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LETTRES
M. L'ABBE BAILLARGE
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A PROPOS
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LETTRES A M. L'ABBE BAILLARGE
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A PROPOS
D'EDUCATION
LETTRES A M. L'ABBE BAILLASGE
DU COLLÈGE DE JOLIETTE
— PAR —
LOUIS FRECHETTE
EDITION REVUE ET CONSIDÉRABLEMENT AUGMENTÉE
PREMIERE LETTRE
Montréal, 7 avril 1893.
Monsieur Tabbé,
Qu'est-ce que cela veut donc dire ?
Quand, d'un bout du monde à l'autre, tous les hommes d'intelligence
et de progrès s'évertuent à trouver les moyens de rehausser le niveau de
l'instruction publique, chez nous, à la fin du XIXe siècle, en pleine Amé-
rique démocratique, c'est, à votre avis, un crime d'insinuer que les études
seraient plus complètes, si l'on enseignait à parler correctement, à bien lire,
avec un peu de calligraphie.
Eb c'est pour avoir suggéré quelques améliorations sous ce rapport,
que je me vois aujourd'hui en butte à vos traits malveillants. Car, si obtus
qu'ils soient, ils n'en ont pas moins la prétention d'être méchants, vos
traits, monsieur l'abbé. Remarquez que je ne dis pas malins : il y a une
nuance.
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4 A PROPOS d'Éducation
Mais ce sont vos traits seulement qui visent à la méchanceté, car,
quant à vous, vous êtes un oint du Seigneur, et — j'en ai déjà fait quelque
épreuve — un oint du Seigneur est toujours pénétré, imprégné, saturé de
Tonction sainte qui doit caractériser les ministres de celui qui disait : *' Je
suis doux et humble de cœur."
Ce qui m'a mérité cette mercuriale, ou plutôt cette averse d'eau peu
propre, c'est mon immixtion intempestive dans une chose où, paraît-il, mon
ignorance me^défendait d'avoir aucune affaire.
Un Philistin comme moi parler d'éducation, n'est-ce pas le dernier
mot de l'outrecuidance ?
Un père de famille s'inquiéter de ce qu'on peut enseigner à ses enfants,
lorsque vous êtes là, vous, monsieur l'abbé Baillargé, pour surveiller la
chose, n'est-ce pas le renversement de tous les principes ^i
' Où sont mes grâces d'état ?
Où est ma soutane ?
Moi qui n'ai même jamais été domestique de marguillier, comment
puis-je avoir le front de parler d'enseisjnement pratique ?
Aussi, monsieur l'abbé Baillargé, vous qui êtes, sur ces matières, la
compétence en personne, vous qui connaissez bien mieux que moi ce qu'il
faut à mes enfants, qui avez reçu ex professione tous les dons de l'intelli-
gence et du savoir, vous ne ipanquez pas de me remettre à ma place avec
une virtuosité qui donne la plus haute idée de votre humilité chrétienne,
et surtout de cette bonne éducation dont vous semblez vous constituer
l'apôtre.
Reproduisons quelques-unes de vos aménités sacerdotales :
** Vous parlez en Tair de choses que vous ne connaissez pas . . . Vous parlez
au hazard (avec un 0, c'est moins académique, mais c'est sans doute plus ortlio-
doxe).
" Vous êtes de ceux qui croient qu'avec de l'audace on peut tout dire . . .
" Nous en savons plus long que tous, monsieur Fréchette !
** Vous jetez du ridicule sur des maisons que vous ne connaissez guère . . .
sur un système que vous ignorez en grande partie.
*' Incongruités . . . fadaises . . . vermine I . . .
" C'est indigne et ridicule.
" M. Fréchette se contredit lui-mêïiie, ''
Lui-m&nie, vous comprenez bien ! je me contredis moi-^yienie. Ce qui
est beaucoup plus grave que si je me contredisais par un autre.
((
Iniquitas inentita est sibi. "
Au fait ne fallait-il pas saupoudrer le salmigondis d'un peu de latin ?
L*huile professionnelle qui suinte.
Eh bien, monsieur l'abbé, vous allez sans doute être surpris d'une
pareille imprudence de la part d'un misérable laïque qui ne sait rien en
fait d'éducation ni d'instruction ; mais je me suis mis en tête, si indigne
■que je sois de tout rapport avec une auguste personnalité comme la vôtre,
et si ridicule que cela vous paraisse, de mettre la main à la plume pour
vous faire assavoir de mes nouvelles, qui — malgré l'éreintement que je
dois à votre incontestable savoir-vivre — sont encore très bonnes, Dieu
merci.
'\
A I^iîOPOS DÉDrCATION
Loin de moi la prc^tention d'exhiber les allures conquérantes que
l'enseignement de la théologie morale et dogmatique semble, dans certains
quartiers, donner à certaines âmes bien disposées.
J *ose seulement — incliné dans l'attitude pleine d'humilité et de
componction que ma qualité de méprisable homme marié m'impose —
élever une voix trop iiardie sans doute, pour répondre à votre semonce par
quelques observations aussi timides que peu cléiicales.
Si vous me permettez cela, je m'engage en retour à veiller avec un
œil de lynx sur la moindre de mes expressions.
C'est dans mon intérêt, du reste, d'être circonspect.
Différent des anciens apôtres, qui enduraient patiemment les injures,
et ne vous préoccupant guère du précepte qui enjoint aux souffletés de
présenter l'autre joue, vous êtes, au moins sous ce rapport, un homme de
votre siècle ; et il est bon pour nous, tourbe vulgaire, de ne pas oublier
que, suivant l'expression du poète, nous sommes toujours devant la hiérar-
chie " comme si nous n'étions pas, " excepté toutefois quand il s'agit de
recevoir des étrivières.
J'ai la mémoire trop bonne pour m'exposer à un procès criminel
comme celui que vous avez intenté à un confrère journaliste qui avait
porté l'irrévérence jusqu'à affirmer que vous n'étiez pas un aliéné ordinaire,
mais bel et bien un asile à vous tout seul.
Jq répudie d'avance toute expression de ma part pouvant donner à
entendre que vous êtes extraordinaire en quoi que ce soit.
Si vous êtes quelque chose, n'importe sous quel rapport, je suis prêt à
admettre d'emblée, pour vous faire plaisir, que vous l'êtes d'une façon
ordinaire, — très ordinaire même. C'est suffisant pour désarmer votre
noble et évangélique courroux, n'est-ce pas ?
A propos, j'ai même eu l'occasion de prendre votre défense — de
pretidre votre part, comme on dit au collège — Tautre soir à Québec.
Une dame qui, par gageure sans doute, avait lu vos Coups de crayon^
disait :
— Mais c'est un imbécile, cet éciivain-là !
Elle oubliait qu'elle parlait d'un abbé.
— Prenez garde. Madame, lui dis-je, si vous prétendez que M. l'abbé
Baillargé est un imbécile, ne manquez pas d'ajouter le mot ordiiiaire, car
il serait capable de vous traduire en police cerrectionnelle. Il est intrai-
table sur la question.
Donc nous sommes entre amis.
Je n'ai, du reste, aucune objection à déclarer solennellement — autant
qu'une déclaration de laïque peut être solennelle — que vous n'avez
aucunement les proportions d'un asile.
Seulement, vous admettrez que, étant en présence d'un personnage
comme vous, simultanément supérieur et directeur d'un collège classique
et d'un séminaire, qui est sensé y enseigner la rhétorique et la théologie,
qui rédige entre temps quatre journaux : VEtvdiant^ le Couvent, la Famille
et le Bon Combat^ ce qui ne l'en) pêche pas de publier des livres sur la
littérature, l'économie politique, les verbes irréguliers, la Sainte-Trinité, et
l'influence des eaux salines sur les rognons et les intestins, vous admettrez,
dis-je, que, si je ne dois pas le confondre avec un asile» j§j|^]^aia guère
m'empêcher de le considérer un peu comme une institut '
6 A PROPOS d'Éducation
Et c'est justement comme institution, monsieur l'abbé, que je vous
demande la permission de vous traiter pour l'instant.
Vous voyez que, pour un profane, j'ai assez le don de m'insinuer, et
de prendre les grands hommes par leur faible.
Donc, en ce temps-là, moi, laïque incorrigible, déjà à moitié excom-
munié pour m'être proclamé républicain — c'est-à-dire deux fois publi-
cain — une quinzaine d'années avant Léon XIII, j'étais sorti sans
vergogne de mes attributions pour donner mon avis sur un point d'ensei-
gnement qui me paraissait aussi important qu'élémentaire.
Le chef d'un collège éminent de la province crut devoir réclamer
pour sa part.
Et nous échangeâmes quelques lettres courtoises où l'honorabilité
individuelle, les intentions et l'intelligence furent respectées de part et
d'autre.
Etant du même âge peut-être, ayant chacun acquis certaines connais-
sances dans les sphères respectives où nous avions gravité, nous crûmes
que quelques franches paroles entre nous ne pouvaient qu'être profitables
à tous deux.
C'est au moins ce que M. l'abbé Nantel a paru comprendre. J'en ai
été flatté, et je ne lui ai pas ménagé ma main largement ouverte.
Mais cela ne faisait pas votre affaire, à vous, monsieur l'abbé, qui
vous êtes constitué gardien de l'arche d'alliance et le défenseur attitré des
vrais principes.
Vous vous êtes dit : " Voilà un des nôtres qui agit tout bonnement
comme un monsieur, cela n'est pas tolérable. Il va gâter la sauce. Nous
sommes compromis ! vite, mettons fin à cela, ou l'abomination de la
désolation est dans le lieu saint ! "
Et vous me tombez dessus, " que c'est comme une bénédiction."
Par exemple, je vous soupçonne déjouer double jeu. Je vois bien la
dent — elle est visible. Dieu merci — une dent canine que j'aimerais à voir
examinée de près par le bon Pasteur (celui de Paris) ; maisje me demande
si cette dent aussi pointue que dévote est plus dirigée contre moi que
contre M. l'abbé Nantel.
En t<)ut cas, cher professeur de tant de choses, si vous gardez rancune
au distingué supérieur du collège de Sainte-Thérèse pour l'appréciation
bien trop flatteuse qu'il a faite de votre monumental traité d'économie
politique, je vais faire en sorte — ne serait-ce que pour reconnaître sa
courtoisie — de détourner un peu les coups de dents de mon côté, si vous
n'y avez pas trop d'objections.
Que votre charité pastorale ne s'en alarme pas : je suis habitué à ces
escarmouches ; et ce qui pourrait peut-être faire de la peine à M. Nantel,
me laissera, moi, d'une froideur aussi indigne que ridicule.
J'ai déjà eu affaire à la gent sacro-politicienne, et ses douches, qu'elles
tombassent de la chaire ou des journaux — admirez mon endurcissement ! —
ne m'ont jamais plus fait d'effet qu'une goutte d'eau sur l'aile d'un canard.
Mais j'y songe, monsieur l'abbé, vous allez probablement trouver mon
préambule un peu long : je me hâte de vous détromper.
M'étant permis de vous considérer comme une institution, je me suis
imposé en même temps le devoir de vous traiter comme une institution.
K PROPOS d'Éducation 7
C'est dire que, si mon préambule vous paraît trop étendu, vous serez
forcé de modifier votre avis, quand vous aurez vu la suite.
Vous me fournissez gratuitement l'occasion de dire bien des choses
qui méritent d'être dites depuis longtemps, monsieur Tabbé ; n'allez pas
croire que je sois homme à la manquer.
Tant d'autres se taisent qui brûlent de parler, tant de plumes
voudraient écrire qui sont paralysées : je ne puis que bénir cet empres-
seoDent d'aveugle qui me met sous la main un agresseur impoli et méchant,
dont la suffisance fatigante a depuis si longtemps besoin d'une verte
leçon, et qui me force, pour ainsi dire à mon corps défendant, de porter le
bistouri dans certaines plaies qui rongent notre société, et qui sont en
train de compromettre notre avenir national, si les hommes de cœur et
d'action ne se donnent la main pour réagir.
Non, monsieur l'abbé, mon préambule n'est pas trop long, car j'ai
décidé — vu l'importance du sujet qui m'a valu votre avalanche de piche-
nettes — de vous consacrer quelques lignes toutes les semaines, jusqu'aux
vacances. Et, je vous le promets — que vous alliez passer celles-ci aux
sources de Saint Léon ou ailleurs — vous n'aurez pas besoin d'écrire un
nouveau livre pour communiquer au public l'intéressant état chronolo-
gique de vos intestins. Les lecteurs sauront à quoi s'en tenir.
Et n'allez pas croire, vu le ton léger de mon exorde, que le reste sera
toujours amusant. Pour les autres, peut-être ; pour vous, je me garderais
d'en répondre.
Vous vous êtes attiré des surprises, monsieur l'abbé ; des surprises
qui vous feront regretter d'avoir gratuitement attribué des intentions
inavouables à un citoyen qui ne demande qu'à fournir devant Dieu sa
quote-part d'énergie et d'expérience dans les efforts que tous les hommes
de bonne volonté doivent faire en faveur d'une cause aussi vitale que celle
de l'éducation.
Si les coups — et par malheur il n'en peut guère être autrement —
ricochent un peu sur certains de vos confrères, ceux-ci ne devront pas s'en
prendre à moi, mais à la corneille qui s'est mêlée d'abattre des noix, sans
se demander — comme une corneille qu'elle est — sur quelles têtes ces
noix pourraient tomber.
Vous mettez déjà de mes amis en cause, en disant que je viens jeter
du ridicule sur des maisons que je ne connais guère ^)/?*« que pour les
politesses que j'y ai reçues.
Passons sur le gu^e plus que pour (style classique et grammatical en
honneur, je suppose, au collège de Joliette) et veuillez prendre ceci en
note, monsieur l'abbé Baillargé :
Je sais de quel collège vous voulez parler. J'y ai reçu non seulement
des politesses, qui, par parenthèse, ne m'ont jamais été reprochées, mais
j'y ai reçu aussi une certaine instruction — qui aurait pu être plus considé-
rable, je l'avoue, si mes talents et ma docilité l'eussent permis.
En recevant là des politesses, monsieur l'abbé Baillargé, j'y ai reçu
simplement ce que tout le monde y reçoit, car la politesse et la cordialité
sont traditionnelles dans ce bon vieux collège que Dieu bénisse !
Peut-être la politesse est-elle traditionnelle aussi dans le collège de
Joliette. En tous cas, si vous êtes chargé de prouver qu'elle n'y est pas
universellement pratiquée, vous vous acquittez de la tâche en conscienca.
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ï^?ss»»5^^;^i^:^>^.,)'::;i^^5gs=^ :vJ.^s^^aaiHB»5Kt<^=^
8 A PROPOS d'Éducation
Quant à renseignement, monsieur le savant écrivain, les professeur»,
du collège de Nicolet ont pu tomber dans la faute que je reproche aux
autres, en ne surveillant pas assez le langage de leurs élèves, mais quant
au savoir, aucun d'eux n'en manque assez pour jamais écrire et surtout
publier, ni la phrase que je viens de citer, ni celle-ci :
" Nous avons entendu plus de prêtres que M. Fréchette, nous avons rencontre
chez Timmense majorité une lecture très convenable."
Rencontrer une lecture ! . . . .
Il faut absolument être supérieur du collège de Joliette, parler au nom
du clergé enseignant et se proclamer le porte-drapeau des études classiques
telles qu'on les pratique au Canada, pour faire des rencontres aussi rares.
Mais ce n'est pas là le seul tour de force du genre que vous ayez à
votre crédit, monsieur l'abbé. Des bourdes et des fautes de français, on
n'a qu'à ouvrir vos volumes et vos journaux, au hasard, pour être à même
d'en servir à la discrétion des amateurs.
Il n'y a pas cinquante ans de cela, un M. Castonguay, un prêtre, un
homme comme vous, un homme aux vrais principes, professeur de rhétori-
que au petit séminaire de Sherbrooke, se permit d'écrire une lettre très
cavalière à un journaliste distingué de Québec.
La lettre fut publiée, et un cocher, un élève des Frères, un instituteur
de campagne signalèrent neuf fautes de français dans la première phrase
seulement ! •*
Et il n'y a pas à dire, je suis prêt à parier pour huit, monsieur l'abbé.
C'était là un exploit dont vous seul, peut-être, pourriez disputer la palme ;,
mais elles y étaient. Je les ai comptées avec le sentiment de profonde
humiliation que j'éprouve en lisant vos ouvrages .... les ouvrages d'un de
ceux qui se chargent d'instruire notre jeunesse et se prétendent le boulevard
de notre nationalité française.
Or qu'arriva-t-il ? Peu de jours après, un grand nombre d'élèves avaient
été retirés du collège, deux autres professeurs offraient leur démission j et,
au bruit d'un éclat de rire universel dans le pays, le savant professeur dut
prendre ses cliques et ses claques, et boucler ses malles, pour aller, à titre
de vicaire, dans une paroisse quelconque, se donner le loisir d'étudier la
petite grammaire de Lhomond.
Eh bien, permettez-moi de vous dire en terminant ce préambule,
monsieur l'abbé, que si, dans quelques semaines, vous n'êtes pas appelé à
prendre à votre tour une retraite aussi avantageuse pour vous que pour vos
élèves, c'est que la haillargerie de Joliette est beaucoup moins fière que le
collège de Sherbrooke.
Il y a,, du reste, me dit-on, une différence marquée entre les supérieurs
des deux institutions. *
A la semaine prochaine, monsieur l'abbé.
* Quand cette lettre fut écrite, M. Tabbé BaiUargé passait à tort on à raison povr le
■upérieiir du collège de Joliette.
Monsieur l'abbé,
DEUXIKME LETTRE
Montréal, 14 avril 1893.
Si voua daignez me prêter encore un moment d'attention, nous allons
reprendre notre petite conversation de la semaine dernière. Comme les
bons comptes font les bons amis, je tiens à régler avec vous jusqu'au
dernier centime.
Je voudrais être plus sérieux de temps en temps, monsieur l'abbé —
le sujet que nous traitons le mérite — mais vous êtes trop amusant. Je
ne puis lire deux lignes de vous sans otre pris de fou rire — d'un fou
rire ordinaire, notez bien ; ne pas travestir ma pensée.
A propos d'un professeur dont j'ai parlé précédemment, et qui raillait
ses élèves lorsqu'ils prononçaient bien au lieu de beii, vous dites :
** Combien y a-t-il d'années que vous avez entendu cela, M. Fréchette ? Vers
V&ge de 16 ans sans doute, puisque vous êtes né en 1839 et par suite eu 1855 (voilà
un par suite qui n'indique guère l'esprit de suite chez son inventeur), c'est-à-dire
il y a près de 40 ans. Lt de quel bois était-il fait, cet illustre professeur T*
Cet illustre professeur, cher grand homme, était fait du bois dont on
fait certains directeurs d'institutions classiques, car il s'appelait l'abbé
Gonthier, et dirigea le collège de Lévis durant plusieurs années.
Voilà ce qui s'appelle la monnaie d'une pièce, ou je n'y entends rien.
Et pourquoi donc, monsieur l'abbé, me demandez- vous en quelle année
c'était ? Auriez-vous la prétention de nous faire accroire (jue cela n'existe
plus de nos jours ? Vous n'y réussirez pas.
Un de mes jeunes amis, littérateur marquant — qui n'a pas cinquante
ans comme moi, et dont je puis vous donner le noïn si vous le désirez —
m'affirme sur l'honneur qu'au collège de Sorel, la chose se pratiquait libéîa-
lement de son temps.
— Quins, quins ! disait-on, en voilà encore un qui parle dans les tarmes!
Il paraît que c'est l'expression consacrée.
Vous prétendez qu'il y a progrès ; je ne le crois pas. Les institutions
irresponsables et sans concurrence (au collège et dans VEtudia^it, on dit
compétition) ne progressent point.
Comment voudrait-on qu'un homme comme vous progresse, monsieur
l'abbé, quand il est convaincu d'être la perfection même 1
Il en est ainsi de nos collèges. Tant qu'ils se croiront à l'apogée du
savoir, tant qu'ils se prétendront incomparables dans le monde entier, et
qu'ils recevront les bons conseils en vouant à la géhenne ceux qui ont le
courage de leur en donner, ils ne progresseront pas.
Non, ils n'ont pas progressé, nos collèges, monsieur l'abbé; et la preuve,
c'est que les jeunes gens qui en sortent aujourd'hui ne savent ni plus l'anglais,
ni plus l'histoire, ni plus la géographie, ni plus l'arithmétique, ni plus la
tenue des livres, ni plus les sciences, que ceux qui en sortaient de mon
temps. Et, ce qui est tout particulièrement désolant, ils parlent et écrivent
le français encore plus mal que nous — beaucoup plus mal que nous !
Si on le conteste, je publierai des lettres de bacheliers.
10 A PROPOS d'Éducation
Tenez, monsieur Tabbé, je ne me demande pas si je suis bien inférieur
à vous qui avez fait vos études longtemps après moi, car vous ne manque-
riez pas d'attribuer Tirrévérencieube audace d'une telle comparaison à
Tesprit d'orgueil qui anime tous les mécréants de mon espèce ; mais j'Ai
peine à me persuader que les vieux prêtres de mon temps fussent, comme
vous le donnez à entendre à plusieurs reprises, de si pauvres minus habentes,
comparés à vous et aux autres astres de votre âge.
" Croyez-vous que rien n*a marché, dites-vous, depuis 40 ans?
" Il y a des gens comme cela, qui ont le talent de conclure du particulier au
général et du passé au présent ! '*
A-t-on remarqué que le passé est toujours lâché pour le présent ?
— Permettez, dit-on, cela pouvait bien avoir lieu dans le passé, avec
les vieux professeurs d'alors, mais à présent, c'est autre cho^e. Depuis que
nous sommes-là, tout est bien changé ; tout est parfait maintenant !
C'est comme pour les mauvais prêtres ; on est toujours disposé à
admettre qu'il y en a eu dans le passé ; quelques-uns vont même jusqu'à
nous laisser entrevoir la consolante perspective qu'il y en aura toujours ;
mais quant au présent il est indemne, n'y touchez pas !
Attendez que cela soit passé ! . . .
Vous avez le droit d'écrire, comme M. l'abbé Scott, de Lévis, qu'il y
a eu des papes infâmes et des cardinaux empoisonneurs ; mais si vous avez
le malheur d'insinuer que votre vicaire pourrait bien n'être pas un phœnix
de vertu ou de savoir, gare là-dessous !
Le texte de la censure est tout cliché !
Et puis, monsieur l'abbé, quand vous n'affirmez pas votre supériorité
bien carrément sur vos prédécesseurs, vous avez une petite manière de
l'insinuer que j'admire :
*' Si Ton fait une allusion à des personnes âgées, sorties du collège il y a 25 ou
30 ans, nous n'avons pas à en juger
•* S'il s'afçit de jeunes prêtres " etc.
C'est autre chose naturellement.
De sorte qu'aux yeux de votre humilité transcendante, monsieur l'abbé
Baillargé, les vieux prêtres autrefois chargés de l'enseignement n'étaient
<jue des mazettes comparés aux lumières qui éclairent aujourd'hui les
sommets de nos incomparables études.
Eh bien, au risque de vous déplaire encore une fois, cher abbé de mon
cœur, j'oserai différer légèrement d'opinion avec vous. Je sais qu'en thèse
générale, il n'est pas permis à un simple laïque de différer d'opinion avec
un oint du Seigneur, mais je plaide circonstances atténuantes en vertu de
l'intention.
Il est vrai que ces vieux professeurs — n'étant pas des institutions à
eux tout seuls — n'ont jamais rêvé de régénérer la société du haut en bas,
à l'aide de VEtudianty du Couvent, de la Famille et du Bon Combat ; mais,
entre nous, si j'en juge d'après mon expérience et mes renseignements, ces
professeurs du temps passé n'étaient pas si vieilles croûtes que tout cela,
monsieur le supérieur du collège de Joliette !
J'en ai connu qui ne lisaient peut-être pas comme Legouvé, ni môme
A PROPOS d'Éducation 11
comme M. l'abbë Baillargé ; mais qui n'écrivaient certainement pas comme
M. l'abbé Baillargé non plus, prenez-en ma parole !
J'ai connu, au séminaire de Québec, des vieux du nom de Legaré, Hamel,
Paquet, Koussel, Cbandonnet, qui avaient étudié quelque chose, monsieur
le rédacteur de VEtudianty et qui savaient l'enseigner.
J'ai connu d'autres vieux, au séminaire de Nicolet, qui avaient noms
Laflèche, Caron, Desaulniers, Gélinas, Bellemare, Moreau, qui étaient aussi
quelque peu au courant de leur besogne.
A Saint-Hyacinthe, on m'a signalé un autre M. Desaulniers, un M.
Raymond et un M. Ouellet, en particulier, qui n'étaient pas non plus trop
ramollis, bien qu'ils fussent de mon temps.
Au collège de Montréal, on a eu l'abbé Billion, l'abbé Collin, l'abbé
Troie ; pas trop stupides non plus, ces gens-là !
A Sainte-Thérèse, on dit qu'il a existé un M. Aubry, à Sainte-Marie-
de-Monnoir un M. Crevier, et à Terrebonne un M. Pelletier, qui, bien que
nécessairement très gâteux, pouvaient encore subir une comparaison pas
trop humiliante avec les aigles de Joliette.
Tous ces vieux arriérés n'ont rien publié comme vous, monsieur l'abbé,
relativement aux perturbations chroniques de leurs rognons et autres
organes intestinaux ; ils ont préféré se faire connaître par la tête.
Trahit 8ua qiiemque voluptas.
Traduction libre : Chacun fait ce qu'il peut.
Or, lorsque je songe à toutes ces têtes-là, monsieur l'abbé, quand même
je ne connaîtrais des autres ni l'état de leurs rognons ni le fonctionnement
de leurs boyaux, je puis difficilement me ranger de votre avis, et admettre
que les professeurs de mon temps aient été si inférieurs à ceux de l'époque
actuelle.
Mais, en supposant un instant que la chose fût prouvée, je n'en
resterais pas moins sous l'empire d'une certaine perplexité ; car, si ces
vieux professeurs étaient même de la plus infime infériorité en face de la
profondeur de votre savoir et de l'altitude alpestre de vos facultés, je ne
puis m'empêcher de me rappeler que, alors comme à présent, il était
défendu à tout laïque de trouver la moindre chose à reprendre dans l'en-
seignement ecclésiastique.
C'était, tout comme aujourd'hui, sans défaut, et\ . . infaillible !
Vous allez peut-être m'accuser de vous servir de la vermine, en vous
parlant de ces dignes et savants professeurs du bon vieux temps, monsieur
l'abbé.
Ces messieurs, cependant, n'auront pas plus que moi raison de s'en
fâcher — du moins ceux d'entre eux qui vivent encore — car s'ils vous ont
lu, ils connaissent votre force en histoire naturelle comme en littérature ;
et quand un professeur est de taille à ranger les maringouins parmi les
animalcules (voir les Coupa de crayon), il peut fort bien ranger même les
rossignols parmi la vermine.
Pardonnez-moi cette remarque aussi indigne que ridicvie.
Je crois avoir assez bien montré la valeur de votre premier argument,
monsieur l'abbé ; passons au second. Car il ne faut pas oublier que vous
en avez un autre, argument.
Oui en incomparable logicien que vous êtes, vous avez trouvé le
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' »'
'.1
12 A PROPOS d'Éducation
moyen d'introduire jusqu'à deux arguments en faveur du présent système
d'éducation, dans huit pages de revue seulement !
Avec cela qu'ils ne sont pas manchots, ces deux jolis petits jumeaux
éclos tout armés, comme Minerve, d'un cerveau souverain.
Le premier était mirobolant ; le second pourrait trouver place dans
une comédie de Labiche.
Il se résume à ceci : Si les enfants parlent mal dans nos collèges, c'est
qu'ils ont apporté cela de leurs familles ! i
Tiens, tiens, tiens ! . . . De naissance peut-être.
Et moi qui m'imaginais tout bêtement que les parents envoyaient
leurs enfants au collège pour les faire instruire. . .
Ce que c'est que la naïveté !
Monsieur l'abbé Baillargé, vous méritez d'être nommé ministre de
l'Instruction publique chez les Patagons pour avoir fait cette découverte.
Quel trait de génie !
Quelle ressource désormais pour un pédagogue embarrassé ! Quelle
argument sans réplique ainsi gratuitement fournie aux membres de notre
immortel professorat à court de raisonnement !
Ecoutez les dialogues futurs :
— Mais, monsieur le supérieur, dira quelqu'un, ces jeunes gens ont
terminé leurs études ?
— Oui.
— Comment se fait-il donc qu'ils parlent un pareil charabia ?
— Ils parlaient de cette façonJà quand ils sont entrés chez nous,
Monsieur. Ils ont apporté cela de leurs familles.
— Comment, monsieur le professeur, s'écriera un autre bon paroissien,
ces élèves ont fait leur philosophie ? Mais ils sont d'une ignorance crasse !...
— Que voulez- vous. Monsieur, ils étaient aussi ignorants que ça
quand on nous les a confiés. Nous ne les avons pas plus abrutis qu'ils ne
l'étaient !
La franchement, monsieur l'abbé, encore une trouvaille comme celle-
là, et vous passez à la postérité entre l'honorable Jocrisse et le révérend
Calino.
Quel problème résolu pour la simplification des études !
Seulement, monsieur l'abbé — il y a toujours des grincheux, vous
savez — on entend parfois dire, je ne vous le cacherai pas, que certains de nos
collèges n'ont pas atteint l'idéale perfection qu'on trouve à Joliette, et que
nomlore de jeunes élèves — quelle que soit la beauté de l'iroquois en usage
chez leurs parents — trouvent encore le moyen de l'améliorer dans les
séminaires.
Je connais pour ma part deux petits enfants qui, appartenant à des
parents misérablement préjugés, parlaient assez correctement avant d'avoir
commencé leurs études, et qui maintenant, quand ils visitent leur famille,
peuvent dire : " Poupa^ chut^ arrivé ! " comme n'importe quel grand
homme de Joliette ou d'ailleurs.
C'est, du reste, ce que vous admettez implicitement quand vous dites :
** Plusieurs enfants les apportent (ces expressions) de leurs familles. "
Plusieurs n'implique pas la totalité ; et si tout le monde parle mal,
c'est que les autres ont appris à mal parler ailleurs que chez eux. Peut-
être pourriez-vous nous dire où, monsieur l'abbé.
c
A PROPOS d'Éducation 1*3
Dernièrement trois élèves d'une de nos plus brillantes institutions
disaient devant moi :
— Quand on asseye de ben parler, les ceusses qici nous écoutent risent
de nus aut\
— Et les maîtres, que font-ils pendant ce temps-là ?
— Y risent étout.
lyEonsieur l'abbé, quand j*ai signalé cette plaie, entre mille autres que
j'aurais pu signaler et qui sont en train de voir le jour, grâce à votre si
diplomatique intervention, je concluais à une coupable indififérence chez les
professeurs et non pas à leur incapacité.
Je me vois forcé — vos confrères ont dû déjà vous en offrir leurs félici-
tations, monsieur Tabbé — de modifier mes conclusions, au moins en ce qui
regarde le collège de Joliette.
Laissez venir mes prochaines lettres, monsieur l'abbé ; et les lecteurs
sauront s'il est possible — à moins que les professeurs subalternes ne soient
de petits Vaugelas auprès de leur supérieur — que le français, parlé ou
écrit, puisse être convenablement enseigné dans cette institution, qui, par
ses publications, prétend donner le ton aux autres, et se faire le boulevard
attitré de notre présent système d'éducatjion nationale.
A la semaine prochaine, monsieur l'abbé !
TROISIEME LETTRE
Montréal, 21 avril 1893.
Monsieur Tabbé,
Vous êtes un chançard numéro un]
Savez vous que, si remuant que vous ayez été jusqu'ici, jamais la
célébrité ne vous a aussi amoureusement caressé de son aile ? On ne parle
que de vous à Montréal et dans le pays. Les lettres pleuvent chez moi
pour me demander des renseignements sur votre multicolore personnalité.
Il en est même une qui demande où l'on pourrait se procurer votre
portrait.
Vous êtes un véritable ingrat, monsieur l'abbé, si vous ne me faites
pas une petite part dans vos dévotions, car — soit dit sans prétention
aucune — c'est à moi que vous devez ce surcroît de popularité.
Je ne vous le reproche pas, au contraire ; je suis prêt à recommencer,
tant j'aime les gens désintéressés qui fournissent aux autres, avec un
empressement digne de George Dandin, l'occasion et les moyens de faire
ainsi mousser la petite bière à si peu de frais.
Mais cela ne m'empêche pas de compter un peu sur votre recon-
naissance ; et si, comme moi, vous aimez à payer vos dettes, me voilà pour
longtemps avec un stock de bénédictions à mon crédit dans les coffres-forts
du Bon Combat, du Coupent, etc.
iiwni KimiiTr - irn wn n -wr "Tiir- ' r
14 A PROPOS d'Éducation
Avec cela que je suis arrivera un autre résultat. Le public sait main-
tenant à quoi s'en tenir sur vos charges et dignités.
