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Full text of "Aristophane et les partis à Athènes"

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MAURICE CROISET 



ARISTOPHANE 



LES PARTIS A ATHÈNES 




PARIS 
ALBERT FONTEMOING, EDITEUR 

4, RV¥. I.K OOPK {5''} 
ILtOC. 

Collection "MINERVA" 



ARISTOPHANE 



ET 



LES PARTIS A ATHENES 



MAURICE CROISET 

PHOFESabUH AU COLLËOB US fRANCB 



ARISTOPHANE 

ET 

LES PARTIS A ATHÈNES 




PARIS 



INE LIBRAIRIE THORIN ET FILS 

ALBERT FONTEMOING. ÉDITEUR 

Librairi des Ecolts Française d'Aihints li di Romi, 

du Colligi de France et de l'Ecole Normale Supérieure 

4, SUE LE GOFF (5"") 

1906 

Collection " HIHERVA " 



AVANT-PROPOS 



L'histoire politique de la comédie athéDieoQe 
au V* siècle est encore à écrire. 

Non pas que les relations de ce genre litté- 
raire avec les événements contemporains aient 
été le moins du monde méconnus jusqu'ici. Il 
n'est pas un historien de la Grèce ancienne qui 
n'ait, au contraire, tiré parti des renseignements 
si variés, si intéressants, qui se trouvent dis- 
persés dans les pièces subsistantes d'Aristophane 
et xlans les fragments des poètes comiques du 
même temps. Quelques-uns l'ont fait avec une 
érudition et une perspicacité qui ne laissent rien 
à désirer. A ce point de vue, la comédie athé- 
nienne semble avoir donné à peu près tout ce 
qu'on pouvait en attendre, pour le moment du 
moins. Seulement, dans les travaux auxquels il 



174754 



VI AVAM-PHOPOS 



est fait ici allusion, elle a été traitée, naturelle- 
ment, comme un simple recueil de documents. 
Ce qui revient à dire qu'elle n'y est pas étudiée 
en elle-môme et pour elle-même, dans ses ha- 
bitudes, dans ses rapports avec la vie sociale, 
dans la personne et le génie propre de ses repré- 
sentants. 

L'histoire littéraire, il est vrai, se préoccupe 
justement de quelques-uns de ces éléments 
d'étude, plus ou moins négligés par l'histoire 
générale. Elle cherche à re[)résenter la psycho- 
logie des auteurs et celle de leur public, elle 
montre le développement des genres, elle en 
analyse les formes diverses, elle note et dis- 
tingue les traditions érigées en lois et les traits 
individuels de chaque esprit. Ses méthodes, 
appliquées à la partie politique de la comédie 
athénienne, peuvent permettre de la mieux 
apprécier; et, en fait, elles n'ont pas médiocre- 
ment contribué à en rendre la connaissance 
de plus en plus sûre et précise. Mais la poli- 
tique, après tout, n'est pour elle qu'un objet 
secondaire, auquel elle ne touche qu'incidem- 
ment. 

Une histoire proprement [politique de la co- 
médie athénienne devrait donc procéder k la 



AVANT-PROPOS VII 



fois de l'histoire générale et de l'histoire htlé- 
raire, en se distinguant de l'une et de l'autre. 
Son objet propre serait d'étudier l'influence des 
événements, des mœurs, de l'opinion et de la 
société, considérée dans sa division en classes 
et en partis, sur la comédie en général et sur 
chaque poète en particulier ; et, réciproque- 
ment, celle de la comédie et de ses poètes sur 
la société, sur les mœurs et sur l'opinion. Elle 
devrait suivre le genre comique, d'année en 
année, nous faire assister à l'élaboration de 
chacune de ses grandes créations, nous dire les 
suggestions reçues par le poète et ses intentions, 
ses amitiés et ses inimitiés, nous conduire en- 
suite au théâtre, nous rendre en quelque sorte 
spectateurs des représentations, nous faire 
connaître les impressions du public, les cabales, 
la sentence des juges, et, après cela, relater et 
expliquer ce qui a pu en résulter. On imagine 
aisément combien un tel exposé off'rirait d'inté- 
rêt à qui voudrait connaître les dessous de la 
vie politique dans l'Athènes du v® siècle. 

Malheureusement, il faut reconnaître que cela 
est impossible à réaliser aujourd'hui. La plupart 
des poètes comiques de ce temps ne sont plus 
pour nous que des noms. Leurs œuvres sont 



VIII AVANT-PROPOS 

perdues, sauf un certain nombre de litres et de 
fragments, qui, le plus souvent, ne permettent 
même pas de deviner le sujet des pièces d'où ils 
proviennent. Les dates de ces pièces nous de- 
meurent presque toutes inconnues. Quant aux 
relations des auteurs, soit entre eux, soit avec 
les personnages contemporains, nous n'en sa- 
vons à peu près rien. Dans ces conditions, un 
essai d'histoire ne pourrait être qu'un tissu de 
conjectures ou une série d'aveux d'ignorance. 

C'est assez dire que je n'ai pas songé un seul 
instant à l'entreprendre. Aristophane est vrai- 
ment le seul des poètes comiques de ce temps 
dont nous puissions parler en connaissance de 
cause. Je n'ai donc cru pouvoir m'occuper que 
de lui. Il est évident, d'ailleurs, que ce qui sera 
dit d'un poêle en particulier a chance de s'appli- 
quer souvent à d'autres poètes, ses contempo- 
rains, qui ont cultivé. le même genre. En ce 
sei]S, cette série d'études pourra servir de con- 
tribution à l'histoire, tout autrement étendue, 
dont l'esquisse vient d'être tracée. Mais il doit 
être bien entendu, tout d'abord, qu'elle n'a 
même pas la prétention d'en constituer par elle- 
même un chapitre complet. Nous ignorons trop 
de choses importantes sur Aristophane lui- 



AVANT-PROPOS IX 

même. Onze de ses pièces seulement nous sont 
parvenues : il en avait composé quarante (1). Sur 
sa biographie et sa personne, nous ne savons 
guère que ce qu'il nous en a dit çà et là dans 
ses parabases ou par la bouche de ses person- 
nages. C'est avec ces documents, fort insuffi- 
sants, qu'il faut essayer de répondre à des 
questions difficiles et nécessairement obscures. 
Celles qui font l'objet propre de ce livre se 
rapportent presque uniquement aux relations 
d'Aristophane avec les partis politiques qui s'agi- 
taient alors dans Athènes. Il suffit de lire rapi- 
dement ses pièces pour reconnaître en lui un 
adversaire des hommes qui ont exercé en ce 
temps l'influence prépondérante sur la politique 
intérieure et extérieure de son pays. S'ensuit-il 
qu^l ait été à proprement parler l'ennemi de la 
démocratie en général, ou môme de celle qui 
existait alors dans sa cité ? Est-ce vraiment elle 
qu'il attaquait en attaquant ses chefs? Et s'il l'a 
effectivement censurée, quelquefois au moins, 
quelle était la portée de ses censures et quelle 



(1) En éliminant les quatre pièces considérées dès 
l'antiquité comme apocryphes (noÎTjat*;, Nauttyo^, Nfjaoi, 
NCo6o<;). Voy. Kaibel, art. Aristophanes , i2, dans Pauly- 
Wissowa, 



X AVANT-PROI»()S 

en était Torigine? Visait-il à la décrier, pour en 
préparer la transformation totale, ou, simple- 
ment, à l'avertir, pour l'aider à se corriger de 
quelques-uns de ses défauts? Puis, en compo- 
sant ses pièces, était-il l'interprète ou Tinstru- 
ment d'une opposition constituée, consciente de 
ses vues et de ses moyens? ou bien, au con- 
traire, ne prenait-il conseil que de lui-môme? 
Telles sont à peu près les questions qu'on trou- 
vera posées, et que j'ai essayé de résoudre, dans 
les chapitres qu'on va lire. 

Ces questions, évidemment, ont été bien loin 
de passer inaperçues jusqu'ici. Presque tous les 
savants, historiens ou littérateurs, qui se sont 
occupés d'Aristophane ont eu, au contraire, à 
cœur de dire ce qu'ils en pensaient. On trouvera 
cités, dans les notes de ce livre, les principaux 
ouvrages où ces opinions ont été émises ou jus- 
tifiées. Il est inutile d'en donner ici, par avance, 
une nomenclature. Je n'ai guère besoin de dire 
que si ces opinions m'avaient complètement sa- 
tisfait, je n'aurais pas eu l'idée d'écrire à mon 
tour sur le même sujet. D'autre part, il s'en faut 
de beaucoup que je les considère comme géné- 
ralement inexactes. La vérité, dans les études 
historiques et littéraires, n'a tout son prix que 



AVANT-PROPOS XI 

par la justesse des nuances dont elle se com- 
pose. C'est uniquement à mieux préciser ces 
nuances et à les mieux assortir que j*ai cru pou- 
voir utilement m'appliquer. Mes conclusions, 
comme on le verra, ne sont contraires qu*aux 
partis pris et aux assertions absolues. 

La première idée de ce travail remonte à la 
lecture du livre, déjà ancien, de mon regretté 
camarade et ami Aupfuste Goiuil sur Aristo/*hane 
etVancienne Comédie attique (1). Dans cel ou- 
vrage, plein de faits et d'idées, j'avais rencontré, 
relativemetU au sujet ici traité, quelques juge- 
ments qui avaient suscité en moi des doutes sé- 
rieux. C'esten y réfléchissant souvent et en mûris- 
sant ces doutes que j'ai été conduit à écrire ce 
livre. Puisqu'il marque, en somme, une dissi- 
dence entre Couat et moi, je tiens tout particu- 
lièrement à la restreindre d'avance autant qu'il 
convient, en rendant ici un hommage sincère 
à la haute valeur de son travail. 

Octobre 1905. 
(1) Paris, Lecène et Oudin, 1889 ; seconde édition, 1903. 



INTRODUCTION 



La comédie athénienne a été essentiellement ru- 
rale par ses origines. Quelle que soit pour nous 
Tobscurité de son histoire primitive, nous savons du 
moins qu'elle s*est formée, au vi'' siècle avant notre 
ère, dans les campagnes de l'Attique. 

Elle a eu pour premier élément les mascarades 
rustiques qui parcouraient les villages en chantant, 
aux fêtes, de Dionysos, dieu du vin. A ces chœurs 
paraissent s*être associés, plus ou moins tôt, des 
acteurs grotesques, portant le costume et imitant les 
bouffonneries indécentes des paysans péloponé- 
siens, qui, depuis longtemps, représentaient par des 
danses mimiques la vie exubérante de certains gé- 
nies de la végétation. Peut-être reçut-elle d'eux 
aussi rimitation caricaturale de la vie réelle, qu elle 
çut bientôt fait d'ailleurs de développer d'une façon 
originale. En tout cas, ce qui fit sa force et assura 



2 



INTRODUCTION 



son avenir, ce fut le mélange de la fantaisie la plus 
extravagante avec la satire la plus hardie. 

Tant que la comédie fut un simple divertissement 
de paysans, cette satire, quelque libre qu'elle put 
être, n'eut guère de portée ; elle ne dépassait pas le 
village, ou, tout au plus, le canton. Mais lorsqu'elle 
pénétra dans ces dèmes moitié urbains, moitié rus- 
tiques, qui constituaient, au temps de Pisistrate et 
de ses fils, les faubourgs d'Athènes, puis, lorsqu'elle 
fut admise, vers le commencement du \^ siècle, aux 
fêtes de Dionysos qui se célébraient dans la \ ille 
même, et lorsque l'Etat lui eut fait place dans les 
concours publics, les choses changèrent nécessai- 
rement. 

Elle dut alors s'occuper des événements et des 
hommes dont on s'occupait dans ce milieu nouveau. 
Tout en gardant sa fantaisie inventive et bouffonne, 
elle dirigea ses traits contre des personnages plus 
importants. Et, d'abord, elle le fit sous la forme 
qu'Aristote appelle « iambique », c'est-à-dire, appa- 
remment, en s'attaquant aux personnes plus qu'aux 
idées, comme autrefois l'avait fait Archiloque. et 
sans s'assujettir au développement régulier d'un 
thème dramatique. Ensuite, et peu à peu, elle apprit 
à composer, elle s'essaya et réussit de mieux en 
mieux à créer et à mettre en valeur des idées comi- 
cpies, elle ébaucha de véritables fables ou intrigues, 
douées de quelque logique intérieure, et par con- 



INTRODUCTION 



séquent d'une certaine unité. Elle entreprit même 
des démonstrations, elle soutint des thèses poli- 
tiques ou morales. C'est à ce point de son dévelop- 
pement qu'elle nous apparaît chez Aristophane, dès 
la première période de la guerre du Péloponcse, peu 
après 431 . 

L'esprit qui l'animait était nécessairement celui 
de la majorité de son public. H nous faut donc es- 
sayer de nous représenter de quels éléments se 
composait cette majorité, et aussi quelles relations 
existaient entre elle et les poètes qu'elle favorisait. 
Thucydide, en racontant les débuts de la guerre, 
en 431, nous a décrit, avec sa précision habituelle, 
le genre de vie qui était, en ce temps, celui de la 
plupart des Athéniens. Il nous apprend qu'ils se dé- 
cidèrent alors, sur les conseils de Périclès, à quitter 
leurs installations rurales, à les détruire même en 
partie, à envoyer, soit en Eubée, soit dans les îles 
voisines, leurs troupeaux et leurs bêtes de somme, 
pour se réfugier eux-mêmes dans l'enceinte fortifiée 
d'Athènes, avec leurs femmes et leurs enfants. « Ce 
changement, ajoute-t-il, leur fut très pénible, car le 
plus grand nombre des Athéniens avait une habi- 
tude ininterrompue de vivre à la campagne (1). » 
C'était là, comme il le fait remarquer, une tradition 
immémoriale en Attique ; et la destruction même 

(I) Thucydide, l. II, c. xiv. 



4 INTRODUCTION 

des anciens centres polili(iues et religieux, attri- 
buée à Thésée, ne l'avait pas modifiée. Depuis 
(|u*Athènes était devenue la cité unique, les anciennes 
\ illes de la région s'étaient transformées en simples 
bourgs, mais les habitudes étaient restées les 
mêmes. Les familles résidaient toujours sur leurs 
domaines, petits ou grands, groupées en commu- 
nautés domestiques, qui ne se déplaçaient guère. La 
seconde guerre médique avait passé sur ces cam- 
pagnes comme un cyclone dévastateur ; mais, après 
la libération du territoire, on avait rebâti les mai- 
sons incendiées ou ruinées, et la vie accoutumée 
avait repris son cours : « Aussi, dit l'historien, 
avaient-ils grand'peine à quitter leurs habitations et 
ces cultes locaux, qui, depuis le temps des anciennes 
villes, s'étaient transmis des pères aux enfants ; en 
outre, il leur était dur de se voir condamnés à chan- 
i^er leur genre de vie, et il semblait à chacun d'eux 
<|u'il abandonnait sa ville natale 1 . » Témoignage 
(lu plus haut intérêt, qu'on n'a pas assez mis en 
rapport avec l'histoire de la Comédie. Il en résulte 
on effet, très clairement, (jue, pendant toute la pé- 
riode où celle-ci s'est développée, la plus grande 
partie de la démocratie athénienne était rurale de 
fait et par conséquent de sentiments '2 . 

(1) Thucydide, 1. H, c. xvi. 

(2) Ces habitations rurales étaient beaucoup plus con- 
fortables, naturellement, que celles de la ville. On y vivait 



INTRODUCTION 5 

La démocratie urbaine, antérieurement à la guerre 
du Péloponèse, était donc, en réalité, une minorité. 
Et cette minorité n'était même pas absolument com- 
pacte. La partie la plus ardente était celle qui rési- 
dait au Pirée (1). Là se groupaient les gens de mer, 
et, autour d'eux, tous ceux qui fournissaient à leurs 
besoins ou qui les aidaient dans leurs opérations 
diverses, constructeurs, ouvriers de port, fabricants 
et industriels de toute sorte, petits trafiquants, ban- 
quiers; population sans tradition, sans attache au 
sol, mélangée de nombreux métèques et en contact 
incessant avec les étrangers ; vivant nécessairement 
d'une vie plus agitée, plus livrée au hasard, et, en 
somme, à peu près étrangère aux traditions con- 
servatrices. 

La ville proprement dite, qui grandissait rapide- 
ment autour de l'Acropole, formait comme un inter- 
ftiédiaire entre cette turbulente démocratie maritime 
et la paisible démocratie rurale. Là, un certain nom- 
bre de riches citoyens avaient leur maison de ville, 
où ils résidaient une partie de l'année. Autour d'eux, 
habitait une population de condition moyenne, com- 
merçants, gens d'affaire, chefs d'industrie, qui cons- 
tituaient ensemble cette classe précieuse à la prospé- 

à l'aise et largement. Voir, à ce sujet, Isograte, Aréopagit., 

b2. Cf. G. Gilbert, Beitrœge zur inneren Gesch. Athens im 

zeitalterd. Pelopon, Krieges, p. 98 et suiv., Leipzig, 1877. 

(1) BusoLT, GrWec/iisc/fC Gesc/ac/i^c, t. III, r° partie, p. 489. 



♦» I.>'TRODIXTIO.\ 

rite» (Je l'Etat, qu*Euripide a louée dans un passage 
célèbre de ses Suppliantes I . Mais, à mesure que 
rindustrie athénienne s'était développée, il s'était 
formé aussi, dans la grande ville, un prolétariat, qui 
\ivait. au jour le jour, du produit de son travail 
((uotidien. Ces petits salariés étaient naturellement 
enclins à faire souvent cause commune avec les radi- 
caux du Pirée. Et ainsi se trouvaient rapprochés là 
deux éléments bien différents, qui se contrebalan- 
<;aicnt, ou qui prenaient le dessus tour à tour, sui- 
vant les circonstances. 

Pour en revenir à la démocratie rurale, on ne 
peut pas douter qu'elle ne fut, elle aussi, très dé- 
voué(3 aux institutions d'Athènes. C'était la législa- 
tion (le Solon qui, au début du vi*" siècle, l'avait 
affranchie et lui avait assuré la possession tranquille 
(le ses domaines. Le gouvernement de Pisistrate et 
(le ses lils, en lui procurant une longue période de 
paix intérieure, avait consolidé entre ses mains la 
proprii'té territoriale et en avait favorisé la division. 
L'Atlique comptait probablement, à la lin du vi® siècle, 
un plus grand nombre de petits domaines ruraux 
(|u'aucun autre pays de la Grèce. Les réformes de 

(l) EnupiDE, Suppliantes, 244 : « Des trois classes de ci- 
toyoris, c'est la classe moyenne qui assure le salut public, 
car c'est elle qui conserve l'ordre institué par la cité. » 
Ces paroles sont attribuées par le poète à Thésée, fonda- 
teur idéal de l'Etat athénien. 



INTRODUCTION 7 

Clisthène, en abolissant les vieilles naueraries et en 
organisant les dèmes, avaient répandu à travers 
toutes les agglomérations rurales un esprit de li- 
berté. Tous ces petits propriétaires s'étaient habi- 
tués à délibérer, à prendre des décisions, à faire 
leurs affaires eux-mêmes : c'étaient vraiment des 
hommes libres, et ils n'avaient aucune envie de ces- 
ser de l'être. La démocratie était, à n'en pas douter, 
tout aussi enracinée chez eux que chez les gens de 
la ville ou du Pirée, mais ils ne la concevaient pas 
de la même manière (1). 

Nécessairement, ils étaient bien plus attachés aux 
vieilles coutumes, aux rites anciens du culte, à la 
tradition sous toutes ses formes. Les idées nouvelles 
ne circulaient que lentement parmi eux : aussi, 
lors(ju'ils venaient à les rencontrer inopinément, 
elles leur paraissaient scandaleuses ou ridicules. La 
noblesse de race, qui était suspecte ou odieuse aux 
démocrates de la ville, continuait au contraire à 
jouir d'un respect héréditaire de la part de ces pay- 
sans; car les représentants des anciennes familles, 
dispersés dans les dèmes, étaient les gardiens et 

(1} BosoLT, Griech. Gcsch., t. III, 2* partie, p. 821, me 
paraît confondre beaucoup trop la démocratie rurale 
avec l'oligarchie. De ce qu'elles ont fait cause commune 
en quelques circonstances, on n'est pas en droit de con- 
clure qu'elles fussent animées ordinairement de sentiments 
identiques. 



8 INTRODUCTION 

les prtMres héréditaires de beaucoup de ces cultes 
locaux auxquels les gens de la campagne demeu- 
raient si attachés. D'ailleurs, les politiciens de la ville 
avaient peu d'action sur eux. Occupés de leur tra- 
vail, ils n'avaient ni le temps ni le goût de prêter 
Foreille aux dénonciations qui trouvaient crédit au- 
près de la plèbe urbaine, et ils se tenaient en dehors 
des agitations stériles (1). 

Euripide dans son Oreste, joué en 408, s'est plu 
à tracer un portrait, idéalisé sans doute, mais cer- 
tainement vrai quant aux traits essentiels, du paysan, 
tel qu'il avait pu l'observer. Le campagnard qu'il 
représente dans une assemblée populaire, soutient 
précisément contre un démagogue la cause des 
principes traditionnels : « Alors, un autre citoyen 
se leva ; son extérieur était rude, mais c'était vrai- 
ment un homme ; il ne fréquentait guère la ville ni 
Tagora circulaire, il travaillait aux champs : c'était 
un de ceux qui assurent le salut d'un pays. Au 
reste, il avait l'esprit ouvert à la discussion, quand 
il voulait discuter ; honnête homme, qui menait 
une vie sans reproche (2). » Ce paysan, nous dit le 
poète, ne fréquentait guère la ville ni l'agora, c'est- 

(1) Aristoph., Paix, 190. Trygée se nomme et se définit 
en deux vers : « Trygée d'Athmonon, vigneron habile, 
nullement sycophante, et qui a horreur de se mêler de 
tout. » 

(2) Euripide, Oreste, 917. 



INTRODUCTION 9 

! 
à-dire ici rassemblée. Nous avons là, si nous sa- 
vons interpréter ce témoignage précieux, Texplica- 
tion d'un fait qui est de première importance pour 
notre sujet. La démocratie rurale, bien que nom- 
breuse, avait peu d'influence à l'assemblée et dans 
les jugements, parce qu'elle s'abstenait en majorité 
d'y prendre part. Ce fut jnéme là le mal dont 
Athènes souffrit le plus, et auquel elle ne sut jamais 
remédier par l'organisation d'un gouvernement re- 
présentatif, ou par rétablissement d'un re/erendum 
pour certaines questions de première importance. 
Ces habitants des villages ne se souciaient guère, 
en général, d'abandonner leurs travaux, de faire 
une longue route, de se mettre en dépense, pour 
venir exercer à la ville leurs droits de citoyens. 
Voilà comment les Athéniens de la ville et ceux du 
Pirée se trouvaient constituer la majorité, soit au 
Pnyx, soit dans les tribunaux, sauf peut-être dans 
certaines circonstances exceptionnelles (!}. 

Mais il n'en était pas de même, sans doute, lors- 
qu'il s'agissait de prendre part aux Lénéennes et 
surtout aux grandes Dionysies. Ces fêtes de Dio- 
nysos comptaient parmi les plus belles, les plus 
joyeuses et les plus bruyantes qu'on célébrât dans 

(1) Voir à ce sujet G. Gilbert, Bcitrœge, p. 98 et 
suiv., et J. Beloch, Die attische Poliiik seit Perikles, 
p. 7 et suiv. Leipzig, 1884, Cf. Xénophon, Mémor,, c. vu, 

H- 



10 INTRODUCTION 

Athènes 1;. De tous les environs de la ville et même 
(les parties reculées de TAttique, on devait y accou- 
rir en foule '2 . ('es spectateurs rustiques apportaient 
là leurs habitudes d'esprit, leurs goûts, leurs idées, 
et, comme ils formaient probablement la majorité, 
soit par eux-mêmes, soit avec la partie de la popula- 
tion urbaine qui partageait leurs sentiments, ils les 
imposaient aux poètes et aux juges. 

Ils adoraient les tragédies d*Eschyle qui leur par- 
laient des dieux et des héros dans un langage magni^ 
fique; et si, par hasard, ils ne le comprenaient pas 
toujours bien exactement, le son des mots et la 
grandeur des sentiments suffisaient à les émouvoir 
profondément '3;. Sophocle aussi les ravissait; ils 
aimaient le pathétique noble de ses drames, la 
beauté brillante de ses chants lyriques, la fierté de 

(1) Aristophane, Nuées t v. 311. 

(2) IsocRATE, Aréopag,^ 52, dit, il est vrai, à propos de ce 
temps : xat ttoXXo'j; t<I>v ttoXitôjv jjtr^o' eiç xàc eopxà; et; 
àrcu xaTatêaivîtv, àXX' aipETtrOa'. (jlsveiv Itzi toT; totoi; à^(7.^ol<; 
fjiâÀXov t) tu)v xoivwv àTToXajîiv. Il est bien évident, en 
effet, que tous les AthéDiens de la campagne ne venaient 
pas assister aux Dionysies urbaines ; beaucoup d'entre eux 
restaient nécessairement chez eux ; mais, en notant ce 
fait comme une preuve qu'ils s'y trouvaient bien, l'ora- 
teur reconnaît implicitement que l'attrait de ces fiHes se 
faisait sentir dans toute l'Atlique et qu'une bonne partie 
de la population rurale venait y assister. 

(3) Aristophane, AcharnienSy 10; Nuées, 13G4-1368. Cf. 
Grenouilles, 1413. 



INTRODUCTION 1 1 

ses personnages, et, derrière la tragédie humaine, le 
dieu invisible et prosent (1). En revanche, ils faisaient 
médiocre accueil aux compositions d'Euripide, où il 
y avait, à leur gré, trop de rhétorique subtile, et, en 
outre, une inquiétante prédominance de Tinstinct, 
(|ui troublait leur robuste simplicité morale. 

Mais, plus encore que la tragédie peut-être, la co- 
médie les enchantait, car elle était vraiment leur in- 
terprète. C'était le genre où la vieille Attique, en sa 
rusticité joyeuse, s'épanchait librement. I.a campa- 
i<no. simple et moqueuse, y prenait sa revanche sur 
la ville et sur ceu.v que la ville admirait. Pour lui 
plaire, les poètes avisés caricaturaient sur la scène 
les hommes du jour, politiciens diserts et intéressés, 
philosophes subtils, auv théories inquiétantes, so- 
phistes infatués, auteurs à la mode, musiciens 
novateurs et raffinés, tous ceux en un mot dont les 
citadins s'engouaient, mais qui semblaient prodi- 
gieusement grotesques à ces braves paysans d'Ath- 
monon ou de CholIidcO. Nos campagnards n'avaient 
pas (le plus grand plaisir que de les couvrir de leurs 
huées vengeresses. 

(i) Aristophane, PaU^ 531. 



II 



Cette alliance tacite entre la démocratie rurale et 
la comédie nous apparaîtrait sans doute bien plus 
clairement, si nous possédions encore un certain 
nombre des pièces qui furent jouées à Athènes dans 
les deux premiers tiers du v® siècle. Il est bien pro- 
bable, en effet, que le paysan, qui était à l'origine 
Facteur etle chorente attitré de la comédie, dut conti- 
nuer à y jouer un rôle important dans les drames de 
Chionidès et d'Ecphantidès, de Magnés etde Cratinos, 
de Cratès et d'Uermippos. Malheureusement, toutes 
ces pièces sont perdues, et le peu (jue nous en savons 
ne se prête pas à des conjectures suffisamment pro- 
bables. Mieux vaut donc nous en tenir à Aristo- 
phane, le seul dont nous puissions parler en con- 
naissance de cause. 

11 est impossible, aujourd'hui, en présence de té- 
moignages contradictoires et sans autorité, de décider 
s'il était fils d'un père athénien et d'une mère athé- 
nienne, condition nécessaire pour posséder, de nais- 
sance, le titre de citoyen. Un biographe anonyme 



INTRODUCTION 1 3 

nous dit bien qu'il appartenait au dème de Kydathé- 
nseon, de la tribu Pandionis (1). C'est là une affir- 
mation précise, qui doit provenir d'actes officiels, 
et qu'il faut tenir par conséquent pour authenti- 
que f2;. Mais elle laisse indécise la question de sa- 
voir comment Aristophane avait acquis le droit de 
cité ? Etait-il, comme le veulent d'autres traditions, 
d'origine étrangère, et le droit de cité fut-il conféré, 
soit à son père, soit à lui, par un décret de naturali- 
sation, ainsi que l'affirme un biographe (3) ? Nous 
l'ignorons ; et les hypothèses diverses des érudits 
modernes n'ont pas réussi à fixer les idées sur ce 
point. Il en est de même en ce qui concerne les re- 
lations du poète avec Egine ; car le témoignage qui 
s'y rapporte dans les Acharniens a été interprété de 
plusieurs manières (4). Quoi qu'il en soit, nous 



(i) Biogr. anon. Didot, XI, I. 1 et 3. Cf. XV. 

(2) Kaibel, art. Aristophanes, ii® 12, p. 971, dans Pauly- 
Wissowa. 

(3) Biogr, anon. Didot XI, I. 30 35. Cf. XIV. 

(4) Acharniens, 651-6o3. Quelques commentateurs veu- 
lent que ce passage se rapporte, non à Aristophane, 
mais à Callistrate, sous le nom de qui la pièce fut jouée. 
Cela me paraît inadmissible. Le véritable auteur était 
certainement connu de la majorité du public, et il serait 
par trop invraisemblable qu'Aristophane eût donné à son 
prête-nom le rôle et l'importance que ce morceau lui at- 
tribue. Ce qui est dit là, il n'a pu le dire que de lui- 
même. 11 y a donc lieu de croire qu'Aristophane avait 
reçu un lot de terre à Egine, comme clérouque, lors de 



i 4 INTRODUCTION 

pouvons (}tre à peu près assurés, du moins, qu'au 
temps où Aristophane débuta comme poète comique, 
il était considéré comme citoyen athénien et inscrit 
sur les registres du dème de Kydathénœon. 

Ce dème était un des quartiers d'Athènes ; mais 
on sait que l'inscription dans un dème n'impliquait 
pas qu'on y résidât (1). Certains indices, tirés des 
pièces mômes d'Aristophane, ne permettent guère de 
douter que, dans son enfance au moins, il n'ait 
beaucoup vécu à la campagne, parmi les paysans de 
l'Attique. Philippe, son père, a dû être un de ces pe- 
tits propriétaires laborieux, qui, avec quelques es- 
claves, exploitaient leur domaine, planté de vignes et 
d'oliviers, aux environs d'Athènes. Les hommes de 
cette classe sont ceux que le poète s'est plu à 
mettre en scène, sous les noms de Dikéopolis, de 

l'expulsion des Eginètes en 43(. Son âge n'est pas une ob- 
jection, puisque nous ne savons ni quel âge exactement 
il avait en 431, ni si la loi ou Tusage interdisait d'attri- 
buer un lot de terre à un mineur. Quant à la chicane ju- 
ridique de MuUer-Strûbing {Aristoph., p. 607), elle me 
semble dénuée de valeur : Aristophane plaisante ; il est 
puéril de discuter ses paroles comme un texte de loi. 
Aristophane était donné pour un clérouque d'Egine par 
Théogène dans son écrit Tiepî At^ivr^; (Schol. Platon, ApoLy 
19 c). 

(1) Alcibiade, qui était du dème des Scambonides, avait 
son domaine dans le dème d'Erchia (Ps. Platon, Alcib. 
maj., p. 123 c.).Les clérouques continuaient à faire partie 
de leur dème (Schœmann-Lipsius, Griech, Alterthûmery II, 
p. 100). 



INTRODUCTIO.^ 1 5 

Strepsiade, de Trygée ; il en a formé le chœur de la 
Paix, celui des Laboureurs, Visiblement, dans la 
première partie de sa vie surtout, il a pour eux une 
prédilection. Ses comédies sont remplies d'allusions 
à leurs mœurs, à leurs travaux et à leurs passe- 
temps. Et ces allusions sont si précises, si variées, 
si évocatrices de la réalité qu'elles semblent bien 
impliquer une connaissance directe des choses. On 
se dit que le poète a du voir, dès son enfance, le 
paysan chez lui, au coin de son feu en hiver, devant 
sa maison en été, près des ruches bourdonnantes et 
du puits entouré de violettes. Il est au courant des 
habitudes de la campagne, de la culture des champs 
et de celle des jardins, de tout ce que le cultivateur 
attend ou craint du beau ou du mauvais temps. Il 
sait les noms des arbres, des plantes et des outils, 
ceux des oiseaux qui se cachent dans les haies ou 
qui volent par les champs ; il n'ignore pas en quelle 
saison le raisin se dore et se gonfle, plus ou moins 
précoce selon les espèces et les variations de la tem- 
pérature (1). Et non seulement il connaît toutes ces 
choses, mais on sent qu'il en a le goût et qu'il aime 
à en parler; il est pénétré d'un sentiment vif de la 
nature, qui n'est pas le rêve d'un citadin lassé, mais 
qui semble fait de souvenirs et d'impressions per- 

(l) Âcharniens, 32-36; 24i-279; 872 et suiv.; Nuées, 43- 
50 ; Paix, 535-538 ; 556-600 ; 1000-1006 ; 1128-1170 ; Oiseaux, 
227-304 ; 576 et suiv. 



l {} INTRODUCTION 

sonnelles. Comment ne pas conclure de là que le fu- 
tur poète a du vivre de la vie rustique, à Tàge où 
Ton remarque tout, et où se multiplient ces sensa- 
tions vives qui déterminent le tour de l'imagina- 
tion ? 

Tout nous porte donc à croire que sa prédilec- 
tion pour la démocratie rurale doit être attribuée 
d'abord, non à la réflexion ni à des influences subies 
au temps de ses débuts, mais à ses origines mêmes. 
Il l'a aimée parce qu'il en était le fils, parce qu'il 
avait vu de ses yeux et qu'il sentait dans sa propre 
conscience tout ce qu'elle valait. 

Mais il faut bien remarquer que cette démocratie 
rurale n'a jamais constitué un parti organisé dans 
l'Etat athénien, et que, par suite, n'ayant pas eu de 
programme de réformes, elle n'a pu en fournir aucun 
aux poètes qui interprétaient ses sentiments. A aucun 
moment du V siècle, nous ne la voyons se donner 
un chef ni intervenir dans les affaires publiques 
comme une force distincte et disciplinée. Le plus 
souvent, elle s'abstenait. Lorsqu'elle agissait, c'était 
à titre d'appoint, en apportant son concours aux 
partis qui, dans telle circonstance, représentaient le 
mieux ses sentiments. Mais il fallait, pour cela, des 
raisons pressantes, qui la décidassent à sortir de son 
indifférence naturelle. 

Aristophane, comme les autres poètes comiques 
du temps, n'a donc pu lui emprunter (jue des sug- 



LNTRODUCTION i 7 

gestions obscures, ou, pour mieux dire, des ten- 
dances instinctives, qu'il a précisées et formulées 
par lui-même, et sous sa propre responsabilité. 
Pour apprécier cette élaboration personnelle, il faut 
étudier son éducation urbaine et ses relations avec 
les partis qui intervenaient alors dans la vie pu- 
blique. 



m 



C'est de 431 à 427 environ, c'est-à-dire dans les 
premières années de la guerre du Péloponèse, qu'il 
acquit l'éducation spéciale dont un poète comique 
ne pouvait alors se passer. 

11 débuta en effet en 427, fort jeune encore, et sa pre- 
mière pièce semble avoir obtenu au moins l'approba- 
tion et les encouragements de quelques bonsjuges(l). 
D'ailleurs, elle n'eiit même pas été admise au con- 
cours, si elle avait été l'œuvre d'un débutant, ab- 
solument inexpérimenté. Dès ce temps donc, Aris- 
tophane savait à peu près son métier, et cela ne 
permet pas de douter qu'il n'eut déjà fréquenté, 
depuis quelque temps, le monde où on pouvait l'ap- 
prendre. 

Quel était ce monde? Ce n'était pas, à coup sûr, 
celui dont nous venons de parler, ce milieu rustique, 
où s'était sans doute écoulée son enfance. La co- 
médie, en ce temps, était devenue une œuvre d'art 

(1) Nuées, V. 528. 



INTRODUCTION 19 

fort complexe, qui avait ses formes traditionnelles, 
ses inventions ordinaires, et dont la fantaisie même 
était assujettie à certaines habitudes. Outre le texte 
versifié, elle comportait des chants, des danses, un 
spectacle varié, toute une organisation de mascarade 
et de mise en scène. Quel que fût le génie d'Aristo- 
phane, il ne pouvait s'initier à cette pratique qu'en 
fréquentant les gens qui en avaient l'expérience et 
en se mettant à leur école. 

Or, il n'est pas douteux qu'il n'y eût alors en At- 
tique de véritables spécialistes de la comédie : les 
uns, poètes et acteurs à la fois, les autres simple- 
ment acteurs, d'autres encore plutôt chanteurs, 
danseurs, costumiers, entrepreneurs et organisa- 
teurs de spectacles ; en somme, tout un monde de 
bouffons et de mimes, qui se prêtaient mutuellement 
le concours de leui^ talents divers, et par la cofia- 
boration constante desquels la comédie était devenue 
peu à peu l'œuvre d'art, vraiment harmonieuse dans 
sa bigarrure paradoxale, que nous admirons encore 
dans les textes subsistants. Dans une ville comme 
Athènes, ces gens de mcme goût et de même métier 
devaient nécessairement se connaître, se rencontrer ; 
tantôt amis et collaborateurs, maîtres et disciples, 
tantôt rivaux et ennemis. A peine savons-nous 
quelque chose de ces amitiés et de ces inimitiés par 
certaines allusions d'Aristophane et par les notes des 
commentateurs anciens qui les ont expli([uées, sou- 



20 INTRODUCTION 

vent sans les bien comprendre eux-mêmes et en 
essayant de deviner ce qu'ils ignoraient. En général, 
faute de correspondances, de mémoires, de biblio- 
graphies détaillées, ces dessous de la vie littéraire 
d*Athénes nous échappent. Ce n'est pas une raison 
pour méconnaître l'importance qu'ils ont eue dans 
la formation intellectuelle et morale d'Aristo- 
phane. 

Ce monde de la comédie n'était aucunement tenu 
à distance par la haute société athénienne, la plus 
ouverte, la plus mélangée, la plus égalitaire qu'il 
y ait jamais eu. 

Nous trouvons de précieux témoignages à ce sujet 
chez Xénophon et chez Platon. Le Banquet de Xé- 
nophon est censé avoir lieu en 421, dans la maison 
du riche Callias, lils d'Hipponikos, c'est-à-dire chez 
le représentant d'une des grandes et riches familles 
athéniennes. Or, nous y voyons figurer des gens de 
toute sorte, des riches et des pauvres, des philo- 
sophes et des ignorants. Assis à la même table, ils 
s'entretiennent familièrement, en compagnie d'un 
bouffon de profession, venu sans être invité, mais 
admis libéralement, et qui se mole à la conversation. 
Mémo un mime syracusain, appelé là pour donner 
une représentation orchestique, entre en propos 
avec les convives, opine à son tour sur le sujet dé- 
battu, et enfui se permet d'adresser à Socrate des 
plaisanteries fort déplacées, sans être ni expulsé, ni 



INTRODUCTION 



21 



jnême rappelé à Tordre. C'est l'égalité et la liberté 
poussées à un degré que nous avons peine à com- 
prendre. 

Les Mémorables, V Economique nous représen- 
tent les mêmes mœurs. Socrate y aborde qui bon 
lui semble, interroge, discute, se fait écouter par- 
tout; sa façon de vivre, telle qu'elle nous est là dé- 
peinte, eût été impossible dans tout autre mi- 
lieu. 

Il en est de même chez Platon. L'Athènes qu'il 
nous met sous les yeux est une sorte de lieu de con- 
versation, où tout le monde est censé se connaître, 

et oii chacun a le droit de se mettre en relation avec 

» 

ceux qu'il rencontre. Son Banquet, en particulier, 
image d'une réunion plus ou moins fictive, tenue 
chez Agathon en 416, a cet intérêt tout spécial qu'il 
nous fait voir Aristophane lui-même dans la so- 
ciété athénienne. Nous ne connaissons pas, il est 
vrai, la condition de tous les convives ; mais nous 
entrevoyons là le même mélange de classes et de 
professions ; et Aristophane n'y figure aucunement 
en état d'infériorité. 

Nous pouvons donc être assurés qu'il ne fut pas 
le moins du monde isolé, soit à ses débuts, soit plus 
tard, ni confiné dans un milieu spécial. Dès sa jeu- 
nesse, il a certainement vécu, dans Athènes, en 
plein mouvement des esprits, en pleine liberté de 
propos, en pleine communication d'idées. Ce n'est 



22 



I.^TRODl'CTlON 



pas id le lieu (I*insister surrinfluence que la vie ur- 
baine, eu son effervescence et sa mobilité, a exercée 
sur son art : il n'est pas un seul de ses lecteurs qui 
ne sente, à cha(jue page de ses œuvres, ce qu'il a dû 
à la rue, à Tagora, au port, au\ rencontres et aux 
réunions. Tout ce qu'il y a de réalité dans son 
théâtre vient de là, et sa fantaisie même s'en inspire 
largement. Mais nous ne nous attachons en ce mo- 
ment (|u'à ses relations avec les partis, et c'est à ce 
point de vue seulement que nous voulons considérer 
ici son contact a\ec la société urbaine. 

Les Athéniens étaient par nature frondeurs et ma- 
lins. C'était un l)esoin pour eux que de chercher les 
dessous des choses, d'imaginer des explications nou- 
velles, d'attribuer aux hommes politiques des motifs 
secrets. On se faisait une réputation d'esprit fin et 
clairvoyant, lorsqu'on avait trouvé, en ce genre, 
mieux que les autres. Et ce n'étaient pas les ennemis 
déclarés de la constitution ni les adversaires des 
chefs populaires, qui peut-être se plaisaient le plus à 
ces médisances. Le parti oligarchicjue proprement 
dit comptait des théoriciens et des hommes d'Etat, 
qui opposaient doctrine à doctrine et politique à po- 
litique. Mais les médisances personnelles, les expli- 
cations malveillantes ne venaient pas d'eux particu- 
lièrement. Elles naissaient dans les conversations 
quotidiennes, dans les cercles, sans distinction de 
partis. C'est de là incontestablement que sont issues 



INTRODUCTION 23 

nombre d'accusations contre Périclès et ses amis, qui 
abondèrent et prirent force, à partir de 443 surtout, 
lorsqu'il n'eut plus en face de lui d'opposition orga- 
nisée, après l'exil de Thucydide, fils de Mélésias. On 
se mit alors à dire que Thomme d'Etat obéissait aux 
caprices d'Aspasie, que la belle Milésienne lui com* 
posait même ses discours ; on parla des malversa- 
tions de Phidias, commises avec sa complicité ; on 
le rendit responsable des hardiesses d'Anaxagore : 
et lorsqu'il eut fait la guerre à Sparte, on répandit 
le bruit qu'il l'avait faite pour dissimuler ses dilapi- 
dations et pour échapper à une condamnation cer- 
taine (1). Vrais ou faux, ou encore vrais et faux à la 
fois, nous voyons que ces propos coururent alors de 
bouche en bouche, (|u'ils trouvèrent crédit dans 
l'opinion, et qu'enfin ils eurent môme des consé- 
quences graves. 

La comédie en général, et celle d'Aristophane en 
particulier, en fit toujours son aliment de précHlec- 
tion. Mais cela ne nous autorise pas du tout à la con- 
sidérer comme l'interprète attitrée d'une opposition 
anticonstitutionnelle. Vivant de satire, elle répétait 
simplement sur la scène ce qui se disait couramment 

(i) Plutarque, Périclès, c. xiii. En rapportant ces diffa- 
mations aux poètes comiques, Plutarque a bien compris 
qu'ils les avaient eux-mêmes recueillies dans les entre- 
tiens quotidiens : osçàfievot 8e xov XcS^ov ol xw{xi>co'. ttoXXtqv 
àasXYetav aûxoû xaTsoxéôacrav., 



24 JMRODrCTIO.N 

par la ville. Il est vrai qu'en répétant ainsi ces pro- 
pos légers, elle leur donnait bien plus de force et de 
consistance, à tel point qu'elle les a parfois imposés 
à l'histoire. C'est le privilège des véritables œuvres 
d'art de faire vivre ce qu'elles ont une fois mis en 
lumière. Mais, à l'origine, les éléments qu'elles s'ap* 
proprient et qu'elles immortalisent étaient bien loin 
d'avoir la valeur qu'on leur attribue plus tard à 
cause d'elles. 



IV 



11 ne faut pas méconnaître cependant qu'il y avait 
dans Athènes, au temps où Aristophane composait 
ses premières comédies, un groupe oligarchique, 
qui détestait la démocratie ; que ce groupe comptait 
des représentants notables dans la société ; que le 
poète a pu les connaître, les entendre parler, re- 
cueillir au moins quelques-unes de leurs idées ; qu'il 
a eu peut-être, parmi eux, des amis et des patrons ; 
et par conséquent, il y a lieu d'étudier de près, au- 
tant que nous pouvons le faire aujoud'hui, ses rela- 
tions avec eux (!}. 

L'aristocratie athénienne avait constitué assez 
longtemps, après les guerres médiques, un parti 
organisé, dont Cimon, fils de Miltiade, fut le 
principal chef. Ce parti acceptait la démocratie de 
Solon et de Clisthène, mais il apportait dans la con- 

(1) Auguste Couat, dans Touvrage cité plus haut, a 
cherché à établir que les poètes comiques à Athènes au- 
raient été vraiment les clients, sinon les parasites de 
l'aristocratie, qui les aurait tenus entièrement sous sa dé- 
pendance. C'est -sur ce point que je me trouve principa- 
lement en désaccord avec lui. 



2G INTRODUCTION 

duite (les affaires ses traditions, et il essayait d'v 
faire prévaloir un principe conservateur. 

On sait comment il fut abattu par les réformes 
démocratiques d'Ephialte et de Périclcs, par la di- 
minution despou\oirs de l'Aréopage, par l'exil de 
Cimon (l). Toutefois, il semble avoir repris quelque 
force dans les années (jui suivirent la mort de Ci- 
mon, entre H!) et 4i3. Ce fut le temps où eurent 
lieii, à la tribune, les luttes mémorables dont PIu- 
tarquc nous a conservé le souvenir, entre Périclès, 
chef incontesté du parti populaire, et le successeur 
de Cimon, Thucydide, lils de Mélésias, le principal 
orateur du parti adverse. Ces luttes se terminèrent, 
en Tannée H3-ii2, par la victoire de Périclcs, qui 
obtint contre son adversaire une sentence d'ostra- 
cisme (2). 

Le parti aristocrati(jue en fut désorganisé pour 
longtemps 3). Xi pendant les dernières années du 
gouvernement de Périclès, ni moine après sa mort, 
lorsque rinfluence directrice passa aux mains 
d'hommes bien inférieurs à lui, il ne réussit à faire 
de nouveau ligure dans les débats publics. Nicias, 
((ui traduisait (|uelquefois ses idées à la tribune, 
n'était pas un homme d'action ni un chef, à propre- 
ment parler. En réalité, la force latente du parti se 

(1) Aristote, Républ, des Athéniens^ n. xxiu-xxvi. 

(2) Ed. ^EYER^Geschkhtedes AlterthumsX IV, p. 407-409. 
(3)Plutarque, Périclès, c. xiv. 



KfTROWJCTION 27 

concentrait alors en quelques hommes, qui se tenaient 
à Fécart et qui attendaient Theure. On peut citer, 
comme le plus connu d'entre eux,rorateur Antiphon. 

De temps en temps, sortait de ce cercle quelque 
écrit mordant, où les vues du parti étaient exposées 
avec la vigueur un peu sèche qui caractérisait alors 
la prose attique. Nous en possédons un spécimen 
remarquable dans le Traité de la République des 
Athéniens, faussement attribué à Xénophon. L'au- 
teur est un aristocrate, hautain et intransigeant, qui 
se propose de dissiper, par son âpre logique, ce 
qu'il considère comme les illusions des modérés de 
son parti. A ceux qui admettaient que la démocratie 
athénienne pouvait être réformée, il oppose la néga- 
tion la plus décidée. Il démontre, avec un sang-froid 
imperturbable, qu'elle suit simplement la loi de sa 
nature, qu'elle est ce qu'elle doit être, ce que la 
force des choses exige qu'elle soit, et qu'elle ne peut 
pas être autrement. C'est l'argumentation la plus 
dure, la plus inflexible, la plus insolente qu'on ait 
jamais écrite (1). 

Il est bien difficile de croire qu'Aristophane ait 
pu entrer et se plaire dans l'intimité de tels person- 
nages. Son esprit enjoué, sa fantaisie exubérante, 
ses folles sailUes ne pouvaient guère convenir à ces 
théoriciens ; et leur gravité doctrinaire n'était pas 

(1) On reviendra plus en détail sur cet écrit, à propos 
des Cavaliers i au chapitre ii. 



28 INTRODUCTION 

faite non plus pour charmer ce jeune poète, à la 
verve étincelante et capricieuse. Au reste, lorsqu'on 
prend la peine de comparer les quelques idées, ou 
ébauches d'idées, qui forment toute la doctrine po- 
litique de ses pièces, avec les théories oligarchiques 
telles que nous pouvons encore les reconstituer 
en partie, on s'aperçoit vite qu'elles en diffèrent 
sensiblement. C'est une comparaison qui doit être 
faite pour chaque pièce séparément, avec citation à 
l'appui ; mais le résultat général peut en être énoncé 
dès à présent. Incontestablement, il y a, çà et là, 
une influence indirecte de quelques-unes de ces 
théories sur la pensée du poète ; mais, toujours, ces 
théories nous apparaissent, à travers ses drames, 
très sensiblement modifiées, non seulement dans leur 
forme, ce qui va de soi, mais dans leur esprit même. 

En réalité, si Aristophane a été en commerce, 
comme cela est probable, avec nombre de membres 
de l'aristocratie athénienne, ce n'est pas, à coup sûr, 
avec ses théoriciens, et nous ne devons en aucune 
façon nous le figurer comme recevant un mot d'ordre 
(les chefs du parti, ni comme choisi par eux pour in- 
terprète officieux. La comédie n'avait rien à faire 
avec les complots, et on peut affirmer sans hésitation 
(fu'elle n'a jamais lié partie avec les hétairies révo- 
lutionnaires. 

Mais il ne faut pas oublier que cette aristocratie, 
à côté ou au-dessous de son état-major, comprenait 



INTRODUCTIOX 21) 

une grande quantité de gens de tout autre hunneur ; 
et, parmi ceux-là, au premier rang, une jeunesse 
joyeuse, aimant le plaisir, les réunions bruyantes, 
et prête à faire bon accueil à quiconque Tamusait. 
C'est cette jeunesse, précisément, qu'Aristophane, 
jeune lui-même, débordant de gaîté, fort libre sans 
doute en ses mœurs et en ses propos, a du fré- 
quenter surtout ; c'est elle qu'il a mise en scène dans 
ses Cavaliers, Sa comédie, en ce qu'elle a de poli- 
tique, procède bien plus de leurs conversations que 
des théories indiquées plus haut. Et si quelque 
chose de ces théories s'y retrouve cependant, c'est 
que ces jeunes gens, dans leurs entretiens pas- 
sionnés, désordonnés, indiscrets, ne pouvaient guère 
manquer de répéter parfois entre eux ce qu'ils avaient 
entendu dire aux graves personnages qui leur ser- 
vaient de maîtres et de docteurs. Ils le répétaient 
avec la vivacité, avec l'exagération paradoxale, avec 
la fantaisie outrancière de leur âge. Ils en tiraient 
mille moqueries contre les chefs du peuple, contre 
les politiciens de la démocratie ; et ce peu de doc- 
trine servait de soutien à leurs propos frondeurs et à 
leurs satires personnelles. Seulement,on est en droit 
de croire qu'ils n'approfondissaient guère les théo- 
ries, et qu'ils se plaisaient bien plus à tous les bruits 
malveillants, aux anecdotes scandaleuses, aux faits 
divers, vrais ou faux, qui rendaient leurs adversaires 
ridicules ou haïssables. Voilà le foyer où s'alimen- 



30 IXTRODLCTIOM 

tait la flamme brûlante de la comédie. C'est de ce 
feu, sans cesse attise par Tesprit attique, que jaillis- 
saient à foison les étiiicelles qu'on voit encore tour- 
billonner dans les comédies d'Aristophane. 

Toutefois il ne faudrait pas croire, là-dessus, 
qu'Aristophane ait été le porte-parole docile de cette 
jeunesse même. Sa libre nature, plus encore peut- 
être par spontanéité d'imagination et d'esprit que 
par indépendance de caractère, répugnait à tout as- 
servissement. Les suggestions qu'il a reçues du mi- 
lieu aristocratique se sont d'ailleurs mêlées en lui aux 
traditions et aux instincts de la démocratie rurale, 
dont il a été (|ucstion plus haut. Et, assurément, il 
n'est pas résulté de là une combinaison stable, pon- 
dérée, définitive, mais plutôt un mélange inconstant, 
très original et très personnel, soumis, non seule- 
ment aux inlluonces des événements et aux varia- 
tions (le l'humeur, mais aussi à cette force intime des 
inventions dramatiques, qui s'imposent parfois à, 
leurs créateurs mêmes et mènent secrètement le 
poète, alors ((u'il semble les conduire très savamment. 

Aristophane a-t-il eu, d'ailleurs, parmi ses amis 
(le la haute société athénienne, des patrons à propre- 
ment parler ( Avouons (jue nous n'en savons rien et 
(|u'il y a là une lacune regrettable dans nos connais- 
sances. D'une manière générale, il ne paraît pas da 
tout invraisemblable (|ue les poètes comiques, 
d'Athènes aient cherché, lorsqu'ils débutaient, à se 



IIVTUODUCTION 31 

faire des protecteurs parmi les personnages ca- 
pables de leur prêter appui. Ils pouvaient en avoir 
besoin, soit pour se faire recommander à Tarchonte 
qui donnait le chbeur comique, soit pour se ga- 
rantir contre les conséquences fâcheuses qu'une sa- 
tire trop hardie risquait toujours de leur attirer. Cra- 
tinos, au temps de sa jeunesse, semble avoir re- 
cherché le patronage de Cimon (1) ; Téléklidès, plus 
tard, se donnait pour l'ami de Nicias(2). En ce qui 
concerne Aristophane, rien n'indique qu'il ait été le 
client d'aucun personnage connu. Mais il serait fort 
possible qu'il l'eût été sans que nous le sachions. La 
question doit être indiquée, bien qu'elle ne puisse 
plus aujourd'hui être résolue (3). 

(1) Cratinos, Les Archiloques» fragment 1, Kock* 

(2) TÉLÉKLIDÈS, fragment 41, Kock. 

(3) G. Gilbert, Beitrœge, p. 74, considère, lui aussi, la 
comédie, au temps de la guerre du Péloponèse comme 
« Torgane d'un parti », du parti des grandes et riches 
familles, qui la tenait dans sa clientèle par les chorégies. 
On voit déjà, d'après ce qui précède, et on verra mieux 
encore par la suite, en quoi ma manière de voir se dis- 
tingue de la sienne, qui n'est pas entièrement inexacte, 
mais qui me paraît manquer de nuances. Le savant his- 
torien oublie que les chefs du parti démocratique, Péri- 
clès par exemple, et certainement beaucoup d'autres de 
même que lui, ont exercé, eux aussi, des chorégies, sans 
que nous puissions cependant saisir la trace de comédies 
qui leur auraient été favorables. D'ailleurs, choisir les 
pièces était l'affaire, non des chorèges, mais de l'ar- 
chonte. 



i 



En face du groupe aristocratique, variable en son 
organisation et vaguement délimité, la démocratie ne 
constituait pas, à proprement parler, un « parti». 
Elle était TElat lui-même, le corps des citoyens tout 
entier. Mais, comme nous Tavons dit plus haut, il y 
avait dans cette démocratie des groupes,de tendances 
et de caractères divers, qui, sans se concentrer ni 
s'organiser, exerçaient tour à tour une influence 
plus ou moins forte sur l'action commune de la 
cité. 

Cet état de choses était favorable aux ambitieux 
qui savaient se faire bien venir de la foule. Un parti 
constitué suppose une certaine discipline. Or, toute 
discipline contient, en ((uelque mesure du moins, 
l'essor prématuré des individualités envahissantes. 
Mais, devant une multitude émiettée et comme inor- 
gani([ue, le premier venu, s'il avait une intelligence 
nette, de la hardiesse, quelque vigueur ou quelque 
adresse de parole, et, par-dessus le marché, peu 
de scrupules, pouvait devenir grand homme en un 



INTRODUCTION' 33 

jour. II s'agissait de saisir une occasion, de frapper 
un coup inattendu, d'attirer sur soi brusque- 
ment l'attention et la faveur. Aussi Athènes, au 
temps de la guerre du Poloponèse, devint-elle un 
théâtre exceptionnellement approprie au.v politi- 
ciens. 

C'est parmi eux que se révéla l'homme auquel 
Aristophane a fait, pendant la première période de 
sa carrière dramatique, la guerre la plus retentis- 
sante et la plus acharnée, Cléon, iîls de Cléénète. Il 
est le plus connu des démagogues de ce temps. C'est 
à propos de lui qu'on peut le mieux expliquer et 
résumer les sentiments d'Aristophane à l'égard des 
politiciens, durant ses années de début (1). 

Cléon appartenait par ses origines à cette démo- 
cratie urbaine dont nous avons marqué plus haut le 
caractère. Son père semble avoir fait fortune dans 
l'industrie: c'était, nous dit-on, uncorroyeur, ce qui 
signifie sans doute qu'il possédait un ou plusieurs 
ateliers de corroirie, où des esclaves travaillaient à 
son profit. Sa maison était donc nécessairement en 
relations commerciales a\ec ((uciques-uns des prin- 

(1) On trouvera dans Busolt, Griech. Gesch., lïl, 2® partie, 
p. 988, note 3, un résumé précis et suffisamment complet 
des principaux travaux dont Cléou a été l'objet et des ju- 
gements divergents qui ont été portés sur lui. Quelques 
traits cependant ne me paraissent pas assez nettement 
indiqués. 

3 



34 INTRODUCTION 

cipaux marchés de peaux, où s'approvisionnait Tin- 
dustrie attique, par exemple avec Cyrène et Tltalie 
méridionale 1). Les industriels tels que lui de- 
vaient avoir, par conséquent, des bureaux et des 
magasins au Pirée, et ils vivaient en contact avec 
la population du port. Voilà le milieu où grandit 
le jeune (Iléon. Nul doute (ju'il n'ait reçu d'ailleurs 
l'éducation que recevaient alors les jeunes Athéniens 
des classes aisées. Mais son naturel semble avoir été 
dur, fougueux, dominateur, et la grâce légère de 
l'atticisme lui demeura étrangère. 

