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Wi
54-70
t
i
MAURICE CROISET
ARISTOPHANE
LES PARTIS A ATHÈNES
PARIS
ALBERT FONTEMOING, EDITEUR
4, RV¥. I.K OOPK {5''}
ILtOC.
Collection "MINERVA"
ARISTOPHANE
ET
LES PARTIS A ATHENES
MAURICE CROISET
PHOFESabUH AU COLLËOB US fRANCB
ARISTOPHANE
ET
LES PARTIS A ATHÈNES
PARIS
INE LIBRAIRIE THORIN ET FILS
ALBERT FONTEMOING. ÉDITEUR
Librairi des Ecolts Française d'Aihints li di Romi,
du Colligi de France et de l'Ecole Normale Supérieure
4, SUE LE GOFF (5"")
1906
Collection " HIHERVA "
AVANT-PROPOS
L'histoire politique de la comédie athéDieoQe
au V* siècle est encore à écrire.
Non pas que les relations de ce genre litté-
raire avec les événements contemporains aient
été le moins du monde méconnus jusqu'ici. Il
n'est pas un historien de la Grèce ancienne qui
n'ait, au contraire, tiré parti des renseignements
si variés, si intéressants, qui se trouvent dis-
persés dans les pièces subsistantes d'Aristophane
et xlans les fragments des poètes comiques du
même temps. Quelques-uns l'ont fait avec une
érudition et une perspicacité qui ne laissent rien
à désirer. A ce point de vue, la comédie athé-
nienne semble avoir donné à peu près tout ce
qu'on pouvait en attendre, pour le moment du
moins. Seulement, dans les travaux auxquels il
174754
VI AVAM-PHOPOS
est fait ici allusion, elle a été traitée, naturelle-
ment, comme un simple recueil de documents.
Ce qui revient à dire qu'elle n'y est pas étudiée
en elle-môme et pour elle-même, dans ses ha-
bitudes, dans ses rapports avec la vie sociale,
dans la personne et le génie propre de ses repré-
sentants.
L'histoire littéraire, il est vrai, se préoccupe
justement de quelques-uns de ces éléments
d'étude, plus ou moins négligés par l'histoire
générale. Elle cherche à re[)résenter la psycho-
logie des auteurs et celle de leur public, elle
montre le développement des genres, elle en
analyse les formes diverses, elle note et dis-
tingue les traditions érigées en lois et les traits
individuels de chaque esprit. Ses méthodes,
appliquées à la partie politique de la comédie
athénienne, peuvent permettre de la mieux
apprécier; et, en fait, elles n'ont pas médiocre-
ment contribué à en rendre la connaissance
de plus en plus sûre et précise. Mais la poli-
tique, après tout, n'est pour elle qu'un objet
secondaire, auquel elle ne touche qu'incidem-
ment.
Une histoire proprement [politique de la co-
médie athénienne devrait donc procéder k la
AVANT-PROPOS VII
fois de l'histoire générale et de l'histoire htlé-
raire, en se distinguant de l'une et de l'autre.
Son objet propre serait d'étudier l'influence des
événements, des mœurs, de l'opinion et de la
société, considérée dans sa division en classes
et en partis, sur la comédie en général et sur
chaque poète en particulier ; et, réciproque-
ment, celle de la comédie et de ses poètes sur
la société, sur les mœurs et sur l'opinion. Elle
devrait suivre le genre comique, d'année en
année, nous faire assister à l'élaboration de
chacune de ses grandes créations, nous dire les
suggestions reçues par le poète et ses intentions,
ses amitiés et ses inimitiés, nous conduire en-
suite au théâtre, nous rendre en quelque sorte
spectateurs des représentations, nous faire
connaître les impressions du public, les cabales,
la sentence des juges, et, après cela, relater et
expliquer ce qui a pu en résulter. On imagine
aisément combien un tel exposé off'rirait d'inté-
rêt à qui voudrait connaître les dessous de la
vie politique dans l'Athènes du v® siècle.
Malheureusement, il faut reconnaître que cela
est impossible à réaliser aujourd'hui. La plupart
des poètes comiques de ce temps ne sont plus
pour nous que des noms. Leurs œuvres sont
VIII AVANT-PROPOS
perdues, sauf un certain nombre de litres et de
fragments, qui, le plus souvent, ne permettent
même pas de deviner le sujet des pièces d'où ils
proviennent. Les dates de ces pièces nous de-
meurent presque toutes inconnues. Quant aux
relations des auteurs, soit entre eux, soit avec
les personnages contemporains, nous n'en sa-
vons à peu près rien. Dans ces conditions, un
essai d'histoire ne pourrait être qu'un tissu de
conjectures ou une série d'aveux d'ignorance.
C'est assez dire que je n'ai pas songé un seul
instant à l'entreprendre. Aristophane est vrai-
ment le seul des poètes comiques de ce temps
dont nous puissions parler en connaissance de
cause. Je n'ai donc cru pouvoir m'occuper que
de lui. Il est évident, d'ailleurs, que ce qui sera
dit d'un poêle en particulier a chance de s'appli-
quer souvent à d'autres poètes, ses contempo-
rains, qui ont cultivé. le même genre. En ce
sei]S, cette série d'études pourra servir de con-
tribution à l'histoire, tout autrement étendue,
dont l'esquisse vient d'être tracée. Mais il doit
être bien entendu, tout d'abord, qu'elle n'a
même pas la prétention d'en constituer par elle-
même un chapitre complet. Nous ignorons trop
de choses importantes sur Aristophane lui-
AVANT-PROPOS IX
même. Onze de ses pièces seulement nous sont
parvenues : il en avait composé quarante (1). Sur
sa biographie et sa personne, nous ne savons
guère que ce qu'il nous en a dit çà et là dans
ses parabases ou par la bouche de ses person-
nages. C'est avec ces documents, fort insuffi-
sants, qu'il faut essayer de répondre à des
questions difficiles et nécessairement obscures.
Celles qui font l'objet propre de ce livre se
rapportent presque uniquement aux relations
d'Aristophane avec les partis politiques qui s'agi-
taient alors dans Athènes. Il suffit de lire rapi-
dement ses pièces pour reconnaître en lui un
adversaire des hommes qui ont exercé en ce
temps l'influence prépondérante sur la politique
intérieure et extérieure de son pays. S'ensuit-il
qu^l ait été à proprement parler l'ennemi de la
démocratie en général, ou môme de celle qui
existait alors dans sa cité ? Est-ce vraiment elle
qu'il attaquait en attaquant ses chefs? Et s'il l'a
effectivement censurée, quelquefois au moins,
quelle était la portée de ses censures et quelle
(1) En éliminant les quatre pièces considérées dès
l'antiquité comme apocryphes (noÎTjat*;, Nauttyo^, Nfjaoi,
NCo6o<;). Voy. Kaibel, art. Aristophanes , i2, dans Pauly-
Wissowa,
X AVANT-PROI»()S
en était Torigine? Visait-il à la décrier, pour en
préparer la transformation totale, ou, simple-
ment, à l'avertir, pour l'aider à se corriger de
quelques-uns de ses défauts? Puis, en compo-
sant ses pièces, était-il l'interprète ou Tinstru-
ment d'une opposition constituée, consciente de
ses vues et de ses moyens? ou bien, au con-
traire, ne prenait-il conseil que de lui-môme?
Telles sont à peu près les questions qu'on trou-
vera posées, et que j'ai essayé de résoudre, dans
les chapitres qu'on va lire.
Ces questions, évidemment, ont été bien loin
de passer inaperçues jusqu'ici. Presque tous les
savants, historiens ou littérateurs, qui se sont
occupés d'Aristophane ont eu, au contraire, à
cœur de dire ce qu'ils en pensaient. On trouvera
cités, dans les notes de ce livre, les principaux
ouvrages où ces opinions ont été émises ou jus-
tifiées. Il est inutile d'en donner ici, par avance,
une nomenclature. Je n'ai guère besoin de dire
que si ces opinions m'avaient complètement sa-
tisfait, je n'aurais pas eu l'idée d'écrire à mon
tour sur le même sujet. D'autre part, il s'en faut
de beaucoup que je les considère comme géné-
ralement inexactes. La vérité, dans les études
historiques et littéraires, n'a tout son prix que
AVANT-PROPOS XI
par la justesse des nuances dont elle se com-
pose. C'est uniquement à mieux préciser ces
nuances et à les mieux assortir que j*ai cru pou-
voir utilement m'appliquer. Mes conclusions,
comme on le verra, ne sont contraires qu*aux
partis pris et aux assertions absolues.
La première idée de ce travail remonte à la
lecture du livre, déjà ancien, de mon regretté
camarade et ami Aupfuste Goiuil sur Aristo/*hane
etVancienne Comédie attique (1). Dans cel ou-
vrage, plein de faits et d'idées, j'avais rencontré,
relativemetU au sujet ici traité, quelques juge-
ments qui avaient suscité en moi des doutes sé-
rieux. C'esten y réfléchissant souvent et en mûris-
sant ces doutes que j'ai été conduit à écrire ce
livre. Puisqu'il marque, en somme, une dissi-
dence entre Couat et moi, je tiens tout particu-
lièrement à la restreindre d'avance autant qu'il
convient, en rendant ici un hommage sincère
à la haute valeur de son travail.
Octobre 1905.
(1) Paris, Lecène et Oudin, 1889 ; seconde édition, 1903.
INTRODUCTION
La comédie athénienne a été essentiellement ru-
rale par ses origines. Quelle que soit pour nous
Tobscurité de son histoire primitive, nous savons du
moins qu'elle s*est formée, au vi'' siècle avant notre
ère, dans les campagnes de l'Attique.
Elle a eu pour premier élément les mascarades
rustiques qui parcouraient les villages en chantant,
aux fêtes, de Dionysos, dieu du vin. A ces chœurs
paraissent s*être associés, plus ou moins tôt, des
acteurs grotesques, portant le costume et imitant les
bouffonneries indécentes des paysans péloponé-
siens, qui, depuis longtemps, représentaient par des
danses mimiques la vie exubérante de certains gé-
nies de la végétation. Peut-être reçut-elle d'eux
aussi rimitation caricaturale de la vie réelle, qu elle
çut bientôt fait d'ailleurs de développer d'une façon
originale. En tout cas, ce qui fit sa force et assura
2
INTRODUCTION
son avenir, ce fut le mélange de la fantaisie la plus
extravagante avec la satire la plus hardie.
Tant que la comédie fut un simple divertissement
de paysans, cette satire, quelque libre qu'elle put
être, n'eut guère de portée ; elle ne dépassait pas le
village, ou, tout au plus, le canton. Mais lorsqu'elle
pénétra dans ces dèmes moitié urbains, moitié rus-
tiques, qui constituaient, au temps de Pisistrate et
de ses fils, les faubourgs d'Athènes, puis, lorsqu'elle
fut admise, vers le commencement du \^ siècle, aux
fêtes de Dionysos qui se célébraient dans la \ ille
même, et lorsque l'Etat lui eut fait place dans les
concours publics, les choses changèrent nécessai-
rement.
Elle dut alors s'occuper des événements et des
hommes dont on s'occupait dans ce milieu nouveau.
Tout en gardant sa fantaisie inventive et bouffonne,
elle dirigea ses traits contre des personnages plus
importants. Et, d'abord, elle le fit sous la forme
qu'Aristote appelle « iambique », c'est-à-dire, appa-
remment, en s'attaquant aux personnes plus qu'aux
idées, comme autrefois l'avait fait Archiloque. et
sans s'assujettir au développement régulier d'un
thème dramatique. Ensuite, et peu à peu, elle apprit
à composer, elle s'essaya et réussit de mieux en
mieux à créer et à mettre en valeur des idées comi-
cpies, elle ébaucha de véritables fables ou intrigues,
douées de quelque logique intérieure, et par con-
INTRODUCTION
séquent d'une certaine unité. Elle entreprit même
des démonstrations, elle soutint des thèses poli-
tiques ou morales. C'est à ce point de son dévelop-
pement qu'elle nous apparaît chez Aristophane, dès
la première période de la guerre du Péloponcse, peu
après 431 .
L'esprit qui l'animait était nécessairement celui
de la majorité de son public. H nous faut donc es-
sayer de nous représenter de quels éléments se
composait cette majorité, et aussi quelles relations
existaient entre elle et les poètes qu'elle favorisait.
Thucydide, en racontant les débuts de la guerre,
en 431, nous a décrit, avec sa précision habituelle,
le genre de vie qui était, en ce temps, celui de la
plupart des Athéniens. Il nous apprend qu'ils se dé-
cidèrent alors, sur les conseils de Périclès, à quitter
leurs installations rurales, à les détruire même en
partie, à envoyer, soit en Eubée, soit dans les îles
voisines, leurs troupeaux et leurs bêtes de somme,
pour se réfugier eux-mêmes dans l'enceinte fortifiée
d'Athènes, avec leurs femmes et leurs enfants. « Ce
changement, ajoute-t-il, leur fut très pénible, car le
plus grand nombre des Athéniens avait une habi-
tude ininterrompue de vivre à la campagne (1). »
C'était là, comme il le fait remarquer, une tradition
immémoriale en Attique ; et la destruction même
(I) Thucydide, l. II, c. xiv.
4 INTRODUCTION
des anciens centres polili(iues et religieux, attri-
buée à Thésée, ne l'avait pas modifiée. Depuis
(|u*Athènes était devenue la cité unique, les anciennes
\ illes de la région s'étaient transformées en simples
bourgs, mais les habitudes étaient restées les
mêmes. Les familles résidaient toujours sur leurs
domaines, petits ou grands, groupées en commu-
nautés domestiques, qui ne se déplaçaient guère. La
seconde guerre médique avait passé sur ces cam-
pagnes comme un cyclone dévastateur ; mais, après
la libération du territoire, on avait rebâti les mai-
sons incendiées ou ruinées, et la vie accoutumée
avait repris son cours : « Aussi, dit l'historien,
avaient-ils grand'peine à quitter leurs habitations et
ces cultes locaux, qui, depuis le temps des anciennes
villes, s'étaient transmis des pères aux enfants ; en
outre, il leur était dur de se voir condamnés à chan-
i^er leur genre de vie, et il semblait à chacun d'eux
<|u'il abandonnait sa ville natale 1 . » Témoignage
(lu plus haut intérêt, qu'on n'a pas assez mis en
rapport avec l'histoire de la Comédie. Il en résulte
on effet, très clairement, (jue, pendant toute la pé-
riode où celle-ci s'est développée, la plus grande
partie de la démocratie athénienne était rurale de
fait et par conséquent de sentiments '2 .
(1) Thucydide, 1. H, c. xvi.
(2) Ces habitations rurales étaient beaucoup plus con-
fortables, naturellement, que celles de la ville. On y vivait
INTRODUCTION 5
La démocratie urbaine, antérieurement à la guerre
du Péloponèse, était donc, en réalité, une minorité.
Et cette minorité n'était même pas absolument com-
pacte. La partie la plus ardente était celle qui rési-
dait au Pirée (1). Là se groupaient les gens de mer,
et, autour d'eux, tous ceux qui fournissaient à leurs
besoins ou qui les aidaient dans leurs opérations
diverses, constructeurs, ouvriers de port, fabricants
et industriels de toute sorte, petits trafiquants, ban-
quiers; population sans tradition, sans attache au
sol, mélangée de nombreux métèques et en contact
incessant avec les étrangers ; vivant nécessairement
d'une vie plus agitée, plus livrée au hasard, et, en
somme, à peu près étrangère aux traditions con-
servatrices.
La ville proprement dite, qui grandissait rapide-
ment autour de l'Acropole, formait comme un inter-
ftiédiaire entre cette turbulente démocratie maritime
et la paisible démocratie rurale. Là, un certain nom-
bre de riches citoyens avaient leur maison de ville,
où ils résidaient une partie de l'année. Autour d'eux,
habitait une population de condition moyenne, com-
merçants, gens d'affaire, chefs d'industrie, qui cons-
tituaient ensemble cette classe précieuse à la prospé-
à l'aise et largement. Voir, à ce sujet, Isograte, Aréopagit.,
b2. Cf. G. Gilbert, Beitrœge zur inneren Gesch. Athens im
zeitalterd. Pelopon, Krieges, p. 98 et suiv., Leipzig, 1877.
(1) BusoLT, GrWec/iisc/fC Gesc/ac/i^c, t. III, r° partie, p. 489.
♦» I.>'TRODIXTIO.\
rite» (Je l'Etat, qu*Euripide a louée dans un passage
célèbre de ses Suppliantes I . Mais, à mesure que
rindustrie athénienne s'était développée, il s'était
formé aussi, dans la grande ville, un prolétariat, qui
\ivait. au jour le jour, du produit de son travail
((uotidien. Ces petits salariés étaient naturellement
enclins à faire souvent cause commune avec les radi-
caux du Pirée. Et ainsi se trouvaient rapprochés là
deux éléments bien différents, qui se contrebalan-
<;aicnt, ou qui prenaient le dessus tour à tour, sui-
vant les circonstances.
Pour en revenir à la démocratie rurale, on ne
peut pas douter qu'elle ne fut, elle aussi, très dé-
voué(3 aux institutions d'Athènes. C'était la législa-
tion (le Solon qui, au début du vi*" siècle, l'avait
affranchie et lui avait assuré la possession tranquille
(le ses domaines. Le gouvernement de Pisistrate et
(le ses lils, en lui procurant une longue période de
paix intérieure, avait consolidé entre ses mains la
proprii'té territoriale et en avait favorisé la division.
L'Atlique comptait probablement, à la lin du vi® siècle,
un plus grand nombre de petits domaines ruraux
(|u'aucun autre pays de la Grèce. Les réformes de
(l) EnupiDE, Suppliantes, 244 : « Des trois classes de ci-
toyoris, c'est la classe moyenne qui assure le salut public,
car c'est elle qui conserve l'ordre institué par la cité. »
Ces paroles sont attribuées par le poète à Thésée, fonda-
teur idéal de l'Etat athénien.
INTRODUCTION 7
Clisthène, en abolissant les vieilles naueraries et en
organisant les dèmes, avaient répandu à travers
toutes les agglomérations rurales un esprit de li-
berté. Tous ces petits propriétaires s'étaient habi-
tués à délibérer, à prendre des décisions, à faire
leurs affaires eux-mêmes : c'étaient vraiment des
hommes libres, et ils n'avaient aucune envie de ces-
ser de l'être. La démocratie était, à n'en pas douter,
tout aussi enracinée chez eux que chez les gens de
la ville ou du Pirée, mais ils ne la concevaient pas
de la même manière (1).
Nécessairement, ils étaient bien plus attachés aux
vieilles coutumes, aux rites anciens du culte, à la
tradition sous toutes ses formes. Les idées nouvelles
ne circulaient que lentement parmi eux : aussi,
lors(ju'ils venaient à les rencontrer inopinément,
elles leur paraissaient scandaleuses ou ridicules. La
noblesse de race, qui était suspecte ou odieuse aux
démocrates de la ville, continuait au contraire à
jouir d'un respect héréditaire de la part de ces pay-
sans; car les représentants des anciennes familles,
dispersés dans les dèmes, étaient les gardiens et
(1} BosoLT, Griech. Gcsch., t. III, 2* partie, p. 821, me
paraît confondre beaucoup trop la démocratie rurale
avec l'oligarchie. De ce qu'elles ont fait cause commune
en quelques circonstances, on n'est pas en droit de con-
clure qu'elles fussent animées ordinairement de sentiments
identiques.
8 INTRODUCTION
les prtMres héréditaires de beaucoup de ces cultes
locaux auxquels les gens de la campagne demeu-
raient si attachés. D'ailleurs, les politiciens de la ville
avaient peu d'action sur eux. Occupés de leur tra-
vail, ils n'avaient ni le temps ni le goût de prêter
Foreille aux dénonciations qui trouvaient crédit au-
près de la plèbe urbaine, et ils se tenaient en dehors
des agitations stériles (1).
Euripide dans son Oreste, joué en 408, s'est plu
à tracer un portrait, idéalisé sans doute, mais cer-
tainement vrai quant aux traits essentiels, du paysan,
tel qu'il avait pu l'observer. Le campagnard qu'il
représente dans une assemblée populaire, soutient
précisément contre un démagogue la cause des
principes traditionnels : « Alors, un autre citoyen
se leva ; son extérieur était rude, mais c'était vrai-
ment un homme ; il ne fréquentait guère la ville ni
Tagora circulaire, il travaillait aux champs : c'était
un de ceux qui assurent le salut d'un pays. Au
reste, il avait l'esprit ouvert à la discussion, quand
il voulait discuter ; honnête homme, qui menait
une vie sans reproche (2). » Ce paysan, nous dit le
poète, ne fréquentait guère la ville ni l'agora, c'est-
(1) Aristoph., Paix, 190. Trygée se nomme et se définit
en deux vers : « Trygée d'Athmonon, vigneron habile,
nullement sycophante, et qui a horreur de se mêler de
tout. »
(2) Euripide, Oreste, 917.
INTRODUCTION 9
!
à-dire ici rassemblée. Nous avons là, si nous sa-
vons interpréter ce témoignage précieux, Texplica-
tion d'un fait qui est de première importance pour
notre sujet. La démocratie rurale, bien que nom-
breuse, avait peu d'influence à l'assemblée et dans
les jugements, parce qu'elle s'abstenait en majorité
d'y prendre part. Ce fut jnéme là le mal dont
Athènes souffrit le plus, et auquel elle ne sut jamais
remédier par l'organisation d'un gouvernement re-
présentatif, ou par rétablissement d'un re/erendum
pour certaines questions de première importance.
Ces habitants des villages ne se souciaient guère,
en général, d'abandonner leurs travaux, de faire
une longue route, de se mettre en dépense, pour
venir exercer à la ville leurs droits de citoyens.
Voilà comment les Athéniens de la ville et ceux du
Pirée se trouvaient constituer la majorité, soit au
Pnyx, soit dans les tribunaux, sauf peut-être dans
certaines circonstances exceptionnelles (!}.
Mais il n'en était pas de même, sans doute, lors-
qu'il s'agissait de prendre part aux Lénéennes et
surtout aux grandes Dionysies. Ces fêtes de Dio-
nysos comptaient parmi les plus belles, les plus
joyeuses et les plus bruyantes qu'on célébrât dans
(1) Voir à ce sujet G. Gilbert, Bcitrœge, p. 98 et
suiv., et J. Beloch, Die attische Poliiik seit Perikles,
p. 7 et suiv. Leipzig, 1884, Cf. Xénophon, Mémor,, c. vu,
H-
10 INTRODUCTION
Athènes 1;. De tous les environs de la ville et même
(les parties reculées de TAttique, on devait y accou-
rir en foule '2 . ('es spectateurs rustiques apportaient
là leurs habitudes d'esprit, leurs goûts, leurs idées,
et, comme ils formaient probablement la majorité,
soit par eux-mêmes, soit avec la partie de la popula-
tion urbaine qui partageait leurs sentiments, ils les
imposaient aux poètes et aux juges.
Ils adoraient les tragédies d*Eschyle qui leur par-
laient des dieux et des héros dans un langage magni^
fique; et si, par hasard, ils ne le comprenaient pas
toujours bien exactement, le son des mots et la
grandeur des sentiments suffisaient à les émouvoir
profondément '3;. Sophocle aussi les ravissait; ils
aimaient le pathétique noble de ses drames, la
beauté brillante de ses chants lyriques, la fierté de
(1) Aristophane, Nuées t v. 311.
(2) IsocRATE, Aréopag,^ 52, dit, il est vrai, à propos de ce
temps : xat ttoXXo'j; t<I>v ttoXitôjv jjtr^o' eiç xàc eopxà; et;
àrcu xaTatêaivîtv, àXX' aipETtrOa'. (jlsveiv Itzi toT; totoi; à^(7.^ol<;
fjiâÀXov t) tu)v xoivwv àTToXajîiv. Il est bien évident, en
effet, que tous les AthéDiens de la campagne ne venaient
pas assister aux Dionysies urbaines ; beaucoup d'entre eux
restaient nécessairement chez eux ; mais, en notant ce
fait comme une preuve qu'ils s'y trouvaient bien, l'ora-
teur reconnaît implicitement que l'attrait de ces fiHes se
faisait sentir dans toute l'Atlique et qu'une bonne partie
de la population rurale venait y assister.
(3) Aristophane, AcharnienSy 10; Nuées, 13G4-1368. Cf.
Grenouilles, 1413.
INTRODUCTION 1 1
ses personnages, et, derrière la tragédie humaine, le
dieu invisible et prosent (1). En revanche, ils faisaient
médiocre accueil aux compositions d'Euripide, où il
y avait, à leur gré, trop de rhétorique subtile, et, en
outre, une inquiétante prédominance de Tinstinct,
(|ui troublait leur robuste simplicité morale.
Mais, plus encore que la tragédie peut-être, la co-
médie les enchantait, car elle était vraiment leur in-
terprète. C'était le genre où la vieille Attique, en sa
rusticité joyeuse, s'épanchait librement. I.a campa-
i<no. simple et moqueuse, y prenait sa revanche sur
la ville et sur ceu.v que la ville admirait. Pour lui
plaire, les poètes avisés caricaturaient sur la scène
les hommes du jour, politiciens diserts et intéressés,
philosophes subtils, auv théories inquiétantes, so-
phistes infatués, auteurs à la mode, musiciens
novateurs et raffinés, tous ceux en un mot dont les
citadins s'engouaient, mais qui semblaient prodi-
gieusement grotesques à ces braves paysans d'Ath-
monon ou de CholIidcO. Nos campagnards n'avaient
pas (le plus grand plaisir que de les couvrir de leurs
huées vengeresses.
(i) Aristophane, PaU^ 531.
II
Cette alliance tacite entre la démocratie rurale et
la comédie nous apparaîtrait sans doute bien plus
clairement, si nous possédions encore un certain
nombre des pièces qui furent jouées à Athènes dans
les deux premiers tiers du v® siècle. Il est bien pro-
bable, en effet, que le paysan, qui était à l'origine
Facteur etle chorente attitré de la comédie, dut conti-
nuer à y jouer un rôle important dans les drames de
Chionidès et d'Ecphantidès, de Magnés etde Cratinos,
de Cratès et d'Uermippos. Malheureusement, toutes
ces pièces sont perdues, et le peu (jue nous en savons
ne se prête pas à des conjectures suffisamment pro-
bables. Mieux vaut donc nous en tenir à Aristo-
phane, le seul dont nous puissions parler en con-
naissance de cause.
11 est impossible, aujourd'hui, en présence de té-
moignages contradictoires et sans autorité, de décider
s'il était fils d'un père athénien et d'une mère athé-
nienne, condition nécessaire pour posséder, de nais-
sance, le titre de citoyen. Un biographe anonyme
INTRODUCTION 1 3
nous dit bien qu'il appartenait au dème de Kydathé-
nseon, de la tribu Pandionis (1). C'est là une affir-
mation précise, qui doit provenir d'actes officiels,
et qu'il faut tenir par conséquent pour authenti-
que f2;. Mais elle laisse indécise la question de sa-
voir comment Aristophane avait acquis le droit de
cité ? Etait-il, comme le veulent d'autres traditions,
d'origine étrangère, et le droit de cité fut-il conféré,
soit à son père, soit à lui, par un décret de naturali-
sation, ainsi que l'affirme un biographe (3) ? Nous
l'ignorons ; et les hypothèses diverses des érudits
modernes n'ont pas réussi à fixer les idées sur ce
point. Il en est de même en ce qui concerne les re-
lations du poète avec Egine ; car le témoignage qui
s'y rapporte dans les Acharniens a été interprété de
plusieurs manières (4). Quoi qu'il en soit, nous
(i) Biogr. anon. Didot, XI, I. 1 et 3. Cf. XV.
(2) Kaibel, art. Aristophanes, ii® 12, p. 971, dans Pauly-
Wissowa.
(3) Biogr, anon. Didot XI, I. 30 35. Cf. XIV.
(4) Acharniens, 651-6o3. Quelques commentateurs veu-
lent que ce passage se rapporte, non à Aristophane,
mais à Callistrate, sous le nom de qui la pièce fut jouée.
Cela me paraît inadmissible. Le véritable auteur était
certainement connu de la majorité du public, et il serait
par trop invraisemblable qu'Aristophane eût donné à son
prête-nom le rôle et l'importance que ce morceau lui at-
tribue. Ce qui est dit là, il n'a pu le dire que de lui-
même. 11 y a donc lieu de croire qu'Aristophane avait
reçu un lot de terre à Egine, comme clérouque, lors de
i 4 INTRODUCTION
pouvons (}tre à peu près assurés, du moins, qu'au
temps où Aristophane débuta comme poète comique,
il était considéré comme citoyen athénien et inscrit
sur les registres du dème de Kydathénœon.
Ce dème était un des quartiers d'Athènes ; mais
on sait que l'inscription dans un dème n'impliquait
pas qu'on y résidât (1). Certains indices, tirés des
pièces mômes d'Aristophane, ne permettent guère de
douter que, dans son enfance au moins, il n'ait
beaucoup vécu à la campagne, parmi les paysans de
l'Attique. Philippe, son père, a dû être un de ces pe-
tits propriétaires laborieux, qui, avec quelques es-
claves, exploitaient leur domaine, planté de vignes et
d'oliviers, aux environs d'Athènes. Les hommes de
cette classe sont ceux que le poète s'est plu à
mettre en scène, sous les noms de Dikéopolis, de
l'expulsion des Eginètes en 43(. Son âge n'est pas une ob-
jection, puisque nous ne savons ni quel âge exactement
il avait en 431, ni si la loi ou Tusage interdisait d'attri-
buer un lot de terre à un mineur. Quant à la chicane ju-
ridique de MuUer-Strûbing {Aristoph., p. 607), elle me
semble dénuée de valeur : Aristophane plaisante ; il est
puéril de discuter ses paroles comme un texte de loi.
Aristophane était donné pour un clérouque d'Egine par
Théogène dans son écrit Tiepî At^ivr^; (Schol. Platon, ApoLy
19 c).
(1) Alcibiade, qui était du dème des Scambonides, avait
son domaine dans le dème d'Erchia (Ps. Platon, Alcib.
maj., p. 123 c.).Les clérouques continuaient à faire partie
de leur dème (Schœmann-Lipsius, Griech, Alterthûmery II,
p. 100).
INTRODUCTIO.^ 1 5
Strepsiade, de Trygée ; il en a formé le chœur de la
Paix, celui des Laboureurs, Visiblement, dans la
première partie de sa vie surtout, il a pour eux une
prédilection. Ses comédies sont remplies d'allusions
à leurs mœurs, à leurs travaux et à leurs passe-
temps. Et ces allusions sont si précises, si variées,
si évocatrices de la réalité qu'elles semblent bien
impliquer une connaissance directe des choses. On
se dit que le poète a du voir, dès son enfance, le
paysan chez lui, au coin de son feu en hiver, devant
sa maison en été, près des ruches bourdonnantes et
du puits entouré de violettes. Il est au courant des
habitudes de la campagne, de la culture des champs
et de celle des jardins, de tout ce que le cultivateur
attend ou craint du beau ou du mauvais temps. Il
sait les noms des arbres, des plantes et des outils,
ceux des oiseaux qui se cachent dans les haies ou
qui volent par les champs ; il n'ignore pas en quelle
saison le raisin se dore et se gonfle, plus ou moins
précoce selon les espèces et les variations de la tem-
pérature (1). Et non seulement il connaît toutes ces
choses, mais on sent qu'il en a le goût et qu'il aime
à en parler; il est pénétré d'un sentiment vif de la
nature, qui n'est pas le rêve d'un citadin lassé, mais
qui semble fait de souvenirs et d'impressions per-
(l) Âcharniens, 32-36; 24i-279; 872 et suiv.; Nuées, 43-
50 ; Paix, 535-538 ; 556-600 ; 1000-1006 ; 1128-1170 ; Oiseaux,
227-304 ; 576 et suiv.
l {} INTRODUCTION
sonnelles. Comment ne pas conclure de là que le fu-
tur poète a du vivre de la vie rustique, à Tàge où
Ton remarque tout, et où se multiplient ces sensa-
tions vives qui déterminent le tour de l'imagina-
tion ?
Tout nous porte donc à croire que sa prédilec-
tion pour la démocratie rurale doit être attribuée
d'abord, non à la réflexion ni à des influences subies
au temps de ses débuts, mais à ses origines mêmes.
Il l'a aimée parce qu'il en était le fils, parce qu'il
avait vu de ses yeux et qu'il sentait dans sa propre
conscience tout ce qu'elle valait.
Mais il faut bien remarquer que cette démocratie
rurale n'a jamais constitué un parti organisé dans
l'Etat athénien, et que, par suite, n'ayant pas eu de
programme de réformes, elle n'a pu en fournir aucun
aux poètes qui interprétaient ses sentiments. A aucun
moment du V siècle, nous ne la voyons se donner
un chef ni intervenir dans les affaires publiques
comme une force distincte et disciplinée. Le plus
souvent, elle s'abstenait. Lorsqu'elle agissait, c'était
à titre d'appoint, en apportant son concours aux
partis qui, dans telle circonstance, représentaient le
mieux ses sentiments. Mais il fallait, pour cela, des
raisons pressantes, qui la décidassent à sortir de son
indifférence naturelle.
Aristophane, comme les autres poètes comiques
du temps, n'a donc pu lui emprunter (jue des sug-
LNTRODUCTION i 7
gestions obscures, ou, pour mieux dire, des ten-
dances instinctives, qu'il a précisées et formulées
par lui-même, et sous sa propre responsabilité.
Pour apprécier cette élaboration personnelle, il faut
étudier son éducation urbaine et ses relations avec
les partis qui intervenaient alors dans la vie pu-
blique.
m
C'est de 431 à 427 environ, c'est-à-dire dans les
premières années de la guerre du Péloponèse, qu'il
acquit l'éducation spéciale dont un poète comique
ne pouvait alors se passer.
11 débuta en effet en 427, fort jeune encore, et sa pre-
mière pièce semble avoir obtenu au moins l'approba-
tion et les encouragements de quelques bonsjuges(l).
D'ailleurs, elle n'eiit même pas été admise au con-
cours, si elle avait été l'œuvre d'un débutant, ab-
solument inexpérimenté. Dès ce temps donc, Aris-
tophane savait à peu près son métier, et cela ne
permet pas de douter qu'il n'eut déjà fréquenté,
depuis quelque temps, le monde où on pouvait l'ap-
prendre.
Quel était ce monde? Ce n'était pas, à coup sûr,
celui dont nous venons de parler, ce milieu rustique,
où s'était sans doute écoulée son enfance. La co-
médie, en ce temps, était devenue une œuvre d'art
(1) Nuées, V. 528.
INTRODUCTION 19
fort complexe, qui avait ses formes traditionnelles,
ses inventions ordinaires, et dont la fantaisie même
était assujettie à certaines habitudes. Outre le texte
versifié, elle comportait des chants, des danses, un
spectacle varié, toute une organisation de mascarade
et de mise en scène. Quel que fût le génie d'Aristo-
phane, il ne pouvait s'initier à cette pratique qu'en
fréquentant les gens qui en avaient l'expérience et
en se mettant à leur école.
Or, il n'est pas douteux qu'il n'y eût alors en At-
tique de véritables spécialistes de la comédie : les
uns, poètes et acteurs à la fois, les autres simple-
ment acteurs, d'autres encore plutôt chanteurs,
danseurs, costumiers, entrepreneurs et organisa-
teurs de spectacles ; en somme, tout un monde de
bouffons et de mimes, qui se prêtaient mutuellement
le concours de leui^ talents divers, et par la cofia-
boration constante desquels la comédie était devenue
peu à peu l'œuvre d'art, vraiment harmonieuse dans
sa bigarrure paradoxale, que nous admirons encore
dans les textes subsistants. Dans une ville comme
Athènes, ces gens de mcme goût et de même métier
devaient nécessairement se connaître, se rencontrer ;
tantôt amis et collaborateurs, maîtres et disciples,
tantôt rivaux et ennemis. A peine savons-nous
quelque chose de ces amitiés et de ces inimitiés par
certaines allusions d'Aristophane et par les notes des
commentateurs anciens qui les ont expli([uées, sou-
20 INTRODUCTION
vent sans les bien comprendre eux-mêmes et en
essayant de deviner ce qu'ils ignoraient. En général,
faute de correspondances, de mémoires, de biblio-
graphies détaillées, ces dessous de la vie littéraire
d*Athénes nous échappent. Ce n'est pas une raison
pour méconnaître l'importance qu'ils ont eue dans
la formation intellectuelle et morale d'Aristo-
phane.
Ce monde de la comédie n'était aucunement tenu
à distance par la haute société athénienne, la plus
ouverte, la plus mélangée, la plus égalitaire qu'il
y ait jamais eu.
Nous trouvons de précieux témoignages à ce sujet
chez Xénophon et chez Platon. Le Banquet de Xé-
nophon est censé avoir lieu en 421, dans la maison
du riche Callias, lils d'Hipponikos, c'est-à-dire chez
le représentant d'une des grandes et riches familles
athéniennes. Or, nous y voyons figurer des gens de
toute sorte, des riches et des pauvres, des philo-
sophes et des ignorants. Assis à la même table, ils
s'entretiennent familièrement, en compagnie d'un
bouffon de profession, venu sans être invité, mais
admis libéralement, et qui se mole à la conversation.
Mémo un mime syracusain, appelé là pour donner
une représentation orchestique, entre en propos
avec les convives, opine à son tour sur le sujet dé-
battu, et enfui se permet d'adresser à Socrate des
plaisanteries fort déplacées, sans être ni expulsé, ni
INTRODUCTION
21
jnême rappelé à Tordre. C'est l'égalité et la liberté
poussées à un degré que nous avons peine à com-
prendre.
Les Mémorables, V Economique nous représen-
tent les mêmes mœurs. Socrate y aborde qui bon
lui semble, interroge, discute, se fait écouter par-
tout; sa façon de vivre, telle qu'elle nous est là dé-
peinte, eût été impossible dans tout autre mi-
lieu.
Il en est de même chez Platon. L'Athènes qu'il
nous met sous les yeux est une sorte de lieu de con-
versation, où tout le monde est censé se connaître,
et oii chacun a le droit de se mettre en relation avec
»
ceux qu'il rencontre. Son Banquet, en particulier,
image d'une réunion plus ou moins fictive, tenue
chez Agathon en 416, a cet intérêt tout spécial qu'il
nous fait voir Aristophane lui-même dans la so-
ciété athénienne. Nous ne connaissons pas, il est
vrai, la condition de tous les convives ; mais nous
entrevoyons là le même mélange de classes et de
professions ; et Aristophane n'y figure aucunement
en état d'infériorité.
Nous pouvons donc être assurés qu'il ne fut pas
le moins du monde isolé, soit à ses débuts, soit plus
tard, ni confiné dans un milieu spécial. Dès sa jeu-
nesse, il a certainement vécu, dans Athènes, en
plein mouvement des esprits, en pleine liberté de
propos, en pleine communication d'idées. Ce n'est
22
I.^TRODl'CTlON
pas id le lieu (I*insister surrinfluence que la vie ur-
baine, eu son effervescence et sa mobilité, a exercée
sur son art : il n'est pas un seul de ses lecteurs qui
ne sente, à cha(jue page de ses œuvres, ce qu'il a dû
à la rue, à Tagora, au port, au\ rencontres et aux
réunions. Tout ce qu'il y a de réalité dans son
théâtre vient de là, et sa fantaisie même s'en inspire
largement. Mais nous ne nous attachons en ce mo-
ment (|u'à ses relations avec les partis, et c'est à ce
point de vue seulement que nous voulons considérer
ici son contact a\ec la société urbaine.
Les Athéniens étaient par nature frondeurs et ma-
lins. C'était un l)esoin pour eux que de chercher les
dessous des choses, d'imaginer des explications nou-
velles, d'attribuer aux hommes politiques des motifs
secrets. On se faisait une réputation d'esprit fin et
clairvoyant, lorsqu'on avait trouvé, en ce genre,
mieux que les autres. Et ce n'étaient pas les ennemis
déclarés de la constitution ni les adversaires des
chefs populaires, qui peut-être se plaisaient le plus à
ces médisances. Le parti oligarchicjue proprement
dit comptait des théoriciens et des hommes d'Etat,
qui opposaient doctrine à doctrine et politique à po-
litique. Mais les médisances personnelles, les expli-
cations malveillantes ne venaient pas d'eux particu-
lièrement. Elles naissaient dans les conversations
quotidiennes, dans les cercles, sans distinction de
partis. C'est de là incontestablement que sont issues
INTRODUCTION 23
nombre d'accusations contre Périclès et ses amis, qui
abondèrent et prirent force, à partir de 443 surtout,
lorsqu'il n'eut plus en face de lui d'opposition orga-
nisée, après l'exil de Thucydide, fils de Mélésias. On
se mit alors à dire que Thomme d'Etat obéissait aux
caprices d'Aspasie, que la belle Milésienne lui com*
posait même ses discours ; on parla des malversa-
tions de Phidias, commises avec sa complicité ; on
le rendit responsable des hardiesses d'Anaxagore :
et lorsqu'il eut fait la guerre à Sparte, on répandit
le bruit qu'il l'avait faite pour dissimuler ses dilapi-
dations et pour échapper à une condamnation cer-
taine (1). Vrais ou faux, ou encore vrais et faux à la
fois, nous voyons que ces propos coururent alors de
bouche en bouche, (|u'ils trouvèrent crédit dans
l'opinion, et qu'enfin ils eurent môme des consé-
quences graves.
La comédie en général, et celle d'Aristophane en
particulier, en fit toujours son aliment de précHlec-
tion. Mais cela ne nous autorise pas du tout à la con-
sidérer comme l'interprète attitrée d'une opposition
anticonstitutionnelle. Vivant de satire, elle répétait
simplement sur la scène ce qui se disait couramment
(i) Plutarque, Périclès, c. xiii. En rapportant ces diffa-
mations aux poètes comiques, Plutarque a bien compris
qu'ils les avaient eux-mêmes recueillies dans les entre-
tiens quotidiens : osçàfievot 8e xov XcS^ov ol xw{xi>co'. ttoXXtqv
àasXYetav aûxoû xaTsoxéôacrav.,
24 JMRODrCTIO.N
par la ville. Il est vrai qu'en répétant ainsi ces pro-
pos légers, elle leur donnait bien plus de force et de
consistance, à tel point qu'elle les a parfois imposés
à l'histoire. C'est le privilège des véritables œuvres
d'art de faire vivre ce qu'elles ont une fois mis en
lumière. Mais, à l'origine, les éléments qu'elles s'ap*
proprient et qu'elles immortalisent étaient bien loin
d'avoir la valeur qu'on leur attribue plus tard à
cause d'elles.
IV
11 ne faut pas méconnaître cependant qu'il y avait
dans Athènes, au temps où Aristophane composait
ses premières comédies, un groupe oligarchique,
qui détestait la démocratie ; que ce groupe comptait
des représentants notables dans la société ; que le
poète a pu les connaître, les entendre parler, re-
cueillir au moins quelques-unes de leurs idées ; qu'il
a eu peut-être, parmi eux, des amis et des patrons ;
et par conséquent, il y a lieu d'étudier de près, au-
tant que nous pouvons le faire aujoud'hui, ses rela-
tions avec eux (!}.
L'aristocratie athénienne avait constitué assez
longtemps, après les guerres médiques, un parti
organisé, dont Cimon, fils de Miltiade, fut le
principal chef. Ce parti acceptait la démocratie de
Solon et de Clisthène, mais il apportait dans la con-
(1) Auguste Couat, dans Touvrage cité plus haut, a
cherché à établir que les poètes comiques à Athènes au-
raient été vraiment les clients, sinon les parasites de
l'aristocratie, qui les aurait tenus entièrement sous sa dé-
pendance. C'est -sur ce point que je me trouve principa-
lement en désaccord avec lui.
2G INTRODUCTION
duite (les affaires ses traditions, et il essayait d'v
faire prévaloir un principe conservateur.
On sait comment il fut abattu par les réformes
démocratiques d'Ephialte et de Périclcs, par la di-
minution despou\oirs de l'Aréopage, par l'exil de
Cimon (l). Toutefois, il semble avoir repris quelque
force dans les années (jui suivirent la mort de Ci-
mon, entre H!) et 4i3. Ce fut le temps où eurent
lieii, à la tribune, les luttes mémorables dont PIu-
tarquc nous a conservé le souvenir, entre Périclès,
chef incontesté du parti populaire, et le successeur
de Cimon, Thucydide, lils de Mélésias, le principal
orateur du parti adverse. Ces luttes se terminèrent,
en Tannée H3-ii2, par la victoire de Périclcs, qui
obtint contre son adversaire une sentence d'ostra-
cisme (2).
Le parti aristocrati(jue en fut désorganisé pour
longtemps 3). Xi pendant les dernières années du
gouvernement de Périclès, ni moine après sa mort,
lorsque rinfluence directrice passa aux mains
d'hommes bien inférieurs à lui, il ne réussit à faire
de nouveau ligure dans les débats publics. Nicias,
((ui traduisait (|uelquefois ses idées à la tribune,
n'était pas un homme d'action ni un chef, à propre-
ment parler. En réalité, la force latente du parti se
(1) Aristote, Républ, des Athéniens^ n. xxiu-xxvi.
(2) Ed. ^EYER^Geschkhtedes AlterthumsX IV, p. 407-409.
(3)Plutarque, Périclès, c. xiv.
KfTROWJCTION 27
concentrait alors en quelques hommes, qui se tenaient
à Fécart et qui attendaient Theure. On peut citer,
comme le plus connu d'entre eux,rorateur Antiphon.
De temps en temps, sortait de ce cercle quelque
écrit mordant, où les vues du parti étaient exposées
avec la vigueur un peu sèche qui caractérisait alors
la prose attique. Nous en possédons un spécimen
remarquable dans le Traité de la République des
Athéniens, faussement attribué à Xénophon. L'au-
teur est un aristocrate, hautain et intransigeant, qui
se propose de dissiper, par son âpre logique, ce
qu'il considère comme les illusions des modérés de
son parti. A ceux qui admettaient que la démocratie
athénienne pouvait être réformée, il oppose la néga-
tion la plus décidée. Il démontre, avec un sang-froid
imperturbable, qu'elle suit simplement la loi de sa
nature, qu'elle est ce qu'elle doit être, ce que la
force des choses exige qu'elle soit, et qu'elle ne peut
pas être autrement. C'est l'argumentation la plus
dure, la plus inflexible, la plus insolente qu'on ait
jamais écrite (1).
Il est bien difficile de croire qu'Aristophane ait
pu entrer et se plaire dans l'intimité de tels person-
nages. Son esprit enjoué, sa fantaisie exubérante,
ses folles sailUes ne pouvaient guère convenir à ces
théoriciens ; et leur gravité doctrinaire n'était pas
(1) On reviendra plus en détail sur cet écrit, à propos
des Cavaliers i au chapitre ii.
28 INTRODUCTION
faite non plus pour charmer ce jeune poète, à la
verve étincelante et capricieuse. Au reste, lorsqu'on
prend la peine de comparer les quelques idées, ou
ébauches d'idées, qui forment toute la doctrine po-
litique de ses pièces, avec les théories oligarchiques
telles que nous pouvons encore les reconstituer
en partie, on s'aperçoit vite qu'elles en diffèrent
sensiblement. C'est une comparaison qui doit être
faite pour chaque pièce séparément, avec citation à
l'appui ; mais le résultat général peut en être énoncé
dès à présent. Incontestablement, il y a, çà et là,
une influence indirecte de quelques-unes de ces
théories sur la pensée du poète ; mais, toujours, ces
théories nous apparaissent, à travers ses drames,
très sensiblement modifiées, non seulement dans leur
forme, ce qui va de soi, mais dans leur esprit même.
En réalité, si Aristophane a été en commerce,
comme cela est probable, avec nombre de membres
de l'aristocratie athénienne, ce n'est pas, à coup sûr,
avec ses théoriciens, et nous ne devons en aucune
façon nous le figurer comme recevant un mot d'ordre
(les chefs du parti, ni comme choisi par eux pour in-
terprète officieux. La comédie n'avait rien à faire
avec les complots, et on peut affirmer sans hésitation
(fu'elle n'a jamais lié partie avec les hétairies révo-
lutionnaires.
Mais il ne faut pas oublier que cette aristocratie,
à côté ou au-dessous de son état-major, comprenait
INTRODUCTIOX 21)
une grande quantité de gens de tout autre hunneur ;
et, parmi ceux-là, au premier rang, une jeunesse
joyeuse, aimant le plaisir, les réunions bruyantes,
et prête à faire bon accueil à quiconque Tamusait.
C'est cette jeunesse, précisément, qu'Aristophane,
jeune lui-même, débordant de gaîté, fort libre sans
doute en ses mœurs et en ses propos, a du fré-
quenter surtout ; c'est elle qu'il a mise en scène dans
ses Cavaliers, Sa comédie, en ce qu'elle a de poli-
tique, procède bien plus de leurs conversations que
des théories indiquées plus haut. Et si quelque
chose de ces théories s'y retrouve cependant, c'est
que ces jeunes gens, dans leurs entretiens pas-
sionnés, désordonnés, indiscrets, ne pouvaient guère
manquer de répéter parfois entre eux ce qu'ils avaient
entendu dire aux graves personnages qui leur ser-
vaient de maîtres et de docteurs. Ils le répétaient
avec la vivacité, avec l'exagération paradoxale, avec
la fantaisie outrancière de leur âge. Ils en tiraient
mille moqueries contre les chefs du peuple, contre
les politiciens de la démocratie ; et ce peu de doc-
trine servait de soutien à leurs propos frondeurs et à
leurs satires personnelles. Seulement,on est en droit
de croire qu'ils n'approfondissaient guère les théo-
ries, et qu'ils se plaisaient bien plus à tous les bruits
malveillants, aux anecdotes scandaleuses, aux faits
divers, vrais ou faux, qui rendaient leurs adversaires
ridicules ou haïssables. Voilà le foyer où s'alimen-
30 IXTRODLCTIOM
tait la flamme brûlante de la comédie. C'est de ce
feu, sans cesse attise par Tesprit attique, que jaillis-
saient à foison les étiiicelles qu'on voit encore tour-
billonner dans les comédies d'Aristophane.
Toutefois il ne faudrait pas croire, là-dessus,
qu'Aristophane ait été le porte-parole docile de cette
jeunesse même. Sa libre nature, plus encore peut-
être par spontanéité d'imagination et d'esprit que
par indépendance de caractère, répugnait à tout as-
servissement. Les suggestions qu'il a reçues du mi-
lieu aristocratique se sont d'ailleurs mêlées en lui aux
traditions et aux instincts de la démocratie rurale,
dont il a été (|ucstion plus haut. Et, assurément, il
n'est pas résulté de là une combinaison stable, pon-
dérée, définitive, mais plutôt un mélange inconstant,
très original et très personnel, soumis, non seule-
ment aux inlluonces des événements et aux varia-
tions (le l'humeur, mais aussi à cette force intime des
inventions dramatiques, qui s'imposent parfois à,
leurs créateurs mêmes et mènent secrètement le
poète, alors ((u'il semble les conduire très savamment.
Aristophane a-t-il eu, d'ailleurs, parmi ses amis
(le la haute société athénienne, des patrons à propre-
ment parler ( Avouons (jue nous n'en savons rien et
(|u'il y a là une lacune regrettable dans nos connais-
sances. D'une manière générale, il ne paraît pas da
tout invraisemblable (|ue les poètes comiques,
d'Athènes aient cherché, lorsqu'ils débutaient, à se
IIVTUODUCTION 31
faire des protecteurs parmi les personnages ca-
pables de leur prêter appui. Ils pouvaient en avoir
besoin, soit pour se faire recommander à Tarchonte
qui donnait le chbeur comique, soit pour se ga-
rantir contre les conséquences fâcheuses qu'une sa-
tire trop hardie risquait toujours de leur attirer. Cra-
tinos, au temps de sa jeunesse, semble avoir re-
cherché le patronage de Cimon (1) ; Téléklidès, plus
tard, se donnait pour l'ami de Nicias(2). En ce qui
concerne Aristophane, rien n'indique qu'il ait été le
client d'aucun personnage connu. Mais il serait fort
possible qu'il l'eût été sans que nous le sachions. La
question doit être indiquée, bien qu'elle ne puisse
plus aujourd'hui être résolue (3).
(1) Cratinos, Les Archiloques» fragment 1, Kock*
(2) TÉLÉKLIDÈS, fragment 41, Kock.
(3) G. Gilbert, Beitrœge, p. 74, considère, lui aussi, la
comédie, au temps de la guerre du Péloponèse comme
« Torgane d'un parti », du parti des grandes et riches
familles, qui la tenait dans sa clientèle par les chorégies.
On voit déjà, d'après ce qui précède, et on verra mieux
encore par la suite, en quoi ma manière de voir se dis-
tingue de la sienne, qui n'est pas entièrement inexacte,
mais qui me paraît manquer de nuances. Le savant his-
torien oublie que les chefs du parti démocratique, Péri-
clès par exemple, et certainement beaucoup d'autres de
même que lui, ont exercé, eux aussi, des chorégies, sans
que nous puissions cependant saisir la trace de comédies
qui leur auraient été favorables. D'ailleurs, choisir les
pièces était l'affaire, non des chorèges, mais de l'ar-
chonte.
i
En face du groupe aristocratique, variable en son
organisation et vaguement délimité, la démocratie ne
constituait pas, à proprement parler, un « parti».
Elle était TElat lui-même, le corps des citoyens tout
entier. Mais, comme nous Tavons dit plus haut, il y
avait dans cette démocratie des groupes,de tendances
et de caractères divers, qui, sans se concentrer ni
s'organiser, exerçaient tour à tour une influence
plus ou moins forte sur l'action commune de la
cité.
Cet état de choses était favorable aux ambitieux
qui savaient se faire bien venir de la foule. Un parti
constitué suppose une certaine discipline. Or, toute
discipline contient, en ((uelque mesure du moins,
l'essor prématuré des individualités envahissantes.
Mais, devant une multitude émiettée et comme inor-
gani([ue, le premier venu, s'il avait une intelligence
nette, de la hardiesse, quelque vigueur ou quelque
adresse de parole, et, par-dessus le marché, peu
de scrupules, pouvait devenir grand homme en un
INTRODUCTION' 33
jour. II s'agissait de saisir une occasion, de frapper
un coup inattendu, d'attirer sur soi brusque-
ment l'attention et la faveur. Aussi Athènes, au
temps de la guerre du Poloponèse, devint-elle un
théâtre exceptionnellement approprie au.v politi-
ciens.
C'est parmi eux que se révéla l'homme auquel
Aristophane a fait, pendant la première période de
sa carrière dramatique, la guerre la plus retentis-
sante et la plus acharnée, Cléon, iîls de Cléénète. Il
est le plus connu des démagogues de ce temps. C'est
à propos de lui qu'on peut le mieux expliquer et
résumer les sentiments d'Aristophane à l'égard des
politiciens, durant ses années de début (1).
Cléon appartenait par ses origines à cette démo-
cratie urbaine dont nous avons marqué plus haut le
caractère. Son père semble avoir fait fortune dans
l'industrie: c'était, nous dit-on, uncorroyeur, ce qui
signifie sans doute qu'il possédait un ou plusieurs
ateliers de corroirie, où des esclaves travaillaient à
son profit. Sa maison était donc nécessairement en
relations commerciales a\ec ((uciques-uns des prin-
(1) On trouvera dans Busolt, Griech. Gesch., lïl, 2® partie,
p. 988, note 3, un résumé précis et suffisamment complet
des principaux travaux dont Cléou a été l'objet et des ju-
gements divergents qui ont été portés sur lui. Quelques
traits cependant ne me paraissent pas assez nettement
indiqués.
3
34 INTRODUCTION
cipaux marchés de peaux, où s'approvisionnait Tin-
dustrie attique, par exemple avec Cyrène et Tltalie
méridionale 1). Les industriels tels que lui de-
vaient avoir, par conséquent, des bureaux et des
magasins au Pirée, et ils vivaient en contact avec
la population du port. Voilà le milieu où grandit
le jeune (Iléon. Nul doute (ju'il n'ait reçu d'ailleurs
l'éducation que recevaient alors les jeunes Athéniens
des classes aisées. Mais son naturel semble avoir été
dur, fougueux, dominateur, et la grâce légère de
l'atticisme lui demeura étrangère.
Suivant un témoignage de Théopompe, obscuré-
ment rapporté par un scoliaste, il aurait voulu ser\ir
parmi les cavaliers athéniens ; mais il y aurait été
mal accueilli, peut-être repoussé, en tout cas humi-
lié par certains dédains aristocratiques, et, dès lors,
pour se venger, se serait jeté dans le parti popu-
laire 2;. Rien n'est moins certain que cette anec-
dote, oii l'on sent trop l'interprétation malveillante
du parti adverse.
