'J9V
ifr^^f^l^'
"m*-^
^
i
A.
LES
Annales
Rcmantiques
Revue d'Histoire du Romantisme
DIRECTEUR
LÉON SÉCHÉ
NEUVIEME ANNEE
T. IX
^c(^
PARIS
BUREAU DES ÂJSJSÂLES nOMAJSTlQVES
14. klK CARDINAL-I.HiMOIM:
1912
I-ES
Annales Romantiques
L.ES
Annales
Rcmantiques
Revue d'Histoire du Romantisme
DIRECTEUR
LÉON SÉCHÉ
NEUVIEME ANNEE
T. IX
""W
PARIS
BUREAU DES JIJSJSÂLES nOMJIJSTIQVES ^ 5 ^
14, RUE CARDINAL-LEMOINE
1912
LÉ CÉNACLE DE "JOSEPH DELORME "
Victor Hugo et Louis Boulanger
(DOCUMENTS INÉDITS)
Le Salon de 1827 fut une belle manifestation dont d'éclat rejaillit
sur le Cénacle de Joseph Delorme.
Les idées nouvelles qui, de 1820 à 1824, avaient fait irruption
dans l'art et s'étaient affirmées, en peinture, avec le Radeau de la
Méduse, la Barque du Dante et le Massacre de Scio, — en sculp-
ture, avec le modèle de la statue du Grand Condé, triomphèrent
sur toute la ligne à ce Salon glorieux entre tous.
C'est là, en effet, qu'Eugène Devéria exposa sa Naissance
d'Henri IV qui mit le feu aux poudres et fit sauter, par les fenê-
tres de l'atelier d'Hersent. tous les plâtres d'après les antiques.
C'est là que Boulanger exposa son Mazeppa ; Delacroix, son Christ
au jardin des Olives, son Marina Faliero et son Jeune Turc cares-
sant son cheval ; Ary Scheffer, les Jeunes Filles grecques implo-
rant la protection de la Vierge ; Pradier, son Prométhée ; Uude,
sa Vierge immaculée ; David d'Angers, le marbre de son Grand
Condé et celui de Racine, le modèle en plâtre de la statue de
Talrna qui décore le vestibule du Théâtre-Français, sa Jeune fille
grecque au tombeau de Botzaris dont la ruine et l'abandon
1
2 LES ANNALES ROMANTIQUES
devaient, vingt ans plus tard, enpoisonner ses derniers jours (i).
et toute une série de bustes dont ceux du Maréchal Suchet, de
Casimir Ddavigne, de Louis Pavie et da Raoul Rochelle. Je passe
sur les dessins, vignettes et culs-de-lampe exposés par les deux
frères Joliannot.
L'art, en 1827, rattrapa donc d'un bond l'avance considérable
que la littérature française, avait sur lui depuis le commencement
du siècle. Et je ne m'étonne pas que Victor Hugo, qui déjà son-
geait à capter toutes les sources pour les faire passer par son mou-
lin, ait ouvert à deux battants les portes du Cénacle aux artistes
qui avaient embrassé comme lui, et même avant lui, les idées
nouvelles.
I^a fusion des gens de lettres et des artistes s'imposait. A la
vérité, elle avait déjà commencé par les emprunts qu'ils se fai-
saient les uns aux autres, mais pour l'accomplir il fallait un
homme de génie ayant l'autorité du jeune auteur de Cromwell.
Rncore Victor Hugo eut-il soin de rechercher de préférence l'ami-
tié des artistes qui lui paraissaient les plus propres à recevoir son
empreinte. Delacroix, par exemple, avait trop de talent, une per-
sonnalité trop marquée, pour entrer tout à fait dans ses vues. Ré-
volutionnaire le pinceau à la main, il était plutôt réactionnaire
en théorie et même en paroles, et il ne se gênait pas pour critiquer
tout haut les idées d'autrui qui contrariaient les siennes. Aussi,
tout en fréquentant chez Victor Hugo et en lui témoignant beau-
coup d'admiration, peut-on dire qu'il vécut en marge de son
groupe. H ne se fondit pas avec lui comme tant d'autres. Gela
était réservé plus particulièrement à Boulanger qui, ayant le tem-
pérament d'un écolier, avait besoin d'un guide et d'un appui. 11
faut dire aussi que, lorsqu'il entra en rapport avec Victor Hugo,
il n'était encore a'^'un enfant.
(1) On sait qu'il fut exilé au Coup d'Etat de 1851. Autorisé à rentrer
en France en 1853, il revint par .la Grèce et voulut revoir le tombeau
de Botzaris.
(( Croiriez-vouis qu'à Athènes, écrivait Déranger à Michetet, le 7 mai
1853, allant visiter le tombeau de Botzaris, il a trouvé mutilée et sous
les ronces cette chaniiante figure d'enfant qui écrit te nom du héros,
admirable roman, dont il avait fait don à la Grèce. Voilà le ca? mi'^
les Grecs d'aujourd'hui font des chefs-d'œuvre de l'art 1 » {Revue du
1<"" novembre 1911, article de M. Gabriel Monod sur Michelet et
Béranqer.)
Le cénacle t)E JOSEPH DELOhMK 3
Né à Verceil, en Piémont, le 11 mars 1806 (1), d'un père français
et d'une mère italienne (2j, il n'avait donc que vingt et un ans
quan il fit son Mazeppa. El ce n'était pas son coup d'essai. Il avait
déjà attiré l'attention sur lui par ses lithographies de la Saint-
Barthélémy et de la Ronde du Sabbat, inspirée, celle-ci, de la
ballade d'Hugo, et dont Delacroix disait que Boulanger avait
« plus de vers dans la tète que de serpents », en quoi il ne se
trompait guère. Boulanger était effectivement plus poète que pein-
tre. Je ne dis pas que ses vers valaient mieux que sa peinture,
ce serait leur faire trop d'honneur ; je veux dire qu'il voyait et
peignait en poète. Et c'est précisément parce qu'il avait une âme
de poète qu'il s'attacha si fortement, si amoureusement, à la per-
sonne de Victor Hugo.
A partir de 1827, sa vie lui appartint tout entière. Sans par-
ler de son portrait et de celui de sa femme qu'on peut voir au-
jourd'hui au musée de la place des Vosges, il fit toutes sortes de
dessins pour illustrer ses œuvres (3). Il est vrai qu'Hugo le paya
largement de retour. Non content de lui dédier, en 1828, les bal-
lades des Deux Archers et de la Légende de la Nonne, il voulut
que l'on sût en quelle estime il le tenait et il accompagna cette
dédicace de la note dithyrambique que voici :
« M. Louis Boulanger, à qui ces deux ba,llades sont dédiées,
s'est placé bien jeune au premier rang de cette nouvelle généra-
tion de peintres qui promet d'élever notre école au niveau des
magnifiques écoles d'Italie, d'Espagne, de Flandre et d'Angleterre.
La réputation de M. Boulanger s'appuie déjà sur beaucoup
d'œuvres du premier ordre, entre lesquelles nous rappellerons
(1) Et non le 11 novembre comme le répètent la plupart des diction-
naires.
(2) Louis-Candide Boulanger était le fils de François-Louis et de
Marie-Magdeleine-Gertrude Archibuggi. {Ârcliives viunicipales de
Dijon.)
(3) Notamment trois vignettes sur bcis pour les Odes et Ballades .
VEqlise Saini-Germain-VAuxerrois, le Géant, Victo? Hugo assis sur un
canapé (pour l'ode .4 la Colonne), la Bonde du Sabbat ; — le frontls
pice des Orientales ; le Clair de lune et une vignette sur bois, les
Djinns, pour ce recueil ; — le Dernier jour d'un condamné.
En 1886, il fit également des d^esisins pour le Théâtre de Victor-Hugo
J'ai vu une quittance de iui au crayon où il reconnaît avoir reçu de
l'éditeur Renduel la somme de 50O francs pour ces dessins. Et M. Le-
fèvre-Vacquerie possède dan.-> les albums de M'"*" Victor Hugo qui sont
entre ses mains une quantité considérable de dessins originaux de
Boulanger.
4 LES ANNALES ROMANTIQUES
seulement le beau tableau de Mazeppa si remarqué au dernier
Salon, et cette gigantesque lithographie où il a jeté tant de vie,
de réalité et de poésie sur la Ronde du Sabbat. L'auteur de ce
recueil lui a donné ces deux ballades en signe d'admiration, de
reconnaissance et d'amitié. »
Naturellement Boulanger devint presque aussitôt l'ami de
Sainte-Beuve. Victor Hugo, dont ils étaient les acolytes disait
d'eux : « mon peintre et mon poète » (i), et pendant quelques
années ils furent inséparables. C'est au point qu'en 1829 Robelin,
l'architecte, ayant offert à Boulanger de l'emmener à Besançon
où il était appelé par les travaux de restauration de la cathédrale,
Boulanger y mit comme condition que Sainte-Beuve serait du
voyage. Et il en fut, et l'on peut dire que ce fut heureux, car nous
y avons gagné quelques lettres fort intéressantes, écrites par lui
en cours de route.
La première, datée de Dijon, 13 octobre 1829, était adressée à
Victor Hugo. En voici le commencement qui nous donne l'itiné-
raire et l'emploi du temps des trois voyageurs :
« Mon cher Victor,
« Notre première pensée à nous trois est ici pour vous ; nous
avons bien parlé de vous pendant le voyage, et hier à dîner, vous
et M"" Hugo ont été (2] pour beaucoup dans ce plaisir qu'on éprouve
à être trois amis dînant à dix heures du soir après deux mauvai-
ses nuits et journées en diligence. Nous avons vu en passant à
Sens une très belle cathédrale gothique avec le chœur roman par
endroits, et, à Semur, petite ville que baigne l'Armançon, chanté
par Bertrand (3), une charmante vue pittoresque, des tours, des
jardins échelonnés sous les remparts, et une église ravissante où
se trouvent, le long des bas côtés, une quantité de petites chapel-
les d'époques différentes jusqu'à la Renaissance. A peine arrivés,
et au lieu de déjeuner, je suivais Robelin et Boulanger dans ces
églises, où ils tombaient in ravissement et copiaient en toute hâte
les jolies figures'sur bois, .^es anges, les vierges, les christs en
marbre, les lanternes en pierre pareilles à des flèches de cathé-
drale ; et moi, je les tirais de temps en temps par lé bras pour
leur rappeler qu'il était l'heure et que le conducteur n'entrait pas
dans ces considérations-là A mesure que nous nous sommes avan-
(l)-Lt's Fcidlles d'automne, ode XXVIII.
(2) Il faudrait k avez été ».
(3) AlnysiTis Bertrnnd, au-teur de Gaspard de la Nuit.
LE CENACLE DE JOSEPH DELORME O
ces vers Dijon, le paysage est devenu plus grand et plus sévère.
Au lieu des saules et peupliers, que Boulanger compare à des
balais, nous avions des pierres oit même des coteaux nus et gris ;
et tout en montant ces longues côtes à pied, nous nous récitions
par lambeaux Galice, Estramadiire, la Vieille Catalogne, Boire à
Verni du torrent. Hérissant la sierra (1). Vous étiez toujours avec'
nous... (2) »
La seconde lettre de Sainte-Beuve était datée de Besançon.
16 octobre 1829, et adressée à M""" Victor Hugo. Elle était comme
de juste moins didactique et plus tendre. Il lui disait :
« Madame.
« Vous avez bien voulu me permettre de vous écrire, et c'est un(;
des plus grandes joies de notre voyage, qui, jusqu'ici, comme
tous les voyages humains, a été fort tempéré de contrariétés.
Nous sommes depuis trois jours à Besançon, qui nous semble
une ville détestable, toute pleine de fonctionnaires, administra-
tive, militaire et séminariste. Robelin y est arrêté par des affai-
res, et nous regrettons que ces affaires ne se soient pas rencontrées
plutôt à Dijon, qui est une bien belle ville et peuplée de bien
jolies Dijonnaises,. dont Boulanger a encore le cœur légèrement
blessé : il vous racontera combien les yeux des jeunes filles de
cette ville sont vifs et luisants. Pourtant, je ne veux pas le calom-
nier, et il est des yeux à Paris qu'il n'a pas encore oubliés. Au-
jourd'hui même, il a fait de souvenir une fort belle personne de
seize ans, ressemblant beaucoup à une de nos voisines de la rue
Notre-Dame des Champs ; au retour, la demoiselle aura beau ne
pas vouloir se reconnaître, il faudra bien qu'elle croie que ses
traits sont gravés dans un certain cœur : voilà matière à bien des
cancans, qu'il nous sera bien doux de chuchoter dans quelques
jours à vos pieds...
« Je ne sais si nous verrons M*"^ de Lelée à Pontarlier ; je ne
sais si nous irons à Pontarlier, si nous resterons ici deux jours
encore seulement ; si même nous ne retournerons pas à Paris,
Boulanger et moi, sans Strasbourg ni Cologne ; toute détermina-
tion dépend de quelques petites affaires archi-épiscopales qui
(1) Pièces des Orientales.
(2) Revue de Paris, du 15 décembre 1904.
6 LES ANNALES ROMANTIQUES
traînent en longueur et nous font maudire le pavé pointu de
Besançon...
« En vérité, madame, quelle folle idée ai-je donc eue de quitter
ainsi sans but votre foyer hospitalier, la parole féconde et encou-
rageante de Victor, et mes deux visites par jour dont une était
pour vous ? Je suis inquiet parce que je suis vide, que je n'ai pas
de but, de constance, d'œuvre ; ma vie est à tout vent, et je cher-
che, comme un enfant, hors de moi ce qui ne peut sortir que de
moi-même. Il n'y a plus qu'un point fixe et solide auquel, dans
mes fous ennuis et mes divagations continuelles, je me rattache
toujours, c'est vous, c'est Victor, c'est votre ménage et votre mai-
son. Non, madame, depuis que j'ai quitté Paris je n'ai pensé une
seule fois à M"^ Cécile, ni à M"« Nini, ni à personne qu'à ma mère,
et assez tristement pour plusieurs raisons, et à vous comme con-
solation pleine de charme et de bonnes pensées. Pourquoi donc
vous quitter et m'en venir dans une auberge de Besançon sans
savoir si j'irai plus loin, et quand ? Je me suis déjà fait souvent
cette question, nous nous la sommes faite, nous deux Boulanger ;
et nous n'avons jamais pu nous répondre autre chose, sinon que
nous étions bien fous, que nous pensions sans cesse à vous, que
nous y penserions jusqu'au bout du voyage, et que nous vous
reverrions le plus tôt possible avec bonheur.
« Adieu, madame ; j'écrirai à Victor, si je continue d'aller ;
sinon je vous porterai moi-même ma prochaine lettre. Dites mille
amitiés à Paul (1) ; vous qui êtes la raison même, donnez quel-
ques bons conseils à notre ami Guttinguer, avec mille souvenirs
de moi...
« Embrassez Victor de ma part, et dans votre cœur si rempli
d'épouse, de fille et de mère, trouvez place à une pensée par jour
pour votre sincère et respectueux ami (2). »
Ils conlinuèrenl d'aller. Quelques jours après ils étaient à Stras-
bourg dont la cathédrale leur causa plus de désappointement que
d'enthousiasme avec son gothique maigre et sec et ses sculptures
qui ont l'air d'être en fonte. « Sans doute, disait Sainte-Beuve qui
exprimait ici l'opinion de Robelin et de Boulanger, la flèche est
fort belle et à leur gré, mais en somme cela ne vaut ni Saint-
Denis, ni Notre-Dam.e, ni Saint-Séverin qu'on a sous la main »
(1) Paul Foucher.
(2) Revue de Paris du 15 décembre 1904,
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 7
Après trois jours de repos, et sans avoir vu le tombeau du
maréchal de Saxe, ils s'enfuirerit de Strasbourg par Cologne et
Francfort. Chemin faisant, à fîhaque descente de voiture, ils visi-
tèrent les églises d'Haguenau, de Wissembourg, ils couchèrent h
Manheim pour avoir le temps dadmirer la ville du monde qui
ressemble le plus h Versailles et à Nancy. De Manheim ils allèrent
à Worms où Robelin et Boulanger dessinèrent la cathédrale moi-
tié romane et moitié gothique, et, après avoir traversé Francfort,
ils s'arrêtèrent à Mayence et à Cologne qui les ravirent au delà
de leur attente. La cathédrale de Cologne surtout, où ils entendi-
rent un Requiem de Mozart, leur procura des jouissances infinies
avec ses vitraux incomparables et le tableau de r Adoration des
Rois « qui est une merveille de naïveté et de sainteté sublime ».
J'analyse et je cite à la fois. Mais en présence de toutes ces belles
choses Sainte-Beuve se sentait moins ému qu'il ne l'avait été sou-
vent de leur idée. Et en les-; voyant il se disait : « Que voulais-je de
plus ? N'est-ce pas ce que je rêvais ? Ces bords du Rhin, ces
gorges où il passe si étroit et si rapide, ces nids crénelés sur les
hauteurs, ces vignes sur des coteaux à pic, que puis-je exiger dâ
plus ? Ce que je gaenerai surtout à ce voyage, c'est d'emporter
des chose une idée vraie et de ne pas pousser à bout et étager en
Babel ma fantaisie fi)... »
Rentrés à Paris à la Toussaint de 1829, Sainte-Beuve et Bou-
langer s'en échappèrent de nouveau, entre Ja bataille d'Hernani
et la révolution de Juillet, sous prétexte d'aller visiter Rouen. On
connaît les deux belles pièces de vers que Victor Hugo leur a dé-
diées dans les Feuilles d'automne. Dans l'une 11 leur dit :
A7ms ; c'est donc Rouen, la ville aux cueilles rues
Cesl Rouen qui vous a ! Rouen qui vous enlève.
(xxvn.)
Dans l'autre
Amis, mes deux amis, mon peintre et mon poète,
Vous me manquez toujours, et mon âme inquiète
Vous redemande ici.
Des deux amis, si chers à ma lyre engourdie.
Pas un ne m'est resté. Je t'en veux Normandie,
De me les prendre ainsi.
(1) llexïue d,e Paris, du 15 décembre 1904.
LES ANNALES ROMANTIQUES
Je crois d'ici les voir, le poète et le peintre ;
Ils s'en vont raisonnant de l'ogive et du cintre
Devant un vieux portail ;
Ou soudain, à loisir, changeant de fantaisie.
Poursuivant un œil noir dessous la jalousie
A travers Véventail.
(XXVIII. ]
Mais cette fois Sainte-Beuve, en allant à Rouen, cédait moins
à un sentiment de curiosité artistique qu'au besoin de s'étourdir,
à l'espoir de guérir du mal d'amour qui le rongeait. Et bien loin
de penser à poursuivre un œil noir, en voyage, il ne songeait au
contraire qu'à fuir celui qui le poursuivait maintenant partout.
Quand il revint, Victor Hugo avait transporté son foyer à deux
kilomètres de la rue Notre-Dame-des-Champs. Comme il ne pou-
vait plus s'y asseoir librement et dans la paix du cœur, le déses-
poir le prit, et un jour que Victor Hugo l'avait mis en demeure
d'expliquer son changement d'attitude, il eut la franchise et la
naïveté de lui avouer qu'il aimait sa femme. Ce fut le commen-
cement de la fin de leur amitié. Mais quand la rupture fut con-
sommée, Sainte-Beuve n'en demeura pas moins fidèle à Boulan-
ger. Et Boulanger agit de même envers Sainte-Beuve. En 1836 le
peintre de Mazeppa ayant retrouvé son grand succès de 1827
avec le Triomphe de Pétrarque. Sainte-Beuve mêla ses compli-
ments à ceux de ses anciens camarades du Cénacle, et le jour oij
ce beau tableau entra dans la galerie de l'hôtel de Custine, s'il
n'assista pas à la fête que le marquis de ce nom organisa en
l'honneur de Boulanger, il applaudit de tout cœur aux stances
dont Théophile Gautier lui fît hommage à cette occasion.
« Beau cygne », disait Théo, parlant de Pétrarque,
Beau cygne italien, roi des amours fidèles.
Poète aux rimes d'or dont le chant triste et doux
Semblent un roucoulement de blanches tourterelles.
Figure à l'air pensif et toujours à genoux,
Les mains jointes devant ton idole muette,
Te voilà donc vivante et revenue à nous !
Je te reconnais bien ; oui, c'est bien toi, poète ;
IjC camail écarlate encadre ton front pur
Et marque attstèrement V ovale de la tête.
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 9
Tes yeux semblent chereher dans le fluide azur,
Les yeux clairs et basants de ta maîtresse blonde,
Pour en faire un soleil qui rende Vautre obscur.
Sous le laurier mystique et le divin rayon
Tu t'avances traîné par Véclatant quadrige
Entre la Rêverie et V Inspiration.
Rien n'y manque... seigneurs blasonnés et superbes.
Prêtres, marchands, soldats, professeurs, écoliers.
Les vieillards sont chenus, et les pages imberbes.
De beaux jeunes garçons et de blonds écuyers
Soufflent allégrem,ent aux bouches des trompettes
Et suspendent leurs bras aux crins blancs des coursiers.
Ces beaux tercets furent peut-être cause que Victor Hugo ne fit
rien sur le Triomphe de Pétrarque (1) ; qu'aurait-il pu dire de
mieux ? Mais vers le même temps il dédornmagea Boulanger de
son silence par les admirables vers sur la Cloche qui sont dans
les Chants du Crépuscule et par les jolies stances d'Avril qui sont
dans les Voix intérieures :
Louis, voici le temps de respirer les roses...
Car dans tous ses recueils il voulait qu'il y eût une fleur pour
lui. Et de même, quand il voyageait, que ce fût dans le nord ou
le midi de la France, dans les Flandres ou les Alpes, il avait tou-
jours une pensée pour Boulanger. Un jour même, cette pensée
prit les proportions d'un véritable poème en prose.
C'était au mois de septembre 1839. Victor Hugo malade, ou plu-
tôt lassé de son labeur immense, était parti pour la Suisse, lais-
sant sa famille à Villequier (2). Après avoir longé le Rhin de Stras-
flj Encore n'est-il pas sûi que les vers des Chants du Crépuscule,
qui ont pour titre Ecrit sur la première page d'un Pétrarque, et qui
sont datés du 24 octobre 1835, n'aient pas été inspirés par le tableau
de Boulanger.
(2) Il écrivait de Paris, le 27 août 1839; à M™" Victor Hugo qui était
en villégiature à Villequier • (( ... Je suis tellement souffrant, et la soli-
tude de la maison m'est si insupportable, que je vais partir... Je ferai
mon dernier acte (des Jumeaux) à mon retour. Il n'y perdra pas, car
je suis épuiisé de fatigue, et si j'allais plus loin maintenant, je crojs
que je tomberais malade.. » {Corrrsp. de Victor Hugo).
10 LES ANNALES ROMANTIQUES
bourg à Bàle et visité Lucerne, Berné et Lausanne, le souvenir de
Boulanger le reprit à Vevey, comme deux ans auparavant en
visitant Anvers, et il lui adressa, sous forme de lettre, le merveil-
leux récit de « choses vues » que je croyais trouver dans le livre
de ses Voyages intitulé Alpes et Pyrénées et qui a été inséré sans
rime ni raison dans la seconde édition du Rhin, parue en 1845.
Je dis « sans rime ni raison », car c'est par un manquement
volontaire à la chronologie que Victor Hugo a fait cette insertion,
comme je vais l'établir séance tenante.
Et d'abord le grand poète a eu tort d'écrire qu'il ne fît que deux
voyages au Rhin, en 1838 et en 1839. Il en fit un troisième, en
1840, et M. Paul Meurice qui a propagé cette erreur est d'autant
moins excusable, que c'est lui qui a publié la correspondance de
Victor Hugo relative à ce dernier voyage.
Or, la lettre de Vevey-ChUlon-Lausanne, écrite à Boulanger
le 21 septembre 1839, a été intercalée dans le Rhin à la suite des
lettres ajoutées à la seconde édition, qui, comme celles de Worms,
Manheim, Spire, Heidelberg, Schaffouse, sont manifestement du
mois d'octobre 1840. Il est facile de s'en rendre compte en consul-
tant les itinéraires suivis par Victor Hugo dans ses trois voyages
au Rhin.
En 1838 il se rend au Rhin par la Ferté-sous-Jouarre, Montmi-
rail, Epernay, Reims, Givet, Dinant, Namur, Huy, Liège, Ver-
viers, Aix-la-Chapelle, Cologne. Mayence... et il rentre en France
par on ne sait où.
En 1839, il va directement à Strasbourg, longe le Rhin jusqu'à
Bâle, visite Lucerne et îe Mont-Pilate, Berne et le Rigi, Vevey-
Chi lion-Lausanne, Genève, Aix-les-Rains, Avignon, Marseille,
Toulon, Draguignan, Nice, Antibes, Cannes, Fréjus, Marseille.
Lyon, Chalon-sur-Saône, Dijon, Troyes, Villeneuve-l' Archevêque
et Sens.
En 1840, enfin, j1 gagna la vallée de la Meuse par Soissons et le
nord de la France, visite Liège, Aix-la-Chapelle, Cologne, Ander-
nach, Saint-Goar, Bingen, Mayence, Heidelberg, Stockart, Schaf-
fouse, la Forêt Noire et rentre en France par Forbach.
Cela dit, ouvrez maintenant la 2® édition du Rhin, vous verrez
que de toutes les lettres de 183?), il n'y a que celles datées de Stras-
bourg et de V evey-C hillo7i-Lansanne qui y aient trouvé place. Les
lettres de Lucerne et de Berne auxquelles fait allusion le commen-
cement de celle de Vevey, ne parurent qu'en 1890 dans le Voyage
aux Alpes et aux Pi/rénéçs, — et les lettres d'Avignon à Sens qui
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 11
leur font suite ne furent insérées qu'en 1892 dans le Voyage en
France et. en Belgique sous la rubrique : Midi de la France et
Bourgogne, 1839.
Mais le comble de l'invraisemblance, c'est que M. Paul Meurice,
en mettant ces dernières au j.our, deux ans après les autres, s'ex-
cusa, dans l'avertissement de la partie du volume consacrée au
Midi de la France, d'y reproduire les deux lettres de Marseille et
de Toulon qui avaient, disait-il, été insérées par erreur dans la
première édition du Voyage aux Alpes et Pyrénées ! ! ! — Preuve
évidente qu'il avait été trompé, bien qu'il eût entre les mains les
albums et manuscrits de Victor Hugo, par la fausse chronologie
adoptée en 1845 Dour la 'seconde édition du Rhin.
Il n'est donc pas étonnant que les travailleurs qui, comme moi,
consultent de préférence les éditions originales des grands écri-
vains (et je n'ai guère que celles-là dans ma bibliothèque roman-
tique) soient égarés par le désordre extraordinaire de certaines
éditions de Victor Hugo.
Quel besoin, je vous ifj demande, avait l'auteur du Rhin d'y
publier, en 1845, la lettre de Vevey-Chillon-Lausanne à Boulan-
ger, du moment qu'il gardait en portefeuille celles de Lucerne et
de Berne qui la précédaient, chronologiquement parlant ? Je ne
sache pas que Vevey, Chillon et Lausanne soient situés sur les
bords du Rhin !
Mais non, pour Victor Hugo, la grande affaire, celle qui primait
tout dans son esprit, c'était de multiplier par tous les moyens les
éditions de ses œuvres. Jt: pourrais citer ici de nombreux exem-
ples de ces tripatouillages mercantiles. Je me contenterai de cons
tatpr que, pour faire entrer sa lettre à Boulanger dans la seconde
édition du Rhin, il commit, qu'on me passe cette hyperbole, une
sorte de faux en écriture privée.
Il avait écrit dans le texte original : « Il pleut maintenant n.
verse sur Strasbourg, que je visitais il y a quinze jours ; sur
Lucerne où j'étais la semaine passée. » Il a, dans le texte im-
primé, remplacé ÎAicerne par Zurich, afin de rattacher sa lettre
de Vevey-Chillon-Lnusanne à celle de Zurich qui, dans l'édition
de 1845, précède celle de Schaffouse, et, comme elle, est de 1840.
En vérité, tout cela est fait pour induire le public en erreur. Je
souhaite donc que M. Gustave Simon qui est aujourd'hui l'éditeur
responsable des œuvres de Victor Hugo fasse son profit de ces
observations critiques et nous donne enfin une édition revue,
12 LES ANNALES ROMANTIQUES
mise au point, définitive, du Rhin et des Alpes et Pyrénées, qui
soit conforme à la chronologie et ne puisse tromper personne.
II .
Revenons maintenant à Louis Boulanger.
On juge de la joie et d'i la fierté tout ensemble qu'il ressentit à
la lecture de la lettre de Victor Hugo. Elle lui arriva à Rouen
qu'il n'avait pas revu depuis son voyage avec Sainte-Beuve. Il y
répondit au.ssitôt en ces termes :
Rouen, 4 octobre 1839
« J'ai reçu votre admirable lettre, mon cher Victor, je l'ai reçue
un peu tard parce qu'on me l'a renvoyée de Paris à Rouen, où je
suis présentement ; vous ne sauriez vous figurer le plaisir qu'elle
m'a fait ; il y a si longtemps que je ne vous ai entendu, et c'était
comme si votre voix m'eût parlé ; ce que vous voyez est bien beau,
sans doute, mais je suis stir que cela ne me ferait pas autant de
plaisir que la peinture que vous en faites ; tout se colore plur:
richement en passant par vos sensations, vous êtes aussi excel-
lent peintre que profond penseur et la création se reflète en vous
dans toute sa splendeur ; je vous assure que c'est une bien grande
joie pour moi d'être aimé par un homme tel que vous !
Votre lettre m'a donc ravi et je n ai pu m'empêcher de la lire
à quelques amis qu'elle a tellement intéressés, que, pressé par
leurs instances, je leur ai accordé la permission de l'insérer dans
le Journal de Rouen (1) ; je ne crois pas avoir fait une chose qui
(1) Elle y parut, en e'ffet, le 17 octobre 1839, précédée de la noie sui-
vante :
« Ce feuilleton est extrait d'une lettre inédite de M. Victor Hugo qui
n'était pas destinée à l'impression. La lettre était adressée à l'un de
nos jeunes peintres les plus célèbres, M. Louis Boulanger, dont, il y
a quelques jours, nous annoncions la présence à Rouen. Nous nous
estimons heureux d'avoir pu obtenir de l'amitié de M. Louis Boulanger
la faculté de communiquer à nos lecteurs cette admirable page de
l'illuistre auteur des Feuilles (Vautomne et de Notre-Dame de Paris,
page d'autant plus curieuse qu'elle arrive comme par surprise à la
publicité, qu'elle est tombée sans préméditation et sans arrière-pensée
de la plume du grand poète et qu'on n'y retrouve pas moins le cacbet
de son génie. »
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 13
puisse vous être désagréable, c'est une générosité de ma part, un
plaisir que je fais partager aux autres, et vous approuverez, j'en
suis sûr, ce bon sentiment de ma part.
« Il y a environ huit jours, c'était un vendredi, je me suis em-
barqué avec quelques amis pour Le Havre. Il était minuit, la
pluie tombait à torrents, la nuit complètement noire, vous con-
naissez ces sortes de remparts. Ils ont bien aussi leur poérJe, et
vous pouvez imaginer avec quelle rêverie sombre et douce je me
sentais entraîné sur les eaux ténébreuses, l'œil fixé sur la petite
lumière tremblotante de la vigie et n'entendant de temps à autre
que la voix grave du capitaine donnant des ordres. Je pensais
bien à vous. Vers le matin, je m'étais endormi dans la cabine
après avoir longtemps résisté au sommeil. Je me sens tout à coup
tirer par le bras, j'ouvre les yeux, je me les frotte et à mon grand
étonnement je vois devant moi M™^ Hugo et Vacquerie, c'était une
apparition' ; je vois ensuite Didine sur le pont ainsi que Déaé,
Toto et Charles, j'en tombais des nues parce que c'était à l'impro-
viste ; la chose était pourtant bien simple, tout ce monde aimé
venait de quitter Villequier et s'était lancé dans le Louis-Philippe
à son passage, allant aussi au Havre. Jamais rencontre ne me fit
tant de plaisir, aussi cet incident m'a porté bonheur pour le reste
du voyage J'ai vu la mer, mon cher Victor, la grande mer, car
on la voit très belle du Havre à Cherbourg où j'ai été ; je me suis
dignement comporté sur elle et n'ai point été malade ; le temps
était toujours mauvais, et de l'eau de tous côtés, mais je n'étais
attentif qu'à l'admirable spectacle que j'avais sous les yeux, c'est
le plus beau assurément et le plus varié ! Les montagnes sont
bien belles, mais j'aime encore mieux la mer. En arrivant à Cher-
bourg, le ciel s'était éclairé, les eaux étaient bleues et nous avons
fait une entrée assez sereine dans le port qui est magnifique et
entièrement creusé dans le roc vif. Le soir même de mon arrivée,
j'ai été me promener au bord de la mer, le ciel était bleu, la lune
pleine et éclatante faisait scintiller tous ces charmants coquillages
que l'on ramasse avec l'empressement d'un enfant, en regardant
arriver sur le sable fin ces belles franges de mousse qui ressau-
tent si gaiement le long de la plage. Que j'aurais été content de
me promener là avec vous ! Le lendemain je suis monté sur l;i
montagne du Roule dont les blocs de granit rouge sont d'un ton
superbe au soleil et dont les silhouettes sont très belles.
« Il y a une forteresse au sommet, et de là la vue plonge sur la
ville, le port, la rade pleine de vaisseaux et l'immense mer qui
emplit l'horizon, c'est magnifique.
14 I.ES ANNALES ROMANTIQUES
« J'ai visité le fort Royal qui protège la rade, il a été bâti sous
Louis XVI, ce qui ne l'empêche pas d'être fort beau ; c'est une
architecture simple, d'un style qui rappelle le roman et dont le
caractère sévère convient bien à sa destination, puis, il est- là
fièrement planté sur le roc nu avec une belle ceinture de vagues,
ce qui parerait, je crois, et ferait passer le magnifique palais de
la Bourse, lui-même.
« J'avais malheureusement oublié mon livre de croquis et je
n'ai pu dessiner le fort, je le regrette beaucoup. li y a à Cher-
bourg une église gothique qui, malheureusement, a été restaurée;
mais on y trouve encore de charmantes choses, surtout un petit
portail bien délicatement travaillé ; une chose qui m'a beaucoup
frappé aussi, c'est la digue — ce sont là de grands travaux qui
donnent une grande idée de la puissance de l'homme. La veille
de notre arrivée à Cherbourg on donnait Angeln et j.'ai regretté
de n'avoir pas assisté à la représentation, cela devait être singu-
lier. Après avoir bien admiré Cherbourg, je suis revenu au Havre
qui n'a rien pour lui si ce n'est d'être au bord de la mer et mo
voici maintenant à Rouen, où je regarde de tous mes yeux les
admirables constructions qui s'effacent de jour en jour malheu-
reusement et qui ne seront pas remplacées, j'ai fait aujourd'hui
une course aérienne sur la cathédrale et j'en suis tout ébloui. On
m'a gracieusement accordé la permission d'estamper des figures
et j'en profite ; vous verrez, lorsque nous nous retrouverons à
Paris des choses fort belles. J'ai pris, rue Grand-Pont, deux figu-
rines qui sont, je l'assure, dignes de Raphaël .
« Adieu, mon cher Victor, je brûle maintenant d'entendre la fin
de votre drame, toutes les l^elles choses que j'ai vues, mer, monta-
gnes, édifices, tout m'y a fait penser (1). Je vous serre les mains,
je vous aime de tout mon cœur et vous admire à l'égal de ce qu'il
y a de plus beau.
« Votre frère dévoué,
« Louis Boulanger (2).
(1) Il s'agissait du drame les Jnmemix qui ne fut jamais terminé.
Le manuscrit porte sur la première page du premier acte la date du
26 juillet 1839, Siir la dernière page, on lit : Interrompu le 23 août par
maladie.
(2) Cette lettre inédite, que m'a communiquée M. Louis Barthou,
était adressée à Monsieur le V» Hngo, poste restante à Marseille. Elle
lui fut renvoyée à Chalon-sur-Saône, où il la trouva poste restante, le
18 octobre.
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 15
« Si par jfiasard vous vouliez m'écrire encore adressez à
M. Louis R..., chez M. Gaugain, rue des Barbiers, n° 12, à Rouen.»
Que dites-vous du mot de la fin : « Je vous admire à l'égal de ce
qu'il y a de plus beau » ? Tout Boulanger tient dans ce cri du
cœur.
Certes, il aurait pu placer son admiration beaucoup plus mal ;
il est permis de penser cependant qu'elle fut trop exclusive.
M. René Paul-Huet m'a communiqué une lettre de Gustave Plan-
che à son père, datée de Florence, 2 octobre 1842, qui renferme k
cet égard des remarques fort justes : *
« Tout ce que vous me dites, mon cher ami, sur Delacroix, sur
Riesener, sur Roulanger, est déplorablement vrai, écrivait Plan-
che à Paul-Huet. Pour tenir tête à toutes les difficultés de la vie
de Paris, pour marcher dans une voie droite et légitime, pour ne
pas succomber aux flatteries, pour entendre sans découragement
les conseils d'une critique éclairée, il faut une grande force de
caractère, une grande netteté d'intelligence. Aujourd'hui, par les
journaux, l'on parvient et on s'élève plus vite qu'autrefois. L'ar-
tiste, s'il n'y prend garde, arrive bientôt à un état de surexcitation
fiévreuse. Pour maintenir son intelligence en bonne santé, il faut
veiller sur soi-même à chaque instant du jour. Je le sais, et vous
le savez aussi ; malheureusement. Boulanger paraît l'ignorer
complètement. Vous n'avez pas oublié combien de fois il m'a
boudé pendant des mois entiers parce que, dans l'intention de ne
pas le désobliger, je m'abstenais de parler d'une peinture que je
trouvais mauvaise. Delacroix a été beaucoup plus tolérant, et je
crois qu'il a eu raison. L'amitié de Victor Hugo, si toutefois ce
mot a un sens pour lui, a été funeste à Boulanger ; elle lui a valu
trois ou quatre odes assez sonores, et encore son nom n'est écrit
en toutes lettres que dans les notes ; sur la dédicace il s'appelle
L. B... Mais elle l'a rendu sourd à tous les conseils et l'a empêché
de choisir une fois pour toutes une voie dans laquelle il pût per-
sévérer sans retour. Les incertitudes, les oscillations de son intel-
ligence ont quelque chose d'affligeant. II. possède plusieurs des
qualités qui font le grand peintre, et il ne sait pas être lui-même.
Grand défaut, à mon avis (1). »
C'était aussi l'avis de Sainte-Beuve qui, à la mort de Boulanger,
écrivait à Victor Pavie :
(1) Lettre inédite.
16 Les annales romantiques
« Eh bien, voici Boulanger qui a répondu au premier appel, —
organisation tourmentée et un peu faible qui n'a pu franchir le
pas de soixante ans. C'était bien plus un poète qu'un peintre, ou
bien le peintre des poètes. C'était un Jules Romain qui avait eu
Victor Hugo pour Raphaël ; de là bien des irrégularités, et fina-
lement des défaillances. Il restera comme un médaillon enchâssé
dans notre Cénacle ; ne trouvez-vous pas que c'est là sa vraie
place (1) ? »
Assurément, et c'est pour cela que je lui consacre cette étude.
Quand il mourut, le 5 mars 1867, il était depuis sept ans direc-
teur de l'Ecole des Beaux-Arts et du Musée de Dijon. Il avait suc-
cédé, en 1860, à Ziegler qui fut le camarade de régiment d'Alfred
de Vigny : ce fait seul indique qu'il avait renoncé à la lutte. Le
coup d'Etat du 2 décembre, le départ de Victor Hugo pour l'exil,
la mort de sa sœur Annette qui tenait sa maison, l'avaient en effet
complètement désemparé. La jeune femme qu'il épousa, passé la
cinquantaine, ne put lui rendre la foi de ses belles années [2).
Depuis longtemps déjà il vivait péniblement sur sa réputation (3).
(1) Victor Pavie, sa jeunesse et ses relations littéraires.
(2) Elle se nommait Adélaïde^Catherine- Amélie Lemonnier-Delafoose.
A roccasion du mariage de Boulanger, M»"" Victor Hugo miandait de
Guernesey à sa sœur, le 24 février 1856 : <( ... Boulanger nous a écrit
une lettre très émue. Il doi; avoir près de cinquante ans, il épouse une
fille de 27 ans. Elle est bien de sa personne, très élevée de cœur, elle
est fille d'un ancien auteur qui a joué dans une pièce de mon mari.
Elle a quelque fortune, une maison à Vanves où Boulanger va demeu-
rer. Il sera aussi heureux que Téléki (*). L'arbre d'un jardinet vaut
l'arbre d'un parc, la nature, le ciel sont égaux pour tous, un cœur qui
aime vaut tous les cœurs... » (Lettre inédite communiquée par M. Le-
f è vr e-Vacqu erie. )
• (3^) Je possède une lettre Inédite de lui, datée du 10 mai 1845, où il
dit au directeur des Beaux-Arts :
« Cher Monsieur et ami, pensez-vous à ce que je vous ai écrit derniè-
rem'ent pour mon- tableau de la Sainte Famille (") ? Vous seriez bien
aimable de donner une oonolusion sonnante à cette petite affaire, et
de me pardonner l'ennui que je puis vous caus^er ; mais vous compre-
nez mon insistance, n'est-ce pas ?
<( Tout à vous di cuore. •« Louis Boulanger. »
(*) Réfugié hongrois dont Victor Hugo fit la connaissance à Jersey,
pendant son exil.
(**) Ce tableau appartient à l'église Saint-Médard.
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 17
A partir de 1852 on peut dire qu'il se survécut. Il mourut presque
oublié dans le poste honorable où il avait pris sa retraite, et où,
par une rencontre vraiment curieuse, il eut lui-même pour suc-
cesseur l'artiste qui fut le graveur du Cénacle, comme il en fut
le peintre. J'ai nommé Célestin Nanteuil.
Victor Hugo et Charles Robelin
Cette notice est la première, à ma connaissance, que l'on consa-
cre à Charles Robelin. Je me demande même pourquoi Théophile
Gautier, avec qui il s'était lié peu de temps avant ou après
Hernani, ne lui a pas faii une petite place dans son Histoire du
Romantisme. C'est d'autant plus fâcheux qu'il nous eût certaine-
ment appris sur son compte des choses qui nous échappent à cette
heure, faute de documents ; par exemple — et pour commencer
-^ d'où lui venait le nom de Robelin. Car il ne s'appelait pas ainsi
devant l'état-civil.
Il était né à Nevers, le 7 fructidor an V, de Madeleine Devieur;
fille de Jean Vieure isic) et de Marie Thévenin (i). C'était donc un
enfant naturel. Robelin était-il le nom de son père, et fut-il
reconnu par lui plus tard 'i Je l'ignore. Ce qu'il y a de sûr - — et la
remarque me semble bonne à faire — c'est que ce nom de Robelin
fut porté, au xvn° siècle, par un architecte qui construisit, sous
Louis XIII, pour" René de Rieux, évêque de Laon, le bel hôtel
qu'on peut voir encore aujourd'hui rue Garancière, n° 8, et où,
cinquante ans après, sur le petit théâtre qu'y fit élever la prési-
dente du Gué,débuta dans sa fleur première celle qui fut Adrienne
Lecouvreur (2).
De la jeunesse de Charles Devieur-Robelin nous ne connaissons
pas grand'chose. Tout ce que nous savons, c'est qu'en 1825 il fut
(1) Archives municipales de Nevers.
(2) Renseignements fournis par INI. Maurice Guillemot.
18 LES ANNALES ROMANTIQUES
chargé par le gouvernement, lors du sacre de Charles X, de la
décoration Intérieure de la cathédrale de Reims ; qu'en 1829 ;1
était architecte diocésain, et que, dans l'intervalle, il entra chez
Victor Huso derrière les Devéria et Boulanger. A partir de cette
époque on le touve dans toutes les grandes manifestations roman-
tiques et dans toutes les fêtes. Mais ce n'est pas pour cela, comme
bien on pense, que je m'occupe aujourd'hui de ses petites affaires
11 a, Dieu merci, d'autres titres à notre attention. Outre que
Victor Hugo l'honora toute sa vie de son amitié, il a droit à notre
considération, voire à nos hommages, pour avoir fourni au grand
poète les éléments des trois chapitres qu'il ajouta, en 1832, à la
huitième édition de SotrrDnmc de Paris, notamment de celui qui
a pour titre : Ceci tuera cela.
Car Robelin adorait le moyen âge ; il n'eût pas été romantique
sans cela. Mais il n aimoit pas que les vieilles pierres, il aimait
aussi beaucoup les femmes, et je vois dans la correspondance de
Gustave Planche avec Paul-Huet, que vers 1842 il eut toutes sortes
d'aventures galantes (1). Je dois dire qu'en dehors de ses avan-
tages physiques il avait de quoi conquérir les faveurs du bea^i
sexe, ayant ramassé comme architecte une assez jolie fortune. Il
était d'ailleurs très généreux de son naturel. Quand ses anciens
camarades étaient mal pris, ils n'avaient qu'à frapper à sa bourse,
elle leur était toujours ouverte. Et les plus huppés d'entre eux ne
se gênaient pas, à l'occasion, pour lui faire des emprunts, même
à fonds perdus. On m'a raconté qu'en 1848 il avait avancé à Victor
Hugo les frais de son élection législative, et que celui-ci ne l'avait
jamais remboursé. Cela m'étonne de la part d'Hugo, car il avait
horreur des dettes. En tous cas les lettres suivantes prouvent que
si Robelin lui rendit quelques petits services, Hugo, dans une cir-
constance critique, refusa de lui rendre un service d'argent.
En 1843, quand il- maria sa fille Léopoldine, Victor Hugo écri-
vait à Robelin :
(1) Planche écrivait à Paul Huet, de Naples, le 8 juillet 184^» :
« N'oubliez pas de me parler des aventures de Robelin, il paraît
qu'il débute dans les Amadis. »
— De Florence, le 2 octobre 1843 : (( Donnez-moi des nouvelles de
Robelin-Amadis )>
— De Milan, le 7 janvier 1843 : « Robelin a-t-il quitté l'emploi des
Amadis ? » (Paul Huet (1803-1800) documents publiés par son fils, 1 vol.
grand in 8").
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 19
« Mon cher monsieur Robelin, nous marions Léopoldine mer-
credi prochain, 15 de ce mois. 11 y a longtemps que nous vous
aurions dit cela, mais vous échappez si bien, qu'il est impossible
de vous saisir.
« Vous concevez, cher monsieur, que cette solennité, qui se fera
seulement entre amis, ne peut se passer sans vous, vous le meil-
leur des meilleurs ! ce qui n'est pas peu dire. Vous avez assisté à
la première communion de cette chère enfant, il faut que vous
soyez de cette autre cérémonie. »
« Répondez-jnoi un mot. La messe se dira à neuf heures, dans
l'église Saint-Paul. Notre dîner, comme d'habitude, aura lieu
à sept heures.
« Votre dévoué et vieil ami,
« V*" Victor Hugo. »
Ce vendredi 10 février.
Deux jours après. M"" Victor Hugo écrivait à son tour à Robelin
une lettre qui pourrait laisser croire à ceux qui ne connaîtraient
pas le ménage Hugo, qu'on l'avait invité par intérêt ou parce
qu'on avait besoin de lui :
« Mon cher monsieur Robelin, Didine nous quitte, en effet, le
jour de son mariage, pour aller habiter Le Havre, mais elle ne se
plaint pas, je vous assure, elle est heureuse, soyons-le donc tous
avec elle.
« Nous comptons donc sur vous pour la messe et le dîner. Voici
quelques détails touchant l'église. Elle se dira à neuf heures très
précises. Vous demanderez à Saint-Paul, notre paroisse, la cha-
pelle des Catéchismes. C'est là oià se célébrera le mariage. Nous
serons dans le petit comité, une quinzaine de personnes.
« Dites moi, pouvez-vous me prêter de l'argenterie pour le
dîner ? Ecrivez-moi ce que vous pouvez mettre à ma disposition
ce jour-là. Vous voyez, je ne me gêne pas avec vous. Vous savez
notre misère de ce côté. Et nous sommes encore vingt-quatre per-
sonnes au dîner.
« Vous savez que c'est mercredi prochain, 15 de ce mois.
« Répondez-moi le plus tôt possible là-dessus et ce qu'il y aurait
de mieux, si cela se pouvait, serait que vous vinssiez nous voir.
« A vous de cœur, cher ami.
Dimanche matin. « Adèle Hugo. »
20 LES ANNALES ROMANTIQUES
« P.-S. — Si vous aviez des couteaux, ils ne seraient pas de
trop (1). »
yime Victor Hugo avait raison de parler de leur misère du côté
de Targenterie. Son mari, qui dépensait beaucoup d'argent er
meubles anciens, objets d'art et de curiosité, n'eut jamais le sens
ni le souci du confort sous le rapport du service de table. Elle,
encore moins. Tout millionnaire qu'il était à la fin de sa vie, je
me souviens d'avoir vu chez lui, avenue d'Eylau, du linge dont
un bourgeois un peu ordonné n'aurait pas voulu.
Robelin fut donc de la noce de Léopoldine — et son argenterie
aussi. Ce n'est pas la seule fois qu'ils aient fait le voyage, l'un
portant l'autre, de Neuilly oi!i il habitait à la maison de la place
Royale. Car il était, je le répète, de toutes les fêtes, même les plus
intimes, et il ne venait jamais les mains vides. Quand ce n'était
pas avec sa vaisselle d'argent, c'était avec un pâté, un pouding ou
quelques bonnes bouteilles de vin. Les petits cadeaux n'entretien-
nent-ils pas l'amitié.
« Mon cher monsieur Robelin, lui écrivait un jour M"^ Hugo,
vous n'oubliez pas que c'est jeudi prochain ma fête et que je vous
attends à dîner à sept heures. Ne manquez pas d'y venir surtout.
Car vraiment votre absence nous serait bien triste ce jour-là. Nous
sommes tout à fait entre nous et comme il faut que vous me pré-
sentiez un bouquet, je désirerais qu'il se changeât en pouding, ce
qui ferait à l'honorable assemblée un plaisir infiniment plus vif
que le plus beau camélia possible.
« Mille amitiés. « A. Hugo. »
Une autre fois Robelin recevait de Victor Hugo le billet suivant:
« Cher Robelin, si vous êtes encore à Paris, venez demain mer-
credi manger avec nous une dinde truffée, mais apportez en
(1) On connaît les beaux vers que Victor Hugo composa sur le
mariage de sa fille. Us ligarent dans les Contemplations sous cette
date qui leur sert de titre : 1S Février 1843 Victor Hugo nous dit qu'il
les fit dans l'église ; c'est possible, mais sur le manuscrit original que
m'a communiqué M. Lefèvre-Vacquerie, ils sont datés du 16 février (t
furent adressés le même jour, sou,s forme de lettre, à Madame Vac-
querie-Hitqo, hôtel Bergère, cité Bergère, Paris.
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 21
venant deux ou trois bouteilles de vin que vous tirerez de votre
cave, car du vin à 1 franc est trop piteux pour le mêler aux
truffes (1). »
On voit qu'on ne se gênait pas avec lui, comme disait M""^ Hugo.
D'où vient donc que Judith Gautier, parlant de Robelin dans
son Collier des jours, nous le représente plutôt comme un peu
avare ? C'est qu'à cette époque — et l'on était sous l'Empire —
Robelin avait à masquer des revers de fortune dus à des traits de
générosité que lui seul connaissait. Mais, tout en se privant sur
la toilette et en réduisant son train de maison, il n'en gardait pas
moins son argenterie, comme en témoigne ce billet de Théophile
Gauti'er que je tiens de M. Maurice Guillemot :
« M. Théophile Gautier prie monsieur Robelin de vouloir bien
avoir la complaisance de lui prêter sa vaisselle et ses verres (2). »
Ils habitaient alors tout près l'un de l'autre, à Neuilly : Théo,
rue de Longchamp, 32 ; Robelin, rue Saint-James, et pendant de
longues années l'architecte venait voir le poète chaque jour après
son déjeuner.
« Il entrait, dit Judith Gautier, par la porte de la cour dont on
n'avait qu'à tourner le bouton et qui sonnait en s'ouvrant. C'était
pour ne déranger personne ; mais son entrée dans la salle à man-
ger causait toujours, néanmoins, un indescriptible tumulte et un
grand émoi : il avait à sa suite un chien de chasse blanc et gris
et un vieil épagneul noir. Aussitôt la porte vitrée entr'ouverte, les
chiens se précipitaient dans la salle à manger où ils étaient
accueillis par les jurements et les miaulements des chats épou-
vantés et par des cris de toute espèce.
« — Prenez garde aux chats ! N'entrez pas ! Tenez vos chiens '
« — Ici, Stop ! Tiby, allez coucher !
« Et quand on était parvenu à refermer la porte sur les chiens
expulsés, ils rentraient aussitôt d'un bond par la fenêtre, et les
imprécations recommençaient de plus belle (3).
Quelquefois aussi, de loin en loin, on faisait bombance rue
Saint-James. C'était quand M"" Victor Hugo venait à Paris pour
(1) Ces lettres ont été publiées par Henry Lapauze dans le Figaro
clii 21 février 1891.
(2) Commviniqué par M. Maurice Guillemot.
(3) Le Second rang du Collier, p. 47,
22 LES ANNALES ROMANTIQUES
se distraire de la solitude morose de Guernesey. Robelin ne man-
quait pas alors de l'inviter avec les quelques amis restés fidèles
au maître, dont au premier rang Théophile Gautier, Meurice et
Vacquerie (i). Et ces jours-là, comme de juste, on mettait les petits
plats dans les grands.
« Notre camarade Berthe, la fille de Robelin, dit encore Judith
Gautier, dirigeait les préparatifs et surveillait l'œuvre de Rosalie,
sa vieille cuisinière grognonne, barbue et solennelle. Elle avait
des talents de cordon bleu que l'ordinaire frugal de la maison uti-
lisait peu et qui n'étaient mis à l'épreuve que dans les grandes
occasions.
« Son chef-d'œuvre était un pâté fameux qu'elle mettait plu-
sieurs jours à parfaire et qui, par ses dimensions, eût été digne
d'être servi sur la table des Burgraves pour faire suite au « bœuf
entier » ; il était succulent, délicat et d'une complexité savante.
« Les convives arrivaient séparément, M""" Victor Hugo toujours
en retard ; elle s'excusait en racontant qu'elle avait dû pétrir de
ses blanches mains une bonne pâtée pour Léda, la levrette de son
fils Charles, qui ne confiait cette mission qu'à elle seule.
« Devant une glace elle arrangeait alors sa coiffure et cela lui
prenait beaucoup de temps. Sous son chapeau, elle avait gardé
ses cheveux roulés en papillotes ; elle les déroulait maintenant, les
crêpait, disposant autour de son front bombé une auréole noire.
Elle avait de larges yeux très sombres, un petit nez en bec d'oi-
seau, le menton fin et le teint très bistré. Bonne et charmante,
(1) Il ne se contentait pas de l'inviter à sa table, il lui donnait qnei-
quefois l'hospitalité, comme en témoigne la correspondance d'exil de
^rae Victor Hugo. Elle écrivait, en effet, de Guernesey à sa sœur Julie,
le 18 octobre 1857 :
« Madame Meurice m'a écrit que Robelin mettait son logement à
ma disposition. Je l'accepte et cela mie vient en aide. Je vais répondre
à Madame Meurice pour qu'elle remercie Robelin et lui dise que j'use-
rai de sa bonne grâce. ;>
Et le 10 janvier suivant :
« ... Je serai à Paris avec Ajdèle du 20 au 25 janvier, tout €?st préparé
pour notre départ, les malles sont descendues dans ma chambre, et
voilà trois semaines que j'ai l'autorisation de mon mari d'aller te voir
Cela n'a pas été sans peine. Moi partie, je te l'ai dit, ma maison e^t
bouleversée. Ces Messieurs qui n'aiment pas les soins du ménage et
qui trouvent la maison trop triste sans les femmes se sont décidés à
aller manger à l'hôtel pendant mon absence... Je descendrai chez
Robelin. » (Lettres inédites communiquées par M. Lefèvre-'Vacquerie.)
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 23
mais distraite, perdue comme dans une sorte de rêve, n'étant
jamais à ce qu'on disait (1)... »
Enfin l'on se mettait à table et, après avoir causé pendant deux-
heures du glorieux proscrit, on buvait en chœur à sa santé.
Cependant il vint un jour où Robelin connut la gêne et dut à
son tour frapper à la bourse de ses amis. C'était après les événe-
ments de l'Année terrible. On sait qu'une loi de circonstance avait
fait remise de leurs loyers aux petits locataires qui avaient subi le
siège de Paris. Robelin perdit, de ce chef, une somme considéra-
ble et, de plus, les deux ou trois maisons importantes dont le prix
de location aurait pu le dédommager, pendant un certain temps,
restèrent inhabitées. Comme malgré tout il fallait vivre et faire
face à ses engagements, il se souvint alors qu'il avait rendu plu-
sieurs fois service à Victor Hugo et il lui demanda franchement
de lui venir en aide. Mais la fourmi n'est pas prêteuse. Le Bon-
homme dit même que c'est son moindre défaut. Victor Hugo, qui
venait d'être expulsé de Bruxelles pour avoir ouvert sa maison
aux réfugiés de la Commune, se trouvait à Guernesey quand il
reçut sa lettre. Il lui répondit aussitôt :
« Hauteville-House, 10 novembre 1872.
« Mon cher, mon vieux, mon excellent ami, vos embarras ne
sont rien près des miens. J'ai vendu ma rente italienne et j'ai
engagé mes autres titres. Cependant voici : je puis disposer en ce
moment d'une somme de 1.434 francs (traite sur Hetzel, échéance
le 5 janvier), je vous l'offre. Si elle peut vous aider dans vos paie-
ments, écrivez-moi un mot, j'endosserai la traite et je vous l'en-
verrai courrier par courrier. Vous m'enverrez en échange une
traite de somme égale, sans intérêts, bien entendu, à l'échéance
que vous voudrez. Ces 1.434 francs seront bien peu de chose, mais
c'est tout ce que je puis en ce moment. Prenez, si cela peut vous
servir.
<( A vous du fond de mon cœur.
« Victor Hugo.
« P. -S. — \ vous je dis tout. Depuis deux ans il m'est sorti des
mains plus de trois cent mille francs. Rien qu'en dons (canons
pour la défense de Paris, ambulances, blessés, pontons, prison-
(1) Le Second rang du Collier, p. 306.
24 . LES ANNALES ROMANTIQUES
niers, familles des condamnés, veuves et orphelins, Alsace et Loi'
raine, libération du territoire), j'ai donné plus de 35.000 francs,
et cela continue. J'ai tout engagé, même ma maison. Je compte
pour me dégager de ce ctiaos sur mon travail actuel : c'est pour
cela que je suis à Guernesey. C'est avec les droits d'auteur de Ruy
Blas et de Marion de Lorme que je compte payer toutes mes dé-
penses jusqu'au l^' mars, car ce qui me reste de revenu libre suftil
à peine pour payer les rentes que je fais annuellement à mes
enfants : 12.000 francs pour Victor, 12.000 francs pour Alice (l),
7.000 francs pour Adèle, pour les trois 31.000 francs. Vous voyez
ma situation !
« Certes, j'eusse été bien heureux de demeurer dans une de vos
maisons. Mais cela n'a pas dépendu de moi. Pourtant je me figure
que cela finira par là. Je vous embrasse, cher ami (2). »
Ce dernier paragraphe demande une petite explication. Nous
avons dit que Robelin possédait à Paris plusieurs maisons qui
n'étaient pas louées. Victor Hugo, sollicité par lui, en aurait hier,
pris une, mais il paraît au'avec son goût pour le moyen âge.
Robelin les avait rendues à peu près inhabitables en leur donnant
des toits à pic qui mansardaient tous les étages, et des tourelles
où les escaliers avaient peine à tourner (3). Et c'est pourquoi Vic-
tor Hugo, ou plutôt Julielte Drouet, s'était pourvu ailleurs.
Quant aux embarras d'argent dont Hugo prétextait pour offrir-
à son ami une somme dérisoire, il faut croire que Robelin avait de
sérieuses raisons pour en douter, puisque six mois après il revint
à la charge, sans plus de succès, d'ailleurs.
«< Mon bon Robelin, lui écrivait encore Hugo, le l""" mai 1873.
je vois bien qu'il faut que je finisse par me confesser à vous. Je
le fais de bonne grA.ce. Seulement gardez-moi le secret. Vous seul
allez connaître ma situation à fond. La voici :
A la suite d'une liquidation désastreuse, j'ai dû prendre avec
la Ranque Nationale de Relgique les engagements que vous allez
voir :
(1) La veuve de Charles, devenue un peu plus tard M'"« Lockroy
(2) Voir le Fiqaro du 21 février 1891.
(3) Le Second rang du Collier, p. 47.
J'ai payé :
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 25
1° Le l^"- janvier 1873 Fr. 33.500
Je paierai :
2"^ Le !•" septembre 1873 33.500
3° Le 1" mars 1874 33.500
4° Le 1«' septembre 1874 33.500
5^ Le 1"^ mars 1875 33.500
6° Le 1" septembre 1875. 33.500
201.000
A ces 67.000 francs par an. ajoutez :
1° Je donne à Victor Fr. 12.000
2° Je donne à Alice 12.000
3° Je donne pour Adèle l\ 8.000
Par an Fr. 32.000
Ses 32.000 francs joints aux 67.000 font 99.000 francs par an. A
ces 99.000 francs ajoutez une petite institution que j'ai fondée ici
pour l'enfance et qui me coûte par an 8.000 francs. Cela fait
107.000 francs que j'ai en ce moment à donner par an, avant de
dépenser un liard pour moi-même et pour ma maison. Vous voyez
que mes embarras, hélas ! valent bien les vôtres. Heureusement,
j'ai eu r Année terrible et Ruy Blas, l'an passé, et j'ai cette année
Marion de Lorme, et j'aurai, je pense, l'année prochaine, Le Roi
s'amuse. Sans quoi je ne m'en tirerais pas. Néanmoins, cher vieil
ami, ne soufflez mot de tout cela et plaignez-moi de ce que je suis
si empêché et surtout de ce que je ne puis vous venir en aide.
« Votre hôtesse de l'an passé (i) vous envoie ses plus affectueux
souvenirs, et moi je vous embrasse de tout mon vieux cœur.
« Victor Hugo (2). »
Ces deux refus successifs ont de quoi vous irriter contre Hugo,
lorsqu'on connaît sa véritable situation financière en 1872, car, en
dépit de ses protestations, elle n'était pas telle qu'il l'exposait à
Robe] in. Je ne conteste pas ses charges, j'admets qu'elles pesaient
(1) Juliette Drouet.
(2) Voir le Figaro du 21 février 1891,
26 LES ANNALES ROMANTIQUES
lourdement sur son budget annuel. Mais il exagérait singulière-
ment quand il se prétendait à la merci des directeurs de théâtres
et du rendement de ses anciens ouvrages. Nous savons par une
lettre de lui que lorsqu'il quitta la France en 1851, il avait mis de
côté plus de trois cent mille francs (1), et que vingt ans après il
avait plusieurs millions chez les Rothschild (2).
Il aurait donc pu, s'il l'avait voulu, venir en aide à son « vieil
ami » Robelin. Mais il s'était fait une règle de bonne heure de ne
prêter d'argent à personne. Il n'était guère donnant non plus, et
quand il déliait les cordons de sa bourse, c'est qu'il était intéressé
à le faire.
Sa conduite envers Robelin mit naturellement un peu de froid
entre eux. Mais on passe tout aux grands hommes comme aux
jolies femmes. Quand Victor Hugo rentra à Paris, Robelin, qui
avait l'âme généreuse et qui avait fini par sortir d'embarras,
retourna chez lui, et il ne fut question de rien.
A cette époque ils étaient les seuls survivants du Cénacle de
Joseph Delorme. Victor Hugo, comme un chêne qu'on abat, avait
vu tomber autour de lui toutes ses branches. Il avait perdu tour
à tour sa fille Léopoldine, sa femme, son fils Charles, ses plus
chers amis, jusqu'à ce bon Théo, qui lui fut si dévoué et qui mou-
rut en son absence, au mois d'octobre 1872. C'était même Robelin
qui avait fermé les yeux à Théo. Dès qu'il avait appris son état
désepéré, il était accouru, s'était installé au chevet de son lit,
malgré ses soixante -seize ans et ne l'avait plus quitté. « Il tenait
dans ses mains, nous dit Bergerat, les mains refroidies du poète,
et par une sorte d'instinct machinal allait de temps en temps se
réchauffer à la cheminée et revenait prendre les doigts du mou-
rant, comme s'il eût voulu suppléer à la chaleur qui les abandon-
nait (.3). »
Onze ans plus tard, ce fut le tour de Victor Hugo. Cette fois
Robelin n'eut plus à qui parler de son jeune temps. Que faire de
la vie quand tout vous abandonne ? Sans appeler la mort, qui
vient toujours à son heure, il mit toutes, ses affaires en ordre en
vue du grand voyage et il l'accomplit très doucement, sans s'en
douter, le 5 juin 1887. Léon Séché.
(1) Voir dons sa Correspondance, la lettre qu'il écrivait, en 1845, au
rédacteur du Phare âc la Loire.
(2) Quand il mourut, en 1883, son avoir dans cette banque dépassait
cinq millions. Je tiens ce renseignement de PauJ Meurice lui-même.
(3) Th, Gautier, «^es derniers moments, p. 229.
Sur les bords k lac de Geoève
(1)
Aux vacances de 1876, il prit fantaisie à ma femme et à moi
d'aller les passer sur les bords du lac de Genève, au lieu de nous
dirig'er vers les grèves bretonnes comme nous avons l'habitude
de le faire à cette époque de l'année. Une nuit de chemin de fer
nous transporta à Genève, cité que j'avais déjà entrevue et dont
la situation élégante m'avait charmé quelques années auparavant.
J'dmirai de nouveau ses collines réfléchies dans l'azur de leurs
eaux si limpides Je saluai d'un signe de tête le Mont Blanc avec
un sourire qui semblait lui dire : « Tu m'attendras longtemps, je
ne monterai à ton sommet que lorsque la vapeur y conduira
comme au Righi, ou que tu auras un ascenseur. » J'eus quelque
peine à découvrir au fond d'une boucherie, après avoir interrogé
plusieurs bourgeois, les aigles entretenus aux frais de Ja ville,
comme Berne entretient ses ours, aigles vivants représentant les
anciennes armoiries nationales, et que m'avait signalés mon ami
Malibourne (2), un de ces voyageurs exacts qui s'enquièrent des
fl) Nous empruntons aux papiers inédits d'Hippolyte Lucas, l'an-
cien bibliothécaire de l'Arsenal mort en 1878, Le récit suivant d'un
voyage qu'il fit en Suisse, à la fin de sa vie, ainsi que quelques lettres
qu'il adressa, a la suite de ce voyage, à une jeune fille dont il encou-
ragea les débuts littéraires
Ce sont les dernières pages écrites par ce délicat poète, doublé d'un
érudit, dont Victor Hugo, son vieil ami, disait qu'il était « maître en
poésie gracieuse et douoemont profonde », et que Mérimée avait sur-
nommé <( le porte-drapeau de l'espagnolisme en France. » Son nom
appartient de droit à, l'histoire du romantisme.
(?) Ancien bibliothécaire à l'Arsenal.
28 LES ANNALES ROMANTIQUES
moindres particularités, qui veulent voir et tout toucher du doigt.
Je fis le pèlerinage obligé de Ferney et de Coppet remplis des sou
venirs de Voltaire et de M""^ de Staël, chers à tous les esprits let-
trés. Sans être dévot, je remarquai avec déplaisir que l'église
érigée à Dieu par Voltaire [Erexit Deo Voltaire), le philosophe qui
a dit : « Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer », était trans-
formée en grange à foin. Entre autres détails curieux, je vis à
Coppet des pupitres placés à toutes les embrasures des croisées
d'un grand cabinet de travail, pour que M""* de Staël pût écrire
debout, en se promenant, selon la spontanéité de son inspiration.
J'y vis aussi le buste religieusement conservé de M. de Rocca,
dernier ami intime de M™^ de Staël. On assure qu'un mariage
privé avait uni M""* de Staël à M. de Rocca. Ce dernier, disons-le
en passant, a laissé deux volumes de Mémoires sur la guerre
d'Espagne, de 1S09 à 1813 ; on y trouve des détails piquants sur
l'entrée des soldats français au l'oboso ; ils appelaient du nom de
Dulcinée toutes les femmes du pays, et les aventures de l'ingé-
nieux hidalgo devinrent un trait d'union entre un régiment de
hussards de notre armée et les habitants de cette partie de la
Manche, bienfaisante popularité des œuvres du génie. Cervantes
était le protecteur du petit bourg du Toboso (1).
Je me rendis de Coppet à Evian où je retrouvai quelques con-
naissances parisiennes notamment un de mes collègues de la
bibliothèque de l'Arsenal. M. Faucheux, mathématicien distin-
gué ; Rollé, homme d'esprit, mon ancien collaborateur au 'Natio-
nal, où il a tenu longtemps avec honneur le feuilleton de da criti-
que dramatique, et l'architecte de l'Opéra, Garnier, que j'avais
connu chez Théophile Gautier. Ce fut là que j'eus la douleur d'ap
prendre par les journaux la mort de Félicien David, compositeur
aux mélodies orientales, émanations nées, diraient les poètes per-
sans, des amours du rossignol et de la rose, et à qui j'avais fourni
le sujet de LaUa-Boukh <2) dont, grâce à l'habileté scénique de
mon collaborateur Michel Carré, il avait su tirer un merve'lleux
parti.
J'allai par le chemin de terre reconnaître les aspérités de Meil-
(1) Cf. un article intéressant de Lorédan .Larchey sur le lieutenant
Rocca dans la Bibliothèque des Mémoires du xix« siècle.
(2) LaJla-Roukh, opéra com. en 2 act., paroles d<î Michel Carré et
Hippolyte Lucas, musique de Félicien David, Théâtre de TOp. Coni
12 mai 1862.
SUR LES BORDS DU LAC DE GENÈVE 29
lerie, mais, n'étant plus dans l'âge des passions, je ne songeai
guère, comme Saint-Preux, au saut de Leucate, et ma pensée se
reporta sur les dangers qu'avait courus Byron, en compagnie de
son ami Shelley, dans une frêle embarcation poussée par un vio-
lent orage contre ces rocs à pic, géants dont les pieds s'enfoncent
dans la plus grande profondeur du lac ; enfin, après avoir visite
Chillon que Rousseau f-t Byron ont rendu célèbre, je me f.xai
pour quelques jours à Glarens, à l'hôtel Roy, habitation princière,
qui domine l'em-barcadère où s'arrêtent à tout instant des bateaux
à vapeur inconnus à Jean-Jacques et même à Byron.
Je crus devoir, dès le lendemain matin, monter au château des
Crêtes où se trouve le fameux bosquet de Julie.
Tlne gentille Suissesse, probablement la fille du concierge, me
conduisit dans le parc et m'expliqua avec conviction les scènes
que l'imagination de l'auteur de la Nouvelle Héloïse a placées
dans cet endroit privilét-rié, et que je connaissais aussi bien que
ma conductrice : je la laissai faire. Tout, dans sa conversation,
était du temps de Rousseau ; les fleurs et les arbustes et jusqu'aux
carpeaux qui se jouaient dans un petit bassin. Je ne pus pourtant
m'empêcher de lui dire, en lui montrant une bande de petits
lézards qui s'était enfuie à notre approche sous une pierre enso-
leillée :
— « Sont-ils aussi du temps de Rousseau ? »
— Non, répondit-elle en souriant, mais voilà qui est bien du
temps de Rousseau, et, en écartant avec les mains quelques bran-
ches dont les feuilles entrelacées cachaient la vue du lac, elle me
désigna la Dent du Midi qui vous suit partout quand vous avez
perdu de vue le Mont Blanc, et qui. si elle voulait mordre autre
chose que les nuages (1), aurait sans doute à gloser sur plus d'un
mystère semblable à celui de Julie et de Saint-Preux. — Oui,
répartis-je, c'est un admirable spectacle.
Au sortir du parc, je rétribuai généreusement la peine de ma
compagne et je m'arrêtai, en descendant du château des Crêtes,
au cimetière de Clarens, un des plus agréables du monde par ses
délicieux ombrages, cimetière cosmopolite où je déchiffrai sur les
tombes une foule de noms russes, anglais, polonais, italiens, amé-
ricains, ce qui prouve que le monde entier fait escale à Clarens
et que pas mal de citoyens de notre globe y ont conquis l'éternel
(1) Expression pittoresque de Victor Hugo à propos des Dents
d'Ochd.
30 LES ANNALES ROMANTIQUES
repos. Impossible d'ailleurs de choisir un séjour plus convenable
pour vivre et pour mourir !
Lorsque je rentrai à l'hôtel Roy, à l'heure du dîner, j'aperçus
en face de moi de l'autre côté de la table commune, une famille
étrangère, composée du père, de la mère et de deux charmantes
filles. Celle qui me faisait vis-à-vis me frappa par la vivacité de
ses yeux noirs, pleins de pénétration, par la splendeur de sa brune
chevelure et par l'originalité de ses manières. Après le dîner,
j'allai fumer un cigare dans le jardin et. y ayant rencontré l'excel-
lent M. Roy, je lui demandai s'il savait de quel pays étaient les
nouveaux venus ; il me répondit que c'était une famille péru-
vienne, la famille X... qui avait déjà séjourné chez lui, que le
père était extrêmement doux, la mère un peu fière, et que des
deux filles, l'une, M"" Rcbecca, peignait d'une façon remarqua-
ble, et que l'autre. M"* Sara, chantait, lisait ou écrivait toute la
journée. Muni de ces renseignements, je ne tardai pas à entrer
au salon où quelques préludes de musique s'étaient fait entendre
et où je trouvai la connaissance établie entre ma femme et les per-
sonnes étrangères ; je vis même à la partition de LaUa-Roiikh
ouverte sur le piano, que mon incognito était trahi et qu'on m'at-
tendait pour me faire une surprise. En effet, M"*' Sara, accompa-
gnée par sa sœur, chanta avec une voix magnifique la ravissante
romance du ténor. A la suite des compliments d'usage, la conver-
sation s'engagea sur quelques espagnols habitant Paris que nous
connaissions également, et entre autres sur Carlos d'Algarra dont
j'avais facilité les débuts littéraires à l'Odéon, avant qu'il eût
quitté le chemin du théâtre pour prendre celui de la finance et
s'enrichir.
Les jours suivants, nous revîmes avec plaisir, ma femme et moi.
l'aimable famille péruvienne. Nous nous retournions sur les bords
du lac où l'on jetait du pain aux cygnes, ou sous les ombrages
épais du jardin de l'hôtel Roy. Un matin, j'y rencontrai M"« Sara
absorbée dans la lecture d'un volume à couverture jaune qu'elle
avait acheté à la gare du chemin de fer et qu'elle m'offrit en me
disant : — Connaissez-vous cela ? Je lus le titre : Les Moralistes
Espagnols. — Si je connais ce livre, repris-je, je le crois bien,
c'est moi qui l'ai composé pour le libraire Hetzel. — Mais il est
signé d'un autre nom que le vôtre ? — Cela ne signifie rien ; tous
les jours on fait des ouvrages pour des collections du genre de
celle-là sous une dénomination accréditée ; d'ailleurs ce sont des
traductions de proverbes et d'extraits de morale. Rien d'original.
SUR LES BORDS DU LAC DE GENÈVE 31
Je n'y aurais pas attaché mon nom. — Vous savez donc très bien
l'espagnol ? Puisque vous le traduisez, pourquoi ne le parlez-vous
pas avec nous ? — Parce que j'ai appris cette langue sans maître,
à coups de dictionnaire, et que la prononciation me manque
Nous autres Français, nous ressemblons tous plus ou moins au
zouave qui, après un an d'occupation à Rome, s'étonnait que tous
les habitants parlassent encore l'italien. Je lis seulement l'espa-
gnol. — Puisque vous le lisez, voulez-vous que je vous prête un
auteur nouveau, poète et romancier qui fait mes délices et sur
lequel je désirerais bien avoir votre avis ? Je serais heureuse qu'il
fut connu on France, il se nomme Becquer, il est mort dernière-
ment. — Je n'en ai pas entendu parler, mais, du moment que vous
me le recommandez, je le lirai de la première page à la dernière
Le soir même, elle me mit entre les mains Becquer dont l'imagi-
nation me plut. Sans partager tout l'enthousiasme de M"^ Sara,
je reconnus des qualités réelles et d'une saveur tout à fait espa
gnole. Je citerai particulièrement le Bracelet d'Or (l'azorca de oro):
une maîtresse, que son amant trouve étrangement préoccupée, lui
demande un bracelet d'or qu'elle a vu au bras de la vierge dans
une chapelle de la cathédrale de Tolède, au bras même qui sou-
tient l'enfant Jésus ; elle mourra de chagrin si elle n'a pas ce bra-
celet. S'im.agine-t-on une situation plus terrible que celle de cet
amant chevaleresque, mais honnête et bon catholique ? Quand je
rendis l'ouvrage avec qm;lques mots d'éloge... — Peut-on le tra
duire ? me dit vivement M'"" Sara d'un air qui me faisait com-
prendre qu'elle avait env'ie d'entreprendre ce travail. — Assuré-
ment, c'est un joli collier de perles qui ne sont pas toutes de la
même valeur, mais qui ont suffisamment d'éclat. Traduisez
Becquer en faisant un choix dans ses légendes et dans ses poésie?.
— C'est que j'ai une peur folle de passer pour bas bleu ; en France
on a bien vite abîmé une femme avec ce mot-là. — Ne craignez
rien, c'est le pédantisme et la prétention qui font les bas bletis. On
n'est pas chez nous si intraitable pour les œuvres littéraires de^
femmes qui n'affichent pas un orgueil masculin. Rappelez-vouo
l'écriture primitive de vos aïeules du Pérou. C'était un tissu de fils
de différentes couleurs dont chacune avait sa signification. Faite?
votre broderie et, quand elle sera terminée, je la proposerai à
Hetzel, homme de bon goût, écrivain lui-même très ingénieux, qu'
sans doute l'appréciera comme moi et lui donnera une place dis
tinguée parmi les arabesques de sa librairie.
32 LES ANNALES ROMANTIQUES
LETTRES \ iMADEMOISELLE SARA X...
Paris, 1877.
Chère mademoiselle, vous qui chantiez si bien et avec tant de
complaisance la romance de Lalla-Rouhh, à Glarens, voulez-vous
l'entendre demain h l'Opéra-Comique ? J'ai trois bonnes places à
vous offrir dans une première loge, n° 28, pour vous, pour votre
sœur et M. votre père, puisque M""^ votre mère est brouillée avec
les spectacles. Si vous acceptez tous les trois, il est inutile de me
répondre.
Paris, 1877.
Que m'apprenez-vous-la ? Vous avez l'index à moitié écrasé. J'en
suis vraiment désolé. Vous allez me faire souffrir de votre doigt
presque autant que je souffre de ma jambe. Hier, je n'ai pu mar-
cher de la journé^e.
Cet accident va mettre du retard dans la traduction de vos
légendes. Je trouve la nzorca de oro très jolie et très originale.
Vous en aurez encore au moins trois à traduire avec quelques
poésies de Becquer, pour complét^^r votre volume. Je ferai un petit
avant-propos sur Glarens, sur notre connaissance et sur l'origine
de la taduction. Vous signerez une petite biographie de Becquer
et nous offrirons le volume à Hetzel qui a édité mes Moralistes
Espagnols.
Paris, 1877.
Je vous envoie la petite introduction que j'ai écrite pour être
mise en tête de votre traduction (1). C'est le récit fidèle de mon
voyage en Suisse et de notre connaissance. Vous avez bien entendu
le droit d'y changer tout ce qui ne vous plairait pas. Je vais un
peu mieux à force de soins, mai? je ne suis pas encore remis sur
pieds.
Paris, 2 avril 1877.
Madame Hippolyte Lucas et moi, nous espérions bien vous voir
demain soir au bal de ia comtesse Pilté, mais ne soyez pas étor-
(1) Cette traduction ne devait pas voir le jour par suite de la mort
d'Hippolyte Lucas.
SUR LES BORDS DU LAC DE GENÈVE 33
née, si, à votre entrée, vous ne nous rencontrez pas pour voiis
présenter comme c'était notre intention. Par une coïncidence a
laquelle nous ne nous attendions pas, Victor Hugo nous a fait pré-
venir aujourd'hui qu'il recevrait demain lundi, dans la soirée, se/,
meilleurs amis, à propos du mariage de sa belle-fille. M™" Alic^
Hugo, avec Lockroy, mariage qui a lieu le lendemain mardi. Il
nous est impossible de ne pas aller lui serrer la iriain. Veuillez
avoir la bonté de prévenir M""" Pilté que nous n'arriverons guère
chez elle avant minuit. M. votre père et vous serez parfaitement
reçus par la comtesse et par son fils et vous aurez déjà dansé -pi':
sieurs contredanses, lors(jue nous aurons le plaisir de vous n
trouver.
Paris, 1.5 juillet 1877.
Ma femme, souffrante depuis quelques jours, me prie de vous
remercier de vos témoignages de sincère amitié, et moi j'ai h vous
remercier de mon côté de toutes les câlineries dont vous avez la
bonté de la charger pour moi. .J'ai bien besoin d'être câliné, je
vous assure, obligé que je suis de prendre garde au moindre cou-
rant d'air. Oh ' comme il est triste de vieillir et de s'en apercevoir !
Nous allons très probablement, dès que ma femme ira un peu
mieux, partir pour l'Angleterre où nous resterons une quinzaine
de jours ; de là, nous irons dans mon pays, à Rennes, où mes
affaires m'appellent. C'est ainsi que se passeront nos vacances
cette année. La Suisse me fera bien défaut ; mais j'espère que j'y
retournerai l'année prochaine ; malheureusement, vous n'y serez
plus.
Je n'ai pas besoin de vous exprimer quels sont mes sentiments
à votre égard et quel plaisir je prenais à rétablir dans une juste
mesure vos vers français qui ne manquaient pas d'ailes, mais qui,
quelquefois, avaient trop ou pas assez de pieds.
Paris, 1877.
J'accepte à cause de ia dédicace te beau livre que vous m'en-
voyez, mais je suis véritablement confus de cette prodigalité. Vous
êtes trop généreuse et vous me donneriez le Pérou, si vous l'aviez
apporté avec vous.
J'ai fait des recherches sur l'édition des œuvres de Théophile de
Viau ; elle a paru, en 1855. dans la collection Janet de la bibliothè-
3
34 LES ANNALES ROMANTIQUES
que elzévirienne, avec une notice très détaillée de M, Alleaume,
2 vol. in-12. Je suis un peu de l'avis du vieux libraire qui ne vous
a pas engagée à lire ce poète peu convenable pour une jeune fille,
car les pièces attribuées à Théophile sont pleines de mots gros-
siers et licencieux. Je vous engage plutôt à lire l'article que Théo-
phile Gautier lui a consacré dans ses Grotesques, un volume que
vient de rééditer la librairie Charpentier.
S'il vous prenait fantaisie de faire la Gavotte qu'on vous de-
mande pour la mettre en musique, envoyez-la moi, je la mettrai
sur ses pieds, si par hasard elle n'y est pas. Ne prenez pas du
reste au sérieux mes critiques sur vos vers et continuez à en faire;
c'est un excellent exercice.
Paris, 31 mars 1878.
Je lirai avec attention votre traduction de Becqner pourvu
qu'elle soit plus déchiffrable que votre lettre. Votre écriture a cer-
tainement très bon air, mais vous mettez une certaine noncha-
lance dans la liaison des mots qui la rend par moment très diffi-
cile et force à deviner it sens plutôt qu'à le comprendre tout de
suite. Je vous vois d'ici rire de moi. Quand on écrit si mal, on ne
devrait pas faire de repioches aux autres. Nous vous regretterons
vivement mardi. Le carAme est impitoyable chez vous, c'est du
moyen-âge. J'espère que nous aurons de meilleures occasions de
nous revoir. Ma santé ne vaut plus rien, hélas !
Paris, 18 juillet 1878.
Votre lettre n'a fait que me prévenir, car j'allais vous écrire
pour vous demandar de vos nouvelles. Vous êtes en plein patois
et vous en garderez quelque chose dans les premiers moments de
votre retour comme les personnes qui ont parlé à des sourds
crient à tue-tî^te - « Comment vous portez-vous ? » Vous patoiserez
involontairement, mais cela passera vite.
Je ne connais pas la vallée où vous résidez, mais je sais que le
pays est charmant d'aspect et les maisons en amphithéâtre ont
bien leur agrément quand on les voit d'en bas et qu'on n'est pas
obligé d'y monter.
J'allais mieux quand j'ai eu le plaisir de vous voir, mais il y a
ou rechute dans ma maladie. Je me suis retrouvé durant trois
SUR LES BORDS DU LAC DE GENÈVE 35
jours avec les mêmes douleurs. J'ai repris un peu de calme depuis
hier et je resrrette fort de ne pas être en Auvergne avec vous. On
me recommande de marcher beaucoup, de faire- de longues pro-
menades. Ma guérison est à ce prix. Cela est bien facile à dire.
Le paralytique auquel, svr les degrés du Temple, le Christ disait :
« Jetez-là vos béquilles et marchez ! » se levait et marchait, mais
c'était un miracle et on n'en fait plus. Mon médecin qui me dit de
marcher ne me donne pas de jambes.
C'est trop vous parler de moi, parlons de vous. Je crois que
vous avez renoncé à votre traduction de Becquer ; vous n'y mettez
pas un grand zèle. Rien n'est plus ennuyeux que de traduire,
même de l'espagnol, et je comprends que vous vous aiTêtiez en
chemin. Vous avez mieux que cela à faire, ne fût-ce que de chan
ter la messe pour des oreilles auvergnates. Je suis occupé à lire
les deux gros volumes de Taine sur l'ancien régime et sur la révo-
lution. Je viens d'achever le premier qui est très bien fait. On y
voit bien clairement annoncé l'effondrement de l'édifice monarchi-
que et de toute l'ancienni} société française. C'était inévitable. On
prétend que dans son second volume il a pris parti contre la révo-
lution. Après le premier volume, cela me paraît impossible :
Quelque désastreuse qu'a;t été, à beaucoup de points de vues, la
révolution française, elle a été et elle demeurera toujours un grand
bienfait, un des plus éminents progrès de la civilisation. Il faut,
jeter un voile sur ses crimes et ne considérer que ses résultats si
avantageux pour l'humanité.
Madame Hippolyte Lucas vient de me quitter pour aller à l'ex-
position. Je partirai de Paris sans avoir pu m'y rendre et je serai
regardé comme un sauvjjge dans mon pays. Tant de gens, même
malades, font des centaines de lieues pour se faire traîner à l'expo
sition et moi qui suis à Paris, je ne verrai rien. C'est vraiment à
dépiter, rnoi qui suis naturellement curieux. Faites une bonne
provision de santé. Je griffonne encore plus que vous et vous
aurez peine à me lire.
Le Temple du Cerisier, 19 août 1878.
Je suis heureux d'apprendre que vous allez bien. C'est bien
assez que la maladie vienne frapper les gens inoffensifs et les
mette dans l'état où je suis toujours. J'ai honte de ne vous écrire
que pour me plaindre. Je ne vais guère mieux ; je suis cloué par
le rhumatisme sur un fauteuil ou sur une chaise longue. Ma belle
36 LES ANNALES ROMANTIQUES
fille qui est venue me voir à la campagne m'a apporté, ces jours-
ci, un hamac de rexposilion qui me procure quelque soulagement
au milieu de mon jardin, les jours de soleil. Je puis à peine écrire
et, comme vous vous en apercevrez, je n'ai ni plumes ni encr.
possibles. La douleur m'empêche même de lire. Avant de partir
de Paris, j'avais achevé le second volume de Taine que j'ai trouve
d'un très mauvais esprit. Les faits y sont groupés dans une inten
tion hostile à la révolution.
Ecrivez de vous-même, ne traduisez plus. Vos pensées sont ori-
ginales et vos expressions sont pittoresques. Je voudrais pouvoir
vous servir d'intermédiaire pour le Figaro, mais je ne suis plus
avec le Directeur dans les termes où j'ai été autrefois. Nous tâche-
rons de trouver un autre journal. Portez-vous bien, c'est l'impor-
tant, et surtout restez jolie comme vous l'êtes : c'est la mission de
la femme quand elle est jeune.
Paris, 14 octobre i878.
La maladie pire que la mort, voilà mon excuse de ne pas vous
avoir écrit. Je n'ai pas touché une plume depuis plus d'un mois.
Le dégoût de la vie m'a envahi. Je suis tombé dans un abattement
profond, je ne fais rien, je ne pense à rien, je végète et je souffre.
Je suis rentre à Paris, sans que îa campagne m'ait produit aucun
bien-être, et je ne suis que douleurs de la tête aux pieds. Je passe
des nuits affreuses, sans sommeil, obligé de me relever dix-sept
fois par nuit pour changer ma jambe droite de place et obtenir un
certain soulagement de quelques minutes ; jusqu'à ce que l'opium,
qui a en lui une vertu (iormitive comme disent les médecins de
Molière, finisse par m'engourdir. Oh ! si l'on mo photographiait
quand je me relève,, le corps enveloppé de tricots de toutes cou
leurs, avec mon bonnet de nuit surmonté d'un capuchon des Pyré-
nées qui me retombe sur les épaules, et que vous puissiez me voir
(j'en serai? au regret), vous auriez pitié de l'humanité souffrante.
Je me suis reproché souvent dans mes longues nuits de ne pas
vous avoir répondu, et je me promettais de le faire le lendemain.
Je vous vois alerte et r«ien portante ,à l'hôtel national de Mon-
treux et cela redouble me? ennuis. Je vous retrouve dans le cadre
où je voas ai vue, à Clârens. et je me dis que je vous ai rencontr ''^
trop tard pour jouir du plaisir dé correspondre avec vous comme
Mérimée avec son inconnue.
SUR LES BORDS DU LAC DE GENEVE 37
Je n'ai pas peur de la mort, mais je tiens encore à la vie. Je me
trouve dans toutes les conditions d'une heureuse vieillesse grâce
aux soins dévoués qui m'entourent. Votre affection ajoute à tout
cela un charme de plus. Je vois bien qu'il faut renoncer à tous
ces bonheurs-là. J'ai fait quelques vers pour ma belle-fille sur un
voyage projeté en Espagne ; je sais les faire copier et je vous les
enverrai Ce sont peut-être les derniers vers que je ferai.
Paris, 25 octobre 1878.
Je dormais lorsque votre commissionnaire est venu demander
de mes nouvelles. On n'a pas voulu me réveiller. Quelque précieux
que soit le sommeil, je regrette de ne pas avoir répondu tout de
suite à votre bienveillani intérêt. Je vais un peu mieux depuis
quelques jours et je m'apprête à aller faire un tour à l'exposition
que je n'ai pas encore vue. Je me ferai traîner en petite voiture.
Je ne prie plus,, hélas ! comme tous les pécheurs endurcis de
notre époque, mais je ne refuse pas vos prières. Adressez-vous à
celui qui faisait marcher les paralytiques sur les degrés du Tem-
ple de Jérusalem, ii vous entendra peut-être, moi, il ne m'enten-
drait pas. Je voudrais bien vous faire voir Polyeucte et je prierai
ma belle-fi^le de vous envoyer des places dans sa loge un de ces
lundis. Quant à moi j'attendrai encore longtemps : une soirée h
l'Opéra me fatiguerait l'îeaucoup.
Paris, l^' novembre 1878.
Envoyez-moi vos vers de Montreux. Laissez-moi tremper le
bord de mes lèvres dans votre petit verre. Je suis comme les
démons de l'enfer qui demandent pour se désaltérer une goutte
d'eau du paradis ; je n'en serai pas moins très sévère à la correc-
tion, car je ne puis supporter une faute de langue ou de prosodie
Je les corrige même dans les livres. C'est plus fort que moi ; c'est
une manie.
Je suis tantôt bien, tantôt mal, retombant après un moment
d'espoir et très maussade pour les personnes qui viennent savoir
de mes nouvelles. J'écrirais volontiers sur ma porte comme
Latouche, un écrivain original, ami de George Sand : « Ceux qui
viennent me voir me font honneur, ceux qui ne viennent pas me
font plaisi'*. » J'ai très mal reçu ces jours-ci une dame que j'aime
pourtant beaucoup, parcs qu'elle est gaie, et qui s'en est allée
38 LES ANNALES ROMANTIQUES
toute scandalisée de mon accueil en se promettant de ne plus
revenir. Ma pauvre femme est bien fatiguée, elle me soigne avec
un zèle et un dévouement admirables. Je ne suis pas encore redes-
cendu à la bibliothèque et je ne sais si j'y descendrai avant quinze
jours encore (i).
Pour faire un échange avôc vous je vous envoie les vers que j'ai
composés pour ma belle-fille. Nous reparlerons plus tard de
Polyeucte et d'une combinaison qui puisse vous faire aller l'en-
tendre.
HippoLYTE Lucas.
(1) Cette lettre est la dernière qu'ait écrite Hippolyt-e Lucas, qui
mourut le 14 novembre 1878.
VARIA
LE MARIAGE PROTESTANT DE LAMARTINE
Sous ce titre on lit dans la Gazette de Lausanne du 26 novem-
bre 1911 :
Comme i] est universellement connu, Alphonse de Lamartine
épousa à Chambéry, le 6 juin 1820, une jeune Anglaise, M"^ Ma-
rianne-Elisa Birch.
]y/[mc Birch, protestante convaincue et anglicane rigide, s'opposa
énergiquement à ce mariage. Quoique pour elle la question reli-
gieuse primât, elle objecta aussi que Lamartine était sans fortune
et sans situation. En outre, il jouissait d'une réputation de mau-
vais sujet qui, quoi qu'elle ne fût pas pour lui nuire aux yeux de
la jeune fille, n'était guère pour le recommander à la mère.
Mais les amoureux s'entêtaient. Lamartine comptait sur la for-
tune que lui apporterait l'étrangère nour lui ouvrir les portes de
la carrière diplomatique dans laquelle, depuis de longues années,
il ambitionnait d'entrer. -. Il va d'un mariage pour moi à présent
d'obtenir quelque chose dans cette diplomatie », écrivit-il le 10 dé-
cembre 1819, k sa protectrice la marquise de Raigecourt. Trois
mois auparavant il avait écrit à son amie intime, M"« de Canonge,
lorsque son projet menaçait de tomber à l'eau : « ... Cela me
désole, sans que je sois le moins du monde ce qu'on appelle amou-
reux. Mais la chose était bonne et raisonnable. C'était tout ce que
je pouvais espérer. » Amoureux, non, la blessure causée par la
mort de M""* Charles [Elvire] saignait encore, et saigna toujours,
40 LES ANNALKS ROMANTIQUES
hélas ! Mais il fallait mettre une fin à cette vie d'oisiveté qui pesait
si lourd, à cette gêne continuelle qui entravait à chaque pas son
existence et coupait les ailes à ses ambitions les plus légitimes.
Mais s'il répugnait à M="* Birch de donner sa fille à un «papiste»,
la famille Lamartine aussi se montra d'une intransigeance abso-
lue. Le prétendant s'efforça donc de vaincre les scrupules de la
jeune fille et de l'amener à embrasser le catholicisme. L'amour
aidant, la conversion ne fut pas difficile. « Je l'ai déterminée à se
faire catholique, mais la mère est dans le désespoir et nous refuse
tout consentement », écrivit-il encore, de Milly, à la fin de l'année
1819, à la marquise de Raigecourt.
Le succès extraordinaire du petit volume intitulé Méditations
poétiques (13 mars 1820) et la nomination simultanée de l'aut^Qr
au poste d'attaché d'ambassade à Naples ébranlèrent en partie les
répugnances de M""^ Birch. Restait l'insurmontable obstacle de la
différence des cultes. On décida de passer outre. « La jeune per-
sonne vient de faire son abjuration secrète », écrit Lamartine à
M. Eugène de Genoude, de Chambéry, le 13 avril 1820. De sorte
que quand M*"* Birch donna enfin, ou se laissa arracher, son
consentement au mariage, elle ignorait la conversion de sa fille, et
croyait à une union mixte. Ce ne fut que le 20 m.ai 1820 que
Lamartine put écrire, de Genève, à son ami d'enfance Aymon de
Virieu :
J'avance péniblement et lentement dans mon grand œuvre, mais
j'avance enfin. Mon contrat est signé, nous sommes fiancés, nous
allons nous marier à Chambéry : d'ici à huit jours nous revenons
nous marier à l'anglaise ici, et nous partons immédiatement. Nous
sommes venus depuis trois jours faire des emplettes de voitures
et de quelques cadeaux que nous faisons à nos parents récipro-
ques. J'étais dans l'impossibilité de faire moi-même des cadeaux
d'usage à ma future, n'a5^ant rien reçu nd hoc de mon père. J'ai
heureusement rencontré ici hier, M. Delahante. Nous avons couru
ensemble, et j'ai acheté une parure charmante que j'offre ce matin
comme une surprise. Cela me ravit.
Et il ajoutait :
J'aime décidément ma femme, à force de l'estimer et de l'admi-
rer. Je suis content, absolument content d'elle, de toutes ses qun
litérs, même de son ])hysiquo,
VARIA 41
C'est tiède, mais c'était sincère ; de passion l'amant d'Elvire
était à jamais incapable ; il ne pouvait devenir que tout just-
amoureux de sa femme.
Donc, le mariage suivant le rite catholique eut lieu le 6 juin
1820, dans la chapelle du Château, à Chambéry. Jusqu'aujourd'hui
cependant les biographes du grand poète lyrique ne possédaient
aucune pièce officielle, aucun document authentique, ayant rap-
port, de près ou de loin, au « mariage à l'anglaise » dont il est
question et dans la correspondance de Lamartine et dans le jour-
nal intime de sa mère que le fils édita et publia sous le titre Le
Manuscrit de ma Mère. Et encore, dans la version que nous t.
donnée Lamartine, cette mention est-elle des plus laconiques :
« Alphonse, sa femme et sa belle-mère sont partis, après la double
cérémonie de Chambéry et de Genève pour l'Italie », fait dire le
fils à sa mère [cf. op. cit.. p. 237). Nous verrons plus loin de quelles
omissions et de quels oublis voulus il est capable.
XXX
Aiguillonné par mon ami M. Léon Séché, l'auteur si apprécié de
nombreuses études rur l'histoire du romantisme, j'ai réussi après
de longues recherches à mettre la main sur le document introu-
vable.
Dans son récent livre Les Aynitiés de Lamartine, M. Léon Séché
imprime une lettre de M. François Chaponnière, rédacteur de la
Semaine Religieuse, de Genève, datée du 25 octobre 1909. Il s'agit
de l'impossibilité de trouver aucun document prouvant la préten-
due cérémonie religieuse à Genève :
« J'avais fait, de mon côté, écrit M, Chaponnière, une petite
enquête s'ir ce point. Or, j'ai appris que M. Ernest Naville (asso-
cié étranger de l'Académie des sciences morales et politiques) se
souvenait que ce mariage avait été béni, non par un clergyman
anglican, mais bien par im ministre de l'église nationale protes-
tante de Genève. M. Edouard Diodati officiant bien, dans cette
circonsfonce, à la chapelle de l'Hôpital. En 1820, M. Diodati (né en
1797) venait d'échanger les fonctions de pasteur de campagne
contre celles de bibliothécaire da la ville. Il devait occuper plus
tard la chaire de littérature moderne, puis celle de théologie pra
42 LES ANNALES ROMANTIQUES
tique et d'apoloffétique à l'Académie de Genève. C'était un homme
extrêmement cultivé, d'an esprit encyclopédique, qui avait des
relations littéraires à Paris et des accointances en Angleterre. Il
savait fort bien l'anglais et pouvait sans doute officier au besoin,
dans cette langue. Sa femme, née Vernet, était une sœur de la
baronne Auguste de Staël. M. Ernest Naville, né. en 1816, fut, à
l'époque de ses études académiques, vers 1835, le pensionnaire de
M. Diodati et le familier de sa maison. Il est probable que c'est
des lèvres mêmes de cet ecclésiastique qu'il a recueilli le récit du
mariage protestant de Lamartine. Bien qu'il ait 92 ans, ses souve-
nirs sont encore assez nets. »
M. Léon Séxîhé exclame :
« Je le veux bien, cependant un autre de mes correspondants de
Lausanne, M Remsen Wliitehouse, qui est un dévot de Lamartine
et qui est lié avec le comte Gabriel Diodati, m'assure que le ma-
riage du grand poète ne fut béni ni par le pasteur Martin ni par
le pasteur Diodati. Auquel croire ? {Cf. op. cit. p. 171.) »
En effet, mes investigations personnelles quoique restées néga-
tives me laissaient la conviction intime que les époux Lamartine
s'étaient adressés à un compatriote de la mariée pour l'accomplis-
sement de la cérémonie « à l'anglaise ».
M. Louis Naville, à qui je m'étais adressé par l'aimable entre-
mise de M"'' Ernest Picot, femme du distingué juge fédéral, écri-
vait :
,Te viens de questionner M. Eugène Ritter au sujet du mariage
de Lamartine à Genève, il m'a répondu qu'il avait fait une enquête
à ce sujet, soit d'ans les archives du Consistoire ou autres, soit au-
près des personnes d'âge qui auraient pu conserver un souvenir de
cet événement ; qu'il n'avait rien trouvé, et supposait que la céré-
monie devait avoir eu lieu dans une maison privée, et tout cela il
y a peut-être quarante ans (tout cela = son enquête)... {Lettre dzi
28 février i908.)
Quelques jours plus tard M. Naville suppléa très courtoisement
à cette information par l'avis suivant :
VARIA 43
« Il me paraît probable que l'abbé Vuarin sachant que M"« Birch
avait à i'insu de sa mère abjuré le protestantisme, aura dit aux
fiancés : « Faitf^s la simaçrée d'un mariage protestant pour calmer
les scrupules de M""" Birsh. » Très probablement on trouvera t
dans les papiers de la cure de Genève des notes relatives à cette
négociation, mais très probablement aussi, à cause de son carac-
tère un peu louche, un peu clérical, la cure ne les livrera pas
{Lettre du 4 mars 1908.) »
Cependant, sur ces entrefaites, une lettre charmante m'arriva de
Genève, de la plume de M"" Michel Chauvet, née Hentsch-Viollier.
mère de M"^ Picot à qui je dois une reconnaissance toute particu-
lière. M"" Chauvet me confirma encore dans mon opinion que la
cérémonie avait eu lieu devant un pasteur anglais :
« La bénédiction du mariage, écrivait-elle, eut lieu dans la cha-
pelle de l'Hôpital — on la prêtait alors au culte anglican — la cha-
pelle de la rue du Mont-Blanc n'était pas bâtie — elle le fut beau-
coup plus tard sur les terrains des fortifications. La cérémonie fut
célébrée selon le rite anglican et par un clergyman anglais. On
disait que la mère anglaise n'était pas ravie du mariage de sa
romanesque fille. Je me souviens vaguement que le D"" Charles
Coindet a soigné la fiancée ; je me ferais redonner les détails par
Adèle Hentsch, et si cela vaut la peine je les transmettrai. «
Puis ma gracieuse correspondante ajoute :
« Lamartine a fait avec ma tante Aline (M"« Aline Vernet) et mon
arrière-grand-père (M. Viollier), une cure à Aix, et avait enchanté
mes grands -parents, étant rempli d'attentions pour eux, les voyant
et leur lisant ses vers. C'était alors un bouillant légitimiste. J'ai un
exemplaire des Esf^ais de Montaigne qu'il a acheté pour mon
arrière-grand-père, car tous deux appréciaient cet ancien mora-
liste. C'est dans ce temps qu'il se promenait avec Ehnre sur le lac
où l'on n'entendait au loin sur l'onde et sous les cieux que le bruit
des rameurs qui frappaient en cadence les flots harmonieux... »
Comme il ressort de ces communications la légende du mariage
protestant de Lamartine était fortement enracinée à Genève : per-
44 LES ANNALES ROMANTIQUES
sonne n'en savait rien de précis, mais tout le monde en avait va
giiement entendu parler.
A quelle porte frapper ? C'est en vain que je me suis adressé au
pasteur anglais actuellement en fonctions à Genève. Le révérend
M. Granger me communiqua la mention laconique relevée sur la
page du registre des baptêmes, mariages et enterrements de l'an
née 1835 : « Le registre précédemment utilisé fut perdu par la
négligence de celui aux soins de qui il était confié. » {Lettre du
24 mars 1908.)
XXX
Au mois d'octobre dernier je me trouvais à Mâcon. Au cours
d'une visite chez M"*'' de Parseval, née Léontine de Pierreclos, et
petite-nièce de Lamartine, la gracieuse châtelaine de Belair me mit
entre les mains les précieux petits cahiers qui composent le Jour-
nal intitne de M"*^ de Lamartine mère. Or, depuis la publication
du très sérieux travail de M. Pierre de Lacretelle : Les Origines et
la Jeunesse de J.amartine (191 i) chacun sait que les très écourtés
et très remaniés fragments publiés par le poète sous le titre Le
Manuscrit de ma Mère, rendent la valeur documentaire de ce
volume tout à fait négligeable « tant les suppressions et les addi-
tionsi qu'il y iît sont considérables » [cf. op. cit., p. IX). Dans le
texte publié par Lamartine on lit, comme nous l'avons dit plus
haut : « Alphonse, sa femme et sa belle-mère sont partis, après la
double cérémonie de Chambéry et de Genève pour Tltalie. « Mais
le manuscrit est bien plus explicite. Après avoir donné force
détails sur la cérémonie catholique à Chambéry la mère poursuit :
« La mariée s'est mise en toilette de voyage et mon fils, sa belle-
mère et sa femme, sont partis pour Genève, où l'on avait décidé
qu'il était nécessaire, pour les biens qu'ils avaient en Angleterre,
ou qu'ils pourraient avoir un jour, qu'ils allassent faire la céré-
monie anglicane, mais en déclarant bien qu'ils étaient tous les
deux catholiques (car ma belle-fille avait déclaré son changement
de religion à sa mère) et qu'ils n'entendaient point faire de ceci
acte religieux mais une faveur aux lois civiles de l'accepter. C'est
ce que mon fils a fait publiquement.... (1) »
(1) Ce passage a été communiqué à M. Léon Séché par M. Duréault
secrétaire perpétuel d" l'Académie de Mâcon, et s^e trouve inséré dans
son volume qrii vient de paraître ; Les Amitiés de Lamartine,
VARIA 45
Après avoir pris connaissance de ce fait je me suis dit que déci-
ment j'avais fait fausse route, et que la prétendue cérémonie angli-
cane n'était autre qu'une formalité devant le consul britannique à
Genève. Jamais, me dis-je, un pasteur ne consentirait à bénir
l'union de deux catholiques qui « n'entendaient point faire de ceci
acte religieux mais une faveur aux lois civiles de l'accepter. »
C'est du côté civil et î)urement officiel que je dirigeai ensuite
mes investigations. Faisant suite aux recommandations de S. E. M.
Esme Howard, ministre de la Grande-Bretagne à Berne, je
m'adressai au Eegistrar gênerai, à. Somerset House (Ministère de
l'intérieur) à Londres. Ce fonctionnaire me renvoya sans hésiter
aux archives de l'évêque de Londres. Malgré mon scepticisme je
profitai d'un voyage en Angleterre, da semaine dernière, pour me
rendre aux informations à Dean's Court, près St-Paul. On jugera
de ma stupéfaction et de ma joie, lorsqu'en feuilletant un petit
volume en maroquin rouge qu'on avait placé entre mes mains,
mes yeux tombèrent sur le titre :
Vol. 2. Register of Baptism.s, etc., belongmg fo the English Chn
pel, Geneva 1890.
Bnptisms, Burials and Marriages. Fol. 29.
C'était indubitablement le volume qui manquait à la collection
de l'Eglise anglicane à Genève. La preuve s'étalait sous mes yeux,
car je lisais vers le milieu du cahier :
Monsierir Alphonse Marie Louis Delamartine, of Maçon, in
France, département de Saône, and Marianna Eliza Birch of Cum-
berland Si London, were married in the Chapel of the Hospital al
Geneva on the Eighth of .June One thousand Eighl hundred and
Iwenty by me Geo. Eooke, Hector of Yardley Hastings in the
County of Norfhampton England. Signed : Alphonse Delamartine
— Marianna Eliza Birch. In the présence of. W . Coxhead Marsh,
Patrick Clason.
lia copie officielle de cet acte, en ma possession, est certifiée par
Harry W. Lee. Registrar, le 14 novembre 19il.
Comment le révérend M. Rooke avait-il pu concilier avec sa
conscience de prêtre la célébration d'une cérémonie religieuse dan?
laquelle les deux participants déclarèrent nettement et publique-
ment ne chercher qu'un intérêt purement matériel ? Est-ce que
M™" de Lamartine aurait été induite en erreur en attribuant à son
fils l'intention d'une action presque sacrilège ? Ou Lamartine lui-
même a-t-il voulu donner le change à cette mère si pieuse et si
46 LES ANNALES ROMANTIQUES
profondément catholique, en prétendant n'accomplir qu'un acte
officiel et sans signification religieuse ?
C'est ce que l'enquête que je poursuis me permettra peut-être
d'établir plus tard.
Remsen Whitehouse.
Voilà donc enfin élucidée une question qui préoccupait depuis
longtemps les amis de Lamartine. J'en sais pour ma part beau
coup de gré à M. Remsc;n Whitehouse. On voit mieux à présent
« le bourbier » d'oii M. Vuarin tira le grand poète en cette affaire
singulièrement épineuse. M"* Birch, comme je l'ai dit dans les
Amitiés de Lamartine, devait avoir des scrupules pour reparaître
devant un ministre protestant, après avoir abjuré la religion réfor-
mée, d'autant que sa mère devait l'accompagner au temple. M""" de
Lamartine prétend que sa bru avait avoué son abjuration à
M""* Birch. Moi, j'ai des doutes à cet égard, et jusqu'à preuve du
contraire il est permis de penser que la cérémonie de Genève
n'avait d'autre but que de rassurer M"" Birch. En tout cas, je suis
de l'avis de M. Naville : évidemment pour M. Vuarin ce mariage
à Vo/nglaise n'était qu'une simagrée, et c'est dans ce sens qu'il avail
dû chapitrer M"^ Birch.
L. S.
II
CHATEAUBRIAND ET VICTOR HUGO
I
Sainte-Beuve, dans l'ouvrage pénétrant, malicieux et souvent
injuste qu'il a consacré è Chateaubriand et son groupe littéraire,
a relevé, h plusieurs reprises, l'influence que l'auteur du Génie dît
Christianisme a exercée sur Lamartine. Il y aurait un chapitre
d'histoire littéraire à écrire, et qui ne serait pas moins curieux, sur
l'influence de Chateaubriand sur Victor Hugo. Elle fut plus grande
et plus durable qu'on ne se l'imagine d'ordinaire. Il ne suffit pas,
VARIA 47
en effet, de la limiter aux œuvres de jeunesse dans lesquelles Vic-
tor Hugo affirma ses sentiments catho.liques et ses opinions roya-
listes, Elle s'est prolongée jusque dans l'âge mûr. L'auteur de
Choses Vues, apprenant qu'une des « splendeurs du siècle » venait
de s'éteindre, quittait, le 5 juin 1848, l'Assemblée Nationale pour
faire à l'illustre mort une suprême visite. Il devait cet tiommage à
ce>Uii dont la gloire consacrée avait protégé son génie naissant.
L'empreinte qu'il en avait reçue était assez profonde pour ne pas
s'être effacée encore. Trois ans plus tard, elle se retrouva't dans
un des plus merveilleux épisodes de VEx/piation : M. Victor Giraud
a fait à cet égard des rapprochements, un peu forcés parfois, mais
qui dénotent de bien curieuses réminiscences.
C'est surtout sur les débuts de Victor Hugo que l'action de Cha-
teaubriand fut décisive. Elève de la pension Cordier, et âgé de
14 ans, il avait écrit, en 1816, sur un de ses carnets d'écolier : Je
veux être Chateaubriand ou rien. En 1819, le Lycée Français, dont
la devise était : dulces ante omnia wMsœ, publiait une élégie inti-
tulée : La Canadienne suspendant an palmier le tombeau de son
nouveau-né. Ces vers furent reproduits en 1825, dans les Annales
Romantiques avec une note curieuse : « Cette jolie pièce, que
M. Victor Hugo a composée en 1819, n'a pas été jugée digne par
lui d'être insérée dans les éditions de ses poésies qui ont été
publiées. Nous ne doutons pas que le lecteur ne nous sache gr^
d'avoir été moins sévère que le jeune poète. » Ces vers, faciles' et
tendres, qui ne méritent pas l'oubli, procèdent visiblement de
l'émouvant épilogue d'Atala où. une Indienne pleure son enfant
mort, « qu'elle a placé dans la demeure des petits oiseaux. » C'est
la première inspiration de Chateaubriand qui s'avoue dans une
pièce de Victor Hugo.
Au cours de cette même année, le poète donnait une ode nou-
velle : les Destins de la Vendée. Elle était dédiée à M. le vicomte
de Chateaubriand. Cette dédicace dépassait la portée d'un hom-
mage ; elle disait une inspiration. La première strophe évoquait
le souvenir de la « muse sacrée » qui avait dicté Les Martyrs.
Môme une note établissait un rapprochement entre un passage du
poème de Chateaubriand et le début de l'ode.
« Quel Français ignore aujourd'hui les cantiques funèbres ? Qui
de nous n'a mené le deuil autour d'un tombeau, n'a fait retentir
le cri des funérailles ? » {Martyrs, livre XXIV.)
48 LES ANNALES ROMANTIQUES
Qui de nous, en posant une urne cinéraire,"
N'a trouvé son ami pleurant sur un cercueil ?
Autour du froid tombeau d'une épouse ou d'un frère
Oui de nous n'a mené le deuil ?
La deuxième strophe ampruntait à Chateaubriand une inspira
tion qui commandait le plan même et les développements de l'ode.
Depuis, à nos tyrans rappelant tous leurs crimes,
Et vouant aux remords ces cœurs sans repentir,
Elle a dit : « Dans ces temps la France eut ses victimes,
Mais la Vendée eut ses martyrs ».
Chateaubriand venait, en effet, de publier (juillet 1819) dans la
quarante-quatrième livraison du Conservateur Politique un article
enfîamrné ! Ce que la Vendée a fait pour la monarchie. Ce que la
Vendée a souffert pour la monarchie. Ce que les ministres du roi
ont fait pour la Vendée. L'ode du jeune Hugo avait trouvé dans
ce libelle violent et vengeur sa source, son occasion et quelques-
uns de ses motifs.
Je ne crois pourtant pas que l'ode sur Les Desfins de la Vendée
ait suffi à créer des relations personnelles entre Victor Hugo et
Chateaubriand. Et voici le témoignage sur lequel s'appuient mes
doutes. Les trois frères Hugo avaient fondé, en décembre 1819, un
journal qu'ils appelaient le Conservateur Littéraire pour bien
montrer la fidélité d'admiration et la communauté d'opinion qui
les rattachaient au Conservateur Politique. Celui-ci, glorieux aîné,
fit au cadet naissant les honneurs r'un éloge peu banal. Il disait
comment les trois frères avaient voulu acquitter envers « la mère
distinguée « qui les avait élevés « une dette aussi sacrée que
douce ».
Le Conservateur Littér>''ire est rédigé par trois frères, MM. Hugo
dont l'aîné à peine a 20 ans et dont le plus jeune n'en a que 17.
