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AU KLONDYKE
A LA MEME LIBRAÎRIE
OUVRAGES DE LA MÊME COLLECTION
Nos grands capitaines. I. Roland, par Léon Ville, officier de l'Iustruction publique.
— II. Du Guesclin, —
— III. Bayard, —
— IV. Jean Bart, —
— V. Napoléon, —
— VI. Bugeaud, —
Pêcheurs de Terre Neuve, par E. Parés.
Les chrétiens en Chine, par Léon Ville.
Un petit tour de Monde, par Joseph Legued.
L'Œuvre des Aïeux, veillées histoHqiies et patriotiques, par l'abbé E. Chaiipd' Avoirs.
Les Martyrs du devoir et de la charité, par Gaston de Broyés.
Un médecin sans diplôme : Pasteur, par Xavier de Préville.
Le Robinson des glaces : Fridtjof Nansen, par Xavier de Prévillk.
Le Ruisseau des Chouans, par Jules Plombryant.
Les plus heureux en ce monde, par J. de Lus.
La fin d'un siècle sans Dieu, par Jean de Ligneau.
Les Anges de la Charité au xix^ siècle, par Gaston de Brotes.
Thrahison et dévouement, par .\uguste Maitrejean.
Au Pôle Nord en ballon, par Léon Ville.
Au Klondyke. — La soif de l'or, par Léon Ville.
Les Corsaires d'Afrique ^Captivité de saint Vincent de Paul), par Léon Ville.
Le Conquérant du Nouveau-Monde : Christophe Colomb, par l'abbé Méressk.
L'Enfant des Korrigans, par- la Comiessu Ly.iir iîo-tuI'chlne.
Huitième Édition
ÉDITEURS
76, rue de Vaugirard et 28, rue d'Assas
PARIS
AU KLONDYKE
LE DERNIER DES NAVAILLES
►a nuit était sombre. Une bise glaciale passait sur
Paris avec un sifflement aigu, figeant l'eau des
ruisseaux et atlachant des stalactites aux vitres
des fenêtres. Onze heures venaient de sonner à Sainte-
Clotilde, avec cette vibration triste qui prolonge le tinte-
ment des cloches dans la brume ouatée des soirées
d'hiver.
8 AU KLONDYKE
Au premier étage dïni vieil hôtel de la rue de Grenelle,
un homme paraissant âgé de vingt-cinq ans, aux traits fins
et distingués, était assis dans un moelleux fauteuil, à
l'angle d'une cheminée où i^étillait un feu clair.
Cet homme était le comte Henri de Navailles.
Son visage d'une pâleur mate, faisait ressortir la nuance
d'un noir de jais de ses cheveux bouclés et de sa fine mous-
tache coquettement relevée.
Le cabinet dans lequel se tenait le comte était meublé
avec tout le luxe confortable moderne.
Sur une petite table, à deux pas du jeune homme, étaient
un pistolet et une feuille de papier timbré^ faiblement
éclairés par la lueur de deux bougies roses qui brûlaient
dans un candélabre jDlacé sur la cheminée.
Le comte semblait plongé dans de sombres pensées, car
il releva soudain la tête en murmurant d'une voix
brève :
— Il le faut.
Se levant, il alla à la table, d'un pas ferme, et saisit le
pistolet, qu'il arma.
A ce moment, un bruit de pas retentit dans le corridor,
et la porte s'ouvrit brusquement, livrant passage à un
homme d'une trentaine d'années, au visage mâle orné
d'une courte barbe blonde.
Il resta quelques instants sur le seuil, fixant un regard
sévère sur le comte qui, son pistolet à la main, semblait
en proie à la plus vive surprise.
— Toi, ici ! s'écria M. de Navailles.
— Mon Dieu! oui, répondit l'arrivant; est-ce que je te
déran*»e?
LE DERNIKU DES XAVAILLES 9
— Mais... non, non, balbutia le comte. Seulement, je
m'attendais si jdcu à ta visite...
L'inconnu fit quelques pas en avant et tendit la main au
comte, en lui disant tranquillement :
— Repose ce pistolet sur la table, et causons.
Le jeune homme obéit machinalement, puis il alla re-
prendre sa place dans son fauteuil.
L'étonnement qui Tavait jusque-là paralysé cessa tout à
coup, et il regarda le nouveau venu, bien en face, en lui
posant cette question :
— Comment se fait-il que tu me fasses une visite à une
heure aussi avancée?
— Oh ! c'est bien simple : j'ai reçu, il y a une demi-heure
à peine, celle de ton domestique.
— Valcntin?...
— Lui-même.
— Voilà qui est étrange !... Et que t'a-t-il dit pour mo-
tiver celle inconvenance ?
— Que son maître allait commettre une lâcheté !
— Charles !... sécria le comte en se dressant, les lèvres
blêmes et les sourcils froncés.
— Eh bien ! quoi ?... N'allais-tu pas te brûler la cervelle
au moment où je suis entré?
— Quand cela serait... qui donc aurait le droit de s'y
opposer ?
— L'honneur!
— Vraiment! ricana le comte. L'honneur exige-t-il aussi
que le descendant des Navailles traîne son existence dans
une médiocrité voisine de la misère?... Tiens, Charles,
laisse-moi te faire connaître ma situation actuelle...
10 AU KLOXDYKE
— Inutile, interrompit celui à qui le comte venait de
donner le nom de Charles ; je la connais aussi bien cjnetei.
Comme le jeune comte faisait un geste d'étonnement, il
continua :
— Ton histoire est celle de beaucoup déjeunes gens de
ta caste. Tes ancêtres t'ont légué un beau nom et une cen-
taine de mille livres de rente. N'ayant pas eu besoin
d'user tes facultés pour amasser cette fortune, tu n en con-
naissais pas la valeur, aussi l'as-tu dépensée sans compter
et maintenant que tu es ruiné, au lieu de recourir au tra-
vail, tu veux te réfugier dans la mort.
— Ne suis-je donc j)as libre de disposer de ma vie?
— Non ! et voilà ce que ton éducation de gentilhomme
n'a pu te faire comprendre. Ta vie ne t'appartient pas ;
c'est un prêt que Dieu t'a fait et dont tu lui dois compte.
Tout homme qui gaspille son existence dans la débauche
commet un vol envers riiumanité, à laquelle il doit son
concours, car tous les hommes sont solidaires les uns des
autres et chacun se doit à tous. N'ayant pas su faire un
noble usage de l'argent que t'avaient légué tes ancêtres,
tu dois à la société une somme de travail intellectuel ou
manuel, selon tes goûts ou tes aptitudes.
— Si je t'écoutais, que dirait le monde?
— Enfin ! voilà donc le grand mot lâché ! Le monde !
c'est-à-dire la galerie de désœuvrés devant qui tu veux
poser jusqu'à la fin ! Mais, insensé ! va donc demander à
ce monde dont tu redoutes si fort le jugement, de t aider
à rétablir ta fortune anéantie ; tu verras ce qu'il te ré-
pondra... je répète ce que j'ai dit en commençant cet en-
tretien : tu veux commettre une lâcheté î
LE DERNIER DES NA VAILLES 11
Cette fois, le comte ne releva point le mot.
— Je vois que tu commences à me comprendre, reprit
son ami, et pour te fortifier dans cette voie, je vais mettre
en parallèle ma vie et la tienne. Où nous sommes-nous
connus? Au collège, n'est-ce pas? As-tu jamais su com-
ment je m'y trouvais? Non. Eh bien! je vais te le dire :
orphelin à dix ans, sans fortune et presque sans parents,
je fus recueilli par un brave fermier de mon village natal,
qui, n'ayant pas d'enfants, résolut de m'adopter. Par ses
soins, je fus placé dans le collège où tu étais toi-même,
puis mes études terminées, il me fit entrer à l'école na-
vale, où je travaillai avec tant d'acharnement que j'en
sortis en tête de ma promotion, et mon protecteur eut en
mourant, l'année dernière, la suprême satisfaction de me
voir lieutenant de vaisseau... Maintenant que tu connais
ma vie de labeur, j'ai le droit de te le dire : comte de Na-
vailles, au nom de la société à qui j'ai payé ma dette, je
te somme d'acquitter la tienne.
Le comte resta quelques instants sans répondre ; puis
relevant la tête, qu'il avait tenue constamment baissée,
il dit lentement :
— Mon ami, tout ce que tu viens de me dire me donne
beaucoup à réfléchir, mais...
— Achève.
— A quoi suis-je bon ?... Que veux-tu que je fasse ?
— D'abord, es-tu complètement ruiné ?
— Tous comptes faits, il me reste une cinquantaine de
mille francs que je laisse, par testament, à toi et à Yalcn-
tin, qui, | our être mon domestique, n'en est pas moins
mon frère de lait : Excuse-moi de vous avoir mis
12 AU KLONDYKE
sur le même plan, mais il m'a toujours été très dévoué.
— Ainsi, il te reste cinquante mille francs, dit l'officier
de marine, comme s'il n'eût retenu .iu'un mot.
— Hélas ! oui.
— Et tu te trouves pauvre !
— Ah ça ! railles-tu ?
— Pas le moins du monde ; seulement tu me semblés
exagérer singulièrement en me parlant de ta ruine.
— Il est vrai qu'en plaçant mon argent, je pourrais
encore avoir deux ou trois mille francs de rente, gogue-
narda le comte. Ah ! pour un ancien concierge, ce serait
une belle position ! Mais, voilà, je suis gentilhomme !
— C'est-à-dire habitué au superflu.
— Tu l'as dit.
— Ainsi, ton manoir des environs de Dijon ?...
— Est vendu depuis un mois.
— Et cet hôtel ?
— Mescréanciersviennentdemel'enlever. . .Les cinquante
mille francs qui me restent sontmêmele reliquat delà vente.
— Quand dois-lu quitter l'hôtel ?
— Demain, avant midi.
— As-tu du courage ?
— Singulière question.
— Réponds-moi toujours.
— J'ai eu quatre duels ; cela te suffit-il ?
— Hum î le duel n'est souvent qu'une fanfaronnade
destinée à poser pour la galerie ; aussi, n'est-ce point de
ce courage de commande que je veux parler, mais bien
de celui qui consiste à affronter crânement des dangers
sérieux, loin des applaudissements.
LE DERNIER DES NAVAILLES 13
— Je te comprends de moins en moins.
— ■■ Je vais m'expliqucr ; prête-moi toute ton attention.
Le comte se renversa dans son fauteuil, croisa les bras
sur sa poitrine, et attendit.
— Il est bien évident, reprit l'officier, que tu ne con-
sentiras point à vivre av2c le revenu de tes cinquante mille
francs.
M. de Xavailles eut un sourire sardonique.
— De même, poursuivit son ami, que tu ne îe sens
aucune disposition pour faire fructifier ton argent, soi!
parle commerce, soit par l'agiotage.
— Je te l'ai déjà dit, je ne suis bon à rien : c'est pour-
quoi j'ai résolu de quitter cette vie qui ne peut plus
m'offrir que des souffrances.
— Et moi, je ne veux pas que tu meures.
— Comment t'y prendras-tu pour m'en empêcher ?
— Je te rendrai une fortune double de celle que tu as
si follement gaspillée.
Le ccmte regarda son ami comme s'il eût douté d'avoir
bien entendu.
— Mon Dieu ! oui, continua ce dernier ; et c'est por.r
cela que je te demandais tout à l'heure si lu avais l'àn^e
bien trempée. C'est que, VGi«;-tu, si l'allriire que j'ai à le
proposer peut donner des bénéfices inespérés, elle oflVe
de réels dangers. J'eusse préféré te voir accepter avec plis
de résignation ta pauvreté, mais puisqu'il en est autre-
ment, aux grands maux les grands remèdes !
— Achève, dit brièvement le comte ; où veux-tu cr
venir ?
— A ceci : l'année dernière, me trouvant en mission
14 AU KLONDl.KE
dans rOcéan Arctique, un accident de chaudière survenu
à mon bâtiment me força de relâcher dans la baie de
Mackenzie, près de la terre des Esquimaux, une des ré-
gions les plus désolées, les plus désertes du globe, dans
ces confins où le continent américain semble s'allonger
pour rejoindre, au-dessus du détroit de Behring, les pays
sibériens. Les réparations devant nous retenir à cet
endroit jDendant près d'un mois, je laissai le commande-
ment du vaisseau à mon second, et je descendis à terre,
avec dix hommes, décidé à explorer un peu lintérieur.
Après huit jours de marche, nous finies la rencontre d'un
chasseur canadien, qui m'offrit, en échange d'un peu de
nourriture, un morceau dor pesant plus d'une livre...
Inutile de t'assurer que je repoussai l'or et que je fis servir
au chasseur un repas aussi complet que le permettaient mes
provisions, ce dont le pauvre homme fut si touché, qu'il
me fit des confidences véritablement extraordinaires...
jai oublié de te dire que nous nous trouvions en plein
Youkon, territoire à peu près aussi grand que la France,
borné au sud par la Colombie anglaise, à l'ouest par
l'Alaska, au nord par l'océan Arctique, à l'est par le dis-
trict de Makenzie, et appartenant au Canada.
— Tu me fais là un cours de géographie que je connais
un peu, dit le comte en souriant.
— C'est possible, mais il est un détail que tu ignores.
— Lequel.
— C'est quil existe, au Youkon, une petite rivière qui
s'appelle le Klondyke, et aussi la rivière des Rennes, à
cause de l'abondance de ces animaux ; or, cette rivière,
dont les cartes, je ne sais pourquoi, ne font aucune men-
LE DERNIER DES NA VAILLES . 15
tion, coule entre des rives où l'or est à fleur de terre.
— Et les Canadiens l'ignorent ?
— Absolument.
— C'est incompréhensible !
— C'est, au contraire, très naturel : le Youkon est ui>2
solitude glacée que quelques tribus de Peaux-Rouges seules
sillonnent, pour chasser les loutres, les castors, les mîjr-
tres et les renards blancs. Ces intrépides enfants des dé-
serts osent seuls se risquer dans cette région où Thiver,
un hiver terrible, dure près de huit mois pendant lesquels
le pays tout entier est plongé dans l'obscurité. Durrait
cette période, quatre heures par jour seulement, une sorte
de crépuscule éclaire la contrée. Il est vrai que, en re-
vanche, il y a quatre mois d'été, pendant lesquels les
journées durent vingt-quatre heures.
— Et tu voudrais me proposer d'aller sur les bords du
Klondyke, afin de refaire ma fortune ?
— Trouverais-tu la proposition mauvaise ?
— Non, si tout ce que tu viens de me dire est exact.
— Pourquoi te trompcrais-je ?
— Loin de moi cette pensée ! mais ton chasseur cana-
dien pourrait avoir exagéré.
— Crois-tu donc que jai accepté ses renseignements
sans les contrôler ?
— Ainsi, tu es certain...
— Que des richesses incalculables reposent sur les bords
du Klond3'ke, oui, mon ami.
— Quelle est la roule à suivre pour s'}»^ rendre ?
— Les rares voyageurs qui se rendent au Youkon, par-
tent de Victoria, d'où ils remontent en bateau le canal de
16 AU KLONDYKE
Lynn jusqu'à Dyca, ville composée de tentes mobiles. Li,
ils s'arrêtent plusieurs jours pour se procurer des Indiens,
qui transportent leur bagage jusqu'aux lacs, à 24 milles au
delà du défilé de Cbilkoot, lequel est à 4.000 pieds de
hauteur. Ce défilé est le point l£ plus dangereu:: de la
route, et il faut, pour le franchir, une vigueur et uno en-
durance peu communes, car on doit se hvrer à une véri-
table escalade de 1.000 pieds, pendant laquelle le moindre
faux pas serait mortel. Ce difficile passage franchi, on
atteint une série de cinq lacs qui conduisent au Youkon à
travers des rapides dangereux.
Tout en donnant ces détails, l'officier de marine tenait
les yeux fixés sur son ami, épiant un tressaillemen': ou
une inquiétude ; mais le visage du comte était aussi calme
que s'il se fût agi de frivolités.
— Allons, dit l'ami de M. de Navailles, je vois que les
dangers ne t'effraient point. Maintenant que je t'ai parlé
de la route que d'autres suivent, je vais t'en indiquer une
qui, à mon avis, est bien préférable, quoique un peu plus
longue, et que je prendrai si tu viens avec moi au Youkon.
— Tu connais une autre route?
— Celle par où j'ai passé lorsque j'ai relâché dans la
baie de Mackenzie.
— Voyons cet itinéraire.
— Partir du Havre, remonter l'Atlantique jusqu'au dé-
troit de Davis, qui sépare le Groënlend de la terre do
Baffin, suivre les détroits de Lancastre, de Barrow, de
Banks, déboucher dans l'océan Arctique et gagner la baie
de Makenzie.
— C'est dit, fit le comte en se levant et marchan' p^:
LE DERNIER DES NA VAILLES 17
la chambre, je pars avec toi... Pour reprendre mon rang
dans le monde, il n'est rien que je ne sois résolu à ten-
ter... Mais, une question.
— Dix si tu veux.
— Quelle somme nous faut-il pour organiser cette expé-
dition?
— Cent mille francs.
— Tu en es sûr?
— Dame ! il nous faut acheter un navire et le garnir,
non seulement de tous les outils nécessaires, mais encore
de provisions pour un temps assez long.
— Qu'entends-tu par outils?
— Des pelles, des pics, des pioches, des fourgons pour
transporter l'or jusqu'au vaisseau... Que sais-je encore...
Le comte fronça les sourcils.
— Allons, dit-il tristement, c'était un rêve, et, en iait
d'or, il faudra que je me contente d'un morceau de
plomb.
— Ah ça ! que signifient tes paroles ?
— Ne t'ai-je pas dit qu'il ne me reste que cinquai/ie
mille francs?
— Si fait.
— Eh bien, comment veux-tu qu'avec celte mui; •
somme...
L'officier interrompit son ami par un éclat de rire
— Crois-tu donc, lui dit-il, que je l'avais oublié?.. M;!:
non, rassure-toi, j'ai songé à tout, et je me charge decoi:.-
plétcr les cent mille francs indispensables à notre voyage
En mourant, mon père adoplif m'a laissé une trenlniiL'
de mille francs, auxquels je n'ai point touché ; pour le
18 AU KLONDYKE
reste, je sais pouvoir compter sur un de mes bons amis.
Le visage de M. de Navailles s'irradia.
— S'il en est ainsi, s'écria-t-il, à nous les trésors du
Klond3''ke et les jouissances de toutes sortes !.. Les dan-
gers ne sont rien, la réussite est tout. Courons au pays de
l'or, emplissons nos sacoches, afin que, au retour, nous
éblouissions Paris de notre luxe et de nos fêtes splen-
dides!.. Eh bien, quoi?.. Cette perspective ne change pas
en lave le sang de tes veines ?
— Tes paroles m'attristent plus qu'elles ne me ré-
jouissent, car en te proposant cette expédition, je n'avais
d'autre but que de te procurer l'occasion de reprendre
ta place dans la société, mais en gentilhomme sou-
cieux de son honneur, et je vois avec tristesse que tu ne
songes qu'à recommencer, dès que tu le pourras, la vie de
dissipation et de débauche qui vient de te conduire à la
ruine, presque au suicide.
— Mon cher, fit le comte d'un air gouailleur, tu aurais
dû entrer dans les ordres au lieu de te faire marin... Vrai !
je ne te savais pas si moraliste !.. Tu fais miroiter à mon
imagination des trésors incalculables, et tu ne veux pas
que je suppute par avance la somme de plaisirs que j'en
pourrai tirer ! Tu oublies donc que l'or n'a été créé et mis
au monde que pour sabler la route que l'homme doit
suivre pour traverser ce que les esprits moroses nomment
cette vallée de larmes?
— Je n'oublie rien, seulement, je raisonne plu.s que toi,
voilà tout. Il est bien évident que rien de ce que le Créa-
teur a mis sur la terre n'est inutile, et s'il a jugé à propos
d'y mettre de l'or, c'est pour que ses créatures l'emploient,
LE DERNIER DES NAVAILLES l'j
mais noblement. Le rôle des privilégiés, à mon avis, est
de venir en aide à ceux qui, moins heureux qu'eux, n'ont
pas connu, à leur naissance, les dentelles et les berceaux
dorés. . . Crois-moi, si tu veux que Dieu favorise notre entre-
prise, songe un peu plus aux misères que tu pourras un jour
soulager, et un peu moins à la folle existence que tu rêves
de reprendre parmi les égoïstes qui, aujourd'hui, ne te
tendraient même point la main pour t'empêcher de rou-
ler dans l'abîme au bord duquel tu te trouves. Si, comme
c'est à peu près certain, tu refais ta fortune, rappelle-toi
le passé et tâche d'y puiser une salutaire leçon.
— Tu m'inquiètes fort, sais-tu, fit le comte moitié ri-anL
moitié sérieux, car je crains d'entendre plus d'une fois
cette mercuriale au cours de notre vo3''age.
— Ne crains rien: ce que je viens de te dire m'étail
dicté par mon amitié pour toi, mais à partir de ce moment,
je ne reviendrai plus sur ce sujet.
— Je retiens cette promesse, et, au besoin, je te la rap-
pellerai... Maintenant, revenons à notre affaire : quana
partirons-nous ?
— Pas avant un mois... Une expédition comme la nôtre
doit être préparée avec soin... A propos : emmènes-tu ton
domestique?
— Ma foi ! non. S'il s'agissait d'un domestique ordinaire,
je remmènerais peut-être, mais Valentin est mon frère de
lait et m'est trop dévoué pour que je l'associe aux nom-
breux dangers que nous devrons affronter. Le jour com-
mence à poindre, je vais lui donner l'ordre de faire por-
ter nos malles dans un hôtel et, ensuite, je lui rendrai s
libcité.
20 AU KLONDYKE
Le comte sonna. Son domestique parut.
C'était un bon gi'os garçon de làge du comte, mais do; t
la robuste carrure et le visage joufflu n'avaient rien de !a
finesse aristocratique de son frère de lait, ce qui ne l'cni-
pêchait pas d'adorer son maître.
Plutarque nous a conté qu'un brave homme d'Argos s'était
pris d'admiration pour Alexandre au point de se faire volon-
tairement son esclave, voire même son chien, dormant de-
vant l'entrée de sa tente, se jetant au plus fort des combats
avec l'espoir d'être tué sousles yeux de son idole. C'est ainsi
que Valentin aimait M. deXavailles; aussi, en apprenant
qu'il allait être séparé delui,sejeta-t il àgenouxpour obte-
nir de faire partie du voyage, et, cela, avec de telles protesta-
tions de dévouement, que le comte, très ému, finit par céder.
— Puisque tu le veux absolument, lui dit-il, viens avec
nous; seulement je te préviens que nous ne reviendrons
peut-être jamais.
Valentin eut ce mouvement des épaules qui signifie,
dans tous les pays : Mourir ici ou ailleurs ! . . .
— Mes malles sont-elles prêtes? reprit le comte.
— Il n'y a plus qu'à les emporter.
— Où comptes-tu aller ? lui demanda son ami.
— Mais... dans un hôtel... n'importe lequel.
— Fais plutôt transporter tes bagages chez moi... Mon
appartement est assez grand pour nous deux.
— Au fait, c'est une idée... Tu as entendu? ajouta-t-il
en s'adressant à Valentin.
— Oui, monsieur le comte.
— Inutile de te dire l'adresse, n'est-ce pas? car iii ne
dois point l'avoir oubliée depuis hier au soir.
LE DERNIER DES NA VAILLES 21
A cette allusion à la visite qu'il avait faite à l'oflicier de
marine, Yalentin rougit jusqu'aux oreilles et lança à l'ami
de son maître un regard chargé de reproches.
— Oh! monsieur YernieiM... se contenta-t-il de dire.
— Tu me reproches de t'avoir trahi, lui dit ce dernier
avec bonhomie, mais tu as tort, car ton maître t'en sait
un gré infini.
— Vrai?... fit l'honnête garçon en regardant le comte.
— Oui, mon bon Valentin, dit le comte. Pourtant, il ne
faudrait pas l'autoriser de cela pour mettre encore ton
gros nez dans mes afTaires.
— Soyez tranquille, monsieur le comte, je ne recommen-
cerai pas, dit le domestique en se retirant... à moins,
ajouta-t-il lorsqu'il fut sorti, que vous ne recommenciez
vous-même.
— Il est sept heures, dit M. de Navailles en consullant
une pendule de Sèvres placée sur la cheminée ; que faisons-
nous?
— Puisque tu dois quitter cet hôtel avant midi, partons
immédiatement... Un peu plus tôt, un peu plus tard!...
Dès que nous serons chez moi, tu prendras quelques
heures de repos, tandis que je commencerai mes dé-
marches afin de faire prolonger le congé de six mois que
je viens d'obtenir.
Le comle ne répondit point. Le front penché, les traits
conlraclés, il semblait en proie à de tristes pensées. C'est
que, au moment de quitter l'hôtel familial où s'était écou-
lée sa vie et qui avait tant de fois retenti des cris joyeux
de la foule frivole qu'il conviait à ses fêles brillantes, une
22 AU KLONDYKE
sourde douleur lui lancinait le cœur et une grande déses-
pérance s'emparait de son âme.
Avec ce mei^eilleux instinct que donne l'amitié, Charles
Vernier comprit les angoisses de son ami.
— Allons, dit-il en lui posant une main sur l'épaule, .
sois homme et redresse-toi. Au lieu de te consumer dans
d'amers regrets qui ne serviraient à rien, tourne tes re-
gards vers l'avenir. En un mot, sois digne du nom que tu
portes. Ton malheur n'étant que le résultat de tes folies,
tu te dois à toi-même de le regarder crânement en face,
sans faiblesse comme sans récriminations. Accepte -le
comme une juste expiation, mais que ton énergie n'en scit
point, pour cela, amoindrie... Nous sommes le 7 fé-
vrier 1892 : dans un an, jour pour jour, tu auras repris
possession de ton hôtel.
— Oh ! murmura le comte, si tu disais vrai !...
— Une seule chose pourrait empêcher ma prédiction de
se réahser : la volonté de Dieu ; car, je te l'ai dit, de nom-
breux obstacles vont se dresser sur notre route.
— Quels qu'ils soient, je saurai les affronter sans pâlir,
sois-en certain. Mais au moment d'abandonner à des
étrangers la demeure de mes pères, je sens mon cœur se
briser.
— Je comprends ta légitime douleur; mais je te le ré-
pète, les regrets ne servent à rien.
— Tu as raison, dit le comte en serrant la main de son
ami : trêve d'idées moroses, et ne songeons qu'à l'avenir.
iC*^
Il
LE CAIMA
I^E temps était splendide. Un soleil éblouissant do*
rait la crête écumeuse des vagues de l'océan
Atlantique. Le Caïman, joli trois mâts, filait,
toutes voiles dehors, sous l'action d'une bonne brise.
Sur le pont, les matelots, gais et insouciants, allaient e^
venaient, un refrain aux lèvres, tandis que le limonier,
assis à la barre, fumait nonchalamment sa pipe.
Appuyé contre le mât de misaine, un homme se tenait
immobile, les yeux fixés sur l'immensité des flots. Il était
là depuis quelques minutes, quand il sentit une main se
poser sur son épaule.
11 tressaillit comme au sortir d'un rêve et se retourna
vivement.
— Charles! dit-il.
— ïu semblés étonné de me voir.
— Pardonne-moi, mais ma pensée était bien loin de ce
navire...
— Puis-je te demander vers quelle rive elle s'était en-
volée I
24 AU KLONDYKE
— Ne le devincs-tii pas ?
— C'est de la lièvre, mais cela passera, monsieur le
comte, dit Charles Vernier, que le lecteur a certainement
reconuu.
Le comte Henri de Navailles poussa un profond soupir.
— Ce voyage sera bien long ! dit-il en hochant la tête.
— Si tu en es déjà là, il vaut mieux virer de bord...
Comment ! nous avons quitté la France depuis quatre
jours, et tu te plains de n'être pas encore arrivé?
— L'existence^, sur ce navire, n'est pas d'une gaieté
folle.
— Espérais-tu donc voyager au son des violons ?
— Non, mais...
— Pas d'observation... A ta première réclamation, je
te fais mettre aux fers.
• — Je voudrais bien voir cela ! s'écria le comte en riant.
— Oublies-tu donc qu'un caiDitaine est roi à son bord ?
— Ainsi, tu me défends de récriminer contre la lon-
gueur du voyage et l'ennui que me cause la monotonie du
paysage ?
— Absolument ; d'autant plus que tu exagères singuliè-
rement. Est-il rien de plus beau que cette immensité qui
nous entoure, que ce soleil qui semble ne briller que pour
nous?... Et ce roulis qui nous berce si doucement, n'est-il
pas agréable ?
— Oui, oui, il est joli, ton roulis ; il m'a donné le mal
de mer pendant deux jours. Puisque le navire est construit
pour marcher aussi à la vapeur, pourquoi t'obstines-tu à
marcher à la voile ? Nous sentirions moins ce roulis que
tu trouves si agréable.
Il était là depuis quelques minutes., (page 2
29).
LE caïman 27
— Mon cher, l'avantage d'un bâtiment comme le Caïman
est de pouvoir poursuivre sa route sans subir de ralen-
tissement dans la marche et d'économiser le combustible
tant qu'Eole veut bien être de la partie. Que le vent tombe
et une heure suffira pour que nous soyons sous pression ;
mais jusque-là, il est inutile de gaspiller le charbon.
— Des économies ?... ricana le comte.
— Mon Dieu ! oui.
— A t'cntendre, on ne se douterait pas que nous allons
conquérir des millions.
— Au contraire, on s'en douterait parfaitement, car la
réussite d'une entreprise dépend du bon ordre avec lequel
on la poursuit...
Charles Vcrnier fut interrompu par son second, qui
s'approcha de lui rapidement.
— Capitaine, dit-il, le vent fraîchit; peut-être ferions-
nous bien de diminuer la toile.
Le capitaine leva la télé, consulta le vent, et fronça légè-
rement les sourcils.
— Vous avez raison, lieutenant, dit-il vivement. Le vent
a fraîchi si rapidement que je ne m'en suis pas aperçu...
Faites carguer la misaine et le "rand hunier.
Une minute plus tard, le maître d'équipage faisait en-
tendre un coup de sifflet, et les matelots de quart s'élan-
çaient dans les agrès.
Charles Vernier suivit attentivement l'exécution des
ordres qu'il avait donnés, puis lorsque les matelots
furent redescendus sur le pont, il dit à son ami.
— Mon cher, puisque tu te plains de la monotonie du
voyage, réjouis-toi, tu vas avoir de fagrément.
28 AU KLONDYKE
— Que veux-tu dire ?
— Dans quelques heures, nous allons essuyei une jolie
bourrasque... peut-être même une tempête.
— Quelle diilérence y a-t-il ?
— La bourrasque dure peu, mais la tempête se prolonge
parfois un jour ou deux.
— Il ne manquait plus que cela !
— Décidément, tu n'es jamais content.
— Sur quoi bases-tu tes prévisions?
— Sur ce petit nuage blanc que tu vois li-bas et qui
semble courir après nous... Le soleil commence à dé-
cliner à l'horizon ; ce sera sûrement pour cette nuit :
— Que devrai-je faire pendant ce temps-là ?
— Rester dans ta cabine, car, sur le pont, tu gênerais
la manœuvre et pourrais être emporté par une lame.
Un coup de vent passa dans les cordages avec un siffle-
ment lugubre.
Le capitaine bondit sur la dunette et, saisissant son
porte-voix :
— Tout le monde sur le pont ! cria-t-il.
Le maître d'équipage descendit dans Tenti^epont et ré-
péta l'ordre de son chef.
En un clin d'œil les matelots furent à leurs postes.
— Attention! cria alors le capitaine... Cargue la grande
voile, le petit hunier et les perroquets !
Ces différents commandements furent exécutés avec
une rapidité et une précision prouvant que Charles Yer-
nier avait bien choisi son équiqage.
Le soleil avait complètement disparu et la nuit venait
rapidement. Les vagues bouillonnantes a\ aient pris subi-
LE caïman 29
tement des proportions ellrayantes. Le Caïman filait
comme un clieval de course, tantôt sur le haut des lames
tantôt plongeant entre elles comme s'il s'engloutissait.
Sur l'ordre formel de son ami, le comte était descendu
dans sa cabine, d'où il entendait avec une certaine ap-
préhension la voix terrible de la tempête, maintenant
dans toute sa fureur. Le ciel était couvert de nuages
noirs sillonnés d'éclairs livides que ponctuaient de ter-
ribles coups de tonnerre. Bientôt la pluie tomba avec
violence. Le navire, secoué dans tous les sens, n'obéissait
plus au gouvernail. Charles Yernier fit carguer ce qui
restait de voiles, mais la bourrasque était telle que le
Caïman continua sa course folle. Cramponnés aux bastin-
gages, les matelots ressemblaient à ces damnés de YEnfer
du Dante, qui sont emportés dans un éternel ouragan.
Soudain, dominant les bruits de la tempête, une voix
mâle, solennelle, se fit entendre. C'était celle d'un timo-
nier breton qui adressait un suprême appel à sainte Anne-
d'Auray. Lorsqu'il eut achevé sa prière, l'équipage entier
la répéta, car chacun comprenait que la puissance divine
pouvait seule sauver le navire.
Cependant, l'ouragan continuait de faire rage et les ma-
telots, malgré leur foi en la mère de la Vierge, commen-
çaient à désespérer, quand le vent s'apaisa presque brusque-
ment en même temps que les nuages s'enfuyaient, laissant
passer entre eux une pâle clarté annonçant le jour.
Pendant une heure encore les flots tumultueux firent
bondir le Caïman; puis, peu à peu, ils se calmèrent et le
soleil émergea majeslucusement à l'horizon.
A ce moment une tête pâle surgit d'une écoutille. A
30 AU KLONDYKE
cette vue, un jeune matelot d'une vingtaine d'années,
sauta d'une vergue sur le pont en criant :
— Yalentin !... Viens, mon ami Valentin, que je t'em-
brasse !
Mais le domestique du comte s'empressa de disparaître
afin d'échajDper à cette expansion dont il se méfiait fort.
En effet, le marin, qui avait nom Loriot, était un espiè-
gle parisien, toujours en quête d'un bon tour à jouer,
A peine à bord du Caïman, il avait constaté que le bon
Valentin était doué dune certaine dose de naïveté.