Jusqu'à tout ^dernièrement vous faisiez partie des nébuleuses.
On sentait bien là un astre de première grandeur, mais les contours
en étaient peu déônis. Il y avait du vague. Vous voguiez dans des
hauteurs presque inaccessibles à nos télescopes profanes — ce qui nous
laissait quelque peu dans l'incertitude relativement à vos attributions.
Maintenant nous voilà renseignés. Vous n'êtes pas le supérieur du collège
de Joliette.
Je suis d'autant mieux disposé à accepter votre dénégation, monsieur
l'abbé, que, au fond, je ne vous ai jamais cru si supérieur que tout ça.
Admettons que vous n'êtes pas supérieur du tout, — sans prêter
l'oreille aux médisants qui prétendent que vous brillez même par une
infériorité notoire.
Il n'y a que les médisants pour dire des choses pareilles.
Enfin, n'importe, voilà un point éclairci ; et, à mes yeux aussi
indignes que ridiciUeSy vous n'en êtes pas moins la brillante institution
que vous savez ; et cela ne diminue en rien l'incommensurable intérêt que,
tout vulgaire laïque que je suis, je me permets de porter à vos révérends
intestins et rognons.
Je veux même, pour vous faire plaisir, me prêter, avec une platitude
tout à fait hiérarchique, à certaines de vos petites exigences.
Ainsi, ne goûtant pas du tout — les goûts nous viennent généralement
de naissance — mon humble manière de raisonner avec du gros bon sens
pour toute argumentation, vous voudriez me voir cultiver le froid syllo-
gisme et autres plates-bandes, aussi peu fleuries que tirées au cordeau, de
la logique collégiale.
J'y songerai tout à l'heure.
A vos yeux et aux yeux de l'enfant de chœur qui vient à votre secours
dans la Minerve du 12, c'est là ce qui s'appelle du jugement.
En voilà un, par exemple, qui doit raisonner à votre goût, ce gentil
nourrisson de nos études classiques !
Si l'on n'enseigne ni à parler, ni à lire, ni à écrire dans nos collèges,
c'est parce que je n'ai pas de jugement.
C'est clair, n'est-ce pas î On sent là tout de suite le jeune dialecticien
élevé dans le duvet de l'ergotage scolastique.
De mon temps, au collège, quand un bon fruit sec — pas une huître
ordinaire, mais un banc d'huîtres à lui seul — se sentait dépourvu de tout
le reste, il se rabattait sur le jugement.
Toutes les nullités, les cancres, les buses brillaient ainsi par le juge-
ment. Le jugement était le refugium peccatorum.
Quant aux élèves qui remportaient tous les prix, aux yeux des désap-
pointés qui n'avaient pas obtenu seulement un accessit, ils avaient bien
quelque talent comme ça, mais rien de sérieux ; ils manquaient de jugement.
A ce point de vue-là, je vous le concède, monsieur l'abbé, vous êtes un
homme d'un rare jugement ; et je n'ai pas attendu que votre compère de la
Minerve vienne me le dire pour le constater avec enthousiasme.
Voyez- vous, on ne sait pas trop ce qui se passe au fond de ces cerveaux
exceptionnels qui, non seulement ont le génie en partage avec les grâces
^
A PROPOS d'Éducation 51
d'état, mais qui en outre ont eu l'avantage de puiser l'art de la
dialectique aux vraies sources.
Ne méprisons pas ceux qui ne montrent rien.
Cela me fait penser à cette bonne marchande de dindes qui venait de
voir vendre un perroquet pour vingt dollars. mh^yjj
— A-t-on jamais vu ! s'écriait-elle ; vingt piastres pour un méchant
oiseau gros comme le poing, tandis que j'ai peine à trouver sept chelins et
demi pour les miens qui sont trois fois gros comme ma tête !
— Mais il ne parlent pas, les vôtres, lui répondit-on.
— Tiens, c't'histoire ! ça les empêche-t-y de penser, ça ?
C'est la chose, la vraie chose : pas brillants les gros oiseaux, mais
pleins de jugement !
N'allez pas croire au moins, monsieur l'abbé, qu'en tout cela, je veuille
vous comparer au perroquet !
Mais à propos d'oiseaux, vous me permettrez de vous passer encore un
petit grain de sel, n'est-ce pas ? Vous le mettrez où vous voudrez.
Votre copain de la Minerve — en voilà un qui sans posséder tous vos
accomplissements, comme on dit au collège, parle du jugement comme si
c'était sa spécialité ! — votre copain de la Minerve croit me faire beaucoup
de peine en me disant que je ne suis pas un aigle.
Je 1 admets, monrsieur l'abbé, je ne suis pas un aigle ; mais si je pensais
mon assertion aussi facile à croire que la sienne, plus poli que lui, je dirais
que le charmant enfant de chœur, malgré sa plume, n'est pas une oie non
plus.
Malheureusement il y a sa plume !
Car elle est forte, la plume de l'homme au gros jugement, monsieur
l'abbé.
Si vous êtes allé la chercher, comme le démon de l'Evangile qui,
réduit aux abois, va requérir l'aide de sept autres camarades plus habiles
que lui, vous n'avez pas fait fausse route.
Sa tactique — pour la plume d'un enfant chœur cela promet — con-
siste à me prêter des opinions et des théories que je n'ai jamais ni
entretenues ni formulées.
Par exemple : j'exprime l'idée qu'il vaut mieux savoir l'anglais et
gagner sa vie, que de mourir à l'hôpital en traduisant Cicéron. L'honnête
jeune homme en conclut que je méprise Cicéron, et que je condamne ceux
qui enseignent à le traduire.
J'exprime l'idée qu'on devrait, en même temps que le grec et le
latin, enseigner un peu à parler le français dans nos collèges. Le jeune
homme en conclut que je fais la guerre aux études classiques.
Monsieur l'abbé, je fais la guerre aux études classiques telles qu'on
les comprend dans la plupart de nos collèges, car si des études classiques
comme celles-là peuvent faire chez les prêtres, des supérieurs d'institutions,
elles ne peuvent faire, chez les laïques, que des inférieurs et des déclassés ;
mais je sais trop la valeur des vraies études classiques pour ne pas en
apprécier les avantages.
Et si j'avais à donner une preuve irrécusable de ce que j'avance ici,
je dirais au public : Venez chez moi ; je n'ai qu'un fils, et vous le trouverez
penché sur sa grammaire grecque et sur son dictionnaire latin. C'est
concluant, ce me semble.
vrf.
':■-.?:
16 A PROPOS d'Éducation
— Pourquoi donc ne le Diettez-vous pas au collège ? me dira-t-on.
Pourquoi je ne le mets pas au collège 5 Ce qui va suivre le fera
savoir assez.
En attendant, il ne faut pas que j'oublie vous avoir promis un petit
raisonnement dans les règles de Tart.
Ne serait-ce que pour entretenir le charme des doux ëpanchements si
heureusement inaugurés entre nous, monsieur Tabbé, je veux bien consen-
tir, pour racheter ma promesse, à abandonner un instant ma manière
rustique dt me faire comprendre.
Je vais essayer d'aborder le grand genre, la logique à haute portée,
la véritable argumentation classique.
Que dites- vous du raisonnement suivant ?
Je pose pour prémisses que vous avez été éduqué — je m'entends sur le
mot éduqué — dans un de nos collèges classiques ; je ne le nomme pas,
pour ne point le compromettre.
Ces prémisses, vous les admettez, n'est-ce pas ? Bon !
Or, si je prouve — ce n'est encore qu'à l'état de si, vous comprenez,
car je n# peux pas tout faire à la fois — si je prouve, dis-je, que — tout
éduqué que vous avez ét^, dans un de nos collèges classiques — vous êtes
resté fieffé ignorant quand même, un dilemme intéressant ne peut manquer
de se présenter à l'esprit.
Ce dilemme, je vous le soumets humblement, monsieur l'abbé, et
j'espère que vous y trouverez tout ce qui constitue un dilemme orthodoxe.
Procédons.
Puisque vous avez été éduqué dans un de nos collèges, et que vous
êtes resté un fieffé ignorant tout de même, il s'ensuit de deux choses l'une :
Ou le collège laissait à désirer, ou votre intelligence n'était pas à la
hauteur de la situation.
Dans la première alternative, la thèse de ceux qui prétendent que nos
collèges sont insuffisants serait prouvée.
Dans la seconde elle le serait aussi, puisque, fieffé ignorant, on vous
voit briller parmi les étoiles de nos collèges, dont, avec votre Couvent et
votre Etudiant, vous avez l'air de vous constituer l'oracle et l'organe.
Là, voyons, êtes-vous satisfait ? N'est-ce pas de la logique, de la vraie
logique, ça ? Trouvez-moi un raisonnement plus corsé.
Eh bien, cher monsieur l'abbé, je puis vous en servir du raisonnement
aussi classique que cela à la ribambelle (au collège on dit à la rubandelle,
style de rigueur surtout pour ceux qui se destinent à l'enseignement
classique).
Malheureusement cela ennuierait certains de mes amis — car je n'ai
pas que vous d'ami dans le monde, monsieur l'abbé — et je crois qu'il vaut
mieux, pour cette fois, vous tirer une révérence aussi indigne que ridicule,
A la semaine prochaine !
.\
QUATRIÈME LETTRE
Montréal, 28 avril 1893.
.Monsieur Tabbë,
On vient de me remettre VEtoUe du Nord, qui contient votre dernier
écrit.
Voas faites bien de m'adresser ces choses-là ; d'ordinaire elles parvien-
nent rarement à Montréal ; — nous sommes si loin ici des coUegiana et des
joliettensiay deux noms de fleurs de votre composition que je puise dans
VJSftudiant, et qui ne sont pas plus ridicules qu'il ne le faut pour faire hon-
neur à leur origine.
Dans ce petit écrit, vous vous montrez impatient (au collège et dans
YJStudiant on dit anxievac) de savoir ce que j'ai à dire de vos ouvrages et
de votre grammaire.
Ceci dénote un désir bien légitime de vous instruire, monsieur l'abbé,
et je vous en félicite. Chez un professeur de collège, on ne peut blâmer
-cette ambition toute naturelle.
Au fond, vous étiez peut-être mieux doué qu'on ne pense. C'est le
milieu qui fait l'homme. Peut-être que, dans un autre pajs doté d'un sys-
tème d'éducation plus pratique, vous auriez pu devenir un assez bon teneur
• de livres, ou tout au moins un portier d'évêché passable.
Four ce dernier poste surtout, comme la politesse n'jr est pas plus
obligatoire que gratuite, vous aviez probablement des dispositions spé-
ciales.
Donc j'ai reçu votre petit écrit — tout petit écrit, l'innocence même !
vet, en correspondant honnête, je dois faire part au public de la confidence
que vous m'y faites.
Avec la confiance que je ne suis aucunement surpris de vous inspirer,
vous me glissez onctueusement dans le pertuis auriculaire que, malgré mes
efforts pour vous démolir, " le château-fort est encore debout."
Bravo ! enfin, nous savons à quoi nous en tenir sur l'édifice !
M. Filiatreault — un pauvre diable excommunié pour avoir manqué
de respect à la mémoire de l'abbé Guyhot — vous avait pris pour un
Asile, Cette illusion d'optique lui a coûté assez cher.
En y regardant de plus près, et instruit par l'expérience d'autrui,
j'avais cru découvrir chez vous tous les éléments de ce qu'on appelle une
Institution,
Erreur ! n'étant pas éclairés par les grâces d'état, nous étions tous
les deux dans une erreur profonde : une erreur aussi indigne que ridiciUe.
Vous faites assavoir urbi et orhi (un peu de latin pour huiler le méca-
nisme) que vous n'êtes ni un asile, ni une institution, mais un château-fort.
Merci, mon Dieu ! comme disent tous les mélodrames qui se res-
pectent.
Pour lors, je m'incline avec toute la bassesse qui convient à un mépri-
sable père Je fsûnille laïque, et désormais je me ferai un devoir de vous
considérer comme un château aussi fort que vous voudrez.
S
^îêi^l'.Ui^.-IL
18 A PROPOS d'Éducation
Je consens même à vous regarder de loin comme une forteresse mena-
çante, perchée sur un roc sourcilleux, avec donjon, poirrîères, échauguettes,.
courtines, mâchicoulis, barbacanes, meurtrières, herses et ponts-levis : tout
ce qu'il y a de plus moyen âge en fait de boutique orthodoxe.
Suis-je de bon compte au moins !
Monsieur l'abbé, ne cherchez pas ailleurs composition meilleure que
chez moi, vous ne feriez pas vos frais.
Seulement ne soyez point non plus trop exigeant. Vous avez beau
être château-fort, ce n'est pas une raison pour me forcer do monter à l'assaut
à fond de train.
Vous ne m'avez pas consulté avant de commencer l'échange des bons •
procédés ; veuillez, en interlocuteur courtois, ne pas me presser plus qu'il
ne faut.
J'aime à prendre mon temps. Et me reprocher la condescendance que
je mets à vous consacrer toute la considération réfléchie que mérite ....
un château-fort de vos dimensions, ne me semble pas l'esprit de justice en
personne.
Du reste, tenez — autant vous faire cette confidence tout de suite, en
retour de la vdtre, — je suis un peu désappointé.
J'ai passé votre livre, les Coups de crayon, à un petit indigne de
l'école des Frères — vous savez, celui de M. Castonguay — afin qu'il me
souligne, dans votre intérêt de professeur de français, les anglicismes, les
barbarismes et les fautes de syntaxe que vous y avez si amoureusement
cultivés.
Et le galopin n'aboutit pas. Il prétend que je l'ai pris en traître.
J'ai dû doubler ses honoraires et payer deux personnes pour le tenir
éveillé.
Vous allez finir par me coûter aussi cher qu'à M. Filiatreault, monsieur
l'abbé.
Et puis il ne faut pas que je néglige non plus votre ami, le gentil
enfant de chœur de la Minerve ; l'homme au gros jugement.
Ce gentil farceur, si peu versé qu'il soit — afin de ne pas déroger —
dans cette science aussi inférieure que vulgaire qu'on appelle l'arithmétique, .
est très fort sur la division. Ecoutez-le parler à propos d'études :
*' Chacun de c«s degrés se divise en branches distinctes."
Des degrés qui se divisent en branches, ce doit être tout ce qu'il y a
de plus classique — dans le genre canayen ! O nos collèges !
• • •
** Il y a par exemple, la branche commerciale, la branche industrielle, la
branche scientifique, la oranche littéraire ou classique."
Je voudrais bien savoir sur quelle de ces branches perche le coucou
qui a pu pondre une pareille ineffabilité. Ce doit être la branche classique.
Ces distinctions subtiles expliquent évidemment pourquoi tant de
gras nourrissons des incomparables collèges " que l'Europe nous envie "
étaient si souvent et aussi victorieusement retoqués aux examens pour
l'admission aux professions libérales, avant qu'une loi protectrice les eût
mis à l'abri de cette épreuve désagréable.
Question de branche tout simplement.
A pjiopos d'éducation 19
Vou8 les voyez d'ici :
— Pourriez-vous nous dire quels sont les principaux fleuves de
^Espagnef
-— Cest de la géographie, ça ! c'est pas dans ma branche !
— Pourriez-vous nous dire ce qui s'est passé de plus important sous
le règne d'Henri IV î
— De rhistoire f pas dans ma branche, Monsieur !
— Pourriez-vous nous dire à quoi est égal le carré de l'hjrpothénuse %
— Pas dans ma branche !
— Pourriez-vous dire quel est l'intérêt de $100 à 6 pour cent par
azmëet
— Pas dans ma branche non plus.
— Pouvez- vous rédiger un reçu t
— Non, Monsieur, c'est pas dans ma branche.
— Un billet, une traite 1
— Pas dans ma branche.
— Avez- vous étudié l'anglais î
— Qu'est-ce que c'est que ça ? Pas dans ma branche.
— Connaissez- vous un nommé Victor Hugo ?
— Oui, Monsieur, c'est un homme qui est mort sans confession.
— Au point de vue littéraire ?
— Au point de vue littéraire, qn le cite souvent comme exemple de
mauvais style ; mais c'est pas dans ma branche.
— Connaissez- vous quelque grand peintre ?
— Oui, Monsieur, Raphaël.
— Et ensuite ?
— J'en connais pas d'autre. Monsieur : c'est pas dans ma branche.
— Vous pourriez peut-être nous dire ce qui caractérise les différentes
espèces d'astres î
— Des astres î
— Oui.
— J'en connais pas. Monsieur, c'est pas dans ma branche.
— Savez-vous la sténographie ?
— Pas dans ma branche.
— La télégraphie 1
— Pas dans ma branche.
— .La clavigraphie î
— Pas dans ma branche.
— Dessinez- vous ?
— Pas dans ma branche.
— Savez-vous enfin quelque chose pour gagner votre vie ?
— Pas dans ma branche, Monsieur !
— Qu'avez-vous donc appris au collège ?
— J'ai fait des études classiques.
Ça, c'est la branche, la vraie branche !
Dans bon nombre de nos collèges, cela consiste à apprendre le latin
dans le De Viris, le grec dans les Actes des Apôtres^ la littérature dans
Leframc, la poésie dans Mme Deshoulières, la philosophie dans Mgr de
20 A PROPOS d'éducatiok
Ségnr, la comptabilité, la géographie, l'histoire, le français et Tànglais
nulle part. Les degrés ne se divisent pas en branches jusque-là !
Vouloir aller plus loin c'est de la curiosité. Et l'on n'aime pas les
curieux dans certains de nos collèges.
La phrase suivante — ûeur typique éclose dans les parterres de notre
éducation aussi canadienne que sans rivale — en fait foi. C'est un de nos
savants professeurs qui parle, si l'on peut appeler cela parler :
— Gàr lé don voir, lui ! ça sait rien, pi ça se mêle de faire des
questions !
La phrase est tout ce qu'il peut y avoir d'invraisemblable, n'est-ce
pas ? Eh bien, elle est en même temps tout ce qu'il y a de plus autheatique.
Ces chers professeurs, ils se sont pourtant confié la mission de conser-
ver notre langue ! Seulement ils la conservent dans du vinaigre, avec une
légère décoction de microbes au fond du bocal.
— Mais, me dira-t-on, il y a des professeurs intruits par-ci par-là.
Certes oui, et je ne dois pas avoir besoin de faire les mêmes excep-
tions dans chacune de mes lettres.
Les professeurs qui ont appris quelque chose et qui savent l'enseigner
sont connus, et ils gémissent comme moi sur l'état déplorable de nos
collèges, et la triste infériorité de notre système d'éducation.
Je ne leur reproche qu'une chose, à eux : c'est de ne pas séparer leur
cause de celle de leurs confrères ; c'egt de ne pas se joindre franchement
aux pères de famille qui demandent des réformes ; c'est surtout de consen-
tir à s'associer avec les Bail larges de tous les rangs et de tous les grades,
qui seraient capables d'encapuchonner l'humanité, si on les laissait faire.
Oui, je sais, monsieur l'abbé, qu'en disant ce que vous m'avez forcé de
dire, je fais de la peine à des hommes instruits, à de saints hommes qui
ont toute ma vénération — et qui, au fond du cœur, je l'espère, ne m'en
estimeront que plus — mais il y a quelque chose qui doit passer avant les
aflfections.
C'est le devoir ! '
Et dans le moment, plus que jamais, le devoir s'impose.
Si, aujourd'hui, personne n'a le courage de parler, autant se résigner,
soi et sa race, à l'anéantissement intellectuel et moral.
Il y a assez longtemps que la fécondité àe nos femmes fait le thème de nos
déthyrambes patriotiques, et se charge de prouver au monde entier la supério-
rité de notre race ; il me semble qu'un peuple pourrait avoir quelque autre
sujet de fierté, que la caractéristique qui distingue l'intéressante famille des
lapins — encore plus prodifiques que nous.
Un Canadien un peu orgueilleux pourrait^ à mon avis, avoir quelque
autre ambition que celle des poules couveuses.
Malheureusement elle ne s'élève pas haut l'ambition du Canayen.
Nous avons beau avoir des imbéciles qui proclament que nous écrivons
le français comme Corneille ; nous avons beau avoir des idiots qui chantent
sur tous les tons que nous parlons notre langue comme Sarah Bernhardt ;
nous avons beau surtout avoir des régiments d'aliénés pour écouter cela et
applaudir, le bon sens perce toujours un peu, et d'instinct, nous ne pou-
Tons nous empêcher de laisser naïvement éclater, dans quelque aveu monu-
mental, notre infériorité désespérante.
A PROPOS d'éducation • 21
C'est an point qae, lorsqu'un des nôtres — Casault — a été fait capo-
ral dans l'armée française — caporal, vous m'entendez bien ! — on a presque
crie au miracle.
D'un bout à l'autre du pays on a publié des articles intitulés : Hon-
fieur au Canada ! et dans lequel on démontrait, preuves en mains, qu'un
Canadien *' pouvait faire son chemin tout comme un autre ! "
N'est-ce pas un crime que d'abâtardir ainsi toute une nation ?
Et l'on appelle cela nous éclairer !
Nous illuminer, oui !
Or ce sont les victimes de cet état de choses qui se lèvent aujourd'hui,
monsieur l'abbé, et qui parlent par ma voix.
Avec une politesse de bouvier vous avez voulu engager une lutte qui ne
vous était pas offerte : tenez-vous bien !
Un des vôtres, un prêtre distingué de Montréal, disait hier à un
médecin de mes amis :
— Cher docteur, vous avez quelque influence auprès de M. Fréchette,
priez-le donc de lâcher ce pauvre Baillargé. Un poète n'a pas le cœur si
cruel que cela, voyons !
— Monsieur l'abbé, vous m'étonnez, a répondu mon ami ; en êtes-vous
au point de croire que Fréchette ferraille contre l'abbé Baillargé, dans le
moment ? Il s'en bat l'œil un peu ferme, par exemple !
— Aurait- il l'intention de s'attaquer au clergé ?
— Pas du tout ; mais si le clergé se met sous le même bonnet, et prend
fait et cause contre les pères de famille qui demandent une instruction
plus rationnelle pour leurs enfants, il n'hésitera pas. Fréchette est un de
ceux qui savent distinguer entre leur curé et le bon Dieu : il est payé pour
cela de longue date. Et puis, ce n'est pas un simple individu qui parle à
llieure qu'il est. C'est la poussée formidable de l'opinion publique qui se
fait sentir. Devant ce courant-là, il n'y a pas d'ex'éommunication qui
tienne.
— Diable ! il devrait pourtant y avoir un moyen. . .
— De bâillonner l'opinion publique î ... Je vous conseille d'endiguer
le Saint-Laurent ! . . .
— Le fait est, a conclu le pauvre abbé en baissant la tête, que nous
n'avons pas assez de castors pour cela ....
A la semaine prochaine, cher médecin des âmes !
.■■■■iÉ<
CINQUIÈME LETTRE
Montréal, 5 mai 1893.
Monsieur Tabbië,
Yous dites, dans la charmante ét)ître provocatrice dès observations
que je me permets de vous soumettre depuis plus d'un mois :
" M. Fréchette doit avoir la honte facile.**
Je ne sais pas trop — probablement parce que je n'ai pitô étudié dans
la haillarfferie — ce que c'est qu'une honte facile ou difficile ; mais je sais
très bien, par exemple, ce que c'est qu'une honte profonde. Car c'est ce
que j'ai éprouvé, lorsque, après avoir lu vos Coups de crayon^ de la première à
la dernière ligne — pour voir jusqu'où les choses humiliantes vont quelque-
fois — je jetai la petite immondice sur ma table en m'écriant :
" Voilà ce que peut produire, dans notre pauvre pays, sous les jeux
de son évêque, un prêtre censé avoir fait ses classes, un professeur dans
une de ces hautes maisons d'éducation qui ont le monopole de notre avenir»
et sur le compte desquelles il est absolument défendu aux pères de famille
de hasarder la moindre remarque ! "
Oui, monsieur l'abbé, j'ai éprouvé ce jour-là, non pas une honte
fabile, mais, je le répète, une honte profonde.
Je ne savais pas alors que vous battiez monnaie en inondant, par
l'intermédiaire de petits journaux malfaisants, les collèges et les couvents
de votre prose infirme et de votre abominable grammaire ; car alors, pris
d'une indignation plus que légitime, j'aurais publiquement signalé cet
attentat contre l'intelligence de notre jeunesse, déjà si soigneusement
accommodée à l'étouffée.
C'est là le point important de cette discussion, monsieur l'abbé. II
s'agit moins d'extirper une simple verrue, que de cautériser un chancre
public.
Ne croyez pas que c'est votre individualité que je mets en relief
depuis cinq semaines !
Non, monsieur l'abbé ; si je vous tiens si impitoyablement sur la
sellette, ce n'est pas comme personnage plus ou moins avarié sous le rapport
de la tête et des rognons : vous êtes là comme professeur de collège
s'arrogeant la mission de parler au nom du clergé enseignant, pour
insulter et essayer de bâillonner les citoyens qui se permettent de demander
qu'on n'abrutisse pas leurs enfants sous prétexte de les instruire.
Tous êtes là non pas comme tête-de-Turc sur laquelle je me plairais à
frapper, monsieur l'abbé ; mais comme un argument vivant pour démon-
trer que les collèges où l'on enseigne ou laisse enseigner ainsi la langue du
pays ont besoin d'une réforme immédiate et radicale.
Qu'est-ce que cela me fait, à moi, que vous maltraitiez la grammaire
comme l'abbé Castonguay, et que vous écriviez en style de statut refondu ?
Je m'en moque avec une profondeur d'indifférence qui vous étonnerait.
X
A PROPOS d'Éducation
83
Mais que vous infectiez de votre ignorance pjrainûiàle non seulement
ie colley de Joliette, mais encore les autres maisons d'éducation du pays
-à beaux deniers comptants, comprenez-vous que c'est chose difl^r^nte ?
Si les prêtres des autres collèges vous permettent de répandre (fcinsi
vos productions malsaines parmi les enfants qu'ils se sont chargés d'ins-
truire, alors il devient du devoir de tout honnête homme de se lever et de
parler ! Il faut mettre fin à de pareils abus.
Un prêtre n'est tenu d'être ni un savant ni un écrivain ; mais s'il
ignore les éléments de sa langue, qu'il ne se charge pas de l'enseigner !
Surtout qu'on ne lui permette pas de propager ses ineptie?, spus
prétexte d'éducation, paripi notre pauvre jeunesse sans défense, déjà tropi
prédisposée à croire le prêtre aussi infaillible en syntaxe qu'il l'est en
politique.
Si je n'ai plus le droit de réclamer pour la politique, j^ai au moins
celui de protester au nom de la syntaxe.
Et ppur cela, je vais me permettre, monsieur l'abbé, de présenter
VEtiidiarU à mes lecteurs.
Qu'on se couvre !
Jj Etudiant est une petite revue rédigée par un sa.vant professeur qui
i^;ne F, A, Baillargéy Pire, publiée sous le toit aussi classique que sacré du
collège de Joliette, et répandue, dit-on, à grand renfort de réclame ecclé-
siastique dans plusieurs autres, sinon dans tous les autres collèges et
séminaires de la Province.
Cette revue a la prétention d'être un foyer de science classique à
l'usage de la jeunesse studieuse et chrétienne.
C'est bien cela, n'est-ce pas t
Eh bien, je n'ai que deux numéros de V Etudiant sous la main, monsieur
Tabbé ; et, en attendant que je fasse admirer les beautés des autres produc-
tions que vous mettez si libéralement au service des petits malheureux
confiés à vos soins, nous allons, si vous le voulez bien, parcourir une page
ou deux de ces intéressants spécimens du journalisme alimenté aux sources
mêmes de ces profondes études classiques que les laïques n'ont pas le droit
de critiquer.
Nous ne chercherons pas longtemps, vous allez voir 1
1ère page, 1ère ligne :
C'est naturellement vous-même, monsieur l'abbé, qui avez la parole :
" Notre course de santé est terminée.**
Moi, je sais ce que c'est qu'une course de chevaux et même qu'une
course de cocher ; mais si le lecteur veut apprendre ce qui s'entend par un©.
course de santé, il lui faudra s'adresser chez vous, monsieur l'abbé, qui en
êtes l'inventeur, et qui sans doute ne livrez ce secret que sur demande
accompagnée de quelques centinSy comme vous dites, pour vos bonnes
iBuvres.
2e ligne :
"Le 80 octobre, nous avons laissé Llverpool."
Comment, monsieur l'abbé, vous n'avez pas emporté Liverpool arec
vous ! . . . C'est dommage, vous auriez peut-être pu faire des Canayens
24 A PROPOS d'éducation
de tout ce monde-là Monsieur Tabbë, si vous ne savez pas la différence-
qu'il j a entre quitter et laiêser^ comment pouvez-vous l'enseigner 1 £t^
teux qui la connaissent, comment peuvent-ils vous permettre d'induire
ainsi en erreur les élèves que l'on confie à leurs soins pour les faire
instruire t Comprenez- vous que c'est là le point 1
Va pour deux lignes ! et continuons, même page :
" J*ai eu en ce jour Textrême honneur d'être reçu en atidience par S. S-
Léon Xin."
Mais comment diable vouliez- vous donc ^tre reçu ? On dit en audience
privée ou en audience publiqtie, suivant le cas, monsieur l'abbé ; on ne dit-
jamais en audience tout court, à moins qu'on ne signale en même temps
le nombre des personnes teçues. C'est parler comme un homme qui ne
connaît ni la valeur ni l'étymologie des mots.
Allons plus loin ; même page toujours :
" Mon père, G. -F. Qaillargé, député-ministre des Travaux publics — "
Buies, Lusignan, Legendre, criez fort dans les journaux contre l'angli-
cisme ; il j aura toujours quelque bon professeur de collège infaillible qui
enseignera à ses élèves à traduire deputy minister par députa ministre. Et.
cela pour créer de nouveau en France — ou chez ceux qui ignorent le
canayen — les quiproquos qui ont, il y a deux ans, à Paris, failli faire
passer Mgr Labelle pour un menteur !
Comment corriger le langage de notre jeunesse, quand se sont les
professeurs mêmes qu'il faudrait d'abord instruire ?
Et comme ces derniers croient tout savoir, parbleu .... et qu'on ne
saurait insinuer qu'ils peuvent ignorer quelque chose, sans recevoir sur . le
coco le contenu de quelque sale ustensile, que voulez-vous y faire î
Suivons la même page toujours :
** Les appartements de Léon XIII sont à Tétage le plus élevé du Vatican et
donnant vue sur la place Saint-Pierre."
Vous voudrez bien dire à vos élèves, cher monsieur le professeur, que
donnant vue n'est pas français dans ce sens-là ! C'est ayant vue qu'il faut
dire, ce qui est bien différent.
** Mgr délia Volpe m'introduit finalement dans un modeste appartement
contigu, je crois, au cabinet de travail du Pape."
Y a-t-il un dictionnaire de la langue française dans votre collège,
monsieur l'abbé ? S'il y en a un, ouvrez-le donc, et vous verrez ce que veut
dire le mot appartement^ dont on s'évertue depuis quinze ans à donner la
définition dans les journaux laïques.
*' Craignant de fatiguer Sa Sainteté, je me contente ensuite de dire, sana
déployer les autres cartes, que la 2e est unerelaiive à l'Eglise anglicane. .
Qu'est-ce que c'est qu'wwe relative ? Mystère !
'*I1 était chagrin de ne pouvoir se rendre au désir (f un chacun de ses enfants."*
Faites assavoir à vos élèves, monsieur l'abbé» qu'un mécréant de
À PROPOS d'Éducation ?5
Montréal, qui ne respecte rien, prétend qn^un chacun ne se dit plus que par
plaisanterie. Ce n'est pas ma faute, mais c'est comme ça.
Enfin, monsieur Pabbë, lâchez donc une bonne fois le mot piastre ;
l'Académie donne le mot dollar comme vocable français pour désigner la
pièce de cinq francs américaine. La piastre est une monnaie espagnole om
turque.
JEt cœtera.
Et tout cela dans un seul petit feuillet de revue grande comme la
main ! . . . Une revue publiée dans ]e but d'instruire la jeunesse !
Jb ne m'arrêterai pas à relever tous les anglicismes, toutes les incor-
rections et toutes les absurdités de langage dont regorgent les pages qui
Tiennent à la suite ; il faudrait presque tout citer.
Je saute d'emblée à la dernière, pour relever une phrase qui n'est jpias
une perle ordinaire, mais tout un écrin à elle seule :
" Une plainte amère s'échappe de sa plume en songeant à tout le temi)s que
nous avons perdu, et cela devant la marée montante d'antagonistes qui nous
exploitent et qui convoitent de plus en plus une terre achetée par le sang de nos-
ancêtres. " ^
Quel coup d'oeil que cette plainte amère qui s^écltappe d^une phmne, et
qui se met tout de suite à sotiger, en face d'une marée d'antagonistes^
pendant que le sang de nos ancêtres achète des terres !
