 
enfants  de  famille  fe  vendoient ,  ou  fe 
nroilituoient  ,  pour  fe  procurer  de  bons 
morceaux.   Les   juges    aîloient  ivres  à 
TAudience  ,  &  écoient  obligés  de  s'ar- 
rêter en  chemin  à  totis  les  coins  de  rue 
pour  piifer.   C'eft  Macrobe    qui,  nous 


Analyse 

apprend  toutes  ces  particularités  (b). 
Les  fiecles  fui  van  ts  ,  qui  ont  vu  à  Rome 
tant  de  vices  eiFrovables  ,  n'y  ont  guè- 
re vil  le  règne  de  l'ivrognerie.  Aujour- 
d'hui c'eft  un  excès  qu'on  ne  connoîc 
point  du  tout  dans  ce  pays-la  :  mais 
pour  les  anciens  Romains ,  ils  vivoient 
comme  de  vrais  Septentrionaux.  * 

Fraude  infigne  des  Mages.  Combien 
les  Rois  font  efdaves  de  la  Religion 
dominante. 

îfdegerdcs ,  Roi  de  Perfe  ,  conçut 
une  grande  amitié  pour  un  Saint  Evé- 
que  ,  nommé  Maruthas.  Les  Mages  , 
Prêtres  idolâtres  ,  s'allarmerentde  cette 
union  ,  &  craignirent  que  leur  Prince 
n'abandonnât  l'ancien  culte  du  pays , 
pour  embraiTer  le  ChriiHanifme ,  qui 
commençoit  à  faire  de  grands  progrès 
dans  la  Perfe.  Pour  prévenir  ce  mal- 
heur ,  ils  eurent  recours  a  un  artifice , 
qui  prouve  bien  qu'il  n'eit  point  d'ex- 
cès dont  un  zèle  fanatique  ne  foit  ca- 
pable. Un  jour  que  le  Roi  devoit  fe 
rendre  au  Temple   pour  adorer  le  feu  , 

(f)  Voyez  les  Saturnales ,  Liv.  11,  Chap.  Il ^ 
&  XI  !I. 

*  Art.  Fannius  Strahon,  rem.  A,  &  Art,  Tiùm 
rem.  C. 


DE      B    A    Y    L  E.  3^ 

51s  firent  cacher  un  homme  fous  terre  ; 
&  lorfqu'Ifdegerdes  parut ,  cet  impol- 
teur  s'écria  c\\.\  Cl  fulloit  chajjcr  du  trône 
l'indigne  Monarque  qui  regnoit ,  puif- 
quil  était  ajjc:{_unpie  pour  donner  jli 
confiance  à  un  Prêtre  Chrétien. 

Si  ce  que  les  libertins  débitent  très- 
fauffement  étoit  véritable ,  favoir  quo 
la  Religion  n'eil  qu'une  invention  hu- 
maine ,  que  les  Souverains  ont  imagi- 
née, afin  de  tenir  les  peuples  fous  le 
joug    de    l'obciirance  ,  ne  faudroit-il 
pas  avouer   que   les  Princes    auroient 
été  pris  tout  les  premiers  dans  le  piège 
qu'ils  auroient  tendu  ?   Car  bien  loin 
que  la  Religion    les  rende  maîtres  de 
leurs    fujets  ,  il   arrive    au  contraire  , 
qu'elle  Ibuniet  les  Rois  à  leurs  peuples  , 
tn   ce  fens  qu'ils  font  obligés  d'être  , 
non  pas  de  la  Religion  qui  leur  paroît 
la  meilleure  ,  mais   de  la  Religion   qui 
domine  dans    leur  Royaume  ;  &   s'ils 
ofent  en  embrafîèr  une  qui  foit  difié- 
rente   de  celle-là ,   leur  couronne   ne 
tient  plus  qu'à  un  filet.   Voyez  com- 
ment les  Mages  de  Perfe  menaçoient 
leur  Roi ,  quoiqu'il  n'eût  encore  que 
■  carefTé  un  Evêque.  Ne  fait-on  pas  que 
le  dernier  Empereur  de  Siam  n'a  étc 
renverfé  du  uone  que  pciir  avoir  été 


s 

hontea- 


40  Analyse 

trop  favorable  aux  Mifllonnaires  Qiré- 

tiens  (.z).  * 

Ohfcrvadonsfur  les  Procèsd'  impuijfdn- 
ce.  Particiilarués  concernant  le  Con- 
grès. Epoque  de  V origine  6"  de  l'abo- 
lition de  cette  infâme  coutume. 


Les  procès  d'impiiiiTance  font  très- 
peu  d'honneur  aux  femmes  qui  les  in- 
tentent ;  &  foi:  qu'elles  parviennent  à 
obtenir  un  autre  mari  ,  foit  qu'elles 
n'y  parviennent  pas ,  elles  deviennent 
l'opprobre  &  la  fable  de  leur  fiecle. 
^  Nous  pouvons  dire  d*elles  ,  fans  fortir 
j'"'f*  des  bornes  de  l'indulgence ,  ce  que  l'on 


fes    des  a  dit  avec  un  peu  trop  de  rigueur  corr- 

d'immdf-  ^''^  ^^s   Veuves    qui    fe    marient  (.2). 

faiice.      C'eft  le  jugement  le  plus   mitigé  que 

l'on  puiffe  faire    de  ces  plaideufes  en 

-matière  dimpuilTance ,  vu  la  manière 

(a)  On  écrivoit  ceci  en  169 j. 

^  Art.   Abdas  ,  rem.  B. 

{a)  En  qne'que  arme  aue  folt  conçu  ce  dire  de 
P Apôtre  ,  juniores  vjcius  nvibant  ,  //  faut  l'entin- 
d  «  ejl  e  dit  pur  forme  d'indulgtnxe  accordée  à  l'iif 
continence  de  quelques  finmes^,  ut  m-Tritum  potùis. 
''  acciw'ant   criam  diciboKim  ,    6c    fciant    libi  non    tarn 

maritos  ddtos  quum  adiiitjros  impiitatos  ,  comme 
dit  SainB  Hierofme  ,  ad  Snlvinam.  Duvair.  p.  ^20  ,  G- 


conti- 
nence. 


B   E      B   A   Y    L   E.  4^ 

de  procéder  à  quoi  elles  fe    trouvenc 
néceflairement  réduites. 

I.  C'eft  déjà  beaucoup  quedecon-  ^^  ^ven 
fefler  publîqueraent  fon  inconcincnce  :  ^^^^^  ^^ 
orc'cft  ce  que  tait  route  femme  quiin-  [^I^J""' 
tente  de  tels  Procès:  elle  déclare  de- 
vant tout  le  monde  qu'elle  ne  peut  (e 
palFir  d'un  mari,  &'elle  en  livre  un 
ade  qui  demeure  dans  les  Greffes.  .  ^ 

__  l_,.  .  Vf    r  r  L"       interro» 

II.  L  interrogatoire  qu  il  faut  lubir  gatoire 
devant  les  Juges    eft  (i  délicat ,  &  fi  &^«^''*' 
gênant  pour  une  perfonne  d'honneur  , 
qu'on    ne  peut  avoir    bonne  opinion 
d'une  fàl}e,qui  eft  capable  de  franchir 
cette  barrière.  Je  dis  d'une  fille  ,  parce 

que  preibue  toutes  celles  qui  accu- 
fent  d'impuilTance  leurs  maris ,  fe  pi- 
quent de  l'être  ,  &  il  faut  bien  qu'elles 
s  en  vantent ,  lorfque  c'eft  leur  premier 
mariage  ,  comme  il  arrive  ordinaire- 
ment.  Un  Avocat  embarralTa  étrange- 
ment une  jeune  Plaideufe.  Il  lui  de- 
manda en  préfence  de  plufieurs  té- 
moins ,  fi  fon  mari  l'avoit  baifée  à  la 
joue  ,  &  lui  avoit  fait  d'autres  carefTes. 
Elle  répondit  que  oui  :  &  qui  vous  a  dit, 
reprit  l'Avocat  ,  que  ces  ca.rcffcs  ne 
fufïfoient pas  ?  Ou  avei^vous  appris  le 
r^JIe  ?  Si  vous  (tes  pucelle  ,  comme 
vous  le  pràmdci^f  vous  m  d^iv^i^  pas 


^z  Analyse 

favoir  que  votre  mari  tft  impidjjantl 
&  fi  vo  :,  k  fiivey^  ,  e'ejî  un  figne  que 
vous    ave^  éprouvé    ce    que    d'autres 
hommes  peuvent  faire  (/;). 
iavifite.       Jii.  îi  f^^^îj  r^  réfoudre  à  la  vifite  des 
Experts  :  les  autres  preuves  font  trop 
iniirmes  ;  c'elî:  pourquoi   les  Juges  ont 
recours  à  celle-là  ,  &'  ordonnenc  l'inf- 
peclion  ,  pour  favoir  i\  la  complaignan- 
te  a  été  dcPioiée  ou  non.  Où  ell  la  pu- 
deur de  celles  qui  oftnt  fubir  une  telle 
épreuve  ,  &:  de  quelle  hardielTe  ne  doi- 
vent-elles pas  être  armées?  Un  Avocat , 
qui  vivoit  fous  Louis  XIII,  s'ell  fort  ré- 
crié contre  cette  honteufe  pratique  ,  & 
nous  a  donné  là-deffus  des  détails  très- 
curieux  &  très-raifonnés.  Je  les  rappor- 
te, fans  craindre  que  les  perfonnes  fen- 
fées  le  trouvent  mauvais  ;  car  pourquoi 
s'oiFenferoit-on  de  trouver  ici ,  ce  qu'un 
Auteur  grave  a  publié  il  y   a  plus  de 

cent  ans ,  dans  un  écrit  imprimé  à  Paris 
...  -  ' 

avec  privilège.  Il  employé  deux  argu- 
ments :  l'un  eft  tiré  de  l'infamie  perfon- 
nelle  attachée  a  l'infpeûion  ,  l'autre 
de  l'incertitude  &  de  l'inutilité  de  cette 
épreuve.  Il  prétend  qu'une  femme  doic 

{b)  Joan.  Seresberienfis  in  PoUcratico  ,  five  dt 
Nugis  curialium  ,  6-  ve/ligils  PhUofophorum  .  LU, 
VJU.  Cap.  ^I, 


D   E      B    A    Y    L   E.'  43 

avoir  perdu  route  pudeur ,  lorfqu'elie 
permet ,  pour  parvenir  à  lafeparution  , 
que  des  hommes  la  de  [couvrent  ^voyent 
Ù  maniera  Us  parties  que  nature  veut 
quelle  cache.  Il  allègue  l'autoritc  de 
plufieurs  Saints  Pères  ,  particulière- 
ment: celle  de  Maint  Anibroife  ,  qui  re- 
prit Siagrius  ,  Evéque  de  Vérone  ,  d'a- 
voir ordonné  qu'une  Religieufe  accufce 
d'incontinence  ,  fût  vifitée.  Il  allure 
que  les  Romains  n'avoient  point  re- 
cours à  cette  pratique  odieufe  ,  &  qu'on 
ne  voit  pas  qu'ils  s'en  foient  fervis  mé-^ 
me  pour  convaincre  les  Vejlalcs  fufpecles 
6"  accujées  dincejlc ,  combien  qu'ils 
fuJTent  fort  feveres  en  la  recherche  ^ pU" 
mtion  de  ce  crime  (^).  Son  ouvrage  con- 
tient plufieurs  antres  particularités  in- 
térefîantes ,   dont   je   parlerai  bientôt. 

IV.  Il  faut  fe  refondre  au  Congrès  :  LeCoa^ 
telle  étoit  du  moins  la  pratique  de  notre  grès. 
ancienne  Jurifprudence,  &  cette  cou- 
tume eil  alfez  imguliere  pour  mériter 
quelques  recherches.  L'Avocat  que  je 
viens  de  citer ,  va  nous  donner  là- 
deffus  de  nouveaux  éclairciiTements. 
Ecoutons  fon  vieux  langage ,  &  ne 
nous  fcandalifons  point  de  la  naïveté 

(c)Tagereau  ,  Difeours  de  l'impuiJJ'anci  de  l'kasi* 
me  4^  de  la  femme,  p,  j8.  Ôcfuiv. 


44-  Analyse 

d'un  fîecle  qui  étoit  bien  plus  vertoeux 
_.       -  que  le  nôtre.  Les  Prêtres ,  dit-ii  ,  fonc 
tances      d'abord  ferment  quelles  tacheront  de 
prépara-  honncfoi ,  &  Cans  dlUimidation  ,  d'ac- 
complir  l  œuvre  de  mariage  J ans  y  ap- 
porter empêchement  de  part  ni  d'autre. 
Les   Experts  jurent   eux-mêmes  qu'ils 
feront  un  fidèle  rapport.  Enfuite  F  hom- 
me &  la  femwx  font  derechef  vijîtés  , 
V homme  afin  de  /avoir  s'il  a  point  ds 
mal ,  la  femme  pour  confîderer  fcn  état 
aduel  ,  &  juger  des  différences  qui  s'y 
peuvent  trouver  avant  &  après  le  Con- 


grès. 


Targereau  obTerve  que  dans  quelques 
Procès  j  comme  en  celui  de  de  Bray  {d)^ 
l'homme  &  la  femme  font  vifités  nuds , 
depuis  lefommeîdela  tctejufques  à  la 
plante  des  pieds  ,  en  toutes  les  parties 
de  leurs  corps  ,  etiam  in  podice  ,  pour 
fdvoir  s' il  y  a  rien  fur  eux  qui  puifh 
avancer  ou  empejcher  le  Congrès,  il 
ajoute  qu'on  lave  d'eau  tiède  les  parties 
de  l'homme  ,  &  qu'on  metlafcmme  en 
un  demi-bain  ,  oà  elle  demeure  quelque 
temps  (c).  Après  cela  V homme   &  ht 

{d)  C'étoit  un  Tréforier  de  l'épargne.  Voye[ 
Brantôme  ,  au  I  Vol.  de  les  Dames.  Gai.  p.  97. 

(e)  On  ufoit  de  cette  dernière  méthode  pour 
empêcher  l'effet  des  refirigens  que  les  femmes 
emploient  quelquefois  dans  ces  occaûons.  An- 
toine    Horraan    parle    d'une    femme    2«i    s'éi^At 


DE      B    A   Y    L   E.  4i 

femme  fe  couchent  en  plein  jour  eniin  lit. 
Les  Experts  demeurenc   dans  la  cham- 
bre fi  les  Parties  y  confentent ,  ou  fe  re- 
tirent ,  fi  l'une  des  deux  l'exige  ;  mais 
la  porte  refte  entr'ouv'-erte.  Quant   aux 
Matrones  elles  fe  tiennent  proche  du 
lit ,  dont   les   rideaux  font  tirés.  Ceft    Effbrti 
alors  que  l'homme  fe  met^c  devoir  de  ^®  "'^"* 
faire  preuve  de  fa  puijfunce  ,  habitant 
charnellement  avec  fa  femme  ,  tk  fai- 
fant  tous  fes  efforts  ut  fiât  intromilJio  : 
où  Jouvent  adviennent  des  altercations  Alterca^ 
honteufes  &  ridicules  .  V homme  je  plai-  î'°"^ 
gnant  que  la  temme  ne  le  veut  laijjcr  fes. 
faire,  elle  le  niant ^   &  difantqu^il  la, 
bltffe  admovendo  digitum.  Enfin,  après 
qu'ils  ont  été  une  heure  ou  deux   en- 
fembîe  ,  les  Experts    appelles  s'appro" 
chent ,   &  ouvrant  les  rideaux ,  s'in- 
forment de  ce  qui  s  ejî  pajfé  .  vifitent  lot 
femme  derechef ,  pour  voir  an  fada  fie 
emifTio  ,  ubi  ,  quid  .  &  quale  emifium  : 
ce  qui  ne  fe  fait  pas  fins  bougie   &  3 

lunettes  ,  à   gens  qui  s  en  firvent  pour 

artijîeieUement  Jî  fort  rcflrecie  ,  dai^s  le  temps  qu'on 
inftruiioit  fon  Procès  ,  qu'elle  eut  dans  la  fuite 
befoia  de  Chirurgien  pour  accoucher.  Il  rapporte, 
fur  le  témoignage  de  plufieurs  Auteurs  ,  au'une  fem- 
me d'Italie  fe  refferra  fi  fort  ,  pour  plaire  à  fo» 
mari  ,  que,  par  après  ,  Lui  ,  ni  autre  homme  .  ne 
put  avoir  affaire  â  die.  Horman  «  Traité  de  la  dif*  ' 
folution  du  Mariagi, 


1^6  Analyse 

leur  vieil  âge  ,  ni  fins  des   recherches 
fort  fuies  &  odicufcs{f). 

Anne  Robert  ,  l'un  des  plus  célè- 
bres Avocats  de  fon  temps ,  a  renchéri 
fur  Tagereau  ,  dans  un  ouvrage  dédié 
au  grand  Achille  de  Harlai ,  Premier 
Préiident  du  Parlement  de  Paris.  Le 
X  Chapitre  de  fon  IV.  Livre  ,iierz/m 
jiidicdtarum  ,  roule  fur  un  Procès  d'im- 
puifiance,  qui  avoit  été  porté  par  appel 
à  cette  Compagnie.  Le  Parlement  ren- 
^  ^^  dit  un  Arrêt  confirmatif  de  la  Sen- 
îanvier  tCHCC  dcs  Jugcs  Eccléfiaftiqucs  ,  qui 
*6S7.  avaient  ordonné  la  vifite  &  le  congrès  , 
de  quoi  le  mari  s'étoit  porté  pour  appel- 
ant. Son  Avocat  repréfenta  avec  la  der- 
fiiere  licence  l'abomination  de  ces  pro- 
cédures :  il  fit  en  quelque  forte  ce  qui 
arrive  dans  les  grandes  révolutions 
d'Etat ,  où  afin  de  procurer  aux  Loix 
une  durée  très-longue  ,  on  les  ren- 
verfe  pour  un  peu  de  temps  ,  Leges  feni- 
ptr  ut  effcnt ,  aliquando  nonfuerunt\ 
il  fe  difpenfa  des  régies  deia  pudeur  , 
pour  le  bien  de  la  pudeur  même ,  &  il 
crut  pouvoir  fe  donner  d'autant  plus 
de  liberté  ,  qu'il  s'agiiîoit  d'imprimer 
une  forte  horreur  de  cet  abus.  Tage- 
reau   fut  fans  doute  animé  du  même 

'  \f)  Tagereau ,  il  id.  p .  32.  6-  /«/>. 


D  E      B   A    Y   L   E.  47 

efprit  :  mais  comme  11  écrivoiten  lan- 
gue vulgaire  ,  il  fe  contraignit  un  peu 
plus  que  Robert.  Voici  le  Latin  de  es 
dernier.  Vidtis  ad pcrpetuarn  reldctejîa- 
tionem  ,  qiidjn  aforo  &  judlcus  cxplodi 
convertit ,  vifîtatlonem  (  fpeclacidnm. 
odlo  pablico  digmim  )  verbis  rcprœfen- 
tari  ?  parcitc  pudicœ  aiires ,  fi  qidd  in 
re  ohfcena  lahatiir  verecundi  fermords 
modcjiia.  Puella  refiipinajacet ,  cruri- 
bus  fiinc  ircde.  diÇunùs  :  prœftant  pu- 
dcndce  corporis  partes ,  quas  natura  ad 
delicias  generis  humani  velavit.  Has 
&  Matronœ  (  quœ  ob/ktrices  anusfnnt) 
&  MedlcL  injpidunt  ,  pertractant  , 
diducunt  :  Magiftratus  vidtu  compo- 
jito  rifiim  ddjiniulat  :  Matronœprœjcri' 
tes  ventrem  dudum  oblitam  refricant  : 
MedicL , pro œtatLs difcrirnine,  hic  vires 
prifiinas  rcmirdf:itur ,  itle  ardmo  œP- 
tuante  inunis  ludicrifpeclaculo  pafcitur: 
Cldrurgus  aut  ferramenîo  fabrefacîo 
(^  id  ipeculum  matricis  vocari  Jolet)  , 
aut  cereo  &  ficlitio  priapo  adiius  ve- 
nereos  tentât ,  aperit ,  référât  :  puella. 
jacens  titilLidone  vcjana  prurit  :  ut 
etiamfi  virga  vifiîari  cœperiî ,  indê  ta- 
tmn  non  incorrupta  recédât. 

M.  Robert  obferve  que  ,  nonobftanc 
ia  turpitude  de  cet  ufage ,  on  poutroic 


4?         Analyse 

le  tolérer  ,  li  c'ccoit  un  moyen  infail- 
lible de  connoître  la  vérité  :  mais  il  pré- 
tend que  cette  épreuve  eft  trompcufe  , 
&  qu'une  femme  adroite  eft  toujours  à 
portée  d'en  empêcher  la  réuiTite  :  Ta- 
gereau  cft  du  même  avis.  Il  uous 
apprend  que  le  même  de  Bray ,  dont  il  a 
été  parlé  plus  haut ,  trouva  ,  de  la  part 
de  fon  époufe  ,  des  réfiilrances  qu'il  ne 
put  vaincre.  Cet  homme  étoit  confor- 
mé fîngaliérement:  Jinifirum  tanliim 
ujlïculum  hahebat  ex  dejlBii  natiira-^ 
II.  Au  premier  congrès  ,  car  il  y  alla 
par  deux  fois  à  divers  jours  ,  arrexc- 
rat  fujJlcïtnUT  ad  cocundiim  ,  ac  fuh- 
Jîandam  fcrofum  Ù  aquofim  extra 
vas  emljlrut  ,  quaz  non  poîeraî  dïci 
ycriun  fcmen  ;  Jcd  non  introm'iferat , 
félon  que  le  rapportèrent  trois  Méde- 
cins ,  trois  Chirurgiens  ,  &  trois  Ma- 
trones, Les  Juges  ,  jlins  s  arrêter  à  ce 
dcfdut  naturel ,  ni  à  Vïniperfecllon  de 
la  fcnunce  ,  ordonnèrent  auparavant 
que  de  prononcer  dêfinlîlvement ,  que 
de  Bray  vlcndroit  derechef  au  Con- 
grès. ,jî  bon  lui  fenihloit.  Il  eft  à  no- 
ter que  les  juges  l'avertirent ,  fi  intro- 
mitteret  ,  d'appellcr  les  Experts ,  afin 
qu'ils  le  vijjent ,  &  en  pujjcnt  tefrnoi- 
^ncr.    Par  où  fe    void  que  Von  ne. 

confidcrc 


DE      B   A   Y    L  E.  49 

confidere  pas  en  ces  Procès  la  qualité 
de  lafemence  ,  ni  fi  V homme  arrigit , 
•etiam  fufficienter  ad  coëundutn  ,  mais 
que  Von  veut  &  demande  une  intro- 
mijfion  oculaire.  De  Bray  ayant  dè^ 
claré  qu'il  n'y  vouloit  plus  aller  ,  & 
que  Ja  Partie  l'aveit  empefché  aux 
deux  fois  qu'il  y  avoit  eflé^  il/iit  Je^ 
paré  à  faute  feulement  d' avoir  j ait 
V intromifion  au  congrès  (g).  Tage- 
reau  n'a-t-il  pas  raifon  d'ajouter ,  qu'u- 
ne telle  épreuve  eft  plus  propre  â  op- 
prim.er  la  vérité ,  qu'à  la  mettre  en  évi- 
dence. 

Sébaftien  Roulliard  ,  l'un  des  plus 
doftes  Avocats  du  Parlement  de  Pa- 
ris plaida  l'an  i6co  pour  un  Gentil- 
homme (  /t  )  ,  que  fa  femme  avoit  ac- 
cufé  d'impuiffance.  Elle  avoit  gagné  fa 
Caufe  devant  l'OfRcial  de  Sens ,  &  puis 
devant  les  Juges  de  laPrimatic  de  Lyon. 
Le  mari  appella  de  leur  Sentence  ,  & 
obtint  des  CommilTaires  du  Saint  Siège 
Apoftoîique  ,  pour  juger  la  Caufe  en 
<3crnicr  reffort.  Roulliard  ,  fon  Avo- 
cat ,  publia  un  Capitulaire  ,  où  il  efl: 
qu'un  homme  né  SINE  TESTICULIS 

{g)  Tagereau  ,  ibid. 

(h)  Le  Baron  d'Argenton ,  marié  avec  Madelai- 
oe  de  la  Chaftre. 

Tome  IL  C 


^o  Analyse 

APPARENTIBUS,  &  qui  amant- 
moins  toutes  les  autres  marques  de  yi- 
rilitè ,  efl  capable  des  œuvres  du  ma- 
riage. Le  Gentilhomme  étoit  né  ainfi  , 
&  ce  fut  fur  ce  défaut ,  que  fa  femme  fe 
fondoit  pour  l'accufer  d'impuiffance.  Le 
mari  foucint  qu'il  avoit  confommé  le 
mariage  ,  non  par  les  moyens  ridicules 
quelle  fuppofoit ,  mais  par  V  effort  na- 
turel de  fon  fexe  ;  il  demanda  qu'on  la 
vifîtâc  ,  &  il  s'offrit  au  Congrès  (i). 
Roulliard  tira  de  ces  offres  du  mari  les 
conféquences  les  plus  favorables ,  6c 
difcourut  amplement  de  îejliculis  laten- 
tihus  (  A:  )  ,  félon  la  doclrine  des  Méde- 
cins ,  &  félon  les  obfervations  de  l'Ana- 
tomie.  Il  ne  s'amufa  point  à  des  péri- 
phrafès ,  &  à  des  locutions  voilées  :  il  fe 
fervit  des  termes  de  l'art  avec  la  der- 
nière liberté ,  &  il  mêla  très-fouvent  à 
fon  difcours  àQs  citations  Latines ,  dont 
l'application  étoit  fort  ingénieufe.  Il  ne  JJ 
femble  pas  qu'il  forte  jamais  du  férieux, 
&  néanmoins  toute  la  pièce  efl:  femée 
de  plaifanteries ,  &  de  traits  gaillards. 


(  /■  )  Voyez  !e  Capltulaire  de  RouHiard  ,  r.  8.  6- 
9  ,  de  l'Eàit.  ir.-Z^. 

(A:)  Je  conjeclLire  qile  ce  fut  à  cette  occafion 
qae  Jidiin  Peleus ,  Avocat  au  Parlement  de  Paris 
nt  le  Traite  De  folutione  Matrimonii  ,  ok  deUc- 
tum  tejkeulorum  nuit  apparentium. 


\ 


DE      B    A    Y   L  E.  5î 

}e  ne  fais  quel  le  fat  VïiVue  de  ce  Procès  : 
cependant  il  paroît  par  les  Lettres  de 
Lipfe  (  /)  que  Roulliard  îe  gagna. 

II  faut  que  je  remarque  que  Roui*- 
Hard  &  Tagereau  n'avoient  pas  les  mê- 
mes principes.  L'intérêt  de  la  caufe  que 
Roulliard  avoit  en  main  ,  le  porta  k  fon- 
tenir  que  la  pratique  du  congrès ,  &;  de 
Finfpedion  àes  parties  étoit  julie.  La 
femme  du  Gentil-homme  rejettcit  cette 
l^preuve  ,  &  les  Juges  devant  lefquels 
«île  avoit  plaidé  jufqu'alors  ,  ne  l'a- 
voient  point  foumife  à  la  vilite  ,  ni  au 
congrès  ,  par  égard  pour  fa  pudeur, 
Roulliard  combattit  avec  force  cette 
prétendue  délicatelfe /&  tâcha  d'exté- 
nuer ce  qu41  y  avoit  de  honteux  &  d'in- 
fâme dans  cette  pratique.  »  A  l'égard. 
»  du  congrès ,  dit-il  ,  que  ladite  Dame 
»  fe  dit  rejetter  par  pudeur , 

»  Ah  fi  concubitum  loeus  exigie  ,  omnibus  illum 
ft       Deliciis  impie  ,  &  fit  procul  ifie  pudor. 

»  car  le  Duel  eft  bien  défendu  par  les 

»  Edits  ,    pour  rompre   la  vengeance 

»  des  armes  offeniîves ,  mais  non  celui 

»  d'entre  le  mari  &  femme  ,  dont  l'ai- 

(0  Voyez  les  Lettres    LXVI ,  LXXV  ,    de  h 
Centurie,    ad  Girmanos  &  Gallos, 

C    2. 


52,  Analyse 

>5  gredoiix  effort  ne  tend  qu'à  les  rcin- 
»  tégrcr  en  paix  &  bon  amour.  Tant 
»  y  a  qu'au  cas...  prcfent  hélium  jiif- 
»  ium  ,  comme  difoit  Titc-Live,  quia 
îj  neccfflirium  ,  &  la  néceffité  rend  li- 
»  cite  ce  qu'autrement  feroit  de  foi  illi- 
»  cite. ...  Le  congrès  eft  la  preuve  or- 
j>  dinaire  &  plus  certaine  qui  fe  puilïe 
»  pratiquer  en  telles  matières  de  pro- 
»  ces  d'impuillance...  du  moins  les  Offi- 
»  cialités  de  France  l'ont  reçu  ,  &  la 
«  Cour  l'a  autorifé  par  plufieurs  Ar- 
»  refis ,  notamment  celui  du  20  Jan- 
>•>  vier  1597,  donné  contre  un  ,  qui 
»  argué  du  même  dcfaut  que  ma  Far- 
»  tic  adverfe  ,  ne  s'y  vouloit  foubmet- 
>i  tre...  Toute  la  plus  feure  précaution 
«  qu'on  y  puifTe  apporter  ,  eft  d'en 
»  venir  à  l'efpreuve  aduelle  ,  fpéciale- 
»  ment  quand  nous  y  fommes  portez 
«  pour  le  bien  de  la  paix...  Autrement 
/)  fcroit-ce  chofe  abfurde  que. pour  la 
»  vérification  d'un  adultère  ,  on  admifl 
»  la  preuve  de  celui  qui  diroit  avoir  veu 
»  ufifia  Ev  âfèfois ,;  que  pour  éviter  à  la 
>)  fuppofition  du  Part ,  les  Loix  civiles 
y>  permifTent  rinfpcâion  du  couvert  de 
»  la  femme  ;  &  que  pour  juftiniT  de  la 
>t  validité  d'un  mariage  ,  (  qui  ert  chofe 
i?  beaucoup  plus  importante  )  on  euft 


Î)E     Ba^le.  ^3 

»   à   contre-cœur    de    voir  impachim 
»    Thyrjum  horto  In  cupidinis  (  m  ).  » 
Il  s'en  faut  bien  que  ces  raifons-là ,  & 
pluiîcurs  autres  que  j'allègue  ,   foient 
comparables  aux  arguments  de  Tage- 
reau.  Je  m'imagine  que  ii  Iloulliard  eût 
plaidé   quelques  mois  après  pour  une 
kmmc  ,  qui  pir  un  raotii:  de  pudeur  eût 
r^fufé  de  fe  foumettre  à  l'inTpcclion  &  au 
congrès ,  il  eût  étalé  les  mêmes  maximes 
que  Tagereau  ,  &  fe  fût  trèi.-bien  réfiîté 
lui-même.  C'cii  le  deilin  des  Avocats  :  il 
faut  qu'ils  r.iifonnent  tantôt  d'une  ma- 
nière ,  &  tantôt  d'une  auire  félon  la  va- 
riété des  caufes  qu'ils  ont  à  défendre  ;  & 
notez  que  fur  des  matières  directement 
oppofées ,  ils  citent  les  mêmes  autorités. 
Tagereau  combat  par  l'autorité  de  Saint 
Cy  prien  &  de  S-tin  t  Ambroife  la  pratique 
de  i'infpedion  ,  &  Roulliard  cite  les  mê- 
mes Auteurs  pour  foutenir  cette  prati- 
que (/i)  :  il  s'cIl  fervî  d'une  rufe  du  mé- 

(  m  )  Roulliard  uhi  fuprà,  p.  41  &  fuiv. 

(  «  ^  Nous  apprenons  ,  dit-il ,  de  S.  Cyprian  en 
hs  Epîtres  ,  de  S.  Augufiin  ,  &  de  S,  Ambroife  , 
qu'en  matière  de  defioraî'.on  de  vierges  ,  on  a  tou- 
jours eu  recoirs  à  l'injpiclion.  CLcment  d'Alexan- 
drie ,  Stromat  7,  &  Suidas  in  verbo  Jefus  ,  rap- 
portent que  la  V.'e-ge  Marie  fouffrit  elle  même 
cette  épreuve  ;  le  Sanedrin  du  Grand  Prêtre  &  Sa- 
crificateur  ayant  ordonné  q'aVZ/s  fcroit  vifitée  pour 

fçavoir  fi  efle  était  demeurée   Vierge Chajf.r^ 

née  en  nette  le  difcours  îo-m  dj.  long.  R.ou!liard ,  ibid,  . 

C3 


54  Analyse" 

tier.  Les  Pères  qu'il  cite  ,  condamnent 
l'ufagede  la  vifite:  ils  témoignent  donc 
qu'on  la  pratiquoit.  Il  les  cite  pour  la 
preuve  de  Tufage  ,  il  fupprime  le  refte. 
Cela  n'eft  pas  bien.  Il  ne  faut  point 
couper  en  deux  l'autorité  d'un  témoi- 
gnage,&  c'eft  ici  qu'on  peut  appliquer  la 
Maxime  du  Jurifconfulte  Celfus  :  inci" 
vile  ejl  nifi  tota  lege  pcrfpecîa  ,  iina  ali- 
qua  pardcida  ejus  propojîta  judlcarc 
vd  rCjfpondcre. 

Il  y  a  une  chofe  en  quoi  Tagereaii 
&  R.ouUiard  s'accordent  ;  c'efl  à  dtplo» 
rer  la  multitude  des  Procès  d'impuif- 
fance  que  l'on  intentoit  aux  maris  ,  & 
qui  forçoient  à  révéler  plufieurs  faits  ^ 
qu  il  eiiil  cfîé ,  dit  Roulliard ,  /»/z/.î  hon- 
nejîc  de  tain  ,  que 

, protinus  urhi 

Pandere    res    alla  fylva   &  caligine  mer/ae. 

Ce  qu'il  y  a  de  remarquable  ,  c'efl:  que 
ces  caufcs  fi  indécentes,  font  portées 
tous  les  jours  devant  les  Tribunaux  Ec- 
cléiiaftiques ,  &  fe  jugent  même  en  pre* 
miere  inllance  par  des  Prêtres  &  par  des 
Evêques.  M.  Bouriaut  s'en  plaint  dans 
une  de  fes  Lettres ,  adrefîée  à  TEvêque 
de  Langre.  »  Je  me  fuis  bien  des  fois 
»  étonné  ,  dit-il ,  de.  ce  q^ue.  vous  autres- 


DE      BaYLE.  ")$ 

i>  NofTeigneurs  les  Prélat? ,  vous  fcof- 

»  frez  que  les  Juges  deiOfficialités  foient 

»  des  Prêtres ,  ou  de  ce  qu'on  n'y  plai- 

»  de  pas  à  huis  clos ,  à  caufe  des  naïve- 

»  tés  qu'il  y  faut  entendre  ,  qui  dégé- 

»  nérent  prefque  toutes  en  obfcénite'S. 

»  Je  n'ai  jamais  eu  la  curioi^té  d'y  ailer  ; 

»  mais  j'en  ai  oiii  parler  par  tant  de  per- 

«  fonnes  différentes ,  &  tout  ce  qu'on 

a  m'en  a  dit  m'a  paru  fi  libre  qu'ap- 

»  paremment  c'cft  un    l'ribunal  d'où 

»  l'on  a  exilé  la  pudeur.  Je  n'en  veux 

»  point  d'autre  témoignage  que  la  ma- 

J»  tiere  qui  a  donné  lieu  à  ces  Vers. 

Dans  une  Officialitë 
Ces  jours  pafTez  uue  foubrette , 
Paffablement  belle  &  bien-faite  , 
Et  d'une  tobufte  fanté  , 
Avec  la  bienféance    ayant  fait  plein  divorce  « 
Dit  qu'un  vieux  Médecin  l'avoit  prife  par  force* 
Qu'il  falloit  ou  le  pendre  j  ou  qu'il  fût  fon  mari  : 
Et  comment,  dit  le  Juge,  a-t-il  pu  vous  y  prendre, 
Vous  êtes  vigoureufe,  il  falloit  vous  défendre; 
L'avoir   égratigné ,   dévifagé  ».    meurtri  : 
J'ai ,  Monfieur  ,  lui  répondit-elle  t 
De  la  force  quand  je   querelle  ; 
Mais  je  n'en  ai  point  quand  je  ri    (o). 

(  o  )  Bourfaut ,  Lettres  noucclles, 

C  4 


^6  A   N    A'  L    Y    s    E 

Quoi  qu'il  en  foit ,  les  obfcénités  & 
le  fcandale  ont  nécellairement  lieu  dans 
les  Procès  de  cer.ce  nature  ,  fui-tout  lorf- 
qu'ils  fe  plaident  en  pleine  Audience. 
Tout  ce  qu'on  peut  faire  ne  fauroic  allet* 
qu'au  retranchement  des  excès  :  mais 
pendant  qu'on  plaidera  une  caufe  d'a- 
dulcere  ,  ou  d'impuillance  ,  ou  de  nour- 
liture  de  bâtards  ,  ou  de  réparation 
d'honneur  féminin  ,  il  faudra  de  toute 
néceifité  que  les  oreilles  des  Juges  foient 
oifenfées  par  des  difcours  obfcenes.  Ces 
Juges  ,  quoiqu'ils  foient  gens  d'Eglife  , 
ne  réforment  pas  cela  :  ils  ne  fauroienc 
le  faire  ,  &  ils  ne  profiteront  point  de 
robfervation  de  M.  Bourfaut. 

Au  relie  comme  l'époque  des  ufages ,, 
qui  ont  quelque  chofe  de  fingulier  & 
d'extraordinaire  ,  eft  un  fait  dont  les  cu- 
rieux font  bien  ai^es  d'être  inftruits  ,  il 
ne  fera  pas  inutile  démarquer  ici  ce  que 
les  Auteurs  nous  apprennent  touchant; 
Recher-  l'origine  &  l'abolition  du  congrès.  L'é- 
rorigine  poque  de  fon  indrodudion  eft  incertai- 
ne cette  ne.  Bien  des  gens  prétendent  que  cette 
StT'"  impertinente  coutume  étoit  abfolum^nt 
Coutil-    inconnue  aux  Anciens.  M.    Vcnettc  af- 
^^'        fure  {p  )  qu'elle  fut  abolie  par  l'Empe- 

{P  )  Voyez  le  Tableau   Conjugal  ,  p.  577  ,  Edi.t 
de  l'année  X^^ô* 


DE      B    A    Y    L   2.  ^7 

reur  Juflînisn  ,  ce  qui  ruppofc  que  fon 
ufage  étoit  introduit  dans    le   monde 
avant  le  règne  de  cet  Empereur.  Je  croi 
qu'il  fe  trompe ,  &  fa  méprifc  vient  ap- 
paremment de  quelque  tranfpofîtion  d'i- 
dées ,  qui  lui  a  fait  confondre  le  vérita- 
ble objet  de  la  Loi  deJuftinien.CetEm- 
oereur  ne  voulut  pas  fbuffrir  que  l'on 
décidât  delà  puberté  des  mâles  par  l'inf- 
pedion   des  parties  naturelles  ,  ce  qui 
s'étoit  pratiqué  jufqu'à  fon  règne.  Il  fixa 
cette  puberté  à  l'âge  de  quatorze  ans  , 
foit  qu'ils  fuffent  hommes ,  foit  qu'ils 
ne  le  fuffent  pas  ,  &  il  abolit  l'infâme 
coutume  de  les  viGtcr.  Il  voulut  ren- 
chérir fur  la  délicatefTe  des  anciens  Ro- 
mains :  ceux-ci  défendirent  ,  à  l'égard 
des  filles ,  de  régler  l'âge  de  puberté  par 
l'infpedion  ;  mais  ils  ne  le  défendirenc 
pas  à  l'égard  des  mâles,  &  c'eil:  ce  qui 
engagea  Juflinien  à  publier  la  Loi  dont 
je  parle  {q)- 

De  fort  habiles  gens  foutiennent 
qu'on  ne  trouve  aucune  trace  du  con- 
grès avant  le  milieu  du  feiziéme  fiecle, 
&  que  c'eft  à  ce  temps  qu'il  faut  rap- 
porter l'origine  d'une  telle  abomination^ 


(ç)  On  la  trouve  dans  le  premier  Liv.   de  fes 
Injiituus  ,  Titn  XXlt^  ^^.^«^ 

C5 


«^S*  A  T^  A   t   Y    s   F 

Les  Avocats  qui  plaidèrent  en   iG'j'T 

pour fouticnncnt  que  cette,  coutume. 

n  a  aucun  fondement  ni  dans  l  autorité 
des  Loix  ,  ni  dans  V opinion  des  Doc- 
teurs ;  que  dans  le  Droit  Civil  y  ni  dans 
le  Droit  Canonique  ,  on  ne  voit  ni  la 
vifite  ni  le  congrès  ;  qiiil  n'cjl  pratiqué 
qu'en  France  ,  &  feulement  depuis  en- 
viron Jïx-vingt  ans.  (r). 

Ecoutons  un  autre  Ecrivain  ,  dont 
je  témoignage  eil  plus  circonftancié.  Il 
prétend  que  dans  le  Droit  Civil  il  n'y 
a  d'autre  Loi  ,  touchant  l'accufation 
d'impuiflance  ,  que  celle- ci  '.Si  un  mari 
&  une  J  cm  me  ont  demeuré  deux  ans  e/i- 
femhle  ^  [ans  confommer  le  mariage  ^  & 
£ela  à  Cdujè  de  l  impuiJJ'ance  du  mari , 
il  faut  prononcer  la  difolution.  Cettef 
Loi  fe  trouve  dans  les  InlHtutes  de 
Judinicn  ,  an  Code  de  repudùs.  L'Au- 
teur obftrve  que  Juftinien  ,  dans  la 
Novelfe  zz  ,  prolonge  ce  terme  de  deux 
à  trois  ans ,  &  qu'il  donne  pour  rai- 
fon  de  cette  prolongation  ,  que  l'expé- 
rience apprend  que  pluficurs  maris  ^ 
après  avoir  été  deux  ans  dans  l'état- 
d' impuijfance  ,  fe  font  trouvés  hommes 
dans  la  troifieme  année.  Notre  Auteuc 

{j')Jaurn<i.l  des  Savans  da  y  Juillet  1677». 


DE      B    A    Y   L   È.  -^9 

conclut  de-là  qu'il  y  a  beaucoup  d'in-- 
diicretion  a  faire  fubir  aux  maris  ini- 
puiilants  des    épreuves  précipitées.    Il 
ajoute    qu'il    n'eft     parlé    dans  l'an- 
cienne Jurifprudence  ni  de  vifite  ,   ni 
de  congrès  ;    qu  à  cec  égard  le  Droit 
Canonique  s*eit  conformé  d'abord  au 
Droit  Civil  ,    mais  qu'enfuite  il  a  to- 
léré la  viiïte  ,    qui  le  trouve  autori- 
fée  par   quelques  conftitutions ,  par- 
ticulièrement   par  le    Chapitre   LitU-^ 
ras  ckfngLdis.  Voilà  toutes  les  épreu- 
ves que   prcfcrivent    les  Loix  Civiles 
&  Canoniques.  »  Le   congrès  ne  doit 
»  fans  doute  fon  origine  qu'à  la   té- 
»  mérité  de  quelque  jeune  homme  , 
»  qui  ofa  le  follicitcr.  Les  Juges  fur- 
»   pris   de   la  nouveauté  de  cette  de- 
3)  mande ,  s'imaginèrent  d'abord  qu'elle 
»  ne  lui  pouvoir  être  refuléc  ;  de  foit© 
3î  que  ,  comme  un  exemple  donne  heu 
»  à   un    autre  ,    Terreur   du    congrès 
»  s'eft    établie    infcniiblemcnt.    C'efl 
»  ainfî  qu'en  parlent  tous  les  Auteurs^ 
T)  qui    ont   traité    de  cette  matière  , 
35  &     entr'autres    Antoine   Rotman  ,, 
:»  fameux    Avocat   au    Parlement   d^ 

»  Paris Il    alfure    que    cette 

î)  pratique  navoit  commencé  que  qua^. 
»  rante  ans    avant  le   temps    ou    U 

C  6 


6o  Analyse 

r>  cctivoii  (  s  ).  Les  Livres  des  'anciens , 
»  pourfuit-on ,  ne  nous  fournirent  que 
»  (jeux  exemples  qui  puilîent  l'ap- 
«  puyer  ,  &  encore  ces  deux  exemples 
y>  font  également  ridicules.  L  un  eit 
»  dans  Liicien  ,  qui  rapporte  qu'un 
»  nommé  Bagoas  ,  voulant  être  admis 
»  dans  une  Alkmblée  de  Philofoplies , 
>5  comme  on  doutoit  qu'il  fût  homme , 
»  quelqu'un  dit  qu'il  falloit  1  éprou- 

»  ver  par  cette  voie L'autre  exem- 

»  pie  eîl:  dans  Petrus  Ancharenus ,  fur 

Decreu-  *'   ^^   Chapitre  Liiterœ  (  O  >  où  il  die 
lesdejri- }i  qu'un  certain   Offic.al    de    Venife  , 
^^•^'^'      Ti  voulant  éprouver  un  mtpuiflant,  le 
»  fit  enfermer  avec  une  femme  débau- 
»  chce  ,  fur  le  rapport  de  laquelle  il  le 
»  démaria  (  /  ). 
Epoque       V^oila  toutes  ks  recherches  que  j'ai 
S'^'^ona-  P'^  ^^^^^  concernant  l'origine  de  cette 
ioiuion.  iinguliere  coutume  :  quant  a  l'époque- 
de  Ion  abolition  ,  on  peut  la  fixer  cer- 
tainement au  i8  de  Février  1677.  Le 
Parlement  la  profcrivit  par  un  Arrêt 
mémorable ,  qui  défendit  aux  Juges  Ci- 

(j)  Hotman  mourut  l'an  i  596.  Du  Verdier  rap- 
porte à  l'année  1581  la  première  Edii-'on  de  fuir 
Traité  l'e  /iJ  dijj'olution  du  MAiriage.  Si.iv.int  cels  oa 
île  peut  faire  monter  l'époque  que  nous  cherchons 
ai',  delà  de  l'année  J540. 

{t)  Journal  du  Pillais  ,  cinquième  Partie»  f.  aj 


D    E      B    A    Y    L    E.  61 

y'ds  Ù  Ecdéfiajîiques  d'ordonner  à  l'a- 
venir la  preuve  du  congrès  dans  les  eau-' 
fes  de  mariage  (  u  ). 

Il  eft  furprenant  qu'une  Compagnie , 
qui  dans  tous  les  temps  a  été  compofée 
de  têtes  fort  fages ,  fe  foit  avifëe  fi  tard 
d'abolir  un  iemblable  ufage  ,  qui  pour 
me  fervir  des  exprclfions  d'un  Auteur 
moderne  ,  eft  la  honte  de  notre  temps  , 
&  l'infamie  des  deux  fexes.  Cejî  une  Loi^ 
dit-il ,  ....  trop  dure  &  trop  injurieufe  à 

V  homme....  ce  n  ejl  qu  un  prétexte  de  di" 
vorce  ,  &  qu  un  effet  de  la  lubricité  ^  de 

V  audace  des  femmes.  Ce  font  elles-mê- 
mes qui  ont  fait  naître  dans  lefprit  des 
Juges  la  penf:e  d'une  épreuve  auffi  peu 
fûre  qu'elle  ejl  deshonnéte  ;  de  miUc 
hommes ,  il  ri  y  en  a  peut- être  pas  un  ^ 
qui  puiff'e  finir  viâorieux  du  congrès 
public  {x).* 

Montagne  miraculcufe. 

Il  y  avoit  procbe  de  Methydre,  Ville 
du  Péloponéîe ,  une  Montagne  que  l'on 
appelloit  Thanmafic ,  c  eil-à-dire  mira- 
cuieufe.  On    prétendoit  qu'elle   fcrvit 

{u)  Venette ,  Tableau  Conjugal  f,  579, 

\x\  Idem,  ib'd.  p^  577. 

^  Art.  OuelUnse  ôc  Art,  Rabcrt, 


6i  Analyse 

d'azile  k  Cybele  ,  dans  le  temps  qu'elle 
étoit  enceinte  de  Jupiter  ,  &  l'on  ajou- 
toit  que  ce  tut  dans  ce  lieu  qu'elle  trom- 
pa Saturne  fon  époux  en  lui  donnant 
ime  pierre  au  lieu  de  l'enfant.  On  mon- 
troit  fur  le  haut  de  cette  Montagne  la 
fainte  caverne  où  la  Déeiie  s'étoit  reti- 
rée ;  ik  cette  caverne  étoit  fi  refpedée  ^ 
qu'il  n'étoit  permis  à  perfonne  a  y  en- 
trer ,  Cl  ce  n'eft  aux  icmmes  confacrées 
à  la  mère  des  Dieux  C'ell:  Paufanias 
qui  rapporte  ces  particularités  (a)  :  elles. 
dépLiiront  peut-être  à  bien  dts  gens  , 
parce  que  cela  prouve  qu  il  y  avoit  dans 
îe  Pasanifme  certains  lieux  de  dévo- 
tion  ,  dont  la  prétendue  famteté  n'étoit 
fondée  que  fur  des  contes  ridicule^.  Il  y 
a  bien  des  conformités  que  l'on  n'aime 
point  :  Paufanias  elt  un  Auteur  in- 
commode r  il  eût  mérité  la  revue  des 
Commiiiaires  ijibrorum  cxpurgando- 
rum.  * 


(a)  Au  Liv.  VJII,  de  fes  Voyagçj, 
*  Aft,  Methjdre, 


DE      B   A   Y   L  E.. 

ORIGINE 


Des  nériîiques  appelles  M  A  M  M  1 1- 
L  A  I  R  E  S.  Impudence  du  Miiujlre 
Labadie^ 

Les  Mammillalres  formèrent  une 
Sede  parmi  les  Anabaptiftes.  Je  ne  fais 
pas  bien  le  temps  où  ce  nouveau  Schifme 
s'établit  :  mais  on  donne  la  Ville  de 
Haerlem  pour  le  lieu  natal  de  cette  fub- 
diviGon.  Elle  doit  Ton  origine  à  la  li- 
berté qu'un  jeune  homme  fe  donna  de 
mettre  la  main  fur  la  gorge  d'une  fille 
qu'il  aimoit ,  &  qu'il  vouîoit  époufer. 
Cette  avanture  parvint  à  la  connoiiian- 
€€  du  Synode  ,  &  l'on  délibéra  fur  les 
peines  que  méricoit  le  téméraire.  Les 
uns  foutinrent  qu'il  talloit  l'excommu- 
nier; les  autres  opmerent  pour  une  peine 
plus  douce.  Les  premiers  perliiiant  dans 
la  réfolution  de  l'excommunier ,  &  les 
autres  ne  voulant  point  foufcrire  à  l'a- 
înathême  ,  la  difpuce  s'échauira  de  telle 
forte  ,  qu'elle  aboutit  à  un  Schifme,. 
Ceux  qui  avoient  témoigné  de  l'indul- 
gence pour  le  jeune  homme  furent  nom- 
miés  Mammillalres, 

Ea  un  fais  cela  fait  honneur  aux 


64.  Analyse 
Anabaptilles:  car  c'eft  une  preuve  qu'ils 
portent  la  févénté  de  la  morale  beau- 
coup plus  loin  que  toutes  les  autres  So- 
ciétés Chrétiennes.  Je  fai  que  les  Cafuif- 
tes';les  plus  relâchés ,  les  Sanchez  &  les 
Efcobars  ,  condamncroient  l'adion  du 
jeune  homme  :  ils  conviennent  que  l'at- 
touchement des  tétons  efl  une  impureté, 
&  une  branche  de  la  luxure  ,  l'un  des 
lèpt  péchés  mortels  :  mais  fi  je  ne  me 
trompe  ,  ils  n'impofent  pas  au  coupable 
une  pénitence  fort  lévére  ,  &  il  y  a  plu- 
sieurs païs  dans  l'Europe  où  l'on  eft  pref- 
que  contraint  de  traiter  cela  comme  les 
petites  fautes  que  l'on  appelle  quotidia- 
nœ  incurfionis.  On  eft  11  accoutumé  à 
cette  licence  ,  &  c'eft  un  fpedacle  11 
ordinaire  ,  que  les  Cafuiftes  mitigés  fe 
perfuadent  qae  l'habitude  efface  la  moi- 
dé  du  crime.  C'eft  pourquoi  ils  paftent 
légèrement  fur  cet  article  de  confefîion. 
Je  n'imagine  pas  qu'aucun  Janfénifte  ait 
différé  pour  un  tel  fujet  l'abfolution  de 
fon  pénitent ,  même  dans  les  païs  où  ces 
privautés  font  moins  en  ufage  ,  &  paf- 
lent  pour  un  attentat  dont  les  perfon- 
nes  de  l'autre  fexe  font  obligées  de  fe 
fâcher  tout  de  bon.  Ainfj  les  Anabap- 
tiftes  font  le=;  plus  rigide^;  de  tous  les  Moi- 
raliiles  Chrétiens ,  puifqu'ils  condana.. 


D   E       B    A    Y    L   E.  6% 

nent  à    l'excommunication   celui    qui 
touche  le  fein  d'une  Mal  trèfle  qu'il  veue 
époufer,  &  qu'ils  rompent  la  Commu- 
nion Eccléiiailiqne  avec  ceux  qui  ne 
veulent  pas  excommunier  un  tel  galant. 
Je  rapporterai  à  ce  propos  un  certain 
conte  que  l'on  fait  du  iicur  Labadie. 
Tous  ceux  qui  ont  entendu  parler  de  ce 
perfonnage,  favent  qu'il  prefcrivoit  à  Tes 
dévotes  certaines  pratiques  fpirituelles , 
&  qu'il  hs  drcfîoit  au  recueillement  in- 
térieur ,  &  à  Toraifon  mentale.  On  dit 
qu'ayant  donné    à   l'une  de  fes  péni- 
tentes un  point  de  méditation  ,  &  lui 
ayant  fort  recomm.andé  de  s'appliquer 
toute  entière  pendant  quelques  heures  a 
ce  grand  objet ,  il  s'approcha  d'elle  lors- 
qu'il la  crut  la  plus  recueillie,  &  lui  mit 
la  main  fur  la  gorge.  Elle  le  repouiîà 
brufquement ,  &  lui  témoignant  fa  fur- 
prife  d'un  tel  procédé  ,  elle  fe  préparoic 
à  lui  faire  des  reproches ,  mais  Labadie 
la  prévint.  Je  vols  bien ,  ma  fille  ,  lui 
dit-il  d'un   air  dévot,  &  qui  n'avoit 
rien  d'embarrafle  ,  je  vois  que  vous  êtes 
encore  bien  éloignée  de  la  perfeclion  :  rc- 
connoijfc-^  humblement  votre  foiblejje  ; 
dtmande\pardon  à  Dieu  d'avoir  été  fi 
peu  attentive  aux  Myfieres  que  vous  dt" 
vie{^  méditer.  Si  vous  y  avici^  apporté 


65  Analyse 

toute  r attention  nécejfatre ,  vous  ^ait" 
rie^pas  pris  garde  a  ce  quonfaijoit  à 
votre  gorge.  Mais  vous  èticijipeu  occu- 
pée de  votre  méditation ,  &  fi  peu  con- 
centrée avec  la  Dii  inité ,  quun  léger  at- 
touchement vous  a  fait  perdre  de  vue  tous 
ces  grands  objets.  Je  voulais  éprouver  fi 
votre  ferveur  dans  Voraifon  j  vous  éh- 
voit  au-dcjfiis  de  la  mitiera  ,  ^  vous 
unijoit  au  Souverain  Etre  ,  la  vive  four- 
ce  de  V  immortalité  y  &  de  lafpiritualité; 
&  je  vois  avec  beaucoup  de  douleur  que 
vos  progrès  font  très-petits  ;  vous  iialle'^ 
que  terre  à  terre.  Que  cela  vous  donne 
de  la  confufion  ,  ma  fille,,  &  vous  porte 
à  mieux  rtmpUr  dformais  les  faints 
devoirs  de  la  prière  mentale.  On  dit  que 
cette  Dame ,  ayant  autant  de  bon  fens 
que  de  vertu ,  ne  fut  pas  moins  indignée 
des  paroles  que  de  i'adion  de  Labadie  , 
&  qu'elle  ne  voulut  plus  entendre  parler 
d  un  tel  Direâeur.  Je  ne  garantis  point 
la  certitude  de  cette  hiitoire  ,  mais'  je  la 
tiens  très-vraifemblable  ,  &  je  fuis  porté 
à  croire  que  beaucoup  de  Directeurs 
abufent  de  ces  prérendus  exercices  fpi- 
rituels ,  pour  féduire  Ja  vertu  de  leurs 
Dévotes.  C'ed  de  quoi  l'on  accufe  les 
Molinoiîfte^  En  général  il  n'y  a  rien  de 
plus  dangereux  que  \ç^  dévotions  trop 


D   E      B   A   Y   L   E.  67 

my/iiques  &  trop  quinteffenciées ,  la 
chafteté  ,y  court  quelques  rifques  :  mais 
plufieurs  veulent  bien  y  être  trompés»* 

Echantillon   de    la    Légende   des 
OricntatirX. 

Les  Karmatiens ,  c'efl  le  nom  d'une 
Sede  qui  parât  en  Arabie  vers  l'an  178, 
de  î'Kégire,  profanèrent  &  défolerent  la 
Mêque  ,  fous  la  conduite  d'un  infigne 
brigand,  nommé  Ahudhaer.  Ils  dépouil- 
lèrent les  pèlerins  ,  &  en  tuèrent  1700. 
dans  l'encente  même  du  Caaba,  c'eft-à- 
dire  de  cette  partie  du  Temple  ,  qui  effc 
particulièrement  deftinée  à  Poraifon.  Ils 
enlevèrent  la  pierre  noire  qu'on  gardoic 
avec  vénération  ,  comme  un  préfenc 
defcendu  du  Ciel  ;  ils  briferent  la  porte 
du  Temple  ,  &  ils  profanèrent  le  Puits 
Jacré,  en  le  rempliÛant  de  corps  morts. 
Pour  furcroît  d'impiété ,  Abudhaer  ame- 
na Ton  cheval  à  l'entrée  du  Caaba  ;  &  luî 
fit  faire  Tes  ordures  dans  ce  lieu.  Il  ajou- 
ta à  ces  facrileges  plufieurs  blafphêmes  , 
difant  aux  Mufuîmans  qu'ils  étoient  bien 
fous  d'appelier  cet  édifice  Maison  de 
Dieu  :  Si  Dieu  ,  dit-il  ,  /ai/oit  ici  fa 
demeure ,  ne  m  auroit-il pas  écrafe  dcjk 

*  Art.  Mamniilaires, 


68  A   N   A    L   Y    s    E 

foudre  ,  pour  venger  la  profanation  de 
fan  Temple. 

Les  Annales  Mathomctanes  rappor- 
tent cette  facheiife  défolation  à  l'année 
317.  de  l'Hégire.  Elles  ajoutent  que  les 
Karmatiens  gardèrent  pendant  plulïeurs 
années  h  pierre  .loirc  y  efpérantque  la 
pofreiTion  de  ce  tréfor  attireroit  dans 
leur  païs    toutes    les  Caravanes  ,   qui 
avoicnt  coutume  de  faire  le  voïage  de 
Ja  Méque.  Mais  voyant  que  les  Pèlerins 
Fie  changeoient  point  de  route  ,  &  que 
leur  dévotion   pour  l'ancien  Temple  , 
n'étoit  nullement  refroidie  ,  ils  renvoie- 
rent  la  pierre  aux  Mêquois.   Dans   la 
fuite  ils  le  repentirent  de  cette  reiHcu- 
tion,  &  ils  prétendirent  n'avoir  pas  en- 
voyé la  véritable  pierre  ,  mais  en  avoir 
fubftitué  une  autre.  Les  Méquois  n'eu- 
rent pas  de  peine  a  détruire  cette  impof- 
ture  :  ils  mirent  la  pierre  dans  l'eau  ,  & 
elle  nagea.  Les  Karmatiens  mém.es  fu- 
rent témoins  de  ce  miracle ,  qui  s'opéra 
à  la  vue  d'un  peuple  innombrable, &:  qui 
racla  de  tous  les  efprits  les  doutes  &  les 
fcrupules    que  le   menfonge  avoit  fait 
naître  (.?).  Voilà  un  petit  échantillon  de 
la  Légende  des  Turcs.  * 

Ça)  Pocockii  notaî  in  fpeclmen  Hift.  Arab. 
*  Art.  Atudhaer, 


D    E      B    A    Y    L   E.  6() 

Duel  mcmorabïc. 

Charles  de  Breaiité,  Gentilhomme  du 
Païs  de  Caux  en  Normandie  ,  s'elî  ren- 
du célèbre  par  un  Duel  où  il  périt.  Il 
étoit  extrêmement  brave  ,  &  comme 
après  la  paix  de  Vervins  il  ne  trouvoit 
point  d'occupation  en  France  ,  il  paifa 
en  Hollande  avec  quelques  Gentils- 
hommes François, &  y  obtint  une  Com- 
pagnie de  Cavalerie.  Son  Lieutenant  eut 
le  malheur  d'être  battu  par  un  parti  de 
la  garnifon  de  Bois-le-Duc  ,  commandé 
par  GémrJ  Abram  ,  &  plus  foible  en 
nombre  que  la  troupe  du  Lieutenant. 
Cet  Ofïïcier  fut  pris  lui-même  ,  &  con- 
duit à  Bois-le-Duc,  d'où  il  écrivit  à 
Breauré  Ton  Capitaine  ,  pour  le  prier  de 
travailler  à  le  délivrer.  Mais  Breauté  lui 
répondit  qu'il  ne  vouloit  plus  reconnoî- 
tre  pour  lés  Ca.valiers  des  gens  qui  s'é- 
toient  laiflés  vaincre  par  une  troupe 
moins  nombreufe ,  eux  qui  dévoient  bat- 
tre ces  milices  Flamandes  ,  quand  ils 
n'euffent  été  que  vingt  contre  quarante, 
comme  il  s'oftiroit  de  faire  en  toute  ren- 
contre. 

Cette  lettre  que  le  Gouverneur  ouvrit, 
félon  la  coutume  ,  avant  que  de  la  re-. 


jo  Analyse 

remettre  au  prifonnicr ,  parut  très-cho- 
quante aux  Officiers  de  Bois-le-Buc ,  &: 
occaiionna  un  cartel  que  Gérard  Abram 
envoya  à  Breauté  ,  pour  lui  offrir  le 
combat  en  nombre  égal.  Sa  propoiition 
fut  agréée:  mais  de  chaque  côté  les  fupé- 
rieurs  eurent  beaucoup  de  peine  à  con- 
fentir  à  ce  combat.  Le  Prince  Maurice 
de  Nafiau  ,  Général  des  Hollandois , 
repréfenta  à  Breauté  qu'il  ne  convenoic 
pas  qu'un  homme  de  fa  qualité  ,  qui 
pouvoit  fe  lignaler  dans  des  occafions 
plus  glorieufes  ,  k  commît  avec  des 
iimples  Fadionnaires  :  il  entendoit  par 
îà  Gérard  Abram ,  &  Antoine  fon  frère  , 
qui  étoient  dçs  Soldats  de  fortune.  L'Ar- 
chiduc Albert  tâcha  de  fon  côté  de  dif- 
fuader  les  Flamands  :  mais  fes  remon- 
trances furent  inutiles  ,  &  l'on  afTurff 
que  fon  Confeil  de  Confcience  contri- 
bua à  le  faire  confentir  à  ce  duel  {a). 
Ce  qu'il  y  a  de  certain  ,  c'eli  que  les 
Flamands  intérefîérent  ici  la  Religion. 
Breauté  fut  regardé  dans  Bois-le-Duc 
comme  un  nouveau  Goliath  ,  qui  ve- 
roit  infulter  le  Peuple  de  Dieu  ;  &  {qs 
antagoniilcs  furent  comparés  à  David. 
On  eut  foin  de  munir  les  Flamands  du 

{a)    Hift.  de  TArchiduc  Albert ,  p.  150 ,  Edit,  de 
Cologne  ,  1693. 


D   E      B    A    Y    L   E.  71 

Pain  des  fort:;  ,  &  on  ne  les  envoya  à 
CQitQ  bouchciie  que  bien  confefiés  & 
communies  :  les  Dominicains  employè- 
rent en  cette  occafion  toutes  leurs  ma- 
chines. Grobbendonc  ,  Gouverneur  de 
Bois-le-Duc  ,  voulut  k  mettre  k  la  tête 
des  champions  de  fon  parti ,  &  Breauté 
lui-même  deliroic  foit  d'avoir  à  com- 
battre un  pareil  adverfaire  ;  mais  l'Ar- 
chiduc Albert  interpofa  fon  autorité  , 
&  défendit  au  Gouverneur  de  faire  ce 
coup  de  Gladiateur.  Abram  commanda 
la  troupe  ,  &  fit  notifier  à  fon  de  trom- 
pe que  fes  gens  avoient  réfolu  de  ne 
faire  quartier  à  perfanne ,  attendu  qu'ils 
combactoient ,  moins  pour  l'intérêt  de 
leur  propre  honneur,  que  pour  défendre 
l'Eglife  Catholique  ,  &  leur  Patrie.  Voi- 
là comme  la  Religion  fe  foure  par  tout. 
Qu'avoit-eîîe  à  faire  ici ,  où  il  s'agiifoit 
d'une  vaine  oilentation  de  bravoure  ,  & 
d'un  duel  manifeile  ? 

On  convint  de  part  &  d'autre  qu'on 
fe  battroit  à  cheval  vingt-deux  contre 
vingt-deux  (  i?)  ,  le  ^  de  Février  de  l'an- 
née 1600.  Les  deux  Gérard  ,  &  quatre 
autres,  commencèrent  l'attaque  contre 
Breauté  ,  &  cinq  de  (es  braves.  Les  au- 

(5)  Ange!.  Gallucciiis  de  bdlo  Bdgico  ,  Lib  XÎI.  la 
plupart  des  autres  Ecrivains  ne  font  monter  les  com- 
bauants  qu'au  ûombre  de  vingt ,    de  chaque  côté. 


71  Analyse 

très  s'attachèrent  chacun  à  leur  hom- 
me. Breaucé  tua  Gérard  Abram  :  An- 
toine Gérard ,  &  deux  Flamands  de  la 
même  troupe ,  furent  aufîi  tués  ;  un  cin- 
quième fut  blefié  mortellement ,  &  ne 
furvécut  k  Ces  camarades  que  de  cpelqucs 
jours.  C'eft  en  quoi  confilta  toute  la  per- 
te des  Flamands.  Celle  de  l'autre  parti 
fut  bien  plus  funefte  ;  car  malgré  îa  va- 
leur de  Breauté  ,  qui  eut  deux  ou   trois 
chevaux  tués  fous  lui ,  fes  gens  furent 
hattus  avec  la  dernière  honte  (c).  II  en 
refta  quatorze  fur  la  place  ,  &  des  huit 
qui  prirent  la  fuite  ,  il  y  en  eut  trois  qui 
moururent  de  leurs  bleflures.  Breauté, 
&  un  de  fes  parents ,  bleflés  à  mort  de- 
mandèrent en  vain  quartier  ,  fous  pro- 
mefîe  d'une  forte  rançon  :  on  ne  leur 
fît  point  de  grâce.  Il  y  en  a  qui  difent 
qu'on    accepta   d'abord    les   offres    de 
Breauté  ,  &  qu'on   le  conduifit  vivant 
à  Bois-le-Duc  :  mais  on  ajoute  que 
le  Gouverneur  le  fit  égorger  de  fang 
froid  ,  après  avoir  réprimandé  les  Fla- 
mands qui  l'avoient  épargné.  Son  corps 

(c)  Breauté /ff  mal  ûjjijîè...fi  fes  amis  eitjj'entfaic 
tomme  lui  ,  il  n'y  avoit  pas  d'ennemis  à  demi  pour 
eux,...  ils  s'enfuirent  quafi  tous  au  fécond  effort  ,  & 
le  laifferent  lui  quatrième  au  milieu  de  quinze.  D'Ail- 
«Jiguier  ,  Ufage  du  Duel,  Chap.  XX.  Boiiteroue,  Liv, 
vil,  3  parle  à  peu  près  dans  les  mêmes  termes. 

bleffé 


DE      B    A   Y    L   E.  75 

bîcfTé  en  trente-lix  endroits  fut  porté  à 
Dore ,  6c  peint  au  naturel.  On  Ht  cou- 
rir en  France  des  copies  de  ce  tableau,  & 
les  parents  du  mort  en  furent  li  irrités , 
qu'un  Gentilhomme  de  cette  maifon 
fe  rendit  au  Païs-bas ,  pour  tirer  ven-* 
geance  d'un  tel  affront.  Il  propofa  un 
défi  au  Gouverneur  de  Bois-le-Duc, 
qui  refufa  le  Cartel.  Les  vainqueurs,  au 
nombre  de  dix  huit,  furent  reçus  dans 
Bois-le-Duc  avec  les  acclamations  de 
tout  le  peuple. 

C'eft  ainfi  que  les  Kiftoriens  du  parti 
d'Efpagne  racontent  la  chofe  ;  mais  on. 
ne  leur  pafl'e  point  toutes  les  parties  de 
leur  narration.  On  leur  reproche  en 
particulier  une  faute  d'omilfion  ,  qui 
changeroit  bien  la  nature  du  fuccès. 
On  prétend  que  le  combat  ne  fe  fit  pas 
à  armes  égales ,  vu  que  les  François 
"^  n'y  apportèrent  que  l'épée  &  le  piii:o- 
let ,  &:  que  les  autres  étoient  outre 
cela  armés  de  carabines.  Outre  l'avan- 
tage du  nombre ,  dit  d'Audiguicr ,  ils 
avoycnt  encores  celuy  des  armes  ,  <&  ce. 
fut  et  qui  trompa  les  François ,  qui  pour 
toutes  armes  offènjives  n  avaient  ap- 
porté que  le  pijîokt  &  l'épée ,  de  voir 
les  ennemis  avec  de  grandes  carabl* 
ncs  f  qu'ils  tirèrent  d'aÏÏe:^  loin  au  comr 
Tome  IL  D 


74  Analyse 

mmcement  du  combat  y  &  puis  s'apprc- 
chcrent  avec  Vejcopctc  contre  des  gens 
qui  n'avçicnt  plus  que  Vépée  {d).  li 
pourroît  y  avoir  là-dedans  plus  d  impru- 
dence du  côté  des  François ,  que  de  fu- 
percherie  du  côté  des  Flamands.  Peut- 
être  fe  contenta-t-on  de  dire  que  de  part 
&  d'autre  on  viendroit  armé  comme  à 
rordinaire  :  fi  donc  c'eût  été  la  coutume 
des  Flamands  de  porter  l'épée,  le  pifto- 
let  &  la  carabine,  &  fî  c'eût  été  la  cou- 
tume des  François  de  ne  porter  que  le 
pilîolet  &  l'épée,  les  Flamands  n'euf- 
fènt  pas  agi  de  mauvaife  foi ,  les  Fran- 
çois auroient  été  feuls  blâmables  :  ils  au- 
roient  eu  l'étourderie  de  ne  point  faire 
fpécifier  le  nombre  &  la  qualité  des  ar- 
mes qu'on  employeroit.  Mais  encore 
que  la  bonne  foi  des  Flamands  ne  reçût 
aucune  atteinte ,  il  ejfl  du  moins  certain 
que  leur  vidoire  ne  feroit  nullement 
glorieufe. 

Quoi  qu'il  en  foit ,  voici  comme 
parle  de  ce  duel  un  homme  qui  ei\  d'un 
tout  autre  poids  que  d'Audiguier.  y^w 
fortirde  ce  fitg&fut  h  duel  de  Breauti , 
lui  vingtième  ,  avec  le  Lieutenant  de 
Crohbendonck  nommé  Lekerbitken ,  fur 

Id)  D'aud'guîef ,  Ufa^t  du  Dud,  Chap.  XX, 


23   E      B    A    r   X   E.  J^ 

des  injures  &  défis  envoyés  par  quelques 
prifonnUrs,  Etant  convenus  du  jour  & 
de  la  place ,  Breauté  ne  trouvant  point 
les  gens  arrivés,  les  alla  chercher  fort 
prés  de  Bois-le-Duc,  &  la  les  deux  chefs 
fignalcT^de panaches  blancs  ê'  rouges, Je 
choifirent  devant  leur  troupe.  Breauté 
tuafon  ennemi  d'abordée ,  Ù  fon  frère  ^ 
qui  ayant  defpefché  fon  homme ,  vint 
au  Jecours  ;  mais  les  W^alons ,  ayant 
tous  des  efcoupcttes  outre  les  plfiolets ,  fi- 
rent leur  féconde  charge,  à  laquelle  les 
François  n  ayant  que  Vépée,  furent  ren- 
verfés,  &  Breauté  abandonné  d'une  par" 
tic  des  fiens  ,fut prifonniery  &  Grobbcn-» 
donck  fçachant  la  mort  des  deux  frères , 
le  fit  tuer  de  fang froid  (c).  Grotius  don- 
ne l'avantage  des  armes  aux  Flamands . 
&  celui  du  lieu  aux  autres  :  Grobbendo- 
dociani  armis  validionbus ,  Breautœus 
loco potior.  Mais  comment  accorder  cet 
avantage  du  lieu  avec  d'Aubigné ,  Bou- 
teroue  ,  Cayet,  d'Audiguier  &c.  qui  di= 
fent  que  Breauté  ne  trouvant  point  l'en- 
nemi k  lendroit  dont  on  étoit  convenu, 
poufTa  plus  avant  jufqu'à  ce  qu'il  Peûd 
rencontré  k  demi-lieue  de  Bois-le-Duc. 
Et  ceci  comment  l'accorder   avec    le 

{c)  D'AubJgss  ,  Hift.  de  France,  T.III,p.332<, 


*jS  Analyse 

p.  Gallucci,  qui  dit  que  Leckerbeetkcn, 
étant  arrivé  au  lieu  du  combat ,  &  n'y 
trouvant  point  Ton  ennemi ,  lui  dépêcha 
un  Trompette  pour  l'avertir  qu'il  l'at- 
tendoit  ;  &  que  Breauté  en  dépêcha  un 
autre  pour  faire  favoir  qu'il  s'étoit  ar- 
rêté à  un  quart  de  lieue  de-là  ,  &  qu'il 
y  vouloit  ou  mourir  ou  vaincre. 

Un  Hiitorien  ,  qui  a  beaucoup  de 
partialité  pour  le  Pais -Bas  Efpagnol , 
avoue  que  i'ardeur  martiale  de  Breau- 
té,  qui  s'avança  plus  qu  il  ne  devait, 
fut  caufe  que  le  combat  ne  fe  donna 
point  dans  le  lieu  qui  avoit  été  choifi  : 
on  Je  tint  y  dit-il ,  à  ce  champ  de  ba- 
taille d'improvi  fie  (f).  Cet  Auteur  eft 
bien  éloigné  de  convenir  que  les  Fla- 
mands eulient  plus  d'armes  à  feu  que  les 
François  ;  car  il  dit  de  ceux-ci  qu'ils 
avoienc  tous  la  main  au  pillolet ,  & 
que  les  Valons  n'avoient  que  la  main 
à  l'épée.  Il  ajoute  une  chofe  qui  ne 
doit  pas  être  omife.  Les  Belges  curent 
la  précaution  de  faire  attacher  de  peti- 
tes chaînes  derrière  les  brides  de  leurs 
chevaux  y  de  peur  que  leurs  ennemis 
venant  à  les  leur  couper ,  ils  nefujfent 
plus  capables  de  gouverner  leurs  clic- 

(f)  Hijl.de  l'Archiduc  Albert,  wii  fuprà. 


DE      B    A    Y    L    E.  77 

vaux.  Les  François  -  HolLindois  n  eu- 
rent pas  cette  prévoyance  f  &  ce  fut  ce 
qui  contribua  beaucoup  à  leur  défaite. 
Recueillons  de-la  ,  que  les  Flamands 
uferent  de  rufe  ;  ils  s'attaquèrent  d'a- 
bord aux  chevaux.  Le  Père  Gallucci 
obferve  ,  que  dès  la  première  charge  ,  il 
y  eut  plus  de  vingt-fix  chevaux  tués  : 
Moniîeur  de  Tliou  nous  apprend  que 
prefque  tous  les  chevaux  des  François  y 
demeurèrent  :  nous  en  voyons  la  cau- 
fe  dans  la  nouvelle  Hiiloire  de  l'Ar- 
chiduc. 

Je  ne  faurois  pafTer  fous  filence  une 
brouillerie  du  Père  "Gailucci.  Après 
avoir  décrit  toute  l'iiiue  du  combat, 
il  dit  qu'un  petit  garçon  ,  qui  avoic 
regardé  de  loin  ,  ayant  vu  comme»c 
tout  s'était  termine  ,  monta  flir  un  che- 
val qu'il  trouva  fans  maître  ,  &  s'en 
alla  au  galop  porter  la  nouvelle  de  la 
vicloire  à  ceux  de  Bois-le-Duc.  Notre 
Auteur  ajoute  qu'au  moment  même  un 
Bourgeois  de  la  Ville  mit  le  feu  à  deux 
gros  canons  qui  étoient  fur  les  rem- 
parts ,  &  que  ce  bruit  ayant  fait  crain- 
dre une  embiifcade  ,  les  François  prirent 
la  fuite.  Comment  auroient-ils  attendu 
jufqu*alors  a  s'enfuir ,  puifque  le  petit 
garçon  n'arriva  a  Bois-le-Duc  ,  qu'a-» 

D  3 


yS  Analyse 

près  avoir  vu  toute  Vijfiie  du  combat? 
Pour  redrefTer  îa  narration  ,  il  faudroit 
dire  que  \qs  deux  coups  de  canon  furent 
tirés  avant  que  la  vidoire  fe  fût  pleine- 
ment déclarée  pour  les  Flamands.  Or 
comme  ceux-ci  étoient  prefque  fur  leur 
foyer,  prefqué  à  îa  vue  de  Bois-îe-Duc  , 
il  ne  faut  pas  s'étonner  fî  le  canon  de 
cette  Ville  allarma  les  François  qui  fc 
défendoient  encore.  L'Auteur  du  Sup- 
plément de  Moréri  a  eu  tort  de  dire  que 
le  combat  fe  donna  en  préfence  des  deux 
Armées.  En  général  ce  duel  des  Fran- 
çois &  des  Flamands  a  été  raconté  avec 
àz  grandes  variations.  C'efb  la  dellinée 
ordinaL'-e  de  ces  fortes  de  combats. 

Moniteur  de  Breauté  lailîa  une  épou- 
fe  très-jeune,  &  aufli  belle  que  vertueu- 
fe ,  dont  il  avoit  un  fils.  Elle  étoit  fille 
de  Nicolas  de  Harlai-Sancy  ,  &  quand 
fcn  mari  fut  tué  ,  elle  n' avoit  pas  vingt 
ans.  Elle  fe  vit  recherchée  en  mariage 
de  divers  endroic3,&  ne  laifia  pas  de  dire 
adieu  aaxplaifirs  du  monde,  &  d'encrer 
aux  Carmélites  {g)  ,  dont  TOrdre  ve- 
îioit  d'être  établi  à  Paris  tout  fraîche- 
aic-at.  On  dit  que  leur  fils ,  voulant 
venger  la  mort  de  fan  père,  fit  appelier 

(^)  Thaar..  Uh,  CXXn\ 


D   E      B   A   Y    L   E.  79 

pendant  le  fïege  de  Breda  le  nouveau 
Lieutenant  du  Gouverneur  de  Bois-le- 
Duc,  &  qu'il  périt  dans  ce  duel  {h).  * 

Les  trois  APICIUS. 

Il  y  eut  à  Rome  trois  Apicius  re- 
nommés pour  leur  gourmandife.  Le 
premier  vivoit  avant  rextinction  de  la 
République  ;  le  fécond  fous  Augufte  &: 
fous  Tibère  ,  &  le  dernier  fous  Trajan. 
Ceft  du  premier  Apicius ,  qu'Athénée 
veut  parler,  lorfqu'ayant  d  t,  fur  le  té- 
moignage de  Poifidonius,  que  l'on  con* 
fervoit  à  Rome  la  mémoire  d'un  cer- 
tain Apicius ,  qui  avoit  furpafïé  tous 
les  hommes  en  gourmandife  il  ajoute  , 
que  c'étoit  le  même  Apicius  qui  fut 
caufe  de  l'exil  de  Rutilius  {a).  On  fait 
que  Poflidonius  a  fleuri  du  temps  de 
Pompée,  &  que  Rutilius  fut  exilé  en- 
viron l'an  de  Rome  660. 

Le  fécond  Apicius  eft  le  plus  célè- 
bre des  trois.  Athetiée  le  place  fous 
Tibère ,  &  dit  qu'il  dépenfa  des  fom- 
mes  immenfes  pour  fon  ventre.  Il  ajou- 
te qu'il  y  avoit  diverfes  fortes  de  gâ- 

{h)  Hift.  de  l'Archiduc   Albert ,  /».  334. 
(*)  Art.    Breauté. 
(a)    Athénée  Lib,  IV. 

D  4 


8o  Analyse 

teaux  qui  portoient  fon  nom  (^).  C'cft 
de  lui  que  parle  Séneqiie  dans  fa  Lettre 
XCV ,  dans  l'onzième  Chapitre  da 
Livre  de  vitâ  heatâ ,  &  dans  le  Traité 
de  Confolation  qu'il  écrivit  à  fa  mère 
Helvia ,  fous  l'Empereur  Claude.  On 
trouve  dans  ce  dernier  Ouvrage  que 
cet  Apicius  vivoit  du  temps  de  Séne- 
que  5  qu'il  tint ,  fi  j'ofe  m'exprimer  de 
}a  forte  ,  Ecole  de  gueule  &  de  gour- 
mandife  dans  Rome  ;  qu'il  dépenfa  deux 
millions  &  demi  à  faire  bonne  chère  ; 
que  le  voyant  fort  endetté ,  il  fongea 
eniin  à  compter  avec  lui-même  ,  & 
qu'ayant  trouvé  qu'il  ne  lui  reiloit  que 
deux  cens  cinquante  mille  livres  ,  il 
s'émpoifonna,  comme  s'il  avoit  jcraint 
de  mourir  de  faim  avec  un  bien  i\  mé- 
diocre. Dion  (c)  ,  qui  l'appelle  M.  Ga- 
bius  Apicius ,  ajoute  une  particularité  , 
qui  fe  trouve  auifi  au  L  Chapitre  du  IV. 
Livre  des  Annales  de  Tacite  ;  c'eft  que 
Seian  ,  dans  fa  première  jeuneflé ,  fe 
profritua  à  ce  débauché.  Pline  l'appelle 
M.  Apicius,  &  fait  fouvent  mention 
des  ragoûts  qu'il  inventa  :  Nepotum 
omnium  altijjimus  gurges.   On  fit  un 


{h)  Idem,  Lih.l. 


DE      BAYLE.  8i 

Livre  fur  fa  gourmandife  ,  &  Athénée 
l'a  cité  (u/).  Il  ne  faut  point  douter  que 
l'Apicius  de  Juvenal ,  de  Martial ,  de 
Lampridius ,  &c  ,  ne  foit  celui-ci. 

Le  troifiéme  Apicius  vivoit  fous 
Trajan.  Il  avoit  un  fecret  admirable 
pour  conferver  les  huîtres.  Cela  parut , 
lorfqu'il  en  envoya  à  Trajan  au  Pais 
des  Parthes  :  elles  étoient  encore  fraî- 
ches ,  qiland  ce  Prince  les  reçut.  Le 
nom  d' Apicius  eft  demeuré  long-temps 
alFeûé  à  divers  mets ,  &  a  fait  comme 
une  efpece  de  Sede  parmi  les  Cuifîniers. 
Nous  avons  un  Traité  de  Re  cuUnarla, 
fous  le  nom  de  CceUiis  Apicius ,  que 
quelques  Critiques  jugent  alTez  ancien  , 
quoiqu'ils  n'eftiment  pas  qu'il  ait  été 
compofé  par  aucun  des  trois  Apicius 
dont  j'ai  parlé.  Un  Savant  Danois 
attribue  pourtant  cet  ouvrage  à  l'Api- 
cius qui  envoya  des  huitres  à  l'Empe- 
reur Trajan.  Ce  Livre  fut  trouvé  dans 
l'île  de  Maguelonne  ,  auprès  de  Mont- 
pellier ,  par  Albanus  Torinus ,  qui  le 
publia  à  Bàle,  douze  ans  après.  Il  avoic 
déjà  ecé  trouvé  ailleurs  près  de  cent  ans 
auparavant ,  fous  le  Pape  Nicolas  V, 
par  Enoch  d'Afcoli.  11  y  avoit  au  titre 

(i)  Lih.  h 

D  5 


Sa  Analyse 

M.  Cœc'dius  ApicLiLS.  Voflîus  efdmc 
que  l'Auteur  s'appelle  M.  Coelius,  ou 
M.  Cscîlius ,  &  qu'il  intitula  fon  ou- 
vrage ,  Apicius ,  parce  qu'il  traitoit  de 
la  Cuifine. 

Hifloln  de.  Combahus  Ù  de.  Stratonlcc 

Combabus  ,  jeune  Seigneur  de  la 
Cour  du  Roi  de  Syrie ,  fut  choifi  par  ce 
Monarque  pour  accompagner  la  Reine 
Stratonice  pendant  un  ailez  long  voya- 
ge qu'elle  dévoie  faire.  Le  motif  de 
cette  abfencS;  étoit  fort  pieux  :  car  Stra- 
tonice ne  s'elioignoir  que  pour  préfidér 
à  la  conftrudlion  d'un  Temple  con- 
facré  a  Junon.  Les  Dieux  lui  avoienc 
ordonné  en  fonge  cette  bonne  œuvre» 
Combabus  étoit  un  très-beau  garçon. 
Je  ne  fais  quel  preflentiment  l'avertit 
que  cette  commifFion  pouvoit  lui  être 
funelle  ;  il  crut  que  le  Roi  concevroit 
infailliblement  de  la  jaloufie  contre 
lui  ;  c'ell  pourquoi  il  le  fupplia  très-in- 
fïamment  de  donner  cet  emploi  à  un 
autre.  Le  Prince  ayant  periifté  dans  fon 
choix  ,  Combabus  fe  fentit  agité  des 
plus  vives  allarmes ,  &  fe  regarda  com- 
me un  homme  mort ,  s'il  ne  prenoit 
des  mefures  efficaces ,  &  qui  ne  foujfrii- 


D   E      C   A   Y   L   E.  S^ 

fent  point  de  réplique.  Le  Roi  ne  lui 
avoic  donné  que  fept  jours  pour  le  dil- 
pofer  a  ce  voyage  :  voici  en  quoi  con- 
lifterent  Tes  préparatifs. 

Perfuadé  que  l'afcendant  de  Ton  étoi- 
le ne  luilaifloic  d'autre  alternative  que 
de  perdre  ou  fa  vie  ou  fon  fexe  ,  il  fe 
priva  de  l'un  pour  fauver  l'autre  ,  &  il 
ufa  du  même  expédient  que  le  Caitor  ; 

ImUatus  Cajiora ,  qui  fe. 
Eunuchum  ipfefacit ,  cup'uns  evadere  damno 
Tifiiculorum,  JuveTial.  Sat,  xi^ 

il  mit  dans  une  boëte  les  trilles  refres 
de  fa  virilité ,  après  les  avoir  embaumés; 
il  cachetta  la  boëte,  &  la  porta  au  Roi, 
le  priant  de  la  garder,  comme  un  dépôc 
dont  il  faifoit  plus  de  cas  que  de  tous 
les  tréfors  du  monde ,  &  qui  lui  étoit 
plus  cher  que  la  vie.  Le  Roi  appofa  foii 
Sceau  à  la  boëte  ,  &  la  remit  entre  les 
mains  de  fes  Chambellans.. 

Le  volage  dura  trois  ans  ,  &:  ne 
manqua  pas  de  produire  les  maux  que 
Combabus  avoir  preffentis.  Stratonice 
devint  éperdûment  amoureufe  [de  fon 
conducteur  ,  &  fit  d'abord  tout  ce 
qu'elle  put  pour  garder  le  dccorum  de 
fa  qualité.  Elle  foupira  en  fecret ,  elle 

D  6 


84  Analyse 

difTimula  fes  fentiments.:  mais  le  filence 
ne  faifant  qu'aigrir  fon  mal ,  il  faillit 
enfin  parier,  premièrement  par  lignes, 
&  puis  en  termes  clairs.  Quelques  ver- 
res de  vin  ,  quelle  prit  exprès ,  lui  don- 
nèrent le  degré  de  hardieffe  qu'il  lui 
falloit  pour    s'expliquer    fans    détour. 
Elle  fe  rendit  donc  k  l'appartement  de 
Combabus ,  lui  découvrit  fon  amour, 
&  le  pria  très-inftamment  d'y  répon- 
dre. Le  jeune  Syrien  éluda  fes  pourfui- 
tes ,  fous  prétexte  qu'elle  étoit  ivre  ,  & 
l'exhorta  en  douceur  à  fe  retirer.  Mais 
voyant  qu'elle  n'cntendoit  pas  raifon  , 
&  qu'elle  menaçoic  de  fe  porter  k  quel- 
que coup  de  défefpoir ,  il  lui  déclara 
qu'il  étoit  dans  l'impolTibilité  de  la  fa- 
tisfaire ,  &  de  peur  qu'elle  ne  fit  Tin- 
crédule,  il  la  rendit  témoin  oculaire  de 
fon  impuiiTance.  Cela  refroidit  un  peu 
Stratonice  ;  mais  fa  pafiion  ne  fut  pas 
entiereme.it  guérie.     Elle  continua  de 
%'oir  Combabus ,   &  de    l'aimer  ;   elle 
vouloit  être  continuellement  avec  lui. 
Il  faut  remarquer  ,  pour  l'honneur 
de  cette  Reine  ,   que  fes  converfations 
avec  Çon    Amant ,    quoiqu'elles  fui^ 
fent    tendres  &    animées  ,  fe    bornè- 
rent à  de  pures   converfations.     C'eCt 
Lucien  qui   lui   rend    ce    témoignage 


D   E      B    A    Y    L   E.  8^ 

(  iz  )  ,  &  fon  autorité  ne  fauroit  être 
fufpede  ;  car  jamais  Ecrivain  ne  fut 
moins  adulateur  que  celui-là.  On  auroic 
tort  de  dire  qu'en  l'état  où  s'étoit  mis 
Combabus  ,  il  ne  pouvoit  donner  à 
cette  Reine  que  des  paroles  :  car  l'ex- 
périence nous  apprend  le  contraire. 
La  jaloufie  des  hommes ,  quelque  ex- 
cefïive  qu'elle  foit ,  n'eft  jamais  aufiî 
fertile  en  inventions  ,  que  la  lubricité 
des  femmes.  Les  Levantins  s'imaginè- 
rent qu'en  mettant  leurs  maîtrefTes  en- 
tre les  mains  des  Eunuques  ordinaires , 
je  veux  dire  de  ceux  à  qui  l'on  fe  con- 
tente d'ôter  les  parties  génitales  ,  ils 
n'avoient  qu'à  dormir  en  repos  :  mais 
ils  trouvèrent  qu'ils  s'étoient  trompés. 
Non-feulement  ces  Eunuques  furent 
bons  à  quelque  chofe  ,  mais  en  certains 
lieux  on  les  préféra  aux  autres  hom- 
mes (h).  Il  fallut  donc  recourir  à 
d'autres  remèdes ,  &  mutiler  entière- 
ment ces  miférables.  Mais  cette  pré- 
caution fe  trouve  encore  trop  courte  : 

(a)  Lucian.  de   Syria  Dea. 

(J)  Sunt  quas  Eunuchl  imbelles  ,  ac  mollia  Jempcr 
Ofcula  ieUBent  ,  &  dofperatio  Barba, 
Et  auod  abortivc  non  tft.  opus. 

Juvenal.   Sat,  îV» 


Î6  Analyse 

C2iV  nonohjlant  cela l'A/nhaJfa^ 

dcLir  de  Brèves  afTure  quon  en  voit  qui 
ne  laijfcnt  pas  d'cpoufer  pliifieurs  fem- 
mes ,  pour  leur  fèrvir  à  d'abominables 
lubricités  (c).    S.  Bafîle  n'ignoroit  pas 
qu'il  faut  fe  défier  des  mutilations  les 
plus  complettes  :    elles  ne  font  pas  , 
difoit-il ,  que  celui  qui  étoit  mâle  de- 
vienne femelle  ;  tout  de  même  qu'un 
bœuf ,  auquel  on    coupe  les  cornes  , 
continue  d'être   bœuf,  &   ne  devient 
pas  cheval.    Il  pouffe  la  comparaifon 
encore  plus  loin  :  car  il  dit  qu'un  bœuf 
dont  les  cornes  ont  été  coupées  ne  laifle 
pas ,  lorfqu'on  l'irrite ,  de  faire  toutes 
les  pollures  qu'il  faifoit  auparavant , 
&  de  frapper  même  par  cet  endroit  de 
îa  tête  où  étoient  les  cornes.  De  même , 
dit-il ,  &c.  Voyez,  la  remarque  (d)   où 
je  rapporte  fon  Latin  :   ces  chofes  ne 
peuvent  fe  rendre   dans  notre  langue. 
Mais  revenons  k  Stratonice  &  à  Corn- 
babus. 

Leur  intelligence  ne  put  être  fecret- 
te  :  le  Roi  en  fut   averti ,  &  rappella 


(c)  La  Mothe  le  Vayer  ,  Lettre  CXIL 
'  \d)  ha  &  mafculus  ,  quamvis  abfciffus genitalla, 

fitiofa  tamenconcupi/ientia  mafculus   eft imb  & 

ad  coitum  fervens  ,  eiiamjî  ea  parte  non  vioht ,  /<*- 
m'inx  turbulcntus  inçumttns^  Bafilius  >  Lib^  de  Vii' 
gtiùtate  ,  ad  fin.  ' 


D  E      B   A   Y   t   E.  57 

Combabus.  Cet  ordre  n'étonna  poinc 
le  jeune  homme  ;  il  favoit  que  fa  jufH- 
fication  étoit  en  dépôt  dans  le  Cabinet 
du  Roi  :  il  revint  donc  hardiment.  On 
le  mit  d'abord  en  prifon  ;    enfuite  on 
l'amena  devant  le  Prince ,  qui ,  en  pré- 
fence  de   fes  courtifans ,  î'accufa   d'a- 
dultere  ,  de  perfidie ,  &  d'impiété.  Il  fe 
trouva  des  témoins  quidépoferent  qu'ils 
l'avoient  vu  jouir  de  la  Reine.    Com- 
babus ne  répondit  rien  :   mais  comme 
on  le  menoic  au    fupplice ,  il  déclara 
qu'on  Tavoit  condamné  à  mort ,  non 
pour  avoir  fouillé  le  lie  du  Roi ,  mais 
parce  que  ce   Monarque   ne   vouîoit 
point  rendre  le  dépôt  précieux  qui  lui 
avcît  été  confié.  Là-defTus  le  Roi  com- 
manda qu'on  lui  apportât  la  boëte  :  on 
la  décacheta  :  l'innocence  de  l'Accufé 
fut  reconnue  :  le  Prince  punit  les  dé- 
lateurs ,  &  combla  de  biens  l'infortuné 
Combabus.    Le  jeune  Syrien  demanda 
la  permifîion  d'aller  rejoindre  Strato- 
nice  ,  pour  achever  de  veiller  à  la  con- 
ftrudion  du  Temple  qu'elle  avoit  com» 
mencé.    Non-feulement  il  obtint  cette 
permifîion  ,  mais  on  lui  accorda  que 
fa  flatue  feroit  mife  dans  le  Temple  de 
Junon.    Cette  Statue  repréfentoit  une 
femme  habillée  en  homme.  Pendant  la 


88  Analyse 

fête  de  la  confécracion  du  Temple  ,  il  y 
eut  une  Dame  qui  trouva  Combabus  fi 
beau  ,  qu'elle  en  devint  amoureufe. 
Mais  ayant  appris  qu'il  étoit  impuifTant, 
elle  tomba  dans  une  noire  mélancho- 
lie  ,  &  fe  donna  la  mort.  On  dit  que 
cette  avanture  porta  Combabus  a  pren- 
dre des  habits  de  femme ,  afin  de  ne  plus 
caufer  de  tels  malheurs  (e). 

L'Hiftoire  de  Combabus  a  été  rap- 
portée avec  beaucoup  de  variations. 
On  l'a  accompagnée  de  plufieurs  cir- 
conftances  romanefques  :  une  des  plus 
incroyables  eft  celle-ci  ,  c'eft  que  les 
amis  de  Combabus  ,  voyant  le  haut 
degré  de  faveur  où  il  étoit  parvenu ,  f@ 
châtrèrent ,  pour  lui  faire  leur  cour  , 
en  partageant  de  cette  manière  fa  dif- 
grace  (/),  * 


(f)  Je  me  fouviens  ici  d'une  na'iveté  qu'on  trou» 
Te  dans  le  Menagiana  :  Madame  Cornuel  favoit  que 

M.  de  L étoit  impuijfant ,  &  ne  le  connoijfoit 

pas  de  vue:  c' étoit  un  fort  bel  homme.  L'ayant  ren- 
contré che\  M.  de   Rambouillet  ,    elle    demanda  qui 

c'était.   On  lui  dit ,  c'efi  le  Marquis  de  L 

«h,  dit-elle,  qui  n'y  ferait  attrapé? 

(/)  Tiré  de  l'ouvrage  de  Lucien  Je- 5j/r/fl  Z?«a, 

*  Art.  Combabus, 


I>  E      B    A    Y    L   E.  89 

Examen  cTim  lieu  commun  de  Morale , 
tiré  de  la  comparaijon  de  la  conduite 
de  Vhow.me  avec  celle  des  animaux. 

C'efl:  un  àç.i  beaux  lieux  communs  de 
la  Aiorale  ,  que  de  faire  voir  à  l'homme 
fes  défordres,  en  comparant  fa  conduite 
déréglée  avec  la   régularité    des  bétes. 
Les  hommes^  dit-on,  fe  déchirent  les 
uns  les  autres  ^  l'homme  eft  un  loup  a 
l'homme  ,  tandis  que  les  animaux  de 
même  efpece  vivent  entre  eux  pacinque- 
v^ment ,  &  ne  fe  nuifent  point.  C'eft  par- 
là  qu'Horace  a  tâché  de  couvrir  de  hon- 
te les  Romains  qui  s'engageoient  aux 
guerres  civiles  :  Les  loups  G*  hs  lions , 
dit-il ,  ne  font  point  cela.  Il  fuppofe  que 
fon  objedion  eft  fi  puiiTante,  c|ue  ceux 
à  qui  elle  eft  propofée  fe  trouvent  ré- 
duits à  fe  taire  : 

Tacent ,  &■  ora  pallor  albus  inficît  , 
Menti/que  perculjx.  flupun  (a). 

Juvénal  a  employé  la  même  Morale 
dans  fa  XV.  Satyre.  M.  Defpreaux  a 
parfaitement  bien  traduit  la  latin  de 
ces  deux  Poètes,  &  y  a  joint  de  nou-<. 
veaux  exemples  {h). 


(a)  Horat.  Epod.  VII. 
(è)  Voytx  fa  VHI.  Satyre. 


9©  Analyse 

Quelque  beau  &  quelque  frappant 
que  foie  ce  lieu  commun  de  Morale  ,  il 
a  néanmoins  fon  foibie.  Premièrement 
on  peut  l'cluder  par  un  trait  de  plaifan- 
terie  :  en  fécond  lieu  on  peut  le  combat- 
tre férieufement  par  l'axiome  , 

Nil  agit  exemplum  litem  quod  lite  refolvit; 

c'eft-a-dire  qu'on  peut  le  rétorquer ,  & 
qu'en  tournant  la  médaille ,  on  gagne- 
ra le  vent  fur  le  Moralifte.  Je  ne  pré- 
tends pas  approuver  ceux  qui  oppofènc 
des  railleries  aux  raifons  ;  mais  je  dis^ 
que  c'eft  un  très  -  grand  défavantage 
aux  raifonnements ,  que  de  pouvoir  être 
tournés  en  ridicule  par  des  gens  qui  ai- 
ment à  plaifanter.  Prouvons  cela  par  un 
exemple.  Si  l'on  avoit  entrepris  de  per- 
fuader  à  M.  de  Bautru  {c)  qu'il  vaut 
mieux  choifir  une  vieille  maîtrefTe  qu'u- 
ne jeune,  &  ii  on  lui  avoit  cité  l'endroit 
de  Pline  où  il  efl  dit  que  les  béliers  cher- 
chent plutôt  les  vieilles  brebis  que  les 
jeunes  j  n'auroit-on  pas  été  démonté  &: 
confondu  par  cette  réponfe  donnée 
d'un  air  moqueur  ;  c'eji  que  les  béliers 
font  des  béliers  ?    Une  Dame  Romaine 


(c)  Homme  d'efprlt  célèbre  par  fes  bonj  mot?  , 
Se  par  fes  reparties.  Voyez  le  Menagiana,  p.  323. 


