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Full text of "Annales romantiques; revue d'histoire du romantisme"

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LES 

Annales 

Rcmantiques 

Revue  d'Histoire  du  Romantisme 


DIRECTEUR 

LÉON      SÉCHÉ 


NEUVIEME  ANNEE 
T.  IX 


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PARIS 

BUREAU  DES  ÂJSJSÂLES  nOMAJSTlQVES 

14.    klK    CARDINAL-I.HiMOIM: 

1912 


I-ES 


Annales  Romantiques 


L.ES 


Annales 

Rcmantiques 

Revue  d'Histoire  du  Romantisme 


DIRECTEUR 

LÉON      SÉCHÉ 


NEUVIEME  ANNEE 

T.  IX 


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PARIS 
BUREAU  DES  JIJSJSÂLES  nOMJIJSTIQVES  ^  5  ^ 

14,    RUE   CARDINAL-LEMOINE 

1912 


LÉ  CÉNACLE  DE  "JOSEPH  DELORME  " 


Victor  Hugo  et  Louis  Boulanger 


(DOCUMENTS  INÉDITS) 


Le  Salon  de  1827  fut  une  belle  manifestation  dont  d'éclat  rejaillit 
sur  le  Cénacle  de  Joseph  Delorme. 

Les  idées  nouvelles  qui,  de  1820  à  1824,  avaient  fait  irruption 
dans  l'art  et  s'étaient  affirmées,  en  peinture,  avec  le  Radeau  de  la 
Méduse,  la  Barque  du  Dante  et  le  Massacre  de  Scio,  —  en  sculp- 
ture, avec  le  modèle  de  la  statue  du  Grand  Condé,  triomphèrent 
sur  toute  la  ligne  à  ce  Salon  glorieux  entre  tous. 

C'est  là,  en  effet,  qu'Eugène  Devéria  exposa  sa  Naissance 
d'Henri  IV  qui  mit  le  feu  aux  poudres  et  fit  sauter,  par  les  fenê- 
tres de  l'atelier  d'Hersent.  tous  les  plâtres  d'après  les  antiques. 
C'est  là  que  Boulanger  exposa  son  Mazeppa  ;  Delacroix,  son  Christ 
au  jardin  des  Olives,  son  Marina  Faliero  et  son  Jeune  Turc  cares- 
sant son  cheval  ;  Ary  Scheffer,  les  Jeunes  Filles  grecques  implo- 
rant la  protection  de  la  Vierge  ;  Pradier,  son  Prométhée  ;  Uude, 
sa  Vierge  immaculée  ;  David  d'Angers,  le  marbre  de  son  Grand 
Condé  et  celui  de  Racine,  le  modèle  en  plâtre  de  la  statue  de 
Talrna  qui  décore  le  vestibule  du  Théâtre-Français,  sa  Jeune  fille 
grecque   au   tombeau   de    Botzaris    dont   la    ruine   et    l'abandon 

1 


2  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

devaient,  vingt  ans  plus  tard,  enpoisonner  ses  derniers  jours  (i). 
et  toute  une  série  de  bustes  dont  ceux  du  Maréchal  Suchet,  de 
Casimir  Ddavigne,  de  Louis  Pavie  et  da  Raoul  Rochelle.  Je  passe 
sur  les  dessins,  vignettes  et  culs-de-lampe  exposés  par  les  deux 
frères  Joliannot. 

L'art,  en  1827,  rattrapa  donc  d'un  bond  l'avance  considérable 
que  la  littérature  française,  avait  sur  lui  depuis  le  commencement 
du  siècle.  Et  je  ne  m'étonne  pas  que  Victor  Hugo,  qui  déjà  son- 
geait à  capter  toutes  les  sources  pour  les  faire  passer  par  son  mou- 
lin, ait  ouvert  à  deux  battants  les  portes  du  Cénacle  aux  artistes 
qui  avaient  embrassé  comme  lui,  et  même  avant  lui,  les  idées 
nouvelles. 

I^a  fusion  des  gens  de  lettres  et  des  artistes  s'imposait.  A  la 
vérité,  elle  avait  déjà  commencé  par  les  emprunts  qu'ils  se  fai- 
saient les  uns  aux  autres,  mais  pour  l'accomplir  il  fallait  un 
homme  de  génie  ayant  l'autorité  du  jeune  auteur  de  Cromwell. 
Rncore  Victor  Hugo  eut-il  soin  de  rechercher  de  préférence  l'ami- 
tié des  artistes  qui  lui  paraissaient  les  plus  propres  à  recevoir  son 
empreinte.  Delacroix,  par  exemple,  avait  trop  de  talent,  une  per- 
sonnalité trop  marquée,  pour  entrer  tout  à  fait  dans  ses  vues.  Ré- 
volutionnaire le  pinceau  à  la  main,  il  était  plutôt  réactionnaire 
en  théorie  et  même  en  paroles,  et  il  ne  se  gênait  pas  pour  critiquer 
tout  haut  les  idées  d'autrui  qui  contrariaient  les  siennes.  Aussi, 
tout  en  fréquentant  chez  Victor  Hugo  et  en  lui  témoignant  beau- 
coup d'admiration,  peut-on  dire  qu'il  vécut  en  marge  de  son 
groupe.  H  ne  se  fondit  pas  avec  lui  comme  tant  d'autres.  Gela 
était  réservé  plus  particulièrement  à  Boulanger  qui,  ayant  le  tem- 
pérament d'un  écolier,  avait  besoin  d'un  guide  et  d'un  appui.  11 
faut  dire  aussi  que,  lorsqu'il  entra  en  rapport  avec  Victor  Hugo, 
il  n'était  encore  a'^'un  enfant. 


(1)  On  sait  qu'il  fut  exilé  au  Coup  d'Etat  de  1851.  Autorisé  à  rentrer 
en  France  en  1853,  il  revint  par  .la  Grèce  et  voulut  revoir  le  tombeau 
de  Botzaris. 

((  Croiriez-vouis  qu'à  Athènes,  écrivait  Déranger  à  Michetet,  le  7  mai 
1853,  allant  visiter  le  tombeau  de  Botzaris,  il  a  trouvé  mutilée  et  sous 
les  ronces  cette  chaniiante  figure  d'enfant  qui  écrit  te  nom  du  héros, 
admirable  roman,  dont  il  avait  fait  don  à  la  Grèce.  Voilà  le  ca?  mi'^ 
les  Grecs  d'aujourd'hui  font  des  chefs-d'œuvre  de  l'art  1  »  {Revue  du 
1<""  novembre  1911,  article  de  M.  Gabriel  Monod  sur  Michelet  et 
Béranqer.) 


Le  cénacle  t)E  JOSEPH  DELOhMK  3 

Né  à  Verceil,  en  Piémont,  le  11  mars  1806  (1),  d'un  père  français 
et  d'une  mère  italienne  (2j,  il  n'avait  donc  que  vingt  et  un  ans 
quan  il  fit  son  Mazeppa.  El  ce  n'était  pas  son  coup  d'essai.  Il  avait 
déjà  attiré  l'attention  sur  lui  par  ses  lithographies  de  la  Saint- 
Barthélémy  et  de  la  Ronde  du  Sabbat,  inspirée,  celle-ci,  de  la 
ballade  d'Hugo,  et  dont  Delacroix  disait  que  Boulanger  avait 
«  plus  de  vers  dans  la  tète  que  de  serpents  »,  en  quoi  il  ne  se 
trompait  guère.  Boulanger  était  effectivement  plus  poète  que  pein- 
tre. Je  ne  dis  pas  que  ses  vers  valaient  mieux  que  sa  peinture, 
ce  serait  leur  faire  trop  d'honneur  ;  je  veux  dire  qu'il  voyait  et 
peignait  en  poète.  Et  c'est  précisément  parce  qu'il  avait  une  âme 
de  poète  qu'il  s'attacha  si  fortement,  si  amoureusement,  à  la  per- 
sonne de  Victor  Hugo. 

A  partir  de  1827,  sa  vie  lui  appartint  tout  entière.  Sans  par- 
ler de  son  portrait  et  de  celui  de  sa  femme  qu'on  peut  voir  au- 
jourd'hui au  musée  de  la  place  des  Vosges,  il  fit  toutes  sortes  de 
dessins  pour  illustrer  ses  œuvres  (3).  Il  est  vrai  qu'Hugo  le  paya 
largement  de  retour.  Non  content  de  lui  dédier,  en  1828,  les  bal- 
lades des  Deux  Archers  et  de  la  Légende  de  la  Nonne,  il  voulut 
que  l'on  sût  en  quelle  estime  il  le  tenait  et  il  accompagna  cette 
dédicace  de  la  note  dithyrambique  que  voici  : 

«  M.  Louis  Boulanger,  à  qui  ces  deux  ba,llades  sont  dédiées, 
s'est  placé  bien  jeune  au  premier  rang  de  cette  nouvelle  généra- 
tion de  peintres  qui  promet  d'élever  notre  école  au  niveau  des 
magnifiques  écoles  d'Italie,  d'Espagne,  de  Flandre  et  d'Angleterre. 
La  réputation  de  M.  Boulanger  s'appuie  déjà  sur  beaucoup 
d'œuvres  du  premier  ordre,    entre  lesquelles  nous    rappellerons 

(1)  Et  non  le  11  novembre  comme  le  répètent  la  plupart  des  diction- 
naires. 

(2)  Louis-Candide  Boulanger  était  le  fils  de  François-Louis  et  de 
Marie-Magdeleine-Gertrude  Archibuggi.  {Ârcliives  viunicipales  de 
Dijon.) 

(3)  Notamment  trois  vignettes  sur  bcis  pour  les  Odes  et  Ballades  . 
VEqlise  Saini-Germain-VAuxerrois,  le  Géant,  Victo?  Hugo  assis  sur  un 
canapé  (pour  l'ode  .4  la  Colonne),  la  Bonde  du  Sabbat  ;  —  le  frontls 
pice  des  Orientales  ;  le  Clair   de  lune  et   une   vignette    sur   bois,    les 
Djinns,  pour  ce  recueil  ;  —  le  Dernier  jour  d'un  condamné. 

En  1886,  il  fit  également  des  d^esisins  pour  le  Théâtre  de  Victor-Hugo 
J'ai  vu  une  quittance  de  iui  au  crayon  où  il  reconnaît  avoir  reçu  de 
l'éditeur  Renduel  la  somme  de  50O  francs  pour  ces  dessins.  Et  M.  Le- 
fèvre-Vacquerie  possède  dan.->  les  albums  de  M'"*"  Victor  Hugo  qui  sont 
entre  ses  mains  une  quantité  considérable  de  dessins  originaux  de 
Boulanger. 


4  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

seulement  le  beau  tableau  de  Mazeppa  si  remarqué  au  dernier 
Salon,  et  cette  gigantesque  lithographie  où  il  a  jeté  tant  de  vie, 
de  réalité  et  de  poésie  sur  la  Ronde  du  Sabbat.  L'auteur  de  ce 
recueil  lui  a  donné  ces  deux  ballades  en  signe  d'admiration,  de 
reconnaissance  et  d'amitié.   » 

Naturellement  Boulanger  devint  presque  aussitôt  l'ami  de 
Sainte-Beuve.  Victor  Hugo,  dont  ils  étaient  les  acolytes  disait 
d'eux  :  «  mon  peintre  et  mon  poète  »  (i),  et  pendant  quelques 
années  ils  furent  inséparables.  C'est  au  point  qu'en  1829  Robelin, 
l'architecte,  ayant  offert  à  Boulanger  de  l'emmener  à  Besançon 
où  il  était  appelé  par  les  travaux  de  restauration  de  la  cathédrale, 
Boulanger  y  mit  comme  condition  que  Sainte-Beuve  serait  du 
voyage.  Et  il  en  fut,  et  l'on  peut  dire  que  ce  fut  heureux,  car  nous 
y  avons  gagné  quelques  lettres  fort  intéressantes,  écrites  par  lui 
en  cours  de  route. 

La  première,  datée  de  Dijon,  13  octobre  1829,  était  adressée  à 
Victor  Hugo.  En  voici  le  commencement  qui  nous  donne  l'itiné- 
raire et  l'emploi  du  temps  des  trois  voyageurs  : 

«  Mon  cher  Victor, 

«  Notre  première  pensée  à  nous  trois  est  ici  pour  vous  ;  nous 
avons  bien  parlé  de  vous  pendant  le  voyage,  et  hier  à  dîner,  vous 
et  M""  Hugo  ont  été  (2]  pour  beaucoup  dans  ce  plaisir  qu'on  éprouve 
à  être  trois  amis  dînant  à  dix  heures  du  soir  après  deux  mauvai- 
ses nuits  et  journées  en  diligence.  Nous  avons  vu  en  passant  à 
Sens  une  très  belle  cathédrale  gothique  avec  le  chœur  roman  par 
endroits,  et,  à  Semur,  petite  ville  que  baigne  l'Armançon,  chanté 
par  Bertrand  (3),  une  charmante  vue  pittoresque,  des  tours,  des 
jardins  échelonnés  sous  les  remparts,  et  une  église  ravissante  où 
se  trouvent,  le  long  des  bas  côtés,  une  quantité  de  petites  chapel- 
les d'époques  différentes  jusqu'à  la  Renaissance.  A  peine  arrivés, 
et  au  lieu  de  déjeuner,  je  suivais  Robelin  et  Boulanger  dans  ces 
églises,  où  ils  tombaient  in  ravissement  et  copiaient  en  toute  hâte 
les  jolies  figures'sur  bois,  .^es  anges,  les  vierges,  les  christs  en 
marbre,  les  lanternes  en  pierre  pareilles  à  des  flèches  de  cathé- 
drale ;  et  moi,  je  les  tirais  de  temps  en  temps  par  lé  bras  pour 
leur  rappeler  qu'il  était  l'heure  et  que  le  conducteur  n'entrait  pas 
dans  ces  considérations-là   A  mesure  que  nous  nous  sommes  avan- 

(l)-Lt's  Fcidlles  d'automne,  ode  XXVIII. 

(2)  Il  faudrait  k  avez  été  ». 

(3)  AlnysiTis  Bertrnnd,  au-teur  de  Gaspard  de  la  Nuit. 


LE  CENACLE  DE  JOSEPH  DELORME  O 

ces  vers  Dijon,  le  paysage  est  devenu  plus  grand  et  plus  sévère. 
Au  lieu  des  saules  et  peupliers,  que  Boulanger  compare  à  des 
balais,  nous  avions  des  pierres  oit  même  des  coteaux  nus  et  gris  ; 
et  tout  en  montant  ces  longues  côtes  à  pied,  nous  nous  récitions 
par  lambeaux  Galice,  Estramadiire,  la  Vieille  Catalogne,  Boire  à 
Verni  du  torrent.  Hérissant  la  sierra  (1).  Vous  étiez  toujours  avec' 
nous...  (2)  » 

La  seconde  lettre  de  Sainte-Beuve  était  datée  de  Besançon. 
16  octobre  1829,  et  adressée  à  M"""  Victor  Hugo.  Elle  était  comme 
de  juste  moins  didactique  et  plus  tendre.  Il  lui  disait  : 

«  Madame. 

«  Vous  avez  bien  voulu  me  permettre  de  vous  écrire,  et  c'est  un(; 
des  plus  grandes  joies  de  notre  voyage,  qui,  jusqu'ici,  comme 
tous  les  voyages  humains,  a  été  fort  tempéré  de  contrariétés. 
Nous  sommes  depuis  trois  jours  à  Besançon,  qui  nous  semble 
une  ville  détestable,  toute  pleine  de  fonctionnaires,  administra- 
tive, militaire  et  séminariste.  Robelin  y  est  arrêté  par  des  affai- 
res, et  nous  regrettons  que  ces  affaires  ne  se  soient  pas  rencontrées 
plutôt  à  Dijon,  qui  est  une  bien  belle  ville  et  peuplée  de  bien 
jolies  Dijonnaises,.  dont  Boulanger  a  encore  le  cœur  légèrement 
blessé  :  il  vous  racontera  combien  les  yeux  des  jeunes  filles  de 
cette  ville  sont  vifs  et  luisants.  Pourtant,  je  ne  veux  pas  le  calom- 
nier, et  il  est  des  yeux  à  Paris  qu'il  n'a  pas  encore  oubliés.  Au- 
jourd'hui même,  il  a  fait  de  souvenir  une  fort  belle  personne  de 
seize  ans,  ressemblant  beaucoup  à  une  de  nos  voisines  de  la  rue 
Notre-Dame  des  Champs  ;  au  retour,  la  demoiselle  aura  beau  ne 
pas  vouloir  se  reconnaître,  il  faudra  bien  qu'elle  croie  que  ses 
traits  sont  gravés  dans  un  certain  cœur  :  voilà  matière  à  bien  des 
cancans,  qu'il  nous  sera  bien  doux  de  chuchoter  dans  quelques 
jours  à  vos  pieds... 

«  Je  ne  sais  si  nous  verrons  M*"^  de  Lelée  à  Pontarlier  ;  je  ne 
sais  si  nous  irons  à  Pontarlier,  si  nous  resterons  ici  deux  jours 
encore  seulement  ;  si  même  nous  ne  retournerons  pas  à  Paris, 
Boulanger  et  moi,  sans  Strasbourg  ni  Cologne  ;  toute  détermina- 
tion   dépend   de   quelques   petites    affaires    archi-épiscopales   qui 

(1)  Pièces  des  Orientales. 

(2)  Revue  de  Paris,  du  15  décembre  1904. 


6  LES    ANNALES   ROMANTIQUES 

traînent  en    longueur    et    nous  font  maudire  le    pavé  pointu  de 
Besançon... 

«  En  vérité,  madame,  quelle  folle  idée  ai-je  donc  eue  de  quitter 
ainsi  sans  but  votre  foyer  hospitalier,  la  parole  féconde  et  encou- 
rageante de  Victor,  et  mes  deux  visites  par  jour  dont  une  était 
pour  vous  ?  Je  suis  inquiet  parce  que  je  suis  vide,  que  je  n'ai  pas 
de  but,  de  constance,  d'œuvre  ;  ma  vie  est  à  tout  vent,  et  je  cher- 
che, comme  un  enfant,  hors  de  moi  ce  qui  ne  peut  sortir  que  de 
moi-même.  Il  n'y  a  plus  qu'un  point  fixe  et  solide  auquel,  dans 
mes  fous  ennuis  et  mes  divagations  continuelles,  je  me  rattache 
toujours,  c'est  vous,  c'est  Victor,  c'est  votre  ménage  et  votre  mai- 
son. Non,  madame,  depuis  que  j'ai  quitté  Paris  je  n'ai  pensé  une 
seule  fois  à  M"^  Cécile,  ni  à  M"«  Nini,  ni  à  personne  qu'à  ma  mère, 
et  assez  tristement  pour  plusieurs  raisons,  et  à  vous  comme  con- 
solation pleine  de  charme  et  de  bonnes  pensées.  Pourquoi  donc 
vous  quitter  et  m'en  venir  dans  une  auberge  de  Besançon  sans 
savoir  si  j'irai  plus  loin,  et  quand  ?  Je  me  suis  déjà  fait  souvent 
cette  question,  nous  nous  la  sommes  faite,  nous  deux  Boulanger  ; 
et  nous  n'avons  jamais  pu  nous  répondre  autre  chose,  sinon  que 
nous  étions  bien  fous,  que  nous  pensions  sans  cesse  à  vous,  que 
nous  y  penserions  jusqu'au  bout  du  voyage,  et  que  nous  vous 
reverrions  le  plus  tôt  possible  avec  bonheur. 

«  Adieu,  madame  ;  j'écrirai  à  Victor,  si  je  continue  d'aller  ; 
sinon  je  vous  porterai  moi-même  ma  prochaine  lettre.  Dites  mille 
amitiés  à  Paul  (1)  ;  vous  qui  êtes  la  raison  même,  donnez  quel- 
ques bons  conseils  à  notre  ami  Guttinguer,  avec  mille  souvenirs 
de  moi... 

«  Embrassez  Victor  de  ma  part,  et  dans  votre  cœur  si  rempli 
d'épouse,  de  fille  et  de  mère,  trouvez  place  à  une  pensée  par  jour 
pour  votre  sincère  et  respectueux  ami  (2).  » 

Ils  conlinuèrenl  d'aller.  Quelques  jours  après  ils  étaient  à  Stras- 
bourg dont  la  cathédrale  leur  causa  plus  de  désappointement  que 
d'enthousiasme  avec  son  gothique  maigre  et  sec  et  ses  sculptures 
qui  ont  l'air  d'être  en  fonte.  «  Sans  doute,  disait  Sainte-Beuve  qui 
exprimait  ici  l'opinion  de  Robelin  et  de  Boulanger,  la  flèche  est 
fort  belle  et  à  leur  gré,  mais  en  somme  cela  ne  vaut  ni  Saint- 
Denis,  ni  Notre-Dam.e,  ni  Saint-Séverin  qu'on  a  sous  la  main    » 

(1)  Paul  Foucher. 

(2)  Revue  de  Paris  du  15  décembre  1904, 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  7 

Après  trois  jours  de  repos,  et  sans  avoir  vu  le  tombeau  du 
maréchal  de  Saxe,  ils  s'enfuirerit  de  Strasbourg  par  Cologne  et 
Francfort.  Chemin  faisant,  à  fîhaque  descente  de  voiture,  ils  visi- 
tèrent les  églises  d'Haguenau,  de  Wissembourg,  ils  couchèrent  h 
Manheim  pour  avoir  le  temps  dadmirer  la  ville  du  monde  qui 
ressemble  le  plus  h  Versailles  et  à  Nancy.  De  Manheim  ils  allèrent 
à  Worms  où  Robelin  et  Boulanger  dessinèrent  la  cathédrale  moi- 
tié romane  et  moitié  gothique,  et,  après  avoir  traversé  Francfort, 
ils  s'arrêtèrent  à  Mayence  et  à  Cologne  qui  les  ravirent  au  delà 
de  leur  attente.  La  cathédrale  de  Cologne  surtout,  où  ils  entendi- 
rent un  Requiem  de  Mozart,  leur  procura  des  jouissances  infinies 
avec  ses  vitraux  incomparables  et  le  tableau  de  r Adoration  des 
Rois  «  qui  est  une  merveille  de  naïveté  et  de  sainteté  sublime  ». 
J'analyse  et  je  cite  à  la  fois.  Mais  en  présence  de  toutes  ces  belles 
choses  Sainte-Beuve  se  sentait  moins  ému  qu'il  ne  l'avait  été  sou- 
vent  de  leur  idée.  Et  en  les-;  voyant  il  se  disait  :  «  Que  voulais-je  de 
plus  ?  N'est-ce  pas  ce  que  je  rêvais  ?  Ces  bords  du  Rhin,  ces 
gorges  où  il  passe  si  étroit  et  si  rapide,  ces  nids  crénelés  sur  les 
hauteurs,  ces  vignes  sur  des  coteaux  à  pic,  que  puis-je  exiger  dâ 
plus  ?  Ce  que  je  gaenerai  surtout  à  ce  voyage,  c'est  d'emporter 
des  chose  une  idée  vraie  et  de  ne  pas  pousser  à  bout  et  étager  en 
Babel  ma  fantaisie  fi)...  » 

Rentrés  à  Paris  à  la  Toussaint  de  1829,  Sainte-Beuve  et  Bou- 
langer s'en  échappèrent  de  nouveau,  entre  Ja  bataille  d'Hernani 
et  la  révolution  de  Juillet,  sous  prétexte  d'aller  visiter  Rouen.  On 
connaît  les  deux  belles  pièces  de  vers  que  Victor  Hugo  leur  a  dé- 
diées dans  les  Feuilles  d'automne.  Dans  l'une  11  leur  dit  : 

A7ms  ;  c'est  donc  Rouen,  la  ville  aux  cueilles  rues 

Cesl  Rouen  qui  vous  a  !  Rouen  qui  vous  enlève. 


(xxvn.) 


Dans  l'autre 


Amis,  mes  deux  amis,  mon  peintre  et  mon  poète, 
Vous  me  manquez  toujours,  et  mon  âme  inquiète 

Vous  redemande  ici. 
Des  deux  amis,  si  chers  à  ma  lyre  engourdie. 
Pas  un  ne  m'est  resté.  Je  t'en  veux  Normandie, 

De  me  les  prendre  ainsi. 

(1)  llexïue  d,e  Paris,  du  15  décembre  1904. 


LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

Je  crois  d'ici  les  voir,  le  poète  et  le  peintre  ; 
Ils  s'en  vont  raisonnant  de  l'ogive  et  du  cintre 

Devant  un   vieux   portail  ; 
Ou  soudain,  à  loisir,  changeant  de  fantaisie. 
Poursuivant  un  œil  noir  dessous  la  jalousie 

A  travers  Véventail. 


(XXVIII. ] 


Mais  cette  fois  Sainte-Beuve,  en  allant  à  Rouen,  cédait  moins 
à  un  sentiment  de  curiosité  artistique  qu'au  besoin  de  s'étourdir, 
à  l'espoir  de  guérir  du  mal  d'amour  qui  le  rongeait.  Et  bien  loin 
de  penser  à  poursuivre  un  œil  noir,  en  voyage,  il  ne  songeait  au 
contraire  qu'à  fuir  celui  qui  le  poursuivait  maintenant  partout. 
Quand  il  revint,  Victor  Hugo  avait  transporté  son  foyer  à  deux 
kilomètres  de  la  rue  Notre-Dame-des-Champs.  Comme  il  ne  pou- 
vait plus  s'y  asseoir  librement  et  dans  la  paix  du  cœur,  le  déses- 
poir le  prit,  et  un  jour  que  Victor  Hugo  l'avait  mis  en  demeure 
d'expliquer  son  changement  d'attitude,  il  eut  la  franchise  et  la 
naïveté  de  lui  avouer  qu'il  aimait  sa  femme.  Ce  fut  le  commen- 
cement de  la  fin  de  leur  amitié.  Mais  quand  la  rupture  fut  con- 
sommée, Sainte-Beuve  n'en  demeura  pas  moins  fidèle  à  Boulan- 
ger. Et  Boulanger  agit  de  même  envers  Sainte-Beuve.  En  1836  le 
peintre  de  Mazeppa  ayant  retrouvé  son  grand  succès  de  1827 
avec  le  Triomphe  de  Pétrarque.  Sainte-Beuve  mêla  ses  compli- 
ments à  ceux  de  ses  anciens  camarades  du  Cénacle,  et  le  jour  oij 
ce  beau  tableau  entra  dans  la  galerie  de  l'hôtel  de  Custine,  s'il 
n'assista  pas  à  la  fête  que  le  marquis  de  ce  nom  organisa  en 
l'honneur  de  Boulanger,  il  applaudit  de  tout  cœur  aux  stances 
dont  Théophile  Gautier  lui  fît  hommage  à  cette  occasion. 

«  Beau  cygne  »,  disait  Théo,  parlant  de  Pétrarque, 

Beau  cygne  italien,  roi  des  amours  fidèles. 
Poète  aux  rimes  d'or  dont  le  chant  triste  et  doux 
Semblent  un  roucoulement  de  blanches  tourterelles. 

Figure  à  l'air  pensif  et  toujours  à  genoux, 
Les  mains  jointes  devant  ton  idole  muette, 
Te  voilà  donc  vivante  et  revenue  à  nous  ! 

Je  te  reconnais  bien  ;  oui,  c'est  bien  toi,  poète  ; 
IjC  camail  écarlate  encadre  ton  front  pur 
Et  marque  attstèrement  V ovale  de  la  tête. 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  9 

Tes  yeux  semblent  chereher  dans  le  fluide  azur, 
Les  yeux  clairs  et  basants  de  ta  maîtresse  blonde, 
Pour  en  faire  un  soleil  qui  rende  Vautre  obscur. 

Sous  le  laurier  mystique  et  le  divin  rayon 
Tu  t'avances  traîné  par  Véclatant  quadrige 
Entre  la  Rêverie  et  V Inspiration. 

Rien  n'y  manque...  seigneurs  blasonnés  et  superbes. 
Prêtres,  marchands,  soldats,  professeurs,  écoliers. 
Les  vieillards  sont  chenus,  et  les  pages  imberbes. 

De  beaux  jeunes  garçons  et  de  blonds  écuyers 

Soufflent  allégrem,ent  aux  bouches  des  trompettes 

Et  suspendent  leurs  bras  aux  crins  blancs  des  coursiers. 

Ces  beaux  tercets  furent  peut-être  cause  que  Victor  Hugo  ne  fit 
rien  sur  le  Triomphe  de  Pétrarque  (1)  ;  qu'aurait-il  pu  dire  de 
mieux  ?  Mais  vers  le  même  temps  il  dédornmagea  Boulanger  de 
son  silence  par  les  admirables  vers  sur  la  Cloche  qui  sont  dans 
les  Chants  du  Crépuscule  et  par  les  jolies  stances  d'Avril  qui  sont 
dans  les  Voix  intérieures  : 

Louis,  voici  le  temps  de  respirer  les  roses... 

Car  dans  tous  ses  recueils  il  voulait  qu'il  y  eût  une  fleur  pour 
lui.  Et  de  même,  quand  il  voyageait,  que  ce  fût  dans  le  nord  ou 
le  midi  de  la  France,  dans  les  Flandres  ou  les  Alpes,  il  avait  tou- 
jours une  pensée  pour  Boulanger.  Un  jour  même,  cette  pensée 
prit  les  proportions  d'un  véritable  poème  en  prose. 

C'était  au  mois  de  septembre  1839.  Victor  Hugo  malade,  ou  plu- 
tôt lassé  de  son  labeur  immense,  était  parti  pour  la  Suisse,  lais- 
sant sa  famille  à  Villequier  (2).  Après  avoir  longé  le  Rhin  de  Stras- 

flj  Encore  n'est-il  pas  sûi  que  les  vers  des  Chants  du  Crépuscule, 
qui  ont  pour  titre  Ecrit  sur  la  première  page  d'un  Pétrarque,  et  qui 
sont  datés  du  24  octobre  1835,  n'aient  pas  été  inspirés  par  le  tableau 
de  Boulanger. 

(2)  Il  écrivait  de  Paris,  le  27  août  1839;  à  M™"  Victor  Hugo  qui  était 
en  villégiature  à  Villequier  •  ((  ...  Je  suis  tellement  souffrant,  et  la  soli- 
tude de  la  maison  m'est  si  insupportable,  que  je  vais  partir...  Je  ferai 
mon  dernier  acte  (des  Jumeaux)  à  mon  retour.  Il  n'y  perdra  pas,  car 
je  suis  épuiisé  de  fatigue,  et  si  j'allais  plus  loin  maintenant,  je  crojs 
que  je  tomberais  malade..    »  {Corrrsp.  de  Victor  Hugo). 


10  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

bourg  à  Bàle  et  visité  Lucerne,  Berné  et  Lausanne,  le  souvenir  de 
Boulanger  le  reprit  à  Vevey,  comme  deux  ans  auparavant  en 
visitant  Anvers,  et  il  lui  adressa,  sous  forme  de  lettre,  le  merveil- 
leux récit  de  «  choses  vues  »  que  je  croyais  trouver  dans  le  livre 
de  ses  Voyages  intitulé  Alpes  et  Pyrénées  et  qui  a  été  inséré  sans 
rime  ni  raison  dans  la  seconde  édition  du  Rhin,  parue  en  1845. 

Je  dis  «  sans  rime  ni  raison  »,  car  c'est  par  un  manquement 
volontaire  à  la  chronologie  que  Victor  Hugo  a  fait  cette  insertion, 
comme  je  vais  l'établir  séance  tenante. 

Et  d'abord  le  grand  poète  a  eu  tort  d'écrire  qu'il  ne  fît  que  deux 
voyages  au  Rhin,  en  1838  et  en  1839.  Il  en  fit  un  troisième,  en 
1840,  et  M.  Paul  Meurice  qui  a  propagé  cette  erreur  est  d'autant 
moins  excusable,  que  c'est  lui  qui  a  publié  la  correspondance  de 
Victor  Hugo  relative  à  ce  dernier  voyage. 

Or,  la  lettre  de  Vevey-ChUlon-Lausanne,  écrite  à  Boulanger 
le  21  septembre  1839,  a  été  intercalée  dans  le  Rhin  à  la  suite  des 
lettres  ajoutées  à  la  seconde  édition,  qui,  comme  celles  de  Worms, 
Manheim,  Spire,  Heidelberg,  Schaffouse,  sont  manifestement  du 
mois  d'octobre  1840.  Il  est  facile  de  s'en  rendre  compte  en  consul- 
tant les  itinéraires  suivis  par  Victor  Hugo  dans  ses  trois  voyages 
au  Rhin. 

En  1838  il  se  rend  au  Rhin  par  la  Ferté-sous-Jouarre,  Montmi- 
rail,  Epernay,  Reims,  Givet,  Dinant,  Namur,  Huy,  Liège,  Ver- 
viers,  Aix-la-Chapelle,  Cologne.  Mayence...  et  il  rentre  en  France 
par  on  ne  sait  où. 

En  1839,  il  va  directement  à  Strasbourg,  longe  le  Rhin  jusqu'à 
Bâle,  visite  Lucerne  et  îe  Mont-Pilate,  Berne  et  le  Rigi,  Vevey- 
Chi lion-Lausanne,  Genève,  Aix-les-Rains,  Avignon,  Marseille, 
Toulon,  Draguignan,  Nice,  Antibes,  Cannes,  Fréjus,  Marseille. 
Lyon,  Chalon-sur-Saône,  Dijon,  Troyes,  Villeneuve-l' Archevêque 
et  Sens. 

En  1840,  enfin,  j1  gagna  la  vallée  de  la  Meuse  par  Soissons  et  le 
nord  de  la  France,  visite  Liège,  Aix-la-Chapelle,  Cologne,  Ander- 
nach,  Saint-Goar,  Bingen,  Mayence,  Heidelberg,  Stockart,  Schaf- 
fouse, la  Forêt  Noire  et  rentre  en  France  par  Forbach. 

Cela  dit,  ouvrez  maintenant  la  2®  édition  du  Rhin,  vous  verrez 
que  de  toutes  les  lettres  de  183?),  il  n'y  a  que  celles  datées  de  Stras- 
bourg et  de  V evey-C hillo7i-Lansanne  qui  y  aient  trouvé  place.  Les 
lettres  de  Lucerne  et  de  Berne  auxquelles  fait  allusion  le  commen- 
cement de  celle  de  Vevey,  ne  parurent  qu'en  1890  dans  le  Voyage 
aux  Alpes  et  aux  Pi/rénéçs,  —  et  les  lettres  d'Avignon  à  Sens  qui 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  11 

leur  font  suite  ne  furent  insérées  qu'en  1892  dans  le  Voyage  en 
France  et.  en  Belgique  sous  la  rubrique  :  Midi  de  la  France  et 
Bourgogne,  1839. 

Mais  le  comble  de  l'invraisemblance,  c'est  que  M.  Paul  Meurice, 
en  mettant  ces  dernières  au  j.our,  deux  ans  après  les  autres,  s'ex- 
cusa, dans  l'avertissement  de  la  partie  du  volume  consacrée  au 
Midi  de  la  France,  d'y  reproduire  les  deux  lettres  de  Marseille  et 
de  Toulon  qui  avaient,  disait-il,  été  insérées  par  erreur  dans  la 
première  édition  du  Voyage  aux  Alpes  et  Pyrénées  !  !  !  —  Preuve 
évidente  qu'il  avait  été  trompé,  bien  qu'il  eût  entre  les  mains  les 
albums  et  manuscrits  de  Victor  Hugo,  par  la  fausse  chronologie 
adoptée  en  1845  Dour  la  'seconde  édition  du  Rhin. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  les  travailleurs  qui,  comme  moi, 
consultent  de  préférence  les  éditions  originales  des  grands  écri- 
vains (et  je  n'ai  guère  que  celles-là  dans  ma  bibliothèque  roman- 
tique) soient  égarés  par  le  désordre  extraordinaire  de  certaines 
éditions  de  Victor  Hugo. 

Quel  besoin,  je  vous  ifj  demande,  avait  l'auteur  du  Rhin  d'y 
publier,  en  1845,  la  lettre  de  Vevey-Chillon-Lausanne  à  Boulan- 
ger, du  moment  qu'il  gardait  en  portefeuille  celles  de  Lucerne  et 
de  Berne  qui  la  précédaient,  chronologiquement  parlant  ?  Je  ne 
sache  pas  que  Vevey,  Chillon  et  Lausanne  soient  situés  sur  les 
bords  du  Rhin  ! 

Mais  non,  pour  Victor  Hugo,  la  grande  affaire,  celle  qui  primait 
tout  dans  son  esprit,  c'était  de  multiplier  par  tous  les  moyens  les 
éditions  de  ses  œuvres.  Jt:  pourrais  citer  ici  de  nombreux  exem- 
ples de  ces  tripatouillages  mercantiles.  Je  me  contenterai  de  cons 
tatpr  que,  pour  faire  entrer  sa  lettre  à  Boulanger  dans  la  seconde 
édition  du  Rhin,  il  commit,  qu'on  me  passe  cette  hyperbole,  une 
sorte  de  faux  en  écriture  privée. 

Il  avait  écrit  dans  le  texte  original  :  «  Il  pleut  maintenant  n. 
verse  sur  Strasbourg,  que  je  visitais  il  y  a  quinze  jours  ;  sur 
Lucerne  où  j'étais  la  semaine  passée.  »  Il  a,  dans  le  texte  im- 
primé, remplacé  ÎAicerne  par  Zurich,  afin  de  rattacher  sa  lettre 
de  Vevey-Chillon-Lnusanne  à  celle  de  Zurich  qui,  dans  l'édition 
de  1845,  précède  celle  de  Schaffouse,  et,  comme  elle,  est  de  1840. 

En  vérité,  tout  cela  est  fait  pour  induire  le  public  en  erreur.  Je 
souhaite  donc  que  M.  Gustave  Simon  qui  est  aujourd'hui  l'éditeur 
responsable  des  œuvres  de  Victor  Hugo  fasse  son  profit  de  ces 
observations   critiques   et  nous  donne   enfin    une   édition    revue, 


12  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

mise  au  point,  définitive,  du  Rhin  et  des  Alpes  et  Pyrénées,  qui 
soit  conforme  à  la  chronologie  et  ne  puisse  tromper  personne. 


II    . 


Revenons  maintenant  à  Louis  Boulanger. 

On  juge  de  la  joie  et  d'i  la  fierté  tout  ensemble  qu'il  ressentit  à 
la  lecture  de  la  lettre  de  Victor  Hugo.  Elle  lui  arriva  à  Rouen 
qu'il  n'avait  pas  revu  depuis  son  voyage  avec  Sainte-Beuve.  Il  y 
répondit  au.ssitôt  en  ces  termes  : 

Rouen,  4  octobre  1839 

«  J'ai  reçu  votre  admirable  lettre,  mon  cher  Victor,  je  l'ai  reçue 
un  peu  tard  parce  qu'on  me  l'a  renvoyée  de  Paris  à  Rouen,  où  je 
suis  présentement  ;  vous  ne  sauriez  vous  figurer  le  plaisir  qu'elle 
m'a  fait  ;  il  y  a  si  longtemps  que  je  ne  vous  ai  entendu,  et  c'était 
comme  si  votre  voix  m'eût  parlé  ;  ce  que  vous  voyez  est  bien  beau, 
sans  doute,  mais  je  suis  stir  que  cela  ne  me  ferait  pas  autant  de 
plaisir  que  la  peinture  que  vous  en  faites  ;  tout  se  colore  plur: 
richement  en  passant  par  vos  sensations,  vous  êtes  aussi  excel- 
lent peintre  que  profond  penseur  et  la  création  se  reflète  en  vous 
dans  toute  sa  splendeur  ;  je  vous  assure  que  c'est  une  bien  grande 
joie  pour  moi  d'être  aimé  par  un  homme  tel  que  vous  ! 

Votre  lettre  m'a  donc  ravi  et  je  n  ai  pu  m'empêcher  de  la  lire 
à  quelques  amis  qu'elle  a  tellement  intéressés,  que,  pressé  par 
leurs  instances,  je  leur  ai  accordé  la  permission  de  l'insérer  dans 
le  Journal  de  Rouen  (1)  ;  je  ne  crois  pas  avoir  fait  une  chose  qui 

(1)  Elle  y  parut,  en  e'ffet,  le  17  octobre  1839,  précédée  de  la  noie  sui- 
vante : 

«  Ce  feuilleton  est  extrait  d'une  lettre  inédite  de  M.  Victor  Hugo  qui 
n'était  pas  destinée  à  l'impression.  La  lettre  était  adressée  à  l'un  de 
nos  jeunes  peintres  les  plus  célèbres,  M.  Louis  Boulanger,  dont,  il  y 
a  quelques  jours,  nous  annoncions  la  présence  à  Rouen.  Nous  nous 
estimons  heureux  d'avoir  pu  obtenir  de  l'amitié  de  M.  Louis  Boulanger 
la  faculté  de  communiquer  à  nos  lecteurs  cette  admirable  page  de 
l'illuistre  auteur  des  Feuilles  (Vautomne  et  de  Notre-Dame  de  Paris, 
page  d'autant  plus  curieuse  qu'elle  arrive  comme  par  surprise  à  la 
publicité,  qu'elle  est  tombée  sans  préméditation  et  sans  arrière-pensée 
de  la  plume  du  grand  poète  et  qu'on  n'y  retrouve  pas  moins  le  cacbet 
de  son  génie.  » 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  13 

puisse  vous  être  désagréable,  c'est  une  générosité  de  ma  part,  un 
plaisir  que  je  fais  partager  aux  autres,  et  vous  approuverez,  j'en 
suis  sûr,  ce  bon  sentiment  de  ma  part. 

«  Il  y  a  environ  huit  jours,  c'était  un  vendredi,  je  me  suis  em- 
barqué avec  quelques  amis  pour  Le  Havre.  Il  était  minuit,  la 
pluie  tombait  à  torrents,  la  nuit  complètement  noire,  vous  con- 
naissez ces  sortes  de  remparts.  Ils  ont  bien  aussi  leur  poérJe,  et 
vous  pouvez  imaginer  avec  quelle  rêverie  sombre  et  douce  je  me 
sentais  entraîné  sur  les  eaux  ténébreuses,  l'œil  fixé  sur  la  petite 
lumière  tremblotante  de  la  vigie  et  n'entendant  de  temps  à  autre 
que  la  voix  grave  du  capitaine  donnant  des  ordres.  Je  pensais 
bien  à  vous.  Vers  le  matin,  je  m'étais  endormi  dans  la  cabine 
après  avoir  longtemps  résisté  au  sommeil.  Je  me  sens  tout  à  coup 
tirer  par  le  bras,  j'ouvre  les  yeux,  je  me  les  frotte  et  à  mon  grand 
étonnement  je  vois  devant  moi  M™^  Hugo  et  Vacquerie,  c'était  une 
apparition'  ;  je  vois  ensuite  Didine  sur  le  pont  ainsi  que  Déaé, 
Toto  et  Charles,  j'en  tombais  des  nues  parce  que  c'était  à  l'impro- 
viste  ;  la  chose  était  pourtant  bien  simple,  tout  ce  monde  aimé 
venait  de  quitter  Villequier  et  s'était  lancé  dans  le  Louis-Philippe 
à  son  passage,  allant  aussi  au  Havre.  Jamais  rencontre  ne  me  fit 
tant  de  plaisir,  aussi  cet  incident  m'a  porté  bonheur  pour  le  reste 
du  voyage  J'ai  vu  la  mer,  mon  cher  Victor,  la  grande  mer,  car 
on  la  voit  très  belle  du  Havre  à  Cherbourg  où  j'ai  été  ;  je  me  suis 
dignement  comporté  sur  elle  et  n'ai  point  été  malade  ;  le  temps 
était  toujours  mauvais,  et  de  l'eau  de  tous  côtés,  mais  je  n'étais 
attentif  qu'à  l'admirable  spectacle  que  j'avais  sous  les  yeux,  c'est 
le  plus  beau  assurément  et  le  plus  varié  !  Les  montagnes  sont 
bien  belles,  mais  j'aime  encore  mieux  la  mer.  En  arrivant  à  Cher- 
bourg, le  ciel  s'était  éclairé,  les  eaux  étaient  bleues  et  nous  avons 
fait  une  entrée  assez  sereine  dans  le  port  qui  est  magnifique  et 
entièrement  creusé  dans  le  roc  vif.  Le  soir  même  de  mon  arrivée, 
j'ai  été  me  promener  au  bord  de  la  mer,  le  ciel  était  bleu,  la  lune 
pleine  et  éclatante  faisait  scintiller  tous  ces  charmants  coquillages 
que  l'on  ramasse  avec  l'empressement  d'un  enfant,  en  regardant 
arriver  sur  le  sable  fin  ces  belles  franges  de  mousse  qui  ressau- 
tent  si  gaiement  le  long  de  la  plage.  Que  j'aurais  été  content  de 
me  promener  là  avec  vous  !  Le  lendemain  je  suis  monté  sur  l;i 
montagne  du  Roule  dont  les  blocs  de  granit  rouge  sont  d'un  ton 
superbe  au  soleil  et  dont  les  silhouettes  sont  très  belles. 

«  Il  y  a  une  forteresse  au  sommet,  et  de  là  la  vue  plonge  sur  la 
ville,  le  port,  la  rade  pleine  de  vaisseaux  et  l'immense  mer  qui 
emplit  l'horizon,  c'est  magnifique. 


14  I.ES    ANNALES    ROMANTIQUES 

«  J'ai  visité  le  fort  Royal  qui  protège  la  rade,  il  a  été  bâti  sous 
Louis  XVI,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'être  fort  beau  ;  c'est  une 
architecture  simple,  d'un  style  qui  rappelle  le  roman  et  dont  le 
caractère  sévère  convient  bien  à  sa  destination,  puis,  il  est-  là 
fièrement  planté  sur  le  roc  nu  avec  une  belle  ceinture  de  vagues, 
ce  qui  parerait,  je  crois,  et  ferait  passer  le  magnifique  palais  de 
la  Bourse,  lui-même. 

«  J'avais  malheureusement  oublié  mon  livre  de  croquis  et  je 
n'ai  pu  dessiner  le  fort,  je  le  regrette  beaucoup.  li  y  a  à  Cher- 
bourg une  église  gothique  qui,  malheureusement,  a  été  restaurée; 
mais  on  y  trouve  encore  de  charmantes  choses,  surtout  un  petit 
portail  bien  délicatement  travaillé  ;  une  chose  qui  m'a  beaucoup 
frappé  aussi,  c'est  la  digue  —  ce  sont  là  de  grands  travaux  qui 
donnent  une  grande  idée  de  la  puissance  de  l'homme.  La  veille 
de  notre  arrivée  à  Cherbourg  on  donnait  Angeln  et  j.'ai  regretté 
de  n'avoir  pas  assisté  à  la  représentation,  cela  devait  être  singu- 
lier. Après  avoir  bien  admiré  Cherbourg,  je  suis  revenu  au  Havre 
qui  n'a  rien  pour  lui  si  ce  n'est  d'être  au  bord  de  la  mer  et  mo 
voici  maintenant  à  Rouen,  où  je  regarde  de  tous  mes  yeux  les 
admirables  constructions  qui  s'effacent  de  jour  en  jour  malheu- 
reusement et  qui  ne  seront  pas  remplacées,  j'ai  fait  aujourd'hui 
une  course  aérienne  sur  la  cathédrale  et  j'en  suis  tout  ébloui.  On 
m'a  gracieusement  accordé  la  permission  d'estamper  des  figures 
et  j'en  profite  ;  vous  verrez,  lorsque  nous  nous  retrouverons  à 
Paris  des  choses  fort  belles.  J'ai  pris,  rue  Grand-Pont,  deux  figu- 
rines qui  sont,  je  l'assure,  dignes  de  Raphaël  . 

«  Adieu,  mon  cher  Victor,  je  brûle  maintenant  d'entendre  la  fin 
de  votre  drame,  toutes  les  l^elles  choses  que  j'ai  vues,  mer,  monta- 
gnes, édifices,  tout  m'y  a  fait  penser  (1).  Je  vous  serre  les  mains, 
je  vous  aime  de  tout  mon  cœur  et  vous  admire  à  l'égal  de  ce  qu'il 
y  a  de  plus  beau. 

«  Votre  frère  dévoué, 

«  Louis  Boulanger  (2). 

(1)  Il  s'agissait  du  drame  les  Jnmemix  qui  ne  fut  jamais  terminé. 
Le  manuscrit  porte  sur  la  première  page  du  premier  acte  la  date  du 
26  juillet  1839,  Siir  la  dernière  page,  on  lit  :  Interrompu  le  23  août  par 
maladie. 

(2)  Cette  lettre  inédite,  que  m'a  communiquée  M.  Louis  Barthou, 
était  adressée  à  Monsieur  le  V»  Hngo,  poste  restante  à  Marseille.  Elle 
lui  fut  renvoyée  à  Chalon-sur-Saône,  où  il  la  trouva  poste  restante,  le 
18  octobre. 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  15 

«  Si  par  jfiasard  vous  vouliez  m'écrire  encore  adressez  à 
M.  Louis  R...,  chez  M.  Gaugain,  rue  des  Barbiers,  n°  12, à  Rouen.» 

Que  dites-vous  du  mot  de  la  fin  :  «  Je  vous  admire  à  l'égal  de  ce 
qu'il  y  a  de  plus  beau  »  ?  Tout  Boulanger  tient  dans  ce  cri  du 
cœur. 

Certes,  il  aurait  pu  placer  son  admiration  beaucoup  plus  mal  ; 
il  est  permis  de  penser  cependant  qu'elle  fut  trop  exclusive. 
M.  René  Paul-Huet  m'a  communiqué  une  lettre  de  Gustave  Plan- 
che à  son  père,  datée  de  Florence,  2  octobre  1842,  qui  renferme  k 
cet  égard  des  remarques  fort  justes  :  * 

«  Tout  ce  que  vous  me  dites,  mon  cher  ami,  sur  Delacroix,  sur 
Riesener,  sur  Roulanger,  est  déplorablement  vrai,  écrivait  Plan- 
che à  Paul-Huet.  Pour  tenir  tête  à  toutes  les  difficultés  de  la  vie 
de  Paris,  pour  marcher  dans  une  voie  droite  et  légitime,  pour  ne 
pas  succomber  aux  flatteries,  pour  entendre  sans  découragement 
les  conseils  d'une  critique  éclairée,  il  faut  une  grande  force  de 
caractère,  une  grande  netteté  d'intelligence.  Aujourd'hui,  par  les 
journaux,  l'on  parvient  et  on  s'élève  plus  vite  qu'autrefois.  L'ar- 
tiste, s'il  n'y  prend  garde,  arrive  bientôt  à  un  état  de  surexcitation 
fiévreuse.  Pour  maintenir  son  intelligence  en  bonne  santé,  il  faut 
veiller  sur  soi-même  à  chaque  instant  du  jour.  Je  le  sais,  et  vous 
le  savez  aussi  ;  malheureusement.  Boulanger  paraît  l'ignorer 
complètement.  Vous  n'avez  pas  oublié  combien  de  fois  il  m'a 
boudé  pendant  des  mois  entiers  parce  que,  dans  l'intention  de  ne 
pas  le  désobliger,  je  m'abstenais  de  parler  d'une  peinture  que  je 
trouvais  mauvaise.  Delacroix  a  été  beaucoup  plus  tolérant,  et  je 
crois  qu'il  a  eu  raison.  L'amitié  de  Victor  Hugo,  si  toutefois  ce 
mot  a  un  sens  pour  lui,  a  été  funeste  à  Boulanger  ;  elle  lui  a  valu 
trois  ou  quatre  odes  assez  sonores,  et  encore  son  nom  n'est  écrit 
en  toutes  lettres  que  dans  les  notes  ;  sur  la  dédicace  il  s'appelle 
L.  B...  Mais  elle  l'a  rendu  sourd  à  tous  les  conseils  et  l'a  empêché 
de  choisir  une  fois  pour  toutes  une  voie  dans  laquelle  il  pût  per- 
sévérer sans  retour.  Les  incertitudes,  les  oscillations  de  son  intel- 
ligence ont  quelque  chose  d'affligeant.  II.  possède  plusieurs  des 
qualités  qui  font  le  grand  peintre,  et  il  ne  sait  pas  être  lui-même. 
Grand  défaut,  à  mon  avis  (1).  » 

C'était  aussi  l'avis  de  Sainte-Beuve  qui,  à  la  mort  de  Boulanger, 
écrivait  à  Victor  Pavie  : 

(1)  Lettre  inédite. 


16  Les  annales  romantiques 

«  Eh  bien,  voici  Boulanger  qui  a  répondu  au  premier  appel,  — 
organisation  tourmentée  et  un  peu  faible  qui  n'a  pu  franchir  le 
pas  de  soixante  ans.  C'était  bien  plus  un  poète  qu'un  peintre,  ou 
bien  le  peintre  des  poètes.  C'était  un  Jules  Romain  qui  avait  eu 
Victor  Hugo  pour  Raphaël  ;  de  là  bien  des  irrégularités,  et  fina- 
lement des  défaillances.  Il  restera  comme  un  médaillon  enchâssé 
dans  notre  Cénacle  ;  ne  trouvez-vous  pas  que  c'est  là  sa  vraie 
place  (1)  ?  » 

Assurément,  et  c'est  pour  cela  que  je  lui  consacre  cette  étude. 

Quand  il  mourut,  le  5  mars  1867,  il  était  depuis  sept  ans  direc- 
teur de  l'Ecole  des  Beaux-Arts  et  du  Musée  de  Dijon.  Il  avait  suc- 
cédé, en  1860,  à  Ziegler  qui  fut  le  camarade  de  régiment  d'Alfred 
de  Vigny  :  ce  fait  seul  indique  qu'il  avait  renoncé  à  la  lutte.  Le 
coup  d'Etat  du  2  décembre,  le  départ  de  Victor  Hugo  pour  l'exil, 
la  mort  de  sa  sœur  Annette  qui  tenait  sa  maison,  l'avaient  en  effet 
complètement  désemparé.  La  jeune  femme  qu'il  épousa,  passé  la 
cinquantaine,  ne  put  lui  rendre  la  foi  de  ses  belles  années  [2). 
Depuis  longtemps  déjà  il  vivait  péniblement  sur  sa  réputation  (3). 

(1)  Victor  Pavie,  sa  jeunesse  et  ses  relations  littéraires. 

(2)  Elle  se  nommait  Adélaïde^Catherine- Amélie  Lemonnier-Delafoose. 
A  roccasion  du  mariage  de  Boulanger,  M»""  Victor  Hugo  miandait  de 
Guernesey  à  sa  sœur,  le  24  février  1856  :  <(  ...  Boulanger  nous  a  écrit 
une  lettre  très  émue.  Il  doi;  avoir  près  de  cinquante  ans,  il  épouse  une 
fille  de  27  ans.  Elle  est  bien  de  sa  personne,  très  élevée  de  cœur,  elle 
est  fille  d'un  ancien  auteur  qui  a  joué  dans  une  pièce  de  mon  mari. 
Elle  a  quelque  fortune,  une  maison  à  Vanves  où  Boulanger  va  demeu- 
rer. Il  sera  aussi  heureux  que  Téléki  (*).  L'arbre  d'un  jardinet  vaut 
l'arbre  d'un  parc,  la  nature,  le  ciel  sont  égaux  pour  tous,  un  cœur  qui 
aime  vaut  tous  les  cœurs...  »  (Lettre  inédite  communiquée  par  M.  Le- 
f  è  vr  e-Vacqu  erie.  ) 

•  (3^)  Je  possède  une  lettre  Inédite  de  lui,  datée  du  10  mai  1845,  où  il 
dit  au  directeur  des  Beaux-Arts  : 

«  Cher  Monsieur  et  ami,  pensez-vous  à  ce  que  je  vous  ai  écrit  derniè- 
rem'ent  pour  mon-  tableau  de  la  Sainte  Famille  (")  ?  Vous  seriez  bien 
aimable  de  donner  une  oonolusion  sonnante  à  cette  petite  affaire,  et 
de  me  pardonner  l'ennui  que  je  puis  vous  caus^er  ;  mais  vous  compre- 
nez mon  insistance,  n'est-ce  pas  ? 

<(  Tout  à  vous  di  cuore.  •«  Louis  Boulanger.  » 

(*)  Réfugié  hongrois  dont  Victor  Hugo  fit  la  connaissance  à  Jersey, 
pendant  son  exil. 

(**)  Ce  tableau  appartient  à  l'église  Saint-Médard. 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  17 

A  partir  de  1852  on  peut  dire  qu'il  se  survécut.  Il  mourut  presque 
oublié  dans  le  poste  honorable  où  il  avait  pris  sa  retraite,  et  où, 
par  une  rencontre  vraiment  curieuse,  il  eut  lui-même  pour  suc- 
cesseur l'artiste  qui  fut  le  graveur  du  Cénacle,  comme  il  en  fut 
le  peintre.  J'ai  nommé  Célestin  Nanteuil. 


Victor  Hugo  et  Charles  Robelin 


Cette  notice  est  la  première,  à  ma  connaissance,  que  l'on  consa- 
cre à  Charles  Robelin.  Je  me  demande  même  pourquoi  Théophile 
Gautier,  avec  qui  il  s'était  lié  peu  de  temps  avant  ou  après 
Hernani,  ne  lui  a  pas  faii  une  petite  place  dans  son  Histoire  du 
Romantisme.  C'est  d'autant  plus  fâcheux  qu'il  nous  eût  certaine- 
ment appris  sur  son  compte  des  choses  qui  nous  échappent  à  cette 
heure,  faute  de  documents  ;  par  exemple  —  et  pour  commencer 
-^  d'où  lui  venait  le  nom  de  Robelin.  Car  il  ne  s'appelait  pas  ainsi 
devant  l'état-civil. 

Il  était  né  à  Nevers,  le  7  fructidor  an  V,  de  Madeleine  Devieur; 
fille  de  Jean  Vieure  isic)  et  de  Marie  Thévenin  (i).  C'était  donc  un 
enfant  naturel.  Robelin  était-il  le  nom  de  son  père,  et  fut-il 
reconnu  par  lui  plus  tard  'i  Je  l'ignore.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr  - —  et  la 
remarque  me  semble  bonne  à  faire  —  c'est  que  ce  nom  de  Robelin 
fut  porté,  au  xvn°  siècle,  par  un  architecte  qui  construisit,  sous 
Louis  XIII,  pour"  René  de  Rieux,  évêque  de  Laon,  le  bel  hôtel 
qu'on  peut  voir  encore  aujourd'hui  rue  Garancière,  n°  8,  et  où, 
cinquante  ans  après,  sur  le  petit  théâtre  qu'y  fit  élever  la  prési- 
dente du  Gué,débuta  dans  sa  fleur  première  celle  qui  fut  Adrienne 
Lecouvreur  (2). 

De  la  jeunesse  de  Charles  Devieur-Robelin  nous  ne  connaissons 
pas  grand'chose.  Tout  ce  que  nous  savons,  c'est  qu'en  1825  il  fut 

(1)  Archives  municipales  de  Nevers. 

(2)  Renseignements  fournis  par  INI.  Maurice  Guillemot. 


18  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

chargé  par  le  gouvernement,  lors  du  sacre  de  Charles  X,  de  la 
décoration  Intérieure  de  la  cathédrale  de  Reims  ;  qu'en  1829  ;1 
était  architecte  diocésain,  et  que,  dans  l'intervalle,  il  entra  chez 
Victor  Huso  derrière  les  Devéria  et  Boulanger.  A  partir  de  cette 
époque  on  le  touve  dans  toutes  les  grandes  manifestations  roman- 
tiques et  dans  toutes  les  fêtes.  Mais  ce  n'est  pas  pour  cela,  comme 
bien  on  pense,  que  je  m'occupe  aujourd'hui  de  ses  petites  affaires 
11  a,  Dieu  merci,  d'autres  titres  à  notre  attention.  Outre  que 
Victor  Hugo  l'honora  toute  sa  vie  de  son  amitié,  il  a  droit  à  notre 
considération,  voire  à  nos  hommages,  pour  avoir  fourni  au  grand 
poète  les  éléments  des  trois  chapitres  qu'il  ajouta,  en  1832,  à  la 
huitième  édition  de  SotrrDnmc  de  Paris,  notamment  de  celui  qui 
a  pour  titre  :  Ceci  tuera  cela. 

Car  Robelin  adorait  le  moyen  âge  ;  il  n'eût  pas  été  romantique 
sans  cela.  Mais  il  n  aimoit  pas  que  les  vieilles  pierres,  il  aimait 
aussi  beaucoup  les  femmes,  et  je  vois  dans  la  correspondance  de 
Gustave  Planche  avec  Paul-Huet,  que  vers  1842  il  eut  toutes  sortes 
d'aventures  galantes  (1).  Je  dois  dire  qu'en  dehors  de  ses  avan- 
tages physiques  il  avait  de  quoi  conquérir  les  faveurs  du  bea^i 
sexe,  ayant  ramassé  comme  architecte  une  assez  jolie  fortune.  Il 
était  d'ailleurs  très  généreux  de  son  naturel.  Quand  ses  anciens 
camarades  étaient  mal  pris,  ils  n'avaient  qu'à  frapper  à  sa  bourse, 
elle  leur  était  toujours  ouverte.  Et  les  plus  huppés  d'entre  eux  ne 
se  gênaient  pas,  à  l'occasion,  pour  lui  faire  des  emprunts,  même 
à  fonds  perdus.  On  m'a  raconté  qu'en  1848  il  avait  avancé  à  Victor 
Hugo  les  frais  de  son  élection  législative,  et  que  celui-ci  ne  l'avait 
jamais  remboursé.  Cela  m'étonne  de  la  part  d'Hugo,  car  il  avait 
horreur  des  dettes.  En  tous  cas  les  lettres  suivantes  prouvent  que 
si  Robelin  lui  rendit  quelques  petits  services,  Hugo,  dans  une  cir- 
constance critique,  refusa  de  lui  rendre  un  service  d'argent. 

En  1843,  quand  il-  maria  sa  fille  Léopoldine,  Victor  Hugo  écri- 
vait à  Robelin  : 

(1)  Planche  écrivait  à  Paul  Huet,  de  Naples,  le  8  juillet  184^»  : 

«  N'oubliez  pas  de  me  parler  des  aventures  de  Robelin,  il  paraît 
qu'il  débute  dans  les  Amadis.  » 

—  De  Florence,  le  2  octobre  1843  :  ((  Donnez-moi  des  nouvelles  de 
Robelin-Amadis    )> 

—  De  Milan,  le  7  janvier  1843  :  «  Robelin  a-t-il  quitté  l'emploi  des 
Amadis  ?  »  (Paul  Huet  (1803-1800)  documents  publiés  par  son  fils,  1  vol. 
grand  in  8"). 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  19 

«  Mon  cher  monsieur  Robelin,  nous  marions  Léopoldine  mer- 
credi prochain,  15  de  ce  mois.  11  y  a  longtemps  que  nous  vous 
aurions  dit  cela,  mais  vous  échappez  si  bien,  qu'il  est  impossible 
de  vous  saisir. 

«  Vous  concevez,  cher  monsieur,  que  cette  solennité,  qui  se  fera 
seulement  entre  amis,  ne  peut  se  passer  sans  vous,  vous  le  meil- 
leur des  meilleurs  !  ce  qui  n'est  pas  peu  dire.  Vous  avez  assisté  à 
la  première  communion  de  cette  chère  enfant,  il  faut  que  vous 
soyez  de  cette  autre  cérémonie.  » 

«  Répondez-jnoi  un  mot.  La  messe  se  dira  à  neuf  heures,  dans 
l'église  Saint-Paul.  Notre  dîner,  comme  d'habitude,  aura  lieu 
à  sept  heures. 

«  Votre  dévoué  et  vieil  ami, 

«  V*"  Victor  Hugo.  » 
Ce  vendredi  10  février. 

Deux  jours  après.  M""  Victor  Hugo  écrivait  à  son  tour  à  Robelin 
une  lettre  qui  pourrait  laisser  croire  à  ceux  qui  ne  connaîtraient 
pas  le  ménage  Hugo,  qu'on  l'avait  invité  par  intérêt  ou  parce 
qu'on  avait  besoin  de  lui  : 

«  Mon  cher  monsieur  Robelin,  Didine  nous  quitte,  en  effet,  le 
jour  de  son  mariage,  pour  aller  habiter  Le  Havre,  mais  elle  ne  se 
plaint  pas,  je  vous  assure,  elle  est  heureuse,  soyons-le  donc  tous 
avec  elle. 

«  Nous  comptons  donc  sur  vous  pour  la  messe  et  le  dîner.  Voici 
quelques  détails  touchant  l'église.  Elle  se  dira  à  neuf  heures  très 
précises.  Vous  demanderez  à  Saint-Paul,  notre  paroisse,  la  cha- 
pelle des  Catéchismes.  C'est  là  oià  se  célébrera  le  mariage.  Nous 
serons  dans  le  petit  comité,  une  quinzaine  de  personnes. 

«  Dites  moi,  pouvez-vous  me  prêter  de  l'argenterie  pour  le 
dîner  ?  Ecrivez-moi  ce  que  vous  pouvez  mettre  à  ma  disposition 
ce  jour-là.  Vous  voyez,  je  ne  me  gêne  pas  avec  vous.  Vous  savez 
notre  misère  de  ce  côté.  Et  nous  sommes  encore  vingt-quatre  per- 
sonnes au  dîner. 

«  Vous  savez  que  c'est  mercredi  prochain,  15  de  ce  mois. 

«  Répondez-moi  le  plus  tôt  possible  là-dessus  et  ce  qu'il  y  aurait 
de  mieux,  si  cela  se  pouvait,  serait  que  vous  vinssiez  nous  voir. 

«  A  vous  de  cœur,  cher  ami. 

Dimanche  matin.  «  Adèle  Hugo.  » 


20  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

«  P.-S.  —  Si  vous  aviez  des  couteaux,  ils  ne  seraient  pas  de 
trop  (1).  » 

yime  Victor  Hugo  avait  raison  de  parler  de  leur  misère  du  côté 
de  Targenterie.  Son  mari,  qui  dépensait  beaucoup  d'argent  er 
meubles  anciens,  objets  d'art  et  de  curiosité,  n'eut  jamais  le  sens 
ni  le  souci  du  confort  sous  le  rapport  du  service  de  table.  Elle, 
encore  moins.  Tout  millionnaire  qu'il  était  à  la  fin  de  sa  vie,  je 
me  souviens  d'avoir  vu  chez  lui,  avenue  d'Eylau,  du  linge  dont 
un  bourgeois  un  peu  ordonné  n'aurait  pas  voulu. 

Robelin  fut  donc  de  la  noce  de  Léopoldine  —  et  son  argenterie 
aussi.  Ce  n'est  pas  la  seule  fois  qu'ils  aient  fait  le  voyage,  l'un 
portant  l'autre,  de  Neuilly  oi!i  il  habitait  à  la  maison  de  la  place 
Royale.  Car  il  était,  je  le  répète,  de  toutes  les  fêtes,  même  les  plus 
intimes,  et  il  ne  venait  jamais  les  mains  vides.  Quand  ce  n'était 
pas  avec  sa  vaisselle  d'argent,  c'était  avec  un  pâté,  un  pouding  ou 
quelques  bonnes  bouteilles  de  vin.  Les  petits  cadeaux  n'entretien- 
nent-ils pas  l'amitié. 

«  Mon  cher  monsieur  Robelin,  lui  écrivait  un  jour  M"^  Hugo, 
vous  n'oubliez  pas  que  c'est  jeudi  prochain  ma  fête  et  que  je  vous 
attends  à  dîner  à  sept  heures.  Ne  manquez  pas  d'y  venir  surtout. 
Car  vraiment  votre  absence  nous  serait  bien  triste  ce  jour-là.  Nous 
sommes  tout  à  fait  entre  nous  et  comme  il  faut  que  vous  me  pré- 
sentiez un  bouquet,  je  désirerais  qu'il  se  changeât  en  pouding,  ce 
qui  ferait  à  l'honorable  assemblée  un  plaisir  infiniment  plus  vif 
que  le  plus  beau  camélia  possible. 

«  Mille  amitiés.  «  A.  Hugo.  » 

Une  autre  fois  Robelin  recevait  de  Victor  Hugo  le  billet  suivant: 

«  Cher  Robelin,  si  vous  êtes  encore  à  Paris,  venez  demain  mer- 
credi manger   avec  nous   une   dinde    truffée,    mais   apportez   en 


(1)  On  connaît  les  beaux  vers  que  Victor  Hugo  composa  sur  le 
mariage  de  sa  fille.  Us  ligarent  dans  les  Contemplations  sous  cette 
date  qui  leur  sert  de  titre  :  1S  Février  1843  Victor  Hugo  nous  dit  qu'il 
les  fit  dans  l'église  ;  c'est  possible,  mais  sur  le  manuscrit  original  que 
m'a  communiqué  M.  Lefèvre-Vacquerie,  ils  sont  datés  du  16  février  (t 
furent  adressés  le  même  jour,  sou,s  forme  de  lettre,  à  Madame  Vac- 
querie-Hitqo,  hôtel  Bergère,  cité  Bergère,  Paris. 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  21 

venant  deux  ou  trois  bouteilles  de  vin  que  vous  tirerez  de  votre 
cave,  car  du  vin  à  1  franc  est  trop  piteux  pour  le  mêler  aux 
truffes  (1).  » 

On  voit  qu'on  ne  se  gênait  pas  avec  lui,  comme  disait  M""^  Hugo. 

D'où  vient  donc  que  Judith  Gautier,  parlant  de  Robelin  dans 
son  Collier  des  jours,  nous  le  représente  plutôt  comme  un  peu 
avare  ?  C'est  qu'à  cette  époque  —  et  l'on  était  sous  l'Empire  — 
Robelin  avait  à  masquer  des  revers  de  fortune  dus  à  des  traits  de 
générosité  que  lui  seul  connaissait.  Mais,  tout  en  se  privant  sur 
la  toilette  et  en  réduisant  son  train  de  maison,  il  n'en  gardait  pas 
moins  son  argenterie,  comme  en  témoigne  ce  billet  de  Théophile 
Gauti'er  que  je  tiens  de  M.  Maurice  Guillemot  : 

«  M.  Théophile  Gautier  prie  monsieur  Robelin  de  vouloir  bien 
avoir  la  complaisance  de  lui  prêter  sa  vaisselle  et  ses  verres  (2).  » 

Ils  habitaient  alors  tout  près  l'un  de  l'autre,  à  Neuilly  :  Théo, 
rue  de  Longchamp,  32  ;  Robelin,  rue  Saint-James,  et  pendant  de 
longues  années  l'architecte  venait  voir  le  poète  chaque  jour  après 
son  déjeuner. 

«  Il  entrait,  dit  Judith  Gautier,  par  la  porte  de  la  cour  dont  on 
n'avait  qu'à  tourner  le  bouton  et  qui  sonnait  en  s'ouvrant.  C'était 
pour  ne  déranger  personne  ;  mais  son  entrée  dans  la  salle  à  man- 
ger causait  toujours,  néanmoins,  un  indescriptible  tumulte  et  un 
grand  émoi  :  il  avait  à  sa  suite  un  chien  de  chasse  blanc  et  gris 
et  un  vieil  épagneul  noir.  Aussitôt  la  porte  vitrée  entr'ouverte,  les 
chiens  se  précipitaient  dans  la  salle  à  manger  où  ils  étaient 
accueillis  par  les  jurements  et  les  miaulements  des  chats  épou- 
vantés et  par  des  cris  de  toute  espèce. 

«    —  Prenez  garde  aux  chats  !  N'entrez  pas  !  Tenez  vos  chiens  ' 

«  —  Ici,  Stop  !  Tiby,  allez  coucher  ! 

«  Et  quand  on  était  parvenu  à  refermer  la  porte  sur  les  chiens 
expulsés,  ils  rentraient  aussitôt  d'un  bond  par  la  fenêtre,  et  les 
imprécations  recommençaient  de  plus  belle  (3). 

Quelquefois  aussi,  de  loin  en  loin,  on  faisait  bombance  rue 
Saint-James.  C'était  quand  M""  Victor  Hugo  venait  à  Paris  pour 

(1)  Ces  lettres  ont  été  publiées  par  Henry  Lapauze  dans  le  Figaro 
clii  21  février  1891. 

(2)  Commviniqué  par  M.  Maurice  Guillemot. 

(3)  Le  Second  rang  du  Collier,  p.  47, 


22  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

se  distraire  de  la  solitude  morose  de  Guernesey.  Robelin  ne  man- 
quait pas  alors  de  l'inviter  avec  les  quelques  amis  restés  fidèles 
au  maître,  dont  au  premier  rang  Théophile  Gautier,  Meurice  et 
Vacquerie  (i).  Et  ces  jours-là,  comme  de  juste,  on  mettait  les  petits 
plats  dans  les  grands. 

«  Notre  camarade  Berthe,  la  fille  de  Robelin,  dit  encore  Judith 
Gautier,  dirigeait  les  préparatifs  et  surveillait  l'œuvre  de  Rosalie, 
sa  vieille  cuisinière  grognonne,  barbue  et  solennelle.  Elle  avait 
des  talents  de  cordon  bleu  que  l'ordinaire  frugal  de  la  maison  uti- 
lisait peu  et  qui  n'étaient  mis  à  l'épreuve  que  dans  les  grandes 
occasions. 

«  Son  chef-d'œuvre  était  un  pâté  fameux  qu'elle  mettait  plu- 
sieurs jours  à  parfaire  et  qui,  par  ses  dimensions,  eût  été  digne 
d'être  servi  sur  la  table  des  Burgraves  pour  faire  suite  au  «  bœuf 
entier  »  ;  il  était  succulent,  délicat  et  d'une  complexité  savante. 

«  Les  convives  arrivaient  séparément,  M"""  Victor  Hugo  toujours 
en  retard  ;  elle  s'excusait  en  racontant  qu'elle  avait  dû  pétrir  de 
ses  blanches  mains  une  bonne  pâtée  pour  Léda,  la  levrette  de  son 
fils  Charles,  qui  ne  confiait  cette  mission  qu'à  elle  seule. 

«  Devant  une  glace  elle  arrangeait  alors  sa  coiffure  et  cela  lui 
prenait  beaucoup  de  temps.  Sous  son  chapeau,  elle  avait  gardé 
ses  cheveux  roulés  en  papillotes  ;  elle  les  déroulait  maintenant,  les 
crêpait,  disposant  autour  de  son  front  bombé  une  auréole  noire. 
Elle  avait  de  larges  yeux  très  sombres,  un  petit  nez  en  bec  d'oi- 
seau,  le  menton  fin   et  le  teint   très  bistré.  Bonne  et  charmante, 

(1)  Il  ne  se  contentait  pas  de  l'inviter  à  sa  table,  il  lui  donnait  qnei- 
quefois  l'hospitalité,  comme  en  témoigne  la  correspondance  d'exil  de 
^rae  Victor  Hugo.  Elle  écrivait,  en  effet,  de  Guernesey  à  sa  sœur  Julie, 
le  18  octobre  1857  : 

«  Madame  Meurice  m'a  écrit  que  Robelin  mettait  son  logement  à 
ma  disposition.  Je  l'accepte  et  cela  mie  vient  en  aide.  Je  vais  répondre 
à  Madame  Meurice  pour  qu'elle  remercie  Robelin  et  lui  dise  que  j'use- 
rai de  sa  bonne  grâce.  ;> 
Et  le  10  janvier  suivant  : 

«  ...  Je  serai  à  Paris  avec  Ajdèle  du  20  au  25  janvier,  tout  €?st  préparé 
pour  notre  départ,  les  malles  sont  descendues  dans  ma  chambre,  et 
voilà  trois  semaines  que  j'ai  l'autorisation  de  mon  mari  d'aller  te  voir 
Cela  n'a  pas  été  sans  peine.  Moi  partie,  je  te  l'ai  dit,  ma  maison  e^t 
bouleversée.  Ces  Messieurs  qui  n'aiment  pas  les  soins  du  ménage  et 
qui  trouvent  la  maison  trop  triste  sans  les  femmes  se  sont  décidés  à 
aller  manger  à  l'hôtel  pendant  mon  absence...  Je  descendrai  chez 
Robelin.  »  (Lettres  inédites  communiquées  par  M.  Lefèvre-'Vacquerie.) 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  23 

mais  distraite,  perdue  comme  dans  une  sorte  de  rêve,  n'étant 
jamais  à  ce  qu'on  disait  (1)...  » 

Enfin  l'on  se  mettait  à  table  et,  après  avoir  causé  pendant  deux- 
heures  du  glorieux  proscrit,  on  buvait  en  chœur  à  sa  santé. 

Cependant  il  vint  un  jour  où  Robelin  connut  la  gêne  et  dut  à 
son  tour  frapper  à  la  bourse  de  ses  amis.  C'était  après  les  événe- 
ments de  l'Année  terrible.  On  sait  qu'une  loi  de  circonstance  avait 
fait  remise  de  leurs  loyers  aux  petits  locataires  qui  avaient  subi  le 
siège  de  Paris.  Robelin  perdit,  de  ce  chef,  une  somme  considéra- 
ble et,  de  plus,  les  deux  ou  trois  maisons  importantes  dont  le  prix 
de  location  aurait  pu  le  dédommager,  pendant  un  certain  temps, 
restèrent  inhabitées.  Comme  malgré  tout  il  fallait  vivre  et  faire 
face  à  ses  engagements,  il  se  souvint  alors  qu'il  avait  rendu  plu- 
sieurs fois  service  à  Victor  Hugo  et  il  lui  demanda  franchement 
de  lui  venir  en  aide.  Mais  la  fourmi  n'est  pas  prêteuse.  Le  Bon- 
homme dit  même  que  c'est  son  moindre  défaut.  Victor  Hugo,  qui 
venait  d'être  expulsé  de  Bruxelles  pour  avoir  ouvert  sa  maison 
aux  réfugiés  de  la  Commune,  se  trouvait  à  Guernesey  quand  il 
reçut  sa  lettre.  Il  lui  répondit  aussitôt  : 

«  Hauteville-House,  10  novembre  1872. 

«  Mon  cher,  mon  vieux,  mon  excellent  ami,  vos  embarras  ne 
sont  rien  près  des  miens.  J'ai  vendu  ma  rente  italienne  et  j'ai 
engagé  mes  autres  titres.  Cependant  voici  :  je  puis  disposer  en  ce 
moment  d'une  somme  de  1.434  francs  (traite  sur  Hetzel,  échéance 
le  5  janvier),  je  vous  l'offre.  Si  elle  peut  vous  aider  dans  vos  paie- 
ments, écrivez-moi  un  mot,  j'endosserai  la  traite  et  je  vous  l'en- 
verrai courrier  par  courrier.  Vous  m'enverrez  en  échange  une 
traite  de  somme  égale,  sans  intérêts,  bien  entendu,  à  l'échéance 
que  vous  voudrez.  Ces  1.434  francs  seront  bien  peu  de  chose,  mais 
c'est  tout  ce  que  je  puis  en  ce  moment.  Prenez,  si  cela  peut  vous 
servir. 

<(  A  vous  du  fond  de  mon  cœur. 

«  Victor  Hugo. 

«  P. -S.  —  \  vous  je  dis  tout.  Depuis  deux  ans  il  m'est  sorti  des 
mains  plus  de  trois  cent  mille  francs.  Rien  qu'en  dons  (canons 
pour   la  défense  de  Paris,   ambulances,  blessés,  pontons,   prison- 

(1)  Le  Second  rang  du  Collier,  p.  306. 


24     .  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

niers,  familles  des  condamnés,  veuves  et  orphelins,  Alsace  et  Loi' 
raine,  libération  du  territoire),  j'ai  donné  plus  de  35.000  francs, 
et  cela  continue.  J'ai  tout  engagé,  même  ma  maison.  Je  compte 
pour  me  dégager  de  ce  ctiaos  sur  mon  travail  actuel  :  c'est  pour 
cela  que  je  suis  à  Guernesey.  C'est  avec  les  droits  d'auteur  de  Ruy 
Blas  et  de  Marion  de  Lorme  que  je  compte  payer  toutes  mes  dé- 
penses jusqu'au  l^'  mars,  car  ce  qui  me  reste  de  revenu  libre  suftil 
à  peine  pour  payer  les  rentes  que  je  fais  annuellement  à  mes 
enfants  :  12.000  francs  pour  Victor,  12.000  francs  pour  Alice  (l), 
7.000  francs  pour  Adèle,  pour  les  trois  31.000  francs.  Vous  voyez 
ma  situation  ! 

«  Certes,  j'eusse  été  bien  heureux  de  demeurer  dans  une  de  vos 
maisons.  Mais  cela  n'a  pas  dépendu  de  moi.  Pourtant  je  me  figure 
que  cela  finira  par  là.  Je  vous  embrasse,  cher  ami  (2).  » 

Ce  dernier  paragraphe  demande  une  petite  explication.  Nous 
avons  dit  que  Robelin  possédait  à  Paris  plusieurs  maisons  qui 
n'étaient  pas  louées.  Victor  Hugo,  sollicité  par  lui,  en  aurait  hier, 
pris  une,  mais  il  paraît  au'avec  son  goût  pour  le  moyen  âge. 
Robelin  les  avait  rendues  à  peu  près  inhabitables  en  leur  donnant 
des  toits  à  pic  qui  mansardaient  tous  les  étages,  et  des  tourelles 
où  les  escaliers  avaient  peine  à  tourner  (3).  Et  c'est  pourquoi  Vic- 
tor Hugo,  ou  plutôt  Julielte  Drouet,  s'était  pourvu  ailleurs. 

Quant  aux  embarras  d'argent  dont  Hugo  prétextait  pour  offrir- 
à  son  ami  une  somme  dérisoire,  il  faut  croire  que  Robelin  avait  de 
sérieuses  raisons  pour  en  douter,  puisque  six  mois  après  il  revint 
à  la  charge,  sans  plus  de  succès,  d'ailleurs. 

«<  Mon  bon  Robelin,  lui  écrivait  encore  Hugo,  le  l"""  mai  1873. 
je  vois  bien  qu'il  faut  que  je  finisse  par  me  confesser  à  vous.  Je 
le  fais  de  bonne  grA.ce.  Seulement  gardez-moi  le  secret.  Vous  seul 
allez  connaître  ma  situation  à  fond.  La  voici  : 

A  la  suite  d'une  liquidation  désastreuse,  j'ai  dû  prendre  avec 
la  Ranque  Nationale  de  Relgique  les  engagements  que  vous  allez 
voir  : 

(1)  La  veuve  de  Charles,  devenue  un  peu  plus  tard  M'"«  Lockroy 

(2)  Voir  le  Fiqaro  du  21  février  1891. 

(3)  Le  Second  rang  du  Collier,  p.  47. 

J'ai  payé  : 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  25 

1°  Le    l^"-   janvier    1873 Fr.  33.500 

Je  paierai  : 

2"^  Le   !•"   septembre   1873 33.500 

3°  Le   1"   mars    1874 33.500 

4°  Le  1«'  septembre  1874 33.500 

5^  Le    1"^   mars    1875 33.500 

6°  Le   1"    septembre   1875. 33.500 


201.000 


A  ces  67.000  francs  par  an.  ajoutez  : 

1°  Je    donne    à    Victor Fr.  12.000 

2°  Je  donne   à   Alice 12.000 

3°  Je  donne  pour   Adèle l\ 8.000 

Par   an    Fr.  32.000 


Ses  32.000  francs  joints  aux  67.000  font  99.000  francs  par  an.  A 
ces  99.000  francs  ajoutez  une  petite  institution  que  j'ai  fondée  ici 
pour  l'enfance  et  qui  me  coûte  par  an  8.000  francs.  Cela  fait 
107.000  francs  que  j'ai  en  ce  moment  à  donner  par  an,  avant  de 
dépenser  un  liard  pour  moi-même  et  pour  ma  maison.  Vous  voyez 
que  mes  embarras,  hélas  !  valent  bien  les  vôtres.  Heureusement, 
j'ai  eu  r Année  terrible  et  Ruy  Blas,  l'an  passé,  et  j'ai  cette  année 
Marion  de  Lorme,  et  j'aurai,  je  pense,  l'année  prochaine,  Le  Roi 
s'amuse.  Sans  quoi  je  ne  m'en  tirerais  pas.  Néanmoins,  cher  vieil 
ami,  ne  soufflez  mot  de  tout  cela  et  plaignez-moi  de  ce  que  je  suis 
si  empêché  et  surtout  de  ce  que  je  ne  puis  vous  venir  en  aide. 

«  Votre  hôtesse  de  l'an  passé  (i)  vous  envoie  ses  plus  affectueux 
souvenirs,  et  moi  je  vous  embrasse  de  tout  mon  vieux  cœur. 

«  Victor  Hugo  (2).  » 

Ces  deux  refus  successifs  ont  de  quoi  vous  irriter  contre  Hugo, 
lorsqu'on  connaît  sa  véritable  situation  financière  en  1872,  car,  en 
dépit  de  ses  protestations,  elle  n'était  pas  telle  qu'il  l'exposait  à 
Robe] in.  Je  ne  conteste  pas  ses  charges,  j'admets  qu'elles  pesaient 

(1)  Juliette  Drouet. 

(2)  Voir  le  Figaro  du  21  février  1891, 


26  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

lourdement  sur  son  budget  annuel.  Mais  il  exagérait  singulière- 
ment quand  il  se  prétendait  à  la  merci  des  directeurs  de  théâtres 
et  du  rendement  de  ses  anciens  ouvrages.  Nous  savons  par  une 
lettre  de  lui  que  lorsqu'il  quitta  la  France  en  1851,  il  avait  mis  de 
côté  plus  de  trois  cent  mille  francs  (1),  et  que  vingt  ans  après  il 
avait  plusieurs  millions  chez  les  Rothschild  (2). 

Il  aurait  donc  pu,  s'il  l'avait  voulu,  venir  en  aide  à  son  «  vieil 
ami  »  Robelin.  Mais  il  s'était  fait  une  règle  de  bonne  heure  de  ne 
prêter  d'argent  à  personne.  Il  n'était  guère  donnant  non  plus,  et 
quand  il  déliait  les  cordons  de  sa  bourse,  c'est  qu'il  était  intéressé 
à  le  faire. 

Sa  conduite  envers  Robelin  mit  naturellement  un  peu  de  froid 
entre  eux.  Mais  on  passe  tout  aux  grands  hommes  comme  aux 
jolies  femmes.  Quand  Victor  Hugo  rentra  à  Paris,  Robelin,  qui 
avait  l'âme  généreuse  et  qui  avait  fini  par  sortir  d'embarras, 
retourna  chez  lui,  et  il  ne  fut  question  de  rien. 

A  cette  époque  ils  étaient  les  seuls  survivants  du  Cénacle  de 
Joseph  Delorme.  Victor  Hugo,  comme  un  chêne  qu'on  abat,  avait 
vu  tomber  autour  de  lui  toutes  ses  branches.  Il  avait  perdu  tour 
à  tour  sa  fille  Léopoldine,  sa  femme,  son  fils  Charles,  ses  plus 
chers  amis,  jusqu'à  ce  bon  Théo,  qui  lui  fut  si  dévoué  et  qui  mou- 
rut en  son  absence,  au  mois  d'octobre  1872.  C'était  même  Robelin 
qui  avait  fermé  les  yeux  à  Théo.  Dès  qu'il  avait  appris  son  état 
désepéré,  il  était  accouru,  s'était  installé  au  chevet  de  son  lit, 
malgré  ses  soixante -seize  ans  et  ne  l'avait  plus  quitté.  «  Il  tenait 
dans  ses  mains,  nous  dit  Bergerat,  les  mains  refroidies  du  poète, 
et  par  une  sorte  d'instinct  machinal  allait  de  temps  en  temps  se 
réchauffer  à  la  cheminée  et  revenait  prendre  les  doigts  du  mou- 
rant, comme  s'il  eût  voulu  suppléer  à  la  chaleur  qui  les  abandon- 
nait (.3).  » 

Onze  ans  plus  tard,  ce  fut  le  tour  de  Victor  Hugo.  Cette  fois 
Robelin  n'eut  plus  à  qui  parler  de  son  jeune  temps.  Que  faire  de 
la  vie  quand  tout  vous  abandonne  ?  Sans  appeler  la  mort,  qui 
vient  toujours  à  son  heure,  il  mit  toutes,  ses  affaires  en  ordre  en 
vue  du  grand  voyage  et  il  l'accomplit  très  doucement,  sans  s'en 
douter,  le  5  juin  1887.  Léon  Séché. 

(1)  Voir  dons  sa  Correspondance,  la  lettre  qu'il  écrivait,  en  1845,  au 
rédacteur  du  Phare  âc  la  Loire. 

(2)  Quand  il  mourut,  en  1883,  son  avoir  dans  cette  banque  dépassait 
cinq  millions.  Je  tiens  ce  renseignement  de  PauJ  Meurice  lui-même. 

(3)  Th,  Gautier,  «^es  derniers  moments,  p.  229. 


Sur  les  bords  k  lac  de  Geoève 


(1) 


Aux  vacances  de  1876,  il  prit  fantaisie  à  ma  femme  et  à  moi 
d'aller  les  passer  sur  les  bords  du  lac  de  Genève,  au  lieu  de  nous 
dirig'er  vers  les  grèves  bretonnes  comme  nous  avons  l'habitude 
de  le  faire  à  cette  époque  de  l'année.  Une  nuit  de  chemin  de  fer 
nous  transporta  à  Genève,  cité  que  j'avais  déjà  entrevue  et  dont 
la  situation  élégante  m'avait  charmé  quelques  années  auparavant. 
J'dmirai  de  nouveau  ses  collines  réfléchies  dans  l'azur  de  leurs 
eaux  si  limpides  Je  saluai  d'un  signe  de  tête  le  Mont  Blanc  avec 
un  sourire  qui  semblait  lui  dire  :  «  Tu  m'attendras  longtemps,  je 
ne  monterai  à  ton  sommet  que  lorsque  la  vapeur  y  conduira 
comme  au  Righi,  ou  que  tu  auras  un  ascenseur.  »  J'eus  quelque 
peine  à  découvrir  au  fond  d'une  boucherie,  après  avoir  interrogé 
plusieurs  bourgeois,  les  aigles  entretenus  aux  frais  de  Ja  ville, 
comme  Berne  entretient  ses  ours,  aigles  vivants  représentant  les 
anciennes  armoiries  nationales,  et  que  m'avait  signalés  mon  ami 
Malibourne  (2),  un  de  ces  voyageurs  exacts  qui  s'enquièrent  des 

fl)  Nous  empruntons  aux  papiers  inédits  d'Hippolyte  Lucas,  l'an- 
cien bibliothécaire  de  l'Arsenal  mort  en  1878,  Le  récit  suivant  d'un 
voyage  qu'il  fit  en  Suisse,  à  la  fin  de  sa  vie,  ainsi  que  quelques  lettres 
qu'il  adressa,  a  la  suite  de  ce  voyage,  à  une  jeune  fille  dont  il  encou- 
ragea les  débuts  littéraires 

Ce  sont  les  dernières  pages  écrites  par  ce  délicat  poète,  doublé  d'un 
érudit,  dont  Victor  Hugo,  son  vieil  ami,  disait  qu'il  était  «  maître  en 
poésie  gracieuse  et  douoemont  profonde  »,  et  que  Mérimée  avait  sur- 
nommé <(  le  porte-drapeau  de  l'espagnolisme  en  France.  »  Son  nom 
appartient  de  droit  à,  l'histoire  du  romantisme. 

(?)  Ancien  bibliothécaire  à  l'Arsenal. 


28  LES   ANNALES  ROMANTIQUES 

moindres  particularités,  qui  veulent  voir  et  tout  toucher  du  doigt. 
Je  fis  le  pèlerinage  obligé  de  Ferney  et  de  Coppet  remplis  des  sou 
venirs  de  Voltaire  et  de  M""^  de  Staël,  chers  à  tous  les  esprits  let- 
trés. Sans  être  dévot,  je  remarquai  avec  déplaisir  que  l'église 
érigée  à  Dieu  par  Voltaire  [Erexit  Deo  Voltaire),  le  philosophe  qui 
a  dit  :  «  Si  Dieu  n'existait  pas,  il  faudrait  l'inventer  »,  était  trans- 
formée en  grange  à  foin.  Entre  autres  détails  curieux,  je  vis  à 
Coppet  des  pupitres  placés  à  toutes  les  embrasures  des  croisées 
d'un  grand  cabinet  de  travail,  pour  que  M""*  de  Staël  pût  écrire 
debout,  en  se  promenant,  selon  la  spontanéité  de  son  inspiration. 
J'y  vis  aussi  le  buste  religieusement  conservé  de  M.  de  Rocca, 
dernier  ami  intime  de  M™^  de  Staël.  On  assure  qu'un  mariage 
privé  avait  uni  M""*  de  Staël  à  M.  de  Rocca.  Ce  dernier,  disons-le 
en  passant,  a  laissé  deux  volumes  de  Mémoires  sur  la  guerre 
d'Espagne,  de  1S09  à  1813  ;  on  y  trouve  des  détails  piquants  sur 
l'entrée  des  soldats  français  au  l'oboso  ;  ils  appelaient  du  nom  de 
Dulcinée  toutes  les  femmes  du  pays,  et  les  aventures  de  l'ingé- 
nieux hidalgo  devinrent  un  trait  d'union  entre  un  régiment  de 
hussards  de  notre  armée  et  les  habitants  de  cette  partie  de  la 
Manche,  bienfaisante  popularité  des  œuvres  du  génie.  Cervantes 
était  le  protecteur  du  petit  bourg  du  Toboso  (1). 

Je  me  rendis  de  Coppet  à  Evian  où  je  retrouvai  quelques  con- 
naissances parisiennes  notamment  un  de  mes  collègues  de  la 
bibliothèque  de  l'Arsenal.  M.  Faucheux,  mathématicien  distin- 
gué ;  Rollé,  homme  d'esprit,  mon  ancien  collaborateur  au  'Natio- 
nal, où  il  a  tenu  longtemps  avec  honneur  le  feuilleton  de  da  criti- 
que dramatique,  et  l'architecte  de  l'Opéra,  Garnier,  que  j'avais 
connu  chez  Théophile  Gautier.  Ce  fut  là  que  j'eus  la  douleur  d'ap 
prendre  par  les  journaux  la  mort  de  Félicien  David,  compositeur 
aux  mélodies  orientales,  émanations  nées,  diraient  les  poètes  per- 
sans, des  amours  du  rossignol  et  de  la  rose,  et  à  qui  j'avais  fourni 
le  sujet  de  LaUa-Boukh  <2)  dont,  grâce  à  l'habileté  scénique  de 
mon  collaborateur  Michel  Carré,  il  avait  su  tirer  un  merve'lleux 
parti. 

J'allai  par  le  chemin  de  terre  reconnaître  les  aspérités  de  Meil- 


(1)  Cf.  un  article  intéressant  de  Lorédan  .Larchey  sur  le  lieutenant 
Rocca  dans  la  Bibliothèque  des  Mémoires  du  xix«  siècle. 

(2)  LaJla-Roukh,  opéra  com.   en  2  act.,   paroles  d<î  Michel   Carré  et 
Hippolyte  Lucas,  musique  de  Félicien  David,  Théâtre  de  TOp.  Coni 
12  mai  1862. 


SUR  LES  BORDS  DU  LAC  DE  GENÈVE  29 

lerie,  mais,  n'étant  plus  dans  l'âge  des  passions,  je  ne  songeai 
guère,  comme  Saint-Preux,  au  saut  de  Leucate,  et  ma  pensée  se 
reporta  sur  les  dangers  qu'avait  courus  Byron,  en  compagnie  de 
son  ami  Shelley,  dans  une  frêle  embarcation  poussée  par  un  vio- 
lent orage  contre  ces  rocs  à  pic,  géants  dont  les  pieds  s'enfoncent 
dans  la  plus  grande  profondeur  du  lac  ;  enfin,  après  avoir  visite 
Chillon  que  Rousseau  f-t  Byron  ont  rendu  célèbre,  je  me  f.xai 
pour  quelques  jours  à  Glarens,  à  l'hôtel  Roy,  habitation  princière, 
qui  domine  l'em-barcadère  où  s'arrêtent  à  tout  instant  des  bateaux 
à  vapeur  inconnus  à  Jean-Jacques  et  même  à  Byron. 

Je  crus  devoir,  dès  le  lendemain  matin,  monter  au  château  des 
Crêtes  où  se  trouve  le  fameux  bosquet  de  Julie. 

Tlne  gentille  Suissesse,  probablement  la  fille  du  concierge,  me 
conduisit  dans  le  parc  et  m'expliqua  avec  conviction  les  scènes 
que  l'imagination  de  l'auteur  de  la  Nouvelle  Héloïse  a  placées 
dans  cet  endroit  privilét-rié,  et  que  je  connaissais  aussi  bien  que 
ma  conductrice  :  je  la  laissai  faire.  Tout,  dans  sa  conversation, 
était  du  temps  de  Rousseau  ;  les  fleurs  et  les  arbustes  et  jusqu'aux 
carpeaux  qui  se  jouaient  dans  un  petit  bassin.  Je  ne  pus  pourtant 
m'empêcher  de  lui  dire,  en  lui  montrant  une  bande  de  petits 
lézards  qui  s'était  enfuie  à  notre  approche  sous  une  pierre  enso- 
leillée : 

—  «  Sont-ils  aussi  du  temps  de  Rousseau  ?  » 

—  Non,  répondit-elle  en  souriant,  mais  voilà  qui  est  bien  du 
temps  de  Rousseau,  et,  en  écartant  avec  les  mains  quelques  bran- 
ches dont  les  feuilles  entrelacées  cachaient  la  vue  du  lac,  elle  me 
désigna  la  Dent  du  Midi  qui  vous  suit  partout  quand  vous  avez 
perdu  de  vue  le  Mont  Blanc,  et  qui.  si  elle  voulait  mordre  autre 
chose  que  les  nuages  (1),  aurait  sans  doute  à  gloser  sur  plus  d'un 
mystère  semblable  à  celui  de  Julie  et  de  Saint-Preux.  —  Oui, 
répartis-je,  c'est  un  admirable  spectacle. 

Au  sortir  du  parc,  je  rétribuai  généreusement  la  peine  de  ma 
compagne  et  je  m'arrêtai,  en  descendant  du  château  des  Crêtes, 
au  cimetière  de  Clarens,  un  des  plus  agréables  du  monde  par  ses 
délicieux  ombrages,  cimetière  cosmopolite  où  je  déchiffrai  sur  les 
tombes  une  foule  de  noms  russes,  anglais,  polonais,  italiens,  amé- 
ricains, ce  qui  prouve  que  le  monde  entier  fait  escale  à  Clarens 
et  que  pas  mal  de  citoyens  de  notre  globe  y  ont  conquis  l'éternel 


(1)  Expression    pittoresque    de    Victor    Hugo    à    propos    des    Dents 
d'Ochd. 


30  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

repos.  Impossible  d'ailleurs  de  choisir  un  séjour  plus  convenable 
pour  vivre  et  pour  mourir  ! 

Lorsque  je  rentrai  à  l'hôtel  Roy,  à  l'heure  du  dîner,  j'aperçus 
en  face  de  moi  de  l'autre  côté  de  la  table  commune,  une  famille 
étrangère,  composée  du  père,  de  la  mère  et  de  deux  charmantes 
filles.  Celle  qui  me  faisait  vis-à-vis  me  frappa  par  la  vivacité  de 
ses  yeux  noirs,  pleins  de  pénétration,  par  la  splendeur  de  sa  brune 
chevelure  et  par  l'originalité  de  ses  manières.  Après  le  dîner, 
j'allai  fumer  un  cigare  dans  le  jardin  et.  y  ayant  rencontré  l'excel- 
lent M.  Roy,  je  lui  demandai  s'il  savait  de  quel  pays  étaient  les 
nouveaux  venus  ;  il  me  répondit  que  c'était  une  famille  péru- 
vienne, la  famille  X...  qui  avait  déjà  séjourné  chez  lui,  que  le 
père  était  extrêmement  doux,  la  mère  un  peu  fière,  et  que  des 
deux  filles,  l'une,  M""  Rcbecca,  peignait  d'une  façon  remarqua- 
ble, et  que  l'autre.  M"*  Sara,  chantait,  lisait  ou  écrivait  toute  la 
journée.  Muni  de  ces  renseignements,  je  ne  tardai  pas  à  entrer 
au  salon  où  quelques  préludes  de  musique  s'étaient  fait  entendre 
et  où  je  trouvai  la  connaissance  établie  entre  ma  femme  et  les  per- 
sonnes étrangères  ;  je  vis  même  à  la  partition  de  LaUa-Roiikh 
ouverte  sur  le  piano,  que  mon  incognito  était  trahi  et  qu'on  m'at- 
tendait pour  me  faire  une  surprise.  En  effet,  M"*'  Sara,  accompa- 
gnée par  sa  sœur,  chanta  avec  une  voix  magnifique  la  ravissante 
romance  du  ténor.  A  la  suite  des  compliments  d'usage,  la  conver- 
sation s'engagea  sur  quelques  espagnols  habitant  Paris  que  nous 
connaissions  également,  et  entre  autres  sur  Carlos  d'Algarra  dont 
j'avais  facilité  les  débuts  littéraires  à  l'Odéon,  avant  qu'il  eût 
quitté  le  chemin  du  théâtre  pour  prendre  celui  de  la  finance  et 
s'enrichir. 

Les  jours  suivants,  nous  revîmes  avec  plaisir,  ma  femme  et  moi. 
l'aimable  famille  péruvienne.  Nous  nous  retournions  sur  les  bords 
du  lac  où  l'on  jetait  du  pain  aux  cygnes,  ou  sous  les  ombrages 
épais  du  jardin  de  l'hôtel  Roy.  Un  matin,  j'y  rencontrai  M"«  Sara 
absorbée  dans  la  lecture  d'un  volume  à  couverture  jaune  qu'elle 
avait  acheté  à  la  gare  du  chemin  de  fer  et  qu'elle  m'offrit  en  me 
disant  :  —  Connaissez-vous  cela  ?  Je  lus  le  titre  :  Les  Moralistes 
Espagnols.  —  Si  je  connais  ce  livre,  repris-je,  je  le  crois  bien, 
c'est  moi  qui  l'ai  composé  pour  le  libraire  Hetzel.  —  Mais  il  est 
signé  d'un  autre  nom  que  le  vôtre  ?  —  Cela  ne  signifie  rien  ;  tous 
les  jours  on  fait  des  ouvrages  pour  des  collections  du  genre  de 
celle-là  sous  une  dénomination  accréditée  ;  d'ailleurs  ce  sont  des 
traductions  de  proverbes  et  d'extraits  de  morale.  Rien  d'original. 


SUR  LES  BORDS  DU  LAC  DE  GENÈVE  31 

Je  n'y  aurais  pas  attaché  mon  nom.  —  Vous  savez  donc  très  bien 
l'espagnol  ?  Puisque  vous  le  traduisez,  pourquoi  ne  le  parlez-vous 
pas  avec  nous  ?  —  Parce  que  j'ai  appris  cette  langue  sans  maître, 
à  coups  de  dictionnaire,  et  que  la  prononciation  me  manque 
Nous  autres  Français,  nous  ressemblons  tous  plus  ou  moins  au 
zouave  qui,  après  un  an  d'occupation  à  Rome,  s'étonnait  que  tous 
les  habitants  parlassent  encore  l'italien.  Je  lis  seulement  l'espa- 
gnol. —  Puisque  vous  le  lisez,  voulez-vous  que  je  vous  prête  un 
auteur  nouveau,  poète  et  romancier  qui  fait  mes  délices  et  sur 
lequel  je  désirerais  bien  avoir  votre  avis  ?  Je  serais  heureuse  qu'il 
fut  connu  on  France,  il  se  nomme  Becquer,  il  est  mort  dernière- 
ment. —  Je  n'en  ai  pas  entendu  parler,  mais,  du  moment  que  vous 
me  le  recommandez,  je  le  lirai  de  la  première  page  à  la  dernière 
Le  soir  même,  elle  me  mit  entre  les  mains  Becquer  dont  l'imagi- 
nation me  plut.  Sans  partager  tout  l'enthousiasme  de  M"^  Sara, 
je  reconnus  des  qualités  réelles  et  d'une  saveur  tout  à  fait  espa 
gnole.  Je  citerai  particulièrement  le  Bracelet  d'Or  (l'azorca  de  oro): 
une  maîtresse,  que  son  amant  trouve  étrangement  préoccupée,  lui 
demande  un  bracelet  d'or  qu'elle  a  vu  au  bras  de  la  vierge  dans 
une  chapelle  de  la  cathédrale  de  Tolède,  au  bras  même  qui  sou- 
tient l'enfant  Jésus  ;  elle  mourra  de  chagrin  si  elle  n'a  pas  ce  bra- 
celet. S'im.agine-t-on  une  situation  plus  terrible  que  celle  de  cet 
amant  chevaleresque,  mais  honnête  et  bon  catholique  ?  Quand  je 
rendis  l'ouvrage  avec  qm;lques  mots  d'éloge...  —  Peut-on  le  tra 
duire  ?  me  dit  vivement  M'""  Sara  d'un  air  qui  me  faisait  com- 
prendre qu'elle  avait  env'ie  d'entreprendre  ce  travail.  —  Assuré- 
ment, c'est  un  joli  collier  de  perles  qui  ne  sont  pas  toutes  de  la 
même  valeur,  mais  qui  ont  suffisamment  d'éclat.  Traduisez 
Becquer  en  faisant  un  choix  dans  ses  légendes  et  dans  ses  poésie?. 
—  C'est  que  j'ai  une  peur  folle  de  passer  pour  bas  bleu  ;  en  France 
on  a  bien  vite  abîmé  une  femme  avec  ce  mot-là.  —  Ne  craignez 
rien,  c'est  le  pédantisme  et  la  prétention  qui  font  les  bas  bletis.  On 
n'est  pas  chez  nous  si  intraitable  pour  les  œuvres  littéraires  de^ 
femmes  qui  n'affichent  pas  un  orgueil  masculin.  Rappelez-vouo 
l'écriture  primitive  de  vos  aïeules  du  Pérou.  C'était  un  tissu  de  fils 
de  différentes  couleurs  dont  chacune  avait  sa  signification.  Faite? 
votre  broderie  et,  quand  elle  sera  terminée,  je  la  proposerai  à 
Hetzel,  homme  de  bon  goût,  écrivain  lui-même  très  ingénieux,  qu' 
sans  doute  l'appréciera  comme  moi  et  lui  donnera  une  place  dis 
tinguée  parmi  les  arabesques  de  sa  librairie. 


32  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

LETTRES  \  iMADEMOISELLE  SARA  X... 

Paris,  1877. 

Chère  mademoiselle,  vous  qui  chantiez  si  bien  et  avec  tant  de 
complaisance  la  romance  de  Lalla-Rouhh,  à  Glarens,  voulez-vous 
l'entendre  demain  h  l'Opéra-Comique  ?  J'ai  trois  bonnes  places  à 
vous  offrir  dans  une  première  loge,  n°  28,  pour  vous,  pour  votre 
sœur  et  M.  votre  père,  puisque  M""^  votre  mère  est  brouillée  avec 
les  spectacles.  Si  vous  acceptez  tous  les  trois,  il  est  inutile  de  me 
répondre. 

Paris,  1877. 

Que  m'apprenez-vous-la  ?  Vous  avez  l'index  à  moitié  écrasé.  J'en 
suis  vraiment  désolé.  Vous  allez  me  faire  souffrir  de  votre  doigt 
presque  autant  que  je  souffre  de  ma  jambe.  Hier,  je  n'ai  pu  mar- 
cher de  la  journé^e. 

Cet  accident  va  mettre  du  retard  dans  la  traduction  de  vos 
légendes.  Je  trouve  la  nzorca  de  oro  très  jolie  et  très  originale. 
Vous  en  aurez  encore  au  moins  trois  à  traduire  avec  quelques 
poésies  de  Becquer,  pour  complét^^r  votre  volume.  Je  ferai  un  petit 
avant-propos  sur  Glarens,  sur  notre  connaissance  et  sur  l'origine 
de  la  taduction.  Vous  signerez  une  petite  biographie  de  Becquer 
et  nous  offrirons  le  volume  à  Hetzel  qui  a  édité  mes  Moralistes 
Espagnols. 

Paris,  1877. 

Je  vous  envoie  la  petite  introduction  que  j'ai  écrite  pour  être 
mise  en  tête  de  votre  traduction  (1).  C'est  le  récit  fidèle  de  mon 
voyage  en  Suisse  et  de  notre  connaissance. Vous  avez  bien  entendu 
le  droit  d'y  changer  tout  ce  qui  ne  vous  plairait  pas.  Je  vais  un 
peu  mieux  à  force  de  soins,  mai?  je  ne  suis  pas  encore  remis  sur 
pieds. 

Paris,  2  avril  1877. 

Madame  Hippolyte  Lucas  et  moi,  nous  espérions  bien  vous  voir 
demain  soir  au  bal  de  ia  comtesse  Pilté,  mais  ne  soyez  pas  étor- 


(1)  Cette  traduction  ne  devait  pas  voir  le  jour  par  suite  de  la  mort 
d'Hippolyte  Lucas. 


SUR  LES  BORDS  DU  LAC  DE  GENÈVE  33 

née,  si,  à  votre  entrée,  vous  ne  nous  rencontrez  pas  pour  voiis 
présenter  comme  c'était  notre  intention.  Par  une  coïncidence  a 
laquelle  nous  ne  nous  attendions  pas,  Victor  Hugo  nous  a  fait  pré- 
venir aujourd'hui  qu'il  recevrait  demain  lundi,  dans  la  soirée,  se/, 
meilleurs  amis,  à  propos  du  mariage  de  sa  belle-fille.  M™"  Alic^ 
Hugo,  avec  Lockroy,  mariage  qui  a  lieu  le  lendemain  mardi.  Il 
nous  est  impossible  de  ne  pas  aller  lui  serrer  la  iriain.  Veuillez 
avoir  la  bonté  de  prévenir  M"""  Pilté  que  nous  n'arriverons  guère 
chez  elle  avant  minuit.  M.  votre  père  et  vous  serez  parfaitement 
reçus  par  la  comtesse  et  par  son  fils  et  vous  aurez  déjà  dansé -pi': 
sieurs  contredanses,  lors(jue  nous  aurons  le  plaisir  de  vous  n 
trouver. 

Paris,  1.5  juillet  1877. 

Ma  femme,  souffrante  depuis  quelques  jours,  me  prie  de  vous 
remercier  de  vos  témoignages  de  sincère  amitié,  et  moi  j'ai  h  vous 
remercier  de  mon  côté  de  toutes  les  câlineries  dont  vous  avez  la 
bonté  de  la  charger  pour  moi.  .J'ai  bien  besoin  d'être  câliné,  je 
vous  assure,  obligé  que  je  suis  de  prendre  garde  au  moindre  cou- 
rant d'air.  Oh  '  comme  il  est  triste  de  vieillir  et  de  s'en  apercevoir  ! 
Nous  allons  très  probablement,  dès  que  ma  femme  ira  un  peu 
mieux,  partir  pour  l'Angleterre  où  nous  resterons  une  quinzaine 
de  jours  ;  de  là,  nous  irons  dans  mon  pays,  à  Rennes,  où  mes 
affaires  m'appellent.  C'est  ainsi  que  se  passeront  nos  vacances 
cette  année.  La  Suisse  me  fera  bien  défaut  ;  mais  j'espère  que  j'y 
retournerai  l'année  prochaine  ;  malheureusement,  vous  n'y  serez 
plus. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  exprimer  quels  sont  mes  sentiments 
à  votre  égard  et  quel  plaisir  je  prenais  à  rétablir  dans  une  juste 
mesure  vos  vers  français  qui  ne  manquaient  pas  d'ailes,  mais  qui, 
quelquefois,  avaient  trop  ou  pas  assez  de  pieds. 

Paris,  1877. 

J'accepte  à  cause  de  ia  dédicace  te  beau  livre  que  vous  m'en- 
voyez, mais  je  suis  véritablement  confus  de  cette  prodigalité.  Vous 
êtes  trop  généreuse  et  vous  me  donneriez  le  Pérou,  si  vous  l'aviez 
apporté  avec  vous. 

J'ai  fait  des  recherches  sur  l'édition  des  œuvres  de  Théophile  de 
Viau  ;  elle  a  paru,  en  1855.  dans  la  collection  Janet  de  la  bibliothè- 

3 


34  LES   ANNALES  ROMANTIQUES 

que  elzévirienne,  avec  une  notice  très  détaillée  de  M,  Alleaume, 
2  vol.  in-12.  Je  suis  un  peu  de  l'avis  du  vieux  libraire  qui  ne  vous 
a  pas  engagée  à  lire  ce  poète  peu  convenable  pour  une  jeune  fille, 
car  les  pièces  attribuées  à  Théophile  sont  pleines  de  mots  gros- 
siers et  licencieux.  Je  vous  engage  plutôt  à  lire  l'article  que  Théo- 
phile Gautier  lui  a  consacré  dans  ses  Grotesques,  un  volume  que 
vient  de  rééditer  la  librairie  Charpentier. 

S'il  vous  prenait  fantaisie  de  faire  la  Gavotte  qu'on  vous  de- 
mande pour  la  mettre  en  musique,  envoyez-la  moi,  je  la  mettrai 
sur  ses  pieds,  si  par  hasard  elle  n'y  est  pas.  Ne  prenez  pas  du 
reste  au  sérieux  mes  critiques  sur  vos  vers  et  continuez  à  en  faire; 
c'est  un  excellent  exercice. 

Paris,  31  mars  1878. 

Je  lirai  avec  attention  votre  traduction  de  Becqner  pourvu 
qu'elle  soit  plus  déchiffrable  que  votre  lettre.  Votre  écriture  a  cer- 
tainement très  bon  air,  mais  vous  mettez  une  certaine  noncha- 
lance dans  la  liaison  des  mots  qui  la  rend  par  moment  très  diffi- 
cile et  force  à  deviner  it  sens  plutôt  qu'à  le  comprendre  tout  de 
suite.  Je  vous  vois  d'ici  rire  de  moi.  Quand  on  écrit  si  mal,  on  ne 
devrait  pas  faire  de  repioches  aux  autres.  Nous  vous  regretterons 
vivement  mardi.  Le  carAme  est  impitoyable  chez  vous,  c'est  du 
moyen-âge.  J'espère  que  nous  aurons  de  meilleures  occasions  de 
nous  revoir.  Ma  santé  ne  vaut  plus  rien,  hélas  ! 

Paris,  18  juillet  1878. 

Votre  lettre  n'a  fait  que  me  prévenir,  car  j'allais  vous  écrire 
pour  vous  demandar  de  vos  nouvelles.  Vous  êtes  en  plein  patois 
et  vous  en  garderez  quelque  chose  dans  les  premiers  moments  de 
votre  retour  comme  les  personnes  qui  ont  parlé  à  des  sourds 
crient  à  tue-tî^te  -  «  Comment  vous  portez-vous  ?  »  Vous  patoiserez 
involontairement,  mais  cela  passera  vite. 

Je  ne  connais  pas  la  vallée  où  vous  résidez,  mais  je  sais  que  le 
pays  est  charmant  d'aspect  et  les  maisons  en  amphithéâtre  ont 
bien  leur  agrément  quand  on  les  voit  d'en  bas  et  qu'on  n'est  pas 
obligé  d'y  monter. 

J'allais  mieux  quand  j'ai  eu  le  plaisir  de  vous  voir,  mais  il  y  a 
ou  rechute  dans  ma   maladie.  Je   me  suis   retrouvé  durant   trois 


SUR  LES  BORDS  DU  LAC  DE  GENÈVE  35 

jours  avec  les  mêmes  douleurs.  J'ai  repris  un  peu  de  calme  depuis 
hier  et  je  resrrette  fort  de  ne  pas  être  en  Auvergne  avec  vous.  On 
me  recommande  de  marcher  beaucoup,  de  faire-  de  longues  pro- 
menades. Ma  guérison  est  à  ce  prix.  Cela  est  bien  facile  à  dire. 
Le  paralytique  auquel,  svr  les  degrés  du  Temple,  le  Christ  disait  : 
«  Jetez-là  vos  béquilles  et  marchez  !  »  se  levait  et  marchait,  mais 
c'était  un  miracle  et  on  n'en  fait  plus.  Mon  médecin  qui  me  dit  de 
marcher  ne  me  donne  pas  de  jambes. 

C'est  trop  vous  parler  de  moi,  parlons  de  vous.  Je  crois  que 
vous  avez  renoncé  à  votre  traduction  de  Becquer  ;  vous  n'y  mettez 
pas  un  grand  zèle.  Rien  n'est  plus  ennuyeux  que  de  traduire, 
même  de  l'espagnol,  et  je  comprends  que  vous  vous  aiTêtiez  en 
chemin.  Vous  avez  mieux  que  cela  à  faire,  ne  fût-ce  que  de  chan 
ter  la  messe  pour  des  oreilles  auvergnates.  Je  suis  occupé  à  lire 
les  deux  gros  volumes  de  Taine  sur  l'ancien  régime  et  sur  la  révo- 
lution. Je  viens  d'achever  le  premier  qui  est  très  bien  fait.  On  y 
voit  bien  clairement  annoncé  l'effondrement  de  l'édifice  monarchi- 
que et  de  toute  l'ancienni}  société  française.  C'était  inévitable.  On 
prétend  que  dans  son  second  volume  il  a  pris  parti  contre  la  révo- 
lution. Après  le  premier  volume,  cela  me  paraît  impossible  : 
Quelque  désastreuse  qu'a;t  été,  à  beaucoup  de  points  de  vues,  la 
révolution  française,  elle  a  été  et  elle  demeurera  toujours  un  grand 
bienfait,  un  des  plus  éminents  progrès  de  la  civilisation.  Il  faut, 
jeter  un  voile  sur  ses  crimes  et  ne  considérer  que  ses  résultats  si 
avantageux  pour  l'humanité. 

Madame  Hippolyte  Lucas  vient  de  me  quitter  pour  aller  à  l'ex- 
position. Je  partirai  de  Paris  sans  avoir  pu  m'y  rendre  et  je  serai 
regardé  comme  un  sauvjjge  dans  mon  pays.  Tant  de  gens,  même 
malades,  font  des  centaines  de  lieues  pour  se  faire  traîner  à  l'expo 
sition  et  moi  qui  suis  à  Paris,  je  ne  verrai  rien.  C'est  vraiment  à 
dépiter,  rnoi  qui  suis  naturellement  curieux.  Faites  une  bonne 
provision  de  santé.  Je  griffonne  encore  plus  que  vous  et  vous 
aurez  peine  à  me  lire. 

Le  Temple  du  Cerisier,  19  août  1878. 

Je  suis  heureux  d'apprendre  que  vous  allez  bien.  C'est  bien 
assez  que  la  maladie  vienne  frapper  les  gens  inoffensifs  et  les 
mette  dans  l'état  où  je  suis  toujours.  J'ai  honte  de  ne  vous  écrire 
que  pour  me  plaindre.  Je  ne  vais  guère  mieux  ;  je  suis  cloué  par 
le  rhumatisme  sur  un  fauteuil  ou  sur  une  chaise  longue.  Ma  belle 


36  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

fille  qui  est  venue  me  voir  à  la  campagne  m'a  apporté,  ces  jours- 
ci,  un  hamac  de  rexposilion  qui  me  procure  quelque  soulagement 
au  milieu  de  mon  jardin,  les  jours  de  soleil.  Je  puis  à  peine  écrire 
et,  comme  vous  vous  en  apercevrez,  je  n'ai  ni  plumes  ni  encr. 
possibles.  La  douleur  m'empêche  même  de  lire.  Avant  de  partir 
de  Paris,  j'avais  achevé  le  second  volume  de  Taine  que  j'ai  trouve 
d'un  très  mauvais  esprit.  Les  faits  y  sont  groupés  dans  une  inten 
tion  hostile  à  la  révolution. 

Ecrivez  de  vous-même,  ne  traduisez  plus.  Vos  pensées  sont  ori- 
ginales et  vos  expressions  sont  pittoresques.  Je  voudrais  pouvoir 
vous  servir  d'intermédiaire  pour  le  Figaro,  mais  je  ne  suis  plus 
avec  le  Directeur  dans  les  termes  où  j'ai  été  autrefois.  Nous  tâche- 
rons de  trouver  un  autre  journal.  Portez-vous  bien,  c'est  l'impor- 
tant, et  surtout  restez  jolie  comme  vous  l'êtes  :  c'est  la  mission  de 
la  femme  quand  elle  est  jeune. 

Paris,  14  octobre  i878. 

La  maladie  pire  que  la  mort,  voilà  mon  excuse  de  ne  pas  vous 
avoir  écrit.  Je  n'ai  pas  touché  une  plume  depuis  plus  d'un  mois. 
Le  dégoût  de  la  vie  m'a  envahi.  Je  suis  tombé  dans  un  abattement 
profond,  je  ne  fais  rien,  je  ne  pense  à  rien,  je  végète  et  je  souffre. 
Je  suis  rentre  à  Paris,  sans  que  îa  campagne  m'ait  produit  aucun 
bien-être,  et  je  ne  suis  que  douleurs  de  la  tête  aux  pieds.  Je  passe 
des  nuits  affreuses,  sans  sommeil,  obligé  de  me  relever  dix-sept 
fois  par  nuit  pour  changer  ma  jambe  droite  de  place  et  obtenir  un 
certain  soulagement  de  quelques  minutes  ;  jusqu'à  ce  que  l'opium, 
qui  a  en  lui  une  vertu  (iormitive  comme  disent  les  médecins  de 
Molière,  finisse  par  m'engourdir.  Oh  !  si  l'on  mo  photographiait 
quand  je  me  relève,,  le  corps  enveloppé  de  tricots  de  toutes  cou 
leurs,  avec  mon  bonnet  de  nuit  surmonté  d'un  capuchon  des  Pyré- 
nées qui  me  retombe  sur  les  épaules,  et  que  vous  puissiez  me  voir 
(j'en  serai?  au  regret),  vous  auriez  pitié  de  l'humanité  souffrante. 

Je  me  suis  reproché  souvent  dans  mes  longues  nuits  de  ne  pas 
vous  avoir  répondu,  et  je  me  promettais  de  le  faire  le  lendemain. 
Je  vous  vois  alerte  et  r«ien  portante  ,à  l'hôtel  national  de  Mon- 
treux  et  cela  redouble  me?  ennuis.  Je  vous  retrouve  dans  le  cadre 
où  je  voas  ai  vue,  à  Clârens.  et  je  me  dis  que  je  vous  ai  rencontr  ''^ 
trop  tard  pour  jouir  du  plaisir  dé  correspondre  avec  vous  comme 
Mérimée  avec  son  inconnue. 


SUR  LES  BORDS  DU  LAC  DE  GENEVE  37 

Je  n'ai  pas  peur  de  la  mort,  mais  je  tiens  encore  à  la  vie.  Je  me 
trouve  dans  toutes  les  conditions  d'une  heureuse  vieillesse  grâce 
aux  soins  dévoués  qui  m'entourent.  Votre  affection  ajoute  à  tout 
cela  un  charme  de  plus.  Je  vois  bien  qu'il  faut  renoncer  à  tous 
ces  bonheurs-là.  J'ai  fait  quelques  vers  pour  ma  belle-fille  sur  un 
voyage  projeté  en  Espagne  ;  je  sais  les  faire  copier  et  je  vous  les 
enverrai    Ce  sont  peut-être  les  derniers  vers  que  je  ferai. 

Paris,  25  octobre  1878. 

Je  dormais  lorsque  votre  commissionnaire  est  venu  demander 
de  mes  nouvelles.  On  n'a  pas  voulu  me  réveiller.  Quelque  précieux 
que  soit  le  sommeil,  je  regrette  de  ne  pas  avoir  répondu  tout  de 
suite  à  votre  bienveillani  intérêt.  Je  vais  un  peu  mieux  depuis 
quelques  jours  et  je  m'apprête  à  aller  faire  un  tour  à  l'exposition 
que  je  n'ai  pas  encore  vue.  Je  me  ferai  traîner  en  petite  voiture. 

Je  ne  prie  plus,,  hélas  !  comme  tous  les  pécheurs  endurcis  de 
notre  époque,  mais  je  ne  refuse  pas  vos  prières.  Adressez-vous  à 
celui  qui  faisait  marcher  les  paralytiques  sur  les  degrés  du  Tem- 
ple de  Jérusalem,  ii  vous  entendra  peut-être,  moi,  il  ne  m'enten- 
drait pas.  Je  voudrais  bien  vous  faire  voir  Polyeucte  et  je  prierai 
ma  belle-fi^le  de  vous  envoyer  des  places  dans  sa  loge  un  de  ces 
lundis.  Quant  à  moi  j'attendrai  encore  longtemps  :  une  soirée  h 
l'Opéra  me  fatiguerait  l'îeaucoup. 

Paris,  l^'  novembre  1878. 

Envoyez-moi  vos  vers  de  Montreux.  Laissez-moi  tremper  le 
bord  de  mes  lèvres  dans  votre  petit  verre.  Je  suis  comme  les 
démons  de  l'enfer  qui  demandent  pour  se  désaltérer  une  goutte 
d'eau  du  paradis  ;  je  n'en  serai  pas  moins  très  sévère  à  la  correc- 
tion, car  je  ne  puis  supporter  une  faute  de  langue  ou  de  prosodie 
Je  les  corrige  même  dans  les  livres.  C'est  plus  fort  que  moi  ;  c'est 
une  manie. 

Je  suis  tantôt  bien,  tantôt  mal,  retombant  après  un  moment 
d'espoir  et  très  maussade  pour  les  personnes  qui  viennent  savoir 
de  mes  nouvelles.  J'écrirais  volontiers  sur  ma  porte  comme 
Latouche,  un  écrivain  original,  ami  de  George  Sand  :  «  Ceux  qui 
viennent  me  voir  me  font  honneur,  ceux  qui  ne  viennent  pas  me 
font  plaisi'*.  »  J'ai  très  mal  reçu  ces  jours-ci  une  dame  que  j'aime 
pourtant  beaucoup,  parcs  qu'elle  est  gaie,  et  qui  s'en  est  allée 


38  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

toute  scandalisée  de  mon  accueil  en  se  promettant  de  ne  plus 
revenir.  Ma  pauvre  femme  est  bien  fatiguée,  elle  me  soigne  avec 
un  zèle  et  un  dévouement  admirables.  Je  ne  suis  pas  encore  redes- 
cendu à  la  bibliothèque  et  je  ne  sais  si  j'y  descendrai  avant  quinze 
jours  encore  (i). 

Pour  faire  un  échange  avôc  vous  je  vous  envoie  les  vers  que  j'ai 
composés  pour  ma  belle-fille.  Nous  reparlerons  plus  tard  de 
Polyeucte  et  d'une  combinaison  qui  puisse  vous  faire  aller  l'en- 
tendre. 

HippoLYTE  Lucas. 


(1)  Cette  lettre  est   la    dernière  qu'ait    écrite  Hippolyt-e  Lucas,    qui 
mourut  le  14  novembre  1878. 


VARIA 


LE  MARIAGE  PROTESTANT  DE  LAMARTINE 


Sous  ce  titre  on  lit  dans  la  Gazette  de  Lausanne  du  26  novem- 
bre 1911  : 

Comme  i]  est  universellement  connu,  Alphonse  de  Lamartine 
épousa  à  Chambéry,  le  6  juin  1820,  une  jeune  Anglaise,  M"^  Ma- 
rianne-Elisa  Birch. 

]y/[mc  Birch,  protestante  convaincue  et  anglicane  rigide,  s'opposa 
énergiquement  à  ce  mariage.  Quoique  pour  elle  la  question  reli- 
gieuse primât,  elle  objecta  aussi  que  Lamartine  était  sans  fortune 
et  sans  situation.  En  outre,  il  jouissait  d'une  réputation  de  mau- 
vais sujet  qui,  quoi  qu'elle  ne  fût  pas  pour  lui  nuire  aux  yeux  de 
la  jeune  fille,  n'était  guère  pour  le  recommander  à  la  mère. 

Mais  les  amoureux  s'entêtaient.  Lamartine  comptait  sur  la  for- 
tune que  lui  apporterait  l'étrangère  nour  lui  ouvrir  les  portes  de 
la  carrière  diplomatique  dans  laquelle,  depuis  de  longues  années, 
il  ambitionnait  d'entrer.  -.  Il  va  d'un  mariage  pour  moi  à  présent 
d'obtenir  quelque  chose  dans  cette  diplomatie  »,  écrivit-il  le  10  dé- 
cembre 1819,  k  sa  protectrice  la  marquise  de  Raigecourt.  Trois 
mois  auparavant  il  avait  écrit  à  son  amie  intime,  M"«  de  Canonge, 
lorsque  son  projet  menaçait  de  tomber  à  l'eau  :  «  ...  Cela  me 
désole,  sans  que  je  sois  le  moins  du  monde  ce  qu'on  appelle  amou- 
reux. Mais  la  chose  était  bonne  et  raisonnable.  C'était  tout  ce  que 
je  pouvais  espérer.  »  Amoureux,  non,  la  blessure  causée  par  la 
mort  de  M""*  Charles  [Elvire]  saignait  encore,  et  saigna  toujours, 


40  LES   ANNALKS    ROMANTIQUES 

hélas  !  Mais  il  fallait  mettre  une  fin  à  cette  vie  d'oisiveté  qui  pesait 
si  lourd,  à  cette  gêne  continuelle  qui  entravait  à  chaque  pas  son 
existence  et  coupait  les  ailes  à  ses  ambitions  les  plus  légitimes. 

Mais  s'il  répugnait  à  M="*  Birch  de  donner  sa  fille  à  un  «papiste», 
la  famille  Lamartine  aussi  se  montra  d'une  intransigeance  abso- 
lue. Le  prétendant  s'efforça  donc  de  vaincre  les  scrupules  de  la 
jeune  fille  et  de  l'amener  à  embrasser  le  catholicisme.  L'amour 
aidant,  la  conversion  ne  fut  pas  difficile.  «  Je  l'ai  déterminée  à  se 
faire  catholique,  mais  la  mère  est  dans  le  désespoir  et  nous  refuse 
tout  consentement  »,  écrivit-il  encore,  de  Milly,  à  la  fin  de  l'année 
1819,  à  la  marquise  de  Raigecourt. 

Le  succès  extraordinaire  du  petit  volume  intitulé  Méditations 
poétiques  (13  mars  1820)  et  la  nomination  simultanée  de  l'aut^Qr 
au  poste  d'attaché  d'ambassade  à  Naples  ébranlèrent  en  partie  les 
répugnances  de  M""^  Birch.  Restait  l'insurmontable  obstacle  de  la 
différence  des  cultes.  On  décida  de  passer  outre.  «  La  jeune  per- 
sonne vient  de  faire  son  abjuration  secrète  »,  écrit  Lamartine  à 
M.  Eugène  de  Genoude,  de  Chambéry,  le  13  avril  1820.  De  sorte 
que  quand  M*"*  Birch  donna  enfin,  ou  se  laissa  arracher,  son 
consentement  au  mariage,  elle  ignorait  la  conversion  de  sa  fille,  et 
croyait  à  une  union  mixte.  Ce  ne  fut  que  le  20  m.ai  1820  que 
Lamartine  put  écrire,  de  Genève,  à  son  ami  d'enfance  Aymon  de 
Virieu  : 

J'avance  péniblement  et  lentement  dans  mon  grand  œuvre,  mais 
j'avance  enfin.  Mon  contrat  est  signé,  nous  sommes  fiancés,  nous 
allons  nous  marier  à  Chambéry  :  d'ici  à  huit  jours  nous  revenons 
nous  marier  à  l'anglaise  ici,  et  nous  partons  immédiatement.  Nous 
sommes  venus  depuis  trois  jours  faire  des  emplettes  de  voitures 
et  de  quelques  cadeaux  que  nous  faisons  à  nos  parents  récipro- 
ques. J'étais  dans  l'impossibilité  de  faire  moi-même  des  cadeaux 
d'usage  à  ma  future,  n'a5^ant  rien  reçu  nd  hoc  de  mon  père.  J'ai 
heureusement  rencontré  ici  hier,  M.  Delahante.  Nous  avons  couru 
ensemble,  et  j'ai  acheté  une  parure  charmante  que  j'offre  ce  matin 
comme  une  surprise.  Cela  me  ravit. 

Et  il  ajoutait  : 

J'aime  décidément  ma  femme,  à  force  de  l'estimer  et  de  l'admi- 
rer. Je  suis  content,  absolument  content  d'elle,  de  toutes  ses  qun 
litérs,  même  de  son  ])hysiquo, 


VARIA  41 

C'est  tiède,  mais  c'était  sincère  ;  de  passion  l'amant  d'Elvire 
était  à  jamais  incapable  ;  il  ne  pouvait  devenir  que  tout  just- 
amoureux  de  sa  femme. 

Donc,  le  mariage  suivant  le  rite  catholique  eut  lieu  le  6  juin 
1820,  dans  la  chapelle  du  Château,  à  Chambéry.  Jusqu'aujourd'hui 
cependant  les  biographes  du  grand  poète  lyrique  ne  possédaient 
aucune  pièce  officielle,  aucun  document  authentique,  ayant  rap- 
port, de  près  ou  de  loin,  au  «  mariage  à  l'anglaise  »  dont  il  est 
question  et  dans  la  correspondance  de  Lamartine  et  dans  le  jour- 
nal intime  de  sa  mère  que  le  fils  édita  et  publia  sous  le  titre  Le 
Manuscrit  de  ma  Mère.  Et  encore,  dans  la  version  que  nous  t. 
donnée  Lamartine,  cette  mention  est-elle  des  plus  laconiques  : 
«  Alphonse,  sa  femme  et  sa  belle-mère  sont  partis,  après  la  double 
cérémonie  de  Chambéry  et  de  Genève  pour  l'Italie  »,  fait  dire  le 
fils  à  sa  mère  [cf.  op.  cit..  p.  237).  Nous  verrons  plus  loin  de  quelles 
omissions  et  de  quels  oublis  voulus  il  est  capable. 


XXX 


Aiguillonné  par  mon  ami  M.  Léon  Séché,  l'auteur  si  apprécié  de 
nombreuses  études  rur  l'histoire  du  romantisme,  j'ai  réussi  après 
de  longues  recherches  à  mettre  la  main  sur  le  document  introu- 
vable. 

Dans  son  récent  livre  Les  Aynitiés  de  Lamartine,  M.  Léon  Séché 
imprime  une  lettre  de  M.  François  Chaponnière,  rédacteur  de  la 
Semaine  Religieuse,  de  Genève,  datée  du  25  octobre  1909.  Il  s'agit 
de  l'impossibilité  de  trouver  aucun  document  prouvant  la  préten- 
due cérémonie  religieuse  à  Genève  : 

«  J'avais  fait,  de  mon  côté,  écrit  M,  Chaponnière,  une  petite 
enquête  s'ir  ce  point.  Or,  j'ai  appris  que  M.  Ernest  Naville  (asso- 
cié étranger  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques)  se 
souvenait  que  ce  mariage  avait  été  béni,  non  par  un  clergyman 
anglican,  mais  bien  par  im  ministre  de  l'église  nationale  protes- 
tante de  Genève.  M.  Edouard  Diodati  officiant  bien,  dans  cette 
circonsfonce,  à  la  chapelle  de  l'Hôpital.  En  1820,  M.  Diodati  (né  en 
1797)  venait  d'échanger  les  fonctions  de  pasteur  de  campagne 
contre  celles  de  bibliothécaire  da  la  ville.  Il  devait  occuper  plus 
tard  la  chaire  de  littérature  moderne,  puis  celle  de  théologie  pra 


42  LES  ANNALES   ROMANTIQUES 

tique  et  d'apoloffétique  à  l'Académie  de  Genève.  C'était  un  homme 
extrêmement  cultivé,  d'an  esprit  encyclopédique,  qui  avait  des 
relations  littéraires  à  Paris  et  des  accointances  en  Angleterre.  Il 
savait  fort  bien  l'anglais  et  pouvait  sans  doute  officier  au  besoin, 
dans  cette  langue.  Sa  femme,  née  Vernet,  était  une  sœur  de  la 
baronne  Auguste  de  Staël.  M.  Ernest  Naville,  né. en  1816,  fut,  à 
l'époque  de  ses  études  académiques,  vers  1835,  le  pensionnaire  de 
M.  Diodati  et  le  familier  de  sa  maison.  Il  est  probable  que  c'est 
des  lèvres  mêmes  de  cet  ecclésiastique  qu'il  a  recueilli  le  récit  du 
mariage  protestant  de  Lamartine.  Bien  qu'il  ait  92  ans,  ses  souve- 
nirs sont  encore  assez  nets.  » 

M.  Léon  Séxîhé  exclame  : 

«  Je  le  veux  bien,  cependant  un  autre  de  mes  correspondants  de 
Lausanne,  M  Remsen  Wliitehouse,  qui  est  un  dévot  de  Lamartine 
et  qui  est  lié  avec  le  comte  Gabriel  Diodati,  m'assure  que  le  ma- 
riage du  grand  poète  ne  fut  béni  ni  par  le  pasteur  Martin  ni  par 
le  pasteur  Diodati.  Auquel  croire  ?  {Cf.  op.  cit.  p.  171.)  » 

En  effet,  mes  investigations  personnelles  quoique  restées  néga- 
tives me  laissaient  la  conviction  intime  que  les  époux  Lamartine 
s'étaient  adressés  à  un  compatriote  de  la  mariée  pour  l'accomplis- 
sement de  la  cérémonie  «  à  l'anglaise  ». 

M.  Louis  Naville,  à  qui  je  m'étais  adressé  par  l'aimable  entre- 
mise de  M"''  Ernest  Picot,  femme  du  distingué  juge  fédéral,  écri- 
vait : 


,Te  viens  de  questionner  M.  Eugène  Ritter  au  sujet  du  mariage 
de  Lamartine  à  Genève,  il  m'a  répondu  qu'il  avait  fait  une  enquête 
à  ce  sujet,  soit  d'ans  les  archives  du  Consistoire  ou  autres,  soit  au- 
près des  personnes  d'âge  qui  auraient  pu  conserver  un  souvenir  de 
cet  événement  ;  qu'il  n'avait  rien  trouvé,  et  supposait  que  la  céré- 
monie devait  avoir  eu  lieu  dans  une  maison  privée,  et  tout  cela  il 
y  a  peut-être  quarante  ans  (tout  cela  =  son  enquête)...  {Lettre  dzi 
28  février  i908.) 

Quelques  jours  plus  tard  M.  Naville  suppléa  très  courtoisement 
à  cette  information  par  l'avis  suivant  : 


VARIA  43 

«  Il  me  paraît  probable  que  l'abbé  Vuarin  sachant  que  M"«  Birch 
avait  à  i'insu  de  sa  mère  abjuré  le  protestantisme,  aura  dit  aux 
fiancés  :  «  Faitf^s  la  simaçrée  d'un  mariage  protestant  pour  calmer 
les  scrupules  de  M"""  Birsh.  »  Très  probablement  on  trouvera  t 
dans  les  papiers  de  la  cure  de  Genève  des  notes  relatives  à  cette 
négociation,  mais  très  probablement  aussi,  à  cause  de  son  carac- 
tère un  peu  louche,  un  peu  clérical,  la  cure  ne  les  livrera  pas 
{Lettre  du  4  mars  1908.)  » 


Cependant,  sur  ces  entrefaites,  une  lettre  charmante  m'arriva  de 
Genève,  de  la  plume  de  M""  Michel  Chauvet,  née  Hentsch-Viollier. 
mère  de  M"^  Picot  à  qui  je  dois  une  reconnaissance  toute  particu- 
lière. M""  Chauvet  me  confirma  encore  dans  mon  opinion  que  la 
cérémonie  avait  eu  lieu  devant  un  pasteur  anglais  : 


«  La  bénédiction  du  mariage,  écrivait-elle,  eut  lieu  dans  la  cha- 
pelle de  l'Hôpital  —  on  la  prêtait  alors  au  culte  anglican  —  la  cha- 
pelle de  la  rue  du  Mont-Blanc  n'était  pas  bâtie  —  elle  le  fut  beau- 
coup plus  tard  sur  les  terrains  des  fortifications.  La  cérémonie  fut 
célébrée  selon  le  rite  anglican  et  par  un  clergyman  anglais.  On 
disait  que  la  mère  anglaise  n'était  pas  ravie  du  mariage  de  sa 
romanesque  fille.  Je  me  souviens  vaguement  que  le  D""  Charles 
Coindet  a  soigné  la  fiancée  ;  je  me  ferais  redonner  les  détails  par 
Adèle  Hentsch,  et  si  cela  vaut  la  peine  je  les  transmettrai.  « 

Puis  ma  gracieuse  correspondante  ajoute  : 

«  Lamartine  a  fait  avec  ma  tante  Aline  (M"«  Aline  Vernet)  et  mon 
arrière-grand-père  (M.  Viollier),  une  cure  à  Aix,  et  avait  enchanté 
mes  grands -parents,  étant  rempli  d'attentions  pour  eux,  les  voyant 
et  leur  lisant  ses  vers.  C'était  alors  un  bouillant  légitimiste.  J'ai  un 
exemplaire  des  Esf^ais  de  Montaigne  qu'il  a  acheté  pour  mon 
arrière-grand-père,  car  tous  deux  appréciaient  cet  ancien  mora- 
liste. C'est  dans  ce  temps  qu'il  se  promenait  avec  Ehnre  sur  le  lac 
où  l'on  n'entendait  au  loin  sur  l'onde  et  sous  les  cieux  que  le  bruit 
des  rameurs  qui  frappaient  en  cadence  les  flots  harmonieux...  » 

Comme  il  ressort  de  ces  communications  la  légende  du  mariage 
protestant  de  Lamartine  était  fortement  enracinée  à  Genève  :  per- 


44  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

sonne  n'en  savait  rien  de  précis,  mais  tout  le  monde  en  avait  va 
giiement  entendu  parler. 

A  quelle  porte  frapper  ?  C'est  en  vain  que  je  me  suis  adressé  au 
pasteur  anglais  actuellement  en  fonctions  à  Genève.  Le  révérend 
M.  Granger  me  communiqua  la  mention  laconique  relevée  sur  la 
page  du  registre  des  baptêmes,  mariages  et  enterrements  de  l'an 
née  1835  :  «  Le  registre  précédemment  utilisé  fut  perdu  par  la 
négligence  de  celui  aux  soins  de  qui  il  était  confié.  »  {Lettre  du 
24  mars  1908.) 

XXX 

Au  mois  d'octobre  dernier  je  me  trouvais  à  Mâcon.  Au  cours 
d'une  visite  chez  M"*''  de  Parseval,  née  Léontine  de  Pierreclos,  et 
petite-nièce  de  Lamartine,  la  gracieuse  châtelaine  de  Belair  me  mit 
entre  les  mains  les  précieux  petits  cahiers  qui  composent  le  Jour- 
nal intitne  de  M"*^  de  Lamartine  mère.  Or,  depuis  la  publication 
du  très  sérieux  travail  de  M.  Pierre  de  Lacretelle  :  Les  Origines  et 
la  Jeunesse  de  J.amartine  (191  i)  chacun  sait  que  les  très  écourtés 
et  très  remaniés  fragments  publiés  par  le  poète  sous  le  titre  Le 
Manuscrit  de  ma  Mère,  rendent  la  valeur  documentaire  de  ce 
volume  tout  à  fait  négligeable  «  tant  les  suppressions  et  les  addi- 
tionsi  qu'il  y  iît  sont  considérables  »  [cf.  op.  cit.,  p.  IX).  Dans  le 
texte  publié  par  Lamartine  on  lit,  comme  nous  l'avons  dit  plus 
haut  :  «  Alphonse,  sa  femme  et  sa  belle-mère  sont  partis,  après  la 
double  cérémonie  de  Chambéry  et  de  Genève  pour  Tltalie.  «  Mais 
le  manuscrit  est  bien  plus  explicite.  Après  avoir  donné  force 
détails  sur  la  cérémonie  catholique  à  Chambéry  la  mère  poursuit  : 

«  La  mariée  s'est  mise  en  toilette  de  voyage  et  mon  fils,  sa  belle- 
mère  et  sa  femme,  sont  partis  pour  Genève,  où  l'on  avait  décidé 
qu'il  était  nécessaire,  pour  les  biens  qu'ils  avaient  en  Angleterre, 
ou  qu'ils  pourraient  avoir  un  jour,  qu'ils  allassent  faire  la  céré- 
monie anglicane,  mais  en  déclarant  bien  qu'ils  étaient  tous  les 
deux  catholiques  (car  ma  belle-fille  avait  déclaré  son  changement 
de  religion  à  sa  mère)  et  qu'ils  n'entendaient  point  faire  de  ceci 
acte  religieux  mais  une  faveur  aux  lois  civiles  de  l'accepter.  C'est 
ce  que  mon  fils  a  fait  publiquement.... (1)  » 

(1)  Ce  passage  a  été  communiqué  à  M.  Léon  Séché  par  M.  Duréault 
secrétaire  perpétuel  d"  l'Académie  de  Mâcon,  et  s^e  trouve  inséré  dans 
son  volume  qrii  vient  de  paraître  ;  Les  Amitiés  de  Lamartine, 


VARIA  45 

Après  avoir  pris  connaissance  de  ce  fait  je  me  suis  dit  que  déci- 
ment j'avais  fait  fausse  route,  et  que  la  prétendue  cérémonie  angli- 
cane n'était  autre  qu'une  formalité  devant  le  consul  britannique  à 
Genève.  Jamais,  me  dis-je,  un  pasteur  ne  consentirait  à  bénir 
l'union  de  deux  catholiques  qui  «  n'entendaient  point  faire  de  ceci 
acte  religieux  mais  une  faveur  aux  lois  civiles  de  l'accepter.  » 

C'est  du  côté  civil  et  î)urement  officiel  que  je  dirigeai  ensuite 
mes  investigations.  Faisant  suite  aux  recommandations  de  S.  E.  M. 
Esme  Howard,  ministre  de  la  Grande-Bretagne  à  Berne,  je 
m'adressai  au  Eegistrar  gênerai,  à.  Somerset  House  (Ministère  de 
l'intérieur)  à  Londres.  Ce  fonctionnaire  me  renvoya  sans  hésiter 
aux  archives  de  l'évêque  de  Londres.  Malgré  mon  scepticisme  je 
profitai  d'un  voyage  en  Angleterre,  da  semaine  dernière,  pour  me 
rendre  aux  informations  à  Dean's  Court,  près  St-Paul.  On  jugera 
de  ma  stupéfaction  et  de  ma  joie,  lorsqu'en  feuilletant  un  petit 
volume  en  maroquin  rouge  qu'on  avait  placé  entre  mes  mains, 
mes  yeux  tombèrent  sur  le  titre  : 

Vol.  2.  Register  of  Baptism.s,  etc.,  belongmg  fo  the  English  Chn 
pel,  Geneva  1890. 
Bnptisms,  Burials  and  Marriages.  Fol.  29. 

C'était  indubitablement  le  volume  qui  manquait  à  la  collection 
de  l'Eglise  anglicane  à  Genève.  La  preuve  s'étalait  sous  mes  yeux, 
car  je  lisais  vers  le  milieu  du  cahier  : 

Monsierir  Alphonse  Marie  Louis  Delamartine,  of  Maçon,  in 
France,  département  de  Saône,  and  Marianna  Eliza  Birch  of  Cum- 
berland  Si  London,  were  married  in  the  Chapel  of  the  Hospital  al 
Geneva  on  the  Eighth  of  .June  One  thousand  Eighl  hundred  and 
Iwenty  by  me  Geo.  Eooke,  Hector  of  Yardley  Hastings  in  the 
County  of  Norfhampton  England.  Signed  :  Alphonse  Delamartine 
—  Marianna  Eliza  Birch.  In  the  présence  of.  W .  Coxhead  Marsh, 
Patrick  Clason. 

lia  copie  officielle  de  cet  acte,  en  ma  possession,  est  certifiée  par 
Harry  W.  Lee.  Registrar,  le  14  novembre  19il. 

Comment  le  révérend  M.  Rooke  avait-il  pu  concilier  avec  sa 
conscience  de  prêtre  la  célébration  d'une  cérémonie  religieuse  dan? 
laquelle  les  deux  participants  déclarèrent  nettement  et  publique- 
ment ne  chercher  qu'un  intérêt  purement  matériel  ?  Est-ce  que 
M™"  de  Lamartine  aurait  été  induite  en  erreur  en  attribuant  à  son 
fils  l'intention  d'une  action  presque  sacrilège  ?  Ou  Lamartine  lui- 
même  a-t-il  voulu  donner  le  change  à  cette  mère  si  pieuse  et  si 


46  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

profondément  catholique,  en  prétendant  n'accomplir  qu'un  acte 
officiel  et  sans  signification  religieuse  ? 

C'est  ce  que  l'enquête  que  je  poursuis  me  permettra  peut-être 
d'établir  plus  tard. 

Remsen  Whitehouse. 


Voilà  donc  enfin  élucidée  une  question  qui  préoccupait  depuis 
longtemps  les  amis  de  Lamartine.  J'en  sais  pour  ma  part  beau 
coup  de  gré  à  M.  Remsc;n  Whitehouse.  On  voit  mieux  à  présent 
«  le  bourbier  »  d'oii  M.  Vuarin  tira  le  grand  poète  en  cette  affaire 
singulièrement  épineuse.  M"*  Birch,  comme  je  l'ai  dit  dans  les 
Amitiés  de  Lamartine,  devait  avoir  des  scrupules  pour  reparaître 
devant  un  ministre  protestant,  après  avoir  abjuré  la  religion  réfor- 
mée, d'autant  que  sa  mère  devait  l'accompagner  au  temple.  M"""  de 
Lamartine  prétend  que  sa  bru  avait  avoué  son  abjuration  à 
M""*  Birch.  Moi,  j'ai  des  doutes  à  cet  égard,  et  jusqu'à  preuve  du 
contraire  il  est  permis  de  penser  que  la  cérémonie  de  Genève 
n'avait  d'autre  but  que  de  rassurer  M""  Birch.  En  tout  cas,  je  suis 
de  l'avis  de  M.  Naville  :  évidemment  pour  M.  Vuarin  ce  mariage 
à  Vo/nglaise  n'était  qu'une  simagrée,  et  c'est  dans  ce  sens  qu'il  avail 
dû  chapitrer  M"^  Birch. 

L.  S. 

II 


CHATEAUBRIAND  ET  VICTOR  HUGO 


I 


Sainte-Beuve,  dans  l'ouvrage  pénétrant,  malicieux  et  souvent 
injuste  qu'il  a  consacré  è  Chateaubriand  et  son  groupe  littéraire, 
a  relevé,  h  plusieurs  reprises,  l'influence  que  l'auteur  du  Génie  dît 
Christianisme  a  exercée  sur  Lamartine.  Il  y  aurait  un  chapitre 
d'histoire  littéraire  à  écrire,  et  qui  ne  serait  pas  moins  curieux,  sur 
l'influence  de  Chateaubriand  sur  Victor  Hugo.  Elle  fut  plus  grande 
et  plus  durable  qu'on  ne  se  l'imagine  d'ordinaire.  Il  ne  suffit  pas, 


VARIA  47 

en  effet,  de  la  limiter  aux  œuvres  de  jeunesse  dans  lesquelles  Vic- 
tor Hugo  affirma  ses  sentiments  catho.liques  et  ses  opinions  roya- 
listes, Elle  s'est  prolongée  jusque  dans  l'âge  mûr.  L'auteur  de 
Choses  Vues,  apprenant  qu'une  des  «  splendeurs  du  siècle  »  venait 
de  s'éteindre,  quittait,  le  5  juin  1848,  l'Assemblée  Nationale  pour 
faire  à  l'illustre  mort  une  suprême  visite.  Il  devait  cet  tiommage  à 
ce>Uii  dont  la  gloire  consacrée  avait  protégé  son  génie  naissant. 
L'empreinte  qu'il  en  avait  reçue  était  assez  profonde  pour  ne  pas 
s'être  effacée  encore.  Trois  ans  plus  tard,  elle  se  retrouva't  dans 
un  des  plus  merveilleux  épisodes  de  VEx/piation  :  M.  Victor  Giraud 
a  fait  à  cet  égard  des  rapprochements,  un  peu  forcés  parfois,  mais 
qui  dénotent  de  bien  curieuses  réminiscences. 

C'est  surtout  sur  les  débuts  de  Victor  Hugo  que  l'action  de  Cha- 
teaubriand fut  décisive.  Elève  de  la  pension  Cordier,  et  âgé  de 
14  ans,  il  avait  écrit,  en  1816,  sur  un  de  ses  carnets  d'écolier  :  Je 
veux  être  Chateaubriand  ou  rien.  En  1819,  le  Lycée  Français,  dont 
la  devise  était  :  dulces  ante  omnia  wMsœ,  publiait  une  élégie  inti- 
tulée :  La  Canadienne  suspendant  an  palmier  le  tombeau  de  son 
nouveau-né.  Ces  vers  furent  reproduits  en  1825,  dans  les  Annales 
Romantiques  avec  une  note  curieuse  :  «  Cette  jolie  pièce,  que 
M.  Victor  Hugo  a  composée  en  1819,  n'a  pas  été  jugée  digne  par 
lui  d'être  insérée  dans  les  éditions  de  ses  poésies  qui  ont  été 
publiées.  Nous  ne  doutons  pas  que  le  lecteur  ne  nous  sache  gr^ 
d'avoir  été  moins  sévère  que  le  jeune  poète.  »  Ces  vers,  faciles'  et 
tendres,  qui  ne  méritent  pas  l'oubli,  procèdent  visiblement  de 
l'émouvant  épilogue  d'Atala  où.  une  Indienne  pleure  son  enfant 
mort,  «  qu'elle  a  placé  dans  la  demeure  des  petits  oiseaux.  »  C'est 
la  première  inspiration  de  Chateaubriand  qui  s'avoue  dans  une 
pièce  de  Victor  Hugo. 

Au  cours  de  cette  même  année,  le  poète  donnait  une  ode  nou- 
velle :  les  Destins  de  la  Vendée.  Elle  était  dédiée  à  M.  le  vicomte 
de  Chateaubriand.  Cette  dédicace  dépassait  la  portée  d'un  hom- 
mage ;  elle  disait  une  inspiration.  La  première  strophe  évoquait 
le  souvenir  de  la  «  muse  sacrée  »  qui  avait  dicté  Les  Martyrs. 
Môme  une  note  établissait  un  rapprochement  entre  un  passage  du 
poème  de  Chateaubriand  et  le  début  de  l'ode. 


«  Quel  Français  ignore  aujourd'hui  les  cantiques  funèbres  ?  Qui 
de  nous  n'a  mené  le  deuil  autour  d'un  tombeau,  n'a  fait  retentir 
le  cri  des  funérailles  ?  »  {Martyrs,  livre  XXIV.) 


48  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

Qui  de  nous,  en  posant  une  urne  cinéraire," 
N'a  trouvé  son  ami  pleurant  sur  un  cercueil  ? 
Autour  du  froid  tombeau  d'une  épouse  ou  d'un  frère 
Oui  de  nous  n'a  mené  le  deuil  ? 


La  deuxième  strophe  ampruntait  à  Chateaubriand  une  inspira 
tion  qui  commandait  le  plan  même  et  les  développements  de  l'ode. 

Depuis,  à  nos  tyrans  rappelant  tous  leurs  crimes, 

Et  vouant  aux  remords  ces  cœurs  sans  repentir, 

Elle  a  dit  :  «  Dans  ces  temps  la  France  eut  ses  victimes, 

Mais  la  Vendée  eut  ses  martyrs  ». 

Chateaubriand  venait,  en  effet,  de  publier  (juillet  1819)  dans  la 
quarante-quatrième  livraison  du  Conservateur  Politique  un  article 
enfîamrné  !  Ce  que  la  Vendée  a  fait  pour  la  monarchie.  Ce  que  la 
Vendée  a  souffert  pour  la  monarchie.  Ce  que  les  ministres  du  roi 
ont  fait  pour  la  Vendée.  L'ode  du  jeune  Hugo  avait  trouvé  dans 
ce  libelle  violent  et  vengeur  sa  source,  son  occasion  et  quelques- 
uns  de  ses  motifs. 

Je  ne  crois  pourtant  pas  que  l'ode  sur  Les  Desfins  de  la  Vendée 
ait  suffi  à  créer  des  relations  personnelles  entre  Victor  Hugo  et 
Chateaubriand.  Et  voici  le  témoignage  sur  lequel  s'appuient  mes 
doutes.  Les  trois  frères  Hugo  avaient  fondé,  en  décembre  1819,  un 
journal  qu'ils  appelaient  le  Conservateur  Littéraire  pour  bien 
montrer  la  fidélité  d'admiration  et  la  communauté  d'opinion  qui 
les  rattachaient  au  Conservateur  Politique.  Celui-ci,  glorieux  aîné, 
fit  au  cadet  naissant  les  honneurs  r'un  éloge  peu  banal.  Il  disait 
comment  les  trois  frères  avaient  voulu  acquitter  envers  «  la  mère 
distinguée  «  qui  les  avait  élevés  «  une  dette  aussi  sacrée  que 
douce  ». 