Enfoncé " le char de l'Etat qui navigue sur un volcan ! "
Voyons, cher abbé, on ne vous a donc jamais enseigné ce que c'est
que la concordance des figures en rhétorique ! Vous n'avez donc jamais
appris seulement la valeur des mots ! A votre place, moi, je ne me tuerais
pas à défendre ceux qui m'auraient enseigné la langue française de cette
façon.
Mais ce n'est pas tout : ouvrons l'autre numéro de la petite gazette
classique, et cueillons au hasard (avec un s, monsieur l'abbé, un s aussi
indigtie que ridictde),
** Les Madrilènes sont particuliers sur la toilette ; haut col, cravaite (avec
deux tt) de soie avec épinglette, poignets saillants avec boutons. "
Ah ! voilà une observation importante, monsieur l'abbé, puisque c'est.
la seule que vous ayez faite à Madrid ! Ce que c'est que de voyager env
dilettante !
Comme ces Madrilènes sont particuliers en effet ! Dire qu'ils" portent"
des boutons à leur chemise ! car ce que vous appelez des poignets (saillants,
on ne sait trop pourquoi) doivent être des poignets de chemise ou des
manchettes; et porter des boutons â ses poignets de chemise ou à ses
manchettes, c'est en effet assez original pour attirer l'attention des étran-
gers !
Seulement un Français peu éclairé se demanderait sans doute ce que'
peut bien être cette épinglette que des gens si particuliers portent à leur
cravatte (avec deux «, puisque vous y tenez).
Mais les Français n'ont pas l'avantage de comprendre le canayen.
qu'on enseigne au collège de Joliette.
Il n'en faut guère plus long, monsieur l'abbé, pour nous faire entre-
.«■■
'^ A PROPOS d'Éducation
voir, C6 xanmmhUf la raison pour laquelle nos éyèufam'^opppÊiexit en bfoc à
ce que les professeurs eoolésîjuitiqnes sabÎMenfe des examens avant d'entrer
•dans le professorat.
Par exemple, je me demande pourquoi on en ferait subir aux amtres
^midtres d'école.
Quant à être confits dans Tignorànce, j'aimerais qu'on me montrât ce
que nous avons à gagner à ce que le chaudron soit plus ou moins bénit î
Mais vous n^êtes pas le seul, monsieur l'abbé, à fournir ces charmants
exemples de style destiné à ankyloser l'imagination dès nobles espoirs
du peuple qui doit un jour régénérer l'Amérique du Nord.
Vous avez des c<^borateurs en prose et en vers qui ne sont pas de
votre force, mais dont quelques-uns ne manquent pas non plus de titres à
.4a gloire.
J'en veux citer un — pour le /un.
C'est un poète, celui-là, un vrai modèle à mettre sous les yeux des
jeunes générations canadiennes, pour remplacer Victor Hugo et Lamartine^
qui, comme on le sait, ne peuvent que fausser l'intelligence et faire perdre le
goût de la saine littérature.
Je reproduis tout au long, persuadé que les lecteurs qui ont lu oe que
j'ai cité de vous peuvent subir cette épreuve sans trop grave danger
>d'aliénation mentale :
Salut I noble Reine,
Notre Souveraine :
Mère de pitié, dont le coeur
S'émeut tant des maux du pécheur ;
Douce vie où l'âme
Peut espérer son but.
Et suave flamme
Du saint amour : salut t
Notre voix s'élève
Pour réclamer votre secours :
Faibles enfants d'Eve
Nous comptons sur votre concours.
Concours pour aide, voilà une impropriété de terme que le pauvre
'diable d'auteur n'a certainement pas apporté de chez lui quand il était tout
petit : il a dû apprendre cela au collège.
Vers vous nous soupirons
Dans nos vives alarmes ;
Nous gémissons et nous pleurons :
Cette vallée, hélas !
Etant celle des larmes
Nous en versons jusqu'au trépas.
G cœur si doux.
G puissante avocate I
Exemptez-noMSf
Malgré notre conduite ingrate.
Du divin courroux.
A PROPOS d'éducation t7
Maosmpier pour prêgervery voilà encore une chose que Tautear n'a pas
'apporté de naissance !
Cœur généreux
Que le ciel nous accorde.
Tournez les yeux
Comme votre miséricorde
Vers les malheureux.
9
Et Jésus,' fruit adorable
Qui nous fut destiné.
Et <mi de vous, Vierge adorable {Une rime riche />
J^ous est né,
Faites qu'après cette vie
Hors d'exil désormais
Il s'oflfre à notre âme ravie
A Jamais !
G clémence !
Cceur immense I
Tant doté
De bonté!
G pieuse et douce Marie
Du Très-Haut la Fille chérie !
Â.7ntn,
Et cette ëlucubration de triple imbécile, publiée par Tautorité et sous
' les auspices d'un collège qui prétend enseigner la littérature, est immédiate-
ment suivie — ne croyez pas que je badiiM ! — d'un article sur VUtUité des
vers latins !
Ce serait à se tenir les côtes, s'il n'était si triste de voir ainsi une
• partie de notre jeunesse enfouie à son insu sous cette couche do créti-
nisme à quintuple pression ! *
Si la connaissance de la prosodie latine est avantageuse à qui veut savoir
' le latin, la connaissance de la prosodie française ne serait-oUe^s aussi de
'Quelque utilité à qui veut savoir le français ?
Or la prosodie française est partout répudiée et bannie dans nos col-
'ièges. Quand on y tolère quelques récalcitrances, c'est miracle.
N'est-il pas ridicule et même indigne de voir nos enfants la tête
- bourrée de dactyles, de spondées et d'anapestes, nous parler de la pénul-
* tième et de l'antépénultième, sans pouvoir nous dire ce que c'est qu'une
césure et qu'un hémistiche français ! . . . .
Où trouver, parmi nos prêtres, nos avocats, nos médecins, nos notaires,
<^eeux qui sont en état de distinguer si un alexandrin est correct ou non 7
Et n'est-ce pas là une partie importante des belles-lettres ?
Mais il paraît que ce n'est pas dans la '^ vraie branche."
Et l'on viendra encore nous bassiner en disant qu'on donne tout cela
à bon marché !
Il ne manquerait plus que de nous le faire payer cher ! . . . .
A la semaine prochaine, monsieur l'abbé !
SIXIEME LETTRE
Montréal, 12 mai 1893.
Monsieur l'abbë,
J'ai connu plusi^rs fins-fins dans ma vie, mais j'en ai rarement-
rencontre comme celui qui m'honore, à votre acquit, de ses attentions danS'
le Courrier du Canada,
Ce fin-fin est à croquer.
Pour prouver qu'on enseigne parfaitement le français dans nos-
collèges, il se morfond à démontrer que je ne l'ai jamais appris moi-même f
GuiboUard fait des petits, à ce qu'il paraît.
Et moi qui n'osais pas me citer comme exemple !
Voilà une partie de ma démonstration faite, tant mieux ! Vous
voudrez bien offrir mes remerciements au fin-fin, n'est-ce pas î
Depuis notre dernière entrevue, monsieur l'abbé, j'ai reçu quatre
lettres de prêtres. Je ne parle pas des lettres anonymes qui sentent leur
encens à quinze pieds à la ronde ; celles-là, malgré leur caractère évidem-
ment sacré, n'ont pas le privilège de troubler le mien, qui à l'endroit de
toutes les lâchetés — cléricales ou laïques — est d'une impartialité on ne
peut plus profane
Or, sur ces quatre lettres, il y en a une qui dit ceci en substance :
" Merci, ]!lJ!onsieur ; vous faites une bonne œuvre. Les conservateur»
ne veulent pas parler parce qu'ils ont des sympathies à ménager, les-
libéraux parce qu'ils ont à se tenir en garde contre les préjugés sans
cesse soulevés contre eux, les prêtres — ceux qui comprennent — sont'
condamnés à un mutisme Sncore plus absolu que les autres,, parce que ....
parce qu'ils sont prêtres tout simplement. J'applaudis à votre courage, et
j'aime à voue dire que vous avez plus d'adhérents dans le clergé que vous
ne pensez. Plusieurs prêtres sont las de toujours porter le fardeau de
l'ignorance et des fautes de leurs confrères, san<s pouvoir dégager leur
responsabilité."
Très bien ! voilà le langage d'un homme, au moins !
Ce sont ceux-là, monsieur l'abbé, ce sont les prêtres de cette trempe*
qui soutiennent l'édifice ébranlé du pouvoir ecclésiastique dans le pays»
Lorsqu'il ne restera plus que des Baillargés et certains autres personnage»»
qu'il est inutile de nommer, vous m'en direz des nouvelles !
Quant aux trois autres lettres, elles peuvent se résumer à ceci :
" Vous touchez à l'Eglise.
" Vous n'avez pas le droit de critiquer les prêtres : ils ne relèvent
point de l'opinion publique ; les mandements de nos évêques le disent.
" Vous êtes catholique pourtant ....
" Vous devez beaucoup au clergé . . . . " Etc.
Ainsi, monsieur l'abbé, en vous touchant, je touche à l'Eglise !
Je vous avouerai que cette prétention me rend tant soit peu perplexe^
Je sais bien que vous êtes, ou tout au moins que vous vous croyez l'orne-
ment du sacerdoce, le pilier du sanctuaire, le b^Ievard. des vrais principes.
A PROPOS d'Éducation 29
'^t l'organe attitré du clergé dans notre pays ; mais vous n'ôteS' p>as TEglise
-à vous tout seul. Et d'ailleurs il me semble que l'Eglise ne se recrute pas
-<lans le clergé exclusivement.
Quand j'étais petit, on m'a enseigné au cathéchisme que l'Eglise, c'est
"'^ la communion des fidèles unis entre euK par le lien d'une même foi, la
participation aux mêmes sacrements et la soumission au même pasteur légi-
time."
Or, comme vous n'avez pas changé cela depuis, à ma connaissance,
monsieur l'abbé, il me semble que, dans ces conditions-1^ j'en suis, moi
aussi, de l'Eglise ! En sorte que, quand vous -me sautez au collet, vous
attaquez autant l'Eglise, que moi quand je vous gifle un peu pour me dé-
barrasser.
J'y mets peut-être un peu moins d'ardeur cléricale, voilà tout.
'* Les prêtres ne relèvent point de l'opinion publique : les mandements
•sont là qui le disent."
Entendons-nous bien, d'abord. Si vous parlez du prêtre comme prêtre,
-«'est-à-dire en autant qu'il s'agit de ses actes de prêtre, je suis avec vous.
Mais si vous voulez dire que le prêtre, parce qu'il est prêtre, ne relève
•en rien de l'opinion publique, c'est une autre affaire, une toute autre
a£faire !
Si c'est là ce qu'on prétend, écoutez, monsieur l'abbé, et pesez bien
mes paroles comme je les pèse moi-même. Qu'on n'essaie point d'imposer
ane pareille doctrine à notre époque, même dans notre pays ! On ne fera
plus de dupes. Cela créera peut-être quelques papelarts de plus par-ci
par-là, mais fera surgir à coup sûr des révoltés à toutes les portes.
C'est un catholique, et un catholique sincère qui vous dit cela !
Quand on mettrait — je ne cherche pas à rié veiller inutilement des
aouvenirs humiliants, mais je prends ce qui me tombe sous la main de plus
propice à illustrer ma pensée — quand, dis- je, on mettrait dix soutanes
flur le dos de l'abbé Guy hot, on ne me le ferait» pas plus respecter pour
cela ; et s'il avait le toupet de venir frapper à ma porte, fût-il en chasuble
et en étole, je n'irais pas demander la permission de Monseigneur pour le
■recevoir sans plus de cérémonie qu'un laïque de son espèce... s'il en existe.
N'en voilà-t-il pas des immunités !...
Monsieur l'abbé, le pape lui-même relève de l'opinion publique, en
tout ce qui ne concerne pas les dogmes et la discipline de l'Eglise.
En fait de science, en fait de moralité, en fait d'orthographe, en fait
d'éducation, il peut être la plus haute autorité du monde, si l'on veut, mais
il relève de l'opinion publique.
En d'autres termes, le prêtre qui se fait corrupteur d'âmes et d'intel-
ligences est responsable de ses actes comme un autre citoyen, et — n'en
déplaise à toute la gent à qucU^pattes ou à genoux — les fautes de français
commises par des prêtres sont aussi bien des fautes que si elles étaient
l'oeuvre du plus insignifiant des laïques.
Pour ma part — et c'est là une manière de voir qui se propage terri-
blement, monsieur l'abbé — quand j'entendrai un bachelier dire que Louis
XIV a été fait prisonnier à la bataille de Pavie, ou que Charles VIII a
■été tué au siège de La Rochelle, le susdit bachelier aura beau plaider que
^soh professeur d'histoire était un prêtre, je ne me gênerai pas le moins du
— ij
)
"«^
pi^.V--:7*?j
80 A PROPOS d'éducation
monde pour le classer dans mes papiers parmi les ignorants, en dépit d^
tous les mandements de la création.
" Vous êtes catholique, pourtant ..."
Cette trouvaille ! . . . Eh ! mais, parce qu'on est catholiqne, Mte^
une raison pour être plus globe-mouche que les autres f
Saint Louis disait à Joinville qu'il ambitionnait le renom de
prud'homme, mais n'avait aucune envie d'être pris pour béguin. Je penser
comme saint Louis.
Oui, je suis catholique, mais je n'ai pas le gosier mieux construit pour
avajer des couleuvres que^i j'étais protestant ou libre penseur !
C'est encore là des grâces d'état qui manquent à ma personnalité aussi
indigne que ridicule.
Pour moi, le prêtre à l'autel, au confessionnal, c'est-à-dire dans le-
strict exercice de son ministère, c'est le prêtre. Et je suis prêt à lui accor-
der, comme tel, tous les privilèges qui s'attachent à ses fonctions, en même
temps que mon profond respect, s'il s'^en montre digne.
Mais quand il enseigne, il devient maître d'école, et responsable aux
citoyens comme les autres maîtres d'école.
S'il est incompétent, s'il ne sait rien surtout, au large ! Qu'on eik
mette un autre à sa place ! C'est aussi simple que cela.
L'évêque de Peoria, cité par M. l'abbé Rouleau, le distingué principal
de l'école Normale de Québec, a dit quelque part :
" Une bonne religieuse n'est pas par le fait même une bonne institutrice.
Comme les hommes faibles ayant 1 autorité font plus de mal que les méchants, de-
même rien n'est si pernicieux dans une institutrice que Vincompétence.**
Eh bien, ce que Mgr Spalding dit des religieuses, on peut le dire des-
prêtres — même des prêtres instruits. Et cette pensée, le savant prélat
la développe comme suit :
" L'éducation est devenue une science, et l'enseignement un art qui ne peut
être exercé d'une manière intelligente que par ceux qui sont tout à fait versés -
dans cette science
" Il nous est permis d'espérer que nous sommes tout près du jour où l'on
considérera comme cr-hninel le fait de confier des enfants à ceux qui ignorent la
science et l'art de les instruire
" Il y a des hommes avec lesquels il suffit de venir en contact intime pour-
recevoir une éducation de première classe, et il y a des universités oii Von petit
passer des années et n'en rapporter qu'une stupidité acquise, pire et pltts
irrémédiable que le caractère nat^trel "
Oui, monsieur, je ne me lasserai pas de le répéter, on a trop habitué
notre population à croire que le prêtre est doué de la science infuse et de
la compétence universelle.
Le prêtre — vous devriez savoir au moins cela, monsieur l'abbé — ne
connaît que ce qu'il a appris, comme les autres hommes ; et, dans l'ordre
temporel, il n'est pas nécessairement mieux doué que le commun des
mortels.
En sorte que, moi comme un autre, j'ai le droit, le droit absolu,
remarquez-le bien, de penser et agir à ma guise sur les questions libres,
sans avoir à en rendre compte au clergé, et même de différer largement
d'opinion avec vous, ce dont j'abuse en particulier sur le point suivant,,
monsieur l'abbé :
A PROPOS d'Éducation 31
Vous prétendez, comme prêtre, jouir de privilèges à part dans la
société, ayant mission de régler exclusivement tout ce qui concerne l'édu-
cation de nos enfants, pouvant vous servir des lois et des tribunaux du
pays pour satisfaire vos rancunes, mais vous réservant de récuser ces
mêmes lois et ces mêmes tribunaux, le jour où Ton voudrait les invoquer
contre vous ; et enfin réclamant l'irresponsabilité absolue du sacerdoce
devant l'Etat, même pour vos confrères sacrilèges et corrupteurs.
Eh bien, voilà des principes infiniment trop moyenâgeux pour notre
temps, monsieur l'abbé. Ces choses-là ne s'avalent plus comme autrefois.
La vraie religion n'enseigne rien de tel ; les prêtres instruits et irré-
prochables n'ont jamais songé à s'arroger d'aussi exorbitantes prérogatives ;
et ce ne sera pas les mandements, si respectables que je les considère, qui
m'empêcheront de différer d'opinion avec vous là-dessus !
Si vous êtes ignorant comme une carpe et grossier comme un pain
d'orge, vous aurez beau me dire : " Pardon, je suis prêtre," je vous
répondrai : " Vous n'en êtes que plus coupable ; car si vous êtes prêtre,
vous devez avoir eu l'occasion de vous instruire, et quant au savoir-vivre,
vous êtes, par devoir d'état, tenu de donner au moins l'exemple de la
douceur et de la mansuétude."
Un de mes correspondants ajoute que ''je dois beaucoup au clergé."
Certes, oui, je dois beaucoup au clergé. Ce n'est pas moi qui le
contesterai.
Je lui dois toutes sortes de choses, au clergé : bien des choses que la
reconnaissance me fait un devoir de me rappeler ; et aussi, bien des
choses que le précepte chrétien me recommande d'oublier.
Mais, dans un cas comme dans l'autre, monsieur Tabbé, je fais, moi,
la part du clergé et celle du prêtre. Je n'agis pas comme mes révérends
contradicteurs, qui se sentent tous atteints par les petits traits d'amitié
que ma gratitude vous décoche.
Voyons, parce que j'ai rencontré de saints prêtres bien payés qui se
sr»nt voués à mon instruction du mieux qu'ils ont pu, dois-je renoncer au
droit ou plutôt manquer au devoir qu'a tout citoyen de s'occuper des ques-
tions qui intéressent le plus l'avenir de son pays?
Parce que ce sont dos prêtres qui m'ont enseigné partie de ce que je
sais, dois-je nécessairement trouver que vous faites couvre pie en répandant
vos bordées d'anglicismes et vos paragraphes de cliar-bonnier dans tous les
collèges et les couvents de la Province ?
Parce que de vrais prêtres à l'esprit droit et au noble cœur m'ont
honoré, encouragé et vivitié de leur généreuse et loyale alVection, s'ensuit-il
que je doive baiser la férule dont, sans la muindrc provocation ni l'ombre
d'un prétexte, vous essayiez de me cingler les épaules '!
Tenez, monsieur l'ablM*, on s'ét(»nne quehjuet'ois do ce que le peuple sr»
sente porté à tenir tout le cler«^u plus ou moins solidaire des écarts coiumis
par un de ses membres.
Si le peuple subit cette impression, à qui la faute ?
La faute en est aux prêtres, qui connue masse; font toujours cause à
part dans leurs relations avec les luï([ues.
La faute en est à ces j)rêtres iiiii, à la nouvelle d'un difVérond entre
un laïque et un de leurs confrères, se rangent, immédiatement et à l'aveugle,
Mi *t
32 A PROPOS d'éducation
du côté de celui-ci, sans s'occuper de savoir s'ils ne prennent point, par là,
fait et cause pour la persëcutioii contre le bon droit.
La faute en est à ces prêtres qui ne veulent jamais admettre la turpi-
tude d'un des leurs, quand même elle leur crèverait les yeux, et qui, du
haut de la chaire, traitent de calomniateurs et de lâches les citoyens qui
«sont assez jaloux de leur honneur et de la moralité publique pour mettre
les familles en garde contre les agissements des loups déguisés.
La faute en est k ces prêtres qui ne manquent jamais de faire la plus
détestable des réputations à tout avocat qui aura eu l'audace de poursui-
"vre un des leurs devant les cours de justice, et surtout de le faire punir.
La faute en est à ces prêtres qui, en ce moment même, disent :
^* Fréchette en veut au clergé ! " parce que je n'approuve pas aveuglement
notre système d'éducation collégiale, et que je ne baisse pas la tête —
comme j'étais forcé de le faire à l'époque où l'on pouvait tenir un parti
politique solidaire de mes actes — devant les insultes d'un jeune matamore
-qui n'a que sa soutane pour le recommander à la considération publique !
La faute enlin en est à ceux qui se mettent d'eux-mêmes sous les
gouttières (sous les dégouttièreSy comme on dit au collège).
Mais, si vous êtes prêtre, monsieur l'abbé, ce n'est pas ma faute ; et
si vous m'avez empoigné brutalement et sans raison, ce n'est pas ma faute
non plus.
Je suis plein de respect pour les prêtres en général, mais pas au point
de me laisser écorcher par l'un d'eux pour le plaisir de me sentir les omo-
plates labourées par des griffes bénites.
Quant à notre système d'enseignement, si je l'attaque, ce n'est pas
parce que nous le devons aux prêtres ; c'est d'abord parce que voua m'y
. avez forcé, et ensuite parce qu'il est mauvais, notre système. Ce que je
m'engage à démontrer jusqu'à la plus complète évidence.
Mais, que dis-je, n'êtes-vous pas vous-même, monsieur l'abbé, un de
ceux qui travaillent le plus à établir dans l'esprit public cette solidarité
que le clergé repousse avec tant d'énergie le jour où elle devient lourde à
porter?
Une fois, j'écris une pièce de vers à mon ami M. Mercier : c'est
détestable !
Le lendemain j'en écris une autre à Mgr le chanoine Boucher : c'est
un chef-d'œuvre !
L'une s'adressait à un misérable laïque, l'autre à un membre du clergé,. ^
voilà tout ; et c'en était assez.
Plus que cela, un ami me passe le numéro d'octobre de votre EtttdiofU,
et qu'est-ce que j'y trouve? Plus de quatre pages sur l'affaire Guyhot.
C'est intitulé : Cité du bien, cité du McU,
Pas besoin de ce demander dans quelle de ces deux cités se trouvent
respectivement placés le clergé et les laïques aussi indignes que ridictdes.
Citons quelques lignes :
** L« clergé canadien vient de subir une tempête, enfant légitime de la cité du
mal,
** Quel sera le jugement de l'histoire?
" Haine, vengeance, têtes sans cervelle !
" La libre pensée, mère de la haine contre tout ce qui tient à Dieu (ce qui tient
■à Di«u c'est Guyhot naturellement !) existe quelque peu dans notre jeune pays.
N
y-
A PROPOS d'Éducation 33
" Nos petits libres peyisfAirs ( ne faut-il pas être libre penseur en effet ? ) ont donc
parlé avec colère ec surtout avec le zèle emphatique de iliypocrisie. Ces messieurs
ont usé largement de la peinture noire en vente chez Dame Calomnie (style
Jolieftensia ?).
" Quelques-uns ont eu inaille à partir avec certains curés ( les misérables ! ) ;
ils ont sjibi des défaites, ils se vengent.''
Oui, et vont même jusqu'à déranger un saint homme dans ses
dévotions ! Est-ce tolérable ?
*' Une seconde catégorie dans le débat qui nous occupe ( une catégorie dans un
débat i quel débat ? on n'a jamais pu savoir ) ce sont les gens qui n ont pas bien
digéré:'
Quand j'aurai parlé de vos Coups de crayon, monsieur Tabbé, le public
saura jusqu'à quel poini ces questions de digestion vous remuent profon-
dément, et jusqu'à quel invraisemblable degré elles touchent de près à vos
plus nobles facultés. *
*" Les symptômes de dyspepsie sont peut-être moins prononcés au Canadien
et au Canada, mais il y a complication chez eux, bien qu'ils ne paraissent pas
avoir conscience de leur état ; ces messieurs, dans tous les cas, préfèrent pour
leur œuvre d« régénération les cavstiquea aux pilvZes "
Toujours la même préoccupation. Vous étiez né pour être vétérinaire
ou garçon d'hôpital, monsieur l'abbé ! -
" Le propre du caustique est d'arriver à la destruction du mal en produisant
tout d'abord l'effet de la brûlure (je sais ça i ) Il y a des caustiques plus actifs,,
comme la pierre à cautère ; on la trouve davantage au Canarda,"
Davantage est ici pour en plus grande quantité ; c'est du joliettensiay
le français en honneur dans la baillargerie ! Ne pas faire attention.
*' Les caustiques moins violents, comme la pierre infernale, par exemple, se
trouvent en abondance au Canadien
*' U Etendard s'est fait à Montréal le défenseur du clergé ; cette bonne action
lui portera bonheur."
Sans doute, monsieur l'abbé, sans doute ; aussi la sainte feuille. est-elle*
allée chercher sa récompense là-haut, parmi ceux dont le royaume n'est
pas de ce monde ....
Mais ne badinons plus, et faisons un petit retour sur vous-même,
monsieur l'abbé. Ecoutez-bien !
Voici un individu — dépositaire des dignités sacerdotales et institué
ex cathedra gardien de la foi et de la morale dans la paroisse Saint-
Jacques de Montréal — qui donne le spectacle d'un scandale à déconcerter
l'imagination du marquis de Sade.
D'un autre côté, voilà un prêtre aussi, du même diocèse, revêtu des
mêmes dignités, chargé en outre de diriger la j«ninesse, et qui, comme
journaliste, a l'occasion et même le devoir de ho prononcer.
Il prend la plume, que va-t il faire î
Il va s'indigner sans dout<î ; il va dt*nonfM*r, foudroyer le misérable
souillé de crimes qui a perverti les âmes, abusé de U>ute» les choses saintes,,
et déplorablement compromis le cler^»* t\l hi religion . . .
Ah bien, oui !.. . Va-t-en voir s'iU vi<;nnent ! . . . Pas un seul mot
3
^':.
34 A PROPOS d'éducation
*
de blâme ! pas un soupir de regret ! cela humilierait le corps. Pas même
un mouvement de surprise indignée !
Mais les laïques, en revanche, les misérables laïques qui ont eu la
bassesse de se sentir blessés dans l'honneur de l'un d'eux, les pères de
famille qui ont songé un instant aux incroyables dangers auxquels sont
parfois exposés l'honneur et l'âme de leurs enfants, tous ceux qui obt parlé
enfin. ... le saint prêtre n'a pas d'expressions assez méprisantes pour dire
à chacun d'eux :
On vous a fait, seigneur,
En vous croquant beaucoup d'honneur !
Chut I taisez- vous, libre penseur !
Voilà la morale transcendante qu'on répand dans nos collèges. C'est
du propre, n'est pas ?
Ne croyez-vous pas, monsieur l'abbé, que voilà une plaie sociale bonne
à cautériser aussi ?
Mais assez pour aujourd'hui, noble vengeur de la religion outragée.
Je vous salue aveo autant de sincérité que de compassion.
A la semaine prochaine.
SEPTIEME LETTRE
Montréal, 19 mai 1893.
Moûsieur Tabbé,
Savez-vous que vous êtes pour ma conscience un grand sujet de
•scandale ?
Se battre ainsi les flancs pour induire un pauvre diable comme moi en
péché d'orgueil, cela n'est pas bien, monsieur l'abbé.
Pour un oint du Seigneur surtout, c'est même très mal.
Ainsi, dans votre Bon Combat, que je reçois à l'instant, il y aurait de
quoi me faire crever comme la grenouille de Lafontaine, si mon humilité
bien connue ne me tenait à l'abri de semblables accidents.
D'abord, deux sujets s'imposaient à votre attention de journaliste
'dans la circonstance actuelle : les noces d'argent de notre vénérable arche-
vêque, et. . . ma personne aussi méprisable que laïque.
Or — j'en suis froissé dans mes sentiments de fidèle brebis, mais ce
n'est pas ma faute — le compte-rendu des noces d'or de Monseigneur ne
couvre pas une page entière de votre revue, tandis que tout le reste m'est
consacré, c'est-à-dire douze belles pages bien comptées !. . .
Hein ! ... et il y en a qui prétendront que je m'exagère mon impor-
tance ! . . .
j::^ Sto€Mon« ColH^
A PROPOS d'Éducation 35
Mais ce n'est pas tout. Ces douane pages peuvent S3 résumer en ces
quelques mots : Je ne suis pas un grand poète comme Victor Hugo, Lamar-
tine et Alfred de Musset.
Rien que ça de rivaux ! . . .
J'ai remarqué déjà plus d'une fois la manie périodique qu'ont mes
démolisseurs — car j'ai mes démolisseurs, comme la colonne Vendôme —
de me comparer aux trois plus illustres poètes du siècle.
Ça ne rate jamais.
Comment ne pas se sentir la corde vaniteuse agréablement chatouillée ?
Il faut que vous trouviez mes vers rudement beaux, monsieur l'abbé,
pour leur aller chercher si haut des points de comparaison.
Avouez-le, la main sur la conscience, là, vous les trouvez beaux !
Bien plus beaux que je ne les trouve moi-même, allez ! Vous essayez
de les échitfer : si vous me voyiez les échiflFer moi-même! Je vous jure que
ce n'est pas moi qui me mettrai en ligne de rivalité ni avec Victor J
Hugo, ni avec Lamartine, ni avec Alfred de Musset, monsieur l'abbé. Je ^
laisse ce soin à mes amis les ennemis, qui s'en acquittent en conscience. ^
A vous entendre, mon style vous rappellerait en outre celui de plusieurs J
grands écrivains de France. ;
Vous êtes trop aimable, monsieur l'abbé ; et je voudrais bien vous •
rendre politesse pour politesse. i •
Je voudrais, par exemple, en feuilletant vos ouvrages, pouvoir dire de 5
temps en temps : " Tiens, voici quelque chose qui ressemble à Chateau-
briand, voici une tournure de phrase qui rappelle Théophile Gautier, une C
alliance d'expressions dans le genre de Mérimée, etc. "
Malheureusement c'est impossible. Vous êtes d'une originalité invrai- "■
semblable. Je défie Argus aux cent yeux de découvrir, dans vos livres ou Z
vos journaux, rien qui fassent seulement penser à Tardivel. Ça ne )
ressemble à aucun style civilisé. Vous êtes un écrivain absolument unique «j
dans son genre ! ^
Voyons, monsieur l'abbé, parlons sérieusement, pourquoi vous donner jj
tant de mal à démontrer que je ne suis pas un écrivain hors pair,
lorsque [e suis prêt à admettre que j'en suis même un très mauvais ?
Quant à mes vers, il est entendu que si l'Académie les a couronnés, J
c'est qu'elle n'a pas hésité à sacrifier sa réputation pour faire plaisir aux ^
Canayens (une drôle d'idée tout de même que de vouloir récompenser tout ■*
un peuple avec un prix d'enfant tellement ridicule qu'on ne l'offrirait pas à
un poète de troisième ordre, un prix tellement insignifiant que c'en est
une pitié).
Quant à ma pro.se — qui n'a pas été couronnée, ell« — jugez !
Mais, .monsieur l'abbé, puisque cette petite branche de laurier vous
empêche de dormir, n'en parlez donc jan*ais. Il me lemble que je n'en
,; rabats pas les oreilles de mes compatriotes, moi ! Le fait est que si les
■jaloux et les envieux ne se chargeaient pas de la remettre à chaque instant
sur le tapis, la petite branche, il y aurait longtemps qu'on l'aurait oubliée.
Oui, monsieur l'abbé, je l'admets puisque cela vous fait plaisir, je suis
Un très mauvais écrivain. Cet aveu doit vous faire comprendre que, si
▼oug avez l'espoir de me voir m'arrêter en route et gaspiller mon temps à
^iéfendre mes vers, c'est vous qui perdez le vôtre d'une manière profond©.
9
''^'' A : 1' i'^ :■ lI'V» ATi«.»x
Ou-^ \ -r-; '..rr's ^•=- iri-r:.'.:- :.: •r-x-ix.-:..'rî ! Sii» en sont incapablei,.
pi-: p ♦.'=-;• eux.
L*u ir-.*:.^. 'r r*Vr..-*::j:.'r ri-?. ::."i : }r ce suis pas professeur dati
co: - »- j:e c H- - i ■ t u r ; Mes c T f :-. i: : < . 1 ; . r c -:. s^j'^u eut . ne ! egardent que moi i
il.î Ti^ peuvf-n: être contosirux.
CV;i bieîi corr.ijrii?. ta-v..!.-? a autre ohi>*e.