D   E      B    A    Y    I    E.  9ï 

fe  fervit  d'une  réponfe  femblable  auprès 
d'un  homme,  qui  ne  pouvoir  comprend 
dre  par  quelle  raifon  les  femelles  parmi 
les  bétes  ne  .défirent  le  mâle  que  lorf- 
qu'elles  veulent  devenir  mères:  c'eji^ 
lui  répondit  la  Dame,/7arce  que  ce  font 
des  bétes.  N'étoit  ce  pas  rompre  bras  6l 
jambes  à  l'admirateur. 

Voilà  pour  le  premier  inconvénient. 
L'autre  n'ei]:  pas  moindre  :  car  enfin 
un  homme  que  vous  voudrez  envoyer 
à  l'école  des  animaux  pour  y  appren- 
dre à  vivre  ,  vous  répondra  qu'il  ne  de- 
mande pas  mieux.  J'y  apprendrai ,  vous 
.dira-t-il ,  à  iQumetcre  le  droit  à  la  for- 
ce :  un  dogue  plus  fort  qu'un  autre  ne 
fait  point  fcrupule  de  lui  enlever  fa 
proie.  Qu'y  a-t-iî  de  plus  ordinaire  que 
de  voir  des  animaux  qui  fe  battent  1 
hts  coqs  ne  s'acharnent-ils  pas  fî  fu- 
rieufement  l'un  contre  l'ancre,  qu'il  n'y 
a  fouvent  que  la  mort  d'un  des  deux 
champions  qui  faliè  ceffer  le  combat  ! 
Les  pigeons ,  le  fymbole  de  la  douceur  ^ 
n'en  viennent-ils  pas  quelquefois  aux 
coups  ?  Quoi  de  plus  furieux  que  le  com- 
bat des  taureaux  ?  N'eft-ce  pas  la  force 
qui  décide  de  leurs  droits  en  matière 
d'amour  ? 

N'apprendrai-je  pas  a  l'école  où  vous 


9^.  Analyse 

m'envoyez  la  barbarie  la  plus  dénatu- 
rée f  N'y  a-t-iî  pas  des  bêtes  qui  dévo- 
rent leurs  petits  ?  N'y  apprendrai-je  pas 
l'incefle  ?  Que  d'exemples  d'accouple- 
ments monfîrueux  parmi  les  animaux 
(^d)  ?  N'apprendrai-je  pas  à  m'accom- 
moder  de  tout  ce  qui  fera  à  ma  portée  : 
c'eft  la  bonne  leçon  que  me  donne  la 
fourmi. 

On  ne  fauroit  donc  difconvenir  que 
l'exemple  qu'on  peut  trouver  de  tou- 
tes fortes  de  dérèglements  dans  l'école 
des  brutes ,  n'aS)iblifre  beaucoup  la 
moralité  qu'on  prr^tend  tirer  de  leur 
conduite.  Qu'on  ne  dife  pas  qu'il  y  a  des 
bétes  plus  réglées  les  unes  que  les  au- 
tres ,  &  que  c'efl  l'exemple  de  celles-là 
qu'on  propofe  aux  hommes.  Cctre  di- 
flindion  ne  vaudroit  rien.  Tout  ce  que 
font  les  bétes  efi:  également  réglé.  La 
Théologie  nous  apprend  qu'elles  font 
exemptes  de  pcché ,  &  l'on  ne  peut  pas 
dire  qu'en  punition  de  quelque  faute  les 

(i) Cocunt         ■■  animalia  nullo 

Cxtera  deleclu  ,  nec  habetur  turpc  juvenca 
Ferre  patron  tergo  :  fit  equo  fua  filia  conjux.., 
Felices  quibus  ifia  liant  ! 

C'eft  la  bonne  leçon  que  tiroit  Myrrha  de  l'exem- 
ple des  animaux,  P^oysi  les  Métam.  d'Ovide,  Liv.  X, 


D   E      B   A    Y    L   E.  93 

unes  font  tombées  dans  le  défordre  ,  & 
qu'en  récompenfe  de  quelque  bonne 
œuvre  les  autres  font  demeurées  dans 
l'ordre. 

Sur  cette  Maxime  de  Caton, 
que  toutes  les  femmes  qui  commet- 
tent l'adultère  font  aufli  des  empoi- 
fonneufes. 

Si  l'on  avoit  le  catalogue  de  toutes 
les  femmes  qui  ,  après  avoir  manqué 
de  fidélité  à  leurs  maris,  ont  tâché  en- 
core de  les  faire  mourir ,  on  auroit  un 
fort  gros  Livre.  Mais  quelque  grand 
que  fait  le  nombre  de  cette  forte  de 
femmes ,  il  eft  pourtant  beaucoup  plus 
petit  que  celui  des  femmes  qui  fe  bor- 
nent à  l'adultère,  &  qui ,  à  cela  près , 
font  commodes  &  officieufes  envers 
leurs  époux  ,  pourvu  qu'ils  foient  pa- 
tients :  car  il  vous  y  prenez  garde,  vous 
trouverez  que  prefque  toutes  les  femmes 
galantes ,  qui  attentent  aux  jours  de 
leurs  maris ,  ne  fe  portent  à  ce  crime 
que  parce  qu'ils  font  jaioux  ,  &  qu'ils 
les  gênent  dans  leurs  plaifirs,  Banniilez 
du  cœur  des  hommes  cette  jaloulie  in- 

*  Art,  Barbi,  rem.  C. 


94  Analyse 

quiète  ,  qui  les  porte  à  traverfer  les  ga- 
lanteries de  leurs  femmes ,  vous  mettrez 
leur  vie  k  couvert  de  l'afla/Tmat  &:  du 
poifon. 

N'allez  pas  m'alléguer  quelques  Pro- 
cès criminels  ,  intentés  de  nos  jours  k 
des  époufes  convaincues  du  crime  dont 
je  parle.  Car  que  prouveroit  l'exemple 
de  quelques  maris  aflaHinés  ,  en  com- 
paraifon  de  tant  d'autres  qui  vivent 
tranquillement  ,  &  qui  meurent  d'une 
mort  naturelle  ?  Gardez-vous  aufli  de 
me  citer  M.  T.,  ce  mari,  dit-on,  fî 
débonnaire  &  fi  bon  ,  qu'il  demanda 
grâce  pour  fa  femme  convaincue  de  l'a- 
voir fait  affaffiner ,  &  tellement  con- 
vaincue ,  qu'elle  a  perdu  la  tête  fur  un 
échafaut.  Cela  ne  prouve  pas  que  M. 
T. ,  n'eût  jamais  gêné  fa  femme ,  ni 
qu*il  lui  eût  laifTé  toute  la  liberté  qu'elle 
pouvoit  fouhaiter.  En  un  mot ,  fî  la 
maxime  de  Caton  le  Cenfeur  étoit 
vraie  au  cinquième  fiecle  de  la  Répu- 
blique, lorfque  les  Romains  ne  faifoient 
que  commencer  a  jouir  des  dérèglements 
du  luxe ,  elle  cefla  de  l'être  dans  les  fie- 
xles  de  l'extrême  corruption  ,  &  elle  ne 
l'eft  point  aujourd'hui;  car  à  mefure 
que  la  corruption  s'augmente  ,  on  s'a- 
privoife  avec  i'afîront  du  coc, ...  on 


DE      B    A    Y    L   E.  9^ 

le  compte  pour  peu  de  chofe  ,  on  le 
foufFre  patiemment.  Par-là  on  défarme 
une  femme  adultère ,  &  on  ne  l'oblige 
point  à  recourir,  ou  au  bras  de  fes  ga- 
lants ,  ou  au  poifon.   * 

Sur  la  Fortune. 

On  peut  dire  qu'il  n'y  a    rien    de  ^ 

mieux  établi  dans  les  Livres  des  An-     Senti-; 
ciens  que  cette  hypothefe  ;  c'eft   que  JJJ^^^ 
rinduftrie&  la  prudencede  l'homme  ont  fur  le 
moins  de  part  aux  événements ,  que  fon  je"[j,°" 
bonheur,  ou  fon  malheur,  c'eft-à-dire  fortune^ 
que  le  concours  imprévu ,  un  «certain 
enchaînement  de  circonftances,  très-in- 
dépendant de  notre  pouvoir.     Quant 
Quinte-Curcenediroit  pas  formellement 
que  les  conquêtes  d'Alexandre  furent 
moins  l'ouvrage  de  la  valeur,  que  l'ou- 
vrage de  la  fortune  {a) ,  fa  narration 
toute  feule  le  diroit  allez.    Un  autre 
Ecrivain  aflure  que ,  dans  le  partage  de 
la  gloire  militaire  ,  la  portion  de  la  for- 
tune eft  la  plus  grande  {F).    Je  pourrois 

*  Art.  Egialée  ,  rem.  E. 

(a)  Fatendum  ejl  cum  plurimum  vtrtuti  dehuerii , 
j>liis  debuijfe  fortuna  ,  quamfolus  omnium  mortalium 
in  potejîatc  habuic    Quint.  Curt.  Lih.X ,  Cap.  V. 

(é)  Jurefuo  n»n  nulla  ah  imperatore  miles  ,  plu- 
rima  verb  fortuna  vindicat,  Corn.  Nep.  in  Thraii- 
bulo  ,  Cap.  I. 


g'6  Analyse 
cicer  ce  que  Tite-Live,  Diodore  de  Si- 
cile, &  d'autres  Hifloriens  ont  die  tou- 
chant l'empire  abfolu  de  cette  puifl'ance 
aveugle  :  je  pourrois  joindre  à  ces  auto- 
rités le  témoignage  des  Orateurs  &  des 
Poètes  {^c)  :  mais  le  fentiment  des  Prin- 
ces elt  ici  d'un  plus  grand  poids.  Con- 
tentons-nous donc  de  rapporter  une  ré- 
ponfe  du  jeune  Denis.  Pourquoi ,  lui 
difoit  Philippe  ,  Roi  de  Macédoine  , 
pourquoi  n'aver^vous  pas  j'â  vous  main- 
tenir fur  le  trône  que  votre  père  vous 
avoit  laijfé  ?  Ne  vous  en  étonne\_pas , 
répondit  Denis ,  car  mon  père-  qui  m'a- 
voit laijfc  tous  fes  autres  biens ^  ne  ma 
pas  laijfé  fa  fortune, qui  les  lui  avait  fait 
acquérir, 

Nonobflant  toutes  ces  autorités  , 
il  eft  pourtant  vrai  de  dire  que  de  bons 
Auteurs  ont  foutenu  que  chacun  efl 
Tartifan  da  fa  fortune  ,  &  qu'on  eft 
heureux  ou  malheureux ,  félon  qu'on, 
agit   prudemment   ou  imprudemment. 

(f)  Voyez  la  Harangue  de  Cîceron  pro  Marcello  ^ 
8c  pefez  ces  belles  paroles  de   Juvenal  : 

Si  fortuna  volet ,  fier   de  Rhetore  Conful  ; 

Si  volet  eadent  ,fies  de  Confule  Rhetor. 

Ventidius  quid  enim?Quid  Tullius?Anne  alludquam 

Sydus  ,  &  Qcculsl  miranda  potentia  fati, 
Juven.  Sat.  VII. 

Planté 


D  fî      B   A   Y   L   E»  97 

^Pla'jte  a  débité  que  ie  fage  fe  fait  lui* 
même  fa  fortune  : 

Namfap'uns  quîdcmpol  ipfefingit  fortunamjibii 

Et  Cornélius  Nepos,  qui,  dans  la  vis 
de  Thrafibulc ,  étend  fort  loin  le  pou- 
voir de  la  fatalité,  reconnoît  ailleurs, 
avec  Plante ,  que  fon  empire  eft  fubor- 
donné  à  la  fage  fie  de  l'homme  {d). 
Mais  que  penferons  -  nous  de  Juvenal , 
qui,  après  avoir  tant  prôné  dans  fa 
VII*  Satyre,  la  toute-rmiflancede  l'é- 
toile  ,  dit  dans  la  X*.  que  tou.t  dépend 
de  la  prudence  > 

Nullum  numen  k^hes ,  fi  fit  pruientia:  nos  te 
Nos  facimus ,  fortuna ,  Deam,  cœloque  locamus, 

Hegnier  embrafTe  la  même  opinion  dans 
l'une  de  fes  Satyres  : 

Nous  fommes  du  bonheur  de  nous-mêmes  artifans  , 
Et  fabriquons  nos  jours  ou  fâcheux  ou  plaifans. 
La  fortune  eft à  nous  ,  &  n'eft  mau/aife  ou  bonne. 
Que  félon  qu'on  la  forme ,  ou  bien  qu'on  fe  la  donne. 

Un  Auteur  moderne  eft  encore  du 
même   avis  ,    &  foutient ,    que  notre. 

{d)  Sui  cuique  mores  fingunt  fortunam /«oj 

eu ique  mores  plerumque  conciliare  fortunam,  Corn^ 
Nep.  iji  vltà  Attici  j  Cap,  XI,  ^  XIX., 

Tom,  IL  E 


^  Analyse 

bonne  &  mauvaife  fortune  dépend  de 

notre  conduite  (e). 

Ce  n'eft  donc  pas  un  fentiment  gé- 
néral qu'il  y  ait  un  je  ne  fais  quoi  qui 
favorife  ou  qui  traverfe  certaines  per- 
fonnes ,  fans  avoir  égard  à  leurs  qualités 
bonnes  ou  mauvaifes  ,  &  aux  moyens 
qu'elles  choififfent  pour  parvenir  à  leurs 
fins.  Mais  il  faut  avouer  que  le  plus 
grand  nombre  des    fufFrages  eft  pour 
l'affirmative.    Or  ,    comme   le    grand 
nomber  des  approbateurs  n'eft  pas  une 
preuve  de  la    vérité  d'un    fentiment  , 
je  voudrois  bien  qu'un  habile  homme 
examinât  un  peu  à  fond  cette  matière , 
&  difcutât  férieufement  ce  qui  fe  peut 
dire  pour  &  contre.  J'efpere  qu'il  fe  trou- 
vera des  gens  qui  entreprendront  cette 
tâche;en  attendant  je  ferai  la-defîus  quel- 
ques réflexions  &  quelques  recherches. 
I.  Il  ne  faut  pas  croireque  les  Payens 
îes  pîy!  fe  repréfentaffent  à  la  fortune  ,  comme 
cnsfor-   un  Etre  qui  diftribuât  les  biens  &  les 
àehil\.  maux  fans  fa  voir  ce  qu'il  faifoit.  Ils 
*^"^e.      l'appelloicnt  aveugle  ,  je  le  confeffe  : 
mais  ce  n'étoit  pas  pour  lui  ôter  abfo- 
lument  toute  connoifTance  ;  c'étoit  feu- 
lement pour  fignifier  qu'elle  n'agiflbit 

(<;)  M.  de  Cailliere,  <lai)$    Ton  Livre  de  lafortuns. 
àisgens  di  qualité. 


B   E      B    A    Y   L   Eo 

pas   avec  un  julle  difcernement.  C'eft 
ainfi  que  nous  difons  qu  un  Prince  eft 
aveugle  dans  la  diftribution  de  fes  grâ- 
ces, lorfqu'il  les  donne  &  les  ôte  par 
iin  pur  caprice  ,  &  fans  fe  régler  fur  les 
qualités  des  fujets.  Nous  ne  prétendons 
pas  dire  qu'il  fait  du  bien  ou  du  mal  à 
tels  &   à   tels ,  fans   favoir  qu'il  leur 
donne  ou  qu'il  leur  ote  telle  &  telle 
charge  ;  nous  voulons  feulement  dire 
qu'il  ne  fe  gouverne  point  félon  les  rè- 
gles de   la  raifon  &  de  la  juflice  ,  & 
qu'il  fe   détermine  témérairement  par 
î'inftind  de  fes  paffions  inconftantes. 
Voilà  l'idée  que  les  Payens    fe    for- 
moient  de  la  fortune.  Ils  étoient  tous 
perfuadés ,  (i  l'on  en  excepte  un  petit 
nombre  de  Philofophes ,  que  la  nature 
divine  étoit  une  efpece  d'Etre  divifée  en 
plufieurs  individus.  Ils   attribuoient  à 
chaque    Dieu    beaucoup  de  pouvoir  : 
mais  ils  ne  l'exemptoient  pas  des  im- 
perfedions    de   notre    nature  ;    ils    le 
croyoient  fufceptible  de  colère  &  de  ja- 
îoufie,  littéralement  pariant;  ils  ne  crai- 
gnoient  point  d'écrire  dans  les  ouvra- 
ges les  plus    férieux,    qu'une  maligne 
&  fecrette  envie  des  Divinités  s'étoit 
oppofée  à  leur  bonheur.   En    particu- 
lier, ils  attribuoient  au  Dieu,  qu'ils 

E  2, 


ïoG>         Analyse 

nommoient/or////ze  ,  une  conduite  vo- 
lage ,  téméraire,  capricieufe  au  fouve- 
rain  point.  C'eli  pour  cela  qu'ils  lui 
bâtifloient  une  infinité  de  Temples  ",  & 
qu'ils  l'honoroient  d'un  culte  difHngué; 
ils  cherchoient  à  prévenir  les  mauvais 
effets  de  fes  boutades.  Ils  ne  croyoient 
donc  pas  qu'elle  fût  fans  yeux ,  fans 
oreilles,  fans  difcernement. 

II.  Ma  féconde  réflexion  eft  ,  que 
fous  l'Evangile  nous  attribuons  aux 
biens  terreflres  tous  les  défauts  qu'on 
attribuoit,  fous  lePaganifme  ,  à  la  Di- 
vinité de  la  fortune.  Nous  difons  que 
la  pofTelTion  de  ces  biens  n'cil  pas  une 
marque  de  mérite  ,  qu'elle  eft  caduque 
&  périlfable  ,  qu'elle  trompe  ceux  qui 
s'y  fient,   &cc. 

Il  eft  aifé  de  remarquer  la  fource  de 
cette  di-  cette  divcrlité  de  langage.  Les  Chré- 
>erfite.  ^.-^^^  ^^  reconnoifTent  qu'un  Dieu,  & 
ils  entendent  par  ce  mot  une  nature 
fouverainement  parfaite  ,  qui  gouverne 
toutes  chofes  ,  &  qui  difpenfe  tous  les 
événements;  mais  les  Payens  prodi- 
guoient  le  nom  de  Dieu  à  une  infinité 
d'Etres  bornés  ,  imparfaits ,  pleins  de 
défauts  &  de  honteufes  paffions.  C'eft 
pourquoi  ils  ne  faifoient  point  fcrupule 
de  les  rendre  refponfables  des  irrégula- 


D'où 
vient 


DE      B    A   Y    I   £.  lOI 

fîtes  de  la  vie  humaine  ,  quand  ils  n'en 
trouvoient  point  la  caufedans  lesaclions 
libres  de  l'homme.  Les  Chrétiens  ,  au 
contraire,  tr.infportent  fur  la  créature 
tout  ce  qu'ils  trouvent  d'infirme  dans 
l'Univers  ;  ils  rejettent  fur  les  qualités 
du  bienfait ,  ce  qui  étoit  mis  par  les 
Payens  fur  le  compte  du  bienfaiteur. 

III.  Je  dis  en  troifieme  lieu  ,  qu'on  iiaftcer- 
ne  peut   guère    nier    qu'il  n'y  ait  des  tam qu'il 
gens  malheureux  &  des  gens  heureux  ,  gens 
c'eft-à  dire  félon   le   langage  populai-  i^=^;;^;'_^ 
re  ,  qu'il  n'y  ait  des  gens  que  la  fortu-  heureux. 
ne  traverfe  de  mille  façons  dans  le  cours 
de  leurs  affaires ,  pendant  qu  elle  appla- 
nit   le  chem.in    a  d'autres  ,   &   qu'elle 
prend  foin  de  leur  ménager  cent  favo- 
rables difpofitions.    Le   Commerce,  le 
Jeu  ,  la  Cour,  ont  toujours  fourni  des 
exemples  de  ces  deux  chofes  ;   mais   il 
n'y  a  rien  où   elles  fe  montrent  auiïî 
manifeftement  que  dans  le  métier  de? 
armes.  C'efi:  la  que   la  fortune   domine 
bien  plus  qu'ailleurs.  Timoleon  ,  Ale- 
xandre ,  Sylla  ,  Céfar  ,  &  plufleurs  au- 
tres anciens  guerriers ,  l'ont  reconnu  de 
la  manière  la  plus  aurhentique;  les  mo- 
dernes le  reconnoiffent  aufli ,  foit  dans 
leurs  Mémoires  ,   foit  dans  leurs  con- 
verfations.  J'ai  oui  raconter  à  une  per-i 

Es 


102  Analyse 

fonne  de  qualité ,  que  le  Conne'tabîe 
Vrangel  lui  avoit  dit  qu'il  n'y  a  rien 
de  plus  téméraire  que  de  hazarder  une 
bataille  ,  vu  qu'on  peut  la  perdre  par 
mille  cas  imprévus ,  lors  même  qu'on, 
a  exaûement  pris  toutes  les  mefures 
que  la  prudence  la  plus  confommée 
peut  fuggérer.  Girard,  Hiftorien  du 
Duc  d'Epernon  ,  fait  voir  dans  la  lon- 
gue vie  de  ce  fameux  favori  tant  d'é- 
vénements heureux ,  &.  indépendants  de 
la  précaution ,  qu'il  n'cft  prefque  pas 
pofïlbie  d'y  méconnoitre  la  vérité  de 
i'cpinion  populaire  touchant  la  fortune 
de  certaines  gens.  Après  cela ,  dit  l'Hil^ 
torien ,  il  ne  faut  pas  trouver  étran- 
ge il"  ce  Duc ,  dans  les  malheurs  qu'il 
reiîentit  en  fa  vieillefTe  ,  ne  fe  plaignit 
iamais  de  la  fortune  :  au  contraire , 
quelques  uns  de  Ces  amis  l'ayant  une 
fois  mis  fur  ce  difcours ,  il  leur  difoit 
qu'il  feroit  bien  ingrat  des  bienfaits  de 
la  fortune  ,  qui  Tavoit  conftamment 
favorifé  durant  plus  de  foixante  ans  , 
s'il  étoit  mécontent  de  ce  qu'elle  fe  re- 
tiroit  de  lui  pour  le  peu  de  temps  qui 
lui  refloit  à  vivre  ;  qu  il  ne  s'étoit  guè- 
re vu  de  fortune  d'une  vie  toute  entiè- 
re ,  non  pas  même  d'une  vie  beaucoup 
plus  courte  que  la  fienne  j  &  que  da.ns 


i>  E      B   A    Y   L   E.  103 

rinconftance  des  chofes  humaines ,  ce 
n'étoit  pas  un  petit  avantage  d'avoic 
été  rëfervé  à  éprouver  ces  difgraces  en 
un  temps  où  il  n'étoit  prefque  plus 
capable  de  goûter  les  profpérités.  hmmmm 

IV.    Ma  quatrième    réflexion   efl  ,  CeqaVrî 
qu'il  femble  très -faux    que  ce  qu'on '1°"'!"° 
nomme  bonheur  ne  dépende  que  de  la  ne  dé- 
prudence ,    &   que   ce  qu'on   nomme  P^".^  P'"" 

72.  J  '  J  J      P-  toujours 

malheur  ne  dépende  que  de  I  mipru- de  la  pru- 
dence. J'avoue  ingénument  que  la  pré-  ^ence. 
tention  de  l'Auteur  (/)  que  j'ai  cité 
plus  haut  ne  me  paroît  pas  aflez  bien 
fondée.  Il  eft  faux  qu'un  joueur  qui 
gagne  joue  toujours  mieux  que  celui 
qui  perd  :  il  eft  faux  qu'un  Marchand 
qui  s'enrichit  furpafTe  toujours  dans 
l'intelligence  du  négoce  ,  dans  l'induf- 
trie ,  &  dans  la  circonfpedion ,  les  Mar- 
chands qui  ne  s'enrichifl'ent  pas  :  per- 
fonne  n'ignore  que  dans  les  jeux  ,  mê- 
me d'adrefTe  ,  il  règne  je  ne  fais  quoi 
qui  contribue  beaucoup  plus  au  gain 
ou  à  la  perte  ,  que  ce  qui  dépend  de 
l'habileté.  Il  y  a  des  jours  où  un  hom- 
me gagne  ;  ce  n'efl:  pas  qu'il  joue  avec 
plus  d'attention  ,  ou  avec  des  gens 
moins  habiles  :  c'eft  que  la  fortune  lui 
rit.  Un  autre  jour  il  éprouve  tout  le 
if)  M,  de  Cailliere. 

E4 


Î04  ^  Analyse 
contraire  ,  &  fou  vent  la  fortune  chan- 
ge dans  la  même  féance.  On  voit  des 
loueurs  expérimentés ,  qui,  dès  qu'une 
partie  commence,  fcntcnt  fort  bien 
s'ils  feront  heureux  ou  malheureux. 
Les  plus  fp.gcs  fe  retirent  alors  ,  ou 
diminuent  leur  jeu  :  ce  n'eft  pas  qu'ils 
fe  défient  de  leur  adrelîè  ,  &  de  leur 
capacité  ;  mais  ils  fe  défient  de  ce  qui 
ne  dépend  pas  de  leurs  lumières. 

Ce  je  ne  fais  quoi  ne  règne  pas  fi  vi- 
fibîement  dans  le  commerce  :  il  eft 
néanmoins  certain  que  des  perfonnes 
de  peu  d'efprit ,  &  de  peu  de  jugement  ^ 
font  quelquefois  un  gain  immenfe  dans 
des  entreprîtes  ,  où  un  homme  plus  fia 
&  plus  expérimenté  n'eût  pas  voulu 
s'engager.  On  peut  dire  ,  en  général , 
que  les  plus  riches  négociants  ne  font 
pas  plus  laborieux  ,  ni  plus  habiles  que. 
plufieurs  autres  dont  les  biens  font  mé- 
diocres. Ceux-ci  font  donc  moins  fa- 
vorifés  de  la  fortune  que  les  premiers  : 
il  y  a  donc  un  bonheur  &  un  malheur 
dans  la  vie  humaine  indépendamment 
de  la  prudence  &  de  l'imprudence. 

Je  ne  crois  point  que  l'Auteur,  donc 
j'examine  le  fentiment  ,  ait  prétendu 
nier  cela,  quant  au  jeu  &  quant  au 
commerce  :  il   n'avoit  en  vue  que  la, 


DE      B    A    V    L   S.  tO^ 

fortune  que  les  gens  de  qualité  pêuvenc 
faire  au  fervice  de  leu  Prince.  Au  refte 
s'il  n'avoit  eu  d'autre  but  que  de  leuc 
confeiller  de  choifir  toujours   le  parti 
de  la  prudence,  je  n'aurois  rien  à  dire 
contre  fon  fentiment.  Mais  il  va  beau- 
coup plus  loin  :   il  veut  que  ceux  qui  ■"-^ 
s'avancent  en    foicnt  redevables  à  la  tion'de" 
fageffe  de  leur  conduite;  &  que  ceux  M.  de 
qui  ne  font  point  fortune  doivent  im-        *^'* 
puter    cela    à  leur    imprudence.   C'eft 
ce  que  je  ne  crois  point.    Je  confens 
qu'il    nomme  fage  conduite ,    tout  co 
que  l'on  fait  conformément  aux  cir- 
conftances  où  l'on  fe  trouve  :  comme 
d'être    hâbleur  ,    débauché ,    étourdi  , 
dans  une  Cour  corrompue  ou  mal  ré- 
glée :  je  confens  qu'il  nomme  impru-* 
dence  tout  ce  que  l'on  fait  d'oppofé  à 
ces  mêmes  circonllances  ;   comme  d'ê- 
tre honnête    homme  dans    une  Couc 
où  les  fripons  feuls  peuvent  faire  for- 
tune.   Mais  cela  ne  m'empêche  pas  de 
foutenir  que  l'élévation  &  la  chute  des 
grands  ne  font  pas  pour  l'ordinaire   le 
pur  ouvrage  de  la  prudence  &  de  l'im- 
prudence. Le  hazard  ,    les  cas  impré- 
vus ,  &  ce  qu'on  appelle  fortune ,   y 
ont  bonne  part.  Des  occurrences ,  que 
l'on  n'a   ni  préparées   ni  preflenties  j, 

E  5 


«[ue, 


106        Analyse 

ouvrent  le  chemin  ,  y  font  marcher  à 
grands  pas.  Un  caprice  ,  «ne  jalouiîe 
C]u'on  n'a  pu  prévoir,  vous  arrêtent  tout 
d'un  coup  ,  &  vous  jettent  même  entié- 
ment  hors  des  voies. 
IL  V.  Pour  mieux  réfuter  Monfienr  de 

Ce  que  Cailiiere  ,   ie  meta-ai  ici  ma  cinquième 

le  peu-         'n      •  À  j    •  y  ^ 

pie  nom-  teflexion.  On  ne  doit  pas  dire  que  tous 
me  for-  \q^  événements  étant  liés  aune  caufe  dé- 
n'eft'pas  terminée  ,  la  fortune  eft  un  Etrechimé- 
"bf^r*  rique  ,  &  qu'ainfi  nous  ne  fommesheu- 
ment""  ^ux  OU  malheureux  que  parce  que  nous 
«himérf-  prévoyons,  ou  que  nous  ne  prévoyons 
pas  la  fuite  des  caufes  &  des  effets  na- 
turels. Pour  faire  fentir  la  nullité  de 
cette  objedion  ,  je  fuppofe  un  fait  non- 
feulement  très  polîîble,  mais  aufîidont 
on  pourroit  indiquer  quelques  exem- 
ples. Un  Prince  fait  afiiéger  une  Ville 
au  cœur  de  l'hiver:  fi  les  pluies,  fi  la 
neige ,  G.  Us  glaces  furviennent ,  il  ne  la 
prendra  pas;  mais  fi  le  temps  eftfec,  fi 
je  froid  eft  médiocre  ,  il  la  prendra.  Il 
arrive  quelques  femaines  d'un  temps 
doux  ;  point  de  pluies  ,  point  de  neiges  : 
le  fiege  s'avance  de  jour  en  jour  ,  &  la 
Ville  capitule  avant  qu'il  gèle.  Un  au- 
tre Prince  fait  alÏÏéger  une  place  au 
cœur  de  Tété  :  fi  les  faifons  vont  à  l'or- 
dinaire il  la  ^  rendra  j  mais  s'il  pleuc 


DE      15    A    Y    L   E,  t6f 

beaucoup    pendant  pludeurs  jours ,   fî 
les  nuits  font  froides  &  caufent  des  ma- 
ladies dans  le  camp ,  il  ne  la  prendra 
point.   Il  arrive  un   renverfement   de 
faifons  :  l'été  eft  froid  &  pluvieux  ,   la 
tranchée  ne  s'avance  que  lentement , 
l'armée  s'alfoiblit  de  jour  en  jour  par 
les  maladies ,  on  fe  voit  contraint  de 
lever  le  llege.    Pouvez- vous   dire  que 
l'heureux  fuccès    du  premier  lîege  efl 
l'ouvrage   de   la  prudence ,   &  que  le 
mauvais  fuccès  du  fécond  eft  l'ouvra- 
ge  de    l'imprudence  ?    Ce    feroit  dire 
deux   abfurdités  ;  car   au   premier  cas 
on  n'a  point  prévu  le  beau  temps,  &  au 
fécond  ,  on  n'a  pas  dû  prévoir  le  mau- 
vais, &  par  conféquent  ce  n'a  pas  été 
par  prudence  qu'on  a  entrepris  Je  pre- 
mier fîége  ,  ni  par  imprudence  qu'on  a 
entrepris    le  fécond.    C'efè    donc   par 
bonheur  qu'on  a  réufïï  au  premier  ,  & 
par  malheur  que  l'on  n'a  pas  réulfi  à 
l'autre. 

Je  fai  bien  que  11  les  hommes  avoiene 
afTez  de  lumières  pour  prévoir  les  pluies 
&  le  beau  temps  ,  ce  feroit  un  ade  d'im- 
prudence que  d'avoir  formé  le  fécond 
iîege.  Le  mauvais  Ç\icchs ,  en  ce  cas-là , 
feroit  une  lourde  faute ,  &  non  pas  un 

E  6 


loS  Analyse 

coup  de  malheur.  Mais  les  lumières  lut- 
maines  ne  s'étcndant  pas  jurqucs-là,  ce 
n'eft  point   par  imprudence  que   l'on: 
ignore  que  1  été  fera  pluvieux.  Notez 
qu'il  y  a  cent  cas  fortuits  aufli  irnpoffi- 
bies  à  prévoir  que  celui-la,  &  aufTi  ca- 
pables  de  faire  éciioiicr  les  entrcprifès 
de  guerre  les  mieux  concertées.  Or,  com- 
me il  y  a  des  Généraux  qui  font  traver- 
fés  beaucoup  plus  fouvent  que  d'autres 
par  cette  eipece  d'occurrences  ,  on  peut 
raifonnablement  acquiefcer  à  l'opinion 
populaire,  qu'il  y  a  des  Généraux  mal- 
heureux &  des  Généraux  heureux  ;  mais 
gardons-  nous  bien  de  dire  que  les  Gé- 
aiéraux  heureux  font  toujours  ou  prcf- 
que  toujours  plus  prudents  que  les  Gé- 
néraux malheureux.  Croyons,  au  con- 
traire ,  que  ceux-ci  furpaffent  quelque- 
fois les  autres  en  prudence  &  en  valeur. 
Prenez  bien  garde  à  ce  que  je  m'en 
vais  dire.  Les  Souverains   jugent  ordi- 
nairement   des  chofes   par    le    fuccès. 
On  acquiert  leurs  bonnes  grâces  fi  l'oa 
réuiïit  dans  une   entreprife  miilitaire  ; 
mais  fi  l'on  n'y  réuflit  pas ,  on  péri 
leur  eftime  &  leur  amitié.  Lors  même 
qu'ils  favent  que  la  vidoire  a  été  un 
coup  de   bonheur,  &  q^ue  la  défaite 


DE      B   A   Y   i   E.  ÏO^ 

îi'efl  point  venue  de  quelque  faute  du 
Général ,  ils  fe  Tentent  plus  difpofés  à 
élever  le  vainqueur  que  le  vaincu  ;  car 
c'eft  un  grand  titre  de  recommanda- 
tion auprès  d'eux  que  d'être  heureux  , 
&:  c'eft  au  contraire  ,  une  qualité  re- 
butante qu'un  grand  mérite  accompa- 
gné de  malheur.  Puis  donc  qu'on  p.rd 
des  batailles,  &  qu'on  en  gagne  par 
des  accidents  imprévus ,  il  eft  clair  que 
l'on  tombe  dans  1  infortune  indépen- 
damment de  l'imprudence ,  &  qu'on 
fait  fortune  indépendamment  de  la 
prudence. 

Une  témérité  heureufè  ,  me  direz- 
vous ,  ne  mérite  pas  le  nom  de  témé- 
rité ;  car  puifqu'elle  a  réufii ,  c'eft  un 
figne  qu'elle  étoit  propre  à  produire 
cet  efiet  :  or ,  en  quoi  confifte  la  pru- 
dence? N'eft  -  ce  pas  à  fe  fervir  des 
moyens  qui  font  capables  de  nous  con- 
duire oii  nous  tendons  ?  Ma  réponfe 
eft,  que  pour  agir  prudemment  il  fauc 
connoître  que  les  moyens  qu'on  em- 
ploie font  proportionnés  à  la  fin.  Un 
téméraire  heureux  ne  connoifloit  pas 
cette  proportion  ;  il  s'engagea  par  une 
fougue  impctueufe;  il  n'y  eut  rien  dans 
fa  conduite  qui  ne  fe  trouve  dans  les  té- 
méraires malheureux  ;  il  ne  faut  donc 


iio        Analyse  i 

pas  attribuer  à  la  prudence  le  fuccè»  j 

de  l'entreprife  ;  il  le  faut  donner  à  la  l 

fortune.  i 

Obfervons  encore  une  autre  chofe. 
Ce  n'eft  pas  une  imprudence  que  de 
ne  fe  point  précautionner  contre  des 
accidents  que  les  lumières  de  l'efpric 
humain  ne  fauroient  prévoir ,  &  par 
conféquent  fï  l'on  ne  fe  pouffe  pas  à  la 
Cour  ,  ou  fi  l'on  perd  toute  la  fortune 
qu'on  y  avoit  faite  ,  ce  n  eft  pas  tou- 
jours par  imprudence.  Peut-on  décou- 
vrir tous  les  caprices ,  tous  les  dégoûts , 
&  toutes  les  jaloulies  qui  fe  forment , 
ou  dans  l'efprit  d'un  Monarque ,  ou 
dans  le  cœur  de  fes  maîtreffes ,  ou  dans 
celui  de  fes  favoris?  Peut-on  démêler 
toutes  les  grimaces  des  faux  amis , 
éventer  leurs  médifanccs  ,  prévenir 
des  menfonges  &  des  rapports  qui 
frappent  fans  menacer?  Voici  l'aveu 
d'un  grand  Miniftre  ,  dont  le  génie  ne 
fut  pas  moindre  que  l'autorité.  Dans 
lepojh  ou  vous  êtes  ,  difoit  un  jour  le 
Cardinal  de  Richelieu  au  Maréchal 
Fabert ,  il  vous  ef}  facile  de  connaître 
yos  amis  &  vos  ennemis.  Aucun  dcgui- 
fement  ne  vous  empêche  de  les  difcerner: 
mais  à  V  égard  des  miens ,  dans  la  place 
.^ue  j'occupe  3  je  ne  puis  pénétrer  leurs 


DE     BAYIE.  III 

fentlments.  Ils  me  tiennent  tous  le  mê- 
me langage  ,  ils  me  font  tons  la  cour 
avec  le  même  emprejfemcnt ,  &  ceux 
qid  voudraient  me  détruire  me  donnent 
autant  de  marques  d  amitié  que  ceux 
qui  font  véritablement  attache'^  à  mes 
intérêts  (g). 

N'allons  pas  plus  avant  fans  exa- 
miner une  penfée  de  ce  grand  Qirdi- 
nal.  Il  n'admettoit  point  d'autre  caufe 
du  malheur  que  1  imprudence. ,,  Dans 
»  fon  fentiment ,  dit  Auberi  {h)  , 
»  l'imprudent  &   le   malheureux  n'é- 

»   toient  qu'un L'une  de  Tes  plus 

»  confiantes  maximes  . . .  étoit ,  qu'en. 
»  matière  d^Etat,  on  ne  f^auroit jamais 
»  Je  précautionner  trop ,  ni  chercher 
»  trop  de  feuretei^  :  Qu'il  /allait ,  s'il 
»  fe  pouvait  y  avoir  toujours  deux  cor- 
»  des  à  fon  arc  ;  que  pour  bien  réuf- 
5î  fir  y  il  ne  fallait  pas  prendre  fes  me- 
»  fures  tropjuflesy  mais  que  pour  faire 
»  beaucoup ,  il  fallait  s'efforcer ,  &  s'a-- 
r>  prêter  à  faire  encore  plus  :  Qu'en  un 
j>  mot  3  dans  toutes  les  grandes  affaires^ 
•»  fi  on  ne  prenait  des  mefures  trop  lon^ 
»  gués  en  apparence  ,  elles  fe  trouvaient 
»  toujours  trop  courtes  en  effet  «.  Il  eft 

(g)  Hiftoire  du  Maréchal  de  Fabert. 

(A)  Hiftoiie  du  Cardinal  Mazarin ,  X/y,  ^ 


IÏ2        Analyse 

mal  aifé  de  croire  que  ce  Cardinal 
n'ait  pas  reconnu  quelquefois  dans  les 
entreprifes  qui  ne  lui  ont  pas  réufTi, 
qu'il  avait  pris  néanmoins  toutes  les 
mefures  que  fa  prudence  avoir  pu  lui 
fuggérer.  S'il  Te  croyoit  alors  capable 
de  quelque  imprudence  ,  il  donnoit  plus 
d'étendue  à  l'idée  de  prudence  qu'il  ne 
lui  en  faut  donner  :  car  s'il  croyoit  que 
ceux  qui  fe  fient  k  un  homme  qui  les 
trompera,  ne  font  pas  prudents^  il 
fuppofoit  que  la  prudence  renferme  la 
certitude  des  événements  qui  dépendent 
du  franc  arbitre.  Or  c'eft  une  erreur.  Il 
y  a  des  gens  que  l'on  éprouve  fidèles 
plu  fleurs  fois  de  fuite  ,  &  de  telle  forte 
que  fans  aucune  ombre  d'imprudence 
on  leur  confie  une  affaire.  Cependant 
ils  s'en  acquièrent  très -mal,  ils  commen- 
cent à  vous  trahir  ,  ils  font  échouer 
votre  deffein.  Ce  feroit  exiger  d'un  pre- 
mier Miniilre  plus  de  connoiiFance  qu'il 
n'appartient  aux  hommes  d'en  avoir, 
que  de  prétendre  qu'il  a  eu  tort  de  fe 
fier  à  cet  agent  perfide  ;  que  ce  n'cft 
point  par  un  coup  de  malheur,  mais 
par  fa  faute  que  l'entreprife  n'a  pas 
réulFi  ,  &  qu'il  devoir  prévoir  le  chan- 
gement intérieur  de  cet  homme. 


DE      BAYLE.  IT^ 

Vous  voyez  donc  qu'il  peut  entrer 
dans  cette  qiieilion beaucoup  d'équivo- 
ques ,  ou  de  difputes  de  mots.  Le  malheur 
d'une  entreprife  eft  toujours  accompa- 
gné de  quelque  défaut  de  connoiliancc. 
Si  vous  donnez  a  ce  défaut-lk  ie  nom 
d'imprudence,  &  fi  vous  voulez  raifon-' 
ner  conféquemment  à  cette  définition, 
vous  pourrez  fou  tenir  pleinement  & 
fans  réferve  la  tlicfe  du  Cardinal  de  Ri- 
chelieu; mais  votre  définition  f;ra  fanfle, 
&  dans  le  fond  vous  ferez  d'accord 
avec  l'adverfaire. 

VI.  Tenoris  ào'^x  pour  une    chofe 
certaine  ,  &  c'eft  ma  fixieme  réflexion  , 
que  la  prudence  de  l'homme  n'eft  point 
la  caufe  totale  ,  ni  même  la  caufe  prin- 
cipale de  fa  fortune:   Il  y  a  des  gens 
heureux   qui  fe  conduifent  imprudem- 
ment :  d'autres  font  malheureux,  quoi- 
qu'ils fe  conduifent   prudemment.    La        -    . 
difficulté  eil  de  favoir  ce  que  c'eft  donc    Ce  n'eft 
que  cette  fortune  qui  favorife  certaines  p°'"[^2"' 
gens ,  &  qui  en  perlecute  d  autres ,  fans  difficulté 
fe  r('c;îer  fur  leur  mérite,    ni    fur    les  'î"^    ^® 

"  .  recourir 

mefures  qu'ils  prennent.  Ce  n'eft  point  ?.  Dieu» 
ôter  la  difficulté  que  de  recourir  à  f°"""«* 
Dieu  ;  car  en  avouant  qu  il  elt  la  caule  générale 
générale  de  toutes  chofes ,  on  vous  «^^toute* 
demandera    s'il    ménage    immédiate- 


ÏI4  Analyse 

ment ,  &  par  des  ades  particuliers  de 
fa  volonté  ,  ces  occurrences  imprévues 
qui  font  réufFir  les  defièins  d'un  hom- 
me ,  &.  échouer  les  entreprifes  d'un 
autre.  Si  vous  réponde?,  par  l'affirmati- 
ve ,  vous  aurez  a  dos  tous  les  Philofo- 
phes  ,  &  en  particulier  les  Cartéfiens  , 
qui  vous  foutiendront  que  la  conduite 
que  vous  attribuez  à  l'Etre  fupréme  , 
nç  convient  pas  à  un  Agent  infini.  II 
doit  fe  faire,  vous  diront-ils ,  un  petit 
nombre  de  loix  générales,  &  produire 
par  ce  moyen  une  variété  infinie  d'é- 
vénements ,  fans  recourir  à  tous  mo- 
ments à  des  expéditions  ,  ou  à  des  ades 
particuliers,  qui  ne  peuvent  être  que 
àes  miracles  ,  mais  qu'on  ne  voudroic 
plus  appeller  miracles  dès  qu'ils  fe- 
roient  li  fréquents.  Vous  pourriez  leur 
dire  que  les  occurrences  favorables  à 
ceux  qui  ont  du  bonheur  ,  &  contraires 
à  ceux  qui  ont  du  malheur,  font  une 
fuite  naturelle  àes  loix  générales  ;  mais 
on  ne  le  croira  pas  facilement.  Vous  ne 
me  perfuaderiez  jamais  que  le  hazard 
produifit  ce  que  je  vais  dire.  Qu'on 
range  fur  une  table  cent  billets  bien 
cachetés ,  qu'il  y  en  ait  dix  de  blancs  , 
&  dix  marqués  de  la  lettre  A ,  &  qu'on 
écrive  fur  tous  les  autres  quelque  fen- 


DE      BAYIE.  ÎI^ 

tence.  Qu'on  faflb  encrer  dix  hom- 
mes :  que  l'on  dife  à  Tun  ,  tirez  le  i 
billet ,  le  1 5  ,  le  21  ,  le  37  ,  le  44  y 
le  68  ,  le  8o  ,  le  83  ,  le  90  ,  le  99  ; 
que  l'on  dife  à  un  autre  ,  tirez  le  3  ,  le 
6,  le  13  ,  le  15  ,  le  ^0,^73,  le  88, 
k  89  ,  le  9$  ,  le  100,  Dites-moi,  de 
grâce ,  fi  le  premier  de  ces  hommes 
tire  les  dix  billets  blancs,  &  fi  l'autre 
tire  les  dix  billets  marqués  A ,  pour- 
fez-vous  bien  efpérer  de  me  faire  croire 
que  cela  s'eft  fait  par  une  fuite  des  loix 
générales  de  la  communication  des 
mouvements?  Ne  fentez-vous  pas 
vous-même  que  de  deffein  prémédité , 
l'on  auroit  mis  ces  vingt  billets  dans 
un  certain  ordre,  afin  qu'ils  tombaflent; 
les  uns  entre  les  mains  du  premier  hom- 
me,  &  les  autres  entre  les  mains  du  fé- 
cond >  Je  dis  auiïi  que  pofé  le  cas  que 
certains  joueurs  ayent  toujours  ou  pref^ 
que  toujours  les  meilleures  cartes  ,  & 
qu'en  général  certaines  perfonnes  foient 
prefque  toujours  favorifées  des  occur- 
rences fortuites ,  cela  demande  autre 
chofe  que  la  fuite  naturelle  de  la 
communication  des  mouvements  :  cela 
doit  venir  d'une  direétion  &  d'une  def- 
(ânation  particulière  ;  &  j'aimerois 
mieux   nier    avec    quelques   hommes 


i 


lié  Analyse 
doâes  de  cette  diflinâion  de  bonheur  & 
de  malheur  ,  que  de  l'expliquer  par  les 
feules  loix  générales  de  la  nature.  Or 
nous  raifonnons  ici  fur  i'Hyppothefe 
qu'il  y  a  des  gens  malheureux  &  des 
gens  heureux. 

Ne  pourroit-on  pas  recourir  aux 
caufes  occanonnellcs ,  je  veux  dire  aux 
defirs  de  quelques  efprits  créés?  Le 
Placonifme  s'accommoderoit  facile- 
ment d'une  telle  explication;  mais  il 
ne  feroit  pas  aifé  de  la  concilier  avec 
les  principes  du  Chriftianifme  ,  &  avec 
les  notions  qu'il  nous  donne  ,  de  la  Na- 
ture Angélique.  La  Théologie  nous 
apprend  que  les  Anges  font  les  uns 
parfaitement  bons,  les  autres  extrême- 
ment méchants  ;  les  uns  &  les  autres 
d'une  connciîTance  &  d'une  puifTance 
prefque  fans  borne  ,  fous  la  diredion 
générale  de  Dieu.  Cette  idée  ne  s'a- 
j'ifre  pas  facilement  avec  le  détail  par- 

i ■    ticulier  de  ce  que  l'on   nomme  coups 

veroit  de  bonheur  &  de  malheur.  Mais  en  fe 
mieux     renfermant  dans   des  Hypothcfes    pu- 

lon  com-  ,  -1    r     t  •  '  J.. 

pte  en  rcment  philolophiques ,  on  repondroit 
recou-     mieux  aux  obieclions  ;  fi  l'on  fuppo- 

rant  aux    ^  .  '    ,  i       -rr     • 

caufes  foit ,  par  exemple  ,  que  les  hiprits  mvi- 
occafion-  £bles  font  plus  différents  les  uns  des  au- 
par^^'    très  que  les  hommes  ne  le  font  en- 


DE      B    A    Y    L   S.  117 

tr'eux  ;  qu'il  y  a  une  grande  fubordina-  exemple 
tion  entre  ces  Efprits  :  qu'il  y  en  a  qui  teniàën- 
lont  tantôt  ravorabïes,  tantôt  contrai-  ces  invi- 
res ,  tantôt  de  bonne  humeur  ,  tantôt  ^^o|,rvVi 
de  mauvaife  humeur;  qu'ils  font  fan-  quonies 
tafques ,  ineonilants ,  jaloux  ,  envieux;  yj^feufes 
qu'ils  fe  traverfent  les  uns  les  autres  ; 
que  leur  pouvoir  eft  très-borné  à  cer- 
tains égards ,  &  que  s'ils  peuvent  faire 
une  chofe  très-difficile ,  il  ne  s'enfuie 
pas  qu'ils  puiflent  faire  ce  qui  eft  beau- 
coup plus  facile.  Ne  voyons-nous  pal 
des  Paifans  qui  ne  favent  ni  A  ni  B , 
&  qui  connoiiTent  mille  beaux  fecrets 
en   matière   de  remèdes  ?   Archimede , 
qui  faifoit  des  machines  fî  admirables , 
favoit-il  coudre  ?  favoit-il  filer  ?  Quoi 
qu'il  en  foit ,  il  n'y  a  point  de  fortune 
fans  la  diredion  de  quelque  caufe  intel- 
ligente ,  &  je  ne  faurois  aflez  m'éton- 
ner  qu'un  favant  homme  ait  ofé  dire , 
que  la  fortune  n'étoit  ni  Dieu ,  ni  la. 
N-iture ,  ni  un  Entendement ,  ni  la.  Rai- 
fon,  mais  un  certain  élancement  naturel 

&  irraijonnahle  (i).  . ^ 

VII.  Ma  dernière  réflexion  eft  que  Que  les 

les    hommes  font  exceffifs    dans  leurs  Erax 

murmures  contre  la  fortune.  Car   bien  parleur 

fouvent  ils  lui  imputent  ce  qu'ils  de-  îo"rîdeîe 

^     (i)  V^oyei  Jovius  Pontanus,  de  Fortuna,  Lié,  /.     P^abclre, 


iiB  Analyse 

Excepté  vroîent    imputer    à    leur  imprudence» 
pourtant  Mais  ne    pourroic  -  on    oas    prétendre 

en  quel-  5  i     r  ^  ^         ,, 

(^uescas,  9^1  en  pluiieurs  rencontres  un  malheu- 
reux par  fa  faute  n'a  pas  moins  de  droic 
de  fe  plaindre  de  fa  fortune ,  qu'un  mal- 
heureux qui  a  très-bien  fait  fon  devoir  ? 
Ne  peut-on  pas  dire  que  cette  puifïan- 
ce_,  qu'on  nomme /r>m//ze,verfe  le  mal- 
heur en  deux  m.anieres?  Elle  permet 
quelquefois  qu'un  homme  fe  ferve  de 
tous  les  moyens  que  la  prudence  peut 
fuggérer,  &  néanmoins  elle  lui  ravit 
le  bon  fuccès  qu'il  devoit  attendre  ; 
elle  fe  plait  à  cela  ,  afin  de  faire  paroî- 
tre  fa  fupériorité  ,  &  l'infuffifance  de 
notre  raifon  &  de  la  fageffe  humaine. 
Quelquefois  aufTi  elle  précipite  les 
hommes  dans  la  mifere ,  en  les  empê- 
chant de  fe  fervir  des  moyens  qui  pour- 
roient  les  fauver  ;  elle  leur  trouble  le 
jugement  ;  elle  les  pouffe  à  faire  des 
fautes  irréparables.  Ceft  ainfi  appa- 
remment qu'elle  ruina  fans  reflburce 
les  affaires  de  Pompée.  Elle  s'étoit  dé- 
clarée pour  Jules  Céfar ,  &  elle  lui 
procura  la  vidoire,  en  lui  permettant 
d'agir  félon  toutes  les  lumières  d'un 
grand  Capitaine  ,  &  en  cclipfant  dans 
l'ame  du  grand  Pompée  les  qualités 
éminentes  qu'il  poffédoit.  Ces  qualités 


BS     Bayle.         IÎ9 

ne  brillèrent  nullement  à  la  journée  de 
Pharfale  ;  Pompée  y  parut  un  mal -habi- 
le homme,  un  très -pauvre  Général. 
Cette  éclipfe  ne  fut-elîe  pas  furnatu- 
relle  ?  ne  fut-elle  pas  l'ouvrage  de  quel- 
que force  majeure  ,  qui  avoit  defléin 
d'élever  Céfar  fur  les  ruines  de  fon  con- 
current? Vellejus  Paterculus  déclare 
que  quand  les  Defiinsont  réfolii  de  rai- 
ner un  homme ,  ils  lui  ôtenî  lapruden" 
ce  {k). 

Le  fentiment  de  ce  grave  Hiftorien 
étoit  commun  dans  le  Paganifme ,  & 
nous  difons  tous  les  jours  comme  un 
proverbe ,  quos  Jupiter  vult  perdere 
dementat.  La  fortune  ne  fait  pas  tou- 
jours cela  par  le  moyen  de  l'erreur: 
elle  employé  quelquefois  la  pure  igno- 
rance. J'appelle  erreur  le  faux  jugement 
que  notre  efprit  fait  des  objets  en  les 
comparant  enfemble  ,  &  en  choififTant 
le  pire:  j'appelle  ignorance  l'état  où 
l'on  efl:  quand  les  idées  nécelTaires  ne 
s'offrent  pas  à  notre  imagination.  Or 
foit  qu'on  prenne  mal  fon  parti  par  la 
réjeftion  des  bons  moyens  aduellemenc 
préfents  a  l'efprit  ,  ou  par  l'abfence  des 
idées  quidevroient  nous  préfenter  ces 
moyens ,    on  paffe  pour  imprudent  ; 

(A)  Yell.  Paterc,  LilM,  Cap,  LVII, 


îio         Analyse 

mais  il  eft  fïir  qu'au  premier  cas  l'im- 
prudence  eit  plus  volontaire  qu'au 
îecond ,  &  par  corXéquent  plus  con- 
damnable. 

Pluileurs  Philofophcs  foutiennent  que 
ce  qu'on  nomme  oTmJJionpurc ,  n'eft 
jamais  libre.  Qui  oferoit  foucenir  que 
nous  fommes  maîtres  de  notre  mémoi- 
re ,  &  que  c'efl:  un  défaut  moral  de  ne 
fe  pas  fouvenir  de  certnines  chofcs  , 
toutes  les  fois  qu'on  a  befonin  d'y  fon- 
ger  pour  fe  conduire  dans  fes  délibé- 
rations ?  Ceux  qui  reconnoilTent  l'em- 
pire de  la  fortune  ,  feroient ,  ce  me 
femble ,  déraifbnnables  ,  s'ils  fuppo- 
foient  qu'elle  ne  fe  mêle  pas  de  nos 
omifTions ,  ou  de  nos  oublis;  car,  au 
contraire  ,  c'eft  par-là  le  plus  fouvent 
qu'elle  nous  conduit  aux  mauvais  fuc- 
cès.  Elle  écarte  les  idées  qui  nous  vien- 
droient  naturellement,  &  qui  nous 
cmpêcheroient  de  faire  des  fautes. 
Combien  de  fois  eft-il  arrivé  qu'un 
homme  de  jugement  s'eft  fait  un  grand 
préjudice  par  les  réponfes  qu'il  a  faites 
à  plufieurs  qucflions  qu'on  lui  propc- 
foit.  Tous  ceux  à  qui  il  rend  compte 
de  cet  interrogatoire  ,  lui  difent  ,pour' 
quoi  navc-^voiis  pas  répondu  une  telle 
cliofc?  11    comprend  d'abord  qu'il  le 

dévoie 


II 
II 


ï>   E      B   A   Y    I   E  121 

âevoit  faire  ,  il  avoue  ,  il  admire  qu'il 
ne  s'en  foit  pas  avifé  ;  il  jurcioic  qu'en 
toutes  autres  rencontres  cette  idée  lui 
feroit  venue ,  tant  il  la  trouve  naturel- 
le ,  facile ,  &  conforme  au  fens  commun. 
Cependant  il  eft  convaincu  qu'il  n'y 
fongea  point  du  tout ,  &  qu'elle  ne  s'of- 
frit jamais  à  lui,  non  pas  même  confu- 
sément. Pourquoi  ne  voulez-vous  pas 
qu'il  croie  que  fa  mauvaife  fortune  pré- 
iida  à  cet  oubli,  &  le  ménagea  tout  ex- 
près? Nos  Théologiens  ne  nient  pas  que 
la  providence  n'aveugle  quelquefois 
l'homme  tant  à  l'égard  des  omi/îions  , 
que  par  rapport  au  jugement  aduel.  No- 
tre Théologie  ,  &  le  langage  commun 
de  tous  les  Chrétiens ,  fondé  fur  l'Ecri- 
ture ,  établilîènt  comme  un  dogme  très- 
certain  que  l'aveuglement  de  1  homme, 
fa  téraéiité,  fa  folie,  fa  poltronnerie, 
font  afl'ez  fouvent  l'effet  d'une  provi- 
dence particulière  qui  le  punit  ;  &  que 
fa  prudence  ,  fes  réponfes  à  propos  dans 
un  interrogatoire  ,  fa  fermeté  ,  fon  ef- 
prit ,  font  des  faveurs  infpirées  par  la 
providence  ,  qui  le  veut  fauver  ,  ou 
faire  profperer.  * 

*  Art.  Timolion  ,  rem.  K. 

Tomç  II  S 


HZ  A     N    A    L   Y    s   E 

LOI  finguherc. 

Il  y  avoit  a  Babylone  une  Loi,   qui 
obligeoit  toutes  les  femmes  du  pais  à 
s'aller  alTeoir   auprès   du    Temple    de 
Vénus  ,  pour  fe  prollituer  au  premier 
étranger  qui   le   préfentoit.    Il  falloit 
qu'une  fois  en  leur  vie  toutes  paflafTent 
par- la.  Les  plus  riches  fe  tenoient  dans 
des    carroffes ,  &  menoicnt  un  grand 
nombre  de  domeftiques  :  les  autres  n'a- 
voient  qu'une  cloifon  de  corde,  c'eft- 
à-dire  qu'elles  formoient  certains  rangs 
qui  étoient  féparés  les  uns  des  autres 
par  des  cordes ,  mais  de  telle  manière 
qu'il  y  avoit  des  entrées  &  des  iifues  , 
afin  que  les  étrangers  fe  promenairenc 
librement  dans  les  intervalles,  &  choi- 
lîfîent  la    créature  qu'ils  trouveroient 
le  plus  à  leur  gré.  Quand  ils  Tavoienc 
choifie ,  ils  lui  jettoient  de  l'argent ,  & 
la  menoient  en  quelque  lieu  k  l'écart 
pour  jouir  d'elle.  Ils  faifoient  enfuite 
une  prière  k  Vénus  ,  pour  la  remercier 
de  cette  bonne  fortune  ,  &  pour  l'enga^ 
ger  k  continuer  Tes  faveurs  aux  Dames 
de  Babylone.  Il  n'étoit  point  permis  à 
ces   femmes  de  refufer   l'argent  qu'on 
leurdonnoit ,  quelque  petite  que  fût  la 
Ibmme.  Notez  que  cette  aumône  étoit 


DE,     B   A    y  ,L  f.  ïl| 

x!eftinée  a  des  ufages  de  Religion.  Après 
la  confommation  de  l'acle ,  elles  pou- 
voient  retourner  a  leur  logis  :  la  dévo- 
tion ,  ou  l'expiation  ,  que  la  DéefTe 
cxigeoit ,  étoit  accomplie.  Celles  qui 
étoient  jolies  étoient  bientôt  expédiées, 
S:  relevées  de  fentinelie  ;  mairies  lai- 
des attendoient  longtemps  l'heure  pro- 
pice pour  fatîsfaire  à  la  Loi.  Il  y  eîi 
avoit  de  fî  malheureufes  ,  que  trois  ou 
-quatre  ans  d'attente  ne  finilicient  point 
leur  noviciat  (a). 

Qui  pourroit  allez  déplorer  la  monf- 
trueufe  alliance  qui  Te  faifoit  dans  le 
Paganifme  entre  le  culte  des  Dieux , 
&  les  paffions  les  plus  fales  :  c'eit  c» 
que  l'on  auroit  pu  appeller  à  juite  titre 
la  dévotion  aifèe ,  li  la  comédie  avoit 
•contenu  plus  d'actes  &:  plus  de  fcenes , 
&  fi  l'on  n'avoit  pas  fait  un  mélange 
défavantageux  à  la  laideur  ;  car  cette 
patience  de  trois  ou  quatre  ans  pour  un 
feul étoit  une  rude  pénitence.  * 

{a)  Heroâote,  Lih.  I. 

*  Art.  Bahylone  ,  rem.  (C}, 


F   2- 


Ï14  Analyse 

[-        P  R  O  P,H  E  T  I  E  S 

VANGELO  CATTHO ,  Aumônier 
de  LOUIS  XL  Ce  qiLon  en  doit 
croire ,  &  ce  qu  il  faut  regarder  coin- 
me  douteux. 

On  raconte  des  particularités  furpre- 
nantes  touchant  le  don  prophétique  at- 
tribué à  Angclo  Cattho  ,  Aumônier  du 
Roi  Louis  XI  ,  &  Archevêque  de 
Vienne  en  Dauphiné.  Philippe  de  Co- 
mines  attefte  qu'il  lui  prédit,  vingt  an- 
nées avant  l'événement ,  que  le  Prince 
Frédéric  ,  fécond  fils  d'Alphonfe  Roi 
d'Arragon ,  monteroit  fur  le  trône:  «S* 
me  promit  dès- lors  (le  dit  Prince)  ajoute 
Comines,  quatre  mille  livres  de  rente 
cudit  Royaume ,  fi  ainfi  lui  advenoit  : 
&  a  efié  cette  promejfe  vingt  ans  devant 
que  le  cas  advint  [a). 

L'Auteur  anonyme  du  Sommaire  de 
la  vie  d'Angclo  Cattho  (h)  ,  afiure 
que  dans  une  longue    maladie  qu'eue 

(a)  Mém.  de  Comines,  Llv.  V,  Chap.  III. 
\h)  On  a  imprimé  ce  Sommaire  à  la  tète  des  piecss 
juftihcatives  ,  ajoutées  aux  Mémoires  de  Comings. 


4? 


D   E      B    A    Y    L   E.  12^ 

Guilleaumc  BnçonnctyGénémI  de  Lan- 
guedoc ,  Angelo  lui  prédit  qu'il  feroic 
un  jour  un  grand  pcrfonnage  dans  i'E- 
glife,  &  bien  près  d'être  Pape.  Briçon- 
net  étoit  alors  marié  :  il  avcHt  époufé 
Raoulette  de  Beaune,  jeune  femme  qui 
lui  avoit  donné  des  enfants ,  &  qui  ne 
fut  pas  trop  contente  de  la  prédiction» 
Car  c'ejloii:  à  dire  quelle  s  en  irait  la  pre- 
mière ,  choje  que  les  femmes  n  aiment 
pas  volontiers  (c).  Dans  la  fuite  Briçon- 
net  fut  fait  Cardinal. 

Voici  un  fait  encore  plus  particulier, 
lire  du  même  Auteur  :  »  eftant  au  fer- 
»  vice  du  dit  Roy  Louis  {Louis  XL...  ) 
»  furvint  la  tierce  bataille,  donnée  à 
»  Nancy  ,  en  laquelle  fut  tué  le  dit 
»  Duc  (  le  Duc  de  Bourgogne  )  la  vigi- 
»  le  des  Roys ,  l'an  mille  quatre  cent? 
»  foixante  &  feize  ,  &  à  l'heure  quefe 
«  donnoit  la  dite  bataille  ,  &  à  l'inf- 
»  tant  mefme  que  le  Duc  fut  tué,  le 
»  dit  Roy  Louis  oyoit  la  Méfie  en  l'E- 
»  glife  MonfieurSaint  Martin  k  Tours, 
»  dillant  dudit  lieu  de  Nancy  de  dix  ^ 
»  grandes  journées  pour  le  moins ,  & 
y>  à  la  dite  Méfie  le  fervoit  d'AumonicL' 
»  ledit  Archevefque  de  Vienne  ,   le- 

(c)  Sommaire  de  la  vie  à.' Angelo  Cattho  ,  p.  7» 

F3 


ii6  Analyse 
w  quel  en  baillant  la  paix  audit  Sei- 
»  gneur ,  lui  dit  ces  paroles  :  Sire ,  Dieu 
»  vous  donne  la  paix  &  le  repos:  vous. 
»  les  avei^^fi  vous  voulc-^,  quia  confum- 
»  matum  eil  :  zotre ennemi  le  Ducd& 
»  Bourgogne  ùfî  mort,  &  vient  d' ejlre  tué^ 
»  &  /on  armée  dejconfîte.  Là  quelle  heu-. 
s,  re  cottée,  fut  trouvée  eflre  celle  en. 
»  laquelle  véritablement  avoit  elle  tué 
»  le  dit  Duc,  &  oyant  le  dit  Seigneur 
3>  lefdites  paroles, s'esbahit grandement, 
»  &  demanda  audit  Archevefque  s'il 
»  efîoit  vrai  ce  qu'il  difoit  comme  il  fa- 
»  voit  ;  à  quoi  le  dit  Archevefque  ref- 
»  pondit, qu'il  le  favoit  comme  les  au- 
»  très  choies  que  Notre  Seigneur  avoit 
yy  permis  qu'il  prédit  à  lui  &  au  feu  Duc 
}>  de  Bourgogne  :  &  fans  plus  de  paro- 
».  les,  ledit  Seigneur  fit  vœu  à  Dieu  &  à 
55  Monfleur  Saint  Martin,  que  ii  lefc 
î>  nouvelles  qu'il  difoit  eiloient  vrayes, 
»:  (  comme  de  faiét  elles  fe  trouvèrent 
»  bientôt  après  ,  qu'il  feroit  faire  le 
»  treillis  de  la  chaiie  Monlieur  Saind: 
»  Martin  (qui  eiloit  de  fer)  tout  d'ar- 
»  gent  :  lequel  vœu  ledit  Seigneur  ac- 
3)  complit  depuis,  &  fit  faire  ledit  treil-» 
»  lis  valant  cent  mille  francs,  ou  à  peu- 
»  près  (^d).  « 
(rf)  Ikid.  p.  4. 


DE      BaYLE.  ÎI7 

Voila  des  choies  qui  mettent  a  bout 
îa  Philofbphic  ;  car  on  ne  fauroit  in- 
venter aucun  bon  fyPcéme  qui  puiffe  en 
rendre  raifon.  Cdt  ce  qui  oblige  la 
plupart  des  Philofophes  a  nier  touc 
court  les  faits  de  cette  nature  qui  fonc 
fi  frc'qneîus  dans  les  Livres  ,  &  plus  fré- 
quents encore  dans  les  difcours  de  con- 
verfation  :  mais  il  faut  avouer  que  ce 
parti- là  de  nier  tout  a  fes  incommodi- 
tés ,  &:  qu'il  ne  contente  point  l'efpric 
de  ceux  qui  pe^snt  exadement  le  po  iir 
&  le  contre.  La  raifon  d'un  Phiio'c- 
phe  Chrétien  admettra  iàns  peine  la 
luppofition  que  Dieu  CGrn:T.l'.''*'^iiC  à 
quelque?  perfonnes  la  qualité  de  Pro- 
phète ,  lorfqu'il  s'agit  d'établir  ou  de 
confirmer  les  vérités  importantes  au 
falut ,  ou  d'arrêter  les  débordements 
extraordinaires  du  péché  ,  ou  en  gêné- 
rai  de  frapper  quelque  grand  coup  très- 
néceflàire  au  bien  de  l'Eglife.  Si  An- 
gelo  Cattho  fe  fut  trouvé  dans  un  cas 
dé  cette  nature  ,  on  pourroit  compren- 
dre que  Dieu  l'auroit  fufcité  pour  pro- 
phétifer.  Mais  c'étoit  un  courtifan ,  qui 
ne  travailloit  qu'à  négocier  un  ma* 
riage  avantageux  ,  félon  le  monde  ,  à 
fes  maîtres  ,  ou  à  s'établir  lui-même 
dans  un  bon  pcde,  C'étoit    d'ailleurs 


iiS  Analyse 

un  homme  qui  fe  piquoit  d'Aflrologîe 
judiciaire  (c  )  :  or  ,  rien  ne  paroît  moins 
digne  de  Dieu,  que  de  révéler  l'avenir 
à  un  Alirologue,  c'eil-k-dire  de  ré- 
compenfer  d'une  faveur  Ci  exquife  l'é- 
tude la  plus  impertinente  qui  le  puilïè 
voir ,  &  la  plus  fondée  fur  des  chimères. 
Qu'un  Diable,  qu'un  Efprit  déréglé 
s'engage  h.  manifefter  l'avenir  à  des  fai- 
feurs  d'horofcopeî  ,  &  de  figures  de 
Géoraance  ,  on  le  peut  comprendre  ; 
car  puifqu'il  efl  criminel  ,  rien  n'em- 
pêche qu'il  n'ait  des  caprices ,  &  des 
fantaifies  grotefques  ,  &  qu'il  ne  dirige 
fa  cond'ji:c  par  des  puérilités,  pour  fe 
mieux  mocquer  des  hommes.  Mais  d'ail- 
leurs un  efprit  créé  elf-il  capable  de  voir 
que  dans  20  années  le  mari  d'une  jeune 
femme  fera  Cardinal  ?  Pour  prédire  ce- 
la ,  ne  faudroit-il  pas  connoître  la  fuite 
d'un  nombre  prefque  infini  de  mouve- 
ments corporels  &  fpirituels?  La  con- 
noifiance  d'une  créature  peut-elle  em- 
braficr  tant  de  chofes  à  la  fois  ?  Si  elle 
les  embrafî'e  ,  il  n*y  a  plus  de  franc  arbi- 
tre :  toutes  les  penfées  des  hommes  font 
attachées  d'un  lien  naturel  &  indillolu- 
blci.  les  unes  à  la  queue  des  autres.  Voilà 
donc  des  abîmes  où  la  raifon  dts  Philo- 

(e)  Comines,  Liv.  V» 


DE      B    A    Y    L   E.  119 

foplies  ne  peut  que  fe  perdre.  Elle  airne 
mieux  nier  tout  ce  qui  le  clic  des  prcdi- 
âions  :  refîource  incommode  ;  car  qui 
oferoic  penfer  que  Philippe  de  Comines 
ait  voulu  mentir,  en  afiûranc  qu'Angelo 
Cattho,  vingt  années  avant  l'événe- 
ment ,  lui  avoit  cit  pluHeurs  fois  que 
Frédéric  d'Arragon  (croit Roi. 

Je  ne  nie  pas  que  l'on  n'ait  raifon 
de  mettre  parmi  les  fables  la  plupart 
des  contes  qui  fe  débitent  en  matière 
de  prddidion  ;  car  il  faut  avouer  que 
ceux  qui  les  prônent  avec  le  plus  de 
confiance  ,  ont  trop  négligé  de  prendre 
des  précautions  contre  un  raifonncur 
incrédule.  Ils  ne  parlent  guère  de  la 
prédidion  qu'après  coup  ;  ils  n'en  pren- 
nent point  acle  félon  les  formalités  ju- 
ridiques :  ils  ne  la  munifient  point  de 
l'autorité  d'un  monumentinconteflable. 
Or  ,  comme  ils  négligent  cela  dans  des 
occafîons  où  il  fcroit  très-facile  d'cp- 
pofer  aux  traits  de  l'incrédulité  un  bou- 
clier impénétrable  ,  ils  ne  doivent  pas 
s'étonner  qu'on  révoque  en  doute  leurs 
Relations. 

Je  mets  au  rang  de  ces  occafîons  k 
Meflèoù  l'on  prétend  qu'Angeîd- Cat- 
tho annonça  au  Roi  la  mort  du  Due 
de  Bourgogne.  Les  preneurs  de  ce  mi- 

f  5 


130  Analyse 
racle  dévoient  préiènter  une  RcqnétC 
h  Louis  XI  ,  pour  le  fiipplier  très-hum- 
blemenc  de  déclarer  à  tout  fon  Confcil 
ce  qu'Angclo  Cattho  lui  avoit  dit,  &c 
d'ordonner  à  {on  Cbancelicr  d'en  taire 
drelîèr  un  ade  ,  qui  ieroit  mis  dans  les 
Archives  de  la  Couronne  ,  &  dans 
îes  Greffes  des  Cours  fouveraines  du 
Royaume.  Ils  aurcient  dû  l'exhorter  à 
ériger  des  colonnes  chargées  d'une  inf- 
cription  ,  qui  contînt  ce  fait  ,  ou  le 
prier  pour  le  moins  de  faire  graver  cela 
Jur  k  treillis  dz  la  ChaJJe  Mon/leur 
Saint  Martin  ,  puifqu'en  confcqucn- 
ce  d'une  telle  prophétie  ,  il  avoit  voiié 
à  cette  Chalie  un  treillis  d'argent ,  & 
qu'il  avoit  accompii  fon  vœu.  Qu'au- 
roient  pu  dire  les  incrédules  en  ce  cas 
là?  Et  qu'euiîent-ils  pu  oppofer  à  des 
monuments  contemporains ,  &  d  au- 
thentiques ? 

Mais  fans  prendre  ainfl  les  devants , 
on  auroit  vu  cette  avanture  ,  fi  elle  cûc 
été  véritable  5  s  affermir  ,  fe  fortifier 
d'elle-même  contre  l'incrédulité.  Louis 
JKI  l'eût  racontée  cent  fois  à  table , 
&  devant  les  Ambafladeurs  des  Prin- 
ces ;  &  ainfi  l'en  trouveroit  à.^cs  écrits 
qui  témoigrercient  qu'on  la  tenoit  de 
fa  bouche.  Je  luis  fur  que  les  Regiitres. 


DE      B   A    Y    L   E.  I3X 

de  l'Eglife  de  Saint  Martin  contien- 
droicnt  un  Ade  là-dciîus ,  s'il  étoit  vrai 
que  ce  Prince  eût  fait  faire  un  treillis 
d'argent  en  exécution  de  fon  vœu.  Puis 
donc  que  cette  avanture  n'efl  appuyée 
c^ue  du  témoignage  d'un  Anonyme  , 
qui  a  déclaré  qu'il  ne  raconte  d'x^ngelo 
Cattho  ,  que  ce  qu'il  en  avoit  oui  dire 
h  trois  perfonnes(/"),  nous  pouvons  rai- 
fonnablement  la  rcjctter.  Mais  voyant 
de  plus ,  que  Philippe  de  Comines  n'en 
parle  pas ,  nous  fommes  fondés  à  déci- 
der que  c'eft  une  fable.  Il  eft  impofTible 
qu'il  eût  ignoré  ce  dialogue  de  fon  ami 
&  de  Louis  XI,  &  que  l'ayant  fû  ,  il 
n'en  eût  rien  dit  dans  fes  Mémoires,  où 
il  parle  de  quelques  autres  prédidions 
d'Angeîo  Cattho  moins  importantes  que 
celle-là.  Son  iiîenceeftun  argument  né- 
gatif,  qui,  en  cette  rencontre,  erl:  une 
bonne  démonftration  ,  ou  pour  le  moins 
d'un  tout  autre  poids  que  l'affirmation 
des  trois  perfonnes  nommées  par  l'Ano- 
nyme.   Et  notez  que   l'Anonyme  ne' 


(/)  Ces  trois  perfonnes  font  Jean-Frsnçois  de 
Cardonne  ,  Maître  d'Hôtel  du  Roi;  Jern  Briçonnet, 
Préddent  des  Comptes  ;  Pvenslde  d'AIbiano  ,  Gentil- 
homme Napolit.iir..  L'Anteur  du  Sommaire  déclare 
que  ces  trois  perfonnages  font  des  gens  ie^^ranrf* /et, 
frudiréCi  ^  i/ aatoriti. 


f  6 


131  Analyse 
marque  point  que  ces  trois  perfonnes 
ayert  rendu  témoignage  fur  ce  Dialo- 
gue. L'on  peut  donc  prétendre  qu'il  n'en 
avoit  oui  parler  qu'à  l'une  d'elles.  Or, 
dès  que  la  principale  desdeux  préûiclicns 
eft  équivoque  ,  on  peut  rejcttcr  l'autre  : 
&  ainfi  TAntcur  eu  oommaire  ne  peut 
raifonnabiement  guérir  perlonne  de  i'efr 
prit  d'incrédulité.  * 

EXAMEN 

D' une pcnpc  de  Phitarque. 

On  apporta  un  jour  à  Periclès  une 
tête  de  bélier  où  il  n'y  avoit  qu'une 
corne  :  ce  bélier  étoit  né  dans  une  mai- 
fon  de  campagne  de  Periclès.  Le  de- 
vin Lampon  déclara  que  c'titoit  un 
£gne  que  la  puifîance  des  deuxfad'ons 
qui  étoient  alors  dans  Athènes,  t  m- 
beroit  toute  entre  les  mains  de  la  per- 
fonne  chez  qui  ce  prodige  étoit  arrivé, 
Anaxagore  s'y  prit  d'une  autre  maniè- 
re :  il  fît  la  difiedion  de  ce  monllre  ,  & 
trouvant  que  fon  crâne  étoit  plus  petit 
qu'il  ne  devoit  être ,  &  d'une  figure 
ovale ,  il  expliqua  la  raifon   pourquoi 

*  Art.  C<f/tAff,  r©«.  B.  Q 


DE      BAYLE.  13  3 

ce  bélier  n'avoic  qu  une  corne  ,  &  pour- 
quoi elle  étoit  née  au  milieu  du  Iront. 
On  admira  cette  méthode  de  donner 
raifon  des  prodiges  ;  mais  quelque  temps 
après  on  n'admira  pas  m.oins  la  pré- 
voyance Tupéricure  de  Lanipon,  quand 
on  vit  la  fadiondeThucydiûe  abattue, 
6c  toute  l'autorité  entre  les  mains  de 
Periclès. 

Plutarque  raifonnant  fur  ce  phéno- 
inene  ,  dit  que  le  Devin  &  le  Philofo- 
phe  pouvoitnt  être  tou'^dtux  tort  rai- 
fonnab'ts  ,  Fun  pour  avoir  deviné  l'ef- 
fet, l'autre  pour  avoir  ueviné  la  caufe. 
C'étoit  l'afîairt  eu  Phiioiophe  ,  ajoute 
Plutarque  .  d'expiiqutr  u'ou  &  com- 
ment cette  corne  uniques  étoit  lormce; 
mais  c'étoit  le  devoir  uu  Devin  de  dé- 
clarer pourquoi  tle  avoit  été  formée  , 
&  ce  qu'elle  prcfageoit.  Car  ceux  qui 
difent ,  que  clés  que  l'on  trouve  une 
raifon  naturelle,  on  anéantit  le  prodi- 
ge ,  ne  prennent  point  garde  qu'ils  dé- 
truifent  les  lignes  artihciels  aufli-bien 
que  les  céieltes.  Les  ranaux  que  l'on 
allume  fur  les  tours,  les  cadrans  fo- 
laires  ,  &c.  dépvndcnt  de  certaines 
caufes ,  qui  agiiient  félon  certaines  rè- 
gles ,  &  néanmoins  lis  font  GciHnés  à 
%niiier  certaines  chofes. 


i'34-         Analyse" 

Voila  ce  qui  fe   peut  dire  de  plus 

fpécieux  &  de  plus  fort ,  en  faveur  du 

L     ,  ,   doome  vulgaire  qu'Ariaxagore  vouloit 

Un  pné-         ^  ,  \  r  •> 

romene  Combattre.  Afin  qu  un  phénomène  de 
naturel     }^  naturc  fblt  un  prodige,  ou  un  ii?ne 

peutetre  ,   ,  r         .  fa    J  Ê, 

le  préfa-  de  quelque  mai  a  venir  ,  il  n  elt  point 
ge   d'un  (ju  fQyj.  néceilaire  que  les  Philofophes 
mentfur-nen  puilleut    donner  aucune  railon  ; 
paturel.   c^^  ^quoiqu'ils  le  puifiènt  expliquer  par 
les  vertus  naturelles  des  caufcs  fécon- 
des ,  il  eft  très-poiTible  qu  il  ait  été  def. 
tiné   à  préfager.    ISi 'explique- t-on  pas 
par    des    raifons  naturelles    la  lumière 
des  fanaux?   Cela  empêche-t-il   qu'ils 
ne  foient  un  figne  de  la  route  que  les 
Pilotes  doivent  prendre? 

Avouons  donc  que  Plutarque  a  fou- 
tenu  l'opinion  commune  aufïï  dode- 
ment  qu'on  la  puifle  fbutenir.  La  caufe 
efficiente  trouvée  n'exclut  point  la 
caufe  finale,  &  la  fuppofe  même  né- 
cefiairement ,  dans  toute  adion  diri- 
gée par  un  Etre  qui  a  de  rintelligence. 
Sur  quoi  donc  fe  fondent  les  Phiiofo- 
Malsiipî^es,  quand  ils  foutienncnt  que  les 
fa^;^        éclipfes,  étant  une  fuite    naturelle  du 

qu  une  ^         '  j  1        v 

înteiii-  mouvement  des  planètes  ,  ne  peuvent 
gence  p^LS  être  un  préfage  de  la  mort  d'un 
Jiere  le  Roi ,  &  quc  le  débordement  des  rivie- 
çef  "fft^  ^^^  étant  un  effet  naturel  des  pluies , 


DE  Bayle.  ly^ 
ou  de  la  fonte  des  neiges  ,  ne  peut  pas 
être  un  préfage  d'une  ('cdition  ,  û'un 
détrônement  ,  ou  de  tels  autres  mal- 
heurs publics  ?  je  réponds  à  cette  de- 
mande qu'ils  fe  fondent  ûir  ce  que  les 
effets  de  la  nature  ne  peuvent  être  des 
pronoftics  d'un  événement  contingent ,. 
à  moins  qu'une  intelligence  particu- 
lière ne  les  delline  à  cette  fin.  11  eft 
vifible  que  les  Loix  de  la  nature ,  lai^ 
fées  dans  leur  progrès  général,  n'au- 
roient  jamais  élevé  des  tours,  n'auroicnc 
jamais  allume  des  feux  fur  ces  tours 
pour  l'utilité  des  Pilotes.  Ilafiiluque 
des  hommes  s'en  (oient  mêlés.  Il  a  ialhi 
que  leurs  volontés  particulières  ayent 
appliqué  la  vertu  des  corps  d'une  cer- 
taine façon  ,  qui  fe  rapportât  à  la  fin 
qu'ils  fe  propofoient. 

D'autre  côté ,  il  eft  vifibîe  que  les 
Loix  de  la  nature ,  laifîées  dans  leur 
progrès  général  ,  ne  fauroient  produire 
des  météores  ,  ou  un  débordement  de 
rivières ,  qui  averrilient  les  habitants 
d'un  Royaume  qu'au  bout  de  deux  on 
trois  ans  il  s'élèvera  une  fcdition  ,  qui 
renverfera  la  Monarchie  de  fond  en 
comble.  Il  eft  vifible  qu'il,  faut  qu'une 
intelligence  particulière  forme  ou  ces  ■ 
météores ,    ou    ces    grandes    inonda.» 


136  Analyse 

tions  ,  afin  que  ce  foient  des  fignes  5u 
changement  du  Gouvernement.  Or  dès- 
là  ce  font  des  choies  dont  la  Phylîque 
ne  fanroit  donner  de  raifon  ;  car  ce  qui 
dépend  des  volontés  particulières  de 
l'homme,  ou  de  l'ange,  n'eil  point  l'ob- 
jet G  une  fcience  :  la  Philolbphie  n'en 
lauroit  marquer  les  caufes. 

Concluons  de  là  qu'un  événement 
dont  la  PI  yfîque  donne  raifon  ,  n'eft 
point  un  préL.gc  de  l'avenir  contin- 
gent ,  &  qu'un  tel  préfcige  n'ell  point 
une  chofe  qu  on  puiile  expliquer  par 
les  Loix  de  la  nature.  Afin  donc  que 
Plutarque  puilie  dire  raifonnablement 
que  le  Devin  &  le  Philofophe  rencon- 
trèrent bien  ,  l'un  la  caufe  finale  ,  l'au- 
tre la  caufe  cfEcicntc  ,  il  faut  qu'il  fup- 
pofe  qu'un  efprit  particulier  difpofa  de 
telle  forte  le  crâne  de  ce  bélier  ,  que  le 
cerveau  fe  retréciilant ,  &  aboutiifant 
en  poin-te  vii-à-vis  du  milieu  du  front , 
ne  produifit  qu'une  corne  qui  fortit  par 
cet  endroit-là.  Il  faut  auffi  qu'il  fuppofè 
que  cet  efprit  modifia  de  cette  façon  le 
cerveau  de  ce  bélier,  afin  que  la  Ville 
d'Athènes  fût  avertie  que  la  fc6Hon  de 
Periclès  opprimeroit  la  fadion  de  Thu- 
cydide ,  Ik  qu'elle  obtiendroit  feule 
tout  le  pouvoir.  Mais  cette  fuppofi.tLon 


DE      B   A   Y   L   E.  137 

étant  contraire  aux  idées  qui  n  vs 
apprennent  qu'il  n'y  a  que  Dieu  qui 
connoifîe  les  événements  contingents  , 
ne  peut  être  admife  ;  &  ainfi  l'on  ne 
fauroit  adopter  le  dogme  vulgaire  des 
préfages,  fansreconnoître  que  Dieu  pro- 
duit par  miracle  ,  &  par  une  volonté 
particulière  ,  tous  les  eiïets  naturels  que 
l'on  prend  pour  des  pronofties.  Selon 
cette  fuppofition  ,  les  miracles  propre- 
ment dits  feroient  prefqueaufTi  fréquents 
que  les  effets  naturels  ^  abfurdité  prodi- 
gieufe  !  n'oubliez  pas  que  fi  Dieu  eût 
voulu  faire  un  miracle  pour  avertir  les 
Athéniens  que  l'une  de  leurs  cabales  fe- 
roit  éteinte,  il  n'auroit  pas  eu  befoin 
de  rétrécir  le  crâne  de  ce  bélier.  Il  eût 
produit  une  corne  au  milieu  du  front  fans 
rien  changer  dans  le  cerveau  ,  &  cela 
eût  mieux  marqué  le  prodige.  * 

Sur  les  Songes.  ' 

Il  feroit  à  fouhaiter  pour  le  bien  & 
pour  le  repos  d'efprit  d'une  infinité  de 
gens,  que  l'on  n'eût  jamais  parié  des 
fonges  comme  d'une  chofe  qui  préfage 
l'avenir  ;  car  les  pcrfonnes  qui  font  une 
fois  imbues  de  cette  penfée,  s'imagi- 

*  Art.  Pcrielès  ,  nsin.  A, 


i:^8  Analyse 

nent  que  la  plupart  des  images  qui  leur 
pafîent  par  refpL-it  pendant  leur  fom- 
meil ,  font  autant  ûe  prédidions  ,  rort 
fouvent  menaçantes.  De  -  là  nailîent 
mille  inquiétudes;  &  pour  un  homme 
qui  n'cfl  point  fujet  à  ces  foibleiTes ,  il 
y  en  a  mille  qui  iie  fauroient  s'en  dé- 
tendre. Je  crois  que  l'on  peut  dire  des 
fonges  la  même  chofe  à-peu-  près  qua 
des  fortileges  :  ils  contiennent  inhni- 
ment  moins  de  myiteres  que  le  peuple 
ne  croit ,  &  un  peu  plus  que  ne  pen- 
fent  les  efprits  forts.  Les  Hiiloires  de 
tous  les  temps  &  de  tous  les  lieux  rap- 
portent, &  à  l'égard  des  fonges ,  &  à 
l'égard  de  la  magie  ,  tant  de  faits  fur- 
prenants  ,  que  ceux  qui  s'obilinent  à 
tout  nier ,  fe  rendent  fufpeds  ,  ou  de 
peu  de  fincéricé  ,  ou  d'un  défaut  de  lu- 
mière ,  qui  ne  leur  permet  pas  de  bien 
difcerner  la.  force  des  preuves.  Une 
préoccupation  outrée,  ou  un  certain 
tour  d'efprit  naturel  ,  leur  bouche  l'en- 
tendement, lorfqu'ils  comparent  les  rai- 
fons  du  pour  avec  les  raifons  du  contre. 
Objec-  J'ai  connu  d'habiles  gens  qui  nioicnt 
tre'ieT'  ^^^^  '^^  préfages  des  fonges ,  par  le 
préfages  principe  que  voici.  Il  n'y  a  que  Dieu , 
des  fon-  Jifoient-ils  ,  qui  connoifTent  l'avenir  , 
c'eii- à-dire  ,    l'avenir    qu'on   appelle 


geS: 


DE     B    A    Y    L    E.  13^ 

contingent  :  or  prefque  toujours  c'eii: 
j  avenir  contingent  que  les  fonges  nous 
annoncent,  quand  on  fuppoie  qu'ils 
font  des  préfages  :  il  faudroit  donc  que 
Dieu  fût  i' Auteur  de  ces  fonges.;  il  le 

Sroûuiroit  donc  par  miracle  ,  &  ainfl 
ans  tous  les  païs  du  monde  il  produi- 
roit  une  infinité  de  miracles ,  qui  ne 
portent  point  le  caradere  ni  de  fa  gran- 
deur infinie,  ni  de  fa  fouveraine  fa- 
gefie.  Ces  Meilleurs  infiitoient  beau- 
coup fur  ce  que  les  fonges  les  plus  mys- 
tiques font  auiïï  communs  parmi  les 
Païens  &  parmi  les  Mahometans  ,  que 
parmi  les  Sedateurs  de  la  vraie  Reli- 
gion. En  effet  lifez  Pîutarque  &  les 
autres  Hiftoriens ,  Grecs  &  Romains  , 
lifez  les  Livres  Arabes ,  Chinois ,  &c. 
vous  y  trouverez  tout  autant  d*exeni 
pies  de  fonges  miraculeux  ,  que  dans 
Ja  Bible  ,  ou  dans  les  Hiftoires  Chré- 
tiennes. -.-«^ 

Il  faut  avouer  que  cette  objedion  a  ^H^^po- 
beaucoup  de  force,  &  qu'elle  fcmbie  thefequ» 
nous  conauire  neceliairement  a  un  tout  g^rii- 
autre  fyftéme,  qui  feroit  d'attribuer  ces  qi'f  «s 
fortes  de  fonges ,  non  pas  a  Dieu  com-  ^^^  ^^^^'' 
me  à  leur  caufe  immédiate  ,  mais  à  de 
certaines    Intelligences^   qui  fous   la 


140        Analyse 

direélion  de  Dieu  ,  ont  beaucoup  de 
part  au  gouvernement  de  l'homme.  On 
pourroît  fiippoler,  félon  la  dodrine 
des  caufes  occalîonnelles ,  qu  il  y  a  des 
loix  générales  qui  foumettent  un  très- 
grand  nombre  d  elfets  aux  defirs  de  tel- 
les &  de  telles  intelligences  ,  comme  il 
y  a  des  loix-  générales  qui  foumettent 
aux  defirs  de  l'iiomme  le  mouvement  de 
certains  corps. 

Cette  fuppofition  efî  non-feulement 
conforme  à  un  fentiment  qui  a  été  fort 
commun  parmi  les  Païens ,  mais  aufîi 
à  la  doârine  de  l'Ecriture,  &  à  celles 
des  anciens  Pères  (a).  Les  Païens  re- 
connoiiTent  pîufîeur'>  Dieux  inférieurs 
qui  prélidoient  à  des  chofes  particu- 
lières ,  &  ils  prétendoient  même  que 
chaque  homme  avcit  un  Génie  qui  le 
gouvernoit.  Les  Catholiques  Romains 
prétendent  que  leur  dodrinede  l'Ange 
Gardien  ,  &  d'un  Ange  qui  prélide  à 
tout  un  peuple,  à  une  Ville,  à  une 
Province,   elt  fondée  fur  l'Ecriture.  Si 

(a)  Selon  la  Doftrine  de  Saînt  Aiiguflin,  qui  ren- 
ferme l'ancienne  tradition  de  tous  les  hommes,  rien 
ne  fe  fait  prefque  dans  le  monde  que  par  les  Anges  ou 
par  les  Démons  ,  ou  par  les  fentiments  que  Dieu  im« 
prime  dans  les  elprits  des  hommes.  Arnaud,  contre 
lefyftême  deMallebfanche  ,  T.  J.p,  lyi. 


B   E      B    A    Y    L   E.  14Ï 

TOUS  étabUliez  une  fols  que  Dieu  a 
trouvé  à  propos  d'établir  certains  Ef- 
prits  pour  caufe  occaGonnelle  de  la 
conduite  de  l'homme ,  à  l'égard  de 
quelques  événements ,  toutes  les  diffi- 
cultés que  l'on  forme  contre  les  fon- 
ges  s'évanouiront.  Il  ne  faudra  plus 
s  étonner  de  ne  trouver  point  un  carac- 
tère de  grandeur ,  ou  de  gravité  ,  dans 
les  images  qui  nous  avertirent  en 
fongc  [b)  :  Qu'elles  foient  confufes  ou 
puériles  ,  qu'elles  varient  félon  les 
temps ,  les  lieux  ,  &  félon  les  tempé- 
raments, cela  ne  doit  point  furprendre 
ceux  qui  favent  la  limitation  des  créa- 
tures ,  &  les  obftacles  que  fe  doivent 
faire  réciproquement  les  caufes  occa- 
fionnelles  de  diverfe  efpece.  N'éprou- 
vons-nous pas  tous  les  jours  que  notre 
ame  &  que  notre  corps  fe  traverfent 
mutuellement ,  dans  le  cours  des  opé- 
rations qui  leur  font  propres?  Une  In- 
telligence qui  agiroic ,  &  fur  notre 
corps,  &  fur  notre  efprit,  devroic  trou- 

(y)  Il  y  a  tel  fonge  qui  eft  un  rebut  de  Picardie  , 
comme  cehii  dont  parle  Brantôme,  qui  préfagea  à 
Marguerite  d'Autriche,  d-ftinée  à  époufer  Charles 
Vil.  ([l'Anne  deBretagne  lui  enleveroit  la  Couronne 
^e  France  :  elle  fongea  que  fe  promenant  dans  un  jar- 
din >  un  une  vint  lui  ôter  un  bouquet  qu'elle  tenoit. 


142,         Analyse 

ver  nécelTairement  divers  obliacles  dans 
les  Loix  qui  établillent  ces  deux  prin- 
cipes (c)  pour  caufe  occallonnelle  de 
certains  ettets. 

Mais  d'où  vient  ,  demande  -  t  -  on  , 
que  ces  Génies  invifibles  ne  prennent 
pas  mieux  leur  temps  :  pourquoi  n'a- 
vertifl'ent-ils  pas  de  l'avenir  pendant 
qu'on  veille  ?  pourquoi  attendent-ils 
que  Ton  dorme?  pourquoi  font-ils  plu- 
tôt Dart  de  leurs  prédirions  à  des  gens 
d'un  efprit  foible ,  qu  aux  plus  fortes 
têtes  ?  il  eft  facile  de  répondre  que 
ceux  qui  veillent  ne  font  pas  propres  à 
être  avertis  ;  car  ils  fe  regardent  alors 
comme  la  caufe  de  tout  ce  qui  fe  pré- 
fente à  leur  imagination  ,  &  ils  diitin- 
guent  fort  nettement  ce  qu'ils  imagi- 
nent d'àvec  ce  qu'ils  voient.  En  dor- 
mant ils  ne  font  nulle  différence  entre 
les  imaginations  &  les  fenfations  :  tous 
les  objets  qu'ils  imaginent  leur  fem- 
blent  préfents:  iU  ne  peuvent  pas  retenir 
exa dément  la  liaifon  de  leurs  images  : 
&  de-la  vient  qu'ils  fe  peuvent  perfua- 
der  qu'ils  n'ont  pas  enfilé  eux-mêmes 
celles-ci  avec  celles  la  ;  d'où  ils  con- 
cluent que  quelques-unes  leur  viennent 

[c)   C'eft-à-clire  la  Machine  humaine    &   l'Ame 
bumaine. 


DE      B   A   Y   L   E,  143 

d'ailleurs ,  &  leur  ont  été  infpirées  par 
une  caufe  qui  les  a  voulu  avertir  de 
quelque  chofe. 

Peut-on  nier  qir'une  înachine  ne  foit 
plus  propre  à  un  certain  jeu ,  quand 
quelques-unes  de  fes  pièces  font  arrê- 
tées, que  quand  elles  ne  le  font  pas^Di- 
fons  le  même  de  notre  cerveau.  Il  eft 
plus  facile  d'y  diriger  certains  mouve- 
ments pour  exciter  les  images  préfa- 
geantes,  lorfque  les  yeux  &  les  autres 
fens  externes  font  dans  l'inaâion  ,  que 
lorfquil-3  agifTent.  Savons-nous  les  fa- 
cilités que  donnent  aux  auteurs  des 
fonges  les  effets  de  la  maladie ,  ou  de 
la  folie  ?  Pouvons  -  nous  douter  que 
les  loix  du  mouvement ,  félon  lefquel- 
les  nos  organes  fe  remuent ,  &  qui  ne 
font  foumifes  que  jufqu'à  un  certain 
point  aux  defirs  des  Efprits  créés  ,  ne 
troublent  &  ne  confondent  les  images 
que  l'auteur  du  fonge  voudroit  rendre 
plus  dillincles?  L'obfcurité  &  la  con- 
fufion  de  ces  images  ne  prouvent  rien 
contre  l'Hypothefe  dont  nous  parlons  : 
car  on  peut  répondre  que  toute  créatu- 
re eH  bornée  &  imparfaite  ;  il  peut 
donc  y  avoir  des  variations ,  &  même 
des  bizarreries  dans  les  effets  qui  font 
dirigés  par  les  deiirs  d'un   Efprit  créé. 


144         Analyse 
Ceci  peut  fervir  contre   quelques  ob- 
sédions que  les  efprits  forts  allèguent  à 
ceux  quiîeur  parlent  de  i'exiftence  de  la 
magie. 

Enfin  ,  je  dis  que  la  connoiiîancede 
l'avenir  n'eii  pas  auïïi  grande  que  l'on 
s'imagine  ,  en  fuppofant  qu'il  y  ait  des 
fonges  de  divination  ;  car  fi  nous  exa- 
minons bien  les  révélations  &  la  tra- 
dition populaire  ,  nous  trouverons  que 
la  plupart  de  ces  fonges  n'apprennent 
que  ce  qui  fe  paiie  dans  d'aucres  païs  , 
ou  ce  qui  doit  arriver  bientôt.  Un 
hommt  longe  la  mort  d'un  ami  ou  d'un 
parent ,  &  il  fe  trouve,  dit-on,  que 
cet  ami  ou  ce  parent  expiroit  à  cin- 
quante lieues  de-la  au  temps  du  fonge. 
Ce  ndl  point  connokre  l'avenir  que  de 
révéler  une  telle  chofe.  D'autres  fon- 
gent  je  ne  fçai  quoi  qui  les  menace  de 
quelque  malheur,  de  la  mort ,  G  vous 
voulez.  Le  Génie  auteur  du  fonge  peu: 
connoître  les  complots ,  les  machina- 
tions qu'on  trame  contr'eux  ;  il  peut 
voir  dans  l'état  du  fang  une  prochaine 
difpofition  a  l'apoplexie  ,  à  la  pleuréfie  , 
ou  à  quelqu'autre  maladie  mortelle.  Ce 
n'eil  point  connoître  l'avenir  qu'on  ap- 
pelle contmgent. 

Mais,  dit-on ,  il  y  a  des  particuliers 

qui 


DE      B    A    Y    I   K.  14^ 

qui  ont  for. gc  qu'ils  regneroient ,  &  ils 
n'ont  régné  qu'au  bout  de  vingt  ou 
trente  ans.  Répondez  que  leur  Génie  , 
qui  étoit  d'un  ordre  diftingué  parmi 
les  intelligences  ,  s'étoît  mis  en  tête  de 
les  élever  fur  le  trône  :  il  s'afluroic 
d'en  ménager  de  loin  les  occafrons , 
&  d'y  réulfir  :  &  Ik-deiTus  il  corn- 
muniquoit  des  fonges.  Les  hommes  e!i 
feroient  bien  autant  à  proportion  de 
leurs  forces. 

