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Full text of "Au delà; poésies. Avec une lettre de Sully Prudhomme, un portrait d'Alice de Chambrier reproduit par l'héliogravure, et une notice biographique et littéraire par Philippe Godet"

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AU    DELA 


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iîchob.Sc  Imp.Lemercier  6iC^.*Paris 


ALICE    DE    CHAMBRIER 


AU    DELA 


POÉSIES 

Avir  une  Ici  tir  de  Sully  Pniilboiiniic, 

Un  portrait  d'Alice  lie  Cbnnibrier  reproduit  par  rhéliogravure 

Et  une  notice  biographique  et  littéraire 

PAR 

PHILIPPE    GODET 


Oiiatriètne  édition  augmentée  d'une  préfaee. 


PARIS 

LIBRAIRIE    FISCHBACHÏÏR 

Société  anonyme. 

5  3,   Run   DE   SEixn,    3  5 

i88é 

Tous  droits  réservés. 


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LETTRE 
T>E  M.   SULLY  TRUDHOMME 

^  AC.    TH.  GODET 


Monsieur  Sully  TrudJjovniic,  à  qui  vous  avions 
communiqué  quelques  poésies  d'Alice  de  Chiwihricr, 
nous  a  adresse  la  lettre  suivante,  qu'il  a  bien  voulu 
nous  autoriser  à  publier. 

Paris,  i6  novembre  iSS^. 

Monsieur  et  cher  confrère, 

Pardonnei^-moi  de  vous  remercier  si  tard  de 
votre   intéressant  envoi.   Je  suis    en   ce  moment 


VI  Lettre 

accablé  d'occupations.  Vous  m'ave^,  avec  une  rare 
délicatesse,  dispensé  de  vous  répondre,  mais  j'ai  lu 
les  poésies  de  M''''  Alice  de  Chauihrier  que  vous 
ni'ai'ei  conuuuniquées ,  et  je  ne  saurais  retenir 
l'expression  de  mon  étonnement. 

Il  est  inconcevable  qu'une  jeune  fille  morte  à 
vingt  et  lin  ans  ail  pu,  en  l'espace  de  cinq  ans, 
produire  tant  d'ouvrages  différents  et  des  poésies 
si  originales. 

La  facture  de  ses  vers  n'est  pas  molle  et  banale 
comme  l'est  habituellement  la  versification  des 
jeunes  filles.  La  distinction  singidière  de  ses  pen- 
sées et  de  ses  seniiments  s'est  communiquée  à  son 
style  par  un  don  naturel  d'appropriation  des  mots 
aux  choses,  du  mouvement  de  la  ph-ase  à  l'émotion, 
qui  me  surprend  vivement. 

Le  don  le  plus  heureux  ne  peut  dispenser  aucun 
artiste  d'acquérir  par  l'étude  et  h  long  usage  toutes 
les  ressources  de  son  art.  Aussi  l'inexpérience  est-elle 
sensible  en  plusieurs  endroits  dans  les  vers  de 
M'i<:  de  Chamhrier  ;  mais  il  y  a  de  la  grâce  dans 
l'inexpérience  des  poêles  d'élite,  parce  que  leur  niala- 


de  M.  Sullv  Prudlmmiiic. 


dresse  n'est  jamais  vulgaire;  l'accent  est  toujours 
si  vrai,  si  intime,  si  touchant  dans  les  poésies  de 
cette  pauvre  enfant,  qu'on  y  sent  son  dnic  comme 
à  nu,  et  c'est  une  riche  et  belle  dîne. 

Veuille:!;^   agréer.    Monsieur   et    cher   confrère, 
l'assurance  de  ma  sympathie  dévouée. 


SULLY  PKUDHOMME. 


> 


** 


PRÉFACE 


DE     LA      QUATRIEME     EDITION 


Quand  parut,  voici  deux  ans,  ce  petit  re- 
cueil de  poésies,  nous  étions  loin  de  prévoir 
le  succès  qui  lui  était  réservé  ;  une  édition  de 
mille  exemplaires  nous  semblait  une  entre- 
prise hardie  :  publiée  le  15  décembre  1883, 
elle  était  épuisée  à  Noël  !  Une  nouvelle  édi- 
tion de  mille  exemplaires  s'écoula  dans  le  mois 
de  février  1884.  L'été  suivant,  une  troisième 
édition,  cette  fois  de  deux  mille,  publiée  à 
Paris,  fut  enlevée  à  son  tour  dans  l'espace 
d'une  année.  Aujourd'hui  nous  offrons  au 
public  la  quatrième  édition  d\}ii  i]i'là. 


X  Tréface. 

La  Suisse,  la  Suisse  romande  surtout,  a 
fait  la  grande  part  de  ce  succès  :  dans  les 
seuls  cantons  de  Vaud,  Genève  et  Neuchâtel, 
il  s'est  vendu  près  de  3000  exemplaires  de 
l'ouvrage,  qui  est  aujourd'hui  dans  toutes  les 
mains.  En  même  temps,  il  franchissait  notre 
frontière  :  jamais  livre  publié  en  Suisse  n'a 
fiiit  aussi  rapidement  son  chemin  en  France, 
nous  avons  presque  dit  en  Europe  ;  car  non 
seulement  à  Paris  et  dans  la  province,  mais 
en  Italie,  en  Allemagne,  en  Angleterre,  en 
Hollande,  notre  poète  a  rencontré  cet  «  accueil 
lointain  d'âmes  hospitalières  »,  dont  parle  Sully 
PrufJhomnie.  Ce  modeste  recueil,  œuvre  pos- 
thume d'une  jeune  fille  de  vingt  et  un  ans,  lu 
partout,  partout  admiré,  partout  aimé,  a  con- 
quis sa  place  parmi  les  livres  qui  demeu- 
rent. 

Nous  le  réimprimons  sans  y  rien  changer, 
si  ce  n'est  que  nous  ornons  cette  édition  d'un 
nouveau  portrait,  héliogravure  de  la  maison 
Lemercier,  de  Paris. 


Préface.  XI 

Nous  ne  voulons  pas  analyser  ici  les  causes 
du  succès  d'Ail  delà  :  c'est  à  la  critique  litté- 
raire qu'il  appartient  de  les  rechercher.  Cons- 
tatons-le toutefois  :  il  v  a  là  non  seulement  une 
affaire  d'engoûment  passager,  mais  la  consé- 
cration définitive  d'une  œuvre  et  d'un  nom. 

Il  nous  est  doux  de  remercier  nos  auxiliai- 
res, nos  nombreux  confrères  de  la  presse,  qui, 
partout,  ont  accueilli  ce  livre  avec  sympathie 
et  nous  ont  aidé  à  élever  un  monument  du- 
rable à  celle  que  nous  pleurons. 

Xeuchàtel,  décembre  1885. 

Phiiippf.  godet. 


*y 


ALICE   DE   CHAMBRIER 


/-V/ 


^LICE   DE    CHAMBRIER 


'X.OTICE    BIOGRAPHIQUE  ET  LITTÉRAIRE 


I 


Celle  qui  fait  l'objet  des  lignes  qu'on  va  lire 
était  la  modestie  et  la  simplicité  mêmes  ;  jamais 
le  talent  ne  m'est  apparu  sous  des  dehors  aussi 
naturels,  avec  une  aussi  parfaite  ingénuité.  On 
comprend  dès  lors  que  je  trouve  pleine  de  pé- 
rils la  lâche  de  parler  d'elle  au  public.  Le  pu- 
blic!,..   Elle  le  cherchait   si  peu,   qu'elle  était 


j-llicc  de  Chanihricr. 


résolue  à  ne  point  imprimer  ses  poésies  avant 
l'âge  de  trente  ans;  c'était  une  loi  qu'elle  s'était 
faite.  Hlle  n'a  pas  craint,  il  est  vrai,  de  parti- 
ciper à  différents  concours  poétiques  et  de  pu- 
blier quelques  vers  dans  des  recueils  où  elle  se 
trouvait  en  nombreuse  compagnie  ;  mais  une 
pudeur  aujourd'hui  assez  rare,  jointe  à  un  be- 
soin très  vif  de  perfection  artistique,  l'empê- 
chait d'affronter  seule  le  jugement  d'un  public 
peu  indulgent  aux  jeunes  écrivains  trop  pressés 
de  solliciter  ses  suffrages. 

Cette  retenue  m'a  toujours  semblé  un  signe 
de  véritable  supériorité  :  savoir  attendre,  laisser 
mûrir  son  talent  dans  le  recueillement  et  le 
travail,  c'est  une  grande  force,  c'est  même  une 
des  conditions  du  génie,  qui,  en  ce  sens,  est 
bien  «  une  longue  patience.  » 

La  publication  des  poésies  d'Alice  de  Cham- 
brier  serait-elle  donc  une  sorte  de  trahison  en- 
vers cette  noble  et  touchante  mémoire?  — 
Non.  Maintenant  qu'elle  n'est  plus  —  ou  mieux, 
maintenant  qu'elle  est  ailleurs  —  les  siens  ne 


Notice.  3 

sauraient  Iicsiter  :  si  son  talent  n'avait  pas  ac- 
quis encore  cette  maturité,  cette  entière  pos- 
session de  lui-même  auxquelles  tendaient  son 
labeur  et  sa  remarquable  énergie,  il  avait  cepen- 
dant fourni  déjà  plus  que  de  simples  promesses, 
quelques  œuvres  exquises  de  forme  et  d'une 
pensée  originale  et  haute,  que  nous  n'avons 
pas  le  droit  de  laisser  dormir  dans  l'oubli. 

La  mort  qui  l'a  si  soudainement  frappée  a 
donné  d'ailleurs  à  ses  essais  un  caractère  défi- 
nitif, et  il  ne  reste  à  ceux  qui  la  pleurent  qu'à 
recueillir  les  meilleures  de  ses  poésies  ;  n'a-t-elle 
pas  écrit  elle-même  ces  vers,  qui,  au  besoin, 
plaideraient  en  sa  faveur  : 

Oui,  la  mort  qui  s'approche,  implacable  et  farouche, 
La  mort,  noir  ennemi,  grandit  ce  qu'elle  touche. 

Nous  n'avons  puisé  qu'avec  une  extrême  dis- 
crétion dans  les  manuscrits  qu'elle  a  laissés.  Un 
souvenir  qui  nous  est  personnel  montrera  quelle 
sévérité  elle  aurait  elle-même  apportée  dans  un 
semblable  choix.  Alice  de  Chambrier  avait  bien 


Alice  de  Cbambrier. 


voulu  prendre  pour  conseiller  et  pour  critique 
celui  qui  écrit  ces  lignes  :  elle  pensait  qu'un 
peu  d'avance  dans  la  vie  justifiait  le  privilège 
qu'elle  m'accordait  de  revoir  avec  elle  ses  poé- 
sies. Non-seulement  elle  acceptait  avec  une 
bonne  grâce  d'enfant  toutes  mes  observations, 
mais  elle  corrigeait,  recorrigeait  et  retravaillait 
ses  vers  jusqu'au  moment  où  je  me  déclarais 
satisfait;  alors,  l'œil  brillant  déplaisir,  elle 
transcrivait  la  pièce  ainsi  achevée  dans  un  livre 
spécial,  un  beau  livre  recouvert  de  peluche  vieil 
or.  —  a  Est-ce  pour  la  peluche?  y^  demandait- 
elle;  ce  qui  voulait  dire  :  «  Etes-vous  absolu- 
ment content  ?  Ne  trouvez-vous  plus  rien  à  re- 
prendre? »  —  Eh  bien,  ce  volume,  je  l'ai  sous 
les  yeux,  je  viens  de  le  feuilleter  encore  :  il  ne 
contient  pas  plus  de  quatorze  pièces.  Celles  que 
nous  V  ajoutons  ne  sont  certes  point  sans  dé- 
faut, on  v  remarquera  bien  des  vers  qui  eussent 
subi  sans  doute  d'heureuses  retouches;  mais 
nous  avons  eu  soin  de  n'admettre  dans  ce  re- 
cueil que  des  morceaux  ofiVant,  comme  pensée 


Notice.  5 

et  comme  forme,  un  certain  ensemble  de  qua- 
lités qui  rachètent  les  imperfections  de  détail. 

On  se  convaincra  mieux  encore  de  notre 
prudence  d'éditeur,  quand  on  lira  la  liste  des 
œuvres  composées  dans  l'espace  d'environ  cinq 
années  par  Alice  de  Chambrier.  Cette  jeune 
fille,  morte  à  l'âge  de  vingt  et  un  ans,  avait 
écrit  : 

Trois  tragédies  en  cinq  actes,  en  vers  :  La  fille 
de  Jephté,  Sophonishe,  Les  Chrétiens.  Un  drame 
en  un  acte,  en  vers  :  Lore  Nicol.  Une  comédie 
en  deux  actes,  en  vers  :  Service  d'auiie.  Deux 
comédies  en  trois  actes,  en  vers  :  Une  poignée 
de  mouches,  Le  Flatteur.  Une  saynète  en  vers  : 
La  Bohémienne.  —  Elle  avait  entrepris,  peu 
avant  sa  mort,  un  drame  en  cinq  actes,  en  vers  : 
Le  Serment  d'Isolde.  Il  existe  un  plan  détaillé  de 
cette  pièce,  dont  les  deux  premiers  actes  étaient 
déjà  écrits. 

La  liste  de  ses  poésies  et  poèmes  accuse  le 
chiffre  considérable  de  cent  soixante-quinze 
piècesqui  représentent  près  de  quinze  mille  vers. 


.-lUce  (le  Chavihrier. 


Enfin,  clic  i\  ccrit  en  prose  quatre  nouvelles  : 
Les  deux  Attviôiies,  Emineh,  LiUo,  BeUaâonna; 
une  légende  :  Diane  de  Kerdrel  ;  un  roman  dont 
le  manuscrit  tient  deux  gros  volumes  :  Made- 
moiselle de  Vieux-Charmeilles ;  enfin  un  long 
roman  historique  neuchâtelois  :  Le  Chdlelard 
de  Bevaix,  dont  elle  écrivait  les  dernières  pages 
quelques  jours  avant  sa  mort. 

Ajoutez  à  cela  un  travail  en  vue  d'un  con- 
cours :  De  la  discipline  dans  l'Ecole  du  Dimanche, 
—  et  vous  aurez  une  idée  de  tout  ce  qui  s'agi- 
tait dans  cette  jeune  tête,  et  vous  serez  surpris 
de  tout  ce  qu'elle  a  trouvé  moyen  d'exprimer 
à  un  âge  où  la  rêverie  est  d'ordinaire  plus  sé- 
duisante que  le  travail,  et  dans  une  position 
sociale  où  le  plaisir  s'impose  souvent  conmie 
un  devoir. 

C'était  une  activité  sans  trêve  de  sa  vive  et 
ardente  imagination;  elle  n'avait  pour  ainsi 
dire  pas  un  jour  où  elle  ne  fut  tourmentée  de 
la  fièvre  créatrice.  1:11e  trouvait  toujours  les 
journées  trop  courtes,  et  il  fallait  presque  l'ar- 


Wolice.  7 

racher  à  ses  occupations;  retenue  quatre  mois 
dans  sa  chambre  à  la  suite  d'une  blessure  qu'elle 
s'était  faite  au  talon  dans  une  course  alpestre, 
elle  se  trouvait  si  heureuse  de  pouvoir  compo- 
ser cà  son  aise,  qu'elle  eût  voulu,  disait-elle, 
arrêter  le  temps  qui  s'écoulait  trop  vite.  Elle 
semblait  écrire  à  la  tâche,  comme  si  elle  eût 
pressenti  que  le  soir  viendrait  tôt  pour  elle, 
qu'elle  entrerait  jeune  encore  en  cette  nuit  dont 
parle  l'Ecriture,  «  dans  laquelle  personne  ne 
peut  travailler  »,  et  l'on  eût  dit  qu'elle  se  hâtait 
d'exprimer,  tandis  que  Dieu  lui  en  donnait  le 
temps,  tout  ce  qu'elle  portait  en  elle  de  pen- 
sées élevées  ou  hardies,  de  sentiments  délicats 
et  tendres,  de  rêves  généreux  et  de  vivantes 
espérances.  Travaillons,  car  demain  nous  mour- 
rons! Qiie  quelque  chose  de  nous  demeure  à 
ceux  que  nous  avons  aimés  et  que  notre  départ 
va  rendre  inconsolables  ! . . . 

Cette  pensée,  elle  l'a  eue,  cela  n'est  point 
douteux,  et  nous  en  verrons  plus  loin  de  nom- 
breux témoignages.    Dans   le  carnet  de  poche 


Alice  ck  Chaiiibrier 


où  clic  notait  ses  impressions  fugitives  les  plus 
intimes,  on  a  trouvé  ces  lambeaux  de  strophes, 
ces  vers  où  elle  n'avait  pas  même  pris  le  soin 
de   mettre  d'accord  l'orthographe  et  la  rime  : 

Quand  un  jour  nous  aurons  passé  loin  de  la  terre, 
Quel  sillon  après  nous  demeurera  tracé  ? 
Sera-ce  seulement  une  trace  légère 
Qui  d'un  souffle  de  vent  pourrait  être  cffaci'l 

Ah  !  qu'il  reste  de  nous  plus  qu'un  tombeau  de  marbre 
Ou  qu'une  croix  de  bois,  modeste  souvenir  !... 

Prenons  garde,  aujourd'Inii  qu'il  en  est  temps  encore  ; 
Pour  nous  demain  pourrait  être  le  dernier  jour. 


II 


Mais  on  se  demande  sans  doute  dans  quel 
milieu  s'est  développé  le  talent  abondant  et 
riche  d'Alice  de  Chambrier,  quelles  circon- 
stances ont  stimulé  cette  énergie,   cette  perse- 


Notice.  9 

vérance,  cette  audace  d'imagination  qui  ne  recu- 
laient devant  aucune  entreprise.  Ces  questions, 
sa  biographie  ne  les  résout  pas  complètement 
(car  il  faut  faire  la  part  de  cette  «  influence  se- 
crète »  dont  parle  Boileau),  mais  elle  les  éclaire 
en  quelque  mesure. 

Née  j^NeiichàteUe  28  septembre  1861,  fille 
de  Alfred  de  Chambrier  et  de  Sophie  de  Sandol- 
Rov,  Alice  de  Chambrier  appartient  à  une  fa- 
mille qui  a  joué  un  rôle  important  dans  nos 
affaires  publiques  et  qui  occupe  une  place  dans 
notre  littérature  neuchâteloise.  Je  ménagerai  la 
modestie  des  vivants  ;  mais  ils  me  permettront 
de  rappeler  le  nom  d'un  de  nos  historiens  les 
plus  distingués,  Frédéric  de  Chambrier,  l'au- 
teur de  l'Histoire  de  Neiichdteî  et  Valangin.  Cet 
homme  d'État,  qui  a  rendu  de  précieux  services 
à  son  pays,  eut-il  pour  la  poésie  un  penchant 
auquel  son  activité  politique  ne  lui  permit  pas 
de  donner  cours?  Je  ne  sais,  mais  je  sais  que 
la  page  de  son  livre  dans  laquelle  il  trace  le  por- 
trait du  vigneron  neuchàtelois  est  d'une  poésie 


Alice  (le  Chamhrier. 


large  et  sereine,  et  d'une  beauté  vraiment  clas- 
sique. 

Alice  de  Chanibrier  n'avait  pas  un  an  lors- 
qu'elle perdit  sa  mère.  Elle  fut  élevée  à  Neuchâ- 
tel;  enfant  d'une  vivacité  extrême,  son  caractère 
réclamait  moins  de  sévérité  que  de  douceur.  Le 
sentiment  du  devoir  et  le  désir  de  faire  plaisir 
aux  siens  étaient  chez  elle  si  profonds,  qu'elle 
pouvait  être  laissée  complètement  à  elle-même 
pour  l'accomplissement  de  ses  tâches  d"école. 

Toute  sa  vie  s'est  écoulée  à  Neuchâtel,  saut 
un  séjour  de  dix-huit  mois  à  Darmstadt  (1876- 
1877);  elle  avait  elle-même  témoigné  le  désir 
de  passer  quelque  temps  à  l'étranger  et  d'ap- 
prendre la  langue  allemande  :  elle  l'apprit  si 
rapidement  qu'elle  écrivit  bientôt  une  saynète 
allégorique  en  vers  allemands  destinée  à  être 
jouée  par  ses  camarades  de  pension  et  que  j'ai 
retrouvée  parmi  ses  plus  anciens  brouillons. 
Au  retour  de  Darmstadt,  l'enfant  pétulante  était 
devenue  une  jeune  fille  qui,  sous  son  calme 
apparent  et  sa  rare  égalité  d'humeur,  cachait  un 


Notice.  1 1 

cœur  bouillant,  une  sensibilité  extraordinaire 
et  un  besoin  d'affection  dont  elle  réservait  pour 
son  entourage  les  explosions  et  les  manifesta- 
tions passionnées. 

Ses  premières  poésies  furent  écrites  vers  l'âge 
de  dix-sept  ans.  Elève  de  l'Ecole  supérieure  des 
jeunes  demoiselles,  elle  s'était  acquis  par  ses 
compositions  une  petite  célébrité  de  collège; 
son  poème  d'Athuitide,  où  elle  conte  l'antique 
légende  du  continent  autrefois  disparu  sous  les 
flots,  fit  sensation  alors  dans  le  cercle  des  ca- 
marades et  des  maîtres,  et  fut  lu,  sans  nom 
d'auteur,  il  est  vrai,  par  M"i^'  Ernst  dans  une 
de  SCS  séances  de  déclamation. 

Ceux  qui  la  voyaient  de  près  avaient  compris 
dès  ce  moment  qu'il  v  avait,  chez  cette  jeune 
tille,  non  pas  un  simple  caprice,  mais  une  vo- 
cation qu'il  ne  fitllait  point  contrarier;  et  le  jour 
)ù  elle  fut  autorisée  par  son  père  à  se  livrer  à 
ses  goûts  littéraires,  elle  s'écria  qu'il  n'y  avait 
plus  un  seul  point  noir  dans  son  existence  si 
heureuse. 


1 


Jlicc  de  Chaïuhricr. 


Diverses  personnes  onl  exercé  sur  son  déve- 
loppement une  action  dont  la  reconnaissance 
nous  oblige  à  dire  ici  quelques  mots. 

C'est  ainsi  que  M™'-'  Berton,  née  Samson  (la 
fille  de  l'illustre  tragédien),  qui  l'avait  vue  en 
Suisse,  s'intéressa  à  cette  jeune  fille  si  vaillam- 
ment éprise  de  poésie  et  lui  adressa  de  franches 
et  très  judicieuses  critiques  sur  un  de  ses  drames 
en  vers.  Elle  profita  beaucoup  aussi  des  conseils 
pleins  de  bienveillance  de  M.  Ernest  Naville, 
auquel  elle  aimait  à  soumettre  ses  poésies. 

Enfin,  les  représentations  des  chefs-d'œuvre 
classiques  données  à  Neuchâtel  par  M"ie  Agar 
firent  sur  elle  une  impression  profonde  et  dé- 
terminèrent l'essor  de  son  talent.  Elle  entra  en 
relations  suivies  avec  cette  éminente  tragé- 
dienne ;  elle  éprouvait  pour  elle  une  admiration 
et  une  affection  presque  enfitntines,  auxquelles 
Mme  Agar  répondait  par  des  directions  très  sages 
et  des  conseils  \-raiment  maternels. 

Il  est  cerlain  que  le  jour  où  la  jeune  fille  en- 
tendit i\l"i^'  Agar  dans  les  grands  rôles  d'Her- 


Xotice.  1 3 

niionc  et  do  Phèdre,  a  marqué  dans  sa  vie.  Ce 
fut  pour  elle  celte  heure  décisive  qui  dénoue 
quelque  chose  dans  l'âme  de  l'artiste.  Il  y  a 
ainsi,  pour  les  esprits  jeunes  et  prime-sautiers, 
des  commotions  imprévues  et  soudaines,  qui 
sont  comme  la  brusque  obtention  d'un  bien 
convoité  d'instinct  sans  le  connaître,  qui  dé- 
chirent le  voile  et  qui  donnent  accès  à  la  terre 
promise  et  vaguement  rêvée. 

Dès  lors  se  succèdent  rapidement  les  com- 
positions de  tout  genre,  comédies  de  société, 
drames,  nouvelles,  poésies.  Je  n'attache  pas 
plus  d'importance  qu'il  ne  convient  aux  lauriers 
remportés  dans  les  nombreux  concours  ouvert,s 
aujourd'hui  aux  jeunes  gens  que  dévore  la  pas- 
sion des  vers;  mais  je  tiens  à  noter  ici  ces  pe- 
tits succès  d'un  talent  qui,  avec  le  temps,  eût 
pu  aspirer  à  de  plus  sérieuses  récompenses  :  ils 
ont  été  pour  elle  ce  que  Vauvenargues  appelle 
«  les  premiers  regards  de  la  gloire  ».  Elle  n'en 
devait  pas  connaître  d'autres. 

Une  première  médaille  obtenue  en  1880  à 


14  Alice  de  Cbambrier. 

Royan,  au  concours  de  l'Acadcniic  des  Muses 
Santones,  pour  une  pièce  intitulée  le  Phare  de 
Cordoitan  ;  de  nombreuses  mentions  dans  divers 
autres  concours;  enfin  la  primevère  d'argent  qui 
lui  fut  décernée  au  printemps  de  1882  par 
l'Académie  des  Jeux  floraux  de  Toulouse,  lui 
furent  autant  de  précieux  encouragements. 

Avec  quelle  joie  candide  elle  rapporta  cette 
fleur,  que  sa  gracieuse  ballade,  la  Belle  au  Bois 
dormant,  avait  si  bien  méritée  !  Elle  était  allée 
à  Toulouse  avec  son  père,  pour  assister,  le 
3  mai  1882,  à  la  fête  des  Jeux  floraux  et  rece- 
voir sa  primevère;  au  retour,  elle  racontait 
4vec  émotion  l'accueil  sympathiquequi  lui  avait 
été  lait  ;  mais  on  n'avait  pu  la  décider  à  lire 
elle-même,  conformément  à  l'usage,  la  pièce 
couronnée,  en  présence  de  quelques  centaines 
de  personnes  assemblées  :  «  Je  n'aurais  jamais 
pu,  me  disait-elle,  m'entendre  lire  devant  tant  de 
monde.  »  Un  des  mainteneurs  fit  la  lecture, 
qui  fut   saluée   d'applaudissements   unanimes. 

On  sait  de  quel  prix  sont  ces  prenners  suc- 


Notice.  I S 

CCS  pour  un  vrai  talent  :  funestes  à  la  médio- 
crité vaniteuse,  ils  fortifient  et  stimulent  le 
mérite  réel. 

Ce  sont  là  les  «  événements  «  de  sa  vie.  Mais 
un  trait  saillant  de  son  caractère,  c'est  qu'au 
milieu  de  ces  innocentes  joies  qu'elle  recherchait 
avec  ardeur,  elle  demeurait  d'une  extrême  sim- 
plicité, et  de  même  qu'elle  acceptait  la  critique 
avec  empressement,  elle  soufiVait  les  éloges  sans 
en  tirer  d'orgueil.  On  sentait  que  pour  cette 
nature  d'une  si  rare  énergie  et  d'un  si  vif  essor, 
tout  concours  ouvert  était  comme  un  défi  porté 
à  son  talent  et  qu'il  relevait  avec  une  joyeuse 
bravoure  :  il  s'agissait  pour  elle,  non  de  con- 
quérir des  trophées  et  de  s'en  faire  gloire,  mais 
de  se  mesurer  avec  les  difficultés  et  de  les 
vaincre. 