Ce que nous savons, c'est qu'il débuta dans la vie
publiijuc \ ers la fin do la vie de Périclès. 11 apparaît
alors parmi ceux (|ui harcelaient et décriaient (juo-
tidiennement le vieil homme d'Etat. Opposition âpre
et infatigable, ((ui réunissait des hommes d'opi-
nions diverses. Quant à lui, démocrate de naissance,
(1) Hermippe, fragment C3, v. 4 et G, Kock.
(2) Scol. Cavaliers, 225, 226.
i:STRODUCTION 35
il épousait les soupçons, les haines, les jalousies de
la démocratie avancée. ATaide des mécontentements
c[ui fermentaient alors dans la foule, « il s'avançait
peu à peu », nous dit Plutarque, « vers la posses-
sion du pouvoir » (1). Dès 431, lors de la première
invasion des Péloponésiens en Attique sous le roi
Spartiate Archidamos, il fut un de ceux qui attaquè-
rent avec violence les temporisations de Périclès, et
le poète comique Hermippos put dire, en 430, que
celui-ci « avait reçu un bon coup de dent de Tenragé
Cléon » [%, En cette même année 430, lorsque le
peuple, dans un accès de colère, se donna la satis-
faction de mettre son chef en jugement et de le con-
damner, il fut peut-être un des accusateurs (i).
(1) Plutarque, Périclès^ o. xxxiii, probablement d'après
Ephore. Peut-être avait-il été déjà un des accusateurs
d'Anaxaj^ore, le principal étant Thucydide, fils de Mélé-
sias (SoTiON, dans Diogène Lacvce^ II, 3, 12). Le témoi-
gnage n'est pas très sur, mais les raisons qu'on y oppose
sont faibles. Ed. Meyer, Geschichtc des Altert/iums, t. IV,
§ o3l, note.
(2) Hermippe, fragment 46, Kock. Cf. Plutarque, pass. cité.
(3) Plutarque, PëriclèSy c. xxxv, d'après le témoignage
d'Idoménée. Ed. Meyer, (ouv. cité, t. IV, § 556) tient ce té-
moignage pour dénué d'autorité; Busolt, Gnec/i. Gesch.y
III, 2® partie, p. 953, note 5, penche vers la même opi-
nion. Il est certain qu'ldoménée est un témoin suspect.
Toutefois son assertion n'a rien d'invraisemblable en elle-
même. Si Théophraste et Iléraclide de Pont nomment
d'autres accusateurs (voy. Busolt, pass. cité), cela n'im-
plique point contradiction.
•{(> INTRODUCTION
(yétait en effet en accusant les hommes puissants
(|ue les jeunes gens ambitieux témoignaient de leur
zèle pour rintérèt public et se recommandaient à la
faveur du peuple.
La condamnation de Périclès, bientôt suivie de sa
mort, en 42Î), ouvrit la porte aux politiciens do se-
cond ordre. Cléon fut de ceux (jui se ruèrent alors
à l'assaut du pouvoir 1 .
Il semble avoir eu en partage certaines qualités
d'orateur, et même d'homme d'Etat, qui, en s'asso-
ciant à ses défauts, non seulement les dissimulèrent
en partie, mais les rendirent même quelquefois
agréables au peuple. Une assurance imperturbable,
u^e voix puissante ((ui remuait la foule, une sorte
de sans-gène qui scandalisait les gens comme il faut,
mais (lui ne déplaisait pas à la multitude. Ses cla-
meurs mémo, sa gesticulation véhémente, les in-
jures qu'il lan(;ait à ses adversaires, tout cela réuni
(1) Le scoliaste de Lucien, Timons 30, dit de lui : '0 os
KXsojv or^iJi^YtoYo; yJv 'AOr.vaiwv, TrpoTTi^ auiwv Ïhiol ett).
Cléon étant mort en 422, la période de sept ans doit com-
mencer en 429. Le premier auteur de cette supputation a
dû prendre, comme point de départ, la mort de Périclès,
et non, comme le croit Busolt (ouv. cité, p. 998, note 1).
l'entrée supposée de Cléon au Sénat en 428-7. De loin,
Cléon a dû paraître le successeur immédiat de Périclès,
et il l'a peut-être été en eiïet. Il ne faut pas donner trop
d'importance à la « succession des trois marchands >',
que l'on accepte, bien docilement, sur la foi d'Aristo-
phane (CavalierSy 129).
INTRODUCTION
37
faisait qu'il ne ressemblait à personne. Ajoutons
qu'il possédait une intelligence claire, apte à sim-
plifier les choses, une logique tranchante, qui pro-
cédait volontiers par déductions inflexibles, et qui
imposait ses conclusions par une rigueur systéma-
tique. Thucydide nous dit qu'il était très violent et
qu'il savait mieux que personne persuader le peu-
ple (1) . La persuasion elle-même avait chez lui quelque
chose de violent. Elle provenait de l'élan brutal de
son argumentation, qui, s*attachant à quelques idées
absolues, écartait les considérations multiples où
s'attardent les esprits étendus et réfléchis. Il avait,
sur ses adversaires, modérés et politiques, la supé-
riorité de lait qu'ont les dogmatiques intransigeants
lorsqu'ils s'adressent à un public indécis et d'ailleurs
cpris des idées qui semblent claires. 11 savait déga-
ger, du milieu des sentiments confus de la multitude,
certains principes, qu'il formulait en termes impé-
rieux, et, en les énon(;ant ainsi, il donnait un corps
aux passions populaires, dont il se faisait le servi-
teur pour dominer l'Etat (2;.
Au dedans, sa politique tendait à détruire ce que
les classes supérieures gardaient encore d'influence.
Aristote le juge d'un mot très expressif : « C'est lui,
(1) Thucydide, II, 36.
(2) Ce caractère de logicien dur et brutal me parait res-
sortir très vivement des discours que lui prête Thucydide
dans l'affaire des Mityléniens ; j'y reviendrai plus loin.
'Mi INTRODICTION
(Jit-il, (|ui semble avoir le plus contribué à cor-
rompre le peuple par ses propres instincts (1;. » Ce
jugement est sans doute celui des adversaires de
Cléon ; mais il est dinicile de douter qu'à tout
prendre il ne soit à peu près juste. II ressort en effet
de l'histoire de cette période (\ue l'institution démo-
cratique s'y altéra de plus en plus, par le développe-
ment des instincts dangereux qu'elle portait en elle-
même ; et, comme Cléon fut alors l'homme d'Etat
le plus écouté du peuple, il est certain qu'il contri-
bua grandement à cette altération. C'est du reste ce
que dit également Thucydidej en caractérisant les
politi(*iens qui succédèrent à Périclès : il fait remar-
quer (lue celui-ci conduisait vraiment le peuple, au
lieu de se laisser conduire par lui. « Au contraire,
ajoute-t-il, ceux qui vinrent après lui, n'ayant pas de
supériorité marquée les uns sur les autres et dési-
rant pourtant se surpasser mutuellement, durent
s'elForcer de plaire à la multitude, et ils lui laissèrent
diriger les affaires -i], » Cela, il est vrai, n'est pas
dit spécialement de Cléon ; mais Cléon, à n'en pas
douter, est le premier visé par cette observation dé-
cisive. Vlattor la démocratie, en se faisant le com-
plaisant (le ses instincts, qui d'ailleurs étaient pro-
bablement aussi les siens, tel était le fond de sa
(1) Aristotf, République des AthénicnSy c. xxviii.
. (2) Thucydide, II, 65, iO.
IXTROD ACTION 39
politique (1\ Ajoutons-y les accusations incessantes
(levant les tribunaux, par lesquelles il se faisait une
réputation de vigilance et de dévouement au bien
public, en môme temps qu'il entretenait les soupçons
auxquels le peuple n'était que trop porto (2).
Au dehors, il tendait à exciter incessamment l'am-
bition imprudente d'Athènes. La prépondérance ma-
ritime, dont Périclès voulait qu'on se contentât, ne
lui suffisait plus. D'accord avec les sentiments secrets
du peuple et surtout des gens du Pirée, il faisait
briller à leurs veux la vision flatteuse ou le rêve dé-
cevant d'un grand empire. Et dans ces questions,
où la prudence, la mesure, le discernement du
possible eussent été si nécessaires, il portait son in-
transigeance habituelle. Il n'admettait ni les ména-
(1) C'est ce qui ressort des quelques faits précis qui
nous sont connus. L'élévation du salaire des juges, quoi
qu'on en ait dit, ne répondait pas à un autre dessein (Aris-
tophane, Cavaliers» 255 ; Scoi., Guêpes , 88). Se rappeler
aussi le rôle de Cléon dans les pourparlers de 425 (Thucy-
dide, IV, 22.)
(2) Aristophane, Cavaliers, 256. La question de savoir
si Cléon était de bonne ou de mauvaise foi, intéressé ou
court d'esprit, me paraît secondaire. L'histoire est juge,
non de sa conscience, mais de son rôle. Ceux qui ont
cherché à le réhabiliter auraient du essayer de montrer
une circonstance au moins où il ait exercé sur le peuple
une influence utile. S'il l'a, au contraire, toujours poussé
du côté où il inclinait secrètement, le jugement d'Aristote
et celui de Thucydide sont justifiés.
40 INTRODICTION
gements ni les insuccès. Thucydide déclare formelle-
ment qu'il resta jusqu'à la iin le principal obstacle à
la paix, du côté des Athéniens (1). « Mon but, dit le
Paphlagonien à Démos dans les Cavaliers, c'est de
te faire régner sur tous les Grecs (2). » Si le mot
n'est pas historique, il résume du moins la politique
que dut professer Cléon. Les gens de mer, et tous
ceux (lui vivaient à Athènes du commerce avec
l'étranger, avaient au fond le désir et le besoin d'ex-
tension incessante, qui semblent être, par une loi na-
turelle, ceux des grandes puissances maritimes.
Cléon flattait cet instinct, comme il flattait tous les
instincts populaires. 11 montrait ce rêve comme sû-
rement réalisable, à la seule condition qu'on ne
cédât jamais, et qu'on se gardât bien de relâcher,
au nom de vains scrupules d'humanité, l'autorité
« impériale » , créée par les événements eux-mêmes
et par la force des choses. C'était le théoricien d'une
domination toujours croissante, établie et entretenue
au moyen d'une énergie inflexible.
(4) Thucydide, V, 16.
(2) Aristophane, Cavaliers, 797.
YI
Aristophane ne pouvait pas ne pas ôtre Tadver-
saire déclaré d'un tel homme et de ceux qui lui
ressemblaient. 11 Tétait par nature, indépendamment
de tout grief personnel, et presque sans réflexion.
Le dissentiment, entre eux, portait d'abord sur les
choses essentielles de la politique. Aristophane,
nous avons dit plus haut pour quelles causes, appar-
tenait de cœur et d'àme à une démocratie modérée,
attachée au sol et aux traditions, ennemie des vio-
lences et des témérités, peu sympathique aux dis-
coureurs, et très opposée à ces procès incessants qui
troublaient la cité et ne profitaient qu'aux politiciens.
Quant aux ambitions conquérantes des gens du Pirée,
elles lui étaient totalement étrangères. Comme les
gens de la campagne, généralement, il ne compre-
nait, en fait de guerre, que la guerre défensive, li-
mitée à la protection du territoire (1). Les entre-
(1) Aristophane, Assemblée des femmes. 197. Cf. J. Beloch,
Die attische Politikfip, 13, 14.
42 i>tr«h»u<:tio.\
prisï's lointaines, où Athènes pro^liguait son sang et
son ;irf:«Mit, lui paraissaient une sorte de folie crinii-
nellr. Kn soinni(\ tout ce (|ui constituait le pro-
^ranune politi(|ue de flléon lui était odieux. Dissidence
première et ardente, (|ue son imagination vi\e, sa
sensibilité de poète et son apreté satirique excitaient
sans cesse et enflammaient.
Et, sous ce dissentiment, il \ en avait un autre,
plus profond encore : un conflit moins politique que
moral et national. Le caractère athénien, tel que
Tavaient fait la race, la tradition et les événements,
subissait une crise, au commencement de la guerre
du Péloponèse.
Thucydide, dans le discours qu'il attribue à Périclès
(ît (|u'ii dit avoir été prononcé par lui dans Thiver
de4.*M-4^{0, a défini ce caractère en Tidéalisant. Ce
(|uc l'homme d'Etat loue surtout, c'est la douceur
charmante des mœurs athéniennes, l'absence de
contrainte, la liberté de la vie privée, exempte de
toute surveillance jalouse, une justice bienveillante,
un goût d'élégance simple qui embellissait l'existence,
une hospitalité confiante, la bonne grâce aimable et
la facilité des relations, enfin une sorte de souplesse
native», ([ui permettait à chacun de réaliser toutes ses
a[)tilu(les sans s'assujettir à une discipline dure et
triste (I . Tout cela semble pris sur le fait par un
(\) Thucydide, 1. H, c. xxxvii-xli.
INTRODUCTION 43
observateur de premier ordre, qui, ayant voeu dans
diverses parties de la Grèce, a pu juger après compa-
raison. Et si, dans la réalité, ces qualités étaient mé-
langées de défauts, que l'historien a lui-même notés
ailleurs, on ne peut douter en tout cas que le tableau
ne soit exact dans Tensemble. C/était bien là, saui
correction de détail, le caractère crAthènes vers 431
et ce qui en faisait vraiment une ville unique dans le
monde grec. Or, la politique démagogique tendait à
l'altérer gravement. Elle apportait avec elle et pro-
pageait rapidement dans la cité les soupirons, les
haines, Tesprit de parti. Parla déformation de l'ins-
titution judiciaire, elle inquiétait et exaspi^ait les
uns, tandis qu'elle développait chez les autres une
malveillance égoïste ; par les excès de pouvoir de
rassemblée, elle transformait la démocratie en des-
potisme ; enfin, par Toutrance de son impérialisme,
elle'rendait le peuple tyranni(|ue et ((uelcpiefois cruel.
Personne n'était plus Athénien à l'ancienne modo
qu'Aristophane, bien que très moderne à certains
égards, et personne donc ne dut avoir plus vivement
(jue lui le sentiment de cette crise. Comment sa libre
et expansive nature, joyeuse et \ive. amie des fêtes,
des gais propos, de la vie facile, n'auroit-elle pas eu
horreur de cet esprit sectaire ([u'elle sentait grandir
autour d'elle ( La démagogie haineuse, les tribunaux
méchants, la guerre prolongée pour des intérêts
particuliers aux dépens du bien public, c'était de
44 l.NTR»ltt'CTII>!(
(|Uoi révollcr ce reprosentanl passionné de la vieille
Iranduse, si attacha it son .Vltique paisible et bien-
veîllanle. Sa poI(!-niii|ue csl issue «le là. Et on peut
ilire i|U elle se ramène à cela lout entière. Car. au
Fond, lors(|u'il attaquera Euripide, Socrate, et même
la musique nouvelle, avec autant de vivacité, ou peu
s'en faut, que Cléon ou Lamachos, la cause de sa
colère sera peut^Hre toujours la mt*me. Ce qu'i'
dclendraconlre les novateurs, à tort ou à raison, ce
sera toujours le naturel athénien, tel qu'il se le rc-
pn-sonto, lel (ju'il le sent en lui-même, tel <|u'd le
voit dans la tradition. Il en a aimé comme personne
la spontanéité vive, la droiture héréditaire, la sim-
plicité gracieuse, el, sous les dehors moqueurs, la
Ijonté native.
Voilà ce qu'il ne faut pas perdre de vue pour bien
apprécier ses relations avec les partis, A coup sûr.
dans la lutte uii il élail engagé, il a subi des in-
lluonccs passagères, il a recherché des alliances
utiles, il a pu même se prêter iwrfois à certains
desseins politi(|Ucg. Tout cela demande à élre étudié
et discuté de près, à propos de chacune de ses pièces.
Hais, de prime abord, il est essentiel de se dire,
(|u'à proprement parler, .Vrislophane n'a été d'aucun
parti. Fils de la campagne et de la tradition athé-
nienne, c'est au nom de la terre natale qu'il parle, et
c'est l'âme d'Athènes qu'il défend contre ceux qu'il
considère comme ses corrupteurs.
ARISTOPHANE
ET
LES PARTIS A ATHÈNES
CHAPITRE PREMIER
DEBUTS D ARISTOPHANE
LES DETALIENS. LES BABYLONIENS
I
C'est par la haute comédie satirique qu'Aristo-
phane débuta. Plus tard, il composa, comme d'autres,
des pièces où dominait, soit la parodie mytholo-
gique, soit la fantaisie pure. Ce fut de sa part, si je
ne me trompe, une concession aux circonstances.
Par vocation, il s'était tourné, dès le premier jour,
vers la censure morale et politique ; il y revint le
plus souvent qu'il put.
Qu'une certaine ambition des succès retentissants
ait eu part à cette vocation, rien de plus vraisem-
4ti CHAPITRE PREJirER
blable. Ce genre de comédie avait l)ien plus de
chances de passionner le public, (|uelque peu blase
déjà sur les simples bouffonneries. On s'y faisait
vite une réputation de hardiesse, on s'y érigeait en
moraliste et presque en homme d'Etat. C'était ainsi
que Cratinos s'était mis hors de pair : imitateurs et
rivaux surgissaient autour de lui. Mais l'ambition ne
suffisait pas pour jouer ce rôle. Il exigeait évidem-
ment une aptitude spéciale, qui n'aurait pu se déve-
lopper chez un esprit par trop léger, indifférent aux
questions sociales. Reconnaissons donc qu'il y avait
chez le jeune Aristophane « une certaine philoso-
phie », et, sous les jeux de sa fantaisie, plus
de sérieux qu'on ne l'aurait cru au premier
abordai).
La première pièce (ju'il donna au public fut jouée
au commencement de l'année 427 2 . Elle était inti-
tulée Les Détaliens (ol Aai-uaX?;;). Pour la faire agréer
de l'archonte, le poète, encore inconnu, l'avait cédée
à un certain Callistrate, qui la présenta au magistrat
{{) C'est ce que Platon disait d'Isocrate : cpjjct yàp çvw:(
Tiç ttiXojoota T?i Toù àvopo; oiavot^ [Phèdre^ p. 279 6). Avec
la nuance discrète et la réserve qu'il contient, le mot me
paraît bien convenir à Aristophane. Ni le poète comique
ni l'orateur n'ont été vraiment pliilosopiies ; mais il y a,
chez l'un et chez l'autre, « une certaine philosophie »,
faite surtout d'aperçus, diversement incomplets.
(2) A'Mffc.s, i)28-532 ; Scol. Nuées, .")29 ; Anonyme, De co-
mœdia (Corn, grœc. fragm., Kaibel, t. I, p. 8).
DÉBUTS d'aristophane 47
comme sienne et, par conséquent, assuma devant lui
la responsabilité d'instruire les acteurs (1).
Ce Callistrate devait (Hre poète lui-même et acteur
comique. La confiance (ju'il paraît avoir inspirée,
tant à divers archontes qu'à son ami Aristophane,
ne permet pas de douter qu'il ne possédât en tout
cas, à un degré rare, le sens et la pratique du théâtre.
L'archonte savait d'avance qu'une pièce dont un tel
homme se chargeait était à peu près assurée d'amuser
le public ; c'était tout ce qu'il lui fallait. Quant à
Aristophane, on doit supposer qu'il avait usé large-
ment de ses conseils dans l'élaboration de son œuvre,
et qu'il eut encore grand besoin d'être assisté par
lui dans la préparation matérielle de la représenta-
tion. C'est à peu près du reste ce qu'il dira lui-même
plus tard, en métaphores poéti(jues, dans la para-
base de ses Cavaliers i'2\
Sa comédie obtint le second prix ; 3 : succès hono-
rable, en lui-même, et plus encore pour un débutant.
Nous n'en connaissons plus que l'idée principale et
quelques fragments.
Dans l'ensemble, c'était une satire des mœurs
nouvelles. Le poète y mettait en scène un Athénien
d'autrefois, homme de tradition, très attaché aux
vieilles choses, et, avec lui, deux jeunes gens, ses
(1) Anon. De com., même passage.
(2) Cavaliers, 512-51S et 541-544. Cf. Guêpes, 1018-1020.
(3) Scol. Nuées, 529, oejtsoo; ixptOï).
Ail CHAPITRE PREMIEIÏ
lils, l'un docile à la discipline paternelle, Tautre,
cpris de nouveautés, sectateur et adepte des so-
phistes, beau parleur, sycophante et débauché.
L'intérêt moral de la pièce résultait du contraste
entre les deux frères. C'est ce qu'Aristophane lui-
inèine nous indicjue, lorsque, faisant allusion, dans
la parabasedes Nuées, à ce premier essai de sa muse,
il rappelle au public le jour « où ses deux per-
sonnafj;es. le sage et le débauché, ont trouvé bon
accueil » devant lui (1). Les inventions de détail nous
écliap[)ent totalement. Du titre même de la pièce et
d'un témoignage obscur on peut conclure que le
clurur se composait de membres d'une confrérie re-
ligieuse, lesquels se réunissaient pour offrir un sa-
crifice à Héraclès et banqueter ensuite en son hon-
neur (2). Quel rôle jouaient-ils d'ailleurs dans le
débat? rien ne nous l'apprend. Les principaux frag-
ments mettent en présence, tantôt le père et ses fds,
tantôt les deux frères. Dans un passage, le jeune
novateur se sert de mots à la mode, où son père re-
connaît immédiatement la manjue de quelques rhé-
teurs et démagogues en faveur, ou encore celle
(i) Nuées, 528.
(2) Comic. grxc. fragm., Kock, t. I, p. 438. Suidas : Aaixa-
Aeï;* oa*.T'j{JLOv£c; x.al OtaTturat xal dua^ioxai xal oTov «Juvoaixa-
XeT;- o'iTco; *Api(s^:ooTn^^. Orioll, 49, 10 : AaiTaXst;, opâ^jia
*ApiJTO'iâvo'j;' ETTEio-f, £v Upù> 'HpaxA£0'-); os'.TTvojvxâ^ XX'. àva-
axàvxs; yopoi iYSvovxo.
DÉBUTS d' ARISTOPHANE 49
d'Alcibiade, le chef de la jeunesse dorée (fr. 198,
Kaibel). Ailleurs, le même mauvais sujet montre
qu'il a néglige Tétude d'Homère, et qu'il ignore les
vieux poètes nationaux, tels qu'Alcée ou Anacréon,
mais qu'il est passé maître en matière de chicane
(fr. 222 et 223). Il sait jouer de la lyre et s'y com-
plaît, mais la musique qu'il aime, c'est évidemment
celle du jour (fr. 221). Que faisait le vieil Athé-
nien pour corriger ce drôle ? Il semble qu'il eut la
prétention de l'envoyer bêcher la terre à la cam-
pagne (fr. 221). Nous ignorons s'il y réussissait.
Certains fragments laissent entrevoir une action ju-
diciaire, réelle ou simulée (fr. 210, 216, 217, 218,
219). Quelque part, le père, probablement, évoquait
comme témoins les vieux rois d'Athènes, Erechtée et
Egée (fr. 211) ; l'énumération doit être incomplète :
il ne pouvait pas ne pas appeler aussi à son aide le
roi populaire Thésée, inséparable des précédents.
De tout cela, il ne résulte rien de certain, comme
plan d'ensemble et composition.
Ce qu'on voit très bien, toutefois, c'est que la
pièce était tout autre chose qu'un simple assemblage
de moqueries contre des individus. Une pensée géné-
rale la dominait et servait à en unir les parties. Cette
pensée était une censure, certainement morale, et
probablement poHtique, en quehjue mesure tout au
moins.
Le personnage du vieil Athénien, tel qnc nous
50 CHAPITRE PREMIER
l'entrevoyons un peu vagnement, était à lui seul
une profession de foi vivante. Le fond de son être,
c'était l'attachement aux anciennes manières de vivre
et de penser. Quel que fût son rôle dans la pièce, et,
en admettant même qu'il y subît mainte déconvenue,
on doit être certain, en tout cas, que le poète laissait
sentir sa sympathie pour lui et cherchait à lui gagner
celle du public. D'autre part, rien n'indique que ce
personnage manifestât une tendance quelconque
vers Toligarchie. Autant que nous pouvons en juger,
ce qu'il détestait surtout chez la jeunesse contem-
poraine, c'était la chicane et l'oisiveté. Les autres
reproches qu'il pouvait lui adresser découlaient de
ceux-là. En revanche, il devait aimer la campagne,
et il croyait fermement à sa vertu éducatrice et mo-
ralisante ; c'est pour cela qu'il voulait obliger son
fils à faire œuvre de paysan. Il devait aimer aussi les
vieux cultes locaux : le sujet même de la pièce
semble le démontrer ; et nous pouvons imaginer ce
brave homme, au milieu de ses confrères du thiase
d'Héraclès, mettant en commun avec eux à la fois
sa dévotion et ses protestations contre l'esprit nou-
\eau. En somme, on se le représente volontiers
comme un Strepsiadc moins rustique, avec telle ou
telle nuance particulière, qu'il serait téméraire de
vouloir aujourd'hui deviner.
Le bon fils n'est plus rien pour nous : il paraît
impossible, dans l'état des fragments, de se faire
DÉBUTS d' ARISTOPHANE 51
une idée de sa personnalité. On a même quelque
peine à concevoir qu'il ait pu jouer un rôle impor-
tant dans la pièce : caril n'y aurait été, à toutprendre,
qu'une doublure du père, et une doublure bien mé-
diocre. Aristophane, si intelligent des choses du
théâtre, devait sentir d'instinct l'ennui qui s'attache
sur la scène comique aux jeunes gens raisonnables
et raisonneurs. Lorsqu'on parlant de sa pièce, il la
résumait dans le contraste des deux frères, il faisait
plutôt allusion sans doute à une scène isolée (fr. 199)
ou au fond môme de l'invention qu'à sa forme dra-
matique.
En revanche, ne doutons pas que le mauvais sujet
ne fût le charme de la pièce. Elle ne pouvait être amu-
sante que par lui. Son indiscipline foncière en était
le ressort principal. Quelle que fut l'action, c'était
lui certainement qui la faisait marcher. Aristophane
lui avait donc prêté, de toute nécessité, cette exubé-
rance de vie, cette sorte de confiance hardie et d'ac-
tivité incoercible, que nous retrouverons chez son
Dikéopolis, chez son Kléon, chez Strepsiade, chez
Trygée, chez Pisétaire, chez Lysistrate, en général
chez tous ceux de ses personnages qui sont les au-
teurs d'une entreprise comique. De plus, ce gaillard
était représentatif de la jeune Athènes : il la repré-
sentait naturellement en charge, avec l'outrance qui
était une des conditions du genre. 11 semble (fue le
poète, par des traits semés çà et là, eut en quelque
52 CHAPITRE PREMIER
sorte retracé son histoire. Dès son adolescence, son
père, probablement émerveillé de ses aptitudes,
Tavait attaché à de savants maîtres, dans l'intention
de lui assurer un brillant avenir. « Mais, disait-il, il
« n'apprenait rien de ce (|ue je voulais qu'il apprit.
« Au lieu de cela, il s'instruisait à boire, à chanter
« tout de travers, à n'aimer que la cuisine de Syra-
« cuse, les délices des Sybarites et les rasades de
« vindeChios dans des coupes deLaconie »(fr. 21(5).
Pourtant, comme on Ta vu plus haut, il s'était initié
à la rhétorique et à la chicane (fr. 198, 222). Une
fois pourvu de ces moyens de succès, il s'était fait
sycophante, accusateur public, et il s'enrichissait
par la menace et le chantage (fr. 219, 225). En même
temps, il avait pris, en une fois, tous les vices de la
profession. Il était joueur, buveur, débauché, impu-
dent (fr. 202, 205, 206, 209, 213). Et de tout cela, il
se faisait gloire, traitant son propre père avec une
insolence cynique (fr. 198).
Tout incomplets que soient pour nous ces portraits,
ils nous permettent néanmoins de déterminer à peu
près la portée de la satire aristophanesque. C'était
aux politiciens de profession que le poète s'en pre-
nait : et par là, il faut entendre ceux qui commen-
çaient alors, dans Athènes, à transformer la politique
en un métier lucratif. Mais il ne les attaquait ni dans
leurs opinions, ni dans leur façon de conduire les
affaires, ni même dans cette exploitation des tribu-
DEBUTS d'aRISTOPHANE 53
naux qu'ils avaient organisée à leur profit. Tout cela
devait venir à son heure. Pour le moment, ce qu'il
mettait en scène, c'était leur perversion morale. Il
la montrait en un exemple concret, sous forme vi-
vante, comme la synthèse d'un ensemble de ten-
dances qui lui semblaient en train de corrompre le
naturel athénien. Ce n'était pas son affaire de re-
chercher ce qui, dans cet ensemble, était cause ou
effet. Il ne se demandait probablement pas, même
en son for intérieur,. si cette poussée rapide d'ambi-
tion sans scrupule et d'individualisme égoïste résul-
tait, soit de la constitution d'Athènes en elle-même,
soit de la façon dont elle était pratiquée. Plus sen-
sible, par tempérament de poète, à ce qui se voit
qu'à ce qu'il faut deviner, il se contentait d'incarner
en ses fictions le mal présent, et il le faisait, dès ses
débuts, avec une force remarquable.
En cela, il n'agissait pas en homme de parti, et il
n'avait eu à prendre le mot d'ordre de personne.
Ceux qu'il censurait appartenaient plutôt aux classes
moyennes ou aisées qu'au peuple proprement dit.
Issus de familles attachées au sol, fils de propriétaires
campagnards, ils exploitaient à la fois les enseigne-
ments nouveaux et le radicalisme démocratique, qu'ils
mettaient également au service de leurs passions.
Les flétrir, c'était servir la démocratie véritable, en
lui montrant son mal et en l'invitant à se purifier.
Il
Aux Détaliens succèdent, en 426, les Babyla-
niens représentés aux Dionysies urbaines (1). D est
peu probable qu'aucune des pièces non datées se
place entre ces deux comédies. C'était déjà beau-
coup pour un débutant que de faire accepter une de
ses œuvres chaque année.
Bien que cette seconde comédie soit perdue
comme la précédente, nous possédons sur elle un
peu plus (le renseignements. C'était une satire poli-
tique bien plus âpre, bien plus hardie, bien plus
personnelle (|ue la première. La confiance du jeune
poète s'était accrue par le succès, son ambition lit-
téraire également. 11 brûlait de se signaler par un
coup d'éclat. De plus, certains événements de
Tannée 427 semblent avoir exaspéré son méconten-
tement et celui d'une bonne partie du peuple athé-
nien. Rappelons-les brièvement.
Athènes, durant l'année 428-427, avait été profon-
(1) AcharnienSj v. 503 et scolie.
DÉBUTS d'aristophane 55
dément troublée par la révolte de Lesbos et par ses
conséquences (1).
Un des plus importants états de la confédération
maritime, Mitylène, avait fait défection ouverte et
s'était allié aux Lacédémoniens. Cette défection, sin-
gulièrement grave en elle-même, Tétait encore plus
parce qu'elle pouvait devenir le signal d'un soulè-
vement de tous les alliés, opprimés et mécontents.
Athènes lit preuve de décision et d'énergie. Mitylène
fut bloquée, affamée, réduite à merci a\ant que la
(lotte péloponésienne put venir à son secours. La
soumission accomplie, il fallut statuer sur le châti-
ment. A ce propos, la question de la politique à
suivre envers les alliés fut agitée et détettue avec
passion dans l'Assemblée du peuple. Devait-on ré-
gner par la terreur? Ou bien, la sagesse, d'accord
avec riiumanité, commandait-elle qu'on usât de mé-
nagements ? Thucydide nous a donné, selon sa mé-
thode, une sorte de représentation abrégée et idéale
des discussions qui eurent lieu en cette circons-
tance (2) ; il n'a pas dépeint en détail les mouve-
ments passionnés de l'opinion. Il y eut deux assem-
blées consécutives. Le premier jour, ce fut le parti
de la rigueur impitoyable qui l'emporta : on décida,
sur la proposition de Cléon, et malgré l'opposition
(i) Pour le détail des événements, voir Busolt, Griech.
Gesch,, III, 2« partie, p. 1002 et suiv.
(2) Thugyd., 1. m, c. XXXVI et suiv.
50 CHAPITRE PREMIER
onergique d'un certain Diodote, fils d'Eucratès (1),
de mettre à mort tous les Mityléniens en âge de
porter les armes, de vendre comme esclaves les
femmes et les enfants. Puis, dans la soirée et dans
la nuit, une réaction morale se fit : on réfléchit à
rhorreur de cette exécution ; des sentiments plus
humains reprirent le dessus. Profitant de ces dispo-
tions, les députés mityléniens, alors présents à
Athènes, faisaient agir leurs amis auprès des magis-
trats ; ceux-ci convoquèrent, dès le lendemain, une
seconde assemblée et provoquèrent une nouvelle
délibération. Là, Cléon et Diodote soutinrent les
mêmes opinions que la veille ; mais, cette fois, ce
fut Diodote qui l'emporta, bien qu'à une faible ma-
jorité. On se contenta de faire périr mille des plus
compromis parmi les Mityléniens (2) : les autres
furent dépossédés de la meilleure partie de leurs
terres, au profit de clérouques athéniens (3).
Cléon s'était montré, en cette circonstance, ce
qu'il était ordinairement. Son esprit, absolu et violent,
allait naturellement aux solutions les plus simples,
fussent-elles les plus brutales ou les plus inhumaines.
(1) Thugyd., 1. III, c. xxxvi et xli.
(2) Ce chiffre même a été contesté ; plusieurs savants
croient à une erreur dans le texte de Thucydide (Busolt,
Griech. Gesch,, III, 2« partie, p. 1030) ; mais leurs raisons
sont loin d'être décisives.
(3) Thugyd., III, 50.
DEBUTS D* ARISTOPHANE 57
Thucydide, en reproduisant, sinon la forme, du
moins Tesprit, des discours qu'il tint alors, en a vi-
goureusement fait ressortir le caractère. On y sent
riiomme au cœur dur, à l'intelligence étroite et opi-
niâtre, qui transforme la politique en une sorte de
mathématique âpre, impérieuse, inflexible. 11 pose
en principe que la souveraineté d'Athènes sur ses
alliés est une « tyrannie », c'est-à-dire un pouvoir
absolu et imposé ; cette souveraineté doit donc se
maintenir par le moyen qui est propre aux tyrannies,
c'est-à-dire par la terreur et par la force. Toute sa
politique se condense dans ce syllogisme. Et ce dé-
mocrate fougueux sent bien que cela est contraire a
l'esprit même de la vraie démocratie. Mais cette
contradiction, au lieu de l'arrêter, le pousse à outrer
sa rigueur, car elle pourrait, si l'on n'y prenait
garde, mettre en danger son système. Donc, il re-
commande brutalement à la démocratie de se délier
d'elle-même, c'est-à-dire ici de la justice, de l'hu-
manité, et, puisqu'elle est, en fait, tyrannie à l'égard
des alliés, il exige qu'elle agisse selon la formule
des tyrannies. Telle est l'essence de son discours, le
reste ne visant qu'à faire ressortir les circonstances
aggravantes à la charge des Mityléniens.
La réponse de Diodote éclaire plus vivement en-
core ce radicalisme furieux, en le contredisant. Ce
que Diodote oppose à Cléon, ce n'est pas l'huma-
nité, c'est la politique. En face de cette logique in-
58 CHAPITRE PREMIER
traiisigeaute et abstraite, il montre la réalité com-
plexe. Cléon, (lit-il en substance, ramène tout à la
force : c'est admettre que la peur seule est toute
puissante sur les hommes. Or, il n'en est pas ainsi.
Bien cfautres sentiments les agitent, les poussent à
Faction, et, souvent, leur font surmonter la peur
elle-m(hne, soit (|u*ils méprisent le danger, soit
(ju'ils espèrent y échapper. La politique est Tart de
tenir compte de ces sentiments. Elle vit essentielle-
ment de ménagements, elle est. par nature, con-
traire il la rigueur extrême, qui ne laisse à la révolte
d'autre issue que le désespoir.
II n'est pas douteux (jue ces idées, en ce qu'elles
ont d'essentiel, n'aient été réellement exprimées à
la tribune dans ces deux assemblées mémorables.
Non seulement la bonne foi de Thucydide nous le
garantit, mais on*peut dire qu'elles sont dans la na-
ture des choses. Sans ce conflit d'opinions, sans
cette lutte de deux théories contraires, les deux
votes successifs de l'assemblée athénienne seraient
inintelligibles.
Et, si elles ont été exprimées, ce jour-là, avec une
force particulière, c'est que les circonstances l'ont
voulu ; mais elles ne pouvaient pas ne pas être de-
puis longtemps dans les esprits, car elles avaient
du naître nécessairement de la situation même
d'Athènes en face de ses alliés. Il est donc certain,
<|u'en dehors même de l'assemblée, elles étaient ma-
DÉBUTS d'aristophane 59
tière de discussions dans les cercles et qu'elles agi-
taient la société athénienne.
Dans la fin de l'été de 427, à la suite de ces deux
discussions passionnées et retentissantes, il est im-
possible qu'elles n'aient pas pris une actualité nou-
velle. La meilleure partie de la société athénienne,
la plus intelligente, la plus politique et la plus hu-
maine, ne put s'empêcher de faire alors un examen
de conscience quelque peu troublant. Cette révolte
deMitylène, ce mécontentement sourd, mais géné-
ral, et si inquiétant pour l'avenir, ne l'avait-on pas
provoqué ? N'avait-on pas usé envers les alliés d'une
dureté qui ne pouvait mamjuer de les révolter? On
avait augmenté leurs contributions, on les avait
contraints à venir plaider leurs procès à Athènes,
on les avait dépouillés de tout pouvoir, on en avait
fait des sujets. Et si c'était là peut-être, au point de
vue de la majorité des Athéniens, une nécessité,
tout au moins les gens sages et modérés estimaient-
ils qu'on aurait pu la rendre moins lourde. Au lieu
de cela, les politiciens du jour l'aggraN aient par leur
âpreté. Lorsque le peuple fixait le chiffre des contri-
butions, c'étaient eux (jui le proposaient et le discu-
taient ; or, à tort ou à raison, on les accusait de se
faire payer par les intéressés et d'écraser ceux qui
refusaient de les acheter. Devant les tribunaux, dans
les procès intentés à des personnages importants
des villes alliées, c'étaient eux encore qui figuraient
HO CHAPITRE PREMIER
comme accusateurs ; et on ne se gênait pas pour
(lire qu'ils faisaient marchandise de la peur qu'ils
inspiraient et s'enrichissaient par la menace. Il
est probable que ces propos étaient vrais quel-
(juefois et souvent faux. Mais ce qu'ils contenaient
(le \(mi(} suffisait à les faire accepter sans examen
par dès gens déjà inquiets et mécontents. Et voilà
comment, en définitive, on rejetait entièrement sur
les chefs du peuple, sur Cléon en particulier, si vio-
lent dans TafTaire de Mitylène, la responsabilité
d'un état de choses qui leur était imputable en
partie, mais en partie seulement.
Diodote fut-il, d'ailleurs, en cette circonstance, le
porte-parole de l'opposition oligarchique ? Nous
n'avons vraiment aucune raison de le penser ; tout
au contraire. Thucydide ne dit pas un mot qui per-
mette de le soupçonner, et, nulle part ailleurs, dans
l'histoire du temps, nous ne retrouvons le même
personnage mêlé à des intrigues^ factieuses. Cléon,
lui-même, dans le discours que lui prête Thistorien,
ne fait aucune allusion à rien de semblable. La lutte
(|ui nous est représentée est uniquement celle de
deux tendances morales, l'une plus humaine, l'autre
plus dure, indépendantes des partis. Diodote, si
nous en croyions son adversaire, nous apparaîtrait
comme un homme qui aurait voulu opposer à la po-
litique nécessaire une politique raffinée, non dans
un intérêt de faction, mais pour se faire valoir lui-
DÉBUTS d'aRISTOPHANE G1
même (1). Son père, Eucratès, est-il d'ailleurs iden-
tique au démagogue, marchand de son, dont Aristo-
phane s'est moqué dans les Cavaliers (2) ? cela n'a
rien d'impossible ni môme d'invraisemblable (3). En
tout cas, rien absolument n'autorise à le rattacher à
l'aristocratie. En somme, le plus probable, c'est que
l'opinion qui obtint la majorité dans l'affaire de Mi-
tylène ne fut oligarchique ni dans ses origines ni
dans son développement ; elle rallia peut-être une
partie des oligarques, parce (ju'ils détestaient Cléon ;
mais, en définitive, elle fut vraiment athénienne et
c'est à la nature d'Athènes (ju'il en faut faire
honneur (4^.
Imaginons maintenant le jeune poète qu'était alors
Aristophane au milieu de cette société et dans le tu-
multe (le ces propos. Sa pièce, prête au commence-
ment de 426, dut être composée dans la fin de 427,
c'est-à-dire sous rinlluencc immédiate des événements
dont il vient d'être question. En ce temps de comé-
die politique, la grande affaire des concurrents (jui
visaient au prix était de mettre la main sur le sujet
du jour. Il y avait, en effet, toujours, ou presque
(\) Thugyd., III. 37.
(2) Aristoph., CavalierSy v. 129, 254.
(3) Les savants modernes, je ne sais trop pourquoi, re-
jettent en général cette identification (Busolt, Gr. Gesch.,
m, 2® partie, p. 807, note 4). Tout ce qu'on peut dire,
c'est qu*il y avait alors dans Athènes plusieurs Eucratès.
(4) ÏHUCVD., III. 30,4 et 37,2.
G 2 CHAPITRE PREMIER
toujours, un sujet qui résultait des circonstances ac-
tuelles, et (jui se trouvait à Tétat latent dans tous les
esprits. La difficulté était de le saisir, de le dégager,
de le mettre en forme. Il arrivait assez fréquemment
(|ue plusieurs poètes le saisissaient à la fois ; cela
n'a rien de surprenant, si Ton admet que ces poètes
vi\aient dans le même milieu et s'inspiraient aux
mêmes sources. Dans l'élaboration dramatique, cha-
cun d'eux, naturellement, le traduisait à sa ma-
nière, par rinvention d'une idée comique qui lui
était propre. Nous ignorons quelles furent les co-
médies admises au concours, soît aux Lénéennes de
42(), soit auxDionysies de la même année, en même
temps ({ue la pièce d'Aristophane. Il n'est pas im-
probable que la (juestion des alliés ait servi de
thème à plusieurs des concurrents : c'était certaine-
ment le sujet indiqué, ou suggéré, par les préoccu-
pations du moment.
Kn tout cas. que d'autres l'aient traité ou non,
Aristophane paraît l'avoir fait vraiment sien, par
une façon de le développer hardie jusqu'au scandale.
Les Détaliens ne touchaient (ju'indirectement à la
politi(jue. Avec les Babi/loniens, il l'abordait de
front, et, du premier coup, il dépassait de beaucoup
on audace ceux qui s'étaient fait déjà une réputation
en ce genre, les Gratines, les Ilermippe, les Télé-
clidc.
m
Ce que nous savons de cette pièce perdue se ré-
duit malheureusement à peu de chose, mais ce peu
n'est ni sans intérêt littéraire, ni sans valeur histo-
rique.
Le premier témoignage à recueillir est celui du
poète lui-même. Dans la parabase des Acharniens.
il se vante des services qu'il a rendus au peuple par
sa comédie de Tannée précédente : il s'agit justement
des Babyloniens, Il lui a enseigné, dit-il, à se défier
des vaines flatteries des étrangers, à ne pas se lais-
ser tromper par « les députés des villes », enfin il a
montré « comment s'exerce la démocratie dans les
villes », xat Tou;; OtÎjxouç èv xaï; ttoXsj'.v ost^a^ "ï^w; ot;[xo-
xpatoûvTat (641). Aussi, ajoutc-t-il, les alliés ont tous
un vif désir de connaître cet excellent poète, qui a
osé dire devant les Athéniens ce qui était juste.
D'autre part, il rappelle qu'à la suite de cette re-
présentation, il a été accusé de « s'être moqué de
la République et d'avoir tourné le peuple en déri-
64 CHAPITRE PREMIER
sion (1) ». Ces divers renseignements définissent au
moins la tendance générale de la pièce. 11 en résulte
d'abord qu'elle avait pour sujet l'oppression des
alliés et la tyrannie qu'ils subissaient sous le nom
de démocratie ; le poète avait osé parler de justice,
et il avait plaidé la cause de l'humanité (2). De plus,
nous voyons qu'il y avait introduit des députés qui
trompaient le peuple athénien par des flatteries et
des mensonges.
Un second témoignage complète celui-là. Un com-
mentateur ancien nous dit que, dans cette même
pièce, Aristophane « s'était mocjué des magistrats,
soit désignés par le sort, soit élus, et de Cléon (}]) ».
Les seuls magistrats élus dont il semble qu'il ait pu
être question étaient d'abord les stratèges, qui
avaient sans cesse afl*aire aux alliés, puis ces préfets
ou gouverneurs qu'Athènes envoyait, sous le nom
iV archontes, dans les villes de son empire (4). Quant
(i) Aristoph., Acharniens, 631, 642.
(2) Paix^ "759 .'xoioutov lowv xipaç (Cléon) ou xaxéSei<j',à^Vi>-
TTSp Ofiwv TtoXefiîÇiov, àvxeTyov àt\ xa» twv àXXwv vv^acov. La
pièce était dirigée contre Cléon, dans l'intérêt d'Athènes et
des îles.
(3) ScHOL. Aristoph., Acharniens., 378.
(4) Consulter à ce sujet Dittenberger, Sylloge inscription
num graecariim, 2« édit., n° 54, note 5, et n° 23, où l'on
voit que l'institution de ces archontes paraît antérieure à
la guerre du Péloponèse. Il ne paraît pas douteux quo
ces magistrats ne fussent élus, car Eschine (I, 107) accuse
DÉBUTS d'aristophane 65
aux magistrats désignés par le sort, cela peut se rap-
porter aux membres du sénat athénien, ou aux
juges qui composaient les tribunaux, ou peut-être
à Tarchonte polémarque, investi spécialement de la
juridiction sur les étrangers.
En quoi consistait Tidée comique, sur laquelle
était fondée l'action? Ici, nous devons l'avouer, pres-
que tout n*est qu'incertitude et hypothèse.
Le titre, pourtant, dénote, d'une manière presque
certaine, que le chœur se composait de « Babylo-
niens » (1). Ces Babyloniens, nous savons par
ailleurs qu'ils étaient assujettis à tourner la meule ;
c'étaientdonc des esclaves, supposés d'origine bar-
bare (2). On a supposé que ces esclaves figuraient
les alliés (3). Rien absolument ne justifie cette idée,
Timarque d'avoir « acheté pour trente mines » une charge
de ce genre : il s'agit évidemment de corruption électo-
rale.
(1) H. ScHRADER, Ueber den Chor in Aristophanes Babyh^
niern, Philologus, t. XLIf, 1884.
(2) Héstghius, Sajjttwv ô Sfjjjto; et BaêuXwviot. Cf. Suidas,
BiêuXwviot. Fritzsghe (De Babyloniis Aristophanis Commen-
tatiOy p. 17), se refuse à admettre qu'un chœur comique
ait pu être composé d'esclaves. Mais ne savons-nous pas
qu'un grand nombre de chœurs de tragédies représen-
taient des esclaves ? Pourquoi n'en aurait-il pas été de
même dans la eomédie? — Cf. les fragments 64, 66, 79,
88 et 97 des Babyloniens^ dans les Comic, att. fragm. de
Kock, t. I.
(3) H. ScHRABER, art. cité, p. 580. C'était déjà l'opinion
de Gilbert, Beitrœge, p. 148.
5
66 CHAPITRE PROIIËU
qui aurait rendu toute action dramatique impossible.
Car si les alliés avaient cto représentés ainsi, dès le
début de la pièce, on ne voit pas ce qui aurait pu
leur arriver de pire par la suite. Tout ce qu on doit
conclure de cette donnée relative au chœur, c'est
qpe l'action se passait probablement dans un moulin.
Gela pose, on peut imaginer, diaprés ce qui a été dit
plus haut, en quoi elle de\ait consister essentielle-
ment. Ce moulin était apparemment l'image de la
république athénienne ; et puisque la pièce était
dirigée contre Cléon, il y a lieu de supposer que
Cléon y figurait comme l'intendant qui administrait
le moulin pour le compte du peuple. Lesalliés pou-
vaient être représentés parades fermiers qui devaient
apporter au maître une part de leur récolte, sous le
contrôle de l'intendant et de ses agents subalternes:
l'occasion était bonne pour montrer celui-ci comme
une sorte de tyran qui volait son maître, tout en se
faisant payer par les fermiers et en exerçant sur eux
les plus dures exactions.
11 est vrai qu'on ne voit pas très bien comment
une action de ce genre comportait des députations,
ni ce qu'y venait faire le dieu Dionysos, poursuivi
par les sycophantes, dont il est question dans deux
fragments (1). Mais il ne faut pas oublier que la oo-
(l) Fragm. 70 et 7i,Kock. En ce qui concerne les dépuf
tatious, rien. n'empêcherait de supposer que les fermiers,
tremblants, venaient supplier Tintendant d'obtenir pour
DÉBUTS d' ARISTOPHANE 67
médie ancienne est essentiellement fantaisiste dans
ses inventions et que les épisodes, souvent, y tien-
nent à peine au sujet principal. Si les Acharniens
et les Cavaliers étaient perdus, et si nous savions
seulement que la première pièce représentait un
paysan athénien qui a conclu la paix pour lui tout
seul, ou que la seconde mettait en scène la maison de
Démos et la rivalité de ses serviteurs, nous aurions
peine à comprendre comment on pouvait voir, dans
la première, Euripide chez lui, au milieu de ses dé-
froques tragiques, et comment, dans la seconde, le
poète avait trouvé moyen d'introduire le récit d'un
débat devant le Sénat. Dans un tel genre, il ne sau-
rait être question de logique rigoureuse : il suffit
que l'hypothèse indiquée semble la plus conforme
aux données générales que nous possédons ; ne cher-
chons pas à deviner comment l'action se dévelop-
pait de scène en scène, ni quels caprices elle com-
portait.
On a cru, il est vrai, que dans un passage des
Acharniens^ pièce jouée l'année suivante, Aristo-
phane faisait allusion à une scène de ses Babylo-
eux un allégement de leurs redevances, et qu'ils usaient
pour réussir des plus basses flatteries. L'opinion d'après
laquelle ces députations auraient été une parodie de l'am-
bassade de Gorgias, au nom des Léontins (Bergk, Ranke,
Gilbert), n'est justifiée par aucun des fragments. Elle n'est
pourtant pas inadmissible non plus.
08 CHAPITRE PREMIER
niens. Dikeopolis y rappelle la joie qu'il eut « Tan
passé », lorsqu'il vit Cléon « vomir les cinq talents »,
et il ajoute qu'il aime les Chevaliers pour cette
bonne action (v. 5-8\ Suivant un critique trop ingé-
nieux, on aurait là le souvenir d'une scène des Ba-
byloniens, où Cléon, pressé par les Chevaliers, vo-
missait effectivement devant le public cinq talents,
extorqués par lui aux alliés (1). Cette interpré-
tation nous paraît devoir être absolument repoussée.
Outre que la scène n'est pas très facile à imaginer,
elle supposerait un rôle important prêté aux Cheva-
liers ; chose dont il n'est question nulle part ; et si les
Chevaliers avaient jouoce rôle dans les Babyloniens,
il serait bien surprenant qu'il n'en fut pas dit un
seul mot dans les Cavaliers, Or, tout au contraire,
la parabase de cette dernière pièce semble indiquer
clairement que l'alliance contractée par le poète avec
la jeunesse aristocratique était alors un fait tout ré-
cent, qui n'avait pas eu de précédent. L'allusion des
Acharniens doit donc se rapporter à un autre évé-
nement, qu'on essaiera d'éclaircir plus loin.
Quant au rôle donné à Cléon dans la pièce, si Ton
peut le concevoir de plusieurs manières, il ne
faut du moins en mettre en doute ni la réalité, ni
l'importance. A cet égard, le témoignage du sco-
{{) Van Leeuwen, Acharniens , La Haye, 190i ; note du
vers 6.
DEBUTS D ARISTOPHANE
()9
liaste, cité plus haut, est confirmé par celui crAris-
tophane dans la Paix (v. 760}. L'influence que
Cléon exerçait alors, celle qu'il avait prise dans
l'affaire de Mitylone, avaient du faire une impres-
sion profonde sur le jeune poète. C'est à partir de
ce moment qu'il commence à le considérer comme
l'auteur responsable de tout le mal dont la démo-
cratie athénienne lui paraissait souffrir. Ou plutôt,
avec son imagination vive, il personnifie ce mal en
lui, et, bientôt, il va pouvoir croire 1res sincèrement
qu'en renversant l'un, il détruira Tautre.
La pièce, avons-nous dit, fut représentée aux Dio-
nysies urbaines. C'était le moment où les alliés ap-
portaient à Athènes le tribut annuel, et ils ne man-
quaient pas d'assister aux fêtes (jui se donnaient
alors (1). On comprend avec quels sentiments ils
durent accueillir cette satire virulente de leurs op-
presseurs. Nous no savons pas positivement quel
rang Aristophane, ou plutôt son préte-nom Callis-
trate, obtint dans le concours. Mais il paraît certain
que, s'il eut été couronné, il n'aurait pas manqué de
s'en prévaloir plus tard. Le plus probable est donc
qu'il ne fut classé ni au premier, ni au second rang.
Ce n'est pas que sa pièce n'ait du être appuyée par
un parti influent et nombreux. Sans cela, quelle que
fût la hardiesse du poète, il n'aurait pas osé courir
(1) Aristoph., Acharn., 642 et scolie du vers 377.
70
CHAPITRE PHKMIKIl
les risques auxquels il s'exposait. Une telle comédie
n'a été possible (jue grâce à un certain concours de
l'opinion publique. C'est à la majorité qui s'était
rangée derrière Diodote dans l'affaire de Mitviène,
qu'elle a du certainement sa naissance. Ce jour-là,
un sentiment puissant s'était manifesté, et le poète,
encouragé par les cercles qu'il fréquentait, a cru y
trouver une force sur laquelle il pouvait compter,
l^eut être ne s'était-il pas entièrement trompé. Il y
a tout lieu de croire que, le jour du concours, il fut
vigoureusement soutenu au théîUre par ses amis,
par une partie considérable du public, surtout par
les campagnards, ennemis des démagogues, et enfin
par les étrangers là présents. Mais, d'autre part,
comment une pareille satire de la République n'au-
rait-elle pas excité des protestations violentes, mal-
gré les bouffonneries dont le poète n'avait pas manqué
de l'envelopper? Sans doute, c'était à Cléon sur-
tout qu'il s'était attaqué ; c'était sur lui qu'il avait du
rejeter toute l'horreur de la politique qu'il censurait ;
mais cette politique, en somme, avait été approuvée
par le peuple, et il était bien difficile que celui-ci ne
se sentît pas atteint en quelque mesure.
Cela était suffisant pour que Cléon put se croire
sur de faire châtier son agresseur. Tout l'y enga-
geait. Son intérêt d'abord, joint à un ressentiment
bien naturel. L'échec qu'il avait subi dans l'affaire
de Mitylène n'avait pas pu lui être indifférent : il
DÉBUTS 1)'aRIST0PILV>'K 71
avait senti, en cette circonstance, une résistance im-
prévue de Topinion, non pas accidentelle, mais sys-
tématique, car elle procédait d'une politique op-
posée à la sienne ; il y avait là de quoi l'inquiéter.
Or, la comédie d'xVristophane lui prouvait que cette
résistance tendait à s'organiser, qu'elle devenait
plus hardie, et qu'elle visait à s'étendre. Il fallait
l'arrêter par une mesure vigoureuse. D'ailleurs, la
raison d'Etat- semblait ici d'accord avec son intérêt
personnel. Si la politique suivie envers les alliés
pouvait être discutée librement dans l'Assemblée du
peuple, n'était-ce pas légèreté coupable que de la
laisser mettre en accusation devant eux? Et celui qui
dénonçait ainsi l'oppression exercée par Athènes, en
présence des opprimés eux-mêmes, au risque de leS
pousser à la révolte, ne faisait-il pas acte de mauvais
citoyen ?
Ces raisons décidèrent Cléon : il résolut de venger
la République et de se venger lui-même.