Je  ne  donne  point  ceci  pour  des 
preuves ,  ou  pour  de  fortes  raifons ,  mais 
feulement  pour  des  réponfes  aux  diffi- 
cultés que  Ton  propofe  contre  l'opinion 
commune  :  &  il  faut  même  que  l'on 
fâche  que  je  me  renferme  dans  les  bor- 
nes des  lumières  naturelles  ;  car  je  fup- 
pofe  que  les  difputants  ne  fe  voudroienc 
point  fervir  des  autorités  de  l'Ecriture, 
Je  fouhaite  aufli  qu'on  remarque  que 
xreux  qui  foutiennent  qu'il  y  a  des  fon- 
ges de  divination  ,  n'ont  befoin  que 
d'énerver  les  objeélions  de  leurs  Ad- 
•verfaires  ;  car  ils  ont  pour  eux  une  in- 
finité de  faits ,  tout  de  même  que  ceux 
qui  foutiennent  l'exiftence  de  la  mi!- 
gie.  Or  quand  on  en  efl:  là  ,  il  fufîît 
qu'on  puiile  répondre  aux  objedions  ; 
c'eft  à  celui  qui  nie  ces  faits ,  à  prou- 
Tome  IL  G 


1^6        Analyse 

ver  «qu'ils  font   impofTibles:   fans  cela 
elle  ne  gagne  point  fa  caufe. 

Jedois  auffi  avertir  que  je  ne  prétends 
nullement  excufer  les  anciens  l'aïens, 
foit  à  l'égard  du  foin  qu'ils  ont  eu  de 
rapporter  tant  de  fonges  dans  leurs  Hi- 
lèoires ,  foit  à  l'égard  des  démarches 
qu'ils  ont  faites  en  conféquence  de 
certains  fonges.  Quelquefois  ils  n'ont 
point  eu  d'autre  fondement  pour  éta- 
blir certaines  cérémonies  ,  ou  pour 
condamner  des  accufés  (d).  On  peut 
fe  moquer  fort  juftement  de  la  foibleflè 
d'Auguite  (c)  j  &  plus  encore  de  la 
loi ,  qui  ordonnoit  en  certains  païs  à 
tous  les  particuliers  ,  qui  auroient  fon- 
gé  quelque  chofe  concerhant  l'Etat, 
de  le  faire  favoir  au  Public  ,  ou  par 
«ne  affiche  ,  ou  par  un  Crieur  ;  &  G. 
l'on  excepte  quelques  fonges  particu- 
liers ,  je  confens  que  Ton  dife  de  tous 
les  autres  Ce  que  nous  lifons  dans  Pé- 
trone : 

Somnîa   quet    mentes    laduni    roîitantihus   vmhr'is ,' 
Non    di'uhra   Diûm  ,  ntc  ab   xthcre  numina   mit- 

ttint  ; 
Std  fihi   quifque  feicit.  •  •  f 

{A)  Voyez  Ciceron  de  Dlrinatlone  ,  Cap.'  XXV. 
(<)  Somnia  neqnefua  ,  neqitc  aliéna  de  fi  negli^i^_ 

ias,  Siiet.  ift  Augufto ,  Cay.  XQU 


BE    B  A  Y  L  E.  Î47 

Si  nous  voulons  comparer  avec  ce 
qui  nous  arrive  ,  une  infinité  d'images 
qui  s'élèvent  dans  notre  efprit ,  quand 
nous  nous  abandonnons  en  veillant  k 
tous  les  objets  qui  viennent  s'offrir  à 
nous ,  je  fuis  (ùr  que  nous  y  verrons 
autant  de  rapport  avec  nos  avantures  , 
que  dans  plufieurs  fonges  que  nous  re- 
gardons comme  des  préfages.  Mais  je 
crois  en  même-  temps  que  Ton  ne  fanroic 
douter  de  certains  fonges  mémorables 
dont  les  Hiftoriens  font  mention  ,  ni 
les  expliquer  par  des  caufes  naturelles  , 
je  veux  dire  fans  y  reconnoitre  de  Tinf-r 
piration  ,  ou  de  la  révélation  (f)  * 

Dangércufe  Maxime  des  Païens. 

Cétoit  une  Maxime  afièz  ordinaire 
parmi  les  Païens  d'imputer  à  la  fortu- 
ne ,  c'eft-à-dire  à  Dieu  ,  non-feu lemenc 
leurs  mauvais  fuccès,  mais  aufTi  leurs 
fautes.  Cette  excufe,  ou  cette  mauvaife 
confolation,  étoit  toujours  prête;  on 
y  recouroit  d'abord.  On  croyoit  que 
les  Dieux  poufToient  les  hommes  au 
mal ,  &  qu'en  certains  cas  il  n'étoit  pas 

,  (/)     Voyei    Valere     Maxime,    Lib.     I.     Cap. 
VII,    &    Grotius,    Epifi.    CCCCF,     Parc.     //, 
»  Art.  Majusf  rem.  D. 

G  z 


148  Analyse 

pofjjble  de  réfirter  à  cette  impnlfîon,' 
Vous  vous  imaginerez  peut-être  que  la 
grande  facilité  que  l'on  trouvoit  à  for- 
mer des  plaintes  contre  les  Dieux ,  por- 
ta les  hommes  à  fe  fervir  de  ce  fubter- 
fuge  fans  examen  &  fans  réflexion  ,  & 
que  c'étoit  un  de  ces  premiers  mouve- 
ments qui  s'élèvent  dans  notre  ame , 
avant  que  nous  ayons  eu  le  temps  de 
nous  préparer  à  juger  des  chofes  ;  mais 
il  efl  certain  qu'en  plufleurs  rencontres 
on  parloit  ainiî  après  y  avoir  mûrement 
penfé.  Ceux  qui  n'examinent  pas  à 
fond  ce  qui  fe  pafTe  en  eux-mêmes  ,  fe 
perfuadent  facilement  qu'ils  font  libres , 
&  que  fi  leur  volonté  le  porte  au  mal , 
c'eft  leur  faute ,  c'ell  par  un  choix 
dont  ils  font  les  maîtres.  Ceux  qui 
font  un  autre  jugement,  font  des  per- 
fonnes  qui  ont  étudié  avec  foin  les  reC- 
Torts  &  les  circonilances  de  leurs  ac- 
tions ,  &  qui  ont  bien  réfléchi  fur  les 
progrès  du  mouvement  de  leur  ame. 
Ces  perfonnes-là  pour  l'ordinaire  dou- 
tent de  leur  franc  arbitre,  &  viennent 
même  jufqu'à  fe  perfuader  que  leur 
raifon  &  leur  efprit  font  des  efclaves  , 
qui  ne  peuvent  réiiller  à  la  force  qui 
les  entraîne  où  ils  ne  voudroient  pas 
aller.  X 


DE      B    A    Y    L   E.  149 

-     Or  c'étoit  principalement  cette  forte 
de  perfonn€s  qui  attribuent  aux  Dieux 
•la    câufe  de    leurs    mauvaifes   adions. 
Elles  Te  fouvenoient  d'avoir  bien  con- 
fidéré  qu'elles  tenoient  un  chemin  per- 
nicieux à  leur  fortune  ,  &  honteux  à 
leur  renommée  ,  &  d'avoir  fait  bien  des 
efforts  pour  dompter  la  palfion  qui  les 
égaroit  :   mais   elles    fentoient   encore 
mieux  que  tous  ces  efforts  avoient  été 
inutiles  ,    &  que  la   raifon    invoquée 
mille  fois  ,  que  les  vœux  &  les  pneres 
avoient  été  un  fecours  très  -  puiilant. 
Elles  concluoient  donc   qu'une  caufb 
occulte  ,  &  qu'une  force  majeure  les 
pouiloit  ,  &  les   entraînoit  ;  que  les 
Dieux  en  un  mot  étoient  la  caufe  ,  & 
des  pafTions  qu'elles  fentoient  ,  &  des 
fuites  pernicieufes  &  criminelles  de  ces 
paffions.  Voilà  le  dénouement  de  l'in- 
ti'igue  :  il  y  a  ici  quelque  chofe  de  di- 
vin ,  difoit-on  ,  tout  comme  dans  cer- 
taines maladies  du  corps,  qui  mettoient 
k  bout  la   fcience  ,    &  l'expérience  des 
Médecins  les  plus  éclairés.     Nous  con- 
noiiîbns  ce  qu'il  faut  faire  ,  ce  qui  nous 
feroit  le  plus  utile  ,  le  plus  commode, 
le  plus  honorable  ;   néanmoins  ,  nous 
prenons  l'autre  parti.     Cela  vient  des 
Dieux.     Médée  raifonna  de   la  force  , 

G3 


T<5o  Analyse- 
<]iiand  elle  eut  compris  qu'elle  ne  pon- 
voit  réliiler  à  l'amour  qu'elle  avoit  con- 
çu pourjafon  ;  qu'elle  n'y  pouvoir ,  dis- 
je  ,  réfifler  ,  quoiqu'elle  vît  clairement 
les  fuites  honteufes  &  criminelles  de  fa 
conduite  &  que  fa  raifon  les  condam- 
nât. 

Trufira  Medea  répugnas , 
Ne/cio  quis  Deus  ohftat  y  ait  ,   mirumque  quid  hoc  efi 

Ex'cute  vlrgineo  conceptas  peclore  ftammas  ; 
Si   potes  ,  infelix  ;  fi  pojfem  ,  fanior    effem  ; 
Sed  trahit   invitam  nova  vis  :  aliudque  cupido  : 
Mens  aliud  fuadet.     Video  meliora  ,  proboque  , 
Détériora    fequor  (a). 

Elle  fe  dit  à  elle  même  tout  ce  qui  pou- 
voit  la  guérir  de  cette  pafîioiv:  elle  fe 
repréfeuta  l'énormité  de  la  faute  qu'elle 
feroit ,  &  il  y  eut  des  moments  où  cea 
images  du  devoir  étoient  prêtes  a  rem- 
porter la  vidoire  ;  mais  la  vue  de  Jafon 
détruifit  aifément  toutes  leurs  impref- 
iions. 

Une  infinité  de  perfonnes  de  l'un  &: 
de  l'autre  fexe  ,  dont  l'Hilloire  n'a  rien 
dit  ,  fe  font  trouvées  dans  le  même 
cas.  L'amour  leur  a  tait  commettre 
mille  fautes  dont  elles  voyoient  fi  clai- 

(a)  Ovid.  Metam.  Lit,  VIL 


DE       BAYLE.  I^I 

Tement  &  la  honte  &   le   dommage  , 
qu'elles  ont  tâché  de  les  prévenir  ,  en 
appellant  la  raifon  a  leur  fccours  ,  &  en 
faifant  bien  des  fouhaits  de  ne  pas  aimer. 
11    étoic    naturel  qu'elles  conclulicnt 
qu'elles  n' étoient  point  la  caufe  de  leur 
mauvaife  conduite  ,  en   tant    qu'elles 
avoient  un  entendement  raifonnable  , 
&  une  ame  libre  ,  &  maitrefié  de  les 
volontés.  Cette  première  conclrfion  les 
conduifit  à  celle-ci ,  qu'une  caufe  exter- 
nc,&  fupéneure  à  toutes  leurs  forces ,  les 
pouiioit  ;  la  féconde  conclulion  leur  en 
faifait  faire  une  troifieme  ,  favoir  qu'un 
Dieu  étoit  cette  caufe  externe  &  nécefïï- 
tante.  _^_ 

Voilà  l'origine  àe  h  pfétdfidne  di- 
vinité de  Vénus  &:  de  Cupidon.  Parce 
que  l'on  éprouve  que  la  jaloufie  _,  l'ava- 
rice ,  l'ivrognerie  ,  le  deiir  de  vengean- 
ce ,  &  plufieurs  autres  palTions  font 
commettre  mille  chofes  que  la  raifon 
condamne  ,  &  qui  font  même  contrai- 
res aux  véritables  intérêts  de  l'amour 
propre  ,  on  a  cru  que  les  Dieux  étoient 
les  inftigateurs  de  ces  chofes.  On  ne 
les  en  a  donc  point  accufés ,  parce  quî 
l'on  ne  faifoit  nulle  réflexion  ,  mais 
plutôt  parce  que  l'on  réflechiiïbit  beau- 
coup fur  ce  qui  fe  pâlie  dans  notre  ame, 

G  4. 


l^Z  ANALYSE 

Si  les  Païens  avoient  eu  de  Dieu  îa 
juiic  idée  que  nous  en  avons ,  qui  noes 
le  repréfentc  comme  un  être  parfaite- 
ment faint  ^  i]s  fe  fullènt  garantis  de  ce 
jugement  téméraire  ;  mais  attribuant 
Ttux  Dieux  les  mêmes  défauts  auxquels 
les  hommes  font  fiijets  ,  ri.en  n'empé- 
choit  qu'ils  ne  crulicnt  que  les  Dieux 
pouiioicnt  les  hommes  au  mal  ,  &  ren- 
doient  inefficaces  toutes  les  lumières  de 
la  raîfon  ,  tantôt  par  une  déleftatian. 
prévenante  ,  qui  nécelTitoit  la  volonté  ,. 
tantôt  par  un  chagrin  importun  ,  qui 
avoit  la  même  fuite.  Paris  plaifoit  à  Hé- 
lène ;  Jafon  plaifoit  à  Médée  :  elles  ne 
penfoient  point  à  lem*  union  avec  ces, 
iirn^nts  ^  f^^c  ptefTentJr  un  contente- 
ment incroyable  ;  elles  ne  pouvoient  fe 
con/îderer  comme  féparées  d'eux  fans, 
prcffentir  un  cruel  tourment  :  ces  im- 
prcfïïons  ne  dépendoient  pas  de  leur  li- 
berté ,  &  ne  lui  étoient  pas  plus  fou- 
mifes  que  le  fcntiment  agréable  ou  dc- 
lagréable  que  l'on  a  en  goûtant  du 
miel,  ou  de  l'abfinthc.  Ce  que  pou- 
voient faire  ces  deux  femmes  étoit  d'op- 
pofer  à  ces  fentiments  la  raifon  &  le. 
devoir  ;  foibles  armes  ,  fi  Paris  &  Jafon. 
continuent  d'exciter  les  mêmes  idées  & 
les  mêmes   imprellions  j    puifqu'en  ce 


D   E      B    A    Y    L   E.  1^3 

cas- la  ils  captiveront  tôt  ou  tard  la 
volonté  ,  &  lui  extorqueront  Ton 
confentement  ,  quelque  dehr  qu'elle 
puiiîe  avoir  de  n'être  pas  fubjuguée. 
Vœux  inutiles ,  vdlditès  frivoles  ,  en 
prefcnce  des  fentiments  dont  j'ai  par- 
lé ,  &  dont  la  caufe  ne  vient  point  de 
nous. 

D  où  vient-elle  donc  ?   Les  Païens 
avoient  beau  la  chercher  à  droite  &  à 
gauche  ,  ils  ne  la  trouvoient  point  fur 
la  terre  ,  &  c'cft  pourquoi  ils  la  donnè- 
rent aux  Dieux.  Ils  le  pouvoient  faire 
en  deux  manières  ,  ou  en  fuppofant  un 
Cupidon  qui  blefioit  le  cœur ,  ou  en 
fuppofant  que  l'Auteur  des  corps  hu- 
mains en  avoir  monté  les   pièces  avec 
un  tel  artifice  ,  que  par  exemple  celui 
de  Jafon  pouvoir  exciter  dans  le  cœur 
&  dans  la  tête  de  Médée  les  mouve- 
ments des  efprits  d'où  dépend  l'amour 
machinalement ,  &  inévitablement.  Se- 
lon ce  dernier  principe  ,  fi  Hélène,  fî 
Médée  deviennent  amourcufes ,  il  s'en 
.  faut  prendre  à  celui  qui  a  formé  ,  & 
arrangé  les  parties  de  leur  corps  ,  tout 
de  même  que  s'il  fume  dans  une  cham- 
bre quand  le  vent  foufle ,  il  faut  impu- 
ter cela  ,  non   pas   au  vent ,  mais  aa 
Maçon  qui  a  fait  la  cheminée. 

G  5 


1^4        Analyse 

C'étoit  un  abyme  dont  les  Payens 
ne  pou  voient  fortir  ;  il  falloic  qu'ils  y 
tombaiknt  toutes  les  fois  qu'ils  voii<- 
loicnr  donner  la  raifon  de  la   contra- 
riété qui  fe  rencontre  entre  ce  que  nous 
faifons  ,  &  ce  que  nous    connoifTons  , 
&  par  conitque.it  ils  y  tomboient  très- 
fou  vent  ,  car  la  vie  humaine  n'eft  prel- 
que  autre  cHofe  qu'un  combat  conti- 
nuel des  paflions  avec  la   confcience , 
dans  lequel  celle-ci  ell  prefque  toujours 
vaincue.   Ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange 
&  de  plfts  bizarre  dans  ce  combat ,  c'cft 
que  la  vidoire  fe  déclare  très-fou  vent 
pour  le  parti  qui  choque  tout  à  la  fois 
΀s  idées  qu'on  a  de  l'honnête  ,  &  la 
connoiiFance  que  l'on  a  de  Ion  intérêt 
temporel.  Je  veux  croire  qu'il  y  a  des 
gens   d'une  flupidité  fi  brutale  ,   qu'ils 
ne  voient  point  que  leur  vie  feroit  plus 
heureufe  s'ils  ne  nourrifibient  pas  dans 
leur  fein  les  pafTions  qu'ils  y  nourrif- 
fent  ;    mais  je  ne  faurois  penfer  que  , 
dans  le  cours  ordinaire  des  chofes ,  un 
homme  tourmenté  d'une  pafTion  tyran- 
nique  ,  un  jaloux  par  exemple  ,  ne  fût 
ti'è3-r?.tisfait    d'être    exempt    des    foi- 
blelfes  qu'il   éprouve  ,  &    n'achetât  fa 
délivra  nce  au  poids  de  l'or.  Il  fcnt  très^ 
vivçme  ot  fon  malheur  ;  il  emploie  tou« 


DE      BaYLE.  I$^ 

tes  les  reflburces  de  fa  raifon  pour  Te 
détromper  ,  pour  fe  tromper  même ,  &: 
pour  chafler  l'implacable  furie  qui   le 
déchire  :  tous  fes  efforts  font  inutiles  , 
&  il   voit ,  à  fon  grand  regret,  que  la 
paifion  eft  toujours  plus  forte  que  la 
raiibn.   Que  pouvoir  dire  la-dellu5  un 
Philofophe  Payen  ?    Ne  devoitril  pas 
reconnoître  ici  une  caufe   fupérieure , 
&  ranger  tous  ces  gens-lk  au  nombre 
des  Fanatiques  ,  des  Energumenes ,  des 
Enthoufiailes ,  &  de  tous  ceux  en  gé- 
néral que  l'on  croyoit  agités  d'une  di- 
vine fureur?  Le  vrai  fyftême  des  Chré- 
tiens eft  le  feul  qui  puiflè  réfoudre  ces 
difficultés.    Il  nous  apprend  que  depuis 
que  le  premier  homme  fut  déchu  de  fon 
état  d'innocence  ,  tous  fes  defcendants 
ont  été  affujettis  a  une  telle  corruption, 
qu'à    moins  d'une  grâce  furnaturelle , 
ils  font  néceffairement  efclaves  de  l'i- 
niquité ,  enclins  à   mal  faire  ,  inutiles 
a  tout  bien,  La  raifon  ,  laPhilofophie, 
les  idées  de  Thonnête  ,  la  connoifîance 
du  vrai  intérêt  de  l'amour  propre  ,  tout 
cela  eft  incapable  de  réfîfter  aux  paf- 
fîons.  L'empire  qui  avoir   été  donné  à 
Ta  partie  fupérieure  de  famé  fur  l'infé- 
rieure ,  a  été  ôté  à  l'homme  depuis  le 
péché    d'Adam.     C'eft   ainfi    que    les 

G   6 


iS^        Analyse 

rjt^^'l  i'^^^^'oîogiens  *    expliquent  le    cLange- 
auttes.     ment  que  ce  péché  a  produit  :  mais  com- 
me !a  plupart  des  métaphores  ne  doivent 
être  preffees   que    juiqu'à  un    certain 
point  ,  il  ne  faut  pas  abufer  de  celle- 
ci  ;  car  il  ne   (croit  pas  raifonnable  de 
dire  que  dans  l'état  d'innocence  la  par- 
tie inférieure  étoit  conditionnée  comme 
elle  Tefl  préfentement ,  mais  qu'il  n'en 
pouv^oit  arriver  aucun  défordre  ,  parce 
que  la    partie  fupérieure    la    pouvoic 
toujours  réprimer    bien  à   propos.    Ce 
feroit     fuppofer    que    la    machine    de 
rhomrne  ,  en  fortant  des  mains  de  fon 
Créateur  ,  auroitécé  acluclîement  tour- 
née vers  la  fenfualiré  &  vers  les   pa{^ 
fions  condamnables  ;  &  ce  feroit  faire 
tort  aux  peifeâions  du  fouverain  Etre'*', 

DÉVOTION 


Des  ?rfufulmans  ^  difclples  (TAU^poiir 
FathmÉ.  Prières  de  la  Liihurgic 
Pcri'anne. 


Mahomet  eut  une  fille  ,  nomme'e 
Tathmé  ou  Futime  ^  qui  époufa  Ali. 
Quelques  relations  portent  que  c'eft  la 

*  Art,  HcUne  ,   rem.  Y, 


DE     Bayle.  1^7 

grande  Sainte  qu'on  vénère  avec  tanc 
de  dévotion  à  Com  ,  dans  la  Perfe. 
C'eft  en  particulier  ce  qu'Herbert  af- 
fûre:  il  dit  que  cette  fille  de  Mahomet 
eft  enterrée  dans  ce  lieu  ;  qu'on  a  placé 
fon  Tombeau  dans  une  luperbe  Mo{^ 
quée  ;  que  ce  Tombeau  a  douze  pieds 
de  hauteur  ,  qu'il  eft  couvert  d\in  drap 
de  velours  blanc  ,  &  qu'on  y  monte  par 
des  marches  d'argent  mallil:  {a). 

La  plupart  des  Voyageurs  font  d'un 
autre  fentiment.  Figueroa  rapporte  fur 
îe  témoignage  de  pluiieurs  gens  du 
païs  ,  que  la  Sainte  de  Com  eit  lille 
d'Ali  «Se  de  Fatime  ,  &  que  Lda  eft  fon 
véritable  nom  {h).  Befpier  forme  là- 
defîiis  une  conjeélure  qui  n'eft  pas  dé- 
pourvue de  vraifernblance.  Selon  lui  , 
le  nom  de  Lda  eft  commun  aux  gran- 
des Dames  de  l'Afrique  ,  &  c'eft  aufti 
le  titre  d'honneur  qn'on  y  donne  or- 
dinairement à  la  Vierge  Marie  ,  pour 
laauelle  les  Mahométans  ont  beau- 
coup de  refped  ,  ainli  que  pour  Jefus- 
Chrift  (c-).  Un  autre  Ecrivain  afl'ûre  que 
les    Mufulmans    appellent    la    Sainte 


(a)  Herbert  ,  Voyinie  (le  Perfe  ,  f.  339. 
('')  Figueroa  ,  AmbaiTTHe  ,  p.  220. 
(c)  I'e(piL'r  ,    Renurqiiçs    fur    l'état      preTent  df 
i'Empire  Ottomiinj  par  Ricaut ,    T.  1,  p.  zi. 


i<58  Analyse 

Vierge  Lela  Mariam ,  c*eft-k-dire  la 
Dame  Marie  ,  &  que  toutes  les  fil- 
les du  Chérif prenoient  le  ti- 
tre de  Lela  :  il  en  nomme  quatre 
qui  portoient  ce  nom  Çd)  ;  fur  quoi 
Befpier  dit  qu'il  a  quelque  penchant 
à  croire  que  Lela  n'eft  pas  le  nom 
propre  de  la  Sainte  dont  Figueroa 
fait  mention  ,  mais  feulement  un  fur- 
nom  ,  &  un  titre  d'honneur  que  les 
habitants  de  Com  lui  ont  donné ,  fe 
contentant  de  l'appeller  par  excellence 
la  Dame,  à  peu  près  comme  les  Chrétiens 
emploient  le  nom  de  Notre-Dame  , 
pour  défigner  la  Sainte  Vierge  {e). 
Pietro  Délia  Valle  (/)  ,  &  Taver- 
nier  (g)  ,  veulent  que  la  Madonne  de 
Com  ne  foit  que  la  petite-fille  d'Ali 
&  de  Fatime.  D'autres  difent  qu'elle 
efl:  fille  de  Moufa ,  &  que  fon  ayeul. 
s'appelloit  Dgafer.  Cette  dernière  opi- 
nion efl  foutenue  par  une  preuve  au- 
thentique ,  je  veux  dire  par  les  titres 
que  l'on  donne  à  cette  prétendue  Sainte 
dans  les  prières  folemnelles  que  les 
Pèlerins  lui  adrefTent.  Ces  prières  font 

{d)  DieEjo    fie  Torrez  ,  Hift.  des   Ciierifs  ,  Chap, 
tXXIV  ,&  CVII  ,  cité  par  Befpier,  utifuprà, 
^  (c)  Befpier  ,  ibid. 
(/    Voyaa;es  ,   T.  Il ,  p.  ^$. 


DE      BaYLE.  159 

anciennes ,  elles  fonc  prcfcrites  par  la 
Lithurgie     Perfanne  ,   &     par    confé- 
quent  elles   fournifTent  un  témoigna- 
ge qui  ne   nous  donne  pas  une  grande 
idée    de  Texaditude  des    Voyageurs , 
puifque  quelques  -  uns    des  pins   cé- 
lèbres font   fi  mal  inftruits  de  la  gé- 
néalogie de  notre  Sainte.    M.  Chardin 
a  rapporté  les  deux   principales  orai- 
fons ,  que  les  Pèlerins  font  obligés  de 
dire.     La   première  commence    ainfi  : 
Je  vifiîe    Madame  ê'  Maitrcjfe   Fath- 
mé  ,  fille  de  M  ou  fa  ,  fils  de  Dgafer  , 
fur  qui  foit  le  falut  &  la  paix  éternel- 
lement.   Il  y  a  une  chofe  confidérable 
dans  ces   prières  ;  c'efl    qu'on  s'y  re- 
commande   à    l'intercefiion    de   cette 
Sainte  ,  &  qu'on  fait   des  prières  pour 
èHe.    Nous  venons  de  voir  qu'on  lui 
fouhaite   la  pai}(  &   le    falut   éternel  ; 
voici  d'autres  vœux  :  Dieu  veuille  pren- 
dre fon  plus  grand plaifir  en  toi,  t' avoir 
pour  agréable^  ^  t' affermir  dans  le  Pa- 
radis ,  qui  eft  ta  demeure  &  ton  refuge, 
éternellement.  Quant  à  la  manière  dont 
on  fe  recommande  à  fes  prières ,  voici 
ce  que    Chardin  a    extrait   du    même 
Formulaire.  Je  te  fuis  venu  chercher ,  ô 
Dame  &  Maitrejfe  de  mon  ame ,  dans 
lu  vue  de  m' approcher  de  Dieu  très" 


i6o         Analyse 

haut  par  cet  acle  de  piété ,  &  de  Jon 
^pâtre  y  &  de  fes  enfants.  La  mijéri- 
corde  de  Dieu  fuit  fur  lui  Ù  fur  eux 
éternellement.    J'abhorre  &  dctejte  mes 

péchés &  je  fais  mes  efforts  pour 

brifer  le  joug  de  l'Enfer.  Daigne  m'ac^ 
corder  ton  intercefion ,  6  Sainte   Vier- 
ge ,   au  jour  que    les   bons  feront   fé- 
parés  d'avec  les  méchants.     Sois  -  moi 
propice  alors  :  car  tu  es  d'une  race  ^ 
fortie  de  parens  qui  ne  laiffent  tomber 
dans  le   malheur  nul  de   ceux  qui  les 
aim.entj  qui  ne  refufcnî  jamais  rien  à 
quiconque  les  vient  prier ,  qui  détour- 
nent toute  forte  de  mal  de  dejfus  ceux 
qui  les  cherij/ènt ,   &  de  qui  les  enne- 
mis au  contraire  ne  fauroient  jamais 
profperer  (h). 

Dans  cette  première  oraifon  on  don- 
ne à  notre  Sainte  les  titres  &  les  préro- 
gatives les  plus  magnifiques  :  on  l'ap- 
pelle Vierge  Sainte  ,  vertueufe  ,  jufle  , 
dirc-clrice  de  vérité,  pieufe,  fandifiée , 
£11  e  fans  tache  ,  &  exempte  de  toute 
impureté.  Dans  une  autre  prière  on  la 
qualifie  de  Vierge  pure  vv  immaculée, 
mère  des  dou^j  vrais  vicaires  de  Dieu 
d  illufre  narjfance  (/).  Je  ne  fai  coqi- 

(/i)    Chardin,   Journal     du    Voyage    de    Perfe  j 
pag-  4^J4  &■  fuivanus, 
•     (  i  )  Jéid, 


DE      B    A    Y    L   E.  I^î 

nu;nt  les  Mahométans  concilient  toutes 
ces  qualités. 

Le  même  Auteur  nous  apprend  que 
le  tombeau  de  cette  Faîhmé  a  été  rebâti 
trois  fois.  Il  ajoute  que  Ton  père  l'ame- 
na à  Com  pour  éviter  la  perfécution 
que  les  Califes  de  Bagdad  faifoicnt  a  fa 
famille  ,  &  à  tous  ceux  qui  regardoienc 
Ali  &  Tes  defcendants  pour  les  feuls 
fucceiTcurs  légitimes  de  Aîahomet.  El- 
le  embellit  cette  Ville  de  pluueurs  édi- 
fices fuperbes ,  &  elle  y  mourut.  Le. 
peuple  croit ,  continue  Chardin  ,  que 
Dieu  V enleva  au  del  ,  &  que  fort 
tombeau  ne  renferme  rien ,  &  ncjî 
qu'une  r  epr  é fait  ado  n  (A:).  L'Egiife 
Rofiiaine  î>'e(l  à'^r^o.  pas  la  fc^le  qui 
honore  l'AlTomption  des  Vierges  ; 
nous  avons  vu  aulîi  que  la  conceptioa 
immaculée  ,  &  la  virginité  d'une  mè- 
re ,  femblent  être  deux  dogmes  du 
Mahométifme  *. 


{}  )    Ibîd.l 

*  iS.  B.  La  première  partie  de  cette  re'flexîon 
de  Bayle  ,  comprenfi  une  raillerie  très  -  mali- 
gne ,  mais  qu'on  peut  pardonner  à  un  Protefiant. 
Il  feroit  ai(e  d'y  repondre  ,  en  difant  que  le  culte 
de  la  Fathmé  de  Com  eft  enté  vifiblement  fur 
celui  de  la  Vierge  Marie  ,  qui  étoit  honorée  en 
Perfe  long-temps  avant  que  Iç  Mnliométifine  y  fut 
connu  ,  &  avant  i-.c.r.e  qi.e  Ivldiiomet  exiuàt.  Il 
paroît  (lue  les  diiciples  d'Ali    ont    attribué  à  Isu* 


ï5i         Analyse 

Il  manque  une  chofe  au  récit  de 
Chardin  :  il  falloic  nous  dire  en  quel 
temps  vivoic  Moufa,  père    de   Fath- 


mé.  * 


ÉPREUVE 

Qu'on  fit  fuhlr  à  la  Reine   E  M  M  A. 
Réflexions  fur  cet  ufige, 

Emma  fille  de  Richard  II.  Duc  de 
Normandie  ,  femme  d  Eccîrede  Roi 
d'Angleterre  ,  &  mère  de  S.  Edouard  , 
qui  régna  après  Etelrede  ,  avoir  beau- 
coup de  part  au  Gouvernement  fous  le 
Régne  de  fon  fils.  Le  Comte  de  Kent, 
îjm  avGît  ea  beaucoup  d'rtiKOiité  fwus 
les  prédécefleurs  de  ce  prince  ,  conçut 
une  jalouiie  violente  contre  Emma.  Il 
ne  put  fouitrir  qu'une  femme  partageât 

Sainte  vine  partie  des  prérogatives  que  les  Catho- 
liques reconnoillent  dans  la  fainte  Vierge.  Efl-ce 
une  rni(ba  ci'attaqvier  l'Eglife  Romaine  !  Non  : 
c'en  feroit  une  ,  au  contr.iire  ,  d'approuver  fon 
culte  à  cet  égard  ;  cela  prouve  du  moins  l'an- 
tiquité de  fes  traditions.  Pour  ce  qui  eft  de  la 
féconde  partie  de  la  remarque  ,  je  crois  que  les 
fociétés  Chrétiennes,  les  plus  hétérodoxes  ,  trou- 
veront quelque  chofe  de  plus  qu'une  raillerie 
dans  ces  paroles  :  la  conception  immaculée  ,  &  la 
virginité  d'une  mère  ,  femblenc  être  deux  dogme*  dt& 
Mahoméiifme. 

*■  Art,  Fatime» 


DE      B    A    Y   L   F.  1^3 

avec  lui  le  Minifrre  d'Etat,   c'efl-à- 
dire ,  pour  l'ordinaire),  l'autorité  d'or? 
donner  fous  le  nom  du  Prince  tout  ce 
qu'on  veut.   Voici  l'expédient  dont  il 
s'avifa ,    pour  fe  débarraiTer    de  cette 
rivale.  Il  l'accufa  de  plufieurs  crime?, 
&  fuborna  quelques  grands  Seigneurs  , 
qui  confirmèrent  Tes  accufacions.  L'af* 
faire  fut  portée  au  Tribunal  d'Edouard, 
Prince  fcrupuleux  &  dévot ,  que  l'E- 
glife  a  canonifé ,  &  qui  peut-être  ne 
feroit  jamais  entré  dans  le  Calendriec 
làns  fa  grande  fimplicité.  On  n'eut  pas 
de  peine  à  lui  perfuader  que  fa  mère 
ëtoit  coupable,    &  en  conféquence  de 
cette  perfuaiion  il  la  dépouilla  de  tou- 
-jes  les  richeiies  qu'elle  avoit  accumu- 
lées, comme  d'un   bien   mal    acquis , 
fruit  honteux  de   (es  rapines  &  d'une 
avarice  infoutenable. 

Dans  cette  difgrace,  elle  eut  recours 
à  l'Evéque  de  Winchcfter  fon  oarent  : 
mais  ce  fut  une  nouvelle  matière  de  ca- 
lomnie pour  fes  ennemis,  ik  le  Comte 
de  Kent  lui  fit  un  crime  des  vilites  trop 
fréquentes  qu'elle  rendoit  à  ce  Prélat  , 
l'accufant  d'avoir  avec  lui  un  commer- 
ce d'impudicité  (a).  Un  certain   Ro- 

(a)  Tiré  de  Theo-;hi!e  Raynaud  ,  ^opoM^c.  Seft, 
II.  Série  II.  Cap.  VI.  11  cite  plufieurs  garants.    Là. 


164        Analyse 

bert ,  qui  fut  depuis  Archevêque  de 
Cantorberi  ,  féconda  vigoureufement 
les  machinations  du  Comte  de  Kent , 
&  l'effet  de  toutes  ces  intrigues  fut  que 
le  Roi  condamna  fa  mère  à  fe  juftiHer 
par  l'épreuve  du  feu.  C'étoit  un  ufage 
fort  commun  dans  ce  temps  -  là  ,  (k. 
voici  comme  il  fe  pratiquoir  en  An- 
gleterre :  la  perfonne  accufée  marchoit 
iiuds  pieds  fur  neuf  coutres  de  charrue 
rougis  au  feu.  Les  Juges  ordonnèrent 
qu'Emma  pafleroit  quatorze  fois  fur 
ces  fers  brûlans ,  neuf  fois  pour  elle- 
même  ,  &  cinq  fois  pour  l'Evêque  de 
Winchefler,  qui  étoit  compromis  dans 
cette  accufation.  Elle  accepta  le  par- 
ti, &  pafîa  en  prières ,  auprès  du  tom- 
beau de  Saint  Suitin,  toute  la  nuit  qui 
précéda  le  jour  arrêté  pour  l'épreuve. 
Quand  on  eut  fait  dans  l'Egîife  du  mê- 
me Saint  toutes  les  cérémonies  prépa- 
ratoires ,  Emma  ,  vêtue  comme  une 
iimple  Bourgeoife,  &  les  jambes  nues, 
marcha  fur  les  coutres  entre  deux  Evê- 
qiies  ,  en  préfence  d'Edouard  &  de 
tous  les  Grands  du  Royaume.  Le  feu 
lui  fit  fi  peu  de  mal  ,  qu'on  étoit  déjà 
hors  de   l'Egîife ,  lorfqu'elle  demanda 

P.  d'Orléans ,  rapporte  la  même  Hifîoire  au  premief 
Tome  de  fes  RéyolutLons  d'Angleterre, 


DE      B    A    Y    I   E.  l6^ 

où  éto'cnt  les  fers  rouges  fur  Icfquels 
il  failoit  marcher.  Comme  on  lui  dit 
qu'elle  avoir  lubi  cette  épreuve ,  elle 
rendit  une  infinité  d'adions  de  grâ- 
ces à  Dieu  ,  qui  avoit  fait  connoitre 
fi  clairement  fon  innocence.  Le  Roi 
Edouard  conçut  alors  un  extrême  re- 
pentir de  la  manière  indigne  dont  il 
avoit  traité  fa  mère  :  il  fe  jetta  à  fes 
pieds ,  lui  demanda  pardon  ,  &  en  ré- 
paration de  l'offenfe  qu'il  lui  avoit  fai- 
te, il  voulut  que  les  Evéques  le  fufti- 
geafient  fur  le  lieu  même  :  ce  qui  fut 
exécuté.  On  lui  découvrit  les  épau- 
les 5  &  les  Prélats  lui  donnèrent  la  dif- 
eipline. 

Je  ne  trouve  point  ce  que  devinrent 
les  accufateurs  d'Emma  :  mais  il  faut 
avouer  que  fon  avanture  a  quelque 
chofe  de  bien  fingulier.  Les  liiltoires 
de  ce  temps-là  font  remplies  d^événe- 
ments  tout  pareils  à  celui-ci.  On  voit 
que  l'épreuve  du  fer  chaud  étoit  pra- 
tiquée en  divers  lieux  de  TEurope  ,  & 
que  les  peribnnes  qui  s'y  foumettoient 
s'en  tiroient  ordinairement  à  leur  hon- 
neur. Pourquoi  a-t-on  renoncé  à  cette 
méthode  ?  Eli  -  ce  qu'on  a  reconnu 
qu'elle  étoit  fujette  à  l'illufion  ,  &  que 
l'jmpoflure  pouvoit  s'en  fervir  en  fa-^ 


i66  Analyse 

veur  dti  crime?  Si  cela  eft  ,  il  ne  fau- 
droit  pas  tenir  pour  juftifiés  ceux  & 
celles  qui  ont  marché  fur  des  fers 
chauds  fans  fe  brûler.  Dira- 1 -on  qu'il 
ne  faut  point  tenter  Dieu  ?  Mais  pour- 
quoi le  tentoit-on  alors  ?  Pourquoi  ne 
condamne  -  t  -  on  pas  aujourd'hui  les 
Princes  &  les  Evéques  qui  autori- 
foient  un  tel  ufage?  Croira-t-on  d'ail- 
leurs que  Dieu  faifoit  des  miracles  pour 
montrer  l'innocence  de  ceux  qui  le 
tentoient?  Ces  difficultés  font  très- 
fortes  :  une  feule  hypothcfe  pourroic 
les  réfoudre  :  c'eft  celle  des  caufes  oc- 
r  cafionnelles.  On  n'auroit  qu'a  fuppofer 

Ufnge  qu'il  y  avoit  alors  une  intelligence 
eommo-  particulière ,  chargée  de  protéger  les 
iyftêine  innocents  ,  &  dont  les  interceffions 
^cscau-    étoient  allez  puifTantes   pour  détermi- 

fes  occa-  ■  •  \  *  .         ^  . 

/lonnel-  ^^^  ^^  premier  moteur  a  ne  pomt  iui- 
*«•  vre  ,  en  ces  occalions  ,  la  loi  générale 
de  la  communication  des  mouvements. 
Il  faudroit  fuppofer  en  fuite ,  non  pas 
comme  les  Païens ,  que  ces  fortes  d'in- 
telligences meurent  ,  mais  qu'elles 
changent  d'emploi ,  &  qu'ainli  il  a 
pu  arriver  que  celle  qui  préddoit  aux 
épreuves,  ait  difcontinué  de  s'en  mê- 
ler. On  expliqueroit  encore  par  là 
comment  certains  miracles  font  en  vo- 


D   E      B    A    Y    L   E.  167 

gue  dans  un  temps ,  &  ceflent  dans  un 
autre.  Il  n'en  faudroit  rien  conclure 
contre  l'immutabilité  des  loix  géné- 
rales. On  fe  tromperoit  peut-être  ,  fî 
l'on  croyoit  qu'entre  les  Efprits  créés 
il  n'y  a  que  l'ame  de  l'homme  qui  foit 
fHJette  au  changement. 

ANTIQUITÉS     D'IPRES. 

Lettre  de  L  O  U  I  S  XIV. 

à  M.  Arnaud, 

Ipres  ,  Ville  Epifcopale  du  Comté 
de  Flandre  ,  doit  fon  nom  à  une  rivière 
qui  la  traverfe.  Dans  fon  origine  ce 
n'étoit  qu'un  Château  ,  appartenant 
aux  Comtes  du  païs  ;  les  Normands 
l'ayant  détruit ,  le  Comte  Baudouin  ,  II 
du  nom  ,  le  fit  réparer  l'an  880.  Arnoul 
y  joignit  àc^  fortifications  en  901  , 
^  quelques  années  après  Baudouin  III 
augmenta  ces  travaux.  C'eft  ainfi  que 
^  cette  Ville  s'accrut  par  degrés  ,  de 
manière  qu'en  1473.  elle  enfermoic 
dans  fes  murailles  onze  cent  foixante- 
treize  verges  ,  chacune  de  quatorze 
•pieds  géométriques.     Elle  fut  aiîiégée 

*  Axt  Emmoà 


î6S  A    N    A    L   Y    s   s 

par  les  Gantois  &  par  les  Anglois 
l'an  1373,  &  elle  le  défendit  bien. 
On  l'environna  de  murailles  de  pierre 
Tan  13B8,  du  confentement  de  Phi- 
lippe le  Hardi  {a).  Les  Manufaètu- 
res  &  les  teintures  de  laine  y  étoienc 
en  fort  bon  état  dès  la  fin  du  dou- 
zième fiecle  ,  comme  il  paroît  par  le 
témoignage  de  Guillaume  le  Breton. 
Les  François  la  prirent  l'an  164.8  ,  &: 
îa  perdirent  l'année  fuivante.  Ils  la 
reprirent  l'an  1658,  &  la  rendirent 
aux  Efpagnols  par  le  Traité  des  Py- 
ténées.  Ils  la  reprirent  encore  une  fois 
l'an  1678,  &:  elle  leur  fut  cédée  la 
même  année  par  la  paix  de  Nimegiie. 
Depuis  ce  temps-là  ils  l'ont  perdue  , 
reconquile,  &  reilituée  diverfes  fois  : 
elle  appartient  aujourd'hui  à  l'Impé- 
ratrice-Reine. 

Les  difputes  du  Janfénifme  ont  ren- 
du fameux  le  nom  de  la  Ville  d'Ipres: 
car  on  ne  parle  guère  de  janfenius , 
fans  remarquer  qu'il  en  fut  Evêque.  De 
là  vint  fans  doute  l'idée  plaifante  d'un 
bel  efprit  de  France ,  qui ,  dans  le 
temps  que  Louis  XIV.  aiïiégeoit  Ipres , 
forgea  la  Lettre  fuivante  ,  adreflee  à  M. 

{a')  Tiré    de   VaUre    André  ,     în    Topografia 
Beigica. 

Arnaud , 


D   g      B    A    Y    L   E.  j6f 

Arnau  d  ,  &:  datée  du  Camp  dTpres. 
On  (uppoic  que  ce  int  le  Roi  qui  l'é- 
crivit. 

«  Monlieiir  Arnaud ,  nous  allons com- 
îî   mencer  un  iifge  eu  vous  pouriiez 
»  nous  fervir  beaucoup  de  votre  crédiù. 
»  J'ai  cinq  propoiitions  à  faire  à  Mef- 
»  fleurs  d'ipres  :  la  picmicre  ,  que  je 
3>  fuis  venu  en  Flandre  pour  faire  du 
»  bien  à  touc  le  monde.  La  i.  que  le 
»   commandetnenc  que  je  leur  fais  de 
»  rendre  la  Ville  n'ell  pas  impolnble, 
»  La    3  ,  qu'il  eft  en   leur  pouvoir  de 
»   mériter  ou  de  démériter  mes  bonnes 
»  grâces.   La  4  ,  que  j'ai  des  fecours 
»  avec  moi  plus  que  fuiîifants  pour  les 
»  faire  obéir  à  mes  ordres  -;  &  Ja  15  que 
»  quelque  néceffités  qu'ils  (oient  de  fe 
»   rendre  ,  ils  ne  le  feront  qu'avec  une 
»  entière  liberté.  Il  s'agit  donc  ,  Mon- 
»  fieur  ,  de  leur  faire  ligner  ces  cinq 
»  propoiitions  ,  qui  renferment  tout  le 
»  Traité  de  la  grâce  que  j'ai  à  leur  faire. 
»  Je  ne  crois  pas  qu'ils  puifîent  éiuder 
»  mes  ordres  par  la  diftindion  du  droit 
»  &  du  fait  ;  car  pour  le  droit  il  y  a  fi 
»  long-temps  que  je  fais  en  pofléffion 
»  de  prendre  les  Villes  ,  que  le  temps 
»  pourrcit  me   fervir    de  prcfcriprioa 
»  dans  le  Païs-Bas ,  quand  je  n'aurois 
Tome  II.  H 


t-jo        Analyse 

«  pas  d'ailleurs  tant  de  droits  incontef^ 
»   tables.  Ils  ne  peuvent  donc  fe  retran- 
»  cher  que  fur  le  fait ,  &  c'efl  de  quoi  je 
»   les  veux  convaincre  par  une  trentai- 
»  ne  de  canons  aufquels  je  les  défie  de 
35  repondre  efficacement  ,   car  ils  per- 
»   cent  toutes  les  difficultés  à  jour.  Par 
»   là  vous  jugerez  bien  que  je  ne  ferai 
»   pas  fi  long-iemps  à  leur  faire  ligner 
»   mes  cinq  propoliticns,  que  vous  avez 
»  été  à  fignei-  celles  du  Pape.  C'eil  pour- 
»  quoi  je  vous  donne  ordre  de  convo- 
»   quer  le  ban  &  l'arriere-ban  des  Jan- 
»  fcnifres  ,   &  de  partir  incciTammenc 
y,   de  Paris  pour  venir  a  leur  tête  chan- 
»   ter  le  Te  Dcum  ,  fur  le  tombeau  de 
»  Janfénius  ,  pour  rendre  grâces  à  Dieii 
»  de  riieureux  fuccès  de  mes  cinq  pro- 
)5  pcfitions.     Vous    pourrez    apporter 
)•>  pour  îe  feu  de  joie  une  centaine  d'e- 
»  xemplairesdu  miroir  de  la  piété  Chré- 
»  tienne  ,  pour  jetter  ces  bons  Fla- 
«  mpnds  dans  un  faint  dcfcrpoir  d'être 
»  jamais  a  TE^pagne.  Enfuite  vous  paf^ 
»  ferez  en   Angleterre  pour  y   diriger 
»   la  Chambre  balfe  qui  a  de  grandes 
î>  indifj?ofitions  d'cfprit  &  de  cœ'ùr  à 
>■)   la  paix.    Au  refte  ,  je  goûte  forr  vo- 
»   tre  politique  ,  &  plus  encore  votre 
»  argent, dgnt  vous  vous  fcrvei  Çi  avan*. 


DE      B   A   Y    L  E.  tyt 

y>  tageufement  pour  pcrfuader  aux  gens 

»  tout  ce  que  vous  voukz.  Avec  ccîa 

}>  je  fuis  fur  que  nous  aurons  la  paix 

»  avec  l'Angleterre  &  TEfpagne  ,  avant 

3)  que  vous  l'ayez  avec  les  Pères  Jéiin- 

îî  tes.  Au  Camp  devant  Yprcs  le  ij 

3;  Mars  1678  (b).  * 

E  X  A  M  E  N 

Z?e  la  vie  d'E  SO  P  E  par  Planudc. 
Particularités  concernant  ce  Fabalijk. 

La  vie  d'Efope ,  telle  que  Planude 
nous  l'a  donnée  eft  connue  de  tout 
le  monde  ,  même  des  petits  enfants. 
Cependant  tous  \qs  habiles  gens  con- 
viennent que  c'eH:  un  Roman  ,  &  que 
Pianude  n'a  point  donné  rHiiloire 
d'Efope  ,  m.ais  un  amas  de  mcnfonges 
te  d'abfurdités.  Le  Roi  de  Eabylone 
Lycerus  ,  contemporain  de  Neclenabo 
Roi  d'Egypte  ,  les  vers  d'Euripide  mis 
dans  la  bouche  d'Eiope  ,  qui  a  vécu 
plus  de  cent  ans  avant  ce  Poète,  &  mil- 
le autres  faufï'etés  Kidoriques  qui  s'y 
trouvent  ,  la  rendent  indigne  de  toute 
créance. 

(/))  Cette  Lettre  a  été  attribuée  à  M.  P,oz.e  ,  Se» 
rétaire  du  Cabinet. 
*   Art,   Vfns, 

H  z 


I/i  A   ?T   A   L   Y    s  E 

--^-^        M.  de  la  Fontaine  n'ignoroit  pas  le 
tainJ^cd-  jugement  du  public  fur  cette  vie  d'E- 
tiqué,      fope   :  je  ne    vois  prcfquc  perjbnne  , 
dit  -i\  Ç  a  )  ,  qui  ne  tienne  pour  flihu- 
hufc  celle  que  FLinude  nous  a  laijjce  ; 
il  a  pourtant  fuivi  ce  mauvais  guide , 
&  il    ne   craint    pas   de  dire    qu'après 
avoir  mûrement  examiné  les  cliofcs   , 
il  a  trouve   à  la  fin  peu  de  certitude 
dc^ns  la  critique  de  l'Ouvrage  de  Pla- 
nude.  il  prétend  que  cette  critique  e(i 
en   partie  fondée  Jur  ce  qui  fi  p^ijfi 
entre  Xanîus  &  Ejbpe  :  on  y  trouve  trop 
de  nialferies  ;  &  il  répond  que  ces  pré- 
tendues niaiferies  arrivent  tous  les  jours 
à  des  gens  fort  fages.   Mais  fi  cette  apo- 
Jogie    lui   paroiflbic    folide  ,   pourquoi 
a-t-il  retranché  de  la  vie  deplanude  ce 
qui  lui  fembloii  trop  puérile  ,  ou  qui  s  é~ 
cartoit  en  quelque  façon   de  la   bien- 
féance  ?  Voila  donc  Aï.  de  la  Fontaine 
qui  approuve  par  Tes  adions  une  cri- 
tique qu'il  avoir  combattue  par  fes  pa- 
roles. D'ailleurs  ,  le  principal  reproche 
que  l'on  Fait  à  Planude  ne  roule  pas  fur 
Tes  niaiferies  &    fur  les  impertinences 
qu'il  met  dans  la  bouche  d  Efope  &  de 


{a)  La  Fontaine  ,  Préface  des  Fahlcs  choijîes. 


D  E      B   A   Y   L   E.  113 

Xantus  Ton  Maître  ,  mais  fur  les  ana- 
chronifnies  &:  fur  ]x:s  menfonges  vifi- 
bles  qu'il  débite.  Car  ,  par  exemple  , 
ce  ce  qa'iî  introduit  Efope  ,  citant  k  îa 
fcLTii-ne  de  Xantas  quelques  vers  d'Eu- 
ripide compofés  contre  les  femmes  ,  & 
nommant  même  Euripide  (  /»  )  ,  qui 
n'a  véj:ii  que  plus  d'un  licclc  après 
Efope  (i)  ,  on  doit  conclure  que  cette 
prétendue  convcrfation  efc  une  fable 
de  l'invention  de  Flanude  :  or  s'il  a 
forgé  ce  premier  conte  ,  qui  nous  ré- 
pondra qu'il  n'a  pas  forgé  bien  d'autres 
chofes  ? 

La  raifon  fur  laquelle  M.  de  la  Fon- 
taine fe  fonde  ,  pour  adopter  la  plu- 
part àts  contes  de  Planude  ,  me  pra-oîc 
des  plus  fingulieres  :  commt   'Planude , 

(J)  Planude  fuppofe  qus  le  Phiîofophe  Xanîiis 
ayant  acheté  Efope  ,  en  fut  grondé  par  fa 
femme  à  caufe  fie  la  laideur  prooigieufe  de  cet 
elclave  ,  &  qn'Elope  dit  à  rettc  fc-mriie  :  vous  vou~ 
driii  ,  Madame  ,  que  votre  mari  vous  eût  acheté 
un  valet  ,  jeune  ,  bien  fait  ,  &  vigoureux  ,  gui 
vous  vît  toute  n:is  dans  le  bain  ,  &  qui  joua  avec 
vous  à  un  jeu  fur.efte  à  l'honneur  de  votre  époux. 
O  Euripide  votre  bouche  était  une  bouche  d'or  , 
puifque  lis  paroles  fuivantcs  en  font  finies  :  là- 
deffas  Efope  récite  les  vers  d'Euripide.  Flanude ^ 
in  vita   yEfopi, 

(c)  Enfebe  place  la  mort  d'Efope  fous  l'an  4  de 
la  54  0!ympi,T''e  ,  &  Euripide  nâquic  félon  Sui- 
das,  Banies  ,  &ç,  dans  la  i.  ann.  de  l'O'ymp.  ^4, 

H  3 


Ï74  A  N   A   I   Y   s   F 

dit-il  ,  vivait  dans  un  fade  où  h.  me- 
moire  des  chofts  arrivées  à  Efope  ne 
devait  pas  être  encore  éteinte  ,  fai  crii 
qiiil  j avait  par   tradition  ce  qu'il  a 
laijfé.  Si  Plartude  avoit  vécu  deux  cents 
ans  après  Efope  ,  fes  connoiiîanccs  ve- 
nues de  la  tradition  auroient  été  déjà 
tien  incertaines.  Un  homme  qui  fe  tient 
lin  peu  fur  fes  gardes  ne  croit  guère  ,. 
touchant   la  vie  d'un   particulier  ,  les 
traditions  de  deux  fiecles  ;  il  demande 
il  les  faits  qu'on  lui  raconte  ont  été 
couchés  par  écrit  au  temps  de  leur  nou- 
veauté ,  &  fi  on  lui  die  que  non  ,  mais 
que  la  mémoire  s'en  eîl  confervée  de 
père  en  fils  &  de  vive  voix,  il  fait  bien 
que  le  Fyrrhonirme  efl  le  parti  de  I3 
^gefîe*  A  plus  forte  raifon  fauf-îî  re- 
jetter  \ts  faits  de  Planude  ,  s'ils  ne  font 
fondés  que   fur  la  tradition  ,  puifque 
Planude  n'eft  venu  au  monde  que  dix- 
huit  fiecîes  après  Efope,  plus  ou  moins. 
Si  M.  de  la  Fontaine  avoit  pris  garde 
à  cela  ,  auroit-il  dit  que  Planude  vif 
voit  dans  un  liccle  où  la  mérnoiie  des 
chofes  arrivées  à  Efope  ne  devoit  pas 
être  encore  éteinte  ?  Quelqu'un  a  fore 
bien  dit  oue  fur  les  chofes  qui  regar- 
dent les  Patriarches  &  les  Prophètes  , 
h':>  Juifs  du  VI^  fieçle  ne  fgnt  pas  plus 


I>   E      B    A   Y    L   E.        ^     '7^ 

lignes  de  foi  que  ceux  du  XVIP  ;  je 
parle  des  J'ui.'s  qui  ne  citent  que  des 
traditions  venues  de  vive  voix.  Difons 
Ja  même  cliofc  touchant  Efope.  11  n'é- 
toit  pas  plus  certainement  connu  par  la 
tradition  aux  Moines  Grecs  du  XIIK 
ou  du  X1V^  fiecle  ,  qu'il  ne  l'cil:  au- 
jourd'hui. 

Renvoyons  donc  à  Planude  ,  ou  à 
fes  Copiites ,  ceux  qui  fe-plaifenc  a  lire 
des  fables.  Les  perfonncs  qui  aiment 
jes  cliofes  qui  viennent  de  bonne  main, 
c'efi-k-dire  qui  font  empruntées  des 
anciennes  lources ,  écouteront  avec  plai- 
sir ce  que  je  vais  dire. 

I.  Èfope  naquit  en  Phrygic  ,  &  fleu- 
rifl'oit  au  temps  de  Solon  ,  c'eil- à-dire 
vers  la  50^.  Olympiade.  Je  ne  voudrois 
pas  afîûrer  qu'il  fut  l'inventeur  de  l'A- 
pologue : .  Car  Quintihcn  attribue  la 
gloire  de  cette  invention  à  Héiiode 
(c/)  ,  qui  précéda  Efope.  Mais  il  eft 
très-vrai-fembîable  qu'Héfiode  réufTic 
médiocrement  dans  ce  genre  de  com- 
polition  ,  au  lieu  qu' Efope  le  perfec- 


{d)  Illx  quoque  fahiilx  ,  tjnx.  etiamfi  originam  non 
ah  yÉfopo  accei'trant  ,  (  nam  vicletur  eorum  pri- 
rnus  Aut  jr  Hefiodus  (  nomim  tamcn  JEfopL  maxime 
0citl>rantur  ,  ducers  unîmes  fo/ent ,  &-c. 

H  4 


T7'5  Analyse 

tionna  fi  hcureufcment  qu'on  l'a  re- 
gardé comme  le  vrai  père  de  la  Fable; 
C'cft  ainfi  que  Phèdre  ,  ce  Avienus  en 
ont  jugé  {  c  ).  Macfobe  fait  une  re- 
marque qui  ne  fera  pas  ici  hors  de 
propos,  il  fait  une  diftinâion  entre  Fa- 
ble &  Narration  fahuleufe  :  il  veut 
qu'une  fable  foit  un  récit  abfolument 
faux  ,  &  qu-une  narration  fabuleufe  foit 
un  amas  de  Hftions  ,  bâtîes  fur  un  fon- 
dement véritable.  Il  donne  les  fidions 
d'Elope  pour  un  exemple  de  fable ,  &: 
les  récits  d'Héfîode  ,  les  Rituels  ,  ou 
Ijfs  Livres  de  Religion  ,  pour  un  exem- 
ple de  narration  fabuleufe  (/).  Cette 
diilindion  eil  jufte  :  mais  on  auroit 
tort  d'en  conciure  ,  comme  a  fait 
Freinshemius  ,  que  l'Apologue  fut  un 
genre  de  fable  inconnu  à  Hcfiode  (^"). 
Car  lorfque  Quintilien  ,  rrifcien  ,  & 
d  autres  ailûrent  que  ce  Poète  inventa 
}a  fab!e ,  ou  du  moins  qu'il  l'employa 
(/:)  ,  ils  veulent  dire  qu'il  fe  fcrvit  des 
fidions  de  f  Apologue  ,  &  il    ne    les 

{e)  Fc  v:j  le  Prologue  t'e  Phèdre  ,  &  la  Préfac 
d'Avienns. 

(/)  Macrob.  infomn.  ScipioHÎs.  Lih.  I ,  Cap.  II 

(?)  f^oye^  Freinshemius  ,  in  noiis  ad  fabulas  Pha. 
ttri  ,  init. 

(h)  Prifcien  ne  l'en  fait  point  l'inventeur  :  il  f'.,r 
feiiiement  qu'il  en  fît  ufage  :  ujï fur.t  ta  (  fabula) 
flcjl(,dus  ,  ArçJiUochus  £cç. 


DE      B    A   Y    L   E.  17/ 

confondent  nulIcTient  avec  les  narrx- 
tions  fabuleufes  fur  la  naiiîance  &  fûc 
les  actions  des  Dieux.  M.  Ivicnage  , 
dans  fon  Commentaire  fur  le  premier 
Livre  de  Laërce  ,  nnm.  "Ji ,  parie  de 
î'Apologiie  du  Roîîignol  &  du  Vau- 
tour ,  qui  étoic  de  l'invention  d'Ké- 
fiode. 

IL  Je  trouve  très -probable  qu'Efo- 
pe  a  été  a  la  Cour  de  Créfus,  Calvi- 
iius  a  beau  dire  ,  fur  le  témoignage 
de  Suidas  ,  que  notre  Fabulifte  mou- 
rut 1  an  4  de  la  53=  Olyrnp. ,  &  que 
Crérus  ne  m.onta  i'ur  le  thrône  que 
dans  la  2^.  année  de  l'Olymp.  "54.  :  raii- 
torité  de  Ton  garant  ne  m'arrête  pas', 
&  je  me  fie  beaucoup  plus  a  Plutar- 
que  ,  qui  obferve  en  plufieurs  endroits  , 
particulièrement  dans  le  Banquet  des 
îept  Sages  ,  qu'Efope  nt  un  voyage 
à  la  Cour  de  Lydie  ,  &  que  Crefus 
l'envoya  à  Periandre  ,  Tyran  de  Co- 
rinthe,&:k  TOracle  de  Delphes.  Ma- 
dèrnoifelîe  de  Scui^ri  a  donc  pu  îo 
faire  trouvtr  a  cette  Cour  avec  Se- 
lon ,  &  avec  pluiieurs  autres  grands 
pcrfonnages  (  i  )  ,  fans  qu'on  puiile 
dire  qu'elle  s'e/t  fsrvie  du  priviiegs- 
des   Anrchronifmes  ,  dont  les  faifeilES. 


ij'è         Analyse 

ce  Romans  ne  font  pas  moins  en  pof- 
fclLon  que  îes  Poètes.  J'ai  bien  peur 
que  M.  de  la  Fontaine  n'ait  pas  auffi- 
bien  ajnfté  la  Chronologie  dans  un  ou- 
vrage Hiiioriqne  ,  que  Mademoifelle  de 
Scuderi  dans  un  Roman.  Il  met  la  naif. 
fancc  d'Efope  vers  la  5 7^  Olympiade 
(/■).  Or  il  {'c  trouve  que  Créfus  perdit 
fon  Royaume  &  fa  liberté  dans  l'Olym- 
piade 58  :  où  placerons-nous  donc  te 
qui  s'ell  pafl'é  entre  Créfus  &  Elbpe  , 
au  dire  même  de  M.  de  la  Fontaine  > 

m.  Plutarque  alîûrs  qu'un  fonge 
qu'eut  Socrate  ,  l'engagea  à  mettre  ea 
vers  quelques  fables  d'Efope  (/),  Pla- 
ton rapporte  la  même  chofe  ,  mais  avec 
<îes  circonliances  curieufcs  ,  qui  ne  fs 
trouvent  point  dans  Plutarque.  Il  nous. 
apprend  que  Socrate  ayant  été  plu- 
fieurs  fois  averti  en  fonge  de  s'appli- 
quer aux  exercices  des  Mufes  ,  prit  cela, 
pour  un  avertilTement  de  continuer 
avec  ardeur  fes  études  ordinaires  ,  per- 
fuadé  que  la  Phiiofophie  elt  le  grand 
&  le  véritable  métier  des  Mufes.  Mais 
quand  il  fe  vit  condamné  à  mort ,  il  lui 
vint  dans  la  penfée  que  la  poëfle  étoit 

(k)  La  Fontaine  ,,  v'e  d'Efope. 
^11  Eluîarclj..  de  audifiiiilli  Pùèm*^ 


D   E      B   A   y   L   E.  179 

peut-être  l'exercice  que  les  fonges  lui 
ordonnoient  Pour  plus  grande  fureté  , 
ajoute  Platon  ,  &  pour  n'avoir  rien  à 
fe  reprocher  là  -  deliiis  ,  il  réfolut  de 
faire  des  vers.  Mais  confidérant  que 
pour  être  Poète  il  falloit  débiter  des 
fables  ,  ce  qui  lui  paroifioit  fort  incom- 
patible avec  la  profeffion  de  Philofo- 
phe  ,  il  imagina  un  tempérament  ;  ce 
fut  de  mettre  en  vers  quelques  Apo- 
logues d'Eibpe  {m).  Il  crut  qu'en  cboi- 
fîlîiint  un  genre  de  fable  qui  contenoit 
des  vérités  très-folides ,  &  d'excellentes 
règles  de  mœurs  ,  il  pourroit  concilier 
avec  décence  le  caraéiére  de  Poëte  & 
celui  de  Phiiofophe.  , 

M.  de  la  Fontaine  ne  s'eil  par  crû  Nouvel- 
obligé  de   fuivre  fervilement  Platon  ,  'fl^'^i'^^* 
&  il  a  brode  la  narration  de  ce  rhi-  taine. 
îofophe  avec  la  même  liberté  que  s'il 
eût  travaillé  fur  un  conte  de  Bocace. 
A  peine  les  Fables  ,  dit- il  ,  au  on  at- 
tribue à  EJope  virent  -  elles  le  jour ,  que. 
Socrate  trouva  à  prJUGS  de  les  hûbdler 
des  livrées  des  Mufes   :  il  employa  à 
les  mettre  en  vers  les  derniers  moments^ 
de  fa  vie  (.n).  Le  commenctment  <Sc 
la  fin    de   ce  narré  ne   me    paroiilèat: 

(n:)  Plsto  in.  PhœdoBe. 

Qj},  La  EûiUiiùiej.  PpcÊice-  des  ir..bie5'  ch«!«esv 


iS'o  Analyse. 

pas  ttre  Vus  l'un  pour  l'autre.  Le  com- 
me uem  nt  nous  prépare  à  voir  beau- 
coup d'impatience  dans  Socrate  :  la  fin 
nous  apprend  qu'il  attendit  jufqu  a  l'heu- 
re de  la  mort  :  &  comme  il  vécut  [oi- 
xance-dix  ars  ,  il  eft  aifé  de  connoître 
qu'il  ne  l'c  prefia  pas  beaucoup.  Qu'on 
ne  dife  pas  que  les  Fables  d'Efope  ne 
parurent  que  vers  les  dernières  années 
de  la  vie  de  Socrate  :.  car  elles  devin- 
rent publiques  pendant  la  vie  de  l'Aur- 
tcur  ,  &  il  fe  paiik  environ  cent  nns 
encre  la  mort  d'Efope  ,  &  la  naiilàn- 
ce  de  Socrate.  Jugez  fi  l'on  a  pu  dire, 
qu'à  peine  ces  Fables  virent  le  jour ,  que 
Socrate  trouva  à  propos  de  les  mettre  en 
vers. 

M.  de  la  Fontaine  fuppofe  que  So- 
crate fut  exhorté  en  fonge  à  s'appli- 
quera la  Mu/îque  j  &  qu  il  fut  en  pei- 
ne fur  le  fens  d'un  pareil  fonge ,  a  cau- 
fe  de  l'inutilité  de  la  Mujrque  par  rap- 
port aux  meurs.  Mais  il  ell  viiible 
par  la  narration  de  Platon  ,  que  So- 
crate ne  s'imagina  jamais  que  le  JXiqm 
c'es  fonges  exigcvu  de  lui  qu'il  apprît  à 
t hanter  ou  à  jcuer  des  initrumcnts  ;  &; 
quand  il  expliqua  ravertiflement  dans  le 
ft  lîs  littéral , il  fuppofa  que  le:  Dieux  lui 
«.«donn oient  de.  s'appliq^uer  a  la  Pccik 


DE      B   A    Y    L   E.  iSl 

IV.  J'ai  obfervé  qu'Efope  fut  envoyé 
à  Delphes  par  Créius.  L^objec  de  cetta 
commiffion  étoit  d'offrir  un  grand  fa- 
critice  à  Apollon  ,  &  de  diftribuer  aux 
habitants  une  fomnie  coniidérable.  Une 
querelle  injuite  que  lui  firent  Iqs  Del- 

£hiens,  lui  perîuada  qu'ils  s'étoient  ren- 
dus indignes  des  bienfaits  de  Crcfus  ,  & 
il  lui  renvoya  l'argent ,  au  lieu  de  le  dii- 
tribuer.  Les  habitants  de  Delphes,  irrités 
de  ce  Drocédé  ,  lui  fufciterent  une  accu- 
fation  iniulie,  prétendirent Tavoir  con- 
vaincu de  facrikge  ,  &  le  précipitèrent 
du  haut  d'un  rocher.  Les  Dieux  vengè- 
rent cette  mort ,  en  envoyant  une  peite 
&  une  famine  qui  défolerent  le  païs  (iz). 

V.  iifope  &  Solon  fë  virent  a  la  Cour 
de  Crcru.Sf  Une  converfation  qu'ils  eu- 
rent enfemUle  ,  fait  allez  connoitrc  que 
fi  l'an  tint  le  langage  d'un  bon  Courti- 
fan ,  l'autre  parla  en  vraiPhilofophe.  Se- 
lon ne  relâcha  rien  de  fes  maximes  rigi- 
des au  milieu  d'une  Cour  corrompue  ; 
il  n'entretint  Ci^éfus  que  de  la  vanité 
éos  chofes  humaines  ,  &  des  périls  d'une 
grande  fortune.  Il  lui  parla  fur  le  mê- 
me  ton  que  s'il  eût  eu  à  confoler  un  pau- 
vre malade  ,  &  il  ne  témoigna  aucune 

^a)  FuUarch.  ttaSsrà  wuiûiûs.  vindiéta^.J 


ï8x         Analyse 
complalfance  pour  les  préjugés  de    ce<' 
orgueilleux  Monarque.  Ces  manières  ù. 
rouches  déplurent   tellement  à  Créfu^ 
qu'il  'renvoya  Solon  ,  fans  lui  donne: 
aucune  marque  d'eftime.  Efope  fut  fei' 
fîbîe  à  la  dilgrace  de  ce  grand  hom- 
me ,  &  fe  crut  obligé  de  lui  donner  ce 
confeil  d'ami  :  Soluii  ,  il  ne  faut  point 
approcher  des  Rois  ,  ou  il  faut  leur 
dire  des  chojes  agréables  :  point  du  tout^ 
répondit  Soîon  ,  il  faut  ne  leur  rien  di- 
re ,  ou  leur  dire  de  bonnes  chnfes  (p). 
On  ne  fauroit  nier  qug  le  conîèil  d'E- 
fope  ne  fente  l'homme  qui  connoît  à 
fond  la  Cour  &  les  Grands  :  mais  la 
réponfe   de  Soîon  efl  bien  plus  digne 
d'un  Plîilofophe  :  elle  peut  fervir  de  Le- 
çon aux  perîbnnes  qui  dirigent  la  con- 
fcience  des  Princes. 

VI.  Les  Aoologues  d'Efope  doivent 
être  m.is  au  rang  des  plus  utiles  pro- 
duélions  de  l'antiquité.  Aucun  Philo- 
fophe  ne  s'eft  avifé  de  donner  des  le- 
çons auiTi  fplrituelles  &  aufTi  fenfées. 
Peut-on  voir  des  inventions  plus  hcu- 
reufes  que  les  images  dont  fe  fert  no- 
tre Fabu]il;e  pour  indruire  le  genre  hu- 
"jnain  ?  Elles  font  très-propres  aux  en-. 


Cfi  Fliitûrch,  la  Sclwie^ 


DE     B   A   Y   I   E.  itj 

fants  ,  &  elles  ne  laifient  pas  d'être  bon- 
nés  pour  les  gens  d'un  âge  mùr  :  elles 
ont  tout  ce  qui  eft  néceifaire  pour  la 
'  perfedion  d'un  précepte  ,  je  veux  dire 
le  mélange  de  l'utile  avec  l'agréable. 
On  les  a  ellimées  dans  tous  les  temps , 
&  notre  fïecle  ,  d'ailleurs  allez  jaloux 
de  la  gloire  des  anciens ,  leur  a  rendu 
tout  i'honneut  qu'elles  méritent.  L'ini- 
mitable la  Fontaine  leur  a  procuré  de 
nos  jours  un  grand  éclat  :  on  parle  aulîi 
avec  éloge  dn  travail  d'un  bel  eipric 
d'Angleterre  (^)  fur  ces  mêmes  Fa- 
bles. 

Platon  ,  qui  a  banni  de  fa  F.épubli- 
que  Homère  &  les  autres  Poètes  ,  y  a 
donné  à  Efope  une  place  très -honora- 
ble, Apollonius  de  ïyane  a  marqué  la 
même  préférence  pour  notre  Fabuliile  : 
fes  Apologues  ,  dit-il  ,  font  bien  plus 
propres  que  toutes  les  autres  fables  a 
nous  infpirer  la  fagcfîe  ;  car  celles  des 
Poètes  ne  font  que  corrompre  l'oreille 
ÔGS  auditeurs  :  elles  repréfentent  les 
amours  infâmes  des  Dieux  ,  leurs  in- 
celies  ,  leurs  violences ,  &  cent  autres> 
crimes.  Ceux  qui  entendent  parler  de 
fem.blables  chofes  ,  rapportées  par  les 
Poètes  comme  des  faits  véritables  ,  eisj 


3S4  Analyse 

rirent  de  pcrnicieufes  conféquence^  ,  & 
apprennent  à  croire  qu'ils  ne  pèchent 
point  en  fatisfaifant  leurs  defîrs  les  plus 
déréglés  ,  puifqu'ils  ne  font  qu'imiter 
l-esl>ieiîx.  Apollonius,  continuant  fori 
parallèle  ,  montre  par  plufieurs  autres 
raifons  combien  les  Fables  d  Efcpe  fur- 
paliént  celles  des  Poëtci'  :  après  quoi 
il  ajoute  ce  conte.  Efope  ,  dit- il  ,  étant 
Berger  &  f'aifant  paître  Ton  troupeau 
auprès  d'un  Temple  de  Mercure  ,  de- 
mandoit  fou  vent  à  ce  Dieu  le  don  de 
îa  fagcfié.  D'antres  gens  demandoienc 
îa  même  faveur  ,  &  il  arriva  un  jour 
que  tous  ces  compétiteurs  entrèrent 
enfemble  dans  le  Temple  de  Mercure  , 
hs  mains  bien  garnies  :  chacun  ap- 
porta de  riches  ofirandes.  Efope  qui 
ëtoit  pauvre,  fut  le  feul  qui  n'ofîrit  rien 
de  précieux  :  il  ne  préfenta  qu'un  peu 
de  lait  &  de  miel  ,  &  quelques  fieurs  , 
qui  n'ctoient  pas  même  lices  enfem.ble. 
Mercure  ,  en  diftrihuant  la  fageffe  ,  eut 
égard  au  prix  des  offrandes  :  il  donna  , 
félon  cette  proportion  ,  à  l'un  la  Phï- 
î-ofophie  ,  à  l'autre  l'éloquence,  à  celui- 
îà  rAllronomie  ,  à  un  autre  l'art  de 
feirc  des  vers.  Il  ne  fongea  au  pauvre 
Berger  qu'après  avoir  aclievé  Ja  diflri- 
imtion  J  majà  i'ecant  icAivcTiîi  d'une  Fa- 


D  E   B  A  y  LE.  ïH^ 

bîe  que  les  Heures  lui  avoient  contée 
lotfau'il  ctoit  au  berceau  ,  il  communi- 
qua k  Efope  le  don  de  l'Apologue  (r).  I 
Je  n'ai  garde  de  citer  Strabon  ;  car 
encore   que   fon   Apologie  des  Fables 
comprenne  les  Hftians  d'Efopc  ,  il  eft 
certain  qu'elle  eil  principalement  def- 
tinée  a  juitiiier  celles  d'Homère.  C'efl 
une  étrange  forte  d'Apologie,  puifque 
Strabon  reconnoît  ingénument  qu'il  a 
été  nécefiaire  que  les  Légillatcurs  des 
Républiques  adoptafîent  les  contes  des 
Poètes  ,  afin  d'imprimer  dans  refprit 
des  peuples  les  fentiments  de  Religion  : 
car  il  ne  faut  pas  s'imaginer  ,  dit-il ,  que 
les  femmes  ,  &  le  menu  peuple  ,  puif- 
fent  être  conduits  à  la  foi  &  à  la  piété 
par  des  difcours  Philofophiques  ;  on  a 
befoin  pour  cela  des  machines  effrayan- 
tes de  la  fuperftition  ,  &  fans  les  fables 
vous    ne    fauriez  avoir    ces   machines. 
La  Philofophie  n'eft  le  partage  que  de 
peu  de  gens  :  les  fables  font  un  bien 
public  :  elles  rempliiient  les  Théâtres 
(f).  Si   toutes  les  fidions  des  Poètes 

(r)  Voyei  Philoflr.  dans  la  vie  d'ApoU.  de  Tya- 
ne  ,  Liv.  V-  Chap.  V. 

(/)  Ficri  non  potefl  ut  mulUr  ac  promifcua  turba 
muhitudo  ,  Fhilofophica  orationc  cxcitctur  ducatur- 
^uc  ad  Rili^'-Qni'n  .  piciu<m  ,  ac  Jîdcm  :  Jid  fuperfii' 
tÏQiie  prtstsrea  ad  hvi  o£Ui  ejiy  qu»  inoiti  fiia  fabula», 


î86  Analyse 

avoient  refîem!)lé  k  celles  d'Efope  ,  il 
n'eût  pas  été  nécefiaire  que  Strabon 
entreprît  cette  infrucViiciife  Apologie. 
Au  rcfte  ,  il  a  oublié  le  principal  point  : 
c'efl  celui  que  Platon  &  Apollonius  de 
Tyane  ont  touché  ,  quand  ils  ont  dit 
que  ceux  qui  voient  commettre  aux 
Dieux  toutes  fortes  d'infamies  ,  font 
tente's  de  croire  qu'il  n'y  a  pas  de  mal 
à  en  faire  autant.  Que  pouvoit  répondre 
Strabon  à  une  telle  objedion  i  Les  con- 
feiis  de  la  Rhétorique  l'ont  peut-être 
porté  a  la  paffer  fous  filence, 

VII.  La  récompenfe  que  jfit  Efope  à 
Chilon  me  paroît  mcrveilleufe.  Ce  Phi- 
lofophe  ,  qui  étoit  l'un  des  ftpt  Sages 
de  la  Grèce,  demanda  à  notre  Fabulilte, 
quelle  étoit  l'occupanon  de  Jupiter  ? 
Voici  ce  quilfait,  dit  Efope  :  iiabaip- 
Je  les  cliojcs  élevées  ,  6"  d  élevé  les  chofes 
bafes.  Cette  réponfe  eft  l'abrégé  de 
la  vie  humaine.  Prenez  l'HiUoire  par 
îe  bout  qu'il  vous  plaira  ,  &  fuivez- 
en  les  progrès  depuis  le  commencement 

Tum  portentis  neqnit.  Etsnim  Fulmen,  ^gis,  Tridens, 
Faces  ,  Angiies  ,  Hafimaue  Deoruti:  Templls  pntfxx  , 
atijue  univcrja  prifca  Theologia  ,  Fahulce  funt  ,  re- 
ccpta.    à  civitatttm  autonbus   ,   quibus  vduti  lanis 

infipicntivm   animas    terrèrent virum   htxc  ipja 

(  Fhiiofophia  )  ad  paitcos  pertinet  :  Poëtica  in  pu- 
blicum  utilior  eji  ,  j««  «tiatn  theatra  impUre  valtt, 
Strabo ,  Lib,  /. 


DE      B   A   y   L  E.  îB/ 

jufcju'à  la  fin  ,  vous  verrez  par -tout  des 
exemples  de  l'alternaîrive  dont  parle  Efo- 
pe.  ïl  fcmble  ,  qu'on  me  permette  cette 
image  triviale,  qu'il  ait  envifagé  le  mon- 
de comme  un  jeu  à^BafcuciCy  où  tour  à 
tour  l'on  monse  &:  Ton  defcend.  Une 
famille  s'enrichit,  s'élève  ,  s'abandonne 
au  luxe ,  fe  ruine  &  tombe  dans  i'ou- 
bli.  La  même  chofe  arrive  dans  les  Em- 
pires. Le<;  Payens  e'toient  fi  perfuade's 
que  le  Ciel  prenoit  à  tâche  d'humi- 
lier les  grandeurs  ,  qu'ils  imaginèrent 
.tne  Déefîe  Nemefie ,  à  qui  la  profpé- 
rité  des  hommes  caufoit  une  jalouiie 
violente.  Les  Philofophes  même  qui 
îiioient  la  providence  de  Dieu  ,  recon- 
.noifîbient  je  ne  fais  quelle  puiiîance  qui 
fe  plaifoic  à  renverfer  ôc  à  écrafer  les 
grandeurs  humaines  : 

l//^ue  adeâ  res  kumanas  vis  ahdita  quadam 
Ohterit  ,  &  pitUhros  fnfces  ,  fnvafiiue  ficures 
froculcure  ^  «se  ludibrio  fibl  hahere  videtur. 

iucret,  L'tb.  V. 

Si  l'homme  n'ctcit  pas  abfolument  iit- 
ditcipîinable  ,  ne  feferoit-îl  pas  cor- 
rigé de  fon  orgueil  ,  après  tant  d'exem- 
ples de  la  maxime  d'Efope  ,  réitérés 
en  chaque  fieçie-^  &  en  chaque  râïs» 


I 


îS8  Analyse 
D'ici  à  deux  mille  ans  û  le  inonde 
fubfifte  encore  ,  ces  épreuves  renou- 
vcllëes  n'auront  rien  gagné  fur  le  cœur 
humain.  Pourquci  donc  les  renouvcl- 
1er  fans  fin  &  fans  inten-upnon  ?  c'eft 
ici  qu'il  faut  mettre  le  cloigt  fur  la  bou- 
che ,  &  adorer  humblement  la  fagtiîe 
du  Condudeur  de  cet  Univers  ;  recon- 
noifiant  en  même -temps  la  corruption 
infinie  de  notre  nature  ,  &  fa  fervitude 
fous  le  joug  des  impreflions  machina- 
les ;  maladie  invétérée  qui  ne  cède 
qu'aux  opérations  miraculcufes  de  la 
Grâce.  Si  l'on  connoifibit  toute  l'é- 
tendue de  cette  fervitude  &  le  détail 
des  Loix  de  l'union  de  Tame  avec  le 
corps  ,  on  feroit  un  Livre  fur  les  cau- 
fes  de  la  réciprocation  contenue  dans 
la  réponfe  d'Efope  :  un  Livre  ,  dis-je  , 
qu'on  pourroit  intituler  ^  de  centra  of^ 
ciîïalianis  moruîis  ^  où  l'on  railonne- 
roit  fur  des  principes  à  peu  près  auiïï  né- 
ccdaires  que  cq\\\  de  M.  Hugen^;  &  des 
autres  Ehilcfophesquiont  traitéde  l'Oy' 
cilla  tien   Phyflque  (/). 

VIIL  îî  n'y  a  point  d'apparence 
que  les  Fables  qui  courent  aujour- 
d'hui fous  le  nom  d'Efope ,  foient  les 

{t)  De  centra  O/cillationiJ  i  c'eft-à-dire  j  de  la 
.vibration  des  pendules» 


DE      13    A   Y   L   E.  189 

mêmes  qu'il  avoit  faites  t  elles  vien- 
nent bien  de  lui  pour  la  plupart ,  quant 
à  la  matieie  &  à  la  penfce  ;  mais  les 
paroles  font  d'un  autre  ,  je  veux  dire 
de  Planude  ,  le  même  qui  a  fait  fa  vie. 
C'efi:  le  fentiment  du  Père  Vavalîeur , 
excellent  critique.  11  confirme  fa  con- 
jecture fur  la  conformité  de  ftyle  que 
l'on  o'oferve  entre  les  Fables  d'Efope , 
&  la  vie  de  ce  Fabuîiîle  ;  il  rematque 
que  Henri  Etienne  ,  dans  fon  Thrcjbr 
de  la  langue  Grcque  ,  n'a  jamais  cité 
les  Fables  d'Efope  :  ce  qui  montre 
qu'il  les  a  priles  pour  l'Ouvrage  d'un 
Grec  mot^iine.  Ce  Savant  Jéfuite  , 
obfervc  encore  qu'il  eH  fait  mention 
du  Pirée  dans  l'une  de  ces  Fables  :  or 
le  Pirée  ne  fut  confiruit  que  fous  l'ad- 
miniftration  de  Thémilbocle  ,  qui  vécue 
long-temps  après  Efope.  Le  Port  d'A- 
thene  s'appclloit  Fhakre  avant  cela  , 
&  notre ï'abuîiile auroit  infailliblement 
employé  ce  dernier  mot.  On  trouve 
dans  l'explication  morale  d'une  des 
Fables  Grecques  ces  paroles  :  Fuhula 
déclarât  quod  Duis  fuperbis  refiftlt  , 
humiUbus  o.uîem  dat  gratiam  :  ce  paf- 
fage  eir  tiré  mot  pour  mot  du  fîxieme 
verfet  de  l'Epitre  de  S?int  Jacques  , 
Chapitre  ÏV,  Concluons  de-là  ,  ûit  le 


190         Analyse 

Père  le  Vayaffeur  ,  que  c'cft  Pknnde  ,' 
ou  quelqu'autre  Moine  Grec  ,  qui  a 
compofé  cette  Fable  ,  ou  du  moins  qui 
y  a  joint  cette  explication  (^a).  Le  Père 
VavalTeur  n'eft  pas  le  feul  ,  ni  même 
îc  premier  qui  ait  pris  Planude  pour 
l'Auteur  des  Apologues  d'Efope  ,  tels 
que  nous  les  avons  aujourd'hui.  Ne- 
velet  ,  qui  publia  en  16 10.  un  Re- 
cueil de  Fabuliiies  ,  fe  déclare  pour 
ce  fentiment  dans  la  Préface  de  fon 
Livre. 

IX.  Il  efl  mal  aifé  de  comprendre 
pourquoi  Sencque  pofe  en  fait ,  que  de 
fon  temps  les  Romains  n'avoient  point 
encore  eflayé  leur  plume  (m  ce  genre 
de  compcfition  ,  FaheHas  &  A'fopecs 
logos  ,  intcntiitum  P^ominis  ingaïus 
opus  (x).  Lorfque  Seneçue  parle  ainii 
n'a  voit-on  pas  vu  à  Rome  les  Fables  de 
Phèdre,  qui  font  un  ouvrage  incompa- 
rable ?  Lipfe  répond  à  cette  queftion 
que  Phcdre  n'étoit  point  Romain  ,  & 
que  Seneque  parle  feulement  des  Ef- 
prits  de  Rome  ,  Romanis  ingeniis. 
Mais  j'ai  peine  à  comprendre  qu'un 
auffi  habile  homme  que  Lipfe  fe  loit 


(u)  Vavaiïbr  de  Ladicra  diélione. 

(*)  Seneca  de  Confol,  ad  Polj-biiim,  Ctf/i.  XXVU» 


DE      BAYLE.  191 

payé  d'une  fl  méchante  raifon  ?  Les 
Comédies  du  Poëce  Tértnce  ,  qui  étoic 
né  en  Afrique  ,  ne  palioicnt-clles  point 
pour  la  production  d'un  Auteur  Ro- 
main ?  Pourquoi  les  Fables  de  Phcdre  , 
né  dans  la  ïhrace  ,  &  affranchi  d'un 
Empereur  ,  n'auroient-elles  pas  le  mê- 
me fort  ?  Il  efl  certain  que  Seneque 
oppofe  en  cet  endroit  la  langr.e  Latine 
à  la  langue  Gréque  :  il  veut  donc  dire 
qu'il  n'y  avoit  encore  que  des  Livres 
Grecs  fur  la  matière  des  Apologues. 
Dira-t-on  que  Phèdre  ne  publia  poinc 
fcs  Fables  de  fon  vivant  ,  &  qu'ainfî 
elles  pouvoient  être  encore  inconnues 
du  temps  de  Seneque  ?  Cela  n'eft  ni 
vrai  -  femblable  ,  ni  compatible  avec 
tous  les  préambules  de  l'Auteur.  Il 
faut  donc  fuppofer  que  Seneque  igno- 
roit ,  ou  avoit  oublié  ,  qii'il  y  eût  un 
Livre  au  monde  qui  s'appellât  Les  Fa- 
bles de  Phèdre.  Des  gens  aufîi  habiles 
que  lui  ont  été  fujets  à  de  pareilles 
diflradions. 

X.  Les  Athéniens  élevèrent  une  fta- 
tue  à  Efope  (^aa).  Quelques  gens  fe 
perfuadent  que  c'efl  le  Locman  des 
Orientaux.  On  l'a  mis  au  rang  des  per- 

{ad)  Pbs(1rus  ,  Fah.  X ,  Lib  ,  II, 


91  Analyse 

ronr.e<;  reiïiifcitces  ,  &  l'on  a  prétendu 
que  depuis  cette  réfuireclion  ,  il  fe  trou- 
va à  l'affaire  des  Therrnopyks  ,  où  il 
combattit  pour  les  Grecs  {hly).  Isiigœ 
grœculoruni ,  s'écrie  trt;s-jultement  Sca- 
liger.  La  meilleure  vie  de  ce  Fabuliile 
que  nous  ayons  en  François ,  €il  celle 
que  Meziriac  p\ibîia  en  16:52..  C'eft  un 
petit  Ecrit  qui  ne  contient  que  qua- 
rante pages  ,  &  qui  efl  devenu  fort  ra- 
re. Voici  qiiekjues  particularités  que 
j'en  ai  tirées.  '"Il  ell  plus  probable 
qu'Efope  naquit  à  Cotiœum  ,  Bourg 
de  Phrygie  ,  qu'à  Sardis  ,  a  Samos ,  ou 
à  Mefambrie  dans  la  Thrace.  Il  y  a 
lieu  de  croire  que  ce  rut  là  qu'il  apprit 
la  langue  Grcque  dans  fa  pureté  ,  & 
qu'il  s^inllruifit  de  la  Fhilofophie  mo- 
rale qui  étoit  alors  en  grande  eftime. 
Il  fut  premièrement  efclave  de  Xan- 
tus  ,  &  enfuitc  d'Idmon  ,  tous  deux 
Philofophes  ,  &  tous  deux  de  l'île  de 
Samos.  Ce  dernier  l'aiiranchit.  Il  ac- 
quit en  fort  peu  de  temps  une  grande 
réputation  parmi  les  Grecs  ,  &  le  bruit 
de  fa  fageflc  parvint  jufqu'aux  oreilles 
de  Créfus  ,  qui  fe  l'attacha  par  fes 
bienfaits  ,  &  au  fervice  duquel  il  pail'a 

(W)  Plotius  ,  m   Biblioth.  num  190.   Voyei  ai'JJi 
Suidai  in  Ay«/2<»K««, 

le 


DE    B  A  Y  L  E.  Î93 

le  refle  de  fes  jours.  11  voyagea  dans 
la  Grèce  ,  foie  pour  Ton  plainr  ,  foit  par 
ordre  de  Créius.  Pafîant  par  Athènes  , 
peu  de  temps  après  rufurpacion  de  Pi- 
iîilrate  ,  &  voyant  que  ce  peuple  fup- 
portoir  le  joug  fort  impatiemment  ,  il 
lui  raconta  la  Fable  des  grenouilles ,  qui 
demandèrent  un  Roi  à  Jupiter.  On  ra- 
conte que  voulant  infïnuer  que  la  vie  de 
l'homme  eit  remplie  de  miftres  ,  &  que 
pour  un  plaifir  nous  avons  mille  cha- 
grins, il  avoit  coutume  de  dire  quePrc- 
méthée  ayant  pris  de  la  poufTiere  pour 
former  un  homme ,  la  détrem.pa  non 
avec  de  1  eau  commune  ,  mais  avec  des 
larmes. 

Meziriac  termine  fon  petit  ouvrage 
par  ces  paroles  :  »  certes  n  l'on  demeure 
j>  d'accord  que  cela  (  les  Apologues  qui 
parolffcnt  fous  le  nom  de  notre  Fahu-' 
îiflc  )  »  foit  une  œuvre  légitime  d'E- 
»  fope  ,  il  faut  avouer  aue  nous  n'a- 
î)  vons  point  d'Efcrit  qui  foit  plus  an- 
»  cien  que  celui-ci ,  excepté  les  Livres 
3>  de  Moïfe  ,  &  quelques  autres  du 
«  vieil  Teftament.  «  /Vvec  le  refpeâ:  y 
qui  eft  dû  à  la  mémoire  de  ce  favanC 
perfonnage  ,  je  dirai  qu'il  a  fini  par 
une  méprife  bien  lourde  ;  car  qui  ne 
fait  que  les  Poéfies  d'Hon^ere  &  celles 
Tome  IL  I 


194  Analyse 
d'Héfiode  ,  cnt  précédé  tout  ee  qu'E- 
fope  a  pu  produire.  Meziriac  convient 
lui-même  dans  la  vie  de  ce  Fabuliile , 
que  l'honneur  de  l'invention  des  Apolo- 
gues cil  dû  à  Héfiode  :  d'où  vient  donc 
que  peu  de  pages  après  il  fait  Efbpe 
antérieur  à  Héfiode.  Diftradions  d'ef. 
prit.  * 

R  U  G  G  E  R  I 

'Athée y  AJJrologue  &  Magicien.  L'Au- 
teur examine  fi  ces  qualités  fijnî  com- 
j)atibles, 

Côme  Ruggeri ,  Florentin  ,  s'intro- 
duifit  à  la  Cour  de  France  fur  le  pied  de 
grand  Aftrologue,  au  temps  que  Cathe- 
rine de  Médicis  favorifoir  ces  gens-là. 
C'étoit  un  homme  d'efprit ,  &  qui  pal- 
foit  pour  favant  ;  d'ailleurs  hardi  jufqu'à 
l'effronterie  ,  intriguant,  &:  fait  pour  fe 
pouffer  dans  le  monde.  11  tira  l'horof- 
cope  de  tous  les  Seigneurs  de  la  Cour  , 
&  cette  complaifance  ne  lui  fut  pas  in- 
frudueufe  :  il  obtint  en  particulier  de  la 
Reine  mère  l'Abbaye  de  S.  Maheu  en 
Bretagne. 

*  Art.  Efopt, 


I 


DE       B    A    Y    L   E.  195 

L'an  1 5  74  il  fe  trouva  enveloppé  dans 
l'affaire  de  la  Mole  &  de  Coconas.  C'é» 
toient  deux  Gentils-hommes  du  Duc 
d'Alençon  ,  frère  de  Charles  IX ,  qui 
avoient  infpiré  à  leur  Maître  desdefltins 
fort  criminels ,  &  qui  tramèrent  ,  dit- 
on  ,  le  complot  ce  le  placer  fur  le  trô- 
ne, après  la  more  de  Charles ,  à  l'exclu- 
fion  de  Henri  Duc  d'Anjou ,  Roi  de  Po- 
logne. Ruggeri  écoit  aufîi  attaché  au 
Duc  d'Alençon  :  la  Reine  mère  l'avoit 
mis  elle-même  auprès  de  ce  jeune  Prince, 
fous  prétexte  de  lui  montrer  l'Italien  , 
mais  en  effet  pour  efpionner  fes  actions. 
Le  Florentin  trahit  la  confiance  de  la 
Reine  ,  &  révéla  au  Duc  toute  l'intri- 
gue. Catherine  de  Médicis ,  pour  punir 
l'infidélité  de  cet  efpion  ,  le  fit  arrêter 
avec  la  Mole  &  les  autres  complices  ,■ 
&  lui  fit  faire  fon  procès.  On  l'accufa 
d'avoir  trempé  dans  une  confpiration 
contre  le^Roi,  &  particulièrement  d'a- 
voir fiit  une  image  de  cire  ,  repréfcn- 
tant  Charles  IX  ,  qui  étoit  percé  au 
cœur  de  plufieurs  coups.  Il  fut  appliqué 
k  la  queition  ;  mais  il  la  fou  tint  avec 
courage,  &  tout  ce  que  l'on  put  faire 
pour  contenter  le  reffentiment  de  la  Rei- 
ne ,  fut  de  le  condamner  aux  Galères. 
On  l'envoya  à  Marfeiile  ;  mais  il  en  fuC 

I  z 


Ï95  Analyse 
quitte  pour  la  peine  du  voyage  :  il  s  y 
fit  dzs  amis  :  le  Capitaine  de  fa  Galère 
le  logea  dans  fa  maifon  ,  qui  ne  fut  ja- 
mais plus  fréquentée  que  depuis  l'arri- 
vée de  cet  illujîre  forçat  :  Ruggeri  en  fit 
une  Académie  dt  Mathématiques  & 
d Aflrologie  judiciaire.  Il  avoit  un  Gar- 
de, mais  qui [emhloit plus  lui  cflre  donné 
par  honneur,  que  pour  l'objcrver.  {a). 
Quelque  temps  après  la  Reine  mère  , 
qui  étoît  fort  crédule  en  matière  de  De- 
vins &  de  Sorciers ,  le  tira  elle-même 
des  Galères  ,  pour  le  confulter  dans  le 
befoin. 

En  I  '598  il  fut  accufé  d'avoir  attenté 
à  la  vie  de  Henri  IV  par  des  fortile- 
ges,  pendant  que  ce  Prince  étoit  à  Nan- 
tes. On  difoit  que  Ruggeri  avoit  dans  le 
Château  de  cette  Ville  un  Cabinet  par- 
ticulier où  il  s'enfermoit  tous  les  jours , 
fous  prétexte  de  s'occuper  a  peindre  , 
mais  en  eP/et  pour  donner  des  coups 
d'aiguille  à  une  image  de  cire  qui  repré- 
lentoit  Henri  ÏV.  Il  avoit  fait  efpérer 
aux  fcélérats,  qui  le  faifoient  agir  ,  que 
par  ce  moyen  il  cauferoit  une  langueur 
mortelle  à  ce  Prince  ,  &  que  ces  malé- 


(j)  Le  Laboureur,  Adclît.  à  Caflelnau,  Tarn.  II» 
p.  405.   Foyei  aujji  p.  411. 


DE      B    A   y    L   E.  19;; 

fïces  ie  conduiroient  au  tombeau.    Le 
Roi  chargea  M.  de  Thou  «Se  un  autre 
Magiftrat  ,  d'informer  de  cette  affaire. 
Corne  fut  interrogé  juridiquement,  & 
la  première  chofe  qu'on  lui  objecta  ,  fut 
qu'en    1574    on    l'avoit  appliqué  à  la 
torture  pour  une  accufation  pareille.  Il 
foucint  hardiment   qu'on    l'avoit  alors 
calomnié  ,  &  que  fon  innocence  fut  re- 
connue par  fes  Juges  ;  que  les  foupçons 
de  Magie,  dont  plufieurs  perfonnes  l'a- 
voient  chargé  ,  n'étoient  fondés  que  fur 
là   fcience   particulière  qu'il    avoit  de 
î'Aflrologie  ,  &  qu'on  s'étoit  figuré  que 
fans  l'aide  des  Démons  il  n'auroit  pu 
prédire  tant  de  chofes  ,  quoique  dans  le 
vrai  il  ne   les  eût  devinées  que  par  une 
connoifTance  exafte  des  horofcopes.  Il 
protefla  que  l'affedion  ,  qu'il  profelToic 
depuis  longtemps  pour  Sa  Majeiié  ,  le 
julHfioit  pleinement  du  crime  dont  on 
l'accufoit  ;  &  pour  preuve  de  cette  af- 
fection il  allégua  un  fait  affez  particu- 
lier ,    c'eft  qu'après  le  maflacre  de  la 
Saint  Barthelemi  ,  comme  on  délibéroic 
fur  le  traitement  qu'on  feroit  au  Roi  de 
Navarre  &  au  Prince  de  Condé  ,  Cathe- 
rine de  Mcdicis   lui  demanda  s'il  n*a- 
voit  point  fait  leur  horofcope  ;  qu'il 
répondit  à  la  R.eine  qu'il   l'avoit  fait , 

13 


tcit  Analyse 

&  que  fon  arc  lui  avoit  appris  qn'iîs  ne 
cauferoient  jamais  de  trouble  dans  le 
Royaume.  Il  ajouta  que  cette  réponfe 
fît  évanouir  les  rélblutions  pernicieufes 
qu'on  avoit  prifes  contre  eux  ;  qu'il  s'en 
étoit  ouvert  a  la  Noue  ,  &  1  avoit  prié 
de  leur  en  donner  avis.  M.  de  Thou 
rapporta  au  Roi  toutes  ces  chofes  :  ce 
Prince,  après  quelques  cours  de  prome- 
2îade  j  demeura  d'accord  que  la  Noue 
lui  en  avoit  parlé  dans  ce  temps-là  ,  & 
donna  ordre  qu'on  laifTàt  en  paix  Rug- 
geri.  Les  Dames  a  voient  déjà  obtenu  la 
grâce  de  ce  Florentin  ,  qui  reparut  à  la 
Cour  avec  plus  de  hardieile  que  jamais , 
&  qui  obtint  même  le  polie  d'Hilrorio- 
graphe   (b). 

11  commença  en  1604  à  faire  des 
Almanaclis ,  qu'il  publia  fous  des  noms 
fuppofés  ,  &  qu'il  parfemoic  de  vers  & 
■àe  fentences  des  bons  Auteurs  Latins. 
11  parvint  à  une  extrêm.e  vieilleflé  ,  &  il 
furvécut  à  tous  les  courtifans  Italiens 
de  Catherine  de  Médicis.  Il  mourut  à 
Paris  en  161^5  ,  accablé  de  goutte  &  de 
gravelle.  Sqs  amis  le  voyant  à  l'extré- 
mité firent  venir  le  Curé  de  la  Paroiiîe, 
qu'il  ne  voulut  point  écouter  :   on  lui 

(i)   Thuanus  de  vità  fuà ,  Lib.  FI, 


D  E      B   A   y    L  E.  199 

amena  des  Capucins;  il  fe  moqua  d'eux: 
&  comme  on  tâchoic  de  l'intimider  par 
l'im.age  de  l'enfer  &  des  jugements  de 

Dieu  ,  alUi_  >  ^^"^"^^  '  ^'^"-^  ^^^^  des  fous  : 
il  n'y  a  point  d\iutrcs  Diables  que  les 
ennemis  qui  nous  tourmentent  en  ce 
monde ,  ni  d'autre  Dieu  que  les  Rois  & 
ks  Grands  Seigneurs  ,  qui  fiuls  peuvent 
nous  avancer  Ù  nous  faire  du  bien  (c). 
Il  expira  en  proférant  CQs  blafphèmes. 
Le  bruit  de  cette  mort  défefpérée  fe  ré- 
pandit dans  Paris  :  il  fut  chargé  des 
malédictions  du  peuple ,  &  comme  il 
avoit  déclaré  hautement  &:  infolem- 
ment  qu'il  mouroit  Athée  ,  fon  corps 
fut  traîné  fur  une  claie ,  &  jette  à  la 
Voierie. 