Celui qu'on distingue par le nom de Victor était déjà connu par
une ode sur La Vendée et par une satire sur le Télégraphe. Il y a,
dans cette honorable entreprise, quelque chose de plus intéressant
et de plus touchant encore, c'est son motif, dont MM. Hugo qîie
nous n'avons point Vavantage de connaître nous pardonneront de
révéler le secret. »
VARIA 49
La 7* livraison du Conservateur Littéraire publiait, en février
1820, une ode de V. M. Hugo sur La mort de Son Altesse Royale
Charles-Ferdinand d'Artois, duc de Berry, Fils de France. Elle
produisit dans le monde royaliste un effet immense. Est-ce à cette
occasion que Chateaubriand aurait appelé Victor Hugo l'enfant
sublime '^ Les témoignages sent contradictoires, non seulement
sur les dates, mais sur le fait lui-même. Victor Hugo disait — je
tiens le récit de son interlocuteur, homme de lettres très distingué
— que le mot lui avait valu auprès des nobles dames du Faubourg
des succès dont sa précocité regrettait l'insuffisance. L'auteur du
Victor Hngo raconté par un témoin de sa vie rattache à cett^ ode
la première visite que Victor Hugo fit à Chateaubriand, qui se
serait plaint à un de ses amis de ne l'avoir pas encore reçue.
L'accueil flatteur et hautain marqua à la fois de l'admiration et
les distances. Mais le mot ? Sainte-Beuve, qui avait vécu cette
époaue, tenait avec fermeté pour sa réalité. M. Edmond Biré,
expert au jeu des petits papiers, a essayé de démontrer, au con-
traire, que c'était une légende. Mais, par une inadvertance dont
il est assez coutumier, les textes qu'il invoque se retournent contre
lui. L'opinion de Chateaubriand n'est malheureusement pas plus
décisive. \\ est possible, sans que la démonstration absolue en ait
été faite, qu'il ait nié le propos. Ce démenti tardif n'avait pas con-
vaincu Sainte-Beuve, qui se souvenait d'avoir pris plusieurs fois
le erand écrivain en flagrant délit d'inexactitude.
« Bien des années après, a-t-il écrit en 1869, M. de Chateau-
briand faisait la grimace, quand on lui rappelait cette généreuse
parole : il l'avait dite bien réellement, mais il avait acquis cette
faculté, en vieillissant, de ne vouloir précisément se souvenir que
de ce qui convenait cà son humeur, et à ses affections présentes. »
Toujours est-il que cette année 1820 vit s'établir des relations
suivies entre Chateaubriand et Victor Hugo. M. Biré a cité, exac-
tement cette fois, il faut le croire, une lettre que l'auteur de VOde
sur la naissance du duc de Bordeaux écrivait le 20 octobre, à son
ami Saint-Valry. « L'ode que je vous envoie était terminée deux
jours après l'accouchement. M. de Chateaubriand, à qui je la fis
voir sur le champ, m'indiqua cinq ou six taches à faire dispa-
raître. » Cette lettre montre l'intimité qui existait entre le maître
et le disciple. Tl est à croire qu'un article du Conservateur Litté-
4
50 LES ANNALES ROMANTIQUES
raire n'y avait pas été étranger. Le tome II de ce recueil rarissime,
dont j'^i la bonne fortune de posséder un précieux exemplaire,
renferme un article sur les Mémoires^ Lettres et Pièces authenti-
ques touchant la vie et la mort de S. A. R. Charles-Ferdinand
d'Artois, fils de France, duc de Berry, par M. le vicomte de Cha-
teaubriand. L'article est signé d'un V. C'était l'une des initiales
sous lesquelles, pour laisser croire à l'existence d'un grand nom-
bre de rédacteurs, Victor Hugo dissimulait sa personnalité. On
peut discuter l'attribution qu'il faut donner à d'autres initiales
et à certains pseudonymes du Conservateur Littéraire. Mais pour
les articles signés V., il ne saurait y avoir aucun doute. Victor
Hugo, qui en a reproduit plus de la moitié dans Littérature et Phi-
losophie mêlées, leur a conféré ainsi une paternité incontestable.
Cet article est dithyrambique.
« La France s'est un moment crue. Elle se rassure chaque jour
davantage, car il reste encore dans son sein de ces hommes qui
sont très puissants contre les révolutions et dont le génie peur
suffire quelquefois pour arrêter la décomposition des empires. A
la tête de ces Français privilégiés nous aimons à placer M. le
vicomte de Chateaubriand. Dans cette époque de stérilité litté-
raire et de monstruosités politiques chaque ouvrage du noble pair
est un bienfait pour les lettres, et, ce qui est p^us rare, un service
pour la monarchie. On peut lui appliquer ce que Virgile a dit du
sage jeté au milieu des agitations populaires :
Iste régit dictis animos et pectora mulcet.
La suite tient les "promesses de l'exorde. On loue chez « le plus
illustre de nos écrivains, la richesse de l'imagination, la profon-
deur de sentiment, la variété du style, la prodigieuse propriété
d'expression, la facilité, l'harmonie et jusqu'à la négligence si
gracieuse. » Il est vraiment remarquable que l'excès apparent de
ces éloges ne nuise pas à la clairvoyance de l'appréciation. Toutes
ces épithètes sont mesurées avec un goût très sûr et aucun criti-
que n'en a depuis refusé à Chateaubriand le juste tribut. L'ana-
lyse de l'article, dont les réflexions servent à joindre les diverses
parties, « comme l'alliage dans l'or », procède d'un sentiiront
d'admiration enthousiaste qui va à la fois à l'écrivain et au
rovaliste.
VARIA 51
Si convaincu qu'il fût de la grandeur de son génie, je doute que
Chateaubriand ait pu être insensible à la conclusion d'une étude
où celui qui incarnait les plus prodigieuses espérances de la géné-
ration nouvelle s'epxrimait en ces termes :
« Dans cet écrit, l'homme d'Etat et l'écrivain brillant avec une
égale supériorité, et c'est une chose consolante, dans ces temps de
sophismes, que la politique de M. de Chateaubriand, toute géné-
reuse, soit en même temps si juste et si forte de raison. M. de
Chateaubriand parle, pense et écrit avec son âme : voilà pourquoi
il n'y a pas dans ses Mémoires une seule ligne qu'un lecteur fran-
çais voulût retrancher. »
La 18" livraison, parue deux mois après, apportait à l'auteur
du Génie du Christianisme un nouvel hommage sous la forme
d'une ode. Elle fut publiée en juillet 1820. Trois mois avant, en
avril, la deuxième édition des Méditations avait donné sous le
même titre une ode de Lamartine, dédiée à M. de Donald. Les
deux odes sont du même mètre : la stance est de huit pieds et a
dix vers. Mais l'inspiration diffère. Lamartine se soucie peu de
M. de Bonald. Il nous a avoué qu'il ne le connaissait que de nom
et n'avait rien lu de lui. C'est pour plaire à Julie, dont l'admira?
tion le lui avait révélé comme vme sorte de « Solon moderne »,
qu'il écrit ces vers. M. de Bonald lui envoya, pour le remercier,
l'édition complète de ses œuvres. « Je T'ai lue, dit-il, avec cet élan
de la poésie vers le passé et avec cette piété du cœur pour les
ruines qui se change si facilement en dogme et en système dans
Vimagination des enfants. Je m'efforçai de croire pendant quel-
ques mois aux gouvernements révélés, sur la foi de M. de Cha-
teaubriand et de M. de Bonald. » Comme cette ode avait été écrite
en 1817, et qu'il avait alors 27 ans, on voit que Lamartine prolonge
S071 enfance jusqu'à un âge oii l'on considèie d'ordinaire qu'elle
est depuis longtemps achevée.
Victor Hugo, au contraire, n'avait que 18 ans lorsqu'il composa
Le Génie. L'inspiration chez lui était directe. Tandis que Lamar-
tine n'avait, de son propre aveu, loué la politique que pour plaire
à l'amour, son glorieux émule avait puisé dans une admiration
passionnée pour Chateaubriand les accents enflammés de l'ode
qu'il lui dédiait. J'en ai sous les yeux le manuscrit original. Il fait
partie d'un curieux volume qui compte parmi les plus précieuses
52 LES ANNALES ROMANTIQUES
reliques de Victor Hugo. C'est un exemplaire des Œuvres Illus-
trées, parues en 1855, chez Hetzel, gros volume massif de 1460
pages, qui a la forme d'un lourd dictionnaire. La reliure de cha-
grin ne relève pas d'élégance son aspect extérieur. L'écrin man-
que de grâce, mais il renferme des trésors. Exemplaire unique
donné à ma filleule Anna-Alice-Adèle Asplet. Victor Hugo, Guer-
nesey /*"■ janvier 1856, Hauteville House. M"" Asplet était la fille
du centenier de Guernesey, chez lequel le proscrit du 2 décembre
avait trouvé l'hospitalité la plus généreuse et la plus courageuse.
Et vraiment l'exemplaire est unique ! M. Paul Berret dans sa très
curieuse étude sur la Philosophie de Victor Hugo a exprimé le
regret que le volume soit sorti de France. J'ai eu le grand plaisir,
où ma fierté de bibliophile trouvait sa part, de le détromper. Il
est un des joyaux de ma bibliothèque. J'en donnerai quelque jour
la description détaillée. Elle en vaut la peine. Victor Hugo n'y a
pas fait moins de quatre dessins. R y a retranscrit, pour faire plai-
sir et honneur à sa filleule, de nombreuses pages de ses œuvres.
Sa femme, ses fils, ses omis ont collaboré à l'œuvre de la com-
mune reconnaissance. Les dédicaces, les pages copiées, les photo-
graphies, les aquarelles, les autographes illustres sont semés dans
le volume avec une prodigalité réjouissante. Et voici la perle in-
comparable : l'ode Le Gcnie y est tout entière en manuscrit ori-
ginal, écrite en 1820 par Victor Hugo. La calligraphie en est admi-
rable. Ce n'est pas le premier jet, mais ce n'est pas non plus la
copie définitive, puisque le manuscrit contient de nombreuses
variantes. Il serait fastidieux de les donner toutes. Je m'en tien-
drai aux essentielles. La septième strophe se présente ainsi sur le
manuscrit :
Jeune encor, quand des mains du crime
La France:' en deuil reçut des fers,
Tu fuis : ce feu pur qui t'anime
S'éveilla dans Vautre univers.
Contem,plant, etc.
ou :
Loin des bords qui t'avaient vu naître
rp j • \ Quand régnaient des pervers ;
' aux jours de nos revers
Et tu trouveras un nouvel être
Au sein d'un nouvel univers.
Contemplant, etc.
VARIA 53
Jeime encor, vers un nouveau monde
Tu fuis loin de nos bords sanglants,
El là, du feu qui te féconde
Tu sentis les premiers élans.
Contemplant ces vastes rivages,
Ces qrands fleuves, ces bois sauvages,
Aux humains tu disais adieu ;
Car dans ces lieux que Vhomme ignore
Du moins ses pas n'ont point encore
Effacé le": traces de Dieu.
Ces hésitations et ces variantes ont abouti au texte définitif :
Jeune encor, quand des mains du crime,
La France en deuil reçut des fers,
Tu fuis ; le feu pur qui t'anime
S'éveilla dans l'autre univers ;
Contemplant ces vastes rivages,
Ces grands fleuves, ces bois sauvages.
Aux humains tu disais adieu !
Car dans ces lieux que l'homme ignore.
Du moins ses pas n'ont pas encore
Effacé les traces de Dieu.
La 8* strophe publiée est restée semblable à la strophe manus-
crite. Il y a peu de changements dans la 9^ Mais, au contraire, la
iO'' comporte de nombreuses variantes. Le manuscrit se présente
avec la physionomie suivante :
Le camp voyageur du Numide
Taccueillit errant sur ce bord
Qu'ombrage au loin la Pijraimide,
Tente imm,obile de la mort.
Tu vis. etc.
Et là des larmes arrosée
La mtise de Job et d'Osée
T'enseigna ses secrets divins.
Et prh de sa tombe muette
La sainte muse du prophète,
T'enseigna, etr
54 LES ANNALES ROMANTIQUES
Et sur sa tombe délaissée
\ (VAmos et d'Osée
La muse j ^,^^.^
Tenseigna, etc.
Et dans ces paisibles retraites
La sainte muse du prophète
Tenseigna, etc.
Et près de la tombe éternelle
La muse sainte et solennelle
Tenseigna, etc.
A l'ombre de la Pyramide,
Tente immobile de la mort,
Le camp voyageur du Numide
T'accueillit, errant sur ce bord.
Tu vis encor le mont auguste
Où. maudit par son peuple injuste
Mourut le Sauveur des humains.
Sur le tombeau qui nous rachète,
La muse sainte du prophète
T'enseigna ses secrets divins.
Ces multiples variantes, qui témoignent de la précoce facilité
du poète devaient aboutir à la strophe suivante :
A Vombre de la pyramide,
Teri'te immobile de la mort.
Le camp voyageur du Niimide
T accueillit, errant sur ce bord.
Tu vis encor le m,ont auguste
Où, m,audit par son peuple injuste,
Mourut le Sauveur des humains.
Et, près de sa tombe adorée,
La muse éternelle et sacrée
T enseigna, ses secrets divins.
Voici, d'après le texte publié, la 10* strophe :
VARIA 55
Enfin au foyer de tes pères
Tu vins, rapportant pour trésor
Tes maux aux rives étrangères
Et les hautes leçons du sort !
Tu déposas ta douce lyre :
Tîès lors, ia raison qui t'inspire
Au Sénat parla par ta voix ;
Et la Liberté rassurée
Confia sa cause sacrée
\ ton bras, déienseur des rois.
Le poète avait préféré les quatre premiers vers à ceux-ci qu''l
a biffés :
Enfin au foyer de tes pères
Tu revins, fatigué du sort.
Ton grand cœur, tes nobles misères
Te restaient pour dernier trésor.
Ce sont les trois derniers vers, relatifs à la Liberté, qui ont le
plus fait hésiter Victor Rugo. Voici les variantes du manuscrit.
Et la Liberté, chaste et sage,
Vint fitir un cvlte qui Voutrage
Dans tes bras, défenseur des rois.
Et la Liberté, sage et fière
Confia sa chaste bannière
A ton bras, défenseur des rois.
Et la liberté profanée.
S'enfuit, longtemps abandonnée
Dans tes bras, défenseur des rois.
Et la Liberté rassurée
Commit sa cause vénérée
A ton bras, défenseur des rois.
L'ode, quand elle parut en 1822 dans la première édition df^s
Odes et Poésies diverses, s'enrichit de deux épigraphes, qu'il faut
citer, parce qu'elles révèlent les sentiments d'enthousiasme dont
56 LES ANNALES ROMANTIQUES
Victor Hugo était anime envers Chateaubriand. L'une était em-
pruntée à une ode du Tasse : « Va d'un pas ferme au Gapitole >;.
L'autre était prise dans F. de Lamennais :
« Les circonstances ne forment pas les hommes : elles les mon
trent. Elles dévoilent, pour ainsi dire, la royauté du Génie, der
nière ressource des peuples éteints. Ces rois, qui n'en ont pas le
nom, mais qui régnent véritablement par la force du caractère et
la grandeur des pensées, sont élus par les événements auxquels
ils doivent commander. Sans ancêtres et sans postérité, seuls de
leur race, leur mission remplie, ils disparaissent en laissant h
l'avenir des ordres qu'il exécutera difficilement. «
La 19" livraison du Conservateur Littéraire prenait contre les
Lettres Normandes, qui avaient mis en doute le désintéressement
politique de Chateaubriand, la défense de « la gloire la plus écla-
tante et la mieux méritée de ce siècle ». L'article était bref, mais
blâmant « la tolérance monstrueuse de la censure » il rachetait sa
brièveté par sa virulence. « Le nom de M. de Chateaubriand est
une sorte de propriété nationale sur laquelle nous veillons avec
jalousie contre les envieux et les libéraux, cette double espèce de
Vandales. » Ce début promettait ; la fin dépassait ce qu'on en pou-
vait attendre. « Il y a peu de profit pour les Figaro politiques à
calomnier un homme tel que M. de Chateaubriand. Sur cet athlète
invulnérable la cicatrice ne reste même pas. « L'article n'est pas
signé, mais il porte une griffe à laquelle il est facile de reconnaî-
tre son auteur.
La 24® livraison appelle de ses vœux, en vue de la crise des
élections, la publication d'un ouvrage de Chateaubriand « dont il
y aurait peut-être indiscrétion de notre part à révéler le titre. »
Cette simple phrase^ suffit à montrer que le Conservateur Litté-
raire, c'est-à-dire Victor Hugo, qui le résumait tout entier et le
rédigeait presque en entier, recevait les confidences de Château
briand. Le Conse'rvateur Politique avait disparu. Aussi « les roya-
listes désiraient-ils bien vivement connaître l'opinîon du premier
de nos écrivains et de nos hommes d'Etat sur la marche des évé-
nements. »
Aucune occasion n'échappe à Victor Hugo pour célébrer la
gloire du maître qu'il admire. Il termine un long article sur
VHistoire Générale de France de M. Dufau en disant qu'un histo-
rien ne doit pas écrire l'histoire des peuples étrangers, parce qu'il
VARIA ; 57
est « des convenances de langage qui ne sont révélées à l'écrivain
que par l'esprit de la nation ». Cette considération générale, qui
est d'ailleurs d'un nationalisme littéraire fort contestable, paraît
n'avoir été énoncée que pour appeler une application particulière
« M. de Chateaubriand écrit l'histoire de France. Quel vide
remplira dans notre littérature l'ouvrage de cet homme qui, sui
vaut la belle expression de M. Lamennais, est si avant dans la
gloire. Nous posséderons alors notre histoire écrite par un person-
nage historique, nos honjmes d'Etat jugés par un homme d'Etat,
nos écrivains appréciés par un écrivain, nos grands hommes enfin
immortalisés une seconde fois par un grand homme ! »
Le début de l'année 1821 voit s'achever l'existence du Conserva-
teur Littéraire dont le dernier numéro parut ati mois de mars. Le
culte de Chateaubriand s'y affirme encore. Voici un écho, comme
on dit aujourd'hui.
Grande nouvelle. M. Pigault-Lebrun, le romancier, va publier...
Quoi, un poème ?.. Vous n'y êtes pas... Quoi donc, une tragé-
die ?... C'est bien pis... Quoi donc, enfin ?... Une Histoire de
France !... Risurn teneatis Celle de M. de Chateaubriand est paro-
diée d'avance. »
Louis Barthou,
(La Revue Bleue du 2 décembre 1911).
II
L'avantdernier numéro contient un renseignement de haute
importance. Nous croyons avoir inventé les conférences et les lec-
tures publiques ; il n'en est rien. Il se constitue en 1821 une
Société des Bonnes Lettres, dont voici le programme. « Indépen-
damment des discours qui seront prononcés sur la morale, la lit-
térature et l'histoire de France, les séances seront encore remplies
par des lectures de fragments littéraires en tous genres et par
d'autres discours sur les sciences et les arts. » Si je compte bien.
58 LES ANNALES ROMANTIQUES
huit membres de l'Académie Française ont promis leur concours.
Il y a aussi des membres de l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres et de l'Académie des Sciences, et de nombreux hommes
de lettres dont il faut convenir que peu ont passé à la postérité.
Sur la liste, à côté de M. le vicomte de Chateaubriand, membre
de l'Académie Française et pair de France, figurent : MM. Abel
Hugo, homme de lettres, et Victor Hugo, membre de l'Académie
des Jeux Floraux. La séance du 28 février réunit au programme
les noms des deux frères. Abel parle sur la Littérature Espagnole.
Victor lit une ode intitulée Quiberon Cette ode lui vaut une lettre
de Chateaubriand. « J'ai retrouvé, Monsieur, dans votre ode sur
Quiberon, le talent que j'ai remarqué dans les autres pour la
poésie lyrique. Elle est de plus extrêmement touchante et elle m'a
fait pleurer. Je suis bien honteux, je vous l'assure, de n'avoir pas
fait l'article que je vous avais promis. Je n'y ai pas renoncé et je
me ferai un vrai plaisir de rendre la France attentive à un vrai
talent inspiré par des sentiments élevés et généreux. Je vois tous
les jours vanter dans les journaux des vers qui sont loin de valoir
les vôtres. » On comprend qu'un tel compliment flatte la vanité
du jeune poète. Il écrit à Alfred de Vigny la joie qu'il en éprouve.
« Les séances d'Abel aux Bonnes Lettres ont beaucoup de succès
Je n'ai rien lu ni fait lire depuis Q^iiberon. J'ai reçu de M. de
Chateaubriand une lettre charmante où il me dit que cette od^
Va fait pleurer ! Je vous répète cet éloge, mon ami, parce qu'il
vous convaincra aussi, vous qui avez entre les mains le procès-
verbal de l'enterrement de cette œuvre. Qu'est-ce auprès de votre
adorable SymHha ? »
Quel dommage que M. Biré n'ait pas connu ou, ce qui est à
craindre, qu'il ait volontairement méconnu des documents de ce
caractère ! Ils auraient bien mérité de prendre place à côté du
billet, très significatif pourtant, qu'il cite de Victor Hugo à son
ami Adolphe de Saint-Valry. « Je dîne mercredi avee cet illustre
Chateaubriand et j'en suis plus fîer que jamais. » (27 août 1821'*
Chateaubriand Venait dêtre reçu maître ès-jeux floraux. Confor-
mément aux statuts de l'Académie toulousaine, c'est u>f académi-
cien qui devait lui remettre ses lettres. Il y en avait six à Paris,
En chargeant Victor Hugo de cette mission, on avait choisi le plus
jeune, mais aussi le plus célèbre. Il en fut flatté H écrivit au
secrétaire perpétuel de l'Académie : « C'est moi, Monsieur, qui
vous remercie du fond de l'âme. Ce nouveau rapport a en quel-
que sorte resserré encore ma liaison avec l'illustre pair et c'est
VARIA 59
une reconnaissance de plus que je vous dois. M. de Chateau-
briand a reçu son diplôme avec toute la grâce possible et m'a dit
qu'il écrirait à l'Académie pour la remercier. Tous les amis des
lettres félicitent l'Académie de cette acquisition. S'il faut l'avouer,
elle m'a semblé, comme à vous, un peu tardive. »
Il y a dans cette dernière phrase une ingénuité touchante, et je
sais peu de témoignages dont se dégage avec plus de force le rang
auquel Victor Hugo mettait le génie de Chateaubriand. Son admi-
ration s'affirmait partout et avec tous. En janvier 1822, elle fut
l'occasion d'une légère brouille avec M"« Foucher, sa fiancée,
dont « le froid adieu », « l'adieu glacé », eut, un certain soir, pour
cause inattendue, un dissentiment littéraire relatif à l'auteur des
Martyrs. Victor écrivait, le 4 janvier, à Adèle :
« Nous étions si bien d'accord une heure auparavant. Que ne
t'ai-je quittée alors ! Je serais rentré le cœur content, et mainte-
nant encore mille pensées amères ne se mêleraient pas au plaisir
de t'écrire. Il me semble que je n'ai rien dit dans cette discussion
qui ait pu te mécontenter. Mes paroles n'étaient certainement pas
des paroles de médisance ou d'envie, et je ne comprends pas com-
ment je far déplu en prenant la défense du seul homme en France
qui mérite V enthousiasme Si jamais j'étais destiné à parcourir
une carrière illustre (rappelez-vous : je veux être Chateaubriand
ou rien) après ton approbation, ma bien-aimée Adèle, l'admira-
tion des esprits neufs et des cœurs jeunes serait, ce me semble,
ma plus belle récompense. Laissons cela ».
La discussion reprit quelques semaines après, car, le 21 février,
Victor écrivait à sa fîan{!ée : « Tu aurais découragé l'auteur des
Martyrs en lui parlant ds son livre comme tu m'en parlais l'autre
jour, certainement d'après des opinions étrangères ». L'incerti-
tude qui pesait sur la situation matérielle de Victor était un obs-
tacle à son mariage. Ne pouvait-il pas faire appel à ses amis ? On
l'y poussait du côté des deux familles, mais sa dignité qu'il met-
tait très haut se refusait aux démarches qui auraient pour objet
une faveur et autre chose que son droit à une pension officielle-
ment promise.
« Toutes les protestations de service des hommes puissants ne
me seront pas aussi utiles qu'on pourrait le croire. Je ne compte
que sur moi, car je ne suis sûr que de moi. J'aime bien mieux.
60 LES ANNALES ROMANTIQUES
chère amie, travailler quinze nuits de suite que de solliciter une
heure. »
Et encore (8 janvier).
« J'aime beaucoup mieux me créer moi-même en travaillant mes
moyens d'existence que de les attendre de la hautaine bienveil-
lance des hommes puissants. Il est bien des manières de faire for
tune et je l'aurais certainement déjà faite si j'avais voulu acheter
des faveurs par des flatteries. Ce n'est pas ma manière. »
Il n'est pas douteux que Chateaubriand fût l'un de ces <e hom-
mes puissants » vers lesquels les deux familles poussaient les sol-
licitations de Victor Hugo. Ministre des Affaires Etrangères, ne
pouvait-il pas donner une situation au poète qui n'avait cessé de
lui témoigner la fidélité d'une admiration passionnée ? Le père
de Victor Hugo s'était attaché à ce projet. « Il voulait aussi lui, à
toute force, me voir attaché à l'ambassade de Londres : cette idée,
qui me désolait, flattait son amour-propre et son ambition. Eh
bien ! je lui ai écrit hier une lettre avec laquelle je suis sûr de le
dissuader. » La résistance tenace et prévoyante du jeune homme,
sa dignité résolue, la conscience qu'il avait de trouver dans son
talent à la fois des ressources et la gloire, triomphèrent des sug-
gestions de sa famille. V resta fidèle aux Lettres.
En juillet 1823, Soumet, Guiraud et Emile Deschamps firent
appel à sa collaboration pour la fondation et la rédaction d'un
journal littéraire, la Mus^ Française. Ce recueil dura un an.Victo''
Hugo lui donna deux odes et cinq articles de critique. Ces articles
lui furent une occasion nouvelle d'exalter la gloire de Chateau-
briand.
A propos d'une létude sur Quentin Burward une note accordait
la <f palme épique » à 1' « admirable poème des Martyrs «. Un
article consacré à VEssai sur rindifférence rappelle « l'enthou-
siasme avide qu'a éveillé le Génie du Christianisme, et « l'impul-
sioç donnée aux esprits par les admirables écrits de Chateau-
briand ».
Il faut surtout citer cette phrase :
. « M. de Chateaubriand, dont le génie flatte toutes les imagina
lions lors même qu'il ne touche pas les cœurs, a laissé tomber sur
les Juifs quelques-unes de ces pages merveilleuses qui, passant de
VARIA 61
mémoire en mémoire, n'auraient pas besoin du secours de l'im
primerie pour arriver à la postérité la plus reculée ».
La mort de Byron, auquel il consacre un curieux et puissant
article, le conduit à opposer l'une à l'autre les deux écoles :
« de la résignation et du désespoir^ Vune qui adore et Vavtre qui
maudit, Vune qui voit tout du haut du ciel, Vautre du fond de In
terre. Elles sont représentées « dans la littérature européenne par
deux illustres génies (dont le premier est, il est vrai, supérieur au
second autant par sa propre élévation que par la hauteur de sa
morale) : Chateaubriand et Byron. Lord Byron, dans ses lamen-
tations funèbres, a exprimé les dernières convulsions de la société
expirante ; M. de Chateaubriand, avec ses inspirations sublimes,
a satisfait aux premiers besoins de la société ranimée. La voix de
l'un est comme l'adieu du cygne à l'heure de la mort. La voix de
l'autre est pareille au chant du Phénix renaissant de ses cendres.»
Le poète n'est ni moins fidèle, ni moins enthousiaste que le cri
tique. Il s'attache à tous les pas de son héros. La Guerre d'Espa-
gne [sine clade victor) lui inspire en novembre 1823 une ode qui
ne compte pas parmi ses meilleures, mais la disgrâce de Château
briand lui dicte, en juin 1824, de beaux accents. Déjà l'épigraphe,
empruntée à Aben-Hamed, est significative. « On ne tourmente
pas les arbres stériles et desséchés. Ceux-là seulement sont battus
de pierres dont le front est couronné de fruits d'or. » Les quatre
derniers vers sont vraiment magnifiques :
Chacun de tes revers pour ta gloire est compté.
Quand le sort t'a frappé tu dois lui rendre grâce,
Toi qu'on voit a chaque disgrâce
Tomber plus haut encor que tu n'étais monté !
Il y a peu de documents directs qui éclairent les relations de
Victor Hugo et de Chateaubriand de 1824 à 1829. On peut suppo-
ser qu'elles se poursuivirent sur le même ton de bienveillance un
peu hautaine de la part du maître et de respectueuse admiration
de la part du disciple.
Hoffmann ayant publié dans les Débats du 14 juin 1824 un
article sur les Nouvelles Odes, Victor Hugo justifia les principes
de la nouvelle école par une lettre fort curieuse qui ne figure pas.
62 LES ANNALES ROMANTIQUES
on ne sait pourquoi, dans sa correspondance. Il y parlait du
« g-rand homme qui, non content d'avoir, dans le Génie du Chris
tinnisme, tracé les précoptes de la poésie nouvelle, en a donné,
dans ses Martyrs, le plus magnifique exemple : généreux écrivain
qu'ont trouvé tour k tour fidèle, en leur temps de péril, la Reli-
gion, la Monarchie et la Liberté, les trois grandes nécessités d'un
grand peuple. «
La Préface de ces Nowclles Odes constatait que « les plus
grands poètes du mondo sont venus après de grandes calamités
publiques ». Elle citait les exemples d'Homère, de Virgile, du
Dante, de Milton, de Corneille, de Racine, de Molière, de Roileau.
Elle ajoutait : « Après !a Révolution Française, Chateaubriand
s'élève, et la proportion est gardée. »
Il n'y a rien, dans la Préface, des Odes et Ballades, datée du
mois d'octobre 1826, qui se rapporte à Chateaubriand. Mais il
n'est pas téméraire de croire que Victor Hugo lui envoya son nou-
veau livre a^'ec une déd'cace flatteuse. C'est l'explication que je
trouve à une lettre inédite de Chateaubriand, du l*^"" décembre di*
la même année, que j'ai pu copier dans la collection des docu-
ments romantiques appartenant à mon ami M. Pierre Lefèvre
Vacquerie. « Je vous dois toujours. Monsieur, de nouveaux remer
ciments. Vous me louez trop, mais pourtant si bien, que je n'ai
pas le courage de m'en plaindre Je vais relire ce que j'ai lu, et
lire ce que je ne connais pas encore. Je vous admire toujours et
ne suis fâché que de ne pas vous voir plus souvent. Croyez, Mon
sieur, à mon dévouemeni, bien sincère, »
S'ils ne se vovaient pas, il est à croire que Chateaubriand et
Victor Hugc s'écrivaient Victor Hugo, s'excusant auprès de
V. Pavie, lui disait, en effet, le 17 juillet 1828 ; « Vous êtes indul-
gent, vous, et vous voudrez bien m'aimer comme cela, et penser
qu'entre les lettres de Lamartine, de l'abbé de Lamennais, de
Chateaubriand,, les vôtres sont encore de celles auxquelles je
réponds le plus vite ».
D'ailleurs les projets et les batailles littéraires de son fidèle et
fougueux disciple ne laissaient pas Chateaubriand indifférent.
Son regard olympien daignait tomber sur lui.
Mnrion De Lorme fut reçue en juillet 1829 au Théâtre Français.
Interdite par la censure sous Charles X, elle fut jouée pour la pre-
mière fois h la Porte Saint-Martin, le H août 1831. Dans l'inter-
valle de l'interdiction et de la représentation, Chateaubriand y
faisait allusion au cours de la Préface qu'il écrivit pour ses Etudes
VARIA 63
OU Discours Historiques. « Tout prend aujourd'hui la forme de
l'histoire, polémique, théâtre, roman, poésie. Si nous avons le
Richelieu de M. Victor Hugo, nous saurons ce qu'un génie à part
peut trouver dans une route inconnue aux Corneille et aux
Racine. »
Au lendemain d'Hernani, le chef triomphant de la nouvelle
école avait reçu un témoignage plus significatif. « J'ai vu, Mon-
sieur, la première représentation d'Hernani. Vous connaissez mon
admiration pour vous. Ma vanité s'attache à votre lyre, vous savez
pourquoi. Je m'en vais. Monsieur, et vous venez. Je me recom-
mande au souvenir de votre muse. Une pieuse gloire doit prier
pour les morts.
« Chateaubriand ».
« 29 février 1830. »
Je comprends que l'auteur du Victor Hugo raconté par un
témoin de sa vie ait fait à cette lettre l'honneur de la citer seule
parmi les témoignages d'admiration qui parvinrent à Victor Hugo
au lendemain de la bataille. Je ne comprends pas moins que la
partialité mesquine et haineuse de M. Biré l'ait passée sous
silence. Elle est vraiment d'un prix exceptionnel. Elle résume,
dans une forme qui tient à la fois du grand écrivain et du grand
seigneur, les relations de Victor Hugo et de Chateaubriand. Le
« génie du poète » s'impose enfin. Le maître salue à son tour un
maître dans son disciple. Sa vanité s'attache à la lyre qu'il a
aidée et qui l'a chanté. Sa gloire se recommande à la sienne.
Homme du passé, et qui s'en va parmi les morts, il confie son sou-
venir à celui devant qui la vie et l'avenir ouvrent une vie triom-
phale.
Et de fait, enfermé dans une solitude ennuyée, dédaigneuse et
morose. Chateaubriand se survivra pendant dix-huit ans. La
Révolution de 1830 a fait de lui un isolé. l\ quitte la scène que
Victor Hugo va occuper avec un éclat toujours grandissant. Les
journées de Juillet ont séparé ces deux hommes qui avaient si
longtemps vécu dans une communauté d'opinions si complète.
Tandis que l'un prend une retraite qui ne manque pas de noble
dignité, l'autre salue dans une ode magnifique A la Jeune France,
la liberté nouvelle. M. Biré établit un contraste, qu'il veut rendre
injurieux pour Victor Hugo, entre son attitude et celle du pair de
64 LES ANNALES ROMANTIQUES
France démissionnaire. Les mots de désertion et de reniement ne
coûtent rien à sa plume vengeresse. Il y aurait bien des choses à
dire. Chateaubriand lui même n'a-t-il pas écrit au lendemain di;
la Révolution de Juillet, dans une phrase qui explique les vicissi-
tudes et les contradictions de sa propre carrière politique : « Je
suis Bourbonien par honneur, royaliste par raison et par convic-
tion, républicain par goût et par caractère ». Mais nul ne s'est là-
dessus mieux expliqué que Sainte-Beuve. L'ode de Victor Hugo,
publiée par le Globe, le i9 août 1830, était précédée d'un article
dont il a plus tard réclamé la responsabilité, et dans lequel, reven-
diquant le poète au nom du régime qui s'inaugurait, il le déroya-
lisait. Ceux qui liront dans le livre de M. Biré l'article de Sainte-
Beuve n'y trouveront qu'une citation habilement tronquée et qui
en dénature à la fois le sons et le ton. Je le donne en entier, parce
que, cité exactement, il met les choses et les gens au point avec
une force admirable.
« La poésie s'evst montrée empressée de célébrer la grandeur des
derniers événements ; ils étaient faits pour inspirer tous ceux qui
ont un cœur et une voix. Voici M. Victor Hugo qui se présente .\
son tour, avec une audace presque militaire, son patriotique
amour pour une France libre et glorieuse, sa vive sympathie pour
une jeunesse dont il est un des chefs éclatants ; mais en même
temps, par ses opinions premières, par les affections de son ado-
lescence, qu'il a consacrées dans plus d'une ode mémorable, le
poète était lié au passé qui finit, et avait à le saluer d'un adieu
douloureux en s'en détachant. Il a su concilier dans une mesure
parfaite les élans de son patriotisme avec ces convenances dues
au malheur ; il est resté citoyen de la nouvelle France, sans rougir
des souvenirs de T-ancienne ; son cœur a pu être ému, mais sa
raison n'a pas fléchi : mens immota manet, lacrymae volvtmti/r
inanes. Déjà, dans VOde à la Colonne, M. Hugo avait prouvé qu il
savait comprendre toutes les gloires de la patrie ; sa conduite, en
plus d'une circonstance avait montré aussi qu'il était fait à la
pratique de la liberté ; son talent vivra et grandira avec elle, et
désormais un avenir illimité s'ouvre devant lui. Tandis que Cha-
teaubriand, vieillard, abdique noblement la carrière publique,
sacrifiant son reste d'avenir à l'unité d'une belle vie, il est bien
que le jeune homme qui a commencé sous la même bannière con-
tinue d'aller, en dépit de certains souvenirs, et subisse sans se
lasser les destinées diverses de son pays. Chacun fait ainsi ce
VARÎA 65
qu'il doit, et la France, en honorant le sacrifice de l'un, agréera
les travaux de l'autre I »
Pourtant Chateaubriand, qui devait tenter quelques années
plus tard d'entraîner Borryer dans l'opposition républicaine, ne
pardonna pas à Victor Hugo d'avoir accepté et chanté la monar-
chie libérale. Victor Hugo, malgré cette divergence profonde, lui
gardait un profond respect. Je ne saurais attribuer, en effet, à un
autre sentiment ce passage du Journal des idées et des opinions
d'un révolutionnaire de 1830. « Il y avait quelque chose de plus
beau que la brochure de M. de Chateaubriand, c'était son silence.
Ll a eu tort de le rompre. Les Achille dans leur tente sont plus for-
midables que sur le champ de bataille. » (mars 1831).
Achille sortit bientôt, et à nouveau, de sa tente. Cette fois, dans
une lettre écrite à une dame, et que M. Léon Séché a empruntée
à la Revue de Paris d'août 1831, il s'élevait avec une violence indi-
gnée contre la démolition qui menaçait Saint-Germain l'Auxer-
rois. C'était une singulière manière, disait-il, pour la monarchie
élective d'imiter le vandalisme révolutionnaire !
« Saint-Germain l'Auxerrois est un des plus vieux monuments
de Paris. Il est d'une époque dont il ne reste plus rien. Que sont
devenus vos romantiques ? On porte le marteau dans une église
et ils se taisent ! Oh ! mes fils, combien vous êtes dégénérés '
Faut-il que votre grand-père élève seul sa voix cassée en faveur de
vos temples ? Vous ferez une ode mais durera-t-elle autant qu'une
ogive de Saint-Germain l'Auxerrois ? »
L'allusion était transparente. Elle porta. La voix cassée de l'au
leur du Génie du Christianisme trouva un écho dans la voix élo-
quente de l'auteur de Notre-Dame de Paris et l'article de Victor
Hugo conire les démolisseurs sauva l'église des coups de marteau
qui la menaçaient.
Mais le « grand-père », dont l'âge rendait l'humeur de plus en
plus chagrine, eut d'autres occasions de se plaindre de ceux qu'il
appelait injustement ses fils dégénérés. C'est à eux, il n'en faut
pas douter, qu'il décochait en 1836 ce passage de V Essai sur la lit-
térature anglaise.
« Cet amour du laid qui nous a saisis, cette horreur de l'idéaf.
cette passion pour les bancroches, les culs-de-jatte, les borgne'ï.
5
66 LES ANNALES ROMANTIQUES
les moricauds, les édeniés, cette tendresse pour les verrues, les
rides, les escarres, les formes triviales, sales, communes, sont une
dépravation de l'esprit . elle ne nous est pas donnée par cette
nature dont on parle tant. »
En adressant, un an plus tard, à Chateaubriand, un exemplaire,
relié à ses armes, des Voix Intérieures, Victor Hugo se vengeait
par un chef-d'œuvre des excès d'une critique trop passionnée.
D'ailleurs une boutade n'est pas une opinion et Chateaubriand
était trop sensible aux belles choses pour ne pas admirer dans la
maturité du génie de Victor Hugo les qualités prodigieuses dont
ses vers de jeunesse lui avaient révélé l'espérance. Un fait, à cet
égard, est décisif. On saii que Victor Hugo fut candidat cinq fois
à l'Académie, qui lui préféra successivement M. Dupaty,
M. Mignet et M. Flourens, sans compter l'élection du 19 décembre
1839 oij sept tours ne purent aboutir à aucun résultat. Chateau-
briand ne manqua pas une fois de donner sa voix au poète si
étrangement méconnu et si injustement contesté. H semble pour-
tant qu'il découragea sa première tentative, non par méconnais-
sance de ses titres, mais, il faut bien le dire, par dédain de l'Aca-
démie elle-même. M. Tristan Legay, dans son livre si documenté
sur Victor Hugo jugé par son siècle, raconte cette première visite
d'après des fragments inédits de Choses V^tes qui lui avaient été
communiqués par Paul Meurice. Le manuscrit de ce passage,
dicté par Victor Hugo, est écrit par sa femme. Je n'y ai pas
retrouvé, pour ma part, ce relief pittoresque et saisissant, qui fait
des Choses Vues déjà publiées un des plus beaux livres de la prose
française. S'il faut croire ce récit, Chateaubriand aurait blâmé la
« folie » du poète qui, comme l'Auguste de Corneille, à peine
monté sur le faîte, aurait aspiré à descendre. H aurait qualifié
l'Académie de « coterie ridicule » et il aurait déclaré qu'ayant
bien d'autres choses à faire, il ne mettait jamais les pieds à l'Ins-
titut. Pourtant s'il ne donnait pas son adhésion au principe de la
candidature, il promit sa voix au candidat. H la lui donna, et aussi
les fois suivantes. Quelque temps après l'élection du 20 février
1840, oii Flourens fut élu, Chateaubriand écrivait à son rival mal-
heureux une lettre dont k texte est entre les mains de M. Gustave
Simon :
Paris, 8 mai 1840.
'< Vos derniers vers. Monsieur, augmentent mes regrets, mais
nous sommes si vieux à l'Académie, que vous n'attendrez pas
VARIA 67
longtemps. Dans les Rayons et les Ombres, il n'y a que l'épigraphe
manuscrite qui manque de vérité. »
L'envoi par Victor Hugo à Chateaubriand de l'ode sur Le
Retour de VEmvereur provoqua entre les deux grands hommes
l'échange d'une correspondance curieuse qu'il faut savoir gré à
M"* Récamier de nous avoir conservée.
16 décembre 1840.
« Monsieur le vicomte, après vingt-cinq ans il ne reste que les
grandes choses et les grands hommes. Napoléon et Chateaubriand.
Trouvez bon que je dépose ces quelques vers à votre porte. Depuis
longtemps vous avez fait une paix généreuse avec l'ombre illustre
qui les a inspirés. Permettez-moi, Monsieur le vicomte, de vous
les offrir, comme une nouvelle marque de mon ancienne et pro-
fonde admiration. »
« Victor Hugo. »
« Ce soir, 18 décembre 1840.
« Je ne crois point à moi, Monsieur, je ne crois qu'en Bonaparte.
C'est lui qui a fait et écrit la paix qu'il a bien voulu me donner à
Sainte-Hélène. Votre dernier poème est digne de votre talent. Je
sens, plus que personne, l'immensité du génie de Napoléon, mais
avec ces réserves que vous avez faites vous-même dans deux ou
trois de vos plus belles odes. Quelle que soit la grandeur d'une
renommée, je préférerai toujours la liberté à la gloire.
« Vous savez. Monsieur, que je vous attends à l'Académie.
« Dévouement et admiration.
« Chateaubriand. »
'( Vous savez, Monsieur, que je vous attends à l'Académie ». H
y avait dans cette phrase à la fois une promesse et une prédiction.
Victor Hugo fut, en effet, élu peu de jours après, le 7 janvier 1841.
Il se rendit, pour le remercier, chez Chateaubriand, qui lui répon-
dit par une lettre dont je dois encore la communication à M. Gus-
tave Simon.
20 janvier 1841.
« Vous ne devez rien à personne, Monsieur, votre talent a tout
fait ; vous avez mis vous-même votre couronne sur votre tête. Je
68 LES ANNALES ROMANTIQUES
suis désolé de la peine que vous avez bien voulu prendre de pas-
ser chez moi.
« Agréez, je vous prie, Monsieur, la nouvelle assurance de mon
dévouement et le nouvel hommage de mon admiration.
« Chateaubriand. »
Victor Hugo fut reçu le 6 juin par M. de Salvandy dont le dis-
cours contenait un curieux passage : « Nous vous avons vu, hommj
de lettres avant l'âge d'homme, poursuivre et obtenir, à 15 ans,
des palmes dans cette enceinte ; composer coup sur coup, à cet
âge où Voltaire ne méditait pas encore Œdipe, vos premiers poè-
mes, qui vous valurent ce nom d'enfant sublime, où le mot d'en-
fant était de trop ». Il me semble que le mot célèbre emprunte au
lieu et aux circonstances dans lesquels il fut ainsi rappelé une
force d'authenticité tout à fait caractéristique.
Le 29 décembre 1848, l'Académie donna M. de Noailles pour
successeur à Chateaubriand. Il y a dans la deuxième série des
Choses Vues des pages curieuses sur cette élection qui remplaçait
un grand écrivain par un grand seigneur. J'en retiens la dernière
appréciation que Victor Hugo ait portée sur Chateaubriand. « Il
haïssait tout ce qui pouvait le remplacer et souriait de tout ce qui
pouvait le faire regretter ».
La phrase est pittoresque, mais le jugement est excessif. Victor
Hugo, obsédé par les préoccupations présentes, ne faisait pas au
passé la part qu'il lui devait. Certes, Chateaubriand fut un grand
égoïste, et qui ramenait trop aisément tout à lui, les événement>5
et les hommes, et qui admira moins le romantisme, quand ses dis-
ciples devinrent des rivaux et des égaux. Mais, pour ce qui est de
Victor Hugo, n'est-U pas significatif que, de 1819 à 1841, l'appui de
Chateaubriand lui soit resté fidèle ? Je me suis moins attaché à
dégager l'influence littéraire qu'il en reçut, qu'à suivre, étape par
étape, les preuves de l'admiration qu'il lui avait vouée. Mais cette
influence n'avait pas échappé à Théophile Gautier. L'auteur véhé-
ment et passionné de VHistoire du Romantisme avait un sens cri-
tique très subtil. S'i] déplorait, en parlant de Chateaubriand, que
« les deux ailes de la poésie », c'est-à-dire le vers, eussent manqué
à « cet esprit si poétique », il n'en saluait pas moins en lui Tf^ïeul
ou le Sachem de la nouvelle école. « Dans le Génie du Chrisiia-
nism.e, il restaura Ta cathédrale gothique ; dans les Natchez, il
rouvrit la grande nature fermée ; dans Hené, il inventa la mélan-
VARIA 69
colie et la passion moderne. » On ne saurait mieux dire, ni plus
justement, et je doute que Victor Hugo lui-même eût refusé à
Chateaubriand un témoignage et un hommage aussi mérités.
Louis Barthou.
(Revue Bleue du 9 décembre 191i).
III
CONFERENCES SUR L'ELVIRE DE LAMARTINE
Au moment où paraissaient les Amitiés de Lamartine, M. Albert
Michot, secrétaire général des Etudiants plébiscitaires, faisait h
la Maison du Peuple, 70, rue Bonaparte, une conférence sur les
relations du grand poète avec M""^ Charles, dans laquelle il soute-
nait avec beaucoup de talent la thèse de M. Léon Séché,
Quelques jours après, M^ Ilari, avocat à la Cour d'appel de
Rennes, faisait dans cette ville une autre conférence sur l'Elvire
de Lamartine oîi il se rangeait sans hésiter à la même opinion
POÉSIE
OCEXJRS BLESSÉS
A Fabre des Essarts.
Je connais des blessés dont la blessure est telle
Que les chair? n'en pourront jamais se réunir
Et qu'à chaque minute un sang vif y ruisselle
Au moindre heurt du souvenir.
Pour eux, tout est regret, tout se change en torture.
Par antithèse, un nid leur rappelle un cercueil ;
Lis, bouton d'oranger, toute blanche parure
Rend plus sombre leur sombre deuil.
En l'azur d'un bluet, qu'un brillant de rosée
Soit serti par la nuit et scintille au soleil,
Ils songent qu'ils ont vu cette larme irisée
Dans deux chers yeux clos sans réveil.
Le rîre cristallin d'un ruisseau dans les roches.
C'est le rire qu'un soir coupa net le trépas ;
Et les gais carillons, ces voix d'or de nos cloches.
Ne tintent pour eux que des glas.
Et ces désespérés dans ila gorge ont sans cesse
Les suffocants sanglots des suprêmes adieux
Et mourront en cherchant des mains dont la caresse
Ne leur fermera pas les yeux !
Car le cceur est atteint, et la blessure est telle
Que les chairs n'en pourront jamais se réunir
Et qu'à chaque minute un sang vif y ruisselle
Au moindre heurt du souvenir.
Paul PIo^as.
Le Romantisme à travers les Journaux et les Revues
r^a REVUE des 1" et 15 décembre et du 15 février. — Lettres
inédites de Sainte-Beuve, publiées par Jules Troubat,
La REVUE . DES FRANÇAIS du 15 décembre. — L'Enfant
sublime, par Léon Séché.
La REVUE BLETTE des 2 et 9 décembre. — Chateaubriand et
Victor Hugo, par Louis Barthbu.
La REVUE HEBDOMADAIRE des 4, 11 et 18 février. — Confé-
rences sur Chateaubriand, par Jules Lemaître.
Le MERCURE DE FRANCE du 1"' janvier. — Autour d'un petit
livre oublié : A propos du centenaire de Franz Liszt, par René
Descharmes; du 16 janvier. — Le "Ronsard" de Vicfo7'Hugo,Y>^T
Léon Séché ; du l^"" février. — La philosophie de Lamartine, les
sources né o -platonicienne s ' du Romantisme, par J. Roger-Char-
bonnel ; du 15 février. — Lettres de Chateaubriand au compte de
Marcellus.
La REVUE DE PARIS du 1°^ février. — Lettres inédites de Cha-
teaubriand.
LE GAULOIS du 80 décembre. — Le château de Combourg, par
Léon Séché.
BIBLIOGRAPHIE
LIBRAIRIE HACHETTE. ~- Nouvelles éludes sur Chateau-
briand, par Victor Giraud, 1 vol. in-18.
La saison parisienne appartient à l'illustre auteur du Génie du
Christianisme ; c'est lui qui fait les principaux frais des confé-
rences et des conversations, et cela durera tant que le voudra bien
M. Jules Lemaitre, puisque Chateaubriand lui doit son regain
d'actualité. M. Victor Giraud a donc bien fait de saisir le vent, ses
études n'en auront que plus de succès Elles sont d'ailleurs, comme
toujours, bourrées de petits faits intéressants et de remarques judi-
cieuses. Depuis lon^^temps il nous promet par voie d'annonces
bibliographiques une étade générale sur la Religion de Chateau-
briand. Ce n'est pas tout à fait ce que j'attendais de lui. Je pensais
qu'il nous donnerait enfin une vie complète du grand écrivain.
Personne encore ne l'a tentée et nul mieux que lui ne peut la faire.
Tout a été dit ou à peu près sur les origines, l'évolution, l'influence
des idées religieuses de Chateaubriand. Sans parler des études de
Sainte-Beuve auxquelles il faudra toujours revenir, M. Léon Séché
a publié dans son livre sur Sainte-Beuve un chapitre que M. Mel-
chion de Vogué regardait comme définitif. Et dans l'ouvrage que
le directeur de cette Revue prépare et nous donnera dans un an
ou deux sur le père du Romantique français, je sais qu'il nous
apportera sur ce point des clartés nouvelles.
M. Victor Giraud semblf^. avoir voulu nous donner un avant-goûl
de son futur livre sur la Religion de Chateaubriand en étudiant
cette fois la genèse du Génie du Christianisme. Ce n'est pas le mor-
ceau que je préfère de ses Nouvelles études. Je n'y trouve, en effet
rien qui soit bien neuf. J'aime infiniment mieux ses observation^;
critiques et ses remarques bibliographiques sur le Génie du Chris-
tianisme primitif, sur les contrefaçons d'Atala et de René, et sur
BIBLIOGRAPHIE 73
les Reliques du Manuscrit des Martyrs. Là du moins nous avions
beaucoup de choses intéressantes à apprendre. J'ai même cru un
moment que je trouverais dans le chapitre des Reliques du Manus-
crit des Martyrs une autre explication du problème que M. Léon
Séché a posé, il y a quelques années, dans un article du Corres-
pondant. Mais non, la dédicace de Chateaubriand sur V Exem-
plaire des Martyrs non cartonné offert par V amitié à M. Bertin de
Veaux, dédicace datée du 31 mars 1809, ne modifie en rien les
conclusions de l'article de M. Léon Séché. Seulement M. Giraud
nous révèle l'existence d'un second exemplaire non cartonné des
Martyrs, et cela certainement aurait contrarié M. Henri Monod
qui s'imaçinait être le possesseur du seul et unique exemplaire
non cartonné de ce maître-livre.
Ce que je n'aime pas, par exemple, dans le livre de M. Victor
Giraud, c'est le petit chapitre où sous couleur de nous conter deux
épisodes de la Jeunesse de Chateaubriand, il s'amuse à nous le
montrer commis voyageur en bas. Je crois même qu'il en fait
l'émule de l'illustre Gaudissart, Eh bien, ce Gaudissart est de trop.
Certes la chose est piquante en elle-même et valait la peine d'être
relevée, mais pas de la façon lourde et railleuse dont l'a fait
M. Giraud. Sans compter que ce commerce de bas était un bon
apprentissage pour les mauvais jours de l'émigration. Je ne sais
plus quel homme d'esprit disait qu'un homme doit savoir tout
faire. Combien celui-là avait raison ! Il vaut mieux vendre des bas,
quand on est jeune, pour se faire un peu d'argent, que de manger
.son patrimoine au jeu ou avec les filles.
A signaler encore un petit coup de patte en passant à M. Louis
Thomas qui vient d'éditer chez Champion le premier volume de la
Correspondance de Chateaubriand. Il paraît qu'en publiant dans
le Mercure de France la lettre de Chateaubriand qui est à Ja
Bibliothèque publique d'Avignon, et qui concerne le Génie du
Christianisme, le dit Louis Thomas a commis quelques fautes de
lecture et lui a donné une date inexacte. C'est fâcheux évidemment,
mais cela peut arriver à tout le monde, et il est probable qu'au
cours de la publication des Lettres de Chateaubriand, M. Thomas
commettra d'autres fautes de cette espèce. On ne peut pas tout
savoir à l'âsre qu'il a, et quelle que soit son intelligence, il faut
reconnaître qu'il était mal préparé pour une publication de ce
genre. Un jour que je demandais à Biré pourquoi il' ne publiait
pas la Correspondance de Chateaubriand, il me répondit textuelle-
74 LES ANNALES ROMANTIQUES
ment ceci : « C'est une chose trop lourde pour moi, je suis trop
vieux et le temps me manquerait, car une publication de ce genre
ne peut se faire sans de grandes relations, beaucoup de perspica-
cité et de longues recherches. »
Je souhaite au jeune éditeur de la Correspondance de Chateau-
briand de mener ce travail à bien, mais je regrette profondément
que ce ne soit pas M. Giraud qui s'en soit chargé, car personne ne
possède mieux son Chateaubriand et tout ce qui regarde l'auteur
du Génie du Christianisme.
LIBRAIRIE DU MERCURE DE FRANCE. — Correspondance
de Gérard de \erval (1830-1855), publiée par Jules Marsan, 1 vol.
in-18.
M. Jules Marsan a raison de dire dans son Introduction que « le
bon Gérard n'a pas trop à se plaindre de la postérité, souvent
injuste. Tous les honneurs posthumes dont elle dispose, il les a
obtenus on va les obtenir : réimpressions, études biographiques
ou littéraires... Bientôt, il aura son buste. »
Mais le plus errand service qu'on pouvait rendre à sa iinhuoire,
a'était de réunir sa Correspondance. Il est même surprenant qu'on
ait tenté d'écrire sa vie, avant qu'on eût publié ses lettres, car le
pauvre Gérard est là tout entier, et pour ma part je ne le connais
à fond que depuis le petit livre que nous devons à M. Marsan.
Encore n'avons-nous pas toutes les lettres de Gérard dans cet inté-
ressant recueil. Je connais un bibliophile qui en possède un cer-
tain nombre d'inédites. C'est M. Aristide Marie qui a publié il v
a deux ans un livre si remarquable surCélestin Nanteuil. M. Marie
travaille précisément à une Vie de Gérard de Nerval qui paraîtra
l'an prochain, et il a réuni pour faire ce livre des documents d'une
grande richesse et d'un grand intérêt. C'est ainsi qu'il a mis la
main sur une pièce de îhéâtre de Gérard dont personne n'avait
connaissance avant que M. Léon Séché en eût itailii, l'été dernier,
dans un article du Gaulois. C'est \m mélodrame en trois actes
tiré du Han dislande de Victor Hugo. Le manuscrit est d(^ 1829.
Et voilà qui nous explique, comme M. Léon Séché en a fait la
remarque, l'entrée de Gérard chez Victor Hugc quelque temps
avant la bataille d'Hernam.
Le livre que prépare M Aristide Marie sur le très sympathique
auteur de Sylvie nous promet donc des révélations curieuses.
BIBLIOGRAPHIE 75
N'empêche que les amis de Gérard feront bien de lire ses lettres
dans le recueil de M. Jules Marsan. Outre leur valeur intrinsèque,
au point dp vue biobibliographique, elle? sont commentées de très
agréable façon, sans pédanterie et sans abus des notes.
LIBRAIRIE HACHETTE. ~ Alfred de Vigny, contribution à sa
Biographie intellectuelle par F. Baldensperger, 1 vol. in-18.
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
— Alfred de Vigny, ses amitiés, son rôle littéraire. II. Le rôle littt
r aire, par Ernest Dupuy, 1 vol. in-18.
Voici deux livres sur Vigny qui commandent notre attention à
différents points de vue. Celui de M. Dupuy ne vaut guère que par
les documents, encore qu'il y en ait dans le nombre qui ne va-
laient guère la peine d'être recueillis. Mais je comprends que les
éditeurs aient le souci de ne rien laisser derrière eux qui puisse
profiter à d'autres. En pareille matière il vaut mieux trop que pas
assez. C'est au lecteur ensuite à faire son choix. Donc le livre de
M. Dupuy est fortement documenté. Il a eu à sa disposition le
fonds même de la famille Lachaud-Sagnier qui est le plus riche
de tous, et il a tiré un excellent parti des lettres adressées à Vigny
par ses amis et sa clientèle littéraire. Il est fâcheux seulement que
nous n'ayons pas les lettres de Vigny en réponse à celles de Bar-
bier, de Brizeux, des Deschamps, de Berlioz, etc. Car sa corres-
pondance recueillie par M"® Sakellaridès est loin d'être complète
Mais nul ne peut avoir la prétention de tout connaître et de tout
dire sur un homme comme Vigny. Le temps seul, en nous révélant
toutes les sources, permettra aux écrivains de l'avenir de faire un
travail d'ensemble sur l'auteur iVEloa et de Chatterton.
Un des meilleurs chapitres de M. Dupuy est celui qu'il a consa
cré à Alfred de Vigny et la Nature Je le préfère de beaucoup h
celui qui traite de la Vie sentimentale du poète, oii il ne nous
apporte absolument rien de nouveau. J'estime même qu'il eût
mieux fait de le laisser dans son encrier. A quoi bon faire la petit ^
bouche et dédaigner le parti que d'autres ont tiré des lettres de
Vigny à Marie Dorval, quand pour tout le monde ou à peu près
la passion de Vigny pour la grande comédienne domine toute sa
vie ? Gageons que M. Dupuv n'aurait point négligé ces précieuses
76 LES ANNALES ROMANTIQUES
lettres d'amour si elles lui étaient tombées dans les mains. Nous
avions espéré aussi qu'il aurait pu dévoiler la femme qui sous le
nom d'Eva a inspiré de si beaux vers à Alfred de Vigny, car cette
femme a existé en chair et en os. Mais il paraît qu'il n'a rien
trouvé la concernant dans les papiers de la famille Lachand. Il
faudra donc qu'un autre fasse la lumière sur ce point. Quoi qu'en
pense M, Dupuy, cela intéressera plus les amis du grand poète que
les lettres de sa clientèle littéraire.
Le livre de M. Baldensperger ne contient aucunes nouveautés
documentaires, ni même une biographie intégrale de Vigny. Il
s'est principalement pour ne pas dire uniquement appliqué à
déterminer le sens véritable de ses œuvres, la place occupée dans
le conflit, des idées, par leur dessein secret, et l'origine de leur
revêtement poétique. Et il a été assez heureux dans ses rapproche-
ments. Le chapitre, par exemple, où il nous montre l'influence do
Thomas Moore sur Vigny est définitif. On savait depuis longtemps
que l'auteur d'j&toa s'était inspiré des Amours des Anges du poèt ^
anglais, mais personne encore n'avait fait un travail aussi complet
sur ce point. Très intéressant aussi, et surtout très neuf le chapi-
tre intitulé : la Mer et les Marins dans Vœuvre de Vigny. Comme
le dit fort justement M. Baldensperger, « Vigny est l'un des écri-
vains français qui ont été le plus curieux des choses navales ; on
retrouve chez lui un sentiment fréquent dans la littérature
anglaise, et qui n'est pas la simple rêverie au bord des flots, avec
son excitation lyrique ou sa méditation volontiers religieuse ou
panthéiste : la griserie légère et salubre de l'air salé, la conscience
aiguisée d'une faiblesse et d'une force qui s'affrontent et s'équili-
brent, le sens des périls et des responsabilités dont peut s'augmen-
ter, chez les « maîtres de la mer » la joie physique d'une traver-
sée. Certaines de nos provinces mises à part, une telle note est
rare dans notre littérature de terriens, de citadins. Beaucoup plus
que sa naissance, son éducation ou sa parenté la plus proche, c'est
une hérédité à laquelle il se complaisait qui a préparé ces curio-
sités : lui-même, dans VEsprit pur, évoque les ancêtres qui portè-
rent l'uniforme du marin, et qui,
Galants guerriers sur terre et sur mer, se montrèrent
Gens d'honneur en tout temps comme en tous lieux, cherchant
De la Chine au Pérou les Anglais, qu'ils brûlèrent
Sur l'eau qu'ils écumaient du levant au couchant. »
BIBLIOGRAPHIE 77
Mais Vigny avait de qui tenir, étant par sa mère le petit-fils de
Didier de Baraudin, qui naviguait sous Louis XVI.
Je recommande aussi le chapitre du livre de M. Baldensperger
qui traite du symbolisme de Vigny. On y verra pourquoi, vers
1890, les poètes symbolistes le prirent pour leur maître.
LIBRAIRIE HACHETTE. — Le Réalisme du Romantisme, par
Georges Pellissier, 1 vol. in-18.
Ici nous tombons en pleine exégèse, et il faudrait beaucoup de
temps et non moins d'espace pour analyser, critiquer et réfuter ce
livre comme il le mérite. Je me contenterai donc d'indiquer les
grandes divisions de M. Pellissier. Il y en a cinq. Dans le premier
chapitre il étudie le Romantisme opposé au Classicisme comme
réaliste. Dans le second, la langue et la versification. Dans le troi-
sièmes, les genres littéraires : lyrisme, roman, théâtre. Dans le qua-
trième, les genres littéraires : histoire, critique. Dans le cinquième,
le Romantisme et l'évolution réaliste dans la seconde moitié du
XIX'' siècle. Autant dire tout de suite, et en deux mots, que ce
livre est im cours de littérature qui embrasse tout le xix" siècle.
BIBLIOTHEGA ROMANIGA (Strasbourg, Heitz et Mûndel). —
Œuvres de Maurice de Guérin, journal, lettres, poèmes et frag-
ments, \ vol. in-12.
Cette charmante bibliothèque « se propose dans ses quatre sec-
tions (Bibliothèque française, italienne, espagnole et portugaise)
de faciliter aux savants, aux étudiants, aux maîtres, aux élève«
et au public cultivé de tout le monde civilisé, l'accès des œuvres
des quatre littératures ci-dessus, de tous les temps, qui font partie
de la littérature mondiale, ou des ouvrages de ces mêmes littéra-
tures, qui peuvent présenter un intérêt littéraire ou cultural, ou
des éditions sûres, basées sur les éditions définitives et se présen-
tant bien. »
Son seul défaut c'est de coûter assez cher. Le prix de chaque
numéro (car les ouvrages se publient par livraisons) est de 0,50
centimes. Mais les livraisons sont peu volumineuses. Ainsi les
œuvres de Maurice de Guérin qui forment 382 pages contiennent
78 LES ANNALES ROMANTIQUES
5 numéros — ce qui porte le prix du petit livre à 2 fr. 50. Ces
œuvres du jeune écrivain sont précédées d'une bonne notice de
M. P. Ed. Schneee:ans, un nom qui est très avantageusement
connu dans les universités allemandes.
LIBRAIRIE ARMAND COLIN. — Flaubert et ses éditeurs
Michel Lévy et Georges Charpentier, lettres inédites à Georges
Charpentier, publiées par René Descharmes, i brochure de
70 pages. ^Extrait de la Revue d'Histoire littéraire de la France.
On lira avec beaucoup d'intérêt la correspondance de Flaubert
avec son premier et son dernier éditeur, et plus d'un sera stupé-
fait d'apprendre avec quelle facilité ce normand se laissa rouler,
quand il s'agit de publier sa première œuvre. Croirait-on, par
exemple, qu'après le retentissant procès de Madame Bovary,
Flaubert abandonna tous ses droits sur ce livre pendant cinq ans,
contre le versement d'une somme de Cinq cent francs !!! Il est
vrai que dans ce temps-là il avait un égal mépris du public et de
l'argent. Il disait que faire de l'art pour gagner de l'argent c'est la
plus ignoble des professions, et qu'une œuvre d'art digne de ce
nom n'a pas de valeur commerciale et ne peut pas se payer. Mais
plus tard il déchanta, comme on dit, et il mit autant d'amour-
propre à défendre ses intérêts qu'il en avait mis d'abord à les né-
gliger. Seulement les traités sont les traités et je ne connais guère
d'exemples où ils aient eu des effets rétroactifs. Flaubert ne rat-
trapa jamais avec Georges Charpentier, qui pourtant avait l'âme
d'un Mécènes, J'argent qu'il avait perdu avec la maison Michel
Lévy. — Aujourd'hui les auteurs sor^t beaucoup moins bêtes parce
que moins désintéressés, et l'on ne trouverait pas un futur lauréat
de l'Académie des Concourt ou de la Vie heureitse qui consentirait
à céder son premier roman pour cinq cents francs et pour cinq ans
à un éditeur quelconque.
LIBRAIRIE H. DARAGON. — La Bretagne pittoresque et légen-
daire, par Paul-Yves Sébillot, 1 vol. in-18.
L'auteur de ce petit volume est le fils du premier folk-loriste
de France. Il avait à' peine quinze ans qu'il écrivait une Histoire
du peuple breton Son dernier livre était un roman historique inti-
BIBLIOGRAPHIE 79
tulé le Dernier Duc de Bretagne. Ei dans rintervalle il avait publié
des Contes et Légendes du pays de Gouarec et quelques poésies
d'un tour agréable et iacile. C'est assez dire que M. Paul-Yves
Sébillot entend marcher sur les traces de son père. Bien loin de
l'en dissuader, nous ne pouvnos au contraire que l'y encourager,
car il ne saurait suivre un meilleur guide, et il y a, dans le champ
de l'histoire et de la poésie bretonnes, de la gloire pour \zA le
monde.
La Bretagne jjHtoresqwi et légendaire est avant tout, comme
l'indique ce titre, un recueil de légendes et de coutumes curieuses.
On lira tout particulièrement avec plaisir le Charriottage des
maris battus, les Brasiers de la Saint-Jean, le Pardon de Saint-
Laiirent du Pouldour et les pages consacrées au costume des
Bigoudens. Dans un autre ordre d'idées, ce petit livre renferme
encore quelques bons essais d'histoire littéraire, le chapitre inti-
tulé Balzac à Fougères, entre autres. Mais je crois que M. Paul-
Yves Sébillot fera bien de cultiver de préférence le genre du
roman historique pour lequel il me paraît posséder certains dons
naturels. Il n'aura pas besoin de se creuser la tête pour trouver
des sujets dramatiques, car l'histoire de la Bretagne en est pleine.
IMPBIMERTE HKRON-MESNIER FRÎlRES & C" A NANTES.
— Les Saisons de Merlin, poésies par Henry de la Guichardière,
illustrations de Jacques Pohier.
En terminant cette rapide chronique des derniers livres parus,
je tiens à signaler à mes lecteurs ce charmant album, fruit de la
collaboration de deux artistes bretons. M. Henry de la Guichar-
dière est un poète de beaucoup de talent, dont les vers pleins et
sonores rappellent ceux de Leconte de Liste et de José-Maria de
Heredia. Quant aux dessins de Jacques Pohier, ils sont dignes des
strophes qu'ils interprètent. D'une facture très large et très pitto-
resque, ils ont aussi à un très haut degré' la couleur locale.
Cet album nous raconte l'histoire de Myrdhinn, né vers 47;").
dans la vallée de Basalyg, au sud du pays des Silures, d'un breton
romanisé et d'une vestala qui avait violé ses vœux. Sa mère, pour
échapper à la loi cruelle, qui, en Bretagne de même qu'à Rome,
punissait de mort un semblable forfait, attribua sa grossesse, dit
M. de la Villemarqué, à un de ces sylphes vénérés que ses juges
80 LES ANNALES ROMANTIQUES
ne pouvaient renier sans athéisme ; de là, la légende païenne qui
fit naître le célèbre barbe d'un duz et d'une vierge chrétienne.
Mais ce serait trop long à raconter, il faut lire cette dramatique
légende.
Jean de la Rouxière.
MEMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
Viennent de paraître :
LIBRAIRIE GONARD : Œuvres complètes de Gustave Flaubert,
Théâtre, 1 voU ; Bouvard et Pécuchet, 1 vol,
MERGURE DE FRANGE : Témoignages deuxième série, par
Marcel Goulon, 1 vol.
LIBRAIRIE SANSOT : VEssor Victorieux, poésies par Marie
Dauguet, 1 vol.
î,e Gérant : Léon SÉciiÉ.
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME
ïictor-Hiiio fit Uû-Um
DE CROMWELL AUX ORIENTALES
Le percement du boulevard Raspail aura été funeste a deux
maisons romantiques — et non des moindres.
Il y a deux ou trois ans, on démolissait, rue du Cherche-Midi,
l'ancien hôtel des Conseils de guerre autrement dit l'hôtel de Tou-
louse, où M™'' Victor Hugo, née Adèle Foucher, habita avec ses
parents jusqu'à son mariage.
Il ne reste rien aujourd'hui de ia maison que Victor Hugo
habita, de 1S27 à 1830, à l'entrée de la rue Notre-Dame-des-
Champs, et je suis de ceux qui la regretteront toujours, parce
qu'elle offrait au point de vue de l'histoire du Romantisme, un
intérêt de beaucoup supérieur à celle de la place Royale oii Ton a
installé à grands frais le Musée Victor Hugo.
Je ne comprends même pas que la famille du grand poète ei
la Ville de Paris n'aient pas fait les sacrifices nécessaires pour
l'approprier à cet usage. Cela eut été. si facile ! on aurait pu faire
un si joli square avec le jardin décoré des bustes en marbre des
principaux poètes du temps !
6
82 Li:s annai.es romantiques
— C'est une maison banale, me disait un jour M. Paul Meurice.
— Pardon, lui répondis-je, et les souvenirs ?
— Sans doute, mais Victor Hugo y séjourna si peu !
Qu'importe ! c'est tout de même dans cette vieille maison sans
style et qui ressemblait à quelque chartreuse, avec son avenue
plantée de grands arbres, et le beau parc dont elle était entourée,
c'est là que l'ancien Cénacle de la Muse française se reforma, au
printemps de 1827, sur des bases plus larges et plus libérales ;
que Sainte-Beuve, Alfred de Vigny, Musset et Lamartine, pour no
citer que les plus illustres, firent entendre quelques-uns de leurs
plus beaux vers, et que Victor Hugo composa, dans le seul espace
de trois ans, ses dernières Odes et Ballades, la préface et la fin de
Cromwell, les Orientales, une bonne partie des Feuilles d'au-
tomne, Marion de Lormc et Hernani.
11 me semble que cela compte et justifie hautement les regrets
que cette maison m'inspire.
Pendant quoique temps, après que les travaux de voirie eurent
éventré l'avenue qui la séparait do la rue Notre-Dame-des-
Champs, il avait été question de conserver, faute de mieux, le??
deux magnifiques ormeaux que le hasard venait de placer au
milieu de la chaussée de la voie nouvelle. Dans ce cas, la commis-
sion des inscriptions parisiennes aurait appendu à leur tronc une
enseigne, pour rappeler aux passants les grands événements litté-
raires dont ils avaient été les témoins, et la Ville de Paris, en
guise de refuge, aurait fait mettre à leur pied un banc circulaire
où, tout en se reposant, les touristes auraient pu méditer sur un
fragilité des choses humaines. Mais il paraît que le métropolitain
qui court sous le boulevard Raspail ne permit pas de donner suite
à cette pieuse pensée. Et les deux arbres qui avaient vu passer
tant de célébrités sous leurs branches, et dont les troncs majes-
tueux s'élevaient hier encore dans le ciel, comme deux colonnes
jumelées à chapiteaux verts, les deux ormeaux contemporains du
Cénacle de Joseph Delorme furent abattus le jour même où mon
ami, le peintre Jean Corabœuf, prévenu de leur exécution, fit le
joli dessin qu'on peut voir au Musée Victor-Hugo.
Je tiens à le remercier ici de m'avoir dédié cette fidèle image.
Parlerai-je à présent des circonstances dans lesquelles Victor
Hugo devint locataire de cette maison ?
Il habitait précédemment, 90, rue de Vaugirard, au-dessus d'un
atelier de menuiserie qui aurait dû lui rappeler celui de son
grand-père, un très modeste appartement dont le petit salon, au
Le cénacle de JOSEPH DELORME 83
bout de quelques mois, fut incapable de contenir le nombre cha-
que jour grandissant des poètes et des artistes qui se rangeaient
sous sa bannière.
Gomme il avait beaucoup d'amour-propre, qu'il était très ambi-
tieux, et que sa situation matérielle s'améliorait d'une année à
l'autre, il se décida, au printemps de 1827, à transporter ses
pénates au n° 11 de la rue Notre-Dame-des-Champs (1).
Là, du moins, il se trouva plus au large; d'abord il avait la
jouissance du parc agrémenté d'une pièce d'eau, dont les faux
ébéniers éventaient ses fenêtres, et puis îl n'avait que quelques
pas à faire pour se trouver en pleins champs du côté du Mont-
Parnasse.
Son appartement était situé au premier étage. On y accédait
par un escalier tournant qui prenait naissance dans un petit ves-
tibule, au haut du perron de la porte d'entrée. Il se composait
d'une cuisine, d'une salle à manger, d'un salon, d'un cabinet de
travail et de deux chambres à coucher, partie au nord et partie
au midi.
Le salon qu'on appelait « la chambre au lys d'or » du nom de
la fleur poétique qui avait valu à Victor Hugo le titre de maîlre
ès-jeux floraux de l'Académie de Toulouse, était orné d'une belle
(1) A cette occasion Britaut lui adressait la spirituelle lettre que
voici :
<( N'ai-je pas eu la maladresse d'aller vous chercher dans la rue de
Vauglrard pour votis remercier de votre belle ode (a), mon cher ami ?
Vous étiez parti pour la gloire, et, par malheur, ce quartier-là m'est
inconnu. Je n'ai encore pu vous atteindre et vraiment je suis désolé
Quand vous remettrez pied à terre dans notre tas de boue et de fumior
que nous nommons Paris, faites-moi savoir cette nouvelle ; j'irai bien
vite vous embrasser ; mais comment espérer que vous redescendie/
vers nous, chétifs ? En tout cas, croyez que du fond de mon néant je
pense beaucoup à vous dans votre gloire, et que s'il n'y a' personne qui
vous admire plus, personne aussi ne vous aime autant que moi.
« Mille tendres amitiés à l'ami, mille sincères hommages au génie.
« Brifaut ».
(Lettre inédite tirée de l'Album de M""" Victor Hugo et communiquéo
par M. Lefèvre-Vacquerie).
{(i) VOde à la Colonne qui venait de paraître.
84 LES ANNALES ROMANTIQUES
toile de Caravage, de plusieurs tableaux de Devéria et de la Ronde
du Snhhat de Boulanger.
Du salon on passait dans le cabinet de travail, « la ruche »,
comme disaient les amis de la maison ; et cette ruche aurait pu
en remontrer à celle des abeilles, car non content de travailler le
jour, le jeune poète travaillait jusqu'à une heure avancée de la
nuit ; si bien que les habitants des maisons voisines, dont les fenê-
tres donnaient sur le petit bois de Victor Hugo, se demandaient
quelle était cette grosse étoile qui, tous les soirs, s'allumait ainsi
dans les arbres et ne s'éteignait souvent qu'au petit jour.
Il y avait au fond du parc, dans un vieux mur tapissé de lierre,
une porte basse, fermée de gros verrous, qui s'ouvrait sur une im-
passe devenue plus tard la rue Duguay-Trouin. Cette port€ exis
tait encore dans ces derniers temps (1). C'est par là que Victor
Hugo sortait, après son déjeuner, pour aller rêver dans la pépi-
nière du Luxembourg, pendant que sa jeune femme jouait avec
ses enfants ou causait avec Sainte-Beuve tout près du pont rusti-
que qui enjambait la pièce d'eau. Rappelons-nous les vers des
Consolations :
Oh ! que la vie est longue aux longs jours de l'été,
Et que le temps y pèse à mon coeur attristé !
Lorsque midi surtout a versé sa lumière,
Que ce n'est que chaleur et soleil et poussière ;
Quand il n'est plus matin et que j'attends le soir,
Vers trois heures souvent, j'aime à vous aller voir ;
Et là, vous trouvant seule, ô mère et chaste épouse,
Et vos enfants au loin épars sur la pelouse,
Et votre époux absent et sorti pour rêver.
J'entre pourtant"'; et vous belle et sans vous lever,
Me dites de m'asseoir, nous causons ; je commence
A vous ouvrir mon cœur, ma nuit, mon vide immense,
Ma jeunesse déjà dévorée à moitié,
Et vous me répondez par des mots d'amitié ;
Puis revenant à vous, vous si noble et si pure,
Vous que, dès le berceau, l'amoureuse nature
Dans ses secrets desseins avait formée exprès.
Plus fraîche que la vigne au bord d'un antre frais,
(1) Elle était à côté de la maison poTiant le n° 9.
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 85
DoLici comme un parfum et comme une harmonie ;
Fleur qui deviez fleurir sous les pas du génie :
Nous parlons de vous-même, et du bonheur humain,
Gomme une ombre d'en haut couvrant votre chemin,
De vos enfants bénis que la joie environne,
De l'époux, votre orgueil, votre illustre couronne ;
Et quand vous avez bien de vos félicités
Epuisé le récit, alors vous ajoutez
Triste, et tournant au ciel votre noire prunelle :
« Hélas ! non, il n'est point ici-bas de mortelle
Qui se puisse avouer plus heureuse que moi ;
Mais à certains moments, et sans savoir pourquoi,
Il me prend des accès de soupirs et de larmes ;
Et plus autour de moi la vie épand ses charmes,
Et plus le monde est beau, plus le feuillage vert.
Plus le ciel bleu, l'air pur, le pré de fleurs couvert.
Plus mon époux aimant comme au premier bel âge.
Plus mes enfants joyeux et courant sous l'ombrage,
Plus la brise légère t^i n'osant soupirer.
Plus aussi je me sens ce besoin de pleurer. »
Quand Sainte-Beuve entra chez Victor Hugo, le poète des Odes
rt Ballades, suivant une des modes d'alors, allait quelquefois avec
des amis, dont Robelin, Boulanger, Charlet, les Devéria, manger
des galettes au Moulin do. beurre. Tl était situé entre les rues de
Vanves et de Vercingétorix, à l'endroit où a été élevée depuis la
chapelle de Notre-Dame de Plaisance.
Une fois là, on se répandait, à l'heure du dîner, dans les guin-
guettes environnantes et l'on ne rentrait qu'à la nuit close.
\'\n dimanche, Abel Hugo, cherchant à manger, entendit \m?
musique sous les arbres. Tl se dirigea de ce côté et vit une maison-
nette entre cour et jardin très ombragée et très fleurie. C'étaient
Les vagues violons de la mère Saguet,
qui faisaient cette musique.
Il dîna sous une tonnelle et fut si content de la cuisine, qu'il
amena quelques jours après son frère Victor et leurs amis com-
muns. Le menu n'était pas très varié, la mère Saguet n'ayant pour
garde-manger que les œufs et les poulets de sa basse-cour, mais
elle avait une façon à elle d'accommoder le poulet à la saucç
86 LES ANNALES ROMANTIQUES
piquante, et elle n'écorchait pas sa clientèle de passage. Pour
vingt sous on avait deux reufs frais à la coque ou sur le plat, un
poulet sauté, du fromage et du vin blanc à discrétion. C'était pour
rien. Aussi tous les rapins, les gens de lettres et les membres du
Caveau connaissaient-ils le restaurant de la mère Saguet.
Naturellement Sainte-Beuve y alla comme tout le monde. Je
crois même qu'il y rencontra un jour Thiers et Mignet venus là
pour se consoler de la bouillabaisse. Mais Sainte-Beuve préférait
à tous les dîners des guinguettes de la banlieue une bonne cause-
rie avec Victor Hugo, sur le canapé de la chambre au lys d'or, rue
Notre-Dame-des-Champs, et comme sa conversation était un
charme, on profita, chez ses voisms, du mariage d'Abel Hugo,
suivi à bref délai de la mort du général, pour sacrifier au plaisir
de l'entendre les pique-niques et les airs de violon de la mère
Saguet. €ela ne les empêcha pas, d'ailleurs, quand vinrent les
soirées de la belle saison des Orientales, d'aller voir coucher le
soleil dans la plaine de Vaugirard ou contempler du haut des
tours de Notre-Dame les reflets sanglants de l'astre sur les eaux
du fleuve (1).
Nous avons même de ce temps une amusante lettre d'Alfred de
Musset. Il était tout gamin alors, puisqu'il avait dix-huit ans à
peine, mais c'était une raison de plus pour qu'il se mêlât aux jeux
de SOS aînés du Cénacle. Un jour donc qu'il avait promis à Victor
Hugo de faire avec lui l'ascension des tours de Notre-Dame, il
s'excusa par le billet que voici :
« Je suis désolé, mon cher ami, de ce qu'il m'est impossible
d'être demain avec vous à Notre-Dame. J'ai fait la plus grande
imbécillité du monde en acceptant votre aimable invitation. Mais
il y a huit jours que je dois monter à cheval demain ; c'est une
partie avec d'autres. Je ne serais jamais à cinq heures chez vous,
habillé, et j'aurais, de vous manquer de parole, une peur horrible
qui ne me servirait à rien. Jt vous verrai chez M. Nodier, s'il ne
pleut des hallebardes la tête en bas. — Recevez mon excuse et
repentances. Quelque désagrément que vous cause ma maladresse,
j'en suis toujours plus vexé que vous.
« Alfred de Musset (2). »
(1) Sainte-Beuve, Portraits contemporains, article Hugo, p. 414.
(2) Lettre médite tirée de l'Album de M""® Victor Hugo et communi-
quée p.ir M. T>efèv€-Vacguerie.
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 8,7
II
On sait comment Sainte-Beuve fut mis en relations avec Victor
Hugo. J'ai raconté les choses tout au long dans mon livre sur
l'illustre critique (1). Je les résumerai donc ici en quelques lignes,
sauf à m'étendre sur certains faits que je ne connaissais pas à
cette époque.
Sainte-Beuve était rédacteur au Globe depuis 1824, et M. Dubois
qui l'avait eu comme élève en rhétorique lui témoignait un inté-
rêt tout particulier. A ia fin de l'année 1826, le directeur de ce
journal, ayant reçu une nouvelle édition des Odes augmentée de
Ballades (2), offrit à Sainte-Beuve d'en rendre compte, ce qu'il
accepta d'autant plus volontiers que depuis longtemps déjà, il
avait beaucoup d'estime pour le talent de « ce jeune barbare ».
comme l'appelait M. Dubois. L'article de Sainte-Beuve parut dans
le Globe des 2 et 9 Janvier 1827 et fut très remarqué. C'était la pre
mière fois qu'on parlait de Victor Hugo avec un réel accent de
sympathie et un sens critique aussi juste.
Sur le premier volume des Odes, Sainte-Beuve disait : « L'appa-
rition de ces premières poésies fut saluée comme l'un de ces phé-
nomènes littéraires dont les muses seules ont le secret. M. Hugo
(1) Sainte-Beuve, son esprit, ses idées, ses mœurs, 2 vol. au Mercure
de France, 1904.
(2) L'édition de 1826, en 3 vol. iii-12, ne parut pas le même jour et
ne fut pas imprimée sur les mêmes presses.
Le tome TU intitulé Odes et Ballades, imprimé chez J. Tastu, fut
annoncé dans la Bibliographie de la France du mercredi 15 novembre
1826 sous le n» 7054. Il en fut fait dieux tiragies, si l'on s'en rapporte au
titre qui n'est pas libellé de la même façon dams tous les exemplaires.
Celui que j'ai sous les yeux porte la mentio'n : tome troisième, et l'épi-
graphe : (( Renouvelons aussi toute vieille peuisée », est signée Joachlm
DÎT Bellay, tandis que sur d'autres cette miention n'existe pas, et que
l'épigraphe est signée seulement J du Bm.lay.
Les tomes I et IT intitulés Odes, 3« édition, furent imprimés chez:
Pinard et annoncés à la Bibliographie de la France le samedi 18 no-
vembre 1826, sous le n^ 7118.
L'ouvrage parut chez Ladvocat, libraire de S. A. S. M. le duc de
Chartres, sous la date de MDCCCXXVII.
88 LKS ANNALES ROMANTIQUES
devait cette étonnante précocité et à la trempe de son âme et aux
circonstances de ses plus tendres amitiés. — Style de feu, étince-
lant d'images, bondissant d'harmonies. «
Mais une autre cause que la politique nuisit à son succès :
« A côté des Odes de circonstance se trouvait dans le premier
recueil des pièces telles que la Chauve-souris et le Cauchemar qui
trahissaient chez M. Hugo je ne sais quel travers d'imagination
contre lequel le goût français se soulève. Oubliant que certaines
images difform.es, pour être tolérables en poésie, doivent y rester
enveloppées du m.ême vague dans lequel elles glissent sur notre
âme, il s'est mis de gaieté de cœur, et avec toutes les ressources
du genre descriptif, à analyser les songes d'un cerveau malade,
ot il a terminé la Chauve-souris au grand jour pour mieux en
détailler la laideur. Il n'y aurait Icà qu'une orgie d'imagination
jusqu'à un certain point excusable, si M. Hugo n'y revenait sou-
vent. Mais dans son roman de Ean dislande remarquable à tant
d'autres égards, il a passé toutes les bornes : et son brigand est
doué, grâce à lui, avec un luxe et une prédilection qu'on ne sait
comment qualifier. Il en est résulté des impressions fâcheuses
contre l'auteur. Le ridicule s'est formé de ce côté pour se venger
d'un poète dédaigneux de la faveur populaire, et laissant les
nobles parties dans l'ombre, on a fait de son talent, aux yeux de
bien des gens, une sorte de monstre hideux et grotesque, assez
semblable à l'un des nains de son roman... »
Et après avoir admiré dans Trilby l'agilité et la prestesse du
rythme et surtout la verve avec laquelle Hugo avait rendu l'orgie
satanique de la Ronde du Sabbat. Sainte-Beuve mettait le jeune
poète en garde contre l'abus de la force, comme s'il avait deviné
que là serait, en effet, son écueil :
« En poésie, disait-il, rien de si périlleux que la force : si on la
laisse faire, elle abuse de tout ; par elle, ce qui n'était qu'original
ot neuf pst bien près de devenir bizarre ; un contraste brillant
dégénère '^n antithàse précieuse ; l'auteur vise à la grâce et à la
simplicité ; il ne cherche que l'héroïque et il rencontre le gigan-
tesque ; s'il touche jamais le gigantesque, il n'évitera pas le
puéril (1). »
(1) Chose curieuse, Lamartine avait fait le même reproche à Victor
Hugo, quelques années auparavant.
(( Ces jours-ci, lui écrivait-il le 8 juin 1823, pous relisions vo« ravis-
santes poésies et votre terrible Han, Soit dit en passant, je le trouve
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 89
Après avoir lu l'article de Sainte-Beuve, Victor Hugo s'en fut
remercier M. Dubois et iui demanda le nom et l'adresse de son
collaborateur qui n'avait signé que des initiales S. B. Quel ne fut
pas son étonnement d'apprendre qu'il habitait à côté de chez lui,
rue de Vaugirard (1). Il alla pour le voir, et ne l'ayant pas ren-
contré lui laissa sa carte. Le lendemain Sainte-Beuve lui rendit sa
visite, et, dès cette première entrevue, Victor Hugo sentit qu'il
avait trouvé son homme. Jusque-là il n'avait guère fréquenté que
des poètes louangeurs, incapables de discuter ses idées et de lui
montrer les points faibles de son esthétique. Cette fois le hasard
le mettait en présence d'un critique .qui, malgré sa jeunesse, avait
déjà réponse à tout et pouvait soutenir le pour et le contre. Victor
Hugo était trop soucieux de ses intérêts pour ne pas l'attacher par
la cordialité de son accueil. Et, en effet, au bout de quelques jours,
Sainte-Beuve devint un des familiers de sa maison. Je dois dire,
que de son côté il ne négligea rien pour précipiter cet heureux
résultat. C'est ainsi qu'au mois d'avril 1827, Victor Hugo ayant
quitté son appartement de la rue de Vaugirard pour en prendre
un rue Notre-Dame-des-Ghamps, Sainte-Beuve décida sa mère a
aller habiter la même rue (2). Mais dans l'intervalle, la lecture et
la critique de Cromwell, leurs échanges de vues sur l'art et sur la
poésie avaient déjà donné à leurs relations de voisinage le carac-
tère de l'intimité.
On connaît le billet par lequel Victor Hugo invita Sainte-Beuve
à venir entendre chez son beau-père la lecture des quatre premiers
actes de Cromwell (3).
Cette lecture devait avoir lieu le 12 février. Trois jours avant
le Journal des Débats publiait VOde à la Colonne que Victor Hugo
avait écrite pour venger l'injure faite sux maréchaux de l'Empire
par l'ambassadeur d'Autriche. Et le vieux Lacretelle, sous le coup
de l'émotion publiaue, adressait au jeune poète la lettre suivante :
« Quoique j'aye bien rarement, Monsieur, le plaisir de vous vO'r
ou plutôt de vous entrevoir, il faut que je cède au plaisir de vous
aussi trop terrible ; adoucissez votre paleltie ; rimagination, comme la
lyre, doit caresser l'esprit : vous frappez trop fort : je vous dis celn
pour l'avenir.. » (Lettre de Lamartine à Victor Hugo publiée dans la
lieviie de Paris du 15 nvrll 1904).
(1) Victor Hugo hnbitaii au n» ÎK) et Sainte-Beuve au n" 94.
(2) Au n» 19.
(.^) Ce drame ne fut terminé, en effet, que le 22 mars.
90 LES ANNALES ROMANTIQUES
dire combien votre Ode à la Colonne sacrée m'a ému, transporté.
Le courage et l'honneur iront les vraies inspirations du talent ! Que
de belles images ! que de pensées fortes ! que de chaleur conte-
nue ! quelle vérité de sentiments ! Tandis que nous défendons d?
notre mieux la cause des lettres françaises, vous en relevez la
gloire et'en renouvelez la puissance. Vous allez porter l'effroi danr,
bien des cours, mais vous réjouirez celle d'Apollon, pardonnez-
moi cette citation mythologique. Il faut que mon esprit aille sur
son vieux moule, mais heureusement il sent tout le prix des beau-
tés nouvelles et surtout quand la source en est une âme noble.
« Agréez l'hommage des sentiments sincères que je brûlais
d'exprimer »
« Lacretelle (1). »
C'est dans ces circonstances que Victor Hugo lut les quatre pre
miers actes de son Cromwell, à l'hôtel des Conseils de guerre
Le lendemain de cette lecture Saintt-Beuve fit part au poète de
ses observations dans la très belle lettre que voici :
Ce mardi.
Monsieur et ami,
'( ... Parlons de votre tragi-comédie. Elle donne tant à penser
qu'on ne peut tout en dire à la fois. Permettez-moi de compléter
un peu ce que je vous en ai déjà témoigné. Tous les compliments
que je vous en ai faits, je vous les ai faits, parce que je les pense :
et je vous avoue très sincèrement qu'après la lecture des deux pre-
miers actes, je, ne voyais absolument à vous faire que des compli-
ments. La lecture des troisième et quatrième actes, oii il y a tant
de beautés du premier ordre, m'a pourtant suggéré quelques criti-
ques, que je me fais un devoir de vous soumettre, sans précaution
oratoire, persuadé aue c'est de la sorte qu'il faut en agir avec des
hommes comme vous, et que, quelqu • idée que vous preniez de
mon jugement, vous apprécierez l'intention qui l'a dicté,
« Toutes ces critiques rentrent dans une seule que je m'étais
déjà permis d'adresser à votre talent, l'excès, l'abus de la force.
(1) Lettre inédite tirée de rAlbum de M™** Victor Hugo et communi-
quée par M. Lefèvre-Vacquerie.
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 91
et passez-moi le mot, la charge. La partie sérieuse de votre drame
est admirable ; vou.s avez beau vous abandonner et vous déployer,
vous n'enlevez jamais votre sujet au-delà du sublime. Les scènes
de la réception des ambassadeurs, les deux qui la suivent au
deuxième acte, le monologue de Gromwell après l'entrevue avec
sir Robert Wilen ; au troisième acte les scènes du conseil privé,
de Milton aux pieds de Cromwell, totit cela est beau ; on se récrJc
d'enthousiasme presque à chaque vers. C'est donc à la partie
comique que j'adresserai surtout des reproches. L'idée de l'avoir
mêlée, entrelacée avec l'action principale qui est toute terrible,
était une source de beautés où vous avez largement puisé. Plus le
contraste produisait d'effet, plus il fallait le dispenser avec
sobriété, et je crois que vous avez dépassé la mesure surtout dans
les a varie très longs et trop fréquents qu'il fallait, ce me semble,
un peu plus sous-entendre : la parodie devait être moins dévelop-
pée ; elle se devine à demi-mot. Loin de moi au reste la pensée de
blâmer ces poiîrnants contrastes où les larmes et les rires se con-
fondent : Gromwell délirant aux prises avec sa conscience et son
crime, et Rochester caché, grimaçant et jouant avec l'énigme ter-
rible qu'il ne comprend pas et qui est pleine de mort. C'est h
l'abus, c'est aux détails, aux détails seulement que j'en veux, et je
vous assure qu'il y a des moments hier où je leur en ai voulu
beaucoup ; n'allez pas croire qu'ils m' eixnvyaient , rien n'ennuie
chez vous ; mais ils m'agaçaient, m'impatientaient, j'étais tenté
de leur dire, comme Cromwell à ses fous, quand il est de mau-
vaise humeur : « Paix ! trêve ! à bas ! » Pardon, mon cher mon-
sieurs, de ces formes si libres, que je me permets avec vous ; mais
moins j'y mets de prétention, plus je serai excusé ; au reste j'ai
pensé que peut-être c'avait été de votre part une malice de pro-
duire cet effet sur l'auditeur, à peu près comme l'Arioste, quand
il déconcerte le lecteur en rompant mille fois son fil. Mais même
dans ce cas, je persiste à croire que le contraste est souvent poussé
trop loin — Vos personnages vous étaient donnés par l'histoir.^
pleins de ridicules, d'extravagances, c'étaient des caricatures véri-
tables. Tant mieux. Mais n'en avez-vous fait quelquefois trop
d'usage ? N'avez-vous pas renchéri sans besoin ? Déjà votre puri
tain si excellent des deux premiers actes m'avait semblé par mo-
ment un peu trop ériidit dans la Bible, ou plutôt trop continuel-
lement érudit. Je sais que l'histoire est là pour l'attester : passe
donc pour lui. Mais Rochester, il est trop ridicule dans la décla-
ration d'amour à la Scudéri qu'il adresse à Francis, dans la leçon
92 LES ANNALES ROMANTIQUES
de poésie à la Racan qu'il adresse à Milton. — Sans doute, il pou-
vait, il devait dire ces choses-là, mais les dire plus légèrement,,
d'un ton moins accentué et pour ainsi dire moins gascon. — Sur-
tout, puisque des caricatures historiques, telles que le Puritain
et Rochester, vous étaient données, puisque vous inventiez si
heureusement ces quatre fous de Cromwell qui agrandissaient
encore la scène de l'orgie comique, vous pouviez adoucir les trait?
de la vieille gouvernante, qui est vraiment trop hideuse pour pré-
tendre à n'avoir que trente ans, qui, parce qu'elle est mariée par
accident à Rochester, ne peut se méprendre au point d'en devenir
follement amoure:jse et de le poursuivre de ses caresses conju-
gales. L'accident eût été fort plaisant sans ce surcroît. Vous voyez
que ce ne sont là que des critiques de détail : mais il y a à pren
dre garde aux petites choses, car le? petites choses tuent les
grandes.
— « J'ai remarqué aussi que d'une scène naturellement atten-
drissante ou comique, vous tiriez trop tout ce qu'elle peut donner,
et qu'en l'épuisant vous la rendiez moins attendrissante ou moins
comique qu'elle ne l'eût été avec plus de laisser-aller. Le croiriez-
vous ? J'ose attaquer sous ce rapport la belle, la très belle scène
de Francis et de Cromwell au troisième acte. Oui, quand même
Francis, à l'âge de quinze ans, n'eût pas été sans avoir appris (ce
qui est, plus j'y pense, invraisemblable) la part que son père avait
prise, sinon à la mort de Charles, du moins à sa chute, quand elle
n'eût pas troJD ingénieusement supposé que s'il faisait un roi, ce
ne pouvait être qu'un Stuart ou au pis aller un Rourbon, je crois
fermement que la scène eût conservé toutes ses admirables beau-
tés — oui, toutes, — elle pouvait ignorer assez de choses encore
pour désoler son père, pour l'aimer, pour le forcer à l'éloigner dp
lui, afin de conserver au moins un être qui le crût bon et pût le
chérir. Sans douté la part à faire entre ce qu'elle devait savoir et
ce qu'elle pouvait ignorer était délicat, peut-être fallait-il la lais
ser plus indécise que vous ne l'avez fait ; un voile si léger, un
nuage si douteux suffit pour abuser l'innocence, même quand tout
est sous ses yeux ! Oui, Francis pouvait encore savoir bien de<^
choses, et toujours aimer son père. Sous le même rapport, dans
une scène bien différente celle du quatrième acte où Cromwell en
faction cause avec Murray, je vous reprocherais d'avoir poussé
trop loin la comparaison que fait Murray de Cromwell avec le
soldat prétendu. La scène, sans cet effet poussé trop loin, n'eûî
pas moins pu être fort comique. Je suis bien impertinent de vous
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 93
assaillir ainsi de mes critiques, vous qui m'avez accablé de vos
beautés ; c'est de ma part une triste revanche. Encore un mot
pourtant sur votre style. 11 est bien beau, surtout dans la partie
sérieuse du drame. Dans le reste il n'est pas toujours exempt
d'images un peu saillantes, trop multipliées, et quelquefois étran-
ges. Au reste, voici comment je m'explique en partie la chose.
Vous tenez avec grande raison à une rime riche.
« Souvent il n'existe pas entre les mots qui riment .Ichement
avec la fin du premier vers et le sens de ce vers de rapport natu-
rel, rationnel, philosophique. Que faites-vous alors, sans doute à
votre insu ? Vous proposez à votre Imagination l'espèce de pro-
blème suivant : trouver une métaphore qui lie au figuré le mot,
qui rime bien, avec le sens de la pensée. De là un surcroît de
métaphores qui ne se seraient pas présentées naturellement à l'ima-
gination, mais que celle-ci produit par provocation, et comme à
l'appel du coup de cloche de la première rime : de là une grande
source de beautés soutenues et inattendues. C'est de la sorte, j'en
suis sûr, que vous avez trouvé la corde à la potence. Mais de là
aussi quelquefois de brusques et étranges figures qui auraient
besoin d'être adoucies et fondues. Adoucir et fondre souvent, re-
trancher quelquefois, ce sont là les opérations secondaires, subal-
ternes, qui suffisaient pour faire de votre œuvre, non pas une belle
œuvre, elle l'est déjà, mais un chef-d'œuvre.
« Vous vous étiez proposé un double but à atteindre. Corneille
d'une part et Molière de l'autre. Corneille est atteint, mais non
pas Molière ; ce serait plutôt Regnard, surtout Beaumarchais : il
y a dans votre pièce beaucoup du Mariage de Figaro.
« .Te ne vous parle pas des beautés innombrables qui m'ont
frappé. J'en ai déjà causé avec vous et j'en causerai, j'espère
encore. Seulement excusez tout mon long bavardage, si tant est
que vous l'avez daigné déchiffrer, mais ne vous tenez pas quitt<î
de ma franchise, tant que vous m'honorerez de votre amitié ».
« Sainte-Beuve (1). »
Cette lettre écrite au pied levé dut faire une impression consi
dérable sur l'esprit de Victor Hugo. Outre qu'elle est une mer-
veille d'analyse psychologique, il est certain que pas un de ceux'
qui assistèrent à la lecture de Cromwcll n'eût été capable de
(1) TXerw^ de Paris du 15 fléoemhre lî>Oi.
94 LES ANNALES ROMANTIQUES
démonter ainsi cette « tragi-comédie », d'embrasser tout, le fond
et la forme, avec cette sûreté de coup d'œil. Il n'y a qu'une chose
que Sainte-Beuve ne nous ait pas dite et que j'aurais été heureux
de trouver sous sa plume, c'est le point de départ de la conception,
la genèse même du drame. Mais peut-être n'avait-il pas eu la
curiosité de le demander à Victor Hugo, ou peut-être celui-ci liii
avait-il répondu : « Je me suis arrêté au sujet de Gromwell et je
l'ai choisi parce qu'il est le plus beau de l'art moderne. » C'est
exactement ce que Balzac écrivait à sa sœur (1), en 1819, quand il
conçut l'idée de son Croinivcll, car le futur auteur de la Comédie
humaine fut tenté, lui aussi, par l'étonnante histoire du Protec-
teur, comme du reste le fut Mérimée, en 1823 ; et tous ces
CromioeU, en admettant même que le sujet eût alors été dans l'air,
comme celui de Safd quelques années auparavant, me semblent
avoir été inspirés par rilisloire de Cromwel/, de Villemain, qui
parut précisément en 1817 et fit alors un certain bruit. Je suis
même surpris que personne n'ait encore fait cette remarque dont
le bien fondé saute aux veux.
Victor Hugo avait-il lu le Crowivell de Villemain ? Evidemment
oui, car en ce temps-là il lisait tout, et il était si souvent et si élo-
gieusement question de Villemain, rue Notre-Dame-des-Champs,
que Pavie s'étonnait de ne l'y avoir pas rencontré (2), mais comme
cette lecture remontait assez loin, ce n'est pas elle qui dut lui sug-
gérer, en 1826, l'idée de tirer de cette histoire un drame. C'est bien
plutôt — pour ne pas dire uniquement — la lecture du Cinq-Mars
d'Alfred de Vigny, comme je vais le démontrer tout de suite (3).
(1) Corresp. générale de Balzac.
(2) Victor Pavie, Œuvres chzisies, t. II, p. 201. — N'oublion,s pais non
plus que Villemain assistait, en 1829, avec Dumas, à la lecture
d'Hernani au Théâire -Français.
(3) On sait que Victor Hugo s'est flatté dans une note de son
Cromxvell d'avoir lu, avant d'écrire ce drame, tous les mémoires sur la
révolution d'Angleterre et quelques docimients originaux. Je trouve à
ce sujet un renseignement digne d'(^tre recueilli, dans les Souvenirs df
Juste Olivier (p. 21'). La première fois qu'il vit le grand ))oète, Ju.;te
Olivier lui fit une petite critique sur son Crornivell où, au lieu des Vau-
dois du Piémont que Milton célèbre dans un sonnet et que Gromwell
protégea contre le duc de Savoie, Victor Hugo introduit (c les bourgeois
du canton de Vaud » dans un temps où le canton de Vaud n'était pas
né ». — « Il ne prit point mal la chose, dit Juste Olivier il insista tou-
tefois, disant qu'il avait lu ce trait dans les mémoires de Ludlow, mnis
il Ta pourtant corrigé dans les éditions subséquentes. »
Le cenaclk de joseph dèlorme 95
Pour essayer de lui donner le change, au risque de tromper
l'historien de l'avenir, Victor Hugo écrivait à Alfred de Vigny, le
8 février 1827 :
« Notre pensée coïncide souvent, cher Alfred, nos esprits se sont
déjà maintes fois rencontrés autour de la même idée ; je vous
aime 2111 peu à. cause de cela (1). Vous savez que j'ai pris le xviii*
siècle où vous l'avez quitté, et que j'ai fait du dernier mot d'^ v:,tre
roman le premier de mon drame. Si donc vous n'êtes i:as effrayé
de faire plus ample connaissance avec mon Protecteur, venez
lundi soir avant huit heures, rue du Cherche-Midi n° 39. Vous y
trouverez des amis bien heureux de vous embrasser, et mon
Cromvjell bien désireux d'être tête à tête avec votre Richelieu (2).»
Il ne paraît pas que de Vigny se soit dérangé pour entendre la
lecture de Cromwell ; en tout cas il était trop fier et trop jaloux
de l'avance qu'il avait sur les autres pour croire à la coïncidence
dont lui parlait Victor Hugo. Et le fait est qu'ici la rencontre ne
devait absolument rien au hasard. On n'a qu'à rapprocher la date
de la mise en vente de Cinq-Mars de celle que Victor Hugo a
piquée au bas du premier acte de Cromioell pour être définitive-
ment fixé sur ce point. Encore ne voudrais-je pas affirmer que
Victor Hugo n'ait pas antidaté son manuscrit (3).
Cinq-Mars parut en librairie du 20 au 25 juillet 1826, puisque
la Bibliographie de la France l'annonça le mercredi 26 juillet,
sous le n" A827.
Et Victor Hugo avoue n'avoir commencé son Cromwell que le
6 août suivant. H avait donc eu tout le temps de méditer les der-
nières lignes de Cinq-Mars. On en connaît le sujet.
Corneille et Milton se prom.ènent à Paris sur l'emplacement qui
sépare la statue de Henri IV de la place Dauphine et causent de
Richelieu :
«... J'admire, comme vous, dit Milton, votre peuple passionné,
mais je le crains pour lui-même. Je le comprends mal aussi, et je
(1) A ce compte-là H devait l'anner beaucoup, car non content de lui
avoir emprunté le sujet de son Cromwell, il lui emprunta encore le
sujet de Marron de Lorme. Si Sainte-Beuve avait pu se dout-er de cela
quand 11 rendit compte dan!- le Globe du Cinq-Mars d'Alfred de Vigny,
il S'e fût peut-être montré moins siévère envers cette belle œuvre.
(2) E. Dupuy, In Jeunesse des Rornaniiques, p. 260.
(3) S'il est vrai que le 4" acte de Cromwell ait été terminé le 25 octo-
bre 1820, il est curieux que Victor Hugo ait attendu jusqu'au 12 février
1827 pour donner lecture de son drame.
96 LES ANNALES ROMANTIQUES
ne reconnais pas son esprit, quand je le vois prodiguer son admi-
ration à des hommes tels que celui qui vous gouverne. L'amour
du pouvoir est bien puéril, et cet homme en est dévoré sans avoir
la force de le saisir tout entier. Chose risible ! il est tyran sous
un maître. Ce colosse, toujours sans équilibre, vient d'être pres-
que renversé sous le doigt d'un enfant. Est-ce là le génie ? Non,
non. Lorsqu'il daigne quitter ses hautes régions pour une passion
humaine, du moins doit-il l'envahir. Puisque ce Richelieu ne vou-
lait que le pouvoir, que ne l'a-t-il donc pris tout entier ? Je vais
trouver un homme qui n'a pas encore paru, et que je vois dominé
par cett^e misérable ambition ; mais je crois qu'il ira plus loin. Il
se nomme Gromwell. »
Voilà donc, selon moi, quel fut le point de départ du premier
ouvrage dramatique de Victor Hugo. Ces remarques, d'ailleurs,
ne lui enlèvent rien de sa puissante originalité. Et Lamartine était
bon prophète quand, le 29 décembre 1826, il écrivait de Florence
à son jeune ami :
« J'ai appris que vous faisiez un drame de Gromwell. Je ne
doute aucunement que vous ne fassiez du neuf et du beau en ce
genre ; il a besoin en vérité qu'une baguette le touche, car il est
mort. Je crois que CroniiveM vous tentera par son succès, et que
vous nous créerez un théâtre du tems, car le nôtre est encore de
la ruine de Troie. Gela ne vous empêchera pas d'être un grand
poète lyrique : une main lave l'autre. Travaillez donc pendant que
le vent souffle (1). »
III
Je reviens en arrière. En recevant la lettre de Sainte-Beuve,
Victor Hugo dut se demander s'il n'avait pas affaire en lui à un
poète autant qu'à un critique de profession ; il n'y avait, en effet,
qu'un poète qui pût ainsi pénétrer le secret de sa métrique. Il fut
tiré, dès le lendemain, de son incertitude par l'envoi confidentiel
que Sainte-Beuve lui fit de quelques pièces de vers. Et tout de
suite, après l'avoir lu, il le pria de venir le voir, ayant mille choses
à lui dire (2). »
(1) Revue de Paris, du 15 avi'il 1904.
(2) Corresp. de Victor Hugo.
LE CÉNACLE DE JOSEPH DËLORME 97
Que se dirent-ils dans cette nouvelle conversation ? Il est facile
de le deviner, quand on sait que Sainte-Beuve travaillait depuis
un an à son Tableau de la -poésie française au XVl" siècle. Ils cau-
sèrent évidemment de Ronsard et de la Pléiade, que Victor Hugo
connaissait à peine, car il convient de ne pas se laisser prendre
aux épigraphes tirées de Ronsard, de Joachim du Bellay, de Rémy
Belleau et des autres dont il a illustré quelques-unes de ses Odes
rf Bellades. Ce qui me laisserait croire que Victor Hugo n'avait
lu ces vieux poètes quo, dans une anthologie quelconque, c'est qu'il
avait l'air d'ignorer que la Vieille chanson qui sert d'épigraphe à
son Tri/bv, le l/ttiîï d'Argail, était de Joachim du Bellay (1).
Parler de Ronsard et de la Pléiade, c'était remettre en discus-
sion toutes les choses qui avaient agité le monde littéraire en 1549
et 1550, à commencer par la facture du vers. Sous ce rapport le
drame de Cronncell avait déjà fait faire un grand pas à la métri
que. L'alexandrin d'Hugo, jusque-là s timoré, si classique dans
sa marche régulière, enjambait maintenant avec une certaine hai^-
diesse, mais il n'avait pas encore l'allure dégagée, débridée, de
l'alexandrin de la Pléiade et il ne devait jamais l'avoir, Victor
Hugo, malgré ses tendances et ses velléités révolutionnaires, étant
resté toute sa vie esclave de sa première éducation poétique. Je
m'expliquerai plus longuement là-dessus au chapitre suivant.
Sainte-Beuve, quoique nourri de Chénier, n'était guère plus
hardi que Victor Hugo. Ainsi, dans les Amours de Marie, de Ron-
sard, il n'aimait pas les vers :
De nuit plus courageux je traverse parmy
Les espions, couvert de la courtine brune,
dont André Chénier aurait certainement admiré l'enjambement
heureux. Ces « espions » rejetés au commencement du second vers
lui déplaisaient, bien qu'il reconnût qu'ils étaient assez en rapport
avec l'idée exprimée par le mot brune.
(1) Il n'a même pas donné le texte exact de cette chanson d'un
Vanneur de hlé, anx venls A-u lieu de copier :
A vous, troppe légère,
II a mis :
A vous, ombre légère,
qui n'a aucun sens.
98 LES ANNALES ROMANTIQUES
Il est vrai de dire que, lorsqu'il entreprit son Tableau de la
poésie française au XV 1° siècle, il ne pensait pas faire œuvre de
réformateur, et que les événements, en mêlant sa vie à celle de
Victor Huço, lui feraient jouer dans le Cénacle le même rôle, à
peu de chose près, que J. du Bellay dans la Pléiade. A quoi tient
pourtant la destinée d'un homme ? Ce fut la rencontre fortuite de
B.onsard avec du Bellay qui fit de celui-ci le théoricien de l'école
poétique de 1550, De même, ce fut la rencontre de Victor Hugo
avec Sainte-Beuve qui fit de ce dernier le critique officiel de l'école
poétique de 1827. Entendons-nous bien : je ne dis pas que sans du
Bellay, Bonsard n'aurait pas accompli sa réforme ; je ne dis pas
non plus que, faute de Sainte-Beuve, Victor Hugo n'aurait pas
écrit la préface de Cromwell. Je dis seulement que J. du Bellay
n'aurait pas attaché son nom à la Beffence et illustration de la
langiie françoyse. s'il n'avait fait partie de la brigade sacrée, et
que Sainte-Beuve n'aurait probablement pas rattaché, par son
Tableau, l'école de Victor Hugo à la Pléiade, s'il ne s'était lié avec
lui. C'est, en effet, de ses relations avec le poète des Odes et Bal-
lades que date l'initiative de Sainte-Beuve à l'école romantique."
« J'y élnls assez antipathique, jusque-là, dit-il, à cause du royfi'
lisme et de la mysticité que je ne partageais pas. Les quelques vers
que j'avais faits étaient de sentiment tout intime, avec des inex-
périences de forme et de style. Je les avais gardés pour moi seul,
ne sentant aucun juge véritable auprès de moi. La conversation
de Victor Hugo m'ouvrit des jours sur l'art et me révéla aussi le?
secrets du métier, le doigté, si je puis dire, de la nouvelle mé
thode (1). »
Mais un homme doué et armé comme l'était Sainte-Beuve, de*?
1827, ne se contente pas de recevoir, il donne aussi, et bien qu'on
ne puisse en pareille matière établir une balance exacte, j'inclin^
à croire qu'il reçut nîoins qu'il ne donna (2). J'ai dit plus haut que
(1) CauseriPs dv Juvdi, t. XI, p. 351.
(2) Ce n'était pas son avis alors, mais 11 s'ignorait et ne se doutait
pas de l'influence qu'il exerçait autour de lui. Il écrivait à Victor
Hugo, au mois d'octobre 1829.
(( Ce peu de talent que, j'ai m'est venu par votre exemplr '^t vos
conseils dégénérés en éloges : j'ai fait parce que j'ai vu faire, mais
mou fond propre à moi était si mince, que mon talent vous est revenu
tout à fait, et après une course peu longue comme le i-uJ**seau au
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 99
Victor liiigo ne connaissait pas les poètes du xvi" siècle. On n^^
saurait nier que ce fut sous l'aiguillon de Sainte-Beuve qu'il les
étudia : ses ballades de J828 et le recueil entier des Orientales
témoignent clairement qu il retrempa son vers à leur école et qu'il
profita de leurs leçons.
