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AU DELA
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iîchob.Sc Imp.Lemercier 6iC^.*Paris
ALICE DE CHAMBRIER
AU DELA
POÉSIES
Avir une Ici tir de Sully Pniilboiiniic,
Un portrait d'Alice lie Cbnnibrier reproduit par rhéliogravure
Et une notice biographique et littéraire
PAR
PHILIPPE GODET
Oiiatriètne édition augmentée d'une préfaee.
PARIS
LIBRAIRIE FISCHBACHÏÏR
Société anonyme.
5 3, Run DE SEixn, 3 5
i88é
Tous droits réservés.
inq
LETTRE
T>E M. SULLY TRUDHOMME
^ AC. TH. GODET
Monsieur Sully TrudJjovniic, à qui vous avions
communiqué quelques poésies d'Alice de Chiwihricr,
nous a adresse la lettre suivante, qu'il a bien voulu
nous autoriser à publier.
Paris, i6 novembre iSS^.
Monsieur et cher confrère,
Pardonnei^-moi de vous remercier si tard de
votre intéressant envoi. Je suis en ce moment
VI Lettre
accablé d'occupations. Vous m'ave^, avec une rare
délicatesse, dispensé de vous répondre, mais j'ai lu
les poésies de M'''' Alice de Chauihrier que vous
ni'ai'ei conuuuniquées , et je ne saurais retenir
l'expression de mon étonnement.
Il est inconcevable qu'une jeune fille morte à
vingt et lin ans ail pu, en l'espace de cinq ans,
produire tant d'ouvrages différents et des poésies
si originales.
La facture de ses vers n'est pas molle et banale
comme l'est habituellement la versification des
jeunes filles. La distinction singidière de ses pen-
sées et de ses seniiments s'est communiquée à son
style par un don naturel d'appropriation des mots
aux choses, du mouvement de la ph-ase à l'émotion,
qui me surprend vivement.
Le don le plus heureux ne peut dispenser aucun
artiste d'acquérir par l'étude et h long usage toutes
les ressources de son art. Aussi l'inexpérience est-elle
sensible en plusieurs endroits dans les vers de
M'i<: de Chamhrier ; mais il y a de la grâce dans
l'inexpérience des poêles d'élite, parce que leur niala-
de M. Sullv Prudlmmiiic.
dresse n'est jamais vulgaire; l'accent est toujours
si vrai, si intime, si touchant dans les poésies de
cette pauvre enfant, qu'on y sent son dnic comme
à nu, et c'est une riche et belle dîne.
Veuille:!;^ agréer. Monsieur et cher confrère,
l'assurance de ma sympathie dévouée.
SULLY PKUDHOMME.
>
**
PRÉFACE
DE LA QUATRIEME EDITION
Quand parut, voici deux ans, ce petit re-
cueil de poésies, nous étions loin de prévoir
le succès qui lui était réservé ; une édition de
mille exemplaires nous semblait une entre-
prise hardie : publiée le 15 décembre 1883,
elle était épuisée à Noël ! Une nouvelle édi-
tion de mille exemplaires s'écoula dans le mois
de février 1884. L'été suivant, une troisième
édition, cette fois de deux mille, publiée à
Paris, fut enlevée à son tour dans l'espace
d'une année. Aujourd'hui nous offrons au
public la quatrième édition d\}ii i]i'là.
X Tréface.
La Suisse, la Suisse romande surtout, a
fait la grande part de ce succès : dans les
seuls cantons de Vaud, Genève et Neuchâtel,
il s'est vendu près de 3000 exemplaires de
l'ouvrage, qui est aujourd'hui dans toutes les
mains. En même temps, il franchissait notre
frontière : jamais livre publié en Suisse n'a
fiiit aussi rapidement son chemin en France,
nous avons presque dit en Europe ; car non
seulement à Paris et dans la province, mais
en Italie, en Allemagne, en Angleterre, en
Hollande, notre poète a rencontré cet « accueil
lointain d'âmes hospitalières », dont parle Sully
PrufJhomnie. Ce modeste recueil, œuvre pos-
thume d'une jeune fille de vingt et un ans, lu
partout, partout admiré, partout aimé, a con-
quis sa place parmi les livres qui demeu-
rent.
Nous le réimprimons sans y rien changer,
si ce n'est que nous ornons cette édition d'un
nouveau portrait, héliogravure de la maison
Lemercier, de Paris.
Préface. XI
Nous ne voulons pas analyser ici les causes
du succès d'Ail delà : c'est à la critique litté-
raire qu'il appartient de les rechercher. Cons-
tatons-le toutefois : il v a là non seulement une
affaire d'engoûment passager, mais la consé-
cration définitive d'une œuvre et d'un nom.
Il nous est doux de remercier nos auxiliai-
res, nos nombreux confrères de la presse, qui,
partout, ont accueilli ce livre avec sympathie
et nous ont aidé à élever un monument du-
rable à celle que nous pleurons.
Xeuchàtel, décembre 1885.
Phiiippf. godet.
*y
ALICE DE CHAMBRIER
/-V/
^LICE DE CHAMBRIER
'X.OTICE BIOGRAPHIQUE ET LITTÉRAIRE
I
Celle qui fait l'objet des lignes qu'on va lire
était la modestie et la simplicité mêmes ; jamais
le talent ne m'est apparu sous des dehors aussi
naturels, avec une aussi parfaite ingénuité. On
comprend dès lors que je trouve pleine de pé-
rils la lâche de parler d'elle au public. Le pu-
blic!,.. Elle le cherchait si peu, qu'elle était
j-llicc de Chanihricr.
résolue à ne point imprimer ses poésies avant
l'âge de trente ans; c'était une loi qu'elle s'était
faite. Hlle n'a pas craint, il est vrai, de parti-
ciper à différents concours poétiques et de pu-
blier quelques vers dans des recueils où elle se
trouvait en nombreuse compagnie ; mais une
pudeur aujourd'hui assez rare, jointe à un be-
soin très vif de perfection artistique, l'empê-
chait d'affronter seule le jugement d'un public
peu indulgent aux jeunes écrivains trop pressés
de solliciter ses suffrages.
Cette retenue m'a toujours semblé un signe
de véritable supériorité : savoir attendre, laisser
mûrir son talent dans le recueillement et le
travail, c'est une grande force, c'est même une
des conditions du génie, qui, en ce sens, est
bien « une longue patience. »
La publication des poésies d'Alice de Cham-
brier serait-elle donc une sorte de trahison en-
vers cette noble et touchante mémoire? —
Non. Maintenant qu'elle n'est plus — ou mieux,
maintenant qu'elle est ailleurs — les siens ne
Notice. 3
sauraient Iicsiter : si son talent n'avait pas ac-
quis encore cette maturité, cette entière pos-
session de lui-même auxquelles tendaient son
labeur et sa remarquable énergie, il avait cepen-
dant fourni déjà plus que de simples promesses,
quelques œuvres exquises de forme et d'une
pensée originale et haute, que nous n'avons
pas le droit de laisser dormir dans l'oubli.
La mort qui l'a si soudainement frappée a
donné d'ailleurs à ses essais un caractère défi-
nitif, et il ne reste à ceux qui la pleurent qu'à
recueillir les meilleures de ses poésies ; n'a-t-elle
pas écrit elle-même ces vers, qui, au besoin,
plaideraient en sa faveur :
Oui, la mort qui s'approche, implacable et farouche,
La mort, noir ennemi, grandit ce qu'elle touche.
Nous n'avons puisé qu'avec une extrême dis-
crétion dans les manuscrits qu'elle a laissés. Un
souvenir qui nous est personnel montrera quelle
sévérité elle aurait elle-même apportée dans un
semblable choix. Alice de Chambrier avait bien
Alice de Cbambrier.
voulu prendre pour conseiller et pour critique
celui qui écrit ces lignes : elle pensait qu'un
peu d'avance dans la vie justifiait le privilège
qu'elle m'accordait de revoir avec elle ses poé-
sies. Non-seulement elle acceptait avec une
bonne grâce d'enfant toutes mes observations,
mais elle corrigeait, recorrigeait et retravaillait
ses vers jusqu'au moment où je me déclarais
satisfait; alors, l'œil brillant déplaisir, elle
transcrivait la pièce ainsi achevée dans un livre
spécial, un beau livre recouvert de peluche vieil
or. — a Est-ce pour la peluche? y^ demandait-
elle; ce qui voulait dire : « Etes-vous absolu-
ment content ? Ne trouvez-vous plus rien à re-
prendre? » — Eh bien, ce volume, je l'ai sous
les yeux, je viens de le feuilleter encore : il ne
contient pas plus de quatorze pièces. Celles que
nous V ajoutons ne sont certes point sans dé-
faut, on v remarquera bien des vers qui eussent
subi sans doute d'heureuses retouches; mais
nous avons eu soin de n'admettre dans ce re-
cueil que des morceaux ofiVant, comme pensée
Notice. 5
et comme forme, un certain ensemble de qua-
lités qui rachètent les imperfections de détail.
On se convaincra mieux encore de notre
prudence d'éditeur, quand on lira la liste des
œuvres composées dans l'espace d'environ cinq
années par Alice de Chambrier. Cette jeune
fille, morte à l'âge de vingt et un ans, avait
écrit :
Trois tragédies en cinq actes, en vers : La fille
de Jephté, Sophonishe, Les Chrétiens. Un drame
en un acte, en vers : Lore Nicol. Une comédie
en deux actes, en vers : Service d'auiie. Deux
comédies en trois actes, en vers : Une poignée
de mouches, Le Flatteur. Une saynète en vers :
La Bohémienne. — Elle avait entrepris, peu
avant sa mort, un drame en cinq actes, en vers :
Le Serment d'Isolde. Il existe un plan détaillé de
cette pièce, dont les deux premiers actes étaient
déjà écrits.
La liste de ses poésies et poèmes accuse le
chiffre considérable de cent soixante-quinze
piècesqui représentent près de quinze mille vers.
.-lUce (le Chavihrier.
Enfin, clic i\ ccrit en prose quatre nouvelles :
Les deux Attviôiies, Emineh, LiUo, BeUaâonna;
une légende : Diane de Kerdrel ; un roman dont
le manuscrit tient deux gros volumes : Made-
moiselle de Vieux-Charmeilles ; enfin un long
roman historique neuchâtelois : Le Chdlelard
de Bevaix, dont elle écrivait les dernières pages
quelques jours avant sa mort.
Ajoutez à cela un travail en vue d'un con-
cours : De la discipline dans l'Ecole du Dimanche,
— et vous aurez une idée de tout ce qui s'agi-
tait dans cette jeune tête, et vous serez surpris
de tout ce qu'elle a trouvé moyen d'exprimer
à un âge où la rêverie est d'ordinaire plus sé-
duisante que le travail, et dans une position
sociale où le plaisir s'impose souvent conmie
un devoir.
C'était une activité sans trêve de sa vive et
ardente imagination; elle n'avait pour ainsi
dire pas un jour où elle ne fut tourmentée de
la fièvre créatrice. 1:11e trouvait toujours les
journées trop courtes, et il fallait presque l'ar-
Wolice. 7
racher à ses occupations; retenue quatre mois
dans sa chambre à la suite d'une blessure qu'elle
s'était faite au talon dans une course alpestre,
elle se trouvait si heureuse de pouvoir compo-
ser cà son aise, qu'elle eût voulu, disait-elle,
arrêter le temps qui s'écoulait trop vite. Elle
semblait écrire à la tâche, comme si elle eût
pressenti que le soir viendrait tôt pour elle,
qu'elle entrerait jeune encore en cette nuit dont
parle l'Ecriture, « dans laquelle personne ne
peut travailler », et l'on eût dit qu'elle se hâtait
d'exprimer, tandis que Dieu lui en donnait le
temps, tout ce qu'elle portait en elle de pen-
sées élevées ou hardies, de sentiments délicats
et tendres, de rêves généreux et de vivantes
espérances. Travaillons, car demain nous mour-
rons! Qiie quelque chose de nous demeure à
ceux que nous avons aimés et que notre départ
va rendre inconsolables ! . . .
Cette pensée, elle l'a eue, cela n'est point
douteux, et nous en verrons plus loin de nom-
breux témoignages. Dans le carnet de poche
Alice ck Chaiiibrier
où clic notait ses impressions fugitives les plus
intimes, on a trouvé ces lambeaux de strophes,
ces vers où elle n'avait pas même pris le soin
de mettre d'accord l'orthographe et la rime :
Quand un jour nous aurons passé loin de la terre,
Quel sillon après nous demeurera tracé ?
Sera-ce seulement une trace légère
Qui d'un souffle de vent pourrait être cffaci'l
Ah ! qu'il reste de nous plus qu'un tombeau de marbre
Ou qu'une croix de bois, modeste souvenir !...
Prenons garde, aujourd'Inii qu'il en est temps encore ;
Pour nous demain pourrait être le dernier jour.
II
Mais on se demande sans doute dans quel
milieu s'est développé le talent abondant et
riche d'Alice de Chambrier, quelles circon-
stances ont stimulé cette énergie, cette perse-
Notice. 9
vérance, cette audace d'imagination qui ne recu-
laient devant aucune entreprise. Ces questions,
sa biographie ne les résout pas complètement
(car il faut faire la part de cette « influence se-
crète » dont parle Boileau), mais elle les éclaire
en quelque mesure.
Née j^NeiichàteUe 28 septembre 1861, fille
de Alfred de Chambrier et de Sophie de Sandol-
Rov, Alice de Chambrier appartient à une fa-
mille qui a joué un rôle important dans nos
affaires publiques et qui occupe une place dans
notre littérature neuchâteloise. Je ménagerai la
modestie des vivants ; mais ils me permettront
de rappeler le nom d'un de nos historiens les
plus distingués, Frédéric de Chambrier, l'au-
teur de l'Histoire de Neiichdteî et Valangin. Cet
homme d'État, qui a rendu de précieux services
à son pays, eut-il pour la poésie un penchant
auquel son activité politique ne lui permit pas
de donner cours? Je ne sais, mais je sais que
la page de son livre dans laquelle il trace le por-
trait du vigneron neuchàtelois est d'une poésie
Alice (le Chamhrier.
large et sereine, et d'une beauté vraiment clas-
sique.
Alice de Chanibrier n'avait pas un an lors-
qu'elle perdit sa mère. Elle fut élevée à Neuchâ-
tel; enfant d'une vivacité extrême, son caractère
réclamait moins de sévérité que de douceur. Le
sentiment du devoir et le désir de faire plaisir
aux siens étaient chez elle si profonds, qu'elle
pouvait être laissée complètement à elle-même
pour l'accomplissement de ses tâches d"école.
Toute sa vie s'est écoulée à Neuchâtel, saut
un séjour de dix-huit mois à Darmstadt (1876-
1877); elle avait elle-même témoigné le désir
de passer quelque temps à l'étranger et d'ap-
prendre la langue allemande : elle l'apprit si
rapidement qu'elle écrivit bientôt une saynète
allégorique en vers allemands destinée à être
jouée par ses camarades de pension et que j'ai
retrouvée parmi ses plus anciens brouillons.
Au retour de Darmstadt, l'enfant pétulante était
devenue une jeune fille qui, sous son calme
apparent et sa rare égalité d'humeur, cachait un
Notice. 1 1
cœur bouillant, une sensibilité extraordinaire
et un besoin d'affection dont elle réservait pour
son entourage les explosions et les manifesta-
tions passionnées.
Ses premières poésies furent écrites vers l'âge
de dix-sept ans. Elève de l'Ecole supérieure des
jeunes demoiselles, elle s'était acquis par ses
compositions une petite célébrité de collège;
son poème d'Athuitide, où elle conte l'antique
légende du continent autrefois disparu sous les
flots, fit sensation alors dans le cercle des ca-
marades et des maîtres, et fut lu, sans nom
d'auteur, il est vrai, par M"i^' Ernst dans une
de SCS séances de déclamation.
Ceux qui la voyaient de près avaient compris
dès ce moment qu'il v avait, chez cette jeune
tille, non pas un simple caprice, mais une vo-
cation qu'il ne fitllait point contrarier; et le jour
)ù elle fut autorisée par son père à se livrer à
ses goûts littéraires, elle s'écria qu'il n'y avait
plus un seul point noir dans son existence si
heureuse.
1
Jlicc de Chaïuhricr.
Diverses personnes onl exercé sur son déve-
loppement une action dont la reconnaissance
nous oblige à dire ici quelques mots.
C'est ainsi que M™'-' Berton, née Samson (la
fille de l'illustre tragédien), qui l'avait vue en
Suisse, s'intéressa à cette jeune fille si vaillam-
ment éprise de poésie et lui adressa de franches
et très judicieuses critiques sur un de ses drames
en vers. Elle profita beaucoup aussi des conseils
pleins de bienveillance de M. Ernest Naville,
auquel elle aimait à soumettre ses poésies.
Enfin, les représentations des chefs-d'œuvre
classiques données à Neuchâtel par M"ie Agar
firent sur elle une impression profonde et dé-
terminèrent l'essor de son talent. Elle entra en
relations suivies avec cette éminente tragé-
dienne ; elle éprouvait pour elle une admiration
et une affection presque enfitntines, auxquelles
Mme Agar répondait par des directions très sages
et des conseils \-raiment maternels.
Il est cerlain que le jour où la jeune fille en-
tendit i\l"i^' Agar dans les grands rôles d'Her-
Xotice. 1 3
niionc et do Phèdre, a marqué dans sa vie. Ce
fut pour elle celte heure décisive qui dénoue
quelque chose dans l'âme de l'artiste. Il y a
ainsi, pour les esprits jeunes et prime-sautiers,
des commotions imprévues et soudaines, qui
sont comme la brusque obtention d'un bien
convoité d'instinct sans le connaître, qui dé-
chirent le voile et qui donnent accès à la terre
promise et vaguement rêvée.
Dès lors se succèdent rapidement les com-
positions de tout genre, comédies de société,
drames, nouvelles, poésies. Je n'attache pas
plus d'importance qu'il ne convient aux lauriers
remportés dans les nombreux concours ouvert,s
aujourd'hui aux jeunes gens que dévore la pas-
sion des vers; mais je tiens à noter ici ces pe-
tits succès d'un talent qui, avec le temps, eût
pu aspirer à de plus sérieuses récompenses : ils
ont été pour elle ce que Vauvenargues appelle
« les premiers regards de la gloire ». Elle n'en
devait pas connaître d'autres.
Une première médaille obtenue en 1880 à
14 Alice de Cbambrier.
Royan, au concours de l'Acadcniic des Muses
Santones, pour une pièce intitulée le Phare de
Cordoitan ; de nombreuses mentions dans divers
autres concours; enfin la primevère d'argent qui
lui fut décernée au printemps de 1882 par
l'Académie des Jeux floraux de Toulouse, lui
furent autant de précieux encouragements.
Avec quelle joie candide elle rapporta cette
fleur, que sa gracieuse ballade, la Belle au Bois
dormant, avait si bien méritée ! Elle était allée
à Toulouse avec son père, pour assister, le
3 mai 1882, à la fête des Jeux floraux et rece-
voir sa primevère; au retour, elle racontait
4vec émotion l'accueil sympathiquequi lui avait
été lait ; mais on n'avait pu la décider à lire
elle-même, conformément à l'usage, la pièce
couronnée, en présence de quelques centaines
de personnes assemblées : « Je n'aurais jamais
pu, me disait-elle, m'entendre lire devant tant de
monde. » Un des mainteneurs fit la lecture,
qui fut saluée d'applaudissements unanimes.
On sait de quel prix sont ces prenners suc-
Notice. I S
CCS pour un vrai talent : funestes à la médio-
crité vaniteuse, ils fortifient et stimulent le
mérite réel.
Ce sont là les « événements « de sa vie. Mais
un trait saillant de son caractère, c'est qu'au
milieu de ces innocentes joies qu'elle recherchait
avec ardeur, elle demeurait d'une extrême sim-
plicité, et de même qu'elle acceptait la critique
avec empressement, elle soufiVait les éloges sans
en tirer d'orgueil. On sentait que pour cette
nature d'une si rare énergie et d'un si vif essor,
tout concours ouvert était comme un défi porté
à son talent et qu'il relevait avec une joyeuse
bravoure : il s'agissait pour elle, non de con-
quérir des trophées et de s'en faire gloire, mais
de se mesurer avec les difficultés et de les
vaincre.