Suivant un témoignage de Théopompe, obscuré- 
ment rapporté par un scoliaste, il aurait voulu ser\ir 
parmi les cavaliers athéniens ; mais il y aurait été 
mal accueilli, peut-être repoussé, en tout cas humi- 
lié par certains dédains aristocratiques, et, dès lors, 
pour se venger, se serait jeté dans le parti popu- 
laire 2;. Rien n'est moins certain que cette anec- 
dote, oii l'on sent trop l'interprétation malveillante 
du parti adverse. 

Ce que nous savons, c'est qu'il débuta dans la vie 
publiijuc \ ers la fin do la vie de Périclès. 11 apparaît 
alors parmi ceux (|ui harcelaient et décriaient (juo- 
tidiennement le vieil homme d'Etat. Opposition âpre 
et infatigable, ((ui réunissait des hommes d'opi- 
nions diverses. Quant à lui, démocrate de naissance, 

(1) Hermippe, fragment C3, v. 4 et G, Kock. 

(2) Scol. Cavaliers, 225, 226. 



i:STRODUCTION 35 

il épousait les soupçons, les haines, les jalousies de 
la démocratie avancée. ATaide des mécontentements 
c[ui fermentaient alors dans la foule, « il s'avançait 
peu à peu », nous dit Plutarque, « vers la posses- 
sion du pouvoir » (1). Dès 431, lors de la première 
invasion des Péloponésiens en Attique sous le roi 
Spartiate Archidamos, il fut un de ceux qui attaquè- 
rent avec violence les temporisations de Périclès, et 
le poète comique Hermippos put dire, en 430, que 
celui-ci « avait reçu un bon coup de dent de Tenragé 
Cléon » [%, En cette même année 430, lorsque le 
peuple, dans un accès de colère, se donna la satis- 
faction de mettre son chef en jugement et de le con- 
damner, il fut peut-être un des accusateurs (i). 

(1) Plutarque, Périclès^ o. xxxiii, probablement d'après 
Ephore. Peut-être avait-il été déjà un des accusateurs 
d'Anaxaj^ore, le principal étant Thucydide, fils de Mélé- 
sias (SoTiON, dans Diogène Lacvce^ II, 3, 12). Le témoi- 
gnage n'est pas très sur, mais les raisons qu'on y oppose 
sont faibles. Ed. Meyer, Geschichtc des Altert/iums, t. IV, 
§ o3l, note. 

(2) Hermippe, fragment 46, Kock. Cf. Plutarque, pass. cité. 

(3) Plutarque, PëriclèSy c. xxxv, d'après le témoignage 
d'Idoménée. Ed. Meyer, (ouv. cité, t. IV, § 556) tient ce té- 
moignage pour dénué d'autorité; Busolt, Gnec/i. Gesch.y 
III, 2® partie, p. 953, note 5, penche vers la même opi- 
nion. Il est certain qu'ldoménée est un témoin suspect. 
Toutefois son assertion n'a rien d'invraisemblable en elle- 
même. Si Théophraste et Iléraclide de Pont nomment 
d'autres accusateurs (voy. Busolt, pass. cité), cela n'im- 
plique point contradiction. 



•{(> INTRODUCTION 

(yétait en effet en accusant les hommes puissants 
(|ue les jeunes gens ambitieux témoignaient de leur 
zèle pour rintérèt public et se recommandaient à la 
faveur du peuple. 

La condamnation de Périclès, bientôt suivie de sa 
mort, en 42Î), ouvrit la porte aux politiciens do se- 
cond ordre. Cléon fut de ceux (jui se ruèrent alors 
à l'assaut du pouvoir 1 . 

Il semble avoir eu en partage certaines qualités 
d'orateur, et même d'homme d'Etat, qui, en s'asso- 
ciant à ses défauts, non seulement les dissimulèrent 
en partie, mais les rendirent même quelquefois 
agréables au peuple. Une assurance imperturbable, 
u^e voix puissante ((ui remuait la foule, une sorte 
de sans-gène qui scandalisait les gens comme il faut, 
mais (lui ne déplaisait pas à la multitude. Ses cla- 
meurs mémo, sa gesticulation véhémente, les in- 
jures qu'il lan(;ait à ses adversaires, tout cela réuni 

(1) Le scoliaste de Lucien, Timons 30, dit de lui : '0 os 
KXsojv or^iJi^YtoYo; yJv 'AOr.vaiwv, TrpoTTi^ auiwv Ïhiol ett). 
Cléon étant mort en 422, la période de sept ans doit com- 
mencer en 429. Le premier auteur de cette supputation a 
dû prendre, comme point de départ, la mort de Périclès, 
et non, comme le croit Busolt (ouv. cité, p. 998, note 1). 
l'entrée supposée de Cléon au Sénat en 428-7. De loin, 
Cléon a dû paraître le successeur immédiat de Périclès, 
et il l'a peut-être été en eiïet. Il ne faut pas donner trop 
d'importance à la « succession des trois marchands >', 
que l'on accepte, bien docilement, sur la foi d'Aristo- 
phane (CavalierSy 129). 



INTRODUCTION 



37 



faisait qu'il ne ressemblait à personne. Ajoutons 
qu'il possédait une intelligence claire, apte à sim- 
plifier les choses, une logique tranchante, qui pro- 
cédait volontiers par déductions inflexibles, et qui 
imposait ses conclusions par une rigueur systéma- 
tique. Thucydide nous dit qu'il était très violent et 
qu'il savait mieux que personne persuader le peu- 
ple (1) . La persuasion elle-même avait chez lui quelque 
chose de violent. Elle provenait de l'élan brutal de 
son argumentation, qui, s*attachant à quelques idées 
absolues, écartait les considérations multiples où 
s'attardent les esprits étendus et réfléchis. Il avait, 
sur ses adversaires, modérés et politiques, la supé- 
riorité de lait qu'ont les dogmatiques intransigeants 
lorsqu'ils s'adressent à un public indécis et d'ailleurs 
cpris des idées qui semblent claires. 11 savait déga- 
ger, du milieu des sentiments confus de la multitude, 
certains principes, qu'il formulait en termes impé- 
rieux, et, en les énon(;ant ainsi, il donnait un corps 
aux passions populaires, dont il se faisait le servi- 
teur pour dominer l'Etat (2;. 

Au dedans, sa politique tendait à détruire ce que 
les classes supérieures gardaient encore d'influence. 
Aristote le juge d'un mot très expressif : « C'est lui, 

(1) Thucydide, II, 36. 

(2) Ce caractère de logicien dur et brutal me parait res- 
sortir très vivement des discours que lui prête Thucydide 
dans l'affaire des Mityléniens ; j'y reviendrai plus loin. 



'Mi INTRODICTION 

(Jit-il, (|ui semble avoir le plus contribué à cor- 
rompre le peuple par ses propres instincts (1;. » Ce 
jugement est sans doute celui des adversaires de 
Cléon ; mais il est dinicile de douter qu'à tout 
prendre il ne soit à peu près juste. II ressort en effet 
de l'histoire de cette période (\ue l'institution démo- 
cratique s'y altéra de plus en plus, par le développe- 
ment des instincts dangereux qu'elle portait en elle- 
même ; et, comme Cléon fut alors l'homme d'Etat 
le plus écouté du peuple, il est certain qu'il contri- 
bua grandement à cette altération. C'est du reste ce 
que dit également Thucydidej en caractérisant les 
politi(*iens qui succédèrent à Périclès : il fait remar- 
quer (lue celui-ci conduisait vraiment le peuple, au 
lieu de se laisser conduire par lui. « Au contraire, 
ajoute-t-il, ceux qui vinrent après lui, n'ayant pas de 
supériorité marquée les uns sur les autres et dési- 
rant pourtant se surpasser mutuellement, durent 
s'elForcer de plaire à la multitude, et ils lui laissèrent 
diriger les affaires -i], » Cela, il est vrai, n'est pas 
dit spécialement de Cléon ; mais Cléon, à n'en pas 
douter, est le premier visé par cette observation dé- 
cisive. Vlattor la démocratie, en se faisant le com- 
plaisant (le ses instincts, qui d'ailleurs étaient pro- 
bablement aussi les siens, tel était le fond de sa 



(1) Aristotf, République des AthénicnSy c. xxviii. 
. (2) Thucydide, II, 65, iO. 



IXTROD ACTION 39 

politique (1\ Ajoutons-y les accusations incessantes 
(levant les tribunaux, par lesquelles il se faisait une 
réputation de vigilance et de dévouement au bien 
public, en môme temps qu'il entretenait les soupçons 
auxquels le peuple n'était que trop porto (2). 

Au dehors, il tendait à exciter incessamment l'am- 
bition imprudente d'Athènes. La prépondérance ma- 
ritime, dont Périclès voulait qu'on se contentât, ne 
lui suffisait plus. D'accord avec les sentiments secrets 
du peuple et surtout des gens du Pirée, il faisait 
briller à leurs veux la vision flatteuse ou le rêve dé- 
cevant d'un grand empire. Et dans ces questions, 
où la prudence, la mesure, le discernement du 
possible eussent été si nécessaires, il portait son in- 
transigeance habituelle. Il n'admettait ni les ména- 



(1) C'est ce qui ressort des quelques faits précis qui 
nous sont connus. L'élévation du salaire des juges, quoi 
qu'on en ait dit, ne répondait pas à un autre dessein (Aris- 
tophane, Cavaliers» 255 ; Scoi., Guêpes , 88). Se rappeler 
aussi le rôle de Cléon dans les pourparlers de 425 (Thucy- 
dide, IV, 22.) 

(2) Aristophane, Cavaliers, 256. La question de savoir 
si Cléon était de bonne ou de mauvaise foi, intéressé ou 
court d'esprit, me paraît secondaire. L'histoire est juge, 
non de sa conscience, mais de son rôle. Ceux qui ont 
cherché à le réhabiliter auraient du essayer de montrer 
une circonstance au moins où il ait exercé sur le peuple 
une influence utile. S'il l'a, au contraire, toujours poussé 
du côté où il inclinait secrètement, le jugement d'Aristote 
et celui de Thucydide sont justifiés. 



40 INTRODICTION 

gements ni les insuccès. Thucydide déclare formelle- 
ment qu'il resta jusqu'à la iin le principal obstacle à 
la paix, du côté des Athéniens (1). « Mon but, dit le 
Paphlagonien à Démos dans les Cavaliers, c'est de 
te faire régner sur tous les Grecs (2). » Si le mot 
n'est pas historique, il résume du moins la politique 
que dut professer Cléon. Les gens de mer, et tous 
ceux (lui vivaient à Athènes du commerce avec 
l'étranger, avaient au fond le désir et le besoin d'ex- 
tension incessante, qui semblent être, par une loi na- 
turelle, ceux des grandes puissances maritimes. 
Cléon flattait cet instinct, comme il flattait tous les 
instincts populaires. 11 montrait ce rêve comme sû- 
rement réalisable, à la seule condition qu'on ne 
cédât jamais, et qu'on se gardât bien de relâcher, 
au nom de vains scrupules d'humanité, l'autorité 
« impériale » , créée par les événements eux-mêmes 
et par la force des choses. C'était le théoricien d'une 
domination toujours croissante, établie et entretenue 
au moyen d'une énergie inflexible. 

(4) Thucydide, V, 16. 

(2) Aristophane, Cavaliers, 797. 



YI 



Aristophane ne pouvait pas ne pas ôtre Tadver- 
saire déclaré d'un tel homme et de ceux qui lui 
ressemblaient. 11 Tétait par nature, indépendamment 
de tout grief personnel, et presque sans réflexion. 

Le dissentiment, entre eux, portait d'abord sur les 
choses essentielles de la politique. Aristophane, 
nous avons dit plus haut pour quelles causes, appar- 
tenait de cœur et d'àme à une démocratie modérée, 
attachée au sol et aux traditions, ennemie des vio- 
lences et des témérités, peu sympathique aux dis- 
coureurs, et très opposée à ces procès incessants qui 
troublaient la cité et ne profitaient qu'aux politiciens. 
Quant aux ambitions conquérantes des gens du Pirée, 
elles lui étaient totalement étrangères. Comme les 
gens de la campagne, généralement, il ne compre- 
nait, en fait de guerre, que la guerre défensive, li- 
mitée à la protection du territoire (1). Les entre- 



(1) Aristophane, Assemblée des femmes. 197. Cf. J. Beloch, 
Die attische Politikfip, 13, 14. 



42 i>tr«h»u<:tio.\ 

prisï's lointaines, où Athènes pro^liguait son sang et 
son ;irf:«Mit, lui paraissaient une sorte de folie crinii- 
nellr. Kn soinni(\ tout ce (|ui constituait le pro- 
^ranune politi(|ue de flléon lui était odieux. Dissidence 
première et ardente, (|ue son imagination vi\e, sa 
sensibilité de poète et son apreté satirique excitaient 
sans cesse et enflammaient. 

Et, sous ce dissentiment, il \ en avait un autre, 
plus profond encore : un conflit moins politique que 
moral et national. Le caractère athénien, tel que 
Tavaient fait la race, la tradition et les événements, 
subissait une crise, au commencement de la guerre 
du Péloponèse. 

Thucydide, dans le discours qu'il attribue à Périclès 
(ît (|u'ii dit avoir été prononcé par lui dans Thiver 
de4.*M-4^{0, a défini ce caractère en Tidéalisant. Ce 
(|uc l'homme d'Etat loue surtout, c'est la douceur 
charmante des mœurs athéniennes, l'absence de 
contrainte, la liberté de la vie privée, exempte de 
toute surveillance jalouse, une justice bienveillante, 
un goût d'élégance simple qui embellissait l'existence, 
une hospitalité confiante, la bonne grâce aimable et 
la facilité des relations, enfin une sorte de souplesse 
native», ([ui permettait à chacun de réaliser toutes ses 
a[)tilu(les sans s'assujettir à une discipline dure et 
triste (I . Tout cela semble pris sur le fait par un 

(\) Thucydide, 1. H, c. xxxvii-xli. 



INTRODUCTION 43 

observateur de premier ordre, qui, ayant voeu dans 
diverses parties de la Grèce, a pu juger après compa- 
raison. Et si, dans la réalité, ces qualités étaient mé- 
langées de défauts, que l'historien a lui-même notés 
ailleurs, on ne peut douter en tout cas que le tableau 
ne soit exact dans Tensemble. C/était bien là, saui 
correction de détail, le caractère crAthènes vers 431 
et ce qui en faisait vraiment une ville unique dans le 
monde grec. Or, la politique démagogique tendait à 
l'altérer gravement. Elle apportait avec elle et pro- 
pageait rapidement dans la cité les soupirons, les 
haines, Tesprit de parti. Parla déformation de l'ins- 
titution judiciaire, elle inquiétait et exaspi^ait les 
uns, tandis qu'elle développait chez les autres une 
malveillance égoïste ; par les excès de pouvoir de 
rassemblée, elle transformait la démocratie en des- 
potisme ; enfin, par Toutrance de son impérialisme, 
elle'rendait le peuple tyranni(|ue et ((uelcpiefois cruel. 
Personne n'était plus Athénien à l'ancienne modo 
qu'Aristophane, bien que très moderne à certains 
égards, et personne donc ne dut avoir plus vivement 
(jue lui le sentiment de cette crise. Comment sa libre 
et expansive nature, joyeuse et \ive. amie des fêtes, 
des gais propos, de la vie facile, n'auroit-elle pas eu 
horreur de cet esprit sectaire ([u'elle sentait grandir 
autour d'elle ( La démagogie haineuse, les tribunaux 
méchants, la guerre prolongée pour des intérêts 
particuliers aux dépens du bien public, c'était de 



44 l.NTR»ltt'CTII>!( 

(|Uoi révollcr ce reprosentanl passionné de la vieille 
Iranduse, si attacha it son .Vltique paisible et bien- 
veîllanle. Sa poI(!-niii|ue csl issue «le là. Et on peut 
ilire i|U elle se ramène à cela lout entière. Car. au 
Fond, lors(|u'il attaquera Euripide, Socrate, et même 
la musique nouvelle, avec autant de vivacité, ou peu 
s'en faut, que Cléon ou Lamachos, la cause de sa 
colère sera peut^Hre toujours la mt*me. Ce qu'i' 
dclendraconlre les novateurs, à tort ou à raison, ce 
sera toujours le naturel athénien, tel qu'il se le rc- 
pn-sonto, lel (ju'il le sent en lui-même, tel <|u'd le 
voit dans la tradition. Il en a aimé comme personne 
la spontanéité vive, la droiture héréditaire, la sim- 
plicité gracieuse, el, sous les dehors moqueurs, la 
Ijonté native. 

Voilà ce qu'il ne faut pas perdre de vue pour bien 
apprécier ses relations avec les partis, A coup sûr. 
dans la lutte uii il élail engagé, il a subi des in- 
lluonccs passagères, il a recherché des alliances 
utiles, il a pu même se prêter iwrfois à certains 
desseins politi(|Ucg. Tout cela demande à élre étudié 
et discuté de près, à propos de chacune de ses pièces. 
Hais, de prime abord, il est essentiel de se dire, 
(|u'à proprement parler, .Vrislophane n'a été d'aucun 
parti. Fils de la campagne et de la tradition athé- 
nienne, c'est au nom de la terre natale qu'il parle, et 
c'est l'âme d'Athènes qu'il défend contre ceux qu'il 
considère comme ses corrupteurs. 



ARISTOPHANE 

ET 

LES PARTIS A ATHÈNES 



CHAPITRE PREMIER 



DEBUTS D ARISTOPHANE 



LES DETALIENS. LES BABYLONIENS 



I 



C'est par la haute comédie satirique qu'Aristo- 
phane débuta. Plus tard, il composa, comme d'autres, 
des pièces où dominait, soit la parodie mytholo- 
gique, soit la fantaisie pure. Ce fut de sa part, si je 
ne me trompe, une concession aux circonstances. 
Par vocation, il s'était tourné, dès le premier jour, 
vers la censure morale et politique ; il y revint le 
plus souvent qu'il put. 

Qu'une certaine ambition des succès retentissants 
ait eu part à cette vocation, rien de plus vraisem- 




4ti CHAPITRE PREJirER 

blable. Ce genre de comédie avait l)ien plus de 
chances de passionner le public, (|uelque peu blase 
déjà sur les simples bouffonneries. On s'y faisait 
vite une réputation de hardiesse, on s'y érigeait en 
moraliste et presque en homme d'Etat. C'était ainsi 
que Cratinos s'était mis hors de pair : imitateurs et 
rivaux surgissaient autour de lui. Mais l'ambition ne 
suffisait pas pour jouer ce rôle. Il exigeait évidem- 
ment une aptitude spéciale, qui n'aurait pu se déve- 
lopper chez un esprit par trop léger, indifférent aux 
questions sociales. Reconnaissons donc qu'il y avait 
chez le jeune Aristophane « une certaine philoso- 
phie », et, sous les jeux de sa fantaisie, plus 
de sérieux qu'on ne l'aurait cru au premier 
abordai). 

La première pièce (ju'il donna au public fut jouée 
au commencement de l'année 427 2 . Elle était inti- 
tulée Les Détaliens (ol Aai-uaX?;;). Pour la faire agréer 
de l'archonte, le poète, encore inconnu, l'avait cédée 
à un certain Callistrate, qui la présenta au magistrat 

{{) C'est ce que Platon disait d'Isocrate : cpjjct yàp çvw:( 
Tiç ttiXojoota T?i Toù àvopo; oiavot^ [Phèdre^ p. 279 6). Avec 
la nuance discrète et la réserve qu'il contient, le mot me 
paraît bien convenir à Aristophane. Ni le poète comique 
ni l'orateur n'ont été vraiment pliilosopiies ; mais il y a, 
chez l'un et chez l'autre, « une certaine philosophie », 
faite surtout d'aperçus, diversement incomplets. 

(2) A'Mffc.s, i)28-532 ; Scol. Nuées, .")29 ; Anonyme, De co- 
mœdia (Corn, grœc. fragm., Kaibel, t. I, p. 8). 



DÉBUTS d'aristophane 47 

comme sienne et, par conséquent, assuma devant lui 
la responsabilité d'instruire les acteurs (1). 

Ce Callistrate devait (Hre poète lui-même et acteur 
comique. La confiance (ju'il paraît avoir inspirée, 
tant à divers archontes qu'à son ami Aristophane, 
ne permet pas de douter qu'il ne possédât en tout 
cas, à un degré rare, le sens et la pratique du théâtre. 
L'archonte savait d'avance qu'une pièce dont un tel 
homme se chargeait était à peu près assurée d'amuser 
le public ; c'était tout ce qu'il lui fallait. Quant à 
Aristophane, on doit supposer qu'il avait usé large- 
ment de ses conseils dans l'élaboration de son œuvre, 
et qu'il eut encore grand besoin d'être assisté par 
lui dans la préparation matérielle de la représenta- 
tion. C'est à peu près du reste ce qu'il dira lui-même 
plus tard, en métaphores poéti(jues, dans la para- 
base de ses Cavaliers i'2\ 

Sa comédie obtint le second prix ; 3 : succès hono- 
rable, en lui-même, et plus encore pour un débutant. 
Nous n'en connaissons plus que l'idée principale et 
quelques fragments. 

Dans l'ensemble, c'était une satire des mœurs 
nouvelles. Le poète y mettait en scène un Athénien 
d'autrefois, homme de tradition, très attaché aux 
vieilles choses, et, avec lui, deux jeunes gens, ses 

(1) Anon. De com., même passage. 

(2) Cavaliers, 512-51S et 541-544. Cf. Guêpes, 1018-1020. 

(3) Scol. Nuées, 529, oejtsoo; ixptOï). 



Ail CHAPITRE PREMIEIÏ 

lils, l'un docile à la discipline paternelle, Tautre, 
cpris de nouveautés, sectateur et adepte des so- 
phistes, beau parleur, sycophante et débauché. 
L'intérêt moral de la pièce résultait du contraste 
entre les deux frères. C'est ce qu'Aristophane lui- 
inèine nous indicjue, lorsque, faisant allusion, dans 
la parabasedes Nuées, à ce premier essai de sa muse, 
il rappelle au public le jour « où ses deux per- 
sonnafj;es. le sage et le débauché, ont trouvé bon 
accueil » devant lui (1). Les inventions de détail nous 
écliap[)ent totalement. Du titre même de la pièce et 
d'un témoignage obscur on peut conclure que le 
clurur se composait de membres d'une confrérie re- 
ligieuse, lesquels se réunissaient pour offrir un sa- 
crifice à Héraclès et banqueter ensuite en son hon- 
neur (2). Quel rôle jouaient-ils d'ailleurs dans le 
débat? rien ne nous l'apprend. Les principaux frag- 
ments mettent en présence, tantôt le père et ses fds, 
tantôt les deux frères. Dans un passage, le jeune 
novateur se sert de mots à la mode, où son père re- 
connaît immédiatement la manjue de quelques rhé- 
teurs et démagogues en faveur, ou encore celle 



(i) Nuées, 528. 

(2) Comic. grxc. fragm., Kock, t. I, p. 438. Suidas : Aaixa- 
Aeï;* oa*.T'j{JLOv£c; x.al OtaTturat xal dua^ioxai xal oTov «Juvoaixa- 
XeT;- o'iTco; *Api(s^:ooTn^^. Orioll, 49, 10 : AaiTaXst;, opâ^jia 
*ApiJTO'iâvo'j;' ETTEio-f, £v Upù> 'HpaxA£0'-); os'.TTvojvxâ^ XX'. àva- 
axàvxs; yopoi iYSvovxo. 



DÉBUTS d' ARISTOPHANE 49 

d'Alcibiade, le chef de la jeunesse dorée (fr. 198, 
Kaibel). Ailleurs, le même mauvais sujet montre 
qu'il a néglige Tétude d'Homère, et qu'il ignore les 
vieux poètes nationaux, tels qu'Alcée ou Anacréon, 
mais qu'il est passé maître en matière de chicane 
(fr. 222 et 223). Il sait jouer de la lyre et s'y com- 
plaît, mais la musique qu'il aime, c'est évidemment 
celle du jour (fr. 221). Que faisait le vieil Athé- 
nien pour corriger ce drôle ? Il semble qu'il eut la 
prétention de l'envoyer bêcher la terre à la cam- 
pagne (fr. 221). Nous ignorons s'il y réussissait. 
Certains fragments laissent entrevoir une action ju- 
diciaire, réelle ou simulée (fr. 210, 216, 217, 218, 
219). Quelque part, le père, probablement, évoquait 
comme témoins les vieux rois d'Athènes, Erechtée et 
Egée (fr. 211) ; l'énumération doit être incomplète : 
il ne pouvait pas ne pas appeler aussi à son aide le 
roi populaire Thésée, inséparable des précédents. 
De tout cela, il ne résulte rien de certain, comme 
plan d'ensemble et composition. 

Ce qu'on voit très bien, toutefois, c'est que la 
pièce était tout autre chose qu'un simple assemblage 
de moqueries contre des individus. Une pensée géné- 
rale la dominait et servait à en unir les parties. Cette 
pensée était une censure, certainement morale, et 
probablement poHtique, en quehjue mesure tout au 
moins. 

Le personnage du vieil Athénien, tel qnc nous 



50 CHAPITRE PREMIER 

l'entrevoyons un peu vagnement, était à lui seul 
une profession de foi vivante. Le fond de son être, 
c'était l'attachement aux anciennes manières de vivre 
et de penser. Quel que fût son rôle dans la pièce, et, 
en admettant même qu'il y subît mainte déconvenue, 
on doit être certain, en tout cas, que le poète laissait 
sentir sa sympathie pour lui et cherchait à lui gagner 
celle du public. D'autre part, rien n'indique que ce 
personnage manifestât une tendance quelconque 
vers Toligarchie. Autant que nous pouvons en juger, 
ce qu'il détestait surtout chez la jeunesse contem- 
poraine, c'était la chicane et l'oisiveté. Les autres 
reproches qu'il pouvait lui adresser découlaient de 
ceux-là. En revanche, il devait aimer la campagne, 
et il croyait fermement à sa vertu éducatrice et mo- 
ralisante ; c'est pour cela qu'il voulait obliger son 
fils à faire œuvre de paysan. Il devait aimer aussi les 
vieux cultes locaux : le sujet même de la pièce 
semble le démontrer ; et nous pouvons imaginer ce 
brave homme, au milieu de ses confrères du thiase 
d'Héraclès, mettant en commun avec eux à la fois 
sa dévotion et ses protestations contre l'esprit nou- 
\eau. En somme, on se le représente volontiers 
comme un Strepsiadc moins rustique, avec telle ou 
telle nuance particulière, qu'il serait téméraire de 
vouloir aujourd'hui deviner. 

Le bon fils n'est plus rien pour nous : il paraît 
impossible, dans l'état des fragments, de se faire 



DÉBUTS d' ARISTOPHANE 51 

une idée de sa personnalité. On a même quelque 
peine à concevoir qu'il ait pu jouer un rôle impor- 
tant dans la pièce : caril n'y aurait été, à toutprendre, 
qu'une doublure du père, et une doublure bien mé- 
diocre. Aristophane, si intelligent des choses du 
théâtre, devait sentir d'instinct l'ennui qui s'attache 
sur la scène comique aux jeunes gens raisonnables 
et raisonneurs. Lorsqu'on parlant de sa pièce, il la 
résumait dans le contraste des deux frères, il faisait 
plutôt allusion sans doute à une scène isolée (fr. 199) 
ou au fond môme de l'invention qu'à sa forme dra- 
matique. 

En revanche, ne doutons pas que le mauvais sujet 
ne fût le charme de la pièce. Elle ne pouvait être amu- 
sante que par lui. Son indiscipline foncière en était 
le ressort principal. Quelle que fut l'action, c'était 
lui certainement qui la faisait marcher. Aristophane 
lui avait donc prêté, de toute nécessité, cette exubé- 
rance de vie, cette sorte de confiance hardie et d'ac- 
tivité incoercible, que nous retrouverons chez son 
Dikéopolis, chez son Kléon, chez Strepsiade, chez 
Trygée, chez Pisétaire, chez Lysistrate, en général 
chez tous ceux de ses personnages qui sont les au- 
teurs d'une entreprise comique. De plus, ce gaillard 
était représentatif de la jeune Athènes : il la repré- 
sentait naturellement en charge, avec l'outrance qui 
était une des conditions du genre. 11 semble (fue le 
poète, par des traits semés çà et là, eut en quelque 



52 CHAPITRE PREMIER 

sorte retracé son histoire. Dès son adolescence, son 
père, probablement émerveillé de ses aptitudes, 
Tavait attaché à de savants maîtres, dans l'intention 
de lui assurer un brillant avenir. « Mais, disait-il, il 
« n'apprenait rien de ce (|ue je voulais qu'il apprit. 
« Au lieu de cela, il s'instruisait à boire, à chanter 
« tout de travers, à n'aimer que la cuisine de Syra- 
« cuse, les délices des Sybarites et les rasades de 
« vindeChios dans des coupes deLaconie »(fr. 21(5). 
Pourtant, comme on Ta vu plus haut, il s'était initié 
à la rhétorique et à la chicane (fr. 198, 222). Une 
fois pourvu de ces moyens de succès, il s'était fait 
sycophante, accusateur public, et il s'enrichissait 
par la menace et le chantage (fr. 219, 225). En même 
temps, il avait pris, en une fois, tous les vices de la 
profession. Il était joueur, buveur, débauché, impu- 
dent (fr. 202, 205, 206, 209, 213). Et de tout cela, il 
se faisait gloire, traitant son propre père avec une 
insolence cynique (fr. 198). 

Tout incomplets que soient pour nous ces portraits, 
ils nous permettent néanmoins de déterminer à peu 
près la portée de la satire aristophanesque. C'était 
aux politiciens de profession que le poète s'en pre- 
nait : et par là, il faut entendre ceux qui commen- 
çaient alors, dans Athènes, à transformer la politique 
en un métier lucratif. Mais il ne les attaquait ni dans 
leurs opinions, ni dans leur façon de conduire les 
affaires, ni même dans cette exploitation des tribu- 



DEBUTS d'aRISTOPHANE 53 

naux qu'ils avaient organisée à leur profit. Tout cela 
devait venir à son heure. Pour le moment, ce qu'il 
mettait en scène, c'était leur perversion morale. Il 
la montrait en un exemple concret, sous forme vi- 
vante, comme la synthèse d'un ensemble de ten- 
dances qui lui semblaient en train de corrompre le 
naturel athénien. Ce n'était pas son affaire de re- 
chercher ce qui, dans cet ensemble, était cause ou 
effet. Il ne se demandait probablement pas, même 
en son for intérieur,. si cette poussée rapide d'ambi- 
tion sans scrupule et d'individualisme égoïste résul- 
tait, soit de la constitution d'Athènes en elle-même, 
soit de la façon dont elle était pratiquée. Plus sen- 
sible, par tempérament de poète, à ce qui se voit 
qu'à ce qu'il faut deviner, il se contentait d'incarner 
en ses fictions le mal présent, et il le faisait, dès ses 
débuts, avec une force remarquable. 

En cela, il n'agissait pas en homme de parti, et il 
n'avait eu à prendre le mot d'ordre de personne. 
Ceux qu'il censurait appartenaient plutôt aux classes 
moyennes ou aisées qu'au peuple proprement dit. 
Issus de familles attachées au sol, fils de propriétaires 
campagnards, ils exploitaient à la fois les enseigne- 
ments nouveaux et le radicalisme démocratique, qu'ils 
mettaient également au service de leurs passions. 
Les flétrir, c'était servir la démocratie véritable, en 
lui montrant son mal et en l'invitant à se purifier. 



Il 



Aux Détaliens succèdent, en 426, les Babyla- 
niens représentés aux Dionysies urbaines (1). D est 
peu probable qu'aucune des pièces non datées se 
place entre ces deux comédies. C'était déjà beau- 
coup pour un débutant que de faire accepter une de 
ses œuvres chaque année. 

Bien que cette seconde comédie soit perdue 
comme la précédente, nous possédons sur elle un 
peu plus (le renseignements. C'était une satire poli- 
tique bien plus âpre, bien plus hardie, bien plus 
personnelle (|ue la première. La confiance du jeune 
poète s'était accrue par le succès, son ambition lit- 
téraire également. 11 brûlait de se signaler par un 
coup d'éclat. De plus, certains événements de 
Tannée 427 semblent avoir exaspéré son méconten- 
tement et celui d'une bonne partie du peuple athé- 
nien. Rappelons-les brièvement. 

Athènes, durant l'année 428-427, avait été profon- 

(1) AcharnienSj v. 503 et scolie. 



DÉBUTS d'aristophane 55 

dément troublée par la révolte de Lesbos et par ses 
conséquences (1). 

Un des plus importants états de la confédération 
maritime, Mitylène, avait fait défection ouverte et 
s'était allié aux Lacédémoniens. Cette défection, sin- 
gulièrement grave en elle-même, Tétait encore plus 
parce qu'elle pouvait devenir le signal d'un soulè- 
vement de tous les alliés, opprimés et mécontents. 
Athènes lit preuve de décision et d'énergie. Mitylène 
fut bloquée, affamée, réduite à merci a\ant que la 
(lotte péloponésienne put venir à son secours. La 
soumission accomplie, il fallut statuer sur le châti- 
ment. A ce propos, la question de la politique à 
suivre envers les alliés fut agitée et détettue avec 
passion dans l'Assemblée du peuple. Devait-on ré- 
gner par la terreur? Ou bien, la sagesse, d'accord 
avec riiumanité, commandait-elle qu'on usât de mé- 
nagements ? Thucydide nous a donné, selon sa mé- 
thode, une sorte de représentation abrégée et idéale 
des discussions qui eurent lieu en cette circons- 
tance (2) ; il n'a pas dépeint en détail les mouve- 
ments passionnés de l'opinion. Il y eut deux assem- 
blées consécutives. Le premier jour, ce fut le parti 
de la rigueur impitoyable qui l'emporta : on décida, 
sur la proposition de Cléon, et malgré l'opposition 

(i) Pour le détail des événements, voir Busolt, Griech. 
Gesch,, III, 2« partie, p. 1002 et suiv. 
(2) Thugyd., 1. m, c. XXXVI et suiv. 



50 CHAPITRE PREMIER 

onergique d'un certain Diodote, fils d'Eucratès (1), 
de mettre à mort tous les Mityléniens en âge de 
porter les armes, de vendre comme esclaves les 
femmes et les enfants. Puis, dans la soirée et dans 
la nuit, une réaction morale se fit : on réfléchit à 
rhorreur de cette exécution ; des sentiments plus 
humains reprirent le dessus. Profitant de ces dispo- 
tions, les députés mityléniens, alors présents à 
Athènes, faisaient agir leurs amis auprès des magis- 
trats ; ceux-ci convoquèrent, dès le lendemain, une 
seconde assemblée et provoquèrent une nouvelle 
délibération. Là, Cléon et Diodote soutinrent les 
mêmes opinions que la veille ; mais, cette fois, ce 
fut Diodote qui l'emporta, bien qu'à une faible ma- 
jorité. On se contenta de faire périr mille des plus 
compromis parmi les Mityléniens (2) : les autres 
furent dépossédés de la meilleure partie de leurs 
terres, au profit de clérouques athéniens (3). 

Cléon s'était montré, en cette circonstance, ce 
qu'il était ordinairement. Son esprit, absolu et violent, 
allait naturellement aux solutions les plus simples, 
fussent-elles les plus brutales ou les plus inhumaines. 



(1) Thugyd., 1. III, c. xxxvi et xli. 

(2) Ce chiffre même a été contesté ; plusieurs savants 
croient à une erreur dans le texte de Thucydide (Busolt, 
Griech. Gesch,, III, 2« partie, p. 1030) ; mais leurs raisons 
sont loin d'être décisives. 

(3) Thugyd., III, 50. 



DEBUTS D* ARISTOPHANE 57 



Thucydide, en reproduisant, sinon la forme, du 
moins Tesprit, des discours qu'il tint alors, en a vi- 
goureusement fait ressortir le caractère. On y sent 
riiomme au cœur dur, à l'intelligence étroite et opi- 
niâtre, qui transforme la politique en une sorte de 
mathématique âpre, impérieuse, inflexible. 11 pose 
en principe que la souveraineté d'Athènes sur ses 
alliés est une « tyrannie », c'est-à-dire un pouvoir 
absolu et imposé ; cette souveraineté doit donc se 
maintenir par le moyen qui est propre aux tyrannies, 
c'est-à-dire par la terreur et par la force. Toute sa 
politique se condense dans ce syllogisme. Et ce dé- 
mocrate fougueux sent bien que cela est contraire a 
l'esprit même de la vraie démocratie. Mais cette 
contradiction, au lieu de l'arrêter, le pousse à outrer 
sa rigueur, car elle pourrait, si l'on n'y prenait 
garde, mettre en danger son système. Donc, il re- 
commande brutalement à la démocratie de se délier 
d'elle-même, c'est-à-dire ici de la justice, de l'hu- 
manité, et, puisqu'elle est, en fait, tyrannie à l'égard 
des alliés, il exige qu'elle agisse selon la formule 
des tyrannies. Telle est l'essence de son discours, le 
reste ne visant qu'à faire ressortir les circonstances 
aggravantes à la charge des Mityléniens. 

La réponse de Diodote éclaire plus vivement en- 
core ce radicalisme furieux, en le contredisant. Ce 
que Diodote oppose à Cléon, ce n'est pas l'huma- 
nité, c'est la politique. En face de cette logique in- 



58 CHAPITRE PREMIER 

traiisigeaute et abstraite, il montre la réalité com- 
plexe. Cléon, (lit-il en substance, ramène tout à la 
force : c'est admettre que la peur seule est toute 
puissante sur les hommes. Or, il n'en est pas ainsi. 
Bien cfautres sentiments les agitent, les poussent à 
Faction, et, souvent, leur font surmonter la peur 
elle-m(hne, soit (|u*ils méprisent le danger, soit 
(ju'ils espèrent y échapper. La politique est Tart de 
tenir compte de ces sentiments. Elle vit essentielle- 
ment de ménagements, elle est. par nature, con- 
traire il la rigueur extrême, qui ne laisse à la révolte 
d'autre issue que le désespoir. 

II n'est pas douteux (jue ces idées, en ce qu'elles 
ont d'essentiel, n'aient été réellement exprimées à 
la tribune dans ces deux assemblées mémorables. 
Non seulement la bonne foi de Thucydide nous le 
garantit, mais on*peut dire qu'elles sont dans la na- 
ture des choses. Sans ce conflit d'opinions, sans 
cette lutte de deux théories contraires, les deux 
votes successifs de l'assemblée athénienne seraient 
inintelligibles. 

Et, si elles ont été exprimées, ce jour-là, avec une 
force particulière, c'est que les circonstances l'ont 
voulu ; mais elles ne pouvaient pas ne pas être de- 
puis longtemps dans les esprits, car elles avaient 
du naître nécessairement de la situation même 
d'Athènes en face de ses alliés. Il est donc certain, 
<|u'en dehors même de l'assemblée, elles étaient ma- 



DÉBUTS d'aristophane 59 

tière de discussions dans les cercles et qu'elles agi- 
taient la société athénienne. 

Dans la fin de l'été de 427, à la suite de ces deux 
discussions passionnées et retentissantes, il est im- 
possible qu'elles n'aient pas pris une actualité nou- 
velle. La meilleure partie de la société athénienne, 
la plus intelligente, la plus politique et la plus hu- 
maine, ne put s'empêcher de faire alors un examen 
de conscience quelque peu troublant. Cette révolte 
deMitylène, ce mécontentement sourd, mais géné- 
ral, et si inquiétant pour l'avenir, ne l'avait-on pas 
provoqué ? N'avait-on pas usé envers les alliés d'une 
dureté qui ne pouvait mamjuer de les révolter? On 
avait augmenté leurs contributions, on les avait 
contraints à venir plaider leurs procès à Athènes, 
on les avait dépouillés de tout pouvoir, on en avait 
fait des sujets. Et si c'était là peut-être, au point de 
vue de la majorité des Athéniens, une nécessité, 
tout au moins les gens sages et modérés estimaient- 
ils qu'on aurait pu la rendre moins lourde. Au lieu 
de cela, les politiciens du jour l'aggraN aient par leur 
âpreté. Lorsque le peuple fixait le chiffre des contri- 
butions, c'étaient eux (jui le proposaient et le discu- 
taient ; or, à tort ou à raison, on les accusait de se 
faire payer par les intéressés et d'écraser ceux qui 
refusaient de les acheter. Devant les tribunaux, dans 
les procès intentés à des personnages importants 
des villes alliées, c'étaient eux encore qui figuraient 



HO CHAPITRE PREMIER 

comme accusateurs ; et on ne se gênait pas pour 
(lire qu'ils faisaient marchandise de la peur qu'ils 
inspiraient et s'enrichissaient par la menace. Il 
est probable que ces propos étaient vrais quel- 
(juefois et souvent faux. Mais ce qu'ils contenaient 
(le \(mi(} suffisait à les faire accepter sans examen 
par dès gens déjà inquiets et mécontents. Et voilà 
comment, en définitive, on rejetait entièrement sur 
les chefs du peuple, sur Cléon en particulier, si vio- 
lent dans TafTaire de Mitylène, la responsabilité 
d'un état de choses qui leur était imputable en 
partie, mais en partie seulement. 

Diodote fut-il, d'ailleurs, en cette circonstance, le 
porte-parole de l'opposition oligarchique ? Nous 
n'avons vraiment aucune raison de le penser ; tout 
au contraire. Thucydide ne dit pas un mot qui per- 
mette de le soupçonner, et, nulle part ailleurs, dans 
l'histoire du temps, nous ne retrouvons le même 
personnage mêlé à des intrigues^ factieuses. Cléon, 
lui-même, dans le discours que lui prête Thistorien, 
ne fait aucune allusion à rien de semblable. La lutte 
(|ui nous est représentée est uniquement celle de 
deux tendances morales, l'une plus humaine, l'autre 
plus dure, indépendantes des partis. Diodote, si 
nous en croyions son adversaire, nous apparaîtrait 
comme un homme qui aurait voulu opposer à la po- 
litique nécessaire une politique raffinée, non dans 
un intérêt de faction, mais pour se faire valoir lui- 



DÉBUTS d'aRISTOPHANE G1 

même (1). Son père, Eucratès, est-il d'ailleurs iden- 
tique au démagogue, marchand de son, dont Aristo- 
phane s'est moqué dans les Cavaliers (2) ? cela n'a 
rien d'impossible ni môme d'invraisemblable (3). En 
tout cas, rien absolument n'autorise à le rattacher à 
l'aristocratie. En somme, le plus probable, c'est que 
l'opinion qui obtint la majorité dans l'affaire de Mi- 
tylène ne fut oligarchique ni dans ses origines ni 
dans son développement ; elle rallia peut-être une 
partie des oligarques, parce (ju'ils détestaient Cléon ; 
mais, en définitive, elle fut vraiment athénienne et 
c'est à la nature d'Athènes (ju'il en faut faire 
honneur (4^. 

Imaginons maintenant le jeune poète qu'était alors 
Aristophane au milieu de cette société et dans le tu- 
multe (le ces propos. Sa pièce, prête au commence- 
ment de 426, dut être composée dans la fin de 427, 
c'est-à-dire sous rinlluencc immédiate des événements 
dont il vient d'être question. En ce temps de comé- 
die politique, la grande affaire des concurrents (jui 
visaient au prix était de mettre la main sur le sujet 
du jour. Il y avait, en effet, toujours, ou presque 

(\) Thugyd., III. 37. 

(2) Aristoph., CavalierSy v. 129, 254. 

(3) Les savants modernes, je ne sais trop pourquoi, re- 
jettent en général cette identification (Busolt, Gr. Gesch., 
m, 2® partie, p. 807, note 4). Tout ce qu'on peut dire, 
c'est qu*il y avait alors dans Athènes plusieurs Eucratès. 

(4) ÏHUCVD., III. 30,4 et 37,2. 



G 2 CHAPITRE PREMIER 

toujours, un sujet qui résultait des circonstances ac- 
tuelles, et (jui se trouvait à Tétat latent dans tous les 
esprits. La difficulté était de le saisir, de le dégager, 
de le mettre en forme. Il arrivait assez fréquemment 
(|ue plusieurs poètes le saisissaient à la fois ; cela 
n'a rien de surprenant, si Ton admet que ces poètes 
vi\aient dans le même milieu et s'inspiraient aux 
mêmes sources. Dans l'élaboration dramatique, cha- 
cun d'eux, naturellement, le traduisait à sa ma- 
nière, par rinvention d'une idée comique qui lui 
était propre. Nous ignorons quelles furent les co- 
médies admises au concours, soît aux Lénéennes de 
42(), soit auxDionysies de la même année, en même 
temps ({ue la pièce d'Aristophane. Il n'est pas im- 
probable que la (juestion des alliés ait servi de 
thème à plusieurs des concurrents : c'était certaine- 
ment le sujet indiqué, ou suggéré, par les préoccu- 
pations du moment. 

Kn tout cas. que d'autres l'aient traité ou non, 
Aristophane paraît l'avoir fait vraiment sien, par 
une façon de le développer hardie jusqu'au scandale. 
Les Détaliens ne touchaient (ju'indirectement à la 
politi(jue. Avec les Babi/loniens, il l'abordait de 
front, et, du premier coup, il dépassait de beaucoup 
on audace ceux qui s'étaient fait déjà une réputation 
en ce genre, les Gratines, les Ilermippe, les Télé- 
clidc. 



m 



Ce que nous savons de cette pièce perdue se ré- 
duit malheureusement à peu de chose, mais ce peu 
n'est ni sans intérêt littéraire, ni sans valeur histo- 
rique. 

Le premier témoignage à recueillir est celui du 
poète lui-même. Dans la parabase des Acharniens. 
il se vante des services qu'il a rendus au peuple par 
sa comédie de Tannée précédente : il s'agit justement 
des Babyloniens, Il lui a enseigné, dit-il, à se défier 
des vaines flatteries des étrangers, à ne pas se lais- 
ser tromper par « les députés des villes », enfin il a 
montré « comment s'exerce la démocratie dans les 

villes », xat Tou;; OtÎjxouç èv xaï; ttoXsj'.v ost^a^ "ï^w; ot;[xo- 

xpatoûvTat (641). Aussi, ajoutc-t-il, les alliés ont tous 
un vif désir de connaître cet excellent poète, qui a 
osé dire devant les Athéniens ce qui était juste. 
D'autre part, il rappelle qu'à la suite de cette re- 
présentation, il a été accusé de « s'être moqué de 
la République et d'avoir tourné le peuple en déri- 



64 CHAPITRE PREMIER 

sion (1) ». Ces divers renseignements définissent au 
moins la tendance générale de la pièce. 11 en résulte 
d'abord qu'elle avait pour sujet l'oppression des 
alliés et la tyrannie qu'ils subissaient sous le nom 
de démocratie ; le poète avait osé parler de justice, 
et il avait plaidé la cause de l'humanité (2). De plus, 
nous voyons qu'il y avait introduit des députés qui 
trompaient le peuple athénien par des flatteries et 
des mensonges. 

Un second témoignage complète celui-là. Un com- 
mentateur ancien nous dit que, dans cette même 
pièce, Aristophane « s'était mocjué des magistrats, 
soit désignés par le sort, soit élus, et de Cléon (}]) ». 
Les seuls magistrats élus dont il semble qu'il ait pu 
être question étaient d'abord les stratèges, qui 
avaient sans cesse afl*aire aux alliés, puis ces préfets 
ou gouverneurs qu'Athènes envoyait, sous le nom 
iV archontes, dans les villes de son empire (4). Quant 



(i) Aristoph., Acharniens, 631, 642. 

(2) Paix^ "759 .'xoioutov lowv xipaç (Cléon) ou xaxéSei<j',à^Vi>- 
TTSp Ofiwv TtoXefiîÇiov, àvxeTyov àt\ xa» twv àXXwv vv^acov. La 
pièce était dirigée contre Cléon, dans l'intérêt d'Athènes et 
des îles. 

(3) ScHOL. Aristoph., Acharniens., 378. 

(4) Consulter à ce sujet Dittenberger, Sylloge inscription 
num graecariim, 2« édit., n° 54, note 5, et n° 23, où l'on 
voit que l'institution de ces archontes paraît antérieure à 
la guerre du Péloponèse. Il ne paraît pas douteux quo 
ces magistrats ne fussent élus, car Eschine (I, 107) accuse 



DÉBUTS d'aristophane 65 

aux magistrats désignés par le sort, cela peut se rap- 
porter aux membres du sénat athénien, ou aux 
juges qui composaient les tribunaux, ou peut-être 
à Tarchonte polémarque, investi spécialement de la 
juridiction sur les étrangers. 

En quoi consistait Tidée comique, sur laquelle 
était fondée l'action? Ici, nous devons l'avouer, pres- 
que tout n*est qu'incertitude et hypothèse. 

Le titre, pourtant, dénote, d'une manière presque 
certaine, que le chœur se composait de « Babylo- 
niens » (1). Ces Babyloniens, nous savons par 
ailleurs qu'ils étaient assujettis à tourner la meule ; 
c'étaientdonc des esclaves, supposés d'origine bar- 
bare (2). On a supposé que ces esclaves figuraient 
les alliés (3). Rien absolument ne justifie cette idée, 

Timarque d'avoir « acheté pour trente mines » une charge 
de ce genre : il s'agit évidemment de corruption électo- 
rale. 

(1) H. ScHRADER, Ueber den Chor in Aristophanes Babyh^ 
niern, Philologus, t. XLIf, 1884. 

(2) Héstghius, Sajjttwv ô Sfjjjto; et BaêuXwviot. Cf. Suidas, 
BiêuXwviot. Fritzsghe (De Babyloniis Aristophanis Commen- 
tatiOy p. 17), se refuse à admettre qu'un chœur comique 
ait pu être composé d'esclaves. Mais ne savons-nous pas 
qu'un grand nombre de chœurs de tragédies représen- 
taient des esclaves ? Pourquoi n'en aurait-il pas été de 
même dans la eomédie? — Cf. les fragments 64, 66, 79, 
88 et 97 des Babyloniens^ dans les Comic, att. fragm. de 
Kock, t. I. 

(3) H. ScHRABER, art. cité, p. 580. C'était déjà l'opinion 
de Gilbert, Beitrœge, p. 148. 

5 



66 CHAPITRE PROIIËU 

qui aurait rendu toute action dramatique impossible. 
Car si les alliés avaient cto représentés ainsi, dès le 
début de la pièce, on ne voit pas ce qui aurait pu 
leur arriver de pire par la suite. Tout ce qu on doit 
conclure de cette donnée relative au chœur, c'est 
qpe l'action se passait probablement dans un moulin. 
Gela pose, on peut imaginer, diaprés ce qui a été dit 
plus haut, en quoi elle de\ait consister essentielle- 
ment. Ce moulin était apparemment l'image de la 
république athénienne ; et puisque la pièce était 
dirigée contre Cléon, il y a lieu de supposer que 
Cléon y figurait comme l'intendant qui administrait 
le moulin pour le compte du peuple. Lesalliés pou- 
vaient être représentés parades fermiers qui devaient 
apporter au maître une part de leur récolte, sous le 
contrôle de l'intendant et de ses agents subalternes: 
l'occasion était bonne pour montrer celui-ci comme 
une sorte de tyran qui volait son maître, tout en se 
faisant payer par les fermiers et en exerçant sur eux 
les plus dures exactions. 

11 est vrai qu'on ne voit pas très bien comment 
une action de ce genre comportait des députations, 
ni ce qu'y venait faire le dieu Dionysos, poursuivi 
par les sycophantes, dont il est question dans deux 
fragments (1). Mais il ne faut pas oublier que la oo- 

(l) Fragm. 70 et 7i,Kock. En ce qui concerne les dépuf 
tatious, rien. n'empêcherait de supposer que les fermiers, 
tremblants, venaient supplier Tintendant d'obtenir pour 



DÉBUTS d' ARISTOPHANE 67 

médie ancienne est essentiellement fantaisiste dans 
ses inventions et que les épisodes, souvent, y tien- 
nent à peine au sujet principal. Si les Acharniens 
et les Cavaliers étaient perdus, et si nous savions 
seulement que la première pièce représentait un 
paysan athénien qui a conclu la paix pour lui tout 
seul, ou que la seconde mettait en scène la maison de 
Démos et la rivalité de ses serviteurs, nous aurions 
peine à comprendre comment on pouvait voir, dans 
la première, Euripide chez lui, au milieu de ses dé- 
froques tragiques, et comment, dans la seconde, le 
poète avait trouvé moyen d'introduire le récit d'un 
débat devant le Sénat. Dans un tel genre, il ne sau- 
rait être question de logique rigoureuse : il suffit 
que l'hypothèse indiquée semble la plus conforme 
aux données générales que nous possédons ; ne cher- 
chons pas à deviner comment l'action se dévelop- 
pait de scène en scène, ni quels caprices elle com- 
portait. 

On a cru, il est vrai, que dans un passage des 
Acharniens^ pièce jouée l'année suivante, Aristo- 
phane faisait allusion à une scène de ses Babylo- 



eux un allégement de leurs redevances, et qu'ils usaient 
pour réussir des plus basses flatteries. L'opinion d'après 
laquelle ces députations auraient été une parodie de l'am- 
bassade de Gorgias, au nom des Léontins (Bergk, Ranke, 
Gilbert), n'est justifiée par aucun des fragments. Elle n'est 
pourtant pas inadmissible non plus. 



08 CHAPITRE PREMIER 

niens. Dikeopolis y rappelle la joie qu'il eut « Tan 
passé », lorsqu'il vit Cléon « vomir les cinq talents », 
et il ajoute qu'il aime les Chevaliers pour cette 
bonne action (v. 5-8\ Suivant un critique trop ingé- 
nieux, on aurait là le souvenir d'une scène des Ba- 
byloniens, où Cléon, pressé par les Chevaliers, vo- 
missait effectivement devant le public cinq talents, 
extorqués par lui aux alliés (1). Cette interpré- 
tation nous paraît devoir être absolument repoussée. 
Outre que la scène n'est pas très facile à imaginer, 
elle supposerait un rôle important prêté aux Cheva- 
liers ; chose dont il n'est question nulle part ; et si les 
Chevaliers avaient jouoce rôle dans les Babyloniens, 
il serait bien surprenant qu'il n'en fut pas dit un 
seul mot dans les Cavaliers, Or, tout au contraire, 
la parabase de cette dernière pièce semble indiquer 
clairement que l'alliance contractée par le poète avec 
la jeunesse aristocratique était alors un fait tout ré- 
cent, qui n'avait pas eu de précédent. L'allusion des 
Acharniens doit donc se rapporter à un autre évé- 
nement, qu'on essaiera d'éclaircir plus loin. 

Quant au rôle donné à Cléon dans la pièce, si Ton 
peut le concevoir de plusieurs manières, il ne 
faut du moins en mettre en doute ni la réalité, ni 
l'importance. A cet égard, le témoignage du sco- 

{{) Van Leeuwen, Acharniens , La Haye, 190i ; note du 
vers 6. 



DEBUTS D ARISTOPHANE 



()9 



liaste, cité plus haut, est confirmé par celui crAris- 
tophane dans la Paix (v. 760}. L'influence que 
Cléon exerçait alors, celle qu'il avait prise dans 
l'affaire de Mitylone, avaient du faire une impres- 
sion profonde sur le jeune poète. C'est à partir de 
ce moment qu'il commence à le considérer comme 
l'auteur responsable de tout le mal dont la démo- 
cratie athénienne lui paraissait souffrir. Ou plutôt, 
avec son imagination vive, il personnifie ce mal en 
lui, et, bientôt, il va pouvoir croire 1res sincèrement 
qu'en renversant l'un, il détruira Tautre. 

La pièce, avons-nous dit, fut représentée aux Dio- 
nysies urbaines. C'était le moment où les alliés ap- 
portaient à Athènes le tribut annuel, et ils ne man- 
quaient pas d'assister aux fêtes (jui se donnaient 
alors (1). On comprend avec quels sentiments ils 
durent accueillir cette satire virulente de leurs op- 
presseurs. Nous no savons pas positivement quel 
rang Aristophane, ou plutôt son préte-nom Callis- 
trate, obtint dans le concours. Mais il paraît certain 
que, s'il eut été couronné, il n'aurait pas manqué de 
s'en prévaloir plus tard. Le plus probable est donc 
qu'il ne fut classé ni au premier, ni au second rang. 
Ce n'est pas que sa pièce n'ait du être appuyée par 
un parti influent et nombreux. Sans cela, quelle que 
fût la hardiesse du poète, il n'aurait pas osé courir 

(1) Aristoph., Acharn., 642 et scolie du vers 377. 



70 



CHAPITRE PHKMIKIl 



les risques auxquels il s'exposait. Une telle comédie 
n'a été possible (jue grâce à un certain concours de 
l'opinion publique. C'est à la majorité qui s'était 
rangée derrière Diodote dans l'affaire de Mitviène, 
qu'elle a du certainement sa naissance. Ce jour-là, 
un sentiment puissant s'était manifesté, et le poète, 
encouragé par les cercles qu'il fréquentait, a cru y 
trouver une force sur laquelle il pouvait compter, 
l^eut être ne s'était-il pas entièrement trompé. Il y 
a tout lieu de croire que, le jour du concours, il fut 
vigoureusement soutenu au théîUre par ses amis, 
par une partie considérable du public, surtout par 
les campagnards, ennemis des démagogues, et enfin 
par les étrangers là présents. Mais, d'autre part, 
comment une pareille satire de la République n'au- 
rait-elle pas excité des protestations violentes, mal- 
gré les bouffonneries dont le poète n'avait pas manqué 
de l'envelopper? Sans doute, c'était à Cléon sur- 
tout qu'il s'était attaqué ; c'était sur lui qu'il avait du 
rejeter toute l'horreur de la politique qu'il censurait ; 
mais cette politique, en somme, avait été approuvée 
par le peuple, et il était bien difficile que celui-ci ne 
se sentît pas atteint en quelque mesure. 

Cela était suffisant pour que Cléon put se croire 
sur de faire châtier son agresseur. Tout l'y enga- 
geait. Son intérêt d'abord, joint à un ressentiment 
bien naturel. L'échec qu'il avait subi dans l'affaire 
de Mitylène n'avait pas pu lui être indifférent : il 



DÉBUTS 1)'aRIST0PILV>'K 71 

avait senti, en cette circonstance, une résistance im- 
prévue de Topinion, non pas accidentelle, mais sys- 
tématique, car elle procédait d'une politique op- 
posée à la sienne ; il y avait là de quoi l'inquiéter. 
Or, la comédie d'xVristophane lui prouvait que cette 
résistance tendait à s'organiser, qu'elle devenait 
plus hardie, et qu'elle visait à s'étendre. Il fallait 
l'arrêter par une mesure vigoureuse. D'ailleurs, la 
raison d'Etat- semblait ici d'accord avec son intérêt 
personnel. Si la politique suivie envers les alliés 
pouvait être discutée librement dans l'Assemblée du 
peuple, n'était-ce pas légèreté coupable que de la 
laisser mettre en accusation devant eux? Et celui qui 
dénonçait ainsi l'oppression exercée par Athènes, en 
présence des opprimés eux-mêmes, au risque de leS 
pousser à la révolte, ne faisait-il pas acte de mauvais 
citoyen ? 