Le  Conservateur  Littér>''ire  est  rédigé  par  trois  frères,  MM.  Hugo 
dont  l'aîné  à  peine  a  20  ans  et  dont  le  plus  jeune  n'en  a  que  17. 
Celui  qu'on  distingue  par  le  nom  de  Victor  était  déjà  connu  par 
une  ode  sur  La  Vendée  et  par  une  satire  sur  le  Télégraphe.  Il  y  a, 
dans  cette  honorable  entreprise,  quelque  chose  de  plus  intéressant 
et  de  plus  touchant  encore,  c'est  son  motif,  dont  MM.  Hugo  qîie 
nous  n'avons  point  Vavantage  de  connaître  nous  pardonneront  de 
révéler  le  secret.  » 


VARIA  49 

La  7*  livraison  du  Conservateur  Littéraire  publiait,  en  février 
1820,  une  ode  de  V.  M.  Hugo  sur  La  mort  de  Son  Altesse  Royale 
Charles-Ferdinand  d'Artois,  duc  de  Berry,  Fils  de  France.  Elle 
produisit  dans  le  monde  royaliste  un  effet  immense.  Est-ce  à  cette 
occasion  que  Chateaubriand  aurait  appelé  Victor  Hugo  l'enfant 
sublime  '^  Les  témoignages  sent  contradictoires,  non  seulement 
sur  les  dates,  mais  sur  le  fait  lui-même.  Victor  Hugo  disait  —  je 
tiens  le  récit  de  son  interlocuteur,  homme  de  lettres  très  distingué 
—  que  le  mot  lui  avait  valu  auprès  des  nobles  dames  du  Faubourg 
des  succès  dont  sa  précocité  regrettait  l'insuffisance.  L'auteur  du 
Victor  Hngo  raconté  par  un  témoin  de  sa  vie  rattache  à  cett^  ode 
la  première  visite  que  Victor  Hugo  fit  à  Chateaubriand,  qui  se 
serait  plaint  à  un  de  ses  amis  de  ne  l'avoir  pas  encore  reçue. 

L'accueil  flatteur  et  hautain  marqua  à  la  fois  de  l'admiration  et 
les  distances.  Mais  le  mot  ?  Sainte-Beuve,  qui  avait  vécu  cette 
époaue,  tenait  avec  fermeté  pour  sa  réalité.  M.  Edmond  Biré, 
expert  au  jeu  des  petits  papiers,  a  essayé  de  démontrer,  au  con- 
traire, que  c'était  une  légende.  Mais,  par  une  inadvertance  dont 
il  est  assez  coutumier,  les  textes  qu'il  invoque  se  retournent  contre 
lui.  L'opinion  de  Chateaubriand  n'est  malheureusement  pas  plus 
décisive.  \\  est  possible,  sans  que  la  démonstration  absolue  en  ait 
été  faite,  qu'il  ait  nié  le  propos.  Ce  démenti  tardif  n'avait  pas  con- 
vaincu Sainte-Beuve,  qui  se  souvenait  d'avoir  pris  plusieurs  fois 
le  erand  écrivain  en  flagrant  délit  d'inexactitude. 


«  Bien  des  années  après,  a-t-il  écrit  en  1869,  M.  de  Chateau- 
briand faisait  la  grimace,  quand  on  lui  rappelait  cette  généreuse 
parole  :  il  l'avait  dite  bien  réellement,  mais  il  avait  acquis  cette 
faculté,  en  vieillissant,  de  ne  vouloir  précisément  se  souvenir  que 
de  ce  qui  convenait  cà  son  humeur, et  à  ses  affections  présentes.  » 

Toujours  est-il  que  cette  année  1820  vit  s'établir  des  relations 
suivies  entre  Chateaubriand  et  Victor  Hugo.  M.  Biré  a  cité,  exac- 
tement cette  fois,  il  faut  le  croire,  une  lettre  que  l'auteur  de  VOde 
sur  la  naissance  du  duc  de  Bordeaux  écrivait  le  20  octobre,  à  son 
ami  Saint-Valry.  «  L'ode  que  je  vous  envoie  était  terminée  deux 
jours  après  l'accouchement.  M.  de  Chateaubriand,  à  qui  je  la  fis 
voir  sur  le  champ,  m'indiqua  cinq  ou  six  taches  à  faire  dispa- 
raître. »  Cette  lettre  montre  l'intimité  qui  existait  entre  le  maître 
et  le  disciple.  Tl  est  à  croire  qu'un  article  du  Conservateur  Litté- 

4 


50  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

raire  n'y  avait  pas  été  étranger.  Le  tome  II  de  ce  recueil  rarissime, 
dont  j'^i  la  bonne  fortune  de  posséder  un  précieux  exemplaire, 
renferme  un  article  sur  les  Mémoires^  Lettres  et  Pièces  authenti- 
ques touchant  la  vie  et  la  mort  de  S.  A.  R.  Charles-Ferdinand 
d'Artois,  fils  de  France,  duc  de  Berry,  par  M.  le  vicomte  de  Cha- 
teaubriand. L'article  est  signé  d'un  V.  C'était  l'une  des  initiales 
sous  lesquelles,  pour  laisser  croire  à  l'existence  d'un  grand  nom- 
bre de  rédacteurs,  Victor  Hugo  dissimulait  sa  personnalité.  On 
peut  discuter  l'attribution  qu'il  faut  donner  à  d'autres  initiales 
et  à  certains  pseudonymes  du  Conservateur  Littéraire.  Mais  pour 
les  articles  signés  V.,  il  ne  saurait  y  avoir  aucun  doute.  Victor 
Hugo,  qui  en  a  reproduit  plus  de  la  moitié  dans  Littérature  et  Phi- 
losophie mêlées,  leur  a  conféré  ainsi  une  paternité  incontestable. 
Cet  article  est  dithyrambique. 

«  La  France  s'est  un  moment  crue.  Elle  se  rassure  chaque  jour 
davantage,  car  il  reste  encore  dans  son  sein  de  ces  hommes  qui 
sont  très  puissants  contre  les  révolutions  et  dont  le  génie  peur 
suffire  quelquefois  pour  arrêter  la  décomposition  des  empires.  A 
la  tête  de  ces  Français  privilégiés  nous  aimons  à  placer  M.  le 
vicomte  de  Chateaubriand.  Dans  cette  époque  de  stérilité  litté- 
raire et  de  monstruosités  politiques  chaque  ouvrage  du  noble  pair 
est  un  bienfait  pour  les  lettres,  et,  ce  qui  est  p^us  rare,  un  service 
pour  la  monarchie.  On  peut  lui  appliquer  ce  que  Virgile  a  dit  du 
sage  jeté  au  milieu  des  agitations  populaires  : 

Iste  régit  dictis  animos  et  pectora  mulcet. 

La  suite  tient  les  "promesses  de  l'exorde.  On  loue  chez  «  le  plus 
illustre  de  nos  écrivains,  la  richesse  de  l'imagination,  la  profon- 
deur de  sentiment,  la  variété  du  style,  la  prodigieuse  propriété 
d'expression,  la  facilité,  l'harmonie  et  jusqu'à  la  négligence  si 
gracieuse.  »  Il  est  vraiment  remarquable  que  l'excès  apparent  de 
ces  éloges  ne  nuise  pas  à  la  clairvoyance  de  l'appréciation.  Toutes 
ces  épithètes  sont  mesurées  avec  un  goût  très  sûr  et  aucun  criti- 
que n'en  a  depuis  refusé  à  Chateaubriand  le  juste  tribut.  L'ana- 
lyse de  l'article,  dont  les  réflexions  servent  à  joindre  les  diverses 
parties,  «  comme  l'alliage  dans  l'or  »,  procède  d'un  sentiiront 
d'admiration  enthousiaste  qui  va  à  la  fois  à  l'écrivain  et  au 
rovaliste. 


VARIA  51 

Si  convaincu  qu'il  fût  de  la  grandeur  de  son  génie,  je  doute  que 
Chateaubriand  ait  pu  être  insensible  à  la  conclusion  d'une  étude 
où  celui  qui  incarnait  les  plus  prodigieuses  espérances  de  la  géné- 
ration nouvelle  s'epxrimait  en  ces  termes  : 

«  Dans  cet  écrit,  l'homme  d'Etat  et  l'écrivain  brillant  avec  une 
égale  supériorité,  et  c'est  une  chose  consolante,  dans  ces  temps  de 
sophismes,  que  la  politique  de  M.  de  Chateaubriand,  toute  géné- 
reuse, soit  en  même  temps  si  juste  et  si  forte  de  raison.  M.  de 
Chateaubriand  parle,  pense  et  écrit  avec  son  âme  :  voilà  pourquoi 
il  n'y  a  pas  dans  ses  Mémoires  une  seule  ligne  qu'un  lecteur  fran- 
çais voulût  retrancher.  » 


La  18"  livraison,  parue  deux  mois  après,  apportait  à  l'auteur 
du  Génie  du  Christianisme  un  nouvel  hommage  sous  la  forme 
d'une  ode.  Elle  fut  publiée  en  juillet  1820.  Trois  mois  avant,  en 
avril,  la  deuxième  édition  des  Méditations  avait  donné  sous  le 
même  titre  une  ode  de  Lamartine,  dédiée  à  M.  de  Donald.  Les 
deux  odes  sont  du  même  mètre  :  la  stance  est  de  huit  pieds  et  a 
dix  vers.  Mais  l'inspiration  diffère.  Lamartine  se  soucie  peu  de 
M.  de  Bonald.  Il  nous  a  avoué  qu'il  ne  le  connaissait  que  de  nom 
et  n'avait  rien  lu  de  lui.  C'est  pour  plaire  à  Julie,  dont  l'admira? 
tion  le  lui  avait  révélé  comme  vme  sorte  de  «  Solon  moderne  », 
qu'il  écrit  ces  vers.  M.  de  Bonald  lui  envoya,  pour  le  remercier, 
l'édition  complète  de  ses  œuvres.  «  Je  T'ai  lue,  dit-il,  avec  cet  élan 
de  la  poésie  vers  le  passé  et  avec  cette  piété  du  cœur  pour  les 
ruines  qui  se  change  si  facilement  en  dogme  et  en  système  dans 
Vimagination  des  enfants.  Je  m'efforçai  de  croire  pendant  quel- 
ques mois  aux  gouvernements  révélés,  sur  la  foi  de  M.  de  Cha- 
teaubriand et  de  M.  de  Bonald.  »  Comme  cette  ode  avait  été  écrite 
en  1817,  et  qu'il  avait  alors  27  ans,  on  voit  que  Lamartine  prolonge 
S071  enfance  jusqu'à  un  âge  oii  l'on  considèie  d'ordinaire  qu'elle 
est  depuis  longtemps  achevée. 

Victor  Hugo,  au  contraire,  n'avait  que  18  ans  lorsqu'il  composa 
Le  Génie.  L'inspiration  chez  lui  était  directe.  Tandis  que  Lamar- 
tine n'avait,  de  son  propre  aveu,  loué  la  politique  que  pour  plaire 
à  l'amour,  son  glorieux  émule  avait  puisé  dans  une  admiration 
passionnée  pour  Chateaubriand  les  accents  enflammés  de  l'ode 
qu'il  lui  dédiait.  J'en  ai  sous  les  yeux  le  manuscrit  original.  Il  fait 
partie  d'un  curieux  volume  qui  compte  parmi  les  plus  précieuses 


52  LES  ANNALES   ROMANTIQUES 

reliques  de  Victor  Hugo.  C'est  un  exemplaire  des  Œuvres  Illus- 
trées, parues  en  1855,  chez  Hetzel,  gros  volume  massif  de  1460 
pages,  qui  a  la  forme  d'un  lourd  dictionnaire.  La  reliure  de  cha- 
grin ne  relève  pas  d'élégance  son  aspect  extérieur.  L'écrin  man- 
que de  grâce,  mais  il  renferme  des  trésors.  Exemplaire  unique 
donné  à  ma  filleule  Anna-Alice-Adèle  Asplet.  Victor  Hugo,  Guer- 
nesey  /*"■  janvier  1856,  Hauteville  House.  M""  Asplet  était  la  fille 
du  centenier  de  Guernesey,  chez  lequel  le  proscrit  du  2  décembre 
avait  trouvé  l'hospitalité  la  plus  généreuse  et  la  plus  courageuse. 
Et  vraiment  l'exemplaire  est  unique  !  M.  Paul  Berret  dans  sa  très 
curieuse  étude  sur  la  Philosophie  de  Victor  Hugo  a  exprimé  le 
regret  que  le  volume  soit  sorti  de  France.  J'ai  eu  le  grand  plaisir, 
où  ma  fierté  de  bibliophile  trouvait  sa  part,  de  le  détromper.  Il 
est  un  des  joyaux  de  ma  bibliothèque.  J'en  donnerai  quelque  jour 
la  description  détaillée.  Elle  en  vaut  la  peine.  Victor  Hugo  n'y  a 
pas  fait  moins  de  quatre  dessins.  R  y  a  retranscrit,  pour  faire  plai- 
sir et  honneur  à  sa  filleule,  de  nombreuses  pages  de  ses  œuvres. 
Sa  femme,  ses  fils,  ses  omis  ont  collaboré  à  l'œuvre  de  la  com- 
mune reconnaissance.  Les  dédicaces,  les  pages  copiées,  les  photo- 
graphies, les  aquarelles,  les  autographes  illustres  sont  semés  dans 
le  volume  avec  une  prodigalité  réjouissante.  Et  voici  la  perle  in- 
comparable :  l'ode  Le  Gcnie  y  est  tout  entière  en  manuscrit  ori- 
ginal, écrite  en  1820  par  Victor  Hugo.  La  calligraphie  en  est  admi- 
rable. Ce  n'est  pas  le  premier  jet,  mais  ce  n'est  pas  non  plus  la 
copie  définitive,  puisque  le  manuscrit  contient  de  nombreuses 
variantes.  Il  serait  fastidieux  de  les  donner  toutes.  Je  m'en  tien- 
drai aux  essentielles.  La  septième  strophe  se  présente  ainsi  sur  le 
manuscrit  : 

Jeune  encor,  quand  des  mains  du  crime 
La  France:'  en  deuil  reçut  des  fers, 
Tu  fuis  :  ce  feu  pur  qui  t'anime 
S'éveilla  dans  Vautre  univers. 
Contem,plant,  etc. 

ou  : 

Loin  des  bords  qui  t'avaient  vu  naître 
rp     j   •     \    Quand  régnaient  des  pervers  ; 

'   aux  jours  de  nos  revers 
Et  tu  trouveras  un  nouvel  être 
Au  sein  d'un  nouvel  univers. 
Contemplant,  etc. 


VARIA  53 

Jeime  encor,  vers  un  nouveau  monde 

Tu  fuis  loin  de  nos  bords  sanglants, 

El  là,  du  feu  qui  te  féconde 

Tu  sentis  les  premiers  élans. 

Contemplant  ces  vastes  rivages, 

Ces  qrands  fleuves,  ces  bois  sauvages, 

Aux  humains  tu  disais  adieu  ; 

Car  dans  ces  lieux  que  Vhomme  ignore 

Du  moins  ses  pas  n'ont  point  encore 

Effacé  le":  traces  de  Dieu. 

Ces  hésitations  et  ces  variantes  ont  abouti  au  texte  définitif  : 

Jeune  encor,  quand  des  mains  du  crime, 

La  France  en  deuil  reçut  des  fers, 

Tu  fuis  ;  le  feu  pur  qui  t'anime 

S'éveilla  dans  l'autre  univers  ; 

Contemplant  ces  vastes  rivages, 

Ces  grands  fleuves,  ces  bois  sauvages. 

Aux  humains  tu  disais  adieu  ! 

Car  dans  ces  lieux  que  l'homme  ignore. 

Du  moins  ses  pas  n'ont  pas  encore 

Effacé  les  traces  de  Dieu. 

La  8*  strophe  publiée  est  restée  semblable  à  la  strophe  manus- 
crite. Il  y  a  peu  de  changements  dans  la  9^  Mais,  au  contraire,  la 
iO''  comporte  de  nombreuses  variantes.  Le  manuscrit  se  présente 
avec  la  physionomie  suivante  : 

Le  camp  voyageur  du  Numide 
Taccueillit  errant  sur  ce  bord 
Qu'ombrage  au  loin  la  Pijraimide, 
Tente  imm,obile  de  la  mort. 
Tu  vis.  etc. 

Et  là  des  larmes  arrosée 
La  mtise  de  Job  et  d'Osée 
T'enseigna  ses  secrets  divins. 

Et  prh  de  sa  tombe  muette 
La  sainte  muse  du  prophète, 
T'enseigna,  etr 


54  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

Et  sur  sa  tombe  délaissée 

\  (VAmos  et  d'Osée 
La  muse  j  ^,^^.^ 

Tenseigna,  etc. 

Et  dans  ces  paisibles  retraites 
La  sainte  muse  du  prophète 
Tenseigna,  etc. 

Et  près  de  la  tombe  éternelle 
La  muse  sainte  et  solennelle 
Tenseigna,  etc. 

A  l'ombre  de  la  Pyramide, 
Tente  immobile  de  la  mort, 
Le  camp  voyageur  du  Numide 
T'accueillit,  errant  sur  ce  bord. 
Tu  vis  encor  le  mont  auguste 
Où.  maudit  par  son  peuple  injuste 
Mourut  le  Sauveur  des  humains. 
Sur  le  tombeau  qui  nous  rachète, 
La  muse  sainte  du  prophète 
T'enseigna  ses  secrets  divins. 

Ces  multiples  variantes,  qui  témoignent  de  la  précoce  facilité 
du  poète  devaient  aboutir  à  la  strophe  suivante  : 

A  Vombre  de  la  pyramide, 
Teri'te  immobile  de  la  mort. 
Le  camp  voyageur  du  Niimide 
T accueillit,  errant  sur  ce  bord. 
Tu  vis  encor  le  m,ont  auguste 
Où,  m,audit  par  son  peuple  injuste, 
Mourut  le  Sauveur  des  humains. 
Et,  près  de  sa  tombe  adorée, 
La  muse  éternelle  et  sacrée 
T  enseigna,  ses  secrets  divins. 

Voici,  d'après  le  texte  publié,  la  10*  strophe  : 


VARIA  55 

Enfin  au  foyer  de  tes  pères 
Tu  vins,  rapportant  pour  trésor 
Tes  maux  aux  rives  étrangères 
Et  les  hautes  leçons  du  sort  ! 
Tu  déposas  ta  douce  lyre  : 
Tîès  lors,  ia  raison  qui  t'inspire 
Au  Sénat  parla  par  ta  voix  ; 
Et  la  Liberté  rassurée 
Confia  sa  cause  sacrée 
\  ton  bras,  déienseur  des  rois. 

Le  poète  avait  préféré  les  quatre  premiers  vers  à  ceux-ci  qu''l 
a  biffés  : 

Enfin  au  foyer  de  tes  pères 

Tu  revins,  fatigué  du  sort. 

Ton  grand  cœur,  tes  nobles  misères 

Te  restaient  pour  dernier  trésor. 

Ce  sont  les  trois  derniers  vers,  relatifs  à  la  Liberté,  qui  ont  le 
plus  fait  hésiter  Victor  Rugo.  Voici  les  variantes  du  manuscrit. 

Et  la  Liberté,  chaste  et  sage, 
Vint  fitir  un  cvlte  qui  Voutrage 
Dans  tes  bras,  défenseur  des  rois. 

Et  la  Liberté,  sage  et  fière 
Confia  sa  chaste  bannière 
A  ton  bras,  défenseur  des  rois. 

Et  la  liberté  profanée. 
S'enfuit,  longtemps  abandonnée 
Dans  tes  bras,  défenseur  des  rois. 

Et  la  Liberté  rassurée 

Commit  sa  cause  vénérée 

A  ton  bras,  défenseur  des  rois. 

L'ode,  quand  elle  parut  en  1822  dans  la  première  édition  df^s 
Odes  et  Poésies  diverses,  s'enrichit  de  deux  épigraphes,  qu'il  faut 
citer,  parce  qu'elles  révèlent  les  sentiments  d'enthousiasme  dont 


56  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

Victor  Hugo  était  anime  envers  Chateaubriand.  L'une  était  em- 
pruntée à  une  ode  du  Tasse  :  «  Va  d'un  pas  ferme  au  Gapitole  >;. 
L'autre  était  prise  dans  F.  de  Lamennais  : 

«  Les  circonstances  ne  forment  pas  les  hommes  :  elles  les  mon 
trent.  Elles  dévoilent,  pour  ainsi  dire,  la  royauté  du  Génie,  der 
nière  ressource  des  peuples  éteints.  Ces  rois,  qui  n'en  ont  pas  le 
nom,  mais  qui  régnent  véritablement  par  la  force  du  caractère  et 
la  grandeur  des  pensées,  sont  élus  par  les  événements  auxquels 
ils  doivent  commander.  Sans  ancêtres  et  sans  postérité,  seuls  de 
leur  race,  leur  mission  remplie,  ils  disparaissent  en  laissant  h 
l'avenir  des  ordres  qu'il  exécutera  difficilement.  « 

La  19"  livraison  du  Conservateur  Littéraire  prenait  contre  les 
Lettres  Normandes,  qui  avaient  mis  en  doute  le  désintéressement 
politique  de  Chateaubriand,  la  défense  de  «  la  gloire  la  plus  écla- 
tante et  la  mieux  méritée  de  ce  siècle  ».  L'article  était  bref,  mais 
blâmant  «  la  tolérance  monstrueuse  de  la  censure  »  il  rachetait  sa 
brièveté  par  sa  virulence.  «  Le  nom  de  M.  de  Chateaubriand  est 
une  sorte  de  propriété  nationale  sur  laquelle  nous  veillons  avec 
jalousie  contre  les  envieux  et  les  libéraux,  cette  double  espèce  de 
Vandales.  »  Ce  début  promettait  ;  la  fin  dépassait  ce  qu'on  en  pou- 
vait attendre.  «  Il  y  a  peu  de  profit  pour  les  Figaro  politiques  à 
calomnier  un  homme  tel  que  M.  de  Chateaubriand.  Sur  cet  athlète 
invulnérable  la  cicatrice  ne  reste  même  pas.  «  L'article  n'est  pas 
signé,  mais  il  porte  une  griffe  à  laquelle  il  est  facile  de  reconnaî- 
tre son  auteur. 

La  24®  livraison  appelle  de  ses  vœux,  en  vue  de  la  crise  des 
élections,  la  publication  d'un  ouvrage  de  Chateaubriand  «  dont  il 
y  aurait  peut-être  indiscrétion  de  notre  part  à  révéler  le  titre.  » 
Cette  simple  phrase^  suffit  à  montrer  que  le  Conservateur  Litté- 
raire, c'est-à-dire  Victor  Hugo,  qui  le  résumait  tout  entier  et  le 
rédigeait  presque  en  entier,  recevait  les  confidences  de  Château 
briand.  Le  Conse'rvateur  Politique  avait  disparu.  Aussi  «  les  roya- 
listes désiraient-ils  bien  vivement  connaître  l'opinîon  du  premier 
de  nos  écrivains  et  de  nos  hommes  d'Etat  sur  la  marche  des  évé- 
nements. » 

Aucune  occasion  n'échappe  à  Victor  Hugo  pour  célébrer  la 
gloire  du  maître  qu'il  admire.  Il  termine  un  long  article  sur 
VHistoire  Générale  de  France  de  M.  Dufau  en  disant  qu'un  histo- 
rien ne  doit  pas  écrire  l'histoire  des  peuples  étrangers,  parce  qu'il 


VARIA  ;  57 

est  «  des  convenances  de  langage  qui  ne  sont  révélées  à  l'écrivain 
que  par  l'esprit  de  la  nation  ».  Cette  considération  générale,  qui 
est  d'ailleurs  d'un  nationalisme  littéraire  fort  contestable,  paraît 
n'avoir  été  énoncée  que  pour  appeler  une  application  particulière 

«  M.  de  Chateaubriand  écrit  l'histoire  de  France.  Quel  vide 
remplira  dans  notre  littérature  l'ouvrage  de  cet  homme  qui,  sui 
vaut  la  belle  expression  de  M.  Lamennais,  est  si  avant  dans  la 
gloire.  Nous  posséderons  alors  notre  histoire  écrite  par  un  person- 
nage historique,  nos  honjmes  d'Etat  jugés  par  un  homme  d'Etat, 
nos  écrivains  appréciés  par  un  écrivain,  nos  grands  hommes  enfin 
immortalisés  une  seconde  fois  par  un  grand  homme  !  » 

Le  début  de  l'année  1821  voit  s'achever  l'existence  du  Conserva- 
teur Littéraire  dont  le  dernier  numéro  parut  ati  mois  de  mars.  Le 
culte  de  Chateaubriand  s'y  affirme  encore.  Voici  un  écho,  comme 
on  dit  aujourd'hui. 

Grande  nouvelle.  M.  Pigault-Lebrun,  le  romancier,  va  publier... 
Quoi,  un  poème  ?..  Vous  n'y  êtes  pas...  Quoi  donc,  une  tragé- 
die ?...  C'est  bien  pis...  Quoi  donc,  enfin  ?...  Une  Histoire  de 
France  !...  Risurn  teneatis  Celle  de  M.  de  Chateaubriand  est  paro- 
diée d'avance.  » 

Louis  Barthou, 
(La  Revue  Bleue  du  2  décembre  1911). 


II 


L'avantdernier  numéro  contient  un  renseignement  de  haute 
importance.  Nous  croyons  avoir  inventé  les  conférences  et  les  lec- 
tures publiques  ;  il  n'en  est  rien.  Il  se  constitue  en  1821  une 
Société  des  Bonnes  Lettres,  dont  voici  le  programme.  «  Indépen- 
damment des  discours  qui  seront  prononcés  sur  la  morale,  la  lit- 
térature et  l'histoire  de  France,  les  séances  seront  encore  remplies 
par  des  lectures  de  fragments  littéraires  en  tous  genres  et  par 
d'autres  discours  sur  les  sciences  et  les  arts.  »  Si  je  compte  bien. 


58  LES  ANNALES   ROMANTIQUES 

huit  membres  de  l'Académie  Française  ont  promis  leur  concours. 
Il  y  a  aussi  des  membres  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres  et  de  l'Académie  des  Sciences,  et  de  nombreux  hommes 
de  lettres  dont  il  faut  convenir  que  peu  ont  passé  à  la  postérité. 
Sur  la  liste,  à  côté  de  M.  le  vicomte  de  Chateaubriand,  membre 
de  l'Académie  Française  et  pair  de  France,  figurent  :  MM.  Abel 
Hugo,  homme  de  lettres,  et  Victor  Hugo,  membre  de  l'Académie 
des  Jeux  Floraux.  La  séance  du  28  février  réunit  au  programme 
les  noms  des  deux  frères.  Abel  parle  sur  la  Littérature  Espagnole. 
Victor  lit  une  ode  intitulée  Quiberon  Cette  ode  lui  vaut  une  lettre 
de  Chateaubriand.  «  J'ai  retrouvé,  Monsieur,  dans  votre  ode  sur 
Quiberon,  le  talent  que  j'ai  remarqué  dans  les  autres  pour  la 
poésie  lyrique.  Elle  est  de  plus  extrêmement  touchante  et  elle  m'a 
fait  pleurer.  Je  suis  bien  honteux,  je  vous  l'assure,  de  n'avoir  pas 
fait  l'article  que  je  vous  avais  promis.  Je  n'y  ai  pas  renoncé  et  je 
me  ferai  un  vrai  plaisir  de  rendre  la  France  attentive  à  un  vrai 
talent  inspiré  par  des  sentiments  élevés  et  généreux.  Je  vois  tous 
les  jours  vanter  dans  les  journaux  des  vers  qui  sont  loin  de  valoir 
les  vôtres.  »  On  comprend  qu'un  tel  compliment  flatte  la  vanité 
du  jeune  poète.  Il  écrit  à  Alfred  de  Vigny  la  joie  qu'il  en  éprouve. 
«  Les  séances  d'Abel  aux  Bonnes  Lettres  ont  beaucoup  de  succès 
Je  n'ai  rien  lu  ni  fait  lire  depuis  Q^iiberon.  J'ai  reçu  de  M.  de 
Chateaubriand  une  lettre  charmante  où  il  me  dit  que  cette  od^ 
Va  fait  pleurer  !  Je  vous  répète  cet  éloge,  mon  ami,  parce  qu'il 
vous  convaincra  aussi,  vous  qui  avez  entre  les  mains  le  procès- 
verbal  de  l'enterrement  de  cette  œuvre.  Qu'est-ce  auprès  de  votre 
adorable  SymHha  ?  » 

Quel  dommage  que  M.  Biré  n'ait  pas  connu  ou,  ce  qui  est  à 
craindre,  qu'il  ait  volontairement  méconnu  des  documents  de  ce 
caractère  !  Ils  auraient  bien  mérité  de  prendre  place  à  côté  du 
billet,  très  significatif  pourtant,  qu'il  cite  de  Victor  Hugo  à  son 
ami  Adolphe  de  Saint-Valry.  «  Je  dîne  mercredi  avee  cet  illustre 
Chateaubriand  et  j'en  suis  plus  fîer  que  jamais.  »  (27  août  1821'* 
Chateaubriand  Venait  dêtre  reçu  maître  ès-jeux  floraux.  Confor- 
mément aux  statuts  de  l'Académie  toulousaine,  c'est  u>f  académi- 
cien qui  devait  lui  remettre  ses  lettres.  Il  y  en  avait  six  à  Paris, 
En  chargeant  Victor  Hugo  de  cette  mission,  on  avait  choisi  le  plus 
jeune,  mais  aussi  le  plus  célèbre.  Il  en  fut  flatté  H  écrivit  au 
secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  :  «  C'est  moi,  Monsieur,  qui 
vous  remercie  du  fond  de  l'âme.  Ce  nouveau  rapport  a  en  quel- 
que sorte  resserré  encore  ma  liaison  avec  l'illustre  pair  et  c'est 


VARIA  59 

une  reconnaissance  de  plus  que  je  vous  dois.  M.  de  Chateau- 
briand a  reçu  son  diplôme  avec  toute  la  grâce  possible  et  m'a  dit 
qu'il  écrirait  à  l'Académie  pour  la  remercier.  Tous  les  amis  des 
lettres  félicitent  l'Académie  de  cette  acquisition.  S'il  faut  l'avouer, 
elle  m'a  semblé,  comme  à  vous,  un  peu  tardive.  » 

Il  y  a  dans  cette  dernière  phrase  une  ingénuité  touchante,  et  je 
sais  peu  de  témoignages  dont  se  dégage  avec  plus  de  force  le  rang 
auquel  Victor  Hugo  mettait  le  génie  de  Chateaubriand.  Son  admi- 
ration s'affirmait  partout  et  avec  tous.  En  janvier  1822,  elle  fut 
l'occasion  d'une  légère  brouille  avec  M"«  Foucher,  sa  fiancée, 
dont  «  le  froid  adieu  »,  «  l'adieu  glacé  »,  eut,  un  certain  soir,  pour 
cause  inattendue,  un  dissentiment  littéraire  relatif  à  l'auteur  des 
Martyrs.  Victor  écrivait,  le  4  janvier,  à  Adèle  : 

«  Nous  étions  si  bien  d'accord  une  heure  auparavant.  Que  ne 
t'ai-je  quittée  alors  !  Je  serais  rentré  le  cœur  content,  et  mainte- 
nant encore  mille  pensées  amères  ne  se  mêleraient  pas  au  plaisir 
de  t'écrire.  Il  me  semble  que  je  n'ai  rien  dit  dans  cette  discussion 
qui  ait  pu  te  mécontenter.  Mes  paroles  n'étaient  certainement  pas 
des  paroles  de  médisance  ou  d'envie,  et  je  ne  comprends  pas  com- 
ment je  far  déplu  en  prenant  la  défense  du  seul  homme  en  France 
qui  mérite  V enthousiasme  Si  jamais  j'étais  destiné  à  parcourir 
une  carrière  illustre  (rappelez-vous  :  je  veux  être  Chateaubriand 
ou  rien)  après  ton  approbation,  ma  bien-aimée  Adèle,  l'admira- 
tion des  esprits  neufs  et  des  cœurs  jeunes  serait,  ce  me  semble, 
ma  plus  belle  récompense.  Laissons  cela  ». 

La  discussion  reprit  quelques  semaines  après,  car,  le  21  février, 
Victor  écrivait  à  sa  fîan{!ée  :  «  Tu  aurais  découragé  l'auteur  des 
Martyrs  en  lui  parlant  ds  son  livre  comme  tu  m'en  parlais  l'autre 
jour,  certainement  d'après  des  opinions  étrangères  ».  L'incerti- 
tude qui  pesait  sur  la  situation  matérielle  de  Victor  était  un  obs- 
tacle à  son  mariage.  Ne  pouvait-il  pas  faire  appel  à  ses  amis  ?  On 
l'y  poussait  du  côté  des  deux  familles,  mais  sa  dignité  qu'il  met- 
tait très  haut  se  refusait  aux  démarches  qui  auraient  pour  objet 
une  faveur  et  autre  chose  que  son  droit  à  une  pension  officielle- 
ment promise. 

«  Toutes  les  protestations  de  service  des  hommes  puissants  ne 
me  seront  pas  aussi  utiles  qu'on  pourrait  le  croire.  Je  ne  compte 
que  sur  moi,  car  je  ne  suis  sûr  que  de  moi.  J'aime  bien  mieux. 


60  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

chère  amie,  travailler  quinze  nuits  de  suite  que  de  solliciter  une 
heure.  » 

Et  encore  (8  janvier). 

«  J'aime  beaucoup  mieux  me  créer  moi-même  en  travaillant  mes 
moyens  d'existence  que  de  les  attendre  de  la  hautaine  bienveil- 
lance des  hommes  puissants.  Il  est  bien  des  manières  de  faire  for 
tune  et  je  l'aurais  certainement  déjà  faite  si  j'avais  voulu  acheter 
des  faveurs  par  des  flatteries.  Ce  n'est  pas  ma  manière.  » 

Il  n'est  pas  douteux  que  Chateaubriand  fût  l'un  de  ces  <e  hom- 
mes puissants  »  vers  lesquels  les  deux  familles  poussaient  les  sol- 
licitations de  Victor  Hugo.  Ministre  des  Affaires  Etrangères,  ne 
pouvait-il  pas  donner  une  situation  au  poète  qui  n'avait  cessé  de 
lui  témoigner  la  fidélité  d'une  admiration  passionnée  ?  Le  père 
de  Victor  Hugo  s'était  attaché  à  ce  projet.  «  Il  voulait  aussi  lui,  à 
toute  force,  me  voir  attaché  à  l'ambassade  de  Londres  :  cette  idée, 
qui  me  désolait,  flattait  son  amour-propre  et  son  ambition.  Eh 
bien  !  je  lui  ai  écrit  hier  une  lettre  avec  laquelle  je  suis  sûr  de  le 
dissuader.  »  La  résistance  tenace  et  prévoyante  du  jeune  homme, 
sa  dignité  résolue,  la  conscience  qu'il  avait  de  trouver  dans  son 
talent  à  la  fois  des  ressources  et  la  gloire,  triomphèrent  des  sug- 
gestions de  sa  famille.  V  resta  fidèle  aux  Lettres. 

En  juillet  1823,  Soumet,  Guiraud  et  Emile  Deschamps  firent 
appel  à  sa  collaboration  pour  la  fondation  et  la  rédaction  d'un 
journal  littéraire,  la  Mus^  Française.  Ce  recueil  dura  un  an.Victo'' 
Hugo  lui  donna  deux  odes  et  cinq  articles  de  critique.  Ces  articles 
lui  furent  une  occasion  nouvelle  d'exalter  la  gloire  de  Chateau- 
briand. 

A  propos  d'une  létude  sur  Quentin  Burward  une  note  accordait 
la  <f  palme  épique  »  à  1'  «  admirable  poème  des  Martyrs  «.  Un 
article  consacré  à  VEssai  sur  rindifférence  rappelle  «  l'enthou- 
siasme avide  qu'a  éveillé  le  Génie  du  Christianisme,  et  «  l'impul- 
sioç  donnée  aux  esprits  par  les  admirables  écrits  de  Chateau- 
briand ». 

Il  faut  surtout  citer  cette  phrase  : 

.    «  M.  de  Chateaubriand,  dont  le  génie  flatte  toutes  les  imagina 
lions  lors  même  qu'il  ne  touche  pas  les  cœurs,  a  laissé  tomber  sur 
les  Juifs  quelques-unes  de  ces  pages  merveilleuses  qui,  passant  de 


VARIA  61 

mémoire  en  mémoire,  n'auraient  pas  besoin  du  secours  de  l'im 
primerie  pour  arriver  à  la  postérité  la  plus  reculée  ». 

La  mort  de  Byron,  auquel  il  consacre  un  curieux  et  puissant 
article,  le  conduit  à  opposer  l'une  à  l'autre  les  deux  écoles  : 

«  de  la  résignation  et  du  désespoir^  Vune  qui  adore  et  Vavtre  qui 
maudit,  Vune  qui  voit  tout  du  haut  du  ciel,  Vautre  du  fond  de  In 
terre.  Elles  sont  représentées  «  dans  la  littérature  européenne  par 
deux  illustres  génies  (dont  le  premier  est,  il  est  vrai,  supérieur  au 
second  autant  par  sa  propre  élévation  que  par  la  hauteur  de  sa 
morale)  :  Chateaubriand  et  Byron.  Lord  Byron,  dans  ses  lamen- 
tations funèbres,  a  exprimé  les  dernières  convulsions  de  la  société 
expirante  ;  M.  de  Chateaubriand,  avec  ses  inspirations  sublimes, 
a  satisfait  aux  premiers  besoins  de  la  société  ranimée.  La  voix  de 
l'un  est  comme  l'adieu  du  cygne  à  l'heure  de  la  mort.  La  voix  de 
l'autre  est  pareille  au  chant  du  Phénix  renaissant  de  ses  cendres.» 

Le  poète  n'est  ni  moins  fidèle,  ni  moins  enthousiaste  que  le  cri 
tique.  Il  s'attache  à  tous  les  pas  de  son  héros.  La  Guerre  d'Espa- 
gne [sine  clade  victor)  lui  inspire  en  novembre  1823  une  ode  qui 
ne  compte  pas  parmi  ses  meilleures,  mais  la  disgrâce  de  Château 
briand  lui  dicte,  en  juin  1824,  de  beaux  accents.  Déjà  l'épigraphe, 
empruntée  à  Aben-Hamed,  est  significative.  «  On  ne  tourmente 
pas  les  arbres  stériles  et  desséchés.  Ceux-là  seulement  sont  battus 
de  pierres  dont  le  front  est  couronné  de  fruits  d'or.  »  Les  quatre 
derniers  vers  sont  vraiment  magnifiques  : 

Chacun  de  tes  revers  pour  ta  gloire  est  compté. 
Quand  le  sort  t'a  frappé  tu  dois  lui  rendre  grâce, 
Toi  qu'on  voit  a  chaque  disgrâce 
Tomber  plus  haut  encor  que  tu  n'étais  monté  ! 

Il  y  a  peu  de  documents  directs  qui  éclairent  les  relations  de 
Victor  Hugo  et  de  Chateaubriand  de  1824  à  1829.  On  peut  suppo- 
ser qu'elles  se  poursuivirent  sur  le  même  ton  de  bienveillance  un 
peu  hautaine  de  la  part  du  maître  et  de  respectueuse  admiration 
de  la  part  du  disciple. 

Hoffmann  ayant  publié  dans  les  Débats  du  14  juin  1824  un 
article  sur  les  Nouvelles  Odes,  Victor  Hugo  justifia  les  principes 
de  la  nouvelle  école  par  une  lettre  fort  curieuse  qui  ne  figure  pas. 


62  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

on  ne  sait  pourquoi,  dans  sa  correspondance.  Il  y  parlait  du 
«  g-rand  homme  qui,  non  content  d'avoir,  dans  le  Génie  du  Chris 
tinnisme,  tracé  les  précoptes  de  la  poésie  nouvelle,  en  a  donné, 
dans  ses  Martyrs,  le  plus  magnifique  exemple  :  généreux  écrivain 
qu'ont  trouvé  tour  k  tour  fidèle,  en  leur  temps  de  péril,  la  Reli- 
gion, la  Monarchie  et  la  Liberté,  les  trois  grandes  nécessités  d'un 
grand  peuple.  « 

La  Préface  de  ces  Nowclles  Odes  constatait  que  «  les  plus 
grands  poètes  du  mondo  sont  venus  après  de  grandes  calamités 
publiques  ».  Elle  citait  les  exemples  d'Homère,  de  Virgile,  du 
Dante,  de  Milton,  de  Corneille,  de  Racine,  de  Molière,  de  Roileau. 
Elle  ajoutait  :  «  Après  !a  Révolution  Française,  Chateaubriand 
s'élève,  et  la  proportion  est  gardée.  » 

Il  n'y  a   rien,  dans  la  Préface,  des   Odes  et  Ballades,  datée   du 
mois   d'octobre  1826,   qui  se   rapporte  à  Chateaubriand.  Mais    il 
n'est  pas  téméraire  de  croire  que  Victor  Hugo  lui  envoya  son  nou- 
veau livre  a^'ec  une  déd'cace  flatteuse.  C'est  l'explication  que  je 
trouve  à  une  lettre  inédite  de  Chateaubriand,  du  l*^""  décembre  di* 
la  même  année,  que  j'ai  pu   copier  dans  la   collection  des   docu- 
ments romantiques  appartenant  à  mon  ami  M.   Pierre  Lefèvre 
Vacquerie.  «  Je  vous  dois  toujours.  Monsieur,  de  nouveaux  remer 
ciments.  Vous  me  louez  trop,  mais  pourtant  si  bien,  que  je  n'ai 
pas  le  courage  de  m'en  plaindre    Je  vais  relire  ce  que  j'ai  lu,  et 
lire  ce  que  je  ne  connais  pas  encore.  Je  vous  admire  toujours  et 
ne  suis  fâché  que  de  ne  pas  vous  voir  plus  souvent.  Croyez,  Mon 
sieur,  à  mon  dévouemeni,  bien  sincère,  » 

S'ils  ne  se  vovaient  pas,  il  est  à  croire  que  Chateaubriand  et 
Victor  Hugc  s'écrivaient  Victor  Hugo,  s'excusant  auprès  de 
V.  Pavie,  lui  disait,  en  effet,  le  17  juillet  1828  ;  «  Vous  êtes  indul- 
gent, vous,  et  vous  voudrez  bien  m'aimer  comme  cela,  et  penser 
qu'entre  les  lettres  de  Lamartine,  de  l'abbé  de  Lamennais,  de 
Chateaubriand,,  les  vôtres  sont  encore  de  celles  auxquelles  je 
réponds  le  plus  vite  ». 

D'ailleurs  les  projets  et  les  batailles  littéraires  de  son  fidèle  et 
fougueux  disciple  ne  laissaient  pas  Chateaubriand  indifférent. 
Son  regard  olympien  daignait  tomber  sur  lui. 

Mnrion  De  Lorme  fut  reçue  en  juillet  1829  au  Théâtre  Français. 
Interdite  par  la  censure  sous  Charles  X,  elle  fut  jouée  pour  la  pre- 
mière fois  h  la  Porte  Saint-Martin,  le  H  août  1831.  Dans  l'inter- 
valle de  l'interdiction  et  de  la  représentation,  Chateaubriand  y 
faisait  allusion  au  cours  de  la  Préface  qu'il  écrivit  pour  ses  Etudes 


VARIA  63 

OU  Discours  Historiques.  «  Tout  prend  aujourd'hui  la  forme  de 
l'histoire,  polémique,  théâtre,  roman,  poésie.  Si  nous  avons  le 
Richelieu  de  M.  Victor  Hugo,  nous  saurons  ce  qu'un  génie  à  part 
peut  trouver  dans  une  route  inconnue  aux  Corneille  et  aux 
Racine.  » 

Au  lendemain  d'Hernani,  le  chef  triomphant  de  la  nouvelle 
école  avait  reçu  un  témoignage  plus  significatif.  «  J'ai  vu,  Mon- 
sieur, la  première  représentation  d'Hernani.  Vous  connaissez  mon 
admiration  pour  vous.  Ma  vanité  s'attache  à  votre  lyre,  vous  savez 
pourquoi.  Je  m'en  vais.  Monsieur,  et  vous  venez.  Je  me  recom- 
mande au  souvenir  de  votre  muse.  Une  pieuse  gloire  doit  prier 
pour  les  morts. 

«  Chateaubriand  ». 


«  29  février  1830.  » 

Je  comprends  que  l'auteur  du  Victor  Hugo  raconté  par  un 
témoin  de  sa  vie  ait  fait  à  cette  lettre  l'honneur  de  la  citer  seule 
parmi  les  témoignages  d'admiration  qui  parvinrent  à  Victor  Hugo 
au  lendemain  de  la  bataille.  Je  ne  comprends  pas  moins  que  la 
partialité  mesquine  et  haineuse  de  M.  Biré  l'ait  passée  sous 
silence.  Elle  est  vraiment  d'un  prix  exceptionnel.  Elle  résume, 
dans  une  forme  qui  tient  à  la  fois  du  grand  écrivain  et  du  grand 
seigneur,  les  relations  de  Victor  Hugo  et  de  Chateaubriand.  Le 
«  génie  du  poète  »  s'impose  enfin.  Le  maître  salue  à  son  tour  un 
maître  dans  son  disciple.  Sa  vanité  s'attache  à  la  lyre  qu'il  a 
aidée  et  qui  l'a  chanté.  Sa  gloire  se  recommande  à  la  sienne. 
Homme  du  passé,  et  qui  s'en  va  parmi  les  morts,  il  confie  son  sou- 
venir à  celui  devant  qui  la  vie  et  l'avenir  ouvrent  une  vie  triom- 
phale. 

Et  de  fait,  enfermé  dans  une  solitude  ennuyée,  dédaigneuse  et 
morose.  Chateaubriand  se  survivra  pendant  dix-huit  ans.  La 
Révolution  de  1830  a  fait  de  lui  un  isolé.  l\  quitte  la  scène  que 
Victor  Hugo  va  occuper  avec  un  éclat  toujours  grandissant.  Les 
journées  de  Juillet  ont  séparé  ces  deux  hommes  qui  avaient  si 
longtemps  vécu  dans  une  communauté  d'opinions  si  complète. 
Tandis  que  l'un  prend  une  retraite  qui  ne  manque  pas  de  noble 
dignité,  l'autre  salue  dans  une  ode  magnifique  A  la  Jeune  France, 
la  liberté  nouvelle.  M.  Biré  établit  un  contraste,  qu'il  veut  rendre 
injurieux  pour  Victor  Hugo,  entre  son  attitude  et  celle  du  pair  de 


64  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

France  démissionnaire.  Les  mots  de  désertion  et  de  reniement  ne 
coûtent  rien  à  sa  plume  vengeresse.  Il  y  aurait  bien  des  choses  à 
dire.  Chateaubriand  lui  même  n'a-t-il  pas  écrit  au  lendemain  di; 
la  Révolution  de  Juillet,  dans  une  phrase  qui  explique  les  vicissi- 
tudes et  les  contradictions  de  sa  propre  carrière  politique  :  «  Je 
suis  Bourbonien  par  honneur,  royaliste  par  raison  et  par  convic- 
tion, républicain  par  goût  et  par  caractère  ».  Mais  nul  ne  s'est  là- 
dessus  mieux  expliqué  que  Sainte-Beuve.  L'ode  de  Victor  Hugo, 
publiée  par  le  Globe,  le  i9  août  1830,  était  précédée  d'un  article 
dont  il  a  plus  tard  réclamé  la  responsabilité,  et  dans  lequel,  reven- 
diquant le  poète  au  nom  du  régime  qui  s'inaugurait,  il  le  déroya- 
lisait.  Ceux  qui  liront  dans  le  livre  de  M.  Biré  l'article  de  Sainte- 
Beuve  n'y  trouveront  qu'une  citation  habilement  tronquée  et  qui 
en  dénature  à  la  fois  le  sons  et  le  ton.  Je  le  donne  en  entier,  parce 
que,  cité  exactement,  il  met  les  choses  et  les  gens  au  point  avec 
une  force  admirable. 

«  La  poésie  s'evst  montrée  empressée  de  célébrer  la  grandeur  des 
derniers  événements  ;  ils  étaient  faits  pour  inspirer  tous  ceux  qui 
ont  un  cœur  et  une  voix.  Voici  M.  Victor  Hugo  qui  se  présente  .\ 
son  tour,  avec  une  audace  presque  militaire,  son  patriotique 
amour  pour  une  France  libre  et  glorieuse,  sa  vive  sympathie  pour 
une  jeunesse  dont  il  est  un  des  chefs  éclatants  ;  mais  en  même 
temps,  par  ses  opinions  premières,  par  les  affections  de  son  ado- 
lescence, qu'il  a  consacrées  dans  plus  d'une  ode  mémorable,  le 
poète  était  lié  au  passé  qui  finit,  et  avait  à  le  saluer  d'un  adieu 
douloureux  en  s'en  détachant.  Il  a  su  concilier  dans  une  mesure 
parfaite  les  élans  de  son  patriotisme  avec  ces  convenances  dues 
au  malheur  ;  il  est  resté  citoyen  de  la  nouvelle  France,  sans  rougir 
des  souvenirs  de  T-ancienne  ;  son  cœur  a  pu  être  ému,  mais  sa 
raison  n'a  pas  fléchi  :  mens  immota  manet,  lacrymae  volvtmti/r 
inanes.  Déjà,  dans  VOde  à  la  Colonne,  M.  Hugo  avait  prouvé  qu  il 
savait  comprendre  toutes  les  gloires  de  la  patrie  ;  sa  conduite,  en 
plus  d'une  circonstance  avait  montré  aussi  qu'il  était  fait  à  la 
pratique  de  la  liberté  ;  son  talent  vivra  et  grandira  avec  elle,  et 
désormais  un  avenir  illimité  s'ouvre  devant  lui.  Tandis  que  Cha- 
teaubriand, vieillard,  abdique  noblement  la  carrière  publique, 
sacrifiant  son  reste  d'avenir  à  l'unité  d'une  belle  vie,  il  est  bien 
que  le  jeune  homme  qui  a  commencé  sous  la  même  bannière  con- 
tinue d'aller,  en  dépit  de  certains  souvenirs,  et  subisse  sans  se 
lasser  les  destinées    diverses  de   son  pays.  Chacun    fait  ainsi  ce 


VARÎA  65 

qu'il  doit,  et  la  France,  en  honorant  le  sacrifice  de  l'un,  agréera 
les  travaux  de  l'autre  I  » 

Pourtant  Chateaubriand,  qui  devait  tenter  quelques  années 
plus  tard  d'entraîner  Borryer  dans  l'opposition  républicaine,  ne 
pardonna  pas  à  Victor  Hugo  d'avoir  accepté  et  chanté  la  monar- 
chie libérale.  Victor  Hugo,  malgré  cette  divergence  profonde,  lui 
gardait  un  profond  respect.  Je  ne  saurais  attribuer,  en  effet,  à  un 
autre  sentiment  ce  passage  du  Journal  des  idées  et  des  opinions 
d'un  révolutionnaire  de  1830.  «  Il  y  avait  quelque  chose  de  plus 
beau  que  la  brochure  de  M.  de  Chateaubriand,  c'était  son  silence. 
Ll  a  eu  tort  de  le  rompre.  Les  Achille  dans  leur  tente  sont  plus  for- 
midables que  sur  le  champ  de  bataille.  »  (mars  1831). 

Achille  sortit  bientôt,  et  à  nouveau,  de  sa  tente.  Cette  fois,  dans 
une  lettre  écrite  à  une  dame,  et  que  M.  Léon  Séché  a  empruntée 
à  la  Revue  de  Paris  d'août  1831,  il  s'élevait  avec  une  violence  indi- 
gnée contre  la  démolition  qui  menaçait  Saint-Germain  l'Auxer- 
rois.  C'était  une  singulière  manière,  disait-il,  pour  la  monarchie 
élective  d'imiter  le  vandalisme  révolutionnaire  ! 

«  Saint-Germain  l'Auxerrois  est  un  des  plus  vieux  monuments 
de  Paris.  Il  est  d'une  époque  dont  il  ne  reste  plus  rien.  Que  sont 
devenus  vos  romantiques  ?  On  porte  le  marteau  dans  une  église 
et  ils  se  taisent  !  Oh  !  mes  fils,  combien  vous  êtes  dégénérés  ' 
Faut-il  que  votre  grand-père  élève  seul  sa  voix  cassée  en  faveur  de 
vos  temples  ?  Vous  ferez  une  ode  mais  durera-t-elle  autant  qu'une 
ogive  de  Saint-Germain  l'Auxerrois  ?  » 

L'allusion  était  transparente.  Elle  porta.  La  voix  cassée  de  l'au 
leur  du  Génie  du  Christianisme  trouva  un  écho  dans  la  voix  élo- 
quente de  l'auteur  de  Notre-Dame  de  Paris  et  l'article  de  Victor 
Hugo  conire  les  démolisseurs  sauva  l'église  des  coups  de  marteau 
qui  la  menaçaient. 

Mais  le  «  grand-père  »,  dont  l'âge  rendait  l'humeur  de  plus  en 
plus  chagrine,  eut  d'autres  occasions  de  se  plaindre  de  ceux  qu'il 
appelait  injustement  ses  fils  dégénérés.  C'est  à  eux,  il  n'en  faut 
pas  douter,  qu'il  décochait  en  1836  ce  passage  de  V Essai  sur  la  lit- 
térature anglaise. 

«  Cet  amour  du  laid  qui  nous  a  saisis,  cette  horreur  de  l'idéaf. 
cette  passion  pour  les  bancroches,  les  culs-de-jatte,  les  borgne'ï. 

5 


66  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

les  moricauds,  les  édeniés,  cette  tendresse  pour  les  verrues,  les 
rides,  les  escarres,  les  formes  triviales,  sales,  communes,  sont  une 
dépravation  de  l'esprit  .  elle  ne  nous  est  pas  donnée  par  cette 
nature  dont  on  parle  tant.  » 

En  adressant,  un  an  plus  tard,  à  Chateaubriand,  un  exemplaire, 
relié  à  ses  armes,  des  Voix  Intérieures,  Victor  Hugo  se  vengeait 
par  un  chef-d'œuvre  des  excès  d'une  critique  trop  passionnée. 

D'ailleurs  une  boutade  n'est  pas  une  opinion  et  Chateaubriand 
était  trop  sensible  aux  belles  choses  pour  ne  pas  admirer  dans  la 
maturité  du  génie  de  Victor  Hugo  les  qualités  prodigieuses  dont 
ses  vers  de  jeunesse  lui  avaient  révélé  l'espérance.  Un  fait,  à  cet 
égard,  est  décisif.  On  saii  que  Victor  Hugo  fut  candidat  cinq  fois 
à  l'Académie,  qui  lui  préféra  successivement  M.  Dupaty, 
M.  Mignet  et  M.  Flourens,  sans  compter  l'élection  du  19  décembre 
1839  oij  sept  tours  ne  purent  aboutir  à  aucun  résultat.  Chateau- 
briand ne  manqua  pas  une  fois  de  donner  sa  voix  au  poète  si 
étrangement  méconnu  et  si  injustement  contesté.  H  semble  pour- 
tant qu'il  découragea  sa  première  tentative,  non  par  méconnais- 
sance de  ses  titres,  mais,  il  faut  bien  le  dire,  par  dédain  de  l'Aca- 
démie elle-même.  M.  Tristan  Legay,  dans  son  livre  si  documenté 
sur  Victor  Hugo  jugé  par  son  siècle,  raconte  cette  première  visite 
d'après  des  fragments  inédits  de  Choses  V^tes  qui  lui  avaient  été 
communiqués  par  Paul  Meurice.  Le  manuscrit  de  ce  passage, 
dicté  par  Victor  Hugo,  est  écrit  par  sa  femme.  Je  n'y  ai  pas 
retrouvé,  pour  ma  part,  ce  relief  pittoresque  et  saisissant,  qui  fait 
des  Choses  Vues  déjà  publiées  un  des  plus  beaux  livres  de  la  prose 
française.  S'il  faut  croire  ce  récit,  Chateaubriand  aurait  blâmé  la 
«  folie  »  du  poète  qui,  comme  l'Auguste  de  Corneille,  à  peine 
monté  sur  le  faîte,  aurait  aspiré  à  descendre.  H  aurait  qualifié 
l'Académie  de  «  coterie  ridicule  »  et  il  aurait  déclaré  qu'ayant 
bien  d'autres  choses  à  faire,  il  ne  mettait  jamais  les  pieds  à  l'Ins- 
titut. Pourtant  s'il  ne  donnait  pas  son  adhésion  au  principe  de  la 
candidature,  il  promit  sa  voix  au  candidat.  H  la  lui  donna,  et  aussi 
les  fois  suivantes.  Quelque  temps  après  l'élection  du  20  février 
1840,  oii  Flourens  fut  élu,  Chateaubriand  écrivait  à  son  rival  mal- 
heureux une  lettre  dont  k  texte  est  entre  les  mains  de  M.  Gustave 
Simon  : 

Paris,  8  mai  1840. 

'<  Vos  derniers  vers.  Monsieur,  augmentent  mes  regrets,  mais 
nous   sommes  si   vieux  à   l'Académie,    que  vous  n'attendrez   pas 


VARIA  67 

longtemps.  Dans  les  Rayons  et  les  Ombres,  il  n'y  a  que  l'épigraphe 
manuscrite  qui  manque  de  vérité.  » 

L'envoi  par  Victor  Hugo  à  Chateaubriand  de  l'ode  sur  Le 
Retour  de  VEmvereur  provoqua  entre  les  deux  grands  hommes 
l'échange  d'une  correspondance  curieuse  qu'il  faut  savoir  gré  à 
M"*  Récamier  de  nous  avoir  conservée. 

16  décembre  1840. 

«  Monsieur  le  vicomte,  après  vingt-cinq  ans  il  ne  reste  que  les 
grandes  choses  et  les  grands  hommes.  Napoléon  et  Chateaubriand. 
Trouvez  bon  que  je  dépose  ces  quelques  vers  à  votre  porte.  Depuis 
longtemps  vous  avez  fait  une  paix  généreuse  avec  l'ombre  illustre 
qui  les  a  inspirés.  Permettez-moi,  Monsieur  le  vicomte,  de  vous 
les  offrir,  comme  une  nouvelle  marque  de  mon  ancienne  et  pro- 
fonde admiration.  » 

«  Victor  Hugo.  » 

«  Ce  soir,  18  décembre  1840. 

«  Je  ne  crois  point  à  moi,  Monsieur,  je  ne  crois  qu'en  Bonaparte. 
C'est  lui  qui  a  fait  et  écrit  la  paix  qu'il  a  bien  voulu  me  donner  à 
Sainte-Hélène.  Votre  dernier  poème  est  digne  de  votre  talent.  Je 
sens,  plus  que  personne,  l'immensité  du  génie  de  Napoléon,  mais 
avec  ces  réserves  que  vous  avez  faites  vous-même  dans  deux  ou 
trois  de  vos  plus  belles  odes.  Quelle  que  soit  la  grandeur  d'une 
renommée,  je  préférerai  toujours  la  liberté  à  la  gloire. 

«  Vous  savez.  Monsieur,  que  je  vous  attends  à  l'Académie. 

«  Dévouement  et  admiration. 

«  Chateaubriand.  » 

'(  Vous  savez,  Monsieur,  que  je  vous  attends  à  l'Académie  ».  H 
y  avait  dans  cette  phrase  à  la  fois  une  promesse  et  une  prédiction. 
Victor  Hugo  fut,  en  effet,  élu  peu  de  jours  après,  le  7  janvier  1841. 
Il  se  rendit,  pour  le  remercier,  chez  Chateaubriand,  qui  lui  répon- 
dit par  une  lettre  dont  je  dois  encore  la  communication  à  M.  Gus- 
tave Simon. 

20  janvier  1841. 

«  Vous  ne  devez  rien  à  personne,  Monsieur,  votre  talent  a  tout 
fait  ;  vous  avez  mis  vous-même  votre  couronne  sur  votre  tête.  Je 


68  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

suis  désolé  de  la  peine  que  vous  avez  bien  voulu  prendre  de  pas- 
ser chez  moi. 

«  Agréez,  je  vous  prie,  Monsieur,  la  nouvelle  assurance  de  mon 
dévouement  et  le  nouvel  hommage  de  mon  admiration. 

«  Chateaubriand.  » 

Victor  Hugo  fut  reçu  le  6  juin  par  M.  de  Salvandy  dont  le  dis- 
cours contenait  un  curieux  passage  :  «  Nous  vous  avons  vu,  hommj 
de  lettres  avant  l'âge  d'homme,  poursuivre  et  obtenir,  à  15  ans, 
des  palmes  dans  cette  enceinte  ;  composer  coup  sur  coup,  à  cet 
âge  où  Voltaire  ne  méditait  pas  encore  Œdipe,  vos  premiers  poè- 
mes, qui  vous  valurent  ce  nom  d'enfant  sublime,  où  le  mot  d'en- 
fant était  de  trop  ».  Il  me  semble  que  le  mot  célèbre  emprunte  au 
lieu  et  aux  circonstances  dans  lesquels  il  fut  ainsi  rappelé  une 
force  d'authenticité  tout  à  fait  caractéristique. 

Le  29  décembre  1848,  l'Académie  donna  M.  de  Noailles  pour 
successeur  à  Chateaubriand.  Il  y  a  dans  la  deuxième  série  des 
Choses  Vues  des  pages  curieuses  sur  cette  élection  qui  remplaçait 
un  grand  écrivain  par  un  grand  seigneur.  J'en  retiens  la  dernière 
appréciation  que  Victor  Hugo  ait  portée  sur  Chateaubriand.  «  Il 
haïssait  tout  ce  qui  pouvait  le  remplacer  et  souriait  de  tout  ce  qui 
pouvait  le  faire  regretter  ». 

La  phrase  est  pittoresque,  mais  le  jugement  est  excessif.  Victor 
Hugo,  obsédé  par  les  préoccupations  présentes,  ne  faisait  pas  au 
passé  la  part  qu'il  lui  devait.  Certes,  Chateaubriand  fut  un  grand 
égoïste,  et  qui  ramenait  trop  aisément  tout  à  lui,  les  événement>5 
et  les  hommes,  et  qui  admira  moins  le  romantisme,  quand  ses  dis- 
ciples devinrent  des  rivaux  et  des  égaux.  Mais,  pour  ce  qui  est  de 
Victor  Hugo,  n'est-U  pas  significatif  que,  de  1819  à  1841,  l'appui  de 
Chateaubriand  lui  soit  resté  fidèle  ?  Je  me  suis  moins  attaché  à 
dégager  l'influence  littéraire  qu'il  en  reçut,  qu'à  suivre,  étape  par 
étape,  les  preuves  de  l'admiration  qu'il  lui  avait  vouée.  Mais  cette 
influence  n'avait  pas  échappé  à  Théophile  Gautier.  L'auteur  véhé- 
ment et  passionné  de  VHistoire  du  Romantisme  avait  un  sens  cri- 
tique très  subtil.  S'i]  déplorait,  en  parlant  de  Chateaubriand,  que 
«  les  deux  ailes  de  la  poésie  »,  c'est-à-dire  le  vers,  eussent  manqué 
à  «  cet  esprit  si  poétique  »,  il  n'en  saluait  pas  moins  en  lui  Tf^ïeul 
ou  le  Sachem  de  la  nouvelle  école.  «  Dans  le  Génie  du  Chrisiia- 
nism.e,  il  restaura  Ta  cathédrale  gothique  ;  dans  les  Natchez,  il 
rouvrit  la  grande  nature  fermée  ;  dans  Hené,  il  inventa  la  mélan- 


VARIA  69 

colie  et  la  passion  moderne.  »  On  ne  saurait  mieux  dire,  ni  plus 
justement,  et  je  doute  que  Victor  Hugo  lui-même  eût  refusé  à 
Chateaubriand  un  témoignage  et  un  hommage  aussi  mérités. 

Louis  Barthou. 

(Revue  Bleue  du  9  décembre  191i). 


III 


CONFERENCES  SUR  L'ELVIRE  DE  LAMARTINE 


Au  moment  où  paraissaient  les  Amitiés  de  Lamartine,  M.  Albert 
Michot,  secrétaire  général  des  Etudiants  plébiscitaires,  faisait  h 
la  Maison  du  Peuple,  70,  rue  Bonaparte,  une  conférence  sur  les 
relations  du  grand  poète  avec  M""^  Charles,  dans  laquelle  il  soute- 
nait avec  beaucoup  de  talent  la  thèse  de  M.  Léon  Séché, 

Quelques  jours  après,  M^  Ilari,  avocat  à  la  Cour  d'appel  de 
Rennes,  faisait  dans  cette  ville  une  autre  conférence  sur  l'Elvire 
de  Lamartine  oîi  il  se  rangeait  sans  hésiter  à  la  même  opinion 


POÉSIE 


OCEXJRS     BLESSÉS 

A  Fabre  des  Essarts. 

Je  connais  des  blessés  dont  la  blessure  est  telle 
Que  les  chair?  n'en  pourront  jamais  se  réunir 
Et  qu'à  chaque  minute  un  sang  vif  y  ruisselle 
Au  moindre  heurt  du  souvenir. 

Pour  eux,  tout  est  regret,  tout  se  change  en  torture. 
Par  antithèse,  un  nid  leur  rappelle  un  cercueil  ; 
Lis,  bouton  d'oranger,  toute  blanche  parure 
Rend  plus  sombre  leur  sombre  deuil. 

En  l'azur  d'un  bluet,  qu'un  brillant  de  rosée 
Soit  serti  par  la  nuit  et  scintille  au  soleil, 
Ils  songent  qu'ils  ont  vu  cette  larme  irisée 
Dans  deux  chers  yeux  clos  sans  réveil. 

Le  rîre  cristallin  d'un  ruisseau  dans  les  roches. 
C'est  le  rire  qu'un  soir  coupa  net  le  trépas  ; 
Et  les  gais  carillons,  ces  voix  d'or  de  nos  cloches. 
Ne  tintent  pour  eux  que  des  glas. 

Et  ces  désespérés  dans  ila  gorge  ont  sans  cesse 
Les  suffocants  sanglots  des  suprêmes  adieux 
Et  mourront  en  cherchant  des  mains  dont  la  caresse 
Ne  leur  fermera  pas  les  yeux  ! 

Car  le  cceur  est  atteint,  et  la  blessure  est  telle 
Que  les  chairs  n'en  pourront  jamais  se  réunir 
Et  qu'à  chaque  minute  un  sang  vif  y  ruisselle 
Au  moindre  heurt  du  souvenir. 

Paul  PIo^as. 


Le  Romantisme  à  travers  les  Journaux  et  les  Revues 


r^a  REVUE  des  1"  et  15  décembre  et  du  15  février.  —  Lettres 
inédites  de  Sainte-Beuve,  publiées  par  Jules  Troubat, 

La  REVUE .  DES  FRANÇAIS  du  15  décembre.  —  L'Enfant 
sublime,  par  Léon  Séché. 

La  REVUE  BLETTE  des  2  et  9  décembre.  —  Chateaubriand  et 
Victor  Hugo,  par  Louis  Barthbu. 

La  REVUE  HEBDOMADAIRE  des  4,  11  et  18  février.  —  Confé- 
rences sur  Chateaubriand,  par  Jules  Lemaître. 

Le  MERCURE  DE  FRANCE  du  1"'  janvier.  —  Autour  d'un  petit 
livre  oublié  :  A  propos  du  centenaire  de  Franz  Liszt,  par  René 
Descharmes;  du  16  janvier.  —  Le  "Ronsard"  de  Vicfo7'Hugo,Y>^T 
Léon  Séché  ;  du  l^""  février.  —  La  philosophie  de  Lamartine,  les 
sources  né o -platonicienne s  '  du  Romantisme,  par  J.  Roger-Char- 
bonnel  ;  du  15  février.  —  Lettres  de  Chateaubriand  au  compte  de 
Marcellus. 

La  REVUE  DE  PARIS  du  1°^  février.  —  Lettres  inédites  de  Cha- 
teaubriand. 

LE  GAULOIS  du  80  décembre.  —  Le  château  de  Combourg,  par 
Léon  Séché. 


BIBLIOGRAPHIE 


LIBRAIRIE  HACHETTE.  ~-  Nouvelles  éludes  sur  Chateau- 
briand, par  Victor  Giraud,  1  vol.  in-18. 

La  saison  parisienne  appartient  à  l'illustre  auteur  du  Génie  du 
Christianisme  ;  c'est  lui  qui  fait  les  principaux  frais  des  confé- 
rences et  des  conversations,  et  cela  durera  tant  que  le  voudra  bien 
M.  Jules  Lemaitre,  puisque  Chateaubriand  lui  doit  son  regain 
d'actualité.  M.  Victor  Giraud  a  donc  bien  fait  de  saisir  le  vent,  ses 
études  n'en  auront  que  plus  de  succès  Elles  sont  d'ailleurs,  comme 
toujours,  bourrées  de  petits  faits  intéressants  et  de  remarques  judi- 
cieuses. Depuis  lon^^temps  il  nous  promet  par  voie  d'annonces 
bibliographiques  une  étade  générale  sur  la  Religion  de  Chateau- 
briand. Ce  n'est  pas  tout  à  fait  ce  que  j'attendais  de  lui.  Je  pensais 
qu'il  nous  donnerait  enfin  une  vie  complète  du  grand  écrivain. 
Personne  encore  ne  l'a  tentée  et  nul  mieux  que  lui  ne  peut  la  faire. 
Tout  a  été  dit  ou  à  peu  près  sur  les  origines,  l'évolution,  l'influence 
des  idées  religieuses  de  Chateaubriand.  Sans  parler  des  études  de 
Sainte-Beuve  auxquelles  il  faudra  toujours  revenir,  M.  Léon  Séché 
a  publié  dans  son  livre  sur  Sainte-Beuve  un  chapitre  que  M.  Mel- 
chion  de  Vogué  regardait  comme  définitif.  Et  dans  l'ouvrage  que 
le  directeur  de  cette  Revue  prépare  et  nous  donnera  dans  un  an 
ou  deux  sur  le  père  du  Romantique  français,  je  sais  qu'il  nous 
apportera  sur  ce  point  des  clartés  nouvelles. 

M.  Victor  Giraud  semblf^.  avoir  voulu  nous  donner  un  avant-goûl 
de  son  futur  livre  sur  la  Religion  de  Chateaubriand  en  étudiant 
cette  fois  la  genèse  du  Génie  du  Christianisme.  Ce  n'est  pas  le  mor- 
ceau que  je  préfère  de  ses  Nouvelles  études.  Je  n'y  trouve,  en  effet 
rien  qui  soit  bien  neuf.  J'aime  infiniment  mieux  ses  observation^; 
critiques  et  ses  remarques  bibliographiques  sur  le  Génie  du  Chris- 
tianisme primitif,  sur  les  contrefaçons  d'Atala  et  de  René,  et  sur 


BIBLIOGRAPHIE  73 

les  Reliques  du  Manuscrit  des  Martyrs.  Là  du  moins  nous  avions 
beaucoup  de  choses  intéressantes  à  apprendre.  J'ai  même  cru  un 
moment  que  je  trouverais  dans  le  chapitre  des  Reliques  du  Manus- 
crit des  Martyrs  une  autre  explication  du  problème  que  M.  Léon 
Séché  a  posé,  il  y  a  quelques  années,  dans  un  article  du  Corres- 
pondant. Mais  non,  la  dédicace  de  Chateaubriand  sur  V Exem- 
plaire des  Martyrs  non  cartonné  offert  par  V amitié  à  M.  Bertin  de 
Veaux,  dédicace  datée  du  31  mars  1809,  ne  modifie  en  rien  les 
conclusions  de  l'article  de  M.  Léon  Séché.  Seulement  M.  Giraud 
nous  révèle  l'existence  d'un  second  exemplaire  non  cartonné  des 
Martyrs,  et  cela  certainement  aurait  contrarié  M.  Henri  Monod 
qui  s'imaçinait  être  le  possesseur  du  seul  et  unique  exemplaire 
non  cartonné  de  ce  maître-livre. 

Ce  que  je  n'aime  pas,  par  exemple,  dans  le  livre  de  M.  Victor 
Giraud,  c'est  le  petit  chapitre  où  sous  couleur  de  nous  conter  deux 
épisodes  de  la  Jeunesse  de  Chateaubriand,  il  s'amuse  à  nous  le 
montrer  commis  voyageur  en  bas.  Je  crois  même  qu'il  en  fait 
l'émule  de  l'illustre  Gaudissart,  Eh  bien,  ce  Gaudissart  est  de  trop. 
Certes  la  chose  est  piquante  en  elle-même  et  valait  la  peine  d'être 
relevée,  mais  pas  de  la  façon  lourde  et  railleuse  dont  l'a  fait 
M.  Giraud.  Sans  compter  que  ce  commerce  de  bas  était  un  bon 
apprentissage  pour  les  mauvais  jours  de  l'émigration.  Je  ne  sais 
plus  quel  homme  d'esprit  disait  qu'un  homme  doit  savoir  tout 
faire.  Combien  celui-là  avait  raison  !  Il  vaut  mieux  vendre  des  bas, 
quand  on  est  jeune,  pour  se  faire  un  peu  d'argent,  que  de  manger 
.son  patrimoine  au  jeu  ou  avec  les  filles. 

A  signaler  encore  un  petit  coup  de  patte  en  passant  à  M.  Louis 
Thomas  qui  vient  d'éditer  chez  Champion  le  premier  volume  de  la 
Correspondance  de  Chateaubriand.  Il  paraît  qu'en  publiant  dans 
le  Mercure  de  France  la  lettre  de  Chateaubriand  qui  est  à  Ja 
Bibliothèque  publique  d'Avignon,  et  qui  concerne  le  Génie  du 
Christianisme,  le  dit  Louis  Thomas  a  commis  quelques  fautes  de 
lecture  et  lui  a  donné  une  date  inexacte.  C'est  fâcheux  évidemment, 
mais  cela  peut  arriver  à  tout  le  monde,  et  il  est  probable  qu'au 
cours  de  la  publication  des  Lettres  de  Chateaubriand,  M.  Thomas 
commettra  d'autres  fautes  de  cette  espèce.  On  ne  peut  pas  tout 
savoir  à  l'âsre  qu'il  a,  et  quelle  que  soit  son  intelligence,  il  faut 
reconnaître  qu'il  était  mal  préparé  pour  une  publication  de  ce 
genre.  Un  jour  que  je  demandais  à  Biré  pourquoi  il'  ne  publiait 
pas  la  Correspondance  de  Chateaubriand,  il  me  répondit  textuelle- 


74  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

ment  ceci  :  «  C'est  une  chose  trop  lourde  pour  moi,  je  suis  trop 
vieux  et  le  temps  me  manquerait,  car  une  publication  de  ce  genre 
ne  peut  se  faire  sans  de  grandes  relations,  beaucoup  de  perspica- 
cité et  de  longues  recherches.  » 

Je  souhaite  au  jeune  éditeur  de  la  Correspondance  de  Chateau- 
briand de  mener  ce  travail  à  bien,  mais  je  regrette  profondément 
que  ce  ne  soit  pas  M.  Giraud  qui  s'en  soit  chargé,  car  personne  ne 
possède  mieux  son  Chateaubriand  et  tout  ce  qui  regarde  l'auteur 
du  Génie  du  Christianisme. 


LIBRAIRIE  DU  MERCURE  DE  FRANCE.  —  Correspondance 
de  Gérard  de  \erval  (1830-1855),  publiée  par  Jules  Marsan,  1  vol. 
in-18. 

M.  Jules  Marsan  a  raison  de  dire  dans  son  Introduction  que  «  le 
bon  Gérard  n'a  pas  trop  à  se  plaindre  de  la  postérité,  souvent 
injuste.  Tous  les  honneurs  posthumes  dont  elle  dispose,  il  les  a 
obtenus  on  va  les  obtenir  :  réimpressions,  études  biographiques 
ou  littéraires...  Bientôt,  il  aura  son  buste.  » 

Mais  le  plus  errand  service  qu'on  pouvait  rendre  à  sa  iinhuoire, 
a'était  de  réunir  sa  Correspondance.  Il  est  même  surprenant  qu'on 
ait  tenté  d'écrire  sa  vie,  avant  qu'on  eût  publié  ses  lettres,  car  le 
pauvre  Gérard  est  là  tout  entier,  et  pour  ma  part  je  ne  le  connais 
à  fond  que  depuis  le  petit  livre  que  nous  devons  à  M.  Marsan. 
Encore  n'avons-nous  pas  toutes  les  lettres  de  Gérard  dans  cet  inté- 
ressant recueil.  Je  connais  un  bibliophile  qui  en  possède  un  cer- 
tain nombre  d'inédites.  C'est  M.  Aristide  Marie  qui  a  publié  il  v 
a  deux  ans  un  livre  si  remarquable  surCélestin  Nanteuil.  M.  Marie 
travaille  précisément  à  une  Vie  de  Gérard  de  Nerval  qui  paraîtra 
l'an  prochain,  et  il  a  réuni  pour  faire  ce  livre  des  documents  d'une 
grande  richesse  et  d'un  grand  intérêt.  C'est  ainsi  qu'il  a  mis  la 
main  sur  une  pièce  de  îhéâtre  de  Gérard  dont  personne  n'avait 
connaissance  avant  que  M.  Léon  Séché  en  eût itailii,  l'été  dernier, 
dans  un  article  du  Gaulois.  C'est  \m  mélodrame  en  trois  actes 
tiré  du  Han  dislande  de  Victor  Hugo.  Le  manuscrit  est  d(^  1829. 
Et  voilà  qui  nous  explique,  comme  M.  Léon  Séché  en  a  fait  la 
remarque,  l'entrée  de  Gérard  chez  Victor  Hugc  quelque  temps 
avant  la  bataille  d'Hernam. 

Le  livre  que  prépare  M  Aristide  Marie  sur  le  très  sympathique 
auteur   de   Sylvie  nous   promet   donc  des    révélations   curieuses. 


BIBLIOGRAPHIE  75 

N'empêche  que  les  amis  de  Gérard  feront  bien  de  lire  ses  lettres 
dans  le  recueil  de  M.  Jules  Marsan.  Outre  leur  valeur  intrinsèque, 
au  point  dp  vue  biobibliographique,  elle?  sont  commentées  de  très 
agréable  façon,  sans  pédanterie  et  sans  abus  des  notes. 


LIBRAIRIE  HACHETTE.  ~  Alfred  de  Vigny,  contribution  à  sa 
Biographie  intellectuelle   par  F.  Baldensperger,  1  vol.  in-18. 

SOCIÉTÉ  FRANÇAISE  D'IMPRIMERIE  ET  DE  LIBRAIRIE 
—  Alfred  de  Vigny,  ses  amitiés,  son  rôle  littéraire.  II.  Le  rôle  littt 
r aire,  par  Ernest  Dupuy,  1  vol.  in-18. 

Voici  deux  livres  sur  Vigny  qui  commandent  notre  attention  à 
différents  points  de  vue.  Celui  de  M.  Dupuy  ne  vaut  guère  que  par 
les  documents,  encore  qu'il  y  en  ait  dans  le  nombre  qui  ne  va- 
laient guère  la  peine  d'être  recueillis.  Mais  je  comprends  que  les 
éditeurs  aient  le  souci  de  ne  rien  laisser  derrière  eux  qui  puisse 
profiter  à  d'autres.  En  pareille  matière  il  vaut  mieux  trop  que  pas 
assez.  C'est  au  lecteur  ensuite  à  faire  son  choix.  Donc  le  livre  de 
M.  Dupuy  est  fortement  documenté.  Il  a  eu  à  sa  disposition  le 
fonds  même  de  la  famille  Lachaud-Sagnier  qui  est  le  plus  riche 
de  tous,  et  il  a  tiré  un  excellent  parti  des  lettres  adressées  à  Vigny 
par  ses  amis  et  sa  clientèle  littéraire.  Il  est  fâcheux  seulement  que 
nous  n'ayons  pas  les  lettres  de  Vigny  en  réponse  à  celles  de  Bar- 
bier, de  Brizeux,  des  Deschamps,  de  Berlioz,  etc.  Car  sa  corres- 
pondance recueillie  par  M"®  Sakellaridès  est  loin  d'être  complète 
Mais  nul  ne  peut  avoir  la  prétention  de  tout  connaître  et  de  tout 
dire  sur  un  homme  comme  Vigny.  Le  temps  seul,  en  nous  révélant 
toutes  les  sources,  permettra  aux  écrivains  de  l'avenir  de  faire  un 
travail  d'ensemble  sur  l'auteur  iVEloa  et  de  Chatterton. 

Un  des  meilleurs  chapitres  de  M.  Dupuy  est  celui  qu'il  a  consa 
cré  à  Alfred  de  Vigny  et  la  Nature  Je  le  préfère  de  beaucoup  h 
celui  qui  traite  de  la  Vie  sentimentale  du  poète,  oii  il  ne  nous 
apporte  absolument  rien  de  nouveau.  J'estime  même  qu'il  eût 
mieux  fait  de  le  laisser  dans  son  encrier.  A  quoi  bon  faire  la  petit  ^ 
bouche  et  dédaigner  le  parti  que  d'autres  ont  tiré  des  lettres  de 
Vigny  à  Marie  Dorval,  quand  pour  tout  le  monde  ou  à  peu  près 
la  passion  de  Vigny  pour  la  grande  comédienne  domine  toute  sa 
vie  ?  Gageons  que  M.  Dupuv  n'aurait  point  négligé  ces  précieuses 


76  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

lettres  d'amour  si  elles  lui  étaient  tombées  dans  les  mains.  Nous 
avions  espéré  aussi  qu'il  aurait  pu  dévoiler  la  femme  qui  sous  le 
nom  d'Eva  a  inspiré  de  si  beaux  vers  à  Alfred  de  Vigny,  car  cette 
femme  a  existé  en  chair  et  en  os.  Mais  il  paraît  qu'il  n'a  rien 
trouvé  la  concernant  dans  les  papiers  de  la  famille  Lachand.  Il 
faudra  donc  qu'un  autre  fasse  la  lumière  sur  ce  point.  Quoi  qu'en 
pense  M,  Dupuy,  cela  intéressera  plus  les  amis  du  grand  poète  que 
les  lettres  de  sa  clientèle  littéraire. 

Le  livre  de  M.  Baldensperger  ne  contient  aucunes  nouveautés 
documentaires,  ni  même  une  biographie  intégrale  de  Vigny.  Il 
s'est  principalement  pour  ne  pas  dire  uniquement  appliqué  à 
déterminer  le  sens  véritable  de  ses  œuvres,  la  place  occupée  dans 
le  conflit,  des  idées,  par  leur  dessein  secret,  et  l'origine  de  leur 
revêtement  poétique.  Et  il  a  été  assez  heureux  dans  ses  rapproche- 
ments. Le  chapitre,  par  exemple,  où  il  nous  montre  l'influence  do 
Thomas  Moore  sur  Vigny  est  définitif.  On  savait  depuis  longtemps 
que  l'auteur  d'j&toa  s'était  inspiré  des  Amours  des  Anges  du  poèt  ^ 
anglais,  mais  personne  encore  n'avait  fait  un  travail  aussi  complet 
sur  ce  point.  Très  intéressant  aussi,  et  surtout  très  neuf  le  chapi- 
tre intitulé  :  la  Mer  et  les  Marins  dans  Vœuvre  de  Vigny.  Comme 
le  dit  fort  justement  M.  Baldensperger,  «  Vigny  est  l'un  des  écri- 
vains français  qui  ont  été  le  plus  curieux  des  choses  navales  ;  on 
retrouve  chez  lui  un  sentiment  fréquent  dans  la  littérature 
anglaise,  et  qui  n'est  pas  la  simple  rêverie  au  bord  des  flots,  avec 
son  excitation  lyrique  ou  sa  méditation  volontiers  religieuse  ou 
panthéiste  :  la  griserie  légère  et  salubre  de  l'air  salé,  la  conscience 
aiguisée  d'une  faiblesse  et  d'une  force  qui  s'affrontent  et  s'équili- 
brent, le  sens  des  périls  et  des  responsabilités  dont  peut  s'augmen- 
ter, chez  les  «  maîtres  de  la  mer  »  la  joie  physique  d'une  traver- 
sée. Certaines  de  nos  provinces  mises  à  part,  une  telle  note  est 
rare  dans  notre  littérature  de  terriens,  de  citadins.  Beaucoup  plus 
que  sa  naissance,  son  éducation  ou  sa  parenté  la  plus  proche,  c'est 
une  hérédité  à  laquelle  il  se  complaisait  qui  a  préparé  ces  curio- 
sités :  lui-même,  dans  VEsprit  pur,  évoque  les  ancêtres  qui  portè- 
rent l'uniforme  du  marin,  et  qui, 


Galants  guerriers  sur  terre  et  sur  mer,  se  montrèrent 

Gens  d'honneur  en  tout  temps   comme  en  tous   lieux,  cherchant 

De  la  Chine  au  Pérou  les  Anglais,  qu'ils  brûlèrent 

Sur  l'eau  qu'ils  écumaient  du  levant  au  couchant.  » 


BIBLIOGRAPHIE  77 

Mais  Vigny  avait  de  qui   tenir,  étant   par  sa  mère  le  petit-fils  de 
Didier  de  Baraudin,  qui  naviguait  sous  Louis  XVI. 

Je  recommande  aussi  le  chapitre  du  livre  de  M.  Baldensperger 
qui  traite  du  symbolisme  de  Vigny.  On  y  verra  pourquoi,  vers 
1890,  les  poètes  symbolistes  le  prirent  pour  leur  maître. 


LIBRAIRIE  HACHETTE.  —  Le  Réalisme  du  Romantisme,  par 
Georges  Pellissier,  1  vol.  in-18. 

Ici  nous  tombons  en  pleine  exégèse,  et  il  faudrait  beaucoup  de 
temps  et  non  moins  d'espace  pour  analyser,  critiquer  et  réfuter  ce 
livre  comme  il  le  mérite.  Je  me  contenterai  donc  d'indiquer  les 
grandes  divisions  de  M.  Pellissier.  Il  y  en  a  cinq.  Dans  le  premier 
chapitre  il  étudie  le  Romantisme  opposé  au  Classicisme  comme 
réaliste.  Dans  le  second,  la  langue  et  la  versification.  Dans  le  troi- 
sièmes, les  genres  littéraires  :  lyrisme,  roman,  théâtre.  Dans  le  qua- 
trième, les  genres  littéraires  :  histoire,  critique.  Dans  le  cinquième, 
le  Romantisme  et  l'évolution  réaliste  dans  la  seconde  moitié  du 
XIX''  siècle.  Autant  dire  tout  de  suite,  et  en  deux  mots,  que  ce 
livre  est  im  cours  de  littérature  qui  embrasse  tout  le  xix"  siècle. 


BIBLIOTHEGA  ROMANIGA  (Strasbourg,  Heitz  et  Mûndel).  — 
Œuvres  de  Maurice  de  Guérin,  journal,  lettres,  poèmes  et  frag- 
ments, \  vol.  in-12. 

Cette  charmante  bibliothèque  «  se  propose  dans  ses  quatre  sec- 
tions (Bibliothèque  française,  italienne,  espagnole  et  portugaise) 
de  faciliter  aux  savants,  aux  étudiants,  aux  maîtres,  aux  élève« 
et  au  public  cultivé  de  tout  le  monde  civilisé,  l'accès  des  œuvres 
des  quatre  littératures  ci-dessus,  de  tous  les  temps,  qui  font  partie 
de  la  littérature  mondiale,  ou  des  ouvrages  de  ces  mêmes  littéra- 
tures, qui  peuvent  présenter  un  intérêt  littéraire  ou  cultural,  ou 
des  éditions  sûres,  basées  sur  les  éditions  définitives  et  se  présen- 
tant bien.  » 

Son  seul  défaut  c'est  de  coûter  assez  cher.  Le  prix  de  chaque 
numéro  (car  les  ouvrages  se  publient  par  livraisons)  est  de  0,50 
centimes.  Mais  les  livraisons  sont  peu  volumineuses.  Ainsi  les 
œuvres  de  Maurice  de  Guérin  qui  forment  382  pages  contiennent 


78  LES  ANNALES   ROMANTIQUES 

5  numéros  —  ce  qui  porte  le  prix  du  petit  livre  à  2  fr.  50.  Ces 
œuvres  du  jeune  écrivain  sont  précédées  d'une  bonne  notice  de 
M.  P.  Ed.  Schneee:ans,  un  nom  qui  est  très  avantageusement 
connu  dans  les  universités  allemandes. 


LIBRAIRIE  ARMAND  COLIN.  —  Flaubert  et  ses  éditeurs 
Michel  Lévy  et  Georges  Charpentier,  lettres  inédites  à  Georges 
Charpentier,  publiées  par  René  Descharmes,  i  brochure  de 
70  pages.  ^Extrait  de  la  Revue  d'Histoire  littéraire  de  la  France. 

On  lira  avec  beaucoup  d'intérêt  la  correspondance  de  Flaubert 
avec  son  premier  et  son  dernier  éditeur,  et  plus  d'un  sera  stupé- 
fait d'apprendre  avec  quelle  facilité  ce  normand  se  laissa  rouler, 
quand  il  s'agit  de  publier  sa  première  œuvre.  Croirait-on,  par 
exemple,  qu'après  le  retentissant  procès  de  Madame  Bovary, 
Flaubert  abandonna  tous  ses  droits  sur  ce  livre  pendant  cinq  ans, 
contre  le  versement  d'une  somme  de  Cinq  cent  francs  !!!  Il  est 
vrai  que  dans  ce  temps-là  il  avait  un  égal  mépris  du  public  et  de 
l'argent.  Il  disait  que  faire  de  l'art  pour  gagner  de  l'argent  c'est  la 
plus  ignoble  des  professions,  et  qu'une  œuvre  d'art  digne  de  ce 
nom  n'a  pas  de  valeur  commerciale  et  ne  peut  pas  se  payer.  Mais 
plus  tard  il  déchanta,  comme  on  dit,  et  il  mit  autant  d'amour- 
propre  à  défendre  ses  intérêts  qu'il  en  avait  mis  d'abord  à  les  né- 
gliger. Seulement  les  traités  sont  les  traités  et  je  ne  connais  guère 
d'exemples  où  ils  aient  eu  des  effets  rétroactifs.  Flaubert  ne  rat- 
trapa jamais  avec  Georges  Charpentier,  qui  pourtant  avait  l'âme 
d'un  Mécènes,  J'argent  qu'il  avait  perdu  avec  la  maison  Michel 
Lévy.  —  Aujourd'hui  les  auteurs  sor^t  beaucoup  moins  bêtes  parce 
que  moins  désintéressés,  et  l'on  ne  trouverait  pas  un  futur  lauréat 
de  l'Académie  des  Concourt  ou  de  la  Vie  heureitse  qui  consentirait 
à  céder  son  premier  roman  pour  cinq  cents  francs  et  pour  cinq  ans 
à  un  éditeur  quelconque. 


LIBRAIRIE  H.  DARAGON.  —  La  Bretagne  pittoresque  et  légen- 
daire, par  Paul-Yves  Sébillot,  1  vol.  in-18. 

L'auteur  de  ce  petit  volume  est  le  fils  du  premier  folk-loriste 
de  France.  Il  avait  à'  peine  quinze  ans  qu'il  écrivait  une  Histoire 
du  peuple  breton   Son  dernier  livre  était  un  roman  historique  inti- 


BIBLIOGRAPHIE  79 

tulé  le  Dernier  Duc  de  Bretagne.  Ei  dans  rintervalle  il  avait  publié 
des  Contes  et  Légendes  du  pays  de  Gouarec  et  quelques  poésies 
d'un  tour  agréable  et  iacile.  C'est  assez  dire  que  M.  Paul-Yves 
Sébillot  entend  marcher  sur  les  traces  de  son  père.  Bien  loin  de 
l'en  dissuader,  nous  ne  pouvnos  au  contraire  que  l'y  encourager, 
car  il  ne  saurait  suivre  un  meilleur  guide,  et  il  y  a,  dans  le  champ 
de  l'histoire  et  de  la  poésie  bretonnes,  de  la  gloire  pour  \zA  le 
monde. 

La  Bretagne  jjHtoresqwi  et  légendaire  est  avant  tout,  comme 
l'indique  ce  titre,  un  recueil  de  légendes  et  de  coutumes  curieuses. 
On  lira  tout  particulièrement  avec  plaisir  le  Charriottage  des 
maris  battus,  les  Brasiers  de  la  Saint-Jean,  le  Pardon  de  Saint- 
Laiirent  du  Pouldour  et  les  pages  consacrées  au  costume  des 
Bigoudens.  Dans  un  autre  ordre  d'idées,  ce  petit  livre  renferme 
encore  quelques  bons  essais  d'histoire  littéraire,  le  chapitre  inti- 
tulé Balzac  à  Fougères,  entre  autres.  Mais  je  crois  que  M.  Paul- 
Yves  Sébillot  fera  bien  de  cultiver  de  préférence  le  genre  du 
roman  historique  pour  lequel  il  me  paraît  posséder  certains  dons 
naturels.  Il  n'aura  pas  besoin  de  se  creuser  la  tête  pour  trouver 
des  sujets  dramatiques,  car  l'histoire  de  la  Bretagne  en  est  pleine. 


IMPBIMERTE  HKRON-MESNIER  FRÎlRES  &  C"  A  NANTES. 
—  Les  Saisons  de  Merlin,  poésies  par  Henry  de  la  Guichardière, 
illustrations  de  Jacques  Pohier. 


En  terminant  cette  rapide  chronique  des  derniers  livres  parus, 
je  tiens  à  signaler  à  mes  lecteurs  ce  charmant  album,  fruit  de  la 
collaboration  de  deux  artistes  bretons.  M.  Henry  de  la  Guichar- 
dière est  un  poète  de  beaucoup  de  talent,  dont  les  vers  pleins  et 
sonores  rappellent  ceux  de  Leconte  de  Liste  et  de  José-Maria  de 
Heredia.  Quant  aux  dessins  de  Jacques  Pohier,  ils  sont  dignes  des 
strophes  qu'ils  interprètent.  D'une  facture  très  large  et  très  pitto- 
resque, ils  ont  aussi  à  un  très  haut  degré'  la  couleur  locale. 

Cet  album  nous  raconte  l'histoire  de  Myrdhinn,  né  vers  47;"). 
dans  la  vallée  de  Basalyg,  au  sud  du  pays  des  Silures,  d'un  breton 
romanisé  et  d'une  vestala  qui  avait  violé  ses  vœux.  Sa  mère,  pour 
échapper  à  la  loi  cruelle,  qui,  en  Bretagne  de  même  qu'à  Rome, 
punissait  de  mort  un  semblable  forfait,  attribua  sa  grossesse,  dit 
M.  de  la  Villemarqué,  à  un  de  ces  sylphes  vénérés  que  ses  juges 


80  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

ne  pouvaient  renier  sans  athéisme  ;  de  là,  la  légende  païenne  qui 
fit  naître  le  célèbre  barbe  d'un  duz  et  d'une  vierge  chrétienne. 

Mais  ce  serait  trop  long  à  raconter,  il  faut  lire  cette  dramatique 
légende. 

Jean  de  la  Rouxière. 


MEMENTO  BIBLIOGRAPHIQUE 


Viennent  de  paraître  : 

LIBRAIRIE  GONARD  :  Œuvres  complètes  de  Gustave  Flaubert, 
Théâtre,  1  voU  ;  Bouvard  et  Pécuchet,  1  vol, 

MERGURE  DE  FRANGE  :  Témoignages  deuxième    série,    par 
Marcel  Goulon,  1  vol. 

LIBRAIRIE   SANSOT   :   VEssor  Victorieux,  poésies  par  Marie 
Dauguet,  1  vol. 


î,e  Gérant  :  Léon  SÉciiÉ. 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME 


ïictor-Hiiio  fit  Uû-Um 

DE  CROMWELL  AUX  ORIENTALES 


Le  percement  du  boulevard  Raspail  aura  été  funeste  a  deux 
maisons  romantiques  —  et  non  des  moindres. 

Il  y  a  deux  ou  trois  ans,  on  démolissait,  rue  du  Cherche-Midi, 
l'ancien  hôtel  des  Conseils  de  guerre  autrement  dit  l'hôtel  de  Tou- 
louse, où  M™''  Victor  Hugo,  née  Adèle  Foucher,  habita  avec  ses 
parents  jusqu'à  son  mariage. 

Il  ne  reste  rien  aujourd'hui  de  ia  maison  que  Victor  Hugo 
habita,  de  1S27  à  1830,  à  l'entrée  de  la  rue  Notre-Dame-des- 
Champs,  et  je  suis  de  ceux  qui  la  regretteront  toujours,  parce 
qu'elle  offrait  au  point  de  vue  de  l'histoire  du  Romantisme,  un 
intérêt  de  beaucoup  supérieur  à  celle  de  la  place  Royale  oii  Ton  a 
installé  à  grands  frais  le  Musée  Victor  Hugo. 

Je  ne  comprends  même  pas  que  la  famille  du  grand  poète  ei 
la  Ville  de  Paris  n'aient  pas  fait  les  sacrifices  nécessaires  pour 
l'approprier  à  cet  usage.  Cela  eut  été. si  facile  !  on  aurait  pu  faire 
un  si  joli  square  avec  le  jardin  décoré  des  bustes  en  marbre  des 
principaux  poètes  du  temps  ! 

6 


82  Li:s  annai.es  romantiques 

—  C'est  une  maison  banale,  me  disait  un  jour  M.  Paul  Meurice. 

—  Pardon,  lui  répondis-je,  et  les  souvenirs  ? 

—  Sans  doute,  mais  Victor  Hugo  y  séjourna  si  peu  ! 
Qu'importe  !  c'est  tout  de  même  dans  cette  vieille  maison  sans 

style  et  qui  ressemblait  à  quelque  chartreuse,  avec  son  avenue 
plantée  de  grands  arbres,  et  le  beau  parc  dont  elle  était  entourée, 
c'est  là  que  l'ancien  Cénacle  de  la  Muse  française  se  reforma,  au 
printemps  de  1827,  sur  des  bases  plus  larges  et  plus  libérales  ; 
que  Sainte-Beuve,  Alfred  de  Vigny,  Musset  et  Lamartine,  pour  no 
citer  que  les  plus  illustres,  firent  entendre  quelques-uns  de  leurs 
plus  beaux  vers,  et  que  Victor  Hugo  composa,  dans  le  seul  espace 
de  trois  ans,  ses  dernières  Odes  et  Ballades,  la  préface  et  la  fin  de 
Cromwell,  les  Orientales,  une  bonne  partie  des  Feuilles  d'au- 
tomne, Marion  de  Lormc  et  Hernani. 

11  me  semble  que  cela  compte  et  justifie  hautement  les  regrets 
que  cette  maison  m'inspire. 

Pendant  quoique  temps,  après  que  les  travaux  de  voirie  eurent 
éventré  l'avenue  qui  la  séparait  do  la  rue  Notre-Dame-des- 
Champs,  il  avait  été  question  de  conserver,  faute  de  mieux,  le?? 
deux  magnifiques  ormeaux  que  le  hasard  venait  de  placer  au 
milieu  de  la  chaussée  de  la  voie  nouvelle.  Dans  ce  cas,  la  commis- 
sion des  inscriptions  parisiennes  aurait  appendu  à  leur  tronc  une 
enseigne,  pour  rappeler  aux  passants  les  grands  événements  litté- 
raires dont  ils  avaient  été  les  témoins,  et  la  Ville  de  Paris,  en 
guise  de  refuge,  aurait  fait  mettre  à  leur  pied  un  banc  circulaire 
où,  tout  en  se  reposant,  les  touristes  auraient  pu  méditer  sur  un 
fragilité  des  choses  humaines.  Mais  il  paraît  que  le  métropolitain 
qui  court  sous  le  boulevard  Raspail  ne  permit  pas  de  donner  suite 
à  cette  pieuse  pensée.  Et  les  deux  arbres  qui  avaient  vu  passer 
tant  de  célébrités  sous  leurs  branches,  et  dont  les  troncs  majes- 
tueux s'élevaient  hier  encore  dans  le  ciel,  comme  deux  colonnes 
jumelées  à  chapiteaux  verts,  les  deux  ormeaux  contemporains  du 
Cénacle  de  Joseph  Delorme  furent  abattus  le  jour  même  où  mon 
ami,  le  peintre  Jean  Corabœuf,  prévenu  de  leur  exécution,  fit  le 
joli  dessin  qu'on  peut  voir  au  Musée  Victor-Hugo. 

Je  tiens  à  le  remercier  ici  de  m'avoir  dédié  cette  fidèle  image. 

Parlerai-je  à  présent  des  circonstances  dans  lesquelles  Victor 
Hugo  devint  locataire  de  cette  maison  ? 

Il  habitait  précédemment,  90,  rue  de  Vaugirard,  au-dessus  d'un 
atelier  de  menuiserie  qui  aurait  dû  lui  rappeler  celui  de  son 
grand-père,  un  très  modeste  appartement  dont  le  petit  salon,  au 


Le  cénacle  de  JOSEPH  DELORME  83 

bout  de  quelques  mois,  fut  incapable  de  contenir  le  nombre  cha- 
que jour  grandissant  des  poètes  et  des  artistes  qui  se  rangeaient 
sous  sa  bannière. 

Gomme  il  avait  beaucoup  d'amour-propre,  qu'il  était  très  ambi- 
tieux, et  que  sa  situation  matérielle  s'améliorait  d'une  année  à 
l'autre,  il  se  décida,  au  printemps  de  1827,  à  transporter  ses 
pénates  au  n°  11  de  la  rue  Notre-Dame-des-Champs  (1). 

Là,  du  moins,  il  se  trouva  plus  au  large;  d'abord  il  avait  la 
jouissance  du  parc  agrémenté  d'une  pièce  d'eau,  dont  les  faux 
ébéniers  éventaient  ses  fenêtres,  et  puis  îl  n'avait  que  quelques 
pas  à  faire  pour  se  trouver  en  pleins  champs  du  côté  du  Mont- 
Parnasse. 

Son  appartement  était  situé  au  premier  étage.  On  y  accédait 
par  un  escalier  tournant  qui  prenait  naissance  dans  un  petit  ves- 
tibule, au  haut  du  perron  de  la  porte  d'entrée.  Il  se  composait 
d'une  cuisine,  d'une  salle  à  manger,  d'un  salon,  d'un  cabinet  de 
travail  et  de  deux  chambres  à  coucher,  partie  au  nord  et  partie 
au  midi. 

Le  salon  qu'on  appelait  «  la  chambre  au  lys  d'or  »  du  nom  de 
la  fleur  poétique  qui  avait  valu  à  Victor  Hugo  le  titre  de  maîlre 
ès-jeux  floraux  de  l'Académie  de  Toulouse,  était  orné  d'une  belle 


(1)  A  cette    occasion  Britaut  lui    adressait  la    spirituelle  lettre    que 
voici  : 

<(  N'ai-je  pas  eu  la  maladresse  d'aller  vous  chercher  dans  la  rue  de 
Vauglrard  pour  votis  remercier  de  votre  belle  ode  (a),  mon  cher  ami  ? 
Vous  étiez  parti  pour  la  gloire,  et,  par  malheur,  ce  quartier-là  m'est 
inconnu.  Je  n'ai  encore  pu  vous  atteindre  et  vraiment  je  suis  désolé 
Quand  vous  remettrez  pied  à  terre  dans  notre  tas  de  boue  et  de  fumior 
que  nous  nommons  Paris,  faites-moi  savoir  cette  nouvelle  ;  j'irai  bien 
vite  vous  embrasser  ;  mais  comment  espérer  que  vous  redescendie/ 
vers  nous,  chétifs  ?  En  tout  cas,  croyez  que  du  fond  de  mon  néant  je 
pense  beaucoup  à  vous  dans  votre  gloire,  et  que  s'il  n'y  a'  personne  qui 
vous  admire  plus,  personne  aussi  ne  vous  aime  autant  que  moi. 

«  Mille  tendres  amitiés  à  l'ami,  mille  sincères  hommages  au  génie. 

«  Brifaut  ». 

(Lettre  inédite  tirée  de  l'Album  de  M"""  Victor  Hugo  et  communiquéo 
par  M.  Lefèvre-Vacquerie). 

{(i)  VOde  à  la  Colonne  qui  venait  de  paraître. 


84  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

toile  de  Caravage,  de  plusieurs  tableaux  de  Devéria  et  de  la  Ronde 
du  Snhhat  de  Boulanger. 

Du  salon  on  passait  dans  le  cabinet  de  travail,  «  la  ruche  », 
comme  disaient  les  amis  de  la  maison  ;  et  cette  ruche  aurait  pu 
en  remontrer  à  celle  des  abeilles,  car  non  content  de  travailler  le 
jour,  le  jeune  poète  travaillait  jusqu'à  une  heure  avancée  de  la 
nuit  ;  si  bien  que  les  habitants  des  maisons  voisines,  dont  les  fenê- 
tres donnaient  sur  le  petit  bois  de  Victor  Hugo,  se  demandaient 
quelle  était  cette  grosse  étoile  qui,  tous  les  soirs,  s'allumait  ainsi 
dans  les  arbres  et  ne  s'éteignait  souvent  qu'au  petit  jour. 

Il  y  avait  au  fond  du  parc,  dans  un  vieux  mur  tapissé  de  lierre, 
une  porte  basse,  fermée  de  gros  verrous,  qui  s'ouvrait  sur  une  im- 
passe devenue  plus  tard  la  rue  Duguay-Trouin.  Cette  port€  exis 
tait  encore  dans  ces  derniers  temps  (1).  C'est  par  là  que  Victor 
Hugo  sortait,  après  son  déjeuner,  pour  aller  rêver  dans  la  pépi- 
nière du  Luxembourg,  pendant  que  sa  jeune  femme  jouait  avec 
ses  enfants  ou  causait  avec  Sainte-Beuve  tout  près  du  pont  rusti- 
que qui  enjambait  la  pièce  d'eau.  Rappelons-nous  les  vers  des 
Consolations  : 


Oh  !  que  la  vie  est  longue  aux  longs  jours  de  l'été, 

Et  que  le  temps  y  pèse  à  mon  coeur  attristé  ! 

Lorsque  midi  surtout  a  versé  sa  lumière, 

Que  ce  n'est  que  chaleur  et  soleil  et  poussière  ; 

Quand  il  n'est  plus  matin  et  que  j'attends  le  soir, 

Vers  trois  heures  souvent,  j'aime  à  vous  aller  voir  ; 

Et  là,  vous  trouvant  seule,  ô  mère  et  chaste  épouse, 

Et  vos  enfants  au  loin  épars  sur  la  pelouse, 

Et  votre  époux  absent  et  sorti  pour  rêver. 

J'entre  pourtant"';  et  vous  belle  et  sans  vous  lever, 

Me  dites  de  m'asseoir,  nous  causons  ;  je  commence 

A  vous  ouvrir  mon  cœur,  ma  nuit,  mon  vide  immense, 

Ma  jeunesse  déjà  dévorée  à  moitié, 

Et  vous  me  répondez  par  des  mots  d'amitié  ; 

Puis  revenant  à  vous,  vous  si  noble  et  si  pure, 

Vous  que,  dès  le  berceau,  l'amoureuse  nature 

Dans  ses  secrets  desseins  avait  formée  exprès. 

Plus  fraîche  que  la  vigne  au  bord  d'un  antre  frais, 

(1)  Elle  était  à  côté  de  la  maison  poTiant  le  n°  9. 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  85 

DoLici  comme  un  parfum  et  comme  une  harmonie  ; 
Fleur  qui  deviez  fleurir  sous  les  pas  du  génie  : 
Nous  parlons  de  vous-même,  et  du  bonheur  humain, 
Gomme  une  ombre  d'en  haut  couvrant  votre  chemin, 
De  vos  enfants  bénis  que  la  joie  environne, 
De  l'époux,  votre  orgueil,  votre  illustre  couronne  ; 
Et  quand  vous  avez  bien  de  vos  félicités 
Epuisé  le  récit,  alors  vous  ajoutez 
Triste,  et  tournant  au  ciel  votre  noire  prunelle  : 
«  Hélas  !  non,  il  n'est  point  ici-bas  de  mortelle 
Qui  se  puisse  avouer  plus  heureuse  que  moi  ; 
Mais  à  certains  moments,  et  sans  savoir  pourquoi, 
Il  me  prend  des  accès  de  soupirs  et  de  larmes  ; 
Et  plus  autour  de  moi  la  vie  épand  ses  charmes, 
Et  plus  le  monde  est  beau,  plus  le  feuillage  vert. 
Plus  le  ciel  bleu,  l'air  pur,  le  pré  de  fleurs  couvert. 
Plus  mon  époux  aimant  comme  au  premier  bel  âge. 
Plus  mes  enfants  joyeux  et  courant  sous  l'ombrage, 
Plus  la  brise  légère  t^i  n'osant  soupirer. 
Plus  aussi  je  me  sens  ce  besoin  de  pleurer.  » 

Quand  Sainte-Beuve  entra  chez  Victor  Hugo,  le  poète  des  Odes 
rt  Ballades,  suivant  une  des  modes  d'alors,  allait  quelquefois  avec 
des  amis,  dont  Robelin,  Boulanger,  Charlet,  les  Devéria,  manger 
des  galettes  au  Moulin  do.  beurre.  Tl  était  situé  entre  les  rues  de 
Vanves  et  de  Vercingétorix,  à  l'endroit  où  a  été  élevée  depuis  la 
chapelle  de  Notre-Dame  de  Plaisance. 

Une  fois  là,  on  se  répandait,  à  l'heure  du  dîner,  dans  les  guin- 
guettes environnantes  et  l'on  ne  rentrait  qu'à  la  nuit  close. 

\'\n  dimanche,  Abel  Hugo,  cherchant  à  manger,  entendit  \m? 
musique  sous  les  arbres.  Tl  se  dirigea  de  ce  côté  et  vit  une  maison- 
nette entre  cour  et  jardin  très  ombragée  et  très  fleurie.  C'étaient 

Les  vagues  violons  de  la  mère  Saguet, 

qui  faisaient  cette  musique. 

Il  dîna  sous  une  tonnelle  et  fut  si  content  de  la  cuisine,  qu'il 
amena  quelques  jours  après  son  frère  Victor  et  leurs  amis  com- 
muns. Le  menu  n'était  pas  très  varié,  la  mère  Saguet  n'ayant  pour 
garde-manger  que  les  œufs  et  les  poulets  de  sa  basse-cour,  mais 
elle   avait  une   façon  à  elle  d'accommoder  le  poulet  à  la   saucç 


86  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

piquante,  et  elle  n'écorchait  pas  sa  clientèle  de  passage.  Pour 
vingt  sous  on  avait  deux  reufs  frais  à  la  coque  ou  sur  le  plat,  un 
poulet  sauté,  du  fromage  et  du  vin  blanc  à  discrétion.  C'était  pour 
rien.  Aussi  tous  les  rapins,  les  gens  de  lettres  et  les  membres  du 
Caveau  connaissaient-ils  le  restaurant  de  la  mère  Saguet. 

Naturellement  Sainte-Beuve  y  alla  comme  tout  le  monde.  Je 
crois  même  qu'il  y  rencontra  un  jour  Thiers  et  Mignet  venus  là 
pour  se  consoler  de  la  bouillabaisse.  Mais  Sainte-Beuve  préférait 
à  tous  les  dîners  des  guinguettes  de  la  banlieue  une  bonne  cause- 
rie avec  Victor  Hugo,  sur  le  canapé  de  la  chambre  au  lys  d'or,  rue 
Notre-Dame-des-Champs,  et  comme  sa  conversation  était  un 
charme,  on  profita,  chez  ses  voisms,  du  mariage  d'Abel  Hugo, 
suivi  à  bref  délai  de  la  mort  du  général,  pour  sacrifier  au  plaisir 
de  l'entendre  les  pique-niques  et  les  airs  de  violon  de  la  mère 
Saguet.  €ela  ne  les  empêcha  pas,  d'ailleurs,  quand  vinrent  les 
soirées  de  la  belle  saison  des  Orientales,  d'aller  voir  coucher  le 
soleil  dans  la  plaine  de  Vaugirard  ou  contempler  du  haut  des 
tours  de  Notre-Dame  les  reflets  sanglants  de  l'astre  sur  les  eaux 
du  fleuve  (1). 

Nous  avons  même  de  ce  temps  une  amusante  lettre  d'Alfred  de 
Musset.  Il  était  tout  gamin  alors,  puisqu'il  avait  dix-huit  ans  à 
peine,  mais  c'était  une  raison  de  plus  pour  qu'il  se  mêlât  aux  jeux 
de  SOS  aînés  du  Cénacle.  Un  jour  donc  qu'il  avait  promis  à  Victor 
Hugo  de  faire  avec  lui  l'ascension  des  tours  de  Notre-Dame,  il 
s'excusa  par  le  billet  que  voici  : 

«  Je  suis  désolé,  mon  cher  ami,  de  ce  qu'il  m'est  impossible 
d'être  demain  avec  vous  à  Notre-Dame.  J'ai  fait  la  plus  grande 
imbécillité  du  monde  en  acceptant  votre  aimable  invitation.  Mais 
il  y  a  huit  jours  que  je  dois  monter  à  cheval  demain  ;  c'est  une 
partie  avec  d'autres.  Je  ne  serais  jamais  à  cinq  heures  chez  vous, 
habillé,  et  j'aurais,  de  vous  manquer  de  parole,  une  peur  horrible 
qui  ne  me  servirait  à  rien.  Jt  vous  verrai  chez  M.  Nodier,  s'il  ne 
pleut  des  hallebardes  la  tête  en  bas.  —  Recevez  mon  excuse  et 
repentances.  Quelque  désagrément  que  vous  cause  ma  maladresse, 
j'en  suis  toujours  plus  vexé  que  vous. 

«  Alfred  de  Musset  (2).  » 


(1)  Sainte-Beuve,  Portraits  contemporains,  article  Hugo,  p.  414. 

(2)  Lettre  médite  tirée  de  l'Album  de  M""®  Victor  Hugo  et  communi- 
quée p.ir  M.  T>efèv€-Vacguerie. 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  8,7 


II 


On  sait  comment  Sainte-Beuve  fut  mis  en  relations  avec  Victor 
Hugo.  J'ai  raconté  les  choses  tout  au  long  dans  mon  livre  sur 
l'illustre  critique  (1).  Je  les  résumerai  donc  ici  en  quelques  lignes, 
sauf  à  m'étendre  sur  certains  faits  que  je  ne  connaissais  pas  à 
cette  époque. 

Sainte-Beuve  était  rédacteur  au  Globe  depuis  1824,  et  M.  Dubois 
qui  l'avait  eu  comme  élève  en  rhétorique  lui  témoignait  un  inté- 
rêt tout  particulier.  A  ia  fin  de  l'année  1826,  le  directeur  de  ce 
journal,  ayant  reçu  une  nouvelle  édition  des  Odes  augmentée  de 
Ballades  (2),  offrit  à  Sainte-Beuve  d'en  rendre  compte,  ce  qu'il 
accepta  d'autant  plus  volontiers  que  depuis  longtemps  déjà,  il 
avait  beaucoup  d'estime  pour  le  talent  de  «  ce  jeune  barbare  ». 
comme  l'appelait  M.  Dubois.  L'article  de  Sainte-Beuve  parut  dans 
le  Globe  des  2  et  9  Janvier  1827  et  fut  très  remarqué.  C'était  la  pre 
mière  fois  qu'on  parlait  de  Victor  Hugo  avec  un  réel  accent  de 
sympathie  et  un  sens  critique  aussi  juste. 

Sur  le  premier  volume  des  Odes,  Sainte-Beuve  disait  :  «  L'appa- 
rition de  ces  premières  poésies  fut  saluée  comme  l'un  de  ces  phé- 
nomènes littéraires  dont  les  muses  seules  ont  le  secret.  M.  Hugo 


(1)  Sainte-Beuve,  son  esprit,  ses  idées,  ses  mœurs,  2  vol.  au  Mercure 
de  France,  1904. 

(2)  L'édition  de  1826,  en  3  vol.  iii-12,  ne  parut  pas  le  même  jour  et 
ne  fut  pas  imprimée  sur  les  mêmes  presses. 

Le  tome  TU  intitulé  Odes  et  Ballades,  imprimé  chez  J.  Tastu,  fut 
annoncé  dans  la  Bibliographie  de  la  France  du  mercredi  15  novembre 
1826  sous  le  n»  7054.  Il  en  fut  fait  dieux  tiragies,  si  l'on  s'en  rapporte  au 
titre  qui  n'est  pas  libellé  de  la  même  façon  dams  tous  les  exemplaires. 
Celui  que  j'ai  sous  les  yeux  porte  la  mentio'n  :  tome  troisième,  et  l'épi- 
graphe :  ((  Renouvelons  aussi  toute  vieille  peuisée  »,  est  signée  Joachlm 
DÎT  Bellay,  tandis  que  sur  d'autres  cette  miention  n'existe  pas,  et  que 
l'épigraphe  est  signée  seulement  J    du  Bm.lay. 

Les  tomes  I  et  IT  intitulés  Odes,  3«  édition,  furent  imprimés  chez: 
Pinard  et  annoncés  à  la  Bibliographie  de  la  France  le  samedi  18  no- 
vembre 1826,  sous  le  n^  7118. 

L'ouvrage  parut  chez  Ladvocat,  libraire  de  S.  A.  S.  M.  le  duc  de 
Chartres,  sous  la  date  de  MDCCCXXVII. 


88  LKS   ANNALES    ROMANTIQUES 

devait  cette  étonnante  précocité  et  à  la  trempe  de  son  âme  et  aux 
circonstances  de  ses  plus  tendres  amitiés.  —  Style  de  feu,  étince- 
lant  d'images,  bondissant  d'harmonies.  « 

Mais  une  autre  cause  que  la  politique  nuisit  à  son  succès  : 

«  A  côté  des  Odes  de  circonstance  se  trouvait  dans  le  premier 
recueil  des  pièces  telles  que  la  Chauve-souris  et  le  Cauchemar  qui 
trahissaient  chez  M.  Hugo  je  ne  sais  quel  travers  d'imagination 
contre  lequel  le  goût  français  se  soulève.  Oubliant  que  certaines 
images  difform.es,  pour  être  tolérables  en  poésie,  doivent  y  rester 
enveloppées  du  m.ême  vague  dans  lequel  elles  glissent  sur  notre 
âme,  il  s'est  mis  de  gaieté  de  cœur,  et  avec  toutes  les  ressources 
du  genre  descriptif,  à  analyser  les  songes  d'un  cerveau  malade, 
ot  il  a  terminé  la  Chauve-souris  au  grand  jour  pour  mieux  en 
détailler  la  laideur.  Il  n'y  aurait  Icà  qu'une  orgie  d'imagination 
jusqu'à  un  certain  point  excusable,  si  M.  Hugo  n'y  revenait  sou- 
vent. Mais  dans  son  roman  de  Ean  dislande  remarquable  à  tant 
d'autres  égards,  il  a  passé  toutes  les  bornes  :  et  son  brigand  est 
doué,  grâce  à  lui,  avec  un  luxe  et  une  prédilection  qu'on  ne  sait 
comment  qualifier.  Il  en  est  résulté  des  impressions  fâcheuses 
contre  l'auteur.  Le  ridicule  s'est  formé  de  ce  côté  pour  se  venger 
d'un  poète  dédaigneux  de  la  faveur  populaire,  et  laissant  les 
nobles  parties  dans  l'ombre,  on  a  fait  de  son  talent,  aux  yeux  de 
bien  des  gens,  une  sorte  de  monstre  hideux  et  grotesque,  assez 
semblable  à  l'un  des  nains  de  son  roman...  » 

Et  après  avoir  admiré  dans  Trilby  l'agilité  et  la  prestesse  du 
rythme  et  surtout  la  verve  avec  laquelle  Hugo  avait  rendu  l'orgie 
satanique  de  la  Ronde  du  Sabbat.  Sainte-Beuve  mettait  le  jeune 
poète  en  garde  contre  l'abus  de  la  force,  comme  s'il  avait  deviné 
que  là  serait,  en  effet,  son  écueil  : 

«  En  poésie,  disait-il,  rien  de  si  périlleux  que  la  force  :  si  on  la 
laisse  faire,  elle  abuse  de  tout  ;  par  elle,  ce  qui  n'était  qu'original 
ot  neuf  pst  bien  près  de  devenir  bizarre  ;  un  contraste  brillant 
dégénère  '^n  antithàse  précieuse  ;  l'auteur  vise  à  la  grâce  et  à  la 
simplicité  ;  il  ne  cherche  que  l'héroïque  et  il  rencontre  le  gigan- 
tesque ;  s'il  touche  jamais  le  gigantesque,  il  n'évitera  pas  le 
puéril  (1).  » 

(1)  Chose  curieuse,  Lamartine  avait  fait  le  même  reproche  à  Victor 
Hugo,  quelques  années  auparavant. 

((  Ces  jours-ci,  lui  écrivait-il  le  8  juin  1823,  pous  relisions  vo«  ravis- 
santes poésies  et  votre  terrible  Han,  Soit  dit  en  passant,  je  le  trouve 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  89 

Après  avoir  lu  l'article  de  Sainte-Beuve,  Victor  Hugo  s'en  fut 
remercier  M.  Dubois  et  iui  demanda  le  nom  et  l'adresse  de  son 
collaborateur  qui  n'avait  signé  que  des  initiales  S.  B.  Quel  ne  fut 
pas  son  étonnement  d'apprendre  qu'il  habitait  à  côté  de  chez  lui, 
rue  de  Vaugirard  (1).  Il  alla  pour  le  voir,  et  ne  l'ayant  pas  ren- 
contré lui  laissa  sa  carte.  Le  lendemain  Sainte-Beuve  lui  rendit  sa 
visite,  et,  dès  cette  première  entrevue,  Victor  Hugo  sentit  qu'il 
avait  trouvé  son  homme.  Jusque-là  il  n'avait  guère  fréquenté  que 
des  poètes  louangeurs,  incapables  de  discuter  ses  idées  et  de  lui 
montrer  les  points  faibles  de  son  esthétique.  Cette  fois  le  hasard 
le  mettait  en  présence  d'un  critique  .qui,  malgré  sa  jeunesse,  avait 
déjà  réponse  à  tout  et  pouvait  soutenir  le  pour  et  le  contre.  Victor 
Hugo  était  trop  soucieux  de  ses  intérêts  pour  ne  pas  l'attacher  par 
la  cordialité  de  son  accueil.  Et,  en  effet,  au  bout  de  quelques  jours, 
Sainte-Beuve  devint  un  des  familiers  de  sa  maison.  Je  dois  dire, 
que  de  son  côté  il  ne  négligea  rien  pour  précipiter  cet  heureux 
résultat.  C'est  ainsi  qu'au  mois  d'avril  1827,  Victor  Hugo  ayant 
quitté  son  appartement  de  la  rue  de  Vaugirard  pour  en  prendre 
un  rue  Notre-Dame-des-Ghamps,  Sainte-Beuve  décida  sa  mère  a 
aller  habiter  la  même  rue  (2).  Mais  dans  l'intervalle,  la  lecture  et 
la  critique  de  Cromwell,  leurs  échanges  de  vues  sur  l'art  et  sur  la 
poésie  avaient  déjà  donné  à  leurs  relations  de  voisinage  le  carac- 
tère de  l'intimité. 

On  connaît  le  billet  par  lequel  Victor  Hugo  invita  Sainte-Beuve 
à  venir  entendre  chez  son  beau-père  la  lecture  des  quatre  premiers 
actes  de  Cromwell  (3). 

Cette  lecture  devait  avoir  lieu  le  12  février.  Trois  jours  avant 
le  Journal  des  Débats  publiait  VOde  à  la  Colonne  que  Victor  Hugo 
avait  écrite  pour  venger  l'injure  faite  sux  maréchaux  de  l'Empire 
par  l'ambassadeur  d'Autriche.  Et  le  vieux  Lacretelle,  sous  le  coup 
de  l'émotion  publiaue,  adressait  au  jeune  poète  la  lettre  suivante  : 

«  Quoique  j'aye  bien  rarement,  Monsieur,  le  plaisir  de  vous  vO'r 
ou  plutôt  de  vous  entrevoir,  il  faut  que  je  cède  au  plaisir  de  vous 


aussi  trop  terrible  ;  adoucissez  votre  paleltie  ;  rimagination,  comme  la 
lyre,  doit  caresser  l'esprit  :  vous  frappez  trop  fort  :  je  vous  dis  celn 
pour  l'avenir..  »  (Lettre  de  Lamartine  à  Victor  Hugo  publiée  dans  la 
lieviie  de  Paris  du  15  nvrll  1904). 

(1)  Victor  Hugo  hnbitaii  au  n»  ÎK)  et  Sainte-Beuve  au  n"  94. 

(2)  Au  n»  19. 

(.^)  Ce  drame  ne  fut  terminé,  en  effet,  que  le  22  mars. 


90  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

dire  combien  votre  Ode  à  la  Colonne  sacrée  m'a  ému,  transporté. 
Le  courage  et  l'honneur  iront  les  vraies  inspirations  du  talent  !  Que 
de  belles  images  !  que  de  pensées  fortes  !  que  de  chaleur  conte- 
nue !  quelle  vérité  de  sentiments  !  Tandis  que  nous  défendons  d? 
notre  mieux  la  cause  des  lettres  françaises,  vous  en  relevez  la 
gloire  et'en  renouvelez  la  puissance.  Vous  allez  porter  l'effroi  danr, 
bien  des  cours,  mais  vous  réjouirez  celle  d'Apollon,  pardonnez- 
moi  cette  citation  mythologique.  Il  faut  que  mon  esprit  aille  sur 
son  vieux  moule,  mais  heureusement  il  sent  tout  le  prix  des  beau- 
tés nouvelles  et  surtout  quand  la  source  en  est  une  âme  noble. 

«  Agréez  l'hommage  des  sentiments  sincères  que  je  brûlais 
d'exprimer  » 

«  Lacretelle  (1).  » 

C'est  dans  ces  circonstances  que  Victor  Hugo  lut  les  quatre  pre 
miers  actes  de  son  Cromwell,  à  l'hôtel  des  Conseils  de  guerre 

Le  lendemain  de  cette  lecture  Saintt-Beuve  fit  part  au  poète  de 
ses  observations  dans  la  très  belle  lettre  que  voici  : 

Ce  mardi. 
Monsieur  et  ami, 

'(  ...  Parlons  de  votre  tragi-comédie.  Elle  donne  tant  à  penser 
qu'on  ne  peut  tout  en  dire  à  la  fois.  Permettez-moi  de  compléter 
un  peu  ce  que  je  vous  en  ai  déjà  témoigné.  Tous  les  compliments 
que  je  vous  en  ai  faits,  je  vous  les  ai  faits,  parce  que  je  les  pense  : 
et  je  vous  avoue  très  sincèrement  qu'après  la  lecture  des  deux  pre- 
miers actes,  je, ne  voyais  absolument  à  vous  faire  que  des  compli- 
ments. La  lecture  des  troisième  et  quatrième  actes,  oii  il  y  a  tant 
de  beautés  du  premier  ordre,  m'a  pourtant  suggéré  quelques  criti- 
ques, que  je  me  fais  un  devoir  de  vous  soumettre,  sans  précaution 
oratoire,  persuadé  aue  c'est  de  la  sorte  qu'il  faut  en  agir  avec  des 
hommes  comme  vous,  et  que,  quelqu  •  idée  que  vous  preniez  de 
mon  jugement,  vous  apprécierez  l'intention  qui  l'a  dicté, 

«  Toutes  ces  critiques  rentrent  dans  une  seule  que  je  m'étais 
déjà  permis  d'adresser  à  votre  talent,  l'excès,  l'abus  de  la  force. 


(1)  Lettre  inédite  tirée  de  rAlbum  de  M™**  Victor  Hugo  et  communi- 
quée par  M.  Lefèvre-Vacquerie. 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  91 

et  passez-moi  le  mot,  la  charge.  La  partie  sérieuse  de  votre  drame 
est  admirable  ;  vou.s  avez  beau  vous  abandonner  et  vous  déployer, 
vous  n'enlevez  jamais  votre  sujet  au-delà  du  sublime.  Les  scènes 
de  la  réception  des  ambassadeurs,  les  deux  qui  la  suivent  au 
deuxième  acte,  le  monologue  de  Gromwell  après  l'entrevue  avec 
sir  Robert  Wilen  ;  au  troisième  acte  les  scènes  du  conseil  privé, 
de  Milton  aux  pieds  de  Cromwell,  totit  cela  est  beau  ;  on  se  récrJc 
d'enthousiasme  presque  à  chaque  vers.  C'est  donc  à  la  partie 
comique  que  j'adresserai  surtout  des  reproches.  L'idée  de  l'avoir 
mêlée,  entrelacée  avec  l'action  principale  qui  est  toute  terrible, 
était  une  source  de  beautés  où  vous  avez  largement  puisé.  Plus  le 
contraste  produisait  d'effet,  plus  il  fallait  le  dispenser  avec 
sobriété,  et  je  crois  que  vous  avez  dépassé  la  mesure  surtout  dans 
les  a  varie  très  longs  et  trop  fréquents  qu'il  fallait,  ce  me  semble, 
un  peu  plus  sous-entendre  :  la  parodie  devait  être  moins  dévelop- 
pée ;  elle  se  devine  à  demi-mot.  Loin  de  moi  au  reste  la  pensée  de 
blâmer  ces  poiîrnants  contrastes  où  les  larmes  et  les  rires  se  con- 
fondent :  Gromwell  délirant  aux  prises  avec  sa  conscience  et  son 
crime,  et  Rochester  caché,  grimaçant  et  jouant  avec  l'énigme  ter- 
rible qu'il  ne  comprend  pas  et  qui  est  pleine  de  mort.  C'est  h 
l'abus,  c'est  aux  détails,  aux  détails  seulement  que  j'en  veux,  et  je 
vous  assure  qu'il  y  a  des  moments  hier  où  je  leur  en  ai  voulu 
beaucoup  ;  n'allez  pas  croire  qu'ils  m' eixnvyaient ,  rien  n'ennuie 
chez  vous  ;  mais  ils  m'agaçaient,  m'impatientaient,  j'étais  tenté 
de  leur  dire,  comme  Cromwell  à  ses  fous,  quand  il  est  de  mau- 
vaise humeur  :  «  Paix  !  trêve  !  à  bas  !  »  Pardon,  mon  cher  mon- 
sieurs,  de  ces  formes  si  libres,  que  je  me  permets  avec  vous  ;  mais 
moins  j'y  mets  de  prétention,  plus  je  serai  excusé  ;  au  reste  j'ai 
pensé  que  peut-être  c'avait  été  de  votre  part  une  malice  de  pro- 
duire cet  effet  sur  l'auditeur,  à  peu  près  comme  l'Arioste,  quand 
il  déconcerte  le  lecteur  en  rompant  mille  fois  son  fil.  Mais  même 
dans  ce  cas,  je  persiste  à  croire  que  le  contraste  est  souvent  poussé 
trop  loin  —  Vos  personnages  vous  étaient  donnés  par  l'histoir.^ 
pleins  de  ridicules,  d'extravagances,  c'étaient  des  caricatures  véri- 
tables. Tant  mieux.  Mais  n'en  avez-vous  fait  quelquefois  trop 
d'usage  ?  N'avez-vous  pas  renchéri  sans  besoin  ?  Déjà  votre  puri 
tain  si  excellent  des  deux  premiers  actes  m'avait  semblé  par  mo- 
ment un  peu  trop  ériidit  dans  la  Bible,  ou  plutôt  trop  continuel- 
lement érudit.  Je  sais  que  l'histoire  est  là  pour  l'attester  :  passe 
donc  pour  lui.  Mais  Rochester,  il  est  trop  ridicule  dans  la  décla- 
ration d'amour  à  la  Scudéri  qu'il  adresse  à  Francis,  dans  la  leçon 


92  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

de  poésie  à  la  Racan  qu'il  adresse  à  Milton.  —  Sans  doute,  il  pou- 
vait, il  devait  dire  ces  choses-là,  mais  les  dire  plus  légèrement,, 
d'un  ton  moins  accentué  et  pour  ainsi  dire  moins  gascon.  —  Sur- 
tout, puisque  des  caricatures  historiques,  telles  que  le  Puritain 
et  Rochester,  vous  étaient  données,  puisque  vous  inventiez  si 
heureusement  ces  quatre  fous  de  Cromwell  qui  agrandissaient 
encore  la  scène  de  l'orgie  comique,  vous  pouviez  adoucir  les  trait? 
de  la  vieille  gouvernante,  qui  est  vraiment  trop  hideuse  pour  pré- 
tendre à  n'avoir  que  trente  ans,  qui,  parce  qu'elle  est  mariée  par 
accident  à  Rochester,  ne  peut  se  méprendre  au  point  d'en  devenir 
follement  amoure:jse  et  de  le  poursuivre  de  ses  caresses  conju- 
gales. L'accident  eût  été  fort  plaisant  sans  ce  surcroît.  Vous  voyez 
que  ce  ne  sont  là  que  des  critiques  de  détail  :  mais  il  y  a  à  pren 
dre  garde  aux  petites  choses,  car  le?  petites  choses  tuent  les 
grandes. 

—  «  J'ai  remarqué  aussi  que  d'une  scène  naturellement  atten- 
drissante ou  comique,  vous  tiriez  trop  tout  ce  qu'elle  peut  donner, 
et  qu'en  l'épuisant  vous  la  rendiez  moins  attendrissante  ou  moins 
comique  qu'elle  ne  l'eût  été  avec  plus  de  laisser-aller.  Le  croiriez- 
vous  ?  J'ose  attaquer  sous  ce  rapport  la  belle,  la  très  belle  scène 
de  Francis  et  de  Cromwell  au  troisième  acte.  Oui,  quand  même 
Francis,  à  l'âge  de  quinze  ans,  n'eût  pas  été  sans  avoir  appris  (ce 
qui  est,  plus  j'y  pense,  invraisemblable)  la  part  que  son  père  avait 
prise,  sinon  à  la  mort  de  Charles,  du  moins  à  sa  chute,  quand  elle 
n'eût  pas  troJD  ingénieusement  supposé  que  s'il  faisait  un  roi,  ce 
ne  pouvait  être  qu'un  Stuart  ou  au  pis  aller  un  Rourbon,  je  crois 
fermement  que  la  scène  eût  conservé  toutes  ses  admirables  beau- 
tés —  oui,  toutes,  —  elle  pouvait  ignorer  assez  de  choses  encore 
pour  désoler  son  père,  pour  l'aimer,  pour  le  forcer  à  l'éloigner  dp 
lui,  afin  de  conserver  au  moins  un  être  qui  le  crût  bon  et  pût  le 
chérir.  Sans  douté  la  part  à  faire  entre  ce  qu'elle  devait  savoir  et 
ce  qu'elle  pouvait  ignorer  était  délicat,  peut-être  fallait-il  la  lais 
ser  plus  indécise  que  vous  ne  l'avez  fait  ;  un  voile  si  léger,  un 
nuage  si  douteux  suffit  pour  abuser  l'innocence,  même  quand  tout 
est  sous  ses  yeux  !  Oui,  Francis  pouvait  encore  savoir  bien  de<^ 
choses,  et  toujours  aimer  son  père.  Sous  le  même  rapport,  dans 
une  scène  bien  différente  celle  du  quatrième  acte  où  Cromwell  en 
faction  cause  avec  Murray,  je  vous  reprocherais  d'avoir  poussé 
trop  loin  la  comparaison  que  fait  Murray  de  Cromwell  avec  le 
soldat  prétendu.  La  scène,  sans  cet  effet  poussé  trop  loin,  n'eûî 
pas  moins  pu  être  fort  comique.  Je  suis  bien  impertinent  de  vous 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  93 

assaillir  ainsi  de  mes  critiques,  vous  qui  m'avez  accablé  de  vos 
beautés  ;  c'est  de  ma  part  une  triste  revanche.  Encore  un  mot 
pourtant  sur  votre  style.  11  est  bien  beau,  surtout  dans  la  partie 
sérieuse  du  drame.  Dans  le  reste  il  n'est  pas  toujours  exempt 
d'images  un  peu  saillantes,  trop  multipliées,  et  quelquefois  étran- 
ges. Au  reste,  voici  comment  je  m'explique  en  partie  la  chose. 
Vous  tenez  avec  grande  raison  à  une  rime  riche. 

«  Souvent  il  n'existe  pas  entre  les  mots  qui  riment  .Ichement 
avec  la  fin  du  premier  vers  et  le  sens  de  ce  vers  de  rapport  natu- 
rel, rationnel,  philosophique.  Que  faites-vous  alors,  sans  doute  à 
votre  insu  ?  Vous  proposez  à  votre  Imagination  l'espèce  de  pro- 
blème suivant  :  trouver  une  métaphore  qui  lie  au  figuré  le  mot, 
qui  rime  bien,  avec  le  sens  de  la  pensée.  De  là  un  surcroît  de 
métaphores  qui  ne  se  seraient  pas  présentées  naturellement  à  l'ima- 
gination, mais  que  celle-ci  produit  par  provocation,  et  comme  à 
l'appel  du  coup  de  cloche  de  la  première  rime  :  de  là  une  grande 
source  de  beautés  soutenues  et  inattendues.  C'est  de  la  sorte,  j'en 
suis  sûr,  que  vous  avez  trouvé  la  corde  à  la  potence.  Mais  de  là 
aussi  quelquefois  de  brusques  et  étranges  figures  qui  auraient 
besoin  d'être  adoucies  et  fondues.  Adoucir  et  fondre  souvent,  re- 
trancher quelquefois,  ce  sont  là  les  opérations  secondaires,  subal- 
ternes, qui  suffisaient  pour  faire  de  votre  œuvre,  non  pas  une  belle 
œuvre,  elle  l'est  déjà,  mais  un  chef-d'œuvre. 

«  Vous  vous  étiez  proposé  un  double  but  à  atteindre.  Corneille 
d'une  part  et  Molière  de  l'autre.  Corneille  est  atteint,  mais  non 
pas  Molière  ;  ce  serait  plutôt  Regnard,  surtout  Beaumarchais  :  il 
y  a  dans  votre  pièce  beaucoup  du  Mariage  de  Figaro. 

«  .Te  ne  vous  parle  pas  des  beautés  innombrables  qui  m'ont 
frappé.  J'en  ai  déjà  causé  avec  vous  et  j'en  causerai,  j'espère 
encore.  Seulement  excusez  tout  mon  long  bavardage,  si  tant  est 
que  vous  l'avez  daigné  déchiffrer,  mais  ne  vous  tenez  pas  quitt<î 
de  ma  franchise,  tant  que  vous  m'honorerez  de  votre  amitié  ». 

«  Sainte-Beuve  (1).  » 

Cette  lettre  écrite  au  pied  levé  dut  faire  une  impression  consi 
dérable  sur  l'esprit  de  Victor  Hugo.  Outre   qu'elle  est   une  mer- 
veille d'analyse  psychologique,  il  est  certain  que  pas  un  de  ceux' 
qui  assistèrent  à   la   lecture   de  Cromwcll   n'eût   été   capable   de 


(1)  TXerw^  de  Paris  du  15  fléoemhre  lî>Oi. 


94  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

démonter  ainsi  cette  «  tragi-comédie  »,  d'embrasser  tout,  le  fond 
et  la  forme,  avec  cette  sûreté  de  coup  d'œil.  Il  n'y  a  qu'une  chose 
que  Sainte-Beuve  ne  nous  ait  pas  dite  et  que  j'aurais  été  heureux 
de  trouver  sous  sa  plume,  c'est  le  point  de  départ  de  la  conception, 
la  genèse  même  du  drame.  Mais  peut-être  n'avait-il  pas  eu  la 
curiosité  de  le  demander  à  Victor  Hugo,  ou  peut-être  celui-ci  liii 
avait-il  répondu  :  «  Je  me  suis  arrêté  au  sujet  de  Gromwell  et  je 
l'ai  choisi  parce  qu'il  est  le  plus  beau  de  l'art  moderne.  »  C'est 
exactement  ce  que  Balzac  écrivait  à  sa  sœur  (1),  en  1819,  quand  il 
conçut  l'idée  de  son  Croinivcll,  car  le  futur  auteur  de  la  Comédie 
humaine  fut  tenté,  lui  aussi,  par  l'étonnante  histoire  du  Protec- 
teur, comme  du  reste  le  fut  Mérimée,  en  1823  ;  et  tous  ces 
CromioeU,  en  admettant  même  que  le  sujet  eût  alors  été  dans  l'air, 
comme  celui  de  Safd  quelques  années  auparavant,  me  semblent 
avoir  été  inspirés  par  rilisloire  de  Cromwel/,  de  Villemain,  qui 
parut  précisément  en  1817  et  fit  alors  un  certain  bruit.  Je  suis 
même  surpris  que  personne  n'ait  encore  fait  cette  remarque  dont 
le  bien  fondé  saute  aux  veux. 

Victor  Hugo  avait-il  lu  le  Crowivell  de  Villemain  ?  Evidemment 
oui,  car  en  ce  temps-là  il  lisait  tout,  et  il  était  si  souvent  et  si  élo- 
gieusement  question  de  Villemain,  rue  Notre-Dame-des-Champs, 
que  Pavie  s'étonnait  de  ne  l'y  avoir  pas  rencontré  (2),  mais  comme 
cette  lecture  remontait  assez  loin,  ce  n'est  pas  elle  qui  dut  lui  sug- 
gérer, en  1826,  l'idée  de  tirer  de  cette  histoire  un  drame.  C'est  bien 
plutôt  —  pour  ne  pas  dire  uniquement  —  la  lecture  du  Cinq-Mars 
d'Alfred  de  Vigny,  comme  je  vais  le  démontrer  tout  de  suite  (3). 

(1)  Corresp.  générale  de  Balzac. 

(2)  Victor  Pavie,  Œuvres  chzisies,  t.  II,  p.  201.  — N'oublion,s  pais  non 
plus  que  Villemain  assistait,  en  1829,  avec  Dumas,  à  la  lecture 
d'Hernani  au  Théâire -Français. 

(3)  On  sait  que  Victor  Hugo  s'est  flatté  dans  une  note  de  son 
Cromxvell  d'avoir  lu,  avant  d'écrire  ce  drame,  tous  les  mémoires  sur  la 
révolution  d'Angleterre  et  quelques  docimients  originaux.  Je  trouve  à 
ce  sujet  un  renseignement  digne  d'(^tre  recueilli,  dans  les  Souvenirs  df 
Juste  Olivier  (p.  21').  La  première  fois  qu'il  vit  le  grand  ))oète,  Ju.;te 
Olivier  lui  fit  une  petite  critique  sur  son  Crornivell  où,  au  lieu  des  Vau- 
dois  du  Piémont  que  Milton  célèbre  dans  un  sonnet  et  que  Gromwell 
protégea  contre  le  duc  de  Savoie,  Victor  Hugo  introduit  (c  les  bourgeois 
du  canton  de  Vaud  »  dans  un  temps  où  le  canton  de  Vaud  n'était  pas 
né  ».  —  «  Il  ne  prit  point  mal  la  chose,  dit  Juste  Olivier  il  insista  tou- 
tefois, disant  qu'il  avait  lu  ce  trait  dans  les  mémoires  de  Ludlow,  mnis 
il  Ta  pourtant  corrigé  dans  les  éditions  subséquentes.  » 


Le  cenaclk  de  joseph  dèlorme  95 

Pour  essayer  de  lui  donner  le  change,  au  risque  de  tromper 
l'historien  de  l'avenir,  Victor  Hugo  écrivait  à  Alfred  de  Vigny,  le 
8  février  1827  : 

«  Notre  pensée  coïncide  souvent,  cher  Alfred,  nos  esprits  se  sont 
déjà  maintes  fois  rencontrés  autour  de  la  même  idée  ;  je  vous 
aime  2111  peu  à.  cause  de  cela  (1).  Vous  savez  que  j'ai  pris  le  xviii* 
siècle  où  vous  l'avez  quitté,  et  que  j'ai  fait  du  dernier  mot  d'^  v:,tre 
roman  le  premier  de  mon  drame.  Si  donc  vous  n'êtes  i:as  effrayé 
de  faire  plus  ample  connaissance  avec  mon  Protecteur,  venez 
lundi  soir  avant  huit  heures,  rue  du  Cherche-Midi  n°  39.  Vous  y 
trouverez  des  amis  bien  heureux  de  vous  embrasser,  et  mon 
Cromvjell  bien  désireux  d'être  tête  à  tête  avec  votre  Richelieu  (2).» 

Il  ne  paraît  pas  que  de  Vigny  se  soit  dérangé  pour  entendre  la 
lecture  de  Cromwell  ;  en  tout  cas  il  était  trop  fier  et  trop  jaloux 
de  l'avance  qu'il  avait  sur  les  autres  pour  croire  à  la  coïncidence 
dont  lui  parlait  Victor  Hugo.  Et  le  fait  est  qu'ici  la  rencontre  ne 
devait  absolument  rien  au  hasard.  On  n'a  qu'à  rapprocher  la  date 
de  la  mise  en  vente  de  Cinq-Mars  de  celle  que  Victor  Hugo  a 
piquée  au  bas  du  premier  acte  de  Cromioell  pour  être  définitive- 
ment fixé  sur  ce  point.  Encore  ne  voudrais-je  pas  affirmer  que 
Victor  Hugo  n'ait  pas  antidaté  son  manuscrit  (3). 

Cinq-Mars  parut  en  librairie  du  20  au  25  juillet  1826,  puisque 
la  Bibliographie  de  la  France  l'annonça  le  mercredi  26  juillet, 
sous  le  n"  A827. 

Et  Victor  Hugo  avoue  n'avoir  commencé  son  Cromwell  que  le 
6  août  suivant.  H  avait  donc  eu  tout  le  temps  de  méditer  les  der- 
nières lignes  de  Cinq-Mars.  On  en  connaît  le  sujet. 

Corneille  et  Milton  se  prom.ènent  à  Paris  sur  l'emplacement  qui 
sépare  la  statue  de  Henri  IV  de  la  place  Dauphine  et  causent  de 
Richelieu  : 

«...  J'admire,  comme  vous,  dit  Milton,  votre  peuple  passionné, 
mais  je  le  crains  pour  lui-même.  Je  le  comprends  mal  aussi,  et  je 

(1)  A  ce  compte-là  H  devait  l'anner  beaucoup,  car  non  content  de  lui 
avoir  emprunté  le  sujet  de  son  Cromwell,  il  lui  emprunta  encore  le 
sujet  de  Marron  de  Lorme.  Si  Sainte-Beuve  avait  pu  se  dout-er  de  cela 
quand  11  rendit  compte  dan!-  le  Globe  du  Cinq-Mars  d'Alfred  de  Vigny, 
il  S'e  fût  peut-être  montré  moins  siévère  envers  cette  belle  œuvre. 

(2)  E.   Dupuy,  In  Jeunesse  des  Rornaniiques,  p.  260. 

(3)  S'il  est  vrai  que  le  4"  acte  de  Cromwell  ait  été  terminé  le  25  octo- 
bre 1820,  il  est  curieux  que  Victor  Hugo  ait  attendu  jusqu'au  12  février 
1827  pour  donner  lecture  de  son  drame. 


96  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

ne  reconnais  pas  son  esprit,  quand  je  le  vois  prodiguer  son  admi- 
ration à  des  hommes  tels  que  celui  qui  vous  gouverne.  L'amour 
du  pouvoir  est  bien  puéril,  et  cet  homme  en  est  dévoré  sans  avoir 
la  force  de  le  saisir  tout  entier.  Chose  risible  !  il  est  tyran  sous 
un  maître.  Ce  colosse,  toujours  sans  équilibre,  vient  d'être  pres- 
que renversé  sous  le  doigt  d'un  enfant.  Est-ce  là  le  génie  ?  Non, 
non.  Lorsqu'il  daigne  quitter  ses  hautes  régions  pour  une  passion 
humaine,  du  moins  doit-il  l'envahir.  Puisque  ce  Richelieu  ne  vou- 
lait que  le  pouvoir,  que  ne  l'a-t-il  donc  pris  tout  entier  ?  Je  vais 
trouver  un  homme  qui  n'a  pas  encore  paru,  et  que  je  vois  dominé 
par  cett^e  misérable  ambition  ;  mais  je  crois  qu'il  ira  plus  loin.  Il 
se  nomme  Gromwell.  » 

Voilà  donc,  selon  moi,  quel  fut  le  point  de  départ  du  premier 
ouvrage  dramatique  de  Victor  Hugo.  Ces  remarques,  d'ailleurs, 
ne  lui  enlèvent  rien  de  sa  puissante  originalité.  Et  Lamartine  était 
bon  prophète  quand,  le  29  décembre  1826,  il  écrivait  de  Florence 
à  son  jeune  ami   : 

«  J'ai  appris  que  vous  faisiez  un  drame  de  Gromwell.  Je  ne 
doute  aucunement  que  vous  ne  fassiez  du  neuf  et  du  beau  en  ce 
genre  ;  il  a  besoin  en  vérité  qu'une  baguette  le  touche,  car  il  est 
mort.  Je  crois  que  CroniiveM  vous  tentera  par  son  succès,  et  que 
vous  nous  créerez  un  théâtre  du  tems,  car  le  nôtre  est  encore  de 
la  ruine  de  Troie.  Gela  ne  vous  empêchera  pas  d'être  un  grand 
poète  lyrique  :  une  main  lave  l'autre.  Travaillez  donc  pendant  que 
le  vent  souffle  (1).  » 


III 


Je  reviens  en  arrière.  En  recevant  la  lettre  de  Sainte-Beuve, 
Victor  Hugo  dut  se  demander  s'il  n'avait  pas  affaire  en  lui  à  un 
poète  autant  qu'à  un  critique  de  profession  ;  il  n'y  avait,  en  effet, 
qu'un  poète  qui  pût  ainsi  pénétrer  le  secret  de  sa  métrique.  Il  fut 
tiré,  dès  le  lendemain,  de  son  incertitude  par  l'envoi  confidentiel 
que  Sainte-Beuve  lui  fit  de  quelques  pièces  de  vers.  Et  tout  de 
suite,  après  l'avoir  lu,  il  le  pria  de  venir  le  voir,  ayant  mille  choses 
à  lui  dire  (2).  » 

(1)  Revue  de  Paris,  du  15  avi'il  1904. 

(2)  Corresp.  de  Victor  Hugo. 


LE   CÉNACLE   DE   JOSEPH    DËLORME  97 

Que  se  dirent-ils  dans  cette  nouvelle  conversation  ?  Il  est  facile 
de  le  deviner,  quand  on  sait  que  Sainte-Beuve  travaillait  depuis 
un  an  à  son  Tableau  de  la  -poésie  française  au  XVl"  siècle.  Ils  cau- 
sèrent évidemment  de  Ronsard  et  de  la  Pléiade,  que  Victor  Hugo 
connaissait  à  peine,  car  il  convient  de  ne  pas  se  laisser  prendre 
aux  épigraphes  tirées  de  Ronsard,  de  Joachim  du  Bellay,  de  Rémy 
Belleau  et  des  autres  dont  il  a  illustré  quelques-unes  de  ses  Odes 
rf  Bellades.  Ce  qui  me  laisserait  croire  que  Victor  Hugo  n'avait 
lu  ces  vieux  poètes  quo,  dans  une  anthologie  quelconque,  c'est  qu'il 
avait  l'air  d'ignorer  que  la  Vieille  chanson  qui  sert  d'épigraphe  à 
son  Tri/bv,  le  l/ttiîï  d'Argail,  était  de  Joachim  du  Bellay  (1). 

Parler  de  Ronsard  et  de  la  Pléiade,  c'était  remettre  en  discus- 
sion toutes  les  choses  qui  avaient  agité  le  monde  littéraire  en  1549 
et  1550,  à  commencer  par  la  facture  du  vers.  Sous  ce  rapport  le 
drame  de  Cronncell  avait  déjà  fait  faire  un  grand  pas  à  la  métri 
que.  L'alexandrin  d'Hugo,  jusque-là  s  timoré,  si  classique  dans 
sa  marche  régulière,  enjambait  maintenant  avec  une  certaine  hai^- 
diesse,  mais  il  n'avait  pas  encore  l'allure  dégagée,  débridée,  de 
l'alexandrin  de  la  Pléiade  et  il  ne  devait  jamais  l'avoir,  Victor 
Hugo,  malgré  ses  tendances  et  ses  velléités  révolutionnaires,  étant 
resté  toute  sa  vie  esclave  de  sa  première  éducation  poétique.  Je 
m'expliquerai  plus  longuement  là-dessus  au  chapitre  suivant. 

Sainte-Beuve,  quoique  nourri  de  Chénier,  n'était  guère  plus 
hardi  que  Victor  Hugo.  Ainsi,  dans  les  Amours  de  Marie,  de  Ron- 
sard, il  n'aimait  pas  les  vers  : 

De  nuit  plus  courageux  je  traverse  parmy 
Les  espions,  couvert  de  la  courtine  brune, 

dont  André  Chénier  aurait  certainement  admiré  l'enjambement 
heureux.  Ces  «  espions  »  rejetés  au  commencement  du  second  vers 
lui  déplaisaient,  bien  qu'il  reconnût  qu'ils  étaient  assez  en  rapport 
avec  l'idée  exprimée  par  le  mot  brune. 

(1)  Il  n'a  même  pas  donné  le  texte  exact  de  cette  chanson  d'un 
Vanneur  de  hlé,  anx  venls   A-u  lieu  de  copier  : 

A  vous,  troppe  légère, 
II  a  mis  : 

A  vous,  ombre  légère, 
qui  n'a  aucun  sens. 


98  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

Il  est  vrai  de  dire  que,  lorsqu'il  entreprit  son  Tableau  de  la 
poésie  française  au  XV 1°  siècle,  il  ne  pensait  pas  faire  œuvre  de 
réformateur,  et  que  les  événements,  en  mêlant  sa  vie  à  celle  de 
Victor  Huço,  lui  feraient  jouer  dans  le  Cénacle  le  même  rôle,  à 
peu  de  chose  près,  que  J.  du  Bellay  dans  la  Pléiade.  A  quoi  tient 
pourtant  la  destinée  d'un  homme  ?  Ce  fut  la  rencontre  fortuite  de 
B.onsard  avec  du  Bellay  qui  fit  de  celui-ci  le  théoricien  de  l'école 
poétique  de  1550,  De  même,  ce  fut  la  rencontre  de  Victor  Hugo 
avec  Sainte-Beuve  qui  fit  de  ce  dernier  le  critique  officiel  de  l'école 
poétique  de  1827.  Entendons-nous  bien  :  je  ne  dis  pas  que  sans  du 
Bellay,  Bonsard  n'aurait  pas  accompli  sa  réforme  ;  je  ne  dis  pas 
non  plus  que,  faute  de  Sainte-Beuve,  Victor  Hugo  n'aurait  pas 
écrit  la  préface  de  Cromwell.  Je  dis  seulement  que  J.  du  Bellay 
n'aurait  pas  attaché  son  nom  à  la  Beffence  et  illustration  de  la 
langiie  françoyse.  s'il  n'avait  fait  partie  de  la  brigade  sacrée,  et 
que  Sainte-Beuve  n'aurait  probablement  pas  rattaché,  par  son 
Tableau,  l'école  de  Victor  Hugo  à  la  Pléiade,  s'il  ne  s'était  lié  avec 
lui.  C'est,  en  effet,  de  ses  relations  avec  le  poète  des  Odes  et  Bal- 
lades que  date  l'initiative  de  Sainte-Beuve  à  l'école  romantique." 

«  J'y  élnls  assez  antipathique,  jusque-là,  dit-il,  à  cause  du  royfi' 
lisme  et  de  la  mysticité  que  je  ne  partageais  pas.  Les  quelques  vers 
que  j'avais  faits  étaient  de  sentiment  tout  intime,  avec  des  inex- 
périences de  forme  et  de  style.  Je  les  avais  gardés  pour  moi  seul, 
ne  sentant  aucun  juge  véritable  auprès  de  moi.  La  conversation 
de  Victor  Hugo  m'ouvrit  des  jours  sur  l'art  et  me  révéla  aussi  le? 
secrets  du  métier,  le  doigté,  si  je  puis  dire,  de  la  nouvelle  mé 
thode  (1).  » 

Mais  un  homme  doué  et  armé  comme  l'était  Sainte-Beuve,  de*? 
1827,  ne  se  contente  pas  de  recevoir,  il  donne  aussi,  et  bien  qu'on 
ne  puisse  en  pareille  matière  établir  une  balance  exacte,  j'inclin^ 
à  croire  qu'il  reçut  nîoins  qu'il  ne  donna  (2).  J'ai  dit  plus  haut  que 


(1)  CauseriPs  dv  Juvdi,  t.  XI,  p.  351. 

(2)  Ce  n'était  pas  son  avis  alors,  mais  11  s'ignorait  et  ne  se  doutait 
pas  de  l'influence  qu'il  exerçait  autour  de  lui.  Il  écrivait  à  Victor 
Hugo,  au  mois  d'octobre  1829. 

((  Ce  peu  de  talent  que,  j'ai  m'est  venu  par  votre  exemplr  '^t  vos 
conseils  dégénérés  en  éloges  :  j'ai  fait  parce  que  j'ai  vu  faire,  mais 
mou  fond  propre  à  moi  était  si  mince,  que  mon  talent  vous  est  revenu 
tout  à    fait,  et    après  une   course  peu    longue  comme    le  i-uJ**seau  au 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  99 

Victor  liiigo  ne  connaissait  pas  les  poètes  du  xvi"  siècle.  On  n^^ 
saurait  nier  que  ce  fut  sous  l'aiguillon  de  Sainte-Beuve  qu'il  les 
étudia  :  ses  ballades  de  J828  et  le  recueil  entier  des  Orientales 
témoignent  clairement  qu  il  retrempa  son  vers  à  leur  école  et  qu'il 
profita  de  leurs  leçons. 