Elle vivait et pensait par elle-même, et non,
comme sont enclins à le faire ceux qui lisent
beaucoup, par le moyen d'autrui. Ce trait — le
plus original peut-être de sa physionomie, celui
par lequel elle fut vraiment poëte — mérite
i6 Alh-i' de Chanihrier.
qu'on y insiste. Elle a, littérairement et humai-
nement parlant, plus donne qu elle n'a reçu, ou,
pour mieux dire, elle recevait, non des hommes,
mais de plus haut, par cette intuition supérieure
qui, dans un autre domaine, s'appelle la foi et
qui est la « démonstration des choses qu'on ne
voit point. » J'ai vu sa bibliothèque : elle était
fort mince. Bien qu'Alice de Chambrier lut ce
qu'on nomme une personne instruite, ses lec-
tures n'étaient pas étendues. Qiielques livres
d'histoire, quelques revues, trois ou quatre vo-
lumes de Victor Hugo, particulièrement la Lé-
gende des siècles... voilà tout. Aussi n'a-t-elle, à
proprement parler, imité personne dans ses
vers; elle s'y montre elle-même; il est rare
qu'on y trouve ces empreintes facilement recon-
naissables et ces réminiscences qui trahissent
chez les débutants le commerce des maîtres
préférés. Sa poésie, avec sa pensée naïvement
hardie et la fermeté large et parfois superbe de
sa forme, est bien à elle et ne rappelle distinc-
tement, soit par ses défauts, soit par ses quali-
Xoiice. 17
tés, la manière d'aucun des poètes contempo-
rains. Cependant, si elle eut, en dehors de son
propre rêve, un idéal poétique, ce fut bien
Victor Hugo, dont elle aimait par dessus tout
les conceptions gigantesques et le lyrisme
éblouissant.
Cette vie si simple, consacrée à tout ce qui
est beau, se partageait entre la ville et la cam-
pagne. A Neuchâtel, la jeune fille travaille sans
•relâche, ce qui ne l'empêche pas de prendre
part, avec tout l'entrain de son âge, aux plai-
sirs d'une société où chacun l'aime pour sa
gentillesse et son enjoûment ; à Bevaix, durant
les longs séjours d'été, elle donne son temps à
l'étude, à la promenade, aux occupations rus-
tiques. C'est qu'en effet elle ne se laissait point
absorber par le talent dont elle était douée; il
importe même de le dire, pour prévenir toute
méprise : elle n'avait rien de ce qui rend faci-
lement désagréable la femme auteur, aucun éta-
lage de ses prédilections, aucun ton de supé-
riorité, point d'airs rêveurs ou penchés, point
I
Alice de Cbaiiibrier.
de pose enfin ; rien que bonhomie et bienveil-
lance pour tous. Elle comprenait que la poésie
est dans les choses, et non dans l'intelligence
du poète, laquelle n'est bonne qu'à ordonner,
en s'effaçant le plus possible, les éléments
qu'elle recueille et les impressions qu'a pro-
voquées le beau dans l'âme qui le perçoit.
Très réservée, en paroles comme dans ses
écrits, sur tout ce qui touche à la religion, elle
possédait cette piété active et pratique dont la
manifestation est la charité. Elle avait reçu
l'instruction religieuse de M. le pasteur DuBois,
pour lequel elle conservait une vive affection,
qui s'est montrée jusque sur son lit de mort.
Mais son christianisme était tout intime et sans
phrases ; il se contentait des actes, qui seront
toujours la plus persuasive des prédications. Je
ne l'ai jamais entendue médire ni se moquer.
Son bonheur était de soulager quelque souf-
france à laquelle elle apportait discrètement sa
sympathie. On la plaisantait dans son entou-
rage sur son âpreté au gain : elle encaissait
1
Xolice. 19
avec tant de ponctualité l'argent mignon que
lui rapportaient ses petits succès poétiques et
les vers publiés çà et là dans divers recueils !
Tout s'expliqua lorsqu'on trouva son « livre de
pauvres » tenu par Doit et Avoir, indiquant
d'un côté les recettes de la poésie et de l'autre
les dépenses de la charité. La dernière visite
qu'elle ait faite, quatre jours avant de succom-
ber au mal qui l'a emportée, fut une visite à une
pauvre femme malade ; on ne l'apprit qu'après
sa mort. Ses parents même ont ignoré de son
vivant tel trait de dévoûment qui, si je le racon-
tais, m'autoriserait à emplover le mot d'héroïsme
et où elle trouvait des jouissances plus pro-
fondes que dans les beaux alexandrins aux
rimes sonores. Pour les belles âmes, le dévoû-
ment est de la poésie en action.
Les pauvres, les malades, les déshérités, ils
entraient, si j'ose dire ainsi, dans ses combinai-
sons d'avenir. Elle aimait à se représenter —
étrange et rare caprice chez une jeune fille !
— qu'elle ne se marierait pas; d'avance elle
Alice de Chanibrier.
arrangeait son existence de demoiselle : elle de-
venait châtelaine de l'abbaye de Bevaix, res-
taurée par ses soins; de sa vie elle faisait deux
parts, l'une pour la poésie, l'autre pour la cha-
rité ; elle serait la providence du pays, la bonne
dame aimée de tous, chevauchant à travers la
campagne pour la couvrir de ses bienfaits
Innocente rêverie ! Il est à penser que sa vie
eût pris un tout autre cours; mais ce rêve, si
noble et gracieux dans son invraisemblance,
cette chimère d'une âme de jeune fille à la fois
tendre et forte, m'a paru bien propre à la faire
connaître, à la faire aimer.
Et si je voulais la surprendre dans la vie de
tous les jours, que de traits touchants vien-
draient compléter et embellir mon récit ! Nous
la verrions, bonne et serviable pour tous ceux
qui l'entouraient, parents et serviteurs; appre-
nant le latin avec ses jeunes frères pour pouvoir
mieux les aider dans leurs études; s'intéressant
aux travaux de son père et l'enveloppant d'une
tendresse de tous les instants Mais il ne
Notice. 2 1
m'appartient pas de réveiller tant de souve-
nirs intimes et douloureusement précieux. On
attend plutôt de moi que je parle de l'œuvre
laissé par notre poëte.
III
Au risque d'allonger beaucoup cette notice,
je ferai ici une large part aux citations ; il
m'a paru en effet que le lecteur lirait avec plai-
sir les fragments les plus remarquables de di-
vers poëmes qui ne pouvaient être imprimés
tout entiers dans la forme où l'auteur les a
laissés.
Dès les premières poésies d'Alice de Cham-
brier, on sent, à travers beaucoup d'imperfec-
tions, ce que j'appellerais la griffe, si celte
image convenait à une jeune fille. Parmi ces
essais d'une enfant de seize ans, on ne rencon-
tre pas sans surprise des vers comme ceux-ci,
Alice de Chaiiibrier.
dont l'ampk'ur semble appartenir à tin talent
déjà mûr :
Ce moiuic qui <;r;ivite, impercuptibk atome.
Dans Cet océan bleu qu'on nomme l'infini...
ou bien cette belle invocation à la mer :
l'ourqnoi te plaindre, ô mer, quand la terre est si belle?
Oh! dis-moi le motif de ta plainte éternelle.
Le mystère attirant que recèle ton eau I
Athiiilide serait un poëme déjà presque achevé,
si une inexpérience évidente n'apparaissait dans
quelques vers qu'elle n'a jamais eu l'occasion
de retoucher. En quatre strophes, elle décrit
le continent englouti, la ville submergée ; puis
elle lait un retour sur ce que furent ce pays et
cette ville :
... Le grand océan bleu venait mouiller ses plages,
On voyait se dresser la ville aux grandes tours,
Avec ses hauts palais pleins d'étranges contours;
Lt le peuple joyeux dans la cité splendide
Disait : Vis à toujours, éternelle Atlantide!
Notice. 23
Un soir d'été, le sol trembla :
Quand vint lu jour naissant.
Tout avait disparu : rien que la nier immense ;
A l'horizon, partout, un horrible silence;
Sur les vagues, encor quelques tristes débris...
Et, comme un point perdu dans le vaste ciel gris,
Fuvait un aigle noir, et son aile rapide
Effleurait les grands flots où dormait Atlantide.
Les sujets qu'elle aborde montrent un esprit
que rien n'effraie, une imagination qui prétend
tout embrasser. Elle écrira, par exemple, les
Adieux de Socrate à Platon, dont je cite les der-
nières stropiies pour indiquer la note du mor-
ceau :
Adieu, j'entends la mort qui s'approclie et m'appelle;
Mon ànic est sur le seuil de l'immortalité;
lincor quelques instants, et, déployant son aile,
Elle découvrira ce qu'est l'éternité.
l'Ile découvrira ce qu'elle est elle-même,
lit faisant à la terre un solennel adieu.
Humble et purifiée à cette heure suprême,
Entre elle et le néant, elle trouvera Dieu.
24 J//Vf de Cbaiiibricr.
Cette préoccupation de Vaii delà, qu'elle attri-
bue au sage mourant, ce lut la sienne, à elle,
le grand objet de sa rêverie et de ses médita-
tions. Que de ibis j'en retrouve la trace en feuil-
letant ses manuscrits, et connue il lui tardait de
connaître ce qu'elle appelle
Les mystères du <i;raiid ciel bleu!...
Elle était gaie pourtant, d'une gaîlé égale et
inaltérable; elle jouissait vraiment et complète-
ment de la vie; mais dans ses vers la pensée
de la mort revient avec une sorte d'insistance;
elle l'exprime sans mélancolie, sans faiblesse,
sans frayeur :
Mais si d'après nos lois il tant qu'elle succombe,
Elle ne dira pas qu'elle se sent faiblir,
Et, radieuse, un jour descendra dans la tombe,
Sans que nos yeux aient vu son visage pâlir.
Dans ime ode étrange à la lune, elle s'écrie :
() lune, as-tu pu lire, en cette voûte immense,
Ce que la main de Dieu trace dans le silence?
Notice.
Ali ! peut-être, qui sait? encore quelques jours,
Tu luiras sur ma tombe en un vieux cimetière
Et tes raj'ons d'argent danseront sur la pierre
Où je dors pour toujours.
Et comme pour consolor à ravancc ceux qui
la pleureront, elle écrit ce vers si toucliant et
si simple :
Je pense que les morts vivent tout près de nous.
N'y a-t-il pas un pressentiment analogue dans
les vers qu'elle écrivait le 27 septembre 1881 , la
veille de son anniversaire de vingt ans? |e cite
quelques stances de cette poésie tout intime :
J'aurai vingt ans demain ! Faut-il pleurer ou rire,
Saluer l'avenir, regretter le passé.
Et tourner le feuillet du livre qu'il l'.uit lire.
Qu'il intéresse ou non, qu'on l'aime ou soit lassé?
Vingt ans, ce sont les fleurs toutes fraîches écloscs,
Les lilas parfumés dans les feuillages verts,
Les marguerites d'or et les boutons de roses
Que le printemps qui fuit laisse tout entr'ouverts
3
20 Alice de Qkunbricr.
Mais c'est aussi parfois l'instant plein du tristesses
Où l'homme, regrettant les jours évanouis,
Au seuil de l'inconnu tout rempli de promesses.
Sent des larmes au fond de ses yeux éblouis!...
Pareil au jeune oiseau qui doute de son aile
Et n'ose s'élancer hors du nid suspendu,
Il hésite devant cette route nouvelle
Qui s'ouvre devant lui pleine d'inattendu.
L'œil a beau ne rien voir de triste sur la route;
Malgré le gai soleil, les oiseaux et les fleurs,
Le cœur parfois frissonne et dans le calme écoute
Une lointaine voix qui parle de malheur.
Je citerai enfin quelques strophes où l'on re-
trouve cette même évocation tranquille d'une
pensée d'ordinaire pleine d'épouvante; elles
sont tirées d'un morceau intitulé Je Chant du
Cygne, où, par une curieuse rencontre, notre
poëte soutient que les poètes ont le pressen-
timent de leur mort ; quelques-uns même,
dit-elle, l'ont annoncée dans un chant su-
prême :
Notice.
Il faut que l'ange triste eût du bout de son aile
Déjà mis sur leur front ses présages vainqueurs,
Que le premier signal de sa voix solennelle
Fût déjà parvenu jusqu'au fond de leurs cœurs;
Qu'ils eussent pressenti la tombe inévitable
Ouvrant son antre noir pour le clore sur eux,
Sans pouvoir retenir en son sein redoutable
L'àme, faite pour l'air et les espaces bleus.
Il faut que leurs regards, à ce moment austère,
Eussent connu déjà l'avenir éternel.
Que leur àme déjà fût bien loin de la terre.
Égarée au milieu des inconnus du ciel.
Mais bien d'autres, hélas! ont disparu dans l'ombre.
Enfermant avec eux dans leur tombeau glacé
Leurs espoirs, leurs désirs, leur passé clair ou sombre,
Tout ce qu'ils ont souffert, tout ce qu'ils ont pensé.
De ces dmes la terre était peut-être indigne,
Et leur luth trop suave et trop harmonieux,
\'e pouvant ici-bas dire son chant du cygne.
Est allé quelque jour le chanter dans les cieux.
Mystère impénétrable à la douleur profonde!
L'être créé ne touche à la perfection
28 Alice de Chaiiihrier.
Oii'à l'Injurc snintc et grande où les clioscs du monde
Devant celles du ciel éteignent leur rayon.
C'est alors seulement qu'il peut ouvrir son âme
En torrents d'harmonie et de divins accents,
Et la répandre, ainsi qu'une céleste flamme.
Sur un autel où brûle un précieux encens.
Tel autre pocme est une longue méditation
sur la métempsycose, un de ces sujets mysté-
rieux dont les vertigineux escarpements l'atti-
raient. Je cite les strophes finales, paraphrase
sans doute inconsciente d'un vers célèbre de
Lamartine :
Et venus de si haut l'aire un pèlerinage.
Tout enivrés encor de souvenirs plus doux.
Nous avons souvent peine à finir le voyage
Et ne le terminons maintes fois qu'à genoux;
Heureux si nous pouvons d'une telle origine
Conserver jusqu'au bout le sceau pur, immortel ;
Si jusqu'au dernier jour l'espérance illumine
Notre âme qui retourne au ciel.
Xolice.
29
Et les monts, les grands lacs, ce qui nous environne,
Toute cette nature avec son dôme bleu,
Les divines splendeurs dont elle se couronne.
Nous avons tout connu lorsque nous étions Dieu.
Pour le dire en passant, ce poëme des Mé-
tempsycoses renferme une des strophes les mieux
venues de notre poëte : elle se demande si elle
n'aurait pas vécu déjà une première fois sur les
bords de notre lac, aux lieux où les Helvètes
dressaient leurs huttes il y a quelques mille ans.
Cette idée étrange, elle la rend en des vers larges
et sonores, qu'elle aimait à se répéter souvent
à elle-même, comme une mélodie préférée :
Peut-être que debout sur le seuil de nos tentes,
La plaine devant nous, l'infini sur nos fronts,
Xous écoutions rêveurs les notes éclatantes
Des cymbales et des clairons.
D'autres fois elle aborde la philosophie de
l'histoire, comme dans le poëme intitulé Evo-
lutions, qui oflfre, en quelques strophes, un
aperçu rapide du mouvement de la civilisation.
30 Alice de Chaiiibrier.
Q.uelques autres pièces trahissent l'influence
de la Légende des siècles, ainsi le poëme en six
chants intitulé la Niiil du Désert, rêverie fantas-
tique qu'on me permettra de raconter en cueil-
lant au passage les meilleurs vers.
L'auteur suppose que quatre grands person-
nages historiques, réveillés du sommeil de la
tombe, sont transportés une nuit en Egypte, au
pied des Pyramides. Ils franchissent les espaces :
Le laboureur lassé des fatigues du jour
Croit entendre passer d'un vol pesant et lourd
Quelque oiseau gigantesque à la grande envergure,
Et de son bras tremblant il voile sa figure.
Les quatre spectres arrivent au rendez-vous :
Le premier se drapait de l'ample laticlave
Qu'avait filé pour lui l'épouse avec l'esclave....
C'est fuies-César; le second est
Petit, fort, bestial, et le teint basané;
Sauvage, il avançait sous le ciel étonné.
I
(
Kollce. 3 1
Lançant parfois dans l'air quelque horrible blasphème.
Lorsqu'il avait passé périssait l'herbe niême...
Et la plaine, tremblant de le voir en ce lieu,
Cria : C'est Attila, c'est le fléau de Dieu !
Le troisième portait la pourpre impériale...
C'était Charles-Quint. Quant au quatrième,
Il marche lentement et sa vaste pensée
Lui présente une tombe en un ilôt dressée;
Puis, remontant plus haut, c'est un bruit de combats
Où les clairons joyeux sonnent le branle-bas —
... Et la plaine révèle en frémissant son nom.
Criant jusques aux cieux : Salut, Napoléon !
Ils avancent tous quatre et sans bruit dans la plaine;
Un chaud zéphir d'été glisse sa tiède haleine
Sur leurs corps décharnés au souffle de la mort
Et du froid du tombeau tout frissonnants encor...
Soudain, un cinquième personnage — un
inconnu — paraît. Il est mal reçu par les quatre
grands hommes. Farouche, Attila l'interpelle :
" Pauvre insensé, va-t'en ! >i
D'un étrange sourire
L'étranger souriait : « Si l'on venait vous dire
32 Alice de Chanihrier.
due j'ai fait plus que vous tous ensemble, Attila,
Quelle réponse, ô roi, feriez-vous à cela? »
« Quoi ! ta tombe, étranger, est-elle si profonde,
Qu'elle n'ait rien perçu des rumeurs de ce monde?
Dit César. Entends donc ce que nous avons fait —
.... A notre tour, chacun, racontons notre histoire.
Ce que nous avons fait de grand, de bien, de bon. »
(I Commencez, vous, César, » lui dit Napoléon —
César est très bref :
« Du monde Rome était la puissante maîtresse :
Je fus maître de Rome et je la tins en laisse
Ainsi qu'un chien immense à mon côté rampant... »
Attila ricanait :
« Des gens d'une tribu.
Dit-il, ont dans les bois un jour trouvé perdu.
Demi-mort, un enfant »
C'était Attila ; il devint un grand clief :
«... Devant moi se courbaient les fronts les plus puissants
Mais un soir, j'aperçus les sauvages cavales
Hennir, aspirer les brises occidentales,
lît puis, frappant du pied le sol humide et vert,
Frémissantes, bondir au loin vers le désert.
Notice. 33
Mon esprit les suivit : en quels lieux s'en vont-elles?
Existe-t-il là-bas tant de terres nouvelles,
Tant d'herbe et de forêts, tant de soyeux gazons.
Tant d'ombrages épais sous d'autres horizons,
Tant d'attraits inconnus, que ces bétes ardentes
A la blancheur de neige, aux croupes frémissantes,
Quittent ces lieux connus pour le sombre incertain ?
Soudain me retournant, j'ai vu, dans le lointain
Du ciel oriental, une immense nuée
Comme d'un vent terrible en tous sens remuée.
Une voix en sortit, dont la terre trembla.
Et cette voix disait : « Dieu t'envoie, Attila !
" Suis le cours du soleil sur la terre et sur l'onde,
« Guidé par mon pouvoir, et va venger le monde!...
« Et si l'on veut savoir ton nom en quelque lieu,
" Je te le donne ici : marche. Fléau de Dieu ! »
Alors, j'ai rassemblé mes hommes forts et bruns.
Et j'ai dit : « Nous partons ! » Ils m'ont suivi, mes Huns,
Suivi jusqu'à la fin J'ai pris la Germanie,
L'Helvétie et la Gaule, et vaincu l'Italie.
L'air était obscurci lorsque j'avais passé.
Et quand mon cheval noir, Henner, l'avait froissé.
Le champ ne produisait plus d'herbe, et bien longtemps
On nomma mon chemin « chemin des ossements. »
Charles-Qiiint souriait dans sa barbe argentée...