Comme, en mer, les plaisirs sont assez rares, le rusé Pari-
sien n'avait pas tardé à se procurer des distractions aux
dépens du brave domestique qui, n'étant point habitué
aux coutumes du bord, était bientôt devenu la joie de
l'équipage. Les malices que l'on faisait au pauvre garçon
n'étaient pas toujours d'un .goût exquis : s'il montait sur
le pont pendant que l'on procédait à la toilette du navire,
il était certain de recevoir en plein visage une demi-dou-
zaine de seaux d'eau, désagréments qu'il mettait généra-
lement sur le compte de son inattention. Il s'empressait
alors d'aller changer de vêtements, et revenait gaiement
au milieu des matelots, pour disparaîti'e presque aussitôt
dans une écoulille ouverte comme par mégarde.
Bien qu'il fût doué d'un excellent caractère, Valentin
avait fini par se fâcher tout rouge, car il avait plus d'une
fois remarqué que le Parisien se trouvait près de lui
chaque fois qu'il était victime d'une mésaventure. Droit
et honnête, il lui avait dit franchement ce qu'il pensait ;
mais Loriot n'avait répondu qu'en se jetant à son cou et
en lui jurant une amitié éternelle.
LE caïman 31
Très touché de cette protestation affectueuse. Valentin
avait senti ses yeux se mouiller d'attendrissement, et iî
avait serré dans ses bras le jeune loustic en le priant de
lui pardonner ses injustes soupçons. Mais il n'avait pas
tardé à reconnaître qu'il avait été trop confiant et que la
parole des hommes n'est pas toujours mot d'évangile ;
aussi redoutait-il fort de se trouver en contact avec son
tyran. S'il se fût plaint à son maître, nui doute que les
plaisanteries dont il faisait tous les frais n'eussent pris
fin ; mais il était trop loyal pour racourir à de semblables
procédés. Il se disait que le temps changerait les idées de
ses persécuteurs et que l'on finirait pas le laisser en re-
pos. En attendant, il employait des ruses d'Apache pour
éviter les mauvais tours du Parisien qui, de son côté,
déployait toutes les ressources de son intelligence pour
tendre des pièges au pauvre diable.
Cinq jours s'étaient écoulés depuis la tempête, quand,
un soir, Valentin s'ajDprocha du gaillard d'arrière, où une
dizaine de matelots, assis en rond, écoutaient une histoire
que leur racontait un timonier.
A sa grande surprise, au lieu de l'accueillir par des
lazzis, selon leur coutume, deux marins, sur un signe du
Parisien, s'écartèrent silencieusement afin de lui per-
mettre de prendre place dans le cercle. Il s'assit donc,
heureux de la gracieuseté des matelots, et écouta grave-
ment le récit du conteur.
Quand ce dernier eut achevé sa narration, tous se le-
vèrent : Valentin voulut en faire autant, mais il ne put y
parvenir. Il s'aperçut alors que les matelots l'avaient fait
asseoir sur une couche de goudron irais, de sorte que,
aU kloxdyke
pendant une heure qu'il était resté assis, le fond de son
pantalon s'était littéralement attaché au plancher. Il avait
beau se démener dans tous les sens, impossible de se ti-
rer de là.
Valcntîn voulut en faire autant... (page Sa).
— Ah ! dit-il aux matelots qui riaient en se tenant les
côtes, vous êtes bien méchants !
Tout à coup, une idée géniale traversa son cerveau :
déboutonnant rapidement son vêtement, il s'élança hors
de son pantalon et, en caleçon, s'enfuit précipitamment.
LE caïman 33
poursuivi par les matelots qui lui barrèrent le chemin de
l'écoLitille. Alors, alîolé, honteux de son costume qui n'en
était plus un, il se sauva sur le gaillard d'avant, suivi des
marins. Se voyant serré de près, il bondit dans les agrès
et gagna la vergue de misaine. Le gabier en vigie dans la
grande hune, ne comprenant rien au spectacle qu'il
avait sous les 3'eux, cria, au hasard :
— Une voile sous le vent !
Le maître d'équipage, qui sortait de l'entrepont, répéta
ce cri, et, en moins d'une minute, le capitaine, le lieute-
nant et l'équipage furent réunis sur le pont.
Vn éclat de rire général éclata comme une bordée à la
vue de Valentin qui, cramponné au mât de misaine, à
vingt pieds du pont, suppliait qu'on lui jetât un panta-
lon.
Comprenant en partie ce qui s'était passé, Charles Ver-
nier donna l'ordre qu'on allât quérir le vêtement de-
mandé, et cinq minutes plus tard, Valentin était sur le
pont, rouge de confusion et outré de cette dernière plai-
santerie.
Le capitaine ne songea pas un instant à réprimander
les mauvais plaisants, car il savait que son admonestation
n'eût fait qu'aggraver la situation de Valentin. Il se con-
tenta d'emmener ce dernier dans sa cabine et de lui don-
ner une Hmûc de bons conseils pour qu'il pût. à l'avenir,
déjouer les plans de ses ennemis.
Valentin écouta avec beaucoup d'attention ce que lui
disait l'ami de son maître, et se promit bien de suivre ses
ins'.riiclions.
Comme il avait de l'ordre et de l'économie, il remonln
3
34 AU KLONDYKE
sur le pont pour aller décoller son pantalon ; mais à la
place de son vêtement, il ne trouva qu'une queue de
morue.
— Décidément, murmura-t-il, ces gens-là ont le diable
dans 1© corps !
Au même moment, sa culotte, roulée en boule, fut lan-
cée d'une vergue et lui arriva en pleine figure.
Cette fois, il devint furieux. Apercevant, sur la proue,
un matelot qui riait aux éclats, il courut à lui, mais ce
dernier sélança sur le mât de beaupré qui, comme on le
sait, prolonge la proue et s'avance au-dessus de l'eau. Va-
lentin, lancé comme un boulet, passa par-dessus le bor-
dage.
— Un homme à la mer ! cria le matelot, en même
temps qu'il plongeait. Cinq de ses camarades l'imitèrent
si bien que Yalentin fut immédiatement repêché.
Le lieutenant avait fait mettre en panne et ordonné que
l'on mît une chaloupe à la mer.
L'embaixation touchait à peine les flots, que le domes-
tique du comte en approchait, soulevé par quatre bras
vigoureux, ce qui lui donnait l'aspect d'un dieu marin.
Tant qu'il s'était agi de se divertir, on n'avait pas mé-
nagé les avanies à Valentia ; mais lorsqu'on l'avait vu en
péril, chacun s'était précipité à son secours, avec cette
généreuse abnégation de soi-même qui caractérise la race
française.
Aussitôt que la chaloupe fut remontée, ainsi que Valen-
ï'w et ses sauveurs, Charles "Vernier harangua sévèrement
l'équipage.
— Vos plaisanteries, dit-il en terminant, ont failli coû*
LE CAIMAÎ^ 35
ter la vie à un brave garçon ; j'espère que cela vous ser-
vira de leçon et que, à l'avenir, vous choisirez un peu
mieux vos distractions.
Les matelots se retirèrent, l'oreille basse, car ils se ren-
daient parfaitement compte qu'ils n'étaient point exempts
<ie reproche.
Quant à Loriot, l'étourdi Parisien, il alla droit à Valen-
tin et lui tendit la main en disant d'un ton de voix sin-
cère.
— Mon vieux, ne me garde pas rancune, j'ai fait des
bêtises, mais cela ne se renouvellera pas, je te le promets.
Instruit par l'expérience, Valentin fixait sur son tyran
un œil méfiant, mais il vit, dans son regard, tant de fran-
chise, qu'il serra la main qui lui était tendue.
— Cette fois, c'est bien vrai, n'est-ce pas ? demanda-t-il
pourtant.
— Jeté le jure ! fit solennellement le Parisien.
Et pour lui prouver sa sincérité, il voulut l'emmener
boire un verre de rhum, mais le sobre Valentin, tout en
le remerciant, lui déclara qu'il ne buvait jamais d'alcool,
et que, pour le moment, tout ce qu'il désirait, c'était de
changer de vêtement.
— Eh bien ! va te sécher, lui dit le Parisien en lui
administrant, en signe d'amitié, une tape dans le dos, qui
lui fit faire un bond de deux mètres en avant. Valentin
s'enfuit dans sa cabine en grommelant :
— Ils ont failli me faire noyer avec leurs plaisanteries, cl
maintenant, ils vont me démolir avec leur amitié.
A partir (]c ce jour, Valentin put aller et venir li])rcir(r.t
sans avoir à redouter les brimades ou les facéties. QiKîiui
36 Xtî irlumu it\îi,
il montait sur le pont, les matelots de quart le saluaient
d'un :
— Bonjour, Valcntin !
A quoi il réjDondait, avec son plus gracieux sourire :
— Bonjour, Messieurs !
En apprenant ce qui s'était passé, M. de Navailles était
devenu pâle de colère, car il aimait beaucoup son frère
de lait. Sans son ami, il se fût élancé sur le pont pour apos-
tropher les matelots. Charles Yernier lui représenta fort
logiquement qu'il n'était, pour l'équipage, qu'un étranger,
c'est-à-dire un passager, et que c'était à lui, le capitaine,
à s'occuper de cette affaire. Il expliqua au comte que les
matelots sont de grands enfants que l'on doit prendre par
le cœur et non par des menaces plus ou moins sérieuses.
M. de Navailles se rendit enfin à ces raisons, mais en
se promettant bien d'intervenir si les matelots recommen-
çaient à tarabuster son domestique.
Valcntin fut le première lui faire connaîtrele changement
survenu dans ses rapports avec l'équipage, ce qui lui
causa un sensible plaisir, car dans une expédition aussi
périlleuse, il est indispensable que l'accord entre tous soit
parfait.
Depuis la fameuse soirée où Valcntin avait pris son
bain forcé, il s'était lié intimement avec Loriot, à tel point
que l'on voyait rarement l'un sans l'autre. Le Parisien
accablait son ami de protestations d'amitié ; en revanche,
ce dernier lui rendait une foule de petits services : il lui
cirait ses chaussures et prenait soin de ses vêtements avec
des attentions de bonne ménagère. Après le lavage du
pont, lorsque Loriot descendait dans l'entrepont, il trou-
LE caïman 37
vait toujours sur le bord de son hamac une chemise de
flanelle bien sèche et une vareuse bien brossée, tandis que,
dans un coin, deux souliers Ijrillaient comme des miroirs.
En un mot, le rusé Parisien exploitait sans vergogne le bon
cœur de Valentin, qu'il considérait de bonne foi comme
son domestique. Il allait même jusqu'à lui faire culotter
ses pipes, car, en fumeur consommé, le Parisien avait
horreur de l'odeur de terre qui, lorsqu'elles sont neuves,
se mêle au tabac. Ces jours-là^ Valentin ressemblait à une
cheminée ambulante. Il allait et venait sur le pont, aspi-
rant des nuages de fumée qu'il faisait passer à la fois par la
bouche et les narines. Les autres matelots avaient bien
essayé de le décider à leur culotter aussi des jDipes, mcis
Valentin leur avait répondu par un refus catégorique, dé-
clarant que ce genre d'exercice lui causait d'épouvantables
maux de cœur qu'il ne supportait que pour être agréable
à son ami Loriot.
Chose étrange : dans la conduite de Loriot, il entrait plus
d'espièglerie que de duplicité : tout en se réjouissant du
rôle qu'il faisaitjouer à Valentin, il n'eût point toléré qu'un
autre se moquât de lui. Comme il était robuste et agile et
que, de plus, il connaissait admirablement la savate, celte
escrime des faubourgs parisiens, ses camarades n'avaier.t
^arde de railler ouvertement celui dont il exploitait
-avec tant de désinvolture la naïveté quelquefois exces-
sive.
C'est un malin ! disaient parfois les uns, en parlant de
Loriot.
— C'est une canaille ! disaient les autres, car il abuse
"vraiment trop de ce pauvre garçon.
38 AU KLOXDYKE
— Bah ! reprenaient les premiers, puisque ça leur fait
plaisir à tous les deux...
Ceux-ci étaient certainement dans le vrai, car cliacuo
entend le bonheur à sa façon : Yalentin éprouvait du
plaisir à se dévouer pour le Parisien, qui, lui, était en-
chanté de ces j^révenances.
Un auteur anglais a dit : Pour que deux hommes soient
unis par une solide amitié, il faut que leurs tempéraments
offrent une certaine dissemblance, de manière que « les
angles saillants de l'un pénètrent dans les angles rentrants
de l'autre » formant en quelque sorte une unité complète.
Il n'est donc pas étonnant que ces deux natures si diffé-
rentes se soient comprises : Loriot était intelligent, es-
piègle et quelque peu sceptique ; Yalentin, au contraire,
était un peu naïf, sérieux et confiant. Ils s'étaient donc
complétés l'un par l'autre^ et rien ne semblait devoir
troubler leurs bonnes relations.
Cependant le Caïman, poussé par une bonne brise, filait
rapidement sur l'océan. Un matin, en montant sur le pont,
le capitaine Yernier aperçut du givre après les agrès, in-
dice certain que l'on approchait du détroit de Davis.
11 y avait un mois que le navire avait vu les côtes de la
France s'effacer à l'horizon. Ce voyage à travers l'immen-
sité, sans autre vue que le ciel et les vagues écumantes,
avait singulièrement influé sur l'esprit du comte de Na-
vailles.Lui,qui était naguère d'une insouciance incroyable,
avait fini par subir l'influence de l'ambiance qui l'entou-
rait. Les chants des matelots lui semblaient mille fois pré-
férables aux sons des orchestres qui, autrefois, empor-
taient les valseurs à travers ses brillants salons ; et quand
LE caïman 39
le soir, appuyé sur le bordage, il entendait la voix plain-
tive de la brise passer dans les agi'ès, il se prenait à regai^der
le ciel, le cœur agité par une émotion indéfinissable.
Ce changement n'avait pas échappé à Charles Vernier, et
plus d'une fois il avait surpris son ami rêvant ainsi soits
le scintillement des étoiles. Cette métamorphose l'avait
ravi, car il aimait sincèrement le comte et désirait vivement
le voir revenir à une perception plus exacte des choses de
la vie et des ders^oirs qui incombent à un homme soucieux
de sa dignité et de l'estime des autres, ce qui, jusque-là,
lui avait totalement fait défaut. Un soir que M. de Na-
vailles s'attardait plus que de coutume dans une de ses
rêveries, il s'approcha de lui et lui demanda brusquement:
— A quoi songes-tu donc, Henri ?
— Mais... dit le comte un peu troublé, je ne sais... à
rien.
— Allons, allons, reprit 'Vernier en souriant, ne te dé-
fends pas d'éprouver un certain charme à la contemplation
de ce beau ciel où l'œil du marin croit toujours apercevoir
le visage de Dieu. Ah ! vois-tu, notre existence à nous
autres ne ressemble en rien à celle des habitants des
villes. La vue des merveilles scientifiques au milieu des-
quelles ils vivent leur fait parfois oublier qu'ils ne sont
que poussière et qu'ils retourneront en poussière. Le
scepticisme les envahit et ils ne semblent point se douter
que tout ce dont ils sont si fiers est l'œuvre du Créateur,
sans qui nous serions encore dans le néant. Les marins,
au contraire, sentant continuellement le besoin d'une pro-
tection occulte qui, au moment des dangers, seconde leurs
eiforts, tournent sans cesse leui' regard et élèvent leur âme
40 AU KLONDYKE
sur celui qui peut tout, car sur ces vagues, l'homme se
sent bien peu de chose, et s'il ne comptait que sur lui-
même, le cœur lui manquerait plus d'une fois. La nuit où
nous eûmes à essuyer cette fameuse tempête, n'as-tu pas
entendu Féquipage implorer la patronne des Bretons ?
Sans ce suprême espoir, tu eusses vu mes matelots affolés
de terreur en face de la mort qui se dressait effrayante et
presque inévitable. Au lieu de ce morne désespoir, ils se
tenaient fermes et résolus, confiant en la puissance de
celle qu'ils imploraient... Essaie un peu de leur dire qu'ils
ne lui doivent pas leur salut, tu verras comme ils te re_
cevront ; il n'}^ aurait même rien d'étonnant à ce qu'ils te
fissent passer par dessus le bord.
— Oui, oui, dit le comte ; tu dois avoir raison. Depuis
quelques jours, je ne me sens plus le même : tout un
monde de pensées nouvelles s'empare de mon esprit, et,
fâut-il te l'avouer ?... Eh bien... parfois j'ai honte de mon
existence passée. Je me dis que l'homme doit avoir été
créé pour autre choses que pour les plaisirs frivoles où j'ai
englouti ma fortune.
— A la bonne heure ! s'écria joyeusement Charles
Vernier. Tu te ressaisis enfin et le gentilhomme remplace
le gommeiix oisif... Tes paroles me ravissent, car j'y vois
rindice d'une existence nouvelle pour toi. Dans quelques
mois, tu auras de l'or, beaucoup d'or ! songe à l'employer
utilement, et tu sentiras alors combien il est doux de
pouvoir s'estimer soi-même. Maintenant allons nou
reposer... Le vent est bon, la mer est calme ; demain
nous entrerons dans le détroit de Davis, c'est-à-dire
dans la deuxième partie de notre voyage.
Après cinq jours d'une marche fatiguante... (page 45)
LE caïman 43
Les deux amis échangèrent une poignée de mains, puis
chacun se dirigea vers sa cabine.
Le lendemain, un peu avant le coucher du soleil, le
Caïman quittait l'Atlantique et pénétrait dans le détroit
découvert par le navigateur anglais John Davis, en 1583.
Le temps était brumeux, le ciel bas et nuageux. Une
bise glaciale soufflait avec des sifflements aigus ; aussi, le
comte, peu accoutumé à une semblable température, s'en-
ferma-t-il dans sa cabine avec la ferme résolution de n'en
sortir que lorsqu'il lui faudrait quitter le bord.
Cependant, le navire filait à toute vitesse, et ne tarda
pas à pénétrer dans le détroit de Lancastre,puis dans celui
de Barrow. Doublant ensuite le cap de la Providence,
situé au sud de lîle Melyille, le capitaine entra dans le
détroit de Banks; enfin, passant devantle cap Prince Alfred,
il lança le Caïman dans l'Océan Arctique et gouverna à
l'Ouest, se dirigeant .droit sur la baie de Mackenzie, où il
jeta l'ancre après un voyage de plus de trois mois.
Charles Vernier ordonna que l'équipage prit deux jours
de repos, dont il profita pour aller à terre afin de se pro-
curer des porteurs pour faire transporter le matériel indis-
pensable jusqu'au Klondyke,dont il connaissait l'emplace-
ment exact.
Il n'eut aucune peine à trouver vingt hommes robustes,
habitués au climat. C'étaient, pour la plupart, des Indiens
civilisés, pauvres hères qui, pour une somme relativement
modique, sont toujours à la disposition de ceux qui veu-
lent bien les employer.
Aux termes de leurs engagements, les matelots du
Caïman n'avaient pas de rémunération fixe. Charles
44 AU KLONDYKE
Vernier s'était engagé à leur abandonner un vingtième de
ce que rapporterait l'expédition, moyennant quoi ils lui
devaient leurs services à terre comme à bord. Ils étaient
trente, tous intelligents et énergiques. En mettant le pied
sur le Caïman, ils savaient ce qui les attendait, c'est-à-dire
des fatigues et des dangers sans nombre, peut-être même
la mort ; mais ils savaient aussi qu'en cas de réussite leur
part dans les bénéfices serait fort belle.
Le capitaine décida que vingt hommes de l'équipage
seraient tirés au sort, et se joindraient aux porteurs qu'il
avait engagés ; dix devaient rester à bord. Le tirage au
sort avait pour but d'éviter toute jalousie entre les mate-
lots, car il était bien évident que chacun n'eût pas de-
mandé mieux que de rester sur le Caïman.
Quand les hommes qui devaient l'accompagner furent
désignés, le capitaine fit débarquer des chaloupes démon-
tables qui, par un système ingénieux, pourraient, lorsque
ce serait nécessaire, être placées sur des affûts roulants,
ce qui permettait de voyager par terre et par eau, pré-
caution indispensable dans une contrée comme le Youkon
sillonnée en tous sens par des rivières.
Au moment du départ, chaque matelot fut armé d'un
fusil à répétition muni d'une courte baïonnette, d'un
revolver et d'une hache d'abordage. Cette dernière anne
devait surtout servir à frayer un passage dans les forêts
vierges que l'on aurait à traverser.
Enfin, huit jours après l'arrivé du Caïman dans la baie
de Mackenzie, Charles Vernier et le comte de Navailles se
plaçaient en tête de leur troupe et se dirigeaient vers l'in-
térieur des terres.
LE caïman 45
Malgré les représentations du comte, Valcntin avait
énergiquement refusé de rester à Ijord.
—- Ma place est près de vous, avait-il déclare, et je ne
vous quitterai pas.
Puis il était allé se rangera côté de son ami Loriot, don'.
le nom avait été désigné par le sort pour suivre l'expédi-
tion dans l'intérieur des terres.
Les chaloupes, dont plusieurs étaient remplies de vivres
et d'outils, avaient été placées sur les affûts, que tiraient,
au moyen de cordes, les porteurs indigènes, précédés des
matelots qui leur frayaient un chemin.
Après cinq jours d'une marche fatigante, par un froid
terrible, on atteignit le bord de la rivière Rouge.
Les chaloupes furent mises à l'eau et les affûts embar-
qués. Puis lorsque les hommes se furent installés tant bien
que mal, la petite flotille commença à suivre le courant.
Dtins la première chaloupe se tenaient six matelots, le
comte et le capitaine Vernier qui, une boussole à la main,
dirigeait sa troupe.
Le soir, on fit halte sur une rive rocailleuse et désolée.
Vernier envoya une dizaine d'hommes couper quelques
maigres sapins et l'on alluma de grands feux pour com-
battre le froid mortel de la nuit.
On était en plein été, et Vernier se demandait ce que de-
viendrait l'expédition si elle devait durer deux ou trois
mois, car à en juger par la température actuelle, il était
peu probable que des Européens pussent supporter le froid
rigoureux de l'hiver. Aussi s'employait-il activement à
abréger le voyage le plus possible.
Après avoir suivi le cours de la rivière Rouge pendant
-'G AU KLONDYKE
six jours, le capitaine fit débarquer son monde et replacer
les chaloupes sur les affûts, puis il guida la marche à tra-
vers des défilés tortueux et presque inabordables, jusqu'à
la rivière Plumée ; là, on fit halte pour se reposer une
journée, après quoi Ton traversa la rivière.
Les aventuriers se trouvaient en face des monts Ri-
chardson, au nord du commencement des montagnes ro-
cheuses. A partir de ce moment surgirent des obstacles
sans nombre. Après avoir escaladé, en traînant le matériel,
des collines hérissées de rocs, il fallait avancer à traver un
sol inéi^al et bouleversé comme à la suite d'un tremblement
de terre. Cependant, pas une plainte ne s'élevait : les por-
teurs s'acquittaient bravement de leur tâche, dans l'espoir
d'une gratification ; les matelots quoique souffrant beaucoup
du froid, faisaient preuve d'une belle intrépidité.
Un matin, au moment de lever le camp, un marin
apporta au capitaine une pierre jaunâtre, grosse comme
un œuf d'autruche, qu'il avait trouvée à peu de distance
— De l'or ! s'écria Charles Vernier. . . Ne partons pas
encore, il faut que j'explore les environs.
Il s'éloigna, suivit du comte qui n'avait pu retenir un cri
de joie en entendant l'exclamation de son ami.
Après avoir erré dans plusieurs directions, les deux
aventuriers remarquèrent qu'en se dirigeant à l'ouest, ils
foulaient un sol plus friable et d'une nuance moins foncée.
Soudain, le capitaine s'arrêta comme médusé. Le soleil
venait [de se lever, et ses ra3^ons semblaient donner à la
plaine un reflet doré. Il n'j' avait j >s à s'y tromper, à perte
de vue s'étendait un terrain aurifère, coupé par une petite
rivière étroite et sinueuse.
LE caïman 47
— Ami, dit Vernier en serrant convulsivement le bras
du comte, nous sommes sur les bords du Klondyke. Mes
renseignements étaient exacts car voici, devant nous et
sous nos pieds, les trésors incalculables dont je t'ai parlé...
Oublions la fatigue et le froid. Nous allons puiser à pleines
mains dans ces richesses qui semblent des parcelles du
soleil tombées sur cette terre encore vierge... Ah ! le chas-
seur canadien ne m'avait pas trompé, et il y a bien là de
quoi devenir le roi de l'univers !... Retournons au camp
et faisons transporter ici le matériel, afin que nous com-
mencions les fouilles aujourd'hui même... Eh bien ! tu ne
réponds rien... Qu'as-tu donc... Eh ! mais, tu te trouve.
mal !...
Et Vernier reçut dans ses bras le comte qui, en proie à
une violente émotion, avait subitement pâli :
— Ce n'est rien, dit le jeune homme en se redressant
vivement,
— La vue de tant d'or te trouble, n'est-il pas vrai ?
— Je l'avoue... mais c'est passé. Rclournons au campS
— C'est étrange ! dit Vernier avec un rire nerveux, je
n'aurais jamais cru éprouver l'impression que je ressens
en ce moment. Je ris et j'ai envie de pleurer.
— C'est nerveux, dit le comte en allongeant le pas ;
éloignons-nous et cette impression se dissipera.
En eiïet, à mesure qu'ils se rapprochaient du camp, celte
sorte de fascination qui les avait remplis d'un trouble indé-
finissable disparaissait graduellement, et lorsqu'ils eurent
rejoint leurs compagnons, ils étaient redevenus com-
plètement calmes.
La troupe se mit immédiatement en marclie.
48 AU KLOXDYKE
En arrivant sur le terrain que l'on devait exploiter, les
deux amis furent très étonnés de ne pas ressentir l'émo-
tion qui les avait précédemment agités ; mais en revanche
les matelots se mirent à chanter et danser comme s'ils
étaient en proie à une véritable frénésie.
— De lor !... De 1" or !... hurlaient-ils sur les airs les
plus variés.
Les deux amis souriaient de cette folie passagère dont
ils avaient eux-mêmes ressenti les premières atteintes, mais
ils ne pouvaient s'empêcher de faire quelques réflexions
philosophiques sur cette étrange influence magnétique de
lor, pour la possession duquel tant de crimes se com-
mettent, comme aussi tant de belles actions.
Les indigènes, plus calmes que les matelots, se conten-
taient d'exprimer leur satisfaction par des regards brillants
de convoitise.
Comme tout a une fin, l'exaltation aussi bien qu'autre
chose, les chants et les danses cessèrent enfin, et l'on put
procéder à l'installation définitive du campement.
Quoique cette contrée fût absolument déserte, le capi-
taine Yernier n'en prit pas moins de minutieuses précau-
tions afin d'être prêt à toute éventualité. Pendant que les
indigènes déchargeaient les chariots, les hommes de
1 équipage abattaient quelques arbres rabougris qui pous-
saient ça et là, comme à regret, et les amoncelaient près
du camp.
Ce soir-là, les matelots soupèrent joyeusement, ce qui
ne leur était pas arrivé depuis qu'ils avaient quitté le
Caïman. Après le repas, lorsque les pipes furent allumées,
les propos les plus extravagants, les projets les plus in-
Cet enfant de la Garonne parlait gravement de faire construire un château
style moyen-âge... (page 51).
LE caïman 51
sensés prirent leur vol. Encore sous le coup de l'émotion
qui les avait affolés, les matelots faisaient des rêves d'ave-
nir: l'un parlait d'acheter une douzaine de navires et de
se faire armateur; un autre déclarait qu'il préférait placer
son argent et vivre somptueusement avec les deux ou trois
cents mille francs de rente qu'il se ferait ainsi. Le plus
ambitieux de tous était un Gascon: cet enfant de la Ga-
ronne parlait gravement d'acheter tout un chef-lieu d'ar-
rondissement, d'y faire construire un château style moyen-
âge et de rétablir le servage dans ses domaines. 11 était
bien entendu que le droit des gens, la loi, les gendarmes
n'existeraient plus pour lui ; pour un peu, il eût parlé de
mettre le Youkon dans sa poche et de retourner tranquille-
ment dans son pays.
Le Parisien, qui avait écouté en riant toutes ces bille-
vesées, jeta subitement une douche sur ces cervelles en
ébullition.
— Pour faire tant de projets, dit-il tout à coup, savez-
vous seulement à combien se montera votre part de béné-
fices?
L'enthousiasme toml)a comme par enchantement et les
pipes s'éteignirent d'elles-mêmes à ces simples mots qui
rappelaient chacun au sentiment de la réalité,
— Quel malheur ! soupira le Gascon ; je croyais déjà
que c'était arrivé.
Les aventuriers se retirèrent alors sous des bâches éle-
vées à la hâte pour tenir lieu de tentes et tout dormit bien-
tôt dans le camp, à l'exception de deux matelots placés en
sentinelle.
III
LA MOISSON d'or
!És que l'aube parut, un coup de sifflet réveilla les
dormeurs, qui furent sur pied en un clin dœil,
tant on avait hâte de se mettre à la besogne
Le capitaine fit distribuer des pioches aux indigènes,
qui se mirent immédiatement au travail. A mesure que
des pépites d'or jaillissaient du sol, les matelots s'en em-
paraient et les jetaient dans des baquets pleins deau où
la terre se liquéfiait, tandis que le précieux métal tombait
au fond. L'eau, ou plutôt la boue vidée, on recueillait lor,
qui était aussitôt enfermé dans des sacs de toile.
La récolte de cette première journée émerveilla les
deux amis. Jamais, dans leurs plus folles espérances, ils
n'eussent osé concevoir un tel résultat.
Après un mois de travail, les chaloupes étaient pleines
de sacs d'or empilés de façon à ne point perdre de place.
Le capitaine songea alors au retour. Le chargement
étant aussi complet que possible, rien ne retenait plus les
aventuriers. Pourtant, chacun éprouvait une sorte de re-
54
AU KLONDYKE
gretàab andonner les immenses richesses au milieu des-
quelles on s'ébattait. Il ne fallut rien moins que Ténergie
du chef pour décider ses hommes à faire les préparatifs
de départ.
— Que regrettez- vous ? leur dit-il. Nos chaloupes sont
pleines d'or et nous ne pouvons en emporter davantage.
Remettons-nous donc en route sans plus tarder et rega-
gnons le Caïman. Si nous nous attardions ici, nous se-
rions surpris par l'hiver et, alors, adieu le chargement !
Peut-être même ne sortirions-nous pas de cet affreux
pays.
Convaincus par ces paroles de leur capitaine, les mate-
lots aidèrent les porteurs à placer les chaloupes sur les
affûts, et l'on reprit la route déjà si péniblement parcou-
rue. Mais une déception attendait les aventuriers sur la
rive de la rivière Plumée, qu'il fallait traverser pour ga-
gner là rivière Rouge : la première chaloupe que Ton mit
à l'eau sombra, et il fallut plusieurs heures pour ramener
à terre son chargement.
Le capitaine fit alors alléger les chaloupes des deux
tiers de leur cargaison, ce qui nécessita des allées et ve-
nues qui prirent deux jours.
Une fois au bord de la rivière Rouge, autre désagrément;
au lîeu de remonter le com-ant, il fallut suivre la rive,
puisque les chaloupes n'auraient pu tenir à flot, aussi
n'avançait-on que lentement. Parfois, il fallait faire halle
pour relever une chaloupe qui venait de verser, ou bien,
accident plus grave, pour réparer un affût. Mais où il fal-
lait déplo3'er une énergie surhumaine, c'était pour fran-
chir les montagnes. Presque toujours on était obligé de
LA MOISSON D*OR 55
décharger ies véhicules et de transporter, Tun après l'au-
t re, les sacs d'or qu'ils contenaient, jusqu'à la cime,
puis c'était le tour du matériel, après quoi l'on opérait la
descente sur l'autre versant, en agissant de la même ma-
nière.
Aumilieu de toutes ces difficultés, le capitaine Vernier
se multipliait, encourageant ses hommes et prêchant
d'exemple. Quant au comte, il maugréait contre ces nom-
breux obstacles et ne s'occupait que de sa propre per-
sonne, suivi pas à pas par son fidèle Valentin qui veillait
sur lui avec la sollicitude d'une mère.
Quelques jours de marche séparaient encore nos aventu-
riers de la baie de Mackenzie, quand une pluie diluvienne
vint ajouter à leurs embarras déjà si grands. Ils étaient
obligés de contourner de véritables lacs. Parfois ils
allaient, des heures entières, avec de l'eau jusqu'à la cein-
ture. Pour combatire le froid qui, dans ce cas, engour-
dissait leurs membres exténués, le capitaine Vernier fai-
sait préparer du café que l'on avalait bouillant. Il prenait
tant de précautions et veillait si bien à tout, que, chose
extraordinaire, aucun de ses hommes ne tomba malade.
Lorsque l'on faisait halte pour la nuit, de grands feux
étaient allumés, et chacun faisait sécher soigneusement
ses vêtements, puis un souper abondant était servi, après
quoi l'on se couchait tant bien que mal.
— Oh ! mon hôlel de la rue de Varennes ! soupirait par-
fois le comte de Navailles.
—•Tu le leverras, lui réjDondait son ami ; seulement, il
faut le gagner, car il ne t'appartient plus, puisque tes
créanciers s'en sont emparés.
56 AU KLONDYKE
L'on arriva enfin en vue de la côle, et bientôt les mâts
du Caïman ajDparurent aux yeux émerveillés des mate*
lots, qui saluèrent leur navire par des hurlements de joie
aussi retentissants que prolongés. Manifestation bien com-
préhensible chez des hommes venant d'affronter tant de
dangers et de supporter tant de souffrances.
L'embarquement de l'or prit une journée. Cette opéra-
tion achevée, les porteurs furent largement rétribués, puis,
profitant d'un vent favorable, le capitaine fit lever l'ancre,
et le Caïman reprit, toutes voiles dehors, la route déjà
parcourue, emportant dans ses flancs les espérances et les
rêves des hardis aventuriers.
Se souvenant de la tempête qui avait assailli son navire,
Vernier ne voulut pas risquer de perdre, en traversant
l'Atlantique, les fruits de tant de fatigues. En conséquence,
il relâcha à New York, où il échangea sa cargaison contre
des traites à vue sur une banque du Havre, représentant
cinq millions.