Je veux au'oupî'hui diie uii hj. t «lu C"«ivià/, — un joli petit jon
tout petit, tout p*•ti^ tout peti''. avec *iei articles tout petits, tout|K
tout petit-, et dta fautes. ... oh ! c:e< fautes, par exemple. . . . paspc
du tout, les fautes I
Ce bi;ou «le journal est ùestiné — son nom l'indique — à édi
l'inteiligei.ce des jeuires filles que les Ij* innés religieuses se chargent d'ék
Chaque numéro s'ouvre {générale nient par un article d'une quiiv
de lignes sigiié /'. A. BaiUartji: Vtr»., et où s'étalent, sans la wk
pudeur. de.=^ phrases comme celles-ci :
" Appîiquez-vou> aux travaux de la maison tt de la cuisine, comme à
df la couture."
.Si j étais un scolastique comme vous, monsieur Tabbé, je vous dii
Préci-sez : qu'est-ce que c'est que les tra^aux de la maison, les travan:
la cui.sine et les travaux de la couture ? Cette cuisine qui n'appartient
à la maison, et surtout cette couture qui a des travaux me jettent dan
ahurissement on ne peut plus hétérodoxe.
Puis viennent des reproductions.
Et enfin des réclames en faveur de la Familier de la LittércttM
Canada en 1890, du fameux Traite d^ Economie politiqtie, et des B
nymes simples : 30 ceiitins^ 50 centins, 60 centins ! car je constate qi
cenltUy si laïque que soit son origine, m'a Tair d'avoir mieux su que
trouver grâce aux yeux de votre clérical mépris.
Faisons donc une légère incursion, monsieur l'abbé, parmi les récli
que vous mettez ainsi tous les mois entre les mains des jeunes filles d(
couvents :
" .rai ftouffert d'excès de bile et j'ai souffert de constipation pendant {
durant) quinze ans. Diverses préparations me iMTeut euggérées (pour r»
mandées). Knfin un ami me recommande YAugust Flower. J'en prends suivi
direction indiquée (par des écritures écrites sans doute). L'effet fut surprei
Je me trouvai délivré des douleurs d'estomac dont je souffrais depuis si
temps, etc."
*' G. G. Green, 'inanufactureuT
Ainsi, chères petites filles de nos couvents, vous entendrez p)eu
dire un de ces jours par quelque laïque aussi indigne que ridicule, q
mot français n'est pas manu/actureur mais manxïfacturier ; voua pc
répondre hardiment : " Je sors d'une de ces institutions que l'Euroi)e
envie, et là, M. rabV>é Baillargé — une autre institution que l'Euro]
peut manquer de nous envier aussi quelqu'un de ces jours — nous a '
É^né, dans «on cher petit journal le Couvent^ qu'il faut dire manvfactv
Une autre jolie page : attention !
" Nouvelle découverte par accident. En faisant un composé chimîqu
partie de ce composé est tombée sur la main du chimiste qui, après s'être ]
^
PROPOS d'ÉDL'CATIOU 37
. ..t que isjjoW était complitemeiit disparu,. Cette préparation est tout à
(ait inolTeDslTe et si simple ou un eafaat peut a'ea servir. Relevez le poil et
app iquez le mélange pendonf quelques «ninutes, elle poil disparaît d'une façon
maglqae aana causer la moindre douleur et sans causer le moindre tort sar le
nioment ou après. Des milliers de dames qui étaifitt ennunéts de poils sur la
fleure, le cou et les bras, témoignent de ses mérites. Les messieurs (ceci intéresse
fort les jeunes filles du couvent) (jul n'aiment pasàavoirde la barbe ou du poil au
cou devraient se servir de ce remède qui met de côté la nécessité (sic) (fe se raser,
en empêchant pour toujours la croissance du poil. Prlic îl la bouteille, envoyée
(rOinca par la poste en boite de sUreté, Ces boites sont scellées de manière à éviter
l'observation du public. Envoyez le montant e-ci argent ou en timbres ' t n
pouvez enregistrer votre lettre à n'importe quel bureau de poste, afin, de vous en
assurer ta livraison. Nous paierons 8500 pour chaque cas d'insuccès de cette
préparation ou pour la moindre injure qu'elle ait causée à une personne qui en a
acheté. Aux dames qui répandent 25 bouteilles. . . . nous donnerons une robe de _
Voyons, là, mes compatriotes canayens, quand vous mettez vos petites *
filies au couvent, est-ce pour leur faire lire des insanités de cette espèce ! C
Est-ce pour leur faire apprendre ce français-là ? ■
Mais ce n'est pas tout, vous leur en servez bien davantage, à nos 3
petites filles, monsieur l'abbé. Passons à une autre réclame ; c'est du corsé : J
"J'avais souffert de dyspepsie pendant cinq mois. Les médecins me dirent S
qu'elle était chronique. J'éprouvais, après mes repas, une fatigue à l'intérieur, L
•t il me semblait avoir un grand poids dans le fond de l'estomac. J'avais aussi 7
fréquemment soufTprt do la pituite remplie de matière. Quelquefois je me croyais i
l'estomac atteint par une maladie mortelle ..." «
Se voir l'estomac en danger de mort, voilà qui n'est pas folâtre ! j
e faisaient souffrir martyre.
3
Voilà, monsieur l'abbë, le français et le langage du bonne compagnie, _
que, grâce au prestige de votre soutane, voua introduisez dans nos couvents -
de jeunes filles, pour la modique somme de vingt-cinq sous par année ! Et )
vous viendrez nous dire que, si les élèves parlent mal, c'est qu'ils ont i
apporté cela de leur famille .... J
On s'imagine cette jeune tlemoiselle récemment sortie de pension, ï
dans toute la grâce virginale de ses dix-huit printemps, et qui parle de sa Z
sant^ à des visiteurs ; }
— J'ai la pituite remplie de matière, monsieur. Ma flatuosité me
donne des coliques. J'ai besoin de remède contre la constipation ; il faut
que j'écrive au manufaetureur, car je ne puis seulement pas roter !
A ces paroles aussi expressives qu'ingénues, on reconnaît tout de suite
une élève du grand homme qui a su donner à ses rognons et à ses intestins
une célébrité enviée sans doute par toutes les autres parties de son inénar-
rable personne.
Bénissons le ciel de ce que des êtres exceptionnels comme voua,
monsieur l'abbé, des êtres tout débordants de grâces d'état se chargent
jiinsi, pour une bagatelle par année, d'instruire si lien nos enfants, de leur
si bien enseigner surtout à parler, à écrire et à vivre.
Et cela saas que ni les pères ni les mères aient à y voir ni de près ni
de loin. Ah bien oui ! il leur est même défendu de s'en inquiéter.
Que quelqu'un s'avise de venir vous dire ; " Mais,
i
d'images, tout «nchantëes de glisser leurs économies de fillettes dana votre
benoîte escarcelle, cher confrère, pour le plaisir de voir leur nom imprimé
sur la bande d'un journal.
Ces sous-là, monsieur l'abbé, brûleraient les doigts de n'importe quel
individu, prêtr» ou laïque, qui aurait le cœur un peu plus sensible que les
rognons.
Mais si l'on ne connaît pas le chiffre exact des exploits du fameux
Gonvent, on peut avoir — ce qui revient au même — une idée des prouesses
de V EtudiaiLtf par le petit entrefilet suivant, que je détaclie du numéro de
mars 1892 :
'' Le petit séminaire de Québec a voulu profiter des avaDta):;es eiceptioDneli
que nous donnons aux collèges. 54 de ses élevés se sont abonnés à r£Yu^iaii^
S'il ; a un moyen à prendre pour mériter rencouragemeaC des collèges, qu'on le
dise, nous le prendrons."
On est stupéfié en lisant cela.
Comment peuvent-ila laisser entre les nmias de leurs élèves ce f
dégoûtant olla-podrida de tout ce que l'ignorance crasse peut enfanter S
d'anglicismes, de fautes de syntaxe, d'expressions impropres et de langage
biscornu 1 t
, Il y a mille à parier contre un que, si VEtudiant eût . itè publia par '
un laïque, il ne serait jamais entré au séminaire de Québec, ni dans aucun ■
ftutre collège du pays. C'est toujours le même principe ; des examens *
pour les laïques tant qu'on voudra ; pour les prêtres, jamais ! j
N'est ce pas un peu grâce k tout cela que les trois quarts, je dirais <■
même les sept-huitièmes des jeunes gêna qui sortent de nos collèges tous ■■
les ans ne sauraient écrire une lettre importante en bon français 1 j
Et, quand ils ne savent seulement pas la syntaxe, quelle autre chose g
peuvent ils avoir sérieusement apprise î _ 3
Sans compter qu'il est des collèges où les professeurs eux-mêmes ne j
savent pas un mot de ce qu'on les charge d'enseigner. J
Ce fait à l'appui ; ■"
Ua élève du collège de Sainte-Anne — un homme fort intelligent et j
bien connu — ae présente à Mgr Langevin, de Rimouski, pour obtenir 1* ;
soutane. i
— Très-bien, fait l'évèque ; mais nous avons besoin de professeurs aa j
collège, vous (crez la cla'^se. i
— - Volontiers, que devrai-je enseigner î
— Les mathématiques.
— Je ferai remarquer i Votre Grandeurqu'ayant très peu de dispo-i-
tions pour cette science, je n'y ai pas réussi du tout. Le fait est que je ne ■:
saurais résoudre un problème d'algèbre. \ ,
— Ça ne signifie rien ; il y a des auteurs qui les donnent tout faits.
Allez ! la première vertu du séminariste, c'est l'obéissance.
■■-•-Y .y.: :.■ . - . .^ ■ ' . - . ■ *.S Ai^kl^Jt»
40 A PROPOS d'éducation
— Et voilà comment, me disait le héros de cette aventure, j'ai enseigné
les mathématiques, sans les avoir jamais sues.
Et les braves parents, pendant ce temps-là, se disaient en se rengor-
geant dans leur confiance béate : " Mon fils est en Mathématiques ! "
Et Lusignan, n'a-t-il pas raconté, lui aussi, comment il a été professeur
de grec sans Tavoir jamais étudié ? Il apprenait la veille ce qu'il devait
enseigner le lendemain. Ce n'était pas plus difficile que ça.
Est-il besoin après cela de se demander pourquoi nos études sont si
faibles 1 pourquoi nos bacheliers sont si honteusement ignorants compa-
rés aux élèves qui sortent des lycées ou collèges de France ?
Il me semble en entendre protester qui vous diront demain sans y
songer : " Ali ! c'est un homme capable, il a étudié en Europe."
La chose échappe même à mon petit enfant de chœur de la Minerve^
qui prétend que les élèves de nos collèges, quand ils vont se perfectionner
en France, ne font pas plus mauvaise figure que les autres.
Et vous-même, monsieur l'abbé, n'enregistrez-vous pas le même aveu,
quand vous dites que "depuis dix ans, les collèges font des sacrifices
pécuniaires considérables pour envoyer à l'étranger leurs professeurs et
relever d'autant l'enseignement ? "
Il me semble qu'on ne peut guère admettre plus carrément la déplora-
ble infériorité de nos études indigènes.
Si nos professeurs sont forcés d'aller étudier à l'étranger : si ceux
d'entre nous qui veulent savoir quelque chose sont obligés d'aller compléter
leurs études ailleurs, c'est qu'il doit être permis de ne pas s'extasier devant
nos hautes maisons d'éducation depuis si longtemps proclamées incompa-
rables.
Si nos collèges sont si parfaits, pourquoi donc aller étudier en Europe?
Je conçois qu'un médecin, par exemple, trouve des avantages à suivre
les cours des grands maîtres de la science, dans les centres qui seuls peuvent
oflfrir un aussi vaste champ aux expérimentations pratiques ; mais quand
il s'agit du latin, du français, de l'histoire, de la géographie, de la philoso-
phie, pourquoi cela ne pourrait-il pas s'apprendre tout aussi bien ici
qu'ailleurs ?
Il fut un temps où les plus fortes études classiques du monde se faisaient
en Islande.
Hélas ! ceux qui ont étudié quelque chose, savent bien tout cela comme
moi ; mais ils ne veulent pas l'admettre. Et qu'un père de famille ose
insinuer qu'un évêque, sur les questions d'éducation, n'est pas nécessaire-
ment plus compétent qu'un autre citoyen instruit, on le traitera de maria-
7iette, si on ne lui dit pas : Marche fassire !
— C'est, me disait un jour une femme d'esprit, en entendant, à bord
d'un steamer transatlantique, cette expression tomber de la bouche d'un
de nos hommes de profession libérale, que j'ai reconnu avoir afiaire à un
compatriote. Seulement, comme il y avait des Français à bord, je ne m'en
suis pas vantée !
Une anecdote pour terminer :
Je causais un jour, avec un marin, d'explorations hyperboréennes et
d'expéditions au pôle nord.
Quelqu'un nous interrompit :
A PK01'0.S d'édccation 41 .
— Pourquoi n'essaie-t-on pas, dit-il, d'aller au pôle sud f Y fait-il trop
chaud 1
Or l'auteur de cette énorniité était un jeune homme bien élevé, d'excel-
lente famille, un garçon de talents remarquables, et qui veiuiit de terminer
son cours d'études complet !. . .
' e prochaine, monsieur l'abbé.
HUITIEME LETTRE
Monsieur l'abbé,
JJEvêTiemenf du 15 dit en parlant de notre petite discussion :
Ce quasi-blâme trouve son correctif et même sa réponse dans les lignes
suivantes extraites du même journal en date du 13 :
" Si TOUS vous risquez k augurer cei'taioes réformes dans notre système
d'Instruction publique qui pourtant en a tant besoin ; si tous blâmez un acte
btâmable commia par un membre du clergé ; si tous répondez vertement à un
prêtre qui se fait joarnallste pour vous injurier, vous êtes un Impie, un libre
penseur, un rien qui vaille, un révolutionnaire, etc. "
N'est-ce pas 1
Or, cela étant donné, que reste-t-il à faire î Abandonner t»uto lutte 1
Henoncer à toute liberté î Laisser aller le pays où on le pousse I
Non, sans doute. Eh bien, qui veut la fin veut les moyens ; et, pour
combattre avec quelques chances de succès des adversaires usant d'armes
déloyales, il faut d'abord leur faire tomber ces armes des mains.
Loin de moi le désir de diminuer en rien le prestige du clergé en ee
qui regarde son rôle spirituel ; mais lorsqu'il s'agit de choses purement
temporelles, je prétends avoir droit à mes coudées franches et à mon franc
parler, aussi bien qu'un prêtre ou qu'un ëvêque.
En matière de fait, ce droit est cependant virtuellement refusé aux
laïques, dans notre pays, depuis un temps immémorial, même en ce qui
ne touche aucunement ni à la religion, ni à la morale, ni au clergé.
Que les messieurs de \'£vhit:ment essaient de traiter une question
quelconque afft^clant les intérêts exclusivement matériels du pays —
n'importe laquelle I — ils auront beau entasser des montagnes d'arguments
comme Pélion sur Ossa, le premier petit vicaire venu peut leur faire rire
au nez en un tour de main, s'il s'avise seulement de dire* Tut ! tut ! tut I
tut!.. .
1
Montréal 26 mai 1893. j
■Mé^
42 A PROPOS d'éducation fl
C'est cette influence indice^ cet autoritarisme arbitraire et aveuglement S
accepté qu'il faut d'abord remettre à sa place, si l'on veut parler à l'esprit J
public avec quelque chance d'être écouté. Avant de discuter avec un™
membre du clergé, il faut commencer par faire comprendre à notre popula- fl
tion que le prêtre est un être perfectible, que son habit ne le dispense pat I
de raisonner pour avoir raison, et qu'enfin la tonsure ne constitue pas un S
brevet d'exemption contre Vhumanum est errare, fl
Depuis cent ans au moins, un argument prévaut %hez nous; il décide ■
tout, règle tout, prime tout. Quand on a dit : " Gros-Jean qui fait la leçon ■
à son curé ! " s'agirait-il de creuser un puits ou de ferrer un cheval, il n'y M
a pas à répliquer. Il n'y a plus qu'à se soumettre. ■
Eh bien, moi, ayant maille à partir avec " mon curé", et n'étant point M
dans les dispositions de m'agenouiller pour recevoir des coups de férule, ■
j'ai dû commencer par le commencement. J'ai dû démontrer, d'abord, que- ■
le Gros- Jean, c'est plutôt lui que moi, et me prémunir de cette façon contre ■
la redoutable logique du tut tut tut, avant d'entrer dans le vif de la question. ■
Avec cela qu'au fond, j'y suis toujours indirectement dans le vif delà ■
question, n'est-ce pas, monsieur l'abbé 1 M
Vous êtes le personnage le plus en vue d'un de nos collèges classiques ; M
vous y êtes oracle et professeur ; vous rédigez un tas de jouçnaux pédàgo- 1
giques dont vous inondez nos séminaires et nos couvents ; vous publiex des 1
livres sur toute espèce de questions, que vous répandez à droite et à I
gauche parmi la jeunesse de nos écoles ; s'il est quelqu'un qja'on soit en I
droit de considérer comme un représentant attitré de l'enseignement clérical l
dans le pays, c'est bien vous, ce me semble.
Vous vous êtes offert comme prototype ; je vous ai accepta comme
prototype. J'en gémis — je l'ai déjà dit — pour vos confrères, mais c'est
vous qui en portez la responsabilité.
Vous vous faites l'apologiste de nos maisons d'éducation : je vous
prends comme exemple, et je dis : " Voilà ce qu'on vous a enseigné, et
voilà ce que vous enseignez vous-même aux autres ! "
Vous êtes ma pièce à conviction, mon document humain. J'expéri-
mente 171 anima vili, si le mot ne vous offusque pas trop.
Maintenant, pour me servir d'une expression que je vous prie de ne
pas trouver trop fin-de-siècle, qu'on me laisse secouer un peu la légende
par les oreilles ; qu'on me laisse montrer le fantoche sous la défroque du
fantôme ; et les choses pratiques viendront après.
C'est la question de Gros-Jean qu'il faut d'abord régler. Il faut
d'abord couper le sifflet au tzU tut tut.
Vous devez vous apercevoir déjà, monsieur l'abbé, que vous ne serinez
plus ce refrain-là avec autant de virtuosité qu'au commencement. Laissez
faire, vous en verrez bien d'autres. Entre nous, rien ne m'amuse comnoie
de faire la nique aux faux nez des masques, si ce n'est remettre sur le vrai
ton ce IX qui ambitionne de chanter plus haut que leurs moyens.
Nous allons donc, pour le moment, continuer notre petite é^ude sui;
vos incomparables et classiques productions.
Le jeune indigne de l'école des Frères, à qui j'avais confié vos Coups
de crayon — celui de M. l'abbé Castonguay, vous savez — m'a enfin
>j
A Piiopos d'Éducation 48
rapporté le petit livre, après y avoir indiqué les plus grosses énomiités de
style et de syntaxe qu'il a pu y rencontrer.
Le difficile est de se débrouiller là-dedans, car le volume se trouve
dCmligné à peu près d'un bout à l'autre.
Commençons toujours par le commencement, et disons tout de suite
que le document est à la disposition de ceux qui se refuseraient à croire
ces chcses-là possibles.
La dédicace d'abord :
" A itia mère,., témoignage d'estime et d'affection, "
On a bien lu : témoignage d*estime !
Ainsi, monsieur l'abbé, vous faites l'honneur à madame votre mère de
l'estimer. Comme elle doit être flattée ! Dame aussi, on a beau être la
mère d'un abbé, on n'en reste pas moins simple laïque tout de même ....
C'est égal, voilà un bel exemple de piété filiale. Il me rappelle cet
ecclésiastique du district de Québec «[ui ne permettait ni à son père de le
tutoyer, ni à sa sœur de s'asseoir près de lui à table ! Il craignait d'en être
profané.
Passons, et feuilletons un peu le petit chef-d'œuvre. C'est une espèce
de journal de vacances, où vous daignez vous montrer, monsieur l'abbé,
dans tout le charme d'un laisser-aller rare.
— Allez-vous nous parler de ses rognons et de ses intestins î me de-
mande un indiscret qui s'intéresse à vous et qui lit par-dessus mon épaule,
— dans mon dos, suivant votre expression aussi élégante que classique.
— Ma foi, va pour les rognon» et les intestins ! J'aime autant com-
mencer par cela que par autre chose. 1 1 n'y a qu'à citer :
Page 107. — Je suis en route pour les sources de St-Léon. Il y a là des eaux
minérales dont on vante partout refficacité. Je veux y noyer le rhumatisme. Les
rognons y trouveront peut-être aussi quelque bien.
Un autre aurait dit " mes rognons " ; mais ces intéressants organes
ont pour vous tant d'importance, à ce qu'il paraît, monsieur l'abbé, que
vos rognons, ce sont les rognons, les rognons par excellence. C'est comme
un souverain quand il parle de la Couronne. ^
Pt^e 127. — Gare aux ananas. Une tranche, une simple tranche me fait depuis
le midi une guerre à outrance. Hein ! la voilà qui rerire de bord.
Pas d'accident ? merci, mon Dieu ! j'avais peur pour la tranche d'ana-
nas. Elle a fini par passer tout de même. A (juelle heure ? Vous nous
laissez là-dessus dans une incertitude qu'il faudra dissiper lors d'une
prochaine édition, n'est-ce pas, monsieur l'abbé ?
Paee 142. — Bien que les eaux de St-Léon n'ait i)as eu sur fru rognons l'effet
voulu, elles m'ont cependant fait beaucoup de bien au point de '\-iie {!) du rhuma-
tisme. Ainsi pendant toute l'année Hcotaire je me suis félicité d'être allé aux
sources St-Léon et j'y retournerai.
Avis aux amateurs de beaux cas.
Page 192. — Nuit massacrante, DouleurH qui me font croire à un commence-
ment dTinflammation des intestins, .le le nute pour marquer en mente temps que
trois prises de bismuth ont fait cesser toute guerre intestine. En voyage ayouK
toujours quelques prises de cette excellente poudre.
îTTiv-saijT
44 A PROPOS d'Éducation
En effet, c'est une bonne précaution ; mais cela n'empêche pas un peu
de frugalité à table d'avoir son mérite aussi, monsieur l'abbé, même en
voyage.
Page 207. — Que l'on dise et que l'on fasse ( pour quoi que Von dise^ etc., style
Joliettensia ! ) le cochon de lait n'est pas facile à digérer. Ce que j'ai mangé chez
l'oncle Théode Giroux était pourtant fait à la perfection.
Un petit cochon bien fait, c'est entendu ; peut-être aussi app^^êté dans
la perfection, comme on dit, quand on sait parler français.
Pour donner à la chaire de cet intéressant quadrupède
Diable ! voilà les cochons de lait qui se payent une chaire maintenant.
Une chaire d'histoire naturelle sans doute. Des petits laïques qui se mêlent
d'enseigner ; c'est peut-être pour cela que vous ne pouvez pas les digérer.
Pour donner à la chaire de cet intéressant quadrupède toutes les qualités
dont elle est susceptible (être susceptible de qualités, c'est du neuf I) il faut la
laisser 15 heures dans la saumure et la faire cuire au four.
Voilà une opération assez difficile à faire subir à une chaire ; mai»
c'est dans votre partie, monsieur l'abbé, je n'ai rien à dire.
Lorsque l'estoi^ac monte au cerveau avec sa grande échelle indigestion (style
colUgiana!) les pensées des autres sont avec raison les préférées.
Qu'on ne me demande pas ce que cela veut dire.
Page 116. — Quoi qu'il en soit, grâce à l'eau de la source, on ne laisse pas de
bien digérer ; c'est une compensation qui a bien sa valeur.
Page 117. —Cette eau ainsi réchauffée agit davantage sur l'estomac et les
intestins.
Page 134. — D'heure en heure un verre d'eau sulfureuse. Ne commencer qu'une
heure après chaque repas, pour donner à la digestion le temps de se mettre en
marche.
Tais- toi, mon cœur !
Dans V Etudiant^ dans le Couvent^ dans le Bon Combat — peut-être
même dans le Traité d^ Economie politique — on trouve aussi à chaque ins-
tant la trace des préoccupations sympathiques que votre cerveau entretient
à l'endroit des nobles organes au fonctionnement desquels le vulgaire a le
tort de prêter une attention si distraite.
Que dis-je, vos propres infirmités ne sont pas les seules au secret des-
quelles vous aimiez à initier vos lecteurs et lectrices, monsieur l'abbé.
Celles des autres — pourvu que ce no soient point des infirmités laïques —
ont aussi le don d'occuper votre sollicitude :
Page 113. — Mgr Racine prend deux bains chauds par jour à une température
5F. Il ■ ■ ' '
de 115 F. Il en a également pris l'année dernière et ses rhumatismes ont de beau
établie.
coup diminué. L'efficacité des eaux de Saint-Léon me paraît de ce coté, bien
bl
Du côté des rhumatismes ! Tout à l'heure c'était un point de vue,
maintenant c'est un point de côté. Au fait, les rhumatismes, c'est si capri-
cieux. En tout cas voilà un 2^oint d'histoire bien fixé. Les Garneaux et
les Suites de l'avenir sauront — pour l'édification des siècles futurs —
r - -
A FR(jPos d'Éducation 45
combien, en Tan de grâce 1887, Mgr Racine prenait de bains par jour, et
k quel degré de température.
Nations, écoutez ! Terre, prêtez l'oreille !
Enfin, voilà ! rognons, intestins, boyaux, rhumatismes, cataplasmes,
pilules, cautères, caustiques, purgation, estomac, borborigmes, éructations,
digestion, indigestions, nourriture, cuisine, déjeuners, dîners, soupers, si
on enlevait tout cela de vos ouvrages, monsieur l'abbé, m'est avis qu'il n'y
resterait pas grand'chose.
Vous y mettez parfois de l'éclectisme. Dans V Etudiant vous trouvez
le moyen de combiner le rhumatisme avec la digestion :
" Aujourd'hui je n'ai rien vu, dites-vous. J'ai digéré les suavités rhumatis-
males que j'ai prises hier à la suite d'une course de taureaux."
Cette prédilection qui vous distingue a été cause que j'ai scandalisé le
grand saint des derniers jours vulgairement appelé Tardivel.
Il s'est voilé la face parce que j'ai donné le titre de révérend à vos
rognons et intestins.
Dame, monsieur l'abbé, en vous voyant mépriser les laïques au point
d'offrir votre estime à madame votre mère, tandis que vous manifestiez
pour vos rognons et vos intestins des sentiments si vifs et si touchants,
j'ai cru que vous considériez ces respectables spécimens anatomiques d&
votre individu comme faisant partie d'un ordre religieux quelconque, et
c'est pour vous faire plaisir que je leur ai appliqué l'épithète sacrée que
vous réclamez pour vous-même, et que vous prodiguez à tort et à travers à
tout ce qui porte une soutane.
Sachez donc une fois pour toutes — par parenthèse, monsieur l'abbé
— que le titre de révérend est réservé aux pasteurs protestants et aux
membres des différents ordres religieux. Les prêtres séculiers n'y ont
aucun droit. .. en français.
Vous employez même, page 316, le mot messire à l'adresse d'un abbé.
Vous devriez pourtant savoir que ce titre, qui s'appliquait autrefois aux
avocats, aux médecins et aux prêtres, ne s'emploie plus que par ironie. Si
vous le savez, vous êtes peu respectueux, monsieur l'abbé.
A propos de titres, je trouve, page 103 :
" Madame Dr A. TrudeV
Madame docteur .... hein !
Chers petits Canayens qui avez le bonheur d'apprendre ce français-là,
vous ferez sans doute rire de vous par les gens instruits quand vous direz :
" Madame juge Barbanchu " ou " Madame l'honorable Tartampion ; "^
mais n'en ayez cure. Vous pourrez confondre les railleurs en nommant le
grand homme qui vous enseignait à dire : " Madame docteur Trudel."
Mais ce n'est pas là oe qui me renverse le plus dans vos écrits,
monsieur l'abbé ; c'est k. pédantesque suffisance avec laquelle vous parlez
de style, comme si vous y entendiez quelque chose.
Ainsi dans votre Littérature au Canada en 1890, on trouve presque
à chaque page des phrases comme celles-ci, qu'on lit en se tenant les côtes :
'* Son style a de l'assurance et de la fermeté, bien qu'il ne soit pas exempt de
quelques négligences.
^'
laskitifê^. miâM e^-
.mmÊm-^
■ -■ '*l{,i
46
A PROPOS d'Éducation
** Bien que Tauteur ne soit point maître en l'art d'écrire, son livre a cependant,
un vrai mérite littéraire.
'* Son style est remarquable.
" Quant au style, il est rapide et ne manque pas d'une certaine chaleur.
*' M. Un Tel écrit avec une facilité et une correction qui sont certainement
au-dessus de la moyenne." Etc.
Il me semble entendre d'ici les petits écoliers qui se disent en lisant
cela : " Hein ! Fabbé Baillargé, en voilà un qui connaît ça la littérature.
Pour le style il est iinhattahle.
On verra, le moment venu, monsieur l'abbé, quel arbitre compétent
vous êtes en ce qui regarde la correction du langage.
En attendant, donnons quelques échantillons du style de ce savant
professeur lui-même, qui s'arroge la mission de juger ex cathedra les
écrivains de son pays, dans l'intérêt et au bénéfice de la jeunesse studieuse.
Puisque nous avons le livre sous la main, citons d'abord la Littérature
au Canada en 1890, en piquant au hasard de la fourchette :
Page 87. — Quant à la cause du rtial de langue, chez nous, ne l'attribuons pas
exclusivement aux journalistes.
Page 179. — Quant à ce qu'il dit de notre province, il ( construction gram-
maticale nouvellement inventée !) il est presque toujours dans les patates (style
noble ).
Page 185. — Quelle que soit la 'manière de voir d'un chacun, il sera toujours
vrai de dire qu'il y a chez notre premier ministre une manière distinguée qui est
loin d'être co^ntnune.
Page 190. — La Rome du Nouveau-Monde (épelé comme un titre de journal)
possède en effet des annales très chargées. Il est difficile de choisir et il n'est pas
. aisé de fondre, car tout et se succède en nombre et vite.
Un bâton de sucre d'orge à qui comprendra !
Page 237. — Il va sans dire qu'il faut toujours se proportionner à l'enfant —
Comme le prophète Elie, je suppose.
Page 238. — Quant à la gymnastique, il en faut, mais pas trop. Plus, un peu,
que ce que nous avons.
Pa^e 243. — La rédaction est excellente. M. Legendre a bonne réputation de
ce côte (du côté de la rédaction !) Ajoutons que si la certitude ne règne pas
toujours dans ** Nos Ecoles ", toujours y régnent la bonne foi et la dignité.
Ici aussi comprenne qui pourra !
Page 315. —Les gravures donnent à l'ensemble un cachet qui fait que cela
sent bon.
Hein ! des gravures qui donnent un cachet qui fait que cela sent bon !
Ces gravures feraient sans doute leur effet à l'Exposition de Chicago.
Mais revenons aux chers Coupa de crayon, et citons toujours des modèles
de style :
Page 37. — La politesse dans le monde n'est souvent qu'un sépulcre blanchi.
Admirable logique dans les idées !
Page 28. — Le couvent de Saint-Thimothée est un splendide édifice du coût de
$14,000.
Il n'y a point là de gîte pour le luxe.
Page 29. — La vigne y croît merveilleusement, les pommiers y poussent en
grand nombre ; plus est les plantes sauvages s'y présentent à l'état civilisé.
Page 31. — Le rév. Fr. directeur, alors Frère Forêt, aujourd'hui à Rigaud. . . .
ments. Un vieux prêtre français me disait un jour ; " Je n'y coiiipi-enda
rien ; au Canada, on parle de filles comme on parle de 6on nez ! "
Page 52. — A peine avons-nous déposé nos panle
(leBmSdnfçouinB l ) a'abatfenf légion sur noua,.,
jambes de bas par-deasus nies pantalons.
Comment, monsieur l'abbé, voua ne vous contentez pas de monter des ■
jambes de bas, comme une somëre son manche à balai, vous portez même ) j
plusieurs pantalons en été ! Ce doit être assez incommode pour la venti- < ■
lation. Mais vous êtes peut-être frileux. *'■>
oéliasant d^euuer, nous noue arrêtâmta à droite et à
Voyez donc un peu ! Un autre aurait dit : Après un déjeuner récon- J
fortant, noua parlimen à droite et k gauche à la recherche. Au collège de ■
Joliette, pour aller à la chasse après un déjeuner qui, loin d'apaiser votre '
faim, voua met au contraire en appétit, on s'arréU en recherche du gibier.
Ce n'est guère naturel et encore moins français, mais c'est probablement
plus conforme à la litburgie.
PageflO.— Une longue instruction noua eut (sic) fait fondre sans rien Fonder.
Ça, c'a la prétention d'être spirituel !