34 Alict' tic Chanibrier.
Mais je m'arrête... Ce récit d'Attila, qui fut
composé avant tout le reste du poëme, en est
bien la partie la plus originale. Charles-Quint
fait aussi son petit discours, où sont des traits
heureux :
« ... En maître je guidais le monde frémissant,
Et si l'on m'eût offert tout l'univers à vendre
Pour de l'or, j'aurais su dans quel endroit en prendre, n
Quand Napoléon a parlé à son tour, vient le
récit du cinquième personnage : seul, un livre
en main, méprisé, persécuté, il a entrepris la
conquête du monde :
n Et mon Maitre à la fin, pour prix de mon effort,
M'accorda pour son nom de recevoir la mort. «
Ainsi parle saint Paul, qui engage une véri-
table discussion avec les quatre ombres, leur ra-
conte sa conversion, son œuvre, et finit par les
convaincre que les victoires morales sont plus
précieuses que les succès terrestres :
Et sentant sur leurs fronts passer, âpre et glacé,
Le souffle de la mort, qui, déployant son aile.
Notice. 35
Les nippellc déjà de sa voix solennelle,
La tristesse dans l'âme ils se lèvent et vont
Retrouver en son lieu leur sépulcre profond.
Et lorsque du soleil éclate la lumière,
Les géants sont rentrés dans leur sommeil de pierre.
Cette vision épique, notre poëte l'a eue à
l'âge de dix-huit ans.
Dans un autre genre, celui de la narration
telle que l'a mise à la mode François Coppée,
nous trouvons quelques poëmes d'assez longue
haleine, trop inégaux pour être imprimés tout
entiers, mais où nous rencontrerons aussi de
beaux vers.
La Traversée est l'histoire d'un pauvre idiot,
rphelin, seul au monde, embarqué sur un
vaisseau qui doit le ramener en Europe ; les
matelots, les mousses, le raillent et le mal-
traitent :
Soudain, comme le fou se dresse, l'œil en feu,
Son visage empourpré couvert de grosses larmes,
Cherchant autour de lui quelque secours, des armes.
Pour se précipiter sur ses lâches bourreaux ;
36 Alice de Chaiiibrier.
Tandis qu'il se répand en longs cris gutturaux
Q.ui ne tout qu'exciter un rire lourd et bcte,
Une enfant pâle et douce à la rêveuse tête
Arrive prés du groupe : elle est très jeune encor,
Ses longs cheveux tressés ont la couleur de l'or,
Un rayon de colère anime sa prunelle :
« Oh ! comme ils sont méchants, qu'ils sont lâches ! » dit
Et courant au pauvre être, elle lui prit la main.
Tous s'étaient retirés pour lui faire un chemin
Et se sentaient honteux comme devant un ange
Echappé du ciel bleu pour visiter leur fange.
Comme le chien qui suit le bras qui le défend,
Le misérable fou se pressait vers l'enfant ;
Et plusieurs, la voyant si courageuse et pure,
Passèrent lentement, avec un sourd murmure.
Leur manche sur leur joue, et se dirent tout bas
Qu'ils possédaient aussi, dans leur pays, là-bas.
Des chérubins aimés aux chevelures blondes,
Avec des yeux d'azur pleins de lueurs profondes.
Pendant ce temps le pauvre idiot s'était mis
à genoux devant l'enfant :
Un rayon s'alluma dans sa prunelle éteinte.
Et, lui tendant les mains dans une extase sainte.
Suspendu tout entier à ce pur regard bleu.
Il sembla l'adorer connue on adore un Dieu,
Notice. 37
Tel est le premier acte de ce petit drame.
— La nuit est venue. Soudain un cri sinistre
s'élève : le vaisseau brûle ! On met les cha-
loupes à la mer; les passagers s'y précipitent;
il ne reste plus qu'une place dans un des canots ;
mais deux passagers sont demeurés sur le na-
vire, la petite fille, que sa mère appelle en vain,
et l'idiot. Celui-ci apparaît sur le pont du vais-
seau embrasé :
Dans ses bras il tient, léger farde.nu,
Une enfant qu'on croirait doucement endormie...
Il vient de la trouver presque morte de peur
Sur le pont plein d'une acre et pesante vapeur.
Il glisse maintenant le long du bastingage
.\vec l'agilité d'un animal sauvage;
Il atteint la chaloupe et veut y pénétrer.
Mais il n'est qu'une place; un des deux peut entrer,
L'autre — Le fou s'arrête un instant; il regarde
Le canot que remplit une foule hagarde,
Puis la mer, où le feu trace un reflet cliangeant :
Il a compris, il sait, sublime intelligent,
Q.UC lui doit succomber afin que l'enfant vive....
Et d'un mouvement brusque il la pose craintive
A la place qui reste... 11 est temps : le bateau
4
38 Alice de Chanihrier.
S'cjhranlc, ut dans l.i nuit se dérobe bientôt,
Tandis que l'idiot, avec ses grands yeux mornes,
Semblait le suivre encor sur les ondes sans bornes;
Puis, regardant le eiel paré d'un reflet clair,
Il eut un grand sourire et glissa dans la mer.
L' Abandonnée est unu autre narration d'un
caractère non moins dramatique. Une cara-
vane traverse le désert; Teau va manquer; un
vieillard israélite tombe, mourant de soif, sur
le sable. Malheur à qui tombe en chemin ! La
caravane le livre à son sort,
Et de l'infortuné lentement on s'écarte;
Le grand chameau reprend sa route d'un pas lourd ;
Ht le vieillard, avec un gémissement sourd,
S'afFaisse, les deux bras étendus, sur la terre.
Alors un cri d'etiVoi retentit : « Mon père ! »
C'est Gislar, la li le de l'infortuné, qui s'était
endormie,
Par le pas régulier du grand chameau bercée.
La caravane, saisie d'émotion, hésite... Mais
H
Notice. 39
déjà la fille a rejoint son père, elle ne le quit-
tera pas, et tous deux restent seuls dans l'im-
mensité du désert. Gislar tire alors de dessous
sa mante un flacon où elle a conservé chaque
jour sa ration d'eau pour pouvoir au besoin en
donner au vieillard. Celui-ci boit avidement,
il est sauvé. Tous deux se remettent en route,
espérant une oasis :
Mais l'aurore qui vient n'éclaire que le sable...
Dans le Dieu d'Israël Gislar a confiance,
et comme pour Agar,
11 fera pour son père et pour elle un miracle;
Le peuple d'Israël trouva plus d'un obstacle
Dans le désert de Sur, lorsqu'il fut à M.nra,
Où l'eau sortait amère.... et Dieu le délivra,
Lui fit trouver Elim, où coulaient, toujours pleines,
Sous un bois de palmiers, douze grandes fontaines.
Mais bientôt Gislar tombe épuisée à son
tour; la soif la dévore; elle est en proie au
délire :
« Père, vois-tu, là-bas!... C'est enfin l'oasis
Avec ses sources d'eau... J'en compte jusqu'à six!
40 Alice Je Chambrier.
Pourquoi ne vas-tu pas m'en clierclier... ?
Elle coule en torrents à tes pieds, là, par terre... n
Le père se sent envaliir, lui aussi, par cette
horrible hallucination :
Il éclate de rire et se lève éperdu,
II voit comme (lislar une source d'eau claire
Qui coule à. gros bouillons près de lui sur la terre;
Il n'a qu'à s'approcher, à prendre ; alors, rampant
Sur sa lèvre brûlante, ainsi qu'un noir serpent,
II cherche à rattraper cette onde transparente
Dont avide il entend la chanson enivrante ;
]1 l'atteint, il y trempe avec ardeur ses doigts...
Gislar est sauve enfin : «Tiens, ma fille, tiens, bois! »
Et le sable brûlant coule sur la figure
De l'enfant, qui répond par un vague murmure;
Et le père revient à lui, se maudissant.
Enfin, une caravane qui passe les recueille.
Trois jours après, poursuivant leur voyage,
Gislar et son père découvrent, enfouis dans les
flots de sable, les cadavres de leurs compa-
gnons, que le simoun a surpris, comme si le
ciel avait voulu les punir d'avoir abandonné
leurs frères.
I
Notice. 41
Et Gislar, en longeant cette tombe mouvante,
Avait presque un remords d'être encore vivante,
Et, devant le trépas de tous ces mallieureux,
Pleurait de n'avoir pu se dévouer peur eux.
Ce serait ici le lieu de parler de Wavda, un
poëme en cinq chants dont le sujet est tiré de
l'histoire de Pologne; d'un autre épisode pris
à la même source, la Petite Reine de Pologne, qui
renferme des traits charmants, des peintures
déHcates et de fort beaux vers. Mais nous se-
rions entraînés trop loin par l'analyse de ces
deux morceaux, qui n'ont pas été suffisamment
retravaillés par l'auteur pour prendre place
dans ce volume.
Ce sont là des narrations qui attestent un
talent réel. Mais l'âme du poëte ne s'y montre
pas encore complètement. La poésie propre-
ment personnelle revêt chez Alice de Cham-
brier une forme plus caractéristique.
Elle était poëte dans le sens le plus complet,
le plus absolu du mot : tout en elle était poésie,
et tout, dans la vie et dans le monde extérieur,
4-
42 Jh'ce de Chmiibricr.
se transformait pour elle en poésie. On parle
souvent de la « poésie de circonstance »,
comme pour désigner je ne sais quel petit
genre spécial. Mais toute poésie personnelle et
vécue est au fond « de circonstance ». Alice de
Chambrier avait une foule d'impressions et
d'idées qui ne demandaient qu'une occasion,
j'allais dire un prétexte, pour s'épanouir dans
ses vers ; grâce à la plénitude, à la richesse de
son sentiment et de sa pensée, le moindre inci-
dent faisait jaillir de son cœur les strophes
émues, aussi simplement qu'un souffle d'air fait
tomber de l'arbre le fruit mûr. C'était chez elle
un jeu naturel, une fonction, la vie même.
Voilà pourquoi elle est si ingénieuse à décou-
vrir des sujets dans les choses les plus insigni-
fiantes et pourquoi elle en tire des effets si im-
prévus; voilà surtout comment il se fait que la
plupart de ses poésies sont des paraboles. Je
leur donne ce nom faute d'en trouver un meil-
leur : lisez la Comète, la Mare, la Pendjile arrêtée,
Plaisir d'eiijant, et vous comprendrez ce que
Notice. 4 5
j'entends par là. Un fait quelconque de la vie
ordinaire, un phénomène extérieur, un incident
sans portée apparente, éveille aussitôt en elle une
idée plus lointaine et plus haute et s'impose à
sa méditation comme le symbole d'une vérité
morale. Ainsi la comète qui fuit dans les es-
paces, et que le soleil attire et ramène dans son
orbite, devient pour elle l'image de l'âme éga-
rée subissant la toute-puissante attraction de
Dieu ; dans la mare impure, où se mire un coin
de ciel bleu, elle croit voir le cœur souillé où
persiste encore un reflet de la divinité.
C'est précisément le rôle de l'imagination
d'apercevoir ainsi, entre le fait matériel et le fait
moral, ces analogies qui échappent au regard
du vulgaire. Cette faculté, qu'on refuse, avec
quelque raison peut-être, aux Neuchâtelois,
Alice de Chambrier la possédait à un liaut do-
gré ; elle avait une imagination riche, hardie,
dont le temps eût réglé le jeu et discipliné les
audaces, mais qui certainement constitue une
des faces les plus intéressantes de son talent.
44 Alice de Chamhrier.
J'ai dit que tout pour elle était matière à
poésie; aucun événement, grand ou petit, qui
n'éveillât en elle un écho. Durant son court sé-
jour à Toulouse, elle apprit qu'une figurante
du théâtre de cette ville, qui avait joué la
veille un rôle de princesse dans une féerie,
venait de se donner la mort par le poison.
Aussitôt elle écrit l'histoire de cette infortunée,
brillante et parée sur les planches, misérable et
pauvre en réalité; voici les dernières strophes
de cette pièce, qu'elle se proposait de retou-
cher encore :
C'est ainsi qu'une fois, l'hiver,
Rentrant tard, le soir, dans son bouge,
Et sans même effacer le rouge
Dont son visage était couvert,
Elle prit sur une tablette
Un grand flacon noirâtre et vieux,
Elle y but en fermant les yeux,
Puis s'étendit sur .sa couchette.
Quand au fond du ciel endormi
L'aurore mit une auréole,
Notice. 45
La princesse jouait son rôle
Bien loin par delà l'infini.
Alice de Chambrier a laissé ainsi une foule
de poésies qui n'auront pas leur place dans ce
recueil, et où elle jetait d'une plume rapide les
impressions que faisaient naître en elle les in-
cidents de chaque jour. Le 27 février 1881,
quand tout Paris venait saluer Victor Hugo,
elle aussi lui adressait en beaux vers un hom-
mage qui ne fut pas sans doute le moins sin-
cère de ceux qu'il reçut :
Mon chant, comme un parfum discret de violette,
Jusque vers toi s'élève, o chêne tout-puissant !
Le poëte répondit : Venez me voir, — et il
lui fit en effet l'accueil le plus cordial.
Un autre jour, elle adressait — sans signa-
ture — aux membres actifs et aux membres
honoraires de la Société de Belles-Lettres de
Neuchâtel, réunis dans une fête, des strophes
où elle formulait ses vœux pour une société à
46 Alice de Chamhrier.
laquelle ki Suisse romande doit une notable
part de son développement littéraire :
Faites-la chaque jour plus grande et florissante,
'roujours, toujours plus haut portez son drapeau vert !
C'est en votre pouvoir de la rendre puissante :
Vous n'avez qu'à marcher dans le chemin ouvert.
Partout, à pleines mains, récoltez la science,
Ne laissez rien passer qui puisse vous servir :
L'étude est un Pégase à l'envergure immense.
Mais pour eu profiter, il faut se l'asservir.
C'est alors seulement qu'il ouvre ses deux ailes,
Et, soumis, emportant ceux qui l'ont captivé,
11 les mène au delà des régions mortelles,
Vers les lointains sommets de l'idéal rêvé.
La poésie n'était point pour Alice de Cham-
brier un vain et futile amusement, une sorte
de plaisir égoïste. C'était un culte qu'elle ren-
dait à tout ce qui est noble et pur. Dans un
dialogue entre le poëte et la muse, elle s'ex-
prime ainsi (c'est la muse qui parle) ;
Notice. 47
... L'art est un séJuctcLir, s'il n'est pas un llanibcau,
Ht chacun de tes vers doit être une étincelle,
Une étincelle d'or qui monte vers les cieux.
Et qui va, scintillant d'une flamme éternelle,
Former un nouvel astre immense et radieux.
Et le poC'te répond :
Je te comprends enfin et comprends mon devoir,
.... Et je pourrai chanter jusqu'à l'heure dernière,
Jusqu'à l'heure sacrée où, refermant les yeux,
Mon cœur murmurera la suprême prière.
Et prendra, libre enfin, son essor vers les cieux.
Ces vers expriment une aspiration qui est
tout le secret de cette nature d'élite. Sa vie fut
une recherche ardente du divin idéal vers le-
quel ses regards étaient constamment tournés.
Qu'on lise le Captif, et Ton verra grandir jus-
qu'aux proportions d'une véritable soufirance
cette inextinguible soif d'infini, et Ton com-
prendra le titre que nous avons choisi pour ce
volume. Ce titre, c'est un cri, qui suffit à ré-
sumer riiistoire de cette àme si étrangement
éprise des réalités invisibles.
Alice de Cliauibricr.
Là est l'unité de ce recueil. On y peut con-
templer à plein cette âme limpide et ce noble
cœur. Et précisément parce qu'elle s'y reflète
tout entière, cette sincérité parfaite éclate jusque
dans la forme et la facture de ses vers. Cette
poésie, si intimement vécue et sentie, n'est
point née des caprices du cœur, des orages de
la passion ou des déceptions de la vanité; c'est
l'expansion d'une âme dépaysée en quelque
sorte ici-bas, et à laquelle il tarde, suivant sa
propre expression, de « s'enfuirdans l'éternité ».
Une poésie pareille était naturellement préser-
vée de l'affectation et de la mièvrerie ; elle at-
teint sans recherche à l'éclat. On y sentira
souvent de l'inexpérience, mais non cet entor-
tillement qui se remarque volontiers chez les
débutants. Alice de Chambrier avait trouvé
d'instinct le vers viril et ferme qui convenait
à l'élévation de sa pensée.
Sa tristesse même demeure digne et conte-
nue, et ne glisse jamais dans la sentimentalité
et la manière; si ses vers n'étaient pas signés.
Notice. 49
combien de lecteurs attribueraient à une femme
cette poésie calme et sereine jusque dans ses
mélancolies? C'est l'écho d'une âme que la
préoccupation d'elle-même n'a point desséchée,
qui n'a point connu les amertumes de l'orgueil
blessé, qui a marché dans la vie les yeux
levés vers la source de tout bien et de toute
beauté, et qui a été rappelée dans le plein rayon-
nement de ses années heureuses.
IV
Il me reste à dire quelques mots des autres
œuvres d'Alice de Chambrier.
Ses tragédies d'abord méritent une petite
mention. La plus originale me paraît être la
Fille de Jephté, qui est aussi la plus ancienne. En
réalité, l'intérêt de cette pièce se concentre sur
Zarès, la mère de l'héroïne. Ce qui, dans le
sujet biblique, a tenté le poète, c'est l'étude
S
50 Alice de Cbauibrier.
psychologique de ce cœur où l'amour maternel
est aux prises avec l'obéissance due à l'époux
et à Dieu même. Ce caractère et cette lutte
sont peints d'une touche vigoureuse, qui n'ex-
clut pas les nuances délicates.
Je l'aime, c'est ma fille, et n'ai qu'elle, voilà !
s'écrie Zarès avec une heureuse brusquerie.
Mais déjà Miriam est résignée à mourir, et elle
adresse à sa mère ces touchantes paroles, qui
ont, ce me semble, un charme poignant, lors-
qu'on songe à la mort prématurée de celle qui
écrivait ces vers :
Oh I combien je voudrais vous épargner ces larmes !
La vie était pour moi pleine encore de charmes ;
Je devais la passer entière auprès de vous,
Cherchant dans votre amour mon bonheur le plus doux.
Mais nous ne pouvons point changer la destinée :
Ma route brusquement se trouve terminée,
Elle sera finie avec le jour prochain.
Et je ne verrai pas le contour du chemin.
Mère, courbons nos fronts, car c'est Dieu qui m'appelle.
Notice. 5 1
Une scène farouche suit ces paroles : la mère
veut être aimée — c'est-à-dire obéie — plus que
le père ; elle reproche avec amertume à sa fille
de consentir au sanglant sacrifice. Dans ce dia-
logue, il se trouve un vrai cri de cœur mater-
nel, qui est en même temps un vrai mot de
théâtre, saisissant dans sa concision familière :
MIRIAM.
Dieu veut que je périsse.
Z.\RÈS.
Et moi je ne veux pas.
Les imprécations de Zarès contre Jephté sont
aussi d'un beau mouvement tragique. Enfin, à
la dernière scène, au moment où l'on emmène
la victime, la mère, presque résignée elle-même,
pousse un cri pathétique à force de naturel :
Une minute encor. Laissez-moi mon enfant !
Oh ! le temps est si court pour l'embrasser encore !
Dieu puissant, tu le sais, j'obéis, je t'adore,
Mais tu pourras l'avoir durant l'éternité.
Alice de Chamhrier.
Dans Sophouishe, j'ai trouve quelques tirades
d'une mâle énergie, de fiers élans d'héroïsme,
des accents de vertu romaine, et quelques-uns
de ces vers coulés d'un jet et qu'on a juste-
ment nommés cornéliens :
Quand on n'a pas su vaincre, il faut savoir mourir.
La tragédie des Clircticns, qui renferme de
belles scènes, a un défaut grave : elle rappelle
trop Polyciicte.
Je ne parle pas du petit drame en vers inti-
tulé Lore Nicol, qui est touchant jusque dans
son invraisemblance, ni des comédies, qui ne
sont que de petites" bluettes, dont tout le mérite
est dans la bonne grâce et le naturel du dia-
logue.