Quant  au  Tableau  de  Sainte-Beuve,  je  ne  ressasserai  pas  ici  les 
critiques  aue  j'en  ai  faites  ailleurs  (1).  Toutes  les  erreurs  qu'il  con- 
tient proviennent  de  ceci  que  personne,  au  moment  où  l'Académie- 
Française  mit  ce  sujet  au  concours,  ne  connaissait  l'histoire  vraie 
de  la  poésie  au  xyr  siècle,  à  plus  forte  raison  au  xv^  Viollet-le-Duc 
lui-même,  dont  la  riche  bibliothèque  fut  d'un  si  grand  secours  à 
Sainte-Beuve  n'en  uvait  que  des  notions  superficielles.  On  n'atta- 
chait alors  qu'une  importance  secondaire  à  la  chronologie  et  à 
l'étude  des  sources.  Colleiet  et  Binet  suffisaient  aux  plus  difficiles, 
et  Dieu  sait  de  quelles  âneries  ils  se  sont  faits  les  éditeurs.  Ce  n'est 
guère  qu'en  ces  trente  dernières  années  que  la  critique  savante  est 
parvenue  à  démêler  l'écheyeau  terriblement  embrouillé  de  l'his- 
toire littéraire  de  ia  Pléiade,  et  a  établi  d'une  manière  certaine  la 
chronologie  des  œuvres  maîtresses  de  Bonsard  et  de  ses  émules 

Cependant  il  y  avait  à  Paris,  en  1827,  un  homme  charmant  dont 
l'érudition,  sans  être  très  sûre,  avait  des  clartés  de  tout  et  dans 
toutes  les  langues.  C'était  Charles  Nodier.  Il  n'aurait  pas  fallu  lui 
demander,  par  exemple,  si  V Olive  ou  le  Recueil  de  poésie  de 
Joachini  du  Bellay  avaient  précédé  ou  suivi  la  Deffense  et  illus- 
trnhon  de  la  langue  françoyse  ;  si  les  Erreurs  amoureuses  de  Pon 
tus  de  Thiard  étaient  an-érieures  ou  non  à  ce  manifeste  fameux. 
Cela  n'avait  aucun  intérêt  pour  lui.  Mais  il  avait  lu  tous  nos  vieu^: 
poètes,  et  les  deux  ou  trois  grands  prosateurs  du  xvr  siècle,  à 
commencer  par  Montaigne  qu'il  plaçait  très  haut  dans  son  admi 
ration,  et  c'est  lui  qui  avait  surnommé  Rabelais  VHomere  bouffon 
de  la  France  (2).  N'oublions  pas  non  plus  qu'en  1801,  étant  encore 


fleuve  ou  à  la  mer  :  je  ne  m'inispire  plus  qu'auprès  de  vous,  de  vous 
et  de  ce  qui  vous  entoure.  » 

{Berne  de  Paris,  du  1"  janvier  1905.  Lettres  de  Sainte-Beuve  à  Victor 

illKJO). 

(1)  Cf.  notre  ouvrage  sui'  Sainte-Beuve,  I,  p.  82. 

(2)  En  1^3.^,.  dans  une  petite  plaqu-ette  parue  ch«z  Tiechener  et  inti- 
tulée :  Des  Auteurs  du  seizième  siècle  qu'il  convient  de  réimprimer, 
M.  Nodier  demandait  qu'en  réimprimât  avec  de  rares  et  courtes  notes 


lÔO  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

à  Besançon,  il  avait  fait  imprimer,  en  l'honneur  et  à  Tusage  d'une 
belle  inconnue  un  choix  de  Pensées  de  Shakespeare  extraites  dn 
ses  œuvres. 

Je  ne  suis  donc  pas  surpris  que  Victor  Hugo  qui  savait  son 
Nodier  par  cœur,  lui  ait  écrit,  le  28  juin  1827,  pour  lui  présenter 
Sainte-Beuve  et  lui  demander  ses  bons  offices,  en  vue  de  lui  faci- 
liter le  travail  qu'il  avait  entrepris  sur  la  langue  française  au 
XVI''  siècle.  «  C'est  une  tâche,  lui  disait-il,  qui  exige  un  talent  élevé 
et  une  profonde  science.  Il  a  le  talent  :  vous  pouvez  lui  ouvrir  de 
nouvelles  sources  de  science  (i).  » 

Et  voilà  comment  et  sous  quels  auspices  Sainte-Beuve  pénétra 
à  l'Arsenal.  En  ce  temps-là  Nodier  s'amusait  à  ramasser  des  livres 
rares  qu'il  revendait  ensuite  pour  payer  ses  dettes  de  jeu.  Gela  lui 
arriva  bien,  à  ma  connaissance,  une  dizaine  de  fois.  Les  libraires 
d'alors  ne  faisaient  aucun  cas  des  livres  du  xvr  siècle,  et  l'on  pou- 
vait se  procurer  sur  les  quais  une  très  belle  édition  de  Ronsard  on 
de  .T.  du  Bellay  pour  quelques  sous.  Justement  quand  Sainte- 
Beuve  se  présenta  chez  iiii  avec  la  lettre  de,  Victor  Hugo,  Nodier 
venait  d'acheter  un  livre  d'heures  qui  serait  aujourd'hui  sans  prix. 
H  portait  sur  sa  feuille  de  garde  les  vers  suivants  de  la  main  de 
Ronsard  : 


Maugré  l'envy  je  suis  du  tout  à  elle  ; 
Mais  je  vouldrois  dans  son  cœur  avoir  leu, 
Qu'elle  ne  veuit  et  qu'elle  n'a  esleu 
Autre  que  moy  pour  bien  estre  aymé  d'elle. 

Bien  elle  scet  que  je  luy  suis  fidelle. 
Et  quant  à-moy  j'estime  en  son  endroit 
Ce  qui  en  est  :  car  elle  ne  vouldroit 
Autre  que  moy  pour  bien  estre  aymé  d'elle. 


grammaticales  qui  soient  propres  à  jeter  quelque  lumière  sur  l'his- 
toire de  la  langue,  Rabelais,  Marot,  le  Cymbalum  miindi-ée  Desper- 
riers,  le  Lonqus  et  le  Plut.ivque  d'Amyot,  les  Essais  de  Montaigne  et 
le  Discours  de  la  Boétle  -ar  la  Servitude  volontaire  dont  s'occupait 
alors  M.  Laine. 

(1)  Lettre  inédite  faisant  partie  d'une  collection  d'autographes  ven- 
due par  Charavay  à  l'hôtel  Drouet,  le  28  décembre  1909. 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  101 

Ces  vers  étant  tirés  des  A  mours  de  Marie,  il  est  probable  que  ce 
livre  d'heures  avait  appartenu  à  Marie,  de  Bourgueil.  En  quelJes 
mains  se  trouve-t-ii  aujourd'hui  ?  Gomme  actuellement  on  n'an 
rait  qu'au  poids  de  l'or  tout  livre  portant  la  signature  autographe 
de  Ronsard,  il  doit  être  dans  la  bibliothèque  de  quelque  million- 
naire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  fut  peut-être  ce  livre  unique  qui,  après 
avoir  piqué  la  curiosité  de  Sainte-Beuve,  lui  suggéra  l'idée  de 
publier  à  la  suite  de  son  Tableau  un  choix  de  poésies  de  Ronsard. 
Car  il  ne  songeait  pas  à  cette  publication  quand  il  entreprit  son 
travail  d'ensemble  sur  la  ooésie  au  xvr  siècle.  Ce  n'est  qu'en 
avançant  qu'il  sentit  le  besoin,  la  nécessité,  pour  remettre  plus 
sûrement  Ronsard  en  honneur,  de  faire  un  bouquet  des  plus  bellt.\=; 
fleurs  de  son  jardin.  Jusqu'au  mois  d'octobre  1827  la  vie  du  grand 
poète  avait  suffi  à  l'occuper. 

«  ...  Oublions  les  œuvres  de  Ronsard,  écrivait-il  alors  dans 
le  Globe,  et  avant  de  porter  un  jugement  sur  l'écrivain,  donnons- 
nous  le  spectacle  impartial  de  son  étonnante  destinée  littéraire  : 
ce  drame,  mêlé  d'héroïque  et  de  grotesque,  aura  bien  sa  moralité, 
son  intérêt,  et  de  même  aussi  son  genre  d'émotions  sérieuses...  (i).» 

Vous  avez  entendu  !  ce  mot  de  grotesque  accolé  à  celui  d'héroï- 
que, sentait  la  préface  de  Cromivell  qui  était  sur  le  point  de 
paraître  et  pour  laquelle  Sainte-Beuve  allait  bientôt  briser  une  de 
ses  plus  belles  lances  dans  le  Journal  des  Débats. 

Le  premier  chapitre  du  Tableau  avait  paru  dans  le  Globe  du 
7  juillet  1827. 

Un  an  après  —  presque  jour  pour  jour  —  le  Tableau  suivi  des 
Œuvres  choisies  de  Ronsard,  paraissait  en  2  volumes  chez  Sau- 
telet. 

J'ai  à  peine  besoin  de  dire,  qu'en  dépit  de  ses  erreurs  et  de  ses 
lacunes  —  dont  personne  d'ailleurs  ne  s'aperçut  —  il  obtint  un 
énorme  succès  dans  k  monde  lettré. 

Du  coup  le  seizième  siècle  fut  mis  à  la  mode,, et  c'est  à  qui, 
parmi  les  poètes  et  les  artistes  du  Cénacle,  hii  demanda  des  sujets 
d'inspiration.  Mfred  de  Vigny  lui  emprunta  le  sujet  de  Madame 
de  Soubise,  l")umas  celui  de  Henri  III  et  sa  cour  et  Victor  Hugo 
celui  d'Hernani.  Dumas  fît  plus.  Comme  pour  remercier  Sainte- 
Beuve  de  lui  avoir  montré  le  chemin  où  il  allait  trouver  à  vingt- 
sept  ans  la  srloire,  il  mit  dans  la  bouche  du  petit  page  au  deuxième 

(1)  Le  Globe  du  4  octobre  1827, 


102  LES    ANNALES   ROMANTIQUES 

acte  de  son  drame,  comme  étant  de  Ronsard,  les  stances  mêmes 
de  Josejih  Delorme  :  A  la  Bime  qu'il  a  remplacées  dans  la  bro- 
chure de  sa  pièce  par  l'odeleite  fameuse  : 

Mignonne,  allons  voir  si  la  rose... 

C'est  du  moins  ce  aue  raconte  Charles  Magnin  dans  son  compte- 
rendu  de  la  pièce  de  Dumas  (1). 

Sainte-Beuve  écrivait  un  jour  qu'en  1828  il  avait  entamé,  par  son 
Ronsard  et  son  Tableau  sa  première  campagne  romantique  (2). 
Joseph  Delorme  devait  être  la  seconde.  Mais  entre  les  deux  il  fit 
un  petit  voyage  en  Angleterre  qui  ne  fut  pas  sans  influence  sur  son 
esprit  et  sur  ses  yeux. 


IV 


Quand  Sainte-Beuve  partit  pour  l'Angleterre,  au  mois  d'aoûl 
1828,  le  Cénacle  de  la  rue  Notre-Dame-des-Champs  était  en  pleine 
fermentation  littéraire,  excité  qu'il  était  par  tout  le  bruit  fait 
autour  de  Cromwell  et  du  Tableau. 

«  Victor,  A.  de  Vign^?,  E.  Deschamps,  Sainte-Beuve,  A.  de 
Musset,  moi,  écrivait  Paul  Foucher  à  Victor  Pavie,  nous  travail- 
lons tous.  Victor  est  comme  une  colonne  au  milieu  de  tous  et  nou^ 
jette  de  temps  en  temps  une  orientale  comme  un  pavé  sur  des 
fourmis  (3).  » 


(1}  Voir  le  Globe    du  14  février  1829. 

(2)  Portraits  littéraires,  i    II,  p.  525. 

(3)  Lettre  du  5  août  1828,.  publiée  par  André  Pavie  dans  ses  Médail- 
lons romantiques.  Dans  une  autre  lettre,  du  mois  de  juin  de  la  même 
année,  Paul  Foucher  écrivait  également  à  V.  Pavie  qu'Alfred  de  Mus- 
set venait  de  leur  révéler  un  magnifique  talent  par  une  scène  drama- 
tique en  vers.  Nous  apprenons  ainsi  que  Don  Paëz  remonte  au  prin- 
temps de  1828.  Mais  ce  n'était  pas  la  première  composition  du  jeune 
poète.  Sainte-Beuve  rapporte  qu'un  matin  de  l'année  1828  Mu.'^>set  vint 
le  voir  et  lui  dit  :  ((  Vous  avez  hier  récité  des  vers,  eh  bien,  j'en  fais, 
moi  aussi,  et  je  viens  vous  en  dire  ».  Et  il  lui  récita  de  charmants  vers 
un  peu  dans  le  goût  d'André  Chénier.  Sainte-Beuve  s'empressa  de 
faire  part  à  Victor  Hugo  de  cette  heureuse  recrue  poétique.  «  On  lui 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  103 

A  première  vue  il  peut  paraître  étrange  que  Sainte-Beuve  ait 
profité  de  ce  moment  l'effervescence  pour  s'éloigner  de  Paris. 
Mais  quand  on  connaît  les  raisons  qui  lui  faisaient  entreprendre 
ce  petit  voyage,  on  convient  sans  pein-^  qu'il  était  plutôt  opportun 

D'abord  le  Tableau  ne  représentait  que  la  première  moitié  de  la 
tâche  qu'il  s'était  imposée,  et  c'était  la  partie  la  plus  ingrate,  pu'.s 
qu'elle  était   exclusivement   critique.  Il    avait  hâte  d'aborder    la 
seconde  qui,  dans  sa  pensée,  devait  lui  faire  une  place  à  part  entre; 
les  poètes  de  l'école  romantique. 

On  savait  déjà  par  les  quelques  pièces  qu'il  avait  lues  chez 
Victor  Hugo,  que  sa  muse  re  ressemblait  à  aucune  autre.  Tror 
intelligent  pour  se  mesmer  dans  l'ode  héroïque,  l'élégie  médita- 
tive et  le  poème  philosophique  avec  Hugo,  Lamartine  et  Vignv, 
il  s'était  dit  qu'il  y  avait  une  place  à  prendre  dans  le  genre  fami- 
lier et  intime  où  avaient  excellé  les  lakistes  anglais,  et  le  succès 
du  beau  sonnet  qu'il  avait  dédié  aux  mânes  de  Ronsard  l'avait 
déterminé  à  cultiver  de  préférence  cette  forme  de  poème,  chère 
aux  poètes  de  la  Pléiade. 

C'est  donc  principalement  en  vue  de  s'imprégner  de  l'atmos- 
phère de  Wordsworth,  Keats,  Southey,  Coleridge,  Kirke  White 
et  les  autres,  que  Sainte-Beuve  alla  passer  une  quinzaine  de 
jours  en  Angleterre. 

Il  faut  le  remercier  d'avoir  fait  ce  petit  voyage,  car,  sans  les 
deux  lettres  qu'il  adressa  de  Londres  et  d'Oxford  à  Victor  Hugo 
nous  ne  saur.^ons  pas  tout  ce  qu'il  lui  devait  en  1828,  et  dans  l'une 
il  confesse  avec  joie  qu'avant  de  le  connaître  il  était  un  barbare. 
«  Une  cathédrale  était  pour  moi,  dit-il,  une  énigme  dont  je  ne 
cherchais  pas  îe  mot,  et  le  plus  beau  tableau  ne  me  semblait 
qu'une  idée  que  j'évaluais  à  la  gens  de  lettres.  » 

Cela  nous  donne  un  aperçu  des  conversations  qui  se  tenaient 
rue  Notre  Dame-des-Champs  On  y  causait  de  tout,  on  y  bâtissait 
des  théories  jusque  sur  les  fossiles  et  les  pierres  de  Carnac  sur  les- 
quelles je  ne  serais  pas  fâché  d'avoir  l'opinion  d'Hugo,  car  on  se 
demande  encore  qui  les  i  dressées  là  et  à  quoi  elles  servaient  au 


demanda  désormais  des  vers  à  hii-mêmo  et  c'est  alors  que  nous  lui 
vîmes  faire  ses  charmantes  pièces  de  VAndalouse  et  du  Départ  pour 
la  Chasse  [le  Lever  de  ses  premières  Poésies).  » 

■    (Sainte-Beuve,    Souvenirs   et   Indiscrétions,   p.    37). 


104  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

juste  (1).  Mais  on  pense  bien  que  les  conversations  roulaient  sur 
tout  sur  les  cathédrales.  Victor  Hugo  que  Nodier  appelait  le  démon 
Ogive  ne  parlait  que  de  portails,  de  nefs  et  de  flèches  gothiques, 
depuis  qu'il  s'était  mis  en  tête  d'écrire  un  roman  sur  Notre-Dame 
de  Paris  (2).  Et  il  faut  croire  que  Sainte-Beuve  s'intéressait  à  ces 
propos  d'art  et  d'archéologie,  puisque  dans  ses  deux  lettres  d'An- 
gleterre il  n'est  question  que  des  galeries  de  tableaux  du  comte 
d'Harcourt  et  du  duc  de  Marîborough,  et  des  cathédrales  de  Win- 
chester, de  Saint-Paul,  de  Salisbury,  de  Westminster-Abbey,  de 
la  chapelle  du  collège  de  Christ-Church,  à  Oxford,  sans  parler  des 
églises  de  Rouen  qui  l'ont  émerveillé 

Et  il  n'admirait  pas  seulement  pour  lui,  il  admirait  aussi  à  l'in- 
tention de  celui  qui  avait  fait  son  éducation  artistique,  à  preuvi 
cette  gracieuse  idée  qui  lui  vint  en  regardant  les  vitraux  de  West- 
minster :  «  Ces  peintures  à  'Out  moment  brisées  par  les  carreaux 
me  font  l'effet  de  vos  petites  ballades  à  tout  moment  brisées  par 


(1)  Hugo,  disait  Gustave  Planche,  croit  tout  savoir  par  Intuition. 
J©  le  trouvai  un  jour,  lui  et  ses  amis,  bâtisisaint  des  théories  sur  les 
fossiles.  (Souvenirs  de  Juste  Olivier,  p.  16). 

(2)  Mais  là  comme  ailleurs  il  avait  été  devancé  par  Lamartine  qai, 
dès  1822,  pendant  un  voyage  qu'il  fit  en  Angleterre,  écrivait  à  Aymon 
de  Virieu  : 

((  Ce  pays  est  superbe  et  mérite  un  et  plusieurs  voyages.  C'est  là  que 
M"^  Fanny  verrait  réalisées  ses  plus  riches  conceptions  gothiques.  Ce 
gothique  vit  encore  pleinement  partout  dans  les  campagnes.  J'en  ai 
pris  la  passion,  la  manie,  la  rage.  Je  vois  que  c'est  le  seul  genre  qui 
supporte  notre  médiocrité.  Garde-toi,  au  nom  du  sens  commun,  de 
toucher  à  Pupetières  dans  im  autre  esprit.  Souviens-toi  de  ces  paroles: 
je  suis  au  désespoir- d'avoir  mis  une  pierre  à  Saint-Point  avant  d'avoir 
ouvert  les  yeux  à  cette  nouvelle  lumière  ;  je  me  repens  de  ce  que  j'ai 
fait,  et  je  vais  finir  dans  un  meilleur  sens.  Si  tu  veux,  je  te  rappor- 
terai d'ici  une  Centaine  de  plans  divers  qui  te  donneront  la  clef  de 
tout  ce  qu'on  peut  faire  dans  ce  style  du  beau  goût  et  de  la  médio- 
crité. »  (Corresp.,  t.  II,  p.  230). 

Et  la  première  chose  que  Lamartine  fit  à  son  retour  fut  ((  d'attacher 
à  la  façade  principale  de  son  manoir  une  galerie  massive  de  pierres 
sculptées  sur  le  modèle  des  vieilles  balustrades  gothiques  d'Oxford.  )> 
{Le  Tailleur  de  pierres  de  Saint-Point,  p.  14). 

Cette  galerie  gothique  était  posée,  lorsque  Victor  Hugo  et  Charles 
Nodier  furent  les  hôtes  de  Lamartine  à  Saint-Point,  en  18'2o. 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  105 

le  rythme  de  vos  bas-reliefs  gothiques  que  j'appellerai  plus  volon- 
tiers vos  vitraux  gothiques  »  (1). 

Il  n'y  avait  qu'un  poète  qui  pût  faire  cette  remarque. 

Aussi  bien,  à  son  retour  à  Paris,  Sainte-Beuve  qui  n'avait  pas 
de  temps  à  perdre  et  rimait  à  présent  sans  discontinuer,  commu- 
niqua à  Victor  Hugo  un  cahier  de  poésies  manuscrites  en  lui 
demandant  son  avis  par  le  billet  suivant  : 

'(  Lisez  mon  cher  ami,  ces  quelques  misérables  pages.  Tâchez 
de  vous  mettre  à  la  place  de  celui  qui  les  écrit  pour  les  compren- 
dre et  les  excuser.  Si  vous  croyez  franchement  qu'il  n'y  ait  pas 
scrupule  et  honte  à  dévoiler  ainsi  des  nudités  d'âme,  dites-le  moi. 
et  je  les  livrerai  au  public,  ne  serait-ce  que  pour  me  donner  le  plai 
sir  d'une  sensation  nouvelle.  Si  vous  y  voyiez  inconvénient  et  ridi- 
cule, dites-le  moi  aussi  franchement  et  j'enfouirai  vite  sous  clef 
toutes  ces  confidences  perdues  entre  vous  et  moi. 

«  Toujours  à  vous. 

«  Sainte-Beuve  (2).  « 

De  quelles  nudités  d'âme  voulait-il  parler  ?  Quels  cris  de  pas- 
sion, quels  gémissements  de  chair  meurtrie  étaient  susceptibles 
de  scandaliser  le  jeune  confident  de  ses  élucubrations  poétiques  ? 
Certes,  les  idées  philosophiques  de  Joseph  Delorme  —  car  c'est  de 
lui  qu'il  s'agissait  --  étaient  aux  antipodes  de  celles  de  Victor 
Hugo.  Sans  être  athée  comme  l'étaient  certains  rédacteurs  du 
Globe,  Sainte-Beuve  était  alors  franchement  matérialiste.  H  étîiit 
aussi  quelque  peu  républicain.  Cela  détonnait  et  choquait  dans  un 
milieu  catholique  et  royaliste  comme  la  maison  de  Victor  Hugo, 
mais  on  sait  de  reste  que  le  catholicisme  du  jeune  poète  n'était  que 
de  surface -et  que  son  royalisme  n'étaif.  qu'une  affaire  de  mode  et 
d'intérêt.  Hugo,  chez  qui  déjà  l'art  primait  tout,  se  souciait  donc 
assez  peu  des  idées  philosophiques  de  Sainte-Beuve. 

Quant  h  ses  idées  sur  la  femme  et  l'amour  qui  tiennent  une  si 
snmde  place  dans  Joseph  Delorme  pourquoi  l'auraient-elles  offus- 
qué ?  Tout  le  monde  n'a  pas  la  chance  de  rencontrer  à  dix-huit  ans 
la  femme  de  son  rêve  et  de  posséder  à  vingt  ans 

Sur  sa  table  un  lait  pur.  dans  son  lit  un  œil  noir. 


(1)  Revue  de  Paris,  dn  15  décembre  1904. 

(2)  Bévue  de  Paris,  du  15  décembre  1904. 


106  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

Sous  ce  rapport,  Victor  Hugo  ne  pouvait  que  plaindre  son  ami 
et  se  «  mettre  à  sa  place  ».  Que  Sainte  Beuve  n'eût  encore  inspiré 
aucune  passion,  cela  ne  le  surprenait  qu'à  moitié.  D'abord  il  ne 
payait  pas  de  mine  :  il  était  petit,  légèrement  voûté,  mal  habillé, 
il  avait  les  cheveux  roux,  la  figure  rougeaude,  l'air  empêtré  d'un 
jeune  scholar  frais  émoulu  du  séminaire.  Cela  ne  plaît  guère  k 
première  vue.  Il  fallait  que  Sainte-Beuve  fît  cercle  et  s'animât 
dans  la  convecsation  pour  qu'on  l'appréciât  à  son  juste  mérite  et 
qu'il  devînt  très  séduisant.  Or,  en  1828,  c'est  à  peine  s'il  allait  dans 
le  monde.  On  le  rencontrait  quelquefois  chez  Nodier,  causant, 
pendant  que  l'on  dansait,  avec  une  jolie  femme  —  car  il  avait  boTi 
goût  et  ne  s'attaquait  point  aux  laiderons.  Tout  le  reste  du  temps 
il  le  passait  auprès  de  sa  mère  qui  l'avait  élevé  comme  une  fille, 
ou  bien  encore,  au  foyer  de  Victor  Hugo.  Où  donc  aurait-il  appris 
l'art  d'aimer  et  de  se  faire  aimer  ?  Hélas  !  ce  n'était  que  dans  les 
livres,  dans  la  société  dangereuse  de  René,  de  Werther,  d'Ober- 
mann,  d'Adolphe,  de  Jean-Jacques  et  de  saint  Augustin  —  celui 
des  Confessions,  bien  entendu.  Je  ne  compte  pas,  en  effet,  les  vul- 
gaires passades  avec  les  filles  du  quartier  qui  l'avaient  déniaisé... 
Dès  lors,  quoi  d'étonnan^,  que  par  instants  son  cœur  ait  battu  et 
sa  chair  crié  à  l'aspect  des  tourtereaux  qu'il  rencontrait  sur  son 
chemin  ?  Le  ménage  seul  de  Victor  Hugo  n'avait-il  pas  non  plus 
de  quoi  le  rendre  jaloux  1 

Et  voilà  comment  ses  lectures  romanesques,  sa  philosophie  ma- 
térialiste, sa  jeunesse  déshéritée  lui  avaient  inspiré  des  poésies 
plutôt  malsaines.  Mais  il  n'y  avait  pas  que  cela  dans  les  «  miséra- 
bles pages  «  de  Joseph  Delorme  ;  il  y  avait  un  talent,  un  art  qui 
n'étaient  plus  d'un  écolier,  et  des  vers  qui  ne  devaient  rien  à  per- 
sonne. Quoi  de  plus  pimpant,  de  plus  léger,  par  exemple,  que  les 
stances  A  fa  Rime  où  Sainte-Beuve  la  compare  tour  à  tour  à  l'écho, 
à  l'éperon,  à  l'agrafe,  à  l'anneau,  à  la  clef,  à  une  fée  ?  Quoi  de 
plus  original  dans  sa  bizarrerie  voulue  que  la  pièce  des  Rayons 
jaunes  ?  de  plus  touchant  que  le  regard  amical  donné  à  Lamar- 
tine ?  de  plus  glorieux  pour  le  Cénacle  que  les  strophes  de  ce  nom 
où  Sainte-Beuve  salue  sur  le  mode  dithyrambique  ses  principaux 
camarades,  Hugo,  Vigny  et  Boulanger  ?  Quoi  de  plus  neuf  surtout 
que  cette  guirlande  de  sonnets,  imités  de  Wordsworth  et  de  Keats. 
où  Joseph  Delorme  se  flatte  de  rajeunir  le  petit  poème  que 

Du  Bellay,  le  premier,  apporta  de  Florence  (1)  ?... 
(1)  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  exact,   puisque   Mellin  de  Saint-Geîais 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  107 

Il  avait  raison  de  s'enorgueillir  de  cette  prouesse,  car  le  sonnet 
fut  vraiment  son  apport  personnel  dans  la  métrique  de  1830,  et  il 
le  mania  avec  une  aisance,  une  grâce,  une  maîtrise,  que  peu  de 
poètes  contemporains  ont  égalée.  Soulary,  pour  qui  Sainte-Beuve 
avait  une  estime  particulière,  disait  que  le  sonnet  était  «  le  micro- 
cosme de  la  littérature  »  et  qu'il  l'aimait  «  pour  le  peu  d'embarras 
qu'il  donne  et  le  peu  de  place  qu'il  tient  (1)  ».  Ce  n'était  pas  pour 
cela  que  les  poètes  de  la  Renaissance  l'avaient  choisi  et  le  culti- 
vèrent avec  tant  de  soin.  Je  ne  crois  pas  non  plus  que  Sainte- 
Beuve,  en  le  restaurant,  n'y  ait  vu  qu'un  article  de  curiosité  tout 
juste  bon  à  occuper  ses  rares  loisirs.  11  y  vit  plutôt  un  objet  d'art 
que  l'on  doit  ciseler  amoureusement  et  d'après  une  règle  fixe,  car 
la  coupe  de  ses  sonnets  Le  varie  guère.  C'est  du  moins  ainsi  que 
le  comprenait  Antoine  de  Latour,  précepteur  du  duc  de  Monpen- 
sier,  quand  il  donnait  Samte-Beuve  en  exemple  à  Guttinguer  qui 
se  permettait  de  faire  des  sonnets  dont  les  tercets  rimaient  à  sa 
fantaisie  (8). 


fit  des  sonnets  avant  Joachim  du  Bellay,  et  que  le  sonnet  n'est  pa5 
d'origine»  italienne.  Mais  on  croyait  alors  qu'il  était  de  l'invention  de 
Pétrarque,  et  l'on  s'accorde  à  reconnaître  que  personne,  au  xvi^  siècle, 
n'y  excella  comme  J.  du  Bellay. 

(1)  Lette  inédite  adressée  à  M.  Paulin  le  5  mai  1862. 

(2)  «  Voici  la  règle,  disait  Latour  :  au  premier  tercet  deux  rimes 
masculines  ou  féminines,  rimant  ensemble,  puis  une  troisième  mas- 
culine ou  féminine,  selon  que  les  deux  autres  seront  l'une  ou  l'autre. 
Ce  troisième  vers  doit  rimer  avec  le  troisième  du  second  tercet,  ou 
mieux  avec  le  second.  Dans  ce  dernier  cas,  c'est  le  plus  fréquent,  le 
premier  vers  du  second  tercet  rime  avec  le  troisième  ;  dans  l'autre  cas, 
les  deux  premiers  vers  de  ce  second  tercet  riment  ensemble,  et  alors 
les  deux  troisièmes  vers  Oiut  la  même  rime...  est-ce  clair  ?  J'ai  bien 
peur  que  non.  .\lors,  cher  monsieur,  tout  romantique  que  vous  êtes, 
vous  avez  un  Boileau.  Il  y  a,  à  la  fin  du  volume,  un  ou  deux  mauvais 
soTinets,  voyez  ;  mais  à  quoi  bon  vous  parler  de  Boileau  ?  Vous  avez 
les  Consolations  (de  Sainte-Beuve).  Prends  et  lis.  Cette  méprise  dans 
vos  sonnets  ôte  toute  harmonie  au  dernier  tercet,  et  même  ôte  toute 
grâce  à  la  conclusion  qui  doit  toujours  surjirendre  ou  doucement 
retenir  le  lecteur,  mois  c'est  la  moindre  des  choses  que  de  réparer 
cela.  Ces  vers  sont  charmants  et  m'enchantent.  Ce  sont  tout  simple- 
ment comme  de  jolis  officiers  de  marine  qui  ont  le  petit  sabre,  au  lieu 
du  poignard,  e^t-ce  que  pour  cela  les  officiers  seraient  moins  bons  à 
l'abordage  ^  .allons,  une  petite  demi-heure  de  travail,  vous  aurez  fait 
deux  chefs-d'œuvres  faciles,  ou  sinon  je  le  ferai,  je  vous  en  avertis  ; 


108  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

On  peut  tout  mettre  et  tout  dire  dans  un  sonnet.  Joachim  du 
Bellay  avait  trouvé  le  moyen  d'en  élargir  le  cadre  et  d'en  faire  un 
instrument  satirique  de  premier  ordre.  —  Sainte-Beuve  y  fit 
entrer  tout  un  petit  roman  d'amour  dont  je  n'ai  percé  le  mystère 
que  dans  ces  derniers  temps. 

Ouvrez  les  Poésies  de  llosej)h  helorme  ;  immédiatement  après  la 
pièce  intitulée  Bonheur  champêtre,  il  y  a  deux  sonnets,  et  puis  une 
Causerie  au  bal,  adressés  à  une  dame  qui  n'est  désignée  que  par 
trois  étoiles  et  qui  a  intrigué  bien  des  gens  depuis  1829.  Quelle  était 
cette  dame,  et  où  Sainte-Beuve  l'avait-il  rencontrée  ?  Elle  se  nom- 
mait Jeanne-Pierrette-Pauline  Magnin  et  était  née  en  1805  à  Besan- 
çon où  son  père  occupait  un  gros  emploi  à  la  préfecture.  Je  crois 
môme  qu'il  fut  chargé  de  la  surveillance  de  Toussaint-Louverture, 
quand  il  fut  interné  au  fort  de  Joux.  Mais  à  l'époque  dont  je  parle, 
elle  était  mariée  à  Charles-Aimé  Gaume,  fils  aîné  de  l'ancien  aide- 
de-camp  de  Pichegry,  et  elle  habitait  à  Paris,  rue  Saint-Louis-en- 
l'Ile,  à  deux  pas  de  l'Arsenal  (i).  Elle  allait  même  assez  souvent 
chez  Nodier,  son  compatriote,  et  c'est  là  que  Sainte-Beuve  la  vit 
pour  la  première  fois.  C'était  une  jolie  femme  à  l'âme  sentimen- 
tale, très  éprise  de  poésie,  si  j'en  juge  par  les  cahiers  de  vers 
qu'elle  a  laissés  (2),  mais  pas  du  tout  romanesque.  Je  ne  suis  donc 
pas  surpris  qu'elle  n'ait  pas  répondu  aux  avances  de  Sainte- 
Beuve.  Pourtant  il  ne  lui  demandait  pas  grand'chose,  à  en  croire 
son  premier  sonnet  : 

Oh  !  laissez-vous  aimer  !...  ce  n'est  pas  un  retour. 
Ce  n'est  pas  un  aveu  que  mon  ardeur  réclame  ; 
Ce  n'est  pas  de  verser  mon  âme  dans  votre  âme, 
.  Ni  de  vous  enivrer  des  langueurs  de  l'amour  ; 


je  ne  veux  pas  que  voire  œuvre  reste  comme  cet  arc  de  triomphe  qui 
n'a  encore  que  des  has-reliefs  et  point  de  trophée  à  la  cime.  J'attends 
aussi  le  troisième,  mais  le  le  veux  exact.  Un  sonnet  sans  défaut,  etc.  » 
(Lettre  inédite  tirée  des  papiers  d'Ulric  Guttinguer). 

(1)  M"'"  Gaume  qui  dans  la  suite  habita  longtemps  à  Versailles,  est 
morte  à  Ornans,  pays  de  Courbet,  le  21  janvier  1870. 

(2)  Ces  cahiers  manuscrits  qui  sont  aujourd'hui  en  la  possession  de 
M™"  Marie  Dauguet,  sa  couisine,  sont  remplis  de  vens  qu'elle  avait 
copiés  après  les  avoir  entendu  dire  à  l'Arsenal  :  il  y  en  a  de  Lamar- 
tine, de  Victor  Hugo,  de  H  de  Latouche,  de  Sainte-Beuve,  de  Dumas, 
de  Fontanev,  de  M™*  Mennesisier-Nodier,  etc. 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  109 

Ce  n'est  pas  d'enlacer  en  mes  bras  le  contour 
De  ces  bras,  de  ce  sein  ;  d'embraser  de  ma  flamme 
Ces  lèvres  de  corail  si  fraîches  ;  non,  Madame, 
Mon  feu  pour  vous  est  pur,  aussi  pur  que  le  jour. 

Mais  seulement,  le  soir,  vous  parler  à  la  fête. 

Et  tous  bas,  bien  longtemps,  vers  vous  penchant  la  !cl3, 

Murmurer  de  ces  riens  qui  vous  savent  charmer  ; 

Voir  vos  yeux  indulgents  plus  mollement  reluire  ; 
Puis  prendre  votre  main,  et,  courant,  vous  conduire 
A  la  danse  légère...  Oh  !  laissez-vous  aimer  ! 

Tout  le  cœur  de  Sainte-Beuve  tient  dans  ces  quatorze  vers  ;  ou 
plutôt  toute  sa  manière  de  courtiser  celles  qu'il  désirait.  Il 
n'avait  pas  en  amour  la  belle  audace  qui  fait  les  heureux  ;  il  n'em- 
portait pas  les  places  d'assaut.  Non,  il  procédait  lentement,  par 
des  travaux  d'approche  plus  ou  moins  couverts  ;  il  essayait  de 
prendre  la  femme  en  dessous,  sachant  que  le  désir  naît  aussi  bien 
d'une  flamme  timide  que  d'un  feu  dévorant.  Car  Sainte-Beuve, 
tout  vicieux  qu'il  était  au  fond,  était  en  paroles  et  en  actions  un 
chaste  et  un  timide  II  n'avait  pas  été  élevé  pour  rien  sous  les 
jupons  de  sa  mère  et  de  sa  tante  ;  en  un  mot  il  était  femme,  et, 
comme  la  femme,  il  laissait  sous-entendre,  plus  qu'il  n'exprimait, 
les  secrètes  pensées  de  son  cœur.  Il  écrivait  un  jour  à  Guttinguer 
à  propos  de  son  roman  d'Arthur  qu'il  avait  lu  en  manuscrit  :  «  Je 
ne  critique  qu'un  point,  c'est  l'endroit  de  la  corruption  de  l'enfanf 
qu'on  met  à  coucher  avec  un  autre.  Oh  !  jamais  de  ces  choses-là. 
un  mot  au  plus  pour  indiquer  l'enfance  flétrie,  mais  il  faudrait 
redoubler  les  voiles  et  l'ombre  »  (1)  ! 

Rh  bien,  Sainte-Beuve  avait  pour  la  femme  le  même  respect 
pudique  que  pour  l'enfant,  et  je  ne  suis  pas  étonné  qu'il  en  ait 
séduit  plus  d'une  avec  ses  airs  de  petit  saint  Jean.  Mais  il  en  est 
d'autres  qui  ne  s'y  laissèrent  pas  prendre.  La  plus  noble  de  celles 
Icà  —  j'ai  nommé  M'"*'  d'Arbouville  —  voulut  bien  par  amour  et 
parce  qu'elle  était  sûre  d'elle,  errer  pendant  des  années  avec  lui 
sur  le  bord  du  précipice,  mais  elle  se  refusa  toujours  à  commettre 
la  faute  d'Eloa.  Et  il  ne  l'en  aima  pas  moins,  au  contraire. 


(I^i  Lettre  inédite  tirée  des  pnpiers  de  Guttinguer 


110  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

A  quel  sentiment  M"""  Pauline  Gaume  obéit-elle,  pour  ne  pas 
vouloir  mordre  à  la  pomme  que  Sainte-Beuve  lui  tendait  d'une 
main  si  engageante  et  si  douce  ?  C'est  un  secret  qu'elle  a  emporté 
avec  elle.  Mais  les  vers  suivants  laissent  supposer,  qu'elle  avait 
peur  de  se  compromettre  au  petit  jeu  qu'on  lui  proposait  : 

Madame,  il  est  donc  vrai,  vous  n'avez  pas  voulu 
Voas  n'avez  pas  voulu  comprendre  mon  doux  rêve  ; 
Votre  voix  m'a  glacé  d  une  parole  brève, 
Et  vos  regards  distraits  dans  mes  yeux  ont  mal  lu. 

Madame,  il  m'est  cruel  de  vous  avoir  déplu  : 
Tout  mon  espoir  s'éteint,  et  mon  malheur  s'achève  ; 
Mais  vous,  qu'en  votre  cœur  nul  regret  de  s'élève, 
Ne  dites  pas  :  «  Peut-être  il  aurait  mieux  valu.  » 

Croyez  avoir  bien  fait  ;  et.  si  pour  quelque  peine 
Vous  pleurez,  que  ce  soit  pour  un  peigne  d'ébène, 
Pour  un  bouquet  perdu,  pour  un  ruban  gâté  ! 

Ne  connaissez  jamais  de  peine  plus  amère  ; 
Que  votre  enfant  vermeil  (1)  joue  à  votre  côté, 
Et  pleure  seulement  de  voir  pleurer  sa  mère. 

Peut-être  que  plus  tard,  quand  survinrent  les  premières  désil- 
lusions, et  il  paraît  qu'elle  en  connut  de  cruelles,  Pauline  Gaume 
aurait  écouté  Sainte-Beuve  d'une  oreille  plus  complaisante.  J? 
trouve  au  bas  d'une  page  d'un  de  ces  cahiers  cette  pensée  d^ 
Nodier  qui  donne  effectivement  à  réfléchir  :  «  Il  ne  faut  désespérer 
de  rien  pour  ceux  qui  n'ont  pas  aimé,  leur  existence  a  un  complé- 
ment à  recevoir  et  un  compl>iment  qui  fait  souvent  la  destinée  de 
tout  le  reste.  »  Et  dans  les  Pensées  d'août,  qui  parurent  en  1837,  il 
y  a  une  pièce  de  vers  dédiée  à  In  Dame  des  sonnets  de  Joseph 
Delorme,  qui  prouve  qu  3  Sainte-Beuve  ne  lui  était  pas  indiffé- 
rent (2).  Mais,  en  1829,  M""''  Gaume  était  encore  sous  le  charme  dt. 
la  lune  de  miel,  et  son  «  petit  enfant  »  suffisait  à  son  bonheur. 

(1)  Cet  enfant  est  devenu  le  général  Gaume. 

(2)  Elle  lui  avait,  en  effet,  demandé  der.  vers,  après  des  années  et  il 
lui  avait  répondu  : 

Pourquoi,  quand  tout  s  fui,  quand  la  fleur  éphémère 
A  séché  dès  longtemps  sur  cette  ronce  amère, 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  111 

Or,  \royez  pourtant  quelles  auraient  pu  être  les  conséquences  de 
cette  -imitié,  si  Pauline  Gaume  l'avait  voulu  !  Comme  il  nous  a 
dit  un  jour  qu'il  ne  rimait  alors  que  pour  se  faire  aimer  (1),  il  est 
probable  que  Sainte-Beuve  n'aurait  pas  écrit  les  Consolations,  ou 
bien  la  Muse  qui  les  inspira  eût  été  Pauline  au  lieu  d'être  Adèle. 
Et  dans  ce  cas  les  beaux  yeux  de  la  madone  du  Cénacle  n'auraient 
pas  déchaîné  la  guerre  que  l'on  sait  entre  ses  deux  principaux 
fondateurs. 


Et  donc,  après  avoir  lu  avec  toute  l'attention  qu'ils  méritaient 
les  extraits  de  Joseph  De/orme  que  Sainte-Beuve  lui  avait  soumis, 
Victor  Hugo  fut  d'avis  qu'ils  pouvaient  être  publiés.  Et  le  volume 
parut  deux  mois  après  les  Oiientoles  (2),  juste  à  temps  pour  repo- 
ser les  vrais  amis  de  la  poésie  de  l'éclat  fugurant  de  ce  chef- 
d'œuvre  de  l'art  pour  l'art  Car  c'est  ici  que  s'affirma  pour  la  pre- 
mière fois  la  théorie  que  les  Jeunes-France,  les  bousingots  et  leur 
suite  devaient  pousser  jusqu'à  son  extrême  limite,  à  savoir  que  le 


Pourquoi  la  remuer,  chaste  souffle  dies  bois  ? 
Pourquoi,  quand  tout  le  cœur  a  sa  fatigue  obscure, 
Pourquoi  redemander,  onde  joyeuse  et  pure, 
Qu'on  se  mire  encore  une  fois  ? 

Ah  !  s'il  repasse  un  soir  à  ces  rives  de  Seine, 
Celui  dont  l'œil  cherchait  quelque  étoile  incertaine. 
Il  se  dit  qu'autre  part,  aux  bords  qu'on  souhaitait, 
1/ astre  luit,  que  la  brise  est  fraîche,  Fonde  heureuse. 
Comme  au  mois  des  lilas  la  famille  amoureuse... 
Il  le  sait,  et  se  tait  I 

(1)  Suite  de  Josejth  Delorme,  p.  282,  poésie  dédiée  à  Marie  de  Solm*- 
(Mm-  RatazziV 

(2)  Le  Glohe  du  17  janvier  1829  annonçait  que  les  Orientales  seraient 
mises  en  vente  le  lundi  19  chez  Gosselin  et  Bossange,  1  vol.  in-8,  prîx 
n  fr.  Joseph  Delorme  parut  au  mois  de  mars  suivant. 


112  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

sujet  d'un  livre  ou  d'un  tableau  n'a  aucune  importance,  que  tout 
l'intérêt  d'une  œuvre  d'art  est  dans  la  facture  (1). 

Le  contraste  entre  les  deux  ouvrages  ne  pouvait  être  plus  sail- 
lant. D'un  côté,  des  tableaux  à  la  Delacroix,  larges,  fougueux, 
rutilants,  comme  le  Feu  du  ciel,  les  Têtes  du  Sérail,  Mazeppa,  les 
Djimis,  'Navarin,  tableaux  faits  pour  plaire  surtout  aux  artistes 
amis  de  la  couleur.  De  l'autre  des  peintures  quasi  lavées  d'analyse 
sentimentale  et  des  paysages  d'une  petite  dimension  dans  un  style 
gris,  avec,  par  ci  par  là,  des  détails  familiers,  pittoresques  et  des 
mots  surannés  empruntés  au  vocabulaire  du  xvi""  siècle. 

Joseph  Delorme  plut  beaucoup  comme  note  nouvelle  dans  le 
concert  poétique,  si  l'on  s'en  rapporte  aux  journaux  et  aux  corres- 
pondances du  temps  (2).  Je  m'étonne  seulement  que  personne  n'ait 
eu  la  curiosité  de  se  demander  pourquoi  Sainte-Beuve  avait  pris  je 
ne  dis  pas  le  masque,  car  c'était  un  excellent  moyen  d'intriguer 
le  commun  des  lecteurs,  mais  le  nom  de  Joseph  Delorme.  Dans 
une  œuvre  d'imagination  le  titre  n'est  jamais  sans  intérêt,  mais 
pour  un  qui  s'explique  tout  naturellement  combien  d'autres,  et 
c'est  le  cas  de  la  plupart  des  livres  romantiques,  ne  sont  que  des 
rébus.  On  comprend  le  titre  des  Orientales  :  il  était  tout  indiqué 
par  le  ton  général  et   le  caractère  du   livre  (3).  Mais  les  FenilJcs 


(1)  «  Les  Orientales,  disait  SaJnte-Beuve  (et  ici  il  convient  comme 
toujours  de  tenir  compte  de  son  opinion  de  derrière  la  tête)  les  Orien- 
tales sont  en  quelque  sorte,  l'architecture  gothique  du  xv*?  siècle,  de 
Victor  Hugo  ;  comme  elle  ornées,  amusantes,  épanouies.  Nulles 
poésies  ne  caractérisent  plus  brillamment  le  clair  intervalle  où  elles 
sont  nées,  précisément  par  cet  oubli  où  elles  le  laissent,  par  le  désin- 
téressement du  fond,  la  fantaisie  libre  et  courante,  la  curiosité  du 
style,  et  ce  trône  merv^eilleux  dressé  à  l'art  pur.  »  {Portraits  contempo- 
rains, article  Hugo,  p.  414). 

(2)  Il  est  aussi  sa  parodie  dans  un  livre  publié  par  A.  Jay  en  18*^0 
souis  le  titre  :  la  Conversation  d'un  romantique,  manuscrit  de  Jacques 
Delorme,  suivi  de  deux  lettres  sur  la  littérature  du  siècle  et  d'un  essai 
sur  l'éloquence  yiolitique  en  France. 

(3)  Ce  n'eist  pourtant  pas  ce  que  pensait  Hugo,  a  Où  est  l'opportunité 
de  ce  livre  ?  disait-il  dans  la  préface.  A  quoi  rime  l'Orient  ?  Il  répon- 
dra qu'il  n'en  sait  rien,  que  c'est  une  idée  qui  lui  a  pris  ;  et  qui  lui  a 
pris  d'une  façon  assez  ridicule,  l'été  passé,  en  allant  voir  «  coucher 
le  soleil.  »  —  Il  aurait  mieux  fait  de  dire,  mais  il  ne  le  pouvait  pas, 
que  le  succès  des  Messéniennes  rem-pèchait  de  dormir  et  qu'en  écri- 
vant les  Orientales  il  rêvait  d'éclipser  Casimir  Delavigne,   ce  à  quoi 


LE  CÉNACLE  t)E  JOSEPH  DELORME  113 

d\iutomne  qui  devaient  les  suivre  ?  Si  le  titre  est  joli,  il  ne  cadre 
guère  avec  l'âge  du  poète  et  les  sujets  du  recueil.  Où  donc  Hugo 
l'avait-il  pris  ?  J'ouvre  sa  Correspondance  et  je  lis  dans  une  lettre 
de  lui  à  Victor  Pavie  en  date  du  17  mars  1827  : 

«  J'ai  chargé  mon  libraire  de  vous  envoyer  cette  Ode  à  la  Colonne 
qui  ne  vaut  pas  ce  seul  vers  [de  vous]  : 

C'était  une  feuille  d'automne. 

Pavie  s'est-il  jamais  douté  que  le  titre  des  Feuilles  d'Automne 
était  sorti  de  cette  réminiscence  ? 

Quant  au  titre  de  Joseph  Delorme,  je  ne  crois  pas  me  tromper 
en  disant  que  Sainte-Beuve  l'emprunta  au  drame  même  que  Victor 
Hugo  était  sur  le  point  de  commencer.  Marion  de  Lorme,  Joseph 
Delorme  !  c'est  à  peine  si  l'orthographe  variait  d'un  nom  à  l'autre, 
encore  Sainte-Beuve  écrivait-il  le  nom  propre  de  Marion  comme 
celui  de  Joseph,  sans  la  particule. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  volume  eut  beaucoup  de  succès  auprès  des 
femmes  ;  j'en  sais  au  moins  deux  qui  auraient  voulu  pouvoir 
consoler  ce  pauvre  «  Werther  carabin  »,  comme  disait  Guizot.  Il 
n'en  eut  pas  moins  dans  le  monde  littéraire  à  cause  des  Pensées 
que  Sainte-Beuve  avait  mises  à  la  suite  de  ses  Poésies.  Et  cela  se 
comprend.  Dans  ces  pensées,  dont  beaucoup  lui  étaient  venues  de 
l'impatience  avec  laquelle  il  entendait  certains  «  critiques  voisins 
et  amis  »  (du  Glohe^  harceler  de  leurs  objections  l'école  poétique 
nouvelle,  Sainte-Beuve  accentuait  encore  le  programme  qu'il  avait 
déjà  tracé  dans  son  Tableau  et  se  faisait  résolument  le  champion 
des  idées  romantiques. 

Après  avoir  établi,  par  exemple,  que  les  poètes  du  Cénacle  se 
rattachaient  h  travers  l'œuvre  d'André  Chénier  à  la  Pléiade,  il 
répondait  à  ceux  qui  leur  opposaient  Lamartine,  sous  prétexte 
qu'il  était  parvenu  à  rendre  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  rêveur  et  de 
plus  insaisissable  dans  l'âme  humaine,  sans  que  la  facture  du  vers 
de  Racine  se  fût  modifiée  sous  sa  main  :  «  Sans  doute  Lamartine 
ne  suit  pas  la  manière  de  Chénier  qu'il  connaissait  à  peine,  mais 

it  réussit.  Il  est  inutile  d'ajouter  que  pour  écrire  ce  livre  il  avait  lu 
tous  les  recueils  des  Chants  populaires  de  la  Grèce,  depuis  celui  de 
Fauriel  jusqu'aux  Chants  Héroïques  des  Montagnards  et  Matelots 
grecs,  traduits  en  vers  français  par  Népomucène  Lemercier,  Paris, 
Urbain  Canel,  1824 

8 


114  LES    ANNALES^ROMANTIQUES 

soutenir  qu'il  suit  la  manière  de  Racine  et  de  J.-J.  Rousseau  parce 
qu'on  ne  rencontre  chez  lui  qu'un  assez  petit  nombre  de  coupes 
et  d'enjambements,  c'est  ignorer  qu'il  y  a  d'autres  éléments  inté* 
grants  de  la  forme  poétique,  lesquels,  pour  être  plus  mobiles  et 
plus  fluides,  ne  sont  pas  moins  distinctifs  et  réels...  » 

Et  pour  se  faire  mieux  comprendre,  il  ajoutait  : 

et  Qu'a  été  jusqu'à  ce  jour  l'élégie  en  France  ?  Je  laisse  Marot, 
Ronsard  et,  dans  le  siècle  suivant,  Pellisson  et  M'"^  de  la  Suze. 
Parny  a  eu  de  son  temps  la  réputation  de  TibiiUe  français,  mai" 
pour  qui  le  relit  aujourd'hui  sans  prétention,  son  élégie,  faible, 
élégante  et  assez  vive,  manque  tout  à  fait  de  profondeur  dans  ^e 
sentiment  et  de  couleur  dans  le  style  ;  ce  n'est  bien  souvent  qu'une 
épigramme  ou  un  madrigal.  Le  Brun-Pindare  est  frappé  de  séche- 
resse et  d'érudition.  Restent  donc,  pour  créateurs  de  l'élégie  parmi 
nous,  André  Ghénier  et  Lamartine.  Ce  dernier,  en  peignant  la 
nature  à  grands  traits  et  par  masses,  en  s'attachant  de  préférenc? 
aux  vastes  bruits,  aux  grandes  herbes,  aux  larges  feuillages,  et  en 
jetant  au  milieu  de  cette  scène  indéfinie,  et  sous  ces  horizons  im 
menses,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  tendre  et  de  plus  religieux  dans 
la  mélancolie  humaine,  a  obtenu  du  premier  coup  des  effets  d'une 
simplicité  sublime,  et  a  fait  une  fois  pour  toutes  ce  qui  n'était 
qu'une  seule  fois  possible.  Le  genre  d'élégie  créé  par  Lamartine  a 
été  clos  par  lui  :  lui  seul  a  le  droit  et  la  puissance  de  s'y  aventurer 
encore  :  quiconque  voudrait  s'essayer  dans  le  genre  serait  rédu't 
cà  imiter  le  maître.  Ce  qui  reste  possible  dans  l'élégie,  c'est  quelque 
chose  de  moins  haut  et  de  plus  circonscrit,  ce  sont  des  sentiment? 
moins  généraux  encadrés  dans  une  nature  plus  détaillée.  On  ren- 
tre alors  dans  le  genre  d'élégie  d'André  Ghénier...  » 

Tout  cela  était  marqué  au  coin  du  bon  sens  et  de  la  raison. 

Et. chemin  faisant,  Sainte-Beuve  trouvait  des  formules  char- 
mantes et  tout  à  fait  réussies  pour  souligner  les  différences  de 
forme  et  de  facture  qui  existaient  entre  le  vers  classique  de  l'école 
de  Delille  et  le  vers,  romantique  de  l'école  nouvelle.  Il  disait  : 

«  —  Le  vers  français,  î'alexandrin  (tel  qu'on  l'avait  fait  en  der- 
nier lieu),  ressemble  assez  à  une  paire  de  pincettes,  brillantes  et 
dorées,  mais  droites  et  roides  :  il  ne  peut  fouiller  dans  les  recoins. 

«  —  Nos  vers  modernes  sont  un  peu  coupés  et  articulés  à  la  ma- 
nière des  insectes,  mais  comme  eux,  ils  ont  des  ailes. 

Et  tout  de  suite,  à  l'appui  de  son  dire,  il  citait  des  vers  de  Victor 
Hugo,  d'Alfred  de  Vigny,  d'Emile  Deschamps,  de  Paul  Fouchor 
de  tous  les  camarades:  Mais  il  revenait  toujours  à  Lamartine  pour 


Lt  CÉNACLt;  DE  JOSEPH  DELORME  ll5 

qui  il  avait  un  faible  (1)  et  qui  répondit  à  ses  gracieuses  et  poéti- 
ques avances  par  la  très  belle  épître  qii'il  inséra  un  an  après  dans 
ses  Harmonies. 

On  connaît  la  lettre  par  laquelle  Sainte-Beuve  l'en  remercia 
mais  on  n'a  pas  fait  attenlion,  quoique  la  chose  en  vaille  la  peine 
au  paragraphe  de  cette  lettre  qui  a  trait  à  l'interdiction  de  Marion 
de  Lorme.  Il  paraît  que  Lamartine  n  avait  pas  compris  la  conduite 
de  Victor  Hugo  dans  cette  circonstance  envers  le  gouvernement  ; 
or,  comme  Sainte-Beuve  craignait  qu'une  fausse  interprétation  des 
faits  ne  nuisît  à  l'amitié  que  les  deux  grands  poètes  avaient  l'un 
pour  l'autre,  il  avait  gentiment  pris  les  devants  et  écrit  à  Lamar- 
tine : 

«  J'ai  été,  comme  vous,  bien  étourdi  du  changement  politi- 
que (2)  qui  remet  en  question  ce  qui  semblait  si  bien  jugé  pour 
tous  les  cœurs  honnêtes  et  sensés.  Gela  est  affligeant  pour  tout  le 
monde,  et  pour  les  arts,  et  les  poètes  encore  plus  directement  peut- 
être.  Qu'y  faire  ?  —  Vous  semblez  fâché  d'avoir  vu  le  nom  Of-: 
Victor  mêlé  à  tout  cela.  Il  n'a  pas  tenu  à  lui  de  l'éviter  (3).  Il  avait 
fait  sa  pièce  de  Marion  Delorme  dans  un  esprit  très  pacifique  et 
uniquement  littéraire  ;  M.  de  Martignac,  qui  se  sentait  peu  sûr  do 
sa  place,  et  qui  craignait  les  moindres  occasions  de  donner  prise 
à  la  cour  contre  lui,  vit  quelques  inconvénients  à  la  représentation 
et  n'osa  l'autoriser,  sans  cependant  l'interdire.  Sur  ces  entrefaites 
il  tomba  ;  M.  de  la  Bourdonnaye  vint,  qui  déclara  nettement  à 
Victor  que  la  pièce  ne  serait  pas  jouée,  mais  lui  offrit  tous  les  dom- 
mages possibles,  particulièrement  une  position  politique  au  Conseil 
d'Etat  et  une  place  dans  V administration.  Victor  dit  que  pour  le 
moment  il  n'était  qu'un  poète,  et  qu'il  n'entrait  pas  dans  ses  idées 
d'aborder  si  vite  un  rôle  politique,  surtout  ne  partageant  pas  les 
principes  de  la  nouvelle  administration.  Le  lendemain,  et  quand 
il  croyait  tout  fini  par  son  refus,  il  reçut  un  brevet  qui  portait  à 


(1)  Au  su  môme  de  Victor  Hugo  qui  lui  disait  souvent  :  «  Je  sais  bien 
que  vous  aimez  mieux  Lamartine  que  moi.  » 

(2)  M.   de  Polignac  venait  de  remplacer  M.   de  Martignac. 

(3)  Edmond  Biré  ne  connaissait  probablement  pas  cette  lettre  de 
Sainte-Beuve  quand  il  écrivit  son  Victor  Hugo  avant  1820,  car  il  a 
accusé  le  poète  de  Marion  de  Lorme  d'avoir  enflé  le  chiffre  de  l'offre 
de  l'indemnité  royale,  et  au  lieu  des  4.000  fr.  avoués  par  Victor  Hugi, 
nous  apprenons  d'une  source  sûre  que  cette  offre  était  de  six  mille. 


116  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

six  milie  francs  sa  pension  de  deux  mille  francs  du  ministère  de 
l'Intérieur  ;  il  répondit  par  un  refus  très  respectueux,  que  sa  pen- 
sion de  deux  mille  francs  qu'il  avait  reçue  sans  l'avoir  demandée 
et  conjointement  avec  son  noble  ami  M.  de  Lamartine,  pension 
qui  lui  était  précieuse  surtout  comme  gage  des  bontés  du  roi,  lui 
suffisait,  et  qu'il  suppliait  le  roi  de  le  laisser  dans  la  situation  où 
ses  dernières  bontés  l'étaient  venu  chercher.  Voilà  le  fond  de  l'af- 
faire ^  il  n'y  a  mis  que  lindispensable,  ce  qu'il  se  devait  comme 
homme  de  conscience  et  d'honneur  ;  le  reste  est  du  fait  des  jour 
naux  qui  comme  vous  le  dites  si  bien,  salissent  tout  ce  qu'ils  tou 
chent...  (1).  » 

Cette  lettre  prouve  que  Sainte-Beuve  était,  en  1829,  un  lien  —  et 
quelque  chose  de  pîas  —  entre  les  poètes  qui  jouissaient  de  la 
faveur  publique,  qu'ils  fissent  ou  non  partie  du  Cénacle.  Or, 
Lamartine  ne  voulut  jamais  en  être.  Non  qu'il  fût  jaloux  des  lau- 
riers de  Victor  Hugo  ;  outre  que  sa  réputation  était  alors  bien  supé 
rieure  à  la  sienne,  et  que  la  jalousie  n'effleura  jamais  sa  grande 
âme,  il  n'avait  aucun  goût  pour  les  groupes,  en  littérature  comme 
en  politique,  et  préférait  vivre  en  marge  et  un  peu  à  distance, 
sachant  que  la  solitude  et  i'éloignement,  bien  loin  de  nuire  au 
poète,  ajoutent  encore  à  son  prestige  (2).  Cela  ne  l'empêchait  pas 
d'ailleurs  d'être  en  correspondance  suivie  avec  Victor  Hugo, 
d'échanger  avec  lui  des  vers,  et  de  le  visiter  et  de  s'asseoir  fami 
liorement  à  sa  table  chaque  fois  qu'il  venait  à  Paris. 

Justement  il  y  vint  au  printemps  de  1830,  pour  sa  réception  à 
l'Académie-Française  et  u\  publication  de  ses  Harmonies,  et  voici 
ce  que  je  lis  à  cette  occasion  dans  les  Souvenirs  de  Victor  Pavie 

«  J'entre  un  matin  chez  Hugo.  Je  le  trouve  à  table,  vis-à-vis  d'un 
convive  jeune  encore,  bien  qu'aux  cheveux  grisonnants  déjà  sur 
un  front  largement  modelé  et  dans  les  plus  heureuses  proportion? 
avec  les  traits  harmonieux  de  son  visage.  Le  port  élevé  de  sa  tête, 
la  fermeté  de  son  mjiinticn,  la  coupe  de  sa  redingote  nouée  d'un 


(1)  Lettres  à  Lamartine  (1893),  p.  75. 

(2)  A  ce  sujet   Sainte-Beuve  écrivait  de  Rouen   à  Victor  Hugo,  le 
7  mai  1830  : 

«  .Te  voudrais  vous  voir  mieux,  plus  cordialement,  que  vous  n'êtes. 
Lamartine  <?i  vous  ;  cela  ne  tient  pa-s  à  vous,  je  le  sais,  mais,  je  vou- 
en  prie,  ne  relevez  pas  trop  des  riens  sans  importance,  allez  au  f on  I 
et  quel  fond  que  le  sien  !  »  (Revue  de  Paria,  du  15  décembre  1904). 


LE  CÉNACLE  DE  JOSEPH  DELORME  117 

ruban  ronge,  attestaient  en  lui  une  noble  race  et  des  habitudes 
militaires.  Je  reg^ardais,  j'écoutais.  La  poésie  était  en  jeu  et  les 
interlocuteurs  en  cause  ;  ils  paraissaient  se  faire  réciproquement 
les  honneurs  d'une  couronne  suspendue  sur  leur  tête,  et  que  nul 
des  deux  ne  voulait  accepter  de  la  générosité  de  l'autre. 

«  —  Entre  nous,  mon  amj,  disait  à  l'aîné  le  plus  jeune,  ni 
méprise,  ni  déguisement.  Si  la  France  consultée  avait  à  proclamer 
son  poète... 

«  A  ces  mots  je  bondis  sur  ma  chaise,  et  me  trouvai  debout, 
effaré  et  tremblant  devant  quelqu'un  qui  ne  ressemblait  en  vérité 
guère  au  voyageur  de  Rambouillet. 

«  —  Eh  bien,  oui,  s'écria  Victor  Hugo,  vous  le  tenez.  Serrez-lui 
donc  la  main  à  ce  Lamartine  tant  souhaité.  » 

Quelques  jours  après  Sainte-Beuve  accompagnait  Lamartine  à 
la  séance  de  la  Sorbonne  où  Villemain  lut  quelques-unes  de  ses 
Harmordes,  aux  applaudissements  d'un  public  enthousiaste. 

A  ce  moment  Sainte-Beuve  occupait  dans  la  littérature  fran- 
çaise une  situation  d?s  plus  enviables.  Non  seulement  en  effet,  il 
était  regardé  par  la  jeune  école  comme  le  premier  critique  de  son 
temps,  mais  en  le  mettait  déjà,  comme  poète,  sur  le  même  rans: 
qu'Alfred  de  Vigny,  qui  venait  de  publier  la  seconde  édition  de 
ses  Poèmes. 

Léon  SÉCHÉ. 


CHATEAUBRIAND 

ET  SA  COUSINE  MÈRE  DES  SÉRAPHINS 


Au  bord  des  remparts  de  Saint-Malo,  à  peu  près  en  face  io 
Grand  Bé  où  repose  Chateaubriand,  se  dresse  un  séculaire  im- 
meuble, d'aspect  rébarbatif,  aux  fenêtres  armées  de  solides  bar- 
reaux de  fer.  Il  domine  la  grève  de  toute  a  hauteur,  et  date  dp 
1622.  Transformé  aujourd'hui  en  caserne,  c'était,  avant  la  Révo 
lution,  un  couvent  d'Ursulines,  où  l'on  recevait  aussi,  moyennant 
le  paiement  d'une  pension,  les  veuves  de  noblesse  et  de  bourgeoi- 
sie malouine. 

Durant  la  petite  enfance  du  «  chevalier  »,  une  de  ses  tantes, 
appelée  x\mélie  de  Chateaubriand,  était  religieuse  dans  ce  cou- 
vent. Aussi,  sa  famille  y  allait-elle  souvent  assister  aux  offices. 

Mon  oreille,  dit-il  dans  ses  Mémoires  d' outre-tombe,  y  était 
frappée  de  la  douce  voix  de  quelques  femmes  invisibles.  L'har 
monie  de  leurs  cantiques  se  mêlait  aux  mugissements  des  flots. 

Une  vieille  tradition  locale,  non  seulement  confirme,  mais  pré 
cise  ce  détail.  Elle  raconta  que  François  René,  lorsqu'il  allait,  le 
dimanche,  avec  sa  rrière  et  ses  sœurs,  au  «  Salut  »  de  ce  couvent 
—  appelé  Notre-Damo-de-la-Victoire,  —  ne  ressemblait  pas  du 
tout  au  galopin  débraille,  tel  qu'il  s'est  dépeint  dans  ses  Mémoi- 
res. Il  était,  an  contraire,  vêtu  avec  beaucoup  d'élégance.  Certain 
costume  de  velours  bleu,  avec  toque  assortie,  ornée  d'une  plumo 
blanche,  avait  même  tapé  dans  l'œil  des  mamans  de  l'époque. 

Dans  la  rue  des  Juifs,  à  côté  de  René-Auguste  de  Chateaubriand, 
père  du  «  chevalier  »,  habitait  son  frère  cadet,  Pierre,  qu'il  avait 
associé  à  sa  maison  d'armements. 


CHATEAUBRIAMD    ET    SA    COUSINE   MÈRE    DES    SÉRAPHINS  119 

Pierre  avait  six  enfants  :  Marie-Anne-Renée,  née  à  Saint-Malo. 
le  1"  juin  1761  ;  Adélaïde-Marie-Jeanne,  née  le  7  septembre  1762  . 
Emilie-Thérèse-Rosalie,  née  le  l''"  septembre  1763  ;  Pierre-Jean- 
Marie-Stanislas,  né  le  23  février  1767  ;  Armand-Louis-Marie,  né 
le  15  mars  1768  ;  Modeste-Màrie-Sophie,  née  le  11  mars  1772  (1). 
Marie-Anne,  l'aînée  de  cette  belle  lignée,  se  destinait  à  la  vie 
religieuse.  Quand  elle  eut  atteint  l'âge  de  dix-huit  ans,  elle  alla 
rejoindre  sa  tante,  au  couvent  de  la  Victoire,  et  prit  le  nom  de 
Sœur  des  Séraphins  (2). 

Peu  de  temps  après,  cette  tante  mourut,  et  fut  inhumée  dans 
le  cimetière  du  couvent  (3). 

A  cette  époque,  enrichis  dans  les  armements,  les  deux  frères 
étaient  devenus  châtelains.  Le  3  mai  1761,  René-Auguste  avait 
acquis,  du  duc  de  Duras,  le  manoir  de  Combourg,  ancien  domaine 
de  ses  aïeux.  A  son  tour,  le  15  octobre  1777,  Pierre  avait  acheté 
de  M.  de  Boise élin,  le  château  du  Val  de  l'Arguenon,  situé  à  quel- 
ques lieues  de  Plancoët,  où  le  chevalier,  au  berceau,  avait  été  mis 
en  nourrice  (4). 

C'est  de  là  qu'un  matin  Marie-Anne  partit,  pour  Saint-Malo,  se 
consacrer  h  la  vie  religieuse,  dans  le  couvent  de  la  Victoire.  Le 
5  mai  1780,  elle  y  prononça  ses  vœux  (5).  A  ce  moment,  François 
René  avait  douze  ans.  Avec  toute  sa  famille,  il  assista  à  l'impo 
santé  cérémonie.  Elle  laissa  dans  son  âme  un  impérissable  sou- 
venir, et  lui  inspira  évidemment  la  prise  de  voile  qu'il  a  décrite 
dans  René. 

Désormais,  l'image  de  ce  couvent  de  la  Victoire,  à  cause  des 
souvenirs  d'enfance  qu'il  lui  rappelle  et  de  sa  romantique  situa- 
tion au  bord  de  la  grève  natale,  hante  tellement  son  esprit,  que 
c'est  de  lui  qu'il  parle,  dans  René,  à  cinq  reprises  différentes. 

«  J'errai  sans  cesse,  dit-il,  autour  du  monastère,  bâti  au  bord  :^e 
la  mer.  J'aperçus  souvent  à  une  fenêtre  grillée,  qui  donnait  sur 
ime  plage  déserte ^  une  religieuse  assise,  dans  une  attitude  pen- 
sive... Plusieurs  fois,  à  la  clarté  de  la  lune,  j'ai  revu  la  même  reli 


(1)  Archives  municipales  de  Saint-Malo.  Registres  dé  l'Etat  civil 

(2)  Jbîd.  Airchives  dp  la  rériode  révolutionnaire.  Liasse  du  couvent 
de  la  Victoire 

(3)  Ibidem. 

(i)  Archives  du  château  du  Val. 

f5)  Archives  de  Samt-Malo,  période  révolutionnaire.  Liasse  précitée. 


120  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

gieuse,  aux  barreaux  de  la  même  fenêtre.  Elle  contemplait  la  mer, 
éclairée  par  l'astre  de  la  nuit...  » 

Plus  loin,  il  ajoute  : 

«  ...  Je  crois  entendre  la  cloche  qui,  pendant  la  nuit,  appelait  les 
religieuses  aux  veillées  et  aux  prières.  Tandis  qu'elle  tintait  avec 
lenteur,  je  courais  au  monastère  ;  là,  seul  au  pied  des  murs, 
j'écoutais,  dans  une  sainte  extase,  les  derniers  sons  des  cantiques 
qui  se  mêlaient,  sous  la  voûte  du  temple,  au  faible  bruissement 
des  flots.  » 

Racontant  au  Père  Souël  et  à  Ghactas  sa  dernière  veillée  au  pays 
natal  : 

«  ...  Vers  minuit,  dit-il,  le  bruit  des  flots  vient  frapper  mon 
oreille...  Je  m'assieds  sur  un  rocher  D'un  côté,  s'étendent  les 
vagues  étincelantes  ;  de  l'autre,  les  murs  sombres  du  monastère^ 
se  perdant  confusément  dans  les  nues.  Une  petite  flamme  parais- 
sait à  la  fenêtre  grillée.  » 

Voici  son  navire  qui  débouque,  et  prend  le  large  : 

«  ...  Je  vis,  raconte  René,  s'éloigner  pour  jamais  ma  terre  natale. 
Je  contemplai  longtemps  sur  le  côté  le  dernier  balancement  des 
arbres  de  la  patrie,  et  les  faîtes  du  monastère  qui  s'abaissaient  n 
l'horizon...  » 

Cette  sorte  de  hantise  est-eîle  aussi  le  pressentiment  mystérieux 
du  rôle  que  jouera  ce  couvent  de  la  Victoire,  dans  la  plus  délicate 
circonstance  de  sa  vie  tourmentée  :  la  procédure  de  rapt,  intro- 
duite contre  lui,  à  la  suite  de  son  mariage  ? 

On  sait  qu'à  son  retour  d'Amérique,  au  commencement  de  1792. 
le  «  chevalier  »  épousa  en  secret,  dans  son  salon  de  la  rue  des 
Grands-Degrés,  n°  479  —  rue  étrange,  qui  est  moins  une  rue  qu'un 
haut  escalier,  bordé  de  vieilles  demeures  —  la  jeune  et  blonde 
Céleste  Buisson  de  la  \  igné.  On  sait  que,  le  jour  même,  M.  de 
Vauvert,  oncle  de  cette  dernière,  la  fit  enlever  à  son  jeune  époux, 
fort  déconfît  ;  que  la  procédure  fut  aussitôt  mise  en  mouvement  ; 
que,  pour  la  durée  du  procès,  le  couvent  de  la  Victoire  fut  désigni^! 


CHATEAUBRIAND  ET  SA  COUSINE  MÈRE  DES  SÉRAPHINS    121 

à  Céleste  comme  résidence  provisoire,  et  que  Lucile  obtint  l'ai:- 
torisation  d'aller  lui  tenir  compagnie. 

Les  renseignements  qui  précèdent  expliquent  le  choix  de  cetto 
résidence.  A  la  Victoire  était  Marie-Anne,  cousine-germaine  de 
René  et  de  Lucile.  Le  couvent,  en  outre,  acceptait  des  dames  pen- 
sionnaires. 

Sans  doute,  la  mineure  Céleste,  aux  boucles  blondes,  et  son 
amie  Lucile,  aux  yeux  de  feu,  ne  remplissaient  nullement  If.s 
conditions  d'âge  et  de  veuvage  exigées  par  la  règle.  Mais,  dauR 
des  circonstances  aussi  pénibles,  ne  pouvait-on  lui  donner  une 
légère  entorse,  en  faveur  de  la  famille  de  Chateaubriand  et  pour 
être  agréable  à  la  Mère  des  Séraphins  ? 

Nous  verrons  que  François-René  n'oublia  pas  le  service  que  lui 
avait  rendu  sa  cousine. 


liR  Révolution  est  venue.  Le  4  octobre  1792,  a  été  fermé  le  cou 
vent  de  la  Victoire.  Mère  des  Séraphms  a  dû  quitter  le  voile  et 
reprendre  le  chemin  du  Val  (1). 

Depuis  son  "Sépart  du  manoir  familial,  son  frère  Pierre,  aspi 
rant  dans  la  marine  royale,  s'est  noyé,  dès  son  premier  voyage, 
sur  les  côtes  d'Afrique.  Armand,  son  autre  frère,  devenu,  après 
la  mort  tragique  de  son  aîné,  capitaine  au  régiment  de  Poitou- 
Infanterie,  est  allé  à  l'armée  des  Princes,  où  il  a  eu,  comme  frère 
d'armes  le  cousin  François-René,  retour  d'Amérique. 

Maintenant,  Armand  est  à  Jersey,  ainsi  que  sa  sœur  Adélaïde 
mariée  au  comte  Louis  de  Kerouallan. 

Conséquence  de  cette  double  émigration,  les  scellés  ont  été  appo- 
sés sur  le  mobilier  du  Val,  et  le  château  a  été  mis  sous  séquestre. 

Pierre  et  sa  famille  ont  dû  revenir  se  fixer  h  Saint-Malo,  et  sont 
logés  place  du  Crand-Placitre,  n°  96. 

M"®  de  Chateaubriand,  dont  ces  coups  successifs  ont  brisé  la 
santé,  meurt  au  mois  de  mai  179/5. 

Le  15  décembre  suivant.  Jean-Raptiste  le  Carpentier,  petit  huis- 
sier de  Valognes   (Manche),  que  les  événements  ont   élevé  à   la 


(1)  Saint  Malo.    Archives   de   la  périoide  révolutionnaire.    Lia.sse   du 
Couvent  de  la  Victoire. 


122  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

dignité  redoutable  de  proconsul,  fait  son  entrée  solennelle  dans 
la  cité-corsaire. 

Dès  lors,  les  malheurs  se  précipitent  sur  la  famille  de  Marie 
Anne.  Son  beau-frère  de  Kerouallan  meurt  en  exil.  Son  père  est 
incarcéré,  avec  elle  et  sci^  deux  sœurs,  Emilie  et  Modeste,  à  l'an- 
cienne prison  de  l'évêché,  rue  Danycan.  Le  20  août  1794,  Pierre 
de  Chateaubriand  expire  sous  les  verrous,  et  sa  fille  cadette, 
Modeste,  atteinte  de  la  maladie  contagieuse  qui  décime  les  prisons, 
est  renvoyée  chez  elle.  Elle  y  meurt,  entre  les  bras  d'une  humbl^ 
amie,  M"^  Lhôtelier,  l'ancienne  lingère  du  château  du  Val. 

En  1795,  Marie-Anne  et  sa  sœur  Emilie  sont  mises  en  liberté. 
Le  14  ^septembre  suivant,  Armand,  qui  exerce  le  périlleux  métier 
de  courrier  des  princes  entre  la  France  et  l'Angleterre,  épouse,  à 
Guernesey,  la  jolie  Jenny  Lebrun  (1). 

Par  arrêté  du  2  germinal  an  II,  avaic  été  ordonné  le  partage  dn 
Val,  indivis  entre  la  République,  aux  droits  d'Adélaïde  et  Armand, 
et  Marie-Anne  et  Emilie,  régnicoles. 

Lors  de  ce  partage,  qui  n'eut  lieu  que  le  7  pluviôse  an  VII,  se 
manifeste  l'énergique  ténacité  de  Marie-Anne.  Habilement  secon- 
dée par  son  homme  d'affaires,  Louis  Bonamy,  elle  parvient  à  dis- 
traire du  partage  b  belle  métairie  de  Penguen,  en  Saint-Cast. 

A  elle  et  h  sa  sœur,  le  sort  attribue  le  manoir  et  ses  dépendan- 
ces. Les  fermes  échoient  à  la  République,  Les  deux  sœurs  les  lui 
rachètent,  par  acte  du  14  floréal  an  VII. 

Mauvaise  spéculation  !  Le  château,  qui.  pendant  la  Terreur,  a 
servi  de  caserne,  est  dans  un  état  lamentable.  La  fortune  des  deux 
sœurs,  qu'a  encore  ..diminuée  le  rachat  du  lot  échu  à  la  Républi- 
que, n'est  plus  suffisante  pour  administrer  le  cher  domaine 
familial. 

Il  faut  se  résigner  à  le  vendre.  Un  acquéreur  se  présente  : 
Michel  Morvonnais,  ancien  jurisconsulte  à  Saint-Malo.  Par  acte 
du  26  prairial  an  IX,  il  lui  est  cédé,  au  prix  de  49.700  livres  (acte 
de  M^  Cor,  notaire 'à  Saint-Malo). 

Curieuse  coïncidence  :  ce  sera  du  Val  que  le  fils  de  Michel,  Hip 
polyte  de  la  Morvonnais,  l'auteur  romantique  de  la  Thébaïde  des 
Grèves,  écrira  un  jour  à  la  ville  de  Saint-Malo,  lui  demandant, 
pour  son  ami  et  illustre  compatriote  René,  le  tombeau  du  Grand 
Bé. 

(1)  E.  Herpin.  Armand  de  Chateaubriand,  courrier  des  Princes  entre 
la  France  et  l'Angleterre,  1911.  Librairie  académique  Perrin  et  D*. 


CHATEAUBRIAND   ET    SA   COUSINE   MÈRE    DES    SÉRAPHINS  123 


Le  Concordat  ne  disait  rien  des  ordres  monastiques,  et  l'un  des 
articles  organiques  déclarait  que,  seuls,  les  séminaires  seraient 
autorisés. 

Malgré  l'interdit,  sur  l'initiative  d'un  religieux  anglais  de 
Lulworth,  du  comté  de  Dorsetshire,  deux  communautés  s'ouvri- 
rent, secrètement   en  1804,  dans  le  diocèse  de  Versailles  (1). 

L'une,  composée  de  Religieux,  alla  se  cacher  dans  un  ancien 
couvent  de  Trappistes,  dans  la  forêt  de  Grosbois,  communo 
d'Yerres.  C'était  la  communauté  des  Camaldules  (2).  L'autre,  com- 
posée de  femmes,  alla  se  blottir,  à  Valenton  (3),  dans  la  forêt  de 
Sénart,  près  Boissy-Saint-Léger.  Toutes  deux  suivent,  sous  la 
juridiction  de  l'évêque,  les  règlements  de  l'abbé  de  Rancé,  réfor- 
mateur de  la  Trappe. 

Dans  cette  dernière,  se  trouve  Mère  des  Séraphins. 

Cependant,,  les  Camaldules,  comme  Valenton,  périclitent  dans 
la  plus  effroyable  misère.  L'évêque,  ne  sachant  comment  liquider 
leurs  dettes,  abandonne  leur  direction  à  Dom  Augustin  de  Les- 
tranges,  surnommé  le  sauveur  de  la  Trappe,  parce  qu'il  avait 
recueilli,  en  1791,  dans  sa  maison  de  la  Valsainte,  près  Fribourg, 
ses  frères  chassés  de  France. 

Aussitôt,  renaît  la  confiance.  Trappistes  et  Trappistines  repren- 
nent même,  avec  joie,  leur  robe  monacale,  dépouillée  depuis  la 
Révolution.  On  les  dénonce  à  la  police  de  Fouché.  Napoléon 
ordonne  de  fermer  les  yeux.  N'a-t-il  pas  à  se  défendre  de  conspira- 
teurs infiniment  plus  dangereux  ! 

Parmi  eux,  est  justement  Armand  de  Chateaubriand,  le  frère  de 
Mère  des  Séraphins.  Celle-ci,  retirée  dans  son  monastère  de  Valen- 
ton, eut-elle  connaissance  de  l'arrestation,  du  procès  et  de  la  mort 
d'Armand,  fusillé  sur  la  plaine  de  Grenelle,  le  31  mars  1809,  jour 
du   Vendredi-Saint  f  Ses  instances  ne  contribuèrent-elles  pas  a 


(1)  Archives  des  Trappistines  de  la  Conr-Pétral  (diocèse  de  Chartres) 

(2)  Camaldules,  ordre  religieux  contemplatif,  tirant  son  nom  du 
monastère  de  Camaldoli,  près  Florence,  et  fondé  en  1012,  par  saint 
Romuald. 

(3)  Grosbois  et  Valenton.  dans  l'arrondis/sement  de  Corbeil  (Seine- 
et-Oise). 


124  LES    ANNALES   ROMANTIQUES 

décider  François-René,  habitant  la  Vallée-aux-Loups,  à  aller  solli- 
citer la  grâce  de  l'Empereur  ?  Sur  ce  point,  on  ne  peut  faire  que 
des  conjectures. 

De  façon  certaine,  on  sait  seulement  qu'en  1812,  quand  Napoléon 
eut  décrété  la  fermeture  des  monastères  de  la  Trappe,  Mère  des 
Séraphins,  quittant  Valenton,  se  rendit,  avec  ses  compagnes,  frap- 
per à  la  porte  de  l'auteur  des  Martyrs.  Celui-ci  se  souvint  de  l'asile 
que  Marie-Anne  avait  procuré  à  sa  femme,  au  couvent  de  la  Vic- 
toire. Et  aux  pauvres  Religieuses  errantes  il  procura  un  asile 
«  dans  une  maison,  sise  à  Paris,  au  fond  d'une  cour  ».  Elles  s'y  ins- 
tallèrent aussitôt,  et  ne  craignirent  pas,  en  plein  Paris,  de  chanter, 
chaque  matin,  la  grand'messe,  et  de  suivre  toutes  les  prescriptions 
de  leur  Ordre. 

C'était  là,  sans  contredit,  un  bon  tour  joué  à  la  police  de  Fouché. 
Mère  des  Séraphins,  qui  pleurait  la  mort  tragique  de  son  frère, 
devait  trouver,  particulièrement,  une  intime  satisfaction  à  braver 
ainsi,  au  chant  des  hymnes  liturgiques,  Napoléon  et  ses  poli- 
ciers (1). 

Ce  ne  fut  que  de  leur  plein  gré,  par  crainte  de  .compromettre 
celui  qui  leur  donnait  asile,  que  nos  Trappistines  se  décidèrent 
enfin  à  quitter  Paris.  Des  passe-ports  leur  furent  procurés,  sans 
doute  par  Chateaubriand,  et,  un  beau  matin,  par  des  routes  diffé- 


(1)  La  plupart  de  ces  reAseignement.s  émanent  des  archives  du  mo- 
nastère de  Notre-Dame  de-  Bonne-Espérance,  au  lieu  dit  la  Cour 
Pétral,  en  Boissy-Saint-Léger.  Nous  les  tenons  d'un  archéolo^e  dis- 
tingué, M.  Rièger,  auquel  ils  ont  été  communiqués  par  la  Supérieure 
de  ce  couvent. 

Il  est  intéressant  de  les  rapprocher  d'une  lettre  que  je  trouve  dans 
un  livre  depuis  longtemps  oublié.  VHhtoire  de  Balleroy,  par  l'abbé 
J.  Bidot.  Saint-Lô,  Elle  frères,'  1860,  in-8. 

«  Travaillant  »,  dit  l'auteur  de  oe  livre,  «  en  1841,  à  écrire  l'histoire 
des  diocèses  de  Baveux  et  Li^ieux,  réunis,  j'écrivis  à  M.  de  Chateau- 
briand, qui  me  donna  la  réponse  suivante  : 

((  Ce  n'était  pa.s  ma  sœur,  Monsieur  l'abbé,  qui  était  à  la  tête  des 
trappistines  dont  vous  voulez  bien  me  parler.  C'était  ma  cousines- 
germaine,  née  en  Bretagne  et  fille  d'un  frère  de  mon  père.  Avant  d'être 
trappistine,  elle  avait  été  longtemps  religieuse  bénédictine  au  couvent 
de  la  Victoire,  à  Saint-Malo.  Quand  les  trappistines  quittèrent  la  forêt 
de  Sénart,  ma  cousine  passa  par  Paris  et  je  la  vis  à  ce  moment. 

«  Agréez,  Monsieur  l'abbé... 

«  Chateaubriand.  » 


CHATEAUBRIAND    ET    SA    COUSINE   MERE    DES   SÉRAPHINS  125 

rentes,  afin  de  ne  pas  éveiller  l'attention,  elles  franchirent  les  bar- 
rières et  prirent  le  chemin  de  la  Bretagne. 

Elles  se  retrouvèrent  toutes,  avec  leur  chapelain  de  Valenton, 
dans  une  demeure  qui  leur  avait  été  secrètement  aménagée,  aux 
environs  de  Tréguier.  De  ce  nouveau  couvent.  Mère  des  Séraphins 
fut  nommée  supérieure,  et  y  continua,  avec  ses  compagnes,  à 
suivre  les  prescriptions  de  son  ordre,  en  dépit  de  la  prohibition 
impériale. 

C'est  ainsi  que,  jusqu'à  la  fin  de  l'Empire,  il  y  eut  en  France  un 
couvent  de  Trappistines,  dirigé  par  la  sœur  d'Armand  de  Cha- 
teaubriand, et  ce  couvent  avait  un  malicieux  protecteur  qui  l'aida 
à  dépister  la  jiolice  :  c'était  l'aut-eur  du  Génie  du  Christianisme. 

A  la  chute  de  Napoléon,  la  Révérende  Mère  des  Séraphins, 
accompagnée  de  ses  sœurs,  reprit  le  chemin  de  Paris.  Quelle  pitto- 
resque et  pitoyable  caravane  !  En  tête,  un  âne  qui  portait,  dans 
ses  hottes,  tous  les  bagages  de  la  communauté.  Derrière  l'âne,  en 
costume  monacal,  toutes  les  Trappistines,  se  traînant  sur  les 
grand'routes,  et  récitant  le  chapelet  pour  tromper  leur  lassitude. 

Arrivées  à  Baveux,  une  âme  charitable  leur  offrit  un  asile  pro- 
visoire, et  s'employa  à  leur  procurer  un  monastère.  A  trois  lieues 
de  la  ville,  dans  la  commune  de  Juaye,  s'élève,  sur  une  colline, 
d'ofi  l'œil  embrasse  un  superbe  horizon,  une  séculaire  abbaye, 
d'imposante  architecture.  Elle  s'appelle  Mondaye  (1). 

Habitée,  dès  le  xn^  siècle,  i^ar  les  Prémontrés,  elle  avait  été  fer- 
mée à  l'époque  de  la  Révolution,  et  les  bâtiments  avaient  été  ven- 
dus comme  bien  nationaux.  A  la  fin  des  mauvais  jours,  la  chapelle 
avait  été  convertie  en  église  paroissiale.  Le  reste  de  l'édifice  était 
demeuré  sans  affectation. 

Le  8  mars  1815,  avec  les  fonds  qui  lui  provenaient  de  la  vente 
du  Val,  M"'"  de  Chateaubriand  en  fit  l'achat,  et  s'y  installa  avec 
ses  compagnes. 

Elles  firent  aussitôt,  par  leur  esprit  de  mortification  et  leur 
haute  piété,  l'admiration  générale.  Non  contentes  de  suivre  la 
règle  de  saint  Bernard,  elles  en  renforcèrent  les  rigueurs.  Un  sim- 
ple signe  de  la  supérieurs  mettait  ."toute  la  communauté  en  mou- 


(1)  Au  XII"  siècle,  la  colline  qu.e.  surmonte  l'abbaye  de  Mondaye  s'ap- 
pelait, d'après  les  plus  anciennes  chartes  de  cette  abbaye  :  Mons  Daë. 
Aë,  dans  la  langue  d'oil,  signifient  eau  ,  sur  le  sommet  de  la  colline, 
était  une  fonta.ine.  D'où  celte  appellation. 

D'autres  étymologistes  font  venir  Mondaye  de  Mons  Dei. 


126  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

vement  ;  un  conseil  de  perfection  devenait  un  ordre.  Aux  vœux 
ordinaires,  elles  avaient  joint  celui  de  «  victimes  du  Sacré-Cœur  ». 
qui  les  obligeait  à  l'adoration  perpétuelle  du  Saint-Sacrement,  et 
leur  retranchait  encore  une  partie  de  leur  court  sommeil. 

Leur  m.isère  était  effroyable.  Pour  couvertures  de  lits,  elles 
avaient  des  lodiers  de  foin.  Aucune  ne  possédait  de  vêtement  de 
rechange. 

Dom  Augustin,  abbé  de  N.-D.  de  la  Trappe,  dite  de  Mortagne, 
étant  venu  inspecter  avec  le  Frère  Joseph,  son  secrétaire,  le  cou- 
vent de  Mondaye,  constata  dans  une  carte  de  visite,  régulière, 
ainsi  libellée,  cet  état  de  mortification  et  de  misère  : 

Nous,  soussigné.  Frère  Augustin,  Père  immédiat  de  toutes  les 
communautés  tant  d'hommes  que  de  femmes  de  la  même  réforme, 
déclarons  et  certifions  qu'ayant  été  faire  la  visite  régulière,  dans 
la  communauté  de  Trappistines,  gouvernée  par  M™*'  de  Château 
briand,  et  établie  dans  l'abbaye  de  Mondaye,  au  diocèse  de 
Bayeux,  nous  avons  trouvé  la  susdite  communauté  dans  une  situa- 
tion de  pénurie  et  de  dénuement  telle  que  nous  en  avons  frémi, 
nous-mêmes,  quelque  accoutumé  que  nous  soyons,  depuis  long- 
temps, à  l'état  de  pauvreté.  La  leur  est  si  grande  qu'elles  n'ont  pas 
de  feu,  même  dans  l'infirmerie,  pour  les  malades  ;  pas  d'huile 
pour  mettre  dans  leur  salade  ;  pas  de  second  habit  pour  changer 
et  laver  l'autre  ;  pas  de  30uvertures  pour  se  réchauffer  la  nuit. 

Mais  nous  devons  ajouter,  pour  rendre  grâce  à  Dieu,  et  à  Dieu 
seul,  que,  malgré  cela,  nous  les  avons  trouvées  animées  d'un  si 
grand  esprit  de  prière,  et  dans  un  si  grand  contentement  que  nous 
ne  pouvons  nous  lasser  d'admirer  la  puissance  de  la  grâce. 

En  foi  de  quoi  nous  avons  signé,  de  notre  propre  main,  et  fait 
contresigner,  par  notre  secrétaire,  la  présente  déclaration. 

"  F.  AUGUSTIN,  abbé  de  N.-D.  de  la  Trappe. 
F.  JOSEPH,  secrétaire. 

Telle  fut,  après  1»  Révolution,  la  renaissance  de  Mondaye. 

La  mort  —  il  ne  pouvait  en'. être  autrement  —  frappa,  h  coups 
répétés,    cet  héroïque   troupeau,   qui   comptait   trente-cinq    Reli 
gieuses.  L'autorité  ecclésiastique  s'émut,  et,  en  1827,  leur  imposa 
des  adoucissements. 

Le  18  mars  1832,  à  l'âge  de  71  ans,  s'éteignit  doucement  M'"^  de 
Chateaubriand.  Suivant  son  désir,  elle  fut  inhumée  dans  lé  cime- 
tière de  l'abbaye,  devant  les  fenêtres  de  la  sacristie  conventuelle. 


CHATEAUBRIAND   ET    SA    COUSINE    MÈRE    DES    SÉRAPHINS  127 

M*"^  de  Graville,  en  religion  la  Révérende  Mère  des  Sacrés- 
Cœurs,  lui  succéda,  en  qualité  de  Supérieure.  Mais  le  monastère 
périclita,  au  point  qu'il  fallut  le  fermer  et  disperser  ses  dernière? 
habitantes  dans  les  autres  maisons  de  l'Ordre. 

En  1837,  désireux,  de  relever  l'antique  abbaye,  illustrée  par  les 
vertus  de  M'"^  de  Chateaubriand,  le  Chapitre  général  y  envoya 
douze  Religieuses.  Mais  le  séculaire  monastère  semblant  voué. 
pour  toujours,  à  une  éternelle  misère  et  à  une  implacibie  mort-i- 
lité,  il  fallut  à  nouveau  en  fermer  les  portes. 

Le  3  septembre  1845,  les  Sœurs  survivantes  le  quittèrent  et  se 
fixèrent,  grâce  à  un  généreux  bienfaiteur,  au  château  de  la  Cour- 
Pétral,  en  Boissy-le-Sec,  diocèse  de  Chartres.  Dans  leur  nouvelle 
abbaye,  elles  emportèrent  leurs  archives,  d'où  ces  lignes  sont 
extraites,  et  le  souvenir  toujours  vivant  de  la  Révérende  Mère  des 
Séraphins. 

Aujourd'hui,  dans  l'enclos  de  l'ancienne  abbaye  de  Mondaye, 
sous  les  fenêtres  de  la  sacristie  conventuelle,  l'herbe  et  les  ronces 
croissent  à  profusion.  Plus  une  seule  pierre  tombale,  dans  le  cima- 
tière  disparu,  oii  reposent  cependant  soixante-seize  religieuse^:, 
décédées  du  ^ii  mai  1816  au  29  juin  1845  !  Mais  de  ce  lieu  mélanco- 
lique monte  un  mystérieux  parfum  de  ferveur  monastique.  L'âme 
émue  évoque  le  souvenir  de  celles  qui  osèrent,  pour  restaurer  en 
France  l'Ordre  de  Saint-Bernard,  braver  la  police  de  Bonapartv. 
La  silhouette  de  M""'  de  Chateaubriand  se  dessine,  plus  nette  que 
toutes  les  autres,  à  l'esprit  du  touriste,  que  retient  le  charme  du 
vieux  monastère  endormi.  Il  songe  h  l'héroïque  et  volontaire  «  Vic- 
time du  Sacré-Cœur,  qui,  Fâme  saignante  des  affres  de  la  Révo 
lution,  s'imposa  d'en  expier,  dans  le  calme  de  cette  solitude,  les 
tragiques  horreurs. 

E.  HERPIN. 


Une  Poésie  inédite  de  Lamartine 


LE    IDOlSr    DE    L'EXIILÉE 

Pour  me  précipiter  de  plus  haut  dans  l'abîme, 
Le  sort  mit  mon  berceau  sur  les  genoux  des  rois, 
La  couronne  à  mon  tems  me  marqua  pour  victime, 
L'orage  de  mon  front  la  fît  tomber  deux  fois  ! 

Le  bourreau  me  jetta  le  bandeau  de  ma  mère. 
De  mes  ans  dans  l'exil  je  vécus  la  moitié, 
Mon  diadème  fut  une  ironie  aiiirrc. 
Reine  ici.  Reine  là,  mais  pas  droit  de  pitié  ! 

J'accepte  ;  mais  le  ciel  en  prenant  mon  royaume, 
Comme  pour  ajouter  un  contraste  moqueur, 
Me  fait  une  fortune  à  l'image  du  chaume 
Et  ne  me  laisse  rien  de  royal  que  le  cœur  ; 

Ce  cœur  qu'il  fait  aux  rois  dans  sa  magnificence. 

Où  s'élève  exaucé  le  vœu  du  suppliant, 

Qui  croit,  même  impuissant,  à  sa  toute-puissance, 

Qui  s'ouvre  comme  vn  temple  au  doigt  d'un  mendiant. 

De  si  loin  qu'un  malheur  me  jette  une  parole 
J'étends  comme  autrefois  mon  bras  vers  mon  trésor, 
J'ouvre  ma  main  royale,  il  en  tombe  une  obole  !... 
Mais  on  voit  son  empreinte,  et  Ton  dit  :  c'est  de  l'or. 

Al.  DE  Lamartine. 

Saint-Point,  30  avril  1841. 

Ces  beaux  vers  sont  extraits  d'un  album  que  M"^  Victor  Hugo 
offrit,  en  1843.  à  M™«  Lefèvre,  mère  de  M.  Pierre  Lefèvre-Vacque- 
rie  qui  m'a  permis  de  les  copier.  Ils  s'appliquent  évidemment  à  la 
fille  de  Louis  XVT,  mais  je  ne  sais  à  quelle  occasion  ils  furent 
composés.  Léon  Séché. 


VARIA 


VICTOR  HUGO  ET  LE  "  ROI  S'Af/IUSE  " 


Dans  une  note  des  Burqraves,  Victor  Hugo,  aussi  précis  que  s'il 
eut  été  Viollet-le-Duc,  ren)arqu€  :  «  L'acteur  fait  sagement  de  dire 
armez  les  fauconneaux.  On  ne  connaissait  pas  les  fauconneaux  au 
treizième  siècle  ;  mais  qu  importe  !  Il  y  a  encore  dans  le  public, 
quoiqu'il  devienne,  de  jour  en  jour,  plus  sympathique  et  plus 
intelligent,  beaucoup  de  gens  qui  n'admettraient  pas  les  mangon 
neaux.  Mangonneaux  !  Qu'est-cela,  je  vous  prie  !  Fauconeaux,  à 
la  bonne  heure  !  » 

Quei  scrupule  admirable  I  Le  chef  du  romantisme  souffre  qu'on 
mette  une  pièce  d'artillerie  du  seizième  siècle  à  la  place  d'une 
catapulte  à  contre-poids,  quoique  cette  dernière  ait  été  en  usage 
jusqu'à  la  fin  du  quinzième  siècle.  Un  écrivain  si  jaloux  de  l'exac- 
titude en  balistique  doit  traiter  l'histoire  autrement  que  Dumas 
père,  qui  la  qualifia  <  de  clou  à  suspendre  un  drame  !  » 

Le  vœu  indiscret  du  grand  poète  s'est  accompli  ;  le  publir 
devenu,  suivant  son  expression  inexacte,  «  beaucoup  plus  intelli- 
gent »,  commence  à  demander  compte  aux  plus  beaux  génies  de 
leurs  mensonges  historiques,  surtout  lorsqu'ils  touchent  à  nos 
gloires.  On  supporte  la  vérité  sur  les  morts,  même  chéris,  parce 
qu'il  faut  que  l'histoire  se  fasse  :  la  calomnie,  gratuite,  inutile,  ne 
passe  plus  chez  ceux  que  leur  art  impose  à  la  mémoire. 

Voici  un  exemple  de  l'exactitude  hugolienne.  Jean  de  Poitiers, 
seigneur  de  Saint-Vallier,  convaincu  de  complicité  avec  le  conné- 

9 


130  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

table  de  Bourbon,  fut  cou  damné  à  la  peine  capitale.  Il  se  réfugia 
sur  les  terres  de  son  gendre  Louis  de  Maulévrier,  sénéchal  de  Nor 
mandie,  qui  le  livra  lui-même  à  François  P'  sous  condition  que 
des  lettres  de  grâce  commueraient  sa  peine  en  détention  perpé- 
tuelle. Gela  se  passait  en  1524.  Deux  ans  après,  le  conspirateur  fut 
gracié. 

Sa  fille,  Diane  de  Poitiers,  avait  épousé,  le  20  mars  1515,  Louis 
de  Brézé,  comte  de  Maulévrier,  grand  sénéchal  de  Normandie  :  elle 
avait  donc  vingt-cinq  ans  lors  du  drame  et  tenait  cour  princière 
dans  sa  province  ;  elle  avait  deux  enfants  et  ne  vint  à  la  Cour  qu'à 
la  mort  de  son  époux.  Son  grand  rôle  commença  lorsque  Fran- 
çois P''  inquiet  de  voir  son  fils  rester  aussi  farouche  qu'Hippolyte.. 
après  trois  ans  de  mariage,  pria  la  duchesse  de  Valentinois,  «  la 
sénéchale  »,  comme  on  l'appelait,  de  déniaiser  le  futur  Henri  II, 
afin  d'opérer  un  rapprochement  avec  la  Dauphine.  Mais  Diane,  au 
contraire,  attira  le  prince  à  Anet  comme  une  Armide,  l'entoura 
d'artistes,  comme  le  Primatice  et  Philibert  Delorme,  tandis  que 
Catherine  vivait  seul-e  à  Auteuil  avec  ses  étonnantes  filles  d'hon- 
neur. 

Il  n'y  aurait  pas  grand  mal  à  faire  d'une  duchesse  de  Valentinois 
une  victime  de  la  piété  filiale  si  cette  dame  n'était  que  noble  et 
galante.  Mais  Diane  de  Poitiers  est  un  personnage  de  premier  plan 
comme  amoureuse,  comme  femme  d'Etat,  comme  esthète.  Pour 
le  premier  point,  je  ne  citerai  qu'un  billet  d'Henri  II. 


«  Je  vous  supplye  d'avoir  souvenance  de  celuy  qui  n'a  jamai.-î 
conneu  qu'an  Dieu  et  qu'une  amye,  et  assure  que  vous  n'aurez 
point  de  honte  de  m  avoir,  donné  le  nom  de  serviteur,  lequel  voue 
supplye  de  l'accepter  pour  jamais  !  Henri.  » 

Pour  estimer  le  rôle  politique  de  cette  singulière  femme,  qui 
répara,  sous  le  règne  de  bon  îOyal  amant,  presque  toutes  les  fautes 
politiques  de  François  1°'  ;  il  faudrait  exposer  son  secret  dessein 
de  sacrifier  la  dvnastie  des  Valois  et  le  catholicisme  au  principe 
monarchique  et  féodal  et  d'opérer  sous  l'hégémonie  anglaise  et  pro- 
testante l'union  de  la  France  et  de  l'Angleterre  que  Jeanne  d'Arc 
avait  su  empêcher. 

Quant  an  rôle  de  la  favorite  dans  l'histoire  de  l'art,  il  fut  décisif. 
Elle  présida  à  l'éclosion  du  ptyle  le  plus  parfait  que  nous  ayons 
connu  dans  les  arts  mobiliers,  et  influa  profondément  sur  Phili 


VARIA  131 

bert  Delorme  qui  fut  son  amant,  si  on  en  croit  Rabelais,  qui  devait 
le  savoir  et  l'a  écrit  fîlairoment  dans  ses  Songes  drolatiques. 

Que  Victor  Hugo  ait  ignoré  l'importance  historique  de  Diane, 
cela  pourrait  s'attribuer  à  une  vue  superficielle  de  l'histoire  :  mais 
il  a  calomnié  François  P"",  il  a  faussé  sa  physionomie.  La  bellt^ 
Maguelonne,  à  la  rieueur,  trouverait  place  dans  la  vie  d'Henri  IV, 
qui  n'était  pas  très  raffiné  en  ses  fantaisies  et  ne  platonisait  guère, 
réaliste  en  amour  plutôt  qu'humaniste  ! 

Tout  autre,  le  Valois  prisait  avant  tout  la  haute  culture  :  la 
duchesse  d'Etampes  «c  la  plus  savante  des  belles  »  dut  son  ascen- 
dant à  son  développement  intellectuel  plus  qu'à  sa  beauté.  La 
Cour  de  France  date  de  François  P^  effort  merveilleux  de  socia- 
bilité inspiré  par  l'Italie  et  sa  civilisation  alors  à  son  apogée 

L'originalité  de  notre  race  se  maintint  pourtant  par  la  droiture 
du  caractère  :  dans  les  Cours  transalpines,  il  y  a  tout  ce  qu'on  peut 
rêver,  hors  l'honneur. 

Notre  François  P'  devenu  humaniste  et  esthète,  reste  chevale 
resque.  C'est  mentir  à   ious   les   témoignages  que   d'en  faire   un 
Laffémas  couronné,  qui  vend  à  la  fille  le  salut  de  son  père,  pour 
prix  de  sa  soumission. 

En  outre,  tout  le  monde  sait  que  le  roi  très  chrétien  commenç.i 
par  être  un  mari  modèle  ;  en  dix  ans,  il  eut  sept  enfants.  Le  der 
nier  tua  Claude,  qui  n'était  pas  jolie. 

Elle  en  mourut,  la  noble  Badebec, 

Qui  cependant  par  trop  me  semblait  nue. 

Car  elle  avait  visage  de  rebec 

Corps  d'Espagnole  et  ventre  de  sangsue. 

Ce  fut  pendant  sa  captivité,  à  Madrid,  que  notre  roi  devint  liber- 
tin :  ce  que  l'avocat  Féron  devait  lui  faire  expier  terriblement  par 
une  vengeance  propre  à  inspirer  une  œuvre  à  M.  Brieux. 

Un  Borgia  tue  sur  place  la  femme  qui  lui  résiste  :  un  Valois  est 
trop  fier  et  trop  humain  pour  le  marché  humiliant  que  Victor 
Hugo  attribue  à  l'homme  de  Marignan. 


-•i  Puisque   le  nom  du   condottiere  pontifical   m'est  venu  sous   la 
plume,   comment   ne  pas  songer  à  cette  Lucrèce  Borgia,   la  plus 


132  LES  ANNALES   ROMANTIQUES 

invraisemblable  conception  du  théâtre  moderne.  L'œuvre  fait  pen- 
dant au  Roi  s'amuse.  Chez  le  bouffon,  c'est  le  père  ;  chez  la  prin- 
cesse, c'est  la  mère  qui  doit  nous  intéresser,  selon  la  recette  un  peu 
puérile  donnée  dans  la  préface. 

«  Prenez  la  difformité  physique  la  plus  hideuse...  Jetez-lui  une 
âme,  et  mettez  dans  cette  âme  le  sentiment  maternel.  Qu'advien 
dra-t-il  ?  C'est  que  l'être  petit  deviendra  grand  ;  l'être  difforme 
deviendra  beau.  » 

Avec  la  même  formule  d'apothicaire,  il  écrit  :  «  Prenez  la  dif- 
formité morale  la  plus  hideuse...  Dans  votre  monstre,  mettez  une 
mère  et  le  monstre  fera  pleurer,  et  cette  âme  difforme  deviendra 
belle,  à  vos  yeux.  » 

«  La  paternité  sanctifiant  la  difformité  physique,  voilà  le  Roi 
s'armise  ;  la  maternité  puriAant  la  difformité  morale,  voilà  Lucrèc- 
Borgia.  » 

Ne  croirait-on  pas  lire  quelqu'un  de  ces  propos  de  table,  comme 
en  débitait  Théophile  Gautier  après  le  repas,  dans  un  effort  de 
cocasserie  rabelaisienne. 

Cette  pharmacopée  dramatique  se  réduit  à  dire  qu'il  suffit 
d'une  passion  noble  poussée  à  l'exaltation,  pour  rendre  pathétique 
un  personnage  îaid  ou  pervers. 

La  thèse  vaut  ce  qu'on  voudra.  Triboulet  remplit  les  conditions 
de  laideur  physique  quoique  le  momdre  lépreux  eut  été  encore 
plus  caractérisé  pour  la  répulsion  de  l'aspect.  Mais  Madame  Lu 
crèce,  sur  quelle  foi  la  dédare-t-il  la  plus  hideuse,  la  plus  repous 
santé,  la  plus  complètement  difforme,  le  monstre  ? 

Ce  serait  un  partf  de  mauvaise  foi  que  d'opposer  au  poète  les 
travaux  de  Grégorovius. 

Prenons  seulement  ce  qu'il  nous  indique  lui-même.  A  ceux  qui 
lui  reprochent  d'avoir  exagéré  les  crimes  de  Lucrèce  Borgia,  l'au- 
teur dirait  .  «  Lisez  Tcmagi,  » 

La  Vie  de  César  Borgia  ne  mentionne  Lucrèce  que  dans  la  des- 
cription du  cortège  de  ses  mariages  ;  car  ces  mariages  sont  sej 
seules  aventurer;. 

Son  père,  n'étant  que  le  cardinal  Rodrigues  Borgia,  la  marie  à 
Giovanni  Sparza  de  Pesare.  Devenu  Pape,  il  força  le  premier  mari, 
sous  de  terribles  menaces,  à  signer  une  déclaration  propre  à  ronn» 


VARIA  133 

pre  le  maria.s^^e  :  et  il  donna  sa  fille  à  Alphonse  d'Aragon,  jeune 
prince  merveilleiisen^ient  beau  qu'elle  aima  et  que  César  égorgea 
dan?  ses  bras  mêmes  afiTi  qu'elle  fut  libre  d'épouser  le  marquis 
d'Esté  :  l'alliance  avec  Aragon  n'ayant  plus  d'intérêt  et  celle  de 
Ferrare  devenant  nécessaire  aux  ambitions  du  gonfalonnier  de 
l'Eglise. 

Toute  l'bistoire  de  Lucrèce  se  borne  là.  On  la  divorce  une  pre 
mière  fois  On  assassine  son  second  mari  et,  en  1501,  elle  épouse 
Alphonse  d'Esté,  et  mène  pendant  dix-huit  années  une  vie  bril- 
lante et  calme  à  Ferrare,  où  elle  s'entoure  des  plus  beaux  esprits. 
Le  seul  amant  qu'oTi  pourrait  lui  attribuer  fut  Bembo  ;  mais  il 
sem.ble  que  le  commerce  fut  tout  platonique. 

En  bonne  justice,  que  pouvait  cette  princesse  ? 

Elle  n'aimait  pas  son  premier  mari  et  vit  son  divorce  avec  indif- 
férence. Elle  adora  le  sec-ond,  mais  ne  put  le  défendre  contre  le 
poignard  de  son  terrible  frère. 

Devait-elle  se  jeter  dans  un  couvent  ?  Ce  n'était  pas  un  refuge 
contre  le  Pape  ni  contre  l'esisèce  de  tigre  qu'elle  avait  pour  frère. 
ne  reconnaissant  aucune  loi  divine  ou  humaine.  Subissant  une 
volonté  qui  l'aurait  brisée  à  la  moindre  résistance,  elle  eut  une  vie 
parfaite  dès  qu'elle  fut  livrée  à  elle-même. 

La  fille   d'Alexandre  VI   ne   fournit   aucun   trait  du  monstre 
Ayant  vécu  entre  deux  scélérats,  son  père  et  son  frère,  elle  fournit 
ensuite  une  carrière  si  honorable  que  les  contemporains  la  compa 
rèrent  à  l'ancienne  Lucrèce  :  ce  qui  eut  été  insultant,  sans  l'évi- 
dence de  ses  vertus. 

Elle  n'eut  pas  d'enfant.  Quant  h  la  scène  fameuse  qui  finit  le 
premier  acte  du  drame,  c'est  une  nasarde  à  l'histoire. 

Sur  les  cinq  seigneurs  qui  disent  leurs  noms  à  Dona  Lucrezia 
le  duc  de  Gravina,  Oliveretto,  Vittelazzo  et  Orsini,  quatre  ont  été 
pendus  en  m.ême  temps,  par  César  Borgia,  qu'ils  avaient  trahi 
C'est  ce  qu'on  appelle  le  guet-apens  de  Sinigaglia,  et  que  nous 
appellerions  nous,  le  Conseil  de  guerre.  Ces  quatre  condottiere 
eussent  été  passés  par  les  armes  aujourd'hui  comme  alors.  La  dif- 
férence qui  scandalise  nos  historiens,  c'est  que  Borgia  feignit  de 
leur  pardonner,  leur  offrit  un  festin  et  les  fit  exécuter  au  dessert. 

Quant  à  Don  Apostolo  Gazella,  c'est  un  singulier  imposteur,  il 
accuse  Lucrèce  d'avoir  fait  tuer  Alfonso  d'Aragon  qu'elle  adorait, 
qu'elle  défendit,  qu'elle  pleure  et  pour  comble  d'inexactitude  le 
bâtard  d'Aragon  porte  l'épithète  de  troisième  mari,  ce  qui  donne- 
rait le  numéro  quatre  au  marquis  d'Esté. 


134  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

Pour  faire  son  monstre,  Victor  Hugo  a  donné  à  Lucrèce  les  cri- 
mes de  César,  et  même  ses  actes  de  chef  militaire  envers  des  traî- 
tres. Et  quels  traîtres  !  des  bandits  aussi  dénaturés  que  Borgia 
avec  le  génie  en  moins  et  aussi  en  moins  le  concept  de  l'unité  ita- 
lienne ! 

Ainsi  parle  César  Borgia  dans  un  drame  :  «  Ce  que  Savonarole 
rêva,  je  l'exécute.  Par  le  fer  et  le  chanvre,  je  pacifierai  l'Italie.  Ce 
moine  s'adressait  à  la  conscience,  je  n'invoque  que  la  force.  Vous 
êtes  des  damnés,  je  suis  le  Diable.  Vous  êtes  des  loups,  je  suis  le 
tigre. Vous  êtes  des  monstres,  je  suis  le  dragon  ;  et  je  vous  dévore  !» 

Empoisonneuse,  adultère,  inceste,  même  avec  ses  enfants  (mais 
le  ciel  en  refuse  aux  monstres),  cette  Lucrèce  pour  marchands  de 
vin  mal  pensants  écœure  comme  le  François  P''  pour  électeurs 
républicains. 

Que  le  poète  s'amuse,  c'est-à-dire  qu'il  intercale  sa  fiction  dans 
une  trame  historique,  rien  de  mieux.  Mais  nous  supporterions  mal 
qu'on  nous  donnât  une  fausse  physionomie  des  personnages  dont 
nous  connaissons  les  portraits  authentiques  et  nous  n'admettons 
pas  qu'on  déforme  un  caractère  qui  nous  est  connu  par  mille 
témoignages. 

La  France,  un  peuple  entier,  quinze  millions  d'hommes. 

Oh  !  sais-tu  qui  nous  sommes. 

Voilà  comment  François  P""  faisait  sa  cour  d'après  Victor  Hugo. 
C'est  d'une  vulgarité  à  pleurer  et  c'est  faux,  comme  il  est  faux  que 
Cordes,  Pienne  et  Pardaillan  soient  «  les  plus  grands  noms  qu'on 
nomme  »  pour  l'excellente  raison  que  nul  ne  les  connaît  et  ne 
pourrait  dire  ce  qu'ils  ont  fait  ? 

Le  poète  s'amuse  à  l'instar  de  Triboulet,  à  salir,  à  envenimer  ; 
comme  le  bouffon  qiii  tient  Téchelle  pour  enlever  M"^  de  Cossé,  il 
offre  à  la  canaille  de  lui  livrer  un  noble  roi  à  mépriser,  à  bafouer. 
Il  y  a  pis  que  de  la  désinvolture  dans  ce  procédé,  pis  que  de  l'in- 
conscience, il  y  a  de  la  politique  ! 

Le  grand  poète  offre  au  peuple,  au  mauvais  peuple  un  tableau 
jacobin  :  Le  Roi  s'amitre  et  Lucrèce  Borgia  appartiennent  an 
théâtre  de  la  Révolution  prolongée. 

Si  un  homme  de  pensée,  au  lieu  d'un  homme  de  carrière,  au 
procès  du  20  décembre  1832,  eut  dit  «  l'histoire  est  outragée,  l'his- 
toire nationale  »,  et  qu'il  l'eût  prouvé,  ce  qui  était  aisé,  son  réqui- 
sitoire aurait  suivi  la  pièce  devant  la  postérité  et  les  spectateurs 


VARIA  135 

d'aujourd'hui  sauraient  rexplication  de  leur  malaise,  à  cette 
reprise,  qui  gêne  tout  le  monde,  les  uns  dans  leurs  traditions  et 
les  autres  dans  leur  mstruction. 

Sans  doute,  le  plus  court  chemin  du  succès  c'est  do  se  jeter  danc 
un  parti  et  de  profiter  de  son  mouvement  :  il  n'en  est  pas  de  plu? 
funeste  pour  le  e^énie.  Les  passions  de  la  foule  passent  comme  des 
orages  et  le  poète  reste  avec  de  la  boue  qui  sèche  sur  lui  et  pou 
droie  indéfiniment  au  soleil  des  ans. 

Certes,  Dumas  père  a  traité  l'histoire   familièrement,  mais   sa 
partialité  n'atteignit  pas  à  l'âcreté  de  la  haine,  non  plus  son  écri 
ture  à  cette  forme  impérissable  qui  fait  d'Hugo  un  demi-dieu.  Au- 
tour de  son  buste  grouille  une  étrange  plèbe  ignorante,  hurlante, 
vile. 

En  écrivant  Le  Roi  s'amuse,  le  poète  pensa  à  la  canaille.  Il  eut 
tort.  Elle  a  oublié  ce  gage  du  génie,  et  les  honnêtes  gens  gémis- 
sent que  le  souverain  plaisir  de  l'admiration  leur  soit  ainsi  gâté  et 
que  tant  de  calomnies  sur  les  morts  illustres  soient  enchâssées 
dans  des  vers  immortels. 

PÉLADAN. 

(A  propos  de  la  récente  reprise  du  Roi  s'amuse). 

II 

UN  ÉPISODE  MYSTÉRIEUX  DE  LA  VIE  DE  FRÉDÉRIC  CHOPIN 


En  manière  d'épilogue  à  un  très  mtéressant  recueil  de  lettres 
inédites  de  Frédéric  Chopin,  qu'il  vient  de  publier  à  Varsovie  sous 
le  titre  de  Chopiniana,  M.  Ferdinand  Hœsick  nous  offre  une  petite 
série  'de  lettres  qui,  celles-là,  n'ont  pas  été  écrites  par  Chopin  lui 
même,  mais  proviennent  des  amis  les  plus  intimes  du  compositeur 
polonais,  et  ont  pour  objet  de  nous  raconter  ses  derniers  moments. 

Il  y  a  là,  en  particulier,  une  lettre  de  la  nièce  de  Chopin,  fille  de 
cette  sœur  favorite  du  maître  qui  est  accourue  tout  exprès  de  Polo- 
gne pour  assister  son  frère  pondant  son  agonie.  Cette  sœur  avait 
amené  avec  soi  à  Paris  sa  fille  aînée,  alors  âgée  d'une  quinzaine 
d'années  ;  et  c'est  ladite  fille  qui  plus  tard,  dans  la  lettre  repro 
âu'ii^  par  M.  Hœsick,  a  rassemblé  ses  souvenirs  touchant  les  cir- 
constances de  la  mort  de  son  oncle. 


136  LES  ANNALES   ROMANTIQUES 

Une  seconde  lettre  a  pour  auteur  le  cornt^  Albert  Grzymala,  qui 
sans  être  uni  à  Chopin  par  les  liens  du  sang,  a  toujours  été  pour 
lui  un  véritable  frère,  depuis  l'arrivée  des  deux  jeunes  émigrés  à 
Paris  en  1831  jusqu'cà  cette  mort  du  musicien  où  son  cher  Grzy- 
mala a  naturellement  assisté,  lui  aussi  ,  et  dont  il  nous  décrit  les 
détails  avec  la  même  précision  que  le  fait  de  son  côté  la  nièce  de 
Chopin. 

Et  pareillement  assistait  à  cette  mort  un  prêtre  polonais  appar- 
tenant à  l'ordre  jadis  fameux  des  résurrectionnistes,  le  père 
Alexandre  Jelowicki,  ami  d'enfance  du  compositeur,  mais  séparé 
de  lui  plus  tard  par  la  diversité  de  leurs  destinées  aussi  bien  que 
de  leurs  opinions,  jusqu'au  moment  où  le  voltairien  renforcé 
qu'avait  été  longtemps  l'ex-amant  de  George  Sand,  se  voyant  tout 
de  bon  sur  le  point  de  mourir,  a  prié  son  plus  ancien  ami  de  rece- 
voir sa  confession  et  lui  a  fait  promettre  de  ne  plus  s'éloigner 
d'auprès  de  son  lit,  de  manière  à  se  trouver  îà  lorsque  arriverait  la 
crise  suprême.  Après  quoi,  Chopin  étant  mort,  le  père  Jelowicki 
a  écrit  à  une  dame  polonaise  une  longue  lettre  où  il  lui  racontait 
la  conversion  et  la  fin  éminemment  édifiante  de  son  glorieux 
pénitent. 

Voici  donc  trois  personnes  qui,  chacune  de  son  côté,  nous  décri- 
vent minutieusement  une  scène  où  elles  ont  assisté  non  pas  de  loin, 
non  pas  en  qualité  de  simples  comparses,  mais  avec  des  rôles  éga 
lement  de  premier  plan  :  la  nièce  de  Chopin,  son  frère  d'élection, 
et  son  ancien  ami,  devenu  maintenant  son  confesseur.  Il  semble- 
rait que  trois  relations  dérivant  de  sources  aussi  sûres  dussent 
sinon  être  sensiblement  pareilles,  en  tout  cas  se  rencontrer  sur 
les  points  essentiels.  Mais  non  !  Et  jamais  encore  peut-être  aucun 
exemple  ne  m'avait  prouvé  aussi  nettement  l'impossibilité  absolue 
qu'il  y  a  pour  nous  à  nous  appuyer  sur  les  témoignages  histori- 
ques, même  les  plus  autorisés.  Car  le  fait  est  que  les  trois  lettres 
susdites  sont  remplies  des  contradictions  les  plus  étonnantes.  Ou 
bien  elles  nous  représentent  les  événements  sous  un  jour  opposé, 
ou  bien  l'une  d'elles  traite  expressément  de  fables  insensées  des 
choses  qui  nous  sont  affirmées  non  moins  expressément  dans  une 
lettre  voisine.  Et  nous  no  pouvons  nous  empêcher  de  mettre  an 
compte  d'une  subtile  ironie  philosophique  l'attitude  de  l'auteur 
des  ChopinianoL,  qui  reproduisant  ainsi,  ces  lettres  côte  à  côte, 
s'abstient  de  tout  commentaire  et  nous  laisse  nous  débrouiller  à 
notre  aise  entre  les  étranges  contradictions  qu'elles  nous  pré- 
sentent. 


VARIA  137 

«  Le  mercredi  18  de  ce  mois  à.  deux  heures  du  matin  —  écrit 
Grzymala,  —  Chopin  est  passé  à  une  autre  vie,  en  souriant  jusqu'à 
la  dernière  minut-e  qui  a  précédé  sa  mort.  En  cette  minute  encore, 
il  a  embrassé  son  élève  Gutmann  et  s'est  efforcé  d'embrasser  aussi 
M"*  Clésinger  Quelques  heures  avant  d'expirer,  il  avait  prié  la 
comtesse  Delphine  Potocka  de  lui  faire  entendre  trois  mélodies  de 
Bellini  et  de  Rossini,  qu'elle  a  chantées  d'une  voix  entrecoupée 
de  larmes  ;  et  Chopin,  plongé  dans  sa  rêverie,  écoutait  ces  derniers 
échos  d'un  monde  dont  son  âme  allait  s'envoler.  » 

Oui,  mais  voici  que  dèn  la  page  suivante  du  recueil  de 
M.  Hœsick,  la  nièce  de  Chopin  nous  affirme  ce  qui  suit  :  «  Mon 
oncle  n'est  pas  du  tout  mort  dans  les  bras  de  M.  Gutmann,  attendu 
que  celui-ci,  absent  alors  de  Paris,  ne  pouvait  pas  le  veiller, 
comme  on  l'a  raconté.  J'ajouterai  même,  pour  mieux  prouver  cette 
absence  de  M.  Gutmann  pendant  les  derniers  instants  de  Chopin, 
que  ma  mère  et  moi  n'avons  fait  sa  connaissance  que  plus  tard, 
lorsque,  dès  sa  rentrée  à  Paris,  il  est  accouru  nous  faire  visite.  Et 
personne  non  plus  n'a  chanté  auprès  du  lit  de  mort  de  Chopin.  Il 
est  vrai  seulement  que  quelque  temps  avant  la  mort  de  mon  oncle, 
]\|me  Delphine  Potocka,  étant  venue  le  voir,  lui  a  chanté  un  air  de 
Bellini  :  c'est  ce  qui  a  pu  donner  lieu  à  cette  légende.  » 

Impossible  d'imaginer  une  opposition  plus  formelle  ;  et  de  même 
il  en  est  encore  pour  maints  autres  détails,  notamment  pour  les 
dernières  paroles  qu'aurait  prononcées  le  mourant.  Ces  paroles, 
d'après  le  confesseur,  auraient  été  pour  Dieu  ;  d'après  l'ami 
pitriote,  pour  la  Pologne  ;  d'après  la  nièce,  pour  la  mère  de 
Chopin.  Il  ne  nous  manque  qu'un  quatrième  témoignage  —  pro- 
bablement le  plus  authentique  de  tous  —  pour  nous  apprendre  qu*^ 
le  pauvre  Chopin  n'a  rien  dit,  empêché  par  son  extrême  faiblesse 
de  prononcer  aucune  parole  mémorable  durant  son  agonie.  E^ 
voilà  de  quelle  façon  nous  sommes  renseignés  sur  les  événements 
petits  ou  grands  de  l'Histoire  ! 

Dans  le  post-criptum  de  la  lettre  dont  je  viens  de  parler,  Grzy- 
mala écrit  à  Léo,  banquier  et  homme  d'affaires  de  Chopin  :  «  Lors- 
que j'aurai  le  plaisir  de  vous  voir,  je  vous  raconterai  un  cas  de 
double  vue  magnétique,  le  plus  extraordinaire  de  tous  ceux  que 
j'aie  eu  encore  l'occasion  de  connaître.  »  Ce  «  cas  de  double  vue  » 
était  précisément  arrivé  dans  l'entourage  de  Chopin,  vers  la  fin  de 
juillet  de  la  même  année  1849,  pendant  le  séjour  du  compositeur 
déjà  presque  mourant,  dans  un  appartement  du  faubourg  de 
Chaillot  ;    et  une  description   complète  nous  en    est  donnée   par 


]38  LES    ANNALES   ROMANTIQUES 

Chopin  lui-même  dans  une  des  ses  dernières  lettres  à  Grzymala 
—  toutes  lettres  infiniment  curieuses  et  touchantes  qui  suffiraient 
à  nous  prouver  combien  le  malheureux  auteur  de  la  Marche 
funèbre  s'est  toujours  désespéré  de  sa  séparation  d'avec  la  châte- 
laine de  Nohant. 

Une  vieille  demoiselle  écossaise,  miss  Stirling,  et  sa  sœur, 
M™^  Erskine,  avaient  essayé  de  remplacer  un  p€u,  auprès  de 
Chopin,  l'ancienne  amie,  qui  en  effet  avait  été  pour  le  musicien 
une  mère  et  une  sœur  aînée  bien  plus  encore  qu'une  maîtresse. 
C'étaient  elles  qui  pour  essayer  de  distraire  Chopin  l'avaient  attiré 
en  Angleterre,  sans  prévoir  l'influence  désastreuse  qu'allait  exer 
cer  sur  lui,  comme  autrefois  sur  Watteau,  le  climat  pluvieux  et 
brumeux  de  la  Grande-Bretagne.  Plus  tard,  c'était  encore  miss 
Stirling  qui  avait  installé  Chopin  dans  un  clair  appartement  de 
Chaillot  ;  et  comme,  vers  la  fin  de  juillet  de  ladite  année  1849  — 
quelques  mois  avant  la  mort  de  Chopin,  —  celui-ci  se  trouvait  par- 
venu au  iTout  de  la  petite  provision  de  billets  de  banque  rapportés 
par  lui  de  son  voyage  à  Londres,  ses  amis  s'étaient  adressés  une 
fois  de  plus  aux  généreuses  Ecossaises,  pour  les  prier  de  venir 
secrètement  en  aide  à  leur  protégé.  Sur  quoi  M™^  Erskine  s'était 
étonnée  de  ce  que  Chopin  eût  dépensé  déjà  une  somme  de  25.000 
francs  qu'elle  lui  avait  fait  envoyer  par  un  homme  de  confiance 
dans  son  ancien  logement  du  square  d'Orléans,  trois  mois  aupa- 
ravant. Or  Chopin  n'avait  jamais  reçu  cet  argent  ;  le  porteur  affir 
mait  l'avoir  remis,  dans  une  enveloppe  cachetée,  à  la  concierjc<i 
de  la  maison  du  square  d'Orléans  ;  mais  cette  concierge, 
M""^  Etienne,  personne  excellente  et  depuis  longtemps  honorée 
d'une  estime  parfaite  aussi  bien  par  Chopin  que  par  George  Sand. 
assurait  n'avoir  jamais  reçu  l'enveloppe  en  question.  Ces  explica- 
tions préliminaires  suffiront  pour  permettre  au  lecteur  de  com 
prendre  le  point  dexiépari  de  la  lettre  que  voici,  écrite  par  Chopin 
à  Grzymala  le  28  juillet  i849  : 

Après  ta  réponse  et  la  lettre  de  M"®  "Erskine,  les  bras  me  sont 
tombés.  Je  ne  savais  pas  si  je  devais  accuser  la  brave  dame  d'hal- 
lucination, ou  son  commissionnaire  de  vol,  ou  bien  soupçonner 
M""  Etienne,  ou  bien  encore  me  prendre  moi-même  pour  un  fou, 
avec  une  absence  de  mémoire  tout  à  fait  incroyable.  En  un  mot, 
ma  tête  éclatait.  M™^  Erskine  est  venue  me  faire  sa  confession,  et 
m'a  tout  raconté  si  sottement  que  j'ai  dû  lui  dire  beaucoup  de 
vérités,  comme  par  exemple  celle-ci  :  qu'il  faudrait  être  la  reine 


VARIA  139 

d'Angleterre   pour   me   faire   accepter   des    cadeaux   aussi   prin 
ciers,  etc. 

L'homme  à  qui  l'on  avait  confié  l'argent,  et  qui  n'avait  pas  même 
demandé  un  reçu  à  M"""  Etienne,  cet  homme  est  allé  interroger 
Alexis,  le  somnambule.  Et  c'est  ici  que  commence  le  drame  : 

Alexis  lui  dit  qu'en  mars,  un  jeudi,  il  a  porté  à  mon  adresse 
un  paquet  très  important,  mais  qui  n'est  pas  arrivé  à  sa  destina 
tion.  Il  lui  dit  qu'il  a  remis  ce  paquet  dans  un  petit  local  sombre, 
où  l'on  arrive  par  deux  marches.  Il  y  avait  là  deux  femmes  en  ce 
moment  ;  c'est  la  plus  grande  des  deux  qui  a  reçu  le  paquet.  Elle 
tenait  en  main  une  lettre  que  venait  de  lui  apporter  le  facteur  de 
la  poste.  Elle  a  pris  le  paquet  en  question  des  mains  du  commis- 
sionnaire, lui  a  dit  qu'elle  le  monterait  tout  de  suite  ;  mais  Alexis 
a  ajouté  qu'après  cela,  elle  a  au  contraire  descendu  le  paquet  au 
rez-de-chaussée,  sans  l'avoir  montré  au  destinataire,  qui  ne  i  d 
jamais  reçu  jusqu'ici,  et  en  ignore  même  l'existence.  Puis,  comm^î 
on  demandait  à  Alexis  s'il  ne  pouvait  pas  voir  ce  qu'est  devenu  le 
précieux  paquet,  il  a  répondu  qu'il  ne  le  voyait  pas,  mais  qu'il 
pourrait  peut-être  donner  une  réponse  plus  complète  si  on  lui 
apportait  des  cheveux,  ou  des  gants,  ou  un  mouchoir  appartenant 
à  la  personne  qui  a  reçu  le  paquet. 

M""*  Erskine  a  assisté  à  cette  séance  d'Alexis  ;  et  elle  est  venue 
me  demander  comment  on  pourrait  faire  pour  se  procurer  quel- 
que chose  qui  eût  appartenu  à  M""*  Etienne,  afin  de  le  donner  à 
Alexis.  J'ai  alors  prié  M"»^  Etienne  de  venir  me  voir,  sous  prétexte 
d'avoir  besoin  d'un  livre  ;  et  puis,  lorsqu'elle  est  venue,  j'ai  feint 
de  vouloir  me  débarrasser  de  M"^  Erskine,  qui  disais-je,  désirait 
montrer  de  mes  cheveux  à  une  somnambule  guérisseuse.  Et  donc, 
soi-disant  pour  me  délivrer  de  cette  importunité,  j'avais  dit  que 
si  la  somnam.bule  reconnaissait  la  provenance  des  cheveux  que  je 
lui  ferais  remettre,  en  ce  cas  seulement  je  consentirais  à  lui 
envover  de  mes  propres  cheveux  —  en  ajoutant  que  bien  sûr  cette 
somnambule  prendrait  des  cheveux  d'une  personne  bien  portante 
pour  des  cheveux  de  malade.  Et  ainsi,  sur  ma  prière,  M"®  Etienne 
a  couDé  une  mèche  sur  sa  tê!e  ;  et  M"*  Erskine  est  venue  la  pren- 
dre. Ce  matin  arrive  chez  moi  le  commissionnaire,  revenant  de 
chez  Alexis.  Celui-ci  a  reconnu  les  cheveux  de  la  personne  à  qui 
l'on  avait  remis  le  paquet.  Il  a  affirmé  que  cette  personne  avait 
déposé  le  paquet,  tout  cacheté,  dans  un  petit  meuble  auprès  de 
son  lit,  que  ce  paquet  était  encore  chez  elle,  toujours  encore  non 


140  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

décacheté,  et  que  si  Ton  savait  s'y  prendre,  on  réussirait  à  se  le 
faire  donner  —  mais  qu'il  faudrait  agir  avec  précaution. 

Et  puis  cet  homme,  tout  droit  au  sortir  de  chez  moi,  s'est  rendu 
au  square  d'Orléans.  Il  a  trouvé  M"^  Etienne  seule  dans  sa  loge. 
Il  lui  u  rappelé  qu'il  était  venu,  en  mars  dernier,  lui  remettre  pour 
moi  ce  paquet  dont  il  lui  avait  dit  qu'il  était  très  important. 
M"^  Etienne  l'a  fort  bien  reconnu  et  lui  a  rendu  le  paquet  qui  lui 
avait  été  remis  depuis  tant  de  mois  !  Le  paquet  n'avait  pu.-  Sté 
décacheté  et  les  vingt-cinq  billets  de  1.000  francs  étaient  absolu- 
ment intacts.  M""  Erskine  a  décacheté  le  paquet  sous  mes  yeux. 
Hein  !  Que  dis-tu  de  cette  affaire-là  ?  Gomment  trouves-tu  ce  som- 
nambule Z?  Ma  tête  s'en  va  à  force  de  stupeur.  Comment  ne  plus 
croire  désormais  au  magnétisme  ? 

En  tout  cas,  que  Dieu  soit  loué  pour  la  restitution  de  cette 
somme  !  Il  y  a  encore  maints  détails  que  je  ne  t'écris  pas  parce 
que  ma  plume  me  brûle  ^es  mains...  Je  t'embrasse.  —  Tout  à  toi. 

Voilà  donc  ce  «  cas  extraordinaire  de  clairvoyance  magnétique  » 
dont  Grzymala  promettait  k  Léo  de  l'entretenir  bientôt  de  vive 
voix  !  Et  certes  l'aventure  est  assez  surprenante,  soit  qu'on  adopt^e 
l'hypothèse  «  occultiste  »,  évidemment  adoptée  par  Grzymala  lui- 
même  si  nous  en  jugeons  par  les  termes  qu'il  emploie,  ou  bien  que 
l'on  préfère  donner  ^u  mystère  une  solution  purement  «  psycholo- 
gique »,  comme  semble  l'avoir  fait  bientôt  Chopin,  avec  son 
«  rationalisme  »  de  lecteur  infatigable  du  Dictionnaire  philoso- 
phique de  Voltaire.  Car  voici  ce  que  nous  lisons  dans  la  lettre  sui- 
vante du  musicien  à  Grzymala,  datée  du  vendredi  3  août  1849  : 

Pour  ce  qui  est  de  mon  étrange  aventure,  il  y  a  en  elle  toute 
sorte  de  choses  sin^îières  que  je  ne  puis  concilier  ni  avec  le 
magnétisme,  ni  avec  la  supposition  d'un  mensonge  ou  d'une  hal- 
lucination de  la  donatrice,  ni  avec  la  probité  de  M™^  Etienne.  Au 
fond,  il  ne  serait  pas  impossible  que  la  chose  eût  été  faite  après 
coup.  Mais  pour  l'expliquer  cela,  j'aurais  trop  de  choses  à  te  racon- 
ter. A  M°*  Etienne  je  n'ai  pas  dit  un  mot  de  la  chose,  et  je  suis 
résolu  à  ne  lui  en  rien  dire.  Il  se  pourrait  que  la  lettre  lui  eût  été 
remise  seulement  11  y  a  trois  jours  ;  et  comme  moi-même  je  n'étais 
pas  là-bas,  ni  elle  ici,  j'aurais  pu  recevoir  la  lettre  aussi  bien  sans 
somnambule  qu'avec  l'intervention  du  somnambule.  Pour  ne  rien 
dire  de  la  coïncidence  de  diverses  paroles  qui  me  reviennent  en 
mémoire  !  Il  y  a  là  (c'est-à-dire,  sans  doute,  chez  les  deux  dames 


VARIA  141 

écossaises)  beaucoup  de  bonté,  mais  aussi  une  bonne  part  d'osten- 
tation. Enfin,  je  voudrais  bien  te  revoir. 

D'où  résulterait  que  la  bienfaitrice  de  Chopin,  au  lieu  de  lui 
donner  simplement  un  cadeau  «  princier  »  qui  dépassait  de  beau- 
coup ce  que  l'on  pouvait  attendre  d'elle,  aurait  imaginé  toute  cette 
comédie,  afin  de...  Mais  non,  je  n'arrive  décidément  pas  à  com- 
prendre ce  que  miss  Stirling  et  sa  sœur  auraient  compté  obtenir 
par  ce  moyen  !  Impossible  de  se  figurer  deux  créatures  plus  dis- 
crètement tendres  et  dévouées,  moins  faites  pour  jouer  le  rôle  que 
leur  attribuait  leur  protégé.  Celui-ci,  il  est  vrai,  les  détestait  invo 
lontairement,  au  fond  de  son  cœur.  Il  les  disait  si  «  ennuyeuses  >: 
que  leur  présence  auprès  de  lui  l'empêchait  de  guérir.  En  réalité 
il  ne  leur  pardonnait  pas  leur  impuissance  à  remplacer  dans  sa 
vie  la  maternelle  amie  de  Nohant.  C'était  là  son  grief  secret  ;  et 
toutes  les  lettres  de  ses  deux  dernières  années  que  vient  de  publier 
M.  H(Bsick  sont  ainsi,  comme  je  l'ai  dit,  absolument  remplies  du 
souvenir  de  George  Sand,  bien  que  Chopin  évite  d'y  parler  de 
celle-ci,  mêrae  au  plus  intime  confident  de  toutes  ses  pensées.  Non 
décidément,  il  n'est  guère  possible  de  croire,  dans  toute  cette 
étrange  aventure,  à  une  comédie  des  deux  Ecossaises  !  Mieux  vau- 
drait encore,  tout  compte  fait,  accepter  l'explication  de  Grzymala, 
qui  du  moins  n'a  contre  soi  qu'une  impossibilité  toute  théorique 
et  ne  nous  oblie:e  pas  à  soupçonner  d'une  «  ostentation  »  par  trop 
monstrueuse  les  deux  zélées  bienfaitrices  de  Frédéric  Chopin. 

T.  DE  Wyzewa. 

(Le  Temps  du  14  avril  1912). 


III 


DEDICACES  A  JULES  JANIN 


Le  fameux  critique  des  Débats,  dont  a  récemment  célébré  l'anni 
versaire,  aimait  les  beaux  livres.  Surtout  il  voulait  posséder  des 
exemplaires  bien  personnels.  Pour  lui  on  faisait  souvent  un  tirage 


142  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

à  part,  qu'il  enrichissait  d'autographes  et  qui  lui  arrivaient  sou- 
vent revêtus  de  dédicaces  précieuses,  dont  voici  quelques-unes. 


Janin  possédait  un  splendide  exemplaire  de  Déranger,  luxueu 
sèment  relié  par  Cape.  Déranger  désira  voir  cet  exemplaire,  et,  en 
le  renvoyant   à  Janin,  il   écrivit  sur  la  première  page,  les   char- 
mantes lignes  que  voici  : 

Mes  pauvres  filles,  retournez  chez"  celui  qui  vous  a  si  générc.:- 
sem.ent  accueillies.  Voyez,  malgré  votre  peu  de  mérite,  comme  il 
vous  a  splendidement  habillées,  vous  qui,  par  habitude,  courez  les 
rues  en  si  piètre  parure.  Ah  !  remerciez  le  bon  Janin,  qui,  sachant 
que  votre  vieux  père  n'avait  pas  le  moyen  de  vous  attifer  si  riche- 
ment, s'est  chargé  des  dépenses  de  votre  toilette,  et,  malgré  tant 
de  gens  intéressés  à  votre  perte,  a  le  courage  de  vous  adopter  et  de 
vous  détendre  Pareille  générosité  est  rare  aujourd'hui.  Tout  répu- 
blicain qu'on  m'accuse  d'être,  assurez  de  ma  gratitude  le  roi  de  la 
critique. 

Mai  1854.  J.-P.  de  Déranger. 


Sur  un  volume  de  Gaton  de  1758,  Roger  de  Deauvoir,  qui  le  don- 
nait à  Janin,  avait  écrit  ce  quatrain  : 

A  toi  cet  orateur  romain. 
Philosophe  au  brillant  plumage, 
Accepte  Galon  de  ma  main. 
G'est  un  fou  qui  te  donne  un  sage. 


Sur  un  exemplaire  des  œuvres  du  chevalier  de  ***  (Derquin', 
lequel  avait  appartenu  à  M"®  Mars,  on  lit  le  dizain  suivant,  écrit  de 
la  main  même  de  Jules  Janin  : 


VARIA 

Aimer  est  un  destin  charmant  ; 
C'est  un  bonheur  qui  nous  enivre 
Et  qui  produit  l'enchantement. 
Avoir  aimé,  c'est  ne  plus  vivre, 
Hélas,  c'est  avoir  acheté 
Cette  accablante  vérité, 
Que  les  serments  sont  un  mensonge. 
Que  l'amour  trompe  tôt  ou  tard, 
Oue  r'nnocencfe  est  un  grand  art, 
Et  que  le  bonheur  est  un  songe. 


143 


Victor  Hugo,  dans  la  plupart  des  volumes  qu'il  a  offerts  à  Janin. 
a  jugé  à  propos  d'exprimer  les  sentiments  politiques  qu'il  a  tou 
jours  aimé  à  faire  déborder  de  son  cœur  et  de  sa  plume.  En  1856 
lui  envoyant  les  Contemplations,  il  le  remercie  du  courage  qu'il 
met  à  le  défendre,  lui  honni  et  proscrit  : 

Dire  mon  nom,  c'est  protester  ;  dire  mon  nom,  c'est  nier  le  des 
potisme  ;  dire  mon  nom,  c'est  affirmer  la  liberté  ;  et  ce  nom  mili- 
tant, ce  nom  déchiré,  ce  nom  proscrit,  vous  le  dites  avec  tant 
d'intrépidité  !... 

Et  sur  l'exemplaire  de  la  Légende  des  Siècles,  on  lit  la  dédicace 
suivante  : 

A  celui  qui  comme  poète  et  comme  ami  est  inépuisable  I  A  la 
plume  vaillante  et  ailée  !  Au  noble  cœur  qui  comprend  et  qui  célè- 
bre la  victoire  des  vaincus  !  A  l'homme  qui  depuis  trente  ans  est 
un  des  éblouissements  de  Paris  !  A  Jules  Janin  ! 

H. -H.,  /"  janvier  1860.  Victor  Hugo. 


Voici  maintenant  un  curieux  manuscrit  :  c'est  le  relevé  de  tous 
les  rôles  créés  ou  repris  à  la  Comédie-Française  par  Rachel,  ay€c 


144  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

le  chiffre  des  recettes,  que  ses  représentations  ont  produites 
(4.394.231  fr.  10).  Sur  le  premier  feuillet,  on  lit  les  deux  vers 
suivants  :  • 

M"^  Rachel,  à  Janin 
Je  dépose  en  vos  mains  mes  titres  de  noblesse, 

Jules  Janin,  à  M"*"  Rachel 
Soit,  je  conserverai  vos  parchemins,  altesse  ! 

Tous  ces  livres  vivants  furent  dispersés  en  1877,  et  c'est  le  cata- 
logue imprimé  par  Jouaust  qui  nous  a  conservé  les  dédicaces  les 
plus  intéressantes. 


IV 


SUR  UN  MANUSCRIT  DE  LAMARTINE 
(Milly  ou  la  Terre  Natale) 

[Documents  inédits) 


Ce  fut,  dans  ma  vie  de  bibliophile,  une  journée  heureuse  que 
celle  où  je  réussis  à  acquérir  un  des  plus  précieux  carnets  de 
Lamartine.  Relié  en  maroquin  rouge  par  Niedrée  en  1846,  et  riche- 
ment décoré,  il  porte  une  attestation  curieuse  :  Ce  manuscrit  est 
réellement  de  moi.  brouillon  des  Harm^onies.  Lamartine.  Paris 
13  mars  1850.  La  déclaration  était  inutile.  L'écriture  nette  et  fine, 
les  ratures,  les  indications  marginales,  les  variantes  auraient  suffi 
à  démontrer  l'authenticité  du  recueil.  D'ailleurs,  Lamartine  en  dit 
trop.  Ce  n'est  pas  le  brouillon  des  Harmonies,  mais  seulement  le 
brouillon  de  trois  harmonies  que  l'album  renferme.  Elles  son*,, 
dans  l'ordre  :  Tolérance,  écrite  à  Livourne  le  2  septembre  1826, 
parue  sous  le  titre  de  Aux  chrétiens  dans  les  Temps  d'Epreuve 
(Livre  l*"",  VI)  ;  —  Hymne  pour  le  premier  jour  de  Van,  écrite  à 


VARIA  145 

Florence  le  12  janvier  1827  ;  —  Milly,  datée  de  Florence,  29  jan 
vier  1827. 

Les  trois  harmonies  sont  donc  de  la  même  date  et  remontent  à 
l'un  des  plus  heureux  moments  de  l'inspiration  de  Lamartine. 
Milly  est  la  plus  célèbre  et  passe,  à  juste  titre,  de  l'aveu  unanime, 
pour  l'un  de  ses  plus  grands  chefs-d'œuvre.  Lamartine,  qui  a  sou- 
vent évoqué,  en  vers  et  eu  prose,  les  souvenirs  et  les  bienfaits  de 
la  terre  natale,  n'a  jamais  trouvé,  pour  la  célébrer,  des  accents 
plus  purs  et  plus  beaux.  Seul  l'admirable  poème  La  Vigne  et  la 
Maison  peut  lui  être  comparé.  Celui-ci  est  plus  philosophique, 
celui-là  est  plus  pittoresque  :  les  deux  sont  profondément  humains 
et  témoignent,  à  des  âges  différents,  de  l'impression  ineffaçable 
que  les  lieux  où  il  avait  passé  son  enfance  avaient  faite  sur 
Lamartine. 

La  «  petite  terre  de  Milly  »,  sise  en  Saône-et-Loire,  et  «  qui  ne 
rendait  alors  que  deux  ou  trois  mille  livres  de  rente  »,  fut,  malgré 
la  suppression  du  droit  d'aînesse,  le  seul  lot  demandé  par  le  père 
de  Lamartine,  dans  l'héritage  paternel.  Le  livre  quatrième  des 
Confidences  fait  du  domaine  une  description  à  la  fois  poétique  et 
précise  qui  nous  le  dépeint  et  nous  le  révèle  tout  entier,  avec  l'âme 
de  ses  habitants.  La  fraîcheur  de  ces  pages  émues  rappelle  les 
Confessions  de  Jean  Jacques,  dont  elles  s'inspirent. 

En  1827,  Lamartine,  deuxième  secrétaire  d'ambassade  à  la  Léga- 
tion de  Toscane,  s'était  richement  installé  à  Florence.  Il  s'y  con- 
sacrait, avec  un  zèle  presque  égal,  à  la  diplomatie  et  à  la  poésie. 
L'Italie,  qu'il  aimait,  ne  le  rendait  pas  infidèle  au  pays  natal.  Son 
«  exil  »  était  brillant,  mais  c'était  un  exil,  et  il  suffisait  du  nom  de 
la  Patrie  «  pour  faire  frénnr  son  cœur.  »  Milly  est  né  de  ce  frémis- 
sement. 

Le  manuscrit  contient  une  dédicace  à  Montherot,  qui  a  disparu 
de  l'édition  originale.  Par  contre,  l'harmonie,  qui  devait  être  la 
17%  est  intitulée  simplement  Milly.  Les  mots  ou  la  Terre  Natale 
figurent  seulement  dans  le  texte  imprimé. 

L'écriture  est  élégante  et  facile.  Elle  appartient  à  la  belle  période 
calligraphique  de  Lamartine.  Peu  de  grandes  ratures,  mais  des 
modifications  de  mots  assez  nombreuses.  Je  ne  m'attacherai  qu'aux 
variantes  les  plus  importantes  ou  les  plus  significatives. 

Tout  d'abord,  dans  l'évocation  des  lieux  par  laquelle  débute  le 
poème,  une  strophe  figure  au  manuscrit  original,  qui  a  disparu 
du  texte. 

10 


146  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

Sommets  où  le  soleil  brillait  avant  V aurore. 
Prés  où  Vomhre  du  ciel  glissait  avant  la  nuit, 
Airs  champêtres  qu'au  loin  roulait  Vécho  sonore, 
Ruisseau  dont  le  moulin  multipliait  le  bruit. 

Si  le  troisième  vers  et  le  quatrième  sont  assez  faibles,  n'est-il  pas 
regrettable  que  les  deux  premiers,  si  expressifs,  aient  été  sacrifiés? 

Voici,  par  contre,  une  correction  nécessaire.  Je  lis  dans  le 
manuscrit  : 

Sur  des  bords  où  les  mers  ont  à  peine  un  murmure 
J'ai  vu  des  flots  brillants  la  flottante  ceinture 
Presser  et  relâcher  dans  Vazur  de  ses  plis 
De  ses  bords  dentelés  les  contours  assouplis, 
S'étendre  dans  le  golfe  en  nappes  de  lumière. 
Blanchir  les  caps  fumants  de  gerbes  de  poussière. 

Il  n'est  pas  douteux  que  de  ses  bords  dentelés  est  une  erreur 
échappée  à  l'improvisation  et  que,  lue  telle  qu'elle  est  écrite,  la 
phrase  serait  inintelligible.  Il  faut  évidemment,  puisque  le  poète 
parle  des  mers,  rectifier  et  dire  :  de  leurs  bords  dentelés.  Mais  il 
resterait,  le  sens  rétabli,  bien  des  négligences  :  sur  ses  bords  et  de^ 
ses  bords,  la  flottante  ceinture  des  flots,  Lamartine  conserve 
l'image,  d'ailleurs  si  gracieuse,  qui  l'a  inspiré,  mais  il  en  corrige 
l'expression  : 

Sur  des  bords  oii  les  mers  ont  à  peine  un  murmure. 
J'ai  vu  des  flots  brillants  l'onduleuse  ceinture 
Presser  et  relâcher  dans  l'azur  de  ses  plis 
De  leurs  caps  dentelés  les  contours  assouplis. 
S'étendre  dans  le  golfe  en  nappes  de  lumière, 
Blanchir  l'écueil  fumant  de  gerbes  de  poussière... 

Il  suffit  de  rapprocher  les  deux  textes  pour  voir  ce  que  la 
réflexion  a  ajouté  ou  enlevé  à  l'improvisation,  et  pour  se  rendre 
compte,  devant  la  transposition  de  certaines  expressions,  de  l'ingé- 
niosité du  travail  rectificatif  du  poète. 

Il  n'en  coûte  rien  d'ailleurs  à  l'auteur  des  Harmonies  de  faire 
d'apparents  sacrifices.  Son  génie  est  d'une  si  riche  abondance,  qu'il 
renonce  à  publier  des  vers  que  de  légères  corrections  auraient 
égalés  à  ses  meilleurs.  Dans  i'énumération  des  spectacles  qui,  en 


VARIA 

Italie,  avaient  ravi  ses  yeux,  mais  sans  prendre  ou  garder  son 
cœur,  par  opposition  à  Milly  (Et  c'est  là  qu'est  mon  cœur  /), 
Lamartine  avait  écrit  les  vers  suivants  : 

J'ai  fréquenté  des  rois  les  superbes  asiles  ; 
Lieux  où  la  volupté  se  repose  des  villes. 
Où,  pour  tromper  le  cœur  et  charmer  les  regards. 
Le  luxe  fait  lutter  la  nature  et  les  arts  ; 
Où  la  pierre,  affectant  les  grâces  du  bocage, 
Jette  sïir  les  frontons  des  festons  de  feuillage. 
Et,  pour  éterniser  un  sens  de  volupté. 
Prend  et  garde  à  jamais  les  traits  de  la  beauté  ; 
Où  Vonde  que  répand  la  nymphe  demi-nue 
Invite  au  doux  sommeil  que  sa  chute  insinue  ; 
Où  le  rocher  de  marbre  arraché  de  ses  monts 
Prend  pour  flatter  les  pas  le  poli  des  gazons  ; 
Où,  sur  le  faux  duvet  d'une  feinte  prairie, 
L'arbre  même,  exilé,  se  trompe  de  patrie 
El  sous  le  tiède  abri  de  dômes  toujours  verts 
Des  couleurs  du  printemps  pare  encor  les  hivers. 

Ce  développement,  vraiment  très  beau,  n'a  pas  passé  du  manus- 
crit dans  le  texte.  Pourquoi  ?  Je  doute  que  Lamartine,  dont  les 
nonchalances  et  les  négligences  sont  assez  fréquentes,  l'ait  trouvé 
indigne  de  lui.  J'incline  plutôt  à  croire  qu'opposant  la  nature  à  la 
nature,  la  terre  navale  à  la  terre  italienne,  il  n'a  pas  voulu  conser- 
ver un  couplet,  si  bien  venu  fût-il,  qui  était  un  hommage,  non  plus 
à  la  nature,  mais  à  l'art  de  l'homme.  Et,  comme  je  ne  me  souviens 
pas  qu'il  l'ait  utilisé  ailleurs,  c'est  bien  du  Lamartine  inédit  que 
me  révèle  l'examen  du  texte  original  de  Milly. 

La  suite  du  manuscrit  ne  procure  pas  d'égales  bonnes  fortunes. 
Beaucoup  de  vers  ont  subi  des  corrections,  mais  elles  portent  le 
plus  souvent  sur  des  mots  impropres,  auxquels  l'auteur  a  substitué 
une  expression  plus  exacte.  Elles  seraient  à  leur  place  dans  une 
édition  critique  ;  je  n'y  insiste  pas  ici.  Je  cite  seulement  quelques 
modifications  plus  importantes. 

Après  l'exclamation  Et  c'est  là  qu'est  mon  cœur  !  le  manuscrit 
porte  : 

Ce  sont  là  les  séjours,  les  sites,  les  rivages 
Dont  mon  tendre  regret  fait  flotter  les  images 


148  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

Et  dont  à  mes  regards  nies  songes  les  plus  beaux 
Pour  enchanter  mes  nuits  empruntent  leurs  tableaux. 

Voici  comment  ces  vers  sont  modifiés  dans  le  texte  publié  : 

Ce  sont  là  les  séjours,  les  sites,  les  rivages. 

Dont  mon  âme  attendrie  évoque  les  images. 

Et  dont  pendant  les  nuits  mes  songes  les  plus  beaux 

Pour  enchanter  mes  yeux  composent  leurs  tableaux. 

De  même  les  vers  du  manuscrit  : 

Mon  cœur  palpite  au  nom  de  quelciue  pierre  obscure.. 

Et  sous  les  monuments  des  héros  et  des  dieux 

Le  pasteur  de  Memphis  passe  en  baissant  les  yeux  ! 

sont  devenus  : 

Un  cœur  palpite  au  nom  de  quelque  humble  masure, 
Et  sous  les  monuments  des  héros  et  des  dieux 
Le  pastenr  passe  et  siffle  en  détournant  les  yeux. 