Quant au Tableau de Sainte-Beuve, je ne ressasserai pas ici les
critiques aue j'en ai faites ailleurs (1). Toutes les erreurs qu'il con-
tient proviennent de ceci que personne, au moment où l'Académie-
Française mit ce sujet au concours, ne connaissait l'histoire vraie
de la poésie au xyr siècle, à plus forte raison au xv^ Viollet-le-Duc
lui-même, dont la riche bibliothèque fut d'un si grand secours à
Sainte-Beuve n'en uvait que des notions superficielles. On n'atta-
chait alors qu'une importance secondaire à la chronologie et à
l'étude des sources. Colleiet et Binet suffisaient aux plus difficiles,
et Dieu sait de quelles âneries ils se sont faits les éditeurs. Ce n'est
guère qu'en ces trente dernières années que la critique savante est
parvenue à démêler l'écheyeau terriblement embrouillé de l'his-
toire littéraire de ia Pléiade, et a établi d'une manière certaine la
chronologie des œuvres maîtresses de Bonsard et de ses émules
Cependant il y avait à Paris, en 1827, un homme charmant dont
l'érudition, sans être très sûre, avait des clartés de tout et dans
toutes les langues. C'était Charles Nodier. Il n'aurait pas fallu lui
demander, par exemple, si V Olive ou le Recueil de poésie de
Joachini du Bellay avaient précédé ou suivi la Deffense et illus-
trnhon de la langue françoyse ; si les Erreurs amoureuses de Pon
tus de Thiard étaient an-érieures ou non à ce manifeste fameux.
Cela n'avait aucun intérêt pour lui. Mais il avait lu tous nos vieu^:
poètes, et les deux ou trois grands prosateurs du xvr siècle, à
commencer par Montaigne qu'il plaçait très haut dans son admi
ration, et c'est lui qui avait surnommé Rabelais VHomere bouffon
de la France (2). N'oublions pas non plus qu'en 1801, étant encore
fleuve ou à la mer : je ne m'inispire plus qu'auprès de vous, de vous
et de ce qui vous entoure. »
{Berne de Paris, du 1" janvier 1905. Lettres de Sainte-Beuve à Victor
illKJO).
(1) Cf. notre ouvrage sui' Sainte-Beuve, I, p. 82.
(2) En 1^3.^,. dans une petite plaqu-ette parue ch«z Tiechener et inti-
tulée : Des Auteurs du seizième siècle qu'il convient de réimprimer,
M. Nodier demandait qu'en réimprimât avec de rares et courtes notes
lÔO LES ANNALES ROMANTIQUES
à Besançon, il avait fait imprimer, en l'honneur et à Tusage d'une
belle inconnue un choix de Pensées de Shakespeare extraites dn
ses œuvres.
Je ne suis donc pas surpris que Victor Hugo qui savait son
Nodier par cœur, lui ait écrit, le 28 juin 1827, pour lui présenter
Sainte-Beuve et lui demander ses bons offices, en vue de lui faci-
liter le travail qu'il avait entrepris sur la langue française au
XVI'' siècle. « C'est une tâche, lui disait-il, qui exige un talent élevé
et une profonde science. Il a le talent : vous pouvez lui ouvrir de
nouvelles sources de science (i). »
Et voilà comment et sous quels auspices Sainte-Beuve pénétra
à l'Arsenal. En ce temps-là Nodier s'amusait à ramasser des livres
rares qu'il revendait ensuite pour payer ses dettes de jeu. Gela lui
arriva bien, à ma connaissance, une dizaine de fois. Les libraires
d'alors ne faisaient aucun cas des livres du xvr siècle, et l'on pou-
vait se procurer sur les quais une très belle édition de Ronsard on
de .T. du Bellay pour quelques sous. Justement quand Sainte-
Beuve se présenta chez iiii avec la lettre de, Victor Hugo, Nodier
venait d'acheter un livre d'heures qui serait aujourd'hui sans prix.
H portait sur sa feuille de garde les vers suivants de la main de
Ronsard :
Maugré l'envy je suis du tout à elle ;
Mais je vouldrois dans son cœur avoir leu,
Qu'elle ne veuit et qu'elle n'a esleu
Autre que moy pour bien estre aymé d'elle.
Bien elle scet que je luy suis fidelle.
Et quant à-moy j'estime en son endroit
Ce qui en est : car elle ne vouldroit
Autre que moy pour bien estre aymé d'elle.
grammaticales qui soient propres à jeter quelque lumière sur l'his-
toire de la langue, Rabelais, Marot, le Cymbalum miindi-ée Desper-
riers, le Lonqus et le Plut.ivque d'Amyot, les Essais de Montaigne et
le Discours de la Boétle -ar la Servitude volontaire dont s'occupait
alors M. Laine.
(1) Lettre inédite faisant partie d'une collection d'autographes ven-
due par Charavay à l'hôtel Drouet, le 28 décembre 1909.
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 101
Ces vers étant tirés des A mours de Marie, il est probable que ce
livre d'heures avait appartenu à Marie, de Bourgueil. En quelJes
mains se trouve-t-ii aujourd'hui ? Gomme actuellement on n'an
rait qu'au poids de l'or tout livre portant la signature autographe
de Ronsard, il doit être dans la bibliothèque de quelque million-
naire.
Quoi qu'il en soit, ce fut peut-être ce livre unique qui, après
avoir piqué la curiosité de Sainte-Beuve, lui suggéra l'idée de
publier à la suite de son Tableau un choix de poésies de Ronsard.
Car il ne songeait pas à cette publication quand il entreprit son
travail d'ensemble sur la ooésie au xvr siècle. Ce n'est qu'en
avançant qu'il sentit le besoin, la nécessité, pour remettre plus
sûrement Ronsard en honneur, de faire un bouquet des plus bellt.\=;
fleurs de son jardin. Jusqu'au mois d'octobre 1827 la vie du grand
poète avait suffi à l'occuper.
« ... Oublions les œuvres de Ronsard, écrivait-il alors dans
le Globe, et avant de porter un jugement sur l'écrivain, donnons-
nous le spectacle impartial de son étonnante destinée littéraire :
ce drame, mêlé d'héroïque et de grotesque, aura bien sa moralité,
son intérêt, et de même aussi son genre d'émotions sérieuses... (i).»
Vous avez entendu ! ce mot de grotesque accolé à celui d'héroï-
que, sentait la préface de Cromivell qui était sur le point de
paraître et pour laquelle Sainte-Beuve allait bientôt briser une de
ses plus belles lances dans le Journal des Débats.
Le premier chapitre du Tableau avait paru dans le Globe du
7 juillet 1827.
Un an après — presque jour pour jour — le Tableau suivi des
Œuvres choisies de Ronsard, paraissait en 2 volumes chez Sau-
telet.
J'ai à peine besoin de dire, qu'en dépit de ses erreurs et de ses
lacunes — dont personne d'ailleurs ne s'aperçut — il obtint un
énorme succès dans k monde lettré.
Du coup le seizième siècle fut mis à la mode,, et c'est à qui,
parmi les poètes et les artistes du Cénacle, hii demanda des sujets
d'inspiration. Mfred de Vigny lui emprunta le sujet de Madame
de Soubise, l")umas celui de Henri III et sa cour et Victor Hugo
celui d'Hernani. Dumas fît plus. Comme pour remercier Sainte-
Beuve de lui avoir montré le chemin où il allait trouver à vingt-
sept ans la srloire, il mit dans la bouche du petit page au deuxième
(1) Le Globe du 4 octobre 1827,
102 LES ANNALES ROMANTIQUES
acte de son drame, comme étant de Ronsard, les stances mêmes
de Josejih Delorme : A la Bime qu'il a remplacées dans la bro-
chure de sa pièce par l'odeleite fameuse :
Mignonne, allons voir si la rose...
C'est du moins ce aue raconte Charles Magnin dans son compte-
rendu de la pièce de Dumas (1).
Sainte-Beuve écrivait un jour qu'en 1828 il avait entamé, par son
Ronsard et son Tableau sa première campagne romantique (2).
Joseph Delorme devait être la seconde. Mais entre les deux il fit
un petit voyage en Angleterre qui ne fut pas sans influence sur son
esprit et sur ses yeux.
IV
Quand Sainte-Beuve partit pour l'Angleterre, au mois d'aoûl
1828, le Cénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs était en pleine
fermentation littéraire, excité qu'il était par tout le bruit fait
autour de Cromwell et du Tableau.
« Victor, A. de Vign^?, E. Deschamps, Sainte-Beuve, A. de
Musset, moi, écrivait Paul Foucher à Victor Pavie, nous travail-
lons tous. Victor est comme une colonne au milieu de tous et nou^
jette de temps en temps une orientale comme un pavé sur des
fourmis (3). »
(1} Voir le Globe du 14 février 1829.
(2) Portraits littéraires, i II, p. 525.
(3) Lettre du 5 août 1828,. publiée par André Pavie dans ses Médail-
lons romantiques. Dans une autre lettre, du mois de juin de la même
année, Paul Foucher écrivait également à V. Pavie qu'Alfred de Mus-
set venait de leur révéler un magnifique talent par une scène drama-
tique en vers. Nous apprenons ainsi que Don Paëz remonte au prin-
temps de 1828. Mais ce n'était pas la première composition du jeune
poète. Sainte-Beuve rapporte qu'un matin de l'année 1828 Mu.'^>set vint
le voir et lui dit : (( Vous avez hier récité des vers, eh bien, j'en fais,
moi aussi, et je viens vous en dire ». Et il lui récita de charmants vers
un peu dans le goût d'André Chénier. Sainte-Beuve s'empressa de
faire part à Victor Hugo de cette heureuse recrue poétique. « On lui
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 103
A première vue il peut paraître étrange que Sainte-Beuve ait
profité de ce moment l'effervescence pour s'éloigner de Paris.
Mais quand on connaît les raisons qui lui faisaient entreprendre
ce petit voyage, on convient sans pein-^ qu'il était plutôt opportun
D'abord le Tableau ne représentait que la première moitié de la
tâche qu'il s'était imposée, et c'était la partie la plus ingrate, pu'.s
qu'elle était exclusivement critique. Il avait hâte d'aborder la
seconde qui, dans sa pensée, devait lui faire une place à part entre;
les poètes de l'école romantique.
On savait déjà par les quelques pièces qu'il avait lues chez
Victor Hugo, que sa muse re ressemblait à aucune autre. Tror
intelligent pour se mesmer dans l'ode héroïque, l'élégie médita-
tive et le poème philosophique avec Hugo, Lamartine et Vignv,
il s'était dit qu'il y avait une place à prendre dans le genre fami-
lier et intime où avaient excellé les lakistes anglais, et le succès
du beau sonnet qu'il avait dédié aux mânes de Ronsard l'avait
déterminé à cultiver de préférence cette forme de poème, chère
aux poètes de la Pléiade.
C'est donc principalement en vue de s'imprégner de l'atmos-
phère de Wordsworth, Keats, Southey, Coleridge, Kirke White
et les autres, que Sainte-Beuve alla passer une quinzaine de
jours en Angleterre.
Il faut le remercier d'avoir fait ce petit voyage, car, sans les
deux lettres qu'il adressa de Londres et d'Oxford à Victor Hugo
nous ne saur.^ons pas tout ce qu'il lui devait en 1828, et dans l'une
il confesse avec joie qu'avant de le connaître il était un barbare.
« Une cathédrale était pour moi, dit-il, une énigme dont je ne
cherchais pas îe mot, et le plus beau tableau ne me semblait
qu'une idée que j'évaluais à la gens de lettres. »
Cela nous donne un aperçu des conversations qui se tenaient
rue Notre Dame-des-Champs On y causait de tout, on y bâtissait
des théories jusque sur les fossiles et les pierres de Carnac sur les-
quelles je ne serais pas fâché d'avoir l'opinion d'Hugo, car on se
demande encore qui les i dressées là et à quoi elles servaient au
demanda désormais des vers à hii-mêmo et c'est alors que nous lui
vîmes faire ses charmantes pièces de VAndalouse et du Départ pour
la Chasse [le Lever de ses premières Poésies). »
■ (Sainte-Beuve, Souvenirs et Indiscrétions, p. 37).
104 LES ANNALES ROMANTIQUES
juste (1). Mais on pense bien que les conversations roulaient sur
tout sur les cathédrales. Victor Hugo que Nodier appelait le démon
Ogive ne parlait que de portails, de nefs et de flèches gothiques,
depuis qu'il s'était mis en tête d'écrire un roman sur Notre-Dame
de Paris (2). Et il faut croire que Sainte-Beuve s'intéressait à ces
propos d'art et d'archéologie, puisque dans ses deux lettres d'An-
gleterre il n'est question que des galeries de tableaux du comte
d'Harcourt et du duc de Marîborough, et des cathédrales de Win-
chester, de Saint-Paul, de Salisbury, de Westminster-Abbey, de
la chapelle du collège de Christ-Church, à Oxford, sans parler des
églises de Rouen qui l'ont émerveillé
Et il n'admirait pas seulement pour lui, il admirait aussi à l'in-
tention de celui qui avait fait son éducation artistique, à preuvi
cette gracieuse idée qui lui vint en regardant les vitraux de West-
minster : « Ces peintures à 'Out moment brisées par les carreaux
me font l'effet de vos petites ballades à tout moment brisées par
(1) Hugo, disait Gustave Planche, croit tout savoir par Intuition.
J© le trouvai un jour, lui et ses amis, bâtisisaint des théories sur les
fossiles. (Souvenirs de Juste Olivier, p. 16).
(2) Mais là comme ailleurs il avait été devancé par Lamartine qai,
dès 1822, pendant un voyage qu'il fit en Angleterre, écrivait à Aymon
de Virieu :
(( Ce pays est superbe et mérite un et plusieurs voyages. C'est là que
M"^ Fanny verrait réalisées ses plus riches conceptions gothiques. Ce
gothique vit encore pleinement partout dans les campagnes. J'en ai
pris la passion, la manie, la rage. Je vois que c'est le seul genre qui
supporte notre médiocrité. Garde-toi, au nom du sens commun, de
toucher à Pupetières dans im autre esprit. Souviens-toi de ces paroles:
je suis au désespoir- d'avoir mis une pierre à Saint-Point avant d'avoir
ouvert les yeux à cette nouvelle lumière ; je me repens de ce que j'ai
fait, et je vais finir dans un meilleur sens. Si tu veux, je te rappor-
terai d'ici une Centaine de plans divers qui te donneront la clef de
tout ce qu'on peut faire dans ce style du beau goût et de la médio-
crité. » (Corresp., t. II, p. 230).
Et la première chose que Lamartine fit à son retour fut (( d'attacher
à la façade principale de son manoir une galerie massive de pierres
sculptées sur le modèle des vieilles balustrades gothiques d'Oxford. )>
{Le Tailleur de pierres de Saint-Point, p. 14).
Cette galerie gothique était posée, lorsque Victor Hugo et Charles
Nodier furent les hôtes de Lamartine à Saint-Point, en 18'2o.
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 105
le rythme de vos bas-reliefs gothiques que j'appellerai plus volon-
tiers vos vitraux gothiques » (1).
Il n'y avait qu'un poète qui pût faire cette remarque.
Aussi bien, à son retour à Paris, Sainte-Beuve qui n'avait pas
de temps à perdre et rimait à présent sans discontinuer, commu-
niqua à Victor Hugo un cahier de poésies manuscrites en lui
demandant son avis par le billet suivant :
'( Lisez mon cher ami, ces quelques misérables pages. Tâchez
de vous mettre à la place de celui qui les écrit pour les compren-
dre et les excuser. Si vous croyez franchement qu'il n'y ait pas
scrupule et honte à dévoiler ainsi des nudités d'âme, dites-le moi.
et je les livrerai au public, ne serait-ce que pour me donner le plai
sir d'une sensation nouvelle. Si vous y voyiez inconvénient et ridi-
cule, dites-le moi aussi franchement et j'enfouirai vite sous clef
toutes ces confidences perdues entre vous et moi.
« Toujours à vous.
« Sainte-Beuve (2). «
De quelles nudités d'âme voulait-il parler ? Quels cris de pas-
sion, quels gémissements de chair meurtrie étaient susceptibles
de scandaliser le jeune confident de ses élucubrations poétiques ?
Certes, les idées philosophiques de Joseph Delorme — car c'est de
lui qu'il s'agissait -- étaient aux antipodes de celles de Victor
Hugo. Sans être athée comme l'étaient certains rédacteurs du
Globe, Sainte-Beuve était alors franchement matérialiste. H étîiit
aussi quelque peu républicain. Cela détonnait et choquait dans un
milieu catholique et royaliste comme la maison de Victor Hugo,
mais on sait de reste que le catholicisme du jeune poète n'était que
de surface -et que son royalisme n'étaif. qu'une affaire de mode et
d'intérêt. Hugo, chez qui déjà l'art primait tout, se souciait donc
assez peu des idées philosophiques de Sainte-Beuve.
Quant h ses idées sur la femme et l'amour qui tiennent une si
snmde place dans Joseph Delorme pourquoi l'auraient-elles offus-
qué ? Tout le monde n'a pas la chance de rencontrer à dix-huit ans
la femme de son rêve et de posséder à vingt ans
Sur sa table un lait pur. dans son lit un œil noir.
(1) Revue de Paris, dn 15 décembre 1904.
(2) Bévue de Paris, du 15 décembre 1904.
106 LES ANNALES ROMANTIQUES
Sous ce rapport, Victor Hugo ne pouvait que plaindre son ami
et se « mettre à sa place ». Que Sainte Beuve n'eût encore inspiré
aucune passion, cela ne le surprenait qu'à moitié. D'abord il ne
payait pas de mine : il était petit, légèrement voûté, mal habillé,
il avait les cheveux roux, la figure rougeaude, l'air empêtré d'un
jeune scholar frais émoulu du séminaire. Cela ne plaît guère k
première vue. Il fallait que Sainte-Beuve fît cercle et s'animât
dans la convecsation pour qu'on l'appréciât à son juste mérite et
qu'il devînt très séduisant. Or, en 1828, c'est à peine s'il allait dans
le monde. On le rencontrait quelquefois chez Nodier, causant,
pendant que l'on dansait, avec une jolie femme — car il avait boTi
goût et ne s'attaquait point aux laiderons. Tout le reste du temps
il le passait auprès de sa mère qui l'avait élevé comme une fille,
ou bien encore, au foyer de Victor Hugo. Où donc aurait-il appris
l'art d'aimer et de se faire aimer ? Hélas ! ce n'était que dans les
livres, dans la société dangereuse de René, de Werther, d'Ober-
mann, d'Adolphe, de Jean-Jacques et de saint Augustin — celui
des Confessions, bien entendu. Je ne compte pas, en effet, les vul-
gaires passades avec les filles du quartier qui l'avaient déniaisé...
Dès lors, quoi d'étonnan^, que par instants son cœur ait battu et
sa chair crié à l'aspect des tourtereaux qu'il rencontrait sur son
chemin ? Le ménage seul de Victor Hugo n'avait-il pas non plus
de quoi le rendre jaloux 1
Et voilà comment ses lectures romanesques, sa philosophie ma-
térialiste, sa jeunesse déshéritée lui avaient inspiré des poésies
plutôt malsaines. Mais il n'y avait pas que cela dans les « miséra-
bles pages « de Joseph Delorme ; il y avait un talent, un art qui
n'étaient plus d'un écolier, et des vers qui ne devaient rien à per-
sonne. Quoi de plus pimpant, de plus léger, par exemple, que les
stances A fa Rime où Sainte-Beuve la compare tour à tour à l'écho,
à l'éperon, à l'agrafe, à l'anneau, à la clef, à une fée ? Quoi de
plus original dans sa bizarrerie voulue que la pièce des Rayons
jaunes ? de plus touchant que le regard amical donné à Lamar-
tine ? de plus glorieux pour le Cénacle que les strophes de ce nom
où Sainte-Beuve salue sur le mode dithyrambique ses principaux
camarades, Hugo, Vigny et Boulanger ? Quoi de plus neuf surtout
que cette guirlande de sonnets, imités de Wordsworth et de Keats.
où Joseph Delorme se flatte de rajeunir le petit poème que
Du Bellay, le premier, apporta de Florence (1) ?...
(1) Ce n'est pas tout à fait exact, puisque Mellin de Saint-Geîais
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 107
Il avait raison de s'enorgueillir de cette prouesse, car le sonnet
fut vraiment son apport personnel dans la métrique de 1830, et il
le mania avec une aisance, une grâce, une maîtrise, que peu de
poètes contemporains ont égalée. Soulary, pour qui Sainte-Beuve
avait une estime particulière, disait que le sonnet était « le micro-
cosme de la littérature » et qu'il l'aimait « pour le peu d'embarras
qu'il donne et le peu de place qu'il tient (1) ». Ce n'était pas pour
cela que les poètes de la Renaissance l'avaient choisi et le culti-
vèrent avec tant de soin. Je ne crois pas non plus que Sainte-
Beuve, en le restaurant, n'y ait vu qu'un article de curiosité tout
juste bon à occuper ses rares loisirs. 11 y vit plutôt un objet d'art
que l'on doit ciseler amoureusement et d'après une règle fixe, car
la coupe de ses sonnets Le varie guère. C'est du moins ainsi que
le comprenait Antoine de Latour, précepteur du duc de Monpen-
sier, quand il donnait Samte-Beuve en exemple à Guttinguer qui
se permettait de faire des sonnets dont les tercets rimaient à sa
fantaisie (8).
fit des sonnets avant Joachim du Bellay, et que le sonnet n'est pa5
d'origine» italienne. Mais on croyait alors qu'il était de l'invention de
Pétrarque, et l'on s'accorde à reconnaître que personne, au xvi^ siècle,
n'y excella comme J. du Bellay.
(1) Lette inédite adressée à M. Paulin le 5 mai 1862.
(2) « Voici la règle, disait Latour : au premier tercet deux rimes
masculines ou féminines, rimant ensemble, puis une troisième mas-
culine ou féminine, selon que les deux autres seront l'une ou l'autre.
Ce troisième vers doit rimer avec le troisième du second tercet, ou
mieux avec le second. Dans ce dernier cas, c'est le plus fréquent, le
premier vers du second tercet rime avec le troisième ; dans l'autre cas,
les deux premiers vers de ce second tercet riment ensemble, et alors
les deux troisièmes vers Oiut la même rime... est-ce clair ? J'ai bien
peur que non. .\lors, cher monsieur, tout romantique que vous êtes,
vous avez un Boileau. Il y a, à la fin du volume, un ou deux mauvais
soTinets, voyez ; mais à quoi bon vous parler de Boileau ? Vous avez
les Consolations (de Sainte-Beuve). Prends et lis. Cette méprise dans
vos sonnets ôte toute harmonie au dernier tercet, et même ôte toute
grâce à la conclusion qui doit toujours surjirendre ou doucement
retenir le lecteur, mois c'est la moindre des choses que de réparer
cela. Ces vers sont charmants et m'enchantent. Ce sont tout simple-
ment comme de jolis officiers de marine qui ont le petit sabre, au lieu
du poignard, e^t-ce que pour cela les officiers seraient moins bons à
l'abordage ^ .allons, une petite demi-heure de travail, vous aurez fait
deux chefs-d'œuvres faciles, ou sinon je le ferai, je vous en avertis ;
108 LES ANNALES ROMANTIQUES
On peut tout mettre et tout dire dans un sonnet. Joachim du
Bellay avait trouvé le moyen d'en élargir le cadre et d'en faire un
instrument satirique de premier ordre. — Sainte-Beuve y fit
entrer tout un petit roman d'amour dont je n'ai percé le mystère
que dans ces derniers temps.
Ouvrez les Poésies de llosej)h helorme ; immédiatement après la
pièce intitulée Bonheur champêtre, il y a deux sonnets, et puis une
Causerie au bal, adressés à une dame qui n'est désignée que par
trois étoiles et qui a intrigué bien des gens depuis 1829. Quelle était
cette dame, et où Sainte-Beuve l'avait-il rencontrée ? Elle se nom-
mait Jeanne-Pierrette-Pauline Magnin et était née en 1805 à Besan-
çon où son père occupait un gros emploi à la préfecture. Je crois
môme qu'il fut chargé de la surveillance de Toussaint-Louverture,
quand il fut interné au fort de Joux. Mais à l'époque dont je parle,
elle était mariée à Charles-Aimé Gaume, fils aîné de l'ancien aide-
de-camp de Pichegry, et elle habitait à Paris, rue Saint-Louis-en-
l'Ile, à deux pas de l'Arsenal (i). Elle allait même assez souvent
chez Nodier, son compatriote, et c'est là que Sainte-Beuve la vit
pour la première fois. C'était une jolie femme à l'âme sentimen-
tale, très éprise de poésie, si j'en juge par les cahiers de vers
qu'elle a laissés (2), mais pas du tout romanesque. Je ne suis donc
pas surpris qu'elle n'ait pas répondu aux avances de Sainte-
Beuve. Pourtant il ne lui demandait pas grand'chose, à en croire
son premier sonnet :
Oh ! laissez-vous aimer !... ce n'est pas un retour.
Ce n'est pas un aveu que mon ardeur réclame ;
Ce n'est pas de verser mon âme dans votre âme,
. Ni de vous enivrer des langueurs de l'amour ;
je ne veux pas que voire œuvre reste comme cet arc de triomphe qui
n'a encore que des has-reliefs et point de trophée à la cime. J'attends
aussi le troisième, mais le le veux exact. Un sonnet sans défaut, etc. »
(Lettre inédite tirée des papiers d'Ulric Guttinguer).
(1) M"'" Gaume qui dans la suite habita longtemps à Versailles, est
morte à Ornans, pays de Courbet, le 21 janvier 1870.
(2) Ces cahiers manuscrits qui sont aujourd'hui en la possession de
M™" Marie Dauguet, sa couisine, sont remplis de vens qu'elle avait
copiés après les avoir entendu dire à l'Arsenal : il y en a de Lamar-
tine, de Victor Hugo, de H de Latouche, de Sainte-Beuve, de Dumas,
de Fontanev, de M™* Mennesisier-Nodier, etc.
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 109
Ce n'est pas d'enlacer en mes bras le contour
De ces bras, de ce sein ; d'embraser de ma flamme
Ces lèvres de corail si fraîches ; non, Madame,
Mon feu pour vous est pur, aussi pur que le jour.
Mais seulement, le soir, vous parler à la fête.
Et tous bas, bien longtemps, vers vous penchant la !cl3,
Murmurer de ces riens qui vous savent charmer ;
Voir vos yeux indulgents plus mollement reluire ;
Puis prendre votre main, et, courant, vous conduire
A la danse légère... Oh ! laissez-vous aimer !
Tout le cœur de Sainte-Beuve tient dans ces quatorze vers ; ou
plutôt toute sa manière de courtiser celles qu'il désirait. Il
n'avait pas en amour la belle audace qui fait les heureux ; il n'em-
portait pas les places d'assaut. Non, il procédait lentement, par
des travaux d'approche plus ou moins couverts ; il essayait de
prendre la femme en dessous, sachant que le désir naît aussi bien
d'une flamme timide que d'un feu dévorant. Car Sainte-Beuve,
tout vicieux qu'il était au fond, était en paroles et en actions un
chaste et un timide II n'avait pas été élevé pour rien sous les
jupons de sa mère et de sa tante ; en un mot il était femme, et,
comme la femme, il laissait sous-entendre, plus qu'il n'exprimait,
les secrètes pensées de son cœur. Il écrivait un jour à Guttinguer
à propos de son roman d'Arthur qu'il avait lu en manuscrit : « Je
ne critique qu'un point, c'est l'endroit de la corruption de l'enfanf
qu'on met à coucher avec un autre. Oh ! jamais de ces choses-là.
un mot au plus pour indiquer l'enfance flétrie, mais il faudrait
redoubler les voiles et l'ombre » (1) !
Rh bien, Sainte-Beuve avait pour la femme le même respect
pudique que pour l'enfant, et je ne suis pas étonné qu'il en ait
séduit plus d'une avec ses airs de petit saint Jean. Mais il en est
d'autres qui ne s'y laissèrent pas prendre. La plus noble de celles
Icà — j'ai nommé M'"*' d'Arbouville — voulut bien par amour et
parce qu'elle était sûre d'elle, errer pendant des années avec lui
sur le bord du précipice, mais elle se refusa toujours à commettre
la faute d'Eloa. Et il ne l'en aima pas moins, au contraire.
(I^i Lettre inédite tirée des pnpiers de Guttinguer
110 LES ANNALES ROMANTIQUES
A quel sentiment M""" Pauline Gaume obéit-elle, pour ne pas
vouloir mordre à la pomme que Sainte-Beuve lui tendait d'une
main si engageante et si douce ? C'est un secret qu'elle a emporté
avec elle. Mais les vers suivants laissent supposer, qu'elle avait
peur de se compromettre au petit jeu qu'on lui proposait :
Madame, il est donc vrai, vous n'avez pas voulu
Voas n'avez pas voulu comprendre mon doux rêve ;
Votre voix m'a glacé d une parole brève,
Et vos regards distraits dans mes yeux ont mal lu.
Madame, il m'est cruel de vous avoir déplu :
Tout mon espoir s'éteint, et mon malheur s'achève ;
Mais vous, qu'en votre cœur nul regret de s'élève,
Ne dites pas : « Peut-être il aurait mieux valu. »
Croyez avoir bien fait ; et. si pour quelque peine
Vous pleurez, que ce soit pour un peigne d'ébène,
Pour un bouquet perdu, pour un ruban gâté !
Ne connaissez jamais de peine plus amère ;
Que votre enfant vermeil (1) joue à votre côté,
Et pleure seulement de voir pleurer sa mère.
Peut-être que plus tard, quand survinrent les premières désil-
lusions, et il paraît qu'elle en connut de cruelles, Pauline Gaume
aurait écouté Sainte-Beuve d'une oreille plus complaisante. J?
trouve au bas d'une page d'un de ces cahiers cette pensée d^
Nodier qui donne effectivement à réfléchir : « Il ne faut désespérer
de rien pour ceux qui n'ont pas aimé, leur existence a un complé-
ment à recevoir et un compl>iment qui fait souvent la destinée de
tout le reste. » Et dans les Pensées d'août, qui parurent en 1837, il
y a une pièce de vers dédiée à In Dame des sonnets de Joseph
Delorme, qui prouve qu 3 Sainte-Beuve ne lui était pas indiffé-
rent (2). Mais, en 1829, M""'' Gaume était encore sous le charme dt.
la lune de miel, et son « petit enfant » suffisait à son bonheur.
(1) Cet enfant est devenu le général Gaume.
(2) Elle lui avait, en effet, demandé der. vers, après des années et il
lui avait répondu :
Pourquoi, quand tout s fui, quand la fleur éphémère
A séché dès longtemps sur cette ronce amère,
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 111
Or, \royez pourtant quelles auraient pu être les conséquences de
cette -imitié, si Pauline Gaume l'avait voulu ! Comme il nous a
dit un jour qu'il ne rimait alors que pour se faire aimer (1), il est
probable que Sainte-Beuve n'aurait pas écrit les Consolations, ou
bien la Muse qui les inspira eût été Pauline au lieu d'être Adèle.
Et dans ce cas les beaux yeux de la madone du Cénacle n'auraient
pas déchaîné la guerre que l'on sait entre ses deux principaux
fondateurs.
Et donc, après avoir lu avec toute l'attention qu'ils méritaient
les extraits de Joseph De/orme que Sainte-Beuve lui avait soumis,
Victor Hugo fut d'avis qu'ils pouvaient être publiés. Et le volume
parut deux mois après les Oiientoles (2), juste à temps pour repo-
ser les vrais amis de la poésie de l'éclat fugurant de ce chef-
d'œuvre de l'art pour l'art Car c'est ici que s'affirma pour la pre-
mière fois la théorie que les Jeunes-France, les bousingots et leur
suite devaient pousser jusqu'à son extrême limite, à savoir que le
Pourquoi la remuer, chaste souffle dies bois ?
Pourquoi, quand tout le cœur a sa fatigue obscure,
Pourquoi redemander, onde joyeuse et pure,
Qu'on se mire encore une fois ?
Ah ! s'il repasse un soir à ces rives de Seine,
Celui dont l'œil cherchait quelque étoile incertaine.
Il se dit qu'autre part, aux bords qu'on souhaitait,
1/ astre luit, que la brise est fraîche, Fonde heureuse.
Comme au mois des lilas la famille amoureuse...
Il le sait, et se tait I
(1) Suite de Josejth Delorme, p. 282, poésie dédiée à Marie de Solm*-
(Mm- RatazziV
(2) Le Glohe du 17 janvier 1829 annonçait que les Orientales seraient
mises en vente le lundi 19 chez Gosselin et Bossange, 1 vol. in-8, prîx
n fr. Joseph Delorme parut au mois de mars suivant.
112 LES ANNALES ROMANTIQUES
sujet d'un livre ou d'un tableau n'a aucune importance, que tout
l'intérêt d'une œuvre d'art est dans la facture (1).
Le contraste entre les deux ouvrages ne pouvait être plus sail-
lant. D'un côté, des tableaux à la Delacroix, larges, fougueux,
rutilants, comme le Feu du ciel, les Têtes du Sérail, Mazeppa, les
Djimis, 'Navarin, tableaux faits pour plaire surtout aux artistes
amis de la couleur. De l'autre des peintures quasi lavées d'analyse
sentimentale et des paysages d'une petite dimension dans un style
gris, avec, par ci par là, des détails familiers, pittoresques et des
mots surannés empruntés au vocabulaire du xvi"" siècle.
Joseph Delorme plut beaucoup comme note nouvelle dans le
concert poétique, si l'on s'en rapporte aux journaux et aux corres-
pondances du temps (2). Je m'étonne seulement que personne n'ait
eu la curiosité de se demander pourquoi Sainte-Beuve avait pris je
ne dis pas le masque, car c'était un excellent moyen d'intriguer
le commun des lecteurs, mais le nom de Joseph Delorme. Dans
une œuvre d'imagination le titre n'est jamais sans intérêt, mais
pour un qui s'explique tout naturellement combien d'autres, et
c'est le cas de la plupart des livres romantiques, ne sont que des
rébus. On comprend le titre des Orientales : il était tout indiqué
par le ton général et le caractère du livre (3). Mais les FenilJcs
(1) « Les Orientales, disait SaJnte-Beuve (et ici il convient comme
toujours de tenir compte de son opinion de derrière la tête) les Orien-
tales sont en quelque sorte, l'architecture gothique du xv*? siècle, de
Victor Hugo ; comme elle ornées, amusantes, épanouies. Nulles
poésies ne caractérisent plus brillamment le clair intervalle où elles
sont nées, précisément par cet oubli où elles le laissent, par le désin-
téressement du fond, la fantaisie libre et courante, la curiosité du
style, et ce trône merv^eilleux dressé à l'art pur. » {Portraits contempo-
rains, article Hugo, p. 414).
(2) Il est aussi sa parodie dans un livre publié par A. Jay en 18*^0
souis le titre : la Conversation d'un romantique, manuscrit de Jacques
Delorme, suivi de deux lettres sur la littérature du siècle et d'un essai
sur l'éloquence yiolitique en France.
(3) Ce n'eist pourtant pas ce que pensait Hugo, a Où est l'opportunité
de ce livre ? disait-il dans la préface. A quoi rime l'Orient ? Il répon-
dra qu'il n'en sait rien, que c'est une idée qui lui a pris ; et qui lui a
pris d'une façon assez ridicule, l'été passé, en allant voir « coucher
le soleil. » — Il aurait mieux fait de dire, mais il ne le pouvait pas,
que le succès des Messéniennes rem-pèchait de dormir et qu'en écri-
vant les Orientales il rêvait d'éclipser Casimir Delavigne, ce à quoi
LE CÉNACLE t)E JOSEPH DELORME 113
d\iutomne qui devaient les suivre ? Si le titre est joli, il ne cadre
guère avec l'âge du poète et les sujets du recueil. Où donc Hugo
l'avait-il pris ? J'ouvre sa Correspondance et je lis dans une lettre
de lui à Victor Pavie en date du 17 mars 1827 :
« J'ai chargé mon libraire de vous envoyer cette Ode à la Colonne
qui ne vaut pas ce seul vers [de vous] :
C'était une feuille d'automne.
Pavie s'est-il jamais douté que le titre des Feuilles d'Automne
était sorti de cette réminiscence ?
Quant au titre de Joseph Delorme, je ne crois pas me tromper
en disant que Sainte-Beuve l'emprunta au drame même que Victor
Hugo était sur le point de commencer. Marion de Lorme, Joseph
Delorme ! c'est à peine si l'orthographe variait d'un nom à l'autre,
encore Sainte-Beuve écrivait-il le nom propre de Marion comme
celui de Joseph, sans la particule.
Quoi qu'il en soit, le volume eut beaucoup de succès auprès des
femmes ; j'en sais au moins deux qui auraient voulu pouvoir
consoler ce pauvre « Werther carabin », comme disait Guizot. Il
n'en eut pas moins dans le monde littéraire à cause des Pensées
que Sainte-Beuve avait mises à la suite de ses Poésies. Et cela se
comprend. Dans ces pensées, dont beaucoup lui étaient venues de
l'impatience avec laquelle il entendait certains « critiques voisins
et amis » (du Glohe^ harceler de leurs objections l'école poétique
nouvelle, Sainte-Beuve accentuait encore le programme qu'il avait
déjà tracé dans son Tableau et se faisait résolument le champion
des idées romantiques.
Après avoir établi, par exemple, que les poètes du Cénacle se
rattachaient h travers l'œuvre d'André Chénier à la Pléiade, il
répondait à ceux qui leur opposaient Lamartine, sous prétexte
qu'il était parvenu à rendre tout ce qu'il y a de plus rêveur et de
plus insaisissable dans l'âme humaine, sans que la facture du vers
de Racine se fût modifiée sous sa main : « Sans doute Lamartine
ne suit pas la manière de Chénier qu'il connaissait à peine, mais
it réussit. Il est inutile d'ajouter que pour écrire ce livre il avait lu
tous les recueils des Chants populaires de la Grèce, depuis celui de
Fauriel jusqu'aux Chants Héroïques des Montagnards et Matelots
grecs, traduits en vers français par Népomucène Lemercier, Paris,
Urbain Canel, 1824
8
114 LES ANNALES^ROMANTIQUES
soutenir qu'il suit la manière de Racine et de J.-J. Rousseau parce
qu'on ne rencontre chez lui qu'un assez petit nombre de coupes
et d'enjambements, c'est ignorer qu'il y a d'autres éléments inté*
grants de la forme poétique, lesquels, pour être plus mobiles et
plus fluides, ne sont pas moins distinctifs et réels... »
Et pour se faire mieux comprendre, il ajoutait :
et Qu'a été jusqu'à ce jour l'élégie en France ? Je laisse Marot,
Ronsard et, dans le siècle suivant, Pellisson et M'"^ de la Suze.
Parny a eu de son temps la réputation de TibiiUe français, mai"
pour qui le relit aujourd'hui sans prétention, son élégie, faible,
élégante et assez vive, manque tout à fait de profondeur dans ^e
sentiment et de couleur dans le style ; ce n'est bien souvent qu'une
épigramme ou un madrigal. Le Brun-Pindare est frappé de séche-
resse et d'érudition. Restent donc, pour créateurs de l'élégie parmi
nous, André Ghénier et Lamartine. Ce dernier, en peignant la
nature à grands traits et par masses, en s'attachant de préférenc?
aux vastes bruits, aux grandes herbes, aux larges feuillages, et en
jetant au milieu de cette scène indéfinie, et sous ces horizons im
menses, tout ce qu'il y a de plus tendre et de plus religieux dans
la mélancolie humaine, a obtenu du premier coup des effets d'une
simplicité sublime, et a fait une fois pour toutes ce qui n'était
qu'une seule fois possible. Le genre d'élégie créé par Lamartine a
été clos par lui : lui seul a le droit et la puissance de s'y aventurer
encore : quiconque voudrait s'essayer dans le genre serait rédu't
cà imiter le maître. Ce qui reste possible dans l'élégie, c'est quelque
chose de moins haut et de plus circonscrit, ce sont des sentiment?
moins généraux encadrés dans une nature plus détaillée. On ren-
tre alors dans le genre d'élégie d'André Ghénier... »
Tout cela était marqué au coin du bon sens et de la raison.
Et. chemin faisant, Sainte-Beuve trouvait des formules char-
mantes et tout à fait réussies pour souligner les différences de
forme et de facture qui existaient entre le vers classique de l'école
de Delille et le vers, romantique de l'école nouvelle. Il disait :
« — Le vers français, î'alexandrin (tel qu'on l'avait fait en der-
nier lieu), ressemble assez à une paire de pincettes, brillantes et
dorées, mais droites et roides : il ne peut fouiller dans les recoins.
« — Nos vers modernes sont un peu coupés et articulés à la ma-
nière des insectes, mais comme eux, ils ont des ailes.
Et tout de suite, à l'appui de son dire, il citait des vers de Victor
Hugo, d'Alfred de Vigny, d'Emile Deschamps, de Paul Fouchor
de tous les camarades: Mais il revenait toujours à Lamartine pour
Lt CÉNACLt; DE JOSEPH DELORME ll5
qui il avait un faible (1) et qui répondit à ses gracieuses et poéti-
ques avances par la très belle épître qii'il inséra un an après dans
ses Harmonies.
On connaît la lettre par laquelle Sainte-Beuve l'en remercia
mais on n'a pas fait attenlion, quoique la chose en vaille la peine
au paragraphe de cette lettre qui a trait à l'interdiction de Marion
de Lorme. Il paraît que Lamartine n avait pas compris la conduite
de Victor Hugo dans cette circonstance envers le gouvernement ;
or, comme Sainte-Beuve craignait qu'une fausse interprétation des
faits ne nuisît à l'amitié que les deux grands poètes avaient l'un
pour l'autre, il avait gentiment pris les devants et écrit à Lamar-
tine :
« J'ai été, comme vous, bien étourdi du changement politi-
que (2) qui remet en question ce qui semblait si bien jugé pour
tous les cœurs honnêtes et sensés. Gela est affligeant pour tout le
monde, et pour les arts, et les poètes encore plus directement peut-
être. Qu'y faire ? — Vous semblez fâché d'avoir vu le nom Of-:
Victor mêlé à tout cela. Il n'a pas tenu à lui de l'éviter (3). Il avait
fait sa pièce de Marion Delorme dans un esprit très pacifique et
uniquement littéraire ; M. de Martignac, qui se sentait peu sûr do
sa place, et qui craignait les moindres occasions de donner prise
à la cour contre lui, vit quelques inconvénients à la représentation
et n'osa l'autoriser, sans cependant l'interdire. Sur ces entrefaites
il tomba ; M. de la Bourdonnaye vint, qui déclara nettement à
Victor que la pièce ne serait pas jouée, mais lui offrit tous les dom-
mages possibles, particulièrement une position politique au Conseil
d'Etat et une place dans V administration. Victor dit que pour le
moment il n'était qu'un poète, et qu'il n'entrait pas dans ses idées
d'aborder si vite un rôle politique, surtout ne partageant pas les
principes de la nouvelle administration. Le lendemain, et quand
il croyait tout fini par son refus, il reçut un brevet qui portait à
(1) Au su môme de Victor Hugo qui lui disait souvent : « Je sais bien
que vous aimez mieux Lamartine que moi. »
(2) M. de Polignac venait de remplacer M. de Martignac.
(3) Edmond Biré ne connaissait probablement pas cette lettre de
Sainte-Beuve quand il écrivit son Victor Hugo avant 1820, car il a
accusé le poète de Marion de Lorme d'avoir enflé le chiffre de l'offre
de l'indemnité royale, et au lieu des 4.000 fr. avoués par Victor Hugi,
nous apprenons d'une source sûre que cette offre était de six mille.
116 LES ANNALES ROMANTIQUES
six milie francs sa pension de deux mille francs du ministère de
l'Intérieur ; il répondit par un refus très respectueux, que sa pen-
sion de deux mille francs qu'il avait reçue sans l'avoir demandée
et conjointement avec son noble ami M. de Lamartine, pension
qui lui était précieuse surtout comme gage des bontés du roi, lui
suffisait, et qu'il suppliait le roi de le laisser dans la situation où
ses dernières bontés l'étaient venu chercher. Voilà le fond de l'af-
faire ^ il n'y a mis que lindispensable, ce qu'il se devait comme
homme de conscience et d'honneur ; le reste est du fait des jour
naux qui comme vous le dites si bien, salissent tout ce qu'ils tou
chent... (1). »
Cette lettre prouve que Sainte-Beuve était, en 1829, un lien — et
quelque chose de pîas — entre les poètes qui jouissaient de la
faveur publique, qu'ils fissent ou non partie du Cénacle. Or,
Lamartine ne voulut jamais en être. Non qu'il fût jaloux des lau-
riers de Victor Hugo ; outre que sa réputation était alors bien supé
rieure à la sienne, et que la jalousie n'effleura jamais sa grande
âme, il n'avait aucun goût pour les groupes, en littérature comme
en politique, et préférait vivre en marge et un peu à distance,
sachant que la solitude et i'éloignement, bien loin de nuire au
poète, ajoutent encore à son prestige (2). Cela ne l'empêchait pas
d'ailleurs d'être en correspondance suivie avec Victor Hugo,
d'échanger avec lui des vers, et de le visiter et de s'asseoir fami
liorement à sa table chaque fois qu'il venait à Paris.
Justement il y vint au printemps de 1830, pour sa réception à
l'Académie-Française et u\ publication de ses Harmonies, et voici
ce que je lis à cette occasion dans les Souvenirs de Victor Pavie
« J'entre un matin chez Hugo. Je le trouve à table, vis-à-vis d'un
convive jeune encore, bien qu'aux cheveux grisonnants déjà sur
un front largement modelé et dans les plus heureuses proportion?
avec les traits harmonieux de son visage. Le port élevé de sa tête,
la fermeté de son mjiinticn, la coupe de sa redingote nouée d'un
(1) Lettres à Lamartine (1893), p. 75.
(2) A ce sujet Sainte-Beuve écrivait de Rouen à Victor Hugo, le
7 mai 1830 :
« .Te voudrais vous voir mieux, plus cordialement, que vous n'êtes.
Lamartine <?i vous ; cela ne tient pa-s à vous, je le sais, mais, je vou-
en prie, ne relevez pas trop des riens sans importance, allez au f on I
et quel fond que le sien ! » (Revue de Paria, du 15 décembre 1904).
LE CÉNACLE DE JOSEPH DELORME 117
ruban ronge, attestaient en lui une noble race et des habitudes
militaires. Je reg^ardais, j'écoutais. La poésie était en jeu et les
interlocuteurs en cause ; ils paraissaient se faire réciproquement
les honneurs d'une couronne suspendue sur leur tête, et que nul
des deux ne voulait accepter de la générosité de l'autre.
« — Entre nous, mon amj, disait à l'aîné le plus jeune, ni
méprise, ni déguisement. Si la France consultée avait à proclamer
son poète...
« A ces mots je bondis sur ma chaise, et me trouvai debout,
effaré et tremblant devant quelqu'un qui ne ressemblait en vérité
guère au voyageur de Rambouillet.
« — Eh bien, oui, s'écria Victor Hugo, vous le tenez. Serrez-lui
donc la main à ce Lamartine tant souhaité. »
Quelques jours après Sainte-Beuve accompagnait Lamartine à
la séance de la Sorbonne où Villemain lut quelques-unes de ses
Harmordes, aux applaudissements d'un public enthousiaste.
A ce moment Sainte-Beuve occupait dans la littérature fran-
çaise une situation d?s plus enviables. Non seulement en effet, il
était regardé par la jeune école comme le premier critique de son
temps, mais en le mettait déjà, comme poète, sur le même rans:
qu'Alfred de Vigny, qui venait de publier la seconde édition de
ses Poèmes.
Léon SÉCHÉ.
CHATEAUBRIAND
ET SA COUSINE MÈRE DES SÉRAPHINS
Au bord des remparts de Saint-Malo, à peu près en face io
Grand Bé où repose Chateaubriand, se dresse un séculaire im-
meuble, d'aspect rébarbatif, aux fenêtres armées de solides bar-
reaux de fer. Il domine la grève de toute a hauteur, et date dp
1622. Transformé aujourd'hui en caserne, c'était, avant la Révo
lution, un couvent d'Ursulines, où l'on recevait aussi, moyennant
le paiement d'une pension, les veuves de noblesse et de bourgeoi-
sie malouine.
Durant la petite enfance du « chevalier », une de ses tantes,
appelée x\mélie de Chateaubriand, était religieuse dans ce cou-
vent. Aussi, sa famille y allait-elle souvent assister aux offices.
Mon oreille, dit-il dans ses Mémoires d' outre-tombe, y était
frappée de la douce voix de quelques femmes invisibles. L'har
monie de leurs cantiques se mêlait aux mugissements des flots.
Une vieille tradition locale, non seulement confirme, mais pré
cise ce détail. Elle raconta que François René, lorsqu'il allait, le
dimanche, avec sa rrière et ses sœurs, au « Salut » de ce couvent
— appelé Notre-Damo-de-la-Victoire, — ne ressemblait pas du
tout au galopin débraille, tel qu'il s'est dépeint dans ses Mémoi-
res. Il était, an contraire, vêtu avec beaucoup d'élégance. Certain
costume de velours bleu, avec toque assortie, ornée d'une plumo
blanche, avait même tapé dans l'œil des mamans de l'époque.
Dans la rue des Juifs, à côté de René-Auguste de Chateaubriand,
père du « chevalier », habitait son frère cadet, Pierre, qu'il avait
associé à sa maison d'armements.
CHATEAUBRIAMD ET SA COUSINE MÈRE DES SÉRAPHINS 119
Pierre avait six enfants : Marie-Anne-Renée, née à Saint-Malo.
le 1" juin 1761 ; Adélaïde-Marie-Jeanne, née le 7 septembre 1762 .
Emilie-Thérèse-Rosalie, née le l''" septembre 1763 ; Pierre-Jean-
Marie-Stanislas, né le 23 février 1767 ; Armand-Louis-Marie, né
le 15 mars 1768 ; Modeste-Màrie-Sophie, née le 11 mars 1772 (1).
Marie-Anne, l'aînée de cette belle lignée, se destinait à la vie
religieuse. Quand elle eut atteint l'âge de dix-huit ans, elle alla
rejoindre sa tante, au couvent de la Victoire, et prit le nom de
Sœur des Séraphins (2).
Peu de temps après, cette tante mourut, et fut inhumée dans
le cimetière du couvent (3).
A cette époque, enrichis dans les armements, les deux frères
étaient devenus châtelains. Le 3 mai 1761, René-Auguste avait
acquis, du duc de Duras, le manoir de Combourg, ancien domaine
de ses aïeux. A son tour, le 15 octobre 1777, Pierre avait acheté
de M. de Boise élin, le château du Val de l'Arguenon, situé à quel-
ques lieues de Plancoët, où le chevalier, au berceau, avait été mis
en nourrice (4).
C'est de là qu'un matin Marie-Anne partit, pour Saint-Malo, se
consacrer h la vie religieuse, dans le couvent de la Victoire. Le
5 mai 1780, elle y prononça ses vœux (5). A ce moment, François
René avait douze ans. Avec toute sa famille, il assista à l'impo
santé cérémonie. Elle laissa dans son âme un impérissable sou-
venir, et lui inspira évidemment la prise de voile qu'il a décrite
dans René.
Désormais, l'image de ce couvent de la Victoire, à cause des
souvenirs d'enfance qu'il lui rappelle et de sa romantique situa-
tion au bord de la grève natale, hante tellement son esprit, que
c'est de lui qu'il parle, dans René, à cinq reprises différentes.
« J'errai sans cesse, dit-il, autour du monastère, bâti au bord :^e
la mer. J'aperçus souvent à une fenêtre grillée, qui donnait sur
ime plage déserte ^ une religieuse assise, dans une attitude pen-
sive... Plusieurs fois, à la clarté de la lune, j'ai revu la même reli
(1) Archives municipales de Saint-Malo. Registres dé l'Etat civil
(2) Jbîd. Airchives dp la rériode révolutionnaire. Liasse du couvent
de la Victoire
(3) Ibidem.
(i) Archives du château du Val.
f5) Archives de Samt-Malo, période révolutionnaire. Liasse précitée.
120 LES ANNALES ROMANTIQUES
gieuse, aux barreaux de la même fenêtre. Elle contemplait la mer,
éclairée par l'astre de la nuit... »
Plus loin, il ajoute :
« ... Je crois entendre la cloche qui, pendant la nuit, appelait les
religieuses aux veillées et aux prières. Tandis qu'elle tintait avec
lenteur, je courais au monastère ; là, seul au pied des murs,
j'écoutais, dans une sainte extase, les derniers sons des cantiques
qui se mêlaient, sous la voûte du temple, au faible bruissement
des flots. »
Racontant au Père Souël et à Ghactas sa dernière veillée au pays
natal :
« ... Vers minuit, dit-il, le bruit des flots vient frapper mon
oreille... Je m'assieds sur un rocher D'un côté, s'étendent les
vagues étincelantes ; de l'autre, les murs sombres du monastère^
se perdant confusément dans les nues. Une petite flamme parais-
sait à la fenêtre grillée. »
Voici son navire qui débouque, et prend le large :
« ... Je vis, raconte René, s'éloigner pour jamais ma terre natale.
Je contemplai longtemps sur le côté le dernier balancement des
arbres de la patrie, et les faîtes du monastère qui s'abaissaient n
l'horizon... »
Cette sorte de hantise est-eîle aussi le pressentiment mystérieux
du rôle que jouera ce couvent de la Victoire, dans la plus délicate
circonstance de sa vie tourmentée : la procédure de rapt, intro-
duite contre lui, à la suite de son mariage ?
On sait qu'à son retour d'Amérique, au commencement de 1792.
le « chevalier » épousa en secret, dans son salon de la rue des
Grands-Degrés, n° 479 — rue étrange, qui est moins une rue qu'un
haut escalier, bordé de vieilles demeures — la jeune et blonde
Céleste Buisson de la \ igné. On sait que, le jour même, M. de
Vauvert, oncle de cette dernière, la fit enlever à son jeune époux,
fort déconfît ; que la procédure fut aussitôt mise en mouvement ;
que, pour la durée du procès, le couvent de la Victoire fut désigni^!
CHATEAUBRIAND ET SA COUSINE MÈRE DES SÉRAPHINS 121
à Céleste comme résidence provisoire, et que Lucile obtint l'ai:-
torisation d'aller lui tenir compagnie.
Les renseignements qui précèdent expliquent le choix de cetto
résidence. A la Victoire était Marie-Anne, cousine-germaine de
René et de Lucile. Le couvent, en outre, acceptait des dames pen-
sionnaires.
Sans doute, la mineure Céleste, aux boucles blondes, et son
amie Lucile, aux yeux de feu, ne remplissaient nullement If.s
conditions d'âge et de veuvage exigées par la règle. Mais, dauR
des circonstances aussi pénibles, ne pouvait-on lui donner une
légère entorse, en faveur de la famille de Chateaubriand et pour
être agréable à la Mère des Séraphins ?
Nous verrons que François-René n'oublia pas le service que lui
avait rendu sa cousine.
liR Révolution est venue. Le 4 octobre 1792, a été fermé le cou
vent de la Victoire. Mère des Séraphms a dû quitter le voile et
reprendre le chemin du Val (1).
Depuis son "Sépart du manoir familial, son frère Pierre, aspi
rant dans la marine royale, s'est noyé, dès son premier voyage,
sur les côtes d'Afrique. Armand, son autre frère, devenu, après
la mort tragique de son aîné, capitaine au régiment de Poitou-
Infanterie, est allé à l'armée des Princes, où il a eu, comme frère
d'armes le cousin François-René, retour d'Amérique.
Maintenant, Armand est à Jersey, ainsi que sa sœur Adélaïde
mariée au comte Louis de Kerouallan.
Conséquence de cette double émigration, les scellés ont été appo-
sés sur le mobilier du Val, et le château a été mis sous séquestre.
Pierre et sa famille ont dû revenir se fixer h Saint-Malo, et sont
logés place du Crand-Placitre, n° 96.
M"® de Chateaubriand, dont ces coups successifs ont brisé la
santé, meurt au mois de mai 179/5.
Le 15 décembre suivant. Jean-Raptiste le Carpentier, petit huis-
sier de Valognes (Manche), que les événements ont élevé à la
(1) Saint Malo. Archives de la périoide révolutionnaire. Lia.sse du
Couvent de la Victoire.
122 LES ANNALES ROMANTIQUES
dignité redoutable de proconsul, fait son entrée solennelle dans
la cité-corsaire.
Dès lors, les malheurs se précipitent sur la famille de Marie
Anne. Son beau-frère de Kerouallan meurt en exil. Son père est
incarcéré, avec elle et sci^ deux sœurs, Emilie et Modeste, à l'an-
cienne prison de l'évêché, rue Danycan. Le 20 août 1794, Pierre
de Chateaubriand expire sous les verrous, et sa fille cadette,
Modeste, atteinte de la maladie contagieuse qui décime les prisons,
est renvoyée chez elle. Elle y meurt, entre les bras d'une humbl^
amie, M"^ Lhôtelier, l'ancienne lingère du château du Val.
En 1795, Marie-Anne et sa sœur Emilie sont mises en liberté.
Le 14 ^septembre suivant, Armand, qui exerce le périlleux métier
de courrier des princes entre la France et l'Angleterre, épouse, à
Guernesey, la jolie Jenny Lebrun (1).
Par arrêté du 2 germinal an II, avaic été ordonné le partage dn
Val, indivis entre la République, aux droits d'Adélaïde et Armand,
et Marie-Anne et Emilie, régnicoles.
Lors de ce partage, qui n'eut lieu que le 7 pluviôse an VII, se
manifeste l'énergique ténacité de Marie-Anne. Habilement secon-
dée par son homme d'affaires, Louis Bonamy, elle parvient à dis-
traire du partage b belle métairie de Penguen, en Saint-Cast.
A elle et h sa sœur, le sort attribue le manoir et ses dépendan-
ces. Les fermes échoient à la République, Les deux sœurs les lui
rachètent, par acte du 14 floréal an VII.
Mauvaise spéculation ! Le château, qui. pendant la Terreur, a
servi de caserne, est dans un état lamentable. La fortune des deux
sœurs, qu'a encore ..diminuée le rachat du lot échu à la Républi-
que, n'est plus suffisante pour administrer le cher domaine
familial.
Il faut se résigner à le vendre. Un acquéreur se présente :
Michel Morvonnais, ancien jurisconsulte à Saint-Malo. Par acte
du 26 prairial an IX, il lui est cédé, au prix de 49.700 livres (acte
de M^ Cor, notaire 'à Saint-Malo).
Curieuse coïncidence : ce sera du Val que le fils de Michel, Hip
polyte de la Morvonnais, l'auteur romantique de la Thébaïde des
Grèves, écrira un jour à la ville de Saint-Malo, lui demandant,
pour son ami et illustre compatriote René, le tombeau du Grand
Bé.
(1) E. Herpin. Armand de Chateaubriand, courrier des Princes entre
la France et l'Angleterre, 1911. Librairie académique Perrin et D*.
CHATEAUBRIAND ET SA COUSINE MÈRE DES SÉRAPHINS 123
Le Concordat ne disait rien des ordres monastiques, et l'un des
articles organiques déclarait que, seuls, les séminaires seraient
autorisés.
Malgré l'interdit, sur l'initiative d'un religieux anglais de
Lulworth, du comté de Dorsetshire, deux communautés s'ouvri-
rent, secrètement en 1804, dans le diocèse de Versailles (1).
L'une, composée de Religieux, alla se cacher dans un ancien
couvent de Trappistes, dans la forêt de Grosbois, communo
d'Yerres. C'était la communauté des Camaldules (2). L'autre, com-
posée de femmes, alla se blottir, à Valenton (3), dans la forêt de
Sénart, près Boissy-Saint-Léger. Toutes deux suivent, sous la
juridiction de l'évêque, les règlements de l'abbé de Rancé, réfor-
mateur de la Trappe.
Dans cette dernière, se trouve Mère des Séraphins.
Cependant,, les Camaldules, comme Valenton, périclitent dans
la plus effroyable misère. L'évêque, ne sachant comment liquider
leurs dettes, abandonne leur direction à Dom Augustin de Les-
tranges, surnommé le sauveur de la Trappe, parce qu'il avait
recueilli, en 1791, dans sa maison de la Valsainte, près Fribourg,
ses frères chassés de France.
Aussitôt, renaît la confiance. Trappistes et Trappistines repren-
nent même, avec joie, leur robe monacale, dépouillée depuis la
Révolution. On les dénonce à la police de Fouché. Napoléon
ordonne de fermer les yeux. N'a-t-il pas à se défendre de conspira-
teurs infiniment plus dangereux !
Parmi eux, est justement Armand de Chateaubriand, le frère de
Mère des Séraphins. Celle-ci, retirée dans son monastère de Valen-
ton, eut-elle connaissance de l'arrestation, du procès et de la mort
d'Armand, fusillé sur la plaine de Grenelle, le 31 mars 1809, jour
du Vendredi-Saint f Ses instances ne contribuèrent-elles pas a
(1) Archives des Trappistines de la Conr-Pétral (diocèse de Chartres)
(2) Camaldules, ordre religieux contemplatif, tirant son nom du
monastère de Camaldoli, près Florence, et fondé en 1012, par saint
Romuald.
(3) Grosbois et Valenton. dans l'arrondis/sement de Corbeil (Seine-
et-Oise).
124 LES ANNALES ROMANTIQUES
décider François-René, habitant la Vallée-aux-Loups, à aller solli-
citer la grâce de l'Empereur ? Sur ce point, on ne peut faire que
des conjectures.
De façon certaine, on sait seulement qu'en 1812, quand Napoléon
eut décrété la fermeture des monastères de la Trappe, Mère des
Séraphins, quittant Valenton, se rendit, avec ses compagnes, frap-
per à la porte de l'auteur des Martyrs. Celui-ci se souvint de l'asile
que Marie-Anne avait procuré à sa femme, au couvent de la Vic-
toire. Et aux pauvres Religieuses errantes il procura un asile
« dans une maison, sise à Paris, au fond d'une cour ». Elles s'y ins-
tallèrent aussitôt, et ne craignirent pas, en plein Paris, de chanter,
chaque matin, la grand'messe, et de suivre toutes les prescriptions
de leur Ordre.
C'était là, sans contredit, un bon tour joué à la police de Fouché.
Mère des Séraphins, qui pleurait la mort tragique de son frère,
devait trouver, particulièrement, une intime satisfaction à braver
ainsi, au chant des hymnes liturgiques, Napoléon et ses poli-
ciers (1).
Ce ne fut que de leur plein gré, par crainte de .compromettre
celui qui leur donnait asile, que nos Trappistines se décidèrent
enfin à quitter Paris. Des passe-ports leur furent procurés, sans
doute par Chateaubriand, et, un beau matin, par des routes diffé-
(1) La plupart de ces reAseignement.s émanent des archives du mo-
nastère de Notre-Dame de- Bonne-Espérance, au lieu dit la Cour
Pétral, en Boissy-Saint-Léger. Nous les tenons d'un archéolo^e dis-
tingué, M. Rièger, auquel ils ont été communiqués par la Supérieure
de ce couvent.
Il est intéressant de les rapprocher d'une lettre que je trouve dans
un livre depuis longtemps oublié. VHhtoire de Balleroy, par l'abbé
J. Bidot. Saint-Lô, Elle frères,' 1860, in-8.
« Travaillant », dit l'auteur de oe livre, « en 1841, à écrire l'histoire
des diocèses de Baveux et Li^ieux, réunis, j'écrivis à M. de Chateau-
briand, qui me donna la réponse suivante :
(( Ce n'était pa.s ma sœur, Monsieur l'abbé, qui était à la tête des
trappistines dont vous voulez bien me parler. C'était ma cousines-
germaine, née en Bretagne et fille d'un frère de mon père. Avant d'être
trappistine, elle avait été longtemps religieuse bénédictine au couvent
de la Victoire, à Saint-Malo. Quand les trappistines quittèrent la forêt
de Sénart, ma cousine passa par Paris et je la vis à ce moment.
« Agréez, Monsieur l'abbé...
« Chateaubriand. »
CHATEAUBRIAND ET SA COUSINE MERE DES SÉRAPHINS 125
rentes, afin de ne pas éveiller l'attention, elles franchirent les bar-
rières et prirent le chemin de la Bretagne.
Elles se retrouvèrent toutes, avec leur chapelain de Valenton,
dans une demeure qui leur avait été secrètement aménagée, aux
environs de Tréguier. De ce nouveau couvent. Mère des Séraphins
fut nommée supérieure, et y continua, avec ses compagnes, à
suivre les prescriptions de son ordre, en dépit de la prohibition
impériale.
C'est ainsi que, jusqu'à la fin de l'Empire, il y eut en France un
couvent de Trappistines, dirigé par la sœur d'Armand de Cha-
teaubriand, et ce couvent avait un malicieux protecteur qui l'aida
à dépister la jiolice : c'était l'aut-eur du Génie du Christianisme.
A la chute de Napoléon, la Révérende Mère des Séraphins,
accompagnée de ses sœurs, reprit le chemin de Paris. Quelle pitto-
resque et pitoyable caravane ! En tête, un âne qui portait, dans
ses hottes, tous les bagages de la communauté. Derrière l'âne, en
costume monacal, toutes les Trappistines, se traînant sur les
grand'routes, et récitant le chapelet pour tromper leur lassitude.
Arrivées à Baveux, une âme charitable leur offrit un asile pro-
visoire, et s'employa à leur procurer un monastère. A trois lieues
de la ville, dans la commune de Juaye, s'élève, sur une colline,
d'ofi l'œil embrasse un superbe horizon, une séculaire abbaye,
d'imposante architecture. Elle s'appelle Mondaye (1).
Habitée, dès le xn^ siècle, i^ar les Prémontrés, elle avait été fer-
mée à l'époque de la Révolution, et les bâtiments avaient été ven-
dus comme bien nationaux. A la fin des mauvais jours, la chapelle
avait été convertie en église paroissiale. Le reste de l'édifice était
demeuré sans affectation.
Le 8 mars 1815, avec les fonds qui lui provenaient de la vente
du Val, M"'" de Chateaubriand en fit l'achat, et s'y installa avec
ses compagnes.
Elles firent aussitôt, par leur esprit de mortification et leur
haute piété, l'admiration générale. Non contentes de suivre la
règle de saint Bernard, elles en renforcèrent les rigueurs. Un sim-
ple signe de la supérieurs mettait ."toute la communauté en mou-
(1) Au XII" siècle, la colline qu.e. surmonte l'abbaye de Mondaye s'ap-
pelait, d'après les plus anciennes chartes de cette abbaye : Mons Daë.
Aë, dans la langue d'oil, signifient eau , sur le sommet de la colline,
était une fonta.ine. D'où celte appellation.
D'autres étymologistes font venir Mondaye de Mons Dei.
126 LES ANNALES ROMANTIQUES
vement ; un conseil de perfection devenait un ordre. Aux vœux
ordinaires, elles avaient joint celui de « victimes du Sacré-Cœur ».
qui les obligeait à l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, et
leur retranchait encore une partie de leur court sommeil.
Leur m.isère était effroyable. Pour couvertures de lits, elles
avaient des lodiers de foin. Aucune ne possédait de vêtement de
rechange.
Dom Augustin, abbé de N.-D. de la Trappe, dite de Mortagne,
étant venu inspecter avec le Frère Joseph, son secrétaire, le cou-
vent de Mondaye, constata dans une carte de visite, régulière,
ainsi libellée, cet état de mortification et de misère :
Nous, soussigné. Frère Augustin, Père immédiat de toutes les
communautés tant d'hommes que de femmes de la même réforme,
déclarons et certifions qu'ayant été faire la visite régulière, dans
la communauté de Trappistines, gouvernée par M™*' de Château
briand, et établie dans l'abbaye de Mondaye, au diocèse de
Bayeux, nous avons trouvé la susdite communauté dans une situa-
tion de pénurie et de dénuement telle que nous en avons frémi,
nous-mêmes, quelque accoutumé que nous soyons, depuis long-
temps, à l'état de pauvreté. La leur est si grande qu'elles n'ont pas
de feu, même dans l'infirmerie, pour les malades ; pas d'huile
pour mettre dans leur salade ; pas de second habit pour changer
et laver l'autre ; pas de 30uvertures pour se réchauffer la nuit.
Mais nous devons ajouter, pour rendre grâce à Dieu, et à Dieu
seul, que, malgré cela, nous les avons trouvées animées d'un si
grand esprit de prière, et dans un si grand contentement que nous
ne pouvons nous lasser d'admirer la puissance de la grâce.
En foi de quoi nous avons signé, de notre propre main, et fait
contresigner, par notre secrétaire, la présente déclaration.
" F. AUGUSTIN, abbé de N.-D. de la Trappe.
F. JOSEPH, secrétaire.
Telle fut, après 1» Révolution, la renaissance de Mondaye.
La mort — il ne pouvait en'. être autrement — frappa, h coups
répétés, cet héroïque troupeau, qui comptait trente-cinq Reli
gieuses. L'autorité ecclésiastique s'émut, et, en 1827, leur imposa
des adoucissements.
Le 18 mars 1832, à l'âge de 71 ans, s'éteignit doucement M'"^ de
Chateaubriand. Suivant son désir, elle fut inhumée dans lé cime-
tière de l'abbaye, devant les fenêtres de la sacristie conventuelle.
CHATEAUBRIAND ET SA COUSINE MÈRE DES SÉRAPHINS 127
M*"^ de Graville, en religion la Révérende Mère des Sacrés-
Cœurs, lui succéda, en qualité de Supérieure. Mais le monastère
périclita, au point qu'il fallut le fermer et disperser ses dernière?
habitantes dans les autres maisons de l'Ordre.
En 1837, désireux, de relever l'antique abbaye, illustrée par les
vertus de M'"^ de Chateaubriand, le Chapitre général y envoya
douze Religieuses. Mais le séculaire monastère semblant voué.
pour toujours, à une éternelle misère et à une implacibie mort-i-
lité, il fallut à nouveau en fermer les portes.
Le 3 septembre 1845, les Sœurs survivantes le quittèrent et se
fixèrent, grâce à un généreux bienfaiteur, au château de la Cour-
Pétral, en Boissy-le-Sec, diocèse de Chartres. Dans leur nouvelle
abbaye, elles emportèrent leurs archives, d'où ces lignes sont
extraites, et le souvenir toujours vivant de la Révérende Mère des
Séraphins.
Aujourd'hui, dans l'enclos de l'ancienne abbaye de Mondaye,
sous les fenêtres de la sacristie conventuelle, l'herbe et les ronces
croissent à profusion. Plus une seule pierre tombale, dans le cima-
tière disparu, oii reposent cependant soixante-seize religieuse^:,
décédées du ^ii mai 1816 au 29 juin 1845 ! Mais de ce lieu mélanco-
lique monte un mystérieux parfum de ferveur monastique. L'âme
émue évoque le souvenir de celles qui osèrent, pour restaurer en
France l'Ordre de Saint-Bernard, braver la police de Bonapartv.
La silhouette de M""' de Chateaubriand se dessine, plus nette que
toutes les autres, à l'esprit du touriste, que retient le charme du
vieux monastère endormi. Il songe h l'héroïque et volontaire « Vic-
time du Sacré-Cœur, qui, Fâme saignante des affres de la Révo
lution, s'imposa d'en expier, dans le calme de cette solitude, les
tragiques horreurs.
E. HERPIN.
Une Poésie inédite de Lamartine
LE IDOlSr DE L'EXIILÉE
Pour me précipiter de plus haut dans l'abîme,
Le sort mit mon berceau sur les genoux des rois,
La couronne à mon tems me marqua pour victime,
L'orage de mon front la fît tomber deux fois !
Le bourreau me jetta le bandeau de ma mère.
De mes ans dans l'exil je vécus la moitié,
Mon diadème fut une ironie aiiirrc.
Reine ici. Reine là, mais pas droit de pitié !
J'accepte ; mais le ciel en prenant mon royaume,
Comme pour ajouter un contraste moqueur,
Me fait une fortune à l'image du chaume
Et ne me laisse rien de royal que le cœur ;
Ce cœur qu'il fait aux rois dans sa magnificence.
Où s'élève exaucé le vœu du suppliant,
Qui croit, même impuissant, à sa toute-puissance,
Qui s'ouvre comme vn temple au doigt d'un mendiant.
De si loin qu'un malheur me jette une parole
J'étends comme autrefois mon bras vers mon trésor,
J'ouvre ma main royale, il en tombe une obole !...
Mais on voit son empreinte, et Ton dit : c'est de l'or.
Al. DE Lamartine.
Saint-Point, 30 avril 1841.
Ces beaux vers sont extraits d'un album que M"^ Victor Hugo
offrit, en 1843. à M™« Lefèvre, mère de M. Pierre Lefèvre-Vacque-
rie qui m'a permis de les copier. Ils s'appliquent évidemment à la
fille de Louis XVT, mais je ne sais à quelle occasion ils furent
composés. Léon Séché.
VARIA
VICTOR HUGO ET LE " ROI S'Af/IUSE "
Dans une note des Burqraves, Victor Hugo, aussi précis que s'il
eut été Viollet-le-Duc, ren)arqu€ : « L'acteur fait sagement de dire
armez les fauconneaux. On ne connaissait pas les fauconneaux au
treizième siècle ; mais qu importe ! Il y a encore dans le public,
quoiqu'il devienne, de jour en jour, plus sympathique et plus
intelligent, beaucoup de gens qui n'admettraient pas les mangon
neaux. Mangonneaux ! Qu'est-cela, je vous prie ! Fauconeaux, à
la bonne heure ! »
Quei scrupule admirable I Le chef du romantisme souffre qu'on
mette une pièce d'artillerie du seizième siècle à la place d'une
catapulte à contre-poids, quoique cette dernière ait été en usage
jusqu'à la fin du quinzième siècle. Un écrivain si jaloux de l'exac-
titude en balistique doit traiter l'histoire autrement que Dumas
père, qui la qualifia < de clou à suspendre un drame ! »
Le vœu indiscret du grand poète s'est accompli ; le publir
devenu, suivant son expression inexacte, « beaucoup plus intelli-
gent », commence à demander compte aux plus beaux génies de
leurs mensonges historiques, surtout lorsqu'ils touchent à nos
gloires. On supporte la vérité sur les morts, même chéris, parce
qu'il faut que l'histoire se fasse : la calomnie, gratuite, inutile, ne
passe plus chez ceux que leur art impose à la mémoire.
Voici un exemple de l'exactitude hugolienne. Jean de Poitiers,
seigneur de Saint-Vallier, convaincu de complicité avec le conné-
9
130 LES ANNALES ROMANTIQUES
table de Bourbon, fut cou damné à la peine capitale. Il se réfugia
sur les terres de son gendre Louis de Maulévrier, sénéchal de Nor
mandie, qui le livra lui-même à François P' sous condition que
des lettres de grâce commueraient sa peine en détention perpé-
tuelle. Gela se passait en 1524. Deux ans après, le conspirateur fut
gracié.
Sa fille, Diane de Poitiers, avait épousé, le 20 mars 1515, Louis
de Brézé, comte de Maulévrier, grand sénéchal de Normandie : elle
avait donc vingt-cinq ans lors du drame et tenait cour princière
dans sa province ; elle avait deux enfants et ne vint à la Cour qu'à
la mort de son époux. Son grand rôle commença lorsque Fran-
çois P'' inquiet de voir son fils rester aussi farouche qu'Hippolyte..
après trois ans de mariage, pria la duchesse de Valentinois, « la
sénéchale », comme on l'appelait, de déniaiser le futur Henri II,
afin d'opérer un rapprochement avec la Dauphine. Mais Diane, au
contraire, attira le prince à Anet comme une Armide, l'entoura
d'artistes, comme le Primatice et Philibert Delorme, tandis que
Catherine vivait seul-e à Auteuil avec ses étonnantes filles d'hon-
neur.
Il n'y aurait pas grand mal à faire d'une duchesse de Valentinois
une victime de la piété filiale si cette dame n'était que noble et
galante. Mais Diane de Poitiers est un personnage de premier plan
comme amoureuse, comme femme d'Etat, comme esthète. Pour
le premier point, je ne citerai qu'un billet d'Henri II.
« Je vous supplye d'avoir souvenance de celuy qui n'a jamai.-î
conneu qu'an Dieu et qu'une amye, et assure que vous n'aurez
point de honte de m avoir, donné le nom de serviteur, lequel voue
supplye de l'accepter pour jamais ! Henri. »
Pour estimer le rôle politique de cette singulière femme, qui
répara, sous le règne de bon îOyal amant, presque toutes les fautes
politiques de François 1°' ; il faudrait exposer son secret dessein
de sacrifier la dvnastie des Valois et le catholicisme au principe
monarchique et féodal et d'opérer sous l'hégémonie anglaise et pro-
testante l'union de la France et de l'Angleterre que Jeanne d'Arc
avait su empêcher.
Quant an rôle de la favorite dans l'histoire de l'art, il fut décisif.
Elle présida à l'éclosion du ptyle le plus parfait que nous ayons
connu dans les arts mobiliers, et influa profondément sur Phili
VARIA 131
bert Delorme qui fut son amant, si on en croit Rabelais, qui devait
le savoir et l'a écrit fîlairoment dans ses Songes drolatiques.
Que Victor Hugo ait ignoré l'importance historique de Diane,
cela pourrait s'attribuer à une vue superficielle de l'histoire : mais
il a calomnié François P"", il a faussé sa physionomie. La bellt^
Maguelonne, à la rieueur, trouverait place dans la vie d'Henri IV,
qui n'était pas très raffiné en ses fantaisies et ne platonisait guère,
réaliste en amour plutôt qu'humaniste !
Tout autre, le Valois prisait avant tout la haute culture : la
duchesse d'Etampes «c la plus savante des belles » dut son ascen-
dant à son développement intellectuel plus qu'à sa beauté. La
Cour de France date de François P^ effort merveilleux de socia-
bilité inspiré par l'Italie et sa civilisation alors à son apogée
L'originalité de notre race se maintint pourtant par la droiture
du caractère : dans les Cours transalpines, il y a tout ce qu'on peut
rêver, hors l'honneur.
Notre François P' devenu humaniste et esthète, reste chevale
resque. C'est mentir à ious les témoignages que d'en faire un
Laffémas couronné, qui vend à la fille le salut de son père, pour
prix de sa soumission.
En outre, tout le monde sait que le roi très chrétien commenç.i
par être un mari modèle ; en dix ans, il eut sept enfants. Le der
nier tua Claude, qui n'était pas jolie.
Elle en mourut, la noble Badebec,
Qui cependant par trop me semblait nue.
Car elle avait visage de rebec
Corps d'Espagnole et ventre de sangsue.
Ce fut pendant sa captivité, à Madrid, que notre roi devint liber-
tin : ce que l'avocat Féron devait lui faire expier terriblement par
une vengeance propre à inspirer une œuvre à M. Brieux.
Un Borgia tue sur place la femme qui lui résiste : un Valois est
trop fier et trop humain pour le marché humiliant que Victor
Hugo attribue à l'homme de Marignan.
-•i Puisque le nom du condottiere pontifical m'est venu sous la
plume, comment ne pas songer à cette Lucrèce Borgia, la plus
132 LES ANNALES ROMANTIQUES
invraisemblable conception du théâtre moderne. L'œuvre fait pen-
dant au Roi s'amuse. Chez le bouffon, c'est le père ; chez la prin-
cesse, c'est la mère qui doit nous intéresser, selon la recette un peu
puérile donnée dans la préface.
« Prenez la difformité physique la plus hideuse... Jetez-lui une
âme, et mettez dans cette âme le sentiment maternel. Qu'advien
dra-t-il ? C'est que l'être petit deviendra grand ; l'être difforme
deviendra beau. »
Avec la même formule d'apothicaire, il écrit : « Prenez la dif-
formité morale la plus hideuse... Dans votre monstre, mettez une
mère et le monstre fera pleurer, et cette âme difforme deviendra
belle, à vos yeux. »
« La paternité sanctifiant la difformité physique, voilà le Roi
s'armise ; la maternité puriAant la difformité morale, voilà Lucrèc-
Borgia. »
Ne croirait-on pas lire quelqu'un de ces propos de table, comme
en débitait Théophile Gautier après le repas, dans un effort de
cocasserie rabelaisienne.
Cette pharmacopée dramatique se réduit à dire qu'il suffit
d'une passion noble poussée à l'exaltation, pour rendre pathétique
un personnage îaid ou pervers.
La thèse vaut ce qu'on voudra. Triboulet remplit les conditions
de laideur physique quoique le momdre lépreux eut été encore
plus caractérisé pour la répulsion de l'aspect. Mais Madame Lu
crèce, sur quelle foi la dédare-t-il la plus hideuse, la plus repous
santé, la plus complètement difforme, le monstre ?
Ce serait un partf de mauvaise foi que d'opposer au poète les
travaux de Grégorovius.
Prenons seulement ce qu'il nous indique lui-même. A ceux qui
lui reprochent d'avoir exagéré les crimes de Lucrèce Borgia, l'au-
teur dirait . « Lisez Tcmagi, »
La Vie de César Borgia ne mentionne Lucrèce que dans la des-
cription du cortège de ses mariages ; car ces mariages sont sej
seules aventurer;.
Son père, n'étant que le cardinal Rodrigues Borgia, la marie à
Giovanni Sparza de Pesare. Devenu Pape, il força le premier mari,
sous de terribles menaces, à signer une déclaration propre à ronn»
VARIA 133
pre le maria.s^^e : et il donna sa fille à Alphonse d'Aragon, jeune
prince merveilleiisen^ient beau qu'elle aima et que César égorgea
dan? ses bras mêmes afiTi qu'elle fut libre d'épouser le marquis
d'Esté : l'alliance avec Aragon n'ayant plus d'intérêt et celle de
Ferrare devenant nécessaire aux ambitions du gonfalonnier de
l'Eglise.
Toute l'bistoire de Lucrèce se borne là. On la divorce une pre
mière fois On assassine son second mari et, en 1501, elle épouse
Alphonse d'Esté, et mène pendant dix-huit années une vie bril-
lante et calme à Ferrare, où elle s'entoure des plus beaux esprits.
Le seul amant qu'oTi pourrait lui attribuer fut Bembo ; mais il
sem.ble que le commerce fut tout platonique.
En bonne justice, que pouvait cette princesse ?
Elle n'aimait pas son premier mari et vit son divorce avec indif-
férence. Elle adora le sec-ond, mais ne put le défendre contre le
poignard de son terrible frère.
Devait-elle se jeter dans un couvent ? Ce n'était pas un refuge
contre le Pape ni contre l'esisèce de tigre qu'elle avait pour frère.
ne reconnaissant aucune loi divine ou humaine. Subissant une
volonté qui l'aurait brisée à la moindre résistance, elle eut une vie
parfaite dès qu'elle fut livrée à elle-même.
La fille d'Alexandre VI ne fournit aucun trait du monstre
Ayant vécu entre deux scélérats, son père et son frère, elle fournit
ensuite une carrière si honorable que les contemporains la compa
rèrent à l'ancienne Lucrèce : ce qui eut été insultant, sans l'évi-
dence de ses vertus.
Elle n'eut pas d'enfant. Quant h la scène fameuse qui finit le
premier acte du drame, c'est une nasarde à l'histoire.
Sur les cinq seigneurs qui disent leurs noms à Dona Lucrezia
le duc de Gravina, Oliveretto, Vittelazzo et Orsini, quatre ont été
pendus en m.ême temps, par César Borgia, qu'ils avaient trahi
C'est ce qu'on appelle le guet-apens de Sinigaglia, et que nous
appellerions nous, le Conseil de guerre. Ces quatre condottiere
eussent été passés par les armes aujourd'hui comme alors. La dif-
férence qui scandalise nos historiens, c'est que Borgia feignit de
leur pardonner, leur offrit un festin et les fit exécuter au dessert.
Quant à Don Apostolo Gazella, c'est un singulier imposteur, il
accuse Lucrèce d'avoir fait tuer Alfonso d'Aragon qu'elle adorait,
qu'elle défendit, qu'elle pleure et pour comble d'inexactitude le
bâtard d'Aragon porte l'épithète de troisième mari, ce qui donne-
rait le numéro quatre au marquis d'Esté.
134 LES ANNALES ROMANTIQUES
Pour faire son monstre, Victor Hugo a donné à Lucrèce les cri-
mes de César, et même ses actes de chef militaire envers des traî-
tres. Et quels traîtres ! des bandits aussi dénaturés que Borgia
avec le génie en moins et aussi en moins le concept de l'unité ita-
lienne !
Ainsi parle César Borgia dans un drame : « Ce que Savonarole
rêva, je l'exécute. Par le fer et le chanvre, je pacifierai l'Italie. Ce
moine s'adressait à la conscience, je n'invoque que la force. Vous
êtes des damnés, je suis le Diable. Vous êtes des loups, je suis le
tigre. Vous êtes des monstres, je suis le dragon ; et je vous dévore !»
Empoisonneuse, adultère, inceste, même avec ses enfants (mais
le ciel en refuse aux monstres), cette Lucrèce pour marchands de
vin mal pensants écœure comme le François P'' pour électeurs
républicains.
Que le poète s'amuse, c'est-à-dire qu'il intercale sa fiction dans
une trame historique, rien de mieux. Mais nous supporterions mal
qu'on nous donnât une fausse physionomie des personnages dont
nous connaissons les portraits authentiques et nous n'admettons
pas qu'on déforme un caractère qui nous est connu par mille
témoignages.
La France, un peuple entier, quinze millions d'hommes.
Oh ! sais-tu qui nous sommes.
Voilà comment François P"" faisait sa cour d'après Victor Hugo.
C'est d'une vulgarité à pleurer et c'est faux, comme il est faux que
Cordes, Pienne et Pardaillan soient « les plus grands noms qu'on
nomme » pour l'excellente raison que nul ne les connaît et ne
pourrait dire ce qu'ils ont fait ?
Le poète s'amuse à l'instar de Triboulet, à salir, à envenimer ;
comme le bouffon qiii tient Téchelle pour enlever M"^ de Cossé, il
offre à la canaille de lui livrer un noble roi à mépriser, à bafouer.
Il y a pis que de la désinvolture dans ce procédé, pis que de l'in-
conscience, il y a de la politique !
Le grand poète offre au peuple, au mauvais peuple un tableau
jacobin : Le Roi s'amitre et Lucrèce Borgia appartiennent an
théâtre de la Révolution prolongée.
Si un homme de pensée, au lieu d'un homme de carrière, au
procès du 20 décembre 1832, eut dit « l'histoire est outragée, l'his-
toire nationale », et qu'il l'eût prouvé, ce qui était aisé, son réqui-
sitoire aurait suivi la pièce devant la postérité et les spectateurs
VARIA 135
d'aujourd'hui sauraient rexplication de leur malaise, à cette
reprise, qui gêne tout le monde, les uns dans leurs traditions et
les autres dans leur mstruction.
Sans doute, le plus court chemin du succès c'est do se jeter danc
un parti et de profiter de son mouvement : il n'en est pas de plu?
funeste pour le e^énie. Les passions de la foule passent comme des
orages et le poète reste avec de la boue qui sèche sur lui et pou
droie indéfiniment au soleil des ans.
Certes, Dumas père a traité l'histoire familièrement, mais sa
partialité n'atteignit pas à l'âcreté de la haine, non plus son écri
ture à cette forme impérissable qui fait d'Hugo un demi-dieu. Au-
tour de son buste grouille une étrange plèbe ignorante, hurlante,
vile.
En écrivant Le Roi s'amuse, le poète pensa à la canaille. Il eut
tort. Elle a oublié ce gage du génie, et les honnêtes gens gémis-
sent que le souverain plaisir de l'admiration leur soit ainsi gâté et
que tant de calomnies sur les morts illustres soient enchâssées
dans des vers immortels.
PÉLADAN.
(A propos de la récente reprise du Roi s'amuse).
II
UN ÉPISODE MYSTÉRIEUX DE LA VIE DE FRÉDÉRIC CHOPIN
En manière d'épilogue à un très mtéressant recueil de lettres
inédites de Frédéric Chopin, qu'il vient de publier à Varsovie sous
le titre de Chopiniana, M. Ferdinand Hœsick nous offre une petite
série 'de lettres qui, celles-là, n'ont pas été écrites par Chopin lui
même, mais proviennent des amis les plus intimes du compositeur
polonais, et ont pour objet de nous raconter ses derniers moments.
Il y a là, en particulier, une lettre de la nièce de Chopin, fille de
cette sœur favorite du maître qui est accourue tout exprès de Polo-
gne pour assister son frère pondant son agonie. Cette sœur avait
amené avec soi à Paris sa fille aînée, alors âgée d'une quinzaine
d'années ; et c'est ladite fille qui plus tard, dans la lettre repro
âu'ii^ par M. Hœsick, a rassemblé ses souvenirs touchant les cir-
constances de la mort de son oncle.
136 LES ANNALES ROMANTIQUES
Une seconde lettre a pour auteur le cornt^ Albert Grzymala, qui
sans être uni à Chopin par les liens du sang, a toujours été pour
lui un véritable frère, depuis l'arrivée des deux jeunes émigrés à
Paris en 1831 jusqu'cà cette mort du musicien où son cher Grzy-
mala a naturellement assisté, lui aussi , et dont il nous décrit les
détails avec la même précision que le fait de son côté la nièce de
Chopin.
Et pareillement assistait à cette mort un prêtre polonais appar-
tenant à l'ordre jadis fameux des résurrectionnistes, le père
Alexandre Jelowicki, ami d'enfance du compositeur, mais séparé
de lui plus tard par la diversité de leurs destinées aussi bien que
de leurs opinions, jusqu'au moment où le voltairien renforcé
qu'avait été longtemps l'ex-amant de George Sand, se voyant tout
de bon sur le point de mourir, a prié son plus ancien ami de rece-
voir sa confession et lui a fait promettre de ne plus s'éloigner
d'auprès de son lit, de manière à se trouver îà lorsque arriverait la
crise suprême. Après quoi, Chopin étant mort, le père Jelowicki
a écrit à une dame polonaise une longue lettre où il lui racontait
la conversion et la fin éminemment édifiante de son glorieux
pénitent.
Voici donc trois personnes qui, chacune de son côté, nous décri-
vent minutieusement une scène où elles ont assisté non pas de loin,
non pas en qualité de simples comparses, mais avec des rôles éga
lement de premier plan : la nièce de Chopin, son frère d'élection,
et son ancien ami, devenu maintenant son confesseur. Il semble-
rait que trois relations dérivant de sources aussi sûres dussent
sinon être sensiblement pareilles, en tout cas se rencontrer sur
les points essentiels. Mais non ! Et jamais encore peut-être aucun
exemple ne m'avait prouvé aussi nettement l'impossibilité absolue
qu'il y a pour nous à nous appuyer sur les témoignages histori-
ques, même les plus autorisés. Car le fait est que les trois lettres
susdites sont remplies des contradictions les plus étonnantes. Ou
bien elles nous représentent les événements sous un jour opposé,
ou bien l'une d'elles traite expressément de fables insensées des
choses qui nous sont affirmées non moins expressément dans une
lettre voisine. Et nous no pouvons nous empêcher de mettre an
compte d'une subtile ironie philosophique l'attitude de l'auteur
des ChopinianoL, qui reproduisant ainsi, ces lettres côte à côte,
s'abstient de tout commentaire et nous laisse nous débrouiller à
notre aise entre les étranges contradictions qu'elles nous pré-
sentent.
VARIA 137
« Le mercredi 18 de ce mois à. deux heures du matin — écrit
Grzymala, — Chopin est passé à une autre vie, en souriant jusqu'à
la dernière minut-e qui a précédé sa mort. En cette minute encore,
il a embrassé son élève Gutmann et s'est efforcé d'embrasser aussi
M"* Clésinger Quelques heures avant d'expirer, il avait prié la
comtesse Delphine Potocka de lui faire entendre trois mélodies de
Bellini et de Rossini, qu'elle a chantées d'une voix entrecoupée
de larmes ; et Chopin, plongé dans sa rêverie, écoutait ces derniers
échos d'un monde dont son âme allait s'envoler. »
Oui, mais voici que dèn la page suivante du recueil de
M. Hœsick, la nièce de Chopin nous affirme ce qui suit : « Mon
oncle n'est pas du tout mort dans les bras de M. Gutmann, attendu
que celui-ci, absent alors de Paris, ne pouvait pas le veiller,
comme on l'a raconté. J'ajouterai même, pour mieux prouver cette
absence de M. Gutmann pendant les derniers instants de Chopin,
que ma mère et moi n'avons fait sa connaissance que plus tard,
lorsque, dès sa rentrée à Paris, il est accouru nous faire visite. Et
personne non plus n'a chanté auprès du lit de mort de Chopin. Il
est vrai seulement que quelque temps avant la mort de mon oncle,
]\|me Delphine Potocka, étant venue le voir, lui a chanté un air de
Bellini : c'est ce qui a pu donner lieu à cette légende. »
Impossible d'imaginer une opposition plus formelle ; et de même
il en est encore pour maints autres détails, notamment pour les
dernières paroles qu'aurait prononcées le mourant. Ces paroles,
d'après le confesseur, auraient été pour Dieu ; d'après l'ami
pitriote, pour la Pologne ; d'après la nièce, pour la mère de
Chopin. Il ne nous manque qu'un quatrième témoignage — pro-
bablement le plus authentique de tous — pour nous apprendre qu*^
le pauvre Chopin n'a rien dit, empêché par son extrême faiblesse
de prononcer aucune parole mémorable durant son agonie. E^
voilà de quelle façon nous sommes renseignés sur les événements
petits ou grands de l'Histoire !
Dans le post-criptum de la lettre dont je viens de parler, Grzy-
mala écrit à Léo, banquier et homme d'affaires de Chopin : « Lors-
que j'aurai le plaisir de vous voir, je vous raconterai un cas de
double vue magnétique, le plus extraordinaire de tous ceux que
j'aie eu encore l'occasion de connaître. » Ce « cas de double vue »
était précisément arrivé dans l'entourage de Chopin, vers la fin de
juillet de la même année 1849, pendant le séjour du compositeur
déjà presque mourant, dans un appartement du faubourg de
Chaillot ; et une description complète nous en est donnée par
]38 LES ANNALES ROMANTIQUES
Chopin lui-même dans une des ses dernières lettres à Grzymala
— toutes lettres infiniment curieuses et touchantes qui suffiraient
à nous prouver combien le malheureux auteur de la Marche
funèbre s'est toujours désespéré de sa séparation d'avec la châte-
laine de Nohant.
Une vieille demoiselle écossaise, miss Stirling, et sa sœur,
M™^ Erskine, avaient essayé de remplacer un p€u, auprès de
Chopin, l'ancienne amie, qui en effet avait été pour le musicien
une mère et une sœur aînée bien plus encore qu'une maîtresse.
C'étaient elles qui pour essayer de distraire Chopin l'avaient attiré
en Angleterre, sans prévoir l'influence désastreuse qu'allait exer
cer sur lui, comme autrefois sur Watteau, le climat pluvieux et
brumeux de la Grande-Bretagne. Plus tard, c'était encore miss
Stirling qui avait installé Chopin dans un clair appartement de
Chaillot ; et comme, vers la fin de juillet de ladite année 1849 —
quelques mois avant la mort de Chopin, — celui-ci se trouvait par-
venu au iTout de la petite provision de billets de banque rapportés
par lui de son voyage à Londres, ses amis s'étaient adressés une
fois de plus aux généreuses Ecossaises, pour les prier de venir
secrètement en aide à leur protégé. Sur quoi M™^ Erskine s'était
étonnée de ce que Chopin eût dépensé déjà une somme de 25.000
francs qu'elle lui avait fait envoyer par un homme de confiance
dans son ancien logement du square d'Orléans, trois mois aupa-
ravant. Or Chopin n'avait jamais reçu cet argent ; le porteur affir
mait l'avoir remis, dans une enveloppe cachetée, à la concierjc<i
de la maison du square d'Orléans ; mais cette concierge,
M""^ Etienne, personne excellente et depuis longtemps honorée
d'une estime parfaite aussi bien par Chopin que par George Sand.
assurait n'avoir jamais reçu l'enveloppe en question. Ces explica-
tions préliminaires suffiront pour permettre au lecteur de com
prendre le point dexiépari de la lettre que voici, écrite par Chopin
à Grzymala le 28 juillet i849 :
Après ta réponse et la lettre de M"® "Erskine, les bras me sont
tombés. Je ne savais pas si je devais accuser la brave dame d'hal-
lucination, ou son commissionnaire de vol, ou bien soupçonner
M"" Etienne, ou bien encore me prendre moi-même pour un fou,
avec une absence de mémoire tout à fait incroyable. En un mot,
ma tête éclatait. M™^ Erskine est venue me faire sa confession, et
m'a tout raconté si sottement que j'ai dû lui dire beaucoup de
vérités, comme par exemple celle-ci : qu'il faudrait être la reine
VARIA 139
d'Angleterre pour me faire accepter des cadeaux aussi prin
ciers, etc.
L'homme à qui l'on avait confié l'argent, et qui n'avait pas même
demandé un reçu à M""" Etienne, cet homme est allé interroger
Alexis, le somnambule. Et c'est ici que commence le drame :
Alexis lui dit qu'en mars, un jeudi, il a porté à mon adresse
un paquet très important, mais qui n'est pas arrivé à sa destina
tion. Il lui dit qu'il a remis ce paquet dans un petit local sombre,
où l'on arrive par deux marches. Il y avait là deux femmes en ce
moment ; c'est la plus grande des deux qui a reçu le paquet. Elle
tenait en main une lettre que venait de lui apporter le facteur de
la poste. Elle a pris le paquet en question des mains du commis-
sionnaire, lui a dit qu'elle le monterait tout de suite ; mais Alexis
a ajouté qu'après cela, elle a au contraire descendu le paquet au
rez-de-chaussée, sans l'avoir montré au destinataire, qui ne i d
jamais reçu jusqu'ici, et en ignore même l'existence. Puis, comm^î
on demandait à Alexis s'il ne pouvait pas voir ce qu'est devenu le
précieux paquet, il a répondu qu'il ne le voyait pas, mais qu'il
pourrait peut-être donner une réponse plus complète si on lui
apportait des cheveux, ou des gants, ou un mouchoir appartenant
à la personne qui a reçu le paquet.
M""* Erskine a assisté à cette séance d'Alexis ; et elle est venue
me demander comment on pourrait faire pour se procurer quel-
que chose qui eût appartenu à M""* Etienne, afin de le donner à
Alexis. J'ai alors prié M"»^ Etienne de venir me voir, sous prétexte
d'avoir besoin d'un livre ; et puis, lorsqu'elle est venue, j'ai feint
de vouloir me débarrasser de M"^ Erskine, qui disais-je, désirait
montrer de mes cheveux à une somnambule guérisseuse. Et donc,
soi-disant pour me délivrer de cette importunité, j'avais dit que
si la somnam.bule reconnaissait la provenance des cheveux que je
lui ferais remettre, en ce cas seulement je consentirais à lui
envover de mes propres cheveux — en ajoutant que bien sûr cette
somnambule prendrait des cheveux d'une personne bien portante
pour des cheveux de malade. Et ainsi, sur ma prière, M"® Etienne
a couDé une mèche sur sa tê!e ; et M"* Erskine est venue la pren-
dre. Ce matin arrive chez moi le commissionnaire, revenant de
chez Alexis. Celui-ci a reconnu les cheveux de la personne à qui
l'on avait remis le paquet. Il a affirmé que cette personne avait
déposé le paquet, tout cacheté, dans un petit meuble auprès de
son lit, que ce paquet était encore chez elle, toujours encore non
140 LES ANNALES ROMANTIQUES
décacheté, et que si Ton savait s'y prendre, on réussirait à se le
faire donner — mais qu'il faudrait agir avec précaution.
Et puis cet homme, tout droit au sortir de chez moi, s'est rendu
au square d'Orléans. Il a trouvé M"^ Etienne seule dans sa loge.
Il lui u rappelé qu'il était venu, en mars dernier, lui remettre pour
moi ce paquet dont il lui avait dit qu'il était très important.
M"^ Etienne l'a fort bien reconnu et lui a rendu le paquet qui lui
avait été remis depuis tant de mois ! Le paquet n'avait pu.- Sté
décacheté et les vingt-cinq billets de 1.000 francs étaient absolu-
ment intacts. M"" Erskine a décacheté le paquet sous mes yeux.
Hein ! Que dis-tu de cette affaire-là ? Gomment trouves-tu ce som-
nambule Z? Ma tête s'en va à force de stupeur. Comment ne plus
croire désormais au magnétisme ?
En tout cas, que Dieu soit loué pour la restitution de cette
somme ! Il y a encore maints détails que je ne t'écris pas parce
que ma plume me brûle ^es mains... Je t'embrasse. — Tout à toi.
Voilà donc ce « cas extraordinaire de clairvoyance magnétique »
dont Grzymala promettait k Léo de l'entretenir bientôt de vive
voix ! Et certes l'aventure est assez surprenante, soit qu'on adopt^e
l'hypothèse « occultiste », évidemment adoptée par Grzymala lui-
même si nous en jugeons par les termes qu'il emploie, ou bien que
l'on préfère donner ^u mystère une solution purement « psycholo-
gique », comme semble l'avoir fait bientôt Chopin, avec son
« rationalisme » de lecteur infatigable du Dictionnaire philoso-
phique de Voltaire. Car voici ce que nous lisons dans la lettre sui-
vante du musicien à Grzymala, datée du vendredi 3 août 1849 :
Pour ce qui est de mon étrange aventure, il y a en elle toute
sorte de choses sin^îières que je ne puis concilier ni avec le
magnétisme, ni avec la supposition d'un mensonge ou d'une hal-
lucination de la donatrice, ni avec la probité de M™^ Etienne. Au
fond, il ne serait pas impossible que la chose eût été faite après
coup. Mais pour l'expliquer cela, j'aurais trop de choses à te racon-
ter. A M°* Etienne je n'ai pas dit un mot de la chose, et je suis
résolu à ne lui en rien dire. Il se pourrait que la lettre lui eût été
remise seulement 11 y a trois jours ; et comme moi-même je n'étais
pas là-bas, ni elle ici, j'aurais pu recevoir la lettre aussi bien sans
somnambule qu'avec l'intervention du somnambule. Pour ne rien
dire de la coïncidence de diverses paroles qui me reviennent en
mémoire ! Il y a là (c'est-à-dire, sans doute, chez les deux dames
VARIA 141
écossaises) beaucoup de bonté, mais aussi une bonne part d'osten-
tation. Enfin, je voudrais bien te revoir.
D'où résulterait que la bienfaitrice de Chopin, au lieu de lui
donner simplement un cadeau « princier » qui dépassait de beau-
coup ce que l'on pouvait attendre d'elle, aurait imaginé toute cette
comédie, afin de... Mais non, je n'arrive décidément pas à com-
prendre ce que miss Stirling et sa sœur auraient compté obtenir
par ce moyen ! Impossible de se figurer deux créatures plus dis-
crètement tendres et dévouées, moins faites pour jouer le rôle que
leur attribuait leur protégé. Celui-ci, il est vrai, les détestait invo
lontairement, au fond de son cœur. Il les disait si « ennuyeuses >:
que leur présence auprès de lui l'empêchait de guérir. En réalité
il ne leur pardonnait pas leur impuissance à remplacer dans sa
vie la maternelle amie de Nohant. C'était là son grief secret ; et
toutes les lettres de ses deux dernières années que vient de publier
M. H(Bsick sont ainsi, comme je l'ai dit, absolument remplies du
souvenir de George Sand, bien que Chopin évite d'y parler de
celle-ci, mêrae au plus intime confident de toutes ses pensées. Non
décidément, il n'est guère possible de croire, dans toute cette
étrange aventure, à une comédie des deux Ecossaises ! Mieux vau-
drait encore, tout compte fait, accepter l'explication de Grzymala,
qui du moins n'a contre soi qu'une impossibilité toute théorique
et ne nous oblie:e pas à soupçonner d'une « ostentation » par trop
monstrueuse les deux zélées bienfaitrices de Frédéric Chopin.
T. DE Wyzewa.
(Le Temps du 14 avril 1912).
III
DEDICACES A JULES JANIN
Le fameux critique des Débats, dont a récemment célébré l'anni
versaire, aimait les beaux livres. Surtout il voulait posséder des
exemplaires bien personnels. Pour lui on faisait souvent un tirage
142 LES ANNALES ROMANTIQUES
à part, qu'il enrichissait d'autographes et qui lui arrivaient sou-
vent revêtus de dédicaces précieuses, dont voici quelques-unes.
Janin possédait un splendide exemplaire de Déranger, luxueu
sèment relié par Cape. Déranger désira voir cet exemplaire, et, en
le renvoyant à Janin, il écrivit sur la première page, les char-
mantes lignes que voici :
Mes pauvres filles, retournez chez" celui qui vous a si générc.:-
sem.ent accueillies. Voyez, malgré votre peu de mérite, comme il
vous a splendidement habillées, vous qui, par habitude, courez les
rues en si piètre parure. Ah ! remerciez le bon Janin, qui, sachant
que votre vieux père n'avait pas le moyen de vous attifer si riche-
ment, s'est chargé des dépenses de votre toilette, et, malgré tant
de gens intéressés à votre perte, a le courage de vous adopter et de
vous détendre Pareille générosité est rare aujourd'hui. Tout répu-
blicain qu'on m'accuse d'être, assurez de ma gratitude le roi de la
critique.
Mai 1854. J.-P. de Déranger.
Sur un volume de Gaton de 1758, Roger de Deauvoir, qui le don-
nait à Janin, avait écrit ce quatrain :
A toi cet orateur romain.
Philosophe au brillant plumage,
Accepte Galon de ma main.
G'est un fou qui te donne un sage.
Sur un exemplaire des œuvres du chevalier de *** (Derquin',
lequel avait appartenu à M"® Mars, on lit le dizain suivant, écrit de
la main même de Jules Janin :
VARIA
Aimer est un destin charmant ;
C'est un bonheur qui nous enivre
Et qui produit l'enchantement.
Avoir aimé, c'est ne plus vivre,
Hélas, c'est avoir acheté
Cette accablante vérité,
Que les serments sont un mensonge.
Que l'amour trompe tôt ou tard,
Oue r'nnocencfe est un grand art,
Et que le bonheur est un songe.
143
Victor Hugo, dans la plupart des volumes qu'il a offerts à Janin.
a jugé à propos d'exprimer les sentiments politiques qu'il a tou
jours aimé à faire déborder de son cœur et de sa plume. En 1856
lui envoyant les Contemplations, il le remercie du courage qu'il
met à le défendre, lui honni et proscrit :
Dire mon nom, c'est protester ; dire mon nom, c'est nier le des
potisme ; dire mon nom, c'est affirmer la liberté ; et ce nom mili-
tant, ce nom déchiré, ce nom proscrit, vous le dites avec tant
d'intrépidité !...
Et sur l'exemplaire de la Légende des Siècles, on lit la dédicace
suivante :
A celui qui comme poète et comme ami est inépuisable I A la
plume vaillante et ailée ! Au noble cœur qui comprend et qui célè-
bre la victoire des vaincus ! A l'homme qui depuis trente ans est
un des éblouissements de Paris ! A Jules Janin !
H. -H., /" janvier 1860. Victor Hugo.
Voici maintenant un curieux manuscrit : c'est le relevé de tous
les rôles créés ou repris à la Comédie-Française par Rachel, ay€c
144 LES ANNALES ROMANTIQUES
le chiffre des recettes, que ses représentations ont produites
(4.394.231 fr. 10). Sur le premier feuillet, on lit les deux vers
suivants : •
M"^ Rachel, à Janin
Je dépose en vos mains mes titres de noblesse,
Jules Janin, à M"*" Rachel
Soit, je conserverai vos parchemins, altesse !
Tous ces livres vivants furent dispersés en 1877, et c'est le cata-
logue imprimé par Jouaust qui nous a conservé les dédicaces les
plus intéressantes.
IV
SUR UN MANUSCRIT DE LAMARTINE
(Milly ou la Terre Natale)
[Documents inédits)
Ce fut, dans ma vie de bibliophile, une journée heureuse que
celle où je réussis à acquérir un des plus précieux carnets de
Lamartine. Relié en maroquin rouge par Niedrée en 1846, et riche-
ment décoré, il porte une attestation curieuse : Ce manuscrit est
réellement de moi. brouillon des Harm^onies. Lamartine. Paris
13 mars 1850. La déclaration était inutile. L'écriture nette et fine,
les ratures, les indications marginales, les variantes auraient suffi
à démontrer l'authenticité du recueil. D'ailleurs, Lamartine en dit
trop. Ce n'est pas le brouillon des Harmonies, mais seulement le
brouillon de trois harmonies que l'album renferme. Elles son*,,
dans l'ordre : Tolérance, écrite à Livourne le 2 septembre 1826,
parue sous le titre de Aux chrétiens dans les Temps d'Epreuve
(Livre l*"", VI) ; — Hymne pour le premier jour de Van, écrite à
VARIA 145
Florence le 12 janvier 1827 ; — Milly, datée de Florence, 29 jan
vier 1827.
Les trois harmonies sont donc de la même date et remontent à
l'un des plus heureux moments de l'inspiration de Lamartine.
Milly est la plus célèbre et passe, à juste titre, de l'aveu unanime,
pour l'un de ses plus grands chefs-d'œuvre. Lamartine, qui a sou-
vent évoqué, en vers et eu prose, les souvenirs et les bienfaits de
la terre natale, n'a jamais trouvé, pour la célébrer, des accents
plus purs et plus beaux. Seul l'admirable poème La Vigne et la
Maison peut lui être comparé. Celui-ci est plus philosophique,
celui-là est plus pittoresque : les deux sont profondément humains
et témoignent, à des âges différents, de l'impression ineffaçable
que les lieux où il avait passé son enfance avaient faite sur
Lamartine.
La « petite terre de Milly », sise en Saône-et-Loire, et « qui ne
rendait alors que deux ou trois mille livres de rente », fut, malgré
la suppression du droit d'aînesse, le seul lot demandé par le père
de Lamartine, dans l'héritage paternel. Le livre quatrième des
Confidences fait du domaine une description à la fois poétique et
précise qui nous le dépeint et nous le révèle tout entier, avec l'âme
de ses habitants. La fraîcheur de ces pages émues rappelle les
Confessions de Jean Jacques, dont elles s'inspirent.
En 1827, Lamartine, deuxième secrétaire d'ambassade à la Léga-
tion de Toscane, s'était richement installé à Florence. Il s'y con-
sacrait, avec un zèle presque égal, à la diplomatie et à la poésie.
L'Italie, qu'il aimait, ne le rendait pas infidèle au pays natal. Son
« exil » était brillant, mais c'était un exil, et il suffisait du nom de
la Patrie « pour faire frénnr son cœur. » Milly est né de ce frémis-
sement.
Le manuscrit contient une dédicace à Montherot, qui a disparu
de l'édition originale. Par contre, l'harmonie, qui devait être la
17% est intitulée simplement Milly. Les mots ou la Terre Natale
figurent seulement dans le texte imprimé.
L'écriture est élégante et facile. Elle appartient à la belle période
calligraphique de Lamartine. Peu de grandes ratures, mais des
modifications de mots assez nombreuses. Je ne m'attacherai qu'aux
variantes les plus importantes ou les plus significatives.
Tout d'abord, dans l'évocation des lieux par laquelle débute le
poème, une strophe figure au manuscrit original, qui a disparu
du texte.
10
146 LES ANNALES ROMANTIQUES
Sommets où le soleil brillait avant V aurore.
Prés où Vomhre du ciel glissait avant la nuit,
Airs champêtres qu'au loin roulait Vécho sonore,
Ruisseau dont le moulin multipliait le bruit.
Si le troisième vers et le quatrième sont assez faibles, n'est-il pas
regrettable que les deux premiers, si expressifs, aient été sacrifiés?
Voici, par contre, une correction nécessaire. Je lis dans le
manuscrit :
Sur des bords où les mers ont à peine un murmure
J'ai vu des flots brillants la flottante ceinture
Presser et relâcher dans Vazur de ses plis
De ses bords dentelés les contours assouplis,
S'étendre dans le golfe en nappes de lumière.
Blanchir les caps fumants de gerbes de poussière.
Il n'est pas douteux que de ses bords dentelés est une erreur
échappée à l'improvisation et que, lue telle qu'elle est écrite, la
phrase serait inintelligible. Il faut évidemment, puisque le poète
parle des mers, rectifier et dire : de leurs bords dentelés. Mais il
resterait, le sens rétabli, bien des négligences : sur ses bords et de^
ses bords, la flottante ceinture des flots, Lamartine conserve
l'image, d'ailleurs si gracieuse, qui l'a inspiré, mais il en corrige
l'expression :
Sur des bords oii les mers ont à peine un murmure.
J'ai vu des flots brillants l'onduleuse ceinture
Presser et relâcher dans l'azur de ses plis
De leurs caps dentelés les contours assouplis.
S'étendre dans le golfe en nappes de lumière,
Blanchir l'écueil fumant de gerbes de poussière...
Il suffit de rapprocher les deux textes pour voir ce que la
réflexion a ajouté ou enlevé à l'improvisation, et pour se rendre
compte, devant la transposition de certaines expressions, de l'ingé-
niosité du travail rectificatif du poète.
Il n'en coûte rien d'ailleurs à l'auteur des Harmonies de faire
d'apparents sacrifices. Son génie est d'une si riche abondance, qu'il
renonce à publier des vers que de légères corrections auraient
égalés à ses meilleurs. Dans i'énumération des spectacles qui, en
VARIA
Italie, avaient ravi ses yeux, mais sans prendre ou garder son
cœur, par opposition à Milly (Et c'est là qu'est mon cœur /),
Lamartine avait écrit les vers suivants :
J'ai fréquenté des rois les superbes asiles ;
Lieux où la volupté se repose des villes.
Où, pour tromper le cœur et charmer les regards.
Le luxe fait lutter la nature et les arts ;
Où la pierre, affectant les grâces du bocage,
Jette sïir les frontons des festons de feuillage.
Et, pour éterniser un sens de volupté.
Prend et garde à jamais les traits de la beauté ;
Où Vonde que répand la nymphe demi-nue
Invite au doux sommeil que sa chute insinue ;
Où le rocher de marbre arraché de ses monts
Prend pour flatter les pas le poli des gazons ;
Où, sur le faux duvet d'une feinte prairie,
L'arbre même, exilé, se trompe de patrie
El sous le tiède abri de dômes toujours verts
Des couleurs du printemps pare encor les hivers.
Ce développement, vraiment très beau, n'a pas passé du manus-
crit dans le texte. Pourquoi ? Je doute que Lamartine, dont les
nonchalances et les négligences sont assez fréquentes, l'ait trouvé
indigne de lui. J'incline plutôt à croire qu'opposant la nature à la
nature, la terre navale à la terre italienne, il n'a pas voulu conser-
ver un couplet, si bien venu fût-il, qui était un hommage, non plus
à la nature, mais à l'art de l'homme. Et, comme je ne me souviens
pas qu'il l'ait utilisé ailleurs, c'est bien du Lamartine inédit que
me révèle l'examen du texte original de Milly.
La suite du manuscrit ne procure pas d'égales bonnes fortunes.
Beaucoup de vers ont subi des corrections, mais elles portent le
plus souvent sur des mots impropres, auxquels l'auteur a substitué
une expression plus exacte. Elles seraient à leur place dans une
édition critique ; je n'y insiste pas ici. Je cite seulement quelques
modifications plus importantes.
Après l'exclamation Et c'est là qu'est mon cœur ! le manuscrit
porte :
Ce sont là les séjours, les sites, les rivages
Dont mon tendre regret fait flotter les images
148 LES ANNALES ROMANTIQUES
Et dont à mes regards nies songes les plus beaux
Pour enchanter mes nuits empruntent leurs tableaux.