Parmi les œuvres en prose écrites par Alice
de Chambrier, il en est une, BcJhuhima, que
plusieurs de nos lecteurs connaissent. Elle a
été publiée il y a juste un an et traduite en al-
I
Notice. 5 3
lemand par un écrivain bernois. Ce récit fantas-
tique, où l'auteur a placé des descriptions vives
et fraîches de la nature alpestre, avait été cou-
ronné par l'Institut national genevois. Il y au-
rait à extraire des autres romans et nouvelles
que j'ai énumérés au début de cette notice,
beaucoup de bonnes pages, des pages vraiment
émues et où l'on sent palpiter un cœur géné-
reux et tendre. Mais je dois me borner à quel-
ques mots sur le roman historique que notre
poëte achevait peu de jours avant de mourir.
Ce fut le grand objet de son effort durant la
dernière année de sa vie.
Elle rêvait de tracer une peinture de notre
pays au commencement du xv^ siècle, de faire
revivre le temps de Vauthier de Rochefort et
du Châtelard de Bevaix. L'entreprise, bien que
très hardie, n'était pas pour l'effrayer. Elle se
mit à étudier les sources, à fouiller les archives,
à s'imprégner de l'esprit de cette époque, que
son instinct de poëte devinait déjà en quelque
mesure. Au mois de novembre 1882, elle ache-
S-
54 Alice de Chambrier,
vait la première ébauche de ce roman, qu'elle
ne devait pas même avoir le temps de relire. Il
est difficile de juger ce qu'elle en eût fait d'après
l'état où elle l'a laissé; c'est un premier jet, où
rien n'est définitif, où il y a des répétitions, des
longueurs, des inadvertances, mille défectuosi-
tés qu'un simple travail de révision eût fait dis-
paraître. Et cependant, tel qu'il est, il charme
le lecteur par des qualités de fond très réelles.
La figure de Vauthier de Rochefort, recom-
posée d'après les données qu'on possède, un
peu idéalisée, vraie pourtant dans ses traits es-
sentiels ; celle de du Terreaux, le brutal seigneur
du Châtelard, qui arrête et rançonne les voya-
geurs ; la Claudette, bonne femme cueillant des
simples et traînant par les chemins son fils idiot,
le Simonnot ; enfin et surtout le père Anselme,
discret précurseur de la Réforme, qui sent venir
les temps nouveaux, qui, seul, sans l'interven-
tion du prêtre, rend à Dieu son culte, l'adore
en esprit et en vérité, et répand sur les tristesses
qui l'entourent la bienfaisante lumière d'une
Notice. 5 5
charité toujours en éveil, — tous ces person-
nages ont bien vécu devant l'imagination de
l'auteur.
L'intrigue du roman est fort simple : un
jeune seigneur français, fait prisonnier par du
Terreaux, est jeté dans les cachots du Châte-
lard de Bevaix; le cruel hobereau a une fille,
Sibylle... Comme vous le devinez. Sibylle de-
vient l'ange gardien de Gaston de Rocheblan-
che, jusqu'au moment où le comte deNeuchâ-
tel, indigné des exactions de son vassal, vient
enfin assiéger et détruire le Châtelard, ainsi
que l'histoire le rapporte. Tout cela est jeune,
pourquoi ne pas en convenir? mais on y trouve
les qualités mêmes de la jeunesse, l'entrain, la
fraîcheur, la foi.
I
Dans les dernières semaines de sa vie, notre
poëte travaillait aussi avec beaucoup d'ardeur à
56 Alice de Chambrier.
un Eloge de Lamartine, destiné au concours de
l'Académie française ; c'était un de ses rêves
d'être un jour couronnée par l'Académie. Elle
refondit complètement ce poëme jusqu'à trois
fois; à vrai dire, ce n'est pas, tant s'en faut,
son oeuvre la mieux venue : Lamartine ne
l'inspirait pas comme l'eût inspirée quelque
autre poète avec lequel elle se fût senti plus
d'affinités. « Quel dommage, disait-elle, que ce
ne soit pas Victor Hugo ! » Cet éloge de La-
martine renferme cependant un morceau digne
d'être conservé et qu'on lira dans ce volume :
ce sont des ïambes vigoureux dans lesquels elle
évoque la grande figure de Lamartine apaisant
l'émeute.
Au moment où Alice de Chambrier allait être
enlevée, de la manière la plus imprévue, à
l'amour des siens, M. Imer, éditeur à Lausanne,
préparait un recueil de poésies romandes (Chants
du Pays) où devaient figurer quelques pièces de
notre poète; elles y parurent en effet et sont
réimprimées ici. Tombée malade, à la suite d'un
Notice. 57
refroidissement, le samedi i6 décembre 1882,
elle n'interrompit pas un instant son labeur
acharné. Le dimanche, elle s'entretenait en-
core avec une amie et formait des projets de
voyage : elle ne parlait de rien moins que
d'entreprendre le tour du monde. Son état
n'inspirait alors aucune inquiétude sérieuse; il
s'aggrava le lundi après midi, et, après avoir
consacré de longues heures à retoucher et à
recopier son poème sur Lamartine, elle dut se
résigner à se mettre au lit. Le mardi, elle cor-
rigeait encore, à trois heures après midi, ses
épreuves pour M. Imer... A cinq heures, l'ago-
nie avait commencé ; elle expira sans souffrance
le lendemain matin, 20 décembre.
Son poëme fut envoyé au concours de l'Aca-
démie; comme on se le rappelle peut-être, c'est
M. Jean Aicard qui obtint le prix. M. Camille
Doucet, secrétaire perpétuel de l'Académie, a
bien voulu — et nous l'en remercions ici —
faire fléchir la rigueur des règlements et rendre
à la famille de Chambrier ce manuscrit, qui est
Alice de Chamhrier.
une relique et le suprême témoignage de l'éner-
gie et de la persévérance de cette jeune fille
morte en plein labeur d'artiste.
Ce petit volume sera, nous osons l'espérer,
accueilli avec sympathie ; nous avons fait tous
nos efforts pour qu'il ne fût pas indigne de celle
dont il doit fixer le souvenir. Notre travail au-
rait été incomplet s'il n'avait été accompagné
d'un portrait d'Alice de Chambrier. Celui que
nous offrons en tête du volume donne une idée
très fidèle de cette physionomie où l'expres-
sion de la bouche, d'une candeur presque en-
fantine, contrastait avec la profondeur cher-
cheuse du regard. On ne peut considérer sans
émotion l'image de celle dont la vie si courte a
été remplie par tant de poétiques visions et de
nobles pensées.
Et pourtant, qui serait tenté de la plaindre?
Elle a été reprise au moment où allait s'en-
gager pour elle la grande lutte qui attend tout
poëte, la lutte souvent cruelle entre l'idéal et
'Notice. 59
la réalité. Une âme telle que la sienne en eût
souffert plus qu'aucune autre ; elle avait un rêve
trop haut, un besoin trop impérieux de lumière
et d'évidence pour séjourner sans angoisse dans
le demi-jour de cette vie : elle n'a pu trouver
son équilibre qu'en mourant.
Cette terre a été bien réellement pour elle
un lieu de passage : elle a répandu autour d'elle
le charme souriant de sa jeunesse... Mais son
regard était tourné ailleurs; une nmtérieusc
puissance l'attirait vers le pôle invisible : le
mot de sa destinée était au delà !
Neuchâtel, Octobre 1885.
Philippe GODET.
I
AU DELA
I
AU DELA
TOUROUOI ^COURIR?
i
La fourmi demanda quelque soir à la rose :
« Pourquoi faut-il mourir? » La belle fleur frémit
« Je ne le sais, fourmi, lui dit-elle, et je n'ose
Songer à cet instant où tout sombre et finit.
64 ^u delà.
\'a demander au clièiic; il te dira peut-être
Pourquoi, s'il faut mourir, il fautquand même naître, »
La fourmi s'en alla vers le chcnc géant :
« On doit savoir beaucoup, chêne, quand on est grand,
Dit-elle; réponds-moi : pourquoi faut-il mourir?
Il serait si beau d'être et de ne point finir! »
Mais l'arbre tristement branla sa haute cime :
« Comment saurais-je ça, fourmi, pauvre être infime
Que je suis? Va plus haut, arrête le nuage;
Peut-être qu'il pourra t'en dire davantage. »
La fourmi s'en alla : « O nuage, dis-moi,
Tu dois bien en savoir la raison, dis, pourquoi
Devons-nous tous mourir et quitter cette terre ?
Exister est si doux ; mourir est chose amère 1 »
Le nuage pleura : « Va demander plus haut
Pourquoi nous devons tous disparaître si tôt ;
Je ne fais que passer..., la lune dans la nue
Peut-être le saura; ce soir, à sa venue.
Va la questionner. » Q.uand l'astre de la nuit
Sur la terre jeta son doux regard qui luit,
La fourmi s'avança : « Belle lune, dit-elle.
Dis-moi, sais-tu pourquoi tu n'es pas immortelle? »
La lune soupira : « Monte jusqu'au soleil.
Il est plus grand que moi, va guetter son réveil. «
Pourquoi mourir ? 65
Quand le jour fut venu : « Soleil, dit la fourmi,
Pourquoi faut-il mourir? On est si bien ici. >>
L'astre du jour pâlit : « Ah ! demande à l'étoile!
Pour elle, elle si haut, le ciel n'a point de voile. »
Mais les astres brillants, à la voûte du ciel,
Dirent : « Demande à Dieu, lui seul est éternel! »
Hevaix, 2 juillet :Sjp.
"Njole. Les versificateurs reprocheront une faute à cette
pièce, qui est un des premiers essais d'Alice de Chambricr :
on y trouve, à trois reprises, la succession immédiate de deux
rimes, féminines ou masculines, différentes!... Mais les poètes
penseront avec moi qu'il eût été pédant d'exclure pour cette
seule raison ce morceau de notre recueil.
Ph. g.
^
le
^
FUGITIVE.
Nous sommes étrangers et passons sur la terre
Comme un esquif léger qui fuit en se jouant
Sous les furtifs baisers d'une brise légère,
Et dans l'horizon bleu disparaît lentement;
Heureux si le sillon qu'il marque dans sa fuite
Demeure quelque temps après qu'il a passé;
Si quelque tourbillon n'efface tout de suite
Le chemin qu'en son cours rapide il a tracé;
Fugitive, 67
Heureux si, dans les lieux d'où le sort nous entraîne,
Il nous demeure un cœur où nous vivions encor,
Un seul cœur qui nous suive en la plage lointaine
Que l'on nomme ici-bas le sépulcre d'un mort.
Octobre iSjg.
w
I
MAISON ^4BAND0NNEE.
Eux sont loin maintenant, et le logis demeure.
On dit qu'il est humide et par le temps miné :
Nul n'a compris, hélas! qu'il se désole et pleure
Tous les êtres chéris qui l'ont abandonné.
Un lierre l'a couvert d'un manteau de verdure,
Comme pour en voiler l'éternelle douleur ;
Maison abandonnée. 69
Nul ex-il inJirtcrcnt ne doit voir la blessure
Q.iii ronge lentement la maison jusqu'au cœur.
Et souvent, dans les nuits où souffle la tempête,
Lorsque le vent s'attaque à ses murs crevassés,
La maison sent la mort qui passe sur sa tête
Et se dit que peut-être elle a souffert assez...
Quelquefois, cependant, l'abandonnée espère
Qu'ils n'ont pas oublié, qu'ils reviendront un jour,
Et voyant sous le vent trembler l'herbe légère :
0 Les voilà, pense-t-clle, enfin c'est le retour! »
Mais le jour a passé, déjà le soir est proche ;
Personne n'est venu, ce n'était rien encor.
De l'angelus au loin, grave, tinte la cloche,
Et la vieille maison pleure son bonheur mort.
Puisque ceux qu'elle aimait déjà l'ont oubliée,
Puisqu'ils ne songent plus au vieux foyer noirci
Dont la vie à la leur est à jamais liée.
Le reste des mortels peut l'oublier aussi,
70
Au delà.
Elle n'abritera désormais plus personne
Et demeurera seule avec leur souvenir,
Car elle ne veut pas qu'un autre pas résonne
Aux lieux où son amour n'a pu les retenir.
Juin iSSo.
L'AÏEULE.
Tous les h6ti.-s joyeux sont partis, et l'aïeule,
Errant d'un pas distrait dans le logis désert,
Se trouve tout à coup bien étrangement seule
En ces lieux désolés, si pleins de vie hier.
Car il lui semble encor, derrière chaque porte,
entendre un pas d'enfant ou quelque cri joyeux
72 Au delà.
Mais ce n'est que le vent qui, sombre et triste, emporte
Les derniers souvenirs de ces jours radieux.
D'une chambre dans l'autre elle passe incertaine,
Ne s'expliquant pas bien ce qu'elle cherche ainsi
Et ne s'avouant pas, elle toujours sereine.
Que son œil fatigué s'est de pleurs obscurci.
Chaque endroit, chaque salle, et chaque meuble même
A son cœur désolé rappelle un souvenir ;
C'est là que les petits lui disaient : Je vous aime,
Et que tout proche d'elle ils cherchaient à venir.
C'est là, vers cette table, auprès de la fenêtre.
Que le cadet mignon aimait à s'établir,
Avec tous ses soldats qu'il commandait en maitre,
Prenant sa grosse voix pour se faire obéir.
C'est là, sur ce vieux banc, dans les belles soirées.
Que, fatigués du jour, tous arrivaient s'asseoir ;
Et le bruit des chansons, les ris, les voix nacrées
S'élevaient lentement dans le calme du soir.
L'aïeule.
73
I
Et toute au temps vécu, la grand'mére s'arrête;
Les derniers feux du jour lui font, étincelants,
Une auréole d'or qui glisse sur sa tête
Et baise avec amour ses nobles cheveux blancs.
I ^ Hpieiiibie iSSo.
»
CONTE DE FEES.
Tout près d'ici je sais un beau prince enchanté
Qu'éveille quelquefois une fée à la brune
En lui mettant au front un nimbe de clarté :
Ce prince, c'est le lac, et la fée est la lune.
La fée aime le prince, et le prince lui rend
Cet amour qu'une nuit d'étoiles vit éclore ;
Conte de fées. 75
Mais l'espace se trouve entre les deux si grand
Qu'ils en pleurent parfois jusqu'aux feux de l'aurore.
Lui l'attend tout le jour, sombre et chagrin souvent,
Lorsqu'il voit sur le ciel s'étendre un gros nuage
Qui, rapide, poussé par le souffle du vent,
Va lui prendre, rival, sa mignonne au passage.
Elle, toujours sereine en ses calmes splendeurs.
Le voyant malheureux et morose loin d'elle,
Lui jette, lumineux jusqu'en ses profondeurs,
Son regard débordant de tendresse éternelle.
Et sous l'humide éclat de ce regard si pur.
Le prince sent la paix qui rentre dans son être ;
Celle qui tout là-haut rayonne dans l'azur
N'est plus si loin de lui qu'elle paraissait être....
Ils s'aimeront ainsi jusqu'à la fin des temps.
Sans voir encor le jour de leur union poindre :
Elle ne peut quitter ses parvis éclatants,
Et lui dans l'infini ne saurait la rejoindre....
76
Ail delà.
Il existe, endormis sous un pouvoir fatal,
Bien des princes, aj-ant tous leur fée adorée.
Et les princes c'est nous, la fée est l'Idéal
Dont notre âme ici-bas se trouve séparée.
iS septembre tSSo.
L'AUTOMNE.
L'automne nous arrive, et la nature entière
Voyant, sombre et muet, son tombeau se rouvrir,
Comprend qu'elle est tout près de son heure dernière
Et, le cœur désolé, se prépare à mourir.
Mais si d'après nos lois il faut qu'elle succombe.
Elle ne dira pas qu'elle se sent faiblir
Et, radieuse, un jour descendra dans la tombe,
Sans que nos yeux aient vu son visage pâlir.
7-
78 Au delà.
Car toute la nature en sa splendeur est femme,
Elle veut être belle à l'heure de la mort,
Elle veut emporter les regrets de notre âme,
Elle veut qu'ici-bas nous pleurions sur son sort.
C'est pourquoi, lorsque vient languissante l'automne
Elle met un manteau tissé de pourpre et d'or
Et pose sur sa tête une triple couronne
Dont les feux rayonnants la grandissent encor.
Sa robe de topaze étincelle, émaillée
De mille diamants aussi purs que des pleurs.
Et de ses blanches mains, tristement effeuillées
On voit se détacher des corolles de fleurs.
Alors, à l'horizon devenu grave et sombre.
S'élève tout à coup la voix de l'aquilon ;
Il sort en bondissant des abîmes de l'ombre.
Dissimulant la mort sous son noir tourbillon.
Il s'approche rapide, et la nature tremble,
Car elle connaît trop ce hurlement lointain
Et sait que l'ennemi contre elle se rassemble,
Que le trépas est près, et qu'il est son destin.
L'automne.
79
Et durant une nuit, quand le monde, tranquille,
Repose doucement en un calme sommeil.
Dans son tombeau béant elle glisse immobile...
Et l'hiver nous salue à l'heure du réveil.
!_; octobre i8So.
FEUILLES T)' AUTOMNE.
J'aime entendre le vent qui sanglote dans l'ombre
Durant les soirs brumeux de l'automne pâli,
Lorsqu'il erre plaintif dans la campagne sombre
Où le joyeux été repose enseveli.
Fuyant de ses baisers les mortelles atteintes,
Toutes les feuilles d'or quittent, d'un vol pressé.
L'arbre qu'elles ornaient de leurs changeantes teintes
Ht qui demeure seul en face du passé.
Feuilles d'auloiime. 8i
Elles s'en vont par bande à travers la bruine.
Parfois rasant la plaine ou montant jusqu'aux cieux,
Troupe folle d'oiseaux que l'inconnu fascine,
Et que guide au hasard son vol capricieux.
Mais quelqu'une parfois, déchirée et lassée,
Ne pouvant soutenir sa course plus longtemps,
Se laisse retomber sur la terre glacée
Qui lui semblait si belle et si verte au printemps.
Puis c'est une seconde, aussi pâle et flétrie,
Qiii vient toucher le sol en un long tournoiment.
Comme un ramier, trahi par son aile meurtrie.
Sur le chemin désert s'abat languissamment.
Bientôt, s'amoncelant, elles couvrent la plaine ;
Sur leurs restes l'hiver jette son blanc manteau,
Et, du souffle glacé de sa puissante haleine,
Il leur fait un immense et tranquille tombeau
Hélas! et c'est ainsi que durant notre vie
S'effeuille l'arbre vert de nos illusions:
Une première feuille est d'une autre suivie,
Puis leur nombre s'accroît et devient légions ;
82
Au delà.
Et lorsque de nos ans arrivera l'automne,
Comme les feuilles d'or, de même dormiront
Tous nos rêves d'hier sous la blanche couronne
Dont l'âge aux doigts de glace aura ceint notre front.
26 octobre 1S80.
f^
CHANSO'K. T>U SOI%
Sur nos fronts déployant ses ailes,
La nuit aux yeux rêveurs étend
Son voile émaillé d'étincelles
Comme la robe d'un sultan.
Le lac enveloppe ses grèves
D'un long baiser rempli d'amour;
Le monde s'abandonne aux rêves
Qui naissent au déclin du jour.
84 Au delà.
L'ame s'envole sur la trace
D'un nuage au reflet vermeil,
Qui fuit tout joyeux dans l'espace
A la poursuite du soleil.
Elle franchit les monts tranquilles,
Qui vont songeurs dans l'infini
Perdre leurs sommets immobiles
Où les grands aigles font leur nid.
Elle sourit aux vertes plaines
Où paissent les troupeaux joyeux,
Écoute les chansons lointaines
Qui montent dans l'azur des cieux ;
Elle se penche sur les rives
Des grands fleuves au bord glissant,
Et dont les ondes fugitives
A l'inconnu vont en dansant;
Elle effleure les sombres plages
Où, contre les rochers géants,
Chanson du soir. 85
Viennent avec des cris sauvages
Mourir les flots des océans;
Elle erre sur les forêts vierges,
Passe au-dessus des hauts palmiers
Dont les troncs droits semblent les cierges
D'un temple aux immenses piliers
Et, quittant les terres connues,
Elle s'en va, d'un seul élan,
Au delà des rapides nues.