Il  y  auroic  bien  des  réflexions  a  fai- 
re fur  ce  qu'un  tel  perfonnage  ,  qui  ne 
croyoit  ni  Dieu  ni  Diable  ,  s'amufoit 
néanmoins  à  l'Aftrologie  &  à  la  Magie. 
Pvemarquez  bien  quelle  fut  fa  conrëf- 
lion  en  mourant  :  il  ri  y  a  point  d'au- 
tres Diables  ,  Szc.  Il  ajouta ,  félon  Ga- 
rafle  ,  j'ai  vefcu  en  cette  créance  ,  & 
en  cette  créance  je   veux   mourir  (d). 


(c)  Mercure  François  ,  Tom.  îV  >  p.  4'^« 

(d)  GaraH'e  ,   Doctr,  curieiife,  p.  ij?» 

J  4 


soo  Analyse 

Si  cette  addition  eft  du  crû  de  ce  Jé- 
fuice  ,  je  ne  penfe  pas  qu'il  ait  excédé 
le  droit  de  la  paraplirafe  :  car  on  doit 
tenir  pour  une  chofe  prefque  indubi- 
table ,  que  tout  vieillard  qui  meurt 
Atliée  a  été  long-temps  Athée.  Ce  n'effc 
point  au  lit  de  la  mort ,  ni  même  au 
déclin  de  l'âge  que  l'on  fe  jette  dans 
ce  précipice  ;  au  contraire  ,  prefque 
tous  les  efprits  forts  ,  libertins  ,  mé- 
créants, &c,  renoncent  dans  la  mala- 
die à  leur  impiété  ,  &  meurent  en  fai- 
fant  des  déclarations  orthodoxes.  Il  ell 
donc  tjrès-vraifemblable  que  notre  Rug- 
geri  étoit  Athée  depuis  long- temps. 
Que  vouloient  donc  dire  les  horofcopes 
qu'il  faifoic  j  &  ces  images  de  cire  qu'il 
ditt -ibuoit ,  comme  des  caufes  d'amour 
&  de  maladie  (e).  Voilà  des  chofes  qui 
s'accordent  mal  enfemble.  Les  Auteurs 
quiont  pai-lé  de  fa  fin,  obfervent  qu'il 
y  a  là  de  l'inconféquence  ,  &  concluent 
de  ce  qu'il  étoit  Athée  qu'il  ne  pouvoit 
être  Magicien  de  bonne  foi  (y  ). 

(é)  Il  avoit  porfiiadé  à  la  Mole  &  à  pluf.eurs  au- 
tres .  <l"'il  (avoit  faire  des  images  ,  dont  les  unes 
avoicnt  la  propriété  d'ii'fpirer  de  l'amour  aux  fem- 
mes »  &■  les  autres  de  faire  mourir  de  langueur  les 
■oerfomiei  qu'on  voudroit.  Mercure  François  ,  Tome 
XV  ,  pag-  46  ,  année   1615. 

(y)   Il  avait  jadis  fait  accroire..,.,  qu'il  fayoit. 


DE      B    A    Y    L   E.  20r 

Il  eft  certain  que  ne  croyant  Texif-  Un  ^-■ 
tence  d  aucun  elprit  diltinct  de  1  ame  ne  croit 
de  l'homme  ,  il  n'a  pu  regarder  que  P^^JJ^^^ 
com.me  des  Fables  tout  ce  que  l'on  ce  d'au- 
conte  de  la  Magie  ;  ce  n'étoit  donc  p^lJ^^/; 
que  pour  s'enrichir  aux  dépens  des  du-  lauroit 
pes ,  qu'il  fe  van  toit  de  favoir  faire  des  êtreM«^ 

r      '    T-  1111  1  eicUn* 

images  capables  de  donner  la  mort ,  ou  ^ 
d'infpirer  de  l'amour.  Il  connoifToit  lui- 
mém.e  la  vanité  de  fes  promefTes ,  & 
l'inutilité  des  coups  d'aiguille  donnés 
aux  images.  Il  n'eft  pas  fi  certain  qu'il 
reconnût  la  vanité  de  l'Allrolos^ie.  Un 
homme  d'efprit  &  de  favoir ,  connoîc 
clairement  qu'un  morceau  de  cire  ,  for- 
mé en  figure  d'homme  ou  de  femme  , 
&  piqué  au  cœur  ,  n'eft  pas  capable  de 
produire  dans  un  fujet  éloigné  ,  ou  l'en- 
vie de  fe  marier  avec  une  telle  perfon- 
ne  ,  ou  quelqu'autre  forte  de  paffion.  If 
connoît  évidemment  qu'un  morceau  de 
cire  qui  repréfente  Henri  IV  ,  que  l'on 
approche  du  feu  à  Nantes  ,  que  l'on 
pique  en  divers  endroits  dans  la  même 

faire  des  images  magiques  8:c  ,  &  TOUTEFOIS  cet 
Achéijie  ne  croyait  pas  qu'il  y  eût  des  Diables. 

Mercure  François  ,   ibid.   47. 

Les  plus  fages ,  dit  le  P.  Garaffe  ,  deflors  jugeoient 
qu'il  n'avoit  aucune  connoifFance  des  Négromanties, 
&  en  effet  l'iiTue  de  fa  vie  l'a  montré  clairement» 
Carajfa  ,  ubi  fupri,  p.  jjr, 

I  5 


201         Analyse 
Ville ,  n'elt  pas  capable  de  caufer  une 
fièvre  lente  &c  morcelle  à  ce  Monarque 
dans  Paris  *.  Ainli  tout  homme  qui  a 
du  fens  &  des  connoiiiances ,  &  qui  eft 
perfuadé  que  ces  images  de  cire  ont  la 
vertu  dont  on  parle  ,  lait  très- certaine- 
ment que  leurs  effets  font  produits  par 
un  efprit  invilible  ,  qui  agit  phyfîque- 
ment  &  imaicdiatement  fur  telles  ou 
telles  perfonnes ,  pendant  que  ces  ima- 
ges font  réduites  en  tel  ou  tel  état.  Puis 
donc  que  P^uggeri  ne  reconnoifîbit  au- 
cun efprit  de  cette  nature,  il  connoiiToit 
clairement  que  ces  images  étaient  pri- 
vées de  toute  vertu. 
H  n'eft      Mais  il  ne  paroît  pas  avec  la  même 
pas    fur  évidence  ,  que  les  corps  céleftes  font 

qu'un  A-  •  ii        j  i    •       j'  a 

îhée  de  incapables  de  proauire  d  eux-m.emes  un^ 
ce  genre  infinité   d'eilécs  dans  le  monde.     On 

T.e  puille     ,.  •    ^  j  •        »       /7'' 

pas  être  n  ignorc  pomt  que  des  gens  qui  ont  palis 
Aftroio-  pour  Athées ,  ont  paru  très-perfuadés 
*^^*  de  l'efRcace  des  influences  des  aflres  , 
à  l'égard  même  des  aclions  libres  de 
l'homme  ,  &  de  ce  qu'on  nomm.e  for- 
tune ,  ou  événements  contingents.  Il 
n'eft  donc  pas  fur  que  Côme  Ruggeri  aie 

N,  B.  Bayle  femble  oublier  ici  ce  qu'il  a  dit  un 
^u  plus  haut ,  cfue  Henri  IV  étoit  à  Nantes  (  non  à- 
Paris  )  quand  Ruggeri  piqua  l'iir.age  de  ce  Monar- 
que dans  le  Cabinet  du  Châteaiu 


DE      B   A    Y    L   E.  205 

connu  la  vanité  de  l'Aflrologie  judi- 
ciaire. Je  crois  pourtant  qu'on  peut  dire 
fans  beaucoup  de  témérité  ,  vu  le  tour 
de  fon  efpric  ,  qu'il  ne  débitoit  des  Ho- 
rofcopes  qu'à  la  manière  des  impofteurs,, 
fans  y  ajouter  nulle  foi ,  &  pour  ex- 
croquer  de  l'argent.  Il  convint  lui- 
même  ,  dans  l'interrogatoire  qu'il  fubic 
à  Nantes ,  qu'en  proteftant  à  la  Reine 
mère  ,  en  vertu  d'un  prétendu  horofco- 
pe ,  que  le  Roi  de  Navarre  &  le  Prince 
de  Condé  ne  troublercient  jamais  l'E- 
tat, il  n'avoit  parlé  de  la  forte  qu'en 
conféquence  de  fon  attachement  pour 
eux  ,  &  que  ce  îï  ctoient  pas  des  chofes 
qiion  pût  découvrir  certainement  par 
V Ajïrologie  judiciaire  (^g).  Pendant  le 
même  interrogatoire  ,  comme  on  lui  re- 
préfentaque  TAitrologie  étoit  une  chofe 
impie  &  indigne  d'un  Chrétien  ,  à  plus 
forte  raifon  d'un  Prêtre  ,  il  s'excufa  de 
fon  mieux  ,  parla  même  avec  mépris  de. 
cette  fcience  ^  proteftant  que  depuis  qu'il 
étoit  dans  les  ordres  il  n'avoit  drefTé  au- 
cun horofcope  [b). 

On    m'objectera    peut-être  qu'il  efl 
aufli  difficile  de  s'imaginer  qu'un  te! 

{g)  Thuanus  ds  vltà  Aiâ  ,  Lib,  VI. 
{h)  Ibid, 

I  5 


2>o4  Analyse 
aine  ,  fîtué  de  telle  forte  dans  la  figure 
de  nativité  ,  eft  une  caufe  phyfique  da 
bon  accueil  que  fait  un  Prince  à  un 
homme  de  cinquante  ans ,  qui  le  falue  k 
une  telle  heure  ,  que  de  fe  perfuader 
que  des  images  de  cire,  piquées  au  cœur 
produiient  une  impreflion  d'amour  à 
cent  lieues  d  une  perfonne.  Je  réponds 
qu'il  y  a  beaucoup  de  gens  ,  à  qui  cet 
effet  de  l'ailre  paroît  aulTi  chimérique 
que  l'effet  prétendu  de  l'image  :  Je  fuis 
du  nombre  de  ces  gens-là;  mais  encore 
un  coup  on  peut  fe  faire  ilhifion  plus 
facilement    à    l'émrd  de  l'efficace  des 

D 

afîres  ,  qu'à  l'égard  de  l'efficace  des  fi- 
gures de  cire.  On  ne  fauroif  m'alléguer 
un  homme  favant ,  qui  ait  cru  cjue  ces 
ligures ,  par  elles-mêmes ,  &  fans  l'en- 
tremife  d'aucun  efprit  ,  faffent  aimer  , 
fafïcnt  mourir  à  cent  lieues  loin  ;  & 
l'on  peut  alléguer  des  perfonnes  doéles , 
qui  ont  cru  que  fans  le  fecours  des 
anges  bons  ou  mauvais  ,  les  planètes 
de  i'horofcope  d'un  homme  font  caufe 
des  avantures  les  plus  fortuites.  On 
conçoit  très-clairement  qu'un  morceau 
de  cire  ,  piqué  à  Nantes ,  chauffé  ,  mo- 
diné  comme  il  vous  plaira  n'eft  caufe. 
phyfique  de  rien  à  Rome  ;  mais  on 
lait   par  expéciencs  q^^ue    la   vertu  dm 


DE      B    A    y    L    E.  20$ 

Soleil  produit  mille  chofes  fur  la  teiT& 
phyiiquemenc  ,  &  en  qualité  de  vraie 
caufe  ;  ceil  pourquoi  1  on  tombe  ici 
plus  aifément  dans  l'illulion ,  &  l'on 
eft  tenté  de  croire  que  les  autres  af- 
fres étendent  auiïi  leurs  influences 
jufques  fur  ce  bas  monde  ;  dès  lors 
en  gagne  bien  du  pays  en  peu  de 
temps ,  &  l'on  fe  trouve  à  la  lin  difpofé 
à  regarder  les  aftres  comme  la  caule  de 

Pour  le  dire  en  paffant ,  l' Aftrologie    Digref- 
eft  une  iUuhon  qui  devroit  être  répri-  ^'on   fur 

,  ,         f,,     ,      ^  ,   ,,  ,,',-,      le  danger 

mée   plus  leverement  qu  elle  ne  1  elt  ;  jg  i'Af„ 
car  s'il  étoit  vrai  que  par  la  voie  des  troiogie 
Horofcopes  on  devinât  le  bonheur  ou  re.Sielîe 
le  malheur  des  perfonnes ,  les  circonf-  décou- 

j        1  •  <?       J       1  vroitl'a- 

tances  de    leurs  mariages    &   de   leur  ygnir,  ce 
mort ,  &c.  :  s'il  étoit  vrai ,  par  exemple,  feroit 

,      '  ,       -  \  n      ^      ■  A     j  ^      une  ma=^ 

qu  une  opération  Attrologique  eut  de-  g;,,^ 
couvert  à  Gaurie  que  le  Roi  Henri  II 
feroit  tué  en  duel  ,  il  faudroit  mettre 
cette  fcience  au  nombre  des  arts  ma- 
giques ,  &  de  ces  manières  de  deviner 
qui  font  fondées  fur  un  paéle  avec  le 
Démon.  La  peine  que  prennent  les  Af- 
trologues  dedreffer  une  figure  de  nati- 
vité ,  &  det;onfulter  les  règles  qu'ils  ont 
établies  fur  la  diftinélion  des  lignes  ,  fur 
ks  propriétés  des  Maifons ,  fur  les  dif-*. 


2o6  Analyse 
férents  afpeds  des  planètes  ,  &c. ,  cette 
peine  ,  dis- je  ,  feroit  femblable  à  celle 
que  les  Magiciens  fe  donnent  de  tracer  g 
des  cercles ,  de  faire  plufieurs  contor- 
fions  ,  de  prononcer  certaines  paroles, 
&c.  De  part  &  d'autre  ,  ce  que  feroic 
l'homme  ne  feroit  qu'un  figne  d'infti- 
tution  ,  à  la  préfence  duquel  un  mau- 
vais Ange  agiroit  d'une  certaine  ma- 
nière. Il  efî:  vifible  ,  quand  on  y  eft 
attentif  fans  préjugé ,  que  les  cérémo- 
nies magiques ,  un  cercle  ,  une  révé- 
rence ,  une  baguette  dirigée  fiiccefîi- 
vtment  vers  les  quatre  points  cardi- 
naux de  l'Horizon  ,  certaines  paroles 
prononcées  ,  certains  mots  écrits  fur 
des  morceaux  de  papier  ,  &c.  ne  font 
pas  plus  incapables  de  guérir  un  hom- 
me dangereufement  malade  ,  ou  de 
faire  mourir  un  homme  qui  fe  porte 
bien  ,  que  les  Horofcopes  font  incapa- 
bles de  faire  connoître  II  un  homme  fe 
mariera  heureufement  ;  s'il  fera  aimé 
des  Princes  ;  s'il  fera  exilé  ;  fî  ces  ri- 
cheffes  confineront  en  terres  ou  en 
argent  ;  s'il  mourra  fur  mer ,  ou  dans 
la  tranchée.  Cela  prouve  qu'un  Aftro- 
logue  feroit  d'autant  plus  puniiTable  , 
que  fes  Horofcopes  rcncontreroienc 
plus  certainement  la  véricé  de  l'avenir  j. 


DE      B    A    Y    L   E.  207 

car  la  certitude  de  fes  prédictions  feroic 
une  marque  qu'il  exécuteroit  exade- 
ment  les  cérémonies  ,  à  la  préfence 
defquelles  les  démons  auroient  convenu 
pour  leur  pade  primitif  de  révéler  l'a- 
venir. 

Cela  prouve  encore   que.  l'Aftrolo-  „9»eie$ 
gie  judiciaire  ne  lauroit  être  une  voie  de  naux 
deviner  que  comme  le  fas  ,  le  miroir  ,  fontfop 
la  lumee  ,  &  cent  autres  abominations,  gents 
D'où  je  conclus  que  l'indulgence  des  P''"''     , 
Tribunaux  EccléfialViques  &   féculiers  profef- 
pour  les  Aftrologues  judiciaires  eft  très-  ^^"^ 

r_      ,  01  _      cette 

ciminelle.    On  a  de   très-bonnes  Loix  fdencei 
Civiles  &  Canoniques  contre  ces  gens- 
là.  Un  Profeireur  de  Padoue  les  a  re- 
cueillies exaclement  dans  un  Ouvrage 
qu'il  a  publié  a  Venife  l'an  1662  (i)  : 
mais  on  ne  les  exécute  pas.  Jean-Bap- 
tifte  Morin  ,  ProfefTeur  Royal  à  Paris  , 
n'a-t-il  pas  joui  tranquillement  de  fes 
penfions  &  de  fes  charges  jufques  à  fa 
mort,  quoiqu'il  travaillât  à  des  Ho- 
rofcopes  au  vu  &  au  fu  de  tout  le  mon- 
de ,  &  qu'il  fe  vantât  publiquement  de 
poiîéder  une  merveilleufe  habileté  dans 
cet  Art?  S'il  avoit  eu  la  hardieliè  de 


(i)  Don  Jofeph  Marie  Marivigli.i  ,    dans  fa  Pfcu* 
iomantla  yeterum  C'  rci^ntiarum ,  explofa  ,  &c^ 


2o8  Analyse 
fou  tenir  que  le  culte  des  Reliques  efl 
blâmable  ,  on  l'eût  dégradé  dès  le  len- 
demain ;  on  l'eût  chaffé  honteufement  ; 
&  fi  de  puiflants  patrons  l'eufTent  ofé 
protéger  ,  tout  le  Clergé  Te  feroit  ému  , 
&  ne  feroit  point  rentré  dans  le  calme 
avant  ladeftitution  de  cet  impie.  Quelle 
acceptation  d'erreurs  !  on  lui  laifTa  pra- 
tiquer impunément  toute  fa  vie  un  Art 
qui  ,  dans  le  fond  ,  ne  p^ut  être  que 
magique,  s'il  ell:  une  voie  de  connoître 
l'avenir.  Remarquez  par  occafion ,  qu'il 
eft  mal-aifé  de  comprendre  qu'on  le 
puiffe  deviner  par  le  fecours  du  Démon  ; 
car  quelque  vafte  qu'on  fuppofe  la 
fcience  des  Anges ,  elle  ne  paroît  pas 
renfermer  l'enchaînement  de  tous  les 
objets  qu'il  faut  connoître ,  pour  dire 
certainement  que  telles  ou  telles  chofes 
arriveront  ;  &  il  feroit  abfurde  de  dire 
que  Dieu  le  leur  révèle  toutes  les  fois 
qu'ils  veulent  exécuter  le  malheureux 
pacte  qu'il,  aurcient  fait  avec  l'homme. 
L'abbé  Furttiere  expofe  très-nettement 
cette  objedion  (k)  ;  mais  il  oublie  le 
principal  :  il  ne  dit  pas  que  la  liberté  de 
l'homme  feroit  une  pure  chimère  ,  fi 
les  Anges  pouvoient  deviner  ce  qu'un 

{k)  Voyez  le  Furalana  ,  p,  199,  §c  fuir,, 


DE      B    A    Y    L    E.  ZOf 

homme  penfera  d'ici  à  dix  ans ,  s'ils  pou- 
voient ,  dis-je  ,  le  deviner  par  la  con- 
noiilance  de  la  iiaifon  qui  eft  entre  les. 
caiifes  naturelles  &  leurs  effets. 

Rien  ne  Teroit  plus  abfurde  que  de 
demander  s'il  eft  polTible  que  B.uggeri 
ne  croyant  ni  Dieu  ,  ni  Anges  bons  ou 
mauvais  ,  ait  cru  que  les  images  de 
cire  fulfent  de  quelque  efficace  ;  mais  il 
ne  feroit  pas  abfurde  de  le  demander  à  ^ 

tous  les  Athées.  On  croit  ordinairement     u„  a- 
que  toute  perfonne  ,  qui  nie  fexiilence  thée,  qui 
ûe  Dieu  ,  nie  auiii  ,  par  une  luite  necei-  te  point 
faire  ,  Fcxiftence  de  tous  les  Efprits ,  &  les    Ef- 
l'immortalité  de  famé.  Je  ne  m'étonne  Je^î5  * 
point  qu'on  croie  cela  ;  car  je  ne  penfe  croiaeau 
pas  qu'il  y  ait  d'exemple  de  la  défunion  ^'''  ^* 
de  ces  deux  blafphémes  ;  je  veux  dire  , 
ou  qu'il  y  a't  jamais  eu  d'Athée  qui 
ait  enfeigné  l'exiitence  des  Démons  ^& 
l'immortalité  de  l'efprit  humain   ;  ou 
qu'il  y  ait  jamais    eu   d'homme    per- 
fuadé    de   la  magie  ;    fans  croire  que 
Dieu  exiile.  Il  fe  trouve  des  Chrétiens 
orthodoxes  dans  tout  le  refle  ,    mais 
qui  ne  fauroient  fe  perfuader  que  les 
mauvais  Anges  fe  mêlent  de  rien  ,  & 
qui  rejettent  fans  exception  tout  ce  qui 
fe  dit  de  la  magie  &  de  la  forcellerie. 
S'ils  fe  contencoient  de  dire  qu'il  n'y  a 


2.10  Analyse 
que  l'Ecriture  qui  puiflè  prouver  l'exif- 
tence  &  l'opération  des  mauvais  An- 
ges ,  il  ne  faudroit  pas  s'étonner  de  leur 
lèntiment  ;  car  il  dl  certain  que  la  rai- 
fon  fournit  de  fortes  difficultés  contre 
l'empire  du  Diable  ,  fondées  fur  les  no- 
tions que  Ton  a  de  la  fagefle  &  de  la 
bonté  de  Dieu  :  mais  csÛ  une  entre- 
prife  fort  téméraire  ,  pour  ne  rien 
dire  de  pis  ,  que  de  vouloir  accorder 
avec  l'Ecriture  la  rejeclion  de  tout  le 
pouvoir  du  Di.ible.  Quoiqu'il  en  foit  , 
cette  confcquence  eft  faufle  &  injure  , 
voiiç  ne  croy 67^  point  quil  y  ait  des 
DiaMes  ,  donc  vous  ne  croye\  point 
qu  il  y  ait  un  Dieu.  Quant  à  cette  au- 
tfe  conféquence  ,  vous  ne  croyer^point 
quily  ait  un  Dieu,  donc  vous  ne  croye\^ 
.  point  qu  'il  y  ait  ni  de  bons  Anges ,  ni 
de  mauvais  Anges  ,  elle  paroît  très- 
certaine  ;  car ,  comme  je  l'ai  déjà  dit , 
on  ne  trouve  point  d'exemple  qui  la 
combatte. 
Sî  la  Voici  une  autre  conféquence  qui 
paroît  tout  aufTI  inconteflabje  ;  il  y  a 

eft  bonne  dcs  Diahles  ,    donc   il  y  a  un  Dieu. 

dei'exif.  Q^  ^c^  tellement  perfuadé  de  la  juf- 

tencedes  /      zt-    /      j  i- 

Démons   tefie  &  de  la  nécefîité  d  une  telJe  con- 

j  ^î'^     clufion  ,  qu'on  affirme  fans  balancer 

que  ceux  qui  ment  1  exiitence  des  De- 


confé- 
qiience 


D   E      B   A   Y    L   E.  211 

mons  dérobent  aux  orthodoxes  une 
preuve  inconteftable  de  l'exiîlence  de 
Dieu .  J'avoue  qu^  je  n'ai  encore  trouvé 
perfonne  qui  ne  m'ait  paru  très-per- 
fuadé,  que  l'exiftence  du  Diable  prouve 
néceffairement  &  invincibiement  que 
Dieu  exiite  ;  &  vous  ne  voyez  point 
d'homme  tant  (bit  peu  flottant  fur  cette 
dernière  vérité  ,  qui  ne  nie  prefque  tout 
à  plat  qu'il  y  ait  des  Anges.  J'avoue 
néanmoins  que  je  n'ai  pas  allez  de  lu- 
mières ,  pour  voir  cette  grande  liaifon 
que  tout  le  monde  apperçoit  entre  ces 
deux  Thefes ,  il  y  a  dis  Diables  ,  donc 
il  y  a  un  Dieu.  Mettant  a  part  l'Ecri- 
ture ,  pour  ne  raifonner  que  par  les 
principes  de  la  Métaphyfique,  ne  peut- 
on  pas  foutenir  que  Dieu  n'a  point  créé 
d'autres  efpritsque  l'ame  de  l'homme  \ 
Si  vous  demandez  pourquoi  un  Etre  fi 
puifTant  n'a  point  donné  l'exiftence  à 
d'autres  Efprits  ,  on  vous  répondra  / 
c'eft  qu  il  ne  lui  a  point  plu  :  il  a  pro- 
duit toutes  chofes  avec  une  fouve- 
raine  liberté  ;  plus  de  celles-ci ,  moins 
de  celles-là  :  fa  volonté  toujours  in- 
finiment fage  a  été  fa  feule  règle.  Que 
pouvez-vous  dire  contre  une  telle  rai- 
fon  ? 

Adreffez-vous  a  un  Athie ,  deman- 


112.  Analyse 
dez-lui  pourquoi  il  nie  l'exiilence  des 
Démons,  vous  verrez  qu'il  ne  répondra 
rien  qui  vaille  ,  &  que  li  vous  le  pref- 
fez  ,  vous  le  réduirez  bien-tôt  à  fe  taire. 
Ofera-t-il  dire  que  l'Univers  étant  infi- 
ni., éternel ,  TÉire  fouverainement  par- 
fait ,  &  qui  e^^iîte  néceilairement  ,  ne 
contient  rien  qui  furpafïe  l'homme  en 
lumière  &  en  connoiiîances  ?  Quoi 
parce  que  l'homme  a  deux  yeux  ,  un 
nez  ,  une  bouche,  un  cerveau  ,  des  nerfs 
&  des  veines ,  il  doit  avoir  en  partage 
tout  ce  qu'il  y  a  d'efprit  &  d'induirrie 
dans  la  nature  ?  Par-tout  ailleurs  il  n*y 
aura  ni  volonté  ,  ni  entendement  ,  ni 
paffions ,  ni  art  d'appliquer  les  corps  les 
uns  aux  autres  ?  Si  vous  pouviez  m'al- 
léguer  qu  il  a  plu  à  un  Agent  libre  de  ne 
donner  de  la  connoilîance  qu'aux  Etres 
qui  ont  un  cerveau  ,  vous  m'arrêteriez 
tout  court  ;  mais  vous  ne  reconnoillez 
point  une  telle  caufe.  Tout  exifte  ,  tout 
agit  félon  vous  néceilairement  ;  vous 
ne  fauriez  donc  me  dire  pourquoi  la 
m?.tie-e  impalpable  feroit  moins  ingé- 
nieufe  ,  que  celle  que  nous  nommons 
^  chair  &  fang  ,  homme  ,  bête  ,  &c.  :  &  (i 
vous  raifonnez  bien  ,  vous  devez  croire 
que  puifque  l'Etre  infini  penfe  dans 
l'homme  ,  il  penfe  partout  ailleurs  j  &z 


DE      BAYLE.  11^ 

que  s'il  y  a  fur  la  terre  plufieiirs  corps 
vivants  qui  s  entr'aiment ,  ou  s'entre- 
haïlîent ,  &  dont  les  uns  oppriment  les 
autres  ,  il  y  a  auifi  dans  l'air  ou  ailleurs 
des  compofés  qui  aiment  l  homme  ,  & 
des  compofés  qui  le  haïffent  ,  qui  ont 
plus  d'efprit  &  plus  de  puiffance  que 
l'homme.  Voilà  les  bons  Anges ,  voila 
les  mauvais  Anges.  En  un  mot,  puif- 
qu'un  Athée  ne  peut  nier  qu'il  y  ait 
parmi  les  hommes  des  Etres  méchants , 
envieux  ,  vindicatifs ,  qui  fe  divertifienc 
du  mal  d'autrui ,  qui ,  par  l'application 
des  corps  ,  produilént  des  changemiCnts 
étranges  dans  la  nature  conformément 
à  leurs  paffions  ,  il  fe  rendra  ridicule 
s'il  ofe  nier  qu'outre  ces  Etres  mé- 
chants ,  qui  font  l'objet  de  fes  yeux  , 
il  s'en  trouve  plufieurs  autres  qu'il  ne 
voit  pas  ,  &  qui  font  encore  plus  ma- 
lins &  plus  habiles  que  Vhomme.  On 
peut  donc  dire  que  fi  l'univers  n'étoit 
pas  l'ouvrage  de  Dieu  ,  il  contiendroit 
néceffairement  de  mauvais  Anges,  tout 
comme  il  contient  des  loups  &  des 
hommes  ;  mais  s'il  eft  l'ouvrage  de 
Dieu  ,  il  n'eft  nullement  nécefî'aire  qu'il 
contienne  ceci  ou  cela  ,  &:  par  confé- 
quent  l'exiftence  des  Démons  n'eft  pas 
une  preuve  auiïï  forte  que  Ton  s'imagi- 


214  Analyse 

ne  de  l'exiftence  Dieu  :  elle  eft  plus 
propre  à  fortifier  le  Manicliéïfme  ,  qu'à 
fou  tenir  la  foi  orthodoxe.  Je  ne  propofe 
ceci  que  comme  un  problême  à  exa- 
miner. 

Voilà  comment  il  feroit  pofHble  que 
des  hommes  ,  aulTi.  Athées  à  certains 
égards  que  l'étoit  Ruggeri  ,  mais  plus 
perfuadcs  que  lui  de  l'exiftence  des  Ef- 
prits  ,  cruflent  au  Diable ,  ôc  à  l'effica- 
cité des  images  de  cire  ,  ou  de  telle  au- 
tre opération  magique  que  l'on  voudra. 
Ils  ne  prendroient  ces  cérémonies  que 
pour  un  lignai  de  convention  ,  qui  dé- 
termineroit  un  Efprit  à  produire  cer- 
tains eMèts  par  l'application  des  corps 
dont  les  forces  lui  feroient  connues.  On 
nous  afTure  que  les  Siamois  ne  recon- 
noifTent  aucune  divinité  ,  &  que  cepen- 
dant ils  croyent  le  retour  &  l'apparition 
des  Efprits;  qu'ils  craignent  les  morts  , 
&  qu'ils  pratiquent  certaines  cérémo- 
nies pour  les  appaifer.  On  ajoute  qu'i/^ 
/ont  prefque  en  toutes  rencontres  des 
prières  aux  bons  Géniçs  ,  6*  des  impré- 
cations contre  les  mauvais  (  /).  Voilà 
des  gens  fort  capables  de  devenir  Magi- 


(  i)  La  Loubere  ,  Relation    de  Siam  ,    Tome  I, 
Çhap,  XX,  XXII,  &  XXIII, 


BE      BAYLE.  21^ 

cîens  fans  croire  de  Divinité.  La  Rela- 
tion que  j'ai  citée  témoigne  encore  que 
les  Indiens  croyent  aujourd'hui,  comme 
les  anciens  Chinois  ,  des  anus  tant  bon- 
nes que  mauvaijeSj  répandues  par-tout, 
auxquels  ils  ont  été  diflribuè  ,pour  ainji 
dire  ,  la  toute-puijjance  (m).  Cela  fi- 
gnifîe  qu'ils  ne  connoilTent  aucun  Dieu 
luprême  ,  mais  une  infinité  de  génies  , 
les  uns  bons ,  les  autres  méchants  :  ils 
peuvent  donc  être  tout  à  la  fois  Athées 
&  Magiciens. 

Les  Savants  de  ce  pays-la  ont  mis 
entre  leurs  idées  une  liaifon  un  peu  plus 
conforme  à  celle  des  Européens  :  car  û 
d'un  côté  ils  font  Athées ,  ils  nient  de 
l'autre  l'exiflence  des  Efprits.  C'eiî  ainfî 
que  ,  fuivant  le  témoignage  de  plufieurs 
Relations  ,  les  Lettrés  de  la  Chine  , 
»  qui  font  en  ce  pays-là,  les  Citoyens 
»  les  plus  importants....  n'ont  aujour- 
»  d'hui  aucun  fentiment  de  Religion  , 
»  &  ne  croyent  ni  l'exiflence  d'aucun 
5)  Dieu ,  ni  l'immortalité  de  Tame  («)  f<. 
Ils  n'en  font  pas  demeurés-là  :  en  rui- 
nant l'exiflence  d'un  premier  moteur 
intelligent,  ils  ont  aufTi  ôté  l'entende- 
ment à  tous  les  Etres  fubalternes.  Ils  ont 

{m)  Ibid. 

{n)  Ibid.  Chap.XX. 


ii6        Analyse 

fait  de  l'Ame  du  Ciel ,  ik.  de  toutes  les 
ancres  Ames  ,  je  ne  fais  quelles  fubilaii- 
ces  aériennes  dépourvues  d'intelligence  ; 
&  pour  tous  juges  de  nos  œuvre-. ,  ils 
ont  établi  une  Fatalité  aveugle,  qui  fait , 
à  leur  avis  ,  ce  que  pourroit  faire  une 
juflice  toute-puilfante  ôc  toute  éclai" 
rée  (o).  '*■ 

HISTOIRE 

Du  Cavalier  BORRI. 

Borri ,  fameux  Chimifte  &  Charlatan 
du  dix-feptléme  (lécle ,  étoit  de  Milan.  Il 
fit  une  partie  de  fes  études  dans  le  Sémi- 
naire de  Rome  ,  où  les  Jéfuites  l'admirè- 
rent comme  un  prodige  de  mémoire  & 
de  pénétration.  Il  s'attacha  endiite  k  la 
Cour  de  Rome  ,  &  ne  laiiià  pas  d'étudier 
en  même  temps  les  fecrets  de  la  Chimie, 
où  il  fit  plufieurs  découvertes.  Il  donna 
dans  les  débauches  les  plus  outrées ,  & 
fe  trouva  réduit  l'an  i6<54  a  fe  réfugier 
dans  une  Eglife.  Peu  après  il  fit  ledévot, 
&  fema  clandefHnement  des  difcours 
de  viiionnaire.  Affcdant  les  apparences 
d'un  grand  zèle  ,   il  déploroit  le  déré- 

(o)  ihid.  Chap.  xxiir. 

"  Art.  Ruggeri, 

glemenc 


DE      B   A    Y   L   E.  2,17 

j^lement  des  mœurs  qui  regnoit  à  Ro- 
me. Il  afl'ura  que  la  maladie  et:  it  ve- 
nue à  fon  comble ,  &  que  le  temps  de 
la  guérifon  approchoit  :  temps  heureux 
auquel  il  n'y  auroit  fur  la  terre  qu'un 
feu!  bercail ,  dont  le  Pape  feroit  1  uni- 
que berger.  Quiconque  refufera  ,  ajou- 
toit-il ,  d'entrer  dans  cette  unique  BeV" 
gerie  fera  détruit  par  les  armées  Pa- 
pales. Dieu  m'a  prédejlinè  pour  être 
h  Général  de  ces  armées  :  je  fuis  af' 
fûré  que  rien,  ne  leur  manquera.  Ta- 
cheverai  bientôt  mes  travaux  chimi- 
ques par  Vheurcufe  production  de  la. 
pierre  philqfophale  ,  &  par  ce  moyen, 
j'aurai  autant  d'or  qu'il  en  faudra. 
Je  fuis  ajfiiré  du  fecours  des  Anges  , 
€'  particulièrement  de  celui  de  Mi- 
chel leur  chef  {a).  Ce  fanatique  avoic 
la  hardieiTe  de  dire  que  lorfqu'il  com- 
mença à  marcher  dans  la  voie  fpiri- 
tuelle ,  il  eut  une  vifion  noâurne  ,  & 
qu'il  entendit  une  voix  Angélique  qui 
l'affura  qu'il  deviendroit  Prophète  :  le 
figne  ,  qui  lui  en  fut  donné  ,  étoit  une 
palme  qui  lui  apparut  toute  entourée 
à^^  lumières  du  Paradis,  [f). 

Borri  communiquoit  à  fes  confident» 

\a)  Vita  del  Cavagliere  Borri ,  p.  342. 
kh)  Ihii. 

Tome  IL  K 


2.î§  A  TT    A    L   Y    S   E 

les  révélations  qu'il  fe  vantoit  d^avoîr; 
mais  comme  après  la  more  d'Irmocenc 
X  ,  le  nouveau  Pape  Alexandre  VII 
renouvella  les  Tribunaux  ,  &  fit  des 
perquilitions  plus  exactes ,  notre  im- 
porteur  ,  craignant  d'être  découvert , 
fortitde  Rome  ,  fans  y  avoir  fait  beau- 
coup de  Difciples ,  &  s'en  retourna  k 
Milan.  îl  y  fit  le  dévot ,  &  s'accrédita 
par  ce  moyen  auprès  de  plufieurs  per- 
îbnnes  ,  aufquelîes  il  faifoit  faire  cer- 
tains exercices  de  piété ,  qj.ii  avoienc 
ime  grande  apparence  de  viefpirituelle. 
Il  engagea  les  membres  de  fà  nouvelle 
Congrégation  a  lui  jurer  le  fecret  ; 
&  ,  quand  il  les  vit  affermis  dans  la 
croyance  de  fa  million  extraordinai- 
re ,  il  leur  diéta  certains  vœux  ,  que 
fon  bon  Ange  lui  avoit  fuggérés  :  l'un 
de  ces  vœux  étoit  celui  de  renoncer 
aux  riclieiTes ,  en  exécution  de  quoi  i! 
fe  faifoit  coniîgner  l'argent  que  cha- 
cun avoit.  Une  autre  promefîe  les  en- 
gageoit  k  montrer  un  zèle  ardent  pour 
la  fainte  propagation  du  règne  de 
Dieu.  Borri  avoit  été  élu  par  le  Ciel 
pour  GénéralifTmie  des  troupes  defti- 
nées  à  une  expédition  d'un  genre  nou- 
veau :  il  avoit  déjà  reçu  une  épée  cé- 
lefte,   fur  la    poignée  de  laquelle  on 


SE     B   A   Y   I   E.  2. If 

foyoît  l'image  des  iept  intelligences  ; 
il  ne  s'agifToitde  rien  moins  que  de  raf- 
fcmbler  tout  le  genre  humain  dans  im 
même  bercail  :  on  tueroit  tous  ceux  qui 
s'oppoferoient  à  cette  fainte  encreprife  , 
<&:  le  Pape  même  feroit  égorgé  ,  s'il  n'a- 
voit  pas  fur  fon  front  la  marque  heu- 
reufe  des  prédeftinés. 

Je  laifTe  là  le  détail  des  autres  vi- 
vions de  cet  enthoufiafte  ,  pour  dire 
quelque  chofe  de  fes  nouveaux  dog- 
mes. Il  enfeignoit ,  entr^  autres  erreurs, 
que  la  Sainte  Vierge  étoit  une  vérita- 
ble Déeiïe ,  &  proprement  le  Saint- 
Efprit  incarné  ;  car  il  difoit  qu'elle 
étoit  née  de  Sainte  Anne  ,  aufïi  mira- 
culeufement,  que  Jefus-Chrift  était  né 
de  Marie  ;  il  l'appelloit  la  fille  unique 
de  Dieu  conçue  par  infpiration,  &  fai- 
foit  ajouter  cela  au  rituel  de  la  Mefîe, 
lorfque  les  Prêtres  fes  fedateurs  la  ce- 
lébroient.  Il  ajoutcit  que  la  Sainte 
Vierge  étoit  préfente  ,  quant  à  fon  hu- 
manité ,  au  Sacrement  de  l'Eucharif- 
tie  ,  &  il  al léguoit  certains  pafTages  de 
l'Ecriture  pour  le  foutien  de  fes  dog- 
mes. Il  s'avifa  d'abord  de  dider  à  {q^ 
Difcip΀s  un  Traité  particulier  ,  qui 
contenoit  l'expoiition  de  fon  fyiléme  ; 
mais  il  le  retira  de  leurs  mains  ,  quand 

K    2, 


1.10        Analyse 

il  fut  que  rinquifition  étoit  inftruîîe 
de  leurs  alîembiées  noâurnes ,  &  il  ca- 
cha tous  fes  cahiers  dans  un  Monaftere 
de  fille  ,  d'où  ils  furent  envoyés  aux 
Juges  du  Saint  Office.  On  y  trouva 
des  Dodrines  tout  à  fait  extravagantes  : 
comme  ,  que  le  fils  de  Dieu  ,  par  un. 
principe  d'ambition  ,  &  pour  devenir 
égal  à  fon  père  ,  le  poullbit  à  créer 
des  Etres  ;  que  la  chute  de  Lucifer 
étoit  venue  du  refus  qu'il  avoit  fait 
d'adorer  en  idée  Jcfus-Chrifl  &  la 
Sainte  Vierge  ;  que  les  Anges  qui 
adhérèrent  à  Lucifer  ,  non  par  délibé- 
ration ,  mais  par  defir  feulement,  font 
demeurés  dans  les  airs  ;  que  Dieu  fe 
fervit  du  miniftere  des  Anges  rebelles  , 
pour  la  création  des  éléments  &  des  ani- 
maux ;  que  l'ame  des  bétes  eft  une  pro- 
dudion  ,  ou  plutôt  une  éménation  de 
la  fubi}ance  des  mauvais  Anges  ,  & 
que  c'eft  pour  cela  qu'elle  eft  mortelle  : 
que  la  Sainte  Vierge  eft  fortie  condéi- 
jîée  du  fein  de  la  nature  divine ,  &: 
qu'autrement  elle  n'auroit  pu  devenir 
répoufe  du  Saint-Efprit ,  à  caufe  de  la 
difproportîon  des  natures  (c). 

J'ai  déjà  dit    que  cet    impofteur  fe 
vantoit  d'avoir  bonne  part  aux  révè- 
le), Ibid.  p.  3J4.  &  fuiv. 


DE       B    A    Y    L   e!  lit 

îatîons  célefles  :  c'eft  ^ar  cette  voie 
qu'il  avoit  appris  que  Saint  Paul  lui 
communiquoit  la  même  puilTance  que 
Dieu  conféra  à  cet  Apôtre  pour  cen- 
furer  la  conduite  de  Saint  Pierre.  Il 
fe  vantoit  de  communiquer  aux  autres 
le  don  d'illum.ination  pour  l'intelli- 
gence des  Myiîcres  ,  &  il  fe  fervoit 
de  l'impofition  des  mains  ,  en  priant  la 
Trinité  de  recevoir  le  Novice  dans  la 
Religion  des  Evangéliques  nation- 
naux.  Son  deilein  étoit  ,  en  cas  qu'il 
fe  trouvât  àiViiïé  dun  aflez  grand  nom- 
bre de  fedateurs  ,  de  fe  produire  fur  la 
grande  place  de  Milan  ,  d'y  repréfen- 
tcr  éloquemment  les  abus  du  Gouver- 
nement Eccléfjaftique  &  du  Gouver- 
nement féculicr  ,  d'animer  le  peuple  à 
la  liberté  ,  de  s'afïûrer  ainfi  de  la  Ville 
&  du  pays  de  Milan  ,  &  puis  de  poufTeu 
fes  conquêtes  le  mieux  qu'il  pourroic. 
Mais  tous  Ces  deileins  avortèrent  par 
l'emprifonnement  de  quelques-uns  de 
fes  difciples.  Il  fe  fauva  au  plus  vite, 
dès  qu'il  eut  fû  cette  première  démar- 
che de  rinquihtion  ,  &  n'eut  garde  de 
comparoître  aux  ajournements  de  ce  re- 
doutable Tribunal.  Son  Procès  lui  fut 
fait  par  contumace  en  1615  9  :  on  le 
condamna    comme  hérétique ,  &  [on, 

K3 


211         Analyse 

effigie  fut  brûlée  à  Rome ,  avec  fës 
Ecries,  îe  3  de  Janvier  1661.  On  lui 
attribue  la  même  pcnfée  ane  -plufieurs 
mettent  fur  le  compte  de  Henri  Etien- 
ne ;  c'efl  d  avoir  dit  qu'il  n'avoit  ja- 
mais eu  plus  de  froid  que  le  jour  qu'iî 
fut  brûlé  à  Rome.  De  Dominis  fe  fervie 
auffi  de  la  même  raillerie  (^). 

Borri  s'arrêta  quelque  temps  dans  la 
ville  de  Strasbourg  ,  Ôc  il  y  trouva  des 
protedeurs  ,  tant  en  qualité  d'homme 
pourfuivi  parTinquifition  ,  qu'en  qua- 
lité de  grand  Chimiile.  Mais  il  lui  fal- 
lut un  plus  grand  Théâtre.  Il  le  cher- 
cha en  Hollande  l'an  1661  ,  &  le 
trouva  a  Amfterdam.  Il  y  fit  beaucoup, 
de  bruit  :  on  alîoit  à  lui  comme  au  Mé- 
decin univerfel  de  toutes  les  maladies. 
II  y  parut  en  magnifique  équipage  : 
il  fe  faifoic  traiter  d'excellence:  on  par- 
loit  de  le  marier  aux  plus  grands  parcis. 
La  chance  tourna  :  on  vit  bailler  fa 
réputation  ,  foit  que  fes  miracles  ne 
trouvafïent  plus  de  foi,  foit  que  fa  foi 
n'eût  plus  la  vertu  de  faire  des  mira- 
cles   (^c).   Une  belle  nuit   il  fît  ban- 


(d)Ibld.  p.  36r,  &  fuîv. 

(<;)   Com.inci:indo  a  mandate  i  miracoli    alla   fiL-» 
fïdc  ,  b  la  fide  à  fuoi   ntiracoli ,   dit  l'AïUsiu:  de  fi 


DE      B  A    Y    L   E/  2.^3 

qiieroute  ,  &  fe  fauva  d'Amfterdam  , 
emportant  plufieurs  pierreries  ,  &  quel- 
ques fommes  d'argent  qu'il  avoit  efca- 
motées. 

Il  fe  retira  à  Hambourg  ,  où  la  Reine 
Chrilline  ctoit  alors  ;  il  fe  mit  fous  fa 
protection  ,  &  lui  pcrfuada  de  travailler 
au  2;rand  œuvre  ,  ce  qui  n'aboutit  à  rien, 
qu'à  faire  dépenfer  beaucoup  d'argent  à 
cette  Reine.  Il  pafla  enfuite  à  Coppen- 
hagen  ,  &  il  infpira  une  forte  envie  à  fa 
Majefté  Danoife  de  chercher  la*pierre 
philofophale.  Il  acquit  par  ce  moyea 
les  bonnes  grâces  de  ce  Prince,  jufqu'à 
devenir  très-odieux  à  tous  les  Grands 
du  Royaume.  Immédiatement  après  la 
mort  de  ce  Roi ,  auquel  il  avoit  fait 
faire  inutilement  des  dépenfes  infinies  , 
il  fortit  de  Dannemark  ,  de  peur  d'être 
mis  en  prifon  ,  &  réfolut  de  s'en  aller 
en  Turquie.  Etant  arrivé  fur  les  fron- 
tières ,  au  temps  que  l'on  découvrit  la 
confpiration  de  NadalH  ,  de  Serin  ,  & 
de  Frangipani ,  on  le  prit  à  Goldingen 
pour  un  des  complices  de  ces  rebelles. 
La-dcflus  le  Seigneur  du  lieu  le  fie 
prier  de  venir  loger  chez  lui ,  &  s'af- 
fura  de  fa  perfonne.  Ayant  fu  que  fon 
prifonnier  s'appelloit  le  Chevalier  Bor- 
ri;  il  envoya  ce  nom  à  fa  Majefté  Im-î 

R  4. 


114  Analyse 
périale  ,  afin  qu'on  vît  fi  cet  homme 
étoit  du  nombre  àes  Conjurés.  Le 
Nonce  du  Pape  avoir  jullemcnc  au- 
dience de  l'Empereur,  le  jour  que  la 
Lettre  du  Comte  de  Goidingeia  fut 
apportée.  Il  n'eut  pas  plutôt  entendu 
parler  de  Borri ,  qu'il  demanda  au  nom 
du  Pape  que  ce  prifonnier  lui  tût  li- 
vré. L^Empereur  y  ayant  confenti ,  fît 
venir  à  Vienne  le  Chevalier  Borri  , 
obtint  la  promefîè  qu'on  ne  le  feroit 
point  mourir  ,  &  l'envoya  à  Rome  , 
où  il  fut  enferme  dans  les  prifons  de 
i'Inquilition.  On  lui  fit  fon  procès, 
&  le  dernier  Dimanche  d'Odobre  de 
l'année  1672  ,  il  fut  condamné  à  faire 
abjuration  de  fes  erreurs  ,  dans  l'E- 
glife  de  la  Minerve.  Cette  fcene  fe 
palTa  en  préfence  d'une  infinité  de  per- 
fonnes  qui  furent  curieufes  de  voir  un 
homme  li  extraordmaire.  Il  étoit  à  ge- 
noux ,  les  mains  liées ,  un  cierge  entre 
les  doigts  ,  &  il  tomba  jufqu'à  deux 
fols  en  défaillance  en  prononçant  fa 
rétractation.  Après  cela  on  lui  lut  fa 
Sentence  ,  par  laquelle  il  fut  condamné 
à  une  prifon  perpétuelle  ,  &  a  porter 
toute  fa  vie  l'habit  de  l'Inquifition  , 
avec  une  croix  rouge  fur  la  poitrine  , 
&  une  au  dos.  Cet  Arrêt  le  furpric ,  & 


]D   s       B    A    y    L    E.  22,'5 

il  voulut  s'en  plaindre  :  mais  les  Inqui- 
fiteurs  lui  remontrèrent  qu'on  n'avoic 
pu  le  traiter  avec  plus  d'indulgence  , 
ni  trouver  d'autre  moyen  de  lui  fauver 
la  vie  (/). 

Quelques  années  après  le  Cavalieu 
Borri  fortit  de  prifon  du  Saint  Office , 
pour  traiter  le  Duc  d'Eilrée  ,  que  tous 
les  Médecins  avoient  abandonné  ,  & 
il  le  guérit  :  ce  qui  fit  dire  qu'un  Hé- 
réiîarque  avoit  fait  un  grand  miracle 
dans  Rome.  Le  Duc  obtint  qu'on  le 
changeroit  de  prifon  ,  &  qu'on  l'en- 
verroit  au  Château  Saint  -  Ange.  Le 
bruit  a  couru  depuis  qu'on  lui  permet- 
toit  de  fortir  deux  fois  la  femaine , 
&  de  fe  promener  par  la  Ville  avec 
des  Gardes.  Je  fai  de  bonne  part  que 
la  Reine  de  Suéde  l'envoyoit  quelque- 
fois chercher  en  carofTe  ;  mais  on  m'a 
ajouté  que  depuis  la  mort  de  cette 
PrincefTe  ,  il  ne  fortit  plus  ,  &  qu'il 
falloit  môme  une  permifïion  particu- 
lière du  Pape  pour  lui  parler.  Cepen- 
dant ce  fanfaron  fe  vantoit  qu'il  n'é- 
toit  point  prifonnier  au  Château- 
Saint-Ange  ,  mais  qu'on  l'avoit  logé 
là  dans  un   magnifique   Palais  ,   afin 

(/)  Tiré  du  Mercure  Hçllandols ,  année  i^yi. 

K  5 


%i6  Analyse 
qu  il  pût  vaquer  avec  plus  de  corR- 
modité  a  l'étude  &  à  Tes  opérât' ùr.s 
Chimiques  ;  il  difuk  auffi  qu'il  avait 
négligé  les  occaiions  de  s'évader  qui 
sVtoient  offertes  plus  d'une  fois.  M. 
Mafcardi  m'a  afîuré  ,  qu'au  temps  qu'iî 
étoit  à  Rome,  c'eit  à-dire  en  1679  &: 
en  1680  j  il  vk  plufîeurs  fois  le  Cava~ 
lier  Borri ,  &  qu'il  fait  à  n'en  pouvoir 
douter ,  que  ce  prifonnier  ne  pouvoic 
defcendre  au  de-là  d'une  porte  qui  eft 
au  milieu  de  l'efcalier  du  Donjon  ;  qu'il 
accompagnoit  jufque  la  ceux  qui  ve- 
noient  le  viiiter  ;  qu'il  avoit  un  afiez 
joli  appartement  ;  que  perfonne  ne 
pouvoir  le  voir  ni.  lui  parler  fans  un 
billet  du  Cardinal  Cibo  ;  qu^enfin  Borri 
regardoit  le  Château-Saint-Ange  comb- 
ine une  véritable  prifon  ,  dont  il  efpé- 
roit  pourtant  que  le  Duc  d'Eftrée  le  ti- 
rerait à  la  fin. 

On  imprima  a  Genève,  en  i68ï, 
quelques  Ecrits ,  qu'on  attribue  au  Ca- 
va;i£r  Borri  (  o").  La  Gazette  Flamande 


{g)  On  peut  les  réduire  à  deux  :  i'.  à  des  Lettres- 
fur  des  matières  de  Chimie;  2".  à  des  Réflexiona 
politiques.  Le  premier  de  ces  à^wx  Ouvrages  eft  in- 
titulé: la  chiavre  del  Gabinetîo  del  Cavagliere  GlO" 
fîppe  francifco  Borri  Milanefe.  Il  contient  dix  Let- 
tres dont  les  deux  premières  ,  datées   de   Coppen- 

iisgue  1666,  ne  fout  autxe  c'ôQle  en  rubftaiiçe  ^a?  is 


DE      B    A    Y    L    E.  llf 

d'Utrecht,  du  9  Septembre  1595  ,  an- 
nonça que  Borri  étoic  mort  depuis  peu 
au  Château-Saint-Ange.  Voici  ce  que 
Sorbiere  penfoit  de  ce  perfonnage  :  c'eft" 
une  addition  alîèz  curieufe  aux  parti- 
cularités que  je  viens  de  rapporter.  Je 
l'ai  vu  ,  dit-il ,  »  a  Amfierdam....  ceji 
«  un    grand    a:arcon   noireau  ,  d'alîèz 
«  bonne  façon  ^  qui  va  bien  vêtu  Se 
n  qui  fait  quelque  dépenfe.  Elle  n'eil 
»   pourtant  pas  telle  qu'on  fe  l'imagi- 
»  ne  ,  &  qu'on  l'exagère  ;  car  huit  ou 
»  dix  mille  livres  peuvent  aller  bien 
»  loin  à  Amfterdam.  Mais  une  mai- 
»  Ton   de  quinze    mille  efcus  achete'e 
y>  en  un  bel  endroit ,  cinq  ou  fix  eflia- 
»  fiers ,  un  habit  a  la  Francoife  ,  quelr- 
y)  ques  collations  aux  Dames ,  le  refus 
»   de  quelque  argent ,  cinq  ou  fix  ri- 
•a  chedales  diftribuées  en  temps  &  lieu 
»  à  de  pauvres  gens ,  quelque  infolence 
»  de  difcours ,  &  tels  autres  artifices. 


Comte  de  Gahalis  ,  qvie  M.  l'Abbé  de  Villars  pii- 
plia  l'an  1670.  Je  donne  à  examiner  aux  curieux  le- 
quel de  ces  deux  Ouvrages  doit  pafier  pour  l'origi- 
nal. Les  autres  Lettres  roulent  fur  des  queftions  de 
Chimie  ,  excepté  la  dernière  ,  dans  laquelle  on  fou- 
tient  l'opinion  de  Defcartes  fur  l'ame  des  bêtes. 
L'autre  Traité  a  pour  titre  :  IJiru-^ionl  PoUtiche  dct 
CavagUen  FfuncefcQ  di  Boni ,  date  al  Re  di  DanU 


narta^ 


K  6 


ziS  Analyse 
»  ont  fait  dire  à  des  perfonnes  credu- 
»  les  ,  ...  .  qu'ildonnoit  des  poignées 
»  de  diamants  ,  qu'il  faifoit  le  grand 
»  œuvre ,  &  qu'il  avoic  la  Médecine 
»  univerfelle.  Le  vrai  de  tout  cela  eft 
»  que  le  Ikur  Borri  efl  un  fin  matois , 
»  fils  d'un  habile  ^lédecin  de  Milan 
»  (  A  )  ,  qui  lui  a  laiilé  quelque  bien... 
»  il  a  fans  doute  quelque  habileté ,  ou 
»  quelque  routine  aux  préparations 
»  chimiques  ,  quelque  adrefTe  pour  la 
»  Métallique  ,  quelque  imitation  de 
55  perles  &  de  pierreries ,  &  peut-être 
5î  quelques  remèdes  purgatifs  ou  fto- 
y*  machiques  ,  qui  d'ordinaire  font  fore 
s>  généraux  ,  comme  c'eil  de  cette  ré- 
35  gion  que  viennent  la  plupart  des 
y>  maladies.    Par     ce     leuire    il    s'efl 

»   infinué &  il  y  a  eu  des   Mar- 

T>  chands  ,  aufïi-bien  que  des  Princes , 
»  qui  ont  donné  dans  le  panneau. 
»  Tefmo  n  une  promeffe  de  deux  cents 
»  mille  livres  qu'il  a  voit  faite  à  un 
»  certain  Dcmers ,  qui  avoit  fourni  à 


(  A  )  L'Auteur  de  la  vie  de  Borri  ne  marque 
point  qu'il  fût  fils  d'un  Médecin  ,  &  il  infinue  le 
contraire  :  Namjue  in  Milano  ,  dit-il  ,  figUo  del 
Signor  Branda  Borri  ,  di  fami^lia  antica  délia 
Citta  di  Milano.  Il  ajoute  que  le  Cavalier  Borri  fe 
vantoit  d'être  «leiçciidu  de  Burnis  i  Gouverneur  de- 
î?éroii, 


DE      B    A    Y    L   E.  21^ 

»  fes  defpenfes ,  &  pour  laquelle  des 
>î  héritiers  de  ce  Marchand  font  en 
»  procès  avec  Borri  :  car  le  gaiand 
«  homme  l'a  conçue  d'une  manière  fi 
»  bizarre  qu'on  n'y  comprend  rien, 
»  Ce  fourbe  ,  pour  fe  mettre  en  crédit , 
j)  &  faire  parler  de  foi  ,  prétendit  d' a- 
»  bord  à  fe  rendre  Héréiiarque.  Il 
)^  avoit  oiii  dire  que  les  Médecins 
T>  étoient  foupçonnés  de  ne  pas  croire 
»  allez  ;  c'eft  pourquoi  il  fît  femblanc 

»  de   croire    plus    qu'il  ne   faut 

»  s  étant  brouillé  avec  V Inquijhion  il 
«  pafTa  à  Infpruk ,  où  le  feu  Archiduc 
»  fut  la  première  de  fes  dupes  (/):&: 
»  par  fon  moyen  ,  continuant  (a  route 
»  en  Hollande  ii  fe  fixa  à  Amfterdam... 
»  il  fe  mit  là  à  faire  1  homme  d'im.por- 
»  tance.  Il  a  acquis  au  commencement 
»  du  crédit  parmi  cette  Bourgeoifîe  ,  & 
»  il  s'y  ell  maintenu  quelque-temps 
y>  par  l'appui  d'un  vieux  Bourgue 
»  Maiftre  ,  qu'il  a  réfociilé  avec  fes 
»  eaux  cordia'es,  jufqu'à  ce  que  chacun 
»  a  reconnu  fa  friponnerie  &  s'efl  mo- 
»  que  de  fes  artifices  (A:).  * 

(  .■')  L'Auteur  de  fa  vie  ne  fait  aucune  mention  de 
ce  voyage  :  cependant  ii  eft  certain  que  Borri  a  diC. 
tillé  avec  l'Archiduc. 

(k)  Sorbiere  ,  Rdation  d'un  voyage  en  AngUnrri^ 

»  Art,  Borri. 


7.^0 


Analyse 


M  O  INE  fanatique.  Ce  que  c  était 
que  les  HennïNS.  Epoque  de  Va- 
baijjement  des  coijfures.  Ce  que  peu- 
vent les  Rois  pour  la  Réjormc  de 
leurs  fujets. 

Thomas  Conefte  ,   Mokie  Breton  , 
de  1  ordre  des  Carmes  ,  pafia  pour  le 
plus    grand   Prédicateur  de  fon  fïecle. 
Il  acquit  une  telle  réputation  de  fain- 
teté  qu'il  étoit  toujours  fuivi  d'un  peu- 
ple innombrable.   Il  faifoit  toutes  ks 
courfcs  fur  un  petit  mulet  :  quelques 
Religieux    de    fon    Ordre    l'accompa- 
gnoient  à  pied,  comme  fes  difciples , 
fans   parler  d'un  grand  nombre  de  fé- 
culiers  qui  le  fuivoient.  Les  habitants 
des  Villes    &    des  Bourgades   alioicnt 
au-devant  de, lui  ,  &  lui  rendoient  les 
mêmes  honneurs    qu'à  un  Apôtre  dç 
Jefu--Chrift  ,  ou  à  un  homme  defcendu 
du  Ciel.    Lorfqu'il    entroic    dans    une 
Ville ,  le  Bourgeois  le  plus  riche  &  le 
plus  qualifié  du  lieu  alloit  le  recevoir  , 
&    tenant  la  bride  de   fon   mulet ,  le 
conduifoit  k  fa   maifon.   Ses   difciples 
étoient  auiïi  logés  gratuitement  dans 
les   plus  belles  mailcns   de  la  Ville  , 
&   cl>acun   s'eflimoit  heureux  d'âvoir 


DE     Bayle.  23Ï 

de  tels  hôtes.  Il  y  avoit  ordinairement 
quinze  ou  vingt  mille  perfonnes  à  Tes 
Sermons  :  les  tcmmes  étoient  rangées 
d'un  coté ,  &  les  hommes  de  l'autre  , 
une  corde  entre  deux.  11  ne  préchoit 
point  dans  les  Eglifes  ,  mais  dans  les 
grandes  places ,  où  l'on  drelloit  un 
échaffaut  ,  décoré  magnifiquement  : 
toute  la  place  étoit  ornée  de  riches  îa- 
pilieries. 

La  Flandre  fut  le  principal  Théâtre 
de  fes  Travaux  Apoiioliques.  Enfui  te 
il  pafTa  en  Italie  ,  où  il  réforma  les 
Carmes  de  Mantone  ,  non  fans  trouver 
des  contradicteurs.  Un  Carme  Anglois, 
nommé  Nicolas  Kenton  ,  Provincial 
de  l'Ordre,  écrivit  contre  cette  réfor- 
me. De  Mantoue  il  fe  sendit  à  Venife  , 
&  s'y  fit  eilimer.  Les  Ambafladeurs 
de  cette  République  auprès  d'Eugène 
IV  le  menèrent  à  Rome  avec  eux  ,  &  le 
recommandèrent  très-particulièrement 
à  ce  Pape  ,  comme  un  homme  d  une 
fainte  vie  ,  &  d'un  grand  zèle.  Mais 
leurs  recommandations ,  quoique  lin- 
ceres,  lui  furent  trèï-nuifibles  ,  &  ils 
véririerent  la  Maxime  ,  pcjjimum  ini- 
micorum  gcnus  laudantes.  Il  ne  fut 
pas  plutôt  arrivé  à  Rome  qu'on  l'arrê- 
ta,  &  qu'on  lui  fit  fon  procès.  On  Is 


13X  A  Tsr  A  L   ï"   s  E 

trouva  coupable  des  plus  dangereufes 
Héréiies  qu'on  eût  pu  enfeigner  alors  : 
car  il  blàmoit  la  diiiolucion  du  Clereé 
&  celle  de  la  Cour  de  Rome  :  il  avoit 
dit  que  l'Eglife  avoit  befoin  de  réfor- 
me ;  qu'il  ne  faut  pas  craindre  les  ex- 
communications du  Pape  ,  quand  il 
s'agit  du  fcrvice  de  Dieu  ;  que  les  Re- 
ligieux peuvent  manger  de  la  viande, 
&  que  le  mariage  doit  être  permis  auK 
Eccléliaftiqucs  qui  n'ont  pas  le  don  de 
continence  (  a  ).  Il  fut  brûlé  l'an  1434. 
11  foulîi-it  ce  llipplice  avec  beaucoup 
de  conftance  ,  &  il  ne  voulu't  jamais  Cq 
rétrader. 

De  grands  pcrfon nages  ,  parmi  les 
Catholiques ,  ont  dit  avec  afiéz  de  li- 
berté qu'on  le  fit  mourir  injuftement. 
Jean-Baptilte  Mantuan  ,  qui  a  été  Gé- 
néral des  Carmes ,  en  a  tait  un  vrai 
Martyr.  Les  Proteftants  n'ont  garde 
de  l'oublier  ,  quand  ils  font  la  liile  de 
ceux  qui ,  en  divers  temps  ,  ont  fou- 
haité  la  réxbrmation  :  mais  il  faut  aufli 
convenir  qu'il  y  a  des  Huguenots  qui 
41'en  parlent  que  comme  d'un  vrai  Tar- 


(  a)  D'Afgentré  ,  Hifl.  de  Bretagne  ,  Livre  X, 
Chap.  XLll  ;  Paradin  ,  Annales  de  Bourgogne  ,  fur 
l^'annce  1428, 


DE      B    A    Y    L    E.  233 

tuffe  (h).  Voici  quelques  traits  qui 
ne  caradérifent  pas  mal  ce  Fanatique, 
Dans  le  temps  qu'il  prêchoit  en  Flan- 
dre ,  il  fe  mit  dans  la  tête  d'engager 
Jes  Dames ,  de  gré  ou  de  force ,  à  baif- 
fer  leurs  coiffures ,  qui  étoient  alors 
d'une  taille  fi  énorme  ,  que  les  plus 
hautes  fontanges  qu'on  a  vues  en  Fran- 
ce au  commencement  de  ce  liecle  n'é- 
toient  que  des  nains  en  comiparaifon 
de  ces  anciens  cololî'es.  On  les  appel- 
]o'ii  Hennins  :  leur  matière  etoit  riche 
&  précieufe  ,  les  cornes  merveilleiifc" 
ment  hautes  &  largues ,  avans  de  cha- 
que  côté  deux  grandes  oreilles  fi  larges  ^ 
que  quand  les  femmes  voulaient pajfer 
par  une  porte  ,  elles  avoient  toutes  les 
peines  du  monde  (  c  ). 

Si  l'on  en  croit  Paradin  ,  ces  accouf- 
trcmens  de  te  fie  avoient  la  longueur 
d'une  aulne  ou  environ ,  aigus  comme 
clochers  ,  defquels  pendoient  par  der- 
riere  de  longs  crefpes  à  riches  franges , 
comme  ejîandars.  Conede  les  avoit  pris 
en  telle  averfîon  ,  que  la  plupart  de  ks 
Sermons  s" adreffoient  à  ces  atours  des 
Dames  :  il  n'épargnoit  ni  les  injures  , 

[h)  Voyez  ce  qu'en  dit  Chaffanion  ,  Huguenot 
zéléjdanj  fcs  Hifioires  mémorablis  des.,,  jugements 
de  Dieu,  Chap.   XII. 

(c)  D'Argentrc  ,  ubi  fupràt 


234  Analyse 

ni  les  plus  véhémentes  inventives  ,  & 
pour  les  rendre  plus  odieux,  il  amcu- 
toit  les  petits  enfants,  aufquels  il  pro- 
iTiettoit  des  indulgences ,  &  il  donnoit 
certains  petits  préfcns  puériles  ,  pour 
les  engager  à  huer  les  femmes  qui  ne 
vouloienc  point  fe  réformer  la  deflus. 
Quand  elles  venoient  au  Sermon  du 
Frère  Thomas  ,  ejhmt  ainfi  atournécs  , 
ils  commencoient  a  courir  fus  ,  criant 
au  Hennin  ,  au  Hennin  ,  jufqu'à  les 
obliger  à  retourner  à  leur  maifon  ,  où 
ils  les  accompagnoient  avec  les  mêmes 
huées.  Quelques-uns  même  prenoient 
des  pierres  ,  &  les  îançoient  contre  ces 
hennins  ,  dont  il  advint  de  grands 
maux  ,  pour  les  injures  Jaiîes  à  aucu- 
nes grandes  Dames  {d).  Ainfi  ce  fut 
moins  par  la  force  du  glaive  Evan- 
gélique  ,  que  par  la  voie  des  injures  & 
des  violences  ,  que  Frère  Conede  vint 
à  bout  d'exterminer  les  Hennins.  De 
là  vint  (ans  doute  que  cette  réforme 
dura  peu  :  car  dès  qu'il  eut  quitté  le 
païs  ,  les  Dames  reprirent  leurs  coif- 
fur-^s  avec  de  nouveaux  étages.  Elles 
îie  firent  que  baiilér  la  tête  comme  le 
jonc  ,  qui  fe  relevé  dès  que  la  main 
qui  l'a  courbé  l'abandonne  ;  ou ,  pouî! 

(</)  Paradin  i  ubi  foprit 


D   E     B    A    Y    L    E.  23t 

me    fervir  d'une    comparaifon  encore 
plus  jufte  ,  empruntée  de  Paradin  ,   el- 
les   imitèrent    les  limaçons  ,    hfqucls 
quand  ils  entendent  quelque  bruit,  re- 
tirent  &  rejferrcnt  tout  bellement  leurs 
cornes  :   mais  ,    le   bruit  pajfé  ,    ils 
les  relèvent  plus  grandes  que  devant  (c)* 
Ceci  me  rappelle  une  chofe  arrivée 
de  notre  temps  à  la  Cour  de  France.  Un 
petit  mot  de  Louis  XIV  ,  dit  en  paf- 
fant,  a  été  d'un  plus  grand  efl'et  con- 
tre   la  hauteur  énorme  des  coifRires  , 
que  toute    l'éloquence    des    Prédica- 
teurs. Ils  ont  déclamé  fort  inutilement 
pendant  plufieurs  années  contre  cette 
branche  du  luxe  féminin  ;  Ils  ont  at- 
taqué ce  colofle  par  tontes  les  figures 
de  la  Rhétorique  ,  fortifiées  des  plus 
folides  raifonnements  de   la  Religion  : 
mais  au  lieu  de  le  renverfer ,  ou  même 
de  l'entamer  ,  ils   l'ont  vu  croître  & 
s'élever  de   jour  en  jour.    Ils    étoient 
eux-mêmes    les    témoins  oculaires  de 
fes  progrès ,   &  ils  voy oient  autour  de 
leur  chaire  une  nouvelle   forte  d'am- 
phithéâtre ,   qu'on  eût  pu  rendre  fore 
régulier  ,  en    difpofant    les   fontanges 
de  telle  forte  que  celles  de  plus   bas 


2.36         Analyse 

étage  eufîent  occupé  les  premiers  rangs, 
&  qu'on  eût  placé  plus  loin  les  plus 
hautes ,  à  mefure  qu'elles  fe  furpaiioicnt 
les  unes  les  autres.  Quoi  qu'il  en  foit , 
les  Prédicateurs  ne  fe  battoient  pas  con- 
tre un  ennemi  abfcnt  :  ils  le  voyoient 
de  fort  près  ;  il  venoit  fe  préfentcr  à  la 
bouche  du  canon.  Leur  épée  a  deux 
tranchants  frappoit  d'elioc  6i  de  taille, 
&  le  mal  ne  faifoit  que  croître  :  c'eft 
ainfi  qu'un  Jardinier  émonde  un  arbre  ; 
fes  coups  le  rendent  plus  grand  &  plus 
beau.  JMais  l'efficace  de  \2i parole  Roya- 
le a  été  telle  que  dans  un  jour  elle  a 
renverfé  &  prefque  applani  ces  monta- 
gnes orgueilleulès.  On  n'eut  pas  plu- 
tôt entendu  ,  je  ne  dis  pas  une  défen- 
fe  ,  ou  quelque  menace  ,  mais  un  fîm- 
ple  témoignage  de  dégoût ,  qu'on  tra- 
vailla toute  la  nuit  à  la  réforme  ,  &  dès 
le  lendemain  on  fe  montra  au  Monar- 
que avec  une  autre  parure.  Ce  chan- 
gement pafîa  avec  rapidité  de  la  Cour 
à  la  Ville,  &  bientôt  on  ne  vit  plus 
la  moindre  trace  de  l'ancienne  mode. 
Cela  prouve  que  (î  les  têtes  couron- 
nées connoilioient  leurs  forces  à  cet 
égard ,  ou  vouloient  s'en  fervir  ,  elles 
feroient  plus  avec  un  mot  ,  que  tous 
les  Prédicateurs  &  les  ConfelTeurs  avec 


DE     B   A   Y   t  E.  237 

une  infinité  de  paroles.  N'y  a-t-il  pas 
eu  de  médailles  fur  tout  ceci?  Pour  la 
chanfon  elle  a  été  immanquable.  * 

Procès  du  Maréchal  ({Ancre, 
Réflexions  fur  la  fortune  de  ce  Fa' 
vori. 

Concino   Concini ,    connu  fous   le 
nom  de  Maréchal  d' Aicre  ,  abufa  avec 
tant  d'excès    des  bontés   de  la   Reine 
mère  ,  &  de  la  foibleile  du  Gouverne- 
ment ,  qu'on  fut  obligé  de  fe  défaire  de 
lui  par  des  voyes  violentes,  &  fans  au- 
cune forme    de  procès.  Il  y   auroit  en 
trop  de  péril  à  employer  les  formalités 
ordinaires  ,  &   cela  feul  peut  le  con- 
vaincre d'avoir   été  un  méchant  hom- 
me. Il  naquit  à  Florence  ,   d'un  père 
roturier  ,  ou  fraîchement  annobli ,  qui 
de  la  condition  de  fimple  Notaire  ,  étoit 
parvenu  à  l'emploi  de  Secrétaire  d'E- 
tat. Il  vint   en  France  avec  Marie  de 
Médicis ,  femme   de  Henri   le  Grand , 
&    il  fut  d'abord  Gentilhomme  ordi- 
naire de  cette  Princefle.  Il  devint  en* 
fuite  fon  grand  Ecuyer  ,  &  il  s'éleva  à 
la  plus  haute  faveur  par  le  crédit  de 

*  Art.  Conecle. 


a^S        Analyse 

Leonora  Galligai  ,  femme  de  chambre 
de  la  Reine  mère.  Cette  femme  sou- 
vernoïc  abfolumenc  fa  Maîtreffe  ,  & 
difpofoit  de  fa  confiance  comme  ei!e 
vouloît.  Elle  étoit  fille  d'un  Ménuifier 
de  Florence  ,  &  comme  fa  mère  eut  le 
bonheur  d'être  Nourrice  de  Marie  de 
Médicis ,  la  Galligai  fut  élevée  auprès 
de  cette  Princeffe ,  qui  l'amena  avec 
elle  en  France  ,  qui  l'aima  toujours 
tendrement.  Concini  époufa  cette  Ita- 
lienne ,  qui  étoit  fort  laide  ,  &  ce  Ma- 
riage fit  fa  fortune. 

On  aflure  que  Concini  &  fa  femme 
fomentèrent  les  brouilleries  de  Henri 
IV  &  de  la  Reine  ,  &  que  leurs  rapports 
furent  caufe  du  mauvais  ménage  ,  qui 
rendit  la  vie  fi  amere  à  ce  Monarque. 
Après  la  mort  de  Henri ,  ils  eurent  en- 
core plus  de  facilité  de  gouverner  la 
Reine ,  &  ils  fe  gorgerent  de  biens  & 
de  charges,  Concini  acheta  le  Marqui- 
fat  d'Ancre ,  devint  premier  Gentil- 
homme de  la  Chambre ,  fut  fait  Maré- 
chal de  France  ,  &  obtint  pour  dernière 
faveur  le  Gouvernement  de  Norman- 
die. Il  y  fit  fortifier  Quillebeuf,  malgré 
îa  défenfe  du  Parlement  ;  il  acheta  le 
Gouvernement  particulier  du  Pont-de- 
i'Arche  ;  il   tâcha  aulTi  de  fe  procurer 


DE       B    A    Y    L   Ë.  239 

celui  du  Havre-de-Grace  :  il  éloigna 
du  Confeil  du  Roi  les  plus  fages  têtes  ; 
il  lit  remplir  leurs  places  par  Tes  créa- 
tures :  enfin  il  n'y  eut  pas  lieu  de  dou- 
ter qu'il  ne  travaillât  à  réduire  tout  à 
fes  volontés.  Il  difpofoit  des  Finances , 
il  étoit  le  dillributeur  des  Charges ,  il 
cherchoit  à  s'acquérir  par-tout  des  amis, 
foit  dans  les  armées ,  (oit  dans  les  Vil- 
les ,  &  il  intimidoit  par  des  exemples 
fév ères  tous  ceux  qui  s'oppofoient  à  fa 
domination. 

La  Galligai  n'abufoit  pas  moins 
infolemment  de  fa  faveur  :  elle  re- 
fufoit  l'accès  de  fon  appartement  aux 
Princes  ,  aux  Princeffes  ,  &  aux  plus 
grands  du  Royaume  .  elle  ne  fouf- 
froic  pas  même  qu'on  la  regardât  en 
face ,  difant  qu'on  lui  faifoit  -peur  ,  & 
qu'on  pouvoit  l'enforceler  en  la  regar- 
dant. Elle  étoit  (i  fuperftitipufe  ,  & 
d'ailleurs  fi  laide  ,  que  l'orgueil  n'étoit 
pas  fans  doute  la  feule  caufe  d'une  con- 
duite G  bizarre,  La  conclufion  de  tout 
cela  fut  extrêmement  tragique,  ^/"itri, 
Capitaine  des  Gardes  ,  chargé  d'arrê- 
ter ,  ou  plutôt  de  tuer  Concini ,  le  fit 
maflacrer  par  fes  gens  à  coups  de  pifro- 
let.  L'exécution  fe  fit  le  24  d'Avril 
1617    fur    le  Pont- le  vis   du  Louvre. 


2.40  Analyse 
Son  cadavre  fut  enterré  fans  cérémo- 
nie dans  l'Eglifc  de  ,S.  Germain  l'An- 
xerrois.  Mais  le  lendemain  la  populace 
l'exhuma,  le  traîna  parles  rues ,  &  lui 
fit  mille  infultes.  Le  chef  de  cette 
émeute  fut  un  Laquais ,  dont  le  Maître 
(^)  avoit  été  décapité  un  mois  aupa- 
ravant ,  a  la  pourfuite  du  Maréchal.  * 
Cet  homme  fonna  le  tocfîn  ,  &  cria 
qu'il  falîoit  exhumer  &  jetter  à  la  voi- 
rie ce  lui/excommunie.  On  mit  aufïï- 
tôt  la  main  à  l'oeuvre  ,  on  ouvrit  la 
bierre  ,  on  traîna  le  corps  jufqu'au  bout 
du  Pont-neuf,  &  on  le  pendit  par  les 
pieds  à  l'une  des  potences  que  le  Ma- 
réchal avait  fait  dreilèr  ,  pour  y  atta- 
cher ceux  qui  parleroient  mal  de  lui. 
Peu  après  on  le  décacha  ;  il  fut  traîné 
k  la  Grève  &  en  d'autres  lieux  ;  puis  on 
le  démembra  ,  &  on  le  coupa  en  mille 
pièces.  Chacun  en  vouloit  avoir  ;  fes 
oreilles  furent  achetées  chèrement  ;  on 
jetta  fes  entrailles  dans  la  rivière  ;  une 
partie  de  fon  corps  fut  brûlée  fur  le 
Pont-neuf ,  devant  la  Statue  de  Henri- 
le-Grand  (/>).  Le  lendemain  on  ven- 
doit  fes  cendres  fur  le  pied  d'un  quart 

(c)   C'étoit  un    Gentilhomme    de    Normandie  j 
nommé  Hiirtevan. 

(*)  Le  Grain ,  Décade  de  Louis  XIII  ,  Liv.  X. 

dé  eu 


D-  E      B    A    Y  i^.  241 

d'écuVouxie^c).  L' Auceur ,  de  qui  j'em- 
prunte cette  dernière  particuiâricé  ,  dit 
qu'il,  y  eue  un  liommc  vêtu,  d'écarlate, 
<jui.pouiTii  la  fureur  jufqîj'a  eiirbncer  fa 
main  dans  le  cadavre  de  Concifii ,  & 
que  l'ayant  recirée  toute  fanglante  ,  il 
la  porta  dans  jli  houciie. ,  6c  avala  mù- 
rne  un  lambeau  de  chair.  Cet  Ecrivaia 
ajoute  qu'un  autre  lui  arracha  le  cœur  , 
le  fit  cuire  fur  descharboris  ,&  le  man- 
gea publiquement,  li  elt certain  qu'il  n'y 
a  point  d'excès  dont  une  populace  muci- 
néene  foit  capaole  .  &  qu'une  troupe 
de  taureaux  furieux  efi  rnoin*;  terrible. 

Les  gens  qui  tuèrent  le  Maréchal  , 
trouvèrent  dans  fes  poches  la  valeur  de 
dix,-neufcentquatrc  vingt-cinq  mille  li- 
vres ,  tant  en  refcriptions  de  Ibpargne, . 
qu'en  billets  de  R.eceveurs,  ou  en  autres 
obligations.  On  trouva  dans  foii  petit 
logis  pour  deux  millions  cinq  cents  mil- 
le livres  d'autres  refcripiions.  Sa  femme 
avoua  qu'elle  zvo'm  pour  plus  de  120 
millem/j'de  pierreries  [à).  11  ne  falloid 
point  d'autres  preuves  de  leurs  crimes 
que  cette  opulence. 

Le  Parlement  de  Paris  procéda  con- 
tre la  mémoire  du  défunt  ,  le  déclara 

(c)  Relation  de  la  mort  du  Maréchal  d'Ancrct 
.  (</}  Ibid... 

Tome'  II.  L 


24i        Analyse 

convaincu  du  crime  de  lezc-Majcfîc  di- 
vine &  humaine  ,  condamna  fa  femme 
k  perdre  la  tête  ,  &  déclara  leur  fils  ig- 
noble ,  &  incapable  de  pofléder  aucune 
Charge  dansleîloyaume.  Il  y  eut  dans 
ce  Procès  des  particularités  curicufes, 
dont  je  vais  toucher  quelque  chofe. 

Dès  que  Maréchal  eut  fermé  les  yeux, 
on  envoya  chex  la  Galligai  des  foldats 
qui  eurent  ordre  de  la  conduire  à  la 
Baftille.  On  obfcrve  que  cette  femms 
apprit  le  maflacre  de  fon  mari  fans  ver- 
fer  une  larme  ,  &  qu'elle  donna  ks  pre- 
miers foins  à  fauver  fes  pierreries.  Elle 
les  cacha  dans  la  paillajjè  de  fon  lit  y  & 
sUtant  fait  deshabiller  i&  coucha  dedans. 
Les  foldats  ne  trouvant  point  fes  bijoux 
qu'ils  avoicnt  ordre  de  faîfir  ,  la  firent 
lever  pour  fouiller  dans  fon  lit  ^  où  on 
les  trouva.  Elle  dit  enfuitc  à  fes  Gar- 
des :  eh  bien  ,  on  a  tué  mon  mari  :  ne 
doit-on  pas  erre  content?  Qu^on  me- 
permette  d'aller  vivre  ailleurs.  Quand 
on  lui  dit  que  le  cadavre  du  Maréchal 
avoir  été  pendu  par  la  populace,  elle 
parut  fort  émue ,  fans  pleurer  toutefois  ; 
mais  eVe  ne  lai  fa  pas  de  dire  quileftoit 
un  prefomptuos ,  un  orguillos  ;  qu^il 
n'avoit  rien  eu  qu'il  n'euf  bien  mérite  ; 
^u'ily  avait  trois  ans  tous  entiers  ^u'U 


DE      B   A   Y   t  E.  143 

navoit  ccuché  avec  elle  ;  que  c'efloitim 
mejihant  homme ,  &  que  pour  scfLoigncr 
de  hiL ,  clic  s\'(Ioit  rejblue  de  je  retirer 
en  Italie  à  ce  printemps  ,  &  av oit  âpre (^ 
té  tout  fan  fait ,  effarant  de  le  vcrifier  [e). 
Cela  prouve  qu'il  y  avoic  plus  de  Haifbîi 
d'intérêt  que  d'amitié  entre  Concini  6c 
fon  époufe. 

Avant  queue  la  mener  a  la  Baftille 
on  lui  demanda  (î  elle  n'avoit  plus  ds- 
bijoux  ;  elle  indiqua  une  layette  ,  cù  l'on 
trouva  quelques  colliers  d'ambre;  &  en.' 
quijefi  clic  n'en  avoit point  fur  elle ,  elle 
hiiuJJ'ufa  cotte  ,  &  montra,  jufques  près 
des  t éteins  :  elle  avoit  un  caleçon  d:fri- 
fe  rouge  de  Florence.  On  lui  dit  en  riant 
quil  falloit  donc  mettre  les  mains  an 
caleçon  ;  elle  répondit  qu  en  autre  temps 
elle  ne  r eufl pas  fouj-l^e.'t  ;  mais  lors  tout 
efloitptrmi.'.  ,  &  du  Hallier  (il  étoit  Ca- 
pitaine aux  Gardes  )  tajîa  un  peu  furie 
caleçon. 

De  la  Bafillle  elle  fut  conduite  à  la 
Concierge] ie  du  Palais  ,  &  ce  h\t  alors 
que  le  Parlement  procéda  contre  elle  , 
&  contre  fon  mari.  Ils  furent  convain- 
cus conjointement  de  f^ois  principaux 
crimes ,  de  Judaïfrae  ,  de  Mag'.e  ,  éc  de 


I  1 


244        Analyse 

leze-Majeflé  divine  &  humaine.  L'ac- 
cufation  de  Judaïfme  ctoïc  appuyée  fur 
les  preuves  fuivantes. 

I.  On  allégua  contre  eux  le  foin  qu'ils 
prirent  de  f^ire  venir  en  France  un  Juif 
renommé  par  V intelligence  des  Avantu- 
res  :  il  s'appclloit  Montalto  ,  &  faifoit 
profelllon  deMcdecine.  Ils  employèrent 
à  cette  nésociation  Vincencio  Ludovi- 
ci  leur  Secrétaire.  Cela  fut  vérifié  »  par 
»  Lettres  écrites  de  Venife  audit  Vin- 
»  cence  le  vingt-ilxieme  Avril  mil  fix 
«  cents  onze  ,  par  lefquelles  on  lui  don- 
»  ne  efpérance  de  faire  venir  en  France 
»  ledit  r^îontalto  ;  &  par  les  lettres  d'i- 
»  celui  Montalto  mefme  ,  efcrites  le 
»  fixieme  Mai  enfuivant ,  à  ladite  Leo- 
»  nora  Galligai ,  par  lefquelles  il  nfliire 
)■>  qu'il  eft  preft  de  venir  ,  par  le  moyen 
»  d'une  tant  bénigne  &  fingidicre protec- 
»  trice  :  n  entendant  néanmoins  fe  dé" 
y>  gui  fer  &  contrefaire  en  fa  profejjion  , 
y>  ains  exercer  librement  fa  Religion 
»  Judaïque,  veu  qu.il  a  rcfufe  de  grands 
»  of^es  à  lui  fait  s  d'ailleurs  à  Bologne, 
«  à  Mef/lne,  à  Pife  ,  même  d'eflrefuc^ 
»  cefTeur  du  ^rand  Mcdéan  Mercurial . 
n  fous  la  très  -  bénigne  proteclion  diL 
»  Grini  Duc  Ferdmand  ,  &c.  Ces 
»  Lettres  ont  été  vues  au  procès  en  la 


DE       B    A    Y    L   E.  14^ 

*)  production  litérale  contre  ladite  Gal- 
»  lij^ai  fous  la  cote  K,  &  fait^randeinent 
»  à  confiderer  Ik-deiiiis  ,  la  dépolition. 
»  de  la  Place  ,  Efcuyer  de  ladite  Galli- 
>>  gai  ,  qui  lui  a  foutenu  en  la  confron- 
»  tation  ,  que  depuis  la  venue  de  Mon- 
»  talto  ,  elle  nevifltoit  plus  les  Eglifes, 
»  ne  fe  confelibit  plus  ,  ains  s'amufoic 
»  à  faire  de  petites  boulettes  de  cire 
»  qu'elle  mettoit  en  fa  bouche  (/^).« 

IL  On  allégua  qu'on  trouvadans  leur 
maifon  deux  Livres  ;  dont  l'un  ,  qui  ejl 
une  forme  de  .Catcchlfme  ,  eft  intitulé 
CIuiniLC  y  c'eil- à-dire  en  'Hébreu  ac- 
coutumance ;  l\7Utre  a  pour  titre  /rf.z- 
cha^or ,  c'elt-h-dire  révolutions  du  fer- 
vice  annuel ,  à  l'ufage  des  Juifs  Eipa- 
gnols  ,  imprimé- à  Venife. 

IIL  On  allégua  que  de  \2.  frèquenîa- 
tation  &  catéchijation  deMor)tAto  ,  efi 
enfuivie  Vapoftafie  ,  &  dcjcrtion  de  Li 
Religion  Chrétienne  ,  pour  fe  tranfpor- 
ier  j  comme  ils  ont  fût ,  auJuddifme  , 
praîiquans  les  fucrifices ,  oblafions  _,  & 
exorcifmes  ufite-^entre  les  Juifs.  Cela  e(î 
vcrifé  au  procès  tant  par  la  preuve  tefti- 
moniale  <^  vocale  ,  que  par  la  cotiffion 
de  la  dite  Galligai  ;  &  entre  autres  dé- 
pofitions  ,  celle  de  fort  carofjier  ef  no- 

(f  )  Le  Grain ,  ubi  fuprà  ,  Liv,  X. 

L  3 


i/\.$        Analyse 

iabfe  ,par  ï..îqucUe  on  voyait  comme  ils 
Je  Jcrvo ien t  de pliifien rsFg'iJcs  in  la  V 'il" 
le  dt  Paris  pour  y  coniinzitrc  de  niiicl 
telles  inpiéîés ,  reconnues  par  ks  cris  Ù 
hurlements  que  Von  cntcndoit  en  icellcs  , 
lorjquc  ladite  G alhgai fucrif'oit  un  ccc, 
qui  ejî  une  cbl.'ition  accoufui  :  é  eiJre:.s 
Ju  ifs  en  lafejle  de  reconcdiation ,  oJJ)-ant 
un  cocpour  les  péchés Ceiie  abla- 
tion du  cûc  ne  monjlrepas  jeuïernent  le 
Judû'ijme ,  mais  au£i  le  Paganifme  & 
déclare  les  accufisApoflats,  conpquem- 
mcntjacrileg''^  ;  car  T^po(Idî  efî  tenu 
pour  facrdegc par  les  con(:iîu!ions  Im- 
périales y  qui pwùjjhnt  tels  crimes  capi- 
taux de  coiififcation  entière.  Et  à  ce  que 
la  dite  GalUgai  a  dit  pour  excufe ,  qu'el- 
le avoit  fait  telle  oblation  du  coc  pour 
la  fanté  &  gucrifon d'une  maladie  qu'el- 
te  avoit  ,  on  lui  a  rc [pondu  que  telle  im- 
piété eit  punie  de  mort  ,  encore  que  ce 
foit  pour  remède  de  guérifon  (o^). 
L'accufation  de  Magie  fut  prouve'e  : 
I.  Far  une  Lettre  de  la  nommée  Gon- 
dy ,  &  d\iutres  de  ladite  GalUgai  accu- 
fée ,  â  la  Dame  Iflihdle  tenue  pour  Jbr- 
cicre  ,  par  Icfquelles  elle  la  prie  lui  man- 
d:r  fi  elle  fçait  quelque  chofe  par  fon  Art 
{£)  Le  grain  ,  ibid. 


DE      B   A    Y   L  E,  2.47 

çii  regarde  en  quelque  forte  fa  pcrfonne  , 
ou  Vintcrcft  de  fa  ma'tfun, 

II.  Par  trois  Livres  de  caractères  , 
avec  un  autre  petit  caractère  y  trouvé 
en  la  chambre  de  la  dite  GalUgaiy  &  une 
hoiîûtte  où /ont  cinq  rondeaux  de  velours  , 
defquels  caractères  les  accufés  ufoient 
pouravoir  du  pouvoir  furies  VOLON- 
TÉS DES  GRANDS:  ce  qui  ejl  vé- 
rifie parles  dcpofiîions  de  Melon ,  Char- 
ton  ,  &  Nicolas  Viart ,  confrontés  à  la 
due  Galligaï.  Et  quant  aux  Livres  de. 
caractères  trouvés  en  fa  maifon  ,  il  en 
ejl  fait  menîiùn  au  Procês-verhal  de 
jMefiieurs  de  Maupeou  &  Arnault  In- 
tendants des  finances  ,  contenant  la  def- 
cription  des  meubles ,  titres  ,  à  enfei- 
gnements  trouvés  en  laditte  maifon  (b). 

III.  Par  la  dépofition  de  Philippes 
Dacquin  ,  ci-devant  Juif ,  &  à  préfent 
Chrétien ,  qui  dit ,  que  lui  cfiant  à  Ma- 
lins cheilc  Lieutenant  Criminel ,  les  ac- 
cufés lui  ont  mandé,  qu' ils  fe  font  aidés 
de  la  ca balle  f  &  des  Livres  des  Juifs, 
ce  qui  fert  centre  le  Judaifme  &  leforti- 
lege  ;  ëfiant  à  notter  ce  que  dépofe  Dac- 
quin y  que  Conchine  ,  en  la  préfênce  de 

(  A  )   Idem  ,  ihii, 

L  4 


24^         Analyse 

fa  femme  ,  auroit  ofcé  de  fa! chambre  u)i 
iiiinaî  pour  l'i'rnpvîreté  ,  Ù:  emporté'iiors 
ladite  chambre  l'image  du  Crucifix'',  de 
peur  d'empcrchement  à  FelTec  que  Con- 
chine  &  fa  femme  précendoienc  tirer  de 
!a  îedure  de  quelques  verfets  du  Pfeau- 
me  ciriCjuante  &un  en  Kebreû  ,  laquel- 
le Icchire  ils  vouloient  leur  èHre  faite 
par  Dacquin  ,  en  la  forme  qu^'lle  leur 
avoit  eûé  faite  autrefois  par  Mon- 
talïo. 

IV.  Par  la-vaiConqu  ils  firent  venir 
des  (brciers  prlîendus  Reùgici/x  dus 
Ambra fîens  ,  de  Nancy  en  Lorraine , 
lefquels  ainitoîcnc  la  Maréchalle  dan^ 
l'obiation  du  coc. 

V.  Parce  qu'on  trouva  cKe7^  eux  di^ 
verfis  élofcs  ,  dont  Us  ii.foicnt  pour  les 
pendre  au  col ,  en  la  façon  des  prèferv  ac- 
tifs que  les  Juifs  appellent  Kaniea  j  les 
Grecs  Phîlaéleria ,  k.  Peripata ,  les  La- 
tins^ Amuîeta  ê*'  Ligaturas  ,  qui  font 
chofes  reprouvèispar  les  Suints  Conci- 
les ,  fgnamment  par  le  Canon  fixante 
&  un  de.  la  frxitme  Sinodc  in  Tituîo  ,  & 
jpar  un  Concile  Romain  fous  le  Pape 
Grégoire  II f  &  par  un  autre d' Agathe 
cité  par  Gratian  ,  Ù  par  Yves  ,  Evef- 
que  de  Chartres ,  rapportant  un  Conctle. 
d' Arles,    Lequel  condamna  philaderia 


DE      B    A   Y    L   ÏÏ.  249 

Diabolica  ,  &  caraûcres  Diabolicos  (;). 

VI.  On  prouva  contre  eux  qu'ils  (q 
fervoient  d'nnages  de  cire  ,  &  qu'ils  les 
2<rdoient  dans  des  cercueils. 

VII.  Et  qu'ils  conrultoient  des  Ma- 
giciens  ,  &  le  fervoient  des  j^itrolo- 
gues  faiiant  prGfefTion  de  la  Matliema- 
tique  judiciaire  ,  &  qu'entre  autres  ils  fe 
font  aidez  de  la  fcience  diabolique  de 
Corne  Ruggieri  ,  Italien. 

VIIL  »  Mais  fur  tous  efl:  notable  le 
»  faicld'un  iMathieu  deMor;tenay  ,  le- 
»  quel  la  dite  Galligai  a  fait  venir  à  Pa- 
»  ris  ,  comme  plus  grand  Magicien  & 
»  plus  expérimenté  que  lefdiîs  Ambro- 
»  fiens  ,  par  lequel  elle  s'ef c  fait  exorci- 
»  fer  en  l'Eglife  des  Augufcins  en  la  Cha- 
3î  pelle  des  Epifamcs  &z  ce  nuiél  ,  com- 
»  me  pluficurs  Religieux  dudit  Monaf- 
»  tere  ontdépofé  ,  dont  la  pîufpirt  lui 
»  ont  été  confrontez  &  non  reprochez 
îi  par  elle.  Eftant  à  remarauer  que  l'e- 
»  xorcifme  fe  fit  d'autre  façon  qu'entre 
»  les  Chrétiens  :  ce  qui  fut  fait  auffi  es 
»  Eglifes  de  Sainsfî:  Sulpice  au  Faux- 
»  bourg  Saint  Germain  ,  &  au  pcrit 
»  Sainft  Antoine  en  la  Ville.  Elle  ref- 
»  pondoit  à  cela  ,  que  ce  qu'elle  fe  fai- 


[ijlbld. 


L) 


t,^©        Analyse 

7)  foitaînfi  exorcifer  de  niiid  eflolt  afin, 

»  qu'on  ne  fçeuft  le  mal  pour  lequel  ell-e 

»  le  faifoit  exorcifer  .difant  Qu'elle  ef- 

»  toit    quelquefois   pofTc'dée.  Mais  ce 

>5  devoit  être  par  gens  ayans  le  vrai  ca- 


> 


raélere  ,  comme    par    rEvefque  ou 

>  fon  Vicai:e  ,  c'eft-à-dire  le  Guré  de  fa 
»  Paroîfiè  ,  &  non  par  des  gens  incong- 

>  nus  &  affreux  ,  lefquels  ont  difparu  , 
»  &  n'ont  elle  veuz  depuis  ,  comme 
t   efloient  ces  prétendus  ambrofiens. 

IX.  ,,  Il  ejl  aulTi  à  remarquer  que 
»  lors  que  ces  Ambrofiens  vouloienc 
5î  faire  quelque  adion  de  leur  art  & 
»  cérémonies  en  la  maifon  d'icelle  Gal- 
»  ligai,  ils  en  faifcient  fortirtous  les  fer- 
»  viteurs ,  encenfoient  dans  le  jardin  , 
»  &  faifoient  pluficurs  chofes  en  forme 
»  de  bencdidions  (ur  la  terre  ,  &  la 
»  ditte  Galligai  ne  mangeoit  alors  que 
»  des  creftes  de  coc  ,  &  des  roignons 
55  de  Bélier  ,  qu'elle  faifoir  bénir,  &  de 
»  ce  il  y  en  a  preuves  teflimoniales  au 
»  procès. 

X.  ,,  Efl  remarquable  auïïl  que  tous 
»  les  ans  la  veille  de  l'Epiphanie,  que 
>i  l'on  dit  la  fefle  des  Rois  ,  elle  faifoit 
»  bénir  ,  par  le  Perc  Roger  ,  l'eau  donc 
»  elle  fe  fervoit  pour  eau  lulirale  ou 
X»  benifle  ,  ce  qui  n'eftoit  fans  myftcre 


DE      B   A   Y    L   E.  151 

»  &  deflein  ,  &  interrogée  pour  quelle 
»  caufc  elle  faifoit  cela  ,  n'a  rien  voulu 
»  répondre  [k). 

Les  preuves  du  crime  de  lèze-Majeflé 
dinine  &  iiumaine  furent  tiréesdece  que 
Concini  &  /a  femme  s' enqtdrcnt  de,  la. 
Vu  &  Julutdu  Roi  à  pcrfbnnes  fdifant 
profejjion  ' d' AJiroIogie  judiciaire.  Cela 
fut  prouvé  par  la  dépoiition  de  Jean  du 
Chatel  ,  dit  Cœfar  ,  qui  étoit  un  devin 
&  tireur  d'horofcopes ,  lequel  fut  con- 
fronté aux  accufés. 

Lorfque  la Galligai  entendit  la  leâure 
de  l'Arrêt ,  qui  la  condamnoit  à  avoir  la 
tête  tranchée  ,  &  à  être  enfuite  jettée  au 
feu  ,  elle  déclara  a  fes  Juges  qu'elle  étoit 
grolfe  :  mais  on  lui  remontra  c^u  elle 
avait  dit  efîant  prijbnnicre ,  &  cnfon 
procès  y  quil  y  avoit  plus  de  deux  ans 
qu'elle  n'avoit  eu  la  compagnie  de  fort 
mari  ,  de  forte  que  cela  ne  pouvait  ejîrs 
qu^  au  dommage  de  fan  honneur  ;  à  quoi 
elle  ne  refpondit  rien,  &  ninfijui  davan- 
tage là-dcffus  (l).  L'Arrêt  fut  exécuté  le 
huitième  de  Juillet  1 617. La  Maréchale 
foufFrit  la  mort  avec  affez  de  réfigna- 
tion  :  elle  donna  même  des  marques  de 
ChriiHanifme  &  de  piété. 