On croit rêver. Je me demande ce qui domine là-dedans ; la niaiaerie
de la phrase, l'inconvenance de l'idée ou l'incorrection du langage. Et c'est
cela qu'on enseigne à nos enfants I
48 A PROPOS 1^'ÉDUCATION
Page 118. — Elle se trouve si bien dans cette eau qu'elle demande à proie
la durée de son bain. Après plusieurs ablutions la jeune fille se trouve gué
ce point que son frère venant un soir de Québec pour la voir, se trouve tout t
porté en la trouvant si bien.
Et quelques lignes plus bas :
Elle prit des bain^ pendant 8 jours, et s'en trouva très bien.
On dirait une gageure.
Trouve, trouve, trouve, trouvant, trouva, en sept ou huit lignes,
trouvé ! Et ce monsieur parle de style !
Page 129. —U extra n'est pas dans cet amalgame de vieillesse et de ieui
il est dans l'accoutrement de Madame. Il faut voir comme elle est attelée !
Page 130. — Ce rédacteur fort de ses convictions, et juge éclairé des di^
questions, ne son^e pas à ricer et à beugler dans son journal.
Pa«e 137. — J'étais à la veille de me rendre à son désir, lorsque je m^en
désiste.
Désisté de quoi ? de son désir ?
Se désister du désir d'autrui me semble nécessiter des grâces i
spéciales. En tout cas, ce serait une opération bien difficile pour un \i
Page 141. — M. Caron tiendra sans doute à ce qu'une partie de son pen
sache le français, ce qui n'existait gu^e en 1887.
Ceux qui vous ont instruit, monsieur l'abbé, n'étaient pas si exig<
Qu'est-ce qui n'existait guère en 1887? Aucune notion de lo
dans les idées.
Page 145. — Les méchants tendent instinctivement à l'égalité. S'ils n'y
nent garde ils y arrivent purement et simplement, souvent, par la n^édisa]
par la calomnie.
On n'est pas forcé de comprendre.
Page 146. — Le monde est rempli d'affirmations gratuites.
Page 149. — Gladstone s'élève avec véhémence contre la législation crc
de la coercition en Irlande.
On demande ce que c'est qu'une législation crocodile de coerc
Page 168. — On aime à avoir plus de cinq centins devant soi, en cas de mj
ou de nécessité des proches.
Nécessité des proches, pardonne aux pauvres ignorants à qi
charmes n'ont pas encore été révélés !
Page 171. — Quant à la décoration du chœur, elle me va peu, les statue
le grand nombre sont loin d'être, à ce qu'il me semble, artistement et
chonnées.
Page 188. — M. Curran est plein d'histoires agréables.
Paçe 192 — Sauf une ressemblance de valse par un couple qui avait g
ment 1 air trognon de chou, tout fut parfaitement convenable ; on de^
attendre, les employés se composant en grande partie d'Irlandais catholiqu
L'air trognon de chou ne me semble pas d'une limpidité cristf
mais ce n'est rien comparé à ces employés qui se composent .... I
SfOCUMt, Ujllf- j
I
c'est encore mieux qae s'ils >e .ï'C.-.-i ;•■•>•,» ,':,};. Ou ivsU\ *îo \:\ p.*ri iVun
écrivain qui confond u u • ri^s- '.- i ?■ '• î ^i .-r a veo :i:t .xf ? i *•' . î ? i.r^ 011 po n t > ' :* 1 1 o n «i n*
à pis encore.
Page 195. — Un jeune hoiiime qui/'a*;' rnmour à tiîio.iouno *îon\oiNoUo
Pères de famille, mettez- vous en quatrt^ pour om}vVljrr nivh <M^fantN
d'employer cette expression dun^M'uditô obs^oon*^ : M. r.ïbK^ UjwU.'njtfO ost
là avec ses li\Tes pour leur dire : ** Tut ! lut ! lut ! i\\\oy \» Ion out^utN '
laissez radoter papa.
Oh ! notre incomparable éducation !
Paee 19S. — P^/tf/.a/if uae bonne partie do la soirro. pluMîourM d<MnolH«>no?« iiut
travaillé à se magnétiser.
Page 200. — Il imite h la perfection lo bruit ilo Irt soio sur lo UiiIn. «m Iou!i»m Ii«m
circonstances qui précèdent, a^comfïaf/nruf et suivtttf /. fitluMnh* mtut i/'tif».
bouteille.
C'est un prêtre, un curé, ifui se livrait ;i ovt oxoroiiM^ distin^ui^ i»n ploin
salon d'hôtel. Il doit vous être recon-naissant , monsiour l'ablH^ \\\\\\\ avoir
fait ainsi connaître au pays ses talents dv .s(hmi'm.<^ '
De VEtiùclianf, nov. 00. — La milice du t*nllt>;{0 chI hwwh Ion tinno'< t nu xhII i'Iii>k
plusieurs élèves du bois pour faire de hoiiHHoldatH; clio/. <riinln*M,|{i piillloriMh|iiiilo
Bur le bois.
Du même journal, même No. — Lo cliiiMir hoiin l'Iialtiln lilriM'iInn iln l(i>vil AI
Laforce a très bien rendu la messe do Diinoni ... A \i(priw, hwi prumiiion riiiinil
re7u2u9 avec accompagnement du Kuitarn (!) ... Ati mhIuI li*i>liiiiiiii>i|iir \ii Mntiti
rsm2iY avec autant de tact que d'hahili.fr {hW) Vtl sittnhtn.t /iii.i/ni irmi iiiiiilii .
Et moi aussi je suis reiula. Ont'! jo ii'tii |wm I7mAi/i^' iralliu |ihiii
loin pour aujourd'hui.
Il m'a fallu citer tout^is ces iiM*pl.ii*(, hi'^tmiiMiii, pim m m ni i|iiiOi|iiMrMl i
8ales,'à peu près sans commenUiirrtH. ( 'iMiinioiit huii> iiuintilii Imil nu ijn'il
y a d'absurde, de baro<^]ue et d'in<:orn"'t ilnm i'liiii<iiiii> il>> • i«'i |ihiiiiinM '/ Il
n'y aurait plus de bout.
Que chacun juge un p«;u par lui riiftno iii< xnlm Mlylit, iiiinixlniir l'alilHi
Tok semaine prochaine y. in^atrai <'ri rolit'l' Inn (Mikoi'h nifilm-i Iim, It^M nlllv^lf^^
colossales, les fautes d'ortho(.^r;iplii^ f>i. d(« fjrniiiMiiMiin, li-ii iiinln •'iii|ilfiyfiii îk
contresens, les angliciisni';-^ *'X miUft. (iiiitnifil'i iimlin lit Itiiif/iin, «in'on
découvre à chaque pag*^ d*; vt, . \r/%t-
C'est une hesfy^n*; <-n n u y «-.ij :•.<', uifii». njl*. i-ii m- .mi.
A bientôt donc. h\.'nh\ j/rof«'!.:i m
NEUVIÈME LETTRE
Montréal, 2 juin 1893.
Monsieur Tabbé,
Si cela ne vous déplaît pas trop, nous allons aujourd'hui conclure
notre petite le(5*on de français.
Vous dites, page 20 de vos Coujis de crayon, dans un français à vous :
Il importe, avant toute érudition, de bien savoir sa langue.
Je suis de votre avis, monsieur Tabbé; et j'ajoute, comme corjllaire
qu'il est important, pour arriver là, d'avoir quelqu'un qui puisse nous
l'enseigner.
Entrons donc en matière.
Une page de V Etudiant d'abord ; car il faut tous dire que, depuis
peu, j'en reçois de tous côtés, des numéros de VEtudiant.
Vous nous racontez vos impressions de voyage en Espagne :
La vie coûte cher, il faut à chaque instant calculer son affaire^ ne pas trop
s'avancer, voir s'il en restera suffisamment pour revenir
A Lourdes, j'ai failli coucher dehors, faute de place dedans.
Tiens ! vous avez pourtant un talent rare pour vous faire mettre
dedans. Quand vous serez encore embarrassé de cette façon, monsieur
l'abbé, recommencez une petite dissertation sur l'enseignement classique,
et vous serez sûr de ne pas être longtemps dehors.
En revenant de Lourdes à Pau, j'ai perdu mon chapeati,
Ouaïe ! j'ai connu un poète qui a déjà fait rimer cela : quel plagiaire
vous êtes !
Je regrette ce chapeau ; il avait la propriété de ratnasser la fumée de loco-
motive ( 1 1 i ;
Pour voir cette course —
Il s'agit d'une course de taureaux ; cinq taureaux et six chevaux
éventrés ; quel spectacle attendrissant pour un doux lévite 1 Et dire que le
juge Dugas, lui, fourre sans cérémonie en prison ceux qui vont seulement
voir des batailles de coqs !
Lisez VEiudiant, chers élèves de nos collèges, lisez VEtudiant, et vous
serez bientôt au-dessus de bien des préjugés sociaux.
Pourvoir cette course, continuez- vous, j'ai fait 24 lieues, et j'ai dépensé ^5.00
sans compter la chaleur et la pov^sih^e. ' '
Ah ! vous avez dépensé aussi de la chaleur et de la poussière ! Il
paraît que vous y teniez. Vous êtes d'une extravagance, mon pauvre a))bé I
On peut du reste on juger par le menu de vos repas, dont vous ne
manquez pas d'informer vos lecteurs, pour qu'ils les prennent en note et
transmettent cela à leurs petits-fils.
'^
II««Miwn«
A PROPOS I> EDUCATION
51
Cest rheare du souper, diteK-vous ; on nous a donné :
lo Soupe au yermicelle, aoupondrtr de fromage.
Saupoudrer est canayen, monsieur l'abbé ; en frantjais on dit saupou-
9
2û Tranches de bœuf a à la sauce /
Tout comme on dit des souliers de brvîtts. Pardi, on est canaven ou
ne l'est pas. Seulement il ne faut p;Ls me demander ce que c'est que des
à la sauce. En fait de hœu/a à la sauct, je suis d'une ignorance
ittensîanesque.
9o Viande cachée sous pâte : cela avait goût de hareng.
4o Beefstake avec j^âtes faites.
J'ignore ce que vous entendez par jjâtes faites^ monsieur l'abbé ; mais
kis qu'en anglais on écrit bBef-ateak^ et en français bifteck. 11 n'y a que
dans la baillargerie où l'on écrive beefstake.
5o Crème à la glace ; 6o Fromage ; 7o Raisin ( un seul ! ) poches grosses comme
[jolies pommes fameuses et biscuits. Quand au vin, il ne vaut pas Teau du St-
iirent ; il est acre et capiteux. Il y a huit jours ce vin m'a cassé les jambes et
ibras ; de plus, il m*a fait couclier une heure avant le tempH.
Hë ! hé ! hé ! hé !.. . pas possible ! Ça devait être beau de voua
Ire, . . Mauvais pour les rognons, monsieur l'abbé.
Aviez- vous vos prises de bisnmth au moins 1
Ck>mme tous ces détails sont intéressants ! Parlez moi des impressions
yoyage ! Mais citons toujours :
.lies femmes sont assez en parlement, de par la nature, sans les j/ constituer
' ' " sment.
[ Hein I en voilà-t-il du français ! Abonnez-vous à VEtudiaiUy chers
!
Pendant plusieurs mois cette grande cuisinière non patentée ( la presse) uous
' du canadien bouilli, du canadien saute, du canadien brûle ; elle use main-
it un peu plus de sauce blanche.
C'est une obsession ; la niangeaille et les grands principes, vous ne sortez
de là !
Les Italiens commencent à s entendre monis, signe .que plusieurs
ident jjlvs (?)
Le R. P. Desjardins prêche la retraite. Les instructions sont solides,
incuea et bien fraj)p''es !
Qui a pu convaincre ces instructions ? qui a pu les frapper ? on n'a
pu savoir.
^Les femmes sont plus int'yuhs que les hommes et cela parce qu'il y a pbis de
u dans leur nature ; le sable, on le sait, est très mouvant.
'Et sur quoi vivons-nous, disons mieux : sur quoi roule la vie ? Elle ra beaucoup
fie caractère,
,lArace déicide devrait trouver en ce fait extraordinaire de dispersion univer-
\une raison de conrej^sion.
Mais revenons aux Coups de crayon ; la niaiserie n'a jamais été plus
loin :
Page 15. — Le SUv. J. Piessis-Bélair a succédé au Révd. M. Roux comme cur.-
de la paroisse. Il eut une anuée comme vicaire le Révd M. Beauchcmin, ce qui
ialsait dire : que les habitants desCèdresaTaientalors tout àla fois beaachenjîn
Voici encore d'autres détails dignes de passer à la^ postérité :
Page 36 — La voiture du EéT. M. Brissette est là. Le slèjce est malheureuse
ment trop étroit. M. Bél'air qui compta pour 200 livres dans la balance prend
Elace sur le genou gauche de M. le vicaire et sur mon genou droit. Plue petit que
I, l'abbé Dufour, j avais Incontestablement la majeure partie du fardeau. Gare à
ma jambe t J'éprouvai àés lors quelques-unea des impressions dont Atlas portant
le monde ae fallait un badinage.
Puis vient une note pour expliquer ce qu'était Atlas. érudition !
- Je prends le dfner chez n
„_.. ^flUe!) cette jeune nlleprometbeaucouppour l'avenir. Samaîtresse
lui ayant fait un reproche mérité et modéré, elle lui répondit sans sourciller ;
" Laissez-moi donc tranquille, dairmée vache ! "
Et vous n'avez pas trouvé cela bien, monsieur l'abbé 1 Vous êtes
difficile. Mon compliment sur vos relations sociales, en passant.
Ça, c'est du classique, monsieur l'abbé ! Je vous en fais encore mon
sincère compliment, de même que pour le bon conseil que vous donnez au
public, page 118 :
Il est boa, dites-vous, d'apporter avec soi un thermomètre, un peigne et uue
brosse à bains.
Quant à la brosse à dents, lorsqu'on s'en sert, on l'emprunte au
Mais voici qui révèle l'homme du monde consommé :
Page 122. — Lorsque l'on converse atm eaux avec unefemme, il fautla laissai
libre une heure avant le dtner et une heure avant le souper, afin de lui permettra
de raffraîchir sa toilette.
Les italiques ne sont pas de moi. Pas besoin de commentaires, n'est
ce pas 1 Ce que c'est que de voyager ! On apprend des merveilles qu'or
transmet ensuite à ceux qui n'ont pas eu cet avantage. Dame, qu&itd ot
çst professeur de théologie morale et dogmatique ! . . . .
Une observation très sérieuse maintenant :
-1- ^fâckton» Calife
A PROPOS d'Éducation 53
Page 173. — Qui a bu boira. Jeune homme, ne buvez point et vous ne boirez
j amais
i
Et vous avez découvert cela tout seul, monsieur l'abbé ! C^est ^rodi-
♦^leux.
Avant de tirer l'échelle sur ces insanités, il faut citer la troisième
phrase du volume ; elle en vaut la peine :
Ce sujet, tout disparate qu'il soit, n'en est pas moins d'un intérêt général,
puisque tout homme doit vivre de la vie réelle, et qu'il en vit d'autant plus qu'il la
connaît mieux et qu'il la prévoit davantage.
A Montréal, M. Filiatreault n'aurait eu qu'à citer cette phrase-là pour
gagner son procès.
Avec cela, monsieur l'abbé, qu'il aurait pu vous donner une petite
leçon de syntaxe, en vous apprenant qu'on peut dire : " Si ou qtbélqvs
disparate qu'il «otY," mais'que la grammaire exige : " Tout disparate qu'il
€8t:'
Ma foi, puisque nous en sommes aux fautes de français, continuons
sur cette corde-là. I
Dans la même page, vous écrivez : " Dieu me garde d^y contredire,^* .
Cela n'est plus français, monsieur l'abbé. On contredit quelque chose, on [
ne contredit plus à quelque chose. !
On ne dit pas un ancre, mais une ancre, monsieur l'abbé ; c'est un >
mot féminin. ;
On ne dit pas non plus : " Si quelqu'un s^objecte à cette infaillibilité.** '
Cela n'est pas français. •
Pas français non plus " l'arbre si fier à Vétê,^^ ^
De même qu'une rivière qui "coule des eaux tranquilles." •
Une maison qui peut loger (pour contenir) trois cents personnes, pas
français !
Se retirer au Grand-Hôtel, dans le sens d*y loger, pas français non
plus, monsieur l'abbé. I
On ne dit jamais : " Cette étude est plus intéressante qu'on se
l'imagine. . . il était à craindre qu'il y eût. . . la polygamie est bien moins
en usage qu'on le pense, chez les mormons. La grammaire exige : " qu'on
7i€ se l'imagine, qu'il n'y eût, et qu'on ne le pense," cher grand professeur !
On enseigne cela dans les petites écoles de campagne.
Ne pas écrire non plus ^^quoiquHl en soit," mais quoi qu^il en soit, en
deux mots ; c'est une règle élémentaire.
Il ne faut pas dire : " Mgr Eèvre n'a jamais écrit à ma connaissance
qu'il est opposé " ; il faut dire i-^^quHlJût opposé."
Mais, non seulement vous ne savez paiS votre syntaxe, cher pilier de
collège, vous n'avez pas même la moindre notion du génie de la langue. Les
phrases suivantes en font foi :
Ce travail est soigné, nous le recommandons aux maîtres et aux maîtresses, il
est de nature (je respecte la ponctuation ), s'il est bien appliqué^fi. donner des idée»
et à former le jugement, choses que l'on néglige trop souvent, comme si l'homme
ne devait vivre que de mémoire et dHm^agination.
L'histoire de Montréal ne paraît pas assez ; ce n'est pas, il faut l'avouer, une
légère difficulté.
Ce travail, ainsi que celui sur les grands lacs. . .
54 A PROPOS d'éducation
Il est vrai, vingt fois vrai, que les journaux canadiens, à partir des plus consi-
dérables ne donnent pas assez cTattention aux écrivains canadiens.
Remarquez que je cueille au hasard. Les phrases de cette force-là
pullulent sous votre plunue, monsieur Tabbé — toujours pour le plus grand
bien de la jeunesse studieuse ! i
Quant à la valeur des mots et la propriété des termes, vous ne vous
en doutez seulement pas : vous êtes là complètement à tâtons.
Vous dites : " Il tient à certifier tout ce qu'il avance." C'est prouver
que vous voulez dite.
" L'idée de mettre les dortoirs au rez-de-chaussée n! aboutira point,"
pour ne prévaudra point.
Vous appelez Victor Hugo chef d'école antisocialiste^ quand vous avez
tout le contraire dans l'idée.
Vous écrivez : " L'histoire de Leadville rappelle à l'auteur les récits
des Mille et une nuits ; ce n'est pas sans fondennent^^ pour ce n'est pas
sans raison.
Et encore : " Un homme compétent nous ew avait fait cette remarque,
nous en avons constaté la vérité ; " pour la justesse. i
" La détnonstration d'illustre aventurier que l'on donne à Jacques
Cartier " . . . . pour la dénomination — et encore !
" La plume du R. P. Duguay exerce certains actes de justice ; " pour
accomplir^ perpétrer. "
" Il n'en reste pas moins dans l'esprit de quelques-uns une prédisposi-
tion à porter un jugement sinistre sur les moindres apparences," pour
défavorable, injuste, téméraire.
Disputer un cheval, pour le morigéner.
" Ordonner les moyens à la fin," pour coordonner, je suppose, ou
plutôt proportionner.
" Sortir de chaloupe," pour débarquer.
" En revanche vous ne ratez pas : débarquer des chars, pour descen-
dre de chemin de fer.
Vous confondez partout brochure avec livre broché ; ce qui n'est pas
du tout la même chose, monsieur l'abbé.
" Vous dites : la nourriture d'un hôtel," pour la table, la cuisine.
Pas français, monsieur l'abbé.
Dans le sens de conseil ou d'avts, vous vous servez du mot suggestion,
qui ne s'emploie qu'en mauvaise part.
Vous confondez vingt fois le verbe laisser avec le verbe quitter.
Au lieu de par -ci par-là, vous écrivez par ici par là.
A quatre ou cinq endroits différents, vous employez le mot salaire^
pour le traitement ou les appointements des instituteurs et des employés
publics.
Vous dites une j^^^^^ d*eau, pour ville d^eau, station balnéaire ou
thermale ; une opinion plus ou moins probable, pour plus ou moins juste.
A chaque instant, on trouve sous votre plume : du côté de, au point de
vue de, pour sous ce rapport, en ce sens ; causes pour raisons ; en cîiamhre
pour en parlement, etc.
Vous appelez les pom/nes de terre des patates ; ce sont pourtant deux
tubercules bien différents.
A PKOPOS d'Éducation 55
Partout vous confondez le mot station avec gare.
Vous appelez chars les wagons de chemin de fer ; ce qui n'est pas
permis à un écrivain. Et pour comble — oh ! un vrai comble celui-là ! —
vous dites les chars pour désigner le chemin de fer lui-même :
Si cette place (!) était plus connue et plu^ près des chars^ le nombre des étran-
gers serait toujours assez considérable." *.
Et vous viendrez nous dire que vous reprenez les élèves qui parlent
incorrectement .... A d'autres !
Invariablement, vous employez la préposition pendant, quand il faut
dicrant, et durant quand il i^ixxt pendant.
Vous employez à tort et à travers animaux pour bestiaux, probabilité
pour plausibilité, résidence pour demeure, habitation ou domicile, bâtisse
pour construction, édifice, cliance pour billet de loterie, etc.
Fautes de français tout cela, monsieur l'abbé. Procurez- vous un
dictionnaire ; je vous en prie, pour l'honneur de notre enseignement
classique.
Et combien de mots canayens !
Machine à feu pour locomotive ; envaliser pour empaqueter ; couvertes
pour couvertures ; de valeur pour fâcheux ; volier de maringouins pour une
volée ; membre pour député ; enrhumatisé pour rhumatisant ; voteur pour
votant, électeur ; avancé pour assertion ; finissants pour élèves de dernière
année, etc.
Une véritable mosaïque.
Et les anglicismes donc !
Ici une parenthèse. On se trompe souvent sur la valeur du mot
anglicisme. L'anglicisme n'est pas l'emploi d'un mot anglais, mais plutôt
celui d'un mot français ou d'une tournure française, dans le sens que le
mot ou la phrase peut avoir en anglais.
Ainsi, ce n'est pas quand je dis un square que je fais un anglicisme :
ce vocable étranger est passé dans notre langue ; c'est quand je traduis ce
niot par un carré. Quand je dis un pia^w, je parle français, t,out en me
servant d'un terme italien ; tandis que si, pour traduire en français le mot
piano {doux) je disais : " Je me suis acheté un doux aujourd'hui ; je com-
mettrais un italianisme, et personne ne me comprendrait.
Ceci expliqué, passons à vos anglicismes, monsieur l'abbé :
Faire sa marque pour faire ses preuves, se distinguer.
Entrée^ dans un livre, pour inscription.
Introductio7iy dans le sens de présenter une personne à quelqu'un.
Des pantalons (pants) pour un pantalon.
Danses vives ( fast dances) pour danses tournantes, danses à deux.
Bfi recherche (in search) pour à la recherche.
Anxieux (anadous) pour désireux.
Terme {term) pour exercice, durée d'office.
Compétition pour concurrence.
File pour série, liasse.
Place pour endroit.
Député-ministre (deputy minister) pour sous-ministre, ou mieux chef
de bureau au ministère. . .
_i. .■«V._J.-. j>
56 A PROPOS d'éducation
Homme qualifié pour compétent.
Faire apologie pour présenter des excuses, etc.
Sans compter les machines comme ceci :
Jouer à l'argent ; tirer une course ; quant au fusil fen suis peu ; Vune
de ses vacances; s'amuser aux verbes irréguliers; un pèlerinage j!>or^ewr d'un
tableau ; voir une église pousser au feu, etc.
Enfin, tout ce qu'il y a de plus corsé en fait d'iroquois, présenté sans
aucun respect des règles les plus élémentaires de la rédaction orthogra-
phique.
Ainsi, vous ne connaissez même pas la différence qu'il y a entre la
manière d'écrire le nom d'un endroit — Saint-Timothée, par exemple — et
la manière d'écrire le nom du saint lui-même — saint Timothée.
Vous ne savez pas que les titres de inonseigneur, monsieur,
madame et mademoiselle s'écrivent tout au long à la deuxième personne,
et toujours en abrégé à la troisième.
Vous écrivez n'importe quel nombre en chiffres, ce qui nous procure
des phrases comme celles-ci :
1, 2, 10, 20, 30 maringouins . . .
Le Journal des Sçavans a 6 pouces | de long sur 3 pouces | de large et 12
pages de texte.
J'ai remarqué 2 jeunes filles dont Tune s*est passé les mains dans la figure
13 fois en 2 minutes, et l'autre 72 fois en | d'heure.
Vous avez compté cela montre en main ! En égrenant votre chapelet
sans doute .... saint abbé.
La jolie rédaction que cela fait, n'est-ce pas ?
Mais comment connaîtriez- vous ces détails, cher professeur, quand
vous ne savez seulement pas épeler les mots ?
Vous écrivez hazard avec un z, habilité pour habileté, chaire pour
chair, eravatte avec deux t, surrexcité avec deux r, collossal avec deux Z,
quelquefois en deux mots, des timbres-postes avec un s final, et cela trente
fois au moins, quelqu^amour pour quelque amour, un remou pour remous,
grand^parents trois fois, grand^oncle quatre fois, réflexe sept fois dans la
même page, etc., etc.
Mais ce n'est pas seulement en fait de langue et de grammaire que
vous êtes d'une ignorance monumentale, cher grand homme.
Vous nous apprenez qu'au petit séminaire des Trois-Rivières on a
joué un drame tragique !
Dans VEtudiant vous apprenez aux élèves des collèges qu'il faut
" dire maintenant sir Abbott, sir Lacoste, sir Mowatt," quand tout le monde
sait, ô illustre professeur, que le titre de sir ne s'accole jamais directement
au nom de famille, et doit toujours être suivi du prénom. On ne peut pas
plus dire sir Lacoste que Bonaparte III.
Votre savoir me semble tout aussi remarquable en mythologie,
monsieur l'abbé. Après avoir donné à des poésies fugitives le titre
d^ enfants de Tlialie et de Calliope, vous ajoutez en note : Muses qui
présidaient à la poésie.
Erreur profonde, illustre professeur classique : Tlialie est la muse
de la comédie et des festins ; Calliope celle de l'éloquence et de la poésie
héroïque. Si aucune d'elles a jamais présidé à la poésie fugitive, ce ne peut
être Que dans la baillarcrerie de Joliette.
ï
A PROPOS D'KDL'CATION Ô?
Mais ce qui dépasse toutes les bornes de l'ignorance permise, le voici :
Paçe 150 des Coups de crayoti. — On élève en France une pofenir pour le
meurtrier Pranzini.
Ça, par exemple, c'est trop fort, monsieur l'abbé. Je vous savais
■ phénoménal, mais pas tant que <;a. Ignorer qu'en France on guillotine
\ les assassins au lieu de les pendre, ce serait invraisemblable chez le dernier
[ des ouvriers de- Montréal ; comment cela peut-il s'appeler chez un prêtre
qui est en même temps journaliste, auteur et professeur dans un collège
classique ?
Cela casse les bras et les jambes comme le vin de Séville.
Et, qu'on le remarque bien, en tout ce qui procède, je n'ai fait que
citer ce qui porte votre signature.
Si je prenais la peine de relever toutes les inefFabilités qui émaillent
les productions et les réclames que votre Etudiant offre à l'intelligence de
la jeunesse : la cimfi des vallons, par exemple ; le verbe gir pour gésir : le
emUdle pour le cristal, la mosaic pour la mosaïque, etc., quelle jolie
cueillette je pourrais faire !
Ces choses-là ont leur importance cependant. L'enfant lit cela sur
les pages d'une revue publiée dans un collège classique par un prêtre
professeur ; il s'imagine tout naturellement que rien n'est plus correct ; et
tout naturellement aussi il écrit de cette façon plus tard.
Ce qui, par parenthèse, nous fait des bacheliers un peu propres !
Maintenant, monsieur rabl)é, qu'en dites- vous ? Vous a-ton mal
enseigné le français, ou bien étiez- vous incapable de l'apprendre ? Car, il
n'y a pas à dire, vous devez vous apercevoir enfin que vous ne l'avez jamais
appris, le français ; et cela ne peut dépendre que de l'une de ces deux
causes.
Et n'oubliez pas que, d'après vous, c'est un pauvre ignorant qui vous
révèle ces horizons inconnus.
Imaginez-vous maintenant ce qu'il en retournerait si je n'étais pas
aussi dépourvu de talent, si je connaissais bien ma langue, et si j'avais
feit des études sérieuses.
Enfin, comme il ne fallait pas être un génie pour cela, je crois avoir
<îémontré suflisamment que vous ignorez les éléments du français ; que,
pour vous payer des villégiatures annuelles dans l'intérêt de vos rognons,
vous corrompez systématiquement l'intelligence des enfants confiés aux
8oin8 de nos collèges et de nos couvents ; que vous êtes, en outre, étranger
*ûx moindres notions de savoir-vivre, et qu'enfin, si vous avez jamais été
^n professeur de théologie d'une valeur quelconque, c'est que l'acquisition
Qe cette science ne nécessite pas des facultés aussi élevées que les
sommets de l'Hymalaya.
A l'avenir, monsieur l'abbé, parlez d'éducation, discutez sur les études
classiques, dites qu'on montre bien le français dans nos collèges, insultez
les pères de famille qui s'inquiètent de ce qu'on enseigne à leurs enfants,
surtout opposez vous bien fort à ce que les professeurs ecclésiastiques soient
tenus à subir des examens, et si l'on ne votfs rit pas au nez, c'est qu'on sera
charitable.
M
?ss.
58
A PROPOS- d'Éducation
La semaine prochaine, monsieur l'abbé, je serai forcé de négliger
votre personnalité pour m'occuper un peu plus directement de nos collèges.
Mais, si cela vous fait trop de peine, vous n'aurez qu'à le dire ; je ne
reculerai pas devant quelques petits sacrifices pour ne pas laisser se dénouer
trop vite des relations d'amitié qui nous ont procuré, à mes lecteurs et à
moi, de si francs accès de gaieté.
A la semaine prochaine, monsieur l'abbé.
DIXIEME LETTRE
M;ontréal, 9 juin 1893.
Monsieur l'abbé,
Les vacances approchent ; et comme il me faudra bientôt vous laisser
à vous-même, avec les graves sujets de méditation que je vous ai fournis,
je dois me hâter de conclure, en signalant les principaux défauts reprochés
à nos maisons d'éducation, et en indiquant quelques-unes des principales
réformes réclamées par le public.
Cette tâche est difficile et délicate, car tout en étant sincère et véridi-
que, j'ai aménager des susceptibilités respectables, d'incontestables droitures
d'intention, dont il serait malséant de ne pas tenir compte.
Oui, cette tâche est difficile et délicate, car ce qui est vrai dans un.
collège peut ne pas l'être dans un autre ; à côté d'un mal-appris il peut y
avoir un gentilhomme ; un professeur nul et prétentieux est souvent
coudoyé par un confrère aussi instruit que modeste ; et, si déterminé que
ie sois à remplir dans toute son étendue ce que je crois être mon devoir de
citoyen, je ne veux pas être injuste envers qui que ce soit, je ne veux point
représenter les choses autrement qu'elles ne sont.
Autant je trouve absurdes les compliments tout clichés que nombre
d'intéressés adressent à tort et à travers à nos maisons d'éducation, ces
" savantes et incomparables institutions que l'Europe nous envie ",• autant
il me répugnerait de méconnaître et le savoir et les vertus de la plupart de
ceux qui sont chargés de diriger ces institutions, de même que les services
incalculables que celles-ci ont rendus dans le passé.
Je sais m'incliner devant ces hommes, et il ne me coûte en rien de
reconnaître hautement ces services.
Seulement — ainsi qu'un citoyen plus autorisé que moi l'a fait
remarquer dernièrement dans une circonstance solennelle — tout progresse,
tout se transforme, tout évolue autour de nous, excepté notre système
d'éducation qui, lui, reste immiffeble.
Ce système, on le proclame parfait, infaillible, et personne — pas
même ceux qui paient — n'a le droit de le critiquer.
A PROPOS d'Éducation 59
Là est le mal ; et là aussi le danger, car, qu'on le veuille ou non, mon-
sieur Tabbé, la réforme se fera.
Elle se fera fatalement, en dépit de toutes les résistances, de toutes
les entraves, de toutes les haines et de tous les préjugés suscités contre
ceux qui la prêchent et qui ont droit de l'exiger.
Malheureusement, quand cette réforme s'imposera de force, il sera
peut-être trop tard pour les intérêts de ceux qui auraient pu la diriger et
dont la mission naturelle serait de la modérer.
Si nos collèges ne veulent pas avancer, nous avancerons sans eux,
voilà tout.
Croyez- vous en bonne vérité que c'est avec des phrases de journaux
proclamant l'excellence de nos études que l'on va boucher les yeux des
pères de famille, au point de les empêcher de constater l'immense
supériorité des collèges anglais sur les nôtres ? Qu'on ne se récrie point :
cette supériorité est incontestable ; et en formulant ce pénible aveu je ne
fais que répéter tout haut ce que tous les hommes d'expérience se disent
tout bas.