— Dans un naufrage, avait-il dit à son ami, les hommes
se sauvent quelquefois, la cargaison jamais. Maintenant
que je l'ai en portefeuille, nous aurons bien du malheur
si elle nous échappe.
Cette manière de voir avait été accueillie favorablement
par les matelots, qui, connaissant les caiDrices des flots,
songeaient avec terreur à ce qu'il adviendrait en cas de
sinistre. Aussi fut ce allègrement qu'ils larguèrent les
voiles au moment du départ, et le Caïman, allégé de sa
lourde cargaison, fila rapidement à travers les vagues
bleues de l'Atlantique.
Au bout de deux jours, le vent tomba subitement. Le-
J'irai porter mes picaillona à la bonne vieille... (page Gl).
LA MOISSON d'or 59
capitaine fit allumer la machine, et une heure après, le
navire reprenait sa marche, avec, seulement, sa brigan-
tine et son grand foc, les autres voiles ayant été car-
guées.
Le Caïman qui, jusque-là, avait marché gracieusement'
incliné sur le flanc, se redressa, et le halettement de la
machine remplaça le murmure de la brise dans les
agî'ès.
Profitant de ce que le calme de la mer ne nécessitait
point sa présence sur le pont, le capitaine Vernier emmena
son ami dans sa cabine et s'occupa des comptes.
L'équipage devait recevoir un vingtième des bénéfices,
c'était donc deux cent cinquante mille francs que les ma-
telots devraient se partager.
Ce point arrêté, on discuta sur la part qui revenait au
lieutenant. 11 n'avait eu que peu de chose à faire, mais il
n'en avait pas moins été le commandant du navire en
l'absence du capitaine, dont il était un ancien camarade ;
de plus, il n'eut pas été juste qu'un officier touchât la
même solde qu'un matelot. Les deux amis décidèrent
donc qu'il lui serait attribué, sur leurs parts, une somme
de vingf mille francs.
— Reste le Caïman, dit le capitaine, je le revendrai bien
ce qu'il nous a coûté.
— Pourquoi le vendre? dit vivement le comte.
— Que veux-tu donc en faire?... Tu ne penses pas
le faire monter en épingle et le porter à ta cravate comme
un souvenir de notre voyage.
— J'avoue qu'il me gênerait un peu.
— Eh bien, alors?,..
GO AU KLONDYKE
— Ne peut-il nous servir à faire des voyages d'agré-
ments ?
— Peste! comme tu prends goût au métier !
Le comte rougit, mais ne répondit pas. Il avait évidem-
ment une arrière-pensée, mais laquelle?...
C'était l'opinion de Yernier, mais il était trop délicat
pour gêner son ami par une question indiscrète. Puisque
ce dernier ne jugeait point à propos de s'expliquer fran-
chement, il feignit de se contenter de ce qu'il lui disait et
consentit à conserver le navire.
Pendant que les deux amis discutaient ainsi, Loriot et
Valentin, assis sur le gaillard d'avant, causaient également
de leurs petites affaires, ce qui leur était d'autant plus i\i-
cile que chacun connaissait maintenent le chiffre de ce
qu'il aurait à toucher en arrivant en France.
— Que feras-tu de ton argent? avait demandé le Pari-
sien
— Quel argent? répondit Valentin.
— Mais ta part dans les hénéfices.
— Il ne me revient rien. J'ai accompagné mon maître,
parce que c'était mon devoir, mais je n'ai rien à voir dans
le succès de l'expédition, si ce n'est que j'en suis hien
heureux pour monsieur le comte.
'- En voilà du désintéressement !
— En quoi cela t'étonne-t-il ?
— N'as-tu pas travaillé comme nous ?
— Si fait.
— Et tu ne seras point rétribué?
— Je n'ai pas besoin d'argent, puisque mon maître me
donne tout ce qu'il me faut.
LA MOISSON d'or 61
— Tu n'as donc pas de parents à soutenir?
— Mes parents, dit tristement Valentin, ils sont là*
haut !
Et de la main il désigna le ciel.
Le Parisien baissa la tête et sembla réfléchir profondé-
ment.
— Valentin, dit-il au bout d'un instant, tu ne te doutes
pas du service que tu viens de rendre à ma pauvre vieille
mère.
— Vraiment ! fit le domestique, abasourdi.
— Oui, car je me disposais à tirer une de ces bor-
dées !...
— Une bordée!... Qu'est-ce que c'est? interrogea Va-
lentin, jieu au fait de l'argot des marins.
— C'est une série de fêtes et de bombances que les ma-
telots s'offrent lorsqu'ils sont à terre et qu'ils ont le gousset
garni... Ah ! Dieu ! m'en étais-je promis pour le débarque-
ment ! Mais tes paroles m'ont rappelé qu'un jour aussi je
n'aurai plus de mère et, ma foi !..,
— Achève, Loriot.
— Au lieu de tirer une bordée, je prendrai le train de
Paris et j'irai porter mes picaillons à la bonne vieille qui
habite le faubourg Saint-Martin... Va-t-elle être heu-
reuse!... Quand je pense que j'allais gaspiller un argent
qui pourra la faire vivre pendant plusieurs années, je ne
sais ce que je me ferais!
Lt, plein de remords pour la mauvaise pensée qui avait
un instant hanté son esprit, Loriot s'administra une de
ces paires de gillos qui font époque dans la vie dun
homme, fùl-il Parisien et marin.
62 AU KLONDYKE
— Maintenant, dit-il, ça va mieux .. C'est égal, l'homme
est une bien vilaine bête et toujours prêt à commettre
une sottise.
— Ainsi, dit Valentin, tu donneras tout ton argent à ta
mère ?
— Sans en soustraire une centime, oui, mon vieux.
— C'est bien cela.
-Tu trouves?... Allons ça me fait plaisir; c'est que^
vois-tu, si la tête est folie, le cœur est bon : ainsi, toi, je
t'ai fait pas mal de misères, eh bien! foi de marin! je le
regrette, car tu es un charmant garçon !
— Tu exaoères, dit modestement Valentin, tu exa-
gères.
— Mais non, mais non; je sais ce que je dis... Tiens,
voilà, là-bas, le Gascon : nous allons rire... Eh ! Gascon !
cria-t-il à un matelot qui semblait rêver au pied du grand
mât, mets la barre sur le gaillard d'avant et viens nous
accoster.
Le matelot s'approcha lentement.
— Qu'est-ce que tu veux? demanda-t-il d'un ton maus-
sade.
— Je veux te demander où en est ton château... Le
plan en est-il fait et as-tu décidé quelle serait l'étendue de
tes domaines ?
— Tu te moques de moi, n'est-ce pas ? répliqua le Gas-
con d'un ton aigre. Tu as bien raison, car il faut être fa-
meusement godiche pour risquer sa peau uniquement
pour enrichir les autres.
— De qui parles-tu ?
— Du capitaine et de son ami .. Dire que ces gens-là
LA MOISSON' D OR
vont rouler sur les millions, tandis que nous n'aurons que
quelques sous !
— Huit mille francs constituent un peu plus que quelques
sous, hasarda Valentin.
— Vraiment ! goguenarda le matelot ; vous trouvez peut-
être que c'est trop... Qu'est-ce que le capitaine et son
comte ont donc fait de plus que moi ?
— D'abord, ils ont fourni tout ce qui était nécessaire à
1 expédition.
— D'accord, mais après?
— Ils connaissaient l'endroit où l'on devait trouver
l'or.
— Tout cela ne justifie pas la disproportion qui existe
dans nos parts respectives.
— Et si le Caïman avait fait naufrage, qui aurait sup-
porté la perte ?
Le Gascon lança à Valentin un mauvais regard et s'éloi-
gna en grommelant.
— Pauvre Gascon! ricana le Parisien, il ne peut se
consoler de la perte de son domaine imaginaire.
— Pourtant, fit Valentin, mon raisonnement était assez
juste : celui qui risque des capitaux dans une entreprise,
a droit à des bénéfices plus considérables que celui qui,
simple instrument, ne fournit que son travail.
— Ce que tu dis là me rappelle une conférence poli-
tique à laquelle j'ai assisté quand j'étais apprenti serrurier
ù Paris. Il y avait là un orateur socialiste qui prétendait
justement le contraire. C'était un ancienouvrier tisseur du
Rhône, qui avait réussi, au moment d'une grève ;"; se
laire élire député.
64 AU KI^OXDYKE
— Qu'est-ce que c'est qu'un orateur socialiste^ demanda
Valentin, peu versé dans les nuances politiques.
— Un orateur socialiste, répondit gravement Loriot.
c'est un homme assez intelligent pour se faire des rentes
avec la bêtise humaine.
— Je ne comprends pas.
— Tu n'as pas besoin de comprendre. Sers fidèlement
ton maître, mange tant que tu peux, bois raisonnable-
ment, et dis-toi que tout le monde ne peut pas être
millionnaire : en un mot, contente-toi de ta situation,
puisqu'elle suffit à tes besoins.
— Cette fois, j'ai compris, dit Valentin.
— D'ailleurs, prends modèle sur moi... Ne suis-je pas
toujours gai ?.. Donc je suis satisfait de mon sort... ce
qui n'empêche pas que, sans toi, j'allais faire une sottise
pommée en débarquant ; aussi, à partir de maintenant
vais-je être sérieux et faire des économies pour la maman,
car je me rappelle qu'à l'école où j'ai été, il y avait un
vieux maître qui nous disait toujours que la poche duii
prodigue ressemble au tombeau d'Adélaïde...
— Au tonneau des Danaïdes, rectifia le lieutenant qiiij.
depuis un instant, écoutait la conversation.
— Vous êtes sûr, lieutenant, que c'était un tonneau'.'
— Absolument, mon garçon.
— Mais... Adélaïde?..
— Les Danaïdes...
— Qu'est-ce que c'était.
— Tu veux que je te fasse un cours de Mythologie
— Jamais de la vie!... Ce serait trop compliqué p;
moi.
LA MOISSON d'or Cl
A ce moment, le sifflet du maître d'équipage appela les
Iribordais sur le pont.
Le Parisien se leva vivement et alla se joindre à ses ca-
marades, C[ui sortaient des écoutilles.
Cependant le Caïman continuait de voguer rapidement
sous un ciel limpide qui faisait oublier aux matelots les
brumes glaciales du Youkon.
Un matin, le soleil, en dissipant le brouillard, monlra
les côtes de France.
A la vue de la terre natale et des nombreux navires qui
sillonnaient la mer, les uns sortant du Havre, les autres
s y rendant, réquipage du Caïman poussa des cris d'allé-
gresse et se livra à toutes sortes de cabrioles à rendre
jaloux une bande de singes. C'est que, après une longue
absence, il est bien doux de revoir la Patrie, oîi vivent
ceux que l'on aime, où dorment ceux que l'on a aimés. Les
êtres chers qui vous attendent, on va les revoir, les em-
brasser, leur conter ses aventures, en les brodant un peu,
Dar exemple, mais l'on est si heureux de se voir réunis,
que les récits les plus invraisemblables ne rencontrent que
des auditeurs attentifs.
Plus calmes que leurs matelots, 'Vernier et le comte ne
se livraient à aucune de ces excentricités que cause un bon-
heur longtemps attendu, mais leurs sourires, leurs re-
gards disaient assez que leur cœur partageait l'enthou-
siasme général.
Quelques heures plus tard, le Caïman entrait dans le
port, toutes voiles carguées, mû seulement par la va-
peur.
l<^ilS
IV
L HOMME N EST JAMAIS CONTENT
L était dix lieures du soir. Une foule brillante et
compacte se pressait dans les salons de riiôtel de
Navailles, siDlendidement décorés d'arbustes et de
gerbes de fleurs.
De tous côtés, les invités causaient avec animation
elle thème des conversations était partout le même : la
résurrection du comte de Navailles. Car, dans le monde,
un homme ruiné est un homme mort. C'est à peine si,
quelques mois après sa débâcle, on prononce encore son
nom.
La rentrée triomphale du comte dans la société surpre-
nait donc au plus haut point. Pendant un an il avait com-
plètement disparu, et tout à coup, sans que l'on s'y
attendît, Thôlel de Navailles avait rouvert ses portes. Bien
plus, on parlait d'un voyage dans un pays merveilleux où
l'or se trouve à fleur de terre. Hàtons-nous de dire que cette
version, comme tout ce qui est vrai, rencontrait un cer-
tain nombre de secpliqucs. Parmi ces derniers se trouvait
G8 AU KLOXDYKE
le marquis de Liserot, jeune homme d'un blond fadasse,
aux traits fatigués, le cou serré dans un haut faux-col
qui lui donnait l'air de ces prisonniers chinois que l'on
promène dans les rues, la cangue au cou.
— Pour ma part, disait-il d'un ton railleur, je ne crois
point à cette histoire de contrée dorée. On ne fonde pas
facilement une société minière, et je sais pertinemment
que le comte était, il y a un an, dans l'impossibilité
absolue de se procurer les capitaux nécessaires à l'ex-
ploitation d'une mine d'or.
— Cependant, répondit le baron de Versac, homme
d'un certain âge, la fortune de notre ami est rétablie, et à
moins qu'il n'ait emplo3'é des moyens que la loi ré-
prouve...
— Qui vous parle de cela? reprit le marquis. Je vous
dis seulement que je ne crois pas à l'histoire que chacun
colporte.
— L'évangile dit : Ne jugez pas témérairement. Or, en
ce moment, vous me semblez très disposé à faire, sur le
compte de M. de Navailles, des suppositions fort désobli-
geantes pour son honneur.
— Pourtant, vous avouerez que l'on ne trouve pas ainsi,
en se promenant, une vingtaine de millions.
— Sa fortune est-elle aussi considérable ? demanda le
baron, étonné à l'énoncé de ce chiffre.
— C'est du moins ce que l'on suppose.
Ce spécimen des conversations qui se tenaient dans tous
les groupes prouve assez que la nouvelle fortune du comte
avait excité la jalousie et envenimé les langues, ce qui
n'empécluîil [)oinl les lèvres de sourire gracieusement à
l'homme n'est jamais content 60
M. de Navailles qui, accomi3agiié de son ami Charles Yer-
nier, circulait en distribuant des poignées de mains et
adressait à chacun de ses invités un mot aimable.
Quant à l'officier de marine, ne connaissant que peu de
personnes dans cette réunion mondaine, il suivait machi-
nalement son ami, plus ennuyé que joyeux dans ce milieu
frivole. Le rude marin eût cent fois préféré se trouver à
bord, parmi ses anciens camarades, que dans ces salons
où son oreille avait déjà surpris quelques-uns des propos
malveillants qui circulaient relativement à la nouvelle si-
tuation du comte qui, ne se doutant de rien, semblait
marcher dans un rêve, recueillant les sourires que Ion
prodigue toujours au Veau d'or, qu'il personnifiait en ce
moment, car les suppositions les plus fantaisistes étaient
émises sur la fortune qu'il avait rapportée de son lointain
vo3^age et on la décuplait volontiers. D'ailleurs, la magni-
ficence déployée pour cette soirée donnait assez raison à
cette rumeur.
A minuit, les invités commencèrent à se retirer, mais
non sans avoir comblé M. de Navailles, les hommes de
poignées de mains, les dames d'aimables et plus ou moins
sincères compliments ; et lorsque le jeune homme se
trouva seul avec son ami, il fixa sur lui un regard radieux.
— Eh bien! lui demanda-t-il, que pcnses-lu de ma
soirée ?
— Je pense que lu as dépensé beaucoup d'argent bien
inutilement, répondit froidement Charles Vcrnicr.
— Ah ça ! deviens-tu fou ?. . .
— Pas le moins du monde. Tu me demandes mon avis,
je le le donne, voilà tout.
70 AU KLONDYKE
— Ainsi, tu trouves que j'ai payé trop cher les témoi-
gnages de sympathie que j'ai recueillis ce soir et qui
m'ont prouvé que, quoique absent, on pensait toujours à
moi?
— Avèngle, qui ne veut voir que ce qui peut flatter sa
vanité, dit Vernier en haussant les épaules.
— Ma foi! dit le comte avec humeur, je ne comprends
rien à ta sortie que je n'hésite pas à qualifier d'étrange,
pour ne pas dire intempestive.
— C'est que, plus indifférent que toi, j'ai vu, ce soir,
autre chose que les sourires de commande qui ont si fort
chatouillé ton amour-propre.
— Et qu'as-tu vu ?.. voyons, raconte-moi cela, dit le
comte en s'allongeant nonchalamment sur un canapé.
— Vu n'est pas exact ; je voulais dire entendu.
— Alors qu'as-tu entendu ?
— Des projDOs qui, si tu les avais remarqués comme
moi, t'eussent fait monter au front le rouge de l'indigna-
tion.
— Explique-toi plus nettement, s'écria le comte en se
dressant d'un bond... D'abord, quel est le misérable qui
a osé tenir sur moi des propos injurieux?
— Que veux-tu lui faire? demanda tranquillement Ver-
nier.
— Je lui ferai rentrer ses paroles dans la gorge ! s'écria
M. de Na vailles, hors de lui.
— Eh bien ! répondit Vernier, de plus en plus calme,
extermine donc tous tes invités car il n'y avait qu'une voix
pour suspecter l'origine de ta fortune.
— Enfin, que disait-on?
L HOMME N EST JAMAIS CONTENT
71
Rien de positif... des insinuations.
Et je n'ai rien entendu 1...
Tu étais bien trop occupé à écouter les fadaises et les
Et je n"ai rien entendu I
compliments banals que l'on te débitait, pour entendre
autre chose.
— Mais alors j'ai été parfaitement ridicule !
— Assez comme cela, dit Vernier en souriant... Quand
on veut élre encensé, il en résulte toujours quelques dcsa-
grémenls... Je t'avais pourtant donné de bons conseils,
72 AU KLONDYKE
mais tu n'as pas voulu les suivre... Te les rappelles- tu seu"
lement ?
Et comme le comte se taisait, pâle de colère elles dents
serrées, il continua :
— Lorsque tu eus racheté ton hôtel, que te dis-je? Que
tu devrais renoncer à ta folle existence d'antan et tenir
nohlement ton rang dans le monde où ta fortune recons-
tituée te marquait une place... Dans quelque temps, tu
eusses épousé une jeune fille de bonne noblesse, car les
gens de ta caste tiennent à ces sortes de principes. Au lieu
de cela, tu t'es mis à courir les salons et les clubs, racon-
tant à tous notre expédition qui, à force de passer de
bouche en bouche, a iîni par être considérée comme in-
vraisemblable. On est venu chez toi, ce soir, par pure
curiosité, et tout en mangeant tes sandwichs au caviar et
en buvant ton Champagne, on ne tarissait pas en calom-
nies sur ton compte... J'ai même vu le moment où l'on
allait te soupçonner d'être chef d'une bande de brigands,
ajouta Vernier en riant.
— Tout ce que tu viens de me dire est bien vrai, n'est-
ce pas? fit le comte en posant ses mains sur les épaules
de son ami.
— Je t'en donne ma parole d'honneur ! fît gravement ce
dernier.
— C'est bien, dit le jeune homme en marchant d'un
pas agité par le salon.
— Maintenant, que comptes-tu faire? interrogea Ver-
nier, inquiet de cette nervosité.
— Ce que je compte faire ! s'écria le comte, d'un ton
véhément... Demain, nous partirons pour Fixin, où se
l'homme n'est jamais content 73
trouve mon château, que mon notaire a racheté il y a
quelques jours ; je mettrai ordre à quelques affaires et...
— Et?...
— Et nous retournerons au Youkon. Mais, cette fois,
je rapporterai tant d'or que j'en aurai suffisamment pour
étouffer les envieux sous le poids de mon luxe... Ah ! l'on
me calomnie!... Avant deux ans, tout ce monde là sera à
genoux devant moi !
Vernier éclata de rire
— C'est tout ce que tu trouves comme vengeance ? fit-
il lorsque son hilarité fut calmée.
— Mais... fit le comte interdit.
— Tes paroles n'ont pas le sens commun !... Tu es en
butte à la jalousie, et pour imposer silence à ce démon
qui engendre tous les vices, tu ne trouves rien de mieux
que de l'exciter davantage !...
— Tout ce que tu me diras ne changera rien à ma dé-
termination.
— Après ton Iliade, tu veux ton Odyssée !
— Raille tant que tu voudras, je retournerai là-bas...
— Ainsi, dit tristement Vernier, mon sacrifice n'aura
servi à rien.
— De quel sacrifice pailes-tu ?
— Combien y a-t-il de temps que, dans cet hôtel même,
je te promis de t'aider à reconstituer ta fortune?
— Quatorze ou quinze mois.
— As-tu jamais entendu dire que Ton accordât aux
soldats de pareils congés ?
— Que veux-tu dire?... Voyons achève.
— Je veux dire que, le ministre de la marine ayant
74- AU KLONDYKI-:
rafiisé de prolonger mon congé, j'ai donné ma démission,
cest-à-dire renoncé à une carrière qui me plaisait par-
dessus tout.
— Mais c'est de la folie ! s'écria le comte en proie a une
véritable émotion.
— Le refus de mon chef me mettait dans la nécessité
de déserter ou de quitter la marine, car je voulais à tout
prix l'empêcher de mettre à exécntion ton funeste projet.
Or, aujourd'hui que, par l'abnégation dont j'ai fait preuve,
tu es redevenu ce que tu étais autrefois, c'est-à-dire riche
el hsureu.'i, du moins je le croyais, tu viens me dire : ce
bonheur ne me suffit pas... Malheureux ! tu ne comprends
donc pas que tu veux porter un défi à Dieu qui déjà ta
sauvé uns fois î
Le comle était atterré. Ce qu'il venait d'apprendre le
bouleversait. Un homme avait trouvé dans son amitié la
force de briser volontairement une carrière qu'il aimait el
qui s'annonçait comme devant être brillante. Ce sublime
dévouement trouvait enfin un écho dans son cœur.
D'un bond il fut au cou de son ami.
— Pardonne-moi, lui dit-il, mais j'ignorais cela.
— Fais donc en sorte que je ne regrette pas la résolution
que j'ai prise, car ce n'a pas été sans souffrir beaucoup que
\e m'y suis décidé.
— Dès demain, nous nous rendrons à mon manoir, et
là, loin du monde, mes pensées s'apaiseront... Mainte-
nant que je connais le tribut que tu as payé à l'amitié,
qui nous lie, sois certain que je ne serai pas en reste
avec toi.
Le lendemain; les deux amis, accompagnés du fidèle
L HOMME N EST JAMAIS CONTENT
Valentin, montaient dans le train qui devait les emporter
yers la Bourgogne.
Prévenu de leur arrivée, les bons paysans de cette jolie
Centrée avaient organisé une petite fête pour saluer
l'héritier des comtes de Navailles, qu'ils avaient pensé
perdre à jamais le jour où le château avait été vendu.
Quand la voiture qui amenait les voyageurs de la gare
arriva en vue du château, un groupe de jeunes filles offrit
au comte un superbe bouquet, tandis que trois violons
faisaient entendre leurs plus joyeux airs, et que les paysans
criaient à pleins poumons :
— Vive monsieur le comte !
Cette réception, à laquelle il s'attendait si peu, toucha
profondément le cœur du frivole jeune homme. Les cris
des vignerons, les robes blanches des jeunes filles, les
senteurs printanières, tout cela parlait délicieusement à
l'âme ; aussi, le comte se demanda-t-il sérieusement si ce
bonheur champêtre, si simple et si doux, n'était point pré-
férable à tout ce qu'il avait rêvé.
Pour remercier les villageois, le comte fit organiser
immédiatement des réjouissances dans la cour du château,
et ce fut lui qui, après le souper, ouvrit le bal au son des
violons, dont les braves musiciens jouaient avec plus
d'entrain que d'accord.
Vernier était enchanté de son ami, qui semblait prendre
un plaisir extrême à se retremper au souffle de cette calme
et ravissante nature. Mais, hélas ! cette accès de sagesse
ne dura pas, et le comte ressentit bientôt les atteintes de
l'ennui. Huit jours s'étaient à peine écoulés, qu'il rcgrcllai-
Paris, seul endroit où, selon lui, il fut possible de vivre.
AU KLONDYKE
Puis ce furent des allusions à un nouveau voyage au
Youkon.
Vernier laissa passer, sans les relever, ces allusions plus
ou moins claires ; mais il dut enfm répondre catégori-
quement, et voici à quelle occasion :
Un jour que le comte avait prié à dîner le vieux curé du
village, qui l'avait connu tout enfant, il déclara nettement
que l'oisiveté lui pesait et que l'existence champêtre lui
semblait dénuée de distractions.
— Mais, monsieur le comte, lui dit le curé, que ne vous
occupez-vous à administrer vos biens ? Vous êtes rentré en
possession de vos vignobles, qui sont considérables,
gérez-ies vous-même.
— Je n'entends rien à la culture de la vigne, répondit
en riant le comte... C'est là besogne de vilain.
— Qu'entendez-vous par vilain ? demanda tranquille-
ment le prêtre, comme s'il n'eût pas compris.
— Les paysans... les...
— Les gens qui vous nourrissent, interrompit vivement
le vieux curé.
— Monsieur le curé !... s'écria le jeune homme.
— Peut-on désigner autrement ceux dont la sueur
féconde la terre pendant que vous jouissez de l'or qu'elle
vous procure ? reprit le prêtre... S'il existe une caste de
privilégiés, c'est que Dieu l'a voulu ainsi, mais il ne s'en-
suit pas que les favoris de la fortune soient d'une pâte
autre que les déshérités... Pardonnez-moi, mon ami, de
vous parler ainsi. J'ai peut-être été un peu vif, mais je
vous aime beaucoup et il m'est pénible de vous voir pro-
fesser des idées qui ne sont plus de mode. Tous les
l'homme n'est jamais content 77
hommes sont égaux devant Jésus-Christ, sachez-îe. et
parmi les vilains, dont vous parlez si dédaigneusement,
il c.t plus d'un homme de génie qui, s'il étail connu,
deviendrait la gloire de son pays. Croyez-moi, juge-, ^luc
cr.ir.ir.icnt les hommes et les choses, et vous vouj en
trouverez hien.
— Bravo ! monsieur le curé, s'écria Vernier. Vos parole.
sont'i'écho de celles que je lui fais entendre dc})uis long;-
temps, et je suis heureux que vos cheveux blancs soient
venus à mon aide, car mieux que moi vous êtes apte à
faire pénétrer la vérité dans une cervelle bourrée de
préjugés.
— Deux contre moi ? dit le comte en esquissant un
sourire contraint.
— Eh ! non, pas contre toi. mais bien pour toi, car c'est
dans ton intérêt que nous te parlons ainsi... Tcne.-:.
monsieur le curé, voilà un gaillard à qui j'ai retiré un
pistolet de la main au moment où il allait se brûle:- h
cervelle...
— Oh ! fit le prêtre avec un mouvement d'horreur,
tandis que le comte rougissait jusqu'au blanc des yeux.
— Après l'avoir désarmé, je lui ai dit : tu veu:: mouri •
parce que tu es ruiné : viens avec moi, et dans un an tu
auras reconstruit la foitune. Cela pouvait sembler un rêve,
n'est-ce pas? pourtant jai tenu ma parole. Eh bien! ai:
lieu de remercier Dieu qui nous a manifestement protéoés,
au lieu de jouir en paix des deux millions c[ucjehKai
donnés, il ne songe qu'à une chose : retourner au pays de
lor... Xe t'en dérciuls ]ias, ajoula-t-il en voyant son am:
faire un geste de proleslalion, car j'ai parfailemenLCom-iiIs
AU KLONDYKE
tes allusions depuis que nous sommes ici. Aulrcfois,
deux millions te semblaient Tidéal, car c'était à peu près
ce que tu avais dilapidé ; aujourd'hui, ils ne te suffisent
plus: il t'en faut dix, vingt, cinquante, peut-être... Tiens,
je regrette presque ce que j'ai fait pour toi, car je crains
bien de l'avoir mis au cœur la soif de l'or.
— Ne regrettez rien, dit vivement le prêtre, car vous
avez empêché votre ami de commettre une action abomi-
nable !
— Mais, monsieur le curé, vous ne comprenez donc pas
que, s'il persiste dans ses idées, je devrai l'abandonner à
son sort, et, alors, Dieu seul sait ce qui arrivera.
— Mon cher Charles, dit froidement le comte, que tu
m'accompagnes ou non, je retournerai au Youkon. Tout
ce que monsieur le curé et toi venez de dire est fort beau,
mais rien, tu m'entends bien, rien ne me fera renoncer à
mon projet.
— Ingrat ! dit Vernier.
— Non, je n(* suis point un ingrat et tu sais fort bien
que mon affection pour toi est aussi profonde que ma
reconnaissance^ mais j'ai sur le cœur ce que lu m'as
dit à Paris, la nuit qui a précédé notre départ pour
ce château. Je veux que tous ces gens qui, parait-il, me
calomniaient, viennent, éblouis, mendier mes sourires.
— Vous glissez sur une pente fatale ! dit le vénéraL'3
prêtre en hochant tristement la tête.
— Laissez donc, monsieur le curé, répartit en riant le
comte; je reviendrai sain et sauf, quelque chose me le dit
el ce jour-là, je vous donnerai de quoi faire bâtir une beJIe
église, car la vôtre est l)icn mesquine.
l'homme n'est jamais content 7'^
— Monsieur, fit gravement le prêtre, les prières sont
aussi agréables au Seigneur, venant d'une humble église
de village que d'une basilique.
— Je le sais, aussi nai-je voulu que vous prouver mon
estime.
— Vous me la prouveriez bien davantage en suivant
mes conseils.
— Vous en demandez trop, dit M. de Navailles en ten-
dant la main au curé, qui s'était levé pour prendre
congé.
Quand les deux amis furent seuls, Yernier, qui sélait
levé pour saluer le prêtre, reprit sa place et regarda le
comte bien en face. -
— Ainsi, dit-il, tu es complètement résolu à faire un
second voyage ?
— Oui, dit nettement le jeune homme.
— C'est bien : que notre destinée s'accomplisse.
— Ce qui veut dire ?. . .
— Que je ne te laisserai point partir seul.
— Alloue donc ! sêcria joyeusement le comte, je savais
bien que tu finirais par te ranger à mon avis.
— Tu te trompes ; je ne partage nullement ta manière
de voir : j'ai la conviction que lu vas faire une sottise, mais
je suis trop ton ami pour ne pas veiller sur loi. Il est bien
certain qu'avec le Caïman et un bon capitaine pour le
commander tu pourrais, au besoin, te passer de moi,
puisque lu connais la roule à suivre, pourtant, je crois
pouvoir l'empêcher de faire quelques folies, car, il faut
bien le reconnaître, tu n'as pas l'étofle d'un chef d'expé-
dition.
80 AU KLONDYKE
— Tu n'es pas poli, dit aigrement le comte, froissé dans
son amour-propre.
— Je suis sincère, ce qui vaut mieux. Le plus mauvais
service que l'on puisse rendre aux gens, c'est de leur cas-
ser des encensoirs sur le nez.
— Ainsi, tu es prêt à partir?
— Oui.
— Bien. Voici donc ce qu'il faut faire : je vais me rendre
à Paris où je resterai une huitaine de jours, afin de régler
quelques affaires en litige. Pendant ce temps, tu te ren-
dras au Havre, et tu t'arrangeras pour trouver un équi-
page sérieux sur lequel nous puissions compter.
— Les hommes qui nous ont déjà accompagnés ne de-
manderont qu'à repartir ; je sais où les retrouver.
— Allons, allons, dit le comte en se frottant les mains,
nous avons encore de l'or sur la planche. Ah ! messieurs
les gens du monde, vous vous êtes permis de me calom-
nier !... Attendez mon retour...
— Toujours ton sot orgueil, dit amèrement Vernier.
— Eh ! mon cher, chacun prend son plaisir où il le
trouve. Le mien sera de voir crever d envie tous ceux qui
m'approcheront.
Au lieu de continuer sur ce sujet, Vernier haussa les
épaules et fit dévier la conversation en parlant des pré-
p ralifs de départ.
^■^^ ^^w-'^^y^'^'j^
K
Oh ! iil le prèlre avec un mouvcmeni dhorreur.. (p.tge 77).
DEUXIEME VOYAGE
AR une belle matinée de mai, le Caïman quittait
pour la seconde fois le port du Havre et s'élan-
51m çait, toutes voiles dehors, vers la haute mer, dans
la direction du nord.
Le comte de Navailles, appuyé contre un mât, un car-
net à la main, se livrait à des calculs de mathématique,
non pas, comme Galilée, pour mesurer les astres, mais
pour établir par avance le chiffre des bénéfices qu'il
comptait retirer de ce nouveau voyage.
Vernier avait réussi à retrouver tous ses anciens mate-
lots, ainsi que le lieutenant, et n'avait point eu de peine à
les décider à reprendre encore une fois la route du You-
kon. Les quelques milliers de francs qu'ils avaient touchés
leur semblaient une fortune qu'il ne demandaient pas
mieux que de grossir par de nouveaux bénéfices. Rien
n'était donc changé à bord du Caïman, qui fendait allè-
grement les flots, poussé par un bon vent de sud-est.
Les jours s'écoulaient, puis les semaines, et enfin les
84 AU KLONDYKE
mois, sans que le moindre incident vint troubler la mono-
tonie du voyage. Cétait toujours le même ciel, la même
incr calme à la robe de saphir, qu'une légère écume à la
crêle des vagues semblait orner d'une dentelle.
Enfin, à la satisfaction générale, le Caïman déboucha un
jour dans la mer Arctique, filant droit sur la baie de
Mackenzie, où l'ancre tomba un soir, au milieu des cris de
joie des matelots énervés par cette longue route.
Instruit par l'expérience, Vernier visita soigneusement
les alTûts destinés à supporter les chaloupes et en fit con-
solider plusieurs, afin d'éviter les inconvénients qui
avaient résulté de la rupture de quelques essieux, lors du
précédent voyage.
Le comte trépignait d'impatience, mais Vernier n'y pre-
nait garde. La responsabilité qui lui incombait était assez
lourde pour qu'il n'attachât aucune importance à la ner-
vosité de son ami.
— Descendrons-nous enfin à terre ? lui demandait par-
fois ce dernier.
— Quand tout sera prêt, répondait invariablement le
capitaine.
Et il continuait de donner ses ordres et de vérifier le
matériel avec la plus scrupuleuse attention.