Elle  vivait  et  pensait  par  elle-même,  et  non, 
comme  sont  enclins  à  le  faire  ceux  qui  lisent 
beaucoup,  par  le  moyen  d'autrui.  Ce  trait  —  le 
plus  original  peut-être  de  sa  physionomie,  celui 
par   lequel  elle  fut  vraiment  poëte  —  mérite 


i6  Alh-i'  de  Chanihrier. 

qu'on  y  insiste.  Elle  a,  littérairement  et  humai- 
nement parlant,  plus  donne  qu  elle  n'a  reçu,  ou, 
pour  mieux  dire,  elle  recevait,  non  des  hommes, 
mais  de  plus  haut,  par  cette  intuition  supérieure 
qui,  dans  un  autre  domaine,  s'appelle  la  foi  et 
qui  est  la  «  démonstration  des  choses  qu'on  ne 
voit  point.  »  J'ai  vu  sa  bibliothèque  :  elle  était 
fort  mince.  Bien  qu'Alice  de  Chambrier  lut  ce 
qu'on  nomme  une  personne  instruite,  ses  lec- 
tures n'étaient  pas  étendues.  Qiielques  livres 
d'histoire,  quelques  revues,  trois  ou  quatre  vo- 
lumes de  Victor  Hugo,  particulièrement  la  Lé- 
gende des  siècles...  voilà  tout.  Aussi  n'a-t-elle,  à 
proprement  parler,  imité  personne  dans  ses 
vers;  elle  s'y  montre  elle-même;  il  est  rare 
qu'on  y  trouve  ces  empreintes  facilement  recon- 
naissables  et  ces  réminiscences  qui  trahissent 
chez  les  débutants  le  commerce  des  maîtres 
préférés.  Sa  poésie,  avec  sa  pensée  naïvement 
hardie  et  la  fermeté  large  et  parfois  superbe  de 
sa  forme,  est  bien  à  elle  et  ne  rappelle  distinc- 
tement, soit  par  ses  défauts,  soit  par  ses  quali- 


Xoiice.  17 

tés,  la  manière  d'aucun  des  poètes  contempo- 
rains. Cependant,  si  elle  eut,  en  dehors  de  son 
propre  rêve,  un  idéal  poétique,  ce  fut  bien 
Victor  Hugo,  dont  elle  aimait  par  dessus  tout 
les  conceptions  gigantesques  et  le  lyrisme 
éblouissant. 

Cette  vie  si  simple,  consacrée  à  tout  ce  qui 
est  beau,  se  partageait  entre  la  ville  et  la  cam- 
pagne. A  Neuchâtel,  la  jeune  fille  travaille  sans 
•relâche,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  prendre 
part,  avec  tout  l'entrain  de  son  âge,  aux  plai- 
sirs d'une  société  où  chacun  l'aime  pour  sa 
gentillesse  et  son  enjoûment  ;  à  Bevaix,  durant 
les  longs  séjours  d'été,  elle  donne  son  temps  à 
l'étude,  à  la  promenade,  aux  occupations  rus- 
tiques. C'est  qu'en  effet  elle  ne  se  laissait  point 
absorber  par  le  talent  dont  elle  était  douée;  il 
importe  même  de  le  dire,  pour  prévenir  toute 
méprise  :  elle  n'avait  rien  de  ce  qui  rend  faci- 
lement désagréable  la  femme  auteur,  aucun  éta- 
lage de  ses  prédilections,  aucun  ton  de  supé- 
riorité, point  d'airs  rêveurs  ou  penchés,   point 


I 


Alice  de  Cbaiiibrier. 


de  pose  enfin  ;  rien  que  bonhomie  et  bienveil- 
lance pour  tous.  Elle  comprenait  que  la  poésie 
est  dans  les  choses,  et  non  dans  l'intelligence 
du  poète,  laquelle  n'est  bonne  qu'à  ordonner, 
en  s'effaçant  le  plus  possible,  les  éléments 
qu'elle  recueille  et  les  impressions  qu'a  pro- 
voquées le  beau  dans  l'âme  qui  le  perçoit. 

Très  réservée,  en  paroles  comme  dans  ses 
écrits,  sur  tout  ce  qui  touche  à  la  religion,  elle 
possédait  cette  piété  active  et  pratique  dont  la 
manifestation  est  la  charité.  Elle  avait  reçu 
l'instruction  religieuse  de  M.  le  pasteur  DuBois, 
pour  lequel  elle  conservait  une  vive  affection, 
qui  s'est  montrée  jusque  sur  son  lit  de  mort. 
Mais  son  christianisme  était  tout  intime  et  sans 
phrases  ;  il  se  contentait  des  actes,  qui  seront 
toujours  la  plus  persuasive  des  prédications.  Je 
ne  l'ai  jamais  entendue  médire  ni  se  moquer. 
Son  bonheur  était  de  soulager  quelque  souf- 
france à  laquelle  elle  apportait  discrètement  sa 
sympathie.  On  la  plaisantait  dans  son  entou- 
rage sur   son   âpreté   au  gain  :  elle  encaissait 


1 


Xolice.  19 

avec  tant  de  ponctualité  l'argent  mignon  que 
lui  rapportaient  ses  petits  succès  poétiques  et 
les  vers  publiés  çà  et  là  dans  divers  recueils  ! 
Tout  s'expliqua  lorsqu'on  trouva  son  «  livre  de 
pauvres  »  tenu  par  Doit  et  Avoir,  indiquant 
d'un  côté  les  recettes  de  la  poésie  et  de  l'autre 
les  dépenses  de  la  charité.  La  dernière  visite 
qu'elle  ait  faite,  quatre  jours  avant  de  succom- 
ber au  mal  qui  l'a  emportée,  fut  une  visite  à  une 
pauvre  femme  malade  ;  on  ne  l'apprit  qu'après 
sa  mort.  Ses  parents  même  ont  ignoré  de  son 
vivant  tel  trait  de  dévoûment  qui,  si  je  le  racon- 
tais, m'autoriserait  à  emplover  le  mot  d'héroïsme 
et  où  elle  trouvait  des  jouissances  plus  pro- 
fondes que  dans  les  beaux  alexandrins  aux 
rimes  sonores.  Pour  les  belles  âmes,  le  dévoû- 
ment est  de  la  poésie  en  action. 

Les  pauvres,  les  malades,  les  déshérités,  ils 
entraient,  si  j'ose  dire  ainsi,  dans  ses  combinai- 
sons d'avenir.  Elle  aimait  à  se  représenter  — 
étrange  et  rare  caprice  chez  une  jeune  fille  ! 
—   qu'elle  ne  se  marierait  pas;   d'avance  elle 


Alice  de  Chanibrier. 


arrangeait  son  existence  de  demoiselle  :  elle  de- 
venait châtelaine  de  l'abbaye  de  Bevaix,  res- 
taurée par  ses  soins;  de  sa  vie  elle  faisait  deux 
parts,  l'une  pour  la  poésie,  l'autre  pour  la  cha- 
rité ;  elle  serait  la  providence  du  pays,  la  bonne 
dame  aimée  de  tous,  chevauchant  à  travers  la 

campagne  pour  la  couvrir  de  ses  bienfaits 

Innocente  rêverie  !  Il  est  à  penser  que  sa  vie 
eût  pris  un  tout  autre  cours;  mais  ce  rêve,  si 
noble  et  gracieux  dans  son  invraisemblance, 
cette  chimère  d'une  âme  de  jeune  fille  à  la  fois 
tendre  et  forte,  m'a  paru  bien  propre  à  la  faire 
connaître,  à  la  faire  aimer. 

Et  si  je  voulais  la  surprendre  dans  la  vie  de 
tous  les  jours,  que  de  traits  touchants  vien- 
draient compléter  et  embellir  mon  récit  !  Nous 
la  verrions,  bonne  et  serviable  pour  tous  ceux 
qui  l'entouraient,  parents  et  serviteurs;  appre- 
nant le  latin  avec  ses  jeunes  frères  pour  pouvoir 
mieux  les  aider  dans  leurs  études;  s'intéressant 
aux  travaux  de  son  père  et  l'enveloppant  d'une 
tendresse  de  tous  les  instants Mais  il  ne 


Notice.  2 1 

m'appartient  pas  de  réveiller  tant  de  souve- 
nirs intimes  et  douloureusement  précieux.  On 
attend  plutôt  de  moi  que  je  parle  de  l'œuvre 
laissé  par  notre  poëte. 


III 


Au  risque  d'allonger  beaucoup  cette  notice, 
je  ferai  ici  une  large  part  aux  citations  ;  il 
m'a  paru  en  effet  que  le  lecteur  lirait  avec  plai- 
sir les  fragments  les  plus  remarquables  de  di- 
vers poëmes  qui  ne  pouvaient  être  imprimés 
tout  entiers  dans  la  forme  où  l'auteur  les  a 
laissés. 

Dès  les  premières  poésies  d'Alice  de  Cham- 
brier,  on  sent,  à  travers  beaucoup  d'imperfec- 
tions, ce  que  j'appellerais  la  griffe,  si  celte 
image  convenait  à  une  jeune  fille.  Parmi  ces 
essais  d'une  enfant  de  seize  ans,  on  ne  rencon- 
tre pas  sans  surprise  des  vers  comme  ceux-ci, 


Alice  de  Chaiiibrier. 


dont  l'ampk'ur  semble  appartenir  à   tin   talent 
déjà  mûr  : 

Ce  moiuic  qui  <;r;ivite,  impercuptibk  atome. 
Dans  Cet  océan  bleu  qu'on  nomme  l'infini... 

ou  bien  cette  belle  invocation  à  la  mer  : 

l'ourqnoi  te  plaindre,  ô  mer,  quand  la  terre  est  si  belle? 
Oh!  dis-moi  le  motif  de  ta  plainte  éternelle. 
Le  mystère  attirant  que  recèle  ton  eau  I 

Athiiilide  serait  un  poëme  déjà  presque  achevé, 
si  une  inexpérience  évidente  n'apparaissait  dans 
quelques  vers  qu'elle  n'a  jamais  eu  l'occasion 
de  retoucher.  En  quatre  strophes,  elle  décrit 
le  continent  englouti,  la  ville  submergée  ;  puis 
elle  lait  un  retour  sur  ce  que  furent  ce  pays  et 
cette  ville  : 

...  Le  grand  océan   bleu  venait  mouiller  ses  plages, 
On  voyait  se  dresser  la  ville  aux  grandes  tours, 
Avec  ses  hauts  palais  pleins  d'étranges  contours; 
Lt  le  peuple  joyeux  dans  la  cité  splendide 
Disait  :  Vis  à  toujours,  éternelle  Atlantide! 


Notice.  23 


Un  soir  d'été,  le  sol  trembla  : 

Quand  vint  lu  jour  naissant. 

Tout  avait  disparu  :  rien  que  la  nier  immense  ; 
A  l'horizon,  partout,  un  horrible  silence; 
Sur  les  vagues,  encor  quelques  tristes  débris... 
Et,  comme  un  point  perdu  dans  le  vaste  ciel  gris, 
Fuvait  un  aigle  noir,  et  son  aile  rapide 
Effleurait  les  grands  flots  où  dormait  Atlantide. 

Les  sujets  qu'elle  aborde  montrent  un  esprit 
que  rien  n'effraie,  une  imagination  qui  prétend 
tout  embrasser.  Elle  écrira,  par  exemple,  les 
Adieux  de  Socrate  à  Platon,  dont  je  cite  les  der- 
nières stropiies  pour  indiquer  la  note  du  mor- 
ceau : 

Adieu,  j'entends  la  mort  qui  s'approclie  et  m'appelle; 
Mon  ànic  est  sur  le  seuil  de  l'immortalité; 
lincor  quelques  instants,  et,  déployant  son  aile, 
Elle  découvrira  ce  qu'est  l'éternité. 

l'Ile  découvrira  ce  qu'elle  est  elle-même, 
lit  faisant  à  la  terre  un  solennel  adieu. 
Humble  et  purifiée  à  cette  heure  suprême, 
Entre  elle  et  le  néant,  elle  trouvera  Dieu. 


24  J//Vf  de  Cbaiiibricr. 

Cette  préoccupation  de  Vaii  delà,  qu'elle  attri- 
bue au  sage  mourant,  ce  lut  la  sienne,  à  elle, 
le  grand  objet  de  sa  rêverie  et  de  ses  médita- 
tions. Que  de  ibis  j'en  retrouve  la  trace  en  feuil- 
letant ses  manuscrits,  et  connue  il  lui  tardait  de 
connaître  ce  qu'elle  appelle 

Les  mystères  du  <i;raiid  ciel  bleu!... 

Elle  était  gaie  pourtant,  d'une  gaîlé  égale  et 
inaltérable;  elle  jouissait  vraiment  et  complète- 
ment de  la  vie;  mais  dans  ses  vers  la  pensée 
de  la  mort  revient  avec  une  sorte  d'insistance; 
elle  l'exprime  sans  mélancolie,  sans  faiblesse, 
sans  frayeur  : 

Mais  si  d'après  nos  lois  il  tant  qu'elle  succombe, 
Elle  ne  dira  pas  qu'elle  se  sent  faiblir, 
Et,  radieuse,  un  jour  descendra  dans  la  tombe, 
Sans  que  nos  yeux  aient  vu  son  visage  pâlir. 

Dans  ime  ode  étrange  à  la  lune,  elle  s'écrie  : 

()  lune,  as-tu  pu  lire,  en  cette  voûte  immense, 
Ce  que  la  main  de  Dieu  trace  dans  le  silence? 


Notice. 


Ali  !  peut-être,  qui  sait?  encore  quelques  jours, 
Tu  luiras  sur  ma  tombe  en  un  vieux  cimetière 
Et  tes  raj'ons  d'argent  danseront  sur  la  pierre 
Où  je  dors  pour  toujours. 

Et  comme  pour  consolor  à  ravancc  ceux  qui 
la  pleureront,  elle  écrit  ce  vers  si  toucliant  et 
si  simple  : 

Je  pense  que  les  morts  vivent  tout  près  de  nous. 

N'y  a-t-il  pas  un  pressentiment  analogue  dans 
les  vers  qu'elle  écrivait  le  27  septembre  1881 ,  la 
veille  de  son  anniversaire  de  vingt  ans?  |e  cite 
quelques  stances  de  cette  poésie  tout  intime  : 

J'aurai  vingt  ans  demain  !  Faut-il  pleurer  ou  rire, 
Saluer  l'avenir,  regretter  le  passé. 
Et  tourner  le  feuillet  du  livre  qu'il  l'.uit  lire. 
Qu'il  intéresse  ou  non,  qu'on  l'aime  ou  soit  lassé? 

Vingt  ans,  ce  sont  les  fleurs  toutes  fraîches  écloscs, 

Les  lilas  parfumés  dans  les  feuillages  verts, 

Les  marguerites  d'or  et  les  boutons  de  roses 

Que  le  printemps  qui  fuit  laisse  tout  entr'ouverts 

3 


20  Alice  de  Qkunbricr. 

Mais  c'est  aussi  parfois  l'instant  plein  du  tristesses 
Où  l'homme,  regrettant  les  jours  évanouis, 
Au  seuil  de  l'inconnu  tout  rempli  de  promesses. 
Sent  des  larmes  au  fond  de  ses  yeux  éblouis!... 

Pareil  au  jeune  oiseau  qui  doute  de  son  aile 
Et  n'ose  s'élancer  hors  du  nid  suspendu, 
Il  hésite  devant  cette  route  nouvelle 
Qui  s'ouvre  devant  lui  pleine  d'inattendu. 

L'œil  a  beau  ne  rien  voir  de  triste  sur  la  route; 
Malgré  le  gai  soleil,  les  oiseaux  et  les  fleurs, 
Le  cœur  parfois  frissonne  et  dans  le  calme  écoute 
Une  lointaine  voix  qui  parle  de  malheur. 

Je  citerai  enfin  quelques  strophes  où  l'on  re- 
trouve cette  même  évocation  tranquille  d'une 
pensée  d'ordinaire  pleine  d'épouvante;  elles 
sont  tirées  d'un  morceau  intitulé  Je  Chant  du 
Cygne,  où,  par  une  curieuse  rencontre,  notre 
poëte  soutient  que  les  poètes  ont  le  pressen- 
timent de  leur  mort  ;  quelques-uns  même, 
dit-elle,  l'ont  annoncée  dans  un  chant  su- 
prême : 


Notice. 


Il  faut  que  l'ange  triste  eût  du  bout  de  son  aile 
Déjà  mis  sur  leur  front  ses  présages  vainqueurs, 
Que  le  premier  signal  de  sa  voix  solennelle 
Fût  déjà  parvenu  jusqu'au  fond  de  leurs  cœurs; 

Qu'ils  eussent  pressenti  la  tombe  inévitable 
Ouvrant  son  antre  noir  pour  le  clore  sur  eux, 
Sans  pouvoir  retenir  en  son  sein  redoutable 
L'àme,  faite  pour  l'air  et  les  espaces  bleus. 

Il  faut  que  leurs  regards,  à  ce  moment  austère, 
Eussent  connu  déjà  l'avenir  éternel. 
Que  leur  àme  déjà  fût  bien  loin  de  la  terre. 
Égarée  au  milieu  des  inconnus  du  ciel. 

Mais  bien  d'autres,  hélas!  ont  disparu  dans  l'ombre. 
Enfermant  avec  eux  dans  leur  tombeau  glacé 
Leurs  espoirs,  leurs  désirs,  leur  passé  clair  ou  sombre, 
Tout  ce  qu'ils  ont  souffert,  tout  ce  qu'ils  ont  pensé. 

De  ces  dmes  la  terre  était  peut-être  indigne, 
Et  leur  luth  trop  suave  et  trop  harmonieux, 
\'e  pouvant  ici-bas  dire  son  chant  du  cygne. 
Est  allé  quelque  jour  le  chanter  dans  les  cieux. 

Mystère  impénétrable  à  la  douleur  profonde! 
L'être  créé  ne  touche  à  la  perfection 


28  Alice  de  Chaiiihrier. 


Oii'à  l'Injurc  snintc  et  grande  où  les  clioscs  du  monde 
Devant  celles  du  ciel  éteignent  leur  rayon. 

C'est  alors  seulement  qu'il  peut  ouvrir  son  âme 
En  torrents  d'harmonie  et  de  divins  accents, 
Et  la  répandre,  ainsi  qu'une  céleste  flamme. 
Sur  un  autel  où  brûle  un  précieux  encens. 

Tel  autre  pocme  est  une  longue  méditation 
sur  la  métempsycose,  un  de  ces  sujets  mysté- 
rieux dont  les  vertigineux  escarpements  l'atti- 
raient. Je  cite  les  strophes  finales,  paraphrase 
sans  doute  inconsciente  d'un  vers  célèbre  de 
Lamartine  : 

Et  venus  de  si  haut  l'aire  un  pèlerinage. 
Tout  enivrés  encor  de  souvenirs  plus  doux. 
Nous  avons  souvent  peine  à  finir  le  voyage 
Et  ne  le  terminons  maintes  fois  qu'à  genoux; 

Heureux  si  nous  pouvons  d'une  telle  origine 
Conserver  jusqu'au  bout  le  sceau  pur,  immortel  ; 
Si  jusqu'au  dernier  jour  l'espérance  illumine 
Notre  âme  qui  retourne  au  ciel. 


Xolice. 


29 


Et  les  monts,  les  grands  lacs,  ce  qui  nous  environne, 
Toute  cette  nature  avec  son  dôme  bleu, 
Les  divines  splendeurs  dont  elle  se  couronne. 
Nous  avons  tout  connu  lorsque  nous  étions  Dieu. 

Pour  le  dire  en  passant,  ce  poëme  des  Mé- 
tempsycoses renferme  une  des  strophes  les  mieux 
venues  de  notre  poëte  :  elle  se  demande  si  elle 
n'aurait  pas  vécu  déjà  une  première  fois  sur  les 
bords  de  notre  lac,  aux  lieux  où  les  Helvètes 
dressaient  leurs  huttes  il  y  a  quelques  mille  ans. 
Cette  idée  étrange,  elle  la  rend  en  des  vers  larges 
et  sonores,  qu'elle  aimait  à  se  répéter  souvent 
à  elle-même,   comme  une  mélodie  préférée  : 

Peut-être  que  debout  sur  le  seuil  de  nos  tentes, 
La  plaine  devant  nous,  l'infini  sur  nos  fronts, 
Xous  écoutions  rêveurs  les  notes  éclatantes 
Des  cymbales  et  des  clairons. 

D'autres  fois  elle  aborde  la  philosophie  de 
l'histoire,  comme  dans  le  poëme  intitulé  Evo- 
lutions, qui  oflfre,  en  quelques  strophes,  un 
aperçu  rapide  du  mouvement  de  la  civilisation. 


30  Alice  de  Chaiiibrier. 

Q.uelques  autres  pièces  trahissent  l'influence 
de  la  Légende  des  siècles,  ainsi  le  poëme  en  six 
chants  intitulé  la  Niiil  du  Désert,  rêverie  fantas- 
tique qu'on  me  permettra  de  raconter  en  cueil- 
lant au  passage  les  meilleurs  vers. 

L'auteur  suppose  que  quatre  grands  person- 
nages historiques,  réveillés  du  sommeil  de  la 
tombe,  sont  transportés  une  nuit  en  Egypte,  au 
pied  des  Pyramides.  Ils  franchissent  les  espaces  : 

Le  laboureur  lassé  des  fatigues  du  jour 
Croit  entendre  passer  d'un  vol  pesant  et  lourd 
Quelque  oiseau   gigantesque   à  la  grande  envergure, 
Et  de  son  bras  tremblant  il  voile  sa  figure. 

Les  quatre  spectres  arrivent  au  rendez-vous  : 

Le  premier  se  drapait  de  l'ample  laticlave 
Qu'avait  filé  pour  lui  l'épouse  avec  l'esclave.... 

C'est  fuies-César;  le  second  est 

Petit,  fort,  bestial,  et  le  teint  basané; 
Sauvage,  il  avançait  sous  le  ciel  étonné. 


I 


( 


Kollce.  3 1 


Lançant  parfois  dans  l'air  quelque  horrible  blasphème. 
Lorsqu'il  avait  passé  périssait  l'herbe  niême... 
Et  la  plaine,  tremblant  de  le  voir  en  ce  lieu, 
Cria  :  C'est  Attila,  c'est  le  fléau  de  Dieu  ! 
Le  troisième  portait  la  pourpre  impériale... 

C'était  Charles-Quint.  Quant  au  quatrième, 

Il  marche  lentement  et  sa  vaste  pensée 

Lui  présente  une  tombe  en  un  ilôt  dressée; 

Puis,  remontant  plus  haut,  c'est  un  bruit  de  combats 

Où  les  clairons  joyeux  sonnent  le  branle-bas — 

...  Et  la  plaine  révèle  en  frémissant  son  nom. 

Criant  jusques  aux  cieux  :  Salut,  Napoléon  ! 

Ils  avancent  tous  quatre  et  sans  bruit  dans  la  plaine; 

Un  chaud  zéphir  d'été  glisse  sa  tiède  haleine 

Sur  leurs  corps  décharnés  au  souffle  de  la  mort 

Et  du  froid  du  tombeau  tout  frissonnants  encor... 

Soudain,  un  cinquième  personnage  —  un 
inconnu  —  paraît.  Il  est  mal  reçu  par  les  quatre 
grands  hommes.  Farouche,  Attila  l'interpelle  : 

"  Pauvre  insensé,  va-t'en  !  >i 

D'un  étrange  sourire 
L'étranger  souriait  :  «  Si  l'on  venait  vous  dire 


32  Alice  de  Chanihrier. 

due  j'ai  fait  plus  que  vous  tous  ensemble,  Attila, 
Quelle  réponse,  ô  roi,  feriez-vous  à  cela?  » 
«  Quoi  !  ta  tombe,  étranger,  est-elle  si  profonde, 
Qu'elle  n'ait  rien  perçu  des  rumeurs  de  ce   monde? 
Dit  César.  Entends  donc    ce  que  nous  avons  fait — 
....  A  notre  tour,  chacun,   racontons  notre  histoire. 
Ce  que  nous  avons  fait  de  grand,  de  bien,  de  bon.  » 
(I  Commencez,  vous,  César,  »  lui  dit  Napoléon  — 

César  est  très  bref  : 

«  Du  monde  Rome  était  la  puissante  maîtresse  : 
Je  fus  maître  de  Rome  et  je  la  tins  en  laisse 
Ainsi  qu'un  chien  immense  à  mon  côté  rampant...  » 
Attila  ricanait  : 

«  Des  gens  d'une  tribu. 
Dit-il,  ont  dans  les  bois  un  jour  trouvé  perdu. 
Demi-mort,  un  enfant » 

C'était  Attila  ;  il  devint  un  grand  clief  : 

«...  Devant  moi  se  courbaient  les  fronts  les  plus  puissants 
Mais  un  soir,  j'aperçus  les  sauvages  cavales 
Hennir,  aspirer  les  brises  occidentales, 
lît  puis,  frappant  du  pied  le  sol  humide  et  vert, 
Frémissantes,  bondir  au  loin  vers  le  désert. 


Notice.  33 


Mon  esprit  les  suivit  :  en  quels  lieux  s'en  vont-elles? 

Existe-t-il  là-bas  tant  de  terres  nouvelles, 

Tant  d'herbe  et  de  forêts,  tant  de  soyeux  gazons. 

Tant  d'ombrages  épais  sous  d'autres  horizons, 

Tant  d'attraits  inconnus,  que  ces  bétes  ardentes 

A  la  blancheur  de  neige,  aux  croupes  frémissantes, 

Quittent  ces  lieux  connus  pour  le  sombre  incertain  ? 

Soudain  me  retournant,  j'ai  vu,  dans  le  lointain 

Du  ciel  oriental,  une  immense  nuée 

Comme  d'un  vent  terrible  en  tous  sens  remuée. 

Une  voix  en  sortit,  dont  la  terre  trembla. 

Et  cette  voix  disait  :  «  Dieu  t'envoie,  Attila  ! 

"  Suis  le  cours  du  soleil  sur  la  terre  et  sur  l'onde, 

«  Guidé  par  mon  pouvoir,  et  va  venger  le  monde!... 

«  Et  si  l'on  veut  savoir  ton  nom  en  quelque  lieu, 

"  Je  te  le  donne  ici  :  marche.  Fléau  de  Dieu  !  » 

Alors,  j'ai  rassemblé  mes  hommes  forts  et  bruns. 

Et  j'ai  dit  :  «  Nous  partons  !  »  Ils  m'ont  suivi,  mes  Huns, 

Suivi  jusqu'à  la  fin J'ai  pris  la  Germanie, 

L'Helvétie  et  la  Gaule,  et  vaincu  l'Italie. 

L'air  était  obscurci  lorsque  j'avais  passé. 

Et  quand  mon  cheval  noir,  Henner,  l'avait  froissé. 