Voici comment ces vers sont modifiés dans le texte publié :
Ce sont là les séjours, les sites, les rivages.
Dont mon âme attendrie évoque les images.
Et dont pendant les nuits mes songes les plus beaux
Pour enchanter mes yeux composent leurs tableaux.
De même les vers du manuscrit :
Mon cœur palpite au nom de quelciue pierre obscure..
Et sous les monuments des héros et des dieux
Le pasteur de Memphis passe en baissant les yeux !
sont devenus :
Un cœur palpite au nom de quelque humble masure,
Et sous les monuments des héros et des dieux
Le pastenr passe et siffle en détournant les yeux.
Parfois le manuscrit lui-même indique les deux variantes entre
lesquelles l'auteur a choisi.
Ainsi à la version :
Et mes regards distraits regardaient ondoyer
Comme des flots de feu les flatnmes du foyer.
Lamartine a préféré celle-ci, sans doute pour éviter la répétition
du premier vers, mais en perdant le second, si pittoresque :
Et mes yeux, suspendus aux flammes du foyer,
Passaient heure après heure à les voir ondoyer.
Ailleurs, implorant Dieu pour conserver Milly à sa famille, le
poète le supplie de ne pas permettre qu'un étranger puisse :
El blasphémer ton nom sous ces fiiêmes demeures
Où ton saint nom béni montait^ avec les heures !
Mais il écarte cette variante et s'arrête à la suivante :
VARIA 149
Et blasphémer ton nom sons ces mêmes portiques
Où ma mère à nos voix enseignait tes cantiques.
Sauf la répétition du mot nom, aisée à faire disparaître, avoue
rai- je encore que la version f>acrifîée a mes préférences ?
Il arrive une seule fois que des vers complètement nouveaux
apparaissent dans le texte publié sans que l'idée s'en retrouve dans
le manuscrit. Ils sont d'ailleurs aussi beaux par la pensée que par
l'expression. A propos de son père. Lamartine dit :
Ou qu'encor palpitant des scènes de sa gloire,
De l'échafaud des rois il nous disait l'histoire.
Et, plein du grand combat qu'il avait combattu.
En racontant sa vie enseignait la vertu.
La fin de la pièce a subi une modification importante. Et ici je
crois bien que la seconde inspiration de Lamartine, qui a emprunté
d'ailleurs beaucoup à la première, lui est supérieure. Jugez-en. Le
poète prévoit le réveil « de l'aurore éternelle », et le spectacle des
lieux et des êtres aimés qui s'offrira à son cœur et à ses yeux :
La montagne, les chanaps, le hameau, la colline.
Le lit sec du torrent, le vieux tem,ple en ruine ;
Et, rassemblant de Vœil tous les êtres chéris.
Dont la cendre avec moi dormait sous ces débris.
Avec mes sœurs, mon père et l'âme de ma mère.
Ne laissant rien de cher en dépôt à la terre.
Mon âme, en reprenant son vol au sein de Dieu,
Leur dira sans regrets un tendre et doux adieu.
Ecrits le 26 janvier 1827, ces vers sont effacés le 29. Et voici ce
qu'ils deviennent :
Les pierres du hameau, le clocher, la montagne.
Le lit sec du torrent et l'aride campagne.
Et rassemblant de l'œil tous les êtres chéris,
Dont l'ombre près de moi dormait sous ces débris,
Avec ses sœurs, son père et l'âme d'une mère,
Ne laissant plus de cendre en dépôt à la terre.
Gomme le passager qui des vagues descend
Jette encore au navire un œil reconnaissant,
150 LES ANNALES ROMANTIQUES
Nos voix diront ensemble à ces lieux pleins de chartties,
L'adieu, le seul adieu qui n'aura point de larmes,
Le vœu de Lamartine ne fut pas exaucé. L' « humble héritage »
fut troqué contre un « vil prix » et passa aux mains d'un étranger.
En 1845, pour éviter ce désastre, dont la crainte lui fit souffrir les
plus douloureuses angoisses, Lamartine se résigna à publier ses
cahiers intimes et vendit à Emile de Girardin le manuscrit des
Confidences. Il faut en lire l'émouvante préface pour comprendre
quels liens du cœur le rattachaient à Milly. Ce fut, mais à travers
quelles misères et quelles luttes ! un répit de 15 ans.
En 1851, sa situation financière était désespérée. J'ai sous les
yeux, précieuse et douloureuse relique ! le brouillon autographe^
d'une lettre que, le 12 décembre, il adressait à l'un de ses créan-
ciers :
« La seule excuse d'un honnête homme, la force majeure, résul-
tant des derniers événements, événements que nulle prévoyance
ne pouvait prévoir et que nulle bonne volonté ne peut surmonter,
m'oblige à la démarche la plus pénible de ma vie. C'est la douleur
de déclarer que je ne puis m'acquitter à leur date des engagements
que j'ai pris et que j'avais pu prendre avec certitude de les teniv
sous l'empire de circonstances ordinaires, et la nécessité de deman-
der un peu de temps pour recouvrer les ressources nécessaires à
mes remboursements.
« Je dois, Monsieur, justifier à vos yeux cette nécessité par le
tableau exact dé ma situation.
« Depuis quatre ans, je ne vis que de mon travail ; il suffisait lar
gement à mes dépenses domestiques et mes charges, au paiement
de mes intérêts, et if dépassait même tellement par ses produits
mes nécessités annuelles, qu'il m'a permis, en 1851, de rembourser
en sus plus de 200.000 francs en capital. J'ai les preuves de ces
remboursements. Grâce h cette assiduité et à cette rémunération
de mon travail, je pouvfi'.s, en quelques années, me libérer com-
plètement en préservant encore après moi le patrimoine de ma
famille.
« Les événements du 2 décembre et les mesures sur la presse qui
suppriment toute publicité périodique, ferment instantanément et
complètement pour moi toutes ces sources de revenus. »
Lamartine énumère ici ce que lui rapportaient le pays, le
VARIA 151
Conseiller du Peuple, et les Foyers, tous supprimés. Il ajoute que
les événements, peu favorables aux ouvrages de luxe, ont rendu
impossible une combinaison de librairie dont il espérait d'heureux
résultats. D'autre part, un emprunt de 154.000 fr. qu'il négociait
à Lyon n'a pas abouti. Il conclut :
« Dans de telles conditions, Monsieur, je crois n'avoir donc
qu'une de ces deux choses à faire :
« 1° Vous demander un an de délai pour le remboursement du
capital ou des billets que je vous dois, en servant bien exactement
les intérêts ; chose que je suis heureusement toujours en mesure
de faire.
« 2° Vous déclarer que dans le cas où ce délai ne pourrait m'êti-e
accordé par vous ou vos ayants-droit, je me soumets sans mur-
mure et sans opposition aux poursuites, offrant en homme d'hon-
neur mes meubles et immeubles sans exception aux saisies et
ventes qui pourraient être la juste conséquence de mon impuis-
sance involontaire de rembourser en même temps les capitaux.
« Depuis quatre ans toutes mes terres sont en vente sans qu'un
seul acquéreur sérieux se soit présenté. Le moment serait évidem-
ment aussi funeste à vous qu'à moi-même, car bien que la valeur
réelle de mes propriétés dépasse de plus de moitié le chiffre de mes
dettes, je craindrais que le prix des ventes en justice n'atteignîi
pas la somme nécessaire au gage de mes créanciers.
« Si vous voulez bien m'accorder, Monsieur, le délai de six mois
au moins, d'un an au plus, que la nécessité me force à vous
demander, je ne doute pas qu'en transformant en quelques mois
mes travaux politiques on travaux purement littéraires, et en
m'adressant au public sous cette autre forme périodique, je ne me
rouvre des sources abondantes de capital et de revenu qui me per-
mettent avant la fin de Tannée de faire honneur à mes engage-
ments de toute nature.
« Soyez assez bon, Monsieur, pour envisager et pour faire envi-
sager à vos ayants-droit cette impossibilité momentanée et ces
ressources prochaines et pour faire suspendre autant que cela
dépendra de vous les poursuites et les frais inutiles à tous. Si
néanmoins vous ne le pouvez pas, soyez certain que je ne me révol
terai pas contre des exigences trop justes et que je n'accuserai que
moi-même ou plutôt des circonstances politiques plus fortes que
moi. »
152
LES ANNALES ROMANTIQUES
Cette lettre, si franche et si ferme, si digne et si émouvante, eut
pour effet d'obtenir à Lamartine les délais qu'il sollicitait. Le
Cours familier de Littérature, trop injustement dédaigné et où se
rencontrent tant de pages admirables mêlées à de si prophétiques
prévisions, fut la combinaison principale qui permit au poète, non
de conjurer, mais d'ajourner le destin. Cinq ans plus tard, il fallut,
en effet, se résigner à l'inévitable. Voici, tout entier écrit de la
main de Lamartine, un document qui précise et résume sa
détresse.
ETAT DE MES DETTES
Hypothécaires :
Monceau, Fleurins 200.000 francs
Recoppé ou ses remplaçants êOO.OOO »
MM. Pereire 120.000 »
A divers sur restants d'acquisitions.... 80.000 »
Sur Milly, emprunt Lyon. 200.000 ■»
A divers sur restants d'acquisitions 40.000 francs
Saint-Point 40.000 »
A divers sur acquisitions 20.000 »
Total environ 900.000 francs
Chirographaires :
En vin 1858 300.000 »
En vins 1859 vignerons 620.000 »
Dettes diverses d'amis 80.000 »
Total général 1 .900.000 francs
A payer en deux ans
ou 2 TPÀllions
Lamartine
19 février 1859.
Quel contraste entre la brutalité de ces échéances inéluctables
accablant le vieillard de 69 ans et le vœu ardent que dans Milry i!
formait en 1827 :
VARIA 153
Ah ! si le nombre écrit sous l'œil des destinées
Jusqu'aux cheveux blanchis prolonge mes années,
Puissé-je, heureux vieillard, y voir baisser mes jours
Parmi ces monuments de mes simples amours.
Milly fut vendu en 1860. « Tous mes biens étant hypothéqués
pour leur valeur, dit Lamartine dans ses Mémoires Politiqueo, je
fus contraint de m'arracher le cœur de m^ propre main, en ven
dant la terre libre de Miily. Je n'y suis jamais retourné. Depuis
cette séparation forcée de mon berceau et de ma vie, je n ai plus
vécu qu'à demi. » Et le 9 janvier 1861, il écrivait, dans une lettre
publiée par M. de Chamborant. « Je déménage ces jours-ci le pau-
vre Miily vendu pauvre prix, pour faire face aux expropriations
menaçantes. Mon berceau celui de ma sœur, le lit de ma mèro,
viennent d'arriver ici, dans la cour. Dieu veuille qu'ils n'en sor-
tent pas pour l'encan ! Sauvez donc des patries de l'anarchie et
de la guerre étrangère, voilà la récompense : un foyer vendu et
-perdu, juste retour de tant de foyers défendus ! J'ai l'âme navrée,
mais il faut travailler, comme si rien n'était, pour sauver ceux ai
mes braves et pauvres créanciers et de leurs familles ».
Pauvre cher grand homme ! La postérté lui accorde la répafii-
tion que son temps, oublieux et ingrat, lui marchandait. Les sou-
venirs que j'ai évoqués, d'après des documents inédits, ne dimi-
nuent pas sa gloire. Ils y ajoutent, au contraire, tout le prix que
donne à la vie un pénible travail courageusement accepté. L'œuvre
de Lamartine, après l'inévitable éclipse qui suit les renommées
trop retentissantes, reprend sa place, à laquelle aucune n'est supé-
rieure, dans l'histoire littéraire du xix^ siècle. Mais l'homme, l'un
des plus généreux et des plus désintéressés qui aient passé sur la
terre, ne grandit pas moins que le poète. Il n'est pas de ceux que
l'on admire sans les aimer. On l'admire et on l'aime. Son carac-
tère fut digne de son génie. Et cela, seul suffît à justifier le mot
hardi et profond d'Alexandre Dumas fils. « Je ne le compare pas.
je le sépare. » La postérité l'a mis à part.
Louis Barthou.
{Revue Bleue).
154 LES ANNALES ROMANTIQUES
LE BULLETIN DES LAIVIARTINIENS
La Société amicale et littéraire des Lamartiriiens présidée par
M. Chéramy vient de se donner un bulletin semestriel. C'est une
excellente idée à laquelle applaudiront tous les amis de Lamar-
tine. Le premier bulletin est très intéressant. En dehors des arti-
cles signés d'Emile Faguet, de Frédéric Mistral, de Chéramy
d'Auguste Dorchain, de Georges Maurisson et de Henry Cochin,
on y trouve toute une suite de pensées ou d'opinions sur Lamar
tine poète et orateur, dont quelques-unes méritent d'être répro-
duites ici.
De M. Raymond Poincaré, président du Conseil des Ministres •
En un siècle d'indifférents et de sceptiques, d'amateurs et de
dilettantes, Lamartine a été le défenseur intrépide de l'idée et du
sentiment. En un siècle d'égoïsme bourgeois, il a cherché à élever
les cœurs et à stimuler les âmes. L'action n'a été pour lui que la
poésie réalisée ; la politique lui est apparue comme une des plus
nobles occupations humaines, et l'éloquence comme l'auxiliaire de
la bonté, de la civilisation et du progrès. Il a légué de grandes
leçons aux orateurs, de plus grandes encore peut-être aux hommes
politiques.
De M. EmLE Faguet :
Lamartine nous a donné pendant cinquante années des poèmes
de toute beauté, des histoires, de longs fragments, des romans •
ce''a n'a pas suffi à son activité. Il a eu toute une carrière politique
qui nous appartient par les discours puissants, lyriques, enflam
mes et quelquefois d'une étonnante lucidité pratique et d'une
ferme raison inattendue, qu'il a prononcés depuis 1830 jusqu'en
i850.
Lamartine est sans aucune contestation non seulement un des
plus grands auteurs et un des plus grands poètes, mais un des plus
grands hommes qu'ait produits notre race.
VARIA 155
De M. RiBOT •
Les Méditations et les Harmonies ont enchanté ma jeunesse
je n'admire pas seulement en Lamartine l'un des plus grands
poètes de la France. Ses discours politiques sont de ceux qu'à
l'occasion je relis avec plaisir et intérêt.
De M. Paul Deschanel .
« L'idéal, a dit Lamartine, n'est que de la vérité à distance. »
Lui-même a été le poète et le politique de l'idéal. Sa politique était
surtout une politique d'avenir ; il parlait à la postérité autant qu'à
ses contemporains, et le temps presque toujours a donné raison
à sa clairvoyance prophétique. Son œuvre oratoire est un poème
en action, illuminé d'éclairs divinateurs : la politique sociale, les
chemins de. fer, le retour des cendres, l'unité de l'Allemagne.
Mon père, dans le livre où il a étudié — pour la première fois
je crois — l'orateur et la politique en même temps que le poète, h
dit : « L'œuvre de Lamartine enseigne aux écrivains aussi bien
qu'aux hommes d'Etat que l'idéal est le maître du monde. »
De M. Jean Aic-ard :
Jamais le fruit de l'homme, oii l'âme se devine.
Ne s'est levé plus fier de la marque divine.
De M"»^ GÉRARD d'Houville (M"'^ Henri de Régnier) :
J'ai naturellement pour Lamartine l'admiration la plus pro-
fonde ; mon père m'apprit à aimer le I^ac et le Vallon dès que je
sus lire et comprendre les vers. Je m'en souviens.
De M°" LA Comtesse de Noailles :
Je ne puis en quelques mots apporter toute la fervente admira
tion au grand ange poétique qui, chaque été, m'est un guide divin
sous ces châtaigniers du Lac Léman où sa rêverie immortelle est
inséparable des hauts sommets, des calmes soirs, des suaves colo
rations et compose l'âme du paysage.
156 LES ANNALES ROMANTIQUES
Je vous demande de rappeler un de ses plus beaux vers dont la
fière mélancolie semble désigner sa destinée :
Etoile de la gloire astre de sombre augure !
De M. LÉON SÉCHÉ :
Gomme poète, Lamartine est le plus grand de tous, parce que
seul il répond à l'idée que les anciens se faisaient du Vates et qu'il
apporta dans la poésie française des accents, un frisson qui lui
étaient inconnus jusqu'alors.
Comme orateur, il a certainement des rivaux, des émules, mais
il est incomparable X->arce que là encore il fut l'annonciateur dos
temps nouveaux.
Ce premier fascicule est illustré de trois portraits de Lamartine
à huit ans, à vingt ans et à quarante ans, d'une vue de Saint-Point
et d'une poésie autographe du grand poète appartenant à M. Ché-
ramy.
Le siège social de la Société des Lamartiniens est à Paris, 11 bis,
rue Arsène-Koussaye.
Jean de la Rouxière.
Le Romantisme à travers les Journaux et les Revues
REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE (octobre-
décembre 1911). — ■ Chateaubriand et les -prix décennaux, d'après
des documents inédits, par G. Latreille. — L'histoire dans \ Expia
tion, la Retraite de Russie, par Virgile Pinot. — Notes sur deux
poèmes de Vigny, par M. Lesans. — Encore les variantes de
Lamartine, par Jules Marsan. — Deiix lettres d'Edgar Quinet à
Benjamin Constant et une lettre sur Benjamin Constant, par G.
Rudler. — U arrestation de Victor Cousin en Allemagne. Lettres et
documents.
REVUE UNIVERSITAIRE des 15 février et 15 mars 1912. -
Notes sur quelques sources de «« la coupe et les lèvres » d'Alfred
de Musset, par Jean Giraud.
LE CORRESPONDANT du 10 avril. — Victor Hugo et Sainte-
Beuve, par Léon Séché.
LA GRANDE REVUE du 10 avril. — Aloysius Bertrand et David
d'Angers, par Léon Séché,
LA REVUE DE PARIS du l^"" mars. — En marge des « Confi-
dences », par L-ouis Barthou.
LA REVUE du 15 avril. — Autour de Victor Eugo : Paul Huet,
Eugène Delacroix et Sainte-Beuve, par Léon Séché.
LE MERCURE DE FRANCE du 16 avril. — David d'Angers au
Cénacle de Joseph Delorme, par Léon Séché.
LA REVUE UEBDOMADAIRE de mars-avril. -— Conférences de
Jules Lemaître sur Chateaubriand.
BIBLIOGRAPHIE
LIBRAIR.ÎR MICHALTD — Marceline Desbordes-Valmore, let
très inédites, recueillies et annotées far son fils Hippolyte Val-
more, 1812-1857, 1 vol. in-8°, prix : 5 francs.
C'est dommage que ce livre soit si mal présenté, ou plutôt qu'il
ne le soit pas du tout, car il est vraiment très intéressant. On a
publié quatre ou cinq volumes de lettres de M'"^ Desbordes-Val-
more. Celles-ci sont parmi les plus belles. Sans compter qu'elles
projettent une lumière très vive sur certaines parties de sa vie. Je
les lisais ces jours derniers la plume à la main, et j'étais étonné
de tout ce qu'elles contiennent de choses nouvelles. Mais, comme
le livre n'a pas d'index, on est obligé de chercher à travers toutes
les pages ce qui est de nature à vous intéresser, et c'est une perte
de temps inutile.
Page 44, sur la mort d'Edmond Géraud :
« Je ne pourrais pas dans ce moment, mettre assez d'ordre dans
mes idées pour vous envoyer rien qui fût digne d'être jeté sur la
tombe d'un poète. J'aimais M. Géraud pour quelque chose de
pareil qui se trouvait dans nos âmes, une mélancolie qu'il cachait
mieux que moi, et une ardeur vraie et profonde qui brûlait, qui
charmait ou qui consolait sa vie, et je crois le voir devant moi qui
me dit : « Oui, vous ne vous trompez pas ! » Mais il me le dit ave^.
le calme du ciel, à présent : et nous sommes tous, cher ami, plus
troublés, plus malheureux que lui. Quel dommage, de s'en aller
ainsi un à un ! Que je plains surtout sa femme, elle qui était
aimée ! ... »
Page 99, sur Barthélémy, le poète de Némésis :
1832. — « Ah ! Monsieur ! et Barthélémy, le voilà immortel ! Tl
ne Tétait donc pas assez par l'élévation et l'immensité de son
BIBLIOGRAPHIE l59
talent ? Il faut que ses admirateurs, ses amis assistent a... je ne
sais à quoi ; je ne veux pas dire à quoi. Il n'y aura jamais sur ma
bouche un mot même sévèrement juste, contre cette idole d'au-
trefois. Je ne l'admirerai donc plus que comme un grand poète.
C'était apparemment trop doux d'y joindre une autre sympa-
thie (i). »
Page 110, sur M"" Dorval :
« Savez-vous par hasard si M™^ Dorval compte revenir et jouir
à Lyon ? et quand ? Je suis toute confondue de sa distraction qui
lui fait oublier que tout ce qu'il y a de plus sincère, de plus noble
et de plus tendre (Alfred de Vigny) l'attend à Paris et souffre
mille peines de son absence... »
Page 112, sur Chatterton (1836) :
« Chatterton vient d'être joué ici sans succès (à Lyon). Ce vaste
com.ptoir a fort peu compris les hautes tristesses du génie maladif
qui rompt ses fers .. J'ai lu cet ouvrage qui m'a tordu le cœur.
Oh ! Monsieur, cette misère, cet orgueil, cette puissance intellec
tuelle brisée contre la faim, cet amour qui n'éclate qu'avec ^e
cœur, comme l'anévrisme... Quelle désolation ! M. de Vigny ch
triste, comme un ange inspecteur de toutes nos misères ; parfois
ses ailes traînent de douleur... »
Page 137, sur sa pension (1840) :
« ... M. Villemain en quittant le ministère a voulu secourir wii«r;
avenir de 900 francs de pension qui nous donnent la hardier^^e ae '
cette réunion tant souhaitée. Nous sommes riches, en effet, puisque
l'effroi de manquer de pam ne dévore plus nos nuits et nos jours ^
et celte nouvelle, que rien ne m'avait fait espérer, m'a causé tanl
d'impression que j'en ai gardé le lit, deux jours. J'ai su, depuis
qu'une biographie et un article sur moi, de M. Sainte-Beuve,
avaient éveillé [l'attention du] ministre sur mon humble existence
qu'il ignorait, et qu'enfin un compatriote bienveillant, dînant avea
lui, venait de lui apprendre que j'allais, pour la cinquième fois,
quitter Paris par indigence. Le soir même, la pension était portée
au Grand Livre. Dieu sait cela ! »
(1) Allusion probablement à la Réponse à Némésis, de Lamartine.
160 LES ANNALES ROMANTIQUES
Page 155, sur l'élection de Sainte-Beuve à F Académie-Française
(1844) :
« Vous, à qui j'ai dû autrefois de connaître et d'apprécier Joseph
Delorme, vous vous serez réjoui, comme moi de son admission à
l'Académie-Française. Merci pour nous tous qui l'aimons. Au pre-
mier rejet, sa mère, grande et bonne comme la fée aux miettes.,
c'est-à-dire pas plus haute qu'un enfant, et qui ne savait pas du
tout être ambitieuse de son fils, s'est évanouie comme sous un coup
de foudre. On a eu peur qu'elle ne mourût. N'est-ce pas que les
mères sont adorables et un peu folles, et que Dieu aura toujours
un sourire pour elhs ? Celle-ci voit son fils assis pour la vie, ^'
l'abri de cette affreuse question qui met tant d'effroi dans l'amour
qu'on a pour un fils : « .4ura-t-il, quand je ne serai plus là, un gît.?
et du feu ? ^> Celui-ci les aura ! Voilà ce qui fait que les premières
fleurs du jardin de M™" Sainte-Beuve s'offrent à la Vierge qu'elle
a tant priée pour .Joseph Delorme. »
J'arrête là les citations. Encore une fois il y a beaucoup à pren-
dre dans cette correspondance de M™^ Desbordes- Valmore.
Jean de la Rouxière.
. Le Gérant : Léon Séché.
THÉOPHILE GAUTIER
POÈTE
N'est-il pas un peu honteux et assez triste, qu'il nous ait fallu,
pour le mettre vraiment à sa place et nous aviser de son génie,
attendre le centième anniversaire de la naissance de Théophile
Gautier ? Le pauvre grand homme n'a pas eu de chance... Lui,
qui fut si dédaigneux des circonstances, c'est à un coup de hasard
qu'il doit de prendre enfin la place qu'il mérite dans la galeriç de
nos poètes : si son centenaire ne tombait pas précisément cet été,
le 81 août, Théophile Gautier manquait sa gloire. Du moins, les
centenaires, à qui tant de fausses renommées doivent un éclat de
temps à autre passagèrement renouvelé, cette fois-ci auront rai
son. C'est par l'heureux retour d'une date que, cette année, nous
allons découvrir tout d'un coup que le bon Théo mérita des
Muses. On en va parler. Déjà conférences, revues, quotidiens le
prônent. Une exposition récente eut lieu, en son nom, où l'on
voyait ses livres, des éditions originales, des dessins, des portraits
le représentant sous divers aspects. Si on le statufie, le voilà passé
grand homme ou plutôt reconnu grand homme. — Singulier effet
des calendriers.
Et pourtant, voi'ji trente-neuf ans qu'il est mort. Ses livres sont
là. C'est à eux qu'il devrait sa couronne. Et que je sache, ces livres
ne sont point posthumes : ces livres, lui vivant, il les a publiés,
donnés au public. Comme des vins fameux, auraient-ils priS plus
de valeur et de bouquet en vieillissant ? Non point. Ils sont restés
les mêmes : aussi beaux il y a huit lustres qu'aujourd'hui. Notre
injustice seule fut coupable. Mais par bonheur nous assistons h
une réhabilitation curieuse.
Théophile Gautier va devenir un grand poète. Il y a quelque
temps que l'on aurait pu s'en apercevoir : on ne l'avait pas voulu
t€l, de son vivant. Non, vraiment, Théophile Gautier n'a pas eu
de chance...
11
162 LES ANNALES ROMANTIQUES
La raison profonde de cette injustice — nous en trouverons
d'autres tout à l'heure — la voici. Théo a eu, trop tôt, sa légende,
que dis-je ? ses légendes. On nous a montré ses caricatures, mais
nous n'avons pas vu son portrait véritable. Sans doute s'est-il
prêté lui-même, par une sorte de forfanterie byronienne et roman-
tique, à cet état de choses. Il n'a pas voulu être un bourgeois. Le.-,
bourgeois qui font le goût public l'ont rayé de leurs papiers. Tout
se paie.
Aussi, quand on parle de Gautier, diverses images se présen-
tent-elles à l'esprit. C'est le soir d'Hernani : voilà notre Gautier
en gilet rouge — mais non ! c'est un pourpoint rose ! — avec des
cheveux en crinière et des poings énormes.
C'est Gautier peintre ; c'est Gautier journaliste : le voici, aux
plus beaux jours de la Presse, roulant carrosse, id est traîné dans
un coupé par deux minuscules poneys le long de l'avenue des
Champs-Elysées et fumant un gros cigare ; c'est Gautier critique
dramatique ; c'est Gautier voyageur : le voici en Russe, en Turc,
en Algérien, en Italien, en Espagnol. Le voici encore familier de
l'Empire, poète officiel. Le voici docteur, sur la fin de sa vie,
émettant des théories, des aphorismes, des maximes, s'efforçant
de rappeler Gœthe et de faire jouer à M. Emile Bergerat, son gen
dre, le rôle honnête et délicat d'Eckermann... Le voilà lion, dandy,
mangeur de haschich, hercule forain, gendelettre ; — voici toute-J
les faces de sa légende. 11 n'y manque pas un trait qui ne soit abso
lument antipathique, à force d€ truculence et d'exagération. Le
vo'là bien le romantisme, la couleur locale, la pose, l'insincérité.
l'attitude, le chiqué enfin, pour employer un terme ignoble, mais
si commode ! — Seulement, dans toutes ces images, sous toutes
ces déformations romantiques, nous cherchons en vain la plu;
simple, la plus vraie, ^elle que nous soupçonnons bien, mais que
l'on ne nous montre pas : Gautier poète, Gautier non pas seule-
ment artiste, mais Gautier sensible, Gautier vivant, Gautier
homme...
Ah ! comme je le vois bien, pour ma part, tel que je me l'ima
gine d'après ses livres, vers 1850, déjà un peu gras, remontant les
quais, après un mélancolique regard à cet Institut où il n'entrera
pas -.- regagnant à pied, doucement, le logis de Neuilly, familial
et calm.e, où les siens l'attendent — mâchant son cigare, content
THEOPHILE GAUTIER. POÈTE 163
d'avoir terminé sa lourde tâche quotidienne, les douze colonnes
de son feuilleton ; et, sur la place de la Concorde, devant l'obélii
que, songeant à un ciel plus pur, à des images plus éclatantes et
plus réjouissantes que ces fiacres, ces passants rapides, cettb
boue... .\h ! comme je le vois enfin, Gautier poète, qui porte en
son flanc un cœur déchiré par l'incessant vautour de la fable.
Ce Gautier là, personne ne nous l'a montré. Il suffit pourtant
d'avoir lu son œuvre, et surtout ses trois livres de vers impecca-
bles — pour, tout d'un coup, le comprendre, dans l'amertume tra-
gique et secrète de sa destinée, et, d'un flot de lumière, soudain
illuminer son œuvre. Nul, de tous ses biographes, ne nous l'a
montré ainsi. Tous, au contraire, nous ont présenté un Gautier
différent, tel qu'ils le voyaient, et chacun en forçant la noto,
Feydeau, Du Camp, Mi recourt, Baudelaire, les Concourt, Emile
Bergerat... Ce sont les Concourt qui, dans leur Journal, ont atta
ché le grelot. On ne saura jamais à quel point ces détestables his-
toriens, ces faux artistes, ont pu trahir la vérité, l'assouplir à leurs
desseins, la tronquer, la farder, l'habiller (1). Le Gautier qu'ils
nous montrent, au cours des neuf volumes de leur Journal, c'est
qu'il est terriblement antipathique ! Ils l'aimaient tel qu'ils le
voyaient — et ils le voyaient faux, comme tout ce qu'ils ont vu,
d'ailleurs : c'est pour cela qu'ils l'aimaient. Ils n'ont rapporté sur
lui que des anecdotes burlesques, et l'ont fortement ridiculisé,
sans s'en rendre compte, ils n'ont vu en lui que l'attitude, et que
l'esthéticien : mais c'est que l'esthétisme, ça nous est bien égal '
et la pose nous ennuie. Ils ne l'ont pas du tout vu poète, et Gau
tier poète, voilà ce que nous voulons voir, voilà ce que personne
n'a vu. Si pourtant : M. Paul Bourget, dans une conférence, a
tenté de dégager du fatras d'anecdotes où on l'a presque entière-
ment enseveli, la vraie figure de Théophile Gautier, et, se souve-
nant des Essais df -psychologie, a parlé avec infiniment d'intelli
gence et de pénétration de l'auteur de la Comédie de la mort et de
Fortnnio. M. Jean Richepin aussi, dans une conférence également,
a cherché à débarrasser Gautier de ses importunes légendes ; et,
outre d'excellentes vues sur la poésie en général et l'art de Gautier
en particulier, il a dit là de fort bonnes choses, qu'il fallait dire.
(1) Je me réserve, (fuelque jour, de dévoiler, preuves en, main, les
singuliers procédés soi-disant hiistoriques de ces habiles anecdotiers.
On s'étonnera sans doute des libertés curieuses qu'ils prenaient avec
les documents inédits qu'ils ont pu, en premier, exhumer. Mais n'an-
ticipons point.
164 LES ANNALES ROMANtlQUES
Mais sans M. Bourget et M. Richepin et quelques bonnes pages
de M""^ Judith Gautier et de M. Bergerat, et Sainte-Beuve aussi,
ce prodigieux Sainte-Beuve, qui a tout vu et tout compris et qui
a écrit des pages étonnantes de tact et de divination sur Gautier,
sous quel amas d'historiettes, et dans quelles singulières postures
apparaîtrait le poète aux yeux des générations prochaines ? C'est
à ces anecdotes et à ces attitudes que Gautier doit de n'avoir en-
core pu prendre la place qu'il mérite, la place où il montera, d'ici
cinquante ans, pour n en pas redescendre, malgré ce qu'affirma
naguère M. Emile Faguet, à savoir que d'ici cinquante ans per-
sonne ne parlerait plus de lui : mais M. Faguet a porté d'assez
arbitraires jugements sur Stendhal et sur Baudelaire, en particu
lier, pour que celui-ci nous paraisse présenter le moindre poids.
Ainsi, grâce à ses biographes et à ses amis, Gautier nous
demeure assez mal connu : nous n'avons de lui qu'une image
déformée, inexacte, caricaturale.
Dépouillons, si vous voulez bien, cette réalité, et suivons pas à
pas le poète, depuis le jour de sa naissance.
Chemin faisant, nous trouverons bien quelques anecdotes don*
il nous sera difficile de nous débarrasser, parce qu'elles sont
drôles — et parce que Gautier lui-même ne dédaignait pas un cer-
tain picaresque, une façon de romantisme d'attitude, qui, au fait,
n'est pas déplaisant, ceiui-là, parce que c'est l'auteur qui l'a voulu
et délibérément consenti.
Au mois de juin 1828, raconte Eugène de Mirecourt, un jeune
homme frappait à la^porte de Sainte-Beuve, fort timidement, un
manuscrit sous le bras. C'étaient des vers, intitulés la Tête de
Mort.
— Un titre bien sombre, jeune homme, fit observer l'auteur de
Volupté.
Et Gautier — c'était lui — de commencer. Aux premiers vers,
Sainte-Beuve dressa l'oreille.
— Bien... très bien... courage ! Voilà un homme qui sculpte
dans le granit et non dans la fumée, murmurait-il.
Et quand Théophile eut fini :
— Demain je vous présente chez Victor Hugo !
Le lendemain, il se trouvait devant le maître.
THÉOPHILE GAUTIER, POÈTE 165
Hugo, a-t-il écrit dans un article autobiographique des plus
amusants, Hugo était alors dans toute sa gloire et son triomphe.
Admis devant le Jupiter romantique, je ne sus pas même lui dire,
comme Henri Heine devant Gœthe : « Que les prunes étaient
bonnes pour la soif sur le chemin d'Iena à Weimar ! » Mais les
dieux et les rois ne dédaignent pas les effarements de timidité
admirative. Hs aiment assez qu'on s'évanouisse devant eux. Hugo
daigna sourire et m'adressa quelques paroles encourageantes.
De ce jour, Gautier devint le séide le plus ardent du grand
poète, et l'occasion se présenta bientôt pour lui de témoigner
publiquement de son admiration.
A la vérité, Mirecoui^t se trompe. La monographie qu'il consacre
à Théophile Gautier fourmille d'erreurs, quand ce n'est pas de
haineux détails. Mais sur qui « le Mirecourt », comme l'appelaient
avec mépris ses contemporains, sur qui n'a-t-il point bavé ou col-
porté des anecdotes controuvées ? Ce ne fut pas Sainte-Beuve qui
présenta Gautier chez Hugo, mais bien Gérard de Nerval, dont il
avait été dès l'enfance le condisciple et l'ami, au lycée Charle-
magne. Gérard, un peu plus âgé que Théophile, était très célèbre :
il avait traduit Fanst, et le grand Gœthe, de Weimar, avait souri
au jeune poète, et, disait-on, était tout à fait content de sa traduc
tion. Gérard connaissait Hugo — et ce fut lui qui obtint du maître,
à la veille d'Hernani, le billet rouge revêtu de la griffe avec le mot
ïïicrro ^fer, en espagnol', qui donnait droit à une entrée.
Gautier était né à Tarbes, le 30 août 181 i. Par un singulier et
piquant hasard, c'est dans le château même de d'Artagnan, le
mousquetaire, qu'avait été conçu le futur auteur du Capitaine
Fracasse. G'est là, dans la propriété de l'abbé de Montesquiou,
que, en 1810, les parents de Théophile avaient été passer leur lun^î
de miel.
Le poète avait quatre ans lorsque le hasard de l'administration
à laquelle appartenait son père l'amenèrent à Paris. Les Gautier
s'installèrent rue du Parc-Royal, dans ce vieux quartier du Marais,
aujourd'hui encore si pittoresque et qui conserve si bien dans ses
vieilles pierres l'odeur du passé : et quand il en eut atteint l'âge,
le petit garçon fut envoyé au lycée. De Louis-le-Grand, il passa
bientôt à Charlemagne, oij, comme on l'a vu, il se lia tout de suite
avec Gérard de Nerval qui n'était encore que Gérard Labrunie --
et avec Louis de Cormenin.
Un goût violent pour la lecture, beaucoup de crayonnages et de
166 LES ANNALES ROMANTIQUES
dessins en marges de ses livres de classe — Théophile grandit...
Il avait dix-huit ans lorsque son père le fit entrer chez le peintre
Rioult, car le poète alors se destinait aux arts plastiques. Il n'y
révéla point sans doute des qualités telles que son maître pût tirer
vanité de son élève. « Il a du chic », disait-il — et ce jugement,
féroce consternait le jeune coloriste. Rioult avait bien raison
d'ailleurs, je suis fâché de le reconnaître : les quelques essais de
peinture du poète sont fort mauvais.
Si mauvais qu'il décida de l'abandonner, officiellement du
moins. Mais cette première éducation artistique de Gautier influa
fortement sur son œuvre par la suite. S'il n'en avait pas la «patte»
il avait l'œil du peintre, le goût des couleurs et le sentiment de la
forme, à un point extrême et rare chez un écrivain.
La peinture abandonnée — il s'en plaignit amèrement, plus
tard - Gautier ne manifesta plus ses imaginations les plus luxu-
riantes que ,1a plume à la main, et se contenta de rendre ses visions
en mettant du noir sur du blanc, comme il le disait — ce qui est
d'ailleurs un exercice passionnant.
La belle époque pour un poète ! D'un côté M. de Jouy, M. Vien-
net, Baour-Lormian, Népomucène Lemercier, les Perruques. De
l'autre, des jeûnes gens fougueux, amoureux de beaux vers et très
susceptibles d'enthousiasme, se ralliant autour de Vigny, de
Lamartine, de Musset, de Dumas, et d'Hugo surtout.
Le 25 février 1830, celui-ci frappa un grand coup. Ce fut
Hernani. Public méfiant, presse hostile. Mais l'arrière-ban des
troupes romantiques avait été miobilisé et dès trois heures de
l'après-midi, des jeunes gens étranges, bizarrement chevelus
vêtus de façon singulière, rappelant à la fois le Moyen-Age, la
Renaissance et le temps de Louis XIII par leurs vastes chapeaux
et leurs manteaux espagnols, occupèrent le Théâtre-Français. On
eut le malheur de l^s y enfermer toute la journée : ils y mangè-
rent, burent, et chantèrent la gloire d'Hugo et l'écrasement des
Perruques : ainsi ces jeunes gens irrévérencieux nommaient-ils les
graves écrivains qui' tout à coup avaient cessé de plaire parc^
qu'ils avaient, depuis beau temps déjà cessé d'émouvoir ; et enfin
ils se conduisirent de la façon la plus incongrue, dans les endroits
les plus obscurs de l'antique Théâtre.
Parmi ces enthousiastes, au premier rang, l'on pouvait voir
Théophile, vrai « lion ». la tête rejetée en arrière, l'œil frémissant,
et surtout, comme l'écrivit plus tard avec toute la truculence né
cessaire Victor Hugo, « insultant les yeux par un gilet de satin
THÉOPHILE GAUTIER, POÈTE 167
écarlate et par l'épaisse chevelure qui lui descendait jusqu'aux
reins... »
Ah ! le gilet rouge de Gautier, le jour d'Hernani ! « Je ne l'ai
mis qu'une fois, et je l'ai porté toute ma vie », disait-il en riant,
par la suite. D'ailleurs, ajoutait-il : « Un gilet rouge, allons donc,
ee n'était pas un gilet rouge que je portais, mais bien un pour
point rose... Messieurs, c'est très important. Le gilet rouge aurait
indiqué une nuance politique républicaine. Il n'y avait rien de ça.
Nous étions simplement moyenâgeux... nous représentions le parti
mâchicoulis et voilà tout... mâchicoulis et rien que mâchicoulis ! »
En 1<S30, donc, Théophile Gautier était un jeune homme fashio-
nable, fort beau, et qui s'appliquait à l'impassibilité, toutes les
fois qu'il n'était pas question de « littérature ».
Avec cela, des truculences étonnantes, un verbe des plus rabe-
laisien, et les images les plus riches en couleur et en ton. D'ail-
leurs contrefaisant de loin lord Byron et jouant au poitrinaire,
ainsi que le voulait la mode : mais désespérément rose, joufflu,
carré d'épaules et bien portant, malgré qu'il en eût.
Au mois de juillet, cette année-là, il publia un petit volume
modestement intitulé Poésies. Mais le malheur voulut que le jour
de la mise en vente fût justement le 27 juillet. Et ce jour-là, comme
ceux qui suivirent, le peuple souverain s'occupa fort peu de vers.
Pas un exemplaire ne se vendit, bien entendu. Ce n'est là que
l'effet le moins désobligeant de la Révolution de 1830 sur la desti-
née de Théophile Gautier : son père, fortement légitimiste et mo
narchiste convaincu, à l'annonce des événements qui devaient
aboutir aux Trois Glorievscs, avait joué à la hausse.
La fortune de la famille s'écroula donc au premier coup de fusil
républicain. De là, un changement total de l'existence du poète.
Il se trouvait ruiné ; il allait falloir travailler, gagner sa vie. Et
de ce jour, Théo, qui était né pour être sultan et ne rien faire au
monde que se distraire et cultiver le beau, Théo dut commencer
à mettre du noir sur du blanc, non plus cette fois pour Te seul
plaisir, mais, hélas ! afin de ne pas connaître une misère pour
laquelle il n'était point fait.
Il habitait, en ce temps-là, impasse du Doyenné, sur la place
du Carrousel, alors encombrée de vieilles maisons noircies par le
temps, inégales de façades, et mal alignées, que Balzac a décrites
dans fa Cousine Bette. C'est là que Gautier, en 1833, écrivit Made-
moiselle de Maupin qui allait bientôt attirer sur lui, en même
168 LES ANNALES ROMANTIQUES
temps que l'indignation des classiques, à cause de la célèbre pré-
face, l'admiration des jeunes g'ens et l'attention étonnée du public.
Balzac voulut le connaître : ce fut Sandeau qui conduisit Théo-
phile chez le romancier, lequel offrit au poète* de collaborer à la
Chronique de Paris qu'il venait de fonder.
En même temps, le Figaro d'Alphonse Karr l'appelait à lui, et,
en 1836, Emile de Girardin le faisait entrer à la Presse. Gautier y
devint le directeur du feuilleton littéraire. Mais sa tâche n'allait
pas sans difficultés. Ce billet adressé à M"* de Girardin, publié
par M. Léon Séché (1), en fait foi : « Ma belle amie, écrit le poèt^j
à Delphine, si ça continue, plutôt que d'être pris entre l'enclume
Emile et le marteau Balzac, je vous rendrai mon tablier. J'aime
mieux planter des choux ou ratisser les allées de votre jardin... ■.
Le bon Théo connut alors une période de .luxe fort agréable. Le
Presse payait magnifiquement. Ce fut, pour Gautier, l'époque des
gros cigares, du coupé bas et des poneys minuscules et du domes-
tique nègre, le « tigre ». En vérité, il était bon que Gautier fût
riche : nul, mieux que lui, n'en pouvait tirer parti.
Malheureusement, cette splendeur ne dura pas. Poneys, tigre
et coupé furent supprimés, lorsque la Presse devint moins géné-
reuse. Mais Théophile ne cessa jamais d'opposer à l'adversité —
relative — un front serein. A mesure que les ans venaient et, avec
eux, l'incessant besoin de gagner sa vie, au jour le jour, par des
besognes odieuses ^critique théâtrale, salons, journalisme), le
poète se rendit plus impassible, jusqu'à, vers la fin de sa vie,
atteindre cette magnifique indifférence pour les contingences, dont
un Gœthe a pu donner l'exemple le plus achevé.
Il était uniquement préoccupé de son art, et malgré tout, encore
jeune, content de vivre. « Je suis très fort, disait-il, avec sa bon-
homie olympienne, j'amène cinq cent vingt sur une tête de Turc
et je fais des métaphores qui se suivent. »
Sa force lui donnait une fierté sublime. Il aimait à rappeler l'ex
ploit de l'ouverture de ce bal, où d'un coup de poing il avait fait
accuser 520 kilos à un'e tête de Turc neuve.
L'hercule amateur le plus solide, le docteur Aussandon, celui
qui, pour sauver son chien attaqué par un ours, avait ouvert avec
ses doigts .la gueule de l'ours jusqu'à lui décrocher les mâchoires,
et, ensuite, s'était froidement allé laver les mains, le docteur Aus-
sandon n'amenait, sur le même Turc, lui, que 480, Gautier tirait
(1) LÉON SÉCHÉ, Delphine Gay (Mercure de France).
THÉOPHILE GAUTIER, POÈTE 169
une forte gloire de celte supériorité — comme aussi, naguère,
d'avoir obtenu à l'Ecole de natation du Pont des Saints-Pères le
caleçon rouge, ambition suprême des meilleurs plongeurs et
tireurs de coupe. Et c'était là l'homme qui, aux premiers jours du
romantisme, jouait les poitrinaires et les jeunes mourants... Ces
anecdotes me semblent assez significatives pour être rapportées
ici, malgré qu'elles soient un peu connues. J'y vois, chez Gautier,
ce goût violent de la raison et de la santé qui se révèle dans s3o
œuvres à toutes les pages, cet amour de la vie qui se traduit, dans
les livres, par le rêve, lorsque les circonstances éloignent de l'ac
tion. Il le savait, d'ailleurs.
- Moi, disait-il, j'ai fait faire une bifurcation à l'école du
romantisme, à l'école de la pâleur et des crevés... Je n'étais pas
fort du tout. J'ai écrit à Lacour de venir chez moi et je lui ai dit :
« Je voudrais avoir des pectoraux, comme dans les bas-reliefs et
des biceps hors-ligne. » Lacour m'a un peu ijibé comme ça... « Ce
n'est pas impossible ». m'a-t-il dit... Tous les jours je me suis mis
à manger cinq livres de mouton saignant, à boire trois bouteilles
de vin de Bordeaux, à travailler avec Lacour deux heures db
suite...
Cependant l'athlétisme ne prenait point tous les loisirs de Gau-
tier. Poésies, romans, contes, critique littéraire, critique théâtrale,
critique d'art, son œuvre complète ne comprendrait pas moins d^'
trois cents volumes in-18, suivant les calculs de M. Emile Ber.
gerat et de M. Spoelberch de Lovenjoul. En outre, il voyagea" t,
beaucoup, visita l'Espagne en 1840, l'Al.q-érie en 45, l'Italie (18501
Constantinople et l'Orient (1852 et, en 1862, la Russie, où l'appela
le tsar Alexandre TT.
De ces promenades il rapporta de beaux livres. Néanmoins, la
légende — encore la légende, — veut que Gautier n'ait jamais
rien fait et que sa paresse ait été incurable.
La Révolution de 1848 ruina de nouveau le poète. L'Empire
heureusement, lui donna quelque crédit à la Cour — crédit dont
il n'usa point, d'ailleurs, malgré les accusations portées contre lu-
à cause de ses vers sur la naissance du Prince impérial. Le grand
poète ne fut même pas de l'Académie, ce oui, pour un poète qui
passe pour officiel. Daraît étrange. Et le poète resta pauvre, mal-
gré l'amitié que lui portait la princesse Mathilde, cette femme
exquise qui n'aimait que l'art et que les artistes. Oui, pauvre, au
170 LES ANNALES ROMANTIQUES
point de n'avoir jamais chez lui plus de trois cents francs, lesquels
épuisés, en cas de maladie ou d'accident, il ne restait plus pour
lui et sa famille, ses filles, que l'hôpital... Il disait cela à M. Ber-
gerat, qui l'a rapporté dans ses Souvenirs sur Gautier — et c'est
d'une poignante mélancolie, cet homme qui n'est plus jeune et
n'aperçoit pour tout avenir, au moment où d'autres jouissent du
repos mérité, que la même et rude tâche à recommencer chaqus
jour, sans répit, comme Sisyphe pousse son rocher...
A la génération de i830 avait succédé une génération nouvelle,
celle qui eut vingt-cinq ans aux alentours de 1850 : celle des
Maxime Du Camp, des Flaubert, des Baudelaire et des Banville.
Gautier avait connu Baudelaire en 1849, à cet hôtel Pimodan,
construit par Lauzun, dans l'île Saint-Louis, sans dout-e à une de
ces fameuses soirées du Club des Haschischiens, où fréquentait
Baudelaire et dont Gautier a écrit l'histoire.
L'Hôtel Pimodan était le centre- d'une réunion d'artistes de tout
bord, mi-bohêmes, mJ-dandys, où l'on voyait aussi « cette superbe
Maryx » qui avnit posé pour Scheffer et pour Delaroche, et
M""" Sabatier, « la Présidente », qui servit de modèle à Clésinger
pour la Femm.e au serpent, et à qui Gautier adressa d'Italie les
lettres à la Présidente, délice des musées secrets...
Gautief était lui-même le centre d'une petite cour d'admirateurs
passionnés : les Concourt, Murger, Amédée Achard, Boissard
Laurent-Jean, Reyer, tout récemment débarqué de Marseille et
pour qui Gautier allait écrire le libretto d'un ballet, Sacountala,
Louis Desnoyers, qui avait fondé le Charivari... Flaubert, Du
Camp, Banville en étaient aussi. Et leur admiration était double :
car s'ils aimaient Gautier, Gautier représentait encore pour eux,
de façon tangible, le Romantisme héroïque et le culte du beau. De
là, cette influence considérable de Gautier, influence effective,
directe, immédiate. -C'est lui qui a fait la transition entre l'école
de 1830 et l'école de 1860. 11 était le seul qui restât de la génération
précédente : Musset mort, Vigny retiré du monde, Lamartine
perdu dans la politique, Hugo prisonnier de l'Océan, là-bas, dans
« l'Ile ». Gautier seul restait à Paris, et c'est autour de lui que se
rassemblaient les jeunes.
De la sorte, avec son goût de la santé, son exubérance de vie,
son amour de l'art, il est bien le père du réalisme, le grand-père
du naturalisme (peut-être malgré lui, pour celui-ci) et c'est par lui
que ces écoles se rattachent au romantisme. Il en est le chaînon
qui les lie l'une à l'autre, il est la transition. Et non point transi-
THÉOPHILE GAUTIER, POÈTE 171
tion vague et lointaine et composite, mais transition brusque, pré-
cise, transition dont il présente lui-même l'exemple raccourci par
son évolution propre : d'abord romantique à la façon des jeunes
gens qui eurent vingt ans en 1830, c'est-à-dire désespéré, maladif
et byronien, et puis, quelque dix ans plus tard, plein de santé, de
mouvement, de curiosité, de vie, non plus soucieux d'idéologies et
de sentimentalisme, mais épris de couleurs, de faits, de choses
réelles, tangibles et visibles, l'homme enfin qui eut ce mot auquel
tant d'entre nous ont dû la révélation d'eux-mêmes et d'un univers
plus vaste : le suis un hommo pour qui le monde extérieur existe
Cela, un pur romantique de 1830 ne l'eût jamais pu dire, ni
même penser. Gautier lui-même, en 1830, n'était pas mûr encore
pour le dire en toute sincérité. C'est donc qu'en ces vingt ans, de
1830 à 1850, quelque chose a changé en lui qui l'a élargi, qui a
ouvert ses yeux, qui l'a rendu plus universel en quelque sorte. Et
bien, cette transformation de Gautier, la littérature l'a subie en
même temps que lui, et sur le même rythme. Ce n'aura pas été la
moindre gloire de Théophile Gautier d'avoir ainsi imprimé sur
les jeunes gens qui le suivirent le sceau de son esprit et la volonté
de ses yeux à ne regarder que le réel pour en extraire de la beauté
Mais ce n'aura pas été sa faute si ces leçons déformées et mal com-
prises ont amené, deux générations plus tard, le hideux, l'abomi-
nable, le très détestable et détesté naturalisme.
Une image profondément émouvante, à mon sens, c'est Gautier
à la fin de sa vie. Déjà touché de cette maladie de cœur qui devait
l'emporter, fatigué de vivre dans ce Paris boueux et triste f« c^
Paris qui n'est plus Paris, c'est Philadelphie ou Saint-Péters
bourg, tout ce qu'on veut »), rongé de ces deux vautours, la nostal
gie du temps qui n'est plus et la nostalgie des lieux où l'on n'est
pas, il continue la lutte quotienne, sa collaboration à VOfficiel et
au Moniteur, où, malgré ses amitiés puissantes, la censure impé-
riale vient le taquiner désagréablement : la beauté seule le touche
encore, et la poésie et son rêve, à mesure qu'il avance dans la vie,
plus pur, plus parfait et plus beau. Son noble visage, creusé par
la souffrance, prend auelque chose qui est proprement héroïque :
une majesté impassible, hautaine, quasi divine. — « Vous ressem-
blez à Homère, là-dessus », lui disait Edmond de Concourt, en
regardant son portrait gravé par Bracauemond. Et Gautier répon-
dait : « Oh ! tout au plus à un Anacréon triste... » Et ouand encore
Concourt le montre (c'est la seule chose intellis:ente de Concourt)
s'en allant, avec « le pas lent et ba.lancé d'un éléphant qui, après
172 LES ANNALES ROMANTIQUES
une traversée, se souvient du roulis » — je ne sais pourquoi jf
songe à l'impassible et olympien Gœthe, dont l'auguste vieillesse
a, elle aussi, cet avant-goût majestueux de la paix étemelle.
Gautier mourut à Neuilly, le 23 février J872. Il était rentré à
Paris, aux premiers bruits de guerre, et c'est dans un logis étroit
de la rue de Beaune qu'il passa le siège. Il laissait une œuvre-
énorme et diverse, dont les plus purs fragments ont la pure et
solide beauté du marbre. Ceci n'est pas une métaphore incertaine*
mais sous ce marbre court un sang riche et subtil, auquel il suffit
de l'oreille pour entendre qu'il coule, et que parfois l'on voit trans-
paraître, quand on se donne la peine de regarder.
C'était un poète. C'était le poète. Il fut le plus poète des poètes
du XTX^ siècle — plus que Hugo, dramaturge ou penseur et qui le
plus souvent n'écrit que pour penser ou dire ce qu'il pense ; plus
que Lamartine, entraîné par son rêve trop irréel au four lamenta-
ble de la politique ; plus que Leconte de l'Isle, trop philosophe ;
plus que Vigny, trop lointain ; autant que Musset, autant que
Baudelaire, ces seuls fils légitimes des Muses, quand tous les
autres n'en sont que les bâtards.
Oui, comme Musset et comme Baudelaire, Gantier fut un poète,
essentiellement et exclusivement. Il le fut jusque dans sa prose,
qui enchante surtout par son côté tout poétique, sa fantaisie déli-
cieuse, son imprévu, son extraordinaire irréalité, son imponde
rable rythme de couleurs, de musiques et d'images. Il aimait la
poésie pour elle-même et non pour ce que l'on met dedans,
théâtre, déclamatioiTt, philosoDhie, éloquence, rêve démagogique
ou socialisme. Il aima ia poésie pour elle-même, pour la musique
des rythmes, la couleur des mots, l'architecture des périodes,
l'immatérialité de ses images, la beauté profonde et vaste de ses
« correspondances » — toute poésie n'est que correspondance — et
cor-respondances à ses rêves. Nul plus que lui n'eut une profusion
de rêves plus nuancée et plus nombreuse. Son esprit voltigeait à
la fois sur le temps et sur l'espace, comme celui de Baudelaire sur
les parfums. Les siècles disparus, les pays lointains, ceux où l'on
est allé et dont on se souvient, ceux que l'on ignore et dont on
imagine la mystérieuse et vague représentation lui furent, autant
THÉOPHILE GAUTIER, ï>OÉTE 173
que la vie quotidienne, des sujets, des thèmes de rêves. De tout il
fit une « transposition d'art » — c'est sa propre expression. Ce
serait, pour le psyctioîogue, une chose curieuse, si l'on pouvait
comparer, sur deux plaques photographiques, l'objet initial du
rêve, son sujet, et sa déformation, le rêve de Gautier, quelle
courbe l'imagination du poète a dû faire subir à la sensation pri-
mitive, quand il l'a reconstruite en lui, avec le formidable grossis-
sement d'une imagination si prodigieuse. Les vers n'avaient point
d'autre but que de matérialiser, dans une forme définitive et par-
faite, son rêve multiforme. .
Poète, il le fut, immensément. Il le fut par son sentiment da
l'inutilité de l'œuvre d'art, qui est une fin ; par ce fait surtout qu'i^
considérait la poésie comme une fin, non comme un moyen. Il ne
rimait pas pour prouver Dieu, mesurer l'infini, codifier l'amour,
vanter la liberté, l'égalité, le peuple souverain. Il ne chantait ni
pour prouver, ni pour penser, ni pour soumettre à ses lecteurs un
idéal patenté, poétique et de tout repos, rose et bleu, un idéal
de confiance, mi-hostie, mi-sorbet, un idéal de dessous de nuages
un idéal terre à terre, médiocre et bourgeois. Non, il chantait parce
que son chant lui était agréable, et s'il arrivait que dans ses vers
il rencontrât Dieu, l'infini ou l'Amour, c'est que l'Amour, l'infini
et Dieu sont les éléments inséparables de toute poésie. Il n'en pre
nait d'ailleurs que ce qui plaisait à son esprit de poète, ce qui seu-
lement pouvait « faire bien » dans une strophe ou dans un sonnet
La strophe achevée, le sonnet terminé, ponctué du point final, il
pouvait tirer l'échelle et n'attendait rien de plus. Ainsi, son œuvre
est parfaite en elle-même, comme un marbre grec, parce qu'elle
n'a pas besoin d'avoir convaincu, édifié ou moralisé le lecteur pour
être parfaite. Le lecteur n'a plus qu'à regarder, et, s'il se peut,
qu'à admirer. Il n'est point nécessaire qu'il ajoute rien : chez Gau-
tier, tout est fini, achevé, poli, définitif. Tout est dit, et ce qu'i-
suggère, c'est toujours très précis : il n'y a qu'un sens pour la
rêverie dans ses vers, et ce sens, il l'indique toujours, même lors-
que, par retenue, par pudeur ou par un effet d'art suprême, il n'a
pas précisé sa pensée, par un mot, lorsqu'il laisse quelque marge
au rêve du lecteur. Cela, parce que la perfection est iine et quî
l'œuvre parfaite n'a qu'une seule signification. Nous voici loin de
Mallarmé, n'est-ce pas ?
Mais Gautier est peut-être aussi bien que lui un « auteur difft
ciile », malgré une certaine apparence du contraire, parce que la
perfection est aussi difficile que l'imprécision. Ce sont deux ors
l74 LKS ANNALES ROMANTIQUE<S
aussi rares : tous deux ont leur cangue. C'est ce que Moréas a ex
pliqué quand il a dit :
Mais la perfection est chose plus celée...
Je disais de Gautier qu'il fut un réaliste. A première vue, sem
ble-t-il, le réalisme et la poésie sont des choses différentes, très
éloignées l'une de l'autre. Pour la masse commune des lecteurs,
le poète est un être à part, qui, pour royaume, a l'Idéal et règne
sur des infinis éthérés, difficilement respirables. C'est aussi, pour
quelques-uns, assez grossiers, un rêveur absolument inapte à sai-
sir toutes les contingences, mal à l'aise dans la vie, et qui, tou-
jours perdu qu'il est dans son rêve solitaire, ne peut jamais s
mouvoir dans le réel. La réalité n'est pas faite pour lui... Et de
cette idée incommensurablement fausse sur la véritable poésie,
provient sans doute la suspicion, légitime ou non, mais la suspi
cion profonde où tient le public la poésie. Rien de plus inexact,
rien de plus faux. Et ici, en particulier, rien de plus faux pour la
poésie de Gautier.
Il fut un poète réaliste, non pas dans ce sens qu'il fut surtout
tenté par des sujets bas et vulgaires, mais en ce sens qu'il tira't
toute sa poésie de la réalité. En un mot, il faisait de la poésie de
circonstance, comme le voulait cet inimitable fixeur de nuances
que fut Goethe. N'entendez point par poésie de circonstance,
poésies officielles, odes pour inaugurations, petits vers sur les
naissances, épithalames, épitaphes et madrigaux : non, mais
poésie vivante, poésie née de la vie quotidienne, poésie extraite au
jour le jour des émotions, des sensations, des sentiments que nou«
recevons de la vie, de notre vie. Cette poésie de circonstance, mais
c'est la seule poésie, parce que c'est la seule qui soit uniquement,
purement humaine, et nous sommes des hommes, à la fin, c'est
à-dire des êtres de sang et de nerfs, pour qui la douleur, le plai
sir, le mouvement, la chaleur et la lum.ière existent !
Ainsi, fixer dans des écrits la lumière, la chaleur, le mouve-
ment, le plaisir, la douleur, ce qui nous émeut, nous plaît, nous
captive, nous touche, c'est être réaliste. Et que ces écrits soient
des romans, des tragédies, des comédies ou de simples vers, ces
vers sont réalistes au même titre que ces comédies, ces tragédies,
ces romans. Et j'irai plus loin : je dirai même qu'il n'y a point
de littérature si ce n'est réaliste. Et si Homère, Tacite, Rabe.lais,
Molière, Racine, La Bruyère, Saint-Simon, Stendhal furent des
THÉOPHILE GAUTIEH, POÈTE 175
écrivains réalistes, parce qn'ils ont tiré leurs livres de la vie,
Gautier le fut, et il fut un poète réaliste (1), ce que tous les poètes
devraient être, au lieu de rester figés dans des attitudes, des senti-
ments froids, des poses renouvelées des autres poètes, morts
depuis dix, quarante ou deux cents ans...
Ce réalisme de Gautier, transformé au creuset profond de sa
sensibilité et de son imagination, il aboutit à ces diverses trans
positions d'art que sont ses poèmes.
Qu'il se promène à Paris, place de la Concorde, devant la
Chambre des Députés, dans la boue et sous notre froid ciel de
décembre, l'obélisque soudain apparu excite son imagination, et
le voilà aussitôt entraîné à la suite de brillantes images, au seuil
des déserts de sable, à Luxor, devant le tombeau de Rhamsès ;
et c'est l'origine des 'Nostalgies d'obélisques, dans Emaux et
Camées. A-t-il achevé son article du Jundi pour la Presse ou /"
Moniteur, se voit-il libre pour huit jours, débarrassé de ,1a tâche
odieuse du feuilleton, voici que naît ce court et poignant poème .
Après le feuilleton 'Emaux et Camées), où il a écrit ces vers inou-
bliables :
Le vin de ma propre pensée
Vierge de toute autre liqueur
Et que, par la vie écrasée.
Répand la grappe de mon cœur...
D'une promenade aux Tuileries, un jour d'hiver, il tire ses
Fantaisies d'hiver, d'un voyage, Espanâ ; sur une statue, il écrit
le Contralto fameux, ou l'admirable Niobé. On pourrait multiplier
à l'infini ces sortes d'exemples. C'est avec le reflet qu'il porte en
lui du monde extérieur qu'il crée ses plus étonnants poèmes, ses
(1) Je dis réaliste, et non pas naturaliste. Précisons, pour la com-
modité lie la conversation, : le naturalisme est l'école du petit fait,
n'importe lequel, pourvu qu'il soit un fait. De là les carnets de notes,
aussi niais que surchargés, das Goncourt, des Zola, des Daudet. — Le
réalisme est plus difficile : II veut des faits, soit ; mais des faits choi-
sis, et qui comptent par ce qu'ils représentent, et non pas leur nom-
bre, des faits qui dépassent leur objet, et d'un bond atteignent la
Vérité, ce que ne font pas, même quand ils sont multipliés à l'iniiini,
les petits faits des naturalistes : car alors ce n'est que collection. Et
l'on n'a jamais atteint la moioidre vérité générale, en s'appuyant sur
des faits particuliers.
l76 LES ANNALES ROMANTIQUES
visions les plus développées et les plus achevées. Il s'interdisait
de chercher l'inspiration ailleurs que dans la sensation du
moment.
Art tout subjectif ; sans doute, mais objectivé, si l'on peut dire,
extériorisé dans une forme impeccable ; la sensation devient objet
d'art, par la forme qu'il lui donne, et de la sorte, il ne montre de
lui-même que juste l'indispensable. Considérant le poème non
comme un moyen, mais comme un but, qui est d'être émouvant
et beau, et propre à remuer, à suggérer des images, des couleurs,
des sensations, il s'efforce à l'impersonnalité absolue de l'œuvre
d'art, il cache sa vie, il ne se montre pas ému par des images, û
se contente de montrer des images. De là la nécessité de rempla-
cer son émotion personnelle, ses sentiments, sa sincérité, qualités
subjectives de l'œuvre d'art, par une vertu plus objective, plus
extérieure, qui est la perfection. Elle existe, il la veut, et il v
parvient.
La perfection, c'est 'là ce qui frappe chez Gautier. Encore c»
mot est-il bien vague pour exprimer et la virtuosité avec laquell •
il se joue des mots et des rythmes, et cette vertu de l'œuvre d'art
telle qu'elle ne saurait être différente, telle qu'il n'y a pas deux
manières de la rendre achevée. Tl a toutes les perfections : compo
sition, langue, vocabulaire, science du rythme, justesse d'image^,
mesure, clarté, concision. Chacune de ses pièces, sonnet, ballade,
élégie ou poème, est une construction admirable d'ordonnance, de
développement et de balancement. Pour sa langue, si riche et s'
simple, on sait jusqu'à quel scrupule il poussa le goût de l'exac-
titude et de la propriété du terme, l'emploi des dictionnaires
techniques, la connaissance profonde des mots et de leur physio-
nomie, leurs usages,- leur application ; nul, si ce n'est Hugo, n'a
eu à sa disposition un vocabulaire plus nombreux et plus juste.
Mais quelque riche et varié que soit son vocabulaire, il en use à
si bon escient et avec une telle sûreté que jamais l'effort, la recher-
che, ni l'affectation d'être rare ne se font sentir. Plus qu'une
science, la justesse du Verbe est un don, au même titre que le
rythme et le nombre. Ses images, par suite, sont innombrables,
mais sans surcharge, et, toujours, correspondent d'une façon près
que symétrique à la pensée qu'il exprime. Là encore quel luxe
THÉOPHILE GAUTIER, POÈTE 177
inouï de couleurs queil chatoiement de tons, quelle rutilante
palette elles composent ! Ce n'est pas l'éclat truculent et chaotique
de Hugo, la redondance ni la confusion de telles pièces du maître :
non, mais une coloration plus sobre, mais pas pour cela moins
éclatante, une mesure plus parfaite, parce que, là encore, il com-
pose l'arrangement et la disposition des couleurs et des images,
comme il compose la structure de la strophe et l'ordonnance du
poème. S'il fait parfois ciller les yeux, à cause d'une lumière trop
vive, du moins jamais il n'est confus. Comme il ne « pense » pas.
il reste concis et serré, nerveux et souple, à la manière latine.
Il a tellement le sens des images, ce Gautier, il voit ce qu'i;
dépeint avec un œil si juste et si précis qu'il nous faut voir, même
lorsqu'il brosse ou burine dans la fantaisie : il est si exact, si just"
et si parfait, encore une fois, que l'on ne peut pas ne pas voir ce
qu'il montre, ni deviner ce qu'il suggère, quand il se contente
d'indiquer (1)... C'est précisément cet excès de perfection que l'on
peut reprocher à Théophile Gautier. Devant tel de ces poèmes
impeccables au point qu'il semble que l'on soit devant un bloc de
marbre poli, on peut regretter qu'il n'y ait pas îà la moindre
fissure, le joint où croît Ja mousse, on cherche vainement le plus
petit défaut qui témoignera qu'une main humaine a travaillé là,
la plus imperceptible négligence, quelqu'une de ces gaucheries,
de ces maladresses charmantes qui font tout le prix des vers d'une
Marceline Desbordes-Valmore, ce poète qui savait si mal son
métier, ou cette insouciance de Musset qui s'en moquait.
On peut lui reprocher aussi — et c'est déjà fait — cette appa-
rente froideur, cette imperturbable rigidité. D'aucuns, qui ne
l'aiment pas, disent qu'il manque d'idées, qu'il est impassible,
(1) L'art de Gautier, son sens de l'image sont si parfaits et si justes
qu'un exemple matériel s'impose. L'une de ses pièces les plus ache-
vées, le Spectre de la. Bose, a pu fournir récemment le sujet d'un diver-
tissement dansé, lors de la dernière saison des Ballets Russes. C'est à
un poète, M. .Jean-Louis Vaudoyer, qui est, faut-il le dire ? un admi-
rateur passionné de Théophile Gautier, que l'on doit l'adaptation de
cette scène exquise à la musique de Weber, Vlnvitafion à la valse. Je
ne pense pas qu'on puisse trouver un exemple plus heureux de trans-
position d'art. Celle-ci eût charmé Gautier. Comme c'est à l'envers
d'un dessin que l'on peut le mieux juger de son exactitude, il me sem-
ble que c'est à une transposition d'une tranisposition que l'on peut
juger le mieux aussi de la perfection de la première à la perfection
de la seconde.
12
178 LES ANNALES ROMANTIQUES
insensible, glacé, qu'il n'a rien d'humain, de purement humain,
et, par suite, qu'on le doit négliger.
Et avec quel haussement d'épaules on pense clore la discussion
quand on a dit : « Ce n'est qu'un artiste ! »
Voilà justement où j'en voulais venir. Assurément, s'id n'était
qu'un artiste, Gautier mériterait sans plus (mais pas moins) la
place qui jusqu'à ce jour lui fut assignée — injustement. Mais 1
y a plus qu'un artiste en lui, et ce n'est pas qu'un beau jongleur
de rimes, un ouvrier habile en marqueterie de mots. Evidem-
ment, il n'y a pas chez lui cette abondance d'idées pures qui se
trouve dans Hugo, ni cet étalage de sensibilité, ni la douleur que
l'on voit chez Musset. Mais est-ce à dire qu'il n'y ait chez Gautier
ni sensibilité, comme il le voulait laisser croire, ni idées, comme
il s'en vantait ? Certes, non. Il a des idées. Il est sensible. Les idées
ne sont ni philosophiques, ni sociales, ni morales ; je concède
même qu'elles sont assez peu nombreuses et assez faible en ce
sens qu'il ne les a pas inventées ou réinventées ; mais les idées de
Gautier sont plutôt des sentiments. Et, pour sa sensibilité, elle
n'est point un mythe, elle existe, et elle saigne, comme une autre ;
il est susceptible d'émotion, il est capable de porter les yeux assez
haut, et assez loin, quand il 'le juge nécessaire. Mais cette sensi-
bilité, elle ne se répand pas, elle ne pleurniche pas, elle ne s'ex-
hibe pas — pas plus qu'elle ne se cache. Seulement Gautier la
contient, il resserre son émotion, il la bride ; des larmes que l'on
empêche de couler n'en sont pas moins des larmes — et elles n'en
sont que plus douloureuses et plus amères. Mais le beau stoïcisme
de celui-là qui pleure en silence et les yeux fermés !...
C'est en cherchant qu'on les trouvera, ces émotions, cette sen
sibilité, ces larmes, chez Gautier.
Qu'il ait maîtrisé longtemps sa douleur, qu'il ait répugné à
tout exhibitionisme, que, par une pudeur admirable, il se soit
refusé aux confidences, s'ensuit-il que Gautier vraiment aif été
insensible, glacé, qu'il, n'ait pas soufïert ?
Théophile Gautier fut excessivement sensible. Il manqui
d'idées — peut-être. Mais il fut capable de réunir des sensations,
aussitôt transformées en sentiments, et en sentiments profonds.
Si l'on compte avec le romantisme de Gautier, on peut difficile-
ment admettre qu'il n'ait pas été excessivement sensible.
Mettons à part, si vous voulez, un romantisme un peu turbu-
lent, au début, quelque pose, cette affectation de byronisme, ce
dandysme d'esthète, son impassibilité apprise de la fin, Gautier
THÉOPHILE GAUTIER, POÈTE 179
n'en reste pas moins profondément romantique. Nous nous
entendons, n'est-ce pas ? Nous faisons la différence du roman-
tisme-école littéraire du romantisme-façon de sentir. C'est de ce
dernier que je parle.
S'il est un exemple frappant du mal du siècle, c'est bien Gau-
tier qui le présente. Ce que l'on retrouve à presque toutes les
pages de ses livres, c'est le sentiment profond de .la mort : non
point cette mort qui joue un si grand rôle dans le théâtre roman-
tique, la mort à effet, la mort à grand spectacle, avec fer, corde ou
poison, squelette et cercueil à l'appui, mais la mort anéantisse-
ment, néant, le trou noir, linconnu... A côté, un autre sentiment
parallèle : cette vaste nostalgie, cette tristesse morne, cette im-
puissance à ne pas regretter ,1e temps qui a fui, les pays lointains,
tout ce où l'on n'est pas, tout ce qui vous échappe, tout ce qui
s'écroule autour de vous. Et en même temps que cette incurable
tristesse, un goût violent de la vie, d'où les crises de sensualité
immédiatement suivies de dégoût et d'écœurement : Anacréon
triste, c'est biea cela... Et qu'est-ce donc que cette horreur de la
mort, cette tristesse, cet amour de la vie, ces accès sensueds, ces
abattements, sinon le vaste sentiment de l'absolu ? Qu'est-ce donc
que ces émouvants conflits entre ces forces différentes, si ce n'est
la furieuse recherche de quelque chose de stable, à quoi s'accro-
cher ? Et qu'est-ce que ces désespérances à propos de l'absolu, si
ce n'est le mal du siècle ?
Gautier porta dans le cœur ce vautour rongeur, toute sa vie. Et
voilà l'homme qui passe pour insensible, parce que l'on ne voit
pas cette plaie à son flanc, parce que l'on n'a pas lu ses vers en
se demandant ce qu'il pouvait y avoir dedans. Voilà donc J'expli-
cation de cette terrible Comédie de la Mort...
Certes, à ne considérer que l'art, c'est un morceau incompar*^t-
ble, ce poème. Mais à l'examiner de près, l'on s'aperçoit que c'est
Gautier qui cherche à résoudre là Ja redoutable question.
Le poète erre dans un cimetière un jour des Morts. Autour do
lui, rien que des tombes, et délaissées. L'herbe haute y croît, 'a
mousse les recouvre et les ronge, les noms s'effacent sur la pierre
qui les clôt. Et les morts tout à coup lui paraissent devoir, non
point dormir, au fond des sépulcres, mais, éveillés, se souven-'r
dans l'éternelle immobilité.
Peut-être aux passions qui nous brûlaient, émue,
La cendre de nos cœurs vibre encore et remue
18Ô LES ANNALES ROMANTIQUES
Par delà le tombeau,
Et qu'un ressouvenir de ce monde dans l'autre
D'une vie autrefois enlacée à la nôtre
Traîne quelque lambeau...
Ces morts abandonnés...
S'ils étaient éveillés au fond de cette tombe
Ôii jamais une larme avec des fleurs ne tombe
Quelle affreuse douleur !...
Songer qu'on a passé sans laisser plus de marque
Qu'au dos de l'océan le sillon d'une barque...
Oui, s'ils se souviennent encore, les morts, dans leurs tom
beaux, de quelle tragique horreur se doublera l'horreur de vivre,
si la mort n'est plus « le remède suprême », si l'on ne peut plus
Se consoler de vivre
Par l'espoir tant fêté du calme qui doit suivre
L'orage de nos jours...
Quel épouvantement, si la vie persiste encore dans la mort ?
C'est ce que développe le poète dans la première partie de son
diptyque la Vie dans la mort. Et dans la seconde, intitulée la Morl
dans la vie, il retrouve dans tout ce qui l'entoure l'abominable
avant-goût de néant, l'odeur de l'anéantissement final où nous
courons. La mort, elle est partout, elle se montre partout ; et lui
Gautier, plus qu'un autre, il porte en ilui cette chose abominable,
le sentiment de son éternQlle solitude.
L'invisible néant, la mort intérieure
Que personne ne sait, que personne ne pleure,
Même votre plus cher...
Et partout, toujours, à quelque endroit qu'il se réfugie, science,
amour, volupté, conquête, la mort, la mort seule répond. Et Ift
magnifique artiste dans cette course à l'absolu fait la rencontre
du docteur Faust :
THÉOPHILE GAUTIER, POÈTE 181
Penchant son grand frojit chauve et triste
Sur quelque manuscrit.
Il l'interroge :
Quel sable, quel corail a ramené ta sonde ?
As-tu touché le fond des sagesses du monde,
En puisant à ton puits ?
Nous as-tu dans ton seau fait monter toute nue
La blanche vérité jusqu'ici méconnue ?
Arbre, où sont donc tes fruits ?
Et Faust répond :
Je n'ai pu de mon puits tirer que de l'eau claire,
Le sphinx interrogé continue à se taire ;
Si chauve et si cassé.
Hélas ' j'en suis encore à peut-être et que sais- je ?
Et les fîeurs de mon front ont fait comme une neige
Aux lieux où j'ai passé...
... Le néant ! Voilà donc ce que l'on trouve au terme !
Comme une tombe un mort, ma cellule renferme
Un cadavre vivant.
C'est pour arriver là que j'ai pris tant de peine.
Et que j'ai sans profit, comme on fait d'une graine.
Semé mon âme au vent...
Le poète continue sa course. Bientôt, il fait une nouvelle, une
étrange rencontre :
C'était un cavalier avec un grand panache
De longs cheveux bouclés, une noire moustache
Et des éperons d'or.
Il avait lie manteau, la rapière et la fraise
Ainsi qu'un raffiné du temps de Louis treize.
Il semblait jeune encor...
Mais en regardant bien je vis que sa perruque
Sous ses faux cheveux bruns laissait près de sa nuque
Passer des cheveux blancs ;
Son front pareil au front de la mer soucieuse
Se ridait à longs plis ; sa joue était si creuse
Que l'on comptait ses dents.
iH'2 LES ANNALES ROMANTIQUES
Malgré le fard épais dont elle était plâtrée
Gomme un marbre couvert d'une gaze pourprée
Sa pâleur transperçait ;
A travers le carmin qui colorait sa lèvre
Sous son rire d'emprunt on voyait que la fièvre
Chaque nuit le baisait.
Ses yeux sans mouvement semblaient des yeux de verre ;
Ils n'avaient rien des yeux d'un enfant de la terre,
Ni larmes ni regard.
Diamant enchâssé dans sa morne prunelle,
Brillait d'un éclat fixe une froide étincelle.
C'était bien un vieillard.
Comme l'arche d'un pont son dos faisait .la voût€ ;
Ses pieds endoloris tout gonflés par la goutte
Chancelaient sous son poids.
Ses mains pâles tremblaient — ainsi tremblent les vagues,
Sous les baisers du Nord — et laissaient fuir leurs bagues.
Trop larges pour ses doigts...
Confiant à la nuit son amoureuse plainte,
Il attendait devant une fenêtre éteinte
Sous un balcon désert...
Dis, que fais-tu donc là, vieillard, dans 'les ténèbres ?...
Le vent moqueur a pris la chanson sur son aile ;
Personne ne t'écoute et ta cape ruisselle
Des pleurs de l'ouragan...
Il ne me répond rien ; dites, quel est cet homme,
0 Mort, et savez-vous le nom dont on le nomme ?
— Cet homme, c'est Don Juan.
Et bien, Don Juan, pas plus que Faust dans le Savoir, Don Juan
n'a pas trouvé dans ses plaisirs le mot essentiel. Le poète errant
l'abandonne et reprend son chemin. Le voici soudain au milieu
de cadavres mutilés sous un ciel de feu, au centre d'une vaste
plaine.
Une ombre, dos voûté, front penché, dans la brise
Passa. C'était bien lui, la redingote grise
Et le petit chapeau...
THÉOPHILE GAUTIER, POÈTE 183
Hardi, le poète interroge l'Homme :
Ce mot perdu que Faust demandait à son livre,
Et Don Juan à l'amour, pour mourir ou pour vivre,
Ne le sauriez-vous pas ?
Et Napoléon, pas plus que don Juan ni que Faust, ne sait crier
autre chose que son ignorance. Alors c'est vers la nature écla-
tante que se tourne îe malheureux chercheur. Il souhaite la
volupté, cueille des fleurs, presse des mains de femmes, se rue
dans le plaisir. Mais un spectre apparaît, pâle et les yeux creux .
la mort, qui de ses maigres bras environne le monde...
Voilà sans doute la plus belle et la plus forte des œuvres de
Gautier, celle où passe le souffle le plus large et l'émotion la plus
féconde. C'est la vieille idée de la mort qui, du premier vers au
dernier, l'anime. Cette même idée, tragique, on la retrouve à
chaque page dans les trois livres de vers du poète. Parmi des
pièces plus courtes, en voici une des plus parfaites, où le drame
est plus resserré, l'émotion non moins profonde, mais plus cor»
centrée, la Fontaine du cimetière.
Les végétations maladives du cloître
Seules sur ce terrain peuvent germer et croître,
Dans l'humidité froide, à l'ombre des grands murs.
Des morts abandonnés, douces consolatrices,
Les fl^eurs n'oseraient pas incliner leurs calices
Sur le vague tombeau de ces dormeurs obscurs.
Au milieu, deux cyprès à la- noire verdure
Profilent tristement leur silhouette dure.
Longs soupirs de feuillage élancés vers les cieux,
Pendant que du bassin d'une avare fontaine
Tombe en frange effilée une nappe incertame
Comme des pleurs furtifs qui débordent des yeux...
Par les saints ossements des vieux moines filtrée
L'eau coule à flots si clairs de la vasque éplorée
Que pour en boire un peu je m'approchai du bord...
Dans le cristal glacé quand je trempai ma lèvre
Je me sentis saisi par un frisson de fièvre :
Cette eau de diamant avait un goût de mort !
184 LES ANNALES ROMANTIQUES
C'est la mort encore qui anime ces pièces, les Affres de la mort,
les Stances fameuses {Maintenant dans la mer ou bien dans la
Montagne), Ténèbres, vingt autres poèmes parfaits et terribles (1).
Gest toujours et encore la même pensée qui jette le poète dan=5
cette tristesse qui baigne tous ses vers, soit qu'il rêve des ciels
antiques, soit qu'il se penche sur un marbre exhumé récemihent,
soit qu'il s'acharne sur le décevant plaisir... Parfois, sa révolte
devant la mort s'atténue, la tristesse devient mélancolie — et c'est
cette mélancolie profonde que respire toute l'œuvre de Gautier,
mélancolie apaisée, acceptation, mais enfin lassitude totale, après
l'effort trop grand pour se soustraire, s'arracher à cette puis
sance mystérieuse qui nous prend aux épau,les et nous courbe
vers le tombeau. Cette incurable douleur humaine, quel poète
parmi les plus grands, l'a rendue avec plus d'ampleur qu'en ce^
quelques vers, Niobé ?
Sur un quartier de roche, un fantôme de marbre,
Le menton dans la main et le coude au genou.
Les pieds pris dans le sol, ainsi que des pieds d'arbre,
Pleure éternellement sans relever le cou.
Que,l chagrin pèse donc sur ta tête abattue ?
A quel puits de douleur tes yeux puisent-ils l'eau ?
Et que souffres-tu donc dans ton cœur de statue.
Pour que ton sein sculpté soulève ton manteau ?
Tes larmes, en tombant du coin de ta paupière
Goutte à goutte sans cesse, et dans 1g même endroit.
Ont fait, dans l'épaisseur de ta cuisse de pierre,
Un creux où le bouvreuil trempe son aile et boit.
0 symbole muet de l'humaine misère,
Niobé sans enfants, mère des sept douleurs.
Assise sur l'Athos ou bien sur le Calvaire,
Quel fleuve d'Amérique est plus grand que tes pleurs ?
(l) Nous laissons de côté un très grand nombrp de pièces de Gautier
où il parle de la mort, où il la dépeint ; c'est toutes les poésies de Gau-
tier, ou presque, qu'il faudrait citer. Je ne parle ici que de son senti-
ment de la mort, et non de sa hantise romantique, comme dans la
Tête de mort ou Albertus.
THÉOPHILE GAUTIER, POÈTE 185
Lorsque l'on épi-ouve avec une si tragique profondeur de tels
frissons, dites, est-ce que l'on est le poète impassible et froid qu
l'on a voulu voir en Gautier ? Peut-on lui en vouloir, après avoi
lu ces quelques fragments (et je cite, au hasard, ce qui me vient
à l'esprit, en feuilletant ses poésies ; on pourrait trouver d'infinis
exemples identiques), peut-on lui en vouloir, à ce poète, d'avoir
cherché à s'évader, à fuir ces pensées funèbres en se réfugiant
dans un monde plus beau, celui de la poésie pure, dans le royau
me idéal de l'art ? Peut-on lui en vouloir, et lui reprocher de s'être
retiré dans le plus hautain des rêves, là oîi l'esprit embell't le"^
choses qui passent et les fixe dans une immobile et fragile perfef'-
tion ? A défaut do l'autre, l'art est un absolu qui console, et c'est
parce qu'elle console du temps qui fuit, de la rhort qui vient, de
la tristesse, de la déception de vivre une vie où tout ce que nous
possédons nous échappe, que la poésie fut pour Gautier le der
nier, le suprême refuge. Est-ce lui qui a tort de l'avoir choisi, on
nous qui ne savons pas l'y suivre ? Quand les plus poètes des
poètes (au point qu'ils sont désarmés devant la vie) ne savent plus
s'échapper ainsi, orner de beauté leur misérable et fragile exis-
tence, ils meurent : et ce sont les Gilbert, les Léonard, les Malfi
latre, les Chatterton, les Samain, ce sont les petits poètes. Gautier
n'est pas de ceux-là. parce qu'il a trouvé, lui, ce qui est, au milici
de la fuite universelle, la seule chose qui donne l'illusion d^j
durable et du stable : la poésie, l'art. De là ses nostalgies pour ce
qui, par l'éloignement, paraît plus désirable et plus beau, les
siècles d'autrefois, le ciel d'Orient, d'Espagne, d'Italie, de Tur-
quie, les Indes, les lieux et les temps que, plus ils sont loin de
nous, plus nous les chargeons de rêves, de mystère et de beauté...
Cela, parce que nous autres artistes, délicats, raffinés, nous avons
mûri et formé nos cœurs et nos esprits dans le rêve perpétuel des
musées, des bibliothèques et des livres, dans tout ce qui est
beauté : et parce que nous sommes déçus, le jour qu'il faut vivre,
que la réalité ne corresponde pas à cette mensongère image que
nous nous en étions faite. Ce désir de fuir, ce besoin de rapatrie-
ment idéal, Gautier l'a exprimé très bien dans les premières pages
de Mndewmselle de Maupin.
Ce sentiment de l'absolu, que je notais tout à l'heure chez
Gautier, savez-vous ce que c'est ? C'est la marque d'une âme chré-
tienne, à qui la foi fait défaut. Cela peut paraître singulier et
faux, pour Gautier : mais au fond, c'est cela, et rien d'autre. Dans
son rêve de beauté pure, dans son amour de l'art grec, l'art par
186 LES ANNALES ROMANTIQUES
excellence, il a pu s'écrier, dans un émouvant blasphème : « Le
Christ n'est pas mort pour moi. Je suis aussi païen qu'Alcibiade
et Phidias. Je n'ai jamais été cueillir sur le Golgotha les fleurs de
la passion, et le fleuve profond qui coule du flanc du Crucifié et
fait une ceinture rouge au monde ne m'a pas baigné de ses flots...»
Il s'est trompé. Cet immense dégoût de vivre, cette perpétuelle
nostalgie du cœur et de l'esprit, cet appétit insatiable de Vimpos-
sihle, c'est, profondément, le sens du divin, la soif de l'absolu, la
nostalgie de l'infini qu'a mis dans nos âmes le christianisme :
qu'on m'entende : je ne dis pas que Gautier soit un mystique ;
mais il porte en lui, comme tous les romantiques l'ont porté d'ail-
leurs, du jour que le rationalisme et le matérialisme du xviii^ siè-
cle n'ont plus suffi à contenter les esprits, il porte en lui cette âme
moderne, incertaine assoiffée d'au delà, passionnée de certitude,
qui est l'âme chrétienne, mais l'âme chrétienne sans la foi.
Ce qu'il appelle VImpossible, c'est l'absolu qu'on n'atteint pas.
Et qu'est-ce l'absolu sinon Dieu ? Non, il n'était point païen, au
fond — mais seulement païen de forme, païen par un artifice et
un goût naturel de l'esprit, comme nous pouvons l'être après vingt
siècles de christianisme. Non, il n'est pas Alcibiade, ni Phidias,
s'il s'en réclame. Ni Phidias ni Alcibiade n'ont connu cette inquié-
tude métaphysique qui nous tue. Ils avaient une âme sereine,
une âme si différente des nôtres que nous ne pouvons même plus
la concevoir, nous autres, dans les âmes de qui règne ce trouble
moderne, l'inconnu.
Voilà la raison profonde de ce pessimisme de Gautier, voilà le
fond de son âme, malgré ce qu'il en a pu dire et croire : mais
d'après ce qu'il a dit, nous le pouvons comprendre tel que je le
comprends et tel que je me suis efforcé de le faire comprendre.
Peut-être n'eut-il pas d'idées, c'est possible ; qu'importe cela, s'il
fut sensible ? Et il le fut, largement. L'amour, la nature, la patrie,
certes, n'ont dans son cœur qu'une place secondaire, mais si la
nature ne le touche que -comme œuvre d'art, s'il « voit encadré »
en quelque sorte, s'il se refuse aux confidences sentimentales, s'il
ne prône aucune des vertus civiques dont le siècle passé s'est fait,
depuis 8P, un monopole discutable, est-il pour cela insensible à
l'amour, indifférent devant la nature et mauvais citoyen ? Qu'on
lise donc telle pièce, intitulée le 28 juillet 1840 ou les Vieux de
la Vieille, on verra s'il fut incapable d'être touché par les desti-
nées de notre pays. Qu'on lise, dans Emaux et Cam,ées, le Premier
sourire du Printemps, on verra s'il n'a jamais regardé le ciel et
THÉOPHILE GAUTIEH, POÈTE 187
les arbres sans ce petit frisson physique qui est la marque d'un
cœur sensible à ce qui est naturellement beau sans le secours de
la main des hommes. Qu'on lise, dans le même livre : A une Robe
rose, Diamant dil Cœur, le Poème de la Femme, et l'on verra, à
quelques détails qu'un amant a pu trouver, s'il ne sut point
aimer...
On parlera beaucoup de Théophile Gautier ces temps-ci. Un
mouvement se dessine déjà, à la suite duquel il se pourrait bien
faire qu'il prenne parmi nos poètes la place qui lui est due. On
le lira sans doute un peu plus ; et nous entendrons quelques
beaux cliclîés sur son compte. Il m'a semblé qu'il était aussi bien
de l'intérêt crénéral de la poésie que de celui de la justice, d'indi-
quer quelques traits les plus émouvants de Gautier, par où il
atteint une hauteur et une grandeur admirables. On ne sait pas
lire les poètes. Et c'est dommage, car celui-là en est un grand.
Emile Henriot.
Les Alis de 1" ïictor liièo
M""' Victor Hiig-o fut, à ma connaissance, la première personne
qui prit plaisir à collectionner les dessins et les autographes, et
je puis dire comment l'idée lui vint d'en faire des albums.
C'était au mois de décembre 1824. On jouait à l'Odéon depuis
quelques jours le Freischulz arrangé ou plutôt défiguré par Cas-
til-Blaze, et tous les romantiques se rendaient à ce théâtre pour
applaudir, sous le titre de Robin des Bois, le chef-d'œuvre de
Weber.
Or, un soir que Victor Hugo et sa femnie attendaient sous les
galeries de l'Odéon l'ouverture des portes, ils se trouvèrent à côté
d'un grand jeune homme au visage ferme et cordial qui les salua
et entra en conversation avec eux. C'était Achille Devéria dont
des centaines de lithographies avaient déjà répandu le nom dans
le public lettré. Il était très mélomane et ne se lassait pas d'en-
tendre la chanson à boire et le chœur des chasseurs du Freischulz.
On a vite lié connaissance quand on a vingt ans (1) et les mêmes
goûts.
M""" Victor Hugo l'ayant complimenté sur ses dessins, Devéria
lui demanda si elle avait un ailbum. Quelques années plus tard,
elle aurait pu lui répondre qu'elle en faisait collection. Comme
elle n'en avait pas epcore, elle lui dit qu'elle en aurait un le len-
demain. Et le lendemain soir, le dessinateur, qui habitait non
loin de la rue de Vaugirard où demeurait alors le poète des Odes
et Ballades, vint avec son crayon étrenner le premier ailbum de
jy/jme Victor Hugo.
Qu'est devenu cet album ? H a probablement eu le sort du
Bonsnrd de Victor Hugo, qui fut vendu avec ses meubles, quand
il partit pour l'exil. Mais il n'était pas le seul que M""* Victor Hugo
eût formé durant vingt-cinq ans. Et M.. Lefèvre-Vacquerie en pos-
sède un autre que la femme du grand poète offrit à sa mère le
(1) Achille Devéria était né à Paris le G février 1800.
I
LES ALBUMS DE M'"= VICTOH HUGO 189
13 mai 1843. C'est de cet album précieux que j'ai tiré, avec la per-
mission de son propriétaire, les lettres autographes que je donne
aujourd'hui à La Rnme. Ces lettres, signées des plus grands
noms de la littérature et de l'art français au xix'' siècle, sont toutes
adressées, sauf la dernière, à Victor Hugo. Il suffira de les lire
pour se rendre compte de leur intérêt.
Léon SÉCHÉ.
1. — LAMENNAIS
A la Chênaie, le 9 juin [1822].
J'ai lu le recueil de vos poésies (1), mon cher Victor, et je vous
remercie du plaisir que vous m'avez procuré. Les beaux vers res
semblent à la lumière du midi, qui colore davantage les objets et
répand sur eux des teintes plus variées et plus harmonieuses.
Vous avec des morceaux d'une grande force, et d'autres où la
grâce s'unit à une sensibilité douce et vraie. L'ode intitulée
Vision m'a paru pleine de verve et d'originalité. Il ne tiendrait,
qu'à moi de vous citer une foule de vos charmants, car j'ai sous
les yeux le Regret., le Vallon de Chérizy, le Niiage, le Matin ;
c'est l'âme qui fait le poète, et voilà pourquoi il y en a si peu.
Ne me laissez pas i.srnorer l'issue de votre affaire à la maison
du Roi (2). Vous avez raison de penser à assurer votre avenir. Per-
sonne ne connaît mieux que moi les embarras dont je voudrais
vous voii- affranchi. J'espère aussi en sortir un jour, mais pour
cela il me faut encore plusijeurs années de travail. Au reste,
j'éprouve une çrrande douceur à m'abandonner à la Providence ;
elle est si bonne pour ses enfants ! et pourtant nous nous inquié-
tons comme si nous étions orphelins. Un de mes amis, dans J'émi-
gration, avait épuisé toutes ses ressources ; il ne lui restait plus
qu'une petite pièce de monnaie ; il la regarde, il y lit ces mots :
Deus providebit ; à l'instant sa confiance renaît, et quoiqu'il ait
dans la suite éprouvé bien des traverses, jamais le nécessaire ne
lui a manqué.
(1) Odes et Poésies diverses, publiées cliez Pélicier, en 1822.
(2) Allusion à la pension de 2.000 francs qui fut accordée queJque
■temps après à Victor Hugo par le roi Louis XYIIL
190 LES ANNALES ROMANTIQUES
Vous me demandez, mon cher ami, où j'en suis de mon troi-
sième volume (1) ; il est fini, mais l'ouvrage ne l'est pas, à beau-
coup près. Mon dessein n'était d'abord d'offrir que des résultats,
mais ces résultats, quoique incontestables, auraient été contestés,
attendu la disposition des esprits à mon égard. Je me suis donc
décidé à présenter les preuves de tout ce que j'avance, c'est-à-dire
le tableau de la tradition du genre humain sur les grandes vérités
de la religion. Je sens fort bien que ces longs développements
doivent jeter de la longueur dans la troisième partie de VEssai ;
mais que faire à cela ? L'auteur y perdra peut-être, mais la vérité
y gagnera, je crois ; et c'est tout ce que je désire, le reste est trop
vain pour s'en occuper. Ainsi, outre le volume fini, il m'en reste
encore deux à faire ; ils ne me coûteront guère moins de dix-huit
mois de travail. Ce qui me peine le plus, c'est d'être si longtemps
séparé de mes amis. Il faut que je me redise de temps en temps
que Dieu le veut, et il est vrai que ce mot répond à tout, et console
de. tout. Priez pour moi, mon cher Victor. Je ne vous oublie point
à l'autel, et votre souvenir est partout un des plus doux de mon
cœur.
Votre ami, F. M. (2).
II. — LAMENNAIS
S. d. [1825].
J'ai été constamment malade et très occupé depuis que je ne
vous ai vu, mon cher Victor ; c'est à peu près mon état perpétuel
à Paris. Rendez-moi, je vous prie, île service de rappeler à
M. Nodier la promesse qu'il a bien voulu me faire d'un article
dans la Quotidienne sur mon Imitation (3). Cette édition de luxe
a besoin d'être connue et aidée, et je ne sais trop où trouver cette
aide. Je me confie là-dessus à votre amitié, et à l'obligeance de
M. Nodier, à qui je ne laisse pas de craindre que mes instances
ne soient importunes. -
Adieu, cher Victor. F. de la M.
Samedi.
(1) De VEssai sur V indifférence.
(2) Lamennais fut une des premières admirations de Victor Hugo, et
celui qui, avec Chateaubriand, exerça le plus d'influence sur sa
jieunesise.
(3^ Vlmitation de Jésus-Christ, traduction nouvelle de F. de Lamen-
nais, parut en 1825, avec 5 gravur^is.
LES ALBUMS DE M"'^ viCTOR HUGO l9l
III. — CHATEAUBRIAND
/" décembre 18Î6.
Je vous dois toujours, monsieur, de nouveaux remerciements.
Vous me louez trop, mais pourtant si bien que je n'ai pas le cou-
rage de m'en plaindre. Je vais relire ce que j'ai ilu et lire ce que
je ne connais pas encore (1). Je vous admire toujours et ne suis
fâché que de ne pas vous voir plus souvent.
Croyez, monsieur, à mon dévouement bien sincère.
Chateaubriand.
iv. — lacretelle
s. d. [1827].
Quoique j'aie bien rarement, monsieur, le plaisir de vous voir
ou plutôt de vous entrevoir, il faut que je cède au p-laisir de vous
dire combien votre Ode à la Colonne sacrée m'a ému, trans-
porté (2). Le courage et l'honneur sont les vraies inspirations du
talent. Que de belles images ! que de pensées fortes ! quelle cha-
leur continue ! quelle vérité de sentiments ! Tandis que nous
défendons de notre mieux la cause des lettres françaises, vous en
relevez la gloire et en renouvelez la puissance. Vous allez porter
l'effroi dans bien des Cours, mais vous réjouissez celle d'Apollon,
pardonnez-moi cette citation mythologique. Il faut que mon
esprit aille sur son vieux moule, mais heureusement il sent tout
le prix des beautés nouvelles et surtout quand la source en est
une âme noble.
Agréez l'hommage des sentiments sincères que je brûlais
d'exprimer.
Lacretelle (3).
(1) La préface et les poésies de la troisième édition des Odes et
Ballades.
(2) Victor Hugo avait écrit l'Ode à la Colonne pour venger l'injure
faite aux maréchaux de l'Empire par l'ambassadeur d'Aïutriche qui,
dams un bal fameux, au lieu de se les faire annoncer, par leurs titres
de noblesse, de Reggio et d'Albuféra, avait donmé l'ordre de les appe-
ler par leurs noms de famille : Oudinot et Suchet.
(3) Lacretelle (Jean-Jacques-Dominique de) dit le jeune. Né à Metz,
le 3 septembre 1766, mort à Mâcon le 26 mars 1855.
192 LES ANNALES ROMANTIQUES
V. - ALFRED DE MUSSET
Je suis désolé, mon cher ami, de ce qu'il m'est impossible d'être
demain avec vous à Notre-Dame (1). J'ai fait la plus grande imbé-
cillité du monde en acceptant votre aimable invitation. Mais il
y a huit jours que je dois monter à cheval demain ; c'est une
partie avec d'autres. Je ne serais jamais à cinq heures chez vous,
habillé, et j'aurais, de vous manquer de parole, une peur horrible
qui ne me servirait à rien.
Je vous verrai chez M. Nodier, s'il ne pleut des hallebardes la
tête en bas.
Recevez mon excuse et repentances. Quelque désagrément que
vous cause ma maladresse, j'en suis toujours plus vexé que vous.
25 samedi [octobre 1828'\. Alfred de Musset.
VI. — M'"'' desbordes-valmore
S. d. [18291
Que je serais contente si vous éprouviez quelque bien de ce tré-
sor qui vient de me renare la vue comme par un miracle de Dieu !
N'ayez pas peur monsieur, de vous en servir, il m'a été envoyé
par un ami prudent, M. Alibert (2). Je vous conjure d'essayer, il
m'a d'avance prévenue que si cette eau ne me guérissait pas, l'effet
n'en pouvait être en rien nuisible, car j'ai toujours peur aux yeux,
et les vôtres sont précieux à tout le monde.
T] faut les baigner dans cette eau trois ou quatre fois le jour par
le moyen d'une œillère. Vous sentirez des piqûres, et si elles
étaient trop vives, vous mêleriez un peu d'eau pure à ce bain local.
Parmi vos nombVeux et brillants amis, pensez, monsieur, que
dans un coin obscur de ce monde, on fait les vœux les plus tendres
pour votre gloire et pour votre bonheur.
Boulevard Sainl-Denis, n° 9. Marceline Valmore (3).
(1) Sainte-Beuve raconte que pendant qu'il travaillait à Joseph
Delorme, et Victor Hugo aux Orientales, ils allaient souvent avec leurs
amis voir se coucher le soleil au haut des tours de Notre-Dame.
(2) Méiiecin fameux que quelques-uns regardent comme le père du
premier enfant de Marceline.
(3) On voit que cette lettre se rapporte à la précédente.
1
LES ALBUMS DE M'"*^ VICTOR HUGO 103
VII. — ALFRED DE VIGNY
9 février 1829.
Je vous <ai, je vous tiens depuis longtemps malgré vous, cher
ami, et je ne vous quitte pas, vous me suivez tout le jour jusqu'à
la nuit et je vous reprends le matin. Je vais de vous à vous, du
haut en bas, du bas en haut, des Orientales au Condamné, de
l'Hôtel de Ville à la tour de Babel, c'est partout vous, toujours
vous, toujours la couleur éclatante, toujours l'émotion profonde,
toujours l'expression vraie, pleinement satisfaisante, la poésie
toujours. Depuis trois semaines je ne sors pas, retenu ici par une
longue maladie de ma femme et un grand chagrin, car l'autre
soir chez vous, pendant que je riais, je ne savais qu'elle allait
perdre un enfant âgé de deux mois dans son sein ; elle a souffert
autant qu'une mère et ne l'est pas. Hélas ! vous devinez tout ce que
j'ai souffert aussi. Je voudrais pouvoir vous dire tout ce que vos
belles odes m'ont donné de consolation en m'enlevant à moi-
même, quel enivrement elles me causent comme tous les parfums
de l'Orient réunis dans une cassolette d'or, mais je ne cesserais
d'écrire. J'ai aussi une étrange idée que vous ne sauriez croire,
combien je voudrais savoir l'air de la chanson d'argot pour la
chanter. Vous me l'apprendrez, n'est-ce pas ? Adieu, embrassez-
moi sur vos deux joues, je vous embrasse aussi l'une pour l'orient,
l'autre pour l'occident de votre tête qui est un monde.
Alfred de Vigny (1),
VIII. — le même
il mai 1829.
Voici mes vieux péchés et les nouveaux avec eux (2), cher ami.
Je n'ai pas voulu attendre que j'eusse le temps de vous les porter.
(1) Cette jolie lettre offre un intérêt particulier pour la biographie
de Vigny. C'est la première fois, effectivement, que nouis entendons
parler de raccident cfui l'empêcha d'être père. Et ainsi se trouve
détruite la légende qui représentait sa femme, la créole anglaise,
comme stérile.
(2) La seconde édition die ses Poèmes qui venait de paraître et qui.
entre parenthèses, n'est pas à la Bibliothèque nationale.
13
1Ô4 LEà ASiï^JALÈS ftOMANtlQlJES
J'ai toujours celui de penser à vous et de vous aimer, chose en
laquelle je ne puis et ne veux jamais changer ainsi qu'en quelque
autres choses encore.
Tout à vous.
Alfred de Vigny.
Ma femme m'attend debout pour sortir.
IX. — PROSPER MÉRIMÉE
11 mai [1829'].
.le vous serai fort obligé de me renvoyer la « Vie du D" Faust »
le plus promptement que vous pourrez.
Je n'ai pas reçu d'exemplaire de la Revue de Paris, et j'en suis
outré. Encore si M. Véron m'avait envoyé pour me consoler un
mandat sur Aguado et G° (i) ! Si vous voyez ledit V..., insinuez-
lui combien son procédé est peu français [sic).
Tout à vous.
P. MÉRIMÉE.
X. — HAREL
[1829].
Monsieur et ami, mon sort est de me trouver toujours entre
Rome et Carthage (2). Voici cet original de l'Anglemont, bon gar-
çon du reste, qui s'est laissé gagner par le mauvais exemple et
qui lève l'étendard contre les nôtres (3). Vous me savez non seule-
ment trop bon croyant, mais encore trop honnête homme pour me
(1) C'était le banrruier Aguado qui passait pour faire les frais de la
Revue de Paris à cette époque.
(2) Avant de diriger le théâtre de TOdéon, T. -A. Harel avait souffert,
en effet, de nos discussions civiles. Auditeur au Conseil d'Etat, et puis
sous-préfet de Soissors sous le premier Empire, Napoléon, au retour
de l'île d''Elbe, l'avait nommé préfet des Laindes. Mais à la seconde
rentrée des Bourbons, il avait été exilé et ce n'est qu'après l'aministie
générale qu'il était revenu en France.
(3) Allusion à la préface qu'Edouard d'Anglemont avait mise en
tête de ses Légendes françaises (juin 18,29) et dans laquelle il prenait
le parti de Henri de Latouche (l'auteur de la Camaraderie littéraire)
contre Victor Hugo et ses amis.
LES ALBUMS DE M"^^ VICTOR HUGO 195
faire le moins du monde de son parti ; je crains qu'il ne se repente
de s'attaquer à ses maîtres. En tout cas, je n'ai pas besoin de vous
prévenir que je serai totalement étranger aux articles de journaux.
Je paraîtrai même au Figaro pour empêcher, s'il se peut, l'in-
fluence de Bruker, chien enragé dont je souffre les morsures en
silence. Quelque chose qui arrive, croyez à ma sincère admiration
qui n'est pas le moins du monde girouette ; croyez à mon amitié
qui est au-dessus de tout embauchage. Si je ne vous vais pas voir,
accusez-en mon travail mercenaire qui me force à vendre mon
temps lorsque j'aurais tant de plaisir à le donner. Vous ne vous
plaindrez jamais d'un refroidissement de ma part ; à votre défaut,
j'ai vos ouvrages qui m'enlèvent quelques moments. Je suis en-
core à les relire pour la première fois au plaisir qu'ils me font.
Tout à vous.
Harel.
XI. — SAINT-MARC GIRARDIN
[Février 4830].
L'empressement tout naturel du public pour la représentation
de votre pièce me force d'avoir recours à vous, et je m'en félicite.
Je ne puis mieux témoigner quelle vive curiosité et quel intérêt
m'attire à Hernani, qu en rh'adressant à vous pour avoir les
moyens d'assister à cette représentation. Tout le monde en attend
l'événement, et moi, je le désire fort ; car personne ne gémit plus
que moi sur la stérile monotonie de notre littérature théâtrale ;
personne ne prend une part plus sincère à ce que vous faites pour
ranimer notre théâtre. Il est temps que l'art se relève, sinon nous
tomberons infailliblement dans la /littérature des ballets et des
mêmes drames dans le génie de la mise en scène.
Auriez- vous la complaisance de m'indiquer comment je pour
rais encore avoir au théâtre un billet pour quelque place sûre et
commode ? Vous obligeriez en cela quelqu'un qui mettrait infini-
ment de prix à se trouver votre obligé dans cette circonstance.
Agréez, monsieur, mes excuses et mes compliments.
Saint-Marc Girardin.
196
LES ANNALES ROMANTIQUES
XII. — SAINTE-BEUVE
Ce jeudi [i83i].
Mon cher ami, je sors de chez L'Herminier, qui se proposait ei
se propose d'aller un de ces matins chez vous pour vous remercier
et causer de Marion [de Lorme]. Il est certain qu'un mot ou qu'une
visite de vous à Vitet serait de toute l'efficacité possible. Il lui par-
lera lui-même et le préviendra pour Boulanger. Je n'ai pu encore
voir Brizeux, ayant été tenu ce matin chez Guttinguer et Antony
[Deschamps]. Je vais tâcher de le trouver.
Tout à vous de cœur.
Sainte-Beuve.
XIII. — HEROLD
Vos belles strophes étaient mises en musique deux heures après
l'envoi que vous avez eu la bonté de m'en faire (1). Je vous remer-
cie mille fois de l'amabilité empressée avec laquelle voue avez
rempli notre espoir. Puisse ma musique ne pas trop gâter votre
poésie ! Adolphe Nourrit est enchanté de pouvoir être votre inter-
prète. Je vous aurais informé plutôt {sic) de ces détails si je
n'avais 6û m'occuper tout d'abord de la longue instrumentation
de notre petit morceau et ensuite songer aux moyens de copie et
d'exécution. M""^ d'Argout a, dit-on, hautement témoigné sa satis-
faction de votre complaisance, et je me trouve heureux, mon-
sieur, d'avoir trouvé une occasion de connaître un homme que
j'admire depuis longtemps.
Veuillez agréer, monsieur, l'assurance de ma vive reconnais-
sance et de ma considération la plus distinguée.
Votre très 'humble serviteur,
Ce 93 juillet i93L
Herold.
XIV. — VILLEMAIN
/5 mars [i83i].
Madame,
Je vous remercie mille fois de votre bienveillant souvenir, et
(1) VHijmne aux morts de Juillet qui fut chanté au Panthéon, le
27 juillet 1831, et publié dans le Globe du 29.
LES ALBlMS de m""' VICTOR HUGO 197
Victor de son présent. J'ai passé une partie de la nuii à lire avec
une vive curiosité et tourbillonnement d'esprit, comme si j'étais
sur la tour de Notre-Dame, et que je pusse tout voir en bas (1).
C'est toujours la forte et grande imagination qui frappe ou heurte,
mais ne laisse pas une impression médiocre. Il y a des scènesqui
m'ont ravi par le charme et la grâce nouvelle, mais j'irai, madame,
vous offrir bientôt mes respects et causer avec l'auteur. Je voudrais
bien vivement vous annoncer aussi le succès de mes bons offices
dans ce qui intéresse la personne dont vous m'avez parlé. J'y
pense et je cherche.
Veuillez, madame, agréer l'hommage de tous mes sentiments
de respect et d'adrhiration.
ViLLEMAIN.
XV. — DÉRANGER
29 mars [/5,?/].
Mon cher Hugo, je vous députe un homme aux reins forts, aux
larges épaules ; chargez-le sans crainte. Il me rapportera Notre-
Dame de Paris, que je suis impatient de connaître, parce que tout
le monde m'en parle et que c'est votre ouvrage.
Je vous préviens toutefois qu'ennemi-né du genre descriptif je
sais d'avance qu'il y a une partie du roman dont je serai fort
mauvais juge. Mais je suis disposé à être pour le reste du livre
ce que vous savez que je suis pour toutes vos productions.
De tout creur et pour la vie.
XVL — LAFAYETTE
DÉRANGER.
29 janvier 1833.
Il y a bien longtemps que je n'ai eu le plaisir de voir monsieur
Victor Hugo ; j'avais cependant à le féliciter de sa belle défense
de la liberté théâtrale ; un de nos amis devait aussi s'informer s'il
était possible d'avoir une loge pour la première représentation de
sa nouvelle pièce (2). La princesse de Belgiojoso avait tâché d'en
Cl) Allusion à 'Notre-Dame de Paris qui venait de paraître.
C2) Lucrèce Borqia, représentée à la Porte-Saint-Martim le 2 fé-
vrier 1833.
198 LES ANNALES ROMANTIQUES
retenir une, mais il n'était plus temps, et on lui a répondu qu'il
n'y avait plus que la protection de l'auteur quipût l'obtenir. Mon-
sieur Victor Hugo me permettra de m'adresser directement à lui,
en même tem.ps que je profite de cett€ occasion pour lui renou-
veler l'assurance de mon bien sincère attachement.
Lafayette.
XVII. — m"* GEORGE
19 novembre 1835.
Mon cher monsieur Hugo.
Je viens de lire avec bien de la reconnaissance le mot si flatteur
que vous mettez sur moi dans vos notes à la suite de Marie
Tudnr (1).
Vous me rendez orgueilleuse. Offrez-moi donc bien vite une
occasion de vous montrer tout mon zèle, tout mon dévouement,
toute mon amitié
George Weimer.
XVII. — HECTOR BERLïOZ
Conservatoire
de musique.
S. d. [183S].
Monsieur Hugo serait bien aimable de disposer en ma faveur
de deux heures, demain dimanche, pour venir entendre au Con-
servatoire ma nouvelle composition sur le Roi Lear ainsi que la
romance de Marie Tudor. Nous terminerons par ma Sijmphonie
fantastique et d'après les répétitions je suis sûr d'une exécution
foudroyante.
H. Berlioz.
XIX. — BARTHÉLÉMY
Mon cher Hugo,
Vous me ferez une bien grande joie si vous pouvez me procurer
(1) Marie Tudor fut représentée à la Porte-Saint-Martin le 6 novem-
bre 1833. C'est M"" George qui jouait le rôle de Marie.
LES ALBUMS DE M*"^ VICTOR HUGO 199
votre dernière ode sur la Colonne, à l'occasion du refus des cendres
de Napoléon (i). Vous êtes le seul homme au monde dont je lis
les vers avec délices, et c'est peu pour moi de les connaître, il faut
que je les répète à tous ceux que je vois.
Ayez donc la bonté de me rendre ce précieux service. Croyez
bien, mon très cher, que si vous avez des admirateurs, il n'en est
aucun de plus sincère et de plus chaud que moi, qui vous ai tou-
jours proclamé le premier de nos poètes, et qui ai professé mon
opinion en Angleterre, en Autriche, et partout où le hasard m'a
poussé.
Tout à vous.
Rue de Cléry, n" 10.
Barthélémy (2).
XX. — LISZT
.Te n'ai pu aller vous voir tous ces jours derniers, mon noble
amJ ; la partition de M"^ Bertin m'a pris le peu de temps dont je
pouvais disposer (3).
Si vous étiez cent fois aimable, vous viendriez nous dire bon-
soir samedi chez Erard. A cet effet je vous joins ici deux billets
dont vous ferez ce que bon vous semblera.
T. à v. d'admiration et de sympathie.
Liszt.
XXI. — THÉOPHILE GAUTIER
S. d. [1838].
Daignez avoir la charmante bonté de remettre au porteur de ce
chiffon les billets que vous avez bien voulu me promettre pour la
seconde de Ruy [Bios]. Si vous aviez quelques places secondaires
pour mes marmitons et mes esclaves, ils applaudiront comme des
poètes ou des Granier de Cassagnac (4).