Lorsque les porteurs engagés furent à bord, on com-
mença de transporter à terre tout ce qui était nécessaire
pour l'expédition. Gomme la première fois, les matelots
qui devaient suivre le capitaine furent tirés au sort, et le
Parisien fut encore désigné, à la grande joie de Valentin,
qui ne fraternisait qu'avec lui.
Enfin, l'on quitta la côte et l'on reprit la route primiti-
DEUXIÈME VOYAGE 85
vement suivie, mais, cette fois, sans la moindre hésitation,
car les traces du passage précédent étaient assez visibles
pour que l'on ne craignît point de s'égarer, ce qui eut pour
résultat d'abréger de deux jours le voyage.
Bien que Ion n'eût autrefois rencontré aucun ennemi,
Vernier n'en avait pas moins armé encore ses matelots,
et bien lui en prit, car en arrivant à l'endroit où il avait
fait sa première récolte aurifère, il se trouva face à face
avec une quarantaine d'hommes à face pati])ulaire, dont
la présence en ces lieux ne présageait rien de bon.
Il fit arrêter sa troupe à cent pas des inconnus et se dis-
posa à entrer en pourparlers avec eux. Mais il n'en eut pas
le temps ; un homme se détacha de ses compagnons et
s'avança rapidement.
— Que venez-vous faire ici ? demanda-t-il brutalement
en anglaisa Vernier, qui, justement, comprenait et parlait
couramment cette langue.
— Monsieur, répondit froidement le capitaine, j'ai pour
habitude de ne répondre aux gens que lorsqu'ils s'expri-
ment sur un ton poli.
— By God ! rugit l'inconnu, je ne sais ce qui me retient
de vous loger une balle dans la tête.
— Essayez, dit Vernier en tirant de sa ceinture un re-
.volver qu'il arma.
Les deux hommes se considérèrent, les yeux dans les
yeux, avec un silence inquiétant.
Les porteurs, que Vernier avait jugé prudent de ne point
armer, prirent du champ et les matelots restèrent seuls
groupés derrière leurs chefs, avec, à leur tète, le comte
flanqué de son fidèle Valentin.
86 AU KLONDYKE
— Trêve de rodomontades, dit enfin le capitaine : que
nous voulez-vous ?
— Je veux que vous partiez immédiatement, répondit
rinconnu, d'un ton où perçait la menace.
— Et si je refuse ?...
— Vos os blanchiront ici, voilà tout.
Vernier sentait une sourde colère s'emparer de lui : mais
réagissant par un violent effort de volonté, il sourit et dit
d'un ton fort calme :
— Monsieur, la terre appartenant au premier occu-
pant, je pourrais vous prouver que j'ai déjà fouillé le sol
à l'endroit où nous nous trouvons, mais comme cela nous
entraînerait probablement dans une discussion oiseuse, je
préfère vous dire ceci : le sol est aurifère sur une grande
étendue, il y a là des trésors tels, que nos deux troupes
réunies n'en emporteraient pas la millième partie. Re-
tournez donc près de vos compagnons et travaillez de votre
côté, comme nous travaillerons du nôtre. Si, même, nous
pouvons vous être utiles, soyez certain que nous ne nous
déroberons pas devant la solidarité qui oblige les hommes
à s'enlr'aider.
— Aurais-je affaire à un prédicateur? demanda d'un ton
narquois Tinconnu, en dévisageant insolemment son in-
terlocuteur.
Le désir d'injurier était si évident que Vernier rougit de
colère.
— Puisque c'est ainsi, dit-il d'une voix furieuse, je vais
vous parler autrement : si, dans une heure,vous et vos com-
pagnons n'avez pas disparu derrière celle colline que vous
voyez là- bas, je me charge de vous faire quitter le terrain.
DEUXIÈME VOYAGE 87
Prompt comme l'éclair, l'inconnu fit un hond en arrière
arma sa carabine et l'épaula; mais avant qu'il eût le temps
de viser, Vernier lui envoya une balle de revolver entre
les yeux.
Les aventuriers inconnus n'avaient, jusque-là, fait aucun
mouvement. Mais en voyant tomber leur camarade, ils
armèrent leurs carabines et envoyèrent une volée de balles
à la troupe de Vernier, pas assez rapidement, pourtant,
pour que ce dernier n'ait eu le temps de faire coucher ses
matelots à plat ventre, de sorte que les projectiles sifflèrent
au-dessus d'eux sans les atteindre.
— Debout ! cria Vernier... Enjoué... Feu !...
Une grêle de balles s'abattit sur les ennemis.
— Feu à volonté ! commanda encore le capitaine.
Les matelots commencèrent à faire entendre le roule-
ment crépitant de leurs fusils à répétition, abattant vingt-
cinq hommes en moins d'une minute.
Les survivants s'abritèrent derrière des accidents de
terrain et firent un feu si bien dirigé que [cinq matelots
tombèrent morts et plusieurs furent blessés.
Comprenant que ses hommes risquaient d'être massa-
crés jusqu'au dernier si le combat continuait ainsi, Vernier
rasscml)la ses matelots derrière lui et les entraîna au pas
de charge afin de déloger l'ennemi et de faire cesser ce feu
meurtrier.
Courant sous les balles, les marins atteignirent rapide-
ment deux monticules de rochers où étaient abrités les
aventuriers. D'un bond ils les escaladèrent, la hache au
poing.
Ce l"ut alors un combat acharné, une mêlée sans nom :
AU KÎ.OXDYKE
les Français combattaient avec la conscience de leur droit,
leurs adversaires avec la rage de tigres à qui Ton veut voler
la proie. Peu à peu, le nombre des ennemis diminua ;
enfin, affolés, accablés parle nombre, voyant partout la
mort, six aventuriers réussirent à prendre la fuite. Alors
on se compta. Hélas ! buit marins ne devaient jdIus revoir
la France.
Vernier, pâle et triste, contemplait ces morts dont les
yeux vitreux, fixés vers le ciel, semblaient suivre le vol de
leur âme dans l'infinie.
— Henri, dit-il au comte qui regardait avec effroi ces
visages livides, nous tentons Dieu !... Ceci n'est que le
commencement de ce qui nous attend.
Tandis que Ton creusait une trancbée pour enterrer les
morts, le comte de Navailles, les bras croisés et le front
penché, se prit à songer. Cette nouvelle expédition, qu'il
avait voulue, était-elle nécessaire?... Ne pouvait-il se con-
tenter de ce que la Providence lui avait déjà permis de
recueillir?... Ces hommes étendus sans vie, qui les avait
amenés là?...
Cette réflexion fit passer en son cœur le froid qui déjà
roidissait les cadavres.
Toujours sous l'empire de ces pensées, il se prit à re-
monter ces rives de la vie, toujours plus fleuries à mesure
qn'on se rapproche de l'enfance, puis, par une brusque
transition, il évoqua l'avenir ; alors, il eut peur, car les
paroles de son ami résonnaient encore à son oreille. Ce
n'est que le commencement de ce qui nous attend, avait-il
dit. Cette menace, qui lui semblait prophétique, le glaçait
d'épouvante.
DEUXIEME VOYAGE
89
Cependant, le calme rentra en lui peu à peu, et il finit
par murmurer :
— Advienne que pourra !
Il est vrai que l'effrayante vision venait de disparaître.
(--^-tjh >
r
Les matelots avaient été couchés dans leur tombe san-
glante, et un monticule surmonté d'une petite croix faite
de deux branches d'arbre lui rappelait seul que, dans
quelques mois, des mères et des veuves allaient se voiler
de deuil.
Néanmoins, il conserva de cette scène, pendant plusieurs
93 AU KLONDYKE
jours, une soiie de mélancolie. Tandis que les travailleurs
se courbaient vers la terre, le pic à la main, il errait à
l'écart avec une taciturnité qui finit par inquiéter son ami.
Mais lesprit de ce frivole jeune homme était trop mobile
pour rester longtemps sous la même influence. Les visions
trisics s'effacèrent graduellement, et ce fut avec un sourire
qu'il recommença à envisager l'avenir.
Il y avait un mois que Ton travaillait à fouillerla terre, et
déjà les sacs s'emplissaient rapidement, quand, un jour, un
cavalier accourant à toute bride, sauta à terre près du cajnp.
— Où est votre chef? demanda-t-il à un matelot.
— Que lui voulez-vous? répondit le marin, car la ques-
tion avait été faite en français.
— Trêve de paroles inutiles, reprit brièvement l'inconnu.
Conduisez-moi à votre chef.
Vernier, qui avait vu de loin le cavalier, s'approcha vi-
vement.
— Le chef, dit-il, c'est moi : que me voulez-vous?
— Je veux simplement vous prévenir que si vous ne
partez pas immédiatement, vous êtes tous perdus !
Un fiémissement courut parmi les matelots qui entou-
raient l'étranger.
— li 3' a quelque temps, vous avez eu maille à partir
avec des aventuriers, reprit l'inconnu.
— C'est exact, dit Vernier, mais je puis vous assurer
qu'ils ne nous chercheront plus noise.
— En étcs-vous bien certain?
— Dame ! autant qu'on peut l'être lorsqu'on a amoucclé
six pieds de terre sur les cadavres de ceux que l'on a com-
battus.
DEUXIÈME VOYAGE 91
— Vous oubliez que quelques-uns onl fui.
— C'est vrai, je l'oubliais.
— Eux ne vous ont pas oublié, et en ce moment ils se
dirigent de ce côté avec une centaine de chenapans bons à
joendrc et à dépendre.
— Mais, dit Yernier soupçonneux, quel mobile vous a
poussé à faire celte démarche près de moi?
— La langue que je parle ne vous en dit-elle point
assez ?
— Seriez- vous Français ?
— Je suis Canadien, d'orimne française
— Oh ! alors, je comprends la sympathie que nous vous
inspirons.
— Aussi, n'ai-je pas hésité à venir vous trouver, dès
quejai appris que vous alliez être attaqués par des ban-
dits.
— Et je vous en remercie, dit Vernier en tendant la main
au Canadien. Mais, à quelle sorte de gens allons-nous
avoir affaire?... Vous m'avez dit que c'étaient des bandits,
c'est déjà une indication, pourtant, je suis désireux d'avoir
de plus amples renseignements.
— Ceux qui vont vous attaquer sont des gens pour la
plupart mis au ban de la société. C'est une agglomération
d'Anglais, d'Allemands et d'ItaUens, que nous nommons
communément rôdeurs de fronlicres. Ces individus ne
vivent que de rapine et du produit des chasses de pauvres
trappeurs qu'ils dévalisent sans vergogne,
— Je vois que ce sont de tristes personnages.
— Donc, vous partez sans relard?
-' Au contraire, je reste.
92 AU KLONDYKE
— Mais c'est de la démence !
— Des hommes de cœur ne sauraient fuir devant de tels
misérables.
— Si, en traversant une forêt, vous aperceviez soudain
une bande de tigres et qu'il vous fût permis d'éviter leur
rencontre, hésiteriez-vous à gagner au large?
— Certes, non.
— Eh bien, vous et vos hommes êtes justement dans ce
cas. Les individus qui ont juré votre mort ne méritent pas
que vous les traitiez comme vos semblables. Si vous en
jugiez autrement, je regretterais fort de m'être dérangé
pour vous prévenir et, à l'avenir, je ne m'occuperais plus
des affaires des autres.
— Vous vous calomniez, cher monsieur, car vous me
semblez un trop noble cœur pour ne pas agir ainsi que
vous venez de le faire, dans toute circonstance sem-
blable.
— Charles, intervint le comte, ce brave Canadien est
dans le vrai, nous devons quitter la place sans perdre une
minute.
— Est-ce bien toi qui parles ainsi ? s'écria Vernier au
comble de la surprise.
— Si nous étions seuls, sois certain que je tiendrais
un autre langage ; mais nous n'avons pas le droit d'exjioser
à une mort certaine ceux qui nous accompagnent.
— Soit, dit Vernier, je suivrai ton conseil, ou plutôt le
vôtre, car vous êtes deux contre moi.
— Si tu regardais nos matelots, dit tout bas le comte,
tu verrais que tu es seul de ton avis.
Vernier promena un regard circulaire sur ses hommes,
DEUXIÈME VOYAGE 93
et il put lire dans les regards fixés sur lui, un ardent
désir de quitter au plus vite ces dangereux parages.
C'est qu'il y avait là des pères qui songeaient à leurs
enfaiits, des fils qui songeaient à leurs mères, des époux
qui songeaient à leurs femmes.
Vernier donna donc l'ordre de tout préparer pour un
prompt départ.
Pendant que chacun s'empressait d'exécuter ses ordres,
il remercia chaleureusement l'honnête Canadien qui, sa
mission étant terminée, remonta à cheval et repartit
comme il était venu, c'est-à-dire au trijDle galop.
La nuit, qui survint bientôt, ne retarda point le départ,
car on connaissait assez la route à suivre pour être certain
de ne pas se tromper. D'ailleurs, il était impossible d'at-
tendre qu'il fit jour pour se mettre en route, car autant
eût valu rester : l'hiver, qui avançait rapidement, com-
mençait d'étendre sur le Youkon son voile d'épaisse brume
qui prolonge indéfiniment les nuits. Il fallait se hâter de
quitter cette région désolée qui allait être bientôt couverte
d'un soml)re crépuscule, et, cela, pendant des mois.
La petite troupe retourna donc sur ses pas. Les porteurs,
froids et impassibles, remplissaient en conscience leur of-
fice, sans songer à autre chose qu'à la rémunération qui
leur avait été promise. Pour eux, il importait peu que les
résultats fussent brillants. Il n'en était pas de même des
matelots, qui considéraient d'un œil morne les chaloupes
à moitié vides. Chacun supputait silencieusement la part
qui lui reviendrait de cette maigre cargaison, qui répon-
dait si peu au mirage entrevu depuis de longs mois.
En quittant la France, les matelots avaient sans hésiter.
94 AU KLONDYKE
estimé le chiffre des bénéfices que devait leur rapportei
l'expédition et, tablant sur ce résultat, chacun avait écha-
faudé ses combinaisons pour l'avenir, car tous les hommes
sont un peu de la famille de Perrette, la laitière de La
Fontaine. Aussi la désillusion était-elle grande chez ces
pauvres gens qui tombaient du haut d'une espérance,
chute effroyable qui meurtrit le cœur et fait songer à la
fragilité des choses humaines, car ils comprenaient fort
bien qu'ils ne reverraient jamais ces trésors immenses qu'il
leur fallait abandonner. La cupidité s'était trop emparé
de leur esprit pour qu'ils songeassent à dire comme Job :
Dieu me la donné. Dieu me la enlevé.
Seul, Vernier semblait avoir conservé dans cette catas-
trophe une calme indifférence. Son âme était trop forte-
ment trempée pour qu'il n'acceptât point avec résignation
ce coup de la fatalité. Au lieu de récriminer, il voj'^ait
dans cet effondrement des espérances de son ami un
châtiment du ciel, et tous ses efforts, toutes ses pensées
tendaient à conjurer autant que possible le danger qui
planait sur ses compagnons. En effet, outre que ceux qui
avaient juré la perte de l'expédition pouvaient suivre ses
traces et l'attaquer avec une dangereuse supériorité nu-
mérique, il fallait lutter contre des obstacles de toutes
sortes. Le froid terrible de l'hiver congelait le suintement
des rochers qui se trouvaient changés en glaciers où les
mains s'accrochaient désespérément lorsque le pied glissait
sur une aspérité.
On avait quitté la plaine d'or depuis quatre jours, quand,
une nuit, la neige commença de tomber en flocons épais
et serrés, formant, en quelques heures, un tapis de plus
DEUXIÈME VOYAGE 93
d'un pied d'épaisseur dont la blancheur brùlail la vue.
A ce spectacle, une grande désespérance envahit les ma-
telots, et plusieurs déclarèrent préférer mourir là que con-
tinuer une lutte qui ne serait qu'une longue agonie. Mais
le capitaine releva les courages abattus et galvanisa les
volontés par des pa:oles énergiques, engageant les déses-
pérés à prendre pour modèles les porteurs indigènes qui,
habiUiés dès leur enfance à ce climat meurtrier, ne se dé-
partissaient point de leur impassibilité.
L'amour-propre aidant, les Français se rendirent enfin
aux exhortations de leur chef et promirent de lutter jus-
qu'au bout.
Cependant, la neige tombait, tombait toujours. Les
alfùts supportant les chaloupes disparaissaient jusqu'aux
essieux.
Au moment de traverser la rivière Plumée, pour ga-
gner la rivière Rouge, on s'aperçut qu'elle était gelée. Que
faire? Remonter la rive pouvait obliger à de nombreux
détours. Il fallait pouiiant prendre un parti. Lequel?...
Vernier fut tiré de sa perplexité par la voix du comte.
— Laisse-moi faire, lui dit-il ; je vais ausculter la i:lace.
Et, prenant un épieu, il s'avança hardiment sur la
rivière congelée, frappant à droite et à gauche i)ocir se
rendre compte de l'épaisseur de la glace.
La rivière Plumée a près de cinquante mètres d lar-
geur. Le comte se trouvait au milieu, quand un cni^ue-
ment sourd se fit entendre : la glace s'était rompue sous
lui et il avait disparu avant même que ses compagnons
atterrés eussent eu le temps de jetei un cri. Mais en môme
temps (jue le comte, un autre lionnne disparaissait : Va-
96 AU KLONDYKE
lentin, qui, comprenant le danger auquel son maître
s'exposait, l'avait suivi en silence.
Pendant que Vernier, terrifié, sans voix et les yeux ha-
gards, demeurait immobile. Le Parisien aperçut une main
cramponnée à une échancrure de la glace. D'unbundilfut
prés de cette main qu'il saisit, tira à lui et ramena son
ami Yalentin, qui tenait le comte par les chcveus'.
Vernier, à cette vue, s'élança auprès du courageuxLoriot
et l'aida à rapporter sur la rive le corps inanimé de M. de
Navailles. Quant à Valentin, qui en avait été quitte pour
un bain, peu agréable par une semblable température, il
se secouait comme un chien mouillé.
D'énergiques frictions ne tardèrent pas à rappeler le
comte à la vie, qui avait d'abord semblé vouloir laban-
donner. Des vêtements secs et une large rasade de rhum
achevèrent de le remettre sur pied.
Le même traitement fut appliqué par Loriot à son ami
Valentin, mais uniquement pour prévenir les suites de son
immersion, car, ainsi que nous l'avons dit, il avait été tiré
sain et sauf de sa dangereuse situation.
Cet accident ne fut pas inutile, car, fixé sur le peu
d'épaisseur de la glace qui couvrait la rivière, Vernier fit
pratiquer, au moyen de pics, un large passage qui permit
aux chaloupes de gagner l'autre rive.
Certain de trouver la rivière Piouge également couverte
de glace, le capitaine dirigea sa troupe en suivant une
direction oblique, de façon à ne rencontrer la rivière
qu'au dernier moment, c'est-à-dire lorsque l'on approche-
rait de la baie de Mackenzie.
Quand la troupe rencontrait sur sa route quelques-uns
La elace s'éiait rompue sous lui... (page 9rv
DEUXIÈME VOYAGE 99
de ces arbres rachitiqiies dont le iDays était parsemé de
loin en loin, le capitaine les faisait abattre et placer sur les
chaloupes qui, pour la plupart, étaient complètement vi-
des.
Ce bois servait à allumer de grands feux pour la halte
de nuit. La chaleur qui s'en dégageait faisait fondre la
neige et déblayait le terrain.
Un matin, deux matelots furent trouvés morts de froid.
Cette vue causa une consternation générale. Ainsi, en se
couchant, l'on n'était jamais sûr de se réveiller.
Cette fois encore, le capitaine dut employer toute son
énergie pour raffermir les cœurs défaillants.
Il expliqua que quelques jours de marche seulement les
séparaient du Caïman, où l'on serait à l'abri de tout dan-
ger, mais à la condition que Ton ne se laissât point abattre
et que chacun fit courageusement son devoir.
Après ces exhortations, il fit distribuer du café addi-
tionné d'une forte dose de rhum, réactif qui produisit
bientôt un heureux eiTet, et l'on put se remettre en
route avec la ferme volonté de faire bravement léle aux
derniers obstacles qu'il restait à surmonter pour sortir
définitivement de cet affreux pays où l'on rencontrait par-
tout la mort sous les formes les plus hideuses.
La petite troupe atteignit enfin la rivière Rouge.
Après avoir fait sonder la glace, Vernier reconnut qu'un
passage pouvait être pratiqué comme sur la rivière
Plumée, ce qui fut fait en moins de deux heures. Celte fois,
il n'y eut à déplorer aucun accident d'homme, mais, en
revanche, deux chaloupes contenant les dernières provi-
sions chavirèrent par suite d'une fausse manœuvre.
100 AU KLONDYKE
Des lamentations désolées accueillirent ce nouveau dé-
sastre.
En ce moment, les matelots eussent sans regret donné
l'or des autres chaloupes pour sauver celles qui venaient
de disparaître, emportées sous la glace après avoir déversé
leur contenu dans la rivière.
Les indigènes qui avaient, par leur maladresse, causé
cet irréparable malheur, après être tombés à l'eau étaient
remontés sur la glace et demeuraient silencieux, tremblant
de tous leurs membres dans la crainte de voir se déchaî-
ner contre eux la fureur générale.
Dominant les cris et les imprécations, la voix du ca-
pitaine s'éleva, vibrante.
— Voyons, s'écria-t-il, étcs-vous des hommes ou des
lâches ?... Quoi ! parce qu'un nouveau malheur est venu
fondre sur nous, vous gémissez comme des enfants crain-
tifs !... En vérité, je me demande où j'ai eu la tête en vous
offrant de m'accompagncr. Il est vrai que les matelots que
j'avais connus jusque-là étaient des gaillards énergiques et
non des clampins !... Ne dirait-on pas que nous sommes
perdus parce que nous allons jeûner un peu, car, sachez-
le, en quatre jours nous pouvons être en vue du navire c[ui
nous attend... Maintenant, répondez-moi : voulez vous
me suivre, oui ou non ?...
— Oui ! oui ! crièrent les matelots, subitement récon-
fortés par la pensée que quatre jours plus tard ils en au-
raient fini avec leurs souffrances.
La traversée de la rivière s'acheva avec assez d'entrain.
Les chaloupes furent replacées sur les affûts et la marche
continua, lente, pénible, à traversla neige et les fondrières.
DEUXIÈME VOYAGE 101
Vernier et le comte allaient d'un matelot à l'autre, féli-
citant les courageux, stimulant les traînards, prodiguant
à tous des paroles d'encouragement.
Cette marche dans une pénombre continuelle avait
quelque choses de lugubre. Malgré son ambition, le comte
eût volontiers donné l'or que l'on transportait avec tant
de peine, pour qu'un rayon de soleil traversât le funèbre
crépuscule à travers lequel ses compagnons et lui se mou-
vaient, semblables à des ombres chargées d'accomplir une
mystérieuse et ténébreuse besogne.
Quelques heures par jour, seulement, une clarté pâle
et triste rappelait aux aventuriers qu'ils n'étaient point
condamnés à une nuit éternelle.
M.
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VI
UN SAUVETAGE ÉMOUVANT
leux journées de marche séparaient encore les
aventuriers de la baie de Mackenzie, et Vernier
commençait à désespérer d'y arriver jamais, tant
était grand l'épuisement de sa troupe. Les indigènes, ha-
bitués aux privations et aux rigueurs climatériques de cet
épouvantable contrée, allaient tant bien que mal, mais
les matelots, moins aguerris que ces rudes enfants du dé-
sert, faiblissaient de plus en plus. Il ne fallait rien moins
que la parole persuasive et réconfortante de leur capitaine
pour les empêcher de se laisser choir sur la neige et d'y
attendre la mort.
Vernier se rendait parfaitement compte que bientôt ses
encouragements seraient impuissants à galvaniser ces
hommes accablés par des souffrances de toutes sortes,
aussi se creusait-il la cervelle pour en faire jaillir une idée
qui lui permît d'apporter un peu d'adoucissement à la
terrible situation de tous ces malheureux, dont l'affreuse
agonie lui brisait le cœur. Bien que son sort fût le même,
il l'oubliait volontiers pour ne songer qu'à la responsa-
104 AU KLONDYKE
bilité morale qui lui incombait. En effet, si ses matelots
l'avaient suivi dans cette effroyable région, n'était-ce point
par suite de la confiance qu'il leur inspirait? Aussi quelle
douleur était la sienne lorsque ses yeux rencontraient un
regard dans lequel il croyait lire un muet reproche ! Com-
bien, à cette heure, il déplorait sa fatale faiblesse ! N'au-
rait-il pas dû, par tous les moyens, dissuader son ami
d'entreprendre cette seconde expédition? Livré à lui-
même, le comte y eut certainement renoncé.
— Halte ! cria-t-il tout à coup.
— r Pourquoi cet arrêt ? lui demanda le comte.
— Regarde, lui répondit Vernier en désignant au loin
une ligne sombre.
— Je ne vois rien, dit le comte en fixant les yeux dans
la direction indiquée par son ami.
— Tu ne vois pas cette forêt, à fouest ?
— Je vois bien quelque chose d'un peu plus foncé que
la neige, mais c'est tout.
— C'est une forêt, te dis-je.
• — Et en quoi peut-elle nous intéresser ?
•- Comment, tu ne comprends pas que la neige qui re-
couvre la plaine et les montagnes a dû forcer le gibier à
chercher un refuge dans les bois ?
— Et tu veux faire comme le gibier?
— Je veux aller chercher là de quoi sauver nos hommes.
— Qui t'accompagnera ?
I — Toi, d'abord.
— Moi !... s'écria le comte avec terreur. Ah ! mon cher,
si tu crois que je suis en état d'aller me mesurer avec des
fauves, tu te trompes singulièrement.
UN SAUVETAGE ÉMOUVANT 105
— Voyons, Henri, songe à ce que tu es et comprends
que nous devons donner l'exemple du courage et de la
résignation.
— Fais montre de ton courage si tu le veux ; moi, je ne
bouge pas d'ici... Quand mes souffrances deviendront par
trop insupportables, un coup de revolver me tirera d'af-
faire.
— Henri !... dit sévèrement Vernier.
— Eh bien, quoi ? me donnerais tu tort?
Le capitaine posa une main sur l'épaule de son ami,
et, le regardant bien en face :
— Henri, lui dit-il, je n'ai consenti à m'associera ta
folie que pour t'empêcher de commettre quelque funeste
imprudence. Supporte patiemment l'épreuve que Dieu
t'envoie et je pourrai peut-être oublier que ta fatale am-
bition a déjà causé la mort de plusieurs de nos compa-
gnons ; mais si, au contraire, tu désertes lâchement en te
réfugiant dans une mort honteuse, ma malédiction te
poursuivra au-delà du tombeau.
Et sans ajouter une parole, il s'adressa à ses matelots.
— Mes amis, leur dit-il, il y a là-bas une forêt qui doit
receler pas mal de gibier. C'est le salut. Quels sont ceux
qui veulent m'accompagner?
Valentin et Loriot s'avancèrent en disant ensemble :
— Moi.
Vernier promena un regard rapide sur sa troupe et put
se convaincre que si un prompt secours n'arrivait pas,
c en était fait de tous. Peut-être même, après cette halte,
refuseraient-ils de se remettre en route.
Cette triste constatation ne fit que stimuler son énergie.
106 AU KLONDYKE
— Déchargez trois chaloupes, dit-il, et préparez un feu.
Dans quelques heures, vous aurez du gibier en abon-
dance.
Encouragés par la promesse de leur capitaine, les mate-
lots s'empressèrent d'exécuter Tordre qu'il venait de leur
donner. En quelques minutes, les haches eurent réduit
en morceaux trois chaloupes et leurs affûts.
Pendant ce temps, Vernier, Valentin et Loriot, armés
jusqu'aux ^ents, s'éloignaient à grands pas dans la direc-
tion de la forêt.
— Apprêtez vos carabines, dit le capitaine lorsqu'ils
pénétrèrent sous le couvert ; tenez-vous sur vos gardes et
ouvrez l'œil. Nous ne savons ce que nous allons ren-
contrer.
Le crépuscule qui couvrait la plaine s'épaississait à me-
sure que les trois compagnons avançaient sous bois, au
grand mécontentement du capitahie, qui se demandait
avec angoisse s'il pourrait tenir la promesse faite à ses
matelots. L'obscurité était si épaisse, qu'il était à peu près
impossible de rien distinguer. Çà et là des éclaircies gri-
sâtres perçaient le feuillage desséché par la bise glaciale.
De temps en temps les trois chasseurs s'arrêtaient pour
prêter une oreille attentive aux bruits de la forêt, mais ils
ne percevaient que le sifflement du vent qui passait dans
les branches.
— Allons, c'est fini! dit enfin le capitaine en s'arrêtant.
— Pas encore, dit joyeusement Loriot en lâchant un
coup de fusil.
Une renne venait de passer et le Parisien l'avait abattu
d'une balle en plein corps.
UX SAUVETAGE ÉMOUVANT 107
Tous trois se précipitèrent en avant et heurtèrent bien-
tôt le corps inerte de l'animal.
— C'est une vraie chance ! s'écria Loriot. L'obscurité est
si profonde que j'ai dû tirer au juger.
— C'est toi qui sauves la situation, lui dit Yernier. Mais
ne perdons pas de temps et emportons ce renne, car nos
camarades doivent attendre notre retour avec impatience.
Dépouiller l'animal, il n'y fallait pas songer. Outre que
les ténèbres empêchaient de rien voir, la route à parcourir
pour retourner au campement était longue. Vernier fit
donc abattre des branches d'arbre et confectionner un
brancard sur lequel Valentin et Loriot purent transporter
le renne.
Quand ils revinrent avec le produit de leur chasse, les
trois compagnons furent salués par des cris de joie fréné-
tique, puis, riant et chantant, les malheureux affamés se
mirent en devoir de préparer le repas, c'est-à-dire de dé-
couper le renpe et d'installer les morceaux autour du
brasier.
Devant ce secours inespéré, les courages s'étaient rani-
més et l'insouciante gaieté qui forme le fond du caractère
français avait subilcmcnt repris son essor. Les joyeux
propos se croisaient ; les refrains du bord éclataient, mon-
tant dans l'air embrumé.
Après avoir visité les chaloupes, Vernier s'était aperçu
que lor pouvait aisément être contenu par trois, ce qui
permettait de disposer encore de cinq.
— Nous camperons ici jusqu'à demain, dit-il au comte.
D'ici là, nous retournerons dans la forêt, afin de nous
procurer des provisions pour le reste de la route.
108 AU KLONDYKE
— Fais ce que tu voudras, lui répondit son ami ; quant
â moi, je suis décidé à regarder venir les événements : si
nous en sortons, tant mieux, si nous y restons, tant pis !
— Ainsi, dit tristement le capitaine, tu en es là !
— Eh ! mon ami, crois-tu donc que je puisse accepter
froidement la ruine de toutes mes espérances ?
— C'est pourtant ce que tu aurais de mieux à faire...
Qui t'a forcé d'entreprendre cette nouvelle expédition?...
Personne, n'est-ce pas? Tu me rendras même la justice
de reconnaître que je m'y suis opposé de toutes mes
forces.
— Pas de récriminations, je t'en prie !
— Alors, sois homme et supporte courageusement une
épreuve méritée.
— Tu es bien heureux de posséder une aussi robuste
philosophie.
Cette conversation fut interrompue par des hurlements
de joie. Les matelots venaient de retirer du feu les mor-
ceaux du renne cuits à point.
Vernier se dirigea vivement du côté des affamés.
— Mes enfants, leur dit-il, procédez avec ordre, je vous
en prie, et que chacun ait sa part.
Et de la main il désigna les porteurs indigènes, qui
se tenaient à l'écart et dont les yeux brillaient de convoi-
tise.
— Que personne \ne bouge, dit alors le Parisien. C'est
moi qui ai tué ce renne, j'entends le distribuer à ma
façon.
— C'est juste, dit un matelot, ce gibier appartient à
Loriot, lui seul doit faire les parts.
UN SAUVETAGE ÉMOUVANT 100
— Et ce ne sera pas long ! s'écria le Parisien en s'em-
parant d'un couteau.
Dix minutes plus tard, matelots et porteurs dévoraient
à belles dents. Vernier et le comte, assis à l'écart, fai-
saient honneur à une épaisse tranche de rôti.
Le repas achevé, le capitaine annonça qu'il allait re-
tourner dans les bois. Cette fois, tous s'offrirent pour
l'accompagner.
— Reposez-vous, leur dit-il, Valentin et Loriot me
suffiront.
Tous trois s'éloignèrent pour regagner la forêt, espérant
bien découvrir encore quelque gibier qui pût assurer la
subsistance pendant le reste du voyage.
Ils battirent les bois pendant plusieurs heures, mais
sans rencontrer quoi que ce fût qui ressemblât à ce quils
cherchaient. Vainement le Parisien plongeait-il dans
l'ombre épaisse des regards perçants, il ne percevait rien
autre que la noire silhouette des arbres séculaires et les
troncs desséchés qui jonchaient le sol, rendant la marche
très pénible.
Tout à coup, le capitaine jeta un cri.
Valentin et Loriot, qui marchaient un peu en arrière
avancèrent rapidement, mais ils cherchèrent en vain de
tous côtés, Vernier avait disparu.
Soudain Loriot saisit Valentin par le bras et le rejeta
violemment en arrière.
Devant eux, une large excavation s'ouvrait, visible seu-
lement par l'ombre profonde qui l'emplissait et qui tran-
chait en noir sur le sol eiilénébré.
Le Parisien se coucha à plai ventre et, se pen-
110 AU KLOXDYKE
chant au-dessus du gouffre, il appela d'une voix angoissée :
— Capitaine!... Capitaine!...
Mais l'écho seul lui répondit.
— Oh ! rugit il, en proie à une profonde douleur, mon
pauvre capitaine est mort !...
Yalentin ne prononçait pas une parole. Pâle, les traits
convulsés, il fixait un regard terrifié sur le gouffre.
Alors, au milieu du silence funèbre qui emplissait la
forêt, une voix appela :
— A moi !...
— Il vit! s'écria le Parisien avec un bond de joie...
Oh ! je le sauverai !
A quelques pas s'élevaient un bouquet de maigres sa-
pins, dont Loriot coupa plusieurs branches, qu'il enflamma
au moyen d'allumettes, avec une patience inouïe, car la
résine contenue dans le bois était littéralement gelée.