Les citoyens qui vivent dans le monde, en lutte continuelle avec les
nécessités de la vie ne sont pas aveugles à ce qui se passe autour d'eux,
monsieur l'abbé.
Ils comprennent ce qui leur manque ; ils voient ce quo les autres
possèdent ; ils savent ce qu'il faudrait à leurs enfants.
Peut-on comparer à cette expérience pratique, mise en éveil par la
plus sainte des responsabilités, l'expérience d'un célibataire, aussi impec-
cable, aussi intelligent que vous voudrez, enfermé dans un séminaire
depuis l'âge de dix ans, et qui n'a jamais eu d'autre horizon ni vu d'autre
arène que le cercle restreint de sa communauté ?
Ce serait absurde, n'est-ce pas ? Eh bien, c'est à ces pères de famille
— les plus intéressés dans la question après tout — c'est à ces citoyens
instruits par les leçons de chaque jour, que vous venez dire, vous jeune
religieux, relégué dans un séminaire de village : " Les choses de l'édu-
cation ne vous regardent pas ; c'est à vous que Dieu donne des enfants,
mais c'est nous qui avons les grâces d'état pour les élever ; si vous n'ad-
mettez pas cela, vous êtes des ennemis de Dieu et de la religion ! "
Ces doctrines-là n'ont qu'un temps, monsieur l'abbé, croyez-moi.
Encore une fois, quand ceux qui prétendent nous tenir perpétuelle-
ment en lisière s'apercevront que chacun doit marcher avec son temps, ils
pourraient bien se trouver irrémédiablement distancés, — comme en cer-
tains autres pays.
Le danger n'est ni dans mes articles, ni dans les réclamations légiti-
mes des pères de famille ; il est dans la résistance, dans l'accaparement,
dans l'exclusivisme et l'autoritarisme du clergé, qui veut être seul à contrô-
ler l'éducation, sans se demander s'il est plus en état que les autres
citoyens de bien ju^r des besoins du pays et des exigences du moment.
Remontons à l'origine de notre discussion, monsieur l'abbé.
Je m'étais bien modestement permis de faire remarquer que l'on
devrait enseigner plus de calligraphie dans nos collèges, qu'on devrait y
donner des leçons de lecture à haute voix, et qu'on devrait faire des efforts
pour apprendre aux élèves à parler un langage convenable. C'était bien
inofiensif pourtant, ej le conseil bien opportun surtout.
jOi.
A PROIMJS 1) EDUCATION
■ » x >. ■ l::» uu ieuue professeur — qui s^adressait récemment aux
•\ui >e fiiire déclarer sain d'esprit — un piètre écrivailleur aussi
•. >.. «îq^iac^ que dépourvu d'orthographe, une espèce de détraque
.* ML»: !>.*;> saugrenues font la risée du public, qui me saute dessus
^ . . .t> Vv:te5> de gendarme, tout scandalisé, tout révolté de ce qu'un
I* ..Xi ^.r e^'s; l'audace de porter la main sur l'arche d'alliance.
. •>*,io i'iiîlîaûce, c'est notre éducation classique, couverte par l'irren-
.sK»^K*.>%:'.',v ^bcsolue du prêtre devant l'opinion publique.
>»' ,c,CNun oolomniateur, tout simplement.
'.» .V ".'ieu fallu admettre les faits, cependant.
',Vu: ^u se débattant comme diablotins dans l'eau bénite pour se
^c»' i^K vies airs de nier, on a tout admis :
^\*iui de calligraphie, ce n'est pas nécessaire. Point de lecture, on
\,M?. . *V:i ^>i4sser. Quant au mauvais langage, l'enfant apporte cela de sa
*^ v;l't\ et il est impossible de l'en corriger.
Nt^nmoins j'étais un calomniateur tout de même. Un calomniateur
s;v»\ AXîiii juré guerre à mort aux études classiques.
A v*ette dernière accusation je réponds par un argument péremptoire,
nv iut* semble : je n'ai qu'un fils et je lui fais faire des études classiques ;
^Ixt^r moi, si vous voulez, mais je lui fais faire des études classiques.
Mes agresseurs vont-ils reconnaître leur erreur ? Vont-ils sinon se
rétracter, du moins se taire ?
Pas du tout. Ces honnêtes gens — il faut que le péril leur paraisse
grand en la demeure — voyant se fermer à leur nez la porte de tous les
joui-naux de Montréal, font les frais de fonder une feuille ad hoc, qu'ils
ont l'audace sacrilège d'intituler La Croix, tt y rééditent sans vergogne
les mêmes faussetés.
La première fois ce pouvait être une erreur ; la deuxième fois cela
devient un pur mensonge.
Un mensonge bien carré, bien volontaire, bien calculé, ayant pour
étiquette l'instrument sacré de la rédemption, le symbole du christianisme.
Un odieux parjure par conséquent.
C'est le cas de s'écrier avec le poète de Guernesey :
O saints du ciel I est-il, sous l'œil de Dieu qui règne,
Charlatans plus hideux et d'un plus lâche esprit,
Que ceux qui, sans frémir, accrochent leur enseigne
Aux clous saignants de Jésus-Christ I
♦
Non, monsieur l'abbé, vous le savez comme moi, personne ne désire
voir les études classiques disparaître du pays ; mais tous les hommes de
progrès et d'intelligence insistent pour qu'on les réforme ; car si le présent
système se prolonge, nos collèges ne seront bientôt plus que des fabriques
de déclassés trop instruits pour labourer, et trop ignorants pour tenir un
comptoir ou manier une plume.
Si l'éducation qu'on y donne est suffisante pour faire des prêtres, elle
ne l'est certainement pas pour faire des hommes du monde.
Or, si important que soit le rôle du prêtre dans la société, c'est
l'homme du monde, c'est le citoyen laïque qui, par la puissance du nombre
t.J|i sphère dç son action, constitue le principal élément de la commu-
A PROPOS d'édiccation 61
C'est lui qui crée la famille et la sustente ; c'est lui qui exploite et
développe les ressources du pays, soutient le fardeau du présent et édifie
l'avenir.
C'est même lui qui subventionne le clergé !
Le considérer comme quantité négligeable en matière d'enseignement,
sacrifier ses intérêts aux intérêts problématiques d'une exception, c'est non
seulement mettre la charrue devant les bœufs, c'est se faire un jeu des
destinées nationales et méconnaître tout devoir patriotique.
Avec notre présent système d'éducation, dans quelle position se
trouvent les pères de famille qui ont des garçons chez qui ils ne décou-
▼rent point de dispositions spéciales pour la prêtrise ?
Ils sont condamnés à opter, pour les faire instruire, entre les collèges
et les écoles dites commerciales.
Tl leur faut choisir entre priver ces enfants de toute instruction pra-
tique, ou leur fermer tout accès aux carrières libérales ; c'est-à-dire les
jeter dans le monde presque sans armes pour s'y frayer un chemin, ou
bien les vouer pour la vie à une infériorité relative dans le domaine intel-
lectuel.
Tous les jours vous entendez des dialogues dans ce genre-ci :
— Que faites- vous de votre fils ?
— Je l'ai retiré du séminaire pour le mettre à l'école commerciale.
— Est-ce possible ? pas d'études diaKsinues ! vous qui avez le moyen !
Songez- vous à tout ce dont vous privez votre enfant ?
— Hélas ! oiii, mais que voulez-vous ? si je le laisse au collège, il en
sortira à vingt ans, avec un peu de latin et de grec, mais pas d'anglais, pas
de comptabilité, aussi ignorant que l'enfant qui \ ient de naître de tout ce
qui est nécessaire pour se tirer d'affaires en ce monde, condamné, faute de
connaissances pratiques, à végéter sous l'œil des Anglais, qui s'emparent de
tout en pous jetant au nez cette parole qui pour eux veut tout
dire : Educated hy the priests !
Maintenant tournons la médaille :
— Vous avez mis votre fils au collège ?
— Oui, monsieur.
— Alors vous trouvez qu'il est plus utile de savoir le grec et le latin
que l'anglais !
— Mon Dieu, non ; mais que voulez-vous, entre deux maux je choisis
celui qui me semble le moindre. Voulant à tout prix lui donner une édu-
cation littéraire et philosophique, j'ai demandé aux Frères des Ecoles
chrétiennes, si, tout en suivant leurs cours, mon fils pourrait prendre chez
eux des leçons de latin et de grec ; — j'aurais fourni le professeur. Ils
m'ont répondu que la chose ne leur était pas permise, à cause de la concur-
rence que cela pourrait faire aux collèges classiques ? Il me restait bien les
écoles protestantes ; mais ma femme, à qui l'on a persuadé que le'prêtre a le
droit de commander partout, s'y opposée. Or, comme les professeurs parti-
culiers qui peuvent tout enseigner également bien sont à peu près introu-
vables, et qu'en payer plusieurs dépasserait les limites de mes moyens, j'ai
dû baisser la tête sous les fourches Caudines. Je sais bien que mon fils en
souffrira toute sa vie, mais je n'y puis rien. Il fera comme moi, il se tirera
d'affaires comme il pourra.
62 A PROPOS d'éducation
Voilà la cruelle alternative que l'on nous impose, et qu'on voudrait
maintenir indéfiniment, croyant y voir les intérêts du clergé !
Monsieur l'abbé, ne sentez- vous pas que cela est anormal ? Ne sentez-
vous pas que cela ne peut durer ?
Si je signale en particulier cette négligence presque totale de l'anglais
dans le programme de la plupart de nos maisons d'éducation classique,
c'est que cette lacune est la plus apparente, et que ses déplorables consé-
quences sautent le plus aux yeux de tout le monde.
Comment ! dans un pays anglais, où toutes les affaires commerciales
se font en anglais, où presque toutes les banques, les compagnies d'assu-
rances, les grandes administrations, les entreprises financières et indus-
trielles sont entre les mains des Anglais, où l'on est à chaque instant forcé
de s'exprimer en anglais devant les tribunaux et devant les Chambres, on
a le toupet de proclamer la nécessité des langues latine et grecque, tout en
^considérant l'anglais comme du superflu !
N'est-ce pas l'aberration des aberrations ?
Le fait est que l'anglais est mieux enseigné dans les collèges de
France, qu'ici où c'est la langue du pays. Les étrangers en tombent des
nues quand on les met au courant de cet incroyable état de choses.
Et à défaut d'anglais, si l'on enseignait bien le français au moins !
Mais, je ne crains pas de le dire, dans bon nombre de nos collèges, pendant
qu'on fait piocher les enfants des années et des années dans la grammaire
grecque et le Gradus latin, on leur fait à peine effleurer la syntaxe
française.
S'il y a des exceptions, elles sont le fait de certains bons professeurs
épris de notre langue, qui réagissent d'eux-mêmes contre le système.
' Du reste, monsieur l'abbé, j'ai fait voir par vous-même, n'est-ce pas,
•quelle espèce de français est en honneur dans certains de nos collèges
classiques !
Pour que la leçon fût complète, il faudrait mettre en regard de votre
ignorance le savoir des professeurs de français que les institutions anglaises
de Montréal font venir à grands frais de France et de Suisse.
Ce serait un spectacle très propre à nous enorgueillir — nous qui
réclamons la langue française comme un des plus beaux joyaux de notre
héritage — que de voir ces professeurs de collèges anglais passer un
examen en même temps que vous et M. l'abbé Castonguay, par exemple,
sur la syntaxe française !
Il est vrai que, de par l'autorité qui commande dans le conseil d«»
l'Instruction publique, nous ne sommes pas exposés à nous laisser étourdir
par un pareil sujet d'orgueil.
Et heureusement que, pour la paix de leur conscience, ceux qui ne
savent rien sont généralement les derniers à s'en apercevoir.
Parbleu, vous-même, monsieur l'abbé, si vous aviez seulement soup-
çonné votre ignorance de la grammaire, vous n'auriez jamais songé à publier
des livres, n'est-ce pas 1
H en est de même chez ceux qui proclament à pleines colonnes de
journaux la solidité des études ïrançaises dans nos collèges.
bonne foi, je veux le croire ; ils ne se doutent pas le moins
'aurais qu'à signaler les fautes de français dont leurs arti-
Jlt^BQ nt de bonne
éMMBÉato je n'aui
A PROPOS d'Éducation 63
clés sont farcis pour prouver au public que ces braves gens parlent de la
question comme un aveugle parlerait des couleurs.
!Mais tout cela m'entraînerait trop loin.
Je clorai pour aujourd'hui par une petite digression rétrospective :
Quelques personnes, trompées par la teneur équivoque de certains
mandements, et préjugées par les prétentions de ceux qui voudraient bien
être reconnus comme 3orps absolument irresponsable dans l'Etat, ont été
bien surprises de m'entendre dire que la religion n'avait jamais réclamé
l'indépendance du clergé devant la loi civile.
La doctrine de l'Eglise est pourtant bien explicite là-dessus, et il ne
faut pas chercher longtemps pour la trouver formulée de la façon la plus
claire. Deux citations me suffiront pour aujourd'nui. Voici ce que le pape
saint Gélase écrivait, vers la fin du Ve siècle, à Anastase 1er, empereur
d'Orient :
" Pour ce qui touche les choses de l'ordre public, nous reconnaissons que voua
tenez votre autorité de Dieu môme, et sous ce rapport les évêques eux-mêmes sont
soumis à vos lois.''
Le pape Innocent III, au quatrième concile de Latran, — 18e œcumé-
nique, chapitre 42 — est encore plus formel :
" De même que nous interdisons aux laïques d'usurper les droits du clergé, d©
même, 7ious ne voulons pas que le clergé empiète sur tes droits des laïques. En
conséquence, que nul des jclercs ne s'avise, sous prétexte de liberté ecclésiastique ^
d'étendre sa juridiction au préjudice de l'autorité séculière, mais qu'il 7*este soumis
aux lois écrites et aux coutumes légitimement établies.*'
Qu'en dites-vous, monsieur l'abbé, l'opinion d'un pape canonisé et les
décisions d'un concile œcuménique ne valent-elles pas les prétentions de
certains curés canadieiis, qui ont toujours le mot d'excommunication à la
bouche lorsque quelqu'un parle de les poursuivre devant les tribunaux du
pays pour les faire rendre compte de leurs actes comme citoyeni ?
Mais je n'ai pas seulement affirmé le principe ; j'ai ajouté que les
prêtres intelligents et irréprochables ne songeaient jamais à s'arroger
d'aussi exorbitantes prérogatives.
Or je puis en fournir la preuve par le témoignage suivant, que je
recevais, il y a eu lundi quinze jours, et qui est signé par deux des plus
érainents curés canadiens des Etats-Unis. Voici cette lettre ; je la publie
à cause du poids qu'elle ajoute à mes paroles auprès de mes lecteurs :
18 mai 1893.
A M. L. Fréchette,
Nous, soussignés, prêtres canadiens des Etats-Unis, aimons à vous dire que
nous lisons toujours avec intérêt les critiques spirituelles que nous publiez au
sujet de l'éducation qui est donnée dans les collèges du Canada, et «ous sommes
heureux de vous assurer que nous partageons entièrement vos opinions. Si vous
avez des taupes au Canada qui ne veulent ou qui ne peuvent rien voir, sachez qu'il
y a ici, sur cette terre de progrès et de liberté, des Canadiens aux vues larges et
impartiales, qui de loin assistent à vos vaillantes polémiques et sont fiers de se
proclamer vos adhérents.
Ce soir, après avoir revu ensemble ces intéressantes lettres, nous avons décidé
de ne pas nous séparer sans vous offrir nos meilleures félicitations et vous encou-
rager dans votre bonne œu^Te.
Si, comme vous le faites entendre, vous publiez ces correspondances sous
forme de volume, vous pouvez nous compter au nombre de vos souscripteurs.
64 ^ A PROPOS d'éducation
Il est fort probable que certains ultramontés de Québec ou d'ailleurs
vont contester encore l'authenticité de cette lettre : il n'y a pas comme un
coquin pour suspecter l'honnêteté d'autrui.
Eh bien, qu'on choisisse un homme en la parole de qui je puisse me
i5er, et je suis prêt à lui soumettre l'original du document.
S'il est vrai que j'en veuille autant au clergé, on admettra que ma.
haine a d'importantes exceptions à faire.
A la semaine prochaine, monsieur l'abbé.
ONZIEME LETTRE
Montréal, 16 juin 1893,
Monsieur l'abbé,
Je disais dans une de mes précédentes lettres, que les institutions
sans concurrence ne progressent pas.
Cela est vrai dans l'industrie, cela est vrai daïis le commerce, et cela
est vrai dans l'enseignement. En général le zèle pour la bonne cause est
un bien faible stimulant, lorsqu'il n'est pas aiguillonné par une légère
pointe de rivalité d'intérêt ou d'amour-propre.
En ce qui regarde l'enseignement, on connaît le% magnifiques résultats
produits en France par la course au clocher des écoles libres et congréga-
nistes avec les lycées créés par l'Etat.
Le résultat est si naturel que, l'automne dernier, voici ce que me
disait un prêtre distingué à qui je témoignais la véléité d'envoyer mon fils
terminer ses études aux Etats-Unis.
— Dans une institution catholique, sans doute ? me dit-il.
— Autant que possible.
— Les jésuites ont là d'excellents collèges, dit-on.
— 8ur un haut pied ?
— Dame, il faut bien qu'ils luttent avec les autres . . .
Voilà ! lutter avec les autres, c'est le moyen d'avancer ; et, en matière
d'éducation plus qu'en toute autre chose, ne pas s'avancer c'est reculer.
Or, sous se rapport, que se passe-t-il chez nous ?
Loin de rechercher ces résultats si désirables, cédant à je ne sais quelles
mesquines considérations, tout le monde semble s'entendre parfaitement
pour que notre pauvre province soit, en cela comme en tout, à la remorque
des autres pays civilisés.
Ec pour le moment, c'est aux législateurs surtout que je m'en prends.
La loi donnant aux collèges le pouvoir d'imposer aux professions libérales
tous les aspirants porteurs de diplômes conférés par eux est inique et
impolitique.
Inique, parce que c'est aux membres de chaque profession à juger si
A PROPOS d'Éducation 65
un jeune homme est assez instruit pour être des leurs, et non aux profes-
seurs qui lui ont enseigné ce qu'il sait, efc qui sont peut-être responsables
de ce qu'il ne sait pas.
Impolitique, parce qu'un pareil système ferme la porte à toute concur-
rence, ce qui est diamétralement opposé à l'intérêt public.
Pourquoi les Anglais ont-ils demandé cela ? Ce n'est pas — comme on
a voulu îe prétendre — parce que leurs études sont plus faibles que les
nôtres mais parce qu'elles sont plus rationnelles. C'est parce que, pour mar
cher avec leur temps, ils ont remplacé des vieilleries inutiles par des matières
plus pratiques, tandis que nous, qui sommes le grand nombre et contrôlons
par conséquent les examens, nous tenons à ces vieilleries, sans nous préoc-
cuper de certaines autres matières de première importance.
Si les Anglais avaient eu la haute main sur les examens, et nous
avaient imposé leur programme, ce sont nos collèges sans doute qui auraient
pris l'initiative de la loi.
Quoi qu'il en soit, quand il est du plus haut intérêt social que nos
professions — celle de la Médecine surtout — soient exercées par des
hommes d'élite ; quand, depuis trente ans au moins, tous le monde crie à
l'encombrement de ces professions, voilà qu'on y laisse entrer à pieds joints
tout les aspirants munis de diplômes conférés par des professeurs de collèges,
devenus juges et parties !
De sorte qu'il pourrait fort bien se faire que ce fût vous, monsieur
Tahbé, qui eussiez à décider un de ces jours si tel jeune homme sait assez
bien le français pour étudier le Droit ou la Médecine ! Un comble.
Avec le présent système, si renversante que la chose paraisse, ce sont
les prêtres qui disent au barreau et au collège des médecins : " Voici les
jeunes gens que vous devez admettre dans votre profession. "
On verrait beau jeu si le barreau ou le collège des médecins avait
jamais la prétention d'en dire autant au clergé !
Oui, nous en sommes-là : non seulement c'est le clergé qui juge de la
valeur des professeurs universitaires et qui les nomme ; mais c'est encore
lui qui possède le privilège de choisir les jeunes gens auxquels il permettra
d'être avocats, médecins ou notaires.
Il ne nous reste plus qu'à dire : " Que désirez vous encore, messieurs ? "
Et comme personne n'ose crier : holà ! tout le monde laisse faire, et
ça marche ... à reculons.
Avec cela que, pour la jeunesse, la perspective est alléchante :
— Vous voulez être avocat, jeune homme ? médecin, notaire ? venez
chez nous ; après quelques années de bancs de collège, nous vous bombar-
derons bachelier, ce qui vous dispensera de tout autre examen. Tandis que
si vous tâtez des professeurs particuliers, gare à vous ! les examens sont
devenus très sévères pour ceux qui n'ont pas de diplômes.
Efc, il n'y a pas à dire, ils le sont, très sévères, les examens. Aux
dernières admissions à l'étude de la Médecine, par exemple, on a demandé,
en algèbre, le plus petit commun multiple, et, en physique, la formule
atomique de l'alcool méthylique.
Je me demande combien de bacheliers de Joliette, par exemple,
auraient victorieusement répondu à cela.
Par parenthèse, je ferai remarquer qu'il est absurde d'interroger des
5
•^
• I.'
«vÂ^-'v-- ■■■ ^rî
66 A PROPOS d'éducation
élèves de collège sur des points scientifiques qui ne sont pas dans le
domaine des études ordinaires. Un algébriste de profession est seul sensé
pouvoir répondre à la première de ces questions, et quant à la seconde, la
formule dont il s*agit est basée sur une théorie toute nouvelle, et que
d^aucuns prétendent même fort discutable.
Il ne faudrait pas conclure de ce qui précède que je blâme les exami-
nateurs d'être sévères et exigeants. Au contraire, ces restrictions faites,
je les félicite et tout le monde doit les féliciter.
Il y va de notre honneur national que nos professions soient des corps
d'élite.
Il faudrait qu'ici comme en France, en Angleterre et dans tous les
autres pays de l'Europe, les titres d'avocat, de médecin^ de notaire et
ôUngénieur civil fussent synonymes à^ homme instruit. . .
Et, grands dieux, que nous sommes loin de cet idéal !
— C'est un avocat, ce monsieur 1 me demandait, il y a quelques mois,
un étranger de passage, qui venait d'échanger quelques paroles avec un de
nos professeurs de droit . . . s'il vous plaît.
— Oui, monsieur.
— Vraiment ! . . .
Le brave étranger n'avait pas trouvé d'expression plus polie pour
manifester son abasourdissement.
Ajoutons que ce n'est pas la sévérité des examens qui découragera
jamais les professeurs dignes ^e ce nom.
— Tant mieux, me disait l'un d'eux, il n'y a pas longtemps ; plus les
examens seront sérieux, plus on appréciera les vrais professeurs, et partant
plus le niveau de l'enseignement s'élèvera.
C'est parfait ; mais alors, une seule règle pour tout le monde I
L'élève instruit par des professeurs particuliers doit subir des examens
sans aucun doute ; mais à quel titre en exempter celui qui a fait ses classes
au collège 1
Ne trouve-t-on pas que le clergé est déjà assez omnipotent et assez
irresponsable î
Dans ses attributions sacerdotales, je l'ai déjà dit, le prêtre ne saurait
^tre jbrop indépendant ; mais comme éducateur public ou simple maître
d'école, ça n'est plus ça. Ici l'omnipotence doit s'arrêter, car la responsa-
bilité commence.
Voyons, parlons froidement tant que vous voudrez, est-ce que la
société n'a pas son mot à dire dans tout cela ? Entre messieurs les médecins,
qui ont intérêt à rendre l'accès de leur profession le plus difficile possible,
et nos collèges, dont l'intérêt est au contraire d'attirer à soi le plus grand
nombre d'élèves, de quel côté se trouve l'intérêt du public 1
Ne serait-il pas à propos d'y songer ?
— Mais, me dira-t-on, vous n'avez pas le droit de présumer que les
diplômes de bacheliers sont accordés sans discernement.
Ce n'est pas là ma prétention. Mais, comme on m'a répété tant de
fois depuis dix mois que les prêtres sont des hommes, j'aimerais mieux pour
ma part, voir ceux qui dirigent nos maisons d'éducation avoir plus à
compter, pour allonger la liste de leurs élèves, sur la valeur de leur ensei-
gnement, que sur la bénignité de l^urs examens.
A PROPOS d'Éducation 67
Loin de leur pensée sans doute d'attirer la clientèle par des concessions
malhonnêtes; mais loin de leur pensée aussi, soyons-en bien persuadés, de
•chasser les clients en rehaussant trop le niveau des études !
Et rehausser le niveau des études, c'est pourtant là un besoin qui se
fait impérieusement sentir.
Voici à ce propos une lettre que je viens de recevoir :
Monsieur, —je ne sais à quel point de vue vous allez traiter la question de
renseignement dans les collèges ; mais je crois que vous feriez bien de vous assurer
des faits suivants :
lo — II paraît que le séminaire de Québec, sous la pression des autres collèges
de la Province, avait dû baisser le niveau des connaissances exigées pour le bacca-
lauréat, afin de permettre aux élèves de ces collèges de prétendre aux honneurs
universitaires.
2o — Il paraît que l'année dernière tous les collèges de la région de Montréal
ont exercé une nouvelle pression, et fait baisser encore le niveau des études.
Si ces faits sont vrais — et il vous est facile de vous en assurer — ils justifient
nos craintes et celles de bien d'autres personnes intéressées au progrès intellectuel
de la jeunesse canadienne.
Je donne cette lettre pour ce qu'elle vaut ; mais sa teneur indique au
moins jusqu'à quel point la confiance publique est ébranlée.
Elle le serait à moins, du reste ; car il est vraiment décourageant de
constater la désolante faiblesse des bacheliers que nos collèges jettent tous
les ans sur les avenues de nos professions libérales. Sur dix lettres de
demande d'admission (d'application, comme ils disent) à peine si une ou
deux pourraient supporter l'impression.
Et, en dehors de leur langue, si négligée pourtant, que savent-ils de
sérieusement appris ? A peu près rien.
Il n'y a pas très longtemps encore, j'en faisais l'expérience dans la
personne d'un jeune homme supérieurement doué, et sorti du collège avec
tous les premiers prix de sa classe, sans compter le prix du prince de
Galles.
Le jeune homme, qui croyait réellement savoir quelque chose, préten-
dait que, dans son collège au moins, on enseignait la géographie.
— Eh bien, lui dis- je, vous avez fait de brillantes études ; je suis un
vieil ami de votre père, et le vôtre ; me permettriez-vous de vous poser
quelques questions ?
— Volontiers, Monsieur, pourvu que ce ne soit pas sur des points trop
difficiles.
— Oh ! sur tout ce qu'il y a de plus élémentaire, vous allez voir.
L'Europe est la plus importante des cinq parties du monde, n'est-ce pas t
et les fleuves, ce qu'il y a de plus remarquable comme éléments topogra-
phiques ? Eh bien, pouvez-vous me dire quel est le seul grand fleuve de
l'Europe qui se jette dans l'océan Arctique ?
Silence !
— Pouvez-vous me dire quel est le seul fleuve de l'Europe qui se jette
dans la mer Blanche ?
Silence !
— Pouvez-vous me dire quel est le seul fleuve de l'Europe qui se jette
dans le golfe de Finlande ?
Silence !
— Combien y a-t-il de fleuves qui se déchargent dans la mer Baltique 1
68 A PROPOS d'éducation
Silence !
— Pouvez-vous m'en nommer un dés quatre ?
Silence !
— Combien dans la mer du Nord 1
Silence ! .,
— Pouvez-vous m'en nommer un des six ?
Silence !
— Où se jette la Tamise ?
— Dans la Manche.
La première réponse était une hérésie.
Ce jeune monsieur, qui sera un jour un de nos hommes de profession
libérale les plus distingués, parce qu'il a du talent et qu'il étudie, m'a
quitté, convaincu que, si l'on enseigne la géographie dans son collège, on ne
l'enseigne pas assez bien pour que les élèves la sache.
Et, comme dit Cicéron : ira?/i non solum scire aliquid artis est, sed ars
etiam docendi. '
Et rhistoire donc ! Et les sciences !
Un prêtre de mes amis me racontait avoir visité le jardin des Plantes,
à Paris, en compagnie d'un enfant de douze ans, élève d'un lycée quelconque.
— Si vous aviez entendu, disait-il, ce galopin-là me donner des leçons
d'histoire naturelle ! J'en ai été tellement humilié, que je suis allé m'ache-
ter un Buffon dans l'après-midi.
Imaginez- vous maintenant si, à la place de mon ami, vous aviez été là,
vous, monsieur l'abbé Baillargé, savant professeur classique qui rangez les
maringouins parmi les animalcules !
Vous auriez eu beau dire : " Je suis prêtre ! " vous n'auriez pas convaincu
le gamin, qui est un bon petit catholique, dit-on, mais comme moi libre
penseur en diable quand il s'agit de bêtes petites ou grosses. Il y a, là-
bas comme ici, des gens aussi indignes que ridicules.
Mais enseigne-t-on bien le latin au moins dans nos collèges, — ce latin
pour lequel on semble négliger presque tout le reste ?
Si l'on posait cette question à l'un des chanoines les plus en vue de
notre archevêché, et qu'il voulût bien répéter ce qu'il disait tout dernière-
ment en ma présence et en présence de personnes qui n'étaient point toutes
de misérables laïques, il répondrait par un non bien sec qui me dispense-
rait de toute autre démonstration.
Et en fait de belles-lettres 1 "^
En fait de belles-lettres, on passe sous silence le dix-neuvième siècle
en entier, moins une toute petite exception en faveur de Chateaubriand.
Le dix-huitième n'est guère plus en honneur. Le seizième semble ne pas
avoir existé : rien de Marot, de Ronsard, de du Bellay, d' Agrippa d'Aubi-
gné, de Rabelais, d'Amyot, de Montaigne, de Brantôme, qui furent cepen-
dant les créateurs de notre langue. On ne touche qu'au dix-septième siècle
seulement, ^p. commençant par Malherbe, dont on fait réciter les quatre
strophes que tout le monde sait ; et puis : C'est ça la littérature française !
Quant à la littérature étrangère, inutile de dire que la chose est tout
ce qu'il y a de plus inconnu au régiment.
Vous aurez beau crier et vous récrier, monsieur l'abbé, vous n'empê-
cherez point^mt cela d'être des faits.
■rJ.^
A PROPOS d'Éducation 69
Et l'on vient nous parler d^études classiques en mordant dans les
mots ! Ce serait à hausser les épaules de pitié, s*il ne s'agissait d'une chose
aussi grave.
Et ne venez pas dire, monsieur l'abbé, que cela pouvait être vrai de
mon temps, mais ne l'est plus de nos jours. Nous savons ce qui se passe,
allez ! Et pour ma part, je tiens mes renseignements de jeunes gens récem-
ment sortis du collège, qui m'en ont dit beaucoup plus que je ne voudrais
répéter.
Je sais cependant que, sur plusieurs de ces points, il y à d'impor-
tantes exceptions à faire, mais on comprendra qu'il m'est impossible d'être
plus explicite.
Je sais aussi qu'en mettant ces détails à nu, je m'attire des haines
nombreuses et puissantes.
Mais n'importe, j'ai la conviction de remplir un devoir, de faire du
bien à mon pays, c'est tout ce que je désire, et je me moque du reste.
On en voit la preuve dans le cas que je fais des colonnes d'injures à
moi prodiguées par les correspondants — anonymes, cela va de soi — de la
presse ultramontée de Québec, de Hull et des Trois-Rivières.
Je veux pourtant faire aujourd'hui une exception en faveur d'un
article auquel le Courrier du Canada a donné l'hospitalité il y a quelques
jours, et qui, par le parfum tout particulier de petit manteau qui s'en
dégage à chaque phrase, mérite cette distinction insolite de ma part.
Rien que quatre colonnes de style sacro-mondain, où, pour prouver la
haute valeur de nos études classiques, et pour me donner une leçon de
modération et de politesse, on me traite dévotement de rruiroujley de
canaille de polisson et de goujat,
O aménités des saintes âmes ! ô suavités des épanchements mys-
tiques ! . . .
C'est ce qu'on appelle me ramener à la^ question de Véducation,
Point de signature — naturellement — mais la tartine doit être
l'œuvre d'un joli garçon, car ce que j'ai pu y découvrir de plus important,
c'est que je ne suis pas beau. . . Me voilà cloué !
Et notre système d'éducation sauvé !
Ce que c'est que d'avoir affaire à un Adonis comme vous, monsieur
l'abbé, dont la tournure élégante, la carrure sculpturale et les traits clas-
siques font une si sérieuse concurrence à votre grammaire et à vos
rognons !