(k)  ihid. 

{l)  Ibid, 

L  6 


2^1         Ahalyse 

La  fortune  où  parvint  cette  Italienne^ 
forriedela  lie  du  peuple  ,  eft  un  triiteex.- 
emple  de  la  fatalité  qui  accompagne  la 
Monarchie  Françoife  plus  qu'aucun  au- 
tre Etat  du  monde  ;  c'cil  que  les  Pvemes 
V gardent  prtfque  toujoui"s  lecœur  étran- 
ger qu'elles  y  apportent ,  &  font  poiir 
l'ordinaire  rinitriitnent  dont  Dieu  feiert 
pour  humilier  &  pour  chàcicr.la  Nation. 
Voilà  déjà  deux  Reines  ,  iiiues  de  la 
Maifon  de  Médicis  ,  qui  ont  penfé  ren^ 
verferla  Monarchie,  Ce  morceau  d'HiG- 
îoire  eit  honteux  pour  le  nomFrançois. 
Quoi  de  plus  humiliant  que  la  lervitude 
où  le  Maréchal  d'Ancre  &  fa  femme  te- 
roient  le  Roi  ?  Il  eft  certain  que  Louis 
XIII  fut  pendant  qu'^Iques  années  leur 
cf(  lave.  Ce  n'eil  point    une  médifance 
inventée,  ou  parles  envieux   du  Ma- 
réchal, ou  par  les  ennemis  du   Roi  ^ 
c  eii  une  vérité  dont  Louis  XI51  con- 
vint lui-même  dans  ia  Lettre  ckcuîaire 
qu'il  écrivit  aux  Gouverneurs  de  Pro- 
vince le  jour  que  le  Maréchal  fut  tué. 
Il  y  déclara  que  Concini  &  là  femme  , 
abufuns  de  fon  has  âge  ,  &  du  pouvoir 
qiL  ifs  s^étoxznt  acquis  de  longue  mam 
fur  l'e-prit  de  ta  Reine  famere  ,  avoieiît 
projette  d'ufurper  toute  V autorité.  ;  de 
éijpop.r  ahjbluincnt  des  a^Ulr^s  de  £qî\ 


B   E      B    A    Y    L   E.  2,^1 

TJlit ,  S:  de  lui  ojkr  le  moyen  et  en  pren- 
dre congnoLifance  :  »  ûtiJein  ,  ajoute  ce 
»  Prince  _,  qu'ils  ont  pouilé  li  avant , 
»  qu'il  ne  m'elè  jufques  ici  rcfté  que  le 
»  {eu!  nom  de  Roi ,  &  que  c'culT:  elle  un 
»  crime  capital  à  mes  Olficiers  &  fubjets 
»  de  me  voir  en  particulier ,  &  m'entre- 
»  tcnirde quelque  difcoursiérieux  (//;').'* 
On  dit  que  le  Maréchal  retranclia  au 
jeune  Roi  la  liberté  de  fe  promener  aux 
environs  de  Parisv,  &:  réduiiit  tous  fes 
diyertiilemens  à  celui  de  la  chaile  ,  & 
à  \à  feule  promenade  des  Thuillecics. 

L'Auteur  de  la  Relation  de  la  mort 
du  Maréchal  d'Ancre  aiiure  que  le  Ros 
ayant  fu  queConcini  ne  vivoit  pîas  fê 
préfenta  aux  fenêtres  des  Thuilleries,& 
cria  au^  mertriers  ,  grand  merci  ^  grand 
merci  à  vous  ^  à  cetiz  heure  je  (uls  RoL 
Il  alla  enfuite  à  d'autres  fenêtres  &  cria 
aux  armes  ,  aux  armes  ^  compagnons 
loue  foLt  Dieu  ,  me  voilà  Roi.  Les  Of- 
ficiers de  ks  Compagnies  des  Gardes  , 
qu'il  envoya  dans  les  rues  de  Pans  pour 
annoncer  au  Peuple  cette  nouvelle^ 
crioient  par  toute  la  Ville:  Vive  le  Roi  y. 
h  E-oi  eft  Roi.  L'Evéque  de  Lullon  ^ 
depuis  CardLnai  de  Richelieu  ,  q_ui  avoit 


1^4         Analyse 

cté  un  des  favoris  de  Concini  ,  étant 
entré  dans  la  Chambre  du  Roi  un  peu 
après  l'exécution  ,  Monfuur  ,  lui  dit  ce 
Prince  ,  nous  Jbmmes  aujourd'liui  , 
Dieu  merci ,  délivrés  de  voire  tyninrâc 
(n).  Louis  Xlll  ne  favoit  pas  alors  que 
ion  afiVanchiffement  ne  dureroit  guè- 
re ,  &  qu'il  parloit  à  un  homme  delH- 
né  à  ne  lui  lailièr  que  le  titre  de  Sou- 
verain. 

Le  Maréchal  d'Ancre  traitoit  les 
Grands  du  Royaume  avec  la  même  fier- 
té :  tout  le  monde  fléchifioit  le  genou 
devant  cette  idole.  Plufieurs  Princes  , 
pliifieurs  Seigneurs  de  la  Cour  ,  &  les 
premiers  Magiftrats  du  Royaume  fup- 
portoient  non-feulement  fa  fortune  , 
mais  encenfoicnt  ce  tyran  ,  pour  mé- 
riter fes  bonnes  grâces.  Il  eut  l'info- 
lence  de  dire  un  jour  :  Le  peuple  Fran- 
çois ncfîpas  ce  qu'on  penj'e  :  car  encore 
qu'il  dife  de  moi  tout  le  mal  du  monde, 
je  ne  vais  nulle  part  dans  /es  provinces  , 
quaujji- tôt  tous  les  Officiers  ne  mevien- 
Tient  faire  des  harangues  comme  au. 
Koi  {u). 

Il  n'y  a  point  de  plus  beaux  vers  de 


(/î)  Le  Grain  ,   Ib';^ 

(o)  Relation  de  la  mort  du  Marcchat  d'Ancre. 


DE      B   A   Y   I  E.  l^î 

Malherbe  que  ceux  qu'il  fît  fur  la  chute 
de  Concini,  Il  introduit  le  Dieu  de  la 
Seine  ,  qui  apoflrophe  ainli  le  Maréchal. 


Tes  jours  font  à  la  fin  ,  ta  chute  fe  prépare. 

Regarde-moi  pour  la  dernière  fois. 
Oeft  aflez  que  cinq  ans  ton  audace  effrontée 
Sur  des  ailes  de  cire  aux  étoiles  montée  > 

Princes  &  Rois  ait  ofé  défier; 
La  fortune  t'appelle  au  rang  de  fes  viélimeî  * 
Et  le  Ciel  accufé  de  fupporter  tes  crimes  » 
Eft  réfolu  de    fe  juftifier. 

Cela  veut  dire  que  la  mort  de  Concini 
fut  un  Arrêt  d'abfolution  pour  la  Pro- 
vidence ,qui  étoit  en  quelque  façon  fur 
la  fellettc  ,  &  in  rearw,  pendant  la  prof- 
pcrité  de  ce  fcélérat.  C'efl  ainii  que  les 
Poètes  fe  donnent  la  liberté  de  toucher 
aux  grands  myfteres  iousdes  méthapho- 
res  ,  &  fous  des  images  trop  hardies. 

Il  eft  furprenant  que  le  Maréchal 
d'Eftrées  ait  exténué  ,  autant  qu*il  a 
fait ,  les  fautes  de  ce  Favori  :  Lifez  fes 
Mémoires  ,  vous  trouverez  que  le  Ala- 
réchal  d'Ancre  n'a  point  fait  d'adion 
qui  mérite  qu'on  donne  le  fouet  à  un 
Page  ,  &  vous  verrez  dans  la  conclu- 
sion un  portrait  qui  tient  plus  du  Pané- 


2-"56  Analyse 

gyrique    que  de  l'Apologie.  »   Quand 
»  je  fais  reflexion  ,  c'eil  l'Auteur  des 
»  Mémoires  qui  parle  ,  fur  les  circonf- 
jn   tances  de  la  mort  du  Maréchal  d'An- 
»  cre  5  je  ne   la  puis  attribuer  qu'à  l'a 
»   mauvaifc  deltinée  ,  ayant  été  confeil- 
»  lé  par  un  homme  qui  avoit  les  incîi- 
»   nations  fort  douces  ;  &  comme  le 
»  Marcchal  étoir  lui-même  naturelle- 
y>  ment  bicnfaifant  ,  &  qu'il  avoïc  dé- 
»  fobligé  peu  de^perfonnes ,  il  falloit 
»  que  ce  fût  fon  étoile ,  ou  la   nature 
»   des  aiiaires,  qui  euiient  fait  fouîevcr 
»   tant  de  monde  contre    lui.    Il   étoic 
»  agréable    de  fa  perfonne  ,  adroit  à 
»   rheva!  ,  &  à  tous  les  autres  exercices  ; 
»    il  aimoit  les  plaifirs  ,  &  particuliere- 
»  m.ent  le. jeu  :    fa  converfuion   étoit 
»  douce  &  aifée  ;   fes  penfées   étcicnt 
»  hautes  &ambitieufes  ;  mais  il  les  ca- 
y>   choit  avec  foin  ,  n'ayant  jamais  .... 
»  aftecié  d'entrer  dans   leConfeil,    & 
»  même  on  a  fouvent  oui  dire  au  Roi 
î>   qu'il  n'avoit  pas  entendu  qu'enfle  dût 
»   tuer.  (/?). 

Je  croirois  agir  contre  la  prudence  ^ 
il  je  préférais  le  témoignage  de  cet  Au- 


(f)  Mémoires  de  la  Régence  de  Marie  de  Mé- 
éicis. 


DE      B    A    Y    L   E.  2^7 

teur  a  celui  de  tant  d  Ecrivains  ,  qui 
font  un  tout  autre  pdVtrait  de  Concino 
Concini.  Ce  n'eit  pas  que  je  ne  trouve 
très-pofTible  qu'avec  de  médiocres  dé- 
fauts un  hoïiime  qui  a  beaucoup  d'ini- 
pruderice  ,  &  un  grand  nombre  d'enne- 
mis, ne  devienne  i'averiion  du  peuple  , 
&  ne  paiTe  pour  un  horrible  fcélérat. 
L'adreiie  d'un  ennemi  malin  &  accrédi- 
té, perfuade  bien  des  menfonges  à  la  po- 
pulace. Je  croimême  qu'on  a  bien  outré 
les  choies  concernant  cemalheureuxFlo- 
rentin  :  pour  démêler  ici  exactement  & 
avec  préciiion  le  vrai  d'avec  le  faux  ,  il 
faudroit  furmonter  bien  des  obftacles. 
Telle  d\  la  nature  de  certains  faits  :  dans 
bien  des  rencontres  les  vérités  Hiilori- 
ques  ne  font  pas  moins  impénétrables 
que  les  vérités  Phyfiques. 

Quoi  qu'il  en  foit ,  je  ne  doute  pas 
que  le  Maréchal  d  Eftrées  n'ait  trop 
flatté  le  portrait  de  ce  Favori.  l'Auteur 
Italien  ,  qui  publia  en  1691  la  Vie  de 
Louis  XIII  ,  n'eil  point  tombé  dans  cet 
excès.  Il  adure  que  Concini  ,  au  com- 
mencement de  fa  faveur  ,  montra  d'af^ 
fez  bonnes  qualités  ,  mêlées  de  plufieurs 
défauts  :  il  ajoute  que  ce  qu'il  y  avoic 
de  bon  dans  fon  caractère ,  difparut  avec 
le  temps ,  &;  que  les  défauts  prirent  tel- 


%<^  Analyse 

lemcnt  le  deiTu':  ,Gu'i]'^  ctouflercnt  tou- 
tes le-  iucres  qnajitf-  (.y).  M  de  Beau- 
vaii-Nargis  ,  c|ui  connoi/Toit  bien  la 
Cour  de  Lnw.<  XIII.  ne  difculpe  nul- 
Itmcnt  rotre  Concini ,  &  confirme  plu- 
tôt hu  biuits  communs,  * 

Démêlé  de  lu  M  OT  T  E-A  I  G  R  O  N  (& 
du  Père  GoULU.  Pourquoi  le  pre- 
mier fc  brouilla  avec  B  A  L  Z  A  C. 

Jacques  de  la  Motte-Aigron  i'eft 
fait  connoitre  par  la  qualité  d'Auteur, 
pendant  la  fameufe  querelle  de  Balzac 
avec  le  Général  des  Feuillans  le  Père 
Goulu.  Il  avoit  fait  une  Préface  fur  îe» 
Lettres  de  Balzac  ,  &  il  avoit  pris  ia 
commifTion  ,  conjointement  avec  M. 
de  Vaugelas ,  de  porter  au  Père  Goulu 
un  exemplaire  de  l'Apologie  du  même 
Ecrivain  ,  dans  laquelle  on  maltraitoit 
fort  un  jeune  Feuillant.  Comme  le  Père 
Goulu  prit  l'envoi  de  cet  exemplaire 
pour  un  cartel  de  défi ,  il  fe  mit  tout 
aufîi-tôt  à  écrire  contre  Balzac  d'une 


(9)  Alefiandro  Ronconveri  ,  Iftoria  dcl  Resno  ii 
luigi  XIII ,  Lib.  V. 
*  Art.  Consïni  1  6"  GalUgai, 


DE    B  A  Y  L  E.  '  159 

msniere  trcs-emportee  ,  &  il  c^éroHa 
en  pairant  quelques  traits  contre  le  Sieur 
de  !a  Motte  -  Aigron  ,   ceux  -  ti  entre 
autres  ,  qu'il  iioiifih  d'un  très-ho::néte 
uûputiCiiire  ,  &  qu  il  vivcit  ordinaire-' 
rmr.îà  la  î  ihh  de  B.il\ac  {<.{).  On  pré- 
tend que  ce  fut  violer  en  quelque  iorte 
les  droits  de  rHofpitalité  ,  puifque  le 
Père  Goulu  avoic  logé  plus  u'une  fois 
chez  le  père  du  Sieur  de  la  Motte-Ai- 
gron  ;  mais  d'autre  part  ccis  pouvoit  fai-^ 
re  croire  qu'il  favoit  les  cliofe-'^  d'origi- 
nal. Quvoi  qu'il  en  foit ,  il  piq  -vi  cruel- 
lement fon  homme  ,  &  il  fut  caufeque 
peu  après  on  informa  le  Public  dans  la 
dédicace  d'un  Livre  ,  que  le  prétendu 
Apoticairc  du  Pert  Goulu  étoit  Abraam 
Aig'on  ,   Ecuyer,  Confeiiler  du, Roi, 
&  Elu  d'Angoulème.  Cette  Epître  dé- 
dii  atolre  n'ell  pas  mauvaife  ;  mais  com- 
me elle  fut  écrite  en  Latin  ,  &  qu'elle 
parut  à  la  tète  de  la  Réponfe ,  que  la 
Motte- Ai;:i;ron  fit  en  François  au  Pe- 
re  Goulu  ,  on  a  trouvé  là  une  forte 
i'af  eélation  ,  qui  n'a  fait  que  rendre 
plus  fufpecls  les  grands  éloges  que  l'Au- 
teur répand  à  pleines  mains  fur  fon  père, 
&  qu'il  tourne  du  côté  le  plus  capable 

{a\    Lettres    de  Phyllarque  ,   /.  Partie,  Leurs 


i6o  Analyse 
d'éloigner  tout  foiipçon  de  Pharmacie. 
Non  content  de  ce  début ,  il  nous  ap- 
prend dans  le  corps  du  Livre  ,  que  Jbn 
hifayculy  ayant  accompagné  Henri  IL 
au  voyage  d' Allemagne  ,  fui  un  des  pre- 
miers Capitaines  que  le  Roi  laiffa  dans 
Mets ,  &  un  de  ceux  cui  défendit  le  plus 
courageufemcnt  cette  Placecontrc Char- 
les -  Quint.  Il  ajoute  que  fa  bifayeule 
Catherine  de  la  Barde  étoit  d uneMaifon 
aujji  noble  qu  aucune  autre  du  Pais  y 
&  que  fon  grand-oncle  du  côté  maternel 
eut  l'honneur  £  être  Secrétaire  des  Ccm- 
mandemens  ,  (&  principal  Miniflre  de 
Marguerite  ^  femme  de  Henri  d' Albret 
Roi  de  Navarre.  Le  Père  Goulu  avoit 
déjà  changé  de  ftile  ,  puis  qu'avant  la 
publi€ation  de  la  réponfe  de  la  Motte- 
Aigron  ,  il  avoit  infinué  dans  une  Pré- 
face ,  qu'il  tenoit  M.  de  la  Motte-Ai- 
gron  pour  Gentilhomme.  Voyez  la 
rem.  (/?). 

Examinera  qui  voudra  fî  cela  efl 
équivalent  à  une  bonne  rétractation  :  je 
ne  le  crois  pas.  On  m'a  affuré  que  le 
perc  du  Sieur  de  la  Motte- Aigron  com- 


(û)  Voyez  la  Pri<face  de  la  TI.  Partie  des  Lettres 
de  Phyllarque,  vous  y  trouverez  ces  terine'^  -.Lj  ûcur 
de  la  Mocte-  Aigron  ejl  trop  honnête  Gentilhomme 
four  dînitr  >  «S-c, 


DE      B    A   Y    L   E.  l6l 

mença  en  erFec  par  être  Apocitaire  _, 
mais  qu'il  releva  fa  condition  en  ache- 
tant l'Office  d'Elu  ,  &  qu'enfin  il  fut 
Aîaire  de  Coignac  en  Angoumois.  M. 
de  Malîeville  en  a  touché  quelque  cho- 
fe  dans  une  Epigramme  qui  n'a  pas  été 
inférée  au  Recueil  de  fes  Foëfics,  Sorel 
ne  l'a  point  mi^e  dans  fa  Bibliothèque 
françoife  ,  par  la  raifon  ,  dit-il  ,  que 
certains  Officiers  de  France  s'y  trou- 
vent intirejjcs  ,  &  qu'on  ctoit  dans  une 
conjor.aiirc  ou  ce  fcroiî  infidtdr  à  leurs 
malheurs  (r).  Pour  moi  qui  ne  fai  point 
quelle  .peut^^être  cette  conjonclure ,  & 
qui  en  tout  cas  la  croi  tout-à-fait  paf- 
fce  ,  je  ne  ferai  point  difHcul ce  de  rap- 
porter cette  Epigramme  ,  qui  eil  jolie.  ; 

Objet  du  mépris  de  Goulu  , 

Qjte  ton  infolence  eji  publique  f 

Depuis  que  ton  père  ejt  Elu, 

Et  qu'il  a  fermé  fa  Boutique  : 

Mais  bien   que  c-ette  qualité  , 

Si  Von  en  croit  ta  vanité  , 

N'en  trouve  pas  qui  la  féconde  ; 

Il  n'en  cji  pourtant  pas  alnf.  : 

C'eft  un   beau   titre  en  l'autre  monde  , 

Mais  on  s'en  moque  en  celui-ci, 

(c)  Sorel ,  Biblioth.  Françoife  ,  page  132,' 


i5i        Analyse 

J'ai  dans  les  mains  un  Livre  ,   où   l'on 
alfure    qne  la    peine  que    la  Motte- 
Aigron  fe  donna  d'écrire  en  faveur  de 
Balzac  ,  fut  une  femencc  de  haine  entre 
Jui&  ce  dernier  ,  parce  que  Bahac  vou- 
lut paflèr  pour  père  de  l'ouvrage    qui 
parut  fous   le  nom  de    la  Motte-Ai- 
gron    {d).  Mais   celui-ci  fe  défendit 
toujours  avec  chaleur  d'un  tel  plagiat. 
Voici  de  quelle  manière  il    s'exprime 
dans  la  Préface  de  fa  Réponfe  à  Phyl- 
larque.  Vadvis  qui  m'cjlvenii  de  divers 
endroits  ,  que  quoique  ce  Livre  ne  fait 
pas  fort  bon  ,  quelques-uns  pourtant  lui 
vouloient  donner  un  maître  à  leur  fan-' 
taifie  ,  rn  oblige  de   vous  advenir  que 
cette  adventure  eft    toute  mienne  ,    & 
quil  n'y  a  point  ici  de  Roger  qui  com- 
batte fous   les  armes  de  Léon.  Certes , 
bien  que  je  ne  pu'iffe  affc^  louer  la  corn- 
pLiifance  de  ceux  qui  permettent  qu'on 
leur  face  des  enfants  ,   &  que  la  bonté 
de  leur  naturel  me  ravi/Te  ,  fi  ejl-ce  que. 
je  ne  ferois  pas  ajfe^^  généreux  pour  être. 
de  leur  opinion  ,  <&  )c  ne  pourrais  Couf- 
frir  encore  aujourd'hui  qu'on  me  fit  mes 
Livres.  Mon  imagination  ne  m' obéit  pas 


(  ')  Voyci  Javerfac  ,  Difcours    d'Ariftare^ue  ,  pag. 


D  k:      r   A   Y   L   E.  20^ 

dt  telle  forte,  que  jepidjfe  jamais  luiper- 
fuader  ,  que  des  ouvrages  tels  que  ceux- 
là  ,fuJJenîàmoi ,  &  je  nekvo'i^  pas  plus 
de  confcience  de  toucher  au  bien  d  au- 
trui ,  que  de  recevoir  des  bienfaits  de 
cette  nature.  C  eft  parler  en  homme 
de  cœur  ;  il  n'y  a  que  des  gens  lâches  , 
qui  veulent  paiFer  pour  Auteurs  d'un 
Livre  qu'ils  n'ont  point  fait.  On  auroit 
beau  dire  qu'ils  aiment  la  gloire  fi  ar- 
demment qu'ils  y  veulent  parvenir  par 
l'adoption  ,  lorfqu'ils  ne  le  peuvent 
par  la  génération  ;  ce  defîr  de  gloire 
ne  laiiîe  pas  d'être  lam.arque  d'un  cœur 
bas.  Les  Cuftodinos  d'un  Evêché  fonc 
moins  poltrons  que  les  Cujlodinos  d'un 
Livre.  Ceux-ci  font  coupables  du  co- 
cuage  volontaire  ;  qu'on  dife  tant  qu'on 
voudra  que  ce  n'eft  qu'un  courage  d'ef- 
prit ,  c'eil  toujours  une  tache  ,  c'eft  une 
honte.  * 


Naïveté   ^H  O  M  E  R  E 


Nauficaë  ,  fîlle  d'Alcinoiis  ,  Roi  des 
phe'aciens ,  parole  avec  beaucoup  d'c-* 

f  Art.  La  Motte- Aigron, 


204-  Analyse 

dat  dans  l'Odyflee  d'Homère.  Le  Poè- 
te lui  a  été  fort  libéral  de  fes  faveurs, 
&  l'a  repréfenté  femblable  à  une  Déelib 
en  corps  &  en  ame  ,  &  a  voulu 
que  fon  Héros  ,  après  avoir  fait  nau- 
frage ,  reçut  d'elle  le  premier  fecours 
dont  il  eut  befoin.  Nud  ,  comme 
quand  il  vint  au  monde  ,  il  s'étoit  cou- 
ché par  terre  dans  un  lieu  que  les  bran- 
ches toufuei  de  deux  arbres  déroboient 
aux  yeux  des  paifants  ,  &  il  y  dormoic 
fort  tranquillement  par  la  grâce  de  Mi- 
nerve ,  lorfque  les  cris  de  quelques  til- 
les l'éveillèrent.  C'étoient  Nauiicaè  & 
fes  fervantes  qui  jouoient  d  la  paume  en 
attendant  que  le  linge  qu'elles  avoient 
lavé  &  étendu  au  Soleil  fût  fec.  UlylTe, 
avant  toutes  chofes ,  couvrit  de  feuilles 
fes.parties  naturelles,  &  puis  alla  voir 
ce  que  c'étoit.  Sa  vue  mit  en  fuite  tou- 
tes ces  pauvres  filles ,  à  la  referve  de 
Nauficaë  ,  qui  avoit  reçu  de  Mercure  , 
par  infpiration  ,  l'aClurance  d'attendre 
de  pied  ferme  ,  ce  que  l'homme  auroit  à 
dire.  Ulyiiè  craignant  de  la  fâcher  ,  s'il 
lui  embraffoit  les  genoux  ,  lui  fit  fon 
compliment  d'un  peu  loin  ,  &  lui  die 
que  la  voyant  fi  belle  ,  il  ne  favoit  il 
elle  étoit  une  DéefFc  ou  une  femme  ; 
qu'heureux  écoient  fon  père  ,  fa,  mère 


DE      B    A    Y    L   H.  2.6^ 

&fes  frères ,  mais  que  plus  heureux  en- 
core feroit  celui  qui  l'épouferoit  ;  & 
après  un  prélude  fi  bien  entendu  ,  il  im- 
plora fon  afliilance  ,  fur-tout  par  rap- 
port à  fa  nudité ,  &  pria  les  Dieux  de 
lui  donner  tout  ce  que  fon  cœur  fou- 
haitoic ,  un  mari ,  &  des  enfants ,  &  la 
concorde  domeflique.  Nauficaë  lui  ré- 
pondit en  fille  de  bonne  Maifon  ,  rap- 
pel la  les  fervantes ,  &  leur  commanda 
de  donner  à  boire  &  à  manger  à  cet 
homme  ,  &  de  lui  laver  le  corps.  Tout 
aufîi-tôt  elles  le  menèrent  à  la  rivière  ; 
mais  il  les  pria  de  s'écarter  ,  leur  repré- 
fentant  qu'il  auroit  honte  de  fe  voir 
tout-k-fait  nud  parmi  des  filles.  Alors 
elles  fe  retirèrent.  Il  fe  lava  &  fe  ;frotta 
tout  fon  foû  ,  il  s'habilla  ,  il  revint 
trouver  Nauficaë ,  &  il  lui  plut  fi  fort , 
qu'elle  dit  a  fes  fe: vantes  qu'elle  fe- 
roit ravie  d  avoir  un  tel  homme  pour 
mari.  Après  qu'il  eut  m^gé  avec  tou- 
te la  précipitation  dévorante  d'un  hom- 
me qui  avoir  jeûné  long-temps,  elle  lui 
repréfenta  qu'il  falloir  qu'il  vînt  à  pied 
avec  fes  fervantes  jufqu'k  un  certain 
lieu  proche  de  la  Ville,  &  qu'il  atten- 
dît qu'elle  fût  entrée  chez  fon  pers 
avec  toute  (a  fuite.  Elle  lui  en  dit  les 
raifons  fort  naïvement  ,  qui  étoient 
Tome  IL  M 


2<j6'        Analyse 

qu'elle  ne  vouloic  pas  donner  fujet  de 
caufer  aux  mcdifants  ,  dont  la  Ville 
etoit  toute  pleine  ,  &  qui  ne  manque- 
roient  pas  de  dire  s'ils  le  voyoient  en- 
trer avec  fcs  fervantes  ,  qu'elle  étoic 
àlié  fe  chercher  ce  mari  -  là  ;  qu'ils 
feroienc  là-defTus  cent  malignes  plai- 
fanteries  ,  qui  flétriroient  fa  réputa- 
tion ;  d'autant  plus  qu'elle-même  fe 
fâcheroit  fort  contre  une  autre  ,  qui 
fans  Taven  de  père  &  de  mère ,  &  avant 
la  célébration  des  noces ,  coucheroic 
avec  un  homme.  Ulyfîë  fe  conformant 
h.  ces  remontrances  s'an-éta  au  lieu  qui 
lui  avoit  été  marqué  ,  d'où  il  fut  con- 
duit invifîblement  par  Minerve  chez 
Alcinoiis ,  qui  le  reçut  fort  civilement. 
Il  y  revit  Nauficaë,  qui  l'exhorta  à  fe 
Ibu venir  quand  il  feroit  de  retour  chez 
lui ,  qu'elle  lui  avoit  fauve  la  vie:  à  quoi 
il  répondit  qu'il  lui  feroit  chaque  jour 
des  vœux  comme  à  une  Déefle  (a). 

Voilk  un  morceau  tiré  d'un  Epifods 
de  rOdyffée  d'Homère  ,  &  traduit  pref- 
quc  littéralement.  Il  cil  très-propre  à 
nous  faire  fentir  la  naïveté  de  cet  an- 
cien Poète,  &  la  différence  qui  fe  trou- 
ve entre  le  caradere  de  fon  fîecle  &  le? 

ia)    Homer.  OJyC  Lih.  VI,   &  FIL 


DE      B   A   Y    L   S.  2,07 

îîîCDurs  de  notre  temps.  On  ne  peuc 
difconvenir  que  cet  Epifode  û'aIcï- 
noiis  n'ait  Tes  agréments  &  fes  beau- 
tés :  mais  je  voudrois  que  le  Poète  eût 
abrégé  certains  détails  ,  &:  fupprimé 
quelques  images ,  peu  dignes  de  la  ma- 
jefté  de  l'Epopée.  C'eft  là  le  défaut 
d'Homère.  Il  efi:  trop  grand  parleur  & 
trop  naïE  :  grand  génie  d'ailleurs  ,  &C 
Il  fécond  en  belles  idées  ,  que  s'il  vi- 
A'oit  aujourd'hui ,  il  feroit  une  Odyflée 
où  il  ne  manqueroit  rien.  Il  con-igeroit 
aufTi  beaucoup  de  chofes  dans  fon  Ilia- 
de,  &  fes  Héros  y  parleroient  toujours 
avec  dignité.  Il  n'auroit  garde ,  pac 
exemple  ,  en  peignant  l'afEidion  d'An- 
dromaque  après  la  mort  de  fon  époux  , 
de  mêler  parmi  fes  plaintes  cette  ré- 
flexion ,  que  le  petit  ARyanax  ne  man- 
geroit  plus  fur  les  genoux  de  fon  peref 
la  mouelle  &  la  graifîe  des  moutons. 
Il  ne  diroit  pas  non  plus  qu'Androma- 
que  avoit  un  fi  grand  foin  des  chevaux 
d'Heâor ,  qu'elle  leur  donnoit  à  man- 
ger &  à  boire  plutôt  qu'à  lui.  C'eiï 
peindre  d'après  nature  ,  je  l'avoue  s 
mais  aujourd'hui  on  ne  fouffriroit  point 
ces  naïvetés  :  nous  trouverions  cela 
trop  Bourgeois ,  &  bon  feulement  pouc 
la  Comédie.    Je  crois  que  nos  Corii- 

M  2. 


268         Analyse 
tefî'es  &  nos  Marquifcs  croiroient  auiïî 
s'exprimer  trop  bourgeoifcment,  (i  elles 
diroient  comme  la  Reine  de  Carthage 
dans  Virgile, 

Si  guis  fn'ihi   parvulus  Auli 
JLuderet  ^neas 

Ce  ne  font  pas  proprement  les  défauts 
des  anciens  Poètes ,  c'eft  celui  de  leur 
temps.  Il  n'efl  pas  queftion  fi  les  efprits 
font  meilleurs  dans  notre  fiecle ,  mais 
li  notre  fîecle  poffede  mieux  les  idées  de 
la  perfeâion.  *. 

jPoJfeffîon  de  Loitdun.  Supplice  d'Ur- 
bain GRANDIER,  Machines  qu'on 
fit  jouer  en  cette  occafion. 

Urbain  Crandicr  ,  Curé  &  Chanoine 
de  Loudun  ,  étoic  fils  d'un  Notaire  de 
Sablé.  Il  préchoit  bien,  &  cela  fut  caufe 
que  les  Moines  de  Loudun  conçurenc 
d'abord  contre  lui  beaucoup  de  jaloufie. 
Cette  jaloufie  fe  changea  en  une  haine 
furieufe  ,  lorfqu'il  eut  prêché  fortement 
fur  l'obligation  de  feconfefîèrafonCuré 
au  temps  Pafchal.  Il  avoit  de  Tefprit , 
&  quelque  ledure  :  il  étoit  bel  homme  j 

*  Art.  Nau/ica'é  ;  Se  An.  Andromaquc  ^ttra.JU 


])   E      B    A    Y    L   E.  2^9 

agréable  dans  la  converfation ,  propre 
en  Tes  habits  &  en  (a  perfonne ,  galant 
auprès  des  Dames,  &  ayant  le  don  de 
s'en  faire  aimer.  Le  penchant  qu'il  avoic 
pour  elles ,  le  porta  ,  dit-on ,  à  briguer 
la  direâion  des  Urfulines  de  Loudun  , 
&  l'on  ajoute  qu  il  ne  demanda  cet  em- 
ploi que  pour  faire  un  honnête  Sérail 
de  leur  Couvent  (a).  Les  Relations  qui 
lui  font  les  plus  favorables  ne  permet- 
tent pas  de  douter  que  ce  ne  ait  un 
homme  de  très-mauvaifes  mœurs  ,  & 
d'un  caraâere  arrogant  &  haut.  On 
l'accufa  en  162.9  d'avoir  abufé  de  quel- 
ques femmes  dans  l'Eglife  même  dont  il 
étoit  Curé.  L'Official  de  Poitiers  le 
condamna  à  fe  d''r;irede  fes  bénéfices, 
&  à  faire  pénitence  dans  un  Séminaire. 
Grandier  en  appella  comme  d'abus ,  6c 
par  Arrêt  du  Parlement  de  Paris  ,  il  fut 
renvoyé  au  Préfidial  de  Poitiers,  qui  le 
déclara  innocent. 

Trois  ans  après  cette  aventure ,  le 
bruit  fe  répandit  parmi  le  peuple  ,  que 
les  Urfulines  de  Loudun  étoient  pofié- 
dées.  Les  ennemis  de  Grandier  publiè- 
rent auiïi-tôt  qu'il  étoit  l'Auteur  de  cet- 
tepoire(îion,&ils  l'accuferent  de  Magie, 

(<i)  Mercure  François ,  Tome  XX. 

M  3 


270  Analyse 

crime  ordinaire  de  ceux  qui  n'en  ont 
point ,  dit  Ménage  [h)  ,  &  qui  nejîpas 
même  cru  par  ceux  qui  en  accufcnt  les 
autres  :  carfi  un  homme  étoit  bien  per- 
fuadè  quun  autre  homme  le  pût  faire 
mourir  par  Magie  ,  il  appréhende roiù 
de  ï irriter  en  Vaccufant  de  ce  crime  abo- 
minable (c). 

Les  Capucins  de  Loudun  ,  irrités  de 
longue  main  contre  Grandier  ,  jugèrent 
à  propos  d'intéreller  dans  cette  affaire 
l'autorité  toute  puiifante  du  Cardinal  de 
Richelieu.  Ils  prièrent  leur  Père  Jofepli, 
^ui  avoit  beaucoup  de  crédit  auprès  de 
cette  Eminence,  de  lui  faire  entendre 
que  Grandier  étoit  l'Auteur  d'un  Livre 
intitulé  la  Cordonnière  de  Loudun  : 
c'étoit  une  Satyre  plate  &  méchante^ 
fort  injurieufe  à  la  perlonne  &  à  la  naif- 
fance  du  Cardinal.  Il  n'a  jamais  été 
prouvé  que  Grandier  en  fût  l'Auteur. 


{b)  Menag.  in  vlta  Gnilhlmi  Mânagiî ,  &  dans 
les  remarques  fur  cette  vie. 

(c)    Je  ne  fais  fi  cette  manière  de   raifonner  eft 

îjien  folide.  I^.  Dans  tous  les  temps  il  s'eft  trouvé 
des  gens  qui  ont  cru  coupables  ceux  qu'ils  accii- 
foient  de  Magie.  2.''.  On  s'imagine  communément 
tjue  dès  qu'un  Magicien  eft  dans  les  niains  de  la 
Juftice  ,  il  ne  fauroit  plus  faire  de  mal.  3".  Il  eft 
naturel  de  croire  qu'un  Magicien  n'entreprendra 
rien  cohtre  Tes  accufateurs  ,  paifque  ce  feroiSf  des 
preuves   contre  lui  même. 


DE      B    A    Y    L   E.  2,71 

Le  Cardinal  de  Richelieu,  qui,  par- 
mi beaucoup  de  perfections,  avoit  le  dé- 
faut d'être  iniinimenc  fenfible  aux  Libel- 
les qui  s'imprimoient  contre  lui ,  fe  laiffa 
perfuadcr  que  Grandier  avoit  compofé 
cett€  Satyre,  &  il  n'en  fallut  pas  davan- 
tage pour  le  déterminer  à  perdre  le  Curé 
de Loudun.  M.  de  Laubardemont,  Con- 
feilkr  d'Etat ,  &  créature  de  Richelieu  , 
.étoit  alors  dans  cette  Ville,  où  il  faifoic 
démolir  ,  par  ordre  du  Roi,  les  fortifica- 
tions du  Château.  Le  Cardinal  lui  écri- 
vit de  faire  des  perquifitions  exaâes  au 
fujet  de  la  poCfelTion  des  Religieufcs ,  lui 
faifant  aflez  connoître  qu'il  vouloit  fe 
fervir  de  cette  machine  pour  fe  dffaire 
de  Grandier.     Celui-ci    fut  arrêté  au 
mois  de  Décembre  de  l'année  1633  ,  & 
quelque  temps  après  Laubardemontalîa 
trouver  le  Cardinal,  pour  prendre  de 
nouvelles  inftruélions.    Le  8  de  Juillet 
1634,  le  premier  Miniftre  fit  expédier 
des   Lettres  patentes,  portant   injon- 
Aion  de  faire  le  procès  à  Grandier   («')• 
Ces  Lettres  furent  adrefiées  à  Laubar- 
demont, &  à  douze  Juges  des  Sièges 
voilîns  de  Loudun  ;  tous  gens  de  bien 
à  la  vérité ,  mais  tous  d*une  crédulité 

)<f)  Hift.  des  Diables  de  Loudun. 

M  4 


ij-L         Analyse 
extrême  :   les  ennemis  de  Grandicr  fen- 
tirent  combien  la  réunion  de  ces  deux 
qualités  étoit  ici  importante  {e). 

Le  i8  Août  1634,  oui  AlUroth  ,  de 
l'Ordre  des  Séraphins ,  chef  des  Diables 
qui  poirédoient  les  Urfulincs  ;  vu  la 
dépofition  d'Eafas,  de  Celfus ,  d'Acaos , 
de  Cédon  ,  d'Afmodée  ,  de  1  Ordre  dej 
Throoes  ;  &  celle  d'A!ex  ,  de  Zabulon  , 
de  Nephtalim,  de  Cham  ,  d'Uriel,  dA- 
chas,  de  l'Ordre  des  Principautés;  c'efî- 
à-dire  fur  la  plainte  dès  Religieufes  qivi 
fe  difoient  poflcdées  par  ces  Démons , 
les  Commillaircs  rendirent  leur  Juge- 
ment par  lequel  Maître  Urbain  Gran- 
dier ,  Prêtre ,  Curé  de  Saint  Pierre  du 
Marché  de  Loudun  ,  &  Chanoine    de 
l'Eg'ifc  de   Sainte    Croix  ,  fut  déclaré 
dûment  atteint  6'  convaincu  du  crime  de 
Magie ,  maléfice  ,  &  pofflljion   arrivée 
par  fonfait  es  perfonnes  d'aucunes  des 
Religieufes    Urjulines  de    Loudun ,   «S* 
autres fècuUers ,  mentionnés  au  Procès^ 
pour  la  réparation  dcfquels  crimes  il  fut 
condamné  à  faire  amende  honorable  , 
&  à  eftre   bru/lé  vif  avec  tes  pactes  & 
caractères  magiques  ejlant  au  Greffe , 
enfemhk  Is Livre  manufcrit par  lui  con^- 

I 

-(  c)  Ménage  j  uhi  fupià» 


r>  E    B  A  Y  I  1.        275 

poje  contre  k  célibat  des  Prêtres  (/  )  , 
&  les  cendres  jctices  au  vent. 

Grandier  écouta  fans  émotion  cette 
Sentence.  Il  demanda  pour  ConfefTeuc 
le  Gardien  des  Cordeliers  de  Loudun  , 
Dodeur  en  Théologie  de  la  Faculté 
de  Paris.  On  le  lui  refufa  ,  &  on  lui 
préfenta  un  Récollet,  qu'il  refufa  à  fou 
tour,  comme  un  homme  qui  étoit  fon 
ennemi,  &  l'un  de  ceux  qui  avoient  le 
plus  contribué  à  le  perdre.  On  perfilta 
à  ne  lui  point  donner  d'autre  Confef- 
feur,  &  il  perfifla  de  fon  côté  à  n'en 
point  vouloir  :  ce  qui  Ht  qu'il  ne  fe  con- 
leflk  que  mentalement.     Après   s'être 

(/)  Ménage  témoigne  que  M.  Bouillaud  y  qui 
étoit  de  Loudun  ,  &  qui  avoit  connu  familièrement 
Grandier ,  lui  a  dit  qu'il  n'y  avoit  point  de  preuve 
que  le  Curé  eût  compofé  cet  Ouvrage  :  niais  on 
le  trouva  parmi  fes  papiers.  Ménage  ajoute  qu 
Livre  n'étoit  pas  mal  fait ,  qu'il  étoit  adrefl'é  à 
Dame ,  &  qu'il  finiffoit  par  ces  vers  : 


e  ce 
une 


Si  ton  gentil  efprit  prend  bien  cette  fcience. 
Tu  mettras  en  repos  ta  bonne    confclencs. 

Seguin  aflfûre  que  la  Dame  nnonyme  à  qui  l'ou- 
vrage s'adreffoit  ,  étoit  la  plus  chère  Concubine  de 
Grandier.  Il  prétend  que  le  Curé  de  Loudun  avoua 
à  la  queftion  qu'il  avoit  compofé  ce  Livre.  Voye\ 
la  Lettre  du  fieur  Seguin  ,  Médecin  de  Tours  ,  ift- 
férée  dans  le  Mercure  François ,  Tome  XX, 

M  5 


2^4  Analyse 
préparé  à  la  mort ,  il  marcha  au  fup- 
plice,  &  le  fouiFrit  avec  autant  de  con- 
fiance que  de  réfignation.  Comme  il 
etoit  fur  îe  bûcher ,  on  apperçut  une 
grofle  mouche  ,  qui  voloit  en  bourdon- 
nant fur  fa  tête.  Un  Moine  préfent  à 
l'exécution  ,  &r  qui  avoic  oui  dire  que 
Belzebut  en  Hébreu  fi2;niiio  Dieu  des 
mouches  ,  cria  tout  aufTi-tôt  que  c'étoit 
le  Diable  Belzebuc  qui  voloit  autour  de 
Grandier,  pour  prendre  poiTefTion  de  fon 
ame,  &  pour  l'emporter  en  Enfer  (o). 

II  fe  pafTa  dans  toute  cette  affaire 
beaucoup  de  chofes  qui  mériteroient 
de  grandes  confidérations  :  contentons- 
nous  d'en  faire  quelques-unes. 

I.  La  première  Scène  de  cette  hor- 
rible Tragédie  n'eft  pas  la  moins  re- 
marquable. Une  Urfuline  deLoudun, 
repojant  durant  la  nuit  fur  fon  petit , 
mais  très-chafîe  grabat ,  apperçut  un 
Speétre  ,  qui  lui  parut  être  le  feu  Con- 
feifeur  du  Couvent ,  6:  qui  déclara  en 
effet  qu'il  Tétoit.  Il  lui  dit  qu'il  reve- 
noit  de  l'autre  monde  pour  révéler  ces 
ehofes  fort  fingulieres.  La  Religieulê 
répondit  qu'elle  ne  pouvoir  les  entendre 
fans  fa  permiiîion  de  fa  Supérieurs,  6c 

(g)  Ménage  ,  ibid^ 


D  E  B  A  Y  L  E.  27  f 
lui  dit  de  revenir  le  lendemain  a  pa- 
reille heure.  Le  Spedre  revint,  &  on 
lui  répondit  comme  la  première  fois. 
Mais  la  Sœur  s'apperçut  que  ce  Phan- 
tôme  ne  reflèmbloit  plus  à  leur  défunt 
Confeflèur  ,  &  qu'il  étoit  parfaitement 
femblable  à  Grandier.  Il  parla  <£ amou- 
rette à  la  Reîigieufe,  6*  la  folUcha  par 
des  carejfes  aufji  infohntes  qii  impudi- 
ques     Elle  fe  débat ,  per forme  ne 

l'ajjijle  :  elle  fe  tourmente ,  rien  ne  la, 
confole  :  elle  appelle ,  nul  ne  répond  :  elle 
crie  j  perfonne  ne  vient  :  elle  trem  ble  , 
elle  fie ,  elle  pâme  ,  elle  invoque  le  Saint 
Nom  de  Jejus  ;  enfin  le  Speclre  s'iva- 
nouit  {b). 

ivlonfieur  Ménage  ,  qui  traitoit  de 
chimère  toute  la  Diablerie  de  Loudun  , 
fe  moque  de  l'Hiftoire  que  l'on  vient 
de  raconter.  Il  ne  voit  là  aucun  (îgne 
de  Magie  ,  &  il  a  raifon  :  je  croi  com- 
me lui ,  que  Grandier  n'a  jamais  eu  h 
pouvoir  de  difpofer  des  Démons  à  fa  vo- 
lonté,  pour  les  envoyer  tourmenter  des 
Filles  innocentes.  Mais  n'y  auroit-il  pas 
ici  quelque  chofe  de  plus  réel  qu'une 
vifion  phantaftique  ?  Le  narré  de  la 
Reîigieufe  fent  fort  l'accompliiremenc 

{h)  Mercure  François,  uhl  fuprà. 

M  6 


%jS        Analyse 

de  l'Ade  vénérien....  Ne  ponrroic-oît 
pas  foiipçonnêr  que  Grandier ,  homme 
hardi  &  entreprenant ,  fuborna  la  Por- 
tière du  Couvent ,  &  s'introduifit  dans 
la  chambre  de  la  Religieufe  en  faifant 
rEfprit  &  le  Phantôme  ?  Il  eft  dit  dans 
nne  pièce  mentionnée  au  procès  ,  que 
dans  le  temp^  de  la  troiGeme  poflefTion  , 
car  il  y  en  eut  pluiieurs ,  il  entra  pen- 
dant la  nuit  dans  le  Couvent  par  une 
porte  que  le  Diable  Cedon  lui  avolt 
ouverte.  Je  ne  fai  (i  l'on  ne  pourrok 
pas  dire  de  Grandier,  ce  qu'Olympias 
difoit  de  la  MaîtrelTe  de  Philippe  Ion 
mari  :  qu'on  ne  l accufe  point  de  Sorcel- 
lerie :  îousfes  enchantements  font  dans 
fa perjonne.  Le  Curé  de  Loudun  étoit 
bel  homme ,  galant  ,  beau  parleur  ; 
c'étoit  fans  doute  la  Magie  avec  la- 
quelle il  obfédoit  la  Supérieure  des 
Ùrfulines ,  ^faifoitfouffrir  des  ardeurs 
violentes  &  fales  aux  autres  ReligieU" 
fes  (z).  Le  vœu  de  continence  ,  &  la 
dévotion  ,  n'étant  que  de  foibles  pré- 
fervatifs  contre  des  tentations  fi  fortes  , 
on  s'imagina  qu'elles  étoient  furnatu- 
relles.  Cttce  penfée  épargnoit  à  l'amour 
propre  l'aveu  d'une  foibleiîé  humiliaii- 

(/■)  Ibid.  Voyei  ^"^'  Monconis ,  Voyages  ^  F îS:». 
tie  première  ,  p.  ?. 


DE      B   A   Y   L   E.  277 

te.  On  fe  crut  donc  enforcellé  ,  &  on 
le  dit  tout  haut.  Dans  la  fuite  il  fallut 
foutenir    cette    premierre    démarche  : 
l'honneur  de  la  Communauté  y  étoic 
engagé.     Ces    Religieufes  ont  pu  être 
au  commencement  dans  la  bonne  foi  : 
mais  j'ai  peine  à  me  perfuader  que  l'in- 
trigue &    la  politique  n'aient  pas   eu 
beaucoup  de  part  aux  pofTeflions  réi- 
térées dont  elles  fe  plaignirent  :  il  falloit 
continuer  la  Comédie  pour  fauver   le 
pafTé.   Il  n'y  a  rien  de  plus  dangereux 
pour  les  perfonnes  qui  croient  que  leuc 
bonne  réputation  eiï  nécefTaire  a  l'E- 
glife  ,  que  de  s'engager  dans  une  mau- 
vaife  démarche.  Ceux  qui  connoifîbienc 
la  Carte  de  cette  petite  Ville ,  étoienc 
bien  plus  à  portée  que  moi  d'expliquer 
tous  ces  myfteres.  L'Auteur  qui  a  corn- 
j)oÇé  r HiJIoire  de  la  Diablerie  de  Lou~ 
dun  ,  favorife  une  partie  des  conjedu- 
'  res  que  je  viens  d'alléguer.    Il  expofe 
les    intrigues    particulières    qui    firent 
éclore  cette   étrange  momerie  :  fi  l'on 
en  croit   cet    Ecrivain ,  la  Supérieure 
ne  fut  pas  un  moment  dans  la  bonne 
foi    (/t). 

II.  Durant  la  première  pofTcfîion'  , 

{k\  Voy ei  Cl  deffoiis,  Art.  V,   ce  qui   fera  rap- 
porté touchant  la  fourberie  île  cette  Supérieurs* 


178  Analyse 
les  Diables  ,  à  l'exception  d'un  fcuî  , 
refufcrentde  fe  nommer:  \h  fe  conten- 
tèrent de  répondre  qu'ils  étoient  en- 
nemis de  Dieu.  Durant  la  féconde  &  la 
troifieme  ,  ils  fe  firent  connoître  par 
leur  noms  &  dignités ,  &  ils  accufe- 
rent  nommément  Grandier.  Il  eft  à  re- 
marquer qu'ils  répondoient  ordinaire- 
ment en  François,  quoiqu'on  les  in- 
terrogeât en  Latin,  Seguin,  ce  crédule 
Médecin  de  Tours  ,  qui  a  publié  une 
Lettre  Hiftorique  fur  ces  prétendues 
polîefîions ,  rapporte  que  les  Religeufes 
deLoudun  répondirent  en  langage  Tau- 
pinanboux  que  leur  parla  Monjieur  de 
Launai  Rayjlli ,  que' je  croi,  ait-ï\, plus 
que  moi-même  y  ^  que  f  allègue  y  parce 
qu'il  efl  connu  pour  homme  de  créance 
(/).  Mais  M.  Ménage  _,  qui  n'ignoroit 
point  le  contenu  de  cette  Lettre,  ni  les 
autres  contes  qu'on  a  publiés  touchant 
le  favoir  attribué  à  ces  Nonnes,  ne  laif- 
fe  pas  d'affirmer  qu'elles  n'eurent  jamais 
le  don  des  Langues,  qui,  fuivant  le 
Rituel  Romain  ,  eft  Vune  de  marques 
d'une  véritable poj/èjfion  :  d'où  il  paroît 
que  dans  ces  fortes  d'affaires  il  ne  faut 
guère  fe  fier  aux  Relations. 

(0   Mçrçvire  François»  Itid, 


D   E      B    A    Y    L    E.  279 

Balzac  obferve  que  les  Diables  de 
Loudun  n'étoienc  rien  moins  que  fa- 
vants ,  &  qu'un  des  Courtifans  du  Car- 
dinal même  ,  difoit  d'eux,  qu'i/j  na- 
voicnt  pas  étudié  jufquà  la  troifiéme. 
Voici  quelques  preuves  de  leur  ignoran- 
ce. Le  Prêtre  Barré ,  exorcifant  la  Supé- 
rieure ,  lui  die ,  tenant  le  Saint  Sacre- 
ment dans  fa  main ,  Adora  Deum  tuuni, 
Crcatorcm  tuum ,  adore  ton  Dieu,  ton 
Créateur  :  étant  prefTée  ,  elle  repondit , 
Adoro  te. y  je  t'adore.  Quem  adoras?  lui 
dit  l'exorcifte  :  la  Religieufe  héfita  ,  & 
Carré  lui  ayant  fait  piulieurs  fois  la  mê- 
me demande  ,  Jcfus  Chriflus  ,  répondit- 
elle.  Sur  quoi  un  afTeiTeur  de  la  Prévô- 
té ,  nommé  Daniel  Drouin ,  ne  put 
s'empêcher  de  dire  afi'ez  haut ,  Voilà  un 
Diable  qui  n'eft  pas  congru.  Barré  re- 
tournant la  phrafe ,  demanda  à  la  pofTe- 
dée,  quis  efî  ijle  quem  adoras  ?  il  croioic 
qu'elle  diroit  encore  Jefus  Chriflus  : 
mais  elle  répondit  Jefu-Chrifle  :  voilà  de 
mauvais  Latin  ,  s'écrièrent  alors  plu- 
fieurs  des  aiïirrants  :  mais  Barré  foutint 
qu'elle  avoit  dit  :  Adoro  te  Jefu  Chri- 
Jk  {m). 

Ceci  me  rappelle  un  trait  fort  plat- 

(«)  Hiftoire  des  Diables  de  Loudua» 


iSo        Analyse 

fant,  qui  fe  trouve  dans  la  Confefîîon 
de  Sancy.  Une  pofrédée,  appellée  Mar- 
the ,  avoit ,  dit-on  ,  deux  diables  dans 
le  corps  ,  l'un  appelle  Belzebut,  l'autre 
Aftaroth.  Les  Juges  d'Angers  les  exami- 
nèrent en  Grec  &  en  Latin  :  Belzebut  en 
colère  répondit,  »  ique  s'il  vouloit,  il 
»  répondroit  auffi-bien  au  Grec  qu'au 
»  Latin.  Le  Capucin,  qui  conduifolt 
7>  rEnergumcne,&  qui  tï  êtoit  pas  fâché 
p  de  lui  fournir  une  excufe ,  dit  :  Belfe- 
Y>  bud  mon  ami,  il  y  a  ici  des  Héréti- 
»  ques,  c'eft  pourquoi  vous  ne  voulez 
»  pas  parler.  On  fe  mit  à  latinifcr  avec 
yi  Aftaroth,  qui  s'excufa  fur  fa  jeunefîe. 
»  Belfebud  s'excufa  aujji ,  difant  qu'il 
»  étoit  pauvre  Diable.  Là  il  y  eut  gran- 
7>  de  difpute  entre  ceux  de  la  Jullice  ,  iî 
»  les  Diables  étoient  tenus  d'aller  à  l'é- 
»  cole.  Les  Jurifconfultes  maintinrent 
»  que  c'étoit  le  proprium  in  quarto  mo^ 
»  do  des  Démoniaques  de  parler  toutes 
»  langues ,  comme  celui  de  Cartigni  en 
»  enSavoye,  qui  fut  éprouvé  en  feize 
»  langues ,  aux  enfeignes  que  les  Minif- 
)î  très  de  Genève  n'oferent  elTayer  de 
»  l'exorcifer.  Ceux  d'Angers  furent  plus 
»  hardis:  un  entre  autres,  commença 
yy  en  cette  façon  :  Commando  tibi  ut 
»  cxcas  Belfebud  &  Afarotj  autefo 


DE      B    A    Y    I    E.  2§I 

»  augmentabo  vejlras pœnas  ,  &  vobis 
»  dabo  acriores.  A  la  féconde  fois  il  re- 
»  doubla:  jubeo  exeatis  Juper pœ/him 
»  excommunicutionis  majorls  &  mino- 
»  ris.  Enfin  tout  en  colère  il  ajouta  ; 
»  nijî  vos  exeaîis  ,  vos  rdego  6*  confina 
»  in  inferniim  ccntuni  annos  magis 
»  quàm  Dais  ordinavit  (n).  «  Je  ne 
doute  point  que  tout  cela  n'ait  été  brodé 
par  d'Aubigné. 

On  afTure  que  l'Abbé  Quillet,  qui  fut 
préfent  aux  Exorcifmes  de  Loudun ,  dé- 
fia le  Diable  de  ces  Rcligieufes,  le  rendit 
penaiit ,  &  déconcerta  toute  la  Diable- 
rie. M.  de  Laubardcmont  s'en  fcandali- 
fa,  &  décréta  contre  Quillet,  qui  fe  fau- 
va  au  plus  vite  en  Italie.  C'eit  Sorbiere 
qui  rapporte  cette  particularité  (  o)  , 
dont  Naudéfait  auiïi  mention  dans  fon 
Dialogue  de  Mafcurat.  Sorbiere  ajoute 
que  la  Diablerie  de  Loudun  ne  fut 
qu'une  farce  que /c  Cardinal  de  Riche- 
lieu fit  jouer  j  pour  intimider  Louis 
XIIL  qui  naturellement  craignait  fort 
le  Diable.  Cela  n'efl:  guère  vraifembla- 
ble  ,  quoiqu'il  faille  pourtant  convenir 
que  les  génies  de  la  trempe  de  celui  de 

(  «  )    Confeflion    Catholique  de    Sancy  ,    Lih.  /, 
Chap.    VU. 

(o  )  Voyez  le  SorhUrana  y  au  mot  Quillcu 


1%1  A  N   .1   L  y   s  E 

Richelieu, trouvent fouvent des  moyens 
&  des  reflburces  dans  les  chofes  les  plus 
petites  &  les  plus  abfurdes.  L'étendue 
de  leur  pénétration  leur  fait  découvrir 
des  reflbrts ,  oii  l'on  diroit  qu'il  n'y  en 
a  pas.  C'eft  qu  ils  connoiîient  mieux 
que  les  autres  hommes  Tufage  qu'on 
peut  faire  d'une  vétille  :  ils  favent  mieux 
ce  que  l'ignorance  fuperititieufe  des 
uns,  &  ce  cjue  la  malice  éclairée  des  au- 
tres ,  peuvent  produire.  Il  ne  faut  donc 
pas  toujours  raifonner  ainfi  :  une  telle 
chofe  elt  li  abfurdc  ,  fi  bailé  ,  fi  extra- 
vagante ,  qu'un  homme  d'efprit  &  de 
jugement  ne  voudroit  pas  y  faire  atten- 
tion :  donc  il  efl  faux  qu'un  grand  Mi- 
îiiftre  s'en  foit  férvi ,  qu'il  l'ait  inven- 
tée,  qu'il  l'ait  appuyée. 

III.  Ce  que  je  vais  dire  efl:  incom- 
parablement plus  digne  d'oblèrvation. 
Peut-on  s'étonner  aflez  qu'on  ait  reçu 
en  Juftice  la  dépofition  des  Diables , 
&  que  leur  témoignage  ait  fervi  de  preu- 
ve dans  un  Procès  criminel ,  où  les  Ju- 
ges opinèrent  pour  la  peine  du  feu  ?  Je 
trouve  tout-à-fait  rares  les  penfées  du 
Sieur  Seguin.  »  Il  fembîe  ,  dit-il,  que 
»  ce  ne  foit  pas  tant  un  Jugement  des 
»  hommes  que  de  Dieu  ,  qui  ait  fait 
»  fbrcir  les   Diables  d'Enfer  pour   la 


DE      B    A    y    L    E.  iS^ 

»  confufion  de  ce  miférable  ;  car  c'eft 
;)  une  chofe  admirable  comme  les  Dé- 
»  mons  fe  font  élevés  contre  lui ,  & 
»  l'ont  contraint  de  reconnoître  qu'ils 
»  étoient  fes  accufateurs.  Je  laiffe  à  ju- 
»  ger  à  la  Sorbonne  fi  l'on  a  dû  rece- 
»  voir  les  caufes  de  recufation  contre 
»  eux  parlans  de  la  part  de  Dieu^ôc  don- 
»  nans  des  marques  évidentes  de  la  vé- 
»  rite  qu'ils  étoient  forcés  de  dire  (  p).  « 
On  a  horreur  quand  on  lit  ces  maximes, 
&  quand  on  fe  raopelle  que  des  Juges 
Chrétiens  trouvèrent  nulles  les  caufes 
de  récufations  alléguées  contre  de  pa- 
reils témoins  :  car  il  eft  de  foi  qu'ils 
font  les  pères  du  menfonge.  Il  ne  fervi- 
roit  de  rien  d'aï  léguer  que  la  force  des 
exorcifraes  les  empêchoit  de  mentir  :  le 
Procès  même  de  Loudun  fournit  la 
preuve  du  contraire,  comme  on  le  verra 
dans  ma  quatrième  remarque. 

IV.  Le  fécond  Procès-verbal  porte 
que  tant  aurait  eftc  &  Ji  continuement 
procédé  aux  Exorcifmes  y  tant  auraient 
cfîc faits  de.  jeûnes  ^  d'oraifons  ,  &  de 
prières ,  que  le  Malflre  Diable  &  fes 
ajfociés  après....  avoir  reconnu  quil  cé- 
dait à  la  toute  Puijfance  de  Dieu  .,  & 

(p  )  Mercure  François  ,  ubi  fu^ri^ 


284        Analyse 

déclaré  qu'il  fe  retireroit  de  ce  Monaf- 
tere  pour  toujours ,  enfin  f croit  Jorti , 
le  /j.  Oclobre  zé'ji,  du  corps  de  lu 
dite  Supérieure,  ^fignifié  fa  jorîie  par 
fcptflegmcs  quelle  auroit  jcttéfort loin 
par  fa  bouche  :  feroit  aujjiforti  du  corps 
de  Sœur  Claire  le  Démon  qui  la  pojfè- 
dolt  ;  &  enfuite  les  Rcligieufcs  fc  feroient 
trouvées  fans  inquiétudes  ,  leurs  lieux 
fans  infejîation ,  <&  tout  le  Monafierc 
enfaintepdix{q).  Mais  ces  Diables 
ne  tinrent  point  leurs  promefîés ,  & 
jouèrent  les  Exorciites.  Dès  le  mois 
fuivant  la  plupart,  des  Religieufes  re- 
tombèrent fous  le  pouvoir  des  malins 
Efprits ,  &  les  infeflations  recommen- 
cèrent (r).  La  mort  de  Grandier  ne  fie 
pas  même  cefier  la  Diablerie,  qui  con- 
tinua encore  un  an  après  l'exécution  de 
ce  malheureux. 

V.  M.  Men.ige  témoigne  que  la  Su- 
périeure de  Loudun  lui  a  die ,  t>  que 
»  Icrf'qu'elle  fut  délivrée  des  Démons 
«  qui  la  tourmentoient ,  un  Ange  grava 
»  fur  fa  main  Jefus  ,  Maria,  Jofeph  ,  F, 
»  de  Salles,  &  qu'elle  lui  montra  fa 
»  main  fur  laquelle  ces  mots  étoient  en 
»  eiîet  gravés ,  mais  légèrement,  &  de  la 

(?)  Ibld.  (r)  ibid. 


DE      B    A    Y    L   E.  1§^ 

»  façon  que  font  gravées  ces  Croix 
»  qu'on  voit  aux  bras  des  Pèlerins  de  la 
»  Terre  Sainte.  Elle  ajouta  que  cet  An- 
»  ge  grava  premièrement  ati  haut  du 
»  deflus  de  fa  main  le  nom  de  François 
»  de  Salles  ,  que  ce  mot  fe  baifTa  pour 
«  faire  place  par  honneur  à  celui  de 
»  Jofeph  ,  &  celui  de  Marie ,  &  qu'ils 
»  fe  baifl'erent  enfuite  tous  trois  pour 
î>  faire  place  à  celui  de  Jefus  (/)  «* 
M.  Ménage  ne  dit  pas  en  propres  termes 
qu'il  prenoit  cela  pour  des  impoftures , 
&  l'on  comprend  affez  le  motif  de  fou 
fllence  :  mais  le  Ledeur  entend  de  refte 
ce  que  veut  dire  ce  récit. 

M.  de  Monconis  ne  laifTe  aucun  lieu 
de  douter  de  la  fourberie  :  c'ert  pour- 
quoi il  efl:  fort  à  propos  de  rapporter  ce 
qu'il  en  di'-.  Il  alla  voir  cette  Supérieure 
des  Urfulines  le  8.  Mai  1 645  ,  &  com- 
me elle  fe  fit  attendre  au  parloir  plus 
d'une  groffe  demie  heure  ,  il  foupçonna 
quelque  artifice.  Il  la  pria  de  lui  mon- 
trer les  caraéleres  qu'elle  portoitfur  fa 
main  :  elle  le  fit  :  il  vit  en.  Lettres  de 
couleur  de  fan  g ,  fur  le  dos  de  la  main 
gauche  ,  commençant  du  poignet  juf- 
qu  au  petit  doigt,  Jefus,aw  -dejfus,  tirant 

{/)  Ménage  ,  ubi  fuprà. 


2S5        Analyse 

vers  l'épaule,  Msivià, plus  bas  Jofepîi,  &' 
plus  bas  y  à  la  quaîricmz  ligne,  François 
de  Salles.  Elle  lui  dit  toutes  Us  méchan- 
cetés du  prùre  Grandier^qui  avoit été 
brûlé  pour  avoir  donné  le  maléfice  an 
Couvent  ;  &  comme  un  Magijlrat  de  la. 
Ville  duquel  il  débauchait  la  femme  , 
s  en  étoit  plaint  à  elle ,  &  que  de  concert 
ils  l  avaient  dénoncé ,  nonobflant  les  for- 
tes inclinations  que  ce  malheureux  lui 
caufoit  par  fes  fbrtdeges  ,  dont  la  mi/e- 
ricorde  de  Dieu  la  préfervoit.  M.  de 
Alonconis  prenant  congé  d'elle  ,  lui  de- 
manda la  permiiTion  de  voir  encore  fa 
main  ,  ç\\ielle  lui  donna  fort  civilement 
au  travers  de  la  grille.  Il  lui  fit  remar- 
quer que  le  rouge  des  lettres  nétoit plus 
fî  vermeil  que  quand  elle  étoit  venue  ,  & 
ilju'il  Imfembloit  que  ces  lettres  s' écail- 
loient,  &  que  toute  la  peau  de  la  main 
fembloit  s'élever  ^  comme  Jî  c'eût  été  une 
pellicule  d  eau  d'empois  dejjkchée.  Avec 
le  bout  de  fbn  ongle  il  emporta  par  un 
léger  attouchement  une  partie  de  la  jam- 
be de  IM. ,  dont  elle  fut  fort  furprife, 
quoique  la  place  reftât  aujji  belle  que  les 
autres  endroits  de  la  main.  Il  fut  fitis- 
f ait  de  cela  [t).   Je  n'en  doute  point: 

{t  )  Monconis ,  Voyages  Partie  I.  pj  8.  &  9i 


DE      B    A   Y    L   E.  ^%J 

c'écoit  un  tréfor  inftimable  pour  un 
homme  comme  lui,  que  !a  découverte 
d'une  11  îirande  fortancerie  qui  avoit  in- 
fatué  tancde  gens.  La  nouvelle  Hijloire 
des  Diables  de  Loudun  nous  apprend 
que  quand  la  vieilleffe  eut  ridé&  def- 
lëché  la  maiii  llismacifée ,  de  manière 
que  les  drogues  qu'on  employoic  pour 
refaire  les  noms  ne  pouvoienc  plus  s'y 
coller,  »  la  bonne  Mère  dit  alors  que 
»  Dieu  avoic  accordé  à  fes  prières  de 
»  laiîîèr  effacer  ces  noms,  qui  étoienc 
5)  caufe  de  ce  que  quantité  de  gens  ve- 
»  noient  la  troubler. ...  &  la  diitraire.., 
»  de  Tes  actes  de  dévotion. 

VI.  Le  Père  Seurin,  Jéiuite,  fut  un 
des  Exorciiles  de  Loudun.  C'étoit  urt- 
homme  fort  dévot ,  mais  d*une  myilicité 
qui  approchoit  des  vifions.  L'Auteur 
de  fa  vie  a  entrepris  de  prouver  la  vérité 
de  la  polfeiTion  de  ces  filles  ,  &  il  allè- 
gue pour  principal  argument  l'autorité 
du  Cardinal  de , Richelieu  ,  qui  envoya  à 
Loudun  des  Exorcifles  entretenus  aux 
dépens  du  Roi,  &  celle  de  Milord  Mon- 
taigu,  un  des  plus  grands  ejprits  de  ce 
fiecle  ,  qui  ayant  vu  fortir  les  Démons 
du  corps  de  la  Mère  des  Anges  ,  en  fut 
parfaitement  convaincu^  &  en  entretint 
Urbi^m  VlIIJorfquilabjura  VHérlfie,& 


aSS  Analyse 

fit  profejjion  de  la  Religion  Catholi- 
que entre j'es  mains.  Le  même  Auteur 
rapporte  un  fait  bien  plus  fingulier  ,  qui 
concerne  le  Jéfuite  dont  il  a  écrit  la 
vie.  On  va  voir  un  homme  qui  a  été 
la  rançon  de  J.  C.  corps  pour  corps , 
c'eft-à-dire  qui  ,  pour  le  tirer  des 
mains  du  Diable  ,  s'eft  livré  lui-même 
au  Démon.  Lifez  les  paroles  d'un  Jour- 
nalifte  de  Paris.  »  Au  temps  auquel  le 
»  Père  Seurin  cxorcifoit  les  poflédésde 
3)  Loudun  ,  les  Démons  déclarèrent  que 
y)  deux  Magiciens  s'étoient  faifisde  trois 
y>  hoilies  pour  les  prophaner.  Le  Père 
»  Seurin  fe  mit  en  prières  pour  obtenir 
»  la  délivrance  du  corps  de  fon  Maî- 
■»  tre ,  &  confentit  que  le  fîen  propre 
3>  fuft  mis  au  pouvoir  des  Démons  pour 
»  le  racheter.  Les  offres  furent  accep- 
»  tées,&:  l'échange  exécuté.  Les  Dé- 
3>  mons  tirèrent  les  trois  Hofties  d'en- 
j5  tre  les  mains  de  leurs  fuppôts ,  &  les 
»  mirent  au  pied  du  Soleil  du  Saint  Sa- 
»  crement ,  qui  étoit  alors  expofé  ;  &: 
y>  l'un  deux  entra  dans  le  corps  du  Pe- 
»  re ,  qui  demeura  pofTédé  ou  obfédé 
»  prefque  tout  le  refte  de  fa  vie  {lî). 


(")  Coufin ,  Journal  éas  Savans  ,  Mai  1689.  ''^ns 
r£xtr«it  de  la  vie  du  Père    Seurin. 

Paralkk 


■DE      B   A   Y    L   E.  2S9 

Parallèle  de  Vanclenne  &  de  la  nou- 
velle R  O  ME.  Réflexions  fur  la 
puijpinceà  laquelle  les  PAPES  font 
parvenus. 

La  puifîance  a  laquelle  les  Papes 
îont  parvenus ,  me  paroît  aufTi  digne 
d'étonnement ,  que  k  vafte  Monarchie 
de  l'ancienne  Rome  :  de  forte  qu'ort 
peut  aflïïrer  que  la  providence  avoic 
defliné  cette  grande  Ville  à  être  de 
■deux  manières  diiîerentes  la  fource  & 
le  centre  de  la  domination  la  plus  ad- 
mirable dont  Fhiftoire  des  hommes 
fafle  mention.  Si  cela  ne  prouve  pas 
que  les  Romains  ,  en  fait  de  vertus 
morales ,  ayent  furpafTé  les  autres  peu- 
ples, c'eft  pour  le  moins  une  preuve 
qu'ils  ont  eu ,  ou  plus  de  courage , 
ou  plus  d'induftrie.  On  ne  fauroit  con- 
liderer  fans  étonnement  qu'une  Eglife 
qui  n'a,  dit-elîe,  que  les  armes  fpiri- 
tuelles  de  la  parole  de  Dieu ,  qui  ne 
peut  fonder  fes  droits  que  fur  l'Evan- 
gile ,  où  tout  prêche  la  pauvreté- & 
l'humilité  ,  ait  eu  la  hardiefie  d'afpirec 
à  une  domination  abfolue  fur  tous  les 
Rois  de  la  terre  :  mais  il  efi:  plus  éton- 
siant  encore  qu'un  deffein  aufïï  chimé*; 

Tome  IL  N 


1 


290  Analyse 
rique  lui  ait  réuiri.  Que  l'ancîenns 
Rome ,  qui  ne  refpiroit  que  la  guerre 
&  les  conquêtes,  ait  fubjuguc  tant 
d'autres  peuples ,  cela  eft  beau  &  glo- 
rieux ,  félon  le  monde  :  mais  on  n'en, 
eft  pas  furpris  quand  on  y  fait  un  peu 
de  réflexion.  On  doit  être  bien  autre- 
ment étonne  quand  on  voit  la  nouvel- 
le Rome,  uniquement  occupée  du  mi- 
niftere  Apoftolique,  acquérir  une  au- 
torité fous  laquelle  les  plus  grands  Mo- 
narques ont  été  contraints  de  plier.  Se- 
lon le  monde,  cette  conquête  eft  un 
ouvrage  plus  glorieux  que  celle  des 
Alexandres, des  Céfars:&  Grégoire  VII, 
qui  en  en  a  été  le  principal  promoteur, 
doit  avoir  place  parmi  les  grands  con- 
quérants. 

L'Anonyme  qui  publie  depuis  quel- 
que temps  (a)  un  Journal  ,  intitulé 
VEfprit  des  Cours  de  V Europe  ,  pré- 
tend que  les  conquêtes  des  Papes  n'ont 
pas  été  aulTi  difficiles  que  je  le  penfe  , 
&  qu'il  faut  plutôt  s'étonner  de  ce  qu« 
leur  ambition  n'a  pas  entrepris ,  que  de 
ce  qu'elle  a  fi  heureufement  exécuté. 
»  Je  ne  vois  rien  de  li  furprenant ,  dit- 
v>  il,  dans  la  grandeur  des  Papes.  A 
»  la  faveur  de  quelques  pafTages  de  l'E- 

{^a)  Depuis  le  mois  de  Juin  1699, 


DE      B    A   Y   L   E.  191 

»  criture,  ils  ont  perfuadé  le  monde  de 
»  leur  Divinité  *  :  cela  ell- il  nouveau? 
r>  Jufqu'où  les  hommes  ne  fe  laiiîent-ils 
■»  pas  entraîner  en  fait  de  Religion  ? 
»  Ils  aiment  fur-tout  à  divinifer  leurs 
»  femblables  :  le  Paganifme  en  fait  foi. 
»  Or,  pofé  une  fois  que  les  Papes  ayent 
»  pu  facilement  établir  les  divins  pri- 
»  vileges  de  leur  charge,  n'étoit-il  paç 
»  naturel  que  les  peuples  fe  décîaraflent 
»  pour  eux  contre  toutes  les  autres 
>5  PuiiTances  ?  Pour  moi ,  bien-loin  d'é- 
»  tre  furpris  de  leur  élévation  ,  j'admi- 
»  re  comment  ils  ont  pu  manquer  la 
»  Monarchie  univerfelle.  Le  nombre 
»  des  Princes  qui  ont  fecoué  le  joug 
5>  Romain  me  confond.  Quand  j'en 
«  cherche  la  raifon,  je  ne  puis  me  pren- 
»  dre  qu'à  ces  deux  caufes  fi  générales 
»  &  fi  connues  ,  que  l'homme  n*agit 
»  pas  toujours  conféquemment  à  Ces 
»  principes ,  &  que  la  vie  préfente  fait 
»  de  plus  fortes  imprefTions  fur  fon 
3>  cœur ,  que  celle  qui  eft  à  venir  (Z').» 

*  N.  B,  L'auteur  deVoitrf/Ve(fe  la  Divinité  de  leur 
Mljfion  :  jamais  les  Papes  n'ont  foutenu  ,  ni  perfua- 
dé, qu'ils  étoient  Dieux  ;  &  il  y  en  a  plufieurs  qui 
n'ont  que  trop  montré  qu'ils  étoient  hommes. 

{b)   L'Efprit  des  Cours  de  l'Europe ,  Novembre 

N    Z 


2^2         Analyse 

LaifTons  croire  à  cet  Ecrivain  fubtil 
que  les  Papes  ont  pu  aifément  perfua- 
der  au  monde  qu'ils  étoient  des  Dieux  , 
c'eft-à-ûire  qu'en  qualité  des  chefs  vi- 
fibles  de  l'Eglife ,  ils  pouvoient  décla- 
rer authentiquement  cela  efî  hérétique , 
cela  ej}  orthodoxe  y  régler  les  cérémo- 
nie ,  &:  commander  à  tous  les  Evêques 
du  monde  Chrétien.  Réfultera-t-il  de 
là  qu'ils  ayent  pu  aifément  établir  leur 
autorité  fur  les  Monarques,  &  les  met- 
tre fous  leur  joug  avec  la  dernière  fa- 
cilité? C'efè  ce  que  je  ne  vois  point. 
Je  vois  au  contraire  ,  que  ,  félon  les  ap- 
parences ,  leur  autorité  fpirituelle  de- 
voit  courir  de  grands  rifques  par  l'am- 
bition qu'ils  auroient  d'attenter  fur  le 
temporel  des  Rois.  Prener^garde  ,  dit- 
on  un  jour  aux  Athéniens ,  que  le  foin 
du  Cie.l  ne  vous  fajjé perdre  la  Terre  :  on 
auroit  pu  dire  tout  au  rebours  aux  Pa- 
pes ,  prene'^gardc que  lapajjion  d'acqué- 
rir la  Terre  ne  vous  fajfe  perdre  le  Ciel: 
on  vous  ôtera  la  puijjlmce  fpirituelle  , 
Ji  vous  travaille^  à  ufurpcr  la  tempo- 
relle. On  fait  que  les  Princes  les  plus 
orthodoxes  font  plus  jaloux  des  inté- 
rêts de  leur  fouveraineté  ,  que  des  inté- 
rêts de  la  Religion  :  mille  exemples 
anciens  &  modernes  nous  le  font  voir. 


DE      B    A    Y    L    E,  293 

Il  n'étoit  donc  point  probable  qu'ils 
foulînroient  que  l'Eglifc  s'emparât  de 
leurs  domaines  &  de  leurs    droits  ,  & 
il  y  avoJt  lieu  de  croire  qu'ils  travaille- 
roicnt   plutôt    à    amplitier  leur  auto- 
rité au  préjudice  de  l'Eglife,  qu'ils  ne 
Jaifieroient   amplifier    la    puiilance  de 
l'Eglife  au  préjudice  de  leur  puiffànce 
temporelle.  Les  Princes  qui  favent  ré- 
gner ,  ont  prefqui  toujours  à  leur  dévo- 
tion les  Gentilshommes  &  les  Soldats, 
&  quand  cette  partie  de  leurs  fujets  eft 
fîdelle,  il  ne  p:.vok  pas  qu'ils  ayent  à 
craindre  les  entreprifes  du  Clergé.   On 
fe  bat  pour  eux  contre  toute  forte  d'en- 
nemis. C'ell  ce  que  firent  les  troupes 
de  Charles-Quint  contre  Clément  VIî: 
c'eft  ce  que  les  troupes  de  France  firent 
pour  Louis XII.  contre  le  Pape  Julell, 
&  ce  qu'elles  étoient  prêtes    de  faire 
avec  une  ardeur  incroyable  pour  Louis 
XIV  contre   Alexandre  VII ,  un  peu 
avant  que  la  paix  de  Pife  délivrât  ce 
Pape  de  la  tempête  qui  ailoit  fondre 
fur  lui.   Ne  fait-on  pas  la  réponfe  que 
le  Comte  de  Vignori ,  Gouverneur  de 
Trêves ,  fit  aux  Religieux  de  cette  Vil- 
le. Comme  ils  lui  repréfentoient  que 
les  Couvents    qu'il  jettoit    par  terre, 
parce  qu'ils   nuifoient    aux  fortifica-^ 

N  2 


294         Analyse 

tions  qu'il  vouloic  faire,  avoient  été 

fondés  par  Charlemagne  ,  je  ne  fais  , 

dic-il ,  qu  'exécuter  les  ordres  du  Roi , 

&  s^ll  me  commandoit  de  drejfer  une 

batterie   contre  le    Saint   Sacrement , 

j^obêirois. 

Nous  pouvons  ajouter  que  les  Rois 
&  les  Empereurs  peuvent  difpofer  de 
tant  de  grâces  &  de  tant  de  récompen- 
fe ,  qu'il  leur  eft  facile  d'engager  dans 
leurs  intérêts  un  afîez  grand  nombre 
d'Eccléfîaltiques  ,  dont  plufieurs  peu- 
vent écrire  contre  les  prétentions  de  la 
Cour  de  Rome.  Cette  difpute  de  plu- 
me ne  fauroit  manquer  d'être  fatale 
aux  iifurpations  des  Papes  :  car  il  ell 
aifé  de  montrer,  &pardes  textes  for- 
mels de  l'Ecriture  ,  &  par  l'efprit  de 
J'Evangile  ,  &  par  l'ancienne  tradition, 
&  par  l'ufage  Aq^^  premiers  fiécles,  que 
Jes  Papes  ne  font  nullement  fondés  à 
difpofer  des  Couronnes ,  &  à  partager 
en  tant  de  chofes  les  droits  de  la  fou- 
veraineté.  Cela  pourroit  même  frayer 
les  voies  à  rendre  problématique  leur 
autorité  fpiritueîle  ;  or,  en  les  mettant 
fur  la  défenflve  à  l'égard  de  ce  point  là  , 
dans  quel  embarras  ne  peut- on  pas  les 
jetter?  Quel  péril  ne  leur  fait-on  pas 
courir  par  rapport  à  plufieurs  autres  ar- 


DE      B    A    Y    L   E.  29^ 

ticles  que  'es  peuples  fe  font  laiiîe  per- 
fuader  infenfîblement  ? 

Il  ne  faut  pas  compter  pour  peu  de 
chofe  l'attrait  du  mariage  ,  dont  les 
Princes  féculiers  pourroient  leurrer  les 
Ecclélïaftiques  ,  que  la  Cour  de  Rome 
condamne  à  un  auiîere  célibat.  Cette 
difcipline  paroît  incommode  à  une  in- 
finité de  Prêtres  ^HRit- tout  à  ceux  qui 
ont  la  confcier^ce  délicate  :  car  pour 
les  autres ,  ils  favent  bien  fe  dédomma- 
ger de  cette  contrainte.  Si  l'on  tou- 
choit  cette  corde  ,  on  cauferoit  de 
chaudes  allarmes  aux  Pontifes  Ro- 
mains, &  qui  voudroit  faire  Ik-defTus 
un  Livre  femblable  à  celui  de  Li  fré- 
quente Communion ,  fe  rendroit  aufîl 
redoutable  que  M.  Arnaud.  Il  ed  donc 
à  préfumer  qu'un  tel  appas  raliemble- 
roit  des  Légions  de  Prêtres  &  de  Moi- 
nes fous  les  drapeaux  des  Empereurs  & 
des  autres  Princes. 

Mais  pour  connoître  fi  ces  ob/laclcs 
font  auffi  réels  que  je  le  fuppoie,  il  faut 
recourir  aux  événements  :  il  faut  con- 
fulter  l'Hifloire.  Ouvrez  le  Livre  que 
M.  Du  Pleiïis  a  intitulé  Le  Myftere 
(Tiniquité  y  ou  l'Hifloire  de  Li  Papauté^ 
&  vous  trouverez  que  fi  les  Pontifes 
Romains  ont  fâic  des  progrès  qui  tien- 

N  ^ 


X 


igS  Analyse 
îient  du  miracle,  ils  ont  eu  aiiiïî  as 
prodigieufes  difficultés  à  (urmonter.On 
leur  a  oppofé  des  armées  &  des  Livres  : 
on  les  a  combattus  ,  &  pai-  des  Prédica- 
tions ,  ^  par  des  Libelles ,  &  par  des  Pro- 
phéties :  en  un  mot,  on  a  tout  mis  en 
œuvre  pour  arrêter  leurs  conquêtes. 
Il  eft  vrai  que  tous  ces  efforts  n'ont 
pas  réufîi  ;  mais  pourquoi  ?  C'eil  que 
les  Papes  ont  employé  de  leur  côté  tous, 
les  moyens  imaginables  pour  s'agrandir. 
Les  armes ,  les  Croifades ,  les  Tribu- 
naux de  rinquifition,  ont  fécondé  en 
cette  occanon  les  foudres  Apofloliques: 
la  rufe  &  la  violence,  le  courage  &.  l'ar- 
tifice ont  concouru  à  protcger'^les  Pon- 
tifes Romains:  leurs  conquêtes  ont  conté 
prefqu'autant  de  fang  que  celles  de  la 
République  Romaine.  On  applique  avec 
juilefie  à  la  nouvelle  Rome  ,  ce  que 
Virgile  a  remarqué  touchant  l'ancienne: 

Miiho  quoque  &  bello  paffits  dum  condiret  urèem^ 
Inferrctque  Deos  Lacio. 

Tantx    molis    erat    Romanam    condere    gentem^ 

Sephora  difoit  à  Moïfe ,  tu  mes  un 
Epoux  de  fang  :  Jefus-Chrifl:  ne  pour- 
rçit-il  pas  dire  la  même  chofe  à  l'Eglife 


DE      B    A    Y    L    E.  297 

Romaine  ,    qui  Te    glorifie  d'être  foa 
époufe. 

Celafuffit ,  ce  me  femble,  pourjulti- 
fîcr    la    propofition    que  j'ai  avancée 
plus  haut.     Je  demeure  conftammenc 
perfuadé  que  la  puiiïance  où  les  Papes 
font  parvenus  eft  un   des  plus  grands 
prodiges  de  l'Hiftoire  humaine,  &  l'un 
de  ces  événements  qu'on  ne  voit  guère 
fe  renouveller  dans  le   monde.     Si  la 
chofe  étoit  encore  k  faire ,  je  doute  qu'el- 
le fe  fit  jamais.  Une  fmgularité  de  con-> 
jonâures  ,  aufTi  favorables  à  cette  en- 
treprife ,  ne  fe  rencontrera  plus  ,  &  fi  ce 
grand  édifice  venoit  k  tomber  ,  on  ten- 
teroit  inutilement  d'en  élever  un  pareil. 
Tout  ce  que  peut  faire  aujourd'hui  la 
Cour  de  Rome  ,  avec  une  habileté  po- 
litique ,  dont  il  eft  certain  qu'aucune 
autre  Co-ur  n'approche ,  c'eft  defe main- 
tenir dans  fon  ancienne  puifîance.  Le 
temps   des    nouvelles    acquifitions    eft 
pafTé.  Les  Papes  fe  gardent  bien  d'ofer 
excommunier    une   tête  couronnée  :  il 
faut  même  qu'ils  diiïimulent  leurreffen- 
timent  contre  le  parti  Catholique  qui 
leur  difpute  l'infaillibilité  ,  &  qui  faic 
brûler    les  Livres  trop   favorables  aux 
prétentions  ultramontaines.  Si  la  Cour 
ds  Rome  retomboic  aujourd'hui  dans 

N  5 


19S        Analyse 

les  embarras  du  SchiTme  ,  je  veux  dire- 
dans  ces  divilions  icandaleules  ,  où  l'oa 
voyoit  Fape  contre  Pape ,  Concile 
contre  Concile , 

Infcjiifr^uc  obvia /ignts 
Signât  parcs  aquilas ,   &  pila  minantia  pilis- y 

elle  n'en  fortiroit  pas  à  fon  honneur, 
elle  en  (eroit  dcconcertce  :  une  telle 
fecoufle  dans  un  fiecle  comme  le  nôtrey 
démonteroit  toute  la  machine.  * 

Inconvénients  de  la  Quejiion.. 

Il  n*y  a  guère  de  Pais  où  l'ufage  de 
îa  QueÎHon  ne  foit  introduit  :  mais  il 
faut  bien  remarquer  que  les  Souverains 
qui  autorifent  cette  pratique  ,  &  qui 
ordonnent  même  qu'elle  faile  une  par- 
tie notable  de  la  Jurifprudence  crimi^- 
r.elle ,  n'impofent  pas  aux  particuliers 
la  nécefîité  de  croire  qu'elle  foitjufte. 
Il  s'eft  trouvé  de  touttemps,  &  en  tout 
païs  ,  pluf^eurs  favants  hommes  qui  ont 
condamné  cet  ufage.  Le  célèbre  Gre- 
vius  en  a  fait  voir  Tinjurtice  dans  un 
excellent  Traité  ,  où  il  examine  à  fond 
cette  matière.  Michel  de  Montagne  s. 

^  Alt,  Giigoire  VII >  rem.  Bj  &  rem,  S»       ^ 


DE      B   A    Y    I    E.  299 

touché  les  deux  grands  inconvénients 
de  la  QuelHon  :  l'un,  que  ceux  qui  onc 
affez  de  force  pour  rélifter  aux  tour- 
ments ne  confeffent  pas  la  vérité;  l'au- 
tre ,  que  ceux  qui  font  trop  fenfibles  à 
la  douleur  confeifent  des  faulfetés  (.z). 
Saintmars  .  décapité  a  Lyon  pour  cri- 
me d'Etat,  l'an  1642,  mourut  avec 
beaucoup  de  confiance,  &  témoigna 
une  grande  inditîérence  pour  la;  vie  , 
mais  en  même-temps  une  telle  peur  de 
la  Queftion  ,  qu'il  eft  très  -  probable 
que  la  feule  menace  de  ce  fupplice  lui 
eût  fait  avouer  tout  ce  qu'on  auroic 
voulu.  Il  feroit  aifé  de  compiler  mille 
autorités  (Se  mille  exemples  de  cette  na- 
ture ,  pour  montrer  les  injuilices  qui 
réfultent  d'un  tel  ufage.  Une  chofe  re- 
marquable ,  c'eft  qu'il  n'a  pas  lieu  en 
Angleterre,  même  contre  les  criminels 
de  haute  trahifon. 

Afcendants  des  PAPES  fur  Us  RoiS. 

Innocent  XI  a  témoigné  une  ri- 
gueur fi  inflexible  dans  fes  démêlés 
avec  Louis  XIV,  qu'il  a  convaincu 
toute  la    terre ,    que  les    plus    grands 

(a)  Montagne,  EffaisZiè.  // ,  Chap.V. 
*  Art,  Gr<iyiuSfXQf&,  B,  &  rem.  C. 

Q5 


^ôo  Analyse 
Princes  ne  plaident  jamais  avec  avanta- 
ge contre  les  Papes.  La  Cour  de  Rome 
&  celle  de  France  étoient  agitées  du 
même  efprit  de  fierté  &  d'animofité  ; 
c'étoit  a  qui  fe  vengeroit  avec  plus  d  é- 
clat,  &  fe  porteroit  les  coups  les  plus 
fenlibles.  Mais  enfin  il  a  fallu  que  le 
inonde  cédât  à  l'Eglife.  Innocent  XI 
a  fait  voir  que  ce  n'ell:  pas  fans  fon- 
dement que  les  Papes  fe  qualifient  de 
Lieutenants  de  Dieu  fur  la  terre  ,  de 
Dieu,  dis-je,  qui  s'eft  réfervé  la  ven- 
geance ,  &  qui  a  déclaré  que  c'eft  à  lui 
qu'elle  appartenoit:  mihi  vindicia'.  no- 
tre Pontife  a  foutenu  admirablement 
les  droits  de  ce  Vicariat.  Je  n'adopte 
point  les  penfées  de  ces  efprits  fatyri- 
ques,  qui  prétendent  que  fur  le  chapi- 
tre de  la  vengeance  les  gens  du  monde 
font  des  Novices  en  comparaifon  des 
gens  d'Eglife  :  mais  il  efi:  certain  qu'ori 
n'a  guère  vu  de  démêlés  entre  l'Eglife 
&  le  monde  ,  où  les  Papes  n'aient  eu 
enfin  le  dedus ,  &  où  l'avantage  de. 
mieux  venger  ne  leur  foit  demeuré. 
Innocent  XI  par  la  feule  exciufiort 
qu'il  donna  au  Cardinal  de  Fuftem- 
berg  (a) ,  fe  vengea  au  centuple  de 
tous  les  affront',  qu'il  pouvoir  avoir  rc-» 
(a)  U  l'em^êçha  d'çtre  Eleftçur  de  Cologne, 


DE      B   A    Y   L   E.  3OÏ 

çùs.  Il  ôta  au  Roi  de  France  l'avan- 
tage d'être  l'arbitre  de  la  paix  &  de  la 
guerre,  &  il  l'engagea  dans  une  que- 
relle qui  le  mit  aux  prifes  avec  toute 
l'Europe.  Selon  les  conjedures  géné- 
rales ,  la  France  devoit  fuccomber  dans 
cette  guerre.  Dites  après  cela  qqe  l'E- 
glife  n'emporta  pas  la  vidoire  fur  le 
monde  en  cette  occafion.  Si  Alexan- 
dre le  Grand  avoit  été  Catholique  ,  &: 
qu'une  conteitation  fe  fût  élevée  entre 
le  Saint  Siège  &  lui ,  il  auroit  eu  blen- 
de la  peine  à  faire  dire  au  Pontife  de 
Rome  ,  ce  qu'il  arracha  de  la  bouche 
de  la  Prêtreflé  de  Delphes  :  mon  fils, 
vous  êtes  invincible,  * 

Si  11  tenue  des  Etats  Généraux  ejl  avan^ 
tageufe  à  la  France. 

Pafquier  fe  vantoit  de  pouvoir  mon- 
trer par  une  infi.nité  de  raijons ,  que  rien' 
n'eft  plus  pernicieux  à  la  France  que 
la  tenue  des  Etats  généraux.  Ce  fi  une. 
vieille  folie  ,  dit-il ,  qui  court  en  Vefprit 
des  plus  fages  François  qu'il  ri  y  a  rien, 
qui  puijje  tant  foula ger  le  peuple  qut 
telle  Afémhlce.  Au  contraire  ,  il  ri  y  a. 
rien  qui  lui  procure  plus  de  tort ,  pou£ 

♦  Alt,  Innocmt  XI,  rem,  E» 


501  Analyse 

une  infinité  de  raifons ,  que  Jî  je  vous 
dédidfois  ,  je  paierais  les  bornes  &  ter- 
mes d'une  mijjivc  [b).  Je  ne  doute  point 
qu'il  n'eût  pu  produire  là-dcfTus  beau- 
coup deraifonnements ,  &  je  crois  auffi 
qu'il  feroit  facile  de  les  combattre. 
C'eil  une  matière  fur  laquelle  on  peut 
difputer  long- temps ,  &  fourenir  à  per- 
te d'haleine  le  pour  &  le  contre.  Cepen^ 
dant  11  l'on  appelloit  à  l'expérience  ,  ii 
efl:  àpréfumer  que  l'opinion  de  Pafquier 
l'emporteroit  :  car  il  feroit  bien  difficile 
de  remarquer  les  avantages  que  la  Fran- 
ce a  tirés  de  ces  Afiembiées ,  &  l'on 
prouveroit  très-facilement  qu'elles  ont 
fervi  à  fomenter  les  défordres.  Les  An- 
glois  ont  raifon  de  dire  que  la  tenue 
fréquente  des  Parlements  ell  nécefiaire 
au  bien  de  leur  Etat:  mais  la  France  ne 
peut  pas  dire  lamémechofedefesAllém- 
blées  générales.  On  en  convoqua  plu- 
sieurs Ibus  le  Règne  des  fils  de  Henri  II, 
&  jamais  la  France  ne  fut  plus  agitée 
ni  plus  malheurenfe  que  dans  ces  temps- 
là  :  ces  convocations ,  bien  loin  de  gué- 
rir le  mal ,  ne  faifoientque  l'augmenter, 
Perfonne  ne  doit  reconoître  plus  fran- 
chement cette   vérité  que  ceux  de  la 


(tf)  PafcLuier ,  LettreJ  j  Liv,  iy„ 


DE      B   A   Y   L   E.  503 

Religion:  car  c'étoit  dans  ces  AfTem- 
blées  que  leurs  ennemis  prenoient  de 
nouvelles  forces. 

Il  y  a  des  gens  qui  comparent  les 
Etats  Généraux  avec  les  Conciles, 
Toutes  ces  fortes  d'Aflemblées  font  de 
mauvais  augure  :  c'elî:  un  témoignage 
affligeant  que  les  maux  publics  fonc 
extrêmes ,  &  que  l'on  commence  à  dé- 
fefpérer  de  la  guérifon.  On  fait  alors 
comme  dans  les  maladies  qui  ne  laif- 
fent- prefque  plus  d'efpérance  :  on  ai- 
femble  quantité  de  Médecins  :  ils  con- 
fuîterht,  ils  difputent ,  ils  s'accordent 
rarement ,  &  ils  font  fi  bien  que  le 
malade  peut  dire ,  commue  l'Empereur 
Hadrien^,  la  multitude  des  Médecins 
in  a  tué.  Les  belles  harangues  ne  man^ 
quent  pas  dans  ces  Aflémblées  :  mais 
les  cabales  &  les  intrigues  y  manquent 
encore  moins  ,  &  la  concluîion  fuie 
prefque  toujours ,  non  pas  la  juftice 
&  la  vérité ,  mais  la  brigue  la  plus 
forte.  * 

Grande  faute  de  LOUIS  XT.. 

Il  n^a  tenu  qu'à  Louis  XI  d'ajou- 
ter à  fa  Couronne  tous  les  Ltats  de  là 
*  Ait,  MariUac  (Charles  de)  rem.  B» 


304  Analyse 
Maifon  de  Bourgogne ,  par  le  mariage" 
de  rHéritiere  de  ce  Duché  avec  le 
Dauphin.  Mais  une  fatalité  furpre- 
nante  l'étourdit  à  un  tel  point,  qu'il  ne 
put  facrifierune  palTion  perfonnelle  au 
plus  folide  avantage  qu'il  eût  pu  pro- 
curer à  la  France  pour  le  prcfent  &c 
pour  l'avenir.  Sa  haine,  pour  le  Duc 
«  de  Bourgogne  ,  dit  VarlUas ,  avoit 
»  été  extrême  ,  &  bizarre  dans  Ton 
»  extrémité.  Elle  ne  s'étoit  point  ar- 
»  rêtée  à  fa  perfonnc  ,  &.  elle  ^toit 
»  pallée  à  fa  fille ,  par  la  feule  raifon 
»  que  ce  Duc  en  étoit  le  pere^  Cette 
?j  fille  n'avoit  jamais  fait  aucun  mal  à 
3»  Louis  ,  &  pourtant  Louis  étoit  fi  peu 
»  équitable  à  fon  égard  ,  qu'il  aimoit 
?j  mieux  que  les  Etats ,  dont  elle  venoit 
»  d'hériter,  fuffent  pollédés  par  des 
»  Etrangers,  que  de  fe  les  affurer  par 
3}  une  voie  légitime  ,  commiC  étoit  celle 
»  du  mariage  (tz)  ».Ceîa  montre  que 
3es  Princes  ne  tournent  pas  toujours 
leurs  pallions  ftlon  le  vent  de  leur  in- 
térêt. On  les  accufe  de  ce  défaut  :  on 
fuppofe  qu'ils  fe  défont  de  l'amitié  &de 
la  haine  avec  la  dernière  facilité ,  dès 
que  leur  grandeur  le  demande.  Cela 
peut  être  vrai  dans  le  cours  ordinaire 
{*)  Hi.floirc  de  Lçuis  XI,  Liv,  xiii. 


DE      B    A    Y    L    E.  30^ 

des  chofes  :  mais  il  ne  s'enfuit  pas  que 
les  Princes ,  tout  comme  les  particu- 
liers, n'aient  certaines  paiïions  fecret- 
tes,  ou  certaines  antipathies,  dont  ils 
fuivent  aveuglément  l'inllind,  &  aux- 
quelles ils  lacrifient  quelquefois  leur 
gloire ,  leur  prudence ,  &  leurs  inté- 
rêts les  plus  effentiels. 

Philippe  de  Comines  remonte  à  une 
caufe  plus  relevée  ;  il  mérite  qu'on 
l'entende.  NonohJIant  ,  dit  -  il ,  que 
Louis  XLfufl  ainji  hors  de  toute  crain- 
te ,  Dieu  ne  lui  permit  pas  de  prendre 
cette  matière^  qui  ejîoit  fi  grande ,  par 
le  bout  qui  luy  efloit  plus  nécejfaire  ;  Ù 
femble  bien  que  Dieu  monfirat  alors  j. 
é*  ayt  bien  monfiré  depuis  ^  que  rigou-^ 
reufementil  vouloitperjecuter  cette  Mai- 
Jon  de  Bourgogne  ,  tant  en  la  perfonne 
du  Seigneur ,  que  des  Sujets  y  ayans 
leur  bien.  Car  toutes  les  suerres  es 
quelles  ils  ont  ejîé  depuis  ,  ne  leurfuf- 
j'enî  point  advenues  y  fi  le  Roy  nojlre 
Maijire  eufl pris  les  chofes  par  le  bout 
quil  les  devoit  prendre  ,  pour  en  venir 
au  dejfus  ,  &  pour  joindre  à  fa  Cou- 
ronne toutes  ces  grandes  Seigneuries  , 
oà  il  ne  pouvoit prétendre  nul  bon  droicl: 
ce  quil  devoit  faire  par  quelque  traiti 
de  Mariage  ,  ou  les  aîtraire  àfoy  par 


3o6  Analyse 

vrayc  &  bonne  amitlc  :  eomine  aîfî^ 
ment  il  le  poiivoit  faire.  Quand  le 
Duc  de  Bourgogne  ejloit  encores  vi- 
vant y  plujicurs  fais  me  parla  le  Roy 
de  ce  quilfaroit,fi  le  Duc  vcnoït  à 
mourir  :  <&  parloit  en  grande  raifon 
pour  lors;  difant  qu'il  ta  fcheroit  à  fai- 
re le  mariage  de  j'on  fils  {qui  e(î  nof- 
tre  Roy  a  prèfent)  &  de  la  fille  du  dit 
Duc  Çqui  depuis  a  eflé  Duchejfe  d'' Au- 
triche )  ;  &  fi  elle  ny  vouloit  entendre , 
pour  ce  que  Monficigneur  le  Dauphin 
cfioit  beaucoup  plus  jeune  qu  elle  ,  il 
ejfiiyeroit  à  lui  faire  efpoujcr  quelque 
jeune  Seigneur  de  ce  Royaum.e ,  pour 
tenir  elle  &/és  fubjcts  en  amitié  j  Ù  re- 
couvrer fians  achats  ce  quil  prétendoit 
eflrefien'.  &  encores  e flou  ledit  Seigneur 
en  ce  propos  huicl  jours  devant  quil 
fceut  la  mort  du  dit  Duc.  Ce  fiage  pro- 
pos ,  dont  je  vous  parle ,  lui  commença 
ja  un  peu  à  changer  le  jour  qu'il  fccut 
la  mort  du  dit  Duc  de  Bourgogne  [h). 