Yalentin, une torche dans chaque main, se pencha sur
le gouffre, tandis que le matelot, armé d'un brandon, en
explorait le bord, espérant découvrir un endroit prati-
cable.
Cette recherche ne fut pas vaine, car il aperçut bientôt
une pente assez raide, mais suffisamment accidentée
pour qu'il pût s'}^ risquer sans craindre de glisser. Il s'y
engagea donc sans hésitation, éclairé seulement par la
torche qu'il portait, car celles de Yalentin n'étaient pas
suffisantes pour projeter leur lumière de haut en bas.
Le Parisien descendit ainsi une dizaine de mètre?,
sans apercevoir autre chose que des arbustes croissant
entre les rocs. Alors, il s'arrêta et appela !
— Capitaine !...
UN SAUVETAGE ÉMOUVANT lH
Mais aucune voix ne répondit à la sienne.
Il appela encore par deux fois :
— Capitaine!... Capitaine!...
Rien, toujours rien que l'écho de ses propres paroles.
Mais, soudain, une clarté plus vive jaillit autour de lui.
Valentin était à son côté.
— Remonte, lui dit le matelot ; tu n'as pas le pied assez
marin pour descendre plus avant.
Valentin, pour toute réponse, secoua négativement la
tête et continua sa descente, bientôt rejoint par Loriot,
qui tremblait de lui voir faire le moindre faux pas
Ils avaient atteint une profondeur de vingt mètres, sans
avoir aperçu le capitaine. D'un commun accord ils s'arrê-
tèrent.
La pente qu'il avaient suivie jusque là finissait brusque-
ment et devant eux s'étendait une nappe d'eau sur la-
quelle la lueur des torches projetait des reflets argentés.
A cette vue, un en d'horreur jaillit de la gorge des deux
hommes.
— Il n'y a plus d'espoir ! gémit douloureusement Va-
lentin.
— Oh ! fit Loriot d'une voix sourde.
Et déposant sa torche à terre, il plongea résolument,
éclaboussant Valentin d'un rejaillissement d'eau qui re-
tomba avec un bruit lugubre.
A peine revenu à la surface, le matelot nagea vigoureu-
sement, de manière à traverser la nappe d'eau dans toute
sa largeur, qui était de dix mètres environ.
— Loriot! cria Valentin, Loriot, oîi vas-tu?
Mais au lieu de répondre, le matelot nageait toujours,
112 AU KLONDYKE
mais avec beaucoup de peine, car, outre qu'il était gêné
par ses vêtements, il lui était très difficile de se mainteniï
à la surface de cette eau paisible.
En mer, aidé que l'on est par le mouvement des vagues,
un bon nageur peut se maintenir à fleur d'eau pendant
plusieurs heures, mais au fond d'un gouffre, c'est toute
autre chose ; aussi le matelot fatiguait-il beaucoup.
Valentin le suivait d'un regard anxieux, redoutant que
son ami ne fût pris dans un tourbillon, et se demandent
toujours quel motif lavait poussé à cet acte de témérité
vraiment incompréhensible.
Mais Loriot le savait, lui. S'il ne répondait pas aux
questions de Valentin, c'est qu'il jugeait inutile de se fa-
tiguer à parler, ayant déjà une peine inouïe à se maintenir
la tête hors de l'eau
S'il avait plongé si rapidement, c'est qu'il avait aperçu,
de l'autre côté de la nappe d'eau, une masse sombre res-
semblant fort à un corps.
A mesure qu'il avançait, le masse, qu'il voyait de plus
en plus distinctement, ne lui laissait aucun doute sur sa
nature. C'était bien le capitaine; mais vivait-il encore?...
Cette interrogation redoublait l'énergie du matelot et dé-
cuplait ses forces.
Il atteignit enfin le point vers lequel il se dirigeait si
péniblement. Il vit alors son capitaine immergé jusqu'à
la poitrine, la tête renversée en arrière et une main cris-
pée à la pointe d'un roc.
Loriot se cramponna d'une main à une saillie de la pa-
roi rocheuse et, de l'autre, saisit 'Vernier par un bras
— Loriot ! cria alors Valentin, que fais-tu ?
UN SAUVETAGE ÉMOUVANT 113
— Reste là-bas, répondit le Parisien, je vais aller te
rejoindre.
— Mais qu'y a-t-il donc ?
— Je viens de repêcher le capitaine.
Le matelot achevait à peine, que Valentin déposait ses
deux torches sur le sol et piquait une tête dans l'eau.
Loriot ne put retenir un cri d'effroi.
— Tu vas te noyer ! cria-t-il à son ami.
Ce fut au tour de Valentin à ne pas répondre. Il sentait
maintenant tout le danger de sa situation et réservait ses
forces, nageant lentement, mais méthodiquement et avec
une vigueur dont on ne l'eût pas cru capable.
Le matelot, soutenant toujours le corps inanimé de
Vernier, ne perdait pas de vue son ami, que la lueur des
torches éclairait faiblement. La gorge serrée par une mor-
telle appréhension, il comptait mentalement ses brasses,
respirant plus librement à mesure que diminuait la dis-
tance qui les séparait.
Valentin put enfin s'accrocher à son tour à une saillie
du roc.
— Peux-tu soutenir le capitaine à ma place ? lui de-
manda alors le matelot.
— Parfaitement^ répondit Valentin en saisissant Vernier
par le bras.
— ïiens-toi bien et ne bouge pas, reprit Loriot, qui se
mit alors à explorer la paroi qui baignait l'eau.
A deux mètres à peine de l'endroit où il avait laissé son
ami, il découvrit une sorte de plate-forme étroite, mais
suffisante pour que l'on put s'y réfugier.
t
114 AU KLONDYKE
Tout heureux de sa découverte, il alla rejoindre Yalen-
tin, et tous deux, s'aidant des aspérités et soutenant Yer-
nier, se dirigèrent vers la plate-forme, où le corps du
capitaine fut étendu.
Le Parisien s'empressa de déboutonner la tunique de
son chef.
— Il vit! cria-t-il joyeusement... Il n'est qu'évanoui ■
Alors commença une série de frictions énergiques dont
le résultat ne se fit pas longtemps attendre.
En rouvrant les yeux^ le capitaine promena autour de
lui un regard interrogateur.
— Vous vous demandez où vous êtes, n'est-ce pas ? lui
dit Loriot.
— En effet... Je ne me souviens de rien.
— Nous étions en chasse dans la forêt, quand vous
êtes tombé dans une gouffre... Vous souvenez-vous, main-
tenant ?
— Oui, oui, je me souviens... En tombant, le poids
de ma chute, venant de haut, m'a entraîné au fond
de cette eau et j'ai eu beaucoup de peine à remonter à
la surface; alors, suffoqué, presque asphyxié, j'ai senti
que je perdais connaissance... Mais comment m'as-tu
repêché ?
— Ça n'a pas été bien difficile : vous étiez cramponné
à un roc.
— Cela ne m'étonne nullement. Lorsqu'on se noie, la
main se crispe sur tout ce qu'elle trouve.
Loriot expliqua alors au capitaine comment lui et
Valentin étaient parvenus au fond de ce gouffre qui
avait failli lui être si fatal.
UN SAUVETAGE ÉMOUVANT 115
— Il s'agit maintenant de remonter^ dit Valenlin,
Aidé de ses sauveurs, Vernier se mit sur ses pieds
et examina les parois du gouffre, sur lesquelles la
clarté rougeàtre des torches projetait des lueurs fantas-
tiques.
— Je ne vois pas d'autre chemin que celui par lequel
vous êtes descendus, dit-il enfin,
— Hum ! fit le matelot en fronçant les sourcils.
— Ne pouvons-nous donc remonter par la même
route? interrogea le capitaine, qui avait remarqué la
nuance de mécontentement empreinte sur le visage du
Parisien.
— Remonter, ce ne serait pas difficile, répondit ce der-
nier.
— Eh bien?...
— Seulement, pour remonter, il faut d'abord traverser
cette nappe d'eau.
— Qui nous en empêche?
— On voit bien que vous l'avez traversée verticalement.
— Que veux-tu dire ?
— Qu'il est extrêmement dangereux de nager là-dedans.
— Pourtant, vous y avez réussi, Valentin et loi.
— C'est vrai, aussi nest-ce pas pour nous que je m'in-
quiète.
— Nous ne pouvons cependant pas rester ici.
— 11 y a bien un moyen.
— Lequel ?
— J'ai la certitude que vous êtes trop faible pour tra-
verser à la nage.
— C'est entendu. Après.
116 AU KLONDYKE
— Vous poiirriez vous raidir, c est-à-dire faire la plan-
che et vous laisser pousser par moi.
— Je vais d'abord essayer de passer à la nage. Si mes
forces me trahissent, il sera temps d'avoir recours à ton
moyen.
— Vous le voulez
— Oui, mon ami.
— Allons donc, et à la grâce de Dieu !... Vous êtes prêts?
ajouta-t-il en regardant alternativement Vernier et Va-
lentin.
— Oui, dirent ces derniers.
— Alors, allons-y !
Et il plongea.
Ses compagnons le suivirent de si près que les trois
corps, en tombant dans l'eau, ne firent presque qu'un
seul bruit.
Valentin et Loriot nageaient aux côtés du capitaine,
épiant ses moindres mouvements. Ce dernier faisait des
efforts surhumains pour ne pas obliger ses sauveurs à
venir à son secours. Mais il dut bientôt reconnaître qu'il
avait trop présumé de ses forces. Il battit leau de ses
mains et disparut, après avoir franchi à peine la moitié d2
la distance.
Le Parisien se précipita vers lui et le ramena à la sur-
face.
— Faites la planche ! lui cria-t-il.
Le capitaine réunit ce qui lui restait de forces et se rai-
dit, contractant tous ses muscles, et il avança lentement
poussé par ses deux compagnons.
A force d'énergie ils atteignirent enfin la pente où brù-
UN SAUVETAGE ÉMOUVANT 117
laient toujours les torches. Une fois hors de l'eau, ils
s'assirent et se reposèrent quelques minutes avant de
commencer leur périlleuse ascension.
Une demi-heure plus tard, tous trois se retrouvaient
dans la forêt.
— Ah ! mes amis, dit alors le capitaine en tendant les
imains à ses sauveurs, vous m'avez sauvé la vie au péril
de la vôtre, je ne l'oublierai pas !
— Bah ! fit l'insouciant Parisien, ça ne vaut vraiment
pas la peine d'en parler.
— Tu trouves ?
— Certainement. Qu'est ce qu'un bain, pour un matelot?
— Il y a bain et bain. D'ailleurs, si tu es matelot, Va-
lentin ne l'est pas.
— Lui, c'est autre chose, et je reconnais qu'il a été hé-
roïque !
— Loriot, fit Valentin, je le défends de te moquer de
moi !
— Mais je parle très sérieusement, je t'assure.
— Tu ferais mieux d'avancer plus vite, car je crois que
nous allons geler.
De fait, la bise glaciale qui soufflait sur leurs vêtements
mouillés n'était rien moins qu'agréable. Ils activèrent
donc leur marche et, en moins d'une heure, atteignirent
le camp, où leur absence prolongée commençait à causer
quelque inquiétude.
Dès que l'on sut ce qui s'était passé, plusieurs matelots
s'empressèrent de se dépouiller dune partie de leurs vê-
tements, afin que ceux du capitaine et de ses compagnons
pussent sécher devant le brasier.
118 AU KLONDYKE
— Il nie semble qu'il nous manque du monde, fit tout
à coup observer Vernier.
— Il en manque une dizaine, répondit le comte.
— Où sont-ils donc?
— Dans les bois. Tu n'as pas voulu les enmener avec
toi, ils sont allés chasser de leur côté.
— C'est de la désobéissance ; je n'aime pas cela. Tu au-
rais dû les retenir.
— Tu sais bien que je n'ai pas d'autorité sur eux.
C'était vrai. Les matelots n avaient pas tardé à com-
prendre que le comte n'éprouvait pour eux aucune
sjmipathie et qu'une égoïste ambition était la seule
passion qui le dominât; aussi affectaient-ils de le con-
sidérer comme un étranger, tout en restant entière-
ment dévoués à Vernier, pour lequel ils avaient un réel
attachement. Sur un signe de leur capitaine, ils se
fussent jetés dans le feu, mais ils n'eussent pas fait un
geste pour tirer son ami d'un danger sérieux. Certains
qu'ils n'étaient pour ce dernier que des instruments,
ils agissaient en conséquence avec lui, dédaignant sa
morgue hautaine et ne se souciant nullement de lui être
agréable.
Vernier savait tout cela, aussi ne répondit-il rien à la
remarque du comte. Quant à la désobéissance de ses ma-
telots, il était tout disposé à ne pas le leur reprocher,
puisqu'elle était motivée par le désir bien légitime d'ap-
provisionner la troupe.
Il les féhcita même en les voyant revenir portant sur
des brancards deux magnifiques rennes, qu'il fit immé-
diatement dépecer et rôtir, après quoi, chacun en ayant
UN SAUVETAGE ÉMOUVANT Î19
reçu une ration suffisante, le reste fut mis de côté comme
provision pour achever le voyage.
Le lendemain matin les aventuriers se remettaient en
route, et trois jour* après ils arrivaient en vue du Caï-
man.
ô^:^?o
VII
DANS LES GLACES
N mettant le pied sur le Caïman, Vernier fut frappé
-^^ de l'air préoccupé de son second. A une question
qu'il lui posa à ce sujet, le lieutenant répondit en
désignant la mer qui, bien que l'on fût dans la baie, ba-
lançait, sur la crête de ses vagues, de petits glaçons.
A cette vue, le capitaine ordonna que le transport de
l'or et du matériel s'effectuât en toute hâte.
En effet, il n'y avait pas un instant à perdre si l'on vou-
lait gagner les détroits par où, en avançant prudemment,
l'on pouvait atteindre l'Atlantique. Si l'on obtenait ce ré-
sultat, on était sauvé. En admettant que la navigation
devint impossible dans les détroits, l'on pourrait se réfu-
gier dans quelques baies, et le chemin que l'on aurait par-
couru serait autant de gagné, tandis qu'en s'attardant
dans la baie de Mackenzie on se trouverait cerné par les
glaces et forcé d'y rester jusqu'à la fin de l'hiver, c'est-à-
dire pendant une durée de plusieurs mois. Grâce à l'acti-
vité de Vernicr, quelques heures suffirent pour l'embar-
quement de la cargaison.
122 AU KLOXDYKE
Le dernier canot se balançait encore au pakn qui venait
de le remonter, que le Caïman se mettait en marche, mû
seulement par la vapeur, afin qu'il obéit plus facilement
au gouvernail.
Le Caïman avait été construit avec tous les perfection-
nement désirables. Lorsque le vent tombait ou qu'il fallait
traverser des passages dangereux, les voiles était carguées
et la vapeur seule était employée. Dans ce dernier
cas elle servait aussi à actionner une puissante machine à
électricité.
Comme il fallait naviguer dans une pénombre conti-
nuelle, le capitaine Vernier fit installer sur l'avant de son
navire un appareil électrique, à pivot, qui lui permettait
de projeter ses rayons sur une assez grande circonfé-
rence.
A mesure que le Caïman avançait, les glaçons deve-
naient plus nombreux, ce qui ne laissait pas que d'inquié-
ter fort l'équipage qui, n'ayant aucune manœuvre à exé-
cuter, se tenait sur le pont, les yeux fixés sur le
capitaine.
Ce dernier, sa lunette à la main, interrogeait fréquem-
ment la mer dans le rayon lumineux projeté par le réflec-
teur. De temps en temps, il donnait un ordre bref au timo-
nier, et une légère secousse prouvait que le navire obliquait
à droite ou à gauche.
Tout en louvoyant, Vernier s'efforçait d'atteindre le dé-
troit de Banks, et malgré un froid terrible, il ne quittait
point la dunette.
Vingt heures s'écoulèrent ainsi. Enfin une légère clarté
creva le crépuscule. Un soupir de soulagement s'échappa
DANS LES GLACES
123
de toutes les poitrines oppressées. Mais bientôt un cri de
terreur monta dans les airs : à deux cents brasses en avant
du navire se dressait une agglomération de glaçons formant
une barrière infranchissable. Vernier fit aussitôt mettre la
barre au nord, afin d'éviter une rencontre mortelle avec la.
banquise qui lui barrait la route.
Il fallut bientôt changer de direction, caria banquise
avançait, lentement, mais sans interruption. La barre iu
alors mise sur le nord-ouest, où seuls, des glaçons se
montraient, de petite dimension, mais plus nombreux que
précédemment.
Après deux heures de marche, Vernier prit soudain une
résolution. Avancer dans de telles conditions devait fatale-
ment aboutir à une catastrophe ; aussi prit-il le parti de
courir au sud-ouest afin de gagner le Pacifique ; là, tout
danger aurait disparu. A son commandement, le timonier
donna un vigoureux coup de barre, et le Caïman, pivotant
en quelque sorte sur lui-même, s'élança dans une nouvelle
direction.
La lueur qui éclairait la mer depuis quelques heures
disparut bientôt, et les ténèbres enveloppèrent de nou-
veau l'infortuné navire perdu dans les confins du monde,
frêle esquif que la main de Dieu semblait pouvoir seule
protéger contre les dangers dont il était entouré.
Soudain, Vernier cria d'une voix tonnante :
— La barre au nord !
Cet ordre était à peine exécuté que l'équipage épouvanté
apercevait une chaîne de montagnes de glace sur laqaeile,
sans la présence d'esprit du capitaine, ie navire eût don:ié
en plein.
121 AU KLONDYKE
Le Caïman reprit donc la route déjà parcourue. Pâles et
anxieux, les matelots semblaient en proie à un sombre dé-
sespoir. Il était bien évident pour eux que le capitaine ne
songeait qu'à retarder le moment fatal, car se frayer un
chemin à travers ces écueils flottants était chose impos-
sible.
La nuit tout entière se passa dans ces cruelles per-
plexités. De temps en temps un choc léger, suivi d'un
bruit sourd, se faisait sentir : c'était un glaçon qui heur-
tait le flanc du navire, et chacun de ces chocs accentuait
la pâleur des malheureux matelots qui, chaque fois s'atten-
daient à voirie vaisseau couler à fond.
Lorsque, le lendemain, la même lueur qui avait éclairé
les ténèbres le jour précédent reparut, Vernier, malgré
tout' son courage, ne put s'empêcher de pâlir affreuse-
ment. Une immense plaine de glace s'avançait à tribord,
venant du nord-est.
A cette vue, l'équipage tout entier poussa un cri de ter-
reur, et la consternation fut à son comble.
— Camarades, à genoux ! cria le vieux timonier qui,
lors de la tempête, avait déjà contraint ses compagnons à
implorer la protection de sainte Anne.
A cette exhortation, qui ressemblait à un commande-
ment, tant la voix du timonier était solennelle, les mate-
lots ôtèrent leur béret et fléchirent le genou.
Alors, la voix grave du vieux marin se fit entendre en
une de ces prières non prévues par la liturgie ; mais dont
la naïveté indique une foi profonde. Et tandis qu'il priait,
ses compagnons, le front courbé, s'associaient à lui, par
le cœur, dans cette invocation suprême à la mère de Marie
Alurs la voix "rave du vieux marin se fit entendre... (page 124).
DANS LES GLACES 12J
dont le culte brille d'un si vif éclat sur la terre bretonne.
La prière terminée, tous se relevèrent et jetèrent il
regard scrutateur autour du navire.
A l'arrière, la plaine de glace suivait, à quelques cen-
taines de mètres de distance ; à droite et à gauche, sépa-
rées du navire par un nombre infini de glaçons, se dres-
saient, menaçantes, deux chaînes de montagnes de glace ;
en avant, des glaçons en nombre incalculable, à travers
lesquels le Caïman avançait lentement.
Comme la veille, la lueur blafarde qui était venue
éclairer les ténèbres disparut au bout de quelques heures,
et la projection électrique illumina seule Tobscurité qui
environnait le navire comme un sombre linceul.
Brisé de fatigue, le caiDitaine Yernier laissa le comman-
dement à son second et descendit dans sa cabine, afin de
prendre quelques heures de repos.
Rassurés par le départ de leur chef, les matelots se ren-
dirent dans Fentreport pour se livrer, eux aussi, au som-
meil. Seuls, quatre hommes restèrent sur le pont, pour le
cas où leur présence serait utile au lieutenant.
La marche lente du navire à travers les glaçons conti-
nua sans incident. C'étaient toujours les mêmes chocs
suivis des mêmes bruits sourds.
Conscient de la responsabilité qui lui incombait, le lieu-
tenant ne cessait d'explorer les alentours du Caïman.
Une crainte l'obsédait : à quelle distance se trouvaient
maintenant la plaine et les montagnes de glace? La pro-
jection électrique, bien que puissante, ne pouvait aller
iusqu'à elles : aussi le pauvre second tremblait-il de les
voir apparaître soudain dans le périmètre lumineux.
128 AU KLONDYKÈ
Après quelques heures d'un repos dont il avait le plus
grand besoin, Vernier reprit sa place sur la dunette, et
bientôt l'équipage se trouva réuni sur le pont.
La veille, Ton n'avait pris aucune nourriture, tant était
grande lappréhension qui étreignait les cœurs. A peine
sur la dunette, le capitaine ordonna que l'on distribuât du
café noir fortement additionné de rhum, afin de stimuler
un peu ses matelots. Lui-môme en but une large rasade.
La distribution s'achevait, quand l'obscurité prit une
teinte livide annonçant le retour de cette lueur qui, dans
les régions arctiques, tient lieu de jour pendant Ihiver et
ne dure que trois à quatre heures.
Les montagnes de glace flanquaient toujours le Caïman
et la plaine de glace suivait encore.
Soudain, Vernier courut à la proue, s'avança jusque sur
le beaupré et regarda fixement devant lui.
Après quelques minutes d'un examen attentif, il se re-
tourna, et les matelots purent voir son visage irradié par
une joie sans borne.
— Camarades ! cria-t-il d'une voix vibrante, nous
sommes sauvés !... je vois une terre à l'avant !
Des hurlements frénétiques saluèrent cette déclaration,
et les matelots bondirent dans les agrès, afin d'apercevoir
cette terre promise.
Les cris d'fenlhousiasme ne tardèrent point à retentir de
nouveau à la vue d'une île qui, pour être de petite dimen-
sion, n'en était pas moins le salut.
Vue de la mer, cette terre semblait avoir cinq à six cents
mètres de long ; quant à sa largeur, il était impossible de
l'évaluer, même approximativement, car, après une sur-
DANS LES GLACES 129
face plane d'une centaine de mètres, elle offrait le spec-
tacle d'un amphitéàtre d'environ deux cents pieds, com-
plètement recouvert de neige.
L'île était encore à deux bons kilomètres de distance, et
Vernier, le premier moment de joie passé, avait été re-;
pris par ses craintes. En effet, la plaine de glace suivait tou-
jours le Caïman, or, qu'adviendrait-il si l'on ne trouvait
aucune baie pour s'y réfugier ?
Hélas ! ce n'était que trop facile à prévoir : le navire se-
rait broyé entre la côte et la glace. Dans ce cas, en admet-
tant que Ton pût échapper à la mort, comment subsiste-
rait-on sur cette terre couverte de neige et où l'on n'aper-
cevait aucune trace de végétation ?
Il se livrait à ces sombres réflexions, quand le lieute-
nant s'approcha de lui.
— Capitaine, dit-il vivement, je viens d'apercevoir de-
vant nous une échancrure qui pourrait fort bien être une
baie ; voulez-vous que j'aille à la découverte? car si je ne
me trompe pas, il faudra sonder cet endroit.
Vernier jeta autour du Caïman un regard rapide : la
plaine de glace était à un kilomètre en arrière, et l'île à
t]-ois cents mètres en avant.
— Allez, dit-il au lieutenant ; le navire suivra en avançant
inscnsi])lcment, de manière à ne pas se briser sur des
écueils qui pourraient se trouver à fleur deau.
Le second fitmeltre un canot à la mer et y descendit
avec six hommes armés de gaffes, car il était impossiI)Ie
d'employer les avirons au milieu des glaçons.
Le lieutenant. In sonde à la main, se tenait à l'avanf.
Chose étrange : bien que l'ile ne fût qu'à peu de distance.
130 AU IILONDYKE
trente mètres de cord(; ne suffisaient pas à toucher le
fond.
Le canot poussa jusqu'à l'écliancrure de terre, et ceux
qui le montaient ne furent pas peu surpris et charmés en
constatant l'entrée d'une baie vaste et bien abritée, offrant
un refuge sûr.
En quelques coups de sonde, le lieutenant reconnut que
le Caïman pouvait hardiment y pénétrer.
Des signaux furent faits aussitôt, et un quart d'heure
plus tard, le navire entrait dans la baie libre de glace. Au
moment où la lueur crépusculaire qui tenait lieu de jour
s'éteignait, la plaine de glace qui avait suivi le Caïman
venait bloquer la passe, fermant ainsi la seule issue par où
l'on pût ressortir.
Lorsqu'on eut jeté l'ancre, le capitaine ordonna que
l'on reprît les coutumes en usage à bord. En consé-
quence, le repas fut préparé et les matelots, heureux
d'avoir enfin échappé à tant de périls, y firent un hon-
neur que l'on comprendra aisément. Les estomacs, con-
tractés par une mortelle appréhension, se dilatèrent et
recommencèrent leur office, et quand chacun eut large-
ment réparé ses forces, des chants joyeux retentirent dans
l'entrepont, où les marins allaient et venaient, rassurés
sur le présent, confiiants en l'avenir.
Attable dans sa cabine, avec son second et le comte de
^availles, Vernier souriait tristement au bruit de cette
franche gaieté.
— Pauvres gens ! dit-il enfin, laissons-les dans leur
ignorance.
— Que veux-tu dire ? interrogea vivement le comte.
Monsieur le comle, il est fart probable que pas un de nous ne reverra la Icrrc
de France... (page 133).
DAXS LES GLACES 133
— Demande cela à monsieur, répondit le capitaine en
désignant le second, dont le visage avait un air sombre
peu en harmonie avec la bruyante gaieté de l'équipage.
— Monsieur le comte, dit froidement le lieutenant^ il
est fort probable que pas un de nous ne reverra la terre
de France. Excusez ce que mes paroles peuvent avoir
de peu agréable, mais jNI. Yernier m'ayant chargé de ré-
pondre pour lui, je l'ai fait sans détour.
— Ainsi, dit le comte en pâlissant visiblement, nous
sommes perdus ?
— Mon Dieu ! oui... du moins, à peu près, répondit le
capitaine Vernier.
— C'est étrange comme tu semblés prendre ton parti de
cette perspective.
— Que veux-tu donc que je fasse ?... Que je me la-
mente ?... Eh ! mon cher_, un peu plus tôt, un peu plus
tard, ne devons-nous pas mourir ?
— C'est possible, et même certain, pourtant je n'en-
visage point cette échéance avec autant de philosophie
que toi.
— Et tu as tort : lorsqu'on a commis une folie, on doit
en accepter avec résignation toutes les conséquences,
quelles qu'elles soient.
— Selon toi, de quelle folie sommes-nous coupables?
— Toi, de n'avoir pas été assez sage pour te contenter
de ce qui eût fait le bonheur de tout autre ; moi, d'avoir
été assez faible pour l'accompagner dans ce second
voyage.
Le comte ne répondit rien, mais il était lûen évident
que les paroles de son ami avaient fait sur lui une vive
134 AU KLONDYKE
impression, car il avait baissé les veux et semblait fort
embarrassé. En efïet, n'était-ce pas son fatal entêtement
qui avait conduit le Caïman où il se trouvait ? Oh ! cette
soif des richesses, combien en ce moment il la maudis-
sait !... Au lieu d'être à Paris, dans son hôtel luxueux et
confortable, ou dans son château bourguignon, il se trou-
vait dans les régions polaires, cerné de toutes parts par
une ceinture de glace, dans une nuit profonde
— Voyons, dit-il au bout d'un instant, explique-moi
exactement ce que nous avons à craindre et à espérer.
— Soit, dit tranquillement Vernier, je vais d'abord ré-
pondre à ta première question, car il faut procéder par
ordre, afin qu'il n y ait point de malentendu.
— Que de préliminaires ! s'écria le comte avec une
nuance d'impatience. Ariive au tait, je t'en prie !
— Du calme, mon ami, du calme, reprit le capitaine
sans s'émouvoir.
— Ne vois-tu pas que je suis sur des charbons ardents?
— Cet euphémisme est au moins exagéré, dit en rian
Vernier, car il est en complet désaccord avec la tempéri>-
ture au milieu de laquelle nous grelottons.
— Veux-tu, oui ou non, répondre aux cj[uestions que je
t'ai posées ? fit nerveusement le comte.
— Ecoute-moi donc, et tu vas être renseigné.
— Parle_, dit le comte en se renversant sur sa chaise.
— La nuit brumeuse dans laquelle nous vivons ne me
permet pas de relever le point et, par conséquent, de savoir
e.vactement où nous sommes, mais en tenant compte de
la direction suivie et de la marche du Caïman, je ne crois
pas me tromper en disant que nous nous trouvons à cin-
DANS LES GLACES 135
quante ou soixante lieues au nord-ouest des Esquimaux.
Le second fit de la tête un signe approbatif.
Vcrnier reprit :
— Les glaces qui nous emprisonnent ne fondront pas
avant la fin de riiivcr ; or, étant donné la latitude, c'es
au moins six mois à attendre ici.
— Ensuite?... fit M. de Na vailles.
— Pardon, ce mot a trait à la deuxième de tes questions.
Tu m'as demandé ce que nous avions à craindre, il faut
d'abord liquider ce point... Je t'ai dit que nous ne verrons
les glaces se désagréger que dans six mois, un peu plus, un
peu moins, mais à quelques jours près. Or, nous n'avons
guère que pour trois mois de vivres et pour deux mois de
combustible.
— Le combustible, c'est du superflu, puisque la machine
ne fonctionnera pas.
— Tu crois cela ?
— Dame ! à moins que nous ne levions l'ancre... et en-
core, avec du vent nous pourrions marcher à la voile.
— Et avec quoi nous chaufferons-nous ?
— Je n'y songeais pas.
— Heureusement, j'y ai songé pour toi.
— Mais lorsque nous n'aurons plus de charbon, com-
ment nous procurerons-nous du feu ?
Le capitaine regarda son second, et un sourire funèbre
passa sur leurs lèvres.
Ce sourire, le comte le surprit et il en eut froid au cœur.
— Je t'ai demandé où tu te procurerais du chauffage
lorsque la provision de charbon serait épuisée, dit-il
brièvement , réponds-moi donc.
136 AU KLOXDYKE
— Monsieur le comte, dit le second d'un air sombre,
quand le charbon sera épuisé, nous brûlerons le Caïman.
— Mais alors, nous sommes condamnés à demeurer ici!
s'écria le jeune homme avec terreur.
— A moins, dit Vernier, que nous puissions tenir jus-
qu'après le dégel ; dans ce cas, nous aurions la chance
d'être aperçus d'un des rares navires qui passent dans ces
parages... Ceci est ma réponse à ta seconde question, c'est-
à-dire ce que nous pouvons espérer.
— Mais si le dégel arrivait plus tôt que tu ne le sup-
poses?...
— Ce n'est pas probable.
— Cependant, insista le comte, si cela arrivait, nous
serions sauvés.
— Oui, si, d'ici là, la glace n'a pas endommagé la coque
du Caïman.
— La glace, dis-tu?... mais il n'y en a pas trace dans
cette petite baie que nous avons si heureusement ren-
contrée.
— S'il n'y a pas de glace en ce moment dans la baie où
nous sommes, c'est qu'elle est abritée de trois côtés par
des rochers assez élevés. Attends seulement un jour ou
deux, et tu verras. Peut-être même serons-nous forcés
d'abandonner le navire et de nous réfugier à terre, car la
compression de la glace pourra l'éventrer.
— Parles-tu sérieusement? fit le comte, très inquiet.
— On ne peut plus sérieusement ; et la preuve, c'est
que, dès demain, je ferai commencer la construction d'une
baraque destinée à nous recevoir tous... Surtout, ajouta
'Vernier, pas un mot à l'équipage relativement au côté dé-
DANS LES GLACES 157
sespéré de notre position, car si la démoralisation se met«
tait parmi nos matelots, il n'y aurait plus la moindre lueur
d'espoir. Ils sont pour la plupart ignorants et ne voient
que par les yeux de leurs chefs. Si ces derniers ne savent
pas leur inspirer une aveugle confiance, ils s'abandonnent
à toutes sortes de terreurs. Tant qu'ils croiront en nous,
nous pourrons lutter contre notre mauvaise fortune. Gar-
dons-nous donc de leur laisser entrevoir la vérité. A bord,
vois-tu, un capitaine est maître absolu, mais dans un cas
comme celui-ci, on ne se fait obéir qu'à force d'énergie et
de supériorité morale. Surtout, évite soigneusement
d'avoir avec nos hommes la moindre discussion, ne leur
donne aucun ordre, en un mot ne te mêle de rien, car ils
sont déjà suffisamment montés contre toi qu'ils accusent
d'être la cause de tout le mal.
— Les ai-je forcés à nous accompagner? dit le comte
assez surpris.
— Certes, non ; chacun nous a suivis de son plein gré.
Mais ils te diront que si tu ne leur avais pas fait cette pro-
position ils ne fussent pas partis.
— C'est tout simplement absurde ! s'écria M. de Na-
vailles hors de lui.
— C'est humain, voilà tout. Si nous avions réussi, tous
t'auraient comblé de bénédictions ; nous avons échoué, ils
te regardent comme la cause première du désastre. Que
cela t'indigne, je le comprends, mais lu n'as pas, je sup-
pose, la prétention de refaire le monde.
— Je suis absolument de l'avis du capitaine, dit le se-
cond. A tort ou à raison, nos hommes font retomber sur
vous la responsabilité de l'entreprise ; prenez-en don.
138 AU KLOXDYKE
Totre parti et agissez prudemment si vous ne voulez pas
qu'il vous arrive malheur.
— Allons, dit Yernier en se levant, restons-en là pour
ce soir. Je n'entends plus rien. Nos matelots doivent être
couchés ; imitons-les. Demain nous aviserons.
Le comte et le second souhaitèrent le bonsoir à Vernier,
puis ils sortirent pour se rendre dans leur cabine.