Ces raisons décidèrent Cléon : il résolut de venger 
la République et de se venger lui-même. 



IV 



De quelle façon s'y prit-il exactement ? Le meilleur 
moyen de le savoir paraît être de s'en rapporter au 
témoignage d'Aristophane lui-même. 

Celui-ci, dans les Acharniens [v . Tll et suiv.), fait 
dire à Dikéopolis : 

« Je n'ai pas oublié ce qui m'est arrivé, du fait de 
Cléon, pour la comédie de Tannée dernière. 11 me 
traîna devant le sénat, et là il m'accusait outrageu- 
sement, m'accablait de calomnies, me roulait dans 
un torrent de paroles, et me lessivait de telle façon 
que j'ai failli périr dans cette sale affaire. » 

Plus loin (v. 502 et suiv.), le même personnage 
ajoute : 

« Aujourd'hui du moins, Cléon ne pourra pas dire 
que j'outrage la République en présence des étran- 
gers ; car nous sommes entre nous, au concours des 
Lénéennes, et les étrangers ne sont pas encore ar- 



rivés. » 



Ces deux passages, rapprochés l'un de l'autre, 
semblent de nature à nous renseigner assez nette- 



DÉBLTS d\\RISTOPHA>'E 73 

ment sur ce qui eut lieu. Mais une première diffi- 
culté se présente, à propos de laquelle les inter- 
prètes sont divisés. Dikéôpolis qui tient ce langage 
sort momentanément de son rôle pour parler au nom 
du poète. Quel est ce poète ? Est-ce Callistrate, le 
préte-nom d'Aristophane ? Est-ce Aristophane lui- 
même ? 

Plusieurs savants pensent que l'accusé dut être 
Callistrate : ils font remarquer que la pièce était 
censée être de lui, qu'il en avait accepté la responsa- 
bilité en la présentant comme sienne au concours, 
et que probablement la grande masse du public igno- 
rait le nom du véritable auteur. D'autres estiment, au 
contraire, que le secret, en pareil cas, était illusoire, 
qu'Aristophane était certainement connu comme 
l'auteur des Acharniens, au moment où on jouait la 
pièce, et qu'il l'avait été de même, l'année précédente, 
comme auteur des Babijloyiiens\ c'est donc à lui, 
suivant eux, que Cléon a du s'en prendre directe- 
ment(l). Cette seconde opinion me paraît être la vraie, 
mais elle demande quelques explications. 

Aristophane a usé de prête-noms, pour un certain 
nombre au moins de ses pièces, pendant la plus 
grande partie de sa vie. 11 semble que les motifs qu'il 

(i) Kaibel, art. Aristophanes, n° 12, Pauly-Wissowa, 
p. 973-974, où sont indiquées les principales études an- 
térieures sur ce sujet. Cf. Busolt, Griech, Gesch,y t. III, 
2e partie, p. 1060, note 1. 



74 CHAPITRE PRE3IIER 

eut d'agir ainsi n'aient pas oté toujours les mûmes : 
mais ce serait une affaire que de les rechercher et 
nous n'avons à nous occuper ici que de ses pre- 
mières pièces. Or. pour celles-là. il s'est expliqué 
lui-même très nettement dans la Parabase des (7o- 
va//er^/ c'est-à-dire de la première comédie (|u'il ait 
fait représenter sous son propre nom, en 424. II dit 
là, sous forme alléf»ori(fue. en parlant des Z)e7fl/ie/7^, 
qu'étant trop jeune, en ce temps, pour reconnaître 
son enfant, il l'exposa, et qu'un autre le recueillit. 
Il ajoute que, s'il n'a rien donné encore en son 
propre nom, — et ceci par conséquent s'applique 
également aux Babyloniens, — c'est qu'il connais- 
sait le goût difficile des Athéniens et qu'il savait aussi 
combien c'était chose malaisée que de mener à bien 
une comédie : il avait donc voulu faire son appren- 
tissage, comme rameur, avant de conduire lui-même 
son vaisseau, en qualité de pilote. On remarquera 
immédiatement qu'aucune de ces raisons n'implique 
un secret quelconque. 

S'il se trouvait trQp jeune, c'était sans doute pour 
affronter le jugement de l'Archonte, qui devait faire 
un choix entre les concurrents et n'en admettre que 
trois il faire jouer leurs pièces. On comprend sans 
peine ([ue le magistrat, chargé d'organiser la fête et 
responsable du succès, devait être peu porté à ac- 
cueillir un débutant, tout jeune encore. Mais si la 
pièce de ce débutant était présentée par un poète 



DÉBUTS d'aristophaxe 75 

connu, aime du public, qui en prenait la responsa- 
bilité, et qui consentait à donner son nom comme 
garantie, les choses immédiatement changeaient 
d'aspect. L'archonte, trt>s indifférent aux questions 
de propriété littéraire, se souciait fort peu de savoir 
quel était l'auteur véritable ; d'autant qu'en matière 
de comédie les collaborations paraissent avoir été 
fréquentes. Le nom de Callistrate était à lui seul une 
garantie, et c'était tout ce qu'il lui fallait. 

Mais si Aristophane cédait officiellement à son 
prête-nom la propriété de son œuvre, il n'avait aucune 
raison, une fois surtout la pièce admise, pour dissi- 
muler la vérité. L'autre motif indiqué ne l'y obligeait 
pas davantage. L'apprentissage dont il parle paraît se. 
rapporter surtout à la partie matérielle de sa tâche. 
Il fallait évidemment beaucoup de pratique du théâ- 
tre pour monter une comédie à la mode du temps : 
inventer les costumes, les masques, organiser la 
mise en scène, régler les entrées et les sorties, les 
mouvements des acteurs et leur pantomime, surtout 
les danses du chœur et ses chants, enfin instruire 
tout ce personnel d'artistes, le faire obéir, l'assu- 
jettir à une même pensée, ce n'était pas l'affaire d'un 
jeune homme sans autorité et sans expérience, fut-il 
doué du talent dramatique le moins contestable. 
Pour toute cette besogne fatigante et difficile, Aris- 
tophane avait besoin do céder la place à Callistrate ; 
mais cela ne veut pas dire, bien entendu, (fu'il fût 



76 CHAPITRK PRRMIER 

absent des répétitions ni qu'il s'y tînt caché derrière 
la scène. Il est même probable qu'il jouait lui-même 
dans ses pièces ; et Ton a supposé, non sans vrai- 
semblance, qu'il devait par exemple tenir en per- 
sonne le rôle de Dikéopolis, qui parlait en son nom. 
Quand même cela ne serait pas, on doit admettre en 
tout cas qu'il assistait à la préparation du concours, 
que, par suite, il ne pouvait pas ne pas être connu de 
tout le personnel théâtral, acteurs, choreutes, figu- 
rants et esclaves de service, comme le véritable au- 
teur. Que tout ce monde ait gardé le secret, c'est, à 
coup sûr, chose difficile à croire. 

Il est évident d'ailleurs que ce secret, on l'obser- 
vait bien moins encore dans les cercles d'Athènes. 
C'est une étrange illusion que de se représenter un 
poète comique de ce temps, Aristophane en particu- 
lier, comme composant ses pièces à la manière d'un 
Euripide, chez lui, dans son cabinet de travail, sans 
en rien dire à personne. Elles semblent bien plutôt 
nous révéler elles-mêmes qu'elles sont nées d'abord 
dans des sociétés jo\ euses, où Ton aimait à plaisan- 
ter, à se moquer des gens, à inventer toute sorte de 
drôleries. Sans doute, ce n'est pas là qu'elles ont été 
achevées; mais combien de scènes ont du être ébau- 
chées ainsi entre amis, par une série de suggestions 
qui s'appelaient les unes des autres. Si les pièces 
politi(jues, telles que les Babyloniens et les Cava- 
liers, n'ont pas été, à proprement parler, inventées 



DÉBUTS d'aristophane 77 

dans ces cercles, elles y ont été certainement es- 
sayées, peut-être lues et applaudies avant la repré- 
sentation. Et celui qui les y lisait, c'était bien le 
poète lui-même, pamphlétaire de génie, qui trouvait 
là, et là seulement, le milieu nécessaire à la produc- 
tion de ses chefs-d'œuvre. Au fond, n'est-ce pas ce 
qu'il atteste lui-même, lorsqu'il nous dit dans ses 
Cavaliers (v. 512), que, depuis longtemps, beau- 
coup de gens s'étonnaient de ce qu'il n'avait en- 
core rien donné sous son propre nom et le pressaient 
de concourir à visage découvert ? Quels étaient ces 
gens, sinon ceux qu'il fréquentait ? et comment au- 
raient-ils eu cette pensée, si le jeune poète n'avait été 
connu comme l'auteur des pièces qu'il avait confiées 
à Callistrate ? 

Cela étant, on ne peut douter que Cléon ne soit 
allé tout droit à son véritable adversaire. Les témoi- 
gnages recueillis par les commentateurs anciens ne 
nous apprennent rien de plus précis sur ces pour- 
suites que les textes d'Aristophane lui-même, cités 
plus haut. L'un d'eux ajoute cependant que Cléon 
intenta aussi au poète une action en usurpation du 
titre de citoyen (1). Si cela est exact, il est clair qu'il 
y a du moins, dans ce témoignage, confusion de dates. 
Ce second procès ne peut pas être contemporain du 
premier, c'est-à-dire antérieur aux Acharniens ; car, 

(1) Sc«l. Acharn.y v. 376. 



7U CHAPITIΠPKKMIEU 

dans les passages de celte pièce où Aristophane fait 
si explicitement allusion à ses déim^Iés avec Cléon, 
il n'y a pas un mot ([ui ait trait à cette affaire. En 
réalité, elle (»ut lieu non seulement après les Achar- 
niens, mais même après les Cavaliers : nous n'avons 
pas à nous en oc^cuper pour le moment. 

La plainte devant le Sénat était une procédure 
d'exception, applicable à certains actes coupables 
(|ue la loi n'avait pas formellement définis. Le Sénat, 
en pareil cas, jugeait, non d'après un texte de loi 
précis, mais au nom de l'intérêt pul)lic A]. On 
con(;oit (|u' Aristophane ait eu pcîur. Le passage cité 
plus haut atteste combien il se sentit en danger et 
([uelle fut la violence des attaques de Cléon. Celui-ci, 
très habilement, semble avoir laissé de côté ses griefs 
personnels. Il accusa le poète « d'avoir dit du mal 
do la ville en présence des étrangers » et d'avoir 
« outragé les magistratures pui)li({ues, élues ou ti- 
rées au sort » . Quelle était la peine qui eut frappé 
Aristophane, s'il eut été condamné;^ Nous ne le sa- 
vons pas positivement : un témoignage ancien nous 

(1) Harpocration, EI(jaYY6^'-«- Pollux, VIII, oi. Le pas- 
sage de la liép. des Ath. du pseudo-Xénophon (lî, 18), où il 
est dit que a les Athéniens ne permettent pas qu'on fasse 
du peuple un sujet de comédie ni qu'on en dise du mal » 
ne paraît pas se rapporter à un texte de loi formel. En 
tout cas, cette loi n'existait pas en 426, car, si elle eût 
existé, Aristophane eût été traduit par Cléon, non devant 
le Sénat, mais devant un tribunal. 



DEBUTS U ARISTOPHANE 



7Î> 



apprend qu'elle était des plus sévères, sans la défi- 
nir autrement (1) ; il est probaWe qu elle pouvait 
varier dans certaines limites, mais, à coup sur, le 
pauvre poète courait de gros ris(|ues. 

C'est grand dommage (|ue les péripéties de l'af- 
faire ne nous soient pas connues. Tout ce (jue nous 
pouvons affirmer, c'est qu'il s en tira à bon compte : 
le langage qu'il tient dans les Acharniens en est la 
preuve décisive. On peut supposer, si l'on veut, que 
l'inlluence de quelques amis puissants lui vint en aide. 
Toutefois, il faut se rappeler que le Sénat d'Athènes^, 
en ce temps, n'était en aucune faç^on un corps aristo- 
crati(|ue. Nommé chaque année par un simple tirage 
au sort, il parait certain qu'il était devenu alors 
accessible à toutes les classes de la sociétt», mémeaa\ 
plus pauvres (2 . S'il se montra bienveillant pour 
Aristophane, ce ne fut donc pas, soyons-en sa rs,. par 
une secrète inclination vers les partis d'opposition, 
il est plus probable (|ue le poète ou ses patrons 
réussirent à montrer (jue les accusateurs dénatu- 
raient ses intentions, et qu'en fait ce n'était pas au 
peuple lui-même qu'il avait voulu s'atta([uer, mais 



(1) Ha>rpocration, même passage. Il résulte du récit 
d'ARisTOTE, Réy. des Ath,, 45, qu'avant l'introduction de 
l'appel au peuple, le Sénat pouvait, en certain cas, pro- 
noncer même la peine de mort. On sent bien que cela ne 
pouvait avoir d'application ici. 

(2J SCHŒMANN-Lipsius, Griechische Alterthûmerj I, p. 396, 



80 CHAPITRE PREMIER 

uniquement aux politiciens. D'ailleurs, le peuple 
athénien, en masse et sans distinction de parti, paraît 
avoir été indulgent pour la comédie. 11 l'aimait telle 
(ju'elle était, avec sa liberté extrême ; et il ne voulait 
pas qu'on la lui rendît ennuyeuse, sous prétexte de 
la discipliner. La loi répressive que Périclès avait fait 
voter en 440 n'avait pu durer plus de trois ans. Et, 
depuis lors, on s'était si bien habitué à toutes les har- 
diesses qu'on n'y attachait plus grande importance. 
Cléon en fut donc probablement pour sa vaine 
colère. Le mot d'Aristophane : « je faillis périr » , 
semble indiquer uniquement que son adversaire 
réussit à rallier une assez forte minorité. Toutefois, 
l'argument tiré de la présence des étrangers avait du 
faire impression. Le poète s'en était aperçu, et, lors- 
qu'il renouvellera, dans les Achar7iiens, ses attaques 
contre la politique prédominante, il aura bien soin de 
faire observer qu'il s'adresse aux citoyens seuls, a un 
moment où les étrangers ne sont pas encore arrivés. 
Ce fut, en somme, la seule leçon qu'il tira de cette 
mésaventure, qui aurait pu mal tourner. Changer de 
manière, renoncer à la comédie politique, oublier 
Cléon, rien de tout cela ne lui était possible. Sa na- 
ture fougueuse le poussait au combat, ses amis l'y 
excitaient, son intérêt et son honneur de poète y 
étaient engagés. Il attendit, pour recommencer, une 
occasion, et l'occasion ne tarda pas beaucoup à se 
présenter, puisqu'il l'attendait. 



VII 



Toutefois, elle ne fut pas immédiate. 

II est remarquable, en effet, que, Tannée sui- 
vante, en 425, Aristophane ne s'attaqua ni à Cléon 
personnellement, ni même aux démagogues en géné- 
ral. 

Aux Léneennes de cette année, il donna les Achat- 
niens, manifestation ardente en faveur de la paix (1). 
Peut-être une de ses pièces perdues fut-elle jouée 
aux Dionysies de la même année. Nous ne pouvons 
l'affirmer. C'est donc d'après les Acharniens seule- 
ment qu'il faut essayer de nous représenter ce qu'il 
pensait alors. Cette fois, nous avons affaire à une 
pièce qui nous a été conservée, et, par conséquent, 
nous pouvons au moins raisonner sur des docu- 
ments bien établis. 

Ce qui nous frappe tout d'abord, dans cette pièce, 
c'est que Cléon n'y figure pas. Quelques allusions 
satiriques à ses mésaventures ou à ses vices mérite- 

(l) Argument des Acharniens, 



82 CHAPITRE PREMIER 

raient à peine d'(>tre relevées, si l'une d'entre elles 
ne demandait une explication. Nous Tavons déjà si- 
gnalée plus haut (p. 68), pour écarter une fa(;on de 
rinterpréter qu'il faut tenir pour inexacte. 

Que signifie la joie que Dikéopolis,au début de la 
pièce, dit avoir éprouvée, Tannée précédente, lors- 
que Cléon, grâce aux chevaliers, fut contraint 
d' « expectorer ses cinq talents » (IjifUndesscoliastes 
nous explique, d'apn^s Thistarien Théopompe, que 
Cléon avait reçu cinq talents des alliés pour propo- 
ser au peuple un allégement de triiiut on leur faveur, 
et que les chevaliers, informés de ce marché, lui 
firent rendre la somme ''2). Prise à la lettre, cette 
explication a paru inacceptable, et elle Test en e^ 
fet '3). On ne saurait admettre l'idée d'un procès in- 
tenté à Cléon par la classe des chevaliers : ceux-oi 
ne constituaient pas un groupe possédant une per- 
sonnalité civile. Il n'est guère plus facile de croire 
(|ue quelques-uns d'entre eux, secrètement soutenus 
par les autres, aient accusé Cléon de vénalité et 
l'aient fait condamner. Une pareille condamnation 
eut ruiné, pour longtemps au moins, l'autorité de 
Cléon, qui nous apparaît, au contraire, plus solide 
que jamais en 425. D'ailleurs, aucune allusion à un 

(1) V. o, ToT; TrivTS TaXavToi;, ot; KXiwv £;rjfx£(ie., 

(2) Scol. AcharnienSj v. G. 

(3) Muller-Strubing, Aristophancs inid die histoiûsche Kri- 
tik, Leipzig, 1873, p. 119-181. 



DÉBUTS d'aBISTOPHA>E 88 

tel fait ne se rencontre dans Jes pièces pastérieuFes 
d'Aristophane. 

Toutefois, ces raisons ne nous autorisent pas, en 
bonne critique, à rejeter purement et simplement le 
témoignage de Théopompe. Le plus probable est que 
ce témoignage, mal compris du commentateur, apris 
chez lui plus d'importance qu'il n'en avait réelle- 
ment. 

Il suffit, pour expliquer l'allusion d'Aristophane 
et celle de l'historien, que Cléon ayant proposé, cette 
année-là, d'alléger les charges de quelques alliés, sa 
proposition ait été rejetée, sur les instances de tel ou 
tel orateur appartenant à la classe des chevaliers. 
Les malveillants ne durent pas manquer d'insinuer 
que Gléon s'était fait payer par les intéressés pour 
soutenir sa proposition et que, grâce à la vigilance 
de ses adversaires, il avait du rendre l'argent. C'eât 
ce propos qu'Aristophane s'est approprié en le tra- 
duisant à sa manière, et que Théopompe, peut-être, 
avait admis également comme vrai 1). 

Plus loin, lé mémo Dikéopolis défie Gléon : 
« Qu'il s'ingénie, s'écrie-t-il, et machine contre moi 

(I) Buso;.T, Griecli. Gcsch.^ Ilï, 2'' partie, p. 994, note 6, 
a proposé une autre explication. 11 suppose que Ciéon était 
chef des Hellénotames en 427-6, et qu'en cette qualité, il 
retint, par hostilité contre les chevaliers, la somme que 
l'Etat leur allouait pour les vivres de campagne et qui se 
montait à cinq talents. Ce serait cette somme que les 
chevaliers l'auraient contraint à rendre. 



84 CHAPITRE PREMIER 

tout ce qu'il voudra. Le bien est avec moi et le juste 
sera mon allié. En tout cas, je n'ai pas à craindre 
qu'on me convainque d'cMre, comme lui, un mauvais 
citoyen et un débauché : 1\ » Ce défi se rapporte-l-il 
à de nouvelles hostilités ? Cela est peu probable. Il 
atteste seulement qu'Aristophane, malgré sa mésa- 
venture récente, se sentait alors assez rassuré pour 
injurier son adversaire. 

Mais ce sont là des mots jetés en passant et des 
bravades sans conséquence. En somme, Cléon n'est 
pas attaqué directement dans les Acharniens ; et 
cela ne laisse pas que d'étonner, si Ton songe que 
Tobjet de la pièce est de tourner en ridicule les par- 
tisans de la guerre à outrance et que Cléon était, 
d'après le témoignage formel de Thucydide, l'adver- 
saire le plus décidé des propositions pacifiques 'i.. 
Faut-il imputer cette attitude du poète à un senti- 
ment de prudence ? On pourrait le croire, si Ton ne 
tenait compte que d'une vraisemblance superficielle. 
Mais la pièce, examiné^ de près, nous fait compren- 
dre tout autrement les choses, en nous laissant aper- 
cevoir les divisions de Topinion publi(|ue et la situa- 
tion d'Aristophane entre les partis. 

Remarquons d'abord comment le parti de la guerre 

(1) AcharnienSy 658. 

(2) Thucydjde, V, 16. Ce témoignage se^rapporte, il est 
▼rai, à l'année 422; mais tout permet de croire que l'atti- 
tude de Cléon, à cet égard, n'avait jamais varié. 



DÉBUTS d' ARISTOPHANE 85 

à outrance est personnifié dans sa comédie : c'est 
là, si je ne me trompe, le point décisif, et qui n*a pas 
encore obtenu toute Tattention qu'il mérite. 

Les champions de la guerre sont, d'une part, le 
chœur formé de charbonniers d'Acharnés, et d'autre 
part, le taxiarque Lamachos. Que faut-il penser de 
l'un et de l'autre ? 

Lamachos ne peut être considéré comme le re- 
présentant d'aucun parti. Ni son père, Xénophane, 
ni lui-même, ne semblent avoir joué aucun rôle 
marquant dans la politique du temps. Nulle part, 
Aristophane ne le montre comme affilié à la démago- 
gie, et rien, dans sa pièce, ne dénote l'intention de 
décrier en lui un soldat politicien, client des chefs 
du peuple. L'homme qu'il paraît viser, c'est l'officier 
de profession, qui vit du métier des armes et qui ne 
serait plus rien, dans cet Etat dépourvu d'armée 
permanente, si la paix était rétablie. Il l'appelle plai- 
samment « spoudarchidès » (« l'homme qui aspire 
au commandement »; et « mistharchides » (« l'homme 
des commandements lucratifs ») (1;. Ces deux 
mots résument sa conception satirique du person- 
nage. Le paysan Dikéopolis, interprèle du poète, 
en veut à cette classe de professionnels de la guerre, 
à qui sont donnés toujours, quand on fait campagne. 



(i) Acharniens, 594 et 596. Sur le mot fjT.ojloLpilor^^, cf, 
Gilbert, Beitraye, p. 14, note 1. 



UB (CHAPITRE PAEMIBB 

les charges bien payées, et, qui» obtiennent souvent 
aussi les ambassades:, en raison soit de leur noto- 
riété, soit de leurs connaissances teohniques- (li). 
C'est la profession môme qu'il a en Horreur; ceux 
qui liexercent.sont, à ses yeux, les ennemis naturels 
de la.paix. Si Lamachos a ici Thonneur de repré- 
senter tous ses collègues, c'est probablement à cause 
de. son nom, qui sonne le oombatyou peutrôtre. pour 
telle: oui telle autre raison: personnelle qui nous 
éohappa. En tauticas, Aristophane.n'a iaitaucun effort 
pour l'individualiser. Ses moqueries môme ont un ca- 
ractère général. Le ridicule qu'il lui ^prêter est un ridir 
ouïe professionnel qu'il pousse à: la charge : amour 
du, panache, fanfaronnades, grosse voix , bonne à 
faire peur aux enfants:; Il en est i de môme des mésa- 
ventures du pauvre taxiarque ; ce sont celles du mé- 
tien.Donc, ce n'est pas un groupe politique que la 
comédie malmène en personne ; c'est le goût de la 
^perre, entretenu chez une classe, de citoyens par 
l'jntérétî personnel. 

Q.uant aux Acharnions du chœur*, que sont-ils ? 
Des^pay sans authentiques:, tout comme Dikéopolis ; 
tour à tour bûcherons^ oharbonniens- et: vignerons^ 
habitant, pendant. la'pâix,a&sez.loin.d:A!thèneS| dans 
leur gros village dlAcharnes et. aux. alentours, au 
pied du Parnès, dont ils exploitaient les taillis et les 

(i) AcharnienSj 598-618. 



DEBUTS d'aIUSTOPHANE 87 

fouTBés de chêne vert. A coup sur, ce n'étaient pas là 
les auditeurs onlinaires de Cléon, et ces braves gens 
n'avaient rien de commiin avec la clientèle faméli- 
(|ue des démagogues ([ui vivait de procès et se 
complaisait aux discussions de Tecclesia. D'ailleurs, 
ils déclarent même formellement qu'ils le détes- 
tent J;. Si .iristophaiie avait voulu représenter let^ 
partisans de la guerre à. outrance comme inféodés à 
ces politiciens qu'il aiv^ait fouetté&jusquiau sang dans 
les Babyloniens., il ne les aurait pas offerts à son pu- 
blic sous le costume et avec les traits de ces hon- 
nêtes et vigoureux travailleurs. 

Sa pensée fut donc tout autre. Jugeant de. la situa- 
tion avec ce coup d'œil intuitif dont il a. donné la 
preuve plus d'une iois^ il sentit, lui qui avait la- 
guerre eji horreur, qu'elle était encore, à ce moment, 
sinon populaire^ tout au moins acceptée avec foi et 
ardeur par untrès grand nombre d'Athéniens^ sans- 
distinction de classes- et. d'opinions^ peutrêtre même 
par une partie de cette population rurale qui en 
souffirait particulièrement. Sans doute, dans cette 
axdeur,. la» lassitude se faisait parfois sentir ; on re^ 
mettait la paix., on.se plaignait amèrement de tout 
ce cpi'on avait à supporter,, on rêvait aux champs, à 
la vie paisible et facile, aux belles fêtes rustiques, 

(1) y. 299 : tu^.ffepioTjxx aa KAstavoç exi [xàcXXov, 6'v xaxa- 
T£{A(ô xoïfftv iTTTceucjt xaxxufxaxa. 



88 r.HAPITRR PREMIER 

aux marchés bien approvisionnés, à la sécurité riante 
et bienfaisante. Mais ces rêves passaient dans les 
imaginations sans descendre encore, dans les pro- 
fondeurs de rame, jusqu'aux sources de la volonté. 
Celle-ci restait forte ; car les griefs d'hier étaient 
toujours présents, comme autant de vives bles- 
sures, que la guerre même exaspérait chaque année. 
Représenter sur la scène cette lutte nationale comme 
Fœuvre d'un parti, surtout comme celle d'un politi- 
cien (|ue nul au fond n'estimait, c'eût été s'exposer 
à offenser gravement le sentiment public. Aristo- 
phane était bien trop avisé pour commettre une pa- 
reille faute. 

Ses Acharnions sont honnêtes et convaincus. Ils 
détestent Lacédémone par instinct, comme l'enne- 
mie héréditaire et periidede leur patrie (1). Déplus, 
ils sont furieux de ce que l'envahisseur a dévasté, 
arraché et brûlé leurs vignes (2). Ce ne sont pas là 
des sentiments ridicules, et le poète n'a jamais pu 
songer à s'en moquer. Si seschorentes sont risibles, 
ils ne le sont guère (|ue par les dehors. C'était la 
mode, parmi les citadins athéniens, de s'amuser de 
ces campagnards, qu'on voyait par les rues de la 
ville, le bâton à la main, poussant devant eux leurs 

(\) V. 289, 308: otaiv ouxs paijjio; ouxs TriŒXtç ou6' ô'pxoc 
(2) V. 226, otJi Tiap' sfioù tcoXsjjlo; èj^OoSotto; auçexat tôiv 



DEBUTS d'aR1ST0PHA>E 89 

ânes, chargés de gros sacs de charbons (1^. Aristo- 
phane a su proiiter de cette mode. 11 les a travestis 
drôlement en vieillards rageurs, armés de gour- 
dins, qui crient, courent, se démènent ; il n'a eu 
giarde d'oublier leur sac à charbon ; il en a fait l'en- 
fant chéri, qu'ils \oudront sauver atout prix ^2. 
Joignez à cela l'accoutrement, les gestes, les jeux de 
scène, les danses : c'était tout ce ([u'il fallait pour 
délecter un public populaire. Mais cette drcMerie n'at- 
teignait pas le fond moral de ces paysans, que le 
poète aimait, et qu'il n'entendait nullement traiter 
en adversaires. Aussi bien, leur fureur guerrière 
n'est qu'une courte folie, ou plutôt un malentendu. 
On les a trompés. Que Dikéopolis leur ouvre les 
yeux, et nous les verrons revenir à leur naturel pa- 
cifique. 

Ainsi le parti de la guerre, suivant Aristophane, 
comprend d'abord une foule de braves gens, sincè- 
rement patriotes, amis, par instinct, de la paix et du 
tra\'Bil fécond, mais emportés pour le moment par 
des sentiments légitimes, ([u'ils exagèrent, et abusés 
par de fausses idées, ({u'on leur a suggérées. Le 
même parti comprend ensuite certains profession- 
nels, ({ue la guerre fait vivre et comble d'honneur, et 
(jui ne seraient rien sans elle. Il tra\estit plaisam- 



(1) Hesyciiius, 'Ayapvtxol ôvoi. 

(2) V. 326-340. 



90 CHAPITRE PREMIER 

ment les premiers, mais iJ se garde bien de les 
fouailler. Les seconds sont traités plus durement : le 
vaillant Lamachos n'est pour lui qu'un pleutre qui 
fait le rodomont. Encore est-il que cela même n'a 
pas beaucoup de portée : ce fantoche est trop piteux 
pour porter le poids de la satire. Celle-ci tombe en 
réalité sur d'autres personnages, dont il faut main- 
tenant parler. 

Le véritable adversaire d'Aristophane dans les 
Acliaimiens, l'objet principal de sa satire, c'est l'au- 
teur de la guerre, Périclès, mort alors depuis quatre 
ans, mais survivant par ses idées toujours pré- 
sentes, qui demeuraient enracinées dans les âmes 
athéniennes, où elles s'étaient en quelque sorte con- 
crétisées en dogme. 

Comment le poète s'attaque-t-il au célèbre homme 
d'Etat? Il ne l'a pas mis en scène lui-même ; peut- 
être pour plusieurs raisons qu'on pourrait conjectu- 
rer, mais surtout, je crois, parce qu'il eût été impos- 
sible, à moins de le rendre grotesquement insigni- 
fiant, de le produire devant le public sans lui faire 
défendre sa politique. Or, cela revenait à faire en- 
tendre un appel plus ou moins direct à des senti- 
ments que la comédie devait avant tout se garder de 
réveiller. 11 l'attaque donc uniquement par des dis^ 
cours et des récits, en le laissant à dessein dans le 
recul du passé et en ayant bien soin de ne rien dire 
des raisons plus ou moins fortes ou spécieuses qu'il 



DÉBUTS d'aIU&TOPHA>E Î)1 

avait pu donner en réalité. C'est Dikcopolis qui parie 
au nom du poète (i) ; on saitavec quelles précautions 
il le fait, et par quelles paatalonnades il a soin de 
mettre d'abord soa auditoire en belle humeur. Mais 
allons au fond des choses. Périclès est-il représenté 
dans ce discours comme un chef dxi peuple, comme 
le porte-parole d'un parti politique ? En aucune fa- 
^on. Il apparaît comme le jauet d'une femme, comme 
le serviteur des caprices d'Aspasie, et la dispropor- 
tion même entre la cause et l'effiet jette le ridicule 
sur son éloquence. Le tonnerre de sa parole a re- 
tenti dans la Grèce paisible, ses discours ont dé- 
chaîné la tempête et bouleversé le monde ; pour- 
quoi? à propos de l'enlèvement de quelques courti- 
sanes. Puis est venu le décret q^ui interdisait aux 
Mégariens tout commerce avec Athènes, décret que 
le poète sait rendre ridicule en jouant avec ses for- 
mules mêmes. Là-dessus, Lacédémone a prit fait et 
cause pour ses alliés ; Athènes n'en eût-elle pas fait 
autant, si l'on eut touché aux siens ? En sonrnie, tous 
les motifs de guerre se réduisent à des griefs légers, 
insignifiants, envenimés par un orateur redoutable, 
qjii, pour un intérêt tout personnel-,, a su empêcher 
les AtJiêniens de voir les choses telles qu'elles 
étaient. 
L'attaque semble peu sérieuse dans la forme. 

(.1) V. 496 et suivants. 



92 CHAPITRE PREMIER 

Mais, sous cette fo'rme badine, ne faut-il pas saisir 
l'intention ? Si les faits mentionnés sont de simples 
commérages, c'est que, dans la pensée du poète, la 
guerre a été engagée réellement pour des picoteries 
futiles, qu'un véritable homme d'Etat eut écartées 
avec dédain. Voilà ce qu'il traduit à sa façon, en lan- 
gage comi([ue. Que les détails soient vrais ou faux 
historiquement, peu lui importe : c'est de leur vérité 
spécifique qu'il se préoccupe ; l'important, à ses 
yeux, c'est qu'ils représentent, d'une manière plai- 
sante, le ^e^îre de griefs qui a déterminé le vote fa- 
tal. Quant aux raisons profondes, à celles qui ont 
frappé seules un Thucydide, rien ne prouve qu'il ne 
les ait pas aperçues. Mais, après tout, ces raisons-là 
auraient justifié une guerre éternelle ; car elles te- 
naient aux conditions même d'existence des deux 
Etats rivaux, et elles devaient durer jusqu'à épuise- 
ment complet de l'un ou de l'autre ou de tous les 
deux à la fois. H fallait donc ou se battre indéfini- 
ment, ou faire la paix le plus tôt possible et tacher 
de vivre en bon accord, malgré les causes perma- 
nentes de conflit. Aristophane pensait que le second 
parti était le meilleur, et l'histoire impartiale semble 
bien aujourd'hui lui donner raison. Cela étant, il 
estima sans doute que mieux valait laisser dormir 
ces griefs profonds et en parler le moins possible. 11 
n'en parla même pas du tout, et il fit bien. 

Ce sentiment de prudence patriotique fut aussi 



DÉBUTS d'aristophane 93 

pour beaucoup, si je ne me trompe, dans la réserve 
exceptionnelle qu'il observa, cette fois, envers les 
démagogues. La même considération qui Tavait em- 
pêché de donner à la politique de Périclès trop d'im- 
portance, bien qu'il la combattît ouvertement, dut 
Tempôcher aussi de faire paraître sur la scène ni 
Cléon ni aucun de ses acolytes ; elle l'empêcha même 
de les mettre en jeu directement. 11 ne voulut pas 
être obligé de leur prêter des discours qui, pour 
garder quelque vraisemblance, auraient dii être de 
nature à émouvoir une partie de son public. Il ne 
voulut même pas, en les attaquant trop vivement, 
réveiller, à propos de cette question nationale, les 
passions qui divisaient le public athénien. Les senti- 
ments auxquels il s'adressa étaient de ceux auxquels 
tous participaient plus ou moins. Rejetant dans le 
passé la question brûlante des responsabilités, il 
laissa entendre qu'elles appartenaient, non pas à un 
parti, mais à un seul homme, alors disparu ; négli- 
geant à dessein les considérations politiques sur 
l'avenir, sur. les rivahtés profondes et durables, sur 
l'opposition nécessaire de la démocratie athénienne 
et de l'oligarchie Spartiate, il ne voulut insister que 
sur les bienfaits de la paix et sur l'insignifiance des 
sacrifices d'amour-propre qu'elle exigerait dans le ' 
présent. 

C'est ainsi qu'il composa, par exception, une pièce 
étrangère aux luttes des partis, uniquement inspirée 



94 CHAPITRE PREMIER 

de ce qu'il considérait corome rintérêt national. Il lui 
arriva môme, comme pour accuser mieux ses inten- 
tions, d'y montrer ses alliés ordinaires momentané- 
naent divisés : il opposa les paysans d'Acharnés au 
paysan Dikéopolis. Mais il ne les mettait un instant 
aux prises que pour les réconcilier bientôt et les as- 
socier enfin, dans un joyeux exode, aux plaisirs de 
la paix, rétablie par eux. 




CHAPITRE II 



LES CAVALIERS 



I 



La guerre d'Aristophane contre le chef du parti 
démagogique, suspendue en apparence tandis qu'il 
composait les Acharniens, reprend avec violence, 
aussitôt après, par la comédie des Cavaliers, jouée 
aux Lénéennes de 424 et composée, par conséquent, 
dans les dernier^ mois de 425. Celle-ci est, par l'es- 
prit qui l'anime, une sorte de continuation des Ba- 
byloniens. Mais il semble qu'elle l'ait dépassée en- 
core en virulence. En tout cas, elle dut, soit aux cir- 
constances, soit au progrès de la pensée du poète, 
une portée tout autre. La démagogie, dans les Da- 
bjilo7iiens, avait été attaquée par l'ardent pamphlé- 
taire comme l'instrument d'une tyrannie odieuse, qui 
pesait sur les alliés d'Athènes. 11 ne s'agissait là que 
d'excès d'une nature très particulière, liés étroite- 



•-_'":'. 



9() CHAPITRE II 

ment k l'existence d'une confédération maritime. 
Dans les Cavaliers, ce qu'il va censurer plus auda- 
cieusement encore, c'est le gouvernement intérieur 
de cette môme démagogie, ce sont ses moyens d'in- 
lluence sur le peuple, c'est l'ensemble des principes 
ou des passions dont elle s'inspire. Il en résultera 
que, tout en ne parlant que d'Athènes et de ses con- 
temporains, il touchera nécessairement à certaines 
choses qui se reproduisent plus ou moins en tout 
temps et en tout lieu, parce qu'elles tiennent au fond 
humain d'où procode toute vie sociale. 

Comment Aristophane a-t-il été amené à composer 
ce pamphlet dramatique, le plus hardi peut-être qui 
eut été jamais mis en scène ? C'est ce qu'il faut 
d'abord examiner. Nous verrons ainsi quelle part 
d'influence il convient d'attribuer aux divers partis 
dans l'invention de sa pièce. 

Il est visible, au premier coup d'œil, que cette in- 
vention se rattache, d'une part, à quelques incidents 
de la politique du temps, et, d'autre part, à tout un 
ensemble de réflexions, qui se sont condensées, pour 
ainsi dire, autour de ces incidents. Distinction qu'il 
importe de préciser tout d'abord. 

Les incidents, ce furent les succès politiques et 
les actes de Cléon en 425. Cette année, Cléon fut 
désigné une seconde fois par le sort pour les fonc- 
tions de sénateur. Cela lui assurait le moyen 
d'exercer une influence prépondérante sur le grand 



LES CAVALIERS 97 

conseil de la république, qui surveillait Tadminis- 
tration de la marine et celle des finances, discutait 
avec les stratèges les mesures à prendre, préparait 
toutes les délibérations de T Assemblée. Ce fut pro- 
bablement alors qu'il fit élever à trois oboles le sa- 
laire des héliastes, et qu'il décida le peuple à aug- 
menter le tribut imposé aux alliés (1). 

Mais son influence se manifesta surtout dans 
raffaire de Pylos et de Sphactérie. Inutile de la rap- 
peler ici en détail (2). On sait comment Démosthène, 
un des hommes de guerre les plus énergiques et les 
plus intelligents de ce temps, eut l'idée heureuse 
d'occuper, sur la côte occidentale du Péloponèse, 
une position qui devait servir à rallier, autour d'une 
garnison athénienne, les ennemis de Sparte, nom- 
breux dans cette région, en particulier les Messé- 
niens opprimés et les hilotes fugitifs. Le point occupé 
par lui fut Pylos. Et non seulement l'effort tenté par 
les Spartiates pour déloger de là les Athéniens put 
ensuite être repoussé, mais, de plus, l'escadre pélo- 
ponésienne fut détruite par les vaisseaux athéniens, 
et même un corps de troupes lacédémoniennes se 
trouva bloqué en rade de Pylos, dans la petite île de 
Sphactérie, où sa situation ne tarda pas à devenir 

(1) Voir, pour tous ces faits, l'exposé de G. Gilbert» 
Beitraege, p. 177-194. 

(2) Pour tout l'ensemble du récit, consulter Thucydide, 
IV, c. 4-41. 

7 



98. CHAPITRE II 

désespérée. Athènes n'avait jamais remporté encore, 
depuis le commencement de la guerre, un avantage 
aussi marqué. L'honneur en revenait d'abord à Dé- 
mosthène, qui avait conçu et e\écut('î le coup de 
main, puis, après lui, à Nicias, qui paraît avoir été 
délégué, comme stratège, à la conduite de ces opé- 
rations, et qui avait su organiser la défense de Pylos 
et le blocus de Sphactérie. 

Sparte, consternée, fit des propositions de paix. 
Gléon empocha qu'elles ne fussent acceptées. Il pen- 
sait sans doute qu'on pourrait se montrer l)ien plus 
exigeant, lorsqu'on aurait forcé les assiégés à se 
rendre. Seulement, l'opération, si brillamment com- 
mencée, traîna en longueur pendant le cours de 
l'été. Les Spartiates, bloqués dans l'île, étaient ravi- 
taillés secrètement et refusaient de se rendre. Les 
généraux athéniens n'osaient pas donner l'assaut, à 
travers les fourrés qui entouraient l'île comme un 
rempart naturel. L'opinion s'inquiétait, à Athènes. 
La mauvaise saison devait rendre les croisières im- 
possibles, par conséquent mettre lin au blocus et 
permettre aux Spartiates de s'enfuir. On commen- 
çait à se demander comment les choses finiraient. 

Ce fut alors que se produisit l'intervention déci- 
sive de Cléon. Un jour qu'ayant attacjué devant le 
peuple l'impéritie et la mollesse dos généraux, il dé- 
clarait, avec sa forfanterie habituelle, qu'à leur place 
il aurait tout terminé depuis longtemps, il fut pris 



LES CAVALIERS 99 

au mot et se vit investi, par un décret de l'Assemblée 
du commandement de l'entreprise, au lieu et place 
de Nicias : celui-ci, enchanté de lui jouer un tour, 
s'en était démis volontairement en sa faveur. D'abord 
embarrassé, le démagogue accepta pourtant, et, une 
fois engagé, il fit preuve d'intelligence et d'énergie. 
11 rassembla un corps de troupes légères, néces- 
saires pour l'assaut, et il se rendit à Pylos, où il 
combina tout, d'accord avec Démosthène. Un in- 
cendie, allumé par hasard dans l'ile, venait juste- 
ment d'y détruire une partie des bois : heureuse 
chance pour Cléon. Il eut le mérite d'en profiter. 
L'assaut, donné sous sa conduite, réussit au mieux. 
Tous les Spartiates, qui ne périrent pas dans le 
combat, tombèrent entre les mains des vainqueurs. 
Son retour à Athènes fut un triomphe ; il ramenait 
près de 300 prisonniers, dont 120 Spartiates, pré- 
cieux otages en vue des négocations futures. Le 
peuple se crut assuré désormais de dicter à son gré 
les conditions de la paix. On oublia ce qu'avaient 
fait Démosthène et Nicias. Cléon, devenu le héros 
du jour, se vit comblé d'honneurs, et tout le mérite 
de ce magnifique succès lui fut attribué. 

C'est cette injustice qui semble avoir suggéré à 
Aristophane l'idée première de sa pièce ; c'est de là, 
du moins, qu'il a tiré l'invention de la donnée ini- 
tiale, d'où naît l'action dramatique. Mais cette 
donnée, empruntée, conmie on le voit, à un simple 



. j ■< , ^ 



100 CHAPITRE II 

incident, n'aurait pu produire qu'une pièce de cir- 
constance, si elle n'eût été fécondée par un ensemble 
(le réflexions qui la dépassaient de beaucoup. 

La fortune étonnante de Cléon ne datait pas de 
Taffaire de Sphactérie. On a vu plus haut ce qu'il 
était et comment il avait débuté. Déjà sorti de l'obs- 
curité du vivant de Périclès, quelques années avaient 
suffi à faire de lui le véritable maître de la politique 
athénienne. Un pareil succès devait paraître scanda- 
leux dans les cercles où vivait Aristophane. Peut- 
être, si l'on y eût jugé les choses avec sang-froid, 
aurait-on reconnu qu'il s'expliquait en partie pour 
certaines qualités du démagogue, qui, assurément, 
n'était pas le premier venu. Mais le ressentiment et 
la haine, justifiés ou non, aveuglaient les meilleurs 
esprits ; ou plutôt leur clairvoyance naturelle ne 
s'exerçait plus que pour découvrir, à propos de ses 
succès, les vices de l'homme et ceux du régime. Et 
leurs réflexions, souvent justes et profondes, mais 
incomplètes et partiales, devenaient comme un 
noyau toujours grossissant, autour duquel s'agglo- 
méraient les médisances vulgaires et les propos in- 
jurieux. Ainsi se constituaient à la fois, dans les 
cercles, un portrait caricatural du personnage, objet 
des colères communes, et une forte doctrine anti- 
démocratique. Ce portrait, nous verrons tout à 
l'heure avec quelle puissance d'invention le poète 
comique a su l'achever, le mettre au point, l'adapter 



LES CAVALIERS 101 

à la scène comique, comment, en un mot, il lui a 
imprimé sa marque personnelle. Quant à la doctrine, 
ce n'est pas dans sa pièce qu'il faut la chercher, car 
elle est loin de s'y retrouver tout entière. Et, préci- 
sément, si l'on veut apprécier en quelle mesure et 
pour quelles raisons il s'en est écarté, il importe de 
se la représenter tout d'abord aussi nettement que 
possible, d'après les témoignages qui nous la laissent 
encore entrevoir. 



Il 



Le fond de cette doctrine, c'était l'idée, commune 
à toutes les vieilles aristocraties grecques, que le 
peuple était incapable de se gouverner. On sait avec 
quelle âpreté injurieuse Théognis l'exprimait, dès le 
vr siècle : « Foule aux pieds, s'écriait-il, écrase du 
talon le peuple irréfléchi (1). » Sous ce cri de colère 
et de vengeance, il y avait déjà une opinion arrêtée. 
Elle dut être formulée au v'' siècle par les premiers 
théoriciens politiques. Hérodote, en tout cas, la met 
dans la bouche du seigneur perse Mégabyze, réfu- 
tant les projets démocratiques d'Otanès : « La foule 
n'a point de sens pratique ; il n'est rien de moins in- 
telligent qu'elle, rien de plus insolent. Pour éviter 
les caprices tyranniques d'un monarque, ce serait 
folie que de se livrer a ceyx d'un peuple indiscipliné. 
Le tyran, du moins, lorsqu'il agit, sait ce qu'il fait ; 
le peuple ne le sait pas. Comment le saurait-il, puis- 
qu'il n'a ni instruction ni connaissance naturelle de 

(1) Théognis, 847 : Xi; ItzI^ol o/î[jitjj XÊvsocppovt. 



LES CAVALIERS 103 

ce qui est beau? il se jette au hasard dans une 
action, qu'il pousse ensuite sans réfléchir, comme 
un torrent déchaîné (1). » Ici, comme on le voit, le 
sentiment devient théorie. Il se donne à lui-même 
des raisons, qu'il tire d'une observation sommaire 
des faits. Le défenseur de l'oligarchie constate que 
le peuple, tel qu'il le voit, non seulement est dénué 
d'instruction mais n'a pas, pour y suppléer, cet 
instinct qui résulte d'une discipline héréditaire. Ces 
idées, qu'Hérodote d'ailleurs ne prend pas à son 
compte, il a pu les rencontrer autour de lui, dans la 
Grande Grèce, parmi des aristocraties imbues de 
l'esprit pythagoricien. 

Qu'elles aient eu cours aussi à Athènes,* dans les 
cercles aristocratiques, c'est ce qu'attestent à la fois 
l'histoire et la littérature. 

Nulle part, on ne les trouve exprimées avec plus 
d'âpreté que dans l'écrit Sur la République des 
Athéniens, faussement attribuera Xénophon, mais 
probablement composé vers 424, à Athènes, par un 
théoricien politique, partisan de l'oUgarchie (2). Cet 

(1) HÉRODOTE, m, 8J. 

(2) Peu d'ouvrages ont été plus étudiés, plus discutés. 
L'ensemble de ces travaux est clairement et commodé- 
ment résumé dans Busolt, Griech, Gesch,, III, 2« partie, 
p. 609-616. Aucune des opinions exprimées ne me satis- 
fait d'ailleurs entièrement. L'ouvrage me fait l'effet d'un 
fragment. J'explique, dans le texte, comment j'en com- 
prends l'intention générale. L'auteur a dû faire partie du 



104 CHAPITRE II 

opuscule, qui n'a ni début, ni conclusion, semble 
être un fragment détaché d'une composition en 
forme de discours, qui traitait peut-être de la démo- 
cratie en général, ou de quelques démocraties en 
particulier. Venant à celle des Athéniens, l'auteur 
s'efforce de l'étudier en philosophe, sans dissimuler, 
il est vrai, l'aversion qu'elle lui inspire, mais sans 
laisser obscurcir son jugement par cette aversion. 
Il combat avec force quelques opinions, évidemment 
répandues autour de lui ; entendant répéter que cette 
démocratie était absurde, et que, corrompue, vio- 
lente, ennemie de toute justice et de toute honnêteté, 
elle devait, à bref délai, ou se transformer ou périr, 
il démontre méthodiquement que, bien loin d'être 
absurde, elle agit conformément à son principe, par 
conséquent d'une manière rationnelle et logique ; 
que, d'ailleurs, elle ne pourrait se transformer, ni 
même se modifier sensiblement, sans cesser d'être 
démocratique ; et, enfin, que les gens qu'elle lèse 
sont en trop petit nombre pour la menacer sérieuse- 
ment. En un sens, ce discours, étrange autant qu'in- 
téressant, est donc une apologie, mais une apologie 

groupe d'Antiphon. C'est un penseur, qui vise à la préci- 
sion, qui veut voir et faire voir les choses telles qu'elles 
sont ; il y a en lui quelque chose de l'esprit de Thucydide. 
L'incohérence apparente vient, en partie, de l'état défec- 
tueux des manuscrits. En réalité, et malgré quelque rai- 
deur et quelque gaucherie, ce penseur est un écrivain. 



LES CAVALIERS 105 

qui équivaut à une accusation, puisque Torateur ne 
justifie la démocratie qu'en la montrant attachée en 
tout à son principe, qu'il juge et qu'il déclare abo- 
minable. Sa véhémence même, sensible sous la froi- 
deur voulue, témoigne de la force des opinions qu'il 
discute. On les devine, ou plutôt on les voit, der- 
rière sa réfutation. Peu de témoignages historiques 
sont plus instructifs. 

D'accord avec ceux qu'il veut éclairer, il com- 
mence par professer hautement que le gouverne- 
ment du peuple est justement en horreur à tous les 
honnêtes gens : « En tout pays, écrit-il, ce qu'il y a 
de meilleur est en opposition avec la démocratie. 
Quels sont les meilleurs, en effet, sinon ceux chez 
qui se rencontre le moins de dérèglement et d'injus- 
tice, et qui s'appliquent le plus exactement aux choses 
honnêtes. Or, c'est chez les gens du peuple que l'on 
trouve, au plus haut degré, l'ignorance, le désordre 
moral, la malhonnêteté. Ils sont, plus que les autres, 
poussés à des actes honteux par la pauvreté, par le 
défaut d'éducation, par l'ignorance; quelques-uns 
surtout, en raison du dénuement qui les presse (1). » 
Voilà le fait initial, qui lui paraît évident, incontes- 
table. Ce fait reconnu, comment s'étonner que le 
gouvernement d'un Etat démocratique appartienne 
nécessairement à tout ce qu'il y a de pire dans la 

(1) Rép, des Ath, c. v. 



106 



CHAPITRE 11 



cité, ft Si les honnêtes gens se faisaient écouter, si 
Ton prenait conseil d'eux, cela sans doute serait 
proiitable à ceux qui leur ressemblent, mais non 
aux gens du peuple. Au contraire, le premier venu, 
un misérable, prenant la parole à son gré, ne manque 
pas de discerner ce qui est avantageux pour lui et 
ses semblables. Quoi, dira-t-on, vous voulez qu'un 
tel homme soit juge de son intérêt et de celui du 
peuple*' Le fait est là : les gens du peuple pensent 
que l'ignorance et la malhonnêteté de ce conseiller, 
qui est tout à eux, leur vaut mieux que la sagesse 
et la vertu de l'honnête homme, qui n'a pour eux 
qu'antipathie (1 ). » El, sans doute, ils auraient tort, 
s'ils désiraient être bien gouvernés. Mais ils ne s'en 
préoccupent aucunement. « Le peuple n'a point à 
cœur (|ue la cité ait de bonnes lois, s'il faut pour 
cela qu'il obéisse. Il veut être libre et commander. 
Que les lois soient mauvaises, cela lui est indiffé- 
rent 2 . ^> Ainsi, le pouvoir aux mains des plus mal- 
honnêtes, voilà, pour l'auteur, le fait nécessaire, et 
ce ([u'on pourrait appeler la loi fondamentale de la 
démocratie : ce fait résulte à ses veux de la nature 
(les choses. Tout ce qui suit n'est que le développe- 
ment do cette idée première. D'un bout à l'autre de 
son exposé, il montre le peuple faisant le mal, non 



(1) Itép, des Ath., c. vi. 

(2) Rèp,des Ath,y c. viii. 



LES CAVALIERS 107 

par accident, par entraînement passager, ou parce 
qu'il est trompé, mais parce que ce mal est son bien 
à lui. Le choix de ses conseillers ou de ses direc- 
teurs lui est donc dicté par un sentiment égoïste, 
mais juste, de son intérêt. Et cela nous mène tout 
naturellement à l'idée déjà indiquée, que la démo- 
cratie ne peut se réformer sans cesser d'être la dé- 
mocratie. 

Cette doctrine, sans doute, ne s'imposait pas avec 
cette rigueur, en 424, à tous ceux qui constituaient 
à Athènes l'opposition. L'écrit en question aurait été 
sans objet, si tous ceux à qui il s'adresse avaient 
été convaincus d'avance de ce qu'il énonce. Toute- 
fois, ce qu'il présente comme méconnu, c'est surtout 
la logique des conclusions. Il s'empare d'idées flot- 
tantes, éparses, incomplètement éclaircies. Il les 
analyse, il les éclaire par les faits quotidiens, il les 
rassemble en faisceau. Au fond, il n'est pas douteux 
que tout ce qu'il y avait de militant dans le parti 
oligarchique n'ait été du même avis que l'auteur (1). 
Le programme des hétairies est issu de ce fond 
d'idées. On n'y croyait pas à la possibilité d'une dé- 
mocratie honnête. On se donna, par politique, l'ap- 
parence de vouloir réformer celle qui existait ; en 
réalité, on tendit à la remplacer par une oligarchie, 

(1) Cf. Thucydide, VI, 89, 6, discours d'Alcibiade à Sparte: 
Inzi 87]{Xoxpax(av -^z xal k^i-^'^ib7y.o\x.v^ o\ opovoûvxâc ti..., 
àXXà Tcept ô[JLoXoYO'j(Ji£vrj^ àvoiac oùosv av y.atvôv XsYotTO. 



108 CHAPITRE II 

que les uns voulurent modérée, les autres autori- 
taire et absolue. 

La question, pour nous, est de savoir si ces idées 
se retrouvent dans les Cavaliers d'Aristophane. Et, 
dans le cas où leur influence se ferait sentir en telle 
ou telle partie de la pièce, a-t-elle été assez profonde 
pour suggérer au poète ce qu'il y a d'essentiel dans 
sa thèse ? En d'autres termes, a-t-il voulu montrer la 
démocratie comme condamnée par sa nature même 
à mal faire? ou, au contraire, a-t-il visé à réformer 
le peuple athénien en lui signalant les vices, non de 
sa constitution, mais de sa politique présente, et en 
le dégoûtant de Thomme auquel il accordait sa con- 
fiance ? 



^^ 



m 



On sait quel est le plan général de l'action. Un es- 
clave paphiagonien, méchant et grossier, récemment 
acheté par le vieux Demos, est devenu, grâce à ses 
flatteries, le favori du maître. Il règne sans rival 
dans la maison : tout tremble devant lui. Les specta- 
teurs n'avaient pas de peine à reconnaître en lui 
Cléon. Deux anciens serviteurs, molestés et dépouillés 
par cet intrus, complotent de le mettre dehors. Ils 
lui suscitent un concurrent en la personne d'un char- 
cutier forain, coquin sans scrupule et prêt à tout. Ce 
rustre, instruit par eux, cherche d'abord à faire peur 
au Paphiagonien. Dénoncé par lui au Sénat comme 
ennemi de l'Etat, il élude sa poursuite. Puis, quand 
le vieux Démos, attiré par le bruit de leur dispute, 
met le nez à sa fenêtre, le charcutier, s'adressant à 
lui, accuse son favori. Le vieillard consent à les 
juger. Alors, devant lui, ils font assaut de discours, 
et ensuite assaut de flatteries, de complaisances, de 
cadeaux même, en une longue série de scènes d'une 
invention bouffonne, incessamment renouvelée. A la 



no UIAPITRE II 

fin, c'est le charcutier (|ui l'emporte : Démos retire 
au Paphlagonien sa confiance, pour en investir le 
nouveau venu. Celui-ci, devenu tout-puissant à son 
tour, rajeunit, au moyen d'une opération magique, 
le vieux bonhomme, qui abjure ses erreurs et se 
laisse dicter, par celui qui Ta ainsi transformé, les 
principes de sa conduite future. Le Paphlagonien, 
chassé, est condamné à prendre Téventaire de son 
vainqueur, et à vendre, comme lui naguère, aux 
portes de la ville. 

A cette action se môle un chœur qui a donné son 
nom à la pièce, le chœur des Cavaliers. C*est lui qui 
doit tout d'abord attirer notre attention. 

Faut-il admettre, comme on l'a quelquefois pensé, 
que ce chœur ait été réellement composé, le jour de 
la représentation, de jeunes gens appartenant à la 
classe où se recrutait la cavalerie athénienne (1) 1^ 
Quelle raison de supposer une si étrange dérogation 
à l'usage ? L'erreur provientd'un témoignage ancien, 
qu'on a eu le tort d'interpréter trop à la lettre (2). 

(1) Gilbert, Beitraege^ p. 190. Cf. Busolt, Ginech. Gesch.^ 
III, 2« partie, p. 1123. 

(2) Cavalier s y ArgamAïaÙTol o\ 'AÔTjvàiwv iTciteTc ouXXaêov- 
xe; ev X^po\J a^rj^xaii TiapacpatvovTai : Argum. II : ô 8e X^P°^ 
t'A Twv iTTTrioDv EJX'.v, Cf. Schol. V, 247 : xou x^poû àizo xwv 
iTiitéwv au[jLTrX7)pGU[i£voj. Je crois qu'aucun de ces témoi- 
gnages n'a le sens précis qu'on lui attribue. L'eût-ii, que 
cela ne prouverait encore rieu, sinon l'ancienneté de la 
méprise. 



LES CAVAUERS lit 

Sans doute, le chœur se donne lui-même pour un 
chœur de jeunes cavaliers ; mais tous les chœurs 
comiques s'attribuent ainsi un caractère, qui, bien 
entendu, est une pure fiction. Croirons- nous, par 
exemple, que le chœur des Acharniens fut réelle- 
ment composé de gens d'Acharnés ? 11 n'y a aucune 
différence entre les deux cas. 