Parfois  le  manuscrit  lui-même  indique  les  deux  variantes  entre 
lesquelles  l'auteur  a  choisi. 
Ainsi  à  la  version  : 

Et  mes  regards  distraits  regardaient  ondoyer 
Comme  des  flots  de  feu  les  flatnmes  du  foyer. 

Lamartine  a  préféré  celle-ci,  sans  doute  pour  éviter  la  répétition 
du  premier  vers,  mais  en  perdant  le  second,  si  pittoresque  : 

Et  mes  yeux,  suspendus  aux  flammes  du  foyer, 
Passaient  heure  après  heure  à  les  voir  ondoyer. 

Ailleurs,  implorant  Dieu  pour  conserver  Milly  à  sa  famille,  le 
poète  le  supplie  de  ne  pas  permettre  qu'un  étranger  puisse  : 

El  blasphémer  ton  nom  sous  ces  fiiêmes  demeures 
Où  ton  saint  nom  béni  montait^  avec  les  heures  ! 

Mais  il  écarte  cette  variante  et  s'arrête  à  la  suivante  : 


VARIA  149 

Et  blasphémer  ton  nom  sons  ces  mêmes  portiques 
Où  ma  mère  à  nos  voix  enseignait  tes  cantiques. 

Sauf  la  répétition  du  mot  nom,  aisée  à  faire  disparaître,  avoue 
rai- je  encore  que  la  version  f>acrifîée  a  mes  préférences  ? 

Il  arrive  une  seule  fois  que  des  vers  complètement  nouveaux 
apparaissent  dans  le  texte  publié  sans  que  l'idée  s'en  retrouve  dans 
le  manuscrit.  Ils  sont  d'ailleurs  aussi  beaux  par  la  pensée  que  par 
l'expression.  A  propos  de  son  père.  Lamartine  dit  : 

Ou  qu'encor  palpitant  des  scènes  de  sa  gloire, 
De  l'échafaud  des  rois  il  nous  disait  l'histoire. 
Et,  plein  du  grand  combat  qu'il  avait  combattu. 
En  racontant  sa  vie  enseignait  la  vertu. 

La  fin  de  la  pièce  a  subi  une  modification  importante.  Et  ici  je 
crois  bien  que  la  seconde  inspiration  de  Lamartine,  qui  a  emprunté 
d'ailleurs  beaucoup  à  la  première,  lui  est  supérieure.  Jugez-en.  Le 
poète  prévoit  le  réveil  «  de  l'aurore  éternelle  »,  et  le  spectacle  des 
lieux  et  des  êtres  aimés  qui  s'offrira  à  son  cœur  et  à  ses  yeux  : 

La  montagne,  les  chanaps,  le  hameau,  la  colline. 
Le  lit  sec  du  torrent,  le  vieux  tem,ple  en  ruine  ; 
Et,  rassemblant  de  Vœil  tous  les  êtres  chéris. 
Dont  la  cendre  avec  moi  dormait  sous  ces  débris. 
Avec  mes  sœurs,  mon  père  et  l'âme  de  ma  mère. 
Ne  laissant  rien  de  cher  en  dépôt  à  la  terre. 
Mon  âme,  en  reprenant  son  vol  au  sein  de  Dieu, 
Leur  dira  sans  regrets  un  tendre  et  doux  adieu. 

Ecrits  le  26  janvier  1827,  ces  vers  sont  effacés  le  29.  Et  voici  ce 
qu'ils  deviennent  : 

Les  pierres  du  hameau,  le  clocher,  la  montagne. 
Le  lit  sec  du  torrent  et  l'aride  campagne. 
Et  rassemblant  de  l'œil  tous  les  êtres  chéris, 
Dont  l'ombre  près  de  moi  dormait  sous  ces  débris, 
Avec  ses  sœurs,  son  père  et  l'âme  d'une  mère, 
Ne  laissant  plus  de  cendre  en  dépôt  à  la  terre. 
Gomme  le  passager  qui  des  vagues  descend 
Jette  encore  au  navire  un  œil  reconnaissant, 


150  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

Nos  voix  diront  ensemble  à  ces  lieux  pleins  de  chartties, 
L'adieu,  le  seul  adieu  qui  n'aura  point  de  larmes, 

Le  vœu  de  Lamartine  ne  fut  pas  exaucé.  L'  «  humble  héritage  » 
fut  troqué  contre  un  «  vil  prix  »  et  passa  aux  mains  d'un  étranger. 
En  1845,  pour  éviter  ce  désastre,  dont  la  crainte  lui  fit  souffrir  les 
plus  douloureuses  angoisses,  Lamartine  se  résigna  à  publier  ses 
cahiers  intimes  et  vendit  à  Emile  de  Girardin  le  manuscrit  des 
Confidences.  Il  faut  en  lire  l'émouvante  préface  pour  comprendre 
quels  liens  du  cœur  le  rattachaient  à  Milly.  Ce  fut,  mais  à  travers 
quelles  misères  et  quelles  luttes  !  un  répit  de  15  ans. 

En  1851,  sa  situation  financière  était  désespérée.  J'ai  sous  les 
yeux,  précieuse  et  douloureuse  relique  !  le  brouillon  autographe^ 
d'une  lettre  que,  le  12  décembre,  il  adressait  à  l'un  de  ses  créan- 
ciers : 

«  La  seule  excuse  d'un  honnête  homme,  la  force  majeure,  résul- 
tant des  derniers  événements,  événements  que  nulle  prévoyance 
ne  pouvait  prévoir  et  que  nulle  bonne  volonté  ne  peut  surmonter, 
m'oblige  à  la  démarche  la  plus  pénible  de  ma  vie.  C'est  la  douleur 
de  déclarer  que  je  ne  puis  m'acquitter  à  leur  date  des  engagements 
que  j'ai  pris  et  que  j'avais  pu  prendre  avec  certitude  de  les  teniv 
sous  l'empire  de  circonstances  ordinaires,  et  la  nécessité  de  deman- 
der un  peu  de  temps  pour  recouvrer  les  ressources  nécessaires  à 
mes  remboursements. 

«  Je  dois,  Monsieur,  justifier  à  vos  yeux  cette  nécessité  par  le 
tableau  exact  dé  ma  situation. 

«  Depuis  quatre  ans,  je  ne  vis  que  de  mon  travail  ;  il  suffisait  lar 
gement  à  mes  dépenses  domestiques  et  mes  charges,  au  paiement 
de  mes  intérêts,  et  if  dépassait  même  tellement  par  ses  produits 
mes  nécessités  annuelles,  qu'il  m'a  permis,  en  1851,  de  rembourser 
en  sus  plus  de  200.000  francs  en  capital.  J'ai  les  preuves  de  ces 
remboursements.  Grâce  h  cette  assiduité  et  à  cette  rémunération 
de  mon  travail,  je  pouvfi'.s,  en  quelques  années,  me  libérer  com- 
plètement en  préservant  encore  après  moi  le  patrimoine  de  ma 
famille. 

«  Les  événements  du  2  décembre  et  les  mesures  sur  la  presse  qui 
suppriment  toute  publicité  périodique,  ferment  instantanément  et 
complètement  pour  moi  toutes  ces  sources  de  revenus.  » 

Lamartine   énumère    ici   ce   que   lui   rapportaient   le   pays,   le 


VARIA  151 

Conseiller  du  Peuple,  et  les  Foyers,  tous  supprimés.  Il  ajoute  que 
les  événements,  peu  favorables  aux  ouvrages  de  luxe,  ont  rendu 
impossible  une  combinaison  de  librairie  dont  il  espérait  d'heureux 
résultats.  D'autre  part,  un  emprunt  de  154.000  fr.  qu'il  négociait 
à  Lyon  n'a  pas  abouti.  Il  conclut  : 

«  Dans  de  telles  conditions,  Monsieur,  je  crois  n'avoir  donc 
qu'une  de  ces  deux  choses  à  faire  : 

«  1°  Vous  demander  un  an  de  délai  pour  le  remboursement  du 
capital  ou  des  billets  que  je  vous  dois,  en  servant  bien  exactement 
les  intérêts  ;  chose  que  je  suis  heureusement  toujours  en  mesure 
de  faire. 

«  2°  Vous  déclarer  que  dans  le  cas  où  ce  délai  ne  pourrait  m'êti-e 
accordé  par  vous  ou  vos  ayants-droit,  je  me  soumets  sans  mur- 
mure et  sans  opposition  aux  poursuites,  offrant  en  homme  d'hon- 
neur mes  meubles  et  immeubles  sans  exception  aux  saisies  et 
ventes  qui  pourraient  être  la  juste  conséquence  de  mon  impuis- 
sance involontaire  de  rembourser  en  même  temps  les  capitaux. 

«  Depuis  quatre  ans  toutes  mes  terres  sont  en  vente  sans  qu'un 
seul  acquéreur  sérieux  se  soit  présenté.  Le  moment  serait  évidem- 
ment aussi  funeste  à  vous  qu'à  moi-même,  car  bien  que  la  valeur 
réelle  de  mes  propriétés  dépasse  de  plus  de  moitié  le  chiffre  de  mes 
dettes,  je  craindrais  que  le  prix  des  ventes  en  justice  n'atteignîi 
pas  la  somme  nécessaire  au  gage  de  mes  créanciers. 

«  Si  vous  voulez  bien  m'accorder,  Monsieur,  le  délai  de  six  mois 
au  moins,  d'un  an  au  plus,  que  la  nécessité  me  force  à  vous 
demander,  je  ne  doute  pas  qu'en  transformant  en  quelques  mois 
mes  travaux  politiques  on  travaux  purement  littéraires,  et  en 
m'adressant  au  public  sous  cette  autre  forme  périodique,  je  ne  me 
rouvre  des  sources  abondantes  de  capital  et  de  revenu  qui  me  per- 
mettent avant  la  fin  de  Tannée  de  faire  honneur  à  mes  engage- 
ments de  toute  nature. 

«  Soyez  assez  bon,  Monsieur,  pour  envisager  et  pour  faire  envi- 
sager à  vos  ayants-droit  cette  impossibilité  momentanée  et  ces 
ressources  prochaines  et  pour  faire  suspendre  autant  que  cela 
dépendra  de  vous  les  poursuites  et  les  frais  inutiles  à  tous.  Si 
néanmoins  vous  ne  le  pouvez  pas,  soyez  certain  que  je  ne  me  révol 
terai  pas  contre  des  exigences  trop  justes  et  que  je  n'accuserai  que 
moi-même  ou  plutôt  des  circonstances  politiques  plus  fortes  que 
moi.  » 


152 


LES   ANNALES    ROMANTIQUES 


Cette  lettre,  si  franche  et  si  ferme,  si  digne  et  si  émouvante,  eut 
pour  effet  d'obtenir  à  Lamartine  les  délais  qu'il  sollicitait.  Le 
Cours  familier  de  Littérature,  trop  injustement  dédaigné  et  où  se 
rencontrent  tant  de  pages  admirables  mêlées  à  de  si  prophétiques 
prévisions,  fut  la  combinaison  principale  qui  permit  au  poète,  non 
de  conjurer,  mais  d'ajourner  le  destin.  Cinq  ans  plus  tard,  il  fallut, 
en  effet,  se  résigner  à  l'inévitable.  Voici,  tout  entier  écrit  de  la 
main  de  Lamartine,  un  document  qui  précise  et  résume  sa 
détresse. 

ETAT  DE  MES  DETTES 


Hypothécaires  : 

Monceau,  Fleurins  200.000  francs 

Recoppé  ou  ses  remplaçants êOO.OOO  » 

MM.   Pereire    120.000  » 

A  divers  sur  restants  d'acquisitions....  80.000  » 

Sur  Milly,  emprunt  Lyon. 200.000  ■» 

A  divers  sur  restants  d'acquisitions 40.000  francs 

Saint-Point 40.000  » 

A  divers  sur  acquisitions 20.000  » 

Total  environ 900.000  francs 

Chirographaires  : 

En    vin    1858 300.000  » 

En  vins  1859  vignerons 620.000  » 

Dettes  diverses  d'amis 80.000        » 


Total  général 1 .900.000  francs 

A  payer  en  deux  ans 
ou  2  TPÀllions 

Lamartine 

19  février  1859. 

Quel  contraste  entre  la  brutalité  de  ces  échéances  inéluctables 
accablant  le  vieillard  de  69  ans  et  le  vœu  ardent  que  dans  Milry  i! 
formait  en  1827  : 


VARIA  153 

Ah  !  si  le  nombre  écrit  sous  l'œil  des  destinées 
Jusqu'aux  cheveux  blanchis  prolonge  mes  années, 
Puissé-je,  heureux  vieillard,  y  voir  baisser  mes  jours 
Parmi  ces  monuments  de  mes  simples  amours. 

Milly  fut  vendu  en  1860.  «  Tous  mes  biens  étant  hypothéqués 
pour  leur  valeur,  dit  Lamartine  dans  ses  Mémoires  Politiqueo,  je 
fus  contraint  de  m'arracher  le  cœur  de  m^  propre  main,  en  ven 
dant  la  terre  libre  de  Miily.  Je  n'y  suis  jamais  retourné.  Depuis 
cette  séparation  forcée  de  mon  berceau  et  de  ma  vie,  je  n  ai  plus 
vécu  qu'à  demi.  »  Et  le  9  janvier  1861,  il  écrivait,  dans  une  lettre 
publiée  par  M.  de  Chamborant.  «  Je  déménage  ces  jours-ci  le  pau- 
vre Miily  vendu  pauvre  prix,  pour  faire  face  aux  expropriations 
menaçantes.  Mon  berceau  celui  de  ma  sœur,  le  lit  de  ma  mèro, 
viennent  d'arriver  ici,  dans  la  cour.  Dieu  veuille  qu'ils  n'en  sor- 
tent pas  pour  l'encan  !  Sauvez  donc  des  patries  de  l'anarchie  et 
de  la  guerre  étrangère,  voilà  la  récompense  :  un  foyer  vendu  et 
-perdu,  juste  retour  de  tant  de  foyers  défendus  !  J'ai  l'âme  navrée, 
mais  il  faut  travailler,  comme  si  rien  n'était,  pour  sauver  ceux  ai 
mes  braves  et  pauvres  créanciers  et  de  leurs  familles  ». 

Pauvre  cher  grand  homme  !  La  postérté  lui  accorde  la  répafii- 
tion  que  son  temps,  oublieux  et  ingrat,  lui  marchandait.  Les  sou- 
venirs que  j'ai  évoqués,  d'après  des  documents  inédits,  ne  dimi- 
nuent pas  sa  gloire.  Ils  y  ajoutent,  au  contraire,  tout  le  prix  que 
donne  à  la  vie  un  pénible  travail  courageusement  accepté.  L'œuvre 
de  Lamartine,  après  l'inévitable  éclipse  qui  suit  les  renommées 
trop  retentissantes,  reprend  sa  place,  à  laquelle  aucune  n'est  supé- 
rieure, dans  l'histoire  littéraire  du  xix^  siècle.  Mais  l'homme,  l'un 
des  plus  généreux  et  des  plus  désintéressés  qui  aient  passé  sur  la 
terre,  ne  grandit  pas  moins  que  le  poète.  Il  n'est  pas  de  ceux  que 
l'on  admire  sans  les  aimer.  On  l'admire  et  on  l'aime.  Son  carac- 
tère fut  digne  de  son  génie.  Et  cela,  seul  suffît  à  justifier  le  mot 
hardi  et  profond  d'Alexandre  Dumas  fils.  «  Je  ne  le  compare  pas. 
je  le  sépare.  »  La  postérité  l'a  mis  à  part. 


Louis  Barthou. 


{Revue  Bleue). 


154  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 


LE  BULLETIN  DES  LAIVIARTINIENS 


La  Société  amicale  et  littéraire  des  Lamartiriiens  présidée  par 
M.  Chéramy  vient  de  se  donner  un  bulletin  semestriel.  C'est  une 
excellente  idée  à  laquelle  applaudiront  tous  les  amis  de  Lamar- 
tine. Le  premier  bulletin  est  très  intéressant.  En  dehors  des  arti- 
cles signés  d'Emile  Faguet,  de  Frédéric  Mistral,  de  Chéramy 
d'Auguste  Dorchain,  de  Georges  Maurisson  et  de  Henry  Cochin, 
on  y  trouve  toute  une  suite  de  pensées  ou  d'opinions  sur  Lamar 
tine  poète  et  orateur,  dont  quelques-unes  méritent  d'être  répro- 
duites ici. 

De  M.  Raymond  Poincaré,  président  du  Conseil  des  Ministres  • 

En  un  siècle  d'indifférents  et  de  sceptiques,  d'amateurs  et  de 
dilettantes,  Lamartine  a  été  le  défenseur  intrépide  de  l'idée  et  du 
sentiment.  En  un  siècle  d'égoïsme  bourgeois,  il  a  cherché  à  élever 
les  cœurs  et  à  stimuler  les  âmes.  L'action  n'a  été  pour  lui  que  la 
poésie  réalisée  ;  la  politique  lui  est  apparue  comme  une  des  plus 
nobles  occupations  humaines,  et  l'éloquence  comme  l'auxiliaire  de 
la  bonté,  de  la  civilisation  et  du  progrès.  Il  a  légué  de  grandes 
leçons  aux  orateurs,  de  plus  grandes  encore  peut-être  aux  hommes 
politiques. 

De  M.  EmLE  Faguet  : 

Lamartine  nous  a  donné  pendant  cinquante  années  des  poèmes 
de  toute  beauté,  des  histoires,  de  longs  fragments,  des  romans  • 
ce''a  n'a  pas  suffi  à  son  activité.  Il  a  eu  toute  une  carrière  politique 
qui  nous  appartient  par  les  discours  puissants,  lyriques,  enflam 
mes  et  quelquefois  d'une  étonnante  lucidité  pratique  et  d'une 
ferme  raison  inattendue,  qu'il  a  prononcés  depuis  1830  jusqu'en 
i850. 

Lamartine  est  sans  aucune  contestation  non  seulement  un  des 
plus  grands  auteurs  et  un  des  plus  grands  poètes,  mais  un  des  plus 
grands  hommes  qu'ait  produits  notre  race. 


VARIA  155 

De  M.  RiBOT  • 

Les  Méditations  et  les  Harmonies  ont  enchanté  ma  jeunesse 
je   n'admire  pas   seulement  en  Lamartine    l'un  des  plus   grands 
poètes  de   la  France.  Ses   discours  politiques   sont  de  ceux   qu'à 
l'occasion  je  relis  avec  plaisir  et  intérêt. 

De  M.  Paul  Deschanel  . 

«  L'idéal,  a  dit  Lamartine,  n'est  que  de  la  vérité  à  distance.  » 
Lui-même  a  été  le  poète  et  le  politique  de  l'idéal.  Sa  politique  était 
surtout  une  politique  d'avenir  ;  il  parlait  à  la  postérité  autant  qu'à 
ses  contemporains,  et  le  temps  presque  toujours  a  donné  raison 
à  sa  clairvoyance  prophétique.  Son  œuvre  oratoire  est  un  poème 
en  action,  illuminé  d'éclairs  divinateurs  :  la  politique  sociale,  les 
chemins  de.  fer,  le  retour  des  cendres,  l'unité  de  l'Allemagne. 

Mon  père,  dans  le  livre  où  il  a  étudié  —  pour  la  première  fois 
je  crois  —  l'orateur  et  la  politique  en  même  temps  que  le  poète,  h 
dit  :  «  L'œuvre  de  Lamartine  enseigne  aux  écrivains  aussi  bien 
qu'aux  hommes  d'Etat  que  l'idéal  est  le  maître  du  monde.  » 

De  M.  Jean  Aic-ard  : 

Jamais  le  fruit  de  l'homme,  oii  l'âme  se  devine. 
Ne  s'est  levé  plus  fier  de  la  marque  divine. 

De  M"»^  GÉRARD  d'Houville  (M"'^  Henri  de  Régnier)  : 

J'ai  naturellement  pour  Lamartine  l'admiration  la  plus  pro- 
fonde ;  mon  père  m'apprit  à  aimer  le  I^ac  et  le  Vallon  dès  que  je 
sus  lire  et  comprendre  les  vers.  Je  m'en  souviens. 

De  M°"  LA  Comtesse  de  Noailles  : 

Je  ne  puis  en  quelques  mots  apporter  toute  la  fervente  admira 
tion  au  grand  ange  poétique  qui,  chaque  été,  m'est  un  guide  divin 
sous  ces  châtaigniers  du  Lac  Léman  où  sa  rêverie  immortelle  est 
inséparable  des  hauts  sommets,  des  calmes  soirs,  des  suaves  colo 
rations  et  compose  l'âme  du  paysage. 


156  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

Je  vous  demande  de  rappeler  un  de  ses  plus  beaux  vers  dont  la 
fière  mélancolie  semble  désigner  sa  destinée  : 

Etoile  de  la  gloire    astre  de  sombre  augure  ! 

De  M.  LÉON  SÉCHÉ  : 

Gomme  poète,  Lamartine  est  le  plus  grand  de  tous,  parce  que 
seul  il  répond  à  l'idée  que  les  anciens  se  faisaient  du  Vates  et  qu'il 
apporta  dans  la  poésie  française  des  accents,  un  frisson  qui  lui 
étaient  inconnus  jusqu'alors. 

Comme  orateur,  il  a  certainement  des  rivaux,  des  émules,  mais 
il  est  incomparable  X->arce  que  là  encore  il  fut  l'annonciateur  dos 
temps  nouveaux. 

Ce  premier  fascicule  est  illustré  de  trois  portraits  de  Lamartine 
à  huit  ans,  à  vingt  ans  et  à  quarante  ans,  d'une  vue  de  Saint-Point 
et  d'une  poésie  autographe  du  grand  poète  appartenant  à  M.  Ché- 
ramy. 

Le  siège  social  de  la  Société  des  Lamartiniens  est  à  Paris,  11  bis, 
rue  Arsène-Koussaye. 

Jean  de  la  Rouxière. 


Le  Romantisme  à  travers  les  Journaux  et  les  Revues 


REVUE  D'HISTOIRE  LITTÉRAIRE  DE  LA  FRANCE  (octobre- 
décembre  1911).  — ■  Chateaubriand  et  les  -prix  décennaux,  d'après 
des  documents  inédits,  par  G.  Latreille.  —  L'histoire  dans  \  Expia 
tion,  la  Retraite  de  Russie,  par  Virgile  Pinot.  —  Notes  sur  deux 
poèmes  de  Vigny,  par  M.  Lesans.  —  Encore  les  variantes  de 
Lamartine,  par  Jules  Marsan.  —  Deiix  lettres  d'Edgar  Quinet  à 
Benjamin  Constant  et  une  lettre  sur  Benjamin  Constant,  par  G. 
Rudler.  —  U arrestation  de  Victor  Cousin  en  Allemagne.  Lettres  et 
documents. 

REVUE  UNIVERSITAIRE  des  15  février  et  15  mars  1912.  - 
Notes  sur  quelques  sources  de  ««  la  coupe  et  les  lèvres  »  d'Alfred 
de  Musset,  par  Jean  Giraud. 

LE  CORRESPONDANT  du  10  avril.  —  Victor  Hugo  et  Sainte- 
Beuve,  par  Léon  Séché. 

LA  GRANDE  REVUE  du  10  avril.  —  Aloysius  Bertrand  et  David 
d'Angers,  par  Léon  Séché, 

LA  REVUE  DE  PARIS  du  l^""  mars.  —  En  marge  des  «  Confi- 
dences »,  par  L-ouis  Barthou. 

LA  REVUE  du  15  avril.  —  Autour  de  Victor  Eugo  :  Paul  Huet, 
Eugène  Delacroix  et  Sainte-Beuve,  par  Léon  Séché. 

LE  MERCURE  DE  FRANCE  du  16  avril.  —  David  d'Angers  au 
Cénacle  de  Joseph  Delorme,  par  Léon  Séché. 

LA  REVUE  UEBDOMADAIRE  de  mars-avril.  -—  Conférences  de 
Jules  Lemaître  sur  Chateaubriand. 


BIBLIOGRAPHIE 


LIBRAIR.ÎR  MICHALTD    —  Marceline  Desbordes-Valmore,  let 
très  inédites,   recueillies  et  annotées  far  son   fils  Hippolyte  Val- 
more,  1812-1857,  1  vol.  in-8°,  prix  :  5  francs. 

C'est  dommage  que  ce  livre  soit  si  mal  présenté,  ou  plutôt  qu'il 
ne  le  soit  pas  du  tout,  car  il  est  vraiment  très  intéressant.  On  a 
publié  quatre  ou  cinq  volumes  de  lettres  de  M'"^  Desbordes-Val- 
more.  Celles-ci  sont  parmi  les  plus  belles.  Sans  compter  qu'elles 
projettent  une  lumière  très  vive  sur  certaines  parties  de  sa  vie.  Je 
les  lisais  ces  jours  derniers  la  plume  à  la  main,  et  j'étais  étonné 
de  tout  ce  qu'elles  contiennent  de  choses  nouvelles.  Mais,  comme 
le  livre  n'a  pas  d'index,  on  est  obligé  de  chercher  à  travers  toutes 
les  pages  ce  qui  est  de  nature  à  vous  intéresser,  et  c'est  une  perte 
de  temps  inutile. 

Page  44,  sur  la  mort  d'Edmond  Géraud  : 

«  Je  ne  pourrais  pas  dans  ce  moment,  mettre  assez  d'ordre  dans 
mes  idées  pour  vous  envoyer  rien  qui  fût  digne  d'être  jeté  sur  la 
tombe  d'un  poète.  J'aimais  M.  Géraud  pour  quelque  chose  de 
pareil  qui  se  trouvait  dans  nos  âmes,  une  mélancolie  qu'il  cachait 
mieux  que  moi,  et  une  ardeur  vraie  et  profonde  qui  brûlait,  qui 
charmait  ou  qui  consolait  sa  vie,  et  je  crois  le  voir  devant  moi  qui 
me  dit  :  «  Oui,  vous  ne  vous  trompez  pas  !  »  Mais  il  me  le  dit  ave^. 
le  calme  du  ciel,  à  présent  :  et  nous  sommes  tous,  cher  ami,  plus 
troublés,  plus  malheureux  que  lui.  Quel  dommage,  de  s'en  aller 
ainsi  un  à  un  !  Que  je  plains  surtout  sa  femme,  elle  qui  était 
aimée  ! ...  » 

Page  99,  sur  Barthélémy,  le  poète  de  Némésis  : 

1832.  —  «  Ah  !  Monsieur  !  et  Barthélémy,  le  voilà  immortel  !  Tl 
ne   Tétait  donc   pas   assez  par  l'élévation    et  l'immensité   de  son 


BIBLIOGRAPHIE  l59 

talent  ?  Il  faut  que  ses  admirateurs,  ses  amis  assistent  a...  je  ne 
sais  à  quoi  ;  je  ne  veux  pas  dire  à  quoi.  Il  n'y  aura  jamais  sur  ma 
bouche  un  mot  même  sévèrement  juste,  contre  cette  idole  d'au- 
trefois. Je  ne  l'admirerai  donc  plus  que  comme  un  grand  poète. 
C'était  apparemment  trop  doux  d'y  joindre  une  autre  sympa- 
thie (i).  » 

Page  110,  sur  M""  Dorval  : 

«  Savez-vous  par  hasard  si  M™^  Dorval  compte  revenir  et  jouir 
à  Lyon  ?  et  quand  ?  Je  suis  toute  confondue  de  sa  distraction  qui 
lui  fait  oublier  que  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  sincère,  de  plus  noble 
et  de  plus  tendre  (Alfred  de  Vigny)  l'attend  à  Paris  et  souffre 
mille  peines  de  son  absence...  » 

Page  112,  sur  Chatterton  (1836)  : 

«  Chatterton  vient  d'être  joué  ici  sans  succès  (à  Lyon).  Ce  vaste 
com.ptoir  a  fort  peu  compris  les  hautes  tristesses  du  génie  maladif 
qui  rompt  ses  fers  ..  J'ai  lu  cet  ouvrage  qui  m'a  tordu  le  cœur. 
Oh  !  Monsieur,  cette  misère,  cet  orgueil,  cette  puissance  intellec 
tuelle  brisée  contre  la  faim,  cet  amour  qui  n'éclate  qu'avec  ^e 
cœur,  comme  l'anévrisme...  Quelle  désolation  !  M.  de  Vigny  ch 
triste,  comme  un  ange  inspecteur  de  toutes  nos  misères  ;  parfois 
ses  ailes  traînent  de  douleur...  » 

Page  137,  sur  sa  pension  (1840)  : 

«  ...  M.  Villemain  en  quittant  le  ministère  a  voulu  secourir  wii«r; 
avenir  de  900  francs  de  pension  qui  nous  donnent  la  hardier^^e  ae  ' 
cette  réunion  tant  souhaitée.  Nous  sommes  riches,  en  effet,  puisque 
l'effroi  de  manquer  de  pam  ne  dévore  plus  nos  nuits  et  nos  jours  ^ 
et  celte  nouvelle,  que  rien  ne  m'avait  fait  espérer,  m'a  causé  tanl 
d'impression  que  j'en  ai  gardé  le  lit,  deux  jours.  J'ai  su,  depuis 
qu'une  biographie  et  un  article  sur  moi,  de  M.  Sainte-Beuve, 
avaient  éveillé  [l'attention  du]  ministre  sur  mon  humble  existence 
qu'il  ignorait,  et  qu'enfin  un  compatriote  bienveillant,  dînant  avea 
lui,  venait  de  lui  apprendre  que  j'allais,  pour  la  cinquième  fois, 
quitter  Paris  par  indigence.  Le  soir  même,  la  pension  était  portée 
au  Grand  Livre.  Dieu  sait  cela  !  » 

(1)  Allusion  probablement  à  la  Réponse  à  Némésis,  de  Lamartine. 


160  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

Page  155,  sur  l'élection  de  Sainte-Beuve  à  F  Académie-Française 
(1844)  : 

«  Vous,  à  qui  j'ai  dû  autrefois  de  connaître  et  d'apprécier  Joseph 
Delorme,  vous  vous  serez  réjoui,  comme  moi  de  son  admission  à 
l'Académie-Française.  Merci  pour  nous  tous  qui  l'aimons.  Au  pre- 
mier rejet,  sa  mère,  grande  et  bonne  comme  la  fée  aux  miettes., 
c'est-à-dire  pas  plus  haute  qu'un  enfant,  et  qui  ne  savait  pas  du 
tout  être  ambitieuse  de  son  fils,  s'est  évanouie  comme  sous  un  coup 
de  foudre.  On  a  eu  peur  qu'elle  ne  mourût.  N'est-ce  pas  que  les 
mères  sont  adorables  et  un  peu  folles,  et  que  Dieu  aura  toujours 
un  sourire  pour  elhs  ?  Celle-ci  voit  son  fils  assis  pour  la  vie,  ^' 
l'abri  de  cette  affreuse  question  qui  met  tant  d'effroi  dans  l'amour 
qu'on  a  pour  un  fils  :  «  .4ura-t-il,  quand  je  ne  serai  plus  là,  un  gît.? 
et  du  feu  ?  ^>  Celui-ci  les  aura  !  Voilà  ce  qui  fait  que  les  premières 
fleurs  du  jardin  de  M™"  Sainte-Beuve  s'offrent  à  la  Vierge  qu'elle 
a  tant  priée  pour  .Joseph  Delorme.  » 

J'arrête  là  les  citations.  Encore  une  fois  il  y  a  beaucoup  à  pren- 
dre dans  cette  correspondance  de  M™^  Desbordes- Valmore. 

Jean  de  la  Rouxière. 

.    Le  Gérant  :  Léon  Séché. 


THÉOPHILE  GAUTIER 

POÈTE 


N'est-il  pas  un  peu  honteux  et  assez  triste,  qu'il  nous  ait  fallu, 
pour  le  mettre  vraiment  à  sa  place  et  nous  aviser  de  son  génie, 
attendre  le  centième  anniversaire  de  la  naissance  de  Théophile 
Gautier  ?  Le  pauvre  grand  homme  n'a  pas  eu  de  chance...  Lui, 
qui  fut  si  dédaigneux  des  circonstances,  c'est  à  un  coup  de  hasard 
qu'il  doit  de  prendre  enfin  la  place  qu'il  mérite  dans  la  galeriç  de 
nos  poètes  :  si  son  centenaire  ne  tombait  pas  précisément  cet  été, 
le  81  août,  Théophile  Gautier  manquait  sa  gloire.  Du  moins,  les 
centenaires,  à  qui  tant  de  fausses  renommées  doivent  un  éclat  de 
temps  à  autre  passagèrement  renouvelé,  cette  fois-ci  auront  rai 
son.  C'est  par  l'heureux  retour  d'une  date  que,  cette  année,  nous 
allons  découvrir  tout  d'un  coup  que  le  bon  Théo  mérita  des 
Muses.  On  en  va  parler.  Déjà  conférences,  revues,  quotidiens  le 
prônent.  Une  exposition  récente  eut  lieu,  en  son  nom,  où  l'on 
voyait  ses  livres,  des  éditions  originales,  des  dessins,  des  portraits 
le  représentant  sous  divers  aspects.  Si  on  le  statufie,  le  voilà  passé 
grand  homme  ou  plutôt  reconnu  grand  homme.  —  Singulier  effet 
des  calendriers. 

Et  pourtant,  voi'ji  trente-neuf  ans  qu'il  est  mort.  Ses  livres  sont 
là.  C'est  à  eux  qu'il  devrait  sa  couronne.  Et  que  je  sache,  ces  livres 
ne  sont  point  posthumes  :  ces  livres,  lui  vivant,  il  les  a  publiés, 
donnés  au  public.  Comme  des  vins  fameux,  auraient-ils  priS  plus 
de  valeur  et  de  bouquet  en  vieillissant  ?  Non  point.  Ils  sont  restés 
les  mêmes  :  aussi  beaux  il  y  a  huit  lustres  qu'aujourd'hui.  Notre 
injustice  seule  fut  coupable.  Mais  par  bonheur  nous  assistons  h 
une  réhabilitation  curieuse. 

Théophile  Gautier  va  devenir  un  grand  poète.  Il  y  a  quelque 
temps  que  l'on  aurait  pu  s'en  apercevoir  :  on  ne  l'avait  pas  voulu 
t€l,  de  son  vivant.  Non,  vraiment,  Théophile  Gautier  n'a  pas  eu 
de  chance... 

11 


162  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 


La  raison  profonde  de  cette  injustice  —  nous  en  trouverons 
d'autres  tout  à  l'heure  —  la  voici.  Théo  a  eu,  trop  tôt,  sa  légende, 
que  dis-je  ?  ses  légendes.  On  nous  a  montré  ses  caricatures,  mais 
nous  n'avons  pas  vu  son  portrait  véritable.  Sans  doute  s'est-il 
prêté  lui-même,  par  une  sorte  de  forfanterie  byronienne  et  roman- 
tique, à  cet  état  de  choses.  Il  n'a  pas  voulu  être  un  bourgeois.  Le.-, 
bourgeois  qui  font  le  goût  public  l'ont  rayé  de  leurs  papiers.  Tout 
se  paie. 

Aussi,  quand  on  parle  de  Gautier,  diverses  images  se  présen- 
tent-elles à  l'esprit.  C'est  le  soir  d'Hernani  :  voilà  notre  Gautier 
en  gilet  rouge  —  mais  non  !  c'est  un  pourpoint  rose  !  —  avec  des 
cheveux  en  crinière  et  des  poings  énormes. 

C'est  Gautier  peintre  ;  c'est  Gautier  journaliste  :  le  voici,  aux 
plus  beaux  jours  de  la  Presse,  roulant  carrosse,  id  est  traîné  dans 
un  coupé  par  deux  minuscules  poneys  le  long  de  l'avenue  des 
Champs-Elysées  et  fumant  un  gros  cigare  ;  c'est  Gautier  critique 
dramatique  ;  c'est  Gautier  voyageur  :  le  voici  en  Russe,  en  Turc, 
en  Algérien,  en  Italien,  en  Espagnol.  Le  voici  encore  familier  de 
l'Empire,  poète  officiel.  Le  voici  docteur,  sur  la  fin  de  sa  vie, 
émettant  des  théories,  des  aphorismes,  des  maximes,  s'efforçant 
de  rappeler  Gœthe  et  de  faire  jouer  à  M.  Emile  Bergerat,  son  gen 
dre,  le  rôle  honnête  et  délicat  d'Eckermann...  Le  voilà  lion,  dandy, 
mangeur  de  haschich,  hercule  forain,  gendelettre  ;  —  voici  toute-J 
les  faces  de  sa  légende.  11  n'y  manque  pas  un  trait  qui  ne  soit  abso 
lument  antipathique,  à  force  d€  truculence  et  d'exagération.  Le 
vo'là  bien  le  romantisme,  la  couleur  locale,  la  pose,  l'insincérité. 
l'attitude,  le  chiqué  enfin,  pour  employer  un  terme  ignoble,  mais 
si  commode  !  —  Seulement,  dans  toutes  ces  images,  sous  toutes 
ces  déformations  romantiques,  nous  cherchons  en  vain  la  plu; 
simple,  la  plus  vraie,  ^elle  que  nous  soupçonnons  bien,  mais  que 
l'on  ne  nous  montre  pas  :  Gautier  poète,  Gautier  non  pas  seule- 
ment artiste,  mais  Gautier  sensible,  Gautier  vivant,  Gautier 
homme... 

Ah  !  comme  je  le  vois  bien,  pour  ma  part,  tel  que  je  me  l'ima 
gine  d'après  ses  livres,  vers  1850,  déjà  un  peu  gras,  remontant  les 
quais,  après  un  mélancolique  regard  à  cet  Institut  où  il  n'entrera 
pas  -.-  regagnant  à  pied,  doucement,  le  logis  de  Neuilly,  familial 
et  calm.e,  où  les  siens  l'attendent  —  mâchant  son  cigare,  content 


THEOPHILE   GAUTIER.    POÈTE  163 

d'avoir  terminé  sa  lourde  tâche  quotidienne,  les  douze  colonnes 
de  son  feuilleton  ;  et,  sur  la  place  de  la  Concorde,  devant  l'obélii 
que,  songeant  à  un  ciel  plus  pur,  à  des  images  plus  éclatantes  et 
plus  réjouissantes  que  ces  fiacres,  ces  passants  rapides,  cettb 
boue...  .\h  !  comme  je  le  vois  enfin,  Gautier  poète,  qui  porte  en 
son  flanc  un  cœur  déchiré  par  l'incessant  vautour  de  la  fable. 

Ce  Gautier  là,  personne  ne  nous  l'a  montré.  Il  suffit  pourtant 
d'avoir  lu  son  œuvre,  et  surtout  ses  trois  livres  de  vers  impecca- 
bles —  pour,  tout  d'un  coup,  le  comprendre,  dans  l'amertume  tra- 
gique et  secrète  de  sa  destinée,  et,  d'un  flot  de  lumière,  soudain 
illuminer  son  œuvre.  Nul,  de  tous  ses  biographes,  ne  nous  l'a 
montré  ainsi.  Tous,  au  contraire,  nous  ont  présenté  un  Gautier 
différent,  tel  qu'ils  le  voyaient,  et  chacun  en  forçant  la  noto, 
Feydeau,  Du  Camp,  Mi  recourt,  Baudelaire,  les  Concourt,  Emile 
Bergerat...  Ce  sont  les  Concourt  qui,  dans  leur  Journal,  ont  atta 
ché  le  grelot.  On  ne  saura  jamais  à  quel  point  ces  détestables  his- 
toriens, ces  faux  artistes,  ont  pu  trahir  la  vérité,  l'assouplir  à  leurs 
desseins,  la  tronquer,  la  farder,  l'habiller  (1).  Le  Gautier  qu'ils 
nous  montrent,  au  cours  des  neuf  volumes  de  leur  Journal,  c'est 
qu'il  est  terriblement  antipathique  !  Ils  l'aimaient  tel  qu'ils  le 
voyaient  —  et  ils  le  voyaient  faux,  comme  tout  ce  qu'ils  ont  vu, 
d'ailleurs  :  c'est  pour  cela  qu'ils  l'aimaient.  Ils  n'ont  rapporté  sur 
lui  que  des  anecdotes  burlesques,  et  l'ont  fortement  ridiculisé, 
sans  s'en  rendre  compte,  ils  n'ont  vu  en  lui  que  l'attitude,  et  que 
l'esthéticien  :  mais  c'est  que  l'esthétisme,  ça  nous  est  bien  égal  ' 
et  la  pose  nous  ennuie.  Ils  ne  l'ont  pas  du  tout  vu  poète,  et  Gau 
tier  poète,  voilà  ce  que  nous  voulons  voir,  voilà  ce  que  personne 
n'a  vu.  Si  pourtant  :  M.  Paul  Bourget,  dans  une  conférence,  a 
tenté  de  dégager  du  fatras  d'anecdotes  où  on  l'a  presque  entière- 
ment enseveli,  la  vraie  figure  de  Théophile  Gautier,  et,  se  souve- 
nant des  Essais  df  -psychologie,  a  parlé  avec  infiniment  d'intelli 
gence  et  de  pénétration  de  l'auteur  de  la  Comédie  de  la  mort  et  de 
Fortnnio.  M.  Jean  Richepin  aussi,  dans  une  conférence  également, 
a  cherché  à  débarrasser  Gautier  de  ses  importunes  légendes  ;  et, 
outre  d'excellentes  vues  sur  la  poésie  en  général  et  l'art  de  Gautier 
en  particulier,  il  a  dit  là  de  fort  bonnes  choses,  qu'il  fallait  dire. 

(1)  Je  me  réserve,  (fuelque  jour,  de  dévoiler,  preuves  en,  main,  les 
singuliers  procédés  soi-disant  hiistoriques  de  ces  habiles  anecdotiers. 
On  s'étonnera  sans  doute  des  libertés  curieuses  qu'ils  prenaient  avec 
les  documents  inédits  qu'ils  ont  pu,  en  premier,  exhumer.  Mais  n'an- 
ticipons point. 


164  LES  ANNALES  ROMANtlQUES 

Mais  sans  M.  Bourget  et  M.  Richepin  et  quelques  bonnes  pages 
de  M""^  Judith  Gautier  et  de  M.  Bergerat,  et  Sainte-Beuve  aussi, 
ce  prodigieux  Sainte-Beuve,  qui  a  tout  vu  et  tout  compris  et  qui 
a  écrit  des  pages  étonnantes  de  tact  et  de  divination  sur  Gautier, 
sous  quel  amas  d'historiettes,  et  dans  quelles  singulières  postures 
apparaîtrait  le  poète  aux  yeux  des  générations  prochaines  ?  C'est 
à  ces  anecdotes  et  à  ces  attitudes  que  Gautier  doit  de  n'avoir  en- 
core pu  prendre  la  place  qu'il  mérite,  la  place  où  il  montera,  d'ici 
cinquante  ans,  pour  n  en  pas  redescendre,  malgré  ce  qu'affirma 
naguère  M.  Emile  Faguet,  à  savoir  que  d'ici  cinquante  ans  per- 
sonne ne  parlerait  plus  de  lui  :  mais  M.  Faguet  a  porté  d'assez 
arbitraires  jugements  sur  Stendhal  et  sur  Baudelaire,  en  particu 
lier,  pour  que  celui-ci  nous  paraisse  présenter  le  moindre  poids. 


Ainsi,  grâce  à  ses  biographes  et  à  ses  amis,  Gautier  nous 
demeure  assez  mal  connu  :  nous  n'avons  de  lui  qu'une  image 
déformée,  inexacte,  caricaturale. 

Dépouillons,  si  vous  voulez  bien,  cette  réalité,  et  suivons  pas  à 
pas  le  poète,  depuis  le  jour  de  sa  naissance. 

Chemin  faisant,  nous  trouverons  bien  quelques  anecdotes  don* 
il  nous  sera  difficile  de  nous  débarrasser,  parce  qu'elles  sont 
drôles  —  et  parce  que  Gautier  lui-même  ne  dédaignait  pas  un  cer- 
tain picaresque,  une  façon  de  romantisme  d'attitude,  qui,  au  fait, 
n'est  pas  déplaisant,  ceiui-là,  parce  que  c'est  l'auteur  qui  l'a  voulu 
et  délibérément  consenti. 

Au  mois  de  juin  1828,  raconte  Eugène  de  Mirecourt,  un  jeune 
homme  frappait  à  la^porte  de  Sainte-Beuve,  fort  timidement,  un 
manuscrit  sous  le  bras.  C'étaient  des  vers,  intitulés  la  Tête  de 
Mort. 

—  Un  titre  bien  sombre,  jeune  homme,  fit  observer  l'auteur  de 
Volupté. 

Et  Gautier  —  c'était  lui  —  de  commencer.  Aux  premiers  vers, 
Sainte-Beuve  dressa  l'oreille. 

—  Bien...  très  bien...  courage  !  Voilà  un  homme  qui  sculpte 
dans  le  granit  et  non  dans  la  fumée,  murmurait-il. 

Et  quand  Théophile  eut  fini  : 

—  Demain  je  vous  présente  chez  Victor  Hugo  ! 
Le  lendemain,  il  se  trouvait  devant  le  maître. 


THÉOPHILE   GAUTIER,    POÈTE  165 

Hugo,  a-t-il  écrit  dans  un  article  autobiographique  des  plus 
amusants,  Hugo  était  alors  dans  toute  sa  gloire  et  son  triomphe. 
Admis  devant  le  Jupiter  romantique,  je  ne  sus  pas  même  lui  dire, 
comme  Henri  Heine  devant  Gœthe  :  «  Que  les  prunes  étaient 
bonnes  pour  la  soif  sur  le  chemin  d'Iena  à  Weimar  !  »  Mais  les 
dieux  et  les  rois  ne  dédaignent  pas  les  effarements  de  timidité 
admirative.  Hs  aiment  assez  qu'on  s'évanouisse  devant  eux.  Hugo 
daigna  sourire  et  m'adressa  quelques  paroles  encourageantes. 

De  ce  jour,  Gautier  devint  le  séide  le  plus  ardent  du  grand 
poète,  et  l'occasion  se  présenta  bientôt  pour  lui  de  témoigner 
publiquement  de  son  admiration. 

A  la  vérité,  Mirecoui^t  se  trompe.  La  monographie  qu'il  consacre 
à  Théophile  Gautier  fourmille  d'erreurs,  quand  ce  n'est  pas  de 
haineux  détails.  Mais  sur  qui  «  le  Mirecourt  »,  comme  l'appelaient 
avec  mépris  ses  contemporains,  sur  qui  n'a-t-il  point  bavé  ou  col- 
porté des  anecdotes  controuvées  ?  Ce  ne  fut  pas  Sainte-Beuve  qui 
présenta  Gautier  chez  Hugo,  mais  bien  Gérard  de  Nerval,  dont  il 
avait  été  dès  l'enfance  le  condisciple  et  l'ami,  au  lycée  Charle- 
magne.  Gérard,  un  peu  plus  âgé  que  Théophile,  était  très  célèbre  : 
il  avait  traduit  Fanst,  et  le  grand  Gœthe,  de  Weimar,  avait  souri 
au  jeune  poète,  et,  disait-on,  était  tout  à  fait  content  de  sa  traduc 
tion.  Gérard  connaissait  Hugo  —  et  ce  fut  lui  qui  obtint  du  maître, 
à  la  veille  d'Hernani,  le  billet  rouge  revêtu  de  la  griffe  avec  le  mot 
ïïicrro  ^fer,  en  espagnol',  qui  donnait  droit  à  une  entrée. 

Gautier  était  né  à  Tarbes,  le  30  août  181  i.  Par  un  singulier  et 
piquant  hasard,  c'est  dans  le  château  même  de  d'Artagnan,  le 
mousquetaire,  qu'avait  été  conçu  le  futur  auteur  du  Capitaine 
Fracasse.  G'est  là,  dans  la  propriété  de  l'abbé  de  Montesquiou, 
que,  en  1810,  les  parents  de  Théophile  avaient  été  passer  leur  lun^î 
de  miel. 

Le  poète  avait  quatre  ans  lorsque  le  hasard  de  l'administration 
à  laquelle  appartenait  son  père  l'amenèrent  à  Paris.  Les  Gautier 
s'installèrent  rue  du  Parc-Royal, dans  ce  vieux  quartier  du  Marais, 
aujourd'hui  encore  si  pittoresque  et  qui  conserve  si  bien  dans  ses 
vieilles  pierres  l'odeur  du  passé  :  et  quand  il  en  eut  atteint  l'âge, 
le  petit  garçon  fut  envoyé  au  lycée.  De  Louis-le-Grand,  il  passa 
bientôt  à  Charlemagne,  oij,  comme  on  l'a  vu,  il  se  lia  tout  de  suite 
avec  Gérard  de  Nerval  qui  n'était  encore  que  Gérard  Labrunie  -- 
et  avec  Louis  de  Cormenin. 

Un  goût  violent  pour  la  lecture,  beaucoup  de  crayonnages  et  de 


166  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

dessins  en  marges  de  ses  livres  de  classe  —  Théophile  grandit... 
Il  avait  dix-huit  ans  lorsque  son  père  le  fit  entrer  chez  le  peintre 
Rioult,  car  le  poète  alors  se  destinait  aux  arts  plastiques.  Il  n'y 
révéla  point  sans  doute  des  qualités  telles  que  son  maître  pût  tirer 
vanité  de  son  élève.  «  Il  a  du  chic  »,  disait-il  —  et  ce  jugement, 
féroce  consternait  le  jeune  coloriste.  Rioult  avait  bien  raison 
d'ailleurs,  je  suis  fâché  de  le  reconnaître  :  les  quelques  essais  de 
peinture  du  poète  sont  fort  mauvais. 

Si    mauvais   qu'il    décida   de   l'abandonner,  officiellement    du 
moins.  Mais  cette  première  éducation  artistique  de  Gautier  influa 
fortement  sur  son  œuvre  par  la  suite.  S'il  n'en  avait  pas  la  «patte» 
il  avait  l'œil  du  peintre,  le  goût  des  couleurs  et  le  sentiment  de  la 
forme,  à  un  point  extrême  et  rare  chez  un  écrivain. 

La  peinture  abandonnée  —  il  s'en  plaignit  amèrement,  plus 
tard  -  Gautier  ne  manifesta  plus  ses  imaginations  les  plus  luxu- 
riantes que  ,1a  plume  à  la  main,  et  se  contenta  de  rendre  ses  visions 
en  mettant  du  noir  sur  du  blanc,  comme  il  le  disait  —  ce  qui  est 
d'ailleurs  un  exercice  passionnant. 

La  belle  époque  pour  un  poète  !  D'un  côté  M.  de  Jouy,  M.  Vien- 
net,  Baour-Lormian,  Népomucène  Lemercier,  les  Perruques.  De 
l'autre,  des  jeûnes  gens  fougueux,  amoureux  de  beaux  vers  et  très 
susceptibles  d'enthousiasme,  se  ralliant  autour  de  Vigny,  de 
Lamartine,  de  Musset,  de  Dumas,  et  d'Hugo  surtout. 

Le  25  février  1830,  celui-ci  frappa  un  grand  coup.  Ce  fut 
Hernani.  Public  méfiant,  presse  hostile.  Mais  l'arrière-ban  des 
troupes  romantiques  avait  été  miobilisé  et  dès  trois  heures  de 
l'après-midi,  des  jeunes  gens  étranges,  bizarrement  chevelus 
vêtus  de  façon  singulière,  rappelant  à  la  fois  le  Moyen-Age,  la 
Renaissance  et  le  temps  de  Louis  XIII  par  leurs  vastes  chapeaux 
et  leurs  manteaux  espagnols,  occupèrent  le  Théâtre-Français.  On 
eut  le  malheur  de  l^s  y  enfermer  toute  la  journée  :  ils  y  mangè- 
rent, burent,  et  chantèrent  la  gloire  d'Hugo  et  l'écrasement  des 
Perruques  :  ainsi  ces  jeunes  gens  irrévérencieux  nommaient-ils  les 
graves  écrivains  qui' tout  à  coup  avaient  cessé  de  plaire  parc^ 
qu'ils  avaient,  depuis  beau  temps  déjà  cessé  d'émouvoir  ;  et  enfin 
ils  se  conduisirent  de  la  façon  la  plus  incongrue,  dans  les  endroits 
les  plus  obscurs  de  l'antique  Théâtre. 

Parmi  ces  enthousiastes,  au  premier  rang,  l'on  pouvait  voir 
Théophile,  vrai  «  lion  ».  la  tête  rejetée  en  arrière,  l'œil  frémissant, 
et  surtout,  comme  l'écrivit  plus  tard  avec  toute  la  truculence  né 
cessaire  Victor  Hugo,  «  insultant  les  yeux  par  un  gilet  de  satin 


THÉOPHILE   GAUTIER,    POÈTE  167 

écarlate  et  par  l'épaisse  chevelure  qui  lui  descendait  jusqu'aux 
reins...  » 

Ah  !  le  gilet  rouge  de  Gautier,  le  jour  d'Hernani  !  «  Je  ne  l'ai 
mis  qu'une  fois,  et  je  l'ai  porté  toute  ma  vie  »,  disait-il  en  riant, 
par  la  suite.  D'ailleurs,  ajoutait-il  :  «  Un  gilet  rouge,  allons  donc, 
ee  n'était  pas  un  gilet  rouge  que  je  portais,  mais  bien  un  pour 
point  rose...  Messieurs,  c'est  très  important.  Le  gilet  rouge  aurait 
indiqué  une  nuance  politique  républicaine.  Il  n'y  avait  rien  de  ça. 
Nous  étions  simplement  moyenâgeux...  nous  représentions  le  parti 
mâchicoulis  et  voilà  tout...  mâchicoulis  et  rien  que  mâchicoulis  !  » 

En  1<S30,  donc,  Théophile  Gautier  était  un  jeune  homme  fashio- 
nable,  fort  beau,  et  qui  s'appliquait  à  l'impassibilité,  toutes  les 
fois  qu'il  n'était  pas  question  de  «  littérature  ». 

Avec  cela,  des  truculences  étonnantes,  un  verbe  des  plus  rabe- 
laisien, et  les  images  les  plus  riches  en  couleur  et  en  ton.  D'ail- 
leurs contrefaisant  de  loin  lord  Byron  et  jouant  au  poitrinaire, 
ainsi  que  le  voulait  la  mode  :  mais  désespérément  rose,  joufflu, 
carré  d'épaules  et  bien  portant,  malgré  qu'il  en  eût. 

Au  mois  de  juillet,  cette  année-là,  il  publia  un  petit  volume 
modestement  intitulé  Poésies.  Mais  le  malheur  voulut  que  le  jour 
de  la  mise  en  vente  fût  justement  le  27  juillet. Et  ce  jour-là,  comme 
ceux  qui  suivirent,  le  peuple  souverain  s'occupa  fort  peu  de  vers. 
Pas  un  exemplaire  ne  se  vendit,  bien  entendu.  Ce  n'est  là  que 
l'effet  le  moins  désobligeant  de  la  Révolution  de  1830  sur  la  desti- 
née de  Théophile  Gautier  :  son  père,  fortement  légitimiste  et  mo 
narchiste  convaincu,  à  l'annonce  des  événements  qui  devaient 
aboutir  aux  Trois  Glorievscs,  avait  joué  à  la  hausse. 

La  fortune  de  la  famille  s'écroula  donc  au  premier  coup  de  fusil 
républicain.  De  là,  un  changement  total  de  l'existence  du  poète. 
Il  se  trouvait  ruiné  ;  il  allait  falloir  travailler,  gagner  sa  vie.  Et 
de  ce  jour,  Théo,  qui  était  né  pour  être  sultan  et  ne  rien  faire  au 
monde  que  se  distraire  et  cultiver  le  beau,  Théo  dut  commencer 
à  mettre  du  noir  sur  du  blanc,  non  plus  cette  fois  pour  Te  seul 
plaisir,  mais,  hélas  !  afin  de  ne  pas  connaître  une  misère  pour 
laquelle  il  n'était  point  fait. 

Il  habitait,  en  ce  temps-là,  impasse  du  Doyenné,  sur  la  place 
du  Carrousel,  alors  encombrée  de  vieilles  maisons  noircies  par  le 
temps,  inégales  de  façades,  et  mal  alignées,  que  Balzac  a  décrites 
dans  fa  Cousine  Bette.  C'est  là  que  Gautier,  en  1833,  écrivit  Made- 
moiselle de  Maupin  qui   allait  bientôt   attirer  sur  lui,  en   même 


168  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

temps  que  l'indignation  des  classiques,  à  cause  de  la  célèbre  pré- 
face, l'admiration  des  jeunes  g'ens  et  l'attention  étonnée  du  public. 

Balzac  voulut  le  connaître  :  ce  fut  Sandeau  qui  conduisit  Théo- 
phile chez  le  romancier,  lequel  offrit  au  poète*  de  collaborer  à  la 
Chronique  de  Paris  qu'il  venait  de  fonder. 

En  même  temps,  le  Figaro  d'Alphonse  Karr  l'appelait  à  lui,  et, 
en  1836,  Emile  de  Girardin  le  faisait  entrer  à  la  Presse.  Gautier  y 
devint  le  directeur  du  feuilleton  littéraire.  Mais  sa  tâche  n'allait 
pas  sans  difficultés.  Ce  billet  adressé  à  M"*  de  Girardin,  publié 
par  M.  Léon  Séché  (1),  en  fait  foi  :  «  Ma  belle  amie,  écrit  le  poèt^j 
à  Delphine,  si  ça  continue,  plutôt  que  d'être  pris  entre  l'enclume 
Emile  et  le  marteau  Balzac,  je  vous  rendrai  mon  tablier.  J'aime 
mieux  planter  des  choux  ou  ratisser  les  allées  de  votre  jardin...  ■. 

Le  bon  Théo  connut  alors  une  période  de  .luxe  fort  agréable.  Le 
Presse  payait  magnifiquement.  Ce  fut,  pour  Gautier,  l'époque  des 
gros  cigares,  du  coupé  bas  et  des  poneys  minuscules  et  du  domes- 
tique nègre,  le  «  tigre  ».  En  vérité,  il  était  bon  que  Gautier  fût 
riche  :  nul,  mieux  que  lui,  n'en  pouvait  tirer  parti. 

Malheureusement,  cette  splendeur  ne  dura  pas.  Poneys,  tigre 
et  coupé  furent  supprimés,  lorsque  la  Presse  devint  moins  géné- 
reuse. Mais  Théophile  ne  cessa  jamais  d'opposer  à  l'adversité  — 
relative  —  un  front  serein.  A  mesure  que  les  ans  venaient  et,  avec 
eux,  l'incessant  besoin  de  gagner  sa  vie,  au  jour  le  jour,  par  des 
besognes  odieuses  ^critique  théâtrale,  salons,  journalisme),  le 
poète  se  rendit  plus  impassible,  jusqu'à,  vers  la  fin  de  sa  vie, 
atteindre  cette  magnifique  indifférence  pour  les  contingences,  dont 
un  Gœthe  a  pu  donner  l'exemple  le  plus  achevé. 

Il  était  uniquement  préoccupé  de  son  art,  et  malgré  tout,  encore 
jeune,  content  de  vivre.  «  Je  suis  très  fort,  disait-il,  avec  sa  bon- 
homie olympienne,  j'amène  cinq  cent  vingt  sur  une  tête  de  Turc 
et  je  fais  des  métaphores  qui  se  suivent.  » 

Sa  force  lui  donnait  une  fierté  sublime.  Il  aimait  à  rappeler  l'ex 
ploit  de  l'ouverture  de  ce  bal,  où  d'un  coup  de  poing  il  avait  fait 
accuser  520  kilos  à  un'e  tête  de  Turc  neuve. 

L'hercule  amateur  le  plus  solide,  le  docteur  Aussandon,  celui 
qui,  pour  sauver  son  chien  attaqué  par  un  ours,  avait  ouvert  avec 
ses  doigts  .la  gueule  de  l'ours  jusqu'à  lui  décrocher  les  mâchoires, 
et,  ensuite,  s'était  froidement  allé  laver  les  mains,  le  docteur  Aus- 
sandon n'amenait,  sur  le  même  Turc,  lui,  que  480,  Gautier  tirait 

(1)  LÉON  SÉCHÉ,  Delphine  Gay  (Mercure  de  France). 


THÉOPHILE   GAUTIER,    POÈTE  169 

une  forte  gloire  de  celte  supériorité  —  comme  aussi,  naguère, 
d'avoir  obtenu  à  l'Ecole  de  natation  du  Pont  des  Saints-Pères  le 
caleçon  rouge,  ambition  suprême  des  meilleurs  plongeurs  et 
tireurs  de  coupe.  Et  c'était  là  l'homme  qui,  aux  premiers  jours  du 
romantisme,  jouait  les  poitrinaires  et  les  jeunes  mourants...  Ces 
anecdotes  me  semblent  assez  significatives  pour  être  rapportées 
ici,  malgré  qu'elles  soient  un  peu  connues.  J'y  vois,  chez  Gautier, 
ce  goût  violent  de  la  raison  et  de  la  santé  qui  se  révèle  dans  s3o 
œuvres  à  toutes  les  pages,  cet  amour  de  la  vie  qui  se  traduit,  dans 
les  livres,  par  le  rêve,  lorsque  les  circonstances  éloignent  de  l'ac 
tion.  Il  le  savait,  d'ailleurs. 

-  Moi,  disait-il,  j'ai  fait  faire  une  bifurcation  à  l'école  du 
romantisme,  à  l'école  de  la  pâleur  et  des  crevés...  Je  n'étais  pas 
fort  du  tout.  J'ai  écrit  à  Lacour  de  venir  chez  moi  et  je  lui  ai  dit  : 
«  Je  voudrais  avoir  des  pectoraux,  comme  dans  les  bas-reliefs  et 
des  biceps  hors-ligne.  »  Lacour  m'a  un  peu  ijibé  comme  ça...  «  Ce 
n'est  pas  impossible  ».  m'a-t-il  dit...  Tous  les  jours  je  me  suis  mis 
à  manger  cinq  livres  de  mouton  saignant,  à  boire  trois  bouteilles 
de  vin  de  Bordeaux,  à  travailler  avec  Lacour  deux  heures  db 
suite... 

Cependant  l'athlétisme  ne  prenait  point  tous  les  loisirs  de  Gau- 
tier. Poésies,  romans,  contes,  critique  littéraire,  critique  théâtrale, 
critique  d'art,  son  œuvre  complète  ne  comprendrait  pas  moins  d^' 
trois  cents  volumes  in-18,  suivant  les  calculs  de  M.  Emile  Ber. 
gerat  et  de  M.  Spoelberch  de  Lovenjoul.  En  outre,  il  voyagea" t, 
beaucoup,  visita  l'Espagne  en  1840,  l'Al.q-érie  en  45,  l'Italie  (18501 
Constantinople  et  l'Orient  (1852  et,  en  1862,  la  Russie,  où  l'appela 
le  tsar  Alexandre  TT. 

De  ces  promenades  il  rapporta  de  beaux  livres.  Néanmoins,  la 
légende  —  encore  la  légende,  —  veut  que  Gautier  n'ait  jamais 
rien  fait  et  que  sa  paresse  ait  été  incurable. 

La  Révolution  de  1848  ruina  de  nouveau  le  poète.  L'Empire 
heureusement,  lui  donna  quelque  crédit  à  la  Cour  —  crédit  dont 
il  n'usa  point,  d'ailleurs,  malgré  les  accusations  portées  contre  lu- 
à  cause  de  ses  vers  sur  la  naissance  du  Prince  impérial.  Le  grand 
poète  ne  fut  même  pas  de  l'Académie,  ce  oui,  pour  un  poète  qui 
passe  pour  officiel.  Daraît  étrange.  Et  le  poète  resta  pauvre,  mal- 
gré l'amitié  que  lui  portait  la  princesse  Mathilde,  cette  femme 
exquise  qui  n'aimait  que  l'art  et  que  les  artistes.  Oui,  pauvre,  au 


170  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

point  de  n'avoir  jamais  chez  lui  plus  de  trois  cents  francs,  lesquels 
épuisés,  en  cas  de  maladie  ou  d'accident,  il  ne  restait  plus  pour 
lui  et  sa  famille,  ses  filles,  que  l'hôpital...  Il  disait  cela  à  M.  Ber- 
gerat,  qui  l'a  rapporté  dans  ses  Souvenirs  sur  Gautier  —  et  c'est 
d'une  poignante  mélancolie,  cet  homme  qui  n'est  plus  jeune  et 
n'aperçoit  pour  tout  avenir,  au  moment  où  d'autres  jouissent  du 
repos  mérité,  que  la  même  et  rude  tâche  à  recommencer  chaqus 
jour,  sans  répit,  comme  Sisyphe  pousse  son  rocher... 

A  la  génération  de  i830  avait  succédé  une  génération  nouvelle, 
celle  qui  eut  vingt-cinq  ans  aux  alentours  de  1850  :  celle  des 
Maxime  Du  Camp,  des  Flaubert,  des  Baudelaire  et  des  Banville. 

Gautier  avait  connu  Baudelaire  en  1849,  à  cet  hôtel  Pimodan, 
construit  par  Lauzun,  dans  l'île  Saint-Louis,  sans  dout-e  à  une  de 
ces  fameuses  soirées  du  Club  des  Haschischiens,  où  fréquentait 
Baudelaire  et  dont  Gautier  a  écrit  l'histoire. 

L'Hôtel  Pimodan  était  le  centre- d'une  réunion  d'artistes  de  tout 
bord,  mi-bohêmes,  mJ-dandys,  où  l'on  voyait  aussi  «  cette  superbe 
Maryx  »  qui  avnit  posé  pour  Scheffer  et  pour  Delaroche,  et 
M"""  Sabatier,  «  la  Présidente  »,  qui  servit  de  modèle  à  Clésinger 
pour  la  Femm.e  au  serpent,  et  à  qui  Gautier  adressa  d'Italie  les 
lettres  à  la  Présidente,  délice  des  musées  secrets... 

Gautief  était  lui-même  le  centre  d'une  petite  cour  d'admirateurs 
passionnés  :  les  Concourt,  Murger,  Amédée  Achard,  Boissard 
Laurent-Jean,  Reyer,  tout  récemment  débarqué  de  Marseille  et 
pour  qui  Gautier  allait  écrire  le  libretto  d'un  ballet,  Sacountala, 
Louis  Desnoyers,  qui  avait  fondé  le  Charivari...  Flaubert,  Du 
Camp,  Banville  en  étaient  aussi.  Et  leur  admiration  était  double  : 
car  s'ils  aimaient  Gautier,  Gautier  représentait  encore  pour  eux, 
de  façon  tangible,  le  Romantisme  héroïque  et  le  culte  du  beau.  De 
là,  cette  influence  considérable  de  Gautier,  influence  effective, 
directe,  immédiate. -C'est  lui  qui  a  fait  la  transition  entre  l'école 
de  1830  et  l'école  de  1860.  11  était  le  seul  qui  restât  de  la  génération 
précédente  :  Musset  mort,  Vigny  retiré  du  monde,  Lamartine 
perdu  dans  la  politique,  Hugo  prisonnier  de  l'Océan,  là-bas,  dans 
«  l'Ile  ».  Gautier  seul  restait  à  Paris,  et  c'est  autour  de  lui  que  se 
rassemblaient  les  jeunes. 

De  la  sorte,  avec  son  goût  de  la  santé,  son  exubérance  de  vie, 
son  amour  de  l'art,  il  est  bien  le  père  du  réalisme,  le  grand-père 
du  naturalisme  (peut-être  malgré  lui,  pour  celui-ci)  et  c'est  par  lui 
que  ces  écoles  se  rattachent  au  romantisme.  Il  en  est  le  chaînon 
qui  les  lie  l'une  à  l'autre,  il  est  la  transition.  Et  non  point  transi- 


THÉOPHILE   GAUTIER,    POÈTE  171 

tion  vague  et  lointaine  et  composite,  mais  transition  brusque,  pré- 
cise, transition  dont  il  présente  lui-même  l'exemple  raccourci  par 
son  évolution  propre  :  d'abord  romantique  à  la  façon  des  jeunes 
gens  qui  eurent  vingt  ans  en  1830,  c'est-à-dire  désespéré,  maladif 
et  byronien,  et  puis,  quelque  dix  ans  plus  tard,  plein  de  santé,  de 
mouvement,  de  curiosité,  de  vie,  non  plus  soucieux  d'idéologies  et 
de  sentimentalisme,  mais  épris  de  couleurs,  de  faits,  de  choses 
réelles,  tangibles  et  visibles,  l'homme  enfin  qui  eut  ce  mot  auquel 
tant  d'entre  nous  ont  dû  la  révélation  d'eux-mêmes  et  d'un  univers 
plus  vaste  :  le  suis  un  hommo  pour  qui  le  monde  extérieur  existe 

Cela,  un  pur  romantique  de  1830  ne  l'eût  jamais  pu  dire,  ni 
même  penser.  Gautier  lui-même,  en  1830,  n'était  pas  mûr  encore 
pour  le  dire  en  toute  sincérité.  C'est  donc  qu'en  ces  vingt  ans,  de 
1830  à  1850,  quelque  chose  a  changé  en  lui  qui  l'a  élargi,  qui  a 
ouvert  ses  yeux,  qui  l'a  rendu  plus  universel  en  quelque  sorte.  Et 
bien,  cette  transformation  de  Gautier,  la  littérature  l'a  subie  en 
même  temps  que  lui,  et  sur  le  même  rythme.  Ce  n'aura  pas  été  la 
moindre  gloire  de  Théophile  Gautier  d'avoir  ainsi  imprimé  sur 
les  jeunes  gens  qui  le  suivirent  le  sceau  de  son  esprit  et  la  volonté 
de  ses  yeux  à  ne  regarder  que  le  réel  pour  en  extraire  de  la  beauté 
Mais  ce  n'aura  pas  été  sa  faute  si  ces  leçons  déformées  et  mal  com- 
prises ont  amené,  deux  générations  plus  tard,  le  hideux,  l'abomi- 
nable, le  très  détestable  et  détesté  naturalisme. 

Une  image  profondément  émouvante,  à  mon  sens,  c'est  Gautier 
à  la  fin  de  sa  vie.  Déjà  touché  de  cette  maladie  de  cœur  qui  devait 
l'emporter,  fatigué  de  vivre  dans  ce  Paris  boueux  et  triste  f«  c^ 
Paris  qui  n'est  plus  Paris,  c'est  Philadelphie  ou  Saint-Péters 
bourg,  tout  ce  qu'on  veut  »),  rongé  de  ces  deux  vautours,  la  nostal 
gie  du  temps  qui  n'est  plus  et  la  nostalgie  des  lieux  où  l'on  n'est 
pas,  il  continue  la  lutte  quotienne,  sa  collaboration  à  VOfficiel  et 
au  Moniteur,  où,  malgré  ses  amitiés  puissantes,  la  censure  impé- 
riale vient  le  taquiner  désagréablement  :  la  beauté  seule  le  touche 
encore,  et  la  poésie  et  son  rêve,  à  mesure  qu'il  avance  dans  la  vie, 
plus  pur,  plus  parfait  et  plus  beau.  Son  noble  visage,  creusé  par 
la  souffrance,  prend  auelque  chose  qui  est  proprement  héroïque  : 
une  majesté  impassible,  hautaine,  quasi  divine.  —  «  Vous  ressem- 
blez à  Homère,  là-dessus  »,  lui  disait  Edmond  de  Concourt,  en 
regardant  son  portrait  gravé  par  Bracauemond.  Et  Gautier  répon- 
dait :  «  Oh  !  tout  au  plus  à  un  Anacréon  triste...  »  Et  ouand  encore 
Concourt  le  montre  (c'est  la  seule  chose  intellis:ente  de  Concourt) 
s'en  allant,  avec  «  le  pas  lent  et  ba.lancé  d'un  éléphant  qui,  après 


172  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

une  traversée,  se  souvient  du  roulis  »  —  je  ne  sais  pourquoi  jf 
songe  à  l'impassible  et  olympien  Gœthe,  dont  l'auguste  vieillesse 
a,  elle  aussi,  cet  avant-goût  majestueux  de  la  paix  étemelle. 

Gautier  mourut  à  Neuilly,  le  23  février  J872.  Il  était  rentré  à 
Paris,  aux  premiers  bruits  de  guerre,  et  c'est  dans  un  logis  étroit 
de  la  rue  de  Beaune  qu'il  passa  le  siège.  Il  laissait  une  œuvre- 
énorme  et  diverse,  dont  les  plus  purs  fragments  ont  la  pure  et 
solide  beauté  du  marbre.  Ceci  n'est  pas  une  métaphore  incertaine* 
mais  sous  ce  marbre  court  un  sang  riche  et  subtil,  auquel  il  suffit 
de  l'oreille  pour  entendre  qu'il  coule,  et  que  parfois  l'on  voit  trans- 
paraître, quand  on  se  donne  la  peine  de  regarder. 


C'était  un  poète.  C'était  le  poète.  Il  fut  le  plus  poète  des  poètes 
du  XTX^  siècle  —  plus  que  Hugo,  dramaturge  ou  penseur  et  qui  le 
plus  souvent  n'écrit  que  pour  penser  ou  dire  ce  qu'il  pense  ;  plus 
que  Lamartine,  entraîné  par  son  rêve  trop  irréel  au  four  lamenta- 
ble de  la  politique  ;  plus  que  Leconte  de  l'Isle,  trop  philosophe  ; 
plus  que  Vigny,  trop  lointain  ;  autant  que  Musset,  autant  que 
Baudelaire,  ces  seuls  fils  légitimes  des  Muses,  quand  tous  les 
autres  n'en  sont  que  les  bâtards. 

Oui,  comme  Musset  et  comme  Baudelaire,  Gantier  fut  un  poète, 
essentiellement  et  exclusivement.  Il  le  fut  jusque  dans  sa  prose, 
qui  enchante  surtout  par  son  côté  tout  poétique,  sa  fantaisie  déli- 
cieuse, son  imprévu,  son  extraordinaire  irréalité,  son  imponde 
rable  rythme  de  couleurs,  de  musiques  et  d'images.  Il  aimait  la 
poésie  pour  elle-même  et  non  pour  ce  que  l'on  met  dedans, 
théâtre,  déclamatioiTt,  philosoDhie,  éloquence,  rêve  démagogique 
ou  socialisme.  Il  aima  ia  poésie  pour  elle-même,  pour  la  musique 
des  rythmes,  la  couleur  des  mots,  l'architecture  des  périodes, 
l'immatérialité  de  ses  images,  la  beauté  profonde  et  vaste  de  ses 
«  correspondances  »  —  toute  poésie  n'est  que  correspondance  —  et 
cor-respondances  à  ses  rêves.  Nul  plus  que  lui  n'eut  une  profusion 
de  rêves  plus  nuancée  et  plus  nombreuse.  Son  esprit  voltigeait  à 
la  fois  sur  le  temps  et  sur  l'espace,  comme  celui  de  Baudelaire  sur 
les  parfums.  Les  siècles  disparus,  les  pays  lointains,  ceux  où  l'on 
est  allé  et  dont  on  se  souvient,  ceux  que  l'on  ignore  et  dont  on 
imagine  la  mystérieuse  et  vague  représentation  lui  furent,  autant 


THÉOPHILE   GAUTIER,    ï>OÉTE  173 

que  la  vie  quotidienne,  des  sujets,  des  thèmes  de  rêves.  De  tout  il 
fit  une  «  transposition  d'art  »  —  c'est  sa  propre  expression.  Ce 
serait,  pour  le  psyctioîogue,  une  chose  curieuse,  si  l'on  pouvait 
comparer,  sur  deux  plaques  photographiques,  l'objet  initial  du 
rêve,  son  sujet,  et  sa  déformation,  le  rêve  de  Gautier,  quelle 
courbe  l'imagination  du  poète  a  dû  faire  subir  à  la  sensation  pri- 
mitive, quand  il  l'a  reconstruite  en  lui,  avec  le  formidable  grossis- 
sement d'une  imagination  si  prodigieuse.  Les  vers  n'avaient  point 
d'autre  but  que  de  matérialiser,  dans  une  forme  définitive  et  par- 
faite, son  rêve  multiforme.  . 

Poète,  il  le  fut,  immensément.  Il  le  fut  par  son  sentiment  da 
l'inutilité  de  l'œuvre  d'art,  qui  est  une  fin  ;  par  ce  fait  surtout  qu'i^ 
considérait  la  poésie  comme  une  fin,  non  comme  un  moyen.  Il  ne 
rimait  pas  pour  prouver  Dieu,  mesurer  l'infini,  codifier  l'amour, 
vanter  la  liberté,  l'égalité,  le  peuple  souverain.  Il  ne  chantait  ni 
pour  prouver,  ni  pour  penser,  ni  pour  soumettre  à  ses  lecteurs  un 
idéal  patenté,  poétique  et  de  tout  repos,  rose  et  bleu,  un  idéal 
de  confiance,  mi-hostie,  mi-sorbet,  un  idéal  de  dessous  de  nuages 
un  idéal  terre  à  terre,  médiocre  et  bourgeois. Non,  il  chantait  parce 
que  son  chant  lui  était  agréable,  et  s'il  arrivait  que  dans  ses  vers 
il  rencontrât  Dieu,  l'infini  ou  l'Amour,  c'est  que  l'Amour,  l'infini 
et  Dieu  sont  les  éléments  inséparables  de  toute  poésie.  Il  n'en  pre 
nait  d'ailleurs  que  ce  qui  plaisait  à  son  esprit  de  poète,  ce  qui  seu- 
lement pouvait  «  faire  bien  »  dans  une  strophe  ou  dans  un  sonnet 
La  strophe  achevée,  le  sonnet  terminé,  ponctué  du  point  final,  il 
pouvait  tirer  l'échelle  et  n'attendait  rien  de  plus.  Ainsi,  son  œuvre 
est  parfaite  en  elle-même,  comme  un  marbre  grec,  parce  qu'elle 
n'a  pas  besoin  d'avoir  convaincu,  édifié  ou  moralisé  le  lecteur  pour 
être  parfaite.  Le  lecteur  n'a  plus  qu'à  regarder,  et,  s'il  se  peut, 
qu'à  admirer.  Il  n'est  point  nécessaire  qu'il  ajoute  rien  :  chez  Gau- 
tier, tout  est  fini,  achevé,  poli,  définitif.  Tout  est  dit,  et  ce  qu'i- 
suggère,  c'est  toujours  très  précis  :  il  n'y  a  qu'un  sens  pour  la 
rêverie  dans  ses  vers,  et  ce  sens,  il  l'indique  toujours,  même  lors- 
que, par  retenue,  par  pudeur  ou  par  un  effet  d'art  suprême,  il  n'a 
pas  précisé  sa  pensée,  par  un  mot,  lorsqu'il  laisse  quelque  marge 
au  rêve  du  lecteur.  Cela,  parce  que  la  perfection  est  iine  et  quî 
l'œuvre  parfaite  n'a  qu'une  seule  signification.  Nous  voici  loin  de 
Mallarmé,  n'est-ce  pas  ? 

Mais  Gautier  est  peut-être  aussi  bien  que  lui  un  «  auteur  difft 
ciile  »,  malgré  une  certaine  apparence  du  contraire,  parce  que  la 
perfection  est  aussi  difficile  que  l'imprécision.  Ce  sont  deux  ors 


l74  LKS    ANNALES    ROMANTIQUE<S 

aussi  rares  :  tous  deux  ont  leur  cangue.  C'est  ce  que  Moréas  a  ex 
pliqué  quand  il  a  dit  : 

Mais  la  perfection  est  chose  plus  celée... 

Je  disais  de  Gautier  qu'il  fut  un  réaliste.  A  première  vue,  sem 
ble-t-il,  le  réalisme  et  la  poésie  sont  des  choses  différentes,  très 
éloignées  l'une  de  l'autre.  Pour  la  masse  commune  des  lecteurs, 
le  poète  est  un  être  à  part,  qui,  pour  royaume,  a  l'Idéal  et  règne 
sur  des  infinis  éthérés,  difficilement  respirables.  C'est  aussi,  pour 
quelques-uns,  assez  grossiers,  un  rêveur  absolument  inapte  à  sai- 
sir toutes  les  contingences,  mal  à  l'aise  dans  la  vie,  et  qui,  tou- 
jours perdu  qu'il  est  dans  son  rêve  solitaire,  ne  peut  jamais  s 
mouvoir  dans  le  réel.  La  réalité  n'est  pas  faite  pour  lui...  Et  de 
cette  idée  incommensurablement  fausse  sur  la  véritable  poésie, 
provient  sans  doute  la  suspicion,  légitime  ou  non,  mais  la  suspi 
cion  profonde  où  tient  le  public  la  poésie.  Rien  de  plus  inexact, 
rien  de  plus  faux.  Et  ici,  en  particulier,  rien  de  plus  faux  pour  la 
poésie  de  Gautier. 

Il  fut  un  poète  réaliste,  non  pas  dans  ce  sens  qu'il  fut  surtout 
tenté  par  des  sujets  bas  et  vulgaires,  mais  en  ce  sens  qu'il  tira't 
toute  sa  poésie  de  la  réalité.  En  un  mot,  il  faisait  de  la  poésie  de 
circonstance,  comme  le  voulait  cet  inimitable  fixeur  de  nuances 
que  fut  Goethe.  N'entendez  point  par  poésie  de  circonstance, 
poésies  officielles,  odes  pour  inaugurations,  petits  vers  sur  les 
naissances,  épithalames,  épitaphes  et  madrigaux  :  non,  mais 
poésie  vivante,  poésie  née  de  la  vie  quotidienne,  poésie  extraite  au 
jour  le  jour  des  émotions,  des  sensations,  des  sentiments  que  nou« 
recevons  de  la  vie,  de  notre  vie.  Cette  poésie  de  circonstance,  mais 
c'est  la  seule  poésie,  parce  que  c'est  la  seule  qui  soit  uniquement, 
purement  humaine,  et  nous  sommes  des  hommes,  à  la  fin,  c'est 
à-dire  des  êtres  de  sang  et  de  nerfs,  pour  qui  la  douleur,  le  plai 
sir,  le  mouvement,  la  chaleur  et  la  lum.ière  existent  ! 

Ainsi,  fixer  dans  des  écrits  la  lumière,  la  chaleur,  le  mouve- 
ment, le  plaisir,  la  douleur,  ce  qui  nous  émeut,  nous  plaît,  nous 
captive,  nous  touche,  c'est  être  réaliste.  Et  que  ces  écrits  soient 
des  romans,  des  tragédies,  des  comédies  ou  de  simples  vers,  ces 
vers  sont  réalistes  au  même  titre  que  ces  comédies,  ces  tragédies, 
ces  romans.  Et  j'irai  plus  loin  :  je  dirai  même  qu'il  n'y  a  point 
de  littérature  si  ce  n'est  réaliste.  Et  si  Homère,  Tacite,  Rabe.lais, 
Molière,  Racine,  La  Bruyère,  Saint-Simon,  Stendhal  furent  des 


THÉOPHILE  GAUTIEH,    POÈTE  175 

écrivains  réalistes,  parce  qn'ils  ont  tiré  leurs  livres  de  la  vie, 
Gautier  le  fut,  et  il  fut  un  poète  réaliste  (1),  ce  que  tous  les  poètes 
devraient  être,  au  lieu  de  rester  figés  dans  des  attitudes,  des  senti- 
ments froids,  des  poses  renouvelées  des  autres  poètes,  morts 
depuis  dix,  quarante  ou  deux  cents  ans... 

Ce  réalisme  de  Gautier,  transformé  au  creuset  profond  de  sa 
sensibilité  et  de  son  imagination,  il  aboutit  à  ces  diverses  trans 
positions  d'art  que  sont  ses  poèmes. 

Qu'il  se  promène  à  Paris,  place  de  la  Concorde,  devant  la 
Chambre  des  Députés,  dans  la  boue  et  sous  notre  froid  ciel  de 
décembre,  l'obélisque  soudain  apparu  excite  son  imagination,  et 
le  voilà  aussitôt  entraîné  à  la  suite  de  brillantes  images,  au  seuil 
des  déserts  de  sable,  à  Luxor,  devant  le  tombeau  de  Rhamsès  ; 
et  c'est  l'origine  des  'Nostalgies  d'obélisques,  dans  Emaux  et 
Camées.  A-t-il  achevé  son  article  du  Jundi  pour  la  Presse  ou  /" 
Moniteur,  se  voit-il  libre  pour  huit  jours,  débarrassé  de  ,1a  tâche 
odieuse  du  feuilleton,  voici  que  naît  ce  court  et  poignant  poème  . 
Après  le  feuilleton  'Emaux  et  Camées),  où  il  a  écrit  ces  vers  inou- 
bliables : 

Le  vin  de  ma  propre  pensée 
Vierge  de  toute  autre  liqueur 
Et  que,  par  la  vie  écrasée. 
Répand   la  grappe   de   mon   cœur... 

D'une  promenade  aux  Tuileries,  un  jour  d'hiver,  il  tire  ses 
Fantaisies  d'hiver,  d'un  voyage,  Espanâ  ;  sur  une  statue,  il  écrit 
le  Contralto  fameux,  ou  l'admirable  Niobé.  On  pourrait  multiplier 
à  l'infini  ces  sortes  d'exemples.  C'est  avec  le  reflet  qu'il  porte  en 
lui  du  monde  extérieur  qu'il  crée  ses  plus  étonnants  poèmes,  ses 


(1)  Je  dis  réaliste,  et  non  pas  naturaliste.  Précisons,  pour  la  com- 
modité lie  la  conversation,  :  le  naturalisme  est  l'école  du  petit  fait, 
n'importe  lequel,  pourvu  qu'il  soit  un  fait.  De  là  les  carnets  de  notes, 
aussi  niais  que  surchargés,  das  Goncourt,  des  Zola,  des  Daudet.  —  Le 
réalisme  est  plus  difficile  :  II  veut  des  faits,  soit  ;  mais  des  faits  choi- 
sis, et  qui  comptent  par  ce  qu'ils  représentent,  et  non  pas  leur  nom- 
bre, des  faits  qui  dépassent  leur  objet,  et  d'un  bond  atteignent  la 
Vérité,  ce  que  ne  font  pas,  même  quand  ils  sont  multipliés  à  l'iniiini, 
les  petits  faits  des  naturalistes  :  car  alors  ce  n'est  que  collection.  Et 
l'on  n'a  jamais  atteint  la  moioidre  vérité  générale,  en  s'appuyant  sur 
des  faits  particuliers. 


l76  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

visions  les  plus  développées  et  les  plus  achevées.  Il  s'interdisait 
de  chercher  l'inspiration  ailleurs  que  dans  la  sensation  du 
moment. 

Art  tout  subjectif  ;  sans  doute,  mais  objectivé,  si  l'on  peut  dire, 
extériorisé  dans  une  forme  impeccable  ;  la  sensation  devient  objet 
d'art,  par  la  forme  qu'il  lui  donne,  et  de  la  sorte,  il  ne  montre  de 
lui-même  que  juste  l'indispensable.  Considérant  le  poème  non 
comme  un  moyen,  mais  comme  un  but,  qui  est  d'être  émouvant 
et  beau,  et  propre  à  remuer,  à  suggérer  des  images,  des  couleurs, 
des  sensations,  il  s'efforce  à  l'impersonnalité  absolue  de  l'œuvre 
d'art,  il  cache  sa  vie,  il  ne  se  montre  pas  ému  par  des  images,  û 
se  contente  de  montrer  des  images.  De  là  la  nécessité  de  rempla- 
cer son  émotion  personnelle,  ses  sentiments,  sa  sincérité,  qualités 
subjectives  de  l'œuvre  d'art,  par  une  vertu  plus  objective,  plus 
extérieure,  qui  est  la  perfection.  Elle  existe,  il  la  veut,  et  il  v 
parvient. 


La  perfection,  c'est  'là  ce  qui  frappe  chez  Gautier.  Encore  c» 
mot  est-il  bien  vague  pour  exprimer  et  la  virtuosité  avec  laquell  • 
il  se  joue  des  mots  et  des  rythmes,  et  cette  vertu  de  l'œuvre  d'art 
telle  qu'elle  ne  saurait  être  différente,  telle  qu'il  n'y  a  pas  deux 
manières  de  la  rendre  achevée.  Tl  a  toutes  les  perfections  :  compo 
sition,  langue,  vocabulaire,  science  du  rythme,  justesse  d'image^, 
mesure,  clarté,  concision.  Chacune  de  ses  pièces,  sonnet,  ballade, 
élégie  ou  poème,  est  une  construction  admirable  d'ordonnance,  de 
développement  et  de  balancement.  Pour  sa  langue,  si  riche  et  s' 
simple,  on  sait  jusqu'à  quel  scrupule  il  poussa  le  goût  de  l'exac- 
titude et  de  la  propriété  du  terme,  l'emploi  des  dictionnaires 
techniques,  la  connaissance  profonde  des  mots  et  de  leur  physio- 
nomie, leurs  usages,-  leur  application  ;  nul,  si  ce  n'est  Hugo,  n'a 
eu  à  sa  disposition  un  vocabulaire  plus  nombreux  et  plus  juste. 
Mais  quelque  riche  et  varié  que  soit  son  vocabulaire,  il  en  use  à 
si  bon  escient  et  avec  une  telle  sûreté  que  jamais  l'effort,  la  recher- 
che, ni  l'affectation  d'être  rare  ne  se  font  sentir.  Plus  qu'une 
science,  la  justesse  du  Verbe  est  un  don,  au  même  titre  que  le 
rythme  et  le  nombre.  Ses  images,  par  suite,  sont  innombrables, 
mais  sans  surcharge,  et,  toujours,  correspondent  d'une  façon  près 
que  symétrique  à  la  pensée  qu'il  exprime.  Là  encore  quel  luxe 


THÉOPHILE   GAUTIER,    POÈTE  177 

inouï  de  couleurs  queil  chatoiement  de  tons,  quelle  rutilante 
palette  elles  composent  !  Ce  n'est  pas  l'éclat  truculent  et  chaotique 
de  Hugo,  la  redondance  ni  la  confusion  de  telles  pièces  du  maître  : 
non,  mais  une  coloration  plus  sobre,  mais  pas  pour  cela  moins 
éclatante,  une  mesure  plus  parfaite,  parce  que,  là  encore,  il  com- 
pose l'arrangement  et  la  disposition  des  couleurs  et  des  images, 
comme  il  compose  la  structure  de  la  strophe  et  l'ordonnance  du 
poème.  S'il  fait  parfois  ciller  les  yeux,  à  cause  d'une  lumière  trop 
vive,  du  moins  jamais  il  n'est  confus.  Comme  il  ne  «  pense  »  pas. 
il  reste  concis  et  serré,  nerveux  et  souple,  à  la  manière  latine. 

Il  a  tellement  le  sens  des  images,  ce  Gautier,  il  voit  ce  qu'i; 
dépeint  avec  un  œil  si  juste  et  si  précis  qu'il  nous  faut  voir,  même 
lorsqu'il  brosse  ou  burine  dans  la  fantaisie  :  il  est  si  exact,  si  just" 
et  si  parfait,  encore  une  fois,  que  l'on  ne  peut  pas  ne  pas  voir  ce 
qu'il  montre,  ni  deviner  ce  qu'il  suggère,  quand  il  se  contente 
d'indiquer  (1)...  C'est  précisément  cet  excès  de  perfection  que  l'on 
peut  reprocher  à  Théophile  Gautier.  Devant  tel  de  ces  poèmes 
impeccables  au  point  qu'il  semble  que  l'on  soit  devant  un  bloc  de 
marbre  poli,  on  peut  regretter  qu'il  n'y  ait  pas  îà  la  moindre 
fissure,  le  joint  où  croît  Ja  mousse,  on  cherche  vainement  le  plus 
petit  défaut  qui  témoignera  qu'une  main  humaine  a  travaillé  là, 
la  plus  imperceptible  négligence,  quelqu'une  de  ces  gaucheries, 
de  ces  maladresses  charmantes  qui  font  tout  le  prix  des  vers  d'une 
Marceline  Desbordes-Valmore,  ce  poète  qui  savait  si  mal  son 
métier,  ou  cette  insouciance  de  Musset  qui  s'en  moquait. 

On  peut  lui  reprocher  aussi  —  et  c'est  déjà  fait  —  cette  appa- 
rente froideur,  cette  imperturbable  rigidité.  D'aucuns,  qui  ne 
l'aiment  pas,  disent  qu'il  manque  d'idées,  qu'il  est  impassible, 


(1)  L'art  de  Gautier,  son  sens  de  l'image  sont  si  parfaits  et  si  justes 
qu'un  exemple  matériel  s'impose.  L'une  de  ses  pièces  les  plus  ache- 
vées, le  Spectre  de  la.  Bose,  a  pu  fournir  récemment  le  sujet  d'un  diver- 
tissement dansé,  lors  de  la  dernière  saison  des  Ballets  Russes.  C'est  à 
un  poète,  M.  .Jean-Louis  Vaudoyer,  qui  est,  faut-il  le  dire  ?  un  admi- 
rateur passionné  de  Théophile  Gautier,  que  l'on  doit  l'adaptation  de 
cette  scène  exquise  à  la  musique  de  Weber,  Vlnvitafion  à  la  valse.  Je 
ne  pense  pas  qu'on  puisse  trouver  un  exemple  plus  heureux  de  trans- 
position d'art.  Celle-ci  eût  charmé  Gautier.  Comme  c'est  à  l'envers 
d'un  dessin  que  l'on  peut  le  mieux  juger  de  son  exactitude,  il  me  sem- 
ble que  c'est  à  une  transposition  d'une  tranisposition  que  l'on  peut 
juger  le  mieux  aussi  de  la  perfection  de  la  première  à  la  perfection 
de  la  seconde. 

12 


178  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

insensible,  glacé,  qu'il  n'a  rien  d'humain,  de  purement  humain, 
et,  par  suite,  qu'on  le  doit  négliger. 

Et  avec  quel  haussement  d'épaules  on  pense  clore  la  discussion 
quand  on  a  dit  :  «  Ce  n'est  qu'un  artiste  !  » 

Voilà  justement  où  j'en  voulais  venir.  Assurément,  s'id  n'était 
qu'un  artiste,  Gautier  mériterait  sans  plus  (mais  pas  moins)  la 
place  qui  jusqu'à  ce  jour  lui  fut  assignée  —  injustement.  Mais  1 
y  a  plus  qu'un  artiste  en  lui,  et  ce  n'est  pas  qu'un  beau  jongleur 
de  rimes,  un  ouvrier  habile  en  marqueterie  de  mots.  Evidem- 
ment, il  n'y  a  pas  chez  lui  cette  abondance  d'idées  pures  qui  se 
trouve  dans  Hugo,  ni  cet  étalage  de  sensibilité,  ni  la  douleur  que 
l'on  voit  chez  Musset.  Mais  est-ce  à  dire  qu'il  n'y  ait  chez  Gautier 
ni  sensibilité,  comme  il  le  voulait  laisser  croire,  ni  idées,  comme 
il  s'en  vantait  ?  Certes,  non.  Il  a  des  idées.  Il  est  sensible.  Les  idées 
ne  sont  ni  philosophiques,  ni  sociales,  ni  morales  ;  je  concède 
même  qu'elles  sont  assez  peu  nombreuses  et  assez  faible  en  ce 
sens  qu'il  ne  les  a  pas  inventées  ou  réinventées  ;  mais  les  idées  de 
Gautier  sont  plutôt  des  sentiments.  Et,  pour  sa  sensibilité,  elle 
n'est  point  un  mythe,  elle  existe,  et  elle  saigne,  comme  une  autre  ; 
il  est  susceptible  d'émotion,  il  est  capable  de  porter  les  yeux  assez 
haut,  et  assez  loin,  quand  il  'le  juge  nécessaire.  Mais  cette  sensi- 
bilité, elle  ne  se  répand  pas,  elle  ne  pleurniche  pas,  elle  ne  s'ex- 
hibe pas  —  pas  plus  qu'elle  ne  se  cache.  Seulement  Gautier  la 
contient,  il  resserre  son  émotion,  il  la  bride  ;  des  larmes  que  l'on 
empêche  de  couler  n'en  sont  pas  moins  des  larmes  —  et  elles  n'en 
sont  que  plus  douloureuses  et  plus  amères.  Mais  le  beau  stoïcisme 
de  celui-là  qui  pleure  en  silence  et  les  yeux  fermés  !... 

C'est  en  cherchant  qu'on  les  trouvera,  ces  émotions,  cette  sen 
sibilité,  ces  larmes,  chez  Gautier. 

Qu'il  ait  maîtrisé  longtemps  sa  douleur,  qu'il  ait  répugné  à 
tout  exhibitionisme,  que,  par  une  pudeur  admirable,  il  se  soit 
refusé  aux  confidences,  s'ensuit-il  que  Gautier  vraiment  aif  été 
insensible,  glacé,  qu'il,  n'ait  pas  soufïert  ? 

Théophile  Gautier  fut  excessivement  sensible.  Il  manqui 
d'idées  —  peut-être.  Mais  il  fut  capable  de  réunir  des  sensations, 
aussitôt  transformées  en  sentiments,  et  en  sentiments  profonds. 
Si  l'on  compte  avec  le  romantisme  de  Gautier,  on  peut  difficile- 
ment admettre  qu'il  n'ait  pas  été  excessivement  sensible. 

Mettons  à  part,  si  vous  voulez,  un  romantisme  un  peu  turbu- 
lent, au  début,  quelque  pose,  cette  affectation  de  byronisme,  ce 
dandysme  d'esthète,  son  impassibilité  apprise  de  la  fin,  Gautier 


THÉOPHILE   GAUTIER,    POÈTE  179 

n'en  reste  pas  moins  profondément  romantique.  Nous  nous 
entendons,  n'est-ce  pas  ?  Nous  faisons  la  différence  du  roman- 
tisme-école littéraire  du  romantisme-façon  de  sentir.  C'est  de  ce 
dernier  que  je  parle. 

S'il  est  un  exemple  frappant  du  mal  du  siècle,  c'est  bien  Gau- 
tier qui  le  présente.  Ce  que  l'on  retrouve  à  presque  toutes  les 
pages  de  ses  livres,  c'est  le  sentiment  profond  de  .la  mort  :  non 
point  cette  mort  qui  joue  un  si  grand  rôle  dans  le  théâtre  roman- 
tique, la  mort  à  effet,  la  mort  à  grand  spectacle,  avec  fer,  corde  ou 
poison,  squelette  et  cercueil  à  l'appui,  mais  la  mort  anéantisse- 
ment, néant,  le  trou  noir,  linconnu...  A  côté,  un  autre  sentiment 
parallèle  :  cette  vaste  nostalgie,  cette  tristesse  morne,  cette  im- 
puissance à  ne  pas  regretter  ,1e  temps  qui  a  fui,  les  pays  lointains, 
tout  ce  où  l'on  n'est  pas,  tout  ce  qui  vous  échappe,  tout  ce  qui 
s'écroule  autour  de  vous.  Et  en  même  temps  que  cette  incurable 
tristesse,  un  goût  violent  de  la  vie,  d'où  les  crises  de  sensualité 
immédiatement  suivies  de  dégoût  et  d'écœurement  :  Anacréon 
triste,  c'est  biea  cela...  Et  qu'est-ce  donc  que  cette  horreur  de  la 
mort,  cette  tristesse,  cet  amour  de  la  vie,  ces  accès  sensueds,  ces 
abattements,  sinon  le  vaste  sentiment  de  l'absolu  ?  Qu'est-ce  donc 
que  ces  émouvants  conflits  entre  ces  forces  différentes,  si  ce  n'est 
la  furieuse  recherche  de  quelque  chose  de  stable,  à  quoi  s'accro- 
cher ?  Et  qu'est-ce  que  ces  désespérances  à  propos  de  l'absolu,  si 
ce  n'est  le  mal  du  siècle  ? 

Gautier  porta  dans  le  cœur  ce  vautour  rongeur,  toute  sa  vie.  Et 
voilà  l'homme  qui  passe  pour  insensible,  parce  que  l'on  ne  voit 
pas  cette  plaie  à  son  flanc,  parce  que  l'on  n'a  pas  lu  ses  vers  en 
se  demandant  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  dedans.  Voilà  donc  J'expli- 
cation  de  cette  terrible  Comédie  de  la  Mort... 

Certes,  à  ne  considérer  que  l'art,  c'est  un  morceau  incompar*^t- 
ble,  ce  poème.  Mais  à  l'examiner  de  près,  l'on  s'aperçoit  que  c'est 
Gautier  qui  cherche  à  résoudre  là  Ja  redoutable  question. 

Le  poète  erre  dans  un  cimetière  un  jour  des  Morts.  Autour  do 
lui,  rien  que  des  tombes,  et  délaissées.  L'herbe  haute  y  croît,  'a 
mousse  les  recouvre  et  les  ronge,  les  noms  s'effacent  sur  la  pierre 
qui  les  clôt.  Et  les  morts  tout  à  coup  lui  paraissent  devoir,  non 
point  dormir,  au  fond  des  sépulcres,  mais,  éveillés,  se  souven-'r 
dans  l'éternelle  immobilité. 

Peut-être  aux  passions  qui  nous  brûlaient,  émue, 
La  cendre  de  nos  cœurs  vibre  encore  et  remue 


18Ô  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

Par  delà  le  tombeau, 
Et  qu'un  ressouvenir  de  ce  monde  dans  l'autre 
D'une  vie  autrefois  enlacée  à  la  nôtre 

Traîne  quelque  lambeau... 
Ces  morts  abandonnés... 


S'ils  étaient  éveillés  au  fond  de  cette  tombe 
Ôii  jamais  une  larme  avec  des  fleurs  ne  tombe 

Quelle  affreuse  douleur  !... 
Songer  qu'on  a  passé  sans  laisser  plus  de  marque 
Qu'au  dos  de  l'océan  le  sillon  d'une  barque... 

Oui,  s'ils    se  souviennent  encore,    les  morts,    dans  leurs    tom 
beaux,  de  quelle  tragique  horreur  se  doublera  l'horreur  de  vivre, 
si  la  mort  n'est  plus  «  le  remède  suprême  »,  si  l'on  ne  peut  plus 


Se  consoler  de  vivre 
Par  l'espoir  tant  fêté  du  calme  qui  doit  suivre 
L'orage  de  nos  jours... 


Quel  épouvantement,  si  la  vie  persiste  encore  dans  la  mort  ? 
C'est  ce  que  développe  le  poète  dans  la  première  partie  de  son 
diptyque  la  Vie  dans  la  mort.  Et  dans  la  seconde,  intitulée  la  Morl 
dans  la  vie,  il  retrouve  dans  tout  ce  qui  l'entoure  l'abominable 
avant-goût  de  néant,  l'odeur  de  l'anéantissement  final  où  nous 
courons.  La  mort,  elle  est  partout,  elle  se  montre  partout  ;  et  lui 
Gautier,  plus  qu'un  autre,  il  porte  en  ilui  cette  chose  abominable, 
le  sentiment  de  son  éternQlle  solitude. 


L'invisible  néant,  la  mort  intérieure 
Que  personne  ne  sait,  que  personne  ne  pleure, 
Même  votre  plus  cher... 


Et  partout,  toujours,  à  quelque  endroit  qu'il  se  réfugie,  science, 
amour,  volupté,  conquête,  la  mort,  la  mort  seule  répond.  Et  Ift 
magnifique  artiste  dans  cette  course  à  l'absolu  fait  la  rencontre 
du  docteur  Faust  : 


THÉOPHILE    GAUTIER,    POÈTE  181 

Penchant  son  grand  frojit  chauve  et  triste 
Sur  quelque  manuscrit. 

Il  l'interroge  : 

Quel  sable,  quel  corail  a  ramené  ta  sonde  ? 
As-tu  touché  le  fond  des  sagesses  du  monde, 

En  puisant  à  ton  puits  ? 
Nous  as-tu  dans  ton  seau  fait  monter  toute  nue 
La  blanche  vérité  jusqu'ici  méconnue  ? 

Arbre,  où  sont  donc  tes  fruits  ? 

Et  Faust  répond  : 

Je  n'ai  pu  de  mon  puits  tirer  que  de  l'eau  claire, 
Le  sphinx  interrogé  continue  à  se  taire  ; 

Si  chauve  et  si  cassé. 
Hélas  '  j'en  suis  encore  à  peut-être  et  que  sais- je  ? 
Et  les  fîeurs  de  mon  front  ont  fait  comme  une  neige 

Aux  lieux  où  j'ai  passé... 
...  Le  néant  !  Voilà  donc  ce  que  l'on  trouve  au  terme  ! 
Comme  une  tombe  un  mort,  ma  cellule  renferme 

Un  cadavre  vivant. 
C'est  pour  arriver  là  que  j'ai  pris  tant  de  peine. 
Et  que  j'ai  sans  profit,  comme  on  fait  d'une  graine. 

Semé  mon  âme  au  vent... 

Le  poète  continue  sa  course.  Bientôt,  il  fait  une  nouvelle,  une 
étrange  rencontre  : 

C'était  un  cavalier  avec  un  grand  panache 

De  longs  cheveux  bouclés,  une  noire  moustache 

Et  des  éperons  d'or. 
Il  avait  lie  manteau,  la  rapière  et  la  fraise 
Ainsi  qu'un  raffiné  du  temps  de  Louis  treize. 

Il  semblait  jeune  encor... 
Mais  en  regardant  bien  je  vis  que  sa  perruque 
Sous  ses  faux  cheveux  bruns  laissait  près  de  sa  nuque 

Passer  des  cheveux  blancs  ; 
Son  front  pareil  au  front  de  la  mer  soucieuse 
Se  ridait  à  longs  plis  ;  sa  joue  était  si  creuse 

Que  l'on  comptait  ses  dents. 


iH'2  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

Malgré  le  fard  épais  dont  elle  était  plâtrée 
Gomme  un  marbre  couvert  d'une  gaze  pourprée 

Sa  pâleur  transperçait  ; 
A  travers  le  carmin  qui  colorait  sa  lèvre 
Sous  son  rire  d'emprunt  on  voyait  que  la  fièvre 

Chaque  nuit  le  baisait. 
Ses  yeux  sans  mouvement  semblaient  des  yeux  de  verre  ; 
Ils  n'avaient  rien  des  yeux  d'un  enfant  de  la  terre, 

Ni  larmes  ni  regard. 
Diamant  enchâssé  dans  sa  morne  prunelle, 
Brillait  d'un  éclat  fixe  une  froide  étincelle. 

C'était  bien  un  vieillard. 
Comme  l'arche  d'un  pont  son  dos  faisait  .la  voût€  ; 
Ses  pieds  endoloris  tout  gonflés  par  la  goutte 

Chancelaient  sous  son  poids. 
Ses  mains  pâles  tremblaient  —  ainsi  tremblent  les  vagues, 
Sous  les  baisers  du  Nord  —  et  laissaient  fuir  leurs  bagues. 

Trop  larges  pour  ses  doigts... 
Confiant  à  la  nuit  son  amoureuse  plainte, 
Il  attendait  devant  une  fenêtre  éteinte 

Sous  un  balcon  désert... 
Dis,  que  fais-tu  donc  là,  vieillard,  dans  'les  ténèbres  ?... 

Le  vent  moqueur  a  pris  la  chanson  sur  son  aile  ; 
Personne  ne  t'écoute  et  ta  cape  ruisselle 

Des  pleurs  de  l'ouragan... 
Il  ne  me  répond  rien  ;  dites,  quel  est  cet  homme, 
0  Mort,  et  savez-vous  le  nom  dont  on  le  nomme  ? 

—  Cet  homme,  c'est  Don  Juan. 

Et  bien,  Don  Juan,  pas  plus  que  Faust  dans  le  Savoir,  Don  Juan 
n'a  pas  trouvé  dans  ses  plaisirs  le  mot  essentiel.  Le  poète  errant 
l'abandonne  et  reprend  son  chemin.  Le  voici  soudain  au  milieu 
de  cadavres  mutilés  sous  un  ciel  de  feu,  au  centre  d'une  vaste 
plaine. 

Une  ombre,  dos  voûté,  front  penché,  dans  la  brise 
Passa.  C'était  bien  lui,  la  redingote  grise 
Et  le  petit  chapeau... 


THÉOPHILE    GAUTIER,    POÈTE  183 

Hardi,  le  poète  interroge  l'Homme  : 

Ce  mot  perdu  que  Faust  demandait  à  son  livre, 
Et  Don  Juan  à  l'amour,  pour  mourir  ou  pour  vivre, 
Ne  le  sauriez-vous  pas  ? 

Et  Napoléon,  pas  plus  que  don  Juan  ni  que  Faust,  ne  sait  crier 
autre  chose  que  son  ignorance.  Alors  c'est  vers  la  nature  écla- 
tante que  se  tourne  îe  malheureux  chercheur.  Il  souhaite  la 
volupté,  cueille  des  fleurs,  presse  des  mains  de  femmes,  se  rue 
dans  le  plaisir.  Mais  un  spectre  apparaît,  pâle  et  les  yeux  creux  . 
la  mort,  qui  de  ses  maigres  bras  environne  le  monde... 

Voilà  sans  doute  la  plus  belle  et  la  plus  forte  des  œuvres  de 
Gautier,  celle  où  passe  le  souffle  le  plus  large  et  l'émotion  la  plus 
féconde.  C'est  la  vieille  idée  de  la  mort  qui,  du  premier  vers  au 
dernier,  l'anime.  Cette  même  idée,  tragique,  on  la  retrouve  à 
chaque  page  dans  les  trois  livres  de  vers  du  poète.  Parmi  des 
pièces  plus  courtes,  en  voici  une  des  plus  parfaites,  où  le  drame 
est  plus  resserré,  l'émotion  non  moins  profonde,  mais  plus  cor» 
centrée,  la  Fontaine  du  cimetière. 

Les  végétations  maladives  du  cloître 
Seules  sur  ce  terrain  peuvent  germer  et  croître, 
Dans  l'humidité  froide,  à  l'ombre  des  grands  murs. 
Des  morts  abandonnés,  douces  consolatrices, 
Les  fl^eurs  n'oseraient  pas  incliner  leurs  calices 
Sur  le  vague  tombeau  de  ces  dormeurs  obscurs. 

Au  milieu,  deux  cyprès  à  la- noire  verdure 
Profilent  tristement  leur  silhouette  dure. 
Longs  soupirs  de  feuillage  élancés  vers  les  cieux, 
Pendant  que  du  bassin  d'une  avare  fontaine 
Tombe  en  frange  effilée  une  nappe  incertame 
Comme  des  pleurs  furtifs  qui  débordent  des  yeux... 

Par  les  saints  ossements  des  vieux  moines  filtrée 
L'eau  coule  à  flots  si  clairs  de  la  vasque  éplorée 
Que  pour  en  boire  un  peu  je  m'approchai  du  bord... 
Dans  le  cristal  glacé  quand  je  trempai  ma  lèvre 
Je  me  sentis  saisi  par  un  frisson  de  fièvre  : 
Cette  eau  de  diamant  avait  un  goût  de  mort  ! 


184  LES   ANNALES  ROMANTIQUES 

C'est  la  mort  encore  qui  anime  ces  pièces,  les  Affres  de  la  mort, 
les  Stances  fameuses  {Maintenant  dans  la  mer  ou  bien  dans  la 
Montagne),  Ténèbres,  vingt  autres  poèmes  parfaits  et  terribles  (1). 
Gest  toujours  et  encore  la  même  pensée  qui  jette  le  poète  dan=5 
cette  tristesse  qui  baigne  tous  ses  vers,  soit  qu'il  rêve  des  ciels 
antiques,  soit  qu'il  se  penche  sur  un  marbre  exhumé  récemihent, 
soit  qu'il  s'acharne  sur  le  décevant  plaisir...  Parfois,  sa  révolte 
devant  la  mort  s'atténue,  la  tristesse  devient  mélancolie  —  et  c'est 
cette  mélancolie  profonde  que  respire  toute  l'œuvre  de  Gautier, 
mélancolie  apaisée,  acceptation,  mais  enfin  lassitude  totale,  après 
l'effort  trop  grand  pour  se  soustraire,  s'arracher  à  cette  puis 
sance  mystérieuse  qui  nous  prend  aux  épau,les  et  nous  courbe 
vers  le  tombeau.  Cette  incurable  douleur  humaine,  quel  poète 
parmi  les  plus  grands,  l'a  rendue  avec  plus  d'ampleur  qu'en  ce^ 
quelques  vers,  Niobé  ? 

Sur  un  quartier  de  roche,  un  fantôme  de  marbre, 
Le  menton  dans  la  main  et  le  coude  au  genou. 
Les  pieds  pris  dans  le  sol,  ainsi  que  des  pieds  d'arbre, 
Pleure  éternellement  sans  relever  le  cou. 

Que,l  chagrin  pèse  donc  sur  ta  tête  abattue  ? 
A  quel  puits  de  douleur  tes  yeux  puisent-ils  l'eau  ? 
Et  que  souffres-tu  donc  dans  ton  cœur  de  statue. 
Pour  que  ton  sein  sculpté  soulève  ton  manteau  ? 

Tes  larmes,  en  tombant  du  coin  de  ta  paupière 
Goutte  à  goutte  sans  cesse,  et  dans  1g  même  endroit. 
Ont  fait,  dans  l'épaisseur  de  ta  cuisse  de  pierre, 
Un  creux  où  le  bouvreuil  trempe  son  aile  et  boit. 

0  symbole  muet  de  l'humaine  misère, 

Niobé  sans  enfants,  mère  des  sept  douleurs. 

Assise  sur  l'Athos  ou  bien  sur  le  Calvaire, 

Quel  fleuve  d'Amérique  est  plus  grand  que  tes  pleurs  ? 

(l)  Nous  laissons  de  côté  un  très  grand  nombrp  de  pièces  de  Gautier 
où  il  parle  de  la  mort,  où  il  la  dépeint  ;  c'est  toutes  les  poésies  de  Gau- 
tier, ou  presque,  qu'il  faudrait  citer.  Je  ne  parle  ici  que  de  son  senti- 
ment de  la  mort,  et  non  de  sa  hantise  romantique,  comme  dans  la 
Tête  de  mort  ou  Albertus. 


THÉOPHILE   GAUTIER,    POÈTE  185 

Lorsque  l'on  épi-ouve  avec  une  si  tragique  profondeur  de  tels 
frissons,  dites,  est-ce  que  l'on  est  le  poète  impassible  et  froid  qu 
l'on  a  voulu  voir  en  Gautier  ?  Peut-on  lui  en  vouloir,  après  avoi 
lu  ces  quelques  fragments  (et  je  cite,  au  hasard,  ce  qui  me  vient 
à  l'esprit,  en  feuilletant  ses  poésies  ;  on  pourrait  trouver  d'infinis 
exemples  identiques),  peut-on  lui  en  vouloir,  à  ce  poète,  d'avoir 
cherché  à  s'évader,  à  fuir  ces  pensées  funèbres  en  se  réfugiant 
dans  un  monde  plus  beau,  celui  de  la  poésie  pure,  dans  le  royau 
me  idéal  de  l'art  ?  Peut-on  lui  en  vouloir,  et  lui  reprocher  de  s'être 
retiré  dans  le  plus  hautain  des  rêves,  là  oîi  l'esprit  embell't  le"^ 
choses  qui  passent  et  les  fixe  dans  une  immobile  et  fragile  perfef'- 
tion  ?  A  défaut  do  l'autre,  l'art  est  un  absolu  qui  console,  et  c'est 
parce  qu'elle  console  du  temps  qui  fuit,  de  la  rhort  qui  vient,  de 
la  tristesse,  de  la  déception  de  vivre  une  vie  où  tout  ce  que  nous 
possédons  nous  échappe,  que  la  poésie  fut  pour  Gautier  le  der 
nier,  le  suprême  refuge.  Est-ce  lui  qui  a  tort  de  l'avoir  choisi,  on 
nous  qui  ne  savons  pas  l'y  suivre  ?  Quand  les  plus  poètes  des 
poètes  (au  point  qu'ils  sont  désarmés  devant  la  vie)  ne  savent  plus 
s'échapper  ainsi,  orner  de  beauté  leur  misérable  et  fragile  exis- 
tence, ils  meurent  :  et  ce  sont  les  Gilbert,  les  Léonard,  les  Malfi 
latre,  les  Chatterton,  les  Samain,  ce  sont  les  petits  poètes.  Gautier 
n'est  pas  de  ceux-là.  parce  qu'il  a  trouvé,  lui,  ce  qui  est,  au  milici 
de  la  fuite  universelle,  la  seule  chose  qui  donne  l'illusion  d^j 
durable  et  du  stable  :  la  poésie,  l'art.  De  là  ses  nostalgies  pour  ce 
qui,  par  l'éloignement,  paraît  plus  désirable  et  plus  beau,  les 
siècles  d'autrefois,  le  ciel  d'Orient,  d'Espagne,  d'Italie,  de  Tur- 
quie, les  Indes,  les  lieux  et  les  temps  que,  plus  ils  sont  loin  de 
nous,  plus  nous  les  chargeons  de  rêves,  de  mystère  et  de  beauté... 
Cela,  parce  que  nous  autres  artistes,  délicats,  raffinés,  nous  avons 
mûri  et  formé  nos  cœurs  et  nos  esprits  dans  le  rêve  perpétuel  des 
musées,  des  bibliothèques  et  des  livres,  dans  tout  ce  qui  est 
beauté  :  et  parce  que  nous  sommes  déçus,  le  jour  qu'il  faut  vivre, 
que  la  réalité  ne  corresponde  pas  à  cette  mensongère  image  que 
nous  nous  en  étions  faite.  Ce  désir  de  fuir,  ce  besoin  de  rapatrie- 
ment idéal,  Gautier  l'a  exprimé  très  bien  dans  les  premières  pages 
de  Mndewmselle  de  Maupin. 

Ce  sentiment  de  l'absolu,  que  je  notais  tout  à  l'heure  chez 
Gautier,  savez-vous  ce  que  c'est  ?  C'est  la  marque  d'une  âme  chré- 
tienne, à  qui  la  foi  fait  défaut.  Cela  peut  paraître  singulier  et 
faux,  pour  Gautier  :  mais  au  fond,  c'est  cela,  et  rien  d'autre.  Dans 
son  rêve  de  beauté  pure,  dans  son  amour  de  l'art  grec,  l'art  par 


186  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

excellence,  il  a  pu  s'écrier,  dans  un  émouvant  blasphème  :  «  Le 
Christ  n'est  pas  mort  pour  moi.  Je  suis  aussi  païen  qu'Alcibiade 
et  Phidias.  Je  n'ai  jamais  été  cueillir  sur  le  Golgotha  les  fleurs  de 
la  passion,  et  le  fleuve  profond  qui  coule  du  flanc  du  Crucifié  et 
fait  une  ceinture  rouge  au  monde  ne  m'a  pas  baigné  de  ses  flots...» 
Il  s'est  trompé.  Cet  immense  dégoût  de  vivre,  cette  perpétuelle 
nostalgie  du  cœur  et  de  l'esprit,  cet  appétit  insatiable  de  Vimpos- 
sihle,  c'est,  profondément,  le  sens  du  divin,  la  soif  de  l'absolu,  la 
nostalgie  de  l'infini  qu'a  mis  dans  nos  âmes  le  christianisme  : 
qu'on  m'entende  :  je  ne  dis  pas  que  Gautier  soit  un  mystique  ; 
mais  il  porte  en  lui,  comme  tous  les  romantiques  l'ont  porté  d'ail- 
leurs, du  jour  que  le  rationalisme  et  le  matérialisme  du  xviii^  siè- 
cle n'ont  plus  suffi  à  contenter  les  esprits,  il  porte  en  lui  cette  âme 
moderne,  incertaine  assoiffée  d'au  delà,  passionnée  de  certitude, 
qui  est  l'âme  chrétienne,  mais  l'âme  chrétienne  sans  la  foi. 

Ce  qu'il  appelle  VImpossible,  c'est  l'absolu  qu'on  n'atteint  pas. 
Et  qu'est-ce  l'absolu  sinon  Dieu  ?  Non,  il  n'était  point  païen,  au 
fond  —  mais  seulement  païen  de  forme,  païen  par  un  artifice  et 
un  goût  naturel  de  l'esprit,  comme  nous  pouvons  l'être  après  vingt 
siècles  de  christianisme.  Non,  il  n'est  pas  Alcibiade,  ni  Phidias, 
s'il  s'en  réclame.  Ni  Phidias  ni  Alcibiade  n'ont  connu  cette  inquié- 
tude métaphysique  qui  nous  tue.  Ils  avaient  une  âme  sereine, 
une  âme  si  différente  des  nôtres  que  nous  ne  pouvons  même  plus 
la  concevoir,  nous  autres,  dans  les  âmes  de  qui  règne  ce  trouble 
moderne,  l'inconnu. 

Voilà  la  raison  profonde  de  ce  pessimisme  de  Gautier,  voilà  le 
fond  de  son  âme,  malgré  ce  qu'il  en  a  pu  dire  et  croire  :  mais 
d'après  ce  qu'il  a  dit,  nous  le  pouvons  comprendre  tel  que  je  le 
comprends  et  tel  que  je  me  suis  efforcé  de  le  faire  comprendre. 
Peut-être  n'eut-il  pas  d'idées,  c'est  possible  ;  qu'importe  cela,  s'il 
fut  sensible  ?  Et  il  le  fut,  largement.  L'amour,  la  nature,  la  patrie, 
certes,  n'ont  dans  son  cœur  qu'une  place  secondaire,  mais  si  la 
nature  ne  le  touche  que -comme  œuvre  d'art,  s'il  «  voit  encadré  » 
en  quelque  sorte,  s'il  se  refuse  aux  confidences  sentimentales,  s'il 
ne  prône  aucune  des  vertus  civiques  dont  le  siècle  passé  s'est  fait, 
depuis  8P,  un  monopole  discutable,  est-il  pour  cela  insensible  à 
l'amour,  indifférent  devant  la  nature  et  mauvais  citoyen  ?  Qu'on 
lise  donc  telle  pièce,  intitulée  le  28  juillet  1840  ou  les  Vieux  de 
la  Vieille,  on  verra  s'il  fut  incapable  d'être  touché  par  les  desti- 
nées de  notre  pays.  Qu'on  lise,  dans  Emaux  et  Cam,ées,  le  Premier 
sourire  du  Printemps,  on  verra  s'il  n'a  jamais  regardé  le  ciel  et 


THÉOPHILE    GAUTIEH,    POÈTE  187 

les  arbres  sans  ce  petit  frisson  physique  qui  est  la  marque  d'un 
cœur  sensible  à  ce  qui  est  naturellement  beau  sans  le  secours  de 
la  main  des  hommes.  Qu'on  lise,  dans  le  même  livre  :  A  une  Robe 
rose,  Diamant  dil  Cœur,  le  Poème  de  la  Femme,  et  l'on  verra,  à 
quelques  détails  qu'un  amant  a  pu  trouver,  s'il  ne  sut  point 
aimer... 

On  parlera  beaucoup  de  Théophile  Gautier  ces  temps-ci.  Un 
mouvement  se  dessine  déjà,  à  la  suite  duquel  il  se  pourrait  bien 
faire  qu'il  prenne  parmi  nos  poètes  la  place  qui  lui  est  due.  On 
le  lira  sans  doute  un  peu  plus  ;  et  nous  entendrons  quelques 
beaux  cliclîés  sur  son  compte.  Il  m'a  semblé  qu'il  était  aussi  bien 
de  l'intérêt  crénéral  de  la  poésie  que  de  celui  de  la  justice,  d'indi- 
quer quelques  traits  les  plus  émouvants  de  Gautier,  par  où  il 
atteint  une  hauteur  et  une  grandeur  admirables.  On  ne  sait  pas 
lire  les  poètes.  Et  c'est  dommage,  car  celui-là  en  est  un  grand. 

Emile  Henriot. 


Les  Alis  de  1"  ïictor  liièo 


M""'  Victor  Hiig-o  fut,  à  ma  connaissance,  la  première  personne 
qui  prit  plaisir  à  collectionner  les  dessins  et  les  autographes,  et 
je  puis  dire  comment  l'idée  lui  vint  d'en  faire  des  albums. 

C'était  au  mois  de  décembre  1824.  On  jouait  à  l'Odéon  depuis 
quelques  jours  le  Freischulz  arrangé  ou  plutôt  défiguré  par  Cas- 
til-Blaze,  et  tous  les  romantiques  se  rendaient  à  ce  théâtre  pour 
applaudir,  sous  le  titre  de  Robin  des  Bois,  le  chef-d'œuvre  de 
Weber. 

Or,  un  soir  que  Victor  Hugo  et  sa  femnie  attendaient  sous  les 
galeries  de  l'Odéon  l'ouverture  des  portes,  ils  se  trouvèrent  à  côté 
d'un  grand  jeune  homme  au  visage  ferme  et  cordial  qui  les  salua 
et  entra  en  conversation  avec  eux.  C'était  Achille  Devéria  dont 
des  centaines  de  lithographies  avaient  déjà  répandu  le  nom  dans 
le  public  lettré.  Il  était  très  mélomane  et  ne  se  lassait  pas  d'en- 
tendre la  chanson  à  boire  et  le  chœur  des  chasseurs  du  Freischulz. 

On  a  vite  lié  connaissance  quand  on  a  vingt  ans  (1)  et  les  mêmes 
goûts. 

M"""  Victor  Hugo  l'ayant  complimenté  sur  ses  dessins,  Devéria 
lui  demanda  si  elle  avait  un  ailbum.  Quelques  années  plus  tard, 
elle  aurait  pu  lui  répondre  qu'elle  en  faisait  collection.  Comme 
elle  n'en  avait  pas  epcore,  elle  lui  dit  qu'elle  en  aurait  un  le  len- 
demain. Et  le  lendemain  soir,  le  dessinateur,  qui  habitait  non 
loin  de  la  rue  de  Vaugirard  où  demeurait  alors  le  poète  des  Odes 
et  Ballades,  vint  avec  son  crayon  étrenner  le  premier  ailbum  de 
jy/jme  Victor  Hugo. 

Qu'est  devenu  cet  album  ?  H  a  probablement  eu  le  sort  du 
Bonsnrd  de  Victor  Hugo,  qui  fut  vendu  avec  ses  meubles,  quand 
il  partit  pour  l'exil.  Mais  il  n'était  pas  le  seul  que  M""*  Victor  Hugo 
eût  formé  durant  vingt-cinq  ans.  Et  M..  Lefèvre-Vacquerie  en  pos- 
sède un  autre  que  la  femme  du  grand  poète  offrit  à  sa  mère  le 

(1)  Achille  Devéria  était  né  à  Paris  le  G  février  1800. 


I 


LES   ALBUMS    DE    M'"=    VICTOH    HUGO  189 

13  mai  1843.  C'est  de  cet  album  précieux  que  j'ai  tiré,  avec  la  per- 
mission de  son  propriétaire,  les  lettres  autographes  que  je  donne 
aujourd'hui  à  La  Rnme.  Ces  lettres,  signées  des  plus  grands 
noms  de  la  littérature  et  de  l'art  français  au  xix''  siècle,  sont  toutes 
adressées,  sauf  la  dernière,  à  Victor  Hugo.  Il  suffira  de  les  lire 
pour  se  rendre  compte  de  leur  intérêt. 

Léon  SÉCHÉ. 


1.    —   LAMENNAIS 

A  la  Chênaie,  le  9  juin  [1822]. 

J'ai  lu  le  recueil  de  vos  poésies  (1),  mon  cher  Victor,  et  je  vous 
remercie  du  plaisir  que  vous  m'avez  procuré.  Les  beaux  vers  res 
semblent  à  la  lumière  du  midi,  qui  colore  davantage  les  objets  et 
répand  sur  eux  des  teintes  plus  variées  et  plus  harmonieuses. 
Vous  avec  des  morceaux  d'une  grande  force,  et  d'autres  où  la 
grâce  s'unit  à  une  sensibilité  douce  et  vraie.  L'ode  intitulée 
Vision  m'a  paru  pleine  de  verve  et  d'originalité.  Il  ne  tiendrait, 
qu'à  moi  de  vous  citer  une  foule  de  vos  charmants,  car  j'ai  sous 
les  yeux  le  Regret.,  le  Vallon  de  Chérizy,  le  Niiage,  le  Matin  ; 
c'est  l'âme  qui  fait  le  poète,  et  voilà  pourquoi  il  y  en  a  si  peu. 

Ne  me  laissez  pas  i.srnorer  l'issue  de  votre  affaire  à  la  maison 
du  Roi  (2).  Vous  avez  raison  de  penser  à  assurer  votre  avenir.  Per- 
sonne ne  connaît  mieux  que  moi  les  embarras  dont  je  voudrais 
vous  voii-  affranchi.  J'espère  aussi  en  sortir  un  jour,  mais  pour 
cela  il  me  faut  encore  plusijeurs  années  de  travail.  Au  reste, 
j'éprouve  une  çrrande  douceur  à  m'abandonner  à  la  Providence  ; 
elle  est  si  bonne  pour  ses  enfants  !  et  pourtant  nous  nous  inquié- 
tons comme  si  nous  étions  orphelins.  Un  de  mes  amis,  dans  J'émi- 
gration,  avait  épuisé  toutes  ses  ressources  ;  il  ne  lui  restait  plus 
qu'une  petite  pièce  de  monnaie  ;  il  la  regarde,  il  y  lit  ces  mots  : 
Deus  providebit  ;  à  l'instant  sa  confiance  renaît,  et  quoiqu'il  ait 
dans  la  suite  éprouvé  bien  des  traverses,  jamais  le  nécessaire  ne 
lui  a  manqué. 


(1)  Odes  et  Poésies  diverses,  publiées  cliez  Pélicier,  en  1822. 

(2)  Allusion  à  la  pension  de  2.000  francs  qui  fut  accordée  queJque 
■temps  après  à  Victor  Hugo  par  le  roi  Louis  XYIIL 


190  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

Vous  me  demandez,  mon  cher  ami,  où  j'en  suis  de  mon  troi- 
sième volume  (1)  ;  il  est  fini,  mais  l'ouvrage  ne  l'est  pas,  à  beau- 
coup près.  Mon  dessein  n'était  d'abord  d'offrir  que  des  résultats, 
mais  ces  résultats,  quoique  incontestables,  auraient  été  contestés, 
attendu  la  disposition  des  esprits  à  mon  égard.  Je  me  suis  donc 
décidé  à  présenter  les  preuves  de  tout  ce  que  j'avance,  c'est-à-dire 
le  tableau  de  la  tradition  du  genre  humain  sur  les  grandes  vérités 
de  la  religion.  Je  sens  fort  bien  que  ces  longs  développements 
doivent  jeter  de  la  longueur  dans  la  troisième  partie  de  VEssai  ; 
mais  que  faire  à  cela  ?  L'auteur  y  perdra  peut-être,  mais  la  vérité 
y  gagnera,  je  crois  ;  et  c'est  tout  ce  que  je  désire,  le  reste  est  trop 
vain  pour  s'en  occuper.  Ainsi,  outre  le  volume  fini,  il  m'en  reste 
encore  deux  à  faire  ;  ils  ne  me  coûteront  guère  moins  de  dix-huit 
mois  de  travail.  Ce  qui  me  peine  le  plus,  c'est  d'être  si  longtemps 
séparé  de  mes  amis.  Il  faut  que  je  me  redise  de  temps  en  temps 
que  Dieu  le  veut,  et  il  est  vrai  que  ce  mot  répond  à  tout,  et  console 
de. tout.  Priez  pour  moi,  mon  cher  Victor.  Je  ne  vous  oublie  point 
à  l'autel,  et  votre  souvenir  est  partout  un  des  plus  doux  de  mon 
cœur. 

Votre  ami,  F.  M.  (2). 

II.    —   LAMENNAIS 

S.  d.  [1825]. 

J'ai  été  constamment  malade  et  très  occupé  depuis  que  je  ne 
vous  ai  vu,  mon  cher  Victor  ;  c'est  à  peu  près  mon  état  perpétuel 
à  Paris.  Rendez-moi,  je  vous  prie,  île  service  de  rappeler  à 
M.  Nodier  la  promesse  qu'il  a  bien  voulu  me  faire  d'un  article 
dans  la  Quotidienne  sur  mon  Imitation  (3).  Cette  édition  de  luxe 
a  besoin  d'être  connue  et  aidée,  et  je  ne  sais  trop  où  trouver  cette 
aide.  Je  me  confie  là-dessus  à  votre  amitié,  et  à  l'obligeance  de 
M.  Nodier,  à  qui  je  ne  laisse  pas  de  craindre  que  mes  instances 
ne  soient  importunes.  - 

Adieu,  cher  Victor.  F.  de  la  M. 

Samedi. 

(1)  De  VEssai  sur  V indifférence. 

(2)  Lamennais  fut  une  des  premières  admirations  de  Victor  Hugo,  et 
celui  qui,  avec  Chateaubriand,  exerça  le  plus  d'influence  sur  sa 
jieunesise. 

(3^  Vlmitation  de  Jésus-Christ,  traduction  nouvelle  de  F.  de  Lamen- 
nais, parut  en  1825,  avec  5  gravur^is. 


LES    ALBUMS    DE   M"'^   viCTOR    HUGO  l9l 

III.  —  CHATEAUBRIAND 

/"  décembre  18Î6. 

Je  vous  dois  toujours,  monsieur,  de  nouveaux  remerciements. 
Vous  me  louez  trop,  mais  pourtant  si  bien  que  je  n'ai  pas  le  cou- 
rage de  m'en  plaindre.  Je  vais  relire  ce  que  j'ai  ilu  et  lire  ce  que 
je  ne  connais  pas  encore  (1).  Je  vous  admire  toujours  et  ne  suis 
fâché  que  de  ne  pas  vous  voir  plus  souvent. 

Croyez,  monsieur,  à  mon  dévouement  bien  sincère. 

Chateaubriand. 
iv.  —  lacretelle 

s.  d.  [1827]. 

Quoique  j'aie  bien  rarement,  monsieur,  le  plaisir  de  vous  voir 
ou  plutôt  de  vous  entrevoir,  il  faut  que  je  cède  au  p-laisir  de  vous 
dire  combien  votre  Ode  à  la  Colonne  sacrée  m'a  ému,  trans- 
porté (2).  Le  courage  et  l'honneur  sont  les  vraies  inspirations  du 
talent.  Que  de  belles  images  !  que  de  pensées  fortes  !  quelle  cha- 
leur continue  !  quelle  vérité  de  sentiments  !  Tandis  que  nous 
défendons  de  notre  mieux  la  cause  des  lettres  françaises,  vous  en 
relevez  la  gloire  et  en  renouvelez  la  puissance.  Vous  allez  porter 
l'effroi  dans  bien  des  Cours,  mais  vous  réjouissez  celle  d'Apollon, 
pardonnez-moi  cette  citation  mythologique.  Il  faut  que  mon 
esprit  aille  sur  son  vieux  moule,  mais  heureusement  il  sent  tout 
le  prix  des  beautés  nouvelles  et  surtout  quand  la  source  en  est 
une  âme  noble. 

Agréez  l'hommage  des  sentiments  sincères  que  je  brûlais 
d'exprimer. 

Lacretelle  (3). 

(1)  La  préface  et  les  poésies  de  la  troisième  édition  des  Odes  et 
Ballades. 

(2)  Victor  Hugo  avait  écrit  l'Ode  à  la  Colonne  pour  venger  l'injure 
faite  aux  maréchaux  de  l'Empire  par  l'ambassadeur  d'Aïutriche  qui, 
dams  un  bal  fameux,  au  lieu  de  se  les  faire  annoncer,  par  leurs  titres 
de  noblesse,  de  Reggio  et  d'Albuféra,  avait  donmé  l'ordre  de  les  appe- 
ler par  leurs  noms  de  famille  :  Oudinot  et  Suchet. 

(3)  Lacretelle  (Jean-Jacques-Dominique  de)  dit  le  jeune.  Né  à  Metz, 
le  3  septembre  1766,  mort  à  Mâcon  le  26  mars  1855. 


192  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 


V.     -  ALFRED  DE  MUSSET 

Je  suis  désolé,  mon  cher  ami,  de  ce  qu'il  m'est  impossible  d'être 
demain  avec  vous  à  Notre-Dame  (1).  J'ai  fait  la  plus  grande  imbé- 
cillité du  monde  en  acceptant  votre  aimable  invitation.  Mais  il 
y  a  huit  jours  que  je  dois  monter  à  cheval  demain  ;  c'est  une 
partie  avec  d'autres.  Je  ne  serais  jamais  à  cinq  heures  chez  vous, 
habillé,  et  j'aurais,  de  vous  manquer  de  parole,  une  peur  horrible 
qui  ne  me  servirait  à  rien. 

Je  vous  verrai  chez  M.  Nodier,  s'il  ne  pleut  des  hallebardes  la 
tête  en  bas. 

Recevez  mon  excuse  et  repentances.  Quelque  désagrément  que 
vous  cause  ma  maladresse,  j'en  suis  toujours  plus  vexé  que  vous. 

25  samedi  [octobre  1828'\.  Alfred  de  Musset. 

VI.  —  M'"''  desbordes-valmore 

S.  d.  [18291 

Que  je  serais  contente  si  vous  éprouviez  quelque  bien  de  ce  tré- 
sor qui  vient  de  me  renare  la  vue  comme  par  un  miracle  de  Dieu  ! 
N'ayez  pas  peur  monsieur,  de  vous  en  servir,  il  m'a  été  envoyé 
par  un  ami  prudent,  M.  Alibert  (2).  Je  vous  conjure  d'essayer,  il 
m'a  d'avance  prévenue  que  si  cette  eau  ne  me  guérissait  pas,  l'effet 
n'en  pouvait  être  en  rien  nuisible,  car  j'ai  toujours  peur  aux  yeux, 
et  les  vôtres  sont  précieux  à  tout  le  monde. 

T]  faut  les  baigner  dans  cette  eau  trois  ou  quatre  fois  le  jour  par 
le  moyen  d'une  œillère.  Vous  sentirez  des  piqûres,  et  si  elles 
étaient  trop  vives,  vous  mêleriez  un  peu  d'eau  pure  à  ce  bain  local. 

Parmi  vos  nombVeux  et  brillants  amis,  pensez,  monsieur,  que 
dans  un  coin  obscur  de  ce  monde,  on  fait  les  vœux  les  plus  tendres 
pour  votre  gloire  et  pour  votre  bonheur. 

Boulevard  Sainl-Denis,  n°  9.  Marceline  Valmore  (3). 

(1)  Sainte-Beuve  raconte  que  pendant  qu'il  travaillait  à  Joseph 
Delorme,  et  Victor  Hugo  aux  Orientales,  ils  allaient  souvent  avec  leurs 
amis  voir  se  coucher  le  soleil  au  haut  des  tours  de  Notre-Dame. 

(2)  Méiiecin  fameux  que  quelques-uns  regardent  comme  le  père  du 
premier  enfant  de  Marceline. 

(3)  On  voit  que  cette  lettre  se  rapporte  à  la  précédente. 


1 


LES    ALBUMS    DE    M'"*^   VICTOR    HUGO  103 


VII.  —  ALFRED  DE  VIGNY 


9  février  1829. 


Je  vous  <ai,  je  vous  tiens  depuis  longtemps  malgré  vous,  cher 
ami,  et  je  ne  vous  quitte  pas,  vous  me  suivez  tout  le  jour  jusqu'à 
la  nuit  et  je  vous  reprends  le  matin.  Je  vais  de  vous  à  vous,  du 
haut  en  bas,  du  bas  en  haut,  des  Orientales  au  Condamné,  de 
l'Hôtel  de  Ville  à  la  tour  de  Babel,  c'est  partout  vous,  toujours 
vous,  toujours  la  couleur  éclatante,  toujours  l'émotion  profonde, 
toujours  l'expression  vraie,  pleinement  satisfaisante,  la  poésie 
toujours.  Depuis  trois  semaines  je  ne  sors  pas,  retenu  ici  par  une 
longue  maladie  de  ma  femme  et  un  grand  chagrin,  car  l'autre 
soir  chez  vous,  pendant  que  je  riais,  je  ne  savais  qu'elle  allait 
perdre  un  enfant  âgé  de  deux  mois  dans  son  sein  ;  elle  a  souffert 
autant  qu'une  mère  et  ne  l'est  pas.  Hélas  !  vous  devinez  tout  ce  que 
j'ai  souffert  aussi.  Je  voudrais  pouvoir  vous  dire  tout  ce  que  vos 
belles  odes  m'ont  donné  de  consolation  en  m'enlevant  à  moi- 
même,  quel  enivrement  elles  me  causent  comme  tous  les  parfums 
de  l'Orient  réunis  dans  une  cassolette  d'or,  mais  je  ne  cesserais 
d'écrire.  J'ai  aussi  une  étrange  idée  que  vous  ne  sauriez  croire, 
combien  je  voudrais  savoir  l'air  de  la  chanson  d'argot  pour  la 
chanter.  Vous  me  l'apprendrez,  n'est-ce  pas  ?  Adieu,  embrassez- 
moi  sur  vos  deux  joues,  je  vous  embrasse  aussi  l'une  pour  l'orient, 
l'autre  pour  l'occident  de  votre  tête  qui  est  un  monde. 

Alfred  de  Vigny  (1), 

VIII.  —  le  même 

il  mai  1829. 

Voici  mes  vieux  péchés  et  les  nouveaux  avec  eux  (2),  cher  ami. 
Je  n'ai  pas  voulu  attendre  que  j'eusse  le  temps  de  vous  les  porter. 

(1)  Cette  jolie  lettre  offre  un  intérêt  particulier  pour  la  biographie 
de  Vigny.  C'est  la  première  fois,  effectivement,  que  nouis  entendons 
parler  de  raccident  cfui  l'empêcha  d'être  père.  Et  ainsi  se  trouve 
détruite  la  légende  qui  représentait  sa  femme,  la  créole  anglaise, 
comme  stérile. 

(2)  La  seconde  édition  die  ses  Poèmes  qui  venait  de  paraître  et  qui. 
entre  parenthèses,  n'est  pas  à  la  Bibliothèque  nationale. 

13 


1Ô4  LEà   ASiï^JALÈS    ftOMANtlQlJES 

J'ai  toujours  celui  de  penser  à  vous  et  de  vous  aimer,  chose  en 
laquelle  je  ne  puis  et  ne  veux  jamais  changer  ainsi  qu'en  quelque 
autres  choses  encore. 

Tout  à  vous. 

Alfred  de  Vigny. 

Ma  femme  m'attend  debout  pour  sortir. 

IX.   —  PROSPER   MÉRIMÉE 

11  mai  [1829']. 

.le  vous  serai  fort  obligé  de  me  renvoyer  la  «  Vie  du  D"  Faust  » 
le  plus  promptement  que  vous  pourrez. 

Je  n'ai  pas  reçu  d'exemplaire  de  la  Revue  de  Paris,  et  j'en  suis 
outré.  Encore  si  M.  Véron  m'avait  envoyé  pour  me  consoler  un 
mandat  sur  Aguado  et  G°  (i)  !  Si  vous  voyez  ledit  V...,  insinuez- 
lui  combien  son  procédé  est  peu  français  [sic). 
Tout  à  vous. 

P.    MÉRIMÉE. 

X.   —  HAREL 

[1829]. 

Monsieur  et  ami,  mon  sort  est  de  me  trouver  toujours  entre 
Rome  et  Carthage  (2).  Voici  cet  original  de  l'Anglemont,  bon  gar- 
çon du  reste,  qui  s'est  laissé  gagner  par  le  mauvais  exemple  et 
qui  lève  l'étendard  contre  les  nôtres  (3).  Vous  me  savez  non  seule- 
ment trop  bon  croyant,  mais  encore  trop  honnête  homme  pour  me 


(1)  C'était  le  banrruier  Aguado  qui  passait  pour  faire  les  frais  de  la 
Revue  de  Paris  à  cette  époque. 

(2)  Avant  de  diriger  le  théâtre  de  TOdéon,  T. -A.  Harel  avait  souffert, 
en  effet,  de  nos  discussions  civiles.  Auditeur  au  Conseil  d'Etat,  et  puis 
sous-préfet  de  Soissors  sous  le  premier  Empire,  Napoléon,  au  retour 
de  l'île  d''Elbe,  l'avait  nommé  préfet  des  Laindes.  Mais  à  la  seconde 
rentrée  des  Bourbons,  il  avait  été  exilé  et  ce  n'est  qu'après  l'aministie 
générale  qu'il  était  revenu  en  France. 

(3)  Allusion  à  la  préface  qu'Edouard  d'Anglemont  avait  mise  en 
tête  de  ses  Légendes  françaises  (juin  18,29)  et  dans  laquelle  il  prenait 
le  parti  de  Henri  de  Latouche  (l'auteur  de  la  Camaraderie  littéraire) 
contre  Victor  Hugo  et  ses  amis. 


LES   ALBUMS   DE   M"^^   VICTOR    HUGO  195 

faire  le  moins  du  monde  de  son  parti  ;  je  crains  qu'il  ne  se  repente 
de  s'attaquer  à  ses  maîtres.  En  tout  cas,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous 
prévenir  que  je  serai  totalement  étranger  aux  articles  de  journaux. 
Je  paraîtrai  même  au  Figaro  pour  empêcher,  s'il  se  peut,  l'in- 
fluence de  Bruker,  chien  enragé  dont  je  souffre  les  morsures  en 
silence.  Quelque  chose  qui  arrive,  croyez  à  ma  sincère  admiration 
qui  n'est  pas  le  moins  du  monde  girouette  ;  croyez  à  mon  amitié 
qui  est  au-dessus  de  tout  embauchage.  Si  je  ne  vous  vais  pas  voir, 
accusez-en  mon  travail  mercenaire  qui  me  force  à  vendre  mon 
temps  lorsque  j'aurais  tant  de  plaisir  à  le  donner.  Vous  ne  vous 
plaindrez  jamais  d'un  refroidissement  de  ma  part  ;  à  votre  défaut, 
j'ai  vos  ouvrages  qui  m'enlèvent  quelques  moments.  Je  suis  en- 
core à  les  relire  pour  la  première  fois  au  plaisir  qu'ils  me  font. 
Tout  à  vous. 

Harel. 


XI.  —  SAINT-MARC  GIRARDIN 

[Février  4830]. 

L'empressement  tout  naturel  du  public  pour  la  représentation 
de  votre  pièce  me  force  d'avoir  recours  à  vous,  et  je  m'en  félicite. 
Je  ne  puis  mieux  témoigner  quelle  vive  curiosité  et  quel  intérêt 
m'attire  à  Hernani,  qu  en  rh'adressant  à  vous  pour  avoir  les 
moyens  d'assister  à  cette  représentation.  Tout  le  monde  en  attend 
l'événement,  et  moi,  je  le  désire  fort  ;  car  personne  ne  gémit  plus 
que  moi  sur  la  stérile  monotonie  de  notre  littérature  théâtrale  ; 
personne  ne  prend  une  part  plus  sincère  à  ce  que  vous  faites  pour 
ranimer  notre  théâtre.  Il  est  temps  que  l'art  se  relève,  sinon  nous 
tomberons  infailliblement  dans  la  /littérature  des  ballets  et  des 
mêmes  drames  dans  le  génie  de  la  mise  en  scène. 

Auriez- vous  la  complaisance  de  m'indiquer  comment  je  pour 
rais  encore  avoir  au  théâtre  un  billet  pour  quelque  place  sûre  et 
commode  ?  Vous  obligeriez  en  cela  quelqu'un  qui  mettrait  infini- 
ment de  prix  à  se  trouver  votre  obligé  dans  cette  circonstance. 

Agréez,  monsieur,  mes  excuses  et  mes  compliments. 

Saint-Marc  Girardin. 


196 


LES   ANNALES   ROMANTIQUES 
XII.    —   SAINTE-BEUVE 


Ce  jeudi  [i83i]. 


Mon  cher  ami,  je  sors  de  chez  L'Herminier,  qui  se  proposait  ei 
se  propose  d'aller  un  de  ces  matins  chez  vous  pour  vous  remercier 
et  causer  de  Marion  [de  Lorme].  Il  est  certain  qu'un  mot  ou  qu'une 
visite  de  vous  à  Vitet  serait  de  toute  l'efficacité  possible.  Il  lui  par- 
lera lui-même  et  le  préviendra  pour  Boulanger.  Je  n'ai  pu  encore 
voir  Brizeux,  ayant  été  tenu  ce  matin  chez  Guttinguer  et  Antony 
[Deschamps].  Je  vais  tâcher  de  le  trouver. 
Tout  à  vous  de  cœur. 

Sainte-Beuve. 


XIII.  —  HEROLD 

Vos  belles  strophes  étaient  mises  en  musique  deux  heures  après 
l'envoi  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'en  faire  (1).  Je  vous  remer- 
cie mille  fois  de  l'amabilité  empressée  avec  laquelle  voue  avez 
rempli  notre  espoir.  Puisse  ma  musique  ne  pas  trop  gâter  votre 
poésie  !  Adolphe  Nourrit  est  enchanté  de  pouvoir  être  votre  inter- 
prète. Je  vous  aurais  informé  plutôt  {sic)  de  ces  détails  si  je 
n'avais  6û  m'occuper  tout  d'abord  de  la  longue  instrumentation 
de  notre  petit  morceau  et  ensuite  songer  aux  moyens  de  copie  et 
d'exécution.  M""^  d'Argout  a,  dit-on,  hautement  témoigné  sa  satis- 
faction de  votre  complaisance,  et  je  me  trouve  heureux,  mon- 
sieur, d'avoir  trouvé  une  occasion  de  connaître  un  homme  que 
j'admire  depuis  longtemps. 

Veuillez  agréer,   monsieur,   l'assurance  de  ma  vive  reconnais- 
sance et  de  ma  considération  la  plus  distinguée. 
Votre  très  'humble  serviteur, 

Ce  93  juillet  i93L 

Herold. 


XIV.   —  VILLEMAIN 


/5  mars  [i83i]. 


Madame, 
Je  vous  remercie  mille  fois  de  votre  bienveillant  souvenir,  et 

(1)  VHijmne  aux  morts  de  Juillet  qui  fut  chanté  au  Panthéon,  le 
27  juillet  1831,  et  publié  dans  le  Globe  du  29. 


LES    ALBlMS    de    m""'   VICTOR    HUGO  197 

Victor  de  son  présent.  J'ai  passé  une  partie  de  la  nuii  à  lire  avec 
une  vive  curiosité  et  tourbillonnement  d'esprit,  comme  si  j'étais 
sur  la  tour  de  Notre-Dame,  et  que  je  pusse  tout  voir  en  bas  (1). 
C'est  toujours  la  forte  et  grande  imagination  qui  frappe  ou  heurte, 
mais  ne  laisse  pas  une  impression  médiocre.  Il  y  a  des  scènesqui 
m'ont  ravi  par  le  charme  et  la  grâce  nouvelle,  mais  j'irai,  madame, 
vous  offrir  bientôt  mes  respects  et  causer  avec  l'auteur.  Je  voudrais 
bien  vivement  vous  annoncer  aussi  le  succès  de  mes  bons  offices 
dans  ce  qui  intéresse  la  personne  dont  vous  m'avez  parlé.  J'y 
pense  et  je  cherche. 

Veuillez,  madame,  agréer  l'hommage  de  tous  mes  sentiments 
de  respect  et  d'adrhiration. 

ViLLEMAIN. 
XV.   —  DÉRANGER 

29  mars  [/5,?/]. 

Mon  cher  Hugo,  je  vous  députe  un  homme  aux  reins  forts,  aux 
larges  épaules  ;  chargez-le  sans  crainte.  Il  me  rapportera  Notre- 
Dame  de  Paris,  que  je  suis  impatient  de  connaître,  parce  que  tout 
le  monde  m'en  parle  et  que  c'est  votre  ouvrage. 

Je  vous  préviens  toutefois  qu'ennemi-né  du  genre  descriptif  je 
sais  d'avance   qu'il  y  a  une   partie  du   roman  dont   je  serai   fort 
mauvais  juge.  Mais  je  suis  disposé  à  être  pour  le  reste  du  livre 
ce  que  vous  savez  que  je  suis  pour  toutes  vos  productions. 
De  tout  creur  et  pour  la  vie. 


XVL  —  LAFAYETTE 


DÉRANGER. 


29  janvier  1833. 


Il  y  a  bien  longtemps  que  je  n'ai  eu  le  plaisir  de  voir  monsieur 
Victor  Hugo  ;  j'avais  cependant  à  le  féliciter  de  sa  belle  défense 
de  la  liberté  théâtrale  ;  un  de  nos  amis  devait  aussi  s'informer  s'il 
était  possible  d'avoir  une  loge  pour  la  première  représentation  de 
sa  nouvelle  pièce  (2).  La  princesse  de  Belgiojoso  avait  tâché  d'en 

Cl)  Allusion  à  'Notre-Dame  de  Paris  qui  venait  de  paraître. 
C2)  Lucrèce  Borqia,    représentée    à    la    Porte-Saint-Martim    le    2    fé- 
vrier 1833. 


198  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

retenir  une,  mais  il  n'était  plus  temps,  et  on  lui  a  répondu  qu'il 
n'y  avait  plus  que  la  protection  de  l'auteur  quipût  l'obtenir.  Mon- 
sieur Victor  Hugo  me  permettra  de  m'adresser  directement  à  lui, 
en  même  tem.ps  que  je  profite  de  cett€  occasion  pour  lui  renou- 
veler l'assurance  de  mon  bien  sincère  attachement. 

Lafayette. 

XVII.  —  m"*  GEORGE 

19  novembre  1835. 
Mon  cher  monsieur  Hugo. 

Je  viens  de  lire  avec  bien  de  la  reconnaissance  le  mot  si  flatteur 
que  vous  mettez  sur  moi  dans  vos  notes  à  la  suite  de  Marie 
Tudnr  (1). 

Vous  me  rendez  orgueilleuse.  Offrez-moi  donc  bien  vite  une 
occasion  de  vous  montrer  tout  mon  zèle,  tout  mon  dévouement, 
toute  mon  amitié 

George  Weimer. 

XVII.    —    HECTOR    BERLïOZ 

Conservatoire 
de  musique. 

S.  d.  [183S]. 

Monsieur  Hugo  serait  bien  aimable  de  disposer  en  ma  faveur 
de  deux  heures,  demain  dimanche,  pour  venir  entendre  au  Con- 
servatoire ma  nouvelle  composition  sur  le  Roi  Lear  ainsi  que  la 
romance  de  Marie  Tudor.  Nous  terminerons  par  ma  Sijmphonie 
fantastique  et  d'après  les  répétitions  je  suis  sûr  d'une  exécution 
foudroyante. 

H.  Berlioz. 

XIX.   —  BARTHÉLÉMY 

Mon  cher  Hugo, 
Vous  me  ferez  une  bien  grande  joie  si  vous  pouvez  me  procurer 


(1)  Marie  Tudor  fut  représentée  à  la  Porte-Saint-Martin  le  6  novem- 
bre 1833.  C'est  M""  George  qui  jouait  le  rôle  de  Marie. 


LES   ALBUMS    DE   M*"^   VICTOR    HUGO  199 

votre  dernière  ode  sur  la  Colonne,  à  l'occasion  du  refus  des  cendres 
de  Napoléon  (i).  Vous  êtes  le  seul  homme  au  monde  dont  je  lis 
les  vers  avec  délices,  et  c'est  peu  pour  moi  de  les  connaître,  il  faut 
que  je  les  répète  à  tous  ceux  que  je  vois. 

Ayez  donc  la  bonté  de  me  rendre  ce  précieux  service.  Croyez 
bien,  mon  très  cher,  que  si  vous  avez  des  admirateurs,  il  n'en  est 
aucun  de  plus  sincère  et  de  plus  chaud  que  moi,  qui  vous  ai  tou- 
jours proclamé  le  premier  de  nos  poètes,  et  qui  ai  professé  mon 
opinion  en  Angleterre,  en  Autriche,  et  partout  où  le  hasard  m'a 
poussé. 

Tout  à  vous. 

Rue  de  Cléry,  n"  10. 

Barthélémy  (2). 

XX.  —  LISZT 

.Te  n'ai  pu  aller  vous  voir  tous  ces  jours  derniers,  mon  noble 
amJ  ;  la  partition  de  M"^  Bertin  m'a  pris  le  peu  de  temps  dont  je 
pouvais  disposer  (3). 

Si  vous  étiez  cent  fois  aimable,  vous  viendriez  nous  dire  bon- 
soir samedi  chez  Erard.  A  cet  effet  je  vous  joins  ici  deux  billets 
dont  vous  ferez  ce  que  bon  vous  semblera. 
T.  à  v.  d'admiration  et  de  sympathie. 


Liszt. 


XXI.  —  THÉOPHILE  GAUTIER 


S.  d.  [1838]. 

Daignez  avoir  la  charmante  bonté  de  remettre  au  porteur  de  ce 
chiffon  les  billets  que  vous  avez  bien  voulu  me  promettre  pour  la 
seconde  de  Ruy  [Bios].  Si  vous  aviez  quelques  places  secondaires 
pour  mes  marmitons  et  mes  esclaves,  ils  applaudiront  comme  des 
poètes  ou  des  Granier  de  Cassagnac  (4). 

(1)  Cette  Ode  à  la  Colonne  parut  dans  les  Chants  du  crépui&cule, 
en  1836. 

(2)  Auteur  de  la  Némésis. 

(3)  Je  suppose  qu'il  s'agit  ici  de  la  musique  que  Mlle  Louise  Bertin 
fit  pour  l'opéra  de  la  Esméralda,  représenté  à  rAcadémie  nationale  de 
musique  le  16  novembre  1836. 

(4)  Bvy  Blas  fut  représenté  le  8  novembre  1838  pour  l'ouverture  du 
théâtre  de  la  Renaissanoe.  C'était  Frederick  Lemaître  qui  remplissait 
le  rôle  de  Ruv  Blas. 


200  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

Je  mets  mes  hommages  à  vos  pieds  que  je  baise. 