En traversant l'entrepont, ils virent les matelots endor-
mis dans leurs hamacs. La vue de ces hommes ignorants
du danger terrible qui les menaçait les attrista profondé-
ment, et ils se séparèrent en échangeant silencieusement
une poignée de main.
En entrant dans sa cabine, le comte aperçut Vakntin
dormant sur une malle.
Au bruit des pas de son maître le brave serviteur se ré-
veilla.
— Tu n'es pas encore couché? lui dit le comte
— Je vous attendais, répondit Yalentin. Il aurait pu se
faire que vous eussiez besoin de moi.
— Mon bon Valentin, à l'avenir, tu me feras le plaisir
de te coucher en même temps que les matelots. Nous ne
sommes malheureusement plus dans mon hôtel et je peux
fort bien me déshabiller seul.
— Oh ! monsieur le comte, dit tristement Valentin, pour
le peu de temps que j'aurai encore à vous voir, laissez-
moi près de vous le plus possible.
— Ah ça ! deviens-tu fou ?... Que signifient tes paro-
les?
— Pour le cas où vous auriez eu besoin de moi, je
m'étais assis à la porte de la cabine de M. Vernier et j'ai
DANS LES GLACES 139
tout entendu. Je sais qu'à moins dun miracle nous laisse-
rons notre peau ici.
— Tu as mal entendu, mon ami.
— Au contraire, j'ai fort bien entendu. Oh! ne croyez
pas que ce soit pour moi que je m'attrisle ; c'est pour
vous, monsieur le comte.
M. de Na vailles sentit une larme mouiller sa paupière.
— Brave garçon ! dit-il avec émotion ; mais rassure-loi,
nous avons des chances de sortir de là.,. A propos,
ajouta-t-il avec inquiétude, étais-tu seul?
— Le Parisien était avec moi, mais ne craignez rien ; il
a entendu la recommandation que le capitaine vous a
faite de ne rien dire à l'équipage, et il m'a promis de se
taire... Pauvre Loriot! ça lui a fait bien de la peine d'ap-
prendre qu'il ne reverra peut-être jamais sa mère.
— Ainsi, tu es certain qu'il ne répétera à personne ce
qu'il a entendu ?
— J'en réponds.
• — C'est égal, demain tu me l'amèneras, afin qu'il
m'assure de ce que tu avances.
— Oui, monsieur le comte.
— Maintenant, tu peux aller te coucher.
Valentin souhaita le bonsoir à son maître, et se retira
dans une petite cabine contiguë à celle du comte.
vin
L INSTALLATION
'jQ E lendemain, vers midi, c'cst-ù-dire lorsque la
^^l faible clarté qui apparaissait chaque jour pen-
dant quelques heures éclaira un peu la pénombre,
Yernicr monta dans la grande ihune et interrogea rimmen-
sité.
Les flots de la mer Arctique avaient complètement dis-
paru. Partout la glace amoncelée offrait un spectacle désolé
et navrant.
Yernicr ne s'attarda pas dans ce poste aérien, car la
température était elTroyable. Les cordages du Caïman,
couverts de givre, étaient aussi raides et cassants que s'ils
eussent été de verre. Aussi fut-ce avec des précautions in-
finies que le capitaine redescendit sur le pont, où les ma-
telots contemi)laient avec effroi d'énormes glaçons ondu-
lant dans la petite baie.
Ce qu'avait prévu Vernier arrivait : la baie se congelait.
11 fallait donc se prémunir contre toutes les éventualités.
Les maTelots reçurent l'ordre de transportera terre toutes
1 12 AU KLOXDYKE
les poutres et planches qu'ils trouveraient ''dans la cale,
ainsi que les chaloupes que Ion avait démontées après rem-
barquement dans la baie de Meckenzie, puis il traça sur le
sol le plan de la baraque qu'il avait projeté de faire élever.
Stimulés par les encouragements de leur capitaine, ei
aussi par le froid mortel qui ne leur permettait point de
rester en place, les matelots menèrent si activement la
besogne, qu'en deux jours ils eurent construit un bara-
quement assez vaste pour que tous pussent y circuler à
Taise.
La toiture était formée de bâches solides. D'autres bâches
tapissaient les parois, et deux portes vitrées enlevées au
navire avaient été encastrées à droite et à gauche, pour
tenir lieu de fenêtres.
Lorsque le baraquement fut terminé, Vernier fit dé-
monter la machine à vapeur et celle qui produisait l'élec-
trlcitc, puis il les fit installer dans Fintérieur.
Grâce à l'intelligence du mécanicien, cette opération fut
rapidement menée à bonne fin. Alors, on transporta éga-
lement le charbon, les caisses de provisions, les tonneaux
deau douce, de vin et de rhum.
En agissant ainsi, Yernier ne songeait qu'à gagner du
temps. Pour lui, la destruction du Caïman ne faisait aucun
doute. Il l'avait donc fait évacuer, mais sans donner la
moindre explication à l'équipage qui, bien que très étonné,
obéit avec cette ponctualité habituelle aux gens de mer.
Ces différents travaux avaient pris cinq jours. Quand ils
furent achevés, la baie était complètement gelée. On dut
casser la glace pour se procurer Teau nécessaire à l'entre-
tien de la cliaudière.
l'installation 143
Chacun se demandait à quoi pourrait bien servir la
\':.])c::v, mais l'incertitude cessa lorsque Vernier eut fait
transporter et planter en terre un mât de rechange et que,
en haut de ce mât, il eut fait accrocher le réflecteur élec-
trique.
— Qui comptes-tu donc éclairer ainsi ? lui demanda le
comte lorsque la projection lumineuse creva les ténèbres.
— Qui sait si un autre navire n'est pas, comme le ncMre,
cerné par les glaces et à peu de distance ? Dans ce cas,
notre feu peut être aperçu et, quand viendra le dégel, ceux
qui l'auront vu nous signaleront dans les ports où ils se
rendront.
— S'il y a un navire en vue, bien entendu.
— Parfaitement.
— Et si, plus heureux que nous, il s'en tire.
— Naturellement.
— Ce sont des espérances, somme toute.
— Eh ! mon cher, il ne nous reste que cela. L'espoir,
vois-tu, c'est la dernière chose qui s'éteint dans le cœur de
l'homme.
Tout le monde s'était enfermé dans la baraque, où,
grâce à la machine, régnait une douce température. Néan-
moins, Vernier avait recommandé à ses hommes de ne pas
rester inactifs afin de conserver toujours une certaine cha-
leur naturelle, ce qui vaut mieux que la chaleur artificielle.
Cependant le froid qui augmentait d'intensité com-
mençait à s'introduire dans la case, malgré le foyer de la
machine, et chacun songeait avec terreur au moment où le
mécanicien jetterait dans la fournaise sa dernière pelletée
de charbon.
144 AU KI.ONDYKE
Les mallieureiix étaient à terre depuis quinze jours,
quand la neige se mit à tomber avec abondance, menaçant
de bloquer la case.
Vernier fit aussitôt sortir ses hommes avec des pelles,
pour déblayer la neige. Mais Favalanclie conlinuait si
serrée, que Font dût bientôt renoncer à ce moyen.
Le caiDitaine laissa alors la neige s'entasser autour de la
case, et lorsqu'elle eutatteint environ un mètre d'épaisseur,
il fit pratiquer quelques ouvertures dans les cloisons et un
jet de vapeur déblaya rapidement les alentours ; mais il
fallut recomirencer quelques heures après.
Soudain, un craquement sinistre se fit entendre. La
l)àche formant toiture était surchargée de neige et
s'abaissait, menaçant d'entraîner la charpente dans sa
chute.
— Tout le monde dehors ! cria Vernier .. Qu'on prenne
des perches et qu'on déblaie le toit.
Les matelots, malgré le froid terrible qui glaçait leurs
membres, ne se firent pas répéter cet ordre et bientôt la
neige vola dans l'espace, déchargeant la toiture de la case.
A peine fut-on dans l'intérieur, que l'on s'aperçut que
deux hommes manquaient. Vernier sortit rapidement et
trouva leurs cadavres, déjà raidis, à quelques pas de la
porte...
Les deux pauvres matelots avaient succombé à une
congestion cérébrale causée par le froid, et la neige, en
tombant, les couvrait de son linceul.
Le capitaine rentra tristement, et quoique tous îcs
regards fussent fixés sur lui pour l'interroger, il ne pro-
,;onça pas une jîarolc.
L IXSTALI.ATION
145
Le lendemain, la neige cessa de tomber. Alors, on
respira plus librement, car les fréquentes sorties que les
matelots étaient obligés de faire pour déblayer la toiture
leur causaient de mortelles appréhensions. Ils avaient
découvert les cadavres de leurs infortunés camarades et
cette vue les avait glacés d'épouvante, car ils comprenaient
qu'à chaque excursion au dehors, ils risquaient de parta-
ger leur sort
Ce fut donc avec une joie extrême qu'ils accueillirent la
fin de ce déluge de neige.
Lorsque Vernîer fit une dernière fois sortir ses hommes
afin qu'ils déblayassent les alentours de la case, un cri de
stupéfaction s'échappa de toutes les poitrines : le Caïman
avait disparu. A sa place on voyait une masse blanche
d'où émergeaient trois pointes : la cime des mâts du
navire.
D'un coup d'œil, Vernier jugea la situation : sous Inclion
de la bise glaciale qui souffioit sans inlerrup'ion, cciic
146 AU KLONDYKE
agglomération de neige allait se congeler et la compression
qui en résulterait pouvait broyer le Caïman.
Il fallait donc au plus vite prévenir ce désastre. Par son
ordre, les matelots, le lieutenant, le comte lui-même,
s'emparèrent de tous les outils renfermés dans la case et
attaquèrent l'amas de neige avec une vigueur que décuplait
un sentiment plus puissant que la peur de perdre le na-
vire : l'avarice. En effet, l'or recueilli sur les bords du
Klondyke était encore dans la cale, le capitaine n"a3'^ant
pas jugé à propos de le faire débarquer.
Le danger que courait le Caïman avait fi appé tout le
monde et une vision rapide avait montré à chacun les sacs
d'or coulant à fond au moment où le navire, broyé, dispa-
raîtrait sous la surface glacée de la baie. Aussi travaillait-
on avec une incroyable activité. La neige, violemment
attaquée, volait de tous côtés, non plus en flocons comme
lorsqu'elle s'était amoncelée, légère, sur le bâtiment, mais
par masses énormes.
En moins de deux heures_, on découvrit le pont, qui fut
soigneusement balayé. Les matelots, alors, respirèrent:
La précieuse cargaison était là, sous leurs pieds, et toute
crainte de la perdre avait disparu. Sortiraient-ils jamais
de ces glaces?... Cette pensée ne leur venait même pas à
iesprit. Le froid? ils ne le sentaient plus. La fatigue? elle
n'existait point. Ils ne voyaient qu'une chose : la cargaison
était sauvée, du moins pour le moment. Yernier s em-
pressa de ramener son monde à la case, où une distribu-
tion de café noir fut aussitôt faite.
Cependant, le danger que venait de courir le Caïman
préoccupait fort Vernier. La neige, qui avait tombé si
l'installation 147
abondamment, pouvait tomber encore et pendant des
jours, voir même des semaines. Dans ce cas, c' i serait
fait du navire et de sa précieuse cargaison. Il résj^ it dms€
de mettre sans retard cette dernière en sûreté.
La fugitive lueur blafarde dont on jouissait toutes les
vingt-quatre heures s'éteignait. Le capitaine fît allumer
des falots et emmena ses matelots à bord du Caïman, afin
de faire opérer le transport des sacs contenant le fauve
métal dont la conquête coûtait si cher à nos aventuriers.
Cette opération était trop en harmonie avec les craintes
de chacun pour qu'elle ne fût pas menée rondement.
L'exercice physique étant ce qu'il y a de mieux pour
combattre le froid, Yernier ordonna à chaque matelot
de se rendre de la cale à la case, avec sa charge, sans
s'arrêter en route. C'était fatigant, mais souverain pour
développer le calorique et surchauffer le sang. Chaleur
naturelle, plus salutaire que celle que procurerait le plus
gigantesque brasier.
Une fois la cargaison en sûreté, on soupa d'une maigre
ration de lard, puis les pipes furent allumées et les ma-
telots, groupés selon leurs sympathies, commencèrent ces
interminables causeries qui, à bord, font trouver moins
longue la traversée.
Le comte s'était retiré, avec son ami, dans une sorte do
cabinet formé dans un angle de la case, à l'aide d'une
toile de voile. C'était là qu'ils avaient fait dresser leurs lits
de camp et que, durant de longues heures, ils devisaient
sur l'avenir. M. de Na vailles espérait quand même ; le
capitaine, au contraire, tentait de l'amener à une per-
ception plus exacte de leur situation et faisait tous ses
148 AU KLONDYKE
efTorls pour lui faire envisager froidement le dénouement
fatal qu'il pressentait, qu'il croyait inévitable. Il aurait
voulu être certain qu'à l'heure suprême son ami accepterait
avec une chrétienne résignation le résultat de sa folle entre-
prise. Connaissant la nature nerveuse et impressionnable du
jeune homme, il tremblait à la pensée du désespoir furieux
dont il serait témoin lorsque, tout espoir ayant disparu, le
comte devrait regarder la mort en face. Il savait, il sentait
que cet homme de vingt-sept ans, pour qui la vie n'avait été
qu'un jardin fleuri, n'accepterait pas avec calme sa défaite.
Nous avons dit que, ce jour-là, le comte et son ami
s'étaient retirés dans leur rudimentaire cabine, laissant
les matelots à leurs conversations.
Les deux hommes s'étaient assis silencieusement au
bord de leurs lits.
— Yernier, dit tout à coup M. de Navailles, tu mériterais
que je te fisse des reproches.
— Vraiment ! fit ce dernier.
— Oui, car depuis que nous sommes ici, tu n'as cessé
de me prédire une catastrophe, alors que tu n'en pensais
pas un mot.
— Je t'avoue que je n'ai pas l'habitude de déchiffrer les
énigmes. Explique-toi donc plus clairement.
— Ne cherches-tu pas continuellement à me persuader
que nous mourrons ici ?
— Après ?
~ Est-ce vrai, oui ou non?
— C'est exact, mais je ne vois pas où tu veux en venir,
ni en quoi j'ai mérité ces reproches dont tu prétends avoir
le droit de m'accabler.
l'installation 149
— Puisque rien, selon toi, ne peut nous sauver, pour-
quoi as-tu pris soin de sauver la cargaison?
Vernier haussa les épaules.
— Mon cher, dit-il en souriant, tu raisonnes comme un
phoque.
— Merci, fit le comte froissé.
— Inutile de me remercier; j'en aurai autant à ton
service chaque fois que tu me poseras une sotte question.
— Frappe, dit le comte, mais n'insulte pas.
— Te frapper, dit en riant Vernier, jamais ; quant
à t'insulter, je n'y songe pas davantage.
— Admettons qu'en comparant mon intelligence à celle
d'un phoque tu m'aies dit une gracieuseté, mais tu n'as
point réjDondu à ma question.
Vernier devint grave.
— Mon ami, dit-il, nous approchons du moment où
j'aurai à combattre, non plus seulement le froid et la faim
mais aussi le désespoir de mes matelots. Bien que j'aie fait
diminuer considérablement les rations de vivres, je vais
être obligé de les restreindre encore. Tant que nos compa-
gnons contempleront les sacs d'or, ils penseront que tout
espoir n'est pas perdu et ils m'obéiront. En faisant trans-
porter ici la cargaison, j'a-i ranimé les courages abattus»
car chacun a supposé que si je songeais à sauver nos ri-
chesses, c'est que j'étais certain que nous-mêmes serions
sauvés. Tant que mon équipage aura confiance en moi, il
souffrira en silence, mais le jour où la vérité lui appa-
raîtra, qui sait ce qui peut arriver ?.. Des hommes affolés
par le désespoir sont capables de tout.
hii ce moment, le mécanicien souleva la toile.
150 AU KLONDYKE
— Que voulez-vous ? lui demanda Vernier.
— Capitaine, je viens de brûler le dernier morceau de
charbon.
Ces mots, si simples en apparence, avaient une significa-
tion terrible. Plus de charbon, c'était la mort imminente,
car il était impossible de vivre une heure sans feu, par ce
froid mortel.
Le comte avait blêmi.
Quant à Vernier, il avait simplement répondu
— Envoyez-moi le second.
Le mécanicien se retira, et presque aussitôt le second
entra.
— Vous m'avez fait appeler ? dit-il à Vernier.
— Oui, car la situation est grave. Le mécanicien vient
de m'avertir que nous n'avons plus de charbon.
— Alors, dit froidement le lieutenant, c'est la fin, car
aucun homme ne pourrait supporter une pareille tempé-
rature.
— La fin, non ; mais le commencement delà fin.
— Vous jouez sur les mots.
— Pas du tout, car cette fin dont vous parlez, nous pou-
vons, sinon l'éviter, du moins la reculer le plus pos-
sible.
— Par quel moyen?
— En brûlant le Caïman. En procédant avec économie,
peut-être atteindrons-nous l'époque du dégel ; alors il
nous restera la chance d'être aperçus d'un navire passant
dans ces parages.
— Vous avez raison, il n'y a pas à hésiter... Quand com-
mencerons-nous la démolition du navire?
Capitaine, je viens de brûler le dernier morceau de charbon (page 150).
l'installation 153
— Demain. Pour entretenir le feu jusque-là, dites au
mécanicien de ramasser tous les morceaux de bois qu'il
trouvera dans la case... A propos : que font les matelots
en ce moment?
— Quelques-uns dorment, les autres causent.
— Ne les prévenez pas. Laissez-les prendre un peu de
repos. Dans quelques heures, je leur ferai connaître la si-
tuation avec tous les ménagements possibles, car le coup
sera rude.
Le second salua et alla transmettre au mécanicien
1 oidi-e du capitaine, avec recommandation d"a lirerle
moins possible l'attenti'on des matelots.
Pourtant, deux hommes savaient la vérité. Ces deux
hommes étaient Loriot et Valentin.
Assis un peu a l'écart de leurs compagnons, ils causaient
à voix basse et leur pâleur aurait seule pu faire soupçon-
ner ce qu'ils disaient.
— Mon pauvre Valentin, soupirait le Parisien, pour le
coup c'est bien fini... Je ne reverrai jamais ma pauvre
vieille mère !
— Espère, Loriot, espère, disait doucement Vaientin.
Pour moi, j'ai le ferme espoir que nous sortirons de ce
mauvais pas.
— Mais nous n'avons presque plus de vivres.
— Le capitaine réduira encore les rations.'
— Le charbon est épuisé... Vois le mécanicien; il ra-
masse soigneusement les dernièics parcelles qui sont à
terre... Je teleréj[)èle,iien désormais ne pourra noussauver.
Au lieu de répondre, Valentin posa un doigt sur ses lèvres
et, se i(:)enchant vers son ami:
154 AU KLOXDYKE
— Regarde, lui souffla-t-il à l'oreille en lui désignant la
porte, qui, après s'être ouverte doucement, se refermait
sans bruit.
Autour d'eux, les matelots dormaient dans les hamacs ;
le mécanicien sommeillait devant son feu ; dans un coin,
le second était étendu sur son lit de camp.
— Reste ici, dit Loriot ; je vais savoir ce que signifie
cela.
Et il se dirigea sans bruit vers la porte, par laquelle il
disparut, léger comme une ombre.
Son absence dura un quart d'heure. Quand il revint,
transi de froid, il avait l'air soucieux et les sourcils
froncés.
— Eh bien ! interrogea vivement Valentin, qu'as-tu
vu?
— J'ai vu le Gascon et le Marseillais qui se dirigeaient
vers le Caïman. Il m'a semblé qu'ils portaient quelque
chose, mais l'obscurité m'a empêché de m'en assurer.
— C'est tout?
— Non pas. En arrivant près du Caïman, ils se sont
arrêtés un instant, puis ils sont montés sur le pont. Je les
ai suivis, mais au moment où j'y arrivais moi-même, ils
disparaissaientpar une écoutille.
— Peut-être ont-ils été cacher un sac d'or.
Le Parisien secoua négativement la tête.
— Non, dit-il, ce ne peut être cela, car les sacs ne sont
pas assez nombreux pour qu'on puisse en supprimer un
sans que l'on s'en aperçoive.
— Pourtant, ils ne sont pas allés sur le bâtiment uni-
quement pour faire une promenade.
l'installation 155
— C'est louche, en effet... Attention, les voilà qui
rentrent.
La porte, en s'ouvrant lentement et sans bruit, venait
de livrer passage à deux hommes qui se dirigèrent vers
leurs hamacs et s'y étendirent incontinent.
— Il est environ minuit, dit le Parisien. La nuit pro-
chaine, je les surveillerai, car s'ils se cachent c'est qu'ils
font mal, et il est indispensable que nous sachions à quoi
nous en tenir. Ce Gascon est une mauvaise tête dont je me
méfie ; quant au Marseillais, il ne vaut guère mieux.
— Si j'en parlais au capitaine, hasarda Valentin.
— Garde-toi d'en rien faire. Si, comme je le crains, ces
gaillards-là trament quelque chose, la mèche serait
éventée. Laisse -moi faire et demain nous serons fixés.
— Que crois-tu donc ?
— Rien, si ce n'est que certains hommes sont capables
de chercher à sauver leur peau au détriment de leurs ca-
marades.
— Je les défie bien de nous fausser compagnie, dit Valen-
tin avec un triste sourire. Nous sommes si bien rivés les
uns aux autres que nous devons fatalement périr ou nous
sauver ensemble.
— Tu peux avoir raison, cela ne m'empêchera pas de
suivre mon idée ; mais, de ton côté, sois muet comme
une carpe.
— Je te le promets.
— Sur ce, allons nous coucher.
Les deux amis se dirigèrent vers leurs hamacs, qui
élaienl voisins l'un de l'autre, et quelques minutes plus
tard, tout était silencieux dans la case.
156 AU KLONDYKE
Au dehors, le vent soufflait avec de rauques mugisse-
ments.
Vers huit heures du matin, le sifflet du maître d'équipagd
éveilla les dormeurs, qui sautèrent en has des hamacs.
Le café noir fut distribué, puis le cajîitaine rassembla
ses hommes, et leur annonça que, le charbon étant épuisé,
il avait décidé de brûler le Caïman.
A cette nouvelle, des lamentations coururent dans les
rangs, mais Vernier y mit fin en expliquant que, sans ce
sacrifice, dans quelques heures, tous seraient morts, tandis
que le bois du navire permettrait d'attendre la fin de
l'hiver.
— Mes amis, dit-il en terminant, tout n'est pas perdu.
Je vous demande seulement d'avoir confiance en moi et
de ne pas discuter mes ordres, car ils auront toujours pour
but l'intérêt général. Rendez-vous donc à bord et com-
mencez à enlever les cloisons et les meubles des cabines.
Cela nous suffira pour trois ou quatre jours ; après, nous
verrons... Lieutenant, ajouta-t-il ens'adressantau second,
veuillez fiare exécuter les ordres que je viens de donner.
Le second se plaça en tête des matelots, et tous quittè-
rent la case.
Vernier resta seul avec le comte et Valentin.
— Mon pauvre garçon, dit-il à ce dernier, tu fais un
dôrle de service.
— Je ne me plains pas, répondit doucement l'honnête
serviteur.
— C est vrai, mais avoue que tu préférerais épousseter
les meubles de l'hôtel de la rue de Varennes que balayer la
aci.'^e autour de la case.
l'installation 157
— Certainement ; mais puisquil en est autrement, je dois
en prendre mon parti. D'ailleurs, mon maître est-il plus
heureux que moi ?... Si nous sommes ici, c'est que le bon
Dieu l'a voulu ; inclinons-nous donc devant sa volonté. ,
— Bien parlé, mon garçon, dit Yernier en frappant ami-
calement sur Fépaule de Valentin, et je donnerais beau-
coup pour que ton maître raisonnât comme toi. Ah ! si
j'étais certain que tous mes hommes fussent aussi résignés
que tu Tes, je ne serais pas aussi inquiet.
— Que craignez-vous donc, monsieur Yernier?
— Rien, mon ami, rien, dit vivement le capitaine, qui
craignait d'alarmer le comte.
Celui-ci, l'œil fixe, semblait complètement étranger à
cette conversa lion. Sa pensée avait franchi d'un bond
l'immensité glacée et s'était envolée vers la France, où
elle vagabondait en liberté.
La porte de la case, en s'ouvrant, l'arracha à son rêve,
et deux matelots entrant, chargés de planches, achevèrent
de le rappeler à la navrante réalité.
Il poussa un profond soupir et se retira dans le réduit
qui lui servait de cabine.
Yernier le regarda s'éloigner en murmurant ;
— Cœur faible, homme sans énergie, combien tu dois
souffrir !
Et il sortit de la case, pour aller rejoindre ses matelots
à bord du Caïman.
«^!1&
■)Qo::é^<
W^MÊi
IX
LA Ri-:\'GLTE
L était dix heiiies du soir. Le brouhaha des con-
versations allait s' éteignant, et sous la clarté indé-
3t^^^M cise d'une lampe accrochée au fond de la case, les
matelots s'allongeaient lentement dans leurs hamacs, où,
pendant quelques heures, ils allaient oublier leur infor-
tune et les dangers qui ics entouraient.
Profitant des allées et venues de ses camarades, un
homme s'était glissé dehors, rapide et silencieux.
Cet homme, c'était Loriot.
Il s'élança au pas de course du côté du Caïman, y grimpa
lestement et descendit dans l'entrepont.
Une fois là, il tira de sa poche un morceau de bougie,
l'alluma et promena autour de lui un regard investiga-
teur.
Des matériaux de toutes sortes, provenant de la démo-
lition des cabines, étaient jetés çà et là. En quelques mi-
nutes il arrangea ces débris de manière à pouvoir s'y
cacher cor':plètcmcut lorsqu'il en serait temps ; éteignant
160 AU KLOXDYKE
sa bougie, il se mit à courir de long en long, afin de com-
battre le froid qui déjà l'engourdissait.
De temps en temps il s'arrêtait pour s'approcher d'un
hublot et écouter les bruits de la nuit, puis il reprenait sa
course.
On se rappelle que le Parisien avait déclaré la veille
à Valentin qu'il voulait savoir à quoi s'en tenir sur la
vSortie incompréhensible du Gascon et du Marseillais. Il
était là depuis une heure, grelottant et claquant des dents,
quand un bruit de pas attira son attention.
— Enfin ! murmura-t-il ; je commençais à craindre
d'être obligé de battre la semelle toute la nuit.
Ce disant, il se dissimula sous les matériaux qu'il avait
amoncelés pour s'en faire une cachette et un poste d'ob-
sen^atiou.
Il était à peine installé, que des pas résonnaient au-
dessus de sa tête, puis une écoutille s'ouvrit, et deux om-
bres descendirent dans l'entrepont.
— Attends un instant, dit une voix que Loriot reconnut
pour être celle du Gascon ; il fait noir comme dans un four.
Le Gascon fit trois ou quatre pas en tâtonnant comme
s'il cherchait quelque chose, puis une allumette craqua
et la lueur d'une lanterne perça les ténèbres.
Loriot put alors considérer tout à son aise les deux
matelots.
En arrivant au l)as de l'escalier, ils avaient déposé à
terre chacun un paquet assez volumineux.
— Qu'est-ce que ça peut bien être ? pensait Loriot.
Et son regard ardent cherchait à percer les enveloppes
de toile.
LA RKVOLTE liU
Lorsque le Gascon eut fait de la lumière, il repiit son
fardeau ; son camarade limita et tous deux descendirer.t
dans la cale.
Le Parisien, plus intrigué que jamais, s'avança en lam-
pant jusqu'à l'ouverture béante par où les deux hommes
venaient de disparaître et plongea ses regards dans les
profondeurs du navire, mais la clarté de la lanterne du
Gascon était comme perdue dans l'obscurité, et il ne dis-
tingua rien de ce qu'il voulait découvrir.
Alors il prêta l'oreille, mais le bruit des voix n'arrivaient
à lui que confusément.
Jugeant inutile de s'exposera être surpris, il regagna sa ca-
chette, avec l'intention bien arrêtée de descendre dans la
cale dès que les nocturnes visiteurs auraient quitté le bord.
Il avait à peine réintégré son poste d'observation que
les voix se rapprochèrent, et bientôt les deux matelots
reparurent dans l'entrepont.
Au lieu de remonter sur le pont, ils s'arrêtèrent au j)icJ
de l'escalier et continuèrent leur conversation, apiêsavcli-
éteint la lanterne, dont la lueur aurait pu être aperçue à
travers un hublot.
— Plus j'y pense, disait le Marseillais, plus je trouve !a
combinaison dangereuse.
— Poltron ! ricana le Gascon.
— Eh! mon bon, il y va de la vie. Si nous échouor.s
nous serons fusillés sans pitié. Le capitaine n'est pas i..i
homme commode,
— Je te ferai observer que nous sommes huit.
— Mais je crains (|:i'au (iL-rnicr mr)mcnt les autre? ne
nous lâchent.
il
102 AU KLOXDYKE
— Ce n'est pas à craindre, l'enjeu est trop beau. Pense
donc, au lieu d'avoir une part insignifiante, nous parta-
geons la cargaison. Quoiqu'elle soit moins importante que
lors du premier voyage, elle représente au moins deux
millions !
— Je sais tout cela, mais...
— Quoi encore ?
— Il y aura des camarades qui se fôcîicront.
— J'y compte bien, fit le Gascon avec un ricanement
diabolique.
— Dans ce cas il faudra en découdre, et je t'avoue que
j'éprouve une certaine répugnance à faire couler le sang
de nos compagnons.
— Si cela arrive, c'est qu'ils l'auront voulu.
— Tout à Iheure, quand je t'ai parlé de rintervention
des camarades, tu m'as répondu que tu y comptais bien,
pourquoi?
— Parce que les vivres diminuent terriblement et que,
moins il y aura de bouches à nourrir, mieux cela vaudra.
— Cela n'est pas inquiétant pour nous, grâce à notre
réserve.
' Qui a eu l'idée de cacher des provisions dans la cale?
. Foi.
— Aie donc confiance en moi et tu ne le regretteras pas.
— Ainsi donc tu es décidé.
— Complètement. Nous supprimons le capitaine et son
comte, ce qui nous assure .la possession de toute la car-
gaison, et si nous pouvons sortir d'ici quand viendra le
dégel, fût-ce avec un simple radeau, le lieutenant nous gui-
dera,car il est bien entendu qu'il ne lui sera fait aucun mal.
LA RÉVOLTE
163
— Acceptera- t-il?
— Dame ! à moins qu'il ne préfère reslcr ici.
— Et si, de retour en France, il nous dénonce ?
— Sois bien tranquille à cet égard. S'il accepte franche-
nient la situation, il partagera avec nous et sera notre
complice; si, au contiaiic, il fait la grimace, il n'ira pas
jusqu'en France.
Et d'un geste menaçant, le Gascon souligna ces derniers
mots.
— Allons, dit le Marseillais, c'est entendu. Mais quand
ferons-nous le coup?
— Demain soir.
— A quelle heure?
164 AU KLOXDYKE
— A minuit. Dans la journée nous préviendrons les
amis.
— Pourvu que l'affaire réussisse! ...
— C'est comme si c'était fait ; à la condition, pourtant,
que l'on soit énergique. Pas de générosité mal placée :
ceux qui ne seront pas avec nous seront contre nous, base-
toi là-dessus. Maintenant, retournons à la case. Tout le
monde doit dormir, on ne nous entendra pas rentrer.
Les deux matelots remontèrent sur le pont, et le bruit
de leur pas sur la glace cessa bientôt de se faire entendre.
Alors le Parisien, à demi gelé, sortit de sa cachette.
— Les gredins ! gronda-t-il... Ah ! bandits ! vous voulez
tuer le capitaine et ses amis afin de vous approprier leur
argent !... Ce n'est pas encore fait.
Il ralluma sa bougie et descendit dans la cale pour
explorer les fameux paquets.
Quelle ne fut pas sa fureur en constatant que tandis que le
capitaineétaitforcédediminuerlesrations, du lardetdes bis-
cuits étaient entassés là par des miséral)les. Avec les provi-
sions détournées l'équipage eutpu vivre pendant huit jours.
— Allons, allons, murmura Loriot, il y a un bon Dieu
pour les honnêtes gens, et rira bien qui rira le dernier.
Sur cette conclusion, le brave Parisien quilta le navire
et s'en fut réintégrer son hamac.
Le lendemain, lorsque le sifflet du maître d'équipage
eut fait lever les matelots, Loriot prit Valentin par le l)ras
et, tout en causant à haute voix de choses indifl'érentcs,
il s'approcha de l'endroit qui servait de cabine au capi-
taine et à son ami. i
Après avoir jclé dans la case un regard scrutateur pour
LA RÉVOLTE 165
s'assurer qu'il n'était point observé, il passa rapidement
de l'autre côté de la toile qui tenait lieu de cloison.
Le comte était encore couché, mais Yernier était debout,
roulant une cigarette.
En vo}Mnt le Parisien entrer ainsi, le capitaine allait le
répii mander vertement, mais le jeune homme mit un
doigt sur ses lèvres pour lui recommander le silence.
Ne comprenant rien à celte conduite de son matelot,
Vernierle considérait, ne sachant que dire.
— jNIon capitaine, dit Loriot à voix basse, il faut que je
vous parle, car il y va de votre vie.
— Hein? fit Vcrnier abasourdi par cette entrée en matière.
— Je dis qu'il se trame un complot contre vous et voîre
ami.
Le comte eut un geste de fureur, mais Yernier le con-
tint d'un coup d'œil.
Puis s'adressant à Loriot :
— Assieds-toi là, près du comte, et explique-nous tes
singulières paroles.
Le Parisien recommanda à Valentin de faire le guet
près de l'entrée, puis il raconta aux deux amis ce qu'il
avait vu et entendu.
Lorsqu'il eut achevé' son récit, le comte était blôme de
fureur, mais Yernier, au contraire, était très calme ; seu-
lement, il avait sur les lèvres un étrange sourire.
— Eh ! eh ! dit-il, le Gascon a raison, il y a ici trop de
bouches à nourrir. Pourtant javoue que cette remarque,
je ne l'avais pas encore faite.
— J'espère bien que tu vas brûler la cervelle à ce co-
quin? dit rageusement le comte.