Cela n'a d'ailleurs, ici, qu'une importance tout à 
fait secondaire. Quelle que fut la condition réelle des 
choreutes d'Aristophane, aux Lénéennes de 424, ils 
représentaient au théâtre les jeunes cavaliers athé- 
niens ; et, par conséquent, pour le public, auquel 
s'imposait la fiction dramatique, c'étaient ces jeunes 
cavaliers qui semblaient intervenir eux-mêmes dans 
l'action. 

Or, il est bien difficile de croire que le poète eut 
osé leur attribuer le rôle qu'il leur a fait jouer, sans 
s'être assuré d'abord de leur assentiment. Il y avait, 
à coup sur, quelque chose d'insolite dans le fait d'in- 
troduire au théâtre, sous un déguisement plus ou 
moins grotesque, la fleur de l'aristocratie athénienne, 
et justement dans la fonction militaire à laquelle elle 
tenait le plus. La cavalerie athénienne n'était proba- 
blement organisée alors que depuis une trentaine 
d'années (i). Augmentée en nombre peu à peu, elle 

(I) Albert Martin, Les Cavaliers athénîensy Paris, Thorin, 
1887 ; Helbig, Les 'ItztzzIq athéniens^ Paris, Klincksieck, 
1902. 



112 CHAPITRE II 

comptait, au temps d'Aristophane, un millier 
d'hommes, qui se recrutaient parmi les jeunes gens 
riches. Elle était divisée en deux troupes, de cinq 
escadrons chacune, sous le commandement de deux 
hipparques et de dix phylarques (1). Fiers de leurs 
chevaux, de leurs armes, de leur adresse, les frin- 
gants cavaliers aimaient à se faire regarder, et ils 
contribuaient à embellir les fêtes de la cité par leurs 
défilés et leurs exercices. Cette brillante jeunesse 
était la parure d'Athènes. Phidias venait de la repré- 
senter sur la frise du Parthénon, achevée peu avant 
^a guerre du Péloponèse. Xénophon devait, plus 
tard, la décrire, en artiste lui aussi, dans son ////?- 
parque, en lui enseignant les évohitions savantes, 
propres à la faire valoir. Le peuple se moquait vo- 
lontiers des prétentions de ces jeunes gens, de leur 
vanité, de leur élégance affectée ; ce qui ne l'empê- 
chait pas de les admirer aux jours de fêtes. D'ailleurs, 
depuis le début de la guerre, ils s'étaient signalés à 
plusieurs reprises. En 431, lors de la première inva- 
sion des Péloponésiens, ils avaient contribué à in- 
quiéter l'ennemi et à l'éloigner des murs d'Athènes. 
En 430, Périclès avait embarqué, chose toute nou- 
velle alors, quatre cents d'entre eux, qui l'avaient 
aidé à ravager les côtes du Péloponèse. Tout récem- 
ment encore, en 425, dans le coup demain tenté par 

(1) Aristote, Rép, des Ath.j 61. 




LES CAVALIERS H3 

Nicias sur le territoire de Corinthe, les deux cents 
cavaliers qui faisaient partie de l'expédition avaient 
rendu de réels services (1). En somme, ils avaient 
alors une bonne situation morale dans la cité, et ils 
n'étaient pas portés par nature à méconnaître leur 
propre importance. On a vu plus haut que. si Cléon 
avait eu maille à partir avec eux, il est probable qu'il 
s*en était mal trouvé. Au théâtre, leur influence devait 
se faire sentir plus qu'ailleurs : car leurs familles dis- 
posaient, à la ville même, d'une clientèle nombreuse, 
et elles étaient puissantes, dans les dèmes de la 
campagne. Eux-mêmes, jeunes, hardis, bruyants, 
n'étaient pas gens à dissimuler leurs sentiments ni 
à se laisser tourner en ridicule sans rien dire. 

Comment donc Aristophane aurait-il pu les asso- 
cier à son charcutier ambitieux, s'il n'eût été assuré, 
d'une manière ou d'une autre, que son audace leur 
serait agréable ? On peut admettre qu'il fît au moins 
connaître d'avance ses intentions à quelques-uns 
d'entre eux, qui se chargèrent d'informer les autres 
et qui répondirent de leur assentiment. S'il n'y eut 
pas complot, à proprement parler, ni même autori- 
sation expresse, il y eut certainement accord et même 
encouragements préalables. C'est du reste ce que le 
poète laisse entendre assez clairement, dans les pa. 
rôles qu'il a prêtées au coryphée, chargé de pré- 

(i) Thucydide, 1. II, 22 et 56 ; I. IV, 42. 

8 



114 CHAPITRE II 

senter le chœur au public et de débiter les anapestes 
traditionnels : 

« Si quelque poète comique d'autrefois eût voulu 
nous contraindre à nous avancer ainsi vers le public 
pour lui adresser une allocution, il n'auraitpas obtenu 
cela de nous aisément. Mais ce poète-ci mérite bien 
({u'on fasse quelque chose pour lui. Car il hait ceux 
que nous haïssons nous-mêmes, et il ose dire ce qui 
est juste : hardiment, il marche droit au monstre, 
au Typhon destructeur (1). » 

Ainsi les griefs communs étaient proclamés hau- 
tement. Il y avait alliance des cavaliers et du poète 
contre le Paphlagonien, c'est-à-dire contre Cléon. 
Quels étaient ces griefs ? S'agissait-il seulement des 
démêlés signalés plus haut entre le démagogue et 
certains membres de la dasse aristocratique ? ou 
encore de cette obscure accusation d'avoir manqué 
au devoir militaire, que Cléon, suivant un scoliaste, 
aurait intentée aux jeunes cavaliers, et qui a été in- 
terprétée diversement par les modernes (2) ? Oui, 
sans doute, il s'agissait bien de tout cela, maisaussi, 
évidemment, d'autres griefs plus généraux. Ce qu'on 
détestait, de part et d'autre, en Cléon, c'était sa façon 
même de gouverner, l'influence qu'il exerçait sur le 
peuple et l'usage qu'il faisait de cette influence. On 



(1) Cavaliers, 507-511. 

(2) Scol. Cavaliers, 226. 



LES CAVALIERS 145 

sait que le poète Eupolis, qui était alors un des maî- 
tres du genre comique, prêta son concours à Aristo- 
phane, et il est vraisemblable qu*il composa pour 
lui tout un morceau du second intermède (1). C'est 
là un indice qui s'ajoute aux précédents pour faire 
ressortir le vrai caractère de la pièce. On en peut 
conclure qu'elle ne fut pas un coup d'audace indivi- 
duel, préparé dans une méditation solitaire. On .dut 
en parler à l'avance, dans les cercles où Je poète était 
sûr de rencontrer le plus de faveur. Peut-être y fit-il 
connaître lui-même quelques-unes de ses inven- 
tions ; on les approuva, on lui en suggéra d'autres. 
En somme, l'œuvre, tout en restant sienae pour 
l'exécution, prit un peu le caractère d'une manifes- 
tation collective ; et Aristophane put croire qu'en cas 
de danger, il serait soutenu énergiquement. En cela, 
comme nous le verrons parla suite, il se fit quelque 
illusion. Mais cette alliance entre le poète et la classe 
aristocratique, qui n'est réellement pas douteuse, 
quelle influence eut-elle sur la composition de la 
pièce et, tout d'abord, sur le rôle attribué au chœur ? 
c'est là une tout autre question. 

Le plus entreprenant des deux esclaves vient de 
donner au charcutier ses instructions et de lui pro- 
mettre l'appui des mille cavaliers et des honnêtes 

(1) Gratinos, fr. 200, Kock ; Eupolis, fr. 78, Kock (scol. 
louées, 554). Kirchhoff, Hermès, XIII, année 1878. 



lli) CHAPITRE II 

gens (1). Juste à ce moment, CIcon sort de la mai- 
son ; et, tout d'abord, son aspect terrifiant, sa voix 
tonnante, ses menaces effroyables jettent le trouble 
parmi les conjurés. Seul, l'esclave a gardé son sang- 
froid. Il appelle à la rescousse ses alliés, les cava- 
liers, et soudain, les voici qui accourent d'un galop 
furieux. Divisés en deux escadrons, sous les ordres 
des deux hipparques, Simon et Panaetios, ils se pré- 
cipitent à fond de train dans l'orchestra et ils char- 
gent le Paphlagonien,qui fuit éperdu devant eux (2). 
Ses ennemis, impitoyables, le pourchassent d'une 
extrémité à l'autre, et, en même temps, ils s'excitent 
mutuellement en l'accablant d'injures. Ils lui repro- 
chent ses rapines, son avidité, le chantage éhonté 
qu'il exerce sur les comptables et sur les riches ti- 
mides, qui tremblent au seul mot de procès. Puis, 
quand le charcutier, rassuré, reprend le premier 
rôle, ils l'encouragent dans toute sa dispute avec 
son rival, admirent et exaltent son audace, et mar- 
quent les points en sa faveur. Ils sont ravis de voir 
que Cléon a trouvé son maître en fait d'impudence. 
Enfin, lorsque le démagogue court porter au Sénat 



(i) Cavaliers, 226 : à^X' elalv 'iTtit^c ovSpec à^Bol x^Xtoi 

xal TÔiv -itoXiTtûv o\ xaXot xs xaYaOoi. 

(2) Cette mise en scène est particulièrement bien étu- 
diée et expliquée dans Touvrage de P. Mazon^ Essai sur la 
composition des comédies d' Aristophane ^ Paris, Hachette, 
1903. 



LES CAVALIERS H7 

sa dénonciation, c'est le chœur qui lance Agoracrite 
sur ses pas, en invoquant pour lui la protection de 
Zeus Agoraïos. 

Dans tout cela, nulle trace de politique générale. 
Les cavaliers n'énoncent aucune idée qui appartienne 
proprement à un parti. Leurs propos sont ceux d'une 
opposition malveillante, acharnée contre un adver- 
saire ; ils le déchirent en paroles ; mais leurs traits 
s'arrêtent à lui. Pas un mot qui touche aux \ices 
profonds attribués à la constitution démocratique 
par les théoriciens de l'oligarchie. 

La parabase laisse-t-elle percer plus sensiblement 
l'esprit de caste? Dans les anapestes, ils proclament 
leur alliance étroite avec le poète ; mais c'est une 
alliance conti;e un coquin, et rien de plus. Les 
chants strophiques et les épirrhèmes ont un carac- 
tère assez différent. Là, ce sont bien les sentiments 
distinctifs de la jeunesse aristocratique qui s'ex- 
priment sous plusieurs formes. Ils invoquent d'abord 
Poséidon Hippios, le dieu des courses de chevaux, 
qui se plaît à voir les jeunes conducteurs de chars, 
brillants et parés. Puis, ils vantent les vertus de 
leurs pères, c'est-à-dire des représentants des an- 
ciennes familles, vaillants hoplites qui ont défendu et 
honoré la cité, stratèges d'autrefois, glorieux et 
désintéressés. Comme eux, ils ne demandent qu'un 
peu de gloire, et, par-dessus le marché, le droit de 
porter les cheveux longs, une fois la paix rétablie. 



118 CHAPITRE II 

Leur seconde invocation s'adresse à Pallas ; elle est 
faite au nom de la cité tout entière. Mais, en finis- 
sant, c'est bien d'eux-mêmes encore qu'ils parlent, 
lorsqu'ils rappellent plaisamment les exploits de 
leurs chevaux, c'est-à-dire leurs propres exploits. 
En somme, cette parabase, presque tout entière, est 
certainement la partie de la pièce où ils apparaissent 
le mieux comme un groupe distinct et expriment des 
sentiments qui leur sont propres. Ces sentiments ont 
l'allure fringante, Tèlan fier et naïf, l'ingénuité har- 
die, un peu hautaine peut-être, qui convenait à cette 
brillante jeunesse. Qui aurait pu songera s'en offen- 
ser? Là même, leur langage n'était en aucune façon 
celui d'un parti : c'était celui de leur âge, avec une 
légère nuance d'impertinence cavalière qui devait 
amuser le public. 

A partir de là, on peut dire que leur rôle actif est 
fini. Ils ne font plus qu'assister à la seconde partie de 
la pièce, en manifestant de temps en temps, par quel- 
ques paroles, les mêmes dispositions essentielles que 
dans la première, sans se mêler réellement à l'ac- 
tion. Les habitudes de la comédie le voulaient ainsi. 
Il est donc inutile de noter ici, une à une, les courtes 
réflexions, parlées ou chantées, qu'ils intercalent 
entre les scènes. Tout au plus peut-on relever la cri- 
tique moqueuse qu'ils adressent à Démos après la 
scène des oracles : « Peuple, c'est un bel empire 
que le tien : tout le monde te redoute, comme un 



LES CAVALIERS H3 

tyran. Mais tu te laisses mener trop docilement. Tu 
aimes qu'on te flatte et qu'on te trompe. Toujours, 
tu te tournes, bouche bée, vers celui qui parle, et 
ton esprit, bien que présent, voyage au loin (1). » 
Que l'on reconnaisse là, si Ton veut, quelque chose 
du jugement du Mégabyze d'Hérodote et de celui du 
pseudo-Xénophon sur l'ignorance et l'irréflexion du 
peuple. Encore est-il qu'il est présenté avec une grâce 
légère et moqueuse, qui en atténue singulièrement la 
portée. Et surtout, il ne faut pas oublier que le peuple 
athénien était habitué à s'entendre dire ces choses- 
là, beaucoup plus rudement, par ses orateurs favo- 
ris. Périclès ne s'en faisait pas faute ; et Cléon lui- 
même, Cléon surtout, paraît avoir mis une certaine 
vanité à les répéter, avec une brutalité voulue, étant 
de ceux qui excellent à dissimuler, sous la rudesse 
des paroles, la lâcheté des complaisances. 

Le second intermède (1263-1314) n'est qu'une sé- 
rie de traits satiriques sans lien avec l'action, contre 
Ariphradès etCléonyme, personnages obscurs (2), et 
enfin contre Hyperboles ; ce dernier morceau, pro- 
testation amusante et fantaisiste des trières, jeunes et 
vieilles, contre les projets d'expéditions lointaines, 

(1) Cavaliers, illO-H19. 

(2) Cléonyme semble avoir été l'auteur d'une réforme 
du tribut des alliés, votée en 426, et qui eut pour effet de 
l'augmenter (GIA. IV, i, p. 141, n« 39 a. Cf. Bosolt, Grieelu 
fîescA.» m, 2« p., p. 1118). 



120 CHAPITRE II 

est celui que la tradition attribuait à Eupolis. Le 
chœur, en chantant ou en récitant tout cela, ne joue 
à aucun degré le rôle d*un groupe social ou d'un 
parti politique. 

Mais ce qu'il faut remarquer surtout, c'est le peu 
d'importance qui lui est attribuée dans le dénoue- 
ment. Lorsque Démos, rajeuni et transformé par 
Agoracrite, se montre au public dans le costume de 
l'ancien temps, les cavaliers saluent avec enthou- 
siasme cette résurrection de la vieille Athènes ; sauf 
cela, ils ne prennent aucune part à cette révolution 
pacifique. C'est Agoracrite seul qui dicte à Démos 
les règles de sa conduite future ; le chœur, pendant 
ce temps, ne prononce pas un seul mot ; et cette po- 
litique nouvelle ne vise en rien les intérêts de la 
classe qu'ils représentent. Démos ne fait aucune 
promesse qui les touche spécialement. Il se peut, il 
est vrai, qu'en se retirant, ils aient témoigné leur 
joie dans un chant final, qui aurait disparu. 
S'il en était ainsi, on est en droit de conclure de la 
scène entière, qu'ils y exprimaient uniquement des 
sentiments généraux. 

Ainsi Aristophane a bien présenté les Cavaliers 
comme ses alliés, mais uniquement dans la guerre 
personnelle qu'il faisait à Cléon. Quant à la réforme 
politique d'Agoracrite, il a voulu qu'elle se fît en 
dehors d'eux, avec leur approbation, sans doute, 
mais sans leur concours actif, et nullement sous leur 






LES CAVALIERS 121 

inspiration ni à leur bénéfice. Il les a introduits dans 
sa pièce, surtout comme un élément de vie ardente 
et de fantaisie; ils y apportent leurs passions, leur 
jeunesse, leur lyrisme patriotique ou moqueur; 
mais s'il y a une doctrine, ou, tout au moins, une 
ébauche de doctrine, sous les folles inventions du 
poète, ce n'est pas dans le rôle du chœur qu'il faut la 
chercher. Voilà un premier point qu'il importait de 
mettre en lumière. 



IV 



Passons maintenant aux personnages, et essayons 
(le discerner ce qu'ils représentent exactement. 

On ne saurait prétendre que les deux esclaves 
qui complotent et organisent Tattaque contre Cléon 
symbolisent ni un parti ni une classe de la société, 
ni même, à proprement parler, des personnages po- 
litiques contemporains. Les noms de Démosthène et 
de Nicias, qui leur sont attribués dans les manus- 
crits, ne figurent pas dans le dialogue. Ce sont pro- 
bablement les éditeurs alexandrins qui les ont insé- 
rés dans la liste des personnages, en tête de la 
pièce (1). Ils Font fait d'après une allusion du texte 
à l'affaire de Pylos (v. 54 et suivants). Mais cette 
allusion autoriserait tout au plus à reconnaître Dé- 
mosthène dans le premier esclave (2) ; le second de- 

(1) Voyez l'argument n*> 2, et la note de Dindorf, dans 
son édition. 

(2) Il est à remarquer qu'elle est reproduite au vers 742 
et que, là, elle ne s'applique plus à Tesclave. N'oublions 



LES CAVA1.1E1IS 



123 



vrait, en tout cas, rester anonyme. A vrai dire, le 
premier lui-même n'est Démosthène qu'un instant. 
Il Test par une ressemblance momentanée de situa- 
tion, nullement par l'ensemble de son rôle. Simples 
personnages de prologue, nécessaires à l'action, les 
deux esclaves sont dénués de personnalité histo- 
rique. 

Quant à l'intrigue qui leur est attribuée, nous 
n'en trouvons aucune trace dans les £aits du temps. 
Cléon a eu des adversaires, mais il ne semble pas 
qu'aucun parti lui ait suscité, ni même ait songé ja- 
mais à lui susciter, un rival instruit à le combattre 
par ses propres armes. 

C'est cependant dans la bouche d'un de ces deux 
bouffons que se trouvent les seules déclarations de 
la pièce qu'on puisse vraiment qualifier d'antidémo- 
cratiques. Comme elles tiennent d'ailleurs au per- 
sonnage du charcutier Agoracrite, c'est en étudiant 
celui-ci qu'il convient d'en apprécier la portée. 

Agoracrite est inséparable du Paphlagonien, c'est- 
à-dire de Cléon. Us forment ensemble un groupe in- 
dissoluble, dans lequel se révèle vraiment la pensée 
du poète. 

Celle-ci, au fond, est fort simple. Cléon, pour lui, 
est un homme qui n'est puissant qu'à la condition de 

pas que la comédie ancienne est le plus libre, le plus fan- 
taisiste des genres, et, qu*avec un Aristophane, il ne faut 
jamais serrer les choses de trop près. 



124 CHAPITRE II 

prévenir et de satisfaire tous les désirs de la multi- 
tude. Qu'un autre politicien de même trempe ose 
pratiquer le môme système de gouvernement avec 
plus d'impudence et de bassesse encore, et ce poli- 
ticien évincera fatalement Cléon. Il v a là une véri- 
table nécessité morale. C'était affaire à la comédie de 
la traduire en action et de lui prêter cette sorte 
d'évidence, quelque peu grossière, mais frappante, 
(|ui est le propre des démonstrations dramatiques. 
L'idée, en elle-même, Aristophane ne l'a pas créée. 
On ne peut douter qu'il ne l'ait entendu exprimer 
maintes fois dans les cercles de l'opposition. Elle est 
en germe dans les passages du pseudo-Xénophon 
cités plus haut ; et nous la trouvons presque énon- 
cée dans la phrase où Thucydide nous montre les 
successeurs de Périclès cherchant à se surpasser les 
uns les autres et à rivaliser de complaisances envers 
le peuple (II, 65, 10). Il est vrai que Thucydide, en 
écrivant cela, a pu, à la rigueur, se souvenir des 
Cavaliers d'Aristophane ; mais il est bien plus vrai- 
semblable qu'il a rapporté simplement ce qui se di- 
sait dans la société athénienne, peu avant son exil. 
Seulement, chez les théoriciens de l'oligarchie, il 
était admis que c'était là une loi inhérente à la na- 
ture même de la démocratie. La question pour nous 
est do savoir si c'est ainsi qu'Aristophane a conçu 
et présenté les choses. 

On sait comment l'esclave révèle au charcutier 



LES CAVALIERS 125 

ahuri sa vocation d'homme d'Etat : « Oui, ce qui va 
faire de toi un grand homme, c'est précisément que 
tu es un coquin, que tu sors de la halle et que tu ne 
rougis de rien. » Et comme le drôle, à la fois séduit 
et défiant, paraît hésiter : « Ah ça ! lui demande-t-il, 
est-ce que, par hasard, tu aurais sur la conscience 
quelque chose d'honorable ? » Non, rien de sem- 
blable : il est né de parents qui appartenaient à la 
lie du peuple, et il est lui-même ignorant et grossier 
à souhait, d'ailleurs malhonnête au besoin : c'est 
l'homme qu'il faut. « Sache-le bien, lui dit son ins- 
tructeur, conduire le peuple, aujourd'hui, n'est plus 
l'affaire d'un homme cultivé ni honnête : cela revient 
de droit à qui est ignorant et ignoble de tout point 

(et; diixaOf^ xai pSeAupov) (1). » 

Certes, la déclaration est vive et la censure véhé- 
mente. Remarquons toutefois que le poète, par la 
bouche de son personnage, critique ici un état de 
choses actuel. Il ne dit pas du tout que cela ait été 
toujours ainsi et ne puisse être corrigé, tant que le 
peuple sera le maître. C'est donc la suite de la pièce 
qui doit servir à commenter et à éclaircir cette dé- 
claration initiale. 

La lutte s'engage entre les deux rivaux. Si le 
poète s'attachait à sa donnée première, Agoracrite 
devrait s'y montrer pire que Cléon, c'est-à-dire non 

(0 Cavaliers, 180-103. 



126 CHAPITRE II 

seulement plus impudent, plus grossier, plus flatteur 
et plus hypocrite, mais surtout plus férocement 
égoïste et plus méchant. De même que Cléon, en 
ayant Tair d'aimer le peuple, n'ahne en réalité que 
lui-même et ne cherche (jue son propre intérêt, de 
même son rival ne devrait viser, lui aussi, qu'à s'en- 
richir, qu'à vivre grassement et joyeusement, aux 
dépens de sa dupe. Ce serait là, en effet, la condi- 
tion nécessaire pour que la loi énoncée tout à l'heure 
se vérifiât. Si, au contraire, Agoracrite n'est qu'un 
faux ambitieux, si sa grossièreté cache un honnête 
homme, s'il veut réellement le bien du peuple et s'il 
réussit, en définitive, à le corriger, c'est donc que la 
démocratie n'est pas condamnée fatalement à périr 
par ses propres vices et qu'elle peut à la rigueur 
s'amender. Or, cette seconde conception est bien 
celle qui domine la pièce. Il ne reste qu'à se de- 
mander dans quelle mesure elle a pu être influencée 
soit par les conditions du genre, soit par la nécessité 
de ménager le public. 

Le premier groupe de scènes où les deux rivaux 
sont aux prises n'a plus pour nous qu'un médiocre 
intérêt. Agoracrite s'y montre le rustre, au vocabu- 
laire poissard et à la voi\ tonitruante, qui nous a été 
présente tout d'abord. Cléon, de son côté, n'y est 
(|u'une sorte d'épouvantail vivant, au masque hi- 
deux, habitué à faire trembler tout le monde par ses 
menaces. De part et d'autre, on se défie, on s'in- 



LES CAVÀLICRS 127 

suite, on se l)ouscule même, mais, sauf quelques 
allusions éparses, la satire politique n'apparaît là 
que dans la situation elle-même et dans les moyens 
de défense du principal personnage. Celui-ci a pour 
arme essentielle la dénonciation. Il menace d'accuser 
quiconque lui tient tête, et c'est par une accusation 
en effet que se termine cette première rencontre. 
Cléon, bafoué et rossé par Agoracrite aidé des Cava- 
liers, se précipite vers la salle où siège le Conseil, 
pour y dénoncer leurs complots. 

11 n'y a pas lieu de s'arrêter ici au récit de la 
séance du Conseil, car la satire, en vérité, y dispa- 
raît totalement sous la fantaisie. Sans doute, on sent 
bien, au début, que le poète s'y moque de la mé- 
fiance démocratique, quand il nous montre ses sé- 
nateurs, toujours prêts à accueillir les bruits de 
conjuration ; et que, plus loin, il s'amuse de leur 
mobilité d'esprit, de leur facilité naïve à se laisser 
prendre aux nouvelles futiles que le premier venu 
leur apporte. Satire et raillerie, assurément, mais si 
légère et si adroitement tournée en drôlerie qu'il est 
impossible d'en tenir grand compte. 

O qui suit, c'est-à-dire la lutte des deux rivaux 
(levant le peuple, mérite une tout autre attention. 
Cette lutte, c'est le Paphiagonien cjui la provoque, 
car il se croit maître absolu de l'esprit de Démos : 
il affirme qu' « il le dupe à son gré >» et qu' « il sait 
avec quelles friandises on le prend » (713, 715) ; 



128 CHAPITRE II 

déclarations par lesquelles le poète semble bien 
vouloir établir, tout d'abord, que c est aux artifices 
personnels et aux mensonges de Cléon qu'il va s'atta- 
(juer. D'autre part, le charcutier, dans sa profession 
de foi initiale, oubliant un peu qui il est, se donne 
assez clairement pour le représentant et le porte- 
parole des « gens comme il faut » : « Voilà long- 
temps, ô Peuple, que je t'aime et que je veux te 
faire du bien, et beaucoup d'autres le veulent 
comme moi, gens honnêtes et bien élevés. Mais cet 
homme-ci nous en empêche. Car tu ressembles aux 
petits garçons qui ont des amoureux. Les gens 
honnêtes et de bon ton, tu les repousses ; mais les 
marchands de lampes, les savetiers, les coupeurs de 
cuir et les vendeurs de peau, voilà ceux auxquels tu 
t'abandonnes (734-740). » Evidemment, le poète, 
ici, se trahit lui-même, volontairement ou non. Son 
personnage soulève un instant le masque d'impu- 
dence et de grossièreté dont il s'était affublé, et 
nous voyons ce qu'il est réellement. En se démas- 
quant, il démasque aussi son rival. Si Agoracrite 
représente les « honnêtes gens », c'est-à-dire sans 
doute la classe moyenne par opposition à la po- 
pulace, il est clair que le Paphiagonien n'est pas 
seulement Cléon, mais qu'il représente, d'une ma- 
nière générale, les démagogues de basse condi- 
tion, ou ceux qui se font semblables à la popu- 
lace pour la gouverner. Voilà une indication à re- 



LES CAVALIERS 129 

tenir; à condition, toutefois, de ne pas en exagérer 
la portée. 

Si, en effet, nous la suivions sans réserve, nous 
serions immédiatement déçus. La scène décisive, qui 
est celle où Agoracrite accuse Cléon devant Démos, 
ne donne pas à cet égard ce qu'on aurait pu en at- 
tendre. Nous devions penser que Tennemi de la dé- 
magogie allait . là nous découvrir toute la politique 
qu'il lui imputait. Or, il s'en faut de beaucoup. L'at- 
taque d' Agoracrite contre Cléon n'a pas la forme 
d'une démonstration vigoureuse et véhémente. Elle 
est morcelée, incohérente, mélangée d'absurdités vo- 
lontaires. Bien loin de chercher à dégager les faits 
généraux, elle les fuit plutôt. Elle s'attache à 
l'homme, à quelques-uns de ses actes personnels, à 
ses desseins intéressés. Surtout, Agoracrite s'ap- 
plique à le dépouiller de ses mérites apparents, des 
titres qu'il fait sonner et qui le rendent populaire. 
Il nie les services qu'il prétend avoir rendus au 
peuple, il s'efforce de découvrir en toute sa conduite 
l'intérêt égoïste, il lui dispute jusqu'à sa victoire de 
Sphactérie, et parodie plaisamment, pour le perdre, 
ses procédés ordinaires d'insinuations calomnieuses. 
Est-ce à dire que toute pensée générale soit absente? 
Non : il y en a bien une, au moins, qui apparaît vers 
la fin de la scène, dans le passage ou Agoracrite com- 
pare les agitateurs tels que Cléon aux pêcheurs 
d'anguilles : « Tu fais ce que font ceux qui pèchent 

9 



13U CHAPITRE II 

les anguilles. Quand l'eau est calme, ils ne prennent 
rien. Mais que Ton agite la vase, du fond à la sur- 
face, la penche est bonne. Toi, de mùme, quand tu 
troubles la ville, tu es sur de ton profit 864-867). » 
Ceci, on peut Tadmettre, dépasse la personne de 
Cléon ; c'est une politique et une classe d'hommes 
qui sont visées par ce trait de satire ; c'est surtout 
le parti de la guerre à outrance, et, ici encore, ce 
n'est pas Agoracrite qui parle, c'est bien le poète. 
Toutefois, il ne s'agit en somme que d'un groupe, 
dont on aurait pu alors nommer les membres. L'ins- 
titution démocratique elle-môme n'est pas plus en 
jeu ici que précédemment. 

Que faut-il penser maintenant de la scène des 
oracles et de celle des cadeaux ? La première met en 
action, de la manière la plus amusante, une des ma- 
ladies intellectuelles du temps, la basse superstition 
populaire, et l'artifice de ceux qui l'exploitaient. La 
seconde traduit en inventions bouffonnes, en charges 
extravagantes, la concurrence effrénée des politiciens 
qui se faisaient alors les complaisants du peuple. 
Sous ces bouffonneries, la satire se laisse voir crû- 
ment ; elle est vive et mordante, autant que propre à 
exciter le rire. Elle ne manque môme pas, si Ton veut, 
d'une certaine profondeur ; car elle touche é\idem- 
ment, dans cette seconde scène, à un des dangers 
permanents qui compromettaient la démocratie athé- 
nienne. Remarquons seulement que ce danger est de 



LES CAVALIERS 131 

ceux qui sont inhérents à toute souveraineté abso- 
lue. Quelques-uns, il est vrai, peuvent penser que 
la démocratie, lorsqu'elle manque d'institutions mo- 
dératrices, en est particulièrement menacée. Ce n'est 
pas là, en tout cas, l'interprétation nécessaire de la 
scène d'Aristophane. En elle-même, elle n'est qu'une 
critique des choses du jour : elle vise, d'une part, 
les politiciens sans principes, qui prennent pour pro- 
gramme, non ce qu'ils croient utile au peuple, mais 
ce qu'ils estiment propre à lui plaire ; d'autre part, 
l'excès de naïveté de la multitude, qui se laisse 
prendre à leurs vaines protestations. Que celle-ci de- 
vienne plus clairvoyante, et le mal sera guéri par 
là même. C'est ce qui arrive à la fin de la pièce. 

Cléon, en effet, est vaincu définitiveriient par son 
rival. Nous assistons à l'écroulement de sa puissance. 
Est-ce une forme de gouvernement qui est condam- 
née avec lui ? A coup sûr, les Athéniens ne l'ont pas 
compris ainsi, et ils ont eu raison. Le Cléon des Ca- 
valiers ne pouvait en effet, d'aucune façon, être con- 
sidéré comme la personnification typique des chefs 
de la démocratie athénienne. Bien que la comédie 
eût attaqué violemment Périclès, quand il vivait, 
personne à coup sûr n'a dû être tenté de le recon- 
naître, après sa mort, dans ce bouffon odieux etmé- 
chant. La caricature était trop personnelle en vérité, 
pour qu'on pût lui attribuer une portée générale. 
Aristophane n'avait pas même fait, en créant son 



132 



CHAPITRE II 



personnage, la psychologie d'une classe inférieure 
de démagogues. Tout au plus, avait-il mis en lumière, 
avec la force satirique (jui lui était ordinaire, quel- 
ques-uns des traits les plus apparents et les plus ca- 
ractéristiques de leur rôle ; il avait montré leurs pro- 
cédés d'action, leur grimace, leur extérieur, parce 
([u'il ne pouvait sans cela mettre en scène son 
Gléon ; mais il n'avait pas réellement étudié leur 
ame. Peut-être, la nature de la comédie, en ce temps, 
ne s'y prêtait-elle qu'imparfaitement. Pourtant, il y 
a, dans les pièces du même poète, des personnages 
bien plus réels, bien plus humains que Gléon. Ce sont 
ceux qui lui inspiraient une certaine sympathie, tels 
que Dikéopolis, Strepsiade, Lysistrate, Ghrémyle. Ici, 
la haine, la violence du parti pris l'empêchaient d'ob- 
server. Sa conception est une vengeance person- 
nelle. 11 ne veut et ne peut voir en son ennemi que 
ce qu'il a d'odieux. Son Gléon est une force malfai- 
sante, un «Typhon » déchaîné, comme il le dit lui- 
même, un composé monstrueux de vices et d'im- 
pudence, une sorte de monstre mythologique ; 
assurément, ce n'est pas un homme, et par là même 
il ne saurait être vraiment l'image d'une classe 
d'hommes réels. 

Son rival, Agoracrite, l'est bien moins encore. 
Gar Gléon, du moins, se ressemble à lui-même, d'un 
bout à l'autre de la pièce. Agoracrite, lui, change 
sans cesse : tantôt dépassant Gléon en grossièreté, en 



LES CAVALIERS 133 

impudence, en bassesse, tantôt conseiller avisé, cri- 
tique clairvoyant, ami sincère du peuple, qu'il 
cherche à éclairer. Poursuit-il, sous ses transforma- 
tions, un but d'ambition personnelle ? A quoi tendent 
en somme ses efforts ? C'est ce qu'il nous reste à dé- 
gager brièvement, en considérant le dénouement et, 
par la même occasion, le rôle de Démos, qui ne se 
laisse bien apprécier que de ce point extrême de son 
développement. 



Agoracrite a supplanté le Paphlagonien, Démos lui 
accorde sa confiance et lui remet la direction de ses 
affaires. Que va-t-il en résulter ? 

Si le poète s'appropriait sans réserve l'idée des 
théoriciens de Toligarchie et s'il la développait drama- 
tiquement dans ses conséquences, le règne d' Agora- 
crite devrait être pire que celui de Cléon. Démos, sous 
son influence, devrait devenir plus capricieux, plus 
soupçonneux, plustyrannique, et en somme plus dupé 
qu'il ne l'était auparavant. Et Agoracrite devrait cé- 
lébrer brutalement dans l'exode son triomphe éphé- 
mère, tout en appréhendant déjà, à son tour, le 
nouveau rival qui, fatalement, serait appelé à l'évin- 
cer sous peu par les mêmes moyens. Ainsi conçue, 
la pièce eût été logique et tout à fait conforme à la 
doctrine de l'aristocratie intransigeante. En fait, elle 
est volontairement illogique. Elle l'est même jusqu'à 
la plus extrême invraisemblance, et il importe d'en 
chercher les raisons. 

Démos, au cours de la pièce, a été dépeint en 



LES CAVALIERS 135 

traits sommaires. C'est un vieillard rustique (1) ; et il 
doit Tétre, car il représente pour le poète une démo- 
cratie dont la meilleure partie se composait de pay- 
sans. Mais ce trait, qui se retrouvera au dénoue- 
ment, semble oublié pendant l'action. Ses esclaves 
nous disent qu'il est d'humeur difficile, prompt à 
s'irriter, un peu sourd (2). Nous ne le voyons guère 
manifester non plus cet aspect de sa nature. Son 
rôle, du reste, se réduit à écouter les flatteries qu'on 
lui adresse et à recevoir les présents qu'on lui offre. 
Gléon, lorsqu'il parle de lui hors de sa présence, le 
traite d'imbécile (3). Et il nous paraît en effet, en 
face de ses flatteurs, d'une crédulité qui touche à la 
niaiserie. Il est vrai qu'il nous avertit lui-même de 
ne pas nous fier aux apparences. Ces dehors, dit-il, 
cachent une politique très réfléchie. « C'est volontai- 
rement que je fais le niais ; mon plaisir est de faire 
bombance tous les jours ; et c'est pour cela qu'il me 
plaît de nourrir un homme d'affaires qui soit voleur; 
quand il est plein, je l'attrape et je l'écrase (4). » 
Ce niais est donc, en réalité, un finaud, ou du moins 
il se persuade qu'il l'est ; mais sa finesse est courte ; 



(1) Cavaliers f 41 : aYpotxo; àpy/^^. 

(2) Même passage : àjcpà^^oXo;, ôjt/.oXov ^(tpôyziov, ùtz6- 

XCtfCOOV. 

t 

(3) Cavaliers f 396 : xal •:ô xoû Oïîfjiou •jcpoawirov {xaxxo^ 
xsidij (Jievov. 

(4) Cavaliers, 1123. 



136 CHAPITRE II 

car elle ne voit pas au delà d'un avantage immédiat, 
qui, à la longue, tournerait à sa perte. Le calcul dont 
il se vante n'est pas seulement un calcul immoral ; 
c'est encore un calcul absurde, qui repose sur la 
méconnaissance de son véritable intérêt ; et c'est ce 
que montre la transformation qu'il subit au dénoue- 
ment. 

Rajeuni par l'opération magique d'Agoracrite, il 
apparaît beau et brillant, dans le costume d'autre- 
fois, tel qu'il était au « temps d'Aristide et de Mil- 
tiade » (1). Ainsi transformé, il a honte de ce qu'il a 
été. 11 ne peut plus s'expliquer à lui-môme qu'il se 
soit laissé duper par ses flatteurs. Comment, dès 
lors, prendrions-nous au sérieux le calcul dont il 
s'est vanté plus haut ? 11 reconnaît qu'il avait perdu 
le sens, et il rougit des fautes qu'il a commises (2). 
En se confiant désormais à son bienfaiteur, Agora- 
cri te, ce n'est pas à un politicien éhonté qu'il remet 
la conduite de ses affaires, c'est à un réformateur 
sage et désintéressé, qui assurera sa gloire et le ren- 
dra heureux. 

Si ce. dénouement exprime la vraie pensée d'Aris- 
tophane, il est clair que celle-ci est bien difl'érente 
de la théorie intransigeante avec laquelle elle avait 

(1) Cavaliers^ 1325 : 016; irep' ApiTceiSifi izpàztpo^ xal 

(2) Cavaliers» 1349, 1354 : Ala'/^j'JOikOLi xot xaTc icpdxepov 
à^jiapxiai;. 



LES CAVALIERS 137 

paru se confondre au début. Les doctrinaires de l'oli- 
garchie, tels que le pseudo-Xénophon, estimaient, 
nous l'avons vu, que la démocratie athénienne ne 
pouvait pas être réformée, qu'elle était môme desti- 
née par sa nature à outrer de plus en plus son prin- 
cipe ; et le poète, en créant le personnage d'Agora- 
crite, avait paru d'abord s'approprier cette idée. 
Mais voici que son personnage s'était transformé 
entre ses mains : sa victoire, par quelques moyens 
qu'elle eût été obtenue, avait pour résultat immédiat 
que la démocratie, corrigée par lui, redevenait tout 
autre et se faisait une destinée nouvelle. Toute l'ap- 
préciation de la politique d'Aristophane dépend de la 
valeur qu'on attribue à ce dénouement. 

N'est-on pas bien tenté, au premier abord, de le 
considérer comme une simple habileté du poète, dé- 
sireux avant tout d'assurer le succès de sa pièce ? 
Il est certain que, si Agoracrite était ce qu'il devrait 
être, la satire serait bien plus âpre. Est-ce à dire 
qu'elle n'aurait pas pu, sous cette forme même, 
se faire accepter du public athénien ? Je ne le crois 
pas. Il y avait moyen, pour un poète aussi adroit 
qu'Aristophane, d'arranger les choses de manière 
que le peuple s'amusât de cette lutte à mort entre 
deux coquins également ambitieux ; et l'idée géné- 
rale, dissimulée sous le tumulte d'une action plai- 
sante, ne se serait révélée qu'au lendemain de la 
victoire, à un petit nombre d'esprits réfléchis. Mais, 



138 CHAPITRE II 

vraiment, la contexture de la pièce que nous avons 
sous les yeux, les détails même de la scène finale, 
et enfin ce que nous savons d'ailleurs d'Aristophane, 
tout, en un mot, doit nous engager à penser que son 
dénouement est bien rexpression exacte de sa 
pensée. 

Si la transformation de Démos n'était pour lui 
qu'une simple concession à son public, elle devrait 
être présentée comme une fantaisie bouffonne, sans 
rapport avec les choses du jour. Au lieu de cela, 
nous voyons cpi'elle aboutit à un programme de ré- 
formes parfaitenaent précis. Agoracrite soumet en 
effet son maître, corrigé, à un interrogatoire, par 
lequel il lui dicte indirectement sa conduite future. 
— Que feras-tu, lui demande-t-il, si quelque accu- 
sateur te presse de condamner un accusé, sous pré- 
texte ((ue procès et condamnation, c'est ce qui te 
fait vivre ? — Je le précipiterai dans le barathre, 
répond Démos. — Et quelle sera d'ailleurs ta poli- 
tique ? — Je paierai exactement les rameurs de nos 
trières, au lieu de dissiper l'argent du trésor en 
vaines dépenses. J'obligerai tout le monde à faire 
régulièrement le service militaire, sans permettre 
qu'on y échappe par l'intrigue ou par la faveur. 
J'expulserai de l'agora les jeunes gens qui bavar- 
dent subtilement, et je les contraindrai à chasser au 
chien courant. — Là-dessus, Agoracrite assure à 
Démos une bonne trêve de trente ans, et il l'emmène 



LES CAVALIERS ISO" 

avec lui à la campagne pour y jouir tranquillement 
de la paix ainsi rétablie (1). 

Qu'on veuille bien y regarder de près, et Ton 
conviendra qu'il y a là, sous forme de suggestions 
plus ou moins rapides et comiques, l'esquisse d'une 
politique, immédiatement applicable, qu'on peut 
énoncer ainsi : conclure la paix avec Lacédémone, 
réformer l'éducation de la jeunesse en l'arrachant 
aux écoles des sophistes, restreindre l'importance 
de la parole en diminuant le nombre des procès, 
cesser de nourrir surtout quelques milliers déjuges 
inutiles, et pour cela renvoyer le peuple à la cam- 
pagne, le rendre à ses travaux, à ses habitudes, à sa 
vie paisible et régulière, en un mot l'arracher aux 
influences néfastes de la ville et à la domination des 
politiciens (2). 

Comparons maintenant cette politique à celle des 
hommes de 4H, telle qu'elle nous est connue par 
des documents certains (3). S'il y a, entre Tune et 
l'autre, quelques traits de ressemblance, les difl'é- 
rences sont bien autrement frappantes. Pour les 



(1) Cavaliers, 1340-1395. 

^2) Aristote, Polit., IV, 62. "Oxav jxlv ouv to Yswpyixov y,ai 
xô xexTT){jLâvov fisxpiav ouatav xuptov Vj tt)^ iroXixetaç, iroXt- 
XÊUovxat xaxi v(5|Jtouç. e^^ouat y*P epYaÇ<5{jiEVot ÇtJv» ^^ Suvav- 
Tat os (j^^oXaÇetv, diais xôv vdfiov siricrcTicjavce; exxXTifftaÇoujt 
xaç àvayxaiaç l'xxXTjdCac. 

(3) En particulier par Amstote, Hep. cZes Af/i.,c.xxix etxxx. 



140 CHAPITRE II 

uns, il s'agissait, avant tout, de déplacer le centre 
de gravité de TEtat et de modifier la composition du 
corps des citoyens : véritable révolution politique. 
Pour le poète, tout se réduit à une réforme morale. 
Démos reste lui-même, ou plutôt il redevient ce qu'il 
a été : il lui suffit pour cela d'ouvrir les yeux, de se 
laisser désabuser par un bon conseiller, et de se re- 
tremper dans la vie saine et laborieuse de la cam- 
pagne. La grande cause de sa perversion passagère 
n'est pas dans sa nature même, elle est bien plutôt 
dans une erreur initiale, dans une confiance sotte et 
mal placée, qui résulte elle-même en grande partie 
du bouleversement causé par la guerre. Au fond, la 
pensée que nous retrouvons ici est celle des Achar- 
nieiis, Aristophane est toujours de cœur avec Di- 
kéopolis et il ne songe aucunement à le dépouiller 
de ses droits. Mais il ne veut pas que Dikéo- 
polis, oubliant son dème, vienne habiter le Pnyx 
ou les tribunaux. Tout le mal, à ses veux, vient 
de ce changement funeste d'habitude, et Cléon, 
l'odieux Cléon, en est à la fois le produit et la 
cause. 

Voilà, je crois, la pensée exacte du poète. On voit, 
en la dégageant, que si elle a pu refléter, dans les 
incidents de son développement, quelque chose des 
idées de l'opposition aristocratique, elle n'en est en 
aucune façon la traduction et qu'elle ne visait pas 
aux mêmes fins. Les Athéniens ne s'y méprirent 



LES CAVALIERS 141 

pas. Aristophane fut classé le premier par les juges 
du concours. Après les explications qui procèdent, 
cela n'a plus rien qui doive surprendre. Sa pièce, 
diversement interprétée par les partis, pouvait être 
approuvée, dans sa tendance générale, par une forte 
majorité. Ceux mômes qui reconnaissaient en Cléon 
un chef et qui n'étaient pas disposés à l'abandonner, 
n'estimaient pas assez son caractère pour s'offenser 
de le voir ainsi fouaillé publiquement. Tout au con- 
traire, ils se divertirent probablement de fort bon 
cœur en voyant malmener cet homme autoritaire et 
rude, qui s'imposait à eux, mais auquel, après tout, 
ils étaient bien aise de laisser sentir parfois leur 
indépendance (1). Et il est possible qu'en don- 
nant le prix à Aristophane, ils se soient procuré à 
eux-mêmes une double satisfaction : récompen- 
ser le poète de génie et humilier un maître désa- 
gréable. 

A distance, nous interprétons les choses un peu 
autrement. Tout ce qui était actualité dans la pièce 
a perdu pour nous do son importance. Beaucoup 
d'allusions personnelles nous échappent ou nous 
frappent peu. En revanche, nous grossissons invo- 
lontairement les quelques traits généraux qui percent 
ça et là. Et peut-être sommes-nous en droit de le 
faire ; car on no peut empêcher les œuvres qui 

(1) Ps. XÉNOPHON, Rép, des Athén.. c. xviii. 



142 CHAPITRE II 

durent de manifester toujours davantage ce qu'il 
y a précisément en elles de plus durable. Mais, 
s'il s'agit d'apprécier exactement les intentions du 
poète, de replacer son œuvre dans son milieu et 
dans son temps, il n'y a pas sans doute de ten- 
dance dont il soit plus nécessaire de se défier que 
de celle-là. 



CHAPITRE III 



LES NDEES, LES GUEPES, LA PAIX 



1 



Que fit Cléon ainsi bafoué ? 11 est bien vraisem- 
blable, sinon certain, qu'il essaya de se venger 
du poète par une accusation perfide. La principale 
biographie anonyme d'Aristophane nous apprend 
qu*il lui intenta une action en usurpation du titre de 
citoyen (yp^^p^ S^vta;) (l) ; mais, par une erreur évi- 
dente, elle confond cette accusation, ainsi qu'on l'a 
vu plus haut, avec la dénonciation au Sénat qui suivit 
les Babyloniens. En réalité, il est impossible que 
cette accusation ait été antérieure à 424 ; car le 
poète, qui pourtant a raconté tout au long les actes 

(1) Proleg. Didot, XI ; reproduit dans le n° XII, qui 
abrège le précédent, toutefois avec cette différence que le 
n*» XII place cette accusation après les Cavaliers, Cf. Scol. 
Acharn., 378. 



■y*". 



144 CHAPITRE III 

d'hostilité de Cléon à son égard, n'y fait aucune 
allusion ni dans les Acharniens ni dans les Cava- 
liers, Tout porte à croire, en revanche, qu'elle dut 
suivre de près le succès de cette seconde pièce (1). 

Sans exagérer l'influence de la comédie sur Topi- 
nion publique, on ne peut méconnaître qu'une 
œuvre de cette valeur, représentée devant le peuple 
tout entier, n'était pas chose indifférente. Non seu- 
lement Cléon dut en être humilié et furieux, mais il 
pouvait craindre que son autorité ne fût diminuée 
par une attaque si audacieuse et si bien dirigée. 
D'un autre côté, il lui était impossible de recourir 
de nouveau à une dénonciation devant le Sénat. La 
première n'avait pas réussi ; celle-ci eût échoué bien 
plus sûrement encore ; il était facile au poète de dé- 
montrer, texte en main, qu'il n'avait voulu s'en pren- 
dre qu'à Cléon lui-même. Le politicien irrité usa 
donc d'un détour. Il porta plainte contre Aristo- 
phane pour avoir usurpé le titre de citoyen. 

Rien n'était plus dangereux qu'une pareille accu- 
sation. Car, d'une part, les citoyens d'Athènes, sur- 
tout les plus pauvres, ceux qui, siégeant en majorité 
dans les tribunaux, vivaient aux frais de la république, 
étaient fort jaloux de leurs privilèges ; ils redou- 
taient les intrus, qui participaient aux salaires de 
toute sorte. D'autre part, la possession de ce titre en- 

(1) Gilbert, Beitrœgej p. <93-4. 



MENACES DE CLEON ET ACCOMMODEMENT 145 

vie était toujours assez difficile à justifier (1) ; et, lors- 
que Taccusateur avait du crédit auprès des tribunaux, 
lorsqu'il disposait de témoins complaisants et qu'il 
était assez puissant pour intimider les autres, lors- 
qu'enfin il savait arranger les choses adroitement 
et construire une argumentation captieuse, les 
meilleurs titres pouvaient sembler ïaibles. Ainsi 
qu'on l'a vu plus haut, nous ignorons ce que va- 
laient exactement ceux d'Aristophane. Qu'il fût en 
possession de la qualité de citoyen, cela n'est pas 
douteux, et la plainte môme de Cléon en est une 
preuve irrécusable, puisqu'elle visait à l'en dé- 
pouiller. Mais était-il bien sur d'en établir la parfaite 
légitimité, en face d'une loi très exigeante et d'un 
tribunal très défiant? Il est permis d'en douter. 

Le seul témoignage que nous ayons sur cette 
affaire est celui qu'on peut tirer d'un passage des 
Guêpes, assez obscur d'ailleurs. Dans cette pièce, 
jouée deux ans après les Cavaliers, en 422, Aristo- 

(1) Il fallait légalement, pour être citoyen, être fils légi- 
time d'un Athénien et d'une Athénienne, et avoir été inscrit 
à 18 ans sur le registre d'undèmeet d'une phratrie, ou en- 
core justifier d'une naturalisation en règle. Mais les accu- 
sateurs pouvaient soutenir que l'inscription avait été ob- 
tenue à tort, que le père ou la mère n'étaient pas réelle- 
ment athéniens, ou que Taccusé n'était pas né d'une 
union légale. Comme tout cela se prouvait par des té- 
moignages, toujours contestables, et se ramenait à des 
questions de notoriété, il y avait là ample matière à chi- 
canes. 

10 



146 CHAPITRE 111 

phane, par la bouche de son coryphée, s'exprime 
ainsi : « 11 y a des gens qui ont dit que je m'étais 
réconcilié avec Cléon, lorsqu'il s'acharnait après 
moi pour m'effrayer et me mordait de ses calomnies. 
Et alors, tandis qu'il m'écorchait, les spectateurs, 
tranquilles pour eux-mêmes, riaient de m'entendre 
crier, fort» indifférents à mon sort, ipais curieux de 
voir si, maltraité, je ne laisserais pas échapper quel- 
que bon mot. M'en étant aperçu, je fis quelque 
petite singerie ; mais, aujourd'hui, l'échalas, comme 
on dit, a trompé la vigne (1). » 

Examinons de près ce témoignage. Il ne permet 
pas de douter cpi'il n'y ait eu, à un certain moment, 
une apparence d'arrangement entre Aristophane et 
Cléon. Cet arrangement ne peut pas avoir été anté- 
rieur aux Cavaliers : cela résulte évidemment de 
tout ce qui a été raconté plus haut et de l'esprit 
même de cette pièce. Il est donc postérieur à 424. 
Enfin, comme nous le voyons aussi, il fut imposé au 
poète par la peur, au milieu de l'abandon où le 
laissèrent ceux sur qui, sans doute, il avait compté. 
D'après cela, nous devinons à peu près ce qui dut 
se passer. 

Accusé par Cléon d'avoir usurpé le titre de ci- 
toyen, Aristophane ne se sentit pas assez fort pour 
se défendre. Ses amis, les jeunes cavaliers, ou ne 

(1) Guêpesj 1284-1291. 



MESSAGES DE CLÉOÎÏ ET ACCOMMODEMENT 147 

purent rien pour lui, ou ne se soucièrent pas du 
danger qu'il courait. Le peuple, léger comme tou- 
jours, s'amusait de voir trembler le satirique hardi 
qui ordinairement faisait trembler les autres, et il 
ne voulait voir en lui qu'un bouffon, oblige de se 
tirer d'affaire par des plaisanteries. Le danger était 
grave. Condamné, Aristophane eut été probable- 
ment frappé d'une amende écrasante, rejeté de la 
cité, privé par conséquent du droit de s'occuper 
désormais des affaires publiques. C'en était fait de 
son avenir de poète. A quel moyen de salut eut-il 
recours? Son témoignage prouve, à n'en pas douter, 
que Cléon retira son accusation, mais qu'il la retira 
seulement après un accommodement simulé, qui ne 
put pas ne pas être, dans tous les cas, fort désa- 
gréable pour Aristophane. Celui-ci se vit obligé 
d'apaiser, d'une façon ou d'une autre, l'homme qu'il 
avait cruellement offensé. Il ne put le faire, semble- 
t-il, qu'en désavouant ses intentions, en traitant sa 
propre pièce de simple bouffonnerie, probablement 
même en s'engageant à ne la point publier, et en 
promettant que, désormais, il serait plus réservé. 
Cléon, après tout, n'était peut-être pas entièrement 
assuré non plus du succès de son accusation ; en 
tout cas, il trouvait un avantage réel dans cette sou- 
mission de son adversaire, qui détruisait lui-même 
l'effet de sa comédie, avantage qu'il n'eût pas ob- 
tenu en lui enlevant le titre de citoyen. Voilà sans 



148 CHAPITRE III 

doute pourquoi, après l'avoir terrilié, après avoir 
joui de son humiliation, il retira sa plainte. Ce qui 
parait certain, c'est que le procès n'eut pas lieu et 
qu'Aristophane ne fut pas dépouillé du titre de ci- 
toyen (1). 

(1) L'opinion contraire a été soutenue par M. Van Le- 
euwen, De Aristophane peregrino, Mnemoayse, 1888 ; Cf. édi- 
tion des Guêpes, Proleg. p. xii et xxni. Elle s'appuie sur de 
simples apparences. Sans doute, nous savons par des té- 
moignages précis que plusieurs des pièces d'Aristophane 
furent représentées sous des noms d'emprunt, mais rien 
ne nous autorise à en conclure qu'il n'avait pas le droit de 
les faire jouer sous son propre nom parce qu'il était étran- 
ger. D'abord, il n'est aucunement établi qu'un étranger 
n*eût pas la faculté de faire jouer des comédies à Athènes 
sous son nom; puis, nous voyons que des poètes qui 
étaient bien athéniens se sont servis de prête-noms, tout 
comme Aristophane : Ëupolis, en 420, fit représenter son 
Âutolycos comme l'œuvre de Demostratos (Athénée, V, 
216 d). Cet usage est explicable par beaucoup de raisons 
très simples, qui ne peuvent être développées ici, et qui 
ont dû varier avec les circonstances. Quant aux autres té- 
moignages allégués, ils n'ont pas le sens qu'on leur attribue 
arbitrairement. D'ailleurs, il est indubitable que si Aris- 
tophane eût été dépouillé officiellement du titre de citoyen, 
après l'avoir porté, ses rivaux et ses ennemis ne se se- 
raient pas contentés de le laisser entendre par des allu- 
sions obscures, ils l'auraient crié sur les toits, et les sa- 
vants alexandrins ne l'auraient pas ignoré. Ce système 
est impossible en lui-même et, en outre, formellement 
contredit par le passage des Guêpes qui est ici notre plus 
sûr document. 



Il 



Vers le même temps, en avril 424, Cléon était élu 
stratège (1). Rien ne prouve mieux combien le 
peuple était loin de se guider par les mêmes senti- 
ments, au théâtre et dans les élections. 

Cette élection était un nouveau succès pour Cléon. 
Aristophane ne put s'empêcher d*en témoigner sa 
mauvaise humeur. Dans la fin de Tannée 424, fut 
composée sa comédie des Nuées, qui semblait mani- 
fester chez lui rintention de s'abstenir provisoire- 
ment de politique : il n'y était question ni de la 
guerre ni des hommes d'Etat du jour. Mais, au der- 
nier moment sans doute, lorsqu'elle allait être jouée, 
c'est-à-dire peu avant les Dionysies de 423, il y in- 
séra, dans la Parabase (v. 581 et suiv.),une allusion 
mordante à l'élection de Cléon et une adjuration au 
peuple de se débarrasser au plus tôt de ce « voleur », 
en lui mettant le cou dans un carcan. Il avait évi- 
demment conscience que le daçiger était passé. 

(1) Nuées, 581 et suiv. et la note de J. Van Leeuwen. Cf. 
Busoi.T, Griech. Gesch,, III, 2» partie, p. H24. 



150 CHAPITRE 111 

Cléon, en retirant son accusation, s'était desarmé 
lui-môme. Et d'ailleurs, satisfait de son succès pour 
le moment et occupé de tout autre chose, il devait 
donner peu d'attention à un genre d'injures qui, 
depuis longtemps, s'était émoussé par l'abus qu'on 
en faisait. 

Sauf ce trait isolé, la comédie des Nuées n'a rien 
d'une satire politique (1). Est-il certain toutefois que 
l'auteur, en la composant, se soit tenu en dehors du 
mouvement des partis ? La question mérite, en tout 
cas, d'être examinée. 

Ce qui en fait le fond, comme on le sait, c'est une 
vive attaque contre Socrate. Nous y voyons un 
paysan, le brave Strepsiade, qui s'est endetté, par 
la faute de sa femme et de son fils. Serré de près par 
ses créanciers, il s'adresse au philosophe, comme au 
détenteur d'un secret merveilleux, grâce auquel on 
peut se dispenser de payer ses dettes. Socrate, athée 
et sophiste, bouleverse en un tour de main toutes les 
idées morales, et toutes les croyances religieuses du 
bonhomme. Mais, comme celui-ci a la tête trop dure 



(1) L'opinion de Suvern {Ueber Aristophanes Wolken^ p. 
33 suiv.), reprise par Gilbert (Beitraege, p. 218), d'après 
laquelle Phidippide représenterait Alcibiade, me parait 
devoir être absolument écartée, malgré la notice con- 
tenue dans le second argument. Il n'y a vraiment aucune 
allusion précise qui lui prête une vraisemblance quel- 
conque. 