Dans le grand ciel étincelant.
Puis elle s'arrête, indécise.
Croyant reconnaître, égaré
Dans un murmure de la brise.
Un timbre de voix adoré
Doux souvenir d'êtres qu'elle aime.
Partis pour des lieux inconnus.
Et qui, depuis l'heure suprême.
Ne sont, hélas! pas revenus 1...
8
86 Au delà.
Et l'âme, triste, se réveille,
Frissonnant dans l'ombre du soir
Le nuage à l'aile vermeille
A disparu dans le ciel noir....
Décembre iSSo.
'^l
LA TENDU LE ARRETEE.
C'est une chambre peinte à fresque
Avec de hauts murs lambrissés;
Lorsque l'on entre, on croirait presque
Rentrer dans les siècles passés.
On éprouve une gène étrange
Dans cet endroit silencieux :
Il semble que l'on y dérange
Un rendez-vous mystérieux.
88 Au delà.
Je ne sais point pour quelle cause
L'appartement fut délaissé;
La fenêtre en est toujours close,
Sous le grand store bien baissé.
Il s'y passa, l'on peut le croire.
Autrefois des faits importants,
Mais nul ne connaît plus l'histoire
Que recouvre la nuit du temps.
On y voit sur la cheminée.
Entre deux flambeaux vermoulus.
Une pendule très ornée
Qui depuis longtemps ne va plus.
Il s'est enfui bien des années
Tandis qu'inactive elle dort,
Ses aiguilles comme enchaînées
Par le silence de la mort.
Que fut l'heure mystérieuse
Dont elles ne sauraient bouger?
La pendule arrêtée. 89
Quelle est la main triste ou joyeuse,
Qui retint le battant léger ?
C'est un secret et je l'ignore,
Un secret que l'oubli scella....
Les meubles seuls pourraient encore
Raconter cette histoire-là;
Car dans la triste et vieille chambre
Tout parle encor du temps ancien.
Même le léger parfum d'ambre
Qui vous saisit lorsqu'on y vient.
Les ans, dans leur marche sévère,
Ont fui, par les jouri emportés,
Mais la pendule solitaire
Ne les a pas même comptés.
Il n'est plus qu'une heure pour elle.
Heure égale à l'éternité,
Et cette heure unique c'est celle
Où son battant fut arrêté.
8.
90
Ail delà.
Ainsi parfois sur cette terre
Où nous avons été placés,
Nous rencontrons, triste mystère,
Des cœurs vivant aux jours passés.
Comme la pendule fidèle
Dans la salle aux lambris dorés,
Ils se sont de l'heure actuelle
Volontairement séparés.
Pour eux aussi, toute la vie,
L'instant présent et l'avenir,
Est dans une heure évanouie
Qui ne doit jamais revenir...
Le temps a beau marcher sans trêve.
Ils ne l'entendent pas couler.
Et trop absorbés par leur rêve.
Ils ne peuvent s'en éveiller.
Qu'importe si les jours s'amassent,
Qu'il soit le matin ou le soir.
Que les ans s'arrêtent ou passent,
Ils ne veulent pas le savoir.
hi pendule arrêtée. 91
Désormais leur être demeure
Sur le même point arrêté ;
Ils ne connaissent plus qu'une heure,
Et c'est pour eux l'éternité.
4 février 1S81.
(^ç^^^^^im
CAPTIF.
Le petite jamais n'est maître de sa lyre,
Dont les cordes souvent éclatent sous ses doigts ;
C'est lorsqu'il sent le plus qu'il peut le moins décrire,
Et que, voulant chanter, il demeure sans voix.
Lorsqu'à l'entour de lui tout n'est que poésie,
Que la nature en fête étale ses splendeurs.
Captif. g 3
Seul il reste muet, l':ime comme snisie,
Se sentant trop petit pour de telles grandeurs.
Et son cœur frémissant déborde d'harmonie,
11 écoute vibrer de célestes accords ;
Mais un lien puissant enchaiiie son génie:
11 demeure vaincu, malgré tous ses efforts.
Il voit les astres d'or dans les espaces luire.
Il voit le grand ciel bleu se mirer dans les flots,
Il entend leur langage et ne peut le traduire
Qiie par d'amers soupirs, pareils à des sanglots.
Ah ! nul ne peut savoir ce qu'il souffre en lui-même,
Aux heures d'impuissance où, malgré son désir.
Il comprend, envahi par un regret suprême.
Qu'il touche à l'idéal sans pouvoir le saisir.
Il est comme un oiseau captif dans une cage
Et qui, par les barreaux de sa claire prison,
Contemple, dominé par un désir sauvage,
L'air bleu qui librement circule à l'horizon.
94
Au delà.
C'est en vain qu'il voudrait s'élever dans l'espace,
Se perdre en cet azur dont il se voit banni;
Il retombe brisé, l'aile meurtrie et lasse.
Les yeux mornes, encor tournés vers l'infini.
22 fèl
I88I.
4
X?
^
CHANSO'K T)U TRINTEMPS.
Sais-tu, mignonne ! la pervenche
Émaille déjà les buissons,
Et les oiseaux de branche en branche
Disent tout joyeux leurs chansons.
Partout se réveille la vie
Sous les chauds rayons du soleil :
C'est le printemps, il nous convie
Ensemble à fêter son réveil.
Ail delà.
Viens ! nous irons, l'àme joyeuse,
Porter nos pas bien loin, bien haut.
Dans la forêt mystérieuse
Où tout chante le renouveau.
Viens ! à deux il est plus facile
D'épeler au livre de Dieu,
Et si j'y suis trop inhabile.
Tu voudras bien m'aider un peu.
Tu dois comprendre bien des choses
Que seul je ne trouverais pas,
Car tes rêveuses sœurs les roses
Ont dû t'en instruire tout bas;
Et durant ces heures trop brèves.
Revivant le printemps dernier,
Nous allons retrouver nos rêves
Pris aux épines du sentier.
22 février iS8i.
LES TROIS TAS 'DU X.-^/X,.
Mavali le puissant repose en son palais.
C'est midi, le soleil jette de chauds reflets
A travers les plis lourds des tentures bien closes.
Une grande torpeur saisit hommes et choses.
Dans la salle où le roi négligemment s'endort.
Douze esclaves, liés avec des chaînes d'or.
Agitant sur son front un éventail de plume,
Le gardent anxieux, — car le maitre a coutume,
9
98 Au delà.
S'il sort d'un rêve aimable avant qu'il soit fini,
Si l'air est trop pesant ou s'il a mal dormi.
De livrer à la mort les douze misérables.
Des bourreaux sont tout prêts à punir ces coupables,
Car Mavali toujours dit qu'il repose mal.
A la porte, veillant sur le sommeil royal.
Soixante hommes vaillants attendent en silence.
Si quelque bruit troublait la morne somnolence
Qui couvre le palais à cette heure du jour,
Eux de même seraient condamnés sans retour.
Dans la salle à côté, cinquante bayadères
Aux riches ornements, aux tuniques légères,
Prêtes à s'élancer, essaim jeune et charmant,
Attendent que le prince ait fait un mouvement :
Peut-être que leur vue aimable et ravissante
Calmera du tyran la colère naissante;
Peut-être que, devant leur divine beauté,
Il passera du songe à la réalité
Sans s'en apercevoir et sans penser au glaive.
Mavali dort toujours. — Soudain un bruit s'élève.
Etouffé, contenu d'abord, puis grandissant....
C'est une voix humaine au timbre glapissant.
Les esclaves tremblants écoutent et frissonnent :
Les trois pas du nain. 99
Ce tumulte qui croit, ces accents qui résonnent,
C'est l'arrêt qui les jette à la mort !.... Mavali
Ouvre les yeux tout grands et s'assied sur son lit ;
Le bruit ne cesse pas, la voix devient plus claire.
L'œil sinistre, le front plissé par la colère,
Le roi prête l'oreille, et d'une forte voix :
« Qui donc m'a réveillé? » demande-t-il trois fois,
« Je rêvais de succès, de plaisirs et de fête.
Qui donc m'a réveillé ? » Tous inclinent la tête
Et se taisent. Le roi sourit avec dédain.
Puis il fait aux bourreaux un signe de la main.
Mais dans ce même instant pénètre dans la salle
Un brahme, nain affreux, hâve, le manteau sale.
Haut de trois pieds à peine. Il vient devant le roi,
Le salue et lui dit : <i O prince, écoute-moi !
Laisse à ces malheureux dont le regard t'implore
Le plaisir envié de te servir encore.
Et daigne m'assister pour un vœu que j'ai fait. »
Mavali l'écoutait, courroucé, stupéfait.
Le brahme nain reprit : « La faim et la misère.
Prince, sont mes seuls biens ; je veux trois pas de terre
Pour y bâtir moi-même un ermitage. » — « Quoi '
Mais pour un avorton faible et laid comme toi.
loô ^w delà.
C'est aspirer bien haut et ne point être sage !
Que feras-tu, vraiment, avec un ermitage ?
Un terrier te suffit ! « Et d'un air méprisant.
Le roi le regardait. « Prends garde, roi puissant,
Prends garde à ton orgueil ! » lui répondit le brahme.
« Quand j'aurai les trois pas que de toi je réclame,
J'y mettrai ton palais avec ce qu'il contient. »
— « Tu mettrais mon palais dans cet espace ! Eh bien.
Je voudrais voir cela; comme je m'en vais rire !
Mais prends garde, vieux fou, si tu n'y peux suffire ! »
Mavali se leva : « J'ai hâte de te voir
Commencer ton travail ; sortons, j'irai m'asseoir
Au lieu choisi par toi. »
Ce fut dans une plaine
Que le soleil brûlait de son ardente haleine
Que le nain s'arrêta. Le roi, toute la cour.
Tout le peuple assemblé se mirent à l'entour.
Le nain ne bougeait pas. Le roi sourit : « Sans doute
Tu cherches, pauvre fou, cria-t-il, quelle route
Tu vas faire tenir à mon palais, afin
De l'amener entier sur ton vaste terrain ! »
« Oui, dit le nain, je veux que la foule s'espace :
Il faut un grand chemin pour que ton palais passe. »
Les trois pas du nain.
Le roi reprit : « Voilà, que te faut-il encor ? »
« Rien, » répondit le brahme.... et, sans faire d'effort,
Il disparut d'un pas dans le lointain immense....
Ce fut un court moment d'horreur et de démence;
Puis, au bord opposé de l'horizon brillant.
Il reparut, divin, magnifique, effrayant,
Et, saluant le roi plein de stupeur profonde :
M Je suis Vishnou, dit-il, et j'ai conquis le monde! »
Juillet iSSi.
^^^^
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LA COMETE.
Comme un oiseau de flamme aux gigantesques ailes
Qui, venu du nadir s'en retourne au zénith,
La comète poursuit ses courses éternelles.
Certaine de sa route à travers l'infini.
Rien ne peut l'arrêter, ni les groupes de mondes
Qu'elle effleure en passant de sa traîne aux plis d'or,
Ni les longues horreurs des ténèbres profondes
Où le céleste plan dirige son essor.
La comète. 103
Elle ira jusqu'au point désigné dans l'espace.
Illuminant soudain les inconnus glacés,
Poursuivant son chemin comme un éclair qui passe.
Jusqu'au moment où Dieu lui dira : « C'est assez ! »
Lui seul la voit encor, parmi ces lointains mornes,
Vers le but qu'il choisit arriver lentement,
Et s'arrêter enfin aux invisibles bornes
Que pour elle il plaça dans le noir firmament.
Mais, arrivée au point où, triste et languissante,
Dans la nuit elle va disparaître sans bruit.
Un invisible attrait, une force puissante.
Lui fait abandonner la route qu'elle suit.
Et vers la profondeur indescriptible et terne,
Vers les lieux qu'elle a fuis dans son cours orgueilleux,
La comète soudain se retourne, et discerne
Une étoile pâlie à l'autre fond des cieux.
Cette étoile lointaine en l'immensité noire.
C'est l'astre de la vie et du joyeux réveil.
C'est l'astre environné de beautés et de gloire,
Qui porte la santé dans ses feux : le soleil.
I04 Al' delà.
Il attire vainqueur la comète éperdue,
A l'heure où celle-ci s'engouffrait dans la nuit;
Il lui rend ses clartés et sa force perdue,
Et, joyeuse et superbe, elle revient à lui.
C'est ainsi que parfois l'àme humaine s'égare,
Astre fait de lumière et de souffle divin,
Loin de son Créateur dont elle se sépare
Pour rechercher le mot du grand problème humain.
Seule, elle veut aller jusqu'au bout des sciences;
Prise au perfide attrait d'un rêve ambitieux.
Elle veut découvrir en ses tristes démences
Le pourquoi de la terre et le pourquoi des cieux.
Elle va, jusqu'au jour où, lassée, abattue.
Elle ne trouve plus que tristesse et néant.
Où, prise d'un dégoût qui l'accable et la tue.
Elle s'arrête au seuil de l'abime béant.
Mais si loin qu'elle fuie, égarée en cette ombre,
Il n'est jamais trop tard pour espérer encor;
Dieu la voit avancer sur cette route sombre,
Il la voit s'engloutir lentement dans la mort.
La comète. 105
Et, faisant tout à coup luire un rayon étrange
Dans la sinistre horreur de cette obscurité,
Il peut, lorsqu'il lui plaît, donner des ailes d'ange
A l'âme que son œil suit dans l'immensité.
Et comme, distinguant la lumineuse gerbe,
La comète retourne au grand astre de feu,
Dans un essor puissant, magnifique et superbe,
L'âme, prenant son vol, s'en revient à son Dieu.
Bevaix, ^i août 188 1.
(52?^S^2^S^^5^
^ L'HELVETIE.
Inspire-moi des vers dignes de toi, patrie,
Grandioses et purs comme tes pics déserts,
Riants et colorés comme la rêverie
Qui s'empare de nous sur tes alpages verts!
Le temps s'est écoulé, jetant son ombre immense
Sur les siècles tombés au gouffre du néant
Et dont le cours nouveau sans cesse recommence,
Brisant les nations sous son pas de géant ;
A l'Helvètie. 107
Il n'a pu renverser tes cimes immobiles ;
Elles sont toujours là, blanches, dans le ciel bleu,
Pareilles à des soeurs aux cœurs fiers et tranquilles,
Montant dans l'infini pour s'approcher de Dieu.
Il n'a fait qu'effleurer tes lacs aux flots limpides ;
Tu leur souris toujours de tes sommets altiers.
Qui se mirent, parés d'auréoles humides,
Dans l'onde harmonieuse expirant à tes pieds.
Il n'a rien su changer à tes verts pâturages
Où l'on voit les troupeaux passer en liberté.
Réveillant les échos des agrestes alpages
Par leurs cloches au son maintes fois répété.
Et les pâtres joj-eux errant dans la prairie.
De leurs voix aux accents fiers et mélodieux
Redisent un vieil air tout plein de rêveries.
Qui se perd en montant dans l'infini des cieux...
Rien n'a changé!... Pourtant, si tu restes la même.
Tous ceux qui t'ont reprise aux pouvoirs ennemis
io8 Au delà.
Ont un jour de la mort suivi l'appel suprême.,
A l'ombre de tes monts, ils se sont endormis;
Et nul homme ici-bas ne connaît plus leur tombe ;
Pour beaucoup le trépas est devenu l'oubli,
Comme la feuille, hélas ! qui se fane et qui tombe
Et que le vent du nord dans l'ombre ensevelit
Ce qu'ils ont fait pour toi, l'âme calme et sereine,
Le ferions-nous encore, empressés et nombreux.
Sans craindre la souffrance et sans compter la peine.
Comme, aux jours d'autrefois, tous ces fidèles preux ?
Toi que l'on voit toujours, le front dans la lumière,
Saluant avant tous le soleil au matin,
Et qui restes pensive et grave la dernière
A le voir s'éloigner dans le rouge lointain.
Ah 1 donne-nous des cœursaussigrandsque tes cimes,
Aussi purs que la neige au flanc de tes glaciers,
Et fais renaître en nous les dévoûments sublimes,
Les vertus de ces jours par nous trop oubliés ! .
A VHeJvctie.
109
Rends-nous un peuple fort, un peuple saint et juste
Et jaloux d'obéir à ton premier signal,
Un peuple s'avançant dans un espoir auguste
Sur le rude chemin qui mène à l'Idéal!
Juillet-août iSSi.
LUXE 'D'ETE.
Lune, toi qui franchis, paie et silencieuse,
L'azur plein d'astres d'or dont la foule te suit ;
Qui jettes sur nos fronts ta clarté radieuse,
Comme un rêve d'argent qui traverse la nuit;
Tes raj'ons égarés dans le cristal de l'onde
Semblent des diamants entrainés par le flot,
Qui les berce aux accents d'une chanson profonde,
Belle comme le ciel, triste comme un sanglot.
Lîine d'été. i
Tes limpides reflets vont jouer sur les crêtes
Des grands monts sourcilleux rêvant dans l'infini,
Posent des franges d'or sur les fines arêtes,
Sur les rocs crevassés où l'aigle fait son nid.
Dans ton ellipse immense et sans cesse la même,
Combien d'êtres humains n'as-tu pas vus, hélas!
S'avancer lentement jusqu'au gouff're suprême
Où doivent s'engloutir les vivants d'ici-bas?
Et sais-tu que toi-même aussi, nocturne reine.
Tu cesseras un jour de briller dans les cieux ?
Tu mourras comme doit mourir la race humaine.
Et l'ombre habitera les airs silencieux.
De toutes tes splendeurs, de tes beautés divines,
De ce rayonnement qui remplissait les airs.
Il ne restera rien qu'un chaos en ruines
Traversant égaré la nuit de l'univers !
* Piora, août iSSi.
V^^^b/
52^é?^^^^>f53
L'INSCRIPTICK..
SOUVENIR DU SAIXT-GOTHARD,
C'est bien loin, à Piora; près du chemin sauvage
Qui d'Airolo conduit à la verte hauteur,
On voit sur un vieux roc qui date d'un autre âge
Quelques mots de latin dont nul ne sait l'auteur.
Les jours accumulés ont dégradé la pierre ;
Depuis longtemps déjà tout est presque effacé.
Et nul ne peut jeter un rayon de lumière
Sur ce témoin étrange et triste du passé.
L'inscription . 113
Ce vieux bloc entaillé paraît être une tombe :
Quelqu'un repose là du sommeil éternel,
Bercé par le torrent qui s'écoule et qui tombe
Avec un chant plaintif qui monte vers le ciel.
Et ce tombeau, dont nul ne connaît l'origine.
Mais qui doit bien avoir mille et quatre ceiits ans,
Est un tombeau chrétien, car la marque divine,
La croix, étend sur lui ses deux bras tout-puissants.
Elle est sculptée en grand dans la roche durcie.
Et les siècles nombreux n'ont pu l'anéantir ;
Elle veille toujours, bien que vieille et noircie.
Sur la tombe d'un mort, peut-être d'un martyr.
Son nom est effacé, sa mémoire est éteinte ;
Quelques lettres pourtant conservent leur dessin,
Et l'on peut déchiffrer cette parole sainte :
« Il est mort en Jésus-Christ, le Nazaréen. »
Le voyageur qui passe en ce lieu solitaire
Y demeure pensif et triste un long moment,
Cherchant à pénétrer le secret que la terre
Ne livrera qu'au jour du dernier jugement.
114 ^" ^^^''■•
Et quelquefois, devant cette tombe isolée
Où l'oiseau vient chanter, où la mousse fleurit,
Où la neige, l'hiver, met un blanc mausolée,
Où la brise du soir glisse comme un esprit,
11 se dit qu'il voudrait, loin du bruit et du monde,
Ainsi que l'inconnu fermer un jour les yeux
Et dormir comme lui dans cette paix profonde,
A l'ombre de la croix, sous l'espace des cieux.
Bcvaix, lu septembre iSSi.
^
LA LUNE %OUGE.
C'est le soir; la bataille est enfin terminée :
Le vaincu s'est enfui, le vainqueur est lassé,
Et la fleur du pays, en un jour moissonnée.
Jonche tous les replis du sol dur et glacé.
Ils sont là tout raidis et la tête inclinée,
Adolescent joyeux, d'une balle percé.