IV
De quelle façon s'y prit-il exactement ? Le meilleur
moyen de le savoir paraît être de s'en rapporter au
témoignage d'Aristophane lui-même.
Celui-ci, dans les Acharniens [v . Tll et suiv.), fait
dire à Dikéopolis :
« Je n'ai pas oublié ce qui m'est arrivé, du fait de
Cléon, pour la comédie de Tannée dernière. 11 me
traîna devant le sénat, et là il m'accusait outrageu-
sement, m'accablait de calomnies, me roulait dans
un torrent de paroles, et me lessivait de telle façon
que j'ai failli périr dans cette sale affaire. »
Plus loin (v. 502 et suiv.), le même personnage
ajoute :
« Aujourd'hui du moins, Cléon ne pourra pas dire
que j'outrage la République en présence des étran-
gers ; car nous sommes entre nous, au concours des
Lénéennes, et les étrangers ne sont pas encore ar-
rivés. »
Ces deux passages, rapprochés l'un de l'autre,
semblent de nature à nous renseigner assez nette-
DÉBLTS d\\RISTOPHA>'E 73
ment sur ce qui eut lieu. Mais une première diffi-
culté se présente, à propos de laquelle les inter-
prètes sont divisés. Dikéôpolis qui tient ce langage
sort momentanément de son rôle pour parler au nom
du poète. Quel est ce poète ? Est-ce Callistrate, le
préte-nom d'Aristophane ? Est-ce Aristophane lui-
même ?
Plusieurs savants pensent que l'accusé dut être
Callistrate : ils font remarquer que la pièce était
censée être de lui, qu'il en avait accepté la responsa-
bilité en la présentant comme sienne au concours,
et que probablement la grande masse du public igno-
rait le nom du véritable auteur. D'autres estiment, au
contraire, que le secret, en pareil cas, était illusoire,
qu'Aristophane était certainement connu comme
l'auteur des Acharniens, au moment où on jouait la
pièce, et qu'il l'avait été de même, l'année précédente,
comme auteur des Babijloyiiens\ c'est donc à lui,
suivant eux, que Cléon a du s'en prendre directe-
ment(l). Cette seconde opinion me paraît être la vraie,
mais elle demande quelques explications.
Aristophane a usé de prête-noms, pour un certain
nombre au moins de ses pièces, pendant la plus
grande partie de sa vie. 11 semble que les motifs qu'il
(i) Kaibel, art. Aristophanes, n° 12, Pauly-Wissowa,
p. 973-974, où sont indiquées les principales études an-
térieures sur ce sujet. Cf. Busolt, Griech, Gesch,y t. III,
2e partie, p. 1060, note 1.
74 CHAPITRE PRE3IIER
eut d'agir ainsi n'aient pas oté toujours les mûmes :
mais ce serait une affaire que de les rechercher et
nous n'avons à nous occuper ici que de ses pre-
mières pièces. Or. pour celles-là. il s'est expliqué
lui-même très nettement dans la Parabase des (7o-
va//er^/ c'est-à-dire de la première comédie (|u'il ait
fait représenter sous son propre nom, en 424. II dit
là, sous forme alléf»ori(fue. en parlant des Z)e7fl/ie/7^,
qu'étant trop jeune, en ce temps, pour reconnaître
son enfant, il l'exposa, et qu'un autre le recueillit.
Il ajoute que, s'il n'a rien donné encore en son
propre nom, — et ceci par conséquent s'applique
également aux Babyloniens, — c'est qu'il connais-
sait le goût difficile des Athéniens et qu'il savait aussi
combien c'était chose malaisée que de mener à bien
une comédie : il avait donc voulu faire son appren-
tissage, comme rameur, avant de conduire lui-même
son vaisseau, en qualité de pilote. On remarquera
immédiatement qu'aucune de ces raisons n'implique
un secret quelconque.
S'il se trouvait trQp jeune, c'était sans doute pour
affronter le jugement de l'Archonte, qui devait faire
un choix entre les concurrents et n'en admettre que
trois il faire jouer leurs pièces. On comprend sans
peine ([ue le magistrat, chargé d'organiser la fête et
responsable du succès, devait être peu porté à ac-
cueillir un débutant, tout jeune encore. Mais si la
pièce de ce débutant était présentée par un poète
DÉBUTS d'aristophaxe 75
connu, aime du public, qui en prenait la responsa-
bilité, et qui consentait à donner son nom comme
garantie, les choses immédiatement changeaient
d'aspect. L'archonte, trt>s indifférent aux questions
de propriété littéraire, se souciait fort peu de savoir
quel était l'auteur véritable ; d'autant qu'en matière
de comédie les collaborations paraissent avoir été
fréquentes. Le nom de Callistrate était à lui seul une
garantie, et c'était tout ce qu'il lui fallait.
Mais si Aristophane cédait officiellement à son
prête-nom la propriété de son œuvre, il n'avait aucune
raison, une fois surtout la pièce admise, pour dissi-
muler la vérité. L'autre motif indiqué ne l'y obligeait
pas davantage. L'apprentissage dont il parle paraît se.
rapporter surtout à la partie matérielle de sa tâche.
Il fallait évidemment beaucoup de pratique du théâ-
tre pour monter une comédie à la mode du temps :
inventer les costumes, les masques, organiser la
mise en scène, régler les entrées et les sorties, les
mouvements des acteurs et leur pantomime, surtout
les danses du chœur et ses chants, enfin instruire
tout ce personnel d'artistes, le faire obéir, l'assu-
jettir à une même pensée, ce n'était pas l'affaire d'un
jeune homme sans autorité et sans expérience, fut-il
doué du talent dramatique le moins contestable.
Pour toute cette besogne fatigante et difficile, Aris-
tophane avait besoin do céder la place à Callistrate ;
mais cela ne veut pas dire, bien entendu, (fu'il fût
76 CHAPITRK PRRMIER
absent des répétitions ni qu'il s'y tînt caché derrière
la scène. Il est même probable qu'il jouait lui-même
dans ses pièces ; et Ton a supposé, non sans vrai-
semblance, qu'il devait par exemple tenir en per-
sonne le rôle de Dikéopolis, qui parlait en son nom.
Quand même cela ne serait pas, on doit admettre en
tout cas qu'il assistait à la préparation du concours,
que, par suite, il ne pouvait pas ne pas être connu de
tout le personnel théâtral, acteurs, choreutes, figu-
rants et esclaves de service, comme le véritable au-
teur. Que tout ce monde ait gardé le secret, c'est, à
coup sûr, chose difficile à croire.
Il est évident d'ailleurs que ce secret, on l'obser-
vait bien moins encore dans les cercles d'Athènes.
C'est une étrange illusion que de se représenter un
poète comique de ce temps, Aristophane en particu-
lier, comme composant ses pièces à la manière d'un
Euripide, chez lui, dans son cabinet de travail, sans
en rien dire à personne. Elles semblent bien plutôt
nous révéler elles-mêmes qu'elles sont nées d'abord
dans des sociétés jo\ euses, où Ton aimait à plaisan-
ter, à se moquer des gens, à inventer toute sorte de
drôleries. Sans doute, ce n'est pas là qu'elles ont été
achevées; mais combien de scènes ont du être ébau-
chées ainsi entre amis, par une série de suggestions
qui s'appelaient les unes des autres. Si les pièces
politi(jues, telles que les Babyloniens et les Cava-
liers, n'ont pas été, à proprement parler, inventées
DÉBUTS d'aristophane 77
dans ces cercles, elles y ont été certainement es-
sayées, peut-être lues et applaudies avant la repré-
sentation. Et celui qui les y lisait, c'était bien le
poète lui-même, pamphlétaire de génie, qui trouvait
là, et là seulement, le milieu nécessaire à la produc-
tion de ses chefs-d'œuvre. Au fond, n'est-ce pas ce
qu'il atteste lui-même, lorsqu'il nous dit dans ses
Cavaliers (v. 512), que, depuis longtemps, beau-
coup de gens s'étonnaient de ce qu'il n'avait en-
core rien donné sous son propre nom et le pressaient
de concourir à visage découvert ? Quels étaient ces
gens, sinon ceux qu'il fréquentait ? et comment au-
raient-ils eu cette pensée, si le jeune poète n'avait été
connu comme l'auteur des pièces qu'il avait confiées
à Callistrate ?
Cela étant, on ne peut douter que Cléon ne soit
allé tout droit à son véritable adversaire. Les témoi-
gnages recueillis par les commentateurs anciens ne
nous apprennent rien de plus précis sur ces pour-
suites que les textes d'Aristophane lui-même, cités
plus haut. L'un d'eux ajoute cependant que Cléon
intenta aussi au poète une action en usurpation du
titre de citoyen (1). Si cela est exact, il est clair qu'il
y a du moins, dans ce témoignage, confusion de dates.
Ce second procès ne peut pas être contemporain du
premier, c'est-à-dire antérieur aux Acharniens ; car,
(1) Sc«l. Acharn.y v. 376.
7U CHAPITIŒ PKKMIEU
dans les passages de celte pièce où Aristophane fait
si explicitement allusion à ses déim^Iés avec Cléon,
il n'y a pas un mot ([ui ait trait à cette affaire. En
réalité, elle (»ut lieu non seulement après les Achar-
niens, mais même après les Cavaliers : nous n'avons
pas à nous en oc^cuper pour le moment.
La plainte devant le Sénat était une procédure
d'exception, applicable à certains actes coupables
(|ue la loi n'avait pas formellement définis. Le Sénat,
en pareil cas, jugeait, non d'après un texte de loi
précis, mais au nom de l'intérêt pul)lic A]. On
con(;oit (|u' Aristophane ait eu pcîur. Le passage cité
plus haut atteste combien il se sentit en danger et
([uelle fut la violence des attaques de Cléon. Celui-ci,
très habilement, semble avoir laissé de côté ses griefs
personnels. Il accusa le poète « d'avoir dit du mal
do la ville en présence des étrangers » et d'avoir
« outragé les magistratures pui)li({ues, élues ou ti-
rées au sort » . Quelle était la peine qui eut frappé
Aristophane, s'il eut été condamné;^ Nous ne le sa-
vons pas positivement : un témoignage ancien nous
(1) Harpocration, EI(jaYY6^'-«- Pollux, VIII, oi. Le pas-
sage de la liép. des Ath. du pseudo-Xénophon (lî, 18), où il
est dit que a les Athéniens ne permettent pas qu'on fasse
du peuple un sujet de comédie ni qu'on en dise du mal »
ne paraît pas se rapporter à un texte de loi formel. En
tout cas, cette loi n'existait pas en 426, car, si elle eût
existé, Aristophane eût été traduit par Cléon, non devant
le Sénat, mais devant un tribunal.
DEBUTS U ARISTOPHANE
7Î>
apprend qu'elle était des plus sévères, sans la défi-
nir autrement (1) ; il est probaWe qu elle pouvait
varier dans certaines limites, mais, à coup sur, le
pauvre poète courait de gros ris(|ues.
C'est grand dommage (|ue les péripéties de l'af-
faire ne nous soient pas connues. Tout ce (jue nous
pouvons affirmer, c'est qu'il s en tira à bon compte :
le langage qu'il tient dans les Acharniens en est la
preuve décisive. On peut supposer, si l'on veut, que
l'inlluence de quelques amis puissants lui vint en aide.
Toutefois, il faut se rappeler que le Sénat d'Athènes^,
en ce temps, n'était en aucune faç^on un corps aristo-
crati(|ue. Nommé chaque année par un simple tirage
au sort, il parait certain qu'il était devenu alors
accessible à toutes les classes de la sociétt», mémeaa\
plus pauvres (2 . S'il se montra bienveillant pour
Aristophane, ce ne fut donc pas, soyons-en sa rs,. par
une secrète inclination vers les partis d'opposition,
il est plus probable (|ue le poète ou ses patrons
réussirent à montrer (jue les accusateurs dénatu-
raient ses intentions, et qu'en fait ce n'était pas au
peuple lui-même qu'il avait voulu s'atta([uer, mais
(1) Ha>rpocration, même passage. Il résulte du récit
d'ARisTOTE, Réy. des Ath,, 45, qu'avant l'introduction de
l'appel au peuple, le Sénat pouvait, en certain cas, pro-
noncer même la peine de mort. On sent bien que cela ne
pouvait avoir d'application ici.
(2J SCHŒMANN-Lipsius, Griechische Alterthûmerj I, p. 396,
80 CHAPITRE PREMIER
uniquement aux politiciens. D'ailleurs, le peuple
athénien, en masse et sans distinction de parti, paraît
avoir été indulgent pour la comédie. 11 l'aimait telle
(ju'elle était, avec sa liberté extrême ; et il ne voulait
pas qu'on la lui rendît ennuyeuse, sous prétexte de
la discipliner. La loi répressive que Périclès avait fait
voter en 440 n'avait pu durer plus de trois ans. Et,
depuis lors, on s'était si bien habitué à toutes les har-
diesses qu'on n'y attachait plus grande importance.
Cléon en fut donc probablement pour sa vaine
colère. Le mot d'Aristophane : « je faillis périr » ,
semble indiquer uniquement que son adversaire
réussit à rallier une assez forte minorité. Toutefois,
l'argument tiré de la présence des étrangers avait du
faire impression. Le poète s'en était aperçu, et, lors-
qu'il renouvellera, dans les Achar7iiens, ses attaques
contre la politique prédominante, il aura bien soin de
faire observer qu'il s'adresse aux citoyens seuls, a un
moment où les étrangers ne sont pas encore arrivés.
Ce fut, en somme, la seule leçon qu'il tira de cette
mésaventure, qui aurait pu mal tourner. Changer de
manière, renoncer à la comédie politique, oublier
Cléon, rien de tout cela ne lui était possible. Sa na-
ture fougueuse le poussait au combat, ses amis l'y
excitaient, son intérêt et son honneur de poète y
étaient engagés. Il attendit, pour recommencer, une
occasion, et l'occasion ne tarda pas beaucoup à se
présenter, puisqu'il l'attendait.
VII
Toutefois, elle ne fut pas immédiate.
II est remarquable, en effet, que, Tannée sui-
vante, en 425, Aristophane ne s'attaqua ni à Cléon
personnellement, ni même aux démagogues en géné-
ral.
Aux Léneennes de cette année, il donna les Achat-
niens, manifestation ardente en faveur de la paix (1).
Peut-être une de ses pièces perdues fut-elle jouée
aux Dionysies de la même année. Nous ne pouvons
l'affirmer. C'est donc d'après les Acharniens seule-
ment qu'il faut essayer de nous représenter ce qu'il
pensait alors. Cette fois, nous avons affaire à une
pièce qui nous a été conservée, et, par conséquent,
nous pouvons au moins raisonner sur des docu-
ments bien établis.
Ce qui nous frappe tout d'abord, dans cette pièce,
c'est que Cléon n'y figure pas. Quelques allusions
satiriques à ses mésaventures ou à ses vices mérite-
(l) Argument des Acharniens,
82 CHAPITRE PREMIER
raient à peine d'(>tre relevées, si l'une d'entre elles
ne demandait une explication. Nous Tavons déjà si-
gnalée plus haut (p. 68), pour écarter une fa(;on de
rinterpréter qu'il faut tenir pour inexacte.
Que signifie la joie que Dikéopolis,au début de la
pièce, dit avoir éprouvée, Tannée précédente, lors-
que Cléon, grâce aux chevaliers, fut contraint
d' « expectorer ses cinq talents » (IjifUndesscoliastes
nous explique, d'apn^s Thistarien Théopompe, que
Cléon avait reçu cinq talents des alliés pour propo-
ser au peuple un allégement de triiiut on leur faveur,
et que les chevaliers, informés de ce marché, lui
firent rendre la somme ''2). Prise à la lettre, cette
explication a paru inacceptable, et elle Test en e^
fet '3). On ne saurait admettre l'idée d'un procès in-
tenté à Cléon par la classe des chevaliers : ceux-oi
ne constituaient pas un groupe possédant une per-
sonnalité civile. Il n'est guère plus facile de croire
(|ue quelques-uns d'entre eux, secrètement soutenus
par les autres, aient accusé Cléon de vénalité et
l'aient fait condamner. Une pareille condamnation
eut ruiné, pour longtemps au moins, l'autorité de
Cléon, qui nous apparaît, au contraire, plus solide
que jamais en 425. D'ailleurs, aucune allusion à un
(1) V. o, ToT; TrivTS TaXavToi;, ot; KXiwv £;rjfx£(ie.,
(2) Scol. AcharnienSj v. G.
(3) Muller-Strubing, Aristophancs inid die histoiûsche Kri-
tik, Leipzig, 1873, p. 119-181.
DÉBUTS d'aBISTOPHA>E 88
tel fait ne se rencontre dans Jes pièces pastérieuFes
d'Aristophane.
Toutefois, ces raisons ne nous autorisent pas, en
bonne critique, à rejeter purement et simplement le
témoignage de Théopompe. Le plus probable est que
ce témoignage, mal compris du commentateur, apris
chez lui plus d'importance qu'il n'en avait réelle-
ment.
Il suffit, pour expliquer l'allusion d'Aristophane
et celle de l'historien, que Cléon ayant proposé, cette
année-là, d'alléger les charges de quelques alliés, sa
proposition ait été rejetée, sur les instances de tel ou
tel orateur appartenant à la classe des chevaliers.
Les malveillants ne durent pas manquer d'insinuer
que Gléon s'était fait payer par les intéressés pour
soutenir sa proposition et que, grâce à la vigilance
de ses adversaires, il avait du rendre l'argent. C'eât
ce propos qu'Aristophane s'est approprié en le tra-
duisant à sa manière, et que Théopompe, peut-être,
avait admis également comme vrai 1).
Plus loin, lé mémo Dikéopolis défie Gléon :
« Qu'il s'ingénie, s'écrie-t-il, et machine contre moi
(I) Buso;.T, Griecli. Gcsch.^ Ilï, 2'' partie, p. 994, note 6,
a proposé une autre explication. 11 suppose que Ciéon était
chef des Hellénotames en 427-6, et qu'en cette qualité, il
retint, par hostilité contre les chevaliers, la somme que
l'Etat leur allouait pour les vivres de campagne et qui se
montait à cinq talents. Ce serait cette somme que les
chevaliers l'auraient contraint à rendre.
84 CHAPITRE PREMIER
tout ce qu'il voudra. Le bien est avec moi et le juste
sera mon allié. En tout cas, je n'ai pas à craindre
qu'on me convainque d'cMre, comme lui, un mauvais
citoyen et un débauché : 1\ » Ce défi se rapporte-l-il
à de nouvelles hostilités ? Cela est peu probable. Il
atteste seulement qu'Aristophane, malgré sa mésa-
venture récente, se sentait alors assez rassuré pour
injurier son adversaire.
Mais ce sont là des mots jetés en passant et des
bravades sans conséquence. En somme, Cléon n'est
pas attaqué directement dans les Acharniens ; et
cela ne laisse pas que d'étonner, si Ton songe que
Tobjet de la pièce est de tourner en ridicule les par-
tisans de la guerre à outrance et que Cléon était,
d'après le témoignage formel de Thucydide, l'adver-
saire le plus décidé des propositions pacifiques 'i..
Faut-il imputer cette attitude du poète à un senti-
ment de prudence ? On pourrait le croire, si Ton ne
tenait compte que d'une vraisemblance superficielle.
Mais la pièce, examiné^ de près, nous fait compren-
dre tout autrement les choses, en nous laissant aper-
cevoir les divisions de Topinion publi(|ue et la situa-
tion d'Aristophane entre les partis.
Remarquons d'abord comment le parti de la guerre
(1) AcharnienSy 658.
(2) Thucydjde, V, 16. Ce témoignage se^rapporte, il est
▼rai, à l'année 422; mais tout permet de croire que l'atti-
tude de Cléon, à cet égard, n'avait jamais varié.
DÉBUTS d' ARISTOPHANE 85
à outrance est personnifié dans sa comédie : c'est
là, si je ne me trompe, le point décisif, et qui n*a pas
encore obtenu toute Tattention qu'il mérite.
Les champions de la guerre sont, d'une part, le
chœur formé de charbonniers d'Acharnés, et d'autre
part, le taxiarque Lamachos. Que faut-il penser de
l'un et de l'autre ?
Lamachos ne peut être considéré comme le re-
présentant d'aucun parti. Ni son père, Xénophane,
ni lui-même, ne semblent avoir joué aucun rôle
marquant dans la politique du temps. Nulle part,
Aristophane ne le montre comme affilié à la démago-
gie, et rien, dans sa pièce, ne dénote l'intention de
décrier en lui un soldat politicien, client des chefs
du peuple. L'homme qu'il paraît viser, c'est l'officier
de profession, qui vit du métier des armes et qui ne
serait plus rien, dans cet Etat dépourvu d'armée
permanente, si la paix était rétablie. Il l'appelle plai-
samment « spoudarchidès » (« l'homme qui aspire
au commandement »; et « mistharchides » (« l'homme
des commandements lucratifs ») (1;. Ces deux
mots résument sa conception satirique du person-
nage. Le paysan Dikéopolis, interprèle du poète,
en veut à cette classe de professionnels de la guerre,
à qui sont donnés toujours, quand on fait campagne.
(i) Acharniens, 594 et 596. Sur le mot fjT.ojloLpilor^^, cf,
Gilbert, Beitraye, p. 14, note 1.
UB (CHAPITRE PAEMIBB
les charges bien payées, et, qui» obtiennent souvent
aussi les ambassades:, en raison soit de leur noto-
riété, soit de leurs connaissances teohniques- (li).
C'est la profession môme qu'il a en Horreur; ceux
qui liexercent.sont, à ses yeux, les ennemis naturels
de la.paix. Si Lamachos a ici Thonneur de repré-
senter tous ses collègues, c'est probablement à cause
de. son nom, qui sonne le oombatyou peutrôtre. pour
telle: oui telle autre raison: personnelle qui nous
éohappa. En tauticas, Aristophane.n'a iaitaucun effort
pour l'individualiser. Ses moqueries môme ont un ca-
ractère général. Le ridicule qu'il lui ^prêter est un ridir
ouïe professionnel qu'il pousse à: la charge : amour
du, panache, fanfaronnades, grosse voix , bonne à
faire peur aux enfants:; Il en est i de môme des mésa-
ventures du pauvre taxiarque ; ce sont celles du mé-
tien.Donc, ce n'est pas un groupe politique que la
comédie malmène en personne ; c'est le goût de la
^perre, entretenu chez une classe, de citoyens par
l'jntérétî personnel.
Q.uant aux Acharnions du chœur*, que sont-ils ?
Des^pay sans authentiques:, tout comme Dikéopolis ;
tour à tour bûcherons^ oharbonniens- et: vignerons^
habitant, pendant. la'pâix,a&sez.loin.d:A!thèneS| dans
leur gros village dlAcharnes et. aux. alentours, au
pied du Parnès, dont ils exploitaient les taillis et les
(i) AcharnienSj 598-618.
DEBUTS d'aIUSTOPHANE 87
fouTBés de chêne vert. A coup sur, ce n'étaient pas là
les auditeurs onlinaires de Cléon, et ces braves gens
n'avaient rien de commiin avec la clientèle faméli-
(|ue des démagogues ([ui vivait de procès et se
complaisait aux discussions de Tecclesia. D'ailleurs,
ils déclarent même formellement qu'ils le détes-
tent J;. Si .iristophaiie avait voulu représenter let^
partisans de la guerre à. outrance comme inféodés à
ces politiciens qu'il aiv^ait fouetté&jusquiau sang dans
les Babyloniens., il ne les aurait pas offerts à son pu-
blic sous le costume et avec les traits de ces hon-
nêtes et vigoureux travailleurs.
Sa pensée fut donc tout autre. Jugeant de. la situa-
tion avec ce coup d'œil intuitif dont il a. donné la
preuve plus d'une iois^ il sentit, lui qui avait la-
guerre eji horreur, qu'elle était encore, à ce moment,
sinon populaire^ tout au moins acceptée avec foi et
ardeur par untrès grand nombre d'Athéniens^ sans-
distinction de classes- et. d'opinions^ peutrêtre même
par une partie de cette population rurale qui en
souffirait particulièrement. Sans doute, dans cette
axdeur,. la» lassitude se faisait parfois sentir ; on re^
mettait la paix., on.se plaignait amèrement de tout
ce cpi'on avait à supporter,, on rêvait aux champs, à
la vie paisible et facile, aux belles fêtes rustiques,
(1) y. 299 : tu^.ffepioTjxx aa KAstavoç exi [xàcXXov, 6'v xaxa-
T£{A(ô xoïfftv iTTTceucjt xaxxufxaxa.
88 r.HAPITRR PREMIER
aux marchés bien approvisionnés, à la sécurité riante
et bienfaisante. Mais ces rêves passaient dans les
imaginations sans descendre encore, dans les pro-
fondeurs de rame, jusqu'aux sources de la volonté.
Celle-ci restait forte ; car les griefs d'hier étaient
toujours présents, comme autant de vives bles-
sures, que la guerre même exaspérait chaque année.
Représenter sur la scène cette lutte nationale comme
Fœuvre d'un parti, surtout comme celle d'un politi-
cien (|ue nul au fond n'estimait, c'eût été s'exposer
à offenser gravement le sentiment public. Aristo-
phane était bien trop avisé pour commettre une pa-
reille faute.
Ses Acharnions sont honnêtes et convaincus. Ils
détestent Lacédémone par instinct, comme l'enne-
mie héréditaire et periidede leur patrie (1). Déplus,
ils sont furieux de ce que l'envahisseur a dévasté,
arraché et brûlé leurs vignes (2). Ce ne sont pas là
des sentiments ridicules, et le poète n'a jamais pu
songer à s'en moquer. Si seschorentes sont risibles,
ils ne le sont guère (|ue par les dehors. C'était la
mode, parmi les citadins athéniens, de s'amuser de
ces campagnards, qu'on voyait par les rues de la
ville, le bâton à la main, poussant devant eux leurs
(\) V. 289, 308: otaiv ouxs paijjio; ouxs TriŒXtç ou6' ô'pxoc
(2) V. 226, otJi Tiap' sfioù tcoXsjjlo; èj^OoSotto; auçexat tôiv
DEBUTS d'aR1ST0PHA>E 89
ânes, chargés de gros sacs de charbons (1^. Aristo-
phane a su proiiter de cette mode. 11 les a travestis
drôlement en vieillards rageurs, armés de gour-
dins, qui crient, courent, se démènent ; il n'a eu
giarde d'oublier leur sac à charbon ; il en a fait l'en-
fant chéri, qu'ils \oudront sauver atout prix ^2.
Joignez à cela l'accoutrement, les gestes, les jeux de
scène, les danses : c'était tout ce ([u'il fallait pour
délecter un public populaire. Mais cette drcMerie n'at-
teignait pas le fond moral de ces paysans, que le
poète aimait, et qu'il n'entendait nullement traiter
en adversaires. Aussi bien, leur fureur guerrière
n'est qu'une courte folie, ou plutôt un malentendu.
On les a trompés. Que Dikéopolis leur ouvre les
yeux, et nous les verrons revenir à leur naturel pa-
cifique.
Ainsi le parti de la guerre, suivant Aristophane,
comprend d'abord une foule de braves gens, sincè-
rement patriotes, amis, par instinct, de la paix et du
tra\'Bil fécond, mais emportés pour le moment par
des sentiments légitimes, ([u'ils exagèrent, et abusés
par de fausses idées, ({u'on leur a suggérées. Le
même parti comprend ensuite certains profession-
nels, ({ue la guerre fait vivre et comble d'honneur, et
(jui ne seraient rien sans elle. Il tra\estit plaisam-
(1) Hesyciiius, 'Ayapvtxol ôvoi.
(2) V. 326-340.
90 CHAPITRE PREMIER
ment les premiers, mais iJ se garde bien de les
fouailler. Les seconds sont traités plus durement : le
vaillant Lamachos n'est pour lui qu'un pleutre qui
fait le rodomont. Encore est-il que cela même n'a
pas beaucoup de portée : ce fantoche est trop piteux
pour porter le poids de la satire. Celle-ci tombe en
réalité sur d'autres personnages, dont il faut main-
tenant parler.
Le véritable adversaire d'Aristophane dans les
Acliaimiens, l'objet principal de sa satire, c'est l'au-
teur de la guerre, Périclès, mort alors depuis quatre
ans, mais survivant par ses idées toujours pré-
sentes, qui demeuraient enracinées dans les âmes
athéniennes, où elles s'étaient en quelque sorte con-
crétisées en dogme.
Comment le poète s'attaque-t-il au célèbre homme
d'Etat? Il ne l'a pas mis en scène lui-même ; peut-
être pour plusieurs raisons qu'on pourrait conjectu-
rer, mais surtout, je crois, parce qu'il eût été impos-
sible, à moins de le rendre grotesquement insigni-
fiant, de le produire devant le public sans lui faire
défendre sa politique. Or, cela revenait à faire en-
tendre un appel plus ou moins direct à des senti-
ments que la comédie devait avant tout se garder de
réveiller. 11 l'attaque donc uniquement par des dis^
cours et des récits, en le laissant à dessein dans le
recul du passé et en ayant bien soin de ne rien dire
des raisons plus ou moins fortes ou spécieuses qu'il
DÉBUTS d'aIU&TOPHA>E Î)1
avait pu donner en réalité. C'est Dikcopolis qui parie
au nom du poète (i) ; on saitavec quelles précautions
il le fait, et par quelles paatalonnades il a soin de
mettre d'abord soa auditoire en belle humeur. Mais
allons au fond des choses. Périclès est-il représenté
dans ce discours comme un chef dxi peuple, comme
le porte-parole d'un parti politique ? En aucune fa-
^on. Il apparaît comme le jauet d'une femme, comme
le serviteur des caprices d'Aspasie, et la dispropor-
tion même entre la cause et l'effiet jette le ridicule
sur son éloquence. Le tonnerre de sa parole a re-
tenti dans la Grèce paisible, ses discours ont dé-
chaîné la tempête et bouleversé le monde ; pour-
quoi? à propos de l'enlèvement de quelques courti-
sanes. Puis est venu le décret q^ui interdisait aux
Mégariens tout commerce avec Athènes, décret que
le poète sait rendre ridicule en jouant avec ses for-
mules mêmes. Là-dessus, Lacédémone a prit fait et
cause pour ses alliés ; Athènes n'en eût-elle pas fait
autant, si l'on eut touché aux siens ? En sonrnie, tous
les motifs de guerre se réduisent à des griefs légers,
insignifiants, envenimés par un orateur redoutable,
qjii, pour un intérêt tout personnel-,, a su empêcher
les AtJiêniens de voir les choses telles qu'elles
étaient.
L'attaque semble peu sérieuse dans la forme.
(.1) V. 496 et suivants.
92 CHAPITRE PREMIER
Mais, sous cette fo'rme badine, ne faut-il pas saisir
l'intention ? Si les faits mentionnés sont de simples
commérages, c'est que, dans la pensée du poète, la
guerre a été engagée réellement pour des picoteries
futiles, qu'un véritable homme d'Etat eut écartées
avec dédain. Voilà ce qu'il traduit à sa façon, en lan-
gage comi([ue. Que les détails soient vrais ou faux
historiquement, peu lui importe : c'est de leur vérité
spécifique qu'il se préoccupe ; l'important, à ses
yeux, c'est qu'ils représentent, d'une manière plai-
sante, le ^e^îre de griefs qui a déterminé le vote fa-
tal. Quant aux raisons profondes, à celles qui ont
frappé seules un Thucydide, rien ne prouve qu'il ne
les ait pas aperçues. Mais, après tout, ces raisons-là
auraient justifié une guerre éternelle ; car elles te-
naient aux conditions même d'existence des deux
Etats rivaux, et elles devaient durer jusqu'à épuise-
ment complet de l'un ou de l'autre ou de tous les
deux à la fois. H fallait donc ou se battre indéfini-
ment, ou faire la paix le plus tôt possible et tacher
de vivre en bon accord, malgré les causes perma-
nentes de conflit. Aristophane pensait que le second
parti était le meilleur, et l'histoire impartiale semble
bien aujourd'hui lui donner raison. Cela étant, il
estima sans doute que mieux valait laisser dormir
ces griefs profonds et en parler le moins possible. 11
n'en parla même pas du tout, et il fit bien.
Ce sentiment de prudence patriotique fut aussi
DÉBUTS d'aristophane 93
pour beaucoup, si je ne me trompe, dans la réserve
exceptionnelle qu'il observa, cette fois, envers les
démagogues. La même considération qui Tavait em-
pêché de donner à la politique de Périclès trop d'im-
portance, bien qu'il la combattît ouvertement, dut
Tempôcher aussi de faire paraître sur la scène ni
Cléon ni aucun de ses acolytes ; elle l'empêcha même
de les mettre en jeu directement. 11 ne voulut pas
être obligé de leur prêter des discours qui, pour
garder quelque vraisemblance, auraient dii être de
nature à émouvoir une partie de son public. Il ne
voulut même pas, en les attaquant trop vivement,
réveiller, à propos de cette question nationale, les
passions qui divisaient le public athénien. Les senti-
ments auxquels il s'adressa étaient de ceux auxquels
tous participaient plus ou moins. Rejetant dans le
passé la question brûlante des responsabilités, il
laissa entendre qu'elles appartenaient, non pas à un
parti, mais à un seul homme, alors disparu ; négli-
geant à dessein les considérations politiques sur
l'avenir, sur. les rivahtés profondes et durables, sur
l'opposition nécessaire de la démocratie athénienne
et de l'oligarchie Spartiate, il ne voulut insister que
sur les bienfaits de la paix et sur l'insignifiance des
sacrifices d'amour-propre qu'elle exigerait dans le '
présent.
C'est ainsi qu'il composa, par exception, une pièce
étrangère aux luttes des partis, uniquement inspirée
94 CHAPITRE PREMIER
de ce qu'il considérait corome rintérêt national. Il lui
arriva môme, comme pour accuser mieux ses inten-
tions, d'y montrer ses alliés ordinaires momentané-
naent divisés : il opposa les paysans d'Acharnés au
paysan Dikéopolis. Mais il ne les mettait un instant
aux prises que pour les réconcilier bientôt et les as-
socier enfin, dans un joyeux exode, aux plaisirs de
la paix, rétablie par eux.
CHAPITRE II
LES CAVALIERS
I
La guerre d'Aristophane contre le chef du parti
démagogique, suspendue en apparence tandis qu'il
composait les Acharniens, reprend avec violence,
aussitôt après, par la comédie des Cavaliers, jouée
aux Lénéennes de 424 et composée, par conséquent,
dans les dernier^ mois de 425. Celle-ci est, par l'es-
prit qui l'anime, une sorte de continuation des Ba-
byloniens. Mais il semble qu'elle l'ait dépassée en-
core en virulence. En tout cas, elle dut, soit aux cir-
constances, soit au progrès de la pensée du poète,
une portée tout autre. La démagogie, dans les Da-
bjilo7iiens, avait été attaquée par l'ardent pamphlé-
taire comme l'instrument d'une tyrannie odieuse, qui
pesait sur les alliés d'Athènes. 11 ne s'agissait là que
d'excès d'une nature très particulière, liés étroite-
•-_'":'.
9() CHAPITRE II
ment k l'existence d'une confédération maritime.
Dans les Cavaliers, ce qu'il va censurer plus auda-
cieusement encore, c'est le gouvernement intérieur
de cette môme démagogie, ce sont ses moyens d'in-
lluence sur le peuple, c'est l'ensemble des principes
ou des passions dont elle s'inspire. Il en résultera
que, tout en ne parlant que d'Athènes et de ses con-
temporains, il touchera nécessairement à certaines
choses qui se reproduisent plus ou moins en tout
temps et en tout lieu, parce qu'elles tiennent au fond
humain d'où procode toute vie sociale.
Comment Aristophane a-t-il été amené à composer
ce pamphlet dramatique, le plus hardi peut-être qui
eut été jamais mis en scène ? C'est ce qu'il faut
d'abord examiner. Nous verrons ainsi quelle part
d'influence il convient d'attribuer aux divers partis
dans l'invention de sa pièce.
Il est visible, au premier coup d'œil, que cette in-
vention se rattache, d'une part, à quelques incidents
de la politique du temps, et, d'autre part, à tout un
ensemble de réflexions, qui se sont condensées, pour
ainsi dire, autour de ces incidents. Distinction qu'il
importe de préciser tout d'abord.
Les incidents, ce furent les succès politiques et
les actes de Cléon en 425. Cette année, Cléon fut
désigné une seconde fois par le sort pour les fonc-
tions de sénateur. Cela lui assurait le moyen
d'exercer une influence prépondérante sur le grand
LES CAVALIERS 97
conseil de la république, qui surveillait Tadminis-
tration de la marine et celle des finances, discutait
avec les stratèges les mesures à prendre, préparait
toutes les délibérations de T Assemblée. Ce fut pro-
bablement alors qu'il fit élever à trois oboles le sa-
laire des héliastes, et qu'il décida le peuple à aug-
menter le tribut imposé aux alliés (1).
Mais son influence se manifesta surtout dans
raffaire de Pylos et de Sphactérie. Inutile de la rap-
peler ici en détail (2). On sait comment Démosthène,
un des hommes de guerre les plus énergiques et les
plus intelligents de ce temps, eut l'idée heureuse
d'occuper, sur la côte occidentale du Péloponèse,
une position qui devait servir à rallier, autour d'une
garnison athénienne, les ennemis de Sparte, nom-
breux dans cette région, en particulier les Messé-
niens opprimés et les hilotes fugitifs. Le point occupé
par lui fut Pylos. Et non seulement l'effort tenté par
les Spartiates pour déloger de là les Athéniens put
ensuite être repoussé, mais, de plus, l'escadre pélo-
ponésienne fut détruite par les vaisseaux athéniens,
et même un corps de troupes lacédémoniennes se
trouva bloqué en rade de Pylos, dans la petite île de
Sphactérie, où sa situation ne tarda pas à devenir
(1) Voir, pour tous ces faits, l'exposé de G. Gilbert»
Beitraege, p. 177-194.
(2) Pour tout l'ensemble du récit, consulter Thucydide,
IV, c. 4-41.
7
98. CHAPITRE II
désespérée. Athènes n'avait jamais remporté encore,
depuis le commencement de la guerre, un avantage
aussi marqué. L'honneur en revenait d'abord à Dé-
mosthène, qui avait conçu et e\écut('î le coup de
main, puis, après lui, à Nicias, qui paraît avoir été
délégué, comme stratège, à la conduite de ces opé-
rations, et qui avait su organiser la défense de Pylos
et le blocus de Sphactérie.
Sparte, consternée, fit des propositions de paix.
Gléon empocha qu'elles ne fussent acceptées. Il pen-
sait sans doute qu'on pourrait se montrer l)ien plus
exigeant, lorsqu'on aurait forcé les assiégés à se
rendre. Seulement, l'opération, si brillamment com-
mencée, traîna en longueur pendant le cours de
l'été. Les Spartiates, bloqués dans l'île, étaient ravi-
taillés secrètement et refusaient de se rendre. Les
généraux athéniens n'osaient pas donner l'assaut, à
travers les fourrés qui entouraient l'île comme un
rempart naturel. L'opinion s'inquiétait, à Athènes.
La mauvaise saison devait rendre les croisières im-
possibles, par conséquent mettre lin au blocus et
permettre aux Spartiates de s'enfuir. On commen-
çait à se demander comment les choses finiraient.
Ce fut alors que se produisit l'intervention déci-
sive de Cléon. Un jour qu'ayant attacjué devant le
peuple l'impéritie et la mollesse dos généraux, il dé-
clarait, avec sa forfanterie habituelle, qu'à leur place
il aurait tout terminé depuis longtemps, il fut pris
LES CAVALIERS 99
au mot et se vit investi, par un décret de l'Assemblée
du commandement de l'entreprise, au lieu et place
de Nicias : celui-ci, enchanté de lui jouer un tour,
s'en était démis volontairement en sa faveur. D'abord
embarrassé, le démagogue accepta pourtant, et, une
fois engagé, il fit preuve d'intelligence et d'énergie.
11 rassembla un corps de troupes légères, néces-
saires pour l'assaut, et il se rendit à Pylos, où il
combina tout, d'accord avec Démosthène. Un in-
cendie, allumé par hasard dans l'ile, venait juste-
ment d'y détruire une partie des bois : heureuse
chance pour Cléon. Il eut le mérite d'en profiter.
L'assaut, donné sous sa conduite, réussit au mieux.
Tous les Spartiates, qui ne périrent pas dans le
combat, tombèrent entre les mains des vainqueurs.
Son retour à Athènes fut un triomphe ; il ramenait
près de 300 prisonniers, dont 120 Spartiates, pré-
cieux otages en vue des négocations futures. Le
peuple se crut assuré désormais de dicter à son gré
les conditions de la paix. On oublia ce qu'avaient
fait Démosthène et Nicias. Cléon, devenu le héros
du jour, se vit comblé d'honneurs, et tout le mérite
de ce magnifique succès lui fut attribué.
C'est cette injustice qui semble avoir suggéré à
Aristophane l'idée première de sa pièce ; c'est de là,
du moins, qu'il a tiré l'invention de la donnée ini-
tiale, d'où naît l'action dramatique. Mais cette
donnée, empruntée, conmie on le voit, à un simple
. j ■< , ^
100 CHAPITRE II
incident, n'aurait pu produire qu'une pièce de cir-
constance, si elle n'eût été fécondée par un ensemble
(le réflexions qui la dépassaient de beaucoup.
La fortune étonnante de Cléon ne datait pas de
Taffaire de Sphactérie. On a vu plus haut ce qu'il
était et comment il avait débuté. Déjà sorti de l'obs-
curité du vivant de Périclès, quelques années avaient
suffi à faire de lui le véritable maître de la politique
athénienne. Un pareil succès devait paraître scanda-
leux dans les cercles où vivait Aristophane. Peut-
être, si l'on y eût jugé les choses avec sang-froid,
aurait-on reconnu qu'il s'expliquait en partie pour
certaines qualités du démagogue, qui, assurément,
n'était pas le premier venu. Mais le ressentiment et
la haine, justifiés ou non, aveuglaient les meilleurs
esprits ; ou plutôt leur clairvoyance naturelle ne
s'exerçait plus que pour découvrir, à propos de ses
succès, les vices de l'homme et ceux du régime. Et
leurs réflexions, souvent justes et profondes, mais
incomplètes et partiales, devenaient comme un
noyau toujours grossissant, autour duquel s'agglo-
méraient les médisances vulgaires et les propos in-
jurieux. Ainsi se constituaient à la fois, dans les
cercles, un portrait caricatural du personnage, objet
des colères communes, et une forte doctrine anti-
démocratique. Ce portrait, nous verrons tout à
l'heure avec quelle puissance d'invention le poète
comique a su l'achever, le mettre au point, l'adapter
LES CAVALIERS 101
à la scène comique, comment, en un mot, il lui a
imprimé sa marque personnelle. Quant à la doctrine,
ce n'est pas dans sa pièce qu'il faut la chercher, car
elle est loin de s'y retrouver tout entière. Et, préci-
sément, si l'on veut apprécier en quelle mesure et
pour quelles raisons il s'en est écarté, il importe de
se la représenter tout d'abord aussi nettement que
possible, d'après les témoignages qui nous la laissent
encore entrevoir.
Il
Le fond de cette doctrine, c'était l'idée, commune
à toutes les vieilles aristocraties grecques, que le
peuple était incapable de se gouverner. On sait avec
quelle âpreté injurieuse Théognis l'exprimait, dès le
vr siècle : « Foule aux pieds, s'écriait-il, écrase du
talon le peuple irréfléchi (1). » Sous ce cri de colère
et de vengeance, il y avait déjà une opinion arrêtée.
Elle dut être formulée au v'' siècle par les premiers
théoriciens politiques. Hérodote, en tout cas, la met
dans la bouche du seigneur perse Mégabyze, réfu-
tant les projets démocratiques d'Otanès : « La foule
n'a point de sens pratique ; il n'est rien de moins in-
telligent qu'elle, rien de plus insolent. Pour éviter
les caprices tyranniques d'un monarque, ce serait
folie que de se livrer a ceyx d'un peuple indiscipliné.
Le tyran, du moins, lorsqu'il agit, sait ce qu'il fait ;
le peuple ne le sait pas. Comment le saurait-il, puis-
qu'il n'a ni instruction ni connaissance naturelle de
(1) Théognis, 847 : Xi; ItzI^ol o/î[jitjj XÊvsocppovt.
LES CAVALIERS 103
ce qui est beau? il se jette au hasard dans une
action, qu'il pousse ensuite sans réfléchir, comme
un torrent déchaîné (1). » Ici, comme on le voit, le
sentiment devient théorie. Il se donne à lui-même
des raisons, qu'il tire d'une observation sommaire
des faits. Le défenseur de l'oligarchie constate que
le peuple, tel qu'il le voit, non seulement est dénué
d'instruction mais n'a pas, pour y suppléer, cet
instinct qui résulte d'une discipline héréditaire. Ces
idées, qu'Hérodote d'ailleurs ne prend pas à son
compte, il a pu les rencontrer autour de lui, dans la
Grande Grèce, parmi des aristocraties imbues de
l'esprit pythagoricien.
Qu'elles aient eu cours aussi à Athènes,* dans les
cercles aristocratiques, c'est ce qu'attestent à la fois
l'histoire et la littérature.
Nulle part, on ne les trouve exprimées avec plus
d'âpreté que dans l'écrit Sur la République des
Athéniens, faussement attribuera Xénophon, mais
probablement composé vers 424, à Athènes, par un
théoricien politique, partisan de l'oUgarchie (2). Cet
(1) HÉRODOTE, m, 8J.
(2) Peu d'ouvrages ont été plus étudiés, plus discutés.
L'ensemble de ces travaux est clairement et commodé-
ment résumé dans Busolt, Griech, Gesch,, III, 2« partie,
p. 609-616. Aucune des opinions exprimées ne me satis-
fait d'ailleurs entièrement. L'ouvrage me fait l'effet d'un
fragment. J'explique, dans le texte, comment j'en com-
prends l'intention générale. L'auteur a dû faire partie du
104 CHAPITRE II
opuscule, qui n'a ni début, ni conclusion, semble
être un fragment détaché d'une composition en
forme de discours, qui traitait peut-être de la démo-
cratie en général, ou de quelques démocraties en
particulier. Venant à celle des Athéniens, l'auteur
s'efforce de l'étudier en philosophe, sans dissimuler,
il est vrai, l'aversion qu'elle lui inspire, mais sans
laisser obscurcir son jugement par cette aversion.
Il combat avec force quelques opinions, évidemment
répandues autour de lui ; entendant répéter que cette
démocratie était absurde, et que, corrompue, vio-
lente, ennemie de toute justice et de toute honnêteté,
elle devait, à bref délai, ou se transformer ou périr,
il démontre méthodiquement que, bien loin d'être
absurde, elle agit conformément à son principe, par
conséquent d'une manière rationnelle et logique ;
que, d'ailleurs, elle ne pourrait se transformer, ni
même se modifier sensiblement, sans cesser d'être
démocratique ; et, enfin, que les gens qu'elle lèse
sont en trop petit nombre pour la menacer sérieuse-
ment. En un sens, ce discours, étrange autant qu'in-
téressant, est donc une apologie, mais une apologie
groupe d'Antiphon. C'est un penseur, qui vise à la préci-
sion, qui veut voir et faire voir les choses telles qu'elles
sont ; il y a en lui quelque chose de l'esprit de Thucydide.
L'incohérence apparente vient, en partie, de l'état défec-
tueux des manuscrits. En réalité, et malgré quelque rai-
deur et quelque gaucherie, ce penseur est un écrivain.
LES CAVALIERS 105
qui équivaut à une accusation, puisque Torateur ne
justifie la démocratie qu'en la montrant attachée en
tout à son principe, qu'il juge et qu'il déclare abo-
minable. Sa véhémence même, sensible sous la froi-
deur voulue, témoigne de la force des opinions qu'il
discute. On les devine, ou plutôt on les voit, der-
rière sa réfutation. Peu de témoignages historiques
sont plus instructifs.
D'accord avec ceux qu'il veut éclairer, il com-
mence par professer hautement que le gouverne-
ment du peuple est justement en horreur à tous les
honnêtes gens : « En tout pays, écrit-il, ce qu'il y a
de meilleur est en opposition avec la démocratie.
Quels sont les meilleurs, en effet, sinon ceux chez
qui se rencontre le moins de dérèglement et d'injus-
tice, et qui s'appliquent le plus exactement aux choses
honnêtes. Or, c'est chez les gens du peuple que l'on
trouve, au plus haut degré, l'ignorance, le désordre
moral, la malhonnêteté. Ils sont, plus que les autres,
poussés à des actes honteux par la pauvreté, par le
défaut d'éducation, par l'ignorance; quelques-uns
surtout, en raison du dénuement qui les presse (1). »
Voilà le fait initial, qui lui paraît évident, incontes-
table. Ce fait reconnu, comment s'étonner que le
gouvernement d'un Etat démocratique appartienne
nécessairement à tout ce qu'il y a de pire dans la
(1) Rép, des Ath, c. v.
106
CHAPITRE 11
cité, ft Si les honnêtes gens se faisaient écouter, si
Ton prenait conseil d'eux, cela sans doute serait
proiitable à ceux qui leur ressemblent, mais non
aux gens du peuple. Au contraire, le premier venu,
un misérable, prenant la parole à son gré, ne manque
pas de discerner ce qui est avantageux pour lui et
ses semblables. Quoi, dira-t-on, vous voulez qu'un
tel homme soit juge de son intérêt et de celui du
peuple*' Le fait est là : les gens du peuple pensent
que l'ignorance et la malhonnêteté de ce conseiller,
qui est tout à eux, leur vaut mieux que la sagesse
et la vertu de l'honnête homme, qui n'a pour eux
qu'antipathie (1 ). » El, sans doute, ils auraient tort,
s'ils désiraient être bien gouvernés. Mais ils ne s'en
préoccupent aucunement. « Le peuple n'a point à
cœur (|ue la cité ait de bonnes lois, s'il faut pour
cela qu'il obéisse. Il veut être libre et commander.
Que les lois soient mauvaises, cela lui est indiffé-
rent 2 . ^> Ainsi, le pouvoir aux mains des plus mal-
honnêtes, voilà, pour l'auteur, le fait nécessaire, et
ce ([u'on pourrait appeler la loi fondamentale de la
démocratie : ce fait résulte à ses veux de la nature
(les choses. Tout ce qui suit n'est que le développe-
ment do cette idée première. D'un bout à l'autre de
son exposé, il montre le peuple faisant le mal, non
(1) Itép, des Ath., c. vi.
(2) Rèp,des Ath,y c. viii.
LES CAVALIERS 107
par accident, par entraînement passager, ou parce
qu'il est trompé, mais parce que ce mal est son bien
à lui. Le choix de ses conseillers ou de ses direc-
teurs lui est donc dicté par un sentiment égoïste,
mais juste, de son intérêt. Et cela nous mène tout
naturellement à l'idée déjà indiquée, que la démo-
cratie ne peut se réformer sans cesser d'être la dé-
mocratie.
Cette doctrine, sans doute, ne s'imposait pas avec
cette rigueur, en 424, à tous ceux qui constituaient
à Athènes l'opposition. L'écrit en question aurait été
sans objet, si tous ceux à qui il s'adresse avaient
été convaincus d'avance de ce qu'il énonce. Toute-
fois, ce qu'il présente comme méconnu, c'est surtout
la logique des conclusions. Il s'empare d'idées flot-
tantes, éparses, incomplètement éclaircies. Il les
analyse, il les éclaire par les faits quotidiens, il les
rassemble en faisceau. Au fond, il n'est pas douteux
que tout ce qu'il y avait de militant dans le parti
oligarchique n'ait été du même avis que l'auteur (1).
Le programme des hétairies est issu de ce fond
d'idées. On n'y croyait pas à la possibilité d'une dé-
mocratie honnête. On se donna, par politique, l'ap-
parence de vouloir réformer celle qui existait ; en
réalité, on tendit à la remplacer par une oligarchie,
(1) Cf. Thucydide, VI, 89, 6, discours d'Alcibiade à Sparte:
Inzi 87]{Xoxpax(av -^z xal k^i-^'^ib7y.o\x.v^ o\ opovoûvxâc ti...,
àXXà Tcept ô[JLoXoYO'j(Ji£vrj^ àvoiac oùosv av y.atvôv XsYotTO.
108 CHAPITRE II
que les uns voulurent modérée, les autres autori-
taire et absolue.
La question, pour nous, est de savoir si ces idées
se retrouvent dans les Cavaliers d'Aristophane. Et,
dans le cas où leur influence se ferait sentir en telle
ou telle partie de la pièce, a-t-elle été assez profonde
pour suggérer au poète ce qu'il y a d'essentiel dans
sa thèse ? En d'autres termes, a-t-il voulu montrer la
démocratie comme condamnée par sa nature même
à mal faire? ou, au contraire, a-t-il visé à réformer
le peuple athénien en lui signalant les vices, non de
sa constitution, mais de sa politique présente, et en
le dégoûtant de Thomme auquel il accordait sa con-
fiance ?
^^
m
On sait quel est le plan général de l'action. Un es-
clave paphiagonien, méchant et grossier, récemment
acheté par le vieux Demos, est devenu, grâce à ses
flatteries, le favori du maître. Il règne sans rival
dans la maison : tout tremble devant lui. Les specta-
teurs n'avaient pas de peine à reconnaître en lui
Cléon. Deux anciens serviteurs, molestés et dépouillés
par cet intrus, complotent de le mettre dehors. Ils
lui suscitent un concurrent en la personne d'un char-
cutier forain, coquin sans scrupule et prêt à tout. Ce
rustre, instruit par eux, cherche d'abord à faire peur
au Paphiagonien. Dénoncé par lui au Sénat comme
ennemi de l'Etat, il élude sa poursuite. Puis, quand
le vieux Démos, attiré par le bruit de leur dispute,
met le nez à sa fenêtre, le charcutier, s'adressant à
lui, accuse son favori. Le vieillard consent à les
juger. Alors, devant lui, ils font assaut de discours,
et ensuite assaut de flatteries, de complaisances, de
cadeaux même, en une longue série de scènes d'une
invention bouffonne, incessamment renouvelée. A la
no UIAPITRE II
fin, c'est le charcutier (|ui l'emporte : Démos retire
au Paphlagonien sa confiance, pour en investir le
nouveau venu. Celui-ci, devenu tout-puissant à son
tour, rajeunit, au moyen d'une opération magique,
le vieux bonhomme, qui abjure ses erreurs et se
laisse dicter, par celui qui Ta ainsi transformé, les
principes de sa conduite future. Le Paphlagonien,
chassé, est condamné à prendre Téventaire de son
vainqueur, et à vendre, comme lui naguère, aux
portes de la ville.
A cette action se môle un chœur qui a donné son
nom à la pièce, le chœur des Cavaliers. C*est lui qui
doit tout d'abord attirer notre attention.
Faut-il admettre, comme on l'a quelquefois pensé,
que ce chœur ait été réellement composé, le jour de
la représentation, de jeunes gens appartenant à la
classe où se recrutait la cavalerie athénienne (1) 1^
Quelle raison de supposer une si étrange dérogation
à l'usage ? L'erreur provientd'un témoignage ancien,
qu'on a eu le tort d'interpréter trop à la lettre (2).
(1) Gilbert, Beitraege^ p. 190. Cf. Busolt, Ginech. Gesch.^
III, 2« partie, p. 1123.
(2) Cavalier s y ArgamAïaÙTol o\ 'AÔTjvàiwv iTciteTc ouXXaêov-
xe; ev X^po\J a^rj^xaii TiapacpatvovTai : Argum. II : ô 8e X^P°^
t'A Twv iTTTrioDv EJX'.v, Cf. Schol. V, 247 : xou x^poû àizo xwv
iTiitéwv au[jLTrX7)pGU[i£voj. Je crois qu'aucun de ces témoi-
gnages n'a le sens précis qu'on lui attribue. L'eût-ii, que
cela ne prouverait encore rieu, sinon l'ancienneté de la
méprise.
LES CAVAUERS lit
Sans doute, le chœur se donne lui-même pour un
chœur de jeunes cavaliers ; mais tous les chœurs
comiques s'attribuent ainsi un caractère, qui, bien
entendu, est une pure fiction. Croirons- nous, par
exemple, que le chœur des Acharniens fut réelle-
ment composé de gens d'Acharnés ? 11 n'y a aucune
différence entre les deux cas.