(1) Cette Ode à la Colonne parut dans les Chants du crépui&cule,
en 1836.
(2) Auteur de la Némésis.
(3) Je suppose qu'il s'agit ici de la musique que Mlle Louise Bertin
fit pour l'opéra de la Esméralda, représenté à rAcadémie nationale de
musique le 16 novembre 1836.
(4) Bvy Blas fut représenté le 8 novembre 1838 pour l'ouverture du
théâtre de la Renaissanoe. C'était Frederick Lemaître qui remplissait
le rôle de Ruv Blas.
200 LES ANNALES ROMANTIQUES
Je mets mes hommages à vos pieds que je baise.
Théophile Gautier.
xxii. — gustave planche
// décembre i83Ù.
Mon cher ami,
•Je vous remercie bien sincèrement de vous être mis à ma dispo-
sition. Je vous prends donc corps et âme ; quand ? Dès que vous
le pourrez, aujourd'hui si vous en avez le temps. Comment ? De
votre mieux, comme s'il s'agissait d'un intérêt grave, comme si
vous étiez intéressé à réussir. A qui ? A Villemain et à Cousin,
qui peuvent décider le sort de ma demande. Je compte plus que
jamais sur votre obligeance. Depuis quelques jours je suis en
pleine diplomatie. De Vigny a dû voir Villemain, Dittmer, Guizot,
Ampère, Cousin ; Mérimée va ce matin chez Thiers pour lui et
pour moi. J'ai écrit à Sainte-Beuve pour Villemain ! Il y va de
mon succès et de votre autorité à tous. Jouez comme pour vous.
G. Planche.
XXIII. — LAMARTINE
i5 février.
Mon cher Hugo : ceci n'est qu'un mot pour vous dire que je
vous prie de remettre le portrait que vous avez à quelqu'un qui
viendra le chercher de la part de M. de Jussieu et vous en remet-
tra un semblable. Le vôtre étant plus ressemblant au jugement
de ma femme, et Jussieu ayant un graveur qui lui demande de
s'en charger, il est juste qu'il ait le meilleur à copier. Adieu. Je
suis si fiévreux que je n'ai pas la force de tenir une plume. J'es-
père que cette lettre vous trouvera mieux et hors de maladie et
d'ennui.
V^otre ami,
Lamartine.
xxîv. — léon gozlan
Ce samedi, 21 juillet 1839.
Je vous remercie, monsieur, des lignes si amicales de votre lettre
LES ALBUMS DE M"^^ VICTOR HUGO 201
et m'estime hieureux de l'erreur qui vous les a fait écrire. Le
déjeuner est pour lundi, dix heures. Je suppose que M. de Balzac
vous a dit l'endroit où nous nous réunirons. A tout hasard, je vous
l'indique ici : c'est aux Jardies, près do Ville-d'Avray.
Mille et mille amitiés.
Léon GozLAN.
XXV. — MOiNTALEMBERT
Le 23 décembre 1840.
Mon cher ami,
Un membre du Parlement anglais, M. Richard Milnes, le seul
poète, je ppnse, qui siège dans cette assemblée, désire vivement
avoir le bonheur de faire votre connaissance. C'est un jeune
tiomme vraiment distingué et spirituel, qui a publié deux volu-
mes de beaux vers et qui aime beaucoup la France, quoique tory
Si vous voulez bien me le permettre, je vous l'amènerai un de ces
matins à l'heure où vous êtes ordinairement chez vous, et je serais
charmé de cette occasion de vous répéter de vive voix tous mes
vœux pour votre prochaine victoire que tout le monde semble
regarder comme certaine (l).
Croyez-moi toujours votre ancien et tout dévoué serviteur et ami,
Comte DE MONTALEMBERT.
:'>8, rue Saint-Dominique.
XXVL -- VICTOR COUSIN
Mon cher ami,
Je ne sais où vous prendre et je vous écris place Royale avec
bien moins de sécurité que je ne vous écrirais : A Monsieur Hugi
en France ; car les directeurs des postes se connaissent encore
mieux en gloire que la position de la place Royale. Je vous écris
donc place Royale à tout événement, pour vous dire que je reste-
rai chez moi jeudi jusqu'à midi avant d'aller h l'Académie et que
(1) Allusion à la candidatui-^e de Victor Hugo ù l'Académie Fian-
çaisie.
202 LES ANNALES ROMANTIQUES
je serai charmé de causer avec vous de votre candidature et de ma
voix (1).
A jeudi.
Mille amitiés.
V. Cousin.
XXVII. — LAMARTINE
Auprès de ce grand nom si sûr de sa mémoire,
Quel est le mot choisi que ma main gravera ?
L'un y grave génie et l'autre y trace gloire,
Moi, j'écris Lamartine et son cœur comprendra.
Al. DE Lamartine.
XXVIII. — BALZAC
Paris, 8 avril 1845.
(Place Royale.)
Si tous les amants ne donnent pas comme Roland des signes de
fureur, n'est-iî pas déraisonnable de se sacrifier aux volontés
d'une autre ? Si les actes de l'insensé varient, la cause est la même.
Pour tout dire, en un mot, quiconque s'abandonne trop à l'amour
mériterait, entre mJlle tourments, d'être chargé de haines. On
pourrait bien me dire ; Ami, tu conseilles les autres, et tu ne vois
combien est grosse la poutre que tu as dans l'œil gauche ! Merci
UArioste ad usum Delphini Victoris Hugo.
De Balzac.
xxix. — du même
S. d.
Mon cher Hugo, j'ai trouvé l'esprit de rédaction, d'indépendance
de la pensée, le journal révolté de l'idée de censure exercée sur
un article, le retranchement des phrases équivalait au retranche-
ment de l'article ; il était onze heures, malgré la lutte vive, je n'ai
rien obtenu, je ne puis rien sur D... et nous aurons deux mots de
conversation à ce sujet, il faudra rendre dix blessures pour une.
Tout à vous.
De Balzac.
(1) Victor Hugo fut élu à rAcadéniie le 7 janvier 1841.
LES ALBUMS DE M'""= VICTOR HUGO 203
XXX. — PONSARD
Monsieur,
Je viens de recevoir votre lettre, et je comprends parfaitennent
que le sentiment d'un devoir vous la dicte, aussi je m'empresse
d'y répondre.
Dans mes rapports avec M. Lireux, tout s'est passé dans les
termes du droit commun, et il n'y a point eu entre nous de traité
particulier. Il a fait toutes les dépenses de décors et n'a exigé de
moi aucune avance. Il est vrai qu'il hésitait d'abord à faire ces
dépenses, mais il était dans son droit, et même alors, il n'a pas
été question de sommes d'argent que je dusse lui fournir.
Le nombre de billets pris par la commission m'a été fidèlement
délivré (49 francs par représentation), enfin j'ai perçu tous les
droits qu'on perçoit suivant la loi commune dans laquelle j'ai tou-
jours été. A la vérité, mon droit diminuait en proportion du nom-
bre d'actes dont on faisait précéder Lucrèce (1) ; ainsi on a joué
des comédies en 3 actes qui réduisaient mon droit au 6 %, mais
cela s'est fait ostensiblement, au grand jour, et conformément au
droit rigoureux du directeur. Je dois ajouter que vers la dixième
représentation de Lucrèce, je me plaignis d'avoir mon droit d'au-
teur ainsi diminué par des pièces qui n'avaient aucune influence
sur la recette, et que, sur cette première plainte de ma part, il fut
aussitôt convenu que le théâtre ne prendrait plus, même quand
il jouerait des pièces en trois actes avec Lucrèce, que les droits
d'une pièce en un acte, ce qui me laissait ainsi le 8 % et ce qui fut,
en effet, observé jusqu'à ce qu'on eiit ajouté à la représentation
de ma pièce celle d'une pièce nouvelle.
Voici, monsieur, comment les choses se sont passées, et je n'ai
pour ma part à reprocher à M. Lireux aucun procédé illégal.
Agréez, monsieur, l'assurance de ma haute considération.
F. PONSARD.
XXXL — SAINTE-BEUVE
Ce 2 novembre 1844.
J'étais allé l'un des soirs de l'autre semaine place Royale pour
d) La pièce de Lucrèce qui fut le point de départ, au théâtre, de la
réaction contre le romantisme, fut représentée sur la scène de TOdéon
le "22 avril 1843.
204
LES ANNALES ROMANTIQUES
VOUS dire que mon discours était prêt (1). Je l'ai fait copier au net.
Je suis donc à votre disposition, lorsque vous voudrez bien vous
occuper de cette affaire, soit pour vous le lire, soit pour vous com-
muniquer le manuscrit. Mon désir serait que nous puissions être
prêts de manière à ce que [je] fusse reçu dans le courant de décem-
bre. Mais il va sans dire que tout est subordonné à vos convenan-
ces. Je voulais aller vous dire cela, puis, retenu tous ces soirs, je
crains, retardant davantage, de laisser passer quelque moment
favorable où vous pourriez être vacant. Dès que ce moment de
loisir se présentera pour vous, je serai heureux d'en profiter.
Mille compliments dévoués et hommages respectueux, s'il vous
plaît, autour de vous.
Sainte-Beuve.
XXXII. — LA PRINCESSE DE CANINO
Paris, 17 septembre 1845.
J'ai été trois fois pour voir monsieur le vicomte et madame la
vicomtesse Hugo. J'ai toujours eu le chagrin de ne pas les ren-
contrer, et la dernière fois on m'a dit qu'ils étaient à la campagne.
Moi-même je suis au moment de mon départ, qui n'a été retardé
que parce que j'attendais l'arrivée d'un de mes fils, laquelle était
subordonnée au départ de son cousin, le prince Gérôme de Mont-
fort. Enfin, mon fils est arrivé et le désir de lui faire faire connais-
sance avec l'illustre et aimable couple de la pilace Royale avait]
dirigé ma dernière course de ce côté. Je serais bien fâchée de ne
pouvoir me rencontrer encore une fois en si bonne compagnie, ne]
fût-ce que pour renouveler l'invitation de venir en Italie passer!
une partie au moins de cet hiver qui s'approche à grands pas dans]
ma mauvaise maison au sein des bois sacrés de l'antique Etruriej
où je ne doute pas que le plus grand poète trouverait des inspira-
tions et toute sa charmante famille des distractions champêtreaj
au milieu de l'étude classique de nos fouilles projetées en grand f
pour cette année. Les chers époux voient bien que je fais tout ce.
que je puis pour les tenter, sans parler du plus important de tous,
qui est que Canino est situé, ainsi qu'on peut le vérifier sur la
carte, entre Florence et Rome, et que si l'on -veut venir par Mar-
(1) Sainte-Beuve fut reçu à rAcadémie française le 27 tévrier 18i5,
Les A.LBUMS de m'"^ Victor hugô 205
seille, on débarque à Civita-Vecchia, presque sur les confins de
nos terres.
En tout cas, si je ne vois pas monsieur et madame Hugo avant
mon départ, ce ne sera pas ma faute ; de même je les prie de me
(lire leur adresse actuelle, parce que s'ils ne sont pas loin de Paris
je tenterai une promenade de ce côté avec mon fils, qui absolu-
ment serait désolé de s'en retourner sans avoir vu de près ce qu'il
admire depuis qu'il est en âge d'admirer ce qui le mérite à tant
de titres. J'adresse cette lettre toujours place Royale, pensant bien
que les ordres sont donnés pour tout recevoir, et je suis empressée
de'recevoir la réponse. En attendant, je prie le vicomte et la vicom-
tesse de recevoir l'assurance de tous les sentiments
De leur très affectionnée,
La princesse de Cantno,
y^ Bonaparte Lucien.
Mon adresse jusqu'à mon départ est rue Neuve-de-l'TTnivers,
n" 8, faubourg Saint-Germain.
XXXIÏÏ. — LAMARTINE
Février [iS48].
Mon cher grand homme, vous venez de faire votre chef-d'œuvre
d'éloquence, de ferme bon sens, de hautes vues et de magnifique
style. Que j'ai regretté de ne pouvoir assister à une réunion où a
retenti cette plus belle parole de ce temps-ci !
Adieu, je vous écris en vous lisant. C'est d'impatience, d'admi-
ration. Honte aux envieux !
Lamartine.
XXXIV. — MARIE DORVAL
AoîV 1848.
Monsieur,
Je n'ai pas répondu à votre lettre du 22 mai : j'étais trop désolée,
mais mon cœur en a été bien vivement touché. Cette précieuse
lettre, je l'ai placée parmi les chères reliques de mon pauvre et
adoré George (i). J'en ai extrait quelques lignes à la première page
(1) Son petit-fils.
206 LES ANNALES ROMANTIQUES
de mon .livre de prières. C'était la seule réponse digne de la bonne
action que vous avez faite en m'écrivant, monsieur, à propos du
plus grand malheur de ma vie ; le père et la pauvre petite maman
en ont été aussi tous deux bien reconnaissants.
J'éprouve le besoin de vous exprimer aussi le regret que je res-
sens de ne pas jouer le rôle de Jane dans la représentation de
Marie Tndor qui a eu lieu hier soir au Théâtre historique. J'avais
témoigné à M"** George combien je serais heureuse de reparaître
avec elle dans ce beau drame. Par un sentiment de délicatesse que
vous comprendrez, j'ai voulu attendre le jour de la représentation
pour vous dire cela. J'aurais craint au contraire une distribution
qui, à ce qu'il paraît, contentait Je directeur et la bénéficiaire ; il
s'est passé à ce sujet quelque chose d'inexplicable pour moi. Vous
ne pouvez vous imaginer à quel point j'ai été affligée de ce malen-
tendu, je crois.
Adieu, monsieur, croyez que je vous suis bien attachée, bien
reconnaissante comme artiste, comme malheureuse femme.
Marie Dorval.
xxxv. — michelet
iO mai 1851.
Mon cher monsieur,
En l'absence de M. Meurice, je m'adresse à votre obligeance et
à celle de MM. Hugo (1) pour porter à la connaissance du public
un fait qui aurait peu d'importance s'il ne regardait que moi,
mais qui en a beaucoup comme essai de terreur sur les fonction-
naires. Nos tout petits Robespierres de l'ordre ont imaginé de
m'ôter mon traitement du C[ollège] de France.
Je l'ai appris indirectement par hasard. Nulle notification ne
m'en a été donnée, pas même verbale. Ceci caractérise encore
l'administration du Collège de France.
La suspension du cours n'a jamais entraîné la privation du trai-
tement. Il faudrait du moins un jugement régulier, dans les
usages universitaires. Il le faut pour tout membre du corps ensei-
gnant. Les professeurs de l'ordre le plus élevé seraient-ils hors la
loi commune ?
(1) Les fils de Victor Hugo dirigieaien-t alors VEvènement avec Paul
Meurice et Auguste Vacquerie.
LÈS ALËUMS DE M'''^ VICTOR HUGO 207
Ceci est un commencement et une menace pour l'Université.
J'aurais passé là-dessus sans m'en occuper (j'ai toute autre chose
à faire, je donne trois volumes (1) d'ici un mois). Mais j'ai dû
signaler cette nouveauté violente, ce précédent qu'on veut fonder
tout doucement pour le citer demain et s'en faire une arme contre
ceux que les garanties universitaires couvraient jusqu'ici (2).
N'insérez point cette lettre, je vous prie, mais tirez-en ce que
vous croiriez utile et convenable de donner au public.
S'il vous était possible d'envoyer votre article au successeur de
M. Nefftzer pour l'insérer dans la Presse, j'en serais bien recon-
naissant.
J. MiCHELET.
Banlieue, aux Ternes, rue de Villiers, 13.
Je suppose que les 5.000 francs ont passé à la pension du minis-
tre infirme, l'auteur d'AIonzo.
XXXVI. — DU MÊME
S. d.
Je reçois, monsieur, votre brochure avec une vive reconnais-
sance. Tout ce que j'en ai lu déjà me semble plein de grandes
choses. J'aurais eu l'honneur d'aller vous remercier moi-même,
si la fièvre ne me retenait chez moi.
Admiration profonde.
MiCHELET.
J'avance à travers les éclairs. Chaque éclair ouvre un abîme.
Ignca rima miraris perciirrit himine nimhos.
XXXVII. — BÉRANGER
4 février 1854.
Chère dame et amie, dois-je croire ce que des journaux nous
(1) Un de ces volumes est le second des pièces du Procès des Tem-
pliers que je publie gratuitement. Mes coUègUies, pour des travaux
semblables ont demandé des sommes énormes.
(Note de Michelet.)
(2) Quelquies mois après éclatait le coup d'Etat, et Michelet se réfu-
giait à Nantes où, pendant deux ans, il fit sa compagnie habituelle
des survivants de la Révolution qui étaient restés fidèles aux idées de
la Montagne ou de la Gironde. C'est durant son séjour à Nantes que
Michelet, pour se distraire de ses travaux d'histoire, écrivit VOiseau.
20^ LES ANNALES ROMANTIQUES
disent ? plusieurs personnes me l'attestent. Quoi ! vous vous éloi-
gneriez encore de nous ? N'êtes-vous donc pas tous assez loin de
nous ? Que ferez-vous en Portugal (1) ? Et puis le Portugal, qu'est-
ce que cela, aujourd'hui ? Il me semble que l'exil commencera là
pour vous. Il y a dans Jersey un peu de France pour notre plus
grand poète.
Je viens de passer un mois dans ma chambre, retenu par un
accident qu'on appelle le coup de fouet. Quels magnifiques vers
on m'a lus pendant ma captivité ! Ils m'ont tellement ravi qu'un
moment j'ai traité d'ingrat l'auteur qui les jette à la face de ceux
qui l'ont si bien inspiré (2). Jamais son talent n'a eu autant de
largeur, jamais plus de variété ni plus d'audace. J'ai entendu plus
des trois quarts du volume qui, dit-on. court Paris. Je n'ai pu me
le procurer, mais je doute que mes mauvais yeux m'eussent per-
mis de le lire, et j'ai eu un récitateur parfait. Aussi, moi, vieux
rimailleur, ai-je été dans l'enchantement. Quant à la politique,
quoique l'auteur se soit enfin placé dans le camp républicain où
j'ai vieilli, j'aurais sans doute de graves objections à faire, mais je
l'avoue, la sublimité de tant de pages a passé pour moi avant toute
autre considération. D'ailleurs, je me défie de mon âge, qui sans
altérer les principes, modifie peut-être un peu trop les idées. Et
puis hélas ! je vois s'élever de plus en plus la barrière qui nous
sépare, et que je ne puis compter voir tomber, car bien que vous
disiez, chère dame, je n'ai plus que peu de jours à vivre.
Dans ce moment Lamennais, moins âgé que moi de deux ans,
voit sa vie en danger. Une pleurésie qu'il s'est obstiné à prendre
pour une goutte remontée et à faire traiter ainsi, l'a mis dans cet
état. Si ma maudite jambe ne m'eût laissé ignorer sa position,
j'aurais peut-être pu lui être utile en allant chercher Rostan, dont
il a eu les soins autrefois. Il a arrêté les effets du mal, mais la
faible constitution du malade permettra-t-elle d'atteindre à la par-
faite guérison ? Les prêtres se remuent beaucoup pour reconqué-
rir cette gloire qui leur échappe. Bien des gens s'en mêlent, mais
le moribond a une vigoureuse présence d'esprit et une grande force
de volonté.'
(1) Lorsque Victor Hugo fut chassé de Jersey, il eut un moment
l'idée de se réfugier en Portugal où il comptait beaucoup d'admira-
teurs. II avait même fait sonder le gouvermement de ce pays pour être
sûr que, le cas éctiéant, il ne rencontrerait de .sa part aucune oppo-
sition.
(2) C'étaient les Châtiments.
LliS ALBUMS DE M"^'^ VICTÔ» HuGO 20Ô
Revenons à Jersey. Votre demande de vers pour vos bons voi-
sins m'a fait bien rire. Envoyer de mes versiculets où se trouve
Hugo, ce serait vraiment trop drôle. Il est vrai que j'ai eu une
gloire qui lui manque, mais qu'il ne [le] regrette pas, c'est de voir
mes strophes peintes dans des assiettes. Ceci me rappelle qu'un
de mes anciens éditeurs voulait poursuivre comme contrefacteur
le faïencier qui eut une si belle idée. Je ne pus le calmer qu'en lui
disant qu'on appellerait cette affaire le procès des plats et des
assiettes.
Vacquerie ne nous revient donc pas pour quelques jours, comme
il me l'avait annoncé ; il est vrai que j'ai lu que sa pièce avait été
écartée par la censiire. Dites-lui, je vous prie, que je lui en vou-
drais mortellement s'il passait à Paris sans venir me serrer la
main.
Adieu, chère dame et amie, faites toutes mes amitiés à Hugo, a
MM. vos fils et rappelez-moi au souvenir de M'"" Adèle.
Agréez les hommages respectueux de votre dévoué,
BÉRANGER.
r
14
SALAMMBO
PAGES RETROUVÉES
Au risque de paraître à M. Gustave Flaubert un de ces insul-
teurs qui suivaient, à Rome, les chars de triomphe, je ne puis
m'associer complètement aux éloges que lui attire de toutes part?
son roman carthaginois, Salammbô. Quelque mérite qu'il y ait
dans ce travail de reconstitution archéoilogique auquel s'est livré
l'heureux auteur de Madame Bovary pour faire sortir Carthage
des ruines qui ont consolé Marins, je ne saurais partager, au point
de vue du roman l'enthousiasme que cette étude inspire même à
d'illustres critiques, tels que MM. Sainte-Beuve, Guvillier-Fleurv',
Garo, etc. Le roman de la Momie, de Théophile Gautier, me paraît
en ce genre un chef-d'œuvre dont Salammbô n'a pas approché.
Théophile Gautier a été égyptien et pharaonesque autant que pos-
sible, mais humain. M. Gustave Flaubert a été carthaginois, mais
inhumain, ou surhumain, si cela lui plaît mieux. Son roman est
inexpiable, comme la guerre des mercenaires qu'il raconte d'après
Polyhe. Cette fameuse Salammbô, dont M. Michelet seul aurait
le droit de sonder les mystères, est une espèce de sorcière qui
apprivoise les serpents et qui joue avec eux comme la belle Léda
avec les cygnes ; héroïne physiologique, elle n'a rien de très
attrayant et les guerres et combats de cette Iliade de mercenaires
ne présentent que des scènes d'une cruauté horrible et d'une
invraisemblable longueur, où l'on respire une constante odeur de
massacres. M. Gustave Flaubert aurait mieux fait d'adresser à
l'Institut 'un mémoire sur les mœurs et les usages des carthaginois
et des barbares dont ils employaient et payaient si mal les ser-
vices. Iil s'est donné beaucoup de peine pour créer une fable entor-
tillée d'étranges voluptés. Je préfère la grotte d'Enée et de Didon,
quelque classique qu'elle soit. Virgile me semble avoir été un autre;
carthaginois que M, Gustave Flaubert, et je regrette que dans ses
recherches, puisqu'il est allé en Afrique, pour la composition d(
!?on roman, il n'ait pas retrouvé cette grotte divine.
Salammuo 211
M. Gustave Flaubert n'en a pas moins développé un très grand
talent de photographie idéale dans ses descriptions, et son livre,
soutenu comme il l'est par une publicité amie, fera un rapide che-
min et satisfera ses éditeurs ; mais ce qui me choque dans ce^
ouvrage et dans beaucoup d'autres ouvrages modernes, c'est une
sorte de spéculation sur la sensualité du public, déguisée sous les
apparences de dissertations historiques ou scientifiques. On ne se
défie pas d'un roman carthaginois, ni d'une étude sur les sorciers,
et, sous le manteau de l'histoire ou de la philosophie, qui n'esl
aujourd'hui que ce qu'on appelait autrefois le manteau de la che-
minée (pardon du jeu de mot), bien des gens laissent pénétrer chez
eux des livres qui offrent la peinture de tous les désordres des
sens, dont les mères ne peuvent guère permettre la lecture à leurs
filles, ni même les filles à leurs mères.
Hippolyte Lucas.
(Rcvyr Bihliographiqm', 20 décembre 1862).
VARIA
LA PREWIIÈRE D'"ANTONY "
La Comédie-Française a représenté dernièrement Antony, sur
la scène de la Gaîté, au profit de la souscription pour le monument
du général Dumas. Le vieux drame, dont Sarcey disait qu'il était
un modèle d'exécution, provoqua beaucoup de résistance lorsqu'il
fut représenté pour la première fois, en 1831. On lira sans doute
avec plaisir le feuilleton que lui consacrait Jules Janin et qui
exprime avec beaucoup d'esprit l'opinion de la plus grande frac-
tion du public lettré à cette époque. _
La pièce se passe de nos jours : il est question de la Guerre
(V Alger dans la pièce. Antony est un enfant naturel, très malheu-
reux de ne pas connaître l'auteur de sa vie, et fort peu convaincu
du bienveillant axiome de Rrid'oison : on est toujours Venfant de
quelqu'un. Antony, pendant les deux premiers actes, c'est le fils
naturel ; Antony parle comme le héros de Diderot : ma naissance
est abjecte aux yeux des hommes ; à quoi la maîtresse d'Antony
lui répond, comme l'héroïne de Diderot : la naissance nous est .
donnée., mais nos vertus sont à nous. Il est donc facile de dire en
quel lieu M, Dumas a puisé le sujet de son drame ; seulement, il
serait plus difficile d'expliquer par quelle suite de raisonnements
et de calcul M. Dumas en est venu à flétrir, dans une pièce en cinq
parties, le gothique préjugé de la naissance, aujourd'hui où per-
sonne n'y songe plus guère ; pourquoi il a imaginé de se débattre
en faveur d'un principe depuis longtemps adopté, l'égalité sociale.
La seule supériorité aujourd'hui, c'est la vertu et le talent : tout
VARIA 213
cela, depuis Diderot est devenu tellement une espèce de lieu com-
mun, qu'il faut une grande naïveté d'esprit pour chercher à le
démontrer de nouveau.
Antony est, sans contredit, le plus fantasque des hommes. Il est
tombé, il y a trois ans, amoureux d'une jeune personne qui le paie
de retour. Les jeunes gens s'adorent, ils vont se marier. Antony
demande à sa fiancée quinze jours de répit pour faire un voyage ;
ce voyage dure trois ans. Adèle, qui n'a pas reçu de nouvelles de
son prétendu, au lieu de se désoler et d'attendre comme cela devait
être dans une passion en règle, épouse tranquillement M. le colo-
nel d'Hervey ; même, pendant les trois années d'absence, elle
donne à son mari une charmante petite fille qu' Antony veut enle-
ver à sa mère. Telle est la position de M™^ d'Hervey au lever du
rideau. Tout à coup, elle reçoit une lettre au timbre de Paris,
c'est-à-dire par la petite poste ; elle reconnaît sur-le-champ la
devise d'Antony imprimée sur le cachet : à présent et toujours.
Cette lettre l'inquiète peu au premier abord. M'"« d'Hervey est
épouse et mère, elle sait son devoir, elle ne recevra pas Antony ;
elle va sortir, elle sort, tout est sauvé ; mais il paraît que cette
dame a des chevaux neufs ou un cocher très maladroit, car les
chevaux s'emportent, elle va périr ! Tout à coup, un homme
s'élance dans la rue, il arrête les coursiers, il reçoit le timon dans
la poitrine ; M™^ d'Hervey est sauvée, Antony évanoui est trans-
porté sous le vestibule de la maison. On appelle le docteur.
Pendant qu'on pose le premier appareil sur la poitrine du
blessé et qu'on le saigne, M""" d'Hervey en femme prudente, est
bien aise de savoir quel est son sauveur. Pour cela, elle ne trouve
pas de moyen plus simple et plus expéditif que de le dévaliser.
En effet, on fouille dans les poches de l'homme évanoui, et l'on
trouve, devinez quoi ? Vous ne devineriez jamais tout ce que ces
poches contiennent ; tous les spectateurs se seraient cotisés, qu'on
n'eut pas fait pareille trouvaille dans toutes leurs poches réunies.
En effet, Antony ne sort jamais sans porter sur soi une lettre
d'amour, un portrait, et surtout, un poignard ! A cette lettre, à
ce portrait, à ce poignard, M"^ d'Hervey. toute émue s'écrie : c'est
lui ! La reconnaissance est positivement là "nême que celle du
Werther des Variétés avec Lolotte.
Cependant, Antony est resté sous le vestibuje. Le médecin qui
Ta saigné trouve l'appartement peu hospitalier, et le fait transpor-
ter, de sa propre autorité, non pas dans une chambre de l'hôtel,
mais tout simplement dans le salon. On étale le blessé sur un
214 LKS ANNALES ROMANTIQUES
canapé. 11 est encore évanoui, malgré l'abondante saignée qu'on
lui a faite. Le médecin recommande bien fort qu'on éloigne du
malade toute émotion ; c'est pourquoi M""* d'Hervey reste seule à
son chevet, parlant tout haut, se plaignant de sa destinée, et pro-
nonçant tendrement le nom d'Antony.
A ce nom, Antony se réveille. « Oui, dit-il, je suis Antony, je
n'ai pas changé de nom, moi, vous, vous portez le nom d'un
autre. » Antony est faible encore, il oublie qu'un homme en se
mariant garde toujours son nom, et il se plaint dix minutes sur ce
ton-là. Puis tout à coup, la force lui revient.
J'ai parlé de Werther à son retour : c'est tout à fait l'exaltation
de Werther. Antony pleure et crie ; il est au désespoir. Au milieu
de son chagrin, il ne songe pas à expliquer pourquoi il est resté
absent pendant trois ans, et pourquoi il est revenu ; on ne le lui
demande même pas. Gela dure jusqu'à ce que M""* d'Hervey lui
dise bien doucement qu'il faut la quitter, que sa présence dans
son hôtel, son mari absent, pourrait la compromettre, qu'il n'est
pas assez malade pour rester plus longtemps chez elle. — « Ah !
je ne suis pas assez malade », s'écrie le furieux Antony, et tout à
coup, il arrache l'appareil de sa blessure. Le voyant si tôt rétabli,
j'avais pensé d'abord qu' Antony en avait été quitte pour une sim-
ple contusion ; innocent que j'étais ! Le timon lui a pénétré dans
la poitrine ; l'appareil arraché, la plaie s'ouvre, et notre héros
tombe encore sans connaissance. Cette fois, il sera couché dan;-
un bon lit, malgré l'étrange pruderie de la maîtresse de la maison.
Au second acte, après cinq jours de ma.ladie, Antony est sur
pied, il arrive, il déclame, il se met aux genoux de la femme qu'il
aime ; il pleure et puis il rit, disant : c'est drôle, je pleure et je ris .-
7in homme plevrer ! Puis ils se regardent et se disent : Antony,
Antony ; et elle répète : Antony, Antony ! Vous diriez une passion
italienne au moyeiî-âge ; vous diriez une mauvaise traduction de
Schiller, quand Schiller se bat les flancs pour se passionner au
souvenir de Shakespeare ; et comme il n'y a rien de plus terne
et de plus ma-lsonnant qu'une passion fausse et boursouflée, vous
restez fort peu touché à ces cris de rage. L'héroïne. elle-même di|
drame, quand elle a bien crié : Antony, Antony ! se relève Iran--
quillement, prend son chapeau, demande des chevaux de postï
et s'en va à Strasbourg retrouver son mari, en bonne mère d(
famille, sans trop s'inquiéter de la passion de son Werther.
Le troisième acte est encore plus étrange .Nous sommes à deux
lieues de Strasbourg, dans une auberge sur la grande route. Entre
VARIA 215
un homme et son laquais, c'est Antony. Voyez la passion ! sa maî-
tresse est partie avant lui, une nuit à l'avance, et c'est lui qui
arrive le premier ! Arrivé à cette auberge, il achète comptant une
voiture qui attenc^ un chaland sous la remise ; il retient toute l'au-
berg'e pour lui comme le sénéchal dans Jean de Paris ; il fait atte-
ler les quatre chevaux qui sont dans l'écurie à cette voiture, et il
ordonne à son domestique d'aller à Strasbourg, de suivre tous les
pas du colonel d'Hervey, et de partir quand il partira, en promet-
tant à ce fidèle serviteur cent francs par chaque lieue de poste
qu'il fera en précédant l'arrivée du colonel. Cette prime de cent
francs a paru mesquine chez un homme qui, comme Antony, a
ses poches pleines de bourses d'or, qu'il distribue avec la facilité
d'un sultan.
Antony, resté seul, se livre à ses déclamations chéries : Me fuir !
Elle me fuit ! la cruelle ! Elle aura voulu se moquer de moi ! Elle
va tout raconter à son époux, et ils riront de mes tourments entre
deux baisers ! Au second acte, Antony, qui est un moraliste, a déjà
fait un long raisonnement sur la fatalité : Si je n'avais pas été me
promener à cheval tel jour au bois de Boulogne, je n'aurais pas
fait la connaissance de mon Adèle. Eh ! mon Dieu, oui, monsieur,
Pascal l'a dit avant nous : si un grain de sable ne s'était pas intro-
duit dans l'urètre de Cromwell f...
Tout en causant ainsi, Antony étudie l'appartement où il se
trouve : deux chambres communiquent par une seule porte, la
porte de communication se ferme par un verrou, dans l'alcôve
aucune issue ! Heureusement il existe un balcon en dehors qui
conduit d'une chambre à l'autre : voilà qui va bien. M. Dumas,
comme moyen dramatique puissant, affectionne beaucoup le ver-
rou en générait ; il a mis des verrous dans toutes ses pièces : dans
Henry JII, la duchesse de Guise cherche un verrou pour sauver
son amant, et ne trouve que son bras ; dans Christine, Mona-
delschi enfermé cherche un verrou ; dans Antony, Antony étudie
avec soin les verrous de l'auberge ; M""^ d'Hervey en entrant dans
la chambre pousse le verrou avant de se coucher. Car, ainsi que
vous l'avez prévu, la pauvre femme est forcée de coucher dans ce
coupe-gorge, faute de chevaux. Ce que vous n'avez pas prévu,
c'est que cette dame, la femme d'un colonel qui va rejoindre 'son
mari, n'a pas rougi à amener avec elle une femme de chambre ;
elle est seule avec une lumière, à peine prend-elle le temps de
faire un petit monologue avant de se coucher ; enfin, elle va se
mettre au lit, quant Antony entre chez elle par le balcon, en cas-
216 LES ANNALES ROMANTIQUES
sant une vitre : la pauvre femme crie au secours ! Antony la
pousse froidement dans l'alcôve, dans l'alcôve sans issue ! La
toile tombe tout naturellement. Ceci n'est-il pas étrange en effet ?
Ceci n'est-il pas très dramatique ? Cela fait, ne sommes-nous pas
bien niais, avec ces vieilles traditions de vertu, de chaste défense,
et de mœurs élégantes usitées en pareil cas ? Encore un tout petit
progrès à ce sujet, encore un très léger obstacle à franchir, et vous
aurez du drame de la bonne espèce, attendez-vous-y.
Voilà pourtant où conduit la bâtardise quand l'âme du bâtard
est pleine de tristesse et de passion et que ses poches sont pleines
d'or !
Il est impossible de prévoir le quatrième acte. Le quatrième acto
se passe chez une dame qui, de son propre aveu, a déjà eu trois
amants en trois mois, un financier, un médecin et un romantique.
Cette dame réunit pourtant la société la mieux choisie : ce jour-là,
elle reçoit Imil Paris. Le salon se remplit peu à peu ; on s'assied,
on fait cercle, on voltige, on papillonne, enfin on parle Httérature.
Vous vous imaginez que le drame est fini au troisième acte, que
l'alcôve aldultère ne lâchera pas sa proie, et que vous assistez à
la petite pièce. Détrompez-vous ; sous ces apparences frivoles, le
drame continue, M. Dumas s'est avisé de placer la préface de son
drame au quatrième acte, et d'exposer, au milieu de l'action qui
i-e traîne, et comme pour la vivifier, son système littéraire et dra-
matique. A l'aspect de cette dissertation si imprévue, quelques
spectateurs ont crié à la nouveauté, cela n'est pas nouveau pour-
tant. Bien avant Antony et encore dans Ir Fils naturel, Diderot
avait tenté aussi, au milieu de l'action, d'expliquer comment il
entendait le drame. Pour le dire en passant, la théorie de Diderot
n'est guève plus intelligible que celle de M. Dumas, et n'est pas
mieux placée. Il en est de cette préface en dedans de la pièce
comme de toutes les préfaces que d'ordinaire on place en dehors,
auxquelles on est toujours en droit de dire, même sans les lire :
Préface, va-fen faire une pièce !
On parle ainsi littérature jusqu'à l'arrivée d'Antony. Quand
Antony entre, une dame de la société est fort occupée à médire
de M"^ d'îlervey. A cette médisance, Antony s'approche de la
dame. « Madame, lui dit-il, avez-vous un mari ou un frère avec
qui je puisse me couper la gorge ? » Et, comme cette dame est
venue seule à ce bal, Antony ne pouvant se venger sur un homme,
se venge sur la belle médisante, il la traite comme la dernière des
femmes et la force de quitter le bal. Alors les dajiseurs se répan-
VARIA • 217
dent dans les salons voisins, Antony et sa maîtresse restent tout
seuls, sans doute pour détruire les bruits qu'on fait courir. Il
paraît que l'aventure de l'auberge n'a pas offensé M""' d'Hervey,
et qu'elle a fini par trouver cela tout naturel. Au contraire, indul-
gente et bonne, elle a tout oublié. Elle ainrie, elle est dans le délire
le plus complet ; jusque dans ce salon où elle vient d'être insultée,
elle se livre à sa passion d'amour. C'est à peu près la belle scène
toute espagnole d'Hernani, mais avec quelle différence, grand
Dieu !
Tout à coup, ce n'est pas le cor qui sonne, c'est mieux que le
cor : c'est le domestique d' Antony qui accourt. Le colonel d'Hervey
revient de Strasbourg. Que faire ? Que devenir ? Antony n'en sait
rien, il se troublé, il n'a rien prévu ; le colonel n'a pas écrit à sa
femme : stupide mari !
La scène change encore. M™^ d'Hervey est rentrée chez elle.
Tout à coup, Antony accourt : « Votre mari arrive de Stras-
bourg ! » s'écrie Antony, — « Mais je suis perdue, moi ! » s'écrie
M"*" Dorval avec cet accent étonné et déchirant que j'ai trouvé si
beau dans Louise, et dont M"" Dorval, si elle n'y prend garde,
finira par abuser. — Oin, tu es perdue, dit Antony, sauvons-nous '
— A quoi elle répond, cette femme si vivement attaquée tout à
l'heure dans un salon : Je ne veux -pas fuir, je tiens à ma réputa-
tion. Cependant le danger approche, le colonel monte l'escalier.
Antony ferme la porte du salon au verrou (Antony est très fort sur
l'article des verrous^, et il tire son petit poignard.
Car j'ai oublié de vous dire que, revenu de sa maladie, -il a
retrouvé son poignard dans sa poche ; précaution touchante de
son Adèle ! Il tire même son poignard au troisième acte, au milieu
d'un monologue, il plonge ce poignard dans une table de sapin ;
la lame s'enfonce et .Antony se dit à lui-même : La lame est bonne!
Sans doute aussi, il aura retrouvé ila lettre et Je portrait de son
amie, ce qui sera dangereux quand la justice le fouillera, au cin-
quième acte ; toutes choses auxquelles Antony n'a pas songé, non
plus que M""* d'Hervey.
Quoi qu'il en soit, on entend monter le colonel ; il trouve les
portes fermées. — « Ouvrez ! Ouvrez ! » crie-t-il du dehors. On
ne répond pas. Antony fait asseoir sa maîtresse sur une chaise ;
il tire son petit poignard et la frappe au cœur ; le poignard
enfonce comme dans le sapin : la lame est bonne. Le cadavre reste
assis sans aucune espèce de convulsion.
218 . LES ANNALES ROMANTIQUES
En ce moment, les portes sont enfoncées, le mari trouve sa
femme morte.
— Je viens de la tuer avec ce poignard, dit Antony, elle me
résistait. Singulière façon de conserver la réputation d'une
femme ! On s'empare d' Antony. La toile tombe. On relève la toile
pour proclamer le nom de l'auteur. M"" Dorval reparaît encore
toute échevelée et tremblante de son émotion à elle. Une main
amie ou perfide jette une couronne sur le théâtre, que personne
n'ose ramasser, et tout est dit.
Il est impossible de reconnaître dans ce chaos l'heureux auteur
de Henri lîl et surtout de Christine. Là, nulles mœurs ne sont
observées, nulle passion n'est vraie ; le comique empiète sur la
tragédie : le héros yjleure et rit à la fois, aime et poignarde en
même temps, se met à genoux et viole. L'héroïne reste et s'en
va ; court après son mari et tombe dans les bras de son amant ;
elle tremble et se livre au hasard ; elle a déshonoré sa vie, et,
grande logicienne qu'elle est ! elle meurt en tête à tête avec son
amant pour ne pas déshonorer sa mort. En vérité, on se trouve
tout honteux de sa patiente curiosité quand, après tant de cris,
tant de pleurs, tant d'ivresse, tant de crimes, après les prodigieux
efforts de M™^ Dorval. on arrive à cette femme qui meurt poignar-
dée, à ce mari qui arrive si tard, à cet arriant forcené qui com-
mence comme un fou, qui finit comme un assassin.
Il est impossible de pousser plus loin l'oubli des mœurs et de
la vraisemblance dramatique ; notez bien que je ne dis pas fa
vérité, j'ai vu le moment, au troisième acte, où nous n'avions plus
rien à désirer de ce côté-là.
Jules Janin.
[Journal des Débats, 5 mai 1831.)
II
LE CRANE DE SCHILLER
On vient de trouver le vrai crâne de Schiller. Celui qu'on gar-
dait précieusement dans la sépulture des princes de Weimar
usurpait le culte de tout un peuple. Il était faux, Je ne veux pas
VARIA 219
dire que c'était un faux crâne. Il ne saurait y avoir de faux crânes,
comme il est de fausses dents et de faux cheveux. Non. Les restes
vénérés du chef du grand poète n'étaient pas authentiques. Cette
découverte, faite par un savant docteur de l'université de Tubin-
gue, M. von Froriep, a excité en Allemagne le plus vif intérêt. On
savait déjà depuis une trentaine d'années, par les travaux d'un
anatomiste et anthropologiste réputé, Hermann Welcker, qu'on
s'était tronipé, en 1826, lorsqu'on avait voulu reconnaître et
authentiquer le crâne de Schiller. Qu'il y eût un intrus dans le
caveau princier, cela ne faisait guère doute. Pouvait-on cependant
espérer mettre la main un jour sur la relique égarée, et qui méri-
tait une éclatante réparation ? C'est l'honneur du professeur von
Froriep d'avoir rendu à Schiller les honneurs et la place qui lui
étaient dus.
Comment s'expliquer l'erreur dont a été victime l'immortel écri-
vain ? C'était une vieille coutume à Weimar de porter, la nuit, au
cimetière, sans pompe et pour ainsi dire dans l'intimité, les morts
qui avaient droit à de belles funérailles. La cérémonie religieuse
et d'apparat était célébrée le lendemain ou quelques jours après.
A l'enterrement nocturne prenaient part seulement les amis, les
familiers, les serviteurs du défunt. Pour éviter que des personnes
salariées ne touchassent au cercueil, on confiait ce soin pieux aux
maîtres-ouvriers, aux patrons qui avaient travaillé pour le dis-
paru en sa famille. C'est ainsi qu'un ami de Schiller, C.-L.
Schwabe, qui devait être plus tard bourgmestre de Weimar,
réunit à la maison mortuaire une vingtaine d'hommes, et ce petit
groupe, par ime claire nuit de mai ■ — le li mai 1805, — conduisit
Schiller à sa dernière ou plutôt à son avant-dernière demeure. En
effet, vingt et un ans après, le caveau où il reposait allait être
démoli ; le terrain en appartenait à une société, qui reprenait son
bien. Schwabe, alors bourgmestre, se chargea de recueillir les
restes de Schiller, à qui le grand-duc de Weimar voulait faire les
honneurs de sa sépulture. Le 13 mars 1826, Schwabe, avec quatre
personnes, descendit dans le caveau. Ses recherches furent infruc-
tueuses : il ne réussit pas à reconnaître le cercueil de Schiller.
Obligé de poursuivre son travail, il revint au cimetière la nuit,
mystérieusement. Nous arrivons ici à des détails qui rappellent
la scène macabre d'Elseneur.
Schwabe mit dans un sac vingt-trois crânes, qu'il emporta chez
lui. Il convoqua les amis personnels de Schiller, afin de découvrir
la « chère tête », comme disaient les Grecs. Vous représentez-vous
220 LES ANNALES ROMANTIQUES
les bourgeois de Weimar devant ces ossements rangés, discutant
et examinant avec la gravité germanique la funèbre énigme ?
C'est la scène des crânes, autrement tragique que la scène des
portraits. On voit le bourgmestre touchant un front décharné :
Ce crâne, c'est le sien...
En réalité, l'épreuve n'eut rien de théâtral. Schwabe avait dis-
posé les crânes sur une table et les avait numérotés. Pour se pré-
munir contre les erreurs d'appréciation du jury improvisé, il
établit que chacune des personnes convoquées passerait seule
devant la blanche et muette rangée, et donnerait son opinion par
écrit. Il voulait obtenir de la sorte un vote ; les électeurs ne s'in-
fluenceraient pas les uns les autres. C'était une espèce de conclave
rapide et laïque, d'où il sortirait un représentant non pas de Dieu,
mais des Muses éternelles. Il ne s'agissait pas de placer une tiare
sur une tête vivante, mais de poser sur quelques ossements un
laurier immortel. Le résultat fut surprenant : l'unanimité se fit
sur un « candidat ». Deux témoignages vinrent corroborer et vali-
der l'élection : celui d'un ancien serviteur de Schiller, nommé
Fœrber, et celui de Gœthe. Le serviteur déclara qu'il ne manquait
à son maître qu'une dent. Le fait se trouva vérifié.
Gœthe n'était pas seulement l'ami de Schiller. Il passait, pour
être très versé dans les études ostéologiques. On sait d'autre part
sa marotte scientifique. Il se piquait de connaissances géologiques.
Un soir d'automne de l'année 1826, Gœthe reçut une caisse et un
billet avec ces mots : « Vous trouverez ci-inclus un squelette com-
plet, moins quelques os des mains et des doigts de pied, que nous
n'avons pas jugé bon de remplacer par des éléments étrangers. »
C'était le squelette de Schiller. Gœthe le reconnut et le considéra
avec quelle émotion, on le devine ! Son imagination s'enflamma ;
il prit le crâne dans ses mains ; des pensées élevées, religieuses
animèrent son esprit. Il sentit naître et grandir un chant poétique;
et le même soir, son inspiration lui mettait la main à la plume :
il composait son fameux hymne au crâne de Schiller : « Vase mys-
térieux qui répands des oracles, combien je suis digne de te tenir
dans ma main, ô toi, inestimable trésor !... » Nuit mémorable,
nuit sublime où le divin poète éprouva autant de joie amère que
Faust tenant dans sa main tremblante la coupe de ses aïeux !
Quel tête-à-tête plein de grandeur ! Quelle rencontre entre ces
deux crânes, gloires de l'Alilemagne, l'un rempli de radieuses,
d'éclatantes images, l'autre à jamais peuplé d'ombres !
Varîa 2âl
Hélas ! le crâne que Gœthe élevait dans ses mains comme un
ostensoir n'était pas celui de Schiller. Sinistre méprise ! La médi-
tation, rinvocation du grand vieillard ne s'adressaient pas au
poète frère. Il avait pris dans ses mains le crâne de quelque bras-
seur, de quelque « comme rzienrath » ou de quelque prof essor qui
ne se doutera probablement pas de l'honneur qui lui a été fait.
Quelle page eût pu écrire Henri Heine sur -cette scène ! Quel dia-
logue il aurait imaginé entre Goethe et le Béotien inconnu !
L'aventure posthume de Schiller n'est pas un cas isolé. Il paraît
que le crâne de Haydn, pieusement conservée à Eisenstadt, n'est
pas l'authentique. Il en serait de même aussi pour Mozart. Aussi
les savants modernes, grâce aux nouvelles méthodes scientifique',
ont-ils songé aux moyens de prévenir ces tristes erreurs. Il est
question de « reconnaître u, c'est-à-dire d'établir les caractéristi-
ques exactes des crânes illustres, de leur vivant. On les photogra-
phiera avec les rayons Rœntgen. Ce sera la consécration défini-
tive. Du jour où un homme méritera de rester immortel on
« prendra » son squelette : on créera une anthropométrie de l'éter-
nité. Quand vous lirez dans les journaux cette nouvelle brève :
« Hier M. X... a passé par les rayons Rœntgen : son squelette est
classé », vous vous direz que M. X... est assuré désormais de vivre.
Cette opération scientifique vaudra plus qu'une réception à l'Aca-
démie, et ces « rayons » seront plus doux au cœur des hommes
que les premiers feux de la gloire. Ils seront l'assurance suprême
contre les substitutions et les impostures d'outre-tombe. — ,/. G.
P.-S. — Une autre aventure de crânes errants nous arrive aux
dernières nouvelles. On mande de Belgrade que le crâne du
fameux Karageorge, récemment transféré de Vienne à Topola, sa
sépulture de famille, ne serait pas l'authentique. Celui-ci aurait
été découvert dans un coin du caveau, enveloppé de papier et mis
dans une sorte de carton à chapeau. A qui se fier ? Qui croire ?
Si des personnages manquent de « vrai » crâne, d'autres en ont
plusieurs, ce qui justifierait la fière parole du cicérone guidant des
visiteurs et leur présentant « le crâne de M. de Voltaire », et quel
ques pas plus loin « le crâne du même à l'âge de quatre ans » !
{Le Temps du 9 mai.)
22'i LES Annales romantiques
III
SUR UN TABLEAU DE DELACROIX
Nous allons revoir, pendant quelques heures, ce Meurtre de
Vévêque de Liège, d'Eugène Delacroix, que guette le marteau du
commissaire-priseur. Ce serait grand'pitié qu'un pareil tableau
passât l'Atlantique. Voilà bien le Delacroix des Delacroix, et qui
n'est pas seulement un chef-d'œuvre, mais une des plus fières
dates du romantisme pictural. Il faisait pendant à la Liberté sur
les barricades, au Salon de 1831. A trente-trois ans, aussi illustre
par les admirations qu'il suscitait que par les haines déchaînées
contre lui, Delacroix gagnait à grand'peine son pain quotidien.
Au début de cette année 1831, il écrivait à un ami : « Il n'y a pas
de pire situation que de ne savoir jamais comment on dînera dans
huit jours, et c'est la mienne. » Le duc d'Orléans, qui était un
Mécène de juste milieu, se présenta probablement à l'heure du
dîner ; ii acquit le Meurtre de Vévêque pour quinze cents francs.
Ce fut un vrai crève-cœur pour le bon Frédéric Villot. Ayant
assisté, heure par heure, à la création du chef-d'œuvre, Villot
désirait passionnément le posséder. Tous les jours, il allait en
pèlerinage quai Voltaire, dans cet ancien atelier de Carie Vernet,
où Delacroix, vêtu de sa courte blouse de flanelle rouge, travail-
lait presque douloureusement. En proie aux doutes dont le seul
génie est tourmenté, Delacroix abandonna cet ouvrage à plusieurs
reprises ; sept ou huit fois il reprit le personnage que l'on aper-
çoit de dos, à la gauche de la composition. 1,1 voulait recommencer
Rembrandt en concentrant tout son effet de fahtastique lumière
sur la nappe de l'orgie. « Demain, disait-il à Villot, j'attaque cette
maudite nappe qui sera pour moi Austerlitz ou Waterloo. Venez
à l'atelier à la fin de la journée. »
Le soir, à la clarté d'une lampe, la tache blanche resplendis-
sait. « Je suis sauvé ! s'écria le maître. Le reste ne m'inquiète
plus. » Il peignit dans la joie la foule grouillante et les vastes
architectures, où la lueur des torches semblent perdues. Villot
supplia son ami de lui vendre l'ouvrage enfin terminé. Delacroix
répondit simplement, avec cette dignité un peu froide qu'il affec-
Varia ^^S
tait : « J'ai donné ma parole au duc d'Orléans. » Au Salon, le suc-
cès fui plutôt pour la Liberté, que la liste civile se hâta d'acquérir,
moins par enthousiasme artistique que pour affirmer une fois de
plus l'orisrine barricadière du régime nouveau. Beaucoup de cri-
tiques, trompés par les modestes dimensions de l'œuvre, ne
surent point, en regardant une toile qui n'était pas grande, y
découvrir le grandiose. Toujours généreux et clairvoyant, Théo-
phile Gautier disait : « Moins fait qu'un tableau, plus fini qu'une
esquisse, le Massacre de Vévêqiic de Liège a été quitté par le pein-
tre à ce moment suprême où un coup de pinceau de plus gâterait
tout. »
Frédéric Villot attendit vingt ans. Enfin il put acquérir le
tableau de ses rêves, en 1852, à la vente d'Orléans. Il ne se con-
duisit point en possesseur jaloux : on revit VEvêque de Liège, en
1855, dans cette salle spéciale oij le génie de Delacroix s'affirmait
trente-six fois ; Villot le prêta encore à l'exposition de Londres de
1862. — Soit dit en passant, lorsque le tableau revint d'Angle-
terre, il ne fallut pas moins de quatre seaux d'eau pour le débar-
rasser de la croûte épaisse de poussière et de suie qui le rendait
presque invisible. Par bonheur, la peinture n'avait subi aucune
altération ; on jugea même inutile de revernir après le lavage.
Tout est bien qui finit bien. Mais imagine-t-on ce qui se passerait
aujourd'hui s'il se produisait semblable alerte ? Quelle enquête !
Quelles sensationnelles interviews ! L'entente cordiale serait mise
en péril... Nos pères étaient gens de sang-froid. — A la vente
Villot (1865), le Meurtre de Vévêque « fît », comme parle la langue
élégante des enchères, trente-cinq mille francs. Dans quel fumoir
du Nouveau-Monde va être relégué ce grand témoignage du génie
français ?
Pour les visiteurs de Salon de 1831, dont la plupart étaient déjà
profondément incapables d'aimer la peinture pour elle-même,
tout le mérite de l'œuvre consistait dans il'iîlustration d'un épi-
sode de Quentin Durward. Les romans de Walter Scott, alors
quasi mourant, venaient d'être traduits, en style orléaniste, par
l'honnête Defauconpret. II nous faut, tard venus que nous som-
mes, un tour de force imaginative, pour concevoir ce succès de
Walter Scott, rayonnant, foudroyant, universel. Un livre excel-
lent de M. Louis Maigron, le Roman historique à V époque roman-
tique, vient d'analyser finement ce phénomène d'influence : « Ce
fut un engouement. Une génération tout entière en demeura
éblouie et séduite. Modistes et duchesses, depuis le simple peuple
^24 LEà ANNALES ROMANTIQUES
jusqu'à l'élite intellectuelle et artistique de la nation, tout subit
la fascination et le prestige. Jamais étranger n'avait été populaire
à ce point parmi nous, de 1820 à 1830, aucun nom français ne fut
en France plus connu et plus glorieux. » En 1842, quelqu'un écri-
vait encore : « Walter Scott, ce trouvère moderne, élevait le
roman à la valeur philosophique de l'Histoire. » Et ce quelqu'un,
c'était celui-là même qui avait porté le fer et le feu à travers cet
idéal de convention et transformé en fauves déchaînés les ani-
maux bien sages de cette ménagerie : c'était Balzac. Très lettré,
avec des goûts un peu secs et de timides préjugés, Eugène Dela-
croix devenait le moins romantique des hommes aussitôt qu'il
s'agissait de littérature. Il comprit assez mal Lamartine, et l'on
sait que Victor Hugo et lui évitèrent de s'aimer. Toutefois, les
étrangers, Shakespeare, Gœthe, Byron, flattaient ses tendances
à l'exotisme. Ses amis anglais, Thaïes Fielding, Bonington, lui
avaient sans nul doute imposé la dévotion du « grand Scott >>.
Delacroix lut Quentin Durward et il y découvrit de la fougue. Il
ne fallait qu'un prétexte à son lyrisme de remueur de foules.
Si la scène racontée par le romancier écossais était conforme
à la vérité historique, le peintre n'en avait cure, et qu'il était donc
ainsi dans son rôle et dans son droit de libre visionnaire ! Il est
très facile, trop facile, de noter en marge de Quentin Durward
que Walter Scott a pris sur lui de faire massacrer le prince-évê-
que Louis de Bourbon à la fin d'une orgie. La réalité donne une
scène infiniment moins romantique. L'évêque de Liège, « homme
de bonne chière et de plaisir peu cognoissant ce qui lui estoit bon
ou contraire », se souciait assez peu, paraît-il, de son peuple tur-
bulent de Liège « à petit renom de bonne governe ». Il s'avisa tar-
divement de faire la guerre à ses ennemis. Etant monté à cheval
avec quelques partisans, ,1e prince-évêque rencontra, près du pont
de Chenée, son plusv féroce adversaire, le Sanglier des Ardennes,
« Messire Guillaume, ung beau chevalier et vaillant, très-cruel
et mal conditionné ». Se voyant inférieur en nombre, le pauvre
prélat demanda grâce de la vie. Guillaume de la Marck « luy
donna ung coup de sa dague en la gorge et reçeut encores par
aultres trois ou quatre coups au corps, tellement qu'il cheut
mort ». Le cadavre de Louis de Bourbon resta pendant trois jours
à pourrir dans un ruisseau. Les Pères Mineurs vinrent le re-
cueillir.
Si l'on avait raconté, d'après les chroniques, cette mort de
l'évêque de Liège à Delacroix, il aurait répondu : « Je préfère la
VARIA 225
version de Walter Scott à cette scène de plein air. J'ai besoin
d'une salle voûtée pour mon clair-obscur et d'une orgie à cause
de mon effet sur la nappe blanche. » La Peinture a des raisons
que l'Ecole des chartes ne connaît pas. H. R.
{Le Temps du 27 mai.)
IV
LE CŒUR DE FLAUBERT
11 n'est point enchâssé dans quelque rediquaire d'or, rehaussé
de diamants et de pierres précieuses ; aucune lampe suspendue
à la voûte d'un temple et scintillant dans l'ombre, ne veille sur
son repos éternel. Il a échappé cependant à la destruction lente
qui depuis trente années éparpille dans le néant la dépouille du
grand écrivain. On ignorait ce qu'il était devenu. Le hasard
l'avait confié d'abord à des mains jalouses, et longtemps la pous-
sière et l'oubli s'accumulèrent sur ce trésor. Mais d'autres mains
pieuses viennent enfin de ie recueillir. Là-bas, tout au bout de
Paris, à l'abri d'une coquette petite maison tapie sous les arbres,
dans le silence d'un cabinet de travail garni de livres rares et de
jolies gravures, bercé par le roulement sourd de la ville, que le
vent apporte par la fenêtre ouverte, avec le parfum des fleurs et
la senteur des lierres humides, le cœur de Flaubert dort mainte-
nant son sommeil apaisé, entouré de respect et de vénération.
I! dort au fond d'une modeste caisse en bois, oblongue et brune,
ornée de r.^y'ires grossièrement sculptées qui dessinent en clair
des triangles et des losanges. La boîte, d'aspect vieillot, porte
encore une étiquette des Messageries de Rouen. Une simple ficelle
retient le couvercle. Et mes doigts tremblaient d'émotion, l'autre
matin, en la dénouant.
Dans l'intérieur, des feuillets jaunis, couverts d'une petite écri-
ture droite, écrasée, irrégulière, soulignée par places à gros traits
de plume qui s'allongent dans toutes les directions. A côté, un
paquet d'enveloppes vides, blanches et mauves, dont il semble
qu'on vienne seulement de briser les cachets de cire rouge. Ce
n'est rien, d'apparence, qu'un amas de vieux papiers sans valeur ;
15
226 LES ANNALES ROMANTIQUES
mais on leur découvre soudain un prix inestimable, car sur le
premier feuillet on lit une date : 4 août 1846 ; sur toutes les enve-
loppes, la même adresse : Madame Colei, 2i, rue de Sèvres. Ce
sont les lettres de Flaubert à celle qu'il appelait « la Muse ».
Huit années de sa vie s'y résument. Elles retracent, presque
jour par jour, cette période, la plus curieuse sans doute et la plus
féconde de son existence. Ce qu'elles révèlent de ses sentiments
et de ses idées, on le sait en partie déjà grâce à la Correspondance
qui vient d'être publiée avec ses œuvres complètes. C'est le temps
oià s'épanouit, avec la première Tentation de Saint- Antoine, son
romantisme de jeunesse, et où germe le principe de sérénité, artis-
,tique qui le prépare à Madame Bovary. Elles expriment ses incer-
titudes littéraires et proclament ses plus purs élans d'enthou-
siasme. Mais elles racontent surtout un bien étrange roman
d' amour, et celui-là, on ne le connaît guère.
Toutes ces lettres, en effet, n'ont pas été publiées ; j'en ai
compté une centaine d'inédites ; et dans les autres même, com
bien de coupures, pratiquées à grands coups de ciseaux sacrilèges,
qu'on ne soupçonne pas et qui leur enlèvent leur plus vif intérêt.
Les motifs qui ont empêché jadis la divulgation de ces pages
superbes sont assurément respectables ; aujourd'hui encore, en
raison de leur caractère intime, on ne pourrait pas les citer indis-
tinctement. Mais celui qui les a écrites y a enfoui le meilleur de
lui-même : et s'il convient d'hésiter au moment d'en pénétrer le
mystère, il sera permis du moins, sans violer leur secret, de lais-
ser entrevoir sous son vrai jour l'aventure sentimentale qu'elles
nous cachent.
Faute de bien connaître ces documents, on a mal jugé Flaubert.
Sur la foi des paradoxes et des boutades disséminés dans le reste
de sa Correspondance, on lui a refusé souvent une sensibilité
capable de tendresse et d'amour. , On n'a voulu voir en lui que
l'orgueilleux désabusé, le sceptique hautain, l'impassible et
farouche artiste de ses œuvres. Ses grands gestes, ses «gueulades»,
ont trop étouffé le discret murmure de sa bonté. En parcourant
dans leur texte intégral les lettres à Louise Colet, on est surpris
au contraire, et attendri à la fois, d'y apercevoir un homme nou-
veau, non certes par l'intelligence, mais par le cœur, et si diffé-
rent de celui qu'on se représente ordinairement qu'on pourrait
croire à un autre personnage. La vérité, c'est qu'il fut non seu-
lement un écrivain de génie, mais aussi, pendant quelques heures
au moins de sa vie. un grand amoureux.
Varia
227
Amoureux, il l'a été comme les plus amoureux des roman-
tiques, avec toute l'exaltation vibrante de leur passion, avec leur
imagination exagérée, leur critique faussée, leurs rêveries mélan-
coliques et leurs désirs enfiévrés s'épuisant dans une satisfaction
douloureuse et toujours incomplète. Le jour où dans l'atelier du
sculpteur Pradier il rencontra pour la première fois Louise Golet,
il se mit tout de suite à l'adorer ; elle s'abandonna presque aus
sitôt ; et ce qu'il éprouva de son triomphe fut d'abord comme un
étourdissement moral comparable à un coup de folie. Une joie
démesurée l'envahit, mêlée de reconnaissance émue et d'une sorte
d'épouvante. En un instant ,ridolâtrice de cette femme s'implanta
en lui et ne le quitta plus. Il concentra sur elle la sentimentalité
vague dont il avait nourri son enfance, ses caresses naïves d'ado-
lescent, demeuré timide malgré le cynisme affecté de ses propos,
et ses ardeurs violentes d'homme en pleine force. Son unique
volonté fut de l'aimer sans cesse davantage pour la mériter mieux.
Il lui fit spontanément litière de ses plus chères idées, de ses ambi-
tions, de ses projets, parfois même de ses affections de famille, et
l'associant à toutes les minutes de son existence, il n'exista plus
que pour elle et par elle. Les moments de leurs courtes entrevues
s'envolaient dans un tourbillon de bonheur, dont l'intensité lui
faisait presque mal. Eloigné d'elle, rentré dans sa solitude de
Croisse!, il demeurait en contemplation devant son portrait accro-
ché au mur. Il s'ingéniait à évoquer son image en remuant, au
fond d'un tiroir, des objets qui lui avaient appartenu, un mou-
choir brodé, ses gants, jusqu'à une paire de petites pantouffles
qu'il lui avait prises. Il lui écrivait enfin ces lettres brûlantes qui
répètent, sur tous les tons, le même cantique d'amour. A chaque
ligne, il y émiette une parcelle de sa tendresse ; chaque mot
renouvelile le don généreux de son cœur. Tantôt il s'humilie
devant cette femme et semble se faire tout petit pour mieux goûter
les câlineries dont elle le grise ; tantôt, voluptueusement, il drape
autour d'elle un manteau de baisers. Son adoration monte et
l)oiiil]onne en lui, tumultueuse, inassouvie, prend toutes les
nuances, revêt toutes les délicatesses, déborde comme un fleuve
en inondant tout à son passage — et l'on voit ce pauvre géant,
pareil à un lion domestiqué, ignorant encore le poids de sa
chaîne, ram.per aux genoux de sa maîtresse en implorant un sou-
rire.
Gela dura six mois à peine. Il y dépensa des trésors d'affection
et des océans de lyrisme. Puis on tourne quelques feuillets, et peu
228 LES ANNALES ROMANTIQUES
à peu, comme on pouvait le prévoir d'un tel excès, la palpitation
de son coc.ur endolori se ralentit. 1848 : la passion s'attiédit et
sombre dans une amère déconvenue ; demain, sans doute, ce
sera la rupture. — 1851 — Flaubert revient d'Orient après deux
années de silence, et l'on croit son cœur à jamais trépassé. Ma^'s
voilà soudain qu'il se ranime et se remet à battre, lentement,
tristement, puis à coups plus forts et plus réguliers, comme s'il
était à la veille de refleurir un nouveau printemps.
C'est l'épisode déconcertant et presque tragique de cette his-
toire. Après toutes les meurtrissures qu'il a subies, une pareille
résurrection tient du miracle. Que ce cœur ait ainsi résisté à
l'écroulement brutal de son rêve, qu'il ait pu retrouver en lui,
sous les neiges et les glaces amoncelées, assez de sève encore pour
offrir l'espoir d'une seconde jeunesse, rien ne fait mieux conce-
voir la sincérité profonde, la douceur pénétrante de sa tendresse
primitive. Maintenant, sans rancune, il tente de se reprendre à
la vie ; de lui-même il entr'ouvre l'écorce un peu rude sous
laquelle il a dissimulé fièrement sa blessure, et laisse à nouveau
s'épancher vers la Muse le flot pur de son affection régénérée. S'il
paraît avoir changé, si, la fièvre enfin tombée, ses battements ont
an rythme plus calme où se devine un reste de lassitude, il garde
pourtant b s'abandonner la même confiance qu'autrefois. Mais
bientôt l'illusion reconquise s'anéantit : mille piqûres d'épingle
viennent raviver la plaie douloureuse ; et le supplice interrompu
recommence.
En vain Flaubert, pour se tromper lui-même, et prolonger le
songe qui l'enchante, essaie-t-il alors de transformer l'amour
incompris en une amitié impossible. Le malentendu fatal qui les
avait déjà séparés se perpétue dans l'amitié comme dans l'amour.
A présent, son cœur saignant agonise. La constatation mélanco-
lique de sa méprise renouvelle ehaque jour sa souffrance, et à
l'instant même qu'il prétend la dominer elle se trahit encore. Si,
dans la Correspondance publiée, il semble s'ttourdir au milieu
d'un grand tapage littéraire, dans les lettres et dans les fragments
inédits on perçoit distinctement l'écho de sa plainte lamentable
Parfois il se débat et secoue l'angoisse de son long martyre ; par-
fois aussi, il se révolte ; mais jusqu'à la minute suprême de ces
huit années, l'inutile sacrifice achève de s'accomplir. Sa dernière
lettre à Louise Colet, avant le billet très bref qui marque la rup-
ture définitive, a encore le ton d'une prière désespérée où tremble-
raient des larmes.
VARIA 229
La Muse sut-elle jamais de quelle immense tendresse, il l'avait
chérie ? Elle ne s'en souvenait guère, quand plus tard elle l'accusa
d'égoïsrae et d'indifférence ; et nous aurions pu l'ignorer toujours,
si les lettres enfermées dans la petite caisse en bois n'en conser-
vaient la preuve irréfutable. Il y a là de quoi corriger la légende
que ses deux romans : Taii et Une histoire de soldat ont accréditée
autour de leur liaison. Il y a même de quoi excuser en partie sa
vengeance, et lui mériter le pardon.
Il aurait fallu, en effet, un cœur taillé à la mesure de celui de
Flaubert pour comprendre l'amour idéal qu'il attendait d'elle.
Celui de Louise Colet, quoique de nature différente, y a cepen-
dant répondu : elle aussi, pendant un très court moment, l'a aimé
d'amour véritable. Sous le paquet des lettres, tout au fond du
coffret, j'ai découvert ces choses touchantes : deux ou trois bou-
quets fanés, desséchés, applatis entre des feuillets gondolés oij
le suc des fleurs a dessiné de larges traces brunâtres ; des œillets,
des violettes, des anémones, qu'il lui avait donnés jadis et qu'elle
conservait en souvenir du beau temps de leurs rencontres. Elle-
même a noté, d'une encre un peu pâlie : Bouquet cueilli à Mantes,
dans la matinée du iO septembre 1846 ; — Bouquet du 25 novem-
bre 1846, soirée des Français {Mithridate, Eacheï) ; — Petit bou-
quet acheté au bois de Bo7/logne, le i"' décembre 1846, à une pau-
vre fem.me.
Et j'ai trouvé enfin cette autre relique, plus précieuse, plus trou-
blante que toutes les autres : une enveloppe contenant une longue
mèche de cheveux, blonde et fine, des cheveux de Flaubert quand
il avait vingt-cinq ans.
Mais je n'ai fait que les apercevoir par l'entre-bâillement du
papier ; et sans oser y toucher davantage, j'ai déposé l'enveloppe
refermée au milieu des lettres, afin que dans la boîte où dorment
leurs amours mortes, le cœur de Flaubert se réchauffe encore au
contact de ce que Louise Colet y a laissé de son propre cœur.
[Figaro du 5 août 1911.) René Descharmes.
V
IV|mc o£ WARENS LÉGATAIRE DE JEAN-JACQUES
Si la liaison de Jean-Jacques Rousseau avec M"'^ de Warens a
tant excité la malignité des hommes, cela tient beaucoup moins ^
230 LES ANNALES ROMANTIQUES
la différence d'âge et de condition qui existait entre eux qu'au
parti pris systématique des contempteurs du philosophe de
Genève. La légende qu'ils ont réussi à créer a la vie dure, et pour
cause : n'ont-ils pas eu en Rousseau un témoin à charge de qualité
et de poids ? Mais il semble bien que, née de Rousseau, cette fable
honteuse sera, en fin de compte, détruite par Rousseau lui-même,
pris, une fois de plus, en flagrant délit d'orgueil exaspéré : un
document dicté par lui montre à l'évidence qu'il ne fut point le
parasite, le vénal, l'amant méprisable qu'on s'est plu à dépeindre.
Le docteur Helme, le reproduit dans la Presse médicale. C'est une
pièce peu connue, mais authentique, mise au jour par « le plus
sûr des érudits », M. Albert Melzger, de Chambéry.
Après avoir vécu dix ans à Chambéry, Rousseau se détermina
à tester en faveur de M"" de Warens. Voici comment. Au dix-
huitième siècle, la grande manie, dans la noblesse, était de faire
de la chimie, et M™* de Warens, toujours préoccupée de réparer
les brèches de sa fortune, donnait volontiers dans la chimie indus-
trielle.
Jean-Jacques crut trouver là un moyen — entre plusieurs — de
venir en aide à son amie. Fabriquant de l'encre de sympathie, il
fut un beau matin blessé à la tête par l'explosion du récipient
servant à son expérience. Il fut à ce moment-là si gravement
malade qu'il crut devoir mettre ordre à ses affaires. Il fit préven'"r
un intime ami, Barillot, et manda le notaire de sa « maman », qui
a lui-même rédigé et écrit l'acte, Jean-Jacques n'ayant pu le faire.
Il y est expliqué « que le jeune Jean-Jacques, venant de recevoir
une blessure à la tête, était couché avec un appareil qui lui tenait
les yeux fermés. Le testateur, après le signe de la croix, recom-
mande son âme à Dieu et aux saints, proteste de mourir catho-
lique et romain, lègue seize livres au couvent des capucins, augus-
tins et claristes [sic) de Chambéry pour dire des messes. Il lègue
cent francs à son ami, le sieur Barillot, et lui constitue pleins
pouvoirs pour réclamer les biens lui venant de sa mère, Suzanne
Bernard ».
Et voici maintenant l'extrait qui concerne M"" de Warens :
Ledit sieur Rousseau, pour la décharge de sa conscience, déclare
de devoir à ladite dame Françoise-Louise de La Tour de Warens,
absente, moi notaire pour elle, stipulant, acceptant, la somme de
2,000 livres de Savoye pour sa pension et entretien, que ladite
dame lui a fournis" depuis des années, laquelle somme ledit sieur
VARIA 231
Rousseau promet de lui payer, si Dieu lui coiiDerve la vie, dans
six mois prochains à peine de tous dépens, dommages-intérêts...
Il a fait, créé et institué et de sa bouche nommé pour son héritière
la dame Françoise-Louise de la Tour de Warens, la priant très
humblement de vouloir accepter son hoirie comme la seule
marque qu'il lui peut donner de la vive reconnaissance qu'il a de
ses bontés.
Ceci se passait le 7 juin 1737. Dix-sept ans plus tard, en février
1754, Rousseau s'était acquis un nom et M""® de Warens avait, elle,
perdu toute fortune et toute espérance. Wint^ienried venait de
l'abandonner, et en proie aux affres de la misère, elle harcelait
une dernière fois celui qui, si longtemps, l'avait appelée sa
maman. Le billet qu'elle lui écrivait à cette époque est conservé
aux Charmettes.
C'est par cette lettre de rupture, lettre navrante, que le docteur
Helme termine son intéressante « démonstration » en faveur de
Jean-Jacques. « Sa liaison avec M""" de Warens, conclut-il, ne
mérite pas les noms dont elle fut si souvent flétrie. Cette union
demeure un ménage dont les charges, si l'on veut, furent inéga-
lement réparties, mais où la bonne volonté fut égale de part et
d'autre. Rousseau gagna sa vie ; Rousseau, se croyant près de
mourir, voulut s'acquitter, et de son effort et de sa bonne intention
nous devons lui tenir compte. » C'est un curieux chapitre ajouté
à l'histoire du grand penseur qu'on vient de célébrer.
POÉSIES
LE SO cJXJIKT
pour Marcelle
Tl est des dates dans ma vie
Dont le souvenir triste et doux
Est pour mon âme endolorie
Ce qu'est pour notre chair meurtrie
Le baiser d'une bouche amie
Qui nous dit : « Je n'aime que vous ! »
Le trente Juin est de ce nombre :
Il rayonne dans mon ciel noir,
Comme au fond d'une nuit très sombre
Une étoile qui sort de l'ombre,
Car il m'a rendu mon espoir.
Je croyais avoir perdu Celle
A qui j'avais donné mon cœur,
Et je pleurais, criant : « Marcelle,
N'auras-tu pas pitié, cruelle,
Des cris qu'exhale ma douleur ? »
Tu répondis à ma détresse
— Oh ! qu'il t'en souvienne toujours 1 —
Avec ces mots pleins de tendresse :
« Je resterai votre maîtresse
Pour rendre heureux vos derniers jours ! » -•
Et tu scellas cette parole
De baisers brûlant d'un tel feu,
Que ma pauvre âme, d'amour folle, .
Comme un objet de cire molle,
Dans tes bras fondit peu à peu.
POÉSIES 233
O toi dont j'ai fait une femme
Après t'avoir aimée enfant,
Garde-moi ton corps et ton âme !
Je les ai pétris de ma flamme,
C'est mon bien, tu l'as dit souvent.
Que tes yeux bleus, ta bouche rose,
Tes bras blancs, tes cheveux d'or fin
Demeurent à jam.ais ma chose,
Si tu ne veux pas, ô ma rose,
Que je m'en aille de chagrin.
(1912) X...
JLXJX: SCEXJRS IDE I_.A. PK,OVIIDEr<rOE
qui m'ont prodigué leurs soins
à l'Institut Bosc, de Montpellier, au mois d'avril 1912.
Chère petite sœur, aronde noire et blanche.
Qui voletez autour de nos lits douloureux.
Votre apparition y fait naître le mieux
Et neiger les espoirs dont surpleine est la branche.
Vous semez sous vos pas l'avril et la pervenche,
Petite sœur furtive, et du ciel par vos yeux ;
Ef la sève remonte à nos pouls moins fiévreux ;
Et moins d'ombre funèbre en nos rêves se penche..
S'il fallait à jamais les fermer nos regards
A la douce lumière, ils seraient moins hagards
De notre main pendante entre vos mains bénies.
Puisque l'ange ici-bas qu'est chacune de vous,
Avant aue de fléchir, pour prier, ses genoux,
De son aile enveloppe aussi nos agonies.
G. COLSON.
Le Romantisme à travers les Journaux et les Revues
LE TEMPS du 3 juin : La Dame des Sonnets de Joseph De-
lorme, par Léon Séché.
LA GRANDE REVUE du 25 mai : David d'Angers et Aloysius
Bertrand, par Léon Séché,
liA REVUE du 15 juin : Les albums de M""" Victor Hugo, par
Léon Séché,
LE MERCURE DE FRANGE du 16 juin : Rousseau créateur
les sources intérieures de son génie, par Albert Bazaillas.
LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES du 30 juin :
N" consacré au Centenaire de Jean-Jacques Rousseau.
Le Temps, les Débats, le Figaro et les autres journaux du
!•"■ juillet : La cérémonie du Centenaire de Jean-Jacques Rousseau
au Panthéon. L'inauguration de son tombeau, par Bartholomé.
BIBLIOGRAPHIE
LIBRAIRIE PLON ET NOURRIT. — Lamartine el la Flandre,
par Henr-y Gochin, 1 vol. in-S".
Ce livre aitendu depuis longtemps, car M. Henry Gochin y tra-
vaillait depuis des années, fera plaisir à tous les vrais amis de
Lamartine. Il est aussi complet qu'il pouvait l'être. J'ajoute que
personne ne pouvait l'écrire avec plus de compétence et plus de
piété que son auteur, puisque M. Gochin représente à la Ghambre
des députés à peu près le même arrondissement que Lamartine.
Aussi l'a-t-il dédié à ses chers et fidèles électeurs de l'arrondisse-
ment de Dunkerque « le plus bel arrondissement de France. »
« Peut-il donc y avoir quelque charme à l'histoire des campa-
gnes électorales » ? dit M. Henry Gochin dans sa préface. « G'est
un dur métier auquel usent leur vie beaucoup de braves gens, qui
ensuite n'aiment guère en parler. J'en connais un, et des "plus
consciencieux, qui propose cependant une trêve, quand il se met
à table en famille : « Ne parlons pas d'élections ! » dit-il.
« G'est qu'on s'en lasse. — Lamartine ne s'en est jamais lassé.
Et d'ailleurs on ne peut guère savoir si l'histoire en est insipide,
puisqu'aussi bien on ne l'a jamais écrite — ou presque jamais.
Un seul y a pensé, qui pense à tout, Balzac. Il n'aimait pas beau-
coup le principe de l'élection, et il savait bien qu'elle deviendrait
« l'unique moyen social », Il a prophétisé quel gouvernement en
devrait résulter : « le seul qui ne soit point responsable, et où la
tyrannie est sans borne, parce qu'elle s'appelle la Loi ».
Cependant il brûlait de courir l'aventure électorale, en disant :
« Un ingénieur annonce que tel pont est près de crouler ; mais il
y passe lui-même, quand ce pont est la seule route qui conduise
à la ville '^^ ». — Il n'y fît pourtant que quelques pas, tandis que
Lamartine s'engageait à fond. Mais il garda ses souvenirs de
l'expédition et prit des notes. Il vit bien qu'une élection, choc de
(1) Voir l'avant-'pro'pos géméral d-e la Comédie humaine.
236 LES ANNALES ROMANTIQUES
passions et d'intérêts bons et mauvais, pouvait fournir une des
pièces les phis animées de la Comédie humaine.
« Un homme s'offre, à une foule d'autres hommes dont il doit
conquérir la confiance, et sa parole, son action, son geste doit a
tous moments le révéler à eux comme celui qui mériw cette con-
fiance. L'affaire peut être la plus belle du monde, si elle se traite
entre un peuple honnête et un homme à l'âme haute. Elle peut
être la plus ignoble, si autre est l'homme et autre est le peuple
Elle offre en tout cas à l'observateur un tableau bien complet de
psychologie sociale.
•<■ Balzac v voyait cela ; mais à côté de l'histoire philosophique,
il y goûtait aussi l'ijistoire pittoresque. Suivant les lois, les usages,
les temps, on voit varier le décor, varier les personnages, varier
les gestes, les façons, les attitudes. Le style parlé et écrit est chose
impayable, avec les emphases, les métaphores, les cacologies
propres à chaque époque, aussi typiques en somme que peuvent
l'être les modes, le costume, les meubles, pendules, bottes, guê-
tres, col? et cravates. Tout cela réveillait chez Balzac le collec-
tionneur et l'amateur de curiosités. Il appelait les lois électorales
« l'archéologie du mobilier social ».
« Le Député dWrcis n'est pas un de ses meilleurs romans, mais
reste parfait pour tout ce qui est histoire électorale, types de fonc-
tionnaires et de bourgeois provinciaux, détails de mœurs, brim
horion et ?)ibelot Louis-Philippe.
« L'histoire que je raconte n'est pas bien éloignée de celle du
Député d'Arcis. I^a seule différence grave, c'est que l'une d'elle
n'est point imaginaire. Il y a bien, — dira quelqu'un — une
seconde différence : l'autre était racontée par Balzac ! — A cela
je n'ai rien à dire. Mais voici oii je reprends l'avantage : Balzac
n'avait pas pour héros Lamartine !
« Lamartine, continue M. Henry Cochin, est un c^es exemplaires
les plus magnifiques de la plus haute humanité française. Il
n'eut jamais de désir plus ardent que celui de plaire au peuple.
Je le montre ici dans la poursuite de ce désir.
« Au milieu du chemin de sa vie, il cherchait avec plus d'avidité
que jamais des hommes à qui parler, des cœurs de qui se faire
aimer, des raisons à raisonner. Je raconte comment il les trouva.
« Le monde provincial que l'on verra s'agiter auprès de lui est
un des plus caractéristiques de notre vieille France. Avec ce mor-
ceau de territoire, la Flandre française, Louis XIV a apporté à
la patrie un peuple de choix, le plus français et le plus indépen-
BIBLIOGRAPHIE 23'?
dant, le plus pratique et le plus idéaliste. Il n'est pas de tendres
louanges que Lamartine n'ait prodiguées à ce « peuple sublime ».
— à cette « population du Nord où tout est cœur quoique tout soit
raison. »
Ainsi parle M. Henry Gochin. Pour écrire son livre il a surtout
puisé aux sources locales ; il a utilisé les journaux de Dunkerque,
les documents électoraux : professions de foi, appels, factums, etc.,
les documents d'archives, notamment les archives politiques du
baron Laurent de Coppens de Nortland, ancien député à la Cons-
tituante, renfermées dans un assez grand nombre de cartons, qui
sont aujourd'hui la propriété de la bibliothèque de la ville de
Dunkerque. Quelques riches collections particulières lui ont été
également d'un très srand secours. Mais M. Henry Gochin a eu
surtout la chance de pouvoir puiser à pleines mains dans l'étude
si riche de documents de premier ordre que M. Léon Séché a
publiée dans ses A.mitiés de Lomartme sur M*"" Caroline Angebert.
Sans ce livre de M Léon Séché, M. Gochin n'aurait rien su du
rôle admirable joué par cette femme d'élite dans la première
campagne électorale de Lamartine, et cette ignorance eut été plus
que fâcheuse. C'est ainsi que, sans le vouloir, les écrivains qui
étudient Lamartine depuis une vingtaine d'années se servent les
uns les autres. Les lecteurs de Lamartine pt la Flandre feront donc
bien de se reporter aux Amitiés de Lamartine pour avoir une idée
complète de ce que fut la première élection du grand poète dans
l'arrondissement de Dunkerque.
LH^AIRIE CALMANN Ll^VY. — Chateaubriand, par Jules
Lemaître, 1 vol. in-18.
Ce volume est formé des dix conférences que M. Jules Lemaître
fit avec le succès que l'on sait à la salle de géographie. On les lira
avec le môme plaisir, car elles n'ont rien perdu de leur intérêt et
surtout de leur charme. Par exemple, il n'y faut pas chercher des
aperçus nouveaux sur l'homme et sur l'œuvre. M. Jules Lemaître
n'est pas un érudit et so contente de butiner comme une abeille
industrieuse à travers les livres de tous ceux qui ont écrit sur
Chateaubriand dans ces dernières années. Il n'a même pas la
coquetterie de renvoyer ses lecteurs aux sources primitives et pré-
fère leur recommander des travaux de seconde main. C'est ainsi
qu'en ce qui regarde Hortense Allart de Méritens qui fut la der-
nière maîtresse de Chateaubriand, plutôt que de citer l'ouvrage
238 Les annales roma.ntiques
de M. Léon Séché que tout le monde connaît, il a mieux aimé citer
le volume de M. André Beaunier Trois amies de Chateaubriand
qui n'est en somme que de la vulgarisation agréable.
LIBRAIRIE L. LAISNEY. — Les « Menteries » de Chateau-
briand, par le Docteur Potiquet.
Cette brochure de 55 pages est destinée dans la pensée de son
auteur à compléter ou plutôt à meitre au point le Chateaubriand
de Jules Lemaître. Le docteur Potiquet ne voit guère en Chateau-
briand qu'un hystérique ; aussi s'est-il proposé de l'étudier comme
tel dans une série de plaquettes dont trois, en comptant celle-ci,
ont déjà paru sous les titres de : Chateaubriand et Vhystérie ; —
la Sylphide de Combourg, et dont trois autres sont en préparation,
qui porteront les titres suivants : Chateaubriand. Uanatomie de
ses formes et ses amies. — Chateaubriand financier. Ses idées et
ses goûts. — Chateaubriand. Son ennui et ses ennuis. — On voit
que les amis du grand écrivain ont encore du pain sur la planche.
Nous attendrons que le docteur Potiquet ait terminé son étude
pour en dire notre sentiment.
LIBRAIRIE HACHETTE. — Le Romantisme en France au
xvm^ siècle, par D, Mornet, 1 vol. in-16 illustré de 16 gravures
hors texte.
Le Romantisme naît tout entier au xvnr siècle., dit M. Mornet.
Le mot lui-même entre dans l'usage. Tout ce qui fera le prestige
des René, des Lélia ou de la Préface de Cromwell, inquiétudes
des curiosités et des sentiments, délices ou tourments des pas-
sions, goût des confidences, mépris des règles, fut poursuivi
ardemment par les « âmes sensibles ». Ce romantisme est fertilo
en épisodes pittoresques et variés. Son histoire rencontre aussi
les plus graves problèmes : influence des mœurs sur les lettres ou
des écrivains sur la vie pratique, pénétration des littératures
étrangères, rôle d'un homme de génie — qui est ici Rousseau —
dans ce qui change les destinées de l'esprit et des moeurs, etc.
Les travaux de l'auteur, ceux de MM. Baldensperger, Gaiffe,etc.,
ont fixé depuis dix ans par des études minutieuses toutes les certi-
tudes nécessaires. Ce livre s'efforce de résumer, d'alléger et de
choisir tous leurs documents pour mettre leurs conclusions à la
portée du grand public.
BifiLIOGRAPHiE 239
Ce livre bien fait mais où il entre pas mal de paradoxes et
d'aperçus plus ou moins risqués est divisé en trois parties.
La première partie intitulée Vlnquiétude romantique renferme
trois chapitres, savoir : les premiers remous ; les âmes vagabon-
des ; les grands ébranlements de Vâme.
La deuxième partie intitulée le Lyrisme romantique se compose
également de trois rhapitres qui ont pour titre : les délices du sen-
timent ; le fatal présent du ciel ; les confidences.
La troisièTne partie intitulée la Poétique romantique contient
trois chapitres, elle aussi, où Tauteur traite tour à tour : De la
critique philosophique et de la critique de sentiment ; — de la
résistance du dogmatisme ; — et de V échec des poètes.
Ce livre est à lire, ne fût-ce qu'à titre de curiosité.
LIBRAIRIE HACHETTE. — La Bataille romantique, par Jules
Marsan, 1 vol. in-18.
M. Jules Marsan est parmi les professeurs de l'Université celui
qui connaît peut-être le mieux le Romantisme français et qui en
parle avec le plus d'autorité. On se souvient de sa belle étude sur
la Muse Française publiée par la Société des anciens textes. On
la retrouvera dans ce livre avec quelques autres publiées séparé-
ment sur Saint-Félix et Antoni Deschamps, et deux ou trois
variétés littéraires tout à fait remarquables, telles que le Théâtre
historique et le Romantisme (1818-1829), et VUnité romantique et
le Cénacle (1826-1830). Le tout forme un ensemble qui n'est peut-
être pas, comme M. Marsan le dit lui-même, rigoureusement lié,
mais où l'on reconnaîtra sans peine une unité de méthode et
d'objet.
« Je n'ai pas eu la prétention, dit-il encore en son avant-propos,
de donner une histoire du romantisme — ni surtout de le définir.
« On a défini tant de fois le romantisme ! » gémissait E! Des-
champs en 1824. Que dirait-il aujourd'hui ?... Pour simplifier les
choses, ces définitions a priori laissent de côté une bonne partie
des faits, — non pas les faits négligeables mais les faits gênants.
Elles imposent ainsi à l'histoire une rigueur logique qu'elle ne
comporte pas.
« Il est rare que les grandes écoles, celles du moins qui ne sont
pas des écoles d'imitation ou de réaction, aient aussitôt pleine
conscience de leur objet, qu'elles engagent la lutte sur un terrain
bien délimité, choisi par elles. Ce n'est nas tout d'abord qu'elles
'240 LES ANNALES ROMANTIQUES
affirment une doctrine.; les théories viennent après les œuvres ;
leurs ennemis les aident à y voir clair. Pour que Victor Hugo
s'aperçoive qu'il est autre chose qu'un successeur de l'abbé
Delille,il faudra que ses adversaires lui ouvrent les yeux. En quoi.
ils ne lui ont pas rendu un mauvais service.
« Après la victoire, le romantisme aimera les affirmations tran-
chantes. Mais pendant des années, avant de trouver sa voie, il est
plein de scrupules, il veut être modeste et prudent. L'école impé-
riale a laissé après elle une sensation de lassitude, un désir de
secouer les règles, un besoin de liberté... Mais comment la litté-
rature reviendra-t-eile à la vie : en faisant effort vers le réel ou
en s'abandonnant aux élans de l'imagination ? Par le Romanli-
cisme libéral de Stendhal ou par le lyrisme monarchiste et chré-
tien des jeunes poètes ''... Et comme les défenseurs de la tradition
— plaisantins des Miroirs ou pontifes des Débats — ont quelque
peine aussi à se mettre d'accord, on risque de s'y perdre,
« Peut-être n'est-il pas sans intérêt de suivre ces hésitations et
ces polémiques, de marquer les directions successives, et diver-
gentes, de cet effort et de chercher comment l'Unité romantique
— unité d'un moment — a pu se dégager de cette confusion. »
On a dans ces quelques lignes le plan et l'objet du livre de
M. Jules Marsan.
Jean de la Rouxière.
Le Gérant: L. SÉCHÉ.
" ïictor iogfl peoflant l'exil
L'adversité a cela de bon, que, loin de les abattre, elle élève
encore les grandes âmes.
jy-jme Victor Hugo qui jusqu'au coup d'Etat s'était en toute cir-
constance effacée modestement derrière son mari, fut, à partir de
1852, à la hauteur du rôle inattendu que lui taillèrent les évé-
nements.
Quand Victor Hugo partit pour l'exil, ses deux fils étaient en
prison pour délit de presse avec les deux hommes de cœur et de
talent — j'ai nommé Meurice et Vacquerie — qui s'étaient déjà
voués à la glorification du grand poète. Elle resta à Paris pour
leur prodiguer les soins nécessaires, laissant à Juliette Drouet la
tâche de veiller sur l'exilé. Car si, jusque-là, elle avait supporté sa
rivale avec peine, du jour où elle sut que son mari lui avait dû son
salut au Deux-Décembre (1), et que Juliette avait voulu alors sortir
de sa vie pour ne pas lui être à charge à l'étranger, elle trouva assez
naturel que Victor Hugo l'attachât publiquement à sa mauvaise
fortune.
Tous les témoignages s'accordent à faire l'éloge de la bonté de
M"'' Victor Hugo.
Son mari disait d'elle un jour que c'était
Une fleur de beauté que la bonté parfume.
Si la beauté, hélas ! n'avait pas survécu chez elle à la catastro-
phe de Villequier (2), sa bonté adoucit à tous les siens les jours
amers de l'exil.
(1) C'est elle, en effet, qui lui assura un refuge à Paris et qui faci-
lita son départ pour Bruxelles où il arriva, le 12 décembre 1851, sous
le nom et avec le passeport d'un brave ouvrier typographe nommé
Firmin Lanvin.
(2) On se rappelle que sa fille Léopoldine se noya avec Charles Vac-
querie, son mari, le 4 septembre 1843, quelques mois seulement après
leur mariage.
16
242 Les annales romantiques
Lorsque M"" Victor Hugo quitta Paris pour rejoindre l'illustre
proscrit, elle laissait derrière elle une sœur chérie et deux frères
qui ne ■ l'étaient guère moins. Sa sœur, Julie Foucher, plus jeune
qu'elle d'une vingtaine d'années, était dame à la maison de la
Légion d'honneur à Saint-Denis. Son frère Paul faisait du journa-
lisme et du théâtre. Son frère Victor était conseiller à la Cour de
cassation. Ce dernier avait vu avec chagrin d'abord, avec mécon-
tentement ensuite, l'attitude prise par Victor Hugo envers le
prince-président, avant et après le coup d'Etat. Quand parurent
les Châtiments il rompit décidément avec lui. Paul Foucher bouda
longtemps les exilés et leur marqua sa mauvaise humeur dans ses
chroniques parisiennes de V Indépendance belge. Tous les deux
firent tous leurs efforts pour empêcher Julie d'aller voir Adèle.
Mais Julie adorait sa grande sœur qui la traitait comme sa fille, et
M""* Victor Hugo manœuvra si bien que, quelques années après,
elle vint à bout de toutes les résistances.
Elle aurait voulu que son mari n'eût point d'ennemi. Il n'est pas
jusqu'à Sainte-Beuve qu'elle n'ait essayé de réconcilier avec son
« cher grand homme ». On sait qu'elle s'était rapprochée du criti-
que des Lundis, à la suite des événements de 1851. Mais Victor
Hugo n'avait pas désarmé, et certain jour de l'année 1857 (je tiens
le fait d'un témoin oculaire) ayant trouvé dans la chambre de son
fils François-Victor un ou deux livres de Sainte-Beuve, il les prit
et les jeta par la fenêtre en disant : « Je ne souffrirai pas que cet
homme entre dans ma maison ! » Cela n'empêcha pas M"" Victor
Hugo d'entretenir avec Sainte-Beuve, à partir de 1858, une corres-
pondance suivie, sous prétexte de lui donner des nouvelles de sa
fille Adèle dont il était le parrain, et Sainte-Beuve fut très touché
de ces prévenances :
« Je crois, lui écrivait-il, le 14 octobre 1858, puisque vous voulez
bien vous découvrir à moi sur ce point de tendresse maternelle,
qu'il y aurait lieu, en effet, de songer à un mariage. Pourquoi ne
réaliseriez-vous pas cette idée que vous avez eue de venir ici pour
trois mois, de janvier ou février à avril ? C'est ici seulement que
votre chère enfant trouverait qui l'apprécierait ; ce serait pour vous
tous un lien étroit si elle s'établissait à Paris ; vous y seriez tout
naturellement rappelés, et une partie de la famille venant ici de
temps en temps serait utile à ceux qui resteraient là-bas sur le
rocher. Il n'est pas hors de propos de s'assurer comment le monde
continuera chez nous de rouler, de se renouveler, de faire sa danse
j^jnie VICTOR HUGO PENDANT L'eXIL 243
comme devant. — Vous étant à Paris pour quelques mois, il suffi-
rait qu'on le sût, qu'on devinât vos intentions, que quelques amis
particuliers eussent le mot, pour que les occasions passassent
devant vous et devant elle, la chère enfant, qui se laisserait peut-
être reprendre de la sorte à l'espérance et au rayon (1). »
Mais la destinée d'Adèle Hugo n'était point de se marier à Paris.
Elle devait épouser, contre le gré de ses parents, un officier anglais
dont elle s'était follement éprise, et l'on sait de quelle façon tragi-
que se dénoua ce mariage (2).
M"" Victor Hugo, on le verra par sa correspondance, acquit pen-
dant l'exil une qualité qui lui manquait. Tant qu'elle avait habité
à Paris, elle avait été une assez piètre maîtresse de maison, et elle
l'avouait ingénument. Elle était si distraite, par exemple, que lors-
qu'elle s'avisait de toucher à la cuisine, elle versait la poivrière ou
la salière dans les plats. Cela désespérait son mari qui était l'ordre
personnifié.
Les nécessités budgétaires à Marine-Terrace et Hauteville-House
firent d'elle une ménagère accomplie. « J'étonne par mon écono-
mie, écrivait-elle à sa sœur, cet étonnement n'est pas très flatteur
pour moi. » H est vrai que, jusqu'à la publication des Misérables
qui lui apporta la richesse, Victor Hugo fut obligé de compter,
pour faire face aux dépenses considérables qu'entraînaient la vie
en commun chez lui d'une dizaine de personnes, maîtres et domes-
tiques, et l'entretien particulier de M"^ Drouet.
C'est lui qui tenait les cordons de la bourse et il n'était pas facile
de les lui faire délier. En quinze ans je n'ai relevé dans la corres-
pondance de sa femme que deux actes de générosité envers ses fils.
La première fois il offrit à François-Victor un petit meuble Louis
Xni qu'il avait payé six cents francs. La seconde fois, c'était au
(1) Le Roman de Sainte-Beuve. — Et quelque temps avant (le 28 juil-
let 1858) Sainte-Beuve écrivait encore à M'»^ Victor Hugo : a Je sou-
haite qu'un jour, et sans, pour cela, que la terre ait à trembler sous
nos pas, nous puissions le retrouver (lui, Hugo) ne fût-ce qu'à l'Aca-
démie, et vous, chère amie, vous revoir fixée au milieu de ceux qui
vous aiment^ avant les cheveux blancs. Car vous n'en avez pas du
tout ! »
(2) Elle perdit la raison en Amérique et son père, après l'avoir rapa-
triée, la mit dans une maison de santé où elle est encore. Elle a
aujourd'hui quatre-vingt-deux ans.
244 LES ANNALES ROMANTIQUES
lendemain de la reprise d'Hernani, il donna mille francs à Charles
qui était marié et cinq cents francs à François-Victor (1).
Quant à sa femme, elle lui coiitait si peu qu'en deux ans de
temps, à Jersey, elle déclarait n'avoir acheté que deux robes de
vingt-cinq francs. Sa plus grosse dépense personnelle fut une note
de trois cents francs chez un dentiste de Bruxelles, et elle ne savait
comment l'avouer : « C'est plus que je ne vaux «, disait-elle.
Lorsqu'elle allait à Paris, elle avait toutes les peines du monde à
obtenir l'argent nécessaire.
« Je ne crois pas pouvoir aller à Paris en octobre, écrivait-elle à
sa sœur le 29 août 1856, je veux emmener Adèle et je ne veux des-
cendre qu'à l'auberge, c'est donc un peu d'argent qu'il faudra.
Hetzel va venir ces jours-ci, je vais essayer de lui vendre quelques
mauvais griffonnages, cela défraierait ma dépense, je demanderai
à mon mari ce qui sera nécessaire pour Adèle et je courrai à toi. »
Et, le 7 mai 1863,elle mandait à son mari : « Cher grand homme,
ouvrez-moi un crédit extraordinaire de cent cinquante francs. Je
vous rendrai mes comptes. Je n'oublie pas que je suis ruineuse. »
A plus forte raison se faisait-elle scrupule de rien demander
pour sa sœur Julie dont la situation était pourtant si digne d'in-
térêt :
« Je n'oserais, disait-elle, je ne lui ai rien apporté, il a de
lourdes charges. Il est privé de son théâtre, ce qui était une grande
partie de son revenu, demain on peut défendre la vente de ses
livres en France ; mon mari a enfin la situation précaire du pros-
crit, et puis, chère amie, j'ai toujours été très délicate sur ce point
avec mon mari ; cette délicatesse est chez moi une habitude, je suis
craintive, cette crainte est ma coquetterie (2). »
Et voilà qui est touchant. Elle ajoutait : « Pourtant il y a des
(1) François-Victor Hugo écrivait en 1867 à Auguste Vacquerle : (( Si
Pagnerre devait discontinuer la réimpression de mon Shakespeare,
comme il a le monopole de ma traduction pendant plus de deux ans
■eincore, je me trouverais tout à coup sans ressources et' obligé de
demander une pension à mon père. L'ameublement de ma chambre
qui a englouti plus de deux mille francs m'a laissé complètement
gueux. Je suis splendide, mais absolument misérable. J'ai une armoire
d'ébène et de chêne sculpté qui vaut huit cents francs, mais dans
ma bourse pas un liard. » (Lettre inédite communiquée par M. Pierre
Lefèvre-Vacquerie).
(2) Lettre de Guernesey, du 29 août 1857.
jyjme VICTOR HUGO PENDANT L EXIL
245
choses que je sais faire ; à côté de mon mari j'ai d'autres devoirs,
ma conscience à moi, très ferme et très résolue. »
Elle se flattait d'être bourgeoise « pour le nécessaire, le journa-
lier, le commun ». Un appartement propre, confortable, lui suffi-
sait. « Un ciel pour rêver, des étoiles à regarder, voilà mon luxe ! «
Aussi ne se plaignait-elle jamais. Elle ne se serait pas permis de
critiquer un seul acte de Victor Hugo. En l'année 1853, elle écrivait
à sa sœur :« Je m'occupe à aimer mon mari, il me semble que
jamais mon âme ne lui a plus appartenu. » Et, en 1866, lors de la
publication des Travailleurs de la Mer :
« Tout est ici (1) à la pieuvre. Pourquoi mon mari est-il, hélas !
pour mon cœur la pieuvre de Guernesey ? Dis-lui que j'ai besoin
de le voir... (2). »
— Croyez-vous toujours en Dieu ? lui demandait un jour
Schœlcher qui était franchement athée.
— Plus que jamais, lui répondit-elle.
Seulement le bon Dieu n'avait plus à ses yeux la même figure
qu'autrefois.
Sous la toute-puissante influence de son mari, elle avait dé-
pouillé peu à peu le mysticisme catholique qui avait été longtemps
sa religion, pour se convertir au déisme particulier, qui était
devenu celle du maître d'Hauteville-House.
« Fais tes charités comme tu l'entends, écrivait-elle à sa sœur le
3 mars 1864, et aime la chapelle, puisqu'elle t'est douce. Je crois à
Dieu, à la conséquence de nos actions et à la perpétuité du moi.
Là s'arrête ma foi, tout en reconnaissant qu'il y a dans le catholi-
cisme d'admirables symboles, et je comprends que tu aies ta petite
église dans ma grande église. »
Mais si elle avait comme son mari « la plus grande foi dans l'in-
finie bonté de Dieu », si même elle partageait ses idées sur le spi-
ritisme, elle ne versa jamais dans leur extravagance ; elle ne crut
jamais, par exemple, que l'âme de sa fille Léopoldine [celle qui
était restée en France) pût entrer dans le pied d'une table (3).
(1) A Bruxelles.
(2) Elle était alors à Paris, et Julie la remplaçait à Hauteville-
House. Car Victor Hugo, qui avait ses habitudes et aimait ses aises,
ne pouvait se faire à 'idée qu'en l'abseTice de sa femme la cuisine et
les autres soins du ménage seraient abandonnés à une domestique,
si diligente fût-elle.
(3) C'était M™" de Girardin qui avait accrédité les tables tournantes
à Marine-Terraoe. Cf. sur ce point les Miettes de V Histoire, par Auguste
Vacquerie et notre livre sur M™* de Girardin.
246 LES ANNALES ROMANTIQUES
L'exil fut très dur à M""^ Victor Hugo, et c'est pour l'adoucir
qu'elle allait de temps en temps passer quelques semaines à
Bruxelles ou à Paris. Mais elle avait bien soin de ne visiter à Paris
que les amis fidèles, comme Lamartine et Michelet. Jamais elle ne
prêta l'oreille aux propositions qu'on leur fit en vue de faciliter la
rentrée de Victor Hugo en France. C'est tout au plus si, à la fin de
l'Empire, elle admettait que ses fils pussent fausser compagnie à
leur père. Elle écrivait en 1866 : « Bonaparte se fait vieux et doit
n'aspirer qu'au repos. Je crois donc sage de faire notre deuil de
notre patrie. Mes enfants rentreront, je crois, dans leur pays recfe-
venu libre, mais mon mari et certainement moi n'aurons en
France que notre cœur. »
Deux ans après, le 27 août 1868, elle mourait presque subitement
à Bruxelles. Mais la mort ne la surprit pas, car depuis longtemps
elle s'y préparait. Dès 1856 elle mandait à sa sœur Julie :
« Tu ne sais pas, j'ai fait mon testament, il faut vivre en vue de
la mort, être avec elle comme avec une amie. »
Elle repose, depuis 1868, à côté de sa fille Léopoldine, dans le
petit cimetière de Villequier.
Léon SÉCHÉ
LETTRES DE M"' VICTOR HUGO
A SA SŒUR JULIE
AVANT LE DEPART POUR BRUXELLES
Les premières lettres de M""" Victor Hugo à sa sœur Julie sont
d'avant le coup d'Etat.
« Le 2 décembre 1851, dit Charles Hugo, il y avait quatre mois
que j'étais à la Conciergerie oij je subissais une condamnation à
six mois de prison pour avoir attaqué la peine de mort à propos
ide l'horrible exécution du contrebandier Montcharmont. J'étais à
la Conciergerie avec toute la rédaction de VEvénement ; j'y étais,
moi, coupable d'avoir dénoncé la guillotine, avec mon frère cou-
pable d'avoir glorifié les proscrits; avec Maurice, coupable d'avoir,
comme gérant, contresigné l'article de mon frère, et avec Vacque-
rie, coupable d'avoir défendu VEvénement, trois fois condamné.
Vacquerie avait, comme moi, six mois de prison, Maurice avait
neuf mois, comme mon frère (1) ».
En même temps que nos quatre mousquetaires, comme les
appelait M""" Victor Hugo, il y avait en prison Louis Jourdan pour
l(i Siècle, Proudhon pour le Peuple et Nefftzer pour la Presse.
C'est Nefftzer qui avait reçu Charles Hugo à la Conciergerie, le soir
du 30 juillet 1851, quand il se constitua prisonnier.
Paris, 1851.
Ma chère Julie, je t'envoie une lettre de Béranger (2) ; pour te la
donner, j'ai dû mettre bas tout ce que contient le grand bahut de
la salle à manger. Tu vois qu'il y a du mérite, surtout dans un
(1) Les Hommes de VExil.
(2) Cette lettre ne figure pas dans la Correspondance de Béranger.
248 LES ANNALES HOMANTIQUES
moment où mon logement me prend beaucoup de tem'ps. Je suis
dans un entrain très estimable touchant mon ménage. En m'éveil-
îant je lis les journaux, je fais de la politique mentale, étant seule
pour discourir. Je prends mon chocolat, je tire les grands rideaux
de damas d'une chaise qui est près de mon lit jusque sur mon lit,
et de ce même dodo qui n'est autre qu'un lit de sangle, je reprise
à mort les susdits rideaux.
A onze heures, je me lève, je passe ma robe de chambre, et me
mets à faire de consciencieux rangements dans mon logis. J'inter-
romps les rangements pour causer avec mon mari, durant qu'il
déjeune, de la politique du moment. Je donne des ordres à mes
domestiques, je les gronde, je m'occupe d'emplir le panier que je
dois envoyer à la Conciergerie, je m'habille. Si j'ai quelques cour-
ses, je pars vers les trois heures de la maison. Je calcule mon
temps afin d'arriver à cinq heures et demie près de mes prison-
niers. Je leur apporte les nouvelles que j'ai pu recueillir durant le
jour. A six heures et demie, Etienne arrive portant le dîner. Puis
vient mon mari. M"" Paul Meurice qui se tient près de son mari
jusqu'au moment du dîner, se joint à nous avec son mari au mo-
ment où nous nous mettons à table. Nous critiquons les mets
apportés par les épouse et mère des condamnés. Gela veut dire que
, je suis la mère et que M""^ Meurice est l'épouse, et que chacune de
nous faisons vivre les quatre mousquetaires désarmés.
On ignore peut-être que nous appelons les quatre coupables les.
quatre mousquetaires. Auguste est d'Artagnan ; Charles, Porthos ;
Meurice, Athos, et Toto, Aramis.
Les mousquetaires de Dumas avaient cette bonne chance de tou-
jours vaincre leurs ennemis. Mes héros triompheront-ils de même?
Fih bien, je l'espère.
Je reprends mon journal. A huit heures, le brigadier de service
vient dire cette phrase solennelle : « Il est huit^ heures ! » Nous
nous pressons de mettre nos chapeaux. Mon mari donne le bras à
sa fille, je prends celui de M""" Meurice, puis nous nous en reve-
nons en devisant. Je trouve un bon feu dans mon salon. Je me
jette éreintée dans mon fauteuil, M"' Meurice en fait autant, nous
rebavardons, mon mari nous tient compagnie, puis il vient quel-
quefois des visiteurs. A onze heures je suis dans mon lit, je dors
ou ne dors pas, et recommence cette vie. le lendemain. Je t'em-
brasse et t'aime bien.
Ton Adèle.
LETTRES DE M"'^ VICTOR HUGO A SA SŒUR JULIE 249
28 janvier [1852j.
.. J'ai trois chez moi, ainsi que tu le dis toi-même, trois chez
moi très occupants. La matinée se passe à écrire à mon mari, â
veiller à ma maison. Des amis qu'il faut que je reçoive arrivent à
la traverse. Puis vient le moment d'envoyer des provisions à la
Concierg-erie. Ceci réglé, j'exécute les commissions dont me charge
mon mari, qui sont souvent des affaires importantes et pressantes.
Ajoute à cela qu'il faut que j'aille de temps à autre visiter de pau-
vres femmes de proscrits qui ont besoin que je les relève. Aucune
diversion n'est apportée à cette vie que je viens de te raconter. Je
suis soutenue par une grande force morale. Je suis, et c'est une
compensation réelle, l'objet des respects et de la sympathie de tout
le monde. Dans la rue beaucoup d'êtres me saluent que je ne con-
nais pas. Ce n'est pas moi qu'on salue, moi pauvre femme insigni-
fiante, c'est mon mari en moi, c'est le grand et glorieux nom que
je porte. Oh ! chère amie, rien ne dépasse en nous le point d'hon-
neur satisfait, la satisfaction morale. Cet esprit de satisfaction
chez moi n'a pas d'équivalent. La vie claustrale que nous menons
est un peu plus pénible à supporter pour mon Adèle. La séques-
tration que subissent mes fils doit leur être parfois pénible aussi.
Mais il n'est point de côté qui n'ait son revers de médaille. Mes
enfants ont pour père un homme glorieux. Mes enfants doivent
savoir supporter des charges, ayant les bénéfices. Du reste mes
enfants pensent là-dessus comme moi. Ils ne changeraient pas leur
situation pour aucune autre.
Charles a fini ce soir ses six mois. Charles va rejoindre son père
sous trois ou quatre jours, le temps de se tirer les jambes et de
prendre son passeport. Je serai heureuse de le sentir près de son
père. Mon mari a loué deux pièces-boutiques sur la grande place
de l'Hôtel-de-N^ille pour lui et son fils. Je vais rester à soigner mon
petit Victor et veiller sur lui. Mon petit Victor est plein de courage.
Il ne veut même plus sortir, il ne veut profiter d'aucune des faci-
lités accordées aux autres détenus. Il a d'autant plus de mérite à
ceci, qu'il aime assez errer en plein air. Tu sais, c'est un jeune
citadin.
Je suis fière, chère amie, de mon sang, cette joie couvre tout...
250 LES ANNALES ROMANTIQUES
(S. d.) 1852.
Ma chère Julie, ta bonne lettre m'a fait beaucoup de plaisir.
Tout souvenir de toi m'est précieux, quoique pourtant ta courte
lettre soit empreinte de tristesse beaucoup plus qu'il ne faudrait.
Toi qui aimes le bon Dieu, sois heureuse en regardant le beau
soleil qu'il nous envoie, le bon Dieu fait beaucoup pour l'homme
et l'homme se tourne toujours du côté qui attriste sa vie et jamais
ne regarde ce qui lui est donné de consolant et de doux. Je sais
que la mauvaise santé colore tristement la vie. La nôtre est tou-
jours la même, elle est aussi sévère et aussi austère que possible,
ainsi que cela doit être. Tout à l'heure je te parlais du soleil, en ce
moment il emplit si bien ma chambre qu'elle a l'air d'être en fête ;
tu le vois, au cas où je serais triste, le bon Dieu se charge, par les
beaux rayons qu'il m'envoie, de me mettre l'allégresse au cœur.
J'ai remis, chère petite amie, ton mot à Toto, il te remercie sin-
cèrement de tes bonnes intentions, mais il te prie de ne point les
mettre à exécution. Réfléchis toi-même, comment demander quel-
que chose à un individu qui a expulsé le père de celui pour lequel
tu demanderais ce quelque chose ? Songe, chère amie, qu'un être
obscur, s'il a quelque dignité, subirait tout plutôt que de solliciter
en pareille occurence. Mais lorsque cet être porte un des plus
grands et glorieux noms qui soient, il doit, à plus forte raison,
tout supporter, plutôt qu'il lui soit fait faveur ou grâce.
Sache donc que si mon mari voulait dire un mot, la France lui
serait ouverte ; mon mari est une puissance, il est permis aux
familles d'en douter, c'est l'histoire du cœur, histoire éternelle,
mais ce doute n'empêche pas qu'elle soit.
Si Toto n'avait pas une force morale suffisante pour supporter
sa situation, il faudrait que les siens le ramenassent dans la voie
de la dignité, tout au contraire de lui conseiller d'en sortir. La
dignité élève plus haut, crois bien cela, que tous les cordons et
toutes les distinctions sociales. Je te répète pourtant, chère petite.
nous te remercions, et cela de tout cœur, de ta sollicitude tout en
refusant tes bons offices (1).
(1) François-Victor Hugo, fut libéré au printemps de l'année 1852, il
rejoignit quelques jours après son père et son frère à Bruxelles. Nous
avons le petit billet par lequel ils l'invitaient à venir les retrouver.
Charles lui écrivait le 29 mai 1852 :
Mon cher petit frère, nous t'attendons. Viens quand tu voudras.
Décide toi-même le jour de ton arrivée ici. Si tu as le t^mps de nous
LETTRES DE M""*" VICTOR HUGO A SA SŒUR JULIE 251
Si le temps continue ainsi, j'irai te voir, je serai à Saint-Denis
à une heure, j'y resterai jusqu'à trois. J'ai une grippe furieuse, je
tousse horriblement, malgré cela le fond est bon.