Le  champ  ne  produisait  plus  d'herbe,  et  bien  longtemps 

On  nomma  mon   chemin    «  chemin  des  ossements.  » 

Charles-Qiiint  souriait  dans  sa  barbe  argentée... 


34  Alict'  tic  Chanibrier. 

Mais  je  m'arrête...  Ce  récit  d'Attila,  qui  fut 
composé  avant  tout  le  reste  du  poëme,  en  est 
bien  la  partie  la  plus  originale.  Charles-Quint 
fait  aussi  son  petit  discours,  où  sont  des  traits 
heureux  : 

«  ...  En  maître  je  guidais  le  monde  frémissant, 

Et  si  l'on  m'eût  offert  tout  l'univers  à  vendre 

Pour  de  l'or,  j'aurais  su  dans  quel  endroit  en  prendre,  n 

Quand  Napoléon  a  parlé  à  son  tour,  vient  le 
récit  du  cinquième  personnage  :  seul,  un  livre 
en  main,  méprisé,  persécuté,  il  a  entrepris  la 
conquête  du  monde  : 

n Et  mon  Maitre  à  la  fin,  pour  prix  de  mon  effort, 

M'accorda  pour  son  nom  de  recevoir  la  mort.  « 

Ainsi  parle  saint  Paul,  qui  engage  une  véri- 
table discussion  avec  les  quatre  ombres,  leur  ra- 
conte sa  conversion,  son  œuvre,  et  finit  par  les 
convaincre  que  les  victoires  morales  sont  plus 
précieuses  que  les  succès  terrestres  : 

Et  sentant  sur  leurs  fronts  passer,  âpre  et  glacé, 
Le  souffle  de  la  mort,  qui,  déployant  son  aile. 


Notice.  35 

Les  nippellc  déjà  de  sa  voix  solennelle, 

La  tristesse  dans  l'âme  ils  se  lèvent  et  vont 

Retrouver  en  son  lieu  leur  sépulcre  profond. 

Et  lorsque  du  soleil  éclate  la  lumière, 

Les  géants  sont  rentrés  dans  leur  sommeil  de  pierre. 

Cette  vision  épique,  notre  poëte  l'a  eue  à 
l'âge  de  dix-huit  ans. 

Dans  un  autre  genre,  celui  de  la  narration 
telle  que  l'a  mise  à  la  mode  François  Coppée, 
nous  trouvons  quelques  poëmes  d'assez  longue 
haleine,  trop  inégaux  pour  être  imprimés  tout 
entiers,  mais  où  nous  rencontrerons  aussi  de 
beaux  vers. 

La  Traversée  est  l'histoire  d'un  pauvre  idiot, 
rphelin,  seul  au  monde,  embarqué  sur  un 
vaisseau  qui  doit  le  ramener  en  Europe  ;  les 
matelots,  les  mousses,  le  raillent  et  le  mal- 
traitent : 

Soudain,  comme  le  fou  se  dresse,  l'œil  en  feu, 
Son  visage  empourpré  couvert  de  grosses  larmes, 
Cherchant  autour  de  lui  quelque  secours,  des  armes. 
Pour  se  précipiter  sur  ses  lâches  bourreaux  ; 


36  Alice  de  Chaiiibrier. 


Tandis  qu'il  se  répand  en  longs  cris  gutturaux 
Q.ui  ne  tout  qu'exciter  un  rire  lourd  et  bcte, 
Une  enfant  pâle  et  douce  à  la  rêveuse  tête 
Arrive  prés  du  groupe  :  elle  est  très  jeune  encor, 
Ses  longs  cheveux  tressés  ont  la  couleur  de  l'or, 
Un  rayon  de  colère  anime  sa  prunelle  : 
«  Oh  !  comme  ils  sont  méchants,  qu'ils  sont  lâches  !  »  dit 
Et  courant  au  pauvre  être,  elle  lui  prit  la  main. 
Tous  s'étaient  retirés  pour  lui  faire  un  chemin 
Et  se  sentaient  honteux  comme  devant  un  ange 
Echappé  du  ciel  bleu  pour  visiter  leur  fange. 
Comme  le  chien  qui  suit  le  bras  qui  le  défend, 
Le  misérable  fou  se  pressait  vers  l'enfant  ; 
Et  plusieurs,  la  voyant  si  courageuse  et  pure, 
Passèrent  lentement,  avec  un  sourd  murmure. 
Leur  manche  sur  leur  joue,  et  se  dirent  tout  bas 
Qu'ils  possédaient  aussi,  dans  leur  pays,  là-bas. 
Des  chérubins  aimés  aux  chevelures  blondes, 
Avec  des  yeux  d'azur  pleins  de  lueurs  profondes. 

Pendant  ce  temps  le  pauvre  idiot  s'était  mis 
à  genoux  devant  l'enfant  : 

Un  rayon  s'alluma  dans  sa  prunelle  éteinte. 
Et,  lui  tendant  les  mains  dans  une  extase  sainte. 
Suspendu  tout  entier  à  ce  pur  regard  bleu. 
Il  sembla  l'adorer  connue  on  adore  un  Dieu, 


Notice.  37 

Tel  est  le  premier  acte  de  ce  petit  drame. 
—  La  nuit  est  venue.  Soudain  un  cri  sinistre 
s'élève  :  le  vaisseau  brûle  !  On  met  les  cha- 
loupes à  la  mer;  les  passagers  s'y  précipitent; 
il  ne  reste  plus  qu'une  place  dans  un  des  canots  ; 
mais  deux  passagers  sont  demeurés  sur  le  na- 
vire, la  petite  fille,  que  sa  mère  appelle  en  vain, 
et  l'idiot.  Celui-ci  apparaît  sur  le  pont  du  vais- 
seau embrasé  : 

Dans  ses  bras  il  tient,  léger  farde.nu, 

Une  enfant  qu'on  croirait  doucement  endormie... 

Il  vient  de  la  trouver  presque  morte  de  peur 

Sur  le  pont  plein  d'une  acre  et  pesante  vapeur. 

Il  glisse  maintenant  le  long  du  bastingage 

.\vec  l'agilité  d'un  animal  sauvage; 

Il  atteint  la  chaloupe  et  veut  y  pénétrer. 

Mais  il  n'est  qu'une  place;   un  des  deux  peut  entrer, 

L'autre —  Le  fou  s'arrête  un  instant;  il  regarde 

Le  canot  que  remplit  une  foule  hagarde, 

Puis  la  mer,  où  le  feu  trace  un  reflet  cliangeant  : 

Il  a  compris,  il  sait,  sublime  intelligent, 

Q.UC  lui  doit  succomber  afin  que  l'enfant  vive.... 

Et  d'un  mouvement  brusque  il  la  pose  craintive 

A  la  place  qui  reste...  11  est  temps  :  le  bateau 

4 


38  Alice  de  Chanihrier. 

S'cjhranlc,  ut  dans  l.i  nuit  se  dérobe  bientôt, 
Tandis  que  l'idiot,  avec  ses  grands  yeux  mornes, 
Semblait  le  suivre  encor  sur  les  ondes  sans  bornes; 
Puis,  regardant  le  eiel  paré  d'un  reflet  clair, 
Il  eut  un  grand  sourire  et  glissa  dans  la  mer. 

L' Abandonnée  est  unu  autre  narration  d'un 
caractère  non  moins  dramatique.  Une  cara- 
vane traverse  le  désert;  Teau  va  manquer;  un 
vieillard  israélite  tombe,  mourant  de  soif,  sur 
le  sable.  Malheur  à  qui  tombe  en  chemin  !  La 
caravane  le  livre  à  son  sort, 

Et  de  l'infortuné  lentement  on  s'écarte; 
Le  grand  chameau   reprend  sa  route  d'un  pas  lourd  ; 
Ht  le  vieillard,  avec  un  gémissement  sourd, 
S'afFaisse,  les  deux  bras  étendus,  sur  la  terre. 

Alors  un  cri  d'etiVoi  retentit  :  «  Mon  père  !  » 
C'est  Gislar,  la  li  le  de  l'infortuné,  qui  s'était 
endormie, 

Par  le  pas  régulier  du  grand  chameau  bercée. 

La  caravane,  saisie  d'émotion,  hésite...  Mais 


H 


Notice.  39 

déjà  la  fille  a  rejoint  son  père,  elle  ne  le  quit- 
tera pas,  et  tous  deux  restent  seuls  dans  l'im- 
mensité du  désert.  Gislar  tire  alors  de  dessous 
sa  mante  un  flacon  où  elle  a  conservé  chaque 
jour  sa  ration  d'eau  pour  pouvoir  au  besoin  en 
donner  au  vieillard.  Celui-ci  boit  avidement, 
il  est  sauvé.  Tous  deux  se  remettent  en  route, 
espérant  une  oasis  : 

Mais  l'aurore  qui  vient  n'éclaire  que  le  sable... 
Dans  le  Dieu  d'Israël  Gislar  a  confiance, 

et  comme  pour  Agar, 

11  fera  pour  son  père  et  pour  elle  un  miracle; 

Le  peuple  d'Israël  trouva  plus  d'un  obstacle 

Dans  le  désert  de  Sur,  lorsqu'il  fut  à  M.nra, 

Où  l'eau  sortait  amère....  et  Dieu  le  délivra, 

Lui  fit  trouver  Elim,  où  coulaient,  toujours  pleines, 

Sous  un  bois  de  palmiers,  douze  grandes  fontaines. 

Mais  bientôt  Gislar  tombe  épuisée  à  son 
tour;  la  soif  la  dévore;  elle  est  en  proie  au 
délire  : 

«  Père,  vois-tu,  là-bas!...  C'est  enfin  l'oasis 
Avec  ses  sources  d'eau...  J'en  compte  jusqu'à  six! 


40  Alice  Je  Chambrier. 

Pourquoi  ne  vas-tu  pas  m'en  clierclier...  ? 

Elle  coule  en  torrents  à  tes  pieds,  là,  par  terre...  n 

Le  père  se  sent  envaliir,  lui  aussi,  par  cette 
horrible  hallucination  : 

Il  éclate  de  rire  et  se  lève  éperdu, 

II  voit  comme  (lislar  une  source  d'eau  claire 

Qui  coule  à.  gros  bouillons   près  de  lui  sur  la  terre; 

Il  n'a  qu'à  s'approcher,  à  prendre  ;  alors,  rampant 

Sur  sa  lèvre  brûlante,  ainsi  qu'un  noir  serpent, 

II  cherche  à  rattraper  cette  onde  transparente 

Dont  avide  il  entend  la  chanson  enivrante  ; 

]1  l'atteint,  il  y  trempe  avec  ardeur  ses  doigts... 

Gislar  est  sauve  enfin  :  «Tiens,  ma  fille,  tiens,  bois!  » 

Et  le  sable  brûlant  coule  sur  la  figure 

De  l'enfant,  qui  répond  par  un  vague  murmure; 

Et  le  père  revient  à  lui,  se  maudissant. 

Enfin,  une  caravane  qui  passe  les  recueille. 
Trois  jours  après,  poursuivant  leur  voyage, 
Gislar  et  son  père  découvrent,  enfouis  dans  les 
flots  de  sable,  les  cadavres  de  leurs  compa- 
gnons, que  le  simoun  a  surpris,  comme  si  le 
ciel  avait  voulu  les  punir  d'avoir  abandonné 
leurs  frères. 


I 


Notice.  41 

Et  Gislar,  en  longeant  cette  tombe  mouvante, 
Avait  presque  un  remords  d'être  encore  vivante, 
Et,  devant  le  trépas  de  tous  ces  mallieureux, 
Pleurait  de  n'avoir  pu  se  dévouer  peur  eux. 

Ce  serait  ici  le  lieu  de  parler  de  Wavda,  un 
poëme  en  cinq  chants  dont  le  sujet  est  tiré  de 
l'histoire  de  Pologne;  d'un  autre  épisode  pris 
à  la  même  source,  la  Petite  Reine  de  Pologne,  qui 
renferme  des  traits  charmants,  des  peintures 
déHcates  et  de  fort  beaux  vers.  Mais  nous  se- 
rions entraînés  trop  loin  par  l'analyse  de  ces 
deux  morceaux,  qui  n'ont  pas  été  suffisamment 
retravaillés  par  l'auteur  pour  prendre  place 
dans  ce  volume. 

Ce  sont  là  des  narrations  qui  attestent  un 
talent  réel.  Mais  l'âme  du  poëte  ne  s'y  montre 
pas  encore  complètement.  La  poésie  propre- 
ment personnelle  revêt  chez  Alice  de  Cham- 
brier  une  forme  plus  caractéristique. 

Elle  était  poëte  dans  le  sens  le  plus  complet, 
le  plus  absolu  du  mot  :  tout  en  elle  était  poésie, 
et  tout,  dans  la  vie  et  dans  le  monde  extérieur, 

4- 


42  Jh'ce  de  Chmiibricr. 

se  transformait  pour  elle  en  poésie.  On  parle 
souvent  de  la  «  poésie  de  circonstance  », 
comme  pour  désigner  je  ne  sais  quel  petit 
genre  spécial.  Mais  toute  poésie  personnelle  et 
vécue  est  au  fond  «  de  circonstance  ».  Alice  de 
Chambrier  avait  une  foule  d'impressions  et 
d'idées  qui  ne  demandaient  qu'une  occasion, 
j'allais  dire  un  prétexte,  pour  s'épanouir  dans 
ses  vers  ;  grâce  à  la  plénitude,  à  la  richesse  de 
son  sentiment  et  de  sa  pensée,  le  moindre  inci- 
dent faisait  jaillir  de  son  cœur  les  strophes 
émues,  aussi  simplement  qu'un  souffle  d'air  fait 
tomber  de  l'arbre  le  fruit  mûr.  C'était  chez  elle 
un  jeu  naturel,  une  fonction,  la  vie  même. 

Voilà  pourquoi  elle  est  si  ingénieuse  à  décou- 
vrir des  sujets  dans  les  choses  les  plus  insigni- 
fiantes et  pourquoi  elle  en  tire  des  effets  si  im- 
prévus; voilà  surtout  comment  il  se  fait  que  la 
plupart  de  ses  poésies  sont  des  paraboles.  Je 
leur  donne  ce  nom  faute  d'en  trouver  un  meil- 
leur :  lisez  la  Comète,  la  Mare,  la  Pendjile  arrêtée, 
Plaisir  d'eiijant,  et   vous  comprendrez  ce  que 


Notice.  4  5 

j'entends  par  là.  Un  fait  quelconque  de  la  vie 
ordinaire,  un  phénomène  extérieur,  un  incident 
sans  portée  apparente,  éveille  aussitôt  en  elle  une 
idée  plus  lointaine  et  plus  haute  et  s'impose  à 
sa  méditation  comme  le  symbole  d'une  vérité 
morale.  Ainsi  la  comète  qui  fuit  dans  les  es- 
paces, et  que  le  soleil  attire  et  ramène  dans  son 
orbite,  devient  pour  elle  l'image  de  l'âme  éga- 
rée subissant  la  toute-puissante  attraction  de 
Dieu  ;  dans  la  mare  impure,  où  se  mire  un  coin 
de  ciel  bleu,  elle  croit  voir  le  cœur  souillé  où 
persiste  encore  un  reflet  de  la  divinité. 

C'est  précisément  le  rôle  de  l'imagination 
d'apercevoir  ainsi,  entre  le  fait  matériel  et  le  fait 
moral,  ces  analogies  qui  échappent  au  regard 
du  vulgaire.  Cette  faculté,  qu'on  refuse,  avec 
quelque  raison  peut-être,  aux  Neuchâtelois, 
Alice  de  Chambrier  la  possédait  à  un  liaut  do- 
gré  ;  elle  avait  une  imagination  riche,  hardie, 
dont  le  temps  eût  réglé  le  jeu  et  discipliné  les 
audaces,  mais  qui  certainement  constitue  une 
des  faces  les  plus  intéressantes  de  son  talent. 


44  Alice  de  Chamhrier. 

J'ai  dit  que  tout  pour  elle  était  matière  à 
poésie;  aucun  événement,  grand  ou  petit,  qui 
n'éveillât  en  elle  un  écho.  Durant  son  court  sé- 
jour à  Toulouse,  elle  apprit  qu'une  figurante 
du  théâtre  de  cette  ville,  qui  avait  joué  la 
veille  un  rôle  de  princesse  dans  une  féerie, 
venait  de  se  donner  la  mort  par  le  poison. 
Aussitôt  elle  écrit  l'histoire  de  cette  infortunée, 
brillante  et  parée  sur  les  planches,  misérable  et 
pauvre  en  réalité;  voici  les  dernières  strophes 
de  cette  pièce,  qu'elle  se  proposait  de  retou- 
cher encore  : 

C'est  ainsi  qu'une  fois,  l'hiver, 
Rentrant  tard,  le  soir,  dans  son  bouge, 
Et  sans  même  effacer  le  rouge 
Dont  son  visage  était  couvert, 

Elle  prit  sur  une  tablette 
Un  grand  flacon  noirâtre  et  vieux, 
Elle  y  but  en  fermant  les  yeux, 
Puis  s'étendit  sur  .sa  couchette. 

Quand  au  fond  du  ciel  endormi 
L'aurore  mit  une  auréole, 


Notice.  45 

La  princesse  jouait  son  rôle 
Bien  loin  par  delà  l'infini. 

Alice  de  Chambrier  a  laissé  ainsi  une  foule 
de  poésies  qui  n'auront  pas  leur  place  dans  ce 
recueil,  et  où  elle  jetait  d'une  plume  rapide  les 
impressions  que  faisaient  naître  en  elle  les  in- 
cidents de  chaque  jour.  Le  27  février  1881, 
quand  tout  Paris  venait  saluer  Victor  Hugo, 
elle  aussi  lui  adressait  en  beaux  vers  un  hom- 
mage qui  ne  fut  pas  sans  doute  le  moins  sin- 
cère de  ceux  qu'il  reçut  : 

Mon  chant,  comme  un  parfum  discret  de  violette, 
Jusque  vers  toi  s'élève,  o  chêne  tout-puissant  ! 

Le  poëte  répondit  :  Venez  me  voir,  —  et  il 
lui  fit  en  effet  l'accueil  le  plus  cordial. 

Un  autre  jour,  elle  adressait  —  sans  signa- 
ture —  aux  membres  actifs  et  aux  membres 
honoraires  de  la  Société  de  Belles-Lettres  de 
Neuchâtel,  réunis  dans  une  fête,  des  strophes 
où  elle  formulait  ses  vœux  pour  une  société  à 


46  Alice  de  Chamhrier. 

laquelle   ki  Suisse   romande  doit  une  notable 
part  de  son  développement  littéraire  : 

Faites-la  chaque  jour  plus  grande  et  florissante, 
'roujours,  toujours  plus  haut  portez  son  drapeau  vert  ! 
C'est  en  votre  pouvoir  de  la  rendre  puissante  : 
Vous  n'avez  qu'à  marcher  dans  le  chemin  ouvert. 

Partout,  à  pleines  mains,  récoltez  la  science, 
Ne  laissez  rien  passer  qui  puisse  vous  servir  : 
L'étude  est  un  Pégase  à  l'envergure  immense. 
Mais  pour  eu  profiter,  il  faut  se  l'asservir. 

C'est  alors  seulement  qu'il  ouvre  ses  deux  ailes, 
Et,  soumis,  emportant  ceux  qui  l'ont  captivé, 
11  les  mène  au  delà  des  régions  mortelles, 
Vers  les  lointains  sommets  de  l'idéal  rêvé. 

La  poésie  n'était  point  pour  Alice  de  Cham- 
brier  un  vain  et  futile  amusement,  une  sorte 
de  plaisir  égoïste.  C'était  un  culte  qu'elle  ren- 
dait à  tout  ce  qui  est  noble  et  pur.  Dans  un 
dialogue  entre  le  poëte  et  la  muse,  elle  s'ex- 
prime ainsi  (c'est  la  muse  qui  parle)  ; 


Notice.  47 

...  L'art  est  un  séJuctcLir,  s'il  n'est  pas  un  llanibcau, 
Ht  chacun  de  tes  vers  doit  être  une  étincelle, 
Une  étincelle  d'or  qui  monte  vers  les  cieux. 
Et  qui  va,  scintillant  d'une  flamme  éternelle, 
Former  un  nouvel  astre  immense  et  radieux. 

Et  le  poC'te  répond  : 

Je  te  comprends  enfin  et  comprends  mon  devoir, 
....  Et  je  pourrai  chanter  jusqu'à  l'heure  dernière, 
Jusqu'à  l'heure  sacrée  où,  refermant  les  yeux, 
Mon  cœur  murmurera  la  suprême  prière. 
Et  prendra,  libre  enfin,  son  essor  vers  les  cieux. 

Ces  vers  expriment  une  aspiration  qui  est 
tout  le  secret  de  cette  nature  d'élite.  Sa  vie  fut 
une  recherche  ardente  du  divin  idéal  vers  le- 
quel ses  regards  étaient  constamment  tournés. 
Qu'on  lise  le  Captif,  et  Ton  verra  grandir  jus- 
qu'aux proportions  d'une  véritable  soufirance 
cette  inextinguible  soif  d'infini,  et  Ton  com- 
prendra le  titre  que  nous  avons  choisi  pour  ce 
volume.  Ce  titre,  c'est  un  cri,  qui  suffit  à  ré- 
sumer riiistoire  de  cette  àme  si  étrangement 
éprise  des  réalités  invisibles. 


Alice  de  Cliauibricr. 


Là  est  l'unité  de  ce  recueil.  On  y  peut  con- 
templer à  plein  cette  âme  limpide  et  ce  noble 
cœur.  Et  précisément  parce  qu'elle  s'y  reflète 
tout  entière,  cette  sincérité  parfaite  éclate  jusque 
dans  la  forme  et  la  facture  de  ses  vers.  Cette 
poésie,  si  intimement  vécue  et  sentie,  n'est 
point  née  des  caprices  du  cœur,  des  orages  de 
la  passion  ou  des  déceptions  de  la  vanité;  c'est 
l'expansion  d'une  âme  dépaysée  en  quelque 
sorte  ici-bas,  et  à  laquelle  il  tarde,  suivant  sa 
propre  expression,  de  «  s'enfuirdans  l'éternité  ». 
Une  poésie  pareille  était  naturellement  préser- 
vée de  l'affectation  et  de  la  mièvrerie  ;  elle  at- 
teint sans  recherche  à  l'éclat.  On  y  sentira 
souvent  de  l'inexpérience,  mais  non  cet  entor- 
tillement qui  se  remarque  volontiers  chez  les 
débutants.  Alice  de  Chambrier  avait  trouvé 
d'instinct  le  vers  viril  et  ferme  qui  convenait 
à  l'élévation  de  sa  pensée. 

Sa  tristesse  même  demeure  digne  et  conte- 
nue, et  ne  glisse  jamais  dans  la  sentimentalité 
et  la  manière;  si  ses  vers  n'étaient  pas  signés. 


Notice.  49 

combien  de  lecteurs  attribueraient  à  une  femme 
cette  poésie  calme  et  sereine  jusque  dans  ses 
mélancolies?  C'est  l'écho  d'une  âme  que  la 
préoccupation  d'elle-même  n'a  point  desséchée, 
qui  n'a  point  connu  les  amertumes  de  l'orgueil 
blessé,  qui  a  marché  dans  la  vie  les  yeux 
levés  vers  la  source  de  tout  bien  et  de  toute 
beauté,  et  qui  a  été  rappelée  dans  le  plein  rayon- 
nement de  ses  années  heureuses. 


IV 


Il  me  reste  à  dire  quelques  mots  des  autres 
œuvres  d'Alice  de  Chambrier. 

Ses  tragédies  d'abord  méritent  une  petite 
mention.  La  plus  originale  me  paraît  être  la 
Fille  de  Jephté,  qui  est  aussi  la  plus  ancienne.  En 
réalité,  l'intérêt  de  cette  pièce  se  concentre  sur 
Zarès,  la  mère  de  l'héroïne.  Ce  qui,  dans  le 
sujet  biblique,    a  tenté  le  poète,   c'est  l'étude 

S 


50  Alice  de  Cbauibrier. 

psychologique  de  ce  cœur  où  l'amour  maternel 
est  aux  prises  avec  l'obéissance  due  à  l'époux 
et  à  Dieu  même.  Ce  caractère  et  cette  lutte 
sont  peints  d'une  touche  vigoureuse,  qui  n'ex- 
clut pas  les  nuances  délicates. 

Je  l'aime,  c'est  ma  fille,  et  n'ai  qu'elle,  voilà  ! 

s'écrie  Zarès  avec  une  heureuse  brusquerie. 
Mais  déjà  Miriam  est  résignée  à  mourir,  et  elle 
adresse  à  sa  mère  ces  touchantes  paroles,  qui 
ont,  ce  me  semble,  un  charme  poignant,  lors- 
qu'on songe  à  la  mort  prématurée  de  celle  qui 
écrivait  ces  vers  : 

Oh  I  combien  je  voudrais  vous  épargner  ces  larmes  ! 

La  vie  était  pour  moi  pleine  encore  de  charmes  ; 

Je  devais  la  passer  entière  auprès  de  vous, 

Cherchant  dans  votre  amour  mon  bonheur  le  plus  doux. 

Mais  nous  ne  pouvons  point  changer  la  destinée  : 

Ma  route  brusquement  se  trouve  terminée, 

Elle  sera  finie  avec  le  jour  prochain. 

Et  je  ne  verrai  pas  le  contour  du  chemin. 

Mère,  courbons  nos  fronts,  car  c'est  Dieu  qui  m'appelle. 


Notice.  5 1 

Une  scène  farouche  suit  ces  paroles  :  la  mère 
veut  être  aimée  —  c'est-à-dire  obéie  —  plus  que 
le  père  ;  elle  reproche  avec  amertume  à  sa  fille 
de  consentir  au  sanglant  sacrifice.  Dans  ce  dia- 
logue, il  se  trouve  un  vrai  cri  de  cœur  mater- 
nel, qui  est  en  même  temps  un  vrai  mot  de 
théâtre,  saisissant  dans  sa  concision  familière  : 

MIRIAM. 

Dieu  veut  que  je  périsse. 

Z.\RÈS. 

Et  moi  je  ne  veux  pas. 

Les  imprécations  de  Zarès  contre  Jephté  sont 
aussi  d'un  beau  mouvement  tragique.  Enfin,  à 
la  dernière  scène,  au  moment  où  l'on  emmène 
la  victime,  la  mère,  presque  résignée  elle-même, 
pousse  un  cri  pathétique  à  force  de  naturel  : 

Une  minute  encor.  Laissez-moi  mon  enfant  ! 

Oh  !   le  temps  est  si  court  pour  l'embrasser  encore  ! 

Dieu  puissant,  tu  le  sais,  j'obéis,  je  t'adore, 

Mais  tu  pourras  l'avoir  durant  l'éternité. 


Alice  de  Chamhrier. 


Dans  Sophouishe,  j'ai  trouve  quelques  tirades 
d'une  mâle  énergie,  de  fiers  élans  d'héroïsme, 
des  accents  de  vertu  romaine,  et  quelques-uns 
de  ces  vers  coulés  d'un  jet  et  qu'on  a  juste- 
ment nommés  cornéliens  : 

Quand  on   n'a  pas  su  vaincre,  il  faut  savoir  mourir. 

La  tragédie  des  Clircticns,  qui  renferme  de 
belles  scènes,  a  un  défaut  grave  :  elle  rappelle 
trop  Polyciicte. 