LES NUÉES 151 

pour s'initier à la ckicane, il envoie à l'école, en son 
lieu et place, son fils Phidippide ; le nouveau dis- 
ciple, trop bien doué, y devient immédiatement un 
hâbleur impudent et un fils révolté. Le père, enfin 
désabusé, met le feu à l'école. 

De cette action ressort une idée générale qui est 
fort claire. Le poète a voulu montrer comment 
le naturel athénien, simple et honnête sous 
l'influence de la tradition, pouvait être altéré, dé- 
pravé même par la philosophie et la rhétorique. Ce 
naturel, il le trouve, ici comme ailleurs, chez un ha- 
bitant de la campagne. Strepsiade était resté hon- 
nête homme, tant qu'il résidait aux champs, dans 
sa petite propriété ; il vivait alors heureux, riche 
même dans sa médiocrité, sans inquiétude et sans 
ambition, comme avaient vécu ses pères. Son pre- 
mier malheur a été un mariage mal assorti, qui Ta 
obligé à habiter plus ordinairement la ville. Il a 
ainsi compromis sa fortune et contracté des dettes. 
Par là, il est devenu accessible aux tentations de la 
sophistique. Celle-ci le corrompt, au moins passagè- 
rement. Et si son influence néfaste n'est pas durable 
chez le père, en qui le naturel reprend brusquement 
le dessus, on a toute raison de croire qu'elle le sera 
chez le fils, dont elle fait un parfait coquin. 

Cette idée est à peu près celle qui avait inspiré 
déjà au poète sa première pièce, les Dèialiens. Il 
semble seulement l'avoir incorporée ici à une action 



/ 



152 CHAPITRE III 

plus forte et lui avoir ainsi prête plus de valeur. 
Etait-elle d'origine aristocratique ? A coup sur, elle 
dut être en faveur, dès le milieu du siècle, chez un 
certain nombre d'anciennes familles, attachées au 
passe. Mais comment ne Taurait-elle pas été égale- 
ment parmi la démocratie rurale, très tenace dans ses 
habitudes morales et religieuses, et peu bienveillante 
à tout ce qui venait du dehors? En tout cas, elle 
était loin d'être acceptée, au temps d'Aristophane, 
par l'aristocratie militante. Celle-ci fut au contraire, 
à n'en pas douter, le meilleur appui de la sophis- 
tique. C'était elle qui accueillait les sophistes, qui 
payait leurs leçons, qui leur fournissait la clientèle 
dont ils avaient besoin. Ses chefs et ses théoriciens, 
les Antiphon, les Théramène, les Critias furent au 
nombre des représentants attitrés de la culture nou- 
velle. C'était parmi les classes supérieures que se ren- 
contraient surtout les adeptes de la rhétorique, les 
esprits forts, les raisonneurs qui cherchaient le pour- 
quoi et le comment des choses, au riscpie d'ébranler 
et de détruire les vieilles croyances religieuses et so- 
ciales. Les disciples de Socrate passaient pour en- 
nemis de la démocratie (1). Plusieurs d'entre eux 
appartenaient par leur naissance aux meilleures fa- 
milles d'Athènes. Il est donc bien certain qu'Aristo- 



(1) Platon, Apologie, c. x, et surtout c. xxi :... touxwv.., 
ou; o\ oiaêàXXovxé; [ik rooLiiy I^louç [laÔr^xà; eTvai. 



LES NUEES 



153 



phane, lorsqu'il composa ses Nuées, ne se fit pas 
rinterprète de ceux qu'il avait pris pour alliés, 
Tannée précédente, dans les Cavaliers. 

Ce côté aristocratique de la sophistique en gé- 
néral, et de récole de Socrate en particulier, Aristo- 
phane, il est vrai, ne Ta nullement fait ressortir ni 
môme indiqué dans sa pièce. On ne saurait dire s'il 
eût trouvé quelque avantage à le faire. Car, en 
flattant par là certains sentiments populaires, il au- 
rait risqué d'offenser quelques-uns de ses amis. Mais 
en réalité, rien ne prouve qu'il l'ait discerné très 
nettement. Il y avait, sur ce point, bien des distinc- 
tions à faire, dont un contemporain ne pouvait que 
difficilement s'aviser. 

Si l'enseignement sophistique proprement dit, 
celui de Protagoras, de Prodicos, de Gorgias et de 
quelques autres, trouvait faveur dans l'aristocratie 
surtout, on ne peut méconnaître, d'autre part, qu'il 
tendait directement à ruiner les principes sans les- 
quels elle ne pouvait subsister. L'influence d'une 
aristocratie tient nécessairement à un respect ins- 
tinctif de la tradition. Tout ce qui ébranle celle-ci la 
menace directement. Vérité très évidente pour nous, 
dont les oligarques ambitieux du v° siècle ne sem- 
blent pas s'être avisés le moins du monde. Ce qu'ils 
voyaient, c'est que la dialectique et la rhétorique 
leur offraient d'efficaces moyens de persuasion dans 
les tribunaux et les assemblées politiques. Cela suf- 



154 CHAPITRE III 

fisait à leur faire illusion. Préoccupes des succès im- 
médiats, ils ne songeaient pas à Tinfluence latente 
que le rationalisme nouveau ne pouvait manquer 
d'exercer sur la mentalité générale, au détriment de 
leur ancienne situation sociale. D'ailleurs, eux- 
mêmes étaient pénétrés par la philosophie nouvelle. 
Esprits utilitaires et positifs, ils avaient perdu la foi 
en leur rôle héréditaire et en tout ce qui pouvait 
l'ennoblir. La plupart considéraient leur propre puis- 
sance politique comme une satisfaction individuelle, 
<;omme un moyen de jouissance, et non comme une 
force de conservation sociale, transmise de généra- 
tion en génération, pour le bien commun de la cité. 
Si le poète avait eu vraiment conscience des intérêts 
de l'aristocratie, en tant que liés à ceux de la so- 
ciété, ou si quelques-uns de ses patrons les lui avaient 
fait apercevoir, c'est sur cette erreur profonde et 
vraiment funeste qu'il aurait dû essayer d'ouvrir les 
yeux de ses concitoyens. Et alors, ce n'était pas un 
brave campagnard qu'il fallait représenter comme la 
victime des sophistes, mais bien plutôt un descen- 
<lant de quelque grande famille, séduit par eux, et 
détruisant, par une ambition égoïste, tout le patri- 
moine moral de sa race. Tel était effectivement le fait 
social le plus grave, le plus gros de conséquences, 
qui pût attirer alors l'attention d'un observateur. 
Aristophane ne semble pas s'en être douté, et si 
quelques-uns, autour de lui, l'ont vu ou soupçonné, 



LES NUÉES 155 

il ne s'est fait en aucune façon l'interprète de leur 
pensée. 

Quant à Socrate personnellement, si Aristophane 
l'avait bien connu, et s'il avait été d'ailleurs préoccupé 
de lïntérôt aristocratique, tout le monde admet aujour- 
d'hui qu'au lieu de le combattre, il aurait du le con- 
sidérer comme son meilleur allié. Au milieu d'une 
société qui éprouvait de plus en plus le besoin de 
raisonner, l'œuvre de Socrate fut d'essayer de réta- 
blir par la raison ce que la raison avait d'abord 
ébranlé, c'est-à-dire précisément ce que la comédie 
défendait. Cette œuvre, Aristophane la méconnut to- 
talement. 

Mais ce que nous devons noter ici, c'est que cette 
méconnaissance ne lui vint certainement pas de l'en- 
tourage aristocratique, auquel on l'a supposé quel- 
quefois assujetti. Les préjugés que manifeste sa co- 
médie devaient se montrer bien plus dans le peuple 
que dans l'élite intellectuelle delà société athénienne. 
Il est possible sans doute qu'en ce temps, la ten- 
dance aristocratique des idées de Socrate n'apparut 
pas encore aussi nettement qu'un peu plus tard, lors- 
qu'il attirait à lui, entre beaucoup d'autres, Xénophon 
ei les fils d'Ariston. Le philosophe lui-même, issu du 
peuple, dont il affectait de garder les mœurs et les ma- 
nières, ne se croyait probablement pas alors, et ne se 
crut peut-être jamais un adversaire de la démocratie. 
Mais, quoi qu'il en pensât, il l'était, en réalité, par 



156 



CHAPITRE III 



la tendance profonde de son esprit, qui faisait de 
l'aptitude la condition du pouvoir et qui ne recon- 
naissait aucun droit sans la qualité nécessaire pour 
l'exercer. Or, cette tendance, il ne la dissimulait 
guère dans ses entretiens (1) ; et elle ne contribuait pas 
médiocrement à exciter contre lui des sentiments 
défavorables. Il dut avoir des ennemis dans toutes 
les classes de la société. Mais, à coup sur, ce fut dans 
le peuple surtout qu'il excita le plus de défiance et 
d'inimitiés. Son procès le fit bien voir, et rien n'était 
en somme plus naturel. 

Qu'on se rappelle son entretien avec Charmidès 
dans les Mémorables de Xénophon. Le riche et no- 
ble Charmidès se tient éloigne des affaires publiques 
par un sentiment d'invincible timidité. Que fait So- 
crate pour essayer de le rassurer et de l'encourager 
à agir ? 11 lui représente ce qu'est le peuple athé- 
nien : une multitude d'artisans, maçons, cordon- 
niers, foulons, ignorants et grossiers. De tels juges 
doivent-ils faire peur à un homme instruit ? Le thème 
est approprié à la circonstance, mais il n'est pas acci- 
dentel ; c'est bien le fond de sa pensée que Socrate 
exprime là : pour lui, le bien agir eut toujours pour 
condition essentielle le savoir ; et il passa sa vie à faire 
sentir aux gens qu'ils ne connaissaient pas le premier 
mot des choses dont ils prétendaient se mêler (2). 

(1) Platon, Apologie, c. xviii, p. 30 E. 

(2) Platon, Apologie, ch. vi-viii. Le dernier chapitre 



LRS >UÉES 157 

Cela pouvait être compris à la rigueur des esprits 
cultivés ; et maint témoignage atteste que les plus 
intelligents, après avoir été froissés d'abord par ses 
leçons, revenaient pourtant à lui et subissaient son 
influence. Malgré leur dépit, la haute valeur de sa 
nature intellectuelle et morale ne pouvait leur échap- 
per entièrement, et il s'établissait, dans les cercles 
où régnait un certain mouvement d'idées, une opi- 
nion très forte qui reconnaissait sa supériorité. Dans 
le peuple, au contraire, rien de tel n'avait lieu. Là, 
son extérieur étrange, ses manières insolites, ses 
interrogations ironiques et indiscrètes, enfin sa fran- 
chise blessante devaient le faire passer pour un 
halluciné malveillant. On l'assimilait naturellement 
aux sophistes, puisqu'il s'occupait comme eux de 
choses subtiles et discutait comme eux sur tous les 
sujets ; on lui prétait les idées qu'on leur attribuait 
à tous indistinctement ; on en faisait un athée, un 
raisonneur pernicieux, puisqu'il se croyait en droit 
de passer au crible toutes les croyances et tous les 
nuages ; et on le détestait beaucoup {)lus sans doute 
que les autres philosophes, justement parce qu'il 
s'en prenait à tout le monde, au lieu de se confiner 
dans un cercle de disciples choisis. 

montre que Socrate, après avoir fait sentir aux hommes 
d*Etat renommés et aux poètes ou artistes leur ignorance, 
n'avait pas rencontré moins d'infatuation ni de sottise 
présomptueuse chez les artisans. 



158 CHAPITRE m 

Cette opinion populaire, voilà bien celle qu'Aris- 
tophane a recueillie et d*où il a tiré son personnage. 
S'il a été rinterprète de sentiments d'emprunt en 
le constituant tel qu'il Ta fait, c'est beaucoup plutôt, 
à coup sur, des préjugés de la démocratie que de 
ceux de Taristocratie. Mais le plus probable est qu'il 
n'a demandé d'inspiration à personne. Socrate ne 
pouvait lui être qu'antipathique. Sans se refuser aux 
entretiens enjoués, le philosophe éprouvait un dé- 
dain de penseur pour tout ce qui lui paraissait bouf- 
fonnerie. Xénophon nous en a conservé le témoi- 
gnage dans son Banquet, Il est plus que probable 
qu'il ne faisait pas de distinction à cet égard entre la 
comédie proprement dite et la plaisanterie des bouf- 
fons de profession. Tout, dans ce genre étrange, de- 
vait l'offenser : la caricature grossière, le manque 
de dignité, la violence injuste de la satire. Et il 
n'était pas homme à dissimuler ce qu'il pensait. La 
fiction du Banquet de Platon ne suffît pas sans doute 
à établir qu'Aristophane l'ait jamais rencontré ni 
qu'il ait eu affaire à lui directement. Il faut recon- 
naître toutefois que la chose est, à tout le moins, 
bien vraisemblable. En tout cas, il suffisait que les 
jugements du philosophe fussent rapportés au poète 
pour exciter chez lui une certaine animosité. Et 
comment ne l'auraient-ils pas été, dans cette société 
d'oisifs qui passaient leur temps à causer ? Mais ces 
griefs personnels, s'ils existèrent réellement, ne pri- 



LES NUÉES Ib^ 

rent toute leur valeur que parce qu'ils trouvèrent 
chez Aristophane des sentiments plus généraux et 
plus profonds, auxquels ils se mêlèrent comme un 
levain actif. 

C'est la philosophie elle-même que le poète haïs» 
sait, et qu'il jugeait détestable. Il lui semblait qu'elle 
assombrissait et pervertissait à la fois la joyeuse et 
énergique Athènes. Par elle, la jeunesse devenait 
morose et pâle, elle étudiait mille choses inutiles, 
au lieu de s'entraîner gaiement à l'action. Par elle 
aussi, elle apprenait à mettre en doute ou à renier 
les principes traditionnels de la vie, elle devenait 
bavarde et raisonneuse ; et il lui semblait que, dans 
cette transformation inquiétante, se perdaient peu à 
peu les garanties mêmes de la moralité domestique et 
sociale. Il est inutile sans doute de démontrer ici ce 
qu'il y avait d'exagération dans ces jugements et 
comment surtout ils avaient le tort de ne tenir au- 
cun compte des nécessités les plus évidentes de l'évo- 
lution qui s'accomplissait alors. Mais il y aurait une 
grande légèreté, d'autre part, à ne pas reconnaître 
ce qu'ils contenaient d'observation juste et de vérité. 
Aristophane a eu le sentiment qu il assistait à une 
crise profonde. Son esprit n'était ni assez étendu ni 
assez réfléchi pour se demander si elle était néces- 
saire. Il a vu qu'elle était dangereuse pour Athènes, 
qu'elle aurait probablement pour résultat de di- 
minuer sa vertu, au sens le plus large du mot; 



1(50 cnAPiTRK- m 

on ne saurait vraiment affirmer (|u'il se soit trompe. 

Les Nuées ne réussirent pas l!. Aristophane en 
fut aussi étonné que blessé. Il lui semblait, non sans 
raison, qu'il n'avait encore rien fait de meilleur. Et 
il est certain qu'il était diflicile d'enfermer une pen- 
sée plus sérieuse dans une série d'inventions plus 
amusantes. Au point de vue de l'art, sa pièce attes- 
tait un art de composition vraiment nouveau. Pour 
le fond, elle touchait à la question la plus impor- 
tante qui put alors être posée. 11 remania sa pièce, 
plus ou moins profondément, avec l'intention de la 
donner de nouveau. C'est ce ([n'atteste la première 
partie de la parabase actuelle, composée en vue de 
cette seconde représentation (2). Celle-ci ne semble 
pas avoir eu lieu. Mais le poète persista sans doute 
dans son jugement, et la postérité lui a donné rai- 
son. 

Quelle fut la cause de cet insuccès ? 11 y aurait 
quelque naïveté à vouloir la chercher, comme on l'a 
fait, dans un sentiment de justice du peuple athé- 
nien, révolté par la façon dont le poète traitait So- 
crate. V Apologie de Platon prouverait au besoin 

(1) Argument V. 

(2) Les affirmations contenues dans les arguments V et 
VII, au sujet des remaniements de la pièce, ont donné lieu 
à de nombreuses controverses. Voir J. Van Leeuwen, éd. 
des Nuées, prolégomènes, p. ix, et p. 6, note 2. Mais 
personne ne conteste ni ne peut contester que la pre- 
mière partie de la parabase n'ait été ajoutée après coup. 



LES NUÉES 161 

qu'il n'en lut rien. Elle atteste formellement que la 
comédie d'Aristophane contribua à l'impopularité de 
Socrate, ce qui nous oblige à croire qu'elle n'a sou- 
levé dans le peuple aucune protestation de ce genre. 
On peut môme conclure de ce témoignage qu'elle 
produisit son effet peu à peu, mais sûrement. Il est 
donc vraisemblable qu'elle fut publiée, et qu'à dé- 
faut d'auditeurs, elle trouva des lecteurs nombreux. 
D'ailleurs, le silence des scoliastes n'empêche aucu- 
nement de penser qu'elle a pu être jouée de nou- 
veau, soit au Pirée, soit dans les faubourgs de la 
ville, ou sur les théâtres rustiques des dèmes ; de 
telles représentations ne devaient laisser aucune 
trace dans l'histoire littéraire. Quoi qu'il en soit, le 
fait de l'insuccès dans le concours officiel de 423 de- 
meure certain. Mais il doit s'expliquer par des causes 
purement littéraires. Habitués que nous sommes à 
la comédie sérieuse, la pièce d'Aristophane nous 
paraît fort amusante ; elle l'est en effet à la lecture. 
Le public athénien dut la juger triste et sévère. Le 
chœur n'avait rien de bouffon ni même de gai. 
Point de danses saugrenues, point de bousculades, 
point de gambades folles et de contorsions. Les spec- 
tateurs n'avaient pas été secoués, en la voyant, par ce 
rire irrésistible qui leur semblait la condition essen- 
tielle d'une bonne comédie. Les juges s'inspirèrent 
du sentiment commun en préférant aux Nuées I 
Bouteille de Gratines et le Connos d'Amipsias. 

11 



m 



L'insuccès des Nuées contribua probablement 
beaucoup à une reprise d'hostilités de la part d'Aris- 
tophane contre Cleon. Jusqu'ici, c'était la comédie 
politique qui lui avait le mieux réussi ; il résolut d'y 
revenir, (juel qu'en fut le risque ; et il ne pouvait y 
revenir sans attaquer Cléon, directement ou indirec- 
tement. 

C'est Cléon, en effet, qui est encore visé, entre 
tous les démagogues, dans la comédie des Giiéf^s^ 
jouée aux Lénéennes de 422, et composée par con- 
séquent dans la fin de l'année 423. La pièce, comme 
on le sait, tend à faire ressortir ce qu'on pourrait 
appeler la déformation de l'institution judiciaire à 
Athènes. Ce qui y est attaqué, ce n'est pas le prin- 
cipe même de cette institution, mais bien plutôt 
l'altération de ce principe par le fait des politiciens 
de la démocratie avancée. Voilà pourquoi le per- 
sonnage en qui s'incarne cette déformation s'appelle 
l'ami de Cléon (Philocléon), tandis que son fils, qui 



LES GUEPES 



163 



veut le corriger, est appelé Yoinemi de Cléon (Bdé- 
lycléon). 

Ici, comme précédemment, si l'on veut démêler 
exactement la nature de l'opposition d'Aristophane 
et ses rapports avec les théories contemporaines, il 
importe de bien dégager l'idée fondamentale de la 
pièce. 

On sait à quel point l'organisation des tribunaux 
à Athènes, au v" siècle, était conforme à la plus 
pure doctrine démocratique (1). Tous les citoyens, 
âgés d'au moins trente ans, étaient appelés à juger, 
et il n'y avait pas d'autres juges qu'eux, sauf pour 
des cas exceptionnels. Ils constituaient ensemble ce 
qu'on appelait Xhéliée, et ils se nommaient, en 
tant que juges, les héliastes. On tirait au sort, parmi 
les héliastes, ceux qui devaient siéger dans chaque 
tribunal. Ces tribunaux étaient donc de véritables 
jurys, souvent très nombreux, mobiles, passionnés 
comme toutes les assemblées, et dépourvus entière- 
ment de connaissances juridiques. Les héliastes dési- 
gnés pour siéger recevaient de TEtat une indemnité, 
que Cléon, pour se rendre populaire, avait fait élever 
récemment à trois oboles (2). Modique somme, assu- 
rément, mais qui suffisait probablement alors à faire 
vivre une famille pendant un jour. On peut bien 

(t)ARi8T0TE,fi^j;>.(i<;s/lt/i.,c.Lxm. ScHOEM AN-Lipsius, Grie h, 
Alterthûmer^ I, p. 506. 
(2) Gilbert, Beitràge, p. 187. 



104 CHAPITRE III 

penser que les citoyens riches, les hommes d'af- 
faires, les artisans actifs et occupés se souciaient 
peu de perdre leur temps à écouter les chicanes des 
plaideurs pour un si médiocre dédommagement. Mais 
les petites gens, les pauvres, les paresseux, et aussi 
les artisans âgés ou inoccupés trouvaient là un 
gagne-pain fort commode. C'étaient donc eux qui se 
présentaient avec empressement au tirage des noms, 
tandis que les autres s'abstenaient, grâce à une tolé- 
rance de la loi ou de la coutume. 

Les tribunaux ainsi formés ne pouvaient qu'être 
imbus de tous les préjugés et de toutes les passions 
des classes inférieures. Ils étaient soupçonneux et 
durs envers les riches, tyranniques à l'égard des 
alliés, toujours prêts à écouter les dénonciateurs, 
pleins de sympathie pour les accusateurs de profes- 
sion, qui, en multipliant les procès, assuraient aux 
juges l'occasion de siéger. Les jugements étaient 
proprement pour eux le pain quotidien ; et les dé- 
magogues, qui le savaient bien, n'avaient pas de 
meilleur moyen d'influence que la fréquence des dé- 
nonciations. Politiciens radicaux au Pnyx, ils se fai- 
saient sycophantes devant l'héliée ; c'étaient en 
quelque sorte les deux faces d'un même rôle ou en- 
core les deux moitiés d'un même tout. 

De tels tribunaux ne pouvaient manquer d'être un 
objet de crainte et de moquerie à la fois pour les ci- 
toyens des hautes classes. Lorsque Charmidès, 



LES GUEPES 165 

dans le Banquet de Xcnophon, se félicite d'être de- 
venu pauvre, un des principaïux avantages qu'il dit 
avoir tirés de sa ruine, c'est d'être délivré des syco- 
phantes (1) : la terreur des dénonciations devait être 
en effet une angoisse perpétuelle pour des gens qui 
savaient devant quels juges ils auraient à compa- 
raître, s'ils étaient accusés. Le doctrinaire aristocra- 
tique qui a écrit le traité de la République d Athènes 
cité plus haut, n'a qu'une phrase sur les tribunaux, 
mais c'est une sentence cruelle : « Quant aux tribu- 
naux, le peuple y porte le souci, non de la justice, 
mais de son intérêt personnel (2). » Tel était le 
dogme admis dans les cercles d'où ce livre est issu. 
Cette opinion se traduisait-elle en un programme 
de réformes ? Nous ne pouvons guère en douter. La 
doctrine de l'aristocratie modérée ou même de la dé- 
mocratie conservatrice devait tendre tout au moins à 
modifier la composition des tribunaux. Aristote in- 
dique, comme un des moyens d'éviter le mal qui 
vient d'être signalé, une loi obligeant tous les ci- 
toyens à siéger lorsqu'ils sont désignés par le sort, 
et imposant aux abstentionnistes des amendes pro- 
portionnées à leur fortune, avec exemption pour les 
plus pauvres; de cette façon, dit-il, les riches sont 
contraints de siéger, tandis que faculté est laissée 



(1) Xénophon, Banquet^ IV, 30. 

(2) Ps. Xénophon, Rép.des Athéniens^ I, c.xni. 



166 CHAPITRE III 

aux pauvres de s'en dispenser (1). Et il nous ap- 
prend que c'était là une disposition qui figurait dans 
les lois de Charondas ; elle remontait donc au delà du 
V* siècle. Nul doute qu'elle ne fut connue et admirée 
à Athènes de ceux qui voulaient réformer la répu- 
blique ; au reste, elle pouvait se concilier parfaite- 
ment, sinon avec l'esprit, du moins avec la lettre des 
institutions existantes. L'oligarchie proprement dite 
allait plus loin. Nous ne savons pas exactement ce 
que la révolution de 4H fit des tribunaux ; mais le 
principe le plus important peut-être dont elle s'ins- 
pira était la gratuité de toutes les fonctions pu- 
bliques (2) ; il y a tout lieu de croire qu'elle ne se 
proposait pas d'épargner le salaire des juges. En 
tout cas, quelques années plus tard, le gouverne- 
ment oligarchique de 404, même dans sa période de 
modération relative, eut grand soin de briser la 
puissance des tribunaux (3). Nous pouvons être surs 
qu'en agissant ainsi, il ne faisait qu'appliquer un 
programme élaboré depuis longtemps dans les hé- 
tairies. 

La question qui se pose à nous est donc de savoir 
si ce programme, discuté certainement dès 422, a eu 



(1) Aristote, Politique» IV, 13, 2, Bergk. 

(2) Aristote, Rép, des Ath,, 29, 5 : xà; o' àp/^à; d[[iCcr6ou(; 

(3) Même ouvrage, 35, 2 : xal xô xùpo; o f^v h xoT; ôtxa- 
oraïç xaxéXuaav. 




LES GUÊPES 167 

quelque influence sur la comédie d'Aristophane et si 
le poète doit être considéré, dans une certaine me- 
sure, comme l'interprète des sentiments d'un parti, 
avec lequel nous l'avons déjà vu. en relations, mais 
en relations indépendantes. 

Le prologue des Guêpes nous représente le vieux 
Philocléon gardé à vue dans sa maison par son fils 
Bdélycléon et par ses esclaves, qui veulent à tout 
prix l'empêcher d'aller juger. Pourquoi Ten empê- 
chent-ils ? pour son bien uniquement. Sa manie de 
juger nous est signalée comme « une maladie 
étrange » (v. 71), que Bdélycléon veut guérir à tout 
prix. Et en effet, à la description qu'on nous fait de 
cette maladie (v. 87-135), — description que Racine 
a en grande partie traduite dans ses Plaideurs, — 
nous V reconnaissons une véritable démence, et une 
démence douloureuse. Philocléon ne dort plus ; ou, 
s'il succombe un instant à la fatigue, son sommeil est 
agité par des rêves qui se rapportent an tribunal. 
Cette folie tourne à la méchanceté : il condamne tout 
le monde. En même temps, elle lui fait faire mille 
extravagances. Son fils en est sincèrement affligé : il 
a essayé de le raisonner; inutilement. Puis, il Fa 
confié aux Corybantes ; sans plus de succès. Il l'a 
fait coucher dans le temple d'Asklépios ; cela non 
plus n'a servi de rien. En fin de compte, il a fallu 
l'enfermer chez lui et clore soigneusement toutes les 
issues. Telle est la donnée initiale ; et, comme on le 



168 



CHAPITRE III 



voit, ce n'est pas l'intérêt supérieur de la justice qui 
y est mis en question, c'est l'intérêt personnel de 
Philocléon, mais de Philocléon considéré comme re- 
présentant toute une classe d'Athéniens. 

Passons sur les tentatives (ju'il fait pour s'échap- 
per : ce sont de simples drôleries. Voici l'entrée du 
chœur. Ce chœur est composé de vieux héliastes qui 
se rendent au tribunal avant le jour. Cléon leur a re- 
commandé d'apporter une provision de colère, car 
ils vont avoir à juger le stratège Lâchés, accusé par 
lui de malversation et de vénalité à la suite de sa 
campagne en Sicile (v. 240-245). Ce que le poète 
tient à noter ici, c'est évidemment cette sorte de 
pacte ou de contrat tacite entre le démagogue et les hé- 
liastes. Il est leur pourvoyeur, mais ils lui obéissent. 
Le politicien nourrit les juges, les juges sont à la dis- 
crétion du politicien. 

Cette troupe s'étonne du retard de Philocléon. 
Est-il malade ? Ignore-t-il qu'il y a de grosses affaires 
en perspective? Tout en s'interrogeant ainsi, ils 
marchent le plus vite qu'ils peuvent ; car, si l'ar- 
chonte par hasard ne mettait pas leurs noms dans 
Fume, de quoi vivraient-ils? Philocléon les entend, 
les appelle, leur expose comment et pourquoi il est 
retenu captif. Et eux, de l'encourager à fuir. Le 
voilà qui ronge les mailles du filet, tendu en travers 
d'une de ses fenêtres ; il se glisse par l'ouverture. 
Est-il libre? Non: Bdélycléon l'a entendu. Les gar- 



LES GUÊPES 169 

diens accourent, on frappe le fugitif, on le saisit. Les 
vieillards jettent des cris : ils menacent de prévenir 
Cléon, leur protecteur. Bdélycléon, lui, sans se 
fâcher, les supplie d'écouter ses raisons. Ils refusent 
d'abord, vocifèrent, crient à la tyrannie, puis se cal- 
ment peu à peu et finissent par le laisser parler. 

C'est ici, comme on le devine, la scène principale, 
ou, en tout cas, la plus importante à la démonstra- 
tion. A quoi tend au juste cette démonstration? Bdé- 
lycléon, avant de l'entamer, en détermine exacte- 
ment la portée. Ce qu'il veut prouver, c'est que son 
père se trompe en croyant que les fonctions d'héliaste 
lui procurent quelque avantage, tandis qu'en réalité 
elles font de lui « l'esclave des démagogues » (v. 
504-507 ; 514-517). Comme plus haut, l'intérêt per- 
sonnel du juge est l'objet propre et principal de l'ar- 
gumentation ; toutefois, derrière cet intérêt, quelque 
chose d'autre va se laisser entrevoir, qui est la ques- 
tion de l'indépendance de la justice et par consé- 
quent de sa valeur. 

Philocléon parle le premier pour exposer tous les 
avantages qu'il doit à l'héliée ; et naturellement son 
discours est, pour le public, la plus vive et amusante 
satire du juge athénien. Tout d'abord, ce juge est une 
sorte de roi, un roi qui a pour courtisans et pour 
flatteurs tous les accusés, si grands qu'ils soient. 
Remarquons que cette pensée se rencontre également 
dans le traité, déjà cité plusieurs fois, du pseudo- 



170 CHAPITRE III 

Xénophon sur la République des Athéniens (1). Il 
est donc probable qu'elle avait cours dans les cercles 
aristocratiques, auxquels Aristophane a bien pu 
remprunter. Mais ce n'est, au demeurant, que la 
notation d'un ridicule, sans grande conséquence. Il 
en est à peu près de môme de tout ce que dit Philo- 
cléon. Il nous montre en détail ce qu'on pourrait 
appeler la comédie judiciaire, les larmes des accusés, 
les supplications des parents et des amis, la présen- 
tation des petits enfants et des femmes, toute la série 
des moyens par lesquels on cherche, soit à attendrir 
le juge, soit à le dérider, soit à le séduire ; l'acteur 
récite des vers, l'aulète joue de la flûte ; le juge 
écoute, se délecte, et décide comme bon lui semble, 
car il est irresponsable (v. 587). D'ailleurs, sa puis- 
sance s'étend même au delà du tribunal. A l'assem- 
blée aussi, c'est en promettant aux héliastes aug- 
mentation de salaire et diminution de travail que les 
politiciens se rendent populaires (v. 592-G02). 

En somme, si cette satire, dissimulée si joliment 
sous réloge apparent, a une portée sérieuse, celle-ci 
consiste surtout en deux choses. D'abord, elle nous 
fait bien sentir la psychologie de l'héliaste, et elle 
nous explique donc, avec infiniment d'esprit et de 
clairvoyance, pourquoi les petites gens de la démo- 



(1) Pseodo-Xénophon, Rép, des Athéniens, 1, 18 ; le rappro- 
chement est signalé dans l'édition de J. Van Leeuwen. 



LES GUEPES 



171 



cratie athénienne trouvaient tant de plaisir à juger et 
pourquoi, bons enfants dans la vie courante, ils de- 
venaient au tribunal très méchants. En second lieu, 
elle renforce une suggestion déjà signalée plus haut, 
en nous montrant les politiciens préoccupés de plaire 
aux juges. En dehors de cela, il n'y a guère qu'un 
mot grave à relever, c'est celui d' « irresponsable » , 
jeté en passant. Déjà, dans les Cavaliers, il avait été 
dit que le peuple était un « tyran » , c'est-à-dire un 
souverain absolu. La môme idée est ici appliquée 
à l'héliée, mais avec beaucoup moins d'insistance et 
de force. 

Quand Philocléon a tout dit, Bdélycléon lui ré- 
pond. C'est à lui qu'Aristophane a confié le soin de 
découvrir à fond « le mal ancien qui a pris racine 
dans la République » (v. 651). Il a l'air de vouloir 
réfuter, point par point, le plaidoyer de son père ; il 
n'en fait rien. A quoi bon réfuter un discours qui 
est, par lui-même, la meilleure satire de celui qui le 
prononce ? Ce qu'il réfute, c'est l'erreur fondamen- 
tale qui est au fond des raisonnements de Philo- 
cléon. Celui-ci s'est montré convaincu que le fonc- 
tionnement de la justice tournait à son profit per- 
sonnel ; Bdélycléon démontre qu'il tourne au profit 
de quelques politiciens. Comme accusateurs publics, 
et grâce à leur popularité, ceux-ci font trembler les 
villes tributaires, et, dans ces villes, les citoyens les 
plus considérés ; car il dépend d'eux de faire con- 



172 CHAPITRE III 

damner qui ils veulent. Ainsi, maîtres des tribunaux 
qui ont besoin de leur zèle pour vivre, ils vendent 
leur faveur, ou simplement leur silence. Et pendant 
qu'ils font fortune par de tels moyens, le petit 
peuple, la foule des juges, qui attend d'eux le salaire 
quotidien, leur obéit servilement. En théorie, la dé- 
mocratie est souveraine ; en fait, elle est dans la 
main de ses maîtres. 

A cette démonstration, vigoureuse et profonde, 
s'ajoutent, comme toujours dans la comédie, certains 
éléments de fantaisie. Bdélycléon feint d'accepter le 
principe des démagogues, à savoir que l'argent des 
villes tributaires doit être employé à nourrir le 
peuple souverain, qui n'aurait d'autres fonctions que 
de gouverner et de juger. Or, ce principe, qu'ils pro- 
clament quand ils en ont besoin, l'appliquent-ils 
lorsqu'ils gouvernent? Un simple calcul prouve que 
cet argent, ainsi employé, suffirait à entretenir vingt 
mille citoyens athéniens. Mais la plus grande partie 
n'arrive pas jusqu'au peuple ; elle reste aux mains 
des politiciens et de leurs amis. Négligeons la fan- 
taisie. Le calcul de Bdélycléon demeure au moins 
comme une amusante satire, propre, par son absur- 
dité même, à faire ressortir le mensonge d'où les dé- 
magogues tirent leur force. 

On sait ce qui suit, et nous n'avons pas à le rap- 
peler en détail. Les vieux héliastes sont éclairés par 
ce débat instructif; ils abjurent leurs erreurs, c'est- 



LES r.lÊPES 173 

à-dire leur admiration crédule pour Glcon et ses 
pareils. Philocleon, lui, voit bien aussi que son fils 
a raison, mais l'habitude est plus forte dans son 
cœur que la raison. Il aime à juger, il ne peut se 
passer de juger. 

Pour le satisfaire, il faut lui installer un tribunal 
à domicile, et, devant ce tribunal, introduire un 
procès domestique. C'est celui du chien Labès, si 
connu chez nous par l'imitation qu'en a faite Racine 
ddiïis ses Plaideurs, Les allusions historiques du texte 
original n'ajoutent rien à l'intention générale de la 
pièce. Quant au dernier acte, il nous déconcerte 
quelque peu. Bdélycléon, qui sans doute s'est en- 
richi en travaillant, tandis que son père jugeait, 
veut le faire vivre désormais dans l'oisiveté et le 
plaisir (1). 11 le mène dans le monde, après avoir 
essayé vainement de lui enseigner les belles ma- 
nières. Le vieux maniaque s'y grise abominable- 
ment et s'attire toutes sortes de mauvaises affaires. 
Nous le voyons reparaître titubant, chantant, pour- 
suivi par les gens qu'il a bousculés ou injuriés ; et 

(1) On ne voit pas très bien, d'après la pièce, pourquoi 
Philocleon est pauvre, tandis que son fils Bdélycléon sem- 
ble fort à son aise. Cette différence de situation était né- 
cessaire k la comédie : le véritable héliaste était pauvre ; 
d'autre part, il fallait que Bdélycléon ne le fût pas, pour 
assurer à son père, une fois corrigé, une large existence. 
Il est regrettable que la pièce n'explique pas comment 
Bdélycléon s*est enrichi. 



174 CHAPITRE III 

la pièce se termine en une danse grotesque, à la- 
quelle il se livre en compagnie de certains danseurs 
de profession qu'il a défiés. Il nous semble, au- 
jourd'hui, (jue cette transformation ne Fa guère amé- 
lioré. Mais, sans doute, il faut d'abord tenir compte 
ici des exigences du genre, auxquelles Aristophane 
a cru devoir se plier : il était nécessaire de clore la 
pièce par un spectacle qui amusât le peuple. Et en- 
suite, ce dénouement n'a-t-il pas pour effet de nous 
représenter, sous la charge comique, le peuple athé- 
nien revenant à son naturel ? Race aimable, joyeuse, 
d'humeur douce et bienveillante, de mœurs faciles, 
sans discipline austère, sans dureté, celle en somme 
que Thucydide a dépeinte dans le célèbre discours 
qu'il attribue à Périclès, et que nous avions vue ar- 
tificiellement pervertie par l'influence des déma- 
gogues, lorsqu'elle s'était livrée à la manie de juger 
et de condamner. 

En réalité, pour apprécier cette comédie en tant 
que satire politique, on doit s'attacher surtout à la 
partie centrale, (jui en contient, pour ainsi dire, toute 
la doctrine. Or, que vise-t-ellc? Nous voyons bien 
maintenant (ju'il ne s'agissait en aucune façon pour 
le poète d'une réforme profonde de l'institution ju- 
diciaire, suivant un des programmes énoncés plus 
haut. Rien dans son œuvre n'est fait pour suggérer 
l'idée qu'il serait bon de diminuer le nombre des 
juges, ou d'écarter des tribunaux les classes infé- 



LES GUÊPES " 175 

Heures, ou d'y ramener de force ceux qui s'abs- 
tiennent dV paraître. Ce qu'il tourne en ridicule, 
c'est la confiance crédule du peuple envers ses 
chefs ordinaires, c'est l'idée admise, que leur zèle 
d'accusateurs tend au bien public. Et s'il fallait tirer 
de sa pièce quelques conseils pratiques à l'adresse 
de ses concitoyens, on pourrait sans doute les for- 
muler ainsi : « Athéniens, comprenez bien que vous 
n'avez aucun intérêt réel à cette multiplicité de pro- 
cès provoqués par les politiciens ; c'est pour eux- 
mêmes qu'ils les font, et non pour vous. N'encoura- 
gez donc pas leur zèle de dénonciateurs par votre 
propension à condamner. Diminuez au contraire les 
procès, en décourageant les accusateurs, et, du 
même coup, renonçant à vivre avec le salaire du 
juge, revenez à votre vie normale, à vos occupations 
et à vos plaisirs. Athènes en deviendra plus prospère 
et plus agréable à habiter. » 

Ainsi comprise, la comédie des Guêpes peut être 
considérée comme achevant une sorte de tétralogie 
satirique, dont l'unité intime devient apparente. En 
426, dans les Babyloniens, Aristophane avait mon- 
tré les démagogues opprimant les villes alliées et 
rendant Athènes odieuse au dehors ; en 425, dans 
les Acharniens, il dénonçait, sinon en eux, du moins 
en Périclès, de qui ils procédaient, les vrais instiga- 
teurs d'une guerre stérile, qui déchirait la Grèce et 
ruinait Athènes, mais qui faisait leur fortune ; en 



176 CHAPITRE III 

424, dans les Cavaliers, c'était -d la racine môme de 
leur puissance qu'il s'était attaqué, à la flatterie 
transformée en principe de gouvernement ; en 422 
enfin, dans les Guêpes, il mettait en lumière un de 
leurs moyens d'influence les plus efficaces et les 
plus dangereux à la fois, leur zèle apparent d'accu- 
sateurs, xjui tendait à pervertir le caractère athénien, 
puisqu'il faisait, d'un peuple naturellement doux, 
humain et joyeux, une confrérie de juges soupçon- 
neux, égoïstes et malveillants. Du commencement à 
la fin, c'étaitdonc le même esprit qui l'animait : nulle 
part, il ne se montrait l'ennemi de la démocratie. 
Sans doute, il avait eu des relations amicales avec 
ses adversaires, et même il leur avait emprunté 
quelques idées. Mais la tendance profonde de sa po- 
litique différait entièrement delà leur. Ils tendaient, 
eux, à la détruire. Lui ne paraît avoir visé qu'à 
l'avertir, et, s'il était possible, à la réformer. 



IV 



L'année même où Aristophane avjiit fait repré- 
senter les Guêpes, et quelques mois seulement après 
cette représentation, dans Tété de 422, Cléon suc- 
combait en Thrace sous les murs d'Amphipolis(l). 
Cette mort assurait provisoirement la prépondérance 
au parti pacifique et modéré, dont Nicias était alors 
le chef, et, dès Tannée suivante, après dix ans de 
guerre, la paix était enfin conclue entre Athènes et 
Sparte. 

Aristophane composa et fit représenter sa comédie 
intitulée la Paix pendant les derniers jours qui 
précédèrent le traité, à un moment où lé résultat 
des négociations n'était plus douteux (2). Thu- 

(1) Thucydide, V, 10. 

|2) L'argument n*' I indique seulement Tannée. Le rap- 
port chronologique de la pièce aux événements résulte des 
allusions qui y sont contenues. La paix fut conclue immé- 
diatement après les Dionysies urbaines ; car c*est à partir 
de cette fête, et en remontant dans le passé, que Thucy- 
dide compte les dix années de durée de la guerre, V, 

C. XX. 

12 



178 CHAPITRE III 

cydide nous a représenté, avec sa précision habi- 
tuelle, les dispositions qui régnaient dans Athènes 
pendant les négociations : « Les Athéniens vou- 
laient alors la paix (irpo^; tt^v e\p'/^yr^w |i5aXov tt.v vvcufir^v 

eT)^ov), car, défaits récemment à Délion et, peu 
après, à Amphipolis, ils n'avaient plus cette con- 
fiance en eux-mêmes qui les empochait autrefois 
d'accepter aucun arrangement, lorsque leur bonheur 
présent leur faisait croire à une supériorité défi- 
nitive. En outre, ils craignaient que leurs confé- 
dérés, encouragés par leurs insuccès, ne fissent dé- 
fection de plus en plus, et ils regrettaient de n'avoir 
pas traité après l'affaire de Pylos, quand l'occasion 
était favorable (1) ». Cette analyse est manifestement 
juste. Mais elle ne laisse pas assez sentir l'élan de 
cœur avec lequel la population rurale de l'Attique vit 
alors revenir les jours heureux et tranquilles. Or, 
c'est là justement ce qu'Aristophane a traduit mer- 
veilleusement. Cet arrangement comblait tous les 
vœux du poète ; personne n'avait souhaité la paix 
plus ardemment et plus sincèrement cpie lui ; per- 
sonne ne dut l'accueillir avec une joie plus vive. 
Aussi, sa pièce se distingue-t-elle par un caractère 
d'exaltation lyrique. Elle sonne en quelque sorte le 
triomphe de la démocratie rurale, qui obtenait enfin 
ce qu'elle désirait alors par-dessus tout. 

(1) Thucydide, V, 14." 



\ 



LA PAIX 179 



L'action, toute allégorique, y est peu de chose. 
Trygée, vigneron et petit propriétaire, que la prolon- 
>gation de la guerre exaspérait comme autrefois 
Dikéopolis, escalade l'olympe sur son escarbot, et 
là, avec la complicité d'Hermès et le concours des 
braves paysans qui forment le chœur, il tire la Paix 
de l'antre où la guerre l'avait enfermée. Puis, quand 
il l'a remise en possession de son autorité, il redes- 
cend sur la terre, emmenant avec lui ses aimables 
compagnes, Opora, la déesse des fruits, et Théoria, 
la déesse des fêtes ; et une fois de retour dans son 
dème d'Athmonon, il épouse la première et célèbre 
joyeusement ses noces avec le concours du chœur. 
En agissant ainsi, il se donne fièrement comme le 
libérateur des dèmes et du peuple des campagnes (1), 
dont fl célèbre la victoire* sur les politiciens. 

Mais, dans la joie exubérante de cette victoire, ce 
qui doit nous intéresser surtout, au point de vue 
spécial de cette étude, c'est le jugement rétrospectîl 
qu'Aristophane y porte sur Cléon, et sur la politique 
démagogique. 

Tout d'abord, dans la Pnrabase (v. 749 et suiv.), 

(1) Paix, 919; 

IloXXiôv Y^p 6>[jlTv aÇtoç, 
TpuY^Toç 'Aôîiovçùç lyw, 
Setvwv àTiaXXàJa^ ttcSvwv 

Tov 8r^[JL(5xrjV 
xai TÔv Y€o>PT^*o^ Xeojv 



li)0 CHAPITRE III 

il rappelle fièrement la guerre qu'il lui a faite, il en 
vante la hardiesse et la grandeur, il la re[)résente 
comme une nouveauté qui a transformé la comédie. 
Et peut-être exagère-t-il en cela ses mérites ; mais non 
pas au point d'altérer complètement la vérité des 
choses. Il est bien certain que d'autres, avant lui, 
avaient fait la guerre aux hommes en vue et qu'ils 
avaient créé la comédie politique. Mais la continuité 
de ses attaques, leur variété et leur liaison, la portée 
de quelques-unes avaient donné réellement à sa 
façon de combattre quekjue chose d'insolite et de 
nouveau. Cratinos, Hermippe, Téléclidès avaient pu 
lancer des traits mordants contre Périclès ; il ne 
semble pas qu'ils eussent attaqué les principes 
mêmes de son gouvernement. Aristophane, lui, en 
combattant Cléon, avait mis à découvert quelques- 
uns des vices profonds de la démagogie de son temps. 
Voilà ce dont il avait conscience, et c'est pourquoi, 
dans la Paix, il rappelle avec force quelques-unes 
des hautes raisons morales qui lui avaient fait dé- 
tester la guerre. Cette guerre, il l'avait considérée 
comme antihellénique, comme entreprise et pro- 
longée dans l'intérêt personnel de quelques hommes. 
Cléon était pour lui le pilon dont la guerre se servait 
pour broyer les villes grecques dans son mortier (1). 

(l) V. 269 : 

'Att^XioX' 'AÔTjvaîot; àXexp^Savo;, 

'0 pupffOTrwXr^ç, 6'; exuxa xt;v 'EXXâ8a. 



LA PAIX 



181 



La paix restaurée devient ainsi une véritable fête 
de la fraternité hellénique, qui mérite d'être célébrée 
dans des hymnes d'allégresse (1). « Vois, s'écrie 
Hermès, comme les cités réconciliées s'entretiennent 
ensemble et comme elles rient joyeusement (2). » 

Mais il y a plus : cette guerre avait altéré le carac- 
tère d'Athènes ; en arrachant aux champs la démo- 
cratie rurale, elle lui avait fait des mœurs mé- 
chantes et serviles. « Alors, dit le même dieu, 
lorsque le peuple des travailleurs eut abandonné 
ses champs pour se rassembler en ville, il ne 
s'aperçut pas qu'il vendait son âme. Comme il 
n'avait plus d'olives à manger et qu'il aimait les 
figues, il lui fallait bien se tourner vers les orateurs. 
Et ceux-ci, sachant parfaitement que les pauvres 
étaient sans force, tant qu'ils n'avaient pas de quoi 
manger, chassaient à grands cris la paix, qui pour- 
tant se laissait voir de temps en temps, à cause du 
regret qu'elle avait de ce pays. En même temps, ils 
secouaient ceux des alliés qui étaient gras et riches, 
et, parmi eux, accusaient tantôt l'un, tantôt l'autre, 



(1) V. 291 : 

'ÛC T^ooiJiat xal xâpTTOfJiat xai )^a'!po[iai. 

Nûv èoTÎv ^fiTv, a>''v8p£; "EXXïjvsç, xaXov... x. t, I. 

(2) Paix y V. 538. 

fôt vvîv, oiÔpst, 
oTov Trpoç àXXTÎXaç XaXojjtv a\ izéXzi; 
^loîk'koL'^iliOLi xal YsXwffiv ocajxîvac. 



IQ2 CHAPITRE III 

d'être d'accord avec Brasidas. Et vous, alors, comme 
une meute, vous mettiez en pièces le malheureux. 
Car la cité, toute paie, siégeant en proie à la terreur, 
dévorait avec empressement toutes les calomnies. 
Quant aux étrangers, voyant quels coups les accu- 
sateurs pouvaient asséner, ils leur fermaient la 
bouche en les gorgeant d'or ; ainsi, les accusateurs 
devenaient riches, mais la Grèce, à ce régime, se se- 
rait dépeuplée à votre insu. Voilà ce que faisait le 
marchand de cuir (1). » 

Et ce que le dieu dit ainsi, avec une âpre et vi- 
goureuse éloquence, le chœur des paysans le coja- 
firme en constatant comment la paix l'a rendu à ses 
anciennes habitudes : « Ou ne me verra plus, juge 
irritable et malveillant, on ne trouvera plus eu moi 
une âme dure comme naguère ; on me verra désor- 
mais doux et rajeuni, car je suis délivré des 
soucis (2). » 

Rien ne peut faire mieux ressortir le fond de la 
pensée d'Aristophane. II avait poursuivi avec fureur 
en Cléon un corrupteur de l'âme athénienne, et il 
croyait, un peu naïvement peut-être, que, grâce à la 
paix et à la mort de Cléon, celle-ci allait revenir à 
son ancien naturel. 

Une fois délivré de son ennemi, Aristophane, 
comme on le verra dans les chapitres suivants, 

(i) PaiXy 631-G47. 
(2) Paix, 349. 



LA PAIX 183 

semble s'être apaisé. On peut donc dire que ses hos- 
tilités contre Cléon caractérisent une période de sa 
vie. 

Il s'y montra violent, acerbe, injuste même, si 
l'on peut parler de justice à propos d'un genre qui 
par nature tendait à déformer tout ce qu'il touchait. 
Engagé dans une lutte passionnée, où les plus sé- 
rieuses idées morales et politiques étaient en jeu, il 
se rencontra parfois avec les divers partis d'opposi- 
tion, et il put profiter de leurs encouragements ; 
mais il ressort déjà de l'étude qui précède qu'il ne se 
mit jamais à leur service et ne fut en aucune façon 
l'homme d'une faction. Deux sentiments surtout 
l'inspirèrent, qui, tous deux, tenaient à ses origines, 
à sa situation sociale, à sa nature même, un senti- 
ment hellénique et tin sentiment athénien. Il ne put 
jamais admettre ni que les Grecs se fissent la guerre 
mutuellement, ni que le peuple athénien laissât dé- 
former son naturel doux, bienveillant et enjoué, par 
des démagogues égoïstes. Son opposition, qui n'était 
pas toujours loyale, resta pourtant, au fond, sincère 
et généreuse ; elle fut aussi clairvoyante. Il n'y avait 
pas derrière ses pièces de programme politique, à 
proprement parler, sauf quelques aperçus rapides 
et incomplets ; par suite, il n'y a pas aujourd'hui de 
doctrine précise à en extraire. Mais, sous leur légè- 
reté, elles cachent une sorte de philosophie générale, 
qui a encore sa valeur et môme ses applications. 



CHAPITRE IV 



SECONDE PERIODE 



LA GUERRE DE SICILE ET LA GUERRE DE DECELIE. 
LES OISEAUX, 414. LYSISTRATE ET LES THESMOPHORIES, 4H. 

LES GRENOUILLES, 405. 



I 



La série chronologique des pièces conservées 
d^Aristophane s'interrompt pour nous avec la Paix 
(421) ; elle reprend avec les Oiseaux (414), suivis 
de Lysistrate et des Thesmophories (411), puis, 
après un intervalle de six ans, des Grenouilles (405). 
Ces quatre pièces constituent ensemble un second 
groupe, assez différent du premier à plusieurs 
égards,, et notamment au point de vue spécial de 
cette étude. 

Il semble, en effet, qu'entre 421 et 415, un cer- 
tain changement se soit produit dans Tétat d'esprit 
d'Aristophane, en ce qui concerne la politique. 



486 CHAPITRE IV 

Tout d'abord, il convient de remarquer qu'il avait 
épuise dans ses premières pièces les sujets de satire 
les plus essentiels que pouvait lui offrir la démo- 
cratie athénienne. Il n'y avait plus de raison pour 
que son attention, sollicitée par son génie inventif, 
se portât d'une façon aussi persistante aur cet ordre 
d'idées. En second lieu, Gléon avait succombé en 
422. Cette mort avait délivré le poète d'un ennemi 
redoutable, et elle avait fait disparaître l'homme en 
qui se résumait pour lui l'ensemble de \ices et de 
forces malfaisantes qui menaçaient alors la cité. Son 
iime, naturellement légère et prompte à se détendre, 
dut en être un peu rassérénée. N'est-ce pas là, en effet, 
la disposition qui se manifeste dans le morceau subs- 
titué par lui, probablement en 418, aux anapestes 
primitifs, qui avaient dû former la première partie 
de la parabase des Nuées, lorsqu'elles avaient été 
jouées en 423 {!)? Il y déclare qu'il n'a pas voulu 



(1) Ce morceaa (5 18-562), écrit en vers ei4>olidéens, ré- 
vèle clairement sa date. Il y est fait allusion (v. 553) an 
Maricas d'Eupolis, joué en 421, puis à une pièce d'Ber- 
mippos qui a suivi celle-là (v. 557, elB' au6t;), et enfin k 
d'autres, encore plus récentes (v. 5o8,aXXotT' YJSri icàvxfiç). 
Le morceau n'a donc pas pu être écrit avant 418. D'autre 
part, il paraît antérieur à Texil d'Hyperbolos, dont il ne 
parle pas ; or, cet exil a été prononcé an plus tard en 
avril 417 (Curtius, Rist. gr», trad. Bouclié-Leclerq, t. IH, 
p. 295-6, et Bdsolt, Griech. Gesch.^ III, 2" partie, p. 1257^ 
note i). 



SECONDE PÉRIODE 187 

fouler aux pieds le cadavre de son ennemi, et il 
blâme ses rivaux, entre autres Eupolis etHermippos, 
de Tacharnement dont ils font preuve contre Hyper- 
bolos (1). A ces violences vulgaires, il oppose le genre 
représenté par ses Nuées, pièce à laquelle il semble 
s'attacher alors avec une préférence réfléchie, 
comme au type d'une comédie vraiment digne d'un 
public qui pense (2). 

D'ailleurs, après la mort de Cléon, la démocratie 
turbulente ne rencontra plus d'homme qui sut la 
dominer aussi complètement par ses passions 
mêmes. L'histoire intérieure d'Athènes, entre 421 
et 414, nous est, en somme, assez mal connue. 
Mais nous voyons du moins clairement que per- 
sonne alors ne se trouva en état de régner sur l'As- 
semblée. La politique extérieure obéit tantôt à l'im- 
pulsion des partisans de la paix, tantôt à celle des 
auteurs de guerre et d'aventures ; elle oscille entre 
Nicias et Alcibiade ; ni l'un ni l'autre ne réussit à 
lui imprimer une direction ferme et continue. Des 
personnages secondaires, Hyperboles, Pisandre, 
Phéax, Théramène, Démostratos, Androklès, pour 
n'en nommer que quelques-uns, essayent de se faire 
un rôle et s'agitent autour de la tribune. L'intrigue 
domine partout. Et, dans cette agitation confuse, 



{!) Nuées, 553-559. 
(2) Nuées, 560-562. 



188 CHAPITRE IV 

l'oligarchie, qui sent la faiblesse du parti prédomi- 
nant et qui note ses incohérences de conduite, re- 
prend peu à peu confiance et mûrit ses desseins. 

Médiocre matière pour la comédie politique. Celle- 
ci avait besoin de s'attaquer à quelque chose de net, 
de vigoureux et de consistant. De simples incidents, 
des idées changeantes, une politique capricieuse et 
dissimulée se prêtaient mal à être mis par elle sur 
la scène. La satire dramatique, s'exerçant sur de 
tels objets, devait perdre en généralité, en valeur 
philosophique, pour devenir plus personnelle. C'est 
bien là, en effet, ce que nous pouvons encore entre- 
voir, au travers de témoignages trop rares et fort in- 
suffisants. Eupolis semble avoir triomphé dans ce 
genre. Son Maricas et ses Flatteurs, joués l'un et 
l'autre en 421 (1), en manifestaient sans doute, avec 
un éclat particulier, la violence furieuse et méchante. 
Dans la première de ces deux pièces, en flagellant le 
démagogue Hyperbolos, il mettait en scène sa mère, 
sous l'aspect répugnant d'une vieille femme ivre, 
dansant le cordace. Dans la seconde, il tournait en 
dérision la vie privée de Callias, fils d'IIipponicos, et 



(i) Argum. de la Paix d'Aristophane et scol. des Nuées^ 
V. 552. Les mots uTcepov zpizt^ ex£i, dans cette scolie, me 
paraissent avoir été correctement interprétés par Kock 
{Fragm. Com, g^r., I, p. 307) : ils signifient « deux ans 
après ». Meinekea'y était trompé, et Gilbert Ta suivi dans 
son erreur {Beitraege, p. 212). 



SECONDE PEUIODE 



189 



se plaisait à le livrer aux rires insultants'du peuple, 
en le montrant environne de parasites, vivant dans 
la débauche et dissipant rapidement son patrimoine. 
L'année suivante, en 420 (1), il faisait jouer son 
Autolycos, où il s'en prenait à une des familles con- 
sidérées d'Athènes, décriant et outrageant à la fois, 
en même temps que le jeune vainqueur des Pana- 
thénées de 422, son père, Lycon, et sa mère, 
Rhodia (2). Enfin, sa comédie des Baptes, repré- 
sentée probablement en 415 (3), paraît avoir visé la 
célébration d'un culte étranger par Alcibiade et ses 
amis. Ces quelques exemples sont décisifs (4). C'était 



(1) Athénée, V, 216 d. 

(2) Scol. Arist. Lysistratc, 270. Cf. Pauly-Wissowa, Aw- 
tolykos, 4, art. de Judeich, qui considère Rhodia comme 
un qualificatif d'origine ; cela ne s'accorde pas avec la 
scolie. 

(3) Meineke, Hist. crit, corn., p. 12o. 