Cela n'a d'ailleurs, ici, qu'une importance tout à
fait secondaire. Quelle que fut la condition réelle des
choreutes d'Aristophane, aux Lénéennes de 424, ils
représentaient au théâtre les jeunes cavaliers athé-
niens ; et, par conséquent, pour le public, auquel
s'imposait la fiction dramatique, c'étaient ces jeunes
cavaliers qui semblaient intervenir eux-mêmes dans
l'action.
Or, il est bien difficile de croire que le poète eut
osé leur attribuer le rôle qu'il leur a fait jouer, sans
s'être assuré d'abord de leur assentiment. Il y avait,
à coup sur, quelque chose d'insolite dans le fait d'in-
troduire au théâtre, sous un déguisement plus ou
moins grotesque, la fleur de l'aristocratie athénienne,
et justement dans la fonction militaire à laquelle elle
tenait le plus. La cavalerie athénienne n'était proba-
blement organisée alors que depuis une trentaine
d'années (i). Augmentée en nombre peu à peu, elle
(I) Albert Martin, Les Cavaliers athénîensy Paris, Thorin,
1887 ; Helbig, Les 'ItztzzIq athéniens^ Paris, Klincksieck,
1902.
112 CHAPITRE II
comptait, au temps d'Aristophane, un millier
d'hommes, qui se recrutaient parmi les jeunes gens
riches. Elle était divisée en deux troupes, de cinq
escadrons chacune, sous le commandement de deux
hipparques et de dix phylarques (1). Fiers de leurs
chevaux, de leurs armes, de leur adresse, les frin-
gants cavaliers aimaient à se faire regarder, et ils
contribuaient à embellir les fêtes de la cité par leurs
défilés et leurs exercices. Cette brillante jeunesse
était la parure d'Athènes. Phidias venait de la repré-
senter sur la frise du Parthénon, achevée peu avant
^a guerre du Péloponèse. Xénophon devait, plus
tard, la décrire, en artiste lui aussi, dans son ////?-
parque, en lui enseignant les évohitions savantes,
propres à la faire valoir. Le peuple se moquait vo-
lontiers des prétentions de ces jeunes gens, de leur
vanité, de leur élégance affectée ; ce qui ne l'empê-
chait pas de les admirer aux jours de fêtes. D'ailleurs,
depuis le début de la guerre, ils s'étaient signalés à
plusieurs reprises. En 431, lors de la première inva-
sion des Péloponésiens, ils avaient contribué à in-
quiéter l'ennemi et à l'éloigner des murs d'Athènes.
En 430, Périclès avait embarqué, chose toute nou-
velle alors, quatre cents d'entre eux, qui l'avaient
aidé à ravager les côtes du Péloponèse. Tout récem-
ment encore, en 425, dans le coup demain tenté par
(1) Aristote, Rép, des Ath.j 61.
LES CAVALIERS H3
Nicias sur le territoire de Corinthe, les deux cents
cavaliers qui faisaient partie de l'expédition avaient
rendu de réels services (1). En somme, ils avaient
alors une bonne situation morale dans la cité, et ils
n'étaient pas portés par nature à méconnaître leur
propre importance. On a vu plus haut que. si Cléon
avait eu maille à partir avec eux, il est probable qu'il
s*en était mal trouvé. Au théâtre, leur influence devait
se faire sentir plus qu'ailleurs : car leurs familles dis-
posaient, à la ville même, d'une clientèle nombreuse,
et elles étaient puissantes, dans les dèmes de la
campagne. Eux-mêmes, jeunes, hardis, bruyants,
n'étaient pas gens à dissimuler leurs sentiments ni
à se laisser tourner en ridicule sans rien dire.
Comment donc Aristophane aurait-il pu les asso-
cier à son charcutier ambitieux, s'il n'eût été assuré,
d'une manière ou d'une autre, que son audace leur
serait agréable ? On peut admettre qu'il fît au moins
connaître d'avance ses intentions à quelques-uns
d'entre eux, qui se chargèrent d'informer les autres
et qui répondirent de leur assentiment. S'il n'y eut
pas complot, à proprement parler, ni même autori-
sation expresse, il y eut certainement accord et même
encouragements préalables. C'est du reste ce que le
poète laisse entendre assez clairement, dans les pa.
rôles qu'il a prêtées au coryphée, chargé de pré-
(i) Thucydide, 1. II, 22 et 56 ; I. IV, 42.
8
114 CHAPITRE II
senter le chœur au public et de débiter les anapestes
traditionnels :
« Si quelque poète comique d'autrefois eût voulu
nous contraindre à nous avancer ainsi vers le public
pour lui adresser une allocution, il n'auraitpas obtenu
cela de nous aisément. Mais ce poète-ci mérite bien
({u'on fasse quelque chose pour lui. Car il hait ceux
que nous haïssons nous-mêmes, et il ose dire ce qui
est juste : hardiment, il marche droit au monstre,
au Typhon destructeur (1). »
Ainsi les griefs communs étaient proclamés hau-
tement. Il y avait alliance des cavaliers et du poète
contre le Paphlagonien, c'est-à-dire contre Cléon.
Quels étaient ces griefs ? S'agissait-il seulement des
démêlés signalés plus haut entre le démagogue et
certains membres de la dasse aristocratique ? ou
encore de cette obscure accusation d'avoir manqué
au devoir militaire, que Cléon, suivant un scoliaste,
aurait intentée aux jeunes cavaliers, et qui a été in-
terprétée diversement par les modernes (2) ? Oui,
sans doute, il s'agissait bien de tout cela, maisaussi,
évidemment, d'autres griefs plus généraux. Ce qu'on
détestait, de part et d'autre, en Cléon, c'était sa façon
même de gouverner, l'influence qu'il exerçait sur le
peuple et l'usage qu'il faisait de cette influence. On
(1) Cavaliers, 507-511.
(2) Scol. Cavaliers, 226.
LES CAVALIERS 145
sait que le poète Eupolis, qui était alors un des maî-
tres du genre comique, prêta son concours à Aristo-
phane, et il est vraisemblable qu*il composa pour
lui tout un morceau du second intermède (1). C'est
là un indice qui s'ajoute aux précédents pour faire
ressortir le vrai caractère de la pièce. On en peut
conclure qu'elle ne fut pas un coup d'audace indivi-
duel, préparé dans une méditation solitaire. On .dut
en parler à l'avance, dans les cercles où Je poète était
sûr de rencontrer le plus de faveur. Peut-être y fit-il
connaître lui-même quelques-unes de ses inven-
tions ; on les approuva, on lui en suggéra d'autres.
En somme, l'œuvre, tout en restant sienae pour
l'exécution, prit un peu le caractère d'une manifes-
tation collective ; et Aristophane put croire qu'en cas
de danger, il serait soutenu énergiquement. En cela,
comme nous le verrons parla suite, il se fit quelque
illusion. Mais cette alliance entre le poète et la classe
aristocratique, qui n'est réellement pas douteuse,
quelle influence eut-elle sur la composition de la
pièce et, tout d'abord, sur le rôle attribué au chœur ?
c'est là une tout autre question.
Le plus entreprenant des deux esclaves vient de
donner au charcutier ses instructions et de lui pro-
mettre l'appui des mille cavaliers et des honnêtes
(1) Gratinos, fr. 200, Kock ; Eupolis, fr. 78, Kock (scol.
louées, 554). Kirchhoff, Hermès, XIII, année 1878.
lli) CHAPITRE II
gens (1). Juste à ce moment, CIcon sort de la mai-
son ; et, tout d'abord, son aspect terrifiant, sa voix
tonnante, ses menaces effroyables jettent le trouble
parmi les conjurés. Seul, l'esclave a gardé son sang-
froid. Il appelle à la rescousse ses alliés, les cava-
liers, et soudain, les voici qui accourent d'un galop
furieux. Divisés en deux escadrons, sous les ordres
des deux hipparques, Simon et Panaetios, ils se pré-
cipitent à fond de train dans l'orchestra et ils char-
gent le Paphlagonien,qui fuit éperdu devant eux (2).
Ses ennemis, impitoyables, le pourchassent d'une
extrémité à l'autre, et, en même temps, ils s'excitent
mutuellement en l'accablant d'injures. Ils lui repro-
chent ses rapines, son avidité, le chantage éhonté
qu'il exerce sur les comptables et sur les riches ti-
mides, qui tremblent au seul mot de procès. Puis,
quand le charcutier, rassuré, reprend le premier
rôle, ils l'encouragent dans toute sa dispute avec
son rival, admirent et exaltent son audace, et mar-
quent les points en sa faveur. Ils sont ravis de voir
que Cléon a trouvé son maître en fait d'impudence.
Enfin, lorsque le démagogue court porter au Sénat
(i) Cavaliers, 226 : à^X' elalv 'iTtit^c ovSpec à^Bol x^Xtoi
xal TÔiv -itoXiTtûv o\ xaXot xs xaYaOoi.
(2) Cette mise en scène est particulièrement bien étu-
diée et expliquée dans Touvrage de P. Mazon^ Essai sur la
composition des comédies d' Aristophane ^ Paris, Hachette,
1903.
LES CAVALIERS H7
sa dénonciation, c'est le chœur qui lance Agoracrite
sur ses pas, en invoquant pour lui la protection de
Zeus Agoraïos.
Dans tout cela, nulle trace de politique générale.
Les cavaliers n'énoncent aucune idée qui appartienne
proprement à un parti. Leurs propos sont ceux d'une
opposition malveillante, acharnée contre un adver-
saire ; ils le déchirent en paroles ; mais leurs traits
s'arrêtent à lui. Pas un mot qui touche aux \ices
profonds attribués à la constitution démocratique
par les théoriciens de l'oligarchie.
La parabase laisse-t-elle percer plus sensiblement
l'esprit de caste? Dans les anapestes, ils proclament
leur alliance étroite avec le poète ; mais c'est une
alliance conti;e un coquin, et rien de plus. Les
chants strophiques et les épirrhèmes ont un carac-
tère assez différent. Là, ce sont bien les sentiments
distinctifs de la jeunesse aristocratique qui s'ex-
priment sous plusieurs formes. Ils invoquent d'abord
Poséidon Hippios, le dieu des courses de chevaux,
qui se plaît à voir les jeunes conducteurs de chars,
brillants et parés. Puis, ils vantent les vertus de
leurs pères, c'est-à-dire des représentants des an-
ciennes familles, vaillants hoplites qui ont défendu et
honoré la cité, stratèges d'autrefois, glorieux et
désintéressés. Comme eux, ils ne demandent qu'un
peu de gloire, et, par-dessus le marché, le droit de
porter les cheveux longs, une fois la paix rétablie.
118 CHAPITRE II
Leur seconde invocation s'adresse à Pallas ; elle est
faite au nom de la cité tout entière. Mais, en finis-
sant, c'est bien d'eux-mêmes encore qu'ils parlent,
lorsqu'ils rappellent plaisamment les exploits de
leurs chevaux, c'est-à-dire leurs propres exploits.
En somme, cette parabase, presque tout entière, est
certainement la partie de la pièce où ils apparaissent
le mieux comme un groupe distinct et expriment des
sentiments qui leur sont propres. Ces sentiments ont
l'allure fringante, Tèlan fier et naïf, l'ingénuité har-
die, un peu hautaine peut-être, qui convenait à cette
brillante jeunesse. Qui aurait pu songera s'en offen-
ser? Là même, leur langage n'était en aucune façon
celui d'un parti : c'était celui de leur âge, avec une
légère nuance d'impertinence cavalière qui devait
amuser le public.
A partir de là, on peut dire que leur rôle actif est
fini. Ils ne font plus qu'assister à la seconde partie de
la pièce, en manifestant de temps en temps, par quel-
ques paroles, les mêmes dispositions essentielles que
dans la première, sans se mêler réellement à l'ac-
tion. Les habitudes de la comédie le voulaient ainsi.
Il est donc inutile de noter ici, une à une, les courtes
réflexions, parlées ou chantées, qu'ils intercalent
entre les scènes. Tout au plus peut-on relever la cri-
tique moqueuse qu'ils adressent à Démos après la
scène des oracles : « Peuple, c'est un bel empire
que le tien : tout le monde te redoute, comme un
LES CAVALIERS H3
tyran. Mais tu te laisses mener trop docilement. Tu
aimes qu'on te flatte et qu'on te trompe. Toujours,
tu te tournes, bouche bée, vers celui qui parle, et
ton esprit, bien que présent, voyage au loin (1). »
Que l'on reconnaisse là, si Ton veut, quelque chose
du jugement du Mégabyze d'Hérodote et de celui du
pseudo-Xénophon sur l'ignorance et l'irréflexion du
peuple. Encore est-il qu'il est présenté avec une grâce
légère et moqueuse, qui en atténue singulièrement la
portée. Et surtout, il ne faut pas oublier que le peuple
athénien était habitué à s'entendre dire ces choses-
là, beaucoup plus rudement, par ses orateurs favo-
ris. Périclès ne s'en faisait pas faute ; et Cléon lui-
même, Cléon surtout, paraît avoir mis une certaine
vanité à les répéter, avec une brutalité voulue, étant
de ceux qui excellent à dissimuler, sous la rudesse
des paroles, la lâcheté des complaisances.
Le second intermède (1263-1314) n'est qu'une sé-
rie de traits satiriques sans lien avec l'action, contre
Ariphradès etCléonyme, personnages obscurs (2), et
enfin contre Hyperboles ; ce dernier morceau, pro-
testation amusante et fantaisiste des trières, jeunes et
vieilles, contre les projets d'expéditions lointaines,
(1) Cavaliers, illO-H19.
(2) Cléonyme semble avoir été l'auteur d'une réforme
du tribut des alliés, votée en 426, et qui eut pour effet de
l'augmenter (GIA. IV, i, p. 141, n« 39 a. Cf. Bosolt, Grieelu
fîescA.» m, 2« p., p. 1118).
120 CHAPITRE II
est celui que la tradition attribuait à Eupolis. Le
chœur, en chantant ou en récitant tout cela, ne joue
à aucun degré le rôle d*un groupe social ou d'un
parti politique.
Mais ce qu'il faut remarquer surtout, c'est le peu
d'importance qui lui est attribuée dans le dénoue-
ment. Lorsque Démos, rajeuni et transformé par
Agoracrite, se montre au public dans le costume de
l'ancien temps, les cavaliers saluent avec enthou-
siasme cette résurrection de la vieille Athènes ; sauf
cela, ils ne prennent aucune part à cette révolution
pacifique. C'est Agoracrite seul qui dicte à Démos
les règles de sa conduite future ; le chœur, pendant
ce temps, ne prononce pas un seul mot ; et cette po-
litique nouvelle ne vise en rien les intérêts de la
classe qu'ils représentent. Démos ne fait aucune
promesse qui les touche spécialement. Il se peut, il
est vrai, qu'en se retirant, ils aient témoigné leur
joie dans un chant final, qui aurait disparu.
S'il en était ainsi, on est en droit de conclure de la
scène entière, qu'ils y exprimaient uniquement des
sentiments généraux.
Ainsi Aristophane a bien présenté les Cavaliers
comme ses alliés, mais uniquement dans la guerre
personnelle qu'il faisait à Cléon. Quant à la réforme
politique d'Agoracrite, il a voulu qu'elle se fît en
dehors d'eux, avec leur approbation, sans doute,
mais sans leur concours actif, et nullement sous leur
LES CAVALIERS 121
inspiration ni à leur bénéfice. Il les a introduits dans
sa pièce, surtout comme un élément de vie ardente
et de fantaisie; ils y apportent leurs passions, leur
jeunesse, leur lyrisme patriotique ou moqueur;
mais s'il y a une doctrine, ou, tout au moins, une
ébauche de doctrine, sous les folles inventions du
poète, ce n'est pas dans le rôle du chœur qu'il faut la
chercher. Voilà un premier point qu'il importait de
mettre en lumière.
IV
Passons maintenant aux personnages, et essayons
(le discerner ce qu'ils représentent exactement.
On ne saurait prétendre que les deux esclaves
qui complotent et organisent Tattaque contre Cléon
symbolisent ni un parti ni une classe de la société,
ni même, à proprement parler, des personnages po-
litiques contemporains. Les noms de Démosthène et
de Nicias, qui leur sont attribués dans les manus-
crits, ne figurent pas dans le dialogue. Ce sont pro-
bablement les éditeurs alexandrins qui les ont insé-
rés dans la liste des personnages, en tête de la
pièce (1). Ils Font fait d'après une allusion du texte
à l'affaire de Pylos (v. 54 et suivants). Mais cette
allusion autoriserait tout au plus à reconnaître Dé-
mosthène dans le premier esclave (2) ; le second de-
(1) Voyez l'argument n*> 2, et la note de Dindorf, dans
son édition.
(2) Il est à remarquer qu'elle est reproduite au vers 742
et que, là, elle ne s'applique plus à Tesclave. N'oublions
LES CAVA1.1E1IS
123
vrait, en tout cas, rester anonyme. A vrai dire, le
premier lui-même n'est Démosthène qu'un instant.
Il Test par une ressemblance momentanée de situa-
tion, nullement par l'ensemble de son rôle. Simples
personnages de prologue, nécessaires à l'action, les
deux esclaves sont dénués de personnalité histo-
rique.
Quant à l'intrigue qui leur est attribuée, nous
n'en trouvons aucune trace dans les £aits du temps.
Cléon a eu des adversaires, mais il ne semble pas
qu'aucun parti lui ait suscité, ni même ait songé ja-
mais à lui susciter, un rival instruit à le combattre
par ses propres armes.
C'est cependant dans la bouche d'un de ces deux
bouffons que se trouvent les seules déclarations de
la pièce qu'on puisse vraiment qualifier d'antidémo-
cratiques. Comme elles tiennent d'ailleurs au per-
sonnage du charcutier Agoracrite, c'est en étudiant
celui-ci qu'il convient d'en apprécier la portée.
Agoracrite est inséparable du Paphlagonien, c'est-
à-dire de Cléon. Us forment ensemble un groupe in-
dissoluble, dans lequel se révèle vraiment la pensée
du poète.
Celle-ci, au fond, est fort simple. Cléon, pour lui,
est un homme qui n'est puissant qu'à la condition de
pas que la comédie ancienne est le plus libre, le plus fan-
taisiste des genres, et, qu*avec un Aristophane, il ne faut
jamais serrer les choses de trop près.
124 CHAPITRE II
prévenir et de satisfaire tous les désirs de la multi-
tude. Qu'un autre politicien de même trempe ose
pratiquer le môme système de gouvernement avec
plus d'impudence et de bassesse encore, et ce poli-
ticien évincera fatalement Cléon. Il v a là une véri-
table nécessité morale. C'était affaire à la comédie de
la traduire en action et de lui prêter cette sorte
d'évidence, quelque peu grossière, mais frappante,
(|ui est le propre des démonstrations dramatiques.
L'idée, en elle-même, Aristophane ne l'a pas créée.
On ne peut douter qu'il ne l'ait entendu exprimer
maintes fois dans les cercles de l'opposition. Elle est
en germe dans les passages du pseudo-Xénophon
cités plus haut ; et nous la trouvons presque énon-
cée dans la phrase où Thucydide nous montre les
successeurs de Périclès cherchant à se surpasser les
uns les autres et à rivaliser de complaisances envers
le peuple (II, 65, 10). Il est vrai que Thucydide, en
écrivant cela, a pu, à la rigueur, se souvenir des
Cavaliers d'Aristophane ; mais il est bien plus vrai-
semblable qu'il a rapporté simplement ce qui se di-
sait dans la société athénienne, peu avant son exil.
Seulement, chez les théoriciens de l'oligarchie, il
était admis que c'était là une loi inhérente à la na-
ture même de la démocratie. La question pour nous
est do savoir si c'est ainsi qu'Aristophane a conçu
et présenté les choses.
On sait comment l'esclave révèle au charcutier
LES CAVALIERS 125
ahuri sa vocation d'homme d'Etat : « Oui, ce qui va
faire de toi un grand homme, c'est précisément que
tu es un coquin, que tu sors de la halle et que tu ne
rougis de rien. » Et comme le drôle, à la fois séduit
et défiant, paraît hésiter : « Ah ça ! lui demande-t-il,
est-ce que, par hasard, tu aurais sur la conscience
quelque chose d'honorable ? » Non, rien de sem-
blable : il est né de parents qui appartenaient à la
lie du peuple, et il est lui-même ignorant et grossier
à souhait, d'ailleurs malhonnête au besoin : c'est
l'homme qu'il faut. « Sache-le bien, lui dit son ins-
tructeur, conduire le peuple, aujourd'hui, n'est plus
l'affaire d'un homme cultivé ni honnête : cela revient
de droit à qui est ignorant et ignoble de tout point
(et; diixaOf^ xai pSeAupov) (1). »
Certes, la déclaration est vive et la censure véhé-
mente. Remarquons toutefois que le poète, par la
bouche de son personnage, critique ici un état de
choses actuel. Il ne dit pas du tout que cela ait été
toujours ainsi et ne puisse être corrigé, tant que le
peuple sera le maître. C'est donc la suite de la pièce
qui doit servir à commenter et à éclaircir cette dé-
claration initiale.
La lutte s'engage entre les deux rivaux. Si le
poète s'attachait à sa donnée première, Agoracrite
devrait s'y montrer pire que Cléon, c'est-à-dire non
(0 Cavaliers, 180-103.
126 CHAPITRE II
seulement plus impudent, plus grossier, plus flatteur
et plus hypocrite, mais surtout plus férocement
égoïste et plus méchant. De même que Cléon, en
ayant Tair d'aimer le peuple, n'ahne en réalité que
lui-même et ne cherche (jue son propre intérêt, de
même son rival ne devrait viser, lui aussi, qu'à s'en-
richir, qu'à vivre grassement et joyeusement, aux
dépens de sa dupe. Ce serait là, en effet, la condi-
tion nécessaire pour que la loi énoncée tout à l'heure
se vérifiât. Si, au contraire, Agoracrite n'est qu'un
faux ambitieux, si sa grossièreté cache un honnête
homme, s'il veut réellement le bien du peuple et s'il
réussit, en définitive, à le corriger, c'est donc que la
démocratie n'est pas condamnée fatalement à périr
par ses propres vices et qu'elle peut à la rigueur
s'amender. Or, cette seconde conception est bien
celle qui domine la pièce. Il ne reste qu'à se de-
mander dans quelle mesure elle a pu être influencée
soit par les conditions du genre, soit par la nécessité
de ménager le public.
Le premier groupe de scènes où les deux rivaux
sont aux prises n'a plus pour nous qu'un médiocre
intérêt. Agoracrite s'y montre le rustre, au vocabu-
laire poissard et à la voi\ tonitruante, qui nous a été
présente tout d'abord. Cléon, de son côté, n'y est
(|u'une sorte d'épouvantail vivant, au masque hi-
deux, habitué à faire trembler tout le monde par ses
menaces. De part et d'autre, on se défie, on s'in-
LES CAVÀLICRS 127
suite, on se l)ouscule même, mais, sauf quelques
allusions éparses, la satire politique n'apparaît là
que dans la situation elle-même et dans les moyens
de défense du principal personnage. Celui-ci a pour
arme essentielle la dénonciation. Il menace d'accuser
quiconque lui tient tête, et c'est par une accusation
en effet que se termine cette première rencontre.
Cléon, bafoué et rossé par Agoracrite aidé des Cava-
liers, se précipite vers la salle où siège le Conseil,
pour y dénoncer leurs complots.
11 n'y a pas lieu de s'arrêter ici au récit de la
séance du Conseil, car la satire, en vérité, y dispa-
raît totalement sous la fantaisie. Sans doute, on sent
bien, au début, que le poète s'y moque de la mé-
fiance démocratique, quand il nous montre ses sé-
nateurs, toujours prêts à accueillir les bruits de
conjuration ; et que, plus loin, il s'amuse de leur
mobilité d'esprit, de leur facilité naïve à se laisser
prendre aux nouvelles futiles que le premier venu
leur apporte. Satire et raillerie, assurément, mais si
légère et si adroitement tournée en drôlerie qu'il est
impossible d'en tenir grand compte.
O qui suit, c'est-à-dire la lutte des deux rivaux
(levant le peuple, mérite une tout autre attention.
Cette lutte, c'est le Paphiagonien cjui la provoque,
car il se croit maître absolu de l'esprit de Démos :
il affirme qu' « il le dupe à son gré >» et qu' « il sait
avec quelles friandises on le prend » (713, 715) ;
128 CHAPITRE II
déclarations par lesquelles le poète semble bien
vouloir établir, tout d'abord, que c est aux artifices
personnels et aux mensonges de Cléon qu'il va s'atta-
(juer. D'autre part, le charcutier, dans sa profession
de foi initiale, oubliant un peu qui il est, se donne
assez clairement pour le représentant et le porte-
parole des « gens comme il faut » : « Voilà long-
temps, ô Peuple, que je t'aime et que je veux te
faire du bien, et beaucoup d'autres le veulent
comme moi, gens honnêtes et bien élevés. Mais cet
homme-ci nous en empêche. Car tu ressembles aux
petits garçons qui ont des amoureux. Les gens
honnêtes et de bon ton, tu les repousses ; mais les
marchands de lampes, les savetiers, les coupeurs de
cuir et les vendeurs de peau, voilà ceux auxquels tu
t'abandonnes (734-740). » Evidemment, le poète,
ici, se trahit lui-même, volontairement ou non. Son
personnage soulève un instant le masque d'impu-
dence et de grossièreté dont il s'était affublé, et
nous voyons ce qu'il est réellement. En se démas-
quant, il démasque aussi son rival. Si Agoracrite
représente les « honnêtes gens », c'est-à-dire sans
doute la classe moyenne par opposition à la po-
pulace, il est clair que le Paphiagonien n'est pas
seulement Cléon, mais qu'il représente, d'une ma-
nière générale, les démagogues de basse condi-
tion, ou ceux qui se font semblables à la popu-
lace pour la gouverner. Voilà une indication à re-
LES CAVALIERS 129
tenir; à condition, toutefois, de ne pas en exagérer
la portée.
Si, en effet, nous la suivions sans réserve, nous
serions immédiatement déçus. La scène décisive, qui
est celle où Agoracrite accuse Cléon devant Démos,
ne donne pas à cet égard ce qu'on aurait pu en at-
tendre. Nous devions penser que Tennemi de la dé-
magogie allait . là nous découvrir toute la politique
qu'il lui imputait. Or, il s'en faut de beaucoup. L'at-
taque d' Agoracrite contre Cléon n'a pas la forme
d'une démonstration vigoureuse et véhémente. Elle
est morcelée, incohérente, mélangée d'absurdités vo-
lontaires. Bien loin de chercher à dégager les faits
généraux, elle les fuit plutôt. Elle s'attache à
l'homme, à quelques-uns de ses actes personnels, à
ses desseins intéressés. Surtout, Agoracrite s'ap-
plique à le dépouiller de ses mérites apparents, des
titres qu'il fait sonner et qui le rendent populaire.
Il nie les services qu'il prétend avoir rendus au
peuple, il s'efforce de découvrir en toute sa conduite
l'intérêt égoïste, il lui dispute jusqu'à sa victoire de
Sphactérie, et parodie plaisamment, pour le perdre,
ses procédés ordinaires d'insinuations calomnieuses.
Est-ce à dire que toute pensée générale soit absente?
Non : il y en a bien une, au moins, qui apparaît vers
la fin de la scène, dans le passage ou Agoracrite com-
pare les agitateurs tels que Cléon aux pêcheurs
d'anguilles : « Tu fais ce que font ceux qui pèchent
9
13U CHAPITRE II
les anguilles. Quand l'eau est calme, ils ne prennent
rien. Mais que Ton agite la vase, du fond à la sur-
face, la penche est bonne. Toi, de mùme, quand tu
troubles la ville, tu es sur de ton profit 864-867). »
Ceci, on peut Tadmettre, dépasse la personne de
Cléon ; c'est une politique et une classe d'hommes
qui sont visées par ce trait de satire ; c'est surtout
le parti de la guerre à outrance, et, ici encore, ce
n'est pas Agoracrite qui parle, c'est bien le poète.
Toutefois, il ne s'agit en somme que d'un groupe,
dont on aurait pu alors nommer les membres. L'ins-
titution démocratique elle-môme n'est pas plus en
jeu ici que précédemment.
Que faut-il penser maintenant de la scène des
oracles et de celle des cadeaux ? La première met en
action, de la manière la plus amusante, une des ma-
ladies intellectuelles du temps, la basse superstition
populaire, et l'artifice de ceux qui l'exploitaient. La
seconde traduit en inventions bouffonnes, en charges
extravagantes, la concurrence effrénée des politiciens
qui se faisaient alors les complaisants du peuple.
Sous ces bouffonneries, la satire se laisse voir crû-
ment ; elle est vive et mordante, autant que propre à
exciter le rire. Elle ne manque môme pas, si Ton veut,
d'une certaine profondeur ; car elle touche é\idem-
ment, dans cette seconde scène, à un des dangers
permanents qui compromettaient la démocratie athé-
nienne. Remarquons seulement que ce danger est de
LES CAVALIERS 131
ceux qui sont inhérents à toute souveraineté abso-
lue. Quelques-uns, il est vrai, peuvent penser que
la démocratie, lorsqu'elle manque d'institutions mo-
dératrices, en est particulièrement menacée. Ce n'est
pas là, en tout cas, l'interprétation nécessaire de la
scène d'Aristophane. En elle-même, elle n'est qu'une
critique des choses du jour : elle vise, d'une part,
les politiciens sans principes, qui prennent pour pro-
gramme, non ce qu'ils croient utile au peuple, mais
ce qu'ils estiment propre à lui plaire ; d'autre part,
l'excès de naïveté de la multitude, qui se laisse
prendre à leurs vaines protestations. Que celle-ci de-
vienne plus clairvoyante, et le mal sera guéri par
là même. C'est ce qui arrive à la fin de la pièce.
Cléon, en effet, est vaincu définitiveriient par son
rival. Nous assistons à l'écroulement de sa puissance.
Est-ce une forme de gouvernement qui est condam-
née avec lui ? A coup sûr, les Athéniens ne l'ont pas
compris ainsi, et ils ont eu raison. Le Cléon des Ca-
valiers ne pouvait en effet, d'aucune façon, être con-
sidéré comme la personnification typique des chefs
de la démocratie athénienne. Bien que la comédie
eût attaqué violemment Périclès, quand il vivait,
personne à coup sûr n'a dû être tenté de le recon-
naître, après sa mort, dans ce bouffon odieux etmé-
chant. La caricature était trop personnelle en vérité,
pour qu'on pût lui attribuer une portée générale.
Aristophane n'avait pas même fait, en créant son
132
CHAPITRE II
personnage, la psychologie d'une classe inférieure
de démagogues. Tout au plus, avait-il mis en lumière,
avec la force satirique (jui lui était ordinaire, quel-
ques-uns des traits les plus apparents et les plus ca-
ractéristiques de leur rôle ; il avait montré leurs pro-
cédés d'action, leur grimace, leur extérieur, parce
([u'il ne pouvait sans cela mettre en scène son
Gléon ; mais il n'avait pas réellement étudié leur
ame. Peut-être, la nature de la comédie, en ce temps,
ne s'y prêtait-elle qu'imparfaitement. Pourtant, il y
a, dans les pièces du même poète, des personnages
bien plus réels, bien plus humains que Gléon. Ce sont
ceux qui lui inspiraient une certaine sympathie, tels
que Dikéopolis, Strepsiade, Lysistrate, Ghrémyle. Ici,
la haine, la violence du parti pris l'empêchaient d'ob-
server. Sa conception est une vengeance person-
nelle. 11 ne veut et ne peut voir en son ennemi que
ce qu'il a d'odieux. Son Gléon est une force malfai-
sante, un «Typhon » déchaîné, comme il le dit lui-
même, un composé monstrueux de vices et d'im-
pudence, une sorte de monstre mythologique ;
assurément, ce n'est pas un homme, et par là même
il ne saurait être vraiment l'image d'une classe
d'hommes réels.
Son rival, Agoracrite, l'est bien moins encore.
Gar Gléon, du moins, se ressemble à lui-même, d'un
bout à l'autre de la pièce. Agoracrite, lui, change
sans cesse : tantôt dépassant Gléon en grossièreté, en
LES CAVALIERS 133
impudence, en bassesse, tantôt conseiller avisé, cri-
tique clairvoyant, ami sincère du peuple, qu'il
cherche à éclairer. Poursuit-il, sous ses transforma-
tions, un but d'ambition personnelle ? A quoi tendent
en somme ses efforts ? C'est ce qu'il nous reste à dé-
gager brièvement, en considérant le dénouement et,
par la même occasion, le rôle de Démos, qui ne se
laisse bien apprécier que de ce point extrême de son
développement.
Agoracrite a supplanté le Paphlagonien, Démos lui
accorde sa confiance et lui remet la direction de ses
affaires. Que va-t-il en résulter ?
Si le poète s'appropriait sans réserve l'idée des
théoriciens de Toligarchie et s'il la développait drama-
tiquement dans ses conséquences, le règne d' Agora-
crite devrait être pire que celui de Cléon. Démos, sous
son influence, devrait devenir plus capricieux, plus
soupçonneux, plustyrannique, et en somme plus dupé
qu'il ne l'était auparavant. Et Agoracrite devrait cé-
lébrer brutalement dans l'exode son triomphe éphé-
mère, tout en appréhendant déjà, à son tour, le
nouveau rival qui, fatalement, serait appelé à l'évin-
cer sous peu par les mêmes moyens. Ainsi conçue,
la pièce eût été logique et tout à fait conforme à la
doctrine de l'aristocratie intransigeante. En fait, elle
est volontairement illogique. Elle l'est même jusqu'à
la plus extrême invraisemblance, et il importe d'en
chercher les raisons.
Démos, au cours de la pièce, a été dépeint en
LES CAVALIERS 135
traits sommaires. C'est un vieillard rustique (1) ; et il
doit Tétre, car il représente pour le poète une démo-
cratie dont la meilleure partie se composait de pay-
sans. Mais ce trait, qui se retrouvera au dénoue-
ment, semble oublié pendant l'action. Ses esclaves
nous disent qu'il est d'humeur difficile, prompt à
s'irriter, un peu sourd (2). Nous ne le voyons guère
manifester non plus cet aspect de sa nature. Son
rôle, du reste, se réduit à écouter les flatteries qu'on
lui adresse et à recevoir les présents qu'on lui offre.
Gléon, lorsqu'il parle de lui hors de sa présence, le
traite d'imbécile (3). Et il nous paraît en effet, en
face de ses flatteurs, d'une crédulité qui touche à la
niaiserie. Il est vrai qu'il nous avertit lui-même de
ne pas nous fier aux apparences. Ces dehors, dit-il,
cachent une politique très réfléchie. « C'est volontai-
rement que je fais le niais ; mon plaisir est de faire
bombance tous les jours ; et c'est pour cela qu'il me
plaît de nourrir un homme d'affaires qui soit voleur;
quand il est plein, je l'attrape et je l'écrase (4). »
Ce niais est donc, en réalité, un finaud, ou du moins
il se persuade qu'il l'est ; mais sa finesse est courte ;
(1) Cavaliers f 41 : aYpotxo; àpy/^^.
(2) Même passage : àjcpà^^oXo;, ôjt/.oXov ^(tpôyziov, ùtz6-
XCtfCOOV.
t
(3) Cavaliers f 396 : xal •:ô xoû Oïîfjiou •jcpoawirov {xaxxo^
xsidij (Jievov.
(4) Cavaliers, 1123.
136 CHAPITRE II
car elle ne voit pas au delà d'un avantage immédiat,
qui, à la longue, tournerait à sa perte. Le calcul dont
il se vante n'est pas seulement un calcul immoral ;
c'est encore un calcul absurde, qui repose sur la
méconnaissance de son véritable intérêt ; et c'est ce
que montre la transformation qu'il subit au dénoue-
ment.
Rajeuni par l'opération magique d'Agoracrite, il
apparaît beau et brillant, dans le costume d'autre-
fois, tel qu'il était au « temps d'Aristide et de Mil-
tiade » (1). Ainsi transformé, il a honte de ce qu'il a
été. 11 ne peut plus s'expliquer à lui-môme qu'il se
soit laissé duper par ses flatteurs. Comment, dès
lors, prendrions-nous au sérieux le calcul dont il
s'est vanté plus haut ? 11 reconnaît qu'il avait perdu
le sens, et il rougit des fautes qu'il a commises (2).
En se confiant désormais à son bienfaiteur, Agora-
cri te, ce n'est pas à un politicien éhonté qu'il remet
la conduite de ses affaires, c'est à un réformateur
sage et désintéressé, qui assurera sa gloire et le ren-
dra heureux.
Si ce. dénouement exprime la vraie pensée d'Aris-
tophane, il est clair que celle-ci est bien difl'érente
de la théorie intransigeante avec laquelle elle avait
(1) Cavaliers^ 1325 : 016; irep' ApiTceiSifi izpàztpo^ xal
(2) Cavaliers» 1349, 1354 : Ala'/^j'JOikOLi xot xaTc icpdxepov
à^jiapxiai;.
LES CAVALIERS 137
paru se confondre au début. Les doctrinaires de l'oli-
garchie, tels que le pseudo-Xénophon, estimaient,
nous l'avons vu, que la démocratie athénienne ne
pouvait pas être réformée, qu'elle était môme desti-
née par sa nature à outrer de plus en plus son prin-
cipe ; et le poète, en créant le personnage d'Agora-
crite, avait paru d'abord s'approprier cette idée.
Mais voici que son personnage s'était transformé
entre ses mains : sa victoire, par quelques moyens
qu'elle eût été obtenue, avait pour résultat immédiat
que la démocratie, corrigée par lui, redevenait tout
autre et se faisait une destinée nouvelle. Toute l'ap-
préciation de la politique d'Aristophane dépend de la
valeur qu'on attribue à ce dénouement.
N'est-on pas bien tenté, au premier abord, de le
considérer comme une simple habileté du poète, dé-
sireux avant tout d'assurer le succès de sa pièce ?
Il est certain que, si Agoracrite était ce qu'il devrait
être, la satire serait bien plus âpre. Est-ce à dire
qu'elle n'aurait pas pu, sous cette forme même,
se faire accepter du public athénien ? Je ne le crois
pas. Il y avait moyen, pour un poète aussi adroit
qu'Aristophane, d'arranger les choses de manière
que le peuple s'amusât de cette lutte à mort entre
deux coquins également ambitieux ; et l'idée géné-
rale, dissimulée sous le tumulte d'une action plai-
sante, ne se serait révélée qu'au lendemain de la
victoire, à un petit nombre d'esprits réfléchis. Mais,
138 CHAPITRE II
vraiment, la contexture de la pièce que nous avons
sous les yeux, les détails même de la scène finale,
et enfin ce que nous savons d'ailleurs d'Aristophane,
tout, en un mot, doit nous engager à penser que son
dénouement est bien rexpression exacte de sa
pensée.
Si la transformation de Démos n'était pour lui
qu'une simple concession à son public, elle devrait
être présentée comme une fantaisie bouffonne, sans
rapport avec les choses du jour. Au lieu de cela,
nous voyons cpi'elle aboutit à un programme de ré-
formes parfaitenaent précis. Agoracrite soumet en
effet son maître, corrigé, à un interrogatoire, par
lequel il lui dicte indirectement sa conduite future.
— Que feras-tu, lui demande-t-il, si quelque accu-
sateur te presse de condamner un accusé, sous pré-
texte ((ue procès et condamnation, c'est ce qui te
fait vivre ? — Je le précipiterai dans le barathre,
répond Démos. — Et quelle sera d'ailleurs ta poli-
tique ? — Je paierai exactement les rameurs de nos
trières, au lieu de dissiper l'argent du trésor en
vaines dépenses. J'obligerai tout le monde à faire
régulièrement le service militaire, sans permettre
qu'on y échappe par l'intrigue ou par la faveur.
J'expulserai de l'agora les jeunes gens qui bavar-
dent subtilement, et je les contraindrai à chasser au
chien courant. — Là-dessus, Agoracrite assure à
Démos une bonne trêve de trente ans, et il l'emmène
LES CAVALIERS ISO"
avec lui à la campagne pour y jouir tranquillement
de la paix ainsi rétablie (1).
Qu'on veuille bien y regarder de près, et Ton
conviendra qu'il y a là, sous forme de suggestions
plus ou moins rapides et comiques, l'esquisse d'une
politique, immédiatement applicable, qu'on peut
énoncer ainsi : conclure la paix avec Lacédémone,
réformer l'éducation de la jeunesse en l'arrachant
aux écoles des sophistes, restreindre l'importance
de la parole en diminuant le nombre des procès,
cesser de nourrir surtout quelques milliers déjuges
inutiles, et pour cela renvoyer le peuple à la cam-
pagne, le rendre à ses travaux, à ses habitudes, à sa
vie paisible et régulière, en un mot l'arracher aux
influences néfastes de la ville et à la domination des
politiciens (2).
Comparons maintenant cette politique à celle des
hommes de 4H, telle qu'elle nous est connue par
des documents certains (3). S'il y a, entre Tune et
l'autre, quelques traits de ressemblance, les difl'é-
rences sont bien autrement frappantes. Pour les
(1) Cavaliers, 1340-1395.
^2) Aristote, Polit., IV, 62. "Oxav jxlv ouv to Yswpyixov y,ai
xô xexTT){jLâvov fisxpiav ouatav xuptov Vj tt)^ iroXixetaç, iroXt-
XÊUovxat xaxi v(5|Jtouç. e^^ouat y*P epYaÇ<5{jiEVot ÇtJv» ^^ Suvav-
Tat os (j^^oXaÇetv, diais xôv vdfiov siricrcTicjavce; exxXTifftaÇoujt
xaç àvayxaiaç l'xxXTjdCac.
(3) En particulier par Amstote, Hep. cZes Af/i.,c.xxix etxxx.
140 CHAPITRE II
uns, il s'agissait, avant tout, de déplacer le centre
de gravité de TEtat et de modifier la composition du
corps des citoyens : véritable révolution politique.
Pour le poète, tout se réduit à une réforme morale.
Démos reste lui-même, ou plutôt il redevient ce qu'il
a été : il lui suffit pour cela d'ouvrir les yeux, de se
laisser désabuser par un bon conseiller, et de se re-
tremper dans la vie saine et laborieuse de la cam-
pagne. La grande cause de sa perversion passagère
n'est pas dans sa nature même, elle est bien plutôt
dans une erreur initiale, dans une confiance sotte et
mal placée, qui résulte elle-même en grande partie
du bouleversement causé par la guerre. Au fond, la
pensée que nous retrouvons ici est celle des Achar-
nieiis, Aristophane est toujours de cœur avec Di-
kéopolis et il ne songe aucunement à le dépouiller
de ses droits. Mais il ne veut pas que Dikéo-
polis, oubliant son dème, vienne habiter le Pnyx
ou les tribunaux. Tout le mal, à ses veux, vient
de ce changement funeste d'habitude, et Cléon,
l'odieux Cléon, en est à la fois le produit et la
cause.
Voilà, je crois, la pensée exacte du poète. On voit,
en la dégageant, que si elle a pu refléter, dans les
incidents de son développement, quelque chose des
idées de l'opposition aristocratique, elle n'en est en
aucune façon la traduction et qu'elle ne visait pas
aux mêmes fins. Les Athéniens ne s'y méprirent
LES CAVALIERS 141
pas. Aristophane fut classé le premier par les juges
du concours. Après les explications qui procèdent,
cela n'a plus rien qui doive surprendre. Sa pièce,
diversement interprétée par les partis, pouvait être
approuvée, dans sa tendance générale, par une forte
majorité. Ceux mômes qui reconnaissaient en Cléon
un chef et qui n'étaient pas disposés à l'abandonner,
n'estimaient pas assez son caractère pour s'offenser
de le voir ainsi fouaillé publiquement. Tout au con-
traire, ils se divertirent probablement de fort bon
cœur en voyant malmener cet homme autoritaire et
rude, qui s'imposait à eux, mais auquel, après tout,
ils étaient bien aise de laisser sentir parfois leur
indépendance (1). Et il est possible qu'en don-
nant le prix à Aristophane, ils se soient procuré à
eux-mêmes une double satisfaction : récompen-
ser le poète de génie et humilier un maître désa-
gréable.
A distance, nous interprétons les choses un peu
autrement. Tout ce qui était actualité dans la pièce
a perdu pour nous do son importance. Beaucoup
d'allusions personnelles nous échappent ou nous
frappent peu. En revanche, nous grossissons invo-
lontairement les quelques traits généraux qui percent
ça et là. Et peut-être sommes-nous en droit de le
faire ; car on no peut empêcher les œuvres qui
(1) Ps. XÉNOPHON, Rép, des Athén.. c. xviii.
142 CHAPITRE II
durent de manifester toujours davantage ce qu'il
y a précisément en elles de plus durable. Mais,
s'il s'agit d'apprécier exactement les intentions du
poète, de replacer son œuvre dans son milieu et
dans son temps, il n'y a pas sans doute de ten-
dance dont il soit plus nécessaire de se défier que
de celle-là.
CHAPITRE III
LES NDEES, LES GUEPES, LA PAIX
1
Que fit Cléon ainsi bafoué ? 11 est bien vraisem-
blable, sinon certain, qu'il essaya de se venger
du poète par une accusation perfide. La principale
biographie anonyme d'Aristophane nous apprend
qu*il lui intenta une action en usurpation du titre de
citoyen (yp^^p^ S^vta;) (l) ; mais, par une erreur évi-
dente, elle confond cette accusation, ainsi qu'on l'a
vu plus haut, avec la dénonciation au Sénat qui suivit
les Babyloniens. En réalité, il est impossible que
cette accusation ait été antérieure à 424 ; car le
poète, qui pourtant a raconté tout au long les actes
(1) Proleg. Didot, XI ; reproduit dans le n° XII, qui
abrège le précédent, toutefois avec cette différence que le
n*» XII place cette accusation après les Cavaliers, Cf. Scol.
Acharn., 378.
■y*".
144 CHAPITRE III
d'hostilité de Cléon à son égard, n'y fait aucune
allusion ni dans les Acharniens ni dans les Cava-
liers, Tout porte à croire, en revanche, qu'elle dut
suivre de près le succès de cette seconde pièce (1).
Sans exagérer l'influence de la comédie sur Topi-
nion publique, on ne peut méconnaître qu'une
œuvre de cette valeur, représentée devant le peuple
tout entier, n'était pas chose indifférente. Non seu-
lement Cléon dut en être humilié et furieux, mais il
pouvait craindre que son autorité ne fût diminuée
par une attaque si audacieuse et si bien dirigée.
D'un autre côté, il lui était impossible de recourir
de nouveau à une dénonciation devant le Sénat. La
première n'avait pas réussi ; celle-ci eût échoué bien
plus sûrement encore ; il était facile au poète de dé-
montrer, texte en main, qu'il n'avait voulu s'en pren-
dre qu'à Cléon lui-même. Le politicien irrité usa
donc d'un détour. Il porta plainte contre Aristo-
phane pour avoir usurpé le titre de citoyen.
Rien n'était plus dangereux qu'une pareille accu-
sation. Car, d'une part, les citoyens d'Athènes, sur-
tout les plus pauvres, ceux qui, siégeant en majorité
dans les tribunaux, vivaient aux frais de la république,
étaient fort jaloux de leurs privilèges ; ils redou-
taient les intrus, qui participaient aux salaires de
toute sorte. D'autre part, la possession de ce titre en-
(1) Gilbert, Beitrœgej p. <93-4.
MENACES DE CLEON ET ACCOMMODEMENT 145
vie était toujours assez difficile à justifier (1) ; et, lors-
que Taccusateur avait du crédit auprès des tribunaux,
lorsqu'il disposait de témoins complaisants et qu'il
était assez puissant pour intimider les autres, lors-
qu'enfin il savait arranger les choses adroitement
et construire une argumentation captieuse, les
meilleurs titres pouvaient sembler ïaibles. Ainsi
qu'on l'a vu plus haut, nous ignorons ce que va-
laient exactement ceux d'Aristophane. Qu'il fût en
possession de la qualité de citoyen, cela n'est pas
douteux, et la plainte môme de Cléon en est une
preuve irrécusable, puisqu'elle visait à l'en dé-
pouiller. Mais était-il bien sur d'en établir la parfaite
légitimité, en face d'une loi très exigeante et d'un
tribunal très défiant? Il est permis d'en douter.
Le seul témoignage que nous ayons sur cette
affaire est celui qu'on peut tirer d'un passage des
Guêpes, assez obscur d'ailleurs. Dans cette pièce,
jouée deux ans après les Cavaliers, en 422, Aristo-
(1) Il fallait légalement, pour être citoyen, être fils légi-
time d'un Athénien et d'une Athénienne, et avoir été inscrit
à 18 ans sur le registre d'undèmeet d'une phratrie, ou en-
core justifier d'une naturalisation en règle. Mais les accu-
sateurs pouvaient soutenir que l'inscription avait été ob-
tenue à tort, que le père ou la mère n'étaient pas réelle-
ment athéniens, ou que Taccusé n'était pas né d'une
union légale. Comme tout cela se prouvait par des té-
moignages, toujours contestables, et se ramenait à des
questions de notoriété, il y avait là ample matière à chi-
canes.
10
146 CHAPITRE 111
phane, par la bouche de son coryphée, s'exprime
ainsi : « 11 y a des gens qui ont dit que je m'étais
réconcilié avec Cléon, lorsqu'il s'acharnait après
moi pour m'effrayer et me mordait de ses calomnies.
Et alors, tandis qu'il m'écorchait, les spectateurs,
tranquilles pour eux-mêmes, riaient de m'entendre
crier, fort» indifférents à mon sort, ipais curieux de
voir si, maltraité, je ne laisserais pas échapper quel-
que bon mot. M'en étant aperçu, je fis quelque
petite singerie ; mais, aujourd'hui, l'échalas, comme
on dit, a trompé la vigne (1). »
Examinons de près ce témoignage. Il ne permet
pas de douter cpi'il n'y ait eu, à un certain moment,
une apparence d'arrangement entre Aristophane et
Cléon. Cet arrangement ne peut pas avoir été anté-
rieur aux Cavaliers : cela résulte évidemment de
tout ce qui a été raconté plus haut et de l'esprit
même de cette pièce. Il est donc postérieur à 424.
Enfin, comme nous le voyons aussi, il fut imposé au
poète par la peur, au milieu de l'abandon où le
laissèrent ceux sur qui, sans doute, il avait compté.
D'après cela, nous devinons à peu près ce qui dut
se passer.
Accusé par Cléon d'avoir usurpé le titre de ci-
toyen, Aristophane ne se sentit pas assez fort pour
se défendre. Ses amis, les jeunes cavaliers, ou ne
(1) Guêpesj 1284-1291.
MESSAGES DE CLÉOÎÏ ET ACCOMMODEMENT 147
purent rien pour lui, ou ne se soucièrent pas du
danger qu'il courait. Le peuple, léger comme tou-
jours, s'amusait de voir trembler le satirique hardi
qui ordinairement faisait trembler les autres, et il
ne voulait voir en lui qu'un bouffon, oblige de se
tirer d'affaire par des plaisanteries. Le danger était
grave. Condamné, Aristophane eut été probable-
ment frappé d'une amende écrasante, rejeté de la
cité, privé par conséquent du droit de s'occuper
désormais des affaires publiques. C'en était fait de
son avenir de poète. A quel moyen de salut eut-il
recours? Son témoignage prouve, à n'en pas douter,
que Cléon retira son accusation, mais qu'il la retira
seulement après un accommodement simulé, qui ne
put pas ne pas être, dans tous les cas, fort désa-
gréable pour Aristophane. Celui-ci se vit obligé
d'apaiser, d'une façon ou d'une autre, l'homme qu'il
avait cruellement offensé. Il ne put le faire, semble-
t-il, qu'en désavouant ses intentions, en traitant sa
propre pièce de simple bouffonnerie, probablement
même en s'engageant à ne la point publier, et en
promettant que, désormais, il serait plus réservé.
Cléon, après tout, n'était peut-être pas entièrement
assuré non plus du succès de son accusation ; en
tout cas, il trouvait un avantage réel dans cette sou-
mission de son adversaire, qui détruisait lui-même
l'effet de sa comédie, avantage qu'il n'eût pas ob-
tenu en lui enlevant le titre de citoyen. Voilà sans
148 CHAPITRE III
doute pourquoi, après l'avoir terrilié, après avoir
joui de son humiliation, il retira sa plainte. Ce qui
parait certain, c'est que le procès n'eut pas lieu et
qu'Aristophane ne fut pas dépouillé du titre de ci-
toyen (1).
(1) L'opinion contraire a été soutenue par M. Van Le-
euwen, De Aristophane peregrino, Mnemoayse, 1888 ; Cf. édi-
tion des Guêpes, Proleg. p. xii et xxni. Elle s'appuie sur de
simples apparences. Sans doute, nous savons par des té-
moignages précis que plusieurs des pièces d'Aristophane
furent représentées sous des noms d'emprunt, mais rien
ne nous autorise à en conclure qu'il n'avait pas le droit de
les faire jouer sous son propre nom parce qu'il était étran-
ger. D'abord, il n'est aucunement établi qu'un étranger
n*eût pas la faculté de faire jouer des comédies à Athènes
sous son nom; puis, nous voyons que des poètes qui
étaient bien athéniens se sont servis de prête-noms, tout
comme Aristophane : Ëupolis, en 420, fit représenter son
Âutolycos comme l'œuvre de Demostratos (Athénée, V,
216 d). Cet usage est explicable par beaucoup de raisons
très simples, qui ne peuvent être développées ici, et qui
ont dû varier avec les circonstances. Quant aux autres té-
moignages allégués, ils n'ont pas le sens qu'on leur attribue
arbitrairement. D'ailleurs, il est indubitable que si Aris-
tophane eût été dépouillé officiellement du titre de citoyen,
après l'avoir porté, ses rivaux et ses ennemis ne se se-
raient pas contentés de le laisser entendre par des allu-
sions obscures, ils l'auraient crié sur les toits, et les sa-
vants alexandrins ne l'auraient pas ignoré. Ce système
est impossible en lui-même et, en outre, formellement
contredit par le passage des Guêpes qui est ici notre plus
sûr document.
Il
Vers le même temps, en avril 424, Cléon était élu
stratège (1). Rien ne prouve mieux combien le
peuple était loin de se guider par les mêmes senti-
ments, au théâtre et dans les élections.
Cette élection était un nouveau succès pour Cléon.
Aristophane ne put s'empêcher d*en témoigner sa
mauvaise humeur. Dans la fin de Tannée 424, fut
composée sa comédie des Nuées, qui semblait mani-
fester chez lui rintention de s'abstenir provisoire-
ment de politique : il n'y était question ni de la
guerre ni des hommes d'Etat du jour. Mais, au der-
nier moment sans doute, lorsqu'elle allait être jouée,
c'est-à-dire peu avant les Dionysies de 423, il y in-
séra, dans la Parabase (v. 581 et suiv.),une allusion
mordante à l'élection de Cléon et une adjuration au
peuple de se débarrasser au plus tôt de ce « voleur »,
en lui mettant le cou dans un carcan. Il avait évi-
demment conscience que le daçiger était passé.
(1) Nuées, 581 et suiv. et la note de J. Van Leeuwen. Cf.
Busoi.T, Griech. Gesch,, III, 2» partie, p. H24.
150 CHAPITRE 111
Cléon, en retirant son accusation, s'était desarmé
lui-môme. Et d'ailleurs, satisfait de son succès pour
le moment et occupé de tout autre chose, il devait
donner peu d'attention à un genre d'injures qui,
depuis longtemps, s'était émoussé par l'abus qu'on
en faisait.
Sauf ce trait isolé, la comédie des Nuées n'a rien
d'une satire politique (1). Est-il certain toutefois que
l'auteur, en la composant, se soit tenu en dehors du
mouvement des partis ? La question mérite, en tout
cas, d'être examinée.
Ce qui en fait le fond, comme on le sait, c'est une
vive attaque contre Socrate. Nous y voyons un
paysan, le brave Strepsiade, qui s'est endetté, par
la faute de sa femme et de son fils. Serré de près par
ses créanciers, il s'adresse au philosophe, comme au
détenteur d'un secret merveilleux, grâce auquel on
peut se dispenser de payer ses dettes. Socrate, athée
et sophiste, bouleverse en un tour de main toutes les
idées morales, et toutes les croyances religieuses du
bonhomme. Mais, comme celui-ci a la tête trop dure
(1) L'opinion de Suvern {Ueber Aristophanes Wolken^ p.
33 suiv.), reprise par Gilbert (Beitraege, p. 218), d'après
laquelle Phidippide représenterait Alcibiade, me parait
devoir être absolument écartée, malgré la notice con-
tenue dans le second argument. Il n'y a vraiment aucune
allusion précise qui lui prête une vraisemblance quel-
conque.