Je reçois à l'instant des lettres de Bruxelles, tu me portes bon-
heur. Ta pensée ou ta présence m'assistent : des nouvelles si
c'hères !
Mes hommes, là-bas, sont en fête, reçus et recherchés partout.
Je t'aime et t'embrasse.
II
LETTRES DE JERSEY
Le 1" août 1852, Victor Hugo, chassé de Bruxelles à cause de la
publication de Napoléon-le-Petit, s'embarqua pour l'Angleterre
et descendit à Jersey le 5 août suivant.
Le dévolu du grand poète sur cette île de la Manche n'avait pas
été jeté à l'improviste, entre le vote de la loi Faider qui le frap-
pait et la notification du décret qui l'expulsait du territoire belge.
Non. Victor Hugo songeait depuis longtemps à l'île de Jersey.
Comme l'Autre (Lui toujours. Lui partout !) il voulait avoir son
île. Et dès le 28 janvier 1852 il écrivait à Paul Meurice :
« Nous reformerons quelque part, je ne sais où, le groupe heu-
reux et vaillant. Qu'importe le lieu, pourvu que nous ayons la
liberté ! La liberté, c'est la patrie. Nous nous embosserons dans
prévenir, nous irons te prendrie au chemin de fer. Sinon, tu viendras
tout droit, 27, Grande-Place, et tu trouveras des cœurs prêts à te rece-
voir, à te fêter, à te rendre la vie aussi douce que possible.
Ton frère qui t'aime,
Charles.
Victor Hugo ajouta ces mots :
Viens, mon pauvre Toto, je t'ouvre mes deux bras.
t
(Lettre inédite). v.
252 LES ANNALl-S ROMANTIQUES
quelque île comme Jersey et de là nous bombarderons le Bona-
parte avec les idées » (1).
Les idées, ce furent d'abord les Châtiments.
La vie publique de Victor Hugo à Jersey est assez connue grâce
au volume intitulé : Actes et Paroles, qui la contient presque tout
entière. Sa vie privée l'est beaucoup moins, quoiqu'elle ait été
l'objet d'une foule de notices. Ce qui nous manquait jusqu'ici,
c'est le récit anecdotique et détaillé d'un témoin. François-Victor
Hugo et sa sœur Adèle avaient bien eu l'intention de tenir le Jour-
nal de rexil de leur père, et même ils en rédigèrent un certain
nombre de pages qui sont comme les propos de table de Marine-
Terrace. Mais ce document mis au jour il y a quelques années (2)
fut pour tous une véritable déception.
Il n'en sera pas de même des lettres suivantes :
Jersey, 15 aoiit [1852].
Ma chère petite sœur, je profite d'une occasion qui se présente
pour t'écrire. Un brave habitant de Saint-Malo se charge de jeter
cette lettre à la poste à son débarqué. Depuis quinze jours nous
sommes à l'auberge, dans une auberge aussi bonne que possible.
Nous avons ces quinze jours cherché une habitation. Mon mari
qui est ici avec Charles depuis dix jours, s'est préoccupé beaucoup
de son futur logis. La difficulté était assez grande. Adèle désirait
demeurer à Saint-Hélier (capitale de Jersey) et mon mari voulait
avoir la mer sous ses yeux. J'ai tâché qu'ils fussent tous deux
satisfaits. J'ai loué une petite maison à la porte de Saint-Hélier, la
mer vient battre le mur qui clôt cette habitation. Demain nous
quittons notre auberge et nous emménageons dans notre demeure.
Notre emménagement est peu de chose, notre maison étant gar-
nie. Elle est confortable et proprette comme toutes les maisons
anglaises. Nous avons une serre, dans cette serre est une volière.
Jersey est une île charmante. Imagine-toi un immense jardin,
avec des maisons coquettes, et la mer au bas. Les Jersiaises sont
en général jolies, grandes et bien venues. Les habitants sont obli-
geants, attentifs même, mais froids. Il paraît que la race anglaise
est ainsi. Du reste, il nous est fait toute sorte d'avances. Déjà le
(1) Correspondance entre Victor Hugo et Paul Menric.
(2) Voir le Figaro du 29 octobre 1892 et le Gaulois du 26 novembre
1894.
1
LKTTHES iJE m""' VICTOR HUGO A SA SŒUR JULIK 253
directeur du théâtre de Jersey a mis une loge à notre disposition.
Il y a environ 60 à 80 proscrits ici, entre autres le général Le Flô.
Il est difficile d'avoir des discussions politiques, tout le monde
étant ici à peu près du même avis. Le gouvernement français est
honni en Angleterre. Ce gouvernement-ci est bénin, ou pour mieux
dire, il n'y en a pas. Les bagages ne sont pas visités, jamais il
n'est question de passeport ; la police, s'il y en a une, n'apparaît
point, nul gendarme ne circule. Malgré cette absence d'autorité,
la ville est tenue à merveille, le vol est exceptionnel et l'assassinat
inconnu. C'est aujourd'hui dimanche, la ville est fort triste. Ce jour
est consacré à Dieu ; les femmes vont au temple et restent chez
elles pour lire la Bible. Une femme qui s'amuserait ou danserait
un dimanche croirait commettre une profanation. Les hommes
sont de même renfermés. Je crois que la vie n'est pas chère. C'est
ce que je verrai quand je serai chez moi. La toilette est d'un tiers
meilleur marché qu'à Paris. Adèle a déjà couru les magasins. Tu
en sais, ma petite sœur, presque autant que nous sur Jersey. Mon
mari va faire de la littérature, maintenant que son livre est fini (1).
Charles est d'une raison qui m'étonne, il prend cette existence
sérieuse avec la plus patiente philosophie. Il ne regrette pas la
France, et n'a aucun désir d'y retourner. Il travaille, va sur les
rochers au bord de la mer, fume un cigare et se livre à toutes
sortes de plaisanteries, n'a aucune coquetterie de sa personne, se
couche à dix heures et se lève à huit. Aussi je t'assure qu'il a une
certaine envergure. Mon mari est engraissé aussi. Je crois que ce
surplus d'embonpoint est dîi à la bière. Adèle commence à pren-
dre bonne mine. Tu viendras, ma petite Julie, dans un an, cher-
cher une bonne mine aussi. Nous ferons notre toilette dans la mer,
nous te donnerons du bon lait, nous nous promènerons sur notre
terrasse, nous nous étendrons sur la grève. Mon mari disait hier :
Nous allons vivre pendant que durera notre exil, dans la pensée,
la nature et la famille. Tu ajouteras à la famille et à la joie, par
conséquent, ma petite Julie. Nous attendons Toto (2) chaque jour.
M. et M"" Bouclier viennent nous voir cette semaine. Il faut que
ces bons amis nous aiment bien, pour venir nous chercher si loin,
La pensée d'inspirer de telles affections nous est bien douce.
Adieu, ma chère petite sœur, je pense en terminant cette lettre
que tu n'es plus à Saint-Denis. Je vais la faire tenir à Paul (3),
(1) L'Histoire d'un Crime, qui ne devait paraître qu'en 1877. Com-
mencée le 14 décembre 1851, cette histoire fut terminée le 5 mai 1852.
(2) François-Victor Hugo.
(3) Paul Foucher, frère de M""= Victor Hugo.
254 LES ANNALES ROMANTIQUES
pour qu'il te l'adres&e là où tu seras. Voici notre adresse : Marine-
Terrace, près Saint-Hélier, Jersey.
Je t'embrasse de toute mon âme. Porte-toi bien et écris-moi
Adèle.
Dimanche 19 septembre [1852].
Nous sommes tout à fait installés dans notre cottage. Nous
avons pendu la crémaillère en compagnie de M. et M™^ Meurice.
Il faisait beau quand ils sont venus. Nous leur avons fait visiter
l'île, qui est d'une grande beauté. Nous avons passé quinze jours
charmants avec ce jeune couple. M™" Meurice a un double charme
pour moi : elle est modeste, simple et m'aime. Tu connais son
mari, tu sais de quel noble caractère il est doué, et combien son
esprit est rare. Leur départ nous a laissé du vide, nous l'avons
comblé en travaillant.
Nous avons éprouvé un ennui ces jours-ci. Un voyageur gentle-
man ayant nom ChênedoUé est venu en partie de plaisir avec
deux ou trois dames à Jersey et, s'en retournant en France, il a
eu la malencontreuse idée d'emporter deux exemplaires du livre
de mon mari. On l'a fouillé, on a saisi les deux petits volumes, et
il a été coffré avec brutalité. Les gendarmes, dans leur joie de
cette prise, se sont écriés : « Il en a pour cinq ans de prison ». J'es-
père que non, moi, le captif étant légitimiste. Les monarchistes
s'en tirent toujours. On ne frappe que sur les républicains. Cette
exaction n'en est pas moins révoltante, aucun jugement n'interdi-
sant l'ouvrage. Les Jersiais se sont fort émus de cette atteinte à la
liberté. Ils disent : Gomment les Français supportent-ils un pareil
joug ?...
Saint-Hélier, s. d.
Ma bonne petite sœur, je suis en retard, en retard ! C'est que
j'ai été occupée de tous côtés. La proscription a besoin de nous. Ce
sont de pauvres femmes auxquelles il faut des layettes. D'autres
qui restent veuves et qu'il faut consoler, et pour lesquelles il faut
faire des souscriptions. La France oublie ses martyrs. Nous de-
J
LETTRES DE M'"^ VICTOR HUGO A SA SŒUR JULIE 255
vons nous souvenir. Plus tard, la France nous remerciera. Nous
sommes en musique tous ces temps-ci. De la musique et des
chiens dans la maison de Victor Hugo, cela t'étonne. Eh bien, l'on
fait beaucoup de musique chez ce poète et l'on y a des chiens, il
ne faut rien moins que des révolutions pour cela. C'est que dans
l'exil tout ce que Dieu a mis de grand en nous germe et donne sa
pleine floraison. L'amour de l'humanité, l'amour de l'art s'agran-
dissent et se complètent. Plus de lacunes alors.
Donc, chère petite sœur, nous avons organisé des concerts qui
ont eu d'étonnants succès. Voici comment. M"'' Allix, sœur d'un
proscrit, est venue vivre avec son frère, pour partager son exil et
lui gagner son pain (1). Cette demoiselle a une fort belle voix, une
excellente méthode. C'est une des meilleures élèves de Del Sarte.
Il s'est agi de la faire connaître ; le meilleur moyen était de la
faire entendre aux bons Jersiais. On a risqué. La plus belle salle
de l'île a été louée, les programmes lancés. M"^ Allix ne suffisait
pas pour donner un concert. Il s'est trouvé qu'un de nos amis,
Téléki, proscrit hongrois, donnait l'hospitalité à l'un de ses com-
patriotes, à un violoniste nommé Rerningi, violoniste que l'on ne
peut guère comparer qu'à Paganini. Liszt l'a adressé à Téléki, î-ui
disant que c'était le premier violoniste de l'Europe. Ecmingi s'of-
fre à seconder M"*' Allix dans son concert. Je ne sais comment
cela s'est fait. Mais, Dieu aidant, il y a eu foule à ce concert, et
foule sans patronage, ce qui n'était jamais arrivé dans l'île. M"^
Allix a chanté de façon à plaire infiniment aux Jersiais. Son suc-
cès lui a tout de suite procuré des élèves, ce que nous voulions.
Quant à Remingi, il a transporté Anglais et Jersiais, à ce point
que nos voisins d'Outre-Manche ont applaudi avec fureur, — co
qui est peu dans les habitudes à sang-froid.
Le triomphe de Remingi a été tel qu'il a donné pour son propre
compte un concert où il y avait peut-être encore plus de monde
qu'à celui de M"^ Allix. Les Jersiais, n'étant pas suffisamment
rassasiés, lui en demandent un autre qu'il ira donner mercredi
prochain.
(1) M"'' Augustine Allix est morte en 1901. Son frère, le docteur
Emile-Léon Allix, qui fut le médecin de Victor-Hugo à Jersey, est mort
en ces dernières années.
250 lAS ANNALES ROMANTIQUES
[Jersey], 14 octobre 1852.
... Notre vie, ma chère sœur, est toujours aussi régulière. Nous
sortons pour déjeuner à onze heures. Jusque-là, chacun a fait dans
sa chambre ce qui lui a convenu. Les uns ont écrit, les autres ont
lu, celui-ci a dormi comme un plomb, celle-là a parfait une toi-
lette qu'elle doit mettre sur son dos, l'heure de l'élégance arrivéo.
— Le déjeuner se compose, du reste, de rôti et de légumes de la
veille, d'un quart de livre de beurre fin, mis soigneusement sur
une assiette historiée, et de quelques bribes de dessert : deux pots
de crème ornés de dessins en relief se font vis-à-vis sur la table,
une théière et une cafetière sont disposés de façon à leur faire pen-
dant. Maintenant que tu vois d'ici le coup d'œil que présente la
table, je te dirai que les pots historiés renferment l'un du lait
pour mettre avec le café et le thé, et l'autre du chocolat que moi
et ma fille absorbons. — On cause, Charles se livre à mille facé-
ties plus ou moins joyeuses, Auguste (1), impassible, n'est pas
moins curieux de drôlerie. Mon mari fait taire ,1a jeunesse en dis-
cutant des questions sérieuses, qu'il développe et résume en
homme de génie qu'il est. A travers les rires et la grave conversa-
tion, l'on dévore quatre livres de pain et l'on fait les plats nets,
puis l'on gronde un petit chat, hé à la Conciergerie, qui monte sur
la table et vient fourrager dans toutes les assiettes, et l'on renvoie
un beau chien noir, ami de Charles, lequel met mélancoliquement
son museau sur les genoux des convives. Animaux et individus
sont sortis de la salle à manger une heure et demie après y être
entrés. Charles va fumer sur la terrasse, Auguste s'y promène en
long et en large en pensant à la pièce qu'il fait ou va faire. Je
compte avec ma •cuisinière, je reçois ou donne mon linge, Adèle
rentre dans sa chambre, passe la robe qu'elle a tripotée avant le
déjeuner. Mon mari descend au salon où l'attendent des visiteurs,
l'heure donnée par lui pour recevoir étant de une heure à trois.
Nos toilettes faites, moi et ma fille, si nous avons besoin d'aller à
la ville, nous sortons ; si nous n'y avons rien qui r.ous attitré et
(1) Auguste Vacquerie, qui avait accompagné Victor Hugo à Jersey
et demeura quelques années avec lui.
LETTRES t>E M""^ VICTOR HUGO A SA SŒUR JULIE 257
que le temps soit possible, nous faisons un tour de terrasse, moi
un livre quelconque à la main, Adèle son livre d'anglais aux
doigts. Je suis quelquefois appelée, car l'heure de mes visites à
moi est de quatre à six. — On allume le feu des bougies, je prends
sur la table du salon les journaux, je les lis, je me plonge dans la
politique et dans le feuilleton ; on se retrouve réunis à sept heu-
res, on monte dîner, on n'a pas faim : le déjeuner a trop rempli
l'estomac. Nous redescendons, nous recausons, mon mari ne sort
jamais le soir. — Fanny, notre camériste, apparaît, tenant les
bougeoirs, qu'elle dépose majestueusement sur la table du salon ;
cela veut dire qu'elle a envie de se coucher. La conversation traîne
tard souvent. Mon mari raconte son passé, la représentation
d'Hernani, ses luttes au théâtre, ses difficultés pour entrer à l'Aca-
démie. Car n'oublie pas cela, on a nié la valeur de ton beau-frère
en littérature, et ceci pendant des années. Il n'était qu'un écor-
cheur de mots, un vandale, un barbare. La destinée des grands
hommes est d'être méconnus. L'histoire est là pour donner raison
à mon dire. Il faut que je cesse, chère sœur. J'ai à te raconter des
montagnes. Je te dirai la première fois ce que c'est la vie des
jeunes filles anglaises, et comment elles comprennent le plaisir.
C'est bien amusant. Ecris-moi souvent.
S. d. [1853].
... Je mène une vie douce, ici, ma chère petite sœur, je lis, je
me promène au bord de la mer, je m'occupe de mon ménage. Je
m'occupe à aimer mon mari, il me semble que jamais mon âme
ne lui a plus appartenu. Mon mari travaille énormément, il est
fort gai, et bien portant, le travail, la satisfaction de soi-même
donnent joie et santé. Charles est fait pour la vie agreste, il n'aime
pas l'assujettissement, et préfère maintenant cette existence libre
à l'assujettissement de Paris. Il voit d'ailleurs des Français, et de
fort aimables. Je suis grasse comme une petite loche, je vais me
mettre à marcher pour débouler. Te rappelles-tu, débouler est un
mot que je te fais. Lorsque tu avais quatorze ans, et que tu étais
pas mal popote, tu disais : « Les petites filles, c'est toujours
comme ça, mais dans trois ou quatre ans, je déboulerai. » Chère
enfant, la tristesse s'est chargée de cet amaigrissement ; est-ce
17
258 LES ANNALES ROMANTIQUES
qu'il n'y a pas moyen que tu chasses cette perpétuelle mélancolie?
Ecoute-moi, ne t'accroche pas à l'impossible. Ta famille est froide,
fais-toi une famille d'élection, donne ton cœur à quelques amies
de ton choix, arrange ta vie en dehors des tiens tout en continuant
à leur porter affection. J'ai vu à l'épreuve ma famille, je sais ce
qu'elle a été dans un moment de ma vie suprême et exceptionnel.
Les mots ne changent rien aux faits. Je n'en ai pas moins de la
tendresse pour les miens, je sais ce qu'est le cœur humain. Soyons
indulgents les uns pour les autres. Chacun a besoin d'indulgence,
mais sachons nous passer les uns des autres. Enfin, chère petite,
je te le répète, ne lutte pas contre l'impossible. Tu as de vraies
jouissances : l'amour de l'art, le bonheur d'avoir foi et croyance
en Dieu; et puis cette union des cœurs d'amis et amies si douce et
si bénie de Dieu. Tu viendras me voir cet automne, je te récon-
forterai. Je pense bien à toi, je te rendrai heureuse, j'espère que
ma lettre ne t'aura pas attristée. Il faut envisager les choses telles
qu'elles sont, ne pas se leurrer. Sois forte, ma Julie, sois toi-
même, tu n'es pas d'Jige à être à la remorque de qui que ce soit.
Sois déférente, reconnaissante, aimable, vois. seulement à quoi tu
es tenue. Je suis une rabâcheuse, je t'embrasse sur les deux joues
que je rendrai pommes d'apis ici. Nous prendrons de bons bains
de mer, nous regarderons cette belle nature et nous remercierons
Dieu de tous ses dons. Dis à mes frères que nous nous portons
très bien, embrasse Paul, je t'aime.
Dimanche, 19 février [1853]
Marine-Terrace, Jersey.
Ma chère petite sœur, j'ai été bien heureuse de ta lettre, elle me
prouve que je suis encore bonne à quelque chose puisque ma ten-
dresse pour toi te donne quelque joie. Je suis si avancée dans la
vie qu'il me semble que mon présent n'est pas grand'chose, et que
ce qui est devant moi n'est rien. Si j'avais marié ma fille, cette
terre ne me semblerait plus d'aucun intérêt. Mais ma fille ne me
paraît pas disposée à me donner cette sécurité sur son avenir ; il
m'aurait' pourtant été doux de bénir un petit enfant avant de
mourir. Mes fils sont de même éloignés du mariage, tous mes
enfants sont vissés à la maison paternelle ; je ne m'en plains pas,
LETTRES DE M"»* VICTOR HUGO A SA SŒUR JULIE 259
car leur présence est ma joie, cependant le mariage est plus dans
Tordre, il complète la destinée. Je vais te paraître d'un grand
détachement, c'est ce qui peut être le mieux quand il n'enlève rien
au cœur, l'amour ne fait qu'y gagner ; ce qu'on ôte à sa person-
nalité se répand sur les autres. Il me semble, chère belle, que je
me donne de petits airs d'éloge, je ne me loue de rien, et chaque
jour, au contraire, je me trouve plus éloignée du point où je vou-
drais arriver, plus éloignée du bien. Oh ! les tristes idées que je
te mets en tête, c'est bien assez de me sermonner sans te mettre en
tiers dans les gronderies que je me fais. Nous voici en plein car-
naval. Adèle va au grand bal costumé, elle s'habille en Louis XV
et va se poudrer. T'imagines-tu remplis de poudre les beaux che-
veux noirs qui lui tombent aux talons. Transformer cette tresse de
jais eh chignon de sexagénaire, c'est par trop anticiper, mais cela
amuse ma belle proscrite, et je ne lui refuse aucun des moyens de
s'amuser. — Quant à mes fils j'ai peine à les mener dans les salons
jersiais et anglais ; pour ce qui touche Charles il n'y met jamais
les pieds — il a d'ailleurs une bonne raison de s'abstenir, il n'a
pas d'habit — tu m'avoueras que le moyen est simple, mais ha-
bile. — Toto irait bien au bal costumé, mais la convenance de sa
situation le retient. La proscription pour les hommes est chose
grave, et mes fils comme leur père portent avec la plus grande
dignité cette noble situation. — Assez de nous, ma petite bien-
aimée ! Voyons, comment es-tu ? As-tu repris courage ? As-tu
quelque rouge sur les joues ? Le rouge est ambitieux, mais du
rose ?... es-tu souriante ? Tu sais que le sourire monte vers Dieu.
Le bon Dieu veut que les enfants soient sereins, que son ciel se
reflète sur les lèvres. — Allons, mademoiselle, un sourire, s'il vous
plaît. Vous n'êtes pas si malheureuse, vous avez une vieille sœur
qui vous aime, un frère qui s'occupe de vous, car tu ne diras pas
que Victor ne s'occupe pas de toi ; un autre frère qui te dit « ma
petite sœur », en pensant à autre chose, mais cet autre frère t'a
fait une petite place dans son cœur que ses distractions ne peuvent
t'enlever. Vous avez un oncle qui est un peu votre mère, oh ! mon
enfant ; une tante qui depuis si longtemps qu'elle est nôtre est de
notre sang. Vous avez des amis, et si vous n'en avez pas, c'est
votre faute. — Vous avez une chambre bijou, un sort assuré dans
le palais que vous habitez ; et ce qui est plus que tout pour moi,
l'espérance que nous serons réunies, et ce qui est plus que ce tout,
la certitude que nous nous retrouverons là-haut ! Car, ma petite
sœur, j'ai la plus grande foi dans l'infinie bonté de Dieu. —
260 LES ANNALES ROMANTIQUES
Allons, mademoiselle, c'est plus qu'un sourire qu'il me faut main-
tenant, mais des actions de grâce à Dieu.
Ecris-moi vite, très vite, je t'aime, cher amour.
Dimanche 13 mars [1853].
Ma chère petite sœur, à quoi puis-je mieux employer mon
dimanche qu'à t'écrira ? pendant que j'ai cette feuille de papier
sous mes yeux et que je fais courir ma plume, parce qu'elle t'ap-
porte ma tendresse, Adèle est à son piano qui joue l'air de la
Muette. Charles est dans son atelier qui pioche la photographie
de même qu'Auguste. Toto est parti le premier avec Téléki, réfu-
gié hongrois, élégant de manières, et démocrate de pensée. Mon
mari qui vient de sortir était il y a un instant occupé à faire les
daguerréotypes de mes deux bonnes. J'ignorais qu'il s'occupait
de cdte façon. Je mets le nez à la fenêtre et je le vois sur ra, ter-
rasse faisant prendre des attitudes à une femme coiffée d'un bon-
net coquet et prenant des airs mélancoliques. Je m'inquiète de
savoir quel est ce minois féminin qui s'est faufilé dans mon logis,
ce minois était celui de Catherine, ma cuisinière, qui avait quitté
son charbon de terre pour se coiffer de -la sorte et pour que mon
mari fît son portrait.
La régularité de notre vie a été un peu troublée par notre vente;
tu sais qu'elle a eu lieu au profit des réfugiés de Jersey : elle a
réussi complètement. La population de notre Ile a apporté à cette
vente la plus grande sympathie et un zèle effréné. Les tricots,
broderies, filets de toute espèce pleuvaient chez moi. La charité
de Françaises ne peut entrer en comparaison avec celle de Jer-
siaises ; il a suffi d'un mot dans les journaux de ce pays pour que
tous les doigts féminins s'agitassent, ce n'est pas un seul objet
qu'envoie une femme, mais une vingtaine, la bonne grâce accom-
pagnait la profusion. Sur de petites banderoles était écrit : Vive
Victor Hugo ! Ou bien : Honneur aux proscrits. — Le produit de
la vente a été de 4.000 francs. Jamais bazar n'avait autant produit
à Jersey (on appelle ici vente, bazar). Adèle, bien entendu, était
marchande. Elle a eu très grand succès, la foule se portait à son
comptoir. En somme cet incident l'a fort amusée. Elle a arrangé
sa boutique fort coquettement, elle avait une toilette non moins
LETTRES DE M™^ VICTOR HUGO A ^A SŒUR JULIE 261
coquette, elle s'en est revenue pas mal triomphante. J'étais mar-
chande aussi, mais tu sais mes goûts et tu devines que j'aurais
mieux aimé m'étendre dans mon fauteuil, un livre dans les mains,
que de faire face à l'émeute de monde qui assiégeait mes tricots,
mes bourses, mes dentelles, car, ne vous déplaise, mademoiselle
Julie, les dentelles n'ont pas fait faute à notre vente, je te prie de
croire pourtant qu'elles n'auraient pas été suffisantes pour orner
la robe de Mademoiselle Montijo. Je crains d'écorcher le nom de
votre nouvelle impératrice. Au demeurant on la dit très jolie,
cette Montijo. Adèle règne assez parmi nos insulaires, tu sais que
les jeunes filles ici ont le pas sur les femmes mariées, lesquelles
femmes mariées ont des enfants par potée, et ne bougent guère
de leur intérieur. Aussi Adèle trouve que le métier de fille est pré-
férable à celui de femme ; il est arrivé qu'elle a poliment écon-
duit un amoureux qui déposait à ses pieds 400.000 francs et sa
main. Ma fille a trouvé la main un peu ridée, le poursuivant
ayant quarante-cinq ans. Hier cette jeune beauté a reçu une cor-
beille remplie de fleurs. Nous nous demandons : serait-ce ce pau-
vre poursuivant ? Je te tiendrai au courant de cett€ aventure, car
nous irons au fond. Mon Toto est bien gentil, bien aim.able, il ne
me semble pas qu'il soit chagrin. — Je dis : il ne me semble pas,
car il ne nous parle jamais de son ex-amourette. Ce cher enfant
est si affable qu'il prend le cœur de tout le monde. Quant à ton
neveu Charles, ce n'est plus un dandy mais un ouvrier. Il est en
sabots, sans cesse enfermé dans son atelier, entouré de fioles
d'alambic ; il a assez l'air d'un disciple de nécromancier : il ne
lui manque que la chauve-souris — il va aUer à Caen se parfaire
dans son nouvel état — il y a à Caen un fameux photographe qui
s'est offert de dévoiler à notre jeune -prolétaire les mystères de la
photographie. Je badine et j'ai tort, car peut-être ce sera pour
Charles une ressource que d'avoir un état. Que nous importe que
nos fils soient ouvriers, ce que nous demandons c'est qu'ils restent
dignes, et que leur honneur ne soit jamais entaché. — Tu ne te
plaindras pas de la brièveté de ma lettre, seulement je crains que
tu ne puisses la lire, j'ai un papier détestable et une plume
affreuse, de plus quand j'ai écrit quelques instants, ma main hre-
douille. Au demeurant tu perdras peu si tu ne viens pas à bout de
me déchiffrer. Je pense seulement que tu puisses lire ceci « Ma
petite sœur, je t'aime et te désire voir, embrasse mes frères pour
moi, sois la grâce et le charme de notre famille, tout en te réser-
vant de vivre suivant ton gré. Ne te mêle pas des affaires d'autrui
262 LES ANNALES ROMANTIQUES
et garde ton indépendance. Il y a plusieurs sortes d'esprit, tu as
l'esprit de conversation, aye celui de la vie, n'oublie pas surtout
le petit rayon de notre rose. Je t'envoie mon cœur, que les deux
nôtres s'élèvent souvent vers notre cher ange (1). Je me fais vieille,
peut-être ne serai-je pas longue à l'aller trouver.
Encore toute ma tendresse.
(1) Sa fille LéopoMine qui se noya à Villequier avec eon mari le
4 septembre 1843.
(A suivre). -
DE FLAUBERT
SALAMMBO [le défilé de la haché) et le naufrage de la méduse
On a souvent discuté la question de savoir si Flaubert avait com-
mencé dans sa jeunesse, en même temps que Louis Bouilhet, ses
études médicales. Plusieurs de ses contemporains le crurent, entre
autres Sainte-Beuve, qui, dès 1857, écrivait à la fin d'un article sur
Madame Bovary : « Anatomistes, physiologistes, je vous retrouve
partout. » Taine, un peu plus tard, prononçait à son tour par la
bouche de Thomas Graindorge : « Il a longtemps disséqué sous les
ordres de son père, qui était médecin. » Dans la Revue Bleue de
1879, M. Jules Lemaître ajoutait : « Flaubert a longtemps pratiqué
les sciences naturelles avant d'écrire Madame Bovary. » — Que le
fait fût exact, on n'en doutait pas à Rouen lorsque, le 9 mai 1880,
le Nouvelliste répétait, dans un article nécrologique : « Gustave
Flaubert commença d'abord ses études de médecin, puis voya-
gea (1). » Le 5 août suivant, M. J. Félix reproduisait enfin l'affir-
mation dans un éloge officiel lu devant l'Académie des sciences,
belles-lettres et arts de Rouen, et ne rencontrait, parmi ses compa-
triotes, aucun contradicteur (2).
Cependant on constata bientôt, avec surprise, que ni M"^ Com-
manville, ni Du Camp, ni les Concourt, ne signalaient rien de ce
genre. Leur silence, très significatif, devait suffire à trancher le
problème. On n'en tint pas compte ; née de propos sans consis-
tance, la légende des études médicales de Flaubert s'est peu à peu
(1) L'article est signé Ch. F. L. Je croirais volontiers qu'il est de
Ch. Lapierre lui-même, directeur du Nouvelliste et ami de Flaubert.
Cf. Esquisse sur Flaubert intime d'après des documents laissés par
Charles Lapierre. Evreux, imp. de Hérissey, 1898. In-8.
(2) J. Félix, Gustave Flaubert, notes et souvenirs, Rouen, Schneider,
1880, In-8.
264 LES ANNALES ROMANTIQUES
répandue dans le public (1). Il faut le reconnaître d'ailleurs, l'hy-
pothèse était assez naturelle et bien séduisante.
Petit fils, fils et frère de médecins, élevé dans les tristes bâti-
ments d'un Hôtel-Dieu, dont le décor pouvait avoir éveillé une vo-
cation précoce, plus tard lié lui-même avec des médecins, comme
le docteur Cloquet, le biologiste Pouchet, le docteur Fortin, Flau-
bert a si souvent parlé médecine dans ses romans et dans sa Cor-
respondance, il a, dans l'ensemble de son oeuvre, témoigné d'une
méthode si profondément empreinte de l'esprit scientifique qu'on
devait être tenté, par une induction téméraire, mais facile, de lui
prêter une instruction première en rapport avec les qualités domi-
nantes de son talent. Il a si minutieusement fouillé les cerveaux et
analysé les consciences, et il a su garder, dans l'accomplissement
de cette besogne, qui répugnait parfois à ses plus nobles instincts,
une impassibilité si sûre d'elle-même qu'on ne pouvait mieux défi--
nir sa clairvoyance psychologique qu'en la comparant à l'habileté
pratique d'un chirurgien. Aussi, peu après l'apparition de VEduca-
tion sentimentaJ.e, le caricaturiste Lemot traduisait-il fidèlement
l'impression générale, quand il représentait l'écrivain en blouse
d'opérations, manches retroussées, debout à côté d'une table d'am-
phithéâtre où s'allonge le cadavre d'une femme, et brandissant au
bout d'un scalpel le cœur de sa victime (2). Enfin Flaubert a été
lui-même un malade, un cas pathologique remarquable, et le dia-
gnostic exact de sa névrose réclamait l'examen attentif des profes-
sionnels ; d'autre part, certains personnages de ses romans, comme
saint Julien ou saint Antoine, offrent encore l'apparence d'êtres
anormaux. On s'explique donc pourquoi les médecins tiennent,
dans la liste de ceux qui ont écrit sur sa vie ou son œuvre, une
place importante, mais assurément légitime.
L'exagération commence lorsque plusieurs d'entre eux, entraî-
nés par leur sympathie, veulent revendiquer pour la corporation
l'honneur d'avoir formé le caractère et les idées (lu maître. Dignus
erat intrare... on l'admettra sans peine ! Par malheur, jusqu'à pré-
sent, aucun document authentique, aucun témoignage irrécusable
(1) Du vivant même de Flaubert, cette opinion avait encore été re-
produite par la pluparit des dictionnaires biographiques, par exemple
celui d'Edmond Dantès (1875) : « Flaubert (Gustave), 1821, romancier,
abandonna la médecine pour les lettres etc. »
(2) La Parodie, journal satirique (rédact. en chef : André Gill), dé-
cembre 1869. — (( Tenant la plume comme un scalpel », écrivait déjà
Sainte-Beuve en parlant de Flaubert,
LES CONNAISSANCES MÉDICALES DE FLAUBERT 265
n'a été découvert à l'appui d'une supposition qu'on voudrait sou-
vent donner pour certitude acquise ; on trouverait même des preu-
ves contraires, ne fussent que les appréciations peu élCj^ieuses for-
mulées à diverses reprises par Flaubert sur le compte des méde-
cins qui l'entourent, et sur la médecine en général. Il est vrai qu'on
ne manquerait guère de retourner l'objection, et de dire que, pour
les avoir aussi sévèrement jugés, il fallait qu'il les eût approchés
de tout près.
Toutefois, ces dernières années, quelques médecins doublés de
critiques littéraires très avisés ont repris la question sous une
forme un peu différente, et, sans la résoudre nettement par l'affir-
mative, ont encore voulu démontrer la « mentalité médicale de
Flaubert ». Malgré l'autorité qui s'attache à leurs travaux (1), je
crois qu'il convient décidément de s'en tenir aux faits. Rien ne
porte la trace d'études médicales, officielles et régulières, qu'aurait
faites ou seulement entreprises l'écrivain normand. Et si l'on peut,
en raison des influences qu'il a subies, du milieu où il a vécu ses
premières années, de sa méthode, de son tour d'esprit, s'aventurer
à le traiter parfois « d'anatomiste » ou « d'ex-étudiant en méde-
cine », c'est tout juste dans la mesure où l'on serait en droit de le
nommer antiquaire, s'il était né dans la boutique d'un brocan-
teur, ou épicier, si le hasard avait voulu que ses parents vendissent
de la mélasse (2).
L'exactitude objective de certains tableaux développés dans
Madame Bovary, dans V Education sentimentale et ailleurs, reste
le plus sérieux argument qu'on ait invoqué en faveur de cette
(1) Il faut mentionner en première ligne la savante thèse soutenue
devant la Faculté de Médecine de Paris, 1« 23 mars 1905, par le doc-
teur René Dumesnil : Flaubert et. la médecine. C'est de beaucoup le
travail le plus complet et le plus exact en cette matière. — On peut
citer encore ^a thèse du docteur Philibert de Lastic : la Pathologie
mentale dans les œuvres de Gustave Flaubert (Paris, Baillière, 190()).
Dans une autre thèse soutenue le 29 janvier 1892 devant la Faculté de
Médecine de Bordeaux : VObservation médicale chez les écrivains
nationalistes, le docteur D. Ségalen insinue que Flaubert a dû dissé-
quer dans sa jeunesse avec son père et son frère (p. 37). Par contre, la
•thèse du docteur Antoine Burlat, le roman médical (Faculté de Mont-
pellier, 14 mars 1898), ne prononce même pas le nom de Flaubert.
(2) Sur cette question des études médicales de Flaubert, voir encore:
Chronique médicale, 1890, pp. ,593 et suivantes. — La Normandie médi-
cale, 15 avril 1902, pp. 152 et suiv. — Intermédiaire des chercheurs et
des curieux, XX, p. 140 ; XXI, p. 79, etc.
266 LES ANNALES ROMANTIQUES
croyance injustifiée. Quel autre qu'un « ancien carabin » pouvait
décrire avec autant de précision l'épisode du pied-bot d'Hippolyte,
les symptômes du croup qui étrangle le petit Arnoux ou la pneu-
monie de Félicité ? Quel autre encore aurait suivi, avec un scepti-
cisme aussi bien informé, Bouvard et Pécuchet dans leurs expé-
riences cliniques et thérapeutiques ? — Cependant la constatation
de cette exactitude technique, à elle seule, ne prouve pas grand'-
chose, que la puissance expressive et la valeur de l'art naturaliste,
tel que Flaubert l'avait conçu. De fait, nous savons que loin de se
fier à ses propres connaissances, à de prétendus souvenirs d'école,
il s'est renseigné d'une façon toute spéciale, il a puisé largement
aux meilleures sources, chaque fois qu'il eut besoin de faire inter-
venir la médecine dans ses romans. Le chapitre III de Bouvard et
Pécuchet lui a coûté de formidables lectures, qui l'amusèrent mé-
diocrement. Le dénouement d't/n Cœur simple a été composé
d'après des notes fournies par Edmond Laporte, qui, lui, du moins,
avait fait en partie ses études médicales. Avant d'écrire ces pages
de VEducation, on agonise le fils de M™® Arnoux, Flaubert, raconte
le docteur Chaume (1), voulut lui-même assister à une trachéoto-
mie. Et si, renonçant à son dessein primitif, il a imaginé la guéri-
son du petit malade provoquée, comme il arrive dans des cas assez
rares, par l'expectoration violente et spontanée d'une fausse mem-
brane — « quelque chose d'étrange, semblable à un tube de par-
chemin », s'il n'a pas décrit l'opération chirurgicale, c'est qu'à l'hô-
pital Sainte-Eugénie, où il s'était rendu, le spectacle réel de cette
opération l'émut si vivement qu'il ne put l'observer jusqu'au
bout (2). Nous trouvons enfin dans sa Correspondance la preuve
(1) (( Comment ee documentait Flaubert », signé D' Chaume. — Chro-
nique médicale, 15 décembre 1900, pp. 769-770.
(2) « Visiblement ému (écrit le D"" Chaume, qui était alors interne de
Marjolin), Flaubert nous dit : « J'en ai assez vu ; je vous en prie, déli-
vrez-le (l'enfant). Et il s'en alla ». — Cf. D"" Ségalen, op. cit., pp. 33 et
suiv.
Cette visite à Sainte-Eugénie eut lieu en mars ou avril 1368. Flau-
bert était accompagné d'un jeune homme, très probablement Alphonse
Daudet. Voici en quels termes le docteur Chaume racontait encore
l'anecdote dans une lettre adressée le 6 avril 1905 au docteur René
Dumesnil, qui a bien voulu me la communiquer :
<( Sur la recommandation de Marjolin, je devais faire devant Flau-
bert l'opération lente et classique de Bonneau, et non l'opération ra-
pide, escamotée en quelques secondes, que nous avions pris l'habitude
de faire, et à laquelle on ne pouvait rien voir. Flaubert, qui ne con-
LES CONNAISSANCES MÉDICALES DE FLAUBERT 267
formelle que Louis Bouilhet l'a scrupuleusement documenté pour
différents passages de Madame Bovary, le pied-bot d'Hippolyte,
les ulcères purulents de l'Aveugle, l'empoisonnement d'Emma (1).
Une lettre inédite révèle même qu'il avait d'abord essayé de re-
constituer sans aide la première scène, mais qu'il avait commis de
lourdes erreurs scientifiques. La « stréphopodie » qu'il avait décrite
était impossible. Il fallut les complaisantes explications de Bouil-
het pour remettre les choses au point.
Dans Salammbô, le chapitre du Défilé de la Hache est un de ceux
encore où les médecins qui se sont occupés de Flaubert ont cru
apercevoir visible la signature du confrère. On se rappelle que
l'armée des Mercenaires, attirée par la ruse d'Hamilcar vers la
région montagneuse qui s'étend au nord du promuontoire Her-
maeun, se voit tout à coup bloquée dans une vaste plaine « ayant la
forme d'un fer de hache et entourée de hautes falaises ». Et là,
pendant de longs jours, les Barbares subissent toutes les tortures
de la faim et de la soif. Quelles ont été, pour ce fragment, les sour-
ces utilisées par Flaubert ?
Il en indique une première, dans une lettre adressée aux Con-
court en décembre 1861 :
« Je viens, écrit-il, de me livrer à des lectures pathologiques sur
la soif et la faim, pour un passage aimable qui me reste à faire,
mais je n'ai pas sous la main un recueil où il y a peut-être quelque
chose. Transition adroite pour vous prier de voir à la Bibliothèque
de l'Ecole de Médecine, dans la Bibliothèque médicale, t. LXVIII,
le Journal d'un négociant qui s'est laissé mourir de faim. Si vous
y tro-uvez des détails chics, envoyez-les-moi. J'ai cependant tout ce
qu'il me faut, mais qui sait (2) ? »
■naissait que la première par la lecture de Trousseau, fut surpris lors-
que je lui parlai en voiture de la deuxième manière, et 11 était hésitant.
En réalité, vous savez qu'il ne put rien voir. »
(1) Cf. Correspondance, lu, pp. 25-30, 44, 46, et les notes de Madame
Bovary (éd. Conard), p. 491.
(2) Corresp., III, 312.
268 LES ANNALES ROMANTIQUES
Jules de Concourt répondit à cette demande en promettant d'al-
ler le lendemain à la Faculté de Médecine faire « un vrai bouquet
de fleurs d'un choix de souffrances de l'agonie par la faim, — ce
qui, ajoutait-il, doit être une bien vilaine mort quand on n'en a pas
pris l'habitude dès l'enfance (1) ». Toutefois Flaubert avait donné
à ses amis une référence inexacte : c'est en effet dans le tome LXVII
de la collection intitulée Bibliothèque médicale qu'est reproduit le
document réclamé, d'après le Journal de médecine et de chirurgie
pratiques du docteur berlinois Hufeland (2).
Il s'agissait d'un Allemand, âgé de 32 ans, qui, à la suite de
graves revers de fortune, avait décidé de se laisser mourir d'inani-
tion. Ne possédant plus qu'environ vingt-sept soUs de notre mon-
naie, il s'en servit pour expédier quelques lettres et acheter une
bouteille de bière. Puis, le 13 septembre 1818, il se rendit près de
Forst, dans un bois peu fréquenté — mais à proximité cependant
d'un village, — y creusa sa fosse, se bâtit une cabane de brancha-
ges, et y demeura 20 jours sans prendre aucune nourriture. Un
journal écrit au crayon, découvert plus tard dans sa poche, com-
mençait par ces mots :
« Le généreux philanthrope qui me trouvera un jour ici après
ma mort est invité à m'enterrer et à conserver pour lui, en raison
de ce service, mes vêtements, ma bourse, mon couteau et mon por-
tefeuille. Je fais, au reste, observer que je ne suis pas un suicidé,
mais que je suis mort de faim parce que des hommes pervers
m'ont privé d'une fortune considérable et que je ne veux pas être
à charge à mes amis. — Il est inutile d'ouvrir mon corps, puisque,
ainsi que je viens de le dire, je suis mort de faim. »
Signé : Anonymus.
Même au-delà du tombeau, on ne saurait prendre trop de pré-
cautions contre la malveillance de l'opinion et les indiscrétions du
(1) Lettres de Jules de Concourt (Paris, G. Charpentier, 1885), p. 176.
(2) Mort volontaire par abstinence, décrite par la personne même
qui en a été la victime. Communiqué par M. Hufeland. (Bibliothèque
médicale ou Recueil périodique d'extraits des meilleurs ouvrages de
médecine et de chirurgie, par une société de. médecine, tome LXVII. —
Paris, Gabon, 1820, in-8, pp. 82-92. — Dans le recueil allemand : « Jour-
nal der practischen Arzneykunde und Wundarzneykunft, herausgege-
ben von C. W. Hufeland. — (Berlin, G. Reimer, 1819), tome XLVIII.
III'" Stûck, màrz, s. 95.
LES CONNAISSANCES MÉDICALES DE FLAUBERT 269
monde ! Bientôt, cependant, le malheureux réfléchit qu'à « garder
ainsi l'incognito » il perdait tout l'avantage du supplice qu'il avait
choisi. Son but était peut-être moins d'en finir avec une existence
misérable que de se ménager une vengeance posthume en créant
quelques ennuis à ceux qui l'avaient indignement dépouillé. Et je
croirais volontiers qu'il conservait malgré tout l'espoir d'être se-
couru en temps utile, qu'il avait escompté déjà le scandale de sa
détresse momentanée pour se faire rendre justice un jour. Il
retrouva donc l'énergie de rédiger chaque soir le détail de ses tor-
tues, en ayant soin de fournir sur son identité les renseignements
nécessaires, de préciser notamment les circonstances qui le contrai-
gnaient à cette fatale résolution. Son récit, qui pouvait être atroce,
n'est au résumé qu'un plaidoyer in extremis assez peu émouvant
et passablement déclamatoire :
« 16 septembre : J'existe encore, mais quelle nuit j'ai passée, que
j'ai été mouillé ! que j'ai eu froid ! Grand Dieu ! quand mes tour-
ments cesseront-ils ? aucune créature humaine ne s'est présentée à
moi depuis trois jours, seulement quelques oiseaux.
« 17 septembre : Pendant presque toute la nuit précédente, le
froid rigoureux m'a forcé de me promener, quoique la marche
commence à m'être bien pénible, car je suis bien faible. Une soif
ardente m'a contraint à lécher l'eau sur les champignons qui crois-
sent autour de moi, mais elle a un goût détestable. On me repro-
chera peut-être de n'avoir pas, pour les deux groschen qui me res-
tent, acheté une bouteille de bière ou toute autre chose. A quoi je
réponds d'avance que cette emplette m'aurait fait vivre une couple
de jours de plus, mais qu'elle aurait aussi prolongé mes tourments.
Aujourd'hui je puis espérer que dans quelques jours je ne souf-
frirai plus.
18 septembre : Malheureusement ma situation est toujours la
même. Si j'avais seulement un briquet afin de pouvoir me faire un
peu de feu la nuit ! car il ne manque pas de broussailles sèches.
Je manque de gants et je suis si légèrement vêtu. On s'imaginera
aisément ce que je dois souffrir pendant des nuits si longues !
Dieu ! pourquoi faut-il que, parmi des millions d'hommes, je sois
probablement le seul destiné à une mort aussi cruelle, et cela si
tôt ? J'aurais pu vivre encore cinquante ans ! »
On sourirait peut-être, si le dénouement de l'aventure n'eût été
270 LES ANNALES ROMANTIQUES
malgré tout tragique : le 3 octobre, un aubergiste du voisinage
découvrit le pauvre homme, qui respirait encore ; mais il trépassa
sitôt qu'on lui eut fait avaler une tasse de bouillon avec un jaune
d'œuf.
Le docteur Hufeland, qui a publié cet étrange journal, pensait
avec raison qu'il intéresserait « les psychologistes » au moins
autant que les médecins. Ceux-ci, en effet, y trouvent à peine leur
compte. Les observations prises par le moribond sur lui-même res-
tent généralement très superficielles ; il signale son extrême mai-
greur, le manque de sommeil, le froid gagnant peu à peu les jam-
bes et les bras, et que « son estomac fait par moments un vacarme
terrible ». Il a des vomissements douloureux et, au bout du 7^ jour,
se déclare incapable de changer de place. La dernière fois qu'il se
sent la force d'écrire, le 29 septembre, il dit éprouver de fréquentes
convulsions, ce qui ne l'empêche pas, entre temps, de saluer « poli-
ment » un berger qui conduit paître ses moutons. A aucun moment
il ne parle de délire hallucinatoire occasionné par la faim ou la
soif, ni ne précise le caractère particulier des souffrances qu'il
endure.
Il est donc douteux que Flaubert ait pu tirer grand parti de ce
récit, lorsqu'il a retracé les horreurs du Défilé de la Hache. La cou-
leur réaliste, les détails rigoureusement exacts de Salammbô ont
été empruntés à d'autres sources, à celles qu'il disait aux Concourt
avoir déjà consultées (1).
(1) La Notice qui fait suite à Salammbô, dans la nouvelle édition
Louis Conard, signale page 448, comme ayant été retrouvée dans les
papiers de Flaubert : « Une deecription de mort volontaire par absti-
nence décrite par la victime (voir numéros de la Gazette médicale,
1857, 58, 50, 49). » Cette mention ne paraît pas très clairement rédigée,
et en fait la référence ne correspond à rien. Il existait en 1857 plusieurs
Gazettes médicales, de Toulouse, de Montpellier,' de Marseille, de
Paris, mais aucune Gazette Médicale sans autre titre. La Gazette mé-
dicale de Paris, la plus connue, n'a publié, en 1857 aucun récit ni
compte-rendu de mort par abstinence volontaire, ni en 1858, ni en 1850,
ni en 1849. En 1857, page 336, on trouve seulement l'observation d'un
cas d'abstinence prolongée pendant plusieurs années, communiquée
par le D"" Amédée Riboult, médecin à Crécy-sur-Somme ; mais cet arti-
cle traite d'un cas particulier de léthargie, dans lequel le sujet n'a
accusé aucun des phénomènes physiques ou mentaux caractéristiques
de la faim. Flaubert n'y aurait rien, trouvé d'utile à sa description. Que
signifient d'ailleurs, dans la Notice de l'édition Conard, ces chiffres :
1857, 58, 50, 49 ? Désignent-ils des années différentes du périodique, où
les numéros d'une même année ?
LES CONNAISSANCES MÉDICALES DE FLAUBERT 271
Le docteur Merry Delabost rapporte à ce sujet l'anecdote sui-
vante : « Un soir, je dînais avec Gustave Flaubert chez son frère
Achille. Nous étions 4. Quand il y avait plus d'invités, jamais je
ne l'entendais parler de ses œuvres ; ce jour-là, au contraire, il
nous entretint de son roman en préparation {Salammbô), nous
interrogeant longuement sur les symptômes produits par la faim
et la soif chez les personnes soumises à une abstinence prolongée.
« Pour combler les trop nombreuses lacunes de mes souvenirs
personnels, je fis la proposition de descendre, après dîner, à la
bibliothèque de son frère, que je connaissais à fond. Là, nous cher-
châmes, mon excellent maître et moi, dans les articles de diction-
naires, dans les traités de physiologie, etc., tout ce qui avait trait
à son sujet. Il emporta au moins une vingtaine de volumes... pour
écrire combien de lignes ? A peine une centaine. Mais aussi, quelle
prestigieuse leçon de clinique ! »
Ge témoignage du docteur Merry Delabost est précieux. Il ne
serait pas impossible sans doute d'identifier quelques-uns des volu-
mes auxquels sa lettre fait allusion. Mais en dehors de tout traité
spécial de médecine, je crois intéressant de signaler deux ouvra-
ges dont certains passages présentent, avec le fragment de
Sal(mim.bô qui nous occupe, de curieuses analogies. G'est le Nau-
frage de la frégate la Méduse, par Alexandre Gorréard, ingénieur
géographe, et Henry Savigny, chirurgien de la marine (1). Et c'est
aussi la thèse du même Savigny, présentée à la Faculté de méde-
cine de Paris, le 26 mai 1818, sous ce titre : Observations sur les
e^ffets de la faim et de la soif éprouvées après le naufrage de la fré-
gate du roi la Méduse (2).
(1) Le Naufrage de la frégate la Méduse, faisant partie de l'expédi-
tion du Sénégal en 1816, 4« édition... Paris, Gorréard, 1821, in-8, 508 p.,
pi. — Les notes de cet article renvoient à cette 4« édition. La première,
comme on le verra, parut en 1818.
(2) Paris, impr. de Didot jeune, 1818, In-4, 35 p. — M. le docteur
Bartet a publié, dans la Chronique Médicale du l**" mai 1912 d'après
des notes recueillies par le D"" Ardouin, une courte biographie de Savi-
gny. Il est indiqué, comme date de sa thèse, 26 mars 1823. C'est sans
doute une erreur typographique. J'ai eous les yeux cette bi'ochure, qui
porte bien la date 26 mai 1818. Et je n'ai trouvé nulle part mention
d'une réédition de cet ouvrage en 1823. — Au surplus la 4« édition du
livre de Gorréard, qui est de 1821, cite des extraits de la thèse de Savi-
gny dans une note qui figure sous les pages 124-128.
272 LES ANNALES ROMANTIQUES
§
On sait que cette catastrophe compte parmi les événements les
plus populaires de notre histoire maritime. Les tristes circonstan-
ces dans lesquelles elle s'est produite, le Z juillet 1816, sont trop
connues pour qu'il soit besoin d'y revenir ; mais il n'est pas inutile
de rappeler brièvement les raisons qui, sur le moment, contribuè-
rent à en divulguer les détails.
Le 3 mars 1817 avait été traduit devant un conseil de guerre sié-
geant à Rochefort le capitaine de frégate Duroys de Ghaumareys,
coupable de la perte de son bâtiment, de l'abandon du radeau, de
l'équipage, des passagers et des marchandises confiées à sa garde.
Il fut déchu de son grade, condamné à 3 ans de prison militaire,
exclu de la Légion d'honneur et de l'ordre de Saint-Louis, déclaré
indigne de servir l'Etat — ce qui ne l'empêcha pas d'ailleurs de
finir ses jours bien tranquille, comme receveur des droits réunis,
à Bellac, dans la Haute-Vienne. Cependant deux des survivants,
Gorréard et Savigny, estimant ces sanctions insuffisantes, et qu'on
voulait à trop bon compte faire le silence autour d'un sinistre qui
engageait d'autres responsabilités, réclamèrent, par un Mémoire
adressé aux Chambres, la mise en accusation de plusieurs officiers
de marine mêlés à l'expédition du Sénégal, et même de l'ancien
ministre, le vicomte Dubouchage. Les Chambres reçurent le
Mémoire et passèrent à l'ordre du jour. Mais Savigny fut con-
traint de donner sa démission. La presse, de son côté, s'empara de
l'incident, et renouvela sur ce thème tous les commentaires qui
avaient été déjà répandus, lors du naufrage. Des listes de sous-
criptions furent lancées en faveur des victimes. Entré temps, Gor-
réard et Savigny avaient publié le récit des épouvantables souf-
frances auxquelles ils venaient d'échapper comme par miracle.
Mis en goût par le rapide succès de cet ouvrage, Gorréard ouvrit
en 1818, au Palais Royal, un niagasin de librairie sous l'enseigne
« Au Naufragé de la Méduse ». Il fut bientôt obligé de poursuivre
en contrefaçon trois libraires concurrents qui avaient inséré, dans
un recueil intitulé Histoire des Naufrages, des extraits à peine
démarqués de son propre livre. Ce procès, et un second procès
analogue qui suivit, eurent un grand retentissement. Deux ans
plus, tard, en 1820, Gorréard se vit à son tour assigné devant la
Cour d'assises de la Seine pour avoir vendu diverses brochures
« dont l'unique objet semblait être d'exciter les passions et d'in-
Les connaissances médicales de Flaubert 273
sulter rautorité ». Pendant cinq audiences, dont tous les journaux
donnèrent le compte-rendu, le naufrage de la Méduse et l'agonie
du radeau défrayèrent une fois de plus l'actualité. En 1821, parut
la quatrième édition du livre de Corréard et de Savigny, avec tou-
tes les pièces justificatives de ces débats politiques et judiciaires.
D'autre part, les arts plastiques, la littérature, achevaient de vul-
gariser le désastre, d'en perpétuer la mémoire. Les poètes rimaient
des odes pompeuses au navire infortuné, les philanthropes, surtout
ceux de l'opposition, déclamaient sans se lasser contre l'impéritie
notoire des marins qui avait entraîné tant de malheurs. En 1819,
Géricault, qui était de Rouen, avait exposé au Salon sa fameuse
toile et s'était vu reprocher aussitôt par les feuilles gouvernemen-
tales « d'avoir calomnié par une tête d'expression [sic'] tout le mi-
nistère de la Marine (1) ». En 1839, le 27 avril, on jouait encore à
l'Ambigu-Comique un drame en cinq actes et 6 tableaux, le Nau-
frage de la Médi/se, par Desnoyer et Dennery, et le 31 mai, à la
Renaissance, un opéra de même titre, paroles des frères Cogniard,
musique de Flottov^ et de Pilati.
Ainsi, après 20 années écoulées, l'opinion accueillait toujours
la relation plus ou moins fidèle de ce désastre avec autant d'inté-
rêt et de pitié qu'au premier jour. Que Flaubert en ait entendu
parler dans son enfance, l'hypothèse paraîtra sans doute plausi-
ble (2). Qu'il ait retrouvé ce souvenir à l'époque où il se préparait
à raconter les horreurs du Défilé de la Hache, qu'il ait alors con-
sulté le livre où sont décrites les souffrances des naufragés, nous
pouvons dès maintenant l'admettre sans trop d'invraisemblance.
Les répertoires et les dictionnaires de médecine lui fournis-
saient assurément des renseignements plus complets, et peut-être
plus exacts au point de vue scientifique, mais aussi plus secs dans
leur forme, moins propres à lui procurer cette évocation subjec-
tive de l'émotion ou de la sensation à rendre qui, d'après les prin-
cipes de son art, doit pénétrer d'abord l'écrivain avant d'être tra-
duite en style d'une façon rigoureusement impersonnelle. Au con-
traire, l'œuvre de Corréard et celle de Savigny contenait un récit
(1) Si bien que le peintre fut forcé d'exiler son tableau à Londres, où
il demeura longtemps.
(2) Je crois savoir qu'un des survivants du radeau était de Rouen,
qu'après le naufrage il se retira dans sa ville natale, et se fit une petite
spécialité de raconter à tous le détail de ses souffrances. Toutefois je
n'ai pu me procurer la confirmation de ces faits que je signale sous
toutes réserves.
18
£74 LES ANNALES ROMANTIQUES
vécu, exposé sans artifices littéraires, sans souci de précision tech-
nique, placé à la portée de tous, avec une simplicité réaliste de
bon aloi. Cette garantie de sincérité devait, semble-t-il, attirer par-
ticulièrement l'auteur de Salammbô, qui, en présence d'un sujet
quelconque à décrire, cherchait toujours à en dégager la caracté-
ristique générale, celle qui, mise en relief, procurerait la même
impression au plus grand nombre.
La thèse de Savigny ne mentionne guère d'observations physio-
logiques ou psychiques qui n'aient été reproduites, en termes
presque identiques, dans la dernière édition du ISIaufrage de la
Méduse. Nous pouvons donc pratiquement confondre les deux
ouvrages, et nous contenter de comparer celui que Gorréard et
Savigny publièrent ensemble avec le roman de Flaubert (i).
On remarquera d'abord que la seule ressemblance possible
entre eux devait porter sur leurs détails et non sur l'ensemble. En
effet, le contraste des situations extérieures dans lesquelles se
trouvent placés les personnages de Flaubert et ceux de Corréard
impliquait nécssairement une différence, qui devait se traduire
dans le ton, dans la couleur générale des descriptions.
Flaubert imagine une armée forte de 40 mille hommes environ,
enfermée dans une enceinte naturelle dont les dimensions ne sont
pas précisées, mais qu'on peut supporter dix fois, cinquante, cent
fois assez vaste pour la contenir tout entière : les soldats de Mathô
ont par suite la faculté de se mouvoir dans cet espace cependant
limité ; et nous les voyons en effet tantôt se pousser en files eom,-
pactes d'un bout à l'autre de la plaine, tantôt se précipiter sur la
herse qui défend l'entrée du défilé ; bien que tassés dans V espèce
d'hippodrome que form,e autour d'eux la montagne, ils vont et
viennent, s'agitent, se roulent par terre, se réunissent en groupes
ou au contraire couvrent confusément la plaine. Ils peuvent sur-
tout s'isoler, fuir leurs compagnons de misère, manifester par leur
allure défiante, craintive ou résignée, la violence des douleurs
physiques et morales qu'ils endurent.
(1) Je désignerai cet ouvrage par le mot Corréard, et je distinguerai
dans les notes quand il sera question de la Thèse de Savigny toute
seule.
LES CONNAISSANCES MÉDICALES DE FLAUBERT 275
Au contraire, le radeau de la Méduse mesurait, d'une extrémité
à Vautre, environ 20 mètres, sur sept à peu près de large ; encore
la partie antérieure, longue de deux mètres, « n'offrait-elle que
très peu de solidité et était continuellement submergée. Le der-
rière ne se terminait pas en pointe, comme le devant, mais une
assez longue étendue de cette partie ne jouissait pas d'une solidité
plus grande, en sorte qu'il n'y avait réellement que le centre sur
lequel on pût compter (1) ». Mais ce n'est pas tout : on avait encore
chargé sur le radeau « une grande quantité de quarts de farine...
six barriques de vin et deux petites pièces à eau (2) ». Or, sur ce
frêle bâtiment, s'étaient réfugiés 151 hommes et une femme : on
juge si les malheureux s'y sentaient à l'aise ! Il est vrai que, dès le
premier moment, on avait dû se débarrasser des sacs de farine qui
augmentaient le poids et encombraient : malgré tout, quand l'em-
barquement fut terminé, « la machine, dit Gorréard, s'enfonça
au moins d'un mètre. Nous étions tellement serrés les uns contre
les autres, qu'il était impossible de faire un seul pas ; sur l'avant
et sur l'arrière, on avait de l'eau jusqu'à la ceinture (3). — Un fait,
ajoute le narrateur, donnera à juger des dimensions du centre ;
lorsque nous ne fûmes plus que 15, nous n'eûmes pas assez d'es-
place pour nous coucher, et encore étions-nous extrêmement près
les uns des autres (4). »
Si ces chiffres sont exacts, si sa mémoire a laissé à Gorréard
une juste appréciation des distances, on se demande alors com-
ment de véritables combats purent, les jours suivants, s'engager
sur cette embarcation où toute liberté de gestes aurait dû être
abolie.
Néanmoins le témoignage de Gorréard est formel : il revient à
plusieurs reprises sur ce qu'il nomme les détails de leur installa-
tion et mentionne chaque fois la gêne, l'accablante fatigue résul-
tant de cette position exiguë. On a peine à croire qu'elle ait pu se
prolonger 13 jours ! Entraînant le manque de sommeil, elle accrut
sans doute dans des proportions considérables la faiblesse des
naufragés, privés en même temps de nourriture. Elle eut, par
(1) Gorréard, p. 80.
(2) Gorréard, 81.
(3) Ihid., 87.
"(4) Ihid., 80. Cependant Savigny (thèse, page 13) écrit : (( Nous tom-
bâmes dans un tel état de faiblesse que nous ne pouvions nous tenir
debout plus 'd'une demi-heure sans éprouver des défaillances. Aussi
restions-nous continuellement couchés. »
276 LES ANNALES ROMANTIQUES
suite, une répercussion profonde sur les effets ptiysiologiques et
mentaux de leurs souffrances. Il faudrait donc tenir compte de
cette torture, inconnue aux Barbares de Flaubert, si l'on voulait
établir entre les deux épisodes une comparaison rigoureuse. Mais
il découle surtout de cette différence que le récit de Gorréard ne
contient aucune des descriptions, aucun des traits pittoresques qui
donnent à celui de Flaubert son ampleur majestueuse, sa vivante
allure d'ensemble.
Toute proportion de talent littéraire mise à part, l'un apparaît
comme une grande fresque peinte de couleurs éclatantes, débor-
dante de vie et de mouvement, l'autre est plutôt constituée par une
succession de tableaux isolés, où d'ailleurs abondent les péripéties
tragiques et répugnantes, mais dont les personnages conservent,
même dans leurs actions les plus violentes, je ne sais quelle immo-
bilité figée bien en rapport avec les circonstances réelles. Joignez
à cette remarque que, pour les Naufragés, nulle chance de salut
ne pouvait naître de leur initiative, de leur audace, de l'exercice
de leur force individuelle ou collective : leur seul espoir était
l'apparition d'un voile à " l'horizon. Tandis que les Mercenaires
s'acharnent d'abord à secouer la herse, à gravir les rochers, ne
renoncent presque à aucun moment à triompher par leurs propres
moyens des obstacles matériels qui les entourent. Un effet d'émo-
tion intense est donc suggéré dans Salammbô par le spectacle de
cette masse d'hommes tournant dans le cirque des montagnes
comme des prisonniers au fond d'un immense ergastule, y prome-
nant leurs angoisses, se recherchant ou s'évitant, passant d'une
vaine agitation au plus morne découragement. Au contraire, dans
le 'Naufrage de la Méduse, cet effet général de mouvement n'appa-
raît guère. Il faut examiner le détail, non seulement au point de
vue médical proprement dit, mais même au point de vue descrip-
tif, pour découvrir quelques traits communs ^entre l'œuvre de
Flaubert et celle de Gorréard.
Gomme les Naufragés, les Barbares souffrent en même temps
de la faim et de la soif. La progression de ce double supplice, les
remèdes employés pour l'atténuer, les effets physique's, moraux
et psychiques qu'il provoque, sont exposés d'une façon presque
similaire dans le roman et dans le récit vécu.
Flaubert a pris comme point de départ l'observation banale que
résume l'adage latin : m,ens sana in corpore sano. Savigny en avait
fait une des propositions de sa thèse, et Gorréard écrivait : Nos
estoTnacs étant satisfaits, nous retrouvâm,es quelque repos (Tes-
LES CONNAISSANCES MÉDICALES DE FLAUKERT 277
prit (1). Ce sont presque les expressions de Salammbô. Les esto-
macs étant remplis, les pensées furent moins lugubres. L'idée
générale d'une étroite corrélation entre la santé organique et la
santé morale se dégage également des deux ouvrages.
Ici et là, les premiers tiraillements de la faim se font rapidement
sentir, mais sont vite apaisés. Les Mercenaires ont deux jours de
vivres, et trouvent dans la plaine des animaux, des fruits qu'ils se
hâtent de -manger. Les Naufragés ont emporté quelques biscuits,
mais en si petite quantité que tout est absorbé le premier jour. La
même prodigalité à consommer tout de suite le peu d'aliments
dont on dispose, sans souci du lendemain, la même impatience à
supporter au début toute privation se remarque dans les deux
épisodes. Bientôt on n'a plus rien : la souffrance redouble, d'au-
tant plus qu'avec les jours succédant aux journées s'en vont les
possibilités de salut, qu'aucune espérance ne corrige plus l'inten-
sité croissante de la douleur : Ils ne désespéraient pas encore ;
Varmée de Tunis sans doute allait venir. — Vidée seule de voir
des embarcations le lendem^ain réconforta un peu nos hommes (1).
On cherche alors des expédients pour tromper la faim ; Cor-
réard écrit :
« Nous essayâmes de manger des baudriers de sabres et des
gibernes ; nous parvînmes à en avaler quelques petits morceaux.
Quelques-uns mangèrent du linge, d'autre des cuirs de chapeaux
sur lesquels il y avait un peu de graisse ou plutôt de crasse ; nous
fûmes forcés d'abandonner ces derniers moyens. Un matelot tenta
de manger des excréments, mais il n'y put réussir (2). »
Nous lisons dans Salammbô :
« Ils rongèrent les baudriers des glaives et les petites éponges
bordant le fond des casques... ils jetaient dans leur bouche des
poignées de terre. »
Et ce sont aussi les mêmes tentations insatisfaites, survenant
dans des circonstances identiques :
(1) Corréard, p. 103.
(2) P. 135.
278 LES ANNALES ROMANTIQUES
« Quelquefois, dit Flaubert, lorsqu'un gypaëte posé sur un
cadavre le déchiquetait depuis longtemps déjà, un homme se
mettait à ramper vers lui avec un javelot entre les dents. Il s'ap-
puyait d'une main et, après avoir bien visé, il lançait son arme.
La bête aux plumes blanches, troublée par le bruit, s'interrom-
pait, regardait à l'entour d'un air tranquille, comme un cormoran
sur un écueil ; puis elle replongeait son hideux bec jaune, et
l'homme, désespéré, retombait à plat ventre dans la poussière. »
De ce passage on peut rapprocher une scène analogue rapportée
par Gorréard (1) :
« Nous convoitions principalement un goéland qui parut plu-
sieurs fois tenté de se reposer sur l'extrémité de notre machine.
L'impatience de nos désirs redoubla quand nous vîmes plusieurs
de ses compagnons se joindre à lui et rester à notre suite... mais
tous nos efforts pour les attirer jusqu'à nous furent inutiles. Aucun
ne se laissa prendre aux pièges que nous leur offrions. »
Ce qu'éprouvent les affamés, c'est surtout une douleur aiguë,
intolérable, dans la région de l'épigastre. Flaubert et Savigny
(dans sa thèse) emploient la même expression pour en doimer
l'idée : « Il leur semblait parfois qu'on leur arrachait l'estomac
avec des tenailles », dit Flaubert. Et Savigny : « J'éprouvais à
l'estomac des douleurs atroces, comme si l'on m'eût arraché cet
organe avec des tenailles (2). »
Vient enfin le moment où l'on se décide à manger les morts.
Corréard n'insiste guère sur cet horrible épisode :
« Les infortunés que la mort avait épargnés sb précipitèrent sur
les cadavres dont le radeau était couvert, les coupèrent par tran-
ches et quelques-uns même les dévorèrent à l'instant. Beaucoup,
néanmoins, n'y touchèrent pas. Presque tous les officiers furent de
ce nombre. Voyant que cette affreuse nourriture avait relevé les
forces de ceux qui l'avaient employée, on proposa de la faire
sécher pour la rendre plus supportable au goût (3). »
(1) Corréard, p. 144.
(2) Savigny, thèse, p. 19.
(3) Corréard, p. 133.
LES CONNAISSANCES MÉDICALES DE FLAUBERT 279
De même dans Salammbô :
« Se baissant vers les cadavres avec leurs couteaux, ils en pri-
rent des lanières ; puis, accroupis sur les talons, ils mangeaient.
Les autres regardaient de loin. »
Ceux qui les premiers, sur le radeau, ont recours à cette détes-
table pâture sont, ajoute Corréard, des matelots de basse extrac-
tion, la lie de l'équipage embarqué sur la Méduse : des hommes
pareils aux Garamantes de Flaubert, « accoutumés à l'existence
des solitudes et qui ne respectaient aucun dieu ». Mais les autres
Naufragés imitent leur exemple, tout comme le cynisme des
Garamantes finit par entraîner les Mercenaires qui d'abord « pous-
saient des cris d'horreur » et, « sentant cette chair au bord des
lèvres, laissaient leur main retomber ». Bientôt, voyant « que
ceux qui mangeaient reprenaient des forces et n'étaient plus tris-
tes » — « comme il fallait vivre, comme le goût de cette nourri-
ture s'était développé, comme on se mourait », les plus énergiques
se laissent aller à disputer aux moins délicats ces « viandes sacri-
lèges » (1) et tous veulent leur part de l'odieux festin.
Si le récit de Corréard semble en général, malgré les atrocités
qu'il énumère, d'un réalisme moins expressif que celui de Flau-
bert, on voit que dans les détais il existe certaines ressemblances.
D'autres se remarquent encore dans la description des tourments
causés par la soif. Voici les deux passages :
« Une soif ardente, écrit Corréard, redoublée dans le jour par
les rayons d'un soleil brûlant, nous dévorait. Elle fut telle que nos
lèves desséchées s'abreuvaient avec avidité d'urine qu'on faisait
refroidir dans de petits vases de fer blanc. On mettait le petit
gobelet dans un endroit où il y avait un peu d'eau pour que l'urine
refroidît plus promptement... quelques-uns trouvèrent des mor-
ceaux d'étain qui, mis dans la bouche, y entretenaient une sorte
de fraîcheur (2). »
Et Flaubert :
« La soif les tourmentait encore plus... Pour tromper le besoin,
(1) Corréard, p. 135.
(2) Pages 148-149. Détails confirmés par la thèse de ,Savigny, p. 12.
280 LES ANNALES ROMANTIQUES
ils s'appliquaient sur la langue les écailles métalliques des cein-
tures, les pommeaux en ivoire, les fers des glaives... d'autres su-
çaient un caillou. On buvait de l'urine refroidie dans les casques
d'airain (1). »
A ces deux causes principales de souffrance, la faim et la soif,
se joint, pour les Mercenaires, la température brûlante, « la
chaude humidité retenue par les parois de la montagne » au milieu
de laquelle « la corruption se développe effroyablement vite », qui
fait bientôt, « de toute la plaine, une large pourriture où flottent
des vapeurs blanchâtres, un brouillard lourd et tiède ». Ces condi-
tions climatériques ne restent pas sans effets sur le moral des
hommes ; Flaubert le note : « un dégoût immense les accable » ;
ils tombent en convulsions, ils ont des hallucinations, des accès de
rage ou de désespoir.
Perdus en pleine mer, les Naufragés de la Méduse respiraient
évidemment un air plus frais, moins chargé d'émanations putri-
des. L'eau qui baignait sans relâche leurs vêtements et leurs corps
balayait les immondices, et on y jetait les cadavres, que, dans le
Défilé de la Hache, on n'avait plus la force d'enterrer. Cependant
Corréard, et surtout Savigny, dans sa thèse, signalent chez leurs
compagnons des phénomènes analogues à ceux qu'éprouvaient les
Barbares, et provoqués par des circonstances du même ordre. Il y
est question d'une maladie fréquente chez les marins surtout lors-
qu'ils naviguent dans des latitudes très chaudes, et qu'on nomme
la calenture (2). Les symptômes de cette affection ressemblent
beaucoup à ceux qu'on put observer sur le radeau : Savigny les
décrit d'après le docteur Sauvages, et ajoute :
« La calenture reconnaît pour cause la chaleur permanente, ex-
cessive, qui embrase l'atmosphère et se concentre dans l'intérieur
des vaisseaux. Pendant la nuit, les écoutilles étant fermées, l'air
(1) Il faut observer que Flaubert note, comme Savigny, une progres-
sive différence d'intensité entre les souffrances de la soif et celle de la
faim : « La soif les tourmentait encore pins. » Et Savigny (thèse, page
12) : « La faim qui, dans le commencement, nous avait cruellement
tourmentés, était devenue presque nulle. Mais notre soif était inextin-
guible. »
(2) La dissertation médicale de Savigny sur la calenture est repro-
duite dans la 4« édition, du Naufrage de la Méduse, sous les pages
124-128.
LES CONNAISSANCES MÉDICALES DE FLAUBERT 281
ne peut être renouvelé ; il se corrompt incessamment par l'effet
des émanations animales, dans un milieu que la chaleur seule de
la zone torride rend délétère. Le sang, déjà très raréfié par l'in-
fluence du climat, se porte en trop gande quantité dans l'organe
encéphalique et exerce sur les nerfs cérébraux une lésion qui,
aidée par l'impureté de l'air vital, donne lieu à ce délire fréné-
tique. »
Quelle que soit, au point de vue scientifique, la valeur de cette
explication, le passage est à retenir. Il paraît bien qu'au cas où la
dissertation de Savigny serait tombée sous les yeux de Flaubert,
une simple et toute naturelle transposition des conditions exté-
rieures qui déterminent ordinairement la calenture lui aurait per-
mis d'utiliser les effets de cette maladie, et de les appliquer au cas
des Mercenaires enfermés dans le Défilé de la Hache.
Voyons maintenant quelles sont les conséquences de ces multi-
ples souffrances ?
D'abord, une « hideuse maigreur » et une extrême faiblesse,
l'enfoncement des yeux, le dessèchement de la peau (1). Ces effets
sont signalés également par Flaubert et par Corréard. Toutefois,
ce dernier n'esquisse nulle part un tableau comparable à la des-
cription de l'épouvantable aspect physique que présentent les Bar-
bares lorsqu'ils arrivent devant Hamilcar. Il ne constate chez les
Naufragés, ni les marbrures colorées de l'épiderme, ni « les nez
bleuâtres saillissant entre les joues creuses », ni « les lèvres collées
contre les dents jaunes (2) », ni le noircissement des ongles. Flau-
bert a certainement puisé ailleurs ces indications cliniques, d'ail-
leurs très exactement transcrites.
Au moral, la faim provoque le découragement, une tristesse
farouche et violente. Je n'insiste pas sur les crises de désespoir qui
se produisent à chaque page dans le récit de Corréard, et que
Flaubert mentionne en deux lignes : « Quelques-uns pleuraient
tout bas comme de petits enfants... des sanglots les étouffaient en
découvrant l'horrible ravage de leurs figures. » Toutefois « les
éclats de rire frénétiques », signalés dans Salammbô comme un
(1) <( Nois membres étaient dépourvus d'épiderme », dit Savigny. Et
plus loin : <( Nos yeux caves et presque farouches » (Thèse, p. 13).
(2) Cependant Savigny (thèse, p. 11) : <( Nos bouches se desséchè-
rent ; c'était len vain que nous cherchions à exciter la sécrétion de la
salive, elle était nulle. »
282 LES ANNALES ROMANTIQUES
réflexe accompagnant la douleur aiguë de la faim, ne sont pas
dans Corréard.
A l'abattement succèdent la colère, la fureur irréfléchie et san-
guinaire ; et sur ce point les Mercenaires et les Naufragés passent
encore très sensiblement par les mêmes aberrations psychi-
ques (1). Il faudrait pouvoir citer des pages entières où Savigny et
Corréard racontent les combats à main armée qui se livrèrent sur
le radeau, les massacres impitoyables des plus faibles par les plus
forts, les cris de mort, les imprécations lancées contre les officiers,
et ces élans de cruauté inutile, de lâche férocité qui s'emparent
des uns et des autres. Une folie du même genre, et dont les causes
sont pareilles, sévit aussi dans le Défilé de la Hache : « Ils tuaient,
dit Flaubert, par férocité, sans besoin, pour assouvir leur fureur.»
C'est bien l'idée commune aux deux récits, et résumée dans sa
forme la plus simple. C'est le phénomène symptomatique décrit
cette fois dans toute sa généralité. Savigny signale d'ailleurs que
de tels accès de brutalité sans cause (2), et subits, caractérisent à
la fois le délire résultant de l'inanition prolongée et l'affection
spécialement désignée sous le nom de calenture : dès lors, peu im-
porte que les circonstances de fait par lesquelles ce symptôme se
manifeste diffèrent plus ou moins d'un ouvrage à l'autre ; peu im-
porte que les scènes de révolte, de carnage, longuement retracées
dans le Nav^rage de la Méduse, ne correspondent pas rigoureuse-
ment à celles que Flaubert se contente d'ébaucher à grands traits.
Toujours dans l'hypothèse où l'auteur de Salammbô aurait con-
sulté l'ouvrage de Corréard, il en aurait alors dégagé l'observa-
tion clinique nécessaire à la vérité objective de son tableau, et,
sans s'étendre sur des détails pittoresques qu'il eût été facile d'in-
venter, exprimé dans une seule phrase l'essentiel. On doit même
remarquer la coïncidence curieuse de certains épisodes particu-
liers, celui-ci par exemple :
(1) Savigny résume en ces termes l'état d'esiprit de ses compagnons:
<( La méfiance^ l'égoïsme, la brutalité même étaient les seules passions
qui agitaient nos cœurs. » Ce sont très exactement les sentim'ents que
manifestent les Mercenaires.
(2) <c La privation d'aliments et de boissons a plus d'une fois excité à
la fureur les hommes les plus doux... Que l'on consulte les relations die
oes infortunés, et on les verra s'accorder sur la propension qui s'est
développée en eux à devenir hargneux, querelleurs, emportés et fu-
rieux, sans que pour cela leur fureur ait toujours eu l'alimentation
pour objet ». {Bict. des sciences médicales, art. Fureur, cité par Savi-
gny, Thèse, page 27).
LES CONNAISSANCES MÉDICALES DE FLAUBERT 283
« Des gens évanouis, écrit Flaubert, se réveillaient du conUct
d'une lame ébréchée qui leur sciait un membre. »
Nous lisons de même dans Gorréard :
« Le capitaine Dupont fut arraché à cet état d'anéantissement
profond par un matelot entièrement aliéné qui voulaiir lui «rouper
le pied avec un couteau. La vive douleur qu'il éprouva le rappela
à lui-même (1). »
Sur d'autres points encore, l'analogie se poursuit :
« Un officier, raconte Gorréard (2), trouva par hasard un petit
citron, et l'on sent combien un pareil fruit lui devenait précieux ;
aussi le réservait-il pour lui seul. Ses camarades, malgré les sup-
plications les plus pressantes, ne pouvaient rien obtenir... S'il ne
se fût rendu aux sollicitations de ceux qui l'entouraient, on le lui
aurait certainement enlevé de force. »
Et Flaubert :
« Spendius trouva une plante à larges feuilles, emplie d'«un suc
abondant ; et, l'ayant déclarée vénéneuse, afin d'en écarter les
autres, il s'en nourrissait. »
Ailleurs, dans l'ouvrage de Gorréard (3) :
« Il est souvent arrivé que ces vases (où l'on mettait refroidir de
l'urine) aient été dérobés. »
Et plus loin (4) :
« Plusieurs de nous, au moyen de petits vases en fer-blanc, con-
servaient leur ration de vin, et, en se cachant, pompaient dans le
gobelet avec un tuyau de plume. »
(1) P. 123. Confirmé par la thèse de Savigny, p. 31.
(2) P. 148.
(3) Ibid.
(4) P. 150.
284 LES ANNALES ROMANTIQUES
De même dans Salammbô :
« Plusieurs conservaient soigneusement dans un trou en terre
une réserve de nourriture... et on mangeait cela pendant la nuit,
en baissant la tête sous un manteau... On leur volait le dernier
reste de leur immonde portion. »
Comme les Mercenaires, les Naufragés de la Méduse, à bout de
ressources, décident de supprimer les bouches inutiles dont la vie
ne pourrait être prolongée qu'aux dépens des autres existences.
Le sacrifice pèse naturellement sur les plus faibles, sur ceux qui
ne peuvent plus se défendre, qu'on peut considérer déjà comme à
à demi morts. Et, des deux côtés, les bourreaux s'ingénient à pal-
lier de beaux raisonnements l'acte inhumain qu'ils vont accom-
plir :
« — Alors, dit Flaubert, l'envie se tourna sur les blessés et les
malades. Puisqu'ils ne pouvaient guérir, autant les délivrer de
leurs tortures ; et, sitôt qu'un homme chancelait, tous s'écriaient
qu'il était maintenant perdu et devait servir aux autres.
« — Nous ne restâmes plus que vingt-sept, explique Corréard (1).
De ce nombre, 15 seulement paraissaient pouvoir exister encore
quelques jours. Tous les autres, couverts de larges Blessures,
avaient presque entièrement perdu la raison. Cependant ils
avaient part aux distributions et pouvaient avant leur mort con-
sommer, disions-nous, trente ou 40 bouteilles de vin, qui pour
nous étaient d'un prix inestimable. On délibéra ; mettre les ma-
lades à demi-ration, c'était leur donner la mort de suite. Après un
conseil présidé par le plus affreux désespoir, il fut décidé qu'on
les jetterait à la mer. Ce moyen... procurait aux survivants 6 jours
de vin, à deux quarts par jour... Tout annonçait leur fin pro-
chaine. Nous avons besoin de croire qu'en précipitant le terme de
leurs maux notre cruelle résolution n'a raccourci que de quelques
instants la mesure de leur existence... Les victimes, nous le répé-
tons, n'avaient pas plus de 48 heures à vivre ; en les conservant
sur le radeau, nous eussions absolument manqué de moyens
d'existence deux jours avant d'être rencontrés. «
Cette dernière cruauté apporte enfin quelque atténuation au
(1) P. 140.
LES CONNAISSANCES MEDICALES DE FLAUBERT 285
supplice des malheureux : beaucoup d'ailleurs, n'espérant plus
rien, se résignent d'avance à leur triste sort :
« — Quelques-uns ne souffraient plus, écrit Flaubert, et pour
employer les heures, ils se racontaient les périls auxquels ils
avaient échappé.
« — Les plus adroits d'entre nous, raconte Corréard (1), pour
nous distraire et pour nous faire passer le temps avec plus de rapi-
dité, mettaient leurs camarades à même de nous raconter leurs
triomphes passés, et parfois ils leur faisaient établir des comparai-
sons entre les traversées qu'ils avaient essuyées dans leurs campa- .
gnes glorieuses et les peines que nous souffrions sur notre radeau.»
On voit donc, par tous ces exemples isolés, qu'une singulière
concordance s'établit du Naufrage de la Méduse à Salammbô. Il
est impossible de lire successivement les deux récits sans être
frappé de ces ressemblances, tant dans la nature des épisodes rela-
tés que dans le pittoresque de quelques descriptions et la notation
de certains phénomènes caractéristiques.
Voici enfin, pour clore la comparaison, un dernier rapproche-
ment tout à fait significatif, qui nous ramène à ce qui a été dit au
début de cet article à propos des connaissances médicales de
Flaubert.
On sait qu'un admirable paragraphe de Salamm^bô résume les
troubles mentaux qui assaillent les affamés, les visions qui obsè-
dent leur pensée, et qui sont à la fois un symptôme pathologique
et une conséquence directe de leurs souffrances : la notation de ce
délire multiforme est, de l'avis unanime, transcrite avec une
rigoureuse précision. Nul doute qu'ici Flaubert ne se soit tout spé-
cialement documenté, n'ait contrôlé par des renseignements posi-
tifs, scientifiquement observés, son travail de composition litté-
raire.
Voici ce fragment :
(1) P. 145. — Et Savigny {Thèse, p. 30) : «( Quelquies-uns de noue ra-
contaient leurs campagnes et leurs triomphes, et les différents dangers
qu'ils avaient connus sur la mer. C'est ainsi que ee passèrent quelques
jours... » — Et ailleurs, cette réflexion, d'une psychologie très exacte :
« L'homme qui a éprouvé de grands revers éprouve une espèce de plai-
sir à s'entretenir des malheurs analogues à ceux auxauels il a échap-
pé. » {Ibid., p. 28.)
286 LES ANNALES ROMANtiQUES
« Enveloppés dans leurs manteaux, il s'abandonnaient silen-
cieusement à leur tristesse.
Ceux qui étaient nés dans les villes se rappelaient des rues tou-
tes retentissantes, des tavernes, des théâtres, des bains, et les bou-
tiques des barbiers où l'on écoute des histoires. D'autres revoyaient
des campagnes au coucher du soleil, quand les blés jaunes ondu-
lent et que les grands bœufs remontent les collines avec le soc des
charrues sur le cou. Les voyageurs rêvaient à des citernes, les
chasseurs à leurs forêts, les vétérans à des batailles — et, dans la
somnolence qui les engourdissait, leurs pensées se heurtaient avec
l'emportement et la netteté des songes. Des hallucinations les en-
vahissaient tout à coup. Ils cherchaient dans la montagne une
porte pour s'enfuir et voulaient passer au travers. D'autres,
croyant Tiaviguer par une tempête, commandaient la manœuvre
d'un navire, ou bien ils se reculaient épouvantés, apercevant,
dans les nuages, des bataillons puniques. Il y en avait qui se figu-
raient être à un festin, et ils chantaient. »
On remarque la progression par laquelle est indiqué le passage
de la rêverie normale aux images incohérentes qui révèlent un
état morbide, et le rôle capital de l'association des idées et des per-
ceptions habituelles à chaque catégorie d'individus dans la forma-
tion de leur délire. Flaubert décrit en dix lignes l'évolution com-
plète de cette démence. Dans le récit de Corréard, et dans celui de
Savigny, nous retrouvons presque tous les éléments du tablean
synthétique qu'on vient de lire : à cette différence près qu'ils ne
sont pas groupés et coordonnés de façon à donner à l'observation
clinique un caractère général, comme dans Salammbô, mais dis-
séminés au milieu des autres détails, l'analogie des divers symp-
tômes de cette folie temporaire et des circonstances extérieures
qui la provoquent (silence, température, immobilité, épuisement
physique, etc.) apparaît très sensible. On le verra par les citations
suivantes :
« — Je ne me flatterai pas, dit Savigny (1), d'avoir eu assez de
fermeté pour observer toujours avec calme les altérations physi-
ques et morales de ceux qui m'environnaient... Mais, moins
frappé que la plupart de ceux qui m'entouraient, j'ai pu, dans
(1) Thèse, pp. lG-17.
LES CONNAISSANCES MEDICALES DE FLAUBERT 287
plus d'une circonstance, lire sur leurs visages les ravages terribles
que produisirent le désespoir et une abstinence absolue...
« Déjà régnait beaucoup d'incohérence dans leurs discours ;
aux souvenirs de leurs familles, de leur patrie, de leurs amis suc-
cédaient tout à coup des idées bizarres. Les uns criaient qu'ils
apercevaient la terre, d'autres des navires qui venaient à notre
secours ; tous nous annonçaient par des cris répétés ces visions fal-
lacieuses. — Un nommé Lenormand, chef d'atelier, arrivé de
Paris, se croyait encore dans la capitale ; il disait à un nommé La
Villette : « Allez chez le marchand de vin que vous voyez au coin
pour préparer un litre, je vous suis. » Il se jeta à la mer, voulant
se rendre dans la maison qu'il croyait apercevoir (1).
« — Voici, écrit de son côté Corréard, ce que M. Savigny
éprouva au commencement de la nuit. Ses yeux se fermaient mal-
gré lui et il sentait un engourdissement général. Dans cet état, des
images assez riantes berçaient son imagination ; il voyait autour
de lui une terre couverte de belles plantations et il se trouvait avec
des êtres dont la présence flattait ses sens : il raisonnait cependant
sur son état (2)... Les uns devenaient furieux, d'autres chantaient,
d'autres se précipitaient à la mer, faisant à leurs camarades leurs
derniers adieux avec beaucop de sang-froid. Quelques-uns disaient:
« Ne craignez rien, je pars pour vous chercher du secours et dans
peu vous me reverrez. » — Au milieu de cette démence générale,
on vit des infortunés courir sur leurs compagnons, le sabre à la
main, et leur demander une aile de poulet et du pain pour apaiser
la faim qui les dévorait ; d'autres demandaient leurs hamacs pour
aller, disaient-ils, dans l'entrepont de la frégate, prendre quelques
instants de repos. Plusieurs se croyaient encore à bord de la Mé-
duse, entourés des mêmes objets qu'ils y voyaient tous les jours ;
ceux-là voyaient des navires et les appelaient à leur secours ; ou
bien une rade dans le fond de laquelle était une superbe ville.
M. Corréard croyait parcourir les belles campagnes de l'Italie. Un
des officiers lui dit : « Je me rappelle que nous avons été abandon-
nés par les embarcations, mais ne craignez rien. Je vais écrire au
Gouverneur et dans peu d'heures nous serons sauvés ». M. Cor-
réard lui répondit sur le même ton, et comme s'il eût été dans un
état ordinaire : « Avez-vous un pigeon pour porter vos ordres avec
autant de célérité (3) ?... »
(1) Ihid., p. 25.
(2) Corréard, p. 121.
(3) Pages 122.
288 LES ANNALES ROMANTIQUES
« — Dès que la tranquillité fut rétablie après un combat opi-
niâtre, raconte encore Savigny, nous retombâmes dans le même
anéantissement ; il fut tel que le lendemain je crus sortir d'un
sommeil pénible, et que je demandai à ceux qui m'entouraient si
pendant la nuit ils avaient vu des combats et entendu des cris de
désespoir : quelques-uns me répondirent que les mêmes visions
les avaient continuellement tourmentés (1). »
Le même auteur ajoute, à propos de la calenture :
« L'invasion de cette maladie se fait pendant la nuit et tandis
que le sujet est endormi. L'individu se réveille privé de l'usage de
sa raison... ses discours prolixes sont insignifiants et sans suite ;
il s'échappe de son lit, s'éloigne de l'entrepont et court sur le pont
ou les gaillards du vaisseau. Là il croit voir, au milieu des ondes,
des arbres, des forêts, des prairies émaillées de fïeurs ; cette illu-
sion le réjouit, sa joie éclate par mille exclamations ; il témoigne
le plus ardent désir de se jeter à la mer. Il s'y précipite en effet,
croyant descendre dans un pré... (2). »
Un autre passager de la Méduse, qui put se sauver sur une cha-
loupe, décrivait enfin plus tard à Savigny des phénomènes du
même genre qu'il avait éprouvés :
« Vers les 3 heures du matin, la lune étant couchée,, excédé de
besoin, de fatigue et de sommeil, je cède à mon accablement et je
m'endors, malgré les vagues prêtes à nous engloutir. Les Alpes et
leurs sites pittoresques se présentent à ma pensée. Je jouis de la
fraîcheur de l'ombrage, je renouvelle les moments délicieux que
j'y ai passés ; et, comme pour ajouter à mon bonheur actuel par
l'idée du mal passé, le souvenir de ma bonne ^œur, fuyant avec
moi dans les bois de Kaiserlautern, les Cosaques... est présent à
mon esprit. Ma tête était penchée au-dessus de la mer. Le bruit
des flots qui se brisaient contre notre frêle barque produit sur mes
sens l'effet d'un torrent qui se précipite du haut des montagnes,
je crois m'y plonger tout entier (3). »
(1) Thèse, p. 21.
(2) Ihid., p. 22.
(3) Ihid., pp. 24-25.
I
Les connaissances médicales de Flaubert 289
S'il suffisait de relever quelques ressemblances partielles, quoi-
que très apparentes, pour avoir le droit d'affirmer une relation
entre deux œuvres aussi différentes par ailleurs que Salammbô et
le Naufrage de la Méduse, ces derniers rapprochements de textes
fourniraient sans doute un argument décisif. Mais, en matière de
critique littéraire, on ne saurait s'en tenir à une telle approxima-
tion. Les comparaisons que nous venons d'établir ne constituent
pas à elles seules la preuve formelle que Flaubert avant d'écrire
le Défilé de la Hache ait jamais connu et consulté les récits de
Corréard et de Savigny. La certitude sur ce point ne pourrait
résulter que d'une allusion explicite, d'une indication de la Cor-
respondance, ou du témoignage authentique d'un contemporain :
et nous ne possédons rien de ce genre. Nulle part Flaubert ne men-
tionne le Naufrage de la Méduse parmi les nombreux volumes
qu'il lut à l'occasion de son roman. Du Camp et les Concourt sem-
blent avoir ignoré cette source possible du Défilé de la Hache.
Toutefois, un passage d'une lettre adressée par Bouilhet à son
ami vers 1861 et publiée pour la première fois dans les notes de la
récente édition de Salam,mbô (1) augmente singulièrement la vrai-
semblance de l'hypothèse que nous proposons. Bouilhet écrit en
effet :
« Quant aux subsistances, et à la possibilité [pour les Merce-
rtaires] de rester un mois avec la plus infime nourriture, tu as le
droit de faire ce que bon te semblera. Souviens-toi des naufrages,
et combien il faut peu à l'homme pour vivre. »
On comprend l'importance du mot Naufrage prononcé à cette
place, et dans de telles circonstances. A l'époque où précisément
Flaubert s'enquérait des conditions matérielles dans lesquelles il
lui serait possible de raconter le blocus de l'armée, et cherchait les
éléments d'une description vraie des souffrances causées par la
faim et la soif, le conseil de Bouilhet le mettait sur la voie d'une
documentation à approfondir dans un ordre de faits très spéciaux.
Immédiatement devait surgir dans sa mémoire le souvenir du dé-
sastre trop fameux dont son enfance avait entendu le récit. Dès
(1) Salammbô {Œuvres complètes de Flaubert, édition L. Conard,
Paris, 1912), p. 474.
19
290 Les annales romantiques
lors, en s'attachant à cette idée, il lui devenait facile de se procu-
rer soit le livre de Gorréard, soit la thèse de Savigny (qui était
peut-être dans la bibliothèque de son frère), et d'y puiser des ren-
seignements d'autant plus précieux à ses yeux qu'ils émanaient
des héros du drame.
Est-ce ainsi réellement que les choses se sont passées ? La pré-
somption est forte, mais ce n'est encore qu'une présomption. Et
l'absence de tout autre document interdit de conclure d'une façon
plus catégorique.
Aussi bien, si l'on était tenté d'admettre malgré tout l'affirma-
tive, il faudrait du moins interpréter à leur juste valeur les ana-
logies signalées.
Dans une œuvre comme Salammbô— li faut bien le répéter,
puisqu'on l'a parfois oublié — l'exactitude des détails archéologi-
ques, historiques, médicaux et autres, et le problème de leur ori-
gine, n'auront jamais un intérêt prépondérant. Il se rencontrera
probableinent toujours des disciples de Guillaume Froehner pour
reprocher à Flaubert de n'avoir étudié ni Falbe ni Bureau de La
Malle, ou de confondre Astaroth avec Astarté. En quoi ces lacunes
ou ces erreurs ihfluent-elles sur la beauté du livre ? Mais cette cri-
tique d'épluchage est une caractéristique de notre époque, plus
scientifique qu'artiste, plus positive que lyrique. Elle met en relief
notre éducation, notre culture générale, mieux que nôtre sens lit-
téraire : ceux mêmes qui la pratiquent avec beaucoup de talent
n'hésitent pas à confesser qu'elle garde une portée un peu limitée :
ainsi M. de Trévières, qui consacrait naguère un très solide article
aux inadvertances botaniques et topographiques de Flaubert dans
Salammbô (1), l'avoue lui-même par grande modestie. Fort des
progrès de la science contemporaine, un médecin viendra peut-
être contester les descriptions du Défilé de la Hache ou au con-
traire en louer la précision technique. Mais qu'emporterait encore?
Et si de notre côté nous apprenions demain, par une preuve indis-
cutable, que Flaubert s'est inspiré de Gorréard ou de Savigny en
composant ce chapitre, en serions-nous vraiment plus avancés ?
Notre devoir serait alors de noter le fait, pour sa curiosité propre :
mais il faudrait ensuite aller plus loin, en dégager toutes les con-
séquences.
Il faudrait surtout, en comparant les textes de plus près que je
n'ai voulu le faire, insister sur l'idée que Flaubert, d'où qu'il tire
(1) La Grande Revue, 25 avril 1912.
Les connaissances médicale^ t)E flaubert 291
ses documents, ici comme dans toutes ses œuvres, les ramène à
l'universel. S'il ne contrôle pas toujours la parfaite authenticité
de ses sources — autant du moins que peuvent le désirer les purs
savants — son procédé descriptif ne varie pas de Salammbô à
Madame Bovary ou à VEducation sentimentale : qu'il emprunte
directement à la réalité où qu'il l'étudié sur l'autorité et la bonne
foi d'autrui, c'est surtout par un travail synthétique de son esprit
qu'ensuite il la reconstitue et la vivifie. Il dépouille les événements
de leurs détails accidentels et, en les traduisant en style, comme
il disait, il leur imprime un caractère de généralité. A supposer
provisoirement résolue la question des sources du Défilé de la
Hache on constaterait ainsi une fois de plus que la vérité objec-
tive de ses romans implique une élaboration subjective, une idéa-
lisation préalable, un perpétuel soutien de l'imagination par le
réel, en même temps qu'une transposition du réel par l'imagina-
tion. C'est le double processus qui résume son art, et qui en assure
la plénitude et l'équilibre.
René Descharmes (1).
(1) Cet article est extrait d'un livre qui paraîtra iprochainement au
Mercure de France sous le titre : Autour de Flaubert.
VARIA
I
LA MORT D'UN SOUVENIR
Savigny-sur-Orge, près de Juvisy, petite ville jolie et quiète, est
célèbre dans la littérature. Elle a donné asile, la première année
du précédent siècle, à un jeune écrivain, qui revenait d'émigra-
tion, qui avait subi de terribles malheurs et qui, en compagnie
d'une charmante femme, achevait le Génie du Christianisme. Les
bords de l'Yvette gracieuse ont vu cette aurore de la religion
renaissante.
Je suis allé à Savigny-sur-Orge, pensant visiter la maison de
M. Pigeau. Car M. Pigeau était le propriétaire ; et sans doute son
nom serait perdu pour l'histoire, s'il n'avait, l'été de 180i, loué sa
demeure et ses arbres à Pauline de Beaumbnt.
Du reste, à Savigny, l'on a oublié M. Pigeau ; r on ne songe
guère à M. de Chateaubriand. Et, non sans peine, je demandais
la maison où, autrefois. M""® de Beaumont...
— Ah ! la maison de Pauline ?...
La renommée est familière.
J'ai su que la maison de Pauline était au bout de la grande rue,
à l'extrémité du village, vers la campagne.
— Mais il n'y a plus rien !...
Les bonnes gens vous affirment toujours qu'il n'y a plus rien,
parce qu'ils ne croient pas que les pierres délaissées gardent plus
longtemps que les cœurs les souvenirs.
Et j'ai suivi la grande rue, rêvant aux amoureux de Savigny,
à elle ardente et vive, à lui frivole et que ravissent les commence-
ments d'amour, à leur gaie arrivée, à leur installation rapide et à
la promenade qu'ils firent, le soir même, aux fontaines de Juvisy,
par un chemin court et charmant. Je' suis arrivé à une grille de
VARIA 293
fer toute rouillée et délabrée ; à travers les barreaux, ce que j'aper-
çus était un extraordinaire fouillis de broussailles.
Je m'adressai au voisin, qui est jardinier. Parmi les belles ran-
gées de ses fleurs, il ne me répondit guère. La jardinière intervint.
— On a tout démoli, monsieur !...
Elle me dit qu'elle était la gardienne de ce terrain dévasté.
Puis elle me confia que le jardinier n'y allait plus jamais parce
qu'il avait trop de chagrin : — Ça lui fait mal.
Il n'y avait plus absolument rien, que les vieux arbres et la pro-
fusion des nouvelles pousses. Il est difficile de reconnaître le des-
sin du jardin. Les allées sont envahies de mousse, d'herbe et de
fleorettes.
On vous dit :
— Voilà où était un massif, à l'angle de la maison.
Le massif est effacé. La maison ? Vous remarquez alors un long
rectangle où la végétation foisonne plus abondamment qu'ailleurs,
beaucoup plus abondamment : elle est plus dense, plus touffue et
plus enchevêtrée ; elle monte plus haut et s'épanouit plus large ;
elle emplit exactement la place qui était bâtie, et son épaisseur
marque sur le sol la cicatrice.
Il reste, paraît-il, les fondations. Mais la déchirure et les arra-
chements sont invisibles. On dirait que la nature a jeté là-dessus
un voile. Et ce fut le travail d'une saison, où collaborèrent la
terre et le ciel avec les oiseaux porteurs de graines, avec le vent,
avec la pluie, avec toutes les prestes et hâtives puissances de
l'oubli.
La maison de Savigny était là, étroite et longue ; elle avait un
étage et des mansardes ; elle présentait en façade deux lignes de
huit ou dix fenêtres.
Et il y a, derrière le fantôme végétal de la maison, le bassin qui
est vide et le jet d'eau qui est mort. Aux fins de jour, la petite
comtesse de Beaumont venait en ce coin profiter du silence.
Frénilly l'a vue, au Marais, chez M""^ de La Briche, au serein,
qui toute seule, habillée de percale et coiffée à la Titus, adorait
d'aller au Miroir regarder dans l'eau son visage.
Comme elle était fort délicate, on redoutait pour elle l'humidité
du crépuscule, le froid de la pénombre. Et on lui disait :
294 LES ANNALES ROMANTIQUES
— Vous jouez "a vous tuer!.,.
Elle répondait :
— Qu'importe ?,,.
Elle aimait à vivre dangereusement. Elle était un peu nietzs-
chéenne, déjà.
Dans la maison de Savigny vinrent, après les semaines de la
prime et tendre solitude, les invités de M"^ de Beaumont. Elle
avait donné à Chateaubriand le surnom du Solitaire ; mais elle
savait qu'une société variée lui était agréable.
Lucile de Chateaubriand arriva. Et l'on s'étonne de la trouver
ici : la Révolution avait troublé, avait un peu démoralisé les &.mes.
Lucile, auprès de son frère et de Pauline, passa de? jours inquiets,
frémissants ; les alarmes de son esprit ne lui accordaient point de
relâche. Elle tourmentait et les autres et elle, avec une sorte de
génie étrange et dont il fallait redouter le prestige. Elle avait
l'imagination de René, dont elle mourut.
Une fois, on vit entrer par la fenêtre un fugitif, un homme
jeune et qui faisait de grandes enjambées. C'était Roux de Labo-
rie, que traquait la police du Premier Consul. On n'avait pas
perdu l'effroi et les manières frénétiques de la Terreur. Il entra
par une fenêtre, sortit par une autre et disparut.
Arrivèrent aussi, mais eux paisiblement, les doux et bons Jou-
bert, capables de calmer ces terribles tôtes, avec leur sagesse, avec
leur simplicité, avec leur bonhomie.
Et il y eut de ces journées, M"*^ Joubert, M*"® de Beaumont et
René, assis sur un banc, causaient, épiloguaient sur le prochain
retour des idées religieuses et du sentiment familial. Le petit Jou-
bert, qui avait sept ans, jouait sur la pelouse. Deux chiens et une
chatte faisaient bon ménage. M. Joubert, très haut, très mince,
très chimérique , de pensée et très méthodique d'allure, se. prome-
nait de long en large, sur le gravier : il méditait la philosophie de
Kant.
Puis, docile aux heures qu'il avait réglées. Chateaubriand
retournait à sa besogne de poète annonciateur. M"^ de Beaumont
l'accompagnait : elle lui copiait obligeamment ses citations.
Et Joubert taquinait Chateaubriand sur ce qu'il accumulait, à
son avis, les citations de l'Ecriture et des Pères exclusivement. Il
VARIA 295
lui recommandait de ne pas se croire un Bossuet, n'étant point
évêque de Meaux, ne portant pas la mitre et la croix pastorale ;
il l'invitait à n'être que poète :
— La religion fera le reste ! disait-il.
Sur le bord du toit, des pigeons roucoulaient.
A la nuit, par les croisées ouvertes du salon, Pauline montrait
à René les étoiles. Elle les lui nommait. Et elle lui disait :
— Vous vous rappellerez, un jour, que je vous ai appris à les
connaître.
Plus tard, quand elle fut morte et enclose, loin de tous les siens,
dans sa tombe de Saint-Louis-des-Français, à Rome, René les
revit, ces mêmes étoiles, briller sur la campagne romaine et vers
les montagnes de la Sabine. Il se souvint du nom des étoiles et
du nom de Pauline.
Si le Génie du Christianisme a certainement incliné à la reli-
gion maintes intelligences que la grande folie de 89 et de 93 en
avait éloignées, ce fut grâce à l'imagination merveilleuse de l'écri-
vain et grâce à la tendresse qu'y insinua cette fidèle jeune femme
dite l'Hirondelle.
La tendresse et l'imagination s'étaient réunies, dans cet enclos
maintenant saccagé de Savigny, dans la tranquillité de ce séjour
qu'a repris le néant, à l'aube tumultueuse du siècle.
André Beaunier.
II
FREDERICK LEMAITRE
J'avais seize ans et j'étais dans la joie, car je venais de subir
avec succès un examen d'où dépendait tout mon avenir. Un soir
je m'étais essayé dans un grand rôle sur un petit théâtre d'élèves,
et toute ma famille réunie avait décidé, d'un consentement una-
nime, que je me préparerais à devenir un comédien.
Quelques jours plus tard, après m'avoir donné ma première
leçon, mon grand-père me dit : « Tu n'as guère fréquenté jusqu'à
296 LES ANNALES ROMANTIQUES
ce jour que la Comédie-Française. Il y a dans les autres théâtres
beaucoup d'artistes intéressants que tu dois te hâter de connaître,
parce que quelques-uns d'entre eux sont à la fin de leur carrière.
Gela fait partie de ton éducation artistique. Le jeu des grands
acteurs est un enseignement. »
Parmi ceux qu'il me nomma alors, il y avait Ligier, Bouffé,
Arnal, Bocage, Numa, Déjazet. Mais le premier qu'il voulut me
faire entendre fut Frederick Lemaître, ce qui prouve son éclec-
tisme et sa largeur de vue, le professeur de Rachel passant à cette
époque pour le porte-drapeau de l'école classique, comme Frede-
rick était celui de l'école romantique. Trente ans plus tôt, jeunes
comédiens tous deux, ils s'étaient rencontrés à l'Odéon. Son nom
reparaissait alors sur les affiches de la Porte-Saint-Martin ; mon
grand-père me donna pour lui une lettre dans laquelle li lui disait
qui j'étais et pourquoi il tenait à ce que j'allasse l'entendre.
Vers une heure de l'après-midi, un jour de l'année 1858, j'arri-
vai donc rue de Lancry, à quelques pas du boulevard. « Au pre-
mier ! » me dit le concierge. Je montai. En arrivant, je fus d'abord
un peu étonné de voir la clef sur la porte. Néanmoins, soit par
l'effet d'une discrétion naturelle, soit par celui d'une habitude
invétérée, malgré la facilité qui m'était offerte, je crus devoir son-
ner.Après un moment d'attente, la porte s'ouvrit et un domestique
parut. Il était vêtu d'un gilet rouge et d'un tablier blanc, mais
chaussé d'ignobles savates ; il me regarda d'un air surpris. Ce
domestique avait les cheveux queue de vache, une tête de jocrisse,
le physique et les allures d'un second comique de l'Ambigu. Je sus
plus tard que ce personnage était célèbre dans le monde du théâ-
tre ; mais ce que je compris tout de suite, au regard qu'il m'avait
lancé, c'est que je venais de manquer gravement aux usages de la
maison, et que s'il laissait la clef sur la porte, c'était pour ne pas
se donner la peine de l'ouvrir aux arrivants. Cependant, comme
j'étais un nouveau venu et que ma jeunesse incontestable pouvait
excuser mon défaut d'expérience, il se montra indulgent, consentit
à prendre ma lettre et me fit entrer dans le salon pour attendre la
réponse.
Ce salon, effroyablement bourgeois et clinquant, était tout rouge
et tout or. Les bois dorés des meubles, dans le mauvais style de
l'époque, encadraient un damas ponceau,. broché de ramages jau-
nes ; des tentures pareilles garnissaient toutes les portes. C'était en
un mot la mise en scène du quatrième acte d'un drame, quand ce
quatrième acte se passe chez un riche banquier ; le salon de Robert
VARIA
297
Macaire à l'époque de sa splendeur. J'attendais là depuis dix
minutes, cherchant vainement sur les murs, sur les tables, ou sur
la cheminée, un vestige d'art quelconque, lorsque m'étant retourné
au bruit d'une porte qui s'ouvrait, je vis s'avancer le grand artiste
en personne. Etonnante apparition, inoubliable et typique, et dont,
après un demi siècle, je crois revoir les moindres détails.
Je le reconnus tout d'abord, car si médiocres qu'ils fussent en
tant qu'œuvres d'art, les portraits que j'avais de lui étaient du
moins fort ressemblants. Sur un front large et bien dessiné, les
cheveux, encore nombreux et grisonnants, dressaient vers le ciel
un toupet hardi, comme relevés brusquement par l'artiste dans un
moment de folie ou de passion. Les yeux étaient merveilleux ;
noirs, humides, lumineux, extrêmement ouverts, ils absorbaient
l'attention et concentraient sur eux le regard. Je compris bien vite
de quelle puissance leur jeu pouvait être à la scène. Le nez était
passable, bien que laissant voir un peu trop l'ouverture des nari-
nes, mas la bouche était affreuse, sans lèvres, et tombante de cha-
que côté : le type que le peuple qualifie de « gueule de raie ». U y
avait entre ce beau et large front, ces yeux admirables et cette bou-
che déplaisante, un désaccord complet, une effroyable dissonance ;
en haut les plus fières aspirations, en bas les plus ignobles ins-
tincts.
Je fus frapé de ces détails, en beaucoup moins de temps qu'il ne
m'en faut pour les décrire, et il me reste encore à parler de son
attitude, de sa tournure, de sa démarche enfin, et surtout de son
costume, car rien de tout cela n'était indifférent.
Frederick était assez grand, d'une taille belle et bien prise, la
tête bien dégagée sur de larges épaules, le pied et la main petits.
La grâce et la sûreté de sa démarche révélaient l'homme bien fait.
Il était vêtu d'une robe de chambre de soie brochée, d'un rouge
tellement vif qu'il fit pâlir à son entrée toutes les tentures du
salon. Il en avait passé négligemment les manches ; mais il avait
complètement dédaigné de la fermer, et largement ouverte, elle
laissait apparaître tous ses dessous. Ils se composaient d'abord
d'une chemise. Mais celle-ci n'était boutonnée ni au col, ni sur la
poitrine, et la tête du comédien en émergeait comme un bouquet
de fleurs du milieu de son cornet de papier. Cette chemise sortait
d'un pantalon gris clair, lequel ne manquait pas plus de boutons
que la chemise elle-même, mais semblait comme elle en dédaigner
l'usage. Aucun ne manquait à l'appel ; on les voyait tous, exilés
de leurs boutonnières respectives et qui bâillaient à grande dis-
298 LES ANNALES ROMANTIQUES
lance comme pour gémir de cet abandon. Un seul était étreint par
sa boutonnière, un seul, à la taille, par privilège spécial ; que de
jalousies il devait exciter ! Et comme il était chargé à lui seul de
la besogne à laquelle tous .les autres auraient dû consacrer leurs
efforts, il s'ensuivait que cette besogne était mal remplie. Aucune
bretelle ne soutenait ce vêtement de première importance. Il glis-
sait le long des hanches de façon à faire croire, à chaque pas, qu'il
allait tomber sur les talons de son possesseur, et traçait le long de
ses mollets les plis serrés et mouvants d'un soufflet d'accordéon,
tandis que plus haut il s'entrebâillait de la façon la plus inquié-
tante, laissant apparaître, comme un rideau protecteur, un large
pan de la chemise, d'une blancheur d'ailleurs éblouissante.
C'est ainsi qu'il s'avança vers moi, d'un pas noble et mesuré, et
formant à lui seul tout un cortège auquel il ne manquait que l'ac-
compagnement d'une musique solennelle. Les pieds s'avançaient
en premier, la pointe en dehors,cachant leur finesse dans des pan-
toufles brodées d'or. Le pantalon suivait tant bien que mal, comme
il pouvait, se soutenant, non sans mérite, dans une situation diffi-
cile, et comme s'il avait eu conscience de sa responsabilité. La
chemise l'accompagnait, familière et négligente, comme un voile
toujours prêt à s'envoler. La robe de chambre venait ensuite, ruti-
lante et magnifique, laissant ramper derrière elle sa longue et
éclatante traîne comme un manteau de cour, et finalement la cor-
delière, qui aurait si bien pu boucler et envelopper le tout, accro-
chée au côté par un seul gland, rampait comme un serpent tout de
son long sur le tapis, représentant la fin du défilé, de telle façon
que, au moment où le comédien s'arrêta devant moi au milieu du
salon, l'autre gland, à l'autre extrémité, était encore dans la pièce
voisine.
Le grand Frederick s'avançait ainsi vers moi, comme don Sal-
luste s'avançait vers la reine d'Espagne, au moment du baisemain.
Vous vous rappelez les beaux vers du deuxième acte de Ruy Blas.
Comme Louise de Neubourg :
Sitôt que je le vis, je ne vis plus que lui.
Grave et m'éblouissant de son regard de flamme.