(4) On peut y joindre probablement VHypérbolos de Pla- 
ton, une des pièces auxquelles Aristophane semble faire 
allasion dans la parabase ajoutée aux Niiées en 418 ; Cf. 
Scol. Thesmoph, 808. Voy. Kock, Fr, corn, gr,, I, p. 643. — 
Les Dèmes d'Ëupolis, joués entre 420 et 415, semblent avoir 
présenté le même caractère : la pièce était dirigée contre 
les stratèges nouvellement élus. G^vLBEKï^Beitraege, p. 222 et 
suiv., suppose qu'il s'agissait d'Alcibiade et rapporte cette 
satire à Tannée 419. Toutefois^ les fragments ne fournis- 
sent aucun appui solide à cette conjecture. Dès lors, la 
portée générale de la pièce demeure incertaine : c'est 
pourquoi je ne la mentionne pas dans Ténumération ci- 
dessus. 



190 CHAPITRE IV 

vraiment l'esprit d'Archiloque qui animait alors la 
comédie athénienne, du moins en la personne de 
ceux de ses poètes qui ne préféraient pas se jeter 
dans la parodie mythologique ou dans la fantaisie 
pure. La comédie politique proprement dite, telle 
qu'on l'avait connue pendant la guerre d'Archidamos, 
mêlant la philosophie à la satire et visant à donner 
des leçons générales au peuple, se modifiait sous 
l'influence des circonstances ; mais elle ne se modi- 
fiait pas à son avantage. 

Aristophane ne paraît pas s'être associé à cette 
tendance. A vrai dire, nous ignorons ce qu'il fit jouer 
entre 421 et 414, et rien ne nous autorise à penser 
qu'après la période de production active qui avait 
précédé, il se soit enfermé alors dans le silence. 
Mais, d'autre part, s'il eût produit en ce temps 
quelque œuvre importante de satire politique, il est 
peu vraisemblable que le souvenir en eût disparu 
entièrement. Nous devons croire plutôt que les 
pièces qu'il composa durant ces quelques années ne 
touchaient aux événements du jour qu'incidemment, 
et qu'elles appartenaient en général soit au genre de 
la critique littéraire ou de la parodie mythologique, 
soit à celui de la fantaisie pure. Il préludait ainsi à 
sa comédie des Oiseaux. 

Un peu avant le moment où celle-ci fut repré- 
sentée, une loi avait été portée, si l'on en croit les 
témoignages anciens, qui restreignait les libertés de 



SECONDE PÉRIODE 191 

la comédie. L'auteur en était un certain Syracosios, 
politicien obscur, qui ne nous est d'ailleurs connu 
que par les allusions moqueuses des contemporains. 
La plus intéressante provient d'un fragment du So- 
litaire de Phrynichos, joué en 414. Le poète y 
souhaitait à Syracosios d'attraper la gale, « car, 
disait-il, il m'a ôté la faculté de mettre en comédie 
ceux que je désirais y mettre » (àcpEiXExo y^p xwfjKjjoetv 
ooç È7C£Ôj(io'jv). Le scoliaste d'Aristophane, qui cite ce 
fragment, ajoute : « Il semble que Syracosios ait 
fait passer un décret qui interdisait de mettre qui 
que ce soit en comédie, en le nommant (1). » On 
voit que cette affirmation se réduit à une conjecture, 
qui^paraît uniquement fondée sur les vers de Phry- 
nichos. Ceux-ci font visiblement allusion à un fait 
précis. Mais quel est ce fait ? Nous l'ignorons. Il 
faudrait savoir quels étaient ceux dont Phrynichos 
désirait alors se moquer, pour essayer de deviner 
comment Syracosios avait pu lui ôter le moyen ou 
l'envie de le faire. Dans tous les cas, le décret sup- 
posé est fort invraisemblable en lui-même. L^s co- 
médies jouées vers 414 abondent en noms propres 
et en allusions satiriques aux contemporains : les 
quelques fragments subsistants du Solitaire de 
Phrynichos en sont remplis (fr. 20, 21, 22). Le 



(1) Oiseaux, 1297 : AoxsT 81 (Supaxôdio;) xaî <j^Tii(pi(j|ia 
TsOîixivai iL'f\ xw(jiipO£ÏjOat 6vo{jLa(JXi xtva. 



192 CHAPITRE IV 

texte du prétendu décret, tel qu'il est énoncé par 
le scoliaste est donc certainement inexact : il n'est 
d'fiilleurs que la reproduction du décret de 440. 
Que reste-t-il, dès lors, de son témoignage? Rien ou 
peu de chose : et le meilleur parti à prendre, pour 
apprécier les tendances d'Aristophane en ce temps, 
sera sans doute de n'en pas tenir compte (1). 

(1) Le témoignage absurde du scoliaste d'iElius Aristide 
(éd. Dindorf, III, p. 444), qui ne connaît pas Syracosios, 
et attribue une loi de ce genre à Gléon, n'ajoute vraiment 
rien à la valeur de celui que nous rejetons. En général, 
cependant,les modernes admettent l'authenticité du décret 
de Syracosios : Curtius (Hist. gr. trad., t. III, p. 345) 
attribue ce décret à Tinfluence des oligarques ; Ed. Meyer 
(Gesch, d. Alterth,, t. IV, p. 523) y voit Tœuvre du parti 
radical, ce qui est aussi Topinion de Busolt (t. III, 2« par- 
tie, p. 1349). Autant d*hypothèses hasardeuses, fondées 
sur une conjecture d'un grammairien embarrassé. 



II 



Aucune pièce n'a donné lieu à des opinions plus 
diverses que les Oiseaux, Non pas en ce qui con- 
cerne sa valeur poétique : on s'accorde générale- 
ment à y reconnaître une des créations les plus 
charmantes du génie d'Aristophane. Mais, sur les 
intentions de l'auteur, il y a conflit entre les cri- 
tiques, et ce conflit, né dans l'antiquité, ne semble 
pas près de s'apaiser. Sans entrer ici dans un détail 
qui serait infini et fastidieux, disons simplement 
que ces opinions divergentes peuvent se ramener à 
trois principales, qui comportent d'ailleurs elles- 
mêmes beaucoup de nuances (1). Les uns consi- 

(1) On trouvera le résumé de cette polémique jusqu'à 1874 
dans un article de Bursian, Veber die Tendenz der Vœgel des 
Aristophanes, Sitzungsberichte der Muenchener Akad.,his- 
tor. phil. Klasse, 1875, p. 37o. Il faut compléter son énu- 
méralion en citant les Histoires de la littérature grecque^ 
principaleuient celles de Bernhardy, de Sittl, de Bergk, 
de Christ, l'ouvrage de J. Denis sur la Comédie grecque, les 
Histoires grecques de Curtius et de Busolt, les Beilràge de 

13 




194 CHAPITRE IV 

dorent la pièce comme une fantaisie pure, parsemée 
seulement çà et là d'allusions mocjueuses aux 
hommes et aux choses du jour, mais sans aucune 
portée générale. Les autres, au contraire, y voient 
une allégorie politique et morale, habilement cons- 
truite autour d'un dessein de satire très réfléchi, 
qu'ils interprètent d'ailleurs diversement. D'autres 
enfin cherchent à garder un juste milieu entre ces 
deux partis pris qui se contredisent. Il est impossible 
de toucher à cette pièce sans intervenir dans ce con- 
flit. Mais, après tout ce qui en a été dit déjà, il doit 
être permis de le faire brièvement, en ne s'attachant 
qu'aux observations vraiment importantes. 

Ecartons tout d'abord une idée, a priori qui serait 
de nature à nous tromper. 

Quelques critiques ont posé en principe, ou ont 
admis implicitement, que toute comédie d'Aristo- 
phane devait avoir pour fondement une pensée sa- 
tirique (1). C'est supprimer la difficulté en la résol- 
vant d'avance. En fait, ce que nous savons de la 
comédie ancienne n'autorise en aucune façon une 
affirmation aussi absolue. Il paraît incontestable, au 
contraire, qu'il y a eu, dans la seconde moitié du 
v® siècle, à Athènes, nombre de comédies qui étaient 

Gilbert, VHist. de l'Antiquité d'Ed. Mbysr. J*ai, moi-même, 
touché à ce sujet dans ÏHiUoire de la liltér, grecque^ 2« éd. 
4898, t. 111, p. 546. 
(1) J. Denis, La comédie grecque, tome, I, p. 437. 



LES OISEAUX 195 

des œuvres de fantaisie pure, destinées seulement à 
amuser le public ; et rien ne prouve que le théâtre 
d'Aristophane ait fait exception à cet égard. Ce pré- 
tendu principe est donc sans valeur par lui-même, 
et c'est Texamen de la pièce qui peut seul nous 
éclairer sur sa portée. 

Le point de départ de l'action est d'abord à consi- 
dérer. Deux Athéniens, Pisétaïros et Evelpide quit- 
tent Athènes sans esprit de retour : ils déclarent 
qu'ils ne peuvent plus y vivre. Pourtant, ils recon- 
naissent que la ville est glorieuse et prospère (1) ; 
que lui reprochent-ils donc ? une seule chose : on y 
fait trop de procès : « Les cigales, dit l'un d'eux, ne 
chantent qu'un mois ou deux, perchées sur les 
branches ; les Athéniens, eux, chantent toute leur 
vie, perchés sur les procès. Voilà pourquoi nous 
nous en allons (2). » 

Si Ton se rappelle que ceci a dû être écrit vers la 
fin de 415, il est difficile de ne pas rapprocher cette 
déclaration des témoignages de Thucydide sur l'état 
d'esprit de^^Athéniens en ce temps. C'est dans l'été 
de 41 5 qu'avaient éclaté successivement l'affaire des 
Hermès et celle des mystères. L'esprit soupçonneux 
de la démocratie athénienne avait été soulevé par 

(1) V. 36 : 

aÙTTjV {Ji£v où {jiiaoijvx* ex,£tvr^v xr)v itoXiv, 
xô jjLTj ou [lÊYâXTjV eTvai «puaei xeùoa^fiova. 

(2) V. 40. 



19G CHAPITRE IV 

ces faits. « On y voyait, nous dit l'historien, un 
complot organisé pour bouleverser TEtat et pour 
abolir la démocratie (1;. » Bien loin de s'apaiser par 
Feffet des préoccupations de la guerre de Sicile, ces 
défiances ne firent que croître pendant plusieurs 
mois, après le départ de la flotte, qui eut lieu au 
milieu de l'été 2;. « Dans leur défiance universelle, 
dit encore Thucydide, ils accueillaient indistincte- 
ment toutes les dépositions ; et, sur la foi de gens 
sans aveu, ils arrêtaient et incarcéraient les hommes 
les plus honorables (3). » Et plus loin: « Chaque 
jour ne faisait qu'accroître l'exaspération de la mul- 
titude et le nombre des arrestations (4). » Il est vrai 
(ju'un des détenus finit par se dénoncer lui-même et 
par faire des révélations, vraies ou fausses, sur l'af- 
faire des Hermès, ce qui calma quelque peu l'inquié- 
tude du peuple à ce sujet. Mais l'alfaire des mystères 
resta plus longtemps ouverte et entretint l'agitation. 
Le peuple demeurait persuadé qu'elle émanait égale- 
ment d'une conspiration contre la démocratie, ourdie 
avec l'appui des ennemis du pays. A un certain mo- 
ment, les citoyens passèrent la nuit en armes dans 
le temple de Thésée, s'attendant évidemment à un 
coup de main oligarchique, et, dans le même temps, 

(1) Thuc, VI, 27, trad. Bétant. 

(2) Thuc, VI, c. xxx. 

(3) Thuc, VI, c. un, même traduction. 

(4) Thuc, VI, 60. 



LES OISEAUX 197 

les Athéniens livraient aux démocrates argiens,pour 
être massacrés, quelques oligarques d'Argos qu'ils 
avaient en otages (1). On peut être certain, d'après 
cela, que les procès politiques durent se prolonger 
pendant toute la fin de 415, et peut-être au delà, 
c'est-à-dire justement lorsqu'Aristophane composait 
sa pièce. Cela étant, Tallusion paraît incontestable. 
Le mot de 8(x2i, dans les vers cités, n'est pas opposéà 
Ypa-iai ; il ne désigne pas spécialement les procès 
privés ; il vise, indirectement au moins, toutes les 
procédures judiciaires alors en cours, même celles 
qui n'aboutirent pas à des procès. Aristophane a pu 
voir plusieurs de ses amis dénoncés, emprisonnés, 
interrogés. C'est ce régime de soupçons, de déla- 
tions, d'en(|uétes, île rigueurs arbitraires (|ui lui a 
inspiré l'idée de l'exode fantaisiste de ses deux 
Athéniens. La même année, au môme concours, un 
autre poète comique, Phrynichos, mettait en scène 
son Solitaire (Movoxpo-o;^, dont le titre révèle assez 
clairement l'intention. Le solitaire, lui aussi, devait fuir 
Athènes pour des raisons analogues. Dans la société 
que fréquentaient surtout les deux, poètes, on esti- 
mait sans doute (|u'Athènes n'était plus habitable. 
C'est ce qu'ils traduisaient l'un et l'autre en deux 
fictions différentes, inspirées d'un même sentiment. 
Ainsi la politii|ue est bien au point de départ de 

(1) Thuc, VI, 61. 






198 CHAPITRE IV 

l'action. Mais cela ne veut pas dire que cette action 
tout entière soit le développement logique et continu 
de ridée indiquée au début. Y avons-nous pas vu 
que, dans les Cavaliers, la donnée initiale de la pièce 
est empruntée à Talfairc de Sphactérie, et que, pour- 
tant, cette affaire n'entre ensuite pour rien dans le 
développement de Faction ( Une comédie d'Aristo- 
phane ne doit pas être traitée comme un raisonne- 
ment déductif ou comme une démonstration en règle. 
Que cherchent nos deux exilés volontaires? un 
endroit où Ton puisse vivre en paix (t<5::ov àTrpiYfjiova, 
v. Ai,, lis vont prier un vieux roi d'Athènes, Téreus, 
métamorphosé, comme on le sait, en huppe ("Etio^;) 
de vouloir bien le leur indiquer. En sa qualité d'oi- 
seau, il a pu voir beaucoup de pays, et, en sa qua- 
lité d'homme, il est en état d'avoir une opinion. Les 
voici (levant lui. Térée les interroge. « De quel pays 
étes-vous ? — Du pays où sont les belles trières. — 
Vous êtes donc des héliastes? — Oh ! tout au con- 
traire : nous sommes des antihéliastés (àTcr^Xtacrcâ), — 
Mais, n'est-ce pas chez vous qu'on récolte cette graine ? 
— En tout cas, on n'en trouve guère dans les 
champs (1;. » L'idée entrevue tout à l'heure parait 
ici un peu plus précise. Les deux amis ont l'Ame 
rurale. La graine de procès n'est cultivée qu'à la ville. 
Et c'est pourquoi ils détestent la ville. 

(1) Oiseaux, 108-111. 




V 



LES OISEAUX 



199 



Mais comment vont-ils définir la cité idéale qu'ils 
cherchent ? Evidemment, si le poète a une intention 
fondamentale qui soit vraiment politique, c'est ici 
qu'elle doit se montrer. Or, notons leur première 
déclaration : ils ne veulent à aucun prix d'un Etat 
aristocrati([ue (1). Est-ce là une simple parole en 
l'air, destinée à rassurer le public ? Nous n'aurions 
le droit de l'entendre ainsi que si la suite suggé- 
rait d'autres idées. Il n'en est rien. La vie que rêve 
Pisétaïros est une vie de bien-être, de plaisirs, de 
relations faciles, idéal passablement grossier, si l'on 
veut, mais nullement révolutionnaire (2). Il est vrai 
qu'il tient à ce que sa nouvelle patrie ne soit pas au 
bord de la mer, de peur de voir apparaître un beau 
jour la trière dite « la Salaminienne » , apportant une 
citation en règle (3). Mettons que cette allusion au 
rappel d'Alcibiade implique un blâme ou un regret. 
Ce n'est, en tout cas, qu'un mot jeté en passant, qui 
n'a point d'influence sur l'action. 

Le moment décisif de celle-ci, c'est la proposition 
de Pisétaïros et la série de discours par lesquels il la 
fait accepter des oiseaux. En d'autres termes, c'est 
la construction de Néphélococcygie. Ceux qui ont 
prêté au poète des intentions révolutionnaires. 



(1) i25-i26. 

(2) 127-i42. 

(3) 147. 




200 CHAPITRE IV 

comme par exemple Kœchly (1), ont été frappés de 
cette invention qui leur a paru significative. Bâtir 
en imagination une cité neuve, n'est-ce pas faire en- 
tendre clairement que la cité existante doit être abo- 
lie et réorganisée de fond en comble ? Cela serait en 
effet vraisemblable, si Néphélococcygie avait une 
constitution. Mais on a beau scruter et disséquer la 
fantaisie d'Aristophane, on n'en peut rien tirer de ce 
genre. Néphélococcygie n'a point de constitution. 
Pas un mot de l'organisation future des pouvoirs, des 
élections, du tirage au sort des magistrats, de la 
solde des juges ou de la limitation des droits civi- 
ques, c'estrà-dire de tout ce qui divisait alors les 
partis athéniens. Aucune de ces têtes légères ne mani- 
feste la moindre ambition personnelle, la moindre 
tendance à l'oligarchie. Si môme nous voulons à tout 
prix mettre des noms de choses réelles sur ces fantai- 
sies, le peuple ailé nous apparaîtra comme une dé- 
mocratie, on serait tenté de dire comme une démo- 
cratie d'étourneaux (2). Et celui qui les mène, Pisc- 
taïros, n'a pas d'autres moyens d'action que ses dis- 
cours, comme les simples démagogues athéniens. 
C'est un patron du peuple, rpodiàtTQj; xoî3 Si^fiou, nuUe- 



(1) Uebcr die Vœgcl der Aristophanes, Zurich, 1857. 

(2) Vous voyons au v. i581 que, chez les Oiseaux, on 
met à la broche ceux qu*on soupçonne d'intentions mau- 
vaises contre la démocratie. Que demander de plus ? 




SECO>DE PERIODE 201 

ment un réformateur violent ni un aspirant à la ty- 
rannie. 

La ville une fois bâtie, il en écarte, il est vrai, 
bon nombre de gens dont l'espèce pullulait à 
Athènes : un poète lyrique, un marchand d'ora- 
cles, un géomètre faiseur de projets, puis un ins- 
pecteur en mission indéterminée et un fabricant 
de décrets. Ces deux derniers seulement ont un sem- 
blant de caractère politique. Vient, un peu plus tard,, 
une seconde série : un fils prodigue et besogneux, 
qui songe à étrangler son père ; le poète Kinésias ; 
enfin un sycophante.' S'il faut tirer de là quelques 
indications sur les réformes que méditait alors Aris- 
tophane, elles auraient consisté, comme on le voit, 
à éliminer les fâcheux et les coquins, au nombre 
desquels il comptait seulement trois produits spé- 
ciaux de la démocratie athénienne, l'Inspecteur, dont 
le rcMe propre est de rançonner ses inspectés, le fa- 
bricant de décrets, auxiliaire discret des politiciens 
embarrassés, et enfin le sycophante, qui vit de dé- 
nonciations. De tels projets de réformes pouvaient 
paraître chimériques, mais ils n'étaient de nature à 
inquiéter aucun parti. 

Faut-il attacher plus d'importance au mariage de 
Pisétaïros avec Royauté qui forme le dénouement de 
la pièce ? Et serait-on tenté par hasard de supposer, 
qu'à l'aide* de cette fiction, Aristophane ait voulu 
suggérer aux Athéniens l'idée des avantages de la 



202 CHAPITRE IV 

monarchie ? Il faudrait donc qu'il eût constitué, à 
lui tout seul, le parti monarchique dans Athènes, 
car, de ce parti, nous ne trouvons d'ailleurs aucune 
trace dans l'histoire du temps. Cette absurdité de- 
vrait suffire à condamner toute supposition de ce 
genre, si d'ailleurs la pièce elle-même n'indiquait 
assez la vraie pensée du poète. La Royauté qu'épouse 
Pisétaïros n'est autre chose que le gouvernement de 
l'univers. Elle est fille de Zeus. Celui-ci, en aban- 
donnant son sceptre aux oiseaux devenus les maîtres 
du monde, prend pour gendre leur représentant, 
afin de sanctionner cet abandon (1). Ce mariage se 



(I) V. 1534, Prométhée dit à Pisétaïros : 

To T/,f^1:'zpQ'^ ô Ze{ç Tolcrtv opvtaiv itdXiv 

Il est clair qu'ici le sceptre et la Royauté sont deux 
symboles équivalerits. Ce qui a pu tromper quelques lec- 
teurs, c*est la définition que Prométhée donne ensuite de 
Royauté. « Qui est-elle? » demande Pisétaïros. « C'est^ 
répond Prométhée, une très belle jeune fille, qui fabrique 
la foudre de Zeus, et tout le reste en même temps, les 
bons conseils, les bonnes lois, la sagesse, les arsenaux, les 
injures, le Colacrète, les trois oboles. — Elle est donc, 
dit Pisétaïros, son intendante en toute chose. — C'est 
précisément ce que je veux dire. » La pensée du poète, 
un peu subtile peut-être, semble être ici de définir, par 
des exemples amusants et facilement compris du peuple, 
le pouvoir absolu de Zeus. Voilà pourquoi, .après avoir 
prêté d'abord à la Royauté des attributs abstraits et philo- 
sophiques, il la représente inopinément, dans le vers 1539^ 



LES OISEAUX 203 

rattache donc à la fiction toute fantaisiste de la re- 
vendication exercée par les oiseanx contre les dieux ; 
elle n'a pas d'autre signification. 

Des observations qui précèdent, il résulte que la 
pièce d'Aristophane ne vise certainement aucune 
réforme importante dans la constitution d'Athènes 
et qu'elle n'a même pas la prétention d'en suggérer 
aucune. Mais ne contient-elle pas néanmoins certains 
éléments satiriques d'une portée générale ? C'est ce 
qu'il faut encore examiner. 

comme disposant à son gré de tout ce qui dépendait à 
Athènes des chefs populaires. 



m 



Beaucoup de critiques y ont vu une allusion plus 
ou moins directe à Texpcdition de Sicile et à l'état 
d'esprit qui lui avait donné naissance (1). Pour eux, 
le peuple des oiseaux est une image du peuple 
d'Athènes, il en a la légèreté, la promptitude à 
s'exalter, la crédulité enthousiaste, il forme des pro- 
jets démesurés et il les exécute. Seulement, quel- 
ques-uns de ces critiques pensent que cette image 
est satirique, tandis que d'autres supposent que le 
poète, en la traçant, s'associait aux espérances de ses 
concitoyens. 

Cette diversité même de sentiments montre assez 
combien il faut se défier de ces interprétations som- 

{i) Bernhardy, Griech. Littéral, , II® partie, t. II, p. 657 ; 
Denis, Com. grecque, p. 457 : « Il raille donc avec une 
grâce légère et charmante les vastes espérances et les 
ambitions infinies d'Athènes, sans proportion avec sa puis- 
sance réelle. » D'autre part, K. Kock {Die Vœgel des Aris- 
tophanes, Jahrb. f. klass. Pbilol., 1863, 1"^ Supplement- 
band, p. 373-402) considère au contraire le poète comme 
converti à la politique guerrière et aventureuse. 



LES OISEAUX 205 

maires et générales. Il est de fait que, si Aristophane 
a voulu se moquer des ambitions d'Athènes, son in- 
tention est demeurée bien obscure : car les oiseaux de 
sa comédie réussissent complètement dans leur entre- 
prise. Et Ton ne saurait dire que leur succès seul est 
fantaisiste ; il y a autant de fantaisie dans la donnée 
première de leur projet que dans le développement 
qu'il prend ensuite. D'ailleurs l'intention qu'on lui 
prête est-elle vraisemblable? A vrai dire, nous igno- 
rons absolument ce qu'Aristophane a pu penser de 
l'expédition de Sicile. Mais, en admettant qu'il la tînt 
pour une folie, ce qui, après tout, n'a rien d'impro- 
bable, s'y serait-il pris de cette façon pour la criti- 
quer ? La grande imprudence des Athéniens, ce qu'on 
pourrait appeler le signe caractéristique de leur po- 
litique en 415, ce fut d'oublier les ennemis qui 
étaient à leurs portes pour aller au loin en chercher 
d'autres (1). Or, les oiseaux ne font rien de sem- 
blable. Et, tout au contraire, si l'on accepte la don- 
née de la pièce, leur entreprise est fort bien conçue 
et parfaitement adaptée à sa fin. Allons môme plus 
loin. Comment le peuple athénien se serait-il reconnu, 
au printemps de 414, dans ce peuple joyeux et léger, 
où Ton veut voir son image ? A coup sûr, l'expédi- 
tion de Sicile avait excité et excitait encore de 
grandes espérances. Thucydide l'atteste expressé- 

(1) TCHUD., VI, C. X. 



206 CHAPITRE IV 

ment 'V\. Mais rannoe 415 avait été triste et trou- 
bloe. Les premières opérations à l'automne et du- 
rant l'hiver, sans être malheureuses, avaient révélé 
(le sérieuses diflicultés. Alcibiade était à Sparte, et 
les Lacédémoniens, au printemps de .414, se prépa- 
raient à secourir Syracuse et à reprendre la guerre. 
On le savait à Athènes, car les messages de Nicîas 
ne dissimulaient rien (2;, et, si le courage y demeu- 
rait entier, du moins les chimères avaient dû faire 
place à une résolution réfléchie. La satire qu'on prête 
à Aristophane aurait donc été en retard d'un an. On 
ne fait pas de la comédie cractualité avec des moque- 
ries déjà démodées. 

Restent les deux rcMes dePisétaïros et d'Evelpîde. 
Y a-t-il une intention politique, ou tout au moins 
morale, dans cette association du Persuasif et du 
Confiant? On l'a pensé généralement, mais ici en- 
core, lorsqu'on a voulu préciser l'interprétation, on 
s'est divisé. 

Pour les uns, Pisétaïros est le faiseur de projets, 
hâbleur, audacieux, qui dominait alors dans les hé- 
taîries oligarchiques, c'est l'organisateur de complots 
et de révolution ; Evelpide représente ceux qui Tap- 
prouvaient, l'admiraient et le suivaient. Comme les 
membres de quelques-uns de ces cercles, Pisétaïros 
est hardi, même contre les dieux, qu'il finit par met- 

(1) ThUCYD., VI, C. XXIV. 

(2) Thucyd., vu, c. VIII. 



I 




LES OISEAUX 207 

tre de côté en leur donnant pour successeurs les oi- 
seaux (1). Pour d'autres, le mc^me personnage re- 
présente à la fois Alcibiade exilé et Gorgias. De 
même qu' Alcibiade conseillait alors aux Spartiates 
d'occuper et de fortifier Décélie contre les Athéniens, 
de même Pisétaïros conseille aux oiseaux de cons- 
truire Néphélococcygie contre les dieux. Ou bien en- 
core, ses promesses sont censées rappeler celles que 
le même Alcibiade faisait aux Athéniens pour les en- 
traîner en Sicile (2). Quant à Gorgias, on croit re- 
trouver le souvenir de son éloquence dans la faconde 
adroite et subtile de ce beau parleur, et l'on cite, à 
l'appui de cette conjecture, le chant tout épisodique 
du chœur sur la race malfaisante des Englottogas- 
tores, peuple barbare, qui s'appelle aussi, nous dit 
le poète, les GorgicLs et les Philippe (3). Toutes ces 
hypothèses reposent sur l'idée que Pisétaïros pos- 
sède une faculté de persuasion caractéristique. Cette 
idée est-elle exacte ? En réalité, beaucoup de person- 
nages d'Aristophane lui ressemblent à cet égard 
d'une manière frappante. Dikéopolis, Agoracrite, 
Bdélycléon, Trygée, Lysistrate, Praxagora ont tous 

(i) BuRsiAN, Veber die Tendenz der Voegel des Aristo^ 
phaneSy Sitzungsberichte d. Muocbener Akad., histor. phi- 
los. Klasse, 1875, p. 375. 

(2) SuEVERN, Ueber Ari$toph,Voegel, Abhandi. d. Rerliuer 
Akad, i827, histor. philosoph. Klasse, p. 1-109 ; Blaydes, 
Avts, éd. major, 1882. p. xiij. 

(3) Oiseaux, 1693-1703. 



208 CHAPITRE IV 

le môme caractère entreprenant, la môme volonté 
droite et décidée, et, à peu de chose près, la môme 
subtilité inventive dans Targumentation, la môme 
adresse dans Texécution. Les différences tiennent à 
Faction ; elles sont insignifiantes en comparaison des 
traits communs, sous lesquels nous croyons deviner 
la personnalité du poète lui-môme. Et, dans la pièce 
que nous étudions, on ne voit pas trop comment, 
une fois la donnée acceptée, le personnage aurait pu 
ôtre autre qu'il n'est. 

Quant à l'irréligion, s'il y en a dans cette comédie, 
elle n'est pas spécialement dans le rôle de Pisétaïros, 
elle est bien plutôt dans Faction elle-môme et dans 
la façon de représenter les dieux. L'action repose sur 
l'idée que la prétendue puissance des dieux est à la 
merci d'une révolte audacieuse ; les dieux eux- 
mômes sont travestis en personnages ridicules- As- 
servis à leurs besoins, ils ne peuvent se passer des 
hommes, ni des femmes ; et, lorsqu'ils négocient 
avec les révoltés, ils choisissent pour ambassadeurs, 
d'abord un barbare stupide, (jui ne comprend pas et 
qu'on ne comprend pas, puis Héraclès, sorte 
d'athlète lourdaud et gourmand, et enfin Poséidon, 
qui, étant leur chef, est obligé de les suivre. Tout 
cela nous paraît fort irrespectueux. Mais est-ce bien 
une satire des audaces de la pensée contemporaine ? 
Pour en décider, comparons Aristophane avec lui- 
môme. 



LES OISEAUX 209 

Dans les Nuées, nous le voyons signaler à son pu- 
blic la témérité impie /des philosophes du temps et 
les conséquences qu'il en prévoit. Là, nul doute sur 
son intention, qui est manifestement satirique. Les 
théories qu'il attribue à Socrate sont réellement 
celles de quelques philosophes contemporains, plus 
ou moins altérées, mélangées, caricaturées, mais en 
somme reconnaissables. Quant aux conséquences, 
elles éclatent comme des réalités du jour, dans les 
actes de Phidippide autant que dans le plaidoyer de 
rinjuste, et elles sont formellement imputées à So- 
crate. Dans les Oiseaux, rien de tel. Point de théorie 
ni de théologie philosophique. La cosmogonie de la 
parabase n'est qu'une amusante fantaisie, où se 
mêlent des réminiscences de Torphisme, mais qui 
ne peut passer pour la satire d'un système quel- 
conque. Ce qui constitue l'étoffe des plaisanteries 
du poète, c'est la mythologie elle-même, et non les 
théories de ceux qui passaient alors pour athées. De 
telle sorte que l'impiété qu'on serait tenté de voir 
dans la pièce, bien loin de pouvoir être considérée 
comme l'objet de ses critiques, lui serait au contraire 
imputable à lui-môme. En fait, cette impiété n'existe 
pas. Elle se ramène à une façon de traiter les dieux 
qui était admise du public athénien, tout dévot qu'il 
lut d'ailleurs, Mais ce n'est pas ici le Heu d'insister 
sur ce point. La seule chose qui nous intéresse, c'est 
ce fait évident, que la manière dont Aristophane se 

14 



2i0 CHAPITRE IV 

comporte à Togard des choses religieuses dans les 
Oiseaux ne peut absolument pas être rapportée à une 
intention satiri((ue, ni par conséquent à une arrière- 
pensée politi([uc. Et il semble, au contraire, que ja- 
mais son esprit ne s'était montré aussi libre, aussi 
indépendant de toute préoccupation pratique, en 
cette matière délicate. 

La conclusion de ces observations ressort d'elle- 
même. A coup sur, la pièce des Oiseaux est pleine 
d'allusions éparses. A chacjue instant, le poète sème, 
en passant, les traits de moquerie contre les per- 
sonnes et contre les choses. On ne peut même pas 
méconnaître que certaines de ces moqueries n'aient 
un caractère général. Que les oiseaux, légers, étour- 
dis, crédules, ressemblent souvent aux Athéniens» 
personne n'en disconviendra. Pisétaïrôs, de. son côté, 
a quelques traits des politiciens du temps. Enfin, 
comme nous l'avons vu, le motif initial de Faction 
est une criti({ue de l'état moral de la cité, de sa dis- 
position aux soupçons et aux procès. Voilà la part 
qu'il convient de faire à la satire. Mais celle-ci ne 
pénètre pas la fiction elle-même en ce qu'elle a d'es- 
sentiel, elle ne s'incorpore pas à l'action. Nulle in- 
tention directrice, qui conduise la fantaisie. C'est la 
fantaisie, au contraire, qui est maîtresse et qui con- 
duit l'invention. 

Et ces allusions éparses, elles-mêmes, ne se ra- 
mènent pas à une tendance unique, à un parti pris 



LES OISEAUX 211 

dominant. Aristophane a des épigrammes contre 
certains démagogues et contre certains travers dé- 
mocratiques ; il en a contre Gorgias et Philippe et 
contre leurs adeptes ; mais il en a aussi contre Taris- 
tocratie, contre les laconisants, contre les tempori- 
sations de Nicias(l) ; d'autre part, il encourage la 
jeunesse au devoir, et même au devoir militaire (2). 
Tout cela semble dénoter une liberté d'esprit remar- 
quable, Kberté que n'expliquerait aucunement une 
loi prohibitive, si l'on en admet l'existence. A coup 
sûr, la démocratie n'avait rien fait, depuis 421, pour 
désarmer la critique. Mais l'oligarchie, de son côté, 
ne semble pas avoir réussi, dans cette période, 
à exercer aucune influence durable ni même à 
produire au grand jour un programme politique 
qui piit être discuté. Les plus ardents de ses 
adeptes songeaient bien plutôt alors à s'organiser 
secrètement et à se tenir prêts pour les occa- 
sions. Les autres, surtout les jeunes, s'amusaient 
à scandaliser le peuple par des fanfaronnades d'im- 
piété. Ni ces enfantillages dangereux ni cette po- 
litique de conspirations ne devaient plaire à Tesprit 
judicieux d'Aristophane. A mesure qu'il avançait 
en âge, il était moins en contact avec les cercles 
bruyants. Sa pensée comme son humeur incli- 
naient à la modération. Il jugeait les hommes et les 

(1) Oiseaux, 637-8, 765, 813-815. 

(2) Oiseaux, 1366. 



212 CHAPITRE IV 

choses de plus haut, et il obéissait à des idées 
plus générales. C'est ce que laisse deviner, si je ne 
me trompe, la comédie des Oiseaux, et ce qui est 
plus visiljle encore dans Lysistrate, jouée deux ans 
plus tard. 



IV 



Les témoignages anciens rapportent à l'année 41 1 
deux dés pièces subsistantes d'Aristophane, Lysis- 
traie et les Thesmophories, mais ils ne nous font pas 
savoir quelle est celle qui fut représentée la pre- 
mière (1). Il est admis, toutefois, que Lysistraie 
fut jouée aux Lénéennes et les Thesmophories aux 
Dionysies (2). Cela résulte surtout d'un passage de 
Lysisirate, où le poète accuse Pisandre de vol (3). 
Il paraît impossible, en effet, d'admettre que cette 
injure ait été proférée au théâtre sous le régime oli- 
garchique, lorsque Pisandre était tout-puissant. 

Si Lysistraie fut représentée à la fin de jan- 
vier 4H, elle dut être composée dans la se- 

(1) Lysistraie y Argum. p. 4, Blaydes : iôtoàyôrj ïtzX KaX- 
Xio'j apyç^ovxoc TO'j fjLîii KXsoxpiTov. Thesmophories ^ schol. 
190, 804, 841. Cf. Wilamowitz Moellendorff, Aristoteles und 
Athen,j II, p. 343. 

(2) SuEVERN, Comm, de NubibuSf p. 44. Cf. Blaydes, Lysis- 
trata, Argumentum, p. 5. 

(3) V. 490-492 : '(va yàp IlÊ(ffav8po<; e^^ot itXsTcxeiv io\ xat^ 
«p^aïç £7iî^ovx£^, 0Lz\ xiva xopxopuYTiv èx'jxwv. 



214 CHAPITRE IV 

conde moitié de l'année 412. C'est donc dans les 
événements de cette année-là, ou dans ceux qui ont 
précédé de peu, qu'il faut chercher Texplication pro- 
chaine des intentions et des dispositions du poète. 

Lorsque la nouvelle du désastre de Tarmée de Si- 
cile parvint à Athènes, vers la fin de septembre 
413 (1), elle y produisit une explosion de colère, 
suivie d'une stupeur profonde (2). Toutefois, Tâme 
énergique d'Athènes réagit presque aussitôt. Il ne 
semble pas que personne ait alors proposé de con- 
clure la paix. D'un commun accord, on se prépara 
virilement à la résistance, bien qu'on n'osât plus 
guère compter sur la victoire (3). En outre, le senti- 
ment du danger eut pour effet d'apaiser les dissen- 
timents et d'assagir la multitude. On constitua une 
magistrature exceptionnelle, celle des Probouloi^ 
chargés de prendre les mesures qu'exigeraient les 
circonstances, et on fit choix, pour l'exercer, de dix 
hommes âgés, que recommandait sans dotite leur ex- 
périence (4). 

Cet état des esprits paraît avoir duré pendant 

(\) Thuc, VII, c. Lxxix, 3. 

(2) Thuc, VÏII, c. i, 1-2. 

(3) Thuc, VIII, c. i, 3 et c. xxiv, 5 : toî>; *A9if)vatou;... 

(*>C où Tidtvu u^vrjpa œowv p&Sa^wç xà T,p6L^(\LaiX% e?!). 

(4) Thuc, VIII, ci, 3-4. Arist., Rép. des Athcn., 29.2. 
Bekker, Anecd,, l, 298. Cf. Ed. Meyer, Gesch d, Alterth.^ 
t. IV, p. 558. 



LYSISTRATE 215 

toute Tannée 412. Les anciens partis avaient, pour 
ainsi dire, disparu. Si le peuple, en masse, restait 
attaché à ses institutions, il avait du moins pris en 
haine ses chefs ordinaires ; il se défiait des discou- 
reurs, des exaltés, des faiseurs de promesses ; il sen- 
tait, confusément peut-être, mais fortement, le besoin 
d'une direction plus ferme et plus constante ; et, 
d'instinct, il se tournait vers ceux qui lui offraient 
les meilleures garanties de modération et de sagesse. 
Aussi les plus avisés des politiciens radicaux étaient- 
ils en train de se faire conservateurs. Pisandre, en 
particulier, se préparait à devenir, quand l'occasion 
s'en offrirait, un des restaurateurs de l'oligarchie (1). 
Mais les modérés, qui détenaient pour le moment 
l'autorité, ne songeaient pas plus que les ci-devant 
démagogues à traiter avec l'ennemi, probablement 
parce qu'ils en sentaient l'impossibilité (2). Les évé- 
nements militaires de 412 ne modifièrent pas cette 
situation. Athènes put faire face aux dangers immé- 
diats. Elle vit, il est vrai, une alliance menaçante se 
conclure entre ses ennemis et le roi de Perse, Da- 



(1) Lysias, dise. 26, 9. 

(2) Le parti oligarchique lui-même songeait d'abord à 
continuer la guerre (Thdc. VIIÏ, 53, 63). Ce fut seulement 
après l'accomplissement du coup d'Etat, lorsqu'on eut 
renoncé à toute réconciliation avec Alcibiade et en même 
temps à l'appui de la Perse, qu'on essaya de traiter. Gil- 
bert, Beitràge, p. 315-316. 



il fi CHAPITRR IV 

rius II ; elle vit aussi de graves défections se pro- 
duire parmi ses alliés et ses sujets, celles de Chios, 
d*Ervthrées, de Clazomène 1 . de Milet 2^ , d'autres 
encore ; mais ces défections ne furent pas simulta- 
nées, et elle réussit à en réprimer ou à en prévenir 
plusieurs, notamment celle de Lesbos '3;. Solide- 
ment appuyée sur Samos, elle ne se laissa pas ex- 
pulser de rionie et elle tint ses adversaires en res- 
pect. Lorsque l'hiver arriva, ses affaires étaient, à 
tout prendre, en meilleur état qu'on ne pouvait s'y 
attendre. La plus grosse inquiétude venait du côté 
de la Perse, qui appuyait de ses subsides les Pélo- 
ponésiens et qui leur promettait le concours d'une 
flotte. Or, c'était justement cela qui empêchait les 
politi(|ues réfléchis de croire à la possibilité de trai- 
ter. Sparte avait la partie trop belle pour consentir 
à l'abandonner, sans avoir réduit son adversaire à 
l'impuissance. 

Comment se fait-il donc qu'Aristophane ait conçu, 
justement alors, l'idée d'écrire une comédie en fa- 
veur de la paix? Un poète comique pouvait, à la ri- 
gueur, lutter contre l'opinion prédominante ; mais, 
évidemment, à la condition de s'appuyer au moins 
sur une minorité nombreuse et influente. En janvier 
4H, nous ne découvrons pas, dans la masse du 

(i) Thucydide, VIIT, 14.- 

(2) Thucydide, Vlll, J7. 

(3) Thucydide, VIII, 22-23. 



LYSISTRATE 217 

peuple athénien, une minorité de ce genre qui fût 
disposée à proposer la paix. 

Cela est vrai. Seulement une comédie, et môme 
une comédie à thèse, ne saurait être assimilée ni à 
un projet de loi, ni à une proposition ferme. C'est 
bien plutôt, par nature, une suggestion, qui ne tend 
pas nécessairement à un effet pratique immédiat. Le 
poète peut s'adresser à des sentiments profonds, qui 
sont réprimés et contenus pour le moment par des 
considérations impérieuses, mais qui attendent l'oc- 
casion de reprendre le dessus, et qui l'attendent 
même impatiemment. Et s'il éprouve personnelle- 
ment ces sentiments, autant ou plus que n'importe 
qui, il est naturel qu'il désire les entretenir ou 
les fortifier, ou qu'il essaye même de démontrer à 
sa manière qu'après tout la réalisation n'en est ni 
aussi éloignée, ni aussi impossible qu'on le pense 
communément autour de lui. C'est là justement ce 
qu'Aristophane me paraît avoir tenté de faire dans 
sa Lysistrate, Qu'il l'ait fait d'ailleurs en dehors de 
toute influence du parti, c'est ce qui ressort de la 
conception de la pièce et de son développement, et 
ce qu'il faut essayer de mettre en lumière. 






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1 



r. 



Un premier fait à noter, c'est qu'il n'y a mis en 
scène aucun parti, aucun groupe politique. Nous ne 
trouvons là ni chœur aristocratique comme dans les 
Cavaliers, ni représentant de la démocratie rurale, 
comme Dikéopolis ou Trygée, ni ennemi décidé des 
politiciens influents, comme Bdélykléon. Quels sont 
les porte-parole du poète ? Ce sont des femmes ; 
c'est avant tout Lysistrate, le chef du complot, ^o^ 
ganisatrice de l'entreprise, qui en règle le mouve- 
ment avec une fermeté si adroite, et, autour d'elles, 
ce sont des Athéniennes, des Béotiennes, des Lacédé- 
moniennes. Elles sont rapprochées par un intérêt 
commun, qui n'est celui d'aucun parti, d'aucune 
cité spécialement, mais qui est, à proprement parler, 
un intérêt féminin. Elles détestent la guerre, parce 
que la guerre détruit la vie de famille, éloigne d'elles 
leurs maris et leurs fils, empêche les jeunes filles de 
se marier, inflige à toutes des alarmes, des an- 
goisses, des deuils, et enfin parce qu'elle ruine leur 
<Buvre propre, qui est de faire prospérer la maison, 



LYSISTRATE 249 

et, par la maison, la cité, et, par la cité, la Grèce en- 
tière. Nous reviendrons tout à Theure sur ce senti- 
ment hellénique si intéressant. Constatons seulement 
ici qu'elles le ressentent en tant que femmes, par l'ef- 
fet du trouble douloureux apporté dans leur vie in- 
time. Quant au moyen qu'elles emploient pour faire 
prévaloir leurs desseins, on sait, sans qu'il soit be- 
soin d'insister, qu'il est le plus féminin qui se puisse 
imaginer. Car la prise de l'Acropole n'est qu'une 
fiction amusante, nécessaire pour engager l'action, 
mais que le poète abandonne à peu près, au cours 
de son développement. C'est dans leur volonté 
qu'elles sont retranchées bien plus que dans la cita- 
delle. Et cette volonté n'a vraiment rien à faire ni 
avec l'oligarchie ni avec la démocratie. 

Ainsi, par le choix de ses représentants, ou 
mieux de ses représentantes, le poète se place tout 
d'abord en dehors des partis, et il semble donner à 
entendre qu'il s'attache à un intérêt plus général et 
vraiment humain. Les allusions semées çà et là, de 
scène en scène, sont-elles en désaccord avec cette 
première indication ? Nullement. Car elles frappent 
indistinctement sur tous ceux qui troublent la cité 
au profit de leur ambition ou de leur cupidité. 

Lorsque les vieillards s'apprêtent à ébranler la 
porte de l'Acropole à coups de bélier, ils réclament 
l'assistance des stratèges qui sont à Samos : « Quel 
est celui des stratèges de Samos qui veut nous don- 



220 CHAPITRE IV 

ner un coup de main (1)? » L'allusion est fort obs- 
cure. Les meilleurs commentateurs anciens, Didyme 
notamment, la rapportaient à Phrynichos, mais sans 
Texpliquer, ou bien, s'ils Texpliquaient, leur expli- 
cation est perdue. 11 nous manque ici une chronique 
détaillée, par mois et par jour. Le plus probable, je 
crois, c'est qu'on avait eu vent déjà, dans Athènes, 
des intrigues qui s'agitaient dans l'armée de Samos, 
des négociations avec Alcibiade, des divisions entre 
stratèges, et que le poète voulait faire dire à ses 
vieillards : « Quel est celui des stratèges sur lequel 
on peut compter pour défendre tout simplement l'in- 
térêt public ? » Il serait difficile, en tout cas, de tirer 
de là un semblant quelconque de profession de foi 
politique (2). 

La scène de discussion entre Lysistrate et le Pro- 
boulos est, au point de vue des idées, la plus impor- 

(i) V. 313 et scholie : T(; ÇuXXiêoiT* av toû ÇuXo'j tîwv èv 

(2) Gilbert, Beitrfege^ p. 299, suppose que les stratèges 
appartenaient tous au « parti de la guerre, » et que, par 
conséquent, les vieillards qui viennent chercher dans 
l'acropole de l'argent pour faire la guerre, devaient les 
considérer comme des alliés. Le public aurait-il pu devi- 
ner une telle énigme ? D'ailleurs, nous ignorons absolu- 
ment si tous les stratèges étaient connus pour leurs dis- 
positions particulièrement belliqueuses, et il faut recon- 
naître qu'a priori cela est peu vraisemblable. Ils apparte- 
naient en général au parti modéré ou môme à l'oligarchie 
(Voir BusoLT, Griech, Gesch.f III, 2® partie, p. 1412). 



LYSISTRATE 22 1 

tante de la pièce. Lysistrate y déclare, dès le début, 
que si elle s'est emparée de l'Acropole, c'est pour 
mettre l'argent en sûreté, « afin, dit-elle au magis- 
trat, qu'il ne soit plus pour vous une cause de 
guerre ». — « Quoi, s'écrie le Proboulos interloqué, 
l'argent est cause que nous guerroyons ? » — 
« Oui, reprend Lysistrate, et c'est à cause de l'ar- 
gent aussi que tout s'est brouillé. Car il fallait à Pi- 
sandre une occasion de voler, à lui et à ceux qui ont 
l'esprit tendu vers les honiieurs. Qu'ils fassent désor- 
mais tout ce qu'ils voudront ; l'argent, dans tous les 
cas, ils ne l'auront plus (1) ». 

On sait qui était Pisandre. Démagogue ambitieux, 
qui, à ce moment même, sentant tourner le vent, de- 
venait, comme nous l'avons dit, un des fauteurs de 
la révolution oligarchique (2). Est-ce le démocrate, 
est-ce l'oligarque que le poète attaque ici ? Il semble 
bien qu'au moment où la pièce fut représentée, l'as- 
semblée où Pisandre, délégué par les oligarques de 
Samos, vint prêcher au peuple un changement de 
constitution, avait eu lieu déjà (3) . Mais Pisandre ne se 

(0 Lysistrate, 488-492. 

(2) Lysias, dise. 25, 9. 

(3) Thucydide, VIII, 53. L'historien ne donne pas de date 
précise, 11 paraît même résulter de son récit qu'il y eut 
plusieurs délibérations dans rassemblée. Mais Busolt 
{Griech.Geschichte, III, 2« partie, p. 1468, n. 2 et 1471, n. 1) 
a démontré, d'une manière probante, que ces délibérations 
eurent lieu dans le courant de janvier. 



m CHAPITRE lY 

donnait pas pour un oligarque. En public, i] affectait 
sans doute de rester attache à la démocratie radi- 
cale, et il ne proposait son plan de réformes que 
comme une concession passagère à une nécessité im- 
périeuse. Aristophane pouvait donc, à la rigueur, 
s'obstiner à ne voir encore en lui que le déma- 
gogue (1). Seulement il est associé, qu'on le remarque 
bien, à un groupe d'ambitieux, « qui ont l'esprit 
tendu vers les honneurs » (ot xaT; àpyri'.; cTri^^ovre;}. De 
qui s'agit-il ? Un autre passage est de nature à nous 
éclairer sur ce point. Plus loin (v. 574 et suivants}, 
Lysistrate expose sa politique. Les hommes, pour 
bien faire, n'ont qu'à traiter la politique comme les 
femmes traitent la laine qu'elles veulent filer. « Tout 
d'abord, comme on lave la laine brute pour éliminer 
le suint, il faudrait chasser de la cité les coquins, vi- 
vement et à coups de verges, et se débarrasser des 
graines épineuses ; puis, carder énergiquement ces 
gens qui s'attachent les uns aux autres, qui se 
pressent et font masse autour des honneurs, et tirer, 
une à une, les têtes qui forment touffes... » Ces mé- 
taphores, que notre langue traduit mal, sont cepen- 
dent claires, lorsqu'on y regarde de près, et elles 
Tétaient surtout pour les Athéniens. Ce que vise le 
poète, ce sont les associations politiques, constituées 
en vue d'agir sur les élections et sur les jugements, 

(1) BusoLT, Griech, Gesek., III, 2« partie, p. i46i, note i. 



LYSISTRATE 223 

celles que Thucydide a caractérisées en termes plus 
explicites (1), et qu'on appelle communément les 
hétairies. Or, ces hétairies étaient presque toutes des 
groupes oligarchiques. C'est à elles que s'adressa 
surtout Pisandre pour opérer la révolution qu'il avait 
préparée. Il est donc bien vraisemblable que, dans 
le premier des deux passages cités, ceux que visait le 
poète, en parlant des ambitieux « qui ont l'esprit tendu 
vers les honneurs », c'étaient ces politiciei^s de l'oli- 
garchie. En tout cas, c'est bien d'eux qu'il est ques- 
tion dans le second passage. Et, par conséquent, 
comme on le voit, c'est à tous les ambitieux, sans 
distinction de parti, qu'il s'attaque par la bouche de 
Lysistratè. S'il eût été partisan et complice de la ré- 
volution qui se préparait alors, un tel langage ne se 
comprendrait pas. 

Le rôle même attribué au Proboulos montre bien 
à quel point Aristophane, en ce temps, était peu 
sous l'influence du parti oligarchique. On a vu. plus 
haut dans quelles circonstances et avec quelle in- 
tention les Probouloi avaient été institués. Ce n'était 
rien moins qu'une magistrature démocratique. Et, 
en fait, lorsque la révolution oligarchique s'accom- 
plit, Aristote nous apprend qu'on y associa les dix 
Probouloi en charge, par l'adjonction de vingt nou- 



(1) Thucyd., VIII, 54 : xà; J^vwjjiodia;, at7Ç£p èxu^^*^®^ 



22 i CHAPITRE IV 

veaux olus qui complotèrent le collège (1;. Les an- 
ciens étaient donc, même avant la révolution, les 
hommes de confiance de ceux (jui la firent. Si Aris- 
tophane eut été de cœur et d'esprit avec eux, il de- 
vait ménager la considération de ces modérateurs, 
(jui représentaient la sagesse. Est-ce ainsi que nous 
le voyons agir? Son Proboulos est une sorte de 
fantoche pompeux et risible, dont on se moque 
efîrontément, que Ton berne, et que Lysistrate 
alTuble même de sa cape, avant de lui démontrer 
qu'il n'entend rien aux affaires publiques. Gamine- 
ries de poète en joyeuse humeur, si Ton veut, mais, 
bien propres pourtant à nous montrer que ce poète 
n'était pas un dévot de la religion oligarchique. 

L'argument décisif des révolutionnaires de 411 
fut, comme on le sait, que le régime de la démo- 
cratie radicale écartait d'Athènes toute possibilité 
de secours étranger, qu'il effrayait le grand roi et 
décourageait la bonne volonté d'Alcibiade. C'est le 
fond même du discours (jue Thucydide prête à Pi- 
sandre (2^ . Cet argument, peut-être un poète comique 
eut-il hésité encore à le mettre ouvertement sur la 
scène, en janvier 411, quand même il aurait soutenu 
les vues du parti. Mais, à coup sur, il n'était pas im- 
possible de l'insinuer, de lui faire un sort en quelque 



(1) Aristote, llèp, des Athén., c. xxix, 2. 

(2) Thucyd , VIII, 58. 



LYSISTRATE 225 

scène ingénieuse, à condition de prendre les précau- 
tions convenables. Rien de tel dans la pièce d'Aris- 
tophane ; pas môme la plus légère suggestion en ce 
sens. 

Tout concourt donc à caractériser sa tendance 
politique comme absolument indépendante. -Et, si 
elle vise quelque réforme intérieure, c'est unique- 
ment l'apaisement des haines, la renonciation aux 
partis pris, l'action commune des citoyens dans une 
bonne volonté mutuelle. Lorsque Lysistrate a dit 
comment elle entend carder la laine, elle ajoute : 
« Et alors, il faudra faire tomber dans la corbeille 
la bienveillance commune, et y mélanger les mé- 
tèques, les étrangers môme, s'ils nous sont amis, 
tous, jusqu'à ceux qui doivent au Trésor public, car, 
ceux-là aussi, il faudra les môler aux autres ; et en- 
core, par Zeus, les villes qui tirent leur origine de 
cette terre, il faudra s'arranger pour les reconnaître, 
car ce sont des flocons épars, tombés çà et là ; ra- 
massons tout cela, apportons ici tout cela et met- 
tons tout ensemble : nous en ferons alors une grosse 
masse, avec laquelle nous tisserons un manteau 
pour le Peuple (1) ». Voilà, au fond, toute la politique 
d'Aristophane dans Lysistrate. Elle laisse deviner 
un homme de paix et de concorde, fatigué des ani- 
mosités réciproques, nullement désireux de révolu- 

{\) Lysistrate, v. 579 086 

i5 



iiii ClIAPITUK IV 

tion, mais plutôt ô\)ns de trancjuillito, et très sincè- 
rement dévoué à la grandeur de son pays. 

La ([uestion des réformes, en iH, était du reste 
subordonnée à celle de la guerre ou de la paix. 
Celle-ci dominait tout. Comment est-elle conçue et 
traitée dans Lrjsistrnte ? Toute la pièce est animée 
et pénétrée d'un esprit de fraternité helléniciue, qu'il 
est nécessaire de caractériser. 

Sans remonter aux origines historiques de ce sen- 
timent, il suffit de rappeler que, dans le cours du 
V'' siècle, il s'était montré fort, malgré des dissi- 
dences sourdes ou violentes, au temps des guerres 
médiques et dans les vingt ou trente années qui sui- 
virent. La confédération maritime de Délos, dans sa 
première période d'existence tout au moins, consti- 
tua vraiment une coalition nationale d'un grand 
nombre de cités greccjues contre le barbare. Les ri- 
valités qui surgirent ensuite refoulèrent ce sentiment, 
sans l'étouffer complètement. Privé d'influence dans 
le domaine de la politique, il se maintint dans celui 
de la littérature et des arts, parce que la poésie, 
l'éloquence, la philosophie, la haute culture en gé- 
néral se rattachaient par leur histoire à diverses par- 
ties de la Grèce et s'adressaient à tous les Grecs. 
Pendant la guerre du Péloponèse même, nous 
voyons Athènes visitée par des penseurs, des ar- 
tistes, des novateurs en tout genre, qui devaient 
naturellement faire sentir, dans les cercles qu'ils 



LYSISTRATE 227 

fréquentaient, la communauté profonde de l'idéal 
intellectuel et moral des Grecs et, par conséquent, 
l'avantage qu'ils auraient à vivre en bon accord. 
Ajoutons qu'en développant la douceur, l'humanité, 
ils contribuaient aussi à faire détester une guerre qui 
semait partout la ruine et la désolation. Aristo- 
phane, poète admiré et ami décidé de la paix, ne 
pouvait rester étranger à ces influences. Nous avons 
vu, plus haut, qu'en 421 déjà, dans sa comédie de 
la Paix, un sentiment hellénique incontestable se 
mêlait au sentiment dominant de sa pièce, qui était 
la joie de voir le paysan athénien rendu à ses tra- 
vaux et rentrant ainsi dans son naturel. Mais si nous 
comparons, à cet égard, Lysislrate à la Paix, nous 
apercevons immédiatement combien, entre 421 et 
411, ce même sentiment hellénique s'était déve- 
loppé dans l'àme du poète. 

Dos le début, nous voyons que l'unité nationale 
est réalisée entre les femmes. La conjuration ne s'est 
pas recrutée dans Athènes seulement. Elle comprend 
des Béotiennes, des Péloponésiennes, puis la ro- 
buste lacédémonienne Lampito, qui n'est pas la 
moins décidée. Leur but déclaré, c'est de « sauver 
la Grèce tout entière », oXr^; xr-; 'EXXàoo; ^ acox^ipta (1). 
Cette formule revient à plusieurs reprises, car elle 
exprime vraiment le fond de leur pensée ; il s'agit 

(1) V. 29-30, 41 : xoiv^ (iu.jo(ji£v tr.v 'EXXàoa. Cf. 525. 



228 r.llAPITHK IV 

d'arracher les liommes ix une folie meurtrière, qui 
finirait par détruire le nom hellénique [l]. Le chœur 
des femmes, il est vrai, est formé d'Athéniennes ; et 
ces Athéniennes s'adressent à la divinité de la cité (2), 
et elles proclament leur patriotisme ^3). Leur plus 
vif désir est de servir par de bons conseils leur ville 
natale, à qui elles doivent tant, et aux fêtes de laquelle 
elles ont été mêlées dès leur enfance Ti;. Mais Tinté- 
rét d'Athènes, pour elles, n'est pas séparable de l'in- 
térêt commun des Grecs. C'est dans la paix, dans la 
concorde, non dans la guerre, qu'il doit trouver sa- 
tisfaction. 