Non, je ne suis pas beau : " ^«s petites filles du couvent Vont
remarqué. ^^
J'ai " la lèvre retroussée,"
La " moustache insolente,"
La " face rubiconde,"
Et "le ventre. . . en balcon ! "
Ça fait presque des vers.
Pour ce qui est de la lèvre retroussée, monsieur Tabbé, je plaide non
coupable. C'est un défaut que je tiens de père et mère — comme vous,
votre noble torse — et les braves gens, j'en mettrais vos Coups de crayon
au feu, n'ont jamais songé un instant que cela pourrait déplaire au clergé.
Quant à ma moustache, par exemple, je ne puis qu'invoquer des cir-
)
70 A PROPOS d'éducation
constances atténuantes. Lorsque j^ai eu la malencontreuse idée d'en orner
mon visage, sans en parler à mon évêque, j'étais jeune, dépourvu d'expé-
rience ; et, n'ayant jamais lu votre Couvent, j'ignorais encore tout ce que
le poil peut avoir d'influence et d'intérêt au point de vue de l'éducation
féminine.
Et maintenant, quand — en complaisant Alexis désireux de plaire à
son aimable Corydon — je ferais tomber mes moustaches sous le tranchant
d'un acier destructeur, je n'en resterais pas moins avec ma face rubiconde,
monsieur l'abbé. Et je ne me dissimule pas, allez, la singulière figure je
ferais quand même au fond d'une stalle de chœur, où l'on ne voit jamais
— c'est connu — que des visages étiques, émaciés par l'abstinence et les
privations.
Mais le comble, ô bourreau des cœurs ! c'est que j'ai le " ventre en
balcon." Et un ventre en balcon, paraît-il, les petites filles du couvent ne
trouvent pas cela gracieux du tout.
Hélas ! doux abbé de mes rêves, je confesse humblement avoir négligé
plus que vous l'occasion de briller par le péritoine ; et — indifférence qui
vous surprendra... chez un misérable laïque — je n'ai jamais essayé de
rendre .cette partie de mon physique plus engageante pour les petites filles
que pour les petits garçons. Je ne savais même pas — ô naïveté profane !
— qu'on pût aller au. couvent pour se faire admirer la tournure, — de
même qu'on entre quelquefois à la brasserie Spîendide pour déguster des
bocks en compagnie de la haute bicherie parisienne. A mon âge du reste,
on n'est pas si vaillant que tout ça.
Cet embonpoint désagréable, dont la vie sédentaire €t les destins
jaloux m'ont affligé, est peu poétique, j'en conviens. C'est même assez
incommode pour faire faire la planche aux baigneuses d'Orchard Beach.
Mais, que voulez-vous, j'ai eu beau jeûner pour les fredaines de l'abbé
Guyot — secundum ordinem Melchissedec — ça ne m'a pas fait maigrir ; et
j'ai bien peur d'atteindre la fin de mes jours sans retrouver cette sveltesse
de taille qui faisait la grâce de mon printemps, et que monopolisent aujour-
d'hui — avec la charité et l'abnégation de caractère — ceux qui ont renoncé
aux vulgaires satisfactions de ce monde.
Je me suis bien, il est vrai, laissé conter certaines histoires de tables à
manger échan crées pour la commodité de ventripotences aussi peu laïques que
remarquablement protubérantes ; mais ces histoires ont dû germer dans le
cerveau des impies et des libres penseurs.
Enfin tant pis, je renonce à maigrir.
A moins qu'on ne me fasse jeûner pour vos fautes de français, monsieur
l'abbé....
Mais alors autant me condamner à mourir de faim tout de suite;
Franchement il est des gens qui abusent de leurs avantages !
A la semaine prochaine.
P. S. — Rien contre votre caractère en tout ceci, monsieur l'abbé.
1
DOUZIÈME LETTRE
Montréal, 23 juin 1893.
Monsieur l'abbë,
J'ai entendu dire bien des fois : " Ah ! les Anglais sont plus riches que
nous : ils ont la bosse des affaires ; mais nous les battrons toujours sur le
domaine de Tart et de la littérature, car nous avons hérité du génie gaulois !
Aux Anglais la haute finance, à nous la suprématie intellectuelle ! "
Ah bien oui ! nous pouvons en pafler de notre suprématie intellectuelle.
Où sont nos bibliothèques, nos musées d'antiquités, nos musées géolo-
giques, nos musées d'histoire naturel'e, les théâtres, les salles de concert, •
les galeries de peintures 1 De notre côté ou du côté des Anglais t
Qui fait vivre nos artistes musiciens 1 Qui emploie nos dessinateurs —
c'est-à-dire qui les apprécie î Est-ce nous ou les Anglais t
Comptons les sociétés de géographie et d'histoire, les clubs littéraires
et artistiques du pays, et constatons combien nous en avons sur le nombre !
Le marquis de Lorne a fondé chez nous une académie Royale de pein-
ture et de sculpture ; combien y a-t-il de Canadiens-français qui en fassent
partie ? Un seul, je crois.
Au Salon du printemps, tenu dans la Galerie des Arts, Fhilipps
square -^ une institution anglaise, cela va sans dire — sur quatre-vingt-
cinq exposants, il y avait juste deux de nos compatriotes !
On parle d'Art t Voyez nos églises, nos collèges, nos couvents, nos
édifices nationaux en général ; et, au point de v«e du mérite architectural,
comparez-les à ceux qui sont construits par les Anglais.
Depuis un siècle nous n'avons pas dépassé, en fait d'architecture
religieuse, la vieille basilique de Québec, qui est encore la plus belle église
catholique du pays.
. Dans une sphère plus restreinte, visitez les demeures de nos citoyens,
et cherchez-y les œuvres d'art qui indiquent chez leur propriétaire des goûts
intellectuels et des préoccupations autres que celles du terre à terre des
affaires et de la vie mondaine. A quelques exceptions près, vous n'en
trouverez pas ailleurs que chez les Anglais.
C'est triste à dire, mais c'est comme ça !
Des mains en cire, des chromos de quatre sous, des lithographies
étoilëes de clinquant, à la bonne heure ! en veux-tu en voilà ! . . . Que
voulez-vous, nous n'avons jamais entendu parler d'autre chose.
Mon Dieu, pour être doués, nous le sommes au moins autant que les
autres. Le génie gaulois ne nous manque pas. Nous avons l'intelligence,
le goût inné. L'étoffe y est sans doute. Mais c'est la lanterne sous le
boisseau. Il faudrait que tout cela fût mis au jour, cultiv^ développé par
l'éducation.
Or, je le déclare sans crainte d'être contredit, notre éducation, en fait
d'art, est aussi nulle que possible.
On fait pianoter un peu, sans l'ombre de principes la plupart du temps.
On laisse souffler dans des cuivres et taper sur des tambours les jours de
1
;/
— S^ecktorsj, Col».
A PROPOS d'Éducation 73
j
Pour cela, il faut que Tenfant soit non seulement éduqué, mais élevé.
C'est-à-dire qu'on doit lui donner des leçons de politesse, de distinction,
de maintien, de savoir-vivre, de propreté et d'hygiène corporelle en géné-
ral, sous peine d'en faire un homme inférieur au moral et au physique.
Et voici, monsieur l'abbé, la partie la plus pénible de la tâche que j'ai
entreprise; car je ne puis aborder cette question délicate sans toucher à la
prunelle de l'œil de bien des gens, et sans mettre le doigt sur une plaie
très humiliante pour notre fierté nationale.
Pas moyen pourtant de reculer ; malgré mes répugnances, il me faut >
aller jusqu'au bout, sous peine de manquer le but que je me suis proposé
dès le commencement.
Il y a ici — pour moi tout particulièrement — un écueil à éviter : en
courtoisie, en honneur et en justice, je ne dois ni être, ni paraître person-
nellement agressif.
Pour éviter cet écueil, j'ai résolu de laisser de côté malgré ce que je
pourrais en tirer à l'appui de ma thèse, tout ce qui tient à mon expérience
propre, et de n'alléguer que ce qui m'a été rapporté par autrui.
Mes paroles auront un peu moins dQ poids peut-être, mais je ne veux
pas qu'elles aient l'air de refléter le moindre sentiment d'antipathie ou de
rancune — injustifiable d'ailleurs — contre les collèges où j'ai eu l'avantage
d'étudier, et qui ont droit — je suis heureux d'en faire ici une déclaration
émue — à tout mon respect et à toute ma reconnaissance.
Donc, qu'on ne cherche aucune allusion personnelle sous ma plume. f
Je déclare sur l'honneur qu'il n'y en aura pas.
J'éviterai même d'appuyer sur ce qui sort des limites ordinaires des
choses. Ainsi je ne mentionnerai que pour la curiosité du fait ce direc-
teur qui ne se gênait pas le moins du monde pour lancer le mot de
Cambronne et les accessoires, en pleine salle d'étude, en face de toute la
communauté réunie pour la lecture spirituelle.
Je n'en dirai pas plus de ces professeurs qui racontent aux enfants
des histoires émaillées de révoltantes crudités.
Ce sont là des exceptions, et les exceptions ne prouvent pas grand
chose, si ce n'est qu'elles peuvent se produire, — ce qui est déjà énorme,
vous en conviendrez. ,
Mais voici qui n'est pas une exception, par exemble : ce sont les
professeurs impolis et même bassement grossiers dans leurs rapports avec
leurs élèves.
Il ne manque pas de jeunes ecclésiastiques qui apostrophent ceux à
qui ils sont chargés d'enseigner les bonnes manières, de la façon la plus
outrageante, et qui, devant les réclamations d'une fierté bien légitime, ^
couronnent leur algarade par cette phrase qu'un malin pourrait bien I
remettre à la poste à l'adresse de l'auteur :
— Vous saurez qu'il n'y a pas de messieurs ici !
Les malheureux oublient que nous mettons nos fils au collège précisé-
ment pour en faire des messieurs.
Si l'on détruit chez l'enfant son propre respect, on lui enlève la moitié
de son ressort moral. Respectons -le, il sentira sa dignité d'homme et se
respectera lui-même.
Un enfant aux études, c'est un citoven de l'avenir, c'est un homme
v=r i . JT aio^<»uiiiLiLi Jiuac£:r?/* ■:•'.': *
74 A PROPOS d'éducation
d^Etat, un ëvêque, un futur cardinal peut-être, un grand homme possible ;
il doit être traité en conséquence, et non rebuté avec des taloches et des
gros mots.
Soyez poli pour un enfant, vous créerez un homme poli ; et un homme
poli, dans toutes les situations de l'existence, a son chemin à moitié fait
devant lui.
Vous avez affaire à un caractère peu pliant : dirigez le, ne le brisez
pas. Vous formerez un homme, au lieu d'un avachi ou d'un révolté.
Croyez-moi, on obtient cent fois plus en prenant un enfant par le
sentiment de l'honneur, en lui manifestant de la confiance et en lui per-
suadant qu'il a du cœur, qu'en lui faisant baiser la terre et en le traitant
de tocaon du matin au soir.
Mais pour cela, il faut que les professeurs et les maîtres soient des
hommes calmes, des hommes d'expérience, mûris dans le métier par des
lectures solides, et non des séminaristes, improvisés professeurs, qui appor-
tent trop souvent dans la tribune du maître les rancunes et les antipathies
du camarade.
Quant au maintien, au langage réservé, aux bonnes manières — c'est
bien pénible à constater — les enfants vont le plus souvent perdre au
collège ce qu'ils peuveïit, sous ce rapport, avoir appris chez leurs parents.
J'en appelle à l'expérience de toutes les bonnes familles '
Toilette débraillée, démarche insouciante, paroles saugrenues, bouscu-
lades brutales, criailleries vulgaires, voilà ce qui caractérise la plupart de
nos collégiens.
Cela n'est pas précisément encouragé par les professeurs, sans doute ;
mais — de même que le mauvais langage — c'est presque universellement
toléré. Du moment que le règlement est observé dans ses grands lignes,
on ferme les yeux sur le reste. C'est une faute grave. L'entant se ressent
toute sa vie des habitudes relâchées qu'on lui a laissé prendre dans sa
jeunesse.
On rapporte que des scènes rabelaisiennes du plus haut goût ont eu
lieu dans une fête de collège récente. Cela serait-il arrivé si ces messieurs
avaient été habitués d'avance à soigner leurs propos et leurs manières ?
Rien d'immoral, si vous voulez ; mais nous, les misérables laïques,
aussi indignes que ridicuhs, nous nous étonnons toujours qu'on puisse aussi
facilement allier la sainteté et la prière avec la poissardise et la polissonnerie.
Et à table donc ! à table où l'homme bien élevé et celui qui ne l'est
pas se révèlent comme à livre ouvert ! où est la surveillance 1 où est le bon
conseil î où est la réprimande ? où est l'enseignement, en un mot ? Nulle
part, ou à peu près !
Au contraire, l'élève voit le plus souvent à ses côtés — il est des
exceptions, je n'ai pas besoin de le répéter — un pion en soutane qui s'enve-
loppe le cou de sa serviette, qui aspire son potage avec un bruit d'écluse,
qui coupe son pain sur la nappe, qui pérore la bouche pleine, qui refroidit
son thé ou son café dans sa soucoupe, qui gesticule avec sa fourchette ou
sa cuiller, qui porte sa serviette au nez, qui torche son assiette avec une
bouchée de pain, qui éructe aux quatre vents comme s'il était payé pour
cela, et qui surtout — oh ! surtout ! — s'introduit chaque morceau dans la
bouche avec son couteau, au risque d'être obligé de recourir au chirurgien
pour une reprise devenue nécessaire quelque part.
'. \r... .'.-^A
A PROPOS d'Éducation 75
Avec ce spectacle sous les yeux, et devant cet exemple donné par un
supérieur en soutane — un être à peu près infaillible, c'est entendu —
chargé par évêques et parents de ^instruire, que voulez-vous que fasse le
potache ?
Il imite, naturellement.
Pauvre enfant ! s'il n'a point de parents en état de réagir, quelles
humiliations l'avenir lui réserve !
S'il a le toupet de coudoyer, il sera conspué ; s'il est timide et conscient
de son ignorance, il craindra son ombre, il verra des ornières partout,
perdra la moitié de ses ressources, et, mal à l'ais» dans la bonne société,
fuira le monde et les hautes sphères, où il aurait peut-être fait un chemin
brillant et rendu de grands services à son pays.
Tout le monde sait cela, tout le monde en gémit, et personne n'ose le
dire. Eh bien, ça y est, monsieur l'abbé Baillargé ! Vous avez voulu, pour
le plaisir de monter sur vos petits chevaux, attirer cela à vos confrères, ils
l'ont ! A eux de vous en remercier.
Une autre partie de l'éducation qui jusqu'ici a été considérée dans nos
collèges comme matière absolument sans aucune importance, c'est l'hygiène
corporelle — ce qui s'appelle, dans la langue des familles, la propreté.
Tranchons le mot sans hésister, puisqu'il faut que l'opération se fasse ;
dans nos collèges on ignore les premiers éléments de cette vertu, qui est
non seulement le cachet du gentilhomme, mais encore la mère du mens
sana in corpore sano.
H n'y a pas à se le dissimuler, nos enfants croupissent littéralement
dans la crasse, tous les ans, depuis l'ouverture des classes jusqu'à la distri-
bution des prix.
Durant ces dix mois, chaque collégien est tenu d'avoir un scapulaire.
C'est excellent, je n'en doute pas ; mais pense-t-on qu'uneHbrosse à dents
n'aurait pas son utilité aussi ?
Il est louable, j'en conviens, d'avoir un chapelet dans sa poche ; mais
un cure-oreille, un canif à ongles, n'y feraient pas une trop mauvaise figure
non plus, monsieur l'abbé, je vous assure !
Tous les jeunes gens de ma connaissance, récemment sortis du collège,
me racontent des choses qui seraient incroyables, si les habitudes prises
n'étaient pas là pour en garantir l'authenticité.
Dans la presque totalité de nos collèges, disent-ils, si l'on passait en
revue les élèves — depuis ceux des Eléments jusqu'à ceux de Philosophie —
on n'en trouverait pas cinq par collège qui eussent les dents propres, et
dont les ongles ne fussent bordés de noir comme des cartes de visite en deuil.
Jamais d'inspection, jamais de remarques là-dessus !
Au contraire — quand, dans les collèges anglais et américains, et
même dans certains de nos couvents, chaque élève est tenu, à l'ouverture
de la classe, d'exhiber sa bouche et ses mains, et de recommencer honteu-
sement sa toilette, s'il y a lieu — il ne manque pas chez nous de maîtres et
de professeurs pour gourmander les enfants qui se brossent les dents et les
ongles, sous prétexte que c'est là sacrifier au démon de la vanité — de la
fierté^ comme ils disent.
Se laver la tête est chose inconnue dans nos collèges. Et d'après ce
que j'ai pu recueillir de renseignements, il n'est, dans tout le pays, qu'un
\
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76 A PROPOS d'éduc:ati()N
seul pensionnat de garçons où les élèves soient tenus de se laver les pieds
une fois par mois !
D'ordinaire cela n'arrive que deux fois par an, à Noël et à Pâques. En
certains endroits, c'est un événement unique dans l'année. Il est même
des institutions modèles où, si l'on s'avisait de prêcher une pareille innova-
tion, on risquerait fort de se faire une réputation d'esprit subversif et
dangereusement avancé.
Aussi on peut s'imaginer quelle espèce d'atmosphère parfumée flotte
dans les dortoirs, surtout après un jour de congé, quand les chaussettes
sèchent sur les malles ou sur le pied des lits.
Faut-il parler des bains ?
Quelqu'un me dit qu'au séminaire de Montréal et au collège de Sainte-
Marie, on est en frais d'en construire.
A la fin du dix-neuvième siècle, il est temps !
Espérons que ce n'est pas la seule réforme que l'opinion publique
réussira à imposer.
Oui, les bains ! en voilà une rareté par exemple ! Je connais des mères
qui sont obligées de faire sortir leurs enfants du collège presque de force,
pour aller les savonner quelque part.
Quand on leur demande : "Avez- vous des bains 1 " certains directeurs de
séminaires répondent avec empressement : " Certainement, nous en avons ! "
Ils oublient d'ajouter que ces bains — une baignoire unique, le plus
souvent — font partie de l'infirmerie, et que, loin de les imposer aux élèves,
on prélève au contraire une somme de vingt-cinq sous sur ceux qui en
usent, et chaque fois qu'ils en usent :
tJn jeune étudiant me disait dernièrement :
— En 1889, on a installé une baignoire pour les malades dans mon
collège. Noui^sommes tous allés voir ça. C'était notre professeur de
physique qui nous expliquait le fonctionnement de la machine. Il mêla
même à ses explications une allusion historique au fameux Eurêka
d'Archimède, et conclut en disant que certaines gens du monde se servaient
de ces inventions-là même en pleine santé. Soins bien frivoles, ajouta-t-
il, et bien ridicules pour cette poignée de boue qui s'appelle le corps humain !
C'est drôle, monsieur l'abbé, mais il me semble, à moi, que c'est juste-
ment parce que notre corps a le malheur de n'être qu'une poignée de boue,
que nous devons faire d'autant plus d'efforts pour le tenir propre.
Ce n'est pas parce que nos collèges auraient pour mission principale
de faire des prêtres que l'on devrait penser autrement, ce me semble ; car
rien n'est répugnant, suivant moi, comme de voir monter un prêtre à l'autel
pour y dire sa messe, avec des dents, des ongles et un cou qu'on tolérerait
à peine chez un palefrenier.
Et ils ne sont pas rares ceux-là, monsieur l'abbé ; ils sont même nom-
breux ; trop nombreux pour le prestige de notre clergé.
Or, croyez-vous que tel serait le cas, si tous ces abbés collants et
visqueux avaient été forcés de se saucer dans l'eau une fois par semaine au
moins durant leurs études 1
S'ils avaient appris dès leur jeunesse la diflérence qu'il y a entre fleurer
le savon et sentir l'escafignon, ils le sauraient encore, à la grande satisfac-
tion de ceux qui sont obligés d'aller à confesse à eux.
A PROPOS d'Éducation 77
S'ils avaient appris, dès le collège, à changer de faux-col, sinon de
chemise, tous les matins, ils ne porteraient pas de cols romains en celluloïde,
avec bordure terre de sienne, pour économiser quelques sous par mois sur
le blanchissage.
Monsieur l'abbé, il est des gentilhommes dans le clergé ... Grands
dieux, qu'ils doivent être humiliés parfois !
Mais, à propos, vous avez découvert que le bain est un exercice hygie-
tiique^ si j'en crois vos Coups de crayon.
Alors, monsieur, vous devriez bien faire mettre cette découverte en
pratique dans votre propre collège — pour ne pas dire votre collège propre —
dont on rapporte des choses qui, sous le rapport de la vertu dont il s'agit,
ne le cèdent en rien à votre politesse et à vos connaissances linguistiques.
— Je voudrais mettre mon fils dans tel collège, disait un jour quel-
qu'un à mon ami Horace Saint-Louis ; y a-t-il un uniforme de rigueur ]
— Sans doute, comme dans les autres collèges, répondit le fin loustic :
une redingote ou tunique (quand votre fils sera instruit, il appellera cela
un capot) une redingote ou tunique à nervures blanches, un ceinturon de
laine verte, et un tour de- cou gris fer.
— Tout cela doit être fourni par les parents sans doute ?
— Oui, excepté le tour-de-cou : c'est le collège qui fournit cette partie
du costume.
Avons-nous le droit de nous étonner, après cela, d'entendre quelque-
fois dans nos campagnes ce sarcasme inconscient et naif : Propre comme
un Anglais 1
Vous allez dire encore que j'ai la Aonte /aci/e, monsieur l'abbé, mais,
je vous l'avoue ingénuement et sans ambages, ces choses-là me font terri-
blement honte.
Aussi me verrez- vous sans cesse et de tout cœur avec ceux qui crient :
— Il nous faut des réformes !
Cela devient une question de dignité nationale, une question de patrio-
tisme.
De votre côté, avant de crier au sacrilège, recueillez-vous un peu ; et,
devant Dieu, la main sur la conscience, demandez-vous si cela n'est pas
strictement vrai.
A moins d'être de mauvaise foi, vous direz : oui.
Eh bien, alors, qu'on me garde la plus amère des rancunes, si l'on
veut ; mais qu'on se réforme !
Du moment qu'on se réformera, je suis prêt à me soumettre à toutes
les représailles ; je sais depuis longtemps qu'on ne cuisine pas d'omelettes
sans casser des œufs ; et quand on risque du nettoyage, n'est-ce pas, on ne
peut guère s'attendre à ce qu'il ne vous rajaillisse pas un peu d'eau sale sur
les doigts.
Voici ma douzième lettre à sa fin, monsieur l'abbé ; et le terme que
j'avais fixé à cette correspondance est bien près d'être atteint, s'il ne l'est déjà.
ÎSTéanmoins, comme j'ai encore quelque chose à dire sur le sujet, et que
vous vous êtes montré bon enfant depuis un certain temps, je vais vou%
donner ce qu'on appelle la " douzaine du boulanger " ; et puis, je vous
laisserai aller, à Saint-Léon ou ailleurs, prendre des bains et soigner vos
rognons.
A la semaine procbûoe, donc, pour la dernière fois.
.-.» *.»ï1%i
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ik
l
TREIZIÈME ET DERNIÈRE LETTRE
Montréal, 1er juillet 1893.
Monsieur l'abbé,
Certains de nos évêques nous disenj} quelquefois : " Vous réclamez des
réformes ; alors signalez-nous celles que vous désirez, et nous verrons."
De sorte que ceux qui réclament tout contrôle sur l'éducation demandent
qu'on les renseigne sur ce qu'ils ont à faire pour s'acquitter de leur tâche.
On me permettra de ne pas trouver cela d'une logique serrée.
Il me semble que ce serait à ceux qui nous disent : " Vous ne serez
instruits que par nous et chez nous ", de savoir ce qu'ils peuvent et doivent
nous donner.
Que penserait-on d'un marchand qui, ayant obtenu le monopole d'un
certain commerce, s'adresserait aux consommateurs pour savoir où se
procurer la marchandise ?
Cette prétention est aussi illogique qu'elle peut l'être. Néanmoins, je
veux tout de même soumettre quelques considérations de mon crû, relati-
vement à ces réformes, dont chacun peut fort bien sentir la nécessité, sana
pouvoir indiquer ni les abus ni les lacunes. Autre chose est de se sentir
malade, et autre chose est de trouver le remède pour se guérir.
Loin de moi la prétention de rien décréter : je ne suis pas du métier,
et n'ai fait aucune étude approfondie de la question. Ceci humblement '
avoué, mes remarques vaudront ce qu'elles vaudront.
D'abord, monsieur l'abbé, nous avons, suivant moi et suivant bien
d'autres, trop de collèges classiques dans le pays. D'après vos propres
chiffres, ils sont au nombre de dix-sept. Permettez-moi de vous le dire :
c^est quatre fois trop.
En France, où la population est de 38,000,000, et où les carrières
réclamant une éducation supérieure sont relativement beaucoup plus nom-
breuses, il n'y a que 110 institutions de hautes études.
Comme nombre, c'est quatre fois moins que chez nous. Mais au point
de vue de la valeur des études, je ne crains pas de le dire, c'est vingt fois
plus fort, au plus bas mot !
Si nous n'avions que quatre ou cinq grands collèges où viendraient
étudier les élèves qui auraient manifesté des dispositions spéciales dans les
classes préparatoires, on ne serait pas en pareille pénurie de professeurs.
Ceux-ci seraient rémunérés de façon à pouvoir se livrer exclusivement
à la carrière, sans soupirer après un vicariat ou une cure de campagne.
Nous aurions des bibliothèques mieux choisies et plus modernes, des
cabinets de physique plus complets, des laboratoires de chimie mieux
pourvus, des globes, des cartes, des télescopes, un observatoire, des œuvres
d'art, des clavigraphes, un gymnase, des bains, etc., enfin tout ce qui est
de première nécessité dans une maison d'éducation sérieuse.
Et comme conséquence toute naturelle, nos collèges pourraient être
comparés sans désavantage avec ceux des autres pays ; nos études devien-
draient dignes de ce nom ; tant de nos prêtres, de nos avocats, de nos
■".■*
A PROPOS d'éducation 79
médecins, de nos notaires et de nos ingénieurs civils, ne seraient pas si
désespérément ignorants, nos professions libérales ne s'encombreraient pas
tous les ans d'individus qui feraient mieux cent fois, pour leur avantage et
le nôtre, de rester aux mancherons de la charrue.
Et, par contre-coup, beaucoup plus d'études commerciales et indus- ^t
trielles ; partant plus de carrières pour la jeunesse ; exploitation plus intelli-
gente des ressources du pays ; moins de course au clocher pour obtenir des
places du gouvernement ; et surtout moins de théories et plus de sens
pratique chez nos législateurs. . . Ce qui vaudrait bien, croyez moi, vos
fariboles sur l'économie politique, monsieur l'abbé.
Mais cette réforme ne se fera pas : le clergé craindrait de ne pas y
trouver son compte.
Ce n'est pas le clergé qui' est fait pour le pays, c'est le pays qui est
fait pour le clergé.
Les prêtres intelligents en gémissent, parce qu'ils savent où cela
conduit le clergé et le pays ; mais ils n'y peuvent rien, ni moi non plus.
Une autre réforme que tout le monde demande et qu'on semble bien
déterminé à ne pas nous accorder, c'est celle qui a trait à l'enseignement
de l'aio^lais.
Et, cependant, il nous faut cette réforme, monsieur l'abbé .... Il nous
la faut, ou les collèges — c'est fatal — se videront au profit des IIi(/h
Schooh.
Car le public — si vous ne le savez pas, apprenez-le — est las de
subir, dans le programme de nos études, cette exclusion systématique de la
langue dont la connaissance est le plus indispensable en Amérique. Et si
quelqu'un était porté à croire que j'exagère en parlant d'exclusion systéma-
tique^ le mauvais œil avec lequel, dans certains quartiers, on regarde l'uni-
versité d'Ottawa et le collège de Saint-Laurent, où l'on a franchement
rompu avec les vieilles routines, devrait être suffisant pour le démontrer.
— Mais nous n'avons pas de professeurs, me dira-t-on.
Je le sais bien, que vous n'avez pas de professeurs ; mais alors pour-
quoi vous trouver insultés quand on ose seulement insinuer ce que vous
invoquez comme circonstance à décharge ?
Si vous n'avez pas de professeurs, il faut en avoir, c'est tout simple.
Sinon, fermez boutique, et laissez l'Etat nous en donner, car il en faut.
On dit aussi quelquefois : Mais c'est le temps qui manque.
Je reviendrai sur cette objection, dans un instant. En attendant, je
demanderai pourquoi on ne ferait pas étudier certaines sciences en an-
glais ; l'anglais s'apprendrait en même temps que la science.
Pourquoi, par exemple, ne ferait-on pas traduire du latin en anglais 1
Pourquoi pas un jour d'anglais et un jour de français ?
Encore une fois, je suggère sans approfondir. Mais, quelle que soit la
solution suggérée, il n'y a pas à dire, une solution quelconque s'impose ;
car l'anglais, dans un pays comme le nôtre, doit être enseigné à l'égal du
français, puisque les deux langues y sont tout aussi nécessaires l'une que
l'autre.
Mais, quand je dis à l'égal du français, il faut s'entendre ; je ne parle
pas du français tel que vous pourriez l'enseigner, vous, monsieur l'abbé.
Je ne parle ^as du français tel que peuvent l'enseigner ceux qui vous
lisent sans s'apercevoir qu'ils lisent de l'iroquois.
80 A PROPOS d'éducation
Je ne parle pas même du français qu'enseignent ceux qui, volontaire-
ment, laissent pénétrer auprès de leurs élèves les élucubrations indigestes
que votre prétentieuse ignorance leur sert périodiquement moyennant
finance.
Du français de cette espèce, il vaut mieux ne pas en savoir ; car il ne
sert qu'à tenir notre race à l'écart, sans rien nous donner comme compen-
sation.
Je parle du français, du vrai français, du français de France, ce qui
est bien différent du canayen.
Or si l'on enseigne le vrai français quelque part, monsieur l'abbé, ce
n'est certainement pas dans le collège où vous avez étudié, ni dans celui
où vous êtes professeur.
Si on l'enseigne ailleurs, nous sommes à même d'en juger par le lan-
gage de nos avocats, par les sermons de nos prêtres, par nos journaux —
même ceux qui sont publiés sous le toit de nos collèges — par nos docu-
ments publics, par nos statuts surtout, qu'on pourrait soumettre à l'aca-
démie des Inscriptions et Belles-Lettres, comme le plus beau des casse-tête
qui ait jamais pu germer dans un cerveau du Céleste- Empire. ^
Et pourtant la première chose qu'on devrait exiger d'un homme qui a
fait un cours complet d'études classiques serait, ce me semble, de parler et
écrire correctement sa propre langue, n'est-ce pas ?
S'il n'a appris ni sa grammaire ni son orthographe, qu'a-t-il appris î
Malheureusement le mal me paraît incurable, car ceux qui pourraient
opérer la réforme ne se doutent aucunement de son urgence.
Pour se soigner ou se faire soigner, il faut commencer par savoir
qu'on est malade. Or ici la maladie même, c'est de se croire en bonne santé.
La réforme qu'il y aurait à opérer sur ce point, la voici :
Il faudrait que tous nos professeurs de Belles-Lettres et de Rhétorique
fussent des Français de France ; car, lors même qu'un Canadien parvien-
drait, par une rare initiative personnelle, à bien posséder la grammaire
française et le génie de la langue, ce n'est pas même avec quarante ans
d'études constantes, faites sans guide et à tâtons, qu'il apprendra cette
chose si vaste, si complexe et si difficile pour ceux qui n'ont pas eu le
milieu : le vocabulaire.
' Mais cette réforme ne se fera pas non plus ; ce serait avouer qu'on ne
sait pas le français.
Et avouer ignorer quelque chose, serait admettre l'opportunité d'exa-
mens aussi redoutés par nombre de ceux qui enseignent, que reconnus
nécessaires par ceux qui les paient.
C'est dans l'ordre des choses non pratiques, et surtout non praticables.
Puisque nous en sommes sur les langues, parlons donc un peu du latin
et du grec. La question est importante; mais je crois pou voir en disposer
en peu de mots.
Le grec n'est pas une langue qu'un homme de nos jours a l'occasion de
parler et d'écrire, n'est-ce pas ?
C'est une langue morte, qui est une des sources de notre idiome, et
qui est devenue, dans le monde entier, la mère du langage scientifique.
C'est à ces deux points de vue qu'il est opportun de l'apprendre, et pas
pour autre chose.
É»
— âtoCKion« %.««■". ;
A PROPOS d'éducation 81
Des professeurs qui se croient avisés, prétendent que c'est un moyen .
d'exercer le jugement. C'est possible, mais il y a cent mille choses plus "^
utiles que le grec, qui pourraient exercer le jugement, monsieur Tabbé.