166 AU KLOXDYKE
— Peste î comme tu y vas.
— Comment ! tu laisserais impunie une telle infamie ?
— Ce Jjrave garçon nous a dit qu'il y a huit mutins ; les
connais-tu ?
— Non, mais...
— Je veux les connaître, et le seul moyen c'est de les
laisser se démasquer.
— De quelle manière ?
— En feignant une complète ignorance. Laissons-les
mettre leur projet à exécution, mais à ce moment-là ils
trouveront à qui parler, je te le jure !
— C'est égal, j'aurai bien de la peine à me contenir
jusqu'à ce soir,
— Tu me feras le plaisir de te tenir tranquille, n'est-ce
pas?... Celui qui commande ici, c'est moi, et j'entends
être seul juge de ce qu'il convient de faire.
— Tu me parles sur un ton...
— C'est le ton que je prends toujours lorsque j'ai affaire
à un écervelé.
— De mieux en mieux.
— Que tu es enfant, dit Vemier en serrant la main de
son ami ; tu ne comprends pas qu'en ce moment la ruse
seule peut nous servir. En ma qualité de capitaine, j'ai
parfaitement le droit de faire fusiller séance tenante le
Gascon et le Marseillais, mais si j'agis ainsi, comment
saurai-je les noms de leurs complices?
— Tu as raison, dit enfin le comte.
— Il est heureux que tu t'en aperçoives.
Puis au Parisien :
— Mon oarcon. cnvoie-moîle second et le maître d'émii*»
LA RÉVOLTE 1G7
page, mais fais en sorte que personne ne remarque ton
manège.
— Soyez tranquille, capitaine ; on n'est pas Parisien
pour rien.
Loriot manœuvra si adroitement, que cinq minutes
après le second et le maître se trouvaient près de Vernier
sans même que les matelots s'en fussent aperçus.
— Messieurs, leur dit Vernier, un complot est tramé
contre moi et une partie de l'équipage.
— Vous en êtes sûr ? interrogea le second, tandis que le
maître d'équipage semblait douter d'avoir bien entendu.
— Absolument, répondit Vernier, mais je ne connais
que deux des coupables. Voici donc ce qu'il faut faire :
dans une demi-heure je vous dirai de m'accompagner à
bord afin de voir quelles sont les parties de Caïman que
nous devons brûler. Quand j'aurai donné cet ordre, vous,
maître, vous désignerez six hommes de corvée qui vien-
dront avec nous. Il est bien entendu que vous nous sui-
vrez, car nous aurons besoin de prendre des mesures
énergiques pour faire tête à la révolte qui doit éclater ce
soir.
— Quels sont les matelots que je devrai désigner?
— Loriot, Martin, Baludec, Garnier, Grivat et Ferlus,
car je peux répondre de ceux-là.
— Est-ce tout, capitaine?
— Oui. Vous pouvez vous retirer.
Une demi-heure plus tard, Vernier quittait la case es-
corté des hommes qu'il avait désignés.
Aussitôt à bord, il conduisit son monde dans l'cntre-
poat.
168 AU KLOXDYKE
— Mes amis, leur dit-il, si je vous ai fait dé^signer pour
nous accompagner ici, c'est que l'heure est grave et qu'un
danger nous menace tous. Des misérables ont juré de
s'approprier la cargaison, mais comme ma présence est
un obstacle à ce projet, ils doivent, ce soir, m'assassiner,
ainsi que ceux qu'ils savent m'être fidèles. Sachant perti-
nemment que je peux compter sur vous, je vous ai réunis
afin de vous mettre sur vos gardes.
Les matelots se regardaient les uns les autres, n'en pou-
vant croire leurs oreilles.
Baludec, le timonier breton dont nous avons déjà eu
l'occasion de parler, sortit le premier de sa stupeur.
— Voyons, capitaine, dit-il, êtes-vous bien certain de
ce que vous dites ?
— Mon brave Baludec, je ne vous ai pas tout dit.
— Il y a encore quelque chose ?
— Tandis que la faim torture nos entrailles, que le
moindre morceau est fraternellement partagé entre tous,
des infâmes ont soustrait des provisions. Elles sont sous
nos pieds, dans la cale... Loriot, ajouta Yernier, raconte
ce que tu sais.
Le Parisien refit son récit, après quoi tous se rendirent
dans la cale où ils constatèrent avec des cris de rage
l'ignominie de leurs indignes camarades.
Dans leur légitime colère, les matelots parlaient de
lyncher immédiatement le Gascon et le Marseillais, mais
le capitaine les calma en leur expliquant un plan quil
avait conçu, plan qui devait jeter bas les masques des mu-
tins, qui, s'ils demeuraient inconnus, seraient un danger
permanent pour leurs compagnons.
A moi, tues fi<lèles !... (page 173
LA RÉVOLTE 1 / î
— Quanta la cargaison, dit il en terminant, elle est à nOiis
tous. Lorsqu'on a partagé les dangers et les souffrances
auxquels nous sommes en butte, les conditions primitives
cessent d'exister. Cette résolution je l'ai prise en abordant
sur cette île, car cette expédition ne ressemble en rien à
la première, et il ne serait pas juste que les parts fussent
inégales. Quant à ceux qui ont voulu vous affamer, j'en
fais mon affaire, à la condition, toutefois, que vous vous
conformerez à mes instructions.
— Capitaine, comptez sur nous, dirent les matelots d'une
seule voix.
— Surtout, soyez calmes, et que personne ne se doute
de rien.
— Nous serons muets comme des poissons, dit le ti-
monier breton !
— Maintenant que vous m'avez bien compris et que
tout est convenu, retournons à la case et que chacun
agisse comme s'il ne savait rien.
Le maître d'équipage reprit la lanterne qu'il avait ap-
portée pour guider la marche, et se replaça en tète de la
petite troupe, qui retourna à la case.
Fidèles à la promesse qu'ils avaient faite à leur chef,
les matelots ne laissèrent rien transpirer du terrible se-
cret qui leur avait été confié. Néanmoins, ils ne purent
s'empêcher d'arrêter de temps en temjîs leurs regards
sur leurs camarades comme s'ils eussent voulu fouiller
leur conscience. Tel marin qui causait gaiement, fai-
sait-il partie des révoltés? Les fidèles du capitaine se
le demandaient avec anxiété, car ils eussent voulu con-
naître, par avance, afin de les haïr, ceux c[uils devaient
j/J AU KLOXDYKE
combattre quelques heures plus tard, maisr ces braves
gnis ne découvrirent aucun indice qui pût les fixer à
cet égard: d'un côté comme de l'autre, chacun était im-
pénétrable, et rien ne faisait reconnaître les amis ou les
ennemis. Cette incertitude était poignante pour des hommes
convaincus que le soir même la mort circulerait dans
leurs rangs, arrachant violemment plusieurs d'entre eux à
ce que le poète Gilbert a appelé le banquet de la vie; aussi
les bons matelots attendaient-ils avec une nerveuse impa-
licnce le moment de l'action.
 neuf heures, c'est-à-dire à l'heure du coucher, le ré-
flecteur électrique installé dans la case était remplacé par
une lampe à l'huile, dont la clarté n'éclairait que faible-
ment. Ce soir-là, le réflecteur resta en place. Plus d'un
crut à une négligence du mécanicien et ne s'en préoccupa
point.
Vers minuit, au moment où le plus grand silence régnait
parmi les marins qui, tous, semblaient plongés dans le
plus profond sommeil, une tête se souleva, puis une se-
conde, et enfin, plusieurs autres. Après avoir échangé
quelques signes, huit hommes quittèrent sans bruit leur
hamac et vinrent silencieusement se réunir autour du
Gascon. Presque aussitôt, des lames de couteaux lancèrent
de sinistres reflets sous la clarté de la lampe électrique.
Après s'être consultés un instant à voix basse, les ré-
voltés se dirigèrent, sur la pointe du pied, vers l'angle de
la case où reposaient le capitaine et son ami.
Arrivés là, ils s'arrêtèrent quelques secondes, prêtant
l'oreille au moindre bruit, mais le silence qui régnait au-
tour d'eux les rassura, et le Gascon écarta brusquement la
LA RÉVOLTE 171
toile qui le séparait de ceux dont il avait décidé la mort,
Mais au lieu d'avancer, il resta comme pétrifié. Vernicf
et le comte étaient debout, un revolver à la main.
Quatre détonations éclatèrent, en même temps que le
capitaine criait :
— A moi, mes fidèles !
Les six matelots dévoués bondirent à bas de leur hamac
et s'élancèrent au secours de leur chef, le couteau au poing.
Les quatre balles tirées par ce dernier et le comte
avaient jeté à terre trois des mutins. Les cinq autres, sur-
pris de cette défense sur laquelle ils n'avaient point
compté, comprirent aussitôt que c'en était fait deux, mais
au lieu d'implorer un pardon que Vcrnier leur eût peut-
être généreusement accordé s'ils avaient manifesté un
sincère repentir, ils se ruèrent sur leurs camarades, qui
les reçurent en gens de cœur, et une effroyable mêlée
s'ensuivit, d'autant plus terrible que l'on ne pouvait faire
usage des armes à feu, car les adversaires combattaient
pied contre pied, poitrine contre poitrine ; les uns avec
cette farouche énergie que donne la certitude d'une mort
inévitable, les autres avec la légitime colère d'hommes que
Ton a trahis. Il n'y avait plus d'anciens camarades ; il n'y
avait que des ennemis mortels ; aussi les coups étaient ils
portés avec un acharnement incroyable et chaque cri de
douleur était-il suivi d'un cri de triomphe.
Cependant, cette lutte fratricide ne pouvait durer long-
temps. Aux fidèles du capitaine s'étaient joinis le lieu-
tenant, le maître d'équipage et ceux qui, le premier
moment de stupéfaction passJ, avaient résolument pris
parti pour leur clief.
[74 AU KLONDYKE
Ce que nous venons de raconter s'était passé en moins
. de deux iiùnuLej.
Accablés par le nombre, les révoltés avait fatalement
succombé. Ils gisaient maintenant sur le sol, criblés de
blessures ; les uns morts, les autres se tordant dans les
suprêmes convulsions de ragonie.
Un silence funèbre avait brusquement succédé au tu-
multe du combat. Les vainqueurs, presque tous blessés,
regardaient avec tristesse les morts et les mourants, et à
mesure que les esprits se calmaient, des larmes montaient
aux yeux, larmes de pitié pour ces anciens compagnons
dont le sang s'échappait par vingt blessures. Certes, ils
avaient mérité leur sort, et la fureur inouïe avec laquelle ils
s'étaient battus prouvait suffisamment que, s'ils l'eussent
pu, ils n'eussent fait de quartier à personne ; pourtant,
chacun les plaignait sincèrement.
— Voyons, dit tout à coup un matelot, il s'agirait de
savoir ce que tout cela signifie. Réveillés par le bruit des
revolvers, nous sommes accourus au secours du capitaine
et, pour ma part, je ne le regrette pas, mais je voudrais
bien savoir ce qui s'est passé.
Cette demande était trop juste pour que Vernier n'y fit
pas droit. En quelques mots il expliqua à ceux qui ne
savaient rien du complot, comment Loriot avait percé à
jeu le plan des assassins.
— Ainsi, repritlc matelot, pendant que nous avions faim,
cesgueux-là entassaient des vivres dans la cale du Caïman.
— Mon Dieu, oui, dit le second; et tout à l'heure vous en
serez convaincus en voyant rapporter ici les provisions
soustraites.
LA RÉVOLTE 175
— Du moment que le capitaine l'affirme, je n'ai pas be-
soin de preuve. C est égal, je regrette les deux larmes que
j'ai senti tout à l'heure rouler sur mes joues.
— Ne les i^grettezpas, dit Vernier d'une voix grave^ car
il est toujours pénible déverser le sang de ses semblables,
surtout lorsqu'il s'agit de compagnons, avec lesquels on a
vécu côte à côte et dont on a partagé les joies etlesiDcines.
— Camarades, dit le Breton Baludec, à genoux et de-
mandons au Seigneur de pardonnera ces malheureux.
Les matelots formèrent un cercle autour des cadavres et
s'agenouillèrent, s'associant mentalement à la prière que
récitait à haute voix le vieux timonier. Ce pieux devoir
accompli, tous se relevèrent, et sur l'ordre de Vernier, on
pansa les blessés, pendant que ceux qui n'avaient reçu
que des coups insigniliants allaient déposer à quelque
distance de la case les cadavres des vaincus.
Le capitaine eutbien voulu leur faire donner une sépul-
ture, mais par le froid intense qui sévissait, il lui eut fallu
risquer la vie de ses hommes, ce à quoi il ne put se résigner.
Les cadavres furent donc déposés à côté les uns des
autres et abandonnés.
Le reste de la nuit se passa en commentaires sur cet
événement sanglant. Peu à peu, la pitié qui s'était emparée
des matelots lit place à une sourde rancune. La pensée
du massacre prémédité par les révoltés les remplissait
d'horreur. Ce fut bien autre chose lorsque le second, qui
s'était rendu à bord avec les plus valides, revint, rappor-
tant les vivres dérobés. A celle vue, l'indignation déborda
cl plus d'un poing se tendit dans la direction où reposaient
les coupables.
176 AU KLONDYKE
Valcntin, qui avait vaillamment combattu à côté de son
maître, s'était tiré de la bagarre sans la moindre égrati-
gnurc. Il n'en était pas de même du pauvre Loriot, qui
avait reçu un coup de couteau en pleine poitrine. Quoiqr.c
cette blessure ne fût pas mortelle, elle n'en était pas moins
grave, aussi le bon Valentin lui prodiguait-il les soins les
plus empressés.
— Courage, mon pauvre Loriot, lui répétait-il ; le bon
Dieu ne voudra pas que tu meures pour avoir fait ton
devoir.
A quoi le Parisien ne répondait que par un sourire ré-
signé.
Comme il était le plus dangereusement blessé, chacun
s'empressait autour de lui afin de le distraire des sombres
pensées qui, parfois, faisaient jiasser un nuage sur son
front. On fit tant et si bien que, la jeunesse aidant. Loriot
fut hors de danger au bout de quelques jours.
En quittant la France, il y avait, à bord du Caïman.
trente matelots, sans compter le mécanicien. Sept avaient
trouvé la mort dans la rencontre avec les aventuriers, au
bord du Klondyke ; deux étaient morts de froid dans l'île
et huit venaient de tomber victimes de leur infamie.
Supputant le temps qui devait s'écouler avant la fonte
des glaces, Yernier, après avoir examiné les provisions,
r.?va la quantité de vivres qui serait distribuée quoti-
diennement. D'après ses calculs, lorsque viendrait le dégel,
on pourrait tenir encore quelques jours ; ensuite, on ne
devrait compter que sur la Providence.
Ce point arrêté, il fit démolir le plancher de l'entrepont
du navire, et les débris furent entassés dans la case, après
LA RÉVOLTE 177
quoi, l'on attendit, comptant les lieures^ qui passaient
lentes et tristes.
Quand revenait, chaque jour, la lueur crépusculaire qui
perçait comme à regret l'obscurité, les cœurs battaient
d'espérance ; mais sitôt qu'elle s'éteignait, les fronts
redevenaient soucieux, et les yeux^ un instant irradiés,
reprenaient leur atonie. A l'énergie des premiers jours
avait succédé un profond abattement, et les pauvres ma-
telots se demandaient, tout angoissés, s'ils reverraient
jamais les êtres chers qu'ils avaient laissés au pays. Leur
esprit troublé évoquait sans cesse des visions qui leur
arrachaient des larmes. C'étaient des visages ridés de
vieilles mères, de doux sourires d'épouses, des petits bras
d'enfants qui semblaient se tendre vers eux ; puis, soudain,
la main brutale de la réalité dissipait ce mirage, et le rêve
s'achevait dans un sanglot.
M. de Xavailles, lui, n'avait pas la suprême consola-
tion d'évoquer le passé. Tombé du haut de son espérance,
il restait des heures entières, sombre et taciturne.
En vain Yernicr tentait-il, par des paroles encoura-
geantes, de galvaniser cette volonté abattue, le conilc ne
répondait que par un sourire amer qui ressemblait à un
rictus. Malgré lui, ces mots de son ami : Nous allons lenlcr
Dieu, lui revenaient en mémoire, et cet avertissement
flamboyaient sans cesse devant ses yeux comme le Manc,
tliecel, phares de Ballhazar. Combien, en ce moment, li
maudissait son fatal orgueil, cause de tout le mal ! Mais
par respect humain, il n'en laissait rien paraître, crai-
gnant d'être ridicule en manifestant le moindre repentir,
alors qu'un mot dans ce sens eût rendu si heureux l'ami
12
178 AU KLOXDYKE
dévoué qui souffrait de ne pouvoir parvenjr à consoler
celui qu'il avait suivi avec tant d'abnégation, car, en par-
tant pour celte seconde expédition, Yernier n'avait pas
un seul instant envisagé les bénéfices probables : il avait
obéi à cet intérêt qui pousse les hommes de cœur à se
sacrifier ; et son sacrifice avait été d'autant plus beau,
qu'un pressentiment l'avait averti qu'il courait à sa perte.
Oh ! si le comte l'eût écouté... mais aucun raisonnement
n'avait pu ébranler sa résolution, et, victime de l'amitié,
il avait pris pour la seconde fois le commandement de
l'expédition, espérant que son expérience et sa présence
d'esprit conjureraient les périls qu'il pressentait.
De tous, Yernier était le seul qui eût conservé un calme
relatif. Aidé de son second, il se livrait à d'interminables
calculs sur la durée probable de leur séjour dans l'île,
subordonnée à la débâcle qui devait, en adoucissant la
température, rendre libre la mer qui les entourait.
Espérant que l'on tiendrait jusque-là, il avait élaboré
un plan fort ingénieux. Avec les débris du Caïman, on
construirait un solide radeau, et, au lieu d'attendre
qu'une voile passât à portée de lîlc, on partirait à la
recherche d'un navire sauveur. Peut-être, même, avec un
vent favorable, pourrait on atteindre la terre des Esqui-
maux.
Comme on le voit, le capitaine du Caïman ne se laissait
point abattre et était décidé à lutter jusqu'au bout. Une re-
doutait plus qu'une chose, c'était que l'état mental de ses
hommes ne leur donnât pas une énergie suffisante pour
qu'ils pussent le seconder, car s'il était la tête qui pense
et conçoit, ils étaient, eux, le bras qui exécute. L'abatte-
LA RÉVOLTE 179
meut dans lequel il les voirait plongés lui faisait avec rai-
son craindre de ne pouvoir mettre à exécution son projet,
qui était la dernière chance de salut, et cette crainte le dé-
sespérait plus que la situation dans laquelle il se trouvait.
C'est qu'il est pénible pour un homme au tempérament
énergique de ne voir autour de lui que des regards mornes
et éteints, alors que la force morale, qui décuple la forc<^
physique, lui serait si utile.
On a vu, dans des batailles, des soldats, affolés par la
peur, jeter leurs armes et se laisser tuer sans se défendre
ni fuir. De" même, en présence d'un danger sérieux, cer-
taines natures renoncent à lutter et attendent la mort avec
une sorte de fatalisme contre lequel aucun raisonnement
ne peut prévaloir. Aussi, Vernier, en considérant les vi-
sages pâlis de ses matelots, voyait-il avec douleur les
premiers symptômes de cette funeste apathie.
^i}^:^
^ï'tZ^'iè^
LA FONTE DES GLACES
iN'Q mois se sont écoulés depuis que le Caïman a
laissé tomber son ancre dans la petite baie, et
Ton chercherait vainement le gracieux navire
dont la fine mâture supportait naguère de blanches voiles
gonflées par la ])rise Une partie s'en est allée en fumée,
l'autre, transformée en radeau, attend sur une couche de
glace, que le dégel lui permette de se lancer de nouveau
sur la mer azurée, non plus, ainsi qu'autrefois, légèrement,
mais lourdement, comme si ces pauvres planches devaient
porter le poids des souffrances dont elles ont été les im-
passibles témoins.
Ce radeau avait quinze mètres de long, sur huit de
large. Au centre, un mât se dressait supporlaut une voile
carguée. Comme le temps n'avait pas manqué aux cons-
tructeurs, il avait été perfectionné autant que le permet-
taient les maigres ressources dont on disposait.
Au moment de faire naufrage, on assemble tant bien
que mal tout ce qui tombe sous la main, car la vague
It2 AU KLONDYKE
mugissante guette sa proie, et Ton ne songe qu'à lui
échapper. Mais Vernier, qui aspirait gagner une terre,
avait conçu son radeau avec toute l'ingéniosité possiljle.
L'avant, en forme de proue, devait fendre les flots, si-
non avec rapidité, du moins assez aisément. Une tente
dressée à l'arrière devait abriter les passagers contre le
froid qui, en toute saison, sévit dans les régions arctiques.
En escomptant un vent favorable^ quelques jours de-
vaient suffire pour atteindre la terre des Esquimaux, la
plus proche d'après les calculs du capitaine.
Pénétrons maintenant dans la case.
La machine à vapeur du Caïman, on se le rappelle,
avait été transportée à terre, non seulement parce que la
grande chaleur qui se dégageait de son foyer était indis-
pensable à cette agglomération d'hommes, mais aussi
pour se procurer l'électricité qui alimentait le réflecteur
élevé en haut du mât dressé près de la case. Cette machine
dort maintenant son lourd sommeil métallique, et, près
de ses flancs noircis, un brasier pétille tristement.
Dans un coin de la case, un amas de bois semble aver-
tir les infortunés qu'après lui tout sera fini.
Assis près du feu, Vernier, les coudes sur les genoux et
el visage dans les mains, garde une immobilité de statue.
Il songe. A quoi ? A cette sombre nuit qui semble ne de-
voir point finir et dans les brumes de laquelle les mon-
tagnes de glace se dressent comme des fantômes barrant
la route. De tant de compagnons, sept subsistent : le
maître d'équipage, le comte, Valentin, Loriot et trois ma-
telots, dont le timonier breton. Les autres sont morts,
morts de faim, de froid, de douleur et de désespoir I
LA FONTE DES GLACES
183
Les survivants de cette expédition sont assis, ça et là,
semblables à des spectres, le regard vitreux et sans vo-
lonté. Ils n'ont pas même la suprême ressource de penser,
ce qui leur permettrait d'oublier parfois leur horrible si-
tuation pour rêver d'un avenir meilleur. Ils sont là,
inertes et sans force^ ne sentant plus la douleur.
Tout à coup, une voix trouble le silence. C'est celle
d'un matelot qui, souriant comme un enfant, chante dou-
cement :
Mon père a fait bàlir maison,
Tontainc, tonton.
Par trente gabiers d'artimon.
Celui-là a cessé de souffrir : la folie a envahi son cer-
veau afrail)H par les privations.
184, AU KLONDYKE
Longtemps sa voix monone répète le même refrain ;
puis elle s'éteint peu à peu, et le matelot se couche, tou-
jours souriant, pour dormir son sommeil éternel, sans
qu'en sa pensée égarée passe un regret ou un adieu pour
l'épouse qui, bientôt, se voilera de deuil, ou pour les or-
phelins qui appelleront en vain leur père.
Soudain, Yernier tressaillit violemment. A travers les
vitres des fenêtres jjassait unra3'on blafard qui faisait pâ-
lir la lampe accrochée à la toiture.
D'un bond il fut debout, vacillant mais le visage rayon-
nant.
— Le jour! cria-t-il, c'est le jour !,.. Nos souffrances
vont-elles enfin finir ?
Et comme ses compagnons le regardaient sans rien com-
prendre à cette exaltation, il leur dit en riant d'un rire
nerveux :
— Quoi ! vous restez immobiles quand je vous annonce
le salut !
. — Le salut ? interrogea le comte d'une voix faible.
— Eh ! oui .. Cette lueur pâle, c'est la fin de l'hiver. De-
main et les jours suivants elle grandira... Les glaces fon-
dront, la mer sera libre !
A ces accents vi])rants, chacun s'était soulevé et appro-
ché d'une fenêtre, hésitant à croire à tant de bonheur.
Alors, comme si Dieu eût voulu confirmer les paroles de
Yernier, des craquements se firent entendre.
— C'est le dégel ! s'écria le capitaine. Allons, mes amis^
du courage ! Ce n'est pas au moment d'être enfin sauvés
que nous devons désespérer.
— J'ai faim ! <;éniit le comte.
LA FONTE DES GLACES 185
— Tiens, mange ! lui dit son ami en tirant de sa poche
un morceau de biscuit.
M. de Na vailles se jDrécipita sur cette manne qu'il mor-
dit à belles dents, comme si c'eût été un plat savoureux.
Les autres regardaient toujours au dehors. Ils restèrent
là plusieurs heures, jouissant de cette clarté en laquelle
ils mettaient toute leur espérance. Mais quand elle dé-
clina, faisant place à l'obscurité habituelle, les mêmes té-
nèbres envahirent l'esprit des malheureux, leurs regards
reprirent leur atonie, et ils se laissèrent choir sur le sol,
mornes et découragés.
Ilsdemeurèrent ainsi toute la nuit, sans môme remarquer
que Vernier et Valentin, quoique très faibles, allaient
et venaient, s'employant à une mystérieuse besogne.
Depuis longtemps le capitaine avait dissimulé sous son lit
un petit sac de farine, qu'il réservait comme ressource in
extremis. Certain que l'on ne tarderait pas à prendre la
mer, il confectionnait, avec l'aide de Valentin, des ga-
lettes qu'il faisait cuire sous la cendre et qui devait servir
à la subsistance lorsqu'on serait sur le radeau.
Depuis deux semaines, il ne faisait distribuer qu'un bis-
cuit par jour à chacun. Bien des fois il avait songea sa
précieuse réserve, et toujours il avait rejeté lidée de l'em-
ployer, ce dont il s'applaudissait fort en ce moment.
Ah ! comme cette maigre pitance semblerait délicieuse
à tous ces infortunés, non à cause de son goût exquis, car
les galettes étaient confectionnées avec de l'eau de mer
bouillie, la seule dont en disposât depuis plus d'un mois,
mais pour le soulagement qu'elle procurerait en trompant
la faim atroce qui les torturait
] 86 AU KLONDYKE
Le jour parut enfin, et avec lui son cortège de radieuses
espérances.
Mais que se passe-t-il donc ? Tous se lèvent, poussant
des hurlements de joie et gesticulant comme des forcenés !
Vernier lui même, l'impassible Vernier semble prêt à par-
tager cet accès de démence.
C'est qu'un faible rayonnement dore la blanche lumière
du jour qui commence, annonçant le soleil. Ce n'est pas,
il est vrai, la pleine lumière des jours radieux précur-
seurs des nuits scintillantes, mais c'est la fin d'un sombre
cauchemar qui avait semblé devoir se terminer dans une
obscurité éternelle.
La faim, la soif, la fatigue, tout est oublié. On sem-
brasse, on pleure, on rit ; des voix caverneuses com-
mencent des refrains qu'elles n'achèvent point ; les mains
se cherchent, se rencontrent, se serrent. Un matelot saute
au cou du capitaine. Le maitre d'équipage tire de son
sifflet de manœuvre des sons aigus, et lorsqu'il l'écarté de
ses lèvres, c'est pour crier :
— Largue le grand hunier, la grande voile, la misaine et
la brigantine ! La barre à tribord, et profitons du vent !
Vernier adresse au ciel une prière d'actions de grâces.
Son visage est empreint d'une joie intense. Il va pouvoir
enfin sauver quelques-uns de ceux qui l'ont aveuglément
suivi et qu'il avait craint devoir, jusqu'au dernier, mou-
rir sous ses yeux.
La vision de ceux qui avaient succombé nuagea un ins-
tant le raj'^onnement de sa joie, mais il chassa bien vite
cette pensée importune : le passé n'était plus ; le présent
seul existait, et ce présent^ c'était la presque certitude
LA FONTE DES (iLACMS 187
d'une délivrance prochaine. Il y aurait bien encore des
épreuves à subir, mais la foi en des temps meilleurs lui
donnait la ferme assurance qu'il triompherait des derniers
obstacles.
Le jour grandissait. Bien que le froid fut toujours extrê-
mement riaoureux, chacun se couvrit de son mieux et l'on
sortit de la case pour examiner l'horizon.
De tous côtés les glaçons rompus se mouvaient sur
la crête des vagues. Au loin, les montagnes de glace
oscillaient en se déplaçant lentement, dorées par les
rayons obliques d'un soleil rouge comme une b^oule
sanglante, soleil sans chaleur, mais qui jetait néan-
moins l'espérance dans cette immensité désolée. Un
cri sourd, suivi de la chute d'un corps, tira les aventuriers
de l'extase dans laquelle ils étaient plongés. Le maitre
d'équipage venait de tomber, foudroyé par une congestion
cérébrale causée par le froid.
— A la case ! cria Vernier. A la case, sans perdre un
instant !
Puis voyant chanceler Valentin, il se précipita vers lui
et le prit dans ses bras pour l'emporter, mais sa faiblesse
était si grande qu'il ne put atteindre la case qu'en traînant
péniblement son fardeau.
En entrant, il aperçut ses compagnons présentant au
brasier leurs mains bleuies.
— Place! dit il.
Loriot s'élança et aida le capitaine à transporter son ca-
marade près du feu, dont la douce chaleur raninia bien-
tôt le pauvre garçon.
Vernier regarda alors autour de luî, et son coeur se
. 188 AU KLONDYKE
serra : le comte se chaiirTait tranquir-C icnt, sans même
jeter un regard sur son dévoué serviteur, qui revenait
lentement à la vie.
— Oh ! murmura Yernier, il n'a pas dj cœur !... Et
dire que c'est pour lui que tant d'hommes sont morts ;
car sans sa funeste ambition, tous seraient encore vivants
et heureux.
Et, triste, il alla s'asseoir à l'écart, méditant avec amer-
tume sur les malheurs que peut causer une passion poussée
à l'excès.
Ainsi, le comte, qui, autrefois, n'était que frivole et or-
gueilleux, ne ressentait plus maintenant aucun de ces
sentiments dont Dieu s'est plu à orner le cœur de 1 homme
et qui font ressembler son enveloppe charnelle à un de
ces grossiers silex dans lesquels se cache un diamant.
Ces beautés de lame, M. de Navaillcs ne les possédait
plus ; une ambition démesurée les avait tuées en lui.
Yernier ne se dissimulait point que ce changement avait été
amené par l'écroulement de folles espérances, plus encore
que parla perspective d'une fin tragique. Qui sait même
si l'ami lié n'avait pas sombré dans ce désastre des plus
élémentaires vertus?
Ce point d'interrogation, le courageux et loyal marin
le tournait et le retournait sans parvenir à trouver une ré-
ponse ; douloureuse situation pour l'honmie de cœur
qui craint de voir s'évanouir une illusion dont il s'est
longtemps bercé.
Quant au comte, indifférent à tout ce qui se passait au-
tour de lui, il continuait de se chauffer tranquillement,
tandis que ses compagnons, heureux d entrevoir eurui
LA FONTE DES GLACES l<St)
une chance de salut, se livraient à toute l'expansion de lei r
joie.
Le lendemain Vernier fit transporter sur le radeau ks
sacs d'or et les vêtements, car le dégel s'accentuait de
plus en plus. Les montagnes de glace disparaissaient à
l'horizon, elles glaçons quoique nombreux, diminuaieul
de volume.
On attendit encore douze jours ; puis un nîaîin, Ton
remarqua que le radeau se l^alançait mollement sur Fcau
de la baie, tandis que, au loin, les glaçons fuyaient, lar-
gement espacés les uns des autres.
Le capitaine annonça alors que l'on allait quitter
nie.
— Comment vivrons nous? hasarda Baludec, le vieux
timonier breton.
Vernier sourit et envoya Valentin chercher les galettes
dissimulées avec soin. A cette vue, les malheureux allâmes
eurent un accès de délire qui ne se calma que lorsque
chacun en eut reçu sa part.
— Ménagez-les, leur dit le capitaine, car ce sont nos
dernières provisions. Je les ai réservées pour notre séjour
sur le radeau, et qui sait ce qu'il durera ?...
Vernier prit sa boussole et divers instruments de ma-
rine, puis la case fut évacuée.
Quand rembarquement des hommes et des objets fut
opéré, le capitaine s'assit au gouvernail, fit larguer le
oile et couper le câble qui retenait le radeau au ri-
vage.
La voile s'enfla, le mât plia, et le radeau commença
d'avancer, insensiblement d'abord, puis un peu plus vite,
190 AU KLONDYKE
jusqu'à ce qu'il fut en dehors de la baie. Alors il oscilla
selon le caprice des vagues et la marche devint plus ra-
pide.
Quelques heures plus tard, l'île n'apparaissait plus que
comme un point sombre.
Après avoir mis le cap au sud, Vernier assujettit la
barre et alla rejoindre ses compagnons, groupés au pied
du mât.
L'affaissement moral qui, la veille encore, les tenait
dans une sorte d'anéanlissement de tout leur être avait
complètement disparu. Pourtant, la situation n'était rien
moins que rassurante. Au lieu d'être emprisonnés par des
barrières de glace, ils voguaient maintenant sur la mer
libre, mais combien de temps durerait cette navigation et
sur quelle côte allait-ils atterrer ? Hélas ! ils n'y songeaient
même pas. L'espace était devant eux, immense, infini,
ils n'en demandaient pas davantage pour le moment.
Le soir venu, tous se retirèrent sous la lente dressée
à l'arrière, sauf Vernier qui, appuj^é au mât, constatait
avec inquiétude que le vent avait une tendance à chan-
ger... et il ne restait de vivres que pour deux jours.
Le lendemain, une morne consternation remplaçait sur
les visages l'expression joyeuse qu'y avait fait naître le dé-
part. Le vent avait subitement tombé ; la voile pendait
inerte le long du mât et le radeau restait immobile, sans
que le roulis que lui imprimait la vague le fit avancer
d'une ligne.
Vernier, le comte, Valentin, Loriot elle Breton Baludec
avaient cet air résigné d'hommes qui renoncent à lu lier et
qui, certains de leur fin prochaine, attendent avec calme
LA FONTE DES GLACilS 10 î
la mort inévitable. Mais il n'en était pas de même du ma-
telot qui se trouvait avec eux.
En proie à une sorte de folie furieuse, il allait et venait,
vociférant et gesticulant.
Tout à coup, il s'arrêta en face des sacs d'or et les con-
templa un instant.