Tels sont les principes : reste à les appliquer. Or, 
en prati(|ue, le désir de la paix se traduit par des 
arrangements diplomatiques, c'est-à-dire par des 
concessions. Quelles sont les concessions qu'Aris- 
tophane conseille aux cités rivales pour acheter la 
paix ? 

Il faut reconnaître ([ue, sur ce point, le poète est 
loin d'étro précis. La scène qui forme le dénoue- 
ment de l'action représente une sorte de congrès 
idéal, où les sentiments ont plus de part que les né- 
gociations proprement dites. Lysistrate, choisie pour 

(1) V. 342, Tzo\i\j.o'j y.a'. jjiaviwv p'JTajiiva; 'EXXàoa xai 
Tzolkiç. Cf. 523-526. 

(2) V. 341 et suiv. 

(3) V. 347, Evi 8s ^tXoTtoX'.^ àpeTYj opovifjLo;. 

(4) V. 637-C48. 



LYSISTRATE 229 

arbitre, fait approcher les députés de Sparte et ceux 
d'Athènes ; c'est Diallagé, la Réconciliation, person- 
nifiée sous "les traits d'une femme, qui les prend par 
la main. Elle y met une douceur féminine, que le 
poète signale comme une grande nouveauté (1). Et 
Lysistrate elle-même a, pour les amener à ses fins, 
des paroles douces et touchantes : « Puisque je 
vous tiens ici, je veux vous faire aux uns et aux 
autres de justes reproches. Vous qui arrosez les 
autels d'une libation commune, comme des frères 
que vous êtes, à Olympie, aux Thermopyles, à 
Pytho (et combien d'autres lieux sacrés pourr^is- 
je énumérer, si je ne voulais abréger 1} ; vous, au- 
jourd'hui, en présence des barbares, nos vrais enne- 
mis, vous, avec vos armées, vous tuez des Grecs, 
vous détruisez des cités grecques (2). » Communauté 
de race et communauté d'intérêt, religion nationale, 
union contre le barbare, autant de thèmes dont 
l'éloquence allait s'emparer et ([u'on devait retrou- 
ver, trois ans plus tard, dans le célèbre discours 
prononcé par Gorgias à Olympie, probablement en 
408 (3). Rapprochement instructif, car il permet de 
soup^'onner dans quel milieu ils se sont formés. 
Lysistrate rappelle, en outre, les services que Sparte 

(1) V. 1116, fiT, x«^£^^ "^f» X^^P^ H-^*^' aj6aoiy.fi, [irfi^ 
u>77r£p -Ji^jLwv ovope; à[iaôâ); tout' eSpOiv. 

(2) V. 1128-1135. 

(3) Ed. Meyer, Gesch, des Altert,, t. V, p. 333. 



230 CHAPITRE IV 

et Athènes se sont rendus mutuellement. Sparte a 
chasse» les Pisistratides ; Athènes a pnHc* secours à 
Sparte, mise en danger par la révolte des Messé- 
niens. Ces souvenirs, ces pensées doivent préparer 
les esprits, les incliner à la conciliation. 

Vient alors l'arrangement proprement dit, qui est 
traité en plaisanterie. Athènes renoncera à Pylos ; 
cela seul semble sérieux 1 > Quant aux concessions 
demandées à Sparte, elles se rapportent au golfe 
Maliaciuc, à Echinonte, à Mégare, mais elles sont 
travesties en équivoques obscènes et bouffonnes, 
sous les(|uclles il est diflicile de dire s'il y a quelque 
chose à retenir. C'est qu'évidemment le poète co- 
mique ne se croit pas (jualiiié pour déterminer les 
conditions de la paix. Il lui suffit de quelques noms, 
à titre d'exemples ou de suggestions : il eût été 
ridicule de sa part d'aller plus loin et de vouloir se 
substituer aux négociateurs futurs, lorsque, ni d'un 
côté ni do l'autre, on n'avait encore fait de propo- 
sitions. 

Ce (jui lui importe, ce qu'il considère comme sa 
tache, c'est la préparation morale de la paix, c'est 
l'appel aux sentiments qui la rendront possible. Cet 
appel, nous venons de voir qu'il ne le fait au nom 

(1) Auparavant, les vers 698-705 peuvent passer pour un 
conseil de renoncer aux décrets prohibitifs contre les im- 
portations des peuples voisins. Mais le conseil est tourné 
en bouffonnerie. 



LYSISTRATE 231 

d'aucun parti. Il l'a conçu sous l'influence d'un sen- 
timent plus hellénique qu'Athénien, et peut-être plus 
humain encore que purement hellénique. Il semble, 
à ce moment de sa vie, avoir eu douloureusement 
conscience du tort que la Grèce se faisait à elle-même 
en se déchirant de ses propres mains, et on croit de- 
viner aussi qu'à sa répugnance ancienne et instinc- 
tive pour la guerre se mêlait alors un sentiment plus 
profond et plus noble, excité par ce qu'il considérait 
comme un crime de lèse-humanité. 

Mais, ici, un doute surgit naturellement sur la 
valeur pratique, et même sur la moralité, de son 
dessein, doute qu'il est impossible d'éluder. Etait-ce 
bien à Athènes que ses suggestions devaient s'adres- 
ser ? Et le moment était-il opportun pour incliner les 
esprits à la paix, lorsqu'un effort désespéré parais- 
sait commandé par la situation ? 

Les questions de ce genre sont bien délicates à 
résoudre, lorsqu'on ne dispose que d'une informa- 
tion nécessairement insuffisante. Autant que nous 
pouvons en juger, ce n'était pas Athènes qui était 
alors la plus ardente à continuer la guerre. La con- 
fiance ne lui revint réellement qu'un peu plus tard, 
après les succès d'Alcibiade. En 411, elle aurait pro- 
bablement accepté de traiter, si ses ennemis lui 
eussent offert des conditions compatibles avec son 
honneur. Mais ceux-ci, sentant leur supériorité, et 
d'ailleurs appuyés par la Perse, voulaient l'accabler, 



CHAPITRE IV 



en détruisant son empire maritime. C'était là une 
exigence à laquelle Athènes ne pouvait consentir, 
tant (ju'il lui restait quelque espoir de reprendre le 
dessus. Aristophane sans doute n^aurait pas été d'un 
autre avis ; car Lysistrate, dans sa pièce, paraît bien 
vouloir maintenir la confédération maritime. N'est-ce 
pas le sens du passage, cité plus haut, où elle com- 
parait les villes « issues d'Athènes » (tx; ve itôXst;, 
ôTTôîai tt]; 77;^ TT^io* Etat'/ aitoixoi) à des flocons de laine 
dispersés, qu'il s'agissait de ramasser et de réunir, 
pour en tisser un manteau au Peuple ? Mais ces 
villes, précisément, cherchaient alors à se détacher 
de la confédération : Chios, Milet, Lesbos avaient 
fait défection en 412. Le poète ne paraît pas s'être 
rendu compte de la gravité de ces faits. C'est par la 
douceur qu'il conseillait de les ramener et de les 
grouper. Il pouvait avoir raison de penser que l'ar- 
rogance et la dureté du peuple athénien avaient 
contribué à leur rendre sa domination odieuse. Seu- 
lement, le mal était fait, et c'était à coup sûr une 
grande illusion de croire qu'on pouvait le réparer, 
en pleine guerre, par une politique plus douce. En 
réalité, nous ne saurions guère décider aujourd'hui 
si la constitution d'une confédération d'Etats, égaux 
en droits, sous l'hégémonie nominale d'Athènes, fut 
jamais réalisable. Mais ce que nous pouvons affir- 
mer, c'est qu'une fois séparées de la métropole, les 
cités en question ne se seraient jamais rattachées 



LYSISTRATE 233 

volontairement à elle. L*instinct d'autonomie était 
bien trop fort dans ces petites républiques, quelle 
qu'en fût d'ailleurs la forme, démocratie ou oligar- 
chie (1). 

Voilà, si je ne me trompe, ce qu'Aristophane ne 
comprit pas assez. L'inspiration de Lysistrate est 
généreuse et haute, mais elle est d'un poète quelque 
peu chimérique, qui, sans en avoir conscience, fa- 
çonnait la dure réalité au gré de ses désirs et de ses 
rêves. 



(1) C'est aussi Topinion de Bosolt, Griesh. Gesch,, III, 
2e partie, p. 1414 : il note très justement qu'après la 
guerre de Sicile, les alliés ne songeaient qu*à recouvrer 
leur liberté, en s'afFranchissant de la domination athé- 
nienne, et qu'une politique de douceur aurait été alors 
considérée comme un signe de faiblesse. 



VI 



En la mi^me année 4H, aux Dionysies urbaines, 
par conséquent vers la (in de mars, fut jouée, 
comme nous Tavons dit plus haut, une autre pièce 
d'Aristo|)hane, les Thesmophories, C'était le mo- 
ment où Athènes, à la veille de la révolution oli- 
garchique qui allait s'accomplir en mai, était sous le 
coup de la terreur que nous a décrite Thucydide (1). 
Trouve-t-on dans la comédie en question Tindice 
d'une sympathie du poète pour le parti qui prépa- 
rait cette révolution ? 

Dirigée principalement contre Euripide, et acces- 
soirement contre Agathon, elle est étrangère à la 
politique. On - ne peut même pas dire qu'elle y 
touche par le côté moral. Car Aristophane n'y cen- 
sure pas Euripide comme e\er(;ant une influence 
fâcheuse sur la société contemporaine. Il le repré- 
sente simplement comme détesté des femmes, à 
cause du mal qu'il a dit d'elles. D'ailleurs, ce qu'a dit 

(\) Thucydide, VIH, 66. 



LES THESMOPHORIES 235 

Euripide, il ne le traite pas de calomnie, tant s'en 
faut : il semble bien plutôt le prendre à son compte. 
De telle sorte qu'en définitive, toute la moquerie 
contre Euripide se réduit à lui faire jouer un rôle 
ridicule et à nous amuser des efforts qu'il fait pour 
arracher à la vengeance féminine son beau-père, 
Mnésiloque, qui s'est dévoué pour lui. Quant à la 
satire elle-même, qui semble au début ôtre tournée 
contre lui, elle l'est en réalité contre les femmes. 
Satire de peu de portée d'ailleurs, qui s'en tient à 
des griefs convenus, sans viser à une réforme quel- 
conque. 

Nous pourrions donc passer ici complètement cette 
pièce sous silence, si l'on n'y rencontrait quelques 
allusions dont il est à propos de parler très briève- 
ment, ne fut-ce que pour redresser certaines inter- 
prétations qui en ont été données. 

La réunion tenue par les femmes est représentée 
par le poète comme une assemblée du peuple. Elle 
commence donc, ainsi que commençaient les assem- 
blées, par une prière solennelle, que prononce le 
héraut. Cette prière, nous dit le scoliaste, contient 
certaines formules empruntées aux malédictions 
contre les Pisistratides et aux décrets autrefois rendus 
contre Ilippias (1). Il paraît bien difficile de croire, 
là-dessus, que le public athénien fut assez au cou- 

(I) ScHOL. Thesmoph.y 339. 



-2:«; 



CilAPlTHK IV 



rant do sa propre histoire pour saisir au passage la 
parodie de choses aussi anciennes. Nous devons 
plutôt achnettre (|ue ces formules étaient encore usi- 
tées, du temps d'Aristophane, dans certaines cir- 
constances du moins, et (jue sa parodie se rapporte 
à des usages contemporains. Mais on est surpris 
d'y trouNorune mahuliction contre quiconque vou- 
drait traiter avec le Mède 1 > On sait, en effet, qu'au 
printemps de ill, la politi(jue athénienne visait à 
détacher les Satrapes d'Asie-Mineure, et par consé- 
quent le roi de I^erse, de Talliance péloponésienne, 
pour obtenir d'eux des subsides, c'est-à-dire en 
somme à s'allier avec eux. L'argument dont se servit 
Pisandre pour préparer le peuple à la révolution 
oligarchi(jue fut précisément la nécessité où l'on se 
trouvait de recourir à la Perse et la défiance que le 
gouvernement démocratique inspirait à la grande 
monarchie d'Asie (i). Cet argument fit impression et 
décida les premières réformes (3). Il résulte de là 
([u'au moment où fut jouée la pièce d'Aristophane, 
on ne songeait guère à Athènes à maudire ceux qui 
« voulaient traiter avec les Mèdes » . Quelle fut donc 
la pensée du poète ? 

M. de Wilamowitz, dans une très intéressante 

(1) V. 335 (£*''ci;)... *r] T.iy.r^p'j'Atjgzan EupiTTior, Mr-Ôoïc x* e7t( 

(2) Thugyd., Vdl, 53. 

(3) Thugyd., VIII, oi. 



LES THESMOPHORIES 237 

étude sur la date des Thesmopkories (l), di émis 
Topinion qu'en effet la majorité des citoyens, ceux 
qui faisaient la politique du jour, inclinaient vers la 
Perse, mais qu'il y avait encore des indécis, gens 
d'opinion moyenne, patriotes sincères et naïfs, qui 
restaient fidèles aux sentiments d'autrefois ; et c'est 
dans ce groupe qu'il range Aristophane (2). 

L'explication serait bonne, si elle était nécessaire. 
Mais elle a le tort de prendre au sérieux ce qui est 
manifestement une plaisanterie. Le héraut maudit 
« quiconque traitera avec les Mèdes pow nuire au 
peuple des femmes » . Cette addition marque le ton 
de la phrase. Au moment où l'on songeait précisé- 
ment à traiter avec le Mède, il a paru drôle au poète 
de ressusciter, sous forme bouffonne, une formule, 
peut-être abandonnée depuis peu, mais non oubliée 
encore, et qui contrastait d'une manière amusante 
avec les sentiments du jour. S'il eut voulu la faire 
regretter, il s'y serait, à coup sûr, pris autrement. 
Renonçons donc à chercher dans cette phrase un in- 
dice (|uelconque de ses sentiments politiques. 

Plus loin, une seconde allusion, qu'on a prise éga- 
lement au sérieux, me paraît de même nature. Dans 
la parabase, les femmes, parla bouche du coryphée, 
soutiennent qu'elles sont bien supérieures aux 

(1) Wilamowitz-Mœllendorff, AWsïoie/csMnd Athen, t. II, 
p. 343, Die Zeit der Thesmophonazusen, 

(2) Même ouvrage, p. 3oi. 



^38 CHAPITRE IV 

hommes. — « Kn \oulez-vous la preuve? » disent- 
elles ; « comparez (juelques-uns de nos noms à 
(|uel(|ues-uns des vôtres. » — Suit une série de rap- 
prochements saugrenus, fondés sur des jeux de 
mots, (jui atteignent le stratège Charminos, le dé- 
magogue Cléophon, d'autres encore. Puis, cette ques- 
tion : « Ouant à Euhoulé, (juel est, parmi les sénateurs 
de l'année passée, celui qui se croit supérieur à elle, 
en transmettant sa chargea un autre (1)? » Le même 
savant a vu dans ces paroles une allusion au sénat 
<le l'année il.*5-iI2, qui, en fait, s'était laissé dé- 
pouiller de son autorité au profit des « Probouloi », 
dont il a été (|uestion plus haut (2;. Dans ce cas, 
Aristophane adresserait un bUlme rétrospectif à la 
naïveté ou à la mollesse des démocrates. Mais le 
texte se préte-t-il à cette interprétation ingénieuse? 
11 y est (juestion d'une transmission de pouvoir 
(Tiapaooj;), nullement d'un abandon, et cette trans- 
mission s'est faite, non d'un corps constitué à un 
autre, mais bien d'un individu à un autre individu 
(rapaooj; hÉptjj). L'allusion so rapporte douc tout sim- 
plement à la transmission de pouvoir annuelle, par 
laquelle chaque sénateur sortant cédait la place à son 
successeur. A ce moment, ceux qui s'en allaient, 
ayant accompli leur charge en entier, pouvaient se 

(1) ThesmophorieSfy, 808. 

(2) Wilamowitz-Mœllendorff, Aristot. und Athen, t. II, 
p. 344. 



juger eux-mômes ou ôtre jugi^s : niéritaient-ils d'être 
comparés à Ëuboulé, c'est-à-dire d'ôtre qualifiés 
d'EuSojloi? C'est la question que pose ironiquement 
le coryphée. Et s'il prend comme exemple le dernier 
sénat sorti de charge, la seule raison qu'il en ait, 
c'est vraisemblablement de donner à sa plaisanterie 
plus d'à-propos en l'appliquant à un fait tout récent. 
11 n'y a rien, là non plus, qui dénote chez lui une 
tendance plutôt qu'une autre. 

Ces allusions écartées, il ne reste rien, dans les 
Thesmophories, qui ait un caractère politique. On 
en peut conclure, tout au moins, qu'Aristophane n'a 
pas voulu prendre parti dans les graves et doulou- 
reuses questions qui agitaient alors Athènes. Etcela 
semble impliquer que les tentatives révolutionnaires 
de l'oligarchie ne lui agréaient guère plus que 
n'avait fait autrefois la politique de la démocratie 
radicale (1), 

Cl) HusOLT (Griecb. Geirh , III, 2" partie, p. HT6, noie 2) 
écrit que ■ la lourde atinosphèrp qui pri^cède l'orage se 
reflète (spieget sich wieder) dans les ThesmophorUs ». 
J'avoue que je ne comprends pas à qaoi ce jugement 
peut bien faire allusion. 



VI r 



Entre >îll et 405, entre les Thesmophories et les 
Grenouilles, les sentiments politiques d'Aristophane 
se modifièrent-ils? Le seul document qui nous per- 
mette aujourd'hui d'en juger, c'est la comédie 
môme des Grenouilles, jouée aux Lénéennes de 
Tarchontat de Callias, c'est-à-dire vers la fin de jan- 
vier 405 (1). Mais, pour l'interpréter exactement, il 
faut rappeler en quelques mots les événements des 
années précédentes. 

Si Aristophane ne semble pas s'être associé aux 
passions oligarchiques de 4 H, il est assez probable, 
en revanche, qu'il dut être pleinement satisfait du 
gouvernement des Cinq-Mille, qui succéda, dans 
l'automne de cette année, à celui des Quatre-cents. 
On sait quel éloge en a fait Thucydide, qui pourtant 
n'a guère coutume de mêler à son austère et sobre 
récit ni l'approbation ni le blâme. « Dans les pre- 
miers temps, dit-il, ce gouvernement me paraît avoir 

(1) Argument I, fin. 



LES GRENOUILLES 241 

été le meilleur qu'Athènes ait connu de mon vivant. 
Car c'était un mélange heureux d'oligarchie et de 
démocratie (1). » Le principe de cette constitution si 
admirée était de réserver la plénitude des droits ci- 
viques à ceux qui pouvaient s'équiper eux-mêmes 
(ôTTocTot xal ottXx TuaoÉ^^ovxai) et de u'attachor de salaire 
à l'exercice d'aucune magistrature (2). En somme, le 
pouvoir appartenait ^insi, à peu près exclusivement, 
aux propriétaires du sol, non pas aux plus riches, 
mais à cette démocratie rurale, de tendance conser- 
vatrice et modérée, dont Aristophane n'avait cessé, 
depuis ses débuts, de traduire les sentiments, et 
quelquefois les illusions ou les préjugés un peu 
naïfs. 

Ce gouvernement dura peu. Dès l'année 410, et 
probablement à la suite de la destruction de la flotte 
péloponnésienne à Cyzique par Alcibiade, le peuple, 
rassuré, rétablissait la démocratie en son ancienne 
forme (3). L'influence passait de nouveau au parti 
radical, dont l'orateur le plus marquant était alors 
le fabricant de lyres Cléophon. Véritable successeur 
de Cléon, et fort semblable à lui par la violence, il 

(1) Thucyd., VIII, 97. 

(2; Môme passage. 

(3) Ed. Meyer, Gesch. des AlterthumSf t. IV, § 712-713; 
BusoLT, Griech, Gesch. ^ III, 2® partie, p. 1538. Décret de Dé- 
mophantos, dans Andocide, Mystères, 96. Sur la date, voir 
BusoLT, ouv. cité, III, 2* partie, p. lo41, note 1. 

16 



m TBAPITItC |T 

allait r-pren<lr»:'. apn*s tlouze ans, le noème ruie que 
celui-*:! ô\ dit jou»'- autrefois, et il <le\ait le continuer 
jus^ju'ii la ruine ir.Vthfnes. en îili I . On vît alors 
renaître le.s pa^^ions «(ui a\ aient paru éteintes. Ceux 
qui avaient appartenu, de pn-s ou de loin, à l'oligar- 
chie d».'> Ouâ^t^*^-^'*^^- ceux qui l'avaient servie, ou 
qui pa-sjient f>our ra\oir favorisée, furent accusés 
par il^a dénonciateurs zélés. Condamnés a de lourdes 
amendes. l>eaucoup d'entre eux se virent ruinés ou 
furent pri\és de leurs ilroits civiques 2 . Ainsi se 
reconstituait prwisément le n-gime qu'Aristophane 
a\ait si hardiment censuré autrefois et qu'il conti- 
nuait a tenir pour odieux. 

Au dehors, tout marchait peu à peu vers la catas- 
trophe hnale. Les succès sur mer, quelquefois 
brillants et inespérés, étaient sans lendemain, parce 
qu'on n'avait plus ni la fermeté de volonté ni les 
ressources nécessaires pour les soutenir. Alcibiade, 
rentré dans sa patrie en triomphateur, en 408, après 
avoir remis i'ilellespont sous la domination athé- 
nienne, a\ait vu ses forces se dissoudre par la poli- 
tique hahile de L\ sandre, que soutenait Cyrus ; et 
la délaite de son lieutenant Antiochos à Notion, de- 
vant Ephèse, au printemps de 407, avait à la fois 

(\) Même ouvrage, t. IV, § 713. 

(2) L'n des documents les plus instructifs à cet égard 
est le Discours pour PolystratoSy dans la collection des plai- 
doyers attribués à Lysias. 



LES GRENOUILLES 243 

ruiné sa popularité et détruit les espérances d'Athènes. 
A la suite de cette défaite, on avait vu la flotte athé- 
nienne, pendant Tannée 407, réduite à se diviser 
en de légères escadres pour une guerre de courses 
et de pillages, qui assurait du moins la solde et l'en- 
tretien des équipages. En 406, il est vrai, Athènes 
fit un grand et heureux effort pour secourir Conon, 
assiégé dans Méthymne ; et la flotte qu'elle organisa 
en cette circonstance remporta une brillante vic- 
toire, en septembre de cette même année, près des 
îles Arginuses, entre Lesbos et la côte d'Asie. Mais 
cette victoire môme ne fit que retarder la catastrophe. 
Quelques mois après, Lysandre, chargé de réparer 
la défaite de Callicratidas, avait reconstitué la flotte 
péloponèsienne, tandis que les stratèges athéniens, 
peu sûrs de leurs équipages et sans doute effrayés 
de leur propre responsabilité, n'osaient prendre au- 
cune initiative. Cependant la démocratie athénienne, 
sous l'influence de Cléophon, se montrait plus intrai- 
table que jamais. Elle avait rejeté les propositions de 
paix que Sparte lui avait fait offrir après la bataille 
des Arginuses ; et, non contente de sacrifier les gé- 
néraux vainqueurs à une superstition fanatique, que 
certains politiciens attisaient lâchement, elle se ren- 
dait odieuse par les mesures inhumaines qu'elle dé- 
crétait à l'égard des prisonniers ennemis (1). 

(1) Ed. Meyer, Gesch. des AlterthumSf t. IV, § 733. 



2ii i:H.VI»ITRK IV 



(r<»st il ce fnom.Mit. dans Tautomnede ilMî, qu'Aris- 
tophane (lut composer ses Grenouilles, 

l.cîs tniis coneurrents (|ui prirent part, en jan- 
vier 105. au concours coini([ue des Lénéennes, 
étaient : Aristophane, qui obtint le premier rang; 
Phr\ nichos, (jui fut classé le second avec une pièce 
intitulée les Muses ; Platon enfin, (jui n'eut que le 
troisième rang, avec son Kléo/t/ion.LG titre de cette 
dernière comédiç, dont nous nesavonsd'ailleursque 
fort peu de chose, est digne de remarque. Il prouve 
qu'un poète pouvait alors, comme autrefois, malgré 
l'exaspération des es|)rits, s'attacjuer directement au 
véritable chef du gouvernement, à l'inspirateur de la 
politi(|ue du jour ; et les rares fragments du Kléo^ 
piton attestent sûrement combien l'invention en était 
injurieuse, (^est un fait dont il importe de tenir 
compte pour apprécier la modération relative d'Aris- 
tophane. 

Certes, il v a, dans les Grenouilles, de vives at- 
tacjues personnelles contre les démagogues, et la 
pièce a même, dans son ensemble, une portée sati- 
ricjue (|u'il ne faut pas méconnaître. Mais ces at- 
tacjucs personnelles sont dispersées, ce sont des 
traits lancés en passant, et la satire générale vise 
rétat moral de la cité tout entière, mais non ses 
chefs ou ses conseillers. 

Notons tout d'abord l'attitude du poète à l'égard 
de Cléophon. Vingt ans auparavant, à n'en pas 



LES GRENOUILLE? 245 

douter, c'est contre lui que la pièce aurait été di- 
rigée, contre lui personnellement ou contre sa poli- 
tique. Dans les Grenouilles, il n'est nommé qu'en 
passant. Le chœur, au début de la parabase (v. 674- 
685), se moque de son bavardage, de son origine 
étrangère, attestée par son langage, et il lui prédit 
une condamnation prochaine, qu'il souhaite mani- 
festement de toute son âme. A la fin, Eschyle est 
chargé de débarrasser de lui la cité (v. 1500 et suiv.). 
Voilà tout. D'autres démagogues, Archédémos, Ar- 
chinos, Agyrrhio sont visés incidemment par des 
allusions satiriques de nature analogue (v. 367-8, 
416, 588). Ailleurs. Cléon, mort depuis seize ans, et 
Hyperbolos, mort depuis cinq ans, sont représentés 
plaisamment, aux Enfers, comme les protecteurs du 
petit peuple (v. 569-570). Tout cela est, en somme, 
assez inoffensif. D'autre part, Aristophane lance des 
traits mordants à Théramène, dont la tendance poli- 
tique devait pourtant se rapprocher fort delà sienne, 
mais qui avait lâchement rejeté sur ses chefs la respon- 
sabilité qui lui incombait dans l'affaire dos Arginuses 
(v. 540 et 967-970). Ces passages et quelques autres 
du même genre, plus obscurs pour nous, sont l'in- 
dice de sentiments particuliers qui méritent d'être 
notés. Mais leur peu d'importance relative suggère 
la pensée qu'Aristophane, alors, était moins disposé 
qu'autrefois à considérer tel ou tel politicien comme 
l'auteur principal des malheurs publics, quelque 



2ÎG CHAPITRE IV 

jugem(»nt (|u'il porttU d'ailleurs sur lui. Derrière 
Faction in(li\iduelle, il entrevoyait des causes plus 
générales et plus profondes, (jue sa pièce tendait à 
mettre en lumière. 

Ce n'est même plus aux institutions, ou à leur dé- 
formation, qu'il s'en prend, comme il l'avait fait au- 
trefois dans les Cavaliers ou dans les Guêpes. Tout 
au plus pourrait-on noter un mot piquant sur la 
« diobélie », mot(iui est plutôt une plaisanterie amu- 
sante qu'une critique i v. 141; (l). Simple détail, 
sans importance. L'intention fondamentale est de 
tout autre nature. 

Elle apparaît surtout dans la comparaison entre 
Eschyle et Euripide, qui forme le sujet de la pièce. 
On sait que cette comparaison, tout au désavantage 
d'Euripide, est à la fois littéraire et morale. Mais la 
partie morale semble bien l'emporter pour le poète 
sur la partie littéraire, et là est précisément la nou- 
veauté de son point de vue. Depuis bien longtemps, 
il s'était monté l'adxersaire décidé d'Euripide ; il se 
moquait déjà de lui dans les Acharniens, la plus 

(\) Le scoliaste y voit à tort une allusion au salaire des 
juges, qui n'a rien à faire ici. Le poète se borne d'ailleurs 
à noter combien cette petite somme a de puissance, chez 
les morts, comme chez les vivants. Sur la diobélie, voir 
RusoLT, Griech. Gesch., III, 2" partie, p. 1544 : c'était un 
secours quotidien de deux oboles accordé par TEtatau;^ 
citoyens pauvres ; ce secours fut institué en 4i0, sur la 
proposition de Gléophon. 



LES r.RE?ÎOUILLES 247 

ancienne de ses comédies que nous ayons con- 
servée ; et il avait continué à s'en moquer dans les 
Nuées, dans la Paix, dans les Thesmophories , sans 
parler des pièces perdues. Dans toutes ces moque- 
ries, c'était surtout Tart d'Euripide, ses effets dra- 
matiques, qui étaient tournés en dérision. Son in- 
fluencé morale n'était notée qu'incidemment. Ici, tout 
au contraire. Au point de vue de l'art, on pourrait, 
d'après la comédie, hésiter entre les deux poètes. 
Bien qu'Aristophane semble préférer Eschyle, il n'est 
pas sans faire rire son public de son archaïsme et de 
sa grandiloquence obscure. Et, d'autre part, tout en 
se moquant de certains procédés d'Euripide, il re- 
connaît, par les déclarations de Dionysos, la séduc- 
tion qu'il exerçait sur les esprits. Au contraire, pour 
ce qui est de l'influence morale, le contraste est 
aussi décidément que possibleà l'avantage d'Eschyle. 
11 semblerait presque, à écouter le poète comique, 
que les victoires des guerres médiques eussent été 
son œuvre, tandis que le triste état des affaires 
d'Athènes, en 405, devrait être imputé à Euripide. 

« Vois, dit Eschyle à Dionysos, quel peuple je lui 
ai transmis, lorsqu'il débutait ; des hommes de cœur, 
hauts de quatre coudées, des citoyens qui ne se dé- 
robaient pas au devoir (fjLT) ôtaSpaffiTroXiTaç), non pas, 
comme aujourd'hui, des esprits mercantiles, dissi- 
mulés et retors. » Et il rappelle quel souffle guerrier 
animait sa tragédie des Sept : « Quiconque la voyait 






ii\i 



CHAPITRE IV 



devenait amoureux de la guerre. » Il enseignait ainsi 
aux Athéniens à vaincre toujours leurs ennemis, en 
leur mettant au cœur le désir des belles actions 
(102(5-7;. Il leur offrait en exemple des héros, avec 
lesquels chacun des spectateurs songeait à rivaliser, 
au premier appel de la trompette (1041-2^. Voilà ce 
(jue les Athéniens aimaient alors et ce qu'ils auraient 
dû continuer à pratiquer (v. 102*5). Au lieu de cela, 
ils ont prêté l'oreille aux fictions séduisantes et cor- 
ruptrices d'Euripide. Et celui-ci, en leur montrant 
une humanité moralement amoindrie, a aussi amoin- 
dri et diminué leurs âmes (v. 1062 et suivants) : les 
riches ne veulent plus sacrifier leur richesse pour 
la patrie v. 1065-6) ; les jeunes gens ne songent dé- 
sormais (|u'à apprendre l'art de discourir, ils ont 
abandonné la palestre pour faire la débauche, et les 
gens de mer eux-mêmes, autrefois rudes et disci- 
plinés, deviennent des bavards subtils qui entendent 
discuter avec leurs chefs (v. 1069-1073). Il en ré- 
sulte que la cité s'est remplie de scribes subalternes 
et de bouflbns qui trompent le peuple par leurs sin- 
geries (v. 1083-1 0«6. 

Cette démonstration brutale du vieil Eschyle 
forme le centre de la pièce. On ne peut guère douter 
qu'elle n'exprime, en tenant compte de l'hyperbole 
comique, la pensée môme du poète. Or, la rudesse 
et la gravité de ces reproches sont de nature à causer 
quelque surprise. Entre 413 et 404, Athènes semble 






LES GRENOUILLES 249 

avoir fait preuve d'une énergie désespérée. On pou- 
vait la croire abattue après le désastre de Sicile : 
elle n'avait plus ni flotte ni armée. Et pourtant^ pen- 
dant neuf ans encore, elle tient tête à ses ennemis. 
Ni les défaites ni les défections ne peuvent la décider 
à capituler. A deux reprises, en 408 et en 406, elle 
paraît presque sur le point de reprendre Tavantage. 
Et cette résistance indomptable, elle la poursuit jus- 
qu'à épuisement complet, au prix des plus pénibles 
sacrifices. Jamais peut-être, à aucun moment de son 
histoire, elle n'a montré une volonté plus forte ni 
une vaillance plus obstinée. 

Est-ce donc à dire qu'Aristophane se soit trompé, 
qu'il ait signalé, sous l'influence d'un préjugé, des 
vices tout imaginaires? Cela est peu croyable, de la 
part d'un esprit qui s'était révélé souvent comme 
singulièrement perspicace. Il faut prendre garde ici 
de se laisser abuser par certaines apparences. 

Rien n'est plus fr^jippant, dans la conduite des 
Athéniens en ce temps, que le caractère brusque, et 
pour ainsi dire soudain, de leurs décisions. Toutes les 
fois que le danger les presse, une sorte d'exaltation 
désespérée s'empare d'eux ; ils font alors un effort ex- 
traordinaire, qui les tire d'affaires pour quelque 
temps ; mais cet effort n'est jamais soutenu. Au fond, 
on croit voir qu'ils ne se sont jamais rendu compte 
nettement des conditions du succès. Ce succès était- 
il possible? On peut en douter. En tout cas, on 



-250 



«IHAPITRE IV 



n'avait quelques chances de Tatteindre, qu'à une 
condition ; il fallait d'abord en apprécier les immenses 
difficultés, et, si on voulait décidément tenter de les 
surmonter, il fallait ensuite mettre au service de cette 
politique une continuité d'efforts et de sacrifices qui 
supposait un dévouement absolu et constant de tous 
les citoyens à la chose publique. Ce dévouement était 
justement ce qui manquait. Dans l'assemblée, aux 
jours de péril exceptionnel, les plus énergiques ou 
les plus violents entraînaient les autres, moitié par 
l'exaltation, moitié par l'intimidation. Ainsi étaient 
votées les résolutions désespérées, qui devaient bien 
ensuite s'exécuter, malgré les regrets et les faux- 
fuyants. C'étaient en quelque sorte les convulsions du 
patriotisme. Beaucoup d'intérêts privés y trouvaient 
d'ailleurs leur compte. Car le dénuement dans lequel 
on vivait alors faisait qu'un grand nombre de 
pauvres, enragés de misère, saisissaient l'occasion 
de toucher une solde, aux dépens des alliés qu'on 
rançonnait et des ennemis (ju'on pillait. Mais tout 
cela n'empêchait pas (jue le véritable sentiment ci- 
vique ne fut en décadence. 

II faudrait rejeter absolument les témoignages de 
Thucydide, de Xénophon, de Platon, pour mécon- 
naître combien l'individualisme s'était développé en 
Grèce, et surtout à Athènes, depuis le commence- 
ment de la guerre du Péloponèse. Il avait envahi 
d'abord les classes supérieures sous l'influence de la 



LES GRENOUILLES 251 

sophistique. Beaucoup d'esprits hardis, en cherchant 
les fondements de la loi et de la morale, avaient cru 
découvrir qu'elles reposaient sur l'intérêt personnel. 
Et, mettant leurs principes d'accord avec leurs dé- 
couvertes, ils avaient fait de l'intérêt personnel, sou- 
vent compris d'ailleurs assez grossièrement, la règle 
même de leur vie. De telles idées, une fois énoncées, 
descendent vite de classe en classe. La morale un 
peu molle du siècle suivant, celle que Démosthène 
laisse deviner, celle qu'a représentée la comédie 
nouvelle et qui a trouvé sa formule dans l'épicu- 
risme, ne s'expliquerait pas, historiquement, sans 
cette révolution latente qui s'est opérée au temps 
d'Aristophane. II en a été le témoin et il en a senti, 
au m'oins vaguement, la gravité et les causes. Es- 
chyle et Euripide représentent pour lui, dans les 
Grenouilles, deux états d'esprit par lesquels Athènes 
avait passé successivement. Euripide, dans ce con- 
traste condensé et nécessairement outré, c'est Fin- 
tellectualisme inquiet, épris d'analyse, incapable au 
fond de se satisfaire lui-même, mais affaiblissant la 
discipline morale, faute de pouvoir lui assigner une 
raison d'être incontestable ; et, par suite, donnant 
l'essor aux instincts égoïstes que gênent les exi- 
gences sociales. 

Faisait-il d'ailleurs en cela œuvre d'opposition à 
la démocratie ? Il paraît impossible de le soutenir. 
La tendance qu'il censurait avait été plutôt aristocra- 



•r*- ■^Tr^ir-'i ii".ii' :«.iir tr in.iarr rue Je j^rcpr?. 
" •!..••-: r->t -i.e i ..i >iiii.«:rii*T n i 7irèï^>:raâe. si 

te 

r^-^. '.r-i::-.::. E:: r-a Iv*. ' Lis^criiio. f-ojftjOife des 

Orf:'*OU4,*Ut. -rC Jîr J^ -ru-r i •i"-r^S*rfltirI- eSt Ken 



VIII 



Il est vrai que, dans la même pièce, à côté de 
cette thèse générale, il y a des conseils plus précis, 
plus immédiatement pratiques, qui ont un caractère 
un peu différent. Nous avons maintenant à les exa- 
miner en terminant. 

Voici d'abord la célèbre parabase, si admirée des 
contemporains, selon le témoignage de Fauteur ano- 
nyme de l'argument : il nous apprend qu'elle valut 
à la pièce Thonneur exceptionnel d'une seconde re- 
présentation, attestée par Dicéarque'(l). C'est le 
groupe des initiés, formant le chœur, qui s'y adresse 
au public par la bouche du coryphée, et leur carac- 
tère même prête à leurs conseils quelque chose de 
grave et de reUgieux que le poète s'est plu à faire 
ressortir. Evidemment, il n'a pas voulu que ces 
pensées eussent l'air d'être le programme d'un 
parti. Il les présente comme une sorte d'enseigne- 



(1) Argument : ôuto) oe eOaufidaÔTj 8ià tt,v iv aux^ irapd- 



i'ii CHAPITRE IT 

ni»;nt sai-n». inspin* par l'amour désintéressé du 
pa\.><i ilt:> hommes (pji en conservent pieusement 
les plus augustes traditions, enseignement qui est 
m«*'m*,* roifim»! asso<;ié â la célébration des mvstères. 
- Il ♦•>! juste, diynt-ils. r|ue le chœur sacré -ôv 
'£sô/ /osv# donne à la ville de l)ons conseils et de 
bonnes lerons. En premier lieu, nous sommes d'avis 
de rétablir l'ép^alité entre les citoyens et de faire 

cesser la terreur II iJwîati toI»; ro/î-ra; xâoîXstv Ti 0£i arra, . 

Ht si (|U(*l(|u*un a commis une faute, trompé par les 
intrigues de Fhrj nichos, je dis (|u'il doit être per- 
mis a ceux r|ui ont alors failli de se décharger des 
accusations et d'abolir leurs fautes antérieures 

ia.\''.Ti exOsTj: Âôjai -là; TTpoTîpov à;xapTiac -^I . » Premier 

avis, dont la portée est claire. Aristophane réclame 
ici au nom (Tune classe nombreuse de citoyens qui 
étaient alors traités en suspects (2;. Il s'agit de tous 



(\) 686-690. AtTt'av IxOîtvai est obscar pour nous. Ce 
verbe s'appliquait proprement à un navire qui débarquait 
ses passagers ou ses marchandises (Soph. Philoct, v. 5}. 
Aristophane compare, je crois> les suspects, chargés d'une 
accusation vaf?ue dont il leur est impossible de se déchar- 
ger, à des navires qai n'auraient pas l'autorisation de 
mettre à terre ce qu'ils portent. 

(2) Voyez les discours 20 et 23 de Lysias, et Gilbert, 
BeitViTf/Cy p. 353. Je crois d'ailleurs, comme on peut le 
constater, par la traduction donnée ci dessus, que Gil- 
bert n'a pas saisi très exactement le sens précis des ex- 
pressions du texte. 



LES GRE>'OUILLES 255 

ceux qu'on soupçonnait d'avoir été favorables à 
l'oligarchie de 411. On ne leur intentait pas d'accu- 
sation formelle sous ce chef, qui n'aurait pu donner 
Heu à une action légale ; mais on les écartait des 
fonctions publiques, ou même on les citait en jus- 
tice sous des prétextes quelconques, et les tribunaux 
démocratiques les accablaient d'amendes. Ainsi me- 
nacés sans cesse de la ruine, de la prison, du 
déshonneur, sans pouvoir jamais se justifier du 
grief fondamental, mais inavoué, qui pesait sur eux, 
ils subissaient un véritable régime de terreur. C'est 
cet état de choses, odieux et lamentable, propre à 
perpétuer les haines, à entretenir les divisions dans 
la cité, que le poète signale courageusement dans ce 
passage, avec une modération et une franchise qui 
lui font grand honneur. Qu'il eût des amis dans 
cette classe persécutée, cela n'est pas douteux, et 
cela, en somme, importe peu pour apprécier son 
langage. Car il ne demande ici que la justice et Téga- 
lité : ce qu'il réclame pour eux, c'est le droit de se 
justifier, et, si leur justification est admise, celui de 
redevenir des citoyens comme les autres. A moins 
de prétendre qu'une défiance haineuse doit être la 
disposition normale d'une démocratie, il est difficile 
de nier que son conseil ne fut conforme au bien pu- 
blic. 

Le coryphée continue : « Je dis, en second lieu, 
que personne, faisant partie de la cité, ne doit y 



251) ciiAPiTRi-: IV 

iHrc (Hminué dans ses droits civiiiues (eVa-:i[iov ot^ji» 
ysTjvati fjLT^oiv'eV èv tt» tJAz-.), Car, n'est-ce pas une 
chose honteuse? Quehjues-uns ici, pour avoir pris 
part à une seule bataille navale, sont mis au rang des 
Platoens et deviennent maîtres, d'esclaves qu'ils 
étaient. Et certes, bien loin de blâmer le moins du 
monde cette récompense, je l'approuve, au con- 
traire, et c'est même la seule chose sensée (jue vous 
ayez faite. Mais, après cela, à ceu\ qui ont tant de 
fois combattu sur mer avec vous, comme leurs pères 
l'avaient fait avant eux, et qui sont de votre race, ne 
convient-il pas (|ue vous accordiez rémission pour 
un seul acte malheureux, lorsqu'ils vous le deman- 
dent ,1). >» Ceux dont il est maintenant question, ce 
sont les citoyens qui avaient servi comme hoplites 
en 411, sous les Quatre-Cents, et qui étaient alors 
restés dans Athènes. Nous savons, par un témoi- 
gnage d'Andocide, (|ue, frappés d'atimie partielle^ 
ils avaient été privés du droit de parler dans l'as- 
semblée et de faire partie du Sénat . 2 . Ce que de- 

(1) 693-699. 

(2) Andocide, Mystères, 75. Le vers 693 me parait avoir 
été mal compris en général, et notamment par Gilbert, 
Beitrœge, p. 352-4. Aristophane ne peut pas demander 
qu'il n'y ait plus d'àTi|jLot dans Athènes ; car i'atimie 
était prononcée souvent pour des causes auxquelles il 
n'avait aucune raison de s'intéresser. Il demande, ce qui 
est fort différent, qu'il n'y ait plus d'xTijiot parmi les ci" 
ioyens (iv ttJ tôàei), c'est-à-dire qu'on ne puisse pas être 
frappé d'atimie partielle tout en restant citoyen. 



SFXONDE PÉRIODE 257 

mande Aristophane, c'est donc l'abolition de cette 
peine, qui, en effet, après six ans, ne pouvait se 
justifier en aucune façon et n'était propre qu'à per- 
pétuer douloureusement le souvenir des anciennes 
divisions. Réconciliation sincère et cordiale en face 
du danger imminent, voilà l'article essentiel de son 
programme, celui qu'il énonce en terminant ce dé- 
veloppement : « Apaisez donc votre colère, ô vous 
que la nature a faits très avisés ; cherchons en- 
semble, de bon cœur, à nous gagner tous nos frères 
en les reconnaissant comme citoyens sans restric- 
tion, s'ils combattent avec nous sur les vaisseaux 
d'Athènes. Car si nous persistons à les humilier, si 
nous prêtons à notre cité un dédain arrogant, et cela 
lorsque nous sommes livrés à la fureur des flots, je 
crains bien que plus tard nous ne paraissions guère 
raisonnables (1). » 

La seconde partie de la même parabase va plus 
loin : elle peut paraître constituer une véritable re- 
vendication en faveur d'un parti. La voici en entier : 
« Souvent nous nous sommes dit que la ville traitait 
ses citoyens les mieux élevés (toù; xaXojç ts Y,i^aQo6^) 
comme elle traite sa vieille monnaie relativement à 
ses nouvelles pièces d'or. Nos vieilles pièces, qui 
n'étaient certes pas de mauvais aloi, mais qui étaient 
bien les plus belles de toutes, les seules loyalement 

(1) V. 700-705. 

17 



258 CIIAPITRR IV 

frappiM^s. nM'onniK^s conime excellentes partout chez 
les (iHM's ol ch(»z les barbares, nous ne les employons 
plus, et nous leur préférons ce mauvais cuivre mon- 
na\é tout récemment et si mal frappé. De même, 
ceux (l(* nos concito\ens que nous savons être de 
bonne race et de bonne conduite, hommes justes et 
bien élevés, dont l'éducation s'est faite dans les pa- 
lestn^s. dans les chœurs et dans la discipline des 
muses, nous l(»s traitons avec mépris. Et, au con- 
traire, les gens de mauvais aloi, étrangers, race 
d'escla\es, misérables nés de misérables, nous les 
employons à tout, Athéniens d'hier, dont la ville au- 
trefois n'aurait pas voulu même comme de victimes 
expiatoires. Croyez-moi, insensés, changez de con- 
duite et employez de nouveau les honnêtes gens. Si 
vous réussissez, ils vous feront honneur. Dans le cas 
contraire, les bons juges diront du moins de vous 
qu'en naul'rageant, s'il faut faire naufrage, vous ne 
vous êtes pas raccrochés à un mauvais bois "1} ». 

Pour apprécier tout à fait sûrement la portée de 
ces paroles, il faudrait connaître les détails de l'his- 
toire intérieure (l'Athènes, en ce temps, bien mieux 
que nous ne les connaissons. Mais, à défaut de faits 
précis, il y a du moins des vraisemblances dont 
nous avons à tenir compte. 

Ce (ju'Aristophane reproche ici au peuple, c*est 

(1) V 718-737. 



LES GRE>'0U1LLES 259 

d'exclure systématiquement des affaires publiques 
toute une classe de citoyens, et cela en raison de 
leurs qualités mêmes. A tort ou à raison, il attribue 
à la démocratie de 405 un parti pris de défiance à 
l'égard des gens bien élevés, et une sorte de propen- 
sion instinctive vers les politiciens du type contraire. 
Quant au conseil qu'il donne, il ne vise pas les instî. 
tutions, mais simplement la façon de les mettre en 
pratique. Il voudrait que le peuple prêtât plus vo- 
lontiers l'oreille, dans les assemblées, aux hommes 
que de solides intérêts de famille, de vieilles tradi- 
tions domestiques et des affections innées attachent 
au sol de la patrie, et qu'il les choisît comme stra- 
tèges ou comme négociateurs. Si ses intentions eus- 
sent été révolutionnaires, s'il eût conçu le secret des- 
sein de substituer l'oligarchie à la démocratie, il est 
difficile d'admettre qu'il en eut fait ainsi la proposi- 
tion dans un discours en vers, tenu en plein théâtre. 
Ses conseils ne pouvaient avoir d'effet pratique qu'à 
deux conditions : il fallait d'abord qu'ils répondis- 
sent à un sentiment latent, répandu dans une grande 
partie du public ; et il fallait ensuite qu'ils parussent 
de nature à être appliqués sans trop de difficultés. 
Cela nous donne lieu de croire, d'une part, que les 
faits visés par lui étaient reconnus, au moins tacite- 
ment, comme exacts, par une bonne partie de ses 
auditeurs, et, d'autre part, que ses suggestions 
n'avaient rien qui leur parut offensant pour eux ou 



260 CHAPITRE IV 

qui pût les révolter. Pour toutes ces raisons, le mor- 
ceau qui vient d'être cité me paraît devoir être in- 
terprété en toute simplicité, comme il est écrit. Il n'y 
faut rien voir de plus que ce que le poète y a mis. 
Librement et d*un ton enjoué, il donne au peuple 
un bon conseil, il fait son office de modéré, d'ami 
de la concorde, il prémunit la démocratie contre une 
tendance exclusive et intolérante. En parlant ainsi, 
il l'engageait, en somme, à éviter la catastrophe où 
elle allait sombrer. 



IX 



La pièce, comme on le sait, se termine par une 
sorte de consultation politique. Lorsque les deux 
poètes rivaux, Eschyle et Euripide, ont plaidé cha- 
cun leur cause et dénigré tour à tour leur adver- 
saire, Dionysos, fort embarrassé de se décider, leur 
demande leur avis sur la situation politique d'A- 
thènes. 

Une première question concerne Alcibiade, alors 
éloigné volontairement d'Athènes. « Tout d'abord, 
dit le dieu, quel est le sentiment de chacun de vous 
sur Alcibiade ? car la ville a grand'peine à enfanter 
une résolution à son égard. — Mais que pense-t-elle 
de lui? demande Euripide. — Ce qu'elle en pense? 
reprend Dionysos. Elle le regrette, mais elle le hait, 
et pourtant elle voudrait bien le posséder. Mais 
vous, dites-nous ce que vous proposez. » Là-dessus, 
Euripide répond par une sentence rigoureuse : « Je 
hais le citoyen, qui se montre lent à servir sa patrie, 
mais prompt à lui nuire, plein de ressources pour 
lui-môme, mais impuissant à servir la ville. » Quant 



262 



CHAPITRE IV 



à Eschyle, il énonce, en forme d'oracle, une pensée 
proverbiale : « Le plus sage est de ne pas laisser 
grandir un lion dans une ville ; mais si on l'a laissé 
grandir, il faut se prêter à ses mœurs (-îoI; Tporoi<; 

ÔTlTjpeTETv) (1). » 

Tout d'abord, en quelle mesure convient-il d'attri- 
buer au poète lui-même Tune ou lautre de ces deux 
opinions? Euripide, dit-on, est son adversaire et le 
représentant de la perversion des idées contempo- 
raines ; il s'efforce de le rendre ridicule ; Topinion 
sévère qu'il lui prête ici sur Alcibiade doit être jus- 
tement le contraire de la sienne propre. C'est sim- 
plifier beaucoup trop les choses. En réalité, Euri- 
pide, dan s. la pièce, est fort loin de ne dire que des 
sottises ; beaucoup de ses critiques à propos d'Es- 
chyle contiennent incontestablement une part de 
vérité. Il en est de même du jugement qu'il énonce 
ici. Si Aristophane avait voulu se faire le patron 
d 'Alcibiade, il se serait bien gardé de le faire criti- 
quer, même par un adversaire, en des termes si 
justes et d'une telle portée. U a noté vigoureuse- 
ment son égoïsme absolu, son manque de patrio- 
tisme, ses vaines et chimériques promesses ; et il 
les a notés sans qu'aucune réponse apologétique 
vienne détruire ou atténuer l'efTet du reproche. 
Celui-ci demeure donc tout entier. Maintenant, 

(1) Grenouilles, 1422-1433. 



LES GRENOUILLES 263 

Eschyle, que nous considérerons volontiers comme 
rinterprète d'Aristophane, conseille néanmoins, en 
termes métaphoriques, mais suffisamment clairs, de 
s'accommoder avec ce mauvais citoyen. Il est pro- 
bable que c'était bien là l'opinion du poète. Il esti- 
mait sans doute, comme beaucoup d'autres, que, 
dans le péril suprême où l'on était alors, Alcibiade 
seul, par son talent de général et de diplomate, par 
son audace tempérée de prudence, par son génie en 
un mot, pouvait encore sauver Athènes. En cela, il 
avait probablement raison (1) ; et l'on sait que la 
bataille décisive d'iEgos Potamos fut perdue parce 
que les stratèges athéniens refusèrent d'écouter les 
avertissements du clairvoyant adversaire de Ly- 
sandre. Si Alcibiade avait eu alors le commande- 
mant, Athènes avait chance de sauver sa flotte, 
peut-être même de détruire, une fois de plus, celle 
de ses ennemis, et elle aurait été ainsi en situation 
de traiter à des conditions honorables, en suppo. 
sant qu'elle eût trouvé en elle-même la sagesse de 
le faire. Notons bien d'ailleurs qu'Aristophane, par 
la bouche d'Eschyle, ne conseillait aucunement au 
peuple de se mettre aux pieds d'Alcibiade et d'en 
faire son maître. Alcibiade n'était alors ni exilé ni 

(1) BusoLT, Griech. Gesch,, III, 2« partie, p. 1579 : « La 
déposition d'Alcibiade fut une faute qui contribua essen- 
tiellement à conduire en peu de temps Athènes à sa 
'ruine. » Cf. Thucydide, VI, 15, 4. 



264 



CHAPITRE IV 



hors la loi : il était suspect ; et, comme il le sentait, 
il se tenait en sûreté dans ses châteaux de Thrace [V], 
Le poète se bornait à suggérer l'idée de lui confier 
un commandement militaire, dans les conditions 
légales, sans le soumettre à un examen moral trop 
rigoureux (2). 

La consultation n'est pas achevée. Dionysos pose 
encore aux deux rivaux une seconde question : 
« Quel moyen de salut connaissez-vous pour la 
ville? » Réponse d'Euripide : « Le salut, ce serait de 
nous fier à ce qui nous inspire aujourd'hui de la dé- 
fiance, et de nous défier de ce qui nous inspire con- 
fiance. » Sous sa forme d'énigme, l'idée en elle-même 
n'est guère obscure, et, d'ailleurs, sur les instances 
du dieu, Euripide l'a rend plus claire encore : « Si 
nous nous défiions, dit-il, des citoyens auxquels nous 
nous fions maintenant, et si nous employions ceux 
que nous n'employons pas, peut-être serions-nous 
sauvés (3;. » Que fait ici Aristophane sinon de ré- 
péter ce qu'il a dit plus haut ? Refuser crédit aux 
démagogues attitrés, à Cléophon et à quelques 
autres, écouter en revanche ceux qu'on tenait alors 



(1) I.YsiAS, Contre Alcihiade, I, 38. Ed. Meykr, Gesch, des 
Alterth., t. IV, § 723. 

(2) L'Assemblée du peuple, en 408, lui avait conféré une 
sorte de dictature (Xén., HelL, I, 4, 20). Aristophane, en 
tout cas, n'en demandait pas tant. 

(3) Grenouilles^ 1443-8. 



LES GRENOUILLES 265 

pour suspects, les modérés, les anciens adhérents 
de la démocratie restreinte des Cinq-Mille, voilà 
quelle était pour lui, sinon la garantie, du moins 
la meilleure chance de salut. On remarquera que cet 
excellent avis est mis dans la bouche d'Euripide, ce 
qui vient à Tappui des observations énoncées ci- 
dessus. Eschyle, lui, continue à s'exprimer en 
oracle. « (La ville sera sauvée), lorsque les citoyens 
considéreront le territoire des ennemis comme le 
leur, et le leur comme celui des ennemis ; les vais- 
seaux comme un revenu, et les revenus comme rien 
du tout (1). » Ainsi que le scoliaste Fa noté, ces pa- 
roles, volontairement obscures, semblent bien n'être 
que la répétition de la formule qui résumait la poli- 
tique de Périclès : abandonner le territoire de l'Atti- 
que à l'envahisseur, mais en revanche dévaster le 
sien par des incursions incessantes ; tirer de la flotte 
tous les moyens de subsistance, en s'en servant soit 
pour exiger le tribut des confédérés, soit pour 
assurer l'arrivage des denrées. Quant au dernier 
trait, a considérer les revenus comme rien du tout » 
(àzoptav Tôv Tiopov), s'il a uu SOUS, il doit signifier 
qu'Athènes aurait tort de compter sur ses propres 
ressources, si elle laisse décliner sa puissance 
maritime ; mais je serais plutôt porté à croire, 
pour ma part, que c'est là simplement une anti- 

(1) Grenouilles, v. 1463-65. 



26G CHAPITRE IV 

thèse vide, destinée à contrefaire les formules ora- 
culaires. 

Ces conseils d'Eschyle sont-ilg ceux d'Aristo- 
phane ? En tout cas, ils n'avaient rien de neuf ni de 
personnel ; la principale critique qu'on pourrait en 
faire, c'est qu'ils étaient bien difficiles à pratiquer, 
lorsqu' Athènes voyait se dissoudre la confédération 
par les défections de ses alliés et n'était plus assez 
puissante pour porter la guerre chez ses ennemis. 
Pourquoi ne pas admettre plutôt qu'Aristophane 
s'est amusé ici à prêter au vieux poète une sentence 
magnifique, mais sans application aux choses pré- 
sentes ? Il le fait parler, à la veille d'^Egos Potamos, 
comme Thémistocle, au lendemain de Salamine ; et 
il marque, si je ne me trompe, sa vraie pensée par 
la réflexion de Dionysos : a Parfait ; mais ce sont là 
de ces choses que le juge seul peut avaler. » C'est- 
à-dire : « Voilà qui est fort beau, mais je serai seul 
à goûter ce conseil, et je doute que le peuple 
athénien ait le désir ou le moyen d'en faire son pro- 
fit (1). » S'il en est ainsi, la seule partie sérieuse de 



{1) GrenouilleSy 1465. Le sens que j'adopte est, je crois, 
celai du second scoliaste ('Eyw [jiôvo; ô SixâÇwv ujxïv xaxà 
vouv xaÛTa Xafxoivdj xal àitooè^^ofjiai). Mais il admet, comme 
le premier scoliaste, un autre sens itap' uTtôvorav ; ce vers 
serait alors une critique à l'égard des tribunaux athé- 
niens, qui absorbaient toutes les ressources de la ville. 



LES GRENOUILLES 267 

cette consultation, c'est la réponse d'Euripide. Nous 
avons vu qu'elle se réduisait à une protestation 
contre les exaltés, tout à fait conforme aux senti- 
ments ordinaires d'Aristophane. 

Cela ne serait admissible que si le mot xp^f^**^» se trou- 
vait dans la phrase précédente. 