Comines  s'exprime  plus  noblement 
encore  dans  le  Chapitre  fuivant ,  où  il 
déclare  que  Dieu  aveugla  ce  Prince  , 
afin  de  punir  ceux  qui  ne  méritoienc 
pas  d'être  heureux.  «  Le  fens  de  noflre 
»  Roy  eftoit  fi  grand,  dit-il ,  que  moy^ 
{h)  Comines ,  Lib,  F,  Cap,  XI, 


DE      B    A   Y    L   E.  507 

»  ny  autre  qui  fufl:  en  la  compagnie  ^ 

»  n'eufTions  i'ceu  voir  fi  clair  en  Tes  af- 

»  faires  comme  lui  mefme  faifoit  :  car 

»  fans  nul  doute  il  eftoit  un  des  plus  fa- 

»  ges  hommes  &des  plus  fubtils  qui  ait 

»  régné  en  fon  temps.  Mais  en  cesgran- 

«  des  matières,  Dieu  difpofe  les  cœurs 

»  des  Roys  &  des  grands  Princes  (lef- 

»  quels  il  tient  en  fa  main)  k  prendre 

»  les  voyes  félon  les  œuvres  qu'il  veut 

»  conduire  après.  Car  fans  nulle  difH- 

»  culte  ,  fî  fon  plaifireuft  efté  quenof- 

»  tre  Roy  euft  continué  le  p'  opos  qu'iî 

»  avoit  de  lui  mefme  advifé  devant  la 

»  mort  du    Duc  de   Bourgogne ,   les 

«  guerres  qui  ont  efté  depuis ,  &  qui 

»  font ,  ne  fuffent  poiotadvenues.Mnis 

»  nous  n'efrions  encores   envers  lui  , 

»  tant  d'un  codé  que  d'autre,  dignes 

«  de  recevoir    cette  longue    paix  qui 

j>  nous  eftoit  appareillée  :  &  de  là  pro- 

»  cède  l'erreur  que  fit  noftre  Roy  ,  & 

»  non  point  de  la  faute  de  fon  fens;  car 

55  il  eftoit  bien  grand ,  comme  j'ai  die 

On  ne  peut  rien  voir  de  plus  fenfé 
que  ce  difcours-là.  Il  faut  dire  de  cette 
faute  de  Louis  XI ,  ce  que  les  Méde- 
cins difent  de  certaines  maladies  :  il  y  a 

{c)  Idem  ,  ibid.  Chap.  XII, 


5o8  Analyse 
là  quelque,  chofe  de  divin ,  êuo\i  n  ;  car 
l'événement  a  montré  que  ce  fut  pour 
Ja  punition  des  peuples  que  Dieu  per- 
mit que  le  mariage  de  Marie  de  Bour- 
gogne &  du  Dauphin  ne  fe  fit  pas.  Ce 
font  eux  qui  ont  porté  la  peine  de  la 
folle  imprudence  de  Louis  XI  :  jamais 
il  ne  fut  plus  vrai  de  dire  , 

Ouidquid    délirant  Rcges ,   pUcluntur  Achivi, 

Le  mariage  de  cette  PrincelTeavec  Ma- 
ximilien  d'Autriche  fut  la  naifîance 
d'une  guerre  qui  a  duré  plus  de  deux 
cens  ans ,  &  qui  a  la  mine  de  durer  en- 
core beaucoup.  Elle  a  été  quelquefois 
interrompue  par  l'épuifement  des  com- 
battants ;  mais  ce  n'a  été  que  pour  re- 
venir, à  la  manière  des  fièvres  inter- 
mittentes ,  dès  que  la  matière  difîipée 
a  pu  fe  renouveller.  De  là  font  fortis 
des  fleuves  de  fang ,  &  une  infinité 
d'incendies,  de  îaccagements  &  de  de- 
faftres.  Il  y  a  de  quoi  s'étonner  qu'un 
païs  de  fi  petite  étendue  ,  ait  pu  four- 
nir pendant  plus  de  deux  fiecles  un 
ample  théâtre  de  guerre  à  tant  de  Na- 
tions. La  France  &  l'Autriche ,  les 
principales  Puiflances  qui  ayent  difpu- 
té  ce  morceau  de  terre ,  ont  engagé 
dans  leurs  querelles  la  plupart  des  Prin- 


D  E      B   A   Y   L   E.  309 

ces  Chrétiens.   Car  îorfque  l'Autriche 
a  été  trop  puilTante  ,    on  a  fécondé  la 
France   dans  fes  attaques ,    &  Iorfque 
la  France  a  voulu  pouffer  trop  loin  fes 
conquêtes ,    on  a   fecouru    l'Autriche 
avec  vigueur.  Les  Orientaux ,  qui  ne 
connoiflbnt  pas  la  nature  du  païs,  ni 
le  concours  des  obftacles,  fe  moquenc 
de  ce  que   tant  de  batailles  gagnées  , 
tant  de  Villes  prifes,  n'ont  pas  terminé 
encore  ce  différend.  La    conquête  de 
trois  ou   quatre   Provinces   eft    parmi 
eux  une  affaire  de  peu  d'années  :  leurs 
Hilloriens  n'ont  befoin  que  de  trois  ou 
quatre   pages    pour  la  raconter.    Que 
diroient-ils  s'ils  favoient  que  deux  cha- 
meaux ne    porteroient    pas  toutes  les 
Hiftoires    qui    ont  été  compofées  fur 
les  guerres  des   Païs  -  Bas  ?    Les  feuls 
Hiftoriens   qui  ont   écrit  fur  les  der- 
niers troubles  ,  qui  ont  donné    lieu  à 
l'éreclion  de   la  République  des  Pro- 
vinces-Unies ,  font  en  ù  grand  nom- 
bre ,  que  ,  quand  M.  Varillas  vint  à 
Paris,  il  n'y  avoir  que  M.  Naudé  qui 
fût  capable  d'en  faire  le  catalogue.  Ce- 
pendant ce  n'eft  la  qu  un  petit  échan- 
tillon des  guerres  du  Païs -Bas  depuis 
Charles  VIIL   Dans  le  temps  que  la 
République  de  Hollande  étoit  aux  pri- 


310  Analyse 
Tes  avec  Philippe  II,  on  prétend  que 
J'Empcreur  Turc  s' étant  J au  montrer 
fur  Li  Carte  le  petit  Etat  qui  fuiite- 
noit  la  guerre  contre  un  jî  putjfant  AIo- 
narque  ,  dit  que  fi  c'était  Jbn  affaire 
il  y  envoieroit  un  bon  nombre  de  pion- 
niers y  &  ferait  jetter  ce  petit  coin  de 
terre  dans  la  Mer  (d).  Ces  gens -là 
ont  pitié  fans  doute  de  nos  Princes 
d'Europe ,  dont  les  progrès  ont  été  fî 
lents  dans  un  fi  petit  pais  :  ils  ne  trou- 
vent pas  qu'il  loit  glorieux  de  fe  bat- 
tre fi  fouvent  pour  ks  mêmes  Villes. 
On  les  prend  ,  on  les  reftitue  deux  ou 
trois  fois  fous  le  même  Règne  ;  c'eft 
toujours  a  recommencer.  Mais  que  di- 
roient-ils ,  s'ils  avoient  allez  de  génie 
pour  réfléchir  fur  l'effet  des  pertes?  La 
Maifon  d'Autriche  n'auroit  plus  rien 
dans  ce  païs-là  ,  fi  elle  n'en  avoit  per- 
du la  moitié  au  feizieme  fiecle.  Elle 
a  éprouvé  que  les  anciens  ont  eu  rai- 
fon  de  dire  qu'en  certain  cas ,  la  moitié 
vaut  mieux  que  le  tout,  dimidiumplus 
toto.  Ce  qu'elle  perdit  alors  lui  a  fer- 
vi ,  &  lui  fervira  déformais  à  fauver  le 
refte:  fans  cela  elle  n'auroit  aujour- 
d'hui ,  ni  ce  qu'elle  a  confervé ,  ni  ce 

{£)  Remarques  fur  le  difcours  du  fieur  de  Gre« 
fnionville  ,  /?.  68. 


DE      BAYtH.  3IÏ 

qu'elle  n'a  pu  reprendre.  Le  mal  eftpour 
les  Flamands ,  comme  difoit  très  -  bien 
Comines  ,  qu'ils  font  toujours  la  partie 
fouifrante.  Tant  qu'il  reftera  un  pouce 
de  terre  à  gagner ,  ce  fera  un  levain  & 
im-ferment  infaillible  de  nouvelles  guer- 
res. Mais  le  mariage  de  leur  Princefle 
avec  le  Dauphin  les  eût  apparemment 
délivrés  de  tous  ces  défaftres  :  ils  n'au- 
roient  vu  la  guerre  que  de  loin  :  elle  fe 
feroit  faite  au-delà  de  leurs  frontières  ; 
&  e'eft  un  ouvrage  ineftimable.  * 

Roman  de  la  Papcjfc  TEANNE. 

§     I. 

Autorités  fur  Icfqudhs  on  prétend  ap^ 

puyer  cette  fable.  Progrès  quelle  a 

fait  dans  le  monde ,  ê*  combien  on 

Va  brodée.  Dans  quel  temps  on  a 

commencé  à  V attaquer.  Conjectures 

fur  fan  origine. 

Ceux  qui  foutiennent  que  la  Papefîè 
Jeanne  a  exiflé,  la  placent  entre  Léon 
IV,  qui  mourut  le  17  de  Juillet  85  5  , 
&  Benoît  ni,  qui  mourut  le  8  d'A- 
vril 858.   Ils  citent  l'autorité  d'Ana- 

*  Art.  Louis  XI,  rem.  R, 


^ii         Analyse 

fîafe  le  Bibliothécaire  ,  Ecrivain  con- 
temporain :  mais  il  elt  très-douteux  qu  il 
ait  fait  mention  de  cette  Papeiie  (a). 

Bien  des  gens  fe  pcrfuadent  que  Ma- 
rianus  Scotus ,  qui  vivoit  plus  de  deux 
cens  ans  après ,  eft  le  premier  qui  en 
air  parlé  :  d'autres  fou  tiennent  qu'il 
n'en  parla  pas  du  tout  {b).  En  tour  cas 
fon  récit  eft  très-laconique  :  car  on  n'y 
trouve  autre  chofe ,  fînon  c^a  une  fem- 
me y  nommée  Jeanne  ^  fucceda.  au  Pape 
Léon  IV i  &  régit  VEgllfe  durant  deux 
ana  cinq  mois  &  quatre  jours. 

Sigebert  ,  qui  mourut  l'an  1113, 
circonftancia  un  peu  plus  la  chofe  : 
mais  il  y  a  des  gens  qui  prétendent  que  - 
cette  fable  a  été  inférée  dans  fa  chro- 
nique ,  &  que  c'eft  un  morceau  fuppofé 
(c)  :  ils  fe  fondent  fur  des  manufcrits 
où  le  pafTage  en  queftion  ne  fe  trouve 
point.  Tcxaminerai  le  fond  qu'on  doit 
faire  fur  le  témoignage  prétendu  de  ces 
trois  Ecrivains  ,  ainfî  que  fur  celui  de 
MartinusPolonus  ,  autre  Hiftorien  que 
l'on  alleo;ue. 

Ce  dernier,   qui    mourut  vers  1  an 
1270,    c'eft -à- dire,   près  de  deux 

(a)  Voyerh^.  II.  "\ 

(b)  rojq//§.  III.  ' 

(c)  Foyti  U  §.  lY. 

cens 


DE     B    A    Y    L   Ê.  313 

éent«;  ans  après  la  mort  de  Marianus  ^ 
étendit  beaucoup  plus  le  conte.  Il  af- 
Cira  que  la  Papefle  dont  parle  Maria- 
nus  s'appelîoic  Jeanne  V Anglais  ; 
qu'elle  naquit  à  Mayence  ;  que  pen- 
dant Ton  Pontificat  elle  devint  groflè  ; 
quelle  accoucha  en  pleine  rue  un  jour 
de  proceffion  ,  entre  l'Eglife  de  Saint 
'Clément  &  le  Colifce  ;  &  que  depuis  ce 
tenrps-la  les  Pontifes ,  lorCqu'ils  vont 
en  proceffion  ,  prennent  un  détour  , 
pour  ne  point  pauèr  dans  cette  rue* 
Tliierri  de  Nieni ,  qui  écrivoit  plus  de 
trois  cents  ans  après  la  mort  de  Maria- 
nus  ,  ajoute  du  fien  ,  qu'en  mémoire 
de  cet  événement  on  érigea  une  ftatue. 
D'autres  ont  parlé  d'une  Maifon  ,  & 
d  autres  d'une  Chapelle  ,  bàiies  au  mê- 
me lieu  ,  pour  éternifer  cette  infamie. 
Guillaume  Brevin  &  Platina  ,  poite- 
rieurs  à  Thierri  de  Niem ,  ont  encore 
enflé  la  dofe  ,  &  ont  mis  en  avant  la 
chaife  percée  ,  fur  laquelle  on  fait  af- 
feoir  les  Papes  pour  examiner  s'ils  fonc 
.hommes.  Un  peu  plus  de  cent  ans 
.  après j  d'autres  Ecrivains ,  voulant  aufïi 
contribuer  du  leur,  ont  débité  que  la 
prétendue  Papciïe  étoit  Magicienne  , 
iqu'el'e  couronna  l'Empereur  Louis  II , 
&c.  ;  tellement  q^uà peins  4^0  ans  ont 
Tome  IL  O 


5î4        Analyse 

pu  fuffifc  pour  donner  V  entière  forme  i 
cet  Ours  ,  que  le  pauvre  Marianus 
avoir  mis  au  monde  je  ne  fçdis  com- 
ment (d).  C'efl  ainfî  que  parle  David 
Blondel  ,  qui  ,  tout  Miniftre  qu'il 
ëtoit  ,  n'a  pas  laiflé  de  traiter  de  fable 
cette  Hiftoire  de  la  Papefle  ,  &  de 
compofer  des  Livres  pour  la  réfuter. 
C'efi  un  conte  ,  dit-il ,  tout  compofe  de 
pièces  de  rapport ,  &  qu'on  a  enrichi 
avec  le  temps.  Nous  allons  le  rapporter 
félon  le  récit  de  ceux  qui  en  ont  le  plus 
Ibigneufement  rairembié  les  circonfian- 


ces 


Il  n'en  manque  guère  à  la  narration 
de  Jean  Crefpin  :  voilà  fon  Gaulois. 
»  Jean  huitième  de  ce  nom ,  le  quel 
»  prit  le  nom  d'Anglois ,  à  caufe  d'un 
«  certain  Anglois ,  Moine  de  l'Abbaye 
»  de  Fulden  ,  le  quel  il  aimoit  fingu- 
»  liérement ,  quant  à  fon  office  a  eflë 
r  Pape  ,  mais  quant  au  fexe  il  eltoit 
«  femme.  Cette  fille  , . .  Allemande  de 
»  Nation,  native  de  Mayence,  &  nom- 
»  mée  premièrement  Gilberte  ,  feimit 
v>  d'être  homme  ,  prit  les  accouike- 


^rf)    Blondel   ,    Eclalrciffement  de  la    Quejllon  , 
fi  uni  femme   a  été  ajpfe  au  SUge  Papal  de-  Rome   g 


^ 


*  ments  d'un  homme  ,  &  s'en  alla  à 
y>  Athènes  avec  fon  amoureux  de  Moi- 
»  ne.  Or ,  comme  elle  ercoit  d'un  ef- 
»  prit  fort  aigu  ,  &  qu'elle  avoit  la 
»  grâce  de  bien  &  proprement  parler 
y>  djns  les  difputes  &  leçons  publi- 
■»  ques ,  &  que  plufieurs  s'efmerveil- 
î5  loient  grandement  à  caufe  de  fon 
»  favoir  ;  un  chacun  fut  tellement  af- 
■»  fedionné  envers  elle , .  . .  qu'après  la 
»  mort  de  Léon  elle  fut  efme  Pape.  Au 
->5  quel  office  eflant  introduite  ,  elle 
»  conféra  les  faints  Ordres....  à  la  façon 
»  des  autres  Papes  :  elle  fit  des  Prêtres 
»  &  Diacres  ,  elle  ordonna  àQs  Evef- 
>^  ques  &  Abbés ,  elle  chanta  des  Mef- 
»  fes ,  ....  elle  préfenta  fes  pieds  pour 
»  être  baifés ,  &  fit  toutes  les  autres 
»  chofes  que  les  Papes  ont  coutume  de 
>'  faire.  »  Crefpin  ajoute  à  cela  d'au- 
tres anecdotes  ,  dont  on  a  parlé  plus 
haut ,  le  couronnement  de  Louis  II  ,  la 
grofîèfTe  de  Jeanne  ,  qu'z^/z  jien  Chape^ 
lain  Cardinal  renàh  enceinte ,  fes  cou- 
ches en  pleine  rue,  au  milieu  de  la  Fille 
de  Rome  ,  en  laprcfknce  de  tout  le  peu- 
ple ,  donc  elle  mourut  fur  le  lieu  même  , 
Van  du  Seigneur  8 ^j.  Il  n'oublie  pas 
îa  circonftance  dt  la  chaire  percée ,  &  il 
■finit  par  cette  reflexion  maligne  :  main.-' 

O    2.  ' 


3i6        'Analyse 

tenant ,  dit-il ....  il  ncftplus  befoin  de 
cette  deiniere  cérémonie  :  car  pendant 
ciu  ils /ont  Cardinaux  ,  &  devant  qu'ils 
Joient  efius  Papes  ,  ils  engendrent  tant 
de  baflards  ,  que  perj'onne  ne  peut  douter 
qu'ils  nejbicnt  map.es  (e). 

Boccace  ,  dans  Tes  Femmes  illuftres  , 
a  fait  mention  de  la  Papelie  ,  qu'on  y 
voit  reprcfcntée  en  taille-douce  ,  accou- 
chant dans  une  procefTion  générale  en- 
tre les  bras  de  fes  Cardinaux.  Sa  narra- 
tion ne  s'accorde  pas  avec  celle  des  au- 
tres Auteurs.  Il  dit  qu'elle  fit  les  études 
en  Angleterre,  qu'elle  remplit  la  Chaire 
Papale  après  Léon  K,  qu'elle  accoucha 
dans  î'Eglife  en  célébrant  le  Service 
Divin  ,  &  que  les  -Cardinaux  ,,  indignés 
d'avoir  été  joués  par  cette  femme,  la 
mirent  dans  un  cachot.  D'autres  Ecri- 
vains ont  orné  le  conte  de  pluGeurs  cir- 
conllances  nouvelles.  Les  uns  infinuent 
que  cette  méchante  femme  fut  condam- 
née au  fupplice  de  la  corde  ,  &  quefori 
galant  fut  pendu  auprès  d'elle  :  c'ell  une 
des  vifions  poétiques  du  Mantouan  : 

■    Hie pendebnt  adhuc  fexum.  mentita  virilem, 

Ftemina,  c/'  zriplici  phrygiam  diademate  mitram 
ExtoUehat  apex  ,   &  Pontificalis  adulter. 

.    {e)  Jean  Crefpin ,  Etat  de  l'E^lire  ,  p.  m.  243.   & 


DE      B    A    Y    L    E.  317 

D'autres  ajourent  que  le  Diable  lui 
annonça  fa  groliclle  :  car  un  jour  qu'elle 
exorcifoit  un  Démoniaque,  &  qu'elle 
demandoit  au  malin  efpnt  quand  il  (or- 
tiroit  du  corps  de  ce  pofTédé  ,  le  Dia- 
ble répondit  :  dis-moi  quand  une  Pa~ 
pefje  en/anlera,  &  je  te  dirai  quand  j'en 
foriirai  {/)•  Je  pafTe  fous  filence  quel- 
ques autres  variations  moins  impor- 
tantes. 

C'eft  ainfi  que  î'Hiftoire  de  cette  pre'- 
tendue  Papefîë  a  été  brodée.  On  y  eût 
fans  doute  coufu  de  temps  en  temps  de 
nouvelles  pièces  ,  il  les  Catholiques  Pv.o- 
mains  ne  fe  fuflent  enfin  avifés  de  la 
combattre.  Cela  mit  fin  aux  broderies. 
Il  q[\  remarquable  qu'une  infinité  d'E- 
crivains ,  d'ailleurs  très  -  attachés  au 
Saint  Siège  ,  ayent  cru  cette  Hiftoriette. 
Enée  Sylvius  ,  qui  a  été  Pape  fous  le 
nom  de  Pie  II ,  eft  le  premier  qui  l'aie 
révoquée  en  doute  ;  mais  il  l'a  attaquée 
d'une  manière  foible  ,  &  comme  en 
tremblant  :  car  après  avoir  dit  dans 
une  Lettre  écrite  au  Cardinal  de  Carva- 
jal ,   que  dans    l'inflallation  de    cette 


(/)  Marîin,  Moine  Cordelier  ,  dans  fa  Chronique 
intitulée  Flores  temporum  ,  Du  Pleflis  Mornai  » 
My/ifre  d'iniquité ,  T^.  iCZt 


o  3 


^iS        Analysé 

femme  fur  la  Chaire  de  Saint  Pierre  ,  il 
n'y  avoit  point  eu  d'erreur  de  foi,  ni  de 
droit  ,  mais  une  fimple  ignorance  de 
fait  :  il  ajoute  ,  d^ ailleurs  VHifioire 
nejî  pas  bien  certaine  ,  N  E  Q  U  E 
CERTA  HiSTORIAEST  ('^). 
Aventin  prit  la  négative  d'un  ton  plus 
ferme  ,  &  rejetta  hautement  cette  table 
(7i).  Son  témoignage  a  d'autant  plus 
de  force  ,  que  c'étoit  dans  l'ame  un  boft 
Luthérien  :  la  Cour  de  Rome  eft  fort 
maltraitée  dans  fes  Livres ,  &  pour  peu 
qu'il  eût  trouvé  de  vraifemblance  dans 
ie  conte  de  la  Papefle ,  il  n'eft  pas  dou- 
teux qu'il  eût  pris  le  parti  de  l'affirma- 
tive ,  afin  de  (e  divertir  aux  dépens  des 
Papes. 

Depuis  Aventin,  Onufre  Panvini^^ 
Bellarmin  ,  Serarius  ,  George  Scherer , 
Robert  Perfons  ,  Florimond  de  Re- 
mond  ,  Allatius ,  Mr.  de  Launoi ,  le  P, 
Labbe,  &  plufieurs  autres  ont  réfuté 
amplement  cette  vieille  tradition.  L© 
Cardinal  Baronius  témoigne  beaucoup 
d'eftiroe  pour  le  travail  de  Florimond 
de  Remond  :  mais  il  a  eu  tort  de  dire 
que  les  Hérétiques  en  furent  li  accablés , 

(i^)    jî,neas    Sylv.   Epift.    130. 

*  (  A  )   Voyci^  le  lY.  Liv.  ù%  fçs  Annales  de  Ba<» 


I 


DE       B    A    Y    L   E.  319 

qu'ils  eurent  honte  d'avoir  parlé  de 
cette  fable  ,  &  qu'i's  n'ofent  plus  en 
fonnsr  mot  ,  ut  ampUiLS  ea  dt  fahulcz 
hifcere  non  audmnt  (i).  Cela  eft  lî 
faux  ,  que  le  Livre  de  Florimond  de 
Remond  fut  attaqué  dès  fa  naiffance  , 
&  a  depuis  été  réfuté  pas  pluGeurs  Ecri- 
vains (A:).  Aujourd'hui  même  les  Pro- 
teftants  font  encore  des  Livres  pour 
foutenir  cette  Hiftoire  de  la  Papeffe. 
Cependant  il  faut  convenir  que  l'ouvra- 
ge de  Florimond  n'eft  pas  mauvais  en. 
fon  genre  ,  &  je  ne  penfe  pas  que  per- 
fonne  eût  encore  fi  bien  réfuté  le  conte 
dont  il  s'agit.  Jufte  Lipfe  faifoit  grand 
cas  de  ce  Livre  (/).  On  y  trouve  néan- 
moins beaucoup  de  bévues ,  &  l'on  re- 
proche à  l'Auteur  d'avoir  employé  trop 
^e  digreffions  &  de  déclamations  :  outre 


'D' 


{i)    Baronius  ,   Annal,    ad  annum  853.  Nurù 

[h)  Un  Miniftre  de  Bearn  écrivit  contre ,  8c 
Florimond  lui  répondit  dans  la  féconde  Edition  de 
fon  Antipapeffe.  Alexandre  Coocke  a  fait  un  Livre 
exprès  pour  réfuter  le  même  Ouvrage.  Depuis  la 
publication  de  VAntlpapejfe  une  infinité  à'Ecrivains 
Proteftants  ont  foutenu  la  Thefe  contraire  :  tels  que 
Mornai ,  Decker  ,  Capel  ,  Hottinger  ,  Zuinger  , 
Megerlin  ,  &c. 

(  /)  Voyci  fa  Lettre  à  Mirseus  ,  inférée  dans  le 
Commeptaire  de  ce  ileriiier  fur  la  Chronique  de  ^i-. 
gebert. 


0  4 


32©  Analyse 

que  bien  des  gens  prétendent  que  !c  Je- 
fuite  Richeome  a  eu  beaucoup  de  parc 
à  l'Ouvrage. 

Je  crois  que  des  Traditions  avanta- 
geufcs  aux  Papes  ,  &  qui  feroient  com- 
battues par  des  raifons  aufîi  fortes  que 
celles  que  l'on  oppofe  à  THillioire  de  k 
Papefiè  ,  paroîtroient  dignes  de  mépris 
aux  Pfotcilants  qui  s'obflinenc  le  plus  à 
foutenir  ce  conte.  Tant  il  eft  certain 
que  les  mêmes  chofes  nous  paroiflcnt 
véritables  eu  faufTes ,  félon  nos  préjugés 
(m)  !  La  même  force  de  la  préoccupa- 
tion a  été  caufe  que  l'on  a  cru  que  la 
controverfc  de  la  Papefle  étoit  une  af- 
£iire  de  la  dernière  conféquence  contre 
l'Eglife  Romaine  :  mais  dans  le  fond  c'e'- 
toit  une  vétille  ;  car  les  objedions  qu'on 
en  peut  tirer  ne  font  pas  plus  embarraf- 
^ntes  que  celles  qu'on  fonde  fur  beau- 
coup d'autres  faits ,  &  fur  des  principes 
reconnus  par  cette  Egîife. 

M.  Moreri  fe  trompe  quand  il  afTure 
comme  une  cbofe  remarquable ,  qu  en- 
tre un  fi  grand  nombre  de  gens  qui  on$ 
affirmé  VHilhirc  de  la  Papejfe  ,  il  ne  Je 
rencontre  pas  un  feul  François.  Bou- 
chct ,  Nicole  Gilles ,  le  Préfident  Fan- 


DE      B   A    Y    L  E.  321 

ehct ,  du  Haillan  ,  Palquicr  &:c.  ,  en 
font  mention.  Au  refte  la  multitude  des- 
témoins ne  fauroit  ici  pafier  pour  preu- 
ve ,  puifque  Marianus  Scotus  ,  le  plus 
ancien  de  tous ,  eft  poltérieur  de  deux 
eents  ans  au  fait  en  queftion  ,  &;  que  fon 
témoignage  eft  incompatible  avec  des- 
faits inconteftables  qui  fe  trouvent  dars 
les  Auteurs  contemporains.  Marianus 
place  cette  Papefî'e  entre  Léon  IV  & 
Benoît  III  :  or  i\  eft  prouvé  qu'elle  n'a 
pu  régner  entre  ces  deux  Papes,  &  l'on, 
en  donne  des  démonltrations  chrono- 
logiques ,  appuyées  fur  des  palTages 
clairs  &  précis  ,  tirés  des  Ecrivains  du 
IX^.  fiecle  (/z).  D'ailleurs  la  nature  par- 
ticulière de  ce  conte  diminue  beaucoup; 
k  force  de  la  preuve  qu'on  tire  de  la 
multitude  des  témoignages.  C'eit  un  fait 
rare  ,  piquant  ,  lingulier  dans  fes  cir- 
conftances  :  il  eft  bon  pour  ceux  qui 
donnent  des  liftes  des  femmes  doCtes  ,. 
ou  des  femmes  im^pudiques,  ou  de  celles 
qui  ont  déguifé  leur  fexe  :  il  eft  borv 
pour  ceux  qui  recueillent  les  exem.ples 
des  jugements  de  Dieu  ,  &  pour  ceux, 
qui-  fe  divertiftent  à  com.pofer  des  Hif— 


(n)   Voyti  Blondel ,  Eclaircijj^iment  de  la  Qj-^fi- 
tàMi  ;  6t,-  5,  70,-  2c  iaiv.. 


o  % 


i 

321         Analyse  , 

•oaTes  facétieufes.  Toutes  forces  d'Ao-  J 
teurs  en  pouvoient  faire  ufage.  Il  ne  faut  j 
donc  pas  s'étonner  que  tant  de  gens 
Tayent  fourré  dans  Jeurs  écrits ,  lans 
s'embarrafTer  qu'il  fût  vrai  ou  faux. 
On  n'épluche  guère  les  traditions  qui 
peuvent  fervir  d'ornement  ou  de  preu- 
ve au  fujct  qu'on  traite  ,  &  il  n'eii  que 
trop  ordinaire  de  les  adopter  fans  exa- 
men. 

Ceux  qui  ont  écrit  pour  montrer  la 
faufleté  de  cette  Hiftoire,  en  ont  recher- 
ché l'origine  ,  &  ont  allégué  plufîeurs 
conjeâures.  Les  uns  difent  que  le  Pape 
Jean  VIII  ayant  térsoigné  une  grande 
lâcheté  dans  la  Caufe  de  Photius  ,  & 
s'étant  comporté  moins  en  homme 
qu'en  femme  ,  cela  lui  fît  donner  le 
Jiom  de  Papcjje  Jeanne.  C'eft  le  fenti* 
ment  de  Baronius.  Aventin  s'imagine 
que  la  véritable  origine  de  cette  fable  fe 
rapporte  au  Pontificat  de  Jean  IX  ,  qui 
fut  crée  Pape  par  le  crédit  deThéodo- 
ra  ,  femme  impérieufe  &  altiere  qui  !e 
gouvernoit.  Onufre  Panvini  applique  la 
chof'c  k  Jean  XII  :  ce  Pape  ,  dit-il  , 
traînoit  toujours  à  fa  fuite  une  troupe 

de  p 5  &  chériflbit  ,  entre  toutes 

les  autres ,  Jeanne  Rainiere  ,  qui  avoit 
im  empire  abfolu  fur  lui  ;  d'oii  il  arriva 


f 


DE      B   A   Y   I   E.  313 

que  quelque  railleur  l'appella  PapcJJe. 
Bellarmin  veut  que  le  conte  vienne  de 
ce  qu'il  courut  un  bruit  qu'une  femme 
avoit  été  placée  fur  le  trône  Patriar- 
chai  de  Conilantinople.  Allatius  pré- 
tend qu  une  certaine  Thiota  ,  qui  s'éri- 
gea en  Prophéccire  dans  l'Allema-gne  au 
IX'^^  fiecle  ,  fut  l'occafion  de  cette  fa- 
ble (o). 

Mr.  Blondcl  réfute  toutes  ces  conjec- 
tures ,  &  déclare  qu'on  ne  doit  point 
exercer  Jon  tfprit  en  des  enquêtes  inuti- 
les ,  pour  un  fujet  qui  n'en  vaut  pas  ht 
peine.  Cette  critique  me  paroît  un  peu 
trop  févere.  J'olerai  bien  dire  que  les 
perlonnes  de  fa  communion  ,  qui  ont 
tant  crié  contre  lui ,  &  qui  l'ont  confî- 
dcré  comme  un  fliux  frère  ,  n'ont  été  ni 
bien  équitables  ,  ni  bien  éclairées  fur  les 
intérêts  de  leur  parti.  Il  leur  importe 
peu  que  cette  femme  ait  cxifté  ,  ou 
qu'elle  nait  pas  exifté  :  Un  ]\îiniftre  qui 
n'ell  pas  des  plus  traitabiçj  en  convient 
(/)).  Mais  il  leur  importe  beaucoup  de 
ne  pas  donner  fujet  de  fe  faire  regarder 
comme  des  gens  opiniâtres ,  &  qui  ne 
veulent  jamais  revenir  de  leurs  anciens 


(o)   Blondel  ,  ibid.  p.  85.   &  fuiV. 

{p)  M.  Jiirieu,  On  rapportera  fon  pafisge  dans  le 

S*  v*« 

0  6 


^4         A  N  A  t  r  s  E 

préjugés.  Ils  ont  pu  objcdcr  légitime-^ 
ment  le  conte  de  la  Papclle  pendant 
qu  il  n'étoit  pas  réfuté  :  ils  n'en  étoient 
pas  les  inventeurs  ;  ils  le  trouvoie nt  dans 
plufieurs  ouvrages  compofés  par  de  bons 
Papiftes.  Mais  depuis  qu'il  a  été  réfuté 
par  des  raifons  très-folides  _,  ils  dévoient 
1  abandonner  ,  &  ne  pas  employer  de 
vaines  chicanes  pour  éterniier  cette  dif-- 
pute.  C'ctoît  apprendre  k  leurs  advcr- 
fïiires  la  méthode  de  contefler  tous  les 
faits ,  &  leur  donner  une  tablature  pour 
fè  maintenir  dans  mille  Traditions  aufli 
tabuleufes  que  celle  de  la  Papeilé,  S'ils 
avoicnt  imité  Blondel  ,  ils  auroient 
montré  par  un  bel  exemple,  qu'ils  fe 
payent  de  raifon  ,  &  que  c'eli  à  tort 
qu'on  les  accufe  d'opiniâtreté.  Launoî , 
&  quelques  autres  Catholiques  ,  qui 
combattent  les  traditions  mal  fondées  j. 
font  honneur  à  leur  Eglife  ,  &  chagii- 
nent  fes  adversaires  :  car  ceux-ci  ne' 
peuvent  plus  lui  reprocher  apr^s  cela  de 
tyrannifer  les  efprits  fur  ces  iortes  de 
fujets.  Les  Dodeurs,  au  contraire,  oui 
s'opiniâtrent  à  fou  tenir  ces  traditions 
éqi^ivoques,nuifent  à  leur  Communion, 
&  la  déshonorent.  Mais  parmi  les  dif- 
férentes feâes  qui  partagent  le  Chrii.ik- 
siiine ,  il  règne  ,  prefque  par-tout,  dit 


:  it 


•i..« 


DE       B    A    Y   I   F.  JZ^. 

plus  au  moins ,  un  certain  efpric  de  con- 
tradition  ,  qui  ne  permet  guère  qu'on 
convienne  de  Tes  torts,  &  cet  aveu  n'ell 
que  le  fruit  du  temps,  &  d'une  infinité 
d'aiîàuts.  Il  femble  que  ces  préjugés  de 
n-aiilance  ayent  été  reçus  fous  la  condi- 
tion que  certaines  femmes  de  Lacédé- 
mone  prefcrivoient  à  leurs  fils  ,  lori- 
qu'elles  leur  donnoient  le  bouclier  ,  aut 
hoc  ,  aut  in  hoc  :  faites-vous  plutôt  tuer 
que  de  le  perdre.  Les  gens  raifonnables 
favent  s'affranchir  de  ces  bas  préjugés , 
&  ils  imitent  Tes  Généraux  prudents  ,, 
qui  abandonnent  les  poffes  dont  la  dé- 
fenfe  ne  feroit  pas  avantageufe. 

PaiTons  âux  éclairciiîeirents  que  j'ai 
promis ,  concernant  les  quatre  Ecrivains 
qui  originairement  or  t  donné  cours  à 
IHifîoire  de  la  Papefîé.  Il  faut  fe  rap- 
poller  que  ces  Ecrivains  font  Anaftafe  le 
B  b'iothécaire  ,  Maiianus  Scotus  ,  Si?* 
gebert  3.  &  Martinus.Polonus.. 


^■l6        Analyse 
§.    I  I. 

lin  y  a  nulle,  apparence  qu  Anaflafc  le 
Bibliothécaire  ait  fait  mention  de  la. 
FapeJJ'e.  Apologie  des  Jéfuites  de 
Mayence  ,  calomniés  au  fujet  d'une 
prétendue  Jaljtjî cation  de  cet  Ecri- 
vain. 

De  fortes  raifons  me  pcrfuadent  qu'o- 
riginairement Anaftafe  n'a  point  parlé 
de  la  Papeli'e  Jeanne  ,  &  que  ce  qu'on 
trouve  à  fon  fujet  dans  quelques  vieux 
Manufcrits  de  ce  Bibliothécaire ,  eft  une 
addition  poiliche  ,  inférée  par  des  mains 
étrangères. 

i<>.  Panvini  affure  que  dans  les  an- 
ciens Manufcrits  des  vies  des  Papes  , 
compofées  par  Damafe  ,  par  Anallafe 
le  Bibliothécaire  ,  &  par  Pandolphede 
Pife  ,  il  n'eft  fait  ancune  mention  de 
cette  femme ,  fi  ce  r\Q\\.  à  la  marge  , 
entre  Léon  IV  &  Benoît  III ,  où  cette 
fable  je  trouve  inférée  par  un  Auteur 
poftérieur ,  en  caractères  divers  ,  6"  du 
tout  différents  des  autres  [a). 

2°.  Blondel ,  qui  a  vu  dans  la  Biblio- 

(a)    Omiphr.  in    Addit.  ad  Plat,  cité  par  Coeffe- 
teau  ,  iiSii  la  KépoA^ç  au  pi^'tiered'iriii^uité  >p.  jo^a 


DE      B   A   Y   L  E.  3^7 

tlieque  du  Roi  un  Manufcrit  d'Analî?.fe 
où  ie  trouve  l'Hiftoire  de  la  PapefTe  ,  & 
qui  a  lu  &  relu  foigneufement  cet  en- 
droit ,  a  reconnu  à  des  preuves  certaines 
que  c'étoit  une  pièce  coufue.  Il  déclare 
que  ce  qu'on  y  lit  touchant  cette  pré- 
tendue Papelîé  ejî  tiré  des  propres  pa- 
roles de  Martinus  Polonus  ,  Auteur 
poJIérUur  à  Ana/Iafe  de/j-o  o  ans;  qu'on 
n'y  reconnoît  nullement  le  ftyle  d  A- 
naièafe  ,  mais  celui  de  Polonus  ;  que  ce 
conte  ,  tel  qu'il  eft  narré  dans  le  Ma- 
nufcrit mentionné ,  ne  peut  s'accorder 
avec  le  récit  d'Anaftafe  touchant  l'élec- 
tion de  Benoît  III  ;  que  fuivant  le  récit 
du  Bibliothécaire  il  eJl  ahjolument  im- 
pojjibk  qu  aucun  ait  tenu  le  Papat  entre 
Lcon  IV  &  Benoit  III ^  que  cet  Hiito- 
rien  obferve  qu'après  le  décès  de  Léon  , 
les  notables  &  le  Peuple  de  Rome  ré- 
folurent  d'élire  Benoît ,  &  qu'aufïi-tÔE 
illico  y  ils  allèrent  le  trouver  dans  l'E- 
glife  de  Saint  Callifte  ,  où  il  prioit  Dieu  , 
&  qu'après  l'avoir  inflallé  fur  le  trône 
Pontifical ,  ils  envoyèrent  le  Décret  de 
fon  éledion  aux  très-  invincibles  Au- 
gufles  Lotkaire  &  Louis.  Or  tous  les 
Hiftoriens  de  ce  temps-la, ajoute  Bîondel, 
attertent  unanimement  que  le  premier 
de  ces  deu;i  Princes  mourut  le  2.9  Sep^ 


328  Analyse 
ttmbre  85  5  :  c'ell-à-dire  74  jours  aprèS' 
le  Pape  Léon  IV  ,  décédé  le  17  Juillet 
855  (/?).  Où  placerons  -  nous  donc  le 
règne  de  cette  Paptfle  qu'on  fait  (îégcr 
entre  Lcon  IV  &  Benoît  III  ,  &  dont 
on  veut  que  le  Pontificat  ait  dure  plus 
de  deux  ans  ?  N'eft-il  pas  vrai  que  fi 
nous  trouvions  dans  un  Manufcrit  , 
qu'innocent  X  étant  mort,  on  lui  don- 
na promptement  pour  fucceffeur  Ale- 
xandre VII  ,  qu'Innocent  XI  fut  Pape 
immédiatement  après  Innocent  X  ,  & 
fiégea  plus  de  deux  ans ,  &  quenfuite 
Alexandre  VII  lui  fuccéda,  nous  dirions 
qu'un  même  Ecrivain  n'a  pu  débiter 
toutes  ces  chofes ,  &  qu'il  faut  de  toute 
nécenîté  que  les  Copilles  aient  joint  en~ 
femble  fans  jugement  ce  qui  avoit  été 
dit  par  différentes  pcrfonnes?  Analèafe 
le  Bibliothécaire  feroit  tombé  dans  une 
pareille  extravagance,  s'il  étoit  l'Auteur 
de  tout  ce  qu'on  trouve  dins  les  Manuf- 
crits  de  fon  ouvrage  ,  qui  font  mention; 
delaPapeffe,  Ci'bns  donc  que  ce  qui 
concerne  cette  femme-là  eif  une  pièce 
poflichc,  &  qui  vient  d'une  autre  main.. 
^'>.  Mr.  Sarrau  ,  zélé  Proteilant ,  8c 
habile  homme,  en  jugea  ainfi  après  avoir 

(j^\  Blçndel  j.  ihid  p.  6 ,  7 ,  &  fiii»*. 


DE     B  A  Y  L  E.  ^29 

examiné  avec  attention  le  Manufcrit  de 
la  Bibliothèque  du  Roi.  Il  conclut  de  la 
narration  qui  s'y  trouve  touchant  l'c- 
kdion  de  Benoit  III  ,  à  laquelle  on 
procéda  immédiatement  après  la  more 
de  Léon  IV  ,  que  la  fable  de  la  Papellê 
y  a  été  coufue  par  un  homme  qui  abu- 
fbit  de  Ton  loifir  :  indè  patet  ,  dit-il , 
qiiod  de  ea  (  Joannâ  )  diclum  cjly  ajjii- 
mentiun  ejfe  hommis  otio  abiijî  (c).  Il 
en  parla  de  la  forte  dans  les  Lettres  qu'il 
écrivit  à  Saumaife  ,  &  il  appuya  fon 
fcntiment  fur  pluiieurs  autres  raifons. 
En  voici  une  qui  me  paroîtdémonflra- 
tive.  Les  chofes  qui  concernent  la  Pa- 
pefTe  dans  le.  Manufcrit  d'Anallafe  ne 
font  point  rapportées  comme  des  faits 
dont  l'Auteur  fe  rende  garant  :  il  fè  fert 
des  expreffions  vagues  &  incertaines  ^ 
on  ajfure  que  ,  on  dit  que ,  UT  ASSERI- 
TUE. ,  UT  DICITUR.  Un  Hiftorien 
contemporain  ,  établi  k  Rome  ,  très- 
favant ,  pour  ces  temps-la,  peut-il  par- 
ler de  la  forte  pour  un  fait  de  ce  caracie- 
re  ,  fur  une  aventure  aufïï  extraordinaire 
que  celle- là  (^/)   ? 

Les  raifons  que  nous  venons  d'alié- 


(c)  Sarraviiis ,  Epift.  CXXXVUL 
{d)  Idm,  Epift,  ÇXLYI. 


53<3        Analyse 

guer  font  fî  propres  à  perfuader  qu'A- 
naflafe  n'a  rien  dit  de  la  Papefle  ,  que 
pour  les  détruire  il  ne  fuffit  pas  d'allé- 
guer qu'il  y  a  plufieurs  Alanufcrits  où 
cette  Hifloire  Ce  trouve  ;  il  faudroit  né- 
ceflairement  montrer  le  conte  dans  l'o- 
riginal d'Anaftafe  ;  car  alors  on  aime- 
roit  mieux  croire  fur  le  témoignage  de 
les  yeux  que  cet  Auteur  s'eft  rendu  ri- 
dicule en  narrant  des  chofes  contradic- 
toires, &  en  fe  fervant  follement  d'un 
ouï-dire  ,  que  de  raifonner  ou  de  difpu- 
ter.  On  ne  délie  point  le  nœud  ,  quand 
©n  objede  que  cet  Auteur-là  n'eft  point 
exaft ,  &  qu'il  fe  trouve  des  variations 
&  des  contrariétés  dans  fes  récits  (c), 
N'eft-il  pas  certain  que  cela  ne  tire  point 
à  conféquence  pour  les  chofes  qui  fe 
font  paiîées  fous  fes  yeux  ?  Ceux  qui 
parlent  des  fiecles  pafTés  confultent  plu- 
sieurs Ecrits,  prennent  de  l'un  une  cho- 
fe  ,  &  de  l'autre  une  autre.  Voilà  pour- 
quoi,  s'ils  n'ont  pas  du  jugement,  ils 
mettent  enfemble  des  faits  qui  s'entre- 
détruifent  :  mais  cela  ne  leur  arrive 
point  à  l'égard  des  événements  frais  & 
nouveaux  ,  &  auiïi  notoires  que  l'inftal- 
lation  des  Papes,  Pour  ce  qui  efl  de  ceux 

(e)  C'eft  la  vaine  folution  que  Des  Marets  a  em- 
ployée dans  fon  Examen  ^uxjl.  de  Papx  femna* 


DE      B   A   Y   L   E.  33Î 

<jm  prétendent  que  l'adverbe  illico  a  été 
fourré  par  une  autre  main  dans  le  Texte 
d'Anaitaie  (/)  ,  il  faut  leur  répondre 
qu'avec  un  femblable  échapatoire  on 
fccoueroit  le  joug  de  tous  les  témoins  qui 
incommodent  ,  &  que  l'on  réduiroic 
toute  l'Hiftoire  à  un  Pyrrhonifme  épou- 
vantable. Une  raifon  particulière  & 
très- forte  nous  défend  ici  d'admettre  la 
conjecture  de  ces  gens-la  ,  c'eit  que  nous 
avons  des  preuves  fondées  fur  des  paiTa- 
ges  de  quelques  autres  Auteurs  contem- 
porains ,  par  lefquels  il  paroit  que  Be- 
noît III  a  été  le  fuccelleur  immédiat  de 
Léon  IV  ,  &  que  l'intervalle  entre  la 
mort  de  l'un  &  l'inftallation  de  l'autre 
â  été  petit.  C'eft  pourquoi  la  raifon  veuC 
que  l'on  fuppofe  qu'A^naftafe  s'eft  fervi 
^e  Fadverbe  en  quelHon. 

Examinons  une  chofe  dont  on  a  fait 

(i    un  grand  bruit ,  &  qui  n'eft  fondée  ,  ce 

me  femble  ,  que  fur  un  difcours  très- 

i    vague.  >•>  Marc  Velfer  ,  l'un  des  princi- 

f    »  paux  Magiftrats  d'Augfbourg  ,  ayant 

y*  envoyé  l'an    1601   aux  Jéfuites  de 

»  Mayence  le  Manufcrit  d'Anaftafe  , 

»  pour  le  faire  mettre  fous  la  prefTe;  ils 

»  prièrent  MarquardFreher,  Confeilleç 

j»  de  fon  xAlteflè  Eledorale  à  Heidd-* 

{f)  Des  Marets,  iW. 


332-         Analyse 
»   berg  ,  de  les  aider  dans  ce  travail. 
»  Sous  la  promefre  qu'ils  faifoient  de 
«  donner  au  public  ,  de  bonne  foi ,  ce 
»   qui  leur  feroic  communiqué  ,  il  leur 
>î  envoya  deux  Manufcrits  d' Anaftafe  , 
»   où  la  vie  de  la  prétendue  Papefï'e  fe 
J5   trouvoir.  Mais  ces  MciTieurs  fe  con- 
»  tentants  de  faire  tirer  deux  Exemplai- 
55  res  de  cette  forte  ,  ils  fupprimercnc 
»  dans  le  refie  de  l' Edition  ,  ce  qui  leur 
»   avoit  elle  fourni  ;  tellement  qu'il  n'a 
»  point  paru ,  &  Monfieur  Frehcr  a  elté 
»  contraint  de  s'en  plaindre ,  par  une 
>î   efpece  de  Manifejh  imprimé  (^g).   « 
Voilà  ce  que  le  Minière  Blondel  dit, 
que  Mr.  Saumaife  lui  raconta  en  ^i  640. 
Mais  il  obferve  que  jamais  perfonne  n'a 
pu  montrer  ni  les  deux  Manufcrits  com- 
muniqués aux  Jéfuites  par  Freher ,  & 
tirés  de  la  Bibliothèque  d'Heidelberg,  ni 
les  exemplaires  que  ces  Pères  fournirent 
à  ce  Confeiller  de  TElcctcur  Palatin  ,  ni 
leManifeiîe  qu'il  publia, dit-on  ,  contre 
\qs  Jéfuites. 

MefTieurs  Rivet ,  Sarrau,  desMarets , 
Spanheim,&  Boeelcr,  témoignent  avoir 
ouï  dire  la  même  chofe  à  M.  de  Saumar- 
fe  ,  &  ils  n'ont  pas  manqué  ,   fur  fon 

(^)  Blondel ,  uU  fuprày  p.  3.  &  4. 


DE      B   A   Y   L  E.  33^ 

témoignage  ,  d'accufer  publiquement  ies 
Jcluices  de  IMayence  d  avoir  joué  là  un. 
tour  de  filou.  Il  doit  pafTer  pour  incon- 
teitable,  que  M.  de  Saumaife  a  dit  cela  ; 
mais  la  queflion  efl  de  favoir  fi  fa  mé- 
moire ,  quelque  bonne  qu'elle  tût ,  ne  le 
trompoit  point.  On  feroit  beaucoup  plus 
honnête  &  beaucoup  plus  charitable  en 
iui  imputant  ce  détaut  ,  qu'en  i'accu- 
fant  d'impollure  comme  fait  le  Père 
Labbe  (h). 

Quoi  qu'il  en  foit ,  fi  le  conte  de  Mp. 
de  Saumaife  étoit  vrai  ,  nous  aurions  ici 
un  des  plus  étranges  prodiges  qui  aient 
jamais  paru  dans  le  genre  humain.  Les 
Jéfuites  auroient  commis  une  fraude  in- 
flgne  dans  un  point  controverfé  entre 
les  Catholiques  &  les  Proteftants  :  Mar- 
quard  Freher  ,  indignement  pris  pour 
dupe  dans  cette  af  aire,  s'en  feroit  plaint 
au  public  .  &  auroit  couvert  de  honte 
ces  impoileurs  :  &:  néanmoins  aucun 
Auteur  du  temps  n'eût  fait  micntiond'un 
tel  attentat ,  &  d'une  fourberie  fi  écla- 
tante. Du  Pleffis  Mornai ,  qui  avoir  des 
correfpcndanccs  dans  tout  le  monde 
Proteilant,  &  des  relations  particulières 
avec  le  Palatinat ,  n'auroit  licn  fu  de 
cette  affaire  ;  car  il  n'en  parle  point  duns 

(A)  In  Cenotaphio  eyerfo,    , 


^34  Analyse 
le  chapitre  de  la  Papeffe  Jeanne.  Rivet ,' 
l'homme  du  monde  le  plus  curieux  en 
toutes  fortes  de  Livres  de  controverfe  , 
n'auroit  pas  été  mieux  inftrnit  que  Du  i  i 
PlcfTis^en  réfutant Coeffeteau,  quiavoic  |  |i 
nié  l'Hilloire  de  cette  Papeife.  Conrard 
Decker ,  publiant  un  Livre  dans  le  Pa- 
îatinat  pour  fou  tenir  cette  Hiftoire ,  au- 
roit  ignoré  l'aventure  de  l'Edition  d'A- 
nartafe.  Un  certain  Urfm  ,  qui  fe  don- 
noit  la  qualité  d'Anti-Jéfuite  ,  &  qui 
publioit  au  même  pays  divers  ouvrages 
très-fatyriques  contre  la  fociété  ,  n'au- 
roit rien  dit  de  cette  aventure.  David 
Parcus  ,  Profefleur  à  Heidelberg  ,  qui 
étoit  perpétuellement  aux  prifes  avec  les 
Jéfuites  de  Mayencc  ,  les  eût  épargnés 
fur  ce  point-là.  Jamais  les  difputes  entre 
les  Proteflants  &  les  Jéfuites  n'ont  été 
auffi  violentes  ,  &  fur-tout  en  Allema- 
gne ,  que  pendant  les  trente  premières 
annéesdu  XV'II^.fiecle  ;  cependant  par- 
mi une  infinité  de  Traités  de  controver- 
fes  &  de  Libelles  ,  qui  parurent  contre 
les  Jcfuites  dans  cet  intervalle  de  temps, 
il  ne  s'en  rrouveroit  aucun  qui  leur  re- 
prochât rimpoflure  de  l'Edition d'x\naf- 
tafc.  D'où  pourroit  venir  une  indulgence 
fi  univerfelle  ?  Se  feroit-on  fait  une  loi  à 
Heidelberg  ,  depuis  l'Edition  d' Anaftafe 


B  E     B   A  y  L  E.  93$ 

en  i6oi ,  jufqu'a  la  ruine  de  la  Biblio- 
thèque en  i6zi  ,  de  ne  montrer  à  per- 
fonne  les  deux  Exemplaires  dont  les  Jé- 
fuites  avoient  fait  préfent ,  &  d'empê- 
cher les  confrontations  ?  Tout  le  monde 
s'accorda-t-il  à  jetter  au  feu  la  plainte 
publique  de  Marquard  Freher  ,  & 
même  à  en  perdre  le  fouvenir  ?  D'où. 
vient  que  Saumaiie  ,  le  feul  qui  ait  eu  le 
don  de  fe  fouvenir  de  cette  affaire  ,  n'en 
parla  jamais  dans  les  ouvrages  qu'il  pu- 
blia ,  trop  content  d'en  entretenir  fes 
amis  en  converfation  ? 

Les  queftions  que  l'on  pourroit  faire 
fur  ce  fujet  font  infinies.  Le  Père  Labbe 
en  a  poulfé  quelques-unes  d'une  façon 
impitoyable  ,  &  avec  des  termes  afîbm- 
mants  contre  Saumaife  ,  &  contre  ceux 
qui  publièrent  ce  qu'il  leur  avoit  dit  de 
vive  voix.  Ce  font  des  queftions  qui  fe 
préfentent  d'elles- mêmes  ,  &  quoique  je 
ne  fois  qu'un  nain  en  comparaifon  de  ces 
Coloffes ,  il  mefemble  que  fi  j'avois  en- 
tendu dire  à  M.  de  Saumaife  ce  qu'il  leur 
contoit ,  je  lui  aurois  fait  quelques-unes 
des  objections  du  Père  Labbe.  Je  l'aurois 
prié  en  particulier  de  me  donner  quel- 
ques raifons  de  ce  prodigieux  filence  de 
tous  les  Auteurs  qui  ont  écrit  contre  les 
Jéfuites  depuis  l'an  1 601.  Si  un  honnête 


33^  Analyse 

homme  m'aiTuroic  aujourd'hui  que  M. 
Arnauld  lui  dit  en  1664  ce  que  je  vais 
rapporter  ,  je  lui  répondrois  hardiment  ; 
je  crois  que  M.  Arnauld  vous  a  dit  ces 
chofes ,  puifque  vous  l'atteftez  comme 
témoin  auriculaire,  mais  je  ne  crois  point 
qu'il  ait  dit  vrai;  c'ell  un  de  ces  difcours 
vagues  de  converfation  ,  où  il  n'arrive 
que  trop  louvent  de  brouiller  les  chofes 
pitoyablement  :  nous  en  avons  mille 
exemples  dans  ie  Scaligerana  &  dans  le 
Menagiana,  Voici  le  narré  que  je  (up- 
pofe  qu'auroit  fait  Mr.  Arnaud  :,  cela 
fournira  la  matière  d'un  parallèle. 

Mefîieurs  Du  Puy  envoyèrent  en 
1644  aux  Jcfuites  de  Rome,  le  Manuf- 
crit  d'un  Concile  où  il  y  avoit  un  pafla- 
ge  déciiif  pour  l'efficacité  de  ia  grâce. 
Les  Jéfuîtesavoient  engagé  leur  foi  qu'ils 
n'ôceroient  rien  du  Manufcrit.  Ils  en 
firent  tirer  deux  Exemplaires  fidèle- 
ment ,  &:  retranchèrent  dans  tous  les 
autres  le  paiFagedécihf  :  ils  renvoyèrent 
le  Manufcrit  à  Meilleurs  Du  Puy  ,  & 
leur  firent  préfent  des  deux  Exemplaires 
qui  n'étoient  pas  corrompus.  Mefficurs 
Du  Puy  ayant  fu  la  fupercherie  s'en 
plaignirent  par  une  Lettre  imprimée. 

Si  iMr.  Arnaud  avoit  fait  un  tel  ré- 
cit ,  il  n'y  a  point  d'homme  raifonna- 

ble. 


DE      B   A    Y    L   E.  337 

ble ,  qui  ne  fût  en  en  droit  de  lui  de- 
-inander  pourquoi  perfonne  ne  s 'eft  ja- 
mais vanté  d'avoir  vu  la  Lettre  de 
MefTicurs  Du  Puy  >  D'oii  vient  qu'ils 
n  ont  pas  fommé  les  Jéluites  d'envoyer 
<^uelqu'un  pour  affilier  à  une  afièmblée 
dans  laquelle  on  confronteroit  le  ma- 
nufcrit  avec  les  deux  exemplaires  reçus 
en  préfent,  &  avec  le  refte  de  l'Edition  > 
Pourquoi  n'ont-  ils  pas  drelTé  un  A6le 
devant  Notaire  ,  afin  d'avoir  une  preu- 
ve très-invincible  de  la  fraude  >  Pour- 
quoi vous ,  qui  avez  tant  écrit  contre 
les  Jéfuites  ,  ne  leur  avez-vous  jamais 
fait  le  reproche  d'avoir  fali:fié  le  Ma- 
nufcrit  d'un  Concile?  Pourquoi,  de- 
puis les  difputes  du  Janfénilme  ,  oui 
ont  produit  une  infinité  d'ouvrages' 
contre  la  Société,  ne  trouve- t-on  au- 
cun Auteur  qui  fe  foit  plaint  du  re- 
tranchement de  ce  paliage  )  Quelle 
tête  de  Medufe  a  tellement  engourdi 
&  la  main  &  la  mémoire  d'une  infinité 
d'Anti-Moliniftes  ,  qu'aucun  d'eux 
n'ait  rien  imprimé  touchant  cela  }  Se 
feroit-on  donné  le  mot  pour  épargner 
aux  Jéfuites  la  honte  qu'ils  méritoicnt? 
Mais  pourquoi  les  épargner  fur  ce  point- 
là  ,  pendant  qu'on  n'oublioit  rien  de  ce 
qui  pouvoit  leur  nuire  fur  tout  le  relief 
•      lomc  IL  jP 


33^  A  N  A  I  Y   s  s 

On  ne  fauroic  lever  ces  difficultés ,  & 
elles  frappent  de  telle  forte  ,  qu'à  moins 
defe  laitier  aveugler  par  une  préoccupa- 
tion bizarre  pour  la  fincéritc  de  M.  Ar- 
naud ,  &:  pour  la  fidélité  de  fa  mémoire  , 
on  croira  toujours  que  fon  récit  n'eft 
qu'une  fable. 

Mais  quand  même  tout  ce  que  M.  de 
Saumaife  raconte  feroit  certain  ,  ce  ne 
feroit  pas  une  chofe  dont  on  pût  tirer 
quelque  conféquence  pour  le  fond  de  la 
queflîon  ;  car  ce  qui  a  été  obfervé  à  l'é- 
gard du  manufcrit  de  la  Bibliothèque 
Royale  n'auroit  pas  moins  de  vertu 
contre  celui  de  la  Bibliothèque  Pala- 
tine, ©n  diroit  fur  le  même  fondement, 
que  THiiloire  de  la  PapelTe  a  été  cou- 
fue  à  l'un  &  à  Fautrc  ,  &  ainfi  l'oii 
conclueroit  qu'Anallafe  n'en  eft  point: 
'l'Auteur. 

§.     I  I  I. 

Il  ej}  équivoque  que  Mj.rianus  ScotuS 
ait  parlé  de  ce  conte. 

Cocifeteau  nous,  apprend  que  p^il^ 
J:eur<;  docle.s  peffonnages  focipçonnenC 
les  Luthériens'  d'avoir  falfifié  îe^.  Ma- 
nufcrits  de  Marianus  Scotus ,  &  d'y 


si 


DE      B   A   Y   L   E.  559 

•^t^oir  inferi  l'article  de  la  Papefle  Jean- 
ne ;  que  ce  conte  ne  fe  trouve  point 
dans  ies  vieux  Exemplaires  ;  que  Mi- 
reus ,  Chanoine  d'Anvers  ,  Editeur  ré*- 
cent  de  la  Chronique  de  Sigebert  ,  cer- 
tifia qu'il  avoit  un  vieux  Manufcrit  de 
Marianus ,  écrit  fur  parchemin  ,  dans 
lequel  cette  fable  n'eiè  inférée  ,  ni  aa 
texte  ,  ni  à  la  mars:e  ;  Que  Ludovicas 
Sombechus ,  Abbé  de  Gcmblours ,  avoid 
remis  ce  Manufcrit  à  Mireus  ;  que  l'E- 
diteur du  Krantzius  de  Cologne  té- 
moigna avoir  vu  un  Manufcrit  pareil  ; 
q[ue  le  Jéfuite  Serarius  déclare  qu'il  a 
vu  à  Francfort  un  manufcrit  que  lui 
montra  Lacomus  ,  Doyen  de  l'Eglife 
de  Saint  Barthclemi,  où  la  cho/i?  eH:  rap- 
portée avec  cette  rdlnâiorijUt ajfentur, 
refiridion  que  le  Calvinijie  Heroidus  , 
Editeur  du  Marianus  de  Bàîe  ,  a  eu  la 
mauvaife  foi  de  fupprimer  dans  fon  Edi- 
tion [a)  ,  qui  a  été  faite  fur  ce  Manuf- 
crit de  Latomus  (b). 

Arrêtons-nous  un  peu  fur  les  demie* 
tes  paroles  du  récit  de  Coeffeteau.  Oa 
y  voit  que  de  l'aveu  du  Jéfuite  Serarius, 
l'Edition  de  Bàle  ne  diftere  du  Manuf- 

(a)  Coeffeteau  ,    Réponfe  au  Mjfiere  d'iniquité  , 

(,b)  Florimond  de  Remond  ,  Antipapeffe  ,  Ckap.  11^ 
num.  4» 

P  a. 


^^O  A  F   A   I   Y   s  E 

crit  de  Latomus  qu'à  l'égard  des  tcrmôff 
ut  ajfcritur.  Il  contient  donc  tout  le 
reftc  ,  &  par  confcquent  il  y  a  des  Ma- 
nulcrits  de  Marianus  qui  font  mention 
de  la  Papefle  ,  fans  qu'on  puifîe  dire 
que  les  Luthériens  y  ont  ajouté  cela: 
car  il  eft  indubitable  que  le  Manufcric 
de  Latomus  n'a  point  été  fallifié  par 
eux  ,  puifque  ce  tut  un  prêtre  Catholi- 
que qui  le  fournie  ,  &  qui  le  tira  de  la 
Èibliotlieque  de  fon  Eglife  (  c  ).  Mais 
d'oij  viennent  ,  dira-t-on  ,  ces  varia- 
tions dans  les  Manufcrits  d'un  même 
Auteur  ?  Pourquoi  trouve-t-on  dans 
quelques-uns  la  Papcfle  Jeanne ,  & 
pourquoi  ne  la  trouve-t-on  pas  dans 
quelques-autres  ?  Je  répons  que  cette 
divernté  peut  avoir  été  produite  auffi- 
tôt  par  addition  que  par  fouflradion  , 
&  que  pour  favoir  au  vrai  Ci  Marianus 
ed  l'Auteur  du  court  article  qui  con- 
cerne la  Papeffe  ,  il  faudroit  avoir  l'ori- 
ginal de  fon  Ecrit.  Mais  comme  on  ne 
l'a  point ,  il  eft  prefqu'impofTible  de  dé- 
cider la  chofe. 

On  peut  faire  une  autre  queftion. 
EPt-il  plus  apparent  que  ce  qui  concer- 
ne la  Papeflb  Jeanne  a  été  ôté  par  les 
Capiftes ,  qu'il  n'eft  apparent  qu'il  ait 

(c^  Idim  ibii. 


D   E      B    A   Y    L   E.  34» 

été  ajouté  ?  Il  eft  difficile  de  répondre 
quelque  chofe  de  pcfitif  :  car  il  y  a  des 
raifons  pour  &  contre.  Il  eir  probable 
que  certains  Copiiles  ,  ayant  trouvé 
fcandaleufe  la  période  de  la  Papeffe  , 
n'ayent  pas  voulu  l'inférer  ;  &  il  eft 
probable  que  d'autres  Copiiles  ,  frappés 
de  la  fîngularité  du  fait,  n'ayent  pas 
voulu  qu'il  manquât  dans  leur  Maria- 
nus ,  &  aient  pris  foin  de  l'ajouter.  Il  y 
a  des  Ledeurs  qui  écrivent  a  la  marge 
-  d'une  chronique  ,  ou  de  tel  autre  ou- 
vrage de  même  nature  ,  un  grand  nom- 
bre de  fuppléments.  Si  cette  chronique  , 
ainfi  augmentée,  tombait  dans  les  mains 
d'un  Libraire  ,  il  pourroit  fort  bien  ar- 
river qu'il  inférât  dans  une  nouvel  le 
Edition  toutes  ces  notes  marginales  , 
chacune  en  fon  rang ,  fans  fe  donner 
même  la  peine  de  les  diftinguer  de  l'an- 
cien texte.  Nous  avons  des  exemples 
journaliers  de  ces  fortes  d'infidélités. 
Une  pareille  conduite  devoit  être  en- 
core plus  fréquente  avant  l'invention 
de  l'Imprimerie  :  car  les  Livres  étoienc 
plus  chers  ,  ik  ainli  beaucoup  de  gens 
aimoient  mieux  joindre  à  la  marge  de 
leur  Manufcrit  les  fuppléments  qu'ils 
tiroient  des  autres  copies ,  que  d'être 
obligés  d'acheter  deux  fois  le  même  ou- 

r  3 


542.  Analyse 
vrage.  Or  ,  ces  additions  nricirginalcs  paA 
foîent  ordinairement  dans  !e  texte,  lorf- 
qu'on  faifoit  une  nouvelle  copie.  Je 
m'étendrai  un  peu  plus  iur  ces  conjec- 
tures dans  le  §.  V. 

je  ne  donne  point  ceci  pour  des  rai- 
fons  convaincantes ,  ni  même  pour  des 
conjcftures  que  l'on  ne  puiiTe  réfuter; 
mais  que  peut-on  faire  de  mieux  fur  des 
matières  li  incertaines ,  où  l'on  ne  mar- 
che qu'à  tâtons.  Ce  que  je  m'en  vais 
dire  ne  tient  pgs  tant  du  Problème.  Si 
le  conte  de   la  Papefîe  a  été  fraudu- 
Jeufement  inféré  dans  les  anciens  Ma- 
ïiufcrits  de  Marianus  ,  ce  ne  font  point 
les  Luthériens    qui   font  coupables  de 
cette  faîfiiication  ;  car  ces  Manufcrits 
fon?i,jan£érieurs  à  Luther.  D'ailleurs  ce 
Réformateur  parut  dans  un   temps  où 
3'jmprîraerie    étoit    commune  ;  on  ne 
s'amiifoic  guère  alors  à  copier  des  Ma- 
nufcrits ,  &  après  tout ,  les  connoifî'eurs 
favent  fort  bien  diirin^uer  il  une  cooie 
a  été  faite  au  XVI''  ilccle  ,  ou  long- 
temps auparavant.  Concluons  que  fi  la 
chronique  ,  dont  nous  parlons ,  a  été 
falfinée  ,   c'a  été  par  les   Catholiques 
Ko  mains. 

Ms.is  ,    dira-t-on  ,   les    Catholiques 
avoient  incomparablement  plus  de  mo- 


DE      B    A    y    L    E,  343. 

tifs  de  fnppnmcr  i'aventure  par-tout  où 
ils  la  trouvoient ,  que  de  rinfcrer  où  ils 
ïiG  la  trouvoient  pas  :  ils  voyent  fore 
bien  qu'elle  ctoit  hontcufe  pour    leur 
Egîife  ?  Cette  cbjedion  a  quelque  diofe' 
de  fpécicux  ;    mais    au   fond  ce   n'efè 
qu'un  beau  fantôme  :  car  cette  fable  eO: 
fortie originairementdu fcin du  Papifrae, 
&:  ce  font  des  Prêtres  &  des  Moines  qui 
l'ont  publiée  les   premiers.   Elle  a  été 
crue  par  des  Auteurs  fort  dévoués  au 
Saint  Siège  ,  tels  qu'Antonin  Archevê- 
que de  t  lorence  ,  l'un  des  Saints  de  la 
Communion    Romaine.  Une    inanité 
d'Ecrivains  l'ont  rapportée  bonnement 
&  fimplcment ,  fans  prétendre  nuire  aux 
Papes  ,  &  ce  ne  fut  qu'au  commence- 
ment du  XVl^  liecle  qu'on  commença 
à  la  combattre  tout  de  bon  ,  lorfque  les 
Luthériens  cherchèrent  a  s'en  orévaloir. 
'Il  y  a  bien  d'autres  chofes  que  les  ïc'a- 
teurs  du  Papifme  avoient  intérêt  de  fup- 
primer  ,  &  auxquelles  ils  n'ont  point 
touché  ,  quoiqu'elles  fufîent  infiniment 
plus  fcandalcufes  &    plus  flétriiTantes 
que  celles-là.  Venons  à  l'examen  de  la 
chronique  de  Sigebert. 


p* 


344         Analyse 

§.    I  V. 

Ce  quoii  oppofe  au  prétendu  pajpigt 
tiré  de  la  Chronique  de  Sigebert. 

Ce  que  l'on  vient  de  dire  fur  les  Ma- 
nufcrits  de  Mai'ianus  ,  peut  s'apphquer 
aux  Manufcrits  de  Sigebcrt  ,  Moine  de 
Gembiours  ,  qui  mourut  Tan  1113. 
Voici  ce  que  porte  fa  Chroniaue  ,  fui- 
van  t  l'Edition  de  Paris  de  l'année  1^13. 
Johannes  Angllcus,  Fama  cjl  hune 
Johinntmfccnùnam  fuifje  ,  &  uni  joli 
farailiari  cognctarn  ,  qui  eam  compk- 
xus  efi ,  &  gravis  facia  peperit  Papa. 
€xl(îcns.  QiLare  eam  in  ter  Pontifices 
non  nwnerant  quidam  ;  idco  nxymini 
numerum  nonfdcii  :  Ceft-H-dire,  Jeart 
TAnglr/is.  On  dit  que  ce  Jean  éto  t  une 
femme,  &  qu'elle  n'étoit  connue  que 
d'un  fcui  confident,  qui  coucha  avec 
elle  ,  &  qu'étant  devenue  groilè  elle 
accoucha  durant  fon  Pontificat.  C'eft 
pourquoi  quelques-uns  ne  la  comptent 
point  parmi  les  Papes;  &  c'ell  pour  cela 
auffi  qu'elle  n'augmente  pas  le  nombre 
des  Papes  appelles  Jean. 

II  a  des  Manufcrits  de  Sigebert  où  ce 
paffage  m  f^  trouve  point.  i\lii-eus  ^  ce 


DE      B    A   Y   L   S.  34^ 

Chanoine  d'Anvers  dont  on  a  parlé  plus 
haut ,  &  à  qui  nous  devons  une  Edition 
de  cette  Chronique  ,  très-poftérieure  à 
celle  de  Paris ,  Mireus  aOûre  qu'il  ne 
fait  aucune  mention  de  la  Papeliè,  non 
pas  même  en  marge  ,  dans  quatre  Ma- 
nufcrits  différents  qu'il  a  confultés  , 
entre  lefquels  étoit  celui  de  l'Abbaye  ce 
Gemblours  ,  où  Sigebert ,  étoit  Moine. 
Il  obfcrve  que  ce  Manufcrit  elt  l'origi- 
nal de  Sigebert  ,  ou  du  moins  une  co- 
pie tranicrite  de  fa  main  fur  l'origi- 
nal même  ,  pour  le  mettre  au  net  ;  d'où 
il  conclut  que  les  Manufcrits  où  fe  trou- 
ve cette  fable  ont  été  fairiiics  {a.). 

Ajoutons  au  témoignage  du  Chanoi- 
ne ,  ce  que  dit  Florimond  de  Rcmond. 
Cet  Ecrivain  remarque  que  Guillaume 
de  Nanguic  (de  Nangis),  Auteur  d'une 
vieille  Chronique  où  il  n'a  fait  que  co- 
pier Sigebert  d'un  bout  à  l'autre  ,  fans 
en  rien  omettre  ,  ne  fait  néanmoins  au- 
cune mention  de  la  Papefi'e  ,  ce  qui 
prouve  qu'il  travail loit  fur  un  Manuf- 
crit où  ce  conte  ne  fe  trou  voit  pas ,  & 
ce  qui  rend  fufpecis  tous  les  Manufcrits 
où  il  fe  trouve.  Florimond  aioute  aue  le 


(a)  Myreus  ,  în  Edit .  Slgeberù  ,  ad  annum  854^ 
çiti  ^ar  Coefièteaii ,  ubi  fi^pràt 


54^  Analyse 
Manufcrit,  original  de  Sigebert  ,fe  volt 
'encore  aiijoiini'hui  dans  V Abbaye  de 
Gcmblours  près  Loiaain  ;  que  ccji  là 
que  nofîre  Sigebert  ejioit  Religieux  ; 
que  fon  Livre  y  ejl  gardé  fort  cuiieu- 
jlment  parler  Moines^  pour  le  mort' 
irer  comme  chofe  rare  aux  Savants  qui 
viennent  viliccr  leur  Bibliothèque  ; 
qu'un  favant  Cordelicr  ,  nommé  le  Père 
Protais ,  lui  2l  jure  l'avoir  vu  ,  &  qu'i/^ 
ny  a  pas  trouvé  un  mot  de  cette  Fw 
ble  ;  qu'Onufre  ,  Genebrard  ,  &  d'au- 
tres ,  témoignenr  la  même  chofe  ,  & 
que  le  premier  de  ces  Ecrivains  déclare 
ou  il  n'a  rien  vu  touchant  la  Papeiîe 
dan^  les  plus  anciens  Manufcrits  de  Si- 
gebert qui  fe  trouvent  en  Italie  {b). 

Alexandre  Cooke  ,  zélé  dtfenfeur  de 
î'Hiitoire  de  la  PapelTe ,  s'infcrit  en 
faux  contre  la  plupart  des  allégations 
de  Florimond  ,  particulièrement  contre 
les  Manufcrits  de  Gemblours  ,  &  con- 
tre la  déclaration  du  Cordelier  (  c  )  ; 
mais  je  ne  fui:;  point  frappe  de  la  torce 
de  fes  objedions  ,  ni  de  la  folidité  de 
ics  doutes..  Il  faut  fe  rendre  récipro- 


(*)Florimon(â  de  Remond  ,  Antipapeffe  ,  Chap.  F, 
»um,    î. 

{c)  Voyei  le  Trnité  de  la  Papeffe  par  Cooke  j  i, 
^2  b'/uiv^  liad.  Fr, 


B   E      B    A    Y    L   E.  347 

quement  cette  juiHce  d'Auteur  à  Au- 
teur ,  que  fi  l'un  alîùre  qu'il  y  a  un 
tel  Manufcric  dans  une  Bibliothèque 
publique  ,  l'autre  ne  le  nie  pas  _,  à  moins 
qu'il  ne  fâche  que  cela  eft  faux  ;  car  on 
ne  doit  point  fuppofer  qu'un  Auteur 
ait  l'impudence  de  mentir  ,  iofqu'ii  eil 
ailùré  que  fon  impofture  peut-être  dé- 
couverte. Ne  pouvoit-on  pas  fe  faire 
montrer  le  Manufcrit  de  Geaiblours  , 
o'-î  charger  quelqu'un  de  le  confulter? 
Je  ne  vois  donc  pas  que  l'Auteur  An- 
glois  ait  dû  mcprifer  ce  que  Fiorimond 
allègue  concernant  le  Père  Protais.  II 
me  femble  qu'il  donne  dans  la  vétille 
quand  il  attaque  Bellarmin ,  fur  ce  qu'il 
ailûre  que  Molanus  a  vu  le  Manufcrit  de 
Gembiours  :  ce  Jéfuite  ,  dit  M.  Cooke  , 
m  nous  apprend  p.is  à  qui  Molanus  h 
dit  ,  ni  en  quel  Livre  cela  eji  écrit. 
Que  ne  confultoit-il  les  dialogues  d'un 
homme  de  fa  nation  ?  Il  y  auroit  lu 
que  Molanus  avoir  affûré  comme  té- 
moin oculaire  à  Aîanus  Copus ,  que  le 
Manufcrit  de  Gembiours  ne  contenoic 
rien  touchant  la  Papeiïe  ,  &  que  fi  ce 
lî'étoit  point  l'Original  de  STgeberc , 
,  c'étoit  pour  le  moins  une  copie  faite 
fur  l'Original  (^).  Notez  que  M.  Span- 

{^d)  Alan.is  Cop.iî,Dial.  I.  Cav.  VlïL 

F  6 


^4^        Analyse 

heim  avoue  que  le  pafîage  de  Sigebert 
qui  concerne  la  Papclle  ,  eil  une  paren- 
thelfe  que  l'on  peut  fupprimer  ,  fans 
que  le  récit  de  l'Auteur  ,  &  fes  calcula 
chronologiques  ,    en  reçoivent  aucua 
dommage  ;   car  il  donne  à  Benoit  lil  , 
immédiatement  après  Léon  ,  la  même 
année  que  la  parenthefe  alTigne  à  Jeanne 
(  e  ).  M.  Spanhem  reconnoit  aulîi  très- 
ingénument  que  la  palîkge  en  quelHon 
ne  le  trouve  pas  dans  le  Manulcrit  de 
la  J3ibliothtque  de  Leyde.  C'eft  un  Ma- 
nufcrit  fort  ancien  :  du  moins  fa  date 
cft  de  l'an   1 1  ^4. 

Blonde!  n'a  point  pris  parti  fur  la 
difpute  des  Manufcrits  de  Sigebert  ; 
mais  il  infinue  très-clairement  qu'il 
trouve  probable  que  cet  Auteur  n'a 
rien  dit  de  la  Papeli'e.  L'une  de  fes  rai- 
fons  eft  ceiie-ci  :  >•>  Vincent  de  Bauvais, 
31  &  Guillaume  de  Nangis  (qui  ont 
a  d'année  en  année  infère  fes  paroles 
5)  dans  leurs  recueils ,  &  particulière- 
»  ment  à  l'efgard  de  ce  qu'il  a  efcrit  fur 
»  Fannée  854  touchant  Benoilt  III  ^ 
»  &  Anallafe  fon  Antipape  ,  &  fur 
T>  l'année  8157  touchant  Nicolas  pre- 
»  mier  )  ne  copient  point  la  claufe  con- 
»  cernant  la  Papellè.  »  Cette  raifon  çll 

(<;)  Spanheim  ,  de  Papa  /«mina  ,  p.  /j. 


ï  E      B    A    Y   L  E.  349 

bien  forte  pour  prouver  du  moins  que 
ces  Copilks  fe  fervoient  d'un  Exemplai- 
re qui  ne  difoit  rien  de  Jeanne,  Je  fai 
bien  que  Ton  répond  qu'ils  lauroient 
cet  endroit-là  de  l'original  ,  parce  que 
Sigebert  même    raconte  qu'il  y  a  des 
gens  qui   ne  la  mettent  point  au  rang 
des  Papes  ,  &  qu'ainfi  elle  n'augmente 
point  le  nombre  des  Papes  de  ce  nom. 
On  fe  fert  auifi  de  cette  remarque  pour 
réfuter  l'argument  que  Bîondel  tire  de 
ce  que  pluiieurs  célèbres  Hiftoriens  ne 
font  aucune  mention  de  la  Papeffe.  On 
•  fait    voir   que  certains  Papes   ont  été 
rayés    du    Catalogue   des  Evêques  de 
Rome  ;  &  l'on  cite  Beda ,  qui  nous  ap- 
prend que  deux  Rois  Anglo-Saxons  , 
fe  rendirent  fi  odieux  qu'il  rut  trouvé  à 
propos  de  faire  périr  leur  mémoire  ,  & 
d'unir  immédiatement  dans  les  faftes  le 
règne  qui  fuivit  ces  deux  Princes.  Mais 
ces   réponfes   ne  peuvent  fa tisfaire  nn 
efprit    défintérefîé  ;    car   Tobfervation 
même  de  Sigebert  a  dû  être  caufe  que 
les   Auteurs  qui  adoptoient   fes  récits 
parlafient  de- la  Papelfe.  Ils  ont  dû  à 
fon  exemple  raconter  les  aventures  de 
ce  prétendu  Pontife  ,   &   puis  ajouter 
qu'elle  ne  fait  point  de  nombre  parmi 
les  Papes ,  &c.  N'ayant  point  parlé  de 


^^o         Analyse 

là  forte ,  c'cll  nn  figne  qu'ils  n'ont  point 

trouvé  duBS  Sigcbcrc  le  paLage  dont  il 


s  agit. 


Remarquons  outre  cela  que  s'il  y 
eût  eu  un  Décret  portant  Ciits  le  nom 
de  la  Papeffe  fcroit  eiiàcé  des  Ades  pu- 
blics ,  &  que  fes  Itatues  feroient  renver- 
fécs ,  c'eût  été  une  de  ces  circonflances 
infignes  que  les  Ciironiquenrs  rappor- 
tent principalement.  II  y  eut  un  tel 
Décret  contre  la  mémoire  de  Domi- 
ticn  ,  qui  n'a  pas  laillé  pour  cela  d'a- 
voir une  place  dans  toutes  les  Hiftoi- 
res  parmi  les  Empereurs  de  Rome.  Cet 
Jsrvèt  même  du  Sénat  eft  l'une  des  clio- 
fes  que  les  Hiitoriens  ont  le  plus  foi- 
gnculcment  marquée.  Et  au  fond  il  eft 
certam  qu'ahn  qu'ils  entralîcnt  dans 
l'tfpiitd'un  tel  Décret,  &  qu'ils  répon- 
difient  aux  véritables  intentions  du  Sé- 
nat ,  ils  dévoient  faire  mention  de  cer 
Arrêt  infamant.  11  n'eft  nullement 
croyable  que  ceux  qui  inlligent  une 
telle  peine  à  un  ufurpateur  ,  fouhaitent 
que  f'crlonne  ne  parle  de  lui  en  bien  ni 
en  mal  ^  ce  fercit  le  ménager  ,  &  le  vou- 
loir mettre  à  couvert  de  l'ignominie. 
Or,  c'eft  ce  qu'ils  ne  pourroient  avoir 
en  vue,  fans  tomber  enconfradiaion;& 
par  confcquciit  ils  défocnt  que  ce  qu'ils 


DE      BayLE.  351 

ordonnent  contre  fa  mémoire  ,  ierve 
à  la  faire  déceller  dans  tous  les  fiécles  à 
venir.  Ils  iouhaitent  donc  que  leur  Sen- 
tence foit  exprefiémcnt  marc]uée  dans 
les  Annales  du  pays. 

Ajoutons  qu'il  y  a  une  extrême  dif- 
férence entre  eiiacer  quelqu'un  du  nom- 
bre des  Papes ,  &  ne  faire  aucune  men- 
tion de  lui.  Les  Antipapes  ne  font  point 
de  nombre  :  ceux  qui  ont  pris  le  nom  de 
Clément  ne  font  point  comptés  p?rmi 
les  Cléments ,  &  néanmoins  les  Anna- 
lifres  ne  fuppriment   pas  les    aftions  , 
l'intrufion  ,  &  les  dcfordres  de  ces  faux 
Papes.  M.  Defmarets  fait  cette  quef- 
tion  :  n'y  a-t-il  pas   eu  en  France  un 
Charles  X  ,  que  la  Ligue  oppofa  k  Henri 
IV  ;  &  cependant  nul  Kiltorien  ne  Fa 
mis  au  nombre   des  Rois  de  France  t 
Grande  illufion  ;  car  ii  les  Hifloriens  ne 
le  mettent  pas  au  nombre  des  Rois  ,  ils 
ne  laifl'ent  pas  de  nous  apprendre  ce  que 
la  Ligue  fit  pour  lui.  Il  n'eft  pas  qucilion 
ici  de  favoir  fi  la  Papeiîe  a  fiégé  de 
droit  :  il  ne  s'agit  que  du  fait  ;  a-t-elle 
été  ufurpatrice  du  Siège  Papal  après  la 
mort  de  Léon  ÎV  ?  L' a-t-elle  tenu  pen- 
dant deux  ans?  L'a-t-elle  perdu  par  fa 
mort  en  accouchant  dans  les  rues  ?  Un 
Hiilorien  ^  qui  la  regarde  comme  un 


^^1  Analyse 
un  faux  Pape  ,  pourra  bien  l'exclnre  du 
nombre  des  Papes  qui  onc  porté  le  nom 
de  Jean,  &  compter  Léon  IV  pour  le 
10-!.*= ,  &  Benoît  lil  pour  le  103e  ;  mais 
il  faudra  qu'il  parle  de  l'interrègne  de 
cette  ufurpatrice.  Les  Hiftoriens  Fran- 
çois commencent  le  règne  de  Charles 
VII  à  la  mort  de  Charles  VI  ,  &  ne 
comptent  point  pour  Roi  de  France 
Henri  VI  P.oi  d'Angleterre  ;  mais  ils 
ne  dilTimuîent  point  qu'après  la  mort 
de  Charles  VI ,  ce  Henri  VI  fut  procla- 
mé Roi  de  France.  Quelque  honteux 
que  puilîent  être  de  iemblabîes  faits  , 
ils  font  trop  publics  pour  que  les  An- 
nales les  fuppriment  entièrement. 

Concluons  que  c'eft  raifonner  par  le 
fophifme  à  non  eau  fa  pro  eau  fa  ,,  que 
de  fuppofer  que  la  remarque  de  Sigcbert 
empêcha  que  fes  Copilles  ne  tranfcri- 
vilitnt  (on  récit  de  la  Papefie.  Il  faut 
donc  chercher  d'autres  réponfes  que 
celle  de  Samuel  Defmarets. 


DE    Bayle.  3^5 

§    V. 

Si  r autorité  de  ivuirtin  Polonus  ejl  de 
plus  grand  poids  que  celle  des  Auteurs 
précédents. 

Martin  Polonus ,  Moine  Domini- 
cain ,  Grand  Pénitencier  du  Pape  Ni- 
colas III  ,  &  Archevêque  de  Gnefne  , 
publia  dans  le  XIIP  fiecle  une  Chroni- 
que des  Papes  &  des  Empereurs ,  qui  s'é- 
tend depuis  Jefus-Chrili:  jufqu'au  Pape 
Jean  XXI,  lequel  mourut  l'an  12.77. 
On  y  trouve  THiftoire  de  la  Papeiï'e  ,  à 
peu  prés  dans  les  termes  que  j'ai  rap- 
portés au  §.  I.  Tous  les  Savants  ne 
conviennent  pas  que  ce  récit  foit  de 
Martin  Polonus ,  &  cette  difpute  ,  ainfî 
que  les  précédentes  ,  roule  fur  la  diver- 
fité  des  Manufcrits  ,  dont  les  uns  con- 
tiennent cette  Hîlloire,  &  les  autres  ne 
la  contiennent  pas.  Je  n'entrerai  Ik- 
deilus  dans  aucun  détail  :  car  ce  que  j'ai 
dit  d'Anaftafc  le  Bibliothécaire  &  des 
autres ,  doit  s'appliquer  a  la  Chronique 
de  Martin  Polonus.  Te  me  contenterai 
défaire  quelques  réflexions  fur  les  caufes 
de  la  difîcrence  qui  fe  trouve  dans  ces 
anciens  Manufcrits  ,  différence  dont  ii 


3)^  Analyse 

importe  de  rechercher  l'origine.  J'en  ai 
déjà  touché  queltpe  chofe  dans  le  §. 
III  :  mais  j'approfondirai  ici  ce  que 
je  n'ai  fait  qu'ébaucher  dans  l'autre 
article. 

Je  commence  par  ces  deux  Propo- 
rtions :  I.  Ce  n'eit  pas  une  preuve  que 
Martin  Polonus  ait  parlé  de  la  Papeliè 
Jeanne  ,  que  de  faire  voir  le  conte  dans, 
^es  fort  vieux  Manufcrits  de  fa  Chro- 
rique.  II.  Ce  n'eft  pas  une  preuve  qu'il 
n'en  ait  parlé  ,  que  montrer  de  tore 
anciens  Âlanufcrits  où  cette  Hiftoire 
ne  fe  trouve  point.  La  vérité  de  ces  deux 
Proportions  eft  fondée  fur  ce  qu'il  eft 
très-pofïïble  que  l'on  ait  ajouté  ou  ôté. 
certaines  pièces  aux  ouvrages  d'un  Au- 
teur peu  après  fa  mort.  Les  additions 
&  les  foul'tradions  font  deux  moyens 
aufTi  fréquents  l'un  que  l'autre  ,  de  cor- 
rompre l'état  naturel  d'un  Manufcrit. 
Cent  exemples  le  témoignent.  Ainfi  , 
pendant  que  l'on  n'aura  point  l'origi- 
nal de  Polonus ,  il  ne  fera  point  pof- 
fîble  de  découvrir  certainement  fi  c'ell 
par  la  voie  d'addition  ,  ou  par  celle  de 
fouflradion  ,  qu'on  a  introduit  une  iî 
grande  différence  entre  les  copies  ce  la 
chronique. 

11  n'y  a  point  d'apparepcc  ,  rc^on- 


DE      B    A    Y    L    E.  3^^ 

dront  les  Proteftants ,  que  l'Hifloire  de 
la  Papeiie  ait  été  confue  au  manufcric 
de  Polonus ,  &  il  y  a  beaucoup  d'ap- 
parenee  qu'elle  en  a  été  retranchée;  car 
c'eîî  un  fait  fcandaleux  ,  &  qui  couvre 
d'ignominie  le  Siège  Papal.  Comme  donc 
ceux  qui  copioient  les  Manufcrits  , 
écoient  jaloux  de  l'honneur  des  Papes , 
ils  ont  dû  fe  trouver  intérefics  k  fuppri- 
nier  cette  narration  ,  &  nullement  à 
l'introduire.  Ce  difcours  a  quelque  air 
de  vraifemblance  ,  mais  il  prouve  trop, 
&  rend  mal  aifée  à  raifoudre  cette  quei- 
tion  ,  d'où  vient  que  l'Hiiloire  de  la 
Papeiîe  eft  demeurée  dans  un  très-grand 
nombre  de  Manufcrits  ?  Ou  écoit  le  zèle 
des  Copiites  ?  Quelle  eil  la  raifon  de  la 
difparate  ? 

Autre  difnculté.  Vous  prétendez 
qu'Anaflafe  le  Bibliothécaire ,  que  Ma- 
rianus  Scotus  ,  que  Sigebert ,  que  Mar- 
tin Polonus  ,  &c,  ont. publié  cette  Hif- 
toire  fcandaleufe.  Ils  étoient  pourtant 
de  très-bons  papiftes ,  c'étoientdes  Prê- 
tres ,  ou  des  Moines  dévoués  aux  inté- 
rêts de  la  Comm/anion  de  Rome.  Pour- 
quoi auroient-ils  eu  moins  de  zèle  que 
leurs  Copiftes  ,  ou  pourquoi  leurs  Co- 
piiles  auroient-ils  été  plus  fcrupuleux? 
La  plupart  des  Ecrivains  qui  ont  narré 


5')^  Analyse 
l'aventure  de  la  Papefle  n'ont-ils  pas 
été  fort  attachés  au  Catholicifme?  Peut- 
on  y  être  plus  attache  que  Saint  Anto- 
nin  ,  qui  l'a  inférée  dans  Ton  ouvrage  ? 
Autre  difficulté  encore.  Cette  Tradition 
s'étoit  fi  bien  établie  ,  que  perfonne  ne 
la  combattoit.  Aventin  ,  contemporain 
de  Luther,  eft  le  premier  qui  l'ait  rejettée 
comme  une  fable.  Le  Concile  de  Conf- 
tance  ne  cenfura  point  Jean  Hus  d'a- 
voir allégué  ce  fait ,  marque  évidente 
que  les  Pères  de  ce  Concile  ne  révo- 
quoient  point  en  doute  qu'il  n'y  eût  eu 
une  Papefîe. 

Il  réfulte  de  Va.  que  les  Catholiques 
Romains  fe  firent  une  habitude  de  con- 
fidérer  cet  accident  comme  une  chofe 
qui  ne  faifoit  aucun  préjudice  à  leur 
Religion.  D'où  feroient  donc  venus  les 
fcrupules  qui  auroient  poulie  quelques 
Copiiles  à  eflacer  des  Manufcrits  de 
Martin  Polonus  cet  endroit-l.i  ?  Si  l'on 
eût  fatigué  d'infultes  &  d'objeclions  fur 
ce  fujet  l'Eglife  Romaine  ,  comme  de- 
puis la  Réformation  ,  il  feroit  beaucoup 
plus  aifé  de  comprendre  que  les  Zéla- 
teurs du  Papifme  auroient  travaillé  à 
fupprimer  les  Ecrits  qui  faifoient  men- 
tion de  la  Papefle  ,  &  il  eût  fallu  même, 
«n  ce  cas-là  ^  commencer  par  dire  que  • 


DE      B   A  Y   I  E.  3^7 

le  fait  n'ctoit  pas  vrai  ,  ou  qu'il  étoic 
fort  douteux  ;  mais  nous- ne  voyons 
point  que  les  Sedaires  aient  inCiÛé  fur 
cet  article.  Ockam  au  XIV^  liecle  ,  & 
les  Huflltes  au  XV^ ,  fe  fervirent  de  ce 
fait  comme  d'une  preuve  que  l'Eglife 
peut  errer.  Enée  Silvius  repondit  que 
le  fait  de  la  Papefie  n'eft  pas  certain  , 
&  qu'en  tout  cas  il  n'y  auroit  pas  là 
une  erreur  de  droit.  Cette  objedion 
faifoit  peu  de  bruit  en  ce  temps-là  ,  & 
n'infpira  à  perfonne  la  réfolution  de 
prendre  la  négative  ,  de  remonter  aux 
fources  pour  laper  les  fondements  de 
l'Hiftoire  de  la  Papeffe.  D'où  feroic 
donc  venue  la  confpiration  des  Copif- 
tes  contre  les  pages  où  les  Chroniqueurs 
avoient  écrit  cette  Hiftoire  ?  Enfin  ,  & 
c'ell  ma  dernière  difficulté  ,  par  quel 
efprit  de  vertige  euflènt-ils  fait  grâce 
à  tant  d'autres  narrations  plus  fcanda- 
leufes  &  plus  ignominieufes  ,  &  dé- 
chargé tout  leur  zèle  fur  celle-là  ? 
!N'ont-ils  pas  laillé  vivre  dans  les  mê- 
mes Manufcrits  ,  &  dans  une  infinité 
d'autres ,  la  mémoire  des  Papes  intrus , 
fchifmatiques ,  fimoniaques ,  adultères , 
magiciens ,  &c.  Je  ne  donne  point  ceci 
pour  des  raifons  démonftratives ,  &  je 
ne  voudrois  point  nier  qu'abfolumenc 


q$8  Analyse 

îl  n'y  a  perfonne  qui  aie  mutilé  les  Ma- 
nufcrits  ,  afin  de  cacher  la  honte  de 
i'Hirtoire  de  la  Papefl'e  ;  je  me  contents 
d'oppofcr  probabilités  à  probabilités  ,  & 
d'avertir  par- là  mes  Lcàleurs  qu'il  ne 
taut  pas  être  fî  dccifif  fur  la  caufe  que 
tant  de  gens  allèguent ,  de  ce  que  le 
conte  éa  laPapeiie  ne  fe  trouve  point 
dans  plulïeurs  anciennes  copies  des 
Chroniqueurs. 

Riais  ,  dira-t-on  ,  fî  Marianus ,  Si- 
gebert,  Martin  Poîonus,  &c,  n'avoient 
point  parlé  de  la  Papcfi'e  ,  comment 
ieroit-il  arrivé  qu'on  la  trouve  dans 
pluheurs  anciens  Manufcrlts  de  leurs 
Chroniques  ?  Y  a-t-il  aucune  apparen- 
ce que  les  Moines  qui  étoient  ,  en  ce 
iiecle-là  ,  les  principaux  dëpofitaires  des 
Manufcrits  ,  &  ceux  qui  en  copioient 
le  plus  d'exemplaires,  aient  voulu  don- 
ner cours  à  un  tel  conte  en  l'ajoûtanc 
à  des  Livres  où  il  n'étoit  pas  ?  Les  Sec- 
taires ,  les  Huffites  ,  par  exemple  , 
avoient-îls  befoin  de  l'y  coudre  ?  Ne 
trouvoient-ils  pas  cette  Tradition  aiièz 
établie  ?  Qui  la  nioit  ?  Qui  la  combat- 
toit  ?  Le  premier  de  leurs  Antagonifles 
(  j);qui  examina  1  objection  qu'ils  fon- 
dèrent là-dcfîus ,  ofa-t-il  pofitivement 

(il)  Enée  Sylvius. 


15   s     B    A   Y   I   E.  3^^ 

•que  le  fait  n'étoit  point  vrai  ?  Or  fi 
raddition  n'a  pu  venir,  ni  des  bons 
Papiftes  ,  ni  des  Hérétiques,  il  faiic 
conclure  que  les  Manufcrits  qui  parlent 
de  la  Pspefl'e  font  en  cela  très  confor- 
mes à  l'original  ,  &  que  ceux  qui  n'en 
parlent  pas  ,  ont  été  tronqués  de  cette 

'partie. 

Voilà   une  objeclion  féduifante  par 

^la  probabilité  ;  mais  elle  ne  contient 
rien  qui  puiffe  convaincre  ceux  qui 
demandent    de    bonnes  preuves.    Elle 

Tuppofe  faui^ement  qu'on  n'auroit  pu 

"iriférer  le  conte  de  la  Papelfe  dans  les 
Manufcrits  de  Sigebert,  &  de  Poîonus  , 

•&c,  fans  avoir  deffein  de  nuire  à  la 
Communion  de  P.ome.  Il  y  a  bien  d'au- 
tres motifs  qui  ont  pu  porter  ks  Copif- 

"tes  à  fourrer  cette  addition  dans  un 
Exemplaire.  Le  goût  qui  règne  aujour- 
d'hui ,  de  préférer  les  Éditions  augmen- 
tées à  celles  qui  né  le  font  pas  ,  eil  de 
tous  les  temps.  C'eft  pourquoi  nous 
devons  croire  qu'il  y  a  eu  toujours  des 
perfonnes  qui  aimoient  mieux  un  Sige- 
bert enrichi  du  conte  de  la  Papeliè , 
qu'un  Sigebert  où  il  manquoit  ;  &  ainli 
les  Copiires  pouvoient  s'aiiurer  qu'ils 
vendroient  mieux  un  Exemplaire  où  ce 
conte  auroit-ét-é  inféré  ,  qu'un  Exem-i 


560  Analyse 

plaire  où  il  n'eût  pas  été  mis ,  &  qui,^ 
à  cauie  de  cette  omilîion  ,  eût  pu  pif- 
fer  pour  châtré.  Et  comme ,  avant  l'in- 
vention de  1  Imprimerie,  il  falloit  beau- 
coup de  temps  pour  préparer  des  Exem- 
plaires ,  &  que  les  Livres  étoient  fort 
chers  ,  on  menageoit  le  temps  des 
Copiftes  ,  &  la  bourfe  des  Acheteurs , 
autant  qu'on  pouvoit:  &  ainli,  en  fa- 
veur de  plufieurs  perfonnes  ,  on  fai- 
foit  enforte  qu'une  Chronique  tînt  lieu 
de  deux  &  de  trois  ;  &  dans  cette  vue 
au  lieu  d'en  copier  plulieurs  ,  on  ajoû- 
toit  à  l'une  ce  que  les  autres  avoiencde 
particulier  &  de  plus  infigne.  De-là  vint 
peut-être  qu'on  ajouta  à  Anaitafe,  & 
.  à  Marianus  Scotus ,  &  à  Sigehert ,  la 
prodigieufe  aventure  d'un  prétendu 
Pape  accouchant  au  milieu  d'une  pro- 
cefîion. 