Le grec doit être enseigné seulement comme matrice de la langue scien-
tifique, et comme auxiliaire du français ; de sorte que faire pâlir des enfants
durant des années sur des thèmes grecs est tout simplement une absurdité.
Les premiers principes de la grammaire, une centaine de racines bien
apprises et bien comprises, Esope bien traduit, l'Iliade et l'Odyssée,
Xénophon, Thucydide, Eschyle expliqués succinctement par le maître, voilà
ce qui est nécessaire.
Le reste est du temps perdu. J'en appelle à tous ceux qui ont fait
leurs études dans le pays.
Quant à traduire les Actes des Apôtres pour apprendre le grec, il
vaudrait tout autant apprendre le latin dans Gury.
L'essentiel, surtout dans cette branche des études, c'est d'avoir de bons
professeurs qui saclient bien faire la différence entre ce qui est inutile et
ce qui est nécessaire. En une heure, un helléniste sérieux ouvrira plus
d'horizons à ses élèves, qu'un autre, sans études spéciales, n'en pourrait
ouvrir en un mois.
On m'assure que le fameux Jardin des Racines grecques est une
institution du passé. Ce n'est pas moi qui regretterai cet incommensu-
rable monument de la bêtise humaine.
Quelqu'un disait dernièrement, pour défendre cette élucubration
d'idiot — le plus beau facteur qui ait encore jamais été mis en action pour
la crétinisation de la jeunesse — que cela servait à exercer la mémoire.
Pourquoi ne pas faire apprendre le Télémaque à rebours alors ?
Ce ne serait pas beaucoup plus bête que de l'apprendre en commen
çant par le commencement ; et, pour la mémoire, la gymnastique serait
encore plus forte, sinon plus intelligente.
Comme si nous n'avions pas assez de chefs-d'œuvre littéraires en fran-
çais et en anglais, qui pourraient, tout en cultivant la mémoire, orner ^
l'esprit pour la vie entière !
Quant au latin — j'ai des idées bien arrêtées là-dessus — pourvu qu'on
ne lui sacrifie pas les matières de première nécessité, on ne le saura jamais
trop.
Mais il y a savoir le latin, et savoir le latin.
Inutile de parler le latin, inutile même de l'écrire ; c'est le génie de
la langue qu'il faut savoir ; ce sont les grands auteurs latins qu'il faut
bien lire, bien comprendre, bien posséder, dont il faut s'imprégner.
C'est pour consacrer plus de temps à l'étude du latin ainsi comprise,
que, en 1880^ on a aboli les thèmes et les discours latins en France.
Avec ce nouveau système, un enfant peut apprendre plus de latin en
deux ans qu'il n'en apprend durant toutes ses études avec le système actuel.
En somme, si paradoxale que la proposition paraisse, ce n'est pas tant
pour savoir le grec et le latin qu'on doit étudier le latin et le grec, que
pour savoir le français.
Que nos préfets des études se mettent bien tette vérité dans la tête,
et ils comprendront mieux de quel côté, à un moment donné, pousser la
barre du gouvernail.
6
i-7-'
82 A PROPOS d'Éducation
Il va sans, dire qu'il n*est pas question ici de ceux qui se destinent au
professorat.
Il faut à ces derniers un entraînement tout spécial et aussi des études
toutes spéciales. C'est l'affaire des écoles normales.
Voilà mon avis sur cette question si controversée de renseignement
du grec et du latin. C'est l'opinion de Jules Simon et des principaux
universitaires de France.
Pour rester dans les grandes lignes, parlons un peu maintenant de
géographie et d'histoire.
Voilà encore un point sur lequel nous pommes terriblement arriérés.
Dire qu'on en est encore à faire apprendre la géographie et l'histoire
par cœur !
Sans cartes dans bien des cas — pour l'histoire surtout.
Que reste- t-il de tout cela à la fin de l'année ?
Et en présence de cette perte de temps inouïe, on se plaint d'en man-
quer !
J'ai appris l'histoire romaine par cœur, monsieur l'abbé — un abrégé
naturellement. Or, pendant que je me casais dans le cerveau toutes ces
phrases que j'ai oubliées depuis, combien de pages j'aurais pu y loger dont
je me souviendrais encore !
L'étude du mot à mot en matière de science est pour moi — pardon-
nez à mon incompétence laïque, monsieur l'abbé — une incompréhensible
aberration. C'est s'adresser à la matière au lieu de s'adresvser à l'esprit.
On peut appliquer à toutes les autres branches de l'instruction ce que
Mgr Spalding dit de l'enseignement religieux, sous ce rapport :
" Notre méthode d'enseigner la religion, dit-il, qui est pourtant le trait carac-
téristique de nos écoles, ne prête-t-elle pas à une juste critique? Les enfants
apprennent 23ar cœur une multitude de définitions qu'il leur est hnpossible de
comprendre, et, s'ils peuvent répondre à toutes les questions du catéchisme, ils se
persuadent facilement qu'ils savent leur religion. Mais comme ces notions qu'ils
ont acquises ainsi sont pour la plupart complet emeiit incompi^lses, elles ne peuvent
contribuer à la croissance intellectuelle et sont trop souvent bientôt oubliées. Cent
ainsi^ d'après moi, que sont semés les germes de rindill'érence et de V ignorance en
matière religieuse. Il est presque fatal de croire que nous connaissons une chose,
car ce qui est connu cesse d'intéresser ; mais croire qu'être capables de répéter des
phrases dont nous ne connaissons que les mots, ccst savoir, ce n'est pas seule-
ment une illusion, mais une sorte de perversion de V esprit. Savoir par cœur n'est
pas du tout savoir, et c'est là une des premières leçmts que V enfant doit app^^en-
drer
Cette manière d'enseigner en faisant tout réciter par cœur est très
'^ commode pour les professeurs qui sont aussi ignorants que leurs élèves ; elle
les dispense de toute démonstration ; mais elle a fait son temps.
Ce qu'il nous faut aujourd'hui, ce ne sont pas des perroquets capables
de réciter à la brasse, mais des élèves qui sachent, qui comprennent, qui
raisonnent, qui puissent s'expliquer, énoncer leurs pensées par des phrases
de leur crû.
Et pour obtenir cela, il nous faut commencer par avoir des professeurs
qui ont étudié monsieur l'abbé, — qui ont étudié sérieusement, non pas
rhistoire dans le R. P. Loriquet, Gabourd ou Poujoulat, ni la géographie
dans l'abbé Holmes, mais la vraie histoire, telle qu'elle s'est passée, et la
vraie géographie, telle qu'elle existe de nos jours.
.4-.J
A PROPOS d'Éducation 83
Dans chaque collège, il faudrait un professeur d'histoire et un profes-
seur de géographie, — des spécialistes exclusivement chargés de ces deux
branches si importantes des études.
Disons en passant qu'il devrait aussi y avoir une chaire d'Art et .
d'histoire de l'Art. Avec deux heures par semaine — deux heures de
véritable récréation — on pourrait donner à chaque élève ce vernis qui est
peut-être la forme la plus agréable du savoir.
Mais, encore une fois, moins de collèges et plus de professeurs ! Des
spécialistes surtout.
On m'apprend qu'on a engagé un professeur de mathématiques et un
professeur d'anglais au collège de Montréal — deux laïques aussi iiidignes
que ridicules, monsieur l'abbé ! — eh bien, voilà un bon pas de fait dans
la vraie direction.
Ce qu'il faut aux pères de famille qui désirent faire instruire leurs
enfants, ce sont des professeurs capables d'enseigner : Ils s'inquiètent fort
peu — pardonnez à cette indifférence sacrilège ! — que ces professeurs
soient en soutane ou en redingote.
Les mathématiques ... ah ! voilà une autre chose honteusement
négligée dans la plupart de nos collèges !
Presque pas un seul chiffre jusqu'après la Rhétorique ; et tout d'un
coup — à dix-huit ans ! — une pléthore de théorèmes et de binômes à
affaroucher tous ceux qui ne sont pas nés mathématiciens.
Un homme qui a été professeur dans une université du pays me
disait : " On m'a lancé dans le calcul différentiel et infinitésimal avant de
m'apprendre ma table de multiplication ! "
La même chose pour la physique et la chimie. On dirait que ces
sciences n'ont pas leur côté élémentaire, et qu'il faille entrer dedans tout
d'un morceau, «omme un enfant dans sa première culotte.
Il y a longtemps qu'on a abandonné ce système en France, en Angle-
terre, en Allemagne et aux Etats-Unis. A Ottawa et à Saint-Laurent, on
en a aussi compris l'absurdité : pourquoi se refuser si obstinément à une
réforme reconnue comme ce qu'il y a de plus rationnel et de plus pratique ?
Pour ce qui regarde l'enseignement de la philosophie proprement dite,
afin d'être plus succinct, je me bornerai à reproduire ici quelques lignes
tombées d'une des plumes les plus autorisées du pays, et, par un hasard
d'une bizarrerie assez plaisante, égarées dans V Etudiant de mars 1892 :
" Un fait tnalheureusement avéré, c'est que dans nos écoles catholiques, on
s'occupe fort peu de V histoire de la philosophie. A-t-on peur que la connaissance
j^ences
idées qui firent vibrer l'esprit
" Mais il m*a toujours paru regrettable que Von se contentât de faire con-
naître par bribes, à roccasion d*une thèse, des systèmes qui, pour n'être pas vrais,
n'en sont pas moins, selon la belle expression de saint Augustin, des rayons
brisés de la vérité et qui peuvent toujours servir, comme les contrastes, à faire
ressortir plus clairement la vérité absolue de nos principes chrétiens. "
Lisez entre ces lignes, monsieur l'abbé, et rappelez- vous que leur
auteur est un prêtre français, renommé pour son savoir, et qui fait bien des
efforts pour nous sortir de notre ornière.
. Mais la plus étrange des lacunes à signaler dans nos études classi-
ques, monsieur l'abbé, c'est peut-être l'absence de toute comptabilité.
J.S-»»"lr f' .•.-"■*■*•■'«►*■■
84 A PROPOS d'éducation
On dirait qu'aux yeux de certains professeurs en soutane, ce complé-
ment si nécessaire de toute instruction passable, est non seulement matière
à négliger, mais encore une chose inférieure, méprisable même, une chose
tout à fait laïque enfin !
Par quel raisonnement biscornu on en arrive là t c'est ce qui me
surpasse.
Car, au fond, s'il est une chose nécessaire dans la vie, après savoir
lire, écrire, parler et marcher, c'est, ce me semble, de savoir compter.
Eh bien, savoir compter est, paraît il, au-dessous d'un homme qui a
fait des études classiques ! Quand on a appris le latin, il est entendu qu'on
ne doit pas savoir tenir ses comptes ni faire aucune transaction de banque :
c'est déroger !
Ces messieurs nous répondent, lorsqu'on en fait la remarque : ** Mais
il y a les écoles des Frères ! Il y a les écoles commerciales ! " Et cela sur
un ton de mépris et avec des airs de dignité rengorgée.
C'est pour cela que nous avons tant de notaires et d'avocats, qui sont
d'excellents jurisconsultes, mais qui se montrent d'une déplorable nullité
dans toutes les affaires où il est question de chiffres.
C'est peut-être un peu pour cela aussi que des presbytères qui devaient
à l'origine ne coûter que $5,000, finissent, grâce à un procédé classique
je suppose, par en avoir coûté trois fois autant, quand on paie un comp-
table pour débrouiller les livres.
Combien de procès de fabriques, ou tout au moins de difficultés, de
mécontentements et même de ruines ne seraient pas évités, si les curés
— dont les marguilliers sont choisis bien trop souvent parmi les gens qui
ne savent pas lire — avaient un peu appris au collège la différence qu'il y
a entre le Doit et l'Avoir.
Mais n'insistons pas. Si cette lacune est déplorable, il est d'autres
questions qui méritent non moins l'attention de ceux dont la haute
main dirige nos études. Un point important, c'est la nourriture dans les
pensionnats.
Pas besoin, n'est-ce pas de démontrer qu'il faut à l'enfant, qui grandit
et qui travaille, une table abondamment servie.
Plus encore pour lui que pour les grandes personnes, les mets doivent,
en outre, être agréables au goût. Devant une nourriture qui lui répugne,
l'enfant, comme le petit animal — c'est dans la nature — ne mange pas et
s'étiole.
De la frugalité tant qu'on voudra, mais du sain, du propre et du bon !
Des pommes de terre bleuies, du beurre rance, de la soupe surie, quel
est l'évêque ou le grand vicaire qui en mangerait ? Pourquoi alors en faire
manger aux enfants ?
Spéculer sur la faim de ces pauvres petits," quand soi-même on se
coule la vie douce, ce n'est peut-être pas prouver qu'on n'a pas d'entrailles, .
mais c'est assurément laisser soupçonner qu'on n'est pas aussi bien partagé
sous le rapport du cœur.
Il y avait autrefois, certains collèges — disparus j'espère — où n'importe
quelle potée était toujours assez bonne pour l'élève ; où les nappes étaient
inconnues ; où Ton servait, en guise de thé, une espèce de lavure, dans des
gobelets en fer-blanc ; où la morue avait au moins deux ans de cave, et où
t. :r«i
À PROPOS d'Éducation ^o
le bœuf semblait y être mort cVennui ; où l'on trrmvait jusqu'à dos carlavros
de rats dans les soupières en vieil étain graisseux ; où le Imohis, i-sjhmm» <l(^
pot-pourri salmigondis^? de coquerelles, pour mo servir dq trnnc i-aii.ulien.
s'apellait les choses les plus liybrides ûnisw^nt (juehiurfois par trouver
leur vrai nom — du chiard.
Merveilleux effet de notre haute éducation - entre parent lirscs -
j ai entendu, dans une de nos bonnes maisons de canipagnr, ui;«^ braver
femme nous dire :
Je n'ai à vous offrir, Messieurs, qu'un peu de fricassée. <1i«'/. les
' habitants, vous savez, on appelle ça de la fricassée : mais c'est pas iiiaïupio
de connaître que c'est pas le vrai nom, allez ! on sait (|ue dans ii's sriiii-
naires et les presbytères — chez les gens instruits enfin - on appelle i^a <iu
chiard.
Ainsi, monsieur l'abbé, voici, en particulier, un mot d«' ftJiino
ignoble, et pas français par-dessus le marché, que nos hautes maisons dVdu
cation sont en train d'introduire chez nos braves gens de la campagni;,
dont la langue n'a pourtant guère liesoin d'aucun surcroît de vulgaiil»'*.
Vous disiez, si je ne mo trompe, que les enfants ajïporirnt l<»urs
mauvaises expressions <le leurs familles au collège, monsieur Tabbi' : il nu*
semble que voilà un cas au moins où le collège ne reste pas «mi arritre d«*
politesse.
Puisque nous sommes sur la question des aliments, je me p^niiettrai
une autre remarque, monsieur l'abbé. Comment s'e.xpli(iuer, dans la
plupart de nos collèges, ces deux qualités de mets servis à la même table :
une pour les maîtres, une pour les élèves ?
Il y a quelque chose de tout particulièrement odieux dans cette
distinction.
On voit d'ici ce bon ecclésiastique gros et gras, (jui déguste son excel
lent potage, sa côtelette aux petits pois, son poulet savoureux, son siR(ul(;nt
rosbif, ses hors-d'œuvre af)péti88ants, son pain blanc et tendre, s«»n beurre
frais, ses fruits, son café, son dessert, et quelquefois son vin, sous les
yeux éblouis de nos pauvres petits, forcés de grignoter leur maigre pitame,
devenue plus triste encore pfir l'effet de la comparaison.
Je ne sais pas si c'est un préjugé ou un effet de mon imagination, mais
cotte différence, dans la couleur du pain sui'tout, a pour moi je ne sais «(uoi
de révoltant ; il me semble que c'est là une pratique non seulement cruelle,
mais barbare, anti-chrétienne.
Sans compter que ce supplice de Tantale, imposé au faible pour
favoriser le fort, gâte en même temps celui qui en j)rofite et celui i\\ù en
souffre ; car c'est p<mr l'un l'école de l'envie, pour l'autre celle d(î l e^oisme :
deux b(»lles choses à cultiver !
r^es individus, il est vrai, sont quelquefois meilleurs que le système.
J'ai connu, par exemple, un maître — aujourd'hui un des plus saints prêtres
du diocèse de Nicolet — qui partageait invîiriablement son dessert entre
ses plus proches voisins : il ne p)uvait pas faire plus.
Que Dieu le bénisse ! Ces bagatelles font (juehiuefois un homnu^ l)ien
grand aux yeux de Celui qui a dit: " Aimez-vous les uns les autres", et :
" Laissez venir à moi les petits enfants ! "
Enfift pourquoi cette lecture pendant les repiiS, cette lecture que
■«*u *■
86 A PROPOS d'éducation
personne n'écoute ? C'est du temps perdu. Il faut causer et rire à table,
c'est hygiénique : cela aiguise l'appétit et favorise la digestion.
Abolissez cette coutume. Ce sera, par jour, une heure et demie de
récréation de plus pour ces petits travailleurs qui en ont tant besoin.
Sans compter que cela peut favoriser les remarques du maître sur la
manière de se comporter à table.
Dois-je parler des punitions et des châtiments ?
Ici il faut admettre qu'il s'est accompli, sous ce rapport, des progrès
ou plutôt des réformes énormes, depuis quelques années ; mais, grands
dieux, qu'il était temps !
On m'a conté des choses qui font bondir :
Des enfants forcés de se promener à quatre pattes autour des classes
avec un bonnet d'âne sur la tête !
Des enfants tenus à genoux des journées entières !
Des enfants courbés sur des pensums durant des semaines !
Des enfants condamnés à tracer vingt-cwq croix (à quelle sauce ne la
met-on pas la divine croix du Christ !) avec leur langue sur les planchers
épais de poussière et de crachats !
Des enfants obligés, la garcette aux reins, de se tenir *les bras étendus
jusqu'à complet épuisement de force physique.
Des enfants -xstreints à baiser des tuyaux brûlants, au risque d'y
laisser la peau de leurs lèvres !
Des enfants secoués par les cheveux, et la tête brutalement frappée par
terre !
Des coups de poing en pleine figure !
Des petites mains et des petits poignets enflés d'un demi-pouce sous la
morsure des terribles férules en cuir piqué !
Et tout cela, le plus souvent, à cause d'une mémoire rétive au mot
à mot !
Père et mère, y songiez- vous ? Ce pauvre être faible et frêle, votre
chair et votre sang, que vous aviez mis au monde, sur qui vous fondiez vos
espérances, que vous aviez dorloté, choyé, adoré, c'est ainsi qu'un impitoya-
ble malotru vous le traitait !
Vous le confiiez à des prêtres pour le faire instruire et le faire élever
dans des sentiments chrétiens, à des prêtres en qui vous aviez confiance
comme en des hommes supérieurs, au cœur bon, juste et doux, et qui vous
rendaient votre enfant, aigri, révolté, l'âme pleine d'amertume et de ressen-
timent, le caractère gâté pour la vie peut-être, ou, ce qui est encore plus
triste, aveuli et à quat'pattisé sans rémission, à tout jamais !
Ah ! j'en entends qui me disent : Ce n'était pas ainsi partout.
Dieu merci, ce n'était pas ainsi partout : constatons-le non seulement
à l'honneur de nos collèges, mais encore à l'honneur de l'humanité.
Personne ne niera cependant que nous ayons eu ici, au Canada, et
durant de longues générations, des collèges où la férule — sans compter les
accessoires — semblait être le principal agent d'enseignement et de disci-
pline.
Des sentiments plus humains, des procédés plus intelligents semblent
prévaloir. Tant mieux ! encore une fois, il était temps.
Il est vrai, monsieur l'abbé, que, suivant vous (voir la Littérature au
A PROI»<)S D'ÉDrCATIOX îS7
Canada en 1890, page 242), le Saint-Esprit s'est déclara» on faveur de la
férule.
Eh bien, no vous fiez pas trop à cela, monsieur l'abho ; jo connais des
pères de famille qui, s'ils vous surprenaic^nt un jour à exorcor vos petits
talents de tortionnaire sur la personne de leur enfant, n'attond raient pas
cjue vous leur ayez produit votre autorisation du Saint-lCsprit, j)oui' porter
une main profane — tout ce qu'il y a de plus profane — sur votre oliàtoau-
fort, et pour donner à votre charité sacerdotale une lei^'on do douceur et de •
pitié chrétienne, à la mode d'an siècle déplorablement oublieux dos tradi-
tions les plus sacrées !
Que voulez-vous, les tendances mo<lernes. . . .
Il y a maintenant des masses d'individus comme cela, qui aiment mieux
voir leurs enfants rire que pleurer, et aux yeux de qui les jL^itlos et les
bourrades cléiicales n'ont rien de particulièrement préférable aux bros-
sées et aux gourmades laïques — si intlignes et si ridlcides «ju Viles
puissent être.
Enfin, monsieur l'abbé, sans avoir la moindre prétention de me poser
en moraliste, je croirais incomplète cette suite de remarqucvs jetées sans
soin sur le papier, au hasard de la plume et en condensant le plus possibK»,
si je n'ajoutais pas que, d'après l'impression reçue par tous ceux avoir qui
j'ai eu l'occasion d'échanger des idées sur ce point — tous, vous m'ciitondoz !
- - notre système d'éducaticm poche radicalement par sa base philosophique,
et morne religieuse.
Au lieu d'élever l'enfant en le rehaussant à ses propres ytiux, vous
croyez le inoraliser en le rabaissant et en l'humiliant : c'est unt^ erreur
fatale.
Au lieu de tremper les caractères, vous les émasculez.
Au lieu de développer l'initiative individuelle, vous cultivez la sujétion
collective.
Dans nos collèges, le bien ne tient presque pas de place connue action ;
c'est un(î négative : l'absence du mal.
Quant à celui-ci, il consiste exclusivement en ce qui est défendu.
Dans l'esprit de l'enfant, telle chose n'est pas défendue parce qu elle
est mal, mais elle est mal })arce (ju'elle est défendue.
Pour ma part, je n'ai jamais entendu un de mes camanides d(î collège
dire : " Tl ne faut pas faire cela, parce que c'est mal."
" Si on te voit, tu seras puni " était pour nous la synthèses absolue de
ttmte philosophie morale.
De là, un maître sans cesse aux aguets, parce qu'il n'a pas à oncoura
ger, mais à sévir. De là aussi, chez l'enfant, l'impression que — suivant
la morale lacédémonienne en ce qui regardait le vol — ce n'est pas l'acte
lui-même qui est à éviter, c'est de " se faire prendre."
Aussi combien voyez-vous d'élèves qui, au lieu de se cacher d'un mau-
vais coup comme d'une chose honteuse, s'en glorifient et s'en vantent, s'ils
ont été assez adroits, assez Jbts, comme ils dis(înt, pour échapper à l'œil du
maître !
♦J'en ai connu qui étaient rud(iment enviés, pauvres fanfarons du mal,
pour leur hardiesse à défier toute discipline et toute retenue.
Quelle morale !
88 A PROPOS d'éducation
Et quelle litière de tcnis les freins et de tous les scrupules, quand le
jeune hoinme, sorti du collège, ne sent plus personne derrière lui pour le
surveiller et le punir ! Il faut ie voir s'en donner !
Et puis, quelle affection l'enfant peut-il avoir pour ce luaitre qui l'épie
du matin au soir, sans autre intention apparente que celle de le prendre
Chez les Anglais et les Américains il n'en est pas de même : la sur-
veillauce se dissimule autant que possible.
On répudie la di;lation.
On s'étudie à montrer à l'élève de la confiance et À lui persuader qu'on
le croit incapable de s'en rendre indigne.
Ce n'est pas la crainte qu'on cherche à développer chez lui, c'est le
sentiment de la droiture, de la franchise, de l'honneur.
' Avec ce système, on ne fait peut-être pas toujours des ètrea qui se
croient obligés d'aller demander la permission pour regarder de l'autre côté
de la rue ; mais on fait des hommes, de vrais citovens, des chrétiens
éclairés et. . . un pays k la hauteur des autres.
Pourquoi aussi avoir pour principe de toujours donner raison au mattre
dans ses démêlés avec les élèves 1
Vous croyez par là affermir votre autorité ; vous la ravalez. L'enfant,
blessé dans son sens intime de la justice, ne voit plus dans l'autorité que
l'expression d'un caprice, une formule arbitraire, et vous perdez sa con-
fiance. Et quand la confiance est morte, l'autorité qui n'a que la peur pour
appui est bien malade.
Deux ou trois autres remarques en peu de mots, monsieur l'abbé, et
j'ai fini.
On fait lever les enfants trop tôt dans nos pensionnats ; ce n'est pas
hygiénique. L'enfant a besoin de beaucoup de sommeil, et c'est le sommeil
du matin qui est le meilleur pour lui comme pour les autres. Il me semble
qu'eu se levant avec l'aurore on trouve encore assez de temps pour faire
une excellente journée. Qu'on se couche un peu plus tard, s'il le faut !
Pourquoi aussi infliger à l'enfant une si longue prière du matin, à
genoux et le buste sans appui ? Une prière plus courte serait mieux fait«, '
et la journée de travail ne commencerait pas par un exercice épuisant, dans
une salle où la ventilation fait souvent défaut, et au sortir d'un dortoir
dont l'atmosphère niépliitique affaiblit les plus robustes.
Dans le cours de mes études, j'ai vu six pauvres petits diables s'éva-
nouir pendant cette longue prière du matin.
Mais un abus — criant celui-là ! — c'est la violation de la correspon-
dance de l'élève avec ses parents. Pour ma part, un article de règlement
aussi draconien aurait seul suffit pour m'empêcher de mettre mon enfant
au collège. Cela ne se voit pas nilleurs que chez nous, et c'est quelque
chose, du reste, que les Canadiens seuls peuvent supporter. Je me demande
qupjquefois ce que les Canadiens ne peuvent pas supporter.
Maintenant, monsieur l'abbé, je terminerai cette longue nomenclature
critique par une dernière observation qui se rattache au point de départ
de toute cette discussion : le langage toléré chez les élèves de nos
collèges et séminaires.
Dans une de mes lettres à M. l'abbé Nantel, de Sainte-Thérèse,
A PROPOS d'Éducation 89
Je signalais cet abus, mais au point de vue de la langue &eulement. Or il y
a beaucoup plus à signaler, et 1^ plaie est bien plus grave. Heureusement ,1
qu'elle est aussi plus facile à guérir. I
Je me h&te de dire que c'est par ignorance de la véritable signification
des mots, mais dans certains de nos collèges, nombre de pfrêtres, profes- ;
■seurs et maîtres, non seulement laissent leurs élèves se servir, mais encore ;
se servent eux-mêmes sans scrupule, d'expressions que les journaux les
plus pornographiques n'osent risquer qu'en abrégé et avec des points de
suspension.
Essayons d'en faire autant pour être compris !
J'ai entendu de mes oreilles des professeurs, prêtres ou ecclésiastiques,
traiter leurs élèves de Jean F . . , tre.
Ah ! le 6 . . gre ! Je m'en y*. . . » / Te voilà/. . .tu ! F,.,, tez-inoi la paix !
Ni /. . . ni br. ..le ! n'est-ce pas là des expressions qu'on entend tous les
Jours dans la conversation et les jeux de nos collégiens ?
Ils ne savent pas, naturellement, ce que cela veut dire ; ils ne se
doutent pas le moins du monde qu'ils prononcent là de grossières obscénités ;
mais il faudrait quelqu'un pour le leur apprendre.
Que nos professeurs de collèges consultent des dictionnaires un peu
complets, et ils sauront si, sur ce point-là au moins, les citoyens un peu
instruits n'ont pas raison de se plaindre du langage que leurs en^nts
4ipprennent au collège, sinon de leurs professeurs, au moins de leurs condis-
ciples !
Tout cela constitue de sraves sujets de réflexion, monsieur l'abbé. Ils
ne viennent pas d'un évoque, mais ils viennent d'un père de famille ; et,
quand il s'agit d'élever des enfants, l'un vaut bien l'autre, allez !
Et, au fait, puisque les évêques — comme je le faisais remarquer au
début de cette lettre — nous demandent notre avis sur les réformes à
opérer dans l'enseignement, c'est qu'ils nous reconnaissent une certaine
compétence que vous nous refusez, vpus, professeur infaillible qui avez
trouvé la moyen de vous illustrer par tout autre chose que par la tête I
Je sais bien que l'évêque qui a le plus particulièrement formulé cette
invitation — un bon c«ur et un noble esprit, par parenthèse — n'entre-
prendra pas de révolutionner notre système d'enseignement au point de
faire mettre en pratique le quart des réformes que je me suis permis de
suggérer.
Mais si, comme je n'ai pas le droit d'en douter, Sa Grandeur est
•sincèrement désireuse de faire quelque chose pour rehausser l'enseignement,
qu'elle emploie donc son influence pour, au moins, introduire dans nos
maisons d'éducation, un usage très répandu dans les collèges de France. . .
l'usage de la conjonction et.
Farce qu'elle est toute petite, je suppose, on l'a complètement perdue
•de vue depuis des générations, et l'esprit inventif du Canayen l'a remplacée
par la conjonction iroquoise pi. ^
De sorte qu'au collège on ne dit jamais : toi et moi, mais : moi pi toi — r
prononcez : moue pi toué, comme Sarah Bernhardt.
Je prierais bien aussi — à titr^ d'ancien camarade d'école — le digne
<évêque d'ordonner des recherches tjour retrouver la lettre l du mot plus,
qui est disparue depuis longtemp?^ gai de ^* circulation collégiale, et dont
^
00 A PROPOS d'Éducation
les vieux seuls ont conservé un vague souvenir. Mais on ne peut pas tout
faire à la fois.
Dans cinquante ans d'ici, quand les décadents, qui prétendent que les
.Anots ont une odeur, seront à la tête du mouvement littéraire, peut-être
s'aperce vra-t-on que cet adverbe, inofFensif quand il est complet, prend,
ainsi écourté, une tournure suggestive de choses dont les essences de Lubin
ne donnent que des idées imparfaites.
Enfin, ne désespérons pas du progrès : il a beau aller lentement, il file
son petit bonhomme de chemin malgré tout. La pierre môme sur laquelle
on trébuche nous fait faire quelquefois un bon saut en avant.
Ainsi, voyez, monsieur l'abbé, vous avez pesté contre moi bien des
fois, depuis trois mois, n'est-ce pas 1 Et cependant, je vous rendais un
fier service.
Je vous poussais rudeinent de l'avant, pendant ce temps-là.
Je vous apprenais, en quelques semaines, une chose (|ue vous auriez
peut-être mis trente ans à découvrir tout seul : c'est que vous Ctes ignorant
au point d'être le dernier à vous en apercevoir.
Peut-être même vous ai-je donné le désir d'étudier, de feuilleter (juelques
livres, surtout la grammaire et le dictionnaire — deux ouvrages fort utiles,
monsieur l'abbé, pour qui se mêle d'écrire des livres et de faire de la
critique ou de la pédagogie.
Néanmoins, si vous suivez mon conseil, vous n'écrirez plus ; ce sera
pour vous un fameux ridicule de moins.
En somme, réfléchissez bien à tout cela, monsieur l'abbé, et vous
finirez par m'avoir de la reconnaissance.
Maintenant il me reste à vous faire mes adieux.
J'aurais voulu, avant de me séparer de vous, ajouter à ma lettre
quelques lignes de sympathie, pour ainsi dire tendre la main à l'adversaire
plumé autant qu'humilié — c'est un sentiment naturel — mais la chose m'est
impossible ; car, non seulement votre dernier article dans le Bon Coinhat
contenait une assertion que vous saviez et savez n'être pas vraie, mais en
outre je viens de découvrir par hasard dans votre Littérature au Canada e7i
ISOO, page 88, deux phrases qui donnent totite la mesure de l'honnêteté
qu'un saint homme comme vous, qui monte à l'autel tous les jours, peut
mettre dans ses rapports avec le public, quand ce qu'il croit être ses inté-
rêts lui paraît concerné.
Ces deux phrases, les voici :
'• Les défectuosités du langage trop souvent ne sont corrigées ni à l'école ni
au collège. Le journaliste qui est passé par là (une belle faute de syntaxe pour ter-
miner ! ) ne saurait donner une niarchandise autre que celle de ses fouiniisseurs.**
Voilà ! or, quand on se rappelle, monsieur l'abbé, que c'est pour avoir
dit exactement la même chose en d'autres termes, que je me suis vu l'objet
de vos dénonciations indignées, on reste abasourdi devant cette manière,
pour^n oint du Seigneur, de comprendre la franchise et la droiture d'in-
tentions.
De plus, cela révèle chez vous, un penchant assez caractérisé pour
la diplomatie à la chauve-souris.
Quand Lusignan et moi, nous nous donnions bien garde — de crainte
de voir le clergé entraver notre action — d'attribuer la corruption du lan-
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