Je  ne  parle  pas  du  petit  drame  en  vers  inti- 
tulé Lore  Nicol,  qui  est  touchant  jusque  dans 
son  invraisemblance,  ni  des  comédies,  qui  ne 
sont  que  de  petites"  bluettes,  dont  tout  le  mérite 
est  dans  la  bonne  grâce  et  le  naturel  du  dia- 
logue. 

Parmi  les  œuvres  en  prose  écrites  par  Alice 
de  Chambrier,  il  en  est  une,  BcJhuhima,  que 
plusieurs  de  nos  lecteurs  connaissent.  Elle  a 
été  publiée  il  y  a  juste  un  an  et  traduite  en  al- 


I 


Notice.  5  3 

lemand  par  un  écrivain  bernois.  Ce  récit  fantas- 
tique, où  l'auteur  a  placé  des  descriptions  vives 
et  fraîches  de  la  nature  alpestre,  avait  été  cou- 
ronné par  l'Institut  national  genevois.  Il  y  au- 
rait à  extraire  des  autres  romans  et  nouvelles 
que  j'ai  énumérés  au  début  de  cette  notice, 
beaucoup  de  bonnes  pages,  des  pages  vraiment 
émues  et  où  l'on  sent  palpiter  un  cœur  géné- 
reux et  tendre.  Mais  je  dois  me  borner  à  quel- 
ques mots  sur  le  roman  historique  que  notre 
poëte  achevait  peu  de  jours  avant  de  mourir. 
Ce  fut  le  grand  objet  de  son  effort  durant  la 
dernière  année  de  sa  vie. 

Elle  rêvait  de  tracer  une  peinture  de  notre 
pays  au  commencement  du  xv^  siècle,  de  faire 
revivre  le  temps  de  Vauthier  de  Rochefort  et 
du  Châtelard  de  Bevaix.  L'entreprise,  bien  que 
très  hardie,  n'était  pas  pour  l'effrayer.  Elle  se 
mit  à  étudier  les  sources,  à  fouiller  les  archives, 
à  s'imprégner  de  l'esprit  de  cette  époque,  que 
son  instinct  de  poëte  devinait  déjà  en  quelque 
mesure.  Au  mois  de  novembre  1882,  elle  ache- 

S- 


54  Alice  de  Chambrier, 

vait  la  première  ébauche  de  ce  roman,  qu'elle 
ne  devait  pas  même  avoir  le  temps  de  relire.  Il 
est  difficile  de  juger  ce  qu'elle  en  eût  fait  d'après 
l'état  où  elle  l'a  laissé;  c'est  un  premier  jet,  où 
rien  n'est  définitif,  où  il  y  a  des  répétitions,  des 
longueurs,  des  inadvertances,  mille  défectuosi- 
tés qu'un  simple  travail  de  révision  eût  fait  dis- 
paraître. Et  cependant,  tel  qu'il  est,  il  charme 
le  lecteur  par  des  qualités  de  fond  très  réelles. 
La  figure  de  Vauthier  de  Rochefort,  recom- 
posée d'après  les  données  qu'on  possède,  un 
peu  idéalisée,  vraie  pourtant  dans  ses  traits  es- 
sentiels ;  celle  de  du  Terreaux,  le  brutal  seigneur 
du  Châtelard,  qui  arrête  et  rançonne  les  voya- 
geurs ;  la  Claudette,  bonne  femme  cueillant  des 
simples  et  traînant  par  les  chemins  son  fils  idiot, 
le  Simonnot  ;  enfin  et  surtout  le  père  Anselme, 
discret  précurseur  de  la  Réforme,  qui  sent  venir 
les  temps  nouveaux,  qui,  seul,  sans  l'interven- 
tion du  prêtre,  rend  à  Dieu  son  culte,  l'adore 
en  esprit  et  en  vérité,  et  répand  sur  les  tristesses 
qui  l'entourent  la  bienfaisante  lumière  d'une 


Notice.  5  5 

charité  toujours  en  éveil,  —  tous  ces  person- 
nages ont  bien  vécu  devant  l'imagination  de 
l'auteur. 

L'intrigue  du  roman  est  fort  simple  :  un 
jeune  seigneur  français,  fait  prisonnier  par  du 
Terreaux,  est  jeté  dans  les  cachots  du  Châte- 
lard  de  Bevaix;  le  cruel  hobereau  a  une  fille, 
Sibylle...  Comme  vous  le  devinez.  Sibylle  de- 
vient l'ange  gardien  de  Gaston  de  Rocheblan- 
che,  jusqu'au  moment  où  le  comte  deNeuchâ- 
tel,  indigné  des  exactions  de  son  vassal,  vient 
enfin  assiéger  et  détruire  le  Châtelard,  ainsi 
que  l'histoire  le  rapporte.  Tout  cela  est  jeune, 
pourquoi  ne  pas  en  convenir?  mais  on  y  trouve 
les  qualités  mêmes  de  la  jeunesse,  l'entrain,  la 
fraîcheur,  la  foi. 


I 


Dans  les  dernières  semaines  de  sa  vie,  notre 
poëte  travaillait  aussi  avec  beaucoup  d'ardeur  à 


56  Alice  de  Chambrier. 

un  Eloge  de  Lamartine,  destiné  au  concours  de 
l'Académie  française  ;  c'était  un  de  ses  rêves 
d'être  un  jour  couronnée  par  l'Académie.  Elle 
refondit  complètement  ce  poëme  jusqu'à  trois 
fois;  à  vrai  dire,  ce  n'est  pas,  tant  s'en  faut, 
son  oeuvre  la  mieux  venue  :  Lamartine  ne 
l'inspirait  pas  comme  l'eût  inspirée  quelque 
autre  poète  avec  lequel  elle  se  fût  senti  plus 
d'affinités.  «  Quel  dommage,  disait-elle,  que  ce 
ne  soit  pas  Victor  Hugo  !  »  Cet  éloge  de  La- 
martine renferme  cependant  un  morceau  digne 
d'être  conservé  et  qu'on  lira  dans  ce  volume  : 
ce  sont  des  ïambes  vigoureux  dans  lesquels  elle 
évoque  la  grande  figure  de  Lamartine  apaisant 
l'émeute. 

Au  moment  où  Alice  de  Chambrier  allait  être 
enlevée,  de  la  manière  la  plus  imprévue,  à 
l'amour  des  siens,  M.  Imer,  éditeur  à  Lausanne, 
préparait  un  recueil  de  poésies  romandes  (Chants 
du  Pays)  où  devaient  figurer  quelques  pièces  de 
notre  poète;  elles  y  parurent  en  effet  et  sont 
réimprimées  ici.  Tombée  malade,  à  la  suite  d'un 


Notice.  57 

refroidissement,  le  samedi  i6  décembre  1882, 
elle  n'interrompit  pas  un  instant  son  labeur 
acharné.  Le  dimanche,  elle  s'entretenait  en- 
core avec  une  amie  et  formait  des  projets  de 
voyage  :  elle  ne  parlait  de  rien  moins  que 
d'entreprendre  le  tour  du  monde.  Son  état 
n'inspirait  alors  aucune  inquiétude  sérieuse;  il 
s'aggrava  le  lundi  après  midi,  et,  après  avoir 
consacré  de  longues  heures  à  retoucher  et  à 
recopier  son  poème  sur  Lamartine,  elle  dut  se 
résigner  à  se  mettre  au  lit.  Le  mardi,  elle  cor- 
rigeait encore,  à  trois  heures  après  midi,  ses 
épreuves  pour  M.  Imer...  A  cinq  heures,  l'ago- 
nie avait  commencé  ;  elle  expira  sans  souffrance 
le  lendemain  matin,  20  décembre. 

Son  poëme  fut  envoyé  au  concours  de  l'Aca- 
démie; comme  on  se  le  rappelle  peut-être,  c'est 
M.  Jean  Aicard  qui  obtint  le  prix.  M.  Camille 
Doucet,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie,  a 
bien  voulu  —  et  nous  l'en  remercions  ici  — 
faire  fléchir  la  rigueur  des  règlements  et  rendre 
à  la  famille  de  Chambrier  ce  manuscrit,  qui  est 


Alice  de  Chamhrier. 


une  relique  et  le  suprême  témoignage  de  l'éner- 
gie et  de  la  persévérance  de  cette  jeune  fille 
morte  en  plein  labeur  d'artiste. 

Ce  petit  volume  sera,  nous  osons  l'espérer, 
accueilli  avec  sympathie  ;  nous  avons  fait  tous 
nos  efforts  pour  qu'il  ne  fût  pas  indigne  de  celle 
dont  il  doit  fixer  le  souvenir.  Notre  travail  au- 
rait été  incomplet  s'il  n'avait  été  accompagné 
d'un  portrait  d'Alice  de  Chambrier.  Celui  que 
nous  offrons  en  tête  du  volume  donne  une  idée 
très  fidèle  de  cette  physionomie  où  l'expres- 
sion de  la  bouche,  d'une  candeur  presque  en- 
fantine, contrastait  avec  la  profondeur  cher- 
cheuse du  regard.  On  ne  peut  considérer  sans 
émotion  l'image  de  celle  dont  la  vie  si  courte  a 
été  remplie  par  tant  de  poétiques  visions  et  de 
nobles  pensées. 

Et  pourtant,  qui  serait  tenté  de  la  plaindre? 
Elle  a  été  reprise  au  moment  où  allait  s'en- 
gager pour  elle  la  grande  lutte  qui  attend  tout 
poëte,  la  lutte  souvent  cruelle  entre  l'idéal  et 


'Notice.  59 

la  réalité.  Une  âme  telle  que  la  sienne  en  eût 
souffert  plus  qu'aucune  autre  ;  elle  avait  un  rêve 
trop  haut,  un  besoin  trop  impérieux  de  lumière 
et  d'évidence  pour  séjourner  sans  angoisse  dans 
le  demi-jour  de  cette  vie  :  elle  n'a  pu  trouver 
son  équilibre  qu'en  mourant. 

Cette  terre  a  été  bien  réellement  pour  elle 
un  lieu  de  passage  :  elle  a  répandu  autour  d'elle 
le  charme  souriant  de  sa  jeunesse...  Mais  son 
regard  était  tourné  ailleurs;  une  nmtérieusc 
puissance  l'attirait  vers  le  pôle  invisible  :  le 
mot  de  sa  destinée  était  au  delà  ! 

Neuchâtel,  Octobre  1885. 

Philippe  GODET. 


I 


AU   DELA 


I 


AU    DELA 


TOUROUOI   ^COURIR? 


i 


La  fourmi  demanda  quelque  soir  à  la  rose  : 
«  Pourquoi  faut-il  mourir?  »    La   belle  fleur  frémit 
«  Je  ne  le  sais,  fourmi,  lui  dit-elle,  et  je  n'ose 
Songer  à  cet  instant  où  tout  sombre  et  finit. 


64  ^u  delà. 

\'a  demander  au  clièiic;  il  te  dira  peut-être 

Pourquoi,  s'il  faut  mourir,  il  fautquand  même  naître,  » 

La  fourmi  s'en  alla  vers  le  chcnc  géant  : 

«  On  doit  savoir  beaucoup,  chêne,  quand  on  est  grand, 

Dit-elle;  réponds-moi  :  pourquoi  faut-il  mourir? 

Il  serait  si  beau  d'être  et  de  ne  point  finir!  » 

Mais  l'arbre  tristement  branla  sa  haute  cime  : 

«  Comment  saurais-je  ça,  fourmi,   pauvre  être  infime 

Que  je  suis?  Va  plus  haut,  arrête  le  nuage; 

Peut-être  qu'il  pourra  t'en  dire  davantage.  » 

La  fourmi  s'en  alla  :  «  O  nuage,  dis-moi, 

Tu  dois  bien  en  savoir  la  raison,  dis,  pourquoi 

Devons-nous  tous  mourir  et  quitter  cette  terre  ? 

Exister  est  si  doux  ;  mourir  est  chose  amère  1  » 

Le  nuage  pleura  :  «  Va  demander  plus  haut 

Pourquoi  nous  devons  tous  disparaître  si  tôt  ; 

Je  ne  fais  que  passer...,  la  lune  dans  la  nue 

Peut-être  le  saura;  ce  soir,  à  sa  venue. 

Va  la  questionner.  »  Q.uand  l'astre  de  la  nuit 

Sur  la  terre  jeta  son  doux  regard  qui  luit, 

La  fourmi  s'avança  :  «  Belle  lune,  dit-elle. 

Dis-moi,   sais-tu   pourquoi  tu  n'es  pas  immortelle?  » 

La  lune  soupira  :  «  Monte  jusqu'au  soleil. 

Il  est  plus  grand  que  moi,  va  guetter  son  réveil.  « 


Pourquoi  mourir  ?  65 

Quand  le  jour  fut  venu  :  «  Soleil,  dit  la  fourmi, 
Pourquoi  faut-il  mourir?  On  est  si  bien  ici.  >> 
L'astre  du  jour  pâlit  :  «  Ah  !  demande  à  l'étoile! 
Pour  elle,  elle  si  haut,  le  ciel  n'a  point  de  voile.  » 
Mais  les  astres  brillants,  à  la  voûte  du  ciel, 
Dirent  :  «  Demande  à  Dieu,  lui  seul  est  éternel!  » 

Hevaix,  2  juillet  :Sjp. 


"Njole.  Les  versificateurs  reprocheront  une  faute  à  cette 
pièce,  qui  est  un  des  premiers  essais  d'Alice  de  Chambricr  : 
on  y  trouve,  à  trois  reprises,  la  succession  immédiate  de  deux 
rimes,  féminines  ou  masculines,  différentes!...  Mais  les  poètes 
penseront  avec  moi  qu'il  eût  été  pédant  d'exclure  pour  cette 
seule  raison  ce  morceau  de  notre  recueil. 

Ph.  g. 


^ 


le 


^ 


FUGITIVE. 


Nous  sommes  étrangers  et  passons  sur  la  terre 
Comme  un  esquif  léger  qui  fuit  en  se  jouant 
Sous  les  furtifs  baisers  d'une  brise  légère, 
Et  dans  l'horizon  bleu  disparaît  lentement; 

Heureux  si  le  sillon  qu'il  marque  dans  sa  fuite 
Demeure  quelque  temps  après  qu'il  a  passé; 
Si  quelque  tourbillon  n'efface  tout  de  suite 
Le  chemin  qu'en  son  cours  rapide  il  a  tracé; 


Fugitive,  67 

Heureux  si,  dans  les  lieux  d'où  le  sort  nous  entraîne, 
Il  nous  demeure  un  cœur  où  nous  vivions  encor, 
Un  seul  cœur  qui  nous  suive  en  la  plage  lointaine 
Que  l'on  nomme  ici-bas  le  sépulcre  d'un  mort. 

Octobre  iSjg. 


w 


I 


MAISON    ^4BAND0NNEE. 


Eux  sont  loin  maintenant,  et  le  logis  demeure. 
On  dit  qu'il  est  humide  et  par  le  temps  miné  : 
Nul  n'a  compris,  hélas!  qu'il  se  désole  et  pleure 
Tous  les  êtres  chéris  qui  l'ont  abandonné. 


Un  lierre  l'a  couvert  d'un  manteau  de  verdure, 
Comme  pour  en  voiler  l'éternelle  douleur  ; 


Maison   abandonnée.  69 


Nul  ex-il  inJirtcrcnt  ne  doit  voir  la  blessure 
Q.iii  ronge  lentement  la  maison  jusqu'au  cœur. 

Et  souvent,  dans  les  nuits  où  souffle  la  tempête, 
Lorsque  le  vent  s'attaque  à  ses  murs  crevassés, 
La  maison  sent  la  mort  qui  passe  sur  sa  tête 
Et  se  dit  que  peut-être  elle  a  souffert  assez... 

Quelquefois,  cependant,  l'abandonnée  espère 
Qu'ils  n'ont  pas  oublié,  qu'ils   reviendront  un  jour, 
Et  voyant  sous  le  vent  trembler  l'herbe  légère  : 
0  Les  voilà,  pense-t-clle,  enfin  c'est  le  retour!  » 

Mais  le  jour  a  passé,  déjà  le  soir  est  proche  ; 
Personne  n'est  venu,  ce  n'était  rien  encor. 
De  l'angelus  au  loin,  grave,  tinte  la  cloche, 
Et  la  vieille  maison  pleure  son  bonheur  mort. 

Puisque  ceux  qu'elle  aimait  déjà  l'ont  oubliée, 
Puisqu'ils  ne  songent  plus  au  vieux  foyer  noirci 
Dont  la  vie  à  la  leur  est  à  jamais  liée. 
Le  reste  des  mortels  peut  l'oublier  aussi, 


70 


Au  delà. 


Elle  n'abritera  désormais  plus  personne 
Et  demeurera  seule  avec  leur  souvenir, 
Car  elle  ne  veut  pas  qu'un  autre  pas  résonne 
Aux  lieux  où  son  amour  n'a  pu  les  retenir. 


Juin  iSSo. 


L'AÏEULE. 


Tous  les  h6ti.-s  joyeux  sont  partis,  et  l'aïeule, 
Errant  d'un  pas  distrait  dans  le  logis  désert, 
Se  trouve  tout  à  coup  bien  étrangement  seule 
En  ces  lieux  désolés,  si  pleins  de  vie  hier. 


Car  il  lui  semble  encor,  derrière  chaque  porte, 
entendre  un  pas  d'enfant  ou  quelque  cri  joyeux 


72  Au  delà. 


Mais  ce  n'est  que  le  vent  qui,  sombre  et  triste,  emporte 
Les  derniers  souvenirs  de  ces  jours  radieux. 


D'une  chambre  dans  l'autre  elle  passe  incertaine, 
Ne  s'expliquant  pas  bien  ce  qu'elle  cherche  ainsi 
Et  ne  s'avouant  pas,  elle  toujours  sereine. 
Que  son  œil  fatigué  s'est  de  pleurs  obscurci. 

Chaque  endroit,  chaque  salle,  et  chaque  meuble  même 
A  son  cœur  désolé  rappelle  un  souvenir  ; 
C'est  là  que  les  petits  lui  disaient  :  Je  vous  aime, 
Et  que  tout  proche  d'elle  ils  cherchaient  à  venir. 

C'est  là,  vers  cette  table,  auprès  de  la  fenêtre. 
Que  le  cadet  mignon  aimait  à  s'établir, 
Avec  tous  ses  soldats  qu'il  commandait  en  maitre, 
Prenant  sa  grosse  voix  pour  se  faire  obéir. 

C'est  là,  sur  ce  vieux  banc,  dans  les  belles  soirées. 
Que,  fatigués  du  jour,  tous  arrivaient  s'asseoir  ; 
Et  le  bruit  des  chansons,  les  ris,  les  voix  nacrées 
S'élevaient  lentement  dans  le  calme  du  soir. 


L'aïeule. 


73 


I 


Et  toute  au  temps  vécu,  la  grand'mére  s'arrête; 
Les  derniers  feux  du  jour  lui  font,  étincelants, 
Une  auréole  d'or  qui  glisse  sur  sa  tête 
Et  baise  avec  amour  ses  nobles  cheveux  blancs. 


I ^  Hpieiiibie  iSSo. 


» 


CONTE  DE  FEES. 


Tout  près  d'ici  je  sais  un  beau  prince  enchanté 
Qu'éveille  quelquefois  une  fée  à  la  brune 
En  lui  mettant  au  front  un  nimbe  de  clarté  : 
Ce  prince,  c'est  le  lac,  et  la  fée  est  la  lune. 


La  fée  aime  le  prince,  et  le  prince  lui  rend 
Cet  amour  qu'une  nuit  d'étoiles  vit  éclore  ; 


Conte  de  fées.  75 

Mais  l'espace  se  trouve  entre  les  deux  si  grand 
Qu'ils  en  pleurent  parfois  jusqu'aux  feux  de  l'aurore. 

Lui  l'attend  tout  le  jour,  sombre  et  chagrin  souvent, 
Lorsqu'il  voit  sur  le  ciel  s'étendre  un  gros  nuage 
Qui,  rapide,  poussé  par  le  souffle  du  vent, 
Va  lui  prendre,  rival,  sa  mignonne  au  passage. 

Elle,  toujours  sereine  en  ses  calmes  splendeurs. 
Le  voyant  malheureux  et  morose  loin  d'elle, 
Lui  jette,  lumineux  jusqu'en  ses  profondeurs, 
Son  regard  débordant  de  tendresse  éternelle. 

Et  sous  l'humide  éclat  de  ce  regard  si  pur. 
Le  prince  sent  la  paix  qui  rentre  dans  son  être  ; 
Celle  qui  tout  là-haut  rayonne  dans  l'azur 
N'est  plus  si  loin  de  lui  qu'elle  paraissait  être.... 

Ils  s'aimeront  ainsi  jusqu'à  la  fin  des  temps. 
Sans  voir  encor  le  jour  de  leur  union  poindre  : 
Elle  ne  peut  quitter  ses  parvis  éclatants, 
Et  lui  dans  l'infini  ne  saurait  la  rejoindre.... 


76 


Ail  delà. 


Il  existe,  endormis  sous  un  pouvoir  fatal, 
Bien  des  princes,  aj-ant  tous  leur  fée  adorée. 
Et  les  princes  c'est  nous,  la  fée  est  l'Idéal 
Dont  notre  âme  ici-bas  se  trouve  séparée. 


iS  septembre  tSSo. 


L'AUTOMNE. 


L'automne  nous  arrive,  et  la  nature  entière 
Voyant,  sombre  et  muet,  son  tombeau  se  rouvrir, 
Comprend  qu'elle  est  tout  près  de  son  heure  dernière 
Et,  le  cœur  désolé,  se  prépare  à  mourir. 

Mais  si  d'après  nos  lois  il  faut  qu'elle  succombe. 
Elle  ne  dira  pas  qu'elle  se  sent  faiblir 
Et,  radieuse,  un  jour  descendra  dans  la  tombe, 
Sans  que  nos  yeux  aient  vu  son  visage  pâlir. 

7- 


78  Au  delà. 

Car  toute  la  nature  en  sa  splendeur  est  femme, 
Elle  veut  être  belle  à  l'heure  de  la  mort, 
Elle  veut  emporter  les  regrets  de  notre  âme, 
Elle  veut  qu'ici-bas  nous  pleurions  sur  son  sort. 

C'est  pourquoi,  lorsque  vient  languissante  l'automne 

Elle  met  un  manteau  tissé  de  pourpre  et  d'or 

Et  pose  sur  sa  tête  une  triple  couronne 

Dont  les  feux  rayonnants  la  grandissent  encor. 

Sa  robe  de  topaze  étincelle,  émaillée 
De  mille  diamants  aussi  purs  que  des  pleurs. 
Et  de  ses  blanches  mains,  tristement  effeuillées 
On  voit  se  détacher  des  corolles  de  fleurs. 

Alors,  à  l'horizon  devenu  grave  et  sombre. 
S'élève  tout  à  coup  la  voix  de  l'aquilon  ; 
Il  sort  en  bondissant  des  abîmes  de  l'ombre. 
Dissimulant  la  mort  sous  son  noir  tourbillon. 

Il  s'approche  rapide,  et  la  nature  tremble, 
Car  elle  connaît  trop  ce  hurlement  lointain 
Et  sait  que  l'ennemi  contre  elle  se  rassemble, 
Que  le  trépas  est  près,  et  qu'il  est  son  destin. 


L'automne. 


79 


Et  durant  une  nuit,  quand  le  monde,  tranquille, 
Repose  doucement  en  un  calme  sommeil. 
Dans  son  tombeau  béant  elle  glisse  immobile... 
Et  l'hiver  nous  salue  à  l'heure  du  réveil. 


!_;  octobre  i8So. 


FEUILLES  T)' AUTOMNE. 


J'aime  entendre  le  vent  qui  sanglote  dans  l'ombre 
Durant  les  soirs  brumeux  de  l'automne  pâli, 
Lorsqu'il  erre  plaintif  dans  la  campagne  sombre 
Où  le  joyeux  été  repose  enseveli. 

Fuyant  de  ses  baisers  les  mortelles  atteintes, 
Toutes  les  feuilles  d'or  quittent,  d'un  vol  pressé. 
L'arbre  qu'elles  ornaient  de  leurs  changeantes  teintes 
Ht  qui  demeure  seul  en  face  du  passé. 


Feuilles  d'auloiime.  8i 

Elles  s'en  vont  par  bande  à  travers  la  bruine. 
Parfois  rasant  la  plaine  ou  montant  jusqu'aux  cieux, 
Troupe  folle  d'oiseaux  que  l'inconnu  fascine, 
Et  que  guide  au  hasard  son  vol  capricieux. 

Mais  quelqu'une  parfois,  déchirée  et  lassée, 
Ne  pouvant  soutenir  sa  course  plus  longtemps, 
Se  laisse  retomber  sur  la  terre  glacée 
Qui  lui  semblait  si  belle  et  si  verte  au  printemps. 

Puis  c'est  une  seconde,  aussi  pâle  et  flétrie, 
Qiii  vient  toucher  le  sol  en  un  long  tournoiment. 
Comme  un  ramier,  trahi  par  son  aile  meurtrie. 
Sur  le  chemin  désert  s'abat  languissamment. 

Bientôt,  s'amoncelant,  elles  couvrent  la  plaine  ; 
Sur  leurs  restes  l'hiver  jette  son  blanc  manteau, 
Et,  du  souffle  glacé  de  sa  puissante  haleine, 
Il  leur  fait  un  immense  et  tranquille  tombeau 

Hélas!  et  c'est  ainsi  que  durant  notre  vie 
S'effeuille  l'arbre  vert  de  nos  illusions: 
Une  première  feuille  est  d'une  autre  suivie, 
Puis  leur  nombre  s'accroît  et  devient  légions  ; 


82 


Au  delà. 


Et  lorsque  de  nos  ans  arrivera  l'automne, 
Comme  les  feuilles  d'or,  de  même  dormiront 
Tous  nos  rêves  d'hier  sous  la  blanche  couronne 
Dont  l'âge  aux  doigts  de  glace  aura  ceint  notre  front. 


26  octobre  1S80. 


f^ 


CHANSO'K.  T>U  SOI% 


Sur  nos  fronts  déployant  ses  ailes, 
La  nuit  aux  yeux  rêveurs  étend 
Son  voile  émaillé  d'étincelles 
Comme  la  robe  d'un  sultan. 

Le  lac  enveloppe  ses  grèves 
D'un  long  baiser  rempli  d'amour; 
Le  monde  s'abandonne  aux  rêves 
Qui  naissent  au  déclin  du  jour. 


84  Au  delà. 

L'ame  s'envole  sur  la  trace 
D'un  nuage  au  reflet  vermeil, 
Qui  fuit  tout  joyeux  dans  l'espace 
A  la  poursuite  du  soleil. 

Elle  franchit  les  monts  tranquilles, 
Qui  vont  songeurs  dans  l'infini 
Perdre  leurs  sommets  immobiles 
Où  les  grands  aigles  font  leur  nid. 