Théophile  Gautier. 

xxii.  —  gustave  planche 

//  décembre  i83Ù. 
Mon  cher  ami, 

•Je  vous  remercie  bien  sincèrement  de  vous  être  mis  à  ma  dispo- 
sition. Je  vous  prends  donc  corps  et  âme  ;  quand  ?  Dès  que  vous 
le  pourrez,  aujourd'hui  si  vous  en  avez  le  temps.  Comment  ?  De 
votre  mieux,  comme  s'il  s'agissait  d'un  intérêt  grave,  comme  si 
vous  étiez  intéressé  à  réussir.  A  qui  ?  A  Villemain  et  à  Cousin, 
qui  peuvent  décider  le  sort  de  ma  demande.  Je  compte  plus  que 
jamais  sur  votre  obligeance.  Depuis  quelques  jours  je  suis  en 
pleine  diplomatie.  De  Vigny  a  dû  voir  Villemain,  Dittmer,  Guizot, 
Ampère,  Cousin  ;  Mérimée  va  ce  matin  chez  Thiers  pour  lui  et 
pour  moi.  J'ai  écrit  à  Sainte-Beuve  pour  Villemain  !  Il  y  va  de 
mon  succès  et  de  votre  autorité  à  tous.  Jouez  comme  pour  vous. 

G.  Planche. 


XXIII.    —  LAMARTINE 


i5  février. 


Mon  cher  Hugo  :  ceci  n'est  qu'un  mot  pour  vous  dire  que  je 
vous  prie  de  remettre  le  portrait  que  vous  avez  à  quelqu'un  qui 
viendra  le  chercher  de  la  part  de  M.  de  Jussieu  et  vous  en  remet- 
tra un  semblable.  Le  vôtre  étant  plus  ressemblant  au  jugement 
de  ma  femme,  et  Jussieu  ayant  un  graveur  qui  lui  demande  de 
s'en  charger,  il  est  juste  qu'il  ait  le  meilleur  à  copier.  Adieu.  Je 
suis  si  fiévreux  que  je  n'ai  pas  la  force  de  tenir  une  plume.  J'es- 
père que  cette  lettre  vous  trouvera  mieux  et  hors  de  maladie  et 
d'ennui. 

V^otre  ami, 

Lamartine. 

xxîv.  —  léon  gozlan 

Ce  samedi,  21  juillet  1839. 
Je  vous  remercie,  monsieur,  des  lignes  si  amicales  de  votre  lettre 


LES   ALBUMS   DE   M"^^   VICTOR    HUGO  201 

et    m'estime  hieureux  de   l'erreur  qui    vous  les  a  fait   écrire.  Le 
déjeuner  est  pour  lundi,  dix  heures.  Je  suppose  que  M.  de  Balzac 
vous  a  dit  l'endroit  où  nous  nous  réunirons.  A  tout  hasard,  je  vous 
l'indique  ici  :  c'est  aux  Jardies,  près  do  Ville-d'Avray. 
Mille  et  mille  amitiés. 

Léon  GozLAN. 


XXV.   —  MOiNTALEMBERT 

Le  23  décembre  1840. 
Mon  cher  ami, 

Un  membre  du  Parlement  anglais,  M.  Richard  Milnes,  le  seul 
poète,  je  ppnse,  qui  siège  dans  cette  assemblée,  désire  vivement 
avoir  le  bonheur  de  faire  votre  connaissance.  C'est  un  jeune 
tiomme  vraiment  distingué  et  spirituel,  qui  a  publié  deux  volu- 
mes de  beaux  vers  et  qui  aime  beaucoup  la  France,  quoique  tory 
Si  vous  voulez  bien  me  le  permettre,  je  vous  l'amènerai  un  de  ces 
matins  à  l'heure  où  vous  êtes  ordinairement  chez  vous,  et  je  serais 
charmé  de  cette  occasion  de  vous  répéter  de  vive  voix  tous  mes 
vœux  pour  votre  prochaine  victoire  que  tout  le  monde  semble 
regarder  comme  certaine  (l). 

Croyez-moi  toujours  votre  ancien  et  tout  dévoué  serviteur  et  ami, 

Comte   DE    MONTALEMBERT. 

:'>8,  rue  Saint-Dominique. 

XXVL  --  VICTOR  COUSIN 

Mon  cher  ami, 

Je  ne  sais  où  vous  prendre  et  je  vous  écris  place  Royale  avec 
bien  moins  de  sécurité  que  je  ne  vous  écrirais  :  A  Monsieur  Hugi 
en  France  ;  car  les  directeurs  des  postes  se  connaissent  encore 
mieux  en  gloire  que  la  position  de  la  place  Royale.  Je  vous  écris 
donc  place  Royale  à  tout  événement,  pour  vous  dire  que  je  reste- 
rai chez  moi  jeudi  jusqu'à  midi  avant  d'aller  h  l'Académie  et  que 

(1)  Allusion  à  la  candidatui-^e  de  Victor  Hugo  ù  l'Académie  Fian- 
çaisie. 


202  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

je  serai  charmé  de  causer  avec  vous  de  votre  candidature  et  de  ma 
voix  (1). 

A  jeudi. 

Mille  amitiés. 

V.  Cousin. 

XXVII.   —  LAMARTINE 

Auprès  de  ce  grand  nom  si  sûr  de  sa  mémoire, 
Quel  est  le  mot  choisi  que  ma  main  gravera  ? 
L'un  y  grave  génie  et  l'autre  y  trace  gloire, 
Moi,  j'écris  Lamartine  et  son  cœur  comprendra. 

Al.  DE  Lamartine. 

XXVIII.   —  BALZAC 

Paris,  8  avril  1845. 
(Place  Royale.) 

Si  tous  les  amants  ne  donnent  pas  comme  Roland  des  signes  de 
fureur,  n'est-iî  pas  déraisonnable  de  se  sacrifier  aux  volontés 
d'une  autre  ?  Si  les  actes  de  l'insensé  varient,  la  cause  est  la  même. 
Pour  tout  dire,  en  un  mot,  quiconque  s'abandonne  trop  à  l'amour 
mériterait,  entre  mJlle  tourments,  d'être  chargé  de  haines.  On 
pourrait  bien  me  dire  ;  Ami,  tu  conseilles  les  autres,  et  tu  ne  vois 
combien  est  grosse  la  poutre  que  tu  as  dans  l'œil  gauche  !  Merci 

UArioste  ad  usum  Delphini  Victoris  Hugo. 

De  Balzac. 

xxix.  —  du  même 

S.  d. 

Mon  cher  Hugo,  j'ai  trouvé  l'esprit  de  rédaction,  d'indépendance 
de  la  pensée,  le  journal  révolté  de  l'idée  de  censure  exercée  sur 
un  article,  le  retranchement  des  phrases  équivalait  au  retranche- 
ment de  l'article  ;  il  était  onze  heures,  malgré  la  lutte  vive,  je  n'ai 
rien  obtenu,  je  ne  puis  rien  sur  D...  et  nous  aurons  deux  mots  de 
conversation  à  ce  sujet,  il  faudra  rendre  dix  blessures  pour  une. 
Tout  à  vous. 

De  Balzac. 

(1)  Victor  Hugo  fut  élu  à  rAcadéniie  le  7  janvier  1841. 


LES    ALBUMS    DE   M'""=   VICTOR    HUGO  203 

XXX.  —  PONSARD 

Monsieur, 

Je  viens  de  recevoir  votre  lettre,  et  je  comprends  parfaitennent 
que  le  sentiment  d'un  devoir  vous  la  dicte,  aussi  je  m'empresse 
d'y  répondre. 

Dans  mes  rapports  avec  M.  Lireux,  tout  s'est  passé  dans  les 
termes  du  droit  commun,  et  il  n'y  a  point  eu  entre  nous  de  traité 
particulier.  Il  a  fait  toutes  les  dépenses  de  décors  et  n'a  exigé  de 
moi  aucune  avance.  Il  est  vrai  qu'il  hésitait  d'abord  à  faire  ces 
dépenses,  mais  il  était  dans  son  droit,  et  même  alors,  il  n'a  pas 
été  question  de  sommes  d'argent  que  je  dusse  lui  fournir. 

Le  nombre  de  billets  pris  par  la  commission  m'a  été  fidèlement 
délivré  (49  francs  par  représentation),  enfin  j'ai  perçu  tous  les 
droits  qu'on  perçoit  suivant  la  loi  commune  dans  laquelle  j'ai  tou- 
jours été.  A  la  vérité,  mon  droit  diminuait  en  proportion  du  nom- 
bre d'actes  dont  on  faisait  précéder  Lucrèce  (1)  ;  ainsi  on  a  joué 
des  comédies  en  3  actes  qui  réduisaient  mon  droit  au  6  %,  mais 
cela  s'est  fait  ostensiblement,  au  grand  jour,  et  conformément  au 
droit  rigoureux  du  directeur.  Je  dois  ajouter  que  vers  la  dixième 
représentation  de  Lucrèce,  je  me  plaignis  d'avoir  mon  droit  d'au- 
teur ainsi  diminué  par  des  pièces  qui  n'avaient  aucune  influence 
sur  la  recette,  et  que,  sur  cette  première  plainte  de  ma  part,  il  fut 
aussitôt  convenu  que  le  théâtre  ne  prendrait  plus,  même  quand 
il  jouerait  des  pièces  en  trois  actes  avec  Lucrèce,  que  les  droits 
d'une  pièce  en  un  acte,  ce  qui  me  laissait  ainsi  le  8  %  et  ce  qui  fut, 
en  effet,  observé  jusqu'à  ce  qu'on  eiit  ajouté  à  la  représentation 
de  ma  pièce  celle  d'une  pièce  nouvelle. 

Voici,  monsieur,  comment  les  choses  se  sont  passées,  et  je  n'ai 
pour  ma  part  à  reprocher  à  M.  Lireux  aucun  procédé  illégal. 

Agréez,  monsieur,  l'assurance  de  ma  haute  considération. 

F.   PONSARD. 
XXXL   —   SAINTE-BEUVE 

Ce  2  novembre  1844. 
J'étais  allé  l'un  des  soirs  de  l'autre  semaine  place  Royale  pour 

d)  La  pièce  de  Lucrèce  qui  fut  le  point  de  départ,  au  théâtre,  de  la 
réaction  contre  le  romantisme,  fut  représentée  sur  la  scène  de  TOdéon 
le  "22  avril  1843. 


204 


LES    ANNALES    ROMANTIQUES 


VOUS  dire  que  mon  discours  était  prêt  (1).  Je  l'ai  fait  copier  au  net. 
Je  suis  donc  à  votre  disposition,  lorsque  vous  voudrez  bien  vous 
occuper  de  cette  affaire,  soit  pour  vous  le  lire,  soit  pour  vous  com- 
muniquer le  manuscrit.  Mon  désir  serait  que  nous  puissions  être 
prêts  de  manière  à  ce  que  [je]  fusse  reçu  dans  le  courant  de  décem- 
bre. Mais  il  va  sans  dire  que  tout  est  subordonné  à  vos  convenan- 
ces. Je  voulais  aller  vous  dire  cela,  puis,  retenu  tous  ces  soirs,  je 
crains,  retardant  davantage,  de  laisser  passer  quelque  moment 
favorable  où  vous  pourriez  être  vacant.  Dès  que  ce  moment  de 
loisir  se  présentera  pour  vous,  je  serai  heureux  d'en  profiter. 

Mille  compliments  dévoués  et  hommages  respectueux,  s'il  vous 
plaît,  autour  de  vous. 

Sainte-Beuve. 


XXXII.   —  LA  PRINCESSE  DE  CANINO 

Paris,  17  septembre  1845. 

J'ai  été  trois  fois  pour  voir  monsieur  le  vicomte  et  madame  la 
vicomtesse  Hugo.  J'ai  toujours  eu  le  chagrin  de  ne  pas  les  ren- 
contrer, et  la  dernière  fois  on  m'a  dit  qu'ils  étaient  à  la  campagne. 
Moi-même  je  suis  au  moment  de  mon  départ,  qui  n'a  été  retardé 
que  parce  que  j'attendais  l'arrivée  d'un  de  mes  fils,  laquelle  était 
subordonnée  au  départ  de  son  cousin,  le  prince  Gérôme  de  Mont- 
fort.  Enfin,  mon  fils  est  arrivé  et  le  désir  de  lui  faire  faire  connais- 
sance avec  l'illustre  et  aimable  couple  de  la  pilace  Royale  avait] 
dirigé  ma  dernière  course  de  ce  côté.  Je  serais  bien  fâchée  de  ne 
pouvoir  me  rencontrer  encore  une  fois  en  si  bonne  compagnie,  ne] 
fût-ce  que  pour  renouveler  l'invitation  de  venir  en  Italie  passer! 
une  partie  au  moins  de  cet  hiver  qui  s'approche  à  grands  pas  dans] 
ma  mauvaise  maison  au  sein  des  bois  sacrés  de  l'antique  Etruriej 
où  je  ne  doute  pas  que  le  plus  grand  poète  trouverait  des  inspira- 
tions et  toute  sa  charmante  famille  des  distractions  champêtreaj 
au  milieu  de  l'étude  classique  de  nos  fouilles  projetées  en  grand f 
pour  cette  année.  Les  chers  époux  voient  bien  que  je  fais  tout  ce. 
que  je  puis  pour  les  tenter,  sans  parler  du  plus  important  de  tous, 
qui  est  que  Canino  est   situé,  ainsi  qu'on   peut  le  vérifier  sur   la 
carte,  entre  Florence  et  Rome,  et  que  si  l'on  -veut  venir  par  Mar- 

(1)  Sainte-Beuve  fut  reçu  à  rAcadémie  française  le  27  tévrier  18i5, 


Les  A.LBUMS  de  m'"^  Victor  hugô  205 

seille,  on  débarque  à  Civita-Vecchia,  presque  sur  les  confins  de 
nos  terres. 

En  tout  cas,  si  je  ne  vois  pas  monsieur  et  madame  Hugo  avant 
mon  départ,  ce  ne  sera  pas  ma  faute  ;  de  même  je  les  prie  de  me 
(lire  leur  adresse  actuelle,  parce  que  s'ils  ne  sont  pas  loin  de  Paris 
je  tenterai  une  promenade  de  ce  côté  avec  mon  fils,  qui  absolu- 
ment serait  désolé  de  s'en  retourner  sans  avoir  vu  de  près  ce  qu'il 
admire  depuis  qu'il  est  en  âge  d'admirer  ce  qui  le  mérite  à  tant 
de  titres.  J'adresse  cette  lettre  toujours  place  Royale,  pensant  bien 
que  les  ordres  sont  donnés  pour  tout  recevoir,  et  je  suis  empressée 
de'recevoir  la  réponse.  En  attendant,  je  prie  le  vicomte  et  la  vicom- 
tesse de  recevoir  l'assurance  de  tous  les  sentiments 
De  leur  très  affectionnée, 

La  princesse  de  Cantno, 

y^  Bonaparte  Lucien. 

Mon   adresse  jusqu'à    mon  départ  est    rue  Neuve-de-l'TTnivers, 
n"  8,  faubourg  Saint-Germain. 


XXXIÏÏ.  —  LAMARTINE 


Février  [iS48]. 


Mon  cher  grand  homme,  vous  venez  de  faire  votre  chef-d'œuvre 
d'éloquence,  de  ferme  bon  sens,  de  hautes  vues  et  de  magnifique 
style.  Que  j'ai  regretté  de  ne  pouvoir  assister  à  une  réunion  où  a 
retenti  cette  plus  belle  parole  de  ce  temps-ci  ! 

Adieu,  je  vous  écris  en  vous  lisant.  C'est  d'impatience,  d'admi- 
ration. Honte  aux  envieux  ! 

Lamartine. 


XXXIV.  —  MARIE  DORVAL 

AoîV  1848. 


Monsieur, 


Je  n'ai  pas  répondu  à  votre  lettre  du  22  mai  :  j'étais  trop  désolée, 
mais  mon  cœur  en  a  été  bien  vivement  touché.  Cette  précieuse 
lettre,  je  l'ai  placée  parmi  les  chères  reliques  de  mon  pauvre  et 
adoré  George  (i).  J'en  ai  extrait  quelques  lignes  à  la  première  page 

(1)  Son  petit-fils. 


206  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

de  mon  .livre  de  prières.  C'était  la  seule  réponse  digne  de  la  bonne 
action  que  vous  avez  faite  en  m'écrivant,  monsieur,  à  propos  du 
plus  grand  malheur  de  ma  vie  ;  le  père  et  la  pauvre  petite  maman 
en  ont  été  aussi  tous  deux  bien  reconnaissants. 

J'éprouve  le  besoin  de  vous  exprimer  aussi  le  regret  que  je  res- 
sens de  ne  pas  jouer  le  rôle  de  Jane  dans  la  représentation  de 
Marie  Tndor  qui  a  eu  lieu  hier  soir  au  Théâtre  historique.  J'avais 
témoigné  à  M"**  George  combien  je  serais  heureuse  de  reparaître 
avec  elle  dans  ce  beau  drame.  Par  un  sentiment  de  délicatesse  que 
vous  comprendrez,  j'ai  voulu  attendre  le  jour  de  la  représentation 
pour  vous  dire  cela.  J'aurais  craint  au  contraire  une  distribution 
qui,  à  ce  qu'il  paraît,  contentait  Je  directeur  et  la  bénéficiaire  ;  il 
s'est  passé  à  ce  sujet  quelque  chose  d'inexplicable  pour  moi.  Vous 
ne  pouvez  vous  imaginer  à  quel  point  j'ai  été  affligée  de  ce  malen- 
tendu, je  crois. 

Adieu,  monsieur,  croyez  que  je  vous  suis  bien  attachée,  bien 
reconnaissante  comme  artiste,  comme  malheureuse  femme. 

Marie  Dorval. 

xxxv.  —  michelet 

iO  mai  1851. 
Mon  cher  monsieur, 

En  l'absence  de  M.  Meurice,  je  m'adresse  à  votre  obligeance  et 
à  celle  de  MM.  Hugo  (1)  pour  porter  à  la  connaissance  du  public 
un  fait  qui  aurait  peu  d'importance  s'il  ne  regardait  que  moi, 
mais  qui  en  a  beaucoup  comme  essai  de  terreur  sur  les  fonction- 
naires. Nos  tout  petits  Robespierres  de  l'ordre  ont  imaginé  de 
m'ôter  mon  traitement  du  C[ollège]  de  France. 

Je  l'ai  appris  indirectement  par  hasard.  Nulle  notification  ne 
m'en  a  été  donnée,  pas  même  verbale.  Ceci  caractérise  encore 
l'administration  du  Collège  de  France. 

La  suspension  du  cours  n'a  jamais  entraîné  la  privation  du  trai- 
tement. Il  faudrait  du  moins  un  jugement  régulier,  dans  les 
usages  universitaires.  Il  le  faut  pour  tout  membre  du  corps  ensei- 
gnant. Les  professeurs  de  l'ordre  le  plus  élevé  seraient-ils  hors  la 
loi  commune  ? 


(1)  Les  fils  de  Victor  Hugo  dirigieaien-t  alors  VEvènement  avec  Paul 
Meurice  et  Auguste  Vacquerie. 


LÈS   ALËUMS   DE   M'''^   VICTOR   HUGO  207 

Ceci  est  un  commencement  et  une  menace  pour  l'Université. 

J'aurais  passé  là-dessus  sans  m'en  occuper  (j'ai  toute  autre  chose 
à  faire,  je  donne  trois  volumes  (1)  d'ici  un  mois).  Mais  j'ai  dû 
signaler  cette  nouveauté  violente,  ce  précédent  qu'on  veut  fonder 
tout  doucement  pour  le  citer  demain  et  s'en  faire  une  arme  contre 
ceux  que  les  garanties  universitaires  couvraient  jusqu'ici  (2). 

N'insérez  point  cette  lettre,  je  vous  prie,  mais  tirez-en  ce  que 
vous  croiriez  utile  et  convenable  de  donner  au  public. 

S'il  vous  était  possible  d'envoyer  votre  article  au  successeur  de 
M.  Nefftzer  pour  l'insérer  dans  la  Presse,  j'en  serais  bien  recon- 
naissant. 

J.   MiCHELET. 

Banlieue,  aux  Ternes,  rue  de  Villiers,  13. 

Je  suppose  que  les  5.000  francs  ont  passé  à  la  pension  du  minis- 
tre infirme,  l'auteur  d'AIonzo. 

XXXVI.   —  DU   MÊME 

S.  d. 

Je  reçois,  monsieur,  votre  brochure  avec  une  vive  reconnais- 
sance. Tout  ce  que   j'en  ai   lu  déjà  me  semble  plein  de   grandes 
choses.  J'aurais  eu  l'honneur  d'aller  vous  remercier  moi-même, 
si  la  fièvre  ne  me  retenait  chez  moi. 
Admiration  profonde. 

MiCHELET. 

J'avance  à  travers  les  éclairs.  Chaque  éclair  ouvre  un  abîme. 
Ignca  rima  miraris  perciirrit  himine  nimhos. 

XXXVII.  —  BÉRANGER 

4  février  1854. 
Chère  dame  et  amie,  dois-je  croire  ce  que  des  journaux  nous 

(1)  Un  de  ces  volumes  est  le  second  des  pièces  du  Procès  des  Tem- 
pliers que  je  publie  gratuitement.  Mes  coUègUies,  pour  des  travaux 
semblables  ont  demandé  des  sommes  énormes. 

(Note  de  Michelet.) 

(2)  Quelquies  mois  après  éclatait  le  coup  d'Etat,  et  Michelet  se  réfu- 
giait à  Nantes  où,  pendant  deux  ans,  il  fit  sa  compagnie  habituelle 
des  survivants  de  la  Révolution  qui  étaient  restés  fidèles  aux  idées  de 
la  Montagne  ou  de  la  Gironde.  C'est  durant  son  séjour  à  Nantes  que 
Michelet,  pour  se  distraire  de  ses  travaux  d'histoire,  écrivit  VOiseau. 


20^  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

disent  ?  plusieurs  personnes  me  l'attestent.  Quoi  !  vous  vous  éloi- 
gneriez encore  de  nous  ?  N'êtes-vous  donc  pas  tous  assez  loin  de 
nous  ?  Que  ferez-vous  en  Portugal  (1)  ?  Et  puis  le  Portugal,  qu'est- 
ce  que  cela,  aujourd'hui  ?  Il  me  semble  que  l'exil  commencera  là 
pour  vous.  Il  y  a  dans  Jersey  un  peu  de  France  pour  notre  plus 
grand  poète. 

Je  viens  de  passer  un  mois  dans  ma  chambre,  retenu  par  un 
accident  qu'on  appelle  le  coup  de  fouet.  Quels  magnifiques  vers 
on  m'a  lus  pendant  ma  captivité  !  Ils  m'ont  tellement  ravi  qu'un 
moment  j'ai  traité  d'ingrat  l'auteur  qui  les  jette  à  la  face  de  ceux 
qui  l'ont  si  bien  inspiré  (2).  Jamais  son  talent  n'a  eu  autant  de 
largeur,  jamais  plus  de  variété  ni  plus  d'audace.  J'ai  entendu  plus 
des  trois  quarts  du  volume  qui,  dit-on.  court  Paris.  Je  n'ai  pu  me 
le  procurer,  mais  je  doute  que  mes  mauvais  yeux  m'eussent  per- 
mis de  le  lire,  et  j'ai  eu  un  récitateur  parfait.  Aussi,  moi,  vieux 
rimailleur,  ai-je  été  dans  l'enchantement.  Quant  à  la  politique, 
quoique  l'auteur  se  soit  enfin  placé  dans  le  camp  républicain  où 
j'ai  vieilli,  j'aurais  sans  doute  de  graves  objections  à  faire,  mais  je 
l'avoue,  la  sublimité  de  tant  de  pages  a  passé  pour  moi  avant  toute 
autre  considération.  D'ailleurs,  je  me  défie  de  mon  âge,  qui  sans 
altérer  les  principes,  modifie  peut-être  un  peu  trop  les  idées.  Et 
puis  hélas  !  je  vois  s'élever  de  plus  en  plus  la  barrière  qui  nous 
sépare,  et  que  je  ne  puis  compter  voir  tomber,  car  bien  que  vous 
disiez,  chère  dame,  je  n'ai  plus  que  peu  de  jours  à  vivre. 

Dans  ce  moment  Lamennais,  moins  âgé  que  moi  de  deux  ans, 
voit  sa  vie  en  danger.  Une  pleurésie  qu'il  s'est  obstiné  à  prendre 
pour  une  goutte  remontée  et  à  faire  traiter  ainsi,  l'a  mis  dans  cet 
état.  Si  ma  maudite  jambe  ne  m'eût  laissé  ignorer  sa  position, 
j'aurais  peut-être  pu  lui  être  utile  en  allant  chercher  Rostan,  dont 
il  a  eu  les  soins  autrefois.  Il  a  arrêté  les  effets  du  mal,  mais  la 
faible  constitution  du  malade  permettra-t-elle  d'atteindre  à  la  par- 
faite guérison  ?  Les  prêtres  se  remuent  beaucoup  pour  reconqué- 
rir cette  gloire  qui  leur  échappe.  Bien  des  gens  s'en  mêlent,  mais 
le  moribond  a  une  vigoureuse  présence  d'esprit  et  une  grande  force 
de  volonté.' 


(1)  Lorsque  Victor  Hugo  fut  chassé  de  Jersey,  il  eut  un  moment 
l'idée  de  se  réfugier  en  Portugal  où  il  comptait  beaucoup  d'admira- 
teurs. II  avait  même  fait  sonder  le  gouvermement  de  ce  pays  pour  être 
sûr  que,  le  cas  éctiéant,  il  ne  rencontrerait  de  .sa  part  aucune  oppo- 
sition. 

(2)  C'étaient  les  Châtiments. 


LliS   ALBUMS   DE  M"^'^   VICTÔ»    HuGO  20Ô 

Revenons  à  Jersey.  Votre  demande  de  vers  pour  vos  bons  voi- 
sins m'a  fait  bien  rire.  Envoyer  de  mes  versiculets  où  se  trouve 
Hugo,  ce  serait  vraiment  trop  drôle.  Il  est  vrai  que  j'ai  eu  une 
gloire  qui  lui  manque,  mais  qu'il  ne  [le]  regrette  pas,  c'est  de  voir 
mes  strophes  peintes  dans  des  assiettes.  Ceci  me  rappelle  qu'un 
de  mes  anciens  éditeurs  voulait  poursuivre  comme  contrefacteur 
le  faïencier  qui  eut  une  si  belle  idée.  Je  ne  pus  le  calmer  qu'en  lui 
disant  qu'on  appellerait  cette  affaire  le  procès  des  plats  et  des 
assiettes. 

Vacquerie  ne  nous  revient  donc  pas  pour  quelques  jours,  comme 
il  me  l'avait  annoncé  ;  il  est  vrai  que  j'ai  lu  que  sa  pièce  avait  été 
écartée  par  la  censiire.  Dites-lui,  je  vous  prie,  que  je  lui  en  vou- 
drais mortellement  s'il  passait  à  Paris  sans  venir  me  serrer  la 
main. 

Adieu,  chère  dame  et  amie,  faites  toutes  mes  amitiés  à  Hugo,  a 
MM.  vos  fils  et  rappelez-moi  au  souvenir  de  M'""  Adèle. 

Agréez  les  hommages  respectueux  de  votre  dévoué, 

BÉRANGER. 


r 


14 


SALAMMBO 

PAGES  RETROUVÉES 


Au  risque  de  paraître  à  M.  Gustave  Flaubert  un  de  ces  insul- 
teurs  qui  suivaient,   à  Rome,  les   chars  de  triomphe,    je  ne   puis 
m'associer  complètement  aux  éloges  que  lui  attire  de  toutes  part? 
son  roman  carthaginois,   Salammbô.   Quelque  mérite  qu'il  y  ait 
dans  ce  travail  de  reconstitution  archéoilogique  auquel  s'est  livré 
l'heureux  auteur  de  Madame  Bovary  pour  faire  sortir  Carthage 
des  ruines  qui  ont  consolé  Marins,  je  ne  saurais  partager,  au  point 
de  vue  du  roman  l'enthousiasme  que  cette  étude  inspire  même  à 
d'illustres  critiques,  tels  que  MM.  Sainte-Beuve,  Guvillier-Fleurv', 
Garo,  etc.  Le  roman  de  la  Momie,  de  Théophile  Gautier,  me  paraît 
en  ce  genre  un  chef-d'œuvre  dont  Salammbô  n'a  pas  approché. 
Théophile  Gautier  a  été  égyptien  et  pharaonesque  autant  que  pos- 
sible, mais  humain.  M.  Gustave  Flaubert  a  été  carthaginois,  mais 
inhumain,  ou  surhumain,  si  cela  lui  plaît  mieux.  Son  roman  est 
inexpiable,  comme  la  guerre  des  mercenaires  qu'il  raconte  d'après 
Polyhe.  Cette  fameuse  Salammbô,  dont  M.  Michelet  seul  aurait 
le  droit  de  sonder   les  mystères,   est  une   espèce  de  sorcière   qui 
apprivoise  les  serpents  et  qui  joue  avec  eux  comme  la  belle  Léda 
avec   les   cygnes  ;   héroïne   physiologique,    elle   n'a   rien   de   très 
attrayant  et  les  guerres  et  combats  de  cette  Iliade  de  mercenaires 
ne    présentent  que    des  scènes    d'une  cruauté   horrible  et    d'une 
invraisemblable  longueur,  où  l'on  respire  une  constante  odeur  de 
massacres.  M.   Gustave  Flaubert  aurait  mieux  fait  d'adresser  à 
l'Institut 'un  mémoire  sur  les  mœurs  et  les  usages  des  carthaginois 
et  des  barbares  dont  ils  employaient  et  payaient  si  mal  les  ser- 
vices. Iil  s'est  donné  beaucoup  de  peine  pour  créer  une  fable  entor- 
tillée d'étranges  voluptés.  Je  préfère  la  grotte  d'Enée  et  de  Didon, 
quelque  classique  qu'elle  soit.  Virgile  me  semble  avoir  été  un  autre; 
carthaginois  que  M,  Gustave  Flaubert,  et  je  regrette  que  dans  ses 
recherches,  puisqu'il  est  allé  en  Afrique,  pour  la  composition  d( 
!?on  roman,  il  n'ait  pas  retrouvé  cette  grotte  divine. 


Salammuo  211 

M.  Gustave  Flaubert  n'en  a  pas  moins  développé  un  très  grand 
talent  de  photographie  idéale  dans  ses  descriptions,  et  son  livre, 
soutenu  comme  il  l'est  par  une  publicité  amie,  fera  un  rapide  che- 
min et  satisfera  ses  éditeurs  ;  mais  ce  qui  me  choque  dans  ce^ 
ouvrage  et  dans  beaucoup  d'autres  ouvrages  modernes,  c'est  une 
sorte  de  spéculation  sur  la  sensualité  du  public,  déguisée  sous  les 
apparences  de  dissertations  historiques  ou  scientifiques.  On  ne  se 
défie  pas  d'un  roman  carthaginois,  ni  d'une  étude  sur  les  sorciers, 
et,  sous  le  manteau  de  l'histoire  ou  de  la  philosophie,  qui  n'esl 
aujourd'hui  que  ce  qu'on  appelait  autrefois  le  manteau  de  la  che- 
minée (pardon  du  jeu  de  mot),  bien  des  gens  laissent  pénétrer  chez 
eux  des  livres  qui  offrent  la  peinture  de  tous  les  désordres  des 
sens,  dont  les  mères  ne  peuvent  guère  permettre  la  lecture  à  leurs 
filles,  ni  même  les  filles  à  leurs  mères. 

Hippolyte  Lucas. 

(Rcvyr  Bihliographiqm',  20  décembre  1862). 


VARIA 


LA  PREWIIÈRE  D'"ANTONY  " 


La  Comédie-Française  a  représenté  dernièrement  Antony,  sur 
la  scène  de  la  Gaîté,  au  profit  de  la  souscription  pour  le  monument 
du  général  Dumas.  Le  vieux  drame,  dont  Sarcey  disait  qu'il  était 
un  modèle  d'exécution,  provoqua  beaucoup  de  résistance  lorsqu'il 
fut  représenté  pour  la  première  fois,  en  1831.  On  lira  sans  doute 
avec  plaisir  le  feuilleton  que  lui  consacrait  Jules  Janin  et  qui 
exprime  avec  beaucoup  d'esprit  l'opinion  de  la  plus  grande  frac- 
tion du  public  lettré  à  cette  époque.  _ 

La  pièce  se  passe  de  nos  jours  :  il  est  question  de  la  Guerre 
(V Alger  dans  la  pièce.  Antony  est  un  enfant  naturel,  très  malheu- 
reux de  ne  pas  connaître  l'auteur  de  sa  vie,  et  fort  peu  convaincu 
du  bienveillant  axiome  de  Rrid'oison  :  on  est  toujours  Venfant  de 
quelqu'un.  Antony,  pendant  les  deux  premiers  actes,  c'est  le  fils 
naturel  ;  Antony  parle  comme  le  héros  de  Diderot  :  ma  naissance 
est  abjecte  aux  yeux  des  hommes  ;  à  quoi  la  maîtresse  d'Antony 
lui  répond,  comme  l'héroïne  de  Diderot  :  la  naissance  nous  est  . 
donnée.,  mais  nos  vertus  sont  à  nous.  Il  est  donc  facile  de  dire  en 
quel  lieu  M,  Dumas  a  puisé  le  sujet  de  son  drame  ;  seulement,  il 
serait  plus  difficile  d'expliquer  par  quelle  suite  de  raisonnements 
et  de  calcul  M.  Dumas  en  est  venu  à  flétrir,  dans  une  pièce  en  cinq 
parties,  le  gothique  préjugé  de  la  naissance,  aujourd'hui  où  per- 
sonne n'y  songe  plus  guère  ;  pourquoi  il  a  imaginé  de  se  débattre 
en  faveur  d'un  principe  depuis  longtemps  adopté,  l'égalité  sociale. 
La  seule  supériorité  aujourd'hui,  c'est  la  vertu  et  le  talent  :  tout 


VARIA  213 

cela,  depuis  Diderot  est  devenu  tellement  une  espèce  de  lieu  com- 
mun, qu'il  faut  une  grande  naïveté  d'esprit  pour  chercher  à  le 
démontrer  de  nouveau. 

Antony  est,  sans  contredit,  le  plus  fantasque  des  hommes.  Il  est 
tombé,  il  y  a  trois  ans,  amoureux  d'une  jeune  personne  qui  le  paie 
de  retour.  Les  jeunes  gens  s'adorent,  ils  vont  se  marier.  Antony 
demande  à  sa  fiancée  quinze  jours  de  répit  pour  faire  un  voyage  ; 
ce  voyage  dure  trois  ans.  Adèle,  qui  n'a  pas  reçu  de  nouvelles  de 
son  prétendu,  au  lieu  de  se  désoler  et  d'attendre  comme  cela  devait 
être  dans  une  passion  en  règle,  épouse  tranquillement  M.  le  colo- 
nel d'Hervey  ;  même,  pendant  les  trois  années  d'absence,  elle 
donne  à  son  mari  une  charmante  petite  fille  qu' Antony  veut  enle- 
ver à  sa  mère.  Telle  est  la  position  de  M™^  d'Hervey  au  lever  du 
rideau.  Tout  à  coup,  elle  reçoit  une  lettre  au  timbre  de  Paris, 
c'est-à-dire  par  la  petite  poste  ;  elle  reconnaît  sur-le-champ  la 
devise  d'Antony  imprimée  sur  le  cachet  :  à  présent  et  toujours. 
Cette  lettre  l'inquiète  peu  au  premier  abord.  M'"«  d'Hervey  est 
épouse  et  mère,  elle  sait  son  devoir,  elle  ne  recevra  pas  Antony  ; 
elle  va  sortir,  elle  sort,  tout  est  sauvé  ;  mais  il  paraît  que  cette 
dame  a  des  chevaux  neufs  ou  un  cocher  très  maladroit,  car  les 
chevaux  s'emportent,  elle  va  périr  !  Tout  à  coup,  un  homme 
s'élance  dans  la  rue,  il  arrête  les  coursiers,  il  reçoit  le  timon  dans 
la  poitrine  ;  M™^  d'Hervey  est  sauvée,  Antony  évanoui  est  trans- 
porté sous  le  vestibule  de  la  maison.  On  appelle  le  docteur. 

Pendant  qu'on  pose  le  premier  appareil  sur  la  poitrine  du 
blessé  et  qu'on  le  saigne,  M"""  d'Hervey  en  femme  prudente,  est 
bien  aise  de  savoir  quel  est  son  sauveur.  Pour  cela,  elle  ne  trouve 
pas  de  moyen  plus  simple  et  plus  expéditif  que  de  le  dévaliser. 
En  effet,  on  fouille  dans  les  poches  de  l'homme  évanoui,  et  l'on 
trouve,  devinez  quoi  ?  Vous  ne  devineriez  jamais  tout  ce  que  ces 
poches  contiennent  ;  tous  les  spectateurs  se  seraient  cotisés,  qu'on 
n'eut  pas  fait  pareille  trouvaille  dans  toutes  leurs  poches  réunies. 
En  effet,  Antony  ne  sort  jamais  sans  porter  sur  soi  une  lettre 
d'amour,  un  portrait,  et  surtout,  un  poignard  !  A  cette  lettre,  à 
ce  portrait,  à  ce  poignard,  M"^  d'Hervey.  toute  émue  s'écrie  :  c'est 
lui  !  La  reconnaissance  est  positivement  là  "nême  que  celle  du 
Werther  des  Variétés  avec  Lolotte. 

Cependant,  Antony  est  resté  sous  le  vestibuje.  Le  médecin  qui 
Ta  saigné  trouve  l'appartement  peu  hospitalier,  et  le  fait  transpor- 
ter, de  sa  propre  autorité,  non  pas  dans  une  chambre  de  l'hôtel, 
mais  tout  simplement  dans  le  salon.  On  étale  le  blessé  sur   un 


214  LKS  ANNALES  ROMANTIQUES 

canapé.  11  est  encore  évanoui,  malgré  l'abondante  saignée  qu'on 
lui  a  faite.  Le  médecin  recommande  bien  fort  qu'on  éloigne  du 
malade  toute  émotion  ;  c'est  pourquoi  M""*  d'Hervey  reste  seule  à 
son  chevet,  parlant  tout  haut,  se  plaignant  de  sa  destinée,  et  pro- 
nonçant tendrement  le  nom  d'Antony. 

A  ce  nom,  Antony  se  réveille.  «  Oui,  dit-il,  je  suis  Antony,  je 
n'ai  pas  changé  de  nom,  moi,  vous,  vous  portez  le  nom  d'un 
autre.  »  Antony  est  faible  encore,  il  oublie  qu'un  homme  en  se 
mariant  garde  toujours  son  nom,  et  il  se  plaint  dix  minutes  sur  ce 
ton-là.  Puis  tout  à  coup,  la  force  lui  revient. 

J'ai  parlé  de  Werther  à  son  retour  :  c'est  tout  à  fait  l'exaltation 
de  Werther.  Antony  pleure  et  crie  ;  il  est  au  désespoir.  Au  milieu 
de  son  chagrin,  il  ne  songe  pas  à  expliquer  pourquoi  il  est  resté 
absent  pendant  trois  ans,  et  pourquoi  il  est  revenu  ;  on  ne  le  lui 
demande  même  pas.  Gela  dure  jusqu'à  ce  que  M""*  d'Hervey  lui 
dise  bien  doucement  qu'il  faut  la  quitter,  que  sa  présence  dans 
son  hôtel,  son  mari  absent,  pourrait  la  compromettre,  qu'il  n'est 
pas  assez  malade  pour  rester  plus  longtemps  chez  elle.  —  «  Ah  ! 
je  ne  suis  pas  assez  malade  »,  s'écrie  le  furieux  Antony,  et  tout  à 
coup,  il  arrache  l'appareil  de  sa  blessure.  Le  voyant  si  tôt  rétabli, 
j'avais  pensé  d'abord  qu' Antony  en  avait  été  quitte  pour  une  sim- 
ple contusion  ;  innocent  que  j'étais  !  Le  timon  lui  a  pénétré  dans 
la  poitrine  ;  l'appareil  arraché,  la  plaie  s'ouvre,  et  notre  héros 
tombe  encore  sans  connaissance.  Cette  fois,  il  sera  couché  dan;- 
un  bon  lit,  malgré  l'étrange  pruderie  de  la  maîtresse  de  la  maison. 

Au  second  acte,  après  cinq  jours  de  ma.ladie,  Antony  est  sur 
pied,  il  arrive,  il  déclame,  il  se  met  aux  genoux  de  la  femme  qu'il 
aime  ;  il  pleure  et  puis  il  rit,  disant  :  c'est  drôle,  je  pleure  et  je  ris  .- 
7in  homme  plevrer  !  Puis  ils  se  regardent  et  se  disent  :  Antony, 
Antony  ;  et  elle  répète  :  Antony,  Antony  !  Vous  diriez  une  passion 
italienne  au  moyeiî-âge  ;  vous  diriez  une  mauvaise  traduction  de 
Schiller,  quand  Schiller  se  bat  les  flancs  pour  se  passionner  au 
souvenir  de  Shakespeare  ;  et  comme  il  n'y  a  rien  de  plus  terne 
et  de  plus  ma-lsonnant  qu'une  passion  fausse  et  boursouflée,  vous 
restez  fort  peu  touché  à  ces  cris  de  rage.  L'héroïne. elle-même  di| 
drame,  quand  elle  a  bien  crié  :  Antony,  Antony  !  se  relève  Iran-- 
quillement,  prend  son  chapeau,  demande  des  chevaux  de  postï 
et  s'en  va  à  Strasbourg  retrouver  son  mari,  en  bonne  mère  d( 
famille,  sans  trop  s'inquiéter  de  la  passion  de  son  Werther. 

Le  troisième  acte  est  encore  plus  étrange  .Nous  sommes  à  deux 
lieues  de  Strasbourg,  dans  une  auberge  sur  la  grande  route.  Entre 


VARIA  215 

un  homme  et  son  laquais,  c'est  Antony.  Voyez  la  passion  !  sa  maî- 
tresse est  partie  avant  lui,  une  nuit  à  l'avance,  et  c'est  lui  qui 
arrive  le  premier  !  Arrivé  à  cette  auberge,  il  achète  comptant  une 
voiture  qui  attenc^  un  chaland  sous  la  remise  ;  il  retient  toute  l'au- 
berg'e  pour  lui  comme  le  sénéchal  dans  Jean  de  Paris  ;  il  fait  atte- 
ler les  quatre  chevaux  qui  sont  dans  l'écurie  à  cette  voiture,  et  il 
ordonne  à  son  domestique  d'aller  à  Strasbourg,  de  suivre  tous  les 
pas  du  colonel  d'Hervey,  et  de  partir  quand  il  partira,  en  promet- 
tant à  ce  fidèle  serviteur  cent  francs  par  chaque  lieue  de  poste 
qu'il  fera  en  précédant  l'arrivée  du  colonel.  Cette  prime  de  cent 
francs  a  paru  mesquine  chez  un  homme  qui,  comme  Antony,  a 
ses  poches  pleines  de  bourses  d'or,  qu'il  distribue  avec  la  facilité 
d'un  sultan. 

Antony,  resté  seul,  se  livre  à  ses  déclamations  chéries  :  Me  fuir  ! 
Elle  me  fuit  !  la  cruelle  !  Elle  aura  voulu  se  moquer  de  moi  !  Elle 
va  tout  raconter  à  son  époux,  et  ils  riront  de  mes  tourments  entre 
deux  baisers  !  Au  second  acte,  Antony,  qui  est  un  moraliste,  a  déjà 
fait  un  long  raisonnement  sur  la  fatalité  :  Si  je  n'avais  pas  été  me 
promener  à  cheval  tel  jour  au  bois  de  Boulogne,  je  n'aurais  pas 
fait  la  connaissance  de  mon  Adèle.  Eh  !  mon  Dieu,  oui,  monsieur, 
Pascal  l'a  dit  avant  nous  :  si  un  grain  de  sable  ne  s'était  pas  intro- 
duit dans  l'urètre  de  Cromwell  f... 

Tout  en  causant  ainsi,  Antony  étudie  l'appartement  où  il  se 
trouve  :  deux  chambres  communiquent  par  une  seule  porte,  la 
porte  de  communication  se  ferme  par  un  verrou,  dans  l'alcôve 
aucune  issue  !  Heureusement  il  existe  un  balcon  en  dehors  qui 
conduit  d'une  chambre  à  l'autre  :  voilà  qui  va  bien.  M.  Dumas, 
comme  moyen  dramatique  puissant,  affectionne  beaucoup  le  ver- 
rou en  générait  ;  il  a  mis  des  verrous  dans  toutes  ses  pièces  :  dans 
Henry  JII,  la  duchesse  de  Guise  cherche  un  verrou  pour  sauver 
son  amant,  et  ne  trouve  que  son  bras  ;  dans  Christine,  Mona- 
delschi  enfermé  cherche  un  verrou  ;  dans  Antony,  Antony  étudie 
avec  soin  les  verrous  de  l'auberge  ;  M""^  d'Hervey  en  entrant  dans 
la  chambre  pousse  le  verrou  avant  de  se  coucher.  Car,  ainsi  que 
vous  l'avez  prévu,  la  pauvre  femme  est  forcée  de  coucher  dans  ce 
coupe-gorge,  faute  de  chevaux.  Ce  que  vous  n'avez  pas  prévu, 
c'est  que  cette  dame,  la  femme  d'un  colonel  qui  va  rejoindre 'son 
mari,  n'a  pas  rougi  à  amener  avec  elle  une  femme  de  chambre  ; 
elle  est  seule  avec  une  lumière,  à  peine  prend-elle  le  temps  de 
faire  un  petit  monologue  avant  de  se  coucher  ;  enfin,  elle  va  se 
mettre  au  lit,  quant  Antony  entre  chez  elle  par  le  balcon,  en  cas- 


216  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

sant  une  vitre  :  la  pauvre  femme  crie  au  secours  !  Antony  la 
pousse  froidement  dans  l'alcôve,  dans  l'alcôve  sans  issue  !  La 
toile  tombe  tout  naturellement.  Ceci  n'est-il  pas  étrange  en  effet  ? 
Ceci  n'est-il  pas  très  dramatique  ?  Cela  fait,  ne  sommes-nous  pas 
bien  niais,  avec  ces  vieilles  traditions  de  vertu,  de  chaste  défense, 
et  de  mœurs  élégantes  usitées  en  pareil  cas  ?  Encore  un  tout  petit 
progrès  à  ce  sujet,  encore  un  très  léger  obstacle  à  franchir,  et  vous 
aurez  du  drame  de  la  bonne  espèce,  attendez-vous-y. 

Voilà  pourtant  où  conduit  la  bâtardise  quand  l'âme  du  bâtard 
est  pleine  de  tristesse  et  de  passion  et  que  ses  poches  sont  pleines 
d'or  ! 

Il  est  impossible  de  prévoir  le  quatrième  acte.  Le  quatrième  acto 
se  passe  chez  une  dame  qui,  de  son  propre  aveu,  a  déjà  eu  trois 
amants  en  trois  mois,  un  financier,  un  médecin  et  un  romantique. 
Cette  dame  réunit  pourtant  la  société  la  mieux  choisie  :  ce  jour-là, 
elle  reçoit  Imil  Paris.  Le  salon  se  remplit  peu  à  peu  ;  on  s'assied, 
on  fait  cercle,  on  voltige,  on  papillonne,  enfin  on  parle  Httérature. 
Vous  vous  imaginez  que  le  drame  est  fini  au  troisième  acte,  que 
l'alcôve  aldultère  ne  lâchera  pas  sa  proie,  et  que  vous  assistez  à 
la  petite  pièce.  Détrompez-vous  ;  sous  ces  apparences  frivoles,  le 
drame  continue,  M.  Dumas  s'est  avisé  de  placer  la  préface  de  son 
drame  au  quatrième  acte,  et  d'exposer,  au  milieu  de  l'action  qui 
i-e  traîne,  et  comme  pour  la  vivifier,  son  système  littéraire  et  dra- 
matique. A  l'aspect  de  cette  dissertation  si  imprévue,  quelques 
spectateurs  ont  crié  à  la  nouveauté,  cela  n'est  pas  nouveau  pour- 
tant. Bien  avant  Antony  et  encore  dans  Ir  Fils  naturel,  Diderot 
avait  tenté  aussi,  au  milieu  de  l'action,  d'expliquer  comment  il 
entendait  le  drame.  Pour  le  dire  en  passant,  la  théorie  de  Diderot 
n'est  guève  plus  intelligible  que  celle  de  M.  Dumas,  et  n'est  pas 
mieux  placée.  Il  en  est  de  cette  préface  en  dedans  de  la  pièce 
comme  de  toutes  les  préfaces  que  d'ordinaire  on  place  en  dehors, 
auxquelles  on  est  toujours  en  droit  de  dire,  même  sans  les  lire  : 
Préface,  va-fen  faire  une  pièce  ! 

On  parle  ainsi  littérature  jusqu'à  l'arrivée  d'Antony.  Quand 
Antony  entre,  une  dame  de  la  société  est  fort  occupée  à  médire 
de  M"^  d'îlervey.  A  cette  médisance,  Antony  s'approche  de  la 
dame.  «  Madame,  lui  dit-il,  avez-vous  un  mari  ou  un  frère  avec 
qui  je  puisse  me  couper  la  gorge  ?  »  Et,  comme  cette  dame  est 
venue  seule  à  ce  bal,  Antony  ne  pouvant  se  venger  sur  un  homme, 
se  venge  sur  la  belle  médisante,  il  la  traite  comme  la  dernière  des 
femmes  et  la  force  de  quitter  le  bal.  Alors  les  dajiseurs  se  répan- 


VARIA  •  217 

dent  dans  les  salons  voisins,  Antony  et  sa  maîtresse  restent  tout 
seuls,  sans  doute  pour  détruire  les  bruits  qu'on  fait  courir.  Il 
paraît  que  l'aventure  de  l'auberge  n'a  pas  offensé  M""'  d'Hervey, 
et  qu'elle  a  fini  par  trouver  cela  tout  naturel.  Au  contraire,  indul- 
gente et  bonne,  elle  a  tout  oublié.  Elle  ainrie,  elle  est  dans  le  délire 
le  plus  complet  ;  jusque  dans  ce  salon  où  elle  vient  d'être  insultée, 
elle  se  livre  à  sa  passion  d'amour.  C'est  à  peu  près  la  belle  scène 
toute  espagnole  d'Hernani,  mais  avec  quelle  différence,  grand 
Dieu  ! 

Tout  à  coup,  ce  n'est  pas  le  cor  qui  sonne,  c'est  mieux  que  le 
cor  :  c'est  le  domestique  d' Antony  qui  accourt.  Le  colonel  d'Hervey 
revient  de  Strasbourg.  Que  faire  ?  Que  devenir  ?  Antony  n'en  sait 
rien,  il  se  troublé,  il  n'a  rien  prévu  ;  le  colonel  n'a  pas  écrit  à  sa 
femme  :  stupide  mari  ! 

La  scène  change  encore.  M™^  d'Hervey  est  rentrée  chez  elle. 
Tout  à  coup,  Antony  accourt  :  «  Votre  mari  arrive  de  Stras- 
bourg !  »  s'écrie  Antony,  —  «  Mais  je  suis  perdue,  moi  !  »  s'écrie 
M"*"  Dorval  avec  cet  accent  étonné  et  déchirant  que  j'ai  trouvé  si 
beau  dans  Louise,  et  dont  M""  Dorval,  si  elle  n'y  prend  garde, 
finira  par  abuser.  —  Oin,  tu  es  perdue,  dit  Antony,  sauvons-nous  ' 
—  A  quoi  elle  répond,  cette  femme  si  vivement  attaquée  tout  à 
l'heure  dans  un  salon  :  Je  ne  veux  -pas  fuir,  je  tiens  à  ma  réputa- 
tion. Cependant  le  danger  approche,  le  colonel  monte  l'escalier. 
Antony  ferme  la  porte  du  salon  au  verrou  (Antony  est  très  fort  sur 
l'article  des  verrous^,  et  il  tire  son  petit  poignard. 

Car  j'ai  oublié  de  vous  dire  que,  revenu  de  sa  maladie,  -il  a 
retrouvé  son  poignard  dans  sa  poche  ;  précaution  touchante  de 
son  Adèle  !  Il  tire  même  son  poignard  au  troisième  acte,  au  milieu 
d'un  monologue,  il  plonge  ce  poignard  dans  une  table  de  sapin  ; 
la  lame  s'enfonce  et  .Antony  se  dit  à  lui-même  :  La  lame  est  bonne! 

Sans  doute  aussi,  il  aura  retrouvé  ila  lettre  et  Je  portrait  de  son 
amie,  ce  qui  sera  dangereux  quand  la  justice  le  fouillera,  au  cin- 
quième acte  ;  toutes  choses  auxquelles  Antony  n'a  pas  songé,  non 
plus  que  M""*  d'Hervey. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  entend  monter  le  colonel  ;  il  trouve  les 
portes  fermées.  —  «  Ouvrez  !  Ouvrez  !  »  crie-t-il  du  dehors.  On 
ne  répond  pas.  Antony  fait  asseoir  sa  maîtresse  sur  une  chaise  ; 
il  tire  son  petit  poignard  et  la  frappe  au  cœur  ;  le  poignard 
enfonce  comme  dans  le  sapin  :  la  lame  est  bonne.  Le  cadavre  reste 
assis  sans  aucune  espèce  de  convulsion. 


218      .  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

En  ce  moment,  les  portes  sont  enfoncées,  le  mari  trouve  sa 
femme  morte. 

—  Je  viens  de  la  tuer  avec  ce  poignard,  dit  Antony,  elle  me 
résistait.  Singulière  façon  de  conserver  la  réputation  d'une 
femme  !  On  s'empare  d' Antony.  La  toile  tombe.  On  relève  la  toile 
pour  proclamer  le  nom  de  l'auteur.  M""  Dorval  reparaît  encore 
toute  échevelée  et  tremblante  de  son  émotion  à  elle.  Une  main 
amie  ou  perfide  jette  une  couronne  sur  le  théâtre,  que  personne 
n'ose  ramasser,  et  tout  est  dit. 

Il  est  impossible  de  reconnaître  dans  ce  chaos  l'heureux  auteur 
de  Henri  lîl  et  surtout  de  Christine.  Là,  nulles  mœurs  ne  sont 
observées,  nulle  passion  n'est  vraie  ;  le  comique  empiète  sur  la 
tragédie  :  le  héros  yjleure  et  rit  à  la  fois,  aime  et  poignarde  en 
même  temps,  se  met  à  genoux  et  viole.  L'héroïne  reste  et  s'en 
va  ;  court  après  son  mari  et  tombe  dans  les  bras  de  son  amant  ; 
elle  tremble  et  se  livre  au  hasard  ;  elle  a  déshonoré  sa  vie,  et, 
grande  logicienne  qu'elle  est  !  elle  meurt  en  tête  à  tête  avec  son 
amant  pour  ne  pas  déshonorer  sa  mort.  En  vérité,  on  se  trouve 
tout  honteux  de  sa  patiente  curiosité  quand,  après  tant  de  cris, 
tant  de  pleurs,  tant  d'ivresse,  tant  de  crimes,  après  les  prodigieux 
efforts  de  M™^  Dorval.  on  arrive  à  cette  femme  qui  meurt  poignar- 
dée, à  ce  mari  qui  arrive  si  tard,  à  cet  arriant  forcené  qui  com- 
mence comme  un  fou,  qui  finit  comme  un  assassin. 

Il  est  impossible  de  pousser  plus  loin  l'oubli  des  mœurs  et  de 
la  vraisemblance  dramatique  ;  notez  bien  que  je  ne  dis  pas  fa 
vérité,  j'ai  vu  le  moment,  au  troisième  acte,  où  nous  n'avions  plus 
rien  à  désirer  de  ce  côté-là. 

Jules  Janin. 

[Journal  des  Débats,  5  mai  1831.) 


II 


LE  CRANE  DE  SCHILLER 


On  vient  de  trouver  le  vrai  crâne  de  Schiller.  Celui  qu'on  gar- 
dait précieusement  dans  la  sépulture  des  princes  de  Weimar 
usurpait  le  culte  de  tout  un  peuple.  Il  était  faux,  Je  ne  veux  pas 


VARIA  219 

dire  que  c'était  un  faux  crâne.  Il  ne  saurait  y  avoir  de  faux  crânes, 
comme  il  est  de  fausses  dents  et  de  faux  cheveux.  Non.  Les  restes 
vénérés  du  chef  du  grand  poète  n'étaient  pas  authentiques.  Cette 
découverte,  faite  par  un  savant  docteur  de  l'université  de  Tubin- 
gue,  M.  von  Froriep,  a  excité  en  Allemagne  le  plus  vif  intérêt.  On 
savait  déjà  depuis  une  trentaine  d'années,  par  les  travaux  d'un 
anatomiste  et  anthropologiste  réputé,  Hermann  Welcker,  qu'on 
s'était  tronipé,  en  1826,  lorsqu'on  avait  voulu  reconnaître  et 
authentiquer  le  crâne  de  Schiller.  Qu'il  y  eût  un  intrus  dans  le 
caveau  princier,  cela  ne  faisait  guère  doute.  Pouvait-on  cependant 
espérer  mettre  la  main  un  jour  sur  la  relique  égarée,  et  qui  méri- 
tait une  éclatante  réparation  ?  C'est  l'honneur  du  professeur  von 
Froriep  d'avoir  rendu  à  Schiller  les  honneurs  et  la  place  qui  lui 
étaient  dus. 

Comment  s'expliquer  l'erreur  dont  a  été  victime  l'immortel  écri- 
vain ?  C'était  une  vieille  coutume  à  Weimar  de  porter,  la  nuit,  au 
cimetière,  sans  pompe  et  pour  ainsi  dire  dans  l'intimité,  les  morts 
qui  avaient  droit  à  de  belles  funérailles.  La  cérémonie  religieuse 
et  d'apparat  était  célébrée  le  lendemain  ou  quelques  jours  après. 
A  l'enterrement  nocturne  prenaient  part  seulement  les  amis,  les 
familiers,  les  serviteurs  du  défunt.  Pour  éviter  que  des  personnes 
salariées  ne  touchassent  au  cercueil,  on  confiait  ce  soin  pieux  aux 
maîtres-ouvriers,  aux  patrons  qui  avaient  travaillé  pour  le  dis- 
paru en  sa  famille.  C'est  ainsi  qu'un  ami  de  Schiller,  C.-L. 
Schwabe,  qui  devait  être  plus  tard  bourgmestre  de  Weimar, 
réunit  à  la  maison  mortuaire  une  vingtaine  d'hommes,  et  ce  petit 
groupe,  par  ime  claire  nuit  de  mai  ■ —  le  li  mai  1805,  —  conduisit 
Schiller  à  sa  dernière  ou  plutôt  à  son  avant-dernière  demeure.  En 
effet,  vingt  et  un  ans  après,  le  caveau  où  il  reposait  allait  être 
démoli  ;  le  terrain  en  appartenait  à  une  société,  qui  reprenait  son 
bien.  Schwabe,  alors  bourgmestre,  se  chargea  de  recueillir  les 
restes  de  Schiller,  à  qui  le  grand-duc  de  Weimar  voulait  faire  les 
honneurs  de  sa  sépulture.  Le  13  mars  1826,  Schwabe,  avec  quatre 
personnes,  descendit  dans  le  caveau.  Ses  recherches  furent  infruc- 
tueuses :  il  ne  réussit  pas  à  reconnaître  le  cercueil  de  Schiller. 
Obligé  de  poursuivre  son  travail,  il  revint  au  cimetière  la  nuit, 
mystérieusement.  Nous  arrivons  ici  à  des  détails  qui  rappellent 
la  scène  macabre  d'Elseneur. 

Schwabe  mit  dans  un  sac  vingt-trois  crânes,  qu'il  emporta  chez 
lui.  Il  convoqua  les  amis  personnels  de  Schiller,  afin  de  découvrir 
la  «  chère  tête  »,  comme  disaient  les  Grecs.  Vous  représentez-vous 


220  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

les  bourgeois  de  Weimar  devant  ces  ossements  rangés,  discutant 
et  examinant  avec  la  gravité  germanique  la  funèbre  énigme  ? 
C'est  la  scène  des  crânes,  autrement  tragique  que  la  scène  des 
portraits.  On  voit  le  bourgmestre  touchant  un  front  décharné  : 

Ce  crâne,  c'est  le  sien... 

En  réalité,  l'épreuve  n'eut  rien  de  théâtral.  Schwabe  avait  dis- 
posé les  crânes  sur  une  table  et  les  avait  numérotés.  Pour  se  pré- 
munir contre  les  erreurs  d'appréciation  du  jury  improvisé,  il 
établit  que  chacune  des  personnes  convoquées  passerait  seule 
devant  la  blanche  et  muette  rangée,  et  donnerait  son  opinion  par 
écrit.  Il  voulait  obtenir  de  la  sorte  un  vote  ;  les  électeurs  ne  s'in- 
fluenceraient pas  les  uns  les  autres.  C'était  une  espèce  de  conclave 
rapide  et  laïque,  d'où  il  sortirait  un  représentant  non  pas  de  Dieu, 
mais  des  Muses  éternelles.  Il  ne  s'agissait  pas  de  placer  une  tiare 
sur  une  tête  vivante,  mais  de  poser  sur  quelques  ossements  un 
laurier  immortel.  Le  résultat  fut  surprenant  :  l'unanimité  se  fit 
sur  un  «  candidat  ».  Deux  témoignages  vinrent  corroborer  et  vali- 
der l'élection  :  celui  d'un  ancien  serviteur  de  Schiller,  nommé 
Fœrber,  et  celui  de  Gœthe.  Le  serviteur  déclara  qu'il  ne  manquait 
à  son  maître  qu'une  dent.  Le  fait  se  trouva  vérifié. 

Gœthe  n'était  pas  seulement  l'ami  de  Schiller.  Il  passait,  pour 
être  très  versé  dans  les  études  ostéologiques.  On  sait  d'autre  part 
sa  marotte  scientifique.  Il  se  piquait  de  connaissances  géologiques. 
Un  soir  d'automne  de  l'année  1826,  Gœthe  reçut  une  caisse  et  un 
billet  avec  ces  mots  :  «  Vous  trouverez  ci-inclus  un  squelette  com- 
plet, moins  quelques  os  des  mains  et  des  doigts  de  pied,  que  nous 
n'avons  pas  jugé  bon  de  remplacer  par  des  éléments  étrangers.  » 
C'était  le  squelette  de  Schiller.  Gœthe  le  reconnut  et  le  considéra 
avec  quelle  émotion,  on  le  devine  !  Son  imagination  s'enflamma  ; 
il  prit  le  crâne  dans  ses  mains  ;  des  pensées  élevées,  religieuses 
animèrent  son  esprit.  Il  sentit  naître  et  grandir  un  chant  poétique; 
et  le  même  soir,  son  inspiration  lui  mettait  la  main  à  la  plume  : 
il  composait  son  fameux  hymne  au  crâne  de  Schiller  :  «  Vase  mys- 
térieux qui  répands  des  oracles,  combien  je  suis  digne  de  te  tenir 
dans  ma  main,  ô  toi,  inestimable  trésor  !...  »  Nuit  mémorable, 
nuit  sublime  où  le  divin  poète  éprouva  autant  de  joie  amère  que 
Faust  tenant  dans  sa  main  tremblante  la  coupe  de  ses  aïeux  ! 
Quel  tête-à-tête  plein  de  grandeur  !  Quelle  rencontre  entre  ces 
deux  crânes,  gloires  de  l'Alilemagne,  l'un  rempli  de  radieuses, 
d'éclatantes  images,  l'autre  à  jamais  peuplé  d'ombres  ! 


Varîa  2âl 

Hélas  !  le  crâne  que  Gœthe  élevait  dans  ses  mains  comme  un 
ostensoir  n'était  pas  celui  de  Schiller.  Sinistre  méprise  !  La  médi- 
tation, rinvocation  du  grand  vieillard  ne  s'adressaient  pas  au 
poète  frère.  Il  avait  pris  dans  ses  mains  le  crâne  de  quelque  bras- 
seur, de  quelque  «  comme  rzienrath  »  ou  de  quelque  prof  essor  qui 
ne  se  doutera  probablement  pas  de  l'honneur  qui  lui  a  été  fait. 
Quelle  page  eût  pu  écrire  Henri  Heine  sur -cette  scène  !  Quel  dia- 
logue il  aurait  imaginé  entre  Goethe  et  le  Béotien  inconnu  ! 

L'aventure  posthume  de  Schiller  n'est  pas  un  cas  isolé.  Il  paraît 
que  le  crâne  de  Haydn,  pieusement  conservée  à  Eisenstadt,  n'est 
pas  l'authentique.  Il  en  serait  de  même  aussi  pour  Mozart.  Aussi 
les  savants  modernes,  grâce  aux  nouvelles  méthodes  scientifique', 
ont-ils  songé  aux  moyens  de  prévenir  ces  tristes  erreurs.  Il  est 
question  de  «  reconnaître  u,  c'est-à-dire  d'établir  les  caractéristi- 
ques exactes  des  crânes  illustres,  de  leur  vivant.  On  les  photogra- 
phiera avec  les  rayons  Rœntgen.  Ce  sera  la  consécration  défini- 
tive. Du  jour  où  un  homme  méritera  de  rester  immortel  on 
«  prendra  »  son  squelette  :  on  créera  une  anthropométrie  de  l'éter- 
nité. Quand  vous  lirez  dans  les  journaux  cette  nouvelle  brève  : 
«  Hier  M.  X...  a  passé  par  les  rayons  Rœntgen  :  son  squelette  est 
classé  »,  vous  vous  direz  que  M.  X...  est  assuré  désormais  de  vivre. 
Cette  opération  scientifique  vaudra  plus  qu'une  réception  à  l'Aca- 
démie, et  ces  «  rayons  »  seront  plus  doux  au  cœur  des  hommes 
que  les  premiers  feux  de  la  gloire.  Ils  seront  l'assurance  suprême 
contre  les  substitutions  et  les  impostures  d'outre-tombe.  —  ,/.  G. 

P.-S.  —  Une  autre  aventure  de  crânes  errants  nous  arrive  aux 
dernières  nouvelles.  On  mande  de  Belgrade  que  le  crâne  du 
fameux  Karageorge,  récemment  transféré  de  Vienne  à  Topola,  sa 
sépulture  de  famille,  ne  serait  pas  l'authentique.  Celui-ci  aurait 
été  découvert  dans  un  coin  du  caveau,  enveloppé  de  papier  et  mis 
dans  une  sorte  de  carton  à  chapeau.  A  qui  se  fier  ?  Qui  croire  ? 
Si  des  personnages  manquent  de  «  vrai  »  crâne,  d'autres  en  ont 
plusieurs,  ce  qui  justifierait  la  fière  parole  du  cicérone  guidant  des 
visiteurs  et  leur  présentant  «  le  crâne  de  M.  de  Voltaire  »,  et  quel 
ques  pas  plus  loin  «  le  crâne  du  même  à  l'âge  de  quatre  ans  »  ! 

{Le  Temps  du  9  mai.) 


22'i  LES  Annales  romantiques 


III 


SUR  UN  TABLEAU  DE  DELACROIX 


Nous  allons  revoir,  pendant  quelques  heures,  ce  Meurtre  de 
Vévêque  de  Liège,  d'Eugène  Delacroix,  que  guette  le  marteau  du 
commissaire-priseur.  Ce  serait  grand'pitié  qu'un  pareil  tableau 
passât  l'Atlantique.  Voilà  bien  le  Delacroix  des  Delacroix,  et  qui 
n'est  pas  seulement  un  chef-d'œuvre,  mais  une  des  plus  fières 
dates  du  romantisme  pictural.  Il  faisait  pendant  à  la  Liberté  sur 
les  barricades,  au  Salon  de  1831.  A  trente-trois  ans,  aussi  illustre 
par  les  admirations  qu'il  suscitait  que  par  les  haines  déchaînées 
contre  lui,  Delacroix  gagnait  à  grand'peine  son  pain  quotidien. 
Au  début  de  cette  année  1831,  il  écrivait  à  un  ami  :  «  Il  n'y  a  pas 
de  pire  situation  que  de  ne  savoir  jamais  comment  on  dînera  dans 
huit  jours,  et  c'est  la  mienne.  »  Le  duc  d'Orléans,  qui  était  un 
Mécène  de  juste  milieu,  se  présenta  probablement  à  l'heure  du 
dîner  ;  ii  acquit  le  Meurtre  de  Vévêque  pour  quinze  cents  francs. 
Ce  fut  un  vrai  crève-cœur  pour  le  bon  Frédéric  Villot.  Ayant 
assisté,  heure  par  heure,  à  la  création  du  chef-d'œuvre,  Villot 
désirait  passionnément  le  posséder.  Tous  les  jours,  il  allait  en 
pèlerinage  quai  Voltaire,  dans  cet  ancien  atelier  de  Carie  Vernet, 
où  Delacroix,  vêtu  de  sa  courte  blouse  de  flanelle  rouge,  travail- 
lait presque  douloureusement.  En  proie  aux  doutes  dont  le  seul 
génie  est  tourmenté,  Delacroix  abandonna  cet  ouvrage  à  plusieurs 
reprises  ;  sept  ou  huit  fois  il  reprit  le  personnage  que  l'on  aper- 
çoit de  dos,  à  la  gauche  de  la  composition.  1,1  voulait  recommencer 
Rembrandt  en  concentrant  tout  son  effet  de  fahtastique  lumière 
sur  la  nappe  de  l'orgie.  «  Demain,  disait-il  à  Villot,  j'attaque  cette 
maudite  nappe  qui  sera  pour  moi  Austerlitz  ou  Waterloo.  Venez 
à  l'atelier  à  la  fin  de  la  journée.  » 

Le  soir,  à  la  clarté  d'une  lampe,  la  tache  blanche  resplendis- 
sait. «  Je  suis  sauvé  !  s'écria  le  maître.  Le  reste  ne  m'inquiète 
plus.  »  Il  peignit  dans  la  joie  la  foule  grouillante  et  les  vastes 
architectures,  où  la  lueur  des  torches  semblent  perdues.  Villot 
supplia  son  ami  de  lui  vendre  l'ouvrage  enfin  terminé.  Delacroix 
répondit  simplement,  avec  cette  dignité  un  peu  froide  qu'il  affec- 


Varia  ^^S 

tait  :  «  J'ai  donné  ma  parole  au  duc  d'Orléans.  »  Au  Salon,  le  suc- 
cès fui  plutôt  pour  la  Liberté,  que  la  liste  civile  se  hâta  d'acquérir, 
moins  par  enthousiasme  artistique  que  pour  affirmer  une  fois  de 
plus  l'orisrine  barricadière  du  régime  nouveau.  Beaucoup  de  cri- 
tiques, trompés  par  les  modestes  dimensions  de  l'œuvre,  ne 
surent  point,  en  regardant  une  toile  qui  n'était  pas  grande,  y 
découvrir  le  grandiose.  Toujours  généreux  et  clairvoyant,  Théo- 
phile Gautier  disait  :  «  Moins  fait  qu'un  tableau,  plus  fini  qu'une 
esquisse,  le  Massacre  de  Vévêqiic  de  Liège  a  été  quitté  par  le  pein- 
tre à  ce  moment  suprême  où  un  coup  de  pinceau  de  plus  gâterait 
tout.  » 

Frédéric  Villot  attendit  vingt  ans.  Enfin  il  put  acquérir  le 
tableau  de  ses  rêves,  en  1852,  à  la  vente  d'Orléans.  Il  ne  se  con- 
duisit point  en  possesseur  jaloux  :  on  revit  VEvêque  de  Liège,  en 
1855,  dans  cette  salle  spéciale  oij  le  génie  de  Delacroix  s'affirmait 
trente-six  fois  ;  Villot  le  prêta  encore  à  l'exposition  de  Londres  de 
1862.  —  Soit  dit  en  passant,  lorsque  le  tableau  revint  d'Angle- 
terre, il  ne  fallut  pas  moins  de  quatre  seaux  d'eau  pour  le  débar- 
rasser de  la  croûte  épaisse  de  poussière  et  de  suie  qui  le  rendait 
presque  invisible.  Par  bonheur,  la  peinture  n'avait  subi  aucune 
altération  ;  on  jugea  même  inutile  de  revernir  après  le  lavage. 
Tout  est  bien  qui  finit  bien.  Mais  imagine-t-on  ce  qui  se  passerait 
aujourd'hui  s'il  se  produisait  semblable  alerte  ?  Quelle  enquête  ! 
Quelles  sensationnelles  interviews  !  L'entente  cordiale  serait  mise 
en  péril...  Nos  pères  étaient  gens  de  sang-froid.  —  A  la  vente 
Villot  (1865),  le  Meurtre  de  Vévêque  «  fît  »,  comme  parle  la  langue 
élégante  des  enchères,  trente-cinq  mille  francs.  Dans  quel  fumoir 
du  Nouveau-Monde  va  être  relégué  ce  grand  témoignage  du  génie 
français  ? 

Pour  les  visiteurs  de  Salon  de  1831,  dont  la  plupart  étaient  déjà 
profondément  incapables  d'aimer  la  peinture  pour  elle-même, 
tout  le  mérite  de  l'œuvre  consistait  dans  il'iîlustration  d'un  épi- 
sode de  Quentin  Durward.  Les  romans  de  Walter  Scott,  alors 
quasi  mourant,  venaient  d'être  traduits,  en  style  orléaniste,  par 
l'honnête  Defauconpret.  II  nous  faut,  tard  venus  que  nous  som- 
mes, un  tour  de  force  imaginative,  pour  concevoir  ce  succès  de 
Walter  Scott,  rayonnant,  foudroyant,  universel.  Un  livre  excel- 
lent de  M.  Louis  Maigron,  le  Roman  historique  à  V époque  roman- 
tique, vient  d'analyser  finement  ce  phénomène  d'influence  :  «  Ce 
fut  un  engouement.  Une  génération  tout  entière  en  demeura 
éblouie  et  séduite.  Modistes  et  duchesses,  depuis  le  simple  peuple 


^24  LEà   ANNALES   ROMANTIQUES 

jusqu'à  l'élite  intellectuelle  et  artistique  de  la  nation,  tout  subit 
la  fascination  et  le  prestige.  Jamais  étranger  n'avait  été  populaire 
à  ce  point  parmi  nous,  de  1820  à  1830,  aucun  nom  français  ne  fut 
en  France  plus  connu  et  plus  glorieux.  »  En  1842,  quelqu'un  écri- 
vait encore  :  «  Walter  Scott,  ce  trouvère  moderne,  élevait  le 
roman  à  la  valeur  philosophique  de  l'Histoire.  »  Et  ce  quelqu'un, 
c'était  celui-là  même  qui  avait  porté  le  fer  et  le  feu  à  travers  cet 
idéal  de  convention  et  transformé  en  fauves  déchaînés  les  ani- 
maux bien  sages  de  cette  ménagerie  :  c'était  Balzac.  Très  lettré, 
avec  des  goûts  un  peu  secs  et  de  timides  préjugés,  Eugène  Dela- 
croix devenait  le  moins  romantique  des  hommes  aussitôt  qu'il 
s'agissait  de  littérature.  Il  comprit  assez  mal  Lamartine,  et  l'on 
sait  que  Victor  Hugo  et  lui  évitèrent  de  s'aimer.  Toutefois,  les 
étrangers,  Shakespeare,  Gœthe,  Byron,  flattaient  ses  tendances 
à  l'exotisme.  Ses  amis  anglais,  Thaïes  Fielding,  Bonington,  lui 
avaient  sans  nul  doute  imposé  la  dévotion  du  «  grand  Scott  >>. 
Delacroix  lut  Quentin  Durward  et  il  y  découvrit  de  la  fougue.  Il 
ne  fallait  qu'un  prétexte  à  son  lyrisme  de  remueur  de  foules. 

Si  la  scène  racontée  par  le  romancier  écossais  était  conforme 
à  la  vérité  historique,  le  peintre  n'en  avait  cure,  et  qu'il  était  donc 
ainsi  dans  son  rôle  et  dans  son  droit  de  libre  visionnaire  !  Il  est 
très  facile,  trop  facile,  de  noter  en  marge  de  Quentin  Durward 
que  Walter  Scott  a  pris  sur  lui  de  faire  massacrer  le  prince-évê- 
que  Louis  de  Bourbon  à  la  fin  d'une  orgie.  La  réalité  donne  une 
scène  infiniment  moins  romantique.  L'évêque  de  Liège,  «  homme 
de  bonne  chière  et  de  plaisir  peu  cognoissant  ce  qui  lui  estoit  bon 
ou  contraire  »,  se  souciait  assez  peu,  paraît-il,  de  son  peuple  tur- 
bulent de  Liège  «  à  petit  renom  de  bonne  governe  ».  Il  s'avisa  tar- 
divement de  faire  la  guerre  à  ses  ennemis.  Etant  monté  à  cheval 
avec  quelques  partisans,  ,1e  prince-évêque  rencontra,  près  du  pont 
de  Chenée,  son  plusv féroce  adversaire,  le  Sanglier  des  Ardennes, 
«  Messire  Guillaume,  ung  beau  chevalier  et  vaillant,  très-cruel 
et  mal  conditionné  ».  Se  voyant  inférieur  en  nombre,  le  pauvre 
prélat  demanda  grâce  de  la  vie.  Guillaume  de  la  Marck  «  luy 
donna  ung  coup  de  sa  dague  en  la  gorge  et  reçeut  encores  par 
aultres  trois  ou  quatre  coups  au  corps,  tellement  qu'il  cheut 
mort  ».  Le  cadavre  de  Louis  de  Bourbon  resta  pendant  trois  jours 
à  pourrir  dans  un  ruisseau.  Les  Pères  Mineurs  vinrent  le  re- 
cueillir. 

Si  l'on  avait  raconté,  d'après  les  chroniques,  cette  mort  de 
l'évêque  de  Liège  à  Delacroix,  il  aurait  répondu  :  «  Je  préfère  la 


VARIA  225 

version  de  Walter  Scott  à  cette  scène  de  plein  air.  J'ai  besoin 
d'une  salle  voûtée  pour  mon  clair-obscur  et  d'une  orgie  à  cause 
de  mon  effet  sur  la  nappe  blanche.  »  La  Peinture  a  des  raisons 
que  l'Ecole  des  chartes  ne  connaît  pas.  H.  R. 

{Le  Temps  du  27  mai.) 


IV 
LE  CŒUR  DE  FLAUBERT 


11  n'est  point  enchâssé  dans  quelque  rediquaire  d'or,  rehaussé 
de  diamants  et  de  pierres  précieuses  ;  aucune  lampe  suspendue 
à  la  voûte  d'un  temple  et  scintillant  dans  l'ombre,  ne  veille  sur 
son  repos  éternel.  Il  a  échappé  cependant  à  la  destruction  lente 
qui  depuis  trente  années  éparpille  dans  le  néant  la  dépouille  du 
grand  écrivain.  On  ignorait  ce  qu'il  était  devenu.  Le  hasard 
l'avait  confié  d'abord  à  des  mains  jalouses,  et  longtemps  la  pous- 
sière et  l'oubli  s'accumulèrent  sur  ce  trésor.  Mais  d'autres  mains 
pieuses  viennent  enfin  de  ie  recueillir.  Là-bas,  tout  au  bout  de 
Paris,  à  l'abri  d'une  coquette  petite  maison  tapie  sous  les  arbres, 
dans  le  silence  d'un  cabinet  de  travail  garni  de  livres  rares  et  de 
jolies  gravures,  bercé  par  le  roulement  sourd  de  la  ville,  que  le 
vent  apporte  par  la  fenêtre  ouverte,  avec  le  parfum  des  fleurs  et 
la  senteur  des  lierres  humides,  le  cœur  de  Flaubert  dort  mainte- 
nant son  sommeil  apaisé,  entouré  de  respect  et  de  vénération. 

I!  dort  au  fond  d'une  modeste  caisse  en  bois,  oblongue  et  brune, 
ornée  de  r.^y'ires  grossièrement  sculptées  qui  dessinent  en  clair 
des  triangles  et  des  losanges.  La  boîte,  d'aspect  vieillot,  porte 
encore  une  étiquette  des  Messageries  de  Rouen.  Une  simple  ficelle 
retient  le  couvercle.  Et  mes  doigts  tremblaient  d'émotion,  l'autre 
matin,  en  la  dénouant. 

Dans  l'intérieur,  des  feuillets  jaunis,  couverts  d'une  petite  écri- 
ture droite,  écrasée,  irrégulière,  soulignée  par  places  à  gros  traits 
de  plume  qui  s'allongent  dans  toutes  les  directions.  A  côté,  un 
paquet  d'enveloppes  vides,  blanches  et  mauves,  dont  il  semble 
qu'on  vienne  seulement  de  briser  les  cachets  de  cire  rouge.  Ce 
n'est  rien,  d'apparence,  qu'un  amas  de  vieux  papiers  sans  valeur  ; 

15 


226  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

mais  on  leur  découvre  soudain  un  prix  inestimable,  car  sur  le 
premier  feuillet  on  lit  une  date  :  4  août  1846  ;  sur  toutes  les  enve- 
loppes, la  même  adresse  :  Madame  Colei,  2i,  rue  de  Sèvres.  Ce 
sont  les  lettres  de  Flaubert  à  celle  qu'il  appelait  «  la  Muse  ». 

Huit  années  de  sa  vie  s'y  résument.  Elles  retracent,  presque 
jour  par  jour,  cette  période,  la  plus  curieuse  sans  doute  et  la  plus 
féconde  de  son  existence.  Ce  qu'elles  révèlent  de  ses  sentiments 
et  de  ses  idées,  on  le  sait  en  partie  déjà  grâce  à  la  Correspondance 
qui  vient  d'être  publiée  avec  ses  œuvres  complètes.  C'est  le  temps 
oià  s'épanouit,  avec  la  première  Tentation  de  Saint- Antoine,  son 
romantisme  de  jeunesse,  et  où  germe  le  principe  de  sérénité,  artis- 
,tique  qui  le  prépare  à  Madame  Bovary.  Elles  expriment  ses  incer- 
titudes littéraires  et  proclament  ses  plus  purs  élans  d'enthou- 
siasme. Mais  elles  racontent  surtout  un  bien  étrange  roman 
d' amour,  et  celui-là,  on  ne  le  connaît  guère. 

Toutes  ces  lettres,  en  effet,  n'ont  pas  été  publiées  ;  j'en  ai 
compté  une  centaine  d'inédites  ;  et  dans  les  autres  même,  com 
bien  de  coupures,  pratiquées  à  grands  coups  de  ciseaux  sacrilèges, 
qu'on  ne  soupçonne  pas  et  qui  leur  enlèvent  leur  plus  vif  intérêt. 
Les  motifs  qui  ont  empêché  jadis  la  divulgation  de  ces  pages 
superbes  sont  assurément  respectables  ;  aujourd'hui  encore,  en 
raison  de  leur  caractère  intime,  on  ne  pourrait  pas  les  citer  indis- 
tinctement. Mais  celui  qui  les  a  écrites  y  a  enfoui  le  meilleur  de 
lui-même  :  et  s'il  convient  d'hésiter  au  moment  d'en  pénétrer  le 
mystère,  il  sera  permis  du  moins,  sans  violer  leur  secret,  de  lais- 
ser entrevoir  sous  son  vrai  jour  l'aventure  sentimentale  qu'elles 
nous  cachent. 

Faute  de  bien  connaître  ces  documents,  on  a  mal  jugé  Flaubert. 
Sur  la  foi  des  paradoxes  et  des  boutades  disséminés  dans  le  reste 
de  sa  Correspondance,  on  lui  a  refusé  souvent  une  sensibilité 
capable  de  tendresse  et  d'amour. , On  n'a  voulu  voir  en  lui  que 
l'orgueilleux  désabusé,  le  sceptique  hautain,  l'impassible  et 
farouche  artiste  de  ses  œuvres.  Ses  grands  gestes,  ses  «gueulades», 
ont  trop  étouffé  le  discret  murmure  de  sa  bonté.  En  parcourant 
dans  leur  texte  intégral  les  lettres  à  Louise  Colet,  on  est  surpris 
au  contraire,  et  attendri  à  la  fois,  d'y  apercevoir  un  homme  nou- 
veau, non  certes  par  l'intelligence,  mais  par  le  cœur,  et  si  diffé- 
rent de  celui  qu'on  se  représente  ordinairement  qu'on  pourrait 
croire  à  un  autre  personnage.  La  vérité,  c'est  qu'il  fut  non  seu- 
lement un  écrivain  de  génie,  mais  aussi,  pendant  quelques  heures 
au  moins  de  sa  vie.  un  grand  amoureux. 


Varia 


227 


Amoureux,  il  l'a  été  comme  les  plus  amoureux  des  roman- 
tiques, avec  toute  l'exaltation  vibrante  de  leur  passion,  avec  leur 
imagination  exagérée,  leur  critique  faussée,  leurs  rêveries  mélan- 
coliques et  leurs  désirs  enfiévrés  s'épuisant  dans  une  satisfaction 
douloureuse  et  toujours  incomplète.  Le  jour  où  dans  l'atelier  du 
sculpteur  Pradier  il  rencontra  pour  la  première  fois  Louise  Golet, 
il  se  mit  tout  de  suite  à  l'adorer  ;  elle  s'abandonna  presque  aus 
sitôt  ;  et  ce  qu'il  éprouva  de  son  triomphe  fut  d'abord  comme  un 
étourdissement  moral  comparable  à  un  coup  de  folie.  Une  joie 
démesurée  l'envahit,  mêlée  de  reconnaissance  émue  et  d'une  sorte 
d'épouvante.  En  un  instant  ,ridolâtrice  de  cette  femme  s'implanta 
en  lui  et  ne  le  quitta  plus.  Il  concentra  sur  elle  la  sentimentalité 
vague  dont  il  avait  nourri  son  enfance,  ses  caresses  naïves  d'ado- 
lescent, demeuré  timide  malgré  le  cynisme  affecté  de  ses  propos, 
et  ses  ardeurs  violentes  d'homme  en  pleine  force.  Son  unique 
volonté  fut  de  l'aimer  sans  cesse  davantage  pour  la  mériter  mieux. 
Il  lui  fit  spontanément  litière  de  ses  plus  chères  idées,  de  ses  ambi- 
tions, de  ses  projets,  parfois  même  de  ses  affections  de  famille,  et 
l'associant  à  toutes  les  minutes  de  son  existence,  il  n'exista  plus 
que  pour  elle  et  par  elle.  Les  moments  de  leurs  courtes  entrevues 
s'envolaient  dans  un  tourbillon  de  bonheur,  dont  l'intensité  lui 
faisait  presque  mal.  Eloigné  d'elle,  rentré  dans  sa  solitude  de 
Croisse!,  il  demeurait  en  contemplation  devant  son  portrait  accro- 
ché au  mur.  Il  s'ingéniait  à  évoquer  son  image  en  remuant,  au 
fond  d'un  tiroir,  des  objets  qui  lui  avaient  appartenu,  un  mou- 
choir brodé,  ses  gants,  jusqu'à  une  paire  de  petites  pantouffles 
qu'il  lui  avait  prises.  Il  lui  écrivait  enfin  ces  lettres  brûlantes  qui 
répètent,  sur  tous  les  tons,  le  même  cantique  d'amour.  A  chaque 
ligne,  il  y  émiette  une  parcelle  de  sa  tendresse  ;  chaque  mot 
renouvelile  le  don  généreux  de  son  cœur.  Tantôt  il  s'humilie 
devant  cette  femme  et  semble  se  faire  tout  petit  pour  mieux  goûter 
les  câlineries  dont  elle  le  grise  ;  tantôt,  voluptueusement,  il  drape 
autour  d'elle  un  manteau  de  baisers.  Son  adoration  monte  et 
l)oiiil]onne  en  lui,  tumultueuse,  inassouvie,  prend  toutes  les 
nuances,  revêt  toutes  les  délicatesses,  déborde  comme  un  fleuve 
en  inondant  tout  à  son  passage  —  et  l'on  voit  ce  pauvre  géant, 
pareil  à  un  lion  domestiqué,  ignorant  encore  le  poids  de  sa 
chaîne,  ram.per  aux  genoux  de  sa  maîtresse  en  implorant  un  sou- 
rire. 

Gela  dura  six  mois  à  peine.  Il  y  dépensa  des  trésors  d'affection 
et  des  océans  de  lyrisme.  Puis  on  tourne  quelques  feuillets,  et  peu 


228  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

à  peu,  comme  on  pouvait  le  prévoir  d'un  tel  excès,  la  palpitation 
de  son  coc.ur  endolori  se  ralentit.  1848  :  la  passion  s'attiédit  et 
sombre  dans  une  amère  déconvenue  ;  demain,  sans  doute,  ce 
sera  la  rupture.  —  1851  —  Flaubert  revient  d'Orient  après  deux 
années  de  silence,  et  l'on  croit  son  cœur  à  jamais  trépassé.  Ma^'s 
voilà  soudain  qu'il  se  ranime  et  se  remet  à  battre,  lentement, 
tristement,  puis  à  coups  plus  forts  et  plus  réguliers,  comme  s'il 
était  à  la  veille  de  refleurir  un  nouveau  printemps. 

C'est  l'épisode  déconcertant  et  presque  tragique  de  cette  his- 
toire. Après  toutes  les  meurtrissures  qu'il  a  subies,  une  pareille 
résurrection  tient  du  miracle.  Que  ce  cœur  ait  ainsi  résisté  à 
l'écroulement  brutal  de  son  rêve,  qu'il  ait  pu  retrouver  en  lui, 
sous  les  neiges  et  les  glaces  amoncelées,  assez  de  sève  encore  pour 
offrir  l'espoir  d'une  seconde  jeunesse,  rien  ne  fait  mieux  conce- 
voir la  sincérité  profonde,  la  douceur  pénétrante  de  sa  tendresse 
primitive.  Maintenant,  sans  rancune,  il  tente  de  se  reprendre  à 
la  vie  ;  de  lui-même  il  entr'ouvre  l'écorce  un  peu  rude  sous 
laquelle  il  a  dissimulé  fièrement  sa  blessure,  et  laisse  à  nouveau 
s'épancher  vers  la  Muse  le  flot  pur  de  son  affection  régénérée.  S'il 
paraît  avoir  changé,  si,  la  fièvre  enfin  tombée,  ses  battements  ont 
an  rythme  plus  calme  où  se  devine  un  reste  de  lassitude,  il  garde 
pourtant  b  s'abandonner  la  même  confiance  qu'autrefois.  Mais 
bientôt  l'illusion  reconquise  s'anéantit  :  mille  piqûres  d'épingle 
viennent  raviver  la  plaie  douloureuse  ;  et  le  supplice  interrompu 
recommence. 

En  vain  Flaubert,  pour  se  tromper  lui-même,  et  prolonger  le 
songe  qui  l'enchante,  essaie-t-il  alors  de  transformer  l'amour 
incompris  en  une  amitié  impossible.  Le  malentendu  fatal  qui  les 
avait  déjà  séparés  se  perpétue  dans  l'amitié  comme  dans  l'amour. 
A  présent,  son  cœur  saignant  agonise.  La  constatation  mélanco- 
lique de  sa  méprise  renouvelle  ehaque  jour  sa  souffrance,  et  à 
l'instant  même  qu'il  prétend  la  dominer  elle  se  trahit  encore.  Si, 
dans  la  Correspondance  publiée,  il  semble  s'ttourdir  au  milieu 
d'un  grand  tapage  littéraire,  dans  les  lettres  et  dans  les  fragments 
inédits  on  perçoit  distinctement  l'écho  de  sa  plainte  lamentable 
Parfois  il  se  débat  et  secoue  l'angoisse  de  son  long  martyre  ;  par- 
fois aussi,  il  se  révolte  ;  mais  jusqu'à  la  minute  suprême  de  ces 
huit  années,  l'inutile  sacrifice  achève  de  s'accomplir.  Sa  dernière 
lettre  à  Louise  Colet,  avant  le  billet  très  bref  qui  marque  la  rup- 
ture définitive,  a  encore  le  ton  d'une  prière  désespérée  où  tremble- 
raient des  larmes. 


VARIA  229 

La  Muse  sut-elle  jamais  de  quelle  immense  tendresse,  il  l'avait 
chérie  ?  Elle  ne  s'en  souvenait  guère,  quand  plus  tard  elle  l'accusa 
d'égoïsrae  et  d'indifférence  ;  et  nous  aurions  pu  l'ignorer  toujours, 
si  les  lettres  enfermées  dans  la  petite  caisse  en  bois  n'en  conser- 
vaient la  preuve  irréfutable.  Il  y  a  là  de  quoi  corriger  la  légende 
que  ses  deux  romans  :  Taii  et  Une  histoire  de  soldat  ont  accréditée 
autour  de  leur  liaison.  Il  y  a  même  de  quoi  excuser  en  partie  sa 
vengeance,  et  lui  mériter  le  pardon. 

Il  aurait  fallu,  en  effet,  un  cœur  taillé  à  la  mesure  de  celui  de 
Flaubert  pour  comprendre  l'amour  idéal  qu'il  attendait  d'elle. 
Celui  de  Louise  Colet,  quoique  de  nature  différente,  y  a  cepen- 
dant répondu  :  elle  aussi,  pendant  un  très  court  moment,  l'a  aimé 
d'amour  véritable.  Sous  le  paquet  des  lettres,  tout  au  fond  du 
coffret,  j'ai  découvert  ces  choses  touchantes  :  deux  ou  trois  bou- 
quets fanés,  desséchés,  applatis  entre  des  feuillets  gondolés  oij 
le  suc  des  fleurs  a  dessiné  de  larges  traces  brunâtres  ;  des  œillets, 
des  violettes,  des  anémones,  qu'il  lui  avait  donnés  jadis  et  qu'elle 
conservait  en  souvenir  du  beau  temps  de  leurs  rencontres.  Elle- 
même  a  noté,  d'une  encre  un  peu  pâlie  :  Bouquet  cueilli  à  Mantes, 
dans  la  matinée  du  iO  septembre  1846  ;  —  Bouquet  du  25  novem- 
bre 1846,  soirée  des  Français  {Mithridate,  Eacheï)  ;  —  Petit  bou- 
quet acheté  au  bois  de  Bo7/logne,  le  i"'  décembre  1846,  à  une  pau- 
vre fem.me. 

Et  j'ai  trouvé  enfin  cette  autre  relique,  plus  précieuse,  plus  trou- 
blante que  toutes  les  autres  :  une  enveloppe  contenant  une  longue 
mèche  de  cheveux,  blonde  et  fine,  des  cheveux  de  Flaubert  quand 
il  avait  vingt-cinq  ans. 

Mais  je  n'ai  fait  que  les  apercevoir  par  l'entre-bâillement  du 
papier  ;  et  sans  oser  y  toucher  davantage,  j'ai  déposé  l'enveloppe 
refermée  au  milieu  des  lettres,  afin  que  dans  la  boîte  où  dorment 
leurs  amours  mortes,  le  cœur  de  Flaubert  se  réchauffe  encore  au 
contact  de  ce  que  Louise  Colet  y  a  laissé  de  son  propre  cœur. 

[Figaro  du  5  août  1911.)  René  Descharmes. 

V 
IV|mc  o£  WARENS  LÉGATAIRE  DE  JEAN-JACQUES 


Si  la  liaison  de  Jean-Jacques  Rousseau  avec  M"'^  de  Warens  a 
tant  excité  la  malignité  des  hommes,  cela  tient  beaucoup  moins  ^ 


230  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

la  différence  d'âge  et  de  condition  qui  existait  entre  eux  qu'au 
parti  pris  systématique  des  contempteurs  du  philosophe  de 
Genève.  La  légende  qu'ils  ont  réussi  à  créer  a  la  vie  dure,  et  pour 
cause  :  n'ont-ils  pas  eu  en  Rousseau  un  témoin  à  charge  de  qualité 
et  de  poids  ?  Mais  il  semble  bien  que,  née  de  Rousseau,  cette  fable 
honteuse  sera,  en  fin  de  compte,  détruite  par  Rousseau  lui-même, 
pris,  une  fois  de  plus,  en  flagrant  délit  d'orgueil  exaspéré  :  un 
document  dicté  par  lui  montre  à  l'évidence  qu'il  ne  fut  point  le 
parasite,  le  vénal,  l'amant  méprisable  qu'on  s'est  plu  à  dépeindre. 
Le  docteur  Helme,  le  reproduit  dans  la  Presse  médicale.  C'est  une 
pièce  peu  connue,  mais  authentique,  mise  au  jour  par  «  le  plus 
sûr  des  érudits  »,  M.  Albert  Melzger,  de  Chambéry. 

Après  avoir  vécu  dix  ans  à  Chambéry,  Rousseau  se  détermina 
à  tester  en  faveur  de  M""  de  Warens.  Voici  comment.  Au  dix- 
huitième  siècle,  la  grande  manie,  dans  la  noblesse,  était  de  faire 
de  la  chimie,  et  M™*  de  Warens,  toujours  préoccupée  de  réparer 
les  brèches  de  sa  fortune,  donnait  volontiers  dans  la  chimie  indus- 
trielle. 

Jean-Jacques  crut  trouver  là  un  moyen  —  entre  plusieurs  —  de 
venir  en  aide  à  son  amie.  Fabriquant  de  l'encre  de  sympathie,  il 
fut  un  beau  matin  blessé  à  la  tête  par  l'explosion  du  récipient 
servant  à  son  expérience.  Il  fut  à  ce  moment-là  si  gravement 
malade  qu'il  crut  devoir  mettre  ordre  à  ses  affaires.  Il  fit  préven'"r 
un  intime  ami,  Barillot,  et  manda  le  notaire  de  sa  «  maman  »,  qui 
a  lui-même  rédigé  et  écrit  l'acte,  Jean-Jacques  n'ayant  pu  le  faire. 

Il  y  est  expliqué  «  que  le  jeune  Jean-Jacques,  venant  de  recevoir 
une  blessure  à  la  tête,  était  couché  avec  un  appareil  qui  lui  tenait 
les  yeux  fermés.  Le  testateur,  après  le  signe  de  la  croix,  recom- 
mande son  âme  à  Dieu  et  aux  saints,  proteste  de  mourir  catho- 
lique et  romain,  lègue  seize  livres  au  couvent  des  capucins, augus- 
tins  et  claristes  [sic)  de  Chambéry  pour  dire  des  messes.  Il  lègue 
cent  francs  à  son  ami,  le  sieur  Barillot,  et  lui  constitue  pleins 
pouvoirs  pour  réclamer  les  biens  lui  venant  de  sa  mère,  Suzanne 
Bernard  ». 

Et  voici  maintenant  l'extrait  qui  concerne  M""  de  Warens  : 

Ledit  sieur  Rousseau,  pour  la  décharge  de  sa  conscience,  déclare 
de  devoir  à  ladite  dame  Françoise-Louise  de  La  Tour  de  Warens, 
absente,  moi  notaire  pour  elle,  stipulant,  acceptant,  la  somme  de 
2,000  livres  de  Savoye  pour  sa  pension  et  entretien,  que  ladite 
dame  lui  a  fournis"  depuis  des  années,  laquelle  somme  ledit  sieur 


VARIA  231 

Rousseau  promet  de  lui  payer,  si  Dieu  lui  coiiDerve  la  vie,  dans 
six  mois  prochains  à  peine  de  tous  dépens,  dommages-intérêts... 
Il  a  fait,  créé  et  institué  et  de  sa  bouche  nommé  pour  son  héritière 
la  dame  Françoise-Louise  de  la  Tour  de  Warens,  la  priant  très 
humblement  de  vouloir  accepter  son  hoirie  comme  la  seule 
marque  qu'il  lui  peut  donner  de  la  vive  reconnaissance  qu'il  a  de 
ses  bontés. 

Ceci  se  passait  le  7  juin  1737.  Dix-sept  ans  plus  tard,  en  février 
1754,  Rousseau  s'était  acquis  un  nom  et  M""®  de  Warens  avait,  elle, 
perdu  toute  fortune  et  toute  espérance.  Wint^ienried  venait  de 
l'abandonner,  et  en  proie  aux  affres  de  la  misère,  elle  harcelait 
une  dernière  fois  celui  qui,  si  longtemps,  l'avait  appelée  sa 
maman.  Le  billet  qu'elle  lui  écrivait  à  cette  époque  est  conservé 
aux  Charmettes. 

C'est  par  cette  lettre  de  rupture,  lettre  navrante,  que  le  docteur 
Helme  termine  son  intéressante  «  démonstration  »  en  faveur  de 
Jean-Jacques.  «  Sa  liaison  avec  M"""  de  Warens,  conclut-il,  ne 
mérite  pas  les  noms  dont  elle  fut  si  souvent  flétrie.  Cette  union 
demeure  un  ménage  dont  les  charges,  si  l'on  veut,  furent  inéga- 
lement réparties,  mais  où  la  bonne  volonté  fut  égale  de  part  et 
d'autre.  Rousseau  gagna  sa  vie  ;  Rousseau,  se  croyant  près  de 
mourir,  voulut  s'acquitter,  et  de  son  effort  et  de  sa  bonne  intention 
nous  devons  lui  tenir  compte.  »  C'est  un  curieux  chapitre  ajouté 
à  l'histoire  du  grand  penseur  qu'on  vient  de  célébrer. 


POÉSIES 


LE     SO     cJXJIKT 

pour  Marcelle 

Tl  est  des  dates  dans  ma  vie 

Dont  le  souvenir  triste  et  doux 

Est  pour  mon  âme  endolorie 

Ce  qu'est  pour  notre  chair  meurtrie 

Le  baiser  d'une  bouche  amie 

Qui  nous  dit  :  «  Je  n'aime  que  vous  !  » 

Le  trente  Juin  est  de  ce  nombre  : 
Il  rayonne  dans  mon  ciel  noir, 
Comme  au  fond  d'une  nuit  très  sombre 
Une  étoile  qui  sort  de  l'ombre, 
Car  il  m'a  rendu  mon  espoir. 

Je  croyais  avoir  perdu  Celle 
A  qui  j'avais  donné  mon  cœur, 
Et  je  pleurais,  criant  :  «  Marcelle, 
N'auras-tu  pas  pitié,  cruelle, 
Des  cris  qu'exhale  ma  douleur  ?  » 

Tu  répondis  à  ma  détresse 

—  Oh  !  qu'il  t'en  souvienne  toujours  1  — 

Avec  ces  mots  pleins  de  tendresse  : 

«  Je  resterai  votre  maîtresse 

Pour  rendre  heureux  vos  derniers  jours  !   »  -• 

Et  tu  scellas  cette  parole 
De  baisers  brûlant  d'un  tel  feu, 
Que  ma  pauvre  âme,  d'amour  folle,    . 
Comme  un  objet  de  cire  molle, 
Dans  tes  bras  fondit  peu  à  peu. 


POÉSIES  233 

O  toi  dont  j'ai  fait  une  femme 
Après  t'avoir  aimée  enfant, 
Garde-moi  ton  corps  et  ton  âme  ! 
Je  les  ai  pétris  de  ma  flamme, 
C'est  mon  bien,  tu  l'as  dit  souvent. 

Que  tes  yeux  bleus,  ta  bouche  rose, 
Tes  bras  blancs,  tes  cheveux  d'or  fin 
Demeurent  à  jam.ais  ma  chose, 
Si  tu  ne  veux  pas,  ô  ma  rose, 
Que  je  m'en  aille  de  chagrin. 

(1912)  X... 


JLXJX:   SCEXJRS  IDE  I_.A.   PK,OVIIDEr<rOE 

qui  m'ont  prodigué  leurs  soins 
à  l'Institut  Bosc,  de  Montpellier,  au  mois  d'avril  1912. 


Chère  petite  sœur,  aronde  noire  et  blanche. 

Qui  voletez  autour  de  nos  lits  douloureux. 

Votre  apparition  y  fait  naître  le  mieux 

Et  neiger  les  espoirs  dont  surpleine  est  la  branche. 

Vous  semez  sous  vos  pas  l'avril  et  la  pervenche, 
Petite  sœur  furtive,  et  du  ciel  par  vos  yeux  ; 
Ef  la  sève  remonte  à  nos  pouls  moins  fiévreux  ; 
Et  moins  d'ombre  funèbre  en  nos  rêves  se  penche.. 

S'il  fallait  à  jamais  les  fermer  nos  regards 

A  la  douce  lumière,  ils  seraient  moins  hagards 

De  notre  main  pendante  entre  vos  mains  bénies. 

Puisque  l'ange  ici-bas  qu'est  chacune  de  vous, 
Avant  aue  de  fléchir,  pour  prier,  ses  genoux, 
De  son  aile  enveloppe  aussi  nos  agonies. 

G.  COLSON. 


Le  Romantisme  à  travers  les  Journaux  et  les  Revues 


LE  TEMPS  du  3  juin  :  La  Dame  des  Sonnets  de  Joseph  De- 
lorme,  par  Léon  Séché. 

LA  GRANDE  REVUE  du  25  mai  :  David  d'Angers  et  Aloysius 
Bertrand,  par  Léon  Séché, 

liA  REVUE  du  15  juin  :  Les  albums  de  M"""  Victor  Hugo,  par 
Léon  Séché, 

LE  MERCURE  DE  FRANGE  du  16  juin   :  Rousseau  créateur 
les  sources  intérieures  de  son  génie,  par  Albert  Bazaillas. 

LES  ANNALES  POLITIQUES  ET  LITTÉRAIRES  du  30  juin  : 
N"  consacré  au  Centenaire  de  Jean-Jacques  Rousseau. 

Le  Temps,  les  Débats,  le  Figaro  et  les  autres  journaux  du 
!•"■  juillet  :  La  cérémonie  du  Centenaire  de  Jean-Jacques  Rousseau 
au  Panthéon.  L'inauguration  de  son  tombeau,  par  Bartholomé. 


BIBLIOGRAPHIE 


LIBRAIRIE  PLON  ET  NOURRIT.  —  Lamartine  el  la  Flandre, 
par  Henr-y  Gochin,  1  vol.  in-S". 

Ce  livre  aitendu  depuis  longtemps,  car  M.  Henry  Gochin  y  tra- 
vaillait depuis  des  années,  fera  plaisir  à  tous  les  vrais  amis  de 
Lamartine.  Il  est  aussi  complet  qu'il  pouvait  l'être.  J'ajoute  que 
personne  ne  pouvait  l'écrire  avec  plus  de  compétence  et  plus  de 
piété  que  son  auteur,  puisque  M.  Gochin  représente  à  la  Ghambre 
des  députés  à  peu  près  le  même  arrondissement  que  Lamartine. 
Aussi  l'a-t-il  dédié  à  ses  chers  et  fidèles  électeurs  de  l'arrondisse- 
ment de  Dunkerque  «  le  plus  bel  arrondissement  de  France.  » 

«  Peut-il  donc  y  avoir  quelque  charme  à  l'histoire  des  campa- 
gnes électorales  »  ?  dit  M.  Henry  Gochin  dans  sa  préface.  «  G'est 
un  dur  métier  auquel  usent  leur  vie  beaucoup  de  braves  gens,  qui 
ensuite  n'aiment  guère  en  parler.  J'en  connais  un,  et  des  "plus 
consciencieux,  qui  propose  cependant  une  trêve,  quand  il  se  met 
à  table  en  famille  :  «  Ne  parlons  pas  d'élections  !  »  dit-il. 

«  G'est  qu'on  s'en  lasse.  —  Lamartine  ne  s'en  est  jamais  lassé. 
Et  d'ailleurs  on  ne  peut  guère  savoir  si  l'histoire  en  est  insipide, 
puisqu'aussi  bien  on  ne  l'a  jamais  écrite  —  ou  presque  jamais. 
Un  seul  y  a  pensé,  qui  pense  à  tout,  Balzac.  Il  n'aimait  pas  beau- 
coup le  principe  de  l'élection,  et  il  savait  bien  qu'elle  deviendrait 
«  l'unique  moyen  social  »,  Il  a  prophétisé  quel  gouvernement  en 
devrait  résulter  :  «  le  seul  qui  ne  soit  point  responsable,  et  où  la 
tyrannie  est  sans  borne,  parce  qu'elle  s'appelle  la  Loi  ». 

Cependant  il  brûlait  de  courir  l'aventure  électorale,  en  disant  : 
«  Un  ingénieur  annonce  que  tel  pont  est  près  de  crouler  ;  mais  il 
y  passe  lui-même,  quand  ce  pont  est  la  seule  route  qui  conduise 
à  la  ville  '^^  ».  —  Il  n'y  fît  pourtant  que  quelques  pas,  tandis  que 
Lamartine  s'engageait  à  fond.  Mais  il  garda  ses  souvenirs  de 
l'expédition  et  prit  des  notes.  Il  vit  bien  qu'une  élection,  choc  de 

(1)  Voir  l'avant-'pro'pos  géméral  d-e  la  Comédie  humaine. 


236  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

passions  et  d'intérêts  bons  et  mauvais,  pouvait  fournir  une  des 
pièces  les  phis  animées  de  la  Comédie  humaine. 

«  Un  homme  s'offre,  à  une  foule  d'autres  hommes  dont  il  doit 
conquérir  la  confiance,  et  sa  parole,  son  action,  son  geste  doit  a 
tous  moments  le  révéler  à  eux  comme  celui  qui  mériw  cette  con- 
fiance. L'affaire  peut  être  la  plus  belle  du  monde,  si  elle  se  traite 
entre  un  peuple  honnête  et  un  homme  à  l'âme  haute.  Elle  peut 
être  la  plus  ignoble,  si  autre  est  l'homme  et  autre  est  le  peuple 
Elle  offre  en  tout  cas  à  l'observateur  un  tableau  bien  complet  de 
psychologie  sociale. 

•<■  Balzac  v  voyait  cela  ;  mais  à  côté  de  l'histoire  philosophique, 
il  y  goûtait  aussi  l'ijistoire  pittoresque.  Suivant  les  lois,  les  usages, 
les  temps,  on  voit  varier  le  décor,  varier  les  personnages,  varier 
les  gestes,  les  façons,  les  attitudes.  Le  style  parlé  et  écrit  est  chose 
impayable,  avec  les  emphases,  les  métaphores,  les  cacologies 
propres  à  chaque  époque,  aussi  typiques  en  somme  que  peuvent 
l'être  les  modes,  le  costume,  les  meubles,  pendules,  bottes,  guê- 
tres, col?  et  cravates.  Tout  cela  réveillait  chez  Balzac  le  collec- 
tionneur et  l'amateur  de  curiosités.  Il  appelait  les  lois  électorales 
«  l'archéologie  du  mobilier  social  ». 

«  Le  Député  dWrcis  n'est  pas  un  de  ses  meilleurs  romans,  mais 
reste  parfait  pour  tout  ce  qui  est  histoire  électorale,  types  de  fonc- 
tionnaires et  de  bourgeois  provinciaux,  détails  de  mœurs,  brim 
horion  et  ?)ibelot  Louis-Philippe. 

«  L'histoire  que  je  raconte  n'est  pas  bien  éloignée  de  celle  du 
Député  d'Arcis.  I^a  seule  différence  grave,  c'est  que  l'une  d'elle 
n'est  point  imaginaire.  Il  y  a  bien,  —  dira  quelqu'un  —  une 
seconde  différence  :  l'autre  était  racontée  par  Balzac  !  —  A  cela 
je  n'ai  rien  à  dire.  Mais  voici  oii  je  reprends  l'avantage  :  Balzac 
n'avait  pas  pour  héros  Lamartine  ! 

«  Lamartine,  continue  M.  Henry  Cochin,  est  un  c^es  exemplaires 
les  plus  magnifiques  de  la  plus  haute  humanité  française.  Il 
n'eut  jamais  de  désir  plus  ardent  que  celui  de  plaire  au  peuple. 
Je  le  montre  ici  dans  la  poursuite  de  ce  désir. 

«  Au  milieu  du  chemin  de  sa  vie,  il  cherchait  avec  plus  d'avidité 
que  jamais  des  hommes  à  qui  parler,  des  cœurs  de  qui  se  faire 
aimer,  des  raisons  à  raisonner.  Je  raconte  comment  il  les  trouva. 

«  Le  monde  provincial  que  l'on  verra  s'agiter  auprès  de  lui  est 
un  des  plus  caractéristiques  de  notre  vieille  France.  Avec  ce  mor- 
ceau de  territoire,  la  Flandre  française,  Louis  XIV  a  apporté  à 
la  patrie  un  peuple  de  choix,  le  plus  français  et  le  plus  indépen- 


BIBLIOGRAPHIE  23'? 

dant,  le  plus  pratique  et  le  plus  idéaliste.  Il  n'est  pas  de  tendres 
louanges  que  Lamartine  n'ait  prodiguées  à  ce  «  peuple  sublime  ». 
—  à  cette  «  population  du  Nord  où  tout  est  cœur  quoique  tout  soit 
raison.  » 

Ainsi  parle  M.  Henry  Gochin.  Pour  écrire  son  livre  il  a  surtout 
puisé  aux  sources  locales  ;  il  a  utilisé  les  journaux  de  Dunkerque, 
les  documents  électoraux  :  professions  de  foi,  appels,  factums,  etc., 
les  documents  d'archives,  notamment  les  archives  politiques  du 
baron  Laurent  de  Coppens  de  Nortland,  ancien  député  à  la  Cons- 
tituante, renfermées  dans  un  assez  grand  nombre  de  cartons,  qui 
sont  aujourd'hui  la  propriété  de  la  bibliothèque  de  la  ville  de 
Dunkerque.  Quelques  riches  collections  particulières  lui  ont  été 
également  d'un  très  srand  secours.  Mais  M.  Henry  Gochin  a  eu 
surtout  la  chance  de  pouvoir  puiser  à  pleines  mains  dans  l'étude 
si  riche  de  documents  de  premier  ordre  que  M.  Léon  Séché  a 
publiée  dans  ses  A.mitiés  de  Lomartme  sur  M*""  Caroline  Angebert. 
Sans  ce  livre  de  M  Léon  Séché,  M.  Gochin  n'aurait  rien  su  du 
rôle  admirable  joué  par  cette  femme  d'élite  dans  la  première 
campagne  électorale  de  Lamartine,  et  cette  ignorance  eut  été  plus 
que  fâcheuse.  C'est  ainsi  que,  sans  le  vouloir,  les  écrivains  qui 
étudient  Lamartine  depuis  une  vingtaine  d'années  se  servent  les 
uns  les  autres.  Les  lecteurs  de  Lamartine  pt  la  Flandre  feront  donc 
bien  de  se  reporter  aux  Amitiés  de  Lamartine  pour  avoir  une  idée 
complète  de  ce  que  fut  la  première  élection  du  grand  poète  dans 
l'arrondissement  de  Dunkerque. 

LH^AIRIE  CALMANN  Ll^VY.  —  Chateaubriand,  par  Jules 
Lemaître,  1  vol.  in-18. 

Ce  volume  est  formé  des  dix  conférences  que  M.  Jules  Lemaître 
fit  avec  le  succès  que  l'on  sait  à  la  salle  de  géographie.  On  les  lira 
avec  le  môme  plaisir,  car  elles  n'ont  rien  perdu  de  leur  intérêt  et 
surtout  de  leur  charme.  Par  exemple,  il  n'y  faut  pas  chercher  des 
aperçus  nouveaux  sur  l'homme  et  sur  l'œuvre.  M.  Jules  Lemaître 
n'est  pas  un  érudit  et  so  contente  de  butiner  comme  une  abeille 
industrieuse  à  travers  les  livres  de  tous  ceux  qui  ont  écrit  sur 
Chateaubriand  dans  ces  dernières  années.  Il  n'a  même  pas  la 
coquetterie  de  renvoyer  ses  lecteurs  aux  sources  primitives  et  pré- 
fère leur  recommander  des  travaux  de  seconde  main.  C'est  ainsi 
qu'en  ce  qui  regarde  Hortense  Allart  de  Méritens  qui  fut  la  der- 
nière maîtresse  de  Chateaubriand,  plutôt  que  de  citer  l'ouvrage 


238  Les  annales  roma.ntiques 

de  M.  Léon  Séché  que  tout  le  monde  connaît,  il  a  mieux  aimé  citer 
le  volume  de  M.  André  Beaunier  Trois  amies  de  Chateaubriand 
qui  n'est  en  somme  que  de  la  vulgarisation  agréable. 

LIBRAIRIE  L.  LAISNEY.  —  Les  «  Menteries  »  de  Chateau- 
briand, par  le  Docteur  Potiquet. 

Cette  brochure  de  55  pages  est  destinée  dans  la  pensée  de  son 
auteur  à  compléter  ou  plutôt  à  meitre  au  point  le  Chateaubriand 
de  Jules  Lemaître.  Le  docteur  Potiquet  ne  voit  guère  en  Chateau- 
briand qu'un  hystérique  ;  aussi  s'est-il  proposé  de  l'étudier  comme 
tel  dans  une  série  de  plaquettes  dont  trois,  en  comptant  celle-ci, 
ont  déjà  paru  sous  les  titres  de  :  Chateaubriand  et  Vhystérie  ;  — 
la  Sylphide  de  Combourg,  et  dont  trois  autres  sont  en  préparation, 
qui  porteront  les  titres  suivants  :  Chateaubriand.  Uanatomie  de 
ses  formes  et  ses  amies.  —  Chateaubriand  financier.  Ses  idées  et 
ses  goûts.  —  Chateaubriand.  Son  ennui  et  ses  ennuis.  —  On  voit 
que  les  amis  du  grand  écrivain  ont  encore  du  pain  sur  la  planche. 
Nous  attendrons  que  le  docteur  Potiquet  ait  terminé  son  étude 
pour  en  dire  notre  sentiment. 

LIBRAIRIE  HACHETTE.  —  Le  Romantisme  en  France  au 
xvm^  siècle,  par  D,  Mornet,  1  vol.  in-16  illustré  de  16  gravures 
hors  texte. 

Le  Romantisme  naît  tout  entier  au  xvnr  siècle.,  dit  M.  Mornet. 
Le  mot  lui-même  entre  dans  l'usage.  Tout  ce  qui  fera  le  prestige 
des  René,  des  Lélia  ou  de  la  Préface  de  Cromwell,  inquiétudes 
des  curiosités  et  des  sentiments,  délices  ou  tourments  des  pas- 
sions, goût  des  confidences,  mépris  des  règles,  fut  poursuivi 
ardemment  par  les  «  âmes  sensibles  ».  Ce  romantisme  est  fertilo 
en  épisodes  pittoresques  et  variés.  Son  histoire  rencontre  aussi 
les  plus  graves  problèmes  :  influence  des  mœurs  sur  les  lettres  ou 
des  écrivains  sur  la  vie  pratique,  pénétration  des  littératures 
étrangères,  rôle  d'un  homme  de  génie  —  qui  est  ici  Rousseau  — 
dans  ce  qui  change  les  destinées  de  l'esprit  et  des  moeurs,  etc. 

Les  travaux  de  l'auteur,  ceux  de  MM.  Baldensperger,  Gaiffe,etc., 
ont  fixé  depuis  dix  ans  par  des  études  minutieuses  toutes  les  certi- 
tudes nécessaires.  Ce  livre  s'efforce  de  résumer,  d'alléger  et  de 
choisir  tous  leurs  documents  pour  mettre  leurs  conclusions  à  la 
portée  du  grand  public. 


BifiLIOGRAPHiE  239 

Ce  livre  bien  fait  mais  où  il  entre  pas  mal  de  paradoxes  et 
d'aperçus  plus  ou  moins  risqués  est  divisé  en  trois  parties. 

La  première  partie  intitulée  Vlnquiétude  romantique  renferme 
trois  chapitres,  savoir  :  les  premiers  remous  ;  les  âmes  vagabon- 
des ;  les  grands  ébranlements  de  Vâme. 

La  deuxième  partie  intitulée  le  Lyrisme  romantique  se  compose 
également  de  trois  rhapitres  qui  ont  pour  titre  :  les  délices  du  sen- 
timent ;  le  fatal  présent  du  ciel  ;  les  confidences. 

La  troisièTne  partie  intitulée  la  Poétique  romantique  contient 
trois  chapitres,  elle  aussi,  où  Tauteur  traite  tour  à  tour  :  De  la 
critique  philosophique  et  de  la  critique  de  sentiment  ;  —  de  la 
résistance  du  dogmatisme  ;  —  et  de  V échec  des  poètes. 

Ce  livre  est  à  lire,  ne  fût-ce  qu'à  titre  de  curiosité. 

LIBRAIRIE  HACHETTE.  —  La  Bataille  romantique,  par  Jules 
Marsan,  1  vol.  in-18. 

M.  Jules  Marsan  est  parmi  les  professeurs  de  l'Université  celui 
qui  connaît  peut-être  le  mieux  le  Romantisme  français  et  qui  en 
parle  avec  le  plus  d'autorité.  On  se  souvient  de  sa  belle  étude  sur 
la  Muse  Française  publiée  par  la  Société  des  anciens  textes.  On 
la  retrouvera  dans  ce  livre  avec  quelques  autres  publiées  séparé- 
ment sur  Saint-Félix  et  Antoni  Deschamps,  et  deux  ou  trois 
variétés  littéraires  tout  à  fait  remarquables,  telles  que  le  Théâtre 
historique  et  le  Romantisme  (1818-1829),  et  VUnité  romantique  et 
le  Cénacle  (1826-1830).  Le  tout  forme  un  ensemble  qui  n'est  peut- 
être  pas,  comme  M.  Marsan  le  dit  lui-même,  rigoureusement  lié, 
mais  où  l'on  reconnaîtra  sans  peine  une  unité  de  méthode  et 
d'objet. 

«  Je  n'ai  pas  eu  la  prétention,  dit-il  encore  en  son  avant-propos, 
de  donner  une  histoire  du  romantisme  —  ni  surtout  de  le  définir. 
«  On  a  défini  tant  de  fois  le  romantisme  !  »  gémissait  E!  Des- 
champs en  1824.  Que  dirait-il  aujourd'hui  ?...  Pour  simplifier  les 
choses,  ces  définitions  a  priori  laissent  de  côté  une  bonne  partie 
des  faits,  —  non  pas  les  faits  négligeables  mais  les  faits  gênants. 
Elles  imposent  ainsi  à  l'histoire  une  rigueur  logique  qu'elle  ne 
comporte  pas. 

«  Il  est  rare  que  les  grandes  écoles,  celles  du  moins  qui  ne  sont 
pas  des  écoles  d'imitation  ou  de  réaction,  aient  aussitôt  pleine 
conscience  de  leur  objet,  qu'elles  engagent  la  lutte  sur  un  terrain 
bien  délimité,  choisi  par  elles.  Ce  n'est  nas  tout  d'abord  qu'elles 


'240  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

affirment  une  doctrine.;  les  théories  viennent  après  les  œuvres  ; 
leurs  ennemis  les  aident  à  y  voir  clair.  Pour  que  Victor  Hugo 
s'aperçoive  qu'il  est  autre  chose  qu'un  successeur  de  l'abbé 
Delille,il  faudra  que  ses  adversaires  lui  ouvrent  les  yeux. En  quoi. 
ils  ne  lui  ont  pas  rendu  un  mauvais  service. 

«  Après  la  victoire,  le  romantisme  aimera  les  affirmations  tran- 
chantes. Mais  pendant  des  années,  avant  de  trouver  sa  voie,  il  est 
plein  de  scrupules,  il  veut  être  modeste  et  prudent.  L'école  impé- 
riale a  laissé  après  elle  une  sensation  de  lassitude,  un  désir  de 
secouer  les  règles,  un  besoin  de  liberté...  Mais  comment  la  litté- 
rature reviendra-t-eile  à  la  vie  :  en  faisant  effort  vers  le  réel  ou 
en  s'abandonnant  aux  élans  de  l'imagination  ?  Par  le  Romanli- 
cisme  libéral  de  Stendhal  ou  par  le  lyrisme  monarchiste  et  chré- 
tien des  jeunes  poètes  ''...  Et  comme  les  défenseurs  de  la  tradition 

—  plaisantins  des  Miroirs  ou  pontifes  des  Débats  —  ont  quelque 
peine  aussi  à  se  mettre  d'accord,  on  risque  de  s'y  perdre, 

«  Peut-être  n'est-il  pas  sans  intérêt  de  suivre  ces  hésitations  et 
ces  polémiques,  de  marquer  les  directions  successives,  et  diver- 
gentes, de  cet  effort  et  de  chercher  comment  l'Unité  romantique 

—  unité  d'un  moment  —  a  pu  se  dégager  de  cette  confusion.  » 
On  a  dans  ces  quelques  lignes  le  plan  et  l'objet  du  livre  de 

M.  Jules  Marsan. 

Jean  de  la  Rouxière. 
Le  Gérant:  L.  SÉCHÉ. 


"  ïictor  iogfl  peoflant  l'exil 


L'adversité  a  cela  de  bon,  que,  loin  de  les  abattre,  elle  élève 
encore  les  grandes  âmes. 

jy-jme  Victor  Hugo  qui  jusqu'au  coup  d'Etat  s'était  en  toute  cir- 
constance effacée  modestement  derrière  son  mari,  fut,  à  partir  de 
1852,  à  la  hauteur  du  rôle  inattendu  que  lui  taillèrent  les  évé- 
nements. 

Quand  Victor  Hugo  partit  pour  l'exil,  ses  deux  fils  étaient  en 
prison  pour  délit  de  presse  avec  les  deux  hommes  de  cœur  et  de 
talent  —  j'ai  nommé  Meurice  et  Vacquerie  —  qui  s'étaient  déjà 
voués  à  la  glorification  du  grand  poète.  Elle  resta  à  Paris  pour 
leur  prodiguer  les  soins  nécessaires,  laissant  à  Juliette  Drouet  la 
tâche  de  veiller  sur  l'exilé.  Car  si,  jusque-là,  elle  avait  supporté  sa 
rivale  avec  peine,  du  jour  où  elle  sut  que  son  mari  lui  avait  dû  son 
salut  au  Deux-Décembre  (1),  et  que  Juliette  avait  voulu  alors  sortir 
de  sa  vie  pour  ne  pas  lui  être  à  charge  à  l'étranger, elle  trouva  assez 
naturel  que  Victor  Hugo  l'attachât  publiquement  à  sa  mauvaise 
fortune. 

Tous  les  témoignages  s'accordent  à  faire  l'éloge  de  la  bonté  de 
M"''  Victor  Hugo. 

Son  mari  disait  d'elle  un  jour  que  c'était 

Une  fleur  de  beauté  que  la  bonté  parfume. 

Si  la  beauté,  hélas  !  n'avait  pas  survécu  chez  elle  à  la  catastro- 
phe de  Villequier  (2),  sa  bonté  adoucit  à  tous  les  siens  les  jours 
amers  de  l'exil. 

(1)  C'est  elle,  en  effet,  qui  lui  assura  un  refuge  à  Paris  et  qui  faci- 
lita son  départ  pour  Bruxelles  où  il  arriva,  le  12  décembre  1851,  sous 
le  nom  et  avec  le  passeport  d'un  brave  ouvrier  typographe  nommé 
Firmin  Lanvin. 

(2)  On  se  rappelle  que  sa  fille  Léopoldine  se  noya  avec  Charles  Vac- 
querie, son  mari,  le  4  septembre  1843,  quelques  mois  seulement  après 
leur  mariage. 

16 


242  Les  annales  romantiques 

Lorsque  M""  Victor  Hugo  quitta  Paris  pour  rejoindre  l'illustre 
proscrit,  elle  laissait  derrière  elle  une  sœur  chérie  et  deux  frères 
qui  ne  ■  l'étaient  guère  moins.  Sa  sœur,  Julie  Foucher,  plus  jeune 
qu'elle  d'une  vingtaine  d'années,  était  dame  à  la  maison  de  la 
Légion  d'honneur  à  Saint-Denis.  Son  frère  Paul  faisait  du  journa- 
lisme et  du  théâtre.  Son  frère  Victor  était  conseiller  à  la  Cour  de 
cassation.  Ce  dernier  avait  vu  avec  chagrin  d'abord,  avec  mécon- 
tentement ensuite,  l'attitude  prise  par  Victor  Hugo  envers  le 
prince-président,  avant  et  après  le  coup  d'Etat.  Quand  parurent 
les  Châtiments  il  rompit  décidément  avec  lui.  Paul  Foucher  bouda 
longtemps  les  exilés  et  leur  marqua  sa  mauvaise  humeur  dans  ses 
chroniques  parisiennes  de  V Indépendance  belge.  Tous  les  deux 
firent  tous  leurs  efforts  pour  empêcher  Julie  d'aller  voir  Adèle. 
Mais  Julie  adorait  sa  grande  sœur  qui  la  traitait  comme  sa  fille,  et 
M""*  Victor  Hugo  manœuvra  si  bien  que,  quelques  années  après, 
elle  vint  à  bout  de  toutes  les  résistances. 

Elle  aurait  voulu  que  son  mari  n'eût  point  d'ennemi.  Il  n'est  pas 
jusqu'à  Sainte-Beuve  qu'elle  n'ait  essayé  de  réconcilier  avec  son 
«  cher  grand  homme  ».  On  sait  qu'elle  s'était  rapprochée  du  criti- 
que des  Lundis,  à  la  suite  des  événements  de  1851.  Mais  Victor 
Hugo  n'avait  pas  désarmé,  et  certain  jour  de  l'année  1857  (je  tiens 
le  fait  d'un  témoin  oculaire)  ayant  trouvé  dans  la  chambre  de  son 
fils  François-Victor  un  ou  deux  livres  de  Sainte-Beuve,  il  les  prit 
et  les  jeta  par  la  fenêtre  en  disant  :  «  Je  ne  souffrirai  pas  que  cet 
homme  entre  dans  ma  maison  !  »  Cela  n'empêcha  pas  M""  Victor 
Hugo  d'entretenir  avec  Sainte-Beuve,  à  partir  de  1858,  une  corres- 
pondance suivie,  sous  prétexte  de  lui  donner  des  nouvelles  de  sa 
fille  Adèle  dont  il  était  le  parrain,  et  Sainte-Beuve  fut  très  touché 
de  ces  prévenances  : 

«  Je  crois,  lui  écrivait-il,  le  14  octobre  1858,  puisque  vous  voulez 
bien  vous  découvrir  à  moi  sur  ce  point  de  tendresse  maternelle, 
qu'il  y  aurait  lieu,  en  effet,  de  songer  à  un  mariage.  Pourquoi  ne 
réaliseriez-vous  pas  cette  idée  que  vous  avez  eue  de  venir  ici  pour 
trois  mois,  de  janvier  ou  février  à  avril  ?  C'est  ici  seulement  que 
votre  chère  enfant  trouverait  qui  l'apprécierait  ;  ce  serait  pour  vous 
tous  un  lien  étroit  si  elle  s'établissait  à  Paris  ;  vous  y  seriez  tout 
naturellement  rappelés,  et  une  partie  de  la  famille  venant  ici  de 
temps  en  temps  serait  utile  à  ceux  qui  resteraient  là-bas  sur  le 
rocher.  Il  n'est  pas  hors  de  propos  de  s'assurer  comment  le  monde 
continuera  chez  nous  de  rouler,  de  se  renouveler,  de  faire  sa  danse 


j^jnie    VICTOR    HUGO    PENDANT    L'eXIL  243 

comme  devant.  —  Vous  étant  à  Paris  pour  quelques  mois,  il  suffi- 
rait qu'on  le  sût,  qu'on  devinât  vos  intentions,  que  quelques  amis 
particuliers  eussent  le  mot,  pour  que  les  occasions  passassent 
devant  vous  et  devant  elle,  la  chère  enfant,  qui  se  laisserait  peut- 
être  reprendre  de  la  sorte  à  l'espérance  et  au  rayon  (1).  » 

Mais  la  destinée  d'Adèle  Hugo  n'était  point  de  se  marier  à  Paris. 
Elle  devait  épouser,  contre  le  gré  de  ses  parents,  un  officier  anglais 
dont  elle  s'était  follement  éprise,  et  l'on  sait  de  quelle  façon  tragi- 
que se  dénoua  ce  mariage  (2). 

M""  Victor  Hugo,  on  le  verra  par  sa  correspondance,  acquit  pen- 
dant l'exil  une  qualité  qui  lui  manquait.  Tant  qu'elle  avait  habité 
à  Paris,  elle  avait  été  une  assez  piètre  maîtresse  de  maison,  et  elle 
l'avouait  ingénument.  Elle  était  si  distraite,  par  exemple,  que  lors- 
qu'elle s'avisait  de  toucher  à  la  cuisine,  elle  versait  la  poivrière  ou 
la  salière  dans  les  plats.  Cela  désespérait  son  mari  qui  était  l'ordre 
personnifié. 

Les  nécessités  budgétaires  à  Marine-Terrace  et  Hauteville-House 
firent  d'elle  une  ménagère  accomplie.  «  J'étonne  par  mon  écono- 
mie, écrivait-elle  à  sa  sœur,  cet  étonnement  n'est  pas  très  flatteur 
pour  moi.  »  H  est  vrai  que,  jusqu'à  la  publication  des  Misérables 
qui  lui  apporta  la  richesse,  Victor  Hugo  fut  obligé  de  compter, 
pour  faire  face  aux  dépenses  considérables  qu'entraînaient  la  vie 
en  commun  chez  lui  d'une  dizaine  de  personnes,  maîtres  et  domes- 
tiques, et  l'entretien  particulier  de  M"^  Drouet. 

C'est  lui  qui  tenait  les  cordons  de  la  bourse  et  il  n'était  pas  facile 
de  les  lui  faire  délier.  En  quinze  ans  je  n'ai  relevé  dans  la  corres- 
pondance de  sa  femme  que  deux  actes  de  générosité  envers  ses  fils. 
La  première  fois  il  offrit  à  François-Victor  un  petit  meuble  Louis 
Xni  qu'il  avait  payé  six  cents  francs.  La    seconde  fois,  c'était    au 


(1)  Le  Roman  de  Sainte-Beuve.  —  Et  quelque  temps  avant  (le  28  juil- 
let 1858)  Sainte-Beuve  écrivait  encore  à  M'»^  Victor  Hugo  :  a  Je  sou- 
haite qu'un  jour,  et  sans,  pour  cela,  que  la  terre  ait  à  trembler  sous 
nos  pas,  nous  puissions  le  retrouver  (lui,  Hugo)  ne  fût-ce  qu'à  l'Aca- 
démie,  et  vous,  chère  amie,  vous  revoir  fixée  au  milieu  de  ceux  qui 
vous  aiment^  avant  les  cheveux  blancs.  Car  vous  n'en  avez  pas  du 
tout  !  » 

(2)  Elle  perdit  la  raison  en  Amérique  et  son  père,  après  l'avoir  rapa- 
triée, la  mit  dans  une  maison  de  santé  où  elle  est  encore.  Elle  a 
aujourd'hui  quatre-vingt-deux  ans. 


244  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

lendemain  de  la  reprise  d'Hernani,  il  donna  mille  francs  à  Charles 
qui  était  marié  et  cinq  cents  francs  à  François-Victor  (1). 

Quant  à  sa  femme,  elle  lui  coiitait  si  peu  qu'en  deux  ans  de 
temps,  à  Jersey,  elle  déclarait  n'avoir  acheté  que  deux  robes  de 
vingt-cinq  francs.  Sa  plus  grosse  dépense  personnelle  fut  une  note 
de  trois  cents  francs  chez  un  dentiste  de  Bruxelles,  et  elle  ne  savait 
comment  l'avouer  :  «  C'est  plus  que  je  ne  vaux  «,  disait-elle. 

Lorsqu'elle  allait  à  Paris,  elle  avait  toutes  les  peines  du  monde  à 
obtenir  l'argent  nécessaire. 

«  Je  ne  crois  pas  pouvoir  aller  à  Paris  en  octobre,  écrivait-elle  à 
sa  sœur  le  29  août  1856,  je  veux  emmener  Adèle  et  je  ne  veux  des- 
cendre qu'à  l'auberge,  c'est  donc  un  peu  d'argent  qu'il  faudra. 
Hetzel  va  venir  ces  jours-ci,  je  vais  essayer  de  lui  vendre  quelques 
mauvais  griffonnages,  cela  défraierait  ma  dépense,  je  demanderai 
à  mon  mari  ce  qui  sera  nécessaire  pour  Adèle  et  je  courrai  à  toi.  » 

Et,  le  7  mai  1863,elle  mandait  à  son  mari  :  «  Cher  grand  homme, 
ouvrez-moi  un  crédit  extraordinaire  de  cent  cinquante  francs.  Je 
vous  rendrai  mes  comptes.  Je  n'oublie  pas  que  je  suis  ruineuse.  » 

A  plus  forte  raison  se  faisait-elle  scrupule  de  rien  demander 
pour  sa  sœur  Julie  dont  la  situation  était  pourtant  si  digne  d'in- 
térêt : 

«  Je  n'oserais,    disait-elle,  je  ne    lui  ai  rien  apporté,    il  a  de 

lourdes  charges.  Il  est  privé  de  son  théâtre,  ce  qui  était  une  grande 
partie  de  son  revenu,  demain  on  peut  défendre  la  vente  de  ses 
livres  en  France  ;  mon  mari  a  enfin  la  situation  précaire  du  pros- 
crit, et  puis,  chère  amie,  j'ai  toujours  été  très  délicate  sur  ce  point 
avec  mon  mari  ;  cette  délicatesse  est  chez  moi  une  habitude,  je  suis 
craintive,  cette  crainte  est  ma  coquetterie  (2).  » 

Et  voilà  qui  est    touchant.  Elle    ajoutait  :  «  Pourtant    il  y  a  des 


(1)  François-Victor  Hugo  écrivait  en  1867  à  Auguste  Vacquerle  :  ((  Si 
Pagnerre  devait  discontinuer  la  réimpression  de  mon  Shakespeare, 
comme  il  a  le  monopole  de  ma  traduction  pendant  plus  de  deux  ans 
■eincore,  je  me  trouverais  tout  à  coup  sans  ressources  et'  obligé  de 
demander  une  pension  à  mon  père.  L'ameublement  de  ma  chambre 
qui  a  englouti  plus  de  deux  mille  francs  m'a  laissé  complètement 
gueux.  Je  suis  splendide,  mais  absolument  misérable.  J'ai  une  armoire 
d'ébène  et  de  chêne  sculpté  qui  vaut  huit  cents  francs,  mais  dans 
ma  bourse  pas  un  liard.  »  (Lettre  inédite  communiquée  par  M.  Pierre 
Lefèvre-Vacquerie). 

(2)  Lettre  de  Guernesey,  du  29  août  1857. 


jyjme    VICTOR    HUGO    PENDANT    L  EXIL 


245 


choses  que  je  sais  faire  ;  à  côté  de  mon  mari  j'ai  d'autres  devoirs, 
ma  conscience  à  moi,  très  ferme  et  très  résolue.  » 

Elle  se  flattait  d'être  bourgeoise  «  pour  le  nécessaire,  le  journa- 
lier, le  commun  ».  Un  appartement  propre,  confortable,  lui  suffi- 
sait. «  Un  ciel  pour  rêver,  des  étoiles  à  regarder,  voilà  mon  luxe  !  « 

Aussi  ne  se  plaignait-elle  jamais.  Elle  ne  se  serait  pas  permis  de 
critiquer  un  seul  acte  de  Victor  Hugo.  En  l'année  1853,  elle  écrivait 
à  sa  sœur  :«  Je  m'occupe  à  aimer  mon  mari,  il  me  semble  que 
jamais  mon  âme  ne  lui  a  plus  appartenu.  »  Et,  en  1866,  lors  de  la 
publication  des  Travailleurs  de  la  Mer  : 

«  Tout  est  ici  (1)  à  la  pieuvre.  Pourquoi  mon  mari  est-il,  hélas  ! 
pour  mon  cœur  la  pieuvre  de  Guernesey  ?  Dis-lui  que  j'ai  besoin 
de  le  voir...  (2).  » 

—  Croyez-vous  toujours  en  Dieu  ?  lui  demandait  un  jour 
Schœlcher  qui  était  franchement  athée. 

—  Plus  que  jamais,  lui  répondit-elle. 

Seulement  le  bon  Dieu  n'avait  plus  à  ses  yeux  la  même  figure 
qu'autrefois. 

Sous  la  toute-puissante  influence  de  son  mari,  elle  avait  dé- 
pouillé peu  à  peu  le  mysticisme  catholique  qui  avait  été  longtemps 
sa  religion,  pour  se  convertir  au  déisme  particulier,  qui  était 
devenu  celle  du  maître  d'Hauteville-House. 

«  Fais  tes  charités  comme  tu  l'entends,  écrivait-elle  à  sa  sœur  le 
3  mars  1864,  et  aime  la  chapelle,  puisqu'elle  t'est  douce.  Je  crois  à 
Dieu,  à  la  conséquence  de  nos  actions  et  à  la  perpétuité  du  moi. 
Là  s'arrête  ma  foi,  tout  en  reconnaissant  qu'il  y  a  dans  le  catholi- 
cisme d'admirables  symboles,  et  je  comprends  que  tu  aies  ta  petite 
église  dans  ma  grande  église.  » 

Mais  si  elle  avait  comme  son  mari  «  la  plus  grande  foi  dans  l'in- 
finie bonté  de  Dieu  »,  si  même  elle  partageait  ses  idées  sur  le  spi- 
ritisme, elle  ne  versa  jamais  dans  leur  extravagance  ;  elle  ne  crut 
jamais,  par  exemple,  que  l'âme  de  sa  fille  Léopoldine  [celle  qui 
était  restée  en  France)  pût  entrer  dans  le  pied  d'une  table  (3). 

(1)  A  Bruxelles. 

(2)  Elle  était  alors  à  Paris,  et  Julie  la  remplaçait  à  Hauteville- 
House.  Car  Victor  Hugo,  qui  avait  ses  habitudes  et  aimait  ses  aises, 
ne  pouvait  se  faire  à  'idée  qu'en  l'abseTice  de  sa  femme  la  cuisine  et 
les  autres  soins  du  ménage  seraient  abandonnés  à  une  domestique, 
si  diligente  fût-elle. 

(3)  C'était  M™"  de  Girardin  qui  avait  accrédité  les  tables  tournantes 
à  Marine-Terraoe.  Cf.  sur  ce  point  les  Miettes  de  V Histoire, par  Auguste 
Vacquerie  et  notre  livre  sur  M™*  de  Girardin. 


246  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

L'exil  fut  très  dur  à  M""^  Victor  Hugo,  et  c'est  pour  l'adoucir 
qu'elle  allait  de  temps  en  temps  passer  quelques  semaines  à 
Bruxelles  ou  à  Paris.  Mais  elle  avait  bien  soin  de  ne  visiter  à  Paris 
que  les  amis  fidèles,  comme  Lamartine  et  Michelet.  Jamais  elle  ne 
prêta  l'oreille  aux  propositions  qu'on  leur  fit  en  vue  de  faciliter  la 
rentrée  de  Victor  Hugo  en  France.  C'est  tout  au  plus  si,  à  la  fin  de 
l'Empire,  elle  admettait  que  ses  fils  pussent  fausser  compagnie  à 
leur  père.  Elle  écrivait  en  1866  :  «  Bonaparte  se  fait  vieux  et  doit 
n'aspirer  qu'au  repos.  Je  crois  donc  sage  de  faire  notre  deuil  de 
notre  patrie.  Mes  enfants  rentreront,  je  crois,  dans  leur  pays  recfe- 
venu  libre,  mais  mon  mari  et  certainement  moi  n'aurons  en 
France  que  notre  cœur.  » 

Deux  ans  après,  le  27  août  1868,  elle  mourait  presque  subitement 
à  Bruxelles.  Mais  la  mort  ne  la  surprit  pas,  car  depuis  longtemps 
elle  s'y  préparait.  Dès  1856  elle  mandait  à  sa  sœur  Julie  : 

«  Tu  ne  sais  pas,  j'ai  fait  mon  testament,  il  faut  vivre  en  vue  de 
la  mort,  être  avec  elle  comme  avec  une  amie.  » 

Elle  repose,  depuis  1868,  à  côté  de  sa  fille  Léopoldine,  dans  le 
petit  cimetière  de  Villequier. 

Léon  SÉCHÉ 


LETTRES  DE  M"'  VICTOR  HUGO 

A   SA   SŒUR   JULIE 


AVANT  LE  DEPART  POUR  BRUXELLES 

Les  premières  lettres  de  M"""  Victor  Hugo  à  sa  sœur  Julie  sont 
d'avant  le  coup  d'Etat. 

«  Le  2  décembre  1851,  dit  Charles  Hugo,  il  y  avait  quatre  mois 
que  j'étais  à  la  Conciergerie  oij  je  subissais  une  condamnation  à 
six  mois  de  prison  pour  avoir  attaqué  la  peine  de  mort  à  propos 
ide  l'horrible  exécution  du  contrebandier  Montcharmont.  J'étais  à 
la  Conciergerie  avec  toute  la  rédaction  de  VEvénement  ;  j'y  étais, 
moi,  coupable  d'avoir  dénoncé  la  guillotine,  avec  mon  frère  cou- 
pable d'avoir  glorifié  les  proscrits;  avec  Maurice,  coupable  d'avoir, 
comme  gérant,  contresigné  l'article  de  mon  frère,  et  avec  Vacque- 
rie,  coupable  d'avoir  défendu  VEvénement,  trois  fois  condamné. 
Vacquerie  avait,  comme  moi,  six  mois  de  prison,  Maurice  avait 
neuf  mois,  comme  mon  frère  (1)  ». 

En  même  temps  que  nos  quatre  mousquetaires,  comme  les 
appelait  M"""  Victor  Hugo,  il  y  avait  en  prison  Louis  Jourdan  pour 
l(i  Siècle,  Proudhon  pour  le  Peuple  et  Nefftzer  pour  la  Presse. 
C'est  Nefftzer  qui  avait  reçu  Charles  Hugo  à  la  Conciergerie,  le  soir 
du  30  juillet  1851,  quand  il  se  constitua  prisonnier. 


Paris,  1851. 

Ma  chère  Julie,  je  t'envoie  une  lettre  de  Béranger  (2)  ;  pour  te  la 
donner,  j'ai  dû  mettre  bas  tout  ce  que  contient  le  grand  bahut  de 
la  salle  à  manger.  Tu  vois  qu'il  y  a  du  mérite,  surtout  dans  un 

(1)  Les  Hommes  de  VExil. 

(2)  Cette  lettre  ne  figure  pas  dans  la  Correspondance  de  Béranger. 


248  LES    ANNALES    HOMANTIQUES 

moment  où  mon  logement  me  prend  beaucoup  de  tem'ps.  Je  suis 
dans  un  entrain  très  estimable  touchant  mon  ménage.  En  m'éveil- 
îant  je  lis  les  journaux,  je  fais  de  la  politique  mentale,  étant  seule 
pour  discourir.  Je  prends  mon  chocolat,  je  tire  les  grands  rideaux 
de  damas  d'une  chaise  qui  est  près  de  mon  lit  jusque  sur  mon  lit, 
et  de  ce  même  dodo  qui  n'est  autre  qu'un  lit  de  sangle,  je  reprise 
à  mort  les  susdits  rideaux. 

A  onze  heures,  je  me  lève,  je  passe  ma  robe  de  chambre,  et  me 
mets  à  faire  de  consciencieux  rangements  dans  mon  logis.  J'inter- 
romps les  rangements  pour  causer  avec  mon  mari,  durant  qu'il 
déjeune,  de  la  politique  du  moment.  Je  donne  des  ordres  à  mes 
domestiques,  je  les  gronde,  je  m'occupe  d'emplir  le  panier  que  je 
dois  envoyer  à  la  Conciergerie,  je  m'habille.  Si  j'ai  quelques  cour- 
ses, je  pars  vers  les  trois  heures  de  la  maison.  Je  calcule  mon 
temps  afin  d'arriver  à  cinq  heures  et  demie  près  de  mes  prison- 
niers. Je  leur  apporte  les  nouvelles  que  j'ai  pu  recueillir  durant  le 
jour.  A  six  heures  et  demie,  Etienne  arrive  portant  le  dîner.  Puis 
vient  mon  mari.  M""  Paul  Meurice  qui  se  tient  près  de  son  mari 
jusqu'au  moment  du  dîner,  se  joint  à  nous  avec  son  mari  au  mo- 
ment où  nous  nous  mettons  à  table.  Nous  critiquons  les  mets 
apportés  par  les  épouse  et  mère  des  condamnés.  Gela  veut  dire  que 
,  je  suis  la  mère  et  que  M""^  Meurice  est  l'épouse,  et  que  chacune  de 
nous  faisons  vivre  les  quatre  mousquetaires  désarmés. 

On  ignore  peut-être  que  nous  appelons  les  quatre  coupables  les. 
quatre  mousquetaires.  Auguste  est  d'Artagnan  ;  Charles,  Porthos  ; 
Meurice,  Athos,  et  Toto,  Aramis. 

Les  mousquetaires  de  Dumas  avaient  cette  bonne  chance  de  tou- 
jours vaincre  leurs  ennemis.  Mes  héros  triompheront-ils  de  même? 
Fih  bien,  je  l'espère. 

Je  reprends  mon  journal.  A  huit  heures,  le  brigadier  de  service 
vient  dire  cette  phrase  solennelle  :  «  Il  est  huit^  heures  !  »  Nous 
nous  pressons  de  mettre  nos  chapeaux.  Mon  mari  donne  le  bras  à 
sa  fille,  je  prends  celui  de  M"""  Meurice,  puis  nous  nous  en  reve- 
nons en  devisant.  Je  trouve  un  bon  feu  dans  mon  salon.  Je  me 
jette  éreintée  dans  mon  fauteuil,  M"'  Meurice  en  fait  autant,  nous 
rebavardons,  mon  mari  nous  tient  compagnie,  puis  il  vient  quel- 
quefois des  visiteurs.  A  onze  heures  je  suis  dans  mon  lit,  je  dors 
ou  ne  dors  pas,  et  recommence  cette  vie. le  lendemain.  Je  t'em- 
brasse et  t'aime  bien. 

Ton  Adèle. 


LETTRES    DE   M"'^    VICTOR    HUGO   A    SA    SŒUR    JULIE  249 


28  janvier  [1852j. 

..  J'ai  trois  chez  moi,  ainsi  que  tu  le  dis  toi-même,  trois  chez 
moi  très  occupants.  La  matinée  se  passe  à  écrire  à  mon  mari,  â 
veiller  à  ma  maison.  Des  amis  qu'il  faut  que  je  reçoive  arrivent  à 
la  traverse.  Puis  vient  le  moment  d'envoyer  des  provisions  à  la 
Concierg-erie.  Ceci  réglé,  j'exécute  les  commissions  dont  me  charge 
mon  mari,  qui  sont  souvent  des  affaires  importantes  et  pressantes. 
Ajoute  à  cela  qu'il  faut  que  j'aille  de  temps  à  autre  visiter  de  pau- 
vres femmes  de  proscrits  qui  ont  besoin  que  je  les  relève.  Aucune 
diversion  n'est  apportée  à  cette  vie  que  je  viens  de  te  raconter.  Je 
suis  soutenue  par  une  grande  force  morale.  Je  suis,  et  c'est  une 
compensation  réelle,  l'objet  des  respects  et  de  la  sympathie  de  tout 
le  monde.  Dans  la  rue  beaucoup  d'êtres  me  saluent  que  je  ne  con- 
nais pas.  Ce  n'est  pas  moi  qu'on  salue,  moi  pauvre  femme  insigni- 
fiante, c'est  mon  mari  en  moi,  c'est  le  grand  et  glorieux  nom  que 
je  porte.  Oh  !  chère  amie,  rien  ne  dépasse  en  nous  le  point  d'hon- 
neur satisfait,  la  satisfaction  morale.  Cet  esprit  de  satisfaction 
chez  moi  n'a  pas  d'équivalent.  La  vie  claustrale  que  nous  menons 
est  un  peu  plus  pénible  à  supporter  pour  mon  Adèle.  La  séques- 
tration que  subissent  mes  fils  doit  leur  être  parfois  pénible  aussi. 
Mais  il  n'est  point  de  côté  qui  n'ait  son  revers  de  médaille.  Mes 
enfants  ont  pour  père  un  homme  glorieux.  Mes  enfants  doivent 
savoir  supporter  des  charges,  ayant  les  bénéfices.  Du  reste  mes 
enfants  pensent  là-dessus  comme  moi.  Ils  ne  changeraient  pas  leur 
situation  pour  aucune  autre. 

Charles  a  fini  ce  soir  ses  six  mois.  Charles  va  rejoindre  son  père 
sous  trois  ou  quatre  jours,  le  temps  de  se  tirer  les  jambes  et  de 
prendre  son  passeport.  Je  serai  heureuse  de  le  sentir  près  de  son 
père.  Mon  mari  a  loué  deux  pièces-boutiques  sur  la  grande  place 
de  l'Hôtel-de-N^ille  pour  lui  et  son  fils.  Je  vais  rester  à  soigner  mon 
petit  Victor  et  veiller  sur  lui.  Mon  petit  Victor  est  plein  de  courage. 
Il  ne  veut  même  plus  sortir,  il  ne  veut  profiter  d'aucune  des  faci- 
lités accordées  aux  autres  détenus.  Il  a  d'autant  plus  de  mérite  à 
ceci,  qu'il  aime  assez  errer  en  plein  air.  Tu  sais,  c'est  un  jeune 
citadin. 

Je  suis  fière,  chère  amie,  de  mon  sang,  cette  joie  couvre  tout... 


250  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

(S.  d.)  1852. 

Ma  chère  Julie,  ta  bonne  lettre  m'a  fait  beaucoup  de  plaisir. 
Tout  souvenir  de  toi  m'est  précieux,  quoique  pourtant  ta  courte 
lettre  soit  empreinte  de  tristesse  beaucoup  plus  qu'il  ne  faudrait. 
Toi  qui  aimes  le  bon  Dieu,  sois  heureuse  en  regardant  le  beau 
soleil  qu'il  nous  envoie,  le  bon  Dieu  fait  beaucoup  pour  l'homme 
et  l'homme  se  tourne  toujours  du  côté  qui  attriste  sa  vie  et  jamais 
ne  regarde  ce  qui  lui  est  donné  de  consolant  et  de  doux.  Je  sais 
que  la  mauvaise  santé  colore  tristement  la  vie.  La  nôtre  est  tou- 
jours la  même,  elle  est  aussi  sévère  et  aussi  austère  que  possible, 
ainsi  que  cela  doit  être.  Tout  à  l'heure  je  te  parlais  du  soleil,  en  ce 
moment  il  emplit  si  bien  ma  chambre  qu'elle  a  l'air  d'être  en  fête  ; 
tu  le  vois,  au  cas  où  je  serais  triste,  le  bon  Dieu  se  charge,  par  les 
beaux  rayons  qu'il  m'envoie,  de  me  mettre  l'allégresse  au  cœur. 

J'ai  remis,  chère  petite  amie,  ton  mot  à  Toto,  il  te  remercie  sin- 
cèrement de  tes  bonnes  intentions,  mais  il  te  prie  de  ne  point  les 
mettre  à  exécution.  Réfléchis  toi-même,  comment  demander  quel- 
que chose  à  un  individu  qui  a  expulsé  le  père  de  celui  pour  lequel 
tu  demanderais  ce  quelque  chose  ?  Songe,  chère  amie,  qu'un  être 
obscur,  s'il  a  quelque  dignité,  subirait  tout  plutôt  que  de  solliciter 
en  pareille  occurence.  Mais  lorsque  cet  être  porte  un  des  plus 
grands  et  glorieux  noms  qui  soient,  il  doit,  à  plus  forte  raison, 
tout  supporter,  plutôt  qu'il  lui  soit  fait  faveur  ou  grâce. 

Sache  donc  que  si  mon  mari  voulait  dire  un  mot,  la  France  lui 
serait  ouverte  ;  mon  mari  est  une  puissance,  il  est  permis  aux 
familles  d'en  douter,  c'est  l'histoire  du  cœur,  histoire  éternelle, 
mais  ce  doute  n'empêche  pas  qu'elle  soit. 

Si  Toto  n'avait  pas  une  force  morale  suffisante  pour  supporter 
sa  situation,  il  faudrait  que  les  siens  le  ramenassent  dans  la  voie 
de  la  dignité,  tout  au  contraire  de  lui  conseiller  d'en  sortir.  La 
dignité  élève  plus  haut,  crois  bien  cela,  que  tous  les  cordons  et 
toutes  les  distinctions  sociales.  Je  te  répète  pourtant,  chère  petite. 
nous  te  remercions,  et  cela  de  tout  cœur,  de  ta  sollicitude  tout  en 
refusant  tes  bons  offices  (1). 

(1)  François-Victor  Hugo,  fut  libéré  au  printemps  de  l'année  1852,  il 
rejoignit  quelques  jours  après  son  père  et  son  frère  à  Bruxelles.  Nous 
avons  le  petit  billet  par  lequel  ils  l'invitaient  à  venir  les  retrouver. 

Charles  lui  écrivait  le  29  mai  1852  : 

Mon  cher  petit  frère,  nous  t'attendons.  Viens  quand  tu  voudras. 
Décide  toi-même  le  jour  de  ton   arrivée  ici.  Si  tu  as  le  t^mps  de  nous 


LETTRES    DE   M""*"   VICTOR    HUGO    A   SA    SŒUR   JULIE  251 

Si  le  temps  continue  ainsi,  j'irai  te  voir,  je  serai  à  Saint-Denis 
à  une  heure,  j'y  resterai  jusqu'à  trois.  J'ai  une  grippe  furieuse,  je 
tousse  horriblement,  malgré  cela  le  fond  est  bon. 

Je  reçois  à  l'instant  des  lettres  de  Bruxelles,  tu  me  portes  bon- 
heur. Ta  pensée  ou  ta  présence  m'assistent  :  des  nouvelles  si 
c'hères  ! 

Mes  hommes,  là-bas,  sont  en  fête,  reçus  et  recherchés  partout. 
Je  t'aime  et  t'embrasse. 