LES NUÉES 151
pour s'initier à la ckicane, il envoie à l'école, en son
lieu et place, son fils Phidippide ; le nouveau dis-
ciple, trop bien doué, y devient immédiatement un
hâbleur impudent et un fils révolté. Le père, enfin
désabusé, met le feu à l'école.
De cette action ressort une idée générale qui est
fort claire. Le poète a voulu montrer comment
le naturel athénien, simple et honnête sous
l'influence de la tradition, pouvait être altéré, dé-
pravé même par la philosophie et la rhétorique. Ce
naturel, il le trouve, ici comme ailleurs, chez un ha-
bitant de la campagne. Strepsiade était resté hon-
nête homme, tant qu'il résidait aux champs, dans
sa petite propriété ; il vivait alors heureux, riche
même dans sa médiocrité, sans inquiétude et sans
ambition, comme avaient vécu ses pères. Son pre-
mier malheur a été un mariage mal assorti, qui Ta
obligé à habiter plus ordinairement la ville. Il a
ainsi compromis sa fortune et contracté des dettes.
Par là, il est devenu accessible aux tentations de la
sophistique. Celle-ci le corrompt, au moins passagè-
rement. Et si son influence néfaste n'est pas durable
chez le père, en qui le naturel reprend brusquement
le dessus, on a toute raison de croire qu'elle le sera
chez le fils, dont elle fait un parfait coquin.
Cette idée est à peu près celle qui avait inspiré
déjà au poète sa première pièce, les Dèialiens. Il
semble seulement l'avoir incorporée ici à une action
/
152 CHAPITRE III
plus forte et lui avoir ainsi prête plus de valeur.
Etait-elle d'origine aristocratique ? A coup sur, elle
dut être en faveur, dès le milieu du siècle, chez un
certain nombre d'anciennes familles, attachées au
passe. Mais comment ne Taurait-elle pas été égale-
ment parmi la démocratie rurale, très tenace dans ses
habitudes morales et religieuses, et peu bienveillante
à tout ce qui venait du dehors? En tout cas, elle
était loin d'être acceptée, au temps d'Aristophane,
par l'aristocratie militante. Celle-ci fut au contraire,
à n'en pas douter, le meilleur appui de la sophis-
tique. C'était elle qui accueillait les sophistes, qui
payait leurs leçons, qui leur fournissait la clientèle
dont ils avaient besoin. Ses chefs et ses théoriciens,
les Antiphon, les Théramène, les Critias furent au
nombre des représentants attitrés de la culture nou-
velle. C'était parmi les classes supérieures que se ren-
contraient surtout les adeptes de la rhétorique, les
esprits forts, les raisonneurs qui cherchaient le pour-
quoi et le comment des choses, au riscpie d'ébranler
et de détruire les vieilles croyances religieuses et so-
ciales. Les disciples de Socrate passaient pour en-
nemis de la démocratie (1). Plusieurs d'entre eux
appartenaient par leur naissance aux meilleures fa-
milles d'Athènes. Il est donc bien certain qu'Aristo-
(1) Platon, Apologie, c. x, et surtout c. xxi :... touxwv..,
ou; o\ oiaêàXXovxé; [ik rooLiiy I^louç [laÔr^xà; eTvai.
LES NUEES
153
phane, lorsqu'il composa ses Nuées, ne se fit pas
rinterprète de ceux qu'il avait pris pour alliés,
Tannée précédente, dans les Cavaliers.
Ce côté aristocratique de la sophistique en gé-
néral, et de récole de Socrate en particulier, Aristo-
phane, il est vrai, ne Ta nullement fait ressortir ni
môme indiqué dans sa pièce. On ne saurait dire s'il
eût trouvé quelque avantage à le faire. Car, en
flattant par là certains sentiments populaires, il au-
rait risqué d'offenser quelques-uns de ses amis. Mais
en réalité, rien ne prouve qu'il l'ait discerné très
nettement. Il y avait, sur ce point, bien des distinc-
tions à faire, dont un contemporain ne pouvait que
difficilement s'aviser.
Si l'enseignement sophistique proprement dit,
celui de Protagoras, de Prodicos, de Gorgias et de
quelques autres, trouvait faveur dans l'aristocratie
surtout, on ne peut méconnaître, d'autre part, qu'il
tendait directement à ruiner les principes sans les-
quels elle ne pouvait subsister. L'influence d'une
aristocratie tient nécessairement à un respect ins-
tinctif de la tradition. Tout ce qui ébranle celle-ci la
menace directement. Vérité très évidente pour nous,
dont les oligarques ambitieux du v° siècle ne sem-
blent pas s'être avisés le moins du monde. Ce qu'ils
voyaient, c'est que la dialectique et la rhétorique
leur offraient d'efficaces moyens de persuasion dans
les tribunaux et les assemblées politiques. Cela suf-
154 CHAPITRE III
fisait à leur faire illusion. Préoccupes des succès im-
médiats, ils ne songeaient pas à Tinfluence latente
que le rationalisme nouveau ne pouvait manquer
d'exercer sur la mentalité générale, au détriment de
leur ancienne situation sociale. D'ailleurs, eux-
mêmes étaient pénétrés par la philosophie nouvelle.
Esprits utilitaires et positifs, ils avaient perdu la foi
en leur rôle héréditaire et en tout ce qui pouvait
l'ennoblir. La plupart considéraient leur propre puis-
sance politique comme une satisfaction individuelle,
<;omme un moyen de jouissance, et non comme une
force de conservation sociale, transmise de généra-
tion en génération, pour le bien commun de la cité.
Si le poète avait eu vraiment conscience des intérêts
de l'aristocratie, en tant que liés à ceux de la so-
ciété, ou si quelques-uns de ses patrons les lui avaient
fait apercevoir, c'est sur cette erreur profonde et
vraiment funeste qu'il aurait dû essayer d'ouvrir les
yeux de ses concitoyens. Et alors, ce n'était pas un
brave campagnard qu'il fallait représenter comme la
victime des sophistes, mais bien plutôt un descen-
<lant de quelque grande famille, séduit par eux, et
détruisant, par une ambition égoïste, tout le patri-
moine moral de sa race. Tel était effectivement le fait
social le plus grave, le plus gros de conséquences,
qui pût attirer alors l'attention d'un observateur.
Aristophane ne semble pas s'en être douté, et si
quelques-uns, autour de lui, l'ont vu ou soupçonné,
LES NUÉES 155
il ne s'est fait en aucune façon l'interprète de leur
pensée.
Quant à Socrate personnellement, si Aristophane
l'avait bien connu, et s'il avait été d'ailleurs préoccupé
de lïntérôt aristocratique, tout le monde admet aujour-
d'hui qu'au lieu de le combattre, il aurait du le con-
sidérer comme son meilleur allié. Au milieu d'une
société qui éprouvait de plus en plus le besoin de
raisonner, l'œuvre de Socrate fut d'essayer de réta-
blir par la raison ce que la raison avait d'abord
ébranlé, c'est-à-dire précisément ce que la comédie
défendait. Cette œuvre, Aristophane la méconnut to-
talement.
Mais ce que nous devons noter ici, c'est que cette
méconnaissance ne lui vint certainement pas de l'en-
tourage aristocratique, auquel on l'a supposé quel-
quefois assujetti. Les préjugés que manifeste sa co-
médie devaient se montrer bien plus dans le peuple
que dans l'élite intellectuelle delà société athénienne.
Il est possible sans doute qu'en ce temps, la ten-
dance aristocratique des idées de Socrate n'apparut
pas encore aussi nettement qu'un peu plus tard, lors-
qu'il attirait à lui, entre beaucoup d'autres, Xénophon
ei les fils d'Ariston. Le philosophe lui-même, issu du
peuple, dont il affectait de garder les mœurs et les ma-
nières, ne se croyait probablement pas alors, et ne se
crut peut-être jamais un adversaire de la démocratie.
Mais, quoi qu'il en pensât, il l'était, en réalité, par
156
CHAPITRE III
la tendance profonde de son esprit, qui faisait de
l'aptitude la condition du pouvoir et qui ne recon-
naissait aucun droit sans la qualité nécessaire pour
l'exercer. Or, cette tendance, il ne la dissimulait
guère dans ses entretiens (1) ; et elle ne contribuait pas
médiocrement à exciter contre lui des sentiments
défavorables. Il dut avoir des ennemis dans toutes
les classes de la société. Mais, à coup sur, ce fut dans
le peuple surtout qu'il excita le plus de défiance et
d'inimitiés. Son procès le fit bien voir, et rien n'était
en somme plus naturel.
Qu'on se rappelle son entretien avec Charmidès
dans les Mémorables de Xénophon. Le riche et no-
ble Charmidès se tient éloigne des affaires publiques
par un sentiment d'invincible timidité. Que fait So-
crate pour essayer de le rassurer et de l'encourager
à agir ? 11 lui représente ce qu'est le peuple athé-
nien : une multitude d'artisans, maçons, cordon-
niers, foulons, ignorants et grossiers. De tels juges
doivent-ils faire peur à un homme instruit ? Le thème
est approprié à la circonstance, mais il n'est pas acci-
dentel ; c'est bien le fond de sa pensée que Socrate
exprime là : pour lui, le bien agir eut toujours pour
condition essentielle le savoir ; et il passa sa vie à faire
sentir aux gens qu'ils ne connaissaient pas le premier
mot des choses dont ils prétendaient se mêler (2).
(1) Platon, Apologie, c. xviii, p. 30 E.
(2) Platon, Apologie, ch. vi-viii. Le dernier chapitre
LRS >UÉES 157
Cela pouvait être compris à la rigueur des esprits
cultivés ; et maint témoignage atteste que les plus
intelligents, après avoir été froissés d'abord par ses
leçons, revenaient pourtant à lui et subissaient son
influence. Malgré leur dépit, la haute valeur de sa
nature intellectuelle et morale ne pouvait leur échap-
per entièrement, et il s'établissait, dans les cercles
où régnait un certain mouvement d'idées, une opi-
nion très forte qui reconnaissait sa supériorité. Dans
le peuple, au contraire, rien de tel n'avait lieu. Là,
son extérieur étrange, ses manières insolites, ses
interrogations ironiques et indiscrètes, enfin sa fran-
chise blessante devaient le faire passer pour un
halluciné malveillant. On l'assimilait naturellement
aux sophistes, puisqu'il s'occupait comme eux de
choses subtiles et discutait comme eux sur tous les
sujets ; on lui prétait les idées qu'on leur attribuait
à tous indistinctement ; on en faisait un athée, un
raisonneur pernicieux, puisqu'il se croyait en droit
de passer au crible toutes les croyances et tous les
nuages ; et on le détestait beaucoup {)lus sans doute
que les autres philosophes, justement parce qu'il
s'en prenait à tout le monde, au lieu de se confiner
dans un cercle de disciples choisis.
montre que Socrate, après avoir fait sentir aux hommes
d*Etat renommés et aux poètes ou artistes leur ignorance,
n'avait pas rencontré moins d'infatuation ni de sottise
présomptueuse chez les artisans.
158 CHAPITRE m
Cette opinion populaire, voilà bien celle qu'Aris-
tophane a recueillie et d*où il a tiré son personnage.
S'il a été rinterprète de sentiments d'emprunt en
le constituant tel qu'il Ta fait, c'est beaucoup plutôt,
à coup sur, des préjugés de la démocratie que de
ceux de Taristocratie. Mais le plus probable est qu'il
n'a demandé d'inspiration à personne. Socrate ne
pouvait lui être qu'antipathique. Sans se refuser aux
entretiens enjoués, le philosophe éprouvait un dé-
dain de penseur pour tout ce qui lui paraissait bouf-
fonnerie. Xénophon nous en a conservé le témoi-
gnage dans son Banquet, Il est plus que probable
qu'il ne faisait pas de distinction à cet égard entre la
comédie proprement dite et la plaisanterie des bouf-
fons de profession. Tout, dans ce genre étrange, de-
vait l'offenser : la caricature grossière, le manque
de dignité, la violence injuste de la satire. Et il
n'était pas homme à dissimuler ce qu'il pensait. La
fiction du Banquet de Platon ne suffît pas sans doute
à établir qu'Aristophane l'ait jamais rencontré ni
qu'il ait eu affaire à lui directement. Il faut recon-
naître toutefois que la chose est, à tout le moins,
bien vraisemblable. En tout cas, il suffisait que les
jugements du philosophe fussent rapportés au poète
pour exciter chez lui une certaine animosité. Et
comment ne l'auraient-ils pas été, dans cette société
d'oisifs qui passaient leur temps à causer ? Mais ces
griefs personnels, s'ils existèrent réellement, ne pri-
LES NUÉES Ib^
rent toute leur valeur que parce qu'ils trouvèrent
chez Aristophane des sentiments plus généraux et
plus profonds, auxquels ils se mêlèrent comme un
levain actif.
C'est la philosophie elle-même que le poète haïs»
sait, et qu'il jugeait détestable. Il lui semblait qu'elle
assombrissait et pervertissait à la fois la joyeuse et
énergique Athènes. Par elle, la jeunesse devenait
morose et pâle, elle étudiait mille choses inutiles,
au lieu de s'entraîner gaiement à l'action. Par elle
aussi, elle apprenait à mettre en doute ou à renier
les principes traditionnels de la vie, elle devenait
bavarde et raisonneuse ; et il lui semblait que, dans
cette transformation inquiétante, se perdaient peu à
peu les garanties mêmes de la moralité domestique et
sociale. Il est inutile sans doute de démontrer ici ce
qu'il y avait d'exagération dans ces jugements et
comment surtout ils avaient le tort de ne tenir au-
cun compte des nécessités les plus évidentes de l'évo-
lution qui s'accomplissait alors. Mais il y aurait une
grande légèreté, d'autre part, à ne pas reconnaître
ce qu'ils contenaient d'observation juste et de vérité.
Aristophane a eu le sentiment qu il assistait à une
crise profonde. Son esprit n'était ni assez étendu ni
assez réfléchi pour se demander si elle était néces-
saire. Il a vu qu'elle était dangereuse pour Athènes,
qu'elle aurait probablement pour résultat de di-
minuer sa vertu, au sens le plus large du mot;
1(50 cnAPiTRK- m
on ne saurait vraiment affirmer (|u'il se soit trompe.
Les Nuées ne réussirent pas l!. Aristophane en
fut aussi étonné que blessé. Il lui semblait, non sans
raison, qu'il n'avait encore rien fait de meilleur. Et
il est certain qu'il était diflicile d'enfermer une pen-
sée plus sérieuse dans une série d'inventions plus
amusantes. Au point de vue de l'art, sa pièce attes-
tait un art de composition vraiment nouveau. Pour
le fond, elle touchait à la question la plus impor-
tante qui put alors être posée. 11 remania sa pièce,
plus ou moins profondément, avec l'intention de la
donner de nouveau. C'est ce ([n'atteste la première
partie de la parabase actuelle, composée en vue de
cette seconde représentation (2). Celle-ci ne semble
pas avoir eu lieu. Mais le poète persista sans doute
dans son jugement, et la postérité lui a donné rai-
son.
Quelle fut la cause de cet insuccès ? 11 y aurait
quelque naïveté à vouloir la chercher, comme on l'a
fait, dans un sentiment de justice du peuple athé-
nien, révolté par la façon dont le poète traitait So-
crate. V Apologie de Platon prouverait au besoin
(1) Argument V.
(2) Les affirmations contenues dans les arguments V et
VII, au sujet des remaniements de la pièce, ont donné lieu
à de nombreuses controverses. Voir J. Van Leeuwen, éd.
des Nuées, prolégomènes, p. ix, et p. 6, note 2. Mais
personne ne conteste ni ne peut contester que la pre-
mière partie de la parabase n'ait été ajoutée après coup.
LES NUÉES 161
qu'il n'en lut rien. Elle atteste formellement que la
comédie d'Aristophane contribua à l'impopularité de
Socrate, ce qui nous oblige à croire qu'elle n'a sou-
levé dans le peuple aucune protestation de ce genre.
On peut môme conclure de ce témoignage qu'elle
produisit son effet peu à peu, mais sûrement. Il est
donc vraisemblable qu'elle fut publiée, et qu'à dé-
faut d'auditeurs, elle trouva des lecteurs nombreux.
D'ailleurs, le silence des scoliastes n'empêche aucu-
nement de penser qu'elle a pu être jouée de nou-
veau, soit au Pirée, soit dans les faubourgs de la
ville, ou sur les théâtres rustiques des dèmes ; de
telles représentations ne devaient laisser aucune
trace dans l'histoire littéraire. Quoi qu'il en soit, le
fait de l'insuccès dans le concours officiel de 423 de-
meure certain. Mais il doit s'expliquer par des causes
purement littéraires. Habitués que nous sommes à
la comédie sérieuse, la pièce d'Aristophane nous
paraît fort amusante ; elle l'est en effet à la lecture.
Le public athénien dut la juger triste et sévère. Le
chœur n'avait rien de bouffon ni même de gai.
Point de danses saugrenues, point de bousculades,
point de gambades folles et de contorsions. Les spec-
tateurs n'avaient pas été secoués, en la voyant, par ce
rire irrésistible qui leur semblait la condition essen-
tielle d'une bonne comédie. Les juges s'inspirèrent
du sentiment commun en préférant aux Nuées I
Bouteille de Gratines et le Connos d'Amipsias.
11
m
L'insuccès des Nuées contribua probablement
beaucoup à une reprise d'hostilités de la part d'Aris-
tophane contre Cleon. Jusqu'ici, c'était la comédie
politique qui lui avait le mieux réussi ; il résolut d'y
revenir, (juel qu'en fut le risque ; et il ne pouvait y
revenir sans attaquer Cléon, directement ou indirec-
tement.
C'est Cléon, en effet, qui est encore visé, entre
tous les démagogues, dans la comédie des Giiéf^s^
jouée aux Lénéennes de 422, et composée par con-
séquent dans la fin de l'année 423. La pièce, comme
on le sait, tend à faire ressortir ce qu'on pourrait
appeler la déformation de l'institution judiciaire à
Athènes. Ce qui y est attaqué, ce n'est pas le prin-
cipe même de cette institution, mais bien plutôt
l'altération de ce principe par le fait des politiciens
de la démocratie avancée. Voilà pourquoi le per-
sonnage en qui s'incarne cette déformation s'appelle
l'ami de Cléon (Philocléon), tandis que son fils, qui
LES GUEPES
163
veut le corriger, est appelé Yoinemi de Cléon (Bdé-
lycléon).
Ici, comme précédemment, si l'on veut démêler
exactement la nature de l'opposition d'Aristophane
et ses rapports avec les théories contemporaines, il
importe de bien dégager l'idée fondamentale de la
pièce.
On sait à quel point l'organisation des tribunaux
à Athènes, au v" siècle, était conforme à la plus
pure doctrine démocratique (1). Tous les citoyens,
âgés d'au moins trente ans, étaient appelés à juger,
et il n'y avait pas d'autres juges qu'eux, sauf pour
des cas exceptionnels. Ils constituaient ensemble ce
qu'on appelait Xhéliée, et ils se nommaient, en
tant que juges, les héliastes. On tirait au sort, parmi
les héliastes, ceux qui devaient siéger dans chaque
tribunal. Ces tribunaux étaient donc de véritables
jurys, souvent très nombreux, mobiles, passionnés
comme toutes les assemblées, et dépourvus entière-
ment de connaissances juridiques. Les héliastes dési-
gnés pour siéger recevaient de TEtat une indemnité,
que Cléon, pour se rendre populaire, avait fait élever
récemment à trois oboles (2). Modique somme, assu-
rément, mais qui suffisait probablement alors à faire
vivre une famille pendant un jour. On peut bien
(t)ARi8T0TE,fi^j;>.(i<;s/lt/i.,c.Lxm. ScHOEM AN-Lipsius, Grie h,
Alterthûmer^ I, p. 506.
(2) Gilbert, Beitràge, p. 187.
104 CHAPITRE III
penser que les citoyens riches, les hommes d'af-
faires, les artisans actifs et occupés se souciaient
peu de perdre leur temps à écouter les chicanes des
plaideurs pour un si médiocre dédommagement. Mais
les petites gens, les pauvres, les paresseux, et aussi
les artisans âgés ou inoccupés trouvaient là un
gagne-pain fort commode. C'étaient donc eux qui se
présentaient avec empressement au tirage des noms,
tandis que les autres s'abstenaient, grâce à une tolé-
rance de la loi ou de la coutume.
Les tribunaux ainsi formés ne pouvaient qu'être
imbus de tous les préjugés et de toutes les passions
des classes inférieures. Ils étaient soupçonneux et
durs envers les riches, tyranniques à l'égard des
alliés, toujours prêts à écouter les dénonciateurs,
pleins de sympathie pour les accusateurs de profes-
sion, qui, en multipliant les procès, assuraient aux
juges l'occasion de siéger. Les jugements étaient
proprement pour eux le pain quotidien ; et les dé-
magogues, qui le savaient bien, n'avaient pas de
meilleur moyen d'influence que la fréquence des dé-
nonciations. Politiciens radicaux au Pnyx, ils se fai-
saient sycophantes devant l'héliée ; c'étaient en
quelque sorte les deux faces d'un même rôle ou en-
core les deux moitiés d'un même tout.
De tels tribunaux ne pouvaient manquer d'être un
objet de crainte et de moquerie à la fois pour les ci-
toyens des hautes classes. Lorsque Charmidès,
LES GUEPES 165
dans le Banquet de Xcnophon, se félicite d'être de-
venu pauvre, un des principaïux avantages qu'il dit
avoir tirés de sa ruine, c'est d'être délivré des syco-
phantes (1) : la terreur des dénonciations devait être
en effet une angoisse perpétuelle pour des gens qui
savaient devant quels juges ils auraient à compa-
raître, s'ils étaient accusés. Le doctrinaire aristocra-
tique qui a écrit le traité de la République d Athènes
cité plus haut, n'a qu'une phrase sur les tribunaux,
mais c'est une sentence cruelle : « Quant aux tribu-
naux, le peuple y porte le souci, non de la justice,
mais de son intérêt personnel (2). » Tel était le
dogme admis dans les cercles d'où ce livre est issu.
Cette opinion se traduisait-elle en un programme
de réformes ? Nous ne pouvons guère en douter. La
doctrine de l'aristocratie modérée ou même de la dé-
mocratie conservatrice devait tendre tout au moins à
modifier la composition des tribunaux. Aristote in-
dique, comme un des moyens d'éviter le mal qui
vient d'être signalé, une loi obligeant tous les ci-
toyens à siéger lorsqu'ils sont désignés par le sort,
et imposant aux abstentionnistes des amendes pro-
portionnées à leur fortune, avec exemption pour les
plus pauvres; de cette façon, dit-il, les riches sont
contraints de siéger, tandis que faculté est laissée
(1) Xénophon, Banquet^ IV, 30.
(2) Ps. Xénophon, Rép.des Athéniens^ I, c.xni.
166 CHAPITRE III
aux pauvres de s'en dispenser (1). Et il nous ap-
prend que c'était là une disposition qui figurait dans
les lois de Charondas ; elle remontait donc au delà du
V* siècle. Nul doute qu'elle ne fut connue et admirée
à Athènes de ceux qui voulaient réformer la répu-
blique ; au reste, elle pouvait se concilier parfaite-
ment, sinon avec l'esprit, du moins avec la lettre des
institutions existantes. L'oligarchie proprement dite
allait plus loin. Nous ne savons pas exactement ce
que la révolution de 4H fit des tribunaux ; mais le
principe le plus important peut-être dont elle s'ins-
pira était la gratuité de toutes les fonctions pu-
bliques (2) ; il y a tout lieu de croire qu'elle ne se
proposait pas d'épargner le salaire des juges. En
tout cas, quelques années plus tard, le gouverne-
ment oligarchique de 404, même dans sa période de
modération relative, eut grand soin de briser la
puissance des tribunaux (3). Nous pouvons être surs
qu'en agissant ainsi, il ne faisait qu'appliquer un
programme élaboré depuis longtemps dans les hé-
tairies.
La question qui se pose à nous est donc de savoir
si ce programme, discuté certainement dès 422, a eu
(1) Aristote, Politique» IV, 13, 2, Bergk.
(2) Aristote, Rép, des Ath,, 29, 5 : xà; o' àp/^à; d[[iCcr6ou(;
(3) Même ouvrage, 35, 2 : xal xô xùpo; o f^v h xoT; ôtxa-
oraïç xaxéXuaav.
LES GUÊPES 167
quelque influence sur la comédie d'Aristophane et si
le poète doit être considéré, dans une certaine me-
sure, comme l'interprète des sentiments d'un parti,
avec lequel nous l'avons déjà vu. en relations, mais
en relations indépendantes.
Le prologue des Guêpes nous représente le vieux
Philocléon gardé à vue dans sa maison par son fils
Bdélycléon et par ses esclaves, qui veulent à tout
prix l'empêcher d'aller juger. Pourquoi Ten empê-
chent-ils ? pour son bien uniquement. Sa manie de
juger nous est signalée comme « une maladie
étrange » (v. 71), que Bdélycléon veut guérir à tout
prix. Et en effet, à la description qu'on nous fait de
cette maladie (v. 87-135), — description que Racine
a en grande partie traduite dans ses Plaideurs, —
nous V reconnaissons une véritable démence, et une
démence douloureuse. Philocléon ne dort plus ; ou,
s'il succombe un instant à la fatigue, son sommeil est
agité par des rêves qui se rapportent an tribunal.
Cette folie tourne à la méchanceté : il condamne tout
le monde. En même temps, elle lui fait faire mille
extravagances. Son fils en est sincèrement affligé : il
a essayé de le raisonner; inutilement. Puis, il Fa
confié aux Corybantes ; sans plus de succès. Il l'a
fait coucher dans le temple d'Asklépios ; cela non
plus n'a servi de rien. En fin de compte, il a fallu
l'enfermer chez lui et clore soigneusement toutes les
issues. Telle est la donnée initiale ; et, comme on le
168
CHAPITRE III
voit, ce n'est pas l'intérêt supérieur de la justice qui
y est mis en question, c'est l'intérêt personnel de
Philocléon, mais de Philocléon considéré comme re-
présentant toute une classe d'Athéniens.
Passons sur les tentatives (ju'il fait pour s'échap-
per : ce sont de simples drôleries. Voici l'entrée du
chœur. Ce chœur est composé de vieux héliastes qui
se rendent au tribunal avant le jour. Cléon leur a re-
commandé d'apporter une provision de colère, car
ils vont avoir à juger le stratège Lâchés, accusé par
lui de malversation et de vénalité à la suite de sa
campagne en Sicile (v. 240-245). Ce que le poète
tient à noter ici, c'est évidemment cette sorte de
pacte ou de contrat tacite entre le démagogue et les hé-
liastes. Il est leur pourvoyeur, mais ils lui obéissent.
Le politicien nourrit les juges, les juges sont à la dis-
crétion du politicien.
Cette troupe s'étonne du retard de Philocléon.
Est-il malade ? Ignore-t-il qu'il y a de grosses affaires
en perspective? Tout en s'interrogeant ainsi, ils
marchent le plus vite qu'ils peuvent ; car, si l'ar-
chonte par hasard ne mettait pas leurs noms dans
Fume, de quoi vivraient-ils? Philocléon les entend,
les appelle, leur expose comment et pourquoi il est
retenu captif. Et eux, de l'encourager à fuir. Le
voilà qui ronge les mailles du filet, tendu en travers
d'une de ses fenêtres ; il se glisse par l'ouverture.
Est-il libre? Non: Bdélycléon l'a entendu. Les gar-
LES GUÊPES 169
diens accourent, on frappe le fugitif, on le saisit. Les
vieillards jettent des cris : ils menacent de prévenir
Cléon, leur protecteur. Bdélycléon, lui, sans se
fâcher, les supplie d'écouter ses raisons. Ils refusent
d'abord, vocifèrent, crient à la tyrannie, puis se cal-
ment peu à peu et finissent par le laisser parler.
C'est ici, comme on le devine, la scène principale,
ou, en tout cas, la plus importante à la démonstra-
tion. A quoi tend au juste cette démonstration? Bdé-
lycléon, avant de l'entamer, en détermine exacte-
ment la portée. Ce qu'il veut prouver, c'est que son
père se trompe en croyant que les fonctions d'héliaste
lui procurent quelque avantage, tandis qu'en réalité
elles font de lui « l'esclave des démagogues » (v.
504-507 ; 514-517). Comme plus haut, l'intérêt per-
sonnel du juge est l'objet propre et principal de l'ar-
gumentation ; toutefois, derrière cet intérêt, quelque
chose d'autre va se laisser entrevoir, qui est la ques-
tion de l'indépendance de la justice et par consé-
quent de sa valeur.
Philocléon parle le premier pour exposer tous les
avantages qu'il doit à l'héliée ; et naturellement son
discours est, pour le public, la plus vive et amusante
satire du juge athénien. Tout d'abord, ce juge est une
sorte de roi, un roi qui a pour courtisans et pour
flatteurs tous les accusés, si grands qu'ils soient.
Remarquons que cette pensée se rencontre également
dans le traité, déjà cité plusieurs fois, du pseudo-
170 CHAPITRE III
Xénophon sur la République des Athéniens (1). Il
est donc probable qu'elle avait cours dans les cercles
aristocratiques, auxquels Aristophane a bien pu
remprunter. Mais ce n'est, au demeurant, que la
notation d'un ridicule, sans grande conséquence. Il
en est à peu près de môme de tout ce que dit Philo-
cléon. Il nous montre en détail ce qu'on pourrait
appeler la comédie judiciaire, les larmes des accusés,
les supplications des parents et des amis, la présen-
tation des petits enfants et des femmes, toute la série
des moyens par lesquels on cherche, soit à attendrir
le juge, soit à le dérider, soit à le séduire ; l'acteur
récite des vers, l'aulète joue de la flûte ; le juge
écoute, se délecte, et décide comme bon lui semble,
car il est irresponsable (v. 587). D'ailleurs, sa puis-
sance s'étend même au delà du tribunal. A l'assem-
blée aussi, c'est en promettant aux héliastes aug-
mentation de salaire et diminution de travail que les
politiciens se rendent populaires (v. 592-G02).
En somme, si cette satire, dissimulée si joliment
sous réloge apparent, a une portée sérieuse, celle-ci
consiste surtout en deux choses. D'abord, elle nous
fait bien sentir la psychologie de l'héliaste, et elle
nous explique donc, avec infiniment d'esprit et de
clairvoyance, pourquoi les petites gens de la démo-
(1) Pseodo-Xénophon, Rép, des Athéniens, 1, 18 ; le rappro-
chement est signalé dans l'édition de J. Van Leeuwen.
LES GUEPES
171
cratie athénienne trouvaient tant de plaisir à juger et
pourquoi, bons enfants dans la vie courante, ils de-
venaient au tribunal très méchants. En second lieu,
elle renforce une suggestion déjà signalée plus haut,
en nous montrant les politiciens préoccupés de plaire
aux juges. En dehors de cela, il n'y a guère qu'un
mot grave à relever, c'est celui d' « irresponsable » ,
jeté en passant. Déjà, dans les Cavaliers, il avait été
dit que le peuple était un « tyran » , c'est-à-dire un
souverain absolu. La môme idée est ici appliquée
à l'héliée, mais avec beaucoup moins d'insistance et
de force.
Quand Philocléon a tout dit, Bdélycléon lui ré-
pond. C'est à lui qu'Aristophane a confié le soin de
découvrir à fond « le mal ancien qui a pris racine
dans la République » (v. 651). Il a l'air de vouloir
réfuter, point par point, le plaidoyer de son père ; il
n'en fait rien. A quoi bon réfuter un discours qui
est, par lui-même, la meilleure satire de celui qui le
prononce ? Ce qu'il réfute, c'est l'erreur fondamen-
tale qui est au fond des raisonnements de Philo-
cléon. Celui-ci s'est montré convaincu que le fonc-
tionnement de la justice tournait à son profit per-
sonnel ; Bdélycléon démontre qu'il tourne au profit
de quelques politiciens. Comme accusateurs publics,
et grâce à leur popularité, ceux-ci font trembler les
villes tributaires, et, dans ces villes, les citoyens les
plus considérés ; car il dépend d'eux de faire con-
172 CHAPITRE III
damner qui ils veulent. Ainsi, maîtres des tribunaux
qui ont besoin de leur zèle pour vivre, ils vendent
leur faveur, ou simplement leur silence. Et pendant
qu'ils font fortune par de tels moyens, le petit
peuple, la foule des juges, qui attend d'eux le salaire
quotidien, leur obéit servilement. En théorie, la dé-
mocratie est souveraine ; en fait, elle est dans la
main de ses maîtres.
A cette démonstration, vigoureuse et profonde,
s'ajoutent, comme toujours dans la comédie, certains
éléments de fantaisie. Bdélycléon feint d'accepter le
principe des démagogues, à savoir que l'argent des
villes tributaires doit être employé à nourrir le
peuple souverain, qui n'aurait d'autres fonctions que
de gouverner et de juger. Or, ce principe, qu'ils pro-
clament quand ils en ont besoin, l'appliquent-ils
lorsqu'ils gouvernent? Un simple calcul prouve que
cet argent, ainsi employé, suffirait à entretenir vingt
mille citoyens athéniens. Mais la plus grande partie
n'arrive pas jusqu'au peuple ; elle reste aux mains
des politiciens et de leurs amis. Négligeons la fan-
taisie. Le calcul de Bdélycléon demeure au moins
comme une amusante satire, propre, par son absur-
dité même, à faire ressortir le mensonge d'où les dé-
magogues tirent leur force.
On sait ce qui suit, et nous n'avons pas à le rap-
peler en détail. Les vieux héliastes sont éclairés par
ce débat instructif; ils abjurent leurs erreurs, c'est-
LES r.lÊPES 173
à-dire leur admiration crédule pour Glcon et ses
pareils. Philocleon, lui, voit bien aussi que son fils
a raison, mais l'habitude est plus forte dans son
cœur que la raison. Il aime à juger, il ne peut se
passer de juger.
Pour le satisfaire, il faut lui installer un tribunal
à domicile, et, devant ce tribunal, introduire un
procès domestique. C'est celui du chien Labès, si
connu chez nous par l'imitation qu'en a faite Racine
ddiïis ses Plaideurs, Les allusions historiques du texte
original n'ajoutent rien à l'intention générale de la
pièce. Quant au dernier acte, il nous déconcerte
quelque peu. Bdélycléon, qui sans doute s'est en-
richi en travaillant, tandis que son père jugeait,
veut le faire vivre désormais dans l'oisiveté et le
plaisir (1). 11 le mène dans le monde, après avoir
essayé vainement de lui enseigner les belles ma-
nières. Le vieux maniaque s'y grise abominable-
ment et s'attire toutes sortes de mauvaises affaires.
Nous le voyons reparaître titubant, chantant, pour-
suivi par les gens qu'il a bousculés ou injuriés ; et
(1) On ne voit pas très bien, d'après la pièce, pourquoi
Philocleon est pauvre, tandis que son fils Bdélycléon sem-
ble fort à son aise. Cette différence de situation était né-
cessaire k la comédie : le véritable héliaste était pauvre ;
d'autre part, il fallait que Bdélycléon ne le fût pas, pour
assurer à son père, une fois corrigé, une large existence.
Il est regrettable que la pièce n'explique pas comment
Bdélycléon s*est enrichi.
174 CHAPITRE III
la pièce se termine en une danse grotesque, à la-
quelle il se livre en compagnie de certains danseurs
de profession qu'il a défiés. Il nous semble, au-
jourd'hui, (jue cette transformation ne Fa guère amé-
lioré. Mais, sans doute, il faut d'abord tenir compte
ici des exigences du genre, auxquelles Aristophane
a cru devoir se plier : il était nécessaire de clore la
pièce par un spectacle qui amusât le peuple. Et en-
suite, ce dénouement n'a-t-il pas pour effet de nous
représenter, sous la charge comique, le peuple athé-
nien revenant à son naturel ? Race aimable, joyeuse,
d'humeur douce et bienveillante, de mœurs faciles,
sans discipline austère, sans dureté, celle en somme
que Thucydide a dépeinte dans le célèbre discours
qu'il attribue à Périclès, et que nous avions vue ar-
tificiellement pervertie par l'influence des déma-
gogues, lorsqu'elle s'était livrée à la manie de juger
et de condamner.
En réalité, pour apprécier cette comédie en tant
que satire politique, on doit s'attacher surtout à la
partie centrale, (jui en contient, pour ainsi dire, toute
la doctrine. Or, que vise-t-ellc? Nous voyons bien
maintenant (ju'il ne s'agissait en aucune façon pour
le poète d'une réforme profonde de l'institution ju-
diciaire, suivant un des programmes énoncés plus
haut. Rien dans son œuvre n'est fait pour suggérer
l'idée qu'il serait bon de diminuer le nombre des
juges, ou d'écarter des tribunaux les classes infé-
LES GUÊPES " 175
Heures, ou d'y ramener de force ceux qui s'abs-
tiennent dV paraître. Ce qu'il tourne en ridicule,
c'est la confiance crédule du peuple envers ses
chefs ordinaires, c'est l'idée admise, que leur zèle
d'accusateurs tend au bien public. Et s'il fallait tirer
de sa pièce quelques conseils pratiques à l'adresse
de ses concitoyens, on pourrait sans doute les for-
muler ainsi : « Athéniens, comprenez bien que vous
n'avez aucun intérêt réel à cette multiplicité de pro-
cès provoqués par les politiciens ; c'est pour eux-
mêmes qu'ils les font, et non pour vous. N'encoura-
gez donc pas leur zèle de dénonciateurs par votre
propension à condamner. Diminuez au contraire les
procès, en décourageant les accusateurs, et, du
même coup, renonçant à vivre avec le salaire du
juge, revenez à votre vie normale, à vos occupations
et à vos plaisirs. Athènes en deviendra plus prospère
et plus agréable à habiter. »
Ainsi comprise, la comédie des Guêpes peut être
considérée comme achevant une sorte de tétralogie
satirique, dont l'unité intime devient apparente. En
426, dans les Babyloniens, Aristophane avait mon-
tré les démagogues opprimant les villes alliées et
rendant Athènes odieuse au dehors ; en 425, dans
les Acharniens, il dénonçait, sinon en eux, du moins
en Périclès, de qui ils procédaient, les vrais instiga-
teurs d'une guerre stérile, qui déchirait la Grèce et
ruinait Athènes, mais qui faisait leur fortune ; en
176 CHAPITRE III
424, dans les Cavaliers, c'était -d la racine môme de
leur puissance qu'il s'était attaqué, à la flatterie
transformée en principe de gouvernement ; en 422
enfin, dans les Guêpes, il mettait en lumière un de
leurs moyens d'influence les plus efficaces et les
plus dangereux à la fois, leur zèle apparent d'accu-
sateurs, xjui tendait à pervertir le caractère athénien,
puisqu'il faisait, d'un peuple naturellement doux,
humain et joyeux, une confrérie de juges soupçon-
neux, égoïstes et malveillants. Du commencement à
la fin, c'étaitdonc le même esprit qui l'animait : nulle
part, il ne se montrait l'ennemi de la démocratie.
Sans doute, il avait eu des relations amicales avec
ses adversaires, et même il leur avait emprunté
quelques idées. Mais la tendance profonde de sa po-
litique différait entièrement delà leur. Ils tendaient,
eux, à la détruire. Lui ne paraît avoir visé qu'à
l'avertir, et, s'il était possible, à la réformer.
IV
L'année même où Aristophane avjiit fait repré-
senter les Guêpes, et quelques mois seulement après
cette représentation, dans Tété de 422, Cléon suc-
combait en Thrace sous les murs d'Amphipolis(l).
Cette mort assurait provisoirement la prépondérance
au parti pacifique et modéré, dont Nicias était alors
le chef, et, dès Tannée suivante, après dix ans de
guerre, la paix était enfin conclue entre Athènes et
Sparte.
Aristophane composa et fit représenter sa comédie
intitulée la Paix pendant les derniers jours qui
précédèrent le traité, à un moment où lé résultat
des négociations n'était plus douteux (2). Thu-
(1) Thucydide, V, 10.
|2) L'argument n*' I indique seulement Tannée. Le rap-
port chronologique de la pièce aux événements résulte des
allusions qui y sont contenues. La paix fut conclue immé-
diatement après les Dionysies urbaines ; car c*est à partir
de cette fête, et en remontant dans le passé, que Thucy-
dide compte les dix années de durée de la guerre, V,
C. XX.
12
178 CHAPITRE III
cydide nous a représenté, avec sa précision habi-
tuelle, les dispositions qui régnaient dans Athènes
pendant les négociations : « Les Athéniens vou-
laient alors la paix (irpo^; tt^v e\p'/^yr^w |i5aXov tt.v vvcufir^v
eT)^ov), car, défaits récemment à Délion et, peu
après, à Amphipolis, ils n'avaient plus cette con-
fiance en eux-mêmes qui les empochait autrefois
d'accepter aucun arrangement, lorsque leur bonheur
présent leur faisait croire à une supériorité défi-
nitive. En outre, ils craignaient que leurs confé-
dérés, encouragés par leurs insuccès, ne fissent dé-
fection de plus en plus, et ils regrettaient de n'avoir
pas traité après l'affaire de Pylos, quand l'occasion
était favorable (1) ». Cette analyse est manifestement
juste. Mais elle ne laisse pas assez sentir l'élan de
cœur avec lequel la population rurale de l'Attique vit
alors revenir les jours heureux et tranquilles. Or,
c'est là justement ce qu'Aristophane a traduit mer-
veilleusement. Cet arrangement comblait tous les
vœux du poète ; personne n'avait souhaité la paix
plus ardemment et plus sincèrement cpie lui ; per-
sonne ne dut l'accueillir avec une joie plus vive.
Aussi, sa pièce se distingue-t-elle par un caractère
d'exaltation lyrique. Elle sonne en quelque sorte le
triomphe de la démocratie rurale, qui obtenait enfin
ce qu'elle désirait alors par-dessus tout.
(1) Thucydide, V, 14."
\
LA PAIX 179
L'action, toute allégorique, y est peu de chose.
Trygée, vigneron et petit propriétaire, que la prolon-
>gation de la guerre exaspérait comme autrefois
Dikéopolis, escalade l'olympe sur son escarbot, et
là, avec la complicité d'Hermès et le concours des
braves paysans qui forment le chœur, il tire la Paix
de l'antre où la guerre l'avait enfermée. Puis, quand
il l'a remise en possession de son autorité, il redes-
cend sur la terre, emmenant avec lui ses aimables
compagnes, Opora, la déesse des fruits, et Théoria,
la déesse des fêtes ; et une fois de retour dans son
dème d'Athmonon, il épouse la première et célèbre
joyeusement ses noces avec le concours du chœur.
En agissant ainsi, il se donne fièrement comme le
libérateur des dèmes et du peuple des campagnes (1),
dont fl célèbre la victoire* sur les politiciens.
Mais, dans la joie exubérante de cette victoire, ce
qui doit nous intéresser surtout, au point de vue
spécial de cette étude, c'est le jugement rétrospectîl
qu'Aristophane y porte sur Cléon, et sur la politique
démagogique.
Tout d'abord, dans la Pnrabase (v. 749 et suiv.),
(1) Paix, 919;
IloXXiôv Y^p 6>[jlTv aÇtoç,
TpuY^Toç 'Aôîiovçùç lyw,
Setvwv àTiaXXàJa^ ttcSvwv
Tov 8r^[JL(5xrjV
xai TÔv Y€o>PT^*o^ Xeojv
li)0 CHAPITRE III
il rappelle fièrement la guerre qu'il lui a faite, il en
vante la hardiesse et la grandeur, il la re[)résente
comme une nouveauté qui a transformé la comédie.
Et peut-être exagère-t-il en cela ses mérites ; mais non
pas au point d'altérer complètement la vérité des
choses. Il est bien certain que d'autres, avant lui,
avaient fait la guerre aux hommes en vue et qu'ils
avaient créé la comédie politique. Mais la continuité
de ses attaques, leur variété et leur liaison, la portée
de quelques-unes avaient donné réellement à sa
façon de combattre quekjue chose d'insolite et de
nouveau. Cratinos, Hermippe, Téléclidès avaient pu
lancer des traits mordants contre Périclès ; il ne
semble pas qu'ils eussent attaqué les principes
mêmes de son gouvernement. Aristophane, lui, en
combattant Cléon, avait mis à découvert quelques-
uns des vices profonds de la démagogie de son temps.
Voilà ce dont il avait conscience, et c'est pourquoi,
dans la Paix, il rappelle avec force quelques-unes
des hautes raisons morales qui lui avaient fait dé-
tester la guerre. Cette guerre, il l'avait considérée
comme antihellénique, comme entreprise et pro-
longée dans l'intérêt personnel de quelques hommes.
Cléon était pour lui le pilon dont la guerre se servait
pour broyer les villes grecques dans son mortier (1).
(l) V. 269 :
'Att^XioX' 'AÔTjvaîot; àXexp^Savo;,
'0 pupffOTrwXr^ç, 6'; exuxa xt;v 'EXXâ8a.
LA PAIX
181
La paix restaurée devient ainsi une véritable fête
de la fraternité hellénique, qui mérite d'être célébrée
dans des hymnes d'allégresse (1). « Vois, s'écrie
Hermès, comme les cités réconciliées s'entretiennent
ensemble et comme elles rient joyeusement (2). »
Mais il y a plus : cette guerre avait altéré le carac-
tère d'Athènes ; en arrachant aux champs la démo-
cratie rurale, elle lui avait fait des mœurs mé-
chantes et serviles. « Alors, dit le même dieu,
lorsque le peuple des travailleurs eut abandonné
ses champs pour se rassembler en ville, il ne
s'aperçut pas qu'il vendait son âme. Comme il
n'avait plus d'olives à manger et qu'il aimait les
figues, il lui fallait bien se tourner vers les orateurs.
Et ceux-ci, sachant parfaitement que les pauvres
étaient sans force, tant qu'ils n'avaient pas de quoi
manger, chassaient à grands cris la paix, qui pour-
tant se laissait voir de temps en temps, à cause du
regret qu'elle avait de ce pays. En même temps, ils
secouaient ceux des alliés qui étaient gras et riches,
et, parmi eux, accusaient tantôt l'un, tantôt l'autre,
(1) V. 291 :
'ÛC T^ooiJiat xal xâpTTOfJiat xai )^a'!po[iai.
Nûv èoTÎv ^fiTv, a>''v8p£; "EXXïjvsç, xaXov... x. t, I.
(2) Paix y V. 538.
fôt vvîv, oiÔpst,
oTov Trpoç àXXTÎXaç XaXojjtv a\ izéXzi;
^loîk'koL'^iliOLi xal YsXwffiv ocajxîvac.
IQ2 CHAPITRE III
d'être d'accord avec Brasidas. Et vous, alors, comme
une meute, vous mettiez en pièces le malheureux.
Car la cité, toute paie, siégeant en proie à la terreur,
dévorait avec empressement toutes les calomnies.
Quant aux étrangers, voyant quels coups les accu-
sateurs pouvaient asséner, ils leur fermaient la
bouche en les gorgeant d'or ; ainsi, les accusateurs
devenaient riches, mais la Grèce, à ce régime, se se-
rait dépeuplée à votre insu. Voilà ce que faisait le
marchand de cuir (1). »
Et ce que le dieu dit ainsi, avec une âpre et vi-
goureuse éloquence, le chœur des paysans le coja-
firme en constatant comment la paix l'a rendu à ses
anciennes habitudes : « Ou ne me verra plus, juge
irritable et malveillant, on ne trouvera plus eu moi
une âme dure comme naguère ; on me verra désor-
mais doux et rajeuni, car je suis délivré des
soucis (2). »
Rien ne peut faire mieux ressortir le fond de la
pensée d'Aristophane. II avait poursuivi avec fureur
en Cléon un corrupteur de l'âme athénienne, et il
croyait, un peu naïvement peut-être, que, grâce à la
paix et à la mort de Cléon, celle-ci allait revenir à
son ancien naturel.
Une fois délivré de son ennemi, Aristophane,
comme on le verra dans les chapitres suivants,
(i) PaiXy 631-G47.
(2) Paix, 349.
LA PAIX 183
semble s'être apaisé. On peut donc dire que ses hos-
tilités contre Cléon caractérisent une période de sa
vie.
Il s'y montra violent, acerbe, injuste même, si
l'on peut parler de justice à propos d'un genre qui
par nature tendait à déformer tout ce qu'il touchait.
Engagé dans une lutte passionnée, où les plus sé-
rieuses idées morales et politiques étaient en jeu, il
se rencontra parfois avec les divers partis d'opposi-
tion, et il put profiter de leurs encouragements ;
mais il ressort déjà de l'étude qui précède qu'il ne se
mit jamais à leur service et ne fut en aucune façon
l'homme d'une faction. Deux sentiments surtout
l'inspirèrent, qui, tous deux, tenaient à ses origines,
à sa situation sociale, à sa nature même, un senti-
ment hellénique et tin sentiment athénien. Il ne put
jamais admettre ni que les Grecs se fissent la guerre
mutuellement, ni que le peuple athénien laissât dé-
former son naturel doux, bienveillant et enjoué, par
des démagogues égoïstes. Son opposition, qui n'était
pas toujours loyale, resta pourtant, au fond, sincère
et généreuse ; elle fut aussi clairvoyante. Il n'y avait
pas derrière ses pièces de programme politique, à
proprement parler, sauf quelques aperçus rapides
et incomplets ; par suite, il n'y a pas aujourd'hui de
doctrine précise à en extraire. Mais, sous leur légè-
reté, elles cachent une sorte de philosophie générale,
qui a encore sa valeur et môme ses applications.
CHAPITRE IV
SECONDE PERIODE
LA GUERRE DE SICILE ET LA GUERRE DE DECELIE.
LES OISEAUX, 414. LYSISTRATE ET LES THESMOPHORIES, 4H.
LES GRENOUILLES, 405.
I
La série chronologique des pièces conservées
d^Aristophane s'interrompt pour nous avec la Paix
(421) ; elle reprend avec les Oiseaux (414), suivis
de Lysistrate et des Thesmophories (411), puis,
après un intervalle de six ans, des Grenouilles (405).
Ces quatre pièces constituent ensemble un second
groupe, assez différent du premier à plusieurs
égards,, et notamment au point de vue spécial de
cette étude.
Il semble, en effet, qu'entre 421 et 415, un cer-
tain changement se soit produit dans Tétat d'esprit
d'Aristophane, en ce qui concerne la politique.
486 CHAPITRE IV
Tout d'abord, il convient de remarquer qu'il avait
épuise dans ses premières pièces les sujets de satire
les plus essentiels que pouvait lui offrir la démo-
cratie athénienne. Il n'y avait plus de raison pour
que son attention, sollicitée par son génie inventif,
se portât d'une façon aussi persistante aur cet ordre
d'idées. En second lieu, Gléon avait succombé en
422. Cette mort avait délivré le poète d'un ennemi
redoutable, et elle avait fait disparaître l'homme en
qui se résumait pour lui l'ensemble de \ices et de
forces malfaisantes qui menaçaient alors la cité. Son
iime, naturellement légère et prompte à se détendre,
dut en être un peu rassérénée. N'est-ce pas là, en effet,
la disposition qui se manifeste dans le morceau subs-
titué par lui, probablement en 418, aux anapestes
primitifs, qui avaient dû former la première partie
de la parabase des Nuées, lorsqu'elles avaient été
jouées en 423 {!)? Il y déclare qu'il n'a pas voulu
(1) Ce morceaa (5 18-562), écrit en vers ei4>olidéens, ré-
vèle clairement sa date. Il y est fait allusion (v. 553) an
Maricas d'Eupolis, joué en 421, puis à une pièce d'Ber-
mippos qui a suivi celle-là (v. 557, elB' au6t;), et enfin k
d'autres, encore plus récentes (v. 5o8,aXXotT' YJSri icàvxfiç).
Le morceau n'a donc pas pu être écrit avant 418. D'autre
part, il paraît antérieur à Texil d'Hyperbolos, dont il ne
parle pas ; or, cet exil a été prononcé an plus tard en
avril 417 (Curtius, Rist. gr», trad. Bouclié-Leclerq, t. IH,
p. 295-6, et Bdsolt, Griech. Gesch.^ III, 2" partie, p. 1257^
note i).
SECONDE PÉRIODE 187
fouler aux pieds le cadavre de son ennemi, et il
blâme ses rivaux, entre autres Eupolis etHermippos,
de Tacharnement dont ils font preuve contre Hyper-
bolos (1). A ces violences vulgaires, il oppose le genre
représenté par ses Nuées, pièce à laquelle il semble
s'attacher alors avec une préférence réfléchie,
comme au type d'une comédie vraiment digne d'un
public qui pense (2).
D'ailleurs, après la mort de Cléon, la démocratie
turbulente ne rencontra plus d'homme qui sut la
dominer aussi complètement par ses passions
mêmes. L'histoire intérieure d'Athènes, entre 421
et 414, nous est, en somme, assez mal connue.
Mais nous voyons du moins clairement que per-
sonne alors ne se trouva en état de régner sur l'As-
semblée. La politique extérieure obéit tantôt à l'im-
pulsion des partisans de la paix, tantôt à celle des
auteurs de guerre et d'aventures ; elle oscille entre
Nicias et Alcibiade ; ni l'un ni l'autre ne réussit à
lui imprimer une direction ferme et continue. Des
personnages secondaires, Hyperboles, Pisandre,
Phéax, Théramène, Démostratos, Androklès, pour
n'en nommer que quelques-uns, essayent de se faire
un rôle et s'agitent autour de la tribune. L'intrigue
domine partout. Et, dans cette agitation confuse,
{!) Nuées, 553-559.
(2) Nuées, 560-562.
188 CHAPITRE IV
l'oligarchie, qui sent la faiblesse du parti prédomi-
nant et qui note ses incohérences de conduite, re-
prend peu à peu confiance et mûrit ses desseins.
Médiocre matière pour la comédie politique. Celle-
ci avait besoin de s'attaquer à quelque chose de net,
de vigoureux et de consistant. De simples incidents,
des idées changeantes, une politique capricieuse et
dissimulée se prêtaient mal à être mis par elle sur
la scène. La satire dramatique, s'exerçant sur de
tels objets, devait perdre en généralité, en valeur
philosophique, pour devenir plus personnelle. C'est
bien là, en effet, ce que nous pouvons encore entre-
voir, au travers de témoignages trop rares et fort in-
suffisants. Eupolis semble avoir triomphé dans ce
genre. Son Maricas et ses Flatteurs, joués l'un et
l'autre en 421 (1), en manifestaient sans doute, avec
un éclat particulier, la violence furieuse et méchante.
Dans la première de ces deux pièces, en flagellant le
démagogue Hyperbolos, il mettait en scène sa mère,
sous l'aspect répugnant d'une vieille femme ivre,
dansant le cordace. Dans la seconde, il tournait en
dérision la vie privée de Callias, fils d'IIipponicos, et
(i) Argum. de la Paix d'Aristophane et scol. des Nuées^
V. 552. Les mots uTcepov zpizt^ ex£i, dans cette scolie, me
paraissent avoir été correctement interprétés par Kock
{Fragm. Com, g^r., I, p. 307) : ils signifient « deux ans
après ». Meinekea'y était trompé, et Gilbert Ta suivi dans
son erreur {Beitraege, p. 212).
SECONDE PEUIODE
189
se plaisait à le livrer aux rires insultants'du peuple,
en le montrant environne de parasites, vivant dans
la débauche et dissipant rapidement son patrimoine.
L'année suivante, en 420 (1), il faisait jouer son
Autolycos, où il s'en prenait à une des familles con-
sidérées d'Athènes, décriant et outrageant à la fois,
en même temps que le jeune vainqueur des Pana-
thénées de 422, son père, Lycon, et sa mère,
Rhodia (2). Enfin, sa comédie des Baptes, repré-
sentée probablement en 415 (3), paraît avoir visé la
célébration d'un culte étranger par Alcibiade et ses
amis. Ces quelques exemples sont décisifs (4). C'était
(1) Athénée, V, 216 d.
(2) Scol. Arist. Lysistratc, 270. Cf. Pauly-Wissowa, Aw-
tolykos, 4, art. de Judeich, qui considère Rhodia comme
un qualificatif d'origine ; cela ne s'accorde pas avec la
scolie.
(3) Meineke, Hist. crit, corn., p. 12o.
(4) On peut y joindre probablement VHypérbolos de Pla-
ton, une des pièces auxquelles Aristophane semble faire
allasion dans la parabase ajoutée aux Niiées en 418 ; Cf.