Voilà donc la politique d'Aristophane, telle qu'elle 
se manifeste en 405 dans les Grenouilles, après s'être 
déjà laissé entrevoir en 414 dans les Oiseaux, en 
411 dans Lysislrate, et, jusqu'à un certain point» 
dans les Thesmophories, Au fond, elle est en con- 
formité essentielle avec celle qu'il avait professée au 
temps de la guerre d'Archidamos. Son idéal ne 
semble pas avoir varié : c'est toujours celui d'une 
cité franchement démocratique, mais dans laquelle 
la prépondérance aurait appartenu à l'élément mo- 
déré, à la classe des hoplites en état de s'équiper 
eux-mêmes ou des petits propriétaires, c'est-à-dire 
en somme à la démocratie rurale. Seulement, cet 
idéal, toujours identique à lui-môme, ne se manifeste 
plus tout à fait dans cette période comme dans la 
précédente. Le poète, tout en continuant à combattre 
les démagogues influents, n'attribue à aucun d'eux 
l'importance néfaste qu'il attribuait autrefois à Cléon. 
11 ne vise, non plus, aucune réforme particulière 
dans la cité. Ce qui le préoccupe douloureusement, 



LES GRENOUILLES 269 

c'est rétat général des esprits, l*exaltation, aveugle 
qui domine le peuple (|ans l'assemblée, la violence 
des haines entre citoyens, la division profonde qui 
menace de devenir irrémédiable. L'idée d'accord, de 
réconciliation sincère, d'union intime en vue du bien 
commun, est celle qui l'inspire constamment et qui 
lui suggère quelques-uns des meilleurs morceaux 
qu'il ait écrits. Cette politique, on le sait, prévalut 
un instant, mais après le désastre d'^Egos Potamos, 
lorsque la flotte de Lysandre bloquait le Pirée et que 
l'armée d'Agis, s'avançant de Décélie, fermait toutes 
les routes de terre. A ce moment, le peuple se décida 
enfin à révoquer les mesures de rigueur et de ressen- 
timent qu'il avait maintenues jusque-là (1). C'était 
comprendre trop tard le tort qu'il s'était fait à lui- 
même. En tout cas, ce jour-là, le poète de Lysistraie 
et des Grenouilles fut justifié. Il n'avait pas eu assez 
d'influence pour exercer, en temps opportun, une 
action utile sur ses concitoyens, passionnés et irré- 
fléchis ; mais il avait eu le mérite de deviner ce qui 
était bon et de le dire avec franchise, en un beau 
langage. 

{\) Décret de Patroclides (Andogide, Mystères, 78-79; 
Xénoph., HelL, II, 2, § II) ; Gilbert, Beitrœge, p. 396. 



t: 



.* j 

f. 



!>.' 



CHAPITRE V 



DERNIERE PERIODE 



l'assemblée des fem-mes. le PLOUTOS. 



Les événements des années 404 et 403, — écrou- 
lement de la puissance athénienne, tyrannie des 
Trente, restauration de la démocratie — paraissent 
avoir modifié assez profondément la situation des par- 
tis dans Athènes. Ou, pour mieux dire, si Ton réserve 
le nom de parti à un groupe politique organisé en 
vue d'une action déterminée, il n'y eut plus dès lors, 
dans cette ville, de partis proprement dits. Non seu- 
lement une restauration de l'oligarchie apparaissait 
désormais comme impossible à ceux mêmes qui l'au- 
raient désirée, mais ils ne songeaient même plus à 
réformer profondément la démocratie. Après les 
épreuves qu'elle avait traversées victorieusement, 
celle-ci était devenue la forme nécessaire de la cité 



272 CHAPITRE V 

athénienne : qu'on l'aimât ou non, il ne restait main- 
tenant qu'à Taccepter, telle qu'elle était, en s'y ac- 
commodant le mieux possible. Les idées dé réformes 
constitutionnelles, destituées de toute influence pra- 
tique, n'avaient place désormais que dans les dis- 
cussions des philosophes. Au théâtre, elles auraient 
paru ridicules ou n'auraient pas été acceptées. 

Il n'est pas surprenant que les dernières pièces 
d'Aristophane traduisent cet état d'esprit. Nous pou- 
vons rapporter à ce temps quatre de ses comédies : 
l'Assemblée des femmes et le Plouios, que nous li- 
sons encore, V/Eolosicon et le Cocalos, aujourd'hui 
perdus. Ces deux dernières pièces étaient, nous le 
savons, des parodies mythologiques. Comment con- 
vient-il de définir les deux premières ? 

Elles touchent, l'une et l'autre, à certaines ques- 
tions sociales, organisation de la famille, répartition 
des richesses ; et il semble donc qu'on puisse les 
appeler assez justement des comédies sociales (1). 
Toutefois on est arrêté par un scrupule. Cette déno- 
mination implique en effet l'idée d'une doctrine plus 
ou moins déterminée. Or, les pièces en question con- 
tiennent-elles une doctrine ? Il faut avouer qu'on est 

(1) Sur la première de ces pièces, on peut consulter 
PoEHLMANN, Gcschichte der antiken Kommunismiis iind Sozia- 
lismuSt Munich, <90l, tome II, chap. i, section I, auquel 
j'ai emprunté plusieurs observations. Pour l'ensemble, 
voir le chapitre v de l'ouvrage cité d'Aug. Couat. 



DERNIÈRE PÉRIODE 273 

en droit d'en douter. On y cherche, derrière la fan- 
taisie, ridée maîtresse du poète, sans être bien as- 
sure de la trouver, tant elle est fuyante et capri- 
cieuse, tant il abandonne vite les démonstrations 
qu'il semblait promettre. Beaucoup de scènes n'y 
ont évidemment d'autre but que d'amuser le public. 
On a le sentiment qu'on ferait preuve de quelque 
naïveté si on les prenait trop au sérieux. Pourtant, 
d'autres éclairent vivement certains aspects des ques- 
tions posées ; elles révèlent l'intérêt que le poète y 
prend ; elles manifestent, en partie au moins, ce qu'il 
en pense. Si donc le nom de comédie sociale paraît 
trop ambitieux pour ce genre indécis et mélangé, 
contradictoire même et incomplet, disons tout au 
moins que nous voyons là une comédie à tendances 
sociales, plus fantaisiste sans doute que philoso- 
phique, mais non dénuée cependant d'une certaine 
philosophie. 

Quelle qu'elle soit d'ailleurs, notre tâche doit être 
ici d'en déterminer aussi exactement que possible les 
visées, et de montrer quel rapport elles ont, soit avec 
les sentiments connus du poète, soit avec les cir- 
constances et le milieu où elles se sont produites. 



18 




I 



IJ est à peu près certain que V Assemblée dey 
femmes fut représentée en 392, aux Lénéennes (1). 

La donnée initiale présente quelque analogie avec 
celle de Lysis traie. Les femmes d*Athènes, s'étant 
avisées que les hommes conduisaient fort mal les 

(\) Nous n'avons plus la didascalie de la pièce. Mais, au 
vers 193, Aristophane fait allusion à une confédération où 
Athènes est récemment entrée ; le scoliaste, se référant à 
Philochore, explique que Fallusion se rapporte à Talliance 
conclue, deux ans auparavant, entre les « Lacédémo- 
niens » et les Béotiens. Le mot « Lacédémoniens » doit 
évidemment être corrigé, car le poète parle d'une alliance 
contractée non contre Athènes, mais par elle. On a donc 
substitué avec raison « Athéniens » à « Lacédémoniens ». 
L'alliance ainsi visée est celle de 395, conclue entre 
Athènes, Thèbes, Gorinthe et Argos contre l'hégémonie 
lacédémonienne. Il en résulte que la pièce a été jouée 
dans Tannée 393-2. D'autre part, il est dit à deux re- 
prises (v. 18, 59) que le complot des femmes a été orga- 
nisé aux Skira ; on en conclut que la pièce fut représen- 
tée aux Lénéennes, première fête après les Skira, qui 
comportât un concours de comédie ; mais ceci est plus in- 
certain. 



l'assemblée des femmes 275 

affaires publiques, ont comploté aux Skirophories 
de prendre le pouvoir. Dès le début de la pièce, elles 
exécutent leur dessein, sous la conduite de Praxa- 
gora. Déguisées en hommes, elles se glissent dans 
l'assemblée, occupent presque toutes les places avant 
le lever du jour, et, quand elles se sont ainsi rendues 
maîtresses du vote, elles font passer un décret qui 
leur attribue le gouvernement. Quel usage vont-elles 
en faire ? Praxagora, leur chef, établit la communauté 
des biens et la communauté des femmes ; celles-ci 
appartiendront à tous, sous réserve d'une réglemen- 
tation qui assurera entre elles l'égalité. Nous nous 
attendons à voir se dérouler devant nous les consé- 
quences de cette double décision. En réalité, nous 
n'en voyons que quelques-unes, très vivement dessi- 
nées, mais qui ont plus ou moins le caractère de cas 
particuliers. Un naïf s'empresse de se dépouiller de 
tout ce qu'il a, pour obéir à la loi ; un sceptique, 
mieux avisé, préfère attendre. Les deux person- 
nages sont d'une amusante vérité. Mais quelles seront 
pour chacun d'eux les suites de leur façon d'agir. 
Nous l'ignorons. L'autre sorte de communisme est 
mise en scène de la même manière, sous forme d'in- 
cident. Rivalité furieuse entre une vieille femme et 
une jeune fille. La vieille a pour elle le règlement, la 
jeune a pour elle la jeunesse. Et il semble bien que 
le règlement ne sera pas le plus fort, mais cette con- 
séquence même est esquivée aussitôt qu'indiquée. 




27G 



CHAPITRE V 



Quant aux autres consô(|uences. qui inléresseraient 
la familJe, la citr. la morale, la comédie les laisse en- 
tièrement (le coté. 

Cette brève es(|uisse laisse apercevoir déjà ce qui 
manque à la pièce pour être vraiment une comédie 
sociale. Mais entrons un peu plus dans le détail. 

Il est a remarquer tout d*abord qu'il n'est aucune- 
ment question du communisme dans toute la pre- 
mière partie. Si nous comparons à cet égard YAssem- 
blce avec Lysis traie, la différence est frappante. Dans 
Lysistrate, le but de la conjuration des femmes es^ 
immédiatement indiqué v. 30-40, 50) : leur complot a 
pour objet de mettre fin à la guerre ; toute l'action, 
dès le début, tend à cette fin, et à celle-là seulement. 
Dans YAsseniblce, ilenest tout autre aient. Elles visent 
à se faire attribuer par ruse un pouvoir discrétion- 
naire. Mais à (|uoi leur servira ce pouvoir? Elles 
semblent l'ignorer elles-mêmes. Ce n'est qu'à partir 
du vers 590, c'est-à-dire dans la seconde moitié delà 
I)ièce, (jue Praxagora révèle tout à coup son pro- 
gramme, et c'est seulement dans le dernier tiers que 
nous en voyons l'application. Il en résulte que la 
discussion de ce programme et surtout la peinture 
de ses effets sont nécessairement écourtées. Pour- 
(juoi cette structure singulière, qui a obligé le poète 
à sacrifier bien des éléments de son sujet, et peut- 
être justement quelques-uns des plus comiques ? 

On en devine la raison, lorsqu'on étudie de près 



l'assemblée des femmes 277 

cette première partie. En fait, elle a, pour l'auteur, 
bien plus d'importance qu'on ne serait d'abord tenté 
de lui en attribuer, et elle doit cette importance à ce 
qu'elle est une satire mordante de la réalité contem- 
poraine. Plus tard viendra la fantaisie, la représen- 
tation caricaturale de quelques utopies dont nous 
aurons à déterminer le caractère ; ici, nous sommes 
en pleine vie athénienne, et ce sont les hommes et 
les choses du jour qui forment la matière principale 
de la comédie. 

Athènes, si cruellement éprouvée en 404, était 
alors engagée de nouveau dans une guerre pénible 
avec Sparte. Alliée de Thèbes, de Corinthe, d'Argos, 
elle luttait, depuis plus de deux ans, pour s'affran- 
chir de la dure hégémonie de sa rivale. Les chances 
de la guerre avaient été diverses. Victorieux de Ly- 
sandre à Haliarte, les coalisés avaient été vaincus à 
Némée et à Coronée, en 394. Depuis lors, les hosti- 
lités traînaient, sans avantage marqué, autour de Co- 
rinthe. Il est vrai que l'alliance de la Perse et du 
roi de Chypre Evagoras, ainsi que la victoire navale 
de Conon à Cnide, avaient semblé marquer pour 
Athènes un retour inespéré de fortune. Grâce aux 
subsides du Roi, elle avait pu relever les murs du 
Pirée et les longs murs ; elle avait môme construit de 
nouveau quelques vaisseaux et elle recommençait à 
faire figure dans la mer Egée. Malgré cela, sa situa- 
tion demeurait fort précaire. La guerre du Pélopo- 



278 



CHAPITRE V 



nèse l'avait épuisée. Beaucoup de riches étaient de- 
venus pauvres, presque tout le monde souffrait de la 
gène ; et, pourtant, il fallait faire face aux frais écra- 
sants de la guerre : les dépenses pesaient lourdement 
sur les propriétaires et les producteurs ; en revanche, 
sous forme de salaires ou de solde, elles constituaient 
à peu près Tunique moyen de vivre des masses po- 
pulaires, qui, par suite, ne désiraient aucunement 
la paix. Pour entretenir la guerre, celles-ci multi- 
pliaient contributions et confiscations. De là, un état 
de trouble profond, malaise à la fois matériel et mo- 
ral (1). Telle est justement la cité qu'Aristophane 
nous met sous les yeux. 

Elle est gouvernée d'une façon déplorable : voilà 
le point fondamental. « Les décisions de l'Assem- 
blée, dit une des femmes, ressemblent, si l'on y ré- 
fléchit, à celles de gens ivres ; ce sont des idées 
incohérentes (2). » Les conjurées vont donc essayer 
de prendre en main la conduite des affaires, « pour 
que la ville ait un peu de prospérité. Car, pour le 
moment, dit Praxagora, nous ne marchons ni à la 
voile, ni à la rame (3) ». On fait la répétition du rôle 



(1) La situation d'Athènes, en ce temps, a été partica* 
lièrement bien exposée par Ed. Meyer {Gesck. des Aller- 
thums, t. V, 847-866) d'après Xénophon, Diodore, Plu- 
tarque, et surtont Andocide et Lysias. 

(2) V. 437-139. 

(3) V. 408-109. 



l'assemblée des femmes 279 

qu'il faudra jouer dans l'Assemblée. Après divers in- 
cidents, voici que Praxagora, pour donner l'exemple, 
improvise un discours modèle. C'est le morceau ca- 
pital de la première partie. 

Tout ce discours n'est qu'une série d'allusions, 
souvent peu intelligibles pour nous, à la politique in- 
térieure et extérieure d'Athène§. Les premières sont 
générales : « Je vois, dit l'orateur, que notre ville 
a de fort mauvais chefs. Si, par hasard, l'un d'entre 
eux est bon pendant un jour, il redevient détestable 
pendant dix autres jours. Veut-on se confier à un 
autre ? Celui-là fera plus de mal encore. Il est vrai 
qu'il est malaisé de donner de bons conseils à des 
gens qui n'en acceptent aucun, à un peuple tel que 
vous, toujours défiant envers qui veut vous faire du 
bien, et toujours prêt à solliciter ceux qui ne s'en 
soucient pas (1). » Ce qu'Aristophane paraît critiquer 
par ces paroles mordantes, bien qu'obscures, ce 
sont sans doute les hommes d'État de la démocratie 
restaurée, mais c'est surtout l'incohérence populaire, 
le défaut d'esprit de suite, les brusques changements 
d'humeur,qui empêchaient, selon lui, toute continuité 
de vues et d'action. Il s'amuse du zèle qu'ont les ci- 
toyens pour venir à l'Assemblée, depuis que le dé- 
magogue Agyrrhios a fait attribuer à tous ceux qui 
y sont présents un salaire de trois oboles, a II fut un 

(9) V. 176-182. 



•280 



CHAPITRE V 



temps où nous ne tenions guère d*assemblées, et 
nous considérions alors Agyrrhios comme un mau- 
vais drôle. Aujourd'hui, nous tenons des assem- 
blées ; et celui qui touche son salaire, n'a pas assez 
(réloges pour lui ; tandis que celui qui ne le touche 
pas, affirme que la peine de mort ne serait pas trop 
rigoureuse pour des gens qui font de la présence à 
l'assemblée un service mercenaire (1). » Aristo- 
phane, évidemment, est plutôt de cœur avec ces der- 
niers. Ces assemblées de pauvres diables et de gens 
sans travail, qu'attiraient les trois oboles, ne lui 
plaisaient guère. Et Ton sent qu'il a été bien aise 
d'en dire sa pensée en passant sous une forme gaie, 
atténuation spirituelle d'une satire qui gardait néan- 
moins sa portée. 

Incohérence au dedans et pareille incohérence au 
dehors. Athènes, depuis un peu plus de deux ans, 
est alliée de trois cités puissantes. Mais de cette 
alliance même, elle ne sait pas profiter. Elle va 
d'un sentiment à l'autre, divisée contre elle-même : 
« L'alliance actuelle, dit Praxagora, lorsque nous en 
délibérions, on déclarait que, si elle ne se réalisait 
pas, la ville était perdue. Elle se réalisa, et l'on se 
fâcha ; l'orateur qui l'avait fait décider prit soudain 
la fuite et disparut. Quant à mettre des vaisseaux à 
la mer, c'est l'avis du pauvre ; mais ce n'est pas celui 

(1) V. 183-188. 



l'assemblée des femmes 28 1 

des riches ni des gens de la campagne. Vous en 
voulez aux Corinthiens : or, les voici qui deviennent 
charmants pour vous ; il faut donc que toi aussi, mon 
ami, tu deviennes charmant pour eux "^^1). » Les 
quelques vers qui suivent sont malheureusement al- 
térés, et, dans ceux qui précèdent, bien des détails 
embarrassent aujourd'hui le commentateur. Du 
moins, l'intention générale ressort assez nettement. 
Les critiques de Praxagora aboutissent en effet à 
leur conclusion logique. Tout le mal vient de ce que 
trop de citoyens ne songent plus qu'à gagner de l'ar- 
gent aux dépens de l'Etat, soit en multipliant les 
assemblées, soit au moyen de la solde. L'âpreté de 
l'intérêt privé fait oublier à tous ces affamés Tinté- 
rôt public. Le remède, ce sera de confier aux femmes 
la direction, car elles ont par nature le génie de l'ad- 
ministration et de l'économie ; et, tandis que l'Athé- 
nien n'est satisfait qu'à la condition d'innover chaque 
jour, l'Athénienne, au contraire, demeure attachée 
en tout à la coutume et à la tradition. En outre, leurs 
sentiments et leurs instincts sont la meilleure ga- 
rantie de ce qu'elles feront : « Mères, elles auront 
à cœur de ne pas laisser périr nos soldats. Qui s'oc- 
cuperait mieux de les approvisionner que celles qui 
les ont mis au monde ? D'ailleurs, trouver de l'argent, 
c'est l'affaire des femmes. Et, lorsqu'elles exerce- 

(8) V. 193-200. 



i82 CHAPITRE V 

ront le pouvoir, ne craignez pas qu'on les trompe : 
elles sont elles-mêmes trop habituées à tromper. 
Enfin, je passe sous silence quantité d'autres rai- 
sons. Croyez-moi, et vous vivrez désormais parfai- 
tement heureux (1). » 

On voit maintenant pourquoi Aristophane s'est 
étendu sur cette première partie. C'est qu'elle lui a 
paru appropriée à ce qu'il voulait mettre de satire 
politique dans sa pièce. Seulement le sort même qu'il 
fait à cette satire, en la reléguant dans une sorte de 
prologue et en la confiant à des femmes, montre 
assez qu'elle se réduisait désormais pour lui à peu 
de chose. 11 usait d'un droit traditionnel et il satis- 
faisait son mécontentement en disant son mot sur ce 
qui se passait autour de lui. Mais il ne songeait plus 
à pousser vigoureusement l'offensive contre tel 
homme d'Etat ou tel abus. Satisfait de se rendre, 
sous forme légère et mordante, l'interprète momen- 
tané des meilleurs citoyens, il ne comprenait sans 
doute que trop combien la comédie était impuissante 
désormais à lutter contre la force des choses. 

(1) V. 232-240. 



n 



Cette introduction a toutefois une autre utilité* 
Elle marque le véritable caractère du programme 
réformateur de Praxagora. Le mérite propre de cette 
réforme chimérique, c'est en effet de produire un 
contraste brusque et complet avec la réalité contem- 
poraine. Dans cette cité inquiète, parmi ces hommes 
aigris, défiants, qui se disputent âprement le pain 
quotidien, voici que le poète fait surgir le rêve d'un 
communisme qui supprimerait toutes les compéti- 
tions, d'une vie large, facile, insouciante, l'utopie 
d'une bienveillance universelle. 

Athènes a toujours aimé ces songes d'or, distrac- 
tions inoffensives et calmantes. Mainte fois, dans les 
misères de la guerre du Péloponèse, ses poètes lui 
avaient représenté des pays de cocagne (1). N'était-ce 
pas le rôle propre de ces serviteurs de Dionysos que 
d'emporter à leur suite les imaginations loin des 



(1) Voir PoEHLMANN, ouvrage cité, t. II, p. 11 et suiv., 
€t Aug. CouAT, ouv. cité, p. 198-200. 



iQA CHAPITRE V 

souffrances et des peines ou encore de verser un 
peu de joie dans la coupe amère de la vie ? Ce rôle, 
Aristophane Tavait rempli bien souvent dans sa jeu- 
nesse : il continuait à le remplir, tout en vieillissant ; 
car enfin, puisque la vie ne devenait pas meilleure, 
il fallait bien que la poésie continuât son œuvre bien- 
faisante de divertissement. Lui-même, au reste, ne 
la prosente pas autrement. Rappelons les paroles que 
prononce le chœur des femmes, lorsque Praxagora 
va commencer son exposé : 

« Voici le moment de stimuler ton esprit avisé, 
d'éveiller en toi Tidée amie de la sagesse, pour se- 
courir adroitement tes compagnes. C'est au profit 
du bonheur commun que va surgir la pensée inven- 
tive, celle qui, pour ce peuple de citoyens, embellira 
la vie en mille manières. L'occasion est bonne de 
montrer de quoi tu es capable ; notre ville a bien 
besoin d'une idée heureuse. Va donc et expose-nous 
des choses qui n'aient été ni dites ni réalisées jus- 
qu'ici. Car nos gens, tu le sais, n'aiment pas à voir 
souvent ce qu'ils ont déjà vu (1). » 

Est-il possible de dire plus agréablement, et plus 
clairement à la fois, qu'on va prendre son essor vers 
une région de chimères, à seule fin de procurer au 
bon peuple quelques moments de joie ? Faut-il croire 
maintenant que ces chimères seront en même temps 

(i) V. 571-581. 



l'assemblée des femmes !285 

des satires, et que le malin poète, tout en délassant 
son public, songe à se moquer des systèmes de tel 
ou tel philosophe contemporain ? Faut-il admettre en 
particulier qu'il va s'égayer aux dépens de Platon ? 
La question vaut un instant d'examen (1). En 392, 
non seulement Platon n'avait pas encore publié sa 
République, mais l'Académie n'existait pas. Aris- 
tophane, de toute façon, n'aurait donc pu viser que 
des théories en formation, ébauchées dans des 
entretiens privés, puis répétées et répandues au 
dehors. A moins que Platon lui-môme se soit appro- 
prié plus tard des idées qui auraient été déjà pro- 
duites par d'autres, soit dans des conférences pu- 
bliques, soit dans des écrits aujourd'hui perdus (2). 
Evidemment, c'est là une hypothèse possible, que 
nous n'avons plus le moyen de contrôler rigoureu- 
sement ; tout ce qu'on peut dire, c'est que les discours 
de Praxagora ne semblent pas la confirmer. 



(\) Voir, à ce sujet, Zeller, PhiL d. Griechen, II' p. 466, 
note 1. Je n'ai pas eu à ma disposition le travail plus ré- 
cent de DiETZEL, Zeitschrift fur Literatur und Geschichte der 
Staatswissenschaftt 1, 382, qui conclut dans le même sens 
négatif. 

(3)Aristote, Politique^ II, 5 et 6, mentionne deux uto- 
pistes, Phaléas de Chalcédoine et Hippodamos de Milet, 
qui avaient tracé, Tun et Tautre, des projets de cités 
communistes. Cela prouve que ces idées étaient agitées, 
sinon dans le peuple, du moins parmi les « intellectuels » 
du temps. 



286 



CHAPITRE V 



Tout d*abord, les idées qu'elle expose sont pré- 
sentées par le poète lui-même comme absolument 
neuves (1). Pas la moindre allusion à un philosophe 
dont il aurait l'intention de se moquer. Discrétion 
bien surprenante de la part d'un homme qui ne re- 
culait pas devant les noms propres. Ensuite, ces 
idées elles-mêmes n'ont aucune couleur philoso- 
phique. Lorsque Platon proposera, dans sa Répu- 
blique, d'établir le communisme entre les citoyens 
de la classe supérieure, la raison qu'il en donnera 
sera la nécessité de détruire l'individualisme au 
profit de l'unité sociale : voilà la marque du penseur. 
Praxagora n'a rien de ces hautes préoccupations. 
Ce qu'elle veut, c'est d'assurer à tous le bien-être 
matériel. Si elle met en commun la terre et l'argent, 
et en général tous les biens, c'est afin de constituer 
une masse, qui sera administrée par les femmes, et 
sur laquelle tout le monde \Tivra dans des conditions 
d'égalité (2). Ses vues ne vont guère au delà du 
boire et du manger. Conception aussi simple que 
réaliste. Le poète s'adresse manifestement à un 
public où les pauvres sont en grand nombre, et il 
caresse ironiquement leurs secrets désirs par le rêve 
insensé d'un état de choses où la pauvreté cesserait 
de se faire sentir. 



(i) V. 578-580 et 583-585. 
(2) V. 597-600. 



l'assemblée des femmes 287 

Ce caractère de rêve s'accuse encore par l'insou- 
ciance môme dont il fait preuve à l'égard des impos- 
sibilités pratiques qui surgissent d'elles-mêmes. Qui 
alimentera cette masse destinée à la subsistance 
publique? Qui la renouvellera? Les esclaves (v. 651). 
Il faudra donc des esclaves pour que cette répu- 
blique puisse vivre. Passons sur l'étrange contradic- 
tion morale de cette conception : elle pouvait 
échapper à des Grecs. Mais il faudrait au moins 
nous dire comment on se procurera ces esclaves, 
une fois le commerce supprimé, et qui les fera tra- 
vailler, lorsque personne ne voudra plus s'imposer 
de peine. La question n'est pas même examinée. 
L'industrie paraît se réduire pour Praxagora à la 
confection des vêtements. Qui en aura le soin ? Elle 
déclare que ce seront les femmes (v. 654). Ainsi, 
toute la constitution sociale repose en somme sur 
la bonne volonté des esclaves et sur l'abnégation 
supposée des femmes. Elles continueront à tra- 
vailler comme par le passé, elles auront nécessaire- 
ment toute la surveillance et la direction des servi- 
teurs, et de plus elles administreront le trésor com- 
mun. Tout cela, elles le feront spontanément et en 
perfection. Voilà le fondement du système. Il suffit 
de le découvrir quelque peu pour faire sentir com- 
bien Aristophane a été loin de vouloir représenter ici 
une théorie réellement étudiée et conséquente . Le pro- 
gramme qu'il prête à sa Praxagora est un de ces pa- 



288 CHAPITRE V 

radoxes amusants qui comptaient parmi les moyens 
ordinaires de l'ancienne comédie. Tout ce qu*il a de 
réalitc, c'est sa ressemblance avec certains désirs 
vagues qui s'ébauchaient, alors comme en tout temps, 
dans l'imagination des pauvres gens, lorsque la vie 
leur était particulièrement dure. Le poète s'amuse à 
leur donner consistance, il a l'air de les prendre au 
sérieux, il les réalise dans la pleine liberté d'une 
fantaisie (|ui se moque des vraisemblances. Et, pour 
mieux jouer son jeu, il donne à ce paradoxe l'appa- 
rence d'une argumentation, il prête à celle qui le 
soutient toutes les ressources d'esprit et de langue 
dont il dispose. Les Athéniens en ont ri sans doute. 
C'est à nous de n'être pas plus naïfs qu'ils ne l'ont été. 
La seconde partie du programme n'est pas moins 
dénuée de philosophie. Si la théorie de Platon sur 
la communauté des femmes nous paraît étrange et 
profondément antisociale, elle résulte du moins 
d'une conception logique. Persuadé que le citoyen, 
pour appartenir tout entier à l'Etat, ne doit avoir ni 
affection ni intérêts particuliers, le philosophe a 
détruit la famille en vue de fortifier la société. Pour 
Praxagora, cette destruction n'est qu'une consé- 
quence accessoire de la communauté des biens. 
Faute d'argent, il ne resterait plus aux hommes que 
l'amour désintéressé. Blépyros paraît craindre que 
ce ne soit pas assez (1). C'est pour le rassurer que 

(1) V. 611 et suiv. 



l'assemblée des femmes 289 

Praxagora révèle la seconde partie de son pro- 
gramme, c*est-à-dire la communauté des femmes. 
Ici encore, il ne s^agit que de satisfaire des appétits. 
En réalité, Praxagora les bride bien plus qu'elle ne 
les satisfait. On sait quelle est la rigueur de sa' ré- 
glementation. Notons que cette réglementation est 
tout à fait étrangère à Platon (1). Pour Aristophane, 
au contraire, elle devient la chose principale. 
L'unique raison qu'on en puisse donner, c'est qu'elle 
est éminemment féconde en effets comiques, pour 
peu que la comédie ne s'assujettisse à aucune loi 
de convenance. Bouffonnerie joyeuse et grivoise, 
tel est le caractère de toute cette partie du dévelop- 
pement, et ce caractère en est aussi la seule raison 
d'être. Ne cherchons pas de satire sous ces plaisan- 
teries légères ; elles n'ont jamais eu d'autre objet 
que d'exciter le rire d'un public qu'aucune indé- 
cence n'offensait. 

(1) La seule rencontre vraiment frappante est celle des 
vers 635-637 avec Républ., V, p. 461. « Comment, de- 
mande Biépyros, chacun de nous, avec ce genre de vie, 
pourra-t-il distinguer ses enfants? — Pourquoi pas? ré- 
pond Praxagora : les enfants considéreront comme leurs 
pères tous les hommes plus âgés, en calculant le temps.» 
C'est aussi ce que dit Platon. Mais cela n'implique aucune 
source commune : il est clair que la théorie appelle l'ob- 
jection, et que l'objection appelle la réponse. 



19 



III 



Si ce doul)le programme de Praxagora n'est 
qu'une fantaisie, la série de scènes qui terminent la 
pièce ne doivent pas être prises pour une réfutation 
à proprement parler. Ce sont, elles aussi, des inven- 
tions fantaisistes, qui \isent surtout à faire rire. Ce 
qu'elles contiennent de réfutation provient moins 
d'un dessein du poète, que de la justesse naturelle 
de son esprit. Ainsi comprises, elles se justifient 
d'ailleurs bien mieux. Comme réfutation, elles se- 
raient étrangement incomplètes. Comme scènes co- 
mi(jues, elles répondent pleinement aux intentions 
de leur auteur. 

La meilleure, pour nous, est incontestablement 
celle des deux citoyens invités à porter leurs biens 
à la masse commune. Rien de plus plaisant ni de plus 
juste que le contraste de leurs caractères. L'un, 
plein de candeur, est persuadé qu'on va partager en 
effet, et il ne croit pas pouvoir se hâter assez de 
réunir son petit avoir, ses quelques meubles, ses 
pauvres hardes, de peur d'arriver en retard. L'autre 



l'assemblée des femmes 291 

sait ce que valent les décrets, surtout quand ils 
commencent par exiger un sacrifice quelconque. Il 
ne croit donc pas au partage. Au surplus, il estime 
que, s'il doit avoir lieu, rien ne sert de devancer les 
autres : il est bien décidé à n'y venir que le dernier. 
En revanche, dès que le héraut invite les citoyens 
à dîner, nul n'a les pieds plus rapides. 

Certes, ces scènes laissent bien vivement aper- 
cevoir la plus profonde impossibilité du commu- 
nisme ; à savoir, la résistance de l'intérêt personnel. 
Et elles suggèrent très joliment la pensée qu'en 
toute forme imaginable de société, tant qu'il y aura 
des hommes, il y aura des dupes. Toutefois, si elle 
devait servir de réfutation, elle serait manifeste- 
ment trop courte et trop peu poussée aux consé- 
quences. Elle nous laisse en suspens, elle ne décide 
rien. C'est sur la place publique, c'est au milieu 
même du partage que le poète, en pareil cas, 
aurait du nous transporter. Et il fallait qu'il nous 
montrât là le conflit des intérêts, naissant de la 
mesure qui se proposait de les accommoder. Mais 
qu'avait-il besoin de réfutation, puisqu'il n'avait 
présenté aucune théorie sérieuse ? Le paradoxe 
fou de Praxagora se réfutait de lui-même, à me- 
sure qu'il se développait, ou plutôt il se présentait 
comme un jeu d'esprit et rien de plus. Et c'est une 
fantaisie encore, un simple sujet d'amusement, 
que cette jolie scène, mais une fantaisie d'autant 



21)2 CHAPITRE V 

meilleure qu*ellc est faite de fine réalite psycholo- 
gique. 

Notre goût moderne est moins charmé par les der- 
nières scènes, où nous voyons des femmes se dis- 

ml 

puter Tamourd'un jeune homme. Ce que ces scènes 
ont de grossier, ou même de répugnant, nous em- 
pêche d'y goûter complètement, ni Fesprit qui y 
abonde d'ailleurs, ni la vérité avec laquelle le poète 
y fait parler la nature. Mais ce qu'il faut noter ici, 
c'est (ju'elles ne constituent pas une réfutation d'une 
théorie de l'union libre. Car ce que le poète nous 
représente, c'est tout le contraire de la liberté. Sup- 
primez la réglementation amusante, mais absurde, 
de Praxagora, et l'invention fondamentale s'écroule. 
C'est donc en vue de cette invention drolatique que 
le poète a imaginé sa réglementation, qui n'était, en 
aucune la^on, une pièce nécessaire de la constitu- 
tion de Praxagora. Par là même, il est visible qu'en 
l'imaginant il s'est proposé seulement de donner car- 
rière à sa \ crve bouffonne et de satisfaire le goût de 
son public pour les plaisanteries les plus libres. 

De tout cela ressort très nettement le caractère 
véritable de la pièce, considérée dans son ensemble. 
Satire politique au début, mais satire discursive et 
capricieuse, sans dessein bien arrêté, elle se jette 
ensuite volontairement dans de folles inventions, 
où elle se complaît et s'attarde, pour l'amusement 
du public ; elle ne cherche ni à élever ni à renverser 



l'assemblée des femmes 293 

des théories ; s'abandonnant au caprice de Timagi- 
nation poétique, elle crée librement des paradoxes, 
qu'elle soutient à grand renfort de sophismes ingé- 
nieux et plaisants, et sur lesquels elle fonde une so- 
ciété imaginaire ; enfin, elle choisit, entre les consé- 
quences de cette révolution, quelques-unes des plus 
risibles, pour en composer une série de bouffon- 
neries, selon la formule du genre. En somme, cons- 
truction poétique passablement incohérente, qu'il 
faut bien se garder de prendre pour Tœuvre d'un 
philosophe dissimulé. 




IV 



L'étude qui vient d'être faite de V Assemblée des 
femmes s'applique en grande partie au Ploutos, re- 
présenté quatre ans plus tard, en 388 (1) ; cela nous 
permettra d'en parler plus brièvement. 

Les deux pièces en effet se ressemblent par Tin- 
vention et par le dessein qui l'a suggérée. La se- 
conde n'est pas plus une thèse que la première ; 
mais, comme la première, elle est bien plutôt une 
sorte de rêve poétique, de fantaisie amusante, 
qui contraste plaisamment avec la réalité et qui 
fournit occasion à mainte satire de détail. 

(1) Didascalie de l'argument n° IV. Un des scoliastes, à 
propos du vers 173, mentionne un premier Ploutos, joué 
vingt ans auparavant, soit, par conséquent, en 409-8 ; et 
le scoliaste des Grenouilles, au vers 1093, cite trois vers 
de ce premier Ploutos. On y rapporte aussi huit fragments 
insignifiants, cités dans les Anecdota de Becker et dans 
PoUux comme provenant du Ploutos, et qui ne se retrou- 
vent pas dans la pièce conservée {Comic. grœc, fragm, 
Kock, I, p. 505-507). Nous ne savons d'ailleurs rien dft 
cette comédie, qui était peut-être fort différente de celle 
que nous lisons sous le même titre. 



PLOUTOS 



295 



Ce qni semble en avoir donné Tidce au poète, 
c'est l'appauvrissement dont souffrait alors cette 
classe des petits propriétaires rustiques, à laquelle 
nous l'avons vu si attaché dès ses débuts. La guerre 
du Péloponèse, surtout dans ses dernières années, 
avait laissé la ruine derrière elle. Il avait fallu re- 
constituer peu à peu, et péniblement, à force de 
privations et de labeur, le capital d'exploitation et 
le matériel agricole. Les quinze ou seize années qui 
s'étaient écoulées depuis lors avaient été des années 
de dur travail et de souffrance. En outre, la guerre 
avait recommencé en 395 ; et, bien que l'Attique, 
cette fois, n'eut pas été envahie, les charges qui en 
résultaient étaient terriblement lourdes. Elles écra- 
saient ces pauvres gens, dont les produits d'ailleurs 
se vendaient médiocrement. De plus en plus, Athènes 
tirait sa subsistance des pays étrangers. L'industrie 
et le commerce y prenaient décidément le pas sur 
l'agriculture. La richesse passait au mains des fa- 
bricants, des banquiers, des armateurs. Elle se 
trouvait aussi chez les gens d'affaires et d'intrigues, 
chez les logographes, chez les politiciens sans scru- 
pule, qui prélevaient une dîme sans cesse renou- 
velée sur toutes les fortunes. C'était là, peut-être, ce 
(pii semblait le plus intolérable à ces habitants de 
la campagne, toujours à la peine et toujours incer- 
tains du lendemain. Ils ne pouvaient que s'irriter en 
comparant leur travail honnête et stérile aux tours 



29G CIIAPITRK V 

(rafiressc, aux roueries équivoques et lucratives de 
ces hommes audacieux, (ju'on n'estimait guère, mais 
(ju'on craignait, ou dont on ne pouvait se passer. 
Voilà le sentiment d'où est née la comédie que nous 
étudions. 

Chrémyie est précisément un de ces Athéniens 
de la campagne, à (|ui la vie est dure. Voyant arri- 
ver la vieillesse, il s'en va consulter l'oracle d'Apollon 
pour savoir ce (ju'il doit faire de son lils. Doit-il le 
condamner à Texistence honnête et misérable qu'il 
a menée lui-même ? ou bien faut-il se décider à en 
faire un co(|uin comme tant d'autres, afin qu'au 
moins il devienne riche? Le dieu, sans répondre à 
sa question, lui ordonne de suivre le premier qu'il 
rencontrera et de l'emmener chez lui. C'est ce que 
nous voyons dans la première scène. Chrémyie et 
son esclave Carion suivent obstinément un person- 
nage mystérieux, qui refuse de se nommer, et qui 
est d'ailleurs aveugle. Enfin, pressé de questions, 
menacé même, il finit par avouer qu'il est Ploutos, 
le dieu de la richesse ; Zeus l'a privé de la vue, parce 
qu'il allait instinctivement vers les hommes justes 
et droits, de qui ce dieu est jaloux; s'il redevenait 
clairvoyant, il agirait comme autrefois. Là-dessus, 
Chrémyie lui promet de lui rendre la vue, s'il veut 
rester avec lui. Ploutos a peur; peur de Zeus, peur 
de tout le monde. Mais Chrémyie et Carion le rassu- 
rent ; ils ont des alliés : ce sont tous les gens de leur 



PLOU 



•/os 297 



dème, cultivateurs, honnôtes et pauvres comme 
Chrémyle lui-môme ; nous les voyons accourir à 
rappel de Carion : ils forment le chœur, tout pa- 
reil au personnage principal. Après eux, voici un 
voisin, Blepsidème, attiré ]par la rumeur publique, 
d'abord soupçonneux, puis-, quand il est mieux ren- 
seigne, tout disposé à participer à Tentreprise comme 
au bénéfice. Ensemble, ils vont emmener Ploutos dans 
le temple d'Asklépios, pour que le dieu lui rende la ' 
vue. 

Tout à coup surgit un personnage inattendu, Pé- 
nia (Pauvreté), furieuse et effrayante. A-t-on l'inten- 
tion de la chasser ? Elle crie, elle menace ; puis elle 
entreprend de démontrer qu'elle n'est pas ce qu'on 
croit. En réalité, c'est elle qui fait du bien aux 
hommes, tandis que la richesse leur fait du mal. 
Mais elle a beau argumenter : ni Chrémyle ni Blepsi- 
dème ne se laissent persuader. Et Pauvreté finit par 
se retirer, en déclarant qu'on ne tardera pas à la 
rappeler. Si l'on supprime de son discours tout ce 
qui est paradoxe saugrenu ou argument pour rire, 
la démonstration se réduit à un seul point, à savoir, 
que la gène est souvent un stimulant d'énergie, 
tandis que la richesse peut devenir une cause d'amol- 
lissement. 

Quoi qu'il en soit, Pauvreté est expulsée ; elle l'est 
du moins de chez les braves gens. Nous apprenons 
par Carion que Ploutos a été guéri de sa cécité, et 



298 



CHAPITRE V 



le voici f|ui vient habiter chez Chrémyle, prêt à le 
combler de ses faveurs, lui et ses voisins. Le peuple 
honm^te des campagnes est soudainement enrichi. 
Si la pièci^ était une thèse en faveur de la médiocrité, 
le poète aurait à nous montrer maintenant ce qu'il y 
perd. Tout au contraire, il paraît accepter avec sa- 
tisfaction ce résultat, et il ne cherche plus qu'à nous 
amuser du spectacle de quelques transformations 
inattendues (|ui se produisent dans la société. 

Devant nous, défilent des personnages bien di- 
vers. D'abord, un juste, devenu riche, qui vient re- 
mercier lo dieu, et qui explique à Chrémyle com- 
ment il s'était ruiné jadis en obligeant des ingrats. 
Puis, un sycophante, dont les affaires ne vont plus, 
et qui exhale sa rage en imprécations. La cause de 
son malheur n'est pas bien claire : on peut supposer 
(jue les honnêtes gens, enrichis, ne veulent plus de 
procès ; mais il resterait les malhonnêtes gens, ap- 
pauvris, et ceux-là devraient lui suffire. Le poète 
n'a-t-il pas un peu oublié sa donnée? On serait porté 
à le croire : la scène du sycophante ne se comprend 
bien que si tous les Athéniens indistinctement sont 
devenus riches. En tout cas, le drôle est bafoué par 
Chrémyle, rossé par Carion, et finalement s'enfuit, 
en criant ([ue Ploutos veut renverser la démo- 
cratie. 

Après le sycophante, vient une femme d'âge très 
mur ; riche, elle était aimée d'un jeune homme 



PLOUTOS 29Î) 

pauvre ; mais celui-ci, favorise maintenant par Plou- 
tos, a brusquement changé d'humeur ; c'est, à peu de 
chose près, la situation que nous avons déjà vue 
dans V Assemblée des femmes. Seulement, on se de- 
mande pourquoi Ploutos a enrichi le jeune homme, 
et si c'est pour sa vertu. Au fond, la donnée reste tou- 
jours obscure et incertaine. Quatrième entrée : Her- 
mès, affamé et mendiant. Lesjustes, n'ayant plus rien 
àdésirer, ne font plus de sacrifices ; l'Olympe souffre 
de la famine. Hermès menace au nom de Zeus ; puis, 
voyant que ses menaces ne font plus peur à personne, 
il change de ton et se fait solliciteur. Mais quel ser- 
vice peut-il bien rendre ? il énumère piteusement tous 
ses titres, sans succès ; enfin, il se souvient heureu- 
sement qu'il est le dieu des jeux et des concours ; 
les honnêtes gens enrichis ne sauraient se donner 
trop de fêtes, il les y aidera ; en attendant, Carion 
Taccepte comme auxiliaire, et, pour ses débuts, 
l'envoie laver les tripes à la fontaine. Le défilé se 
termine par la venue du prêtre de Zeus Sauveur, en 
grand danger, lui aussi, de mourir de faim. Mais quoi ? 
Ploutos n'est-il pas maintenant le véritable Zeus Sau- 
veur ? Le prêtre deviendra donc son ministre. Aus- 
sitôt, tout le monde sort en procession pour con- 
duire solennellement Ploutos à l'Acropole, dans 
l'Opisthodome du temple d'Athéna, qu'il avait cessé 
d'habiter depuis bien longtemps. 

On voit assez, par ce simple sommaire, à quel 



300 CHAPITRE V 

point la piôce esl loin de tendre à une démonstra- 
tion, et de combien il s'en faut qu'elle ne contienne 
et n'expose une doctrine sociale. 

Si nous cherchons à dégager les intentions du 
pocte, sans nous jeter dans des hypothèses aventu- 
reuses, voici sans doute celles qui paraissent les 
moins contestables. Aristophane proteste, en lait, 
par la bouche de Chrém\ le d'abord, puis par celle 
de Ploutos lui-même, contre l'injuste distribution de 
la richesse, telle qu'il la voyait se produire autour 
de lui. Il s'irrite de ce qu'elle va de préférence aux 
sycophantes, aux orateurs de métier, aux intrigants ; 
il déplore la dure condition de cette population ru- 
rale (jui avait fait autrefois la force de l'Attique et 
qui lui semblait la vraie gardienne du salut public. 
Mais, pour remédier à ce mal, ils se sent impuis- 
sant désormais à rien suggérer. Tout ce qu'il peut 
offrir à ses concitovens, c'est un rêve, comme il 
l'avait déjà fait quatre ans plus tôt, un rôve ven- 
geur en quel([ue sorte, qui procure aux honnêtes 
gens la satisfaction de voir, en imagination et pen- 
dant la durée du spectacle, les coquins bafoués, les 
intrigants réduits à crier famine. 

Tel est le dessin principal. Quant à l'argumenta- 
tion de Pauvreté, qui a fait illusion à beaucoup de 
commentateurs d'Aristophane, nous avons indiqué 
déjà ce qu'il fallait en penser. Dans l'ensemble, c'est 
purement et simplement un paradoxe amusant, où 



PLOUTOS 301 

le poète se plaît à déployer les ressources d'un es- 
prit ingénieux ; paradoxe imité peut-être de tel ou 
tel Eloge de la Pauvreté, composé par quelque 
sophiste du temps, et, en tout cas, conforme à 
la tradition do la comédie ancienne. Il est vrai 
que, dans presque toutes les pièces que nous 
connaissons, le paradoxe traditionnel contient une 
part de vérité, ou, ce (jui revient au même, une 
part des idées que le poète tient pour vraies. II en 
est justement ainsi dans le cas présent. La pauvreté 
d'Aristophane se définit elle-même : elle n'est pas la 
misère, elle est plutôt Téconomie forcée v. 550-555). 
Cette distinction faite, le poète a beau jeu à montrer 
quel stimulant énergique les hommes trouvent dans 
le besoin de gagner leur vie, et comment toute acti- 
vité cesserait s'ils n'étaient plus obligés de pourvoir 
à leurs besoins. Mais, à vrai dire, malgré tout l'es- 
prit (ju'il y met, ce n'est là en somme qu'un lien 
commun et une démonstration d'école, sans portée 
prati([ue. Car il est trop clair que la conception de 
ce bien-être universel et de cette pleine satisfaction 
des désirs est absolument en dehors de la réalité 
humaine. Tout au plus, peut-on penser qu'Aristo- 
phane a voulu, par quel([ues-unes de ces réllexions, 
rendre plus acceptable à ses concitoyens laborieux 
et pauvres, la dureté de leur condition, en leur en 
faisant sentir à la fois la nécessité et le rôle social. 
S'il a eu cette pensée, il a bien senti lui-même que 



302 



CHAPITRE V 



tous ses arguments seraient de peu d'effet et que 
rinstinct résisterait toujours, en pareille matière, à 
la réflexion. Le plus joli côté de la scène, en effet, 
c'est justement le parti pris si humain de ses deux 
campagnards, résumé dans la déclaration célèbre de 
Chrémyle à son adversaire : « Non, non, tu ne me 
persuaderas pas, quand même tu me persuaderais. » 

Où vàp TlîlffclC, O'JO' à'v Tzzi^i^ç. 

H résulte de tout cela que l'enseignement social 
du Ploutos se réduit à fort peu de chose. Comme 
satire politi(|ue, la pièce n'a guère plus de portée. 
On pourrait y relever une série d'épigrammes ou de 
moqueries contre divers personnages plus ou moins 
obscurs, tels (jue les démagogues Pamphilos et 
Agyrrhios, contre celui qu'il appelle « le marchand 
de broches», et dont nous ignorons jusqu'au nom, 
ou encore toute une scène, signalée plus haut, où il 
exerce sa verve sur l'industrie des sycophantes. 
Mais il n'y a vraiment rien dans tout cela qui dénote 
une intention politique digne d'être notée. 



Ces deux dernières pièces d'Aristophane sont donc 
bien loin de manifester ni un renouvellement de son 
art ni un nouvel aspect de son rôle politique. Ce 
qu'elles laissent deviner, c'est bien plutôt une sorte 
d'acceptation tacite d'un état de choses qu'il n'ai- 
mait pas, mais qu'il lui paraissait désormais impos- 
sible de changer. 

La politique proprement dite se réduit pour lui, 
dans cette dernière période de sa vie, à des épi- 
grammes. Il garde son franc parler, il décoche, aussi 
librement que jamais, des traits acérés contre ceux 
qui lui déplaisent; et ceux qui lui déplaisent sont 
surtout, alors comme autrefois, les favoris du peu- 
ple, les conseillers ordinaires de la démocratie. Mais 
il lui suffit d'accoler à leur nom quelque allusion in- 
jurieuse ou de leur lancer, à un détour du dialogue, 
ime moquerie imprévue. Il ne songe plus à organiser 
une pièce ni contre tel ou tel d'entre eux, ni contre 
les movens ou les effets de leur influence. 

D'autre part, il n'est pas exact de dire non plus 



30'i CHAPITRE V 

qu'il s'atta(juc alors à des théories sociales, formu- 
lées autour (le lui. Ni V Assemblée des femmes ni le 
Plouios ne nous ont paru pouvoir être considérés 
comme dos réfutations, directes ou indirectes, de 
doctrines (jui auraient alors pris corps, soit dans les 
écoles, soit dans une partie de la société athénienne. 
L'une et l'autre de ces pièces sont bien plutôt des 
inventions de fantaisie, accommodées d'ailleurs à la 
la situation crAthènes en ce temps et remplies des 
sentiments ordinaires du poète. Ces sentiments sont 
à peu de chose près ceux (jui semblent l'avoir animé 
pendant toute sa vie. Ils sont faits d'une sympathie 
instinctive pour le peuple rustique, et honnête, qui 
préférait la vie laborieuse aux débals de l'Assemblée 
ou à l'oisiveté lucrative et malsaine des tribunaux. 
Ce peuple, gardien de la pure tradition athénienne, 
Aristophane semble l'avoir aimé très sincèrement, 
et cela jusqu'à la fin de sa vie, à travers leséprcuves 
diverses et les révolutions. Seulement, dans sa jeu- 
nesse, il l'aimait, non seulement pour ses fortes 
qualités, mais aussi pour sa joyeuse humeur, pour 
son laisser-aller, pour son goût des fêtes et du plai- 
sir, pour sa bonhomie malicieuse, et il en voulait à 
tous ceux ([ui lui paraissaient tendre à altérer sa 
bonne nature. Plus tard, cpiand il le vit ruiné, hu- 
milié, aigri, il y eut moins de joie dans son amour. 
Dans Lysistrate et les Grenouilles, ce qui le préoc- 
cupe surtout, c'est d'apaiser les haines qu'il sent 



DERMÈRE PÉRIODE 305 

grandir, et, sous les inventions joyeuses, cette pré- 
occupation semble mettre en lui. comme une ombre 
de tristesse. L'Assemblée des femmes et le Ploutos 
révèlent encore une autre nuance du même senti- 
ment : c'est le secret désir d'échapper à une réalité 
pénible, ou d'y mêler, autant que possible, à défaut 
d'espérances bien précises, du moins un peu de rêve, 
sauf à en rire aussitôt. 

Aristophane a eu la mauvaise chance que les évé- 
nements ont contrarié sa tendance naturelle. Si 
Athènes avait grandi et prospéré à mesure que son 
génie se développait, il est probable que son art au- 
rait pris un essor qui fut entravé. Le type de comé- 
die qu'il avait réalisé dans ses Cavaliers et ses 
Guêpes se prêtait à de nouveaux développements. 
Qu'on imagine Périclès ayant assez vécu pour assu- 
rer à sa patrie la victoire et pour se préparer un suc- 
cesseur. La comédie politique n'aurait-cUe pas eu un 
rôle éclatant dans cette grande cité, devenue la pre- 
mière en Grèce, et obligée d'accommoder ses insti- 
tutions à son nouveau rôle ? 

Aristophane, qui n'était aucunement hostile à la 
démocratie, mais qui avait le sentiment si vif de ses 
dangers naturels et qui voyait si bien ses fautes, au- 
rait pu employer son génie à l'avertir et, dans une 
certaine mesure, à la redresser. Sa tendance eût été, 
sans aucun doute, de signaler, avec sa clairvoyance 
aiguë et sa franche hardiesse, les éléments d'anar- 

20 



306 CHAPITRE V 

chie qui se manifestaient en elle et qui détruisaient 
sa force. 11 aurait recommandé, directement ou indi- 
rectement, ce qu'on pourrait appeler les « idées de 
gouvernement ». Et peut-être, dans cette polémique, 
n'aurait-il pas su se dégager tout à fait de certains 
préjugés, défavorables à la \ie url)ainc et à son déve- 
loppement nécessaire. Bien peu d'hommes savent se 
dépouiller en vieillissant des partis pris profonds de 
leur jeunesse. Mais il y avait assez de justesse dans 
Fensemhle de ses vues pour qu'une part même d'er- 
reur ne leur fît pas trop grand tort. On doit regret- 
ter, en somme, que l'évolution naturelle de la comé- 
die polilicfue ait été ainsi rompue prématurément 
entre les mains du plus grand poète qui Tait jamais 
représentée. 

Réserve faite de ce regret, quelle idée dernière 
convient-il de nous faire du rôle politique d'Aristo- 
phane ? 

Le point essentiel est da ne pas le considérer 
comme l'homme d'un parti. Le fond de sa politique 
a été un sentiment, en partie instinctif, plutôt qu'une 
idée. Ce sentiment a eu pour objet, principalement, 
une conception du caractère athénien et de la so- 
ciété athénienne, qui aurait pu se formuler à peu 
près ainsi : douceur des mœurs, liberté joyeuse, 
facihté des relations, attachement aux vieilles cou- 
tumes ; estime du travail agricole, conservation de 
l'esprit de famille ; affection très vive pour la cam- 



DERNIÈRE PERIODE 307 

pagne, pour le dème rustique, où la vie était plus 
aisée et plus saine ; avec cela, large part accordée 
aux réunions, aux fêtes, à Tart uiéme, comme ex- 
pression spontanée d'un idéal tantôt joyeux, tantôt 
élevé ; et, par contre, aversion prononcée pour l'am- 
bition stérile, pour Tégoïsme dur et méchant, et 
aussi pour toutes les curiosités pures de l'esprit, lé- 
gitimes ou non. 

Cette conception a donné au patriotisme d'Aristo- 
phane son caractère propre et parfois agressif. Il a 
aimé Athènes ardemment ; il a détesté, comme ses 
ennemis personnels, ceux qu'il accusait de la cor- 
rompre et de la ruiner. Persuadé qu'ils semaient et 
développaient, au dedans, la haine entre les citoyens, 
ce qu'il a défendu contre eux, avec une âpre véhé- 
mence et sans aucun scrupule de justice, il faut le 
reconnaître, c'était en réalité la bonne entente, la 
concorde, la confiance mutuelle. Plus il a vu cette 
union compromise, plus il s'est porté résolument à 
son secours. Ly sis traie et les Grenouilles attestent 
quelle force cette préoccupation avait prise chez lui 
dans la seconde partie de sa vie. Au dehors, il sou- 
haitait non moins ardemment la paix entre les Grecs. 
Nous ne sommes pas en état de déterminer par quels 
sacrifices il aurait consenti à l'acheter, d'autant plus 
que lui-même ne l'a peut-être jamais su bien exacte- 
ment. Son idéal, un peu vague, semble avoir été ce- 
lui d'un accord équitable entre Athènes et ses alliés 



308 CHAPITRE V 

et crun arrangement avec Sparte, fondé sur une 
bonne volonté réciproque. N'étant pas homme 
d'État, il ne cherchait pas à en préciser les condi- 
tions. Mais il avait au cœur un sentiment hellénicjue 
très vif, qui lui faisait deviner ce qu'il y avait de 
funeste dans ces luttes fratricides, par lesquelles la 
Grèce préparait sa ruine. Cette fureur de s'entre-tuer, 
sous les yeux de l'étranger (jui s'en réjouissait, lui 
paraissait le pire des maux ; et c'est comme partisans 
intéressés de la guerre, (jue Cléon et les autres dé- 
magogues lui faisaient particulièrement horreur. 

Ces sentiments, bien entendu, n'étaient pas 
propres à Aristophane. Ils se sont rencontrés en mé- 
lange et en proportions diverses chez beaucoup des 
hommes de ce temps et, naturellement, ils ont ali- 
menté la politifjue des partis. Lorsqu\\ristophane 
les traduisait dans ses pièces, il se rencontrait donc 
nécessairement avec ceux qui les partageaient et avec 
ceux qui s'en servaient. De là des rapprochements 
passagers qui seraient de nature à nous tromper, si 
nous n'y prenions garde. A priori, il aurait du pa- 
raître invraisemblable qu'un génie aussi spontané, 
aussi vigoureux, aussi original, eut vécu, pour ainsi 
dire, de suggestions étrangères. Cela n'aurait pu 
être admis qu'en présence de preuves décisives. Or, 
non seulement ces preuves manquent, mais les faits, 
étudiés de près, nous en fournissent de toutes con- 
traires. Dans chacune des pièces du grand poète, 



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DERMÈRE PÉBIOUE 3U9 

nous avons trouvé, avec une conception personnelle 
des choses, des intentions librement déterminées, 
qui nous ont paru procéder directement des circons- 
tances et de ses sentiments les plus certains. C'est 
donc bien à lui-même qu'il faut imputer, avec la res- 
ponsabilité de ses injustices et de ses préjugés, le 
mérite de certaines vues vraiment larges et géné- 
reuses autant que perspicaces. 



TABLE DES MATIÈRES 



Avant-Propos. v 

Introduction 1 

Chapitre premier. — Débuts d'Aristophane. Les Dé- 
taliens 427. Les Babyloniens 426. Les Achar- 
niens 425 45 

Chapitre IL — Les Cavaliers 424 95 

Chapitre III. — Les Nuées, 423 les Guêpes, 422 la 

Pm>42i 443 

Chapitre IV. — Seconde période. La guerre de Si- 
cile et la guerre de Décélie. Les Oiseaux (414). 
Lysistrate et les Thesmophories (41 1). Les Gre- 
nouilles (405) 185 

Chapitre V. — Dernière période. Uassemblèe des 

femmes 392. Le Ploutos 388 271 



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