II 


LETTRES  DE  JERSEY 


Le  1"  août  1852,  Victor  Hugo,  chassé  de  Bruxelles  à  cause  de  la 
publication  de  Napoléon-le-Petit,  s'embarqua  pour  l'Angleterre 
et  descendit  à  Jersey  le  5  août  suivant. 

Le  dévolu  du  grand  poète  sur  cette  île  de  la  Manche  n'avait  pas 
été  jeté  à  l'improviste,  entre  le  vote  de  la  loi  Faider  qui  le  frap- 
pait et  la  notification  du  décret  qui  l'expulsait  du  territoire  belge. 
Non.  Victor  Hugo  songeait  depuis  longtemps  à  l'île  de  Jersey. 
Comme  l'Autre  (Lui  toujours.  Lui  partout  !)  il  voulait  avoir  son 
île.  Et  dès  le  28  janvier  1852  il  écrivait  à  Paul  Meurice  : 

«  Nous  reformerons  quelque  part,  je  ne  sais  où,  le  groupe  heu- 
reux et  vaillant.  Qu'importe  le  lieu,  pourvu  que  nous  ayons  la 
liberté  !    La  liberté,  c'est  la  patrie.  Nous  nous  embosserons  dans 

prévenir,  nous  irons  te  prendrie  au    chemin  de  fer.  Sinon,  tu  viendras 
tout  droit,  27,  Grande-Place,  et  tu  trouveras  des  cœurs  prêts  à  te  rece- 
voir, à  te  fêter,  à  te  rendre  la  vie  aussi  douce  que  possible. 
Ton  frère  qui  t'aime, 

Charles. 

Victor  Hugo  ajouta  ces  mots  : 

Viens,  mon  pauvre  Toto,  je  t'ouvre  mes  deux  bras. 

t 
(Lettre  inédite).  v. 


252  LES    ANNALl-S    ROMANTIQUES 

quelque  île  comme  Jersey  et  de    là  nous  bombarderons    le  Bona- 
parte avec  les  idées  »  (1). 

Les  idées,  ce  furent  d'abord  les  Châtiments. 

La  vie  publique  de  Victor  Hugo  à  Jersey  est  assez  connue  grâce 
au  volume  intitulé  :  Actes  et  Paroles,  qui  la  contient  presque  tout 
entière.  Sa  vie  privée  l'est  beaucoup  moins,  quoiqu'elle  ait  été 
l'objet  d'une  foule  de  notices.  Ce  qui  nous  manquait  jusqu'ici, 
c'est  le  récit  anecdotique  et  détaillé  d'un  témoin.  François-Victor 
Hugo  et  sa  sœur  Adèle  avaient  bien  eu  l'intention  de  tenir  le  Jour- 
nal de  rexil  de  leur  père,  et  même  ils  en  rédigèrent  un  certain 
nombre  de  pages  qui  sont  comme  les  propos  de  table  de  Marine- 
Terrace.  Mais  ce  document  mis  au  jour  il  y  a  quelques  années  (2) 
fut  pour  tous  une  véritable  déception. 

Il  n'en  sera  pas  de  même  des  lettres  suivantes  : 

Jersey,  15  aoiit  [1852]. 

Ma  chère  petite  sœur,  je  profite  d'une  occasion  qui  se  présente 
pour  t'écrire.  Un  brave  habitant  de  Saint-Malo  se  charge  de  jeter 
cette  lettre  à  la  poste  à  son  débarqué.  Depuis  quinze  jours  nous 
sommes  à  l'auberge,  dans  une  auberge  aussi  bonne  que  possible. 
Nous  avons  ces  quinze  jours  cherché  une  habitation.  Mon  mari 
qui  est  ici  avec  Charles  depuis  dix  jours,  s'est  préoccupé  beaucoup 
de  son  futur  logis.  La  difficulté  était  assez  grande.  Adèle  désirait 
demeurer  à  Saint-Hélier  (capitale  de  Jersey)  et  mon  mari  voulait 
avoir  la  mer  sous  ses  yeux.  J'ai  tâché  qu'ils  fussent  tous  deux 
satisfaits.  J'ai  loué  une  petite  maison  à  la  porte  de  Saint-Hélier,  la 
mer  vient  battre  le  mur  qui  clôt  cette  habitation.  Demain  nous 
quittons  notre  auberge  et  nous  emménageons  dans  notre  demeure. 
Notre  emménagement  est  peu  de  chose,  notre  maison  étant  gar- 
nie. Elle  est  confortable  et  proprette  comme  toutes  les  maisons 
anglaises.  Nous  avons  une  serre,  dans  cette  serre  est  une  volière. 
Jersey  est  une  île  charmante.  Imagine-toi  un  immense  jardin, 
avec  des  maisons  coquettes,  et  la  mer  au  bas.  Les  Jersiaises  sont 
en  général  jolies,  grandes  et  bien  venues.  Les  habitants  sont  obli- 
geants, attentifs  même,  mais  froids.  Il  paraît  que  la  race  anglaise 
est  ainsi.  Du  reste,  il  nous  est    fait  toute  sorte  d'avances.  Déjà  le 

(1)  Correspondance  entre  Victor  Hugo  et  Paul  Menric. 

(2)  Voir  le  Figaro  du  29  octobre  1892  et  le  Gaulois  du  26  novembre 
1894. 


1 


LKTTHES    iJE   m""'   VICTOR    HUGO    A    SA    SŒUR   JULIK  253 

directeur  du  théâtre  de  Jersey  a  mis  une  loge  à  notre  disposition. 
Il  y  a  environ  60  à  80  proscrits  ici,  entre  autres  le  général  Le  Flô. 
Il  est  difficile  d'avoir  des  discussions  politiques,  tout  le  monde 
étant  ici  à  peu  près  du  même  avis.  Le  gouvernement  français  est 
honni  en  Angleterre. Ce  gouvernement-ci  est  bénin,  ou  pour  mieux 
dire,  il  n'y  en  a  pas.  Les  bagages  ne  sont  pas  visités,  jamais  il 
n'est  question  de  passeport  ;  la  police,  s'il  y  en  a  une,  n'apparaît 
point,  nul  gendarme  ne  circule.  Malgré  cette  absence  d'autorité, 
la  ville  est  tenue  à  merveille,  le  vol  est  exceptionnel  et  l'assassinat 
inconnu. C'est  aujourd'hui  dimanche,  la  ville  est  fort  triste.  Ce  jour 
est  consacré  à  Dieu  ;  les  femmes  vont  au  temple  et  restent  chez 
elles  pour  lire  la  Bible.  Une  femme  qui  s'amuserait  ou  danserait 
un  dimanche  croirait  commettre  une  profanation.  Les  hommes 
sont  de  même  renfermés.  Je  crois  que  la  vie  n'est  pas  chère.  C'est 
ce  que  je  verrai  quand  je  serai  chez  moi.  La  toilette  est  d'un  tiers 
meilleur  marché  qu'à  Paris.  Adèle  a  déjà  couru  les  magasins.  Tu 
en  sais,  ma  petite  sœur,  presque  autant  que  nous  sur  Jersey.  Mon 
mari  va  faire  de  la  littérature,  maintenant  que  son  livre  est  fini  (1). 
Charles  est  d'une  raison  qui  m'étonne,  il  prend  cette  existence 
sérieuse  avec  la  plus  patiente  philosophie.  Il  ne  regrette  pas  la 
France,  et  n'a  aucun  désir  d'y  retourner.  Il  travaille,  va  sur  les 
rochers  au  bord  de  la  mer,  fume  un  cigare  et  se  livre  à  toutes 
sortes  de  plaisanteries,  n'a  aucune  coquetterie  de  sa  personne,  se 
couche  à  dix  heures  et  se  lève  à  huit.  Aussi  je  t'assure  qu'il  a  une 
certaine  envergure.  Mon  mari  est  engraissé  aussi.  Je  crois  que  ce 
surplus  d'embonpoint  est  dîi  à  la  bière.  Adèle  commence  à  pren- 
dre bonne  mine.  Tu  viendras,  ma  petite  Julie,  dans  un  an,  cher- 
cher une  bonne  mine  aussi.  Nous  ferons  notre  toilette  dans  la  mer, 
nous  te  donnerons  du  bon  lait,  nous  nous  promènerons  sur  notre 
terrasse,  nous  nous  étendrons  sur  la  grève.  Mon  mari  disait  hier  : 
Nous  allons  vivre  pendant  que  durera  notre  exil,  dans  la  pensée, 
la  nature  et  la  famille.  Tu  ajouteras  à  la  famille  et  à  la  joie,  par 
conséquent,  ma  petite  Julie.  Nous  attendons  Toto  (2)  chaque  jour. 
M.  et  M""  Bouclier  viennent  nous  voir  cette  semaine.  Il  faut  que 
ces  bons  amis  nous  aiment  bien,  pour  venir  nous  chercher  si  loin, 
La  pensée  d'inspirer  de  telles  affections  nous  est  bien  douce. 
Adieu,  ma  chère  petite  sœur,  je  pense  en  terminant  cette  lettre 
que  tu  n'es  plus  à  Saint-Denis.  Je  vais    la  faire  tenir    à  Paul  (3), 

(1)  L'Histoire  d'un  Crime,  qui  ne    devait  paraître    qu'en  1877.  Com- 
mencée le  14  décembre  1851,  cette  histoire  fut  terminée  le  5  mai  1852. 

(2)  François-Victor  Hugo. 

(3)  Paul  Foucher,  frère  de  M""=  Victor  Hugo. 


254  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

pour  qu'il  te  l'adres&e  là  où  tu  seras.  Voici  notre  adresse  :  Marine- 
Terrace,  près  Saint-Hélier,  Jersey. 
Je  t'embrasse  de  toute  mon  âme.  Porte-toi  bien  et  écris-moi 

Adèle. 


Dimanche  19  septembre  [1852]. 

Nous  sommes  tout  à  fait  installés  dans  notre  cottage.  Nous 
avons  pendu  la  crémaillère  en  compagnie  de  M.  et  M™^  Meurice. 
Il  faisait  beau  quand  ils  sont  venus.  Nous  leur  avons  fait  visiter 
l'île,  qui  est  d'une  grande  beauté.  Nous  avons  passé  quinze  jours 
charmants  avec  ce  jeune  couple.  M™"  Meurice  a  un  double  charme 
pour  moi  :  elle  est  modeste,  simple  et  m'aime.  Tu  connais  son 
mari,  tu  sais  de  quel  noble  caractère  il  est  doué,  et  combien  son 
esprit  est  rare.  Leur  départ  nous  a  laissé  du  vide,  nous  l'avons 
comblé  en  travaillant. 

Nous  avons  éprouvé  un  ennui  ces  jours-ci.  Un  voyageur  gentle- 
man ayant  nom  ChênedoUé  est  venu  en  partie  de  plaisir  avec 
deux  ou  trois  dames  à  Jersey  et,  s'en  retournant  en  France,  il  a 
eu  la  malencontreuse  idée  d'emporter  deux  exemplaires  du  livre 
de  mon  mari.  On  l'a  fouillé,  on  a  saisi  les  deux  petits  volumes,  et 
il  a  été  coffré  avec  brutalité.  Les  gendarmes,  dans  leur  joie  de 
cette  prise,  se  sont  écriés  :  «  Il  en  a  pour  cinq  ans  de  prison  ».  J'es- 
père que  non,  moi,  le  captif  étant  légitimiste.  Les  monarchistes 
s'en  tirent  toujours.  On  ne  frappe  que  sur  les  républicains.  Cette 
exaction  n'en  est  pas  moins  révoltante,  aucun  jugement  n'interdi- 
sant l'ouvrage.  Les  Jersiais  se  sont  fort  émus  de  cette  atteinte  à  la 
liberté.  Ils  disent  :  Gomment  les  Français  supportent-ils  un  pareil 
joug  ?... 


Saint-Hélier,  s.  d. 

Ma  bonne  petite  sœur,  je  suis  en  retard,  en  retard  !  C'est  que 
j'ai  été  occupée  de  tous  côtés.  La  proscription  a  besoin  de  nous.  Ce 
sont  de  pauvres  femmes  auxquelles  il  faut  des  layettes.  D'autres 
qui  restent  veuves  et  qu'il  faut  consoler,  et  pour  lesquelles  il  faut 
faire  des    souscriptions.  La  France  oublie    ses  martyrs.  Nous  de- 


J 


LETTRES    DE    M'"^   VICTOR    HUGO    A    SA    SŒUR   JULIE  255 

vons  nous  souvenir.  Plus  tard,  la  France  nous  remerciera.  Nous 
sommes  en  musique  tous  ces  temps-ci.  De  la  musique  et  des 
chiens  dans  la  maison  de  Victor  Hugo,  cela  t'étonne.  Eh  bien,  l'on 
fait  beaucoup  de  musique  chez  ce  poète  et  l'on  y  a  des  chiens,  il 
ne  faut  rien  moins  que  des  révolutions  pour  cela.  C'est  que  dans 
l'exil  tout  ce  que  Dieu  a  mis  de  grand  en  nous  germe  et  donne  sa 
pleine  floraison.  L'amour  de  l'humanité,  l'amour  de  l'art  s'agran- 
dissent et  se  complètent.  Plus  de  lacunes  alors. 

Donc,  chère  petite  sœur,  nous  avons  organisé  des  concerts  qui 
ont  eu  d'étonnants  succès.  Voici  comment.  M"''  Allix,  sœur  d'un 
proscrit,  est  venue  vivre  avec  son  frère,  pour  partager  son  exil  et 
lui  gagner  son  pain  (1).  Cette  demoiselle  a  une  fort  belle  voix,  une 
excellente  méthode.  C'est  une  des  meilleures  élèves  de  Del  Sarte. 
Il  s'est  agi  de  la  faire  connaître  ;  le  meilleur  moyen  était  de  la 
faire  entendre  aux  bons  Jersiais.  On  a  risqué.  La  plus  belle  salle 
de  l'île  a  été  louée,  les  programmes  lancés.  M"^  Allix  ne  suffisait 
pas  pour  donner  un  concert.  Il  s'est  trouvé  qu'un  de  nos  amis, 
Téléki,  proscrit  hongrois,  donnait  l'hospitalité  à  l'un  de  ses  com- 
patriotes, à  un  violoniste  nommé  Rerningi,  violoniste  que  l'on  ne 
peut  guère  comparer  qu'à  Paganini.  Liszt  l'a  adressé  à  Téléki,  î-ui 
disant  que  c'était  le  premier  violoniste  de  l'Europe.  Ecmingi  s'of- 
fre à  seconder  M"*'  Allix  dans  son  concert.  Je  ne  sais  comment 
cela  s'est  fait.  Mais,  Dieu  aidant,  il  y  a  eu  foule  à  ce  concert,  et 
foule  sans  patronage,  ce  qui  n'était  jamais  arrivé  dans  l'île.  M"^ 
Allix  a  chanté  de  façon  à  plaire  infiniment  aux  Jersiais.  Son  suc- 
cès lui  a  tout  de  suite  procuré  des  élèves,  ce  que  nous  voulions. 
Quant  à  Remingi,  il  a  transporté  Anglais  et  Jersiais,  à  ce  point 
que  nos  voisins  d'Outre-Manche  ont  applaudi  avec  fureur,  —  co 
qui  est  peu  dans  les  habitudes  à  sang-froid. 

Le  triomphe  de  Remingi  a  été  tel  qu'il  a  donné  pour  son  propre 
compte  un  concert  où  il  y  avait  peut-être  encore  plus  de  monde 
qu'à  celui  de  M"^  Allix.  Les  Jersiais,  n'étant  pas  suffisamment 
rassasiés,  lui  en  demandent  un  autre  qu'il  ira  donner  mercredi 
prochain. 


(1)  M"''  Augustine  Allix  est  morte  en  1901.  Son  frère,  le  docteur 
Emile-Léon  Allix,  qui  fut  le  médecin  de  Victor-Hugo  à  Jersey,  est  mort 
en  ces  dernières  années. 


250  lAS    ANNALES    ROMANTIQUES 


[Jersey],  14  octobre  1852. 

...  Notre  vie,  ma  chère  sœur,  est  toujours  aussi  régulière.  Nous 
sortons  pour  déjeuner  à  onze  heures.  Jusque-là,  chacun  a  fait  dans 
sa  chambre  ce  qui  lui  a  convenu.  Les  uns  ont  écrit,  les  autres  ont 
lu,  celui-ci  a  dormi  comme  un  plomb,  celle-là  a  parfait  une  toi- 
lette qu'elle  doit  mettre  sur  son  dos,  l'heure  de  l'élégance  arrivéo. 
—  Le  déjeuner  se  compose,  du  reste,  de  rôti  et  de  légumes  de  la 
veille,  d'un  quart  de  livre  de  beurre  fin,  mis  soigneusement  sur 
une  assiette  historiée,  et  de  quelques  bribes  de  dessert  :  deux  pots 
de  crème  ornés  de  dessins  en  relief  se  font  vis-à-vis  sur  la  table, 
une  théière  et  une  cafetière  sont  disposés  de  façon  à  leur  faire  pen- 
dant. Maintenant  que  tu  vois  d'ici  le  coup  d'œil  que  présente  la 
table,  je  te  dirai  que  les  pots  historiés  renferment  l'un  du  lait 
pour  mettre  avec  le  café  et  le  thé,  et  l'autre  du  chocolat  que  moi 
et  ma  fille  absorbons.  —  On  cause,  Charles  se  livre  à  mille  facé- 
ties plus  ou  moins  joyeuses,  Auguste  (1),  impassible,  n'est  pas 
moins  curieux  de  drôlerie.  Mon  mari  fait  taire  ,1a  jeunesse  en  dis- 
cutant des  questions  sérieuses,  qu'il  développe  et  résume  en 
homme  de  génie  qu'il  est.  A  travers  les  rires  et  la  grave  conversa- 
tion, l'on  dévore  quatre  livres  de  pain  et  l'on  fait  les  plats  nets, 
puis  l'on  gronde  un  petit  chat,  hé  à  la  Conciergerie,  qui  monte  sur 
la  table  et  vient  fourrager  dans  toutes  les  assiettes,  et  l'on  renvoie 
un  beau  chien  noir,  ami  de  Charles,  lequel  met  mélancoliquement 
son  museau  sur  les  genoux  des  convives.  Animaux  et  individus 
sont  sortis  de  la  salle  à  manger  une  heure  et  demie  après  y  être 
entrés.  Charles  va  fumer  sur  la  terrasse,  Auguste  s'y  promène  en 
long  et  en  large  en  pensant  à  la  pièce  qu'il  fait  ou  va  faire.  Je 
compte  avec  ma  •cuisinière,  je  reçois  ou  donne  mon  linge,  Adèle 
rentre  dans  sa  chambre,  passe  la  robe  qu'elle  a  tripotée  avant  le 
déjeuner.  Mon  mari  descend  au  salon  où  l'attendent  des  visiteurs, 
l'heure  donnée  par  lui  pour  recevoir  étant  de  une  heure  à  trois. 
Nos  toilettes  faites,  moi  et  ma  fille,  si  nous  avons  besoin  d'aller  à 
la  ville,  nous  sortons  ;  si  nous    n'y  avons  rien  qui    r.ous  attitré  et 


(1)  Auguste  Vacquerie,  qui  avait  accompagné  Victor  Hugo  à  Jersey 
et  demeura  quelques  années  avec  lui. 


LETTRES   t>E   M""^   VICTOR    HUGO    A    SA    SŒUR   JULIE  257 

que  le  temps  soit  possible,  nous  faisons  un  tour  de  terrasse,  moi 
un  livre  quelconque  à  la  main,  Adèle  son  livre  d'anglais  aux 
doigts.  Je  suis  quelquefois  appelée,  car  l'heure  de  mes  visites  à 
moi  est  de  quatre  à  six.  —  On  allume  le  feu  des  bougies,  je  prends 
sur  la  table  du  salon  les  journaux,  je  les  lis,  je  me  plonge  dans  la 
politique  et  dans  le  feuilleton  ;  on  se  retrouve  réunis  à  sept  heu- 
res, on  monte  dîner,  on  n'a  pas  faim  :  le  déjeuner  a  trop  rempli 
l'estomac.  Nous  redescendons,  nous  recausons,  mon  mari  ne  sort 
jamais  le  soir.  —  Fanny,  notre  camériste,  apparaît,  tenant  les 
bougeoirs,  qu'elle  dépose  majestueusement  sur  la  table  du  salon  ; 
cela  veut  dire  qu'elle  a  envie  de  se  coucher.  La  conversation  traîne 
tard  souvent.  Mon  mari  raconte  son  passé,  la  représentation 
d'Hernani,  ses  luttes  au  théâtre,  ses  difficultés  pour  entrer  à  l'Aca- 
démie. Car  n'oublie  pas  cela,  on  a  nié  la  valeur  de  ton  beau-frère 
en  littérature,  et  ceci  pendant  des  années.  Il  n'était  qu'un  écor- 
cheur  de  mots,  un  vandale,  un  barbare.  La  destinée  des  grands 
hommes  est  d'être  méconnus.  L'histoire  est  là  pour  donner  raison 
à  mon  dire.  Il  faut  que  je  cesse,  chère  sœur.  J'ai  à  te  raconter  des 
montagnes.  Je  te  dirai  la  première  fois  ce  que  c'est  la  vie  des 
jeunes  filles  anglaises,  et  comment  elles  comprennent  le  plaisir. 
C'est  bien  amusant.  Ecris-moi  souvent. 


S.  d.  [1853]. 

...  Je  mène  une  vie  douce,  ici,  ma  chère  petite  sœur,  je  lis,  je 
me  promène  au  bord  de  la  mer,  je  m'occupe  de  mon  ménage.  Je 
m'occupe  à  aimer  mon  mari,  il  me  semble  que  jamais  mon  âme 
ne  lui  a  plus  appartenu.  Mon  mari  travaille  énormément,  il  est 
fort  gai,  et  bien  portant,  le  travail,  la  satisfaction  de  soi-même 
donnent  joie  et  santé.  Charles  est  fait  pour  la  vie  agreste,  il  n'aime 
pas  l'assujettissement,  et  préfère  maintenant  cette  existence  libre 
à  l'assujettissement  de  Paris.  Il  voit  d'ailleurs  des  Français,  et  de 
fort  aimables.  Je  suis  grasse  comme  une  petite  loche,  je  vais  me 
mettre  à  marcher  pour  débouler.  Te  rappelles-tu,  débouler  est  un 
mot  que  je  te  fais.  Lorsque  tu  avais  quatorze  ans,  et  que  tu  étais 
pas  mal  popote,  tu  disais  :  «  Les  petites  filles,  c'est  toujours 
comme  ça,  mais  dans  trois  ou  quatre  ans,  je  déboulerai.  »  Chère 
enfant,  la  tristesse  s'est  chargée  de    cet  amaigrissement  ;    est-ce 

17 


258  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

qu'il  n'y  a  pas  moyen  que  tu  chasses  cette  perpétuelle  mélancolie? 
Ecoute-moi,  ne  t'accroche  pas  à  l'impossible. Ta  famille  est  froide, 
fais-toi  une  famille  d'élection,  donne  ton  cœur  à  quelques  amies 
de  ton  choix,  arrange  ta  vie  en  dehors  des  tiens  tout  en  continuant 
à  leur  porter  affection.  J'ai  vu  à  l'épreuve  ma  famille,  je  sais  ce 
qu'elle  a  été  dans  un  moment  de  ma  vie  suprême  et  exceptionnel. 
Les  mots  ne  changent  rien  aux  faits.  Je  n'en  ai  pas  moins  de  la 
tendresse  pour  les  miens,  je  sais  ce  qu'est  le  cœur  humain. Soyons 
indulgents  les  uns  pour  les  autres.  Chacun  a  besoin  d'indulgence, 
mais  sachons  nous  passer  les  uns  des  autres.  Enfin,  chère  petite, 
je  te  le  répète,  ne  lutte  pas  contre  l'impossible.  Tu  as  de  vraies 
jouissances  :  l'amour  de  l'art,  le  bonheur  d'avoir  foi  et  croyance 
en  Dieu;  et  puis  cette  union  des  cœurs  d'amis  et  amies  si  douce  et 
si  bénie  de  Dieu.  Tu  viendras  me  voir  cet  automne,  je  te  récon- 
forterai. Je  pense  bien  à  toi,  je  te  rendrai  heureuse,  j'espère  que 
ma  lettre  ne  t'aura  pas  attristée.  Il  faut  envisager  les  choses  telles 
qu'elles  sont,  ne  pas  se  leurrer.  Sois  forte,  ma  Julie,  sois  toi- 
même,  tu  n'es  pas  d'Jige  à  être  à  la  remorque  de  qui  que  ce  soit. 
Sois  déférente,  reconnaissante,  aimable,  vois. seulement  à  quoi  tu 
es  tenue.  Je  suis  une  rabâcheuse,  je  t'embrasse  sur  les  deux  joues 
que  je  rendrai  pommes  d'apis  ici.  Nous  prendrons  de  bons  bains 
de  mer,  nous  regarderons  cette  belle  nature  et  nous  remercierons 
Dieu  de  tous  ses  dons.  Dis  à  mes  frères  que  nous  nous  portons 
très  bien,  embrasse  Paul,  je  t'aime. 


Dimanche,  19  février  [1853] 
Marine-Terrace,  Jersey. 

Ma  chère  petite  sœur,  j'ai  été  bien  heureuse  de  ta  lettre,  elle  me 
prouve  que  je  suis  encore  bonne  à  quelque  chose  puisque  ma  ten- 
dresse pour  toi  te  donne  quelque  joie.  Je  suis  si  avancée  dans  la 
vie  qu'il  me  semble  que  mon  présent  n'est  pas  grand'chose,  et  que 
ce  qui  est  devant  moi  n'est  rien.  Si  j'avais  marié  ma  fille,  cette 
terre  ne  me  semblerait  plus  d'aucun  intérêt.  Mais  ma  fille  ne  me 
paraît  pas  disposée  à  me  donner  cette  sécurité  sur  son  avenir  ;  il 
m'aurait'  pourtant  été  doux  de  bénir  un  petit  enfant  avant  de 
mourir.  Mes  fils  sont  de  même  éloignés  du  mariage,  tous  mes 
enfants  sont  vissés  à  la  maison  paternelle  ;  je  ne  m'en  plains  pas, 


LETTRES   DE   M"»*  VICTOR   HUGO   A   SA   SŒUR   JULIE  259 

car  leur  présence  est  ma  joie,  cependant  le  mariage  est  plus  dans 
Tordre,  il  complète  la  destinée.  Je  vais  te  paraître  d'un  grand 
détachement,  c'est  ce  qui  peut  être  le  mieux  quand  il  n'enlève  rien 
au  cœur,  l'amour  ne  fait  qu'y  gagner  ;  ce  qu'on  ôte  à  sa  person- 
nalité se  répand  sur  les  autres.  Il  me  semble,  chère  belle,  que  je 
me  donne  de  petits  airs  d'éloge,  je  ne  me  loue  de  rien,  et  chaque 
jour,  au  contraire,  je  me  trouve  plus  éloignée  du  point  où  je  vou- 
drais arriver,  plus  éloignée  du  bien.  Oh  !  les  tristes  idées  que  je 
te  mets  en  tête,  c'est  bien  assez  de  me  sermonner  sans  te  mettre  en 
tiers  dans  les  gronderies  que  je  me  fais.  Nous  voici  en  plein  car- 
naval. Adèle  va  au  grand  bal  costumé,  elle  s'habille  en  Louis  XV 
et  va  se  poudrer.  T'imagines-tu  remplis  de  poudre  les  beaux  che- 
veux noirs  qui  lui  tombent  aux  talons.  Transformer  cette  tresse  de 
jais  eh  chignon  de  sexagénaire,  c'est  par  trop  anticiper,  mais  cela 
amuse  ma  belle  proscrite,  et  je  ne  lui  refuse  aucun  des  moyens  de 
s'amuser.  —  Quant  à  mes  fils  j'ai  peine  à  les  mener  dans  les  salons 
jersiais  et  anglais  ;  pour  ce  qui  touche  Charles  il  n'y  met  jamais 
les  pieds  —  il  a  d'ailleurs  une  bonne  raison  de  s'abstenir,  il  n'a 
pas  d'habit  —  tu  m'avoueras  que  le  moyen  est  simple,  mais  ha- 
bile. —  Toto  irait  bien  au  bal  costumé,  mais  la  convenance  de  sa 
situation  le  retient.  La  proscription  pour  les  hommes  est  chose 
grave,  et  mes  fils  comme  leur  père  portent  avec  la  plus  grande 
dignité  cette  noble  situation.  —  Assez  de  nous,  ma  petite  bien- 
aimée  !  Voyons,  comment  es-tu  ?  As-tu  repris  courage  ?  As-tu 
quelque  rouge  sur  les  joues  ?  Le  rouge  est  ambitieux,  mais  du 
rose  ?...  es-tu  souriante  ?  Tu  sais  que  le  sourire  monte  vers  Dieu. 
Le  bon  Dieu  veut  que  les  enfants  soient  sereins,  que  son  ciel  se 
reflète  sur  les  lèvres.  —  Allons,  mademoiselle,  un  sourire,  s'il  vous 
plaît.  Vous  n'êtes  pas  si  malheureuse,  vous  avez  une  vieille  sœur 
qui  vous  aime,  un  frère  qui  s'occupe  de  vous,  car  tu  ne  diras  pas 
que  Victor  ne  s'occupe  pas  de  toi  ;  un  autre  frère  qui  te  dit  «  ma 
petite  sœur  »,  en  pensant  à  autre  chose,  mais  cet  autre  frère  t'a 
fait  une  petite  place  dans  son  cœur  que  ses  distractions  ne  peuvent 
t'enlever.  Vous  avez  un  oncle  qui  est  un  peu  votre  mère,  oh  !  mon 
enfant  ;  une  tante  qui  depuis  si  longtemps  qu'elle  est  nôtre  est  de 
notre  sang.  Vous  avez  des  amis,  et  si  vous  n'en  avez  pas,  c'est 
votre  faute.  —  Vous  avez  une  chambre  bijou,  un  sort  assuré  dans 
le  palais  que  vous  habitez  ;  et  ce  qui  est  plus  que  tout  pour  moi, 
l'espérance  que  nous  serons  réunies,  et  ce  qui  est  plus  que  ce  tout, 
la  certitude  que  nous  nous  retrouverons  là-haut  !  Car,  ma  petite 
sœur,    j'ai  la    plus  grande    foi  dans    l'infinie  bonté    de  Dieu.  — 


260  LES  ANNALES    ROMANTIQUES 

Allons,  mademoiselle,  c'est  plus  qu'un  sourire  qu'il  me  faut  main- 
tenant, mais  des  actions  de  grâce  à  Dieu. 
Ecris-moi  vite,  très  vite,  je  t'aime,  cher  amour. 


Dimanche  13  mars  [1853]. 

Ma  chère  petite  sœur,  à  quoi  puis-je  mieux  employer  mon 
dimanche  qu'à  t'écrira  ?  pendant  que  j'ai  cette  feuille  de  papier 
sous  mes  yeux  et  que  je  fais  courir  ma  plume,  parce  qu'elle  t'ap- 
porte ma  tendresse,  Adèle  est  à  son  piano  qui  joue  l'air  de  la 
Muette.  Charles  est  dans  son  atelier  qui  pioche  la  photographie 
de  même  qu'Auguste.  Toto  est  parti  le  premier  avec  Téléki,  réfu- 
gié hongrois,  élégant  de  manières,  et  démocrate  de  pensée.  Mon 
mari  qui  vient  de  sortir  était  il  y  a  un  instant  occupé  à  faire  les 
daguerréotypes  de  mes  deux  bonnes.  J'ignorais  qu'il  s'occupait 
de  cdte  façon.  Je  mets  le  nez  à  la  fenêtre  et  je  le  vois  sur  ra,  ter- 
rasse faisant  prendre  des  attitudes  à  une  femme  coiffée  d'un  bon- 
net coquet  et  prenant  des  airs  mélancoliques.  Je  m'inquiète  de 
savoir  quel  est  ce  minois  féminin  qui  s'est  faufilé  dans  mon  logis, 
ce  minois  était  celui  de  Catherine,  ma  cuisinière,  qui  avait  quitté 
son  charbon  de  terre  pour  se  coiffer  de  -la  sorte  et  pour  que  mon 
mari  fît  son  portrait. 

La  régularité  de  notre  vie  a  été  un  peu  troublée  par  notre  vente; 
tu  sais  qu'elle  a  eu  lieu  au  profit  des  réfugiés  de  Jersey  :  elle  a 
réussi  complètement.  La  population  de  notre  Ile  a  apporté  à  cette 
vente  la  plus  grande  sympathie  et  un  zèle  effréné.  Les  tricots, 
broderies,  filets  de  toute  espèce  pleuvaient  chez  moi.  La  charité 
de  Françaises  ne  peut  entrer  en  comparaison  avec  celle  de  Jer- 
siaises ;  il  a  suffi  d'un  mot  dans  les  journaux  de  ce  pays  pour  que 
tous  les  doigts  féminins  s'agitassent,  ce  n'est  pas  un  seul  objet 
qu'envoie  une  femme,  mais  une  vingtaine,  la  bonne  grâce  accom- 
pagnait la  profusion.  Sur  de  petites  banderoles  était  écrit  :  Vive 
Victor  Hugo  !  Ou  bien  :  Honneur  aux  proscrits.  —  Le  produit  de 
la  vente  a  été  de  4.000  francs.  Jamais  bazar  n'avait  autant  produit 
à  Jersey  (on  appelle  ici  vente,  bazar).  Adèle,  bien  entendu,  était 
marchande.  Elle  a  eu  très  grand  succès,  la  foule  se  portait  à  son 
comptoir.  En  somme  cet  incident  l'a  fort  amusée.  Elle  a  arrangé 
sa  boutique  fort  coquettement,  elle    avait  une  toilette    non  moins 


LETTRES    DE   M™^   VICTOR   HUGO    A   ^A   SŒUR   JULIE  261 

coquette,  elle  s'en  est  revenue  pas  mal  triomphante.  J'étais  mar- 
chande aussi,  mais  tu  sais  mes  goûts  et  tu  devines  que  j'aurais 
mieux  aimé  m'étendre  dans  mon  fauteuil,  un  livre  dans  les  mains, 
que  de  faire  face  à  l'émeute  de  monde  qui  assiégeait  mes  tricots, 
mes  bourses,  mes  dentelles,  car,  ne  vous  déplaise,  mademoiselle 
Julie,  les  dentelles  n'ont  pas  fait  faute  à  notre  vente,  je  te  prie  de 
croire  pourtant  qu'elles  n'auraient  pas  été  suffisantes  pour  orner 
la  robe  de  Mademoiselle  Montijo.  Je  crains  d'écorcher  le  nom  de 
votre  nouvelle  impératrice.  Au  demeurant  on  la  dit  très  jolie, 
cette  Montijo.  Adèle  règne  assez  parmi  nos  insulaires,  tu  sais  que 
les  jeunes  filles  ici  ont  le  pas  sur  les  femmes  mariées,  lesquelles 
femmes  mariées  ont  des  enfants  par  potée,  et  ne  bougent  guère 
de  leur  intérieur.  Aussi  Adèle  trouve  que  le  métier  de  fille  est  pré- 
férable à  celui  de  femme  ;  il  est  arrivé  qu'elle  a  poliment  écon- 
duit  un  amoureux  qui  déposait  à  ses  pieds  400.000  francs  et  sa 
main.  Ma  fille  a  trouvé  la  main  un  peu  ridée,  le  poursuivant 
ayant  quarante-cinq  ans.  Hier  cette  jeune  beauté  a  reçu  une  cor- 
beille remplie  de  fleurs.  Nous  nous  demandons  :  serait-ce  ce  pau- 
vre poursuivant  ?  Je  te  tiendrai  au  courant  de  cett€  aventure,  car 
nous  irons  au  fond.  Mon  Toto  est  bien  gentil,  bien  aim.able,  il  ne 
me  semble  pas  qu'il  soit  chagrin.  —  Je  dis  :  il  ne  me  semble  pas, 
car  il  ne  nous  parle  jamais  de  son  ex-amourette.  Ce  cher  enfant 
est  si  affable  qu'il  prend  le  cœur  de  tout  le  monde.  Quant  à  ton 
neveu  Charles,  ce  n'est  plus  un  dandy  mais  un  ouvrier.  Il  est  en 
sabots,  sans  cesse  enfermé  dans  son  atelier,  entouré  de  fioles 
d'alambic  ;  il  a  assez  l'air  d'un  disciple  de  nécromancier  :  il  ne 
lui  manque  que  la  chauve-souris  —  il  va  aUer  à  Caen  se  parfaire 
dans  son  nouvel  état  —  il  y  a  à  Caen  un  fameux  photographe  qui 
s'est  offert  de  dévoiler  à  notre  jeune  -prolétaire  les  mystères  de  la 
photographie.  Je  badine  et  j'ai  tort,  car  peut-être  ce  sera  pour 
Charles  une  ressource  que  d'avoir  un  état.  Que  nous  importe  que 
nos  fils  soient  ouvriers,  ce  que  nous  demandons  c'est  qu'ils  restent 
dignes,  et  que  leur  honneur  ne  soit  jamais  entaché.  —  Tu  ne  te 
plaindras  pas  de  la  brièveté  de  ma  lettre,  seulement  je  crains  que 
tu  ne  puisses  la  lire,  j'ai  un  papier  détestable  et  une  plume 
affreuse,  de  plus  quand  j'ai  écrit  quelques  instants,  ma  main  hre- 
douille.  Au  demeurant  tu  perdras  peu  si  tu  ne  viens  pas  à  bout  de 
me  déchiffrer.  Je  pense  seulement  que  tu  puisses  lire  ceci  «  Ma 
petite  sœur,  je  t'aime  et  te  désire  voir,  embrasse  mes  frères  pour 
moi,  sois  la  grâce  et  le  charme  de  notre  famille,  tout  en  te  réser- 
vant de  vivre  suivant  ton  gré.  Ne  te  mêle  pas  des  affaires  d'autrui 


262  LES    ANNALES  ROMANTIQUES 

et  garde  ton  indépendance.  Il  y  a  plusieurs  sortes  d'esprit,  tu  as 
l'esprit  de  conversation,  aye  celui  de  la  vie,  n'oublie  pas  surtout 
le  petit  rayon  de  notre  rose.  Je  t'envoie  mon  cœur,  que  les  deux 
nôtres  s'élèvent  souvent  vers  notre  cher  ange  (1).  Je  me  fais  vieille, 
peut-être  ne  serai-je  pas  longue  à  l'aller  trouver. 
Encore  toute  ma  tendresse. 


(1)  Sa    fille  LéopoMine    qui  se  noya    à  Villequier  avec    eon  mari  le 
4  septembre  1843. 

(A  suivre).    - 


DE    FLAUBERT 

SALAMMBO  [le  défilé  de  la  haché)  et  le  naufrage  de  la  méduse 


On  a  souvent  discuté  la  question  de  savoir  si  Flaubert  avait  com- 
mencé dans  sa  jeunesse,  en  même  temps  que  Louis  Bouilhet,  ses 
études  médicales.  Plusieurs  de  ses  contemporains  le  crurent,  entre 
autres  Sainte-Beuve,  qui,  dès  1857,  écrivait  à  la  fin  d'un  article  sur 
Madame  Bovary  :  «  Anatomistes,  physiologistes,  je  vous  retrouve 
partout.  »  Taine,  un  peu  plus  tard,  prononçait  à  son  tour  par  la 
bouche  de  Thomas  Graindorge  :  «  Il  a  longtemps  disséqué  sous  les 
ordres  de  son  père,  qui  était  médecin.  »  Dans  la  Revue  Bleue  de 
1879,  M.  Jules  Lemaître  ajoutait  :  «  Flaubert  a  longtemps  pratiqué 
les  sciences  naturelles  avant  d'écrire  Madame  Bovary.  »  —  Que  le 
fait  fût  exact,  on  n'en  doutait  pas  à  Rouen  lorsque,  le  9  mai  1880, 
le  Nouvelliste  répétait,  dans  un  article  nécrologique  :  «  Gustave 
Flaubert  commença  d'abord  ses  études  de  médecin,  puis  voya- 
gea (1).  »  Le  5  août  suivant,  M.  J.  Félix  reproduisait  enfin  l'affir- 
mation dans  un  éloge  officiel  lu  devant  l'Académie  des  sciences, 
belles-lettres  et  arts  de  Rouen,  et  ne  rencontrait,  parmi  ses  compa- 
triotes, aucun  contradicteur  (2). 

Cependant  on  constata  bientôt,  avec  surprise,  que  ni  M"^  Com- 
manville,  ni  Du  Camp,  ni  les  Concourt,  ne  signalaient  rien  de  ce 
genre.  Leur  silence,  très  significatif,  devait  suffire  à  trancher  le 
problème.  On  n'en  tint  pas  compte  ;  née  de  propos  sans  consis- 
tance, la  légende  des  études  médicales  de  Flaubert  s'est  peu  à  peu 


(1)  L'article  est  signé  Ch.  F.  L.  Je  croirais  volontiers  qu'il  est  de 
Ch.  Lapierre  lui-même,  directeur  du  Nouvelliste  et  ami  de  Flaubert. 
Cf.  Esquisse  sur  Flaubert  intime  d'après  des  documents  laissés  par 
Charles  Lapierre.  Evreux,  imp.  de  Hérissey,  1898.  In-8. 

(2)  J.  Félix,  Gustave  Flaubert,  notes  et  souvenirs,  Rouen,  Schneider, 
1880,  In-8. 


264  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

répandue  dans  le  public  (1).  Il  faut  le  reconnaître  d'ailleurs,  l'hy- 
pothèse était  assez  naturelle  et  bien  séduisante. 

Petit  fils,  fils  et  frère  de  médecins,  élevé  dans  les  tristes  bâti- 
ments d'un  Hôtel-Dieu,  dont  le  décor  pouvait  avoir  éveillé  une  vo- 
cation précoce,  plus  tard  lié  lui-même  avec  des  médecins,  comme 
le  docteur  Cloquet,  le  biologiste  Pouchet,  le  docteur  Fortin,  Flau- 
bert a  si  souvent  parlé  médecine  dans  ses  romans  et  dans  sa  Cor- 
respondance, il  a,  dans  l'ensemble  de  son  oeuvre,  témoigné  d'une 
méthode  si  profondément  empreinte  de  l'esprit  scientifique  qu'on 
devait  être  tenté,  par  une  induction  téméraire,  mais  facile,  de  lui 
prêter  une  instruction  première  en  rapport  avec  les  qualités  domi- 
nantes de  son  talent.  Il  a  si  minutieusement  fouillé  les  cerveaux  et 
analysé  les  consciences,  et  il  a  su  garder,  dans  l'accomplissement 
de  cette  besogne,  qui  répugnait  parfois  à  ses  plus  nobles  instincts, 
une  impassibilité  si  sûre  d'elle-même  qu'on  ne  pouvait  mieux  défi-- 
nir  sa  clairvoyance  psychologique  qu'en  la  comparant  à  l'habileté 
pratique  d'un  chirurgien.  Aussi,  peu  après  l'apparition  de  VEduca- 
tion  sentimentaJ.e,  le  caricaturiste  Lemot  traduisait-il  fidèlement 
l'impression  générale,  quand  il  représentait  l'écrivain  en  blouse 
d'opérations,  manches  retroussées,  debout  à  côté  d'une  table  d'am- 
phithéâtre où  s'allonge  le  cadavre  d'une  femme,  et  brandissant  au 
bout  d'un  scalpel  le  cœur  de  sa  victime  (2).  Enfin  Flaubert  a  été 
lui-même  un  malade,  un  cas  pathologique  remarquable,  et  le  dia- 
gnostic exact  de  sa  névrose  réclamait  l'examen  attentif  des  profes- 
sionnels ;  d'autre  part,  certains  personnages  de  ses  romans,  comme 
saint  Julien  ou  saint  Antoine,  offrent  encore  l'apparence  d'êtres 
anormaux.  On  s'explique  donc  pourquoi  les  médecins  tiennent, 
dans  la  liste  de  ceux  qui  ont  écrit  sur  sa  vie  ou  son  œuvre,  une 
place  importante,  mais  assurément  légitime. 

L'exagération  commence  lorsque  plusieurs  d'entre  eux,  entraî- 
nés par  leur  sympathie,  veulent  revendiquer  pour  la  corporation 
l'honneur  d'avoir  formé  le  caractère  et  les  idées  (lu  maître.  Dignus 
erat  intrare...  on  l'admettra  sans  peine  !  Par  malheur,  jusqu'à  pré- 
sent, aucun  document  authentique,  aucun  témoignage  irrécusable 

(1)  Du  vivant  même  de  Flaubert,  cette  opinion  avait  encore  été  re- 
produite par  la  pluparit  des  dictionnaires  biographiques,  par  exemple 
celui  d'Edmond  Dantès  (1875)  :  «  Flaubert  (Gustave),  1821,  romancier, 
abandonna  la  médecine  pour  les  lettres etc.  » 

(2)  La  Parodie,  journal  satirique  (rédact.  en  chef  :  André  Gill),  dé- 
cembre 1869.  —  ((  Tenant  la  plume  comme  un  scalpel  »,  écrivait  déjà 
Sainte-Beuve  en  parlant  de  Flaubert, 


LES   CONNAISSANCES   MÉDICALES   DE    FLAUBERT  265 

n'a  été  découvert  à  l'appui  d'une  supposition  qu'on  voudrait  sou- 
vent donner  pour  certitude  acquise  ;  on  trouverait  même  des  preu- 
ves contraires,  ne  fussent  que  les  appréciations  peu  élCj^ieuses  for- 
mulées à  diverses  reprises  par  Flaubert  sur  le  compte  des  méde- 
cins qui  l'entourent,  et  sur  la  médecine  en  général. Il  est  vrai  qu'on 
ne  manquerait  guère  de  retourner  l'objection,  et  de  dire  que,  pour 
les  avoir  aussi  sévèrement  jugés,  il  fallait  qu'il  les  eût  approchés 
de  tout  près. 

Toutefois,  ces  dernières  années,  quelques  médecins  doublés  de 
critiques  littéraires  très  avisés  ont  repris  la  question  sous  une 
forme  un  peu  différente,  et,  sans  la  résoudre  nettement  par  l'affir- 
mative, ont  encore  voulu  démontrer  la  «  mentalité  médicale  de 
Flaubert  ».  Malgré  l'autorité  qui  s'attache  à  leurs  travaux  (1),  je 
crois  qu'il  convient  décidément  de  s'en  tenir  aux  faits.  Rien  ne 
porte  la  trace  d'études  médicales,  officielles  et  régulières,  qu'aurait 
faites  ou  seulement  entreprises  l'écrivain  normand.  Et  si  l'on  peut, 
en  raison  des  influences  qu'il  a  subies,  du  milieu  où  il  a  vécu  ses 
premières  années,  de  sa  méthode,  de  son  tour  d'esprit,  s'aventurer 
à  le  traiter  parfois  «  d'anatomiste  »  ou  «  d'ex-étudiant  en  méde- 
cine »,  c'est  tout  juste  dans  la  mesure  où  l'on  serait  en  droit  de  le 
nommer  antiquaire,  s'il  était  né  dans  la  boutique  d'un  brocan- 
teur, ou  épicier,  si  le  hasard  avait  voulu  que  ses  parents  vendissent 
de  la  mélasse  (2). 

L'exactitude  objective  de  certains  tableaux  développés  dans 
Madame  Bovary,  dans  V Education  sentimentale  et  ailleurs,  reste 
le  plus  sérieux    argument  qu'on  ait    invoqué  en    faveur  de    cette 


(1)  Il  faut  mentionner  en  première  ligne  la  savante  thèse  soutenue 
devant  la  Faculté  de  Médecine  de  Paris,  1«  23  mars  1905,  par  le  doc- 
teur René  Dumesnil  :  Flaubert  et.  la  médecine.  C'est  de  beaucoup  le 
travail  le  plus  complet  et  le  plus  exact  en  cette  matière.  —  On  peut 
citer  encore  ^a  thèse  du  docteur  Philibert  de  Lastic  :  la  Pathologie 
mentale  dans  les  œuvres  de  Gustave  Flaubert  (Paris,  Baillière,  190()). 
Dans  une  autre  thèse  soutenue  le  29  janvier  1892  devant  la  Faculté  de 
Médecine  de  Bordeaux  :  VObservation  médicale  chez  les  écrivains 
nationalistes,  le  docteur  D.  Ségalen  insinue  que  Flaubert  a  dû  dissé- 
quer dans  sa  jeunesse  avec  son  père  et  son  frère  (p.  37).  Par  contre,  la 
•thèse  du  docteur  Antoine  Burlat,  le  roman  médical  (Faculté  de  Mont- 
pellier, 14  mars  1898),  ne  prononce  même  pas  le  nom  de  Flaubert. 

(2)  Sur  cette  question  des  études  médicales  de  Flaubert,  voir  encore: 
Chronique  médicale,  1890,  pp.  ,593  et  suivantes.  —  La  Normandie  médi- 
cale, 15  avril  1902,  pp.  152  et  suiv.  —  Intermédiaire  des  chercheurs  et 
des  curieux,  XX,  p.  140  ;  XXI,  p.  79,  etc. 


266  LES    ANNALES   ROMANTIQUES 

croyance  injustifiée.  Quel  autre  qu'un  «  ancien  carabin  »  pouvait 
décrire  avec  autant  de  précision  l'épisode  du  pied-bot  d'Hippolyte, 
les  symptômes  du  croup  qui  étrangle  le  petit  Arnoux  ou  la  pneu- 
monie de  Félicité  ?  Quel  autre  encore  aurait  suivi,  avec  un  scepti- 
cisme aussi  bien  informé,  Bouvard  et  Pécuchet  dans  leurs  expé- 
riences cliniques  et  thérapeutiques  ?  —  Cependant  la  constatation 
de  cette  exactitude  technique,  à  elle  seule,  ne  prouve  pas  grand'- 
chose,  que  la  puissance  expressive  et  la  valeur  de  l'art  naturaliste, 
tel  que  Flaubert  l'avait  conçu.  De  fait,  nous  savons  que  loin  de  se 
fier  à  ses  propres  connaissances,  à  de  prétendus  souvenirs  d'école, 
il  s'est  renseigné  d'une  façon  toute  spéciale,  il  a  puisé  largement 
aux  meilleures  sources,  chaque  fois  qu'il  eut  besoin  de  faire  inter- 
venir la  médecine  dans  ses  romans.  Le  chapitre  III  de  Bouvard  et 
Pécuchet  lui  a  coûté  de  formidables  lectures,  qui  l'amusèrent  mé- 
diocrement. Le  dénouement  d't/n  Cœur  simple  a  été  composé 
d'après  des  notes  fournies  par  Edmond  Laporte,  qui,  lui, du  moins, 
avait  fait  en  partie  ses  études  médicales.  Avant  d'écrire  ces  pages 
de  VEducation,  on  agonise  le  fils  de  M™®  Arnoux,  Flaubert,  raconte 
le  docteur  Chaume  (1),  voulut  lui-même  assister  à  une  trachéoto- 
mie. Et  si,  renonçant  à  son  dessein  primitif,  il  a  imaginé  la  guéri- 
son  du  petit  malade  provoquée,  comme  il  arrive  dans  des  cas  assez 
rares,  par  l'expectoration  violente  et  spontanée  d'une  fausse  mem- 
brane —  «  quelque  chose  d'étrange,  semblable  à  un  tube  de  par- 
chemin »,  s'il  n'a  pas  décrit  l'opération  chirurgicale,  c'est  qu'à  l'hô- 
pital Sainte-Eugénie,  où  il  s'était  rendu,  le  spectacle  réel  de  cette 
opération  l'émut  si  vivement  qu'il  ne  put  l'observer  jusqu'au 
bout  (2).  Nous  trouvons  enfin    dans  sa  Correspondance    la  preuve 


(1)  ((  Comment  ee  documentait  Flaubert  »,  signé  D'  Chaume.  —  Chro- 
nique médicale,  15  décembre  1900,  pp.  769-770. 

(2)  «  Visiblement  ému  (écrit  le  D""  Chaume,  qui  était  alors  interne  de 
Marjolin),  Flaubert  nous  dit  :  «  J'en  ai  assez  vu  ;  je  vous  en  prie,  déli- 
vrez-le (l'enfant).  Et  il  s'en  alla  ».  —  Cf.  D""  Ségalen,  op.  cit.,  pp.  33  et 
suiv. 

Cette  visite  à  Sainte-Eugénie  eut  lieu  en  mars  ou  avril  1368.  Flau- 
bert était  accompagné  d'un  jeune  homme,  très  probablement  Alphonse 
Daudet.  Voici  en  quels  termes  le  docteur  Chaume  racontait  encore 
l'anecdote  dans  une  lettre  adressée  le  6  avril  1905  au  docteur  René 
Dumesnil,  qui  a  bien  voulu  me  la  communiquer  : 

<(  Sur  la  recommandation  de  Marjolin,  je  devais  faire  devant  Flau- 
bert l'opération  lente  et  classique  de  Bonneau,  et  non  l'opération  ra- 
pide, escamotée  en  quelques  secondes,  que  nous  avions  pris  l'habitude 
de  faire,  et  à  laquelle  on  ne    pouvait  rien  voir.  Flaubert,  qui    ne  con- 


LES   CONNAISSANCES    MÉDICALES   DE   FLAUBERT  267 

formelle  que  Louis  Bouilhet  l'a  scrupuleusement  documenté  pour 
différents  passages  de  Madame  Bovary,  le  pied-bot  d'Hippolyte, 
les  ulcères  purulents  de  l'Aveugle,  l'empoisonnement  d'Emma  (1). 
Une  lettre  inédite  révèle  même  qu'il  avait  d'abord  essayé  de  re- 
constituer sans  aide  la  première  scène,  mais  qu'il  avait  commis  de 
lourdes  erreurs  scientifiques.  La  «  stréphopodie  »  qu'il  avait  décrite 
était  impossible.  Il  fallut  les  complaisantes  explications  de  Bouil- 
het pour  remettre  les  choses  au  point. 

Dans  Salammbô,  le  chapitre  du  Défilé  de  la  Hache  est  un  de  ceux 
encore  où  les  médecins  qui  se  sont  occupés  de  Flaubert  ont  cru 
apercevoir  visible  la  signature  du  confrère.  On  se  rappelle  que 
l'armée  des  Mercenaires,  attirée  par  la  ruse  d'Hamilcar  vers  la 
région  montagneuse  qui  s'étend  au  nord  du  promuontoire  Her- 
maeun,  se  voit  tout  à  coup  bloquée  dans  une  vaste  plaine  «  ayant  la 
forme  d'un  fer  de  hache  et  entourée  de  hautes  falaises  ».  Et  là, 
pendant  de  longs  jours,  les  Barbares  subissent  toutes  les  tortures 
de  la  faim  et  de  la  soif.  Quelles  ont  été,  pour  ce  fragment,  les  sour- 
ces utilisées  par  Flaubert  ? 


Il  en  indique  une  première,  dans  une  lettre  adressée  aux  Con- 
court en  décembre  1861  : 

«  Je  viens,  écrit-il,  de  me  livrer  à  des  lectures  pathologiques  sur 
la  soif  et  la  faim,  pour  un  passage  aimable  qui  me  reste  à  faire, 
mais  je  n'ai  pas  sous  la  main  un  recueil  où  il  y  a  peut-être  quelque 
chose.  Transition  adroite  pour  vous  prier  de  voir  à  la  Bibliothèque 
de  l'Ecole  de  Médecine,  dans  la  Bibliothèque  médicale,  t.  LXVIII, 
le  Journal  d'un  négociant  qui  s'est  laissé  mourir  de  faim.  Si  vous 
y  tro-uvez  des  détails  chics,  envoyez-les-moi.  J'ai  cependant  tout  ce 
qu'il  me  faut,  mais  qui  sait  (2)  ?  » 


■naissait  que  la  première  par  la  lecture  de  Trousseau,  fut  surpris  lors- 
que je  lui  parlai  en  voiture  de  la  deuxième  manière,  et  11  était  hésitant. 
En  réalité,  vous  savez  qu'il  ne  put  rien  voir.  » 

(1)  Cf.  Correspondance,  lu,  pp.  25-30,  44,  46,  et  les  notes  de  Madame 
Bovary  (éd.  Conard),  p.  491. 

(2)  Corresp.,  III,  312. 


268  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

Jules  de  Concourt  répondit  à  cette  demande  en  promettant  d'al- 
ler le  lendemain  à  la  Faculté  de  Médecine  faire  «  un  vrai  bouquet 
de  fleurs  d'un  choix  de  souffrances  de  l'agonie  par  la  faim,  —  ce 
qui,  ajoutait-il,  doit  être  une  bien  vilaine  mort  quand  on  n'en  a  pas 
pris  l'habitude  dès  l'enfance  (1)  ».  Toutefois  Flaubert  avait  donné 
à  ses  amis  une  référence  inexacte  :  c'est  en  effet  dans  le  tome  LXVII 
de  la  collection  intitulée  Bibliothèque  médicale  qu'est  reproduit  le 
document  réclamé,  d'après  le  Journal  de  médecine  et  de  chirurgie 
pratiques  du  docteur  berlinois  Hufeland  (2). 

Il  s'agissait  d'un  Allemand,  âgé  de  32  ans,  qui,  à  la  suite  de 
graves  revers  de  fortune,  avait  décidé  de  se  laisser  mourir  d'inani- 
tion. Ne  possédant  plus  qu'environ  vingt-sept  soUs  de  notre  mon- 
naie, il  s'en  servit  pour  expédier  quelques  lettres  et  acheter  une 
bouteille  de  bière.  Puis,  le  13  septembre  1818,  il  se  rendit  près  de 
Forst,  dans  un  bois  peu  fréquenté  —  mais  à  proximité  cependant 
d'un  village,  —  y  creusa  sa  fosse,  se  bâtit  une  cabane  de  brancha- 
ges, et  y  demeura  20  jours  sans  prendre  aucune  nourriture.  Un 
journal  écrit  au  crayon,  découvert  plus  tard  dans  sa  poche,  com- 
mençait par  ces  mots  : 

«  Le  généreux  philanthrope  qui  me  trouvera  un  jour  ici  après 
ma  mort  est  invité  à  m'enterrer  et  à  conserver  pour  lui,  en  raison 
de  ce  service,  mes  vêtements,  ma  bourse,  mon  couteau  et  mon  por- 
tefeuille. Je  fais,  au  reste,  observer  que  je  ne  suis  pas  un  suicidé, 
mais  que  je  suis  mort  de  faim  parce  que  des  hommes  pervers 
m'ont  privé  d'une  fortune  considérable  et  que  je  ne  veux  pas  être 
à  charge  à  mes  amis.  —  Il  est  inutile  d'ouvrir  mon  corps,  puisque, 
ainsi  que  je  viens  de  le  dire,  je  suis  mort  de  faim.  » 

Signé  :  Anonymus. 

Même  au-delà  du  tombeau,  on  ne  saurait  prendre  trop  de  pré- 
cautions contre  la  malveillance  de  l'opinion  et  les  indiscrétions  du 


(1)  Lettres  de  Jules  de  Concourt  (Paris,  G.  Charpentier,  1885),  p.  176. 

(2)  Mort  volontaire  par  abstinence,  décrite  par  la  personne  même 
qui  en  a  été  la  victime.  Communiqué  par  M.  Hufeland.  (Bibliothèque 
médicale  ou  Recueil  périodique  d'extraits  des  meilleurs  ouvrages  de 
médecine  et  de  chirurgie,  par  une  société  de. médecine,  tome  LXVII.  — 
Paris,  Gabon,  1820,  in-8,  pp.  82-92.  —  Dans  le  recueil  allemand  :  «  Jour- 
nal der  practischen  Arzneykunde  und  Wundarzneykunft,  herausgege- 
ben  von  C.  W.  Hufeland.  —  (Berlin,  G.  Reimer,  1819),  tome  XLVIII. 
III'"  Stûck,  màrz,  s.  95. 


LES   CONNAISSANCES   MÉDICALES   DE   FLAUBERT  269 

monde  !  Bientôt,  cependant,  le  malheureux  réfléchit  qu'à  «  garder 
ainsi  l'incognito  »  il  perdait  tout  l'avantage  du  supplice  qu'il  avait 
choisi.  Son  but  était  peut-être  moins  d'en  finir  avec  une  existence 
misérable  que  de  se  ménager  une  vengeance  posthume  en  créant 
quelques  ennuis  à  ceux  qui  l'avaient  indignement  dépouillé.  Et  je 
croirais  volontiers  qu'il  conservait  malgré  tout  l'espoir  d'être  se- 
couru en  temps  utile,  qu'il  avait  escompté  déjà  le  scandale  de  sa 
détresse  momentanée  pour  se  faire  rendre  justice  un  jour.  Il 
retrouva  donc  l'énergie  de  rédiger  chaque  soir  le  détail  de  ses  tor- 
tues, en  ayant  soin  de  fournir  sur  son  identité  les  renseignements 
nécessaires,  de  préciser  notamment  les  circonstances  qui  le  contrai- 
gnaient à  cette  fatale  résolution.  Son  récit,  qui  pouvait  être  atroce, 
n'est  au  résumé  qu'un  plaidoyer  in  extremis  assez  peu  émouvant 
et  passablement  déclamatoire  : 

«  16  septembre  :  J'existe  encore,  mais  quelle  nuit  j'ai  passée,  que 
j'ai  été  mouillé  !  que  j'ai  eu  froid  !  Grand  Dieu  !  quand  mes  tour- 
ments cesseront-ils  ?  aucune  créature  humaine  ne  s'est  présentée  à 
moi  depuis  trois  jours,  seulement  quelques  oiseaux. 

«  17  septembre  :  Pendant  presque  toute  la  nuit  précédente,  le 
froid  rigoureux  m'a  forcé  de  me  promener,  quoique  la  marche 
commence  à  m'être  bien  pénible,  car  je  suis  bien  faible.  Une  soif 
ardente  m'a  contraint  à  lécher  l'eau  sur  les  champignons  qui  crois- 
sent autour  de  moi,  mais  elle  a  un  goût  détestable.  On  me  repro- 
chera peut-être  de  n'avoir  pas,  pour  les  deux  groschen  qui  me  res- 
tent, acheté  une  bouteille  de  bière  ou  toute  autre  chose.  A  quoi  je 
réponds  d'avance  que  cette  emplette  m'aurait  fait  vivre  une  couple 
de  jours  de  plus,  mais  qu'elle  aurait  aussi  prolongé  mes  tourments. 
Aujourd'hui  je  puis  espérer  que  dans  quelques  jours  je  ne  souf- 
frirai plus. 

18  septembre  :  Malheureusement  ma  situation  est  toujours  la 
même.  Si  j'avais  seulement  un  briquet  afin  de  pouvoir  me  faire  un 
peu  de  feu  la  nuit  !  car  il  ne  manque  pas  de  broussailles  sèches. 
Je  manque  de  gants  et  je  suis  si  légèrement  vêtu.  On  s'imaginera 
aisément  ce  que  je  dois  souffrir  pendant  des  nuits  si  longues  ! 
Dieu  !  pourquoi  faut-il  que,  parmi  des  millions  d'hommes,  je  sois 
probablement  le  seul  destiné  à  une  mort  aussi  cruelle,  et  cela  si 
tôt  ?  J'aurais  pu  vivre  encore  cinquante  ans  !  » 

On  sourirait  peut-être,  si  le  dénouement  de  l'aventure  n'eût  été 


270  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

malgré  tout  tragique  :  le  3  octobre,  un  aubergiste  du  voisinage 
découvrit  le  pauvre  homme,  qui  respirait  encore  ;  mais  il  trépassa 
sitôt  qu'on  lui  eut  fait  avaler  une  tasse  de  bouillon  avec  un  jaune 
d'œuf. 

Le  docteur  Hufeland,  qui  a  publié  cet  étrange  journal,  pensait 
avec  raison  qu'il  intéresserait  «  les  psychologistes  »  au  moins 
autant  que  les  médecins.  Ceux-ci,  en  effet,  y  trouvent  à  peine  leur 
compte.  Les  observations  prises  par  le  moribond  sur  lui-même  res- 
tent généralement  très  superficielles  ;  il  signale  son  extrême  mai- 
greur, le  manque  de  sommeil,  le  froid  gagnant  peu  à  peu  les  jam- 
bes et  les  bras,  et  que  «  son  estomac  fait  par  moments  un  vacarme 
terrible  ».  Il  a  des  vomissements  douloureux  et,  au  bout  du  7^  jour, 
se  déclare  incapable  de  changer  de  place.  La  dernière  fois  qu'il  se 
sent  la  force  d'écrire,  le  29  septembre,  il  dit  éprouver  de  fréquentes 
convulsions,  ce  qui  ne  l'empêche  pas,  entre  temps,  de  saluer  «  poli- 
ment »  un  berger  qui  conduit  paître  ses  moutons.  A  aucun  moment 
il  ne  parle  de  délire  hallucinatoire  occasionné  par  la  faim  ou  la 
soif,  ni  ne  précise  le  caractère  particulier  des  souffrances  qu'il 
endure. 

Il  est  donc  douteux  que  Flaubert  ait  pu  tirer  grand  parti  de  ce 
récit,  lorsqu'il  a  retracé  les  horreurs  du  Défilé  de  la  Hache.  La  cou- 
leur réaliste,  les  détails  rigoureusement  exacts  de  Salammbô  ont 
été  empruntés  à  d'autres  sources,  à  celles  qu'il  disait  aux  Concourt 
avoir  déjà  consultées  (1). 

(1)  La  Notice  qui  fait  suite  à  Salammbô,  dans  la  nouvelle  édition 
Louis  Conard,  signale  page  448,  comme  ayant  été  retrouvée  dans  les 
papiers  de  Flaubert  :  «  Une  deecription  de  mort  volontaire  par  absti- 
nence décrite  par  la  victime  (voir  numéros  de  la  Gazette  médicale, 
1857,  58,  50,  49).  »  Cette  mention  ne  paraît  pas  très  clairement  rédigée, 
et  en  fait  la  référence  ne  correspond  à  rien.  Il  existait  en  1857  plusieurs 
Gazettes  médicales,  de  Toulouse,  de  Montpellier,'  de  Marseille,  de 
Paris,  mais  aucune  Gazette  Médicale  sans  autre  titre.  La  Gazette  mé- 
dicale de  Paris,  la  plus  connue,  n'a  publié,  en  1857  aucun  récit  ni 
compte-rendu  de  mort  par  abstinence  volontaire,  ni  en  1858,  ni  en  1850, 
ni  en  1849.  En  1857,  page  336,  on  trouve  seulement  l'observation  d'un 
cas  d'abstinence  prolongée  pendant  plusieurs  années,  communiquée 
par  le  D""  Amédée  Riboult,  médecin  à  Crécy-sur-Somme  ;  mais  cet  arti- 
cle traite  d'un  cas  particulier  de  léthargie,  dans  lequel  le  sujet  n'a 
accusé  aucun  des  phénomènes  physiques  ou  mentaux  caractéristiques 
de  la  faim.  Flaubert  n'y  aurait  rien,  trouvé  d'utile  à  sa  description.  Que 
signifient  d'ailleurs,  dans  la  Notice  de  l'édition  Conard,  ces  chiffres  : 
1857,  58,  50,  49  ?  Désignent-ils  des  années  différentes  du  périodique,  où 
les  numéros  d'une  même  année  ? 


LES  CONNAISSANCES   MÉDICALES   DE   FLAUBERT  271 

Le  docteur  Merry  Delabost  rapporte  à  ce  sujet  l'anecdote  sui- 
vante :  «  Un  soir,  je  dînais  avec  Gustave  Flaubert  chez  son  frère 
Achille.  Nous  étions  4.  Quand  il  y  avait  plus  d'invités,  jamais  je 
ne  l'entendais  parler  de  ses  œuvres  ;  ce  jour-là,  au  contraire,  il 
nous  entretint  de  son  roman  en  préparation  {Salammbô),  nous 
interrogeant  longuement  sur  les  symptômes  produits  par  la  faim 
et  la  soif  chez  les  personnes  soumises  à  une  abstinence  prolongée. 

«  Pour  combler  les  trop  nombreuses  lacunes  de  mes  souvenirs 
personnels,  je  fis  la  proposition  de  descendre,  après  dîner,  à  la 
bibliothèque  de  son  frère,  que  je  connaissais  à  fond.  Là,  nous  cher- 
châmes, mon  excellent  maître  et  moi,  dans  les  articles  de  diction- 
naires, dans  les  traités  de  physiologie,  etc.,  tout  ce  qui  avait  trait 
à  son  sujet.  Il  emporta  au  moins  une  vingtaine  de  volumes...  pour 
écrire  combien  de  lignes  ?  A  peine  une  centaine.  Mais  aussi,  quelle 
prestigieuse  leçon  de  clinique  !  » 

Ge  témoignage  du  docteur  Merry  Delabost  est  précieux.  Il  ne 
serait  pas  impossible  sans  doute  d'identifier  quelques-uns  des  volu- 
mes auxquels  sa  lettre  fait  allusion.  Mais  en  dehors  de  tout  traité 
spécial  de  médecine,  je  crois  intéressant  de  signaler  deux  ouvra- 
ges dont  certains  passages  présentent,  avec  le  fragment  de 
Sal(mim.bô  qui  nous  occupe,  de  curieuses  analogies.  G'est  le  Nau- 
frage de  la  frégate  la  Méduse,  par  Alexandre  Gorréard,  ingénieur 
géographe,  et  Henry  Savigny,  chirurgien  de  la  marine  (1).  Et  c'est 
aussi  la  thèse  du  même  Savigny,  présentée  à  la  Faculté  de  méde- 
cine de  Paris,  le  26  mai  1818,  sous  ce  titre  :  Observations  sur  les 
e^ffets  de  la  faim  et  de  la  soif  éprouvées  après  le  naufrage  de  la  fré- 
gate du  roi  la  Méduse  (2). 


(1)  Le  Naufrage  de  la  frégate  la  Méduse,  faisant  partie  de  l'expédi- 
tion du  Sénégal  en  1816,  4«  édition...  Paris,  Gorréard,  1821,  in-8,  508  p., 
pi.  —  Les  notes  de  cet  article  renvoient  à  cette  4«  édition.  La  première, 
comme  on  le  verra,  parut  en  1818. 

(2)  Paris,  impr.  de  Didot  jeune,  1818,  In-4,  35  p.  —  M.  le  docteur 
Bartet  a  publié,  dans  la  Chronique  Médicale  du  l**"  mai  1912  d'après 
des  notes  recueillies  par  le  D""  Ardouin,  une  courte  biographie  de  Savi- 
gny. Il  est  indiqué,  comme  date  de  sa  thèse,  26  mars  1823.  C'est  sans 
doute  une  erreur  typographique.  J'ai  eous  les  yeux  cette  bi'ochure,  qui 
porte  bien  la  date  26  mai  1818.  Et  je  n'ai  trouvé  nulle  part  mention 
d'une  réédition  de  cet  ouvrage  en  1823.  —  Au  surplus  la  4«  édition  du 
livre  de  Gorréard,  qui  est  de  1821,  cite  des  extraits  de  la  thèse  de  Savi- 
gny dans  une  note  qui  figure  sous  les  pages  124-128. 


272  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

§ 

On  sait  que  cette  catastrophe  compte  parmi  les  événements  les 
plus  populaires  de  notre  histoire  maritime.  Les  tristes  circonstan- 
ces dans  lesquelles  elle  s'est  produite,  le  Z  juillet  1816,  sont  trop 
connues  pour  qu'il  soit  besoin  d'y  revenir  ;  mais  il  n'est  pas  inutile 
de  rappeler  brièvement  les  raisons  qui,  sur  le  moment,  contribuè- 
rent à  en  divulguer  les  détails. 

Le  3  mars  1817  avait  été  traduit  devant  un  conseil  de  guerre  sié- 
geant à  Rochefort  le  capitaine  de  frégate  Duroys  de  Ghaumareys, 
coupable  de  la  perte  de  son  bâtiment,  de  l'abandon  du  radeau,  de 
l'équipage,  des  passagers  et  des  marchandises  confiées  à  sa  garde. 
Il  fut  déchu  de  son  grade,  condamné  à  3  ans  de  prison  militaire, 
exclu  de  la  Légion  d'honneur  et  de  l'ordre  de  Saint-Louis,  déclaré 
indigne  de  servir  l'Etat  —  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  d'ailleurs  de 
finir  ses  jours  bien  tranquille,  comme  receveur  des  droits  réunis, 
à  Bellac,  dans  la  Haute-Vienne.  Cependant  deux  des  survivants, 
Gorréard  et  Savigny,  estimant  ces  sanctions  insuffisantes,  et  qu'on 
voulait  à  trop  bon  compte  faire  le  silence  autour  d'un  sinistre  qui 
engageait  d'autres  responsabilités,  réclamèrent,  par  un  Mémoire 
adressé  aux  Chambres,  la  mise  en  accusation  de  plusieurs  officiers 
de  marine  mêlés  à  l'expédition  du  Sénégal,  et  même  de  l'ancien 
ministre,  le  vicomte  Dubouchage.  Les  Chambres  reçurent  le 
Mémoire  et  passèrent  à  l'ordre  du  jour.  Mais  Savigny  fut  con- 
traint de  donner  sa  démission.  La  presse,  de  son  côté,  s'empara  de 
l'incident,  et  renouvela  sur  ce  thème  tous  les  commentaires  qui 
avaient  été  déjà  répandus,  lors  du  naufrage.  Des  listes  de  sous- 
criptions furent  lancées  en  faveur  des  victimes.  Entré  temps,  Gor- 
réard et  Savigny  avaient  publié  le  récit  des  épouvantables  souf- 
frances auxquelles  ils  venaient  d'échapper  comme  par  miracle. 
Mis  en  goût  par  le  rapide  succès  de  cet  ouvrage,  Gorréard  ouvrit 
en  1818,  au  Palais  Royal,  un  niagasin  de  librairie  sous  l'enseigne 
«  Au  Naufragé  de  la  Méduse  ».  Il  fut  bientôt  obligé  de  poursuivre 
en  contrefaçon  trois  libraires  concurrents  qui  avaient  inséré,  dans 
un  recueil  intitulé  Histoire  des  Naufrages,  des  extraits  à  peine 
démarqués  de  son  propre  livre.  Ce  procès,  et  un  second  procès 
analogue  qui  suivit,  eurent  un  grand  retentissement.  Deux  ans 
plus,  tard,  en  1820,  Gorréard  se  vit  à  son  tour  assigné  devant  la 
Cour  d'assises  de  la  Seine  pour  avoir  vendu  diverses  brochures 
«  dont  l'unique  objet    semblait  être  d'exciter    les  passions  et  d'in- 


Les  connaissances  médicales  de  Flaubert  273 

sulter  rautorité  ».  Pendant  cinq  audiences,  dont  tous  les  journaux 
donnèrent  le  compte-rendu,  le  naufrage  de  la  Méduse  et  l'agonie 
du  radeau  défrayèrent  une  fois  de  plus  l'actualité.  En  1821,  parut 
la  quatrième  édition  du  livre  de  Corréard  et  de  Savigny,  avec  tou- 
tes les  pièces  justificatives  de  ces  débats  politiques  et  judiciaires. 
D'autre  part,  les  arts  plastiques,  la  littérature,  achevaient  de  vul- 
gariser le  désastre,  d'en  perpétuer  la  mémoire.  Les  poètes  rimaient 
des  odes  pompeuses  au  navire  infortuné,  les  philanthropes,  surtout 
ceux  de  l'opposition,  déclamaient  sans  se  lasser  contre  l'impéritie 
notoire  des  marins  qui  avait  entraîné  tant  de  malheurs.  En  1819, 
Géricault,  qui  était  de  Rouen,  avait  exposé  au  Salon  sa  fameuse 
toile  et  s'était  vu  reprocher  aussitôt  par  les  feuilles  gouvernemen- 
tales «  d'avoir  calomnié  par  une  tête  d'expression  [sic']  tout  le  mi- 
nistère de  la  Marine  (1)  ».  En  1839,  le  27  avril,  on  jouait  encore  à 
l'Ambigu-Comique  un  drame  en  cinq  actes  et  6  tableaux,  le  Nau- 
frage de  la  Médi/se,  par  Desnoyer  et  Dennery,  et  le  31  mai,  à  la 
Renaissance,  un  opéra  de  même  titre,  paroles  des  frères  Cogniard, 
musique  de  Flottov^  et  de  Pilati. 

Ainsi,  après  20  années  écoulées,  l'opinion  accueillait  toujours 
la  relation  plus  ou  moins  fidèle  de  ce  désastre  avec  autant  d'inté- 
rêt et  de  pitié  qu'au  premier  jour.  Que  Flaubert  en  ait  entendu 
parler  dans  son  enfance,  l'hypothèse  paraîtra  sans  doute  plausi- 
ble (2).  Qu'il  ait  retrouvé  ce  souvenir  à  l'époque  où  il  se  préparait 
à  raconter  les  horreurs  du  Défilé  de  la  Hache,  qu'il  ait  alors  con- 
sulté le  livre  où  sont  décrites  les  souffrances  des  naufragés,  nous 
pouvons  dès  maintenant  l'admettre  sans  trop  d'invraisemblance. 

Les  répertoires  et  les  dictionnaires  de  médecine  lui  fournis- 
saient assurément  des  renseignements  plus  complets,  et  peut-être 
plus  exacts  au  point  de  vue  scientifique,  mais  aussi  plus  secs  dans 
leur  forme,  moins  propres  à  lui  procurer  cette  évocation  subjec- 
tive de  l'émotion  ou  de  la  sensation  à  rendre  qui,  d'après  les  prin- 
cipes de  son  art,  doit  pénétrer  d'abord  l'écrivain  avant  d'être  tra- 
duite en  style  d'une  façon  rigoureusement  impersonnelle.  Au  con- 
traire, l'œuvre  de  Corréard  et  celle  de  Savigny  contenait  un  récit 

(1)  Si  bien  que  le  peintre  fut  forcé  d'exiler  son  tableau  à  Londres,  où 
il  demeura  longtemps. 

(2)  Je  crois  savoir  qu'un  des  survivants  du  radeau  était  de  Rouen, 
qu'après  le  naufrage  il  se  retira  dans  sa  ville  natale,  et  se  fit  une  petite 
spécialité  de  raconter  à  tous  le  détail  de  ses  souffrances.  Toutefois  je 
n'ai  pu  me  procurer  la  confirmation  de  ces  faits  que  je  signale  sous 
toutes  réserves. 

18 


£74  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

vécu,  exposé  sans  artifices  littéraires,  sans  souci  de  précision  tech- 
nique, placé  à  la  portée  de  tous,  avec  une  simplicité  réaliste  de 
bon  aloi.  Cette  garantie  de  sincérité  devait,  semble-t-il,  attirer  par- 
ticulièrement l'auteur  de  Salammbô,  qui,  en  présence  d'un  sujet 
quelconque  à  décrire,  cherchait  toujours  à  en  dégager  la  caracté- 
ristique générale,  celle  qui,  mise  en  relief,  procurerait  la  même 
impression  au  plus  grand  nombre. 

La  thèse  de  Savigny  ne  mentionne  guère  d'observations  physio- 
logiques ou  psychiques  qui  n'aient  été  reproduites,  en  termes 
presque  identiques,  dans  la  dernière  édition  du  ISIaufrage  de  la 
Méduse.  Nous  pouvons  donc  pratiquement  confondre  les  deux 
ouvrages,  et  nous  contenter  de  comparer  celui  que  Gorréard  et 
Savigny  publièrent  ensemble  avec  le  roman  de  Flaubert  (i). 


On  remarquera  d'abord  que  la  seule  ressemblance  possible 
entre  eux  devait  porter  sur  leurs  détails  et  non  sur  l'ensemble.  En 
effet,  le  contraste  des  situations  extérieures  dans  lesquelles  se 
trouvent  placés  les  personnages  de  Flaubert  et  ceux  de  Corréard 
impliquait  nécssairement  une  différence,  qui  devait  se  traduire 
dans  le  ton,  dans  la  couleur  générale  des  descriptions. 

Flaubert  imagine  une  armée  forte  de  40  mille  hommes  environ, 
enfermée  dans  une  enceinte  naturelle  dont  les  dimensions  ne  sont 
pas  précisées,  mais  qu'on  peut  supporter  dix  fois,  cinquante,  cent 
fois  assez  vaste  pour  la  contenir  tout  entière  :  les  soldats  de  Mathô 
ont  par  suite  la  faculté  de  se  mouvoir  dans  cet  espace  cependant 
limité  ;  et  nous  les  voyons  en  effet  tantôt  se  pousser  en  files  eom,- 
pactes  d'un  bout  à  l'autre  de  la  plaine,  tantôt  se  précipiter  sur  la 
herse  qui  défend  l'entrée  du  défilé  ;  bien  que  tassés  dans  V espèce 
d'hippodrome  que  form,e  autour  d'eux  la  montagne,  ils  vont  et 
viennent,  s'agitent,  se  roulent  par  terre,  se  réunissent  en  groupes 
ou  au  contraire  couvrent  confusément  la  plaine.  Ils  peuvent  sur- 
tout s'isoler,  fuir  leurs  compagnons  de  misère,  manifester  par  leur 
allure  défiante,  craintive  ou  résignée,  la  violence  des  douleurs 
physiques  et  morales  qu'ils  endurent. 

(1)  Je  désignerai  cet  ouvrage  par  le  mot  Corréard,  et  je  distinguerai 
dans  les  notes  quand  il  sera  question  de  la  Thèse  de  Savigny  toute 
seule. 


LES   CONNAISSANCES   MÉDICALES   DE   FLAUBERT  275 

Au  contraire,  le  radeau  de  la  Méduse  mesurait,  d'une  extrémité 
à  Vautre,  environ  20  mètres,  sur  sept  à  peu  près  de  large  ;  encore 
la  partie  antérieure,  longue  de  deux  mètres,  «  n'offrait-elle  que 
très  peu  de  solidité  et  était  continuellement  submergée.  Le  der- 
rière ne  se  terminait  pas  en  pointe,  comme  le  devant,  mais  une 
assez  longue  étendue  de  cette  partie  ne  jouissait  pas  d'une  solidité 
plus  grande,  en  sorte  qu'il  n'y  avait  réellement  que  le  centre  sur 
lequel  on  pût  compter  (1)  ».  Mais  ce  n'est  pas  tout  :  on  avait  encore 
chargé  sur  le  radeau  «  une  grande  quantité  de  quarts  de  farine... 
six  barriques  de  vin  et  deux  petites  pièces  à  eau  (2)  ».  Or,  sur  ce 
frêle  bâtiment,  s'étaient  réfugiés  151  hommes  et  une  femme  :  on 
juge  si  les  malheureux  s'y  sentaient  à  l'aise  !  Il  est  vrai  que,  dès  le 
premier  moment,  on  avait  dû  se  débarrasser  des  sacs  de  farine  qui 
augmentaient  le  poids  et  encombraient  :  malgré  tout,  quand  l'em- 
barquement fut  terminé,  «  la  machine,  dit  Gorréard,  s'enfonça 
au  moins  d'un  mètre.  Nous  étions  tellement  serrés  les  uns  contre 
les  autres,  qu'il  était  impossible  de  faire  un  seul  pas  ;  sur  l'avant 
et  sur  l'arrière,  on  avait  de  l'eau  jusqu'à  la  ceinture  (3).  —  Un  fait, 
ajoute  le  narrateur,  donnera  à  juger  des  dimensions  du  centre  ; 
lorsque  nous  ne  fûmes  plus  que  15,  nous  n'eûmes  pas  assez  d'es- 
place  pour  nous  coucher,  et  encore  étions-nous  extrêmement  près 
les  uns  des  autres  (4).  » 

Si  ces  chiffres  sont  exacts,  si  sa  mémoire  a  laissé  à  Gorréard 
une  juste  appréciation  des  distances,  on  se  demande  alors  com- 
ment de  véritables  combats  purent,  les  jours  suivants,  s'engager 
sur  cette  embarcation  où  toute  liberté  de  gestes  aurait  dû  être 
abolie. 

Néanmoins  le  témoignage  de  Gorréard  est  formel  :  il  revient  à 
plusieurs  reprises  sur  ce  qu'il  nomme  les  détails  de  leur  installa- 
tion et  mentionne  chaque  fois  la  gêne,  l'accablante  fatigue  résul- 
tant de  cette  position  exiguë.  On  a  peine  à  croire  qu'elle  ait  pu  se 
prolonger  13  jours  !  Entraînant  le  manque  de  sommeil,  elle  accrut 
sans  doute  dans  des  proportions  considérables  la  faiblesse  des 
naufragés,  privés    en  même    temps  de    nourriture.  Elle  eut,    par 

(1)  Gorréard,  p.  80. 

(2)  Gorréard,  81. 

(3)  Ihid.,  87. 

"(4)  Ihid.,  80.  Cependant  Savigny  (thèse,  page  13)  écrit  :  ((  Nous  tom- 
bâmes dans  un  tel  état  de  faiblesse  que  nous  ne  pouvions  nous  tenir 
debout  plus  'd'une  demi-heure  sans  éprouver  des  défaillances.  Aussi 
restions-nous  continuellement  couchés.  » 


276  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

suite,  une  répercussion  profonde  sur  les  effets  ptiysiologiques  et 
mentaux  de  leurs  souffrances.  Il  faudrait  donc  tenir  compte  de 
cette  torture,  inconnue  aux  Barbares  de  Flaubert,  si  l'on  voulait 
établir  entre  les  deux  épisodes  une  comparaison  rigoureuse.  Mais 
il  découle  surtout  de  cette  différence  que  le  récit  de  Gorréard  ne 
contient  aucune  des  descriptions,  aucun  des  traits  pittoresques  qui 
donnent  à  celui  de  Flaubert  son  ampleur  majestueuse,  sa  vivante 
allure  d'ensemble. 

Toute  proportion  de  talent  littéraire  mise  à  part,  l'un  apparaît 
comme  une  grande  fresque  peinte  de  couleurs  éclatantes,  débor- 
dante de  vie  et  de  mouvement,  l'autre  est  plutôt  constituée  par  une 
succession  de  tableaux  isolés,  où  d'ailleurs  abondent  les  péripéties 
tragiques  et  répugnantes,  mais  dont  les  personnages  conservent, 
même  dans  leurs  actions  les  plus  violentes,  je  ne  sais  quelle  immo- 
bilité figée  bien  en  rapport  avec  les  circonstances  réelles.  Joignez 
à  cette  remarque  que,  pour  les  Naufragés,  nulle  chance  de  salut 
ne  pouvait  naître  de  leur  initiative,  de  leur  audace,  de  l'exercice 
de  leur  force  individuelle  ou  collective  :  leur  seul  espoir  était 
l'apparition  d'un  voile  à  "  l'horizon.  Tandis  que  les  Mercenaires 
s'acharnent  d'abord  à  secouer  la  herse,  à  gravir  les  rochers,  ne 
renoncent  presque  à  aucun  moment  à  triompher  par  leurs  propres 
moyens  des  obstacles  matériels  qui  les  entourent.  Un  effet  d'émo- 
tion intense  est  donc  suggéré  dans  Salammbô  par  le  spectacle  de 
cette  masse  d'hommes  tournant  dans  le  cirque  des  montagnes 
comme  des  prisonniers  au  fond  d'un  immense  ergastule,  y  prome- 
nant leurs  angoisses,  se  recherchant  ou  s'évitant,  passant  d'une 
vaine  agitation  au  plus  morne  découragement.  Au  contraire,  dans 
le  'Naufrage  de  la  Méduse,  cet  effet  général  de  mouvement  n'appa- 
raît guère.  Il  faut  examiner  le  détail,  non  seulement  au  point  de 
vue  médical  proprement  dit,  mais  même  au  point  de  vue  descrip- 
tif, pour  découvrir  quelques  traits  communs ^entre  l'œuvre  de 
Flaubert  et  celle  de  Gorréard. 

Gomme  les  Naufragés,  les  Barbares  souffrent  en  même  temps 
de  la  faim  et  de  la  soif.  La  progression  de  ce  double  supplice,  les 
remèdes  employés  pour  l'atténuer,  les  effets  physique's,  moraux 
et  psychiques  qu'il  provoque,  sont  exposés  d'une  façon  presque 
similaire  dans  le  roman  et  dans  le  récit  vécu. 

Flaubert  a  pris  comme  point  de  départ  l'observation  banale  que 
résume  l'adage  latin  :  m,ens  sana  in  corpore  sano.  Savigny  en  avait 
fait  une  des  propositions  de  sa  thèse,  et  Gorréard  écrivait  :  Nos 
estoTnacs  étant    satisfaits,  nous  retrouvâm,es  quelque    repos  (Tes- 


LES    CONNAISSANCES   MÉDICALES    DE   FLAUKERT  277 

prit  (1).  Ce  sont  presque  les  expressions  de  Salammbô.  Les  esto- 
macs étant  remplis,  les  pensées  furent  moins  lugubres.  L'idée 
générale  d'une  étroite  corrélation  entre  la  santé  organique  et  la 
santé  morale  se  dégage  également  des  deux  ouvrages. 

Ici  et  là,  les  premiers  tiraillements  de  la  faim  se  font  rapidement 
sentir,  mais  sont  vite  apaisés.  Les  Mercenaires  ont  deux  jours  de 
vivres,  et  trouvent  dans  la  plaine  des  animaux,  des  fruits  qu'ils  se 
hâtent  de -manger.  Les  Naufragés  ont  emporté  quelques  biscuits, 
mais  en  si  petite  quantité  que  tout  est  absorbé  le  premier  jour.  La 
même  prodigalité  à  consommer  tout  de  suite  le  peu  d'aliments 
dont  on  dispose,  sans  souci  du  lendemain,  la  même  impatience  à 
supporter  au  début  toute  privation  se  remarque  dans  les  deux 
épisodes.  Bientôt  on  n'a  plus  rien  :  la  souffrance  redouble,  d'au- 
tant plus  qu'avec  les  jours  succédant  aux  journées  s'en  vont  les 
possibilités  de  salut,  qu'aucune  espérance  ne  corrige  plus  l'inten- 
sité croissante  de  la  douleur  :  Ils  ne  désespéraient  pas  encore  ; 
Varmée  de  Tunis  sans  doute  allait  venir.  —  Vidée  seule  de  voir 
des  embarcations  le  lendem^ain  réconforta  un  peu  nos  hommes  (1). 

On  cherche  alors  des  expédients  pour  tromper  la  faim  ;  Cor- 
réard  écrit  : 


«  Nous  essayâmes  de  manger  des  baudriers  de  sabres  et  des 
gibernes  ;  nous  parvînmes  à  en  avaler  quelques  petits  morceaux. 
Quelques-uns  mangèrent  du  linge,  d'autre  des  cuirs  de  chapeaux 
sur  lesquels  il  y  avait  un  peu  de  graisse  ou  plutôt  de  crasse  ;  nous 
fûmes  forcés  d'abandonner  ces  derniers  moyens.  Un  matelot  tenta 
de  manger  des  excréments,  mais  il  n'y  put  réussir  (2).  » 

Nous  lisons  dans  Salammbô  : 


«  Ils  rongèrent  les  baudriers  des  glaives  et  les  petites  éponges 
bordant  le  fond  des  casques...  ils  jetaient  dans  leur  bouche  des 
poignées  de  terre.  » 

Et  ce  sont  aussi  les  mêmes  tentations  insatisfaites,  survenant 
dans  des  circonstances  identiques  : 


(1)  Corréard,  p.  103. 

(2)  P.  135. 


278  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

«  Quelquefois,  dit  Flaubert,  lorsqu'un  gypaëte  posé  sur  un 
cadavre  le  déchiquetait  depuis  longtemps  déjà,  un  homme  se 
mettait  à  ramper  vers  lui  avec  un  javelot  entre  les  dents.  Il  s'ap- 
puyait d'une  main  et,  après  avoir  bien  visé,  il  lançait  son  arme. 
La  bête  aux  plumes  blanches,  troublée  par  le  bruit,  s'interrom- 
pait, regardait  à  l'entour  d'un  air  tranquille,  comme  un  cormoran 
sur  un  écueil  ;  puis  elle  replongeait  son  hideux  bec  jaune,  et 
l'homme,  désespéré,  retombait  à  plat  ventre  dans  la  poussière.  » 

De  ce  passage  on  peut  rapprocher  une  scène  analogue  rapportée 
par  Gorréard  (1)  : 

«  Nous  convoitions  principalement  un  goéland  qui  parut  plu- 
sieurs fois  tenté  de  se  reposer  sur  l'extrémité  de  notre  machine. 
L'impatience  de  nos  désirs  redoubla  quand  nous  vîmes  plusieurs 
de  ses  compagnons  se  joindre  à  lui  et  rester  à  notre  suite...  mais 
tous  nos  efforts  pour  les  attirer  jusqu'à  nous  furent  inutiles. Aucun 
ne  se  laissa  prendre  aux  pièges  que  nous  leur  offrions.  » 

Ce  qu'éprouvent  les  affamés,  c'est  surtout  une  douleur  aiguë, 
intolérable,  dans  la  région  de  l'épigastre.  Flaubert  et  Savigny 
(dans  sa  thèse)  emploient  la  même  expression  pour  en  doimer 
l'idée  :  «  Il  leur  semblait  parfois  qu'on  leur  arrachait  l'estomac 
avec  des  tenailles  »,  dit  Flaubert.  Et  Savigny  :  «  J'éprouvais  à 
l'estomac  des  douleurs  atroces,  comme  si  l'on  m'eût  arraché  cet 
organe  avec  des  tenailles  (2).  » 

Vient  enfin  le  moment  où  l'on  se  décide  à  manger  les  morts. 
Corréard  n'insiste  guère  sur  cet  horrible  épisode  : 

«  Les  infortunés  que  la  mort  avait  épargnés  sb  précipitèrent  sur 
les  cadavres  dont  le  radeau  était  couvert,  les  coupèrent  par  tran- 
ches et  quelques-uns  même  les  dévorèrent  à  l'instant.  Beaucoup, 
néanmoins,  n'y  touchèrent  pas.  Presque  tous  les  officiers  furent  de 
ce  nombre.  Voyant  que  cette  affreuse  nourriture  avait  relevé  les 
forces  de  ceux  qui  l'avaient  employée,  on  proposa  de  la  faire 
sécher  pour  la  rendre  plus  supportable  au  goût  (3).  » 


(1)  Corréard,  p.  144. 

(2)  Savigny,  thèse,  p.  19. 

(3)  Corréard,  p.  133. 


LES   CONNAISSANCES   MÉDICALES   DE   FLAUBERT  279 

De  même  dans  Salammbô  : 

«  Se  baissant  vers  les  cadavres  avec  leurs  couteaux,  ils  en  pri- 
rent des  lanières  ;  puis,  accroupis  sur  les  talons,  ils  mangeaient. 
Les  autres  regardaient  de  loin.  » 

Ceux  qui  les  premiers,  sur  le  radeau,  ont  recours  à  cette  détes- 
table pâture  sont,  ajoute  Corréard,  des  matelots  de  basse  extrac- 
tion, la  lie  de  l'équipage  embarqué  sur  la  Méduse  :  des  hommes 
pareils  aux  Garamantes  de  Flaubert,  «  accoutumés  à  l'existence 
des  solitudes  et  qui  ne  respectaient  aucun  dieu  ».  Mais  les  autres 
Naufragés  imitent  leur  exemple,  tout  comme  le  cynisme  des 
Garamantes  finit  par  entraîner  les  Mercenaires  qui  d'abord  «  pous- 
saient des  cris  d'horreur  »  et,  «  sentant  cette  chair  au  bord  des 
lèvres,  laissaient  leur  main  retomber  ».  Bientôt,  voyant  «  que 
ceux  qui  mangeaient  reprenaient  des  forces  et  n'étaient  plus  tris- 
tes »  —  «  comme  il  fallait  vivre,  comme  le  goût  de  cette  nourri- 
ture s'était  développé,  comme  on  se  mourait  »,  les  plus  énergiques 
se  laissent  aller  à  disputer  aux  moins  délicats  ces  «  viandes  sacri- 
lèges »  (1)  et  tous  veulent  leur  part  de  l'odieux  festin. 

Si  le  récit  de  Corréard  semble  en  général,  malgré  les  atrocités 
qu'il  énumère,  d'un  réalisme  moins  expressif  que  celui  de  Flau- 
bert, on  voit  que  dans  les  détais  il  existe  certaines  ressemblances. 
D'autres  se  remarquent  encore  dans  la  description  des  tourments 
causés  par  la  soif.  Voici  les  deux  passages  : 

«  Une  soif  ardente,  écrit  Corréard,  redoublée  dans  le  jour  par 
les  rayons  d'un  soleil  brûlant,  nous  dévorait.  Elle  fut  telle  que  nos 
lèves  desséchées  s'abreuvaient  avec  avidité  d'urine  qu'on  faisait 
refroidir  dans  de  petits  vases  de  fer  blanc.  On  mettait  le  petit 
gobelet  dans  un  endroit  où  il  y  avait  un  peu  d'eau  pour  que  l'urine 
refroidît  plus  promptement...  quelques-uns  trouvèrent  des  mor- 
ceaux d'étain  qui,  mis  dans  la  bouche,  y  entretenaient  une  sorte 
de  fraîcheur  (2).  » 

Et  Flaubert  : 

«  La  soif  les  tourmentait  encore  plus...  Pour  tromper  le  besoin, 


(1)  Corréard,  p.  135. 

(2)  Pages  148-149.  Détails  confirmés  par  la  thèse  de  ,Savigny,  p.  12. 


280  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

ils  s'appliquaient  sur  la  langue  les  écailles  métalliques  des  cein- 
tures, les  pommeaux  en  ivoire,  les  fers  des  glaives...  d'autres  su- 
çaient un  caillou.  On  buvait  de  l'urine  refroidie  dans  les  casques 
d'airain  (1).  » 

A  ces  deux  causes  principales  de  souffrance,  la  faim  et  la  soif, 
se  joint,  pour  les  Mercenaires,  la  température  brûlante,  «  la 
chaude  humidité  retenue  par  les  parois  de  la  montagne  »  au  milieu 
de  laquelle  «  la  corruption  se  développe  effroyablement  vite  »,  qui 
fait  bientôt,  «  de  toute  la  plaine,  une  large  pourriture  où  flottent 
des  vapeurs  blanchâtres,  un  brouillard  lourd  et  tiède  ».  Ces  condi- 
tions climatériques  ne  restent  pas  sans  effets  sur  le  moral  des 
hommes  ;  Flaubert  le  note  :  «  un  dégoût  immense  les  accable  »  ; 
ils  tombent  en  convulsions,  ils  ont  des  hallucinations,  des  accès  de 
rage  ou  de  désespoir. 

Perdus  en  pleine  mer,  les  Naufragés  de  la  Méduse  respiraient 
évidemment  un  air  plus  frais,  moins  chargé  d'émanations  putri- 
des. L'eau  qui  baignait  sans  relâche  leurs  vêtements  et  leurs  corps 
balayait  les  immondices,  et  on  y  jetait  les  cadavres,  que,  dans  le 
Défilé  de  la  Hache,  on  n'avait  plus  la  force  d'enterrer.  Cependant 
Corréard,  et  surtout  Savigny,  dans  sa  thèse,  signalent  chez  leurs 
compagnons  des  phénomènes  analogues  à  ceux  qu'éprouvaient  les 
Barbares,  et  provoqués  par  des  circonstances  du  même  ordre.  Il  y 
est  question  d'une  maladie  fréquente  chez  les  marins  surtout  lors- 
qu'ils naviguent  dans  des  latitudes  très  chaudes,  et  qu'on  nomme 
la  calenture  (2).  Les  symptômes  de  cette  affection  ressemblent 
beaucoup  à  ceux  qu'on  put  observer  sur  le  radeau  :  Savigny  les 
décrit  d'après  le  docteur  Sauvages,  et  ajoute  : 

«  La  calenture  reconnaît  pour  cause  la  chaleur  permanente,  ex- 
cessive, qui  embrase  l'atmosphère  et  se  concentre  dans  l'intérieur 
des  vaisseaux.  Pendant  la  nuit,  les  écoutilles  étant  fermées,  l'air 


(1)  Il  faut  observer  que  Flaubert  note,  comme  Savigny,  une  progres- 
sive différence  d'intensité  entre  les  souffrances  de  la  soif  et  celle  de  la 
faim  :  «  La  soif  les  tourmentait  encore  pins.  »  Et  Savigny  (thèse,  page 
12)  :  «  La  faim  qui,  dans  le  commencement,  nous  avait  cruellement 
tourmentés,  était  devenue  presque  nulle.  Mais  notre  soif  était  inextin- 
guible. » 

(2)  La  dissertation  médicale  de  Savigny  sur  la  calenture  est  repro- 
duite dans  la  4«  édition,  du  Naufrage  de  la  Méduse,  sous  les  pages 
124-128. 


LES   CONNAISSANCES   MÉDICALES    DE   FLAUBERT  281 

ne  peut  être  renouvelé  ;  il  se  corrompt  incessamment  par  l'effet 
des  émanations  animales,  dans  un  milieu  que  la  chaleur  seule  de 
la  zone  torride  rend  délétère.  Le  sang,  déjà  très  raréfié  par  l'in- 
fluence du  climat,  se  porte  en  trop  gande  quantité  dans  l'organe 
encéphalique  et  exerce  sur  les  nerfs  cérébraux  une  lésion  qui, 
aidée  par  l'impureté  de  l'air  vital,  donne  lieu  à  ce  délire  fréné- 
tique. » 

Quelle  que  soit,  au  point  de  vue  scientifique,  la  valeur  de  cette 
explication,  le  passage  est  à  retenir.  Il  paraît  bien  qu'au  cas  où  la 
dissertation  de  Savigny  serait  tombée  sous  les  yeux  de  Flaubert, 
une  simple  et  toute  naturelle  transposition  des  conditions  exté- 
rieures qui  déterminent  ordinairement  la  calenture  lui  aurait  per- 
mis d'utiliser  les  effets  de  cette  maladie,  et  de  les  appliquer  au  cas 
des  Mercenaires  enfermés  dans  le  Défilé  de  la  Hache. 

Voyons  maintenant  quelles  sont  les  conséquences  de  ces  multi- 
ples souffrances  ? 

D'abord,  une  «  hideuse  maigreur  »  et  une  extrême  faiblesse, 
l'enfoncement  des  yeux,  le  dessèchement  de  la  peau  (1).  Ces  effets 
sont  signalés  également  par  Flaubert  et  par  Corréard.  Toutefois, 
ce  dernier  n'esquisse  nulle  part  un  tableau  comparable  à  la  des- 
cription de  l'épouvantable  aspect  physique  que  présentent  les  Bar- 
bares lorsqu'ils  arrivent  devant  Hamilcar.  Il  ne  constate  chez  les 
Naufragés,  ni  les  marbrures  colorées  de  l'épiderme,  ni  «  les  nez 
bleuâtres  saillissant  entre  les  joues  creuses  »,  ni  «  les  lèvres  collées 
contre  les  dents  jaunes  (2)  »,  ni  le  noircissement  des  ongles.  Flau- 
bert a  certainement  puisé  ailleurs  ces  indications  cliniques,  d'ail- 
leurs très  exactement  transcrites. 

Au  moral,  la  faim  provoque  le  découragement,  une  tristesse 
farouche  et  violente.  Je  n'insiste  pas  sur  les  crises  de  désespoir  qui 
se  produisent  à  chaque  page  dans  le  récit  de  Corréard,  et  que 
Flaubert  mentionne  en  deux  lignes  :  «  Quelques-uns  pleuraient 
tout  bas  comme  de  petits  enfants...  des  sanglots  les  étouffaient  en 
découvrant  l'horrible  ravage  de  leurs  figures.  »  Toutefois  «  les 
éclats  de  rire  frénétiques  »,  signalés  dans  Salammbô    comme    un 


(1)  <(  Nois  membres  étaient  dépourvus  d'épiderme  »,  dit  Savigny.  Et 
plus  loin  :  <(  Nos  yeux  caves  et  presque  farouches  »  (Thèse,  p.  13). 

(2)  Cependant  Savigny  (thèse,  p.  11)  :  <(  Nos  bouches  se  desséchè- 
rent ;  c'était  len  vain  que  nous  cherchions  à  exciter  la  sécrétion  de  la 
salive,  elle  était  nulle.  » 


282  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

réflexe  accompagnant    la  douleur  aiguë  de    la  faim,  ne  sont    pas 
dans  Corréard. 

A  l'abattement  succèdent  la  colère,  la  fureur  irréfléchie  et  san- 
guinaire ;  et  sur  ce  point  les  Mercenaires  et  les  Naufragés  passent 
encore  très  sensiblement  par  les  mêmes  aberrations  psychi- 
ques (1).  Il  faudrait  pouvoir  citer  des  pages  entières  où  Savigny  et 
Corréard  racontent  les  combats  à  main  armée  qui  se  livrèrent  sur 
le  radeau,  les  massacres  impitoyables  des  plus  faibles  par  les  plus 
forts,  les  cris  de  mort,  les  imprécations  lancées  contre  les  officiers, 
et  ces  élans  de  cruauté  inutile,  de  lâche  férocité  qui  s'emparent 
des  uns  et  des  autres.  Une  folie  du  même  genre,  et  dont  les  causes 
sont  pareilles,  sévit  aussi  dans  le  Défilé  de  la  Hache  :  «  Ils  tuaient, 
dit  Flaubert,  par  férocité,  sans  besoin,  pour  assouvir  leur  fureur.» 
C'est  bien  l'idée  commune  aux  deux  récits,  et  résumée  dans  sa 
forme  la  plus  simple.  C'est  le  phénomène  symptomatique  décrit 
cette  fois  dans  toute  sa  généralité.  Savigny  signale  d'ailleurs  que 
de  tels  accès  de  brutalité  sans  cause  (2),  et  subits,  caractérisent  à 
la  fois  le  délire  résultant  de  l'inanition  prolongée  et  l'affection 
spécialement  désignée  sous  le  nom  de  calenture  :  dès  lors,  peu  im- 
porte que  les  circonstances  de  fait  par  lesquelles  ce  symptôme  se 
manifeste  diffèrent  plus  ou  moins  d'un  ouvrage  à  l'autre  ;  peu  im- 
porte que  les  scènes  de  révolte,  de  carnage,  longuement  retracées 
dans  le  Nav^rage  de  la  Méduse,  ne  correspondent  pas  rigoureuse- 
ment à  celles  que  Flaubert  se  contente  d'ébaucher  à  grands  traits. 
Toujours  dans  l'hypothèse  où  l'auteur  de  Salammbô  aurait  con- 
sulté l'ouvrage  de  Corréard,  il  en  aurait  alors  dégagé  l'observa- 
tion clinique  nécessaire  à  la  vérité  objective  de  son  tableau,  et, 
sans  s'étendre  sur  des  détails  pittoresques  qu'il  eût  été  facile  d'in- 
venter, exprimé  dans  une  seule  phrase  l'essentiel.  On  doit  même 
remarquer  la  coïncidence  curieuse  de  certains  épisodes  particu- 
liers, celui-ci  par  exemple  : 

(1)  Savigny  résume  en  ces  termes  l'état  d'esiprit  de  ses  compagnons: 
<(  La  méfiance^  l'égoïsme,  la  brutalité  même  étaient  les  seules  passions 
qui  agitaient  nos  cœurs.  »  Ce  sont  très  exactement  les  sentim'ents  que 
manifestent  les  Mercenaires. 

(2)  <c  La  privation  d'aliments  et  de  boissons  a  plus  d'une  fois  excité  à 
la  fureur  les  hommes  les  plus  doux...  Que  l'on  consulte  les  relations  die 
oes  infortunés,  et  on  les  verra  s'accorder  sur  la  propension  qui  s'est 
développée  en  eux  à  devenir  hargneux,  querelleurs,  emportés  et  fu- 
rieux, sans  que  pour  cela  leur  fureur  ait  toujours  eu  l'alimentation 
pour  objet  ».  {Bict.  des  sciences  médicales,  art.  Fureur,  cité  par  Savi- 
gny, Thèse,  page  27). 


LES   CONNAISSANCES   MÉDICALES  DE   FLAUBERT  283 

«  Des  gens  évanouis,  écrit  Flaubert,  se  réveillaient  du  conUct 
d'une  lame  ébréchée  qui  leur  sciait  un  membre.  » 

Nous  lisons  de  même  dans  Gorréard  : 

«  Le  capitaine  Dupont  fut  arraché  à  cet  état  d'anéantissement 
profond  par  un  matelot  entièrement  aliéné  qui  voulaiir  lui  «rouper 
le  pied  avec  un  couteau.  La  vive  douleur  qu'il  éprouva  le  rappela 
à  lui-même  (1).  » 

Sur  d'autres  points  encore,  l'analogie  se  poursuit  : 

«  Un  officier,  raconte  Gorréard  (2),  trouva  par  hasard  un  petit 
citron,  et  l'on  sent  combien  un  pareil  fruit  lui  devenait  précieux  ; 
aussi  le  réservait-il  pour  lui  seul.  Ses  camarades,  malgré  les  sup- 
plications les  plus  pressantes,  ne  pouvaient  rien  obtenir...  S'il  ne 
se  fût  rendu  aux  sollicitations  de  ceux  qui  l'entouraient,  on  le  lui 
aurait  certainement  enlevé  de  force.  » 

Et  Flaubert  : 

«  Spendius  trouva  une  plante  à  larges  feuilles,  emplie  d'«un  suc 
abondant  ;  et,  l'ayant  déclarée  vénéneuse,  afin  d'en  écarter  les 
autres,  il  s'en  nourrissait.  » 

Ailleurs,  dans  l'ouvrage  de  Gorréard  (3)  : 

«  Il  est  souvent  arrivé  que  ces  vases  (où  l'on  mettait  refroidir  de 
l'urine)  aient  été  dérobés.  » 

Et  plus  loin  (4)  : 

«  Plusieurs  de  nous,  au  moyen  de  petits  vases  en  fer-blanc,  con- 
servaient leur  ration  de  vin,  et,  en  se  cachant,  pompaient  dans  le 
gobelet  avec  un  tuyau  de  plume.  » 


(1)  P.  123.  Confirmé  par  la  thèse  de  Savigny,  p.  31. 

(2)  P.  148. 

(3)  Ibid. 

(4)  P.  150. 


284  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

De  même  dans  Salammbô  : 

«  Plusieurs  conservaient  soigneusement  dans  un  trou  en  terre 
une  réserve  de  nourriture...  et  on  mangeait  cela  pendant  la  nuit, 
en  baissant  la  tête  sous  un  manteau...  On  leur  volait  le  dernier 
reste  de  leur  immonde  portion.  » 

Comme  les  Mercenaires,  les  Naufragés  de  la  Méduse,  à  bout  de 
ressources,  décident  de  supprimer  les  bouches  inutiles  dont  la  vie 
ne  pourrait  être  prolongée  qu'aux  dépens  des  autres  existences. 
Le  sacrifice  pèse  naturellement  sur  les  plus  faibles,  sur  ceux  qui 
ne  peuvent  plus  se  défendre,  qu'on  peut  considérer  déjà  comme  à 
à  demi  morts.  Et,  des  deux  côtés,  les  bourreaux  s'ingénient  à  pal- 
lier de  beaux  raisonnements  l'acte  inhumain  qu'ils  vont  accom- 
plir : 

«  —  Alors,  dit  Flaubert,  l'envie  se  tourna  sur  les  blessés  et  les 
malades.  Puisqu'ils  ne  pouvaient  guérir,  autant  les  délivrer  de 
leurs  tortures  ;  et,  sitôt  qu'un  homme  chancelait,  tous  s'écriaient 
qu'il  était  maintenant  perdu  et  devait  servir  aux  autres. 

«  —  Nous  ne  restâmes  plus  que  vingt-sept,  explique  Corréard  (1). 
De  ce  nombre,  15  seulement  paraissaient  pouvoir  exister  encore 
quelques  jours.  Tous  les  autres,  couverts  de  larges  Blessures, 
avaient  presque  entièrement  perdu  la  raison.  Cependant  ils 
avaient  part  aux  distributions  et  pouvaient  avant  leur  mort  con- 
sommer, disions-nous,  trente  ou  40  bouteilles  de  vin,  qui  pour 
nous  étaient  d'un  prix  inestimable.  On  délibéra  ;  mettre  les  ma- 
lades à  demi-ration,  c'était  leur  donner  la  mort  de  suite.  Après  un 
conseil  présidé  par  le  plus  affreux  désespoir,  il  fut  décidé  qu'on 
les  jetterait  à  la  mer.  Ce  moyen...  procurait  aux  survivants  6  jours 
de  vin,  à  deux  quarts  par  jour...  Tout  annonçait  leur  fin  pro- 
chaine. Nous  avons  besoin  de  croire  qu'en  précipitant  le  terme  de 
leurs  maux  notre  cruelle  résolution  n'a  raccourci  que  de  quelques 
instants  la  mesure  de  leur  existence...  Les  victimes,  nous  le  répé- 
tons, n'avaient  pas  plus  de  48  heures  à  vivre  ;  en  les  conservant 
sur  le  radeau,  nous  eussions  absolument  manqué  de  moyens 
d'existence  deux  jours  avant  d'être  rencontrés.  « 

Cette    dernière  cruauté    apporte  enfin  quelque    atténuation  au 
(1)  P.  140. 


LES   CONNAISSANCES  MEDICALES   DE   FLAUBERT  285 

supplice    des  malheureux  :  beaucoup  d'ailleurs,  n'espérant    plus 
rien,  se  résignent  d'avance  à  leur  triste  sort  : 

«  —  Quelques-uns  ne  souffraient  plus,  écrit  Flaubert,  et  pour 
employer  les  heures,  ils  se  racontaient  les  périls  auxquels  ils 
avaient  échappé. 

«  —  Les  plus  adroits  d'entre  nous,  raconte  Corréard  (1),  pour 
nous  distraire  et  pour  nous  faire  passer  le  temps  avec  plus  de  rapi- 
dité, mettaient  leurs  camarades  à  même  de  nous  raconter  leurs 
triomphes  passés,  et  parfois  ils  leur  faisaient  établir  des  comparai- 
sons entre  les  traversées  qu'ils  avaient  essuyées  dans  leurs  campa-  . 
gnes  glorieuses  et  les  peines  que  nous  souffrions  sur  notre  radeau.» 

On  voit  donc,  par  tous  ces  exemples  isolés,  qu'une  singulière 
concordance  s'établit  du  Naufrage  de  la  Méduse  à  Salammbô.  Il 
est  impossible  de  lire  successivement  les  deux  récits  sans  être 
frappé  de  ces  ressemblances,  tant  dans  la  nature  des  épisodes  rela- 
tés que  dans  le  pittoresque  de  quelques  descriptions  et  la  notation 
de  certains  phénomènes  caractéristiques. 

Voici  enfin,  pour  clore  la  comparaison,  un  dernier  rapproche- 
ment tout  à  fait  significatif,  qui  nous  ramène  à  ce  qui  a  été  dit  au 
début  de  cet  article  à  propos  des  connaissances  médicales  de 
Flaubert. 

On  sait  qu'un  admirable  paragraphe  de  Salamm^bô  résume  les 
troubles  mentaux  qui  assaillent  les  affamés,  les  visions  qui  obsè- 
dent leur  pensée,  et  qui  sont  à  la  fois  un  symptôme  pathologique 
et  une  conséquence  directe  de  leurs  souffrances  :  la  notation  de  ce 
délire  multiforme  est,  de  l'avis  unanime,  transcrite  avec  une 
rigoureuse  précision.  Nul  doute  qu'ici  Flaubert  ne  se  soit  tout  spé- 
cialement documenté,  n'ait  contrôlé  par  des  renseignements  posi- 
tifs, scientifiquement  observés,  son  travail  de  composition  litté- 
raire. 

Voici  ce  fragment  : 


(1)  P.  145.  —  Et  Savigny  {Thèse,  p.  30)  :  «(  Quelquies-uns  de  noue  ra- 
contaient leurs  campagnes  et  leurs  triomphes,  et  les  différents  dangers 
qu'ils  avaient  connus  sur  la  mer.  C'est  ainsi  que  ee  passèrent  quelques 
jours...  »  —  Et  ailleurs,  cette  réflexion,  d'une  psychologie  très  exacte  : 
«  L'homme  qui  a  éprouvé  de  grands  revers  éprouve  une  espèce  de  plai- 
sir à  s'entretenir  des  malheurs  analogues  à  ceux  auxauels  il  a  échap- 
pé. »  {Ibid.,  p.  28.) 


286  LES   ANNALES   ROMANtiQUES 

«  Enveloppés  dans  leurs  manteaux,  il  s'abandonnaient  silen- 
cieusement à  leur  tristesse. 

Ceux  qui  étaient  nés  dans  les  villes  se  rappelaient  des  rues  tou- 
tes retentissantes,  des  tavernes,  des  théâtres,  des  bains,  et  les  bou- 
tiques des  barbiers  où  l'on  écoute  des  histoires. D'autres  revoyaient 
des  campagnes  au  coucher  du  soleil,  quand  les  blés  jaunes  ondu- 
lent et  que  les  grands  bœufs  remontent  les  collines  avec  le  soc  des 
charrues  sur  le  cou.  Les  voyageurs  rêvaient  à  des  citernes,  les 
chasseurs  à  leurs  forêts,  les  vétérans  à  des  batailles  —  et,  dans  la 
somnolence  qui  les  engourdissait,  leurs  pensées  se  heurtaient  avec 
l'emportement  et  la  netteté  des  songes.  Des  hallucinations  les  en- 
vahissaient tout  à  coup.  Ils  cherchaient  dans  la  montagne  une 
porte  pour  s'enfuir  et  voulaient  passer  au  travers.  D'autres, 
croyant  Tiaviguer  par  une  tempête,  commandaient  la  manœuvre 
d'un  navire,  ou  bien  ils  se  reculaient  épouvantés,  apercevant, 
dans  les  nuages,  des  bataillons  puniques.  Il  y  en  avait  qui  se  figu- 
raient être  à  un  festin,  et  ils  chantaient.  » 

On  remarque  la  progression  par  laquelle  est  indiqué  le  passage 
de  la  rêverie  normale  aux  images  incohérentes  qui  révèlent  un 
état  morbide,  et  le  rôle  capital  de  l'association  des  idées  et  des  per- 
ceptions habituelles  à  chaque  catégorie  d'individus  dans  la  forma- 
tion de  leur  délire.  Flaubert  décrit  en  dix  lignes  l'évolution  com- 
plète de  cette  démence.  Dans  le  récit  de  Corréard,  et  dans  celui  de 
Savigny,  nous  retrouvons  presque  tous  les  éléments  du  tablean 
synthétique  qu'on  vient  de  lire  :  à  cette  différence  près  qu'ils  ne 
sont  pas  groupés  et  coordonnés  de  façon  à  donner  à  l'observation 
clinique  un  caractère  général,  comme  dans  Salammbô,  mais  dis- 
séminés au  milieu  des  autres  détails,  l'analogie  des  divers  symp- 
tômes de  cette  folie  temporaire  et  des  circonstances  extérieures 
qui  la  provoquent  (silence,  température,  immobilité,  épuisement 
physique,  etc.)  apparaît  très  sensible.  On  le  verra  par  les  citations 
suivantes  : 

«  —  Je  ne  me  flatterai  pas,  dit  Savigny  (1),  d'avoir  eu  assez  de 
fermeté  pour  observer  toujours  avec  calme  les  altérations  physi- 
ques et  morales  de  ceux  qui  m'environnaient...  Mais,  moins 
frappé  que    la  plupart  de    ceux  qui  m'entouraient,    j'ai  pu,  dans 


(1)  Thèse,  pp.  lG-17. 


LES   CONNAISSANCES   MEDICALES   DE   FLAUBERT  287 

plus  d'une  circonstance,  lire  sur  leurs  visages  les  ravages  terribles 
que  produisirent  le  désespoir  et  une  abstinence  absolue... 

«  Déjà  régnait  beaucoup  d'incohérence  dans  leurs  discours  ; 
aux  souvenirs  de  leurs  familles,  de  leur  patrie,  de  leurs  amis  suc- 
cédaient tout  à  coup  des  idées  bizarres.  Les  uns  criaient  qu'ils 
apercevaient  la  terre,  d'autres  des  navires  qui  venaient  à  notre 
secours  ;  tous  nous  annonçaient  par  des  cris  répétés  ces  visions  fal- 
lacieuses. —  Un  nommé  Lenormand,  chef  d'atelier,  arrivé  de 
Paris,  se  croyait  encore  dans  la  capitale  ;  il  disait  à  un  nommé  La 
Villette  :  «  Allez  chez  le  marchand  de  vin  que  vous  voyez  au  coin 
pour  préparer  un  litre,  je  vous  suis.  »  Il  se  jeta  à  la  mer,  voulant 
se  rendre  dans  la  maison  qu'il  croyait  apercevoir  (1). 

«  —  Voici,  écrit  de  son  côté  Corréard,  ce  que  M.  Savigny 
éprouva  au  commencement  de  la  nuit.  Ses  yeux  se  fermaient  mal- 
gré lui  et  il  sentait  un  engourdissement  général.  Dans  cet  état,  des 
images  assez  riantes  berçaient  son  imagination  ;  il  voyait  autour 
de  lui  une  terre  couverte  de  belles  plantations  et  il  se  trouvait  avec 
des  êtres  dont  la  présence  flattait  ses  sens  :  il  raisonnait  cependant 
sur  son  état  (2)...  Les  uns  devenaient  furieux,  d'autres  chantaient, 
d'autres  se  précipitaient  à  la  mer,  faisant  à  leurs  camarades  leurs 
derniers  adieux  avec  beaucop  de  sang-froid. Quelques-uns  disaient: 
«  Ne  craignez  rien,  je  pars  pour  vous  chercher  du  secours  et  dans 
peu  vous  me  reverrez.  »  —  Au  milieu  de  cette  démence  générale, 
on  vit  des  infortunés  courir  sur  leurs  compagnons,  le  sabre  à  la 
main,  et  leur  demander  une  aile  de  poulet  et  du  pain  pour  apaiser 
la  faim  qui  les  dévorait  ;  d'autres  demandaient  leurs  hamacs  pour 
aller,  disaient-ils,  dans  l'entrepont  de  la  frégate,  prendre  quelques 
instants  de  repos.  Plusieurs  se  croyaient  encore  à  bord  de  la  Mé- 
duse, entourés  des  mêmes  objets  qu'ils  y  voyaient  tous  les  jours  ; 
ceux-là  voyaient  des  navires  et  les  appelaient  à  leur  secours  ;  ou 
bien  une  rade  dans  le  fond  de  laquelle  était  une  superbe  ville. 
M.  Corréard  croyait  parcourir  les  belles  campagnes  de  l'Italie.  Un 
des  officiers  lui  dit  :  «  Je  me  rappelle  que  nous  avons  été  abandon- 
nés par  les  embarcations,  mais  ne  craignez  rien.  Je  vais  écrire  au 
Gouverneur  et  dans  peu  d'heures  nous  serons  sauvés  ».  M.  Cor- 
réard lui  répondit  sur  le  même  ton,  et  comme  s'il  eût  été  dans  un 
état  ordinaire  :  «  Avez-vous  un  pigeon  pour  porter  vos  ordres  avec 
autant  de  célérité  (3)  ?...  » 

(1)  Ihid.,  p.  25. 

(2)  Corréard,  p.  121. 

(3)  Pages  122. 


288  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

«  —  Dès  que  la  tranquillité  fut  rétablie  après  un  combat  opi- 
niâtre, raconte  encore  Savigny,  nous  retombâmes  dans  le  même 
anéantissement  ;  il  fut  tel  que  le  lendemain  je  crus  sortir  d'un 
sommeil  pénible,  et  que  je  demandai  à  ceux  qui  m'entouraient  si 
pendant  la  nuit  ils  avaient  vu  des  combats  et  entendu  des  cris  de 
désespoir  :  quelques-uns  me  répondirent  que  les  mêmes  visions 
les  avaient  continuellement  tourmentés  (1).  » 

Le  même  auteur  ajoute,  à  propos  de  la  calenture  : 

«  L'invasion  de  cette  maladie  se  fait  pendant  la  nuit  et  tandis 
que  le  sujet  est  endormi.  L'individu  se  réveille  privé  de  l'usage  de 
sa  raison...  ses  discours  prolixes  sont  insignifiants  et  sans  suite  ; 
il  s'échappe  de  son  lit,  s'éloigne  de  l'entrepont  et  court  sur  le  pont 
ou  les  gaillards  du  vaisseau.  Là  il  croit  voir,  au  milieu  des  ondes, 
des  arbres,  des  forêts,  des  prairies  émaillées  de  fïeurs  ;  cette  illu- 
sion le  réjouit,  sa  joie  éclate  par  mille  exclamations  ;  il  témoigne 
le  plus  ardent  désir  de  se  jeter  à  la  mer.  Il  s'y  précipite  en  effet, 
croyant  descendre  dans  un  pré...  (2).  » 

Un  autre  passager  de  la  Méduse,  qui  put  se  sauver  sur  une  cha- 
loupe, décrivait  enfin  plus  tard  à  Savigny  des  phénomènes  du 
même  genre  qu'il  avait  éprouvés  : 

«  Vers  les  3  heures  du  matin,  la  lune  étant  couchée,,  excédé  de 
besoin,  de  fatigue  et  de  sommeil,  je  cède  à  mon  accablement  et  je 
m'endors,  malgré  les  vagues  prêtes  à  nous  engloutir.  Les  Alpes  et 
leurs  sites  pittoresques  se  présentent  à  ma  pensée.  Je  jouis  de  la 
fraîcheur  de  l'ombrage,  je  renouvelle  les  moments  délicieux  que 
j'y  ai  passés  ;  et,  comme  pour  ajouter  à  mon  bonheur  actuel  par 
l'idée  du  mal  passé,  le  souvenir  de  ma  bonne  ^œur,  fuyant  avec 
moi  dans  les  bois  de  Kaiserlautern,  les  Cosaques...  est  présent  à 
mon  esprit.  Ma  tête  était  penchée  au-dessus  de  la  mer.  Le  bruit 
des  flots  qui  se  brisaient  contre  notre  frêle  barque  produit  sur  mes 
sens  l'effet  d'un  torrent  qui  se  précipite  du  haut  des  montagnes, 
je  crois  m'y  plonger  tout  entier  (3).  » 


(1)  Thèse,  p.  21. 

(2)  Ihid.,  p.  22. 

(3)  Ihid.,  pp.  24-25. 


I 


Les  connaissances  médicales  de  Flaubert  289 


S'il  suffisait  de  relever  quelques  ressemblances  partielles,  quoi- 
que très  apparentes,  pour  avoir  le  droit  d'affirmer  une  relation 
entre  deux  œuvres  aussi  différentes  par  ailleurs  que  Salammbô  et 
le  Naufrage  de  la  Méduse,  ces  derniers  rapprochements  de  textes 
fourniraient  sans  doute  un  argument  décisif.  Mais,  en  matière  de 
critique  littéraire,  on  ne  saurait  s'en  tenir  à  une  telle  approxima- 
tion. Les  comparaisons  que  nous  venons  d'établir  ne  constituent 
pas  à  elles  seules  la  preuve  formelle  que  Flaubert  avant  d'écrire 
le  Défilé  de  la  Hache  ait  jamais  connu  et  consulté  les  récits  de 
Corréard  et  de  Savigny.  La  certitude  sur  ce  point  ne  pourrait 
résulter  que  d'une  allusion  explicite,  d'une  indication  de  la  Cor- 
respondance, ou  du  témoignage  authentique  d'un  contemporain  : 
et  nous  ne  possédons  rien  de  ce  genre.  Nulle  part  Flaubert  ne  men- 
tionne le  Naufrage  de  la  Méduse  parmi  les  nombreux  volumes 
qu'il  lut  à  l'occasion  de  son  roman.  Du  Camp  et  les  Concourt  sem- 
blent avoir  ignoré  cette  source  possible  du  Défilé  de  la  Hache. 

Toutefois,  un  passage  d'une  lettre  adressée  par  Bouilhet  à  son 
ami  vers  1861  et  publiée  pour  la  première  fois  dans  les  notes  de  la 
récente  édition  de  Salam,mbô  (1)  augmente  singulièrement  la  vrai- 
semblance de  l'hypothèse  que  nous  proposons.  Bouilhet  écrit  en 
effet  : 

«  Quant  aux  subsistances,  et  à  la  possibilité  [pour  les  Merce- 
rtaires]  de  rester  un  mois  avec  la  plus  infime  nourriture,  tu  as  le 
droit  de  faire  ce  que  bon  te  semblera.  Souviens-toi  des  naufrages, 
et  combien  il  faut  peu  à  l'homme  pour  vivre.  » 

On  comprend  l'importance  du  mot  Naufrage  prononcé  à  cette 
place,  et  dans  de  telles  circonstances.  A  l'époque  où  précisément 
Flaubert  s'enquérait  des  conditions  matérielles  dans  lesquelles  il 
lui  serait  possible  de  raconter  le  blocus  de  l'armée,  et  cherchait  les 
éléments  d'une  description  vraie  des  souffrances  causées  par  la 
faim  et  la  soif,  le  conseil  de  Bouilhet  le  mettait  sur  la  voie  d'une 
documentation  à  approfondir  dans  un  ordre  de  faits  très  spéciaux. 
Immédiatement  devait  surgir  dans  sa  mémoire  le  souvenir  du  dé- 
sastre   trop  fameux  dont  son  enfance  avait  entendu    le  récit.  Dès 

(1)  Salammbô  {Œuvres  complètes  de  Flaubert,  édition  L.  Conard, 
Paris,  1912),  p.  474. 

19 


290  Les  annales  romantiques 

lors,  en  s'attachant  à  cette  idée,  il  lui  devenait  facile  de  se  procu- 
rer soit  le  livre  de  Gorréard,  soit  la  thèse  de  Savigny  (qui  était 
peut-être  dans  la  bibliothèque  de  son  frère),  et  d'y  puiser  des  ren- 
seignements d'autant  plus  précieux  à  ses  yeux  qu'ils  émanaient 
des  héros  du  drame. 

Est-ce  ainsi  réellement  que  les  choses  se  sont  passées  ?  La  pré- 
somption est  forte,  mais  ce  n'est  encore  qu'une  présomption.  Et 
l'absence  de  tout  autre  document  interdit  de  conclure  d'une  façon 
plus  catégorique. 

Aussi  bien,  si  l'on  était  tenté  d'admettre  malgré  tout  l'affirma- 
tive, il  faudrait  du  moins  interpréter  à  leur  juste  valeur  les  ana- 
logies  signalées. 

Dans  une  œuvre  comme  Salammbô—  li  faut  bien  le  répéter, 
puisqu'on  l'a  parfois  oublié  —  l'exactitude  des  détails  archéologi- 
ques, historiques,  médicaux  et  autres,  et  le  problème  de  leur  ori- 
gine, n'auront  jamais  un  intérêt  prépondérant.  Il  se  rencontrera 
probableinent  toujours  des  disciples  de  Guillaume  Froehner  pour 
reprocher  à  Flaubert  de  n'avoir  étudié  ni  Falbe  ni  Bureau  de  La 
Malle,  ou  de  confondre  Astaroth  avec  Astarté.  En  quoi  ces  lacunes 
ou  ces  erreurs  ihfluent-elles  sur  la  beauté  du  livre  ?  Mais  cette  cri- 
tique d'épluchage  est  une  caractéristique  de  notre  époque,  plus 
scientifique  qu'artiste,  plus  positive  que  lyrique.  Elle  met  en  relief 
notre  éducation,  notre  culture  générale,  mieux  que  nôtre  sens  lit- 
téraire :  ceux  mêmes  qui  la  pratiquent  avec  beaucoup  de  talent 
n'hésitent  pas  à  confesser  qu'elle  garde  une  portée  un  peu  limitée  : 
ainsi  M.  de  Trévières,  qui  consacrait  naguère  un  très  solide  article 
aux  inadvertances  botaniques  et  topographiques  de  Flaubert  dans 
Salammbô  (1),  l'avoue  lui-même  par  grande  modestie.  Fort  des 
progrès  de  la  science  contemporaine,  un  médecin  viendra  peut- 
être  contester  les  descriptions  du  Défilé  de  la  Hache  ou  au  con- 
traire en  louer  la  précision  technique.  Mais  qu'emporterait  encore? 
Et  si  de  notre  côté  nous  apprenions  demain,  par  une  preuve  indis- 
cutable, que  Flaubert  s'est  inspiré  de  Gorréard  ou  de  Savigny  en 
composant  ce  chapitre,  en  serions-nous  vraiment  plus  avancés  ? 
Notre  devoir  serait  alors  de  noter  le  fait,  pour  sa  curiosité  propre  : 
mais  il  faudrait  ensuite  aller  plus  loin,  en  dégager  toutes  les  con- 
séquences. 

Il  faudrait  surtout,  en  comparant  les  textes  de  plus  près  que  je 
n'ai  voulu  le  faire,  insister  sur  l'idée  que  Flaubert,  d'où  qu'il  tire 

(1)  La  Grande  Revue,  25  avril  1912. 


Les  connaissances  médicale^  t)E  flaubert  291 

ses  documents,  ici  comme  dans  toutes  ses  œuvres,  les  ramène  à 
l'universel.  S'il  ne  contrôle  pas  toujours  la  parfaite  authenticité 
de  ses  sources  —  autant  du  moins  que  peuvent  le  désirer  les  purs 
savants  —  son  procédé  descriptif  ne  varie  pas  de  Salammbô  à 
Madame  Bovary  ou  à  VEducation  sentimentale  :  qu'il  emprunte 
directement  à  la  réalité  où  qu'il  l'étudié  sur  l'autorité  et  la  bonne 
foi  d'autrui,  c'est  surtout  par  un  travail  synthétique  de  son  esprit 
qu'ensuite  il  la  reconstitue  et  la  vivifie.  Il  dépouille  les  événements 
de  leurs  détails  accidentels  et,  en  les  traduisant  en  style,  comme 
il  disait,  il  leur  imprime  un  caractère  de  généralité.  A  supposer 
provisoirement  résolue  la  question  des  sources  du  Défilé  de  la 
Hache  on  constaterait  ainsi  une  fois  de  plus  que  la  vérité  objec- 
tive de  ses  romans  implique  une  élaboration  subjective,  une  idéa- 
lisation préalable,  un  perpétuel  soutien  de  l'imagination  par  le 
réel,  en  même  temps  qu'une  transposition  du  réel  par  l'imagina- 
tion. C'est  le  double  processus  qui  résume  son  art,  et  qui  en  assure 
la  plénitude  et  l'équilibre. 

René  Descharmes  (1). 


(1)  Cet  article  est  extrait  d'un  livre  qui  paraîtra  iprochainement  au 
Mercure  de  France  sous  le  titre  :  Autour  de  Flaubert. 


VARIA 

I 
LA  MORT  D'UN  SOUVENIR 


Savigny-sur-Orge,  près  de  Juvisy,  petite  ville  jolie  et  quiète,  est 
célèbre  dans  la  littérature.  Elle  a  donné  asile,  la  première  année 
du  précédent  siècle,  à  un  jeune  écrivain,  qui  revenait  d'émigra- 
tion, qui  avait  subi  de  terribles  malheurs  et  qui,  en  compagnie 
d'une  charmante  femme,  achevait  le  Génie  du  Christianisme.  Les 
bords  de  l'Yvette  gracieuse  ont  vu  cette  aurore  de  la  religion 
renaissante. 

Je  suis  allé  à  Savigny-sur-Orge,  pensant  visiter  la  maison  de 
M.  Pigeau.  Car  M.  Pigeau  était  le  propriétaire  ;  et  sans  doute  son 
nom  serait  perdu  pour  l'histoire,  s'il  n'avait,  l'été  de  180i,  loué  sa 
demeure  et  ses  arbres  à  Pauline  de  Beaumbnt. 

Du  reste,  à  Savigny,  l'on  a  oublié  M.  Pigeau  ;  r  on  ne  songe 
guère  à  M.  de  Chateaubriand.  Et,  non  sans  peine,  je  demandais 
la  maison  où,  autrefois.  M""®  de  Beaumont... 

—  Ah  !  la  maison  de  Pauline  ?... 
La  renommée  est  familière. 

J'ai  su  que  la  maison  de  Pauline  était  au  bout  de  la  grande  rue, 
à  l'extrémité  du  village,  vers  la  campagne. 

—  Mais  il  n'y  a  plus  rien  !... 

Les  bonnes  gens  vous  affirment  toujours  qu'il  n'y  a  plus  rien, 
parce  qu'ils  ne  croient  pas  que  les  pierres  délaissées  gardent  plus 
longtemps  que  les  cœurs  les  souvenirs. 

Et  j'ai  suivi  la  grande  rue,  rêvant  aux  amoureux  de  Savigny, 
à  elle  ardente  et  vive,  à  lui  frivole  et  que  ravissent  les  commence- 
ments d'amour,  à  leur  gaie  arrivée,  à  leur  installation  rapide  et  à 
la  promenade  qu'ils  firent,  le  soir  même,  aux  fontaines  de  Juvisy, 
par  un  chemin  court  et  charmant.  Je' suis  arrivé  à  une  grille  de 


VARIA  293 

fer  toute  rouillée  et  délabrée  ;  à  travers  les  barreaux,  ce  que  j'aper- 
çus était  un  extraordinaire  fouillis  de  broussailles. 

Je  m'adressai  au  voisin,  qui  est  jardinier.  Parmi  les  belles  ran- 
gées de  ses  fleurs,  il  ne  me  répondit  guère.  La  jardinière  intervint. 

—  On  a  tout  démoli,  monsieur  !... 

Elle  me  dit  qu'elle  était  la  gardienne  de  ce  terrain  dévasté. 
Puis  elle  me  confia  que  le  jardinier  n'y  allait  plus  jamais  parce 
qu'il  avait  trop  de  chagrin  :  —  Ça  lui  fait  mal. 


Il  n'y  avait  plus  absolument  rien,  que  les  vieux  arbres  et  la  pro- 
fusion des  nouvelles  pousses.  Il  est  difficile  de  reconnaître  le  des- 
sin du  jardin.  Les  allées  sont  envahies  de  mousse,  d'herbe  et  de 
fleorettes. 

On  vous  dit  : 

—  Voilà  où  était  un  massif,  à  l'angle  de  la  maison. 

Le  massif  est  effacé.  La  maison  ?  Vous  remarquez  alors  un  long 
rectangle  où  la  végétation  foisonne  plus  abondamment  qu'ailleurs, 
beaucoup  plus  abondamment  :  elle  est  plus  dense,  plus  touffue  et 
plus  enchevêtrée  ;  elle  monte  plus  haut  et  s'épanouit  plus  large  ; 
elle  emplit  exactement  la  place  qui  était  bâtie,  et  son  épaisseur 
marque  sur  le  sol  la  cicatrice. 

Il  reste,  paraît-il,  les  fondations.  Mais  la  déchirure  et  les  arra- 
chements sont  invisibles.  On  dirait  que  la  nature  a  jeté  là-dessus 
un  voile.  Et  ce  fut  le  travail  d'une  saison,  où  collaborèrent  la 
terre  et  le  ciel  avec  les  oiseaux  porteurs  de  graines,  avec  le  vent, 
avec  la  pluie,  avec  toutes  les  prestes  et  hâtives  puissances  de 
l'oubli. 

La  maison  de  Savigny  était  là,  étroite  et  longue  ;  elle  avait  un 
étage  et  des  mansardes  ;  elle  présentait  en  façade  deux  lignes  de 
huit  ou  dix  fenêtres. 

Et  il  y  a,  derrière  le  fantôme  végétal  de  la  maison,  le  bassin  qui 
est  vide  et  le  jet  d'eau  qui  est  mort.  Aux  fins  de  jour,  la  petite 
comtesse  de  Beaumont  venait  en  ce  coin  profiter  du  silence. 

Frénilly  l'a  vue,  au  Marais,  chez  M""^  de  La  Briche,  au  serein, 
qui  toute  seule,  habillée  de  percale  et  coiffée  à  la  Titus,  adorait 
d'aller  au  Miroir  regarder  dans  l'eau  son  visage. 

Comme  elle  était  fort  délicate,  on  redoutait  pour  elle  l'humidité 
du  crépuscule,  le  froid  de  la  pénombre.  Et  on  lui  disait  : 


294  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

—  Vous  jouez  "a  vous  tuer!.,. 
Elle  répondait  : 

—  Qu'importe  ?,,. 

Elle  aimait    à  vivre  dangereusement.  Elle    était  un  peu  nietzs- 
chéenne, déjà. 


Dans  la  maison  de  Savigny  vinrent,  après  les  semaines  de  la 
prime  et  tendre  solitude,  les  invités  de  M"^  de  Beaumont.  Elle 
avait  donné  à  Chateaubriand  le  surnom  du  Solitaire  ;  mais  elle 
savait  qu'une  société  variée  lui  était  agréable. 

Lucile  de  Chateaubriand  arriva.  Et  l'on  s'étonne  de  la  trouver 
ici  :  la  Révolution  avait  troublé,  avait  un  peu  démoralisé  les  &.mes. 
Lucile,  auprès  de  son  frère  et  de  Pauline,  passa  de?  jours  inquiets, 
frémissants  ;  les  alarmes  de  son  esprit  ne  lui  accordaient  point  de 
relâche.  Elle  tourmentait  et  les  autres  et  elle,  avec  une  sorte  de 
génie  étrange  et  dont  il  fallait  redouter  le  prestige.  Elle  avait 
l'imagination  de  René,  dont  elle  mourut. 

Une  fois,  on  vit  entrer  par  la  fenêtre  un  fugitif,  un  homme 
jeune  et  qui  faisait  de  grandes  enjambées.  C'était  Roux  de  Labo- 
rie,  que  traquait  la  police  du  Premier  Consul.  On  n'avait  pas 
perdu  l'effroi  et  les  manières  frénétiques  de  la  Terreur.  Il  entra 
par  une  fenêtre,  sortit  par  une  autre  et  disparut. 

Arrivèrent  aussi,  mais  eux  paisiblement,  les  doux  et  bons  Jou- 
bert,  capables  de  calmer  ces  terribles  tôtes,  avec  leur  sagesse,  avec 
leur  simplicité,  avec  leur  bonhomie. 

Et  il  y  eut  de  ces  journées,  M"*^  Joubert,  M*"®  de  Beaumont  et 
René,  assis  sur  un  banc,  causaient,  épiloguaient  sur  le  prochain 
retour  des  idées  religieuses  et  du  sentiment  familial.  Le  petit  Jou- 
bert, qui  avait  sept  ans,  jouait  sur  la  pelouse.  Deux  chiens  et  une 
chatte  faisaient  bon  ménage.  M.  Joubert,  très  haut,  très  mince, 
très  chimérique  , de  pensée  et  très  méthodique  d'allure,  se.  prome- 
nait de  long  en  large,  sur  le  gravier  :  il  méditait  la  philosophie  de 
Kant. 

Puis,  docile  aux  heures  qu'il  avait  réglées.  Chateaubriand 
retournait  à  sa  besogne  de  poète  annonciateur.  M"^  de  Beaumont 
l'accompagnait  :  elle  lui  copiait  obligeamment  ses  citations. 

Et  Joubert  taquinait  Chateaubriand  sur  ce  qu'il  accumulait,  à 
son  avis,  les  citations  de  l'Ecriture  et  des  Pères  exclusivement.  Il 


VARIA  295 

lui  recommandait  de  ne  pas  se  croire  un  Bossuet,  n'étant  point 
évêque  de  Meaux,  ne  portant  pas  la  mitre  et  la  croix  pastorale  ; 
il  l'invitait  à  n'être  que  poète  : 

—  La  religion  fera  le  reste  !  disait-il. 

Sur  le  bord  du  toit,  des  pigeons  roucoulaient. 


A  la  nuit,  par  les  croisées  ouvertes  du  salon,  Pauline  montrait 
à  René  les  étoiles.  Elle  les  lui  nommait.  Et  elle  lui  disait  : 

—  Vous  vous  rappellerez,  un  jour,  que  je  vous  ai  appris  à  les 
connaître. 

Plus  tard,  quand  elle  fut  morte  et  enclose,  loin  de  tous  les  siens, 
dans  sa  tombe  de  Saint-Louis-des-Français,  à  Rome,  René  les 
revit,  ces  mêmes  étoiles,  briller  sur  la  campagne  romaine  et  vers 
les  montagnes  de  la  Sabine.  Il  se  souvint  du  nom  des  étoiles  et 
du  nom  de  Pauline. 

Si  le  Génie  du  Christianisme  a    certainement  incliné  à    la  reli- 
gion maintes  intelligences  que    la  grande  folie  de  89  et  de  93    en 
avait  éloignées,  ce  fut  grâce  à  l'imagination  merveilleuse  de  l'écri- 
vain et  grâce  à  la  tendresse  qu'y  insinua  cette  fidèle  jeune  femme 
dite  l'Hirondelle. 

La  tendresse  et  l'imagination  s'étaient  réunies,  dans  cet  enclos 
maintenant  saccagé  de  Savigny,  dans  la  tranquillité  de  ce  séjour 
qu'a  repris  le  néant,  à  l'aube  tumultueuse  du  siècle. 

André  Beaunier. 


II 
FREDERICK  LEMAITRE 


J'avais  seize  ans  et  j'étais  dans  la  joie,  car  je  venais  de  subir 
avec  succès  un  examen  d'où  dépendait  tout  mon  avenir.  Un  soir 
je  m'étais  essayé  dans  un  grand  rôle  sur  un  petit  théâtre  d'élèves, 
et  toute  ma  famille  réunie  avait  décidé,  d'un  consentement  una- 
nime, que  je  me  préparerais  à  devenir  un  comédien. 

Quelques  jours  plus  tard,  après  m'avoir  donné  ma  première 
leçon,  mon  grand-père  me  dit  :  «  Tu  n'as  guère  fréquenté  jusqu'à 


296  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

ce  jour  que  la  Comédie-Française.  Il  y  a  dans  les  autres  théâtres 
beaucoup  d'artistes  intéressants  que  tu  dois  te  hâter  de  connaître, 
parce  que  quelques-uns  d'entre  eux  sont  à  la  fin  de  leur  carrière. 
Gela  fait  partie  de  ton  éducation  artistique.  Le  jeu  des  grands 
acteurs  est  un  enseignement.  » 

Parmi  ceux  qu'il  me  nomma  alors,  il  y  avait  Ligier,  Bouffé, 
Arnal,  Bocage,  Numa,  Déjazet.  Mais  le  premier  qu'il  voulut  me 
faire  entendre  fut  Frederick  Lemaître,  ce  qui  prouve  son  éclec- 
tisme et  sa  largeur  de  vue,  le  professeur  de  Rachel  passant  à  cette 
époque  pour  le  porte-drapeau  de  l'école  classique,  comme  Frede- 
rick était  celui  de  l'école  romantique.  Trente  ans  plus  tôt,  jeunes 
comédiens  tous  deux,  ils  s'étaient  rencontrés  à  l'Odéon.  Son  nom 
reparaissait  alors  sur  les  affiches  de  la  Porte-Saint-Martin  ;  mon 
grand-père  me  donna  pour  lui  une  lettre  dans  laquelle  li  lui  disait 
qui  j'étais  et  pourquoi  il  tenait  à  ce  que  j'allasse  l'entendre. 

Vers  une  heure  de  l'après-midi,  un  jour  de  l'année  1858,  j'arri- 
vai donc  rue  de  Lancry,  à  quelques  pas  du  boulevard.  «  Au  pre- 
mier !  »  me  dit  le  concierge.  Je  montai.  En  arrivant,  je  fus  d'abord 
un  peu  étonné  de  voir  la  clef  sur  la  porte.  Néanmoins,  soit  par 
l'effet  d'une  discrétion  naturelle,  soit  par  celui  d'une  habitude 
invétérée,  malgré  la  facilité  qui  m'était  offerte,  je  crus  devoir  son- 
ner.Après  un  moment  d'attente,  la  porte  s'ouvrit  et  un  domestique 
parut.  Il  était  vêtu  d'un  gilet  rouge  et  d'un  tablier  blanc,  mais 
chaussé  d'ignobles  savates  ;  il  me  regarda  d'un  air  surpris.  Ce 
domestique  avait  les  cheveux  queue  de  vache,  une  tête  de  jocrisse, 
le  physique  et  les  allures  d'un  second  comique  de  l'Ambigu.  Je  sus 
plus  tard  que  ce  personnage  était  célèbre  dans  le  monde  du  théâ- 
tre ;  mais  ce  que  je  compris  tout  de  suite,  au  regard  qu'il  m'avait 
lancé,  c'est  que  je  venais  de  manquer  gravement  aux  usages  de  la 
maison,  et  que  s'il  laissait  la  clef  sur  la  porte,  c'était  pour  ne  pas 
se  donner  la  peine  de  l'ouvrir  aux  arrivants.  Cependant,  comme 
j'étais  un  nouveau  venu  et  que  ma  jeunesse  incontestable  pouvait 
excuser  mon  défaut  d'expérience,  il  se  montra  indulgent,  consentit 
à  prendre  ma  lettre  et  me  fit  entrer  dans  le  salon  pour  attendre  la 
réponse. 

Ce  salon,  effroyablement  bourgeois  et  clinquant,  était  tout  rouge 
et  tout  or.  Les  bois  dorés  des  meubles,  dans  le  mauvais  style  de 
l'époque,  encadraient  un  damas  ponceau,. broché  de  ramages  jau- 
nes ;  des  tentures  pareilles  garnissaient  toutes  les  portes.  C'était  en 
un  mot  la  mise  en  scène  du  quatrième  acte  d'un  drame,  quand  ce 
quatrième  acte  se  passe  chez  un  riche  banquier  ;  le  salon  de  Robert 


VARIA 


297 


Macaire  à  l'époque  de  sa  splendeur.  J'attendais  là  depuis  dix 
minutes,  cherchant  vainement  sur  les  murs,  sur  les  tables,  ou  sur 
la  cheminée,  un  vestige  d'art  quelconque,  lorsque  m'étant  retourné 
au  bruit  d'une  porte  qui  s'ouvrait,  je  vis  s'avancer  le  grand  artiste 
en  personne.  Etonnante  apparition,  inoubliable  et  typique,  et  dont, 
après  un  demi  siècle,  je  crois  revoir  les  moindres  détails. 

Je  le  reconnus  tout  d'abord,  car  si  médiocres  qu'ils  fussent  en 
tant  qu'œuvres  d'art,  les  portraits  que  j'avais  de  lui  étaient  du 
moins  fort  ressemblants.  Sur  un  front  large  et  bien  dessiné,  les 
cheveux,  encore  nombreux  et  grisonnants,  dressaient  vers  le  ciel 
un  toupet  hardi,  comme  relevés  brusquement  par  l'artiste  dans  un 
moment  de  folie  ou  de  passion.  Les  yeux  étaient  merveilleux  ; 
noirs,  humides,  lumineux,  extrêmement  ouverts,  ils  absorbaient 
l'attention  et  concentraient  sur  eux  le  regard.  Je  compris  bien  vite 
de  quelle  puissance  leur  jeu  pouvait  être  à  la  scène.  Le  nez  était 
passable,  bien  que  laissant  voir  un  peu  trop  l'ouverture  des  nari- 
nes, mas  la  bouche  était  affreuse,  sans  lèvres,  et  tombante  de  cha- 
que côté  :  le  type  que  le  peuple  qualifie  de  «  gueule  de  raie  ».  U  y 
avait  entre  ce  beau  et  large  front,  ces  yeux  admirables  et  cette  bou- 
che déplaisante,  un  désaccord  complet,  une  effroyable  dissonance  ; 
en  haut  les  plus  fières  aspirations,  en  bas  les  plus  ignobles  ins- 
tincts. 

Je  fus  frapé  de  ces  détails,  en  beaucoup  moins  de  temps  qu'il  ne 
m'en  faut  pour  les  décrire,  et  il  me  reste  encore  à  parler  de  son 
attitude,  de  sa  tournure,  de  sa  démarche  enfin,  et  surtout  de  son 
costume,  car  rien  de  tout  cela  n'était  indifférent. 

Frederick  était  assez  grand,  d'une  taille  belle  et  bien  prise,  la 
tête  bien  dégagée  sur  de  larges  épaules,  le  pied  et  la  main  petits. 
La  grâce  et  la  sûreté  de  sa  démarche  révélaient  l'homme  bien  fait. 
Il  était  vêtu  d'une  robe  de  chambre  de  soie  brochée,  d'un  rouge 
tellement  vif  qu'il  fit  pâlir  à  son  entrée  toutes  les  tentures  du 
salon.  Il  en  avait  passé  négligemment  les  manches  ;  mais  il  avait 
complètement  dédaigné  de  la  fermer,  et  largement  ouverte,  elle 
laissait  apparaître  tous  ses  dessous.  Ils  se  composaient  d'abord 
d'une  chemise.  Mais  celle-ci  n'était  boutonnée  ni  au  col,  ni  sur  la 
poitrine,  et  la  tête  du  comédien  en  émergeait  comme  un  bouquet 
de  fleurs  du  milieu  de  son  cornet  de  papier.  Cette  chemise  sortait 
d'un  pantalon  gris  clair,  lequel  ne  manquait  pas  plus  de  boutons 
que  la  chemise  elle-même,  mais  semblait  comme  elle  en  dédaigner 
l'usage.  Aucun  ne  manquait  à  l'appel  ;  on  les  voyait  tous,  exilés 
de  leurs  boutonnières  respectives  et   qui  bâillaient  à   grande  dis- 


298  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

lance  comme  pour  gémir  de  cet  abandon.  Un  seul  était  étreint  par 
sa  boutonnière,  un  seul,  à  la  taille,  par  privilège  spécial  ;  que  de 
jalousies  il  devait  exciter  !  Et  comme  il  était  chargé  à  lui  seul  de 
la  besogne  à  laquelle  tous  .les  autres  auraient  dû  consacrer  leurs 
efforts,  il  s'ensuivait  que  cette  besogne  était  mal  remplie.  Aucune 
bretelle  ne  soutenait  ce  vêtement  de  première  importance.  Il  glis- 
sait le  long  des  hanches  de  façon  à  faire  croire,  à  chaque  pas,  qu'il 
allait  tomber  sur  les  talons  de  son  possesseur,  et  traçait  le  long  de 
ses  mollets  les  plis  serrés  et  mouvants  d'un  soufflet  d'accordéon, 
tandis  que  plus  haut  il  s'entrebâillait  de  la  façon  la  plus  inquié- 
tante, laissant  apparaître,  comme  un  rideau  protecteur,  un  large 
pan  de  la  chemise,  d'une  blancheur  d'ailleurs  éblouissante. 

C'est  ainsi  qu'il  s'avança  vers  moi,  d'un  pas  noble  et  mesuré,  et 
formant  à  lui  seul  tout  un  cortège  auquel  il  ne  manquait  que  l'ac- 
compagnement d'une  musique  solennelle.  Les  pieds  s'avançaient 
en  premier,  la  pointe  en  dehors,cachant  leur  finesse  dans  des  pan- 
toufles brodées  d'or. Le  pantalon  suivait  tant  bien  que  mal,  comme 
il  pouvait,  se  soutenant,  non  sans  mérite,  dans  une  situation  diffi- 
cile, et  comme  s'il  avait  eu  conscience  de  sa  responsabilité.  La 
chemise  l'accompagnait,  familière  et  négligente,  comme  un  voile 
toujours  prêt  à  s'envoler.  La  robe  de  chambre  venait  ensuite,  ruti- 
lante et  magnifique,  laissant  ramper  derrière  elle  sa  longue  et 
éclatante  traîne  comme  un  manteau  de  cour,  et  finalement  la  cor- 
delière, qui  aurait  si  bien  pu  boucler  et  envelopper  le  tout,  accro- 
chée au  côté  par  un  seul  gland,  rampait  comme  un  serpent  tout  de 
son  long  sur  le  tapis,  représentant  la  fin  du  défilé,  de  telle  façon 
que,  au  moment  où  le  comédien  s'arrêta  devant  moi  au  milieu  du 
salon,  l'autre  gland,  à  l'autre  extrémité,  était  encore  dans  la  pièce 
voisine. 

Le  grand  Frederick  s'avançait  ainsi  vers  moi,  comme  don  Sal- 
luste  s'avançait  vers  la  reine  d'Espagne,  au  moment  du  baisemain. 
Vous  vous  rappelez  les  beaux  vers  du  deuxième  acte  de  Ruy  Blas. 
Comme  Louise  de  Neubourg  : 

Sitôt  que  je  le  vis,  je  ne  vis  plus  que  lui. 

Grave  et  m'éblouissant  de  son  regard  de  flamme. 

Sa  main,  souple  et  gracieuse,  jouait  aussi  non  avec  la  lame  d'un 
poignard,  mais  avec  la  lettre  de  mon  grand-père.  Nous  échangeâ- 
mes peu  de  paroles.  Les  propos  qu'il  me  tint  furent  de  la  plus 
grande  simplicité.  Après  m'avoir  dit  combien  il  était  flatté  de  la 


VARIA  299 

démarche  de  son  ancien  camarade,  il  m'offrit  deux  places  pour  le 
lendemain,  et  je  les  acceptai  avec  reconnaissance.  Mais  le  peu  de 
mots  qui  lui  échappèrent  prirent  dans  sa  bouche  une  importance 
extraordinaire  et  tout  à  fait  démesurée  avec  l'objet  en  question.  Il 
semblait  disposer  non  de  deux  fauteuils  d'orchestre,  mais  du  sort 
d'un  empire.  Chacune  des  syllabes  qui  s'échappaient  de  ses  lèvres 
s'étalait  et  s'enflait  comme  un  mot  tout  entier  ;  des  intervalles 
pleins  d'une  profondeur  mystérieuse  séparaient  les  mots  et  en  dé- 
veloppaient l'importance  à  ce  point  qu'ils  semblaient  des  phrases, 
et  les  simples  phrases  de  longs  discours.  Cette  diction  étrange 
offrait  dans  le  domaine  de  la  parole  le  phénomène  optique  de  la 
lentille  à  travers  laquelle  une  puce  nous  apparaît  grosse  comme 
un  éléphant.  Comme  la  forme  emporte  le  fond,  l'enflure  des  mots 
entraînait  celle  de  la  pensée.  Un  simple  :  «  Bonjour,  monsieur  », 
semblait  contenir  tout  un  monde,  et  les  phrases  banales  que 
j'écoutais  tout  ébahi  prenaient  l'ampleur  et  la  sonorité  des  vers  de 
Victor  Hugo.  Je  partis  émerveillé,  après  un  remerciement,  et  très 
renseigné  déjà,  par  cette  première  impression,  sur  le  tempéra- 
ment, la  nature  et  le  jeu  du  grand  artiste. 