Elle  sourit  aux  vertes  plaines 
Où  paissent  les  troupeaux  joyeux, 
Écoute  les  chansons  lointaines 
Qui  montent  dans  l'azur  des  cieux  ; 

Elle  se  penche  sur  les  rives 

Des  grands  fleuves  au  bord  glissant, 

Et  dont  les  ondes  fugitives 

A  l'inconnu  vont  en  dansant; 

Elle  effleure  les  sombres  plages 
Où,  contre  les  rochers  géants, 


Chanson  du  soir.  85 

Viennent  avec  des  cris  sauvages 
Mourir  les  flots  des  océans; 

Elle  erre  sur  les  forêts  vierges, 
Passe  au-dessus  des  hauts  palmiers 
Dont  les  troncs  droits  semblent  les  cierges 
D'un  temple  aux  immenses  piliers 

Et,  quittant  les  terres  connues, 
Elle  s'en  va,  d'un  seul  élan, 
Au  delà  des  rapides  nues. 
Dans  le  grand  ciel  étincelant. 

Puis  elle  s'arrête,  indécise. 
Croyant  reconnaître,  égaré 
Dans  un  murmure  de  la  brise. 
Un  timbre  de  voix  adoré 


Doux  souvenir  d'êtres  qu'elle  aime. 
Partis  pour  des  lieux  inconnus. 
Et  qui,  depuis  l'heure  suprême. 
Ne  sont,  hélas!  pas  revenus  1... 

8 


86  Au  delà. 

Et  l'âme,  triste,  se  réveille, 
Frissonnant  dans  l'ombre  du  soir 
Le  nuage  à  l'aile  vermeille 
A  disparu  dans  le  ciel  noir.... 


Décembre  iSSo. 


'^l 


LA   TENDU  LE  ARRETEE. 


C'est  une  chambre  peinte  à  fresque 
Avec  de  hauts  murs  lambrissés; 
Lorsque  l'on  entre,  on  croirait  presque 
Rentrer  dans  les  siècles  passés. 


On  éprouve  une  gène  étrange 
Dans  cet  endroit  silencieux  : 
Il  semble  que  l'on  y  dérange 
Un  rendez-vous  mystérieux. 


88  Au  delà. 

Je  ne  sais  point  pour  quelle  cause 
L'appartement  fut  délaissé; 
La  fenêtre  en  est  toujours  close, 
Sous  le  grand  store  bien  baissé. 

Il  s'y  passa,  l'on  peut  le  croire. 
Autrefois  des  faits  importants, 
Mais  nul  ne  connaît  plus  l'histoire 
Que  recouvre  la  nuit  du  temps. 

On  y  voit  sur  la  cheminée. 
Entre  deux  flambeaux  vermoulus. 
Une  pendule  très  ornée 
Qui  depuis  longtemps  ne  va  plus. 

Il  s'est  enfui  bien  des  années 
Tandis  qu'inactive  elle  dort, 
Ses  aiguilles  comme  enchaînées 
Par  le  silence  de  la  mort. 


Que  fut  l'heure  mystérieuse 
Dont  elles  ne  sauraient  bouger? 


La  pendule  arrêtée.  89 


Quelle  est  la  main  triste  ou  joyeuse, 
Qui  retint  le  battant  léger  ? 


C'est  un  secret  et  je  l'ignore, 
Un  secret  que  l'oubli  scella.... 
Les  meubles  seuls  pourraient  encore 
Raconter  cette  histoire-là; 

Car  dans  la  triste  et  vieille  chambre 
Tout  parle  encor  du  temps  ancien. 
Même  le  léger  parfum  d'ambre 
Qui  vous  saisit  lorsqu'on  y  vient. 

Les  ans,  dans  leur  marche  sévère, 
Ont  fui,  par  les  jouri  emportés, 
Mais  la  pendule  solitaire 
Ne  les  a  pas  même  comptés. 

Il  n'est  plus  qu'une  heure  pour  elle. 
Heure  égale  à  l'éternité, 
Et  cette  heure  unique  c'est  celle 
Où  son  battant  fut  arrêté. 

8. 


90 


Ail  delà. 

Ainsi  parfois  sur  cette  terre 
Où  nous  avons  été  placés, 
Nous  rencontrons,  triste  mystère, 
Des  cœurs  vivant  aux  jours  passés. 

Comme  la  pendule  fidèle 
Dans  la  salle  aux  lambris  dorés, 
Ils  se  sont  de  l'heure  actuelle 
Volontairement  séparés. 

Pour  eux  aussi,  toute  la  vie, 
L'instant  présent  et  l'avenir, 
Est  dans  une  heure  évanouie 
Qui  ne  doit  jamais  revenir... 

Le  temps  a  beau  marcher  sans  trêve. 
Ils  ne  l'entendent  pas  couler. 
Et  trop  absorbés  par  leur  rêve. 
Ils  ne  peuvent  s'en  éveiller. 

Qu'importe  si  les  jours  s'amassent, 
Qu'il  soit  le  matin  ou  le  soir. 
Que  les  ans  s'arrêtent  ou  passent, 
Ils  ne  veulent  pas  le  savoir. 


hi  pendule  arrêtée.  91 

Désormais  leur  être  demeure 

Sur  le  même  point  arrêté  ; 

Ils  ne  connaissent  plus  qu'une  heure, 

Et  c'est  pour  eux  l'éternité. 

4  février  1S81. 


(^ç^^^^^im 


CAPTIF. 


Le  petite  jamais  n'est  maître  de  sa  lyre, 
Dont  les  cordes  souvent  éclatent  sous  ses  doigts  ; 
C'est  lorsqu'il  sent  le  plus  qu'il  peut  le  moins  décrire, 
Et  que,  voulant  chanter,  il  demeure  sans  voix. 

Lorsqu'à  l'entour  de  lui  tout  n'est  que  poésie, 
Que  la  nature  en  fête  étale  ses  splendeurs. 


Captif.  g  3 

Seul  il  reste  muet,  l':ime  comme  snisie, 

Se  sentant  trop  petit  pour  de  telles  grandeurs. 

Et  son  cœur  frémissant  déborde  d'harmonie, 
11  écoute  vibrer  de  célestes  accords  ; 
Mais  un  lien  puissant  enchaiiie  son  génie: 
11  demeure  vaincu,  malgré  tous  ses  efforts. 

Il  voit  les  astres  d'or  dans  les  espaces  luire. 
Il  voit  le  grand  ciel  bleu  se  mirer  dans  les  flots, 
Il  entend  leur  langage  et  ne  peut  le  traduire 
Qiie  par  d'amers  soupirs,  pareils  à  des  sanglots. 

Ah  !  nul  ne  peut  savoir  ce  qu'il  souffre  en  lui-même, 
Aux  heures  d'impuissance  où,  malgré  son  désir. 
Il  comprend,  envahi  par  un  regret  suprême. 
Qu'il  touche  à  l'idéal  sans  pouvoir  le  saisir. 

Il  est  comme  un  oiseau  captif  dans  une  cage 
Et  qui,  par  les  barreaux  de  sa  claire  prison, 
Contemple,  dominé  par  un  désir  sauvage, 
L'air  bleu  qui  librement  circule  à  l'horizon. 


94 


Au  delà. 


C'est  en  vain  qu'il  voudrait  s'élever  dans  l'espace, 
Se  perdre  en  cet  azur  dont  il  se  voit  banni; 
Il  retombe  brisé,  l'aile  meurtrie  et  lasse. 
Les  yeux  mornes,  encor  tournés  vers  l'infini. 


22  fèl 


I88I. 


4 


X? 


^ 


CHANSO'K   T)U   TRINTEMPS. 


Sais-tu,  mignonne  !  la  pervenche 
Émaille  déjà  les  buissons, 
Et  les  oiseaux  de  branche  en  branche 
Disent  tout  joyeux  leurs  chansons. 

Partout  se  réveille  la  vie 
Sous  les  chauds  rayons  du  soleil  : 
C'est  le  printemps,  il  nous  convie 
Ensemble  à  fêter  son  réveil. 


Ail  delà. 

Viens  !  nous  irons,  l'àme  joyeuse, 
Porter  nos  pas  bien  loin,  bien  haut. 
Dans  la  forêt  mystérieuse 
Où  tout  chante  le  renouveau. 

Viens  !  à  deux  il  est  plus  facile 
D'épeler  au  livre  de  Dieu, 
Et  si  j'y  suis  trop  inhabile. 
Tu  voudras  bien  m'aider  un  peu. 

Tu  dois  comprendre  bien  des  choses 
Que  seul  je  ne  trouverais  pas, 
Car  tes  rêveuses  sœurs  les  roses 
Ont  dû  t'en  instruire  tout  bas; 

Et  durant  ces  heures  trop  brèves. 
Revivant  le  printemps  dernier, 
Nous  allons  retrouver  nos  rêves 
Pris  aux  épines  du  sentier. 


22  février  iS8i. 


LES  TROIS   TAS  'DU  X.-^/X,. 


Mavali  le  puissant  repose  en  son  palais. 
C'est  midi,  le  soleil  jette  de  chauds  reflets 
A  travers  les  plis  lourds  des  tentures  bien  closes. 
Une  grande  torpeur  saisit  hommes  et  choses. 
Dans  la  salle  où  le  roi  négligemment  s'endort. 
Douze  esclaves,  liés  avec  des  chaînes  d'or. 
Agitant  sur  son  front  un  éventail  de  plume, 
Le  gardent  anxieux,  —  car  le  maitre  a  coutume, 

9 


98  Au  delà. 

S'il  sort  d'un  rêve  aimable  avant  qu'il  soit  fini, 

Si  l'air  est  trop  pesant  ou  s'il  a  mal  dormi. 

De  livrer  à  la  mort  les  douze  misérables. 

Des  bourreaux  sont  tout  prêts  à  punir  ces  coupables, 

Car  Mavali  toujours  dit  qu'il  repose  mal. 

A  la  porte,  veillant  sur  le  sommeil  royal. 

Soixante  hommes  vaillants  attendent  en  silence. 

Si  quelque  bruit  troublait  la  morne  somnolence 

Qui  couvre  le  palais  à  cette  heure  du  jour, 

Eux  de  même  seraient  condamnés  sans  retour. 

Dans  la  salle  à  côté,  cinquante  bayadères 

Aux  riches  ornements,  aux  tuniques  légères, 

Prêtes  à  s'élancer,  essaim  jeune  et  charmant, 

Attendent  que  le  prince  ait  fait  un  mouvement  : 

Peut-être  que  leur  vue  aimable  et  ravissante 

Calmera  du  tyran  la  colère  naissante; 

Peut-être  que,  devant  leur  divine  beauté, 

Il  passera  du  songe  à  la  réalité 

Sans  s'en  apercevoir  et  sans  penser  au  glaive. 

Mavali  dort  toujours.  —  Soudain  un  bruit  s'élève. 
Etouffé,  contenu  d'abord,  puis  grandissant.... 
C'est  une  voix  humaine  au  timbre  glapissant. 
Les  esclaves  tremblants  écoutent  et  frissonnent  : 


Les  trois  pas  du  nain.  99 

Ce  tumulte  qui  croit,  ces  accents  qui  résonnent, 

C'est  l'arrêt  qui  les  jette  à  la  mort  !....  Mavali 

Ouvre  les  yeux  tout  grands  et  s'assied  sur  son  lit  ; 

Le  bruit  ne  cesse  pas,  la  voix  devient  plus  claire. 

L'œil  sinistre,  le  front  plissé  par  la  colère, 

Le  roi  prête  l'oreille,  et  d'une  forte  voix  : 

«  Qui  donc  m'a  réveillé?  »  demande-t-il  trois  fois, 

«  Je  rêvais  de  succès,  de  plaisirs  et  de  fête. 

Qui  donc  m'a  réveillé  ?  »  Tous  inclinent  la  tête 

Et  se  taisent.  Le  roi  sourit  avec  dédain. 

Puis  il  fait  aux  bourreaux  un  signe  de  la  main. 

Mais  dans  ce  même  instant  pénètre  dans  la  salle 
Un  brahme,  nain  affreux,  hâve,  le  manteau  sale. 
Haut  de  trois  pieds  à  peine.  Il  vient  devant  le  roi, 
Le  salue  et  lui  dit  :  <i  O  prince,  écoute-moi  ! 
Laisse  à  ces  malheureux  dont  le  regard  t'implore 
Le  plaisir  envié  de  te  servir  encore. 
Et  daigne  m'assister  pour  un  vœu  que  j'ai  fait.  » 
Mavali  l'écoutait,  courroucé,  stupéfait. 
Le  brahme  nain  reprit  :  «  La  faim  et  la  misère. 
Prince,  sont  mes  seuls  biens  ;  je  veux  trois  pas  de  terre 
Pour  y  bâtir  moi-même  un  ermitage.  »    —   «  Quoi  ' 
Mais  pour  un  avorton  faible  et  laid  comme  toi. 


loô  ^w  delà. 

C'est  aspirer  bien  haut  et  ne  point  être  sage  ! 
Que  feras-tu,  vraiment,  avec  un  ermitage  ? 
Un  terrier  te  suffit  !  «  Et  d'un  air  méprisant. 
Le  roi  le  regardait.  «  Prends  garde,  roi  puissant, 
Prends  garde  à  ton  orgueil  !  »  lui  répondit  le  brahme. 
«  Quand  j'aurai  les  trois  pas  que  de  toi  je  réclame, 
J'y  mettrai  ton  palais  avec  ce  qu'il  contient.  » 
—  «  Tu  mettrais  mon  palais  dans  cet  espace  !  Eh  bien. 
Je  voudrais  voir  cela;  comme  je  m'en  vais  rire  ! 
Mais  prends  garde,  vieux  fou,  si  tu  n'y  peux  suffire  !  » 
Mavali  se  leva  :  «  J'ai  hâte  de  te  voir 
Commencer  ton  travail  ;  sortons,  j'irai  m'asseoir 
Au  lieu  choisi  par  toi.  » 

Ce  fut  dans  une  plaine 
Que  le  soleil  brûlait  de  son  ardente  haleine 
Que  le  nain  s'arrêta.  Le  roi,  toute  la  cour. 
Tout  le  peuple  assemblé  se  mirent  à  l'entour. 
Le  nain  ne  bougeait  pas.  Le  roi  sourit  :  «  Sans  doute 
Tu  cherches,  pauvre  fou,  cria-t-il,  quelle  route 
Tu  vas  faire  tenir  à  mon  palais,  afin 
De  l'amener  entier  sur  ton  vaste  terrain  !  » 
«  Oui,  dit  le  nain,  je  veux  que  la  foule  s'espace  : 
Il  faut  un  grand  chemin  pour  que  ton  palais  passe.  » 


Les  trois  pas  du  nain. 


Le  roi  reprit  :  «  Voilà,  que  te  faut-il  encor  ?  » 

«  Rien,  »  répondit  le  brahme....  et,  sans  faire  d'effort, 

Il  disparut  d'un  pas  dans  le  lointain  immense.... 

Ce  fut  un  court  moment  d'horreur  et  de  démence; 

Puis,  au  bord  opposé  de  l'horizon  brillant. 

Il  reparut,  divin,  magnifique,  effrayant, 

Et,  saluant  le  roi  plein  de  stupeur  profonde  : 

M  Je  suis  Vishnou,  dit-il,  et  j'ai  conquis  le  monde!  » 


Juillet  iSSi. 


^^^^ 


i^^ 


s:^ 


LA   COMETE. 


Comme  un  oiseau  de  flamme  aux  gigantesques  ailes 
Qui,  venu  du  nadir  s'en  retourne  au  zénith, 
La  comète  poursuit  ses  courses  éternelles. 
Certaine  de  sa  route  à  travers  l'infini. 

Rien  ne  peut  l'arrêter,  ni  les  groupes  de  mondes 
Qu'elle  effleure  en  passant  de  sa  traîne  aux  plis  d'or, 
Ni  les  longues  horreurs  des  ténèbres  profondes 
Où  le  céleste  plan  dirige  son  essor. 


La  comète.  103 

Elle  ira  jusqu'au  point  désigné  dans  l'espace. 
Illuminant  soudain  les  inconnus  glacés, 
Poursuivant  son  chemin  comme  un  éclair  qui  passe. 
Jusqu'au  moment  où  Dieu  lui  dira  :    «  C'est  assez  !  » 

Lui  seul  la  voit  encor,   parmi  ces  lointains  mornes, 

Vers  le  but  qu'il  choisit  arriver  lentement, 

Et  s'arrêter  enfin  aux  invisibles  bornes 

Que  pour  elle  il  plaça  dans  le  noir  firmament. 

Mais,  arrivée  au  point  où,  triste  et  languissante, 
Dans  la  nuit  elle  va  disparaître  sans  bruit. 
Un  invisible  attrait,  une  force  puissante. 
Lui  fait  abandonner  la  route  qu'elle  suit. 

Et  vers  la  profondeur  indescriptible  et  terne, 
Vers  les  lieux  qu'elle  a  fuis  dans  son  cours  orgueilleux, 
La  comète  soudain  se  retourne,  et  discerne 
Une  étoile  pâlie  à  l'autre  fond  des  cieux. 

Cette  étoile  lointaine  en  l'immensité  noire. 
C'est  l'astre  de  la  vie  et  du  joyeux  réveil. 
C'est  l'astre  environné  de  beautés  et  de  gloire, 
Qui  porte  la  santé  dans  ses  feux  :  le  soleil. 


I04  Al'  delà. 

Il  attire  vainqueur  la  comète  éperdue, 

A  l'heure  où  celle-ci  s'engouffrait  dans  la  nuit; 

Il  lui  rend  ses  clartés  et  sa  force  perdue, 

Et,  joyeuse  et  superbe,  elle  revient  à  lui. 

C'est  ainsi  que  parfois  l'àme  humaine  s'égare, 

Astre  fait  de  lumière  et  de  souffle  divin, 

Loin  de  son  Créateur  dont  elle  se  sépare 

Pour  rechercher  le  mot  du  grand  problème  humain. 

Seule,  elle  veut  aller  jusqu'au  bout  des  sciences; 
Prise  au  perfide  attrait  d'un  rêve  ambitieux. 
Elle  veut  découvrir  en  ses  tristes  démences 
Le  pourquoi  de  la  terre  et  le  pourquoi  des  cieux. 

Elle  va,  jusqu'au  jour  où,  lassée,  abattue. 
Elle  ne  trouve  plus  que  tristesse  et  néant. 
Où,  prise  d'un  dégoût  qui  l'accable  et  la  tue. 
Elle  s'arrête  au  seuil  de  l'abime  béant. 

Mais  si  loin  qu'elle  fuie,  égarée  en  cette  ombre, 
Il  n'est  jamais  trop  tard  pour  espérer  encor; 
Dieu  la  voit  avancer  sur  cette  route  sombre, 
Il  la  voit  s'engloutir  lentement  dans  la  mort. 


La  comète.  105 

Et,  faisant  tout  à  coup  luire  un  rayon  étrange 
Dans  la  sinistre  horreur  de  cette  obscurité, 
Il  peut,  lorsqu'il  lui  plaît,  donner  des  ailes  d'ange 
A  l'âme  que  son  œil  suit  dans  l'immensité. 

Et  comme,  distinguant  la  lumineuse  gerbe, 
La  comète  retourne  au  grand  astre  de  feu, 
Dans  un  essor  puissant,  magnifique  et  superbe, 
L'âme,  prenant  son  vol,  s'en  revient  à  son  Dieu. 


Bevaix,  ^i  août  188 1. 


(52?^S^2^S^^5^ 


^  L'HELVETIE. 


Inspire-moi  des  vers  dignes  de  toi,  patrie, 
Grandioses  et  purs  comme  tes  pics  déserts, 
Riants  et  colorés  comme  la  rêverie 
Qui  s'empare  de  nous  sur  tes  alpages  verts! 

Le  temps  s'est  écoulé,  jetant  son  ombre  immense 
Sur  les  siècles  tombés  au  gouffre  du  néant 
Et  dont  le  cours  nouveau  sans  cesse  recommence, 
Brisant  les  nations  sous  son  pas  de  géant  ; 


A  l'Helvètie.  107 


Il  n'a  pu  renverser  tes  cimes  immobiles  ; 
Elles  sont  toujours  là,  blanches,  dans  le  ciel  bleu, 
Pareilles  à  des  soeurs  aux  cœurs  fiers  et  tranquilles, 
Montant  dans  l'infini  pour  s'approcher  de  Dieu. 

Il  n'a  fait  qu'effleurer  tes  lacs  aux  flots  limpides  ; 
Tu  leur  souris  toujours  de  tes  sommets  altiers. 
Qui  se  mirent,  parés  d'auréoles  humides, 
Dans  l'onde  harmonieuse  expirant  à  tes  pieds. 

Il  n'a  rien  su  changer  à  tes  verts  pâturages 
Où  l'on  voit  les  troupeaux  passer  en  liberté. 
Réveillant  les  échos  des  agrestes  alpages 
Par  leurs  cloches  au  son  maintes  fois  répété. 

Et  les  pâtres  joj-eux  errant  dans  la  prairie. 
De  leurs  voix  aux  accents  fiers  et  mélodieux 
Redisent  un  vieil  air  tout  plein  de  rêveries. 
Qui  se  perd  en  montant  dans  l'infini  des  cieux... 

Rien  n'a  changé!...  Pourtant,  si  tu  restes  la  même. 
Tous  ceux  qui  t'ont  reprise  aux  pouvoirs  ennemis 


io8  Au  delà. 


Ont  un  jour  de  la  mort  suivi  l'appel  suprême., 
A  l'ombre  de  tes  monts,  ils  se  sont  endormis; 


Et  nul  homme  ici-bas  ne  connaît  plus  leur  tombe  ; 
Pour  beaucoup  le  trépas  est  devenu  l'oubli, 
Comme  la  feuille,  hélas  !  qui  se  fane  et  qui   tombe 
Et  que  le  vent  du  nord  dans  l'ombre  ensevelit 

Ce  qu'ils  ont  fait  pour  toi,  l'âme  calme  et  sereine, 
Le  ferions-nous  encore,  empressés  et  nombreux. 
Sans  craindre  la  souffrance  et  sans  compter  la  peine. 
Comme,  aux  jours  d'autrefois,  tous  ces  fidèles  preux  ? 

Toi  que  l'on  voit  toujours,  le  front  dans  la  lumière, 
Saluant  avant  tous  le  soleil  au  matin, 
Et  qui  restes  pensive  et  grave  la  dernière 
A  le  voir  s'éloigner  dans  le  rouge  lointain. 

Ah  1  donne-nous  des  cœursaussigrandsque  tes  cimes, 
Aussi  purs  que  la  neige  au  flanc  de  tes  glaciers, 
Et  fais  renaître  en  nous  les  dévoûments  sublimes, 
Les  vertus  de  ces  jours  par  nous  trop  oubliés  !  . 


A  VHeJvctie. 


109 


Rends-nous  un  peuple  fort,   un  peuple  saint  et  juste 
Et  jaloux  d'obéir  à  ton  premier  signal, 
Un  peuple  s'avançant  dans  un  espoir  auguste 
Sur  le  rude  chemin  qui  mène  à  l'Idéal! 


Juillet-août  iSSi. 


LUXE  'D'ETE. 


Lune,  toi  qui  franchis,  paie  et  silencieuse, 
L'azur  plein  d'astres  d'or  dont  la  foule  te  suit  ; 
Qui  jettes  sur  nos  fronts  ta  clarté  radieuse, 
Comme  un  rêve  d'argent  qui  traverse  la  nuit; 


Tes  raj'ons  égarés  dans  le  cristal  de  l'onde 
Semblent  des  diamants  entrainés  par  le  flot, 
Qui  les  berce  aux  accents  d'une  chanson  profonde, 
Belle  comme  le  ciel,  triste  comme  un  sanglot. 


Lîine  d'été.  i 

Tes  limpides  reflets  vont  jouer  sur  les  crêtes 
Des  grands  monts  sourcilleux  rêvant  dans  l'infini, 
Posent  des  franges  d'or  sur  les  fines  arêtes, 
Sur  les  rocs  crevassés  où  l'aigle  fait  son  nid. 

Dans  ton  ellipse  immense  et  sans  cesse  la  même, 
Combien  d'êtres  humains  n'as-tu  pas  vus,  hélas! 
S'avancer  lentement  jusqu'au  gouff're  suprême 
Où  doivent  s'engloutir  les  vivants  d'ici-bas? 

Et  sais-tu  que  toi-même  aussi,  nocturne  reine. 
Tu  cesseras  un  jour  de  briller  dans  les  cieux  ? 
Tu  mourras  comme  doit  mourir  la  race  humaine. 
Et  l'ombre  habitera  les  airs  silencieux. 

De  toutes  tes  splendeurs,  de  tes  beautés  divines, 
De  ce  rayonnement  qui  remplissait  les  airs. 
Il  ne  restera  rien  qu'un  chaos  en  ruines 
Traversant  égaré  la  nuit  de  l'univers  ! 

*  Piora,  août  iSSi. 


V^^^b/ 


52^é?^^^^>f53 


L'INSCRIPTICK.. 


SOUVENIR    DU     SAIXT-GOTHARD, 


C'est  bien  loin,  à  Piora;  près  du  chemin  sauvage 
Qui  d'Airolo  conduit  à  la  verte  hauteur, 
On  voit  sur  un  vieux  roc  qui  date  d'un  autre  âge 
Quelques  mots  de  latin  dont  nul  ne  sait  l'auteur. 

Les  jours  accumulés  ont  dégradé  la  pierre  ; 
Depuis  longtemps  déjà  tout  est  presque  effacé. 
Et  nul  ne  peut  jeter  un  rayon  de  lumière 
Sur  ce  témoin  étrange  et  triste  du  passé. 


L'inscription .  113 

Ce  vieux  bloc  entaillé  paraît  être  une  tombe  : 
Quelqu'un  repose  là  du  sommeil  éternel, 
Bercé  par  le  torrent  qui  s'écoule  et  qui  tombe 
Avec  un  chant  plaintif  qui  monte  vers  le  ciel. 

Et  ce  tombeau,  dont  nul  ne  connaît  l'origine. 
Mais  qui  doit  bien  avoir  mille  et  quatre  ceiits  ans, 
Est  un  tombeau  chrétien,  car  la  marque  divine, 
La  croix,  étend  sur  lui  ses  deux  bras  tout-puissants. 

Elle  est  sculptée  en  grand  dans  la  roche  durcie. 
Et  les  siècles  nombreux  n'ont  pu  l'anéantir  ; 
Elle  veille  toujours,  bien  que  vieille  et  noircie. 
Sur  la  tombe  d'un  mort,  peut-être  d'un  martyr. 

Son  nom  est  effacé,  sa  mémoire  est  éteinte  ; 
Quelques  lettres  pourtant  conservent  leur  dessin, 
Et  l'on  peut  déchiffrer  cette  parole  sainte  : 
«  Il  est  mort  en  Jésus-Christ,  le  Nazaréen.  » 

Le  voyageur  qui  passe  en  ce  lieu  solitaire 
Y  demeure  pensif  et  triste  un  long  moment, 
Cherchant  à  pénétrer  le  secret  que  la  terre 
Ne  livrera  qu'au  jour  du  dernier  jugement. 


114  ^"  ^^^''■• 

Et  quelquefois,  devant  cette  tombe  isolée 
Où  l'oiseau  vient  chanter,  où  la  mousse  fleurit, 
Où  la  neige,  l'hiver,  met  un  blanc  mausolée, 
Où  la  brise  du  soir  glisse  comme  un  esprit, 

11  se  dit  qu'il  voudrait,  loin  du  bruit  et  du  monde, 
Ainsi  que  l'inconnu  fermer  un  jour  les  yeux 
Et  dormir  comme  lui  dans  cette  paix  profonde, 
A  l'ombre  de  la  croix,  sous  l'espace  des  cieux. 