Scol. Thesmoph, 808. Voy. Kock, Fr, corn, gr,, I, p. 643. —
Les Dèmes d'Ëupolis, joués entre 420 et 415, semblent avoir
présenté le même caractère : la pièce était dirigée contre
les stratèges nouvellement élus. G^vLBEKï^Beitraege, p. 222 et
suiv., suppose qu'il s'agissait d'Alcibiade et rapporte cette
satire à Tannée 419. Toutefois^ les fragments ne fournis-
sent aucun appui solide à cette conjecture. Dès lors, la
portée générale de la pièce demeure incertaine : c'est
pourquoi je ne la mentionne pas dans Ténumération ci-
dessus.
190 CHAPITRE IV
vraiment l'esprit d'Archiloque qui animait alors la
comédie athénienne, du moins en la personne de
ceux de ses poètes qui ne préféraient pas se jeter
dans la parodie mythologique ou dans la fantaisie
pure. La comédie politique proprement dite, telle
qu'on l'avait connue pendant la guerre d'Archidamos,
mêlant la philosophie à la satire et visant à donner
des leçons générales au peuple, se modifiait sous
l'influence des circonstances ; mais elle ne se modi-
fiait pas à son avantage.
Aristophane ne paraît pas s'être associé à cette
tendance. A vrai dire, nous ignorons ce qu'il fit jouer
entre 421 et 414, et rien ne nous autorise à penser
qu'après la période de production active qui avait
précédé, il se soit enfermé alors dans le silence.
Mais, d'autre part, s'il eût produit en ce temps
quelque œuvre importante de satire politique, il est
peu vraisemblable que le souvenir en eût disparu
entièrement. Nous devons croire plutôt que les
pièces qu'il composa durant ces quelques années ne
touchaient aux événements du jour qu'incidemment,
et qu'elles appartenaient en général soit au genre de
la critique littéraire ou de la parodie mythologique,
soit à celui de la fantaisie pure. Il préludait ainsi à
sa comédie des Oiseaux.
Un peu avant le moment où celle-ci fut repré-
sentée, une loi avait été portée, si l'on en croit les
témoignages anciens, qui restreignait les libertés de
SECONDE PÉRIODE 191
la comédie. L'auteur en était un certain Syracosios,
politicien obscur, qui ne nous est d'ailleurs connu
que par les allusions moqueuses des contemporains.
La plus intéressante provient d'un fragment du So-
litaire de Phrynichos, joué en 414. Le poète y
souhaitait à Syracosios d'attraper la gale, « car,
disait-il, il m'a ôté la faculté de mettre en comédie
ceux que je désirais y mettre » (àcpEiXExo y^p xwfjKjjoetv
ooç È7C£Ôj(io'jv). Le scoliaste d'Aristophane, qui cite ce
fragment, ajoute : « Il semble que Syracosios ait
fait passer un décret qui interdisait de mettre qui
que ce soit en comédie, en le nommant (1). » On
voit que cette affirmation se réduit à une conjecture,
qui^paraît uniquement fondée sur les vers de Phry-
nichos. Ceux-ci font visiblement allusion à un fait
précis. Mais quel est ce fait ? Nous l'ignorons. Il
faudrait savoir quels étaient ceux dont Phrynichos
désirait alors se moquer, pour essayer de deviner
comment Syracosios avait pu lui ôter le moyen ou
l'envie de le faire. Dans tous les cas, le décret sup-
posé est fort invraisemblable en lui-même. L^s co-
médies jouées vers 414 abondent en noms propres
et en allusions satiriques aux contemporains : les
quelques fragments subsistants du Solitaire de
Phrynichos en sont remplis (fr. 20, 21, 22). Le
(1) Oiseaux, 1297 : AoxsT 81 (Supaxôdio;) xaî <j^Tii(pi(j|ia
TsOîixivai iL'f\ xw(jiipO£ÏjOat 6vo{jLa(JXi xtva.
192 CHAPITRE IV
texte du prétendu décret, tel qu'il est énoncé par
le scoliaste est donc certainement inexact : il n'est
d'fiilleurs que la reproduction du décret de 440.
Que reste-t-il, dès lors, de son témoignage? Rien ou
peu de chose : et le meilleur parti à prendre, pour
apprécier les tendances d'Aristophane en ce temps,
sera sans doute de n'en pas tenir compte (1).
(1) Le témoignage absurde du scoliaste d'iElius Aristide
(éd. Dindorf, III, p. 444), qui ne connaît pas Syracosios,
et attribue une loi de ce genre à Gléon, n'ajoute vraiment
rien à la valeur de celui que nous rejetons. En général,
cependant,les modernes admettent l'authenticité du décret
de Syracosios : Curtius (Hist. gr. trad., t. III, p. 345)
attribue ce décret à Tinfluence des oligarques ; Ed. Meyer
(Gesch, d. Alterth,, t. IV, p. 523) y voit Tœuvre du parti
radical, ce qui est aussi Topinion de Busolt (t. III, 2« par-
tie, p. 1349). Autant d*hypothèses hasardeuses, fondées
sur une conjecture d'un grammairien embarrassé.
II
Aucune pièce n'a donné lieu à des opinions plus
diverses que les Oiseaux, Non pas en ce qui con-
cerne sa valeur poétique : on s'accorde générale-
ment à y reconnaître une des créations les plus
charmantes du génie d'Aristophane. Mais, sur les
intentions de l'auteur, il y a conflit entre les cri-
tiques, et ce conflit, né dans l'antiquité, ne semble
pas près de s'apaiser. Sans entrer ici dans un détail
qui serait infini et fastidieux, disons simplement
que ces opinions divergentes peuvent se ramener à
trois principales, qui comportent d'ailleurs elles-
mêmes beaucoup de nuances (1). Les uns consi-
(1) On trouvera le résumé de cette polémique jusqu'à 1874
dans un article de Bursian, Veber die Tendenz der Vœgel des
Aristophanes, Sitzungsberichte der Muenchener Akad.,his-
tor. phil. Klasse, 1875, p. 37o. Il faut compléter son énu-
méralion en citant les Histoires de la littérature grecque^
principaleuient celles de Bernhardy, de Sittl, de Bergk,
de Christ, l'ouvrage de J. Denis sur la Comédie grecque, les
Histoires grecques de Curtius et de Busolt, les Beilràge de
13
194 CHAPITRE IV
dorent la pièce comme une fantaisie pure, parsemée
seulement çà et là d'allusions mocjueuses aux
hommes et aux choses du jour, mais sans aucune
portée générale. Les autres, au contraire, y voient
une allégorie politique et morale, habilement cons-
truite autour d'un dessein de satire très réfléchi,
qu'ils interprètent d'ailleurs diversement. D'autres
enfin cherchent à garder un juste milieu entre ces
deux partis pris qui se contredisent. Il est impossible
de toucher à cette pièce sans intervenir dans ce con-
flit. Mais, après tout ce qui en a été dit déjà, il doit
être permis de le faire brièvement, en ne s'attachant
qu'aux observations vraiment importantes.
Ecartons tout d'abord une idée, a priori qui serait
de nature à nous tromper.
Quelques critiques ont posé en principe, ou ont
admis implicitement, que toute comédie d'Aristo-
phane devait avoir pour fondement une pensée sa-
tirique (1). C'est supprimer la difficulté en la résol-
vant d'avance. En fait, ce que nous savons de la
comédie ancienne n'autorise en aucune façon une
affirmation aussi absolue. Il paraît incontestable, au
contraire, qu'il y a eu, dans la seconde moitié du
v® siècle, à Athènes, nombre de comédies qui étaient
Gilbert, VHist. de l'Antiquité d'Ed. Mbysr. J*ai, moi-même,
touché à ce sujet dans ÏHiUoire de la liltér, grecque^ 2« éd.
4898, t. 111, p. 546.
(1) J. Denis, La comédie grecque, tome, I, p. 437.
LES OISEAUX 195
des œuvres de fantaisie pure, destinées seulement à
amuser le public ; et rien ne prouve que le théâtre
d'Aristophane ait fait exception à cet égard. Ce pré-
tendu principe est donc sans valeur par lui-même,
et c'est Texamen de la pièce qui peut seul nous
éclairer sur sa portée.
Le point de départ de l'action est d'abord à consi-
dérer. Deux Athéniens, Pisétaïros et Evelpide quit-
tent Athènes sans esprit de retour : ils déclarent
qu'ils ne peuvent plus y vivre. Pourtant, ils recon-
naissent que la ville est glorieuse et prospère (1) ;
que lui reprochent-ils donc ? une seule chose : on y
fait trop de procès : « Les cigales, dit l'un d'eux, ne
chantent qu'un mois ou deux, perchées sur les
branches ; les Athéniens, eux, chantent toute leur
vie, perchés sur les procès. Voilà pourquoi nous
nous en allons (2). »
Si Ton se rappelle que ceci a dû être écrit vers la
fin de 415, il est difficile de ne pas rapprocher cette
déclaration des témoignages de Thucydide sur l'état
d'esprit de^^Athéniens en ce temps. C'est dans l'été
de 41 5 qu'avaient éclaté successivement l'affaire des
Hermès et celle des mystères. L'esprit soupçonneux
de la démocratie athénienne avait été soulevé par
(1) V. 36 :
aÙTTjV {Ji£v où {jiiaoijvx* ex,£tvr^v xr)v itoXiv,
xô jjLTj ou [lÊYâXTjV eTvai «puaei xeùoa^fiova.
(2) V. 40.
19G CHAPITRE IV
ces faits. « On y voyait, nous dit l'historien, un
complot organisé pour bouleverser TEtat et pour
abolir la démocratie (1;. » Bien loin de s'apaiser par
Feffet des préoccupations de la guerre de Sicile, ces
défiances ne firent que croître pendant plusieurs
mois, après le départ de la flotte, qui eut lieu au
milieu de l'été 2;. « Dans leur défiance universelle,
dit encore Thucydide, ils accueillaient indistincte-
ment toutes les dépositions ; et, sur la foi de gens
sans aveu, ils arrêtaient et incarcéraient les hommes
les plus honorables (3). » Et plus loin: « Chaque
jour ne faisait qu'accroître l'exaspération de la mul-
titude et le nombre des arrestations (4). » Il est vrai
(ju'un des détenus finit par se dénoncer lui-même et
par faire des révélations, vraies ou fausses, sur l'af-
faire des Hermès, ce qui calma quelque peu l'inquié-
tude du peuple à ce sujet. Mais l'alfaire des mystères
resta plus longtemps ouverte et entretint l'agitation.
Le peuple demeurait persuadé qu'elle émanait égale-
ment d'une conspiration contre la démocratie, ourdie
avec l'appui des ennemis du pays. A un certain mo-
ment, les citoyens passèrent la nuit en armes dans
le temple de Thésée, s'attendant évidemment à un
coup de main oligarchique, et, dans le même temps,
(1) Thuc, VI, 27, trad. Bétant.
(2) Thuc, VI, c. xxx.
(3) Thuc, VI, c. un, même traduction.
(4) Thuc, VI, 60.
LES OISEAUX 197
les Athéniens livraient aux démocrates argiens,pour
être massacrés, quelques oligarques d'Argos qu'ils
avaient en otages (1). On peut être certain, d'après
cela, que les procès politiques durent se prolonger
pendant toute la fin de 415, et peut-être au delà,
c'est-à-dire justement lorsqu'Aristophane composait
sa pièce. Cela étant, Tallusion paraît incontestable.
Le mot de 8(x2i, dans les vers cités, n'est pas opposéà
Ypa-iai ; il ne désigne pas spécialement les procès
privés ; il vise, indirectement au moins, toutes les
procédures judiciaires alors en cours, même celles
qui n'aboutirent pas à des procès. Aristophane a pu
voir plusieurs de ses amis dénoncés, emprisonnés,
interrogés. C'est ce régime de soupçons, de déla-
tions, d'en(|uétes, île rigueurs arbitraires (|ui lui a
inspiré l'idée de l'exode fantaisiste de ses deux
Athéniens. La même année, au môme concours, un
autre poète comique, Phrynichos, mettait en scène
son Solitaire (Movoxpo-o;^, dont le titre révèle assez
clairement l'intention. Le solitaire, lui aussi, devait fuir
Athènes pour des raisons analogues. Dans la société
que fréquentaient surtout les deux, poètes, on esti-
mait sans doute (|u'Athènes n'était plus habitable.
C'est ce qu'ils traduisaient l'un et l'autre en deux
fictions différentes, inspirées d'un même sentiment.
Ainsi la politii|ue est bien au point de départ de
(1) Thuc, VI, 61.
198 CHAPITRE IV
l'action. Mais cela ne veut pas dire que cette action
tout entière soit le développement logique et continu
de ridée indiquée au début. Y avons-nous pas vu
que, dans les Cavaliers, la donnée initiale de la pièce
est empruntée à Talfairc de Sphactérie, et que, pour-
tant, cette affaire n'entre ensuite pour rien dans le
développement de Faction ( Une comédie d'Aristo-
phane ne doit pas être traitée comme un raisonne-
ment déductif ou comme une démonstration en règle.
Que cherchent nos deux exilés volontaires? un
endroit où Ton puisse vivre en paix (t<5::ov àTrpiYfjiova,
v. Ai,, lis vont prier un vieux roi d'Athènes, Téreus,
métamorphosé, comme on le sait, en huppe ("Etio^;)
de vouloir bien le leur indiquer. En sa qualité d'oi-
seau, il a pu voir beaucoup de pays, et, en sa qua-
lité d'homme, il est en état d'avoir une opinion. Les
voici (levant lui. Térée les interroge. « De quel pays
étes-vous ? — Du pays où sont les belles trières. —
Vous êtes donc des héliastes? — Oh ! tout au con-
traire : nous sommes des antihéliastés (àTcr^Xtacrcâ), —
Mais, n'est-ce pas chez vous qu'on récolte cette graine ?
— En tout cas, on n'en trouve guère dans les
champs (1;. » L'idée entrevue tout à l'heure parait
ici un peu plus précise. Les deux amis ont l'Ame
rurale. La graine de procès n'est cultivée qu'à la ville.
Et c'est pourquoi ils détestent la ville.
(1) Oiseaux, 108-111.
V
LES OISEAUX
199
Mais comment vont-ils définir la cité idéale qu'ils
cherchent ? Evidemment, si le poète a une intention
fondamentale qui soit vraiment politique, c'est ici
qu'elle doit se montrer. Or, notons leur première
déclaration : ils ne veulent à aucun prix d'un Etat
aristocrati([ue (1). Est-ce là une simple parole en
l'air, destinée à rassurer le public ? Nous n'aurions
le droit de l'entendre ainsi que si la suite suggé-
rait d'autres idées. Il n'en est rien. La vie que rêve
Pisétaïros est une vie de bien-être, de plaisirs, de
relations faciles, idéal passablement grossier, si l'on
veut, mais nullement révolutionnaire (2). Il est vrai
qu'il tient à ce que sa nouvelle patrie ne soit pas au
bord de la mer, de peur de voir apparaître un beau
jour la trière dite « la Salaminienne » , apportant une
citation en règle (3). Mettons que cette allusion au
rappel d'Alcibiade implique un blâme ou un regret.
Ce n'est, en tout cas, qu'un mot jeté en passant, qui
n'a point d'influence sur l'action.
Le moment décisif de celle-ci, c'est la proposition
de Pisétaïros et la série de discours par lesquels il la
fait accepter des oiseaux. En d'autres termes, c'est
la construction de Néphélococcygie. Ceux qui ont
prêté au poète des intentions révolutionnaires.
(1) i25-i26.
(2) 127-i42.
(3) 147.
200 CHAPITRE IV
comme par exemple Kœchly (1), ont été frappés de
cette invention qui leur a paru significative. Bâtir
en imagination une cité neuve, n'est-ce pas faire en-
tendre clairement que la cité existante doit être abo-
lie et réorganisée de fond en comble ? Cela serait en
effet vraisemblable, si Néphélococcygie avait une
constitution. Mais on a beau scruter et disséquer la
fantaisie d'Aristophane, on n'en peut rien tirer de ce
genre. Néphélococcygie n'a point de constitution.
Pas un mot de l'organisation future des pouvoirs, des
élections, du tirage au sort des magistrats, de la
solde des juges ou de la limitation des droits civi-
ques, c'estrà-dire de tout ce qui divisait alors les
partis athéniens. Aucune de ces têtes légères ne mani-
feste la moindre ambition personnelle, la moindre
tendance à l'oligarchie. Si môme nous voulons à tout
prix mettre des noms de choses réelles sur ces fantai-
sies, le peuple ailé nous apparaîtra comme une dé-
mocratie, on serait tenté de dire comme une démo-
cratie d'étourneaux (2). Et celui qui les mène, Pisc-
taïros, n'a pas d'autres moyens d'action que ses dis-
cours, comme les simples démagogues athéniens.
C'est un patron du peuple, rpodiàtTQj; xoî3 Si^fiou, nuUe-
(1) Uebcr die Vœgcl der Aristophanes, Zurich, 1857.
(2) Vous voyons au v. i581 que, chez les Oiseaux, on
met à la broche ceux qu*on soupçonne d'intentions mau-
vaises contre la démocratie. Que demander de plus ?
SECO>DE PERIODE 201
ment un réformateur violent ni un aspirant à la ty-
rannie.
La ville une fois bâtie, il en écarte, il est vrai,
bon nombre de gens dont l'espèce pullulait à
Athènes : un poète lyrique, un marchand d'ora-
cles, un géomètre faiseur de projets, puis un ins-
pecteur en mission indéterminée et un fabricant
de décrets. Ces deux derniers seulement ont un sem-
blant de caractère politique. Vient, un peu plus tard,,
une seconde série : un fils prodigue et besogneux,
qui songe à étrangler son père ; le poète Kinésias ;
enfin un sycophante.' S'il faut tirer de là quelques
indications sur les réformes que méditait alors Aris-
tophane, elles auraient consisté, comme on le voit,
à éliminer les fâcheux et les coquins, au nombre
desquels il comptait seulement trois produits spé-
ciaux de la démocratie athénienne, l'Inspecteur, dont
le rcMe propre est de rançonner ses inspectés, le fa-
bricant de décrets, auxiliaire discret des politiciens
embarrassés, et enfin le sycophante, qui vit de dé-
nonciations. De tels projets de réformes pouvaient
paraître chimériques, mais ils n'étaient de nature à
inquiéter aucun parti.
Faut-il attacher plus d'importance au mariage de
Pisétaïros avec Royauté qui forme le dénouement de
la pièce ? Et serait-on tenté par hasard de supposer,
qu'à l'aide* de cette fiction, Aristophane ait voulu
suggérer aux Athéniens l'idée des avantages de la
202 CHAPITRE IV
monarchie ? Il faudrait donc qu'il eût constitué, à
lui tout seul, le parti monarchique dans Athènes,
car, de ce parti, nous ne trouvons d'ailleurs aucune
trace dans l'histoire du temps. Cette absurdité de-
vrait suffire à condamner toute supposition de ce
genre, si d'ailleurs la pièce elle-même n'indiquait
assez la vraie pensée du poète. La Royauté qu'épouse
Pisétaïros n'est autre chose que le gouvernement de
l'univers. Elle est fille de Zeus. Celui-ci, en aban-
donnant son sceptre aux oiseaux devenus les maîtres
du monde, prend pour gendre leur représentant,
afin de sanctionner cet abandon (1). Ce mariage se
(I) V. 1534, Prométhée dit à Pisétaïros :
To T/,f^1:'zpQ'^ ô Ze{ç Tolcrtv opvtaiv itdXiv
Il est clair qu'ici le sceptre et la Royauté sont deux
symboles équivalerits. Ce qui a pu tromper quelques lec-
teurs, c*est la définition que Prométhée donne ensuite de
Royauté. « Qui est-elle? » demande Pisétaïros. « C'est^
répond Prométhée, une très belle jeune fille, qui fabrique
la foudre de Zeus, et tout le reste en même temps, les
bons conseils, les bonnes lois, la sagesse, les arsenaux, les
injures, le Colacrète, les trois oboles. — Elle est donc,
dit Pisétaïros, son intendante en toute chose. — C'est
précisément ce que je veux dire. » La pensée du poète,
un peu subtile peut-être, semble être ici de définir, par
des exemples amusants et facilement compris du peuple,
le pouvoir absolu de Zeus. Voilà pourquoi, .après avoir
prêté d'abord à la Royauté des attributs abstraits et philo-
sophiques, il la représente inopinément, dans le vers 1539^
LES OISEAUX 203
rattache donc à la fiction toute fantaisiste de la re-
vendication exercée par les oiseanx contre les dieux ;
elle n'a pas d'autre signification.
Des observations qui précèdent, il résulte que la
pièce d'Aristophane ne vise certainement aucune
réforme importante dans la constitution d'Athènes
et qu'elle n'a même pas la prétention d'en suggérer
aucune. Mais ne contient-elle pas néanmoins certains
éléments satiriques d'une portée générale ? C'est ce
qu'il faut encore examiner.
comme disposant à son gré de tout ce qui dépendait à
Athènes des chefs populaires.
m
Beaucoup de critiques y ont vu une allusion plus
ou moins directe à Texpcdition de Sicile et à l'état
d'esprit qui lui avait donné naissance (1). Pour eux,
le peuple des oiseaux est une image du peuple
d'Athènes, il en a la légèreté, la promptitude à
s'exalter, la crédulité enthousiaste, il forme des pro-
jets démesurés et il les exécute. Seulement, quel-
ques-uns de ces critiques pensent que cette image
est satirique, tandis que d'autres supposent que le
poète, en la traçant, s'associait aux espérances de ses
concitoyens.
Cette diversité même de sentiments montre assez
combien il faut se défier de ces interprétations som-
{i) Bernhardy, Griech. Littéral, , II® partie, t. II, p. 657 ;
Denis, Com. grecque, p. 457 : « Il raille donc avec une
grâce légère et charmante les vastes espérances et les
ambitions infinies d'Athènes, sans proportion avec sa puis-
sance réelle. » D'autre part, K. Kock {Die Vœgel des Aris-
tophanes, Jahrb. f. klass. Pbilol., 1863, 1"^ Supplement-
band, p. 373-402) considère au contraire le poète comme
converti à la politique guerrière et aventureuse.
LES OISEAUX 205
maires et générales. Il est de fait que, si Aristophane
a voulu se moquer des ambitions d'Athènes, son in-
tention est demeurée bien obscure : car les oiseaux de
sa comédie réussissent complètement dans leur entre-
prise. Et Ton ne saurait dire que leur succès seul est
fantaisiste ; il y a autant de fantaisie dans la donnée
première de leur projet que dans le développement
qu'il prend ensuite. D'ailleurs l'intention qu'on lui
prête est-elle vraisemblable? A vrai dire, nous igno-
rons absolument ce qu'Aristophane a pu penser de
l'expédition de Sicile. Mais, en admettant qu'il la tînt
pour une folie, ce qui, après tout, n'a rien d'impro-
bable, s'y serait-il pris de cette façon pour la criti-
quer ? La grande imprudence des Athéniens, ce qu'on
pourrait appeler le signe caractéristique de leur po-
litique en 415, ce fut d'oublier les ennemis qui
étaient à leurs portes pour aller au loin en chercher
d'autres (1). Or, les oiseaux ne font rien de sem-
blable. Et, tout au contraire, si l'on accepte la don-
née de la pièce, leur entreprise est fort bien conçue
et parfaitement adaptée à sa fin. Allons môme plus
loin. Comment le peuple athénien se serait-il reconnu,
au printemps de 414, dans ce peuple joyeux et léger,
où Ton veut voir son image ? A coup sûr, l'expédi-
tion de Sicile avait excité et excitait encore de
grandes espérances. Thucydide l'atteste expressé-
(1) TCHUD., VI, C. X.
206 CHAPITRE IV
ment 'V\. Mais rannoe 415 avait été triste et trou-
bloe. Les premières opérations à l'automne et du-
rant l'hiver, sans être malheureuses, avaient révélé
(le sérieuses diflicultés. Alcibiade était à Sparte, et
les Lacédémoniens, au printemps de .414, se prépa-
raient à secourir Syracuse et à reprendre la guerre.
On le savait à Athènes, car les messages de Nicîas
ne dissimulaient rien (2;, et, si le courage y demeu-
rait entier, du moins les chimères avaient dû faire
place à une résolution réfléchie. La satire qu'on prête
à Aristophane aurait donc été en retard d'un an. On
ne fait pas de la comédie cractualité avec des moque-
ries déjà démodées.
Restent les deux rcMes dePisétaïros et d'Evelpîde.
Y a-t-il une intention politique, ou tout au moins
morale, dans cette association du Persuasif et du
Confiant? On l'a pensé généralement, mais ici en-
core, lorsqu'on a voulu préciser l'interprétation, on
s'est divisé.
Pour les uns, Pisétaïros est le faiseur de projets,
hâbleur, audacieux, qui dominait alors dans les hé-
taîries oligarchiques, c'est l'organisateur de complots
et de révolution ; Evelpide représente ceux qui Tap-
prouvaient, l'admiraient et le suivaient. Comme les
membres de quelques-uns de ces cercles, Pisétaïros
est hardi, même contre les dieux, qu'il finit par met-
(1) ThUCYD., VI, C. XXIV.
(2) Thucyd., vu, c. VIII.
I
LES OISEAUX 207
tre de côté en leur donnant pour successeurs les oi-
seaux (1). Pour d'autres, le mc^me personnage re-
présente à la fois Alcibiade exilé et Gorgias. De
même qu' Alcibiade conseillait alors aux Spartiates
d'occuper et de fortifier Décélie contre les Athéniens,
de même Pisétaïros conseille aux oiseaux de cons-
truire Néphélococcygie contre les dieux. Ou bien en-
core, ses promesses sont censées rappeler celles que
le même Alcibiade faisait aux Athéniens pour les en-
traîner en Sicile (2). Quant à Gorgias, on croit re-
trouver le souvenir de son éloquence dans la faconde
adroite et subtile de ce beau parleur, et l'on cite, à
l'appui de cette conjecture, le chant tout épisodique
du chœur sur la race malfaisante des Englottogas-
tores, peuple barbare, qui s'appelle aussi, nous dit
le poète, les GorgicLs et les Philippe (3). Toutes ces
hypothèses reposent sur l'idée que Pisétaïros pos-
sède une faculté de persuasion caractéristique. Cette
idée est-elle exacte ? En réalité, beaucoup de person-
nages d'Aristophane lui ressemblent à cet égard
d'une manière frappante. Dikéopolis, Agoracrite,
Bdélycléon, Trygée, Lysistrate, Praxagora ont tous
(i) BuRsiAN, Veber die Tendenz der Voegel des Aristo^
phaneSy Sitzungsberichte d. Muocbener Akad., histor. phi-
los. Klasse, 1875, p. 375.
(2) SuEVERN, Ueber Ari$toph,Voegel, Abhandi. d. Rerliuer
Akad, i827, histor. philosoph. Klasse, p. 1-109 ; Blaydes,
Avts, éd. major, 1882. p. xiij.
(3) Oiseaux, 1693-1703.
208 CHAPITRE IV
le môme caractère entreprenant, la môme volonté
droite et décidée, et, à peu de chose près, la môme
subtilité inventive dans Targumentation, la môme
adresse dans Texécution. Les différences tiennent à
Faction ; elles sont insignifiantes en comparaison des
traits communs, sous lesquels nous croyons deviner
la personnalité du poète lui-môme. Et, dans la pièce
que nous étudions, on ne voit pas trop comment,
une fois la donnée acceptée, le personnage aurait pu
ôtre autre qu'il n'est.
Quant à l'irréligion, s'il y en a dans cette comédie,
elle n'est pas spécialement dans le rôle de Pisétaïros,
elle est bien plutôt dans Faction elle-môme et dans
la façon de représenter les dieux. L'action repose sur
l'idée que la prétendue puissance des dieux est à la
merci d'une révolte audacieuse ; les dieux eux-
mômes sont travestis en personnages ridicules- As-
servis à leurs besoins, ils ne peuvent se passer des
hommes, ni des femmes ; et, lorsqu'ils négocient
avec les révoltés, ils choisissent pour ambassadeurs,
d'abord un barbare stupide, (jui ne comprend pas et
qu'on ne comprend pas, puis Héraclès, sorte
d'athlète lourdaud et gourmand, et enfin Poséidon,
qui, étant leur chef, est obligé de les suivre. Tout
cela nous paraît fort irrespectueux. Mais est-ce bien
une satire des audaces de la pensée contemporaine ?
Pour en décider, comparons Aristophane avec lui-
môme.
LES OISEAUX 209
Dans les Nuées, nous le voyons signaler à son pu-
blic la témérité impie /des philosophes du temps et
les conséquences qu'il en prévoit. Là, nul doute sur
son intention, qui est manifestement satirique. Les
théories qu'il attribue à Socrate sont réellement
celles de quelques philosophes contemporains, plus
ou moins altérées, mélangées, caricaturées, mais en
somme reconnaissables. Quant aux conséquences,
elles éclatent comme des réalités du jour, dans les
actes de Phidippide autant que dans le plaidoyer de
rinjuste, et elles sont formellement imputées à So-
crate. Dans les Oiseaux, rien de tel. Point de théorie
ni de théologie philosophique. La cosmogonie de la
parabase n'est qu'une amusante fantaisie, où se
mêlent des réminiscences de Torphisme, mais qui
ne peut passer pour la satire d'un système quel-
conque. Ce qui constitue l'étoffe des plaisanteries
du poète, c'est la mythologie elle-même, et non les
théories de ceux qui passaient alors pour athées. De
telle sorte que l'impiété qu'on serait tenté de voir
dans la pièce, bien loin de pouvoir être considérée
comme l'objet de ses critiques, lui serait au contraire
imputable à lui-môme. En fait, cette impiété n'existe
pas. Elle se ramène à une façon de traiter les dieux
qui était admise du public athénien, tout dévot qu'il
lut d'ailleurs, Mais ce n'est pas ici le Heu d'insister
sur ce point. La seule chose qui nous intéresse, c'est
ce fait évident, que la manière dont Aristophane se
14
2i0 CHAPITRE IV
comporte à Togard des choses religieuses dans les
Oiseaux ne peut absolument pas être rapportée à une
intention satiri((ue, ni par conséquent à une arrière-
pensée politi([uc. Et il semble, au contraire, que ja-
mais son esprit ne s'était montré aussi libre, aussi
indépendant de toute préoccupation pratique, en
cette matière délicate.
La conclusion de ces observations ressort d'elle-
même. A coup sur, la pièce des Oiseaux est pleine
d'allusions éparses. A chacjue instant, le poète sème,
en passant, les traits de moquerie contre les per-
sonnes et contre les choses. On ne peut même pas
méconnaître que certaines de ces moqueries n'aient
un caractère général. Que les oiseaux, légers, étour-
dis, crédules, ressemblent souvent aux Athéniens»
personne n'en disconviendra. Pisétaïrôs, de. son côté,
a quelques traits des politiciens du temps. Enfin,
comme nous l'avons vu, le motif initial de Faction
est une criti({ue de l'état moral de la cité, de sa dis-
position aux soupçons et aux procès. Voilà la part
qu'il convient de faire à la satire. Mais celle-ci ne
pénètre pas la fiction elle-même en ce qu'elle a d'es-
sentiel, elle ne s'incorpore pas à l'action. Nulle in-
tention directrice, qui conduise la fantaisie. C'est la
fantaisie, au contraire, qui est maîtresse et qui con-
duit l'invention.
Et ces allusions éparses, elles-mêmes, ne se ra-
mènent pas à une tendance unique, à un parti pris
LES OISEAUX 211
dominant. Aristophane a des épigrammes contre
certains démagogues et contre certains travers dé-
mocratiques ; il en a contre Gorgias et Philippe et
contre leurs adeptes ; mais il en a aussi contre Taris-
tocratie, contre les laconisants, contre les tempori-
sations de Nicias(l) ; d'autre part, il encourage la
jeunesse au devoir, et même au devoir militaire (2).
Tout cela semble dénoter une liberté d'esprit remar-
quable, Kberté que n'expliquerait aucunement une
loi prohibitive, si l'on en admet l'existence. A coup
sûr, la démocratie n'avait rien fait, depuis 421, pour
désarmer la critique. Mais l'oligarchie, de son côté,
ne semble pas avoir réussi, dans cette période,
à exercer aucune influence durable ni même à
produire au grand jour un programme politique
qui piit être discuté. Les plus ardents de ses
adeptes songeaient bien plutôt alors à s'organiser
secrètement et à se tenir prêts pour les occa-
sions. Les autres, surtout les jeunes, s'amusaient
à scandaliser le peuple par des fanfaronnades d'im-
piété. Ni ces enfantillages dangereux ni cette po-
litique de conspirations ne devaient plaire à Tesprit
judicieux d'Aristophane. A mesure qu'il avançait
en âge, il était moins en contact avec les cercles
bruyants. Sa pensée comme son humeur incli-
naient à la modération. Il jugeait les hommes et les
(1) Oiseaux, 637-8, 765, 813-815.
(2) Oiseaux, 1366.
212 CHAPITRE IV
choses de plus haut, et il obéissait à des idées
plus générales. C'est ce que laisse deviner, si je ne
me trompe, la comédie des Oiseaux, et ce qui est
plus visiljle encore dans Lysistrate, jouée deux ans
plus tard.
IV
Les témoignages anciens rapportent à l'année 41 1
deux dés pièces subsistantes d'Aristophane, Lysis-
traie et les Thesmophories, mais ils ne nous font pas
savoir quelle est celle qui fut représentée la pre-
mière (1). Il est admis, toutefois, que Lysistraie
fut jouée aux Lénéennes et les Thesmophories aux
Dionysies (2). Cela résulte surtout d'un passage de
Lysisirate, où le poète accuse Pisandre de vol (3).
Il paraît impossible, en effet, d'admettre que cette
injure ait été proférée au théâtre sous le régime oli-
garchique, lorsque Pisandre était tout-puissant.
Si Lysistraie fut représentée à la fin de jan-
vier 4H, elle dut être composée dans la se-
(1) Lysistraie y Argum. p. 4, Blaydes : iôtoàyôrj ïtzX KaX-
Xio'j apyç^ovxoc TO'j fjLîii KXsoxpiTov. Thesmophories ^ schol.
190, 804, 841. Cf. Wilamowitz Moellendorff, Aristoteles und
Athen,j II, p. 343.
(2) SuEVERN, Comm, de NubibuSf p. 44. Cf. Blaydes, Lysis-
trata, Argumentum, p. 5.
(3) V. 490-492 : '(va yàp IlÊ(ffav8po<; e^^ot itXsTcxeiv io\ xat^
«p^aïç £7iî^ovx£^, 0Lz\ xiva xopxopuYTiv èx'jxwv.
214 CHAPITRE IV
conde moitié de l'année 412. C'est donc dans les
événements de cette année-là, ou dans ceux qui ont
précédé de peu, qu'il faut chercher Texplication pro-
chaine des intentions et des dispositions du poète.
Lorsque la nouvelle du désastre de Tarmée de Si-
cile parvint à Athènes, vers la fin de septembre
413 (1), elle y produisit une explosion de colère,
suivie d'une stupeur profonde (2). Toutefois, Tâme
énergique d'Athènes réagit presque aussitôt. Il ne
semble pas que personne ait alors proposé de con-
clure la paix. D'un commun accord, on se prépara
virilement à la résistance, bien qu'on n'osât plus
guère compter sur la victoire (3). En outre, le senti-
ment du danger eut pour effet d'apaiser les dissen-
timents et d'assagir la multitude. On constitua une
magistrature exceptionnelle, celle des Probouloi^
chargés de prendre les mesures qu'exigeraient les
circonstances, et on fit choix, pour l'exercer, de dix
hommes âgés, que recommandait sans dotite leur ex-
périence (4).
Cet état des esprits paraît avoir duré pendant
(\) Thuc, VII, c. Lxxix, 3.
(2) Thuc, VÏII, c. i, 1-2.
(3) Thuc, VIII, c. i, 3 et c. xxiv, 5 : toî>; *A9if)vatou;...
(*>C où Tidtvu u^vrjpa œowv p&Sa^wç xà T,p6L^(\LaiX% e?!).
(4) Thuc, VIII, ci, 3-4. Arist., Rép. des Athcn., 29.2.
Bekker, Anecd,, l, 298. Cf. Ed. Meyer, Gesch d, Alterth.^
t. IV, p. 558.
LYSISTRATE 215
toute Tannée 412. Les anciens partis avaient, pour
ainsi dire, disparu. Si le peuple, en masse, restait
attaché à ses institutions, il avait du moins pris en
haine ses chefs ordinaires ; il se défiait des discou-
reurs, des exaltés, des faiseurs de promesses ; il sen-
tait, confusément peut-être, mais fortement, le besoin
d'une direction plus ferme et plus constante ; et,
d'instinct, il se tournait vers ceux qui lui offraient
les meilleures garanties de modération et de sagesse.
Aussi les plus avisés des politiciens radicaux étaient-
ils en train de se faire conservateurs. Pisandre, en
particulier, se préparait à devenir, quand l'occasion
s'en offrirait, un des restaurateurs de l'oligarchie (1).
Mais les modérés, qui détenaient pour le moment
l'autorité, ne songeaient pas plus que les ci-devant
démagogues à traiter avec l'ennemi, probablement
parce qu'ils en sentaient l'impossibilité (2). Les évé-
nements militaires de 412 ne modifièrent pas cette
situation. Athènes put faire face aux dangers immé-
diats. Elle vit, il est vrai, une alliance menaçante se
conclure entre ses ennemis et le roi de Perse, Da-
(1) Lysias, dise. 26, 9.
(2) Le parti oligarchique lui-même songeait d'abord à
continuer la guerre (Thdc. VIIÏ, 53, 63). Ce fut seulement
après l'accomplissement du coup d'Etat, lorsqu'on eut
renoncé à toute réconciliation avec Alcibiade et en même
temps à l'appui de la Perse, qu'on essaya de traiter. Gil-
bert, Beitràge, p. 315-316.
il fi CHAPITRR IV
rius II ; elle vit aussi de graves défections se pro-
duire parmi ses alliés et ses sujets, celles de Chios,
d*Ervthrées, de Clazomène 1 . de Milet 2^ , d'autres
encore ; mais ces défections ne furent pas simulta-
nées, et elle réussit à en réprimer ou à en prévenir
plusieurs, notamment celle de Lesbos '3;. Solide-
ment appuyée sur Samos, elle ne se laissa pas ex-
pulser de rionie et elle tint ses adversaires en res-
pect. Lorsque l'hiver arriva, ses affaires étaient, à
tout prendre, en meilleur état qu'on ne pouvait s'y
attendre. La plus grosse inquiétude venait du côté
de la Perse, qui appuyait de ses subsides les Pélo-
ponésiens et qui leur promettait le concours d'une
flotte. Or, c'était justement cela qui empêchait les
politi(|ues réfléchis de croire à la possibilité de trai-
ter. Sparte avait la partie trop belle pour consentir
à l'abandonner, sans avoir réduit son adversaire à
l'impuissance.
Comment se fait-il donc qu'Aristophane ait conçu,
justement alors, l'idée d'écrire une comédie en fa-
veur de la paix? Un poète comique pouvait, à la ri-
gueur, lutter contre l'opinion prédominante ; mais,
évidemment, à la condition de s'appuyer au moins
sur une minorité nombreuse et influente. En janvier
4H, nous ne découvrons pas, dans la masse du
(i) Thucydide, VIIT, 14.-
(2) Thucydide, Vlll, J7.
(3) Thucydide, VIII, 22-23.
LYSISTRATE 217
peuple athénien, une minorité de ce genre qui fût
disposée à proposer la paix.
Cela est vrai. Seulement une comédie, et môme
une comédie à thèse, ne saurait être assimilée ni à
un projet de loi, ni à une proposition ferme. C'est
bien plutôt, par nature, une suggestion, qui ne tend
pas nécessairement à un effet pratique immédiat. Le
poète peut s'adresser à des sentiments profonds, qui
sont réprimés et contenus pour le moment par des
considérations impérieuses, mais qui attendent l'oc-
casion de reprendre le dessus, et qui l'attendent
même impatiemment. Et s'il éprouve personnelle-
ment ces sentiments, autant ou plus que n'importe
qui, il est naturel qu'il désire les entretenir ou
les fortifier, ou qu'il essaye même de démontrer à
sa manière qu'après tout la réalisation n'en est ni
aussi éloignée, ni aussi impossible qu'on le pense
communément autour de lui. C'est là justement ce
qu'Aristophane me paraît avoir tenté de faire dans
sa Lysistrate, Qu'il l'ait fait d'ailleurs en dehors de
toute influence du parti, c'est ce qui ressort de la
conception de la pièce et de son développement, et
ce qu'il faut essayer de mettre en lumière.
■ i
■tit
■ .t
1
r.
Un premier fait à noter, c'est qu'il n'y a mis en
scène aucun parti, aucun groupe politique. Nous ne
trouvons là ni chœur aristocratique comme dans les
Cavaliers, ni représentant de la démocratie rurale,
comme Dikéopolis ou Trygée, ni ennemi décidé des
politiciens influents, comme Bdélykléon. Quels sont
les porte-parole du poète ? Ce sont des femmes ;
c'est avant tout Lysistrate, le chef du complot, ^o^
ganisatrice de l'entreprise, qui en règle le mouve-
ment avec une fermeté si adroite, et, autour d'elles,
ce sont des Athéniennes, des Béotiennes, des Lacédé-
moniennes. Elles sont rapprochées par un intérêt
commun, qui n'est celui d'aucun parti, d'aucune
cité spécialement, mais qui est, à proprement parler,
un intérêt féminin. Elles détestent la guerre, parce
que la guerre détruit la vie de famille, éloigne d'elles
leurs maris et leurs fils, empêche les jeunes filles de
se marier, inflige à toutes des alarmes, des an-
goisses, des deuils, et enfin parce qu'elle ruine leur
<Buvre propre, qui est de faire prospérer la maison,
LYSISTRATE 249
et, par la maison, la cité, et, par la cité, la Grèce en-
tière. Nous reviendrons tout à Theure sur ce senti-
ment hellénique si intéressant. Constatons seulement
ici qu'elles le ressentent en tant que femmes, par l'ef-
fet du trouble douloureux apporté dans leur vie in-
time. Quant au moyen qu'elles emploient pour faire
prévaloir leurs desseins, on sait, sans qu'il soit be-
soin d'insister, qu'il est le plus féminin qui se puisse
imaginer. Car la prise de l'Acropole n'est qu'une
fiction amusante, nécessaire pour engager l'action,
mais que le poète abandonne à peu près, au cours
de son développement. C'est dans leur volonté
qu'elles sont retranchées bien plus que dans la cita-
delle. Et cette volonté n'a vraiment rien à faire ni
avec l'oligarchie ni avec la démocratie.
Ainsi, par le choix de ses représentants, ou
mieux de ses représentantes, le poète se place tout
d'abord en dehors des partis, et il semble donner à
entendre qu'il s'attache à un intérêt plus général et
vraiment humain. Les allusions semées çà et là, de
scène en scène, sont-elles en désaccord avec cette
première indication ? Nullement. Car elles frappent
indistinctement sur tous ceux qui troublent la cité
au profit de leur ambition ou de leur cupidité.
Lorsque les vieillards s'apprêtent à ébranler la
porte de l'Acropole à coups de bélier, ils réclament
l'assistance des stratèges qui sont à Samos : « Quel
est celui des stratèges de Samos qui veut nous don-
220 CHAPITRE IV
ner un coup de main (1)? » L'allusion est fort obs-
cure. Les meilleurs commentateurs anciens, Didyme
notamment, la rapportaient à Phrynichos, mais sans
Texpliquer, ou bien, s'ils Texpliquaient, leur expli-
cation est perdue. 11 nous manque ici une chronique
détaillée, par mois et par jour. Le plus probable, je
crois, c'est qu'on avait eu vent déjà, dans Athènes,
des intrigues qui s'agitaient dans l'armée de Samos,
des négociations avec Alcibiade, des divisions entre
stratèges, et que le poète voulait faire dire à ses
vieillards : « Quel est celui des stratèges sur lequel
on peut compter pour défendre tout simplement l'in-
térêt public ? » Il serait difficile, en tout cas, de tirer
de là un semblant quelconque de profession de foi
politique (2).
La scène de discussion entre Lysistrate et le Pro-
boulos est, au point de vue des idées, la plus impor-
(i) V. 313 et scholie : T(; ÇuXXiêoiT* av toû ÇuXo'j tîwv èv
(2) Gilbert, Beitrfege^ p. 299, suppose que les stratèges
appartenaient tous au « parti de la guerre, » et que, par
conséquent, les vieillards qui viennent chercher dans
l'acropole de l'argent pour faire la guerre, devaient les
considérer comme des alliés. Le public aurait-il pu devi-
ner une telle énigme ? D'ailleurs, nous ignorons absolu-
ment si tous les stratèges étaient connus pour leurs dis-
positions particulièrement belliqueuses, et il faut recon-
naître qu'a priori cela est peu vraisemblable. Ils apparte-
naient en général au parti modéré ou môme à l'oligarchie
(Voir BusoLT, Griech, Gesch.f III, 2® partie, p. 1412).
LYSISTRATE 22 1
tante de la pièce. Lysistrate y déclare, dès le début,
que si elle s'est emparée de l'Acropole, c'est pour
mettre l'argent en sûreté, « afin, dit-elle au magis-
trat, qu'il ne soit plus pour vous une cause de
guerre ». — « Quoi, s'écrie le Proboulos interloqué,
l'argent est cause que nous guerroyons ? » —
« Oui, reprend Lysistrate, et c'est à cause de l'ar-
gent aussi que tout s'est brouillé. Car il fallait à Pi-
sandre une occasion de voler, à lui et à ceux qui ont
l'esprit tendu vers les honiieurs. Qu'ils fassent désor-
mais tout ce qu'ils voudront ; l'argent, dans tous les
cas, ils ne l'auront plus (1) ».
On sait qui était Pisandre. Démagogue ambitieux,
qui, à ce moment même, sentant tourner le vent, de-
venait, comme nous l'avons dit, un des fauteurs de
la révolution oligarchique (2). Est-ce le démocrate,
est-ce l'oligarque que le poète attaque ici ? Il semble
bien qu'au moment où la pièce fut représentée, l'as-
semblée où Pisandre, délégué par les oligarques de
Samos, vint prêcher au peuple un changement de
constitution, avait eu lieu déjà (3) . Mais Pisandre ne se
(0 Lysistrate, 488-492.
(2) Lysias, dise. 25, 9.
(3) Thucydide, VIII, 53. L'historien ne donne pas de date
précise, 11 paraît même résulter de son récit qu'il y eut
plusieurs délibérations dans rassemblée. Mais Busolt
{Griech.Geschichte, III, 2« partie, p. 1468, n. 2 et 1471, n. 1)
a démontré, d'une manière probante, que ces délibérations
eurent lieu dans le courant de janvier.
m CHAPITRE lY
donnait pas pour un oligarque. En public, i] affectait
sans doute de rester attache à la démocratie radi-
cale, et il ne proposait son plan de réformes que
comme une concession passagère à une nécessité im-
périeuse. Aristophane pouvait donc, à la rigueur,
s'obstiner à ne voir encore en lui que le déma-
gogue (1). Seulement il est associé, qu'on le remarque
bien, à un groupe d'ambitieux, « qui ont l'esprit
tendu vers les honneurs » (ot xaT; àpyri'.; cTri^^ovre;}. De
qui s'agit-il ? Un autre passage est de nature à nous
éclairer sur ce point. Plus loin (v. 574 et suivants},
Lysistrate expose sa politique. Les hommes, pour
bien faire, n'ont qu'à traiter la politique comme les
femmes traitent la laine qu'elles veulent filer. « Tout
d'abord, comme on lave la laine brute pour éliminer
le suint, il faudrait chasser de la cité les coquins, vi-
vement et à coups de verges, et se débarrasser des
graines épineuses ; puis, carder énergiquement ces
gens qui s'attachent les uns aux autres, qui se
pressent et font masse autour des honneurs, et tirer,
une à une, les têtes qui forment touffes... » Ces mé-
taphores, que notre langue traduit mal, sont cepen-
dent claires, lorsqu'on y regarde de près, et elles
Tétaient surtout pour les Athéniens. Ce que vise le
poète, ce sont les associations politiques, constituées
en vue d'agir sur les élections et sur les jugements,
(1) BusoLT, Griech, Gesek., III, 2« partie, p. i46i, note i.
LYSISTRATE 223
celles que Thucydide a caractérisées en termes plus
explicites (1), et qu'on appelle communément les
hétairies. Or, ces hétairies étaient presque toutes des
groupes oligarchiques. C'est à elles que s'adressa
surtout Pisandre pour opérer la révolution qu'il avait
préparée. Il est donc bien vraisemblable que, dans
le premier des deux passages cités, ceux que visait le
poète, en parlant des ambitieux « qui ont l'esprit tendu
vers les honneurs », c'étaient ces politiciei^s de l'oli-
garchie. En tout cas, c'est bien d'eux qu'il est ques-
tion dans le second passage. Et, par conséquent,
comme on le voit, c'est à tous les ambitieux, sans
distinction de parti, qu'il s'attaque par la bouche de
Lysistratè. S'il eût été partisan et complice de la ré-
volution qui se préparait alors, un tel langage ne se
comprendrait pas.
Le rôle même attribué au Proboulos montre bien
à quel point Aristophane, en ce temps, était peu
sous l'influence du parti oligarchique. On a vu. plus
haut dans quelles circonstances et avec quelle in-
tention les Probouloi avaient été institués. Ce n'était
rien moins qu'une magistrature démocratique. Et,
en fait, lorsque la révolution oligarchique s'accom-
plit, Aristote nous apprend qu'on y associa les dix
Probouloi en charge, par l'adjonction de vingt nou-
(1) Thucyd., VIII, 54 : xà; J^vwjjiodia;, at7Ç£p èxu^^*^®^
22 i CHAPITRE IV
veaux olus qui complotèrent le collège (1;. Les an-
ciens étaient donc, même avant la révolution, les
hommes de confiance de ceux (jui la firent. Si Aris-
tophane eut été de cœur et d'esprit avec eux, il de-
vait ménager la considération de ces modérateurs,
(jui représentaient la sagesse. Est-ce ainsi que nous
le voyons agir? Son Proboulos est une sorte de
fantoche pompeux et risible, dont on se moque
efîrontément, que Ton berne, et que Lysistrate
alTuble même de sa cape, avant de lui démontrer
qu'il n'entend rien aux affaires publiques. Gamine-
ries de poète en joyeuse humeur, si Ton veut, mais,
bien propres pourtant à nous montrer que ce poète
n'était pas un dévot de la religion oligarchique.
L'argument décisif des révolutionnaires de 411
fut, comme on le sait, que le régime de la démo-
cratie radicale écartait d'Athènes toute possibilité
de secours étranger, qu'il effrayait le grand roi et
décourageait la bonne volonté d'Alcibiade. C'est le
fond même du discours (jue Thucydide prête à Pi-
sandre (2^ . Cet argument, peut-être un poète comique
eut-il hésité encore à le mettre ouvertement sur la
scène, en janvier 411, quand même il aurait soutenu
les vues du parti. Mais, à coup sur, il n'était pas im-
possible de l'insinuer, de lui faire un sort en quelque
(1) Aristote, llèp, des Athén., c. xxix, 2.
(2) Thucyd , VIII, 58.
LYSISTRATE 225
scène ingénieuse, à condition de prendre les précau-
tions convenables. Rien de tel dans la pièce d'Aris-
tophane ; pas môme la plus légère suggestion en ce
sens.
Tout concourt donc à caractériser sa tendance
politique comme absolument indépendante. -Et, si
elle vise quelque réforme intérieure, c'est unique-
ment l'apaisement des haines, la renonciation aux
partis pris, l'action commune des citoyens dans une
bonne volonté mutuelle. Lorsque Lysistrate a dit
comment elle entend carder la laine, elle ajoute :
« Et alors, il faudra faire tomber dans la corbeille
la bienveillance commune, et y mélanger les mé-
tèques, les étrangers môme, s'ils nous sont amis,
tous, jusqu'à ceux qui doivent au Trésor public, car,
ceux-là aussi, il faudra les môler aux autres ; et en-
core, par Zeus, les villes qui tirent leur origine de
cette terre, il faudra s'arranger pour les reconnaître,
car ce sont des flocons épars, tombés çà et là ; ra-
massons tout cela, apportons ici tout cela et met-
tons tout ensemble : nous en ferons alors une grosse
masse, avec laquelle nous tisserons un manteau
pour le Peuple (1) ». Voilà, au fond, toute la politique
d'Aristophane dans Lysistrate. Elle laisse deviner
un homme de paix et de concorde, fatigué des ani-
mosités réciproques, nullement désireux de révolu-
{\) Lysistrate, v. 579 086
i5
iiii ClIAPITUK IV
tion, mais plutôt ô\)ns de trancjuillito, et très sincè-
rement dévoué à la grandeur de son pays.
La ([uestion des réformes, en iH, était du reste
subordonnée à celle de la guerre ou de la paix.
Celle-ci dominait tout. Comment est-elle conçue et
traitée dans Lrjsistrnte ? Toute la pièce est animée
et pénétrée d'un esprit de fraternité helléniciue, qu'il
est nécessaire de caractériser.
Sans remonter aux origines historiques de ce sen-
timent, il suffit de rappeler que, dans le cours du
V'' siècle, il s'était montré fort, malgré des dissi-
dences sourdes ou violentes, au temps des guerres
médiques et dans les vingt ou trente années qui sui-
virent. La confédération maritime de Délos, dans sa
première période d'existence tout au moins, consti-
tua vraiment une coalition nationale d'un grand
nombre de cités greccjues contre le barbare. Les ri-
valités qui surgirent ensuite refoulèrent ce sentiment,
sans l'étouffer complètement. Privé d'influence dans
le domaine de la politique, il se maintint dans celui
de la littérature et des arts, parce que la poésie,
l'éloquence, la philosophie, la haute culture en gé-
néral se rattachaient par leur histoire à diverses par-
ties de la Grèce et s'adressaient à tous les Grecs.
Pendant la guerre du Péloponèse même, nous
voyons Athènes visitée par des penseurs, des ar-
tistes, des novateurs en tout genre, qui devaient
naturellement faire sentir, dans les cercles qu'ils
LYSISTRATE 227
fréquentaient, la communauté profonde de l'idéal
intellectuel et moral des Grecs et, par conséquent,
l'avantage qu'ils auraient à vivre en bon accord.
Ajoutons qu'en développant la douceur, l'humanité,
ils contribuaient aussi à faire détester une guerre qui
semait partout la ruine et la désolation. Aristo-
phane, poète admiré et ami décidé de la paix, ne
pouvait rester étranger à ces influences. Nous avons
vu, plus haut, qu'en 421 déjà, dans sa comédie de
la Paix, un sentiment hellénique incontestable se
mêlait au sentiment dominant de sa pièce, qui était
la joie de voir le paysan athénien rendu à ses tra-
vaux et rentrant ainsi dans son naturel. Mais si nous
comparons, à cet égard, Lysislrate à la Paix, nous
apercevons immédiatement combien, entre 421 et
411, ce même sentiment hellénique s'était déve-
loppé dans l'àme du poète.
Dos le début, nous voyons que l'unité nationale
est réalisée entre les femmes. La conjuration ne s'est
pas recrutée dans Athènes seulement. Elle comprend
des Béotiennes, des Péloponésiennes, puis la ro-
buste lacédémonienne Lampito, qui n'est pas la
moins décidée. Leur but déclaré, c'est de « sauver
la Grèce tout entière », oXr^; xr-; 'EXXàoo; ^ acox^ipta (1).
Cette formule revient à plusieurs reprises, car elle
exprime vraiment le fond de leur pensée ; il s'agit
(1) V. 29-30, 41 : xoiv^ (iu.jo(ji£v tr.v 'EXXàoa. Cf. 525.
228 r.llAPITHK IV
d'arracher les liommes ix une folie meurtrière, qui
finirait par détruire le nom hellénique [l]. Le chœur
des femmes, il est vrai, est formé d'Athéniennes ; et
ces Athéniennes s'adressent à la divinité de la cité (2),
et elles proclament leur patriotisme ^3). Leur plus
vif désir est de servir par de bons conseils leur ville
natale, à qui elles doivent tant, et aux fêtes de laquelle
elles ont été mêlées dès leur enfance Ti;. Mais Tinté-
rét d'Athènes, pour elles, n'est pas séparable de l'in-
térêt commun des Grecs. C'est dans la paix, dans la
concorde, non dans la guerre, qu'il doit trouver sa-
tisfaction.