— Maudit métal ! hurla-t-il, c'est toi qui nous a conduits
ici !
Et rageusement, il empoigna deux sacs et les jeta à la
mer.
— Misérable ! rugit le comte en s'élançant sur le ma-
telot qui venait de jeter à l'eau deux autres sacs.
Mais l'homme le repoussa brutalement et continua de
précipiter dans les flots les sacs d'or, avec un rire de démon.
Le dernier sac allait disparaître comme les autres, quand
le comte réussit à s'en emparer. Alors commença entre
CCS deux hommes une lutte terrible dont le sac d'or était
l'enjeu. Ils se roulaient sur le radeau, hurlant de fureur,
devant leurs compagnons terrifiés.
Le matelot, ayant enfin réussi à ressaisir le sac, s'ap-
procha du bord pour le lancer dans les flots. Mais le
comte se rua sur lui avec une telle rage qu'ils roulèrent
tous deux dans l'abime.
Au cri d'horreur qui monta dans les airs, succéda le
bruit de deux chutes dans l'eau.
Vernier et Valentin venaient de plonger pour porter
secours, l'un à son ami, l'autre à son maître. Mais leur
faiblesse était trop grande pour qu'ils pussent se livrer à
de longues recherches. Ils ne tardèrent pas à reparaître,
le visage livide et convulsé.
192 AU KLONDYKE
Après s'être cramponnés iiu instant au radeau afin de
reprendre haleine, ils se disposaient à plonger de nouveau
quand Loriot et Baludec les saisirent par les bras et les
firent remonter de force.
Valentin pleurait à chaudes larmes
Vernier, lui, les yeux hagards, explorait la surface de la
mer, espérant apercevoir, vivant encore, celui à qui il avait
tout sacrilié.
Mais la vague graxla sa proie, et le comte ne reparut
point.
11 était mort comme il aurait voulu vivre, un sac d'or
entre les bras.
Lorsque Vernier fut bien certain que tout esi)oir de re-
voir son ami était perdu, il alla s'asseoir à Tarrière et
pleura.
Cet homme de bronze, que nul danger n'avait pu émou-
voir, était sans force devant cet irréparable malheur qui le
frappait dans la seule affection qu'il eût au monde. Cet
ami, qu'il s'était habitué à traiter en enfant terrible, il ne
le verrait plus. Cette voix railleuse, il ne l'entendrait plus.
Cette main fine et aristocratique qu'il avait tant de fois
serrée ne se tendrait plus vers lui.
Il sentit une main se poser sur son bras. Relevant la
tête, il vit Valenlin à genoux devant lui, le visage inondé
de larmes.
A la vue de cette douleur qui répondait si bien à la
sienne, il ouvrit les bras, et le fidèle serviteur s'y jeta en
sanglotant, comme si leurs larmes en se mêlant dussent
être moins amères.
Longtemps ils restèrent ainsi. Enfin, par un violent
Miis le comte se rua sur lui avec une telle rage... (pago 191;
IJ
LA FONTE DES GLACES 195
«ffort de volonté, Vernier réagit contre sa douleur et se dé-
gagea des bras de Valentin.
— Il ne suffit pas de pleurer les morts, dit-il^ il faut aussi
so' ger aux vivants.
Et il désigna Loriot et Baludec qui, appuyés contre le
màt, le regardaient avec des yeux humides, sans même
remarquer que le radeau s'était remis en marche.
Après quelques heures de calme plat, le vent du nord
soufflait de nouveau arrondissant la voile.
Hélas ! les malheureux ne tardèrent pas à s'apercevoir
qu'un nouveau malheur les accablait. Pendant la lutte du
comte et du matelot, la caisse qui renfermait les galettes
était tombée à l'eau sans que personne s'en aperçût.
— Allons, murmura Vernier, mon pauvre ami aura été
jusqu'au bout la cause de notre perte.
Sans vivres et perdus dans l'immensité de la mer Arc-
tique, que pouvaient espérer ces infortunés, sinon mou-
rir le plus tôt possible ?
Ils le comprirent si bien, qu'ils ne proférèrent pas un
cri, pas une plainte. Après s'être d'un commun accord
serré les mains, ils se séparèrent les uns des autres et se
couchèrent sur le radeau pour attendre la mort qui ne
devait pas tarder à fondre sur eux, étant donné lépuise-
ment qui les anéantissait.
La nuit venue, le radeau continua de voguer silen-
cieusement sans qu'aucune main dirigeât sa marche.
Lorsque l'aube blanchit les cieux, les quatre corps
élaicnt dans la mùme position, allongés sur le dos et les
yeux fixés vers l'irifini.
Va rayon de soleil "inl bicnlol passer, ccmnic une ca-
196 AU KLONDYKE
resse, sur ces visages livides. Alors, Vernier se souleva
péniblement en murmurant ;
— Ce n'est donc pas encore fini ?
Un soupir poussé près de lui attira son attention. C'était
Loriot qui, lui aussi, renaissait à la vie :
Le regard de Vernier se détacha bientôt du Parisien,
pour se porter sur la mer, où apparaissait au loin un na-
vire voguant toutes voiles dehors.
— Regarde, dit-il d'une voix faible à Loriot, en dési-
gnant le vaisseau qui s'avançait par bâbord... Peut-être
nous a-ton aperçus ?
Alors tous deux se traînèrent jusqu'au mât dont ils s'ai-
dèrent pour se dresser sur leurs jambes vacillantes.
Le navire était encore loin, mais il était évident qu'il
venait droit au radeau.
Soudain, Vernier eut un éblouissement. Il chancela et
se cramponna au mât pour ne pas tomber.
— Il arrivera trop tard, dit-il d'une voix à peine intelli-
gible... C'est fini!... Embrasse-moi, matelot!
Les deux hommes lâchèrent le mât et s'étreignirent
affectueusement, puis ils roulèrent sur le radeau, où ils
/ restèrent immobiles.
Un râle s'échappa de la gorge de Vernier, et les lèvres
décolorées du Parisien murmurèrent :
— Adieu, maman !
Cependant, le navire avançait toujours. Lorsqu'il fut à
cinquante brasses du radeau, il mit en panne et deux ca-
nots glissèrent le long de ses flancs.
En quelques coups d'avirons, ceux qui les montaient
accostèrent le radeau, sur lequel ils s'élancèrent.
LA FONTE DES GLACES 197
— Nous arrivons trop tard, dit en français un des ma-
telots... Pauvres diables ! ils sont morts de faim.
— Au lieu de bavarder, emportez-les à bord, dit un
jeune homme portant l'uniforme de lieutenant.
Cet ordre fut promptement exécuté, et en moins d'une
demi-heure, les quatre naufragés se trouvèrent couchés
dans des lits dressés à la hâte, car, quoi qu'en eût dit le
matelot, ils respiraient encore.
Des soins aussi intelligents qu'empressés ne tardèrent
pas à les rappeler à la vie, qui, au premier abord, semblait
les avoir abandonnés.
On leur fit alors avaler quelques gorgées de bouillon et
un doigt de vin, dont l'action bienfaisante se manifesta
par un sommeil calme qui dura plusieurs heures, après
quoi ils prirent une seconde ration de bouillon et de vin,
qui acheva de rendre à leur esprit toute sa lucidité.
XI
LE RETOUR EN FRANCE
[ès que Vernier eut repris possession de lui -même,
sa première question fut de s'enquérir de ses
compagnons.
Un matelot lui souleva la tête et lui montra Loriot, Va-
lenlin et Baludec, couchés, comme lui, dans des lits im-
provisés.
— Dieu soit loué! dit-il, les pauvres gens sont sauvés.
Il questionna ensuite le matelot sur la façon dont lui
et ses amis avaient été recueillis. II apprit alors que ses
sauveurs étaient, pour la plupart, des compatriotes.
Le navire sur lequel il se trouvait appartenait à un riche
armateur français, bien connu dans le commerce des
pelleteries, qui possédait une maison à New-York, but du
voyage actuel.
Lorsque le matelot eut satisfait hi légitime curiosité de
Vernier, il se retira pour aller informer son capitaine du
mieux ([ui s'était opéré dans l'état de ceux qu'il avait si
heureusement secourus.
200 AU KLONDYKE
L'officier se rendit aussitôt près de Vernter qui, après
s'être fait connaître, le remercia chaleureusement de son
dévouement, à quoi le capitaine lépondit qu'il n'avait fait
que son devoir et qu'il le disp^însait de toute reconnais-
sance.
Mais Yernier ne l'entendit pas ainsi, et une vive sympa-
thie lia hientôt les deux marins.
Par cgîird pour la qualité de Yernier, le capitaine de la
Belle-Hélène, ainsi que se nommait le navire, lui fit dresser
un lit dans sa propre cabine.
Ce furent alors de longues conversations entre ces deux
hommes également jeunes et intelligents.
Yernier avait raconté toutes les péripéties de sa der-
nière expédition, et le capitaine, enthousiasmé par la des-
cription des bords dorés du Klondyke, lui avait proposé
d'y retourner ensemble, mais il avait répondu par un
refus catégorique.
— Je n'ai entrepris ce second voyage que pour ne point
abandonner mon ami à toutes les imprudences que lui
aurait dictées son caractère léger, dit-il, aussi ne tenterai-
je point à nouveau l'aventure. Il me semblerait voir se
dresser devant moi^ pour me barrer la route, les cadavres
de mes infortunés compagnons. D'ailleurs, je suis riche,
très riche môme ; or, à quoi me servirait de chercher à
augmenter une fortune plus que suffisante pour mes mo-
destes besoins? Je comprends fort bien que, pour se créer
une situation, l'on chasse l'humeur casanière et que l'on
s élance hardiment vers l'inconnu, en acceptant par avance
toutes les conséquences de la tentative, car rien n'est si
déplorable que le spectacle de l'oisiveté dans laquelle se
LE RETOUR EN FRANCE 201
complaisent certains hommes jeunes et vigoureux qui
traînent dans leur pays une existence précaire, alors qu'un
peu d'audace pourrait les faire riches. Par exemple, lors-
qu'on a été assez heureux pour culbuter tous les obstacles
et voir ses efforts couronnés d'un plein succès, j'estime
que l'on doit s'en tenir là et jouir paisiblement du fruit de
ses peines. La mort de mon pauvre ami en est, hélas !
uue navrante preuve. S'il se fût contenté des cent mille
francs de rente que lui avait procuré notre premier
voyage, au lieu de dormir au sein des flots, il promène-
rait son insouciante gaieté dans les salons parisiens, en-
touré des sympathies que la foule ne refuse jamais à une
grande fortune.
— Je conçois jusqu'à un certain point votre renoncement
aux richesses incalculables que vous avez eues sous les
yeux, mak moi qui n'ai que ma solde...
— Aussi, interrompit vivement Vernier, vous donnerai-
je toutes les indications nécessaires pour que vous par-
veniez jusqu'aux rives du Klondyke.
— Vous êtes un charmant compagnon ! s'écria le
capitaine de la Belle-Hélène, en tendant la main à Ver-
nier.
— N'est-ce point naturel?,.. Vous nous avez sauvés,
mes compagnons et moi ; pourquoi refuserais-je de faire
votre fortune ? Ces trésors immenses appartiennent à la
terre sur laquelle ils dorment depuis une longue suite de
siècles. Les hommes assez audacieux pour leur faire visite
n'auront qu'à se baisser pour s'en emparer.
Sur la demande de Vernier, le capitaine lui remit une
carte. S'emparant d'une plume, notre ami y traça plusieurs
202 AU KLOiNDYK^i
linéraires si explicites que son son sauveur :§'écria joyeu-
sement :
— Je ne donnerais pas cette carte pour un million !
— Vous auriez tort, lui répondit Vernier, car un million
constitue une assez jolie fortune.
— C'est vrai ; mais une vingtaine en constitue une bien
plus belle.
— Je crains bien que les malheurs de mon ami ne vous
empêchent pas d'être imprudent.
— Rassurez-vous, je ne verrai qu'une fois les bords du
Klondyke, mais la visite que je ferai à cette petite ri-
vière sera entourée d'un cérémonial assez imposant pour
€[u'elle me livre gracieusement une bonne partie de ses ri-
diesses.
— Je ne vous comprends pas.
— C'est pourtant bien simple. Au lieu de m'y rendre,
comme vous l'avez fait, avec une poignée d'hommes, je
vais monter l'affaire par actions et constituer une Société
financière qui me permettra d'exploiter cette terre d'or
sur une vaste échelle.
— Ma foi, dit naïvement Vernier, cette idée ne me serait
pas venue.
— C'est que vous n'avez pas vécu pendant dix ans avec
les Américains. En France, lorsqu'on a de l'argent, on
aime assez à le placer sur une table pour jouir de sa vue,
après quoi on l'enfouit au fond d'un coffre-fort criblé de
serrures. En Amérique, au contraire, l'argent est un
moyen d'action, un levier puissant grâce auquel les Amé-
ricains accomplissent des merveilles. Avec les indications
LE RETOLIl EN FRANCE 203
que vous venez de tracer sur cette carte, je me fais fort
de trouver deux millions en huit jours.
— Je comprends maintenant qu'une seule visite au
Klondyke puisse vous suffire.
— D'autant plus que d'autres y resteront après mon
départ, ce qui me procurera encore d'assez beaux béné-
fices.
— Expliquez-vous, car, cette fois encore, je ne vous
comprends pas.
— Vous figurez-vous que mes actionnaires consentiront
à abandonner le Klondyke tant qu'il y restera une parcelle
d'or? Non pas. Une fois la curée commencée, elle conti-
nuera.
— Si j'ai bien compris, vous allez fonder une société
définitive pour l'exploitation continuelle des mines.
— Vous l'avez dit. Ainsi donc, vous toucherez de jolis
dividendes sans être obligé à un nouveau voyage, car je
ne consentirais jamais à m'enrichir sans que celui qui
aura fait ma fortune y trouve aussi son compte.
— Merci de cette bonne parole qui dénote chez vous
une loyauté peu ordinaire, mais je m'en tiens à ce que
je vous ai dit... Je suis sans famille et à la tête de plus de
deux millions, somme suffisante pour moi, et qui consti-
tuera, après ma mort, un assez beau denier pour les
pauvres.
— C'est de la haute philosophie ! s'écria le capitaine en
proie à un étonnement qu'il ne cherchait même pas à
dissimuler.
— C'est le résultat de mes méditations pendant les
cinq mois que j'ai passés au milieu des glaces, alors que
204 AU KLONDYKE
mes compagnons tombaient autour de moi les uns après
les autres. Lorsqu'on a subi de telles épreuves, on est
assez enclin à se contenter de ce que l'on a.
— C'est votre dernier mot?
— Absolument.
— Je n'insisterai donc pas, quoique je sois un peu
gêné d'accepter le présent que vous me faites.
— Il est bien minime en comparaison de celui que vous
nous avez fait en nous rendant la vie qui nous échappait.
Acceptez donc sans fausse honte ce que je vous donne.
Qui sait si je ne suis pas en ce moment l'instrument de la
Providence? Au lieu de la fortune que je crois vous donner,
c'est peut-être votre mort que je prépare.
— Vous n'êtes guère rassurant, fit le capitaine un peu
refroidi.
— C'est que je vois encore la vie à travers les brunes
glacées auxquelles je viens d'échapper si miraculeusement.
N'attachez donc aucune importance aux paroles d'un
homme que les malheurs ont désabusé. Allez de l'avant,
crânement, sans vous laisser rebuter par les difficultés, et
l'avenir est à vous ; d'autant plus que votre route sera
singulièrement aplanie par les puissants moyens dont
vous disposerez.
Laissons les deux marins à leur conversation et voyons
un peu ce que sont devenus Loriot, Valentin et le timonier
breton.
Tandis que Vernier est hébergé par le capitaine, ils
sont choyés des matelots qui leur font sans cesse raconter
leur odyssée.
Les premiers récits faits par Valentin avaient été quek^ue
LE RETOUR EN FRANCE 205
peu embrouillés. Il avait alors été remplacé comme ora-
teur par le père Baludec, mais la parole lente et grave du
vieux timonier n'avait pas su trouver la note exacte ; ce
fut du moins ce que pensa Loriot. Désireux dcblouir un
peu l'équipage de la Belle-Hélène, il narra à son tour
l'histoire des deux expéditions.
Tranquille sur le présent, rassuré sur ravcnir, le Paii-
sien avait retrouvé toute la verve gouailleuse qui faisait
naguère le désespoir de Valentin.
11 décrivit avec un brio imagé et fantastique la ren-
contre avec les aventuriers, dont une vingtaine avait suc-
combé sous sa hache, qui prenait alors aux veux
émerveillés de ses auditeurs la forme et les dimensions
de Tépée flamboyante de l'archange chaigé par Dieu de
terrasser le démon.
Après cette première narration, Loriot fit une pause
pour reprendre haleine. Pensez donc! quand on a occis
une vingtaine d'ennemis^ il est bien permis de se reposer
un peu.
Vint ensuite le chasseur cana(Hen, qui avertit Vernier
de l'attaque préméditée contre lui. Naturellement Loriot
ne s'était décidé à suivre ses compagnons dans leur re-
traite qu'après avoir vainement tenter de les en dis-
suader.
Ce fut alors la marche dans la neige, à travers la pé-
nombre, et la traversée des rivières couvertes de glaces.
Loriot avait transporté presque toutes les chaloupes, sei»
camarades le suivant les mains dans les poches, en ama-
teurs.
Une fois dans la baie de Mackenzie, il consacra une
206 AU KLONDYKE
dizaine de mots à rembarquement de la cargaison ;
puis commença la marche du Caïman à travers les vagues
couvertes de glaçons. Pendant deux jours, le Paiisieii
n'avait pas quitté le gaillard d'avant, d'où il informait le
capitaine de ce qu'il voyait. Il lui en coûta bien un peu
d'avouer que Vemier avait été pour quelque chose dans
celte marche sinistre et dangereuse, mais il dut sacrifier
un peu à la vérité.
Enfin, on arriva] dans l'île. Là le Parisien fut sublime
de dévouement et d'énergie. Il distribuait aux autres sa
maigre ration, se nourrissant d'espérance et se désaltérant
à la coupe du malheur.
Comme cette nourrirure semblait un peu légère
à ses auditeurs, il n'insista pas trop sur ce point
et passa à la révolte combinée par le Gascon et le
Marseillais. Ah! quel horrible carnage! quelle héca-
tombe ! Dans la chaleur du récit, Loriot décrivit de tant
de façon le coup de couteau qui lui avait troué la poi-
trine, que les matelots de la Belle- Hélène le considéraient
comme s'il n'était plus qu'une agglomération de mor-
ceaux recollés.
Quand il eut achevé son récit, il éprouva l'ineffable sa-
tisfaction de se voir dévisagé par une cinqua!:tai:ve
d'yeux brillants d'admiration.
Hélas! cette jouissance d'amour-propre ne dura pas, et
ce fut son meilleur ami qui jeta sur l'enthousiasme une
douche glacée.
— C'est beau ce que tu nous as raconté, lui dit naïve-
ment Yalentin, mais tu ne nous a pas dit à quelle époque
ç -. /est passé.
LE RETOUR EN FRANCE 207
Du coup, Loriot se troubla visiblement. Néanmoins il
répondit avec assez d'assurance :
— Mais c'est le récit de notre expédition.
— C'est exti^aordinaire ! fit de plus en plus candidement
Valentin ; je n'ai rien vu de tout cela, et pourtant, j'y étais.
— Ma foi ! dit Baludec, il faut que ma pauvre cervelle
se soit bien détraquée, car je ne reconnaissais plus du tout
notre histoire. Il y a bien, par ci par là, des choses dont je
me souviens, mais la majeure partie de ton beau récit
m'échappe complètemenL
L'admh^ation des matelots fit alors place à la moquerie.
Ce que voyant. Loriot prit un air digne et monta sur le
pont pour se dérober aux quolibets que chacun lui dé-
cochait, car il comprenait fort bien que se fâcher ne ser-
virait qu'à stimuler la railleuse gaieté des matelots.
Une fois sur le pont, il alla s'asseoir sur un paquet de
cordages, et, la tête dans les mains, il médita longuement
sur la fragilité de Tamitié des hommes.
Cet animal de Yalenlin dont il avait fait son meilleur
ami, cet étourdi venait de le précipiter du piédestal sur
lequel il s'était hissé à la force de l 'imagination. Avait-on
jamais vu pareil louideau? Ça allait comme sur des rou-
lettes. Il se voyait déjà accablé de paquets de tabac et de
politesses de toutes sortes, et voilà que, sans crier gare,
son inséparable, celui qui jadis lui culottait des pipes fai-
sait de lui un objet de risée.
Un bruit de pas frappant son oreille lui fit relever la
tête.
Le coupable était devant lui. Loriot, sans prononcer
une parole, se leva, le foudroya d'un re.^nici à la Louis XIX
208 AU KLONDYKE
et descendit dans l'entrepont, mais aivec, sur le visage
un air si farouche, que pas un matelot n'osa lui rire
au nez.
— Allons, dit tristement le bon Valentin, le voilà fâché. . .
Si seulement, il m'avait prévenu, tout cela ne serait pas
aiTivé,
Et le brave garçon, fort mécontent de lui-même, des-
cendit à son tour dans l'entrepont, afin de se mettre à la
recherche de son ex-ami, décidé à lui faire les plus plates
excuses pour reconquérir son affection.
Ce ne fut que le soir qu'il rencontra enfin le Parisien. Ce
dernier, à peu près calmé, daigna accepter les explications
qui lui furent données et une poignée de main scella la
réconciliation.
— Une autre fois, lui avait dit Valentin, préviens-moi
et au lieu de te contredire, je t'aiderai.
Cependant, la Belle Hélène n'en continuait pas moins sa
route; aussi, un mois après cjue l'équipage eut recueilli
nos amis, entrait-elle dans le port de New-York.
11 avait été convenu entre le capitaine et Vernier que ce
dernier ne parlerait à personne des trésors du Klondyke,
promesse qui fut religieusement tenue, d'autant plus que
nos amis avaient hâte de revoir la France.
Aussitôt débarqué, Vernier se rendit au bureau des mes-
sageries et retint quatre places pour le premier paquebot
en partance pour le Havre..
Le départ eut lieu trois jours plus tard.
Avec quelle ivresse Vernier et ses compagnons virent les
côtes d'Amérique s'effacer au loin ! Il y avait bien encore è
courir les chances dune traversée d'une dizaine de jours
LE RETOUR EX FRANCK, 209
mais qu'était cela comparé aux dangers jDassés ? Ils sen-
taient sous leurs pieds le plancher d'un solide paquebot
autour duquel la mer secouait gracieusement sa robe de
saphir et démeraude. N'eût été l'impatience de fouler la
terre natale, ils eussent considéré comme une simple pro-
menade cette dernière partie de leur long et périlleux
voyage.
4^
Ut^
i^^jMÊMIlÊ&M^
Xîî
CONCLUSION'
JN débarquant au Havre, dès que nos amîs eurent
Irjp'V posé le pied sur le quai, une pensée se présenta
^*<;s^ à leur esprit : il fallait se séparer. Jusque-là, ils
avaient été si étroitement liés par la chaîne invisible que
forge le malheur, qu'il n'avaient pas encore songé qu'il
leur faudrait se quitter un jour.
Vernier, dont la nature supérieure était accessible à
tous les tendres sentiments, sentait son cœur se serrer à
ridée de dire pour toujours adieu à ces trois hommes dont
il avait été si souvent à même de constater les belles qua-
lités.
En quelques secondes il se remémora le profond dé-
vouement de Valentin pour M. de Na vailles, le courage
de Loriot lors de sa terrible chute au fond du ooulTre.
dans la forêt, les vertus religieuses dont le vieux Bahidcc
avait fait preuve dans des circonstances critiques. Malgré
lui, il se dit que ce lui serait un bonheur d'être toujours
entouré de ces braves gens.
11 commença par les emmener dans un hôtel, car il ctait
212 AU KLONDYKE
six heures du scir et il désirait qu'ils se reposassent
avant de quitter le Havre.
Il se rendit ensuite au bureau du télégraphe où il expé-
dia à son notaire un télégramme pour le pi icr de lui faire
parvenir de l'argent, les sommes emportées de France
se trouvant dan« le portefeuille du comte, dont le cor} s
flottait maintenant au gré des vagues de l'Océan Arctique.
Le lendemain malin. dés qu'il eut reçut les fonds deman-
dés, il rassembla rcs trois compagnons dans sa chambre.
Comprcuant que le moment des adieux était arrivé, ils
avaient slu* le visage un air de tristesse qui plut àVernier,
car il y vit un indice heureux pour la réussite d'un projet
qu'il avait formé quelques heures plus tôt.
— Mes amis, leur dit-il. prenez des chaises et asseyez-
vous, car nous avons à causer.
Les trois hommes obéirent silencieusement, se deman-
dant ce que signifiait ce préambule.
Apiès avoir lui-même pris un siège, Yernier s'exprima
liinsi :
— Je ne vous cacherai pas qu'il m'en coûte de me séi)a-
VLY de vous ; pourtant, comme c'est une nécessité, je vou-
c.iais faire quelque chose qui gravât mon souvenir dans
voire mémoire.
Yernier fit une pause, puis il se tourna vers Valentir ;
— Voyons, mon garçon, lui dit-il affectueusement, que
comptes lu faire ?
— Mais... je ne sais pas, répondit Valentin avec un em-
barras visible... Monsieur le comte étant mort, je suis seu'
au monde, et j'avais espéré...
— Quoi ?... Achève
CONCLUSION 21.1
— J'avais espéré que vous me garderiez près de vous
comme domestique. Vous me connaissez depuis longtemps
et...
— C'est bien, interrompit Vernier. A toi, Loriot... Où
vas-tu aller ?
— A Paris, chez la maman, répondit vivement le Pari-
sien. J'ai eu trop peur de ne plus la revoir, pour la quitter
jamais.
— De sorte que tu renonces à la marine ?
— Complètement.
— Deviendrais-tu poltron, toi que j'ai vu combattre
comme un enragé ?
— Non, mon capitaine, répondit Loriot avec une gra-
vité qui ne lui était point habituelle, je ne suis pas de-
venu poltron; seulement, lorsquej'avais faim, là-bas, dans
l'île, il m'est arrrivé bien des fois de penser qu'un jour
ma mère pourrait endurer cette torture, car je suis son
unique soutien, et si je venais à lui manquer
— Tu as donc un métier ? interrompit Vernie»!' très
ému.
— Autrefois, j'étais serrurier... C'est par un coup c'e
tête que je me suis engagé dans la marine marchande.
— Combien y a-t-il de temps ?
— Quatre ans, mon capitaine.
— Tu dois avoir quelque peu oublié ton métier ?
— Aussi n'ai-je pas l'intention de le reprendre... Je ferai
n'importe quoi, pourvu que je reste avec mère.
— Et vous Biludec, dit Vernier en s'adressant au
timonier breton, quelles sont vos intentions ?
— Mon capitaine, dit le limonier d'un voix, lente, il y
214 AU KLONDYKE
a trente ans que je navigue et je n'ai pas encore rencontré
la fortune. En revanche, j'ai failli bien des fois servir de
pâture aux requins. Avec l'argent que m'a rapporté notre
premier voyage, j'ai acheté une petite maison près de
Paimpol, et j'y ai installé, avant de repartir, ma femme et
mes enfants. C'est là que je vais me rendre en vous ruit-
tant, et si Dieu le permet, j'y finirai mes jours, au milieu
des miens.
— Comment subvieiidrez-vous à vos besoins ?
— En travaillant avec des iDccheurs.
Vernier se recueillit un instant.
— Mes amis, dit-il ensuite, maintenant que vous m'avez
fait connaître vos intentions, je vais vous dire ce que j'ai
décidé; si mes propositions ne vous conviennent pas, vous
serez libre de les repousser... Toi, Yalenlin, je te prends à
mon service...
— Oh ! Monsieur!...
— Pas de remerciements ; tu désirais ne pas me quitter,
j'exauce ton désir, voilà tout... Maintenant, à ton tour,
Loriot... Tu m'as déclaré être prêt à faire n'importe quoi ;
je te prends également à mon service, non comme domes-
tique, car je ne crois pas que cet emploi soit en harmonie
avec ton caractère, mais comme homme à tout faire, c'est-
à-dire pour aider les autres.
— Oh ! mon capitaine, répondit tristement le Parisien,
combien je serais heureux de rester près de vous, mais...
— Mais quoi?...
— Je ne peux quitter ma mère... Que voulez-vous, j'ai
tant de peccadilles à me faire pardonner !...
— Eh ! q;ii le parle de la quitter. J'approuve trop ta ré-
CONCLUSION
215
solution pour tenter de t'en détourner. Ta mère viendra
avec toi. Ne fa^t-ii pas une femme pour tenir en ordre la
lingerie d'un célibataire?
Du coup, Loriot tomba à genoux et saisit dans les
siennes une des mains de Vernier.
Vivre avec sa vieille mère, près de son capitaine, il
n'aurait osé rêver cela.
— Voyons, ne lais pas ainsi l'enfant, lui dit Vernier en
souriant, et laisse-moi m'occuper un peu de notre brave
timonier.
Puis s'adressant au Breton :
— Vous voulez vous faire pécheur, m'avez-vous dit ?
— Oui, mon capitaine.
— Je vous approuve pleinement, car cette existence
vous permettra d'être souvent au milieu des vôtres, mais
216
AU KLONDYKE
je ne veux pas que vous courbiez plus longtemps la tête
devant des chefs. Vos cheveux gris ont conquis le droit de
commander un 23eu.
Vernier tira de sa poche une liasse de billets de banque
et la tendit au timonier.
— Prenez ces dix mille francs, lui dit-il. Ils vous ser-
viront à acheter une belle et solide barque dont vous serez
le patron.
Baludec se leva comme mù par un ressort, tandis que
des larmes brillaient dans ses yeux.
Il resta un instant indécis, hésitant à prendre cet argent,
mais Vernier avait aux lèvres un si bon sourire, qu'il se
décida enfin.
— Merci, mon capitaine, dit-il avec cette simplicité de
l'homme honnête qui comprend toutes les délicatesses ;
merci pour ma femme et les petits, car ils auront désor-
mais du pain assuré. De plus, je pourrai accomplir un vœu
que j'ai fait, là-bas, au moment où la mort fauchait les
camarades.
— Quel est ce vœu ?
— J'ai promis à sainte Anne^ si je revoyais Paimpol,
d'aller à Auray lui porter un chandelier d'argent. Grâce à
votre générosité, je vais pouvoir tenir ma promesse plus
tôt que je ne l'espérais.
— Allez donc, mon brave Baludec ; allez embrasser
votre famille et accomplir votre vœu ; mais, avant de par-
tir, embrassez-moi !
Une chaleureuse étreinte réunit un instant ces deux
nobles cœurs, puis le timonier embrassa Loriot et Valentin,
après quoi, il fit promettre à son capitaine qu'il lui ferait
Jone vous cacherai pas qu'il m'en coûte de me séparer de vous... (page 212)
CONCLUSION 21Î)
'connaître son adresse dès qu'il serait installé, afin qu'il
î>ùt lui envoj'er de temps en temps un de ses plus beaux
poissons.
Une dernière poignée de main fut échangée, et le tiino-
nier sortit pour se rendre à la gare, d'où le train devait
remporter jusqu'à Paimpol qu'il avait tant de fois craint
de ne plus revoir.
— Largue ta voile, mon gars, murmurait-il tout en
marchant, et surtout, veille sur ta cargaison, car c'est ton
bonheur et le jDain de tes petits.
Et il serrait d'une main frémissante la liasse de billets
de banque qui gonflait la poche de sa vareuse.
Vernier, Loriot et Valentin partirent le jour même pour
Paris, et un mois plus tard, ils étaient installés dans une
jolie villa des environs de Ville-d'Avray, cette charmante
localité dont les maisons semblent des nids cachés sous les
fleurs.
Vernier, qui avait volontairement brisé sa carrière en
donnant sa démission pour ne pas abandonner son ami,
vit, là, entouré de la reconnaissance deValentin et Loriot,
choyé par la mère du Parisien, qui lui a voué une
affection aussi respectueuse que maternelle.
Parfois, un magnifique poisson prend place sur la table
du capitaine, qui déguste en souriant ce témoignage de la
gratitude de son ancien timonier.
Quoiqu'il vive dans une retraite absolue, il est souvent
visité par un ami avec lequel il cause des heures entières.
Cet ami de son isolement, c'est le souvenir.
Maintenant, aux lecteurs qui douteraient de l'authenti-
cité de cette histoire, je rappelleiai les articles parus en
220 AU KLONDYKE
octobre dernier, dans les journaux du monde entier,
annonçant que des mines d'or d'une richesse inouïe ve-
naient d'être découvertes sur les bords d'une petite rivière
du Youkon. Ces articles ont été suivis d'autres donnant
les noms de grands financiers ayant organisé des sociétés
pour l'exploitation de ces mines.
Attendons-nous donc à apprendre bientôt l'existence de
fortunes colossales, à côté des effroyables désastres qui ne
peuvent manquer de survenir dans une contrée aussi
désolée que le Youkon. Le fauve métal sur lequel, en ce
moment, se ruent plus de trente mille hommes, déchaînera
probablement bien des haines et fera peut-être couler des
flots de sang. Déjà l'on annonce que des combats meur-
triers ont eu lieu entre différentes bandes d'aventuriers et
qu'une certaine quantité des survivants est bloquée par
les glaces_, privée de tout. Des sociétés d'alimentation
viennent, paraît-il, de leur envoyer des approvisionne-
ments.
Arrivera t-on à temps?... Qui sait si on ne trouvera
pas ces malheureux morts de faim sur des monceaux d'or,
victimes de lauri sacra famés : l'exécrable soif de l'or.
Paris. Janvier 1898.
TABLE DES MATIERES
I. — Le dernier des Navailles m
II. — Le Caïman . . . , 28
111. — La moisson d'or , 53
I^ . — L'homme n'est jamais content g.^
\ . — Deuxième voyage 83
VI. — Ln sauvetage émouvant io3
Vn. — Dans les glaces I3i
^ III. — L'installation i^i
IX. — La révolte i5n
X. — La fonte des glaces ....,,,,. ....181
XL — Le retour en France ^ . iqo
XII. — Conclusion un
SAINT-AMAXD (CHER). — IMPRIMERIE BUSSIÈRE.
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