Bcvaix,  lu  septembre  iSSi. 


^ 


LA  LUNE  %OUGE. 


C'est  le  soir;  la  bataille  est  enfin  terminée  : 
Le  vaincu  s'est  enfui,  le  vainqueur  est  lassé, 
Et  la  fleur  du  pays,  en  un  jour  moissonnée. 
Jonche  tous  les  replis  du  sol  dur  et  glacé. 


Ils  sont  là  tout  raidis  et  la  tête  inclinée, 
Adolescent  joyeux,  d'une  balle  percé. 
Homme  fort  et  vaillant,  cohorte  infortunée 
Qui  n'a  pas  reculé  quand  la  mort  a  passé. 


ii6  Au  delà. 

Et,  sous  un  autre  ciel,  un  vieillard  solitaire. 
Las  d'avoir  travaillé  tout  le  jour  à  la  terre, 
Respire  le  vent  frais  qui  le  baise  en  passant  ; 

II  regarde  pensif  le  grand  ciel  qui  rayonne 
Plein  d'un  ruissellement  d'étoiles,  et  s'étonne 
Que  la  lune  soit  rouge  et  paraisse  de  sang... 


Bevaix,  12  septembre  1S81. 


J\^ 


VA^ 


SOIR  ^U  VILLAGE. 


Le  village  s'endort  en  son  nid  de  verdure. 
Une  vague  funjée  encor  monte  des  toits. 
Un  indicible  calme  envahit  la  nature 
Et  gagne  lentement  la  campagne  et  les  bois. 


Un  grand  nuage  rouge  égaré  dans  l'espace 
Jette  de  longs  reflets  sur  les  cieux  assombris. 
Puis  insensiblement  il  se  fond  et  s'efface 
Dans  le  vague  brouillard  des  crépuscules  gris. 


Ii8  Au  delà. 

Tous  les  vieux  paysans,  assis  devant  leur  porte, 
Devisent  sur  leurs  champs,  sur  le  temps  qu'il  fera  : 
Le  raisin  chilir  un  peu,  la  récolte  est  très  forte; 
On  aura  de  l'argent,  lorsque  l'hiver  viendra. 

Les  jeunes  filles  vont  promener  sous  les  saules, 
Marchant  toutes  de  front  en  se  donnant  la  main. 
Tandis  que  les  beaux  gars  aux  robustes  épaules 
Malicieusement  leur  barrent  le  chemin. 

Chacun  voudrait  pouvoir  retenir  sa  chacune. 
Ce  sont  de  gais  assauts  qui  n'en  finissent  pas. 
De  longs  éclats  de  voix,  des  rires,  et  la  lune, 
Qui  passe  dans  le  ciel,  sourit  à  ces  ébats. 

Et  les  bœufs  tachetés,  couchés  dans  l'écurie. 
Ruminent  lentement  leur  provende  du  soir. 
Pendant  que  leurs  grands  yeux  tout  pleins  de  rêverie 
Errent  dans  l'ombre  épaisse  et  regardent  sans  voir. 

Bevaix,  20  septembre  iSSi. 


nr 


CONFIANCE. 


Si  tu  sens  vaciller  ta  toi 
Devant  la  tempête  hagarde, 

Calme-toi, 

Dieu  te  garde. 


Si,  d'après  la  commune  loi, 

Dans  le  néant  tombe  chaque  heure. 

Calme-toi, 

Dieu  demeure. 


I20 


Au  delà. 


Si  ton  cœur  est  rempli  d'émoi, 
Si  le  désespoir  t'environne, 

Calme-toi, 

Dieu  pardonne. 

Si  la  mort  te  comble  d'effroi, 

Si  tu  crains  l'ombre  où  l'on  sommeille, 

Calme-toi, 

Dieu  réveille. 


icptcinbrc  iSSi. 


w 


^^^^mm^^'^^m 


LA   'BELLE    -AU   -BOIS    'DORMANT. 

BALLADE    QL'I    A    OBTENU 
LA    PRLMEVÈRE  AUX  JEUX  FLORAUX  DE  TOULOUSE. 


Dans  son  vaste  palais,  sous  la  sombre  ramure, 
La  Belle  au  bois  repose,  attendant  le  réveil; 
Son  beau  front  est  de  glace  et  pâle  est  sa  figure, 
Ses  longs  cheveux  lui  font  comme  un  manteau  vermeil. 

Un  étrange  sourire  erre  encor  sur  sa  bouche, 
Ses  longs  cils  abaissés  ombrent  légèrement 
Ce  visage  si  pur  et  que  la  mort  farouche 
Semble  avoir  eu  son  vol  effleuré  seulement. 


122  ^-/»  delà. 

Elle  a  joint  sur  son  cœur  ses  mains  fines  et  blanches 
Et  semble  une  statue  en  marbre  précieux  ; 
Et  le  soleil  couchant  qui  glisse  sous  les  branches 
A  travers  les  vitraux  la  baise  sur  les  yeux. 

Elle  ne  peut  sentir  cette  douce  caresse  : 
L'heure  de  s'éveiller  n'a  pas  encor  sonné, 
Elle  n'a  point  perçu  la  voix  enchanteresse 
Qui  dira  :  «  Lève-toi,  le  siècle  est  terminé  !  » 

Mais  comme  elle  repose  impassible  et  sereine. 
Suivant  un  rêve  d'or  qui  fuit  dans  le  ciel  pur 
Et  qui,  depuis  longtemps,  la  ravit  et  l'entraine 
Jusqu'à  ces  inconnus  que  recouvre  l'azur, 

Un  cavalier  s'en  vient  à  travers  les  broussailles, 
Jusque  sous  les  hauts  murs  du  palais  enchanté  : 
Il  voit  devant  ses  pas  s'écrouler  les  murailles 
Et  pénètre  sans  peine  en  ce  lieu  redouté. 

C'est  un  prince  au  pourpoint  de  velours  vert  très  pâle, 
Au  visage  plus  beau  que  la  clarté  du  jour, 
Au  grand  chapeau  chargé  de  rubis  et  d'opale. 
Au  regard  plein  de  force  et  de  vie  et  d'amour. 


La  Belle  au  bois  dormant.  123 

Il  traverse  la  cour  où  d'énormes  troncs  d'arbre, 
Renversés  par  le  temps,  gisent  amoncelés. 
Et  gravit  sans  frayeur  les  hauts  degrés  de  marbre 
Que  la  pluie  et  la  neige  ont  presque  descellés. 

Le  long  des  corridors  de  grosses  araignées, 

Qui  dorment  dans  leurs  rets  tissés  d'argent  et   d'or, 

S'éveillant  à  demi,  regardent,  étonnées. 

Ce  vivant  qui  pénètre  au  séjour  de  la  mort. 

Puis  enfin  il  arrive  à  la  salle  où  repose 

Celle  qu'il  vient  chercher  dans  le  sombre  palais  ; 

Il  pousse  vivement  la  porte  à  demi-close 

Où  passent  en  dansant  de  lumineux  reflets. 

Il  voit  la  jeune  fille  endormie  et  si  belle. 
Attendant  l'inconnu  qui  vient  pour  l'épouser  : 
Plein  d'une  joie  immense,  il  se  penche  vers  elle. 
Et  sur  sa  main  glacée  il  pose  un  long  baiser. 

Dans  tout  le  vieux  manoir  une  rumeur  s'élève  ; 
Dans  le  grand  bois  s'éveille  un  doux  gazouillement, 
Et  la  jeune  princesse  enfin  sort  de  son  rêve. 
Puis  regarde  autour  d'elle  avec  étonnement. 


124  ^'^"  'Z'''^- 

Alors,  dans  les  clartés  pâles  du  jour  qui  tombe, 
Elle  voit  l'étranger  devant  elle  à  genoux, 
Et  les  yeux  pleins  encor  de  lueurs  d'outre-tombe, 
Elle  lui  tend  les  bras  et  murmure  :  «  C'est  vous  !  » 

La  Belle  au  bois  dormant  qui,  radieuse  et  pure. 
Dut  en  son  noir  castel  s'endormir  pour  longtemps, 
N'est-ce  pas  ton  image,  ô  superbe  Nature? 
Et  le  beau  fils  de  roi,  c'est  toi,  joyeux  Printemps! 

C'est  toi  qui  viens  chercher  la  terre  ensevelie 
Sous  les  âpres  linceuls  des  automnes  glacés, 
Qui  lui  rends  son  sourire  et  sa  splendeur  pâlie, 
Et  dis  en  la  baisant  :  «  Oh  1  renais,  c'est  assez  !  » 


Bevaix,  j  octobre  iSSi. 


LES  SPHINX. 


Sur  les  larges  degrés  des  terrasses  antiques, 
Près  des  piliers  de  marbre  et  des  riches  portiques 
Que  les  reines  foulaient  de  leur  pas  languissant, 
Les  vieux  sphinx  de  granit,  aux  ailes  formidables, 
Se  dressaient,  regardant  au  delà  des  grands  sables 
Où  le  rouge  soleil  met  des  reflets  de  sang. 


Ils  dominent  encor  les  ruines  énormes 

Qui  recouvrent  le  sol  de  leurs  débris  informes; 


126  Jîi  delà. 

Et  le  temps,  ce  vainqueur  aux  sombres  missions, 
N'a  pas  su  renverser  ces  terribles  figures 
Qui  paraissent,  la  nuit,  dans  les  lueurs  obscures, 
Les  sinistres  témoins  des  générations. 

Ils  veillent  sur  les  murs  de  Thèbes  aux  cent  portes; 

Mais  Thèbes,  sa  grandeur  et  sa  gloire  sont  mortes 

De  l'immense  cité  rien  ne  demeure  plus. 
Seuls    ces  titans  rêveurs,  sous  la  voûte  étoilée, 
N'ont  pas  encor  senti  leur  puissance  ébranlée 
Par  le  nombre  pesant  des  siècles  révolus. 

Ils  n'ont  pas  incline  leurs  fronts  hautains  et  mornes  ; 
On  les  voit,  comme  alors,  à  l'horizon  sans  bornes. 
Songer,  graves,  muets,  sous  l'espace  infini. 
Sur  leur  lèvre  immobile  erre  encore  un  sourire 
Si  triste  et  si  profond,  que  l'on  ne  saurait  dire 
Quel  désespoir  habite  en  ces  corps  de  granit. 

Vers  quel  point  est  tourné  ce  grand  regard  étrange 
Qui  jamais  ne  dévie  et  qui  jamais  ne  change  ? 
Sphinx,  interrogez-vous  la  terre  ou  bien  le  ciel, 
La  plaine  qui  rayonne  ou  la  lointaine  étoile, 


Les  sphinx.  izj 

L'avenir  qui  se  tait,  le  passé  qui  se  voile  ? 
Quel  spectacle  retient  votre  œil  surnaturel  ? 

Nul  ne  saurait  ainsi  sonder  tous  les  mystères  ; 
Mais  ce  qui  peut  remplir  vos  rêves  solitaires, 
Ce  que  vous  contemplez  dans  le  vague  lointain, 
N'est-ce  pas  l'homme,  hélas  1  cette  énigme  suprême. 
Dont  nul  ne  sait  le  mot,  qui  s'ignore  elle-même 
Et  ne  peut  désigner  sa  source  ni  sa  fin  ? 

Et  tandis  que  devant  votre  face  immobile 
Qui  sur  l'horizon  bleu  Vaguement  se  profile, 
Pour  vous  interroger,  nous  arrêtons  nos  pas, 
Vous  poursuivez  toujours  votre  recherche  vaine 
Sans  parvenir  jamais  à  sonder  l'âme  humaine, 
Ce  problème  éternel  que  l'on  ne  résout  pas. 

Xcuchntel,  /j  octobre  iSSi. 


AUX    ENFANTS. 


Lorsque  durant  l'hiver,  dans  les  soirs  de  tempêtes, 
Sur  l'oreiller  moelleux  posant  vos  blondes  têtes. 
Vous  fermez  vos  grands  yeux  aux  terrestres  clartés. 
Ne  songez-vous  jamais,  enfants  joyeux  et  roses. 
Auxquels  le  ciel  clément  prodigue  toutes  choses, 
A  ceux  qu'il  a  laissés  seuls  et  déshérités  ? 


Aux  enfants.  129 

Et  tandis  qu'au-dessus  de  votre  couche  hlanclie, 
Votre  mère,  pensive,  avec  amour  se  penche. 
Comme  un  ange  du  ciel  qui  veille  auprès  de  vous, 
Pensez-vous  quelquefois  aux  enfances  sans  nombre 
Qui  n'ont  pour  les  garder  que  la  nuit  morne  et  sombre 
Et  que  le  sol,  au  lieu  de  votre  nid  si  doux? 

Pensez-vous  à  tous  ceux  qui  vont  dans  les  ténèbres, 

Parmi  les  hurlements  sinistres  et  funèbres 

Du  sauvage  ouragan  qui  vole  avec  fracas  ; 

Qui  n'ont  pas  d'autre  lit  que  la  neige  et  la  glace. 

Qui  n'ont  pas  d'autre  toit  que  le  brumeux  espace 

Et  dont  le  seul  refuge  est  souvent  le  trépas  ? 

Ne  les  oubliez  pas,  enfants,  dans  les  prières 
Que  vous  dites  avant  de  clore  vos  paupières 
Et  de  vous  endormir  d'un  sommeil  calme  et  fort  ! 
Dieu  prêtera  l'oreille  à  vos  voix  argentines. 
Qui  s'en  iront  vers  lui  dans  les  sphères  divines. 
Comme  des  cygnes  blancs  aux  grandes  ailes  d'or. 

Il  doit  vous  écouter  bien  mieux  que  nous,  sans  doute, 
O  petits  voyageurs  sur  notre  sombre  route, 


130 


Au  delà. 


Qui  connaissez  encor  le  langage  du  ciel  ; 

Et  sa  grâce  descend  sur  votre  tête  blonde, 

Quand  vos  yeux,  tout  remplis  d'une  lueur  profonde. 

S'élèvent  suppliants  à  son  trône  éternel. 


Bcvaix,  20  octobre  18S1. 


^J 


QUI  ES- TU? 


Je  suis  de  ces  rêveurs  qui  vont,  l'âme  joyeuse, 
Errer  dans  la  forêt  sombre  et  mystérieuse 

Où  volent  les  oiseaux  ; 
Qui  voudraient  s'arrêter  devant  chaque  merveille, 
Devant  chaque  brin  d'herbe,  et  qui  prêtent  l'oreille 
^  Aux  chansons  des  ruisseaux. 


Je  suis  de  ces  rêveurs  pour  qui  le  bois  sauvage. 
Avec  son  dôme  noir  qui  retient  au  passage 
Les  rayons  du  soleil. 


j  32  ^"   ^^'■'^'^■ 


Avec  l'àcrc  senteur  des  superbes  fougères, 
Avec  les  grands  sapins  aux  aiguilles  légères, 
Semble  un  palais  vermeil. 

Je  suis  de  ces  rêveurs  que  la  nature  enchante, 

aui  préfèrent,  dans  l'ombre,  un  rossignol  qui  chante. 

Aux  concerts  des  cités  ; 
Qui,  d'une  étoile  d'or  s'élevant  dans  la  brune. 
D'un  vieux  clocher  qui  luit  sous  un  baiser  de  lune. 

Se  sentent  transportés. 

Je  suis  de  ces  rêveurs  que  la  nature  enivre, 
Qui  veulent  lire  en  elle  ainsi  que  dans  un  livre 

Aux  autres  cœurs  fermé  ; 
Séduits  par  un  insecte  aux  élytres  dorées, 
Par  une  fleur  nouvelle,  aux  profondeurs  nacrées, 

Au  calice  embaumé. 

Je  suis  de  ces  rêveurs  aflamés  de  chimères, 
Qui  s'en  vont,  oubliant  les  tristesses  amères. 

Errer  dans  le  ciel  bleu. 
Et  poursuivre  un  nuage  étrange  qui  s'effiice. 
Un  astre  rayonnant  qui  sillonne  l'espace 

Comme  un  serpent  de  feu. 


Qui  es-tu  ?  I  ?7 

Je  suis  de  ces  rêveurs  que  l'espérance  anime, 
Et  qui,  de  la  vallée,  aspirent  à  la  cime 

D'où  l'on  voit  l'inconnu; 
Qui  cherchent  à  monter  et  non  pas  à  descendre, 
Qui  cherchent  à  sonder,  qui  cherchent  à  comprendre 

Ce  qu'ils  n'ont  pas  connu. 

Je  suis  de  ces  rêveurs  qu'une  seule  caresse 
Suffit  pour  entraîner  à  ta  suite,  maîtresse, 

O  musc  au  front  sacré  ! 
Car  tous  ces  rêveurs-là  sont  tes  fils,  les  poètes, 
Qui  n'ont  pas  d'autre  joie  et  n'ont  pas  d'autres  fêtes 

Que  ton  culte  adoré  ! 


Bevaix,  2;  octoOir  iSSi. 


L'INCONNU. 


Hélas  1  c'est  donc  ainsi  que  toute  chose  passe  I 
Chaque  jour  qui  s'enfuit  n'est  jamais  racheté, 
Et  le  temps  qui  s'en  va  sans  laisser  nulle  trace 
Nous  porte  lentement  jusqu'à  l'éternité. 


Mais  nul  ne  connaît  l'heure  où  la  course  s'achève. 
Alcyons  fugitifs  sur  l'écume  des  flots, 
Nous  allons,  poursuivis  par  un  semblable  rêve, 
Mêlant  la  joie  aux  pleurs  et  le  rire  aux  sanglots. 


L'inconnu, 


135 


L'avenir  devant  nous  parait  riant  ou  sombre, 
Mais  le  but  qu'il  présente  est  le  même  pour  tous; 
Dans  les  clartés  du  jour  ou  dans  l'horreur  de  l'ombre, 
Le  trépas  se  tient  là,  prêt  à  fondre  sur  nous. 

Il  ne  fimt  qu'un  signal  pour  ouvrir  une  tombe. 
Il  ne  faut  qu'un  instant  pour  fermer  un  cercueil  ; 
Par  un  ordre  inconnu  l'étoile  oscille  et  tombe: 
Un  mot  venu  du  ciel  met  un  pays  en  deuil. 

Atome  intelligent  dans  l'immense  matière, 
Grain  de  sable  perdu  sous  l'espace  du  ciel. 
Etre  étrange  et  divers,  fait  d'ombre  et  de  lumière. 
L'homme  est  né  pour  mourir  et  se  sent  immortel. 

II  se  demeure,  hélas  !  une  énigme  à  lui-même. 
Et,  quel  que  soit  le  Dieu  que  son  âme  invoqua, 
Il  n'a  pu  jusqu'ici,  sondant  le  grand  problème. 
Triomphant  et  joyeux  s'écrier  :  Eurêka  ! 

Où  donc  la  vie  humaine  a-t-elle  pris  sa  source? 
Vers  quel  but  inconnu  son  cours  est-il  poussé? 
Vers  d'autres  univers  portons-nous  notre  course  ? 
L'avenir  sera-t-il  l'image  du  passé  ? 


136 


Au  delà. 


Mystère  de  la  vie,  ô  grand  pourquoi  des  clioses! 
Arche  immense  d'un  pont  sur  les  siècles  construit, 
Et  dont  les  deux  piliers,  les  effets  et  les  causes, 
Plongent  l'un  dans  le  vague  et  l'autre  dans  la  nuit. 


Bcvaix,  2)  octobre  iSSi-i}  avril  1SS2. 


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^^^^^e^^^xS 


LE  PROGRES. 


Nous  avons  beau  mêler  tous  les  arts  aux  sciences, 
Nous  n'atteignons  jamais  à  tes  magnificences, 
O  nature,  si  grande  et  si  simple  à  la  fois  ! 
Nous  demeurons  vaincus  par  tes  divins  modèles  ; 
Nos  temples,  nos  palais,  nos  œuvres  immortelles 
Ne  valent  pas  le  dôme  immense  de  tes  bois. 


138  Au  delà. 

Les  plus  belles  couleurs  par  l'homme  préparées 
Pâlissent  à  côté  des  profondeurs  nacrées 
De  quelques  gouttes  d'eau  reflétant  le  ciel  pur  ; 
La  moire  qui  chatoie  et  les  fines  dentelles, 
La  gaze,  le  satin  n'égalent  pas  les  ailes 
D'un  papillon  brillant  qui  se  perd  sous  l'azur. 

La  vapeur  que  l'on  voit  dans  une  course  ardente 
S'élancer  en  jetant  dans  l'air  sa  voix  stridente. 
Coursier  nourri  de  flamme  et  d'un  geste  dompté. 
Ne  peut  suivre  l'oiseau  dont  le  vol  se  balance 
Et  qui,  sans  déchirer  l'harmonieux  silence, 
Traverse  en  un  instant  la  bleue  immensité. 

Les  milliers  de  flambeaux  à  la  clarté  sereine 

Q.ue  l'électricité,  cette  noiivelle  reine, 

Prête  au  génie  humain  pour  combattre  la  nuit, 

Valent-ils  un  rayon  de  soleil  qui  s'épanche 

Sur  un  ruisseau  qu'il  dore  à  travers  une  branche, 

La  lune  des  beaux  soirs  et  l'étoile  qui  luit? 

Tous  les  dogmes  hardis,  les  ténébreux  systèmes 
Inventés  à  plaisir  par  les  hommes  eux-mêmes 


Le  pvgrès. 


139 


Et  qu'on  voit,  ici-bas,  dominer  tour  à  tour, 
Peuvent-ils  égaler  cette  croyance  auguste 
D'un  Dieu  qui  doit  punir,  car  il  est  saint  et  juste. 
Mais  qui  sait  pardonner  parce  qu'il  est  amour! 


Bn'aix,  ;  novnnhrc  iSSi. 


♦ 


LES  IGNORÉS. 


SOUVENIR     DU    SAINT-GOTIIAKD. 


Les  héros  les  plus  grands,  ce  sont  les  moins  connus, 
Ce  sont  ceux  qui  dansl'ombre  accomplissent  leur  tâche; 
Qui,  sans  murmures  vains,  travaillent  sans  relâche, 
Puis  rentrent  dans  la  nuit  dont  ils  étaient  venus. 


Nul  n'en  connaît  le  nombre,  intrépide  phalange 
Prête  à  chaque  péril,  à  chaque  dévoùment. 
Et  que  l'on  voit  parfois  briller  obscurément. 
Comme  un  joyau  de  prix  égaré  dans  la  fange  ! 


Les  ignorés.  141 

Admirables  lutteurs,  qui,  sans  même  savoir 
due  leurconduite  est  noble  et  que  leur  âme  est  grande. 
Donnent  toute  leur  vie  et  leur  joie  en  offrande 
A  cet  austère  maître  appelé  le  devoir  ! 

Ah  !  certes,  parmi  ceux  qu'ici-bas  l'on  encense. 
Artistes,  conquérants  redoutés  et  puissants. 
Beaucoup  ne  valent  pas  ces  humbles  combattants 
Qui  passent  sans  éclat,  sans  beauté,  sans  science. 

Ce  sont  eux  qu'il  faudrait  pouvoir  rendre  immortels, 
Eux  qui  mériteraient  un  temple  à  leur  mémoire, 
Comme  Athène  autrefois,  dans  les  jours  de  sa  o-loire 
Pour  les  dieux  inconnus  élevait  des  autels. 


Bevaix,  10  novembre  1S81. 


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HEURE  SAINTE  DU  501%. 


Heure  sainte  du  soir,  que  j'aime  ton  mystère, 
Où  l'on  sent  palpiter  quelque  chose  d'austcre. 
Quelque  chose  qui  touche  à  la  divinité  ! 
La  terre  est  près  du  ciel,  dans  ces  heures  dernières, 
A  ce  moment  auguste  où  les  grandes  lumières 
Se  fondent  au  couchant  avec  l'obscurité. 

La  nacre,  le  carmin,  le  violet,  l'orange. 

Se  mêlent  lentement  à  l'air  d'un  gris  étrange 

Et  couvrent  l'horizon  de  reflets  chatoyants. 


Heure  sainte  du  soir.  143 

Puis,  comme  un  oiseau  gris  entr'ouvant  sa  grande  aile, 
Le  crépuscule  monte  au  ciel  qui  se  constelle 
Et  semble  un  dais  énorme  émaillé  de  brillants. 

Et  dans  cette  ombre  claire  encor,  la  lune  étale 
La  tranquille  splendeur  de  son  iin  croissant  pâle 
Dont  un  fil  d'or  rejoint  les  deux  extrémités  : 
Tel  un  anneau  tombé  d'une  main  inconnue 
Et  qui,  fixé  soudain  par  un  point  dans  la  nue, 
Se  balance  en  jetant  mille  éclats  argentés. 

Et  ces  éclats  s'en  vont  jusqu'au  lac  qui  repose 
Danser  en  se  jouant  sur  le  gouffre  morose, 
Tandis  que  les  grands  flots  noirs  et  silencieux. 
Inquiets  de  les  voir  troubler  la  nuit  livide. 
S'efforcent,  mais  en  vain,  dans  une  étreinte  humide. 
D'éteindre  ces  rayons  qui  descendent  des  cieux. 

2  décembre  iSSi. 


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'DAVID. 

CANTIQUE    COURONNÉ    AU    CONCOURS    DU   PKESBYTÈUE 

DE  l'Église  évangélique  de  genéve. 


David  n'avait  rien  que  sa  fronde 
Pour  lutter  contre  le  géant; 
Mais  au  fond  de  son  cœur  d'enfant 
Habitait  une  foi  profonde  : 
Il  savait  bien  que  l'Éternel 
Combattrait  avec  lui  pour  sauver  Israël. 


Daviil. 

11  avançait  ferme  et  tranquille 
Contre  le  Philistin  puissant, 
Oiii,  l'œil  hautain  et  méprisant, 
Riait  de  son  air  juvénile 
Et  se  moquait  de  l'Éternel 
Qui  choisissait  David  pour  sauver  Israël. 

Mais,  sans  trembler,  d'une  main  sûre, 
L'enfant,  que  son  Dieu  dirigeait. 
Fit  au  colosse,  d'un  seul  jet, 
Une  inguérissable  blessure. 
Et  c'est  ainsi  que  l'Éternel, 
Selon  son  bon  plaisir,  délivrait  Israël. 

Comme  David,  tu  nous  appelles 
A  de  grands  combats,  ô  Seigneur  ! 
Pour  en  sortir  à  ton  honneur, 
Comme  David  rends-nous  fidèles, 
Et  l'on  verra  que  l'Éternel 
Se  tient  auprès  de  nous  comme  auprès  d'Israël  ! 

Et  si  le  mal  nous  environne, 

Et  s'il  devient  plus  fort  que  uolis, 

13 


145 


146 


Aîi  delà. 


Nous  t'implorerons  à  genoux, 
loi  qui  ne  rejettes  personne  ! 
Et  repondant  à  notre  appel, 
Tu  lutteras  pour  nous,  ô  Sauveur  éternel  ! 


iSSi. 


W 


LORSQUE   LE  50]%  TfESCEXD. 