Tels sont les principes : reste à les appliquer. Or,
en prati(|ue, le désir de la paix se traduit par des
arrangements diplomatiques, c'est-à-dire par des
concessions. Quelles sont les concessions qu'Aris-
tophane conseille aux cités rivales pour acheter la
paix ?
Il faut reconnaître ([ue, sur ce point, le poète est
loin d'étro précis. La scène qui forme le dénoue-
ment de l'action représente une sorte de congrès
idéal, où les sentiments ont plus de part que les né-
gociations proprement dites. Lysistrate, choisie pour
(1) V. 342, Tzo\i\j.o'j y.a'. jjiaviwv p'JTajiiva; 'EXXàoa xai
Tzolkiç. Cf. 523-526.
(2) V. 341 et suiv.
(3) V. 347, Evi 8s ^tXoTtoX'.^ àpeTYj opovifjLo;.
(4) V. 637-C48.
LYSISTRATE 229
arbitre, fait approcher les députés de Sparte et ceux
d'Athènes ; c'est Diallagé, la Réconciliation, person-
nifiée sous "les traits d'une femme, qui les prend par
la main. Elle y met une douceur féminine, que le
poète signale comme une grande nouveauté (1). Et
Lysistrate elle-même a, pour les amener à ses fins,
des paroles douces et touchantes : « Puisque je
vous tiens ici, je veux vous faire aux uns et aux
autres de justes reproches. Vous qui arrosez les
autels d'une libation commune, comme des frères
que vous êtes, à Olympie, aux Thermopyles, à
Pytho (et combien d'autres lieux sacrés pourr^is-
je énumérer, si je ne voulais abréger 1} ; vous, au-
jourd'hui, en présence des barbares, nos vrais enne-
mis, vous, avec vos armées, vous tuez des Grecs,
vous détruisez des cités grecques (2). » Communauté
de race et communauté d'intérêt, religion nationale,
union contre le barbare, autant de thèmes dont
l'éloquence allait s'emparer et ([u'on devait retrou-
ver, trois ans plus tard, dans le célèbre discours
prononcé par Gorgias à Olympie, probablement en
408 (3). Rapprochement instructif, car il permet de
soup^'onner dans quel milieu ils se sont formés.
Lysistrate rappelle, en outre, les services que Sparte
(1) V. 1116, fiT, x«^£^^ "^f» X^^P^ H-^*^' aj6aoiy.fi, [irfi^
u>77r£p -Ji^jLwv ovope; à[iaôâ); tout' eSpOiv.
(2) V. 1128-1135.
(3) Ed. Meyer, Gesch, des Altert,, t. V, p. 333.
230 CHAPITRE IV
et Athènes se sont rendus mutuellement. Sparte a
chasse» les Pisistratides ; Athènes a pnHc* secours à
Sparte, mise en danger par la révolte des Messé-
niens. Ces souvenirs, ces pensées doivent préparer
les esprits, les incliner à la conciliation.
Vient alors l'arrangement proprement dit, qui est
traité en plaisanterie. Athènes renoncera à Pylos ;
cela seul semble sérieux 1 > Quant aux concessions
demandées à Sparte, elles se rapportent au golfe
Maliaciuc, à Echinonte, à Mégare, mais elles sont
travesties en équivoques obscènes et bouffonnes,
sous les(|uclles il est diflicile de dire s'il y a quelque
chose à retenir. C'est qu'évidemment le poète co-
mique ne se croit pas (jualiiié pour déterminer les
conditions de la paix. Il lui suffit de quelques noms,
à titre d'exemples ou de suggestions : il eût été
ridicule de sa part d'aller plus loin et de vouloir se
substituer aux négociateurs futurs, lorsque, ni d'un
côté ni do l'autre, on n'avait encore fait de propo-
sitions.
Ce (jui lui importe, ce qu'il considère comme sa
tache, c'est la préparation morale de la paix, c'est
l'appel aux sentiments qui la rendront possible. Cet
appel, nous venons de voir qu'il ne le fait au nom
(1) Auparavant, les vers 698-705 peuvent passer pour un
conseil de renoncer aux décrets prohibitifs contre les im-
portations des peuples voisins. Mais le conseil est tourné
en bouffonnerie.
LYSISTRATE 231
d'aucun parti. Il l'a conçu sous l'influence d'un sen-
timent plus hellénique qu'Athénien, et peut-être plus
humain encore que purement hellénique. Il semble,
à ce moment de sa vie, avoir eu douloureusement
conscience du tort que la Grèce se faisait à elle-même
en se déchirant de ses propres mains, et on croit de-
viner aussi qu'à sa répugnance ancienne et instinc-
tive pour la guerre se mêlait alors un sentiment plus
profond et plus noble, excité par ce qu'il considérait
comme un crime de lèse-humanité.
Mais, ici, un doute surgit naturellement sur la
valeur pratique, et même sur la moralité, de son
dessein, doute qu'il est impossible d'éluder. Etait-ce
bien à Athènes que ses suggestions devaient s'adres-
ser ? Et le moment était-il opportun pour incliner les
esprits à la paix, lorsqu'un effort désespéré parais-
sait commandé par la situation ?
Les questions de ce genre sont bien délicates à
résoudre, lorsqu'on ne dispose que d'une informa-
tion nécessairement insuffisante. Autant que nous
pouvons en juger, ce n'était pas Athènes qui était
alors la plus ardente à continuer la guerre. La con-
fiance ne lui revint réellement qu'un peu plus tard,
après les succès d'Alcibiade. En 411, elle aurait pro-
bablement accepté de traiter, si ses ennemis lui
eussent offert des conditions compatibles avec son
honneur. Mais ceux-ci, sentant leur supériorité, et
d'ailleurs appuyés par la Perse, voulaient l'accabler,
CHAPITRE IV
en détruisant son empire maritime. C'était là une
exigence à laquelle Athènes ne pouvait consentir,
tant (ju'il lui restait quelque espoir de reprendre le
dessus. Aristophane sans doute n^aurait pas été d'un
autre avis ; car Lysistrate, dans sa pièce, paraît bien
vouloir maintenir la confédération maritime. N'est-ce
pas le sens du passage, cité plus haut, où elle com-
parait les villes « issues d'Athènes » (tx; ve itôXst;,
ôTTôîai tt]; 77;^ TT^io* Etat'/ aitoixoi) à des flocons de laine
dispersés, qu'il s'agissait de ramasser et de réunir,
pour en tisser un manteau au Peuple ? Mais ces
villes, précisément, cherchaient alors à se détacher
de la confédération : Chios, Milet, Lesbos avaient
fait défection en 412. Le poète ne paraît pas s'être
rendu compte de la gravité de ces faits. C'est par la
douceur qu'il conseillait de les ramener et de les
grouper. Il pouvait avoir raison de penser que l'ar-
rogance et la dureté du peuple athénien avaient
contribué à leur rendre sa domination odieuse. Seu-
lement, le mal était fait, et c'était à coup sûr une
grande illusion de croire qu'on pouvait le réparer,
en pleine guerre, par une politique plus douce. En
réalité, nous ne saurions guère décider aujourd'hui
si la constitution d'une confédération d'Etats, égaux
en droits, sous l'hégémonie nominale d'Athènes, fut
jamais réalisable. Mais ce que nous pouvons affir-
mer, c'est qu'une fois séparées de la métropole, les
cités en question ne se seraient jamais rattachées
LYSISTRATE 233
volontairement à elle. L*instinct d'autonomie était
bien trop fort dans ces petites républiques, quelle
qu'en fût d'ailleurs la forme, démocratie ou oligar-
chie (1).
Voilà, si je ne me trompe, ce qu'Aristophane ne
comprit pas assez. L'inspiration de Lysistrate est
généreuse et haute, mais elle est d'un poète quelque
peu chimérique, qui, sans en avoir conscience, fa-
çonnait la dure réalité au gré de ses désirs et de ses
rêves.
(1) C'est aussi Topinion de Bosolt, Griesh. Gesch,, III,
2e partie, p. 1414 : il note très justement qu'après la
guerre de Sicile, les alliés ne songeaient qu*à recouvrer
leur liberté, en s'afFranchissant de la domination athé-
nienne, et qu'une politique de douceur aurait été alors
considérée comme un signe de faiblesse.
VI
En la mi^me année 4H, aux Dionysies urbaines,
par conséquent vers la (in de mars, fut jouée,
comme nous Tavons dit plus haut, une autre pièce
d'Aristo|)hane, les Thesmophories, C'était le mo-
ment où Athènes, à la veille de la révolution oli-
garchique qui allait s'accomplir en mai, était sous le
coup de la terreur que nous a décrite Thucydide (1).
Trouve-t-on dans la comédie en question Tindice
d'une sympathie du poète pour le parti qui prépa-
rait cette révolution ?
Dirigée principalement contre Euripide, et acces-
soirement contre Agathon, elle est étrangère à la
politique. On - ne peut même pas dire qu'elle y
touche par le côté moral. Car Aristophane n'y cen-
sure pas Euripide comme e\er(;ant une influence
fâcheuse sur la société contemporaine. Il le repré-
sente simplement comme détesté des femmes, à
cause du mal qu'il a dit d'elles. D'ailleurs, ce qu'a dit
(\) Thucydide, VIH, 66.
LES THESMOPHORIES 235
Euripide, il ne le traite pas de calomnie, tant s'en
faut : il semble bien plutôt le prendre à son compte.
De telle sorte qu'en définitive, toute la moquerie
contre Euripide se réduit à lui faire jouer un rôle
ridicule et à nous amuser des efforts qu'il fait pour
arracher à la vengeance féminine son beau-père,
Mnésiloque, qui s'est dévoué pour lui. Quant à la
satire elle-même, qui semble au début ôtre tournée
contre lui, elle l'est en réalité contre les femmes.
Satire de peu de portée d'ailleurs, qui s'en tient à
des griefs convenus, sans viser à une réforme quel-
conque.
Nous pourrions donc passer ici complètement cette
pièce sous silence, si l'on n'y rencontrait quelques
allusions dont il est à propos de parler très briève-
ment, ne fut-ce que pour redresser certaines inter-
prétations qui en ont été données.
La réunion tenue par les femmes est représentée
par le poète comme une assemblée du peuple. Elle
commence donc, ainsi que commençaient les assem-
blées, par une prière solennelle, que prononce le
héraut. Cette prière, nous dit le scoliaste, contient
certaines formules empruntées aux malédictions
contre les Pisistratides et aux décrets autrefois rendus
contre Ilippias (1). Il paraît bien difficile de croire,
là-dessus, que le public athénien fut assez au cou-
(I) ScHOL. Thesmoph.y 339.
-2:«;
CilAPlTHK IV
rant do sa propre histoire pour saisir au passage la
parodie de choses aussi anciennes. Nous devons
plutôt achnettre (|ue ces formules étaient encore usi-
tées, du temps d'Aristophane, dans certaines cir-
constances du moins, et (jue sa parodie se rapporte
à des usages contemporains. Mais on est surpris
d'y trouNorune mahuliction contre quiconque vou-
drait traiter avec le Mède 1 > On sait, en effet, qu'au
printemps de ill, la politi(jue athénienne visait à
détacher les Satrapes d'Asie-Mineure, et par consé-
quent le roi de I^erse, de Talliance péloponésienne,
pour obtenir d'eux des subsides, c'est-à-dire en
somme à s'allier avec eux. L'argument dont se servit
Pisandre pour préparer le peuple à la révolution
oligarchi(jue fut précisément la nécessité où l'on se
trouvait de recourir à la Perse et la défiance que le
gouvernement démocratique inspirait à la grande
monarchie d'Asie (i). Cet argument fit impression et
décida les premières réformes (3). Il résulte de là
([u'au moment où fut jouée la pièce d'Aristophane,
on ne songeait guère à Athènes à maudire ceux qui
« voulaient traiter avec les Mèdes » . Quelle fut donc
la pensée du poète ?
M. de Wilamowitz, dans une très intéressante
(1) V. 335 (£*''ci;)... *r] T.iy.r^p'j'Atjgzan EupiTTior, Mr-Ôoïc x* e7t(
(2) Thugyd., Vdl, 53.
(3) Thugyd., VIII, oi.
LES THESMOPHORIES 237
étude sur la date des Thesmopkories (l), di émis
Topinion qu'en effet la majorité des citoyens, ceux
qui faisaient la politique du jour, inclinaient vers la
Perse, mais qu'il y avait encore des indécis, gens
d'opinion moyenne, patriotes sincères et naïfs, qui
restaient fidèles aux sentiments d'autrefois ; et c'est
dans ce groupe qu'il range Aristophane (2).
L'explication serait bonne, si elle était nécessaire.
Mais elle a le tort de prendre au sérieux ce qui est
manifestement une plaisanterie. Le héraut maudit
« quiconque traitera avec les Mèdes pow nuire au
peuple des femmes » . Cette addition marque le ton
de la phrase. Au moment où l'on songeait précisé-
ment à traiter avec le Mède, il a paru drôle au poète
de ressusciter, sous forme bouffonne, une formule,
peut-être abandonnée depuis peu, mais non oubliée
encore, et qui contrastait d'une manière amusante
avec les sentiments du jour. S'il eut voulu la faire
regretter, il s'y serait, à coup sûr, pris autrement.
Renonçons donc à chercher dans cette phrase un in-
dice (|uelconque de ses sentiments politiques.
Plus loin, une seconde allusion, qu'on a prise éga-
lement au sérieux, me paraît de même nature. Dans
la parabase, les femmes, parla bouche du coryphée,
soutiennent qu'elles sont bien supérieures aux
(1) Wilamowitz-Mœllendorff, AWsïoie/csMnd Athen, t. II,
p. 343, Die Zeit der Thesmophonazusen,
(2) Même ouvrage, p. 3oi.
^38 CHAPITRE IV
hommes. — « Kn \oulez-vous la preuve? » disent-
elles ; « comparez (juelques-uns de nos noms à
(|uel(|ues-uns des vôtres. » — Suit une série de rap-
prochements saugrenus, fondés sur des jeux de
mots, (jui atteignent le stratège Charminos, le dé-
magogue Cléophon, d'autres encore. Puis, cette ques-
tion : « Ouant à Euhoulé, (juel est, parmi les sénateurs
de l'année passée, celui qui se croit supérieur à elle,
en transmettant sa chargea un autre (1)? » Le même
savant a vu dans ces paroles une allusion au sénat
<le l'année il.*5-iI2, qui, en fait, s'était laissé dé-
pouiller de son autorité au profit des « Probouloi »,
dont il a été (|uestion plus haut (2;. Dans ce cas,
Aristophane adresserait un bUlme rétrospectif à la
naïveté ou à la mollesse des démocrates. Mais le
texte se préte-t-il à cette interprétation ingénieuse?
11 y est (juestion d'une transmission de pouvoir
(Tiapaooj;), nullement d'un abandon, et cette trans-
mission s'est faite, non d'un corps constitué à un
autre, mais bien d'un individu à un autre individu
(rapaooj; hÉptjj). L'allusion so rapporte douc tout sim-
plement à la transmission de pouvoir annuelle, par
laquelle chaque sénateur sortant cédait la place à son
successeur. A ce moment, ceux qui s'en allaient,
ayant accompli leur charge en entier, pouvaient se
(1) ThesmophorieSfy, 808.
(2) Wilamowitz-Mœllendorff, Aristot. und Athen, t. II,
p. 344.
juger eux-mômes ou ôtre jugi^s : niéritaient-ils d'être
comparés à Ëuboulé, c'est-à-dire d'ôtre qualifiés
d'EuSojloi? C'est la question que pose ironiquement
le coryphée. Et s'il prend comme exemple le dernier
sénat sorti de charge, la seule raison qu'il en ait,
c'est vraisemblablement de donner à sa plaisanterie
plus d'à-propos en l'appliquant à un fait tout récent.
11 n'y a rien, là non plus, qui dénote chez lui une
tendance plutôt qu'une autre.
Ces allusions écartées, il ne reste rien, dans les
Thesmophories, qui ait un caractère politique. On
en peut conclure, tout au moins, qu'Aristophane n'a
pas voulu prendre parti dans les graves et doulou-
reuses questions qui agitaient alors Athènes. Etcela
semble impliquer que les tentatives révolutionnaires
de l'oligarchie ne lui agréaient guère plus que
n'avait fait autrefois la politique de la démocratie
radicale (1),
Cl) HusOLT (Griecb. Geirh , III, 2" partie, p. HT6, noie 2)
écrit que ■ la lourde atinosphèrp qui pri^cède l'orage se
reflète (spieget sich wieder) dans les ThesmophorUs ».
J'avoue que je ne comprends pas à qaoi ce jugement
peut bien faire allusion.
VI r
Entre >îll et 405, entre les Thesmophories et les
Grenouilles, les sentiments politiques d'Aristophane
se modifièrent-ils? Le seul document qui nous per-
mette aujourd'hui d'en juger, c'est la comédie
môme des Grenouilles, jouée aux Lénéennes de
Tarchontat de Callias, c'est-à-dire vers la fin de jan-
vier 405 (1). Mais, pour l'interpréter exactement, il
faut rappeler en quelques mots les événements des
années précédentes.
Si Aristophane ne semble pas s'être associé aux
passions oligarchiques de 4 H, il est assez probable,
en revanche, qu'il dut être pleinement satisfait du
gouvernement des Cinq-Mille, qui succéda, dans
l'automne de cette année, à celui des Quatre-cents.
On sait quel éloge en a fait Thucydide, qui pourtant
n'a guère coutume de mêler à son austère et sobre
récit ni l'approbation ni le blâme. « Dans les pre-
miers temps, dit-il, ce gouvernement me paraît avoir
(1) Argument I, fin.
LES GRENOUILLES 241
été le meilleur qu'Athènes ait connu de mon vivant.
Car c'était un mélange heureux d'oligarchie et de
démocratie (1). » Le principe de cette constitution si
admirée était de réserver la plénitude des droits ci-
viques à ceux qui pouvaient s'équiper eux-mêmes
(ôTTocTot xal ottXx TuaoÉ^^ovxai) et de u'attachor de salaire
à l'exercice d'aucune magistrature (2). En somme, le
pouvoir appartenait ^insi, à peu près exclusivement,
aux propriétaires du sol, non pas aux plus riches,
mais à cette démocratie rurale, de tendance conser-
vatrice et modérée, dont Aristophane n'avait cessé,
depuis ses débuts, de traduire les sentiments, et
quelquefois les illusions ou les préjugés un peu
naïfs.
Ce gouvernement dura peu. Dès l'année 410, et
probablement à la suite de la destruction de la flotte
péloponnésienne à Cyzique par Alcibiade, le peuple,
rassuré, rétablissait la démocratie en son ancienne
forme (3). L'influence passait de nouveau au parti
radical, dont l'orateur le plus marquant était alors
le fabricant de lyres Cléophon. Véritable successeur
de Cléon, et fort semblable à lui par la violence, il
(1) Thucyd., VIII, 97.
(2; Môme passage.
(3) Ed. Meyer, Gesch. des AlterthumSf t. IV, § 712-713;
BusoLT, Griech, Gesch. ^ III, 2® partie, p. 1538. Décret de Dé-
mophantos, dans Andocide, Mystères, 96. Sur la date, voir
BusoLT, ouv. cité, III, 2* partie, p. lo41, note 1.
16
m TBAPITItC |T
allait r-pren<lr»:'. apn*s tlouze ans, le noème ruie que
celui-*:! ô\ dit jou»'- autrefois, et il <le\ait le continuer
jus^ju'ii la ruine ir.Vthfnes. en îili I . On vît alors
renaître le.s pa^^ions «(ui a\ aient paru éteintes. Ceux
qui avaient appartenu, de pn-s ou de loin, à l'oligar-
chie d».'> Ouâ^t^*^-^'*^^- ceux qui l'avaient servie, ou
qui pa-sjient f>our ra\oir favorisée, furent accusés
par il^a dénonciateurs zélés. Condamnés a de lourdes
amendes. l>eaucoup d'entre eux se virent ruinés ou
furent pri\és de leurs ilroits civiques 2 . Ainsi se
reconstituait prwisément le n-gime qu'Aristophane
a\ait si hardiment censuré autrefois et qu'il conti-
nuait a tenir pour odieux.
Au dehors, tout marchait peu à peu vers la catas-
trophe hnale. Les succès sur mer, quelquefois
brillants et inespérés, étaient sans lendemain, parce
qu'on n'avait plus ni la fermeté de volonté ni les
ressources nécessaires pour les soutenir. Alcibiade,
rentré dans sa patrie en triomphateur, en 408, après
avoir remis i'ilellespont sous la domination athé-
nienne, a\ait vu ses forces se dissoudre par la poli-
tique hahile de L\ sandre, que soutenait Cyrus ; et
la délaite de son lieutenant Antiochos à Notion, de-
vant Ephèse, au printemps de 407, avait à la fois
(\) Même ouvrage, t. IV, § 713.
(2) L'n des documents les plus instructifs à cet égard
est le Discours pour PolystratoSy dans la collection des plai-
doyers attribués à Lysias.
LES GRENOUILLES 243
ruiné sa popularité et détruit les espérances d'Athènes.
A la suite de cette défaite, on avait vu la flotte athé-
nienne, pendant Tannée 407, réduite à se diviser
en de légères escadres pour une guerre de courses
et de pillages, qui assurait du moins la solde et l'en-
tretien des équipages. En 406, il est vrai, Athènes
fit un grand et heureux effort pour secourir Conon,
assiégé dans Méthymne ; et la flotte qu'elle organisa
en cette circonstance remporta une brillante vic-
toire, en septembre de cette même année, près des
îles Arginuses, entre Lesbos et la côte d'Asie. Mais
cette victoire môme ne fit que retarder la catastrophe.
Quelques mois après, Lysandre, chargé de réparer
la défaite de Callicratidas, avait reconstitué la flotte
péloponèsienne, tandis que les stratèges athéniens,
peu sûrs de leurs équipages et sans doute effrayés
de leur propre responsabilité, n'osaient prendre au-
cune initiative. Cependant la démocratie athénienne,
sous l'influence de Cléophon, se montrait plus intrai-
table que jamais. Elle avait rejeté les propositions de
paix que Sparte lui avait fait offrir après la bataille
des Arginuses ; et, non contente de sacrifier les gé-
néraux vainqueurs à une superstition fanatique, que
certains politiciens attisaient lâchement, elle se ren-
dait odieuse par les mesures inhumaines qu'elle dé-
crétait à l'égard des prisonniers ennemis (1).
(1) Ed. Meyer, Gesch. des AlterthumSf t. IV, § 733.
2ii i:H.VI»ITRK IV
(r<»st il ce fnom.Mit. dans Tautomnede ilMî, qu'Aris-
tophane (lut composer ses Grenouilles,
l.cîs tniis coneurrents (|ui prirent part, en jan-
vier 105. au concours coini([ue des Lénéennes,
étaient : Aristophane, qui obtint le premier rang;
Phr\ nichos, (jui fut classé le second avec une pièce
intitulée les Muses ; Platon enfin, (jui n'eut que le
troisième rang, avec son Kléo/t/ion.LG titre de cette
dernière comédiç, dont nous nesavonsd'ailleursque
fort peu de chose, est digne de remarque. Il prouve
qu'un poète pouvait alors, comme autrefois, malgré
l'exaspération des es|)rits, s'attacjuer directement au
véritable chef du gouvernement, à l'inspirateur de la
politi(|ue du jour ; et les rares fragments du Kléo^
piton attestent sûrement combien l'invention en était
injurieuse, (^est un fait dont il importe de tenir
compte pour apprécier la modération relative d'Aris-
tophane.
Certes, il v a, dans les Grenouilles, de vives at-
tacjues personnelles contre les démagogues, et la
pièce a même, dans son ensemble, une portée sati-
ricjue (|u'il ne faut pas méconnaître. Mais ces at-
tacjucs personnelles sont dispersées, ce sont des
traits lancés en passant, et la satire générale vise
rétat moral de la cité tout entière, mais non ses
chefs ou ses conseillers.
Notons tout d'abord l'attitude du poète à l'égard
de Cléophon. Vingt ans auparavant, à n'en pas
LES GRENOUILLE? 245
douter, c'est contre lui que la pièce aurait été di-
rigée, contre lui personnellement ou contre sa poli-
tique. Dans les Grenouilles, il n'est nommé qu'en
passant. Le chœur, au début de la parabase (v. 674-
685), se moque de son bavardage, de son origine
étrangère, attestée par son langage, et il lui prédit
une condamnation prochaine, qu'il souhaite mani-
festement de toute son âme. A la fin, Eschyle est
chargé de débarrasser de lui la cité (v. 1500 et suiv.).
Voilà tout. D'autres démagogues, Archédémos, Ar-
chinos, Agyrrhio sont visés incidemment par des
allusions satiriques de nature analogue (v. 367-8,
416, 588). Ailleurs. Cléon, mort depuis seize ans, et
Hyperbolos, mort depuis cinq ans, sont représentés
plaisamment, aux Enfers, comme les protecteurs du
petit peuple (v. 569-570). Tout cela est, en somme,
assez inoffensif. D'autre part, Aristophane lance des
traits mordants à Théramène, dont la tendance poli-
tique devait pourtant se rapprocher fort delà sienne,
mais qui avait lâchement rejeté sur ses chefs la respon-
sabilité qui lui incombait dans l'affaire dos Arginuses
(v. 540 et 967-970). Ces passages et quelques autres
du même genre, plus obscurs pour nous, sont l'in-
dice de sentiments particuliers qui méritent d'être
notés. Mais leur peu d'importance relative suggère
la pensée qu'Aristophane, alors, était moins disposé
qu'autrefois à considérer tel ou tel politicien comme
l'auteur principal des malheurs publics, quelque
2ÎG CHAPITRE IV
jugem(»nt (|u'il porttU d'ailleurs sur lui. Derrière
Faction in(li\iduelle, il entrevoyait des causes plus
générales et plus profondes, (jue sa pièce tendait à
mettre en lumière.
Ce n'est même plus aux institutions, ou à leur dé-
formation, qu'il s'en prend, comme il l'avait fait au-
trefois dans les Cavaliers ou dans les Guêpes. Tout
au plus pourrait-on noter un mot piquant sur la
« diobélie », mot(iui est plutôt une plaisanterie amu-
sante qu'une critique i v. 141; (l). Simple détail,
sans importance. L'intention fondamentale est de
tout autre nature.
Elle apparaît surtout dans la comparaison entre
Eschyle et Euripide, qui forme le sujet de la pièce.
On sait que cette comparaison, tout au désavantage
d'Euripide, est à la fois littéraire et morale. Mais la
partie morale semble bien l'emporter pour le poète
sur la partie littéraire, et là est précisément la nou-
veauté de son point de vue. Depuis bien longtemps,
il s'était monté l'adxersaire décidé d'Euripide ; il se
moquait déjà de lui dans les Acharniens, la plus
(\) Le scoliaste y voit à tort une allusion au salaire des
juges, qui n'a rien à faire ici. Le poète se borne d'ailleurs
à noter combien cette petite somme a de puissance, chez
les morts, comme chez les vivants. Sur la diobélie, voir
RusoLT, Griech. Gesch., III, 2" partie, p. 1544 : c'était un
secours quotidien de deux oboles accordé par TEtatau;^
citoyens pauvres ; ce secours fut institué en 4i0, sur la
proposition de Gléophon.
LES r.RE?ÎOUILLES 247
ancienne de ses comédies que nous ayons con-
servée ; et il avait continué à s'en moquer dans les
Nuées, dans la Paix, dans les Thesmophories , sans
parler des pièces perdues. Dans toutes ces moque-
ries, c'était surtout Tart d'Euripide, ses effets dra-
matiques, qui étaient tournés en dérision. Son in-
fluencé morale n'était notée qu'incidemment. Ici, tout
au contraire. Au point de vue de l'art, on pourrait,
d'après la comédie, hésiter entre les deux poètes.
Bien qu'Aristophane semble préférer Eschyle, il n'est
pas sans faire rire son public de son archaïsme et de
sa grandiloquence obscure. Et, d'autre part, tout en
se moquant de certains procédés d'Euripide, il re-
connaît, par les déclarations de Dionysos, la séduc-
tion qu'il exerçait sur les esprits. Au contraire, pour
ce qui est de l'influence morale, le contraste est
aussi décidément que possibleà l'avantage d'Eschyle.
11 semblerait presque, à écouter le poète comique,
que les victoires des guerres médiques eussent été
son œuvre, tandis que le triste état des affaires
d'Athènes, en 405, devrait être imputé à Euripide.
« Vois, dit Eschyle à Dionysos, quel peuple je lui
ai transmis, lorsqu'il débutait ; des hommes de cœur,
hauts de quatre coudées, des citoyens qui ne se dé-
robaient pas au devoir (fjLT) ôtaSpaffiTroXiTaç), non pas,
comme aujourd'hui, des esprits mercantiles, dissi-
mulés et retors. » Et il rappelle quel souffle guerrier
animait sa tragédie des Sept : « Quiconque la voyait
ii\i
CHAPITRE IV
devenait amoureux de la guerre. » Il enseignait ainsi
aux Athéniens à vaincre toujours leurs ennemis, en
leur mettant au cœur le désir des belles actions
(102(5-7;. Il leur offrait en exemple des héros, avec
lesquels chacun des spectateurs songeait à rivaliser,
au premier appel de la trompette (1041-2^. Voilà ce
(jue les Athéniens aimaient alors et ce qu'ils auraient
dû continuer à pratiquer (v. 102*5). Au lieu de cela,
ils ont prêté l'oreille aux fictions séduisantes et cor-
ruptrices d'Euripide. Et celui-ci, en leur montrant
une humanité moralement amoindrie, a aussi amoin-
dri et diminué leurs âmes (v. 1062 et suivants) : les
riches ne veulent plus sacrifier leur richesse pour
la patrie v. 1065-6) ; les jeunes gens ne songent dé-
sormais (|u'à apprendre l'art de discourir, ils ont
abandonné la palestre pour faire la débauche, et les
gens de mer eux-mêmes, autrefois rudes et disci-
plinés, deviennent des bavards subtils qui entendent
discuter avec leurs chefs (v. 1069-1073). Il en ré-
sulte que la cité s'est remplie de scribes subalternes
et de bouflbns qui trompent le peuple par leurs sin-
geries (v. 1083-1 0«6.
Cette démonstration brutale du vieil Eschyle
forme le centre de la pièce. On ne peut guère douter
qu'elle n'exprime, en tenant compte de l'hyperbole
comique, la pensée môme du poète. Or, la rudesse
et la gravité de ces reproches sont de nature à causer
quelque surprise. Entre 413 et 404, Athènes semble
LES GRENOUILLES 249
avoir fait preuve d'une énergie désespérée. On pou-
vait la croire abattue après le désastre de Sicile :
elle n'avait plus ni flotte ni armée. Et pourtant^ pen-
dant neuf ans encore, elle tient tête à ses ennemis.
Ni les défaites ni les défections ne peuvent la décider
à capituler. A deux reprises, en 408 et en 406, elle
paraît presque sur le point de reprendre Tavantage.
Et cette résistance indomptable, elle la poursuit jus-
qu'à épuisement complet, au prix des plus pénibles
sacrifices. Jamais peut-être, à aucun moment de son
histoire, elle n'a montré une volonté plus forte ni
une vaillance plus obstinée.
Est-ce donc à dire qu'Aristophane se soit trompé,
qu'il ait signalé, sous l'influence d'un préjugé, des
vices tout imaginaires? Cela est peu croyable, de la
part d'un esprit qui s'était révélé souvent comme
singulièrement perspicace. Il faut prendre garde ici
de se laisser abuser par certaines apparences.
Rien n'est plus fr^jippant, dans la conduite des
Athéniens en ce temps, que le caractère brusque, et
pour ainsi dire soudain, de leurs décisions. Toutes les
fois que le danger les presse, une sorte d'exaltation
désespérée s'empare d'eux ; ils font alors un effort ex-
traordinaire, qui les tire d'affaires pour quelque
temps ; mais cet effort n'est jamais soutenu. Au fond,
on croit voir qu'ils ne se sont jamais rendu compte
nettement des conditions du succès. Ce succès était-
il possible? On peut en douter. En tout cas, on
-250
«IHAPITRE IV
n'avait quelques chances de Tatteindre, qu'à une
condition ; il fallait d'abord en apprécier les immenses
difficultés, et, si on voulait décidément tenter de les
surmonter, il fallait ensuite mettre au service de cette
politique une continuité d'efforts et de sacrifices qui
supposait un dévouement absolu et constant de tous
les citoyens à la chose publique. Ce dévouement était
justement ce qui manquait. Dans l'assemblée, aux
jours de péril exceptionnel, les plus énergiques ou
les plus violents entraînaient les autres, moitié par
l'exaltation, moitié par l'intimidation. Ainsi étaient
votées les résolutions désespérées, qui devaient bien
ensuite s'exécuter, malgré les regrets et les faux-
fuyants. C'étaient en quelque sorte les convulsions du
patriotisme. Beaucoup d'intérêts privés y trouvaient
d'ailleurs leur compte. Car le dénuement dans lequel
on vivait alors faisait qu'un grand nombre de
pauvres, enragés de misère, saisissaient l'occasion
de toucher une solde, aux dépens des alliés qu'on
rançonnait et des ennemis (ju'on pillait. Mais tout
cela n'empêchait pas (jue le véritable sentiment ci-
vique ne fut en décadence.
II faudrait rejeter absolument les témoignages de
Thucydide, de Xénophon, de Platon, pour mécon-
naître combien l'individualisme s'était développé en
Grèce, et surtout à Athènes, depuis le commence-
ment de la guerre du Péloponèse. Il avait envahi
d'abord les classes supérieures sous l'influence de la
LES GRENOUILLES 251
sophistique. Beaucoup d'esprits hardis, en cherchant
les fondements de la loi et de la morale, avaient cru
découvrir qu'elles reposaient sur l'intérêt personnel.
Et, mettant leurs principes d'accord avec leurs dé-
couvertes, ils avaient fait de l'intérêt personnel, sou-
vent compris d'ailleurs assez grossièrement, la règle
même de leur vie. De telles idées, une fois énoncées,
descendent vite de classe en classe. La morale un
peu molle du siècle suivant, celle que Démosthène
laisse deviner, celle qu'a représentée la comédie
nouvelle et qui a trouvé sa formule dans l'épicu-
risme, ne s'expliquerait pas, historiquement, sans
cette révolution latente qui s'est opérée au temps
d'Aristophane. II en a été le témoin et il en a senti,
au m'oins vaguement, la gravité et les causes. Es-
chyle et Euripide représentent pour lui, dans les
Grenouilles, deux états d'esprit par lesquels Athènes
avait passé successivement. Euripide, dans ce con-
traste condensé et nécessairement outré, c'est Fin-
tellectualisme inquiet, épris d'analyse, incapable au
fond de se satisfaire lui-même, mais affaiblissant la
discipline morale, faute de pouvoir lui assigner une
raison d'être incontestable ; et, par suite, donnant
l'essor aux instincts égoïstes que gênent les exi-
gences sociales.
Faisait-il d'ailleurs en cela œuvre d'opposition à
la démocratie ? Il paraît impossible de le soutenir.
La tendance qu'il censurait avait été plutôt aristocra-
•r*- ■^Tr^ir-'i ii".ii' :«.iir tr in.iarr rue Je j^rcpr?.
" •!..••-: r->t -i.e i ..i >iiii.«:rii*T n i 7irèï^>:raâe. si
te
r^-^. '.r-i::-.::. E:: r-a Iv*. ' Lis^criiio. f-ojftjOife des
Orf:'*OU4,*Ut. -rC Jîr J^ -ru-r i •i"-r^S*rfltirI- eSt Ken
VIII
Il est vrai que, dans la même pièce, à côté de
cette thèse générale, il y a des conseils plus précis,
plus immédiatement pratiques, qui ont un caractère
un peu différent. Nous avons maintenant à les exa-
miner en terminant.
Voici d'abord la célèbre parabase, si admirée des
contemporains, selon le témoignage de Fauteur ano-
nyme de l'argument : il nous apprend qu'elle valut
à la pièce Thonneur exceptionnel d'une seconde re-
présentation, attestée par Dicéarque'(l). C'est le
groupe des initiés, formant le chœur, qui s'y adresse
au public par la bouche du coryphée, et leur carac-
tère même prête à leurs conseils quelque chose de
grave et de reUgieux que le poète s'est plu à faire
ressortir. Evidemment, il n'a pas voulu que ces
pensées eussent l'air d'être le programme d'un
parti. Il les présente comme une sorte d'enseigne-
(1) Argument : ôuto) oe eOaufidaÔTj 8ià tt,v iv aux^ irapd-
i'ii CHAPITRE IT
ni»;nt sai-n». inspin* par l'amour désintéressé du
pa\.><i ilt:> hommes (pji en conservent pieusement
les plus augustes traditions, enseignement qui est
m«*'m*,* roifim»! asso<;ié â la célébration des mvstères.
- Il ♦•>! juste, diynt-ils. r|ue le chœur sacré -ôv
'£sô/ /osv# donne à la ville de l)ons conseils et de
bonnes lerons. En premier lieu, nous sommes d'avis
de rétablir l'ép^alité entre les citoyens et de faire
cesser la terreur II iJwîati toI»; ro/î-ra; xâoîXstv Ti 0£i arra, .
Ht si (|U(*l(|u*un a commis une faute, trompé par les
intrigues de Fhrj nichos, je dis (|u'il doit être per-
mis a ceux r|ui ont alors failli de se décharger des
accusations et d'abolir leurs fautes antérieures
ia.\''.Ti exOsTj: Âôjai -là; TTpoTîpov à;xapTiac -^I . » Premier
avis, dont la portée est claire. Aristophane réclame
ici au nom (Tune classe nombreuse de citoyens qui
étaient alors traités en suspects (2;. Il s'agit de tous
(\) 686-690. AtTt'av IxOîtvai est obscar pour nous. Ce
verbe s'appliquait proprement à un navire qui débarquait
ses passagers ou ses marchandises (Soph. Philoct, v. 5}.
Aristophane compare, je crois> les suspects, chargés d'une
accusation vaf?ue dont il leur est impossible de se déchar-
ger, à des navires qai n'auraient pas l'autorisation de
mettre à terre ce qu'ils portent.
(2) Voyez les discours 20 et 23 de Lysias, et Gilbert,
BeitViTf/Cy p. 353. Je crois d'ailleurs, comme on peut le
constater, par la traduction donnée ci dessus, que Gil-
bert n'a pas saisi très exactement le sens précis des ex-
pressions du texte.
LES GRE>'OUILLES 255
ceux qu'on soupçonnait d'avoir été favorables à
l'oligarchie de 411. On ne leur intentait pas d'accu-
sation formelle sous ce chef, qui n'aurait pu donner
Heu à une action légale ; mais on les écartait des
fonctions publiques, ou même on les citait en jus-
tice sous des prétextes quelconques, et les tribunaux
démocratiques les accablaient d'amendes. Ainsi me-
nacés sans cesse de la ruine, de la prison, du
déshonneur, sans pouvoir jamais se justifier du
grief fondamental, mais inavoué, qui pesait sur eux,
ils subissaient un véritable régime de terreur. C'est
cet état de choses, odieux et lamentable, propre à
perpétuer les haines, à entretenir les divisions dans
la cité, que le poète signale courageusement dans ce
passage, avec une modération et une franchise qui
lui font grand honneur. Qu'il eût des amis dans
cette classe persécutée, cela n'est pas douteux, et
cela, en somme, importe peu pour apprécier son
langage. Car il ne demande ici que la justice et Téga-
lité : ce qu'il réclame pour eux, c'est le droit de se
justifier, et, si leur justification est admise, celui de
redevenir des citoyens comme les autres. A moins
de prétendre qu'une défiance haineuse doit être la
disposition normale d'une démocratie, il est difficile
de nier que son conseil ne fut conforme au bien pu-
blic.
Le coryphée continue : « Je dis, en second lieu,
que personne, faisant partie de la cité, ne doit y
251) ciiAPiTRi-: IV
iHrc (Hminué dans ses droits civiiiues (eVa-:i[iov ot^ji»
ysTjvati fjLT^oiv'eV èv tt» tJAz-.), Car, n'est-ce pas une
chose honteuse? Quehjues-uns ici, pour avoir pris
part à une seule bataille navale, sont mis au rang des
Platoens et deviennent maîtres, d'esclaves qu'ils
étaient. Et certes, bien loin de blâmer le moins du
monde cette récompense, je l'approuve, au con-
traire, et c'est même la seule chose sensée (jue vous
ayez faite. Mais, après cela, à ceu\ qui ont tant de
fois combattu sur mer avec vous, comme leurs pères
l'avaient fait avant eux, et qui sont de votre race, ne
convient-il pas (|ue vous accordiez rémission pour
un seul acte malheureux, lorsqu'ils vous le deman-
dent ,1). >» Ceux dont il est maintenant question, ce
sont les citoyens qui avaient servi comme hoplites
en 411, sous les Quatre-Cents, et qui étaient alors
restés dans Athènes. Nous savons, par un témoi-
gnage d'Andocide, (|ue, frappés d'atimie partielle^
ils avaient été privés du droit de parler dans l'as-
semblée et de faire partie du Sénat . 2 . Ce que de-
(1) 693-699.
(2) Andocide, Mystères, 75. Le vers 693 me parait avoir
été mal compris en général, et notamment par Gilbert,
Beitrœge, p. 352-4. Aristophane ne peut pas demander
qu'il n'y ait plus d'àTi|jLot dans Athènes ; car i'atimie
était prononcée souvent pour des causes auxquelles il
n'avait aucune raison de s'intéresser. Il demande, ce qui
est fort différent, qu'il n'y ait plus d'xTijiot parmi les ci"
ioyens (iv ttJ tôàei), c'est-à-dire qu'on ne puisse pas être
frappé d'atimie partielle tout en restant citoyen.
SFXONDE PÉRIODE 257
mande Aristophane, c'est donc l'abolition de cette
peine, qui, en effet, après six ans, ne pouvait se
justifier en aucune façon et n'était propre qu'à per-
pétuer douloureusement le souvenir des anciennes
divisions. Réconciliation sincère et cordiale en face
du danger imminent, voilà l'article essentiel de son
programme, celui qu'il énonce en terminant ce dé-
veloppement : « Apaisez donc votre colère, ô vous
que la nature a faits très avisés ; cherchons en-
semble, de bon cœur, à nous gagner tous nos frères
en les reconnaissant comme citoyens sans restric-
tion, s'ils combattent avec nous sur les vaisseaux
d'Athènes. Car si nous persistons à les humilier, si
nous prêtons à notre cité un dédain arrogant, et cela
lorsque nous sommes livrés à la fureur des flots, je
crains bien que plus tard nous ne paraissions guère
raisonnables (1). »
La seconde partie de la même parabase va plus
loin : elle peut paraître constituer une véritable re-
vendication en faveur d'un parti. La voici en entier :
« Souvent nous nous sommes dit que la ville traitait
ses citoyens les mieux élevés (toù; xaXojç ts Y,i^aQo6^)
comme elle traite sa vieille monnaie relativement à
ses nouvelles pièces d'or. Nos vieilles pièces, qui
n'étaient certes pas de mauvais aloi, mais qui étaient
bien les plus belles de toutes, les seules loyalement
(1) V. 700-705.
17
258 CIIAPITRR IV
frappiM^s. nM'onniK^s conime excellentes partout chez
les (iHM's ol ch(»z les barbares, nous ne les employons
plus, et nous leur préférons ce mauvais cuivre mon-
na\é tout récemment et si mal frappé. De même,
ceux (l(* nos concito\ens que nous savons être de
bonne race et de bonne conduite, hommes justes et
bien élevés, dont l'éducation s'est faite dans les pa-
lestn^s. dans les chœurs et dans la discipline des
muses, nous l(»s traitons avec mépris. Et, au con-
traire, les gens de mauvais aloi, étrangers, race
d'escla\es, misérables nés de misérables, nous les
employons à tout, Athéniens d'hier, dont la ville au-
trefois n'aurait pas voulu même comme de victimes
expiatoires. Croyez-moi, insensés, changez de con-
duite et employez de nouveau les honnêtes gens. Si
vous réussissez, ils vous feront honneur. Dans le cas
contraire, les bons juges diront du moins de vous
qu'en naul'rageant, s'il faut faire naufrage, vous ne
vous êtes pas raccrochés à un mauvais bois "1} ».
Pour apprécier tout à fait sûrement la portée de
ces paroles, il faudrait connaître les détails de l'his-
toire intérieure (l'Athènes, en ce temps, bien mieux
que nous ne les connaissons. Mais, à défaut de faits
précis, il y a du moins des vraisemblances dont
nous avons à tenir compte.
Ce (ju'Aristophane reproche ici au peuple, c*est
(1) V 718-737.
LES GRE>'0U1LLES 259
d'exclure systématiquement des affaires publiques
toute une classe de citoyens, et cela en raison de
leurs qualités mêmes. A tort ou à raison, il attribue
à la démocratie de 405 un parti pris de défiance à
l'égard des gens bien élevés, et une sorte de propen-
sion instinctive vers les politiciens du type contraire.
Quant au conseil qu'il donne, il ne vise pas les instî.
tutions, mais simplement la façon de les mettre en
pratique. Il voudrait que le peuple prêtât plus vo-
lontiers l'oreille, dans les assemblées, aux hommes
que de solides intérêts de famille, de vieilles tradi-
tions domestiques et des affections innées attachent
au sol de la patrie, et qu'il les choisît comme stra-
tèges ou comme négociateurs. Si ses intentions eus-
sent été révolutionnaires, s'il eût conçu le secret des-
sein de substituer l'oligarchie à la démocratie, il est
difficile d'admettre qu'il en eut fait ainsi la proposi-
tion dans un discours en vers, tenu en plein théâtre.
Ses conseils ne pouvaient avoir d'effet pratique qu'à
deux conditions : il fallait d'abord qu'ils répondis-
sent à un sentiment latent, répandu dans une grande
partie du public ; et il fallait ensuite qu'ils parussent
de nature à être appliqués sans trop de difficultés.
Cela nous donne lieu de croire, d'une part, que les
faits visés par lui étaient reconnus, au moins tacite-
ment, comme exacts, par une bonne partie de ses
auditeurs, et, d'autre part, que ses suggestions
n'avaient rien qui leur parut offensant pour eux ou
260 CHAPITRE IV
qui pût les révolter. Pour toutes ces raisons, le mor-
ceau qui vient d'être cité me paraît devoir être in-
terprété en toute simplicité, comme il est écrit. Il n'y
faut rien voir de plus que ce que le poète y a mis.
Librement et d*un ton enjoué, il donne au peuple
un bon conseil, il fait son office de modéré, d'ami
de la concorde, il prémunit la démocratie contre une
tendance exclusive et intolérante. En parlant ainsi,
il l'engageait, en somme, à éviter la catastrophe où
elle allait sombrer.
IX
La pièce, comme on le sait, se termine par une
sorte de consultation politique. Lorsque les deux
poètes rivaux, Eschyle et Euripide, ont plaidé cha-
cun leur cause et dénigré tour à tour leur adver-
saire, Dionysos, fort embarrassé de se décider, leur
demande leur avis sur la situation politique d'A-
thènes.
Une première question concerne Alcibiade, alors
éloigné volontairement d'Athènes. « Tout d'abord,
dit le dieu, quel est le sentiment de chacun de vous
sur Alcibiade ? car la ville a grand'peine à enfanter
une résolution à son égard. — Mais que pense-t-elle
de lui? demande Euripide. — Ce qu'elle en pense?
reprend Dionysos. Elle le regrette, mais elle le hait,
et pourtant elle voudrait bien le posséder. Mais
vous, dites-nous ce que vous proposez. » Là-dessus,
Euripide répond par une sentence rigoureuse : « Je
hais le citoyen, qui se montre lent à servir sa patrie,
mais prompt à lui nuire, plein de ressources pour
lui-môme, mais impuissant à servir la ville. » Quant
262
CHAPITRE IV
à Eschyle, il énonce, en forme d'oracle, une pensée
proverbiale : « Le plus sage est de ne pas laisser
grandir un lion dans une ville ; mais si on l'a laissé
grandir, il faut se prêter à ses mœurs (-îoI; Tporoi<;
ÔTlTjpeTETv) (1). »
Tout d'abord, en quelle mesure convient-il d'attri-
buer au poète lui-même Tune ou lautre de ces deux
opinions? Euripide, dit-on, est son adversaire et le
représentant de la perversion des idées contempo-
raines ; il s'efforce de le rendre ridicule ; Topinion
sévère qu'il lui prête ici sur Alcibiade doit être jus-
tement le contraire de la sienne propre. C'est sim-
plifier beaucoup trop les choses. En réalité, Euri-
pide, dan s. la pièce, est fort loin de ne dire que des
sottises ; beaucoup de ses critiques à propos d'Es-
chyle contiennent incontestablement une part de
vérité. Il en est de même du jugement qu'il énonce
ici. Si Aristophane avait voulu se faire le patron
d 'Alcibiade, il se serait bien gardé de le faire criti-
quer, même par un adversaire, en des termes si
justes et d'une telle portée. U a noté vigoureuse-
ment son égoïsme absolu, son manque de patrio-
tisme, ses vaines et chimériques promesses ; et il
les a notés sans qu'aucune réponse apologétique
vienne détruire ou atténuer l'efTet du reproche.
Celui-ci demeure donc tout entier. Maintenant,
(1) Grenouilles, 1422-1433.
LES GRENOUILLES 263
Eschyle, que nous considérerons volontiers comme
rinterprète d'Aristophane, conseille néanmoins, en
termes métaphoriques, mais suffisamment clairs, de
s'accommoder avec ce mauvais citoyen. Il est pro-
bable que c'était bien là l'opinion du poète. Il esti-
mait sans doute, comme beaucoup d'autres, que,
dans le péril suprême où l'on était alors, Alcibiade
seul, par son talent de général et de diplomate, par
son audace tempérée de prudence, par son génie en
un mot, pouvait encore sauver Athènes. En cela, il
avait probablement raison (1) ; et l'on sait que la
bataille décisive d'iEgos Potamos fut perdue parce
que les stratèges athéniens refusèrent d'écouter les
avertissements du clairvoyant adversaire de Ly-
sandre. Si Alcibiade avait eu alors le commande-
mant, Athènes avait chance de sauver sa flotte,
peut-être même de détruire, une fois de plus, celle
de ses ennemis, et elle aurait été ainsi en situation
de traiter à des conditions honorables, en suppo.
sant qu'elle eût trouvé en elle-même la sagesse de
le faire. Notons bien d'ailleurs qu'Aristophane, par
la bouche d'Eschyle, ne conseillait aucunement au
peuple de se mettre aux pieds d'Alcibiade et d'en
faire son maître. Alcibiade n'était alors ni exilé ni
(1) BusoLT, Griech. Gesch,, III, 2« partie, p. 1579 : « La
déposition d'Alcibiade fut une faute qui contribua essen-
tiellement à conduire en peu de temps Athènes à sa
'ruine. » Cf. Thucydide, VI, 15, 4.
264
CHAPITRE IV
hors la loi : il était suspect ; et, comme il le sentait,
il se tenait en sûreté dans ses châteaux de Thrace [V],
Le poète se bornait à suggérer l'idée de lui confier
un commandement militaire, dans les conditions
légales, sans le soumettre à un examen moral trop
rigoureux (2).
La consultation n'est pas achevée. Dionysos pose
encore aux deux rivaux une seconde question :
« Quel moyen de salut connaissez-vous pour la
ville? » Réponse d'Euripide : « Le salut, ce serait de
nous fier à ce qui nous inspire aujourd'hui de la dé-
fiance, et de nous défier de ce qui nous inspire con-
fiance. » Sous sa forme d'énigme, l'idée en elle-même
n'est guère obscure, et, d'ailleurs, sur les instances
du dieu, Euripide l'a rend plus claire encore : « Si
nous nous défiions, dit-il, des citoyens auxquels nous
nous fions maintenant, et si nous employions ceux
que nous n'employons pas, peut-être serions-nous
sauvés (3;. » Que fait ici Aristophane sinon de ré-
péter ce qu'il a dit plus haut ? Refuser crédit aux
démagogues attitrés, à Cléophon et à quelques
autres, écouter en revanche ceux qu'on tenait alors
(1) I.YsiAS, Contre Alcihiade, I, 38. Ed. Meykr, Gesch, des
Alterth., t. IV, § 723.
(2) L'Assemblée du peuple, en 408, lui avait conféré une
sorte de dictature (Xén., HelL, I, 4, 20). Aristophane, en
tout cas, n'en demandait pas tant.
(3) Grenouilles^ 1443-8.
LES GRENOUILLES 265
pour suspects, les modérés, les anciens adhérents
de la démocratie restreinte des Cinq-Mille, voilà
quelle était pour lui, sinon la garantie, du moins
la meilleure chance de salut. On remarquera que cet
excellent avis est mis dans la bouche d'Euripide, ce
qui vient à Tappui des observations énoncées ci-
dessus. Eschyle, lui, continue à s'exprimer en
oracle. « (La ville sera sauvée), lorsque les citoyens
considéreront le territoire des ennemis comme le
leur, et le leur comme celui des ennemis ; les vais-
seaux comme un revenu, et les revenus comme rien
du tout (1). » Ainsi que le scoliaste Fa noté, ces pa-
roles, volontairement obscures, semblent bien n'être
que la répétition de la formule qui résumait la poli-
tique de Périclès : abandonner le territoire de l'Atti-
que à l'envahisseur, mais en revanche dévaster le
sien par des incursions incessantes ; tirer de la flotte
tous les moyens de subsistance, en s'en servant soit
pour exiger le tribut des confédérés, soit pour
assurer l'arrivage des denrées. Quant au dernier
trait, a considérer les revenus comme rien du tout »
(àzoptav Tôv Tiopov), s'il a uu SOUS, il doit signifier
qu'Athènes aurait tort de compter sur ses propres
ressources, si elle laisse décliner sa puissance
maritime ; mais je serais plutôt porté à croire,
pour ma part, que c'est là simplement une anti-
(1) Grenouilles, v. 1463-65.
26G CHAPITRE IV
thèse vide, destinée à contrefaire les formules ora-
culaires.
Ces conseils d'Eschyle sont-ilg ceux d'Aristo-
phane ? En tout cas, ils n'avaient rien de neuf ni de
personnel ; la principale critique qu'on pourrait en
faire, c'est qu'ils étaient bien difficiles à pratiquer,
lorsqu' Athènes voyait se dissoudre la confédération
par les défections de ses alliés et n'était plus assez
puissante pour porter la guerre chez ses ennemis.
Pourquoi ne pas admettre plutôt qu'Aristophane
s'est amusé ici à prêter au vieux poète une sentence
magnifique, mais sans application aux choses pré-
sentes ? Il le fait parler, à la veille d'^Egos Potamos,
comme Thémistocle, au lendemain de Salamine ; et
il marque, si je ne me trompe, sa vraie pensée par
la réflexion de Dionysos : a Parfait ; mais ce sont là
de ces choses que le juge seul peut avaler. » C'est-
à-dire : « Voilà qui est fort beau, mais je serai seul
à goûter ce conseil, et je doute que le peuple
athénien ait le désir ou le moyen d'en faire son pro-
fit (1). » S'il en est ainsi, la seule partie sérieuse de
{1) GrenouilleSy 1465. Le sens que j'adopte est, je crois,
celai du second scoliaste ('Eyw [jiôvo; ô SixâÇwv ujxïv xaxà
vouv xaÛTa Xafxoivdj xal àitooè^^ofjiai). Mais il admet, comme
le premier scoliaste, un autre sens itap' uTtôvorav ; ce vers
serait alors une critique à l'égard des tribunaux athé-
niens, qui absorbaient toutes les ressources de la ville.
LES GRENOUILLES 267
cette consultation, c'est la réponse d'Euripide. Nous
avons vu qu'elle se réduisait à une protestation
contre les exaltés, tout à fait conforme aux senti-
ments ordinaires d'Aristophane.
Cela ne serait admissible que si le mot xp^f^**^» se trou-
vait dans la phrase précédente.
Voilà donc la politique d'Aristophane, telle qu'elle
se manifeste en 405 dans les Grenouilles, après s'être
déjà laissé entrevoir en 414 dans les Oiseaux, en
411 dans Lysislrate, et, jusqu'à un certain point»
dans les Thesmophories, Au fond, elle est en con-
formité essentielle avec celle qu'il avait professée au
temps de la guerre d'Archidamos. Son idéal ne
semble pas avoir varié : c'est toujours celui d'une
cité franchement démocratique, mais dans laquelle
la prépondérance aurait appartenu à l'élément mo-
déré, à la classe des hoplites en état de s'équiper
eux-mêmes ou des petits propriétaires, c'est-à-dire
en somme à la démocratie rurale. Seulement, cet
idéal, toujours identique à lui-môme, ne se manifeste
plus tout à fait dans cette période comme dans la
précédente. Le poète, tout en continuant à combattre
les démagogues influents, n'attribue à aucun d'eux
l'importance néfaste qu'il attribuait autrefois à Cléon.