Il  eft  à  croire  outre  cela  qu'un  cu- 
rieux qui  avoit  acheté  un  Sigebert , 
ou  un  Marcinus  Poionus ,  &  qui  n'y 
voyoit  pas  le  conte  de  la  Papeli'e  ,  l'y 
ajoûtoit  à  la  marge  en  le  copiant  d'une 
autre  Chronique  ;  &c  cet  Exemplaire 
pouvoit  fervir  d'original  ,  quelques 
années  après ,  à  un  Ecrivain  qui  infé- 
roit  dans  le  Texte  ce  qu'il  trouvoit  à 
la  marge.   Qui  ol'eroic  nier  qu'en    ce 

temps- 


D    2      B    A    Y    L    F.  3^1 

temps-la  il  n'y  eût  quelques  perfonnes 
plus  avides  d'avoir  un  Ecrit  ,  que 
pourvues  des  moyens  de  l'acheter  ? 
Que  faifoit  -  on  en  ces  rencontres  ? 
On  empruntoit  une  Chronique ,  &  on 
la  copioit  foi  -  même  ,  &  fi  l'on  n'y 
trouvoit  pas  certains  faits  dont  d'au- 
tres Kiftoriens  faifoient  mention  ,  on 
les  y  joignoit  chacun  en  fa  place  ,  & 
par  cette  rufe  ,  on  tiroit  d'un  feul  Ma- 
nufcrit  les  mêmes  utilités  que  de  plu- 
fieurs.  Ce  Manufcrit  a  pu  pafler  du  Ca- 
binet d'un  particulier  dans  les  grandes 
Bibliothèques  des  Académies ,  ou  des 
Monafleres ,  ou  bien  il  a  pu  fervir 
d'original  aux  Copiftes  avant  l'inven- 
tion de    l'Imprimerie. 

Voilà  quelques  fuppofitions  toutes 
vraifemblables ,  qui  nous  font  connoî- 
tre  qu'encore  que  Sigebert  &  Polo- 
nus  n'euffent  point  employé  le  conte 
de  la  PapefTe  ,  on  ne  laifferoit  pas  dé 
le  trouver  dans  quelques  vieux  Ma- 
nufcrits  de  leurs  Chroniques  ,  fans 
que  l'on  dût  foupçonner  les  Auteurs 
de  l'Addition  d'avoir  eu  un  mauvais 
deffein  contre  le  Saint  Siège.  Rien  de 
plus  naturel  après  cela  que  ce  qu'on 
affure  de  la  diverfité  des  vieux  Exem- 
plaires. Les  uns  ont  été  fidellemenc 
Tome  IL  Q 


3'62  Analyse 

copies  fur  l'original  ,  ou  immédiate- 
ment ou  médiatement.  Ceux-là  ne  con- 
tiennent pas  le  conte  de  la  Papeflb  ;  les 
autres  ont  été  faits  fur  une  copie  qui 
avoit  été  ornée  de  cette  Fable. 

On  peut   alléguer    une    obfervation 
particulière  fur  la  diverfité  des  Manus- 
crits de  Martin  Polonus.  Il  eft  prouvé 
qu'il  donna   pluiieurs    Editions  de  fa 
Chronique  ,  &  fans  doute  il  ne  Ce  con- 
tenta pas  de  joindre  une  continuation 
à  chacune  ;  il  revit  aulfi  &  il  retoucha 
fon  premier  ouvrage  ,  il  y  lit  des  chan- 
gements   &    des   additions.   Quelques 
Manufcrits  de  ces  différentes  Editions 
s'étant  confervés  ,  il  faut  de  toute  né- 
cefîîté  que  les  uns   foient  plus  amples 
que  les  autres  ,  &  qu'on  trouve  par  ci 
par  là  dans   les  uns  ce  que  les  autres 
n'ont  pas.  Quelque  exacts ,  quelque  fî- 
delles  ,  qu'eulfent  été  les  Copiftes ,  on 
verroit  néceflaircment  cette  différence 
dans  les  Manufcrits.  Il  ne  faut  donc  pas 
prétendre    généralement    parlant    que 
ceux  où  l'on  ne  voit  pas  toutes  les  cho- 
fes  contenues  dans  les  autres ,  ayent  été 
copiés  de  mauvaife  foi  ;  car  outre  la 
raifon  que  j'ai  alléguée  ,  voici  une  con- 
jeûure  très-vraifemblab!e.   Tous  ceux 
c|ui  copioient  la  Chronique  de  Martin 


■    D   E      B    A    Y   L   E.  3^3 

Poîonus ,  n'avoient  pas  defTeîn  d'en 
vendre  des  Exemplaires.  On  pouvoic 
îa  copier  pour  fon  ufage  particulier. 
Tel  homme  qui  n'c^oit  pas  riche  aimoie 
îTiieux  prendre  cette  peine ,  que  de  de'- 
penfer  de  l'argent  pour  le  prix  du  Li- 
vre. Rien  n'erapéche  que  cet  homme 
îie  s'attachât  plus  aux  chofes  qu'aux 
exprefTions  ,  &  qu'alin  d'avoir  plutôt 
fait  ,  il  ne  fautât  ce  qui  lui  fembloic 
inutile  ,  qu'il  n'abrégeât  certaines  phra- 
fes ,  &  qu'il  ne  fubPcituât  les  paroles 
à'  celles  de  l'original.  Suppofons  qu'une 
telle  copie  de  Martin  Polonus  ait  fer- 
vi  d'original ,  nous  comprendrons  que 
les  Exemplaires  de  la  Chronique  fe- 
ront dilrérents  les  uns  des  autres  , 
fans  qu'aucun  mauvais  deflein ,  ni 
aucune  fraude  aient  eu  part  à  cette  di« 
verfîté. 

Ceux  qui  font  beaucoup  de  Re- 
cueils ,  &  qui  y  mettent  àes  pages  en- 
tières d'un  Livre ,  me  pafferont  aifé- 
ment  ce  que  je  fuppofe;  ils  fe  fouvien- 
dront  qu'afln  d'avoir  plutôt  fait,  ils 
n'ont  pas  copié  mot  à  mot ,  ils  ont  re- 
tranché ,  ils  ont  changé  bien  des  pa- 
roles. Les  Auteurs  même  ,  qui  citent 
de  longs  paffages  fe  donnent  fouvent 
cette  liberté,  afin  de  diminuer  la  pciiie 


3^4  Analyse 
ennuyante  de  tranfcrire.  Il  fe  mêle 
quelquefois  un  peu  de  fraude  là  dedans, 
mais  non  pas  toujours.  Que  dirai-je 
de  tant  d'omifîions  involontaires  qui 
échappent  aux  Copiites ,  &  fur- tout 
lorfque  deux  périodes  voifines  com- 
mencent par  un  même  mot?  Ils  reli- 
fent  avec  quelque  forte  d'attention  ; 
mais  ils  s'épargnent  trop  fouvent  la  ^ 
peine  de  conférer  ligne  par  ligne  leur 
Ecrit  &  l'original  ;  &  à  moins  que  les 
omJiTions  ne  gâtent  vifiblement  &  groC- 
fièrement  la  fuite  d'une  penfée  ,  ils  s'i- 
maginerit  que  tout  va  bien.  Or  ,  il  eft 
fur  qu'il  y  a  des  périodes  ,  ou  des  demi- 
périodes  ,  qui  étant  ôtées  d'un  Livre 
n'empccîient  pas  qu'il  n'y  refce  un 
fens  pafîable. 

Concluons  que  la  mauvaife  foi  n'eft 
pas  toujours  l'origine  de  la  différence 
des  Manufcrits  :  pluiieurs  caufes  inno- 
centes y  peuvent  contribuer  ;  mais  j'a- 
voue que  la  fraude  y  eft  fouvent  in- 
tervenue. C'eft  ce  que  M.  Spanheim 
obfcrve  fur  les  ]\Ianufcfits  de  Sige- 
bert  ,  particulièrement  fur  celui  de 
Leide  ,  où  il  remarqua  des  additions, 
des  changements ,  des  omifTions  qui 
ne  fe  trouvent  pas  dans  le  JManufcrit 
de  Gemblours ,  dans   celui  de   Lipfe  , 


DE      B    A    Y    L    E.  3C^" 

&:c.  (h)  Spanheim  ajoute  que  plufieurs 
de  ces  variations  rouloient  fur  des  faits 
qui  ne  plaifent  pas  à  la  Cour  de  Rome  , 
&  qui  fentent  un  Ecrivain  trop  partial 
pour  les  Empereurs  qui  ont  eu  des  dé- 
mêlés avec  les  Papes.  On  a  lieu  de 
croire  que  ces  faits  particuliers  ont  été 
omis  frauduleufement  par  des  Copiftes 
paflionnés  ;  mais  on  ne  doit  pas  former 
les  mêmes  foupçons  à  l'égard  des  cho- 
fes  omifes,  ou  ajoutées  ,  ou  changées  , 
qui  n'ont  nul  rapport  aux  fchifmes  ,  ou 
aux  difputes.  Il  en  faut  juger  à-peu- 
près  comme  des  mutilations ,  ou  des 
corruptions  des  Manufcrits  des  Au- 
teurs Payens.  Il  y  a  tel  Manufcrit  de 
Ciceron  &  de  Tice-Live  ,  qui  contient 
certains  morceaux  qu'on  ne  trouve 
point  dans  un  autre.  Aucun  intérêt, 
aucun  préjugé  ,  aucune  paifion  ,  n'ont 
été  caufe  que  le  Copifte  les  ait  fup- 
primés.  Sa  feule  faute  efl:  d'avoir  été 
parelTeux  ,  ou  ignorant.  Pour  bien  ju- 
ger fi  un  Copifte  a  retranché  ou  ajou- 
té quelque  chofe  par  intérêt  de  parti, 
il  fâutfavoir  quelle;  étoient  les  fadions 
d'Etat,  ou  de  Re]io;ion  ,  qui  pouvoient 
le  préoccuper,  &  de  quelle  conféquence 

{h  )  Spanheim  ,  de  Papa  faniina  ,  p.  54. 

Q3 


^66  Analyse 

peuvent  être  ,  à  l'égard  de  ces  fadioris, 
\qs  paflkges  fupprimés  ou  ajoutés.  S'ils 
ne  peuvent  ni  fervir  ni  nuire  à  aucun 
parti,    l'on  doit  fiippofcr  qu'il  n'y  a 
point  eu  de  mauvaife  foi  dans  l'addi- 
tion ,  non  plus  que    dans    romifTîon  ; 
mais  l'on  peut  fuppofer  le  contraire  , 
quand  ils  ont   un  rapport  particulier  à 
une  difpute  qui   a  écliauiié  les  efprits. 
(  c  )  C'eft  pourquoi  les  copies  de  Mar- 
tin Polonus  f croient  fufpeôes,  ou  d'une 
îTiutiîation  ,    ou    d'une    augmentation 
frauduîeufe  ,    fi  elles    avoient  été  fai- 
tes depuis  que  les  Proteftans  &  les  Ca- 
tholiques ont  écrit  fur  la  quefHon  de 
la  PapelFe  ,  avec  tant  d'ardeur  &  avec 
tant    d'animoiàté  ;    mais    puirqu'clles 
font  antérieures  à  ce  différend,  &  qu'el- 
les ont  été  faites  îorfque    THiftoire  de 
cette  femme  n'étoit  contredite  de  per- 
fonne  ,  on  ne  voit  point  que  le  faux 
zèle ,  la  partialité ,  l'efprit  d'impoflu" 
re  ,   &c.  aient  pu  déterminer  les    Co- 
piftes  à  la  fupprimer.  Il  fe  pouvoit  bien 
faire  que  quelqu'un    Teiit  retranchée , 

(  c  )  L'efprk  de  parti  eft  une  étrange  furie  :  il  y 
a  des  Lefteurs  fi  paffionnés  qu'ils  déchirent  ou  qu'ils 
ètent  toutes  les  p.'iges  où  ils  rencontrent  certaines 
diffamations  de  leur  5efte.  Jugez  parla  de  ce  qu'ils 
fero;e::t  fî  tais  ou  tels  Mr.nufcrits  paiToient  par  leurs 
mains.  On  ne  fauroit  décrire  tous  les  ravages  que 
cette  paffiona  £aits  dans,  les  anciennes  Bibli»theq^ues* 


DE  BAYIE.  '  3^7 
parce  qu'il  ia  prenoit  pour  un  conte 
ridicule. 

§.    VI. 

Qiit  les  Protcfîants  ,  qui  sohjîinent  à 
foutenir  t Hifîoire  de  Li  Papejfe,  con- 
fultent  plutôt  ïinîèret  de  leur  caufc 
que  celui  de  la  vérité.  Preuve  décijï- 
ve ,  tirée  du  filence  de  tous  les  Au- 
teurs contemporains. 

J'ai  dit ,  &  c'efl  une  maxime  qui 
n'eft  que  trop  certaine  .  c|ue  les  mêmes 
chofes  nous  paroiifent  véritables  ou 
fauflès  félon  nos  préjugés  &  nos  inté- 
rêts. Cette  foiblellb  feroit  moins  con- 
damnable ,  fi  l'on  Te  contentoit  de  dé- 
cider en  faveur  du  cœur  ,  lorlque  les 
lumières  de  l'cfprit  'font  égales  fur  le 
pour  &  fur  le  contre  :  mais  on  va  beau- 
coup plus  loin  ;  le  parti  qu'on  aime 
emporte  la  préférence  ,  quoique  les 
raifons  qui  le  favorifent  n'égalent  pas 
à  beaucoup  près  les  raifons  qui  le  com- 
battent. Blondel  remarque  que  l'on  a 
fait  gloire  de  vérifier  cette  maxime 
dans  les  difputes  fur  la  Papefle.  Ne 
peut-on  pas  dire  que  ceux  qui  foutien- 
fienc  avec  tant  de  chaleur  l'Hiftoii-e 

Q  4 


358  Analyse 

prétendue  de  cette  femme  ,  confuItcnC 
plutôt  l'intérêt  de  leur  caufe  ,  que  l'é- 
tat &  la  condition  des  preuves.  La  plus 
décifive  de  toutes  ,  celle  qui  devroic 
agir  avec  plus  de  force  fur  l'efprit  d'un 
Proteftant  ,  eft  tirée  du  filence  de  tous 
les  Auteurs  contemporains  (^z).  Si  les 
défenfeurs  de  cette  chimère  étoient  vui- 
des  de  toute  paifion  ,  ne  fe  fouvien- 
droient-ils  pas  que  l'argument  négatif 
leur  a  paru  pluiieurs  fois  une  raifon  in- 
vincible contre  mille  Traditions  allé- 
guées par  la  Cour  de  Rome  ?  Pour- 
roient-ils  dire  en  bonne  confcience  , 
que  jG  une  Kifloire  ignominieufe  à  leur 
parti  étoit  foutenue  précifément  par 
les  mêmes  preuves  ,  &  combattue  par 
les  mêmes  objections  que  celle  de  la 
PapeiTe  ,  ils  jugeroient  &  des  preuves 
&  des  objeélions  ce  qu'ils  en  jugent 
dans  la  controverfc  de  la  Papeffe  > 
N'eft-il  pas  certain  qu'alors  ils  fe  mo- 
queroient  des  preuves  ]  &  qu'ils  pren- 
droient  les  objecdons  pour  des  argu- 
ments démonftratifs  ?  Ne  foutien- 
droient-ils  pas  que  l'on  ne  peut  élu- 
der ces  arguments  que  par  des  chican- 

(  a  )  Nicolas  I,  Hincmar  ,  Adon  de  Vienne  ,  Re- 
jinon  ,  Luitprand  ,  Guillaume  le  Bibliotliéc.'iJre  , 
vAnaftafe  ,'&c. 


D   E      B    A    Y    L   F.  369 

nés  outrées  ,  remblables  a  celles  d'un 
homme  de  pratique  qui  ne  cherche 
qu'à  éternifcr  un  procès  ?  Examinons 
la  force  de  cette  dernière  preuve  ,  & 
faifons  voir  qu'elle  Tuffit  toute  feule 
pour  faire  rejctter  le  Roman  de  la 
Papefîe. 

Je  ne  prétends  pas  qu'à  l'égard  de 
toutes  fortes  ce  faits  le  filence  des  Au- 
teurs contemporains  foit  une  raifon  de 
fe  déclarer  pour  la  négative  :  mais  je 
prétends  que  ce  principe  doit  avoir  lieu 
à  l'égard  des  événements  inngnes  ,  & 
des  circonftances  eilentielîes  &  capi- 
tales d'une  adion  ,  qui  n'ont  pu  être 
ignorées  de  perfonnc ,  &  dont  il  au- 
roit  été  abfurde  de  prétendre  dérober 
la  connoifTance  aux  îîécles  à  venir.  Je 
mets  dans  cette  claflë  l'abdication  de 
Charles-Quint,  le  genre  de  m.ort  de 
Henri  II,  de  Henri  III,  &  de 
Henri  IV,  le  premier  tué  dans  un 
Tournoi ,  le  fécond  airafTmé  par  un 
Moine  durant  le  fiége  de  Paris ,  6c 
le  troifieme  aflaiïiné  dans  fon  carroiîe 
au  milieu  des  rues  de  la  même  Ville. 
Il  n'eft  pas  concevable  que  tous  les 
Hiftoriens  qui  ont  vécu  au  XVI^  & 
au  XVII^  fiecles  aient  pu  s'opiniitrer  , 
ou   confpirer  à  ne  dire  pas  un  mot  de 

Q5 


'%'ja  Analyse 

l'abdication  de  Charîes-Quint ,  ni  de 
ce  qu'il  y  eut  de  tragique  dans  là  mort 
de  ces  trois  Hcnris.  Prenez  bien  g^rde 
que  je  ne  confidere  pas  ici  en  général 
le  lilcnce  des  Auteurs  contcmDorains  : 
je  n'ignore  pas    qu'il  ell    très-poiïible 
que  dans  des  Livres  de  dévotion  ou  de 
morale  ,    compofés    au   XVI^    &    au 
XVIP  fïécles ,  on  rapporte  incidem- 
ment   plufieurs  adions  de    ces  quatre 
Princes ,  fans  dire  où  ils  moururent , 
ni  comment.  Je  ne  parle  que  de  ceux 
qui  ont  écrit ,    ou   l'Hifroire  particu- 
lière de  ces  Monarques  ,   ou  l'Hilloirs 
d'Efpagne  &   de  France  ,  ou  l'Hilloi- 
re  générale   de  l'Europe.  Ce  feroit  un 
prodige  &  un  monilre  plus  étrange  que 
tous  ceux  dont  Tite  -  Live  fait  men- 
tion ,  non-feulement  fi  tous  ces  Hifto- 
riens  étoient  muets  a  l'égard   des  cho- 
fes  que  j'ai  marquées ,   mais  mém.e  fi 
fept  ou  huit  àts  principaux  les  fuppri- 
moient.  Pofons  le   cas  qu'au  XXIV^ 
liccle  il  ne  refte  que  fept  ou  huit  des 
meilleurs    Hiftoriens    qui    aient   vécu 
fous  Charles-Quint ,  &  fous  HenrilV^ 
ou  un  peu  ap'-ès  ;  &  que  ceux  qui  vi- 
vront en  ce  temps-là  ne  trouvent  au- 
cune ti-ace  de  l'abdication  de  Charles- 
Quint ,  ui  de  l'alialfinat  de  Henri  IIJ  & 


CE      B   A   Y    L   E.  371 

de  Henri  IV ,  que  dans  quelque  mifé- 
rable  Annaîifte  du  XIX^  liccle  :  je  fou- 
tiens  qu'ils  feront  les  plus  téméraires 
&  les  plus  crédules  de  tous  les  hom- 
mes ,  s'ils  ajoutent  foi  à  cet  Anna- 
Jifte ,  &:  à  cent  autres  qui  l'auront  pu 
copier.  On  peut  aifément  appliquer 
ceci  à  la  difputede  la  PapefTe.  )  ai  pré- 
venu l'objeâion  de  ceux  qui  s'avife- 
roient  de  fuppofer  que  nous  n'avons 
pas  tous  les  Annaliftes  qui  vivoient  en 
ce  temps-là.  Il  me  fuffit  qu'il  en  refte 
quelques-uns  des  principaux.  Mais  afin 
qu'on  voie  plus  clairement  qu'il  a  été 
impolTible  que  les  Hilloriens  du  IX^ 
fiécle  aient  fupprimé  un  fait  aufîi  ex- 
traordinaire que  le  feroit  le  Papat  de 
la  prétendue  Jeanne  ,  je  me  fcrviraî 
d'une  petite  ficlion.  Je  fuppofe  qu'un 
Auteur  de  l'onzième  fiécle  a  raconte 
ce  qui  fuit. 

Charlemas-ne  fcuhaitoit  fi  ardem- 
ment  d'être  le  Père  de  fon  SuccelTeur  , 
qu'il  fe  chagrina  beaucoup  de  ce  que 
fa  femme  écoit  ftérilc.  Elle  devint  en- 
fin grofie  :  il  en  fut  ravi  ;  mais  comme 
elle  accoucha  d'une  fille ,  il  fentit  re- 
naître fon  inquiétude  ,  &  ne  fe  fiant 
pas  trop  a  l'avenir,  il  concerta  de  faire 
pafTer  fa  fille  pour  un  fils  ,  &  lui  donna 

Q  6 


yJ^  Analyse 
le  nom  de  Ptpin.  La  Heine  redevînt 
grofiè  fïx  ans  après ,  éc  accoucha  d'un 
enfant  mâle  ;  niak  pour  ne  point  faire 
connoître  au  Public  qu'on  avoit  ufé 
de  fupercherie  ,  le  Père  &  lalvïere  conti- 
nuèrent à  cacher  le  fexe  de  leur  pre- 
mier enfant  :  de  forte  qu'après  la  more 
de  Charlemagne  ,  fa  fille  ,  qui  palîbit 
pour  un  garçon  ,  fut  couronnée  fans 
aucune  difficulté.  On  découvrit  l'im- 
polrure  la  troifieme  année  de  fon  re-  ■ 
gne  ,  &  voici  de  quelle  façon.  Elle 
avoit  convoqué  fon  Parlement  ,  &  s'y 
étoit  rendue  avec  tout  l'éclat  poffible  ; 
mais  pendant  qu'elle  haranguoit ,  elle 
fut  faifje  du  mal  d^enfant  ,  accoucha 
à  la  vue  de  cette  augufle  AfTemblée,  & 
mourut  tout  aufTi  -  rôt.  Cela  parut  fi 
hcrrible  ,  que  le  Parlement  détefîa  et 
iieu ,  &  ne  voulut  plus  s'y  afiembler. 
On  prit  auîTi  des  mefures  pour  préve- 
nir de  fcmblabîes  accidents  ,  &  il  fut 
ordonné  que  déformr.is,  avant  que  dit 
procéder  au  couronnement  ,  l'un  àt% 
douze  Pairs  du  Royaume  mettroit  Ja 
main  où  il  fcroit  nécelîaire  ,  pour  dif- 
cerner  lî  la  pcrfonne  a  couronner  étoit 
\\n  mâle,  ^"oila  un  conte  qui  reffemble 
à  ceki  de  la  Papelîè  comme  deux  goû- 
tes dçau. 


DE     B   A   ?   L  E.  -^73 

Ne  prefibns  pas  à  la  rigueur  le  pa- 
rallèle ;  aiToiblnions-îe  :  nous  n'avons 
pas  befoin  '  de  faire  valoir  tous  nos 
avantages.  Supporonsque  l'Annalirte  a 
donné  un  autre  dénouement ,  &  qu'il 
a  dit  que  dès  la  féconde  année  du  rè- 
gne de  ce  Pépin  ,  le  Prince  Louis  ,  efiec- 
tivement  fils  aîné  de  Charlemagne  , 
prétendit  à  la  Couronne,  fous  prétexte 
que  Pépin  étoit  une  fille ,  &  que  par 
la  Loi  Salique  elle  ne  pouvoit  régner. 
La  guerre  civile,  qui  'éleva  à  ce  fujet  , 
fut  violente:  Pépin  refufa  de  fe  laill'er 
viiïter  ;  mais  la  Ville  de  Paris  s'étanS 
fou  levée  ,  on  le  força  dans  fon  Palais , 
on  le  dépouilla  tout  nud  ,  on  connut 
fon  fexe  ,  on  le  détrôna  ,  on  le  confina 
dan<;  un  Couvent,  &  on  éleva  fur 
le  Trône  Louis  le  Débonnaire. 

Cette  aventure  eil  Ci  furprenante, 
foit  qu'on  la  rapporte  de  la  première  fa- 
çon ,  ou  de  la  féconde-,  que  dès-là 
qu'elle  ne  paroît  dans  aucun  Hiftoriea 
du  neuvième  (lécle  ,  ni  même  du  dixie^ 
me,  elle  mérite  d'être  rejettée  comme 
un  conte  tout  à-fait  fembîable  à  celui 
de  Jean  de  Paris,  ou  de  Pierre  de 
Provence  ,  ou  de  Lancelot  du  Lao.  Car 
il  efi  moralement ,  ou  même  phyft- 
^uement  impoffible,  que  tous  ks  Hil^ 


574  Analyse 
toriens  du  temps  fe  taifent  fur  les  aven- 
tures de  ce  Pépin  ,  &  qu'ils  marquent 
tous  une  fucccfTion  immédiate  entre 
Charlemagne  &  Louis  le  Débonnaire, 
fans  que  l'on  trouve  aucun  ade  qui 
appartienne  au  régne  de  cette  fille  dé- 
guifée  ;  pas  une  Lettre  écrite  ou  re- 
çue, pas  un  Ambafladeur  expédié,  nulle 
paix  conclue ,  nulle  déclaration  de 
guerre.  J'aimcrois  autant  qu'on  me  dît 
qu'en  1694,  les  Anglois  prirent  Mar- 
feille  &  Toulon  ,  &  mirent  tout  à 
feu  &  à  fang  jufqu'aux  portes  d'Arles, 
&  puis  fe  rembarquèrent  chargés  de 
butin  ;  que  tout  cela  eft  très-vrai  ,  en- 
core que  les  Gazettes  de  cette  année-là, 
ni  aucun  Livret  fur  les  affaires  du 
temps  ,  n'en  aient  fait  aucune  mention. 

La  force  de  l'argument  négatif  fera 
plus  vifible  ,  lorfque  nous  aurons  ré- 
futé ceux  qui  cherchent  des  raifons  de 
ce  grand  filence  des  Hiftoriens  con- 
temporains. Ils  difent  que  la  Papauté 
de  cette  femme  fut  confidérée  comme 
il  honteufe  à  l'Eglife  Romaine  ,  que 
l'on  défendit  d'en  parler ,  &  qu'ainfî 
les  Auteurs  fc  turent ,  les  uns  par  zèle  , 
&  les  autres  par  crainte.  Mais  ce  que 
l'on  peut  répliquer,  ruine  fans  reflbur- 
€e  ce  raifonnement. 


B  E     B  A   Y  t  E".  37^ 

ï.  On  peut  dire  ,  en  premier  lieu  , 
qu'il  n'eft  pas  vrai  que  cette  aventure 
ait  été  envifagée  comme  une  infamie 
de  la  Catholicité  ni  comme  une  cho- 
fe  qui  donnât  atteinte  aux  droits  de  la 
Communion  de  Rome  :  car  ,  félon  Tes 
principes  ,  ils  ne  dépendent  point  des 
qualités  perfonnelles  des  Papes.  Le  cri- 
me de  Jeanne  confiftoit  en  ce  qu'elle 
n'avoit  point  vécu  chaftement ,  mais 
non  pas  en  ce  qu'elle  accoucha  au  mi- 
lieu des  rues.  Un  tel  accouchement 
auroit  été  ou  l'ouvrage  du  hazard  ,  ou 
l'ouvrage  de  l'imprudence  ,  &  n'auroic 
point  augmenté  la  faute  morale  Qu'elle 
avoit  commife.  La  voilà  donc  feule- 
ment coupable  de  n'avoir  pas  confer- 
vé  fa  virginité.  Comment  voulez-vous 
qu'à  cette  occaiion  Rome  fe  recon- 
noifîè  couverte  d'une  ignominie  donc 
il  faille  étouffer  le  fouvenir ,  elle  qui 
ne  cache  point  la  mauvaife  vie  de  plu- 
lîeurs  Papes  qui ,  avant  leur  Pontificat, 
&  dans  leur  Pontificat,  fe  font  plon- 
gés dans  des  défordres  beaucoup  plus 
criants.  L'éledion  de  Jeanne  faifoic 
honneur  aux  Romains  ;  car  c'étoit  une 
perfonne  célèbre  par  fa  (cience  &  par 
fes  mœurs.  Avoir  ignoré  fon  fexe  étoit 
une  erreur  de  fait ,  &une  ignorance 


57^        Analyse 

qui  difculpe  ,  6c  ptrfonne  n'efl:  rc(^ 
ponfdbie  des  amours  fecrettcs  d'une 
fille   déguifcc. 

Il  eft  11  vrai  que  le  conte  de  la  Pa- 
peffe  n'elr  point  capable  de  deshono- 
rer l'Eglife  de  Rome  ,  que  M.  Juiieu  , 
tout  Monfieur  Jurieu  qu'il  eft  ,  l'a 
avoué.  Je  ne  trouve  pas  ,  dit- il  ^  que 
nous  [oyons  fort  inîérùjjls  à  prouver  la 
vérité  de  cette  Hifioire  de  Li  Fapejfe 
Jeanne.  Quand  le  Siég:  des  Papes  au- 
rait fouffert  cette  furprife  ,  quon  y 
aurait  eftabU  une  femme ,  penfànt  y 
77iettre  un  homme  y  &  que  cette  fem- 
me ferait  enjuite  accouchée  dans  une 
procejjion  folemnclle ,  comme  ton  dit , 
.  cela  n  i  formerait  pas  à  monfcns  un  grand 
préjugé  :  &  l'avantage  que  nous  en 
tirerions  ne  vaut  pas  la  peine  que 
nous  fou  fi  en  ions  un  grand  procès  là- 
defiis.  Je  trouve  mefme  que  de  la  ma- 
.  nïere  que  cette  Hiftoire  eft  rapportée , 
elle  fait  au  Siège  Romain  plus  d'hon- 
.  neur  quil  n  en  mérite.  On  dit  que  cette 

■  Papejfc  avait  fort  bien  efludié ,  quelle 

■  eftoit  fçavantc  ,  habile ,  éloquente  ,  que 
fis  beaux  dons  la  firent  admirer  à  Ro- 
me y  &  quelle  fut   élue  d'un  commua 
confeniemicnt  j  quoy  qu'  elle  paru f  com- 
me   un  jeune    Ef  ranger  ,     incognu  ^ 


DE  B  A  y  L  E.  377 
fhns  amis ,  &  fans  autre  appiiy  que 
fon  mcriîe.  Je  dis  que  cef}  faire  beau- 
coup d^ honneur  au  Siège  Romain  ,  que. 
de  fuppofcr  qu  un  jeune  homme  inconnu 
y  fut  avancé  uniquement  à  caujè  de 
fon  mérite  ;  car  on  fçait  que  de  tout 
temps  il  ny  a  eu: que  la  brigue  qui  ait 
fait  obtenir  cette  dignité  (b). 

Vous  voyez-la  un  Miniltrequi  donne 
du  poids  à  cette  remarque  de  Flori- 
mond  de  Remond:  »  Quand  bien  ce 
»  malheur  feroit  advenu  à  l'Eglife , 
»  qu'une  femme  euft  tenu  le  Siège  Ro- 
»  main  ,  puifqu'elle  y  eftoic  parvenue 
»  par  rufes  &  tromperies  ,  &  que  la 
»  monftre  &  parade  qu'elle  faifoit  de 
»  fa  vertu  &  faincle  vieavoit  ëblouy 
»  les  yeux  de  tout  le  monde  ,  la  faute 
»  devoit  eftre  rcjettée  fur  elle,  &  non 
»  fur  les  Efledeurs  ,  îefquels  tenans  le 
»  grand  chemin,  &  marçhans  k  la  bon- 
»  ne  foy  ,  fans  brigue  ,  ny  menée  ,  ne 
»  pnuvoient  eftre  accufés  d'avoir  pars 
»  à  la  fuppoficion.  «  L'Auteur  ajoute 
que  cet^  accident  ne  pourrait  élire  fi 
monfrueuXy  s'il ejloit  véritable  ,  commue 
ce  que  ceux ,  qui  fe  font  appelles  Re- 
formés y   Evangeliftes ,   &    Puritains , 

{  b)  J'.irieu  .    Apologie   pour    la    Rétormatiori  » 
Tome  IL  p.  38. 


37^  Analyse 

ont  non-feulement  tolleré  ,  mais  ejta^ 
hly  y  voire  forcé  aucunes  Roy  nés  & 
Princejfes  de  fe  dire  &  publier  Chef 
de  rEijlife  en  leurs  Eflats  &  Seigneu- 
ries j  difpofans  des  chojcs  pies  & 
fainclcs  ,  &  des  Charges  Ecclcfiajîi- 
ques  à  leur  appétit  &  volonté  (  c  ). 
Il  avoît  lû  fans  doute  cette  pcnfée 
dans  Alanus  Copiis  ,  ou  dans  Gene- 
brard  :  car  ils  ont  fait  tous  deux  la 
même  remarque. 

IL  En  fécond  lieu  ,  l'on  peut  ré- 
pliquer qu'il  n'y  a  nulle  apparence  que 
Rome  ait  défendu  de  faire  mention 
d'un  événement  aufTi  public  ,  &  aufîi 
e^'traordinaire  que  celui-là.  Un  tel  or- 
dre eût  été  bien  inutile  ;  or.  ne  com- 
met point  ainfî  fon  autorité  par  des 
défenfes  qui  ne  font  point  de  nature  à 
être  obfcivées  ,  &  qui  excitent  plutôt 
la  démangeaifon  de  parler  ,  qu'elles  ne 
ferment  la  bouche. 

1 1  L  Ajoutez  ,  en  troifieme  lieu  , 
qne  fi  le  zèle  ou  la  crainte  avoient 
arrêté  la  plume  des  Hifloriens  ■  nous  ne 
verrions  pas  que  les  premiers  qui  ont 
publié  le  Papat  de  Jeanne  ,  font  des 
perfonnes   dévouées  au  Catholicifme  , 

(  c  )    Florimond  de  Remond  ,  ubl  fuprà  ,  Chap^ 
XL  num.  '5. 


DE      B   A    Y    L    E.  yj^ 

&  plus  k  portée  que  les  autres  d'être 
châtiées  ;  car  ce  font  des  Moines.  Il  cft 
lùr  que  prefque  tous  ceux  qui  ontde'- 
bité  ce  conte  étoient  bons  Papiftes ,  & 
qu'ils  ne  penfoient  à  rien  moins  qu'à 
des  médifances. 

IV.  Joignez  à  cela,  en  quatrième 
lieu  ,  que  les  defordres  de  la  Cour  de 
Rome  ,  infiniment  plus  infâmes  que  ne 
le  feroit  le  Papat  de  cette  fille  ,  ont 
été  décrits  fort  naïvement  par  beau- 
coup d'Auteurs  qui  avoient  du  zèle 
pour  la  Cour  de  Rome. 

V.  Enfin  je  dis  que  l'on  ne  peut , 
fans  tomber  en  contradidion  ,  nous 
fuppofer  une  défenfe  de  parler  de  la  Pa- 
pefTe  :  car  cet  ordre  de  fe  tau'e  ruine- 
roit  de  fond  en  comble  les  principales 
circonflances  du  narré.  Bîondel  ,  Flo- 
rimond  ,  &  Coefîeteau  n'oublient  pas 
cette  réflexion.  Ils  remarquent  judi- 
cieufement  que  cette  défenfe  ne  fauroit 
s'accorder  avec  les  monuments  publics 
qui  furent ,  dit-on  ,  érigés  en  cette  oc- 
cafion.  Ou  tjî  ici  la  confcience  des  Ré- 
formés ,  dit  Coefîeteau  ?  Ils  veulent 
quen  détejladon  de  cette  infamie  ,  6* 
pour  monument  éternel  de  ce  fcandale  , 
îon  ait  hafli  à  Home  une  Chapelle 
au  lieu  ou  elle  accoucha  ;  qu'on   aii 


380  Analyse 
érigé  une  ftatue  de  marbre  pour  rc- 
prcfenter  le  fait  ;  &  qu'on  ait  fait 
drefîerdes  Chaires  peu  honneRcs  ,  pour 
regarder  à  l'avenir  des  cbofes  fembla- 
bles  ;  &  cependant  ils  affeurent  que 
les  Hiftoriens  n'en  ont  ofé  parler  pour 
le  refpeâ:  des  Papes.  Quel  rayon  ,  ains 
quelle  ombre  de  vérité  en  cliofcs  (î 
mal  accordantes  {  d).  Rivet  qui  ré- 
futa Coeffeceau  ,  &  qui  le  fuivit  pas 
à  pas  ,  ne  répliqua  rien  à  ce  pafTîge. 
Je  n'ai  encore  obfervé  nulle  folution 
fur  ce  point-la  dans  les  Ecrits  des  dé- 
fenfeurs  de  la  Papefre.  Ils  ont  imité 
Homère  ,  qui  abandonnoit  les.  chofes 
qu'il  défefpcroit  de  bien  traiter. 

Et  qutt 

Defperat  traclata  nitefcere  pojfe  relinqult. 

Cela  ne  doit  pas  être  entendu  com- 
me fi  ,  abfolument  parlant .  je  foute- 
nois  que  perfonne  n'a  entrepris  de  le- 
ver la  contradiction.  Je  fai  qu'Alexan- 
dre Coocke  la  examinée  ,  &  qu'il 
s'imagine  au  il  s'en  efl  devehppé  aj/eî^ 
bien.  Mais  je  fai  au/Ti  qu'il  eut  mieux 
vallu  pour  fa  caufe  qu'il  eût  gardé  le 
filence.    Il  fuppofe  qu'il  y  eut  diver- 

(  flf  )  CoefFeteau  ,     Réponfe    au    Myftere     d'ini- 
quité ,   p.  J05. 


DE      B    A    Y    L    E.  381 

fité  d'avis  ;  les  uns  crurent  qu'il  falioit 
lailTer  tomber  dans  l'oubli  l'aventure  , 
&  les  autres ,  qu'il  en  falioit  ériger  des 
monuments.  Il  rapporte  deux  exemples 
de  cette  diverfité  d'opinions  ,  l'un  efl 
qu'il  y  eut  des  Papifles  en  France  qui 
défendirent  les  Jéfuites  au  fujet  de  l'at- 
tentat de  Jean  Châtel ,  tandis  qu'il  s'en 
trouva  d'autres  qui  aidèrent  à  élever  la 
pyramide  qui  notifioit  qu'ils  avoienc 
trempé  dans  cet  aiîaiïinat.  L'autre  efl 
qu'il  y  eut  des  gens  qui  furent  d'avis 
qu'on  inférât  dans  les  archives  le  Mé- 
moire préfenté  à  Paul  III.  touchant 
la  réforme  des  abus  ;  &  qu'il  s'en  trou- 
va d'autres  qui  jugèrent  que  cet  Ecrit 
étoit  digne  du  feu  :  d'où  il  arriva  ,  dit 
Coocke  ,  que  le  Mémoire  en  queflion 
fut  inféré  dans  l'Edition  du  Concile  de 
Trente  ,  publiée  par  Crab  en  1 15  5 1  ,  & 
qu'on  l'a  retranché  des  Editions  fui- 
vantes ,  &  même  mis  a  V  Indice  {e). 
Pour  renverfer  tout  ce  difcours ,  je 
remarque,  1°.  que  la  fuppolition  de 
Coocke  change  l'état  de  la  queflion. 
Il  s'aglffoit  de  favoir  fi  les  Auteurs 
qui  ont  gardé  le  filence  pendant  deux 
cent  ans ,  y  ont  été  déterminés  par  le 
refpecl  ou  par  ia  crainte  du  Saint  Siège. 
(<;)  Coocke,  de  la  PapefTe  ,  ^.  141  &  fuir^  ' 


gBi  Analyse 
On  a  fuppofé  que  les  fuccefTeurs  im- 
médiats de  la  Papefîè  défendirent ,  ou 
recommandèrent  le  filcnce  fur  cet  ac- 
cident fcandalcux  ,  &  qu'Anaftafe  & 
les  autres  Hiftoriens  jufqu'à  'Marianus 
Scotus  ,  entrèrent  dans  cetefprit,  foit 
par  zèle  pour  l'honneur  de  l'Eglife  , 
foit  par  crainte  de  s'attirer  des  aîiàires. 
Il  eiè  clair  que  cette  fuppofition  eft 
direâiement  contraire  à  ces  monuments 
publics  qu'on  prétend  avoir  été  éri- 
gés ,  &  à  ce  nouveau  cérémonial  qui 
fut  introduit  dans  Rome,  dit-on,  à 
l'égard  des  proceffions  anniverfaires  , 
êc  de  l'éleélion  des  Papes. 

J'obferve  ,  en  fécond  lieu  ,  qu'en 
changeant  même  tout  l'état  de  la  quef- 
tion,  on  n'évite  pas  l'abfurdité  :  car  fi 
Anaftafe  ,  par  exemple ,  avoit  été  l'un 
de  ceux  qui  opinèrent  que  pour  l'hon- 
neur de  l'Eglife  ,  il  falîoit  cacher  l'ac- 
cident de  la  Papelfe  ,  il  n'auroit  pas 
îaiflé  d'en  parler  ,  après  que  le  fenti- 
ment  contraire  auroit  tellement  préva- 
lu que  la  Ville  &  l'Eglife  de  Rome 
l'auroient  autorifé  par  des  monuments 
publics  ,  &  par  des  règlements  perpé- 
tuels &  anniverfaires.  De  quoi  eût 
fervi ,  en  ce  cas-la ,  le  fîlence  d'un 
Hiflorien  ?,Quelle  bizarrerie ,  ou  plutôt 


DE       B    A    Y    L  E.  383 

quelle  folie  ne  feroit-ce  pas ,  que  de 
vouloir  fupprimer  ,  par  refped  pour  le 
Saint  Siège  ,  une  chofe  dont  toute 
i'Eglife  de  Rome  cternifoit  hautement 
&  publiquement   le  fouvenir  ? 

Je  dis  ,  en  troifieme  lieu  ,  que  les 
exemples  que  le  fleur  Coocke  met  en 
avant  ne  fervent  de  rien  ;  car  ceux  qui 
euffent  voulu  qu'à  l*occafîon  de  Jean 
Chaftcl  on  n'eût  pas  drefle  une  pyra- 
mide ,  ni  diffamé  les  Jéfuites  ,  ou  s'in- 
téreffoient  à  cela  perfonnellement ,  par 
affedion  pour  cette  Société  ,  ou  ne 
croyoient  pas  qu'elle  fût  coupable. 
Mais  Anaftafe  &  les  autres  Hiftoriens 
n'étoient  point  perfonnellement  inté- 
refTés  à  l'aîiaire  de  la  Papefle  ;  ils  ne  fe 
foucioient  point  de  fon  honneur  ,  ou 
de  fa  réputation  ,  &  ils  ne  formoienc 
aucun  doute  fur  la  vérité  du  fait.  Ou- 
tre cela  ,  dès  que  l'avis  qu'il  falloic 
drefTer  une  pyramide  eut  prévalu  ,  les 
Hiftoriens  les  plus  dévoués  aux  Jé- 
fuites en  firent  mention  ,  &  n'euffent 
pu  fupprimer  le  fait  fans  fe  rendre  ridi- 
cules. Que  fi  le  Mémoire  préfenté  à 
Paul  III  a  d'abord  paru  ,  &  puis  dif- 
paru  ,  c'cft  à  caufe  que  la  Cour  de  Ro- 
me fit  prévaloir  promptement  l'opi- 
nion de  ceux  qui  fouhaitoient  qu'il  fus 


384  Analyse 
fiippriiné.  C'eft  ce  qu'on  ne  peut  pas 
^irc  des  monuments  de  la  Papeflè  ;  cai- 
on  prétend  qu'ils  ont  fubiîfté  pendant 
pluiîeurs  liecles.  La  comparaifon  fe- 
roit  fupportable  ,  d  quelques  particu- 
liers avoient  fupprimé  le  Mémoire ,  & 
que  la  Cour  de  Rome  l'eût  fait  impri- 
mer au  Vatican  ,  avec  les  Approba- 
tions les  plus  authentiques  dont  on 
puiife  accompagner  ce  qu'elle  veut 
rendre  public  in  œtcrnam  ici  memo- 
ridm. 

Samuel  Defmarets  ,  qui  traite  de 
petite  fubtilité  la  contradiâion  que 
Blondel  avoit  objeclée  ,  ne  s'en  tire 
pas  mieux  que  Coocke.  Il  dit  qu'en- 
tre ceux  qui  ont  gardé  le  filence  à 
l'égard  de  la  Papelfe  ,  les  uns  l'ont 
fait  parce  qu'ils  ne  croyoient  pas  qu'il 
la  fallût  inférer  au  Catalogue  des  Pa- 
pes ,  &  les  autres  parce  que  vénérant 
le  Saint  Siège  ,  ils  avoient  honte  de 
cet  accident  fcandaleux  ,  mais  qu'ils 
ne  prétendoient  pas  que  leur  omiiïion 
pût  abolir  la  mémoire  d'une  chofe  que 
les  monuments  publics  atteftoient  & 
perpétuoient.  On  a  vu  ci-defliis,  qu'en- 
core que  notre  Jeanne  paflât  pour  in- 
digne de  tenir  fon  rang  dans  le  Cata- 
logue ^Qs  Papes ,  &  d'y  faire  nombre , 

les 


35   E      B    A    y    L    B.  35^ 

les  Hiftoriens  ne  pouvoienc  pas  fe  dil- 
penfcr  de  faire  mention  de  ion    faux 
Papac  ,  la  chofe  étant  trop  publique  , 
&  trop  extraordinaire.    Et  pour  ce  qui 
eft  de  cette  vénération  pour  le  Saine 
Siège  ,  &  de  cette  honte  ,  qui  auroienc 
porté    quelques  Annaliftes  à  ne  dire 
mot  fur  un  fait  dont  toute  la  Ville  dô 
Rome  éternifoit  publiquement  le  fou- 
venir ,  ce  font  des  pafîîons  ii  bizarres 
&  fî   infenfées  qu'il    n'en  faut   point 
croire  capables  les  Ecrivains  qui  n'ont 
rien  dit  du  Pontificat  de  Jeanne  l'An- 
glois.  Un  Hiftorien  qui  a  du  fens ,  ne 
fupprime  pas  une  vérité  pour  l'amouc 
de  ceux  qui  veulent   bien   qu'elle  foit 
publique  ,  ni  lorfqu'il  fait  que  fon  fi- 
lence  ne  peut  produire  aucun  bien  ,  & 
le  pourra  expofer  à  la  moquerie  ,  com- 
me un  perfonnage  pofîédé  d'une  fotté 
honte.    Quiconque  veut  donc  s'amufer 
ici  à  l'office  de  conciliateur  perd  toute 
fa  peine  :   les    contradictions  objedées 
par  Blondel ,  &  par  CoefFeteau,  font  un 
nœud  indiffoluble.  *   § 

*  Art.  Papejfe  &  Polonus, 

§     N.  B.     Il  feroit  difficile  de   combattre  VK\î=. 
»9ire  de  la  Papefle  par    des  arguments  plus  lub^j 

Jomc  IL  K 


3^5         Analyse 

tils  ,  Se  plus  impofants.  Cette  diiïertatîon  eft 
un  plaidoyer  en  forme  :  toutes  les  fubtiiités  de 
l'Art  Oratoire  y  font  employées.  Cependant  les 
raifons  de  Bayle  ne  perfuadent  pas  tout  le  mon- 
de ,  &  bien  des  gens  mettent  cette  aventure  au 
rang  de  tant  d'autres  Paradoxes  Hiftoriques  ,  fur 
lefquels  un  homme  fage  a  beaucoup  de  peine  à 
prononcer.  C'eft  ce  qu'en  penfoit  M.  de  Beau- 
fobre  ;  »  après  avoir  ,  dit- il  ,  dlfcuté  ce  fait 
»>  depuis  plufieurs  années  ,  avec  tout  le  foin  pof- 
»»  fible  ,  nous  nous  trouvons'  encore  réduits  à  n'o- 
j>  fer  rien  prononcer  là-deffus  que  par  un  peuc- 
«  cire  ,  foit  affirmr.tif  ,  foit  négatif ,  cela  peut 
5)  être  ,  cela  peut  n'être  pas.  Et  l'on  oie  bien 
5>  foutenir  que  s'il  y  a  dans  l'Hiftoire  quelque 
»  fait  où  le  Pyrrhonifme  foit  triomphant ,  &  où 
5^  tout  homme  raifonnable  doive  fufpcndre  fon 
il  jugement  ,  c'eft  celui  de  la  Papelfe  Jeanne,  w 
Eeaufobre  ,  Biblioth,  .Germanique  ,  Tome  X. 


Partlcuhrités  concernant  le  Livre  des 
TAXES  de  la  Chancellerie  de 
Rome. 

Le  Livre  des  Taxes  de  la  Chancel- 
lerie Romaine  fut  imprimé  à  Paris  l'an 
1151c.  Ce  n'eft  pas  la  première  Edi- 
tion ,  comme  quelques-uns  l'ont  crû  : 
car  celle  de  Bois-le-Duc  ,  de  l'année 
1664  ,  m'apprend  que  ce  Livre  fut  im- 
primé à  Rome  l'an  i  "514  ,  &  à  Colo^ 
gne  l'an  1^1$.  L'Edition  de  Rome 
a  pour  titre  :  Régule,  Conjîiîutiones , 
Refervaticnes  CancelLirie  S.  Dominé 
nofïri  Leonis  Pape  Decimi ,  noviter- 
-édite  &  publicate.     On  y   trouve  att 


DE      B   A    Y    L   E.  3S7 

feuillet  (ij  ,  Taxe  CancelLiric  ,  pcr 
MarccHum  Silbcrt,  alias  Franck,  Ro- 
me, in  Campo  Flore,  anno  M .  D.  XIV. 
die  XVII  Novembris  impre/Je,  finiunt 
féliciter.  Ceft  ce  que  témoignèrent 
deux  Echevins  de  Bois-le-Duc  ,  qui  , 
avec  le  Secrétaire  de  la  Ville  avoient 
collationné  mot  à  mot  cette  Edition 
de  Rome  avec  celle  qu'Etienne  du 
Mont ,  Libraire  de  Bois-le-Duc  ,  don- 
na l'an  1664. 

L'Edition  de  Bois-Ie-Duc  eft  inti^ 
tulée  Taxce  Cancellariœ  Apojlolicœ ,  & 
Taxœ  facrœ  Pcenitcntiarice  ApoJIolicœ. 
On  y  trouve  page  95  &  96  ce  pafTage  : 
abfolutio  pro  eo  qui  matrem  ,  for  or  cm  , 
aut  aliam  confanguinearn  ,  vcl  affinem 
fiLam  :  aut  cornmatrem ,  carnaliter  co- 
gnovit  j  gr.  V.  {a).  D'Aubigné  a  in- 
fère ce  paffage  dans  fa  confeiïion  de 
Sanci.  n  II  y  a  ,  dit-il  ,  un  autre  Li- 
>î  vre  ,  lequel  ceux  dont  j'ai  tantoft 
»  parlé  ont  voulu  extirper  ;  mais  le 
»  Saint  Siège  ne  le  permettroit  jamais... 
»  Ceft  le  Livre  des  Taxes  ,  où  un  bon 
«  Catholique  voit  les  péchés  à  bon 
n  marché  :  &  fçait  en  un  coup  d'œil 
»  pour  combien  il  en  doit  eftre  quitte... 

(a)  C'eft-à-dire  cinq  gros. 

R  2. 


3S8  Analyse 
»  Quiconque  aura  connu  chamelle- 
»  ment  fa  propre  mère  ,  fa  fœur  ,  fa 
3)  coufi ne  germaine,  ou  fa  commère  de 
3>  baptême ,  il  en  eft  quitte  pour  cinq 
»  gros  [b).  « 

Si  l'on  eût  demandé  à  d^\ubigné 
d'où  pouvoit  venir  que  la  Cour  de  Ro- 
me ,  Il  décriée  alors  pour  fon  avarice  , 
n'avoit  taxé  qu'à  cinq  gros  l'incefte  du 
premier  rang ,  il  eût  répondu  fans  doute 
que  des  vendeurs ,  à  qui  une  marchan- 
dife  ne  coûte  rien  ,  trouvent  mieux  leur 
compte  à  la  lailTer  k  vil  prix ,  qu'à  la 
tenir  chère  :  car  le  bon  marché  en  fait 
débiter  une  quantité  beaucoup  plus 
grande ,  &  ainfi  ils  fe  dédommagent 
amplement  &  avec  ufure  ,  par  le  grand 
aiombre  d'acheteurs  qu'ils  font  venir, 
&  dont  là  plupart  fe  pafferoient  de 
l'emplette ,  fi  elle  coûtoit  exceffivement. 
Mais  qu'on  ne  s'y  trompe  pas  :  la  Taxe 
marquée  dans  cet  ouvrage-la  ,  n'efl  pas 
tout  ce  qu'il  falloit  débourfer.  On  de- 
voit  traiter,  outre  ceia^  avec  le  Dataire, 
2c  l'accord  fe  régloit  félon  qu'on  étoit 
riche. 

Du  Pinet  publia  une  Edition  de  ce 
fameux  Livre  en  1564,   fous   le  titre 

(î)  Confeflion  de  Sancy  r  {Lî^'  ^  >  Ckap,  //, 


D   E      B    A    Y    L   E.  389 

de  Taxes  des  Parties  CafucUes  de  la. 
Boutique  du  Pape.  Elle  eft  en  Latin 
&  en  François ,  avec  des  notes  de  fa 
façon.  Il  a  en  grand  tort  de  ne  point 
dire  fur  quel  Exemplaire  il  la  donnoit  : 
car  elle  diffère  en  plufieurs  chofes  des 
Editions  précédentes.  On  n'y  trouve 
point  l'article  de  Tinceile  ,  que  j'ai  ci- 
té ;  mais  on  y  voit  des  choies  encore 
plus  énormes ,  celles-ci ,  par  exemple  : 
(  L'abfolution  &  pardon  de  tous  aftes 
de  paillardife  commis  par  un  Clerc  ,  en 
quelque  forte  que  ce  foit  ,  &  fuft-ce 
avec  une  Nonnain  ,  dedans  ou  dehors 
le  pourpris  de  fon  Monaftere  ,  ou  avec 
fes  parentes  ou  alliées,  ou  avec  fa  fil- 
leule ,  ou  avec  autre  femme  quelle 
qu'elle  foit  ;  foit  aufTi  que  la  dite  ab- 
folution  fe  faille  au  nom  du  Clerc  iini- 
ple ,  ou  de  lui  &  de  fes  putains  ,  avec 
difpenfe  de  pouvoir  prendre  fes  ordres  , 
&  tenir  bénéfices  Eccléfiaftiques ,  avec 
aufïï  la  claufule  inhibitoire ,  coulle  36 
tournois  ,  trois  ducats.  Et  fi  ,  outre  ce 
que  defius ,  y  a  abfolution  de  B.  & 
péché  contre  nature ,  &  fufi-il  fait  avec 
des  beftes  brutes  ,  &  que  la  difpenfe 
cy  -  defius  ,  &  la  claufe  inhibitoirc  y 
foit  ,  il  faut  90  tournois  ,  1 1  ducats , 
6  carlins.     Mais  s'il  y  a  fimnlc  abfo- 

R3 


39°  Analyse 
lution  du  péché  de  B.  ou  du  péché 
commis  contre  nature  avec  les  be- 
fles  brutes ,  avec  dirpenfe  &  la  claufule 
ishibitoire  ,  faut  36  tournois,  &  9  du- 
cats. Une  Nonnain  ayant  paillarde 
pluficurs  fois  dedans  &  dehors  le  pour- 
pris  de  fon  Monaftere  ,  fera  abfoute  , 
&  réhabilitée  à  pouvoir  tenir  toutes 
les  Dignités ,  &  voire  la  Dignité  Ab- 
batiale ,  moyennant  36  tournois  ,  &  9 
ducats.  L'abfcîution  pour  un  qui  tien- 
droit  à  pot  &  à  feu  une  concubine , 
avec  difpcnfe  de  pouvoir  prendre  fes 
ordres  &  tenir  bénéfices  Eccléfiafti- 
ques ,  coufte  21  tournois,  5  ducats, 
6  carlins)  (c).  Je  conjedure  que  du 
Pinet  fuivit  l'Edition  que  les  Princes 
Proteftants  firent  inférer  dans  leur 
Expofition  des  caujes  de  Li  rqeclion  du 
Concile  de  Trente.  Cette  Edition  a 
pour  titre  Taxa'facrœ  Pœnitentiariœ. 
M.  Heidegger  ,  dans  fa  Grande  Baby- 
lone,  en  rapporte  des  morceaux  qui  font 
parfaitement  les  mêmes  dans  l'Edition 
de  du  Pinet. 

Les  ïnquiiiteurs  Romains  &  Espa- 
gnols ont  mis  à  l'indice  la  Taxe  de  la, 


.    (f)  Du  Pinet,  Taxi  dis  Panîes  y   ÇafudUs  ,  p* 
$$.  &  fiiiv 


DE      B    A    Y   L   E.  391 

Chancellerie, ,  fous  cette  qualification  : 
Praxis  &  Taxa  Officines  Pœnitentii- 
riœ  Papœ  ,  ah  hœreîicis  dcpravata.  Il 
eft  remarquable  qu'elle  n'eft  rangée  que 
dans  la  troifieme  clafle  des  Livres  dé- 
fendus ,  &  qu'on  ne  la  condamne  qu'en- 
tant qu'elle  a  été  faliifiée  par  les  Héréti- 
ques. Mais  on  a  beau  fuppofer  que  les 
Hérétiques  l'ont  dépravée;  les  Editions 
qu'on  ne  peut  défavouer  ,  comme  cel- 
le de  Rome  \<^i\\  celle  de  Cologne 
151^  ;  celles  de  Paris  Mio  ,  1^4^, 
i6i^  ;  &  celles  de  Venife  ,  dont  l'une 
fe  trouve  dans  le  VP  volume  de  VOc~ 
ceanus  jiiris  ,  publié  en  1^33  ,  &  l'au- 
tre dans  le  XV*"  volume  du  même  Re- 
cueil ,  réimprimé  en  1684  :  ces  Edi- 
tions ,  dis-je  ,  font  plus  que  fuffifantes 
pour  autorifer  les  reproches  des  Pro- 
teflants  ,  &  pour  couvrir  de  honte  les 
Auteurs  &  les  défen'feurs  de  ce  Livre 
abominable. 

Il  y  a  lieu  d'être  furpris  qu'un  pa- 
reil ouvrage  ait  vu  le  jour  ,  &  que  , 
depuis  même  que  les  Proteftants  en  ont 
tiré  la  matière  de  tant  dC  triomphes , 
il  ait  été  réimprimé  authentiquement. 
Rapportons  le  reproche  que  fait  là-def- 
fus  un  Miniftre  de  Paris  à  l'Evéque 
de  Belley.  Voici  fes  paroles.    »  Je  n'o- 

R  4 


392-        Analyse 

»  ferois  dire  de  ce  Livre  ,  tout  ce  qu'e» 
»  a  efcrit  le  Doéleur  Defpence  (lY)  : 
»  jufques  à  lui  appliquer  ces  parales  , 

Vroflat  &  in  quxfiu  pro  merttricc  fedet. 

39  Tant  s'en  faut  que  Ton  ait  honte 
Y>  parmi  vous  de  ce  Livre  ,  ...  que  l'on 
3)  ne  ceffe  de  le  publier  &  de  rexpofer 
31  en  vente.  J'en  ai  veu  jufques  à  trois 
3>  Editions  de  Paris....  J'ai  parmi  mes 
■y>  Livres  l'Edition  de  i^io,  &  celle 
»  que  nous  avons  vu  publier  l'an  1 6i  ij , 
35  Je  les  ai  confrontées  ,  &..  trouvées 
3>  conformes  :  &  particulièrement  ces 
»  paroles  qui  crient  vengeance  devant 
»  Dieu:  &  nota  diligenter quod  Iinjuj- 
»  modi  gratice  &  diJpenjUliums  non 
»  conceduntiir  pauperihiis  ,  quia  non 
35  junt  y  ideo  non  pojfunt  confolarl  : 
r>  c'eft-k-dire ,  &  notez  diligemment 
»  (  <&  défait  la  chofè  le  mérite  )  que 
35  telles  grâces  &  difpenfes  ne  fe  con- 
35  cèdent  point  aux  pauvres  :  car,  par- 
35  ce  qu'ils  n'ont  pas  de  quoy  ,  ils  ne 
> 

(rf)  Ce  Docteur  Catholique  déclama  fi  forte- 
ment contre  rabomination  de  ces  Taxes ,  que  l'In- 
<|iiifitioii  d'Efpagne  a  fait  effacer  cela  de  fou  Livre. 
Voye[  ion  Ecrit  intitule  Epijî.  ad  Titum,  Cap.  I  , 
digrefl'.  2  :  &  confultez  V Index  Hifpanicus  Libr. 
,Fro'nib.  pag.  232  ,  où  vous  trouverez  la  co.udara.« 
e&atîon  rfu  partage  de  Defpence. 


DE      B    A   Y   L  E.  393 

»  peuvent  être  confolés.  Ces  paroles- 
»  là  ,  dis-je ,  qui  le  trouvent  au  feuillet 
»  23  de  l'ancienne  Edition  de  i$io  , 
»  fe  trouvent  aufil  en  la  page  zoB  de 
»  la  nouvelle  impreffion  de  i6i<. 
n  Et  ceux  qui  ont  l'Edition  de  l'an 
«  i')4')  les  rencontreront  au  feuillet 
»    130   (e). 

Pour  écouter  tout  le  monde,  voyons 
l'efpece  d'apologie  publiée  par  l'Abbé 
Richard  ,  en  réponfe  au  Miniftre  Ju- 
rieu  ,  qui ,  dans  fes  préjugés  légitimes 
avoit  étalé  cette  accufation.  L'Abbé 
répondit  que  toutes  les  chofes  allé- 
guées au  fujet  des  Taxes  ,  n'étoient 
que  des  faits  particuliers ,  qui  n'avoienc 
jamais  été  autorifés  par  des  Loix  & 
par  des  Canons  de  l'Eglife  Romaine. 
(  N'eft-il  pas  du  dernier  ridicule ,  dic- 
il  ,  de  vouloir  faire  padèr  pour  des 
Loix  ,  &  pour  des  Canons ,  un  Livre 
de  Taxe?  Ne  feroit-ce  pas  fe  rendre 
la  fable  de  toute  la  Jurifprudence  ,  de 
vouloir  inférer  dans  le  Code ,  ik.  met- 
tre au  nombre  des  Loix ,  les  Taxes  des 
Bureaux  ?  Ne  feroit-ce  pas  faire  grand 
honneur  à'  MefTieurs  les  intéreffés  ? 
Que  M.  Jurieu  apprenne  donc  ce  que 

{e)  Drelincourt  ,     Réplique     à   la    Refponfe  d^; 
p.  de  Belle/  ,  p,  m,  370  ,  6-  fuiv. 


394  A   N    A    L   Y    s   -E 

c'eft  que  Loix  &  que  Canons  dans  PE- 
giife  Romaine;  &  qu'il  iache  cepen- 
dant que  ces  vieilles  Taxes  de  la  Chan- 
cellerie de  R.ome  ,  non-feulement  ne 
font  de  nulle  autorité  dans  l'Eglifc  ^ 
mais  qu'elle  les  a  eues  toujours  en 
horreur.  Ces  Taxes  de  la  Chancellerie 
ne  commencèrent  que  fous  le  Ponti- 
ficat de  Jean  XXIÏ  ,  environ  l'année 
13x0;  &  les  Taxes  de  la  Pénitence- 
rie  ne  parurent  que  vefs  l'année  1336  , 
fous  Benoît  XII  :  &  les  unes  &  les 
autres  furent  incontinent  fupprimées  ; 
&  enfuite  même  mifes  au  nombre  des 
Livres  défendus ,  félon  la  remarque  da 
iîeur  du  Mont  ,  qui  les  fit  imprimer 
l'année  1664;  ce  qui  fait  afîez  voir 
l'horreur  que  l'Eglife  Romaine  a  eue 
de  ces  Taxes  ,  bien  loin  qu'elle  les  pro^ 
pofe ,  ou  tienne  pour  fès  règles ,  com- 
me M.  Jurieu  voudroit  nous  le  faire 
accroire.  Qu'il  fâche  donc  que  les  faits 
des  Officiers  de  la  Cour  de  Rome  font 
des  faits  particuliers ,  &  ne  font  point 
des  faits  de  l'Eglife  )    (/).^ 

Cette  réponfe  n'ell:  point  bonne  ; 
car ,  en  premier  lieu  ,  l'Eglife  Romai- 
ne n'a  pas  fait  voir  ,  par  la  fupprefîion 

(/)  Richard  ,  Examen  des  préjugés  de  M.  Ju- 


D   E     B    A    Y    L    fi.  ^9f 

de  ces  Taxes ,  qu'elle  les  eût  en  horreur. 
Elles  ont  été  imprimées  trois  fois  à  Pa- 
ris ,  deux  fois  a  Cologne  ,  deux  fois  à 
Venife  ;  &  il  y  a  quelques-unes  de  ces 
Editions  qui  ont  été  faites  depuis  que 
Claude  d'Efpence  eut  crié  publiquement 
contre  les  énormitcs  de  ce  Livre.  Nous 
avons  vu  que  l'Inquifition  d'Efpagne^ 
&  celle  de  Rome ,  ne  l'ont  condamné 
qu'en  fuppofant  que  les  Hérétiques  l'a- 
voient  corrompu.  J'ajoute,  en  fécond 
lieu,  que  la  fuppreflî.on  d'un  tel  ouvrage 
n'eft  pas  un  figne  que  les  règles  qu'il 
contient  foient  défapprouvées.  Cela 
peut  lignifier  feulement  qu'on  s'eft  re- 
penti d'avoir  foufpert  qu'elles  parufTenc 
aux  yeux  du  public,  &  qu'elles  donnaf- 
fent  lieu  aux  Hérétiques  d'infulter  la 
Cour  de  Rome ,  &  de  percer  l'Eglife  Ro- 
maine par  les  flancs  du  Pape,  On  a  dû 
juger  que  c'étoientde  ces  .Myfteres  d'E- 
tat ,  Arcana  imperii ,  qui  ne  doivent 
pas  être  divulgués.  J'omets  une  infi^nité 
d'autres  confidérations  *,  que  les  Con- 
troverfiftes  pourroient  alléguer  contre 
l'Adverfaire  de   M.  Jurieu  **. 

*  N  B,    Bayle  a    raifon  de    couper  court    aux 
confidérations  :  elles  feroieiU  infinies  fur  cette  eu- 

♦*  Art.  £anck ,  &  Pinee, 

R  6 


59' 


Analyse 


tîere  »  &  c'eft  le  lieu  commun  qne  les  Proteflants 
ont  le  plus  rebattu.  Mais  en  fuppolant  que  tous 
les  faits  qu'ils  allèguent  foient  vrais  ,  qu'en  ré- 
fiilte-t-il  ?  Que  Jean  XXll  ,  Benoît  XII,  Ale- 
xandre VI  ,  &c  ,  cherchèrent  à  faire  argent  de 
tout  ?  Qu'ils  trafie^uerent  les  Bénéfices  ,  les  In- 
dulgences ,  les  Difpenfes  ?  Qu'ils  mirent  en  parti 
jufqu'aux  Abfolutions  ?  Que  nous  importent  ces 
reproches  ?  Il  ne  faut  qu'un  mot  pour  y  réponr 
dre  :  c'eft  que  la  rrrénioire  ,  &  les  pratiques 
abominables  de  ces  Papes  ,  font  auffi  fincére* 
ment  abhorrées  des  Catholiques  Romains  ,  que  des 
Drelincourt ,  des  Jurieu ,  &  des  plus  emportés- 
Minières.- 


PASSAGE  remarquable,  retranché 
d'une  féconde  Edition^ 

M.  Bofquet  ,  un  des  plus  illuflres 
Prélats  du  dernier  fiecle  ,  a  compolé 
un  ouvrage  fort  eftimé  qui  a  pour  titre  ^ 
EcckfiCB  Gallicanœ  Hljloria  ,.  cuni  vet. 
monumenfis  ex  Mss.  eruditis.  Laie- 
con*de  Edition,  de  cette  Hifioire  da 
TEglife  Gallicane  eft  de  Tan  1636. 
Eile  eil  beaucoup  plus  ample  que  la. 
première  :  mais  on  l'a  mutilée  de  quel- 
ques lignes  ,  qu'Uflèrius  a  pris  foin 
de  conferver.  Elles  en  valoient  bien 
la.  peine  ,  &  je  fijis  fî  perfuadé  que 
tout  le  monde  penfera  Ih-deiTus  com- 
me moi ,  que  je  me  fais    un    pkiHr 


DE     BAYLE.  "i^r^J 

de  les  rapporter  ici.  Voyez  la  remar- 
que {a). 

Le  palTage  en  queftion  nous  apprend 
que  cefavant  Prélat  concevoit  de  bon- 
ne foi ,  que  le  faux  zèle  des  Moines  fut 
la  première  caufe  des  traditions  fabn- 
leufes ,  qui  ont  couvert  d'une  fi  épailTe 
obfcurité  l'origine  de  TEglife  Gallica- 
ne. M.  Bofquet  paroît  perfuadé  que  la 
chaleur  inconndérée  de  leur  zèle  ,  & 
l'envie  d'infpirer  plus  de  dévotion  au 
peuple  ,  leur  fit  croire  ce  qu'ils  perfua- 
derent  enfuite  aux  autres ,  touchant  les 
prérogatives  diftinguées  ,  &  l'antiquité 


(lî)  Primus ,  Jt  verum  amamus  ,hujufrnodi  \ilotas- 
Monackos  in  Galliis  habuimus.  ILli  fimplici  ac  fer~ 
vida  ,  ade'oque  minus  caiitâ  £•  fiZpè  inconfultâ,  reli- 
gione  psrculfi ,  ad  illiciendas  hominum  mentes  ,  C' 
tLugufiiori  Sanclorum  nomine  ad  eorum  cultum  re- 
vocandas  ,  illujlres  eorum  titulos  primum  Jîhi  , 
dein  credulœ  plehi  ,  perfuafios  propofuerunt.  Ex 
horum  cfficinâ  Martiaits  Lemoyicenfis  Apofio- 
latus  ,  Urjlni  Bituricenjîs  difcipulatus  ,  Dionyfil 
Parifienfis  Areopagitica  ,  Fauli  Narboncnjls  Pro~ 
confiilaris  digaitas  ,  amborum  Apoftoli  Pauli  ma^ 
gificrium  ,  ^  in  aliis  Ecchfiis  fimilia.  prodiere» 
Ouibus  quidem  fano  judicio ,  &  confianti  animo'^ 
Gain  primum  Epifcopi  refiitere.  At  ubi  Ecclcfite, 
Gallicance.  parentibus  ,  J'ancîiffïmis  fidei  prxconibus  , 
àetraclis  his  fpoLiis  injuriam  fieri  mentibtis  ingenuis- 
&  prûbis perjfuafum  ejl,  paidatim  error  commuai  con^ 
fenfu  coiifurgere  ,  &  tandem  antiquitate  fitâ  contrat 
veritatem  prafcribsre,  Bofquet  >  apiid  Ufferium,  aiif 
tiqiiit,  Britann.  Ecdef,  Préefat, 


393  Analyse. 
prétendue  de  quelques  Saints.  Il  eft 
difficile  d'avoir  cette  bonne  &  chari- 
table opinion  des  premiers  inventeurs  : 
mais  on  feroit  très-injufte  il  l'on  n'a- 
voit  pas  de  l'indulgence  pour  ceux  qui 
leur  fuccédérent ,  &  qui  adoptèrent  de 
bonne  foi  ces  fables. 

Je  ne  fai  fi  ce  fut  par  une  politique 
bien  entendue  qu'on  fupprinia  le  pafiâ- 
ge  que  j'ai  rapporté.    Ce  rctranchemenc 
ne  fait-il  pas  voir  à  tout  le  monde  le 
■fervile   ménagement    qu'il  faut    avoir 
pour  l'erreur  ,   &   la  délicatefle  excef- 
live  ,    on   plutôt  la  fênfibilité  fcanda- 
leufe  de  ceux  qui  ont  intérêt  à  main- 
tenir le  menfonge  ?    Et,  après  tout, 
n'cfl-ce  pas  fixer  tous  les  yeux  &  tous 
les  efprits  fur  cet  aveu  mémorable.  Tel 
qui  auroit  lu  les  paroles  de  Bofquet  , 
fans  beaucoup  d'attention  ,  apprend  à 
les  regarder  comme  quelque  chofe  de 
la  dernière  importance.    Ne  dcvoit-on 
pas  bien  s'attendre  que  les  Proteftants 
n'épargnerolent  pas  fur  cela  leurs  ré- 
flexions ?   En  un  mot ,  on  peut  dire  de 
ce  pafragè,  ce  qu'un   Hiiiorien  a  die 
de  Bru  tus  &  de  CafTms  ,  dont  les  ima- 
ges no  parurent  point  dans  une  pompe 
funèbre  :  en  prétendant  l'éclipfcr ,  on 
lui  a  donné  de  l'éclat,  prœfulgcbant 


DE      B    A   Y   L   E.  399 

Caffius  atque  Brutus  eo  ipfo  qiiod  efî- 
gies  eorum  non  vifdmntur  {b).  On 
pourroic  encore  appliquer  ici  ce  que 
Scneque  a  dit  d'une  maifon  de  plai-  "^ 
fance  ,  que  Caligula  fit  abattre  ,  parce 
qu'elle  avoit  fervi  de  prifon  à  fa  mère. 
En  la  détruifant  ,  dit-il  ,  on  n'a  fait 
que  la  rendre  plus  illufire  :  car  ,  lorf- 
qu'elle  étoit  debout ,  nous  pafTions  par 
là  fans  y  faire  la  moindre  attention  ; 
aujourd'hui  l'on  demande  pourquoi 
elle  a  été  détruite  (c).    * 

ELOQUENCE    burîefque    d'un 
Procureur  du  Roi  de  Beaune 

Etienne  Bouchin ,  Procureur  du  Roi 
au  Préiidial  de  Beaune  ,  avoit  beau« 
coup  de  ledure ,  comme  on  le  voie 
dans  fes  Plaidoyers ,  où  il  étale  une 
érudition  profonde  ,  mais  des  plus  bi- 
zarres. Ses  Ecrits  font  bigarrésde  pro- 
fe&devers,&  l'on  y  trouve  prefque 
autant   de  Grec  &  de    Latin  que    de 

{b)  Tacit.  Annal.  Lié.  HT. 

(c)  Caius  Cafar  viUam  in  Hercnlanenji  piilcher" 
rimam  ,  quia  mater  fua  aliquando  in  illâ  cuftodita 
erat,  dirait ,  fecitque  ejus  per  hoc  notabilem  fortU" 
nam  :  fiantem  tnim  pra.ternavigabamus ,  nunc  çaufa 
d/ruta  qiKzrxtur. 

»  ScMca,  de  ira,  Lib,  III,  Cap.  XXIh  "   . 


400  Analyse 
François.Il  publia  quelques  Plaidoyers 
&  Conclujîons ,' qu'il  diwoit  prijes  pen- 
dant Vexereice  de  fa  Charge  [a).  L'E- 
dition de  1620  eft  la  plus  complec- 
te  :  elle  contient  fîx  diicours ,  dont  la 
matière  eft  affez  curieufe  ,  &  donne  lieu 
de  citer  beaucoup  de  pafl'ages  eroti- 
ques. Le  premier  [Plaidoyer  eft  fur  le 
faicl  d'un  prétendu,  adolefcent ,  accufé 
&  pris  à  partie ,  pour  avoir  dit  en  plu- 
fieurs  lieux  qu  une  femme  mariée  avoit 
ejié  trouvée  à  diverfesfois  avecfon  Curé, 
qui  la  congnoijfoit  charnellement.  Le 
fécond  ,  contre  une  fille  accufée  de  noue- 
ment  d" aiguillette.  Le  troiiieme  ,  contre 
un  fils 'accufé  criminellement  par  fon 
Père.  Le  quatrième  ,  pour  un  vigneron 
condamné  en  V amende  ,  à  caufe  quil 
avoit  defrobé  de  la  pafie  propre  à  faire 
du  pain  ^  en  temps  de  famine.  Le  fixie- 
me ,  touchant  un  charivary  donné  à  une 
femme  y  quisefîoit  remariée  incontinent 
après  le  dece:^  de  fin  mari.  Ceux  qui 
1  avoient  donné  demandèrent  le  lende- 
main aux  nouveaux  marie{^  quelque  ar- 
gent pour  les  frais  quils  avoient  faits  : 
cela  leur  ayant  été  refufé,  Ws  fe pourvu- 


{a)   Bouchin  )  Epître  dédicatoîre   de  fes  Plai. 
foyers. 


DE      B    A   Y   L  E.  4^1 

rentpardevant  le  Juge,  lequel, par  Sen- 
tence, leur  ocîroya  quelque  femme  de  de- 
niers (^h)  .l^tfi  mariés  appellcfent  de  cette 
Sentence.  Bcucliin  conclut  :  ce  qu'il 
fût  dit  qu'i/  avoit  été  mal  jugé ,  &  bien 
appelle  par  eux  (c). 

Il  n*y  a  forte  de  lieu  commun  qull 
ne  mette  en  œuvre  dans  ce  dernier 
Plaidoyer  :  il  commence  par  louer  îa 
virginité ,  &  les  veuves  qui  ne  fe  re- 
marient point  :  il  pafTe  enfuite  a  décla- 
mer contre  les  fécondes  noces,  princi- 
palement contre  l'impatience  des  v eu-* 
ves  qui  fe  remarient  trop  promptement, 
&  contre  l'impudence  des  vieillards  qui 
prennent  une  femme  _,  &  enfin  contre 
les  marâtres  :  un  moment  après  il  chan- 
ge de  ton ,  il  excufe  &  il  juftifie  ce  qu'il 
venoit  de  condamner  :  le  tout  eft  muni 
d'exemples ,  &  de  citations. 

Afin  qu'on  fe  forme  une  idée  de  îa 
bigarrure  de  fon  ilyle,  j'en  vais  donner 
un  échantillon  ,  tiré  de  l'endroit  où  il 
exDofe  les  inconvénients  &  le  ridicule 

[h)  Boucllin  obferve  que  bien  que  Fahert  &  Chaf- 
fanée  n'approuvent  pas  Le  charlvary  ,  fi  ejl-ce  que 
d'autres  font  d'avis  contraire  ,  &  ont  efcrit  que  non 
fit  injuria  fecundo  nubenti  ,  fi  carivarium  detiit» 
BoLichin,  Plaidoyers ,  p.  316. 

(e)  Ibid.  p,  301.  302.  360. 


402,         Analyse 

des  fécondes  noces.     »  L'on  peut  dire 

»  avec  Hefiode  que  celui  qui  fe  remarie 

Naufragiis  navigac  bis  profundnm  difficile  , 
mavYsyo?  TrXâii   o'iç  l3u<rôov    ù^yxXiev. 

»  il  fait  naufrage  en  un  Cvidroit   où  il 

»   fi'y  a  point  de  fond C'eft  fuivant 

»  l'opinion   du    comique    Phi!enion  , 

y>  vouloir  flotter  encore  fur  une    mer 

39  d'inquiétudes  &  d:  miferes....  alors  les 

»  malheureux  fe  plaignent  envain  de 

»  Cupidon  ,  qui  ne  les  a  point  frappés 

»  du  traié>  doré  &   armé  par  le  bout 

»  d'une  pointe   luifante , 

Cujtis  fuit  aurea  cufpls  « 

>j  qui  efi  ceîuy  dont  la  bleflure  engen-    j 

»  dre  l'amour  dans  les  cœurs  navrés  ; 

»  mais  de  celuy  qui  eft  doué  d*une  ver- 

»  tu  contraire  ,  qui  porte  avec   foi  la 

»  haine  de  l'amour &  n'a  fon  bois 

»  armé  que  de  plomb, 

Tugat  hoCffdcït  illud  amorem. 

»   Que  s'il  y  a  encore  quelque  refte  de 
»  beauté  coullumierement  plaftrée  , 

Quafi  fit  fignum  piclum  in  paritte  ,' 

»  dit  Plaute  ; que  E  elles  ajancçnc 


>j 


DE      B   A    Y    L   F.  405 

»  leurs  cheveux  avec  un  peu  plus  d'ar- 
»   tiiice 

Comptis  ans  manuquc  comis  , 

»   que  fi  elles  n'oublient  à  por- 

»   ter  leurs  chaifnes  &  carquans, 

Auratis  circumdata  colla  catenis  ; 

»  &  s'il  y  a  encore  quelque  peu  de 
T>  bonne  grâce , 

Et  faciunt  cura,  ne  vtdeantur  anus  ; 

>■>  que  fi  ,  au  contraire  de  la  fofaftre  de 

»  Plante ,  elles   font  complaifantes  & 

»  cageoleufes ,  l'on  a  mal  en  telle  ,  l'on 

»  entre  en  défiance , 

Ejfe  met  us  cmpit  ne  jura  jugalia  conjux 
Non  bene  ferrajjet. 

y)  La  femme  autant  fufceptible  de  ja- 
»  loufie  que  le  mari ,  plus  pafle  que  la 
»  jaloufe  Procris , 

Palluit  ut  fera  leHus  de  vite  racemus  , 

»  plus  feiche. . .  &  plus  jaune  que  les 
»  feuilles  battues  du  mauvais  vent,  & 
»   qui  ont  desja  relfenti  du  froid  , 

Frondes  quas  nova  Ixfit  hyems  , 

»   fe  peut  d'autre  codé  plaindre 

»  de  ce  que  les  maris  fe  perfuaden  t  avoir 
»  plus  de  privilèges  que  les  femmes. 

Ecafior  lege  dura  vivum  taulières» 


404         Analyse 

Multoqui  iniquiore  miferex  ,  quam  virl; 
Namfi  vir  fcortum.  duxit  clam  lixorefuâ  , 
Id  fi  refcivit  uxor  ,  impuni   ejl  viro  : 
Uxor  verà  ,  fi  clan  domo   egrejfn  efi  foras , 
Viro  fit   canffa  ,  exigitur  matrimonio. 
Vtinam.  lex  effet  eadem  uxori  ,  qtix  efi  viro, 

»  Elle   eil  fufceptibîe  de  jaloufie  lors 
>^  mcfmement  que  quelque genifle  ufur- 
»  pe  fes   pafcages  (  ce  Ibnc  les  termes  | 
»  d'Oenone  à  Paris)  &  lorfque  fon  mari 

Fundum  alienum  arat  ,incultumfamiliarem  defcrit, 

»  ce  qu'elle  ne  croit  pas  lui  eftre  plus 
»  permis  qu'à  elle  ,  perlniquam  eji  ut 
y>  pudicidam  virab  iixore  cx'Lgat,quj.m 
7)   ipfe  non prcejict ,  dit  le  Jurifconfulte 

yy  Papinian  ;  que  s'il  s'émancipe,  

»  le  plus  fouvent  elle  fuit  fa  brifée  , 

Vitio  efi  improba  facla  vlrl  : 

yi  ce  qui  caufe  ,  avec  les  autres  incom- 
yy  modités  du  mariage ,  un  mauvais 
»  mefnage  ,  &c.   «  Çd). 

Tel  étoit  le  mauvais  goût  d'éloquen- 
ce qui  régnoit  alors  dans  les  Plaidoyers. 
Les  Avocats  particuliers  n'étoient  pas 
les  feuls  qui  fuiviflent  cette  méthode  :  | 
les  Avocats    Généraux  ,  &    les    Pre- 

(</)  Ibid.  f«^.  330.  C-fuif, 


DE      B    A    Y    L   E.  4©^ 

miers  Préfîdents  fe  fervoicnt  du  même 
fiyle  dans  leurs  conclufîons.  Cela  paroîc 
par  les  Recueils  des  harangues  récitées  à 
l'ouverture  des  Audiences ,  &  par  les 
Arrêts  prononcés  en  robe  rouge.  M.  de 
Balzac  défapprouvoit  fort  cet  ufage  ,  & 
fe  moque  comme  il  faut  d'un  Premier 
Préfîdent,qui,au  milieu  de  fa  harangue, 
apoftropha  les  Procureurs ,  en  leur  di- 
fant  qu'ils  apprendroient  leur  devoir 
dans  Homère  ,  &  dans  l'un  de  fcs  Scho- 
Jiaftes  :  »  Docebit  vos  ,  ô  Prociirato^ 
»  res  j  officiumvejiriim  Homerus  Ilia- 
»  dos  X ,  &  EulHiatius  ,    Scholiaftes 

»   Homeri  in  illos  verfus (e)  «:  Ik- 

delTus  il  leur  récita  une  douzaine  de  vers 
Grecs.  Les  Pihrac,  les  BriJJbn,  les  S&r-' 
vin ,  &  d'autres  grands  hommes  du  Par- 
lement  de  Paris,  ont  été  travaillés  de  la 
même  maladie  (/).  C'étoit  fans  doute 

(e)  Balzac,  Epifi.  Sehaarum ,  Lettre  V ,  &  VI. 

{/)  Itid.  Ce  qu'il  dit  de  Louis  Servin  efl:  très- 
remarquable.  Scis...  quo  gencre  dicendi  uteretur  Lu- 
dovicus  ♦*♦•,  fi.  quam  exoticis  deliciis  gauderet,  do- 
Brlnaqux  aliundè  exportatâ ,  vir  alias  prifci  moris 
retinens,  &  civis  Patrice  amantiffimus.  Apud  te  func 
varix  quas  reliquit  Orationes.  Vide  ut  etiam  de  cloa- 
ca  aut  Jlillicldio  verba  faclurus. 

DoBor  ab  Aurorx  popuUs  ,  &  littore  ruhro 
JEgyptum,  vlrefqui  Orientis,  &  ultimaftcum 
Baclra  vehat^ 


0 


Analyse 
lin  grand  abus  :  car  à  quoi  pouvoit  fer- 
vir  cet  étalage  de  fcience  ,  &  cet  at- 
tirail de  citations  ,  fi  ce  i\el\  à  dif- 
îiper  l'attention  des  Juges  ,  &  à  leur 
cacher  l'état  d'une  Caufe  ?  Un  Avo- 
cat ,  tel  que  notre  Etienne  Bouchin  , 
plaidoit  plus  pour  lui  que  pour  les 
Parties  :  Il  travalloit  plus  à  faire  bril- 
ler fon  favoir  ,  qu'à  préparer  les  Juges 
à  opiner  comme  il  falloir.  De  quel  fe- 
cours  pouvoient  être  aux  Confeillers 
de  Beaune  les  vers  d'Héfiode  ?  Savoit- 
on  le  Grec  dans  ces  petites  Jurifdi- 
dions  ? 

L'on  s'eft  jette  depuis  quelque  temps 
dans  une  extrémité  oppofée  ,  &  les 
chofes  ont  tellement  changé  à  cet 
égard  ,  qu'on  fe  plaint  aujourd'hui 
que  nos  Avocats  négligent  un  peu 
trop  l'érudition.  Mais  que  faire  ? 
C'eft  une  fatalité  annexée  à  la  con- 
dition humaine  ,  que  le  remède  d'un 
abus  foit  l'introduélion  d'un  autre 
abus.  La  même  chofe  efl  .^arrivée  à 
l'égard  de  l'éloquence  de  la  Chaire. 
Nos  Prédicateurs  modernes  n'imitent 
point  leurs  prédécefTeurs ,  qui  bigar- 
roient  leurs  Sermons  de  Grec  &  de 
Latin  :  mais  ils  tombent  dans  un  au- 
tre défaut  ;    leurs  Sermons  font  vui- 


DE      B    A    Y    L    E.  407 

des  de  chofcs  ,  &  l'Ecricure  y  eil 
à  peine  citée.  M.  de  la  Bruyère 
s'eft  exprimé  fort  heureufement  fur 
la -révolution  bizarre  que  la  Chaire 
&  le  Barreau  ont  éprouvée  k  cet 
égard.  Il  y  a  moins  dUinfieck  ,  dit- 
il  ,  quun  Lii^re  François  était  un  cer- 
tain nombre  de  pages  Latines  ,  oàl'on 
découvroit  quelques  lignes  &  quelques 
mots  en  notre  langue.  Les  pajfagcs  , 
les  traits  &  les  citations ,  tien  étaient 
pas  demeurées  là.  Ovide  &  Catulle 
achevaient  de  décider  des  Mariages  & 
des  Tejîamcnts  ,  &  venaient  au  fe- 
cours  de  la  veuve  &  des  pupilles  :  le 
facré  &  le  profane  ne  Je  quittaient 
point  ;  ils  s'étaient  gUjfés  enfemble  juf- 
qucs  dans  la  Chaire.  S.  Cyrille ,  Ho- 
race  ,  S.  Cyprien  ,  Lucrèce  ,  parlaient 
alternativement  :  les  Poètes  étaient  de 
l'avis  de  Saint  Augujîin  &  de  tous 
les  Pères  ;  an  parlait  Latin  ,  &  long- 
temps ,  devant  des  femmes  &  des  Mar- 
guiUiers  :  on  a  parlé  Grec.  Il  fallait 
favoir  prodigieufement  pour  prêcher 
jî  mal.  Autre  temps ,  autre  ufage  : 
le  Texte  eft  encore  Latin  ,  tout  h 
difcaurs  eji  Français ,  &  d'un  beau 
'Français  ;  l'Evangile  même  nejî  pas 
cité.   Il  faut  fçavoir  aujourd'hui  tris- 


4oS         Analyse 

peu  de  chojc  pour  bien  prêcher  (g)-  * 

Prodlgalué  des  deux  ESOPES. 

Efope  ,   Comédien  célèbre  ,   fleurif- 
foit  au   VIP  lîecle   de  la  République 
Romaine.    Rofcius  &  lui  ont    été  les 
meilleurs  Acteurs  qu'on  ait  vus  à  Ro- 
me,    Efope   excelloit   dans    le    tragi- 
que ,  &  Rofcius  dans  le  comique.     Ci- 
ceron  fe  mit  fous  leur  difcipîine  pour 
io.   perfedionncr  dans  la   déclamation. 
Efope  faifoic  des    dépenfes  prodigieu- 
Îqs  :  on  a  fort  parlé  d'un  repas  où  il  fit 
fervir  un  plat  de  porcelaine  qui  coutoit 
dix  mille  francs.  Ce  plat  n'étoit  rempli 
que  d'oifeaux    qui   avoient    appris    à 
chanter  &    à  parler ,   &    qu'on  avoit 
payés  chacim  fur  le  pied  de  fix  cents 
l.vres.     C'efl  Pline  qui  raconte    cette 
Hiftoire  :  mais  la  réflexion  dont  il  ac- 
compagne fon  récit  me  paroît  forcée  : 
il  me  femble  qu'il  veut  trop  faire  l'hom- 
me d'cfprit,  &  fa   penfée  en  devient 


Fauffe  fauffe.    Efope ,  dit-il ,  ne  trouva  point 
SeVlfne.  d'autre  ragoût  dans  cette  efpece  d'oi- 
feaux ,  (i  ce  n'eil  qu'en  les  mangeant 

(g)  La  Bruyère ,  Caraft,  de  ce  fiecle  au  Chapitr# 
ie  la  Chaire. 
♦  Art,  Boufhin, 


DE      B    A   Y    1   E.  409 

îi  avaloit  Vimitanon  humaine  :en  quoi, 
ajoute  Pline  ,  il  ne  refpcctoit  guère  fcs 
propres  gains ,  qu'il  devoit  à  une  f^m- 
blable  imitation  (a).  Il  ell  là^ilc  de 
comprendre  l'allulion  de  Pline  ;  mais 
on  m'avouera  que  c'ell  trop  fubtiiifer. 
Quand  il  fe  récrie  au  même  endroit  fur 
le  défordre  qu'il  y  avoit  de  taire  fcrvir 
fur  fa  table  des  oifeaux  (i  bien  inllruits  , 
&  lorfqu'il  appelle  cela  un  dîner  de  lan- 
gues humaines  ,  hominum  linguas  ca'- 
najfe ,  il  donne  encore  dans  le  Phébus  ; 
d'ailleurs  il  explique  mal  l'intention 
d'Elbpe.  Le  grand  ragoût  que  ce  diiFipa- 
teur  trouvoit  dans  cette  forte  d'oifcaux  , 
procédoit  de  ce. qu'ils  coûtoient  beau- 
coup ,  &  non  pas  de  ce  qu'ils  fa  voient 
chanter  &:  parler  :  ceci  n'entroit  qu'in- 
direâement  dans  fon  motif.  S'il  s'étoic 
trouvé  des  oifeaux  ,  qui ,  fans  avoir  ap- 
pris k  parler  ,  euflent  été  encore  plus 
chsrs  ,  il  en  eût  garni  fa  table  avec  plus 
de  joye.  O  mifcrabilcs ,  s'écrie  Séne- 
que  ,  quorum palatum  niji  ad  pretiofos 
cibos  non  excitatur.  Pretiofos  autem 
non  eximius  fapor  j  aut  aliquafauciurn, 


(d)  Nulla  alia  induclus  Juavitate  ,  ni  fi  ut  in  ht* 
imitatlontm  horninis  mandent  ,  nt  quxfius  quidem 
reverltus  iUos  opimas ,  &  voce  méritas,  Plin,  Lih^ 
,^,    Cap.  LI. 

Tome  IL  S 


4IO         Analyse 

dulcedo  ,  fed  vanltas  &  difficuhas  pa^ 
randïfacii  \h\.  Pétrone  a  fort  bien  tou- 
ché cette  partie  du  luxe  ,  dans  Ton  AUs 
Phafiacis  pctita  Colchis. 

Efope  maigre  Tes  grandes  dépenfes 
laiffa  deux  millions  de  bien  \_c\.  On  dit 
qu'il  fe  paiîlonnoit  fi  fort  au  Théâtre  , 
qu'il  en  devenoit  furieux.  Un  jour  qu'il 
repréfentoit  le  rôle  d'Atrée  ,  &  qu'il 
étoit  dans  fes  convulfions  tragiques  ,  il 
frappa  defon  fceptre  un  homme  qui  tra- 
verfoit  le  Théâtre ,  &  il  le  tua.  Ce  grand 
Comédien  fe  rendit  ridicule  fur  fes  vieux 
jours.  Ayant  voulu  paroître  fur  la  Scè- 
ne ,  dans  le  temps  que  Pompée  donna 
au  peuple  des  jeux  magnifiques  ,  fur  le 
nouveau  Théâtre  qu'il  avoit  fait  conf- 
truire ,  la  voix  lui  manqua  ,  &  tous  les 
fpedateurs  le  fifflerent  [^]. 

Les  grands  biens  qu'il  laifTa  pafîerent 
à  fon  fils ,  qui  n'en  fit  pas  un  meilleur 
ufage  ,  &  qui  poufîa  même  la  prodiga- 
lité encore  plus  loin.  On  aflure  qu'il 
faifoit  boire  à  fes  convives  des  Perles 
diftillées.  Quelques-uns  parlent  de  cela 
comme  s'il  en  eût  fait  métier  &  coutu- 


[h]  Seneca,  Confol.  adHelviam,  Cap.  IX, 
[c]    Macrob.  Satiirnal.   Ltb.  II,  Cap.  X, 
[tf]  Cic,  Eflji.  I,  Lih,  VU. 


DE      B    A   Y    L   E.  41? 

îne  [e]  :  mais  d'autres  infiniient  que  la 
chofe  ne  lui  arùva  qu'une  feule  fois.  Si 
l'on  pefe  bien  les  paroles  de  Pline  [/]  , 
je  fuis  fur  qu'on  trouvera  que  le  fils 
d'Efope  ne  tomba  dans  cet  excès  ,  que 
dans  une  occaiion  extraordinaire.  S'e'- 
tant  fait  apporter  une  perle  dilHUée ,  dit 
ce  Naturalifte ,  il  la  but  ,  &  l'ayant 
trouvée  d'un  goût  exquis  ,  il  voulut 
procurer  à  fes  convives  le  même  plaifîr. 
Horace  exténue  encore  la  chofe  :  car  il 
ne  fait  mention  que  d'une  perle  de  grand 
prix  ,  que  le  fils  d'Efope  avala  ,  après 
l'avoir  fait  dilFoudre  dans  le  vinaigre 
[o^]  ;  fon  réciv  diffère  beaucoup  de  celui 
de  Pline.  Repréfentons-nous  deux  hom- 
mes ,  dont  l'un  avale  une  perle  en  pré- 
fence  des  amis  qu'il  traite  ,  &  l'autre  ne 

£  e  ]  Q^uem  confiât  cantu  commenàahihs  aviculas 
immanibus  emptas  pretiis  in  cœna  pro  ficeduHs  po^ 
nere  t  acetoque  lïquatos  maghx  fnmmiz  itnioms  po-' 
îionibus  afpergere  SOLITUM.  Valer.  Maxim,  Lib. 
IX,  Cap.  1.  Ce  récit  me  parcît  exagéré  ;  d'ailleurs 
Valere  Maxime  a  eu  tort  d'attribuer  au  lils  d'Efope 
ia  dépenfe  des  oifeaux  rares  :  on  ne  l'a  j.imais  mife 
que  far  le  compte  du  père.  Voyez  Pline,  ubijuprà» 
&.  TertuUien  de   Pallio,    p.  m.  56. 

[/]  Prior  [Ante  Antonium  &  Cleopatram  ]  ii 
ficerat  Romx  in  unionibus  rna^na  taxationis...» 
^fopi  filius....  ut  expcriretiir  in  gloria  Palati  quid 
faperent  margarit<z  ;  atque  ut  mire  placuere  ,  ne  fol  us 
hocfciret,  Jineulos  uniones  convivis  quogue  abfoT« 
bendos  dédit.  Plin.  Lib.  X  ,  cap.  XXXF. 
[S\  Horat,  Sat,  lU,  Lib.II, 

S  % 


4Î2.  Analyse 

fe  contente  pas  de  cela,  mais  en  fait 
aufii  avaler  une  à  chacun  des  conviés  ; 
nous  trouverons  une  difîérence  notable 
entre  ces  feflins  :  le  dernier  nous  paroî- 
tra  infiniment  plus  fomptueux  que  l'au- 
tre ,  toute'  chofes  égales  d'ailleurs.  D'où 
vient  donc  qu'Horace  ne  dit  rien  de 
cette  particularité  fi  infigne  &  fi  remar- 
quable? Il  eft  certain  que  i\  Pline  l'avoit 
oubliée  ,  il  auroit  montré  qu'il  ne  favoit 
pas  choifir  entre  deux  chofes  fingulieres 
celle  qui  l'étoit  le  plus ,  &  il  auroit  né- 
gligé fes  avantages  :  car  ayant  k  faire 
voir  qu'un  fimple  Bourgeois  de  Rome  , 
fils  d'un  Comédien  ,  avoit  (lirpafle  la 
magnificence  d'Antoine  &  de  Cléopa- 
tre ,  il  eût  pafTé  fous  filence  ce  qui  relc- 
voit  principalement  l'adion  du  Comé- 
dien au-defliis  de  celle  du  Triumvir  &; 
de  fa  Maîtrelîé.  Mais  on  peut  faire  la 
même  objeélion  àHorace  :  voici  ce  qu'il 
dit, 

Filius  jE/opl   dttraclam  ex  aure  Mctdlx 
.  (  Scilicit  ut  decies  folidum  exforberet  )  acctt 
Diluit  infignem  baccam  :  qui  fanior  ,  ac  fi 
lllud  idem  in  rapidum  fiumcn  ,  jaurctque 
Cloacam  ; 

Sonraifonnementeùt  été  beaucoup  plus 
Ibrt ,  s'il  avoit  dit  du  fils  d'Efope  tout 


DE      B    A    Y    L    E.  41^ 

ce  que  Pline  en  dit.  Pourquoi  donc  ne 
i'a-t-il  pas  fait  ?  Pourquoi  choifir  entre 
deux  faits  très-notables  celui  qui  l'eft 
beaucoup  moins  ?  Pourquoi  négliger  les 
avantagesde  fa  preuve  &  de  (a  moralité  ? 
Il  eft  certain  que  Pline  ou  Horace  ont 
tort ,  &  que  l'un  en  dit  trop  ,  ou  l'autre 
trop  peu.  . 