Lorsque  le  soir  descend,  j'aime  entendre  les  vagues 
Expirer  sur  la  grève  avec  des  sanglots  vagues. 
Tandis  qu'un  rayon  pâle  égaré  dans  les  cieux 
Mêle  son  reflet  clair  au  bleu  triste  des  ondes 
Et  brode  un  ourlet  d'or  sur  les  nappes  profondes 
Qui  jettent  leur  chanson  dans  l'air  silencieux. 


i4{5  Au  (h'Jà. 

J'aime  entendre  le  vent  qui  s'irrite  ou  qui  pleure 
Et  qui  parle  dans  l'ombre  aux  branches  qu'il  effleure 
D'un  baiser  qui  les  fait  frémir  et  s'agiter; 
J'aime  écouter,  pensif,  la  voix  subtile  et  douce 
D'un  insecte  azuré  qui  dit  aux  brins  de  mousse 
Ce  que  nul  être  humain  ne  saurait  répéter. 

J'aime  entendre  le  chant  limpide  de  la  source 
Qui  sur  un  lit  de  sable  accélère  sa  course 
Et  s'enfuit  vers  un  but  qu'elle  ne  connaît  pas. 
J'aime  entendre  le  cri  superbe  du  tonnerre, 
Lorsque  du  haut  du  ciel  il  s'adresse  à  la  terre 
Q.ui  l'écoute  soumise  et  tremble  à  ses  éclats. 

J'aime  écouter,  la  nuit,  tout  seul  devant  l'espace. 
Le  doux  bruissement  du  silence  qui  passe 
Et  la  vague  chanson  qui  s'échappe  du  ciel, 
Mystiques  entretiens  des  sphères  suspendues, 
Comme  des  lampes  d'or,  aux  mornes  étendues 
Où  le  froid  et  la  nuit  ont  leur  règne  éternel. 

Oh  !  que  riiomme  apprendrait  de  choses  merveilleuses 
S'il  percevait  le  sens  des  voix  mvstérieuses 


Lorsque  le  soir  descend. 


149 


Qu'il  entend  s'élever  à  chacun  de  ses  pas  ! 
Mais  cet  hymne  sacré  que  chante  la  nature 
Est  pour  l'esprit  humain  d'une  essence  trop  pure  ; 
Il  peut  le  pressentir,  il  ne  le  comprend  pas. 


12  janvier  1SS2. 


IJ- 


L'ÉNIGME. 


J'aime  à  sonder  l'azur,  à  poursuivre  un  nuage 
Qui  vole  dans  les  airs  comme  un  cygne  sauvage 
Regagnant  vers  le  soir  son  nid  dans  les  ajoncs; 
Mon  regard  l'accompagne  et  je  vais  sur  sa  trace 
Jusqu'à  ce  qu'il  s'arrête  et  lentement  s'efface 
Dans  le  rayonnement  des  vastes  horizons. 


Je  contemple  pensif  l'étoile  vagabonde 

Qui  d'un  cours  inconstant  s'en  va  de  monde  en  monde 


Et  passe  tour  à  tour 


du  nadir  au  zénith  : 


L'ènigvie.  151 

Je  pense  que  bien  loin,  au  delà  de  la  nue, 
Dans  une  sphère  étrange,  à  la  terre  inconnue. 
Il  est  peut-être  un  point  où  l'univers  finit. 

Ce  mystère  du  ciel  me  tourmente  sans  trêve, 

Et,  de  ces  régions  où  mon  regard  s'élève. 

Mon  cœur  voudrait  toujours  sonder  l'immensité; 

Il  cherche  le  secret  que  dérobe  l'espace.... 

Mais  qu'il  suive  dans  l'ombre  un  astre  d'or  qui  passe 

Qu  se  perde  rêveur  parmi  l'obscurité, 

Il  ne  déchiffre  point  ce  problème  insondable; 
L'énigme  qu'il  poursuit  demeure  insaisissable 
Et  la  voûte  d'azur  ne  se  déchire  pas  ; 
Et  le  grand  infini,  sphinx  couronné  d'étoiles, 
Reste  couvert  toujours  d'impénctrables  voiles 
Et  ne  rencontre  point  d'Œdipes  ici-bas. 

2  février  1SS2. 


^■^t^^ 


L'INACCESSIBLE. 


L'homme  n'atteint  jamais  à  l'idéal  qu'il  rêve; 
C'est  en  vain  qu'ici-bas  il  cherche  à  le  saisir; 
Il  ne  peut  y  toucher,  malgré  tout  son  désir, 
Et  devant  lui,  toujours,  il  le  voit  qui  s'élève. 

Ainsi  que  Prométliée,  à  la  terre  fixé, 
Rongé  par  le  désir  qui  le  poursuit  sans  cesse, 
Il  voit,  le  cœur  rempli  d'une  immense  tristesse, 
Flotter  devant  ses  yeux  son  rêve  inexaucé. 


L  inaccessihU.  I  f  * 

Il  ne  peut  le  rejoindre  et  briser  son  entrave, 
Il  ne  peut  échapper  au  châtiment  cruel, 
Et,  se  sentant  créé  pour  l'espace  du  ciel, 
Il  se  trouve  ici-bas  lié  comme  un  esclave. 

Et  le  jour  suit  la  nuit,  la  nuit  succède  au  jour. 
Le  temps,  d'un  pas  léger,  fuit  sans  laisser  de  trace.... 
Mais  jamais  l'homme  encore,  oubliant  sa  disgrâce. 
N'a  rompu  ses  liens  et  chassé  le  vautour. 

Il  n'a  pu  s'affranchir  des  tristesses  amères. 
Il  n'a  pu  s'élever  jusqu'au  vague  infini. 
Et  ne  rejoint  jamais,  hélas  !  pauvre  banni, 
Le  vol  capricieux  et  doux  de  ses  chimères. 


7  fhrier  1SS2. 


'Ml 


LA  LUMIÈRE  IXCOXXVE. 


Lorsque  la  nuit  descend,  nuageuse  ou  sereine, 
Je  vois  soudain  briller  sur  la  hauteur  lointaine 
Un  feu  que  l'on  prendrait  pour  une  étoile  d'or. 
Chaque  soir,  sans  jamais  y  manquer,  il  s'allume 
A  l'heure  où  les  coteaux  s'effacent  dans  la  brume 
Qui  voile  avec  lenteur  la  terre  qui  s'endort. 


Je  contemple  souvent  ce  rayon  solitaire 

Qui  jusqu'à  moi  descend  plein  d'un  vague  mystère; 


La  lumière  inconnue. 


Il  me  semble  parfois  qu'il  m'appelle  vers  lui, 
Et  mon  être  ressent  mille  étranges  envies  ; 
Je  voudrais  m'élancer  hors  des  routes  suivies. 
Jusqu'à  cette  clarté  qui  rayonne  et  qui  luit. 

Je  laisse  aller  mon  cœur  au  gré  de  mes  pensées. 

Et  mille  visions,  aussitôt  effacées, 

S'en  viennent  tour  à  tour  flotter  devant  mes  veux. 

C'est  une  jeune  tille  avec  des  tresses  blondes, 

Avec  de  grands  yeux  bleus  pleins  de  clartés  profondes, 
Si  sereins  et  si  purs  qu'ils  font  songer  aux  cieux. 

Pensive  et  diligente,  elle  coud  sans  relâche. 

Elle  veut  achever,  le  soir  même,  sa  tâche  ; 

Mais  parfois  ses  regards  s'en  vont,  doux  et  brillants. 

Vers  le  large  fauteuil  où  son  aïeul  sommeille, 

Et  la  lampe  répand  une  clarté  vermeille 

Sur  ce  front  de.  vieillard  aux  nobles  cheveux  blancs. 

Ou  bien  c'est  un  joyeux  berger  des  pâturages 
Qui,  pour  se  reposer  de  ses  rudes  ouvrages. 
Vient  trouver  sa  promise  et  près  d'elle  s'assied  ; 
Il  est  robuste  et  fort,  elle  est  active  et  belle, 


156  Au  delà. 

Et  près  d'eux  un  chicii-loup,  leur  compagnon  lidèl 
Dort  la  tète  appuyée  aux  briques  du  foyer. 

Ils  se  disent  tout  bas  de  ravissantes  choses; 
Ils  comptent  s'épouser  dans  la  saison  des  roses, 
Au  temps  où  les  oiseaux  travaillent  à  leur  nid  ; 
Puis  de  rire  !...  Le  chien  redresse  un  peu  l'oreille 
Et,  comme  un  sûr  et  vieux  ami  qui  les  surveille. 
Il  entr'ouvre  à  moitié  son  grand  œil  endormi. 

C'est  peut-être  un  savant,  un  rêveur,  un  artiste, 
Qui  recherche  le  calme  et  que  la  foule  attriste, 
Et  qui  donne  au  travail  les  veilles  de  la  nuit. 
Il  se  croit  oublié  dans  sa  retraite  austère. 
Sans  songer  que,  perçant  les  brumes  de  la  terre, 
Mon  âme  le  devine,  et  mon  regard  le  suit. 

Ou,  retrouvant  encore  au  fond  de  ma  mémoire 
Les  lambeaux  oubliés  d'une  très  vieille  histoire. 
Je  pense  à  quelque  gnome  assis  près  d'un  tombeau 
Où  dort  une  princesse  aux  longs  cheveux  d'ébénc, 
A  la  ligure  pâle  étrangement  sereine. 
Et  que  doit  évejller  un  prince  jeune  et  beau..,. 


L(i  liiiiiicrc  inconnue.  icy 


Hélas  !  et  c'est  ainsi  que  je  garde  mon  rcve  ! 
Je  le  poursuis  toujours  sans  fatigue  et  sans  trêve; 
Plus  d'une  fois  déjà  je  me  suis  dit  :  «  Demain, 
Des  la  pointe  du  jour,  je  m'en  irai  moi-même 
Chercher  le  dernier  mot  de  ce  lointain  problème. 
Jamais  l'aube  qui  suit  ne  me  trouve  en  chemin. 

J'ai  peur  de  voir  crouler  mon  palais  de  chimères  ; 

Les  douces  visions  de  mon  cœur  me  sont  chères. 

J'aime  tant  à  rêver,  seul,  dans  l'obscurité. 

En  te  voyant  de  près,  ô  lumière  discrète. 

Je  me  dirais  sans  doute  :  «  Hélas  !  pauvre  poète, 

Tes  songes  valaient  mieux  que  la  réalité  !  « 


23  février  icSVVj. 


nr 


M 


^^^^^^^^s^^^à^^ 


CHAINES. 


L'aigle,  malgré  l'ardeur  qui  fait  mouvoir  son  aile, 
N'atteint  pas  le  soleil  que  cherche  sa  prunelle. 
Et  l'astre  d'or  s'en  va  dans  l'abime  inconnu. 
Comme  un  roi  qui  descend  les  marches  de  son  trône, 
Le  front  ceint  d'une  immense  et   superbe  couronne, 
Avant  que  jusqu'à  lui  l'oiseau  soit  parvenu. 

Il  a  dû  s'arrêter  dans  cette  course  altière, 

A  l'heure  où,  s'enivrant  d'espace  et  de  lumière. 

Il  montait  en  planant  dans  les  champs  de  l'azur; 


Chaînes.  159 

A  l'heure  où,  débordant  d'une  joie  inconnue. 
En  se  voyant  tout  seul  au  milieu  de  la  nue, 
Il  se  croyait  déjà  le  maître  du  ciel  pur. 

Il  n'a  pu  s'affranchir  à  jamais  de  la  terre; 

Sur  un  rocher  lointain,  abrupt  et  solitaire, 

Ses  aiglons  affamés  suivent  dans  l'infini 

Son  vol  audacieux  qui  dans  l'air  se  balance; 

Mais,  si  loin  qu'il  puisse  être,  au  milieu  du  silence. 

L'aigle  croit  les  entendre  et  revient  à  son  nid. 

C'est  ainsi  que  parfois  l'âme  humaine  s'élève 
Et  s'en  va  dans  le  ciel  sur  les  ailes  du  rêve  : 
Elle  a  soif  d'inconnu,  d'azur,  d'immensité; 
Mais  sitôt  qu'elle  a  fui  les  chaînes  de  la  vie, 
Le  souci,  noir  aiglon  dont  elle  est  poursuivie, 
La  force  à  revenir  dans  la  réalité. 

6  mars  1SS2. 


LES  ^C  A  G  ors. 


Sur  la  console  en  bois  de  chêne 
Pleine  de  mille  bibelots, 
Les  doigts  blancs  de  la  châtelaine 
Avaient  posé  les  deux  magots. 


Les  magots.  iSi 


\ 


Elle  était  joyeuse  et  fol.itre; 
Ses  boucles  d'or  aux  tons  soj-eux 
Sur  son  front  pur  comme  l'albâtre 
Mettaient  un  nimbe  radieux. 

Et  les  magots  branlaient  la  tête, 
Ecarquillaient  leurs  gros  yeux  vairs. 
Avaient  l'air  profondément  bête 
Sous  leurs  amples  vêtements  clairs. 

Leur  bouche  allait  jusqu'aux  oreilles, 
Tant  ils  riaient  fort  tous  les  deux; 
Et  l'enfant  aux  tresses  vermeilles, 
En  passant,  riait  avec  eux. 


Le  manoir  était  en  liesse, 
Plein  d'hôtes  joyeux  et  charmants, 
D'aimable  et  superbe  jeunesse 
Mêlant  les  fleurs  aux  diamants. 


Chaque  soir,  le  long  des  charmilles, 
On  voyait  sous  le  dôme  ombreux 

14. 


102  Ail  delà. 

Beaux  cavaliers  et  jeunes  filles 
S'en  aller,  couples  amoureux. 

Et  pendant  les  fêtes  splendides, 
Devant  les  danses,  les  bijoux, 
Les  nains  aux  visages  stupides 
Riaient  toujours  comme  des  fous. 

Mais,  hélas  !  un  jour  sonna  l'heure 
Où  tout  le  pays  fut  en  deuil  : 
La  mort  entrant  dans  la  demeure 
Mit  la  châtelaine  au  cercueil. 


Sa  blanche  paupière  abaissée 
Voila  pour  toujours  ses  beaux  yeux  ; 
On  la  porta,  calme  et  glacée, 
Dans  le  tombeau  de  ses  aïeux. 


Le  manoir  resta  solitaire. 

Les  grands  volets  furent  bien  clos. 

Et  les  arbres  avec  mystère 

Se  couvrirent  de  leurs  rameaux — 


Les  macrots. 


163 


Pourtant,  sur  la  haute  console, 
Laissant  fuir  les  nuits  et  les  jours, 
Enivrés  d'une  gaîté  folle. 
Les  deux  magots  riaient  toujours. 


14  mars  1S82. 


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PLAISITl  'D'ENFANT. 


Sitôt  que  ma  leçon  se  trouvait  terminée, 
J'allais  au  bord  du  lac  achever  ma  journée 
Et  rire  avec  le  flot  qui  bondissait  joj^eux; 
Et  sur  le  sable  d'or  de  la  riante  grève, 
Je  m'endormais  parfois  pour  écouter  en  rêve 
La  sereine  chanson  du  lac  harmonieux. 

Ou  bien  je  regardais  passer  les  longs  nuages 
Semblant  un  vol  puissant  de  beaux  cygnes  sauvages 
Guidés  par  le  hasard  vers  un  but  inconnu, 


Plaisir  d'enfant.  165 

Tandis  qu'autour  de  moi  les  grandes  sauterelles, 
En  étoilant  le  sol  du  reflet  de  leurs  ailes, 
Volaient  avec  un  bruit  étrange  et  continu. 

Puis,  lasse  de  songer  si  longtemps  sans  rien  faire. 

Je  cherchais  quelque  jeu  qui  pût  me  satisfaire  : 

Sur  les  flots  clairs  et  purs  comme  des  cristaux  bleus. 

Je  faisais  naviguer  une  flotte  tremblante 

De  barques  en  papier,  et  l'onde  scintillante 

Les  portait  doucement  au  loin  vers  d'autres  lieux. 

Et,  souvent,  sur  le  pont  du  navire  fragile 
J'écrivais,  d'une  main  encor  bien  inhabile, 
Quelques  mots  enfantins,  et  posais  quelques  fleurs 
Sur  l'arrière  incliné  des  mignonnes  nacelles, 

—  Pesantes  cargaisons  pour  leurs  coques  si  frêles 

Puis,  les  voyant  partir,  j'essuyais  quelques  pleurs. 

Mes  regards  les  suivaient  sur  l'ondoyante  plaine: 
Je  pensais  que  bien  loin,  sur  la  terre  lointaine 
Où  mes  pauvres  bateaux  aborderaient  un  jour, 
Ils  trouveraient  quelqu'un  sur  le  nouveau  rivage, 
Q.ui  se  demanderait  d'où  venait  ce  message, 
Et,  qui  sait?  m'enverrait  une  flotte  à  son  tour! 


i66  Ah  delà. 

Quel  était  l'inconnu  qui  ferait  cette  chose? 
Je  ne  le  savais  pas,  mais  pourtant  je  suppose 
Que  je  parais  son  front  d'un  nimbe  radieux  : 
Ce  serait  un  seigneur,  une  fée  adorable, 

Une  belle  princesse  assise  sur  le  sable 

Et  je  sentais  mon  cœur  tressaillir  anxieux. 

Et  tous  les  jours  suivants,  pleine  de  confiance, 

J'attendais  la  réponse  avec  impatience 

Mais,  hélas!  mon  bateau  n'est  jamais  revenu, 
Et  je  cherchais  en  vain,  dans  l'éloignement  vague, 
Espérant  chaque  jour  voir  enfin  sur  la  vague, 
Mes  vaisseaux  revenant  du  pays  inconnu  ! 

Jeux  naïfs  de  l'enfance!...  Il  se  peut  qu'on  en  rie  ! 
Mais  j'aime  l'infini,  j'aime  la  rêverie 
Qui  mêle  au  terre  à  terre  un  peu  de  merveilleux  ; 
J'aime  à  quitter  souvent  l'existence  réelle, 
Fût-ce,  comme  autrefois,  pour  suivre  une  nacelle 
Qui  vacille  et  se  perd  sur  le  flot  onduleux. 

^i  mars  1SS2. 


"B^^S^^é.^^ 


'DÉSIii. 


Je  voudrais  dans  un  chant  mettre  toute  mon  àmc, 
Le  rayon  du  ciel  bleu,  le  parfum  des  grands  bois, 
La  force  du  soleil,  la  chaleur  de  la  flamme. 
Et  toutes  les  beautés  comme  toutes  les  voix.... 

Mais  il  faudrait  un  luth  aux  cordes  plus  puissantes  ; 
Devant  ce  grand  désir  le  mien  pleure  attristé; 
Tel  l'oiseau  qui,  malgré  ses  ailes  frémissantes. 
Doit  s'arrêter  vaincu  devant  l'immensité. 


i68  Ail  delà. 

Il  aura  beau  francliir  les  mornes  étendues, 
S'égarer  au  milieu  des  univers  nouveaux, 
Effleurer  en  passant  les  sphères  suspendues 
Dans  l'éternelle  nuit  où  tremblent  leurs  flambeau> 

Si  loin  qu'il  puisse  aller  en  sa  course  rapide, 
Il  ne  verra  jamais  les  bornes  de  l'azur; 
Jamais  son  vol  hardi  n'atteindra  dans  le  vide 
La  limite  inconnue  où  finit  le  ciel  pur. 

ler  avril  iiS'6'2. 


rs^::^^^'-^^^ 


PEGASE   .-JTTELÉ. 


Oh  !  qui  dira  jamais  la  douleur  inipuissaiite 
De  Pégase  arrêté  dans  son  essor  divin 
Ht  qui  sent  tressaillir  son  aile  frémissante 
Sous  le  harnais  pesant  qu'il  veut  briser  en  vain  ! 

Son  être  est  dévoré  par  un  espoir  immense. 

Il  voudrait  s'élancer  dans  l'air  étincelant; 

Mais  sur  le  clianip  étroit  que  son    maître  ensemence 

I!  doit  traîner  le  soc  d'un  pas  égal  et  lent. 

^5 


1 70  Ju  delà. 

Et  coninie,  malgré  lui,  sa  passion  l'anime, 
Comme  il  cherche  toujours  à  reprendre  son  vol, 
Le  paysan,  craignant  cette  douleur  sublime, 
Cherche  le  sûr  moyen  de  l'attacher  au  sol. 

Il  met  le  fier  coursier  entre  deux  bœufs  tranquilles 
Qui  du  matin  au  soir  s'en  vont  indifférents. 
Sans  désirs  insensés,  sans  rêves  inutiles. 
Ouvrant  droit  devant  eux  leurs  yeux  mornes  et  grands. 

Que  peuvent-ils  savoir  de  la  sauvage  envie 
Qui  ronge  ce  captif  vaincu  par  le  destin  1 
Marcher  paisiblement  sur  la  route  suivie. 
Puis  la  nuit,  au  bercail,  dormir  jusqu'au  matin; 

\'oir  chaque  jour  passer,  lent,  calme  et  monotone. 
Sans  que  nul  incident  n'en  traverse  le  cours  ; 
Toujours  du  même  point  voir  l'astre  qui  raj'onne 
Marquer  également  les  heures  et  les  jours: 

\'oilà  leur  existence  invariable  et  douce. 
Qui  suffit  à  leurs  goûts,  et  n'a  pour  excitant 


Pégase  alti'lé.  171 

Qiie  l'aiguillon  du  maitre  et  les  gros  mots  qu'il  pousse 
duand  leurs  pas  ralentis  s'attardent  un  instant 

Et  le  noble  coursier,  dont  le  vol  magnifique 
Effleurait  en  passant  les  astres  radieux, 
Doit  remplir,  enchaîné,  ce  travail  prosaïque, 
Et,  triste,  se  courber  sous  un  joug  odieux. 

Ah  !  n'est-ce  donc  pas  là  ton  image,  ô  génie, 
Toi  que  ton  aile  d'or  veut  emporter  au  ciel. 
Parmi  ces  régions  d'où  la  sainte  harmonie 
Te  jette  les  accents  de  son  nivstique  appel  ! 

Tu  ne  peux  lui  répondre  et  t'élancer  vers  elle. 
Tu  ne  peux  t'abimer  dans  l'azur  étoile. 
Tu  ne  peux,  indomptable  et  sauvage  rebelle, 
Poursuivre  ton  désir  et  ton  rêve  envolé  ! 

O  malheureux  captif  en  des  chaînes  cruelles, 
Qui  d'air  et  de  clarté  seras  toujours  épris, 
Comme  Pégase  aussi  tu  sens  frémir  tes  ailes, 
Et  sur  le  sol  obscur  tu  restes  incompris  ! 


172 


An  delà. 


Sur  la  route  uniforme  et  par  chacun  suivie, 
Sombre  tu  dois  marcher,  et  ta  pensée,  hélas  ! 
Devant  les  vérités  amères  de  la  vie. 
Se  courbe  sous  un  joug  qui  ne  se  brise  pas. 

Et  la  réalité,  ce  laboureur  austère, 

T'attelle,  dédaignant  tes  plus  nobles  élans. 

Entre  l'indifférence  et  la  rude  misère, 

Ces  bœufs  puissants  et  lourds  qui  s'en  vont  à  pas  lents. 


2ç  mai  1SS2. 


JOUTl   TRISTE. 


Il  foisait  gris  dans  ma  demeure; 
J'ai  dit  :  «  Dehors  luit  le  soleil, 
Mon  âme  a  besoin  à  cette  heure 
De  clartés  et  d'éclat  vermeil  !  » 


Il  faisait  triste  dans  la  plaine  ; 
J'ai  dit  :  «Quittons  l'obscurité  !  » 
Et  sur  la  sommité  lointaine 
Avec  espoir  je  suis  monté. 


15. 


174  ^'i  delà. 

La  montagne  était  pleine  d'ombre; 
J'ai  dit  :  «  Fuyons  dans  l'infini, 
Loin  de  la  terre  grave  et  sombre, 
Dans  l'espace  jamais  terni  !  » 

Les  espaces  bleus  étaient  mornes, 
Il  n'y  dansait  point  de  rayons; 
En  vain  j'allai  jusques  aux  bornes 
Des  insondables  régions  : 

Je  n'y  trouvai  point  de  lumière. 
Le  soleil  semblait  s'être  éteint. 
Les  astres  se  cachaient  derrière 
Un  brouillard  pesant  et  lointain. 

Mais  après  cet  effort  suprême. 
L'âme  lassée  et  sans  vigueur, 
Je  dus  m'avouer  à  moi-même 
Q.ue  la  nuit  était  dans  mon  cœur. 

Chuimont,  lo  juillet  1SS2 


r^^^ 


e^^^^^^5^ 


SU%  LA   HAUT  EU  11. 


J'ai  pris  l'étroit  sentier  qui  contourne  l'arête 
Du  grand  mont  incliné   sur  les  flots  clairs  et  bleus; 
Je  suis,  au  bout  d'une  heure,  arrivé  sur  la  crête, 
Et  je  me  suis  assis  sur  le  sol  onduleux. 

Puis  j'ai  prêté  l'oreille  aux  murmures  étranges 
Q.ui  venaient  lentement  expirer  jusqu'à  moi. 
Bourdonnements,  sanglots,   rires,   vagues  mélanges, 
Auxquels  l'âme  répond  sans  s'expliquer  pourquoi. 


176  Au  delà. 

Elle  tressaille  et  vibre,  et  semble  reconnaître 
Ce  langage  mystique  et  tout  harmonieux  ; 
Une  douleur  intense  envahit  tout  son  être, 
Elle  cherche  le  sens  des  mots  mystérieux. 

C'est  comme  une  chanson  dès  longtemps  désapprise, 
Qui  tout  à  coup  résonne  à  notre  cœur  charmé, 
Et  lui  fait  essayer,  dans  sa  douce  surprise. 
D'unir  encor  sa  voix  à  ce  chant  bien-aimé. 

Mais  l'air  seul  est  venu  troubler  nos  rêveries  ; 
Le  sens  à  tout  jamais  pour  nous  s'est  effacé  : 
Nous  ne  retrouvons  plus  les  paroles  chéries 
Et  les  cherchons  en  vain  dans  l'ombre  du  passé. 

Cbciiiiiiont,  1)  juillet  1SS2. 


^ 


LES   VICTIMES  'DE  LA  JEANNETTE. 


L'autre  jour,  par  hasard,  en  ouvrant  la  gazette, 

Mes  regards  sont  tombés  sur  ces  mots  :  «  La  Jeannette.  « 

La  Jeannette  !...  Et  longtemps  je  suis  resté  songeur, 

L'œil  perdu  dans  le  vague  et  la  tristesse  au  cœur. 

Mon  esprit,  emporté  loin  des  lieux  où  nous  sommes, 

En  un  rapide  essor  avait  rejoint  ces  hommes, 

Ces  marins  égarés,  faibles  et  chancelants 

Dans  la  neige,  au  milieu  des  icebergs  croulants. 

Ainsi  j'ai  contemplé  l'héroïque  phalange, 

Où  tu  parais,  Delong,  d'une  grandeur  étrange; 


lyS  Ail  delà. 

Ces  notes  de  ta  main  écrites  jour  par  jour, 
Alors  que  tu  voyais  s'éloigner  le  secours, 
Lorsque,  sachant  déjà  le  salut  impossible, 
Tu  devais,  un  à  un,  sur  ce  chemin  terrible. 
Voir  tes  meilleurs  amis  abattus  par  la  mort. 
Et  que  tu  t'éloignais,  non  sans  avoir  encor 
Mis  sur  l'isolement  de  leur  heure  dernière 
Un  suprême  rayon  d'amour  et  de  prière!... 