11 ne vise, non plus, aucune réforme particulière
dans la cité. Ce qui le préoccupe douloureusement,
LES GRENOUILLES 269
c'est rétat général des esprits, l*exaltation, aveugle
qui domine le peuple (|ans l'assemblée, la violence
des haines entre citoyens, la division profonde qui
menace de devenir irrémédiable. L'idée d'accord, de
réconciliation sincère, d'union intime en vue du bien
commun, est celle qui l'inspire constamment et qui
lui suggère quelques-uns des meilleurs morceaux
qu'il ait écrits. Cette politique, on le sait, prévalut
un instant, mais après le désastre d'^Egos Potamos,
lorsque la flotte de Lysandre bloquait le Pirée et que
l'armée d'Agis, s'avançant de Décélie, fermait toutes
les routes de terre. A ce moment, le peuple se décida
enfin à révoquer les mesures de rigueur et de ressen-
timent qu'il avait maintenues jusque-là (1). C'était
comprendre trop tard le tort qu'il s'était fait à lui-
même. En tout cas, ce jour-là, le poète de Lysistraie
et des Grenouilles fut justifié. Il n'avait pas eu assez
d'influence pour exercer, en temps opportun, une
action utile sur ses concitoyens, passionnés et irré-
fléchis ; mais il avait eu le mérite de deviner ce qui
était bon et de le dire avec franchise, en un beau
langage.
{\) Décret de Patroclides (Andogide, Mystères, 78-79;
Xénoph., HelL, II, 2, § II) ; Gilbert, Beitrœge, p. 396.
t:
.* j
f.
!>.'
CHAPITRE V
DERNIERE PERIODE
l'assemblée des fem-mes. le PLOUTOS.
Les événements des années 404 et 403, — écrou-
lement de la puissance athénienne, tyrannie des
Trente, restauration de la démocratie — paraissent
avoir modifié assez profondément la situation des par-
tis dans Athènes. Ou, pour mieux dire, si Ton réserve
le nom de parti à un groupe politique organisé en
vue d'une action déterminée, il n'y eut plus dès lors,
dans cette ville, de partis proprement dits. Non seu-
lement une restauration de l'oligarchie apparaissait
désormais comme impossible à ceux mêmes qui l'au-
raient désirée, mais ils ne songeaient même plus à
réformer profondément la démocratie. Après les
épreuves qu'elle avait traversées victorieusement,
celle-ci était devenue la forme nécessaire de la cité
272 CHAPITRE V
athénienne : qu'on l'aimât ou non, il ne restait main-
tenant qu'à Taccepter, telle qu'elle était, en s'y ac-
commodant le mieux possible. Les idées dé réformes
constitutionnelles, destituées de toute influence pra-
tique, n'avaient place désormais que dans les dis-
cussions des philosophes. Au théâtre, elles auraient
paru ridicules ou n'auraient pas été acceptées.
Il n'est pas surprenant que les dernières pièces
d'Aristophane traduisent cet état d'esprit. Nous pou-
vons rapporter à ce temps quatre de ses comédies :
l'Assemblée des femmes et le Plouios, que nous li-
sons encore, V/Eolosicon et le Cocalos, aujourd'hui
perdus. Ces deux dernières pièces étaient, nous le
savons, des parodies mythologiques. Comment con-
vient-il de définir les deux premières ?
Elles touchent, l'une et l'autre, à certaines ques-
tions sociales, organisation de la famille, répartition
des richesses ; et il semble donc qu'on puisse les
appeler assez justement des comédies sociales (1).
Toutefois on est arrêté par un scrupule. Cette déno-
mination implique en effet l'idée d'une doctrine plus
ou moins déterminée. Or, les pièces en question con-
tiennent-elles une doctrine ? Il faut avouer qu'on est
(1) Sur la première de ces pièces, on peut consulter
PoEHLMANN, Gcschichte der antiken Kommunismiis iind Sozia-
lismuSt Munich, <90l, tome II, chap. i, section I, auquel
j'ai emprunté plusieurs observations. Pour l'ensemble,
voir le chapitre v de l'ouvrage cité d'Aug. Couat.
DERNIÈRE PÉRIODE 273
en droit d'en douter. On y cherche, derrière la fan-
taisie, ridée maîtresse du poète, sans être bien as-
sure de la trouver, tant elle est fuyante et capri-
cieuse, tant il abandonne vite les démonstrations
qu'il semblait promettre. Beaucoup de scènes n'y
ont évidemment d'autre but que d'amuser le public.
On a le sentiment qu'on ferait preuve de quelque
naïveté si on les prenait trop au sérieux. Pourtant,
d'autres éclairent vivement certains aspects des ques-
tions posées ; elles révèlent l'intérêt que le poète y
prend ; elles manifestent, en partie au moins, ce qu'il
en pense. Si donc le nom de comédie sociale paraît
trop ambitieux pour ce genre indécis et mélangé,
contradictoire même et incomplet, disons tout au
moins que nous voyons là une comédie à tendances
sociales, plus fantaisiste sans doute que philoso-
phique, mais non dénuée cependant d'une certaine
philosophie.
Quelle qu'elle soit d'ailleurs, notre tâche doit être
ici d'en déterminer aussi exactement que possible les
visées, et de montrer quel rapport elles ont, soit avec
les sentiments connus du poète, soit avec les cir-
constances et le milieu où elles se sont produites.
18
I
IJ est à peu près certain que V Assemblée dey
femmes fut représentée en 392, aux Lénéennes (1).
La donnée initiale présente quelque analogie avec
celle de Lysis traie. Les femmes d*Athènes, s'étant
avisées que les hommes conduisaient fort mal les
(\) Nous n'avons plus la didascalie de la pièce. Mais, au
vers 193, Aristophane fait allusion à une confédération où
Athènes est récemment entrée ; le scoliaste, se référant à
Philochore, explique que Fallusion se rapporte à Talliance
conclue, deux ans auparavant, entre les « Lacédémo-
niens » et les Béotiens. Le mot « Lacédémoniens » doit
évidemment être corrigé, car le poète parle d'une alliance
contractée non contre Athènes, mais par elle. On a donc
substitué avec raison « Athéniens » à « Lacédémoniens ».
L'alliance ainsi visée est celle de 395, conclue entre
Athènes, Thèbes, Gorinthe et Argos contre l'hégémonie
lacédémonienne. Il en résulte que la pièce a été jouée
dans Tannée 393-2. D'autre part, il est dit à deux re-
prises (v. 18, 59) que le complot des femmes a été orga-
nisé aux Skira ; on en conclut que la pièce fut représen-
tée aux Lénéennes, première fête après les Skira, qui
comportât un concours de comédie ; mais ceci est plus in-
certain.
l'assemblée des femmes 275
affaires publiques, ont comploté aux Skirophories
de prendre le pouvoir. Dès le début de la pièce, elles
exécutent leur dessein, sous la conduite de Praxa-
gora. Déguisées en hommes, elles se glissent dans
l'assemblée, occupent presque toutes les places avant
le lever du jour, et, quand elles se sont ainsi rendues
maîtresses du vote, elles font passer un décret qui
leur attribue le gouvernement. Quel usage vont-elles
en faire ? Praxagora, leur chef, établit la communauté
des biens et la communauté des femmes ; celles-ci
appartiendront à tous, sous réserve d'une réglemen-
tation qui assurera entre elles l'égalité. Nous nous
attendons à voir se dérouler devant nous les consé-
quences de cette double décision. En réalité, nous
n'en voyons que quelques-unes, très vivement dessi-
nées, mais qui ont plus ou moins le caractère de cas
particuliers. Un naïf s'empresse de se dépouiller de
tout ce qu'il a, pour obéir à la loi ; un sceptique,
mieux avisé, préfère attendre. Les deux person-
nages sont d'une amusante vérité. Mais quelles seront
pour chacun d'eux les suites de leur façon d'agir.
Nous l'ignorons. L'autre sorte de communisme est
mise en scène de la même manière, sous forme d'in-
cident. Rivalité furieuse entre une vieille femme et
une jeune fille. La vieille a pour elle le règlement, la
jeune a pour elle la jeunesse. Et il semble bien que
le règlement ne sera pas le plus fort, mais cette con-
séquence même est esquivée aussitôt qu'indiquée.
27G
CHAPITRE V
Quant aux autres consô(|uences. qui inléresseraient
la familJe, la citr. la morale, la comédie les laisse en-
tièrement (le coté.
Cette brève es(|uisse laisse apercevoir déjà ce qui
manque à la pièce pour être vraiment une comédie
sociale. Mais entrons un peu plus dans le détail.
Il est a remarquer tout d*abord qu'il n'est aucune-
ment question du communisme dans toute la pre-
mière partie. Si nous comparons à cet égard YAssem-
blce avec Lysis traie, la différence est frappante. Dans
Lysistrate, le but de la conjuration des femmes es^
immédiatement indiqué v. 30-40, 50) : leur complot a
pour objet de mettre fin à la guerre ; toute l'action,
dès le début, tend à cette fin, et à celle-là seulement.
Dans YAsseniblce, ilenest tout autre aient. Elles visent
à se faire attribuer par ruse un pouvoir discrétion-
naire. Mais à (|uoi leur servira ce pouvoir? Elles
semblent l'ignorer elles-mêmes. Ce n'est qu'à partir
du vers 590, c'est-à-dire dans la seconde moitié delà
I)ièce, (jue Praxagora révèle tout à coup son pro-
gramme, et c'est seulement dans le dernier tiers que
nous en voyons l'application. Il en résulte que la
discussion de ce programme et surtout la peinture
de ses effets sont nécessairement écourtées. Pour-
(juoi cette structure singulière, qui a obligé le poète
à sacrifier bien des éléments de son sujet, et peut-
être justement quelques-uns des plus comiques ?
On en devine la raison, lorsqu'on étudie de près
l'assemblée des femmes 277
cette première partie. En fait, elle a, pour l'auteur,
bien plus d'importance qu'on ne serait d'abord tenté
de lui en attribuer, et elle doit cette importance à ce
qu'elle est une satire mordante de la réalité contem-
poraine. Plus tard viendra la fantaisie, la représen-
tation caricaturale de quelques utopies dont nous
aurons à déterminer le caractère ; ici, nous sommes
en pleine vie athénienne, et ce sont les hommes et
les choses du jour qui forment la matière principale
de la comédie.
Athènes, si cruellement éprouvée en 404, était
alors engagée de nouveau dans une guerre pénible
avec Sparte. Alliée de Thèbes, de Corinthe, d'Argos,
elle luttait, depuis plus de deux ans, pour s'affran-
chir de la dure hégémonie de sa rivale. Les chances
de la guerre avaient été diverses. Victorieux de Ly-
sandre à Haliarte, les coalisés avaient été vaincus à
Némée et à Coronée, en 394. Depuis lors, les hosti-
lités traînaient, sans avantage marqué, autour de Co-
rinthe. Il est vrai que l'alliance de la Perse et du
roi de Chypre Evagoras, ainsi que la victoire navale
de Conon à Cnide, avaient semblé marquer pour
Athènes un retour inespéré de fortune. Grâce aux
subsides du Roi, elle avait pu relever les murs du
Pirée et les longs murs ; elle avait môme construit de
nouveau quelques vaisseaux et elle recommençait à
faire figure dans la mer Egée. Malgré cela, sa situa-
tion demeurait fort précaire. La guerre du Pélopo-
278
CHAPITRE V
nèse l'avait épuisée. Beaucoup de riches étaient de-
venus pauvres, presque tout le monde souffrait de la
gène ; et, pourtant, il fallait faire face aux frais écra-
sants de la guerre : les dépenses pesaient lourdement
sur les propriétaires et les producteurs ; en revanche,
sous forme de salaires ou de solde, elles constituaient
à peu près Tunique moyen de vivre des masses po-
pulaires, qui, par suite, ne désiraient aucunement
la paix. Pour entretenir la guerre, celles-ci multi-
pliaient contributions et confiscations. De là, un état
de trouble profond, malaise à la fois matériel et mo-
ral (1). Telle est justement la cité qu'Aristophane
nous met sous les yeux.
Elle est gouvernée d'une façon déplorable : voilà
le point fondamental. « Les décisions de l'Assem-
blée, dit une des femmes, ressemblent, si l'on y ré-
fléchit, à celles de gens ivres ; ce sont des idées
incohérentes (2). » Les conjurées vont donc essayer
de prendre en main la conduite des affaires, « pour
que la ville ait un peu de prospérité. Car, pour le
moment, dit Praxagora, nous ne marchons ni à la
voile, ni à la rame (3) ». On fait la répétition du rôle
(1) La situation d'Athènes, en ce temps, a été partica*
lièrement bien exposée par Ed. Meyer {Gesck. des Aller-
thums, t. V, 847-866) d'après Xénophon, Diodore, Plu-
tarque, et surtont Andocide et Lysias.
(2) V. 437-139.
(3) V. 408-109.
l'assemblée des femmes 279
qu'il faudra jouer dans l'Assemblée. Après divers in-
cidents, voici que Praxagora, pour donner l'exemple,
improvise un discours modèle. C'est le morceau ca-
pital de la première partie.
Tout ce discours n'est qu'une série d'allusions,
souvent peu intelligibles pour nous, à la politique in-
térieure et extérieure d'Athène§. Les premières sont
générales : « Je vois, dit l'orateur, que notre ville
a de fort mauvais chefs. Si, par hasard, l'un d'entre
eux est bon pendant un jour, il redevient détestable
pendant dix autres jours. Veut-on se confier à un
autre ? Celui-là fera plus de mal encore. Il est vrai
qu'il est malaisé de donner de bons conseils à des
gens qui n'en acceptent aucun, à un peuple tel que
vous, toujours défiant envers qui veut vous faire du
bien, et toujours prêt à solliciter ceux qui ne s'en
soucient pas (1). » Ce qu'Aristophane paraît critiquer
par ces paroles mordantes, bien qu'obscures, ce
sont sans doute les hommes d'État de la démocratie
restaurée, mais c'est surtout l'incohérence populaire,
le défaut d'esprit de suite, les brusques changements
d'humeur,qui empêchaient, selon lui, toute continuité
de vues et d'action. Il s'amuse du zèle qu'ont les ci-
toyens pour venir à l'Assemblée, depuis que le dé-
magogue Agyrrhios a fait attribuer à tous ceux qui
y sont présents un salaire de trois oboles, a II fut un
(9) V. 176-182.
•280
CHAPITRE V
temps où nous ne tenions guère d*assemblées, et
nous considérions alors Agyrrhios comme un mau-
vais drôle. Aujourd'hui, nous tenons des assem-
blées ; et celui qui touche son salaire, n'a pas assez
(réloges pour lui ; tandis que celui qui ne le touche
pas, affirme que la peine de mort ne serait pas trop
rigoureuse pour des gens qui font de la présence à
l'assemblée un service mercenaire (1). » Aristo-
phane, évidemment, est plutôt de cœur avec ces der-
niers. Ces assemblées de pauvres diables et de gens
sans travail, qu'attiraient les trois oboles, ne lui
plaisaient guère. Et Ton sent qu'il a été bien aise
d'en dire sa pensée en passant sous une forme gaie,
atténuation spirituelle d'une satire qui gardait néan-
moins sa portée.
Incohérence au dedans et pareille incohérence au
dehors. Athènes, depuis un peu plus de deux ans,
est alliée de trois cités puissantes. Mais de cette
alliance même, elle ne sait pas profiter. Elle va
d'un sentiment à l'autre, divisée contre elle-même :
« L'alliance actuelle, dit Praxagora, lorsque nous en
délibérions, on déclarait que, si elle ne se réalisait
pas, la ville était perdue. Elle se réalisa, et l'on se
fâcha ; l'orateur qui l'avait fait décider prit soudain
la fuite et disparut. Quant à mettre des vaisseaux à
la mer, c'est l'avis du pauvre ; mais ce n'est pas celui
(1) V. 183-188.
l'assemblée des femmes 28 1
des riches ni des gens de la campagne. Vous en
voulez aux Corinthiens : or, les voici qui deviennent
charmants pour vous ; il faut donc que toi aussi, mon
ami, tu deviennes charmant pour eux "^^1). » Les
quelques vers qui suivent sont malheureusement al-
térés, et, dans ceux qui précèdent, bien des détails
embarrassent aujourd'hui le commentateur. Du
moins, l'intention générale ressort assez nettement.
Les critiques de Praxagora aboutissent en effet à
leur conclusion logique. Tout le mal vient de ce que
trop de citoyens ne songent plus qu'à gagner de l'ar-
gent aux dépens de l'Etat, soit en multipliant les
assemblées, soit au moyen de la solde. L'âpreté de
l'intérêt privé fait oublier à tous ces affamés Tinté-
rôt public. Le remède, ce sera de confier aux femmes
la direction, car elles ont par nature le génie de l'ad-
ministration et de l'économie ; et, tandis que l'Athé-
nien n'est satisfait qu'à la condition d'innover chaque
jour, l'Athénienne, au contraire, demeure attachée
en tout à la coutume et à la tradition. En outre, leurs
sentiments et leurs instincts sont la meilleure ga-
rantie de ce qu'elles feront : « Mères, elles auront
à cœur de ne pas laisser périr nos soldats. Qui s'oc-
cuperait mieux de les approvisionner que celles qui
les ont mis au monde ? D'ailleurs, trouver de l'argent,
c'est l'affaire des femmes. Et, lorsqu'elles exerce-
(8) V. 193-200.
i82 CHAPITRE V
ront le pouvoir, ne craignez pas qu'on les trompe :
elles sont elles-mêmes trop habituées à tromper.
Enfin, je passe sous silence quantité d'autres rai-
sons. Croyez-moi, et vous vivrez désormais parfai-
tement heureux (1). »
On voit maintenant pourquoi Aristophane s'est
étendu sur cette première partie. C'est qu'elle lui a
paru appropriée à ce qu'il voulait mettre de satire
politique dans sa pièce. Seulement le sort même qu'il
fait à cette satire, en la reléguant dans une sorte de
prologue et en la confiant à des femmes, montre
assez qu'elle se réduisait désormais pour lui à peu
de chose. 11 usait d'un droit traditionnel et il satis-
faisait son mécontentement en disant son mot sur ce
qui se passait autour de lui. Mais il ne songeait plus
à pousser vigoureusement l'offensive contre tel
homme d'Etat ou tel abus. Satisfait de se rendre,
sous forme légère et mordante, l'interprète momen-
tané des meilleurs citoyens, il ne comprenait sans
doute que trop combien la comédie était impuissante
désormais à lutter contre la force des choses.
(1) V. 232-240.
n
Cette introduction a toutefois une autre utilité*
Elle marque le véritable caractère du programme
réformateur de Praxagora. Le mérite propre de cette
réforme chimérique, c'est en effet de produire un
contraste brusque et complet avec la réalité contem-
poraine. Dans cette cité inquiète, parmi ces hommes
aigris, défiants, qui se disputent âprement le pain
quotidien, voici que le poète fait surgir le rêve d'un
communisme qui supprimerait toutes les compéti-
tions, d'une vie large, facile, insouciante, l'utopie
d'une bienveillance universelle.
Athènes a toujours aimé ces songes d'or, distrac-
tions inoffensives et calmantes. Mainte fois, dans les
misères de la guerre du Péloponèse, ses poètes lui
avaient représenté des pays de cocagne (1). N'était-ce
pas le rôle propre de ces serviteurs de Dionysos que
d'emporter à leur suite les imaginations loin des
(1) Voir PoEHLMANN, ouvrage cité, t. II, p. 11 et suiv.,
€t Aug. CouAT, ouv. cité, p. 198-200.
iQA CHAPITRE V
souffrances et des peines ou encore de verser un
peu de joie dans la coupe amère de la vie ? Ce rôle,
Aristophane Tavait rempli bien souvent dans sa jeu-
nesse : il continuait à le remplir, tout en vieillissant ;
car enfin, puisque la vie ne devenait pas meilleure,
il fallait bien que la poésie continuât son œuvre bien-
faisante de divertissement. Lui-même, au reste, ne
la prosente pas autrement. Rappelons les paroles que
prononce le chœur des femmes, lorsque Praxagora
va commencer son exposé :
« Voici le moment de stimuler ton esprit avisé,
d'éveiller en toi Tidée amie de la sagesse, pour se-
courir adroitement tes compagnes. C'est au profit
du bonheur commun que va surgir la pensée inven-
tive, celle qui, pour ce peuple de citoyens, embellira
la vie en mille manières. L'occasion est bonne de
montrer de quoi tu es capable ; notre ville a bien
besoin d'une idée heureuse. Va donc et expose-nous
des choses qui n'aient été ni dites ni réalisées jus-
qu'ici. Car nos gens, tu le sais, n'aiment pas à voir
souvent ce qu'ils ont déjà vu (1). »
Est-il possible de dire plus agréablement, et plus
clairement à la fois, qu'on va prendre son essor vers
une région de chimères, à seule fin de procurer au
bon peuple quelques moments de joie ? Faut-il croire
maintenant que ces chimères seront en même temps
(i) V. 571-581.
l'assemblée des femmes !285
des satires, et que le malin poète, tout en délassant
son public, songe à se moquer des systèmes de tel
ou tel philosophe contemporain ? Faut-il admettre en
particulier qu'il va s'égayer aux dépens de Platon ?
La question vaut un instant d'examen (1). En 392,
non seulement Platon n'avait pas encore publié sa
République, mais l'Académie n'existait pas. Aris-
tophane, de toute façon, n'aurait donc pu viser que
des théories en formation, ébauchées dans des
entretiens privés, puis répétées et répandues au
dehors. A moins que Platon lui-môme se soit appro-
prié plus tard des idées qui auraient été déjà pro-
duites par d'autres, soit dans des conférences pu-
bliques, soit dans des écrits aujourd'hui perdus (2).
Evidemment, c'est là une hypothèse possible, que
nous n'avons plus le moyen de contrôler rigoureu-
sement ; tout ce qu'on peut dire, c'est que les discours
de Praxagora ne semblent pas la confirmer.
(\) Voir, à ce sujet, Zeller, PhiL d. Griechen, II' p. 466,
note 1. Je n'ai pas eu à ma disposition le travail plus ré-
cent de DiETZEL, Zeitschrift fur Literatur und Geschichte der
Staatswissenschaftt 1, 382, qui conclut dans le même sens
négatif.
(3)Aristote, Politique^ II, 5 et 6, mentionne deux uto-
pistes, Phaléas de Chalcédoine et Hippodamos de Milet,
qui avaient tracé, Tun et Tautre, des projets de cités
communistes. Cela prouve que ces idées étaient agitées,
sinon dans le peuple, du moins parmi les « intellectuels »
du temps.
286
CHAPITRE V
Tout d*abord, les idées qu'elle expose sont pré-
sentées par le poète lui-même comme absolument
neuves (1). Pas la moindre allusion à un philosophe
dont il aurait l'intention de se moquer. Discrétion
bien surprenante de la part d'un homme qui ne re-
culait pas devant les noms propres. Ensuite, ces
idées elles-mêmes n'ont aucune couleur philoso-
phique. Lorsque Platon proposera, dans sa Répu-
blique, d'établir le communisme entre les citoyens
de la classe supérieure, la raison qu'il en donnera
sera la nécessité de détruire l'individualisme au
profit de l'unité sociale : voilà la marque du penseur.
Praxagora n'a rien de ces hautes préoccupations.
Ce qu'elle veut, c'est d'assurer à tous le bien-être
matériel. Si elle met en commun la terre et l'argent,
et en général tous les biens, c'est afin de constituer
une masse, qui sera administrée par les femmes, et
sur laquelle tout le monde \Tivra dans des conditions
d'égalité (2). Ses vues ne vont guère au delà du
boire et du manger. Conception aussi simple que
réaliste. Le poète s'adresse manifestement à un
public où les pauvres sont en grand nombre, et il
caresse ironiquement leurs secrets désirs par le rêve
insensé d'un état de choses où la pauvreté cesserait
de se faire sentir.
(i) V. 578-580 et 583-585.
(2) V. 597-600.
l'assemblée des femmes 287
Ce caractère de rêve s'accuse encore par l'insou-
ciance môme dont il fait preuve à l'égard des impos-
sibilités pratiques qui surgissent d'elles-mêmes. Qui
alimentera cette masse destinée à la subsistance
publique? Qui la renouvellera? Les esclaves (v. 651).
Il faudra donc des esclaves pour que cette répu-
blique puisse vivre. Passons sur l'étrange contradic-
tion morale de cette conception : elle pouvait
échapper à des Grecs. Mais il faudrait au moins
nous dire comment on se procurera ces esclaves,
une fois le commerce supprimé, et qui les fera tra-
vailler, lorsque personne ne voudra plus s'imposer
de peine. La question n'est pas même examinée.
L'industrie paraît se réduire pour Praxagora à la
confection des vêtements. Qui en aura le soin ? Elle
déclare que ce seront les femmes (v. 654). Ainsi,
toute la constitution sociale repose en somme sur
la bonne volonté des esclaves et sur l'abnégation
supposée des femmes. Elles continueront à tra-
vailler comme par le passé, elles auront nécessaire-
ment toute la surveillance et la direction des servi-
teurs, et de plus elles administreront le trésor com-
mun. Tout cela, elles le feront spontanément et en
perfection. Voilà le fondement du système. Il suffit
de le découvrir quelque peu pour faire sentir com-
bien Aristophane a été loin de vouloir représenter ici
une théorie réellement étudiée et conséquente . Le pro-
gramme qu'il prête à sa Praxagora est un de ces pa-
288 CHAPITRE V
radoxes amusants qui comptaient parmi les moyens
ordinaires de l'ancienne comédie. Tout ce qu*il a de
réalitc, c'est sa ressemblance avec certains désirs
vagues qui s'ébauchaient, alors comme en tout temps,
dans l'imagination des pauvres gens, lorsque la vie
leur était particulièrement dure. Le poète s'amuse à
leur donner consistance, il a l'air de les prendre au
sérieux, il les réalise dans la pleine liberté d'une
fantaisie (|ui se moque des vraisemblances. Et, pour
mieux jouer son jeu, il donne à ce paradoxe l'appa-
rence d'une argumentation, il prête à celle qui le
soutient toutes les ressources d'esprit et de langue
dont il dispose. Les Athéniens en ont ri sans doute.
C'est à nous de n'être pas plus naïfs qu'ils ne l'ont été.
La seconde partie du programme n'est pas moins
dénuée de philosophie. Si la théorie de Platon sur
la communauté des femmes nous paraît étrange et
profondément antisociale, elle résulte du moins
d'une conception logique. Persuadé que le citoyen,
pour appartenir tout entier à l'Etat, ne doit avoir ni
affection ni intérêts particuliers, le philosophe a
détruit la famille en vue de fortifier la société. Pour
Praxagora, cette destruction n'est qu'une consé-
quence accessoire de la communauté des biens.
Faute d'argent, il ne resterait plus aux hommes que
l'amour désintéressé. Blépyros paraît craindre que
ce ne soit pas assez (1). C'est pour le rassurer que
(1) V. 611 et suiv.
l'assemblée des femmes 289
Praxagora révèle la seconde partie de son pro-
gramme, c*est-à-dire la communauté des femmes.
Ici encore, il ne s^agit que de satisfaire des appétits.
En réalité, Praxagora les bride bien plus qu'elle ne
les satisfait. On sait quelle est la rigueur de sa' ré-
glementation. Notons que cette réglementation est
tout à fait étrangère à Platon (1). Pour Aristophane,
au contraire, elle devient la chose principale.
L'unique raison qu'on en puisse donner, c'est qu'elle
est éminemment féconde en effets comiques, pour
peu que la comédie ne s'assujettisse à aucune loi
de convenance. Bouffonnerie joyeuse et grivoise,
tel est le caractère de toute cette partie du dévelop-
pement, et ce caractère en est aussi la seule raison
d'être. Ne cherchons pas de satire sous ces plaisan-
teries légères ; elles n'ont jamais eu d'autre objet
que d'exciter le rire d'un public qu'aucune indé-
cence n'offensait.
(1) La seule rencontre vraiment frappante est celle des
vers 635-637 avec Républ., V, p. 461. « Comment, de-
mande Biépyros, chacun de nous, avec ce genre de vie,
pourra-t-il distinguer ses enfants? — Pourquoi pas? ré-
pond Praxagora : les enfants considéreront comme leurs
pères tous les hommes plus âgés, en calculant le temps.»
C'est aussi ce que dit Platon. Mais cela n'implique aucune
source commune : il est clair que la théorie appelle l'ob-
jection, et que l'objection appelle la réponse.
19
III
Si ce doul)le programme de Praxagora n'est
qu'une fantaisie, la série de scènes qui terminent la
pièce ne doivent pas être prises pour une réfutation
à proprement parler. Ce sont, elles aussi, des inven-
tions fantaisistes, qui \isent surtout à faire rire. Ce
qu'elles contiennent de réfutation provient moins
d'un dessein du poète, que de la justesse naturelle
de son esprit. Ainsi comprises, elles se justifient
d'ailleurs bien mieux. Comme réfutation, elles se-
raient étrangement incomplètes. Comme scènes co-
mi(jues, elles répondent pleinement aux intentions
de leur auteur.
La meilleure, pour nous, est incontestablement
celle des deux citoyens invités à porter leurs biens
à la masse commune. Rien de plus plaisant ni de plus
juste que le contraste de leurs caractères. L'un,
plein de candeur, est persuadé qu'on va partager en
effet, et il ne croit pas pouvoir se hâter assez de
réunir son petit avoir, ses quelques meubles, ses
pauvres hardes, de peur d'arriver en retard. L'autre
l'assemblée des femmes 291
sait ce que valent les décrets, surtout quand ils
commencent par exiger un sacrifice quelconque. Il
ne croit donc pas au partage. Au surplus, il estime
que, s'il doit avoir lieu, rien ne sert de devancer les
autres : il est bien décidé à n'y venir que le dernier.
En revanche, dès que le héraut invite les citoyens
à dîner, nul n'a les pieds plus rapides.
Certes, ces scènes laissent bien vivement aper-
cevoir la plus profonde impossibilité du commu-
nisme ; à savoir, la résistance de l'intérêt personnel.
Et elles suggèrent très joliment la pensée qu'en
toute forme imaginable de société, tant qu'il y aura
des hommes, il y aura des dupes. Toutefois, si elle
devait servir de réfutation, elle serait manifeste-
ment trop courte et trop peu poussée aux consé-
quences. Elle nous laisse en suspens, elle ne décide
rien. C'est sur la place publique, c'est au milieu
même du partage que le poète, en pareil cas,
aurait du nous transporter. Et il fallait qu'il nous
montrât là le conflit des intérêts, naissant de la
mesure qui se proposait de les accommoder. Mais
qu'avait-il besoin de réfutation, puisqu'il n'avait
présenté aucune théorie sérieuse ? Le paradoxe
fou de Praxagora se réfutait de lui-même, à me-
sure qu'il se développait, ou plutôt il se présentait
comme un jeu d'esprit et rien de plus. Et c'est une
fantaisie encore, un simple sujet d'amusement,
que cette jolie scène, mais une fantaisie d'autant
21)2 CHAPITRE V
meilleure qu*ellc est faite de fine réalite psycholo-
gique.
Notre goût moderne est moins charmé par les der-
nières scènes, où nous voyons des femmes se dis-
ml
puter Tamourd'un jeune homme. Ce que ces scènes
ont de grossier, ou même de répugnant, nous em-
pêche d'y goûter complètement, ni Fesprit qui y
abonde d'ailleurs, ni la vérité avec laquelle le poète
y fait parler la nature. Mais ce qu'il faut noter ici,
c'est (ju'elles ne constituent pas une réfutation d'une
théorie de l'union libre. Car ce que le poète nous
représente, c'est tout le contraire de la liberté. Sup-
primez la réglementation amusante, mais absurde,
de Praxagora, et l'invention fondamentale s'écroule.
C'est donc en vue de cette invention drolatique que
le poète a imaginé sa réglementation, qui n'était, en
aucune la^on, une pièce nécessaire de la constitu-
tion de Praxagora. Par là même, il est visible qu'en
l'imaginant il s'est proposé seulement de donner car-
rière à sa \ crve bouffonne et de satisfaire le goût de
son public pour les plaisanteries les plus libres.
De tout cela ressort très nettement le caractère
véritable de la pièce, considérée dans son ensemble.
Satire politique au début, mais satire discursive et
capricieuse, sans dessein bien arrêté, elle se jette
ensuite volontairement dans de folles inventions,
où elle se complaît et s'attarde, pour l'amusement
du public ; elle ne cherche ni à élever ni à renverser
l'assemblée des femmes 293
des théories ; s'abandonnant au caprice de Timagi-
nation poétique, elle crée librement des paradoxes,
qu'elle soutient à grand renfort de sophismes ingé-
nieux et plaisants, et sur lesquels elle fonde une so-
ciété imaginaire ; enfin, elle choisit, entre les consé-
quences de cette révolution, quelques-unes des plus
risibles, pour en composer une série de bouffon-
neries, selon la formule du genre. En somme, cons-
truction poétique passablement incohérente, qu'il
faut bien se garder de prendre pour Tœuvre d'un
philosophe dissimulé.
IV
L'étude qui vient d'être faite de V Assemblée des
femmes s'applique en grande partie au Ploutos, re-
présenté quatre ans plus tard, en 388 (1) ; cela nous
permettra d'en parler plus brièvement.
Les deux pièces en effet se ressemblent par Tin-
vention et par le dessein qui l'a suggérée. La se-
conde n'est pas plus une thèse que la première ;
mais, comme la première, elle est bien plutôt une
sorte de rêve poétique, de fantaisie amusante,
qui contraste plaisamment avec la réalité et qui
fournit occasion à mainte satire de détail.
(1) Didascalie de l'argument n° IV. Un des scoliastes, à
propos du vers 173, mentionne un premier Ploutos, joué
vingt ans auparavant, soit, par conséquent, en 409-8 ; et
le scoliaste des Grenouilles, au vers 1093, cite trois vers
de ce premier Ploutos. On y rapporte aussi huit fragments
insignifiants, cités dans les Anecdota de Becker et dans
PoUux comme provenant du Ploutos, et qui ne se retrou-
vent pas dans la pièce conservée {Comic. grœc, fragm,
Kock, I, p. 505-507). Nous ne savons d'ailleurs rien dft
cette comédie, qui était peut-être fort différente de celle
que nous lisons sous le même titre.
PLOUTOS
295
Ce qni semble en avoir donné Tidce au poète,
c'est l'appauvrissement dont souffrait alors cette
classe des petits propriétaires rustiques, à laquelle
nous l'avons vu si attaché dès ses débuts. La guerre
du Péloponèse, surtout dans ses dernières années,
avait laissé la ruine derrière elle. Il avait fallu re-
constituer peu à peu, et péniblement, à force de
privations et de labeur, le capital d'exploitation et
le matériel agricole. Les quinze ou seize années qui
s'étaient écoulées depuis lors avaient été des années
de dur travail et de souffrance. En outre, la guerre
avait recommencé en 395 ; et, bien que l'Attique,
cette fois, n'eut pas été envahie, les charges qui en
résultaient étaient terriblement lourdes. Elles écra-
saient ces pauvres gens, dont les produits d'ailleurs
se vendaient médiocrement. De plus en plus, Athènes
tirait sa subsistance des pays étrangers. L'industrie
et le commerce y prenaient décidément le pas sur
l'agriculture. La richesse passait au mains des fa-
bricants, des banquiers, des armateurs. Elle se
trouvait aussi chez les gens d'affaires et d'intrigues,
chez les logographes, chez les politiciens sans scru-
pule, qui prélevaient une dîme sans cesse renou-
velée sur toutes les fortunes. C'était là, peut-être, ce
(pii semblait le plus intolérable à ces habitants de
la campagne, toujours à la peine et toujours incer-
tains du lendemain. Ils ne pouvaient que s'irriter en
comparant leur travail honnête et stérile aux tours
29G CIIAPITRK V
(rafiressc, aux roueries équivoques et lucratives de
ces hommes audacieux, (ju'on n'estimait guère, mais
(ju'on craignait, ou dont on ne pouvait se passer.
Voilà le sentiment d'où est née la comédie que nous
étudions.
Chrémyie est précisément un de ces Athéniens
de la campagne, à (|ui la vie est dure. Voyant arri-
ver la vieillesse, il s'en va consulter l'oracle d'Apollon
pour savoir ce (ju'il doit faire de son lils. Doit-il le
condamner à Texistence honnête et misérable qu'il
a menée lui-même ? ou bien faut-il se décider à en
faire un co(|uin comme tant d'autres, afin qu'au
moins il devienne riche? Le dieu, sans répondre à
sa question, lui ordonne de suivre le premier qu'il
rencontrera et de l'emmener chez lui. C'est ce que
nous voyons dans la première scène. Chrémyie et
son esclave Carion suivent obstinément un person-
nage mystérieux, qui refuse de se nommer, et qui
est d'ailleurs aveugle. Enfin, pressé de questions,
menacé même, il finit par avouer qu'il est Ploutos,
le dieu de la richesse ; Zeus l'a privé de la vue, parce
qu'il allait instinctivement vers les hommes justes
et droits, de qui ce dieu est jaloux; s'il redevenait
clairvoyant, il agirait comme autrefois. Là-dessus,
Chrémyie lui promet de lui rendre la vue, s'il veut
rester avec lui. Ploutos a peur; peur de Zeus, peur
de tout le monde. Mais Chrémyie et Carion le rassu-
rent ; ils ont des alliés : ce sont tous les gens de leur
PLOU
•/os 297
dème, cultivateurs, honnôtes et pauvres comme
Chrémyle lui-môme ; nous les voyons accourir à
rappel de Carion : ils forment le chœur, tout pa-
reil au personnage principal. Après eux, voici un
voisin, Blepsidème, attiré ]par la rumeur publique,
d'abord soupçonneux, puis-, quand il est mieux ren-
seigne, tout disposé à participer à Tentreprise comme
au bénéfice. Ensemble, ils vont emmener Ploutos dans
le temple d'Asklépios, pour que le dieu lui rende la '
vue.
Tout à coup surgit un personnage inattendu, Pé-
nia (Pauvreté), furieuse et effrayante. A-t-on l'inten-
tion de la chasser ? Elle crie, elle menace ; puis elle
entreprend de démontrer qu'elle n'est pas ce qu'on
croit. En réalité, c'est elle qui fait du bien aux
hommes, tandis que la richesse leur fait du mal.
Mais elle a beau argumenter : ni Chrémyle ni Blepsi-
dème ne se laissent persuader. Et Pauvreté finit par
se retirer, en déclarant qu'on ne tardera pas à la
rappeler. Si l'on supprime de son discours tout ce
qui est paradoxe saugrenu ou argument pour rire,
la démonstration se réduit à un seul point, à savoir,
que la gène est souvent un stimulant d'énergie,
tandis que la richesse peut devenir une cause d'amol-
lissement.
Quoi qu'il en soit, Pauvreté est expulsée ; elle l'est
du moins de chez les braves gens. Nous apprenons
par Carion que Ploutos a été guéri de sa cécité, et
298
CHAPITRE V
le voici f|ui vient habiter chez Chrémyle, prêt à le
combler de ses faveurs, lui et ses voisins. Le peuple
honm^te des campagnes est soudainement enrichi.
Si la pièci^ était une thèse en faveur de la médiocrité,
le poète aurait à nous montrer maintenant ce qu'il y
perd. Tout au contraire, il paraît accepter avec sa-
tisfaction ce résultat, et il ne cherche plus qu'à nous
amuser du spectacle de quelques transformations
inattendues (|ui se produisent dans la société.
Devant nous, défilent des personnages bien di-
vers. D'abord, un juste, devenu riche, qui vient re-
mercier lo dieu, et qui explique à Chrémyle com-
ment il s'était ruiné jadis en obligeant des ingrats.
Puis, un sycophante, dont les affaires ne vont plus,
et qui exhale sa rage en imprécations. La cause de
son malheur n'est pas bien claire : on peut supposer
(jue les honnêtes gens, enrichis, ne veulent plus de
procès ; mais il resterait les malhonnêtes gens, ap-
pauvris, et ceux-là devraient lui suffire. Le poète
n'a-t-il pas un peu oublié sa donnée? On serait porté
à le croire : la scène du sycophante ne se comprend
bien que si tous les Athéniens indistinctement sont
devenus riches. En tout cas, le drôle est bafoué par
Chrémyle, rossé par Carion, et finalement s'enfuit,
en criant ([ue Ploutos veut renverser la démo-
cratie.
Après le sycophante, vient une femme d'âge très
mur ; riche, elle était aimée d'un jeune homme
PLOUTOS 29Î)
pauvre ; mais celui-ci, favorise maintenant par Plou-
tos, a brusquement changé d'humeur ; c'est, à peu de
chose près, la situation que nous avons déjà vue
dans V Assemblée des femmes. Seulement, on se de-
mande pourquoi Ploutos a enrichi le jeune homme,
et si c'est pour sa vertu. Au fond, la donnée reste tou-
jours obscure et incertaine. Quatrième entrée : Her-
mès, affamé et mendiant. Lesjustes, n'ayant plus rien
àdésirer, ne font plus de sacrifices ; l'Olympe souffre
de la famine. Hermès menace au nom de Zeus ; puis,
voyant que ses menaces ne font plus peur à personne,
il change de ton et se fait solliciteur. Mais quel ser-
vice peut-il bien rendre ? il énumère piteusement tous
ses titres, sans succès ; enfin, il se souvient heureu-
sement qu'il est le dieu des jeux et des concours ;
les honnêtes gens enrichis ne sauraient se donner
trop de fêtes, il les y aidera ; en attendant, Carion
Taccepte comme auxiliaire, et, pour ses débuts,
l'envoie laver les tripes à la fontaine. Le défilé se
termine par la venue du prêtre de Zeus Sauveur, en
grand danger, lui aussi, de mourir de faim. Mais quoi ?
Ploutos n'est-il pas maintenant le véritable Zeus Sau-
veur ? Le prêtre deviendra donc son ministre. Aus-
sitôt, tout le monde sort en procession pour con-
duire solennellement Ploutos à l'Acropole, dans
l'Opisthodome du temple d'Athéna, qu'il avait cessé
d'habiter depuis bien longtemps.
On voit assez, par ce simple sommaire, à quel
300 CHAPITRE V
point la piôce esl loin de tendre à une démonstra-
tion, et de combien il s'en faut qu'elle ne contienne
et n'expose une doctrine sociale.
Si nous cherchons à dégager les intentions du
pocte, sans nous jeter dans des hypothèses aventu-
reuses, voici sans doute celles qui paraissent les
moins contestables. Aristophane proteste, en lait,
par la bouche de Chrém\ le d'abord, puis par celle
de Ploutos lui-même, contre l'injuste distribution de
la richesse, telle qu'il la voyait se produire autour
de lui. Il s'irrite de ce qu'elle va de préférence aux
sycophantes, aux orateurs de métier, aux intrigants ;
il déplore la dure condition de cette population ru-
rale (jui avait fait autrefois la force de l'Attique et
qui lui semblait la vraie gardienne du salut public.
Mais, pour remédier à ce mal, ils se sent impuis-
sant désormais à rien suggérer. Tout ce qu'il peut
offrir à ses concitovens, c'est un rêve, comme il
l'avait déjà fait quatre ans plus tôt, un rôve ven-
geur en quel([ue sorte, qui procure aux honnêtes
gens la satisfaction de voir, en imagination et pen-
dant la durée du spectacle, les coquins bafoués, les
intrigants réduits à crier famine.
Tel est le dessin principal. Quant à l'argumenta-
tion de Pauvreté, qui a fait illusion à beaucoup de
commentateurs d'Aristophane, nous avons indiqué
déjà ce qu'il fallait en penser. Dans l'ensemble, c'est
purement et simplement un paradoxe amusant, où
PLOUTOS 301
le poète se plaît à déployer les ressources d'un es-
prit ingénieux ; paradoxe imité peut-être de tel ou
tel Eloge de la Pauvreté, composé par quelque
sophiste du temps, et, en tout cas, conforme à
la tradition do la comédie ancienne. Il est vrai
que, dans presque toutes les pièces que nous
connaissons, le paradoxe traditionnel contient une
part de vérité, ou, ce (jui revient au même, une
part des idées que le poète tient pour vraies. II en
est justement ainsi dans le cas présent. La pauvreté
d'Aristophane se définit elle-même : elle n'est pas la
misère, elle est plutôt Téconomie forcée v. 550-555).
Cette distinction faite, le poète a beau jeu à montrer
quel stimulant énergique les hommes trouvent dans
le besoin de gagner leur vie, et comment toute acti-
vité cesserait s'ils n'étaient plus obligés de pourvoir
à leurs besoins. Mais, à vrai dire, malgré tout l'es-
prit (ju'il y met, ce n'est là en somme qu'un lien
commun et une démonstration d'école, sans portée
prati([ue. Car il est trop clair que la conception de
ce bien-être universel et de cette pleine satisfaction
des désirs est absolument en dehors de la réalité
humaine. Tout au plus, peut-on penser qu'Aristo-
phane a voulu, par quel([ues-unes de ces réllexions,
rendre plus acceptable à ses concitoyens laborieux
et pauvres, la dureté de leur condition, en leur en
faisant sentir à la fois la nécessité et le rôle social.
S'il a eu cette pensée, il a bien senti lui-même que
302
CHAPITRE V
tous ses arguments seraient de peu d'effet et que
rinstinct résisterait toujours, en pareille matière, à
la réflexion. Le plus joli côté de la scène, en effet,
c'est justement le parti pris si humain de ses deux
campagnards, résumé dans la déclaration célèbre de
Chrémyle à son adversaire : « Non, non, tu ne me
persuaderas pas, quand même tu me persuaderais. »
Où vàp TlîlffclC, O'JO' à'v Tzzi^i^ç.
H résulte de tout cela que l'enseignement social
du Ploutos se réduit à fort peu de chose. Comme
satire politi(|ue, la pièce n'a guère plus de portée.
On pourrait y relever une série d'épigrammes ou de
moqueries contre divers personnages plus ou moins
obscurs, tels (jue les démagogues Pamphilos et
Agyrrhios, contre celui qu'il appelle « le marchand
de broches», et dont nous ignorons jusqu'au nom,
ou encore toute une scène, signalée plus haut, où il
exerce sa verve sur l'industrie des sycophantes.
Mais il n'y a vraiment rien dans tout cela qui dénote
une intention politique digne d'être notée.
Ces deux dernières pièces d'Aristophane sont donc
bien loin de manifester ni un renouvellement de son
art ni un nouvel aspect de son rôle politique. Ce
qu'elles laissent deviner, c'est bien plutôt une sorte
d'acceptation tacite d'un état de choses qu'il n'ai-
mait pas, mais qu'il lui paraissait désormais impos-
sible de changer.
La politique proprement dite se réduit pour lui,
dans cette dernière période de sa vie, à des épi-
grammes. Il garde son franc parler, il décoche, aussi
librement que jamais, des traits acérés contre ceux
qui lui déplaisent; et ceux qui lui déplaisent sont
surtout, alors comme autrefois, les favoris du peu-
ple, les conseillers ordinaires de la démocratie. Mais
il lui suffit d'accoler à leur nom quelque allusion in-
jurieuse ou de leur lancer, à un détour du dialogue,
ime moquerie imprévue. Il ne songe plus à organiser
une pièce ni contre tel ou tel d'entre eux, ni contre
les movens ou les effets de leur influence.
D'autre part, il n'est pas exact de dire non plus
30'i CHAPITRE V
qu'il s'atta(juc alors à des théories sociales, formu-
lées autour (le lui. Ni V Assemblée des femmes ni le
Plouios ne nous ont paru pouvoir être considérés
comme dos réfutations, directes ou indirectes, de
doctrines (jui auraient alors pris corps, soit dans les
écoles, soit dans une partie de la société athénienne.
L'une et l'autre de ces pièces sont bien plutôt des
inventions de fantaisie, accommodées d'ailleurs à la
la situation crAthènes en ce temps et remplies des
sentiments ordinaires du poète. Ces sentiments sont
à peu de chose près ceux (jui semblent l'avoir animé
pendant toute sa vie. Ils sont faits d'une sympathie
instinctive pour le peuple rustique, et honnête, qui
préférait la vie laborieuse aux débals de l'Assemblée
ou à l'oisiveté lucrative et malsaine des tribunaux.
Ce peuple, gardien de la pure tradition athénienne,
Aristophane semble l'avoir aimé très sincèrement,
et cela jusqu'à la fin de sa vie, à travers leséprcuves
diverses et les révolutions. Seulement, dans sa jeu-
nesse, il l'aimait, non seulement pour ses fortes
qualités, mais aussi pour sa joyeuse humeur, pour
son laisser-aller, pour son goût des fêtes et du plai-
sir, pour sa bonhomie malicieuse, et il en voulait à
tous ceux ([ui lui paraissaient tendre à altérer sa
bonne nature. Plus tard, cpiand il le vit ruiné, hu-
milié, aigri, il y eut moins de joie dans son amour.
Dans Lysistrate et les Grenouilles, ce qui le préoc-
cupe surtout, c'est d'apaiser les haines qu'il sent
DERMÈRE PÉRIODE 305
grandir, et, sous les inventions joyeuses, cette pré-
occupation semble mettre en lui. comme une ombre
de tristesse. L'Assemblée des femmes et le Ploutos
révèlent encore une autre nuance du même senti-
ment : c'est le secret désir d'échapper à une réalité
pénible, ou d'y mêler, autant que possible, à défaut
d'espérances bien précises, du moins un peu de rêve,
sauf à en rire aussitôt.
Aristophane a eu la mauvaise chance que les évé-
nements ont contrarié sa tendance naturelle. Si
Athènes avait grandi et prospéré à mesure que son
génie se développait, il est probable que son art au-
rait pris un essor qui fut entravé. Le type de comé-
die qu'il avait réalisé dans ses Cavaliers et ses
Guêpes se prêtait à de nouveaux développements.
Qu'on imagine Périclès ayant assez vécu pour assu-
rer à sa patrie la victoire et pour se préparer un suc-
cesseur. La comédie politique n'aurait-cUe pas eu un
rôle éclatant dans cette grande cité, devenue la pre-
mière en Grèce, et obligée d'accommoder ses insti-
tutions à son nouveau rôle ?
Aristophane, qui n'était aucunement hostile à la
démocratie, mais qui avait le sentiment si vif de ses
dangers naturels et qui voyait si bien ses fautes, au-
rait pu employer son génie à l'avertir et, dans une
certaine mesure, à la redresser. Sa tendance eût été,
sans aucun doute, de signaler, avec sa clairvoyance
aiguë et sa franche hardiesse, les éléments d'anar-
20
306 CHAPITRE V
chie qui se manifestaient en elle et qui détruisaient
sa force. 11 aurait recommandé, directement ou indi-
rectement, ce qu'on pourrait appeler les « idées de
gouvernement ». Et peut-être, dans cette polémique,
n'aurait-il pas su se dégager tout à fait de certains
préjugés, défavorables à la \ie url)ainc et à son déve-
loppement nécessaire. Bien peu d'hommes savent se
dépouiller en vieillissant des partis pris profonds de
leur jeunesse. Mais il y avait assez de justesse dans
Fensemhle de ses vues pour qu'une part même d'er-
reur ne leur fît pas trop grand tort. On doit regret-
ter, en somme, que l'évolution naturelle de la comé-
die polilicfue ait été ainsi rompue prématurément
entre les mains du plus grand poète qui Tait jamais
représentée.
Réserve faite de ce regret, quelle idée dernière
convient-il de nous faire du rôle politique d'Aristo-
phane ?
Le point essentiel est da ne pas le considérer
comme l'homme d'un parti. Le fond de sa politique
a été un sentiment, en partie instinctif, plutôt qu'une
idée. Ce sentiment a eu pour objet, principalement,
une conception du caractère athénien et de la so-
ciété athénienne, qui aurait pu se formuler à peu
près ainsi : douceur des mœurs, liberté joyeuse,
facihté des relations, attachement aux vieilles cou-
tumes ; estime du travail agricole, conservation de
l'esprit de famille ; affection très vive pour la cam-
DERNIÈRE PERIODE 307
pagne, pour le dème rustique, où la vie était plus
aisée et plus saine ; avec cela, large part accordée
aux réunions, aux fêtes, à Tart uiéme, comme ex-
pression spontanée d'un idéal tantôt joyeux, tantôt
élevé ; et, par contre, aversion prononcée pour l'am-
bition stérile, pour Tégoïsme dur et méchant, et
aussi pour toutes les curiosités pures de l'esprit, lé-
gitimes ou non.
Cette conception a donné au patriotisme d'Aristo-
phane son caractère propre et parfois agressif. Il a
aimé Athènes ardemment ; il a détesté, comme ses
ennemis personnels, ceux qu'il accusait de la cor-
rompre et de la ruiner. Persuadé qu'ils semaient et
développaient, au dedans, la haine entre les citoyens,
ce qu'il a défendu contre eux, avec une âpre véhé-
mence et sans aucun scrupule de justice, il faut le
reconnaître, c'était en réalité la bonne entente, la
concorde, la confiance mutuelle. Plus il a vu cette
union compromise, plus il s'est porté résolument à
son secours. Ly sis traie et les Grenouilles attestent
quelle force cette préoccupation avait prise chez lui
dans la seconde partie de sa vie. Au dehors, il sou-
haitait non moins ardemment la paix entre les Grecs.
Nous ne sommes pas en état de déterminer par quels
sacrifices il aurait consenti à l'acheter, d'autant plus
que lui-même ne l'a peut-être jamais su bien exacte-
ment. Son idéal, un peu vague, semble avoir été ce-
lui d'un accord équitable entre Athènes et ses alliés
308 CHAPITRE V
et crun arrangement avec Sparte, fondé sur une
bonne volonté réciproque. N'étant pas homme
d'État, il ne cherchait pas à en préciser les condi-
tions. Mais il avait au cœur un sentiment hellénicjue
très vif, qui lui faisait deviner ce qu'il y avait de
funeste dans ces luttes fratricides, par lesquelles la
Grèce préparait sa ruine. Cette fureur de s'entre-tuer,
sous les yeux de l'étranger (jui s'en réjouissait, lui
paraissait le pire des maux ; et c'est comme partisans
intéressés de la guerre, (jue Cléon et les autres dé-
magogues lui faisaient particulièrement horreur.
Ces sentiments, bien entendu, n'étaient pas
propres à Aristophane. Ils se sont rencontrés en mé-
lange et en proportions diverses chez beaucoup des
hommes de ce temps et, naturellement, ils ont ali-
menté la politifjue des partis. Lorsqu\\ristophane
les traduisait dans ses pièces, il se rencontrait donc
nécessairement avec ceux qui les partageaient et avec
ceux qui s'en servaient. De là des rapprochements
passagers qui seraient de nature à nous tromper, si
nous n'y prenions garde. A priori, il aurait du pa-
raître invraisemblable qu'un génie aussi spontané,
aussi vigoureux, aussi original, eut vécu, pour ainsi
dire, de suggestions étrangères. Cela n'aurait pu
être admis qu'en présence de preuves décisives. Or,
non seulement ces preuves manquent, mais les faits,
étudiés de près, nous en fournissent de toutes con-
traires. Dans chacune des pièces du grand poète,
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DERMÈRE PÉBIOUE 3U9
nous avons trouvé, avec une conception personnelle
des choses, des intentions librement déterminées,
qui nous ont paru procéder directement des circons-
tances et de ses sentiments les plus certains. C'est
donc bien à lui-même qu'il faut imputer, avec la res-
ponsabilité de ses injustices et de ses préjugés, le
mérite de certaines vues vraiment larges et géné-
reuses autant que perspicaces.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-Propos. v
Introduction 1
Chapitre premier. — Débuts d'Aristophane. Les Dé-
taliens 427. Les Babyloniens 426. Les Achar-
niens 425 45
Chapitre IL — Les Cavaliers 424 95
Chapitre III. — Les Nuées, 423 les Guêpes, 422 la
Pm>42i 443
Chapitre IV. — Seconde période. La guerre de Si-
cile et la guerre de Décélie. Les Oiseaux (414).
Lysistrate et les Thesmophories (41 1). Les Gre-
nouilles (405) 185
Chapitre V. — Dernière période. Uassemblèe des
femmes 392. Le Ploutos 388 271
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