Homme fort et vaillant, cohorte infortunée
Qui n'a pas reculé quand la mort a passé.
ii6 Au delà.
Et, sous un autre ciel, un vieillard solitaire.
Las d'avoir travaillé tout le jour à la terre,
Respire le vent frais qui le baise en passant ;
II regarde pensif le grand ciel qui rayonne
Plein d'un ruissellement d'étoiles, et s'étonne
Que la lune soit rouge et paraisse de sang...
Bevaix, 12 septembre 1S81.
J\^
VA^
SOIR ^U VILLAGE.
Le village s'endort en son nid de verdure.
Une vague funjée encor monte des toits.
Un indicible calme envahit la nature
Et gagne lentement la campagne et les bois.
Un grand nuage rouge égaré dans l'espace
Jette de longs reflets sur les cieux assombris.
Puis insensiblement il se fond et s'efface
Dans le vague brouillard des crépuscules gris.
Ii8 Au delà.
Tous les vieux paysans, assis devant leur porte,
Devisent sur leurs champs, sur le temps qu'il fera :
Le raisin chilir un peu, la récolte est très forte;
On aura de l'argent, lorsque l'hiver viendra.
Les jeunes filles vont promener sous les saules,
Marchant toutes de front en se donnant la main.
Tandis que les beaux gars aux robustes épaules
Malicieusement leur barrent le chemin.
Chacun voudrait pouvoir retenir sa chacune.
Ce sont de gais assauts qui n'en finissent pas.
De longs éclats de voix, des rires, et la lune,
Qui passe dans le ciel, sourit à ces ébats.
Et les bœufs tachetés, couchés dans l'écurie.
Ruminent lentement leur provende du soir.
Pendant que leurs grands yeux tout pleins de rêverie
Errent dans l'ombre épaisse et regardent sans voir.
Bevaix, 20 septembre iSSi.
nr
CONFIANCE.
Si tu sens vaciller ta toi
Devant la tempête hagarde,
Calme-toi,
Dieu te garde.
Si, d'après la commune loi,
Dans le néant tombe chaque heure.
Calme-toi,
Dieu demeure.
I20
Au delà.
Si ton cœur est rempli d'émoi,
Si le désespoir t'environne,
Calme-toi,
Dieu pardonne.
Si la mort te comble d'effroi,
Si tu crains l'ombre où l'on sommeille,
Calme-toi,
Dieu réveille.
icptcinbrc iSSi.
w
^^^^mm^^'^^m
LA 'BELLE -AU -BOIS 'DORMANT.
BALLADE QL'I A OBTENU
LA PRLMEVÈRE AUX JEUX FLORAUX DE TOULOUSE.
Dans son vaste palais, sous la sombre ramure,
La Belle au bois repose, attendant le réveil;
Son beau front est de glace et pâle est sa figure,
Ses longs cheveux lui font comme un manteau vermeil.
Un étrange sourire erre encor sur sa bouche,
Ses longs cils abaissés ombrent légèrement
Ce visage si pur et que la mort farouche
Semble avoir eu son vol effleuré seulement.
122 ^-/» delà.
Elle a joint sur son cœur ses mains fines et blanches
Et semble une statue en marbre précieux ;
Et le soleil couchant qui glisse sous les branches
A travers les vitraux la baise sur les yeux.
Elle ne peut sentir cette douce caresse :
L'heure de s'éveiller n'a pas encor sonné,
Elle n'a point perçu la voix enchanteresse
Qui dira : « Lève-toi, le siècle est terminé ! »
Mais comme elle repose impassible et sereine.
Suivant un rêve d'or qui fuit dans le ciel pur
Et qui, depuis longtemps, la ravit et l'entraine
Jusqu'à ces inconnus que recouvre l'azur,
Un cavalier s'en vient à travers les broussailles,
Jusque sous les hauts murs du palais enchanté :
Il voit devant ses pas s'écrouler les murailles
Et pénètre sans peine en ce lieu redouté.
C'est un prince au pourpoint de velours vert très pâle,
Au visage plus beau que la clarté du jour,
Au grand chapeau chargé de rubis et d'opale.
Au regard plein de force et de vie et d'amour.
La Belle au bois dormant. 123
Il traverse la cour où d'énormes troncs d'arbre,
Renversés par le temps, gisent amoncelés.
Et gravit sans frayeur les hauts degrés de marbre
Que la pluie et la neige ont presque descellés.
Le long des corridors de grosses araignées,
Qui dorment dans leurs rets tissés d'argent et d'or,
S'éveillant à demi, regardent, étonnées.
Ce vivant qui pénètre au séjour de la mort.
Puis enfin il arrive à la salle où repose
Celle qu'il vient chercher dans le sombre palais ;
Il pousse vivement la porte à demi-close
Où passent en dansant de lumineux reflets.
Il voit la jeune fille endormie et si belle.
Attendant l'inconnu qui vient pour l'épouser :
Plein d'une joie immense, il se penche vers elle.
Et sur sa main glacée il pose un long baiser.
Dans tout le vieux manoir une rumeur s'élève ;
Dans le grand bois s'éveille un doux gazouillement,
Et la jeune princesse enfin sort de son rêve.
Puis regarde autour d'elle avec étonnement.
124 ^'^" 'Z'''^-
Alors, dans les clartés pâles du jour qui tombe,
Elle voit l'étranger devant elle à genoux,
Et les yeux pleins encor de lueurs d'outre-tombe,
Elle lui tend les bras et murmure : « C'est vous ! »
La Belle au bois dormant qui, radieuse et pure.
Dut en son noir castel s'endormir pour longtemps,
N'est-ce pas ton image, ô superbe Nature?
Et le beau fils de roi, c'est toi, joyeux Printemps!
C'est toi qui viens chercher la terre ensevelie
Sous les âpres linceuls des automnes glacés,
Qui lui rends son sourire et sa splendeur pâlie,
Et dis en la baisant : « Oh 1 renais, c'est assez ! »
Bevaix, j octobre iSSi.
LES SPHINX.
Sur les larges degrés des terrasses antiques,
Près des piliers de marbre et des riches portiques
Que les reines foulaient de leur pas languissant,
Les vieux sphinx de granit, aux ailes formidables,
Se dressaient, regardant au delà des grands sables
Où le rouge soleil met des reflets de sang.
Ils dominent encor les ruines énormes
Qui recouvrent le sol de leurs débris informes;
126 Jîi delà.
Et le temps, ce vainqueur aux sombres missions,
N'a pas su renverser ces terribles figures
Qui paraissent, la nuit, dans les lueurs obscures,
Les sinistres témoins des générations.
Ils veillent sur les murs de Thèbes aux cent portes;
Mais Thèbes, sa grandeur et sa gloire sont mortes
De l'immense cité rien ne demeure plus.
Seuls ces titans rêveurs, sous la voûte étoilée,
N'ont pas encor senti leur puissance ébranlée
Par le nombre pesant des siècles révolus.
Ils n'ont pas incline leurs fronts hautains et mornes ;
On les voit, comme alors, à l'horizon sans bornes.
Songer, graves, muets, sous l'espace infini.
Sur leur lèvre immobile erre encore un sourire
Si triste et si profond, que l'on ne saurait dire
Quel désespoir habite en ces corps de granit.
Vers quel point est tourné ce grand regard étrange
Qui jamais ne dévie et qui jamais ne change ?
Sphinx, interrogez-vous la terre ou bien le ciel,
La plaine qui rayonne ou la lointaine étoile,
Les sphinx. izj
L'avenir qui se tait, le passé qui se voile ?
Quel spectacle retient votre œil surnaturel ?
Nul ne saurait ainsi sonder tous les mystères ;
Mais ce qui peut remplir vos rêves solitaires,
Ce que vous contemplez dans le vague lointain,
N'est-ce pas l'homme, hélas 1 cette énigme suprême.
Dont nul ne sait le mot, qui s'ignore elle-même
Et ne peut désigner sa source ni sa fin ?
Et tandis que devant votre face immobile
Qui sur l'horizon bleu Vaguement se profile,
Pour vous interroger, nous arrêtons nos pas,
Vous poursuivez toujours votre recherche vaine
Sans parvenir jamais à sonder l'âme humaine,
Ce problème éternel que l'on ne résout pas.
Xcuchntel, /j octobre iSSi.
AUX ENFANTS.
Lorsque durant l'hiver, dans les soirs de tempêtes,
Sur l'oreiller moelleux posant vos blondes têtes.
Vous fermez vos grands yeux aux terrestres clartés.
Ne songez-vous jamais, enfants joyeux et roses.
Auxquels le ciel clément prodigue toutes choses,
A ceux qu'il a laissés seuls et déshérités ?
Aux enfants. 129
Et tandis qu'au-dessus de votre couche hlanclie,
Votre mère, pensive, avec amour se penche.
Comme un ange du ciel qui veille auprès de vous,
Pensez-vous quelquefois aux enfances sans nombre
Qui n'ont pour les garder que la nuit morne et sombre
Et que le sol, au lieu de votre nid si doux?
Pensez-vous à tous ceux qui vont dans les ténèbres,
Parmi les hurlements sinistres et funèbres
Du sauvage ouragan qui vole avec fracas ;
Qui n'ont pas d'autre lit que la neige et la glace.
Qui n'ont pas d'autre toit que le brumeux espace
Et dont le seul refuge est souvent le trépas ?
Ne les oubliez pas, enfants, dans les prières
Que vous dites avant de clore vos paupières
Et de vous endormir d'un sommeil calme et fort !
Dieu prêtera l'oreille à vos voix argentines.
Qui s'en iront vers lui dans les sphères divines.
Comme des cygnes blancs aux grandes ailes d'or.
Il doit vous écouter bien mieux que nous, sans doute,
O petits voyageurs sur notre sombre route,
130
Au delà.
Qui connaissez encor le langage du ciel ;
Et sa grâce descend sur votre tête blonde,
Quand vos yeux, tout remplis d'une lueur profonde.
S'élèvent suppliants à son trône éternel.
Bcvaix, 20 octobre 18S1.
^J
QUI ES- TU?
Je suis de ces rêveurs qui vont, l'âme joyeuse,
Errer dans la forêt sombre et mystérieuse
Où volent les oiseaux ;
Qui voudraient s'arrêter devant chaque merveille,
Devant chaque brin d'herbe, et qui prêtent l'oreille
^ Aux chansons des ruisseaux.
Je suis de ces rêveurs pour qui le bois sauvage.
Avec son dôme noir qui retient au passage
Les rayons du soleil.
j 32 ^" ^^'■'^'^■
Avec l'àcrc senteur des superbes fougères,
Avec les grands sapins aux aiguilles légères,
Semble un palais vermeil.
Je suis de ces rêveurs que la nature enchante,
aui préfèrent, dans l'ombre, un rossignol qui chante.
Aux concerts des cités ;
Qui, d'une étoile d'or s'élevant dans la brune.
D'un vieux clocher qui luit sous un baiser de lune.
Se sentent transportés.
Je suis de ces rêveurs que la nature enivre,
Qui veulent lire en elle ainsi que dans un livre
Aux autres cœurs fermé ;
Séduits par un insecte aux élytres dorées,
Par une fleur nouvelle, aux profondeurs nacrées,
Au calice embaumé.
Je suis de ces rêveurs aflamés de chimères,
Qui s'en vont, oubliant les tristesses amères.
Errer dans le ciel bleu.
Et poursuivre un nuage étrange qui s'effiice.
Un astre rayonnant qui sillonne l'espace
Comme un serpent de feu.
Qui es-tu ? I ?7
Je suis de ces rêveurs que l'espérance anime,
Et qui, de la vallée, aspirent à la cime
D'où l'on voit l'inconnu;
Qui cherchent à monter et non pas à descendre,
Qui cherchent à sonder, qui cherchent à comprendre
Ce qu'ils n'ont pas connu.
Je suis de ces rêveurs qu'une seule caresse
Suffit pour entraîner à ta suite, maîtresse,
O musc au front sacré !
Car tous ces rêveurs-là sont tes fils, les poètes,
Qui n'ont pas d'autre joie et n'ont pas d'autres fêtes
Que ton culte adoré !
Bevaix, 2; octoOir iSSi.
L'INCONNU.
Hélas 1 c'est donc ainsi que toute chose passe I
Chaque jour qui s'enfuit n'est jamais racheté,
Et le temps qui s'en va sans laisser nulle trace
Nous porte lentement jusqu'à l'éternité.
Mais nul ne connaît l'heure où la course s'achève.
Alcyons fugitifs sur l'écume des flots,
Nous allons, poursuivis par un semblable rêve,
Mêlant la joie aux pleurs et le rire aux sanglots.
L'inconnu,
135
L'avenir devant nous parait riant ou sombre,
Mais le but qu'il présente est le même pour tous;
Dans les clartés du jour ou dans l'horreur de l'ombre,
Le trépas se tient là, prêt à fondre sur nous.
Il ne fimt qu'un signal pour ouvrir une tombe.
Il ne faut qu'un instant pour fermer un cercueil ;
Par un ordre inconnu l'étoile oscille et tombe:
Un mot venu du ciel met un pays en deuil.
Atome intelligent dans l'immense matière,
Grain de sable perdu sous l'espace du ciel.
Etre étrange et divers, fait d'ombre et de lumière.
L'homme est né pour mourir et se sent immortel.
II se demeure, hélas ! une énigme à lui-même.
Et, quel que soit le Dieu que son âme invoqua,
Il n'a pu jusqu'ici, sondant le grand problème.
Triomphant et joyeux s'écrier : Eurêka !
Où donc la vie humaine a-t-elle pris sa source?
Vers quel but inconnu son cours est-il poussé?
Vers d'autres univers portons-nous notre course ?
L'avenir sera-t-il l'image du passé ?
136
Au delà.
Mystère de la vie, ô grand pourquoi des clioses!
Arche immense d'un pont sur les siècles construit,
Et dont les deux piliers, les effets et les causes,
Plongent l'un dans le vague et l'autre dans la nuit.
Bcvaix, 2) octobre iSSi-i} avril 1SS2.
<^
^^^^^e^^^xS
LE PROGRES.
Nous avons beau mêler tous les arts aux sciences,
Nous n'atteignons jamais à tes magnificences,
O nature, si grande et si simple à la fois !
Nous demeurons vaincus par tes divins modèles ;
Nos temples, nos palais, nos œuvres immortelles
Ne valent pas le dôme immense de tes bois.
138 Au delà.
Les plus belles couleurs par l'homme préparées
Pâlissent à côté des profondeurs nacrées
De quelques gouttes d'eau reflétant le ciel pur ;
La moire qui chatoie et les fines dentelles,
La gaze, le satin n'égalent pas les ailes
D'un papillon brillant qui se perd sous l'azur.
La vapeur que l'on voit dans une course ardente
S'élancer en jetant dans l'air sa voix stridente.
Coursier nourri de flamme et d'un geste dompté.
Ne peut suivre l'oiseau dont le vol se balance
Et qui, sans déchirer l'harmonieux silence,
Traverse en un instant la bleue immensité.
Les milliers de flambeaux à la clarté sereine
Q.ue l'électricité, cette noiivelle reine,
Prête au génie humain pour combattre la nuit,
Valent-ils un rayon de soleil qui s'épanche
Sur un ruisseau qu'il dore à travers une branche,
La lune des beaux soirs et l'étoile qui luit?
Tous les dogmes hardis, les ténébreux systèmes
Inventés à plaisir par les hommes eux-mêmes
Le pvgrès.
139
Et qu'on voit, ici-bas, dominer tour à tour,
Peuvent-ils égaler cette croyance auguste
D'un Dieu qui doit punir, car il est saint et juste.
Mais qui sait pardonner parce qu'il est amour!
Bn'aix, ; novnnhrc iSSi.
♦
LES IGNORÉS.
SOUVENIR DU SAINT-GOTIIAKD.
Les héros les plus grands, ce sont les moins connus,
Ce sont ceux qui dansl'ombre accomplissent leur tâche;
Qui, sans murmures vains, travaillent sans relâche,
Puis rentrent dans la nuit dont ils étaient venus.
Nul n'en connaît le nombre, intrépide phalange
Prête à chaque péril, à chaque dévoùment.
Et que l'on voit parfois briller obscurément.
Comme un joyau de prix égaré dans la fange !
Les ignorés. 141
Admirables lutteurs, qui, sans même savoir
due leurconduite est noble et que leur âme est grande.
Donnent toute leur vie et leur joie en offrande
A cet austère maître appelé le devoir !
Ah ! certes, parmi ceux qu'ici-bas l'on encense.
Artistes, conquérants redoutés et puissants.
Beaucoup ne valent pas ces humbles combattants
Qui passent sans éclat, sans beauté, sans science.
Ce sont eux qu'il faudrait pouvoir rendre immortels,
Eux qui mériteraient un temple à leur mémoire,
Comme Athène autrefois, dans les jours de sa o-loire
Pour les dieux inconnus élevait des autels.
Bevaix, 10 novembre 1S81.
"î^TS
'"W
^S^=^ï5^**S>^
HEURE SAINTE DU 501%.
Heure sainte du soir, que j'aime ton mystère,
Où l'on sent palpiter quelque chose d'austcre.
Quelque chose qui touche à la divinité !
La terre est près du ciel, dans ces heures dernières,
A ce moment auguste où les grandes lumières
Se fondent au couchant avec l'obscurité.
La nacre, le carmin, le violet, l'orange.
Se mêlent lentement à l'air d'un gris étrange
Et couvrent l'horizon de reflets chatoyants.
Heure sainte du soir. 143
Puis, comme un oiseau gris entr'ouvant sa grande aile,
Le crépuscule monte au ciel qui se constelle
Et semble un dais énorme émaillé de brillants.
Et dans cette ombre claire encor, la lune étale
La tranquille splendeur de son iin croissant pâle
Dont un fil d'or rejoint les deux extrémités :
Tel un anneau tombé d'une main inconnue
Et qui, fixé soudain par un point dans la nue,
Se balance en jetant mille éclats argentés.
Et ces éclats s'en vont jusqu'au lac qui repose
Danser en se jouant sur le gouffre morose,
Tandis que les grands flots noirs et silencieux.
Inquiets de les voir troubler la nuit livide.
S'efforcent, mais en vain, dans une étreinte humide.
D'éteindre ces rayons qui descendent des cieux.
2 décembre iSSi.
S^^^^^^^S^^s^^^^^
'DAVID.
CANTIQUE COURONNÉ AU CONCOURS DU PKESBYTÈUE
DE l'Église évangélique de genéve.
David n'avait rien que sa fronde
Pour lutter contre le géant;
Mais au fond de son cœur d'enfant
Habitait une foi profonde :
Il savait bien que l'Éternel
Combattrait avec lui pour sauver Israël.
Daviil.
11 avançait ferme et tranquille
Contre le Philistin puissant,
Oiii, l'œil hautain et méprisant,
Riait de son air juvénile
Et se moquait de l'Éternel
Qui choisissait David pour sauver Israël.
Mais, sans trembler, d'une main sûre,
L'enfant, que son Dieu dirigeait.
Fit au colosse, d'un seul jet,
Une inguérissable blessure.
Et c'est ainsi que l'Éternel,
Selon son bon plaisir, délivrait Israël.
Comme David, tu nous appelles
A de grands combats, ô Seigneur !
Pour en sortir à ton honneur,
Comme David rends-nous fidèles,
Et l'on verra que l'Éternel
Se tient auprès de nous comme auprès d'Israël !
Et si le mal nous environne,
Et s'il devient plus fort que uolis,
13
145
146
Aîi delà.
Nous t'implorerons à genoux,
loi qui ne rejettes personne !
Et repondant à notre appel,
Tu lutteras pour nous, ô Sauveur éternel !
iSSi.
W
LORSQUE LE 50]% TfESCEXD.
Lorsque le soir descend, j'aime entendre les vagues
Expirer sur la grève avec des sanglots vagues.
Tandis qu'un rayon pâle égaré dans les cieux
Mêle son reflet clair au bleu triste des ondes
Et brode un ourlet d'or sur les nappes profondes
Qui jettent leur chanson dans l'air silencieux.
i4{5 Au (h'Jà.