Tu  n'as  pas  exprimé  tout  ce  que  tu  souffris; 
Il  faut  savoir  le  lire  entre  les  mots  écrits  !... 
Pourtant,  ni  la  douleur,  ni  l'horreur  infinie 
De  cette  journalière  et  sinistre  agonie 
N'ont  vaincu  ton  courage  et  fait  trembler  ta  foi.... 
Ame  vaillante  et  forte,  honneur  !  honneur  à  toi  ! 

Ainsi  tous,  hier  obscurs,   mais  aujourd'hui   célèbres. 
Ils  demeurèrent  grands  dans  ces  heures  funèbres; 
Et  quand  mon  cœur  les  cherche  en  leur  repos  profond. 
S'ils  se  montrent  à  moi,  c'est  l'auréole  au  front. 

Oh  !  voir  comme  ils  ont  vu  la  mort  impitovable 
S'approcher,  et  garder  l'espérance  inefîlible  ! 


*J 


Les  victimes  de  la  Jeannette. 


179 


Rester  seuis,  sans  secours,  dans  l'horreur  d'un  tel  lieu, 
Loin  des  siens,  du  pays,  et  croire  encore  en  Dieu, 
Sans  plaintes,  sans  murmure!... Oh  Iqu'ilsfurcnt  sublimes! 
Lutteurs,  héros,  martyrs,  aimons-les,  ces  victimes, 
Holocaustes  de  prix,  s'immolant  sans  regrets 
A  ta  cause  divine,  ô  Lumière, 6  Progrès  ! 


Chiiuiiionl,  2j  juillet  iSS~. 


LE   S01%'D'UN  JOU%  'DE  'PLUIE. 


Il  a  plu  toute  hi  journée  ; 
Les  arbres  rêvent  tristement, 
Et  sur  chaque  feuille  inclinée, 
On  voit  trembler  un  diamant. 


Mais  au  milieu  du  jour  qui  baisse, 
Devant  le  grand  ciel  assombri, 
Je  sens  une  vague  tristesse 
Q,ui  s'empare  de  mon  esprit. 


Le  soir  d'un  jour  de  pluie.  i8i 

Au  delà  de  la  voûte  grise, 
Je  voudrais,  en  un  seul  élan. 
De  lumière  éclatante  éprise. 
Fuir  dans  le  ciel  étincelant; 

Comme  le  plongeur  téméraire 
Qui,  d'un  effort  audacieux, 
En  frappant  de  son  pied  la  terre 
Remonte  vers  le  jour  des  cieux, 

Je  voudrais,  joyeuse  et  rapide, 
Dans  un  semblable  et  noble  effort, 
Au  delà  du  ciel  gris  et  vide 
Rejoindre  enfin  le  soleil  d'or. 


'Bcval.x,  26  iwiit  /6\?2. 


16 


FIE  FORTUNEE. 


Heureux  le  paysan  à  l'existence  austère, 
Qui  vit  dans  sa  chaumière  et  cultive  ses  prés, 
Qui  jette  avec  espoir  la  semence  en  la  terre 
Et  recueille  la  gerbe  et  les  épis  dorés. 


Il  sait  qu'il  ne  dépend  ici-bas  de  personne  : 
La  pluie  et  le  soleil  lui  sont  donnés  à  tour; 
Si  la  récolte  est  forte  et  si  l'année  est  bonne, 
Il  rend  grâces  au  ciel,  puis  reprend  son  labour. 


Vie  fortunée.  183 

11  s6  lève  avec  l'aube,  et,  l'outil  sur  l'épaule. 
Il  s'en  va  dans  les  champs  tout  humides  encor, 
Où  sur  chaque  brin  d'herbe  et  sur  chaque  corolle 
Tremble  une  goutte  d'eau,  perle  de  nacre  et  d'or; 

Et  là,  tout  enivré  des  parfums  de  l'aurore. 

Il  se  met  à  chanter  en  aiguisant  sa  faux 

Le  ciel  gris,  lentement,  bleuit  et  se  colore  ; 
Dans  le  taillis  voisin  s'éveillent  les  oiseaux. 

Autour  de  lui  bientôt  tombe  l'herbe  fleurie.... 
j!  revient  au  village  et  soigne  son  bétail. 
Les  vaches,  les  bœufs  roux  rêvant  dans  l'écurie, 
Patients  compagnons  de  son  rude  travail. 

Puis  il  lui  faut  planter,  herser,  passer  sans  trêve 
D'un  labeur  à  quelqu'autre  ;...  il  n'a  jamais  le  temps 
De  se  croiser  les  bras  et  d'ébaucher  un  rêve  : 
La  réalité  seule  absorbe  ses  instants. 

Il  ne  se  forge  point  d'idéales  chimères; 

Il  vit  au  jour  le  jour,  sans  regrets,  sans  désirs. 


184  Au  delà. 

Sans  transports  insensés,  sans  tristesses  amères, 
Sans  mornes  désespoirs,  comme  sans  vifs  plaisirs. 

Il  est  heureux  pourtant,  heureux...  et  je  l'envie, 
Et  quand  les  paysans,  le  soir,  causent  entre  eux, 
Je  les  entends  de  loin,  et  j'admire  la  vie 
De  ces  hommes  obscurs,  mais  forts  et  valeureux. 

Dans  leur  franche  rudesse  et  dans  leur  ignorance. 
Dans  la  sainte  fatigue  infligée  à  leur  corps. 
Ils  ne  connaissent  pas  l'indicible  soufTranee 
De  l'esprit  qui  s'épuise  en  stériles  efforts. 

Asservis  à  la  vie  humble  et  matérielle, 
Ils  n'ont  pas  le  désir  d'échapper  à  ses  lois  ; 

Ils  ne  se  doutent  pas  que  leur  âme  a  son  aile 

L'idéal  les  appelle,  ils  ignorent  sa  voix. 

Ainsi  les  comp.agnons  d'un  héros  de  la  Grèce, 
Rendus  sourds  aux  appels  des  nymphes  de  la  mer. 
Passèrent  sans  ouïr  leur  voix  enchanteresse 
Q.ui  montait  séduisante  et  divine  dans  l'air; 


Vie  fortunée.  185 

Seul,  Ulysse,  attaché  sur  le  pont  du  navire, 
Entendit  cet  appel  mj'Stique  et  fugitif, 
Sans  par\-enir,  malgré  son  farouche  délire, 
A  rompre  les  liens  qui  le  tenaient  captif. 

Champitti't,  9  scplciiibre  1SS2. 


(^ 


ï 


16. 


AMITIE. 


Peut-être  existe-t-il  une  âme  sur  la  terre 
Pour  la  mienne  créée,  et  dont  elle  est  la  sœur  : 
Heureuse  et  fortunée,  ou  pauvre  et  solitaire. 
Elle  me  comprendrait  et  lirait  dans  mon  cœur. 


Elle  partagerait  mes  secrètes  pensées, 
Elle  aurait  mon  amour,  j'aurais  toute  sa  foi  ; 
Sans  cesse  étroitement  l'une  à  l'autre  enlacées, 
J'existerais  pour  elle,  elle  vivrait  pour  moi. 


Amitié.  187 

Nous  ne  nous  ferions  point  de  bruyante  promesse, 
Nous  nous  dirions  beaucoup  en  nous  parlant  très  peu  : 
Un  sourire,  un  regard,  souvent  une  caresse, 
Quelquefois  un  baiser,  tendre  et  discret  aveu. 

Nous  porterions  ensemble  et  la  joie  et  la  peine, 
La  croix  serait  moins  lourde  et  le  bonheur  plus  pur, 
Et  nous  achèverions  notre  carrière    humaine, 
Sûres  de  nous  revoir  au  delà  de  l'azur. 


Cette  félicité  n'est  encore  qu'un  rêve 
Déjà  cent  fois  détruit,  cent  fois  recommencé. 
Et  l'âme  que  j'espère  et  que  j'attends  sans  trêve 
Ne  s'est  point  révélée  à  mon  esprit  lassé. 

Peut-être  que  je  l'ai  déjà  vue  en  ce  monde. 
Peut-être  que  mes  yeux  ont  rencontré  ses  veux, 
Et  dans  le  court  espace,  hélas  !  d'une  seconde. 
Nos  cœurs  qui  s'appelaient  ont  palpité  joveux. 

Nous  nous  sommes  trouvés  bien  prèsde  nousconnaitre. 
Nous  avons  été  près  de  nous  tendre  la  main... 


i88  Ah  delà. 

Puis  avec  un  soupir  qui  montait  dans  notre  être, 
Nous  avons  pris  chacune  un  différent  chemin. 

Nous  avons  poursuivi  la  route  solitaire, 
Le  cœur  plein  de  tristesse  et  de  vague  regret, 
Avec  le  sentiment  que  jamais,  sur  la  terre. 
Un  semblable  destin  ne  nous  réunirait. 


'Bcvaix,  27  scplenibic  1SS2. 


♦ 


^0^;^^^^^$^^^^ 


i 


OH!  LAISSEZ-MOI  !.. 


Ohl  laissez-moi  chanter  !  La  nature  est  si  belle 
Dans  sa  diversité  toujours  jeune  et  nouvelle 
Que  nul  chef-d'œuvre  humain  ne  pourrait  supplanter  ! 
De  l'insecte  à  l'étoile,  elle  charme  mon  être  ; 
Avec  le  renouveau  mon  cœur  se  sent  renaître  : 
La  nature  est  si  belle,  ah  1  laissez-moi  chanter  ! 


Ah  !  laissez-moi  songer  !   La  journée  est  si  brève, 
Et  les  plus  beaux  instants  sont  les  instants  du  rêve 
C'est  alors  que  l'esprit  se  sent  le  plus  léger; 


190  Au  delà. 

C'est  alors  qu'affranchi  de  tout  lien  funeste, 
Il  plane  et  va  se  perdre  en  l'espace  céleste  : 
La  journée  est  si  brève,  ah!  laissez-moi  songer! 

Ah  !  laissez-moi  pleurer!   L'existence  est  si  dure  ! 
De  tout  ce  que  l'on  aime  ici-bas,  rien  ne  dure. 
Dans  l'éternelle  nuit,  hélas  1  tout  doit  sombrer  ; 
Il  faut  voir,  dans  la  lutte  inégale  et  suprême, 
Le  trépas  engloutir  tous  les  êtres  qu'on  aime  : 
L'existence  est  si  dure,  ah  !  laissez-moi  pleurer  ! 

Ah!   laissez-moi  prier!  l'espérance  console; 
Au  front  de  la  douleur  elle  met  l'auréole 
Qui  rend  l'ame  plus  forte  et  lui  fait  oublier. 
En  lui  montrant  le  ciel,  les  larmes  de  la  terre; 
C'est  l'étoile  qui  luit  pour  l'ame  solitaire  : 
L'espérance  console,  ah  !  laissez-moi  prier  ! 

'Btvaix,  2y  septciithir  1882. 


i 


"^  '  "s:^ 


LAMARTINE  T>EVANT  L'EMEUTE. 


1-  1<  A  G  M  \L  N  T  . 


Alors  j'ouïs  le  bruit  d'un  océan  qui  roule 

Sous  le  fouet  terrible  des  vents, 
Et  je  vis  s'agiter  une  innombrable  foule 

Toute  pareille  aux  flots  mouvants. 
lit  les  cœurs  frémissaient  d'une  horrible  colère, 

Pâmés  en  des  transports  ardents  ; 
Et,  dans  les  rangs  pressés,  le  tigre  populaire 

S'éveillait  en  grinçant  des  dents. 
Hommes,  femmes,  enfimts,...  l'infernale  cohorte 

Fatie  des  bourbes  de  Paris, 


192  Au  delà. 

Se  réveillait  soudain,  menaçante  et  plus  forte, 

Remplissant  l'air  d'horribles  cris. 
Forçats,  monstres,  dénions,  meute  folle  et  sans  maitrc, 

Lâchée  en  un  essor  puissant, 
Qiii  peut  les  retenir  ?  La  Terreur  va  renaitre. 

Et  la  Seine  rouler  du  sang. 
Ainsi  qu'aux  jours  affreux  d'une  époque  lointaine, 

La  plus  sombre  d'un  grand  passé. 
Un  souffle  de  malheur,  de  vengeance  et  de  haine 

Chasse  le  peuple  courroucé. 
Le  drapeau  rouge  flotte  et  jette  sur  les  têtes 

Un  reflet  sinistre  et  sanglant; 
Il  ondule —  on  dirait  qu'un  souflle  de  tempêtes 

Passe  dans  l'air  étincelant. 


Alors,  sur  les  degrés  d'un  bâtiment  de  pierre 

Où  montait  le  flot  dévorant, 
Le  front  haut  et  serein  et  la  démarche  altière. 

Parut  un  homme  pâle  et  grand. 
Comme,  durant  les  jours  de  la  splendeur  romaine, 

On  voyait  le  gladiateur 
Descendre  calme  et  grave  au  milieu  de  l'arène 

Parmi  les  fauves  en  fureur, 


Lamartine  devant  l'cineiite.  193 

Dans  ce  pressant  danger  montrant  sa  force  d'ànic 

Et  sa  puissante  volonté, 
II  avançait  sans  trouble,  et  son  regard  de  flamme 

Hayonnait  d'intrépidité. 
D'un  geste  impérieux  il  fit  taire  la  foule. 

Calma  l'orage  déchainé, 
Et  sa  parole,  ainsi  qu'un  fleuve  qui  s'écoule, 

Vibra  sous  l'espace  étonné. 
Ce  fut  une  éloquence  étrange  et  magnitique, 

Ce  fut  un  éblouissement, 
Où  l'on  vit  se  dresser  la  jeune  République, 

Sereine  en  son  blanc  vêtement. 
Et  quand  sa  voix  se  tut,  vers  le  ciel  emportée, 

Abaissant  ses  regards  altiers, 
11  ne  vit  prés  de  lui  qu'une  foule  domptée  : 

Le  tigre  lui  léchait  les  pieds. 


1^82 


c^ 


17 


S-<^i^^^^^>s-^.^^'0^<^<^I5^i>^ 


LA  3\CARE. 


Dans  le  couchant  aux  tons  d'opale 
Où  scintille  l'éthcr  doré, 
Un  nuage  d'un  rose  pâle 
Vole  ainsi  qu'un  cygne  égaré. 


Le  lac  est  comme  de  la  moire 
Sous  les  derniers  feux  du  soleil; 
11  reflète  toute  la  gloire 
Du  ciel  éclatant  et  vermeil. 


La   VI are.  195 

Dans  une  vallée  âpre  et  sombre 
Pleine  de  bourbe  et  de  marais, 
Où  toujours  il  règne  un  peu  d'ombre, 
Où  le  jour  ne  luit  qu'à  regrets, 

Il  est  une  mare  fangeuse  ; 
Quelques  roseaux  croissent  au  bord, 
Et,  sur  sa  rive  dangereuse, 
Le  sol  mouvant  cache  la  mort. 

Dans  les  eaux  noires  et  profondes 
D'où  monte  un  miasme  d'égout, 
Grouillent  des  animaux  immondes 
Dont  on  s'écarte  avec  dégoût. 

Rien  n'éclaire  ce  paysage 
Triste  comme  une  aube  d'hiver 
Et  dont  seul  un  oiseau  sauvage 
Change  parfois  l'aspect  désert. 

Mais  soudain,  dans  la  transparence 

De  l'univers  étincelant. 

Un  rayon  de  magnificence 

Sur  ce  lieu  s'abaisse  en  tremblant. 


196  Ju  delà. 

Et  voilà  qu'en  cette  eau  fétide, 
Sous  ces  flots  noirs  et  croupissants, 
Se  mire  la  clarté  limpide 
Des  espaces  éblouissants. 

Et  c'est  ainsi  que  dans  la  vie 
Il  n'est  pas  un  être  assez  vil. 
Assez  plein  d'astuce  et  d'envie, 
Si  lâclie  et  si  mauvais  soit-il, 

Qui,  dans  un  jour  béni,  ne  puisse, 
Vers  l'infini  levant  les  j'eux, 
Trouver  un  rayon  de  justice 
Et  refléter  un  coin  des  cieux. 


Neuchtitel,  ly  orlohre  1SS2 


^4  QUOI  'BCH.  'IIEVENPR.?.. 


A  quoi  bon  revenir  encore  avec  envie 
Au  souvenir  des  lieux  que  nous  avons  quittés  ! 
Que  nous  fait  le  pays  où  coule  notre  vie  ? 
La  nature  partout  a  les  mêmes  beautés. 


Pourvu  qu'un  coin  du  ciel  sur  notre  tête  brille, 
Pourvu  qu'un  arbre  vert  ombrage  notre  seuil, 
Que  le  soir,  en  rentrant,  une  douce  famille 
Nous  réchauffe  le  cœur  par  son  joyeux  accueil, 

17- 


198  Au  delà. 

Que  nous  faut-il  de  plus  et  qu'importe  le  reste  ? 
Oui,  pourquoi  ces  désirs  et  ces  vagues  regrets 
Qui  ramènent  nos  cœurs  à  quelque  site  agreste. 
Que  nos  regards,  hélas  !  ne  reverront  jamais  ? 

Sachons  donc  oublier  nos  inutiles  rêves. 
Oublier  un  passé  qui  ne  peut  revenir, 
Employer  le  présent  et  ses  heures  trop  brèves 
Sans  y  mêler  le  fiel  d'un  amer  souvenir. 

Soyons  indépendants  des  lieux,  sinon  des  hommes, 
Nous  dont  toute  la  vie  est  un  long  changement, 
Et  sachons  vivre  heureux  dans  l'endroit  où  nous  sommes. 
N'importe  où,  quelque  part  sous  le  bleu  firmament. 

Mais  nous  cherchons  en  vain  à  contraindre  nos  âmes 
De  ne  plus  revenir  au  songe  caressé  : 
Il  faudrait  pour  cela  qu'aux  lieux  où  nous  passâmes 
Un  peu  de  notre  cœur  ne  se  fût  pas  fixé. 

Sur  les  monts,  dans  les  bois,  dans  la  neige  ou  la  glace, 
Sur  les  chemins  cachés,  dans  les  prés  onduleux. 
Nous  avons,  en  marchant,  dessiné  quelque  trace. 
Notre  cœur  a  pensé  sous  leurs  horizons  bleus; 


A  quoi  bon  revenir 


199 


Et  comme  la  brebis  au  sentier  solitaire 
Laisse  aux  buissons  sa  laine  en  flocons  blancs  et  doux, 
Les  lieux  où  nous  avons  vécu  sur  cette  terre 
Gardent  toujours,  hélas  !  quelque  chose  de  nous. 


Neuchàtel,  18  octobre  18S2. 


I  t>^    I  ^/  \    "^rr\     \i     1 1  }  /^  •    ■'\r) 


QUAND  VIENT  L'HIVE%. 


Sur  sa  tige  la  fleur  se  penche, 
L'herbe  jaunit  dans  le  sillon, 
La  feuille  tombe  de  la  branche. 
Le  soleil  baisse  à  l'horizon  ; 

Les  bois  ont  perdu  leur  mystère, 
Les  flots  du  lac  leur  bleu  miroir. 
Et  le  sourire  de  la  terre 
A  disparu  dans  le  ciel  noir. 


Oîiavd  vient  l'hiver.  201 

Laissant  à  quelque  rameau  frêle 
Son  pauvre  nid  vide  et  glacé, 
L'oiseau  s'enfuit  à  tire  d'aile 
Dans  un  vol  hàtif  et  pressé. 

Il  sait  qu'une  terre  fleurie, 

Où  luit  toujours  un  rayon  d'or, 

Nouvelle  et  seconde  patrie. 

L'attend  loin  des  brouillards  du  nord. 

C'est  pourquoi,  dans  un  cri  de  joie, 
Lorsqu'il  voit  pâlir  le  soleil. 
Son  aile  au  vent  froid  se  déploie 
Et  l'emporte  au  pays  vermeil. 

Notre  âme  est  cet  oiseau  volage 
Que  pourchasse  l'hiver  cruel; 
Mais  notre  hiver,  à  nous,  c'est  l'âge. 
Et  notre  patrie  est  le  ciel. 

Et  quand  les  glaces  de  la  vie 
Couvriront  notre  front  chenu, 
Lorsque,  sur  la  route  suivie, 
Le  temps  mauvais  sera  venu. 


Au  delà. 

Comme  l'oiseau,  pleins  d'allégresse, 
Sûrs  de  notre  immortalité. 
Sachons,  sans  regrets,  sans  tristesse. 
Nous  enfuir  dans  l'éternité! 


Piduiix,  aft  oclohir  1SS2. 


SENTIE%  'PERDU. 


Sur  la  montagne  étrange  et  sombre 
Il  est  un  sentier  attrayant, 
Que  l'on  voit  serpenter  dans  l'ombre 
Sous  le  feuillage  verdoyant; 


Les  pins  aux  aiguilles  légères 
Lui  font  un  dôme  immense  et  frais; 
Sur  ses  bords  croissent  les  fougères. 
Ces  dentelles  de  nos  forets. 


Î04  ^4u  delà. 

Mais  parfois  sa  trace  est  couverte 
De  brindilles  et  de  rameaux  ; 
Les  mûriers  et  l'épine  verte 
S'y  déroulent  en  longs  anneaux  ; 

Les  branchages  touffus  des  chênes 
Y  tamisent  un  jour  moelleux, 
Et  les  glands  roux  mêlés  aux  faines 
Germent  sur  le  sol  onduleux. 

Bientôt  il  devient  plus  sauvage. 
L'herbe  y  croit  dans  un  jet  plus  fort, 
De  grands  troncs  barrent  le  passage, 
L'on  n'y  marche  qu'avec  effort, 

Et,  sous  un  dédale  de  ronce, 
D'aubépine  aux  fourrés  épais, 
On  le  voit  soudain  qui  s'enfonce 
Pour  ne  reparaître  jamais. 

Au  delà,  la  haute  ramure 
Étroitement  se  réunit  : 
Rien  ne  frémit,  rien  ne  nmrmure 
Sous  cette  ombre  au  calme  infini. 


Senlier  perdu.  205 


Hélas!  que  d'êtres  sur  la  terre, 
—  Ils  n'ont  jamais  été  nombres  — 
Comme  le  sentier  solitaire, 
Se  sont  dans  le  monde  égarés! 

Qiie  d'êtres  au  cœur  plein  de  joie, 
De  tendresse  et  de  noble  essor. 
Ont  vu  soudain  finir  leur  voie 
Dans  le  grand  calme  de  la  mort  ! 


Bevaix,  2  novembre  1SS2. 


C^ 


i8 


n 


y:^ 


LA   TLUME. 


DERNIÈRE    POÉSIE    u'aLICE    DE    CHAMBRIER. 


J'ai  vu  dmis  la  fange  jaunâtre, 
Au  bord  du  trottoir  ruisselant, 
Une  plume  au  reflet  d'albâtre 
Q.u'avait  perdue  un  pigeon  blanc 


L'oiseau,  dans  un  essor  rapide, 
Avait  passé  devant  mes  yeux, 
Laissant  après  lui  dans  le  vide 
Cette  plume  au  reflet  soyeux. 


La  plume.  207 

Pendant  une  courte  minute, 
Dans  l'air  elle  avait  palpité, 
Puis  avait  commencé  sa  chute 
Vers  la  boue  et  l'Jiumidité. 

Dans  sa  marche  incertaine  et  lente, 
Elle  semblait  encor  chercher 
Une  protection  absente, 
Un  point  auquel  se  raccrocher 

Mais  en  vain!...  Sur  l'ornière  impure. 
Dans  un  vague  frémissement, 
Intacte  encore  et  sans  souilhire. 
Elle  se  posa  tristement.... 

Le  cœur  s'attendrit  et  s'épanclie 
Souvent  sans  qu'on  sache  pourquoi  : 
L'aspect  de  cette  plume  blanche 
Me  mit  dans  l'être  un  vague  émoi  ; 

Elle  me  fit  penser  aux  âmes 
Qu'un  sort  triste  et  mystérieux 
Abandonne  aux  chemins  infâmes 
Où  rampe  le  vice  odieux. 


2oH  Au  delà. 

Qui  pourrait  calculer  leur  nombre? 
Jusqu'ici,  nul  ne  l'a  tenté — 
Et  l'on  s'étonne  si  dans  l'ombre 
On  voit  sombrer  leur  pureté  ! 

C'est  comme  un  ange  aux  grandes  ailes 
Qui  les  laisserait  en  passant 
Tomber,  hélas!  blanches  et  frêles, 
Sur  notre  sol  noir  et  glissant; 

Pour  les  sauver  il  n'est  personne. 
Nul  ne  les  tire  du  bourbier; 
La  nuit  partout  les  environne 
Et  l'orgueil  les  foule  du  pied  ! 

Siiin:  ihite. 


TABLE 


i8. 


TABLE 


Pages 

Lettre  de  M.  Sully  Prudliomme v 

Préface  de  la  quatrième  édition ix 

Alice  de  Chambrier,  Notice  biographique  et 

littéraire,  par  Philippe  Godet i 

AU    DELA . 

Pourquoi  mourir? 63 

Fugitive 66 

Maison  abandonnée     .     .  ' 68 

L'Aïeule 71 

Conte  de  fées 74 


2 1 2  Table. 

L'Automne 77 

Feuilles  d'automne 80 

Chanson  du  soir 8j 

La  Pendule  arrêtée 87 

Captif 92 

Chanson  du  printemps 95 

Les  trois  pas  du  nain 97 

La  Comète 102 

A  l'Helvétie ,     .  106 

Lune  d'été iio 

L'Inscription •     .  112 

La  lune  rouge 115 

Soir  au  village 117 

Confiance 119 

La  Belle  au  bois  dormant 121 

Les  Sphinx 125 

Aux  Enfants 128 

Qui  es-tu  ? 131 

L'inconnu 134 

Le  Progrès 137 

Les  Ignorés 140 

Heure  sainte  du  soir  .     .  ' 142 

David 144 

Lorsque  le  soir  descend 147 


Table.  213 


^'^"■g'"^ 150 

L'Inaccessible  .     .  ,., 
1)2 

La  lumière  inconnue. 

1)4 

Chaînes.     .     .  ,,0 

150 

Les  Magots j^,^ 

Plaisir  d'enfant j^, 

Désir.      .      .  ^ 

Pégase  attelé ^(^^ 

Jour  triste  .... 

'/5 

Sur  la  hauteur.     .  ,_. 

^/) 

Les  Victimes  de /(7  7raHHc//<'.     .  t  — 

Le  Soir  d'un  jour  de  pluie iSo 


Vie  fortunée 

18) 

Lamartine  devant  1' 


iS 

Amitié 

Oh  !  laissez-moi  ! ^^ 

émeute joi 

La  Mare.     .     . 

194 

A  quoi  bon  revenir? jq- 

Qiiand  vient  l'hiver ,qq 

Sentier  perdu 20? 

La  Plume ,  /- 

FIN. 


Ncucliâtel    Suisse).  -  -   Imprimerie  Attlnsçer. 


PQ     Chambrier,  Alice  de 

2204      AU  delà 

C78A9 

1886 


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CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

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