Sa main, souple et gracieuse, jouait aussi non avec la lame d'un
poignard, mais avec la lettre de mon grand-père. Nous échangeâ-
mes peu de paroles. Les propos qu'il me tint furent de la plus
grande simplicité. Après m'avoir dit combien il était flatté de la
VARIA 299
démarche de son ancien camarade, il m'offrit deux places pour le
lendemain, et je les acceptai avec reconnaissance. Mais le peu de
mots qui lui échappèrent prirent dans sa bouche une importance
extraordinaire et tout à fait démesurée avec l'objet en question. Il
semblait disposer non de deux fauteuils d'orchestre, mais du sort
d'un empire. Chacune des syllabes qui s'échappaient de ses lèvres
s'étalait et s'enflait comme un mot tout entier ; des intervalles
pleins d'une profondeur mystérieuse séparaient les mots et en dé-
veloppaient l'importance à ce point qu'ils semblaient des phrases,
et les simples phrases de longs discours. Cette diction étrange
offrait dans le domaine de la parole le phénomène optique de la
lentille à travers laquelle une puce nous apparaît grosse comme
un éléphant. Comme la forme emporte le fond, l'enflure des mots
entraînait celle de la pensée. Un simple : « Bonjour, monsieur »,
semblait contenir tout un monde, et les phrases banales que
j'écoutais tout ébahi prenaient l'ampleur et la sonorité des vers de
Victor Hugo. Je partis émerveillé, après un remerciement, et très
renseigné déjà, par cette première impression, sur le tempéra-
ment, la nature et le jeu du grand artiste.
Une chose encore m'avait vivement frappé chez lui : l'immobi-
lité du masque. Cette figure, si admirablement créée pour expri-
mer tous les sentiments et toutes les passions, n'avait rien exprimé
du tout : ni hostilité, ni courtoisie, ni gaieté, ni tristesse, rien, pas
même l'indifférence. Je pus observer bientôt qu'à la scène aussi
bien qu'à la ville, Frederick était souvent ainsi, et que pendant
une assez longue période, son visage n'exprimait absolument rien.
Il semblait qu'il ménageât pour les grandes occasions la mobilité
de ses traits. Mais alors il atteignait aux effets de physionomie les
plus puissants comme les plus variés qu'il a été donné d'admirer
sur la scène.
Le lendemain, au théâtre de la Porte-Saint-Marlin, j'assistais à
la représentation de Don César de Bazan, cette amusante fantai-
sie, sorte de variation sur un air connu, où deux dramaturges
habiles, Dennery et Dumanoir, ont fait revivre l'immortel per-
sonnage de Victor Hugo, le joyeux César, duc de Garafa, l'ami de
Goulatromba, pour le faire jouer par le créateur de Ruy Blas.
Son entrée au premier acte de cette pièce est restée mémorable.
Le grand seigneur déguenillé,
Plus délabré que Job et plus fier que Bragance,
Drapant sa gueu série avec son arrogance,
300 LES ANNALES ROMANTIQUES
Et qui, battant du poing sous sa manche en haillons,
L'épée à lourd pommeau qui lui bat les talons.
Promène, d'une mine altière et magistrale,
Sa cape en dents de scie et ses bas en spirale,
sortait ivre du cabaret. Après quelques faux pas entremêlés de
hoquets, il tournait le dos au public et se collait le nez au mur
dans la posture trop naturelle où David Téniers nous a montré
tant de ses buveurs, et cet effet effrontément réa,liste du plus grand
des acteurs romantiques provoquait un rire fou.
A cette apparition de Frederick et pendant ce début de son rôle,
j'avais remarqué autour de moi dans la salle une agitation parti-
culière, des dialogues rapides entre tous les spectateurs dont les
têtes se penchaient les unes vers les autres. Je sus bien vite de
quoi il était question. Le public amusé se demandait si cette
ivresse était réelle ou feinte. Il connassait le vice de son favori,
vice qui, à certaines représentations, s'était étalé jusqu'au scan-
dale, mais qui, pour ,1a foule, n'était pas un motif de défaveur,
bien au contraire. Les excentricités de toutes espèces, fussent-elles
ignobles, l'attirent et l'intéressent. N'hésitez devant rien d'avilis-
sant et de honteux, ô vous qui faites métier de la captiver ! Pour
attirer son attention et pour la retenir, les pires moyens sont les
meilleurs. Il semble que ce soit une chose si pénible pour la plu-
part des hommes de reconnaître un mérite exceptionnel à l'un
d'entre eux, qu'ils lui savent gré d'une tare et qu'ils trouvent une
consolation à dire d'un grand comédien comme celui-là qu'il a du
génie s'ils peuvent ajouter : c'est un ivrogne.
Arrêtons-nous donc un instant à l'ivrognerie de Frederick. Il
lui a dû une bonne part de sa popularité. Son portrait serait in-
complet si je négligeais un trait saillant de ce personnage excen-
trique. Et puis ce vice avait chez lui un caractère spécial, des
allures tout à fait originales, et telles que je n'en ai vu de pareilles
à nul autre. Frederick Lemaître ne fréquentait pas les cabarets ;
il était indifférent aux apéritifs et ne se grisait pas de. liqueurs.
C'était un buveur de vin, et de vin rouge. Il se grisait à table, à
domicile ; mais il buvait aussi au théâtre, et pendant toute la soi-
rée,, avec un cérémonial, selon des rites uniformes et tellement
bizarres que je crois devoir les raconter ici.
Lorsqu'il arrivait au théâtre avant la représentation et qu'il en-
trait dans sa loge, ,1e domestique en gilet rouge, dont j'ai parlé,
l'accompagnait, porteur de quatre bouteilles d'un excellent bor-
Varia âOl
deaux. Aussitôt, avec la lenteur et la gravité qu'il avait mises à
me recevoir dans son salon de la rue de Lancry, il posait de ses
propres mains une table au milieu de la pièce, dans l'endroit le
plus apparent, à la place d'honneur, comme on dresse «un autel.
Sur cette table, il étalait avec soin une serviette blanche, puis il
installait une chaise qu'il recouvrait à son tour d'une autre ser-
viette, puis sur cette chaise il mettait une cuvette en veillant avec
un soin minutieux à ce que cuvette, chaise et table fussent parfai-
tement calées et ne pussent être ébranlées par aucun mouvement.
Pendant ce temps le domestique au gilet rouge ayant débouché les
quatre bouteilles, Frederick en versait le contenu dans la cuvette
avec les plus grandes précautions, posait à côté de la cuvette un
verre, un verre-gobelet sans pied, puis prenant une troisième ser-
viette blanche, il en couvrait le verre, la cuvette et le vin, comme
fait le prêtre de son ciboire. Alors seulement commençaient sa
toilette et son maquillage. Tout en procédant à l'un et à l'autre,
quand le cœur lui disait, de temps en temps il s'approchait de
cette sorte de reposoir, soulevait la serviette, prenait le verre, le
remplissant à même la cuvette, trempant ses doigts dans le vin
qui ruisselait de ses mains jusqu'à terre le long de ce linge blanc,
et buvait ainsi, de cette façon crapuleuse et solennelle, avec la
même grâce, la même noblesse et la même lenteur. Après quoi il
avait soin de remettre en place le verre et la serviette pour la pro-
chaine lampée.
Parfois il offrait ainsi à ses visiteurs privilégiés de goûter son
vin, toujours avec le même cérémonial, le même visage grave et
impa&sible et le même verre. Quand les visiteurs n'étaient pas
nombreux, il venait à bout, lui seul, des quatre bouteilles de bor-
deaux. Mais à ce jeu-là, il n'était pas toujours vainqueur, et il
arrivait parfois que le public, si indulgent qu'il fût pour le vice de
son acteur favori, se fâchait et lui cherchait noise. Le public à
cette époque avait une spontanéité et une turbulence tout à fait
inconnues de nos jours. Il arrivait fréquemment que l'on sifflât ou
que l'on interpellât violemment les artistes pour une cause ou
pour une autre. L'ivresse trop manifeste du comédien amena plus
d'une fois des scènes violentes entre les spectateurs et Frederick,
qui avait très mauvaise tête, surtout quand sa tête n'était plus
solide.
Un jour la salle en fureur lui demanda des excuses. Frederick
s'y refusa. L'orage grandit. Le directeur, menacé d'être obligé de
rendit la recette, faisait la navette entre la scène, où il haranguait
âÔâ LES ANNALES ROMANTIQUES
le public en tâchant de le calmer, à la coulisse où Frederick,
furieux, invectivait de loin la foule et trépignait de colère. Le cas
était grave. Il avait jeté à la face des spectateurs cette apostrophe
trop sincère : « Tas d'imbéciles ! » Là, il était visiblement dans
son tort. On finit par le lui faire comprendre et il dit : « Eh bien,
oui, je vais leur en faire des excuses ! Vous allez voir ça ! » Lé
directeur le précède sur la scène, et annonce que le grand comé-
dien, comprenant ses torts, va s'excuser. La porte du fond s'ouvre
à deux battants. Frederick Lemaître s'avance, toujours grave et
solennel, même dans l'ivresse. A son aspect la salle tout entière
pousse un « Ah ! » de satisfaction, puis un silence profond s'éta-
blit. Avec sa grâce accoutumée, il fait tout d'abord les trois saluts
d'usage ; puis il prononce ce simple discours : « Messieurs, je
vous ai dit que vous étiez tous des imbéciles ; c'est vrai. Je vous en
fais toutes mes excuses ; j'ai tort ! » Et il est couvert d'applaudis-
sements.
(Le Tem-ps du 20 octobre 1911).
Pierre Berton.
III
LA MAISON DE LAMARTINE A PASSY
Le 18 juillet dernier, on a posé une plaque commémorative en
marbre sur la maison de l'avenue Henri-Martin qui a remplacé
l'ancien chalet de Lamartine. A cette occasion, M. Ghéramy, pré-
sident de la société d€S Lamartiniens, a prononcé l'allocution sui-
vante :
Mesdames, Messieurs,
Les discours que vous venez d'entendre ici ont éveillé dans le
cœur de tous les Lamartiniens présents un sentiment de recon-
naissance profonde, dont je suis très heureux, très fier de me faire
l'interprète. Pendant de longues années, il faut avoir le courage
de le dire,, la France s'est montrée oublieuse, ingrate envers
Laniartine. L'élite intellectuelle et pensante semblait ne plus se
souvenir que, dès 1820, avant Victor Hugo, Lamartine avait rènou-
VARIA M
velé la poésie française ; que dans ses premières Méditations,
après les vérificateurs décolorés du premier Empire, il avait fait
entendre des accents d'une beauté, d'une émotion, d'une sublimité
inconnues avant lui. L'inspiration poétique était en son âme d'une
telle richesse et d'une telle puissance, que dans les secondes Médi-
tations, dans les Harmonies, dans Jocelyn, dans la Chute dun
Ange, dans les Recueillements poétiques, le Poèt€, avec une pro-
digalité toute royale, jetait encore des milliers de vers, qui reste-
ront parmi les plus beaux de la langue française. Dans le Voyage
en Orient, plus tard, dans les Girondins, il se révélait aussi grand
prosateur qu'il s'était montré grand poète. Puis, il dit adieu à la
Poésie. Il pensa que dans ces années profondément troublées du
xix^ siècle, un homme de génie avait peut-être autre chose à faire
que de chanter sans fin l'Amour, la Beauté et la Nature ; qu'une
autre tâche, moins brillante, sans doute, aussi haute peut-être,
pouvait lui incomber, et il descendit dans l'arène de la politique.
Il y fut accueilli avec une malveillance très accentuée par les poli-
ticiens d'alors, qui se croyaient de grands hommes d'Etat et qui
cherchaient non sans ironie ce que ce poète venait faire parmi
eux. « Dans quel groupe, où comptez-vous siéger à la Chambre ? »
lui demandait-on. Il répondit : « Dans aucun groupe. Je siégerai
au plafond. »
Avec les dons merveilleux que la Nature lui avait prodigués, il
devint vite un grand orateur. Sa haute intelligence eut parfois des
visions, des pressentiments, comme des éclairs prophétiques ; il
prédit notamment la guerre lamentable de 1870 ; et tandis que la
monarchie de juillet s'attardait dans une politique singulièrement
étroite et égoïste, il prononça, dans maintes circonstances, de ces
paroles inoubliables qui vont droit au cœur d'une Nation, dont on
ne réveille jamais en vain les généreux instincts. Quand éclata la
Révolution de 1848, toute frémissante d'enthousiasme, au milieu
de ses illusions et de ses incohérences, Lamartine devint vite l'élu
et l'idole de la Nation tout entière. Douze départements l'envoyè-
rent siéger à la Constituante, et deux grands actes ont marqué
alors sa carrière politique : son admirable manifeste aux Puissan-
ces étrangères et la journée héroïque du drapeau rouge. Des igno-
rants et des forcenés avaient imaginé de faire de cette loque révo-
lutionnaire le drapeau de la Jeune République. Lamartine n'avait
jamais parlé au peuple que le fier langage d'un homme politique
qui se respecte, s'adressant à des concitoyens qu'il respecte et qui
se respectent eux-mêmes ; il ne s'était jamais abaissé à ces flatte-
304 LES aNNALES ROMANtlQUEâ
ries, à ces flagorneries, à ce charlatanisme oratoire dont on a tant
abusé depuis. Il savait que sans l'ordre une société ne peut pas
vivre, qu'un gouvernement, qui n'est pas capable de maintenir
l'ordre, d'assurer le respect et la stricte observance des lois, ne
mérite pas de s'établir et de durer. Lamartine repoussa donc avec
indignation l'emblème séditieux, qui lui était présenté. Au milieu
des vociférations, des huées, des fusils braqués contre sa poitrine,
par l'ascendant de sa parole et de son courage, il imposa à cette
foule hurlante et exaspérée le drapeau tricolore « le vrai drapeau
de la France, celui qui, d'un bout du monde à l'autre porte dans ses
plis nos traditions, nos gloires, nos souvenirs et nos espérances. »
Quelques mois après, pendant l'abominable insurrection de juin,
Lamartine à cheval, la tête haute, alla présenter sa poitrine aux
balles des insurgés pour faire entendre à ces égarés des paroles
d'apaisement et de conciliation. Il pensait qu'on n'est pas digne
du nom d'homme d'Etat si dans les circonstances graves on n'est
prêt à faire à la Patrie le sacrifice de sa vie et, ce qui n'est pas
sans grandeur, le sacrifice de sa popularité.
Après le 24 février, Lamartine avait connu tous les enivrements
du triomphe. L'insurrection de juin vaincue, tous les partis furent
d'accord pour lui faire un crime de la mission conciliatrice qu'il
avait assumée. Après le 2 décembre 1851, il n'eut plus qu'à se reti-
rer de la politique. Alors commença pour lui une vie de labeur et
d'abandon atroce, qu'il supporta avec un courage, une résignation
admirable qui ne peut que le grandir devant la Postérité. D'une
générosité inépuisable, il avait dissipé son patrimoine ; comme
membre du Gouvernement provisoire, il avait achevé de se ruiner
et il était accablé sous le poids d'un passif que les revenus de ses
propriétés ne suffisaient pas à éteindre.
A l'heure où l'on a droit au repos, il reprit donc la plume et,
pour désintéresser ses créanciers, il publia presque sans interrup-
tion tous ces volumes, le Conseiller du Peuple, la Révolution de
1848, les Confidences, Raphaël, Graziclla, VHistoire de la Turquie,
de la Restauration, des Constituants, le Cours Familier de Littéra-
ture, qui tous renferment des pages admirables. Ce labeur surhu-
main eût dû éveiller la sympathie, le concours, la reconnaissance
de la France entière. Il n'en fut rien. On avait oublié le génie du
Poète, ,les services de 1848, et tous les journaux rivalisaient de
moqueries et de sarcasmes sur la détresse du grand homme. Spec-
tacle répugnant de l'ingratitude humaine !
VARIA
3ÔS
Par un geste qui l'honore, Napoléon III avait offert de liquider
le passif du Poète. Lamartine refusa et continua sa tâche, tant
qu'il eut la force d'écrire. Enfin, au mois d'avril 1867, ce scandale
cessa. Sur l'initiative d'Emile Ollivier, les Chambres votèrent une
récompense nationale de 500.000 francs au Poète qui était à bout
de force et d'énergie. Le 28 février 1869, il cessa de vivre.
Beau comme un dieu antique, doué de tous les dons de la Poésie
et de l'éloquence, entouré dès sa jeunesse d'hommages et d'adora-
tions, il était entré dans la vie comme une sorte de Roméo de
génie. Par une ironie shakespearienne de la Destinée, il est mort
triste, abandonné et seul comme le Roi Lear.Quelques amis fidèles
l'accompagnèrent jusqu'à sa dernière demeure à St-Point. Dumas
fils m'a raconté la tristesse et la mélancolie de ces obsèques. L'Aca
demie, le monde des lettres y furent à peine représentés. L'autea-
des Méditations, le Président du Gouvernement provisoire de 1848
é^'^it tombé dans l'oubli. Sic transit gloria mundi !
C'est alors que s'est fondée notre modeste société de Lamarti-
niens. Nous avons voulu ramener à Lamartine cette France ou-
blieuse, qui l'avait méconnu. Comme des amis obscurs et dévoués,
nous avons fait sans bruit notre tâche de propagande ; peu à peu,
grâce à notre persévérance, grâce à quelques écrivains, parmi les-
quels il faut citer en première ligne Emile Deschanel, le père de
notre cher et illustre collègue, Paul Deschanel, l'on s'est repris à
lire, à goûter, à admirer Lamartine. Et aujourd'hui, nos efforts
reçoivent une récompense éclatante qui dépasse nos espérances. A
l'occasion de l'apposition de cette plaque qui, 43 ans après la mort
de Lamartine, dira où il a rendu son dernier soupir, cette belle
fête s'est organisée, et Lamartine, déjà glorifié l'an dernier à la
Sorbonne, reçoit après tant d'années un hommage vraiment digne
de lui. Le Président de la République, les Pouvoirs publics, le
Conseil municipal, l'Académie française, la Société des Gens de
lettres, ,1a Société des Etudiants de Paris, sont ici noblement repré-
sentés, des hommes appartenant à toutes les opinions, des illus-
trations de toute sorte, de grands artistes se réunissent dans une
même pensée pour honorer un grand Poète, un noble génie, un
grand citoyen qui a pu avoir ses illusions et ses faiblesses, mais
qui fut un modèle de désintéressement, de courage, de clair-
voyance et de patriotisme. L'heure de la réparation est venue, la
Justice immanente a fait son œuvre. Combien de faux grands
hommes, tant exaltés naguère, nous semblent aujourd'hui singu-
lièrement médiocres et petits ! Du fond du Passé, l'image de La-
20
306 LES ANNALES ROMANTIQUES
martine apparaît au contraire grandie, sereine, héroïque, transfi-
gurée. Elle s'impose à la définitive admiration de la Postérité. II
vous appartenait. Messieurs, de lui donner cette suprême consé-
cration. Ei nous, les Lamartiniens, c'est du fond de l'âme que
nous vous remercions au nom du grand homme, au nom de la
Justice, au nom de l'Histoire, au nom de la France, au nom de la
Patrie !
IV
LE MONUIYIENT DE M'"<^ ANGEBERT
Sur l'initiative de M. Léon Séché, qui nous a révélé naguère
dans son livre des Amitiés de Lamartine, le rôle actif et efficace
joué par M"" Caroline Angebert lors de la première campagne
électora.le du grand poète, en 1831, les Annales Romantiques ou-
vrent une souscription pour élever un monument à cette femme
remarquable.
Ce monument composé d'une stèle et d'un buste sera érigé à
Dunkerque où le mari de M"" Angebert fut longtemps commis-
saire de marine et d'où elle data ses très belles lettres philosophi-
ques à Victor Cousin.
Nous avons déjà recueilli les souscriptions suivantes :
M. Léouzon le Duc et sa famille 500 »
M. André Millot 100 »
M. Paul Deschanel, président de la Chambre 20 »
M. Raymond Poincaré, président du Conseil.^ 20 »
M. Léon Bourgeois, ministre du travail 20 »
M. Henri Cochin, député du Nord 20 »
M"" de Féligonde, née de Coppens 50 »
Mme whitney 25 »
M. G. Colson 20 »
M. Victor Colomb 10 »
M. Daspit, de Saint-Amand 10 »
Mgr Bellet 10 »
M"-" Alphonse Daudet 10 »
M. Gabat, conseiller à la Cour d'appel 20 »
M'"^ Armand de Vismes 20 »
VARIA 307
M"" Léon Pillaut 40 »
M. Chéramy 10 »
M. Payre 25 »
M. Moppert 20 »
M. Le Marquand, directeur de l'Inscription maritime
à Dunkerque 5 »
M. Justin Bellanger, conservateur du Musée à Provins. 5 »
]y[me Félix Fournier, de Belleroche 10 »
Mme yve Emest Prarond 5 »
TotaJ de la l'" liste 975 »
POÉSIE
A Maurice Gouallier.
Nos coteaux d'Anjou n'ont rien d'anguleux.
Pareilles aux seins qu'une jeune ondine
Pointe en se berçant sur l'onde manne,
On voit s'infléchir sur les lointains bleus
Gracieusement nos rondes collines.
Ici, pas de tons criards ni heurtés.
Nos toits sont d"ardoise un peu violette
Dont le ton ressemble au ciel qu'ils reflètent.
Quand ils sont luisants, de p,luie humectés,
La similitude alors est complète.
Le tuffeau blanchâtre, au grain tendre et fin,
Pierre de nos murs, de teinte imprécise
Mais d'aspect propret, gaiement s'harmonise
Avec la douceur du ciel angevin
Où si mollement maraude la brise.
Dans ce coin de France, à l'air si léger,
De vivantes fleurs sortent, les dimanche»-,"
Des blanches maisons, en coiffes plus blanches,
Et l'on prend plaisir à voir voltiger
Ces grands papillons qui frôlent les branches.
Sous ce doux climat, l'homme est doux aussi.
La terre est si bonne et si généreuse,
Lui donnant blé d'or et liqueur vineuse,
Qu'il ne peut rêver, n'ayant nul souci,
De trouver ailleurs vie aussi moelleuse.
Paul PioNis,
Le Romantisme à travers les Journaux et les Revues
LA REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANGE (juil-
let-septembre 1912). « Préromantisme » allemand et français :
Herder et Creuzé de Lcsser adaptateurs du « romancero del Cid »,
par Henri Tronchon. — M"" de Staël et Henry Crabb Robinson,
d'après des documents inédits, par Jean-Marie Carré. — Alexan-
dre Duval, lettres et documents inédits, par Paul Ronnefon. —
Documents sur le séjour à Athènes de Chateaubriand, par Louis
Hogu. — Encore « le Satyre » et la philosophie de Victor Hugo,
par Eug. Rigal.
L'AMATEUR D'AUTOGRAPHES (avril). — La reprise d'An-
lony en 1867, lettre inédite d'Alexandre Dumas. — Chateaubriand
d'ajpres son écriture, par Duparchy-Jeannez.
LE CORRESPONDANT (10 mai). Une amie d'Eugénie de Gué-
rin : Coraly de Gaix, par Armand Praviel. — 10 juillet : La genèse
de « Graziella », par Gaston Gharlier. — Quelques lettres inédites
de Maurice Guérin, publiées par M. Barthès. — 25 juillet, le
Silence d'Alfred de Vigny, par Firmin Roz.
BULLETIN DU BIBLIOPHILE ET DU BIBLIOTHEGAIRE
(mai-juillet). Iconographie générale de Théophile Gautier, par
Henry Boucher.
LE FIGARO du 15 juillet. A la m,émoire de Lamartine, par
Maurice Leudei. — 20 juillet, La Vieillesse de Lamartine, par
André Delacour. — 27 juillet. Son Excellence M. de Chateau-
briand, par André Beaunier,
LE GAULOIS, du 15 juin. Une lettre inédite de Sainte-Beuve à
Louis Ratisbonne, publiée par Léon Gosset.
LE JOURNAL DES DEBATS du 13 juillet. Eugénie de Guénn
et M""" de Maistre, lettres inédites publiées par Abel Lefranc. —
310 LES ANNALES ROMANTIQUES
30 juillet, Chateaubriand, rédacteur au Journal des Débats, par
André Varagnac.
LA REVUE BLEUE des 25 mai et l*' juin. Lettres inédites de
Racket, publiées par P. -A. Chéramy.
LA REVUE DE PARIS du 15 juin. Un roman inédit d'Alfred de
Vigny {Daphné), par Fernand Gregh. — l*' et 15 octobre, Lettres
de M"'^ Victor Hugo à sa sœur Juiie, publiées par Léon Séché.
LA REVUE DES FRANÇAIS du 25 août. Dix lettres inédites de
M^" Victor Hugo, publiées par Léon Séché.
LA VIE HEUREUSE du 15 septembre. Lettres inédites de M"«
Victor Hugo, publiées par Léon Séché.
LA REVUE HEBDOMADAIRE du 1" juin. Chateaubriand, am-
bassadeur à Londres, par le comte d'Antioche. — 10 août, Victor
Hugo, correcteur d'épreuves, par Louis Barthou.
LE PENSEUR (août). Notes sur Michelet, par • Alcanter de
Brahm. — Gérard de Nerval, par Daniel de Vernancourt.
1
BIBLIOGRAPHIE
LAMARTINE ET LE CHATEAU DE VINGY
Chacun connaît les pages attachantes des « Confidences » où
Lamartine décrit sa fuite à travers le Jura et son séjour en Suisse
pendant les Cent Jours.
Dans son beau volume « Le Château et V Ancienne Seigneurie
de Vincy » (1), Monsieur Gaston de Lessert, propriétaire actuel du
château, a intercalé trois lettres de Lamartine demeurées iné-
dites. « Cet ouvrage », dit l'auteur dans sa préface, « tiré à peu
d'exemplaires, est destiné à quelques amis. »
C'est dire que forcément il ne se trouvera que dans peu de
mains. Ce,la est regrettable, non seulement pour les lamartiniens,
mais pour tous ceux (et il sont légion) qui s'intéressent au passé
historique.
Les archives du château remontent à 1306, mais ce n'est qu'en
1724 que la famille de Vasserot devint acquéreur des seigneure-
ries de Vincy et des Vaux. Depuis cette époque le vieux manoir
n'a changé de mains que par héritage.
Voltaire fut parmi les hôtes illustres qui ont laissé le souvenir
de leur passage au château.
« Monsieur, écrivait le philosophe au Baron Horace, le 28 avrij
17.58, de Lausanne, « Nous comptons mardy prochain 2 de May
user de la permission que vous avez bien voulu donner à Madame
Denis et à moy de venir coucher chez vous. Qouique je sois tou-
jours, malade, je tacherai de n'être pas un malade incommode.
Jay une très grande envie de voir votre belle maison et une bien
plus grande de faire ma cour à son aimable maître et à Madame
de Vinci. »
Citons encore la visite, ou plutôt les visites, du duc de Kent,
père de la reine Victoria, qui à l'âge de 18 ans fit un séjour pro-
longé à Genève, et qui demeura en correspondance suivie avec son
hôte..
(1) Genève 1912. Sans nom d'éiditeur. Ne se vend pas.
312 LES ANNALES ROMANTIQUES
C'est en i815, au mois de mai, que Lamartine vint frapper à la
porte du château, mais les lettres qu'il écrivit au Baron de Vincy
datent de neuf ans plus tard.
Voici la première :
Cette lettre est adressée au général baron Albert de Vasserot de
Vincy, qui fut aide de camp du roi de France et du duc de Bor-
deaux. Il vécut de 1757 à 1836.
Brugg,
8 juillet 1824.
Monsieur le Baron,
« Je suis bien reconnaissant de votre obligeant souvenir et de
l'aimable intention que vous avez de vous procurer quelques res-
sources de société dans l'espèce de solitude oii nous sommes. J'au-
rais bien du plaisir à faire la connaissance de M. de Bonstetten
le fils ; quelle que soit la différence dont vous me parlez il doit tou-
jours y avoir dans l'esprit comme dans les traits ce qu'on appelle
l'air de famille. Ce que vous me dites de M. de Constant et de sa
femme est bien fait aussi pour nous inspirer de l'attrait pour eux ;
mais je ne sais encore quand ni comment nous pourrons les ren-
contrer les uns et les autres ; nous sommes arrivés trop tard pour
pouvoir être logés à Schinznach même. Nous avons été réduits à
aller à une lieue de là chercher un gîte dans une petite ville nom-
mée Brugg (1) d'où nous aillions chercher péniblement nos bains
et nos douches. Madame de Lamartine n'en a pas jusqu'ici
éprouvé de bons effets, elle a pris une forte fièvre accompagnée
d'une éruption qui la retient pour une quinzaine au lit et qui la
sèvre des eaux. Nous sommes donc sans aucune espèce de rapport
ici avec les personnes logées dans l'établissement de Schinznach
et la maladie de ma femme est notre unique occupation. J'espère
quand elle sera rétablie avoir quelque occasion d'aborder sous vos
auspices les personnes dont vous me parlez.
Si vous prenez part à nos ennuys, je partage bien vos^. sollici
tudes sur la santé de Madame de Vincy (2), mais j'espère qu'elle
(1) Dans la Correspondance de Lamartine. Vol. 2, pp. 278-280, les
lettres à Virieu et au chevalier de Fontenay sont datées de Stohiuznach
même.
(2) Miorte en 1838. C'était elle l'hôtesse de Lamartine, quand 11
séjourna à Vincy en 1815.
BIBLIOGRAPHIE 313
sera déjà rétablie à notre retour. Ma femme partage tout mon
désir de lui être présentée alors et de faire la connaissance d'une
famille que je lui ai trop faiblement dépeinte mais où elle sait que
j'ai trouvé jadis des bontés que j'oserais appeler paternelles. Cette
époque ne sortira jamais de ma mémoire ni de mon cœur ; elle
m'a autorisé à concevoir pour Madame de Vincy et pour vous un
attachement vraiment filial ; que je serais heureux, si l'avenir
m'offrait jamais quelque occasion de vous en témoigner mieux
que par des paroles la constance et la sincérité ; croyez que c'est
un de mes rêves les plus doux ! Cependant je ne voudrais pas que
ce fut au prix d'un 20 Mars dans votre beau pays (1).
J'ai cherché vainement Vincy des yeux en passant le long du
lac, je n'ai pu le montrer à ma femme (2), nous irons de Rolle le
saluer de plus près. Ce sera un grand plaisir pour moi de le re-
voir et de savoir que tous les anciens habitants quoique dispersés
sont heureux. Si vous pouvez à cette époque me présenter à ce qui
reste des grands écrivains de la Suisse, ce sera pour moi une trace
de plus qui gravera Vincy dans mon souvenir en traits ineffaça-
bles. J'ai beaucoup entendu en ma vie le nom célèbre de M. de
Bonstetten. J'ai lu quelques-uns de ses ouvrages qui m'en ont
donné une très haute idée comme penseur et comme écrivain,
mais je sens avec humilité combien la race des poètes comme moi
est au-dessous de la sienne. Nous sonjmes les chantres de la créa-
tion, ils en sont les législateurs.
Adieu, Monsieur le Baron, recevez les sincères assurances de
mon respectueux attachement pour vous et pour tout ce qui vous
entoure. La fin de mon papier m'interdit les formalités d'usage.
Excusez-moi.
A. DE Lamartine,
Mais il comptait sans la maladie qui terrassa Madame de La-
martine à peine s'ils se trouvaient installés à Brugg. D'après
les lettres de la « Correspondance » cette maladie fut longue et
pénible, et causa « les plus vives alarmes ». Le 12 juillet,
cependant, il écrivit au chevalier de Fontenay (datant toujours ses
lettres de Schinznach et non de Brugg) : « Nous comptons repar-
tir pour Mâcon dès que ma femme sera en état de supporter la
fl) Allusion à l'arrivée de Nanoléon à Paris en 1815.
(2) Cepenidanit Vincy est très nettement visible depuis la route entre
Genève et Rolle.
314 LES ANNALES ROMANTIQUES
voiture ; elle sort d'une si terrible secousse qu'elle ne quitte pas
encore son lit. »
Ceci explique pourquoi la visite projetée au château de Vincy
ne put avoir lieu.
De Genève, le 28 juillet 1824, Lamartine fit part de sa déception
à ses amis de Rolle.
« Monsieur le Baron,
N'ayant pu m'arrêter à mon passage à Rolle, à cause de l'état
de ma femme, je veux au moins vous témoigner tous mes regrets
et tous ceux que j'éprouve de n'avoir pu être présenté par vous à
votre illustre ami M. de Bonstetten. M"" de Lamartine a éprouvé
une seconde maladie plus grave que la première, à Schinznach ;
nous avons été forcés de quitter les eaux aussitôt qu'elle a pu sup-
porter la voiture. Cet état nous rendait malheureusement impos-
sible notre excursion à Vincy, dont nous nous étions fait, jusque-
là, un si grand plaisir. Arrivé à Genève, j'ai été m'informer si par
hasard vous y étiez encore, mais j'ai trouvé porte close. Nous re-
partons demain. Je ne veux pas que ce soit sans vous renouveller
encore, ainsi qu'à Madame de Vincy, l'expression de mon inalté-
rable reconnaissance et de tous les sentiments qu'éprouvent néces-
sairement tous ceux qui ont eu le bonheur d'être admis comme
moi dans votre intimité. Agréez-les avec amitié et indulgence et
daignez nous conserver aussi un souvenir qui nous sera toujours
précieux. Notre projet est de passer le printemps prochain sur les
rives de votre beau lac pour être plus à portée du seul médecin en
qui M""* de Lamartine ait. confiance (1). J'y trouverai pour mon
.compte l'inappréciable avantage de me raprocher d'une famille
pour qui je garde la plus inviolable affection.
J'ai l'honneur d'être, avec les sentiments les plus distingués,
Monseur le Baron. Votre très humble et très obéissant serviteur. «
Alph. DE Lamartine.
Deux jours plus tard Lamartine écrivait de Mâcon à Virieu.
« My dearest friend, je suis revenu après un funeste voyage où
j'ai vu deux fois ma femme en danger. »
Hélas ! comme nous le savons par la « Correspondance » ce ne
(1) Le docteur Cuien/ded,,à Genève.
I
BIBLIOGRAPHIE 315
fut que pour voir mourir sa sœur Suzanne quelques semaines
plus tard.
Il semblerait improbable que toute correspondance ait cessé
entre l'hôte reconnaissant de jadis et les châtelains de Vincy pen-
dans le quart de siècle qui suivit la date de la dernière lettre au
baron. Cependant les archives du château ne contiennent que la
lettre suivante, acîfëssée à Mademoiselle Ida de Vincy en 1849.
On se souviendra du poème « V Hirondelle » que Lamartine inséra
dans les « Confidences », avec la délicieuse narration de son séjour
idyllique au bord du Léman à Nernier, en 1815.
« J'adressai cette romance, dit-il, par le batelier, à Mademoiselle
de Vincy. Ce fut mon adieu à mes hôtes. »
Cependant il y a lieu de croire que « la romance » ne se trouva
sous sa plume que beaucoup plus tard, au moment de la compo-
sition des « Confidences », car à Vincy l'original du poème est
introuvable.
A quel propos Mademoiselle Ida avait-elle écrit ? Nous n'en
savons rien. En tous les cas la lettre suivante est une réponse à
quelque communication récente.
« Mademoiselle,
« Votre lettre m'a rappelé des jours bien loin, mais un souvenir
aussi près que le lendemain du jour où je fus reçu avec tant
d'hospitalité dans votre adorable famille. Combien je regrette que
tant de pertes aient décimé une maison bénie par tant d'amabilité
et de vertus (1) ! J'apprends avec reconnaissance que vous voulez
bien vous rappeler encore un nom bien souvent agité depuii^ ce
temps par les vents de l'opinion et qui voudrait bien remonter h
nos jeunesses au bord de votre beau lac. Si je vais à Genève,
comme je l'espère, ce printemps, j'irai frapper à la porte de votre
maison de ville avec la même certitude de bon accueil que quand
je frappais à la porte de votre beau château de Vincy. Hélas ! que
ne puis-je en ranimer tous les hôtes !
Je prends la liberté de vous envoyer le volume qui contient mon
pèlerinage à Vincy. C'est un ex voto que vous placerez dans vos
archives.
(1) Le baron .Ailfred de Vincy (frère de M"« Ida) était mort en 1834 :
Son frère cadet Arthur, en 1836, et la baronne elle-même en 1838.
Mademoiselle Ida de Vincy mourut à Rolle en 1862.
316 LES ANNALES ROMANTIQUES
Recevez, Mademoiselle, avec mes remerciements pour votre ■
lettre, l'hommage de mon inaltérable reconnaissance et de mon
respect. »
A. DE Lamartine.
Paris, 26 février 1849.
82, rue de l'Université.
C'est tout. Mais quoique sans grande importance au point de
vue littéraire, ces lettres nous dévoilent dans leur charmante sim-
plicité un coin de l'homme. Elles démontrent la reconnaissance
inaltérable, à travers plus de trente ans, de leur auteur pour cette
famille hospitalière qui dans un temps de détresse avait si gra-
cieusement, si affectueusement recueilli le jeune étranger qui
n'avait « ni lettres, ni crédit, ni recommandation, ni papiers qui
pussent m'ouvrir l'accès d'une seule maison en Suisse » (1).
Remsen Whitehouse.
LIBRAIRIE HACHETTE. — La?7iartine, par René Doumic,
1 vol. in-18, de la collection des grards écrivains.
Nous empruntons au Matin du H août 1912, l'article suivant de
M. Gustave Lanson :
M. Doumic est un des hommes qui peuvent le mieux parler de
Lamartine. Depuis quelques années, dépassant en faveur du poète
la critique doctrinaire, il s'est fait fureteur de manuscrits, déni-
cheur d'inédit. Il a fait à Saint-Point des trouvailles précieuses :
c'est lui qui a ramené au jour les étranges lettres de M™® Charles
à son jeune amant.
J'attendais de lui le beau livre original, plein, précis, fouillé,
presque définitif, qu'il pouvait faire.
Pourquoi n'a-t-il pas voulu l'écrire ? Les pages distinguées ne
manquent pas dans le petit volume qu'il vient de publier. Mais on
a l'impression d'une chose qui a traîné trop longtemps et qui,
pourtant, a été faite trop vite. La forme est lâchée. Est-ce un mem-
bre de l'Académie française qui dit : « Lamartine écrivit « énor-
mément en prose » ?
La composition est la pire qu'on pût choisir. La banale divi-
sion : l""" partie, LA VIE ; 2* partie, L'ŒUVRE, donne ici ce résul-
(1) Les Confidences. Livre XI. Note V.
Bibliographie 317
tat, la vie et l'œuvre de Lamartine étant intimement liées, que la
seconde partie est un perpétuel recommencement de la première,
et même, parfois, la répète textuellement : comparez les pages 84
et 149. M. Doumic cependant est un humaniste qui doit posséder
le secret des belles ordonnances : qu'il eût bien fait de s'en servir !
M. Doumic connaît certainement le vrai Lamartine ; et par en-
droits cette connaissance affleure dans son livre. Il proteste contre
la réputation de monotone élégiaque qu'on a faite trop souvent au
poète. Il aime à déclarer son admiration pour cette puissance et
cette richesse d'organisation, pour ce large flot de vie et de génie.
Mais on dirait qu'il a eu peur de montrer tout ce qu'il voyait. Il
pouvait tirer meilleur parti des publications récentes de MM. Léon
Séché, Pierre de Lacretelle et Henri Cochin, et même de ses pro-
pres études.
Il a laissé aux figures de la mère et de la femme du poète des
grâces émoussées d'imagerie pieuse. L'ouvrière Graziella est ra-
menée à la réalité vulgaire : pourquoi M. Doumic n'a-t-il pas
appliqué la même méthode à l'élégante Julie Charles ? Pourquoi
l'amour fiévreux de cette femme de trente ans, de cette phtisique,
reste-t-il enveloppé d'une brume idéale ?
J'aurais voulu apercevoir le gentilhomme de campagne, avec sa
crudité joviale de Bourguignon salé, d'oia il montait sans effort
au langage des anges, avec ses multiples et positives amours que
sa poésie sublimait en séraphiques extases. Lamartine est une de
ces grandes âmes selon Pascal, qui occupent les extrêmes et rem-
plissent totit l'entre-deux.
N'est-ce pas se leurrer d'apparences théâtrales que de couper
son évolution par le Voyage en Orient ? Sont-ce le désert et l'islam
qui l'ont détaché de la foi de sa mère ? M. Doumic pouvait le lui
demander à elle-même : elle nous renseigne. Il semble qu'il ait'
fait exprès ici de ne pas sonder, de se contenter des grands mots
vagues dont le sens flotte.
Enfin Lamartine, homme politique, mérite mieux qu'un sou-
rire dédaigneux, aggravé çà et là de pitié et de circonstances atté-
nuantes. Poète égaré dans la politique, c'est vite dit. Lamartine
a-t-il été plus aveugle et plus vaincu que Guizot ou Thiers ? Son
« utopie >) l'a-t-elle plus trompé que d'autres ne le furent par leur
doctrine, leur orgueil ou leur intrigue ?
Quand donc nous présentera-t-on un Lamartine qui ne soit ni
académisé, ni rétréci, ni fardé, pour le plaisir d'une catégorie par-
318 LES ANNALES ROMANTIQUES
ticulière de lecteurs ? Ce grand homme-là appartient à toute la
France.
Gustave Lanson.
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN. — Un grand procès de
sorcellerie au xvir siècle, l'abbé Gaufridy et Madeleine ae Dernan-
dolx fi600-1670), par Jean Lorédan, 1 vol. in-8°, orné de neuf gra-
vures et de deux fac-similé.
M. Jean Lorédan qui l'an dernier avait débuté dans la chro-
nique historique par un coup de maître, avec la grande misère
et les voleurs au dix-huitième siècle, nous apporte aujourd'hui
quelque chose d'un tout autre genre et d'un tout autre intérêt. Les
ouvrages sur les sorciers en général et sur la sorcellerie sont
innombrables, mais j'en connais peu qui soient aussi passion-
nants que celui-ci, et je crois bien qu'il nous faut remonter jus-
qu'au procès d'Urbain Grandier pour nous donner une idée exacte
de l'intérêt qu'il présente. Ces deux procès sont d'ailleurs à peu
près de la même époque. Et Jean Lorédan a raison de dire que le
procès d'Urbain Grandier, confesseur d'Ursulines et prêtre débau-
ché, ressemble beaucoup à celui du bénéficier des Accoules et fut
certainement inspiré par lui. On y parla, en effet, à plusieurs
reprises de Louis Gaufridy et de Madeleine de Demandolx.
L'auteur de ce livre a tiré un parti merveilleux des documents
qu'il a trouvés au département des manuscrits de la Bibliothèque
nationale, aux archives d'Aix-en-Provence et des pièces précieuses
que lui a confiées la famille de Demandolx. Tout cela n'était pas
facile à mettre en œuvre. Oti d'autres se seraient noyés, il a su
être clair, alerte, dramatique, et l'on peut dire qu'il nous a donné,
sous une forme agréable, un livre sérieux et qui se lit comme un
véritable roman romanesque.
LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF. — Ce que je tiens à dire. Un
demi-siècle de choses vues et entendues, par Maurice Dreyfons,
1 vol. in-18.
M. Maurice Dreyfons qui pendant longtemps édita les livres des
autres a voulu nous en donner un de son cru. Et ma foi il est fort
intéressant. Lui aussi, comme M. Arthur Meyer, il a beaucoup vu
et beaucoup entendu, et l'histoire littéraire qui doit avoir des yeux
BIBLIOGRAPHIE 319
tout autour de la tête puisera à pleines mains dans ses souvenirs.
M. Maurice Dreyfons a surtout connu Théophile Gautier, et c'est
fâcheux que Bergerat ne l'ait pas interrogé quand il écrivit la bio-
graphie de son beau-père, car il aurait tiré grand profit de ses
conversations avec cet ancien libraire. Il est vrai qu'en sa qualité
de gendre de Théo, il y a des choses qu'il eût été obligé de passer
sous silence, ne fût-ce que l'histoire du mariage de Judith Gau-
tier avec Catulle Mendès. Cette histoire la voici, telle que la
raconte M. Maurice Dreyfons.
« Théophile Gautier trouvait indésirable l'entrée de Mendès
dans sa famille, il prévoyait les déboires lamentables dont les
plaidoiries du procès en divorce des époux Mendès a donné publi-
quement quelques échantillons. Il craignait pire encore. Et, si
romantique qu'il fût, si peu doué qu'il fût pour jouer dans la vie
les Bartholo ou les Orgon, il s'opposait de toutes ses forces à une
union qu'il tenait pour chargée des pires dangers. — La mère,
Ernesta Grisi, une très brave femme, très excellente femme, mais
d'intelligence moyenne, n'échappait pas non plus à l'influence de
ses origines ; ancienne cantatrice d'opéra italien, issue d'une
famille de cantatrices et de danseuses, elle voyait les choses avec
sa mentalité d'Italienne romanesque et avec la faiblesse de son
cœur maternel.
« La lutte entre le père d'une part, et de l'autre, la fille appuyée,
aidée par sa mère, fut âpre et profondément douloureuse pour le
père qui recevait tous les coups...
« Le mariage eut lieu à la mairie de Neuilly et n'y assistèrent
que les personnes indispensables en pareil cas. En apercevant dans
la salle de la mairie un personnage dont la présence en pareil lieu
en un tel cas de révoltait, Gautier eut un violent accès de fureur et
fit un effort sur lui-même pour n'en pas arriver aux voies de fait
contre cet intrus. Et sur ce moment il sentit une douleur atroce
qui lui travaillait le genou. En sortant de la mairie il ne rentra
point rue de Longchamps, une voiture le conduisit Grande-Rue,
au Grand-Montrouge, au logis de ses deux vieilles sœurs. Durant
le trajet, son genou qui le faisait horriblement souffrir était devenu
tout noir. Le médecin lui déclara que le patient avait eu l'équi-
valent d'une attaque d'apoplexie, que sa constitution athlétique
avait arrêtée à mi-chemin. Pendant plusieurs semaines il vécut
dans la vieille maison de Montrouge sans autre compagnie que les
commères du quartier, les bonnes femmes des paliers voisins qui
peuplaient le vieil immeuble, habité par des ménages de petits
320 LES aNnaLës romantiques
rentiers, d'ouvriers et d'employés. Il avait pour unique distraction
le jardin sans fleurs, traversé par une allée droite, et découpé en
autant de petits rectangles qu'il y avait de locataires.
« Cette terrible congestion qui fut le premier coup porté à la
puissante santé da Gautier provoqua les premiers phénomènes de
décomposition du sang et déclancha la maladie de cœur dont il
est mort... »
Le volume de M. Dreyfons est rempli d'anecdotes de ce genre.
Jean de la Rouxière.
Le directeur-gérant : Léon SÉCHÉ.
4
LETTRES DE M"' VICTOR HUGO
A SA SŒUR JULIE
(Suite)
il
LETTRES DE JERSEY
le' avril [18531.
Chère mignonne, voilà M""^ Perand morte : quelle dégringolade,
ou pour mieux dire, quelle ascension, car la mort n'est pas autre
chose. J'écris à Victor (i) une longue lettre qui partira avoc celle-
ci, sa lettre m'a fait plaisir, il y avait longtemps que je n'avais vu
d'écriture fraternelle. Victor est très bon, a une très grande sensi-
bilité de cœur, aussi nous l'aimons tous tendrement. Mes fils sont
toujours un peu émus quand ils parlent de leur oncle, il a été tout
à fait oncle au temps de la Conciergerie ; il est bien doux de ne se
souvenir que du bien.
Comme nous sommes des gens très sages ,nous ne cherchons
pas l'impossible, nous tâchons de répandre autant d'agréments
qu'il est en notre pouvoir dans notre intérieur. D'abord le proprié-
taire a fait reblanchir et remettre du papier — nous sommes en
plein été dans notre salle à manger, nous avons des roses qui cou-
rent, la muraille est un papier perse efflorescent. Dans notre salon
nous avons des rideaux façon dentelle. Charles a cotonné sa cham-
bre, il y a passé huit jours, il s'est fait un réduit assez confortable
avec des bribes. Il veille à ce que tout reluise, car il est très pro-
pre. De plus, imagine-toi qu'il a un magnifique costume de cham-
bre qu'il tient en réserve après son deuil, pantalon cosaque,
flanelle rouge avec des parements noirs — veste de pareille étoffe,
ornements semblables — attention ! — pantoufles cachemire rouge
brodées de filigranes d'or, bonnet rouge à la Guillaume Tell, avec
flocons de soie noire. Les pantoufles, cela va sans dire, sont bro-
(1) Victor Foucher, frère aîné de M™» Victor Hugo, conseiller à la
Cour de Cassation.
21
322 LES ANNALES ROMANTIQUES
dées par une femme. Ces magnificences n'empêchent pas que ma
cuisinière, contemplant ces splendeurs, me disait d'une façon mé-
lancolique : « C'est égal, madame, pour des gens comme vous, ça
devrait être mieux que ça n'est ».
Nous sommes un peu le radeau de la Méduse de la proscription.
Notre table est ouverte, tu sais qu'elle l'était déjà à Paris. Nous
avons tous les jours quelqu'un partageant notre gigot, car le gigot
suit toutes les péripéties de notre existence. Toto est arrivé, il y a
huit jours, avec un jeu sous le bras, appelé steeple-chase.
C'est une grande comparte, et de tout petits chevaux. Chacun
prend un petit cheval, celui dont le cheval a le plus vite fait le
tour de la comparte gagne la poule. Je passe sur les détails, ce jeu
a été tout de suite inauguré. Hier soir, on était douze accotés
devant une table occupés à faire courir la cavalerie, c'était des cris
a abasourdir.
Il vient d'arriver à Jersey un aimable jeune homme, peintre,
venu exprès de Paris pour voir mon mari ; il a passé hier la soirée
avec nous, il a des connaissances qui nous sont communes, il m'a
causé, je me retrouvais dans mon ancien milieu, il me semblait
que je te sentais près de moi. Ah ! ma bonne petite sœur, si l'ave-
nir que je rêve se réalise, tu ne me quitteras plus, nous nous
arrangerons ; tu auras une petite chambre dans notre maison,
nous tâcherons qu'Adèle se décide au mariage, nous élèverons ses
enfants, — et toi-même, je ne vois pas pourquoi tu ne te marie-
rais pas. Je serai dans mon fauteuil à oreillers, je serai bien soi-
gnée, bien propre, je conterai toutes sortes d'histoires, j'aimerai
la jeunesse, l'art, ce qui marche à l'avenir ; on n'est jamais vieille
quand on est aimée, n'est-ce pas, ma Julie ?
Je t'envoie : 1° la main de Toto ; 2° le portrait d'une chatte,
petite-fille de la chatte de la Conciergerie — c'est une chatte histo-
rique ; 3° un portrait de M'"^ Meurice ; 4° un portrait de Pierre
Leroux. Dans ta prochaine lettre, dis-moi une par une les photo-
graphies que tu as déjà. La moindre indication suffira. Je ne veux
t'envoyer plusieurs fois la collection complète.
J'écris avec sept ou huit personnes parlant autour de moi. Je
dois oublier beaucoup de choses. Je t'aime.
XMX
Jersey, 15 juin 1853.
J'ai reçu ta lettre hier, chère sœur, et j'y réponds aussitôt. Je
LETTRES DE M™^ VICTOR HUGO A SA SŒUR JULIE 323
suis toute contente de te voir préoccupée de ton voyage de Jersey,
puisque ce voyage me promet six bonnes semaines passées avec
toi ; ma joie est un peu troublée par la pensée que la route te fati-
guera ; c'est une ligne où il n'y a pas ou peu de chemins de fer. Je
vais prendre des renseignements à ce sujet et te dirai quel est de
tous les chemins le moins pénible. Je vais tâcher aussi de te trou-
ver un compagnon de voyage, je crains que la chose ne soit diffi-
cile, surtout qu'il s'agit de te chaperonner tout le long de la route.
Les Lucas (1) viennent bien tous les ans en Bretagne, mais ils s'ar-
rêtent à Rennes et quittent Paris vers le 20 juillet, cela n'est point
ton affaire. Enfin, chère petite, je vais avoir sans cesse ton voyage
en tête, s'il y a quelque chose de possible, ce quelque chose se
fera ! Vois de ton côté s'il se présente une occasion, ne t'agite pELS
d'avance, pourvu que tu aies les renseignements huit jours avant
ton départ, c'est tout ce qu'il faut. Tu m'écriras et je t'écrirai d'ici
là. Dépense le moins possible pour ta toilette, le mois d'août est la
morte-saison des plaisirs. Que nous allons causer ! Combien tu vas
te reposer et avaler du grand air ! de cet air salin si fortifiant. Tu
trouveras dans notre intérieur le même mouvement et la même
gaieté qu'à Paris, tes oreilles continueront à être assourdies, car
mes fils ont conservé l'habitude de brailler, tu les trouveras de
plus occupés à composer un album sur Jersey avec illustrations
photographiques, ce qui nécessite quelques excursions dans les
environs. Ils fondent toutes sortes d'espérances sur cet album. L'or
se dresse agréablement devant leurs yeux, ,ie crains qu'il n'en soit
pour eux comme il en a été pour la pauvre Perrette. Attends-toi à
être mise en réquisition pour ratisser, sarcler notre petit jardinet
— jardinet de barrière, ma chère ! C'est fait tout exprès pour man-
ger du veau, de la salade et boire du vin bleu, la fourche manque
pourtant. Mais une serre assez cottege s'étale devant la maison et
nous rehausse. Nous avons un pied dans le vil peuple et un pied
dans l'élégante fashion. Ce qui t'étonnera, t'étonnera, et t' étonnera
encore, c'est que nous avons un chien, le museau du chien fait
frissonner Adèle et moi quelque peu aussi, de façon que je lutte
constamment afin que mes fils se défassent de l'amour qu'ils ont
pour Ja race canine. Je fais une grande dépense d'éloquence, mon
éloquence a son effet pendant un instant, l'animal disparaît, mais
(1) Hippolyte Lucas^ biblio*thécaire à l' Arsenal, qui fut un des fidèles
de Victor Hugo et tira du conte le Beau Pécopin une féerie lyrique en
cinq actes, qui fut représentée à l'Ambigu-Comique, le 23 mai 1853.
324 LES ANNALES ROMANTIQUES
aussitôt il en surgit un autre. J'ai obtenu, et c'est là un triomphe
du moment, que le chien soit muselé. Adèle te semblera une
demoiselle à élégante allure, tu trouveras une jeune miss parlant
un peu anglais, sachant ses poètes, faisant aller ses doigts brillam-
ment sur le piano ; tu trouveras enfin une personne primant dans
un salon pour sa beauté, son air et ses talents — ce qui m'attriste
un peu c'est sa résistance au mariage. « Perdre mon nom, dit-elle,
et me donner un maître, moi qui suis si fière de m'appeler
M"^ Hugo, moi qui suis si libre, si doucement heureuse dans mon
intérieur ! « Un mariage autre que celui dont je t'ai parlé a pointé
à l'horizon. Un bouquet blanc auquel était mêlée une branche de
fleurs d'oranger lui a été envoyé — immédiatement elle a battu
froid au galant chevalier. Quelle jolie façon ne trouves-tu pas de
faire une déclaration ? Cela ne dit rien et dit tout, — c'est réservé
et explicite. Le mariage aurait eu des côtés avantageux. Garde ces
détails pour toi, ma petite. Dis à mon oncle (1) combien je pense à
lui, donne-moi de ses nouvelles. Je ne lui écris pas, personne de
ce côté ne m'écrivant. Ce n'est jamais aux proscrits à prendre
l'initiative...
Saint-Hélier, 10 mai [1854].
Chère sœur, je t'envoie une collection de portraits ; tous, sauf
le mien qui est de Charles, sortent de la fabrique d'Auguste. Tu
me demandais ce que c'était que la photographie, je t'adresse la
réponse. C'est le daguerréotype sur papier ou sur verre au lieu
d'être sur plaque. Ce procédé a sur le daguerréotype l'avantage
que l'image peut être reproduite indéfiniment, et que de plus le
miroitement n'existe pas. Charles a fait des por-traits de son père
sur verre qui sont superbes de précision et de ton. Je te fais entrer
dans l'atelier de mes ouvriers et t'initie dans les mystères de leur
art. Heureusement, tu en sortiras sans avoir les mains noircies
ainsi qu'eux ; mais, en vrais artistes qu'ils sont, leur peau les
préoccupe peu. Il n'y a que Toto qui conserve des blanches mains.
N'est-il pas sur son portrait un élégant citadin ? Et Charles ne te
semble-t-il pas un vrai bohème ? Quant à ta vénérable sœur, c'est
(1) Asseline, père d'Alfred, qui a écrit un livre si intéressant sous le
titre : Vicior Hugo intime.
\
LETTRES DE M"" VICTOR HUGO A SA SŒUR JULIE 325
la femme trônant dans son salon, pas mal ficelée, s'il vous plaît.
Mon mari, c'est le rêveur puissant ; Adèle est ce qu'il convient, le
type de la jeune fille. Je te laisse le soin de caractériser Auguste,
traite-le bien, il mérite notre éternelle affection par son dévoue-
ment à toute épreuve. Je t'enverrai un jour le portrait de notre
maison.
Nous venons d'exécuter des travaux superbes dans notre petit
jardin. Imagine-toi des compartiments qui ressemblent t des
figures de géométrie et des allées qui serpentent dans les inter-
valles. Nous possédons un superbe banc de gazon, ombragé par
derrière d'un arbrisseau unique et constellé de petites marguerites
rosées qui lui font une coquette parure. Le matin, nous avons la
bêche, le râteau, les ciseaux en mains, nous émondons, nous sar-
clons, nous arrosons, que c'est plaisir à voir ; il n'y a que mon
mari qui proteste et blague les travaux. 11 prétend que nous lui
ôtons le droit de critiquer le bourgeois, avec nos chétives allées
tirées au cordeau et notre grattage. Le fait est que notre jardinet
sent terriblement le badigeon. — J'ai mené avant-hier Adèle à un
bal jersiais. Il était assez bien, confortable et élégant, il y avait de
délicieux visages, de pâles visages inondés de boucles et montés
sur des épaules fines et grasses. La maison était jonchée de fleurs
et des drapeaux flottaient dans les pyramides fleuries (les Jersiais
font des drapeaux un ornement). Nous avions nous-mêmes de fort
beaux bouquets. Un galant chevalier, sachant que nous devions
aller au bal, nous les avait envoyés. Je te pris de croire qu'ils ne
nous avaient pas été donnés par les mâles de notre logis ; ils en
sont incapables, ^les sauvages ! Toto nous avait accompagnées. Il
s'était enveloppé dans sa couche de dandynisme. Adèle, tout
habillée de blanc, et son bouquet d'un blanc d'hermine, avec son
type individuel, a fait grand effet, quoique entourée de ces beautés
britanniques. Imagine-toi, chère amie, que j'ai reçu des compli-
ments de ma propre personne, — c'est à n'y pas croire ; il y a si
longtemps qu'on m'en fait, je dois te sembler la plus frivole créa-
ture qui soit, moi sur qui toutes les douleurs ont passé et ont
laissé leurs sillons. Comme mère, mes entrailles sont déchirées ;
comme patriote, mon cœur saigne : tu ne comprends pas cela, toi !
Ce qui me soutient, ce qui est notre force, c'est que notre senti-
ment moral est satisfait, c'est le rocher sur lequel nous nous
appuyons, il est de granit. — Avez-vous froid, à Paris, je grelotte,
tu ne dois pas mal glaçonner, sous t«s grands cloîtres, écris-moi,
identifie-moi à ta vie, parle de moi avec tes compagnes. Embrasse
326 LES ANNALES ROMANTIQUES
mes frères, et ma petite Isabelle ; quand te reverrai-je ? Peut-être
ne me reconnaîtra-t-elle pas ! Donne-moi des nouvelles de mon
cher oncle, je l'aime, c'est un peu de notre mère qui nous reste.
Dis à Mélanie que je pense souvent à sa pauvre mère.
Je t'embrasse.
Adèle.
Fais mettre ces dessins sur du papier blanc, il faut que la marge
soit grande, ils gagneront ainsi beaucoup. Adresse-toi à un bon
encadreur.
.Jersey, dimanche 14 octobre [1854].
Tu as emporté, chère amie, notre rayon avec toi. Depuis ton
départ, nous avons eu des chagrins. Le pauvre Jules Allix est
tombé fou. Il a conduit son frère au bateau le mardi qui a suivi
ton départ, nos Meurice partaient aussi. Il est venu après chez
nous, s'est assis sur le petit divan bleu de notre salon, est resté
quatre heures immobile, comme endormi. Je lui ai demandé :
« Qu'avez-vous ? » Il m'a répondu : « J'ai vu des choses cette
nuit ». Tu sais, il est bizarre, je n'ai pas fait grande attention. Le
lendemain, nous ne l'avons pas vu du tout. J'étais inquiète. Pour
qu' Allix ne vînt pas, il fallait un événement ; le jour d'après, à
huit heures du matin, une petite fille arrive effarée, disant : « M"®
Allix demande qu'on aille vite chez elle, elle croit son frère fou ».
Charles et Auguste courent, j'avais prié Auguste de me donner des
nouvelles au plus tôt, il revient et me dit : « Il est fou tout à fait ».
Sa sœur l'avait trouvé le matin couché à plat ventre par terre,
magnétisant une montre. Il voulait que l'aiguille marquât toute
seule midi. Il a le mouvement perpétuel, il ne cesse d'écrire dans
sa main. Les amis sont tous accourus, il a eu de§ crises violentes.
Les médecins ont dit de le mettre dans une maison de santé. Il y
est depuis trois jours et ne va pas mieux. Quelle catastrophe pour
sa sœur ! quel chagrin ! Quelle charge !
Vois-tu Julie, j'ai comme des remords. Je me disais : Ce garçon
m'ennuie, quel hiver il va nous faire passer ! Tu sais, je me disais
cela. Et voilà que la plus horrible des maladies l'éloigné de nous.
Qui sait l'effet des désirs ? Dans tous les cas, ce n'était pas bien.
Cet être était excellent, pourquoi lui marchander notre maison ?
Dieu nous ouvre la sienne toute grande, il y laisse entrer .les mé-
chants, pourquoi fermer la porte aux bons ?
LETTRES DE M""" VICTOR HUGO A SA SŒUR JULIE 327
22 mai [1855].
Bonne chérie, j'allais t'écrire aujourd'hui. Ta chère petite lettre
arrive bien, comme toujours, d'ailleurs, arrivent tes lettres. Ne
sois pas inquiète pour nos santés, je me porte bien. Toto aussi, il
fait des armes pour gagner de la force, monte à cheval et va
prendre des bains de mer pour achever d'être superbe. Nous nous
sommes mis à la bière, parce que le vin est maintenant trop cher,
nous allons tous devenir énormes, ce ne sera pas mal pour Adèle
d'engraisser car elle est un peu maigrelette tout [en] ayant une
bonne santé. Elle travaille la composition musicale, a déjà fait
deux ou trois morceaux charmants, je viens de lui faire un joli
peignoir rose pour l'engager à prendre des bains de mer. Jusqu'ici
elle a résisté, et je suis convaincue qu'une saison de bains lui don-
nerait un éclat qui manque peut-être à sa beauté. Ses cheveux
deviennent de plus en plus merveilleux, ils tombent jusqu'à terre,
défaits, elle a un manteau de cheveux. Tu as trouvé mes petites
anglaises gentilles et aimables, il y en a une très jolie, une beauté
même. Je suis touchée que tu les ayes reçues chez toi et que tu
ayes déployé ta grâce. Elles vont revenir, nous parlerons beau-
coup de toi. J'espère dans l'avenir, ma bonne Julie. Si je ne meurs
pas avant la fin de ce qui est, je passerai mes dernières années
avec toi, nous finirons bien par forcer Adèle à se marier. Ma pau-
vre Marie Hugo m'écrit les lettres les plus tendres et les plus déso-
lées, si elle venait aussi près de moi, quelle douceur ce serait de
me sentir entourée de cette jeunesse ! je marierais et remarierais
tout cela, je donnerais ds conseils qui ne seraient pas écoutés, je
gronderais, puis j'embrasserais pour bien vite me reconciHer.
C'est si bon de n'avoir plus à vivre pour soi, de ne plus vivre que
pour les autres. On est toujours jeune, vivant dans la jeunesse
des autres. Charles nous fait un grand tableau oii sont réunis tous
nos portraits d'exil, il les illustre. C'est une œuvre, c'est que, vois-
tu', l'exil est notre fierté, et nous faisons le plus possible provision
de souvenirs. Il ne fait pas encore un temps très brillant, on croit
le beau temps venu, crac, on sent le froid, ou bien il pleut, c'est
décourageant et inquiétant pour les récoltes : qu'est-ce que nous
deviendrons si les récoltes manauent, (on n'imagine Das un tel
tissu de fiéaux : défaite, disette, choléra.
328 LES ANNALES ROMANTIQUES
Chère bonne, si les hommes oublient, Dieu n'oublie rien, tout
sang versé germe, quoiqu'on lave le pavé. M"^ de Girardin est à
ce qu'il paraît, très malade ; elle a prié M"« Meurice d'aller la voir
pour lui parler de nous, ne pouvant nous écrire. M™® Meurice a
écrit pour elle, nous disant qu'elle avait trouvé M"^ de Girardin
changée à un point incroyable, elle ne me dit pas sa maladie, il
paraît qu'elle a des vomissements continuels. Je serais bien attris-
tée si nous la perdions, c'est une femme d'un très rare esprit, vivi-
fiante, qui fait aimer la vie. Si jamais je revois Paris, ce n'est pas
mon pays que je retrouverai, tout sera renouvelé, j'apporterai le
même cœur et je souffrirai. Conserve-toi bien, pour moi, chère
consolation, élève Isabelle à m'aimer un peu, puisque ce qui a
vécu près de nous, s'en va, tâchons que l'amour de nos survivants
monte vers nous. Merci aussi de ton col. M"" Boudier compte
venir nous voir, je te renverrai par elle quelques paires de bas
anglais, marqués à ton chiffre, ce sera possible. Tout ce qui sort
de Jersey est soigneusement visité à la douane. M™^ Le Flô que je
voyais beaucoup a quitté Jersey ; elle est en France en ce moment,
son mari va voyager pendant ce temps, ils se retrouveront en au-
tomne à Londres. Le général dit bien qu'il reviendra à Jersey,
mais je n'en crois rien. C'est une perte pour moi que M™® Le Flô,
elle est bonne, obligeante, gracieuse, d'une parfaite distinction.
Nous avons pas mal d'amis ici, mais ce sont surtout des hommes,
c'est bruyant, j'ai déjà deux grands fils pas mal tapageurs. Si tu
savais quelle consommation de nourriture on fait dans notre mai-
son, tu n'en as pas idée. J'ai chaque jour du monde à dîner, on en-
gouffre d'aliments pour 400 francs par mois, j'entends par là tout
ce qui entre dans l'estomac, mais rien que cela. Nous dépensons
douze à quinze mille francs par an, c'est trop pour nous qui
avons le marché de la France fermé. Tu sais qu'on joue les pièces
de mon mari, et que les tribunaux ont décidé qu'il ne devait pré-
lever aucuns droits. C'est tout comme si un tribunal décidait qu'un
individu ayant pris ton mouchoir dans ta poche, avait le droit de
le prendre. Voilà la justice. Je t'embrasse, ça marche, prenons
patience.
Dimanch© matin 28 octobre [1855].
Chère amour, nous quittons Jersey. Trois proscrits avaient déjà
quitté l'Ile pour avoir reproduit un discours de Félix Pyat tenu à
LETTRES DE M""^ VICTOR HUGO A SA SŒ:UR JULIE 329
Londres, on a cru voir dans le discours une attaque à la reine
d'Angleterre. La proscription de Jersey a protesté conte cette vio-
lence, la protestation est inattaquable. Elle oppose seulement des
faits. Il n'y a pas un seul commentaire. La reine d'Angleterre y est
absolument étrangère — le gouvernement a envoyé chez chaque
signataire, ils sont 36, — l'ordre de quitter l'Ile. Je dis ordre, faute
d'autre mot. Les constables chargés des mandats y ont mis les for-
mes les plus polies. L'ordre est venu du gouvernement anglais, le
gouverneur n'est que l'instrument, il ne se doutait de rien. C'est
jeudi que lui est venue l'instruction, je te fais de l'histoire, elle
doit t'entrer facilement dans le cerveau, toi qui la pioche en ce
moment. La proscription est vaillante. Cet incident qui ftrrache
violemment beaucoup de pauvres gens de Jersey fait bien des mi-
sères. Mais, en vérité, moi qui ai vu tous les proscrits ces jours-ci,
j'ai rencontré plus de visages heureux que de visages tristes. Avec
le cœur content la gaieté est facile, tu sais cela, ma chérie, le vrai
malheur est dans une mauvaise conscience.
Nous allons à Guernesey, une île qui est tout près. Nous avons
deux heures de mer seulement. Mon mari part mercredi avec
Toto, Charles vendredi. — Je resterai ici jusau'à ce que mon mari
qui va en éclaireur ait trouvé une maison. Le fidèle Auguste res-
tera à Jersey tant que nous y serons, Adèle et moi. Mes fils par-
tent tout de suite parce qu'ils sont sur la liste de proscription. C'est
un honneur dont ils se parent, ils sont charmants, ces enfants,
Dieu nous bénit.
Tu peux calculer que je serai encore une quinzaine de jours ici.
Ne te fais aucun chagrin, ma Julie, de cette histoire. Il v a, c'est
vrai, une petite tristesse pour nous de laisser nos habitudes, mais
ce sera vite effacé. J'ai déjà dit adieu à ma serre. Auguste a fait ïe
collodion du départ. Il a pris des images de notre serre, nous en
avons une du divan qui est bien réussie, nous y avons tant causé,
je t'y ai embrassée, ma petite.
Les dames Mariott sont accourues, hier, nous voir, elles vou-
laient, imagine-toi, nous festoyer avant notre départ. Vraiment
elles sont pleines d'attention. Je crains de te parler de l'expulsion,
sans cela j'en aurais long à te dire. Il y a des constables qui n'ont
pas voulu remplir leur mandat, Vempereur de l'Ile, entre autres,
l'avocat Godfray — de façon que les proscrits qui sont sur sa pa-
roisse (Kesler et Guilin y demeurent) n'ont pas reçu leur signifi-
cation, ils courent après leurs constables qui les fuient. Hier Kes-
ler rencontre le célèbre avocat dans la rue, l'a saisi et lui a dit :
330 LES ANNALES ROMANTIQUES
« Qu'est-ce qui fait que je n'ai pas reçu ma signification ?» —
L'avocat a répondu : « Qu'il ne reconnaissait pas l'expulsion — que
c'était illégal, qu'il fallait faire un procès, ne pas partir et qu'on
gagnerait le procès. » Kesler a répondu que la proscription ne
voulait pas être discutée devant aucune juridiction, quelle ne rele-
vait que d'elle-même — qu'elle n'avait qu'une chose digne à faire,
s'en aller. La population de Jersey qui croit à son importance est
toute renversée. Les expulsions apportent une grande perturba-
tion, c'est une atteinte à la liberté de l'Ile.
Mes enfants pensent à toi et t'aiment, ma chérie. Mes amis nous
parlent sans cesse de toi. Je ne dis pas que je t'écris aujourd'hui,
on voudrait t'écrire et on te dirait peut-être des choses malséantes.
Mes hommes n'ont dans la pensée que la chose du moment. On ne
coupe pas les ailes aux hommes. Allix va mieux, mais son esprit
n'est pas encore revenu, il est toujours dans une maison de santé,
j'ai fait ta commission près de sa sœur. J'enverrai les photogra-
phies à mes frères quand j'aurai un peu de repos. Celle du tableau
n'est pas faite. M°« Abel (1) m'écrit que Léopold (2) se marie. Pour
tout renseignement elle me dit que la jeune fille convient à toi.
Elle ne dit pas un mot de mon mari. On me dirait veuve. La
famille est colossale. Je n'ai pas répondu. M™^ Bouclier est ici
depuis dix jours, elle restera jusqu'à mon départ.
Victor Hugo quitta Jersey le 31 octobre 1855. Le 11 novembre, il
écrivait de Guernesey à Paul Meurice, son confident habituel :
L'une des premières lettres datées de mon troisième exil doit
être pour vous. Vous devez savoir maintenant à Paris quelque
chose de cet incident. Pyat a fait une lettre fort maladroite, vraie
au fond, charivaresque dans la forme, à la Queen. Ribeyrolles, à
regret et mis en demeure, a publié cette gaminerie dans VHomme.
De là, vacarme de police à Jersey, expulsion des hommes de
r Homme. Ceci était grave. Il n'y avait plus d'Angleterre. J'inter-
viens, j'écris et je signe la Déclaration que vous avez sans doute
reçue. Nos amis adhèrent. J'avais détruit le quiproquo, rétabli le
(1) Abel Hngo^ frère de Victor.
(2) Léopold Hugo, cousin du poète.
LETTRES DE M»"^ VICTOR HUGO A SA SŒUR JULIE 331
vrai terrain, rendu le soufflet. J'attendais de pied ferme. La Décla-
ration est publiée dans les journaux et affichée sur les murs le 17 ;
le 22, conseil de la Queen à Windsor ; le 26, on nous signifie
Vexjnoulc henné. Me voilà à Guernesey. Je demeure à Saint-Pierre,
capitale de l'île, Hauteville street, 20, dans une sorte de nid de
goélands que j'ai nommé Hauteville-Terrace. Ecrivez-moi là, ou
simplement à Guernesey, en attendant l'adresse secrète que je vous
enverrai prochainement.
Avant de se décider à transplanter sa tente à Guernesey, Victor
Hugo avait agité la question de savoir s'il n'irait pas habiter l'Es-
pagne, voire le Portugal, tant il se sentait peu en sûreté à Jersey.
La Junte espagnole avait, en effet, demandé à son gouvernement
de laisser résider Victor Hugo en Espagne, et en même temps elle
avait écrit au poète une lettre très noble pour l'inviter à se faire de
l'Espagne une patrie. Mais Victor Hugo avait ajourné sa réponse
jusqu'après la publication des Contemjilations, qui étaient sous
presse. La « gaminerie » de Félix Pyat étant venue à la traverse,
il fut pris au dépourvu et s'en fut au plus proche. Un an après,, il
devenait propriétaire d'Hauteville-House, à Guernesey. Gela,
comme disait M"^ Victor Hugo, équivalait presque à la naturali-
sation .
III
LETTRES DE GUERNESEY
Dimanche, 25 novembre [1855].
Guernesey, 20, rue Hauteville, par Londres.
Ma chère bien-aimée, nous voici à peu près installés. J'ai eu
une fatigue énorme, je n'imaginais pas avoir tant de choses. Il y
a eu quarante caisses à faire et à emporter, à remettre la maison
que je quittais en ordre, racheter, faire réparer ce qui était cassé
332 LES ANNALES ROMANTIQUES
et avarié. Tu sais que nous étions en garni. Tout cela nous a coûté
extrêmement cher. Madame Boudier, qui ne fait que de partir,
nous a aidés énormément, pendant huit jours elle n'a cessé d'em-
baller, elle s'y entend merveilleusement. Sans elle, j'aurais été
forcée de rester à Jersey le double de temps et mon mari nous
désirait extrêmement ; il était à l'auberge, ce qu'il déteste.
Quand je suis arrivée, j'ai trouvé la maison louée et organisée
pour le gros du mobilier. Mon mari s'est entendu avec un mar-
chand de meubles, nous avons chacun le nécessaire. Nous ne vou-
lons rien faire de définitif avant l'Alien-Bill (1), nos meubles ne
sont que loués. La maison que nous habitons est très belle et dans
la ville. Nous avons la pleine mer sous nos fenêtres, nous voyons
toutes les îles de la Manche, j'ai le port sous mes fenêtres, c'est en
réalité une des plus magnifiques vues qui soient. Il y a un très
grand salon à trois fenêtres dont nous avons fait la salle à man-
ger. Nos fenêtres sont à la française et à bateau, ce qui est une
rareté en Angleterre. Il y a un tout petit jardin, étranglé, je ne le
compte pas dans les agréments. Il y a aussi une petite serre. Elle
n'est pas commode à habiter, n'étant pas de plain-pied avec le jar-
din, mais il y a du raisin superbe et en quantité. En somme ça a
plus d'apparence et c'est plus confortable que Marine-Terrace. Ce
que nous voyons de notre terrasse, nous le voyons de nos fenêtres.
La ville est bien plutôt une ville normande qu'une ville anglaise,
petites rues étroites, des pignons, des rues entières en escaliers,
étalages à la française, physionomie française ; c'est la France,
non la France moderne, mais la vieille France.
A Jersey, on fait un grand commerce, on spécule, on agiote ; la
prépondérance, c'est l'argent. Les gens de l'île sont des enrichis.
Ici ce n'est pas cela, l'aristocratie est nobiliaire, elle vit à l'écart
dans ses fiefs, puis il. y a la cité, un commerce, de petite ville
remuant et vivant. Je crois que j'aimerai mieux Guernesey, mais
je suis triste d'avoir quitté Jersey. Nous y avons eu trois ans d'une
vie charmante, j'avais fini par y aimer même les laideurs. Il faut
retrancher beaucoup d'aisance de notre vie à cause de la dépense
de ce déplacement et aussi par prévoyance, il est très possible que
nous quittions l'Angleterre d'ici peu, et alors ce ne sera pas deux
ou trois mille francs qu'il faudra extraire, mais huit ou dix mille.
Tu sais que nous sommes réduits à nos revenus, le gouvernement
(1) L'Alien-Bill est une loi complaisante qui permet en Angleterre
d'ex^pulser les étrangers sians jtigemeTit.
LETTRES DE M"*^ VICTOR HUGO A SA SŒUR JULIE 333
français ne permettant pas qu'on joue une seule pièce de mon
mari.
L'Alien-Bill n'est pourtant pas aussi sûr que tu crois, il y a un
grand soulèvement d'opinion en Angleterre contre l'expulsion de
Jersey. Il y a eu des meetings. Deux à Londres, et dans les pro-
vinces. La presse, sauf les deux journaux ministériels, est contre
l'Alien-Bill. Dans un autre moment on pourrait assurer que
l'Alien-Bill serait rejeté, mais l'Angleterre dépendant de la France
à cette heure, à cause de la guerre, il est difficile de rien affirmer.
Le gouvernement anglais trouvera quelque jour un faux passe-
port, que sais-je ? pour satisfaire son maître.
Tout cela ne nous diminue pas. Une poignée d'hommes effraie.
Cette grande voix de l'exil est redoutée ! Tu sais qu'on a averti
Alexandre Dumas qu'il eût à se taire. De quoi ? Le sais-tu ? parce
qu'il avait dit que son corps était à Paris, mais que son cœur était
à Bruxelles et à Jersey ! Vraiment, ça n'est pas fort.
Mon ange bien-aimé, ne t'attriste pas de ce qu'on dit de nous ;
d'abord, pourquoi tant s'occuper de nous qui vivons dans notre
solitude et dans notre indépendance, et dans notre fierté ? Parle
d'autre chose quand on parle de nous. Si on insiste, laisse dire,
écoute sans t'affliger. Tu sais l'histoire, tu y as vu que toutes les
hautes destinées, les précurseurs étaient persécutés. La persécu-
tion est un passeport pour la postérité.
XXX
Guernesey, 17 décefmtore [1855].
J'accepte ta montre à la condition de te la donner en garde, ce
sera quelque chose de moi que tu auras sur toi, tu diras : « C'est
à ma sœur », et tu seras contente. Tu sais, je suis distraite, je n'en
aurais pas le soin qu'il faudrait. Tu es attentive, elle se portera
bien avec toi ; d'ailleurs, nous avons une pendule, un coucou à
gaine, on entend l'heure de toute la maison. Notre maison est un
modèle- d'ordre, nous mangeons ponctuellement à la sonnette. On
sonne à deux fois, comme dans les châteaux. J'ai une cuisinière
exacte, avec le coucou tout va bien. De plus, la cuisinière est ex-
cellente ; quand on sert de ses gâteaux, je pense à toi, c'est son
beau côté, la cuisine ! mais il me faut tout surveiller. La chère
Olive, elle s'appelle Olive, a un goût très prononcé pour les pro-
duits coloniaux et pour la bière. Je me suis mise à la bière, te l'ai-
334 LES ANNALES ROMANTIQUES
je dit ? et je l'aime. Tout le monde à la maison en buvait, je n'ai
pas voulu faire une double dépense, petit à petit je m'y suis
accoutumée.
Notre vie est réglée. A deux portées de fusil de la maison, il y
a un petit îlot où est le fort. Au lever du soleil, on tire de ce fort
un coup de canon. Tu conçois qu'il y a de quoi être réveillé, cha-
cun ouvre ses volets, mes fenêtres donnent sur la pleine
{Ici Victor Hugo a pris la plume et écrit :
« Je tembrasse tendrement, ma bonne et chère petite Julie, tes
lettres sont charmantes et nous font grand plaisir. Rem,ets de ma
part à ton frère Paul le mot que tu trouveras sous cette enve-
loppe. »)
mer, j'ouvre ma fenêtre, ma pensée est à mes chers absents, à nos
envolés de là-haut, à toi, ma Julie, je rentre dans le lit, je sonne
pour les ordres à donner ; Augustine, la grosse Augustine que tu
connais, m'apporte de quoi passer le café. Depuis que nous avons
une bonne cuisinière, mes hommes sont devenus très gourmands.
Tu sais que j'écris la vie de mon mari, je travaille jusqu'au pre-
mier coup de cloche ; au second, à dix heures, je suis dans la
salle à manger. On traîne jusqu'à midi à causer, à discuter. Je me
plonge après dans le ménage pendant que tout le monde est à ses
affaires : Toto à son Shakespeare et aux nouvelles, Charles à sa
littérature •; en ce moment, il fait un roman ; Adèle à son journal
et à sa musique ; Auguste (1) à son chat et sa pensée. Lux est
aimée de, tout le monde, dans les entr'actes on la caresse et on va
donner un coup d'œil au jardin et à la serre. Je sors plus souvent
qu'à Jersey, au moins deux fois la semaine, je vais moi-même
chez les fournisseurs, j'étonne par mon économie, cet étonnement
n'est pas trop flatteur pour moi.
Mon mari a trouvé cette vie un peu trop austère, il a inauguré
un petit thé tous les soirs avec des beurrées. C'est assez gai, en
effet ; ces messieurs font leur tour après le dîner, mon mari ses
mMle pas et à neuf heures la gourmandise les ramène. Nous
avons conservé notre intimité. Guérin demeure juste en face de
nous, Kesler à deux pas, ainsi que monsieur et madame Duver-
dier ; il y a un va-et-vient le soir. Pour diversion, nous avons tou-
(1) Auguste Vacquerie.
LETTHES DE M***^ VICTOR HUGO A SA SŒUR JULIE 335
jours notre dîner du samedi, et un thé chez madame Duverdier,
le jeudi. Tu vas être avec nous, ma chérie, tu diras : « A telle
heure, ils font cela, à ce moment ils sont là ! »
L'Alien-Bill n'est pas aussi sûr que tu le supposais. L'opinion
anglaise n'est pas favorable, il y a un retour d'opinion dans beau-
coup de journaux, c'est un peuple très orgueilleux, la compres-
sion du gouvernement français froisse, plusieurs fois les jour-
naux ont été saisis à la frontière à cause de ce qu'on y disait. Pal-
merston qui a conduit les choses est très ébranlé, il va avoir assez
à faire de se défendre, mais comme il y a des coups de vent
d'opinion, Palmerston peut tendre habilement sa voile et faire
passer son Alien-Bill. Toutefois je crois qu'il a chanté hosanna
trop tôt. Tu sais d'ailleurs que les mesures n'ont pas d'effet rétro-
actif et qu'il n'y aurait pas nécessité pour nous de quitter l'Angle-
terre tout de suite. Il faudra des faits nouveaux, mon mari ne
reculera jamais, — dans l'avenir comme par le passé nous sacri-
fierons tout à nos convictions, mais enfin il faudra l'occasion. Gela
laisse donc de la marge, et je ne désespère pas de t'embrasser, les
vacances prochaines, à Guernesey.
Si l'Alien-Bill ne passe pas, je crois que nous nous arrangerons
ici. Nous ferons venir nos meubles. La maison y prête, elle est
belle. Je débarrasserai madame Meurice de sa charge. Tu verras,
tu seras ravie de ta situation. Toutes les îles de la Manche, et les
côtes de France à l'horizon. Il y a huit jours elles étaient toutes
couvertes de neige. Vous avez donc eu bien froid en France ? Ici
nous avons à peine eu une gelée blanche.
Je commence à me reposer de mes fatigues du déplacement.
J'ai eu un coup de feu d'un mois, madame Bouclier, très entendue
et très dévouée, m'a beaucoup aidée. G'est fini heureusement.
Maintenant que je vois clair dans ce tohu-bohu, je suis calme.
Guernesey, 24 février [1856].
Bonne chère, je t'écris, tout mon monde parti pour la campa-
gne, je me suis enfermée pour t'embrasser. J'ai un loriot qui me
ferme l'œil, en plus ; que dis-tu de cette efflorescence de jeunesse?
N'ai-je pas quinze ans ? Tu ne sais pas que je vais probablement
arranger notre maison, pas magnifiquement, mais avec une mo-
deste convenance. Je ferai venir des lits de Paris, de ces lits-cana-
33G LES ANNALES ROMANTIQUES
pés — ici ils sont affreux ; — je fais un triage de ce que nous
avons à Paris, on vend le fatras, on dépose quelque part 4 ou 5
gros meubles luxueux qui n'ont pas leur place ici, et je fais venir
le reste. Mes tableaux, mes étoffes, etc. Pour le fond du mobilier,
nous achèterons ici, mais ce sera de l'infâme acajou, comme dit
mon mari,, nous ne voulons pas sortir dehors une grosse mise de
fonds. Nous allons arranger notre petit jardin pour l'usage, reta-
per les toilettes et voilà ! pourvu qu'il ne me vienne pas d'autres
loriots — à propos, ces agréments s'appellent orgerets — joli nom,
consolant pour la beauté. Téléki nous quitte, il a trouvé une jeune
Anglaise, fille d'un lord et unique enfant, qui apporte en mariage
trois cent mille francs de rente, autant après la mort de sa mère.
La jeune fille enthousiaste, exaltée et romanesque comme beau-
coup d'Anglaises, s'était éprise de la cause hongroise. A force de
recherches elle avait trouvé une dame de compagnie hongroise et
cela pour parler hongrois. Téléki, présenté chez elle, l'a saisie au
vol... la voilà partie ! Il est grand seigneur de fait et de faveurs,
tu comprends. Ils sont fiancés ; dans un mois le mariage, la mère
arrive de ses steppes, pour assister aux noces. C'est une grande
dame raide des anciens temps. Les Hongrois sont ravis, les mil-
lions serviront leur cause.
Boulanger nous a écrit une lettre très émue, il se marie dans
des régions plus obscures. Il doit avoir près de cinquante ans (1).
Il épouse une fille de vingt-sept ans. Elle est bien de sa personne,
très élevée de cœur, elle est fille d'un ancien acteur qui a joué
dans une pièce de mon mari, elle a quelque fortune, une maison
à Vanves où Boulanger va demeurer. Il sera aussi heureux que
Téléki ; l'arbre d'un jardinet vaut l'arbre d'un parc ; la nature, le
ciel sont égaux pour tous, un cœur qui aime vaut tous les cœurs.
Ma seconde jeune fille est aussi terriblement éprise, dit-on. Mon
m.ari est enchanté des succès de sa génération^, maintenant que les
têtes blondes aiment les cheveux blancs. Que de marge on laisse,
ma chère !...
Mademoiselle Allix est toujours à Jersey. Notre pauvre et gentil
Emile est en prison pour trois mois. Son crime était d'avoir crié :
« Qu'on m'amène Dubois ! » (Dubois est un professeur) — d'avoir
battu des pieds et d'avoir été à l'enterrement de David — rien de
(1) Louis Boulanger, le peintre de Mazeppa, était né à Verceil, Pié-
mont, le 11 mars 1806. Sur ses rapports avec Victor Hugo, voir notre
CénacU de Joseph Delorme.
LETTRES DE M""" VICTOR HUGO A SA SŒUR JULIE 33'?
plus. Pour cela il est à Mazas, mangeant une nourriture inquali-
fiable. Pauvre gouvernement, comme il en amasse ! il craint donc
bien ?
Son frère est toujours fou — c'est si horrible, ce mort vivant !
Il faut avouer que les républicains ont bien souffert, m'écrivait
madame David, mais la souffrance, c'est la consécration.
Tu ne sais pas, j'ai fait mon testament, il faut vivre en vue de
la mort, être avec elle comme avec une amie. J'ai pensé un peu à
tout le monde. Je laisse à ma bonne tante Asseline le paroissien
de mariage de ma Didine (1). Dis-moi donc pourquoi ils vont loger
aux Ternes, eux si habitués au faubourg Saint-Germain. Si jamais
je reviens, c'est fini, je ne comprendrai plus rien à Paris. Aller
chercher mon oncle aux Ternes, qui l'aurait pu croire ?
Dimanche, 16 mars [1856].
... Oui, ma biche, nous nous mettons chez nous. Ce ne sera pas
le luxe de nos logements de Paris, seulement la convenance et le
commode. J'aurai mes chers souvenirs, ce qui me sera doux.
Notre maison, la voici : elle est dans la ville, un côté donne sur
la rue, l'autre sur -la mer. La ville est bâtie sur le bord de la mer
en amphithéâtre, presque toutes les maisons ont un jardin, ce qui
borde notre mur de feuillage. C'est le bucolique près du grand.
Nous avons un petit jardin avec une porte près la grève.
Je retourne à la rue. Un perron de pierre blanche fermé par une
grille, une porte simulant deux battants, une lanterne à gaz
devant. Vient une antichambre-couloir qui a quatre issues. A gau-
che, en entrant un tout petit salon, à côté un escalier qui mène à
la cuisine et aux communs.
Un antre escalier assez large qui conduit aux chambres à cou-
cher. A l'extrémité du couloir une grande pièce haute de plafond,
avec trois fenêtres à balcon, donnant sur la mer.
Nous sommes presque toujours dans cette pièce. C'est le logis
de la communauté. Son ameublement sera un divan perse, une
immense table (on y mange), un dressoir, 15 chaises et des
tableaux.
(1) Léopoldine.
22
338 LES ANNALES ROMANTIQUES
Le petit salon du devant est pour les femmes, il aura son divan,
des tableaux et cette même coquetterie qui fait l'élégance.
Maintenant, monte l'escalier. Au premier étage est ma chambre,
assez grande. Je la ferai gentille. J'y mettrai mes morts, ce sera
mon paradis.
Tout près de moi la chambre d'Adèle, sur la rue, assez grande
aussi.
Il y a une petite pièce qui touche à ma chambre ; vue de la
mer ; mais sans cheminée.
Au second, trois chambres que mon mari et mes fils se sont
distribuées. Les domestiques couchent au troisième dans des man-
sardes.
Reviens à l'escalier, celui de la cuisine ; la cuisine a son escalier
de service sur la rue, le sous-sol a un couloir ; en le suivant tu
rencontres la chambre d'Auguste qui a un sous-sol, deux caveaux,
un hangar et tu sais ! quelques marches encore et te voilà au jar-
din qui a l'inconvénient d'être en pente. Mais on y voit la mer et
il y a une petite retraite, une espèce d'esplanade plantée otj l'on
pourra respirer. Voilà !...
Toujours les dîners le samedi, le loto le soir. Mes enfants tra-
vaillent beaucoup. Charles ne me quitte pas plus qu'une fille.
Les Contemplations sont sous presse, tu en auras un exem-
plaire,
[A suivre).
" LA RABOUILLEUSE "
LES SITES ET LES GENS, LES PERSONNAGES, BALZAC A ISSOUDUN
Le roman de Balzac, la Rabouilleuse, se compose de deux par-
ties distinctes, qui parurent, à l'origine,, dans le journal « La
Presse », à plus d'une année d'intervalle. Ces deux parties forment
deux récits, ou plutôt deux études de milieux différents, l'un pari-
sien, l'autre provincial.
La seconde de ces parties a pour théâtre, on le sait, la ville
d'Issoudun ; elle est suivie de plusieurs chapitres qui transportent
une seconde fois le lecteur à Paris, mais ces chapitres n'ont que
l'importance d'une conclusion qui, il faut bien l'avouer, paraît,
après la lecture de ce qui la précède, avoir été ajoutée un peu à la
hâte et assez négligemment.
Au contraire la portion du volume qui traite des aventures sur-
venues à Issoudun a été faite avec l'évident souci de rattacher les
portraits à leur cadre, de leur donner une toute particulière
saveur locale, et de mettre au jour, non seulement une fiction dra-
matique, mais l'étude exacte d'une région. Faire connaissance
avec Issoudun (1) et ses habitants, c'est peut-être ajouter au
charme éprouvé à la lecture du roman ; c'est pour cette raison
que les présentes notes ont été écrites, à la suite d'une étude aussi
consciencieuse qu'il nous a été possible de le faire, de la ville, des
gens et des personnages.
Des personnages — car nous avons pu nous convaincre que la
plupart de ceux que Balzac a représentés ont existé, et nous avons
retrouvé les traces de quelques-uns d'entre eux ; traces, il est vrai,
assez effacées, mais qui semblent pouvoir néanmoins offrir quel-
(1) Nous croyons ne pas parler, en décrivant Is&oudun, de choees
trop commes ; c'est une ville qui offre trop peu d'attraits pour que le
tourisme ne la néglige pas, et bien rares sont les automobiles qui diri-
gent leurs phares de ce côté.
340 LES ANNALES ROMANTIQUES
que intérêt. Nous présenterons en outre certains détails recueillis
sur place, concernant les séjours que Balzac fit à Issoudun (1).
LES SITES
Balzac, au cours de sa description d'Issoudun, emploie le mot :
oasis. C'est là l'expression qui vient tout naturellement à l'esprit
lorsque, parvenu au sommet de la tour Blanche, on jette autour
de soi les yeux. Au loin,. c'est une plaine à peine ondulée, sans
arbres, sans broussailles ; à l'autome, lorsque la récolte est ter-
minée, son aspect est celui d'un désert. Au travers de la terre
brune, les routes se marquent en rubans blancs, et c'est à peine si
l'une d'elles se borde de maigres lignes d'arbres. Tout près, c'est
un cercle de fraîcheur et de verdure, qui se baigne et se pénètre
d'eau ; d'une eau vive, divisée en mille ruisseaux trop étroits pour
les bateaux, assez courants pour alimenter de jolis moulins aux
noms paysans ou moyenâgeux, qui baignent des rives herbues, et
font frissonner, juste assez pour qu'ils s'y brouillent un peu, des
reflets de ciel, de maisons grises, de toits d'ardoises et de chemi-
nées de briques. Si, parcourant la ville, on en dépasse tant soit
peu le centre, à chaque moment c'est un filet d'eau qui court dans
l'herbe ; on le traverse sur une petite passerelle à peine surélevée,
ou encore sur un bon vieux petit pont aux arches étroites et bas-
ses ; à chaque moment, entre deux maisons, se découvre un enclos
vert ; et rien au monde n'est si délicieux que la grande allée de
Frapesle, non pas tant que les arbres s'y rejoignent en formant
berceau, qu'à cause des petits ruisseaux si frais qui de chaque côté
la bordent, bordant une autre rive légumière, verte de salades et
de toutes sortes de bonnes tiges savoureuses, avec, par endroits,
la tache jaune et chaude d'un groupe de tournesols.
Frais et mouillé, voilà les deux mots de cette nature.
Au milieu d'elle se parsèment, de plus en plus serrées à mesure
qu'on se rapproche du centre, des maisons aux murs crépis d'un
(1) Nous tenons à remercier de leur aide bienveillante MM. Wro-
blewskl, conservateur du Musée d'Issoudun ; Dufour, député ; notre
ami le peintre et poète Paterne Berrichon ; Déséglise, propriétaire
actuel de Frapresle, et Peignet. — Nous avons en outre fait plusieurs
emprunte au livre : Recherches historiques et archéologiques sur la
ville d'Issoudun (Paris-Bourges, 1847), par M. Pérémé, Issoldunois,
avocat et littérateur, qui fut un ami de Balzac et lui fournit de nom-
breux renseignements.
« LA RABOUILLEUSE » 341
plâtre gris, aux toits d'ardoises d'un beau bleu sombre, avec quel-
ques vieux faîtes en tuiles, aux silhouettes courbes et fléchissan-
tes ; au-dessus, ce sont de hautes cheminées massives, d'un rouge
sombre de vieilles briques, formant des groupes d'inégal volume,
qui font corps avec ceux des maisons.
Tout au haut s'élève dans le ciel la célèbre tour Blanche, aux
contours secs, au ton cru mais qui, vue de loin, complète harmo-
nieusement l'ensemble. Il faut, pour voir ce général aspect, se pla-
cer sur le pont de la Théols, près des vieux hospices, et tourner le
dos au faubourg Saint-Paterne.
Si on pénètre dans la ville, en partant de ce pont, ce sont des
rues montantes, sans boutiques, bordées de maisons assez insigni-
fiantes si on les regarde séparément, mais formant toujours, par
leur groupement, d'amusantes silhouettes aux contours, dirions-
nous, chenus. A quelques-unes de ces maisons on se surprend à
contempler, avec l'émotion presque physique donnée par l'aspect
des choses désuètes et silencieuses, une vieille porte dont la pein-
ture s'effrite, garnie de clous à tête ronde, et dont les vantaux vont
de guingois ; quelques morceaux de sculpture qui restent aux clefs
de voûtes placées là sous Louis XV, le duo d'une porte charretière
et d'une fenêtre étroite et haute, tout à côté ; du silence et l'air
mort d'une façade close, aux volets pleins.
C'est là l'aspect des rues comme la Narette, où Balzac a logé ses
principaux personnages ; de la rue Daridan, qui la rejoint obli-
quement ; de la rue des Vieilles-Boucheries.
Autre sensation, donnée par le boulevard Baron et ses grands
arbres : l'âme douce qui le conçut s'est souciée des promenades
lentes des vieux rentiers, des retraités et des invalides ; elle a
dressé pour eux des bancs grenus et hospitaliers ; elle a, surtout,
pensé qu'il ne leur fallait pas même l'idée qu'ils eussent à se ran-
ger d'une voiture (bien que dans cette partie de la ville il n'en
passe jamais) ; aussi a-t-elle placé la chaussée d'un seul côté, le
long des maisons, et fait du Boulevard une terrasse où l'on monte
par cinq ou six marches. Pour peu qu'on ait dans l'esprit le roman
de Balzac, on y évoque, on y place, on y voit, des mains gantées
de vert derrière des dos longuement redingotes, tenant des triques
courtes et contournées, tandis qu'au-dessus, des nuques colletées
de crin et des chapeaux à poils aux bords relevés, hochent, tour-
nent, et se penchent en avant : et c'est Bridau qui disserte avec
Mignonnet sur la qualité du cognac du café militaire.
Jj9 reste de la ville n'est plus guère qu'une ville, c'est-à-dire une
342 LES ANNALES ROMANTIQUES
succession de maisons à boutiques, pas trop modernes heureuse-
ment, et modestement provinciales, de pharmaciens et de merciè-
res, de librairies jaunâtres et d'assez humbles épiceries ; pourvu
que ces gens... mais peut-être, musses dans leurs draps conju-
gaux, chandelle éteinte et maison close, pensent-ils, les malheu-
reux, à moderniser leur commerce !... Deux ou trois l'ont fait, et
détonnent ; il y a même quelque part, derrière de grandes vitres,
des officines où l'on répare des cycles! Malgré ces taches, la grande
rue, longue, tortueuse un peu, avec de trottoirs tout juste ce qu'il
faut pour marcher sur la chaussée, conserve une bonne vieille
figure assez sympathique ; elle se termine à un bout presque en
rue de campagne, où des gens roulent des tonneaux devant des
caves largement ouvertes. Mais, de l'autre côté, la pauvre, elle
débouche sur la place du Marché.
Cette place, encore bordée, sur une de ses faces, d'honnêtes mai-
sons d'avant-hier, se gâtent indignement à l'autre extrémité, en y
tolérant un horrible Palais de justice modervie, dont la seule
excuse, aux yeux de l'artiste, est un escalier phénoménal de hau-
teur, d'étrôitesse et de raideur, nous dirons aussi de noirceur, car
ses marches n'ont sans doute jamais été lavées ni grattées depuis
qu'elles existent, c'est-à-dire depuis plus de cinquante ans. A ce
degré, le laid devient presque esthétique.
Sur cette même place, deux vieilles tours à poivrières, entre les-
quelles se trouve une porte, entrée du quartier du Château ; elles
sont décrites dans divers ouvrages, et nous n'en parlerons pas, si
ce n'est pour déplorer la présence, sur leurs flancs aux beaux tons
de vieille pierre, d'affiches placées, hélas ! « en conservation »,
comme disent les afficheurs, et qui les déshonorent. Signalons ce
sacrilège à la Société pour la protection des monuments.
Si on passe sous la porte, l'âme se rassérène et la tristesse s'en-
vole ; on est dans le quartier du Château, où certaines rues se bor-
dent de belles maisons calmes et nobles, tandis cfue d'autres ser-
pentent parmi les restes du vieux Château d'antan, transformés et
dans lesquels ont été aménagés de beaux et étranges logis.
Non loin s'étend une grille qui s'entr'ouvre sur une cour herbue,
et laisse aller vers un vieux bâtiment : la mairie, et aussi vers un
vieux bâtiment : la mairie, et aussi vers un jardin planté d'ifs qui
rappellent, en plus petit et en plus bourgeois, les fameuses pyra-
mides du parc de Versailles. C'est au bout de ce jardin que s'élève
la célèbre tour, trop nette, trop propre, trop bien restaurée, et dont
la sécheresse ne s'agrémente qu'en un point de la jolie tache d'un
peu de mousse.
« LA RABOUILLEUSE » 343
Balzac, et après lui Pérémé ont écrit que cette ville est surtout
importante par ses faubourgs. Nous en avons visité quatre : celui
des Alouettes, qui n'est qu'une rue longue et large finissant en
route ; celui de Rome, celui de Saint-Paterne et celui des Capu-
cins.
Le faubourg de Rome commence comme une ville et se termine
comme un village ; à l'entrée, sous le nom de rue Porte-Neuve, il
se borde des principaux magasins de la ville, assez élégants, à la
porte desquels, non sans quelque prétention, paradent devant des
mannequins bien vêtus des commis avantageux. Mais cette élé-
gance sans caractère cesse après quelque cinquante mètres ; la
portion suivante est peuplée de distillateurs aux camions indis-
crets, qui barrent la chaussée ; viennent enfin nos chères masures,
peuplées des fameux « Macchabées » dont nous parlerons plus
loin, et qui habitent surtout une rue transversale, campagnarde,
qui s'appelle la rue du Baltan (ou, comme le porte un écriteau, du
bat-le-tan, peut-être à cause d'une tannerie proche). Ce nom nous
émeut, car Balzac, dans le roman, parle « d'un ancien sous-lieute-
nant qui cultivait un marais dans le Baltan »... Phrase sugges-
tive qui évoque un vieil homme à la moustache militaire, un peu
négligée, avec des anneaux aux oreilles, des galoches aux pieds,
et, entre deux coups de bêche, quels récits ! Il ne nous était pas
possible de ne pas aller au Baltan.
La rue, donc, est campagnarde ; ses maisons basses, noircies
par les pluies, sont couvertes de ces tuiles d'un beau rouge som-
bre, semé de vert, dont nous avons parlé ; par des vides nom-
breux, on aperçoit des vergers couverts d'une herbe verte et jaune :
l'ancien marais. La culture maraîchère y paraît assez abandon-
née, et s'être plutôt portée vers Frapesle et vers Saint-Paterne ;
rappelons qu'elle constitue une des principales richesses de la
ville.
Au bout de la rue, on est dédommagé par un ravissement : car
on trouve la Rivière forcée, ses eaux, ses herbes et ses laveuses.
Le jour où nous l'avons vue, c'était à la fin d'octobre ; le soleil un
peu voilé donnait une lumière douce, suffisante pour exalter le
vert des herbes de la rive, qui se détachaient en clair sur l'eau
d'un bleu sombre ; des femmes, sous un toit d'ardoises, agitaient
sur cette ombre des linges blancs et leurs bras nus ; au fond, un
bâtiment, à peine reflété, enlevait la clarté de ses murs sur le ciel
bleu mêlé de gris, et. coupant ces lignes, un saule mettait dans cet
ensemble l'incertitude bleuâtre de son feuillage. On ne pouvait
dire que gris, fin, frais ; et c'était un enchantement.
344 LES ANNALES ROMANTIQUES
Cette Rivière forcée n'est jolie que là ; en ville, des usines l'en-
serrent et la salissent ; et ce ne peut être que dans cette dernière
partie que Fario, son crime commis, alla tranquillement laver son
mouchoir ensanglanté. Près du Baltan, il eût pleuré.
Le faubourg des Capucins était à voir, parce que c'est là, dans
son enclos, qu'eut lieu le duel entre Philippe Bridau et Maxence
Gillel. La vieille église, le magasin de Fario, était déjà détruite au
temps de Balzac : aujourd'hui l'enclos est limité par un carré de
maisons basses ; des jardins, nombreux et étendus, en occupent
le centre, et on imagine sans grand effort le terrain où s'alignèrent
les deux demi-soldes.
Un coup de jarret, et nous voici, au-delà du pont de la Théols,
au fauboufg Saint-Paterne ; nous l'avons visité deux fois : la pre-
mière, c'était au mois d'aût, par un soleil cruel qui blanchissait la
route et jaunissait les espaliers courant, si joliment, le long des
maisons : au pas des portes, des femmes cousaient et causaient ;
c'est le village où l'on voisine, où l'huis reste ouvert de l'aube au
soleil couchant, où les enfants courent, libres, dans les rues fami-
liales ; où, en fait de voitures, ne passent que des charrettes traî-
nées par de petits ânes fantasques, comme on en voit tant autour
d'Issoudun ; où l'on dit : « Ah ! oui, la ville » (Issoudun !), sans
avoir envie d'y aller.
La seconde fois, c'était en octobre, sous la lumière douce dont
nous avons parlé ; nous entrâmes dans Saint-Paterne par sa
grande rue, qui donne dans celle des Alouettes ; entre les maisons,
toujours et toujours du vert ; nous arrivons à une petite source
claire qui sort de terre au pied d'un arbre, et où une femme pui-
sait de l'eau. Après quelques pas, nous étions dans un grand jar-
din tout^ humide de légumes frais, bordés de poiriers en cordon ;
un vieux homme, qui binait répondit à notre question : « Vous
êtes chez moi, mais cela ne fait rien, promenez-vous tant que vous
voudrez. » Heureuses gens ! bonnes gens ! Leur faubourg, qui était
une ville autrefois, a été brûlé au xrv^ siècle par un féroce prince
de Gales. Ils ont eu le bon sens, depuis ce temps, de laisser les
choses comme elles étaient : l'herbe a poussé sur les cendres, avec
l'oubli et sa douceur ; et les voici tranquilles et lointains, déliés
des soucis par cette dévastation.
Dans ce bourg, les érudits regrettent la disparition d'une jolie
église qui a contenu, jusqu'à la Révolution, le cœur de saint
Paterne (le saint Pair des Normands) et celui de sainte Brigitte ;
son portail était, dit-on, charmant ; conservée pendant quelques
« LA RABOUILLEUSE » 345
années par celui qui l'avait acquise comme bien national, elle fut,
assez vit-e, transformée en maison bourgeoise, et le portail détruit.
Mais c'est à tort que Balzac se plaint de ce qu'aucune image de ce
portail n'ait été conservée : le musée d'Issoudun possède un des-
sin au crayon, rehaussé de gouache, qui le représente, et dont l'au-
teur est M"" de Clamecy, la grand'tante du baron de Mackau.
Il nous faut, à ce point, reprendre avec quelques détails la des-
cription des lieux où Balzac a placé les scènes de son roman. On
sait qu'il situa la maison de Rouget et celle de M. Hochon sur la
place Saint-Jean. Cette place existe toujours et son aspect général
n'a guère changé ; c'est à peine une place ; c'est plutôt un élar-
gissement triangulaire de la rue Narrette. On retrouve, en son
milieu, les tilleuls rabougris dont parle le romancier ; mais la
maison de M. Hochon a été jetée bas, il y a une trentaine d'an-
nées, lors de la construction de la sous-préfecture actuelle ; le
charme des lieux n'a pas été augmenté. La sous-préfecture est un
bâtiment mal gracieux, en briques encadrées de panneaux d'un
vilain jaune, et précédé d'une terrasse prétentieuse. Quant à la
maison de Rouget, elle a été dès l'année 1846 complètement trans-
formée par M. Mousnier, un bienfaiteur de la ville, et, à sa place,
on ne voit aujourd'hui qu'un mur percé d'une porte, que surmonte
le n" 4. Pour se faire une idée de son ancien aspect, il faut se
retourner et regarder à côté de la sous-préfecture une maison à
un étage, aux mansardes assez fières, et, possédant un de ces por-
ches vermoulus que nous avons signalés. Notons, pour ceux qui
aiment à tout connaître, que, le soir, la place Saint-Jean est éclai-
rée, si on peut ainsi parler, par deux réverbères ; l'un placé,
comme il convient, près de la sous-préfecture, l'autre planté à un
endroit choisi de telle sorte que les tilleuls en cachent absolument
la lueur ; contingence d'ailleurs négligeable, car, de nuit comme
de jour, il ne passe jamais personne sur la place r,aint-Jean.
La rue de l'Avenier, oii Philippe Bridau fut logé au début de
son séjour, mène de la grand rue au boulevard Baron. Elle res-
semble beaucoup à la Narrette, avec cette différence qu'elle est
plus courte et moins en pente ; elle est, comme elle, bourgeoise et
morte.
Une autre rue où personne ne passe, mais qui doit être visitée
par les balzaciens parce qu'elle est le dernier vestige d'un quartier
dont parle l'auteur, se nomme la rue du Puits-à-Cognet. C'est dans
ce quartier que se crlissaient les chevaliers de la désœuvrance. pour
aller souper chez la Cognette. Ce nom de Puits-à-Cognet laisserait
346 LES ANNALES ROMANTIQUES
penser que Balzac s'en est servi pour en affubler la Léonarde de
l'ordre. Il n'en est rien, ainsi qu'il sera dit ci-après. Cette rue,
étroite et tortueuse, s'allonge disgracieusement entre deux rangées
de maisons, vieilles pour la plupart, et sordides. L'une de ces mai-
sons, un peu mieux crépie que les autres et élevée d'un étage, est
occupée par un cabaret aux fenêtres duquel pend encore la bran-
che de pin devenue si rare aujourd'hui en dehors du Berry ; elle
est, le jour, close et morte. Nous avons voulu la revoir, le soir : un
lumignon à moitié éteint l'éclairait d'une lueur de mystère ; au-
cune ombre ne se mouvait derrière les rideaux, aucun bruit n'en
sortait. N'était-ce pas là le cabaret de la Cognette, cachant, derrière
ce silence, une salle secrète réservée aux affiliés ? Je ne sais quel
désir nous poussant, nous nous sommes pris à murmurer : « Si
c'était là ! »
A la vérité, ce n'était pas là : renseignements pris, le cabaret de
la Cognette se trouvait dans la rue du Bouriau, qui n'existe plus
aujourd'hui ,mais qui était toute proche de celle que nous avons
vue.
Pour pertinemment situer le roman de la Rabouilleuse, il est à
ce point, indispensable d'indiquer quel était l'aspect d'une des
parties de la ville au temps de Balzac, aspect qui a été modifié
vers l'année 1855. En ces temps, le côté de la place qu touche à
l'une des tours à poivrières que nous avons mentionnées, et qu'on
nomme la Tour du Gros, était formée, non, comme aujourd'hui,
par le Palais de Justice, mais par un groupe de vieux bâtiments
à usages divers, qu'on appelait l'Abbaye. La partie de l'Abbaye
qui touchait à la Tour était occupée par le café militaire, où, on
s'en souvient, eut lieu la querelle entre Max et les officiers roya-
listes. Le musée de la ville possède un plan de ce café. Il se com-
posait d'une salle avec billard, de deux arrières-salles, et d'une
cuisine. Devant la porte était une promenade, limitée d'un côté par
une halle couverte, des deux autres par une ligne de pierres tom-
bales, sculptées, provenant de l'Abbaye et négligemment fichées
en terre de manière à former un petit mur. Au-delà s'étendait la
Place d'armes, où les demi-soldes faisaient volontiers les cent pas.
Puis commençait la place du Marché.
La halle fut le théâtre d'un drame local, auquel Bazac fait allu-
sion, et qui semble digne d'être narré :
Au milieu du xviiP siècle se trouvait à Issoudun, en garnison,
un régiment de dragons, dont la présence était pour les habitants
à la fois un sujet d'orgueil et une source de tribulations ; car si on
« LA RABOUILLEUSE » 347
était fier de ces soldats et surtout de leurs officiers qui, presque
tous de haute noblesse, avaient grand air avec leur habit vert,
leur veste chamois et le grand manteau aux coins relevés dans
lequel ils se drapaient, même à pied, pour n'être pas pris pour des
fantassins, on pestait de les voir batailleurs et galants, aimant le
bruit et troublant les ménages.
L'un des plus « dragons » de ces dragons fut, vers 1750, le jeune
comte de Lexion, de la famille de Chapt-Rastignac ; riche, bien
en cour, ardent et fils de marquis, ses conquêtes ne se comptaient
plus, et il alla jusqu'à s'attaquer à la propre femme du lieutenant-
général du bailliage. Cette jeune femme, coquette et pleine d'es-
prit, fleureta, comme on disait alors, complaisamment avec l'offi-
cier ; la chronique ne dit pas jusqu'où les choses allèrent, et peut-
être le mari, par une grâce d'état, n'en eût-il rien su ; mais il avait
un frère plus jaloux que lui, ainsi qu'il arrive, et qui vint lui
chanter pouille. Le galant, rudement éconduit, fut prié de cesser
ses visites.
Comte, jeune et dragon, que voulait-on qu'il fît ? Un jour qu'il
y avait à la lieutenance un bal costumé, auquel, sauf lui, était
conviée toute la ville, il prit un masque, entra, dansa, coqueta, si
bien qu'il fut reconnu par le terrible frère. Scandale, provocation.
Au petit jour, les adversaires étaient en ligne près de la halle ;
mais avant que les épées ne se joignissent, un coup de feu partit
de cette halle, et le comte tomba : il mourut après quelques heu-
res, désignant le frère du mari comme son assassin (1). L'affaire
eut dans toute la France un immense retentissement. Le père de
la victime saisit la justice, et, de cour en tribunal, on arriva jus-
qu'au Parlement ; enquêtes, contre-enquêtes, rien ne manqua, non
plus que pamphlets des deux parts ; mais après plusieurs années,
le crédit des coupables fit enterrer toute la procédure, et ils ne res-
tèrent passibles que de l'opinion ; celle-ci força le lieutenant-géné-
(1) Le sort de la famille de Chapt-Rastignac fut, au xviiie siècle, des
plus tragiques : un des frères du comte de Lexion fut tué en duel en
1765 ; un autre, député du Clergé en 1789, périt dans les massacres de
septembre 1792 ; leur sœur mourut sur l'échafaud en 1794. Le seul sur-
vivant des cinq enfants du marquis fut le cadet, qui s'éteignit sans pos-
térité en 1796. La famille ne s'est perpétuée, au siècle suivant, que par
une fille issue d'une autre branche, et qui épousa en 1817 le duc de
Larochefoucauld-Liancourt. L'étude généalogique des Chap^-Rastignac
ouvre d'intéressants horizons sur certains noms et certains types choi-
sis et reproduits par Balzac : Rastignac, la famille de Grand-lieu, etc.
348 LES ANNALES ROMANTIQUES
rai, son frère et tous les siens à quitter le pays, dont leur famille
était depuis longtemps une des principales.
Il nous reste, pour terminer cette partie de notre étude, à crier
anathème à la décision prise, il y a quelques années, par la muni-
cipalité, de changer la plupart des noms des rues ; à ces noms, qui
fleuraient le terroir, en ont été substitués d'autres, privés de tout
caractère, et qui font avancer d'un pas dans le domaine de la bana-
lité cette ville si bien encore berrichonne.
Un mot encore sur un point que Balzac a traité fort partiale-
ment, et pour lequel une justification s'impose. Dans la Rabouil-
leuse figure une appréciation fort injuste, au dire de connaisseurs,
des vins d'Issoudun. Les vignerons locaux, de par les malheurs
qu'ils ont subis depuis une trentaine d'années, sont dignes que, sur
ce point, justice leur soit rendue .Si, jusqu'à l'époque où les vignes
furent détruites par le phylloxéra, les vins d'Issoudun étaient,
dans les premières années qui suivaient leur fabrication, de ceux
dont on dit qu'il faut se mettre à quatre pour les boire, ils acqué-
raient, au bout de trois ou quatre ans, une saveur qui les faisait
hautement apprécier, et ils méritaient les éloges que leur a donnés
Guillaume le Breton, en des vers dont parle Balzac, sans les trans-
crire :
Les voici :
(Philippus),
Bituricâ cursu facili digressus ab urbe
Radulias pénétrât fines et nobile castrum
TJxelloduni, sibi subdit in impete primo
Cum patriâ totâ tam divite tamque potenti
Ut sibi sufficiat, nec sit mendica bonorum
Multa quibus regio se lamentatur egere ;
Copia quam Cereris ditat ; quam Racchus inuniat.
Qui comportari desiderat ; inde remotas
In partes quantoque magis portatus, eo fit
Fortior, et temerè potatus inebriat omnes
Qui dedignatur Thetidem sociare Liœo.
Ces vers peuvent se traduire ainsi :
« Le roi Philippe-Auguste), étant facilement sorti de Bourges,
gagna les confins de Reuillv, et le noble château d'Issoudun, dont
il s'empara au premier choc ; il conquit également la contrée
« LA RABOUILLEUSE » 349
d'alentour, si riche et si puissante qu'elle n'a pas à mendier les
biens dont tant de pays sont privés. Gérés en effet l'a comblée ;
quant à Bacchus, il l'inonde d'un vin qui demande à voyager et
qui revient plus généreux des pays lointains, enivrant les impru-
dents qui dédaignent de mêler Thétis à Liœus (c'est-à-dire qui boi-
vent leur vin sans eau). »
Ces temps, hélas ! ne sont plus. Vers 1880, le phylloxéra a dé-
truit les vignes, dont une partie seulement a été replantée ; les
cépages américains, entés de greffes bourguignonnes et bordelai-
ses, donne aujourd'hui un vin comme tous les vins, indigne de la
critique comme de la louange.
II
LES GENS
Dans cette ville, à l'exception de la place des Marchés qu'anime,
à certains jours, la présence de cultivateurs et de marchands de
bestiaux ;' sauf une ou deux rues qu'agite à peine la banale circu-
lation de quelques négociants ou commis voyageurs étrangers,
c'est tout au plus s'il passe une ou deux personnes par cinq minu-
tes : soit un petit monsieur vieux, propret et ganté, qui va faire
une visite ; soit, plus souvent, un grand diable aux gros souliers,
au profil de menton, d'une mine qui serait assez bonnasse, n'était
un regard agile et fureteur, qui passe entre les cils, vous dévêt et
vous pénètre. Aux maisons, c'est un rideau qui se lève, une face
brouillée, une porte qui s'entrebâille ; à travers les murs passent
les flèches de cent paires d'yeux. Si, un peu plus intime, on en
vient à causer, ces gens se révèlent méfiants, moqueurs, un peu
« guêpins », à la façon de ceux d'Orléans ; ennemis de toute supé-
riorité ; soucieux, avant tout, de l'opinion du voisin, jusqu'à re-
fouler au fond d'eux-mêmes toute idée originale qu'ils pourraient
avoir. Avec cela, probes, fiers et, somme toute, meilleurs qu'ils
n'en ont l'air. Ils poussent l'amour de l'égalité jusqu'au culte de
l'émeute, et, dès la monarchie, ils eurent l'état d'âme républicain.
Un petit fait, vieux de deux cent cinquante ans, les définit à cet
égard assez exactement :
Sous la Fronde, ils eussent été frondeurs, si un Gondé n'eût gou-
35Ô LES ANNALES ROMaNTIOUeS
verné le Berry ; frondeurs à rebours, ils furent au roi et, brave-
ment, défendirent leur ville contre le parti de leur suzerain, ne
quittant même pas les remparts pour aller éteindre un immense
incendie qui, en une nuit, la brûla toute ; aussi le parti du roi les
eut-il en haute estime et en grande pitié, et il leur fut promis ce
qu'ils voudraient avoir, tant comme récompense que comme dé-
dommagement. Ici parut leur caractère ; au lieu d'argent, ils solli-
citèrent un privilège, non qu'ils y tinssent, mais parce que Bour-
ges, ville rivale, l'avait : à savoir que le mairat, comme chez leurs
voisins, conférât la noblesse : finement, ils se disaient qu'après des
années, à la condition de changer leurs élus, la plupart de leurs
familles seraient nobles. Mais ils avaient compté sans leur hôte,
cet hôte incommode qu'ils logeaient en eux-mêmes : la jalousie.
Celle-ci fit que, douze mois après, lors de la première élection, ce
furent compétitions, luttes et batailles telles qu'il fallut renoncer
à poursuivre ; et, piteusement, pour mettre tout le monde d'accord
en ne donnant rien à personne, il fut demandé que les lettres-
patentes, qui n'étaient pas entérinées, fussent détruites. On con-
naît la fable des deux paysans et de l'aune de boudin ; cette his-
toire est de nature à en faire apprécier toute la portée. Ajoutons
que les habitants de Bourges, qui ne valaient pas mieux, se gaus-
sèrent à plein gosier do leurs rivaux, disant que les gens de Condé,
lors d'un bal donné à Issoudun, avaient, les lumières éteintes, suf-
fisamment besogné pour anoblir' les enfants à venir des femmes
de la ville.
Les Issoldunois forment encore aujourd'hui, mais à la vérité
bien moins nettement tranchées que naguère, deux classes dis-
tinctes et ennemies. La plus nombreuse, la moins instruite, se
compose des ouvriers tanneurs et parcheminiers qui travaillent
dans les usines de la Rivière forcée, auxquelles se joint toute la
population vigneronne, logée dans les faubourgs de Rome et de
Baltan, et qui n'est rassurante qu'à demi ; c'est à cette classe
qu'appartenait Brazier, l'oncle de la Rabouilleuse, car elle s'étend
sur toute la région.
Bien que d'aspect assez misérable, ces vigneroiiô ne sont pas
tout à fait des pauvres ; presque tous possèdent un ou plusieurs
lopins de terre, qu'ils cultivent avec ardeur et qu'ils gardent
jalousement. Mais, en cette matière plus encore qu'en d'autres, se
manifestent leur méfiance et leur âpreté berrichonnes. C'est ainsi
qu'à la mort des pères les champs, au lieu d'être divisés en parts
d'un seul tenant entre les enfants, sont morcelés à l'infini, sous le
« LA RABOUILLEUSE » 351
prétexte que, le terrain étant inégalement fertile sur les divers
points, il faut que chacun des héritiers possède un morceau de
chaque parcelle. Et tel cultivateur qui a hérité de 3 ou 4 hectares
les a en dix morceaux tout petits et disséminés. Un certain bois,
situé dans les environs d'Issoudun, offre de cette disposition un
suggestif exemple : sa médiocre surface se partage entre dix-huit
cents propriétaires, dont l'un possède tout juste 14 arbres. Ces
14 arbres sont, bien entendu, terriblement surveillés, et malheur
au téméraire qui, à l'un d'eux, couperait une branche pour s'en
faire une canne !
Ces gens, on les nomme, et ils se nomment eux-mêmes, les
« Macchabées ». Ce sont eux qui firent la révolution locale du mois
de septembre 1830, racontée par Balzac avec détails. Complétons
seulement son récit par l'indication du nom du général qui apaisa,
on sait comment, la révolte ; c'était le lieutenant-général Petit,
commandant la division de Bourges, général conciliateur, général
protée, qui, bien qu'embrassé par Napoléon à Fontainebleau, dans
la cour des adieux, en 1814, servit avec un zèle égal et une égale
fortune tous les régimes qui se succédèrent en France depuis le
Directoire jusqu'au second Empire. Il ne fut d'ailleurs pas le seul.
Quant à l'homme qui passa sa serpe au cou du général, c'était un
Macchabée nommé Jusserand, mort il y a une vingtaine d'années,
devenu propriétaire d'une des auberges de la ville, et qui, sur ses
derniers jours, buvait son fond ; il n'aimait pas qu'on lui rappelât
le haut fait de ses jeunes années, et ne le racontait qu'après avoir
absorbé un certain nombre de petits verres.
Peut-être lira-t-on avec quelque intérêt un extrait de la délibé-
ration prise par le Conseil municipal d'Issoudun, quelques jours
après que la révolte fut apaisée, et qui témoigne de la peur rétros-
pective qu'éprouvaient ces édiles, timorés, sinon par essence, du
moins par destination. Il s'agissait de voter des remerciements au
général Petit, et le Conseil, assemblé à la date du 4 septembre, fit
précéder sa décision des considérants ci-après :
« Considérant que, par sa présence dans nos murs, M. le lieute-
nant-général Petit, commandant la 15® division militaire, a puis-
samment concouru à nous préserver des malheurs accumulés sur
nos têtes par une aveugle fatalité, et qui semblaient devoir faire de
notre cité un champ de bataille ;
« Que quelques heures de pourparlers ont suffi à M. le lieute-
nant-général pour ramener le calme, rétablir la concorde parmi les
352 LES ANNALES ROMANTIQUES
citoyens prêts à en venir aux mains faute de s'entendre, et pour
faire d'une multitude furieuse un peuple de frères ;
« Que ce prompt retour à l'ordre, nous le devons à la sagesse et
à la modération de M. le lieutenant-général, à son éloquence per-
suasive et conciliante, à l'affabilité de ses manières, à sa réputa-
tion de droiture et de loyauté, moyens bien propres, en inspirant
la confiance, à produire un rapprochement parmi des hommes
égarés et dont l'erreur avait été de trop courte durée pour que la
haine ait pu s'enraciner dans leurs cœurs ;
« Que des services aussi signalés assurent à M. le lieutenant-
général des titres à la reconnaissance des habitants, etc.. »
Ajoutons que, deux jours plus tard, les deux adjoints de tout le
Conseil prêtèrent serment « de fidélité au roi des Français, d'obéis-
sance à la charte constitutionnelle et aux lois du royaume ». Quant
au Maire, d'opinions plus tranchées, il avait donné sa démission
dès le mois de juillet.
Ces bourgeois, haïs des Macchabées et qui les haïssaient, étaient
affublés par le peuple du sobriquet assez étrange de Golidons.
Pérémé, dans son ouvrage, signale l'ancienneté de ce mot, car une
vieille chanson populaire commence ainsi :
Colidon paré,
L'épée au côté, etc..
Le même auteur donne d'intéressants détails sur le caractère de
cette classe, détails d'autant plus précieux qu'ils concernent la
période de 1830 à 1848, précisément celle pendant laquelle Balzac
était à même de les contrôler. Il paraît d'ailleurs hors de doute
que le romancier, grand ami de Pérémé, ainsi qu'il le déclare dans
plusieurs de ses lettres, s'est laissé guider par lui pour exécuter
sa peinture ; aussi croyons-nous devoir transcrire le principal pas-
sage de cette partie du livre :
« Rien de plus hétérogène que les éléments de la Société Issoldu-
noise, si on peut lui donner ce nom. Lorsque ses Membres épars
viennent par hasard à se rencontrer, ils ne se connaissent pas, ou,
s'ils se connaissent, ils hésitent, ils cherchent sur quel ton ils doi-
vent le prendre entre eux. C'est que, dans cette Société, toute dé-
cousue qu'elle soit, il subsiste de profondes démarcations plus
infranchissables peut-être que celles qui séparaient jadis le vassal
« LA RABOUILLEUSE * 35H
de son seigneur. Et pourtant tous les noms nobles s'en sont exilés
ou à peu près ; ceux-là d'ailleurs ne seraient pas les plus intraita-
bles. Il n'y reste plus que des bourgeois ; mais les uns sont de
vieille souche ; les autres sont nouveaux, étrangers ou déchus. On
s'y appelle première et seconde société, quoiqu'il soit bien difficile
de dire où commence l'une, où finit l'autre. La fusion est d'autant
moins aisée qu'on chercherait vainement le point propre à la sou-
dure. Les titres sont d'autant moins discutables que personne n'ad-
met de niveau au-dessus du sien ; car le trait le plus saillant du
caractère indigène, c'est l'indépendance personnelle et absolue ; le
faubourg ne porte pas la tête moins haute que la ville, et le der-
nier des Issoldunois n'est pas moins fier que le premier. »
Après avoir lu ces lignes, ne conçoit-on pas mieux encore, si pos-
sible, qu'après la lecture du roman les personnages de M. Mouil-
leron, de M. Hochon et des divers bourgeois esquissés par Balzac,
un peu en arrière des protagonistes ?
Ajoutons que cette haine entre Macchabées et Golidons a sub-
sisté bien après l'époque que nous indiquons. Un habitant de la
ville nous a raconté qu'il y a quarante ans à peine il avait été atta-
qué, un certain soir, par une bande de Macchabées ; il fallut en
venir aux mains, et l'un des asaillants resta évanoui sur le pavé.
J'ai vu ces Macchabées, en parcourant le haut du faubourg de
Rome et la rue du Baltan ; c'était l'après-midi ; des grappes de
commères, massées devant les portes, me regardaient passer d'un
air assez hostile ; elles étaient vêtues, sordidement, de vieilles
jupes effilochées et de corsages sans couleur ; des enfants sales se
roulaient dans la boue et quelques vieux, dont les chapeaux rap-
pelaient celui de l'oncle Brazier, ôtant leurs pipes de leur bouche,
salivaient à mon passage avec un évident mépris. Je ne fus pas
fâché de rentrer en ville par le plus court chemin.
Les Golidons d'aujourd'hui se fondent un peu dans la banalité
ambiante, en raison des voyages qu'ils font volontiers, soit à
Paris, soit en d'autres régions. Quant à ceux qui persistent à ne
jamais quitter la ville, ils se terrent au fond de leurs maisons,
boudent, grognent et s'occupent simplement à vieillir. Troublés
par l'élément étranger qui, peu à peu, se mêle aux habitants du
lieu, ils ferment leurs portes, tirent leurs rideaux et préfèrent l'en-
nui à toute occupation. Ils ne se voient presque jamais entre eux.
brouillés qu'ils sont les uns avec les autres, quelquefois par d'as-
sez tristes raisons. Ils n'ont pour le curieux d'autre intérêt que
23
354 LES ANNALES ROMANTIQUES
d'exister et de rappeler ainsi, assez maussadement, les anciens
types décrits par Balzac.
III
LES PERSONNAGES
On devine combien vif était notre désir d'identifier les person-
nages que Balzac a présentés dans son roman. Nous allions jus-
qu'à prétendre retrouver, dépouillés de leurs masques, tous les
acteurs du drame, et pouvoir, à côté de la fiction, raconter l'his-
toire vraie. Hélas ! il a fallu en rabattre ! Les personnes d'Issou-
dun que nous consultions et que nous assassinions de questions
(qu'elles nous le pardonnent) nous faisaient toutes la même ré-
ponse, ou plutôt la même demande : « Pourquoi n'avez-vous pas
fait votre enquête il y a une quarantaine d'années ?» A quoi nous
répondions qu'à cette époque nous ne songion-s guère à Balzac,
mais plutôt à jouer aux billes. Et alors on nous objectait qu'à
l'heure actuelle tous les contemporains de Balzac sont morts, sou-
vent aussi leurs fils, et qu'on ne trouvait pas grand'chose à nous
dire. Mais en tout il faut s'entêter : à force d'insistance, de contrô-
les, de recoupements, nous sommes arrivés sinon à la complète
lumière, du moins à quelques lueurs ; ces lueurs, émanées du
passé, ne nous ont pas paru, quelques pâles soient-elles, indignes
d'être examinées, et nous les présentons telles qu'elles sont, aussi
éloignées de la nuit complète que de l'éclat du jour.
Avant d'examiner les personnages séparément, il convient de
parler d'un de leurs groupements, qu'on croirait, en raison de l'in-
vraisemblance de ses actes, forgé de toutes pièces par le roman-
cier, et qui, au contraire, a été décrit par lui presque sans change-
ment ; il s'agit de l'association des chevaliers de la Désœuvrance.
Cette association a existé, et ses méfaits ont effrayé ou amusé la
ville pendant une quinzaine d'années. Nous pouvons même faire
connaître le nom du dernier de ses membres : c'était un M. Ma-
zure, mort à Issoudun vers 1875 ; un autre, décédé, croyons-nous,
quelques années auparavant, était un parent du graveur Auguste
Borget, dont Balzac parle à plusieurs reprises, dans ses lettres,
comme de l'un de ses créanciers ; créancier qui, chose rare, était
resté l'ami de son débiteur.
« LA RABOUILLEUSE )) 355
Les quelques Issoldunois qui ont connu M. Mazure se souvien-
nent encore des récits de ce vieillard. Les farces que raconte Bal-
zac ont toutes été réellement faites, et M. Mazure en citait quel-
ques autres, de même force et de même caractère ; parmi elles, on
peut rappeler celle qui consista à voler, une nuit, l'âne d'un pau-
vre jardinier, à l'emmener à quelque distance de la ville, et le len-
demain, tandis que l'homme cherchait sa bête, à déménager tous
ses meubles. Quant au tour de la charrette de Fario, c'est un des
plus célèbres de la fameuse association; pour le bien comprendre,
il faut se souvenir qu'avant 1830, la tour d'Issoudun n'était pas
encore restaurée, et que la butte sur laquelle elle s'élève, aujour-
d'hui étroite et d'assez faible hauteur, était alors beaucoup plus
élevée, plus ravinée, mais aussi plus accessible. Les chevaliers de
la Désœuvrance, ayant démonté la charrette de l'Espagnol, se his-
sèrent jusqu'à une des fenêtres de la tour, y plantèrent un clou,
sur lequel une corde fut posée, et c'est à l'aide de cette poulie im-
provisée que les diverses parties de la charrette furent montées au
haut de la butte. Cette farce, devenue classique, fut répétée il y a
quelque trente ans. La victime fut un vieux bonhomme inoffensif,
qui avait i)our métier de mener les colis à la gare sur une petite
voiture ; le tout fut exécuté avec moins de brio, et la victime, qui
n'avait pas dans ^es veines une seule goutte de sang espagnol,
n'eut aucune envie de se venger. Il était d'ailleurs dans la destinée
de la tour d'être fatale aux Espagnols ; l'un de ceux-ci, qui vendait
à Issoudun quelques produits de son pays, eut un beau jour assez
d3 la vie, monta à la tour, et, de son sommet, se précipita sur le
pavé ; ce suicide remonte à deux ou trois ans.
Nous aurions bien voulu retrouver quelques traces de Fario,
mais son souvenir a complètement disparu ; il exista cependant,
et quelques-uns de ses compatriotes, ainsi que lui, habitaient
Issoudun vers 1820. La France fut, sous l'Empire et sous la Res-
tauration, la résidence d'un grand nombre de prisonniers espa-
gnols, et, vers 1840, de réfugiés carlistes ; aussi le prisonnier ou le
réfugié espagnol fut-il un personnage connu de nos pères, dans
beaucoup de villes, jusque vers 1850. Quant à Issoudun, le passage
de prisonniers espagnols dans cette cité est constaté par un arrêté
municipal du 2 février 1809 :
« Le maire d'Issoudun,
Considérant qu'il passe journellement dans cette ville des pri-
sonniers de guerre espagnols ;
356 LES ANNALES ROMANTIQUES
Qu'il serait dangereux, sous le rapport de la salubrité publique,
de loger ces hommes chez l'habitant, puisque la plus grande par-
tie sont {sic) affectés de maladie ;
Considérant qu'il est bon d'avoir un local pour leur placement,
qui soit hors la ville et les faubourgs, s'il est possible ;
Arrête :
La grange du Colombier de la tourelle située à l'extrémité de la
rivière d'Ardant de cette ville sera sur le champ mise en réquisi-
tion... etc.. »
Au nombre des farces mises par Balzac au compte des cheva-
liers de la Désœuvrance, il en est une qui ne leur appartient pas ;
c'est celle qui eut pour victime le sous-préfet, et qui consista à
remplacer les œufs frais du fonctionnaire par des œufs durs. Mais
la substitution fut, par d'autres mystificateurs restés inconnus,
opérée vers 1835, au détriment de M. de la Châtre, qui fut sous-
préfet d'Issoudun à partir de 1830. Sa manie de faire cuire lui-
même ses œufs était bien connue ; on changea, grâce à on ne sait
quel subterfuge, le panier de la paysanne qui les lui apportait
chaque jour ; le pis est que la pauvre femme perdit la clientèle
officielle, et fut ainsi la réelle victime. Quant au sous-préfet, il ne
songea pas à demander son changement, et sur ce point Balzac a
inventé ; il était, en effet, encore sous-préfet en 1848, et tomba
avec la royauté constitutionnelle. L'histoire des œufs fut, bien
après, racontée par son ancien secrétaire, qui était entré en fonc-
tions en 1832.
Parmi les personnages que Balzac a mis en scène, c'est sur un
des moins importants que nous avons obtenu les renseignements
les plus complets ; ce personnage, c'est la Cognette, dont un petit-
neveu est encore vivant. Elle s'appelait de son vrai nom, M™^ Hous-
sard, mais le surnom de mère Cognette lui était donné par tout le
monde ; son mari, que Balzac appelle inexactement le père
Cognet, exploitait, sous la Restauration, un petit cabaret dans la
rue du Bouriau ; c'est là, très vraisemblablement, que la Désœu-
vrance tenait ses assises, mais nous n'avons à cet égard aucune
donnée précise. Cette mère Cognette, qui perdit son mari vers
1835, ouvrit un tout petit café à Issoudun pendant les premières
années de son veuvage ; elle avait Balzac pour client intermittent
et assez peu solvable ; celui-ci entrait chez elle pour y avaler une
« LA RABOUILLEUSE » 357
tasse de café, cependant exécrable au palais d'un amateur comme
lui, « et causer un brin » avec cette bonne vieille ; probablement
elle lui fournit sans le savoir de curieux matériaux. La tasse bue,
la causette terminée, Balzac frappait sur ses goussets et constatait
qu'ils étaient vides. — « Ma foi, mère Cognette, disait-il, j'ai oublié
ma bourse ; mais la prochaine fois, je vous paierai cela avec le
reste. » Ces façons ne furent pas sans induire la Cognette en une
fort médiocre estime pour le romancier, et elle avait gardé de lui
un fort mauvais souvenir. Lorsqu'elle apprit qu'il l'avait, comme
elle disait, « mise dans un de ses livres », elle fut prise d'une colère
violente, qui ne finit qu'avec sa vie. « Le brigand, répétait-elle, il
aurait mieux fait de payer ce qu'il me doit ! » La Cognette mou!t*ut,
assez misérable, vers 1855.
Passons maintenant au docteur Rouget, le Louis XV ou le Marat
de cette Rabouilleuse que Balzac compare tantôt à M"^ de Romans,
tantôt à M""^ Everard. Assez nombreux furent les médecins d'Is-
soudun qui eurent la réputation d'énergiques paillards ; l'un
d'eux, célébrité locale, fut, pendant de longues années, l'amant
d'une femme mariée d'Issoudun et en eut un fils qu'il fît son héri-
tier. Plusieurs autres eurent des liaisons semblables, conrues de
tous, et dont s'amusait, sans s'en indigner, la chronique. Mais
voici qui appuie les recherches sur un terrain plus solide ; il exis-
tait encore à Issoudun, il y a une trentaine d'années, une vieii«e
femme fort pauvre qu'on appelait la Rabouilleuse, et qui avait été,
pendant longtemps, au vu et au su de tout le monde, la servante-
maîtresse d'un médecin de la ville. Cette pauvre femme eut une
fin différente de celle que Balzac donne à sa Rabouilleuse, mais
aussi misérable, car, vieillie, malade, dépouillée, sans ressources,
elle n'eut pas la patience d'attendre que la mort vînt la chercher,
et se jeta dans un puits pour en finir avec la misère. Le docteur,
paraît-il, lui avait, à sa mort, laissé une maisonnette et quelque
argent, mais ses héritiers réussirent à la dépouiller entièrement.
Peut-être cette histoire est-elle l'origine du récit que fait Balzac
de la lutte des héritiers du docteur Rouget contre sa maîtresse ; on
peut voir ici, une fois de plus, que la réalité est souvent, sinon
aussi dramatique, du moins aussi lamentable que la fiction. Cette
Rabouilleuse eut une fille, qui hérita de son surnom, à défaut
d'autre chose ; cette fille était, il y a une soixantaine d'années,
simple laveuse de vaisselle à l'hôtel de la Cloche, oh Balzac pre-
nait souvent ses repas lorsqu'il venait à Issoudun. La vit-il et con-
nut-il par elle l'histoire de sa mère ? C'est là un mystère de la
genèse poétique qui ne sera peut-être jamais dévoilé.
358 LES ANNALES ROMANTIQUES
Quant à Jean-Jacques, n'a-t-il pas eu pour prototype le fils du
Docteur qui, au dire de ceux qui l'ont connu, était d'une intelli-
gence assez bornée ? En tous cas, sa vie fut à la fois moins mouve-
mentée et plus heureuse que celle du personnage créé par Balzac ;
il ouvrit boutique dans la ville, se maria et fit fort honnêtement
ses affaires. Il est mort paisiblement il y a peu d'années.
Un autre personnage dont quelques souvenirs sont restés dans
la mémoire des vieux Issoldunois est le fameux Max ; tout ce qu'on
sait de lui, c'est qu'il fut bien le chef des chevaliers, qu'il eut,
sous la Restauration, un duel célèbre avec un officier royaliste,
qu'il était chef de bataillon à l'âge de 24 ans, qu'il fut mis en demi-
solde, et qu'il reprit du service dans l'armée vers 1834 ; il quitta
alors Issoudun et, de ce jour, la Désœuvrance se trouva dissoute.
Son nom, ou plutôt son surnom, était Fix, qui rappelle celui qu'a
créé Balzac : Max.
Des renseignements plus précis peuvent être donnés sur l'un
des acteurs du drame, acteur de second plan, mais si bien campé
qu'il laisse dans l'esprit une impression profonde : nous voulons
parler du vieil avare, de M. Hochon, de ce diplomate provincial
aux lèvres serrées, oncle des Bridau et allié de Jean-Jacques Rou-
get. Ici, il semble hors de doute que l'auteur a eu en vue un fils de
l'ancien ministre de la police du Directoire, de l'ancien préfet de
l'Empire, de l'ancien sénateur qui avait nom Cochon de Lappa-
rent. Ce fils, marié à Issoudun, habita cette ville de 1820 à 1830 ;
et devint possesseur de plusieurs fermes situées dans les environs.
La malice issoldunoise avait dès l'abord supprimé le « de Lappa-
rent », pour ne laisser subsister que le nom patronymique, nom
qui convenait, trouvait-on, à un riche bourgeois assez dur au pau-
vre monde, et fort avare. Les anecdotes étaient nombreuses sur
son compte, et le « Gritte, tu me le rendras ! » lui était attribué.
Le calembour des cinq Hochon a été créé par Balzac ; mais comme
la famille se composait du père, de la mère et de trois enfanrs, il
dut lui venir tout naturellement à l'esprit. Ce nom malencontreux
faisait la joie de la ville et des environs ; et lorsqu'un paysan le
Drononçait, il vous y ajoutait un « sauf votre respect » jésuitique
et mal intentionné.
L'un des fils, né h Issoudun en 1807. fut plus tard un éminent
ingénieur du génie maritime ; le père était, en 1839, préfet du
Cher, et comme les siens, mais plus cruellement encore, cloué à
son nom comme un martyr à sa croix. Il était en fonctions lors du
séjour de don Carlos à Bourges, et par suite exposé aux insultes
« l.A RABOUILLEUSE » 359
des deux partis de l'opposition, les royalistes et les républicains ;
toutes les démarches qu'il pouvait faire en vue d'adoucir les
risrueurs de l'exil du prétendant étaient, par le Charivari, vigou-
reusement critiquées ; de cette dent, il passait à celle du journal
la Mode, chaque fois qu'une mesure de prudence gouvernemen-
tale lui était imposée. Et toujours le fameux nom était mis en
avant. Le Charivari publiait une sorte de chanson, dédiée au pré-
fet, où il en était largement « fait état », comme eût dit le préfet
lui-même, et dont le premier couplet était celui-ci :
Bien heureux doivent s'estimer
Ceux qui sont dénués de père ;
Car du nom que leur goût préfère
Ils peuvent du moins se nommer.
C'est un vrai fïéau que l'ancêtre.
Qui de force impose son nom ;
On ne sait pas ce qu'on peut être,
Paut-jl qu'un homme soit cochon !
Il y a 8 autres couplets du même stvle ; on les trouvera dans le
n° du Charivari du 12 nov. 1839. Ajoutons que l'infortuné fonc-
tionnaire eut pour petits-fils le célèbre géologue, et que dès lors il
ne fut plus question que du nom de Lapparent.
Nul doute que Balzac, qui dès 1839 devait avoir son roman dans
la tête, n'ait eu l'attention appelée sur cette famille dont, à ce mo-
ment, la méchanceté tant berrichonne que parisienne avait fait sa
proie.
Quant à certains autres noms, on peut assez facilement en déter-
miner l'origine ; quelques-uns sont des noms du pays ; il existe
encore à Issoudun des gens du nom de Gillet, et aussi du nom de
Bourdet, que Balzac donne au domestique de Philippe Bridau ; le
nom de Rouget pourrait bien être une déformation de celui de
Borget, ami, comme nous l'avons dit, de Balzac, et membre d'une
des familles les plus estimées d'Issoudun ; ce même nom de Borget
paraît également être l'origine de celui de Borniche, d'autant que
l'auteur indique la famille Borniche comme étant des plus con-
nues dans la ville. Mais nous ignorons l'origine du nom de Bra-
zier. Balzac, on le sait, prenait les noms de ses personnages aux
sources les plus diverses, et M. de Lovenjoul a été possesseur d'un
carnet où il écrivait ceux qui l'avaient frappé, souvent sur des
enseignes.
360 LES ANNALES ROMANTIQUES
IV
BALZAC A ISSOUDUN
Balzac fît à Issoudun plusieurs séjours. Il y allait voir sa grande
amie, M""" Garraud, qu'il avait connue par sa sœur Laure, deve-
nue, par son mariage, M"** Surville, et qui avait été liée avec elle
dès la pension.
M"'^ Garraud était propriétaire de Frapesle, petit domaine dis-
tant d'Issoudun d'à peine un kilomètre, et sur lequel avait été
bâtie une assez vaste maison. Domaine et maison existent encore,
et nous devons à l'obligeance de leur propriétaire actuel d'avoir
pu les visiter. La maison est une manière de petit château à un
étage, dont, à quelque distance, les murs blancs ont l'air de sortir
de l'herbe ; de grands arbres l'entourent, et un parc l'isole du
monde.
Elle était, au temps de M"« Garraud et de Balzac, beaucoup
plus simplement aménagée qu'aujourd'hui ; telle grande pièce,
occupée actuellement par une bibliothèque, n'était qu'un simple
grenier ; tel salon était une chambre sans meubles où les poules
picoraient en liberté. Les habitants y vivaient très simplement, et,
retenus presque toute l'année à Angoulême par les fonctions de
M. Garraud, commandant d'artillerie, revenaient à Frapesle un
peu en campagnards, campagnards temporaires, prêts à repren-
dre, la saison passée, leurs allures de citadins.
En raison de l'intermittence de ces séjours et de leur faible
durée, Balzac ne put se rendre à Frapesle que par périodes, assez
courtes et assez espacées, tout au moins jusqu'en 1838. A ce mo-
ment, le commandant, ayant pris sa retraite, vint s'y installer
définitivement, et le romancier put être son .hôte pendant plus
longtemps. Ri on note que la première partie des « deux frères »
(titre primitif de In Eahoville^ise) parut pour la première. fois en
1842 seulement, on peut supposer que c'est surtout à partir de
1838 que Balzac commença à en rassembler sérieusement les élé-
ments.
M™^ Garraud a été qualifiée de <f femme incomprise » par un
auteur balzacien (G. Ferry, Balzac et ses amies). On peut perti-
nemment s'étonner de cette appréciation . M"î* Garraud était une
femme de petite taille, vive, à la démarche légèrement clandi-
« LA RABOUILLEUSE »
361
cante, adorant son mari et ses fils, et auteur de quelques romans-
moraux à Tusage des enfants. Rien en elle n'évoquait ce vague à
l'âme et cette mélancolie propre aux Indiana. Ce qui est hors de
discussion, c'est que son affection pour Balzac fut pure et désinté-
ressée, et que le caractère en fut tout spécialement la maternité.
Bien souvent, malade, découragé, poursuivi par les bourreaux
d'argent, Balzac arriva à Frapesle comme un pigeon blessé. Et
c'était, au sortir de l'orage, des paroles douces qui le calmaient,
et lui rendaient le goût de vivre et le courage d'encore lutter. Sa
reconnaissance fut d'ailleurs aussi vive que l'amitié qui l'inspi-
rait. Au risque de dépasser un peu le cadre de la présente étude,
nous ne pouvons nous empêcher de rappeler la lettre, si touchante,
qu'il adressa de Pologne à son amie en 1850, quelques jours après
son mariage avec la Comtesse Hanska, alors que M'"" Carraud, qui
avait vendu Frapesle. s'était exilée dans le Cher, à Nohant-en-
Graçay. Cette lettre est toute parfumée de doux et pitoyables sen-
timents ; elle contient l'offre la plus pressante de venir rue Fortu-
née, dès le retour de Pologne, se réchauffer l'âme auprès d'un bour
hour longtemps attendu et qui devait être si court, offre à laquelle
M"" Carraud eût eu à peine le temps de répondre, puisque, trois
mois plus tard, Balzac avait cessé de vivre !
A Frapesle, Balzac occupait deux pièces ; une chambre à cou-
cher et un cabinet de travail, situés au premier étage, tout au bout
de la maison ; le cabinet de travail avait trois fenêtres, dont l'une
donnait sur l'entrée du jardin. Le romancier goûtait fort cette
disposition, qui lui permettait de guetter l'arrivée des importuns
et des créanciers, ses éternels ennemis. Nous avons vu ces deux
chambres, mais elles ont été complètement transformées ; notam-
ment, un escalier tournant, qui faisait communiquer directement
à la chambre à coucher avec le jardin, a été détruit. C'est grâce à
cet escalier que Balzac, la nuit, pouvait aller asse7 souvent se pro-
mener dans les environs. Il dirigeait quelquefois ses pas vers un
groupe de maisons proches de Frapesle, et qui se nomme la Déjeu-
nerie. A la Déjeunerie habitait un vieil homme appelé le père
Badinot, père d'une jeune fille fort étroitement surveillée. Cet
homme simple, ne pouvant supposer qu'on se promenât la nuit
pour autre chose que pour mal faire, d'ailleurs assez fâcheuse-
ment impressionné par l'étrange aspect du promeneur, ne parlait
rien moins que de lui envoyer un coup de fusil à la première
occasion. Dans la suite, les choses s'arrangèrent : le littérateur et
le paysan devinrent une paire d'amis, et un jour que le père Badi-
362 • LES ANNALES ROMANTIQUES
not parla très sérieusement d'adresser à l'administration, à sa
décharge, un rapport en vers ! La proposition n'eut pas de suite,
et le père Badinot l'échappa belle.
Bien souvent, Balzac allait vers la ville, et ses longs cheveux, sa
redingote verte et sa canne furent rapidement populaires. Il se
promenait volontiers sur le boulevard Baron, en compagnie soit
de Pérémé, d'Auguste Borget, ou du commandant Carraud, soit
de quelques bourgeois très fier de cette faveur. Il avait toutefois
une prédilection pour les gens du peuple, la Cognette comprise, et
nul doute que, sans le savoir, plusieurs d'entre eux ne lui aient
fourni d'utiles renseignements. Les petites gens du cru se pous-
saient du coude lorsqu'il passait ; l'un d'eux, dont les impressions
ont été notées récemment par M. Louis Lumet, le définissait un
homme « gros de partout, court de taille, mais qui ne paraissait
pas petit..., vêtu de drap sombre ; son pantalon lui descendait un
peu sur les pieds, et on aurait dit chez nous qu'il était mal guê-
tre »,
. Le récit d'une anecdote, qui fut racontée à Issoudun pendant
plusieurs années, terminera pertinemment ces quelques détails :
Balzac se trouvait un jour à table, à l'hôtel de la Cloche, aujour-
d'hui disparu, en compagnie de George Sand ; celle-ci avait
amené avec elle son médecin, qui devait l'accompagner à Nohant.
La conversation s'engagea sur les fous, sur la façon dont la folie
se manifeste et sur ses signes extérieurs. Le médecin se faisait fort
de reconnaître un fou à première vue. « En voyez-vous un ici ? »
dit George Sand fort sérieusement. Balzac cependant mangeait,
comme toujours, avec furie, et ses cheveux assez emmêlés sui-
vaient le mouvement de sa tête et de son bras. « En voilà un ! » fît
le Docteur ; « il n'y a pas à s'y tromper ! » George Sand riait aux
éclats, Balzac en fît autant, et, la présentation faite, le médecin,
confus, fut condamné à payer le dîner.
Qui dait si Balzac, en écrivant la Rabouilleuse, ne goûta pas le
plaisir de la vengeance, et si le souvenir de cette petite scène ne
contribua pas à noircir quelque peu la physionomie du Docteur
Rouget ?
Maurice Serval.
VARIA
I
VICTOR HUGO CORRECTEUR D'EPREUVES
Lettres inédites sur les Conteviplations
Les Contemplations sont consacrées aujourd'hui par l'admira-
tion unanime comme l'un des grands chefs-d'œuvre de la poésie
lyrique de tous les temps et de tous les pays. Brunetière et
M. Faguet, pour ne parler que des plus récents critiques, ont
vengé Victor Hugo du dédain de Caro et des sarcasmes, qui désar-
mèrent pourtant devant certaines pièces immortelles, de Louis
Veuillot. On s'accorde à dire qu'aucun recueil du poète n'offre à
la fois tant de variété, de grâce spirituelle ou tendre et de profon-
deur. Le génie de Victor Hugo s'y déploie tout entier. Les Contem-
plations me paraissent occuper dans son œuvre la même place que
la Symphonie en 7it mine^ir dans celle de Beethoven. Le poète et
le musicien pourront se renouveler et se transformer sans être
inférieurs à eux-mêmes, mais ils ont atteint un sommet qu'ils ne
dépasseront pas.
Sur les origines et sur la composition des deux volumes qui
constituent le recueil, il n'y a plus rien à dire. M. Gustave Simon,
dans l'admirable édition critique où il a repris avec une érudition
si aisée et si sûre les traditions de Paul Meurice, n'a laissé dans
l'ombre aucun document. H faut désespérer de glaner sur les tra-
ces d'un tel moissonneur. Mais il y a un champ qu'il n'a pas
exploré. Les Contemplations devaient être imprimées d'abord à
Bruxelles. De Jersey, oij il était exilé, Victor Hugo envoyait à
l'imprimeur la copie de ses manuscrits. M. Gustave Simon nous
apprend qn' « il les accompagnait de ses instructions minutieuses
sur toutes sortes de détails, titres, blancs, nombre de vers à la
364 LES ANNALES ROMANTIQUES
page. Pour les faire exécuter, il comptait à Bruxelles sur un ami
fidèle et zélé, Noël Parfait, lettré soigneux, qui devait faire, et qui
fit le meilleur des correcteurs. Parfait lisait en premier les épreu-
ves et les renvoyait, corrigées par lui, à Victor Hugo, qui les corri-
geait à son tour, et les retournait avec ses observations et ses vir-
gules, et très souvent en bon à tirer «.
Noël Parfait, républicain très ferme, était, comme Victor Hugo,
un proscrit. L'exil les avait rapprochés et avait soudé une amitié
très vive à la communauté de leurs opinions. Noël Parfait était
resté à Bruxelles après que l'expulsion en avait chassé Victor
Hugo. La Correspondance du poète contient, à la date du 29 octo-
bre 1853 une lettre charmante, où il remercie Noël Parfait des nou-
velles qu'il en a reçues. « C'était un exquis petit journal intime,
qui ressemblait à votre sourire. Charles disait : c'est Parfait. Et
nous répétons tous ce calembour auquel le bon Dieu vous a atta-
ché. »
Victor Hugo n'aimait pas les calembours, qu'il a même traités
avec rudesse. Mais il ne se défendait pas contre la facilité presque
irrésistible qu'offrait le nom de son ami. En lui envoyant les deux
volumes des Contemplations, il y écrivait la dédicacer suivante :
« A celui qui a son nom pour épithète, à Parfait, Victor Hugo,
Guernesey, Hauteville House, avril 1856. »
Ce précieux exemplaire est entre mes mains. Noël Parfait y
avait intercalé les lettres que Victor Hugo lui avait adressées pen-
dant la correction des épreuves. Je n'en compte pas moins de qua-
rante-huit. H y en a de tous les format^ et sur des papiers plus ou
moins épais, de toutes les couleurs. C est un plaisir des yeux que
de feuilleter ces volumes. Mais l'esprit y trouve son compte. Victor
Hugo s'y révèle grammairien sévère. On ne saurait dire de lui,
comme on l'a écrit de Lamartine, qu'il fut un homme de génie
auquel il manqua d'avoir du talent. Son talent slirveillait et cor-
rigeait les élans de son génie. H était sévère pour lui-même. Rien
n'échappait à la vigilance de son intelligence. Mais son œil n'était
pas moins impitoyable. Noël Parfait, si appliqué qu'il fût, en fit
souvent l'épreuve. Mais avec- quelle grâce charmante et quelle déli-
catesse le poète lui disait ses observations ou ses réclamations !
Parfois, c'était une discussion, qui se prolongeait, sur le genre
d'un mot ou sur son emploi. Noël Parfait osait dépasser son rôle
de correcteur d'épreuves typographiques. Il serait excessif de
découvrir en lui un collaborateur des Contemplations. Sa modes-
tie aurait protesté contre un éloge aussi immérité et aussi im-
VARIA 365
prévu. Mais Victor Hugo le traitait en lettré et en ami. Son nom
mérite ainsi de survivre comme celui d'un artisan qui aurait posé
une petite pierre dans l'immense cathédrale. Et peut-être quel-
ques-unes des lettres que Victor Hugo lui écrivait ne seront-elles
pas indignes de la correspondance du grand poète, jusqu'ici trop
insuffisamment recueillie, et dont notre admiration a le droit
d'exiger une édition nouvelle et complète.
Les lettres de Victor Hugo à Noël Parfait, toutes inédites, s'éten-
dent sur une période qui va du mois de juin 1855 au mois d'avril
1856. Elles ne présentent pas un égal intérêt. Certains détails sont
d'un ordre infime et ne valent que par le témoignage nouveau
qu'ils apportent des extraordinaires facultés visuelles de Victor
Hugo. Je me contrains donc à faire un choix. Mais la première
lettre, datée du 28 juin, me paraît devoir être donnée en entier
comme étant particulièrement caractéristique de la manière de
Victor Hugo, correcteur d'épreuves. Elle n'est pas d'ailleurs indif-
férente à la composition même des Contemplations .
« Je reçois la lettre bifrons, et je souris à ces deux chers et bons
visages amis qui ne sont pas plus bêtes l'un que l'autre, et je
réponds par un envoi immédiat. Vous trouverez dans ce paquet,
cher et parfait collègue Parfait, la fin du livre II, lequel est inti-
tulé :
Vdmne en fleurs.
Jetez les deux autres titres au panier.
Maintenant, attention :
1° Je vous envoie une intercalation, Tu peux comme il te plaît
me faire jeune ou vieux, qui entre dans le livre II sous le numéro
VIII et rejette au chiffre IX la pièce En écoutant les oiseaux. Modi-
fier les chiffres d'ordre suivants en conséquence. Afin d'éviter les
remaniements, vous ferez bien de faire tout de suite ces classe-
ments dans le manuscrit.
2° Vous trouverez dans le paquet, outre la pièce à intercaler,
onze pièces allant du chifi're XVIII au chiffre XXVIII et jusqu'à
la page 96 du manuscrit.
3° Vous êtes un charmant homme, et je ne vous dispense pas du
tout de me dire que vous êtes content, et que mon livre vous plaît,
attendu qu'il y a dans le monde une ou deux douzaines d'esprits
366 LES ANNALES ROMANTIQUES
comme le vôtre, auxquels, nous les poètes, nous songeons en tra-
vaillant.
4" D'ici à huit jours, vous aurez le livre III, inti«ulé : les Luttes
et les Rêves ; de cette façon, vous aurez entre les mains le premier
volume tout entier. Vous savez que ce volume est intitulé : Autre-
fois. Le second a pour titre : Aujourd'hui. C'est l'épopée après
l'idylle.
5° Le spécimen est bon — et je suis heureux, heureux, heureux
de penser que vous allez être forcé de m'écrire très souvent de ces
lettres qui sont charmantes comme si elles n'étaient pas bonnes, et
bonnes comme si elles n'étaient pas charmantes. V.
Mes prohibitions ne s'étendent pas le moins du monde à
jyjme Parfait pour laquelle je ne verrais du reste qu'un peu d'en-
nuis dans le labeur et à qui j'offre mes hommages les plus em-
pressés.
Dites, je vous prie, à mon charmant poète d'éditeur que je lui
répondrai par le prochain numéro, la, poste me pressant aujour-
d'hui. »
Les prohibitions dont par le Victor Hugo étaient, rsî-atives aux
copies de ses vers dont il interdisait avec force la communication.
Il devait se défendre d'autant plus contre des indiscrétions que
son exil donnait une saveur toute particulière aux primeurs dont
les journaux se disputaient la bonne chance. Les précautions qu'il
prenait et qu'il imposait ne réussirent pas d'ailleurs toujours à l'en
garantir. Mais Noël Parfait, du moins, ne mérita jamais ses re-
proches.
Si M'"*' Noël Parfait était admise à l'honneur exceptionnel de
lire le nouveau chef-d'œuvres sur épreuves, Alexandre Dumas
bénéficiait de la même faveur. Son admiration et son amitié pour
Victor Hugo ne s'étaient jamais démenties. Le poète, de son côté,
lui portait une affection sincère. Dans sa lettre du 29 octobre 1853
à Noël Parfait, que j'ai déjà citée, il disait : « Quant à Dumas,
nous avons de ses nouvelles ; il nous tombe chaque matjn une
page étincelante qui nous dit : le bon cœur et le grand esprit se
portent bien. »
Au mois de juillet 1855, il faillit tomber sur Jersey mieux qu'une
page de Dumas. A la date du 2, Victor Hugo écrivait à Noël Par-
fait :
« Vous ici ! et Dumas ! quel bonheur c'eût été ! quelle fête sur le
VARIA 367
rocher ! quels vastes éclats de rire au nez d'Ogre-le-Petit ! J'espère
bien que ce projet n'est pas tombé dans toute cette eau qui nous
sépare, et qu'un de ces matins d'été ou d'automne, en voyant Par-
fait débarquer, nous crierons : Noël ! Poussez Dumas à la chose,
n'est-ce pas ?...
Voici les deux feuilles corrigées, A propos, cela coûte 2 fr. 60 de
port. On me dit qu'en les envoyant sous bande, cela ne coûterait
qu'un timbre-poste de journal. Informez-vous, je vais m'informer,
j'affranchirais les miennes, vous affranchiriez les vôtres et nous
donnerions des sous au lieu de donner des francs. Je ferais volon-
tiers cette économie sordide sur Victoria et Léopold.
J'ai fait droit à votre très juste observation sur chante et champ.
Du reste, ces épreuves m'ont charmé. J'ai senti qu'un ami y avait
passé. C'était mieux que corrigé, c'était comme paré. Et votre
bonne et charmante lettre nous a tous ravis. Je recommande à
votre attention personnelle les corrections des pages 18, 26, 27, 28,
31, 39, 49 (les deux vers transposés), 52, 61, 67, 72, entre autres, et
tout particulièrement, 45, 46, la pièce à M"" de Girardin qui, avec
quelques mots et quelques vers changés, se trouve comme faite
pour sa mort. (Noble femme, et que je regrette profondément).
N'hésitez pas à me renvoyer la correction sur laquelle vous auriez
quelque hésitation. Ne tirez jamais qu'à coup sûr, comme les Rus-
ses à Sébastepol. »
La lettre s'achève sur une allusion à des difficultés qui risquent
de s'élever avec Pascal Duprat, relativement à la communication
du recueil avant sa publication. Avant qu'elle n'ait paru, on se
dispute l'œuvre nouvelle. Les journaux et les revues, ceux du
moins qui peuvent, dans ces temps difficiles, se réclamer d'une
communauté d'opinions avec le proscrit de Jersey, s'efforcent d'ob-
tenir de lui une préférence. Nous verrons comment, l'heure venue,
il procéda aux distributions nécessaires. En attendant, il s'accorde
avec Hetzel, son éditeur, pour renvoyer Pascal Duprat à la lettre
et à l'esprit de leurs traités.
La question du port, soulevée ici pour la première fois, jouera
un rôle dans les lettres suivantes. Mais on voit déjà que Victor
Hugo, qui ne dédaignait pas les petites économies, excellait à les
colorer d'un prétexte politique.
Le 16 juillet, il écrivait :
« Je reçois la feuille 3. Je ne puis vous la renvoyer aujourd'hui,
368 LES ANNALES ROMANTIQUES
attendu que le packet, arrivé en retard par le brouillard, repart à
l'instant même. Votre observation quant à Sereine lueur et Vague
lueur est parfaitement juste, et je vous en remercie, cher confrère.
J'y ferai droit. Vous recevrez l'arrangement après-demain, plus la
feuille 3 corrigée, plus la fin du livre III (ce qui complète le pre-
mier volume), plus quelques vers à intercaler dans la Réponse à
un acte d'accusation. Aujourd'hui je vous envoie bonne partie du
livre III, jusqu'à la pièce XX et la page 139 du manuscrit inclusi-
vement : — je vous écris des brimborions, mais je vous demande
de bonnes longues lettres. Ma femme, ma fille, mes fils, rafïolent
de vous, tant pis. Votre nuance politique et littéraire les charme.
Vacquerie est en ce moment à Paris, près de sa mère malade. Je
lui envoie vos bonjours. Mettez-moi aux pieds de votre bonne et
gracieuse femme.
Ecrivez-moi chez moi, à mon nom ; nul inconvénient.
Informez-vous pour l'envoi des épreuves sous bande.
Encore un serrement de main. Et merci. »
Deux jours après, le poète, qui venait, pour remercier Noël Par-
fait d'une observation heureuse, de l'élever au rang de «confrère»,
lui donnait au autre titre et lui envoyait les vers promis.
« 1° Evitons, cher coopérateur, les transpositions. D'ailleurs les
pièces de ce diable de recueil sont comme les pierres d'une voûte,
impossible de les déplacer. Je me borne donc à changer le premier
hémistiche de Mes deux Filles. Au lieu de à la vague lueur, etc.,
mettez, je vous prie :
Dans le frais clair-obscur du soir charmant qui tombe. C'est
même mieux. Donc remerci.
2° Voici qui importe. Dans la Réponse à un acte d'accusation,
mtercalez les huit vers que voici après le dixdiuitième vers, de
façon qu'on lise :
En somme,
J'en conviens, oui, je suis cet abominable homme ;
Et, quoique, en vérité, je pense avoir commis
D'autres crimes encor que vous avez omis.
Avoir un peu touché les questions obscures.
Avoir sondé les maux, avoir cherché les cures,
De la vieille ânerie insulté les vieux bâts,
Secoué le passé du haut jusques en bas,
VARIA 369
Et saccagé le fond tout autant que la forme,
Je me borne à ceci : je suis ce monstre énorme,
Je suis le démagogue horrible et débordé, etc.
Vous m'enverriez épreuve de ces huit vers en placard.
3° Voici la feuille 3 corrigée avec le bon à tirer.
4° Voici le reste du livre III et la fin du premier volume. Quand
vous voudrez, vous aurez le second. Je recommande à votre atten-
tion fraternelle et paternelle d'abord tout, puis très particulière-
ment la grosse pièce qui finit [Magniludo parvi) et qui marque le
passage d'un volume à l'autre, du bleu clair au bleu sombre. L'en-
voi d'aujourd'hui va jusqu'à la pièce XXX et la page 171 du ma-
nuscrit.
Pour éviter la monotonie du mot romain, ne mettez dHialiques
que là où vous voyez .les mots soulignés dans le rnanuscrit. Je
vous avoue cette faiblesse, je hais les lettres italiques. N'hésitez
pas à me renvoyer les corrections sur lesquelles vous auriez des
doutes.
Je crois que voilà mon sac d'aujourd'hui vidé. Que vous dire
maintenant ? Que nous sommes à vous de tout cœur, que nous
vous réclamons à cor et à cri sitôt les Contemplations terminées et
que nous tâcherons de retrouver à Marine Terrace les bons rires
du boulevard Wateloo.
Mettez-moi aux pieds de M""^ Parfait. »
Cette lettre est mieux que charmante. Elle nous initie par des
détails curieux au travail de composition de Victor Hugo qui, jus-
qu'à la publication, ne considérait pas son œuvre comme achevée.
Et ses corrections étaient le plus souvent une amélioration. N'était-
ce pas une inspiration heureuse qui, dans la délicieuse poésie inti-
tulée Mes deux Filles, au vers primitif :
A la vague lueur du soir charmant qui tombe
lui faisait substituer celui-ci :
Dans le frais clair-obscur du soir charmant qui tombe
dont la grâce pittoresque est, à elle seule, un vrai tableau ?
Je crois aussi que les huit vers intercalés dans la Réponse à un
acte d'accusation ajoutent à la force du réquisitoire que Victor
24
370 LES ANNALES ROMANTIQUES
Hugo, résumant les griefs de ses adversaires, dirige contre lui-
même avant et afin de présenter sa défense. Il précise le côté social
des accusations dont les vers précédents ne donnaient que le côté
littéraire. Et il peut ainsi aboutir à sa justification complète :
Et je n'ignorais pas que la main courroucée
Qui délivre le mot, délivre la pensée.
Voici, maintenant, à la date du 19 juillet, une lettre dont on
peut dire, avec Victor Hugo pour les pièces de son recueil, que les
termes en sont, comme les pierres d'une voûte, impossibles à dé-
placer. On y trouve le poète, le grammairien, l'expert en lettres et
en lignes typographiques, l'ami qui veut et sait plaire, le répu-
blicain...
«Vos longues lettres me sont douces ; elles sont toujours pleines ;
quand ce n'est pas de l'esprit, c'est du cœur, et la plupart du
temps cœur et esprit, esprit et cœur, mêlés. Je vous remercie de
me parler de vous, et tous les détails que vous me donnez me font
l'effet de détails de famille. En somme, la dignité et le courage
aidant, je vous vois heureux là-bas. Je sais bien bon gré à notre
cher Dumas de tout ce qu'il est pour Noël Parfait, et à mon cher
Noël Parfait de tout ce qu'il est pour Dumas. Est-ce l'épreuve cor-
rigée, faites attention, page 116, au mot brocs et non blocs ; et aux
corrections des pages 117, 126 [des boîtes demi closes), 131 {enfu-
mant), 132 (quatre vers à intercaler. Croyez-vous nécessaire de
m'en envoyer l'épreuve en placard ?) Le mot bleuet n'est joli que
parce qu'il contient bleu. Grammaticalement il ne faut uas d'5 à
penchant ; le participe présent ne prend jamais l'accord. Une s,
permise là en vers, serait une licence. Pour le bon vers, je me
fiche que vous entamiez la garniture et que ce soit hideux en typo-
graphie ; mais je ne puis ajouter un alinéa à Halte en m,archant.
Les alinéas sont des chapitres. Et laissez les guillemets. Vous
voyez que je résiste. Notre ami m'appelle tyran. Remerciez-le de
la bien bonne et bien charmante lettre qu'il m'écrit ; cette réponse
est pour vous comme pour lui, cependant je compte toujours lui
écrire par le prochain numéro. En attendant, remettez-lui cette
réponse à M. Hachette qui m'a écrit, priez-le de la lire, de la cache-
ter de noir, et de l'envoyer à M. Hachette. Je vous résiste égale-
ment pour Luttes et Rêves, il faut : les Luttes et les Rêves. Encore
là, entamez la garniture, je m'en reflche. L'article les n'est pas
VARIA 371
indifférent. Je dis Châtiments et les Contemplations . Du reste, je
vous laisse libre de dire que je suis bon comme tout avec mes
nuances. A la rigueur brisez la ligne et mettez :
Les Luttes
et
les Rêves.
Mais ne brisez et ne pliez jamais de vers.
Vous avez fait un excellent essai. La feuille sous bande m'est
parfaitement arrivée intacte et m'a coûté un sou, tandis que la
même feuille sous enveloppe m'a coûté 2 fr. 50. La moitié du pro-
blème est donc résolue, car, de mon côté, il faut que je voie le
directeur de la poste pour nous entendre à ce sujet, et j'ai rendez-
vous avec lui. Dans tous les cas, vous pouvez dès à présent m'en-
voyer les épreuves sous bande ; elles m'arrivent comme imprimés,
pêle-mêle avec un déluge de journaux et d'imprimés, et il n'y a
aucune raison pour que cette bande-là soit violée plutôt que les
autres. D'ailleurs les post-masters anglais et jersiais n'y verraient
que du feu. Je ne sais pas si l'épreuve corrigée, c'est-à-dire portant
de récriture, pourra jouir de la même immunité. C'est là ce que je
vais résoudre avec le post-master de Saint-Hélier. Si c'est non, je
continuerai de vous les envoyer dans des lettres, mais c'est déjà
quelque chose que d'arracher à Victoria la moitié de son bénef.
Ecrivez-moi toujours longuement, parlez-moi beaucoup de vous,
donnez-moi des nouvelles des vôtres. Je suis bien content que ce
livre continue de vous plaire. Je crois que le tome II va plus haut
que le premier, il le complète par le douloureux et le sombre ;
l'autre est l'aurore, il est le soir. Vous l'aurez quand vous voudrez.
Figurez-vous que c'est aujourd'hui ma fête et que mes chers
proscrits se sont joints à ma famille, et que je les vois de ma fenê-
tre en vous écrivant. Ils me croient sorti, bouleversent mon jardin
pour me faire ce soir une illumination en verres de couleur. Char-
les prépare un drapeau rouge portant l'inscription Etats-Unis
d'Europe. Je fourre mon nez dans la Surprise et je me l'éventé à
moi-même. Que n'êtes-vous là ? Ce serait double fête. »
Un premier passage de cette lettre est à retenir. Victor Hugo ne
veut pas qu'on écrive : Luttes et Rêves, mais bien les Luttes et les
Rêves. Il ajoute : « L'article les n'est pas indifférent. Je dis Châti-
w.cnts et LES Contemplations. « Cette netteté et cette force de vo-
372 LES ANNALES ROMANTIQUES
lonté sont frappantes. Ce n'est pas arbitrairement, mais bien par
suite d'une réflexion logique, que Victor Hugo ajoutait ou suppri-
mait l'article les. Pourtant, la plupart des éditions des Châtiments,
en particulier l'édition définitive (qui ne l'a pas été) de 1882, et
l'édition de l'Imprimerie nationale, publiée en 1910 par M. Gus-
tave Simon, donnent au recueil pour titre les Châtiments. Est-ce
contraire à la volonté de Victor Hugo ? Oui et non. En 1853, après
avoir hésité entre les Vengeresses et le Chant du Vengeur, Victor
Hugo écrivait à Hetzel qu'il s'arrêtait définitivement, d'après l'avis
unanime, à ce titre : Châtiments. De fait, les deux éditions origi-
nales, parues, l'une expurgée, l'autre complète, en 1853, donnaient
ce titre sans l'article. Le titre les Châtiments apparaît pour la pre-
mière fois sur l'édition complète et française publiée par Hetzel
en 1870. Cette édition avait été revue par Victor Hugo. Rien n'ex-
plique comment il a adopté cet article les contre- lequel il s'élevait
avec tant d'énergie en 1855. Selon moi, il avait simplement cédé
aux habitudes du public qui, sans se soucier de la nuance voulue
par le poète, ajoutait couramment l'article où, primitivement il
ne l'avait pas mis.
Curieuse par cette discussion grammaticale, la lettre de Victor
Hugo que je commente ne l'est pas moins au point de vue de ses
idées sur la typographie. Le poète avait, on l'a vu précédemment,
horreur des italiques. ï\ avouait que c'était une faiblesse, mais je
ne crois pas qu'il ait jamais renoncé à les combattre. Sur les ali-
néas, il était irréductible et, les considérant comme des chapitres,
il se refusait à en ajouter. Enfin, s'il consentait, même au prix
d'une hideur typographique, à briser la ligne pour l'impression
du titre les Luttes et les Rêves qui caractérisait le livre III du pre-
.mier volume, il refusait de transiger sur la typographie des vers
eux-mêmes. « Ne brisez et ne pliez jamais des vers », écrivait-il à
Noël Parfait. Il restait ainsi fidèle h ce passage de la note impé-
rieuse et précise qu'il rédigeait en 1853 pour l'imprimeur des
Châtiments : et Quand un vers est long et dépasse la justification,
il ne faut pas le replier. L'auteur s'y oppose absolument. Il faut
entrer dans la garniture. Très essentiel. Toujours mettre le vers
dans toute sa longueur. »
Peut-être trouvera-t-on que ces détails sont indifférents. Je ne
puis partager cet avis. L'attention portée à de petites choses n'est
pas toujours une petitesse et ne diminue pas forcément un grand
esprit qui s'y complaît. Victor Hugo, en réglant ainsi les éléments
de sa typographie, n'affirmait pas seulement un côté curieux de
VARIA 373
son goût : il pensait aussi au goût du public, qu'il se préoccupait
de ne pas heurter par des dispositions arbitraires. Il avait compris
que la typographie est une forme de l'art.
On lui a souvent reproché d'avoir manqué de sens critique dans
le Jugement qu'il portait lui-même sur son œuvre et de n'en avoir
pas toujours préféré le meilleur. L'observation est juste dans son
principe. Est-il d'ailleurs le seul auteur dont la paternité littéraire
ait eu des aveuglements ? Mais, cette fois, et dans sa lettre, il ne
s'est pas trompé en déclarant que le tome II des Contemplations,
douloureux et sombre, va plus haut que le premier. Il va si haut,
surtout dans Pauca meœ, que certaines pièces inspirées par le
drame de Villequier, arrachent à Louis Veuillot, prévenu et hos-
tile, ce cri d'admiration. « Il n'y a pas de plus beaux vers dans la
langue française, ni dans la langue chrétienne. »
Je crains bien que Louis Veuillot n'eût pris sa revanche avec le
passage de la lettre de Victor Hugo on le poète s'acharne, par la
substitution des épreuves sous bande aux épreuves sous enve-
loppe, à arracher une partie de son « benef « à la reine Victoria.
Cette idée l'obsède, et il y revient sans cesse. Le 2 août il mande à
Noël Parfait « une complication ».
«Il paraît que Victoria et Léopold se sont aperçus de nos manœu-
vres démagogiques, et ont avisé à sauver la caisse, car, quoique
sous bande libre, la feuille que je vous renvoie m'est arrivée
cotée, comme une lettre, 80 centimes. J'ai réclamé, cela est étrange
en effet, toutes les brochures possibles m'arrivant presque de tous
les coins du monde pour un sou la feuille ; mais j'ai grand'peur
que la queen, dans la personne du post-master, ne fasse la sourde
oreille. Dans ce cas-là, nous en reviendrons à l'envoi sous enve-
loppe.
Voici le bon h tirer. Vous devez avoir reçu, timbré Londres, un
paquet contenant le commencement du tome II. Y a-t-iî eu réduc-
tion notable sur le port ? Mandez-le-moi. Voici une belle lettre. Si
l'avenir la lit jamais, il y verra un ds côtés tristes de notre temps,
la pauvre pensée proscrite, mangée par les fiscs de toutes gros-
seurs, et se débattant sous les dents des rois et sous les quenottes
des reines. Je serre votre bonne et loyale main. »
Le 5 août, Victor Hugo remercie Noël Parfait de lui avoir envoyé
deux de ses œuvres, « qui sont d'excellents cailloux à ramasser
dans le chemin de l'exil ». Il félicite son « cher alter ego » de valoir
374 LES ANNALES ROMANTIQUES
encore mieux que lui pour les corrections, ce qui ne l'empêche pas
de les lui recommander. Et enfin il se plaint de la poste. « Léopold
me fait toujours payer seize soùs la feuille. Cette fois, il a ajouté
son cachet de cire rouge. »
Deux jours après : « C'est très farce. Je reçois aujourd'hui les
deux dernières feuilles tirées, deux sous. Ce bulletin de sous n'est-
il pas amusant ? Envoyez-moi donc l'épreuve sur le papier du
livre, elle reviendra peut-être à son niveau primitif, un sou. Je me
pique à ce jeu avec M""^ Victoria et M. Léopold. »
Le 12 août, Victor Hugo renvoie des corrections, mais il réserve,
par une réflexion piquante, l'impression de la préface pour la fin.
« C'est comme l'ouverture, la dernière chose que fait le musicien.»
Le 17 août, deux réflexions : M. Lévy a déjà reçu une feuille ;
il faut qu'il ne la communique à personne. L'épreuve, cette fois,
n'a coûté que deux sous, effet du changement de papier.
Une lettre du 30 août nous apporte une dé ces discussions gram-
maticales dans lesquelles le poète des ConteTuplations était passé
maître. La fin annonce un gros paquet : il sera mis à la poste du
Louvre « parce qu'il coûte moins cher ». Toute la première partie
est à citer.
« Oui, je suis un tyran. J'ouvre le dictionnaire de Boiste qui est
tout aussi mauvais que le dictionnaire de l'Académie, et j'y
trouve :
Phalène, s. m. Na. papillon de nuit, ene. R. {Phao, je brille, gr.).
Consommer, v. a. perficere, achever, finir, terminer, etc. ; con-
sumere, détruire par l'usage (des vivres, etc.).
Cher ami, on peut dire qu'un flambeau finit, ou se consomme,
détruire par l'usage, et est usé, on peut dire qu'un flambeau s'use
ou se consommée. Cela n'empêche pas de dire qu'il se consume,
consum^er est le mot spécial, consommer est l'e^cpression générale.
Toute chose comme toute idée est visible sous ces deux aspects, et
si ces bons chiens classiques n'aboient que de cela, ils aboieront
de peu. J'ajoute à Boiste que si votre servante fait une trop grande
consommation de chandelle, c'est que la chandelle se eonsom,m,e.
Un homme se consomme ou consomme sa vie en travaux, efforts,
etc., et une /chandelle se consume. Eh bien ! on peut également
dire qu'un homme se consume et qu'une chandelle se consomme.
Pardon pour cet étalage hideux, mais c'est votre faute, pourquoi
diable aussi me faites-vous ouvrir un dictionnaire ?
Quant aux classiques, en royalistes de la littérature, en absolu-
VARIA 375
tistes de l'art, ils crieront de cela et de bien d'autres choses ; mais
quand je me sens dans le vrai, je prends la devise de Ponce de
Léon : Dexa gritar.
C'est égal, dites-moi vos autres scrupules, car avec vous, cher et
charmant esprit, je compte, et vous avez eu plus d'une fois raison.»
Plusieurs des lettres suivantes sont relatives à des corrections
typographiques et à des transpositions de pièces. Elles n'offrent
pas un intérêt appréciable. Je note seulement que les proscrits se
sont réunis le 22 septembre chez Victor Hugo, pour fêter l'anniver-
saire de 1792 et boire à la République universelle.
Quelques lettres nous révèlent, entre Victor Hugo et Noël Par-
fait, une discussion dont l'obscurité, que je n'ai pas réussi à élu-
cider, est rendue plus grande par des déchirures involontairement
faites à l'une d'elles. Je regrette de n'avoir pu tirer au clair ce petit
incident, d'autant plus curieux que Noël Parfait ne pouvait guère
passer pour un royaliste, même en littérature. H s'agissait du mot
moignon. Le 17 septembre, Victor Hugo écrivait : « Je vous ai gro-
gné à propos de moignon, et cela en valait la peine, mais je vous
aime bien. » Le 9 octobre : « Vous avez raison d'avoir des remords;
je suis charmé que le moignon vous (un mot manque) ; mais soyez
tranquille, il ne sera pas perdu ; je le placerai ailleurs. » Huit
jours après : « Vous triompherez, non par des raisons, mais par
une prière : vous abuserez de votre puissance sur moi, c'est lâche.
Vous vous en prenez à un des meilleurs vers que j'aie faits, « la
main qui saisit tout, l'espérance devenue moignon, » cela vous
choque. Soit, je vous cède. Je suis faible comme une brute. Mais
Job ou Shakespeare vous eussent envoyé au diable. Je mets tron-
çon au Heu de moignon, ce qui sauve un peu l'idée. Renvoyez-moi
l'épreuve, il y a un remaniement nécessaire. » Je n'ai pas trouve
ce remaniement. Peut-être quelque lecteur s'intéressera-t-il à cett€
petite devinette littéraire, et sera-t-il plus perspicace, plus tenace,
ou simplement plus heureux que moi. Je lui épargnerai du moins
la peine de chercher les vers où Victor Hugo avait employé le mot
qu'il ne voulait pas perdre. H est dans la pièce sans titre qui com-
mence ainsi :
Je payai le pêcheur qui passa son chemin.
Le poète a pris des mains du pêcheur un être horrible :
376 LES ANNALES ROMANTIQUES
Sans forme comme l'ombre, et, comme Dieu, sans nom.
Il ouvrait une bouche affreuse : un noir moignon
Sortait de son écaille !...
{Contemplations, t. II, liv. V, chap. XXII.)
Un passage de la lettre du 9 octobre est plus clair. Une fois en-
core, Victor Hugo est repris par l'obsession du « jeu où il se
pique », contre la reine Victoria et le roi Léopold qui ne se dou-
tent apparemment pas du rôle qu'ils jouent dans cette partie im-
prévue avec le glorieux et irascible proscrit. Noël Parfait a envoyé
deux fois à Victor Hugo la même feuille. « Je ne vous en renvoie
donc qu'une, étant clément ; car sachez que maintenant, et depuis
très longtemps déjà, quelles que soient vos et mes précautions, je
paie vingt-cinq sous, que vous m'avez extirpés au profit de Léopold
et de Victoria. J'ai la générosité de vous les épargner et de ne pas
les faire retimbrer par ,1a poste (quelques mots manquent)... Bénis-
sez-moi. »
Si j'ai cité tous ces passages, ce n'est pas dans une intention de
dénigrement et pour fortifier la légende qu'on a essayé de créer,
et qu'on a créée, autour de l'avarice de Victor Hugo. J'ai voulu
simplement montrer l'homme dans le déshabillé où cette corres-
pondance intime nous le révèle. Je ne crois pas qu'à aucun point
de vue il n'y puisse perdre. L'économie n'est pas l'avarice et il
n'est aucune loi morale qui recommande aux hommes de génie de
faire des dépenses de poste dont s'abstiendrait avec soin un simple
particulier. Les économies de Victor Hugo, qu'il rattachait avec
plus d'esprit que de vérité à une lutte poiltique, dépendaient dans
une certaine mesure que je ne nie pas d'une tendance naturelle.
Mais elles étaient aussi, dans les premières années de cet exil qui
l'avait dépouillé et presque ruiné, un besoin de sa situation. Ce
n'est que plus tard, surtout avec les Misérables, qu'il commença
à réaliser une fortune destinée à devenir immense. En attendant,
il avait de lourdes charges, au regard desquelles il n'était pas de
petites économies. Et précisément, l'exil allait peser sur lui avec
une dureté plus grande. Proscrit de France, chassé de Belgique, il
ne devait pas tarder à être expulsé de Jersey. Les lettres à Noël
Parfait ne sont pas muettes sur ce tragique incident.
J'en rappelle les circonstances. Félix Pyat, proscrit à Londres,
avait adressé à la reine Victoria, pour protester contre son alliance
avec Napoléon III, une lettre violente, que le journal des exilés de
VARIA 377
Jersey, VHomme, avait reproduite. Ce fut l'occasion d'un arrêté
d'expulsion contre le rédacteur, l'administrateur et le vendeur du
journal.
Les proscrits prirent parti pour eux dans une déclaration, rédi-
gée par Victor Hugo, qui se terminait sur ces mots : « Le peuple
français a pour bourreau, et le gouvernement anglais a pour allié
le crime-empereur. Voilà ce que nous disons. Voilà ce que nous
dirons toujours, nous qui n'avons qu'une âme, la vérité, et qu'une
parole, .la justice. Et maintenant, expulsez-nous ! »
Le i8 octobre, Victor Hugo écrivait à Noël Parfait, parlant de
l'œuvre dont il lui recommandait les corrections : « Nous appro-
chons de la fin. Vous êtes dans le sombre. Les Contemplations
commencent rose et finissent noir. C'est le raccourci de ce spectre
qu'on appelle la vie. » H ajoutait, passant de l'œuvre à la situa-
tion :
«Le ciel de Jersey est devenu brusquement orageux. Vous savez
sans doute déjà l'histoire. Félix Pyat a fait une grosse maladresse,
de là ici trois expulsions, soufflet auquel il a fallu riposter. Je l'ai
fait comme vous verrez. Je vous envoie notre déclaration. L'effet
en est immense. Mais peut-être l'expulsion générale suivra. Voici
la grande pensée latine qui commence super flumina Babi/lonis.
Portez, je vous prie, notre déclaration au National. L'acte est in-
trépide et nos ennemis même l'admirent. Que le National donne
le fait et mette de notre déclaration ce qu'il pourra. »
Par sa lettre suivante, Victor Hugo annonce Les Maf/>'s, et la
préface, qui sera courte, une page ou deux. De la pièce finale, Ce
que dit la bouche d'ombre (intitulée d'abord la PortÉknoire entre-
bâillée), il donne un commentaire qui est à retenir. « La dernière
pièce est mon apocalypse. C'est pour elle que j'ai fait les deux
volumes et emmiellé^avec tant de soin le premier. Combien d'in-
telligences pourront boire à cette coupe sombre, je l'ignore : mais
c'est à l'avenir que je la tends. »
Puis, sur l'expulsion :
« L'orage de l'expulsion gronde plus que jamais. Je vous eovoie
des exemplaires de notre déclaration. Je vous ai dit que l'effet
avait été grand. H grandit encore et efface le point de iénart. la
lettre de Pyat. L'utilité de cette déclaration, c'est de rétablir notre
terrain vrai et de nous retirer de dessous les jupes de la queen où
378 LES ANNALES ROMANTIQUES
le Bonaparte était charmé de nous voir. Tempête dans les jour-
naux anglais, menaces inouïes. Reyndos qui nous défend dans son
journal nous avertit que son gouvernement infâme, dit-il, est capa-
ble de nous livrer. Hier, un brick français, VAnel, est entré dans
notre port. Le bruit s'est répandu dans la ville qu'il venait me
checher et que l'Angleterre me donnait gracieusement à Bona-
parte. J'en ai ri. C'eût été curieux. L'Ariel est reparti, je crois, et
sans moi. »
Le 25 octobre, entre des corrections typographiques et des obser-
vations, Victor Hugo glisse une allusion à l'incident. Il s'inquiète
de savoir si le National et V Observateur oui osé publier quelque
chose de la déclaration. On a parlé d'extradition. « Mais nous
tenons bon, et le champ de bataille nous reste. C'est une victoire. »
La victoire n'est que partielle. « Le Bonaparte, écrit le proscrit
le 30 octobre (de Marine Terrace, et en ajoutant : pour la dernière
fois), le Bonaparte demandait notre extradition sur la déclaration.
Cette lâche Angleterre a accordé l'expulsion. Je ne veux pas atten-
dre la fin du délai. Je pars demain. J'ai dit au connétable : « Une
terre où il n'y a plus d'honneur me brûle les pieds. » On nous
expulse le 2, vendredi, jour des morts. Qui sont les morts ? Eux
ou nous ? Je dis eux. A vous, de toute mon âme. »
Il n'oublie pas d'ailleurs les Contemplations. Il discute avec
Noël Parfait, auquel il donne ici raison et là tort. « Où diable
avez-vous vu que phalène était féminin ? Quel dictionnaire des
quarantes ânes avez-vous donc ? On dit le phalène. Répétez-le-
leur. » Il semble que Ce que dit la bouche d'ombre trouble et
effraie Noël Parfait. Le poète rit de ces appréhensions. « Avouez
que vous d#^enez un peu bourgeois devant cette apocalypse du
cinquième livre et que vos cheveux se dressent du qu'en dira-
t-on ?»
Quand il écrit le 4 novembre, Victor Hugo est ^ Guernesey :
« J'ai été admirablement reçu ici. Quand je suis arrivé, il y avait
foule sur le quai ; toutes les têtes se sont découvertes sur mon
passage. J'ai quitté Jersey mercredi, 31 octobre, deux jours avant
les autres expulsés, ne voulant point même accepter le délai qui
m'était accordé pour sortir de l'île. Il y a réaction immense en
faveur de la vérité et de la justice. Le quiproquo Pyat s'éclaircit.
La presse anglaise honnête commence à rager et à tonner. Cela va
bien. Cette expression est pour nous Austerlitz.
VARIA 379
En quittant Jersey, les proscrits ont eu une ovation. Force Jer-
siais sur le quai ont crié : Vii'c la République ! Honneur aux pros-
crits ! A bas Valliance bonapartiste ! Vous pouvez communiquer
aux journaux amis les détails de ces deux petites pages.
Quant à moi, j'attendrai ici l'Alien-bill, et quand viendra le
quatrième exil, je ferai mes adieux à l'Angleterre dans une lettre
aux Béotiens. »
En attendant, il corrige avec soin les corrections de Noël Par-
fait, et, par exemple, un des pour de, qui serait fatal !
Il s'amuse, dans la lettre qui suit, datée du 4 novembre, des tra-
cas qu'un mot mal compris a donnés à Noël Parfait, et des crain-
tes qu'éprouve Hetzel devant le jaillissement perpétuel de sa verve
poétique. Il montre en même temps le sens précis qu'il donne à
certains mots abstraits, dont on lui a si fréquemment reproché
l'emploi.
« Je crois bien que la grève devait vous donner des migraines, si
vous teniez à comprendre, mais en lisant la feuille corrigée, vous
avez dû admettre qu'il n'y a rien d'étrange à ce qu'une âme se soit
échappée aux grands cieux comme la grive aux bois. Donc, ô cher
Parfait, veillez aux <?, veillez aux ?, veillez aux grives et gare aux
grèves.
Notre ami H..., me paraît un peu ébouriffé des dix mille vers •.
mais c'est la longueur de Joceli/n, et les Châtiments en ont sept
mille. 0 hommes de peu de foi, laissez-moi bâtir ma grande pyra-
mide.
Je ne dis pas cela pour vous, trois fois cher correcteur. A ce pro-
pos, insondable est comme infini, comme absolu, comme éternel,
comme inconnu, comme ineffable ; ce sont des mots que rien ne
remplace et qui doivent, par conséquent, revenir souvent. Il y a
des mots qui sont comme Dieu au fond de Ta langue. »
Il interroge Noël Parfait sur les journaux français. Les jour-
naux anglais ont fait d'excellents articles. « Cette expulsion, qui
grandit l'exil, et déshonore l'alliance anglo-française, est un fait
immense. »
Quoique « rien ne remplace certains mots, qui doivent par con-
séquent, revenir souvent », il écrit, le 18 novembre : « J'ai eu la
lâche condescendance de vous sacrifier, sans savoir pourquoi, deux
in,sondable. » Il envoie le titre « comme il doit être pour chaque
380 LES ANNALES ROMANTIQUES
volume. Les mots Autrefois, Aujourd'hui, doivent être imprimés
en caractères détachés, lettres grasses, par exemple. Ces lettres ne
sont plus de mode, mais peu m'importe : elles sont utiles, elles
remplaceront les italiques dans les majuscules. »
Le 23 novembre, Victor Hugo, selon son habitude maintenant,
donne à la fin de ses nouvelles comme proscrit et comme poèt-e. Il
se réjouit de l'agitation anglaise : elle est admirable. Il y a eu des
meetings à Newcastle, à Londres, à Glasgow. On doit lui remettre,
écrites sur une grande pancarte de parchemin, les conclusions
votées à Newcastle.
Il discute les corrections que son correspondant lui suggère. « Je
vous donne raison pour deux âpres, mais votre guerre à insonda-
ble m'amuse. Pouquoi pas à éternel, à infini, à incréé ? Dix fois,
dites-vous ! Comptez donc combien de fois le mot heureux, ou le
mot farouche, ou le premier mot venu se trouve en trois cents
pages. Dis fois sera un faible chiffre. »
Décidément, Noël Parfait résiste pour phalène et hésite devant
le dernier poème. Mais là-dessus Victor Hugo ne cède pas. « Si
vous voulez des autorités, Boiste fait phalène masculin. Je vous
avais envoyé un extrait de son dictionnaire que je méprise. Ah !
vous reculez devant les apocalypses, poltron ! Cela ne vous empê-
che pas d'être un vaillant, dont je serre les bonnes et cordiales
mains. »
Des lettres se suivent, portant sur des corrections. On avance ;
Victor Hugo s'occupe des mentions qui doivent figurer au dos des
couvertures : rappel d'œuvres anciennes et annonce d'une œuvre
nouvelle, Ascension dans les ténèbres. Puis, une interruption,
dont, à la date du 16 décembre, le poète s'émeut.
« Je ne comprends rien, cher proscrit, à cette interruption de plus
de quinze jours. En outre voici un grand mois que je n'ai reçu un
mot de vous. Plus d'épeuves !... Le silence sur toute la ligne ! Vous
qui m'écriviez : Le reste de la copie vite ! vite ! ! vite ! ! ! avec un
crescendo de points d'exclamation, vous ne me donnez plus signe
de vie. Vous avez tout et je n'ai rien, il serait cependant urgent de
finir et de paraître. Paul Meurice m'écrit que, par un de nos meil-
leurs amis et dans la plus excellente intention du monde, quatre
ou cinq pièces des Contemplations circulent déjà à Paris. Or cette
circulation par copies, nécessairement défigurées, c'est une déflo-
raison qui a tous les inconvénients de la publicité prématurée
VARIA 381
dans les journaux, sans les avantages. Il importerait donc de ter-
miner et de paraître.
J'ai voulu attendre jusqu'au courrier d'aujourd'hui, mais il ne
m'a rien apporté. J'espère pourtant que cette lettre se croisera en
pleine mer avec un envoi de vous.
L'Alien-bill semble moins probable en ce moment. Il y a eu huit
meetings en Angleterre sur ce que les Anglais appellent justement
le coup d'Etat de demain. On m'invite pour le 31 à un grand ban-
quet in the honour of the exiles où je n'irai pas, voulant garder
l'attitude calme jusqu'au bout. Plusieurs villes, entre autres Glas-
gow^ et Paisley, m'ont écrit. Vous avez vu la manière dont l'adresse
de la ville de Newcastle m'a été présentée. Tout va bien, »
Quatre jours après, une lettre rapide sur les traductions éven-
tuelles et sur l'hostilité de Pascal Duprat, auquel on n'aurait pas
accordé une communication anticipée pour sa revue.
Le 26 décembre une photographie de Victor Hugo accompagne
sa lettre, mais il n'en est pas fier. « Je n'ai à ma disposition que ce
portrait, que je déclare horrible. Un de ces jours, on refera de la
photographie : le soleil me verra d'un meilleur œil et je vous rem-
placerai ce hideux gros bonhomme ventru par un Victor Hugo
vrai. Prenez ce monsieur, pour garder la place. » Et de fait, sans
être horrible, le portrait n'est pas flatté. Il y en eut, heureusement,
de meilleurs. Vacquerie était un excellent photographe. J'ai, dans
plusieurs livres, et Noël Parfait en a intercalé aussi dans son
exemplaire des Contemplations, des épreuves tirées par lui, qui
ont résisté au temps et qui surprennent pour le temps où elles
furent faites. Elles ajoutent à la ressemblance cette nuance d'art
qui est le secret des amateurs.
Noël Parfait, si attentif et si soigneux pourtant, n'a pas tenu
compte d'une observation que Victor Hugo lui avait faite. Le poète
voulait que le post-scriptum : « Ecrit en 1855 » commençât en belle
page pour former une pièce distincte de la pièce ayant pour titre :
Ecrit en 1846. En ne respectant pas cette volonté formelle, le cor-
recteur a commis « une énormité ». On sent que l'auteur n'est pas
content, tout en disant qu'il en prend son parti. « Voilà ce que
c'est que de faire imprimer des livres dans l'exil. » Mais il atténue
ses reproches par une de ses câlineries dans lesquelles il excellait.
« Je serre vos deux mains si bonnes, si utiles et si chères à ceux
qui vous aiment. »
382 LES ANNALES ROMANTIQUES
La lettre du 1"^ janvier 1856 est vraiment une lettre de fête et de
confiance. « Cher Parfait, déchirez, broyez, brûlez les deux affreux
bonshommes que ma dernière ou avant dernière lettre vous a
apportés. Voici un vrai portrait pour mon collègue Fleury, et pour
vous un petit dessin, souvenir de mes voyages, du temps où j'avais
le droit d'aller et venir sous le ciel. »
On en a fini avec les bons à tirer. On prépare la préface, le titre
et la couverture. On s'occupe aussi de la presse. Il semble que
Pascal Duprat continue à bouder et n'y mette pas de complai-
sance. « J'admire Pascal D... Avant, oui, c'eût été une réclame,
c'est complaisance de louer un livre que le public n'a pas dans les
mains. Après, c'est un article. Tenez bon, cher coopérateur, car il
faut que cet article soit fait par vous. Qui est plus intelligent ? Qui
est plus spirituel ? Qui est meilleur ? »
Les lettres se succèdent, le 3 janvier, le 22 janvier, le 12 février,
relatives aux annonces qui doivent figurer sur la couverture, aux
errata, aux journaux. Le 12 février, le poète commence à s'impa-
tienter. « Il faut absolument paraître. Si vous voyiez toutes les
lettres que je reçois !» Il y a un retard, dû à l'édition de Paris.
Victor Hugo en profite pour modifier le titre du nouveau poème
annoncé. Il ne s'appellera plus Ascension dans les ténèbres. On
mettra sur la couverture : Dieu (très gros caractères), par Victor
Hugo (en très petits caractères), un volume in-8°.
Les Contemplations n'ont pas encore paru à la fin de février.
« A quoi diable tous ces éditeurs bayant aux corneilles passent-ils
donc le temps ? C'est l'épée aux reins qu'il faut les presser. » Et
cela est d'autant plus nécessaire que des pièces commencent à être
connues. Un proscrit, Ribeyrolles, a publié le Maître d'Etudes
(mars), pour frapper un grand coup, quoique cette poésie n'eût dû
paraître que dans V Almanach de VExil, après la publication des
Contemplations.
Enfin, le 31 mars, Victor Hugo a reçu quelques bonnes feuilles
de l'édition parisienne, dont l'aspect est beau.
« Voilà donc que ce livre va paraître. Comme je voudrais vous
avoir là pour vous remercier en ce moment ! Que de soins vous
avez pris de ce livre ! Je ne suis que la mère, vous êtes la nourrice.
Vous êtes un admirable ami.
Eh bien ! ayez soin du nouveau-né. Je vous le recommande. Les
journaux belges sont dans votre main. Arrangez l'apparition et les
citations à faire pour le mieux. »
VARIA 383
Noël Parfait s'exécute avec son habituelle bonne grâce. Et Victor
Hugo l'en remercie, le 8 avril, à sa manière, qui sait être exquise :
« Tout ce que vous m'écrivez est d'une parfaite justesse. Faites
denc la chose comme vous l'indiquez et comme vous l'entendez si
bien. Seulement ayez soin que tous fassent feu le même jour et
bien ■précisément le jour 7nême de la mise en vente. Il faut pren-
dre garde en effet à cette envie que vous me dites qu'ils auraient,
plusieurs du moins, de paraître avoir des confidences privilégiées.
Je ne crains pas cela d'amis excellents comme Deschanel, cela va
sans dire, mais pour d'autres, cela ferait des jalousies et vous avez
raison, il y faut veiller. Que personne ne publie de citation avant
le jour de la mise en vente. Meurice m'écrit qu'il pense que le livre
pourra être mis en vente à Paris le 15 avril. Tenez-vous donc
prêts. A propos de Meurice, dans des vers que vous ne connaissez
pas encore, j'ai parlé des amis vrais, sûrs, grands, et j'ai dit :
« J'ai Meurice à Paris, j'ai Parfait à Bruxelles. » Ce qui ne veut
point dire que je n'en aie point d'autres ; mais vous êtes tous deux
des êtres admirables. »
Le volume paraît. Voici les instructions, précises et brusques
comme un ordre du jour de bataille : « Citations le premier jour,
le compte rendu ensuite. Le trop de citations ne nous inquiète pas.
Un bloc de dix mille vers résiste et ne se débite pas aisément en
quelques feuilletons. Tout cela est bien. Je n'ai pas besoin de vous
dire : faites le mieux. Vous le faites. »
Ailleurs : « Pour vous dire convenablement merci, il faudrait
que ce mot eût deux volumes. «
Et vraiment Noël Parfait se dépense. Suivant les indications de
Victor Hugo, il envoie des billets, des lettres, des exemplaires. Il
stimule le zèle des journaux. Victor Hugo, ainsi secondé, sent
« pour ce Hvre, partout, une fraternité qui le pénètre. Ce qui me
piaît dans ceci, c'est qu'il y a sous l'effet littéraire, toute une vic-
toire politique, et qu'au fond c'est une bataille gagnée en France
par l'exil. Toute la proscription de Guernesey le juge ainsi... Je
suis heureux de la joie de nos amis, de celle de Meurice, de la
vôtre ; je voudrais avoir de grands, grands, grands bras, pour
vous embrasser tous. »
Ainsi se révèle à nous, dans la préparation des Contemplations,
Victor Hugo, correcteur d'épreuves. Ces lettres suffiraient à pro-
tester contre la légende en vertu de laquelle ce grand esprit n'avait
384 LES ANNALES ROMANTiOUES
pas d'esprit. Il en eut, au contraire, et du meilleur, avec de la ten-
dresse, de la finesse, de la câlinerie, et un charme irrésistible. Il y
avait du brave homme, et, quand il le fallait, du bonhomme aussi
dans ce géant. Son génie est dans son œuvre, mais il répand son
cœur dans ses lettres. On le connaîtra mieux quand on les connaî-
tra toutes. Et j'en sais de vraiment admirables qui suffiraient à
faire une réputation.
Louis Barthou.
{La Revue Hebdomadaire).
Le Romantisme à travers les Journaux et les Revues
LETTRES ET ARTS
LA LITTERATURE ROMANTIQUE
DANS L'ENSEIGNEMENT DES UNIVERSITÉS DE LANGUE
ALLEMANDE
Voici sur quels sujets des cours de littérature française seront
professés, pendant le semestre d'hiver, dans les universités de lan-
gue allemande :
Berne : Michaud, Histoire de la littérature française au xix° siè-
cle. — Bonn : Gaufînez, Hernani de Victor Hugo. — Fribourg :
Paufler, Chateaubriand. — Gœttingue : Suchier, Vie et œuvre de
Victor Hugo. — Halle : la Vie et l'œuvre de Jean-Jacques Rous-
seau. — Heidelberg : Schneegans, Vie et œuvre de Jean-Jacques
Rousseau. — léna : Desdouits, Victor Hugo. — Leipzig : Fried-
mann, les Principaux courants de la littérature française depuis
1830. — Munich : Vossler, Victor Hugo. — Posen : Bastier, Jean-
Jacques Rousseau. — Stuttgart : Ott, Victor Hugo, sa vie, ses œu-
vres. — Zurich : Bovet, Histoire de la littérature française au
xix*" siècle.
LE MERCURE DE FRANCE des 16 novembre et l'"' décembre :
Le génie de Flaubert, par Jules de Gaultier. — A propos des iné-
dits de Balzac, lettre de Th. Stanton ; Law/irtine propriétaire en
Turquie.
REVUE BLEUE des \" et 16 octobre : Les Variantes de M""'
Haussa, relevées par J. Merlant.
LE TEMPS des 29 novembre et 6 décembre : Virtor Hugo.
Alphonse Karr et Juliette Drouet, par Jules Claretie.
23
BIBLIOGRAPHIE
POÈMES ARDENNAIS, de M. Henri Dacremont
Le petit livre que vient de publier M. Henri Dacremont, Poèmes
ardennais, vers et sonnets (Pion, 1912), se recommande à l'atten-
tion par d'excellentes qualités poétiques, où se révèlent tout ensem-
ble la force, la hauteur de la pensée, et la délicatesse vibrante du
sentiment. C'est, en plus, un livre de bonne foi, qui offre les carac-
tères indéniables de la spontanéité et de la sincérité. Je veux dire
par là qu'aucune influence d'école, aucune contamination impu-
table à l'imitation d'un genre où à l'émulation d'une coterie litté-
raire ne se remarque dans cette œuvre et n'en compromet l'origi-
nalité. L'auteur, né en province, habite la province ; une province
d'où l'on sort plus souvent homme d'action, de luttes commercia-
les et industrielles, que rêveur et contemplatif ; où les velléités
artistiques cèdent volontiers le pas au souci des affaires ; où les
intelligences et les goûts modelés par les occupations qui remplis-
sent la vie quotidienne, accusent généralement une tournure ma-
térielle, positive, réaliste, fort peu congruente à la recherche dé-
sintéressée de l'idéal poétique. La vocation de M. Dacremont s'est
déterminée, son talent s'est orienté en dehors de tout contact de
milieu, d'entourage, sans déviation de parti-pris. Ce sont là des
raisons pour nous engager à rechercher dans ce volume non seu-
lement les mérites qui lui appartiennent en propre, mais peut-être
aussi l'indication des tendances instinctives, des aspirations de la
poésie française, parvenue au moment actuel de son évolution.
A ce point de vue, il apparaît bien que la plupart des poèmes de
M. Dacremont se rattachent encore directement au symbolisme.
Dans la forme, certains effets musicaux du vers, certaines trans-
positions verbales, l'emploi voulu de quelques sonorités mélodi-
ques rappellent bien le souvenir des étranges innovations qui ont
naguères valu aux décadents un succès de surprise et une vogue
quelque peu tapageuse. Dans le fond, la conception symboliste,
qui s'applique moins à saisir les contours plastiques des choses
matérielles qu'à fixer le refîet fugitif de l'heure ou de la saison, le
BIBLIOGRAPHIE 387
rythme mystérieux de la vie balancée entre une décomposition et
une recomposition incessantes, est de même, dans son principe,
la conception inspiratrice de l'œuvre.
Pour M. Dacremont comme pour ses devanciers, chaque aspect
du monde extérieur devient l'image mobile, un peu florie et voilée
des pensées, des sentiments qui coexistent à cette minute même
dans le secret d'une âme. Mais ici surgit une différence essentielle,
résultat d'un élargissement du concept initial. Où les symbolistes,
tout en proclamant leur dédain pour les expansions et les confes-
sions lyriques, ne faisaient encore le plus souvent que transcrire
les lois humaines réfractées à travers leur individuelle singularité
et retournaient ainsi, par une voie .détournée et dissimulée, à la
notation antibiographique, la personnalité de M. Dacremont s'ef-
face, au contraire, disparaît aux yeux du lecteur ; au lieu de ne
retenir que les éléments particuliers de sa sensation, de son émo-
tion, ceux qui trahiraient l'état spécial et variable de son esprit,
de son tempérament à l'instant précis qu'il parle, il s'efforce par-
tout d'exprimer ce qui, ressenti par tous également, sera égale-
ment compris par tous ou par eux entrevu, sous forme de sym-
bole, dans le spectacle des choses ; bien loin de laisser deviner de
son moi les aspects qui constituent son identité propre, et l'isolent
des autres ; bien loin d'en raconter le côté anecdotique ou les bizar-
reries pathologiques, il lui assigne, pour ainsi dire, sa place, son
rang de simple unité dans la grande famille humaine, et ne consi-
dère jamais, de ce moi, que ses traits les plus généraux, ses mani-
festations les moins exceptionnelles.
Preuve de modestie, assurément. Preuve aussi d'une vision plus
large, plus philosophique, de l'existence que n'avait été à l'origine
la vision des symbolistes, et, auparavant, celle des romantiques.
Il semble, par endroits, que le livre de M. Dacremont marque une
sorte de compromis entre les prétentions des diverses écoles qui se
sont partagé le xix^ siècle, et que tout en demeurant fidèle à l'émo-
tion lyrique des uns, sans renoncer pour cela à la subtilité descrip-
tive, à la souplesse des analyses psychiques où ont triomphé les
autres, l'auteur ait voulu combiner les tendances opposées et les
concilier en même temps avec l'idéal naturaliste, qui vise à l'uni-
versel, à la création de types représentatifs, exclut toute interpré-
tation personnelle et embrasse d'un regard serein les lois durables
des êtres et du monde.
Qu'il nous dise ses rêves, ses regrets, ses ambitions, sa tristesse,
qu'il évoque tel épisode du passé historique, où qu'il note ses im-
888 LES ANNALKS ROMANTIQUES
pressions en face de la nature ardennaiso, partout M. Dacremont
sait éviter l'accidentel, et nous substituer, en quelque manière, à
lui-même, si bien que nous oublions à demi qu'il nous parle, et
que son livre, à mesure que nous en tournons It-s pages, semble
émaner de nous. C'est pourquoi même quand il décrit, il sait nous
émouvoir ; il traduit ce que nous avons éprouvé, sans toujours
être capables de le définir ; nous retrouvons dans les choses les
sentiments qui se sont, pour lui-même, dégagé d'elles, parce que
ces sentiments étaient aussi en nous, étouffés, méconnus où par-
fois oubliés, et que la voix du poète vient à propos réveiller dans
les profondeurs de nos âmes, ces échos mystérieux qui font de
chaque homme, malgré les dissemblances individuelles, le sem-
blable de tous les hommes.
On reprochera peut-être à M. Dacremont la note souvent mélan-
colique et désabusée de son volume. En fait l'une des idées qui
l'ont le plus heureusement inspiré et qu'expriment plusieurs de
ses poèmes, c'est qu'ici-bas tout se transforme et s'anéantit, les
hommes et les choses, les sentiments et les objets, les hommes
toutefois plus rapidement que les choses, les sentiments plus tôt
que la matière qui leur servait de soutien et semblait vivre de
leur vie ; que chaque pas en avant marque un envahissement de
la ruine et de l'indifférence ; — c'est encore, si l'on veut, l'idée
(bien symboliste encore dans son origine), que les choses ne sont,
ou plutôt ne sont atteintes par nous qu'à travers ce que nous met-
tons de nous-mêmes en elles, et qu'ainsi, tour à tour, pour un jour
ou pour des années, elles reflètent notre destinée ; — c'est l'idée
enfin que chaquie minute écoulée crée autour de notre moi du
passé qui s'accumule, un passé avec lequel le moi de la minute
suivante se trouve déjà en désaccord, que nous essayons en vain
de voir avec les mêmes yeux que s'il était le présent oij l'avenir,
mais que nous ne revivons jamais pareil, qui nous glisse entre les
doigts, perd sa signification éphémère, et dont nous reconnaîtrons
à peine les lambeaux quand nous les retrouverons plus tard accro-
chés aux buissons du sentier parcouru.
Voici, par exemple, un paquet de lettres au fond d'un tiroir :
Elles sont là, dormant leur lourd sommeil profond
Leur sommeil résigné, leur lourd sommeil de choses.
Jadis elles étaient les nouvelles du jour ;
Feuillets bordés de noir, feuilles aux reflets roses
Elles ont apporté chacune tour à tour
Leur part d'émotion, leur larme, leur sourire.
BIBLIOGRAPHIE 389
Mais la fantaisie vous vient un matin de relire les chères vieilles
lettres d'autrefois
Elles vous sembleront banales et pâlies
Pourtant le texte est là, sa pensée est la même,
Il se moque ou bien pleure, il dit toujours je t'aime,
Il ne recule point dans le passé lointain,
Ferme et loyal il reste, il subsiste, il demeure,
Il marque dans le temps telle place et telle heure,
Et c'est vous qui fuyez de votre pas pressé
Toujours vers du nouveau ; c'est vous, vous qui sans trêve
Emportés par la vie, allez toujours devant.
Puis, quand vous-mêmes ne serez plus, ceux qui liront « ces
chiffons de papiers, ces choses sans idées » ne les comprendront
plus ; peut-être un intérêt de curiosité, de rareté, épargnera-t-il
aux pauvres lettres d'être déchirées et jetées au vent. Mais per-
sonne ne mettra plus jamais son âme à l'unisson de l'autre âme
envolée qui leur avait confié son secret.
Voici, dans la campagne, une route abandonnée :
Elle est triste et boueuse, avec de grosses pierres
Elle va par les champs et déroule, jaunâtres,
Res détours oubliés
Que d'histoires pourtant pourrait-elle conter ; de quels specta-
cles joyeux ou tragiques, n'a-t-elle pas été le témoin ? Nous-même.
nous l'avons foulée jadis pleins d'espoirs, maintenant nous lui
préférons un « jeune chemin nouvellement tracé ". Et l'herbe et
le ronce envahissent les ornières qui se comblent :
La plaine s'unifie et la route s'efface.
Je pourrais multiplier les exemples de ce genre. Mais qu'on ne
s'y trompe pas : il n'y a dans ces pages aucun pessimisme, aucune
révolte. Tout se borne h la constatation résignée d'une loi géné-
rale, inéluctable, du monde et de la destinée humaine. Nous som-
mes loin du découragement déclamatoire, de la négation du
tcrdivm vita? qui a sévi sur la génération romantique. La nature
d'ailleurs, n'est-elle pas là pour nous offrir sans cesse, par quelque
390 LES ANNALES ROMANTIQUES
symbole la leçon morale de rexistence ? Il y a tout un poème de
M. Dacremont que je voudrais pouvoir citer, car il me paraît
contenir l'expression la plus complète de sa pensée : au début de
ce morceau, intitulé les Horizons, l'auteur note sa déception de ne
rien retrouver
Rien qui soit un accueil, rien du bonheur ancien
au pays où s'est écoulée son enfance. Puis il ajoute :
Seul le petit ruisseau, joyeux, vivant et clair
Est bien resté le même ; aujourd'hui comme hier,
Il se hâte en chantant et coule vers la plaine,
Et, sur lui se penchant, c'est la même verveine
Qui se penchait déjà lorsqu'on était enfant ;
A son courant rapide on confiait souvent
De tout petits bateaux et de frêles coquilles
On supposait alors des contes fabuleux,
On peuplait de héros ces légères flottilles
On partait en esprit vers de bords merveilleux
Et d'enfantins périls ; l'eau, rapide et légère.
Sous les fleurs, dans les bois, roulait, emportait tout
Vers du lointain tout proche, on ne savait pas où,
Mêlait à notre vie un peu de son mystère.
Et depuis, c'est ainsi que le fleuve du temps
Emporte à tout jamais, dans ses heures rapides
Nos humaines douleurs et nos espoirs splendides.
Nous n'avons pas compris, en notre gai printemps
La leçon du ruisseau ; pourtant il est le même
Car il n'a pas changé sa chanson ni son thème
Il coule toujours clair vers le même inconnu
On comprend aujourd'hui parce qu'on a vécu
N'est-ce pas là justerhent tout l'opposé de cette désespérance où
conduit trop souvent l'idée de la mort, l'obsession déprimante du
passé ? Si M. Dacremont, de nature très impressionnable, est sou-
vent le poète des heures crépusculaires et des saisons srrises, s'il
connaît le charme de la rêverie mélancolique et la douceur du
regret, il n'en garde pas moins sa foi ardente en l'avenir, son
amour du nouveau, son besoin d'illusions toujours rajeunies. Et
pour mieux dire, s'il lui arrive parfois de paraître se complaire
dans l'expression de quelque défaillance momentanée de son âme.
BIBLIOGRAPHIE 391
c'est pour reprendre pied aussitôt et -triompher de son doute, de sa
souffrance, par un aveu plus convaincu d'iâéalisme.
Ecoutez ce conseil qui résume l'enseignement du petit ruisseau :
« Ne revenez jamais sur vos pas, en arrière.
Et quittez pour toujours votre vieille maison,
Ne montez pas la garde autour d'un cimetière,
Regardez en avant, toujours vers l'horizon.
L'Horizon ! c'est là-bas où des beautés nouvelles
Filles de nos espoirs, renaissent chaque jour,
C'est là-bas où l'oiseau s'enfuit à tire d'ailes
Où s'en va l'hirondelle, où plane le vautour.
Où l'on va vers la mort, ou bien à la conquête,
C'est là-bas où l'on fuit, c'est là-bas où l'on meurt
C'est là-bas d'où tout vient, secours ou bien menace,
C'est là-bas où tout monte et se fond dans l'espace,
Là-bas où tout s'oublie, où l'on éteint son cœur.
Qu'il soit, cet horizon, tout pâli de tristesse
Brumeux, splendide ou noir, tout rose de jeunesse,
Qu'il soit comme en été plein d'espoir et tout bleu.
Allez, c'est l'inconnu marchez c'est du mystère
Il semble que là-bas on vivra plus heureux.
Là-bas où resplendit un jour plus radieux.
Où la splendeur du ciel vient caresser la terre...
Je terminerai par cette citation qui à elle seule suffirait pour
caractériser le talent de M. Dacremont. Le titre de son volume,
Poèmes ardrmiais, risque de lui réserver surtout un nombre limité
de lecteurs : il y aurait là une réelle injustice. Les compatriotes
de l'auteur sauront admirer comme il convient l'exactitude des
descriptions locales, le relief des évocations légendaires dont le
thème leur est familier. Ils verront surtout passer dans leurs yeux,
avec une vérité de touche qui. peut-être n'avait pas encore été
atteinte, pour cette région les aspects variés de leur pays d'Ar-
denne, avec les teintes fondues, mouillées, de ses plateaux, les
ombres bleues-grises des vallées profondes, l'âpreté des rochers, le
manteau des genêts d'or au printemps, et la rouille bariolée des
frondaisons automnales. .l'ai volontairement laissé de côté cette
partie de l'œuvre, malgré qu'elle renfenne aussi de très belles
392 LES ANNALES ROMANTIQUES
pages, préférant indiquer ici en quelques mots ce qui, à mon sens,
donne à l'ensemble sa portée générale, sa pleine valeur poétique.
R. D.
LIBRAIRIE HACHETTE & G'^ — Jules Favrc (1809-1880). Essai
de biographie historique et morale, d'après des documents inédits,
par Maurice Reclus, 1 vol. in-8°.
Si l'illustre orateur qui fait l'objet du présent volume n'avait
pas été mêlé aux événements de l'année terrible ; s'il n'avait pas
joué dans l'histoire du siège de Paris le rôle prépondérant que l'on
sait, il est probable qu'il n'aurait pas attendu si longtemps son
biographe. Du moins n'aura-t-il rien perdu pour attendre, car
c'est un monument digne de lui que vient de lui ériger M. Mau-
rice Reclus, et les survivants du siège que n'a point aveuglés la
haine des partis commencent à lui rendre justice. Pour ma part
je suis heureux de déclarer ici que, malgré les vingt-deux ans que
je comptais en 1870, je n'ai jamais pu me décider à faire de
Jules Favre le bouc émissaire des péchés de l'Empire et des fautes
très pardonnables du gouvernement de la Défense nationale. Je
l'ai même défendu, la plume à la main, quand presque tout le
monde lui jetait la pierre et je regarde comme l'honneur de ma
vie d'avoir été condamné en 1873 pour l'avoir trop bien défendu
dans une petite feuille littéraire qui n'avait pas de cautionnement.
Quel était donc le grand crime de Jules Favre pour avoir mérité
d'être voué aux gémonies après avoir été porté aux unes par toute
la population parisienne, sans distinction d'opinion ? On lui re-
procha deux choses après la signature de la paix. D'abord il avait
eu le tort grave d'enfiévrer les imaginations et de leurrer les
esprits avec le récit de l'entrevue de Ferrières. Ensuite il avait
commis la faute inqualifiable d'oublier l'armée de l'est dans les
conditions générales de l'armistice, lors de la capitulation de
Paris. Ceux qui lui faisaient ce double reproche, ou bien n'avaient
pas fait le siège de Paris, ou bien ils étaient de mauvaise foi. Quant
à moi qui ai fait les deux sièges, je me souviens parfaitement de la
situation matérielle et morale de la Ville, quand Jules Favre par-
tit pour Ferrières. Les Parisiens, tout à la joie d'avoir renversé
l'Empire, ne pensaient pas plus aux Prussiens que s'ils avaient
été à trois cents lieues de Paris. Il n'y avait pas un canon sur les
fortifications, et l'opinion générale était qu'il était parfaitement
BIBLIOGRAPHIE 393
inutile de résister. Ceux qui fuyaient en province étaient persua-
dés que dans un mois tout serait fini. Ce fut la réponse historique
de Jules Favre à Bismark qui, affichée du soir au matin sur tous
les murs, nous força à réfléchir sur les maux qui nous mena-
çaient et nous donna le courage de les braver, ne fût-ce que pour
l'honneur. Qu'importe que les paroles fameuses : « Pas un pouce
de notre territoire, pas une pierre de nos forteresses » aient en-
gagé maladroitement l'avenir et aient été impolitiques au premier
chef ! L'histoire dont Jules Favre est justiciable ne doit retenir
qu'une chose, si elle est juste, c'est que ces paroles légères produi-
sirent au moment l'effet voulu, que c'est elles qui nous mirent les
armes à la main, et que pendant quatre mois elles furent notre cri
de guerre et de ralliement. Il en est d'elles comme de celles du
général Ducrot, la veille de Champigny. Pas une âme qui n'ait
vibré à la lecture de sa proclamation toute romaine. Que s'il ne
rentra pas « mort ou victorieux », à qui la faute ? La blague des
Parisiens du boulevard, l'injustice des comités révolutionnaires eut
tôt fait de le ridiculiser sous le surnom de Ducrot-pont-trop-court.
Comme s'il avait dépendu de lui d'arrêter la crue subite de la
Marne ! Mais tous ceux qui ont vu le général sur le champ de
bataille et qui savent qu'il laissa la moitié de son épée dans le ven-
tre d'un Prussien, se découvrent fièrement devant son courage
malheureux.
En ce qui concerne le second reproche fait à Jules Favre, on sait
de reste qu'il n'est pas plus justifié que le premier. Il n'oublia pas
plus l'armée de l'Est que les autres dans les conditions générales
de l'armistice, mais l'état-major prussien qui avait intérêt à ne l'y
pas comprendre se joua de la bonne foi du négociateur français et
donna à la rédaction de l'article qui visait l'armée de l'est un sens
qu'elle n'avait pas dans la pensée de Jules Favre.
Tout cela est parfaitement établi dans le beau livre de M. Mau-
rice Reclus. En le lisant j'ai vécu une seconde fois cette période
tragique de notre histoire et admiré le patriotisme du grand avo-
cat en qui s'incarna, mieux qu'en aucun autre, le gouvernement
de la Défense nationale à Paris.
Jules Simon qui fut son collaborateur pendant le siège et qui
demeura jusqu'au bout son ami, me disait un jour que Jules
Favre fut vraiment l'âme de la Défense et qu'on ne saurait le crier
trop haut. Mais de toutes ses qualités civiques, celle qui lui sem-
blait la plus digne d'éloges c'était son courage. Il fallait, en effet,
en avoir une fière dose pour — après avoir prononcé les paroles
394 LES ANNALES ROMANTIQUES
de Perrières — se donner le cruel démenti de négocier la paix avec
l'homme qui avait déchaîné cette guerre impie ! Mais c'est à ces
épreuves que se reconnaissent les grandes âmes.
Je reviendrai quelque jour sur ce livre remarquable.
L. S.
DERNIÈRES PUBLICATIONS
LIBRAIRIE HACHETTE. — Atta Troll, par Henri Heine, mis
en vers français, par Maurice Pellisson.
LIBRAIRIE DU MERCURE DE FRANCE. — Flaubert, par
Louis Bertrand. — Autour de Flaubert, par René Descharmes et
René Dumesnil.
LIBRAIRIE MICHAUD. — Lamartine (collection de la Vie anec-
dotique et pittoresque des grands écrivains), par Gabriel Clouzet
et Charles Pegdal.
Le directeur-gérant : Léon SËCHË.
TABLE
PAR NOMS D'AUTEURS
DBS MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME
Pages
BARTHOU (Louis). — Sur un monument de Milly 144
Victor Hugo, correcteur d'épreuves .... 363
BEAUNIER (André). — La maison de Pauline de Beauniont et de
Chateaubriand à Savigny sur-Orge. . . 291
BERTON (Pierre). — Frederick Lemallre 295
CHP^lliAMY. — Discours d'inauguration de la plaque commémorative
posée sur la maison de Lamartine, à Passy. . . 302
COLSON (Gustave). — Poésie : Aux Sœurs de la Providence . . . 233
DESCHARMES (René). - Le cœur de Flaubert 225
Les connaissances njédicales de Flaubert . 263
Bibliographie : Poèmes Ardennais de H. Da-
cremont 380
HENRIOT (Emile). — Thi'ophile Gautier, poète 161
HERPIN (E.). — Chateaubriand et sa cousine Mère des Séraphins . . 118
JANIN (Jules). — La première d'Antony 212
LUCAS (Hippolyte). — Sur les bords de lac de Genève 27
Salammbô, pages retrouvées 210
PELADAN (Joséphin). — Victor Hugo et le lioi s'amuse 129
Cœurs blessés 70
PIONIS (Paul). — Poésies .
Andeqavi molles 308
ROUXIÈRE (Jean de la), — Bibliographie 72. 158 234
390 LKS ANNALES ROMANTIQUES
Pli ères
SÉCHÉ (LÉON). — Le Cénacle de .losepli Delorme : Victor Hugo, Louis
Boulanger et Charles Kobelin 1
Victor Hugo et Sainte-Beuve, de Cromirell aux
Oiienlales • . . . 81
Les albums de M"" Victor Hugo : Lettres inédites de
Lamennais, Chateaubriand, Lacreteiie, Musset,
M"" Desbordes Valmore, Vigny. Prosper Méri-
mée, Harel, Saint-Marc, Girardin, Hérold,
Villemain, Béranger, Lafayette, M"' George,
H. Berlioz, Baithélemy, Liszt, Th. Gautier,
G Planche, Lamartine, Léon Gozlan, Monta-
lembert. Cousin, Balzac, Ponsard, Sainle-Beuve,
la princesse de Caning, Marie Dorval, J.
Michelet 188
M°" Victor Hugo en exil 241
Lettres de M""" Victor Hugo à sa sœur Julie . . . 247
Bibliographie : Jules Favre. par Maurice Béclin :W2
SEBVAL CMaurice). - La Rabouilleuse, de Balzac ;339
WHITEHOUSE (Remsen). — Le mariage protestant de Lamartine . . 39
Lamartine et le château de Vincy • . . 311
WVZEWA (Th. de). — Un épisode mystérieux de la vie de
Fréd. Chopin 13a
X... — Dédicaces de Jules Janin 141
Sur un tableau de Delacroix : I.e Meurtre de VKcéque dr Lièije 222
M"" de Warens, légataire de Jean-Jacques Rousseau . . . 229