J'aime entendre le vent qui s'irrite ou qui pleure
Et qui parle dans l'ombre aux branches qu'il effleure
D'un baiser qui les fait frémir et s'agiter;
J'aime écouter, pensif, la voix subtile et douce
D'un insecte azuré qui dit aux brins de mousse
Ce que nul être humain ne saurait répéter.
J'aime entendre le chant limpide de la source
Qui sur un lit de sable accélère sa course
Et s'enfuit vers un but qu'elle ne connaît pas.
J'aime entendre le cri superbe du tonnerre,
Lorsque du haut du ciel il s'adresse à la terre
Q.ui l'écoute soumise et tremble à ses éclats.
J'aime écouter, la nuit, tout seul devant l'espace.
Le doux bruissement du silence qui passe
Et la vague chanson qui s'échappe du ciel,
Mystiques entretiens des sphères suspendues,
Comme des lampes d'or, aux mornes étendues
Où le froid et la nuit ont leur règne éternel.
Oh ! que riiomme apprendrait de choses merveilleuses
S'il percevait le sens des voix mvstérieuses
Lorsque le soir descend.
149
Qu'il entend s'élever à chacun de ses pas !
Mais cet hymne sacré que chante la nature
Est pour l'esprit humain d'une essence trop pure ;
Il peut le pressentir, il ne le comprend pas.
12 janvier 1SS2.
IJ-
L'ÉNIGME.
J'aime à sonder l'azur, à poursuivre un nuage
Qui vole dans les airs comme un cygne sauvage
Regagnant vers le soir son nid dans les ajoncs;
Mon regard l'accompagne et je vais sur sa trace
Jusqu'à ce qu'il s'arrête et lentement s'efface
Dans le rayonnement des vastes horizons.
Je contemple pensif l'étoile vagabonde
Qui d'un cours inconstant s'en va de monde en monde
Et passe tour à tour
du nadir au zénith :
L'ènigvie. 151
Je pense que bien loin, au delà de la nue,
Dans une sphère étrange, à la terre inconnue.
Il est peut-être un point où l'univers finit.
Ce mystère du ciel me tourmente sans trêve,
Et, de ces régions où mon regard s'élève.
Mon cœur voudrait toujours sonder l'immensité;
Il cherche le secret que dérobe l'espace....
Mais qu'il suive dans l'ombre un astre d'or qui passe
Qu se perde rêveur parmi l'obscurité,
Il ne déchiffre point ce problème insondable;
L'énigme qu'il poursuit demeure insaisissable
Et la voûte d'azur ne se déchire pas ;
Et le grand infini, sphinx couronné d'étoiles,
Reste couvert toujours d'impénctrables voiles
Et ne rencontre point d'Œdipes ici-bas.
2 février 1SS2.
^■^t^^
L'INACCESSIBLE.
L'homme n'atteint jamais à l'idéal qu'il rêve;
C'est en vain qu'ici-bas il cherche à le saisir;
Il ne peut y toucher, malgré tout son désir,
Et devant lui, toujours, il le voit qui s'élève.
Ainsi que Prométliée, à la terre fixé,
Rongé par le désir qui le poursuit sans cesse,
Il voit, le cœur rempli d'une immense tristesse,
Flotter devant ses yeux son rêve inexaucé.
L inaccessihU. I f *
Il ne peut le rejoindre et briser son entrave,
Il ne peut échapper au châtiment cruel,
Et, se sentant créé pour l'espace du ciel,
Il se trouve ici-bas lié comme un esclave.
Et le jour suit la nuit, la nuit succède au jour.
Le temps, d'un pas léger, fuit sans laisser de trace....
Mais jamais l'homme encore, oubliant sa disgrâce.
N'a rompu ses liens et chassé le vautour.
Il n'a pu s'affranchir des tristesses amères.
Il n'a pu s'élever jusqu'au vague infini.
Et ne rejoint jamais, hélas ! pauvre banni,
Le vol capricieux et doux de ses chimères.
7 fhrier 1SS2.
'Ml
LA LUMIÈRE IXCOXXVE.
Lorsque la nuit descend, nuageuse ou sereine,
Je vois soudain briller sur la hauteur lointaine
Un feu que l'on prendrait pour une étoile d'or.
Chaque soir, sans jamais y manquer, il s'allume
A l'heure où les coteaux s'effacent dans la brume
Qui voile avec lenteur la terre qui s'endort.
Je contemple souvent ce rayon solitaire
Qui jusqu'à moi descend plein d'un vague mystère;
La lumière inconnue.
Il me semble parfois qu'il m'appelle vers lui,
Et mon être ressent mille étranges envies ;
Je voudrais m'élancer hors des routes suivies.
Jusqu'à cette clarté qui rayonne et qui luit.
Je laisse aller mon cœur au gré de mes pensées.
Et mille visions, aussitôt effacées,
S'en viennent tour à tour flotter devant mes veux.
C'est une jeune tille avec des tresses blondes,
Avec de grands yeux bleus pleins de clartés profondes,
Si sereins et si purs qu'ils font songer aux cieux.
Pensive et diligente, elle coud sans relâche.
Elle veut achever, le soir même, sa tâche ;
Mais parfois ses regards s'en vont, doux et brillants.
Vers le large fauteuil où son aïeul sommeille,
Et la lampe répand une clarté vermeille
Sur ce front de. vieillard aux nobles cheveux blancs.
Ou bien c'est un joyeux berger des pâturages
Qui, pour se reposer de ses rudes ouvrages.
Vient trouver sa promise et près d'elle s'assied ;
Il est robuste et fort, elle est active et belle,
156 Au delà.
Et près d'eux un chicii-loup, leur compagnon lidèl
Dort la tète appuyée aux briques du foyer.
Ils se disent tout bas de ravissantes choses;
Ils comptent s'épouser dans la saison des roses,
Au temps où les oiseaux travaillent à leur nid ;
Puis de rire !... Le chien redresse un peu l'oreille
Et, comme un sûr et vieux ami qui les surveille.
Il entr'ouvre à moitié son grand œil endormi.
C'est peut-être un savant, un rêveur, un artiste,
Qui recherche le calme et que la foule attriste,
Et qui donne au travail les veilles de la nuit.
Il se croit oublié dans sa retraite austère.
Sans songer que, perçant les brumes de la terre,
Mon âme le devine, et mon regard le suit.
Ou, retrouvant encore au fond de ma mémoire
Les lambeaux oubliés d'une très vieille histoire.
Je pense à quelque gnome assis près d'un tombeau
Où dort une princesse aux longs cheveux d'ébénc,
A la ligure pâle étrangement sereine.
Et que doit évejller un prince jeune et beau..,.
L(i liiiiiicrc inconnue. icy
Hélas ! et c'est ainsi que je garde mon rcve !
Je le poursuis toujours sans fatigue et sans trêve;
Plus d'une fois déjà je me suis dit : « Demain,
Des la pointe du jour, je m'en irai moi-même
Chercher le dernier mot de ce lointain problème.
Jamais l'aube qui suit ne me trouve en chemin.
J'ai peur de voir crouler mon palais de chimères ;
Les douces visions de mon cœur me sont chères.
J'aime tant à rêver, seul, dans l'obscurité.
En te voyant de près, ô lumière discrète.
Je me dirais sans doute : « Hélas ! pauvre poète,
Tes songes valaient mieux que la réalité ! «
23 février icSVVj.
nr
M
^^^^^^^^s^^^à^^
CHAINES.
L'aigle, malgré l'ardeur qui fait mouvoir son aile,
N'atteint pas le soleil que cherche sa prunelle.
Et l'astre d'or s'en va dans l'abime inconnu.
Comme un roi qui descend les marches de son trône,
Le front ceint d'une immense et superbe couronne,
Avant que jusqu'à lui l'oiseau soit parvenu.
Il a dû s'arrêter dans cette course altière,
A l'heure où, s'enivrant d'espace et de lumière.
Il montait en planant dans les champs de l'azur;
Chaînes. 159
A l'heure où, débordant d'une joie inconnue.
En se voyant tout seul au milieu de la nue,
Il se croyait déjà le maître du ciel pur.
Il n'a pu s'affranchir à jamais de la terre;
Sur un rocher lointain, abrupt et solitaire,
Ses aiglons affamés suivent dans l'infini
Son vol audacieux qui dans l'air se balance;
Mais, si loin qu'il puisse être, au milieu du silence.
L'aigle croit les entendre et revient à son nid.
C'est ainsi que parfois l'âme humaine s'élève
Et s'en va dans le ciel sur les ailes du rêve :
Elle a soif d'inconnu, d'azur, d'immensité;
Mais sitôt qu'elle a fui les chaînes de la vie,
Le souci, noir aiglon dont elle est poursuivie,
La force à revenir dans la réalité.
6 mars 1SS2.
LES ^C A G ors.
Sur la console en bois de chêne
Pleine de mille bibelots,
Les doigts blancs de la châtelaine
Avaient posé les deux magots.
Les magots. iSi
\
Elle était joyeuse et fol.itre;
Ses boucles d'or aux tons soj-eux
Sur son front pur comme l'albâtre
Mettaient un nimbe radieux.
Et les magots branlaient la tête,
Ecarquillaient leurs gros yeux vairs.
Avaient l'air profondément bête
Sous leurs amples vêtements clairs.
Leur bouche allait jusqu'aux oreilles,
Tant ils riaient fort tous les deux;
Et l'enfant aux tresses vermeilles,
En passant, riait avec eux.
Le manoir était en liesse,
Plein d'hôtes joyeux et charmants,
D'aimable et superbe jeunesse
Mêlant les fleurs aux diamants.
Chaque soir, le long des charmilles,
On voyait sous le dôme ombreux
14.
102 Ail delà.
Beaux cavaliers et jeunes filles
S'en aller, couples amoureux.
Et pendant les fêtes splendides,
Devant les danses, les bijoux,
Les nains aux visages stupides
Riaient toujours comme des fous.
Mais, hélas ! un jour sonna l'heure
Où tout le pays fut en deuil :
La mort entrant dans la demeure
Mit la châtelaine au cercueil.
Sa blanche paupière abaissée
Voila pour toujours ses beaux yeux ;
On la porta, calme et glacée,
Dans le tombeau de ses aïeux.
Le manoir resta solitaire.
Les grands volets furent bien clos.
Et les arbres avec mystère
Se couvrirent de leurs rameaux —
Les macrots.
163
Pourtant, sur la haute console,
Laissant fuir les nuits et les jours,
Enivrés d'une gaîté folle.
Les deux magots riaient toujours.
14 mars 1S82.
■^
m^^ës^^^^^^^^m
PLAISITl 'D'ENFANT.
Sitôt que ma leçon se trouvait terminée,
J'allais au bord du lac achever ma journée
Et rire avec le flot qui bondissait joj^eux;
Et sur le sable d'or de la riante grève,
Je m'endormais parfois pour écouter en rêve
La sereine chanson du lac harmonieux.
Ou bien je regardais passer les longs nuages
Semblant un vol puissant de beaux cygnes sauvages
Guidés par le hasard vers un but inconnu,
Plaisir d'enfant. 165
Tandis qu'autour de moi les grandes sauterelles,
En étoilant le sol du reflet de leurs ailes,
Volaient avec un bruit étrange et continu.
Puis, lasse de songer si longtemps sans rien faire.
Je cherchais quelque jeu qui pût me satisfaire :
Sur les flots clairs et purs comme des cristaux bleus.
Je faisais naviguer une flotte tremblante
De barques en papier, et l'onde scintillante
Les portait doucement au loin vers d'autres lieux.
Et, souvent, sur le pont du navire fragile
J'écrivais, d'une main encor bien inhabile,
Quelques mots enfantins, et posais quelques fleurs
Sur l'arrière incliné des mignonnes nacelles,
— Pesantes cargaisons pour leurs coques si frêles
Puis, les voyant partir, j'essuyais quelques pleurs.
Mes regards les suivaient sur l'ondoyante plaine:
Je pensais que bien loin, sur la terre lointaine
Où mes pauvres bateaux aborderaient un jour,
Ils trouveraient quelqu'un sur le nouveau rivage,
Q.ui se demanderait d'où venait ce message,
Et, qui sait? m'enverrait une flotte à son tour!
i66 Ah delà.
Quel était l'inconnu qui ferait cette chose?
Je ne le savais pas, mais pourtant je suppose
Que je parais son front d'un nimbe radieux :
Ce serait un seigneur, une fée adorable,
Une belle princesse assise sur le sable
Et je sentais mon cœur tressaillir anxieux.
Et tous les jours suivants, pleine de confiance,
J'attendais la réponse avec impatience
Mais, hélas! mon bateau n'est jamais revenu,
Et je cherchais en vain, dans l'éloignement vague,
Espérant chaque jour voir enfin sur la vague,
Mes vaisseaux revenant du pays inconnu !
Jeux naïfs de l'enfance!... Il se peut qu'on en rie !
Mais j'aime l'infini, j'aime la rêverie
Qui mêle au terre à terre un peu de merveilleux ;
J'aime à quitter souvent l'existence réelle,
Fût-ce, comme autrefois, pour suivre une nacelle
Qui vacille et se perd sur le flot onduleux.
^i mars 1SS2.
"B^^S^^é.^^
'DÉSIii.
Je voudrais dans un chant mettre toute mon àmc,
Le rayon du ciel bleu, le parfum des grands bois,
La force du soleil, la chaleur de la flamme.
Et toutes les beautés comme toutes les voix....
Mais il faudrait un luth aux cordes plus puissantes ;
Devant ce grand désir le mien pleure attristé;
Tel l'oiseau qui, malgré ses ailes frémissantes.
Doit s'arrêter vaincu devant l'immensité.
i68 Ail delà.
Il aura beau francliir les mornes étendues,
S'égarer au milieu des univers nouveaux,
Effleurer en passant les sphères suspendues
Dans l'éternelle nuit où tremblent leurs flambeau>
Si loin qu'il puisse aller en sa course rapide,
Il ne verra jamais les bornes de l'azur;
Jamais son vol hardi n'atteindra dans le vide
La limite inconnue où finit le ciel pur.
ler avril iiS'6'2.
rs^::^^^'-^^^
PEGASE .-JTTELÉ.
Oh ! qui dira jamais la douleur inipuissaiite
De Pégase arrêté dans son essor divin
Ht qui sent tressaillir son aile frémissante
Sous le harnais pesant qu'il veut briser en vain !
Son être est dévoré par un espoir immense.
Il voudrait s'élancer dans l'air étincelant;
Mais sur le clianip étroit que son maître ensemence
I! doit traîner le soc d'un pas égal et lent.
^5
1 70 Ju delà.
Et coninie, malgré lui, sa passion l'anime,
Comme il cherche toujours à reprendre son vol,
Le paysan, craignant cette douleur sublime,
Cherche le sûr moyen de l'attacher au sol.
Il met le fier coursier entre deux bœufs tranquilles
Qui du matin au soir s'en vont indifférents.
Sans désirs insensés, sans rêves inutiles.
Ouvrant droit devant eux leurs yeux mornes et grands.
Que peuvent-ils savoir de la sauvage envie
Qui ronge ce captif vaincu par le destin 1
Marcher paisiblement sur la route suivie.
Puis la nuit, au bercail, dormir jusqu'au matin;
\'oir chaque jour passer, lent, calme et monotone.
Sans que nul incident n'en traverse le cours ;
Toujours du même point voir l'astre qui raj'onne
Marquer également les heures et les jours:
\'oilà leur existence invariable et douce.
Qui suffit à leurs goûts, et n'a pour excitant
Pégase alti'lé. 171
Qiie l'aiguillon du maitre et les gros mots qu'il pousse
duand leurs pas ralentis s'attardent un instant
Et le noble coursier, dont le vol magnifique
Effleurait en passant les astres radieux,
Doit remplir, enchaîné, ce travail prosaïque,
Et, triste, se courber sous un joug odieux.
Ah ! n'est-ce donc pas là ton image, ô génie,
Toi que ton aile d'or veut emporter au ciel.
Parmi ces régions d'où la sainte harmonie
Te jette les accents de son nivstique appel !
Tu ne peux lui répondre et t'élancer vers elle.
Tu ne peux t'abimer dans l'azur étoile.
Tu ne peux, indomptable et sauvage rebelle,
Poursuivre ton désir et ton rêve envolé !
O malheureux captif en des chaînes cruelles,
Qui d'air et de clarté seras toujours épris,
Comme Pégase aussi tu sens frémir tes ailes,
Et sur le sol obscur tu restes incompris !
172
An delà.
Sur la route uniforme et par chacun suivie,
Sombre tu dois marcher, et ta pensée, hélas !
Devant les vérités amères de la vie.
Se courbe sous un joug qui ne se brise pas.
Et la réalité, ce laboureur austère,
T'attelle, dédaignant tes plus nobles élans.
Entre l'indifférence et la rude misère,
Ces bœufs puissants et lourds qui s'en vont à pas lents.
2ç mai 1SS2.
JOUTl TRISTE.
Il foisait gris dans ma demeure;
J'ai dit : « Dehors luit le soleil,
Mon âme a besoin à cette heure
De clartés et d'éclat vermeil ! »
Il faisait triste dans la plaine ;
J'ai dit : «Quittons l'obscurité ! »
Et sur la sommité lointaine
Avec espoir je suis monté.
15.
174 ^'i delà.
La montagne était pleine d'ombre;
J'ai dit : « Fuyons dans l'infini,
Loin de la terre grave et sombre,
Dans l'espace jamais terni ! »
Les espaces bleus étaient mornes,
Il n'y dansait point de rayons;
En vain j'allai jusques aux bornes
Des insondables régions :
Je n'y trouvai point de lumière.
Le soleil semblait s'être éteint.
Les astres se cachaient derrière
Un brouillard pesant et lointain.
Mais après cet effort suprême.
L'âme lassée et sans vigueur,
Je dus m'avouer à moi-même
Q.ue la nuit était dans mon cœur.
Chuimont, lo juillet 1SS2
r^^^
e^^^^^^5^
SU% LA HAUT EU 11.
J'ai pris l'étroit sentier qui contourne l'arête
Du grand mont incliné sur les flots clairs et bleus;
Je suis, au bout d'une heure, arrivé sur la crête,
Et je me suis assis sur le sol onduleux.
Puis j'ai prêté l'oreille aux murmures étranges
Q.ui venaient lentement expirer jusqu'à moi.
Bourdonnements, sanglots, rires, vagues mélanges,
Auxquels l'âme répond sans s'expliquer pourquoi.
176 Au delà.
Elle tressaille et vibre, et semble reconnaître
Ce langage mystique et tout harmonieux ;
Une douleur intense envahit tout son être,
Elle cherche le sens des mots mystérieux.
C'est comme une chanson dès longtemps désapprise,
Qui tout à coup résonne à notre cœur charmé,
Et lui fait essayer, dans sa douce surprise.
D'unir encor sa voix à ce chant bien-aimé.
Mais l'air seul est venu troubler nos rêveries ;
Le sens à tout jamais pour nous s'est effacé :
Nous ne retrouvons plus les paroles chéries
Et les cherchons en vain dans l'ombre du passé.
Cbciiiiiiont, 1) juillet 1SS2.
^
LES VICTIMES 'DE LA JEANNETTE.
L'autre jour, par hasard, en ouvrant la gazette,
Mes regards sont tombés sur ces mots : « La Jeannette. «
La Jeannette !... Et longtemps je suis resté songeur,
L'œil perdu dans le vague et la tristesse au cœur.
Mon esprit, emporté loin des lieux où nous sommes,
En un rapide essor avait rejoint ces hommes,
Ces marins égarés, faibles et chancelants
Dans la neige, au milieu des icebergs croulants.
Ainsi j'ai contemplé l'héroïque phalange,
Où tu parais, Delong, d'une grandeur étrange;
lyS Ail delà.
Ces notes de ta main écrites jour par jour,
Alors que tu voyais s'éloigner le secours,
Lorsque, sachant déjà le salut impossible,
Tu devais, un à un, sur ce chemin terrible.
Voir tes meilleurs amis abattus par la mort.
Et que tu t'éloignais, non sans avoir encor
Mis sur l'isolement de leur heure dernière
Un suprême rayon d'amour et de prière!...
Tu n'as pas exprimé tout ce que tu souffris;
Il faut savoir le lire entre les mots écrits !...