Une  chose  encore  m'avait  vivement  frappé  chez  lui  :  l'immobi- 
lité du  masque.  Cette  figure,  si  admirablement  créée  pour  expri- 
mer tous  les  sentiments  et  toutes  les  passions,  n'avait  rien  exprimé 
du  tout  :  ni  hostilité,  ni  courtoisie,  ni  gaieté,  ni  tristesse,  rien,  pas 
même  l'indifférence.  Je  pus  observer  bientôt  qu'à  la  scène  aussi 
bien  qu'à  la  ville,  Frederick  était  souvent  ainsi,  et  que  pendant 
une  assez  longue  période,  son  visage  n'exprimait  absolument  rien. 
Il  semblait  qu'il  ménageât  pour  les  grandes  occasions  la  mobilité 
de  ses  traits.  Mais  alors  il  atteignait  aux  effets  de  physionomie  les 
plus  puissants  comme  les  plus  variés  qu'il  a  été  donné  d'admirer 
sur  la  scène. 

Le  lendemain,  au  théâtre  de  la  Porte-Saint-Marlin,  j'assistais  à 
la  représentation  de  Don  César  de  Bazan,  cette  amusante  fantai- 
sie, sorte  de  variation  sur  un  air  connu,  où  deux  dramaturges 
habiles,  Dennery  et  Dumanoir,  ont  fait  revivre  l'immortel  per- 
sonnage de  Victor  Hugo,  le  joyeux  César,  duc  de  Garafa,  l'ami  de 
Goulatromba,  pour  le  faire  jouer  par  le  créateur  de  Ruy  Blas. 

Son  entrée  au  premier  acte  de  cette  pièce  est  restée  mémorable. 
Le  grand  seigneur  déguenillé, 

Plus  délabré  que  Job  et  plus  fier  que  Bragance, 
Drapant  sa  gueu série  avec  son  arrogance, 


300  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

Et  qui,  battant  du  poing  sous  sa  manche  en  haillons, 
L'épée  à  lourd  pommeau  qui  lui  bat  les  talons. 
Promène,  d'une  mine  altière  et  magistrale, 
Sa  cape  en  dents  de  scie  et  ses  bas  en  spirale, 

sortait  ivre  du  cabaret.  Après  quelques  faux  pas  entremêlés  de 
hoquets,  il  tournait  le  dos  au  public  et  se  collait  le  nez  au  mur 
dans  la  posture  trop  naturelle  où  David  Téniers  nous  a  montré 
tant  de  ses  buveurs,  et  cet  effet  effrontément  réa,liste  du  plus  grand 
des  acteurs  romantiques  provoquait  un  rire  fou. 

A  cette  apparition  de  Frederick  et  pendant  ce  début  de  son  rôle, 
j'avais  remarqué  autour  de  moi  dans  la  salle  une  agitation  parti- 
culière, des  dialogues  rapides  entre  tous  les  spectateurs  dont  les 
têtes  se  penchaient  les  unes  vers  les  autres.  Je  sus  bien  vite  de 
quoi  il  était  question.  Le  public  amusé  se  demandait  si  cette 
ivresse  était  réelle  ou  feinte.  Il  connassait  le  vice  de  son  favori, 
vice  qui,  à  certaines  représentations,  s'était  étalé  jusqu'au  scan- 
dale, mais  qui,  pour  ,1a  foule,  n'était  pas  un  motif  de  défaveur, 
bien  au  contraire.  Les  excentricités  de  toutes  espèces,  fussent-elles 
ignobles,  l'attirent  et  l'intéressent.  N'hésitez  devant  rien  d'avilis- 
sant et  de  honteux,  ô  vous  qui  faites  métier  de  la  captiver  !  Pour 
attirer  son  attention  et  pour  la  retenir,  les  pires  moyens  sont  les 
meilleurs.  Il  semble  que  ce  soit  une  chose  si  pénible  pour  la  plu- 
part des  hommes  de  reconnaître  un  mérite  exceptionnel  à  l'un 
d'entre  eux,  qu'ils  lui  savent  gré  d'une  tare  et  qu'ils  trouvent  une 
consolation  à  dire  d'un  grand  comédien  comme  celui-là  qu'il  a  du 
génie  s'ils  peuvent  ajouter  :  c'est  un  ivrogne. 

Arrêtons-nous  donc  un  instant  à  l'ivrognerie  de  Frederick.  Il 
lui  a  dû  une  bonne  part  de  sa  popularité.  Son  portrait  serait  in- 
complet si  je  négligeais  un  trait  saillant  de  ce  personnage  excen- 
trique. Et  puis  ce  vice  avait  chez  lui  un  caractère  spécial,  des 
allures  tout  à  fait  originales,  et  telles  que  je  n'en  ai  vu  de  pareilles 
à  nul  autre.  Frederick  Lemaître  ne  fréquentait  pas  les  cabarets  ; 
il  était  indifférent  aux  apéritifs  et  ne  se  grisait  pas  de.  liqueurs. 
C'était  un  buveur  de  vin,  et  de  vin  rouge.  Il  se  grisait  à  table,  à 
domicile  ;  mais  il  buvait  aussi  au  théâtre,  et  pendant  toute  la  soi- 
rée,, avec  un  cérémonial,  selon  des  rites  uniformes  et  tellement 
bizarres  que  je  crois  devoir  les  raconter  ici. 

Lorsqu'il  arrivait  au  théâtre  avant  la  représentation  et  qu'il  en- 
trait dans  sa  loge,  ,1e  domestique  en  gilet  rouge,  dont  j'ai  parlé, 
l'accompagnait,  porteur  de  quatre   bouteilles  d'un  excellent  bor- 


Varia  âOl 

deaux.  Aussitôt,  avec  la  lenteur  et  la  gravité  qu'il  avait  mises  à 
me  recevoir  dans  son  salon  de  la  rue  de  Lancry,  il  posait  de  ses 
propres  mains  une  table  au  milieu  de  la  pièce,  dans  l'endroit  le 
plus  apparent,  à  la  place  d'honneur,  comme  on  dresse  «un  autel. 
Sur  cette  table,  il  étalait  avec  soin  une  serviette  blanche,  puis  il 
installait  une  chaise  qu'il  recouvrait  à  son  tour  d'une  autre  ser- 
viette, puis  sur  cette  chaise  il  mettait  une  cuvette  en  veillant  avec 
un  soin  minutieux  à  ce  que  cuvette,  chaise  et  table  fussent  parfai- 
tement calées  et  ne  pussent  être  ébranlées  par  aucun  mouvement. 
Pendant  ce  temps  le  domestique  au  gilet  rouge  ayant  débouché  les 
quatre  bouteilles,  Frederick  en  versait  le  contenu  dans  la  cuvette 
avec  les  plus  grandes  précautions,  posait  à  côté  de  la  cuvette  un 
verre,  un  verre-gobelet  sans  pied,  puis  prenant  une  troisième  ser- 
viette blanche,  il  en  couvrait  le  verre,  la  cuvette  et  le  vin,  comme 
fait  le  prêtre  de  son  ciboire.  Alors  seulement  commençaient  sa 
toilette  et  son  maquillage.  Tout  en  procédant  à  l'un  et  à  l'autre, 
quand  le  cœur  lui  disait,  de  temps  en  temps  il  s'approchait  de 
cette  sorte  de  reposoir,  soulevait  la  serviette,  prenait  le  verre,  le 
remplissant  à  même  la  cuvette,  trempant  ses  doigts  dans  le  vin 
qui  ruisselait  de  ses  mains  jusqu'à  terre  le  long  de  ce  linge  blanc, 
et  buvait  ainsi,  de  cette  façon  crapuleuse  et  solennelle,  avec  la 
même  grâce,  la  même  noblesse  et  la  même  lenteur.  Après  quoi  il 
avait  soin  de  remettre  en  place  le  verre  et  la  serviette  pour  la  pro- 
chaine lampée. 

Parfois  il  offrait  ainsi  à  ses  visiteurs  privilégiés  de  goûter  son 
vin,  toujours  avec  le  même  cérémonial,  le  même  visage  grave  et 
impa&sible  et  le  même  verre.  Quand  les  visiteurs  n'étaient  pas 
nombreux,  il  venait  à  bout,  lui  seul,  des  quatre  bouteilles  de  bor- 
deaux. Mais  à  ce  jeu-là,  il  n'était  pas  toujours  vainqueur,  et  il 
arrivait  parfois  que  le  public,  si  indulgent  qu'il  fût  pour  le  vice  de 
son  acteur  favori,  se  fâchait  et  lui  cherchait  noise.  Le  public  à 
cette  époque  avait  une  spontanéité  et  une  turbulence  tout  à  fait 
inconnues  de  nos  jours.  Il  arrivait  fréquemment  que  l'on  sifflât  ou 
que  l'on  interpellât  violemment  les  artistes  pour  une  cause  ou 
pour  une  autre.  L'ivresse  trop  manifeste  du  comédien  amena  plus 
d'une  fois  des  scènes  violentes  entre  les  spectateurs  et  Frederick, 
qui  avait  très  mauvaise  tête,  surtout  quand  sa  tête  n'était  plus 
solide. 

Un  jour  la  salle  en  fureur  lui  demanda  des  excuses.  Frederick 
s'y  refusa.  L'orage  grandit.  Le  directeur,  menacé  d'être  obligé  de 
rendit  la  recette,  faisait  la  navette  entre  la  scène,  où  il  haranguait 


âÔâ  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

le  public  en  tâchant  de  le  calmer,  à  la  coulisse  où  Frederick, 
furieux,  invectivait  de  loin  la  foule  et  trépignait  de  colère.  Le  cas 
était  grave.  Il  avait  jeté  à  la  face  des  spectateurs  cette  apostrophe 
trop  sincère  :  «  Tas  d'imbéciles  !  »  Là,  il  était  visiblement  dans 
son  tort.  On  finit  par  le  lui  faire  comprendre  et  il  dit  :  «  Eh  bien, 
oui,  je  vais  leur  en  faire  des  excuses  !  Vous  allez  voir  ça  !  »  Lé 
directeur  le  précède  sur  la  scène,  et  annonce  que  le  grand  comé- 
dien, comprenant  ses  torts,  va  s'excuser.  La  porte  du  fond  s'ouvre 
à  deux  battants.  Frederick  Lemaître  s'avance,  toujours  grave  et 
solennel,  même  dans  l'ivresse.  A  son  aspect  la  salle  tout  entière 
pousse  un  «  Ah  !  »  de  satisfaction,  puis  un  silence  profond  s'éta- 
blit. Avec  sa  grâce  accoutumée,  il  fait  tout  d'abord  les  trois  saluts 
d'usage  ;  puis  il  prononce  ce  simple  discours  :  «  Messieurs,  je 
vous  ai  dit  que  vous  étiez  tous  des  imbéciles  ;  c'est  vrai.  Je  vous  en 
fais  toutes  mes  excuses  ;  j'ai  tort  !  »  Et  il  est  couvert  d'applaudis- 
sements. 

(Le  Tem-ps  du  20  octobre  1911). 

Pierre  Berton. 


III 
LA  MAISON  DE  LAMARTINE  A  PASSY 


Le  18  juillet  dernier,  on  a  posé  une  plaque  commémorative  en 
marbre  sur  la  maison  de  l'avenue  Henri-Martin  qui  a  remplacé 
l'ancien  chalet  de  Lamartine.  A  cette  occasion,  M.  Ghéramy,  pré- 
sident de  la  société  d€S  Lamartiniens,  a  prononcé  l'allocution  sui- 
vante : 

Mesdames,  Messieurs, 

Les  discours  que  vous  venez  d'entendre  ici  ont  éveillé  dans  le 
cœur  de  tous  les  Lamartiniens  présents  un  sentiment  de  recon- 
naissance profonde,  dont  je  suis  très  heureux,  très  fier  de  me  faire 
l'interprète.  Pendant  de  longues  années,  il  faut  avoir  le  courage 
de  le  dire,,  la  France  s'est  montrée  oublieuse,  ingrate  envers 
Laniartine.  L'élite  intellectuelle  et  pensante  semblait  ne  plus  se 
souvenir  que,  dès  1820,  avant  Victor  Hugo,  Lamartine  avait  rènou- 


VARIA  M 

velé  la  poésie  française  ;  que  dans  ses  premières  Méditations, 
après  les  vérificateurs  décolorés  du  premier  Empire,  il  avait  fait 
entendre  des  accents  d'une  beauté,  d'une  émotion,  d'une  sublimité 
inconnues  avant  lui.  L'inspiration  poétique  était  en  son  âme  d'une 
telle  richesse  et  d'une  telle  puissance,  que  dans  les  secondes  Médi- 
tations, dans  les  Harmonies,  dans  Jocelyn,  dans  la  Chute  dun 
Ange,  dans  les  Recueillements  poétiques,  le  Poèt€,  avec  une  pro- 
digalité toute  royale,  jetait  encore  des  milliers  de  vers,  qui  reste- 
ront parmi  les  plus  beaux  de  la  langue  française.  Dans  le  Voyage 
en  Orient,  plus  tard,  dans  les  Girondins,  il  se  révélait  aussi  grand 
prosateur  qu'il  s'était  montré  grand  poète.  Puis,  il  dit  adieu  à  la 
Poésie.  Il  pensa  que  dans  ces  années  profondément  troublées  du 
xix^  siècle,  un  homme  de  génie  avait  peut-être  autre  chose  à  faire 
que  de  chanter  sans  fin  l'Amour,  la  Beauté  et  la  Nature  ;  qu'une 
autre  tâche,  moins  brillante,  sans  doute,  aussi  haute  peut-être, 
pouvait  lui  incomber,  et  il  descendit  dans  l'arène  de  la  politique. 
Il  y  fut  accueilli  avec  une  malveillance  très  accentuée  par  les  poli- 
ticiens d'alors,  qui  se  croyaient  de  grands  hommes  d'Etat  et  qui 
cherchaient  non  sans  ironie  ce  que  ce  poète  venait  faire  parmi 
eux.  «  Dans  quel  groupe,  où  comptez-vous  siéger  à  la  Chambre  ?  » 
lui  demandait-on.  Il  répondit  :  «  Dans  aucun  groupe.  Je  siégerai 
au  plafond.  » 

Avec  les  dons  merveilleux  que  la  Nature  lui  avait  prodigués,  il 
devint  vite  un  grand  orateur.  Sa  haute  intelligence  eut  parfois  des 
visions,  des  pressentiments,  comme  des  éclairs  prophétiques  ;  il 
prédit  notamment  la  guerre  lamentable  de  1870  ;  et  tandis  que  la 
monarchie  de  juillet  s'attardait  dans  une  politique  singulièrement 
étroite  et  égoïste,  il  prononça,  dans  maintes  circonstances,  de  ces 
paroles  inoubliables  qui  vont  droit  au  cœur  d'une  Nation,  dont  on 
ne  réveille  jamais  en  vain  les  généreux  instincts.  Quand  éclata  la 
Révolution  de  1848,  toute  frémissante  d'enthousiasme,  au  milieu 
de  ses  illusions  et  de  ses  incohérences,  Lamartine  devint  vite  l'élu 
et  l'idole  de  la  Nation  tout  entière.  Douze  départements  l'envoyè- 
rent siéger  à  la  Constituante,  et  deux  grands  actes  ont  marqué 
alors  sa  carrière  politique  :  son  admirable  manifeste  aux  Puissan- 
ces étrangères  et  la  journée  héroïque  du  drapeau  rouge.  Des  igno- 
rants et  des  forcenés  avaient  imaginé  de  faire  de  cette  loque  révo- 
lutionnaire le  drapeau  de  la  Jeune  République.  Lamartine  n'avait 
jamais  parlé  au  peuple  que  le  fier  langage  d'un  homme  politique 
qui  se  respecte,  s'adressant  à  des  concitoyens  qu'il  respecte  et  qui 
se  respectent  eux-mêmes  ;  il  ne  s'était  jamais  abaissé  à  ces  flatte- 


304  LES   aNNALES   ROMANtlQUEâ 

ries,  à  ces  flagorneries,  à  ce  charlatanisme  oratoire  dont  on  a  tant 
abusé  depuis.  Il  savait  que  sans  l'ordre  une  société  ne  peut  pas 
vivre,  qu'un  gouvernement,  qui  n'est  pas  capable  de  maintenir 
l'ordre,  d'assurer  le  respect  et  la  stricte  observance  des  lois,  ne 
mérite  pas  de  s'établir  et  de  durer.  Lamartine  repoussa  donc  avec 
indignation  l'emblème  séditieux,  qui  lui  était  présenté.  Au  milieu 
des  vociférations,  des  huées,  des  fusils  braqués  contre  sa  poitrine, 
par  l'ascendant  de  sa  parole  et  de  son  courage,  il  imposa  à  cette 
foule  hurlante  et  exaspérée  le  drapeau  tricolore  «  le  vrai  drapeau 
de  la  France, celui  qui,  d'un  bout  du  monde  à  l'autre  porte  dans  ses 
plis  nos  traditions,  nos  gloires,  nos  souvenirs  et  nos  espérances.  » 
Quelques  mois  après,  pendant  l'abominable  insurrection  de  juin, 
Lamartine  à  cheval,  la  tête  haute,  alla  présenter  sa  poitrine  aux 
balles  des  insurgés  pour  faire  entendre  à  ces  égarés  des  paroles 
d'apaisement  et  de  conciliation.  Il  pensait  qu'on  n'est  pas  digne 
du  nom  d'homme  d'Etat  si  dans  les  circonstances  graves  on  n'est 
prêt  à  faire  à  la  Patrie  le  sacrifice  de  sa  vie  et,  ce  qui  n'est  pas 
sans  grandeur,  le  sacrifice  de  sa  popularité. 

Après  le  24  février,  Lamartine  avait  connu  tous  les  enivrements 
du  triomphe.  L'insurrection  de  juin  vaincue,  tous  les  partis  furent 
d'accord  pour  lui  faire  un  crime  de  la  mission  conciliatrice  qu'il 
avait  assumée.  Après  le  2  décembre  1851,  il  n'eut  plus  qu'à  se  reti- 
rer de  la  politique.  Alors  commença  pour  lui  une  vie  de  labeur  et 
d'abandon  atroce,  qu'il  supporta  avec  un  courage,  une  résignation 
admirable  qui  ne  peut  que  le  grandir  devant  la  Postérité.  D'une 
générosité  inépuisable,  il  avait  dissipé  son  patrimoine  ;  comme 
membre  du  Gouvernement  provisoire,  il  avait  achevé  de  se  ruiner 
et  il  était  accablé  sous  le  poids  d'un  passif  que  les  revenus  de  ses 
propriétés  ne  suffisaient  pas  à  éteindre. 

A  l'heure  où  l'on  a  droit  au  repos,  il  reprit  donc  la  plume  et, 
pour  désintéresser  ses  créanciers,  il  publia  presque  sans  interrup- 
tion tous  ces  volumes,  le  Conseiller  du  Peuple,  la  Révolution  de 
1848,  les  Confidences,  Raphaël,  Graziclla,  VHistoire  de  la  Turquie, 
de  la  Restauration,  des  Constituants,  le  Cours  Familier  de  Littéra- 
ture, qui  tous  renferment  des  pages  admirables.  Ce  labeur  surhu- 
main eût  dû  éveiller  la  sympathie,  le  concours,  la  reconnaissance 
de  la  France  entière.  Il  n'en  fut  rien.  On  avait  oublié  le  génie  du 
Poète,  ,les  services  de  1848,  et  tous  les  journaux  rivalisaient  de 
moqueries  et  de  sarcasmes  sur  la  détresse  du  grand  homme.  Spec- 
tacle répugnant  de  l'ingratitude  humaine  ! 


VARIA 


3ÔS 


Par  un  geste  qui  l'honore,  Napoléon  III  avait  offert  de  liquider 
le  passif  du  Poète.  Lamartine  refusa  et  continua  sa  tâche,  tant 
qu'il  eut  la  force  d'écrire.  Enfin,  au  mois  d'avril  1867,  ce  scandale 
cessa.  Sur  l'initiative  d'Emile  Ollivier,  les  Chambres  votèrent  une 
récompense  nationale  de  500.000  francs  au  Poète  qui  était  à  bout 
de  force  et  d'énergie.  Le  28  février  1869,  il  cessa  de  vivre. 

Beau  comme  un  dieu  antique,  doué  de  tous  les  dons  de  la  Poésie 
et  de  l'éloquence,  entouré  dès  sa  jeunesse  d'hommages  et  d'adora- 
tions, il  était  entré  dans  la  vie  comme  une  sorte  de  Roméo  de 
génie.  Par  une  ironie  shakespearienne  de  la  Destinée,  il  est  mort 
triste,  abandonné  et  seul  comme  le  Roi  Lear.Quelques  amis  fidèles 
l'accompagnèrent  jusqu'à  sa  dernière  demeure  à  St-Point.  Dumas 
fils  m'a  raconté  la  tristesse  et  la  mélancolie  de  ces  obsèques.  L'Aca 
demie,  le  monde  des  lettres  y  furent  à  peine  représentés.  L'autea- 
des  Méditations,  le  Président  du  Gouvernement  provisoire  de  1848 
é^'^it  tombé  dans  l'oubli.  Sic  transit  gloria  mundi  ! 

C'est  alors  que  s'est  fondée  notre  modeste  société  de  Lamarti- 
niens.  Nous  avons  voulu  ramener  à  Lamartine  cette  France  ou- 
blieuse, qui  l'avait  méconnu.  Comme  des  amis  obscurs  et  dévoués, 
nous  avons  fait  sans  bruit  notre  tâche  de  propagande  ;  peu  à  peu, 
grâce  à  notre  persévérance,  grâce  à  quelques  écrivains,  parmi  les- 
quels il  faut  citer  en  première  ligne  Emile  Deschanel,  le  père  de 
notre  cher  et  illustre  collègue,  Paul  Deschanel,  l'on  s'est  repris  à 
lire,  à  goûter,  à  admirer  Lamartine.  Et  aujourd'hui,  nos  efforts 
reçoivent  une  récompense  éclatante  qui  dépasse  nos  espérances.  A 
l'occasion  de  l'apposition  de  cette  plaque  qui,  43  ans  après  la  mort 
de  Lamartine,  dira  où  il  a  rendu  son  dernier  soupir,  cette  belle 
fête  s'est  organisée,  et  Lamartine,  déjà  glorifié  l'an  dernier  à  la 
Sorbonne,  reçoit  après  tant  d'années  un  hommage  vraiment  digne 
de  lui.  Le  Président  de  la  République,  les  Pouvoirs  publics,  le 
Conseil  municipal,  l'Académie  française,  la  Société  des  Gens  de 
lettres,  ,1a  Société  des  Etudiants  de  Paris,  sont  ici  noblement  repré- 
sentés, des  hommes  appartenant  à  toutes  les  opinions,  des  illus- 
trations de  toute  sorte,  de  grands  artistes  se  réunissent  dans  une 
même  pensée  pour  honorer  un  grand  Poète,  un  noble  génie,  un 
grand  citoyen  qui  a  pu  avoir  ses  illusions  et  ses  faiblesses,  mais 
qui  fut  un  modèle  de  désintéressement,  de  courage,  de  clair- 
voyance et  de  patriotisme.  L'heure  de  la  réparation  est  venue,  la 
Justice  immanente  a  fait  son  œuvre.  Combien  de  faux  grands 
hommes,  tant  exaltés  naguère,  nous  semblent  aujourd'hui  singu- 
lièrement médiocres  et  petits  !  Du  fond  du  Passé,  l'image  de  La- 

20 


306  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

martine  apparaît  au  contraire  grandie,  sereine,  héroïque,  transfi- 
gurée. Elle  s'impose  à  la  définitive  admiration  de  la  Postérité.  II 
vous  appartenait.  Messieurs,  de  lui  donner  cette  suprême  consé- 
cration. Ei  nous,  les  Lamartiniens,  c'est  du  fond  de  l'âme  que 
nous  vous  remercions  au  nom  du  grand  homme,  au  nom  de  la 
Justice,  au  nom  de  l'Histoire,  au  nom  de  la  France,  au  nom  de  la 
Patrie  ! 

IV 
LE  MONUIYIENT  DE  M'"<^  ANGEBERT 


Sur  l'initiative  de  M.  Léon  Séché,  qui  nous  a  révélé  naguère 
dans  son  livre  des  Amitiés  de  Lamartine,  le  rôle  actif  et  efficace 
joué  par  M""  Caroline  Angebert  lors  de  la  première  campagne 
électora.le  du  grand  poète,  en  1831,  les  Annales  Romantiques  ou- 
vrent une  souscription  pour  élever  un  monument  à  cette  femme 
remarquable. 

Ce  monument  composé  d'une  stèle  et  d'un  buste  sera  érigé  à 
Dunkerque  où  le  mari  de  M""  Angebert  fut  longtemps  commis- 
saire de  marine  et  d'où  elle  data  ses  très  belles  lettres  philosophi- 
ques à  Victor  Cousin. 

Nous  avons  déjà  recueilli  les  souscriptions  suivantes  : 

M.  Léouzon  le  Duc  et  sa  famille 500  » 

M.  André  Millot    100  » 

M.  Paul  Deschanel,  président  de  la  Chambre 20  » 

M.  Raymond  Poincaré,  président  du  Conseil.^ 20  » 

M.  Léon   Bourgeois,  ministre  du  travail 20  » 

M.  Henri  Cochin,  député  du  Nord 20  » 

M""  de  Féligonde,  née  de  Coppens 50  » 

Mme  whitney 25  » 

M.  G.     Colson    20  » 

M.  Victor   Colomb    10  » 

M.  Daspit,   de  Saint-Amand 10  » 

Mgr  Bellet   10  » 

M"-"  Alphonse  Daudet 10  » 

M.  Gabat,  conseiller  à  la  Cour  d'appel 20  » 

M'"^  Armand  de  Vismes 20  » 


VARIA  307 

M""  Léon  Pillaut 40  » 

M.  Chéramy    10  » 

M.  Payre    25  » 

M.  Moppert    20  » 

M.  Le  Marquand,  directeur  de  l'Inscription  maritime 

à  Dunkerque 5  » 

M.  Justin  Bellanger,  conservateur  du  Musée  à  Provins.  5  » 

]y[me  Félix  Fournier,  de  Belleroche 10  » 

Mme  yve  Emest  Prarond 5  » 


TotaJ  de  la  l'"  liste 975    » 


POÉSIE 


A  Maurice  Gouallier. 

Nos  coteaux  d'Anjou  n'ont  rien  d'anguleux. 
Pareilles  aux  seins  qu'une  jeune  ondine 
Pointe  en  se  berçant  sur  l'onde  manne, 
On  voit  s'infléchir  sur  les  lointains  bleus 
Gracieusement  nos  rondes  collines. 

Ici,  pas  de  tons  criards  ni  heurtés. 
Nos  toits  sont  d"ardoise  un  peu  violette 
Dont  le  ton  ressemble  au  ciel  qu'ils  reflètent. 
Quand  ils  sont  luisants,  de  p,luie  humectés, 
La  similitude  alors  est  complète. 

Le  tuffeau  blanchâtre,  au  grain  tendre  et  fin, 
Pierre  de  nos  murs,  de  teinte  imprécise 
Mais  d'aspect  propret,  gaiement  s'harmonise 
Avec  la  douceur  du  ciel  angevin 
Où  si  mollement  maraude  la  brise. 

Dans  ce  coin  de  France,  à  l'air  si  léger, 

De  vivantes  fleurs  sortent,  les  dimanche»-," 

Des  blanches  maisons,  en  coiffes  plus  blanches, 

Et  l'on  prend  plaisir  à  voir  voltiger 

Ces  grands  papillons  qui  frôlent  les  branches. 

Sous  ce  doux  climat,  l'homme  est  doux  aussi. 
La  terre  est  si  bonne  et  si  généreuse, 

Lui  donnant  blé  d'or  et  liqueur  vineuse, 
Qu'il  ne  peut  rêver,  n'ayant  nul  souci, 
De  trouver  ailleurs  vie  aussi  moelleuse. 

Paul  PioNis, 


Le  Romantisme  à  travers  les  Journaux  et  les  Revues 


LA  REVUE  D'HISTOIRE  LITTERAIRE  DE  LA  FRANGE  (juil- 
let-septembre 1912).  «  Préromantisme  »  allemand  et  français  : 
Herder  et  Creuzé  de  Lcsser  adaptateurs  du  «  romancero  del  Cid  », 
par  Henri  Tronchon.  —  M""  de  Staël  et  Henry  Crabb  Robinson, 
d'après  des  documents  inédits,  par  Jean-Marie  Carré.  —  Alexan- 
dre Duval,  lettres  et  documents  inédits,  par  Paul  Ronnefon.  — 
Documents  sur  le  séjour  à  Athènes  de  Chateaubriand,  par  Louis 
Hogu.  —  Encore  «  le  Satyre  »  et  la  philosophie  de  Victor  Hugo, 
par  Eug.  Rigal. 

L'AMATEUR  D'AUTOGRAPHES  (avril).  —  La  reprise  d'An- 
lony  en  1867,  lettre  inédite  d'Alexandre  Dumas.  —  Chateaubriand 
d'ajpres  son  écriture,  par  Duparchy-Jeannez. 

LE  CORRESPONDANT  (10  mai).  Une  amie  d'Eugénie  de  Gué- 
rin  :  Coraly  de  Gaix,  par  Armand  Praviel.  —  10  juillet  :  La  genèse 
de  «  Graziella  »,  par  Gaston  Gharlier.  —  Quelques  lettres  inédites 
de  Maurice  Guérin,  publiées  par  M.  Barthès.  —  25  juillet,  le 
Silence  d'Alfred  de  Vigny,  par  Firmin  Roz. 

BULLETIN    DU    BIBLIOPHILE    ET    DU    BIBLIOTHEGAIRE 

(mai-juillet).    Iconographie  générale    de  Théophile  Gautier,    par 
Henry  Boucher. 

LE  FIGARO  du  15  juillet.  A  la  m,émoire  de  Lamartine,  par 
Maurice  Leudei.  —  20  juillet,  La  Vieillesse  de  Lamartine,  par 
André  Delacour.  —  27  juillet.  Son  Excellence  M.  de  Chateau- 
briand, par  André  Beaunier, 

LE  GAULOIS,  du  15  juin.  Une  lettre  inédite  de  Sainte-Beuve  à 
Louis  Ratisbonne,  publiée  par  Léon  Gosset. 

LE  JOURNAL  DES  DEBATS  du  13  juillet.  Eugénie  de  Guénn 
et  M"""  de  Maistre,  lettres  inédites  publiées  par  Abel  Lefranc.  — 


310  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

30  juillet,  Chateaubriand,    rédacteur  au  Journal   des  Débats,  par 
André  Varagnac. 

LA  REVUE  BLEUE  des  25  mai  et  l*'  juin.  Lettres  inédites  de 
Racket,  publiées  par  P. -A.  Chéramy. 

LA  REVUE  DE  PARIS  du  15  juin.  Un  roman  inédit  d'Alfred  de 
Vigny  {Daphné),  par  Fernand  Gregh.  —  l*'  et  15  octobre,  Lettres 
de  M"'^  Victor  Hugo  à  sa  sœur  Juiie,  publiées  par  Léon  Séché. 

LA  REVUE  DES  FRANÇAIS  du  25  août.  Dix  lettres  inédites  de 
M^"  Victor  Hugo,  publiées  par  Léon  Séché. 

LA  VIE  HEUREUSE  du  15  septembre.  Lettres  inédites  de  M"« 
Victor  Hugo,  publiées  par  Léon  Séché. 

LA  REVUE  HEBDOMADAIRE  du  1"  juin.  Chateaubriand,  am- 
bassadeur à  Londres,  par  le  comte  d'Antioche.  —  10  août,  Victor 
Hugo,  correcteur  d'épreuves,  par  Louis  Barthou. 

LE  PENSEUR  (août).  Notes  sur  Michelet,  par  •  Alcanter  de 
Brahm.  —  Gérard  de  Nerval,  par  Daniel  de  Vernancourt. 


1 


BIBLIOGRAPHIE 


LAMARTINE  ET  LE  CHATEAU  DE  VINGY 

Chacun  connaît  les  pages  attachantes  des  «  Confidences  »  où 
Lamartine  décrit  sa  fuite  à  travers  le  Jura  et  son  séjour  en  Suisse 
pendant  les  Cent  Jours. 

Dans  son  beau  volume  «  Le  Château  et  V Ancienne  Seigneurie 
de  Vincy  »  (1),  Monsieur  Gaston  de  Lessert,  propriétaire  actuel  du 
château,  a  intercalé  trois  lettres  de  Lamartine  demeurées  iné- 
dites. «  Cet  ouvrage  »,  dit  l'auteur  dans  sa  préface,  «  tiré  à  peu 
d'exemplaires,  est  destiné  à  quelques  amis.  » 

C'est  dire  que  forcément  il  ne  se  trouvera  que  dans  peu  de 
mains.  Ce,la  est  regrettable,  non  seulement  pour  les  lamartiniens, 
mais  pour  tous  ceux  (et  il  sont  légion)  qui  s'intéressent  au  passé 
historique. 

Les  archives  du  château  remontent  à  1306,  mais  ce  n'est  qu'en 
1724  que  la  famille  de  Vasserot  devint  acquéreur  des  seigneure- 
ries  de  Vincy  et  des  Vaux.  Depuis  cette  époque  le  vieux  manoir 
n'a  changé  de  mains  que  par  héritage. 

Voltaire  fut  parmi  les  hôtes  illustres  qui  ont  laissé  le  souvenir 
de  leur  passage  au  château. 

«  Monsieur,  écrivait  le  philosophe  au  Baron  Horace,  le  28  avrij 
17.58,  de  Lausanne,  «  Nous  comptons  mardy  prochain  2  de  May 
user  de  la  permission  que  vous  avez  bien  voulu  donner  à  Madame 
Denis  et  à  moy  de  venir  coucher  chez  vous.  Qouique  je  sois  tou- 
jours, malade,  je  tacherai  de  n'être  pas  un  malade  incommode. 
Jay  une  très  grande  envie  de  voir  votre  belle  maison  et  une  bien 
plus  grande  de  faire  ma  cour  à  son  aimable  maître  et  à  Madame 
de  Vinci.  » 

Citons  encore  la  visite,  ou  plutôt  les  visites,  du  duc  de  Kent, 
père  de  la  reine  Victoria,  qui  à  l'âge  de  18  ans  fit  un  séjour  pro- 
longé à  Genève,  et  qui  demeura  en  correspondance  suivie  avec  son 
hôte.. 

(1)  Genève  1912.  Sans  nom  d'éiditeur.  Ne  se  vend  pas. 


312  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

C'est  en  i815,  au  mois  de  mai,  que  Lamartine  vint  frapper  à  la 
porte  du  château,  mais  les  lettres  qu'il  écrivit  au  Baron  de  Vincy 
datent  de  neuf  ans  plus  tard. 

Voici  la  première  : 

Cette  lettre  est  adressée  au  général  baron  Albert  de  Vasserot  de 
Vincy,  qui  fut  aide  de  camp  du  roi  de  France  et  du  duc  de  Bor- 
deaux. Il  vécut  de  1757  à  1836. 

Brugg, 

8  juillet  1824. 

Monsieur  le  Baron, 

«  Je  suis  bien  reconnaissant  de  votre  obligeant  souvenir  et  de 
l'aimable  intention  que  vous  avez  de  vous  procurer  quelques  res- 
sources de  société  dans  l'espèce  de  solitude  oii  nous  sommes.  J'au- 
rais bien  du  plaisir  à  faire  la  connaissance  de  M.  de  Bonstetten 
le  fils  ;  quelle  que  soit  la  différence  dont  vous  me  parlez  il  doit  tou- 
jours y  avoir  dans  l'esprit  comme  dans  les  traits  ce  qu'on  appelle 
l'air  de  famille.  Ce  que  vous  me  dites  de  M.  de  Constant  et  de  sa 
femme  est  bien  fait  aussi  pour  nous  inspirer  de  l'attrait  pour  eux  ; 
mais  je  ne  sais  encore  quand  ni  comment  nous  pourrons  les  ren- 
contrer les  uns  et  les  autres  ;  nous  sommes  arrivés  trop  tard  pour 
pouvoir  être  logés  à  Schinznach  même.  Nous  avons  été  réduits  à 
aller  à  une  lieue  de  là  chercher  un  gîte  dans  une  petite  ville  nom- 
mée Brugg  (1)  d'où  nous  aillions  chercher  péniblement  nos  bains 
et  nos  douches.  Madame  de  Lamartine  n'en  a  pas  jusqu'ici 
éprouvé  de  bons  effets,  elle  a  pris  une  forte  fièvre  accompagnée 
d'une  éruption  qui  la  retient  pour  une  quinzaine  au  lit  et  qui  la 
sèvre  des  eaux.  Nous  sommes  donc  sans  aucune  espèce  de  rapport 
ici  avec  les  personnes  logées  dans  l'établissement  de  Schinznach 
et  la  maladie  de  ma  femme  est  notre  unique  occupation.  J'espère 
quand  elle  sera  rétablie  avoir  quelque  occasion  d'aborder  sous  vos 
auspices  les  personnes  dont  vous  me  parlez. 

Si  vous  prenez  part   à  nos  ennuys,   je  partage  bien  vos^.  sollici 
tudes  sur  la  santé  de  Madame  de  Vincy  (2),  mais  j'espère  qu'elle 

(1)  Dans  la  Correspondance  de  Lamartine.  Vol.  2,  pp.  278-280,  les 
lettres  à  Virieu  et  au  chevalier  de  Fontenay  sont  datées  de  Stohiuznach 
même. 

(2)  Miorte  en  1838.  C'était  elle  l'hôtesse  de  Lamartine,  quand  11 
séjourna  à  Vincy  en  1815. 


BIBLIOGRAPHIE  313 

sera  déjà  rétablie  à  notre  retour.  Ma  femme  partage  tout  mon 
désir  de  lui  être  présentée  alors  et  de  faire  la  connaissance  d'une 
famille  que  je  lui  ai  trop  faiblement  dépeinte  mais  où  elle  sait  que 
j'ai  trouvé  jadis  des  bontés  que  j'oserais  appeler  paternelles.  Cette 
époque  ne  sortira  jamais  de  ma  mémoire  ni  de  mon  cœur  ;  elle 
m'a  autorisé  à  concevoir  pour  Madame  de  Vincy  et  pour  vous  un 
attachement  vraiment  filial  ;  que  je  serais  heureux,  si  l'avenir 
m'offrait  jamais  quelque  occasion  de  vous  en  témoigner  mieux 
que  par  des  paroles  la  constance  et  la  sincérité  ;  croyez  que  c'est 
un  de  mes  rêves  les  plus  doux  !  Cependant  je  ne  voudrais  pas  que 
ce  fut  au  prix  d'un  20  Mars  dans  votre  beau  pays  (1). 

J'ai  cherché  vainement  Vincy  des  yeux  en  passant  le  long  du 
lac,  je  n'ai  pu  le  montrer  à  ma  femme  (2),  nous  irons  de  Rolle  le 
saluer  de  plus  près.  Ce  sera  un  grand  plaisir  pour  moi  de  le  re- 
voir et  de  savoir  que  tous  les  anciens  habitants  quoique  dispersés 
sont  heureux.  Si  vous  pouvez  à  cette  époque  me  présenter  à  ce  qui 
reste  des  grands  écrivains  de  la  Suisse,  ce  sera  pour  moi  une  trace 
de  plus  qui  gravera  Vincy  dans  mon  souvenir  en  traits  ineffaça- 
bles. J'ai  beaucoup  entendu  en  ma  vie  le  nom  célèbre  de  M.  de 
Bonstetten.  J'ai  lu  quelques-uns  de  ses  ouvrages  qui  m'en  ont 
donné  une  très  haute  idée  comme  penseur  et  comme  écrivain, 
mais  je  sens  avec  humilité  combien  la  race  des  poètes  comme  moi 
est  au-dessous  de  la  sienne.  Nous  sonjmes  les  chantres  de  la  créa- 
tion, ils  en  sont  les  législateurs. 

Adieu,  Monsieur  le  Baron,  recevez  les  sincères  assurances  de 
mon  respectueux  attachement  pour  vous  et  pour  tout  ce  qui  vous 
entoure.  La  fin  de  mon  papier  m'interdit  les  formalités  d'usage. 
Excusez-moi. 

A.  DE  Lamartine, 

Mais  il  comptait  sans  la  maladie  qui  terrassa  Madame  de  La- 
martine à  peine  s'ils  se  trouvaient  installés  à  Brugg.  D'après 
les  lettres  de  la  «  Correspondance  »  cette  maladie  fut  longue  et 
pénible,  et  causa  «  les  plus  vives  alarmes  ».  Le  12  juillet, 
cependant,  il  écrivit  au  chevalier  de  Fontenay  (datant  toujours  ses 
lettres  de  Schinznach  et  non  de  Brugg)  :  «  Nous  comptons  repar- 
tir pour  Mâcon  dès  que  ma  femme  sera   en  état  de  supporter  la 

fl)  Allusion  à  l'arrivée  de  Nanoléon  à  Paris  en  1815. 
(2)  Cepenidanit  Vincy  est  très  nettement  visible  depuis  la  route  entre 
Genève  et  Rolle. 


314  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

voiture  ;  elle  sort  d'une  si  terrible  secousse  qu'elle  ne  quitte  pas 
encore  son  lit.  » 

Ceci  explique  pourquoi  la  visite  projetée  au  château  de  Vincy 
ne  put  avoir  lieu. 

De  Genève,  le  28  juillet  1824,  Lamartine  fit  part  de  sa  déception 
à  ses  amis  de  Rolle. 

«  Monsieur  le  Baron, 

N'ayant  pu  m'arrêter  à  mon  passage  à  Rolle,  à  cause  de  l'état 
de  ma  femme,  je  veux  au  moins  vous  témoigner  tous  mes  regrets 
et  tous  ceux  que  j'éprouve  de  n'avoir  pu  être  présenté  par  vous  à 
votre  illustre  ami  M.  de  Bonstetten.  M""  de  Lamartine  a  éprouvé 
une  seconde  maladie  plus  grave  que  la  première,  à  Schinznach  ; 
nous  avons  été  forcés  de  quitter  les  eaux  aussitôt  qu'elle  a  pu  sup- 
porter la  voiture.  Cet  état  nous  rendait  malheureusement  impos- 
sible notre  excursion  à  Vincy,  dont  nous  nous  étions  fait,  jusque- 
là,  un  si  grand  plaisir.  Arrivé  à  Genève,  j'ai  été  m'informer  si  par 
hasard  vous  y  étiez  encore,  mais  j'ai  trouvé  porte  close.  Nous  re- 
partons demain.  Je  ne  veux  pas  que  ce  soit  sans  vous  renouveller 
encore,  ainsi  qu'à  Madame  de  Vincy,  l'expression  de  mon  inalté- 
rable reconnaissance  et  de  tous  les  sentiments  qu'éprouvent  néces- 
sairement tous  ceux  qui  ont  eu  le  bonheur  d'être  admis  comme 
moi  dans  votre  intimité.  Agréez-les  avec  amitié  et  indulgence  et 
daignez  nous  conserver  aussi  un  souvenir  qui  nous  sera  toujours 
précieux.  Notre  projet  est  de  passer  le  printemps  prochain  sur  les 
rives  de  votre  beau  lac  pour  être  plus  à  portée  du  seul  médecin  en 
qui  M""*  de  Lamartine  ait. confiance  (1).  J'y  trouverai  pour  mon 
.compte  l'inappréciable  avantage  de  me  raprocher  d'une  famille 
pour  qui  je  garde  la  plus  inviolable  affection. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  les  sentiments  les  plus  distingués, 
Monseur  le  Baron.  Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur.  « 

Alph.  DE  Lamartine. 

Deux  jours  plus  tard  Lamartine  écrivait  de  Mâcon  à  Virieu. 
«  My  dearest  friend,  je  suis  revenu  après  un  funeste  voyage  où 
j'ai  vu  deux  fois  ma  femme  en  danger.  » 

Hélas  !  comme  nous  le  savons  par  la  «  Correspondance  »  ce  ne 

(1)  Le  docteur  Cuien/ded,,à  Genève. 


I 


BIBLIOGRAPHIE  315 

fut  que   pour  voir  mourir  sa    sœur  Suzanne  quelques    semaines 
plus  tard. 

Il  semblerait  improbable  que  toute  correspondance  ait  cessé 
entre  l'hôte  reconnaissant  de  jadis  et  les  châtelains  de  Vincy  pen- 
dans  le  quart  de  siècle  qui  suivit  la  date  de  la  dernière  lettre  au 
baron.  Cependant  les  archives  du  château  ne  contiennent  que  la 
lettre  suivante,  acîfëssée  à  Mademoiselle  Ida  de  Vincy  en  1849. 
On  se  souviendra  du  poème  «  V Hirondelle  »  que  Lamartine  inséra 
dans  les  «  Confidences  »,  avec  la  délicieuse  narration  de  son  séjour 
idyllique  au  bord  du  Léman  à  Nernier,  en  1815. 

«  J'adressai  cette  romance,  dit-il,  par  le  batelier,  à  Mademoiselle 
de  Vincy.  Ce  fut  mon  adieu  à  mes  hôtes.  » 

Cependant  il  y  a  lieu  de  croire  que  «  la  romance  »  ne  se  trouva 
sous  sa  plume  que  beaucoup  plus  tard,  au  moment  de  la  compo- 
sition des  «  Confidences  »,  car  à  Vincy  l'original  du  poème  est 
introuvable. 

A  quel  propos  Mademoiselle  Ida  avait-elle  écrit  ?  Nous  n'en 
savons  rien.  En  tous  les  cas  la  lettre  suivante  est  une  réponse  à 
quelque  communication  récente. 

«  Mademoiselle, 

«  Votre  lettre  m'a  rappelé  des  jours  bien  loin,  mais  un  souvenir 
aussi  près  que  le  lendemain  du  jour  où  je  fus  reçu  avec  tant 
d'hospitalité  dans  votre  adorable  famille.  Combien  je  regrette  que 
tant  de  pertes  aient  décimé  une  maison  bénie  par  tant  d'amabilité 
et  de  vertus  (1)  !  J'apprends  avec  reconnaissance  que  vous  voulez 
bien  vous  rappeler  encore  un  nom  bien  souvent  agité  depuii^  ce 
temps  par  les  vents  de  l'opinion  et  qui  voudrait  bien  remonter  h 
nos  jeunesses  au  bord  de  votre  beau  lac.  Si  je  vais  à  Genève, 
comme  je  l'espère,  ce  printemps,  j'irai  frapper  à  la  porte  de  votre 
maison  de  ville  avec  la  même  certitude  de  bon  accueil  que  quand 
je  frappais  à  la  porte  de  votre  beau  château  de  Vincy.  Hélas  !  que 
ne  puis-je  en  ranimer  tous  les  hôtes  ! 

Je  prends  la  liberté  de  vous  envoyer  le  volume  qui  contient  mon 
pèlerinage  à  Vincy.  C'est  un  ex  voto  que  vous  placerez  dans  vos 
archives. 

(1)  Le  baron  .Ailfred  de  Vincy  (frère  de  M"«  Ida)  était  mort  en  1834  : 
Son  frère  cadet  Arthur,  en  1836,  et  la  baronne  elle-même  en  1838. 
Mademoiselle  Ida  de  Vincy  mourut  à  Rolle  en  1862. 


316  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

Recevez,    Mademoiselle,    avec   mes   remerciements   pour   votre         ■ 
lettre,  l'hommage  de  mon  inaltérable  reconnaissance  et  de  mon 
respect.  » 

A.  DE  Lamartine. 
Paris,  26  février  1849. 

82,  rue  de  l'Université. 

C'est  tout.  Mais  quoique  sans  grande  importance  au  point  de 
vue  littéraire,  ces  lettres  nous  dévoilent  dans  leur  charmante  sim- 
plicité un  coin  de  l'homme.  Elles  démontrent  la  reconnaissance 
inaltérable,  à  travers  plus  de  trente  ans,  de  leur  auteur  pour  cette 
famille  hospitalière  qui  dans  un  temps  de  détresse  avait  si  gra- 
cieusement, si  affectueusement  recueilli  le  jeune  étranger  qui 
n'avait  «  ni  lettres,  ni  crédit,  ni  recommandation,  ni  papiers  qui 
pussent  m'ouvrir  l'accès  d'une  seule  maison  en  Suisse  »  (1). 

Remsen  Whitehouse. 

LIBRAIRIE  HACHETTE.  —  La?7iartine,  par  René  Doumic, 
1  vol.  in-18,  de  la  collection  des  grards  écrivains. 

Nous  empruntons  au  Matin  du  H  août  1912,  l'article  suivant  de 
M.  Gustave  Lanson  : 

M.  Doumic  est  un  des  hommes  qui  peuvent  le  mieux  parler  de 
Lamartine.  Depuis  quelques  années,  dépassant  en  faveur  du  poète 
la  critique  doctrinaire,  il  s'est  fait  fureteur  de  manuscrits,  déni- 
cheur d'inédit.  Il  a  fait  à  Saint-Point  des  trouvailles  précieuses  : 
c'est  lui  qui  a  ramené  au  jour  les  étranges  lettres  de  M™®  Charles 
à  son  jeune  amant. 

J'attendais  de  lui  le  beau  livre  original,  plein,  précis,  fouillé, 
presque  définitif,  qu'il  pouvait  faire. 

Pourquoi  n'a-t-il  pas  voulu  l'écrire  ?  Les  pages  distinguées  ne 
manquent  pas  dans  le  petit  volume  qu'il  vient  de  publier.  Mais  on 
a  l'impression  d'une  chose  qui  a  traîné  trop  longtemps  et  qui, 
pourtant,  a  été  faite  trop  vite.  La  forme  est  lâchée. Est-ce  un  mem- 
bre de  l'Académie  française  qui  dit  :  «  Lamartine  écrivit  «  énor- 
mément en  prose  »  ? 

La  composition  est  la  pire  qu'on  pût  choisir.  La  banale  divi- 
sion :  l"""  partie,  LA  VIE  ;  2*  partie,  L'ŒUVRE,  donne  ici  ce  résul- 

(1)  Les  Confidences.  Livre  XI.  Note  V. 


Bibliographie  317 

tat,  la  vie  et  l'œuvre  de  Lamartine  étant  intimement  liées,  que  la 
seconde  partie  est  un  perpétuel  recommencement  de  la  première, 
et  même,  parfois,  la  répète  textuellement  :  comparez  les  pages  84 
et  149.  M.  Doumic  cependant  est  un  humaniste  qui  doit  posséder 
le  secret  des  belles  ordonnances  :  qu'il  eût  bien  fait  de  s'en  servir  ! 

M.  Doumic  connaît  certainement  le  vrai  Lamartine  ;  et  par  en- 
droits cette  connaissance  affleure  dans  son  livre.  Il  proteste  contre 
la  réputation  de  monotone  élégiaque  qu'on  a  faite  trop  souvent  au 
poète.  Il  aime  à  déclarer  son  admiration  pour  cette  puissance  et 
cette  richesse  d'organisation,  pour  ce  large  flot  de  vie  et  de  génie. 
Mais  on  dirait  qu'il  a  eu  peur  de  montrer  tout  ce  qu'il  voyait.  Il 
pouvait  tirer  meilleur  parti  des  publications  récentes  de  MM. Léon 
Séché,  Pierre  de  Lacretelle  et  Henri  Cochin,  et  même  de  ses  pro- 
pres études. 

Il  a  laissé  aux  figures  de  la  mère  et  de  la  femme  du  poète  des 
grâces  émoussées  d'imagerie  pieuse.  L'ouvrière  Graziella  est  ra- 
menée à  la  réalité  vulgaire  :  pourquoi  M.  Doumic  n'a-t-il  pas 
appliqué  la  même  méthode  à  l'élégante  Julie  Charles  ?  Pourquoi 
l'amour  fiévreux  de  cette  femme  de  trente  ans,  de  cette  phtisique, 
reste-t-il  enveloppé  d'une  brume  idéale  ? 

J'aurais  voulu  apercevoir  le  gentilhomme  de  campagne,  avec  sa 
crudité  joviale  de  Bourguignon  salé,  d'oia  il  montait  sans  effort 
au  langage  des  anges,  avec  ses  multiples  et  positives  amours  que 
sa  poésie  sublimait  en  séraphiques  extases.  Lamartine  est  une  de 
ces  grandes  âmes  selon  Pascal,  qui  occupent  les  extrêmes  et  rem- 
plissent totit  l'entre-deux. 

N'est-ce  pas  se  leurrer  d'apparences  théâtrales  que  de  couper 
son  évolution  par  le  Voyage  en  Orient  ?  Sont-ce  le  désert  et  l'islam 
qui  l'ont  détaché  de  la  foi  de  sa  mère  ?  M.  Doumic  pouvait  le  lui 
demander  à  elle-même  :  elle  nous  renseigne.  Il  semble  qu'il  ait' 
fait  exprès  ici  de  ne  pas  sonder,  de  se  contenter  des  grands  mots 
vagues  dont  le  sens  flotte. 

Enfin  Lamartine,  homme  politique,  mérite  mieux  qu'un  sou- 
rire dédaigneux,  aggravé  çà  et  là  de  pitié  et  de  circonstances  atté- 
nuantes. Poète  égaré  dans  la  politique,  c'est  vite  dit.  Lamartine 
a-t-il  été  plus  aveugle  et  plus  vaincu  que  Guizot  ou  Thiers  ?  Son 
«  utopie  >)  l'a-t-elle  plus  trompé  que  d'autres  ne  le  furent  par  leur 
doctrine,  leur  orgueil  ou  leur  intrigue  ? 

Quand  donc  nous  présentera-t-on  un  Lamartine  qui  ne  soit  ni 
académisé,  ni  rétréci,  ni  fardé,  pour  le  plaisir  d'une  catégorie  par- 


318  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

ticulière  de  lecteurs  ?  Ce  grand  homme-là  appartient  à  toute  la 
France. 

Gustave  Lanson. 

LIBRAIRIE  ACADÉMIQUE  PERRIN.  —  Un  grand  procès  de 
sorcellerie  au  xvir  siècle,  l'abbé  Gaufridy  et  Madeleine  ae  Dernan- 
dolx  fi600-1670),  par  Jean  Lorédan,  1  vol.  in-8°,  orné  de  neuf  gra- 
vures et  de  deux  fac-similé. 

M.  Jean  Lorédan  qui  l'an  dernier  avait  débuté  dans  la  chro- 
nique historique  par  un  coup  de  maître,  avec  la  grande  misère 
et  les  voleurs  au  dix-huitième  siècle,  nous  apporte  aujourd'hui 
quelque  chose  d'un  tout  autre  genre  et  d'un  tout  autre  intérêt.  Les 
ouvrages  sur  les  sorciers  en  général  et  sur  la  sorcellerie  sont 
innombrables,  mais  j'en  connais  peu  qui  soient  aussi  passion- 
nants que  celui-ci,  et  je  crois  bien  qu'il  nous  faut  remonter  jus- 
qu'au procès  d'Urbain  Grandier  pour  nous  donner  une  idée  exacte 
de  l'intérêt  qu'il  présente.  Ces  deux  procès  sont  d'ailleurs  à  peu 
près  de  la  même  époque.  Et  Jean  Lorédan  a  raison  de  dire  que  le 
procès  d'Urbain  Grandier,  confesseur  d'Ursulines  et  prêtre  débau- 
ché, ressemble  beaucoup  à  celui  du  bénéficier  des  Accoules  et  fut 
certainement  inspiré  par  lui.  On  y  parla,  en  effet,  à  plusieurs 
reprises  de  Louis  Gaufridy  et  de  Madeleine  de  Demandolx. 

L'auteur  de  ce  livre  a  tiré  un  parti  merveilleux  des  documents 
qu'il  a  trouvés  au  département  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque 
nationale,  aux  archives  d'Aix-en-Provence  et  des  pièces  précieuses 
que  lui  a  confiées  la  famille  de  Demandolx.  Tout  cela  n'était  pas 
facile  à  mettre  en  œuvre.  Oti  d'autres  se  seraient  noyés,  il  a  su 
être  clair,  alerte,  dramatique,  et  l'on  peut  dire  qu'il  nous  a  donné, 
sous  une  forme  agréable,  un  livre  sérieux  et  qui  se  lit  comme  un 
véritable  roman  romanesque. 

LIBRAIRIE  PAUL  OLLENDORFF.  —  Ce  que  je  tiens  à  dire.  Un 
demi-siècle  de  choses  vues  et  entendues,  par  Maurice  Dreyfons, 
1  vol.  in-18. 

M.  Maurice  Dreyfons  qui  pendant  longtemps  édita  les  livres  des 
autres  a  voulu  nous  en  donner  un  de  son  cru.  Et  ma  foi  il  est  fort 
intéressant.  Lui  aussi,  comme  M.  Arthur  Meyer,  il  a  beaucoup  vu 
et  beaucoup  entendu,  et  l'histoire  littéraire  qui  doit  avoir  des  yeux 


BIBLIOGRAPHIE  319 

tout  autour  de  la  tête  puisera  à  pleines  mains  dans  ses  souvenirs. 
M.  Maurice  Dreyfons  a  surtout  connu  Théophile  Gautier,  et  c'est 
fâcheux  que  Bergerat  ne  l'ait  pas  interrogé  quand  il  écrivit  la  bio- 
graphie de  son  beau-père,  car  il  aurait  tiré  grand  profit  de  ses 
conversations  avec  cet  ancien  libraire.  Il  est  vrai  qu'en  sa  qualité 
de  gendre  de  Théo,  il  y  a  des  choses  qu'il  eût  été  obligé  de  passer 
sous  silence,  ne  fût-ce  que  l'histoire  du  mariage  de  Judith  Gau- 
tier avec  Catulle  Mendès.  Cette  histoire  la  voici,  telle  que  la 
raconte  M.  Maurice  Dreyfons. 

«  Théophile  Gautier  trouvait  indésirable  l'entrée  de  Mendès 
dans  sa  famille,  il  prévoyait  les  déboires  lamentables  dont  les 
plaidoiries  du  procès  en  divorce  des  époux  Mendès  a  donné  publi- 
quement quelques  échantillons.  Il  craignait  pire  encore.  Et,  si 
romantique  qu'il  fût,  si  peu  doué  qu'il  fût  pour  jouer  dans  la  vie 
les  Bartholo  ou  les  Orgon,  il  s'opposait  de  toutes  ses  forces  à  une 
union  qu'il  tenait  pour  chargée  des  pires  dangers.  —  La  mère, 
Ernesta  Grisi,  une  très  brave  femme,  très  excellente  femme,  mais 
d'intelligence  moyenne,  n'échappait  pas  non  plus  à  l'influence  de 
ses  origines  ;  ancienne  cantatrice  d'opéra  italien,  issue  d'une 
famille  de  cantatrices  et  de  danseuses,  elle  voyait  les  choses  avec 
sa  mentalité  d'Italienne  romanesque  et  avec  la  faiblesse  de  son 
cœur  maternel. 

«  La  lutte  entre  le  père  d'une  part,  et  de  l'autre,  la  fille  appuyée, 
aidée  par  sa  mère,  fut  âpre  et  profondément  douloureuse  pour  le 
père  qui  recevait  tous  les  coups... 

«  Le  mariage  eut  lieu  à  la  mairie  de  Neuilly  et  n'y  assistèrent 
que  les  personnes  indispensables  en  pareil  cas. En  apercevant  dans 
la  salle  de  la  mairie  un  personnage  dont  la  présence  en  pareil  lieu 
en  un  tel  cas  de  révoltait,  Gautier  eut  un  violent  accès  de  fureur  et 
fit  un  effort  sur  lui-même  pour  n'en  pas  arriver  aux  voies  de  fait 
contre  cet  intrus.  Et  sur  ce  moment  il  sentit  une  douleur  atroce 
qui  lui  travaillait  le  genou.  En  sortant  de  la  mairie  il  ne  rentra 
point  rue  de  Longchamps,  une  voiture  le  conduisit  Grande-Rue, 
au  Grand-Montrouge,  au  logis  de  ses  deux  vieilles  sœurs.  Durant 
le  trajet,  son  genou  qui  le  faisait  horriblement  souffrir  était  devenu 
tout  noir.  Le  médecin  lui  déclara  que  le  patient  avait  eu  l'équi- 
valent d'une  attaque  d'apoplexie,  que  sa  constitution  athlétique 
avait  arrêtée  à  mi-chemin.  Pendant  plusieurs  semaines  il  vécut 
dans  la  vieille  maison  de  Montrouge  sans  autre  compagnie  que  les 
commères  du  quartier,  les  bonnes  femmes  des  paliers  voisins  qui 
peuplaient  le  vieil    immeuble,  habité  par   des  ménages  de    petits 


320  LES  aNnaLës  romantiques 

rentiers,  d'ouvriers  et  d'employés.  Il  avait  pour  unique  distraction 
le  jardin  sans  fleurs,  traversé  par  une  allée  droite,  et  découpé  en 
autant  de  petits  rectangles  qu'il  y  avait  de  locataires. 

«  Cette  terrible  congestion  qui  fut  le  premier  coup  porté  à  la 
puissante  santé  da  Gautier  provoqua  les  premiers  phénomènes  de 
décomposition  du  sang  et  déclancha  la  maladie  de  cœur  dont  il 
est  mort...  » 

Le  volume  de  M.  Dreyfons  est  rempli  d'anecdotes  de  ce  genre. 

Jean  de  la  Rouxière. 
Le  directeur-gérant  :  Léon  SÉCHÉ. 


4 


LETTRES  DE  M"'  VICTOR  HUGO 


A   SA  SŒUR   JULIE 

(Suite) 


il 
LETTRES  DE  JERSEY 


le'  avril  [18531. 

Chère  mignonne,  voilà  M""^  Perand  morte  :  quelle  dégringolade, 
ou  pour  mieux  dire,  quelle  ascension,  car  la  mort  n'est  pas  autre 
chose.  J'écris  à  Victor  (i)  une  longue  lettre  qui  partira  avoc  celle- 
ci,  sa  lettre  m'a  fait  plaisir,  il  y  avait  longtemps  que  je  n'avais  vu 
d'écriture  fraternelle.  Victor  est  très  bon,  a  une  très  grande  sensi- 
bilité de  cœur,  aussi  nous  l'aimons  tous  tendrement.  Mes  fils  sont 
toujours  un  peu  émus  quand  ils  parlent  de  leur  oncle,  il  a  été  tout 
à  fait  oncle  au  temps  de  la  Conciergerie  ;  il  est  bien  doux  de  ne  se 
souvenir  que  du  bien. 

Comme  nous  sommes  des  gens  très  sages  ,nous  ne  cherchons 
pas  l'impossible,  nous  tâchons  de  répandre  autant  d'agréments 
qu'il  est  en  notre  pouvoir  dans  notre  intérieur.  D'abord  le  proprié- 
taire a  fait  reblanchir  et  remettre  du  papier  —  nous  sommes  en 
plein  été  dans  notre  salle  à  manger,  nous  avons  des  roses  qui  cou- 
rent, la  muraille  est  un  papier  perse  efflorescent.  Dans  notre  salon 
nous  avons  des  rideaux  façon  dentelle. Charles  a  cotonné  sa  cham- 
bre, il  y  a  passé  huit  jours,  il  s'est  fait  un  réduit  assez  confortable 
avec  des  bribes.  Il  veille  à  ce  que  tout  reluise,  car  il  est  très  pro- 
pre. De  plus,  imagine-toi  qu'il  a  un  magnifique  costume  de  cham- 
bre qu'il  tient  en  réserve  après  son  deuil,  pantalon  cosaque, 
flanelle  rouge  avec  des  parements  noirs  —  veste  de  pareille  étoffe, 
ornements  semblables  —  attention  !  —  pantoufles  cachemire  rouge 
brodées  de  filigranes  d'or,  bonnet  rouge  à  la  Guillaume  Tell,  avec 
flocons  de  soie  noire.  Les  pantoufles,    cela  va  sans  dire,   sont  bro- 

(1)  Victor  Foucher,  frère  aîné  de  M™»  Victor  Hugo,  conseiller  à  la 
Cour  de  Cassation. 

21 


322  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

dées  par  une  femme.  Ces  magnificences  n'empêchent  pas  que  ma 
cuisinière,  contemplant  ces  splendeurs,  me  disait  d'une  façon  mé- 
lancolique :  «  C'est  égal,  madame,  pour  des  gens  comme  vous,  ça 
devrait  être  mieux  que  ça  n'est  ». 

Nous  sommes  un  peu  le  radeau  de  la  Méduse  de  la  proscription. 
Notre  table  est  ouverte,  tu  sais  qu'elle  l'était  déjà  à  Paris.  Nous 
avons  tous  les  jours  quelqu'un  partageant  notre  gigot,  car  le  gigot 
suit  toutes  les  péripéties  de  notre  existence.  Toto  est  arrivé,  il  y  a 
huit  jours,  avec  un  jeu  sous  le  bras,  appelé  steeple-chase. 

C'est  une  grande  comparte,  et  de  tout  petits  chevaux.  Chacun 
prend  un  petit  cheval,  celui  dont  le  cheval  a  le  plus  vite  fait  le 
tour  de  la  comparte  gagne  la  poule.  Je  passe  sur  les  détails,  ce  jeu 
a  été  tout  de  suite  inauguré.  Hier  soir,  on  était  douze  accotés 
devant  une  table  occupés  à  faire  courir  la  cavalerie,  c'était  des  cris 
a  abasourdir. 

Il  vient  d'arriver  à  Jersey  un  aimable  jeune  homme,  peintre, 
venu  exprès  de  Paris  pour  voir  mon  mari  ;  il  a  passé  hier  la  soirée 
avec  nous,  il  a  des  connaissances  qui  nous  sont  communes,  il  m'a 
causé,  je  me  retrouvais  dans  mon  ancien  milieu,  il  me  semblait 
que  je  te  sentais  près  de  moi.  Ah  !  ma  bonne  petite  sœur,  si  l'ave- 
nir que  je  rêve  se  réalise,  tu  ne  me  quitteras  plus,  nous  nous 
arrangerons  ;  tu  auras  une  petite  chambre  dans  notre  maison, 
nous  tâcherons  qu'Adèle  se  décide  au  mariage,  nous  élèverons  ses 
enfants,  —  et  toi-même,  je  ne  vois  pas  pourquoi  tu  ne  te  marie- 
rais pas.  Je  serai  dans  mon  fauteuil  à  oreillers,  je  serai  bien  soi- 
gnée, bien  propre,  je  conterai  toutes  sortes  d'histoires,  j'aimerai 
la  jeunesse,  l'art,  ce  qui  marche  à  l'avenir  ;  on  n'est  jamais  vieille 
quand  on  est  aimée,  n'est-ce  pas,  ma  Julie  ? 

Je  t'envoie  :  1°  la  main  de  Toto  ;  2°  le  portrait  d'une  chatte, 
petite-fille  de  la  chatte  de  la  Conciergerie  —  c'est  une  chatte  histo- 
rique ;  3°  un  portrait  de  M'"^  Meurice  ;  4°  un  portrait  de  Pierre 
Leroux.  Dans  ta  prochaine  lettre,  dis-moi  une  par  une  les  photo- 
graphies que  tu  as  déjà.  La  moindre  indication  suffira.  Je  ne  veux 
t'envoyer  plusieurs  fois  la  collection  complète. 

J'écris  avec  sept  ou  huit  personnes  parlant  autour  de  moi.  Je 
dois  oublier  beaucoup  de  choses.  Je  t'aime. 

XMX 

Jersey,  15  juin  1853. 
J'ai  reçu  ta   lettre  hier,  chère   sœur,  et  j'y   réponds  aussitôt.  Je 


LETTRES    DE    M™^   VICTOR    HUGO    A    SA    SŒUR   JULIE  323 

suis  toute  contente  de  te  voir  préoccupée  de  ton  voyage  de  Jersey, 
puisque  ce  voyage  me  promet  six  bonnes  semaines  passées  avec 
toi  ;  ma  joie  est  un  peu  troublée  par  la  pensée  que  la  route  te  fati- 
guera ;  c'est  une  ligne  où  il  n'y  a  pas  ou  peu  de  chemins  de  fer.  Je 
vais  prendre  des  renseignements  à  ce  sujet  et  te  dirai  quel  est  de 
tous  les  chemins  le  moins  pénible.  Je  vais  tâcher  aussi  de  te  trou- 
ver un  compagnon  de  voyage,  je  crains  que  la  chose  ne  soit  diffi- 
cile, surtout  qu'il  s'agit  de  te  chaperonner  tout  le  long  de  la  route. 
Les  Lucas  (1)  viennent  bien  tous  les  ans  en  Bretagne,  mais  ils  s'ar- 
rêtent à  Rennes  et  quittent  Paris  vers  le  20  juillet,  cela  n'est  point 
ton  affaire.  Enfin,  chère  petite,  je  vais  avoir  sans  cesse  ton  voyage 
en  tête,  s'il  y  a  quelque  chose  de  possible,  ce  quelque  chose  se 
fera  !  Vois  de  ton  côté  s'il  se  présente  une  occasion,  ne  t'agite  pELS 
d'avance,  pourvu  que  tu  aies  les  renseignements  huit  jours  avant 
ton  départ,  c'est  tout  ce  qu'il  faut.  Tu  m'écriras  et  je  t'écrirai  d'ici 
là.  Dépense  le  moins  possible  pour  ta  toilette,  le  mois  d'août  est  la 
morte-saison  des  plaisirs.  Que  nous  allons  causer  !  Combien  tu  vas 
te  reposer  et  avaler  du  grand  air  !  de  cet  air  salin  si  fortifiant.  Tu 
trouveras  dans  notre  intérieur  le  même  mouvement  et  la  même 
gaieté  qu'à  Paris,  tes  oreilles  continueront  à  être  assourdies,  car 
mes  fils  ont  conservé  l'habitude  de  brailler,  tu  les  trouveras  de 
plus  occupés  à  composer  un  album  sur  Jersey  avec  illustrations 
photographiques,  ce  qui  nécessite  quelques  excursions  dans  les 
environs.  Ils  fondent  toutes  sortes  d'espérances  sur  cet  album. L'or 
se  dresse  agréablement  devant  leurs  yeux,  ,ie  crains  qu'il  n'en  soit 
pour  eux  comme  il  en  a  été  pour  la  pauvre  Perrette.  Attends-toi  à 
être  mise  en  réquisition  pour  ratisser,  sarcler  notre  petit  jardinet 
—  jardinet  de  barrière,  ma  chère  !  C'est  fait  tout  exprès  pour  man- 
ger du  veau,  de  la  salade  et  boire  du  vin  bleu,  la  fourche  manque 
pourtant.  Mais  une  serre  assez  cottege  s'étale  devant  la  maison  et 
nous  rehausse.  Nous  avons  un  pied  dans  le  vil  peuple  et  un  pied 
dans  l'élégante  fashion.  Ce  qui  t'étonnera,  t'étonnera,  et  t' étonnera 
encore,  c'est  que  nous  avons  un  chien,  le  museau  du  chien  fait 
frissonner  Adèle  et  moi  quelque  peu  aussi,  de  façon  que  je  lutte 
constamment  afin  que  mes  fils  se  défassent  de  l'amour  qu'ils  ont 
pour  Ja  race  canine.  Je  fais  une  grande  dépense  d'éloquence,  mon 
éloquence  a  son  effet  pendant  un  instant,  l'animal  disparaît,  mais 

(1)  Hippolyte  Lucas^  biblio*thécaire  à  l' Arsenal,  qui  fut  un  des  fidèles 
de  Victor  Hugo  et  tira  du  conte  le  Beau  Pécopin  une  féerie  lyrique  en 
cinq  actes,  qui  fut  représentée  à  l'Ambigu-Comique,  le  23  mai  1853. 


324  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

aussitôt  il  en  surgit  un  autre.  J'ai  obtenu,  et  c'est  là  un  triomphe 
du  moment,  que  le  chien  soit  muselé.  Adèle  te  semblera  une 
demoiselle  à  élégante  allure,  tu  trouveras  une  jeune  miss  parlant 
un  peu  anglais,  sachant  ses  poètes,  faisant  aller  ses  doigts  brillam- 
ment sur  le  piano  ;  tu  trouveras  enfin  une  personne  primant  dans 
un  salon  pour  sa  beauté,  son  air  et  ses  talents  —  ce  qui  m'attriste 
un  peu  c'est  sa  résistance  au  mariage.  «  Perdre  mon  nom,  dit-elle, 
et  me  donner  un  maître,  moi  qui  suis  si  fière  de  m'appeler 
M"^  Hugo,  moi  qui  suis  si  libre,  si  doucement  heureuse  dans  mon 
intérieur  !  «  Un  mariage  autre  que  celui  dont  je  t'ai  parlé  a  pointé 
à  l'horizon.  Un  bouquet  blanc  auquel  était  mêlée  une  branche  de 
fleurs  d'oranger  lui  a  été  envoyé  —  immédiatement  elle  a  battu 
froid  au  galant  chevalier.  Quelle  jolie  façon  ne  trouves-tu  pas  de 
faire  une  déclaration  ?  Cela  ne  dit  rien  et  dit  tout,  —  c'est  réservé 
et  explicite.  Le  mariage  aurait  eu  des  côtés  avantageux.  Garde  ces 
détails  pour  toi,  ma  petite.  Dis  à  mon  oncle  (1)  combien  je  pense  à 
lui,  donne-moi  de  ses  nouvelles.  Je  ne  lui  écris  pas,  personne  de 
ce  côté  ne  m'écrivant.  Ce  n'est  jamais  aux  proscrits  à  prendre 
l'initiative... 


Saint-Hélier,  10  mai  [1854]. 

Chère  sœur,  je  t'envoie  une  collection  de  portraits  ;  tous,  sauf 
le  mien  qui  est  de  Charles,  sortent  de  la  fabrique  d'Auguste.  Tu 
me  demandais  ce  que  c'était  que  la  photographie,  je  t'adresse  la 
réponse.  C'est  le  daguerréotype  sur  papier  ou  sur  verre  au  lieu 
d'être  sur  plaque.  Ce  procédé  a  sur  le  daguerréotype  l'avantage 
que  l'image  peut  être  reproduite  indéfiniment,  et  que  de  plus  le 
miroitement  n'existe  pas.  Charles  a  fait  des  por-traits  de  son  père 
sur  verre  qui  sont  superbes  de  précision  et  de  ton.  Je  te  fais  entrer 
dans  l'atelier  de  mes  ouvriers  et  t'initie  dans  les  mystères  de  leur 
art.  Heureusement,  tu  en  sortiras  sans  avoir  les  mains  noircies 
ainsi  qu'eux  ;  mais,  en  vrais  artistes  qu'ils  sont,  leur  peau  les 
préoccupe  peu.  Il  n'y  a  que  Toto  qui  conserve  des  blanches  mains. 
N'est-il  pas  sur  son  portrait  un  élégant  citadin  ?  Et  Charles  ne  te 
semble-t-il  pas  un  vrai  bohème  ?  Quant  à  ta  vénérable  sœur,  c'est 


(1)  Asseline,  père  d'Alfred,  qui  a  écrit  un  livre  si  intéressant  sous  le 
titre  :  Vicior  Hugo  intime. 


\ 


LETTRES   DE   M""   VICTOR    HUGO   A    SA    SŒUR   JULIE  325 

la  femme  trônant  dans  son  salon,  pas  mal  ficelée,  s'il  vous  plaît. 
Mon  mari,  c'est  le  rêveur  puissant  ;  Adèle  est  ce  qu'il  convient,  le 
type  de  la  jeune  fille.  Je  te  laisse  le  soin  de  caractériser  Auguste, 
traite-le  bien,  il  mérite  notre  éternelle  affection  par  son  dévoue- 
ment à  toute  épreuve.  Je  t'enverrai  un  jour  le  portrait  de  notre 
maison. 

Nous  venons  d'exécuter  des  travaux  superbes  dans  notre  petit 
jardin.  Imagine-toi  des  compartiments  qui  ressemblent  t  des 
figures  de  géométrie  et  des  allées  qui  serpentent  dans  les  inter- 
valles. Nous  possédons  un  superbe  banc  de  gazon,  ombragé  par 
derrière  d'un  arbrisseau  unique  et  constellé  de  petites  marguerites 
rosées  qui  lui  font  une  coquette  parure.  Le  matin,  nous  avons  la 
bêche,  le  râteau,  les  ciseaux  en  mains,  nous  émondons,  nous  sar- 
clons, nous  arrosons,  que  c'est  plaisir  à  voir  ;  il  n'y  a  que  mon 
mari  qui  proteste  et  blague  les  travaux.  11  prétend  que  nous  lui 
ôtons  le  droit  de  critiquer  le  bourgeois,  avec  nos  chétives  allées 
tirées  au  cordeau  et  notre  grattage.  Le  fait  est  que  notre  jardinet 
sent  terriblement  le  badigeon.  —  J'ai  mené  avant-hier  Adèle  à  un 
bal  jersiais.  Il  était  assez  bien,  confortable  et  élégant,  il  y  avait  de 
délicieux  visages,  de  pâles  visages  inondés  de  boucles  et  montés 
sur  des  épaules  fines  et  grasses.  La  maison  était  jonchée  de  fleurs 
et  des  drapeaux  flottaient  dans  les  pyramides  fleuries  (les  Jersiais 
font  des  drapeaux  un  ornement).  Nous  avions  nous-mêmes  de  fort 
beaux  bouquets.  Un  galant  chevalier,  sachant  que  nous  devions 
aller  au  bal,  nous  les  avait  envoyés.  Je  te  pris  de  croire  qu'ils  ne 
nous  avaient  pas  été  donnés  par  les  mâles  de  notre  logis  ;  ils  en 
sont  incapables,  ^les  sauvages  !  Toto  nous  avait  accompagnées.  Il 
s'était  enveloppé  dans  sa  couche  de  dandynisme.  Adèle,  tout 
habillée  de  blanc,  et  son  bouquet  d'un  blanc  d'hermine,  avec  son 
type  individuel,  a  fait  grand  effet,  quoique  entourée  de  ces  beautés 
britanniques.  Imagine-toi,  chère  amie,  que  j'ai  reçu  des  compli- 
ments de  ma  propre  personne,  —  c'est  à  n'y  pas  croire  ;  il  y  a  si 
longtemps  qu'on  m'en  fait,  je  dois  te  sembler  la  plus  frivole  créa- 
ture qui  soit,  moi  sur  qui  toutes  les  douleurs  ont  passé  et  ont 
laissé  leurs  sillons.  Comme  mère,  mes  entrailles  sont  déchirées  ; 
comme  patriote,  mon  cœur  saigne  :  tu  ne  comprends  pas  cela,  toi  ! 
Ce  qui  me  soutient,  ce  qui  est  notre  force,  c'est  que  notre  senti- 
ment moral  est  satisfait,  c'est  le  rocher  sur  lequel  nous  nous 
appuyons,  il  est  de  granit.  —  Avez-vous  froid,  à  Paris,  je  grelotte, 
tu  ne  dois  pas  mal  glaçonner,  sous  t«s  grands  cloîtres,  écris-moi, 
identifie-moi  à  ta  vie,  parle  de  moi  avec  tes  compagnes.  Embrasse 


326  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

mes  frères,  et  ma  petite  Isabelle  ;  quand  te  reverrai-je  ?  Peut-être 
ne  me   reconnaîtra-t-elle  pas  !   Donne-moi  des   nouvelles  de   mon 
cher  oncle,  je  l'aime,  c'est  un   peu  de  notre  mère  qui   nous  reste. 
Dis  à  Mélanie  que  je  pense  souvent  à  sa  pauvre  mère. 
Je  t'embrasse. 

Adèle. 

Fais  mettre  ces  dessins  sur  du  papier  blanc,  il  faut  que  la  marge 
soit  grande,  ils  gagneront  ainsi  beaucoup.  Adresse-toi  à  un  bon 
encadreur. 


.Jersey,  dimanche  14  octobre  [1854]. 

Tu  as  emporté,  chère  amie,  notre  rayon  avec  toi.  Depuis  ton 
départ,  nous  avons  eu  des  chagrins.  Le  pauvre  Jules  Allix  est 
tombé  fou.  Il  a  conduit  son  frère  au  bateau  le  mardi  qui  a  suivi 
ton  départ,  nos  Meurice  partaient  aussi.  Il  est  venu  après  chez 
nous,  s'est  assis  sur  le  petit  divan  bleu  de  notre  salon,  est  resté 
quatre  heures  immobile,  comme  endormi.  Je  lui  ai  demandé  : 
«  Qu'avez-vous  ?  »  Il  m'a  répondu  :  «  J'ai  vu  des  choses  cette 
nuit  ».  Tu  sais,  il  est  bizarre,  je  n'ai  pas  fait  grande  attention.  Le 
lendemain,  nous  ne  l'avons  pas  vu  du  tout.  J'étais  inquiète.  Pour 
qu' Allix  ne  vînt  pas,  il  fallait  un  événement  ;  le  jour  d'après,  à 
huit  heures  du  matin,  une  petite  fille  arrive  effarée,  disant  :  «  M"® 
Allix  demande  qu'on  aille  vite  chez  elle,  elle  croit  son  frère  fou  ». 
Charles  et  Auguste  courent,  j'avais  prié  Auguste  de  me  donner  des 
nouvelles  au  plus  tôt,  il  revient  et  me  dit  :  «  Il  est  fou  tout  à  fait  ». 
Sa  sœur  l'avait  trouvé  le  matin  couché  à  plat  ventre  par  terre, 
magnétisant  une  montre.  Il  voulait  que  l'aiguille  marquât  toute 
seule  midi.  Il  a  le  mouvement  perpétuel,  il  ne  cesse  d'écrire  dans 
sa  main.  Les  amis  sont  tous  accourus,  il  a  eu  de§  crises  violentes. 
Les  médecins  ont  dit  de  le  mettre  dans  une  maison  de  santé.  Il  y 
est  depuis  trois  jours  et  ne  va  pas  mieux.  Quelle  catastrophe  pour 
sa  sœur  !  quel  chagrin  !  Quelle  charge  ! 

Vois-tu  Julie,  j'ai  comme  des  remords.  Je  me  disais  :  Ce  garçon 
m'ennuie,  quel  hiver  il  va  nous  faire  passer  !  Tu  sais,  je  me  disais 
cela.  Et  voilà  que  la  plus  horrible  des  maladies  l'éloigné  de  nous. 
Qui  sait  l'effet  des  désirs  ?  Dans  tous  les  cas,  ce  n'était  pas  bien. 
Cet  être  était  excellent,  pourquoi  lui  marchander  notre  maison  ? 
Dieu  nous  ouvre  la  sienne  toute  grande,  il  y  laisse  entrer  .les  mé- 
chants, pourquoi  fermer  la  porte  aux  bons  ? 


LETTRES    DE   M"""   VICTOR    HUGO    A   SA    SŒUR   JULIE  327 


22  mai  [1855]. 

Bonne  chérie,  j'allais  t'écrire  aujourd'hui.  Ta  chère  petite  lettre 
arrive  bien,  comme  toujours,  d'ailleurs,  arrivent  tes  lettres.  Ne 
sois  pas  inquiète  pour  nos  santés,  je  me  porte  bien.  Toto  aussi,  il 
fait  des  armes  pour  gagner  de  la  force,  monte  à  cheval  et  va 
prendre  des  bains  de  mer  pour  achever  d'être  superbe.  Nous  nous 
sommes  mis  à  la  bière,  parce  que  le  vin  est  maintenant  trop  cher, 
nous  allons  tous  devenir  énormes,  ce  ne  sera  pas  mal  pour  Adèle 
d'engraisser  car  elle  est  un  peu  maigrelette  tout  [en]  ayant  une 
bonne  santé.  Elle  travaille  la  composition  musicale,  a  déjà  fait 
deux  ou  trois  morceaux  charmants,  je  viens  de  lui  faire  un  joli 
peignoir  rose  pour  l'engager  à  prendre  des  bains  de  mer.  Jusqu'ici 
elle  a  résisté,  et  je  suis  convaincue  qu'une  saison  de  bains  lui  don- 
nerait un  éclat  qui  manque  peut-être  à  sa  beauté.  Ses  cheveux 
deviennent  de  plus  en  plus  merveilleux,  ils  tombent  jusqu'à  terre, 
défaits,  elle  a  un  manteau  de  cheveux.  Tu  as  trouvé  mes  petites 
anglaises  gentilles  et  aimables,  il  y  en  a  une  très  jolie,  une  beauté 
même.  Je  suis  touchée  que  tu  les  ayes  reçues  chez  toi  et  que  tu 
ayes  déployé  ta  grâce.  Elles  vont  revenir,  nous  parlerons  beau- 
coup de  toi.  J'espère  dans  l'avenir,  ma  bonne  Julie.  Si  je  ne  meurs 
pas  avant  la  fin  de  ce  qui  est,  je  passerai  mes  dernières  années 
avec  toi,  nous  finirons  bien  par  forcer  Adèle  à  se  marier.  Ma  pau- 
vre Marie  Hugo  m'écrit  les  lettres  les  plus  tendres  et  les  plus  déso- 
lées, si  elle  venait  aussi  près  de  moi,  quelle  douceur  ce  serait  de 
me  sentir  entourée  de  cette  jeunesse  !  je  marierais  et  remarierais 
tout  cela,  je  donnerais  ds  conseils  qui  ne  seraient  pas  écoutés,  je 
gronderais,  puis  j'embrasserais  pour  bien  vite  me  reconciHer. 
C'est  si  bon  de  n'avoir  plus  à  vivre  pour  soi,  de  ne  plus  vivre  que 
pour  les  autres.  On  est  toujours  jeune,  vivant  dans  la  jeunesse 
des  autres.  Charles  nous  fait  un  grand  tableau  oii  sont  réunis  tous 
nos  portraits  d'exil,  il  les  illustre.  C'est  une  œuvre,  c'est  que,  vois- 
tu',  l'exil  est  notre  fierté,  et  nous  faisons  le  plus  possible  provision 
de  souvenirs.  Il  ne  fait  pas  encore  un  temps  très  brillant,  on  croit 
le  beau  temps  venu,  crac,  on  sent  le  froid,  ou  bien  il  pleut,  c'est 
décourageant  et  inquiétant  pour  les  récoltes  :  qu'est-ce  que  nous 
deviendrons  si  les  récoltes  manauent,  (on  n'imagine  Das  un  tel 
tissu  de  fiéaux  :  défaite,  disette,  choléra. 


328  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

Chère  bonne,  si  les  hommes  oublient,  Dieu  n'oublie  rien,  tout 
sang  versé  germe,  quoiqu'on  lave  le  pavé.  M"^  de  Girardin  est  à 
ce  qu'il  paraît,  très  malade  ;  elle  a  prié  M"«  Meurice  d'aller  la  voir 
pour  lui  parler  de  nous,  ne  pouvant  nous  écrire.  M™®  Meurice  a 
écrit  pour  elle,  nous  disant  qu'elle  avait  trouvé  M"^  de  Girardin 
changée  à  un  point  incroyable,  elle  ne  me  dit  pas  sa  maladie,  il 
paraît  qu'elle  a  des  vomissements  continuels.  Je  serais  bien  attris- 
tée si  nous  la  perdions,  c'est  une  femme  d'un  très  rare  esprit,  vivi- 
fiante, qui  fait  aimer  la  vie.  Si  jamais  je  revois  Paris,  ce  n'est  pas 
mon  pays  que  je  retrouverai,  tout  sera  renouvelé,  j'apporterai  le 
même  cœur  et  je  souffrirai.  Conserve-toi  bien,  pour  moi,  chère 
consolation,  élève  Isabelle  à  m'aimer  un  peu,  puisque  ce  qui  a 
vécu  près  de  nous,  s'en  va,  tâchons  que  l'amour  de  nos  survivants 
monte  vers  nous.  Merci  aussi  de  ton  col.  M""  Boudier  compte 
venir  nous  voir,  je  te  renverrai  par  elle  quelques  paires  de  bas 
anglais,  marqués  à  ton  chiffre,  ce  sera  possible.  Tout  ce  qui  sort 
de  Jersey  est  soigneusement  visité  à  la  douane.  M™^  Le  Flô  que  je 
voyais  beaucoup  a  quitté  Jersey  ;  elle  est  en  France  en  ce  moment, 
son  mari  va  voyager  pendant  ce  temps,  ils  se  retrouveront  en  au- 
tomne à  Londres.  Le  général  dit  bien  qu'il  reviendra  à  Jersey, 
mais  je  n'en  crois  rien.  C'est  une  perte  pour  moi  que  M™®  Le  Flô, 
elle  est  bonne,  obligeante,  gracieuse,  d'une  parfaite  distinction. 
Nous  avons  pas  mal  d'amis  ici,  mais  ce  sont  surtout  des  hommes, 
c'est  bruyant,  j'ai  déjà  deux  grands  fils  pas  mal  tapageurs.  Si  tu 
savais  quelle  consommation  de  nourriture  on  fait  dans  notre  mai- 
son, tu  n'en  as  pas  idée.  J'ai  chaque  jour  du  monde  à  dîner,  on  en- 
gouffre d'aliments  pour  400  francs  par  mois,  j'entends  par  là  tout 
ce  qui  entre  dans  l'estomac,  mais  rien  que  cela.  Nous  dépensons 
douze  à  quinze  mille  francs  par  an,  c'est  trop  pour  nous  qui 
avons  le  marché  de  la  France  fermé.  Tu  sais  qu'on  joue  les  pièces 
de  mon  mari,  et  que  les  tribunaux  ont  décidé  qu'il  ne  devait  pré- 
lever aucuns  droits.  C'est  tout  comme  si  un  tribunal  décidait  qu'un 
individu  ayant  pris  ton  mouchoir  dans  ta  poche,  avait  le  droit  de 
le  prendre.  Voilà  la  justice.  Je  t'embrasse,  ça  marche,  prenons 
patience. 


Dimanch©  matin  28  octobre  [1855]. 

Chère  amour,  nous  quittons  Jersey.  Trois  proscrits  avaient  déjà 
quitté  l'Ile  pour  avoir  reproduit  un  discours  de  Félix  Pyat  tenu  à 


LETTRES    DE   M""^   VICTOR    HUGO    A    SA    SŒ:UR    JULIE  329 

Londres,  on  a  cru  voir  dans  le  discours  une  attaque  à  la  reine 
d'Angleterre.  La  proscription  de  Jersey  a  protesté  conte  cette  vio- 
lence, la  protestation  est  inattaquable.  Elle  oppose  seulement  des 
faits.  Il  n'y  a  pas  un  seul  commentaire.  La  reine  d'Angleterre  y  est 
absolument  étrangère  —  le  gouvernement  a  envoyé  chez  chaque 
signataire,  ils  sont  36,  —  l'ordre  de  quitter  l'Ile.  Je  dis  ordre,  faute 
d'autre  mot.  Les  constables  chargés  des  mandats  y  ont  mis  les  for- 
mes les  plus  polies.  L'ordre  est  venu  du  gouvernement  anglais,  le 
gouverneur  n'est  que  l'instrument,  il  ne  se  doutait  de  rien.  C'est 
jeudi  que  lui  est  venue  l'instruction,  je  te  fais  de  l'histoire,  elle 
doit  t'entrer  facilement  dans  le  cerveau,  toi  qui  la  pioche  en  ce 
moment.  La  proscription  est  vaillante.  Cet  incident  qui  ftrrache 
violemment  beaucoup  de  pauvres  gens  de  Jersey  fait  bien  des  mi- 
sères. Mais,  en  vérité,  moi  qui  ai  vu  tous  les  proscrits  ces  jours-ci, 
j'ai  rencontré  plus  de  visages  heureux  que  de  visages  tristes.  Avec 
le  cœur  content  la  gaieté  est  facile,  tu  sais  cela,  ma  chérie,  le  vrai 
malheur  est  dans  une  mauvaise  conscience. 

Nous  allons  à  Guernesey,  une  île  qui  est  tout  près.  Nous  avons 
deux  heures  de  mer  seulement.  Mon  mari  part  mercredi  avec 
Toto,  Charles  vendredi.  —  Je  resterai  ici  jusau'à  ce  que  mon  mari 
qui  va  en  éclaireur  ait  trouvé  une  maison.  Le  fidèle  Auguste  res- 
tera à  Jersey  tant  que  nous  y  serons,  Adèle  et  moi.  Mes  fils  par- 
tent tout  de  suite  parce  qu'ils  sont  sur  la  liste  de  proscription. C'est 
un  honneur  dont  ils  se  parent,  ils  sont  charmants,  ces  enfants, 
Dieu  nous  bénit. 

Tu  peux  calculer  que  je  serai  encore  une  quinzaine  de  jours  ici. 
Ne  te  fais  aucun  chagrin,  ma  Julie,  de  cette  histoire.  Il  v  a,  c'est 
vrai,  une  petite  tristesse  pour  nous  de  laisser  nos  habitudes,  mais 
ce  sera  vite  effacé.  J'ai  déjà  dit  adieu  à  ma  serre.  Auguste  a  fait  ïe 
collodion  du  départ.  Il  a  pris  des  images  de  notre  serre,  nous  en 
avons  une  du  divan  qui  est  bien  réussie,  nous  y  avons  tant  causé, 
je  t'y  ai  embrassée,  ma  petite. 

Les  dames  Mariott  sont  accourues,  hier,  nous  voir,  elles  vou- 
laient, imagine-toi,  nous  festoyer  avant  notre  départ.  Vraiment 
elles  sont  pleines  d'attention.  Je  crains  de  te  parler  de  l'expulsion, 
sans  cela  j'en  aurais  long  à  te  dire.  Il  y  a  des  constables  qui  n'ont 
pas  voulu  remplir  leur  mandat,  Vempereur  de  l'Ile,  entre  autres, 
l'avocat  Godfray  —  de  façon  que  les  proscrits  qui  sont  sur  sa  pa- 
roisse (Kesler  et  Guilin  y  demeurent)  n'ont  pas  reçu  leur  signifi- 
cation, ils  courent  après  leurs  constables  qui  les  fuient.  Hier  Kes- 
ler rencontre  le  célèbre  avocat  dans  la  rue,  l'a  saisi  et  lui  a  dit  : 


330  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

«  Qu'est-ce  qui  fait  que  je  n'ai  pas  reçu  ma  signification  ?»  — 
L'avocat  a  répondu  :  «  Qu'il  ne  reconnaissait  pas  l'expulsion  —  que 
c'était  illégal,  qu'il  fallait  faire  un  procès,  ne  pas  partir  et  qu'on 
gagnerait  le  procès.  »  Kesler  a  répondu  que  la  proscription  ne 
voulait  pas  être  discutée  devant  aucune  juridiction,  quelle  ne  rele- 
vait que  d'elle-même  —  qu'elle  n'avait  qu'une  chose  digne  à  faire, 
s'en  aller.  La  population  de  Jersey  qui  croit  à  son  importance  est 
toute  renversée.  Les  expulsions  apportent  une  grande  perturba- 
tion, c'est  une  atteinte  à  la  liberté  de  l'Ile. 

Mes  enfants  pensent  à  toi  et  t'aiment,  ma  chérie.  Mes  amis  nous 
parlent  sans  cesse  de  toi.  Je  ne  dis  pas  que  je  t'écris  aujourd'hui, 
on  voudrait  t'écrire  et  on  te  dirait  peut-être  des  choses  malséantes. 
Mes  hommes  n'ont  dans  la  pensée  que  la  chose  du  moment.  On  ne 
coupe  pas  les  ailes  aux  hommes.  Allix  va  mieux,  mais  son  esprit 
n'est  pas  encore  revenu,  il  est  toujours  dans  une  maison  de  santé, 
j'ai  fait  ta  commission  près  de  sa  sœur.  J'enverrai  les  photogra- 
phies à  mes  frères  quand  j'aurai  un  peu  de  repos.  Celle  du  tableau 
n'est  pas  faite.  M°«  Abel  (1)  m'écrit  que  Léopold  (2)  se  marie.  Pour 
tout  renseignement  elle  me  dit  que  la  jeune  fille  convient  à  toi. 
Elle  ne  dit  pas  un  mot  de  mon  mari.  On  me  dirait  veuve.  La 
famille  est  colossale.  Je  n'ai  pas  répondu.  M™^  Bouclier  est  ici 
depuis  dix  jours,  elle  restera  jusqu'à  mon  départ. 


Victor  Hugo  quitta  Jersey  le  31  octobre  1855.  Le  11  novembre,  il 
écrivait  de  Guernesey  à  Paul  Meurice,  son  confident  habituel  : 

L'une  des  premières  lettres  datées  de  mon  troisième  exil  doit 
être  pour  vous.  Vous  devez  savoir  maintenant  à  Paris  quelque 
chose  de  cet  incident.  Pyat  a  fait  une  lettre  fort  maladroite,  vraie 
au  fond,  charivaresque  dans  la  forme,  à  la  Queen.  Ribeyrolles,  à 
regret  et  mis  en  demeure,  a  publié  cette  gaminerie  dans  VHomme. 
De  là,  vacarme  de  police  à  Jersey,  expulsion  des  hommes  de 
r Homme.  Ceci  était  grave.  Il  n'y  avait  plus  d'Angleterre.  J'inter- 
viens, j'écris  et  je  signe  la  Déclaration  que  vous  avez  sans  doute 
reçue.  Nos  amis  adhèrent.  J'avais  détruit  le  quiproquo,  rétabli   le 


(1)  Abel  Hngo^  frère  de  Victor. 

(2)  Léopold  Hugo,  cousin  du  poète. 


LETTRES   DE   M»"^   VICTOR    HUGO   A    SA    SŒUR   JULIE  331 

vrai  terrain,  rendu  le  soufflet.  J'attendais  de  pied  ferme.  La  Décla- 
ration est  publiée  dans  les  journaux  et  affichée  sur  les  murs  le  17  ; 
le  22,  conseil  de  la  Queen  à  Windsor  ;  le  26,  on  nous  signifie 
Vexjnoulc henné.  Me  voilà  à  Guernesey.  Je  demeure  à  Saint-Pierre, 
capitale  de  l'île,  Hauteville  street,  20,  dans  une  sorte  de  nid  de 
goélands  que  j'ai  nommé  Hauteville-Terrace.  Ecrivez-moi  là,  ou 
simplement  à  Guernesey,  en  attendant  l'adresse  secrète  que  je  vous 
enverrai  prochainement. 


Avant  de  se  décider  à  transplanter  sa  tente  à  Guernesey,  Victor 
Hugo  avait  agité  la  question  de  savoir  s'il  n'irait  pas  habiter  l'Es- 
pagne, voire  le  Portugal,  tant  il  se  sentait  peu  en  sûreté  à  Jersey. 
La  Junte  espagnole  avait,  en  effet,  demandé  à  son  gouvernement 
de  laisser  résider  Victor  Hugo  en  Espagne,  et  en  même  temps  elle 
avait  écrit  au  poète  une  lettre  très  noble  pour  l'inviter  à  se  faire  de 
l'Espagne  une  patrie.  Mais  Victor  Hugo  avait  ajourné  sa  réponse 
jusqu'après  la  publication  des  Contemjilations,  qui  étaient  sous 
presse.  La  «  gaminerie  »  de  Félix  Pyat  étant  venue  à  la  traverse, 
il  fut  pris  au  dépourvu  et  s'en  fut  au  plus  proche.  Un  an  après,,  il 
devenait  propriétaire  d'Hauteville-House,  à  Guernesey.  Gela, 
comme  disait  M"^  Victor  Hugo,  équivalait  presque  à  la  naturali- 
sation . 


III 


LETTRES  DE  GUERNESEY 


Dimanche,  25  novembre  [1855]. 
Guernesey,  20,  rue  Hauteville,  par  Londres. 

Ma  chère  bien-aimée,  nous  voici  à  peu  près  installés.  J'ai  eu 
une  fatigue  énorme,  je  n'imaginais  pas  avoir  tant  de  choses.  Il  y 
a  eu  quarante  caisses  à  faire  et  à  emporter,  à  remettre  la  maison 
que  je  quittais  en  ordre,  racheter,  faire  réparer  ce  qui  était  cassé 


332  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

et  avarié.  Tu  sais  que  nous  étions  en  garni.  Tout  cela  nous  a  coûté 
extrêmement  cher.  Madame  Boudier,  qui  ne  fait  que  de  partir, 
nous  a  aidés  énormément,  pendant  huit  jours  elle  n'a  cessé  d'em- 
baller, elle  s'y  entend  merveilleusement.  Sans  elle,  j'aurais  été 
forcée  de  rester  à  Jersey  le  double  de  temps  et  mon  mari  nous 
désirait  extrêmement  ;  il  était  à  l'auberge,  ce  qu'il  déteste. 

Quand  je  suis  arrivée,  j'ai  trouvé  la  maison  louée  et  organisée 
pour  le  gros  du  mobilier.  Mon  mari  s'est  entendu  avec  un  mar- 
chand de  meubles,  nous  avons  chacun  le  nécessaire.  Nous  ne  vou- 
lons rien  faire  de  définitif  avant  l'Alien-Bill  (1),  nos  meubles  ne 
sont  que  loués.  La  maison  que  nous  habitons  est  très  belle  et  dans 
la  ville.  Nous  avons  la  pleine  mer  sous  nos  fenêtres,  nous  voyons 
toutes  les  îles  de  la  Manche,  j'ai  le  port  sous  mes  fenêtres,  c'est  en 
réalité  une  des  plus  magnifiques  vues  qui  soient.  Il  y  a  un  très 
grand  salon  à  trois  fenêtres  dont  nous  avons  fait  la  salle  à  man- 
ger. Nos  fenêtres  sont  à  la  française  et  à  bateau,  ce  qui  est  une 
rareté  en  Angleterre.  Il  y  a  un  tout  petit  jardin,  étranglé,  je  ne  le 
compte  pas  dans  les  agréments.  Il  y  a  aussi  une  petite  serre.  Elle 
n'est  pas  commode  à  habiter,  n'étant  pas  de  plain-pied  avec  le  jar- 
din, mais  il  y  a  du  raisin  superbe  et  en  quantité.  En  somme  ça  a 
plus  d'apparence  et  c'est  plus  confortable  que  Marine-Terrace.  Ce 
que  nous  voyons  de  notre  terrasse,  nous  le  voyons  de  nos  fenêtres. 
La  ville  est  bien  plutôt  une  ville  normande  qu'une  ville  anglaise, 
petites  rues  étroites,  des  pignons,  des  rues  entières  en  escaliers, 
étalages  à  la  française,  physionomie  française  ;  c'est  la  France, 
non  la  France  moderne,  mais  la  vieille  France. 

A  Jersey,  on  fait  un  grand  commerce,  on  spécule,  on  agiote  ;  la 
prépondérance,  c'est  l'argent.  Les  gens  de  l'île  sont  des  enrichis. 
Ici  ce  n'est  pas  cela,  l'aristocratie  est  nobiliaire,  elle  vit  à  l'écart 
dans  ses  fiefs,  puis  il.  y  a  la  cité,  un  commerce,  de  petite  ville 
remuant  et  vivant.  Je  crois  que  j'aimerai  mieux  Guernesey,  mais 
je  suis  triste  d'avoir  quitté  Jersey.  Nous  y  avons  eu  trois  ans  d'une 
vie  charmante,  j'avais  fini  par  y  aimer  même  les  laideurs.  Il  faut 
retrancher  beaucoup  d'aisance  de  notre  vie  à  cause  de  la  dépense 
de  ce  déplacement  et  aussi  par  prévoyance,  il  est  très  possible  que 
nous  quittions  l'Angleterre  d'ici  peu,  et  alors  ce  ne  sera  pas  deux 
ou  trois  mille  francs  qu'il  faudra  extraire,  mais  huit  ou  dix  mille. 
Tu  sais  que  nous  sommes  réduits  à  nos  revenus,  le  gouvernement 

(1)  L'Alien-Bill  est  une  loi  complaisante  qui  permet  en  Angleterre 
d'ex^pulser  les  étrangers  sians  jtigemeTit. 


LETTRES    DE   M"*^   VICTOR    HUGO    A    SA    SŒUR    JULIE  333 

français  ne  permettant  pas  qu'on  joue  une  seule  pièce  de  mon 
mari. 

L'Alien-Bill  n'est  pourtant  pas  aussi  sûr  que  tu  crois,  il  y  a  un 
grand  soulèvement  d'opinion  en  Angleterre  contre  l'expulsion  de 
Jersey.  Il  y  a  eu  des  meetings.  Deux  à  Londres,  et  dans  les  pro- 
vinces. La  presse,  sauf  les  deux  journaux  ministériels,  est  contre 
l'Alien-Bill.  Dans  un  autre  moment  on  pourrait  assurer  que 
l'Alien-Bill  serait  rejeté,  mais  l'Angleterre  dépendant  de  la  France 
à  cette  heure,  à  cause  de  la  guerre,  il  est  difficile  de  rien  affirmer. 
Le  gouvernement  anglais  trouvera  quelque  jour  un  faux  passe- 
port, que  sais-je  ?  pour  satisfaire  son  maître. 

Tout  cela  ne  nous  diminue  pas.  Une  poignée  d'hommes  effraie. 
Cette  grande  voix  de  l'exil  est  redoutée  !  Tu  sais  qu'on  a  averti 
Alexandre  Dumas  qu'il  eût  à  se  taire.  De  quoi  ?  Le  sais-tu  ?  parce 
qu'il  avait  dit  que  son  corps  était  à  Paris,  mais  que  son  cœur  était 
à  Bruxelles  et  à  Jersey  !  Vraiment,  ça  n'est  pas  fort. 

Mon  ange  bien-aimé,  ne  t'attriste  pas  de  ce  qu'on  dit  de  nous  ; 
d'abord,  pourquoi  tant  s'occuper  de  nous  qui  vivons  dans  notre 
solitude  et  dans  notre  indépendance,  et  dans  notre  fierté  ?  Parle 
d'autre  chose  quand  on  parle  de  nous.  Si  on  insiste,  laisse  dire, 
écoute  sans  t'affliger.  Tu  sais  l'histoire,  tu  y  as  vu  que  toutes  les 
hautes  destinées,  les  précurseurs  étaient  persécutés.  La  persécu- 
tion est  un  passeport  pour  la  postérité. 


XXX 


Guernesey,  17  décefmtore  [1855]. 

J'accepte  ta  montre  à  la  condition  de  te  la  donner  en  garde,  ce 
sera  quelque  chose  de  moi  que  tu  auras  sur  toi,  tu  diras  :  «  C'est 
à  ma  sœur  »,  et  tu  seras  contente.  Tu  sais,  je  suis  distraite,  je  n'en 
aurais  pas  le  soin  qu'il  faudrait.  Tu  es  attentive,  elle  se  portera 
bien  avec  toi  ;  d'ailleurs,  nous  avons  une  pendule,  un  coucou  à 
gaine,  on  entend  l'heure  de  toute  la  maison.  Notre  maison  est  un 
modèle-  d'ordre,  nous  mangeons  ponctuellement  à  la  sonnette.  On 
sonne  à  deux  fois,  comme  dans  les  châteaux.  J'ai  une  cuisinière 
exacte,  avec  le  coucou  tout  va  bien.  De  plus,  la  cuisinière  est  ex- 
cellente ;  quand  on  sert  de  ses  gâteaux,  je  pense  à  toi,  c'est  son 
beau  côté,  la  cuisine  !  mais  il  me  faut  tout  surveiller.  La  chère 
Olive,  elle  s'appelle  Olive,  a  un  goût  très  prononcé  pour  les  pro- 
duits coloniaux  et  pour  la  bière.  Je  me  suis  mise  à  la  bière,  te  l'ai- 


334  LES   ANNALES  ROMANTIQUES 

je  dit  ?  et  je  l'aime.  Tout  le  monde  à  la  maison  en  buvait,  je  n'ai 
pas  voulu  faire  une  double  dépense,  petit  à  petit  je  m'y  suis 
accoutumée. 

Notre  vie  est  réglée.  A  deux  portées  de  fusil  de  la  maison,  il  y 
a  un  petit  îlot  où  est  le  fort.  Au  lever  du  soleil,  on  tire  de  ce  fort 
un  coup  de  canon.  Tu  conçois  qu'il  y  a  de  quoi  être  réveillé,  cha- 
cun ouvre  ses  volets,  mes  fenêtres  donnent  sur  la  pleine 

{Ici  Victor  Hugo  a  pris  la  plume  et  écrit  : 

«  Je  tembrasse  tendrement,  ma  bonne  et  chère  petite  Julie,  tes 
lettres  sont  charmantes  et  nous  font  grand  plaisir.  Rem,ets  de  ma 
part  à  ton  frère  Paul  le  mot  que  tu  trouveras  sous  cette  enve- 
loppe. ») 

mer,  j'ouvre  ma  fenêtre,  ma  pensée  est  à  mes  chers  absents,  à  nos 
envolés  de  là-haut,  à  toi,  ma  Julie,  je  rentre  dans  le  lit,  je  sonne 
pour  les  ordres  à  donner  ;  Augustine,  la  grosse  Augustine  que  tu 
connais,  m'apporte  de  quoi  passer  le  café.  Depuis  que  nous  avons 
une  bonne  cuisinière,  mes  hommes  sont  devenus  très  gourmands. 

Tu  sais  que  j'écris  la  vie  de  mon  mari,  je  travaille  jusqu'au  pre- 
mier coup  de  cloche  ;  au  second,  à  dix  heures,  je  suis  dans  la 
salle  à  manger.  On  traîne  jusqu'à  midi  à  causer,  à  discuter.  Je  me 
plonge  après  dans  le  ménage  pendant  que  tout  le  monde  est  à  ses 
affaires  :  Toto  à  son  Shakespeare  et  aux  nouvelles,  Charles  à  sa 
littérature  •;  en  ce  moment,  il  fait  un  roman  ;  Adèle  à  son  journal 
et  à  sa  musique  ;  Auguste  (1)  à  son  chat  et  sa  pensée.  Lux  est 
aimée  de,  tout  le  monde,  dans  les  entr'actes  on  la  caresse  et  on  va 
donner  un  coup  d'œil  au  jardin  et  à  la  serre.  Je  sors  plus  souvent 
qu'à  Jersey,  au  moins  deux  fois  la  semaine,  je  vais  moi-même 
chez  les  fournisseurs,  j'étonne  par  mon  économie,  cet  étonnement 
n'est  pas  trop  flatteur  pour  moi. 

Mon  mari  a  trouvé  cette  vie  un  peu  trop  austère,  il  a  inauguré 
un  petit  thé  tous  les  soirs  avec  des  beurrées.  C'est  assez  gai,  en 
effet  ;  ces  messieurs  font  leur  tour  après  le  dîner,  mon  mari  ses 
mMle  pas  et  à  neuf  heures  la  gourmandise  les  ramène.  Nous 
avons  conservé  notre  intimité.  Guérin  demeure  juste  en  face  de 
nous,  Kesler  à  deux  pas,  ainsi  que  monsieur  et  madame  Duver- 
dier  ;  il  y  a  un  va-et-vient  le  soir.  Pour  diversion,  nous  avons  tou- 

(1)  Auguste  Vacquerie. 


LETTHES    DE   M***^   VICTOR    HUGO    A    SA    SŒUR    JULIE  335 

jours  notre  dîner  du  samedi,  et  un  thé  chez  madame  Duverdier, 
le  jeudi.  Tu  vas  être  avec  nous,  ma  chérie,  tu  diras  :  «  A  telle 
heure,  ils  font  cela,  à  ce  moment  ils  sont  là  !  » 

L'Alien-Bill  n'est  pas  aussi  sûr  que  tu  le  supposais.  L'opinion 
anglaise  n'est  pas  favorable,  il  y  a  un  retour  d'opinion  dans  beau- 
coup de  journaux,  c'est  un  peuple  très  orgueilleux,  la  compres- 
sion du  gouvernement  français  froisse,  plusieurs  fois  les  jour- 
naux ont  été  saisis  à  la  frontière  à  cause  de  ce  qu'on  y  disait.  Pal- 
merston  qui  a  conduit  les  choses  est  très  ébranlé,  il  va  avoir  assez 
à  faire  de  se  défendre,  mais  comme  il  y  a  des  coups  de  vent 
d'opinion,  Palmerston  peut  tendre  habilement  sa  voile  et  faire 
passer  son  Alien-Bill.  Toutefois  je  crois  qu'il  a  chanté  hosanna 
trop  tôt.  Tu  sais  d'ailleurs  que  les  mesures  n'ont  pas  d'effet  rétro- 
actif et  qu'il  n'y  aurait  pas  nécessité  pour  nous  de  quitter  l'Angle- 
terre tout  de  suite.  Il  faudra  des  faits  nouveaux,  mon  mari  ne 
reculera  jamais,  —  dans  l'avenir  comme  par  le  passé  nous  sacri- 
fierons tout  à  nos  convictions,  mais  enfin  il  faudra  l'occasion.  Gela 
laisse  donc  de  la  marge,  et  je  ne  désespère  pas  de  t'embrasser,  les 
vacances  prochaines,  à  Guernesey. 

Si  l'Alien-Bill  ne  passe  pas,  je  crois  que  nous  nous  arrangerons 
ici.  Nous  ferons  venir  nos  meubles.  La  maison  y  prête,  elle  est 
belle.  Je  débarrasserai  madame  Meurice  de  sa  charge.  Tu  verras, 
tu  seras  ravie  de  ta  situation.  Toutes  les  îles  de  la  Manche,  et  les 
côtes  de  France  à  l'horizon.  Il  y  a  huit  jours  elles  étaient  toutes 
couvertes  de  neige.  Vous  avez  donc  eu  bien  froid  en  France  ?  Ici 
nous  avons  à  peine  eu  une  gelée  blanche. 

Je  commence  à  me  reposer  de  mes  fatigues  du  déplacement. 
J'ai  eu  un  coup  de  feu  d'un  mois,  madame  Bouclier,  très  entendue 
et  très  dévouée,  m'a  beaucoup  aidée.  G'est  fini  heureusement. 
Maintenant  que  je  vois  clair  dans  ce  tohu-bohu,  je  suis  calme. 


Guernesey,  24  février  [1856]. 

Bonne  chère,  je  t'écris,  tout  mon  monde  parti  pour  la  campa- 
gne, je  me  suis  enfermée  pour  t'embrasser.  J'ai  un  loriot  qui  me 
ferme  l'œil,  en  plus  ;  que  dis-tu  de  cette  efflorescence  de  jeunesse? 
N'ai-je  pas  quinze  ans  ?  Tu  ne  sais  pas  que  je  vais  probablement 
arranger  notre  maison,  pas  magnifiquement,  mais  avec  une  mo- 
deste convenance.  Je  ferai  venir  des  lits  de  Paris,  de  ces  lits-cana- 


33G  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

pés  —  ici  ils  sont  affreux  ;  —  je  fais  un  triage  de  ce  que  nous 
avons  à  Paris,  on  vend  le  fatras,  on  dépose  quelque  part  4  ou  5 
gros  meubles  luxueux  qui  n'ont  pas  leur  place  ici,  et  je  fais  venir 
le  reste.  Mes  tableaux,  mes  étoffes,  etc.  Pour  le  fond  du  mobilier, 
nous  achèterons  ici,  mais  ce  sera  de  l'infâme  acajou,  comme  dit 
mon  mari,,  nous  ne  voulons  pas  sortir  dehors  une  grosse  mise  de 
fonds.  Nous  allons  arranger  notre  petit  jardin  pour  l'usage,  reta- 
per les  toilettes  et  voilà  !  pourvu  qu'il  ne  me  vienne  pas  d'autres 
loriots  —  à  propos,  ces  agréments  s'appellent  orgerets  —  joli  nom, 
consolant  pour  la  beauté.  Téléki  nous  quitte,  il  a  trouvé  une  jeune 
Anglaise,  fille  d'un  lord  et  unique  enfant,  qui  apporte  en  mariage 
trois  cent  mille  francs  de  rente,  autant  après  la  mort  de  sa  mère. 
La  jeune  fille  enthousiaste,  exaltée  et  romanesque  comme  beau- 
coup d'Anglaises,  s'était  éprise  de  la  cause  hongroise.  A  force  de 
recherches  elle  avait  trouvé  une  dame  de  compagnie  hongroise  et 
cela  pour  parler  hongrois.  Téléki,  présenté  chez  elle,  l'a  saisie  au 
vol...  la  voilà  partie  !  Il  est  grand  seigneur  de  fait  et  de  faveurs, 
tu  comprends.  Ils  sont  fiancés  ;  dans  un  mois  le  mariage,  la  mère 
arrive  de  ses  steppes,  pour  assister  aux  noces.  C'est  une  grande 
dame  raide  des  anciens  temps.  Les  Hongrois  sont  ravis,  les  mil- 
lions serviront  leur  cause. 

Boulanger  nous  a  écrit  une  lettre  très  émue,  il  se  marie  dans 
des  régions  plus  obscures.  Il  doit  avoir  près  de  cinquante  ans  (1). 
Il  épouse  une  fille  de  vingt-sept  ans.  Elle  est  bien  de  sa  personne, 
très  élevée  de  cœur,  elle  est  fille  d'un  ancien  acteur  qui  a  joué 
dans  une  pièce  de  mon  mari,  elle  a  quelque  fortune,  une  maison 
à  Vanves  où  Boulanger  va  demeurer.  Il  sera  aussi  heureux  que 
Téléki  ;  l'arbre  d'un  jardinet  vaut  l'arbre  d'un  parc  ;  la  nature,  le 
ciel  sont  égaux  pour  tous,  un  cœur  qui  aime  vaut  tous  les  cœurs. 
Ma  seconde  jeune  fille  est  aussi  terriblement  éprise,  dit-on.  Mon 
m.ari  est  enchanté  des  succès  de  sa  génération^,  maintenant  que  les 
têtes  blondes  aiment  les  cheveux  blancs.  Que  de  marge  on  laisse, 
ma  chère  !... 

Mademoiselle  Allix  est  toujours  à  Jersey.  Notre  pauvre  et  gentil 
Emile  est  en  prison  pour  trois  mois.  Son  crime  était  d'avoir  crié  : 
«  Qu'on  m'amène  Dubois  !  »  (Dubois  est  un  professeur)  —  d'avoir 
battu  des  pieds  et  d'avoir  été  à  l'enterrement  de  David  —  rien  de 


(1)  Louis  Boulanger,  le  peintre  de  Mazeppa,  était  né  à  Verceil,  Pié- 
mont, le  11  mars  1806.  Sur  ses  rapports  avec  Victor  Hugo,  voir  notre 
CénacU  de  Joseph  Delorme. 


LETTRES   DE   M"""   VICTOR   HUGO   A   SA   SŒUR  JULIE  33'? 

plus.  Pour  cela  il  est  à  Mazas,  mangeant  une  nourriture  inquali- 
fiable. Pauvre  gouvernement,  comme  il  en  amasse  !  il  craint  donc 
bien  ? 

Son  frère  est  toujours  fou  —  c'est  si  horrible,  ce  mort  vivant  ! 
Il  faut  avouer  que  les  républicains  ont  bien  souffert,  m'écrivait 
madame  David,  mais  la  souffrance,  c'est  la  consécration. 

Tu  ne  sais  pas,  j'ai  fait  mon  testament,  il  faut  vivre  en  vue  de 
la  mort,  être  avec  elle  comme  avec  une  amie.  J'ai  pensé  un  peu  à 
tout  le  monde.  Je  laisse  à  ma  bonne  tante  Asseline  le  paroissien 
de  mariage  de  ma  Didine  (1).  Dis-moi  donc  pourquoi  ils  vont  loger 
aux  Ternes,  eux  si  habitués  au  faubourg  Saint-Germain. Si  jamais 
je  reviens,  c'est  fini,  je  ne  comprendrai  plus  rien  à  Paris.  Aller 
chercher  mon  oncle  aux  Ternes,  qui  l'aurait  pu  croire  ? 


Dimanche,  16  mars  [1856]. 

...  Oui,  ma  biche,  nous  nous  mettons  chez  nous.  Ce  ne  sera  pas 
le  luxe  de  nos  logements  de  Paris,  seulement  la  convenance  et  le 
commode.  J'aurai  mes  chers  souvenirs,  ce  qui  me  sera  doux. 

Notre  maison,  la  voici  :  elle  est  dans  la  ville,  un  côté  donne  sur 
la  rue,  l'autre  sur  -la  mer.  La  ville  est  bâtie  sur  le  bord  de  la  mer 
en  amphithéâtre,  presque  toutes  les  maisons  ont  un  jardin,  ce  qui 
borde  notre  mur  de  feuillage.  C'est  le  bucolique  près  du  grand. 
Nous  avons  un  petit  jardin  avec  une  porte  près  la  grève. 

Je  retourne  à  la  rue.  Un  perron  de  pierre  blanche  fermé  par  une 
grille,  une  porte  simulant  deux  battants,  une  lanterne  à  gaz 
devant.  Vient  une  antichambre-couloir  qui  a  quatre  issues.  A  gau- 
che, en  entrant  un  tout  petit  salon,  à  côté  un  escalier  qui  mène  à 
la  cuisine  et  aux  communs. 

Un  antre  escalier  assez  large  qui  conduit  aux  chambres  à  cou- 
cher. A  l'extrémité  du  couloir  une  grande  pièce  haute  de  plafond, 
avec  trois  fenêtres  à  balcon,  donnant  sur  la  mer. 

Nous  sommes  presque  toujours  dans  cette  pièce.  C'est  le  logis 
de  la  communauté.  Son  ameublement  sera  un  divan  perse,  une 
immense  table  (on  y  mange),  un  dressoir,  15  chaises  et  des 
tableaux. 

(1)  Léopoldine. 

22 


338  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

Le  petit  salon  du  devant  est  pour  les  femmes,  il  aura  son  divan, 
des  tableaux  et  cette  même  coquetterie  qui  fait  l'élégance. 

Maintenant,  monte  l'escalier.  Au  premier  étage  est  ma  chambre, 
assez  grande.  Je  la  ferai  gentille.  J'y  mettrai  mes  morts,  ce  sera 
mon  paradis. 

Tout  près  de  moi  la  chambre  d'Adèle,  sur  la  rue,  assez  grande 
aussi. 

Il  y  a  une  petite  pièce  qui  touche  à  ma  chambre  ;  vue  de  la 
mer  ;  mais  sans  cheminée. 

Au  second,  trois  chambres  que  mon  mari  et  mes  fils  se  sont 
distribuées.  Les  domestiques  couchent  au  troisième  dans  des  man- 
sardes. 

Reviens  à  l'escalier,  celui  de  la  cuisine  ;  la  cuisine  a  son  escalier 
de  service  sur  la  rue,  le  sous-sol  a  un  couloir  ;  en  le  suivant  tu 
rencontres  la  chambre  d'Auguste  qui  a  un  sous-sol,  deux  caveaux, 
un  hangar  et  tu  sais  !  quelques  marches  encore  et  te  voilà  au  jar- 
din qui  a  l'inconvénient  d'être  en  pente.  Mais  on  y  voit  la  mer  et 
il  y  a  une  petite  retraite,  une  espèce  d'esplanade  plantée  otj  l'on 
pourra  respirer.  Voilà  !... 

Toujours  les  dîners  le  samedi,  le  loto  le  soir.  Mes  enfants  tra- 
vaillent beaucoup.  Charles  ne  me  quitte  pas  plus  qu'une  fille. 

Les  Contemplations  sont  sous  presse,  tu  en  auras  un  exem- 
plaire, 

[A  suivre). 


"  LA  RABOUILLEUSE  " 

LES  SITES  ET  LES  GENS,  LES  PERSONNAGES,  BALZAC  A  ISSOUDUN 


Le  roman  de  Balzac,  la  Rabouilleuse,  se  compose  de  deux  par- 
ties distinctes,  qui  parurent,  à  l'origine,,  dans  le  journal  «  La 
Presse  »,  à  plus  d'une  année  d'intervalle.  Ces  deux  parties  forment 
deux  récits,  ou  plutôt  deux  études  de  milieux  différents,  l'un  pari- 
sien, l'autre  provincial. 

La  seconde  de  ces  parties  a  pour  théâtre,  on  le  sait,  la  ville 
d'Issoudun  ;  elle  est  suivie  de  plusieurs  chapitres  qui  transportent 
une  seconde  fois  le  lecteur  à  Paris,  mais  ces  chapitres  n'ont  que 
l'importance  d'une  conclusion  qui,  il  faut  bien  l'avouer,  paraît, 
après  la  lecture  de  ce  qui  la  précède,  avoir  été  ajoutée  un  peu  à  la 
hâte  et  assez  négligemment. 

Au  contraire  la  portion  du  volume  qui  traite  des  aventures  sur- 
venues à  Issoudun  a  été  faite  avec  l'évident  souci  de  rattacher  les 
portraits  à  leur  cadre,  de  leur  donner  une  toute  particulière 
saveur  locale,  et  de  mettre  au  jour,  non  seulement  une  fiction  dra- 
matique, mais  l'étude  exacte  d'une  région.  Faire  connaissance 
avec  Issoudun  (1)  et  ses  habitants,  c'est  peut-être  ajouter  au 
charme  éprouvé  à  la  lecture  du  roman  ;  c'est  pour  cette  raison 
que  les  présentes  notes  ont  été  écrites,  à  la  suite  d'une  étude  aussi 
consciencieuse  qu'il  nous  a  été  possible  de  le  faire,  de  la  ville,  des 
gens  et  des  personnages. 

Des  personnages  —  car  nous  avons  pu  nous  convaincre  que  la 
plupart  de  ceux  que  Balzac  a  représentés  ont  existé,  et  nous  avons 
retrouvé  les  traces  de  quelques-uns  d'entre  eux  ;  traces,  il  est  vrai, 
assez  effacées,  mais  qui  semblent  pouvoir  néanmoins  offrir  quel- 


(1)  Nous  croyons  ne  pas  parler,  en  décrivant  Is&oudun,  de  choees 
trop  commes  ;  c'est  une  ville  qui  offre  trop  peu  d'attraits  pour  que  le 
tourisme  ne  la  néglige  pas,  et  bien  rares  sont  les  automobiles  qui  diri- 
gent leurs  phares  de  ce  côté. 


340  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

que  intérêt.  Nous  présenterons  en  outre  certains  détails  recueillis 
sur  place,  concernant  les  séjours  que  Balzac  fit  à  Issoudun  (1). 

LES  SITES 

Balzac,  au  cours  de  sa  description  d'Issoudun,  emploie  le  mot  : 
oasis.  C'est  là  l'expression  qui  vient  tout  naturellement  à  l'esprit 
lorsque,  parvenu  au  sommet  de  la  tour  Blanche,  on  jette  autour 
de  soi  les  yeux.  Au  loin,. c'est  une  plaine  à  peine  ondulée,  sans 
arbres,  sans  broussailles  ;  à  l'autome,  lorsque  la  récolte  est  ter- 
minée, son  aspect  est  celui  d'un  désert.  Au  travers  de  la  terre 
brune,  les  routes  se  marquent  en  rubans  blancs,  et  c'est  à  peine  si 
l'une  d'elles  se  borde  de  maigres  lignes  d'arbres.  Tout  près,  c'est 
un  cercle  de  fraîcheur  et  de  verdure,  qui  se  baigne  et  se  pénètre 
d'eau  ;  d'une  eau  vive,  divisée  en  mille  ruisseaux  trop  étroits  pour 
les  bateaux,  assez  courants  pour  alimenter  de  jolis  moulins  aux 
noms  paysans  ou  moyenâgeux,  qui  baignent  des  rives  herbues,  et 
font  frissonner,  juste  assez  pour  qu'ils  s'y  brouillent  un  peu,  des 
reflets  de  ciel,  de  maisons  grises,  de  toits  d'ardoises  et  de  chemi- 
nées de  briques.  Si,  parcourant  la  ville,  on  en  dépasse  tant  soit 
peu  le  centre,  à  chaque  moment  c'est  un  filet  d'eau  qui  court  dans 
l'herbe  ;  on  le  traverse  sur  une  petite  passerelle  à  peine  surélevée, 
ou  encore  sur  un  bon  vieux  petit  pont  aux  arches  étroites  et  bas- 
ses ;  à  chaque  moment,  entre  deux  maisons,  se  découvre  un  enclos 
vert  ;  et  rien  au  monde  n'est  si  délicieux  que  la  grande  allée  de 
Frapesle,  non  pas  tant  que  les  arbres  s'y  rejoignent  en  formant 
berceau,  qu'à  cause  des  petits  ruisseaux  si  frais  qui  de  chaque  côté 
la  bordent,  bordant  une  autre  rive  légumière,  verte  de  salades  et 
de  toutes  sortes  de  bonnes  tiges  savoureuses,  avec,  par  endroits, 
la  tache  jaune  et  chaude  d'un  groupe  de  tournesols. 

Frais  et  mouillé,  voilà  les  deux  mots  de  cette  nature. 

Au  milieu  d'elle  se  parsèment,  de  plus  en  plus  serrées  à  mesure 
qu'on  se  rapproche  du  centre,    des  maisons  aux  murs  crépis  d'un 

(1)  Nous  tenons  à  remercier  de  leur  aide  bienveillante  MM.  Wro- 
blewskl,  conservateur  du  Musée  d'Issoudun  ;  Dufour,  député  ;  notre 
ami  le  peintre  et  poète  Paterne  Berrichon  ;  Déséglise,  propriétaire 
actuel  de  Frapresle,  et  Peignet.  —  Nous  avons  en  outre  fait  plusieurs 
emprunte  au  livre  :  Recherches  historiques  et  archéologiques  sur  la 
ville  d'Issoudun  (Paris-Bourges,  1847),  par  M.  Pérémé,  Issoldunois, 
avocat  et  littérateur,  qui  fut  un  ami  de  Balzac  et  lui  fournit  de  nom- 
breux renseignements. 


«    LA    RABOUILLEUSE    »  341 

plâtre  gris,  aux  toits  d'ardoises  d'un  beau  bleu  sombre,  avec  quel- 
ques vieux  faîtes  en  tuiles,  aux  silhouettes  courbes  et  fléchissan- 
tes ;  au-dessus,  ce  sont  de  hautes  cheminées  massives,  d'un  rouge 
sombre  de  vieilles  briques,  formant  des  groupes  d'inégal  volume, 
qui  font  corps  avec  ceux  des  maisons. 

Tout  au  haut  s'élève  dans  le  ciel  la  célèbre  tour  Blanche,  aux 
contours  secs,  au  ton  cru  mais  qui,  vue  de  loin,  complète  harmo- 
nieusement l'ensemble.  Il  faut,  pour  voir  ce  général  aspect,  se  pla- 
cer sur  le  pont  de  la  Théols,  près  des  vieux  hospices,  et  tourner  le 
dos  au  faubourg  Saint-Paterne. 

Si  on  pénètre  dans  la  ville,  en  partant  de  ce  pont,  ce  sont  des 
rues  montantes,  sans  boutiques,  bordées  de  maisons  assez  insigni- 
fiantes si  on  les  regarde  séparément,  mais  formant  toujours,  par 
leur  groupement,  d'amusantes  silhouettes  aux  contours,  dirions- 
nous,  chenus.  A  quelques-unes  de  ces  maisons  on  se  surprend  à 
contempler,  avec  l'émotion  presque  physique  donnée  par  l'aspect 
des  choses  désuètes  et  silencieuses,  une  vieille  porte  dont  la  pein- 
ture s'effrite,  garnie  de  clous  à  tête  ronde,  et  dont  les  vantaux  vont 
de  guingois  ;  quelques  morceaux  de  sculpture  qui  restent  aux  clefs 
de  voûtes  placées  là  sous  Louis  XV,  le  duo  d'une  porte  charretière 
et  d'une  fenêtre  étroite  et  haute,  tout  à  côté  ;  du  silence  et  l'air 
mort  d'une  façade  close,  aux  volets  pleins. 

C'est  là  l'aspect  des  rues  comme  la  Narette,  où  Balzac  a  logé  ses 
principaux  personnages  ;  de  la  rue  Daridan,  qui  la  rejoint  obli- 
quement ;  de  la  rue  des  Vieilles-Boucheries. 

Autre  sensation,  donnée  par  le  boulevard  Baron  et  ses  grands 
arbres  :  l'âme  douce  qui  le  conçut  s'est  souciée  des  promenades 
lentes  des  vieux  rentiers,  des  retraités  et  des  invalides  ;  elle  a 
dressé  pour  eux  des  bancs  grenus  et  hospitaliers  ;  elle  a,  surtout, 
pensé  qu'il  ne  leur  fallait  pas  même  l'idée  qu'ils  eussent  à  se  ran- 
ger d'une  voiture  (bien  que  dans  cette  partie  de  la  ville  il  n'en 
passe  jamais)  ;  aussi  a-t-elle  placé  la  chaussée  d'un  seul  côté,  le 
long  des  maisons,  et  fait  du  Boulevard  une  terrasse  où  l'on  monte 
par  cinq  ou  six  marches.  Pour  peu  qu'on  ait  dans  l'esprit  le  roman 
de  Balzac,  on  y  évoque,  on  y  place,  on  y  voit,  des  mains  gantées 
de  vert  derrière  des  dos  longuement  redingotes,  tenant  des  triques 
courtes  et  contournées,  tandis  qu'au-dessus,  des  nuques  colletées 
de  crin  et  des  chapeaux  à  poils  aux  bords  relevés,  hochent,  tour- 
nent, et  se  penchent  en  avant  :  et  c'est  Bridau  qui  disserte  avec 
Mignonnet  sur  la  qualité  du  cognac  du  café  militaire. 

Jj9  reste  de  la  ville  n'est  plus  guère  qu'une  ville,  c'est-à-dire  une 


342  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

succession  de  maisons  à  boutiques,  pas  trop  modernes  heureuse- 
ment, et  modestement  provinciales,  de  pharmaciens  et  de  merciè- 
res, de  librairies  jaunâtres  et  d'assez  humbles  épiceries  ;  pourvu 
que  ces  gens...  mais  peut-être,  musses  dans  leurs  draps  conju- 
gaux, chandelle  éteinte  et  maison  close,  pensent-ils,  les  malheu- 
reux, à  moderniser  leur  commerce  !...  Deux  ou  trois  l'ont  fait,  et 
détonnent  ;  il  y  a  même  quelque  part,  derrière  de  grandes  vitres, 
des  officines  où  l'on  répare  des  cycles!  Malgré  ces  taches,  la  grande 
rue,  longue,  tortueuse  un  peu,  avec  de  trottoirs  tout  juste  ce  qu'il 
faut  pour  marcher  sur  la  chaussée,  conserve  une  bonne  vieille 
figure  assez  sympathique  ;  elle  se  termine  à  un  bout  presque  en 
rue  de  campagne,  où  des  gens  roulent  des  tonneaux  devant  des 
caves  largement  ouvertes.  Mais,  de  l'autre  côté,  la  pauvre,  elle 
débouche  sur  la  place  du  Marché. 

Cette  place,  encore  bordée,  sur  une  de  ses  faces,  d'honnêtes  mai- 
sons d'avant-hier,  se  gâtent  indignement  à  l'autre  extrémité,  en  y 
tolérant  un  horrible  Palais  de  justice  modervie,  dont  la  seule 
excuse,  aux  yeux  de  l'artiste,  est  un  escalier  phénoménal  de  hau- 
teur, d'étrôitesse  et  de  raideur,  nous  dirons  aussi  de  noirceur,  car 
ses  marches  n'ont  sans  doute  jamais  été  lavées  ni  grattées  depuis 
qu'elles  existent,  c'est-à-dire  depuis  plus  de  cinquante  ans.  A  ce 
degré,  le  laid  devient  presque  esthétique. 

Sur  cette  même  place,  deux  vieilles  tours  à  poivrières,  entre  les- 
quelles se  trouve  une  porte,  entrée  du  quartier  du  Château  ;  elles 
sont  décrites  dans  divers  ouvrages,  et  nous  n'en  parlerons  pas,  si 
ce  n'est  pour  déplorer  la  présence,  sur  leurs  flancs  aux  beaux  tons 
de  vieille  pierre,  d'affiches  placées,  hélas  !  «  en  conservation  », 
comme  disent  les  afficheurs,  et  qui  les  déshonorent.  Signalons  ce 
sacrilège  à  la  Société  pour  la  protection  des  monuments. 

Si  on  passe  sous  la  porte,  l'âme  se  rassérène  et  la  tristesse  s'en- 
vole ;  on  est  dans  le  quartier  du  Château,  où  certaines  rues  se  bor- 
dent de  belles  maisons  calmes  et  nobles,  tandis  cfue  d'autres  ser- 
pentent parmi  les  restes  du  vieux  Château  d'antan,  transformés  et 
dans  lesquels  ont  été  aménagés  de  beaux  et  étranges  logis. 

Non  loin  s'étend  une  grille  qui  s'entr'ouvre  sur  une  cour  herbue, 
et  laisse  aller  vers  un  vieux  bâtiment  :  la  mairie,  et  aussi  vers  un 
vieux  bâtiment  :  la  mairie,  et  aussi  vers  un  jardin  planté  d'ifs  qui 
rappellent,  en  plus  petit  et  en  plus  bourgeois,  les  fameuses  pyra- 
mides du  parc  de  Versailles.  C'est  au  bout  de  ce  jardin  que  s'élève 
la  célèbre  tour,  trop  nette,  trop  propre,  trop  bien  restaurée,  et  dont 
la  sécheresse  ne  s'agrémente  qu'en  un  point  de  la  jolie  tache  d'un 
peu  de  mousse. 


«    LA    RABOUILLEUSE   »  343 

Balzac,  et  après  lui  Pérémé  ont  écrit  que  cette  ville  est  surtout 
importante  par  ses  faubourgs.  Nous  en  avons  visité  quatre  :  celui 
des  Alouettes,  qui  n'est  qu'une  rue  longue  et  large  finissant  en 
route  ;  celui  de  Rome,  celui  de  Saint-Paterne  et  celui  des  Capu- 
cins. 

Le  faubourg  de  Rome  commence  comme  une  ville  et  se  termine 
comme  un  village  ;  à  l'entrée,  sous  le  nom  de  rue  Porte-Neuve,  il 
se  borde  des  principaux  magasins  de  la  ville,  assez  élégants,  à  la 
porte  desquels,  non  sans  quelque  prétention,  paradent  devant  des 
mannequins  bien  vêtus  des  commis  avantageux.  Mais  cette  élé- 
gance sans  caractère  cesse  après  quelque  cinquante  mètres  ;  la 
portion  suivante  est  peuplée  de  distillateurs  aux  camions  indis- 
crets, qui  barrent  la  chaussée  ;  viennent  enfin  nos  chères  masures, 
peuplées  des  fameux  «  Macchabées  »  dont  nous  parlerons  plus 
loin,  et  qui  habitent  surtout  une  rue  transversale,  campagnarde, 
qui  s'appelle  la  rue  du  Baltan  (ou,  comme  le  porte  un  écriteau,  du 
bat-le-tan,  peut-être  à  cause  d'une  tannerie  proche).  Ce  nom  nous 
émeut,  car  Balzac,  dans  le  roman,  parle  «  d'un  ancien  sous-lieute- 
nant qui  cultivait  un  marais  dans  le  Baltan  »...  Phrase  sugges- 
tive qui  évoque  un  vieil  homme  à  la  moustache  militaire,  un  peu 
négligée,  avec  des  anneaux  aux  oreilles,  des  galoches  aux  pieds, 
et,  entre  deux  coups  de  bêche,  quels  récits  !  Il  ne  nous  était  pas 
possible  de  ne  pas  aller  au  Baltan. 

La  rue,  donc,  est  campagnarde  ;  ses  maisons  basses,  noircies 
par  les  pluies,  sont  couvertes  de  ces  tuiles  d'un  beau  rouge  som- 
bre, semé  de  vert,  dont  nous  avons  parlé  ;  par  des  vides  nom- 
breux, on  aperçoit  des  vergers  couverts  d'une  herbe  verte  et  jaune  : 
l'ancien  marais.  La  culture  maraîchère  y  paraît  assez  abandon- 
née, et  s'être  plutôt  portée  vers  Frapesle  et  vers  Saint-Paterne  ; 
rappelons  qu'elle  constitue  une  des  principales  richesses  de  la 
ville. 

Au  bout  de  la  rue,  on  est  dédommagé  par  un  ravissement  :  car 
on  trouve  la  Rivière  forcée,  ses  eaux,  ses  herbes  et  ses  laveuses. 
Le  jour  où  nous  l'avons  vue,  c'était  à  la  fin  d'octobre  ;  le  soleil  un 
peu  voilé  donnait  une  lumière  douce,  suffisante  pour  exalter  le 
vert  des  herbes  de  la  rive,  qui  se  détachaient  en  clair  sur  l'eau 
d'un  bleu  sombre  ;  des  femmes,  sous  un  toit  d'ardoises,  agitaient 
sur  cette  ombre  des  linges  blancs  et  leurs  bras  nus  ;  au  fond,  un 
bâtiment,  à  peine  reflété,  enlevait  la  clarté  de  ses  murs  sur  le  ciel 
bleu  mêlé  de  gris,  et.  coupant  ces  lignes,  un  saule  mettait  dans  cet 
ensemble  l'incertitude  bleuâtre  de  son  feuillage.  On  ne  pouvait 
dire  que  gris,  fin,  frais  ;  et  c'était  un  enchantement. 


344  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

Cette  Rivière  forcée  n'est  jolie  que  là  ;  en  ville,  des  usines  l'en- 
serrent et  la  salissent  ;  et  ce  ne  peut  être  que  dans  cette  dernière 
partie  que  Fario,  son  crime  commis,  alla  tranquillement  laver  son 
mouchoir  ensanglanté.  Près  du  Baltan,  il  eût  pleuré. 

Le  faubourg  des  Capucins  était  à  voir,  parce  que  c'est  là,  dans 
son  enclos,  qu'eut  lieu  le  duel  entre  Philippe  Bridau  et  Maxence 
Gillel.  La  vieille  église,  le  magasin  de  Fario,  était  déjà  détruite  au 
temps  de  Balzac  :  aujourd'hui  l'enclos  est  limité  par  un  carré  de 
maisons  basses  ;  des  jardins,  nombreux  et  étendus,  en  occupent 
le  centre,  et  on  imagine  sans  grand  effort  le  terrain  où  s'alignèrent 
les  deux  demi-soldes. 

Un  coup  de  jarret,  et  nous  voici,  au-delà  du  pont  de  la  Théols, 
au  fauboufg  Saint-Paterne  ;  nous  l'avons  visité  deux  fois  :  la  pre- 
mière, c'était  au  mois  d'aût,  par  un  soleil  cruel  qui  blanchissait  la 
route  et  jaunissait  les  espaliers  courant,  si  joliment,  le  long  des 
maisons  :  au  pas  des  portes,  des  femmes  cousaient  et  causaient  ; 
c'est  le  village  où  l'on  voisine,  où  l'huis  reste  ouvert  de  l'aube  au 
soleil  couchant,  où  les  enfants  courent,  libres,  dans  les  rues  fami- 
liales ;  où,  en  fait  de  voitures,  ne  passent  que  des  charrettes  traî- 
nées par  de  petits  ânes  fantasques,  comme  on  en  voit  tant  autour 
d'Issoudun  ;  où  l'on  dit  :  «  Ah  !  oui,  la  ville  »  (Issoudun  !),  sans 
avoir  envie  d'y  aller. 

La  seconde  fois,  c'était  en  octobre,  sous  la  lumière  douce  dont 
nous  avons  parlé  ;  nous  entrâmes  dans  Saint-Paterne  par  sa 
grande  rue,  qui  donne  dans  celle  des  Alouettes  ;  entre  les  maisons, 
toujours  et  toujours  du  vert  ;  nous  arrivons  à  une  petite  source 
claire  qui  sort  de  terre  au  pied  d'un  arbre,  et  où  une  femme  pui- 
sait de  l'eau.  Après  quelques  pas,  nous  étions  dans  un  grand  jar- 
din tout^ humide  de  légumes  frais,  bordés  de  poiriers  en  cordon  ; 
un  vieux  homme,  qui  binait  répondit  à  notre  question  :  «  Vous 
êtes  chez  moi,  mais  cela  ne  fait  rien,  promenez-vous  tant  que  vous 
voudrez.  »  Heureuses  gens  !  bonnes  gens  !  Leur  faubourg,  qui  était 
une  ville  autrefois,  a  été  brûlé  au  xrv^  siècle  par  un  féroce  prince 
de  Gales.  Ils  ont  eu  le  bon  sens,  depuis  ce  temps,  de  laisser  les 
choses  comme  elles  étaient  :  l'herbe  a  poussé  sur  les  cendres,  avec 
l'oubli  et  sa  douceur  ;  et  les  voici  tranquilles  et  lointains,  déliés 
des  soucis  par  cette  dévastation. 

Dans  ce  bourg,  les  érudits  regrettent  la  disparition  d'une  jolie 
église  qui  a  contenu,  jusqu'à  la  Révolution,  le  cœur  de  saint 
Paterne  (le  saint  Pair  des  Normands)  et  celui  de  sainte  Brigitte  ; 
son  portail  était,  dit-on,  charmant  ;    conservée  pendant  quelques 


«    LA    RABOUILLEUSE    »  345 

années  par  celui  qui  l'avait  acquise  comme  bien  national,  elle  fut, 
assez  vit-e,  transformée  en  maison  bourgeoise,  et  le  portail  détruit. 
Mais  c'est  à  tort  que  Balzac  se  plaint  de  ce  qu'aucune  image  de  ce 
portail  n'ait  été  conservée  :  le  musée  d'Issoudun  possède  un  des- 
sin au  crayon,  rehaussé  de  gouache,  qui  le  représente,  et  dont  l'au- 
teur est  M""  de  Clamecy,  la  grand'tante  du  baron  de  Mackau. 

Il  nous  faut,  à  ce  point,  reprendre  avec  quelques  détails  la  des- 
cription des  lieux  où  Balzac  a  placé  les  scènes  de  son  roman.  On 
sait  qu'il  situa  la  maison  de  Rouget  et  celle  de  M.  Hochon  sur  la 
place  Saint-Jean.  Cette  place  existe  toujours  et  son  aspect  général 
n'a  guère  changé  ;  c'est  à  peine  une  place  ;  c'est  plutôt  un  élar- 
gissement triangulaire  de  la  rue  Narrette.  On  retrouve,  en  son 
milieu,  les  tilleuls  rabougris  dont  parle  le  romancier  ;  mais  la 
maison  de  M.  Hochon  a  été  jetée  bas,  il  y  a  une  trentaine  d'an- 
nées, lors  de  la  construction  de  la  sous-préfecture  actuelle  ;  le 
charme  des  lieux  n'a  pas  été  augmenté.  La  sous-préfecture  est  un 
bâtiment  mal  gracieux,  en  briques  encadrées  de  panneaux  d'un 
vilain  jaune,  et  précédé  d'une  terrasse  prétentieuse.  Quant  à  la 
maison  de  Rouget,  elle  a  été  dès  l'année  1846  complètement  trans- 
formée par  M.  Mousnier,  un  bienfaiteur  de  la  ville,  et,  à  sa  place, 
on  ne  voit  aujourd'hui  qu'un  mur  percé  d'une  porte,  que  surmonte 
le  n"  4.  Pour  se  faire  une  idée  de  son  ancien  aspect,  il  faut  se 
retourner  et  regarder  à  côté  de  la  sous-préfecture  une  maison  à 
un  étage,  aux  mansardes  assez  fières,  et,  possédant  un  de  ces  por- 
ches vermoulus  que  nous  avons  signalés.  Notons,  pour  ceux  qui 
aiment  à  tout  connaître,  que,  le  soir,  la  place  Saint-Jean  est  éclai- 
rée, si  on  peut  ainsi  parler,  par  deux  réverbères  ;  l'un  placé, 
comme  il  convient,  près  de  la  sous-préfecture,  l'autre  planté  à  un 
endroit  choisi  de  telle  sorte  que  les  tilleuls  en  cachent  absolument 
la  lueur  ;  contingence  d'ailleurs  négligeable,  car,  de  nuit  comme 
de  jour,  il  ne  passe  jamais  personne  sur  la  place  r,aint-Jean. 

La  rue  de  l'Avenier,  oii  Philippe  Bridau  fut  logé  au  début  de 
son  séjour,  mène  de  la  grand  rue  au  boulevard  Baron.  Elle  res- 
semble beaucoup  à  la  Narrette,  avec  cette  différence  qu'elle  est 
plus  courte  et  moins  en  pente  ;  elle  est,  comme  elle,  bourgeoise  et 
morte. 

Une  autre  rue  où  personne  ne  passe,  mais  qui  doit  être  visitée 
par  les  balzaciens  parce  qu'elle  est  le  dernier  vestige  d'un  quartier 
dont  parle  l'auteur,  se  nomme  la  rue  du  Puits-à-Cognet.  C'est  dans 
ce  quartier  que  se  crlissaient  les  chevaliers  de  la  désœuvrance.  pour 
aller  souper  chez  la  Cognette.  Ce  nom  de  Puits-à-Cognet  laisserait 


346  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

penser  que  Balzac  s'en  est  servi  pour  en  affubler  la  Léonarde  de 
l'ordre.  Il  n'en  est  rien,  ainsi  qu'il  sera  dit  ci-après.  Cette  rue, 
étroite  et  tortueuse,  s'allonge  disgracieusement  entre  deux  rangées 
de  maisons,  vieilles  pour  la  plupart,  et  sordides.  L'une  de  ces  mai- 
sons, un  peu  mieux  crépie  que  les  autres  et  élevée  d'un  étage,  est 
occupée  par  un  cabaret  aux  fenêtres  duquel  pend  encore  la  bran- 
che de  pin  devenue  si  rare  aujourd'hui  en  dehors  du  Berry  ;  elle 
est,  le  jour,  close  et  morte.  Nous  avons  voulu  la  revoir,  le  soir  :  un 
lumignon  à  moitié  éteint  l'éclairait  d'une  lueur  de  mystère  ;  au- 
cune ombre  ne  se  mouvait  derrière  les  rideaux,  aucun  bruit  n'en 
sortait.  N'était-ce  pas  là  le  cabaret  de  la  Cognette,  cachant,  derrière 
ce  silence,  une  salle  secrète  réservée  aux  affiliés  ?  Je  ne  sais  quel 
désir  nous  poussant,  nous  nous  sommes  pris  à  murmurer  :  «  Si 
c'était  là  !  » 

A  la  vérité,  ce  n'était  pas  là  :  renseignements  pris,  le  cabaret  de 
la  Cognette  se  trouvait  dans  la  rue  du  Bouriau,  qui  n'existe  plus 
aujourd'hui  ,mais  qui  était  toute  proche  de  celle  que  nous  avons 
vue. 

Pour  pertinemment  situer  le  roman  de  la  Rabouilleuse,  il  est  à 
ce  point,  indispensable  d'indiquer  quel  était  l'aspect  d'une  des 
parties  de  la  ville  au  temps  de  Balzac,  aspect  qui  a  été  modifié 
vers  l'année  1855.  En  ces  temps,  le  côté  de  la  place  qu  touche  à 
l'une  des  tours  à  poivrières  que  nous  avons  mentionnées,  et  qu'on 
nomme  la  Tour  du  Gros,  était  formée,  non,  comme  aujourd'hui, 
par  le  Palais  de  Justice,  mais  par  un  groupe  de  vieux  bâtiments 
à  usages  divers,  qu'on  appelait  l'Abbaye.  La  partie  de  l'Abbaye 
qui  touchait  à  la  Tour  était  occupée  par  le  café  militaire,  où,  on 
s'en  souvient,  eut  lieu  la  querelle  entre  Max  et  les  officiers  roya- 
listes. Le  musée  de  la  ville  possède  un  plan  de  ce  café.  Il  se  com- 
posait d'une  salle  avec  billard,  de  deux  arrières-salles,  et  d'une 
cuisine.  Devant  la  porte  était  une  promenade,  limitée  d'un  côté  par 
une  halle  couverte,  des  deux  autres  par  une  ligne  de  pierres  tom- 
bales, sculptées,  provenant  de  l'Abbaye  et  négligemment  fichées 
en  terre  de  manière  à  former  un  petit  mur.  Au-delà  s'étendait  la 
Place  d'armes,  où  les  demi-soldes  faisaient  volontiers  les  cent  pas. 
Puis  commençait  la  place  du  Marché. 

La  halle  fut  le  théâtre  d'un  drame  local,  auquel  Bazac  fait  allu- 
sion, et  qui  semble  digne  d'être  narré  : 

Au  milieu  du  xviiP  siècle  se  trouvait  à  Issoudun,  en  garnison, 
un  régiment  de  dragons,  dont  la  présence  était  pour  les  habitants 
à  la  fois  un  sujet  d'orgueil  et  une  source  de  tribulations  ;  car  si  on 


«    LA    RABOUILLEUSE    »  347 

était  fier  de  ces  soldats  et  surtout  de  leurs  officiers  qui,  presque 
tous  de  haute  noblesse,  avaient  grand  air  avec  leur  habit  vert, 
leur  veste  chamois  et  le  grand  manteau  aux  coins  relevés  dans 
lequel  ils  se  drapaient,  même  à  pied,  pour  n'être  pas  pris  pour  des 
fantassins,  on  pestait  de  les  voir  batailleurs  et  galants,  aimant  le 
bruit  et  troublant  les  ménages. 

L'un  des  plus  «  dragons  »  de  ces  dragons  fut,  vers  1750,  le  jeune 
comte  de  Lexion,  de  la  famille  de  Chapt-Rastignac  ;  riche,  bien 
en  cour,  ardent  et  fils  de  marquis,  ses  conquêtes  ne  se  comptaient 
plus,  et  il  alla  jusqu'à  s'attaquer  à  la  propre  femme  du  lieutenant- 
général  du  bailliage.  Cette  jeune  femme,  coquette  et  pleine  d'es- 
prit, fleureta,  comme  on  disait  alors,  complaisamment  avec  l'offi- 
cier ;  la  chronique  ne  dit  pas  jusqu'où  les  choses  allèrent,  et  peut- 
être  le  mari,  par  une  grâce  d'état,  n'en  eût-il  rien  su  ;  mais  il  avait 
un  frère  plus  jaloux  que  lui,  ainsi  qu'il  arrive,  et  qui  vint  lui 
chanter  pouille.  Le  galant,  rudement  éconduit,  fut  prié  de  cesser 
ses  visites. 

Comte,  jeune  et  dragon,  que  voulait-on  qu'il  fît  ?  Un  jour  qu'il 
y  avait  à  la  lieutenance  un  bal  costumé,  auquel,  sauf  lui,  était 
conviée  toute  la  ville,  il  prit  un  masque,  entra,  dansa,  coqueta,  si 
bien  qu'il  fut  reconnu  par  le  terrible  frère.  Scandale,  provocation. 
Au  petit  jour,  les  adversaires  étaient  en  ligne  près  de  la  halle  ; 
mais  avant  que  les  épées  ne  se  joignissent,  un  coup  de  feu  partit 
de  cette  halle,  et  le  comte  tomba  :  il  mourut  après  quelques  heu- 
res, désignant  le  frère  du  mari  comme  son  assassin  (1).  L'affaire 
eut  dans  toute  la  France  un  immense  retentissement.  Le  père  de 
la  victime  saisit  la  justice,  et,  de  cour  en  tribunal,  on  arriva  jus- 
qu'au Parlement  ;  enquêtes,  contre-enquêtes,  rien  ne  manqua,  non 
plus  que  pamphlets  des  deux  parts  ;  mais  après  plusieurs  années, 
le  crédit  des  coupables  fit  enterrer  toute  la  procédure,  et  ils  ne  res- 
tèrent passibles  que  de  l'opinion  ;  celle-ci  força  le  lieutenant-géné- 


(1)  Le  sort  de  la  famille  de  Chapt-Rastignac  fut,  au  xviiie  siècle,  des 
plus  tragiques  :  un  des  frères  du  comte  de  Lexion  fut  tué  en  duel  en 
1765  ;  un  autre,  député  du  Clergé  en  1789,  périt  dans  les  massacres  de 
septembre  1792  ;  leur  sœur  mourut  sur  l'échafaud  en  1794.  Le  seul  sur- 
vivant des  cinq  enfants  du  marquis  fut  le  cadet,  qui  s'éteignit  sans  pos- 
térité en  1796.  La  famille  ne  s'est  perpétuée,  au  siècle  suivant,  que  par 
une  fille  issue  d'une  autre  branche,  et  qui  épousa  en  1817  le  duc  de 
Larochefoucauld-Liancourt.  L'étude  généalogique  des  Chap^-Rastignac 
ouvre  d'intéressants  horizons  sur  certains  noms  et  certains  types  choi- 
sis et  reproduits  par  Balzac  :  Rastignac,  la  famille  de  Grand-lieu,  etc. 


348  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

rai,  son  frère  et  tous  les  siens  à  quitter  le  pays,  dont  leur  famille 
était  depuis  longtemps  une  des  principales. 

Il  nous  reste,  pour  terminer  cette  partie  de  notre  étude,  à  crier 
anathème  à  la  décision  prise,  il  y  a  quelques  années,  par  la  muni- 
cipalité, de  changer  la  plupart  des  noms  des  rues  ;  à  ces  noms,  qui 
fleuraient  le  terroir,  en  ont  été  substitués  d'autres,  privés  de  tout 
caractère,  et  qui  font  avancer  d'un  pas  dans  le  domaine  de  la  bana- 
lité cette  ville  si  bien  encore  berrichonne. 

Un  mot  encore  sur  un  point  que  Balzac  a  traité  fort  partiale- 
ment, et  pour  lequel  une  justification  s'impose.  Dans  la  Rabouil- 
leuse figure  une  appréciation  fort  injuste,  au  dire  de  connaisseurs, 
des  vins  d'Issoudun.  Les  vignerons  locaux,  de  par  les  malheurs 
qu'ils  ont  subis  depuis  une  trentaine  d'années,  sont  dignes  que,  sur 
ce  point,  justice  leur  soit  rendue  .Si,  jusqu'à  l'époque  où  les  vignes 
furent  détruites  par  le  phylloxéra,  les  vins  d'Issoudun  étaient, 
dans  les  premières  années  qui  suivaient  leur  fabrication,  de  ceux 
dont  on  dit  qu'il  faut  se  mettre  à  quatre  pour  les  boire,  ils  acqué- 
raient, au  bout  de  trois  ou  quatre  ans,  une  saveur  qui  les  faisait 
hautement  apprécier,  et  ils  méritaient  les  éloges  que  leur  a  donnés 
Guillaume  le  Breton,  en  des  vers  dont  parle  Balzac,  sans  les  trans- 
crire : 

Les  voici  : 

(Philippus), 

Bituricâ  cursu  facili  digressus  ab  urbe 

Radulias  pénétrât  fines  et  nobile  castrum 

TJxelloduni,  sibi  subdit  in  impete  primo 

Cum  patriâ  totâ  tam  divite  tamque  potenti 

Ut  sibi  sufficiat,  nec  sit  mendica  bonorum 

Multa  quibus  regio  se  lamentatur  egere  ; 

Copia  quam  Cereris  ditat  ;  quam  Racchus  inuniat. 

Qui  comportari  desiderat  ;  inde  remotas 

In  partes  quantoque  magis  portatus,  eo  fit 

Fortior,  et  temerè  potatus  inebriat  omnes 

Qui  dedignatur  Thetidem  sociare  Liœo. 

Ces  vers  peuvent  se  traduire  ainsi  : 

«  Le  roi  Philippe-Auguste),  étant  facilement  sorti  de  Bourges, 
gagna  les  confins  de  Reuillv,  et  le  noble  château  d'Issoudun,  dont 
il    s'empara  au    premier  choc  ;    il  conquit  également    la    contrée 


«   LA   RABOUILLEUSE    »  349 

d'alentour,  si  riche  et  si  puissante  qu'elle  n'a  pas  à  mendier  les 
biens  dont  tant  de  pays  sont  privés.  Gérés  en  effet  l'a  comblée  ; 
quant  à  Bacchus,  il  l'inonde  d'un  vin  qui  demande  à  voyager  et 
qui  revient  plus  généreux  des  pays  lointains,  enivrant  les  impru- 
dents qui  dédaignent  de  mêler  Thétis  à  Liœus  (c'est-à-dire  qui  boi- 
vent leur  vin  sans  eau).  » 

Ces  temps,  hélas  !  ne  sont  plus.  Vers  1880,  le  phylloxéra  a  dé- 
truit les  vignes,  dont  une  partie  seulement  a  été  replantée  ;  les 
cépages  américains,  entés  de  greffes  bourguignonnes  et  bordelai- 
ses, donne  aujourd'hui  un  vin  comme  tous  les  vins,  indigne  de  la 
critique  comme  de  la  louange. 


II 


LES  GENS 

Dans  cette  ville,  à  l'exception  de  la  place  des  Marchés  qu'anime, 
à  certains  jours,  la  présence  de  cultivateurs  et  de  marchands  de 
bestiaux  ;'  sauf  une  ou  deux  rues  qu'agite  à  peine  la  banale  circu- 
lation de  quelques  négociants  ou  commis  voyageurs  étrangers, 
c'est  tout  au  plus  s'il  passe  une  ou  deux  personnes  par  cinq  minu- 
tes :  soit  un  petit  monsieur  vieux,  propret  et  ganté,  qui  va  faire 
une  visite  ;  soit,  plus  souvent,  un  grand  diable  aux  gros  souliers, 
au  profil  de  menton,  d'une  mine  qui  serait  assez  bonnasse,  n'était 
un  regard  agile  et  fureteur,  qui  passe  entre  les  cils,  vous  dévêt  et 
vous  pénètre.  Aux  maisons,  c'est  un  rideau  qui  se  lève,  une  face 
brouillée,  une  porte  qui  s'entrebâille  ;  à  travers  les  murs  passent 
les  flèches  de  cent  paires  d'yeux.  Si,  un  peu  plus  intime,  on  en 
vient  à  causer,  ces  gens  se  révèlent  méfiants,  moqueurs,  un  peu 
«  guêpins  »,  à  la  façon  de  ceux  d'Orléans  ;  ennemis  de  toute  supé- 
riorité ;  soucieux,  avant  tout,  de  l'opinion  du  voisin,  jusqu'à  re- 
fouler au  fond  d'eux-mêmes  toute  idée  originale  qu'ils  pourraient 
avoir.  Avec  cela,  probes,  fiers  et,  somme  toute,  meilleurs  qu'ils 
n'en  ont  l'air.  Ils  poussent  l'amour  de  l'égalité  jusqu'au  culte  de 
l'émeute,  et,  dès  la  monarchie,  ils  eurent  l'état  d'âme  républicain. 
Un  petit  fait,  vieux  de  deux  cent  cinquante  ans,  les  définit  à  cet 
égard  assez  exactement  : 
Sous  la  Fronde,  ils  eussent  été  frondeurs,  si  un  Gondé  n'eût  gou- 


35Ô  LES  ANNALES  ROMaNTIOUeS 

verné  le  Berry  ;  frondeurs  à  rebours,  ils  furent  au  roi  et,  brave- 
ment, défendirent  leur  ville  contre  le  parti  de  leur  suzerain,  ne 
quittant  même  pas  les  remparts  pour  aller  éteindre  un  immense 
incendie  qui,  en  une  nuit,  la  brûla  toute  ;  aussi  le  parti  du  roi  les 
eut-il  en  haute  estime  et  en  grande  pitié,  et  il  leur  fut  promis  ce 
qu'ils  voudraient  avoir,  tant  comme  récompense  que  comme  dé- 
dommagement. Ici  parut  leur  caractère  ;  au  lieu  d'argent,  ils  solli- 
citèrent un  privilège,  non  qu'ils  y  tinssent,  mais  parce  que  Bour- 
ges, ville  rivale,  l'avait  :  à  savoir  que  le  mairat,  comme  chez  leurs 
voisins,  conférât  la  noblesse  :  finement,  ils  se  disaient  qu'après  des 
années,  à  la  condition  de  changer  leurs  élus,  la  plupart  de  leurs 
familles  seraient  nobles.  Mais  ils  avaient  compté  sans  leur  hôte, 
cet  hôte  incommode  qu'ils  logeaient  en  eux-mêmes  :  la  jalousie. 
Celle-ci  fit  que,  douze  mois  après,  lors  de  la  première  élection,  ce 
furent  compétitions,  luttes  et  batailles  telles  qu'il  fallut  renoncer 
à  poursuivre  ;  et,  piteusement,  pour  mettre  tout  le  monde  d'accord 
en  ne  donnant  rien  à  personne,  il  fut  demandé  que  les  lettres- 
patentes,  qui  n'étaient  pas  entérinées,  fussent  détruites.  On  con- 
naît la  fable  des  deux  paysans  et  de  l'aune  de  boudin  ;  cette  his- 
toire est  de  nature  à  en  faire  apprécier  toute  la  portée.  Ajoutons 
que  les  habitants  de  Bourges,  qui  ne  valaient  pas  mieux,  se  gaus- 
sèrent à  plein  gosier  do  leurs  rivaux,  disant  que  les  gens  de  Condé, 
lors  d'un  bal  donné  à  Issoudun,  avaient,  les  lumières  éteintes,  suf- 
fisamment besogné  pour  anoblir'  les  enfants  à  venir  des  femmes 
de  la  ville. 

Les  Issoldunois  forment  encore  aujourd'hui,  mais  à  la  vérité 
bien  moins  nettement  tranchées  que  naguère,  deux  classes  dis- 
tinctes et  ennemies.  La  plus  nombreuse,  la  moins  instruite,  se 
compose  des  ouvriers  tanneurs  et  parcheminiers  qui  travaillent 
dans  les  usines  de  la  Rivière  forcée,  auxquelles  se  joint  toute  la 
population  vigneronne,  logée  dans  les  faubourgs  de  Rome  et  de 
Baltan,  et  qui  n'est  rassurante  qu'à  demi  ;  c'est  à  cette  classe 
qu'appartenait  Brazier,  l'oncle  de  la  Rabouilleuse,  car  elle  s'étend 
sur  toute  la  région. 

Bien  que  d'aspect  assez  misérable,  ces  vigneroiiô  ne  sont  pas 
tout  à  fait  des  pauvres  ;  presque  tous  possèdent  un  ou  plusieurs 
lopins  de  terre,  qu'ils  cultivent  avec  ardeur  et  qu'ils  gardent 
jalousement.  Mais,  en  cette  matière  plus  encore  qu'en  d'autres,  se 
manifestent  leur  méfiance  et  leur  âpreté  berrichonnes.  C'est  ainsi 
qu'à  la  mort  des  pères  les  champs,  au  lieu  d'être  divisés  en  parts 
d'un  seul  tenant  entre  les  enfants,  sont  morcelés  à  l'infini,  sous  le 


«    LA    RABOUILLEUSE    »  351 

prétexte  que,  le  terrain  étant  inégalement  fertile  sur  les  divers 
points,  il  faut  que  chacun  des  héritiers  possède  un  morceau  de 
chaque  parcelle.  Et  tel  cultivateur  qui  a  hérité  de  3  ou  4  hectares 
les  a  en  dix  morceaux  tout  petits  et  disséminés.  Un  certain  bois, 
situé  dans  les  environs  d'Issoudun,  offre  de  cette  disposition  un 
suggestif  exemple  :  sa  médiocre  surface  se  partage  entre  dix-huit 
cents  propriétaires,  dont  l'un  possède  tout  juste  14  arbres.  Ces 
14  arbres  sont,  bien  entendu,  terriblement  surveillés,  et  malheur 
au  téméraire  qui,  à  l'un  d'eux,  couperait  une  branche  pour  s'en 
faire  une  canne  ! 

Ces  gens,  on  les  nomme,  et  ils  se  nomment  eux-mêmes,  les 
«  Macchabées  ».  Ce  sont  eux  qui  firent  la  révolution  locale  du  mois 
de  septembre  1830,  racontée  par  Balzac  avec  détails.  Complétons 
seulement  son  récit  par  l'indication  du  nom  du  général  qui  apaisa, 
on  sait  comment,  la  révolte  ;  c'était  le  lieutenant-général  Petit, 
commandant  la  division  de  Bourges,  général  conciliateur,  général 
protée,  qui,  bien  qu'embrassé  par  Napoléon  à  Fontainebleau,  dans 
la  cour  des  adieux,  en  1814,  servit  avec  un  zèle  égal  et  une  égale 
fortune  tous  les  régimes  qui  se  succédèrent  en  France  depuis  le 
Directoire  jusqu'au  second  Empire.  Il  ne  fut  d'ailleurs  pas  le  seul. 
Quant  à  l'homme  qui  passa  sa  serpe  au  cou  du  général,  c'était  un 
Macchabée  nommé  Jusserand,  mort  il  y  a  une  vingtaine  d'années, 
devenu  propriétaire  d'une  des  auberges  de  la  ville,  et  qui,  sur  ses 
derniers  jours,  buvait  son  fond  ;  il  n'aimait  pas  qu'on  lui  rappelât 
le  haut  fait  de  ses  jeunes  années,  et  ne  le  racontait  qu'après  avoir 
absorbé  un  certain  nombre  de  petits  verres. 

Peut-être  lira-t-on  avec  quelque  intérêt  un  extrait  de  la  délibé- 
ration prise  par  le  Conseil  municipal  d'Issoudun,  quelques  jours 
après  que  la  révolte  fut  apaisée,  et  qui  témoigne  de  la  peur  rétros- 
pective qu'éprouvaient  ces  édiles,  timorés,  sinon  par  essence,  du 
moins  par  destination.  Il  s'agissait  de  voter  des  remerciements  au 
général  Petit,  et  le  Conseil,  assemblé  à  la  date  du  4  septembre,  fit 
précéder  sa  décision  des  considérants  ci-après  : 

«  Considérant  que,  par  sa  présence  dans  nos  murs,  M.  le  lieute- 
nant-général Petit,  commandant  la  15®  division  militaire,  a  puis- 
samment concouru  à  nous  préserver  des  malheurs  accumulés  sur 
nos  têtes  par  une  aveugle  fatalité,  et  qui  semblaient  devoir  faire  de 
notre  cité  un  champ  de  bataille  ; 

«  Que  quelques  heures  de  pourparlers  ont  suffi  à  M.  le  lieute- 
nant-général pour  ramener  le  calme,  rétablir  la  concorde  parmi  les 


352  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

citoyens  prêts  à  en  venir  aux  mains  faute  de  s'entendre,  et  pour 
faire  d'une  multitude  furieuse  un  peuple  de  frères  ; 

«  Que  ce  prompt  retour  à  l'ordre,  nous  le  devons  à  la  sagesse  et 
à  la  modération  de  M.  le  lieutenant-général,  à  son  éloquence  per- 
suasive et  conciliante,  à  l'affabilité  de  ses  manières,  à  sa  réputa- 
tion de  droiture  et  de  loyauté,  moyens  bien  propres,  en  inspirant 
la  confiance,  à  produire  un  rapprochement  parmi  des  hommes 
égarés  et  dont  l'erreur  avait  été  de  trop  courte  durée  pour  que  la 
haine  ait  pu  s'enraciner  dans  leurs  cœurs  ; 

«  Que  des  services  aussi  signalés  assurent  à  M.  le  lieutenant- 
général  des  titres  à  la  reconnaissance  des  habitants,  etc..  » 

Ajoutons  que,  deux  jours  plus  tard,  les  deux  adjoints  de  tout  le 
Conseil  prêtèrent  serment  «  de  fidélité  au  roi  des  Français,  d'obéis- 
sance à  la  charte  constitutionnelle  et  aux  lois  du  royaume  ».  Quant 
au  Maire,  d'opinions  plus  tranchées,  il  avait  donné  sa  démission 
dès  le  mois  de  juillet. 

Ces  bourgeois,  haïs  des  Macchabées  et  qui  les  haïssaient,  étaient 
affublés  par  le  peuple  du  sobriquet  assez  étrange  de  Golidons. 
Pérémé,  dans  son  ouvrage,  signale  l'ancienneté  de  ce  mot,  car  une 
vieille  chanson  populaire  commence  ainsi  : 

Colidon  paré, 
L'épée  au  côté,   etc.. 

Le  même  auteur  donne  d'intéressants  détails  sur  le  caractère  de 
cette  classe,  détails  d'autant  plus  précieux  qu'ils  concernent  la 
période  de  1830  à  1848,  précisément  celle  pendant  laquelle  Balzac 
était  à  même  de  les  contrôler.  Il  paraît  d'ailleurs  hors  de  doute 
que  le  romancier,  grand  ami  de  Pérémé,  ainsi  qu'il  le  déclare  dans 
plusieurs  de  ses  lettres,  s'est  laissé  guider  par  lui  pour  exécuter 
sa  peinture  ;  aussi  croyons-nous  devoir  transcrire  le  principal  pas- 
sage de  cette  partie  du  livre  : 

«  Rien  de  plus  hétérogène  que  les  éléments  de  la  Société  Issoldu- 
noise,  si  on  peut  lui  donner  ce  nom.  Lorsque  ses  Membres  épars 
viennent  par  hasard  à  se  rencontrer,  ils  ne  se  connaissent  pas,  ou, 
s'ils  se  connaissent,  ils  hésitent,  ils  cherchent  sur  quel  ton  ils  doi- 
vent le  prendre  entre  eux.  C'est  que,  dans  cette  Société,  toute  dé- 
cousue qu'elle  soit,  il  subsiste  de  profondes  démarcations  plus 
infranchissables  peut-être  que  celles  qui  séparaient  jadis  le  vassal 


«    LA    RABOUILLEUSE    *  35H 

de  son  seigneur.  Et  pourtant  tous  les  noms  nobles  s'en  sont  exilés 
ou  à  peu  près  ;  ceux-là  d'ailleurs  ne  seraient  pas  les  plus  intraita- 
bles. Il  n'y  reste  plus  que  des  bourgeois  ;  mais  les  uns  sont  de 
vieille  souche  ;  les  autres  sont  nouveaux,  étrangers  ou  déchus.  On 
s'y  appelle  première  et  seconde  société,  quoiqu'il  soit  bien  difficile 
de  dire  où  commence  l'une,  où  finit  l'autre.  La  fusion  est  d'autant 
moins  aisée  qu'on  chercherait  vainement  le  point  propre  à  la  sou- 
dure. Les  titres  sont  d'autant  moins  discutables  que  personne  n'ad- 
met de  niveau  au-dessus  du  sien  ;  car  le  trait  le  plus  saillant  du 
caractère  indigène,  c'est  l'indépendance  personnelle  et  absolue  ;  le 
faubourg  ne  porte  pas  la  tête  moins  haute  que  la  ville,  et  le  der- 
nier des  Issoldunois  n'est  pas  moins  fier  que  le  premier.  » 

Après  avoir  lu  ces  lignes,  ne  conçoit-on  pas  mieux  encore,  si  pos- 
sible, qu'après  la  lecture  du  roman  les  personnages  de  M.  Mouil- 
leron,  de  M.  Hochon  et  des  divers  bourgeois  esquissés  par  Balzac, 
un  peu  en  arrière  des  protagonistes  ? 

Ajoutons  que  cette  haine  entre  Macchabées  et  Golidons  a  sub- 
sisté bien  après  l'époque  que  nous  indiquons.  Un  habitant  de  la 
ville  nous  a  raconté  qu'il  y  a  quarante  ans  à  peine  il  avait  été  atta- 
qué, un  certain  soir,  par  une  bande  de  Macchabées  ;  il  fallut  en 
venir  aux  mains,  et  l'un  des  asaillants  resta  évanoui  sur  le  pavé. 

J'ai  vu  ces  Macchabées,  en  parcourant  le  haut  du  faubourg  de 
Rome  et  la  rue  du  Baltan  ;  c'était  l'après-midi  ;  des  grappes  de 
commères,  massées  devant  les  portes,  me  regardaient  passer  d'un 
air  assez  hostile  ;  elles  étaient  vêtues,  sordidement,  de  vieilles 
jupes  effilochées  et  de  corsages  sans  couleur  ;  des  enfants  sales  se 
roulaient  dans  la  boue  et  quelques  vieux,  dont  les  chapeaux  rap- 
pelaient celui  de  l'oncle  Brazier,  ôtant  leurs  pipes  de  leur  bouche, 
salivaient  à  mon  passage  avec  un  évident  mépris.  Je  ne  fus  pas 
fâché  de  rentrer  en  ville  par  le  plus  court  chemin. 

Les  Golidons  d'aujourd'hui  se  fondent  un  peu  dans  la  banalité 
ambiante,  en  raison  des  voyages  qu'ils  font  volontiers,  soit  à 
Paris,  soit  en  d'autres  régions.  Quant  à  ceux  qui  persistent  à  ne 
jamais  quitter  la  ville,  ils  se  terrent  au  fond  de  leurs  maisons, 
boudent,  grognent  et  s'occupent  simplement  à  vieillir.  Troublés 
par  l'élément  étranger  qui,  peu  à  peu,  se  mêle  aux  habitants  du 
lieu,  ils  ferment  leurs  portes,  tirent  leurs  rideaux  et  préfèrent  l'en- 
nui à  toute  occupation.  Ils  ne  se  voient  presque  jamais  entre  eux. 
brouillés  qu'ils  sont  les  uns  avec  les  autres,  quelquefois  par  d'as- 
sez tristes  raisons.    Ils  n'ont  pour    le  curieux  d'autre    intérêt  que 

23 


354  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

d'exister  et    de  rappeler    ainsi,  assez  maussadement,    les  anciens 
types  décrits  par  Balzac. 


III 


LES  PERSONNAGES 

On  devine  combien  vif  était  notre  désir  d'identifier  les  person- 
nages que  Balzac  a  présentés  dans  son  roman.  Nous  allions  jus- 
qu'à prétendre  retrouver,  dépouillés  de  leurs  masques,  tous  les 
acteurs  du  drame,  et  pouvoir,  à  côté  de  la  fiction,  raconter  l'his- 
toire vraie.  Hélas  !  il  a  fallu  en  rabattre  !  Les  personnes  d'Issou- 
dun  que  nous  consultions  et  que  nous  assassinions  de  questions 
(qu'elles  nous  le  pardonnent)  nous  faisaient  toutes  la  même  ré- 
ponse, ou  plutôt  la  même  demande  :  «  Pourquoi  n'avez-vous  pas 
fait  votre  enquête  il  y  a  une  quarantaine  d'années  ?»  A  quoi  nous 
répondions  qu'à  cette  époque  nous  ne  songion-s  guère  à  Balzac, 
mais  plutôt  à  jouer  aux  billes.  Et  alors  on  nous  objectait  qu'à 
l'heure  actuelle  tous  les  contemporains  de  Balzac  sont  morts,  sou- 
vent aussi  leurs  fils,  et  qu'on  ne  trouvait  pas  grand'chose  à  nous 
dire.  Mais  en  tout  il  faut  s'entêter  :  à  force  d'insistance,  de  contrô- 
les, de  recoupements,  nous  sommes  arrivés  sinon  à  la  complète 
lumière,  du  moins  à  quelques  lueurs  ;  ces  lueurs,  émanées  du 
passé,  ne  nous  ont  pas  paru,  quelques  pâles  soient-elles,  indignes 
d'être  examinées,  et  nous  les  présentons  telles  qu'elles  sont,  aussi 
éloignées  de  la  nuit  complète  que  de  l'éclat  du  jour. 

Avant  d'examiner  les  personnages  séparément,  il  convient  de 
parler  d'un  de  leurs  groupements,  qu'on  croirait,  en  raison  de  l'in- 
vraisemblance de  ses  actes,  forgé  de  toutes  pièces  par  le  roman- 
cier, et  qui,  au  contraire,  a  été  décrit  par  lui  presque  sans  change- 
ment ;  il  s'agit  de  l'association  des  chevaliers  de  la  Désœuvrance. 

Cette  association  a  existé,  et  ses  méfaits  ont  effrayé  ou  amusé  la 
ville  pendant  une  quinzaine  d'années.  Nous  pouvons  même  faire 
connaître  le  nom  du  dernier  de  ses  membres  :  c'était  un  M.  Ma- 
zure,  mort  à  Issoudun  vers  1875  ;  un  autre,  décédé,  croyons-nous, 
quelques  années  auparavant,  était  un  parent  du  graveur  Auguste 
Borget,  dont  Balzac  parle  à  plusieurs  reprises,  dans  ses  lettres, 
comme  de  l'un  de  ses  créanciers  ;  créancier  qui,  chose  rare,  était 
resté  l'ami  de  son  débiteur. 


«    LA    RABOUILLEUSE    ))  355 

Les  quelques  Issoldunois  qui  ont  connu  M.  Mazure  se  souvien- 
nent encore  des  récits  de  ce  vieillard.  Les  farces  que  raconte  Bal- 
zac ont  toutes  été  réellement  faites,  et  M.  Mazure  en  citait  quel- 
ques autres,  de  même  force  et  de  même  caractère  ;  parmi  elles,  on 
peut  rappeler  celle  qui  consista  à  voler,  une  nuit,  l'âne  d'un  pau- 
vre jardinier,  à  l'emmener  à  quelque  distance  de  la  ville,  et  le  len- 
demain, tandis  que  l'homme  cherchait  sa  bête,  à  déménager  tous 
ses  meubles.  Quant  au  tour  de  la  charrette  de  Fario,  c'est  un  des 
plus  célèbres  de  la  fameuse  association;  pour  le  bien  comprendre, 
il  faut  se  souvenir  qu'avant  1830,  la  tour  d'Issoudun  n'était  pas 
encore  restaurée,  et  que  la  butte  sur  laquelle  elle  s'élève,  aujour- 
d'hui étroite  et  d'assez  faible  hauteur,  était  alors  beaucoup  plus 
élevée,  plus  ravinée,  mais  aussi  plus  accessible.  Les  chevaliers  de 
la  Désœuvrance,  ayant  démonté  la  charrette  de  l'Espagnol,  se  his- 
sèrent jusqu'à  une  des  fenêtres  de  la  tour,  y  plantèrent  un  clou, 
sur  lequel  une  corde  fut  posée,  et  c'est  à  l'aide  de  cette  poulie  im- 
provisée que  les  diverses  parties  de  la  charrette  furent  montées  au 
haut  de  la  butte.  Cette  farce,  devenue  classique,  fut  répétée  il  y  a 
quelque  trente  ans.  La  victime  fut  un  vieux  bonhomme  inoffensif, 
qui  avait  i)our  métier  de  mener  les  colis  à  la  gare  sur  une  petite 
voiture  ;  le  tout  fut  exécuté  avec  moins  de  brio,  et  la  victime,  qui 
n'avait  pas  dans  ^es  veines  une  seule  goutte  de  sang  espagnol, 
n'eut  aucune  envie  de  se  venger.  Il  était  d'ailleurs  dans  la  destinée 
de  la  tour  d'être  fatale  aux  Espagnols  ;  l'un  de  ceux-ci,  qui  vendait 
à  Issoudun  quelques  produits  de  son  pays,  eut  un  beau  jour  assez 
d3  la  vie,  monta  à  la  tour,  et,  de  son  sommet,  se  précipita  sur  le 
pavé  ;  ce  suicide  remonte  à  deux  ou  trois  ans. 

Nous  aurions  bien  voulu  retrouver  quelques  traces  de  Fario, 
mais  son  souvenir  a  complètement  disparu  ;  il  exista  cependant, 
et  quelques-uns  de  ses  compatriotes,  ainsi  que  lui,  habitaient 
Issoudun  vers  1820.  La  France  fut,  sous  l'Empire  et  sous  la  Res- 
tauration, la  résidence  d'un  grand  nombre  de  prisonniers  espa- 
gnols, et,  vers  1840,  de  réfugiés  carlistes  ;  aussi  le  prisonnier  ou  le 
réfugié  espagnol  fut-il  un  personnage  connu  de  nos  pères,  dans 
beaucoup  de  villes,  jusque  vers  1850.  Quant  à  Issoudun,  le  passage 
de  prisonniers  espagnols  dans  cette  cité  est  constaté  par  un  arrêté 
municipal  du  2  février  1809  : 

«  Le  maire  d'Issoudun, 

Considérant  qu'il  passe  journellement  dans  cette  ville  des  pri- 
sonniers de  guerre  espagnols  ; 


356  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

Qu'il  serait  dangereux,  sous  le  rapport  de  la  salubrité  publique, 
de  loger  ces  hommes  chez  l'habitant,  puisque  la  plus  grande  par- 
tie sont  {sic)  affectés  de  maladie  ; 

Considérant  qu'il  est  bon  d'avoir  un  local  pour  leur  placement, 
qui  soit  hors  la  ville  et  les  faubourgs,  s'il  est  possible  ; 

Arrête  : 

La  grange  du  Colombier  de  la  tourelle  située  à  l'extrémité  de  la 
rivière  d'Ardant  de  cette  ville  sera  sur  le  champ  mise  en  réquisi- 
tion... etc..  » 

Au  nombre  des    farces  mises  par  Balzac  au  compte  des    cheva- 
liers de  la  Désœuvrance,  il  en  est  une  qui  ne  leur  appartient  pas  ; 
c'est  celle  qui    eut  pour  victime    le  sous-préfet,  et  qui    consista  à 
remplacer  les  œufs  frais  du  fonctionnaire  par  des  œufs  durs.  Mais 
la  substitution  fut,  par    d'autres  mystificateurs  restés    inconnus, 
opérée  vers  1835,  au    détriment  de  M.  de    la  Châtre,  qui    fut  sous- 
préfet  d'Issoudun  à  partir    de  1830.  Sa  manie  de    faire  cuire  lui- 
même  ses  œufs  était  bien  connue  ;    on  changea,  grâce  à  on  ne  sait 
quel  subterfuge,  le  panier  de    la  paysanne  qui    les    lui  apportait 
chaque  jour  ;    le  pis  est  que  la  pauvre    femme  perdit    la  clientèle 
officielle,  et  fut  ainsi  la  réelle  victime.  Quant  au  sous-préfet,  il  ne 
songea  pas  à  demander  son  changement,  et  sur  ce  point  Balzac  a 
inventé  ;    il  était,  en  effet,  encore    sous-préfet  en  1848,    et  tomba 
avec    la  royauté  constitutionnelle.  L'histoire    des  œufs    fut,  bien 
après,  racontée  par  son  ancien  secrétaire,  qui  était  entré  en  fonc- 
tions en  1832. 

Parmi  les  personnages  que  Balzac  a  mis  en  scène,  c'est  sur  un 
des  moins  importants  que  nous  avons  obtenu  les  renseignements 
les  plus  complets  ;  ce  personnage,  c'est  la  Cognette,  dont  un  petit- 
neveu  est  encore  vivant.  Elle  s'appelait  de  son  vrai  nom,  M™^  Hous- 
sard,  mais  le  surnom  de  mère  Cognette  lui  était  donné  par  tout  le 
monde  ;  son  mari,  que  Balzac  appelle  inexactement  le  père 
Cognet,  exploitait,  sous  la  Restauration,  un  petit  cabaret  dans  la 
rue  du  Bouriau  ;  c'est  là,  très  vraisemblablement,  que  la  Désœu- 
vrance tenait  ses  assises,  mais  nous  n'avons  à  cet  égard  aucune 
donnée  précise.  Cette  mère  Cognette,  qui  perdit  son  mari  vers 
1835,  ouvrit  un  tout  petit  café  à  Issoudun  pendant  les  premières 
années  de  son  veuvage  ;  elle  avait  Balzac  pour  client  intermittent 
et  assez  peu  solvable  ;  celui-ci  entrait  chez  elle  pour  y  avaler  une 


«    LA    RABOUILLEUSE   »  357 

tasse  de  café,  cependant  exécrable  au  palais  d'un  amateur  comme 
lui,  «  et  causer  un  brin  »  avec  cette  bonne  vieille  ;  probablement 
elle  lui  fournit  sans  le  savoir  de  curieux  matériaux.  La  tasse  bue, 
la  causette  terminée,  Balzac  frappait  sur  ses  goussets  et  constatait 
qu'ils  étaient  vides.  —  «  Ma  foi,  mère  Cognette,  disait-il,  j'ai  oublié 
ma  bourse  ;  mais  la  prochaine  fois,  je  vous  paierai  cela  avec  le 
reste.  »  Ces  façons  ne  furent  pas  sans  induire  la  Cognette  en  une 
fort  médiocre  estime  pour  le  romancier,  et  elle  avait  gardé  de  lui 
un  fort  mauvais  souvenir.  Lorsqu'elle  apprit  qu'il  l'avait,  comme 
elle  disait,  «  mise  dans  un  de  ses  livres  »,  elle  fut  prise  d'une  colère 
violente,  qui  ne  finit  qu'avec  sa  vie.  «  Le  brigand,  répétait-elle,  il 
aurait  mieux  fait  de  payer  ce  qu'il  me  doit  !  »  La  Cognette  mou!t*ut, 
assez  misérable,  vers  1855. 

Passons  maintenant  au  docteur  Rouget,  le  Louis  XV  ou  le  Marat 
de  cette  Rabouilleuse  que  Balzac  compare  tantôt  à  M"^  de  Romans, 
tantôt  à  M""^  Everard.  Assez  nombreux  furent  les  médecins  d'Is- 
soudun  qui  eurent  la  réputation  d'énergiques  paillards  ;  l'un 
d'eux,  célébrité  locale,  fut,  pendant  de  longues  années,  l'amant 
d'une  femme  mariée  d'Issoudun  et  en  eut  un  fils  qu'il  fît  son  héri- 
tier. Plusieurs  autres  eurent  des  liaisons  semblables,  conrues  de 
tous,  et  dont  s'amusait,  sans  s'en  indigner,  la  chronique.  Mais 
voici  qui  appuie  les  recherches  sur  un  terrain  plus  solide  ;  il  exis- 
tait encore  à  Issoudun,  il  y  a  une  trentaine  d'années,  une  vieii«e 
femme  fort  pauvre  qu'on  appelait  la  Rabouilleuse,  et  qui  avait  été, 
pendant  longtemps,  au  vu  et  au  su  de  tout  le  monde,  la  servante- 
maîtresse  d'un  médecin  de  la  ville.  Cette  pauvre  femme  eut  une 
fin  différente  de  celle  que  Balzac  donne  à  sa  Rabouilleuse,  mais 
aussi  misérable,  car,  vieillie,  malade,  dépouillée,  sans  ressources, 
elle  n'eut  pas  la  patience  d'attendre  que  la  mort  vînt  la  chercher, 
et  se  jeta  dans  un  puits  pour  en  finir  avec  la  misère.  Le  docteur, 
paraît-il,  lui  avait,  à  sa  mort,  laissé  une  maisonnette  et  quelque 
argent,  mais  ses  héritiers  réussirent  à  la  dépouiller  entièrement. 

Peut-être  cette  histoire  est-elle  l'origine  du  récit  que  fait  Balzac 
de  la  lutte  des  héritiers  du  docteur  Rouget  contre  sa  maîtresse  ;  on 
peut  voir  ici,  une  fois  de  plus,  que  la  réalité  est  souvent,  sinon 
aussi  dramatique,  du  moins  aussi  lamentable  que  la  fiction.  Cette 
Rabouilleuse  eut  une  fille,  qui  hérita  de  son  surnom,  à  défaut 
d'autre  chose  ;  cette  fille  était,  il  y  a  une  soixantaine  d'années, 
simple  laveuse  de  vaisselle  à  l'hôtel  de  la  Cloche,  oh  Balzac  pre- 
nait souvent  ses  repas  lorsqu'il  venait  à  Issoudun.  La  vit-il  et  con- 
nut-il par  elle  l'histoire  de  sa  mère  ?  C'est  là  un  mystère  de  la 
genèse  poétique  qui  ne  sera  peut-être  jamais  dévoilé. 


358  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

Quant  à  Jean-Jacques,  n'a-t-il  pas  eu  pour  prototype  le  fils  du 
Docteur  qui,  au  dire  de  ceux  qui  l'ont  connu,  était  d'une  intelli- 
gence assez  bornée  ?  En  tous  cas,  sa  vie  fut  à  la  fois  moins  mouve- 
mentée et  plus  heureuse  que  celle  du  personnage  créé  par  Balzac  ; 
il  ouvrit  boutique  dans  la  ville,  se  maria  et  fit  fort  honnêtement 
ses  affaires.  Il  est  mort  paisiblement  il  y  a  peu  d'années. 

Un  autre  personnage  dont  quelques  souvenirs  sont  restés  dans 
la  mémoire  des  vieux  Issoldunois  est  le  fameux  Max  ;  tout  ce  qu'on 
sait  de  lui,  c'est  qu'il  fut  bien  le  chef  des  chevaliers,  qu'il  eut, 
sous  la  Restauration,  un  duel  célèbre  avec  un  officier  royaliste, 
qu'il  était  chef  de  bataillon  à  l'âge  de  24  ans,  qu'il  fut  mis  en  demi- 
solde,  et  qu'il  reprit  du  service  dans  l'armée  vers  1834  ;  il  quitta 
alors  Issoudun  et,  de  ce  jour,  la  Désœuvrance  se  trouva  dissoute. 
Son  nom,  ou  plutôt  son  surnom,  était  Fix,  qui  rappelle  celui  qu'a 
créé  Balzac  :  Max. 

Des  renseignements  plus  précis  peuvent  être  donnés  sur  l'un 
des  acteurs  du  drame,  acteur  de  second  plan,  mais  si  bien  campé 
qu'il  laisse  dans  l'esprit  une  impression  profonde  :  nous  voulons 
parler  du  vieil  avare,  de  M.  Hochon,  de  ce  diplomate  provincial 
aux  lèvres  serrées,  oncle  des  Bridau  et  allié  de  Jean-Jacques  Rou- 
get. Ici,  il  semble  hors  de  doute  que  l'auteur  a  eu  en  vue  un  fils  de 
l'ancien  ministre  de  la  police  du  Directoire,  de  l'ancien  préfet  de 
l'Empire,  de  l'ancien  sénateur  qui  avait  nom  Cochon  de  Lappa- 
rent.  Ce  fils,  marié  à  Issoudun,  habita  cette  ville  de  1820  à  1830  ; 
et  devint  possesseur  de  plusieurs  fermes  situées  dans  les  environs. 
La  malice  issoldunoise  avait  dès  l'abord  supprimé  le  «  de  Lappa- 
rent  »,  pour  ne  laisser  subsister  que  le  nom  patronymique,  nom 
qui  convenait,  trouvait-on,  à  un  riche  bourgeois  assez  dur  au  pau- 
vre monde,  et  fort  avare.  Les  anecdotes  étaient  nombreuses  sur 
son  compte,  et  le  «  Gritte,  tu  me  le  rendras  !  »  lui  était  attribué. 
Le  calembour  des  cinq  Hochon  a  été  créé  par  Balzac  ;  mais  comme 
la  famille  se  composait  du  père,  de  la  mère  et  de  trois  enfanrs,  il 
dut  lui  venir  tout  naturellement  à  l'esprit.  Ce  nom  malencontreux 
faisait  la  joie  de  la  ville  et  des  environs  ;  et  lorsqu'un  paysan  le 
Drononçait,  il  vous  y  ajoutait  un  «  sauf  votre  respect  »  jésuitique 
et  mal  intentionné. 

L'un  des  fils,  né  h  Issoudun  en  1807.  fut  plus  tard  un  éminent 
ingénieur  du  génie  maritime  ;  le  père  était,  en  1839,  préfet  du 
Cher,  et  comme  les  siens,  mais  plus  cruellement  encore,  cloué  à 
son  nom  comme  un  martyr  à  sa  croix.  Il  était  en  fonctions  lors  du 
séjour  de  don  Carlos  à  Bourges,  et  par    suite  exposé  aux  insultes 


«    l.A    RABOUILLEUSE    »  359 

des  deux  partis  de  l'opposition,  les  royalistes  et  les  républicains  ; 
toutes  les  démarches  qu'il  pouvait  faire  en  vue  d'adoucir  les 
risrueurs  de  l'exil  du  prétendant  étaient,  par  le  Charivari,  vigou- 
reusement critiquées  ;  de  cette  dent,  il  passait  à  celle  du  journal 
la  Mode,  chaque  fois  qu'une  mesure  de  prudence  gouvernemen- 
tale lui  était  imposée.  Et  toujours  le  fameux  nom  était  mis  en 
avant.  Le  Charivari  publiait  une  sorte  de  chanson,  dédiée  au  pré- 
fet, où  il  en  était  largement  «  fait  état  »,  comme  eût  dit  le  préfet 
lui-même,  et  dont  le  premier  couplet  était  celui-ci  : 

Bien  heureux  doivent  s'estimer 
Ceux  qui  sont  dénués  de  père  ; 
Car  du  nom  que  leur  goût  préfère 
Ils  peuvent  du  moins  se  nommer. 
C'est  un  vrai  fïéau  que  l'ancêtre. 
Qui  de  force  impose  son  nom  ; 
On  ne  sait  pas  ce  qu'on  peut  être, 
Paut-jl  qu'un  homme  soit  cochon  ! 

Il  y  a  8  autres  couplets  du  même  stvle  ;  on  les  trouvera  dans  le 
n°  du  Charivari  du  12  nov.  1839.  Ajoutons  que  l'infortuné  fonc- 
tionnaire eut  pour  petits-fils  le  célèbre  géologue,  et  que  dès  lors  il 
ne  fut  plus  question  que  du  nom  de  Lapparent. 

Nul  doute  que  Balzac,  qui  dès  1839  devait  avoir  son  roman  dans 
la  tête,  n'ait  eu  l'attention  appelée  sur  cette  famille  dont,  à  ce  mo- 
ment, la  méchanceté  tant  berrichonne  que  parisienne  avait  fait  sa 
proie. 

Quant  à  certains  autres  noms,  on  peut  assez  facilement  en  déter- 
miner l'origine  ;  quelques-uns  sont  des  noms  du  pays  ;  il  existe 
encore  à  Issoudun  des  gens  du  nom  de  Gillet,  et  aussi  du  nom  de 
Bourdet,  que  Balzac  donne  au  domestique  de  Philippe  Bridau  ;  le 
nom  de  Rouget  pourrait  bien  être  une  déformation  de  celui  de 
Borget,  ami,  comme  nous  l'avons  dit,  de  Balzac,  et  membre  d'une 
des  familles  les  plus  estimées  d'Issoudun  ;  ce  même  nom  de  Borget 
paraît  également  être  l'origine  de  celui  de  Borniche,  d'autant  que 
l'auteur  indique  la  famille  Borniche  comme  étant  des  plus  con- 
nues dans  la  ville.  Mais  nous  ignorons  l'origine  du  nom  de  Bra- 
zier.  Balzac,  on  le  sait,  prenait  les  noms  de  ses  personnages  aux 
sources  les  plus  diverses,  et  M.  de  Lovenjoul  a  été  possesseur  d'un 
carnet  où  il  écrivait  ceux  qui  l'avaient  frappé,  souvent  sur  des 
enseignes. 


360  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 


IV 


BALZAC  A  ISSOUDUN 

Balzac  fît  à  Issoudun  plusieurs  séjours.  Il  y  allait  voir  sa  grande 
amie,  M"""  Garraud,  qu'il  avait  connue  par  sa  sœur  Laure,  deve- 
nue, par  son  mariage,  M"**  Surville,  et  qui  avait  été  liée  avec  elle 
dès  la  pension. 

M"'^  Garraud  était  propriétaire  de  Frapesle,  petit  domaine  dis- 
tant d'Issoudun  d'à  peine  un  kilomètre,  et  sur  lequel  avait  été 
bâtie  une  assez  vaste  maison.  Domaine  et  maison  existent  encore, 
et  nous  devons  à  l'obligeance  de  leur  propriétaire  actuel  d'avoir 
pu  les  visiter.  La  maison  est  une  manière  de  petit  château  à  un 
étage,  dont,  à  quelque  distance,  les  murs  blancs  ont  l'air  de  sortir 
de  l'herbe  ;  de  grands  arbres  l'entourent,  et  un  parc  l'isole  du 
monde. 

Elle  était,  au  temps  de  M"«  Garraud  et  de  Balzac,  beaucoup 
plus  simplement  aménagée  qu'aujourd'hui  ;  telle  grande  pièce, 
occupée  actuellement  par  une  bibliothèque,  n'était  qu'un  simple 
grenier  ;  tel  salon  était  une  chambre  sans  meubles  où  les  poules 
picoraient  en  liberté.  Les  habitants  y  vivaient  très  simplement,  et, 
retenus  presque  toute  l'année  à  Angoulême  par  les  fonctions  de 
M.  Garraud,  commandant  d'artillerie,  revenaient  à  Frapesle  un 
peu  en  campagnards,  campagnards  temporaires,  prêts  à  repren- 
dre, la  saison  passée,  leurs  allures  de  citadins. 

En  raison  de  l'intermittence  de  ces  séjours  et  de  leur  faible 
durée,  Balzac  ne  put  se  rendre  à  Frapesle  que  par  périodes,  assez 
courtes  et  assez  espacées,  tout  au  moins  jusqu'en  1838.  A  ce  mo- 
ment, le  commandant,  ayant  pris  sa  retraite,  vint  s'y  installer 
définitivement,  et  le  romancier  put  être  son  .hôte  pendant  plus 
longtemps.  Ri  on  note  que  la  première  partie  des  «  deux  frères  » 
(titre  primitif  de  In  Eahoville^ise)  parut  pour  la  première. fois  en 
1842  seulement,  on  peut  supposer  que  c'est  surtout  à  partir  de 
1838  que  Balzac  commença  à  en  rassembler  sérieusement  les  élé- 
ments. 

M™^  Garraud  a  été  qualifiée  de  <f  femme  incomprise  »  par  un 
auteur  balzacien  (G.  Ferry,  Balzac  et  ses  amies).  On  peut  perti- 
nemment s'étonner  de  cette  appréciation .  M"î*  Garraud  était  une 
femme    de  petite  taille,  vive,  à  la  démarche    légèrement    clandi- 


«    LA    RABOUILLEUSE    » 


361 


cante,  adorant  son  mari  et  ses  fils,  et  auteur  de  quelques  romans- 
moraux  à  Tusage  des  enfants.  Rien  en  elle  n'évoquait  ce  vague  à 
l'âme  et  cette  mélancolie  propre  aux  Indiana.  Ce  qui  est  hors  de 
discussion,  c'est  que  son  affection  pour  Balzac  fut  pure  et  désinté- 
ressée, et  que  le  caractère  en  fut  tout  spécialement  la  maternité. 
Bien  souvent,  malade,  découragé,  poursuivi  par  les  bourreaux 
d'argent,  Balzac  arriva  à  Frapesle  comme  un  pigeon  blessé.  Et 
c'était,  au  sortir  de  l'orage,  des  paroles  douces  qui  le  calmaient, 
et  lui  rendaient  le  goût  de  vivre  et  le  courage  d'encore  lutter.  Sa 
reconnaissance  fut  d'ailleurs  aussi  vive  que  l'amitié  qui  l'inspi- 
rait. Au  risque  de  dépasser  un  peu  le  cadre  de  la  présente  étude, 
nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  rappeler  la  lettre, si  touchante, 
qu'il  adressa  de  Pologne  à  son  amie  en  1850,  quelques  jours  après 
son  mariage  avec  la  Comtesse  Hanska,  alors  que  M'""  Carraud,  qui 
avait  vendu  Frapesle.  s'était  exilée  dans  le  Cher,  à  Nohant-en- 
Graçay.  Cette  lettre  est  toute  parfumée  de  doux  et  pitoyables  sen- 
timents ;  elle  contient  l'offre  la  plus  pressante  de  venir  rue  Fortu- 
née, dès  le  retour  de  Pologne,  se  réchauffer  l'âme  auprès  d'un  bour 
hour  longtemps  attendu  et  qui  devait  être  si  court,  offre  à  laquelle 
M""  Carraud  eût  eu  à  peine  le  temps  de  répondre,  puisque,  trois 
mois  plus  tard,  Balzac  avait  cessé  de  vivre  ! 

A  Frapesle,  Balzac  occupait  deux  pièces  ;  une  chambre  à  cou- 
cher et  un  cabinet  de  travail,  situés  au  premier  étage,  tout  au  bout 
de  la  maison  ;  le  cabinet  de  travail  avait  trois  fenêtres,  dont  l'une 
donnait  sur  l'entrée  du  jardin.  Le  romancier  goûtait  fort  cette 
disposition,  qui  lui  permettait  de  guetter  l'arrivée  des  importuns 
et  des  créanciers,  ses  éternels  ennemis.  Nous  avons  vu  ces  deux 
chambres,  mais  elles  ont  été  complètement  transformées  ;  notam- 
ment, un  escalier  tournant,  qui  faisait  communiquer  directement 
à  la  chambre  à  coucher  avec  le  jardin,  a  été  détruit.  C'est  grâce  à 
cet  escalier  que  Balzac,  la  nuit,  pouvait  aller  asse7  souvent  se  pro- 
mener dans  les  environs.  Il  dirigeait  quelquefois  ses  pas  vers  un 
groupe  de  maisons  proches  de  Frapesle,  et  qui  se  nomme  la  Déjeu- 
nerie.  A  la  Déjeunerie  habitait  un  vieil  homme  appelé  le  père 
Badinot,  père  d'une  jeune  fille  fort  étroitement  surveillée.  Cet 
homme  simple,  ne  pouvant  supposer  qu'on  se  promenât  la  nuit 
pour  autre  chose  que  pour  mal  faire,  d'ailleurs  assez  fâcheuse- 
ment impressionné  par  l'étrange  aspect  du  promeneur,  ne  parlait 
rien  moins  que  de  lui  envoyer  un  coup  de  fusil  à  la  première 
occasion.  Dans  la  suite,  les  choses  s'arrangèrent  :  le  littérateur  et 
le  paysan  devinrent  une  paire  d'amis,  et  un  jour  que  le  père  Badi- 


362  •  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

not  parla  très  sérieusement  d'adresser  à  l'administration,  à  sa 
décharge,  un  rapport  en  vers  !  La  proposition  n'eut  pas  de  suite, 
et  le  père  Badinot  l'échappa  belle. 

Bien  souvent,  Balzac  allait  vers  la  ville,  et  ses  longs  cheveux,  sa 
redingote  verte  et  sa  canne  furent  rapidement  populaires.  Il  se 
promenait  volontiers  sur  le  boulevard  Baron,  en  compagnie  soit 
de  Pérémé,  d'Auguste  Borget,  ou  du  commandant  Carraud,  soit 
de  quelques  bourgeois  très  fier  de  cette  faveur.  Il  avait  toutefois 
une  prédilection  pour  les  gens  du  peuple,  la  Cognette  comprise,  et 
nul  doute  que,  sans  le  savoir,  plusieurs  d'entre  eux  ne  lui  aient 
fourni  d'utiles  renseignements.  Les  petites  gens  du  cru  se  pous- 
saient du  coude  lorsqu'il  passait  ;  l'un  d'eux,  dont  les  impressions 
ont  été  notées  récemment  par  M.  Louis  Lumet,  le  définissait  un 
homme  «  gros  de  partout,  court  de  taille,  mais  qui  ne  paraissait 
pas  petit...,  vêtu  de  drap  sombre  ;  son  pantalon  lui  descendait  un 
peu  sur  les  pieds,  et  on  aurait  dit  chez  nous  qu'il  était  mal  guê- 
tre », 

.  Le  récit  d'une  anecdote,  qui  fut  racontée  à  Issoudun  pendant 
plusieurs  années,  terminera  pertinemment  ces  quelques  détails  : 

Balzac  se  trouvait  un  jour  à  table,  à  l'hôtel  de  la  Cloche,  aujour- 
d'hui disparu,  en  compagnie  de  George  Sand  ;  celle-ci  avait 
amené  avec  elle  son  médecin,  qui  devait  l'accompagner  à  Nohant. 
La  conversation  s'engagea  sur  les  fous,  sur  la  façon  dont  la  folie 
se  manifeste  et  sur  ses  signes  extérieurs.  Le  médecin  se  faisait  fort 
de  reconnaître  un  fou  à  première  vue.  «  En  voyez-vous  un  ici  ?  » 
dit  George  Sand  fort  sérieusement.  Balzac  cependant  mangeait, 
comme  toujours,  avec  furie,  et  ses  cheveux  assez  emmêlés  sui- 
vaient le  mouvement  de  sa  tête  et  de  son  bras.  «  En  voilà  un  !  »  fît 
le  Docteur  ;  «  il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper  !  »  George  Sand  riait  aux 
éclats,  Balzac  en  fît  autant,  et,  la  présentation  faite,  le  médecin, 
confus,  fut  condamné  à  payer  le  dîner. 

Qui  dait  si  Balzac,  en  écrivant  la  Rabouilleuse,  ne  goûta  pas  le 
plaisir  de  la  vengeance,  et  si  le  souvenir  de  cette  petite  scène  ne 
contribua  pas  à  noircir  quelque  peu  la  physionomie  du  Docteur 
Rouget  ? 

Maurice  Serval. 


VARIA 


I 


VICTOR  HUGO  CORRECTEUR  D'EPREUVES 

Lettres  inédites  sur  les  Conteviplations 


Les  Contemplations  sont  consacrées  aujourd'hui  par  l'admira- 
tion unanime  comme  l'un  des  grands  chefs-d'œuvre  de  la  poésie 
lyrique  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays.  Brunetière  et 
M.  Faguet,  pour  ne  parler  que  des  plus  récents  critiques,  ont 
vengé  Victor  Hugo  du  dédain  de  Caro  et  des  sarcasmes,  qui  désar- 
mèrent pourtant  devant  certaines  pièces  immortelles,  de  Louis 
Veuillot.  On  s'accorde  à  dire  qu'aucun  recueil  du  poète  n'offre  à 
la  fois  tant  de  variété,  de  grâce  spirituelle  ou  tendre  et  de  profon- 
deur. Le  génie  de  Victor  Hugo  s'y  déploie  tout  entier.  Les  Contem- 
plations me  paraissent  occuper  dans  son  œuvre  la  même  place  que 
la  Symphonie  en  7it  mine^ir  dans  celle  de  Beethoven.  Le  poète  et 
le  musicien  pourront  se  renouveler  et  se  transformer  sans  être 
inférieurs  à  eux-mêmes,  mais  ils  ont  atteint  un  sommet  qu'ils  ne 
dépasseront  pas. 

Sur  les  origines  et  sur  la  composition  des  deux  volumes  qui 
constituent  le  recueil,  il  n'y  a  plus  rien  à  dire.  M.  Gustave  Simon, 
dans  l'admirable  édition  critique  où  il  a  repris  avec  une  érudition 
si  aisée  et  si  sûre  les  traditions  de  Paul  Meurice,  n'a  laissé  dans 
l'ombre  aucun  document.  H  faut  désespérer  de  glaner  sur  les  tra- 
ces d'un  tel  moissonneur.  Mais  il  y  a  un  champ  qu'il  n'a  pas 
exploré.  Les  Contemplations  devaient  être  imprimées  d'abord  à 
Bruxelles.  De  Jersey,  oij  il  était  exilé,  Victor  Hugo  envoyait  à 
l'imprimeur  la  copie  de  ses  manuscrits.  M.  Gustave  Simon  nous 
apprend  qn'  «  il  les  accompagnait  de  ses  instructions  minutieuses 
sur  toutes  sortes  de  détails,   titres,  blancs,   nombre   de  vers  à  la 


364  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

page.  Pour  les  faire  exécuter,  il  comptait  à  Bruxelles  sur  un  ami 
fidèle  et  zélé,  Noël  Parfait,  lettré  soigneux,  qui  devait  faire,  et  qui 
fit  le  meilleur  des  correcteurs.  Parfait  lisait  en  premier  les  épreu- 
ves et  les  renvoyait,  corrigées  par  lui,  à  Victor  Hugo,  qui  les  corri- 
geait à  son  tour,  et  les  retournait  avec  ses  observations  et  ses  vir- 
gules, et  très  souvent  en  bon  à  tirer  «. 

Noël  Parfait,  républicain  très  ferme,  était,  comme  Victor  Hugo, 
un  proscrit.  L'exil  les  avait  rapprochés  et  avait  soudé  une  amitié 
très  vive  à  la  communauté  de  leurs  opinions.  Noël  Parfait  était 
resté  à  Bruxelles  après  que  l'expulsion  en  avait  chassé  Victor 
Hugo.  La  Correspondance  du  poète  contient,  à  la  date  du  29  octo- 
bre 1853  une  lettre  charmante,  où  il  remercie  Noël  Parfait  des  nou- 
velles qu'il  en  a  reçues.  «  C'était  un  exquis  petit  journal  intime, 
qui  ressemblait  à  votre  sourire.  Charles  disait  :  c'est  Parfait.  Et 
nous  répétons  tous  ce  calembour  auquel  le  bon  Dieu  vous  a  atta- 
ché. » 

Victor  Hugo  n'aimait  pas  les  calembours,  qu'il  a  même  traités 
avec  rudesse.  Mais  il  ne  se  défendait  pas  contre  la  facilité  presque 
irrésistible  qu'offrait  le  nom  de  son  ami.  En  lui  envoyant  les  deux 
volumes  des  Contemplations,  il  y  écrivait  la  dédicacer  suivante  : 
«  A  celui  qui  a  son  nom  pour  épithète,  à  Parfait,  Victor  Hugo, 
Guernesey,  Hauteville  House,  avril  1856.  » 

Ce  précieux  exemplaire  est  entre  mes  mains.  Noël  Parfait  y 
avait  intercalé  les  lettres  que  Victor  Hugo  lui  avait  adressées  pen- 
dant la  correction  des  épreuves.  Je  n'en  compte  pas  moins  de  qua- 
rante-huit. H  y  en  a  de  tous  les  format^  et  sur  des  papiers  plus  ou 
moins  épais,  de  toutes  les  couleurs.  C  est  un  plaisir  des  yeux  que 
de  feuilleter  ces  volumes.  Mais  l'esprit  y  trouve  son  compte.  Victor 
Hugo  s'y  révèle  grammairien  sévère.  On  ne  saurait  dire  de  lui, 
comme  on  l'a  écrit  de  Lamartine,  qu'il  fut  un  homme  de  génie 
auquel  il  manqua  d'avoir  du  talent.  Son  talent  slirveillait  et  cor- 
rigeait les  élans  de  son  génie.  H  était  sévère  pour  lui-même.  Rien 
n'échappait  à  la  vigilance  de  son  intelligence.  Mais  son  œil  n'était 
pas  moins  impitoyable.  Noël  Parfait,  si  appliqué  qu'il  fût,  en  fit 
souvent  l'épreuve.  Mais  avec-  quelle  grâce  charmante  et  quelle  déli- 
catesse le  poète  lui  disait  ses  observations  ou  ses  réclamations  ! 
Parfois,  c'était  une  discussion,  qui  se  prolongeait,  sur  le  genre 
d'un  mot  ou  sur  son  emploi.  Noël  Parfait  osait  dépasser  son  rôle 
de  correcteur  d'épreuves  typographiques.  Il  serait  excessif  de 
découvrir  en  lui  un  collaborateur  des  Contemplations.  Sa  modes- 
tie aurait  protesté  contre  un   éloge  aussi   immérité  et  aussi  im- 


VARIA  365 

prévu.  Mais  Victor  Hugo  le  traitait  en  lettré  et  en  ami.  Son  nom 
mérite  ainsi  de  survivre  comme  celui  d'un  artisan  qui  aurait  posé 
une  petite  pierre  dans  l'immense  cathédrale.  Et  peut-être  quel- 
ques-unes des  lettres  que  Victor  Hugo  lui  écrivait  ne  seront-elles 
pas  indignes  de  la  correspondance  du  grand  poète,  jusqu'ici  trop 
insuffisamment  recueillie,  et  dont  notre  admiration  a  le  droit 
d'exiger  une  édition  nouvelle  et  complète. 

Les  lettres  de  Victor  Hugo  à  Noël  Parfait,  toutes  inédites,  s'éten- 
dent sur  une  période  qui  va  du  mois  de  juin  1855  au  mois  d'avril 
1856.  Elles  ne  présentent  pas  un  égal  intérêt.  Certains  détails  sont 
d'un  ordre  infime  et  ne  valent  que  par  le  témoignage  nouveau 
qu'ils  apportent  des  extraordinaires  facultés  visuelles  de  Victor 
Hugo.  Je  me  contrains  donc  à  faire  un  choix.  Mais  la  première 
lettre,  datée  du  28  juin,  me  paraît  devoir  être  donnée  en  entier 
comme  étant  particulièrement  caractéristique  de  la  manière  de 
Victor  Hugo,  correcteur  d'épreuves.  Elle  n'est  pas  d'ailleurs  indif- 
férente à  la  composition  même  des  Contemplations . 

«  Je  reçois  la  lettre  bifrons,  et  je  souris  à  ces  deux  chers  et  bons 
visages  amis  qui  ne  sont  pas  plus  bêtes  l'un  que  l'autre,  et  je 
réponds  par  un  envoi  immédiat.  Vous  trouverez  dans  ce  paquet, 
cher  et  parfait  collègue  Parfait,  la  fin  du  livre  II,  lequel  est  inti- 
tulé : 

Vdmne  en  fleurs. 


Jetez  les  deux  autres  titres  au  panier. 

Maintenant,  attention  : 

1°  Je  vous  envoie  une  intercalation,  Tu  peux  comme  il  te  plaît 
me  faire  jeune  ou  vieux,  qui  entre  dans  le  livre  II  sous  le  numéro 
VIII  et  rejette  au  chiffre  IX  la  pièce  En  écoutant  les  oiseaux.  Modi- 
fier les  chiffres  d'ordre  suivants  en  conséquence.  Afin  d'éviter  les 
remaniements,  vous  ferez  bien  de  faire  tout  de  suite  ces  classe- 
ments dans  le  manuscrit. 

2°  Vous  trouverez  dans  le  paquet,  outre  la  pièce  à  intercaler, 
onze  pièces  allant  du  chifi're  XVIII  au  chiffre  XXVIII  et  jusqu'à 
la  page  96  du  manuscrit. 

3°  Vous  êtes  un  charmant  homme,  et  je  ne  vous  dispense  pas  du 
tout  de  me  dire  que  vous  êtes  content,  et  que  mon  livre  vous  plaît, 
attendu  qu'il  y  a  dans  le  monde  une  ou  deux  douzaines  d'esprits 


366  LES    ANNALES   ROMANTIQUES 

comme  le  vôtre,  auxquels,  nous  les  poètes,  nous  songeons  en  tra- 
vaillant. 

4"  D'ici  à  huit  jours,  vous  aurez  le  livre  III,  inti«ulé  :  les  Luttes 
et  les  Rêves  ;  de  cette  façon,  vous  aurez  entre  les  mains  le  premier 
volume  tout  entier.  Vous  savez  que  ce  volume  est  intitulé  :  Autre- 
fois. Le  second  a  pour  titre  :  Aujourd'hui.  C'est  l'épopée  après 
l'idylle. 

5°  Le  spécimen  est  bon  —  et  je  suis  heureux,  heureux,  heureux 
de  penser  que  vous  allez  être  forcé  de  m'écrire  très  souvent  de  ces 
lettres  qui  sont  charmantes  comme  si  elles  n'étaient  pas  bonnes,  et 
bonnes  comme  si  elles  n'étaient  pas  charmantes.  V. 

Mes  prohibitions  ne  s'étendent  pas  le  moins  du  monde  à 
jyjme  Parfait  pour  laquelle  je  ne  verrais  du  reste  qu'un  peu  d'en- 
nuis dans  le  labeur  et  à  qui  j'offre  mes  hommages  les  plus  em- 
pressés. 

Dites,  je  vous  prie,  à  mon  charmant  poète  d'éditeur  que  je  lui 
répondrai  par  le  prochain  numéro,  la,  poste  me  pressant  aujour- 
d'hui. » 

Les  prohibitions  dont  par  le  Victor  Hugo  étaient,  rsî-atives  aux 
copies  de  ses  vers  dont  il  interdisait  avec  force  la  communication. 
Il  devait  se  défendre  d'autant  plus  contre  des  indiscrétions  que 
son  exil  donnait  une  saveur  toute  particulière  aux  primeurs  dont 
les  journaux  se  disputaient  la  bonne  chance.  Les  précautions  qu'il 
prenait  et  qu'il  imposait  ne  réussirent  pas  d'ailleurs  toujours  à  l'en 
garantir.  Mais  Noël  Parfait,  du  moins,  ne  mérita  jamais  ses  re- 
proches. 

Si  M'"*'  Noël  Parfait  était  admise  à  l'honneur  exceptionnel  de 
lire  le  nouveau  chef-d'œuvres  sur  épreuves,  Alexandre  Dumas 
bénéficiait  de  la  même  faveur.  Son  admiration  et  son  amitié  pour 
Victor  Hugo  ne  s'étaient  jamais  démenties.  Le  poète,  de  son  côté, 
lui  portait  une  affection  sincère.  Dans  sa  lettre  du  29  octobre  1853 
à  Noël  Parfait,  que  j'ai  déjà  citée,  il  disait  :  «  Quant  à  Dumas, 
nous  avons  de  ses  nouvelles  ;  il  nous  tombe  chaque  matjn  une 
page  étincelante  qui  nous  dit  :  le  bon  cœur  et  le  grand  esprit  se 
portent  bien.  » 

Au  mois  de  juillet  1855, il  faillit  tomber  sur  Jersey  mieux  qu'une 
page  de  Dumas.  A  la  date  du  2,  Victor  Hugo  écrivait  à  Noël  Par- 
fait : 

«  Vous  ici  !  et  Dumas  !  quel  bonheur  c'eût  été  !  quelle  fête  sur  le 


VARIA  367 

rocher  !  quels  vastes  éclats  de  rire  au  nez  d'Ogre-le-Petit  !  J'espère 
bien  que  ce  projet  n'est  pas  tombé  dans  toute  cette  eau  qui  nous 
sépare,  et  qu'un  de  ces  matins  d'été  ou  d'automne,  en  voyant  Par- 
fait débarquer,  nous  crierons  :  Noël  !  Poussez  Dumas  à  la  chose, 
n'est-ce  pas  ?... 

Voici  les  deux  feuilles  corrigées,  A  propos,  cela  coûte  2  fr.  60  de 
port.  On  me  dit  qu'en  les  envoyant  sous  bande,  cela  ne  coûterait 
qu'un  timbre-poste  de  journal.  Informez-vous,  je  vais  m'informer, 
j'affranchirais  les  miennes,  vous  affranchiriez  les  vôtres  et  nous 
donnerions  des  sous  au  lieu  de  donner  des  francs.  Je  ferais  volon- 
tiers cette  économie  sordide  sur  Victoria  et  Léopold. 

J'ai  fait  droit  à  votre  très  juste  observation  sur  chante  et  champ. 
Du  reste,  ces  épreuves  m'ont  charmé.  J'ai  senti  qu'un  ami  y  avait 
passé.  C'était  mieux  que  corrigé,  c'était  comme  paré.  Et  votre 
bonne  et  charmante  lettre  nous  a  tous  ravis.  Je  recommande  à 
votre  attention  personnelle  les  corrections  des  pages  18,  26,  27,  28, 
31,  39,  49  (les  deux  vers  transposés),  52,  61,  67,  72,  entre  autres,  et 
tout  particulièrement,  45,  46,  la  pièce  à  M""  de  Girardin  qui,  avec 
quelques  mots  et  quelques  vers  changés,  se  trouve  comme  faite 
pour  sa  mort.  (Noble  femme,  et  que  je  regrette  profondément). 
N'hésitez  pas  à  me  renvoyer  la  correction  sur  laquelle  vous  auriez 
quelque  hésitation.  Ne  tirez  jamais  qu'à  coup  sûr,  comme  les  Rus- 
ses à  Sébastepol.  » 

La  lettre  s'achève  sur  une  allusion  à  des  difficultés  qui  risquent 
de  s'élever  avec  Pascal  Duprat,  relativement  à  la  communication 
du  recueil  avant  sa  publication.  Avant  qu'elle  n'ait  paru,  on  se 
dispute  l'œuvre  nouvelle.  Les  journaux  et  les  revues,  ceux  du 
moins  qui  peuvent,  dans  ces  temps  difficiles,  se  réclamer  d'une 
communauté  d'opinions  avec  le  proscrit  de  Jersey,  s'efforcent  d'ob- 
tenir de  lui  une  préférence.  Nous  verrons  comment,  l'heure  venue, 
il  procéda  aux  distributions  nécessaires.  En  attendant,  il  s'accorde 
avec  Hetzel,  son  éditeur,  pour  renvoyer  Pascal  Duprat  à  la  lettre 
et  à  l'esprit  de  leurs  traités. 

La  question  du  port,  soulevée  ici  pour  la  première  fois,  jouera 
un  rôle  dans  les  lettres  suivantes.  Mais  on  voit  déjà  que  Victor 
Hugo,  qui  ne  dédaignait  pas  les  petites  économies,  excellait  à  les 
colorer  d'un  prétexte  politique. 

Le  16  juillet,  il  écrivait  : 

«  Je  reçois  la  feuille  3.  Je  ne  puis  vous  la  renvoyer  aujourd'hui, 


368  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

attendu  que  le  packet,  arrivé  en  retard  par  le  brouillard,  repart  à 
l'instant  même.  Votre  observation  quant  à  Sereine  lueur  et  Vague 
lueur  est  parfaitement  juste,  et  je  vous  en  remercie,  cher  confrère. 
J'y  ferai  droit.  Vous  recevrez  l'arrangement  après-demain,  plus  la 
feuille  3  corrigée,  plus  la  fin  du  livre  III  (ce  qui  complète  le  pre- 
mier volume),  plus  quelques  vers  à  intercaler  dans  la  Réponse  à 
un  acte  d'accusation.  Aujourd'hui  je  vous  envoie  bonne  partie  du 
livre  III,  jusqu'à  la  pièce  XX  et  la  page  139  du  manuscrit  inclusi- 
vement :  —  je  vous  écris  des  brimborions,  mais  je  vous  demande 
de  bonnes  longues  lettres.  Ma  femme,  ma  fille,  mes  fils,  rafïolent 
de  vous,  tant  pis.  Votre  nuance  politique  et  littéraire  les  charme. 
Vacquerie  est  en  ce  moment  à  Paris,  près  de  sa  mère  malade.  Je 
lui  envoie  vos  bonjours.  Mettez-moi  aux  pieds  de  votre  bonne  et 
gracieuse  femme. 

Ecrivez-moi  chez  moi,  à  mon  nom  ;  nul  inconvénient. 

Informez-vous  pour  l'envoi  des  épreuves  sous  bande. 

Encore  un  serrement  de  main.  Et  merci.  » 

Deux  jours  après,  le  poète,  qui  venait,  pour  remercier  Noël  Par- 
fait d'une  observation  heureuse,  de  l'élever  au  rang  de  «confrère», 
lui  donnait  au  autre  titre  et  lui  envoyait  les  vers  promis. 

«  1°  Evitons,  cher  coopérateur,  les  transpositions.  D'ailleurs  les 
pièces  de  ce  diable  de  recueil  sont  comme  les  pierres  d'une  voûte, 
impossible  de  les  déplacer.  Je  me  borne  donc  à  changer  le  premier 
hémistiche  de  Mes  deux  Filles.  Au  lieu  de  à  la  vague  lueur,  etc., 
mettez,  je  vous  prie  : 

Dans  le  frais  clair-obscur  du  soir  charmant  qui  tombe.  C'est 
même  mieux.  Donc  remerci. 

2°  Voici  qui  importe.  Dans  la  Réponse  à  un  acte  d'accusation, 
mtercalez  les  huit  vers  que  voici  après  le  dixdiuitième  vers,  de 
façon  qu'on  lise  : 

En  somme, 
J'en  conviens,  oui,  je  suis  cet  abominable  homme  ; 
Et,  quoique,  en  vérité,  je  pense  avoir  commis 
D'autres  crimes  encor  que  vous  avez  omis. 
Avoir  un  peu  touché  les  questions  obscures. 
Avoir  sondé  les  maux,  avoir  cherché  les  cures, 
De  la  vieille  ânerie  insulté  les  vieux  bâts, 
Secoué  le  passé  du  haut  jusques  en  bas, 


VARIA  369 

Et  saccagé  le  fond  tout  autant  que  la  forme, 
Je  me  borne  à  ceci  :  je  suis  ce  monstre  énorme, 
Je  suis  le  démagogue  horrible  et  débordé,  etc. 

Vous  m'enverriez  épreuve  de  ces  huit  vers  en  placard. 

3°  Voici  la  feuille  3  corrigée  avec  le  bon  à  tirer. 

4°  Voici  le  reste  du  livre  III  et  la  fin  du  premier  volume.  Quand 
vous  voudrez,  vous  aurez  le  second.  Je  recommande  à  votre  atten- 
tion fraternelle  et  paternelle  d'abord  tout,  puis  très  particulière- 
ment la  grosse  pièce  qui  finit  [Magniludo  parvi)  et  qui  marque  le 
passage  d'un  volume  à  l'autre,  du  bleu  clair  au  bleu  sombre.  L'en- 
voi d'aujourd'hui  va  jusqu'à  la  pièce  XXX  et  la  page  171  du  ma- 
nuscrit. 

Pour  éviter  la  monotonie  du  mot  romain,  ne  mettez  dHialiques 
que  là  où  vous  voyez  .les  mots  soulignés  dans  le  rnanuscrit.  Je 
vous  avoue  cette  faiblesse,  je  hais  les  lettres  italiques.  N'hésitez 
pas  à  me  renvoyer  les  corrections  sur  lesquelles  vous  auriez  des 
doutes. 

Je  crois  que  voilà  mon  sac  d'aujourd'hui  vidé.  Que  vous  dire 
maintenant  ?  Que  nous  sommes  à  vous  de  tout  cœur,  que  nous 
vous  réclamons  à  cor  et  à  cri  sitôt  les  Contemplations  terminées  et 
que  nous  tâcherons  de  retrouver  à  Marine  Terrace  les  bons  rires 
du  boulevard  Wateloo. 

Mettez-moi  aux  pieds  de  M""^  Parfait.  » 

Cette  lettre  est  mieux  que  charmante.  Elle  nous  initie  par  des 
détails  curieux  au  travail  de  composition  de  Victor  Hugo  qui,  jus- 
qu'à la  publication,  ne  considérait  pas  son  œuvre  comme  achevée. 
Et  ses  corrections  étaient  le  plus  souvent  une  amélioration.  N'était- 
ce  pas  une  inspiration  heureuse  qui,  dans  la  délicieuse  poésie  inti- 
tulée Mes  deux  Filles,  au  vers  primitif  : 

A  la  vague  lueur  du  soir  charmant  qui  tombe 

lui  faisait  substituer  celui-ci  : 

Dans  le  frais  clair-obscur  du  soir  charmant  qui  tombe 

dont  la  grâce  pittoresque  est,  à  elle  seule,  un  vrai  tableau  ? 

Je  crois  aussi  que  les  huit  vers  intercalés  dans  la  Réponse  à  un 
acte  d'accusation  ajoutent  à  la  force  du   réquisitoire  que  Victor 

24 


370  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

Hugo,  résumant  les  griefs  de  ses  adversaires,  dirige  contre  lui- 
même  avant  et  afin  de  présenter  sa  défense.  Il  précise  le  côté  social 
des  accusations  dont  les  vers  précédents  ne  donnaient  que  le  côté 
littéraire.  Et  il  peut  ainsi  aboutir  à  sa  justification  complète  : 

Et  je  n'ignorais  pas  que  la  main  courroucée 
Qui  délivre  le  mot,  délivre  la  pensée. 

Voici,  maintenant,  à  la  date  du  19  juillet,  une  lettre  dont  on 
peut  dire,  avec  Victor  Hugo  pour  les  pièces  de  son  recueil,  que  les 
termes  en  sont,  comme  les  pierres  d'une  voûte,  impossibles  à  dé- 
placer. On  y  trouve  le  poète,  le  grammairien,  l'expert  en  lettres  et 
en  lignes  typographiques,  l'ami  qui  veut  et  sait  plaire,  le  répu- 
blicain... 

«Vos  longues  lettres  me  sont  douces  ;  elles  sont  toujours  pleines  ; 
quand  ce  n'est  pas  de  l'esprit,  c'est  du  cœur,  et  la  plupart  du 
temps  cœur  et  esprit,  esprit  et  cœur,  mêlés.  Je  vous  remercie  de 
me  parler  de  vous,  et  tous  les  détails  que  vous  me  donnez  me  font 
l'effet  de  détails  de  famille.  En  somme,  la  dignité  et  le  courage 
aidant,  je  vous  vois  heureux  là-bas.  Je  sais  bien  bon  gré  à  notre 
cher  Dumas  de  tout  ce  qu'il  est  pour  Noël  Parfait,  et  à  mon  cher 
Noël  Parfait  de  tout  ce  qu'il  est  pour  Dumas.  Est-ce  l'épreuve  cor- 
rigée, faites  attention,  page  116,  au  mot  brocs  et  non  blocs  ;  et  aux 
corrections  des  pages  117,  126  [des  boîtes  demi  closes),  131  {enfu- 
mant), 132  (quatre  vers  à  intercaler.  Croyez-vous  nécessaire  de 
m'en  envoyer  l'épreuve  en  placard  ?)  Le  mot  bleuet  n'est  joli  que 
parce  qu'il  contient  bleu.  Grammaticalement  il  ne  faut  uas  d'5  à 
penchant  ;  le  participe  présent  ne  prend  jamais  l'accord.  Une  s, 
permise  là  en  vers,  serait  une  licence.  Pour  le  bon  vers,  je  me 
fiche  que  vous  entamiez  la  garniture  et  que  ce  soit  hideux  en  typo- 
graphie ;  mais  je  ne  puis  ajouter  un  alinéa  à  Halte  en  m,archant. 
Les  alinéas  sont  des  chapitres.  Et  laissez  les  guillemets.  Vous 
voyez  que  je  résiste.  Notre  ami  m'appelle  tyran.  Remerciez-le  de 
la  bien  bonne  et  bien  charmante  lettre  qu'il  m'écrit  ;  cette  réponse 
est  pour  vous  comme  pour  lui,  cependant  je  compte  toujours  lui 
écrire  par  le  prochain  numéro.  En  attendant,  remettez-lui  cette 
réponse  à  M.  Hachette  qui  m'a  écrit,  priez-le  de  la  lire,  de  la  cache- 
ter de  noir,  et  de  l'envoyer  à  M.  Hachette.  Je  vous  résiste  égale- 
ment pour  Luttes  et  Rêves,  il  faut  :  les  Luttes  et  les  Rêves.  Encore 
là,  entamez  la  garniture,  je  m'en  reflche.  L'article   les  n'est  pas 


VARIA  371 

indifférent.  Je  dis  Châtiments  et  les  Contemplations .  Du  reste,  je 
vous  laisse  libre  de  dire  que  je  suis  bon  comme  tout  avec  mes 
nuances.  A  la  rigueur  brisez  la  ligne  et  mettez  : 

Les  Luttes 

et 
les  Rêves. 

Mais  ne  brisez  et  ne  pliez  jamais  de  vers. 

Vous  avez  fait  un  excellent  essai.  La  feuille  sous  bande  m'est 
parfaitement  arrivée  intacte  et  m'a  coûté  un  sou,  tandis  que  la 
même  feuille  sous  enveloppe  m'a  coûté  2  fr.  50.  La  moitié  du  pro- 
blème est  donc  résolue,  car,  de  mon  côté,  il  faut  que  je  voie  le 
directeur  de  la  poste  pour  nous  entendre  à  ce  sujet,  et  j'ai  rendez- 
vous  avec  lui.  Dans  tous  les  cas,  vous  pouvez  dès  à  présent  m'en- 
voyer  les  épreuves  sous  bande  ;  elles  m'arrivent  comme  imprimés, 
pêle-mêle  avec  un  déluge  de  journaux  et  d'imprimés,  et  il  n'y  a 
aucune  raison  pour  que  cette  bande-là  soit  violée  plutôt  que  les 
autres.  D'ailleurs  les  post-masters  anglais  et  jersiais  n'y  verraient 
que  du  feu.  Je  ne  sais  pas  si  l'épreuve  corrigée,  c'est-à-dire  portant 
de  récriture,  pourra  jouir  de  la  même  immunité.  C'est  là  ce  que  je 
vais  résoudre  avec  le  post-master  de  Saint-Hélier.  Si  c'est  non,  je 
continuerai  de  vous  les  envoyer  dans  des  lettres,  mais  c'est  déjà 
quelque  chose  que  d'arracher  à  Victoria  la  moitié  de  son  bénef. 

Ecrivez-moi  toujours  longuement,  parlez-moi  beaucoup  de  vous, 
donnez-moi  des  nouvelles  des  vôtres.  Je  suis  bien  content  que  ce 
livre  continue  de  vous  plaire.  Je  crois  que  le  tome  II  va  plus  haut 
que  le  premier,  il  le  complète  par  le  douloureux  et  le  sombre  ; 
l'autre  est  l'aurore,  il  est  le  soir.  Vous  l'aurez  quand  vous  voudrez. 

Figurez-vous  que  c'est  aujourd'hui  ma  fête  et  que  mes  chers 
proscrits  se  sont  joints  à  ma  famille,  et  que  je  les  vois  de  ma  fenê- 
tre en  vous  écrivant.  Ils  me  croient  sorti,  bouleversent  mon  jardin 
pour  me  faire  ce  soir  une  illumination  en  verres  de  couleur.  Char- 
les prépare  un  drapeau  rouge  portant  l'inscription  Etats-Unis 
d'Europe.  Je  fourre  mon  nez  dans  la  Surprise  et  je  me  l'éventé  à 
moi-même.  Que  n'êtes-vous  là  ?  Ce  serait  double  fête.  » 

Un  premier  passage  de  cette  lettre  est  à  retenir.  Victor  Hugo  ne 
veut  pas  qu'on  écrive  :  Luttes  et  Rêves,  mais  bien  les  Luttes  et  les 
Rêves.  Il  ajoute  :  «  L'article  les  n'est  pas  indifférent.  Je  dis  Châti- 
w.cnts  et  LES  Contemplations.  «  Cette   netteté  et  cette  force  de  vo- 


372  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

lonté  sont  frappantes.  Ce  n'est  pas  arbitrairement,  mais  bien  par 
suite  d'une  réflexion  logique,  que  Victor  Hugo  ajoutait  ou  suppri- 
mait l'article  les.  Pourtant,  la  plupart  des  éditions  des  Châtiments, 
en  particulier  l'édition  définitive  (qui  ne  l'a  pas  été)  de  1882,  et 
l'édition  de  l'Imprimerie  nationale,  publiée  en  1910  par  M.  Gus- 
tave Simon,  donnent  au  recueil  pour  titre  les  Châtiments.  Est-ce 
contraire  à  la  volonté  de  Victor  Hugo  ?  Oui  et  non.  En  1853,  après 
avoir  hésité  entre  les  Vengeresses  et  le  Chant  du  Vengeur,  Victor 
Hugo  écrivait  à  Hetzel  qu'il  s'arrêtait  définitivement,  d'après  l'avis 
unanime,  à  ce  titre  :  Châtiments.  De  fait,  les  deux  éditions  origi- 
nales, parues,  l'une  expurgée,  l'autre  complète,  en  1853,  donnaient 
ce  titre  sans  l'article.  Le  titre  les  Châtiments  apparaît  pour  la  pre- 
mière fois  sur  l'édition  complète  et  française  publiée  par  Hetzel 
en  1870.  Cette  édition  avait  été  revue  par  Victor  Hugo.  Rien  n'ex- 
plique comment  il  a  adopté  cet  article  les  contre-  lequel  il  s'élevait 
avec  tant  d'énergie  en  1855.  Selon  moi,  il  avait  simplement  cédé 
aux  habitudes  du  public  qui,  sans  se  soucier  de  la  nuance  voulue 
par  le  poète,  ajoutait  couramment  l'article  où,  primitivement  il 
ne  l'avait  pas  mis. 

Curieuse  par  cette  discussion  grammaticale,  la  lettre  de  Victor 
Hugo  que  je  commente  ne  l'est  pas  moins  au  point  de  vue  de  ses 
idées  sur  la  typographie.  Le  poète  avait,  on  l'a  vu  précédemment, 
horreur  des  italiques.  ï\  avouait  que  c'était  une  faiblesse,  mais  je 
ne  crois  pas  qu'il  ait  jamais  renoncé  à  les  combattre.  Sur  les  ali- 
néas, il  était  irréductible  et,  les  considérant  comme  des  chapitres, 
il  se  refusait  à  en  ajouter.  Enfin,  s'il  consentait,  même  au  prix 
d'une  hideur  typographique,  à  briser  la  ligne  pour  l'impression 
du  titre  les  Luttes  et  les  Rêves  qui  caractérisait  le  livre  III  du  pre- 
.mier  volume,  il  refusait  de  transiger  sur  la  typographie  des  vers 
eux-mêmes.  «  Ne  brisez  et  ne  pliez  jamais  des  vers  »,  écrivait-il  à 
Noël  Parfait.  Il  restait  ainsi  fidèle  h  ce  passage  de  la  note  impé- 
rieuse et  précise  qu'il  rédigeait  en  1853  pour  l'imprimeur  des 
Châtiments  :  et  Quand  un  vers  est  long  et  dépasse  la  justification, 
il  ne  faut  pas  le  replier.  L'auteur  s'y  oppose  absolument.  Il  faut 
entrer  dans  la  garniture.  Très  essentiel.  Toujours  mettre  le  vers 
dans  toute  sa  longueur.  » 

Peut-être  trouvera-t-on  que  ces  détails  sont  indifférents.  Je  ne 
puis  partager  cet  avis.  L'attention  portée  à  de  petites  choses  n'est 
pas  toujours  une  petitesse  et  ne  diminue  pas  forcément  un  grand 
esprit  qui  s'y  complaît.  Victor  Hugo,  en  réglant  ainsi  les  éléments 
de  sa  typographie,   n'affirmait  pas  seulement  un  côté  curieux  de 


VARIA  373 

son  goût  :  il  pensait  aussi  au  goût  du  public,  qu'il  se  préoccupait 
de  ne  pas  heurter  par  des  dispositions  arbitraires.  Il  avait  compris 
que  la  typographie  est  une  forme  de  l'art. 

On  lui  a  souvent  reproché  d'avoir  manqué  de  sens  critique  dans 
le  Jugement  qu'il  portait  lui-même  sur  son  œuvre  et  de  n'en  avoir 
pas  toujours  préféré  le  meilleur.  L'observation  est  juste  dans  son 
principe.  Est-il  d'ailleurs  le  seul  auteur  dont  la  paternité  littéraire 
ait  eu  des  aveuglements  ?  Mais,  cette  fois,  et  dans  sa  lettre,  il  ne 
s'est  pas  trompé  en  déclarant  que  le  tome  II  des  Contemplations, 
douloureux  et  sombre,  va  plus  haut  que  le  premier.  Il  va  si  haut, 
surtout  dans  Pauca  meœ,  que  certaines  pièces  inspirées  par  le 
drame  de  Villequier,  arrachent  à  Louis  Veuillot,  prévenu  et  hos- 
tile, ce  cri  d'admiration.  «  Il  n'y  a  pas  de  plus  beaux  vers  dans  la 
langue  française,  ni  dans  la  langue  chrétienne.  » 

Je  crains  bien  que  Louis  Veuillot  n'eût  pris  sa  revanche  avec  le 
passage  de  la  lettre  de  Victor  Hugo  on  le  poète  s'acharne,  par  la 
substitution  des  épreuves  sous  bande  aux  épreuves  sous  enve- 
loppe, à  arracher  une  partie  de  son  «  benef  «  à  la  reine  Victoria. 
Cette  idée  l'obsède,  et  il  y  revient  sans  cesse.  Le  2  août  il  mande  à 
Noël  Parfait  «  une  complication  ». 

«Il  paraît  que  Victoria  et  Léopold  se  sont  aperçus  de  nos  manœu- 
vres démagogiques,  et  ont  avisé  à  sauver  la  caisse,  car,  quoique 
sous  bande  libre,  la  feuille  que  je  vous  renvoie  m'est  arrivée 
cotée,  comme  une  lettre,  80  centimes.  J'ai  réclamé,  cela  est  étrange 
en  effet,  toutes  les  brochures  possibles  m'arrivant  presque  de  tous 
les  coins  du  monde  pour  un  sou  la  feuille  ;  mais  j'ai  grand'peur 
que  la  queen,  dans  la  personne  du  post-master,  ne  fasse  la  sourde 
oreille.  Dans  ce  cas-là,  nous  en  reviendrons  à  l'envoi  sous  enve- 
loppe. 

Voici  le  bon  h  tirer.  Vous  devez  avoir  reçu,  timbré  Londres,  un 
paquet  contenant  le  commencement  du  tome  II.  Y  a-t-iî  eu  réduc- 
tion notable  sur  le  port  ?  Mandez-le-moi.  Voici  une  belle  lettre.  Si 
l'avenir  la  lit  jamais,  il  y  verra  un  ds  côtés  tristes  de  notre  temps, 
la  pauvre  pensée  proscrite,  mangée  par  les  fiscs  de  toutes  gros- 
seurs, et  se  débattant  sous  les  dents  des  rois  et  sous  les  quenottes 
des  reines.  Je  serre  votre  bonne  et  loyale  main.  » 

Le  5  août,  Victor  Hugo  remercie  Noël  Parfait  de  lui  avoir  envoyé 
deux  de  ses  œuvres,  «  qui  sont  d'excellents  cailloux  à  ramasser 
dans  le  chemin  de  l'exil  ».  Il  félicite  son  «  cher  alter  ego  »  de  valoir 


374  LES    ANNALES   ROMANTIQUES 

encore  mieux  que  lui  pour  les  corrections,  ce  qui  ne  l'empêche  pas 
de  les  lui  recommander.  Et  enfin  il  se  plaint  de  la  poste.  «  Léopold 
me  fait  toujours  payer  seize  soùs  la  feuille.  Cette  fois,  il  a  ajouté 
son  cachet  de  cire  rouge.  » 

Deux  jours  après  :  «  C'est  très  farce.  Je  reçois  aujourd'hui  les 
deux  dernières  feuilles  tirées,  deux  sous.  Ce  bulletin  de  sous  n'est- 
il  pas  amusant  ?  Envoyez-moi  donc  l'épreuve  sur  le  papier  du 
livre,  elle  reviendra  peut-être  à  son  niveau  primitif,  un  sou.  Je  me 
pique  à  ce  jeu  avec  M""^  Victoria  et  M.  Léopold.  » 

Le  12  août,  Victor  Hugo  renvoie  des  corrections,  mais  il  réserve, 
par  une  réflexion  piquante,  l'impression  de  la  préface  pour  la  fin. 
«  C'est  comme  l'ouverture,  la  dernière  chose  que  fait  le  musicien.» 

Le  17  août,  deux  réflexions  :  M.  Lévy  a  déjà  reçu  une  feuille  ; 
il  faut  qu'il  ne  la  communique  à  personne.  L'épreuve,  cette  fois, 
n'a  coûté  que  deux  sous,  effet  du  changement  de  papier. 

Une  lettre  du  30  août  nous  apporte  une  dé  ces  discussions  gram- 
maticales dans  lesquelles  le  poète  des  ConteTuplations  était  passé 
maître.  La  fin  annonce  un  gros  paquet  :  il  sera  mis  à  la  poste  du 
Louvre  «  parce  qu'il  coûte  moins  cher  ».  Toute  la  première  partie 
est  à  citer. 

«  Oui,  je  suis  un  tyran.  J'ouvre  le  dictionnaire  de  Boiste  qui  est 
tout  aussi  mauvais  que  le  dictionnaire  de  l'Académie,  et  j'y 
trouve  : 

Phalène,  s.  m.  Na.  papillon  de  nuit,  ene.  R.  {Phao,  je  brille,  gr.). 

Consommer,  v.  a.  perficere,  achever,  finir,  terminer,  etc.  ;  con- 
sumere,  détruire  par  l'usage  (des  vivres,  etc.). 

Cher  ami,  on  peut  dire  qu'un  flambeau  finit,  ou  se  consomme, 
détruire  par  l'usage,  et  est  usé,  on  peut  dire  qu'un  flambeau  s'use 
ou  se  consommée.  Cela  n'empêche  pas  de  dire  qu'il  se  consume, 
consum^er  est  le  mot  spécial,  consommer  est  l'e^cpression  générale. 
Toute  chose  comme  toute  idée  est  visible  sous  ces  deux  aspects,  et 
si  ces  bons  chiens  classiques  n'aboient  que  de  cela,  ils  aboieront 
de  peu.  J'ajoute  à  Boiste  que  si  votre  servante  fait  une  trop  grande 
consommation  de  chandelle,  c'est  que  la  chandelle  se  eonsom,m,e. 
Un  homme  se  consomme  ou  consomme  sa  vie  en  travaux,  efforts, 
etc.,  et  une  /chandelle  se  consume.  Eh  bien  !  on  peut  également 
dire  qu'un  homme  se  consume  et  qu'une  chandelle  se  consomme. 

Pardon  pour  cet  étalage  hideux,  mais  c'est  votre  faute,  pourquoi 
diable  aussi  me  faites-vous  ouvrir  un  dictionnaire  ? 

Quant  aux  classiques,  en  royalistes  de  la  littérature,  en  absolu- 


VARIA  375 

tistes  de  l'art,  ils  crieront  de  cela  et  de  bien  d'autres  choses  ;  mais 
quand  je  me  sens  dans  le  vrai,  je  prends  la  devise  de  Ponce  de 
Léon  :  Dexa  gritar. 

C'est  égal,  dites-moi  vos  autres  scrupules,  car  avec  vous,  cher  et 
charmant  esprit,  je  compte, et  vous  avez  eu  plus  d'une  fois  raison.» 

Plusieurs  des  lettres  suivantes  sont  relatives  à  des  corrections 
typographiques  et  à  des  transpositions  de  pièces.  Elles  n'offrent 
pas  un  intérêt  appréciable.  Je  note  seulement  que  les  proscrits  se 
sont  réunis  le  22  septembre  chez  Victor  Hugo,  pour  fêter  l'anniver- 
saire de  1792  et  boire  à  la  République  universelle. 

Quelques  lettres  nous  révèlent,  entre  Victor  Hugo  et  Noël  Par- 
fait, une  discussion  dont  l'obscurité,  que  je  n'ai  pas  réussi  à  élu- 
cider, est  rendue  plus  grande  par  des  déchirures  involontairement 
faites  à  l'une  d'elles.  Je  regrette  de  n'avoir  pu  tirer  au  clair  ce  petit 
incident,  d'autant  plus  curieux  que  Noël  Parfait  ne  pouvait  guère 
passer  pour  un  royaliste,  même  en  littérature.  H  s'agissait  du  mot 
moignon.  Le  17  septembre,  Victor  Hugo  écrivait  :  «  Je  vous  ai  gro- 
gné à  propos  de  moignon,  et  cela  en  valait  la  peine,  mais  je  vous 
aime  bien.  »  Le  9  octobre  :  «  Vous  avez  raison  d'avoir  des  remords; 
je  suis  charmé  que  le  moignon  vous  (un  mot  manque)  ;  mais  soyez 
tranquille,  il  ne  sera  pas  perdu  ;  je  le  placerai  ailleurs.  »  Huit 
jours  après  :  «  Vous  triompherez,  non  par  des  raisons,  mais  par 
une  prière  :  vous  abuserez  de  votre  puissance  sur  moi,  c'est  lâche. 
Vous  vous  en  prenez  à  un  des  meilleurs  vers  que  j'aie  faits,  «  la 
main  qui  saisit  tout,  l'espérance  devenue  moignon,  »  cela  vous 
choque.  Soit,  je  vous  cède.  Je  suis  faible  comme  une  brute.  Mais 
Job  ou  Shakespeare  vous  eussent  envoyé  au  diable.  Je  mets  tron- 
çon au  Heu  de  moignon,  ce  qui  sauve  un  peu  l'idée.  Renvoyez-moi 
l'épreuve,  il  y  a  un  remaniement  nécessaire.  »  Je  n'ai  pas  trouve 
ce  remaniement.  Peut-être  quelque  lecteur  s'intéressera-t-il  à  cett€ 
petite  devinette  littéraire,  et  sera-t-il  plus  perspicace,  plus  tenace, 
ou  simplement  plus  heureux  que  moi.  Je  lui  épargnerai  du  moins 
la  peine  de  chercher  les  vers  où  Victor  Hugo  avait  employé  le  mot 
qu'il  ne  voulait  pas  perdre.  H  est  dans  la  pièce  sans  titre  qui  com- 
mence ainsi  : 

Je  payai  le  pêcheur  qui  passa  son  chemin. 

Le  poète  a  pris  des  mains  du  pêcheur  un  être  horrible  : 


376  LES   ANNALES   ROMANTIQUES 

Sans  forme  comme  l'ombre,  et,  comme  Dieu,  sans  nom. 
Il  ouvrait  une  bouche  affreuse  :  un  noir  moignon 
Sortait  de  son  écaille  !... 

{Contemplations,  t.  II,  liv.  V,  chap.  XXII.) 

Un  passage  de  la  lettre  du  9  octobre  est  plus  clair.  Une  fois  en- 
core, Victor  Hugo  est  repris  par  l'obsession  du  «  jeu  où  il  se 
pique  »,  contre  la  reine  Victoria  et  le  roi  Léopold  qui  ne  se  dou- 
tent apparemment  pas  du  rôle  qu'ils  jouent  dans  cette  partie  im- 
prévue avec  le  glorieux  et  irascible  proscrit.  Noël  Parfait  a  envoyé 
deux  fois  à  Victor  Hugo  la  même  feuille.  «  Je  ne  vous  en  renvoie 
donc  qu'une,  étant  clément  ;  car  sachez  que  maintenant,  et  depuis 
très  longtemps  déjà,  quelles  que  soient  vos  et  mes  précautions,  je 
paie  vingt-cinq  sous,  que  vous  m'avez  extirpés  au  profit  de  Léopold 
et  de  Victoria.  J'ai  la  générosité  de  vous  les  épargner  et  de  ne  pas 
les  faire  retimbrer  par  ,1a  poste  (quelques  mots  manquent)...  Bénis- 
sez-moi. » 

Si  j'ai  cité  tous  ces  passages,  ce  n'est  pas  dans  une  intention  de 
dénigrement  et  pour  fortifier  la  légende  qu'on  a  essayé  de  créer, 
et  qu'on  a  créée,  autour  de  l'avarice  de  Victor  Hugo.  J'ai  voulu 
simplement  montrer  l'homme  dans  le  déshabillé  où  cette  corres- 
pondance intime  nous  le  révèle.  Je  ne  crois  pas  qu'à  aucun  point 
de  vue  il  n'y  puisse  perdre.  L'économie  n'est  pas  l'avarice  et  il 
n'est  aucune  loi  morale  qui  recommande  aux  hommes  de  génie  de 
faire  des  dépenses  de  poste  dont  s'abstiendrait  avec  soin  un  simple 
particulier.  Les  économies  de  Victor  Hugo,  qu'il  rattachait  avec 
plus  d'esprit  que  de  vérité  à  une  lutte  poiltique,  dépendaient  dans 
une  certaine  mesure  que  je  ne  nie  pas  d'une  tendance  naturelle. 
Mais  elles  étaient  aussi,  dans  les  premières  années  de  cet  exil  qui 
l'avait  dépouillé  et  presque  ruiné,  un  besoin  de  sa  situation.  Ce 
n'est  que  plus  tard,  surtout  avec  les  Misérables,  qu'il  commença 
à  réaliser  une  fortune  destinée  à  devenir  immense.  En  attendant, 
il  avait  de  lourdes  charges,  au  regard  desquelles  il  n'était  pas  de 
petites  économies.  Et  précisément,  l'exil  allait  peser  sur  lui  avec 
une  dureté  plus  grande.  Proscrit  de  France,  chassé  de  Belgique,  il 
ne  devait  pas  tarder  à  être  expulsé  de  Jersey.  Les  lettres  à  Noël 
Parfait  ne  sont  pas  muettes  sur  ce  tragique  incident. 

J'en  rappelle  les  circonstances.  Félix  Pyat,  proscrit  à  Londres, 
avait  adressé  à  la  reine  Victoria,  pour  protester  contre  son  alliance 
avec  Napoléon  III,  une  lettre  violente,  que  le  journal  des  exilés  de 


VARIA  377 

Jersey,  VHomme,  avait  reproduite.  Ce  fut  l'occasion  d'un  arrêté 
d'expulsion  contre  le  rédacteur,  l'administrateur  et  le  vendeur  du 
journal. 

Les  proscrits  prirent  parti  pour  eux  dans  une  déclaration,  rédi- 
gée par  Victor  Hugo,  qui  se  terminait  sur  ces  mots  :  «  Le  peuple 
français  a  pour  bourreau,  et  le  gouvernement  anglais  a  pour  allié 
le  crime-empereur.  Voilà  ce  que  nous  disons.  Voilà  ce  que  nous 
dirons  toujours,  nous  qui  n'avons  qu'une  âme,  la  vérité,  et  qu'une 
parole,  .la  justice.  Et  maintenant,  expulsez-nous  !  » 

Le  i8  octobre,  Victor  Hugo  écrivait  à  Noël  Parfait,  parlant  de 
l'œuvre  dont  il  lui  recommandait  les  corrections  :  «  Nous  appro- 
chons de  la  fin.  Vous  êtes  dans  le  sombre.  Les  Contemplations 
commencent  rose  et  finissent  noir.  C'est  le  raccourci  de  ce  spectre 
qu'on  appelle  la  vie.  »  H  ajoutait,  passant  de  l'œuvre  à  la  situa- 
tion : 

«Le  ciel  de  Jersey  est  devenu  brusquement  orageux.  Vous  savez 
sans  doute  déjà  l'histoire.  Félix  Pyat  a  fait  une  grosse  maladresse, 
de  là  ici  trois  expulsions,  soufflet  auquel  il  a  fallu  riposter.  Je  l'ai 
fait  comme  vous  verrez.  Je  vous  envoie  notre  déclaration.  L'effet 
en  est  immense.  Mais  peut-être  l'expulsion  générale  suivra.  Voici 
la  grande  pensée  latine  qui  commence  super  flumina  Babi/lonis. 
Portez,  je  vous  prie,  notre  déclaration  au  National.  L'acte  est  in- 
trépide et  nos  ennemis  même  l'admirent.  Que  le  National  donne 
le  fait  et  mette  de  notre  déclaration  ce  qu'il  pourra.  » 

Par  sa  lettre  suivante,  Victor  Hugo  annonce  Les  Maf/>'s,  et  la 
préface,  qui  sera  courte,  une  page  ou  deux.  De  la  pièce  finale,  Ce 
que  dit  la  bouche  d'ombre  (intitulée  d'abord  la  PortÉknoire  entre- 
bâillée), il  donne  un  commentaire  qui  est  à  retenir.  «  La  dernière 
pièce  est  mon  apocalypse.  C'est  pour  elle  que  j'ai  fait  les  deux 
volumes  et  emmiellé^avec  tant  de  soin  le  premier.  Combien  d'in- 
telligences pourront  boire  à  cette  coupe  sombre,  je  l'ignore  :  mais 
c'est  à  l'avenir  que  je  la  tends.  » 

Puis,  sur  l'expulsion  : 

«  L'orage  de  l'expulsion  gronde  plus  que  jamais.  Je  vous  eovoie 
des  exemplaires  de  notre  déclaration.  Je  vous  ai  dit  que  l'effet 
avait  été  grand.  H  grandit  encore  et  efface  le  point  de  iénart.  la 
lettre  de  Pyat.  L'utilité  de  cette  déclaration,  c'est  de  rétablir  notre 
terrain  vrai  et  de  nous  retirer  de  dessous  les  jupes  de  la  queen  où 


378  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

le  Bonaparte  était  charmé  de  nous  voir.  Tempête  dans  les  jour- 
naux anglais,  menaces  inouïes.  Reyndos  qui  nous  défend  dans  son 
journal  nous  avertit  que  son  gouvernement  infâme,  dit-il,  est  capa- 
ble de  nous  livrer.  Hier,  un  brick  français,  VAnel,  est  entré  dans 
notre  port.  Le  bruit  s'est  répandu  dans  la  ville  qu'il  venait  me 
checher  et  que  l'Angleterre  me  donnait  gracieusement  à  Bona- 
parte. J'en  ai  ri.  C'eût  été  curieux.  L'Ariel  est  reparti,  je  crois,  et 
sans  moi.  » 

Le  25  octobre,  entre  des  corrections  typographiques  et  des  obser- 
vations, Victor  Hugo  glisse  une  allusion  à  l'incident.  Il  s'inquiète 
de  savoir  si  le  National  et  V Observateur  oui  osé  publier  quelque 
chose  de  la  déclaration.  On  a  parlé  d'extradition.  «  Mais  nous 
tenons  bon,  et  le  champ  de  bataille  nous  reste.  C'est  une  victoire.  » 

La  victoire  n'est  que  partielle.  «  Le  Bonaparte,  écrit  le  proscrit 
le  30  octobre  (de  Marine  Terrace,  et  en  ajoutant  :  pour  la  dernière 
fois),  le  Bonaparte  demandait  notre  extradition  sur  la  déclaration. 
Cette  lâche  Angleterre  a  accordé  l'expulsion.  Je  ne  veux  pas  atten- 
dre la  fin  du  délai.  Je  pars  demain.  J'ai  dit  au  connétable  :  «  Une 
terre  où  il  n'y  a  plus  d'honneur  me  brûle  les  pieds.  »  On  nous 
expulse  le  2,  vendredi,  jour  des  morts.  Qui  sont  les  morts  ?  Eux 
ou  nous  ?  Je  dis  eux.  A  vous,  de  toute  mon  âme.  » 

Il  n'oublie  pas  d'ailleurs  les  Contemplations.  Il  discute  avec 
Noël  Parfait,  auquel  il  donne  ici  raison  et  là  tort.  «  Où  diable 
avez-vous  vu  que  phalène  était  féminin  ?  Quel  dictionnaire  des 
quarantes  ânes  avez-vous  donc  ?  On  dit  le  phalène.  Répétez-le- 
leur.  »  Il  semble  que  Ce  que  dit  la  bouche  d'ombre  trouble  et 
effraie  Noël  Parfait.  Le  poète  rit  de  ces  appréhensions.  «  Avouez 
que  vous  d#^enez  un  peu  bourgeois  devant  cette  apocalypse  du 
cinquième  livre  et  que  vos  cheveux  se  dressent  du  qu'en  dira- 
t-on  ?» 

Quand  il  écrit  le  4  novembre,  Victor  Hugo  est  ^  Guernesey  : 

«  J'ai  été  admirablement  reçu  ici. Quand  je  suis  arrivé,  il  y  avait 
foule  sur  le  quai  ;  toutes  les  têtes  se  sont  découvertes  sur  mon 
passage.  J'ai  quitté  Jersey  mercredi,  31  octobre,  deux  jours  avant 
les  autres  expulsés,  ne  voulant  point  même  accepter  le  délai  qui 
m'était  accordé  pour  sortir  de  l'île.  Il  y  a  réaction  immense  en 
faveur  de  la  vérité  et  de  la  justice.  Le  quiproquo  Pyat  s'éclaircit. 
La  presse  anglaise  honnête  commence  à  rager  et  à  tonner.  Cela  va 
bien.  Cette  expression  est  pour  nous  Austerlitz. 


VARIA  379 

En  quittant  Jersey,  les  proscrits  ont  eu  une  ovation.  Force  Jer- 
siais sur  le  quai  ont  crié  :  Vii'c  la  République  !  Honneur  aux  pros- 
crits !  A  bas  Valliance  bonapartiste  !  Vous  pouvez  communiquer 
aux  journaux  amis  les  détails  de  ces  deux  petites  pages. 

Quant  à  moi,  j'attendrai  ici  l'Alien-bill,  et  quand  viendra  le 
quatrième  exil,  je  ferai  mes  adieux  à  l'Angleterre  dans  une  lettre 
aux  Béotiens.  » 

En  attendant,  il  corrige  avec  soin  les  corrections  de  Noël  Par- 
fait, et,  par  exemple,  un  des  pour  de,  qui  serait  fatal  ! 

Il  s'amuse,  dans  la  lettre  qui  suit,  datée  du  4  novembre,  des  tra- 
cas qu'un  mot  mal  compris  a  donnés  à  Noël  Parfait,  et  des  crain- 
tes qu'éprouve  Hetzel  devant  le  jaillissement  perpétuel  de  sa  verve 
poétique.  Il  montre  en  même  temps  le  sens  précis  qu'il  donne  à 
certains  mots  abstraits,  dont  on  lui  a  si  fréquemment  reproché 
l'emploi. 

«  Je  crois  bien  que  la  grève  devait  vous  donner  des  migraines,  si 
vous  teniez  à  comprendre,  mais  en  lisant  la  feuille  corrigée,  vous 
avez  dû  admettre  qu'il  n'y  a  rien  d'étrange  à  ce  qu'une  âme  se  soit 
échappée  aux  grands  cieux  comme  la  grive  aux  bois.  Donc,  ô  cher 
Parfait,  veillez  aux  <?,  veillez  aux  ?,  veillez  aux  grives  et  gare  aux 
grèves. 

Notre  ami  H...,  me  paraît  un  peu  ébouriffé  des  dix  mille  vers  •. 
mais  c'est  la  longueur  de  Joceli/n,  et  les  Châtiments  en  ont  sept 
mille.  0  hommes  de  peu  de  foi,  laissez-moi  bâtir  ma  grande  pyra- 
mide. 

Je  ne  dis  pas  cela  pour  vous,  trois  fois  cher  correcteur.  A  ce  pro- 
pos, insondable  est  comme  infini,  comme  absolu,  comme  éternel, 
comme  inconnu,  comme  ineffable  ;  ce  sont  des  mots  que  rien  ne 
remplace  et  qui  doivent,  par  conséquent,  revenir  souvent.  Il  y  a 
des  mots  qui  sont  comme  Dieu  au  fond  de  Ta  langue.  » 

Il  interroge  Noël  Parfait  sur  les  journaux  français.  Les  jour- 
naux anglais  ont  fait  d'excellents  articles.  «  Cette  expulsion,  qui 
grandit  l'exil,  et  déshonore  l'alliance  anglo-française,  est  un  fait 
immense.  » 

Quoique  «  rien  ne  remplace  certains  mots,  qui  doivent  par  con- 
séquent, revenir  souvent  »,  il  écrit,  le  18  novembre  :  «  J'ai  eu  la 
lâche  condescendance  de  vous  sacrifier,  sans  savoir  pourquoi,  deux 
in,sondable.  »  Il  envoie  le  titre  «  comme  il  doit  être  pour  chaque 


380  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

volume.  Les  mots  Autrefois,  Aujourd'hui,  doivent  être  imprimés 
en  caractères  détachés,  lettres  grasses,  par  exemple.  Ces  lettres  ne 
sont  plus  de  mode,  mais  peu  m'importe  :  elles  sont  utiles,  elles 
remplaceront  les  italiques  dans  les  majuscules.  » 

Le  23  novembre,  Victor  Hugo,  selon  son  habitude  maintenant, 
donne  à  la  fin  de  ses  nouvelles  comme  proscrit  et  comme  poèt-e.  Il 
se  réjouit  de  l'agitation  anglaise  :  elle  est  admirable.  Il  y  a  eu  des 
meetings  à  Newcastle,  à  Londres,  à  Glasgow.  On  doit  lui  remettre, 
écrites  sur  une  grande  pancarte  de  parchemin,  les  conclusions 
votées  à  Newcastle. 

Il  discute  les  corrections  que  son  correspondant  lui  suggère.  «  Je 
vous  donne  raison  pour  deux  âpres,  mais  votre  guerre  à  insonda- 
ble m'amuse.  Pouquoi  pas  à  éternel,  à  infini,  à  incréé  ?  Dix  fois, 
dites-vous  !  Comptez  donc  combien  de  fois  le  mot  heureux,  ou  le 
mot  farouche,  ou  le  premier  mot  venu  se  trouve  en  trois  cents 
pages.  Dis  fois  sera  un  faible  chiffre.  » 

Décidément,  Noël  Parfait  résiste  pour  phalène  et  hésite  devant 
le  dernier  poème.  Mais  là-dessus  Victor  Hugo  ne  cède  pas.  «  Si 
vous  voulez  des  autorités,  Boiste  fait  phalène  masculin.  Je  vous 
avais  envoyé  un  extrait  de  son  dictionnaire  que  je  méprise.  Ah  ! 
vous  reculez  devant  les  apocalypses,  poltron  !  Cela  ne  vous  empê- 
che pas  d'être  un  vaillant,  dont  je  serre  les  bonnes  et  cordiales 
mains.  » 

Des  lettres  se  suivent,  portant  sur  des  corrections.  On  avance  ; 
Victor  Hugo  s'occupe  des  mentions  qui  doivent  figurer  au  dos  des 
couvertures  :  rappel  d'œuvres  anciennes  et  annonce  d'une  œuvre 
nouvelle,  Ascension  dans  les  ténèbres.  Puis,  une  interruption, 
dont,  à  la  date  du  16  décembre,  le  poète  s'émeut. 


«  Je  ne  comprends  rien, cher  proscrit, à  cette  interruption  de  plus 
de  quinze  jours.  En  outre  voici  un  grand  mois  que  je  n'ai  reçu  un 
mot  de  vous.  Plus  d'épeuves  !...  Le  silence  sur  toute  la  ligne  !  Vous 
qui  m'écriviez  :  Le  reste  de  la  copie  vite  !  vite  !  !  vite  !  !  !  avec  un 
crescendo  de  points  d'exclamation,  vous  ne  me  donnez  plus  signe 
de  vie.  Vous  avez  tout  et  je  n'ai  rien,  il  serait  cependant  urgent  de 
finir  et  de  paraître.  Paul  Meurice  m'écrit  que,  par  un  de  nos  meil- 
leurs amis  et  dans  la  plus  excellente  intention  du  monde,  quatre 
ou  cinq  pièces  des  Contemplations  circulent  déjà  à  Paris.  Or  cette 
circulation  par  copies,  nécessairement  défigurées,  c'est  une  déflo- 
raison  qui  a  tous  les  inconvénients  de  la  publicité  prématurée 


VARIA  381 

dans  les  journaux,  sans  les  avantages.  Il  importerait  donc  de  ter- 
miner et  de  paraître. 

J'ai  voulu  attendre  jusqu'au  courrier  d'aujourd'hui,  mais  il  ne 
m'a  rien  apporté.  J'espère  pourtant  que  cette  lettre  se  croisera  en 
pleine  mer  avec  un  envoi  de  vous. 

L'Alien-bill  semble  moins  probable  en  ce  moment.  Il  y  a  eu  huit 
meetings  en  Angleterre  sur  ce  que  les  Anglais  appellent  justement 
le  coup  d'Etat  de  demain.  On  m'invite  pour  le  31  à  un  grand  ban- 
quet in  the  honour  of  the  exiles  où  je  n'irai  pas,  voulant  garder 
l'attitude  calme  jusqu'au  bout.  Plusieurs  villes,  entre  autres  Glas- 
gow^  et  Paisley,  m'ont  écrit. Vous  avez  vu  la  manière  dont  l'adresse 
de  la  ville  de  Newcastle  m'a  été  présentée.  Tout  va  bien,  » 

Quatre  jours  après,  une  lettre  rapide  sur  les  traductions  éven- 
tuelles et  sur  l'hostilité  de  Pascal  Duprat,  auquel  on  n'aurait  pas 
accordé  une  communication  anticipée  pour  sa  revue. 

Le  26  décembre  une  photographie  de  Victor  Hugo  accompagne 
sa  lettre,  mais  il  n'en  est  pas  fier.  «  Je  n'ai  à  ma  disposition  que  ce 
portrait,  que  je  déclare  horrible.  Un  de  ces  jours,  on  refera  de  la 
photographie  :  le  soleil  me  verra  d'un  meilleur  œil  et  je  vous  rem- 
placerai ce  hideux  gros  bonhomme  ventru  par  un  Victor  Hugo 
vrai.  Prenez  ce  monsieur,  pour  garder  la  place.  »  Et  de  fait,  sans 
être  horrible,  le  portrait  n'est  pas  flatté.  Il  y  en  eut,  heureusement, 
de  meilleurs.  Vacquerie  était  un  excellent  photographe.  J'ai,  dans 
plusieurs  livres,  et  Noël  Parfait  en  a  intercalé  aussi  dans  son 
exemplaire  des  Contemplations,  des  épreuves  tirées  par  lui,  qui 
ont  résisté  au  temps  et  qui  surprennent  pour  le  temps  où  elles 
furent  faites.  Elles  ajoutent  à  la  ressemblance  cette  nuance  d'art 
qui  est  le  secret  des  amateurs. 

Noël  Parfait,  si  attentif  et  si  soigneux  pourtant,  n'a  pas  tenu 
compte  d'une  observation  que  Victor  Hugo  lui  avait  faite.  Le  poète 
voulait  que  le  post-scriptum  :  «  Ecrit  en  1855  »  commençât  en  belle 
page  pour  former  une  pièce  distincte  de  la  pièce  ayant  pour  titre  : 
Ecrit  en  1846.  En  ne  respectant  pas  cette  volonté  formelle,  le  cor- 
recteur a  commis  «  une  énormité  ».  On  sent  que  l'auteur  n'est  pas 
content,  tout  en  disant  qu'il  en  prend  son  parti.  «  Voilà  ce  que 
c'est  que  de  faire  imprimer  des  livres  dans  l'exil.  »  Mais  il  atténue 
ses  reproches  par  une  de  ses  câlineries  dans  lesquelles  il  excellait. 
«  Je  serre  vos  deux  mains  si  bonnes,  si  utiles  et  si  chères  à  ceux 
qui  vous  aiment.  » 


382  LES   ANNALES    ROMANTIQUES 

La  lettre  du  1"^  janvier  1856  est  vraiment  une  lettre  de  fête  et  de 
confiance.  «  Cher  Parfait,  déchirez,  broyez,  brûlez  les  deux  affreux 
bonshommes  que  ma  dernière  ou  avant  dernière  lettre  vous  a 
apportés.  Voici  un  vrai  portrait  pour  mon  collègue  Fleury,  et  pour 
vous  un  petit  dessin,  souvenir  de  mes  voyages,  du  temps  où  j'avais 
le  droit  d'aller  et  venir  sous  le  ciel.  » 

On  en  a  fini  avec  les  bons  à  tirer.  On  prépare  la  préface,  le  titre 
et  la  couverture.  On  s'occupe  aussi  de  la  presse.  Il  semble  que 
Pascal  Duprat  continue  à  bouder  et  n'y  mette  pas  de  complai- 
sance. «  J'admire  Pascal  D...  Avant,  oui,  c'eût  été  une  réclame, 
c'est  complaisance  de  louer  un  livre  que  le  public  n'a  pas  dans  les 
mains.  Après,  c'est  un  article.  Tenez  bon,  cher  coopérateur,  car  il 
faut  que  cet  article  soit  fait  par  vous.  Qui  est  plus  intelligent  ?  Qui 
est  plus  spirituel  ?  Qui  est  meilleur  ?  » 

Les  lettres  se  succèdent,  le  3  janvier,  le  22  janvier,  le  12  février, 
relatives  aux  annonces  qui  doivent  figurer  sur  la  couverture,  aux 
errata,  aux  journaux.  Le  12  février,  le  poète  commence  à  s'impa- 
tienter. «  Il  faut  absolument  paraître.  Si  vous  voyiez  toutes  les 
lettres  que  je  reçois  !»  Il  y  a  un  retard,  dû  à  l'édition  de  Paris. 
Victor  Hugo  en  profite  pour  modifier  le  titre  du  nouveau  poème 
annoncé.  Il  ne  s'appellera  plus  Ascension  dans  les  ténèbres.  On 
mettra  sur  la  couverture  :  Dieu  (très  gros  caractères),  par  Victor 
Hugo  (en  très  petits  caractères),  un  volume  in-8°. 

Les  Contemplations  n'ont  pas  encore  paru  à  la  fin  de  février. 
«  A  quoi  diable  tous  ces  éditeurs  bayant  aux  corneilles  passent-ils 
donc  le  temps  ?  C'est  l'épée  aux  reins  qu'il  faut  les  presser.  »  Et 
cela  est  d'autant  plus  nécessaire  que  des  pièces  commencent  à  être 
connues.  Un  proscrit,  Ribeyrolles,  a  publié  le  Maître  d'Etudes 
(mars),  pour  frapper  un  grand  coup,  quoique  cette  poésie  n'eût  dû 
paraître  que  dans  V Almanach  de  VExil,  après  la  publication  des 
Contemplations. 

Enfin,  le  31  mars,  Victor  Hugo  a  reçu  quelques  bonnes  feuilles 
de  l'édition  parisienne,  dont  l'aspect  est  beau. 

«  Voilà  donc  que  ce  livre  va  paraître.  Comme  je  voudrais  vous 
avoir  là  pour  vous  remercier  en  ce  moment  !  Que  de  soins  vous 
avez  pris  de  ce  livre  !  Je  ne  suis  que  la  mère,  vous  êtes  la  nourrice. 

Vous  êtes  un  admirable  ami. 

Eh  bien  !  ayez  soin  du  nouveau-né.  Je  vous  le  recommande.  Les 
journaux  belges  sont  dans  votre  main.  Arrangez  l'apparition  et  les 
citations  à  faire  pour  le  mieux.  » 


VARIA  383 

Noël  Parfait  s'exécute  avec  son  habituelle  bonne  grâce.  Et  Victor 
Hugo  l'en  remercie,  le  8  avril,  à  sa  manière,  qui  sait  être  exquise  : 

«  Tout  ce  que  vous  m'écrivez  est  d'une  parfaite  justesse.  Faites 
denc  la  chose  comme  vous  l'indiquez  et  comme  vous  l'entendez  si 
bien.  Seulement  ayez  soin  que  tous  fassent  feu  le  même  jour  et 
bien  ■précisément  le  jour  7nême  de  la  mise  en  vente.  Il  faut  pren- 
dre garde  en  effet  à  cette  envie  que  vous  me  dites  qu'ils  auraient, 
plusieurs  du  moins,  de  paraître  avoir  des  confidences  privilégiées. 
Je  ne  crains  pas  cela  d'amis  excellents  comme  Deschanel,  cela  va 
sans  dire,  mais  pour  d'autres,  cela  ferait  des  jalousies  et  vous  avez 
raison,  il  y  faut  veiller.  Que  personne  ne  publie  de  citation  avant 
le  jour  de  la  mise  en  vente.  Meurice  m'écrit  qu'il  pense  que  le  livre 
pourra  être  mis  en  vente  à  Paris  le  15  avril.  Tenez-vous  donc 
prêts.  A  propos  de  Meurice,  dans  des  vers  que  vous  ne  connaissez 
pas  encore,  j'ai  parlé  des  amis  vrais,  sûrs,  grands,  et  j'ai  dit  : 
«  J'ai  Meurice  à  Paris,  j'ai  Parfait  à  Bruxelles.  »  Ce  qui  ne  veut 
point  dire  que  je  n'en  aie  point  d'autres  ;  mais  vous  êtes  tous  deux 
des  êtres  admirables.  » 

Le  volume  paraît.  Voici  les  instructions,  précises  et  brusques 
comme  un  ordre  du  jour  de  bataille  :  «  Citations  le  premier  jour, 
le  compte  rendu  ensuite.  Le  trop  de  citations  ne  nous  inquiète  pas. 
Un  bloc  de  dix  mille  vers  résiste  et  ne  se  débite  pas  aisément  en 
quelques  feuilletons.  Tout  cela  est  bien.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous 
dire  :  faites  le  mieux.  Vous  le  faites.  » 

Ailleurs  :  «  Pour  vous  dire  convenablement  merci,  il  faudrait 
que  ce  mot  eût  deux  volumes.  « 

Et  vraiment  Noël  Parfait  se  dépense.  Suivant  les  indications  de 
Victor  Hugo,  il  envoie  des  billets,  des  lettres,  des  exemplaires.  Il 
stimule  le  zèle  des  journaux.  Victor  Hugo,  ainsi  secondé,  sent 
«  pour  ce  Hvre,  partout,  une  fraternité  qui  le  pénètre.  Ce  qui  me 
piaît  dans  ceci,  c'est  qu'il  y  a  sous  l'effet  littéraire,  toute  une  vic- 
toire politique,  et  qu'au  fond  c'est  une  bataille  gagnée  en  France 
par  l'exil.  Toute  la  proscription  de  Guernesey  le  juge  ainsi...  Je 
suis  heureux  de  la  joie  de  nos  amis,  de  celle  de  Meurice,  de  la 
vôtre  ;  je  voudrais  avoir  de  grands,  grands,  grands  bras,  pour 
vous  embrasser  tous.  » 

Ainsi  se  révèle  à  nous,  dans  la  préparation  des  Contemplations, 
Victor  Hugo,  correcteur  d'épreuves.  Ces  lettres  suffiraient  à  pro- 
tester contre  la  légende  en  vertu  de  laquelle  ce  grand  esprit  n'avait 


384  LES    ANNALES    ROMANTiOUES 

pas  d'esprit.  Il  en  eut,  au  contraire,  et  du  meilleur,  avec  de  la  ten- 
dresse, de  la  finesse,  de  la  câlinerie,  et  un  charme  irrésistible.  Il  y 
avait  du  brave  homme,  et,  quand  il  le  fallait,  du  bonhomme  aussi 
dans  ce  géant.  Son  génie  est  dans  son  œuvre,  mais  il  répand  son 
cœur  dans  ses  lettres.  On  le  connaîtra  mieux  quand  on  les  connaî- 
tra toutes.  Et  j'en  sais  de  vraiment  admirables  qui  suffiraient  à 
faire  une  réputation. 

Louis  Barthou. 
{La  Revue  Hebdomadaire). 


Le  Romantisme  à  travers  les  Journaux  et  les  Revues 


LETTRES  ET  ARTS 


LA  LITTERATURE  ROMANTIQUE 
DANS  L'ENSEIGNEMENT  DES  UNIVERSITÉS  DE  LANGUE 

ALLEMANDE 

Voici  sur  quels  sujets  des  cours  de  littérature  française  seront 
professés,  pendant  le  semestre  d'hiver,  dans  les  universités  de  lan- 
gue allemande  : 

Berne  :  Michaud,  Histoire  de  la  littérature  française  au  xix°  siè- 
cle. —  Bonn  :  Gaufînez,  Hernani  de  Victor  Hugo.  —  Fribourg  : 
Paufler,  Chateaubriand.  —  Gœttingue  :  Suchier,  Vie  et  œuvre  de 
Victor  Hugo.  —  Halle  :  la  Vie  et  l'œuvre  de  Jean-Jacques  Rous- 
seau. —  Heidelberg  :  Schneegans,  Vie  et  œuvre  de  Jean-Jacques 
Rousseau.  —  léna  :  Desdouits,  Victor  Hugo.  —  Leipzig  :  Fried- 
mann,  les  Principaux  courants  de  la  littérature  française  depuis 
1830.  —  Munich  :  Vossler,  Victor  Hugo.  —  Posen  :  Bastier,  Jean- 
Jacques  Rousseau.  —  Stuttgart  :  Ott,  Victor  Hugo,  sa  vie,  ses  œu- 
vres. —  Zurich  :  Bovet,  Histoire  de  la  littérature  française  au 
xix*"  siècle. 

LE  MERCURE  DE  FRANCE  des  16  novembre  et  l'"'  décembre  : 
Le  génie  de  Flaubert,  par  Jules  de  Gaultier.  —  A  propos  des  iné- 
dits de  Balzac,  lettre  de  Th.  Stanton  ;  Law/irtine  propriétaire  en 
Turquie. 

REVUE  BLEUE  des  \"  et  16  octobre  :  Les  Variantes  de  M""' 
Haussa,  relevées  par  J.  Merlant. 

LE  TEMPS  des  29  novembre  et  6  décembre  :  Virtor  Hugo. 
Alphonse  Karr  et  Juliette  Drouet,  par  Jules  Claretie. 

23 


BIBLIOGRAPHIE 


POÈMES  ARDENNAIS,  de  M.  Henri  Dacremont 

Le  petit  livre  que  vient  de  publier  M.  Henri  Dacremont,  Poèmes 
ardennais,  vers  et  sonnets  (Pion,  1912),  se  recommande  à  l'atten- 
tion par  d'excellentes  qualités  poétiques,  où  se  révèlent  tout  ensem- 
ble la  force,  la  hauteur  de  la  pensée,  et  la  délicatesse  vibrante  du 
sentiment.  C'est,  en  plus,  un  livre  de  bonne  foi,  qui  offre  les  carac- 
tères indéniables  de  la  spontanéité  et  de  la  sincérité.  Je  veux  dire 
par  là  qu'aucune  influence  d'école,  aucune  contamination  impu- 
table à  l'imitation  d'un  genre  où  à  l'émulation  d'une  coterie  litté- 
raire ne  se  remarque  dans  cette  œuvre  et  n'en  compromet  l'origi- 
nalité. L'auteur,  né  en  province,  habite  la  province  ;  une  province 
d'où  l'on  sort  plus  souvent  homme  d'action,  de  luttes  commercia- 
les et  industrielles,  que  rêveur  et  contemplatif  ;  où  les  velléités 
artistiques  cèdent  volontiers  le  pas  au  souci  des  affaires  ;  où  les 
intelligences  et  les  goûts  modelés  par  les  occupations  qui  remplis- 
sent la  vie  quotidienne,  accusent  généralement  une  tournure  ma- 
térielle, positive,  réaliste,  fort  peu  congruente  à  la  recherche  dé- 
sintéressée de  l'idéal  poétique.  La  vocation  de  M.  Dacremont  s'est 
déterminée,  son  talent  s'est  orienté  en  dehors  de  tout  contact  de 
milieu,  d'entourage,  sans  déviation  de  parti-pris.  Ce  sont  là  des 
raisons  pour  nous  engager  à  rechercher  dans  ce  volume  non  seu- 
lement les  mérites  qui  lui  appartiennent  en  propre,  mais  peut-être 
aussi  l'indication  des  tendances  instinctives,  des  aspirations  de  la 
poésie  française,  parvenue  au  moment  actuel  de  son  évolution. 

A  ce  point  de  vue,  il  apparaît  bien  que  la  plupart  des  poèmes  de 
M.  Dacremont  se  rattachent  encore  directement  au  symbolisme. 
Dans  la  forme,  certains  effets  musicaux  du  vers,  certaines  trans- 
positions verbales,  l'emploi  voulu  de  quelques  sonorités  mélodi- 
ques rappellent  bien  le  souvenir  des  étranges  innovations  qui  ont 
naguères  valu  aux  décadents  un  succès  de  surprise  et  une  vogue 
quelque  peu  tapageuse.  Dans  le  fond,  la  conception  symboliste, 
qui  s'applique  moins  à  saisir  les  contours  plastiques  des  choses 
matérielles  qu'à  fixer  le  refîet  fugitif  de  l'heure  ou  de  la  saison,  le 


BIBLIOGRAPHIE  387 

rythme  mystérieux  de  la  vie  balancée  entre  une  décomposition  et 
une  recomposition  incessantes,  est  de  même,  dans  son  principe, 
la  conception  inspiratrice  de  l'œuvre. 

Pour  M.  Dacremont  comme  pour  ses  devanciers,  chaque  aspect 
du  monde  extérieur  devient  l'image  mobile,  un  peu  florie  et  voilée 
des  pensées,  des  sentiments  qui  coexistent  à  cette  minute  même 
dans  le  secret  d'une  âme.  Mais  ici  surgit  une  différence  essentielle, 
résultat  d'un  élargissement  du  concept  initial.  Où  les  symbolistes, 
tout  en  proclamant  leur  dédain  pour  les  expansions  et  les  confes- 
sions lyriques,  ne  faisaient  encore  le  plus  souvent  que  transcrire 
les  lois  humaines  réfractées  à  travers  leur  individuelle  singularité 
et  retournaient  ainsi,  par  une  voie  .détournée  et  dissimulée,  à  la 
notation  antibiographique,  la  personnalité  de  M.  Dacremont  s'ef- 
face, au  contraire,  disparaît  aux  yeux  du  lecteur  ;  au  lieu  de  ne 
retenir  que  les  éléments  particuliers  de  sa  sensation,  de  son  émo- 
tion, ceux  qui  trahiraient  l'état  spécial  et  variable  de  son  esprit, 
de  son  tempérament  à  l'instant  précis  qu'il  parle,  il  s'efforce  par- 
tout d'exprimer  ce  qui,  ressenti  par  tous  également,  sera  égale- 
ment compris  par  tous  ou  par  eux  entrevu,  sous  forme  de  sym- 
bole, dans  le  spectacle  des  choses  ;  bien  loin  de  laisser  deviner  de 
son  moi  les  aspects  qui  constituent  son  identité  propre,  et  l'isolent 
des  autres  ;  bien  loin  d'en  raconter  le  côté  anecdotique  ou  les  bizar- 
reries pathologiques,  il  lui  assigne,  pour  ainsi  dire,  sa  place,  son 
rang  de  simple  unité  dans  la  grande  famille  humaine,  et  ne  consi- 
dère jamais,  de  ce  moi,  que  ses  traits  les  plus  généraux,  ses  mani- 
festations les  moins  exceptionnelles. 

Preuve  de  modestie,  assurément.  Preuve  aussi  d'une  vision  plus 
large,  plus  philosophique,  de  l'existence  que  n'avait  été  à  l'origine 
la  vision  des  symbolistes,  et,  auparavant,  celle  des  romantiques. 
Il  semble,  par  endroits,  que  le  livre  de  M.  Dacremont  marque  une 
sorte  de  compromis  entre  les  prétentions  des  diverses  écoles  qui  se 
sont  partagé  le  xix^  siècle,  et  que  tout  en  demeurant  fidèle  à  l'émo- 
tion lyrique  des  uns,  sans  renoncer  pour  cela  à  la  subtilité  descrip- 
tive, à  la  souplesse  des  analyses  psychiques  où  ont  triomphé  les 
autres,  l'auteur  ait  voulu  combiner  les  tendances  opposées  et  les 
concilier  en  même  temps  avec  l'idéal  naturaliste,  qui  vise  à  l'uni- 
versel, à  la  création  de  types  représentatifs,  exclut  toute  interpré- 
tation personnelle  et  embrasse  d'un  regard  serein  les  lois  durables 
des  êtres  et  du  monde. 

Qu'il  nous  dise  ses  rêves,  ses  regrets,  ses  ambitions,  sa  tristesse, 
qu'il  évoque  tel  épisode  du  passé  historique,  où  qu'il  note  ses  im- 


888  LES  ANNALKS  ROMANTIQUES 

pressions  en  face  de  la  nature  ardennaiso,  partout  M.  Dacremont 
sait  éviter  l'accidentel,  et  nous  substituer,  en  quelque  manière,  à 
lui-même,  si  bien  que  nous  oublions  à  demi  qu'il  nous  parle,  et 
que  son  livre,  à  mesure  que  nous  en  tournons  It-s  pages,  semble 
émaner  de  nous.  C'est  pourquoi  même  quand  il  décrit,  il  sait  nous 
émouvoir  ;  il  traduit  ce  que  nous  avons  éprouvé,  sans  toujours 
être  capables  de  le  définir  ;  nous  retrouvons  dans  les  choses  les 
sentiments  qui  se  sont,  pour  lui-même,  dégagé  d'elles,  parce  que 
ces  sentiments  étaient  aussi  en  nous,  étouffés,  méconnus  où  par- 
fois oubliés,  et  que  la  voix  du  poète  vient  à  propos  réveiller  dans 
les  profondeurs  de  nos  âmes,  ces  échos  mystérieux  qui  font  de 
chaque  homme,  malgré  les  dissemblances  individuelles,  le  sem- 
blable de  tous  les  hommes. 

On  reprochera  peut-être  à  M.  Dacremont  la  note  souvent  mélan- 
colique et  désabusée  de  son  volume.  En  fait  l'une  des  idées  qui 
l'ont  le  plus  heureusement  inspiré  et  qu'expriment  plusieurs  de 
ses  poèmes,  c'est  qu'ici-bas  tout  se  transforme  et  s'anéantit,  les 
hommes  et  les  choses,  les  sentiments  et  les  objets,  les  hommes 
toutefois  plus  rapidement  que  les  choses,  les  sentiments  plus  tôt 
que  la  matière  qui  leur  servait  de  soutien  et  semblait  vivre  de 
leur  vie  ;  que  chaque  pas  en  avant  marque  un  envahissement  de 
la  ruine  et  de  l'indifférence  ;  —  c'est  encore,  si  l'on  veut,  l'idée 
(bien  symboliste  encore  dans  son  origine),  que  les  choses  ne  sont, 
ou  plutôt  ne  sont  atteintes  par  nous  qu'à  travers  ce  que  nous  met- 
tons de  nous-mêmes  en  elles,  et  qu'ainsi,  tour  à  tour,  pour  un  jour 
ou  pour  des  années,  elles  reflètent  notre  destinée  ;  —  c'est  l'idée 
enfin  que  chaquie  minute  écoulée  crée  autour  de  notre  moi  du 
passé  qui  s'accumule,  un  passé  avec  lequel  le  moi  de  la  minute 
suivante  se  trouve  déjà  en  désaccord,  que  nous  essayons  en  vain 
de  voir  avec  les  mêmes  yeux  que  s'il  était  le  présent  oij  l'avenir, 
mais  que  nous  ne  revivons  jamais  pareil,  qui  nous  glisse  entre  les 
doigts,  perd  sa  signification  éphémère,  et  dont  nous  reconnaîtrons 
à  peine  les  lambeaux  quand  nous  les  retrouverons  plus  tard  accro- 
chés aux  buissons  du  sentier  parcouru. 

Voici,  par  exemple,  un  paquet  de  lettres  au  fond  d'un  tiroir  : 

Elles  sont  là,  dormant  leur  lourd  sommeil  profond 

Leur  sommeil  résigné,  leur  lourd  sommeil  de  choses. 

Jadis  elles  étaient  les  nouvelles  du  jour  ; 

Feuillets  bordés  de  noir,  feuilles  aux  reflets  roses 

Elles  ont  apporté  chacune  tour  à  tour 

Leur  part  d'émotion,  leur  larme,  leur  sourire. 


BIBLIOGRAPHIE  389 

Mais  la  fantaisie  vous  vient  un  matin  de  relire  les  chères  vieilles 
lettres  d'autrefois 

Elles  vous  sembleront  banales  et  pâlies 

Pourtant  le  texte  est  là,  sa  pensée  est  la  même, 

Il  se  moque  ou  bien  pleure,  il  dit  toujours  je  t'aime, 

Il  ne  recule  point  dans  le  passé  lointain, 

Ferme  et  loyal  il  reste,  il  subsiste,  il  demeure, 

Il  marque  dans  le  temps  telle  place  et  telle  heure, 

Et  c'est  vous  qui  fuyez  de  votre  pas  pressé 

Toujours  vers  du  nouveau  ;  c'est  vous,  vous  qui  sans  trêve 

Emportés  par  la  vie,  allez  toujours  devant. 

Puis,  quand  vous-mêmes  ne  serez  plus,  ceux  qui  liront  «  ces 
chiffons  de  papiers,  ces  choses  sans  idées  »  ne  les  comprendront 
plus  ;  peut-être  un  intérêt  de  curiosité,  de  rareté,  épargnera-t-il 
aux  pauvres  lettres  d'être  déchirées  et  jetées  au  vent.  Mais  per- 
sonne ne  mettra  plus  jamais  son  âme  à  l'unisson  de  l'autre  âme 
envolée  qui  leur  avait  confié  son  secret. 

Voici,  dans  la  campagne,  une  route  abandonnée  : 

Elle  est  triste  et  boueuse,  avec  de  grosses  pierres 

Elle  va  par  les  champs  et  déroule,  jaunâtres, 
Res  détours  oubliés 

Que  d'histoires  pourtant  pourrait-elle  conter  ;  de  quels  specta- 
cles joyeux  ou  tragiques,  n'a-t-elle  pas  été  le  témoin  ?  Nous-même. 
nous  l'avons  foulée  jadis  pleins  d'espoirs,  maintenant  nous  lui 
préférons  un  «  jeune  chemin  nouvellement  tracé  ".  Et  l'herbe  et 
le  ronce  envahissent  les  ornières  qui  se  comblent  : 

La  plaine  s'unifie  et  la  route  s'efface. 

Je  pourrais  multiplier  les  exemples  de  ce  genre.  Mais  qu'on  ne 
s'y  trompe  pas  :  il  n'y  a  dans  ces  pages  aucun  pessimisme,  aucune 
révolte.  Tout  se  borne  h  la  constatation  résignée  d'une  loi  géné- 
rale, inéluctable,  du  monde  et  de  la  destinée  humaine.  Nous  som- 
mes loin  du  découragement  déclamatoire,  de  la  négation  du 
tcrdivm  vita?  qui  a  sévi  sur  la  génération  romantique.  La  nature 
d'ailleurs,  n'est-elle  pas  là  pour  nous  offrir  sans  cesse,  par  quelque 


390  LES    ANNALES    ROMANTIQUES 

symbole  la  leçon  morale  de  rexistence  ?  Il  y  a  tout  un  poème  de 
M.  Dacremont  que  je  voudrais  pouvoir  citer,  car  il  me  paraît 
contenir  l'expression  la  plus  complète  de  sa  pensée  :  au  début  de 
ce  morceau,  intitulé  les  Horizons,  l'auteur  note  sa  déception  de  ne 
rien  retrouver 

Rien  qui  soit  un  accueil,  rien  du  bonheur  ancien 
au  pays  où  s'est  écoulée  son  enfance.  Puis  il  ajoute  : 

Seul  le  petit  ruisseau,  joyeux,  vivant  et  clair 

Est  bien  resté  le  même  ;  aujourd'hui  comme  hier, 

Il  se  hâte  en  chantant  et  coule  vers  la  plaine, 

Et,  sur  lui  se  penchant,  c'est  la  même  verveine 

Qui  se  penchait  déjà  lorsqu'on  était  enfant  ; 

A  son  courant  rapide  on  confiait  souvent 

De  tout  petits  bateaux  et  de  frêles  coquilles 

On  supposait  alors  des  contes  fabuleux, 

On  peuplait  de  héros  ces  légères  flottilles 

On  partait  en  esprit  vers  de  bords  merveilleux 

Et  d'enfantins  périls  ;  l'eau,  rapide  et  légère. 

Sous  les  fleurs,  dans  les  bois,  roulait,  emportait  tout 

Vers  du  lointain  tout  proche,  on  ne  savait  pas  où, 

Mêlait  à  notre  vie  un  peu  de  son  mystère. 

Et  depuis,  c'est  ainsi  que  le  fleuve  du  temps 

Emporte  à  tout  jamais,  dans  ses  heures  rapides 

Nos  humaines  douleurs  et  nos  espoirs  splendides. 

Nous  n'avons  pas  compris,  en  notre  gai  printemps 

La  leçon  du  ruisseau  ;  pourtant  il  est  le  même 

Car  il  n'a  pas  changé  sa  chanson  ni  son  thème 

Il  coule  toujours  clair  vers  le  même  inconnu 

On  comprend  aujourd'hui  parce  qu'on  a  vécu 

N'est-ce  pas  là  justerhent  tout  l'opposé  de  cette  désespérance  où 
conduit  trop  souvent  l'idée  de  la  mort,  l'obsession  déprimante  du 
passé  ?  Si  M.  Dacremont,  de  nature  très  impressionnable,  est  sou- 
vent le  poète  des  heures  crépusculaires  et  des  saisons  srrises,  s'il 
connaît  le  charme  de  la  rêverie  mélancolique  et  la  douceur  du 
regret,  il  n'en  garde  pas  moins  sa  foi  ardente  en  l'avenir,  son 
amour  du  nouveau,  son  besoin  d'illusions  toujours  rajeunies.  Et 
pour  mieux  dire,  s'il  lui  arrive  parfois  de  paraître  se  complaire 
dans  l'expression  de  quelque  défaillance  momentanée  de  son  âme. 


BIBLIOGRAPHIE  391 

c'est  pour  reprendre  pied  aussitôt  et -triompher  de  son  doute,  de  sa 
souffrance,  par  un  aveu  plus  convaincu  d'iâéalisme. 
Ecoutez  ce  conseil  qui  résume  l'enseignement  du  petit  ruisseau  : 


«  Ne  revenez  jamais  sur  vos  pas,  en  arrière. 
Et  quittez  pour  toujours  votre  vieille  maison, 
Ne  montez  pas  la  garde  autour  d'un  cimetière, 
Regardez  en  avant,  toujours  vers  l'horizon. 
L'Horizon  !  c'est  là-bas  où  des  beautés  nouvelles 
Filles  de  nos  espoirs,  renaissent  chaque  jour, 
C'est  là-bas  où  l'oiseau  s'enfuit  à  tire  d'ailes 
Où  s'en  va  l'hirondelle,  où  plane  le  vautour. 
Où  l'on  va  vers  la  mort,  ou  bien  à  la  conquête, 
C'est  là-bas  où  l'on  fuit,  c'est  là-bas  où  l'on  meurt 
C'est  là-bas  d'où  tout  vient,  secours  ou  bien  menace, 
C'est  là-bas  où  tout  monte  et  se  fond  dans  l'espace, 
Là-bas  où  tout  s'oublie,  où  l'on  éteint  son  cœur. 
Qu'il  soit,  cet  horizon,  tout  pâli  de  tristesse 
Brumeux,  splendide  ou  noir,  tout  rose  de  jeunesse, 
Qu'il  soit  comme  en  été  plein  d'espoir  et  tout  bleu. 
Allez,  c'est  l'inconnu  marchez  c'est  du  mystère 
Il  semble  que  là-bas  on  vivra  plus  heureux. 
Là-bas  où  resplendit  un  jour  plus  radieux. 
Où  la  splendeur  du  ciel  vient  caresser  la  terre... 


Je  terminerai  par  cette  citation  qui  à  elle  seule  suffirait  pour 
caractériser  le  talent  de  M.  Dacremont.  Le  titre  de  son  volume, 
Poèmes  ardrmiais,  risque  de  lui  réserver  surtout  un  nombre  limité 
de  lecteurs  :  il  y  aurait  là  une  réelle  injustice.  Les  compatriotes 
de  l'auteur  sauront  admirer  comme  il  convient  l'exactitude  des 
descriptions  locales,  le  relief  des  évocations  légendaires  dont  le 
thème  leur  est  familier.  Ils  verront  surtout  passer  dans  leurs  yeux, 
avec  une  vérité  de  touche  qui.  peut-être  n'avait  pas  encore  été 
atteinte,  pour  cette  région  les  aspects  variés  de  leur  pays  d'Ar- 
denne,  avec  les  teintes  fondues,  mouillées,  de  ses  plateaux,  les 
ombres  bleues-grises  des  vallées  profondes,  l'âpreté  des  rochers,  le 
manteau  des  genêts  d'or  au  printemps,  et  la  rouille  bariolée  des 
frondaisons  automnales.  .l'ai  volontairement  laissé  de  côté  cette 
partie  de   l'œuvre,  malgré  qu'elle    renfenne  aussi  de   très  belles 


392  LES    ANNALES   ROMANTIQUES 

pages,  préférant  indiquer  ici  en  quelques  mots  ce  qui,  à  mon  sens, 
donne  à  l'ensemble  sa  portée  générale,  sa  pleine  valeur  poétique. 

R.  D. 

LIBRAIRIE  HACHETTE  &  G'^  —  Jules  Favrc  (1809-1880).  Essai 
de  biographie  historique  et  morale,  d'après  des  documents  inédits, 
par  Maurice  Reclus,  1  vol.  in-8°. 

Si  l'illustre  orateur  qui  fait  l'objet  du  présent  volume  n'avait 
pas  été  mêlé  aux  événements  de  l'année  terrible  ;  s'il  n'avait  pas 
joué  dans  l'histoire  du  siège  de  Paris  le  rôle  prépondérant  que  l'on 
sait,  il  est  probable  qu'il  n'aurait  pas  attendu  si  longtemps  son 
biographe.  Du  moins  n'aura-t-il  rien  perdu  pour  attendre,  car 
c'est  un  monument  digne  de  lui  que  vient  de  lui  ériger  M.  Mau- 
rice Reclus,  et  les  survivants  du  siège  que  n'a  point  aveuglés  la 
haine  des  partis  commencent  à  lui  rendre  justice.  Pour  ma  part 
je  suis  heureux  de  déclarer  ici  que,  malgré  les  vingt-deux  ans  que 
je  comptais  en  1870,  je  n'ai  jamais  pu  me  décider  à  faire  de 
Jules  Favre  le  bouc  émissaire  des  péchés  de  l'Empire  et  des  fautes 
très  pardonnables  du  gouvernement  de  la  Défense  nationale.  Je 
l'ai  même  défendu,  la  plume  à  la  main,  quand  presque  tout  le 
monde  lui  jetait  la  pierre  et  je  regarde  comme  l'honneur  de  ma 
vie  d'avoir  été  condamné  en  1873  pour  l'avoir  trop  bien  défendu 
dans  une  petite  feuille  littéraire  qui  n'avait  pas  de  cautionnement. 

Quel  était  donc  le  grand  crime  de  Jules  Favre  pour  avoir  mérité 
d'être  voué  aux  gémonies  après  avoir  été  porté  aux  unes  par  toute 
la  population  parisienne,  sans  distinction  d'opinion  ?  On  lui  re- 
procha deux  choses  après  la  signature  de  la  paix.  D'abord  il  avait 
eu  le  tort  grave  d'enfiévrer  les  imaginations  et  de  leurrer  les 
esprits  avec  le  récit  de  l'entrevue  de  Ferrières.  Ensuite  il  avait 
commis  la  faute  inqualifiable  d'oublier  l'armée  de  l'est  dans  les 
conditions  générales  de  l'armistice,  lors  de  la  capitulation  de 
Paris.  Ceux  qui  lui  faisaient  ce  double  reproche,  ou  bien  n'avaient 
pas  fait  le  siège  de  Paris,  ou  bien  ils  étaient  de  mauvaise  foi.  Quant 
à  moi  qui  ai  fait  les  deux  sièges,  je  me  souviens  parfaitement  de  la 
situation  matérielle  et  morale  de  la  Ville,  quand  Jules  Favre  par- 
tit pour  Ferrières.  Les  Parisiens,  tout  à  la  joie  d'avoir  renversé 
l'Empire,  ne  pensaient  pas  plus  aux  Prussiens  que  s'ils  avaient 
été  à  trois  cents  lieues  de  Paris.  Il  n'y  avait  pas  un  canon  sur  les 
fortifications,  et    l'opinion  générale  était  qu'il    était  parfaitement 


BIBLIOGRAPHIE  393 

inutile  de  résister.  Ceux  qui  fuyaient  en  province  étaient  persua- 
dés que  dans  un  mois  tout  serait  fini.  Ce  fut  la  réponse  historique 
de  Jules  Favre  à  Bismark  qui,  affichée  du  soir  au  matin  sur  tous 
les  murs,  nous  força  à  réfléchir  sur  les  maux  qui  nous  mena- 
çaient et  nous  donna  le  courage  de  les  braver,  ne  fût-ce  que  pour 
l'honneur.  Qu'importe  que  les  paroles  fameuses  :  «  Pas  un  pouce 
de  notre  territoire,  pas  une  pierre  de  nos  forteresses  »  aient  en- 
gagé maladroitement  l'avenir  et  aient  été  impolitiques  au  premier 
chef  !  L'histoire  dont  Jules  Favre  est  justiciable  ne  doit  retenir 
qu'une  chose,  si  elle  est  juste,  c'est  que  ces  paroles  légères  produi- 
sirent au  moment  l'effet  voulu,  que  c'est  elles  qui  nous  mirent  les 
armes  à  la  main,  et  que  pendant  quatre  mois  elles  furent  notre  cri 
de  guerre  et  de  ralliement.  Il  en  est  d'elles  comme  de  celles  du 
général  Ducrot,  la  veille  de  Champigny.  Pas  une  âme  qui  n'ait 
vibré  à  la  lecture  de  sa  proclamation  toute  romaine.  Que  s'il  ne 
rentra  pas  «  mort  ou  victorieux  »,  à  qui  la  faute  ?  La  blague  des 
Parisiens  du  boulevard,  l'injustice  des  comités  révolutionnaires  eut 
tôt  fait  de  le  ridiculiser  sous  le  surnom  de  Ducrot-pont-trop-court. 
Comme  s'il  avait  dépendu  de  lui  d'arrêter  la  crue  subite  de  la 
Marne  !  Mais  tous  ceux  qui  ont  vu  le  général  sur  le  champ  de 
bataille  et  qui  savent  qu'il  laissa  la  moitié  de  son  épée  dans  le  ven- 
tre d'un  Prussien,  se  découvrent  fièrement  devant  son  courage 
malheureux. 

En  ce  qui  concerne  le  second  reproche  fait  à  Jules  Favre,  on  sait 
de  reste  qu'il  n'est  pas  plus  justifié  que  le  premier.  Il  n'oublia  pas 
plus  l'armée  de  l'Est  que  les  autres  dans  les  conditions  générales 
de  l'armistice,  mais  l'état-major  prussien  qui  avait  intérêt  à  ne  l'y 
pas  comprendre  se  joua  de  la  bonne  foi  du  négociateur  français  et 
donna  à  la  rédaction  de  l'article  qui  visait  l'armée  de  l'est  un  sens 
qu'elle  n'avait  pas  dans  la  pensée  de  Jules  Favre. 

Tout  cela  est  parfaitement  établi  dans  le  beau  livre  de  M.  Mau- 
rice Reclus.  En  le  lisant  j'ai  vécu  une  seconde  fois  cette  période 
tragique  de  notre  histoire  et  admiré  le  patriotisme  du  grand  avo- 
cat en  qui  s'incarna,  mieux  qu'en  aucun  autre,  le  gouvernement 
de  la  Défense  nationale  à  Paris. 

Jules  Simon  qui  fut  son  collaborateur  pendant  le  siège  et  qui 
demeura  jusqu'au  bout  son  ami,  me  disait  un  jour  que  Jules 
Favre  fut  vraiment  l'âme  de  la  Défense  et  qu'on  ne  saurait  le  crier 
trop  haut.  Mais  de  toutes  ses  qualités  civiques,  celle  qui  lui  sem- 
blait la  plus  digne  d'éloges  c'était  son  courage.  Il  fallait,  en  effet, 
en  avoir  une  fière  dose   pour  —  après  avoir  prononcé  les  paroles 


394  LES  ANNALES  ROMANTIQUES 

de  Perrières  —  se  donner  le  cruel  démenti  de  négocier  la  paix  avec 
l'homme  qui  avait  déchaîné  cette  guerre  impie  !  Mais  c'est  à  ces 
épreuves  que  se  reconnaissent  les  grandes  âmes. 
Je  reviendrai  quelque  jour  sur  ce  livre  remarquable. 

L.  S. 

DERNIÈRES  PUBLICATIONS 

LIBRAIRIE  HACHETTE.  —  Atta  Troll,  par  Henri  Heine,  mis 
en  vers  français,  par  Maurice  Pellisson. 

LIBRAIRIE  DU  MERCURE  DE  FRANCE.  —  Flaubert,  par 
Louis  Bertrand.  —  Autour  de  Flaubert,  par  René  Descharmes  et 
René  Dumesnil. 

LIBRAIRIE  MICHAUD.  —  Lamartine  (collection  de  la  Vie  anec- 
dotique  et  pittoresque  des  grands  écrivains),  par  Gabriel  Clouzet 
et  Charles  Pegdal. 


Le  directeur-gérant  :  Léon  SËCHË. 


TABLE 


PAR     NOMS     D'AUTEURS 

DBS  MATIÈRES  CONTENUES  DANS  CE  VOLUME 


Pages 

BARTHOU  (Louis).  —  Sur  un  monument  de  Milly 144 

Victor  Hugo,  correcteur  d'épreuves     ....  363 

BEAUNIER  (André).  —   La   maison  de  Pauline  de  Beauniont  et  de 

Chateaubriand  à  Savigny  sur-Orge.     .     .  291 

BERTON  (Pierre).  —  Frederick  Lemallre 295 

CHP^lliAMY.  —  Discours  d'inauguration  de  la  plaque  commémorative 

posée  sur  la  maison  de  Lamartine,  à  Passy.      .     .  302 

COLSON  (Gustave).  —  Poésie  :  Aux  Sœurs  de  la  Providence    .     .     .  233 

DESCHARMES  (René).  -  Le  cœur  de  Flaubert 225 

Les  connaissances  njédicales  de  Flaubert  .  263 

Bibliographie  :  Poèmes  Ardennais  de  H.  Da- 

cremont 380 

HENRIOT  (Emile).  —  Thi'ophile  Gautier,  poète 161 

HERPIN  (E.).  —  Chateaubriand  et  sa  cousine  Mère  des  Séraphins  .     .  118 

JANIN  (Jules).  —  La  première  d'Antony 212 

LUCAS  (Hippolyte).  —  Sur  les  bords  de  lac  de  Genève 27 

Salammbô,  pages  retrouvées 210 

PELADAN  (Joséphin).  —  Victor  Hugo  et  le  lioi  s'amuse 129 

Cœurs  blessés 70 


PIONIS  (Paul).  —  Poésies  . 

Andeqavi  molles 308 

ROUXIÈRE  (Jean  de  la),  —  Bibliographie 72.  158  234 


390  LKS    ANNALES    ROMANTIQUES 

Pli  ères 
SÉCHÉ  (LÉON).  —  Le  Cénacle  de  .losepli  Delorme  :  Victor  Hugo,  Louis 

Boulanger  et  Charles  Kobelin 1 

Victor   Hugo    et    Sainte-Beuve,  de    Cromirell   aux 

Oiienlales •     .     .     .        81 

Les  albums  de  M""  Victor  Hugo  :  Lettres  inédites  de 
Lamennais,  Chateaubriand,  Lacreteiie,  Musset, 
M""  Desbordes  Valmore,  Vigny.  Prosper  Méri- 
mée, Harel,  Saint-Marc,  Girardin,  Hérold, 
Villemain,  Béranger,  Lafayette,  M"'  George, 
H.  Berlioz,  Baithélemy,  Liszt,  Th.  Gautier, 
G  Planche,  Lamartine,  Léon  Gozlan,  Monta- 
lembert.  Cousin,  Balzac,  Ponsard,  Sainle-Beuve, 
la  princesse  de  Caning,  Marie  Dorval,  J. 
Michelet 188 

M°"  Victor  Hugo  en  exil 241 

Lettres  de  M"""  Victor  Hugo  à  sa  sœur  Julie  .     .     .  247 

Bibliographie  :  Jules  Favre.  par  Maurice  Béclin  :W2 

SEBVAL  CMaurice).  -  La  Rabouilleuse,  de  Balzac ;339 

WHITEHOUSE  (Remsen).  —  Le  mariage  protestant  de  Lamartine  .     .  39 

Lamartine  et  le  château  de  Vincy   •     .     .  311 

WVZEWA    (Th.    de).    —    Un    épisode    mystérieux    de     la    vie     de 

Fréd.   Chopin 13a 

X...  — Dédicaces  de  Jules  Janin 141 

Sur  un  tableau  de  Delacroix  :  I.e  Meurtre  de  VKcéque  dr  Lièije      222 

M""  de  Warens,  légataire  de  Jean-Jacques  Rousseau     .     .      .       229