M.  Moreri  a  fait  quantité  de  fautes"  Erreurs 
daTis  l'article  des  deux  Efopes.  i".  Il  eft  à^  Mo?; 
faux  qu'Efope  le  Comédien  fût  Poète 
Tragique.  1".  Il  écolt  fur  fon  déclin  , 
lorfque  l'an  de  Rome  6^8  Pompée  don- 
na les  jeux  magnifiques  dont  j'ai  parlé. 
Ce  fut  en  cette  occafion  qu'Efope  fut 
fifflédu  peuple  :  Moreri  a  donc  tort  de 
le  faire  fleurir  ver;  Tan  700  de  Rome. 
3°.  L'Auteur  du  Didionnaire  Hiftorique 
rapporte  très -mal  ce  que  Pline  a  die 
touchant  1e  luxe  d'Efope  :  il  a  ignoré 
qu'au  Yicu  àe  fexccntum  fcfterniiii  ,  il 
faut  lire  avec  le  P.  Hardouin  centurn 
fcjlcrtiiim.  N'a-t-il  pas  été  étonné  de  la 
prodigieufe  fomme  a  quoi  il  faifoit  mon- 
ter le  prix  d'un  plat  ?  Et  fi  les  dix  mille 
livres  à  quoi  ce  prix  monte  ,  félon  le 
dode  Commentateur  de  Pline  ,  font 
quelque  chofe  d'incroyable  ,  que  penfer 
du  calcul  de  Moreri ,  qui  fuivant'fa  le- 
çon eftime  ce  plat  de  terre  quarante- 


4î4  Analyse 
cinq  mille  livres.  4°.  Il  n'efl  pas  vrai  que 
3e  plat  en  queflion  fût  rempli  de  langues 
d'oifeaux  :  il  étoit  rempli  des  oifeaux 
mêmes.  On  diroit  que  Mr.  Moreri  a 
voulu  confondre  ceci  avec  le  lu>:c  de 
VitelHus ,  qui  Ht  fervir  fur  fa  table  un 
plat  qui  n'ctoit  compofé  que  de  foyes  de 
Scarres ,  de  cervelles  de  Paons  &  de 
Faifans ,  de  langues  de  Fhénicopîeres  , 
&  de  laitances  de  Lamproies  ,  qu'on 
avoit  été  chercher  au  détroit  de  Gibral- 
tar ,  &  j.afqu*au  pays  àQs  Par  thés  [A]„ 
5°.  Pline  ne  dit  point  que  ces  Lingues 
avaient  été  achetées  fix  ccus  la  pièce.  Il 
dit  dans  les  bonnes  Editions  que  chaque 
eifeau  avoit  coûté  fix  mille  fefferces  , 
e'eil-à-dire  fix  cents  francs  ,  félon  le 
calcul  du  P.  Hardouin  ,  &  il  dit  dans  les 
Editions  ordinaires  lïx  fefterces  ,  num^ 
mis  fex.  On  ne  fauroit  imaginer  rien 
de  plus  plaifant  que  la  Traduction  que 
Moreri  a  donnée  de  ces  mots  Latins.  Il 
a  cru  que  le  nummas  de  Pline  étoit  un 
écu  de  France  ,  &  ce  n'eft  qu'un  fef- 
terce  ,  c*eft-k-dire  environ  deux  fols  de 
notre  monnoie:  d'où  il  paroît  que  cette 
îeçon  ordinaire  impute  a  Pline  deux  ab- 
furdités  ,  l'une  d'avoir  dit  que  les  oi- 

(A)  Sueton.  ÏQ  Vitellio  »  C<ip.  XUh 


DE      B    A    Y    L   E.  4Ï5 

féaux  les  mieux  inftruics  ne  coûtoienc 
qu'environ  douze  fols  la  pièce  ,  l'autre 
qu'Efope  en  achetant  ces  oifeaax  avoic 
fait  un  ade  inligne  de  luxe  &  de  prodi- 
galité. * 

JEAN     DE     WERT. 

Jean  de  Wert  ,  un  des  grands  guer- 
riers du  dix-fepticme  fiecle  ,  naquit  dans 
un  Village  de  la  Province  de  Gueldres , 
nommé  Wert.  On  peut  voir  par-lk  qus 
c'étoit  un  foldat  de  fortune ,  &  un  hom- 
me fans  naiffance  ,  puifqu'il  ne  fut  con- 
nu que  fous  le  nom  de  fon  Village.  Il 
fut  fait  prifonnier  à  la  Bataille  de  Rhin- 
feld  ,  l'an  1638.  (  On  l'amena  à  Paris , 
&  on  le  logea  dans  le  Château  de  Vin- 
cennes  ;  &  dès  qu'il  eut  donné  fa  parole, 
on  fe  fit  un  plaiiirde  lui  laiiTer  une  en- 
tière liberté.  II  alla  faire  la  Cour  au  Roi, 
qui  lui  fit  mille  careilés  ;  il  fut  régalé 
par  les  Seigneurs  les  plus  confidérables  , 
&  alla  a  tous  les  Spedacles.  Quand  il 
reftoit  à  Vincennes ,  on  lui  faifoit  une 
chère  magnifique,  &  les  Dames  les  plus 
qualifiées  de  Paris  fe  faifoient  un  diver- 
tiilement  de  l'aller  voir  manger.  Il  leur 

*  Art,  Ef<jpi  (  Clodius). 

S4 


41 6  Analyse 
faifoit  \  tontes  mille  honnêtetés  ,  qui 
cependant  fe  refibntoient  toujours  de 
l'Allemand  &  du  Soldat.  Il  buvoit  ad- 
mirablement ,  &  n'excelloit  pas  moins  à 
prendre  du  tabac  ,  en  poudre ,  en  cor- 
don ,  &  en  fumée.  Il  étoit  accompagné 
de  pîufieurs  Officiers  Allemands  ,  qui 
tous  avoicnt  les  mêmes  talents)  [a]. 

Au  refte  le  nom  de  Jean  de  Wert  ne 
faifoit  pas  feulement  du  bruit  dans  les 
nouvelles  publiques;  il  retentifioit  aufïï 
dans  les  chanfons  :    on  en  fit   courir 
beaucoup  où  il  fervoit  de  refrein  ,  &  on 
les  a  trouvées  fi  jolies  dans  ces  derniers 
temps  ,  qu'elles   ont  été  renouvel lées 
plus  d'une  fois.  Mademoifelle  l'Héritier 
va  nous  apprendre  l'origine  de  ces  chan- 
fons. Elle  dit  [b]  (  que  Jean  de  Wert 
s'étant  rendu  maître  de  pîufieurs  places 
dans  la  Picardie  ,  porta  la  terreur  juf- 
qu'aux  portes  d'Amiens  par  les  Troupes 
qu'il  envoyoit  en  parti.  Cette  terreur  fe 
répandit  même  jufques  dans  Paris  ,  & 
comme  le   peuple   grofîit  toujours  les 
objets  ,  le  feul  nom  de  Jean  de  "W^ert  y 
infpiroit  l'efti-oi  :  ce  nom  devint  fi  ter- 
rible qu'il  ne  falloit  que  le  prononcer 

[a]  Mademoifelle  l'Héritier,   dans   le   Mercurt 
Galant  du  mois  de  Mai  1702. 

[b]  Ibid. 


DE      B   A   Y   t   E.  ^tf 

pour  épouvanter  les  enfants.  Ce  Général 
ayant  été  fait  prifonnier  à  la  Bataille  de 
Rhinfeld  ,  le  peuple  de  Paris  eut  à  cette 
nouvelle  des  tranfports  de  joye  qu'il 
feroit  difficile  d'exprimer.  La  Mufe  du 
Pont-Neuf  célébra  la  fienne  fur  un  air 
de  trompette  qui  couroit  alors  ;  elle  y 
étaloit  le  triomphe  des  François  ,  &  di- 
foit  qu'ils  avoient  battu  les  Allemands , 
&  Jeun  de  IVcrt.  Elle  contoit  qu'ils 
avoient  pris  beaucoup  de  Drapeaux  , 
beaucoup  d'Etendarts,  &  Jean  de  JVert; 
qu'ils  avoient  pris  un  tel  nombre  de 
prifonniers ,  &  Jean  de  JVert.  Enfin  , 
tous  ces  couplets  de  la  Mufe  du  Sa- 
voyard, couplets  qui  étoient  très-nom- 
breux ,  finiflbient  tous  par  ce  refrein  , 
&  Jean  de  Wert.  Comme  il  y  avoir  dans 
ces  chanfons  une  certaine  naïveté  grof- 
fîere ,  qui  ne  laiflbit  pas  d'avoir  quel- 
que chofe  de  réjouiffant ,  la  Cour  &  la 
Ville  les  chantèrent  ;  &  Jean  de  W^it 
&  ^^^  chanfons  étoient  fi  à  la  mode, 
qu'on  ne  parloir  plus  d'autres  chofes.... 
Et  depuis  fon  temps  il  ne  s'efl  point 
paffé  de  dixaine  d'années  qu'on  n'ait  fais 
d'agréables  chanfons  fur  cet  air.  =*•  ) 

♦  Art,  jr«,rt. 


4i5         Analyse 

Infortune  de  Madame  de   la.  GAR^^ 
NACHE. 

Françoife  de  Garnache  ctoit  filla 
de  Kene  de  Rohan  ,  premier  du  nom  ^ 
&  u'iicibelle  d'Albret  ,  tilie  de  Jean  ^ 
Roi  de  Navarre.  Elle  étoit  par  confe- 
tj lient  couiine  germaine  de  Jeanne  d'Al- 
bret ,  mère  de  Henri  le  Grand.  Une 
parenté  anfli  puiliànce  ,.  &  auffi  recom- 
mandable  que  celle-là  ^  jointe  à  li 
très-ancienne  noblelfe  de  la  Maifon  de 
Rohan  ,  ne  îut  point  capable  de  la  ga- 
rantir de  la  plus  dcfagréable  injuiHcQ 
qu'on  puilïe  faire  à  une  perfonne  de 
fon  fexe.  Le  Duc  de  Nemours  lui  avoic 
promis  mariage  ,  &  fur  cette  promelle 
il  avoit  obtenu  d'elle  toutes  les  faveurs 
qu'il  en  pouvoit  cfpérer  ;  en  un  mot ,  ik, 
i^ns  détour  ,  il  lui  avoit  fait  un  enfant. 
Lorlqu'il  le  vit  foraraé  de  tenir  fa  pa- 
role ,  li  s'en  moqua  ,  avec  d'autant  plus 
de  hardieilé ,  qu'il  ne  voyoit  pas  qu'Aor 
îome  ,  Roi  de  Navarre  ,  quoique  pre- 
mier Prince  du  Sang  ,  eût  ou  allez  de 
vigueur ,  ou  allez  d'autorité  ,  pour  le 
contraindre  de  réparer  i'hoivueua:  dfe  cet* 


15   E      B    A    Y    L    E,  419 

te  Demoifelle.  Ce  fut  bien  pis  après  que 
le  Roi  de  Navarre  ,  qui  avoit  eu  quel- 
que forte  de  crédit  pendant  le  Triumvi- 
rat ,  eût  été  tué.  Le  Duc  de  Nemours  , 
chaiTé  de  France  au  commencement  des 
troubles ,   parce  qu'on  avoit  découvert 
qu'il  avoit  voulu  enlever  le  Duc  d'An- 
jou ,  frère  du   Roi  Charles  IX  ,  avoic 
été  rappelle  bientôt  après ,  &  avoit  fer- 
vi  utilement  contre    ceux  de  la  Reli- 
gion. Cela  ,  &  la  mort  du  Roi  de  Na- 
varrs  ,  l'encouragèrent  à  preiî'er  la  Cour 
de  Rome  de  déclarer  nul  fon  engage- 
ment. Il  obtint  tout  ce  qu'il  voulut  ;  le 
bon  droit  de  la  Demoifelle  de  Rohan 
fut     entièrement      opprimé    ,     parce 
qu'elle  s'étoit    déclarée    pour  le  parti 
Huguenot  ;    de    forte  qu'il  lui   falluc 
avaler  l'affront  de  fe  voir  mère ,  fans 
avoir  été  mariée  ,    &    le  déplaiflr  ds 
voir  fon  intidele  amant  marié  avec  la 
veuve  du  Duc  de  Guife  ,  &  aulFi  honoré 
par-tout,  &  carefl'é  des   Dames,  que 
s'il  avoit  été  le  plus  honnête  homme 
du  monde.  Toute  la  confolation  qui  lui 
rciia  fut  le  titre  de  Prince  du  Genevois 
qu'elle  fit  porter  à  fon  fils  ;  &  quant  ^ 
elle  on  la  nomma  Madame  de  la  Gar- 
nache  ,  ou  la  Duchellè  de  Loudunois, 

S  6 


410         Analyse 

Si  j'avois  fuivi  les  idées  de  Virgile  ,' 
j'aurois  die  que  cette  Dame  fe  confola 
de  l'infidélité  de  Ton  galant  par  le  fils 
qu'il  lui  laiila  ;  mais  il  y  a  long-temps 
que  nos  Dames  ne  font  point  faites 
comme  la  Didon  de  ce  grand  Poëte  Ro- 
main. Un  de  fes  plus  grands  regrets  fut 
que  fon  perfide  amant  la  quittoit  fans 
lui  laifler  de  fa  race  ;  &  fi  elle  avoit  eu 
un  petit  poupon  de  lui,  ou  fi  du  moins 
elle  fe  fût  fentie  enceinte  de  fes  œuvres  y 
elle  eût  été  incomparablement  moins 
affligée  (a).  Une  tcndreife  de  cette  force 
ne  feroit  pas  même  bonne  aujourd'hui 
pour  les  Romans ,  tant  elle  efi  contraire 
à  l'ufage.  Le  plus  grand  regret  de  celles 
à  qui  un  galant  manque  de  foi ,  n'efi: 
pas  de  lui  avoir  accordé  plus  qu'on  ne 
devait  ,  mais  de  n'avoir  pu  éviter  les 
fuites.  Une  groffefie ,  un  enfant  ,  font 
des  conviftions  de  déshonneur  qu'aucu- 
ne chicane  ne  peut  éluder:  ce  font  des 
preuves  parlantes ,  &  hice  meridiana 
clariores  ;  ce  font  des  témoins  fans  re- 
proche ,  ù  omni  excepîLonc  majores. 
Ceft  donc  la  principale  fource  de  l'in- 
fortune &  de  la  défolation  :   Quejîo  e 

[a]  Sahemfi  qud  mini  de  te  ftifcepta  fui^«t 


DE      B   A   Y   L   E.  4ir 

çieï  che  plu  inajpri  i  miel  martiri, 
Aujfi  crois-je  ,  c'elt  Brantôme  qui  parle 
des  Demoifelles  qu'il  avoit  vues  k  la 
Cour ,  que  le  mdlkur  temps  quelles  ont 
jamais  eu  ,  cejî  quand  elles  ètoicnt  fil- 
les ;  car  elles  avaient  leur  libre  arbitre 
pour  être  Rdigieufes  auffi-bien  de  Vé- 
nus que  de  Diane ,  mais  qu  elles  cujfent 
lafagejfc,  &  l  habileté  t^  favoir ,  pour 
fe  garder  de  Venjlurc  du  ventre.  A  cer- 
tains égards  il  faut  avouer  que  le  fort  de 
Madame  de  la  Garnache  fut  affez  con- 
forme à  celui  de  Didon  ;  car  fon  galant 
prétendit  auffi-bien  qu'Enée  qu'il  n'a- 
voit  point  penfj  a  fe  marier  (A). 

C'efl  apparemment  de  l'aventure  de 
cette  Dame  que  Brantôme  parle  au  To- 
me 1 1  de  fes  Dames  Galantes.  Il  dit 
quil  a  connu  une  fille  de  très-grande 
part  y  laquelle  vint  à  être  groffie  du  fait 

d'un  trè>,-brave  &  galant  Prince „ 

Le  Roi  Henri  le  fut  le  premier ,  &  en 
fut  extrêmement  fâché  ,  car  elle  lui  ap- 
partenoïc  un  peu. . .  .  Le  foir  au  bal  il 
la  voulut  mener  danfsr  le  branle  de  la 
Torche  ,  &puis  la  fit  danfer  à  un  autre 
le  branle  de  la  Gaillarde  ,  6"  les  autres 
branles  y  là  où.  elle  montra  fa  dijpofi- 

{i].,.,  Ncc conjugis  un^uam  prxtindi  txdas^^^. 


42,2.        Analyse 

tion  &  fil  dextérité  mieux  que  jamais  , 
avec  jiz  taille  qui   était  trés-bclle ,  ^ 
quelle  accomniodoit  fi  bien  ce  jour-là  , 
qud  ny  avait   aucune    apparence  d& 
groffejfe  ;  de  farte  que  le  Roi. . .  .  vint 
dire  à  un  très-grand  nombre  de  fes  plus 
familiers ,  ceux-là  font  bien  méchants 
&  malheureux  d'éire  allé  iivcnîer  que 
cette  pauvre  fille  était  grojfe.  . . .  Ils  ont 
menti,  &  ont  tris-grand  tort.  Ainfi c& 
ban  Prince  excufa  cette  belle  Ô  honnête 
Demoifelle  ,  &   en   dit  de  même  à  la, 
Reine  Ufair  étant  couché  avec  elle  :  mais 
la  Reine  ne  fe  fiant  en  cela  la  fit  vifiter 
le  lendemain  au  matin  ,  elle  étant  pré" 
fente,  &  fe  trouva  grojfe  defix  mois  , 
laquelle  lui  avoua  &  confeffa  le  tout  fous 
la  courtine  dit   mariage.    Pourtant  le 
Rai  qui  était  tout  ban  fit  tenir  le  my fi- 
ler e  le  plus  fier  et  qu'il  put ,  fans  Jean" 
dalifier  la  fille  ,  encore  que  la  Reine  en 
fut  fort  en  colère  ;  toutefois  ils  renvoyè- 
rent tout  coi  che?^  fes  plus  proches  pa- 
rents ,  oà  elle  accoucha  d'un  beau  fils  ^ 
qui  pourtant  fut  fi  malheureux  qu'Une 
put  jamais  être  avoue  du  père  puratif, 
é"  la  Saufe  en  traîna  longuement ,  mais 
la  mer e  n'y  put  jamais  nen  gagner.  Il 
fi'eft  pas  d.fficile  de  reconnoitre  là- de- 
dans Madame  de  la  Garnache ,  q^ui  étuic 


DE      B   A   y    L   E.  42,^ 

fille  d'honneur  de  Catherine  de  Médicis 
au  temps  de  cet  accident.  Elle  ne  fuc 
pas  la  feule  qui  gagna  cela  au  fervice  de 
cette  Reine.  * 

Etoile  plus  heumtfe  d'une  autre  femme 
galante,  Eficacité  du  Mariage, 

APvIOSTA  Lippa  ,  MaîtrelTe  d'O- 
pizzon ,  Marquis  d'Ell  &  de  Ferrare  , 
Éb-Ftiiia  de  telle  forte  par  fa  fidélité  ,  & 
par  fon  habileté  politique  ,  les  impref- 
lions  que  fa  beauté  avoic  faites  fur  I« 
eœur  de  ee  Marquis  ,  qu'il  la  reconnue 
enfin  pour  fa  femme  It'guime.  11  lui  laifTa 
en  mourant  l'adminiitration  de  Ç^ 
Etats ,  &  la  tutelle  de  fes  onze  enfants» 
C'ell  d  elle  ^  dit  Mr.  le  Laboureur  (tz}, 
qu'e//  ijfue  toute  la  Maifun  d' E(L  Cet 
Ecrivain  obferve  que  Lippa  Arioda  ren- 
dit rjlu.<:  d'  'tonneur  à  fa  famille  ,  qui  ejî 
des  plus  fi&bks  de  Ferrare  y  quelle  ne  lui 
4n  avoit  o-té. 

On  ne  fau-oit  affez  admirer  l'efRcaee 
iinguliere  du  Mariag"  :  car  enfin  ,  elie 
fait  chang;.r  de  nature  les  trois  efpec«s 

*  Art.  Garmiehe. 

t'^}  iU.a.io;i  du  Voyage  de  Polggpe» 


414        Analyse 

de  temps  :  le  palTé  ne  relevé  pas  moins 

de  fes  influences  que  le  préfent ,  &  que 

l'avenir.   »  N'admirez  -  vous  pas  ,  dit 

»   BuJJi  Rabutin  ,  quelle  force  a  l'ufa- 

»  ge  ,  &  quelle   eiè  fon  autorité  dans 

»  le  monde  ?  Avec  trois  mots ,  qu'un 

»  homme  dit  ,   Ego  conjungo  vos  ,   il 

»  fait  coucher  un  garçon  avec  une  fille, 

»   à  la  vue  &  du  confentement  de  tout 

»   le  monde  ;  &  cela  s'appelle  un  Sacre- 

i>  ment  adminillré  par    une   perfonne 

»  facrée.  La  même  adion,  fans  ces  trois 

»  mots  ,  eft  un  crime  énorme  ,  qui  dés- 

T>  honore  une  pauvre  femme  ,  &  celui 

»  qui  a  conduit  l'ahaire  s'appelle,  ne 

»  vous  déplaife,  un  M Le  père  &  la 

7)  mère  ,  dans  la  première  atïàire ,  fe 
»  réjouilTcnt ,  danfent,  &  mènent  eux- 
»  mêmes  leur  flUe  au  lit  ;  &  dans  la  fe- 
j>  conde  ,  ils  font  au  défefpoir ,  ils  la 
»  font  rafer  ,  &  ils  la  mettent  dans  un 
X»  Couvent.  Il  faut  avouer  que  les  Loix 
»  font  bien  plaifantes.  »  Ce  n'eft  point- 
là  le  merveilleux  de  l'affaire  :  la  princi- 
pale fingularité  confifte  dans  l'efrét  ré- 
troadif.  Notre  Ariofla  avoit  été  concu- 
bine :  fes  enfants  étoient  bâtards  ;  c'é- 
toit  une  tache  à  fon  honreur ,  &  à  fa 
Maifon  ;  mais  tout  cela  fut  effacé,  lavé, 
anéanti  ^  par  les  trois  paroles  du  Prêtre^ 


DE      B   A   y   L  E.  41^ 

Ego  conjungo  vos.  Le  Marquis  de  Fer- 
rare  ,  époufant   cette  Maîtreliè  un  peu 
avant  que  de  partir  de  ce   monde  ,   la 
convertit  en  femme  d'honneur  ,  &  don- 
na la  qualité  de  légitimes  à  des  enfants 
qui  étoient  dûement  chargés  de  la  qua- 
lité contraire.  Une  femblable  métamor- 
phofe  fe  voit  tous  les  jours  ,  &  il  y  a  eu 
des  gens  qui  ont  prétendu  que  les  en- 
fants mêmes, qui  font  nés  dans  un  temps 
où  les  pères  &  les  mères  ne  pouvoient 
pomt  fe  marier  faute  de  difpenfe  ,  doi- 
vent être  légitimés  par  un  fubfiqucnt 
mariage;  mais  le  Parlement  de  Paris 
jugeacontre  cette  prétention,  l'an  1664. 
On  demandera  peut-être  pourquoi 
ce  Marquis  n'en  vint  là  que  l'année  de 
fa  morr.    Je   pourrois  répondre  qu'un 
concubinaire  ,  qui  fe  fent  proche  de  fa 
fin  ,  eft  beaucoup  plus  difpofé  à  tenir 
cette  conduite  ,  que  s'il  efpéroitde  vivre 
encore  long- temps.   Les  remords  de  la 
confcience  excités  d'eux-mêmes ,  ou  par 
les  difcours  d'un  Cafuifle  ,  font   plus 
vifs  ,  quand  on  a  peur  de  mourir  ;  on 
fait  donc  moins  de  difficulté  de  paffef 
par  une  cérémonie  fàcheufe  qui  les  ap- 
paife.  Ajoutez  à  cela  ,  qu'un  homme 
follicité  au  mariage  par  une  MaîtrelTe 
donc  il  jouit  ,  peut  s'imaginer  qu'elle 


é^i6         Analyse 

fera  mille  fois  plus   complaifante  ,  & 
plus  fideîle  ,  pendant  qu'elle  fe  flatte 
de  parvenir  à  la  qualité  de  femme  légi- 
time ;  au  lieu  qu'y  étant  parvenue  ,  elle 
feroit  peut-être  éclater   fa  fierté  ,  fa 
mauvaife  humeur  ,  &:  fes  autres  défauts. 
On  trouve  donc  a  propos  de  la  tenir  en 
haleine  par  une  lïmple  efpcrance  ;  mais 
quand  on  fe  voit  fans  cfpoir  de  guéri- 
fon  ,  on  renonce  à   tous   ces  ménage- 
ments. Quoi  qu  il  en  foit  ,  il  fe  trouve 
desperfonnes  fi  féveres  ,  que  la  conduite 
de  ce  Marquis  de  Ferrare  ,  &  celle  de  fes 
imitateurs ,  ne  leur  plaît  point  :  ils  vou- 
droient  qu'une  fille  ,  ou  qu'une  femme, 
qui  s'eft   déhonorée  ,  &  qui  a  long- 
temps été  en  fcandale  k  tout  un  pays  , 
fût  toute  fa  vie  fous  la  flctrifîlire ,  &  que 
l'exemple  de  fa  réhabilitation  ne  put 
point  îervir  d'amorce  à  d'autres  filles, 
&  ne  leur  cachât  pas,  fous  unefemblablc 
efpérance  ,  l'infamie  du  concubinage.  *. 

Fortune  I  ANTINOUS.  Bon  mot  du 
^    Poëtc  Prudence. 

Antinous  ,  mignon  de  l'Empe- 
reur Hadrien  ,  étoit  natif  de  Bithync 
dans  la  Bithynie.  On  ne    trouve  rien 

*  Art^  Ariaf.a. 


DE      B   A   Y   L  E.  417 

touchant  fa  famille.  Sa  beauté  embrafa 
de  telle  forte  le  cœur  d'Hadrien  ,  qu'on 
n'a  jamais  vu  de  pafllon  plus  effrénée  , 
ni  plus  extravagante  ,  que  celle  de  cet 
Empereur  pour  ce  jeune  homme.  Cette 
paffion  ne  fe  montra  jamais  plus-furieu- 
fe  ,  qu'après  la  mort  d'Antinous  ;  car  ii 
n'y  eut  point  d'honneurs  divins  qu'Ha- 
drien trouvât  trop   fublimes  pour  cec 
objet  de  fon  amour.  Quelques-uns  difent 
qu'Antinous  lui  avoit    donné  la  plus 
grande  marque  d'aiieclion  qu'on  puiife 
donner  ,  c'efl-à-dire  ,  qu'il  étoit  mort 
pourlui  D'autres  alTurent  qu  il  fe  noya 
dans  le  Nil  ,  pendant  le  féjour  qu'Ha- 
drien fit  en  Egypte ,  environ  l'an  1 3 1  de 
l'Ere  Chrétienne.  Quoi  qu'il  en  foit ,  cet 
Empereur  le  pleura  à  chaudes  larmes  , 
&  voulut  qu'on  lui  bâtît  des  Temples 
&  des  Autels ,  ce  qui  fut  exécuté  avec 
tout  l'empreflement  qu'on  pouvoit  at- 
tendre d'une  Nation  accoutumée  depuis 
long-temps  aux  plus  honteufes  flatteries. 
Il  voulut  même  que  l'on  fût  perfuadé 
qu'Antinous  rendoit  des  oracles.  Il  en 
courut  quelques-uns  fur  ce  pied-lh  ;  mais 
on  ne  laifîbit  pas  de  croire  qu'Hadrien 
le^  avoit  forgés.  Il  fit  rebâtir  la  Ville  où 
fon  mignon  étoit  mort  ,  &  il  ordonna 
qu'elle  portât   le  nom  de    ce  favo^ 


428         Analyse 
ri  (^).   Il  étoit  bien  aife  qu'on  lui  vînt 
dire  qu'on  voyoit  au  Ciel  un  nouvel 
Aflre  ,  qui  étoit  l'ame  d'Antinoiis  ,  & 
il  dilbit  lui-même  qu'il  voyoit  i'ctoile 
d'Antinoiis.  Ce  qu'il  >  a  de  plus  étrange 
là-dedans  ,  n'eit  pas  la   compiaifance 
profane  que  l'on  avoit  pour  la  loibleffe 
de  ce  Prince  ,  dont  on  fe  moquoit  d'ail- 
leurs ;  mais  c'eft  de  voir  ,  que  long- 
temps après  fa  mort ,  on  ait  perfévéré 
dans  le  culte  de  cette  nouvelle  Divinité. 
Ce  culte   étoit  encore  en  vogue   fous 
l'Empire  de  Valentinien  ,  lori'qu'il  ne 
s'agiilbit  plus  de  flatter  un  Prince  ,   ni 
de  craindre  l'Edit  exprès  qui  avoit  or- 
donné cette  Religion.  C'étoit  donc  par 
le  fot  attachement  qu'ont  les  peuples  à 
tout  ce  qu'ils  trouvent  établi,  que  l'on 
continuoit  dadorer  Antinous.  Les  Pères 
de  l'Eglife  fe  fervirent  avantageufemenc 
de  cette  folle  fiiperllition  pour  faire  fen- 
tir  la  vanité  de  la  Pvcligion  Païenne.  Il 
étoit  aifé  de  remonter  jufqu  à  ia  fource 
à  l'égard  de  cette  nouvelle  Divinité  ,  & 
puis  de  rendre  fufpede  l'origine  de  tou- 
tes les  autres.  Ils  parlèrent  diverfemenc 
d'Antinoiis  ,  félon  les  temps.  Ils  n'eu- 


(a)   On   l'appelloit  auparavant  Befa,  Ce  nom  fut 
frangé  ea  celui  ^ Antinopolis, 


î>  E      B   A   Y   L   E.  42,^ 

rent  pas  l'imprudence  de  marquer  la 
caufe  infâme  de  (on  apothéofe  dans  les 
Apologies  qu'ils  adreîlerent  à  Anconin 
Pins ,  fils  adoptif  &  fucceffeur  d'Ha- 
drien ,  ou  dans  celles  qu  ils  préfenterent 
à  Marr-Aurele,  qui  ,  félon  les  inten- 
tions du  même  Hadrien  ,  fut  adopté  par 
Antonin  Plus.  Us  traitèrent  alors  déli- 
catement cette  plaie  ;  mais  Tertulîien  , 
qui  vivoit  dan?  des  temps  plus  éloignés, 
&  fous  des  Empereurs  qui  n'avoientpas 
le  même  intérêt  à  l'affaire  ,  ne  garda 
plus  de  mefure.  Prudence  a  finemenc 
obfervé  que  le  Mignon  d'Hadrien  fît 
une  plus,  belle  fortune  que  le  Mignon  de 
Jupiter  ;  car  Antinoiis  étoit  à  table  , 
pendant  que  Ganymede  verfoit  à  boi- 


re. * 


Conte  ridicule  ,  concernant  la  délivrance 
de  l'Ame  de  TRAJAN. 

Deux  anciens  Chroniqueurs  (a)  ,  qui 
ont  écrit  la  Vie  de  Saint  Grégoire  , 
rapportent  que  l'ame  de  l'Empereur 
Trajan  fut  tirée  des  Enfers  par  l'inter- 
.  cefTion  de  ce  Pape.  Le  même  fait  efè 
attefté  dans    un    ancien   Sermon   des 

*   Art.  Antinoiis. 

(a)  Paul  Diacre  ,   ôc  Jean  Diacre» 


43®  Analyse 

Morts  ,  qui  fe  trouve  parmi  les  Rome- 
lies  de  S.  Jean  Damaî'cene  ,  mais  que 
quelques  Savants  regardent  comme  une 
pièce  qui  n'appartient  point  à  ce  Père. 
Vo;ci  comment  on  raconte  cette  mer- 
veilleufè  délivrance.  (  Saint  Grégoire 
paffant  par  la  Place  de  Trajan  ,  que  ce 
Prince  avoit  fait  orner  de  fuperbes  édi- 
fices ,  où  les  principales  adions  de  fa  vie 
étoient  repréfentées  ,  il  s'arrêta  particu- 
lièrement à  coniidérer  un  bas  relief  , 
dans  lequel  on  voyoit  ce  qu'il  fit  en  fa- 
veur d'une  pauvre  V^euve.  Voici  le  fait  : 
Cet  Empereur  marchant  à  la  tête  de  fon 
armée  ,  &  étant  obligé  de  faire  grande 
diligence  ,  une  Veuve  très-âgée  ,  &c  fore 
pauvre ,  vint  le  prier  les  larmes  aux  yeux 
de  venger  la  mort  de  fon  fils  ,  qui  avoic 
été  tué.  Trajan  lui  promit  qu'au  retour 
de  fon  expédition  il  lui  feroit  juftice  ; 
mais ,  répartit  la  Veuve  ,  Jî  vous  êtes 
tué  dans  le  combat ,  à  qui  pourrai-jc 
après  cela  recourir?  A  mon  fuccefléur  , 
répliqua  Trajan.  Que  vous  fervira-t-il  y 
grand  Empereur ,  qu'un  autre  que  vous 
me  rende  juflice  ,  répondit  cette  femme  } 
Ne  vaut-il  pas  mieux  que  vous  vous 
acquittie'^de  cette  bonne  aciion ,  que  de 
la  laijfer  faire  à  un  autre  ?  On  dit 
qu'alors  l'Empereur  touché  des  larme« 


DE      B   A   Y   L  E.  43s 

de  cette  pauvre  mère  ,  &  forcé  par  les 
raifons  ,  defcendic  de  cheval  ,  fit  venir 
ceux  qu'on  accufoit  d'avoir  tué  le  fils 
de  la  Veuve  ,  prie  une  exaéle  connoif- 
fance  de  toute  cette  affaire  ;  &  quoique 
les  principaux  Officiers  de  fon  Armée  le 
preliaflent  fort ,  il  ne  voulut  point  con- 
tinuer fa  marche  qu  il  ne  l'eût  terminée. 
Il  fit  payer  à  la  Veuve  une  fomme  con- 
fîûérable  ,  &  donna  néanmoins  la  vie 
aux  Criminels.  Saint  Grégoire, dit-on, 
touché  de  cette  adion  de  jullice  &  de 
charité  ,  pria  Dieu  avec  bien  des  larmes 
&  des  gémifléments  ,  de  faire  miféricor- 
de  à  cet  Empereur.  Etant  allé  de-là 
prier  au  Tombeau  de  Saint  Pierre  ,  il  y 
répandit  encore  beaucoup  de  larmes ,  & 
il  y  demeura  long-temps  en  prierez  fur 
le  même  fujet.  Enfin  il  connut  peu  de 
temps  après  qu'il  n'avoir  pas  prié  inu- 
tilement ;  car  s'étant  endormi  d'un 
fommeil  plutôt  extatique  que  naturel  , 
Dieu  lui  révéla  qu'il  avoit  été  exaucé. 
Mais  en  même  temps  il  lui  ordonna  de 
ne  faire  plus  de  prières  pour  des  perfon- 
nes  qui  feroient  mortes  fans  avoir  reçu 
le  baptême  )  (a). 


(  a  )   Denys  de  Sainte  Marthe  ,  Hijî.   de  Suifif 
Grégoire, 


432.        Analyse 

On  a  joint  à  cela  un  autre  conte  : 
c'eft  qu'en  punition  de  ces  prières  in- 
confidérées  faites  pour  un  damné  , 
Saint  Grégoire  fentit  depuis  ce  temps- 
là  des  douleurs  continuelles  aux  pieds 
&  à  l'eltomac.  Un  Théologien  fort 
grave  aflure  que  Grégoire  ne  put  faire 
une  telle  prière  fans  commettre  un  pé- 
ché mortel  (è).  Alphonfe  Ciacconius  a 
fait  un  traité  ,  pour  montrer  que  cette 
Hilloire  de  la  délivrance  de  Trajan  eft 
véritable.  Plufieurs  autres  Ecrivains 
ont  fbutenu  la  même  chofe  ,  &  l'on  eft 
fiirpris  de  compter  parmi  les  défenfeurs 
de  cette  Fable  ,  les  favants  Jéfuites  , 
qui  ont  recueilli  les  Acles  des  Saints. 
Bien  loin  de  rejetter  un  tel  menfonge  , 
ils  ont  fait  une  note  (c)  pour  Vautori- 
fer  &  l'appuyer  {d).  11  s'eft  même 
trouvé  des  Théorogiens  Scholaftiques 
qui  ont  imagine  mille  fubtilités  pour 
concilier  cette  Hiiloire  avec  l'irrévo- 
cabilité  des  Décrets  de  Dieu  contre  les 
Damnés.  Les  uns  ont  dit  que  Trajan , 
rappelle  à  la  vie  par  les  prières  de  Saint 

(i)  Toftat,  Quxjlion  LVII.  fur  le  IV.  Liv.  des- 
Rois. 

(c)  Bolland.  Sur  le  dernier  Chap.  de  la  Vie  de 
S.  Grégoire,  par  Paul  Diacre. 

(</J  Sainte  Marthe  ,  ubifuprà. 

Grégoire  , 


DE      B    A    Y    t   E.  435 

Grégoire  ,  fit  pénitence  {e)  :  d'autres 
afiurent  que  Dieu  fufpendic  le  Décret 
de  condamnation  ,  &  aue  S.  Grégoire 
en  empêcha  l'eficc  par  ion  oraiion  fer- 
vente (/). 

Voiià  les  progrés  que  cette  Fable  ri- 
dicule a  faits  dans  le  monde  ,  &  ce  que 
de  grands  Ihéologiens  ont  autrefois 
entrepris  pour  l'autorifer.  Cependant 
les  plus  habiles  gens  de  la  Commu- 
nion Romaine  la  réfutent  aujourd'hui. 
Les  'Cardinaux  Baronius  &  Beljar- 
mm  ,  Théophile  Pv.aynaud  ,  &  d'autres 
Savants  ,  l'ont  réjettée  avec  le  mépris 
&  l'indignation  qu'elle  mérite.  Le  Pè- 
re de  Sainte  Marthe  ,  favant  Béné- 
diclin  ,  réfute  ce  menfonge  par  les 
Ouvrages  '^de  S.  Grégoire  même,  & 
cite  plufieurs  paflages  des  dialogues  de 
ce.  grand  Pape ,  d'où  il  réfuke  que 
l'Auteur  de  ce  prétendu  miracle  n'a  ia- 
mais  cru  qu'il  fût  poflible  de  délivrer 
une  ame  damnée.  Cette  tournure  eft 
bonne  ,  &  les  motifs  qui  font  parler  le 
Bénédidin  ,  font  bien  louables.  Mal- 
gré le  foin  qu'on  a  pris  ,  dit-il  ,  de  ren- 
verièr    cette  chimère  ,  »   comme   cela 

(e)  S.  Thomas  ,  in  4.  Diflincî.  4J.  Quxjl.  i. 
[  f)  Idem  y  in  I,  Dijlmà.  -^3.    Qjixjl,  2,  An,  z  g 
&  alibi. 

Toms  IL  T 


434  A  ÎT  A  I   Y   s  E 

»  n'empêche  pas  que  tous  les  jours  on 

«  ne    s'en  ferve    pour   autorifer    une 

»  dodrine  très-pernicieufe  ,  /avoir  que 

»  les  Prières  de  la  Sainte  Vierge  i'au- 

»  vent  ceux  qui  lui  appartiennent  ,  &c 

»  qui  portent   fcs  livrées  ,   quoiqu'ils 

»  meurent  même  en  péché  mortel  ;  je 

»  crois  que  les  perfonnes  qui  aiment  la 

7>  véritable  piété  feront  bien    aifes  de 

»  voir  cette  faufTeté  réfutée...  (g").* 

Manière  nouvelle  défaire  la  conquête 
dune  femme.  Force  prodigieufe^  d'un 
Allemand, 

Rauber,  Gentilhomme  Allemand; 
fe  rendit  fort  célèbre  par  fa  grande  for- 
ce ,  par  la  hauteur  de  fa  taille  ,  &  fur- 
tout  par  fa  barbe ,  qui  étoit  d'une  lon- 
gueur il  extraordinaire  ,  qu'elle  lui 
dcfcendoit  jufqu'aux  pieds  ,  &  remon- 
toir de-là  jufqu'a  la  ceinture;  de  ma- 
nière qu'il  étoit  obligé  de  la  rouler 
autour  d'un  bâton.  Il  en  écoit  fi  glo- 
rieux qu'il  alloit  rarement  en  carofie  on 
à  cheval  ,  mais  prefque  toujours  à  pied  , 
afin  de  l'étaler  avec  plus  d'avantage  , 
la  portant  déployée  comme  un  dra- 
peau ,  &  la  laiflant  flotter  au  gré  du 

(^]  Ssinte  Marthe  ,  ubijuprà^ 

*  Art.  Tfuji^. 


B  E      B    A   Y   L   E;  451$ 

yent.  Lorfqu'il  mourut  elfe  fut  coupés 
en  deux  touffes  &  confervée  précicu- 
femenc. 

L'Empereur  Maximilien  II  lui  don^. 
na  pour  femme  Hélène  Sharjlginn , 
fa  fille  naturelle,  qu'il  lui  falloit  ac- 
quérir auparavant  ,  par  un  combat 
afTcz  plaifant.  Lorfqu'il  la  demanda  en 
mariage  ,  il  eut  pour  concurrent  un 
Cavalier  Efpagnol  ,  auiïi  recommanda- 
bîe  par  fa  naiffance  que  par  fa  bravoa* 
ïe  ,  &  d'une  taille  encore  plus  avanta- 
geufe  que  celle  de  Rauber.  L'Empe- 
teur  ne  voulut  point  que  la  faveur  dé- 
cidât de  ce  différend.  Il  déclara  que  le 
plus  fort  des  deux  épouferoit  la  Prin- 
ceife  ;  &  voici  comme  il  éprouva  leur 
vigueur.  On  les  fit  lutter  chacun  un  fac 
à  la  main  ;  les  facs  étoient  proportion- 
nés a  la  grandeur  de  l'ennemi  :  la  vic- 
toire devoit  être  pour  celui  qui  enfer- 
^neroit  le  premier  fon  adverfaire.  Ces 
deux  rivaux  s'engagèrent  donc  en  pré- 
fence  de  l'Empereur  dans  un  comba.t  , 
où  ils  employèrent  leurs  plus  grandes 
forces  ;  qui  étoient  redoublées  par  l'a- 
mour. Rauber  l'em.porta ,  &  mit  l'Ef- 
pagnol  au  fac. 

Voilà  une  manière  afîez  plaifantede 
faire  la  conquête  d'une  femme.  Jamais 

T  % 


43^        Analyse 

nos  faifcurs  de  Romans  n'ont  fait  men- 
tion d'un  exploit  pareil.  Car  quoiqu  'ils 
dilcnt  que  les  héros  d'autrefois  avoient 
accoutumé  de  s'acquérir  des  Maitrefiés 
par  des  Tournois  ,  des  Duels  ,  des 
Combats  avec  des  Géants  &  des  Dra- 
gons ,  &  cent  autres  fantaifics  de  cette 
nature;  la  manière  dont  Rauber  fe  fcr- 
vit  n'a  pourtant  jamais  été  pratiquée  de 
perfonne.  Par  ce  moyen  il  pofîéda  fa 
belle  Hélène.  Il  n'en  eut  point  d'en- 
fants; mais  Urfule  de  Tfchilîack  ,  fa 
féconde  femme  ,  récompenfa  largement 
ce  défaut  ;  car  elle  mie  au  monde  huit 
gémeaux ,  favoir  un  graxon  &  fept  fil- 
les ,  dont  iix  fe  marièrent. 

La  force  de  cet  Allemand  étoit  fi 
prodigieufe  ,  qu'il  pouvoir  caflèr  le 
plus  gros  fer  de  cheval.  Voici  une 
avanrure  très-particulière,  qui  fe  paf- 
fa  à  Grats  ,  en  préfcnce  de  l'Archiduc. 
Il  y  avoir  à  la  Cour  de  ce  Prince  un 
Juif  baptifé  ,  qui ,  par  la  grandeur  de 
fa  taille  ,  &  par  fa  force  ,  refiémbloit  k 
un  Géant.  L'x\rchiduc  voulant  favoir 
s'il  étoit  auffi  vigoureux  que  Rauber  , 
l'engagea  à  lutter  k  coups  de  poings 
avec  ce  Gentilhomme.  Ils  tirèrent  au 
fort,  à  qui  donneroit  le  premier  coup, 
ôc  le  Juif  eut  la  préférence.  Il  frappa  fi 


DE  B  A  y  L  E.  457 
rudement  Rau'oer  ,  que  celui-ci  lue  . 
obligé  de  garder  ie  lit  pendant  huit 
jours  ;  mais  k-peine  fut- il 'rétabli  qu'il 
alla  trouver  fon  Juif  pour  lui  en  rendre 
la  pareille,  félon  qu'on  en  étoit  conve- 
nu. Il  le  prie  par  fa  longue  barbe  ,  qu'il 
entortilla  de  ia  main  gauche  ,  &  frap- 
pant deffus  avec  le  poing  droit ,  il  lui 
donna  un  il  rude  coup  ,  que  la  barbe  & 
la  mâchoire  lui  relièrent  a  la  main. 
Le  Juif  en  mourut  [a)  *. 

Confolatcur  ridicule. 

Foulques ,  Prieur  de  Deuil  ,  étoÎG 
bon  ami  de  Pierre  Abelard.  Il  n'efl 
guère  connu ,  je  crois ,  que  par  la  Let- 
tre de  confolation  qu'il  écrivit  à  cet 
ami  [aa)  fur  fon  infortune.  Tout  le 
monde  fait  la  violence  dont  on  ufa  en- 
vevs  Abelard  ,  qui ,  au  lieu  de  bien 
inliruire  l'Ecoliere  qu'on  îuiavoitdon- 
née ,  lui  avoit  fait  un  enfant.  Les  pa- 
rents de  cette  fille  ,  pour  fe  mieux  ven- 
ger ,  allèrent  jufqu'à  la  racine  du  mal , 

(.)  Valvafor  ,  Gloire  du  Duché  de  Carniole y 
Liv.   XI. 

*    Art.  Rauher. 

[aa)  Cette  Lettre  a  été  inférée  dans  les  Oeuvres- 
d'Abelard  ,  &  fe  trouve  à  la  page  217  de  l'Edition  da 
Pari*  I<5i6. 

T  j 


43^  Analyse- 

éi  l'arrachèrent  de  telle  forte ,  qu'ils 
ècerent  au  coupable  le  pouvoir  de  la. 
rechute.  Foulques  ayant  fu  qu'Abclard 
ne  fc  pouvoir  confoler  de  ccttq,  perte  , 
lui  écrivit  une  Lettre  ,  où  ,  au  lieu  de 
le  plaindre  ,  il  lui  étala  tous  les  avan- 
tages qu'il  pouvoit  tirer  de  Ton  infortu- 
ne. Je  vais  rapporter  le  précis  de  cet- 
te Lettre ,  qui  a  été  inférée  parmi  les 
Oeuvres  (î'Abclard. 

Foulques  repréfente  k  fon  ami  que 
fcs  g'-ands  talents,  la  fdbtilité  de  fon 
efprit ,  fon  éloquence,  fon  érudition^ 
qui  attiroicnt  de  toutes  parts  une  in- 
croyable multitude  d'Ecoliers  à  fon  au- 
ditoire, J'avoient  rempli  d'une  vanité 
jnfupportabîe.  On  touche  légèrement 
à  une  autre  chofe  ,  qui  n'avoit  pas  peu 
contribué  à  le  rendre  fi  orgueilleux  ^ 
c'eft  que  les  femmes  couraient  après  lui, 
&  fe  faifoient  un  honneur  de  l'arrêter 
dans  leurs  filets.  On  lui  dit  que  la  per- 
te qu'il  venpit  de  faire  le  guériroit  de 
cet  orgueil ,  &  le  délivreroit  des  em- 
bûches que  les  femmes  lui  tendoienC 
'&  qui  le  réduifoicnt  à  une  extrême  in- 
digence, quoique  fa  profefTion  lui  va- 
lût beaucoup  d'argent.  On  le  prie  dç 
confiderer  le  grand  dommage  que  lui 
aiportoit  cette  particule  de  fon  cor^ 


DE      B   A   Y    L   E.  439 

qui  lui  avoit  été  coupée  ,  &  quel  fond 
àe  profit  &  d'épargne  il  avoit  gagné 
en  la  perdant.  Vous  vous  ruiniez  ,  lui 
dit-on  ,  par  vos  commerces  impudi- 
ques :  tout  votte  bien  s'en  alloit  dans 
ce  vilain  gouffre.  On  l'alîure  que  la 
privation  de  fes  parties ,  -dont  il  avoïc 
fait  un  mauvais  ufage  ,  étoufferoit  plu- 
iieurs  paffions  qui  tournientent  les  au- 
tres hommes  ,  &  lui  d^nneroit  1?.  liber- 
té de  fe  recueillir  en  lui-même,  au  lieu 
de  laiilér  errer  fon  amefur  mille  pcn- 
fées  lafcives.  On  ajoute  que  Tes  médi- 
tations philofophiqiies  ,  n'étant  plus  in- 
terrompues par  les  émotions  de  la 
chair  ,  fcroient  plus  propres  a  décou- 
vrir les  fecrets  de  la  nature  ,  &  les 
iraifons  de  chaque  chofe. 

On  lui  compte  pour  un  grand  avan- 
tage que  déformais  il  ne  fera  plus  la 
terreur  d'aucun  mari  ^  &  qu'il  pourra 
loger  fûrement  par-tout  ;  car  n'étant 
fufpCcL  à  aucun  hôte,  il  fera  le  bien 
venu  dans  les  maifons  ,  &  n'aura  rien 
à  craindre  de  la  jalouiie.  On  n'oublie 
pas  qu'il  pourroit  paffer  &  repailèr  au 
milieu  des  femmes  les  mieux  parées  ,  & 
regarder  les  plus  belles  lilles  fan'^  aucun 
péril ,  &  fans  craindre  les  criminelles 
tentaEions ,  qui  à  ia  préience  de  ces  ob- 

.    X4 


440  A  Tsr  A  L  r  s-  E 

;eÈ«  cmbrafenc  les  vieillards  même?. 
On  le  ftlicite  de  ce  qu'il  fera  exempt 
de  ces  impures  ilkif.ons  qui  arrivent 
durant  le  fommeil  ;  exemption  ,  lui 
dit-on  j  qui  elr  un  grand  d.on  de  Dieu. 
Les  fondions  matrimoniales ,  pour- 
fuit  le  Prieur  ,  &  le  foin  d'une  fam.il- 
]e  ,  ne  retarderont  point  votre  appli- 
cation à  plaire  à  Dieu  ;  &  quel  bien 
n'eft~ce  pa^  d^CTte  mis  hors  de  danger  , 
&  dans  l'allûrance  qne  l'on  ne  péchera 
point?  On  lui  allègue  là-defîus  l'exem- 
ple d'Origene  ,  &  de  quelques  Saints 
Martyrs  ,  qui  fe  réjouilfent  dans  le- 
Ciel  d'?^voir  été  fur  la  terre  dans  l'état: 
dont  feplaignoit  Abelard. 

On   le.  confoje  enfuite  par  d'autres 
raifons  :   on  lui  repréfente  la  part  que 
prirent    à    fa    difgrace     l'Evéque  ,    les. 
Chanoines ,   &  tous  les  Eccîéiîailiques 
de  Paris ,  les  plaintes  des  Habitants , 
&  les  lamentations  des  femmes.  On  lui 
fourient  que  des  témoignages  d'eflirne 
iî  authentiques  le  vengent  aflez  de  l'in- 
jure que  lui  ont  faite  f es  ennemis.  On 
j'exhorte  a  ne  point  s'opiniàtrer  à  pour- 
fuivne  en  juilice  fes  afTaffins.  On   le  dif— . 
fuade  fur-tout  de  recourir  au  Tribunal 
du  Saint  Siège,  attendu  qu'il  faut  trop 
û'arecnt  pour  obtenir   juilice  àa,ns  ce. 


DE      B    A    Y    L   E.  441 

pays-la.  On  lui  rappelle  d'ailleurs  que 
les  auteurs  du  mal  ont  été  châtiés  ,  6c 
que  fi  la  peine  qu'on  leur  a  fait  fubir 
n'eit  pas  aulfi  rigoureufe  qu'il  l'auroic 
voulu ,  il  doit  fe  fouvenir  qu'il  efl 
Chrétien  ,  qu'il  eft  Religieux  ,  &  que 
l'Evangile  oblige  de  pardonner  à  ks 
ennemis.  On  lui  dit  enfin  que  la  perte 
qu'il  a  faite  eft  irréparable  pour  le  temps 
préfent  ,  mais  qu'au  jour  du  Jugement 
il  recouvrera  ce  qu'on  lui  avoir  ôté  ,  & 
qu'alors  cette  maxime  de  Dialectique  ,. 
ÎTi  hakitum  mmquam poîejî  redire  pri- 
vatio  ,  feroit  faulle.  Tel  eft.  le  précis 
de  la  Lettre  du, Prieur:  voici  mes  ob- 
fervations. 

I.  Il  me  fembîe  qne  notre  Foulques 
eft  un  Rhétoricien  ampoulé:  fa  Lettre 
eft  remplie  de   figures  ,  &  d'exagérr>- 
tions  outrées.  Ce  qu'il  allègue  dès   le 
commencement,  au   fujet  de  r^'/2.'//£A:/2-- 
ce  extrême  ,  où  il  pn  tend  que  les  fem- 
mes réduifirent  Abelard  ,  me  parok  un. 
peu   outré.  En  eii'et  il  eft  difficile  d'i— 
maLiiner    qu'un  beau   rrarcon    comme- 
lui ,  beau  parleur  ,  fubtil    raifonneur  ,, 
couvert  de  gloire ,  couru  des  femmes,, 
fè- ruinât  avec  elles,, &  fit  entièrement: 
3a    guerre  kfes  dépens.   Un  homrnsj 

aierie,  j,  '^.  fOinp^ui  ay  *  moFide^,,  a^vroii: 

'~'~'   >■ 


442-  Analyse 
peut-être  ga^né  plus  d'argent  à  ce 
commerce  qu'il  n'y  en  auroic  perdu.. 
Ivlaiï  ypi.là  une  choie  qui  pouvoit  man- 
quer à  Abelard:  il  ne  iavoit  pas  la  rou- 
tine du  monde  débauché;  c'étoit  un. 
homme  d  étude;  &  ainfi ,  encore  qu'il 
donnât  au.K  femmes  pour  le  moins  au- 
tant d'amour  qu'il  en  prcnoit ,  il  n'é»'  ' 
toit  pas  homme  à  s'en  prévaloir  au. 
lou;ao,ement  de  fa  finance. 

ÎI.  Ce  qu'il  dit  au  fujet  de  ladéfo-- 
lâtion  des  Pariiiens ,  lorfqu'ils  appri- 
rent le  malheur  d' A;elard  ,  efl  une  au- 
tre exagération.  Il  ne  tient  pas  à  notre 
déclamateur  qu'on  ne.  Te  iigure  pref- 
que  toute  la  ville  de  Paris  affligée  & 
défoléepour  la  pertj  des  parties  hon- 
teufes  de  Pierre  Abelard.  Il  tire  de  ce 
deuil  public  l'une  de  les  bonnes  raif 
fons  :  comme  fi  cette  grande  marque 
de  Tafîbdion  des  Parifiens  valoit  mieux, 
que  tout  ce  qu' Abelard  avoit  perdu.  Je 
ije  croi  pas  que  le  perdant  acquiefçàt  à 
cette  appréciation  ,  &  il  auroit  fans 
dout^  misux  aimé  ignorer  toute  fa  vie 
l'arnitié  qu'on  avoiç  pour  lui,  que  ds 
)5a  connoîcre  a  ce  prix-là.  Cela  eût  été 
bon  à  dire  à  des  gens  qui  auroient  laif- 
£é  chommer  ce  bien  :  mais  Abelai-di 
lis,  Qul-àvoit  d'inîgoxt.a«.çe. ,  &  gréier*.»^ 


DE     B    A    Y    I   E.  443 

doit    le    faire    valoir    long-temps. 

III.     Foulques    ne    rcpréfente    pas 
avec  moins  d'emphafe  les  lamentations 
que  firent  en  cette  rencontre  toutes  les 
femmes.  Elles  verferent  ,  dit-il  ,   d'auf- 
C  chaudes  larmes,  que  il  elles  avoient 
perdu  chacune   dans  une  bataille  fon 
mari  ou  fon  galant.  Il  n'y  avoit  paseu 
mort  d'homme  ,  il  eft  vrai;  mais  néan- 
moins elles  avoient  perdu  leur  cham- 
pion ,  &  leur  épce  de  ch-.vet  :   ce  font 
les  term.es  du  Prieur.  Il  me  femble  que 
le  Confo'ateur  ne  devoit   pas  toucher 
cette  corde  ;   cela  n'étoit  aucûnem.ent 
propre  a    fon  deflein  ,  &  ne  pouvoir 
qu'irriter  le    déplaifir   du   malheureux 
Abeiard  ,  par  deux  raifons  invincible?. 
Car    premierem.ent  il    voyoit  par-lk  , 
d'une  façon   très-particulière  ,  l'impor- 
tance du  bien  qu'il  avoit  perdu  ;  fecon- 
-  dément  il  apprenoit  une  faveur  dont  il 
ne  fe  fentoit  pas  capable  de  bien  témoi- 
gner jamais  fa  reconnoilTance.  Je  l'ai: 
dit,  &  je  le  répète,   notre  Foulques  eft 
un  Rhétoricien   trop  ampov.lé.    D'ail- 
leurs il    confond  deux   chofes  qui  dé- 
voient être  diltinguées.  Il  veut  que  les; 
pleurs  de  toutes  ces  femmes  ,  finrula— 
Tiim  fcminaru'n  ,  vinfTentde  ce  a iV el- 
les perdoierit  Idîn  champion  ^  iniliuns- 


4.14  A  ,N    A    L   Y    S    F- 

■Juurîi'^  mais  cela  ne  pouvoit  être  véii 
table,  que  d'un  petit  nombre  qu' Abe- 
lard  avoit  déjà  vues  de  près ,  ou  qui 
efpéroient  d'avoir  un  jpur  quelque  part 
à  Tes  bonnes  grâces.  Il  falloit  donc  di- 
re ,  ou  que  les  autres  •  ne  pleurèrent 
pomc  ,  ou  que  fl  elles  pleurèrent ,  ce 
fut  moins  par  quelque  amitié  pour  Abe- 
lard  ,  que  par  la  crainte  des  conléquen- 
ccs  ;  je  veux  dire  qu'elles  craignirent 
que  cette  barbare  manière  de  punir 
l'iuipudicité  ne  s'introduisît  dans  le 
monde  ,  &  que  l'exemple  du  Chanoine 
ne  devînt  contagieux.  Ainfï  les  unes 
pleurèrent ,.  parce  qu'on  leur  avoit  en- 
levé leur  bien ,  &  les  autres  parce  que 
cela  faifoi^t  une  planche  qui.  les  expo- 
foit  à  perdre  le  leur.  Voilà  une  dillinc- 
tion  que  Foulques  a  ncglsgée  mal  a  pro- 

La  défolation  prétendue  de  ces  Pa- 
riftennes  me  rappelle  un  fait  que  j'ai 
lu  quelque  part.  Dans  le,  temps  que  les 
Grecs  faifoient  la  guerre  au  Duc  de 
Bénévejit ,  Thedbaîd,  Marquis  de  Spo- 
î^te  5  fon  allié,  étant  venu  à  fon  fe- 
Qqurs ,  &  ayant  fait  quelques  prifon- 
.îjiers ,  ordonna  qu'on  leur  coupât  les 
parties  qui  font  les  hommes ,  &  les. 
r^jftyp>'a.eii..c$£,.  ét^ç..  au.  GérK'rai  Gre^ 


\ 


B  E      B   A   Y   L  E.  4f^' 

avec  ordre  de  lui  dire  qu'il  l'avoit  tatt- 
pour  obliger  l'Empereur ,  qu'il  favoic 
aimer  beaucoup  les  Eunuques ,  &  qu'il 
tâcheroit  de  lui  en  faire  avoir  bientôt 
un  plus  grand  nombre.  Le  Marquis  fe 
préparoïc  a  tenir  fa  parole  ,  lorfqu'un 
jour  une  lemme  ,  dont  fes  gens  avoienc 
pris  le  mari ,  vint  toute  éplorée  dans  le 
Camp ,  &:  demanda  à  parler  à   Thed- 
bald.  Le  Marquis  lui  ayant  demandé  le. 
fujet  de  fa  douleur  ,  Seigneur  ,  répon- 
dit-elle ,  jem'éconne  qu'un  Héros  com- 
me vous  s'amufe  à  faire  la  guerre  aux 
femmes,  îorfque  les  hommes  font  hors 
d'état  de  lui  réfifier.    Thedbald  ayant 
répliqué  T^ue  depuis  les  Amazones  ,  il 
n'avoit  pas  ouï  dire  qu'on  eût  fait  la 
guerre   à  Ces   femmes   ;   Seigneur ,  re- 
partit la  Grecque,   peut-on  nous  faire 
une  guerre  pliis  cruelle,  que  de  priver 
nos  maris  de  ce  qui  nous  donne  delà 
fancé,  du  plaiiir  ,  &  des  enfants.  Quand 
vous  en  faites  des  Eunuques,  ce  n'eft 
pas  eux  ,  c'ed  nous  que  vous  mutilez  : 
%'ous  avez  enlevé  ces  jours  pafîés  notre 
bétail   &  notre  bagage  ,   lans  que    je 
m'en  fois  plainte  ;  mais  la  perte  du  bien 
que  vous  ôrez  à  pi ufieurs  de  mes  com- 
pagnes étant  irrcparahle  ,   je  n'ai  pîi 
Hi'empecher  de.  venir.  £oiIicitçr.  la.c,Qj!a-^ 


44-^  Analyse 

pilFion  du  vainqueur,  La  naïveté  de 
cette  femme  plut  li  fort  à  toute  l'ar- 
mée ,  qu'on  lui  rendit  fon  mari ,  & 
tout  ce  qu'on  lui  avoit  pris.  Comme 
elle  s'en  retournoit ,  Tlicdbald  lui  fît 
demander  ce  qu'elle  vouloit  qu'on  fîc 
à  fon  mari ,  au  cas  qu'on  le  trouvât  en- 
core en  armes.  Il  a  des  yeux  ,  dit-elle  ^ 
un  nez  ,  des  maiîis  ,  des  pieds  :  c'eft-là 
fon  bien  que  vous  pouvez  lui  ôter  ^ 
s'il  en  cft  digne;  mais  laiiTez- lui ,  s'il 
vous  plaît ,  ce  qui   m'appartient  (/>). 

IV.  Parmi  les  motifs  de  confola- 
tion  que  Foulques  propofe  au  Moine 
Abc!ard,le  plus  fenfé  à  mon  avis  efl 
celui-ci  :  qu'il  fera  déjor/nais  .exempt 
de  toims  tentations  ,  &  même  des  illiL- 
Jions  qui  arrivent  pendant  le  fommcil. 
Il  n'cft  pas  ncceiTiire  de  prouver  que 
Foulques  avoit  raifon  de  m.ettre  cela 
parmi  les  plus  grands  avantages  dont  la 
vie  d'un  Ecclcfiaftique  puiiîé  être  gra- 
tifiée. Chacun  comprend  qu'une  per- 
fonne  ,  qui  fe  confacre  à  la  continence ,, 
doit  s'efiimcr  heureufe  quand  elle  a  le 
cœur  couvert  d'un  fî  fore  calus  par  rap*- 
port  h  la  beauté  ,  que  toutes  les  flèches 
de  Cupidon  n'y  font  que  blanchir, 
Ceft  le  chemin  de  la  chafteté  ,.  non»- 


B  E      B  A   Y   L  E.  447 

paiement  le  plus  commode ,  mais  auïE 
le  plus  fur;  car  ceux  qui  ne  peuvent  fe 
maintenir  dans  cette  voie  que  par  de. 
fi'équcnts  combats,  font  fort  à  pJaindra:^ 
ils  vivent  dans  l'agitation  &  dans  l'in- 
quiétude ;.  leur  état  eft  toujours  dou-- 
teux  ,  la  vidoire  eft  quelquefois  chan- 
celante ,  elle  fe  déclare  même  contre- 
eux  :  ils  n'éprouvent  que  trop  fouveut. 
que  les  armes  font  journalières  ,  &  ils 
ne  fortent  prefquc  jamais  vii5borieux  de 
ces  combats  ,  fans  être  couverts  de 
plaies.  On  a  raifcn  de  juger  que  ceux 
qui  paîient  leur  vie  entre  les  raains  des 
Médecins  font  miférables.  Cela  n'eft 
pas  moins  vrai  par  rapport  à  ceux  qui 
ont  à  com.battre  la  rébellion  du  tempé- 
rament, &  qui  font  contraints  d'oppo- 
fer  toujours-  quelque  barrière  aux  irrup- 
tions de  la  chair.  Cette  condition  ell 
déplorable  :  on  y  efi:  fouvent  forcé  der- 
rière fes  retranchements  :  la  confcience. 
■en  gémit  &  en  foupire.  Quels  progrès 
n'eût-on  pas  pu  faire  dans  le  chemin  de 
ia  perfeâion ,  ii  l'on  y.  eût  pu  marcher 
lans  cette  forte  d'entraves ,  &  fans  per=- 
dre  tant  de  temns  en  livrant  combat  k 
Tennemi  à  chaque  pas  >  Pour  ce  qui  re-- 
garde  l'autre  point  ,  je  veux  dire  les; 
impuretés  du,  fonuneil ,  S.,.  Augufiin 


A  N  A  L  Y  s  F 
TOUS  dira ,  dans  fes  Confe/Tions  (c)  , 
quel  cil  l'avantage  dont  noti^e  Foul- 
ques fëlicitoit  fon  ami  ;  S.  AugulHa  , 
dis-je  ,  qui  demande  à  Dieu  la  grâce 
d'être  délivré  de  la  foihlefl'e  qu'il  fen- 
toit  encore  à  cet  égard.  11  acquiefçoit 
dans  fes  fonges  à  des  défordres  aux- 
quels il  ne  confentoit  pas  lorfq.u'il  veil- 
loit,&il  gémit. de  ce  grand  relie  d'in- 
firmité. 

V.  Le  Prieur  de  Deuil  l'c  fert  dans  fa 
Lettre  d'un  dernier  argument  qui  n'efl 
pas  fans  réplique.  11  repréfente  à  Abe- 
lard  ,  que  fon  mal  ejl  irréparable ,  & 
quainlî  il  le  doit  fupporîer pûîiemrnenL 
La  première  partie  de  l'argument  eft  in- 
conteftabîe:  le  m.al  d'Abelardétoitfans 
remède.  11  n'arrive  pas  ici  ce  qui  arri* 
voit  à  l'arbre  de  la  Sibylle  ;  des  qu'on 
en  avoit  coupé  le  rameau  d'or  ,  il  en 
renaiiloit  un  tout  pareil.  La  confé- 
quence  que  Foulques  tire  n'efl  pas  iî 
certaine  :  Ne  vous  affligez  point ,  dit'- 
il ,  de  la  perte  de  vos  parties  ;  car  elles 
ne  reviendront  jamais  ,  la  nature  ne 
foufî're  poiat  qu'elles  fe  réciibliirent. 

Il  faut  convenir  que  h  plupart  des 
lieuK. communs  de  confoiation  ont  deux 
faces ,  &  qu'ils  peuvent  fcrvir  à  deux 


DE     B  A  Y  L  E.  449r 

mains.  Ils    ont    le  défaut  de   pouvoir 
être  rétorqués  :  car  ,  par  exemple,  qu'y 
a-t-il  de  plus  fenfé  que  de  ne  rien  faire 
d'inutile  ?  Sur  ce  pied-fa  vous  raifon- 
nez  bien  contre  une  mère  affligée  de  la 
mort  de  f®n  fils ,  fi  vous  dites  oue  fès 
pleurs  ne  fervent  de  rien  ,   &  que  quoi 
qu'elle  fafle  ,  ou  qu'elle  dife  ,   elle  ne 
le  fera  point  revivre.   Mais  c'eft  cela 
même  ,  vous   peut-on  répondre  ,   qui 
me  rend  iLnconfoiable  ;  car  fi  je  pou- 
vois  réparer  ma  perte  ,  je  la  fupportero4s 
patiemment  :   fi  j'efpérois ,  comme  oii 
fait  dans  le  négoce  ,  de  regagner  fur  im 
vaifl'eau  ce  que  j'aurois   perdu  fur   un 
aut -e  ,  je  n'aurois  pas  un  grand  befoin 
de  confolation.  Je  ne  doute  point  que 
Foulques  n'eut  mieux  réu/Ti  à  confoler, 
fi  Abelard  n'avoit  perdu  que  fa  barbe. 
De  quoi  vous  affligez-vous ,  lui  eût-on 
dit  ,  on    vous  a  coupé    votre  barbe, 
voilà  un  grand  malheur;  attendez  en- 
core quelques  mois ,  &  vous  en  aiyez 
une  autre.  îl  eût  trouvé-îà,  je  m^allure , 
nn  grand  motif  de  confolation  ;  mais 
îa  ftule  penf^'e  que  fon  mal  étoit  incu- 
rable ,  &  fournis  autant  &  plus  qu'au- 
cune autre  chofe  à  cette  dure  règle  de 
philofophie  ,  àprivationt  ad  habïtum 
non  duiur  re^rcjfus ,  cette  feule  penfée  ^ 


s^-' 


45<'  Analyse 

dis-je  ,  que  l'on  confolateur  lui  alld- 
guoit  comme  une  puifTantc  raifon  de 
prendre  patience  ,  faifoic  Ton  principal 
défefpoir:  &  ce  n'étoit  pa  l'enrendre, 
que  de  lui  dire  que  cette  règle  fetrou- 
veroitfauileen  la  rcfurredion  au  der- 
nier jour  ;  car  Abelard  pouvoit  répon- 
dre qu'alors  il  n'auroit  que  faire  de  cela, 
puifqu'en  la  réfurrcBion  on  ne  prend 
ni  on  ne  donne  des  femmes  en  m.iricigc  , 
mais  que  ton  ejî  comme  les  Anges  de 
Dieu  au  Ciel.  (d). 

C'efl:  dommage  que  nous  n'ayons 
pas  une  réponfe  d' Abelard  à  cette  Let- 
tre de  confolation.  Il  y  a  quelqu'appa- 
rence  qu'on  y  verroit  une  image  de  la 
difpute  de  Job  avec  Tes  amis  ;  je  veuK 
dire  ,  qu' Abelard  trouveroit  toujours 
à  repondre  &  à  répliquer  ,  &  qu'en 
certaines  chofes  Foulquas  lui  paroîtroic 
lin  confolateur  fâcheux.  * 


{d)  s.  Matthîeii ,  Chap.  XXir 
*  Art.  Foulques, 


DE      BATIE.  4$S 

Effronterie  d'une  Athénienne,  Recher- 
ciies  fur  la  coutume  de  je  faire  ac- 
coucher par  des  hommes.  Qite  Ici 
pudeur  n'ejr  pas  moins  fujette  que 
les  autres  chofes  aux  caprices  de 
Vufage. 

lî  y  avoit  une  îoi  à  Athènes  qui  de'- 
fendoit  aux  femmes  d'étudier  la  P«Ié- 
decine.  Une  fille  ,  nommée  Agnodice , 
.fit  changer  cette  loi ,  a  l'occafion  que 
je  vais  dire.  Les  Athéniens  n'avoient 
pas  de  Sage-femmes  ,  d'où  il  ariivoit 
que  plulieurs  Dames  mouroient  en  tra- 
vail d'enfant ,  parce  que  la  honte  les 
cmpêchoit  de  recourir  à  des  Médecins  , 
&  qu'il  n'étcit  pas  permis  aux  femmes 
d'exercer  la  Médeci^ie.  Sur  cela  une 
jeune  fille  ,  nommé  Agnodice  ,  fe  Ten- 
tant une  grande  inclination  pour  cette 
Science  ,  déguifa  Ton  fexe  ,  &  fe  mit  à 
étudier.  Quand  elle  fut  bien  inflinite  , 
elle  exerça  dans  Athènes  l'Art  d'Hyp- 
pocrate,  &  s'attacha  particulièrement 
a  foulagcr  les  femmes  enceintes.  Elle 
alloit  les  trouver,  quand  elles  étoient 
en  travail  d'enfant ,  &  pour  leur  ôter 
tout  fcrupule  ,  elle  leur  montroit  d*a-= 
bord  ce  qu'elle  étQit ,  &  enfuite  les  ac» 


I  di\ 

fapv 

trop 


4^1  Analyse 

coiuboit.  Les  Médecins  jaioux  de  ce 
qu'Agnodice     leur  enlevoit  beaucoup 
de  pratiques  ,  lui  firent  un  procès ,  & 
Taccufcrent    d'un   mauvais  commerce       ^ 
avec   le    fexe.  Ils  fe   plaignirent  m.énie      r  | 
de   je  ne  fai  quelle    colluiîon  ,  &  de    I    ^ 
certaines  maladies  de  commande  qu'on      ^ 
avoit  peur  favorifer  le  jeune  Médecin  :      A 
tn  un    mot ,  ils  le  firent  condamner  par 
les     Aréopagites    ;     Mais     Agnodice      7 
montra  fi  clairement  en  plein  Sénat  les 
preuves  de  fon  innocence  ,  que  les  Ju- 
ges lui  donnèrent  gain  de  caufe.    Les 
Médecins  recoururent  à  une  autre  bat- 
terie ,  Tavoirà  la  loi  qui  défendoit  aux      Jl 
femmes  de  profelTer  la  Médecine.  Mais.   1 
les    Danies  Athéniennes    intervinrent       i' 
alors  dans  la  Caufe  ,  &  firent  réformer       i 
îa  loi  ;  ainfi  il  fut  permis  aux  femmes 
libres    d'apprendre    &    d'exercer     cet 
Art. 

Paur  le  dire  en  paffant ,  il  faut  arouer  '^ 
que  la  pudeur  n'eiî  guère  moins  fujec-  'r 
te  que  les  autres  chofes  au  caprice  de 
rufage.  Un  temps  a  été  que  la  honte 
de  fe  fcrvir  d'un  Accoucheur  éroit  à  la 
mode  ;  &  nous  apprenons  de  Louife 
Bourgeois;  ,  Sage-femme  fort  habile  , 
qu'Henri  IV^.  lui  recommanda  de  faire 
Û  bien  fon  devoir  auprès  de  la  Reiac 


m 
ver 

me 


DE      B   A   Y   L   E.  4^5 

Marie  de  Mcdicis ,  qu'il  ne  fat  pas  nc- 
ceiraire  de  recourir  a  un  homme  ;  car 
fa  pudeur  ,  ajoûce-t-il  ,  en  foufrriroit 
trop.  Prcfenteraent  c'eftetre  à  la  mode 
que  de  n  avoir  pas  cette  honte  ,  notre 
fiecle  eft  bien  autrement  éclairé  que  les 
précédents.  Cependant  ne  poulîons  pas 
trop  loin  cette  réflexion  fatyrique  ;  car 
fî  d'un  côté  la  pudeur  de  notre  liecle 
eft   moins  délicate  à  certains  égards  ; 
d'autre  part   l'effronterie    eft  plus  pe- 
.  tite  qu'elle  ne  l'étoit  à  Athènes.  Trou- 
veroit-on  aujourd'hui  d'honnêtes  fem- 
mes ,  qui  ofafTent  en  pleine  audience  , 
&  cheniife  au   vent  ,  faire  voir  à  tous 
les  Juges  qu'elles  font  femmes  ?  C'eil 
ce   que  fît  AgnoJice  dans  l'Aréopage  , 
le  plus  grave  &  le  plus  vénérable  Tri- 
bunal qui  fût  au  monde  (a).  Peut-on. 
voir  une  impudence  plus  outrée?  Avant 
cela  n'avoit-elle    peint  donné  d'afléz 
fortes  preuves    de  fon    peu  de  honte  > 
Ne  pouvoit-clle  point  faire  connoître 
fon  fexe  par  des  voies  plus  honnêtes  , 
que    celle     qu'elle    employoit    auprès 
des  femmes  ?  Les    Prélats  ,   qui  pour 
fe   juftifier    d'incontinence    ont     fait 


{a)...    Ouihus  A^nodice   tunicam  allevavft ,  &  fc 
oficndit  fxmùiam  ejj'e.  Hj'gin.    Cap.  CCLXXIY. 


4^4        Analyse 

voir  leur  nudité  k  des  Conciles  (h)  , 
n'égalent  point  l'impudence  de  l'A- 
thénienne. 

La  Chronique  fcandaleulè  dit  qu'Al- 
bert le  Grandie  méloit  de  la  protcflion 
de  Sage-femme.  Si  cela  elt  ,  il  y  a 
long-temps  que  la  honte  des  femmes 
Athéniennes  ne  fabiilte  plus;  &  com- 
me la  réputation  d'Aloert  le  Grand 
■étoit  très- bien  établie  ,  que  fait-on 
s'il  n'y  avoit  pas  des  femmes  qui  fai- 
foicnt  gloire  d'être  accouchées  de-  fa 
main  ,  à  peu-près  comme  les  précieufes 
de  Molière  ,  vouloient  que  tout  jufqu'à 
leurs  chauiTures  fût  de  la  bonne  faifeu- 
fe?  Il  eft  certain  que  les  François  ont 
commencé  les  premiers  à  fecouer  à  cet 
éoard  le  joug  auflere  des  bienféances  , 
&  voilà  pourquoi  leurs  Accoucheurs 
font  devenus  û  célèbres  dans  toute 
l'Europe.  Il  ne  faut  pas  douter  ,  difent 
les  Journalises  de  Leipfic  ,  que  les 
François  ne  foient  plus  propres  que  les 
autres  Nations  à  nous  infiruire  de  la 
manière  dont  on  peut  aider  les  femmes 

(i)Nicephore  &  Zonare  aflTurent  que  Mace(1oniiis> 
Evèque  de  Conflantinople  ,  &  le  Patriarche  Me- 
thoclius  ,  ayant  étéaccufcs  ,  l'un  de  Sodomie  ,  l'au- 
tre de  fornication  ,  découvrirent  leur  nudité  en  pleia 
Synode  ,  Se  montrèrent  qu'ils  étoieut  Eunuques  n 
tequles  iitabioudre» 


D  E      B    A   Y   I   E.  4^^ 

qui  font  en  travail  d'enfant.  Ce  n'eft 
point  qu'ils  aient  le  génie  plus  heu- 
reux ;  c'eil  parce  qu'ils  ont  crès-fou- 
vent  les  occafions  d'afTifter  aux  accou- 
chements. La  mode  eft  venue  en  Fran- 
ce que  même  les  jeunes  mariées ,  met- 
tant bas  toute  honte  ,  fe  laifTent  voie 
&  manier  fans  fcrupule  aux  Chirur- 
giens ,  &  que  toutes  fortes  de  femmes 
ïbuhaitent  la  préfence  &  l'afTiflance 
des  hommes  ,  quand  elles  font  prêtes 
d'accoucher.  Il  règne  une  toute  autre 
coutume  dans  les  autres  Nations  ;  cac 
pour  l'ordinaire  les  femmes  ,  &  fur- 
tout  celles  qui  ont  été  mariées  depuis 
peu  ,  y  font  fi  fcrupuleufes  ,  qu'on  ne 
leur  perfuade  que  mal-aifément  de  (e 
montrer  aux  Sage-femmes  &  à  leurs 
amies  ;  elles  ne  s'y  réfolvent  que  dans 
les  cas  de  néceiïité  ,  où  la  douleur  eft 
fi  forte  qu  elle  furmonte  leur  répu- 
gnance (c). 

C'eft  ainfi  que  s'expriment  MeiTieurs 
de  Leipfic  ,  au  commencement  de  l'ex- 
trait d'un  Livre  qu'un  Chirurgien  de 
Paris  publia  l'an  1694,  &  q:iiapouc 
titre  ,  lu  Pratique  des  Accouchements. 
Ce  Chirurgien  n'a  mis  au  jour  fes  ob- 

(c)  Aila  Eruditor.  Lipf..SuppI.  T.  II.  Stci,  X.p,  40if 


4^5       Analyse 

iefvations  qu'après  une  longue  eypé- 
ri>;^nce  ;  il  avoïc  afTiité  aux  couches  de 
quatre  à  cinq  mille  femmes.  Un  autre 
Chirurgien  de  la  même  Ville  publia 
l'annc-À^  iuivante  un  Livre  qu'il  intitula  : . 
Ohjervations  fur  la  GroJ/j^è  &  l' Ac- 
couchement des  Ji/nmes.  Cet  Ouvra2,e 
contient  fept  cens  Obrervations ,  choi- 
£es  entre  plus  de  trois  mille  autres  , 
que  l'Auteur  a  faites.  Cela  InfHt  à  prou- 
ver que  la  grande  mode  de  Paris ,  eft 
<ie  fe  fervir  des  Accoucheurs  ,  &c  non 
pas  des  Sage-femmes.  Le  temps  vien- 
dra peut-être  que  la  même  mode  régne- 
ra dans  la  plupart  des  Pays  de  l'Euro- 
pe :  la  honte  fubira  le  fort  de  mille  au- 
tres chofos  ,  foumifes  aux  loix  bizarres 
&  inconilantes  de  la  coutume.  * 

Mauvaife  foi  de  VHiOorlen  £ AUBT- 
GNÉ  ,  &  du  Mimfire  JURIEU, 
Combien  i!  faut  être  en  <^arde  contre 
tes  Ecrivains  fatyriques  & pajjionnés-. 

Il  y  a  dans  la  Confcfion  de  Sancy  , 
une  omi/hon  très-coupable  ,  au  fujec 
d'un  fait  tiré  de  la  Légende,  que  d'Au- 
bignc  a  malignement  défiguré.  On  me 
croira  facilement ,  quand  j'afliirerai  que 

f^  Art.  HiirophiU  ,  rem.  A,  ^  ^ 


DE  B  A  Y  I  E.  417 
je  ne  veux  point  prendre  le  parti  des 
Légendaires  :  mais  cela  ne  m'empêche 
pas  de  dire  que  d'Aubignc  a  tort  ,  & 
mérite  la  cenfurc  de  tous  les  Ivonnêces 
gens.  Voici  les  paroles  :  (  La  Légen- 
de des  Saints  eft  le  jardia  de  lame 

dans  ce  jardin  fe  trouvent  des  herbes , 
qui  pour  le  moins  endorment  lî  elles  ne 

guérifi'ent  pas Si  une  Dame  de  la 

Cour  fent  en  Ton  amedéfoléc,  qu'elle 
ne  fe  puifTe  palier  d'une  grande  ,  ca-^^ 
tholique  ,  &  univerfelle  luxure,  n';?- 
t'elle  pas  pour  fe  confoler  Sainte  J\îa- 
rie  Egyptienne  ,  qui  depuis  douze  ans 
jufques  à  l'âge  du  mépris  ne  refufa  hom- 
me ?  Et  n'avons-nous  pas  l'exemple  de 
fainte  Magdeleine  ,  tant  célèbre  par  les 
chroniques  anciennes  ?  Les  Poètes  de 
la  Légende  nous  ont  depuis  cnfeignc 
comme  elle  fît  par  allechements  ,  que 
force  gens  de  bonne  maifon  vendirent: 
leur  bien  pour  elle;  plufieurs  courageux 
fc  coupèrent  la  gorge  pour  les  jaloufies 
de  fbn  amour  ,  &  puis  elle  ne  fut  pasfi- 
tôt  lafle  ,  que  la  voilà  canonifée  )  (a). 
L'omiffion  de  cet  Auteur  à  l'égard 
de  Sainte  Marie  Egyptienne  ,  fe'  de 
fainte  Midehne ,  eft  inexcufabîe  \  car  il 

Ja]  Confeflion  dé  Sancy  ,  Liv.  1.  Ch.a'j.   II. 

Tome.  IL  \ 


4^8  A  W  A  t  Y  s  E 

fuppofe  qne  ces  deux  proftituces  imofl- 
terent  tout  droit  des  lieux  infâmes  au 
rang  des  Saintes  canoniiees  ,  &  pac 
cette  fuppofîtion  il  prétend  prouver, 
que  la  Lc-gende  eft  très-capable  de  là- 
cher  la  bride  aux  Danies  ,  qui  ont  une 
envie  demefure'e  de  paflcr  le  temps  avec 
des  hommes.  Pour  agir  de  bonne  foi  , 
il  falloit  parler  de  la  longue  pénitence 
de  ces  deux  Saintes  :  mais  comme  cela 
aurait  énervé  la  plaifanterie  ;  on  a  cru 
qu'il  valoit  mieux  n'en  rien  dire ,  ou 
pafTei  même  dans  la  négation.  Apf^re- 
nons  û£-là  que  les  Auteurs  fatyriques 
font  les  gens  du  monde  ,  contre  leJP 
quels  il  faut  qu'un  Ledeur  foit  le  plus 
en  garde.  Ce  font  ceux  qui  raifonnenc 
le  plus  mal  ,  &  qui  communiquent  le 
plus  un  certain  plaifir  ,  qui  empêche  de 
rechercher  en  quoi  confiflent  leurs  fo- 
phifnies.  Souvenons  -  nous  Cwpendant 
que  s'ils  peuvent  fe  difpenfer  de  plulieurs 
reg'es,  ils  ne  doivent  pas  être  m.oins  fou- 
rnis que  ks  Auteurs  graves  aux  loix  du 
raifonncrrent. 

J'ai  trouvé  dans  la  même  Satyre  un 
autre  mcnfonge ,  concernant  S.  Do- 
minique ,  &  une  Nonne  appellée  MA- 
RIE. Quand  f  dois  Huguenot  j  c'eft 
Sancy  que  l'on  fait  parler, ye  ne  trou-* 


DE     B  A   Y  L  H.  45^, 

VOIS  Tun  qui  me  fit  tant  rire  que  la  Lé- 
gende de  Frère  Jacopon.  Uy  a  er.ore 
un  Livre  c/iei^  nous  ,  où  fui  fait  ds. 
belles  Annotations  :  comme  fur  ce  qu'il 
faifoit  confeffcr  à  un  fienficrefespé^ 

chcs  piirfignes.  Madame  de    V. 

demanda  ,  comment  il  confejfoit  jlz 
padlardife  :  de  même  curiojitê  ellz 
s' enquir oit  comment  s\ippclloit  en  Grec 
cttte  huile  lettre,  que  Saint  Domini- 
que fema  erure  les  cuijfes  d'une  A'c- 
îiain  ,  fappdlunt  l'huile  d'amour  (b). 
Il  ei\  certain  que  d'Aubigné  falnfie  U 
Légende  ,  afin  de  donner  au  Conte  un 
air  plus  divertilTant:  or  je  ne  crois  point 
que  les  loixde  la  raillerie  ,  ni  même 
celles  de  la  Satyre  ,  perm'^ttent  cela. 
La  Légende  de  Saint  Dominique  por- 
te qu'une  Religieufe  ,  étant  ravie  en 
extafe  ,  crut  le  voir  entrer  dans  fa 
chambre ,  accompagné  de  deux  Frères  , 
&  tirer  de  defibus  fa  robe  un  onguent 
de  très-bonne  odeur  ,  dont  il  lui  frotta 
la  jambe ,  &  qu'il  appella  le  figne  de 
charité  (c).  En  comparant  ces   paro- 


(  b  )  Ihid. 

(  c  )  Maria  fancllmonlalis  ,  in  extafixapta ,  vidlt 
"Oominicum  cum  duobus  fratnbus  ante  hclum  ej:is  in- 
trantem  ,  oui  de  fub  çappaunguentum  mira  fra;^ant:cB 
proferens  ,  T  I  B  l  A  M  élut  inunxit ,  quamHunciio^ 

V  i 


46o  A   N    A   L    Y   s   Ê 

lès  avec  celles  de  la  Confefîïon  de  San- 
cy ,  quelles  falfifications  ne  trouve-t-on 
pas  ?  La  Légende  ne  dit  point  que 
Dominique  ait  appliqué  un  onguent  à 
la  jambe  de  la  Religienfc  ;  elle  dit  que 
la  Religieuie  extafiée  crut  voir  ce  Saint 
qui  lui  mettoit  de  cet  onguent  fur  la 
jambe.  Falloit-il  corrompre  le  Texte  , 
par  la  faufTe  Glofe  de  femer  de  l'huile 
légère  entre  les  cuifîes  ?  S'il  s'agiflbic 
d'un  tronc  d'arbre  ,  ce  feroi:  une  nié- 
prife  de  rien  :  un  peu  plus  près ,  ou  un 
peu  plus  loin  de  la  terre  ,  neferoit  point 
de  différence  ;  mais  dans  un  fujet  com- 
me celui-ci  la  différence  eft  capitale. 

Monfîeur  Jurieu  a  commis  ici  la  mê- 
me falfification  que  d'Aubigné  ,  &  , 
félon  fa  coutume ,  il  fe  met  fort  peu  en 
peine  ,  fi  ce  qu'il  avance  eiï  exact.  La 
Légende  ,  dit-il ,  nous  apprend  [  qu'u- 
ne Religicufe  nommée  Marie  ,  ayant 
eu  durant  cinq  mois  une  grande  dou- 
leur dans  des  parties  voiftnes  de  celles 
quon  no  ferait  nommer ,  S.  Dominique 
lui  apparut  en  fonge  ,  &  que  de  delfous 
fon  froc  il  tira  un  ouguent  de  très-bon- 
ne'  odeur  ,  dont  il  lui  frotta  la  partie 
malade ,  &  qu'étant    interroge  par  la 

ficm  dilecHonis  ejfe  Jlgnum  dixit.  Jacob,  de  Voragiae»' 
in  Aureà  Legendà, 


DE  B  A  y  I  E.  4^i 
fille  ,  ce  que  c'écoit ,  il  répondit ,  que 
cela  s'appelloit  iingucntum  amorls.  Ce- 
la eft  auiTi  chaite  que  les  amours  de 
François  pour  Sainte  Claire  ,  &  Tes  ar- 
deurs pour  le  Frère  Mafl'é ,  lequel  il 
embrafibîc  ,  &  foulevoit  de  terre  dans 
fes  embralîèmencs  ;  ce  qui  mit  le  Père 
MafTé  dans  une  fi  grande  chaleur  ,  qu'il 
étoic  comme  au  milieu  d'un  feu  ,  dit  le 
Livre  des  Conformités  [  (  <i  )•  M.  Ju^ 
rieu  ajoute  en  marge  ce  fonimaire  , 
Abominations  de  Saint  François  &  de 
Saint  Dominique.  En  vérité ,  c'eft-lk 
traiter  la  controverfe  ,  comme  fi  c'étoic 
un  jeu  ou  l'on  cherchât  a  tâtons ,  &  les 
yeux  fermés  ,  ce  qu'il  faut  prendre.  Je 
laifle  k  juger  aux  perfonnes  ,  qui  ne 
croyent  pas  qu'il  foit  permis  d'agir  de 
mauvaife  foi  en  faveur  de  la  Religion  , 
c'eft-à-dire  de  violer  les  devoirs  de  la 
Religion  pour  l'amour  de  la  Religion  \ 
je  leur  laifie  ,  dis-je,  à  juger  fi  l'hon- 
neur &  la  confcience  peuvent  fouffrir 
qu'on  traduife  le  mot  tibia ,  par  les 
■parties  voifmes  de  celles  qupn  rioferoit 
nommer.  C'eft  une  périphrafe  qui  fe- 
roit  abfurde  dans  toutes  fortes  de  fu- 
jets.  Car  enfin  le  mot  jambe  ,  qui  ré- 
pond à  celui  de  tibia  ,   n'a  rien   qu> 

(  4  )  Jurieu  ,  Préjugés ^  I,  Part. 

y  3 


4^1  A   N    A    I   Y    s   E 

«bligc  à  des  circuits  de  paroles.  Mak 
<juand  on  fe  fert  de  ce  détour  ,  afin  de 
donner  Tidce  d'une  impureté ,  on  fe  por- 
te au  delà  de  l'abfurde  ;  c'eft  une  fuper- 
cherie  criminelle. 

La  mauvaife  foi  ne  règne  pas  moins 
dans  le  changement  des  termes  Jignum 
dihcfiOais  ,en  ceux  di  unguentum  amo~ 
ris.  Mais  que  direz- vous  d'un  Ecrivain  , 
Cjui ,  pour  s'approprier  un  trait  fatyri- 
que    qu  il  a    trouvé    dans    V Apologie 
d'Hérodoie ,  compare  avec  les  embraf- 
fements  de  deux  hommes  pleins  de  vie  , 
la    viflon    d'une    Religieufe     extafiée. 
Quand  il  feroit  fur  qu'une  telle  Reli- 
gf.eufe  auroit  fongé  que  S.   Dominique 
venoit  la  trouver  au  lit ,    &    commet- 
toit  des  impuretés ,  en  pourroit-on  con- 
clure que  ce  Saint  eft  coupable  ?  Pou- 
vons-nous répondre  des  rêveries  d'au- 
trui  ?  La  mère  de  Jule  Céfar  perdit-t-eJle 
rien  de  fa  vertu ,  fous  prétexte  que  fon 
fils  fongea  qu'i.1  couchoitavec  elle  ?  Et 
▼oici  un  controverlifte,  qui  appelle  abo^ 
minationde  Saint  Dominique  ,  une  ap- 
plication d'onguent ,  qui  n'étoit  qu'une 
apparition  en  fonge  ,  comme  il  le  dit  lui- 
nié  me. 

*  Ainfi  les  railleries  de  d'Aubigné  ,  \6c 
4es  inveâ:ives  ameres  du  Minilire  Ju  - 


DE      B    A   Y   L   E.  4^3 

TÎeu  ,  portent  à  faux  ,  puifqu'elles  ne 
font  fondées  que  fur  un  menfonge.  Ce- 
la doit  apprendre  aux  Leclcurs  que 
pour  bien  s'inftruire  dans  la  contro- 
verfe,  il  ne  faut  confukcr  ni  les  faty- 
res ,  ni  les  déclamations  de  certains  Au- 
teurs. Ces  gens-là  n'épargnent  perfon- 
îie  :  ils  ne  font  quartier  ni  au  Ciel ,  ni 
à  la  Terre  ,  &  ia  Religion  ell:  une  trop 
foible  barrière  pour  les  arrêter.  Quand 
ils  ont  la  plume  à  la  main  ,  ils  quittent 
tout  pour  courir  après  les  penfées  faty- 
riques  ;  &  d'auffi  loin  qu'ils  en  décou- 
vrent la  trace  ,  ils  fe  jettent  de  ce  côté- 
là  à  corps  perdu.  Pour  ne  s'écarter  pas 
ridiculement ,  ils  tortillent  &  ils  tirail- 
lent les  matières  ,  jufquà  ce  qu'elles  fe 
puifTentajufter  à  leur  fujet  ;  &  s'ils  les 
trouvent  trop  longues  ou  trop  épailTes., 
ils  les  accourciffent  &  les  applatiffent 
autant  que  leur  intérêt  le  demande.  Ce 
fnni- des  Auteurs  qu'on  peut  comparer 

loit  fes  pnlonniers  a  la  memre  de  Ion 

lit. 

Au  refte,  il  y  a  du  plus  ou  du  moins 
dans  tout  ceci  ,  &  je  ne  prétends  pas 
dire  que  tous  ceux  qui  fe  plaifent  à  la 
controverfe  ou  à  la  fatyre  ,  adoptent 
ces   excès -là   également  ,  &  fans  ex-. 

V4: 


4^4  Analyse 

ccption.  Mais  il  eft  important  défaire 
voir  par   le  côté  le  plus  laid  ce  cara6te- 
re  d'efprit  :  on  s'y  laifîe  tromper  aifc- 
ment.  Un  controverlîfte  qui  a  du  gé- 
nie divertit  beaucoup  les   Lc-fteurs    de 
fon  parti ,  quand  il  tourne  les  chofes 
malignement  ,   avec  des  airs  railleurs  , 
4atyriques,&  burlcfques.  Plus  il  diver- 
tit ,  plus  i!  a  la  force  de  perfuader.  Or 
comme  les  maiiieres  qu'U  adopte  l'en- 
gagent dans  mille  fupercheries ,  &  dans 
mille  faîfiiicatîons  ,    il  eft  bon  de  le 
connoitre    fur   le  pied  d'un  impoRcur 
dangereux.  Ceft  îe  moyen  de  fe  tenir 
fur  fes  gardes  :   on    le  lira  comme  un 
liomme  dont  il  faut  fe  dciier  ;  on  ne 
croira  rien  fur  fa  parole  ;  on  examinera 
ce  qu'il  dit  ;  on  le  confrontera  avec  les 
originaux  ;  &  fi  l'on  trouve  qu'il  chan- 
^tjignum  dikFùonis  en  unguœtwndmo-* 
ris  j  on  lui  dira  ,  jt  nzfuïs  pas  votre  da-^ 

■^""(Tpr-yoïLS  à  d'uiLtres.  * 
hxiimen  d'une penjee  en  ivionjieur 

D' ABLANCO  URT. 

Monfieur    d'Ablancourt   difoit 

qu'il  étoit  bon  que  les  Princes  apprif- 

■  fera  le  Latin  ,  parce  que  par-là  ils  ap^ 

prenaient  des  Anciens  des  chofes  qjLon 

♦  Arc,  Marti  E^yptiengc^ 


DE      B  A  Y    L  E.  4^t 

nt  pouvait  leur  dire  ,  &  qu'ils  pou- 
voicnt  voir  Us  honnêtes  gens  de  l  anti- 
quité faire  le  procès  aux  Princes  qui 
ne  font  pas  leur  de  voir  {a).  Il  y  a  du 
Tel  dans  cette  penfée,  &  je  ne  fai  quoi 
de  brillant ,  qui  peut  éblouir  &  charmer 
ceux  qui  n'examinent  pas  le  fond  des 
chofes.  Un  trait  de  cenfure  bien  mar- 
qué donne  beaucoup  d'agréments  à  une 
peinture  morale ,  fur-tout  lorfque  les 
grandeurs  humaines  font  l'objet  de 
cette  cenfure.  Nous  voici  dans  le  cas, 
La  penfée  de  M.  d'Ablancourt  impofe 
par  cet  endroit  :  elle  en  tire  fa  princi- 
pale beauté  ;  mais  ce  n'eft  qu'une  beau- 
té extérieure.  Examinez  bien  ce  qu'il 
dit  ,  portez-y  la  fonde  ,  vous  trouverez 
que  cela  reiTemble  à  du  bois  doré.  Ce 
rj'eft  qu'apparence ,  ce  n'eft  qu'orne- 
ments fuperficiels. 

Il  n'y  a  point  de  Nation  favante  qui 
ne  dife  aux  Princes  leurs  vérités  en  leur 
J-angue  miiLvii.^ii^,  œ  ^lui  i.^  kg  puif- 
fe  inftruire  de  leurs  devoirs  tout  com- 
me les  Livres  Latins.  Comment  eft-  ce 
je  vous  prie,  que  les  Livres  de  l'ancien- 
ne Rome  peuvent  faire  la  leçon  aux 
Princes  modernes  ?  Ce  n'eft 'pas  en 
leurdifant,   vou<!  ave^fait  en  cela  & 

(a)  Vie  d'Ablancourt ,  par  Patru, 


^66        Analyse 

en  cela  une  injuftice ,  &  une  très-gran^ 
de  faute  :   ce  n'eft  que  par  la  ccnfure 
èi^s  injufîices  &  des  fautes  qui  fe  cotn^ 
mectoienc   anciennement.    Mais  man- 
que-t-on   aujourd'hui  de  Livres   écrits 
en  Langue  vulgaire,  qui  repréfcntent 
très-fortement  les  devoirs  d'un  Prince  , 
&  qui  déchirent  la  mémoire  de  ceux 
qui  ont  mal  régné  ,  ou  depuis  peu  en 
d'autres  pays ,  ou  autrefois  dans  le  pays 
même  où  ces  Livres  fe  compofcnt?  Ne 
confidérons  point  les  Sermons  ,  ni    les 
Ouvrages  de  politique  :  Arrêtons-nous 
aux  Hiftoriens ,  à  Mézerai ,  par  exem- 
ple ,   qui  vivoit    en  même-temps    que 
d'Ablancourt.  J'avoue  qu'il  n'a  point 
donné  l'Hiftoire  du  temps  où  il  a  vécu  , 
mais  il  s'en  approche  infiniment  plus 
que  Tite-Livre  ,  que  Tacite  ,  &  qu'au- 
cun autre  des  anciens  Auteurs  Latins  ; 
&  il  cenfure  avec  beaucoup  de  liberté 

&  de  force  la  mauvaife  adminidratioa 
des  Roiç  A.'>  F«-«>.«.oo  ,  «^"î  1"-  j-^nxiit  pdr 
U%  mains.  Eux  &  leurs  Miniftres  font 
fouettés  dans  fon  Hiftoire  comme  des 
petits  écoliers  ,  quand  la  vérité  le  de- 
mande. M.  Variilas  en  ufe  avec  la  mê- 
me liberté  ,  lui  qui  étoit  fi  flatteur  en- 
vers les  Contemporains  ^  &  ce  font 
pour  l'ordinaire  les   plus  grands   fUt-« 


DE      B   A    Y   L  E  4^7 

teurs  du  temps  préfent ,  qui  cenfurent 
avec  le  plus  de  hauteur  les  fautes  paf' 
fées.  Airi/î  la  raifon  ,  pourquoi  M. 
d'Ablancourt  prétend  que  les  Princes 
doivent  l'avoir  le  Latin  ,  efl  fauîTe.  El- 
le efl  d'autant  plus  mauvaifè  ,  qu'il  ne 
pouvoit  pas  ignorer  que  depuis  plus  de 
cent  ans  on  n'avoit  celle  de  traduire  les 
Ecrits  de  l'ancienne  Rome  ;  &  s'il  ju- 
geoit  fi  utile  que  les  Princes  entendif- 
fent  cette  Langue  ,  pourquoi  leur  four- 
nifToit-il  un  fi  beau  prétexte  de  ne  la 
pas  étudier  ?  Ils  n'avoient  qu'à  dire  que 
fes  Traduftions  les  en  difpenfoient.  lî 
ruinoit  donc  par  fa  conduite  fa  propre 
Théfe.  * 

*  Article  Perrot ,  rem.  [  G  ]. 


Fin  du  Tome  IL 


J 


y^ 


■^^^ 


B       Bayle,  Pierre 

1B25       Analyse  raisonnée  de  Bayle 

A3 

1773 
t. 2 


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