Pourtant, ni la douleur, ni l'horreur infinie
De cette journalière et sinistre agonie
N'ont vaincu ton courage et fait trembler ta foi....
Ame vaillante et forte, honneur ! honneur à toi !
Ainsi tous, hier obscurs, mais aujourd'hui célèbres.
Ils demeurèrent grands dans ces heures funèbres;
Et quand mon cœur les cherche en leur repos profond.
S'ils se montrent à moi, c'est l'auréole au front.
Oh ! voir comme ils ont vu la mort impitovable
S'approcher, et garder l'espérance inefîlible !
*J
Les victimes de la Jeannette.
179
Rester seuis, sans secours, dans l'horreur d'un tel lieu,
Loin des siens, du pays, et croire encore en Dieu,
Sans plaintes, sans murmure!... Oh Iqu'ilsfurcnt sublimes!
Lutteurs, héros, martyrs, aimons-les, ces victimes,
Holocaustes de prix, s'immolant sans regrets
A ta cause divine, ô Lumière, 6 Progrès !
Chiiuiiionl, 2j juillet iSS~.
LE S01%'D'UN JOU% 'DE 'PLUIE.
Il a plu toute hi journée ;
Les arbres rêvent tristement,
Et sur chaque feuille inclinée,
On voit trembler un diamant.
Mais au milieu du jour qui baisse,
Devant le grand ciel assombri,
Je sens une vague tristesse
Q,ui s'empare de mon esprit.
Le soir d'un jour de pluie. i8i
Au delà de la voûte grise,
Je voudrais, en un seul élan.
De lumière éclatante éprise.
Fuir dans le ciel étincelant;
Comme le plongeur téméraire
Qui, d'un effort audacieux,
En frappant de son pied la terre
Remonte vers le jour des cieux,
Je voudrais, joyeuse et rapide,
Dans un semblable et noble effort,
Au delà du ciel gris et vide
Rejoindre enfin le soleil d'or.
'Bcval.x, 26 iwiit /6\?2.
16
FIE FORTUNEE.
Heureux le paysan à l'existence austère,
Qui vit dans sa chaumière et cultive ses prés,
Qui jette avec espoir la semence en la terre
Et recueille la gerbe et les épis dorés.
Il sait qu'il ne dépend ici-bas de personne :
La pluie et le soleil lui sont donnés à tour;
Si la récolte est forte et si l'année est bonne,
Il rend grâces au ciel, puis reprend son labour.
Vie fortunée. 183
11 s6 lève avec l'aube, et, l'outil sur l'épaule.
Il s'en va dans les champs tout humides encor,
Où sur chaque brin d'herbe et sur chaque corolle
Tremble une goutte d'eau, perle de nacre et d'or;
Et là, tout enivré des parfums de l'aurore.
Il se met à chanter en aiguisant sa faux
Le ciel gris, lentement, bleuit et se colore ;
Dans le taillis voisin s'éveillent les oiseaux.
Autour de lui bientôt tombe l'herbe fleurie....
j! revient au village et soigne son bétail.
Les vaches, les bœufs roux rêvant dans l'écurie,
Patients compagnons de son rude travail.
Puis il lui faut planter, herser, passer sans trêve
D'un labeur à quelqu'autre ;... il n'a jamais le temps
De se croiser les bras et d'ébaucher un rêve :
La réalité seule absorbe ses instants.
Il ne se forge point d'idéales chimères;
Il vit au jour le jour, sans regrets, sans désirs.
184 Au delà.
Sans transports insensés, sans tristesses amères,
Sans mornes désespoirs, comme sans vifs plaisirs.
Il est heureux pourtant, heureux... et je l'envie,
Et quand les paysans, le soir, causent entre eux,
Je les entends de loin, et j'admire la vie
De ces hommes obscurs, mais forts et valeureux.
Dans leur franche rudesse et dans leur ignorance.
Dans la sainte fatigue infligée à leur corps.
Ils ne connaissent pas l'indicible soufTranee
De l'esprit qui s'épuise en stériles efforts.
Asservis à la vie humble et matérielle,
Ils n'ont pas le désir d'échapper à ses lois ;
Ils ne se doutent pas que leur âme a son aile
L'idéal les appelle, ils ignorent sa voix.
Ainsi les comp.agnons d'un héros de la Grèce,
Rendus sourds aux appels des nymphes de la mer.
Passèrent sans ouïr leur voix enchanteresse
Q.ui montait séduisante et divine dans l'air;
Vie fortunée. 185
Seul, Ulysse, attaché sur le pont du navire,
Entendit cet appel mj'Stique et fugitif,
Sans par\-enir, malgré son farouche délire,
A rompre les liens qui le tenaient captif.
Champitti't, 9 scplciiibre 1SS2.
(^
ï
16.
AMITIE.
Peut-être existe-t-il une âme sur la terre
Pour la mienne créée, et dont elle est la sœur :
Heureuse et fortunée, ou pauvre et solitaire.
Elle me comprendrait et lirait dans mon cœur.
Elle partagerait mes secrètes pensées,
Elle aurait mon amour, j'aurais toute sa foi ;
Sans cesse étroitement l'une à l'autre enlacées,
J'existerais pour elle, elle vivrait pour moi.
Amitié. 187
Nous ne nous ferions point de bruyante promesse,
Nous nous dirions beaucoup en nous parlant très peu :
Un sourire, un regard, souvent une caresse,
Quelquefois un baiser, tendre et discret aveu.
Nous porterions ensemble et la joie et la peine,
La croix serait moins lourde et le bonheur plus pur,
Et nous achèverions notre carrière humaine,
Sûres de nous revoir au delà de l'azur.
Cette félicité n'est encore qu'un rêve
Déjà cent fois détruit, cent fois recommencé.
Et l'âme que j'espère et que j'attends sans trêve
Ne s'est point révélée à mon esprit lassé.
Peut-être que je l'ai déjà vue en ce monde.
Peut-être que mes yeux ont rencontré ses veux,
Et dans le court espace, hélas ! d'une seconde.
Nos cœurs qui s'appelaient ont palpité joveux.
Nous nous sommes trouvés bien prèsde nousconnaitre.
Nous avons été près de nous tendre la main...
i88 Ah delà.
Puis avec un soupir qui montait dans notre être,
Nous avons pris chacune un différent chemin.
Nous avons poursuivi la route solitaire,
Le cœur plein de tristesse et de vague regret,
Avec le sentiment que jamais, sur la terre.
Un semblable destin ne nous réunirait.
'Bcvaix, 27 scplenibic 1SS2.
♦
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i
OH! LAISSEZ-MOI !..
Ohl laissez-moi chanter ! La nature est si belle
Dans sa diversité toujours jeune et nouvelle
Que nul chef-d'œuvre humain ne pourrait supplanter !
De l'insecte à l'étoile, elle charme mon être ;
Avec le renouveau mon cœur se sent renaître :
La nature est si belle, ah 1 laissez-moi chanter !
Ah ! laissez-moi songer ! La journée est si brève,
Et les plus beaux instants sont les instants du rêve
C'est alors que l'esprit se sent le plus léger;
190 Au delà.
C'est alors qu'affranchi de tout lien funeste,
Il plane et va se perdre en l'espace céleste :
La journée est si brève, ah! laissez-moi songer!
Ah ! laissez-moi pleurer! L'existence est si dure !
De tout ce que l'on aime ici-bas, rien ne dure.
Dans l'éternelle nuit, hélas 1 tout doit sombrer ;
Il faut voir, dans la lutte inégale et suprême,
Le trépas engloutir tous les êtres qu'on aime :
L'existence est si dure, ah ! laissez-moi pleurer !
Ah! laissez-moi prier! l'espérance console;
Au front de la douleur elle met l'auréole
Qui rend l'ame plus forte et lui fait oublier.
En lui montrant le ciel, les larmes de la terre;
C'est l'étoile qui luit pour l'ame solitaire :
L'espérance console, ah ! laissez-moi prier !
'Btvaix, 2y septciithir 1882.
i
"^ ' "s:^
LAMARTINE T>EVANT L'EMEUTE.
1- 1< A G M \L N T .
Alors j'ouïs le bruit d'un océan qui roule
Sous le fouet terrible des vents,
Et je vis s'agiter une innombrable foule
Toute pareille aux flots mouvants.
lit les cœurs frémissaient d'une horrible colère,
Pâmés en des transports ardents ;
Et, dans les rangs pressés, le tigre populaire
S'éveillait en grinçant des dents.
Hommes, femmes, enfimts,... l'infernale cohorte
Fatie des bourbes de Paris,
192 Au delà.
Se réveillait soudain, menaçante et plus forte,
Remplissant l'air d'horribles cris.
Forçats, monstres, dénions, meute folle et sans maitrc,
Lâchée en un essor puissant,
Qiii peut les retenir ? La Terreur va renaitre.
Et la Seine rouler du sang.
Ainsi qu'aux jours affreux d'une époque lointaine,
La plus sombre d'un grand passé.
Un souffle de malheur, de vengeance et de haine
Chasse le peuple courroucé.
Le drapeau rouge flotte et jette sur les têtes
Un reflet sinistre et sanglant;
Il ondule — on dirait qu'un souflle de tempêtes
Passe dans l'air étincelant.
Alors, sur les degrés d'un bâtiment de pierre
Où montait le flot dévorant,
Le front haut et serein et la démarche altière.
Parut un homme pâle et grand.
Comme, durant les jours de la splendeur romaine,
On voyait le gladiateur
Descendre calme et grave au milieu de l'arène
Parmi les fauves en fureur,
Lamartine devant l'cineiite. 193
Dans ce pressant danger montrant sa force d'ànic
Et sa puissante volonté,
II avançait sans trouble, et son regard de flamme
Hayonnait d'intrépidité.
D'un geste impérieux il fit taire la foule.
Calma l'orage déchainé,
Et sa parole, ainsi qu'un fleuve qui s'écoule,
Vibra sous l'espace étonné.
Ce fut une éloquence étrange et magnitique,
Ce fut un éblouissement,
Où l'on vit se dresser la jeune République,
Sereine en son blanc vêtement.
Et quand sa voix se tut, vers le ciel emportée,
Abaissant ses regards altiers,
11 ne vit prés de lui qu'une foule domptée :
Le tigre lui léchait les pieds.
1^82
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17
S-<^i^^^^^>s-^.^^'0^<^<^I5^i>^
LA 3\CARE.
Dans le couchant aux tons d'opale
Où scintille l'éthcr doré,
Un nuage d'un rose pâle
Vole ainsi qu'un cygne égaré.
Le lac est comme de la moire
Sous les derniers feux du soleil;
11 reflète toute la gloire
Du ciel éclatant et vermeil.
La VI are. 195
Dans une vallée âpre et sombre
Pleine de bourbe et de marais,
Où toujours il règne un peu d'ombre,
Où le jour ne luit qu'à regrets,
Il est une mare fangeuse ;
Quelques roseaux croissent au bord,
Et, sur sa rive dangereuse,
Le sol mouvant cache la mort.
Dans les eaux noires et profondes
D'où monte un miasme d'égout,
Grouillent des animaux immondes
Dont on s'écarte avec dégoût.
Rien n'éclaire ce paysage
Triste comme une aube d'hiver
Et dont seul un oiseau sauvage
Change parfois l'aspect désert.
Mais soudain, dans la transparence
De l'univers étincelant.
Un rayon de magnificence
Sur ce lieu s'abaisse en tremblant.
196 Ju delà.
Et voilà qu'en cette eau fétide,
Sous ces flots noirs et croupissants,
Se mire la clarté limpide
Des espaces éblouissants.
Et c'est ainsi que dans la vie
Il n'est pas un être assez vil.
Assez plein d'astuce et d'envie,
Si lâclie et si mauvais soit-il,
Qui, dans un jour béni, ne puisse,
Vers l'infini levant les j'eux,
Trouver un rayon de justice
Et refléter un coin des cieux.
Neuchtitel, ly orlohre 1SS2
^4 QUOI 'BCH. 'IIEVENPR.?..
A quoi bon revenir encore avec envie
Au souvenir des lieux que nous avons quittés !
Que nous fait le pays où coule notre vie ?
La nature partout a les mêmes beautés.
Pourvu qu'un coin du ciel sur notre tête brille,
Pourvu qu'un arbre vert ombrage notre seuil,
Que le soir, en rentrant, une douce famille
Nous réchauffe le cœur par son joyeux accueil,
17-
198 Au delà.
Que nous faut-il de plus et qu'importe le reste ?
Oui, pourquoi ces désirs et ces vagues regrets
Qui ramènent nos cœurs à quelque site agreste.
Que nos regards, hélas ! ne reverront jamais ?
Sachons donc oublier nos inutiles rêves.
Oublier un passé qui ne peut revenir,
Employer le présent et ses heures trop brèves
Sans y mêler le fiel d'un amer souvenir.
Soyons indépendants des lieux, sinon des hommes,
Nous dont toute la vie est un long changement,
Et sachons vivre heureux dans l'endroit où nous sommes.
N'importe où, quelque part sous le bleu firmament.
Mais nous cherchons en vain à contraindre nos âmes
De ne plus revenir au songe caressé :
Il faudrait pour cela qu'aux lieux où nous passâmes
Un peu de notre cœur ne se fût pas fixé.
Sur les monts, dans les bois, dans la neige ou la glace,
Sur les chemins cachés, dans les prés onduleux.
Nous avons, en marchant, dessiné quelque trace.
Notre cœur a pensé sous leurs horizons bleus;
A quoi bon revenir
199
Et comme la brebis au sentier solitaire
Laisse aux buissons sa laine en flocons blancs et doux,
Les lieux où nous avons vécu sur cette terre
Gardent toujours, hélas ! quelque chose de nous.
Neuchàtel, 18 octobre 18S2.
I t>^ I ^/ \ "^rr\ \i 1 1 } /^ • ■'\r)
QUAND VIENT L'HIVE%.
Sur sa tige la fleur se penche,
L'herbe jaunit dans le sillon,
La feuille tombe de la branche.
Le soleil baisse à l'horizon ;
Les bois ont perdu leur mystère,
Les flots du lac leur bleu miroir.
Et le sourire de la terre
A disparu dans le ciel noir.
Oîiavd vient l'hiver. 201
Laissant à quelque rameau frêle
Son pauvre nid vide et glacé,
L'oiseau s'enfuit à tire d'aile
Dans un vol hàtif et pressé.
Il sait qu'une terre fleurie,
Où luit toujours un rayon d'or,
Nouvelle et seconde patrie.
L'attend loin des brouillards du nord.
C'est pourquoi, dans un cri de joie,
Lorsqu'il voit pâlir le soleil.
Son aile au vent froid se déploie
Et l'emporte au pays vermeil.
Notre âme est cet oiseau volage
Que pourchasse l'hiver cruel;
Mais notre hiver, à nous, c'est l'âge.
Et notre patrie est le ciel.
Et quand les glaces de la vie
Couvriront notre front chenu,
Lorsque, sur la route suivie,
Le temps mauvais sera venu.
Au delà.
Comme l'oiseau, pleins d'allégresse,
Sûrs de notre immortalité.
Sachons, sans regrets, sans tristesse.
Nous enfuir dans l'éternité!
Piduiix, aft oclohir 1SS2.
SENTIE% 'PERDU.
Sur la montagne étrange et sombre
Il est un sentier attrayant,
Que l'on voit serpenter dans l'ombre
Sous le feuillage verdoyant;
Les pins aux aiguilles légères
Lui font un dôme immense et frais;
Sur ses bords croissent les fougères.
Ces dentelles de nos forets.
Î04 ^4u delà.
Mais parfois sa trace est couverte
De brindilles et de rameaux ;
Les mûriers et l'épine verte
S'y déroulent en longs anneaux ;
Les branchages touffus des chênes
Y tamisent un jour moelleux,
Et les glands roux mêlés aux faines
Germent sur le sol onduleux.
Bientôt il devient plus sauvage.
L'herbe y croit dans un jet plus fort,
De grands troncs barrent le passage,
L'on n'y marche qu'avec effort,
Et, sous un dédale de ronce,
D'aubépine aux fourrés épais,
On le voit soudain qui s'enfonce
Pour ne reparaître jamais.
Au delà, la haute ramure
Étroitement se réunit :
Rien ne frémit, rien ne nmrmure
Sous cette ombre au calme infini.
Senlier perdu. 205
Hélas! que d'êtres sur la terre,
— Ils n'ont jamais été nombres —
Comme le sentier solitaire,
Se sont dans le monde égarés!
Qiie d'êtres au cœur plein de joie,
De tendresse et de noble essor.
Ont vu soudain finir leur voie
Dans le grand calme de la mort !
Bevaix, 2 novembre 1SS2.
C^
i8
n
y:^
LA TLUME.
DERNIÈRE POÉSIE u'aLICE DE CHAMBRIER.
J'ai vu dmis la fange jaunâtre,
Au bord du trottoir ruisselant,
Une plume au reflet d'albâtre
Q.u'avait perdue un pigeon blanc
L'oiseau, dans un essor rapide,
Avait passé devant mes yeux,
Laissant après lui dans le vide
Cette plume au reflet soyeux.
La plume. 207
Pendant une courte minute,
Dans l'air elle avait palpité,
Puis avait commencé sa chute
Vers la boue et l'Jiumidité.
Dans sa marche incertaine et lente,
Elle semblait encor chercher
Une protection absente,
Un point auquel se raccrocher
Mais en vain!... Sur l'ornière impure.
Dans un vague frémissement,
Intacte encore et sans souilhire.
Elle se posa tristement....
Le cœur s'attendrit et s'épanclie
Souvent sans qu'on sache pourquoi :
L'aspect de cette plume blanche
Me mit dans l'être un vague émoi ;
Elle me fit penser aux âmes
Qu'un sort triste et mystérieux
Abandonne aux chemins infâmes
Où rampe le vice odieux.
2oH Au delà.
Qui pourrait calculer leur nombre?
Jusqu'ici, nul ne l'a tenté —
Et l'on s'étonne si dans l'ombre
On voit sombrer leur pureté !
C'est comme un ange aux grandes ailes
Qui les laisserait en passant
Tomber, hélas! blanches et frêles,
Sur notre sol noir et glissant;
Pour les sauver il n'est personne.
Nul ne les tire du bourbier;
La nuit partout les environne
Et l'orgueil les foule du pied !
Siiin: ihite.
TABLE
i8.
TABLE
Pages
Lettre de M. Sully Prudliomme v
Préface de la quatrième édition ix
Alice de Chambrier, Notice biographique et
littéraire, par Philippe Godet i
AU DELA .
Pourquoi mourir? 63
Fugitive 66
Maison abandonnée . . ' 68
L'Aïeule 71
Conte de fées 74
2 1 2 Table.
L'Automne 77
Feuilles d'automne 80
Chanson du soir 8j
La Pendule arrêtée 87
Captif 92
Chanson du printemps 95
Les trois pas du nain 97
La Comète 102
A l'Helvétie , . 106
Lune d'été iio
L'Inscription • . 112
La lune rouge 115
Soir au village 117
Confiance 119
La Belle au bois dormant 121
Les Sphinx 125
Aux Enfants 128
Qui es-tu ? 131
L'inconnu 134
Le Progrès 137
Les Ignorés 140
Heure sainte du soir . . ' 142
David 144
Lorsque le soir descend 147
Table. 213
^'^"■g'"^ 150
L'Inaccessible . . ,.,
1)2
La lumière inconnue.
1)4
Chaînes. . . ,,0
150
Les Magots j^,^
Plaisir d'enfant j^,
Désir. . . ^
Pégase attelé ^(^^
Jour triste ....
'/5
Sur la hauteur. . ,_.
^/)
Les Victimes de /(7 7raHHc//<'. . t —
Le Soir d'un jour de pluie iSo
Vie fortunée
18)
Lamartine devant 1'
iS
Amitié
Oh ! laissez-moi ! ^^
émeute joi
La Mare. . .
194
A quoi bon revenir? jq-
Qiiand vient l'hiver ,qq
Sentier perdu 20?
La Plume , /-
FIN.
Ncucliâtel Suisse). - - Imprimerie Attlnsçer.
PQ Chambrier, Alice de
2204 AU delà
C78A9
1886
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY