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Full text of "Au Klondyke"

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AU  KLONDYKE 


A  LA  MEME  LIBRAÎRIE 


OUVRAGES  DE  LA  MÊME  COLLECTION 


Nos  grands  capitaines.    I.  Roland,  par  Léon  Ville,  officier  de  l'Iustruction  publique. 

—  II.  Du  Guesclin,  — 

—  III.  Bayard,  — 

—  IV.  Jean  Bart,  — 

—  V.  Napoléon,  — 

—  VI.  Bugeaud,  — 
Pêcheurs  de  Terre  Neuve,  par  E.  Parés. 

Les  chrétiens  en  Chine,  par  Léon  Ville. 

Un  petit  tour  de  Monde,  par  Joseph  Legued. 

L'Œuvre  des  Aïeux,  veillées  histoHqiies  et  patriotiques,  par  l'abbé  E.  Chaiipd' Avoirs. 

Les  Martyrs  du  devoir  et  de  la  charité,  par  Gaston  de  Broyés. 

Un  médecin  sans  diplôme  :  Pasteur,  par  Xavier  de  Préville. 

Le  Robinson  des  glaces  :  Fridtjof  Nansen,  par  Xavier  de  Prévillk. 

Le  Ruisseau  des  Chouans,  par  Jules  Plombryant. 

Les  plus  heureux  en  ce  monde,  par  J.  de  Lus. 

La  fin  d'un  siècle  sans  Dieu,  par  Jean  de  Ligneau. 

Les  Anges  de  la  Charité  au  xix^  siècle,  par  Gaston  de  Brotes. 

Thrahison  et  dévouement,  par  .\uguste  Maitrejean. 

Au  Pôle  Nord  en  ballon,  par  Léon  Ville. 

Au  Klondyke.  —  La  soif  de  l'or,  par  Léon  Ville. 

Les  Corsaires  d'Afrique  ^Captivité  de  saint  Vincent  de  Paul),  par  Léon  Ville. 

Le  Conquérant  du  Nouveau-Monde  :  Christophe  Colomb,  par  l'abbé  Méressk. 

L'Enfant  des  Korrigans,  par-  la  Comiessu  Ly.iir  iîo-tuI'chlne. 


Huitième  Édition 


ÉDITEURS 

76,  rue  de  Vaugirard  et  28,  rue  d'Assas 
PARIS 


AU  KLONDYKE 


LE   DERNIER    DES   NAVAILLES 


►a  nuit  était  sombre.  Une  bise  glaciale  passait  sur 
Paris  avec  un  sifflement  aigu,  figeant  l'eau  des 
ruisseaux  et  atlachant  des  stalactites  aux  vitres 
des  fenêtres.  Onze  heures  venaient  de  sonner  à  Sainte- 
Clotilde,  avec  cette  vibration  triste  qui  prolonge  le  tinte- 
ment des  cloches  dans  la  brume  ouatée  des  soirées 
d'hiver. 


8  AU   KLONDYKE 


Au  premier  étage  dïni  vieil  hôtel  de  la  rue  de  Grenelle, 
un  homme  paraissant  âgé  de  vingt-cinq  ans,  aux  traits  fins 
et  distingués,  était  assis  dans  un  moelleux  fauteuil,  à 
l'angle  d'une  cheminée  où  i^étillait  un  feu  clair. 

Cet  homme  était  le  comte  Henri  de  Navailles. 

Son  visage  d'une  pâleur  mate,  faisait  ressortir  la  nuance 
d'un  noir  de  jais  de  ses  cheveux  bouclés  et  de  sa  fine  mous- 
tache coquettement  relevée. 

Le  cabinet  dans  lequel  se  tenait  le  comte  était  meublé 
avec  tout  le  luxe  confortable  moderne. 

Sur  une  petite  table,  à  deux  pas  du  jeune  homme,  étaient 
un  pistolet  et  une  feuille  de  papier  timbré^  faiblement 
éclairés  par  la  lueur  de  deux  bougies  roses  qui  brûlaient 
dans  un  candélabre  jDlacé  sur  la  cheminée. 

Le  comte  semblait  plongé  dans  de  sombres  pensées,  car 
il  releva  soudain  la  tête  en  murmurant  d'une  voix 
brève  : 

—  Il  le  faut. 

Se  levant,  il  alla  à  la  table,  d'un  pas  ferme,  et  saisit  le 
pistolet,  qu'il  arma. 

A  ce  moment,  un  bruit  de  pas  retentit  dans  le  corridor, 
et  la  porte  s'ouvrit  brusquement,  livrant  passage  à  un 
homme  d'une  trentaine  d'années,  au  visage  mâle  orné 
d'une  courte  barbe  blonde. 

Il  resta  quelques  instants  sur  le  seuil,  fixant  un  regard 
sévère  sur  le  comte  qui,  son  pistolet  à  la  main,  semblait 
en  proie  à  la  plus  vive  surprise. 

—  Toi,  ici  !  s'écria  M.  de  Navailles. 

—  Mon  Dieu!  oui,  répondit  l'arrivant;  est-ce  que  je  te 
déran*»e? 


LE    DERNIKU    DES    XAVAILLES  9 


—  Mais...  non,  non,  balbutia  le  comte.  Seulement,  je 
m'attendais  si  jdcu  à  ta  visite... 

L'inconnu  fit  quelques  pas  en  avant  et  tendit  la  main  au 
comte,  en  lui  disant  tranquillement  : 

—  Repose  ce  pistolet  sur  la  table,  et  causons. 

Le  jeune  homme  obéit  machinalement,  puis  il  alla  re- 
prendre sa  place  dans  son  fauteuil. 

L'étonnement  qui  Tavait  jusque-là  paralysé  cessa  tout  à 
coup,  et  il  regarda  le  nouveau  venu,  bien  en  face,  en  lui 
posant  cette  question  : 

—  Comment  se  fait-il  que  tu  me  fasses  une  visite  à  une 
heure  aussi  avancée? 

—  Oh  !  c'est  bien  simple  :  j'ai  reçu,  il  y  a  une  demi-heure 
à  peine,  celle  de  ton  domestique. 

—  Valcntin?... 

—  Lui-même. 

—  Voilà  qui  est  étrange  !...  Et  que  t'a-t-il  dit  pour  mo- 
tiver celle  inconvenance  ? 

—  Que  son  maître  allait  commettre  une  lâcheté  ! 

—  Charles  !...  sécria  le  comte  en  se  dressant,  les  lèvres 
blêmes  et  les  sourcils  froncés. 

—  Eh  bien  !  quoi  ?...  N'allais-tu  pas  te  brûler  la  cervelle 
au  moment  où  je  suis  entré? 

—  Quand  cela  serait...  qui  donc  aurait  le  droit  de  s'y 
opposer  ? 

— L'honneur! 

—  Vraiment!  ricana  le  comte.  L'honneur  exige-t-il  aussi 
que  le  descendant  des  Navailles  traîne  son  existence  dans 
une  médiocrité  voisine  de  la  misère?...  Tiens,  Charles, 
laisse-moi  te    faire    connaître    ma   situation    actuelle... 


10  AU    KLOXDYKE 


—  Inutile,  interrompit  celui  à  qui  le  comte  venait  de 
donner  le  nom  de  Charles  ;  je  la  connais  aussi  bien  cjnetei. 

Comme  le  jeune  comte  faisait  un  geste  d'étonnement,  il 
continua  : 

—  Ton  histoire  est  celle  de  beaucoup  déjeunes  gens  de 
ta  caste.  Tes  ancêtres  t'ont  légué  un  beau  nom  et  une  cen- 
taine de  mille  livres  de  rente.  N'ayant  pas  eu  besoin 
d'user  tes  facultés  pour  amasser  cette  fortune,  tu  n  en  con- 
naissais pas  la  valeur,  aussi  l'as-tu  dépensée  sans  compter 
et  maintenant  que  tu  es  ruiné,  au  lieu  de  recourir  au  tra- 
vail, tu  veux  te  réfugier  dans  la  mort. 

—  Ne  suis-je  donc  j)as  libre  de  disposer  de  ma  vie? 

—  Non  !  et  voilà  ce  que  ton  éducation  de  gentilhomme 
n'a  pu  te  faire  comprendre.  Ta  vie  ne  t'appartient  pas  ; 
c'est  un  prêt  que  Dieu  t'a  fait  et  dont  tu  lui  dois  compte. 
Tout  homme  qui  gaspille  son  existence  dans  la  débauche 
commet  un  vol  envers  riiumanité,  à  laquelle  il  doit  son 
concours,  car  tous  les  hommes  sont  solidaires  les  uns  des 
autres  et  chacun  se  doit  à  tous.  N'ayant  pas  su  faire  un 
noble  usage  de  l'argent  que  t'avaient  légué  tes  ancêtres, 
tu  dois  à  la  société  une  somme  de  travail  intellectuel  ou 
manuel,  selon  tes  goûts  ou  tes  aptitudes. 

—  Si  je  t'écoutais,  que  dirait  le  monde? 

—  Enfin  !  voilà  donc  le  grand  mot  lâché  !  Le  monde  ! 
c'est-à-dire  la  galerie  de  désœuvrés  devant  qui  tu  veux 
poser  jusqu'à  la  fin  !  Mais,  insensé  !  va  donc  demander  à 
ce  monde  dont  tu  redoutes  si  fort  le  jugement,  de  t  aider 
à  rétablir  ta  fortune  anéantie  ;  tu  verras  ce  qu'il  te  ré- 
pondra... je  répète  ce  que  j'ai  dit  en  commençant  cet  en- 
tretien :  tu  veux  commettre  une  lâcheté  î 


LE   DERNIER   DES   NA VAILLES  11 


Cette  fois,  le  comte  ne  releva  point  le  mot. 

—  Je  vois  que  tu  commences  à  me  comprendre,  reprit 
son  ami,  et  pour  te  fortifier  dans  cette  voie,  je  vais  mettre 
en  parallèle  ma  vie  et  la  tienne.  Où  nous  sommes-nous 
connus?  Au  collège,  n'est-ce  pas?  As-tu  jamais  su  com- 
ment je  m'y  trouvais?  Non.  Eh  bien!  je  vais  te  le  dire  : 
orphelin  à  dix  ans,  sans  fortune  et  presque  sans  parents, 
je  fus  recueilli  par  un  brave  fermier  de  mon  village  natal, 
qui,  n'ayant  pas  d'enfants,  résolut  de  m'adopter.  Par  ses 
soins,  je  fus  placé  dans  le  collège  où  tu  étais  toi-même, 
puis  mes  études  terminées,  il  me  fit  entrer  à  l'école  na- 
vale, où  je  travaillai  avec  tant  d'acharnement  que  j'en 
sortis  en  tête  de  ma  promotion,  et  mon  protecteur  eut  en 
mourant,  l'année  dernière,  la  suprême  satisfaction  de  me 
voir  lieutenant  de  vaisseau...  Maintenant  que  tu  connais 
ma  vie  de  labeur,  j'ai  le  droit  de  te  le  dire  :  comte  de  Na- 
vailles,  au  nom  de  la  société  à  qui  j'ai  payé  ma  dette,  je 
te  somme  d'acquitter  la  tienne. 

Le  comte  resta  quelques  instants  sans  répondre  ;  puis 
relevant  la  tête,  qu'il  avait  tenue  constamment  baissée, 
il  dit  lentement  : 

—  Mon  ami,  tout  ce  que  tu  viens  de  me  dire  me  donne 
beaucoup  à  réfléchir,  mais... 

—  Achève. 

—  A  quoi  suis-je  bon  ?...  Que  veux-tu  que  je  fasse  ? 

—  D'abord,  es-tu  complètement  ruiné  ? 

—  Tous  comptes  faits,  il  me  reste  une  cinquantaine  de 
mille  francs  que  je  laisse,  par  testament,  à  toi  et  à  Yalcn- 
tin,  qui,  |  our  être  mon  domestique,  n'en  est  pas  moins 
mon    frère    de    lait  :  Excuse-moi    de    vous   avoir    mis 


12  AU    KLONDYKE 


sur  le  même  plan,  mais  il  m'a  toujours  été  très  dévoué. 

—  Ainsi,  il  te  reste  cinquante  mille  francs,  dit  l'officier 
de  marine,  comme  s'il  n'eût  retenu  .iu'un  mot. 

—  Hélas  !  oui. 

—  Et  tu  te  trouves  pauvre  ! 

—  Ah  ça  !  railles-tu  ? 

—  Pas  le  moins  du  monde  ;  seulement  tu  me  semblés 
exagérer  singulièrement  en  me  parlant  de  ta  ruine. 

—  Il  est  vrai  qu'en  plaçant  mon  argent,  je  pourrais 
encore  avoir  deux  ou  trois  mille  francs  de  rente,  gogue- 
narda  le  comte.  Ah  !  pour  un  ancien  concierge,  ce  serait 
une  belle  position  !  Mais,  voilà,  je  suis  gentilhomme  ! 

—  C'est-à-dire  habitué  au  superflu. 

—  Tu  l'as  dit. 

—  Ainsi,  ton  manoir  des  environs  de  Dijon  ?... 

—  Est  vendu  depuis  un  mois. 

—  Et  cet  hôtel  ? 

— Mescréanciersviennentdemel'enlever. .  .Les  cinquante 
mille  francs  qui  me  restent  sontmêmele  reliquat  delà  vente. 

—  Quand  dois-lu  quitter  l'hôtel  ? 

—  Demain,  avant  midi. 

—  As-tu  du  courage  ? 

—  Singulière  question. 

—  Réponds-moi  toujours. 

—  J'ai  eu  quatre  duels  ;  cela  te  suffit-il  ? 

—  Hum  î  le  duel  n'est  souvent  qu'une  fanfaronnade 
destinée  à  poser  pour  la  galerie  ;  aussi,  n'est-ce  point  de 
ce  courage  de  commande  que  je  veux  parler,  mais  bien 
de  celui  qui  consiste  à  affronter  crânement  des  dangers 
sérieux,  loin  des  applaudissements. 


LE   DERNIER   DES   NAVAILLES  13 

—  Je  te  comprends  de  moins  en  moins. 

— ■■  Je  vais  m'expliqucr  ;  prête-moi  toute  ton  attention. 
Le  comte  se  renversa  dans  son  fauteuil,  croisa  les  bras 
sur  sa  poitrine,  et  attendit. 

—  Il  est  bien  évident,  reprit  l'officier,  que  tu  ne  con- 
sentiras point  à  vivre  av2c  le  revenu  de  tes  cinquante  mille 
francs. 

M.  de  Xavailles  eut  un  sourire  sardonique. 

—  De  même,  poursuivit  son  ami,  que  tu  ne  îe  sens 
aucune  disposition  pour  faire  fructifier  ton  argent,  soi! 
parle  commerce,  soit  par  l'agiotage. 

—  Je  te  l'ai  déjà  dit,  je  ne  suis  bon  à  rien  :  c'est  pour- 
quoi j'ai  résolu  de  quitter  cette  vie  qui  ne  peut  plus 
m'offrir  que  des  souffrances. 

—  Et  moi,  je  ne  veux  pas  que  tu  meures. 

—  Comment  t'y  prendras-tu  pour  m'en  empêcher  ? 

—  Je  te  rendrai  une  fortune  double  de  celle  que  tu  as 
si  follement  gaspillée. 

Le  ccmte  regarda  son  ami  comme  s'il  eût  douté  d'avoir 
bien  entendu. 

—  Mon  Dieu  !  oui,  continua  ce  dernier  ;  et  c'est  por.r 
cela  que  je  te  demandais  tout  à  l'heure  si  lu  avais  l'àn^e 
bien  trempée.  C'est  que,  VGi«;-tu,  si  l'allriire  que  j'ai  à  le 
proposer  peut  donner  des  bénéfices  inespérés,  elle  oflVe 
de  réels  dangers.  J'eusse  préféré  te  voir  accepter  avec  plis 
de  résignation  ta  pauvreté,  mais  puisqu'il  en  est  autre- 
ment, aux  grands  maux  les  grands  remèdes  ! 

—  Achève,  dit  brièvement  le  comte  ;  où  veux-tu  cr 
venir  ? 

—  A  ceci  :  l'année  dernière,   me  trouvant  en  mission 


14  AU    KLONDl.KE 


dans  rOcéan  Arctique,  un  accident  de  chaudière  survenu 
à  mon  bâtiment  me  força  de  relâcher  dans  la  baie  de 
Mackenzie,  près  de  la  terre  des  Esquimaux,  une  des  ré- 
gions les  plus  désolées,  les  plus  désertes  du  globe,  dans 
ces  confins  où  le  continent  américain  semble  s'allonger 
pour  rejoindre,  au-dessus  du  détroit  de  Behring,  les  pays 
sibériens.  Les  réparations  devant  nous  retenir  à  cet 
endroit  jDendant  près  d'un  mois,  je  laissai  le  commande- 
ment du  vaisseau  à  mon  second,  et  je  descendis  à  terre, 
avec  dix  hommes,  décidé  à  explorer  un  peu  lintérieur. 
Après  huit  jours  de  marche,  nous  finies  la  rencontre  d'un 
chasseur  canadien,  qui  m'offrit,  en  échange  d'un  peu  de 
nourriture,  un  morceau  dor  pesant  plus  d'une  livre... 
Inutile  de  t'assurer  que  je  repoussai  l'or  et  que  je  fis  servir 
au  chasseur  un  repas  aussi  complet  que  le  permettaient  mes 
provisions,  ce  dont  le  pauvre  homme  fut  si  touché,  qu'il 
me  fit  des  confidences  véritablement  extraordinaires... 
jai  oublié  de  te  dire  que  nous  nous  trouvions  en  plein 
Youkon,  territoire  à  peu  près  aussi  grand  que  la  France, 
borné  au  sud  par  la  Colombie  anglaise,  à  l'ouest  par 
l'Alaska,  au  nord  par  l'océan  Arctique,  à  l'est  par  le  dis- 
trict de  Makenzie,  et  appartenant  au  Canada. 

—  Tu  me  fais  là  un  cours  de  géographie  que  je  connais 
un  peu,  dit  le  comte  en  souriant. 

—  C'est  possible,  mais  il  est  un  détail  que  tu  ignores. 

—  Lequel. 

—  C'est  quil  existe,  au  Youkon,  une  petite  rivière  qui 
s'appelle  le  Klondyke,  et  aussi  la  rivière  des  Rennes,  à 
cause  de  l'abondance  de  ces  animaux  ;  or,  cette  rivière, 
dont  les  cartes,  je  ne  sais  pourquoi,  ne  font  aucune  men- 


LE    DERNIER    DES   NA VAILLES  .     15 

tion,  coule   entre  des   rives  où  l'or  est  à  fleur   de  terre. 

—  Et  les  Canadiens  l'ignorent  ? 

—  Absolument. 

—  C'est  incompréhensible  ! 

—  C'est,  au  contraire,  très  naturel  :  le  Youkon  est  ui>2 
solitude  glacée  que  quelques  tribus  de  Peaux-Rouges  seules 
sillonnent,  pour  chasser  les  loutres,  les  castors,  les  mîjr- 
tres  et  les  renards  blancs.  Ces  intrépides  enfants  des  dé- 
serts osent  seuls  se  risquer  dans  cette  région  où  Thiver, 
un  hiver  terrible,  dure  près  de  huit  mois  pendant  lesquels 
le  pays  tout  entier  est  plongé  dans  l'obscurité.  Durrait 
cette  période,  quatre  heures  par  jour  seulement,  une  sorte 
de  crépuscule  éclaire  la  contrée.  Il  est  vrai  que,  en  re- 
vanche, il  y  a  quatre  mois  d'été,  pendant  lesquels  les 
journées  durent  vingt-quatre  heures. 

—  Et  tu  voudrais  me  proposer  d'aller  sur  les  bords  du 
Klondyke,  afin  de  refaire  ma  fortune  ? 

—  Trouverais-tu  la  proposition  mauvaise  ? 

—  Non,  si  tout  ce  que  tu  viens  de  me  dire  est  exact. 

—  Pourquoi  te  trompcrais-je  ? 

—  Loin  de  moi  cette  pensée  !  mais  ton  chasseur  cana- 
dien pourrait  avoir  exagéré. 

—  Crois-tu  donc  que  jai  accepté  ses  renseignements 
sans  les  contrôler  ? 

—  Ainsi,  tu  es  certain... 

—  Que  des  richesses  incalculables  reposent  sur  les  bords 
du  Klond3'ke,  oui,  mon  ami. 

—  Quelle  est  la  roule  à  suivre  pour  s'}»^  rendre  ? 

—  Les  rares  voyageurs  qui  se  rendent  au  Youkon,  par- 
tent de  Victoria,  d'où  ils  remontent  en  bateau  le  canal  de 


16  AU   KLONDYKE 


Lynn  jusqu'à  Dyca,  ville  composée  de  tentes  mobiles.  Li, 
ils  s'arrêtent  plusieurs  jours  pour  se  procurer  des  Indiens, 
qui  transportent  leur  bagage  jusqu'aux  lacs,  à  24  milles  au 
delà  du  défilé  de  Cbilkoot,  lequel  est  à  4.000  pieds  de 
hauteur.  Ce  défilé  est  le  point  l£  plus  dangereu::  de  la 
route,  et  il  faut,  pour  le  franchir,  une  vigueur  et  uno  en- 
durance peu  communes,  car  on  doit  se  hvrer  à  une  véri- 
table escalade  de  1.000  pieds,  pendant  laquelle  le  moindre 
faux  pas  serait  mortel.  Ce  difficile  passage  franchi,  on 
atteint  une  série  de  cinq  lacs  qui  conduisent  au  Youkon  à 
travers  des  rapides  dangereux. 

Tout  en  donnant  ces  détails,  l'officier  de  marine  tenait 
les  yeux  fixés  sur  son  ami,  épiant  un  tressaillemen':  ou 
une  inquiétude  ;  mais  le  visage  du  comte  était  aussi  calme 
que  s'il  se  fût  agi  de  frivolités. 

—  Allons,  dit  l'ami  de  M.  de  Navailles,  je  vois  que  les 
dangers  ne  t'effraient  point.  Maintenant  que  je  t'ai  parlé 
de  la  route  que  d'autres  suivent,  je  vais  t'en  indiquer  une 
qui,  à  mon  avis,  est  bien  préférable,  quoique  un  peu  plus 
longue,  et  que  je  prendrai  si  tu  viens  avec  moi  au  Youkon. 

—  Tu  connais  une  autre  route? 

—  Celle  par  où  j'ai  passé  lorsque  j'ai  relâché  dans  la 
baie  de  Mackenzie. 

—  Voyons  cet  itinéraire. 

—  Partir  du  Havre,  remonter  l'Atlantique  jusqu'au  dé- 
troit de  Davis,  qui  sépare  le  Groënlend  de  la  terre  do 
Baffin,  suivre  les  détroits  de  Lancastre,  de  Barrow,  de 
Banks,  déboucher  dans  l'océan  Arctique  et  gagner  la  baie 
de  Makenzie. 

—  C'est  dit,  fit  le  comte  en  se  levant  et  marchan'  p^: 


LE    DERNIER    DES   NA VAILLES  17 


la  chambre,  je  pars  avec  toi...  Pour  reprendre  mon  rang 
dans  le  monde,  il  n'est  rien  que  je  ne  sois  résolu  à  ten- 
ter... Mais,  une  question. 

—  Dix  si  tu  veux. 

—  Quelle  somme  nous  faut-il  pour  organiser  cette  expé- 
dition? 

—  Cent  mille  francs. 

—  Tu  en  es  sûr? 

—  Dame  !  il  nous  faut  acheter  un  navire  et  le  garnir, 
non  seulement  de  tous  les  outils  nécessaires,  mais  encore 
de  provisions  pour  un  temps  assez  long. 

—  Qu'entends-tu  par  outils? 

—  Des  pelles,  des  pics,  des  pioches,  des  fourgons  pour 
transporter  l'or  jusqu'au  vaisseau...  Que  sais-je  encore... 

Le  comte  fronça  les  sourcils. 

—  Allons,  dit-il  tristement,  c'était  un  rêve,  et,  en  iait 
d'or,  il  faudra  que  je  me  contente  d'un  morceau  de 
plomb. 

—  Ah  ça  !  que  signifient  tes  paroles  ? 

—  Ne  t'ai-je  pas  dit  qu'il  ne  me  reste  que  cinquai/ie 
mille  francs? 

—  Si  fait. 

—  Eh  bien,  comment  veux-tu   qu'avec  celte  mui;    • 
somme... 

L'officier  interrompit  son  ami  par  un  éclat  de  rire 

—  Crois-tu  donc,  lui  dit-il,  que  je  l'avais  oublié?..  M;!: 
non,  rassure-toi,  j'ai  songé  à  tout,  et  je  me  charge  decoi:.- 
plétcr  les  cent  mille  francs  indispensables  à  notre  voyage 
En  mourant,  mon  père  adoplif  m'a  laissé  une  trenlniiL' 
de    mille   francs,  auxquels  je  n'ai  point  touché  ;  pour  le 


18  AU   KLONDYKE 


reste,  je  sais  pouvoir  compter  sur  un  de  mes  bons  amis. 
Le  visage  de  M.  de  Navailles  s'irradia. 

—  S'il  en  est  ainsi,  s'écria-t-il,  à  nous  les  trésors  du 
Klond3''ke  et  les  jouissances  de  toutes  sortes  !..  Les  dan- 
gers ne  sont  rien,  la  réussite  est  tout.  Courons  au  pays  de 
l'or,  emplissons  nos  sacoches,  afin  que,  au  retour,  nous 
éblouissions  Paris  de  notre  luxe  et  de  nos  fêtes  splen- 
dides!..  Eh  bien,  quoi?..  Cette  perspective  ne  change  pas 
en  lave  le  sang  de  tes  veines  ? 

—  Tes  paroles  m'attristent  plus  qu'elles  ne  me  ré- 
jouissent, car  en  te  proposant  cette  expédition,  je  n'avais 
d'autre  but  que  de  te  procurer  l'occasion  de  reprendre 
ta  place  dans  la  société,  mais  en  gentilhomme  sou- 
cieux de  son  honneur,  et  je  vois  avec  tristesse  que  tu  ne 
songes  qu'à  recommencer,  dès  que  tu  le  pourras,  la  vie  de 
dissipation  et  de  débauche  qui  vient  de  te  conduire  à  la 
ruine,  presque  au  suicide. 

—  Mon  cher,  fit  le  comte  d'un  air  gouailleur,  tu  aurais 
dû  entrer  dans  les  ordres  au  lieu  de  te  faire  marin...  Vrai  ! 
je  ne  te  savais  pas  si  moraliste  !..  Tu  fais  miroiter  à  mon 
imagination  des  trésors  incalculables,  et  tu  ne  veux  pas 
que  je  suppute  par  avance  la  somme  de  plaisirs  que  j'en 
pourrai  tirer  !  Tu  oublies  donc  que  l'or  n'a  été  créé  et  mis 
au  monde  que  pour  sabler  la  route  que  l'homme  doit 
suivre  pour  traverser  ce  que  les  esprits  moroses  nomment 
cette  vallée  de  larmes? 

—  Je  n'oublie  rien,  seulement,  je  raisonne  plu.s  que  toi, 
voilà  tout.  Il  est  bien  évident  que  rien  de  ce  que  le  Créa- 
teur a  mis  sur  la  terre  n'est  inutile,  et  s'il  a  jugé  à  propos 
d'y  mettre  de  l'or,  c'est  pour  que  ses  créatures  l'emploient, 


LE   DERNIER   DES   NAVAILLES  l'j 

mais  noblement.  Le  rôle  des  privilégiés,  à  mon  avis,  est 
de  venir  en  aide  à  ceux  qui,  moins  heureux  qu'eux,  n'ont 
pas  connu,  à  leur  naissance,  les  dentelles  et  les  berceaux 
dorés. . .  Crois-moi,  si  tu  veux  que  Dieu  favorise  notre  entre- 
prise,  songe  un  peu  plus  aux  misères  que  tu  pourras  un  jour 
soulager,  et  un  peu  moins  à  la  folle  existence  que  tu  rêves 
de  reprendre  parmi  les  égoïstes  qui,  aujourd'hui,  ne  te 
tendraient  même  point  la  main  pour  t'empêcher  de  rou- 
ler dans  l'abîme  au  bord  duquel  tu  te  trouves.  Si,  comme 
c'est  à  peu  près  certain,  tu  refais  ta  fortune,  rappelle-toi 
le  passé  et  tâche   d'y   puiser  une  salutaire  leçon. 

—  Tu  m'inquiètes  fort,  sais-tu,  fit  le  comte  moitié  ri-anL 
moitié  sérieux,  car  je  crains  d'entendre  plus  d'une  fois 
cette  mercuriale  au  cours  de  notre  vo3''age. 

—  Ne  crains  rien:  ce  que  je  viens  de  te  dire  m'étail 
dicté  par  mon  amitié  pour  toi,  mais  à  partir  de  ce  moment, 
je  ne  reviendrai  plus  sur  ce  sujet. 

—  Je  retiens  cette  promesse,  et,  au  besoin,  je  te  la  rap- 
pellerai... Maintenant,  revenons  à  notre  affaire  :  quana 
partirons-nous  ? 

—  Pas  avant  un  mois...  Une  expédition  comme  la  nôtre 
doit  être  préparée  avec  soin...  A  propos  :  emmènes-tu  ton 
domestique? 

—  Ma  foi  !  non.  S'il  s'agissait  d'un  domestique  ordinaire, 
je  remmènerais  peut-être,  mais  Valentin  est  mon  frère  de 
lait  et  m'est  trop  dévoué  pour  que  je  l'associe  aux  nom- 
breux dangers  que  nous  devrons  affronter.  Le  jour  com- 
mence à  poindre,  je  vais  lui  donner  l'ordre  de  faire  por- 
ter nos  malles  dans  un  hôtel  et,  ensuite,  je  lui  rendrai  s 
libcité. 


20  AU   KLONDYKE 


Le  comte  sonna.  Son  domestique  parut. 

C'était  un  bon  gi'os  garçon  de  làge  du  comte,  mais  do;  t 
la  robuste  carrure  et  le  visage  joufflu  n'avaient  rien  de  !a 
finesse  aristocratique  de  son  frère  de  lait,  ce  qui  ne  l'cni- 
pêchait  pas  d'adorer  son  maître. 

Plutarque  nous  a  conté  qu'un  brave  homme  d'Argos  s'était 
pris  d'admiration  pour  Alexandre  au  point  de  se  faire  volon- 
tairement son  esclave,  voire  même  son  chien,  dormant  de- 
vant l'entrée  de  sa  tente,  se  jetant  au  plus  fort  des  combats 
avec  l'espoir  d'être  tué  sousles  yeux  de  son  idole.  C'est  ainsi 
que  Valentin  aimait  M.  deXavailles;  aussi,  en  apprenant 
qu'il  allait  être  séparé  delui,sejeta-t  il  àgenouxpour  obte- 
nir de  faire  partie  du  voyage,  et, cela, avec  de  telles  protesta- 
tions de  dévouement, que  le  comte, très  ému, finit  par  céder. 

—  Puisque  tu  le  veux  absolument,  lui  dit-il,  viens  avec 
nous;  seulement  je  te  préviens  que  nous  ne  reviendrons 
peut-être  jamais. 

Valentin  eut  ce  mouvement  des  épaules  qui  signifie, 
dans  tous  les  pays  :  Mourir  ici  ou  ailleurs  ! . . . 

—  Mes  malles  sont-elles  prêtes?  reprit  le  comte. 

—  Il  n'y  a  plus  qu'à  les  emporter. 

—  Où  comptes-tu  aller  ?  lui  demanda  son  ami. 

—  Mais...  dans  un  hôtel...  n'importe  lequel. 

—  Fais  plutôt  transporter  tes  bagages  chez  moi...  Mon 
appartement  est  assez  grand  pour  nous  deux. 

—  Au  fait,  c'est  une  idée...  Tu  as  entendu?  ajouta-t-il 
en  s'adressant  à  Valentin. 

—  Oui,  monsieur  le  comte. 

—  Inutile  de  te  dire  l'adresse,  n'est-ce  pas?  car  iii  ne 
dois  point  l'avoir  oubliée  depuis  hier  au  soir. 


LE   DERNIER    DES   NA VAILLES  21 


A  cette  allusion  à  la  visite  qu'il  avait  faite  à  l'oflicier  de 
marine,  Yalentin  rougit  jusqu'aux  oreilles  et  lança  à  l'ami 
de  son  maître  un  regard  chargé  de  reproches. 

—  Oh!  monsieur  YernieiM...  se  contenta-t-il  de  dire. 

—  Tu  me  reproches  de  t'avoir  trahi,  lui  dit  ce  dernier 
avec  bonhomie,  mais  tu  as  tort,  car  ton  maître  t'en  sait 
un  gré  infini. 

—  Vrai?...  fit  l'honnête  garçon  en  regardant  le  comte. 

—  Oui,  mon  bon  Valentin,  dit  le  comte.  Pourtant,  il  ne 
faudrait  pas  l'autoriser  de  cela  pour  mettre  encore  ton 
gros  nez  dans  mes  afTaires. 

—  Soyez  tranquille, monsieur  le  comte,  je  ne  recommen- 
cerai pas,  dit  le  domestique  en  se  retirant...  à  moins, 
ajouta-t-il  lorsqu'il  fut  sorti,  que  vous  ne  recommenciez 
vous-même. 

—  Il  est  sept  heures,  dit  M.  de  Navailles  en  consullant 
une  pendule  de  Sèvres  placée  sur  la  cheminée  ;  que  faisons- 
nous? 

—  Puisque  tu  dois  quitter  cet  hôtel  avant  midi,  partons 
immédiatement...  Un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard!... 
Dès  que  nous  serons  chez  moi,  tu  prendras  quelques 
heures  de  repos,  tandis  que  je  commencerai  mes  dé- 
marches afin  de  faire  prolonger  le  congé  de  six  mois  que 
je  viens  d'obtenir. 

Le  comle  ne  répondit  point.  Le  front  penché,  les  traits 
conlraclés,  il  semblait  en  proie  à  de  tristes  pensées.  C'est 
que,  au  moment  de  quitter  l'hôtel  familial  où  s'était  écou- 
lée sa  vie  et  qui  avait  tant  de  fois  retenti  des  cris  joyeux 
de  la  foule  frivole  qu'il  conviait  à  ses  fêles  brillantes,  une 


22  AU    KLONDYKE 


sourde  douleur  lui  lancinait  le  cœur  et  une  grande  déses- 
pérance s'emparait  de  son  âme. 

Avec  ce  mei^eilleux  instinct  que  donne  l'amitié,  Charles 
Vernier  comprit  les  angoisses  de  son  ami. 

—  Allons,  dit-il  en  lui  posant  une  main  sur  l'épaule, . 
sois  homme  et  redresse-toi.  Au  lieu  de  te  consumer  dans 
d'amers  regrets  qui  ne  serviraient  à  rien,  tourne  tes  re- 
gards vers  l'avenir.  En  un  mot,  sois  digne  du  nom  que  tu 
portes.  Ton  malheur  n'étant  que  le  résultat  de  tes  folies, 
tu  te  dois  à  toi-même  de  le  regarder  crânement  en  face, 
sans  faiblesse  comme  sans  récriminations.  Accepte -le 
comme  une  juste  expiation,  mais  que  ton  énergie  n'en  scit 
point,  pour  cela,  amoindrie...  Nous  sommes  le  7  fé- 
vrier 1892  :  dans  un  an,  jour  pour  jour,  tu  auras  repris 
possession  de  ton  hôtel. 

—  Oh  !  murmura  le  comte,  si  tu  disais  vrai  !... 

—  Une  seule  chose  pourrait  empêcher  ma  prédiction  de 
se  réahser  :  la  volonté  de  Dieu  ;  car,  je  te  l'ai  dit,  de  nom- 
breux obstacles  vont  se  dresser  sur  notre  route. 

—  Quels  qu'ils  soient,  je  saurai  les  affronter  sans  pâlir, 
sois-en  certain.  Mais  au  moment  d'abandonner  à  des 
étrangers  la  demeure  de  mes  pères,  je  sens  mon  cœur  se 

briser. 

—  Je  comprends  ta  légitime  douleur;  mais  je  te  le  ré- 
pète, les  regrets  ne  servent  à  rien. 

—  Tu  as  raison,  dit  le  comte  en  serrant  la  main  de  son 
ami  :  trêve  d'idées  moroses,  et  ne  songeons  qu'à  l'avenir. 


iC*^ 


Il 


LE  CAIMA 


I^E  temps  était  splendide.  Un  soleil  éblouissant  do* 
rait  la  crête   écumeuse  des  vagues    de  l'océan 
Atlantique.   Le  Caïman,  joli   trois    mâts,  filait, 
toutes  voiles  dehors,  sous  l'action  d'une  bonne  brise. 

Sur  le  pont,  les  matelots,  gais  et  insouciants,  allaient  e^ 
venaient,  un  refrain  aux  lèvres,  tandis  que  le  limonier, 
assis  à  la  barre,  fumait  nonchalamment  sa  pipe. 

Appuyé  contre  le  mât  de  misaine,  un  homme  se  tenait 
immobile,  les  yeux  fixés  sur  l'immensité  des  flots.  Il  était 
là  depuis  quelques  minutes,  quand  il  sentit  une  main  se 
poser  sur  son  épaule. 

11  tressaillit  comme  au  sortir  d'un  rêve  et  se  retourna 
vivement. 

—  Charles!  dit-il. 

—  ïu  semblés  étonné  de  me  voir. 

—  Pardonne-moi,  mais  ma  pensée  était  bien  loin  de  ce 
navire... 

—  Puis-je  te  demander  vers  quelle  rive  elle  s'était  en- 
volée I 


24  AU   KLONDYKE 


—  Ne  le  devincs-tii  pas  ? 

—  C'est  de  la  lièvre,  mais  cela  passera,  monsieur  le 
comte,  dit  Charles  Vernier,  que  le  lecteur  a  certainement 
reconuu. 

Le  comte  Henri  de  Navailles  poussa  un  profond  soupir. 

—  Ce  voyage  sera  bien  long  !  dit-il  en  hochant  la  tête. 

—  Si  tu  en  es  déjà  là,  il  vaut  mieux  virer  de  bord... 
Comment  !  nous  avons  quitté  la  France  depuis  quatre 
jours,  et  tu  te  plains  de  n'être  pas  encore  arrivé? 

—  L'existence^,  sur  ce  navire,  n'est  pas  d'une  gaieté 
folle. 

—  Espérais-tu  donc  voyager  au  son  des  violons  ? 

—  Non,  mais... 

—  Pas  d'observation...  A  ta  première  réclamation,  je 
te  fais  mettre  aux  fers. 

•  —  Je  voudrais  bien  voir  cela  !  s'écria  le  comte  en  riant. 

—  Oublies-tu  donc  qu'un  caiDitaine  est  roi  à  son  bord  ? 

—  Ainsi,  tu  me  défends  de  récriminer  contre  la  lon- 
gueur du  voyage  et  l'ennui  que  me  cause  la  monotonie  du 
paysage  ? 

—  Absolument  ;  d'autant  plus  que  tu  exagères  singuliè- 
rement. Est-il  rien  de  plus  beau  que  cette  immensité  qui 
nous  entoure,  que  ce  soleil  qui  semble  ne  briller  que  pour 
nous?...  Et  ce  roulis  qui  nous  berce  si  doucement,  n'est-il 
pas  agréable  ? 

—  Oui,  oui,  il  est  joli,  ton  roulis  ;  il  m'a  donné  le  mal 
de  mer  pendant  deux  jours.  Puisque  le  navire  est  construit 
pour  marcher  aussi  à  la  vapeur,  pourquoi  t'obstines-tu  à 
marcher  à  la  voile  ?  Nous  sentirions  moins  ce  roulis  que 
tu  trouves  si  agréable. 


Il  était  là  depuis  quelques  minutes.,   (page  2 


29). 


LE  caïman  27 

— Mon  cher,  l'avantage  d'un  bâtiment  comme  le  Caïman 
est  de  pouvoir  poursuivre  sa  route  sans  subir  de  ralen- 
tissement dans  la  marche  et  d'économiser  le  combustible 
tant  qu'Eole  veut  bien  être  de  la  partie.  Que  le  vent  tombe 
et  une  heure  suffira  pour  que  nous  soyons  sous  pression  ; 
mais  jusque-là,  il  est  inutile  de  gaspiller  le  charbon. 

—  Des  économies  ?...  ricana  le  comte. 

—  Mon  Dieu  !  oui. 

—  A  t'cntendre,  on  ne  se  douterait  pas  que  nous  allons 
conquérir  des  millions. 

—  Au  contraire,  on  s'en  douterait  parfaitement,  car  la 
réussite  d'une  entreprise  dépend  du  bon  ordre  avec  lequel 
on  la  poursuit... 

Charles  Vcrnier  fut  interrompu  par  son  second,  qui 
s'approcha  de  lui  rapidement. 

—  Capitaine,  dit-il,  le  vent  fraîchit;  peut-être  ferions- 
nous  bien  de  diminuer  la  toile. 

Le  capitaine  leva  la  télé,  consulta  le  vent,  et  fronça  légè- 
rement les  sourcils. 

—  Vous  avez  raison,  lieutenant,  dit-il  vivement.  Le  vent 
a  fraîchi  si  rapidement  que  je  ne  m'en  suis  pas  aperçu... 
Faites  carguer  la  misaine  et  le  "rand  hunier. 

Une  minute  plus  tard,  le  maître  d'équipage  faisait  en- 
tendre un  coup  de  sifflet,  et  les  matelots  de  quart  s'élan- 
çaient dans  les  agrès. 

Charles  Vernier  suivit  attentivement  l'exécution  des 
ordres  qu'il  avait  donnés,  puis  lorsque  les  matelots 
furent  redescendus  sur  le  pont,  il  dit  à  son  ami. 

—  Mon  cher,  puisque  tu  te  plains  de  la  monotonie  du 
voyage,  réjouis-toi,  tu  vas  avoir  de  fagrément. 


28  AU   KLONDYKE 


—  Que  veux-tu  dire  ? 

—  Dans  quelques  heures,  nous  allons  essuyei  une  jolie 
bourrasque...  peut-être  même  une  tempête. 

—  Quelle  diilérence  y  a-t-il  ? 

—  La  bourrasque  dure  peu,  mais  la  tempête  se  prolonge 
parfois  un  jour  ou  deux. 

—  Il  ne  manquait  plus  que  cela  ! 

—  Décidément,  tu  n'es  jamais  content. 

—  Sur  quoi  bases-tu  tes  prévisions? 

—  Sur  ce  petit  nuage  blanc  que  tu  vois  li-bas  et  qui 
semble  courir  après  nous...  Le  soleil  commence  à  dé- 
cliner à  l'horizon  ;  ce  sera  sûrement  pour  cette  nuit  : 

—  Que  devrai-je  faire  pendant  ce  temps-là  ? 

—  Rester  dans  ta  cabine,  car,  sur  le  pont,  tu  gênerais 
la  manœuvre  et  pourrais  être  emporté  par  une  lame. 

Un  coup  de  vent  passa  dans  les  cordages  avec  un  siffle- 
ment lugubre. 

Le  capitaine  bondit  sur  la  dunette  et,  saisissant  son 
porte-voix  : 

—  Tout  le  monde  sur  le  pont  !  cria-t-il. 

Le  maître  d'équipage  descendit  dans  Tenti^epont  et  ré- 
péta l'ordre  de  son  chef. 

En  un  clin  d'œil  les  matelots  furent  à  leurs  postes. 

—  Attention!  cria  alors  le  capitaine...  Cargue  la  grande 
voile,  le  petit  hunier  et  les  perroquets  ! 

Ces  différents  commandements  furent  exécutés  avec 
une  rapidité  et  une  précision  prouvant  que  Charles  Yer- 
nier  avait  bien  choisi  son  équiqage. 

Le  soleil  avait  complètement  disparu  et  la  nuit  venait 
rapidement.  Les  vagues  bouillonnantes  a\ aient  pris  subi- 


LE  caïman  29 


tement  des  proportions  ellrayantes.  Le  Caïman  filait 
comme  un  clieval  de  course,  tantôt  sur  le  haut  des  lames 
tantôt  plongeant  entre  elles  comme  s'il  s'engloutissait. 

Sur  l'ordre  formel  de  son  ami,  le  comte  était  descendu 
dans  sa  cabine,  d'où  il  entendait  avec  une  certaine  ap- 
préhension la  voix  terrible  de  la  tempête,  maintenant 
dans  toute  sa  fureur.  Le  ciel  était  couvert  de  nuages 
noirs  sillonnés  d'éclairs  livides  que  ponctuaient  de  ter- 
ribles coups  de  tonnerre.  Bientôt  la  pluie  tomba  avec 
violence.  Le  navire,  secoué  dans  tous  les  sens,  n'obéissait 
plus  au  gouvernail.  Charles  Yernier  fit  carguer  ce  qui 
restait  de  voiles,  mais  la  bourrasque  était  telle  que  le 
Caïman  continua  sa  course  folle.  Cramponnés  aux  bastin- 
gages, les  matelots  ressemblaient  à  ces  damnés  de  YEnfer 
du  Dante,  qui  sont  emportés  dans  un  éternel  ouragan. 

Soudain,  dominant  les  bruits  de  la  tempête,  une  voix 
mâle,  solennelle,  se  fit  entendre.  C'était  celle  d'un  timo- 
nier breton  qui  adressait  un  suprême  appel  à  sainte  Anne- 
d'Auray.  Lorsqu'il  eut  achevé  sa  prière,  l'équipage  entier 
la  répéta,  car  chacun  comprenait  que  la  puissance  divine 
pouvait  seule  sauver  le  navire. 

Cependant,  l'ouragan  continuait  de  faire  rage  et  les  ma- 
telots, malgré  leur  foi  en  la  mère  de  la  Vierge,  commen- 
çaient à  désespérer,  quand  le  vent  s'apaisa  presque  brusque- 
ment en  même  temps  que  les  nuages  s'enfuyaient,  laissant 
passer  entre  eux  une  pâle  clarté  annonçant  le  jour. 

Pendant  une  heure  encore  les  flots  tumultueux  firent 
bondir  le  Caïman;  puis,  peu  à  peu,  ils  se  calmèrent  et  le 
soleil  émergea  majeslucusement  à  l'horizon. 

A   ce  moment  une  tête  pâle  surgit  d'une  écoutille.  A 


30  AU    KLONDYKE 


cette  vue,  un  jeune  matelot   d'une  vingtaine  d'années, 
sauta  d'une  vergue  sur  le  pont  en  criant  : 

—  Yalentin  !...  Viens,  mon  ami  Valentin,  que  je  t'em- 
brasse ! 

Mais  le  domestique  du  comte  s'empressa  de  disparaître 
afin  d'échajDper  à  cette  expansion  dont  il  se  méfiait  fort. 
En  effet,  le  marin,  qui  avait  nom  Loriot,  était  un  espiè- 
gle parisien,  toujours  en  quête  d'un  bon  tour  à  jouer, 

A  peine  à  bord  du  Caïman,  il  avait  constaté  que  le  bon 
Valentin  était  doué  dune  certaine  dose  de  naïveté. 
Comme,  en  mer,  les  plaisirs  sont  assez  rares,  le  rusé  Pari- 
sien n'avait  pas  tardé  à  se  procurer  des  distractions  aux 
dépens  du  brave  domestique  qui,  n'étant  point  habitué 
aux  coutumes  du  bord,  était  bientôt  devenu  la  joie  de 
l'équipage.  Les  malices  que  l'on  faisait  au  pauvre  garçon 
n'étaient  pas  toujours  d'un  .goût  exquis  :  s'il  montait  sur 
le  pont  pendant  que  l'on  procédait  à  la  toilette  du  navire, 
il  était  certain  de  recevoir  en  plein  visage  une  demi-dou- 
zaine de  seaux  d'eau,  désagréments  qu'il  mettait  généra- 
lement sur  le  compte  de  son  inattention.  Il  s'empressait 
alors  d'aller  changer  de  vêtements,  et  revenait  gaiement 
au  milieu  des  matelots,  pour  disparaîti'e  presque  aussitôt 
dans  une  écoulille  ouverte  comme  par  mégarde. 

Bien  qu'il  fût  doué  d'un  excellent  caractère,  Valentin 
avait  fini  par  se  fâcher  tout  rouge,  car  il  avait  plus  d'une 
fois  remarqué  que  le  Parisien  se  trouvait  près  de  lui 
chaque  fois  qu'il  était  victime  d'une  mésaventure.  Droit 
et  honnête,  il  lui  avait  dit  franchement  ce  qu'il  pensait  ; 
mais  Loriot  n'avait  répondu  qu'en  se  jetant  à  son  cou  et 
en  lui  jurant  une  amitié  éternelle. 


LE   caïman  31 


Très  touché  de  cette  protestation  affectueuse.  Valentin 
avait  senti  ses  yeux  se  mouiller  d'attendrissement,  et  iî 
avait  serré  dans  ses  bras  le  jeune  loustic  en  le  priant  de 
lui  pardonner  ses  injustes  soupçons.  Mais  il  n'avait  pas 
tardé  à  reconnaître  qu'il  avait  été  trop  confiant  et  que  la 
parole  des  hommes  n'est  pas  toujours  mot  d'évangile  ; 
aussi  redoutait-il  fort  de  se  trouver  en  contact  avec  son 
tyran.  S'il  se  fût  plaint  à  son  maître,  nui  doute  que  les 
plaisanteries  dont  il  faisait  tous  les  frais  n'eussent  pris 
fin  ;  mais  il  était  trop  loyal  pour  racourir  à  de  semblables 
procédés.  Il  se  disait  que  le  temps  changerait  les  idées  de 
ses  persécuteurs  et  que  l'on  finirait  pas  le  laisser  en  re- 
pos. En  attendant,  il  employait  des  ruses  d'Apache  pour 
éviter  les  mauvais  tours  du  Parisien  qui,  de  son  côté, 
déployait  toutes  les  ressources  de  son  intelligence  pour 
tendre  des  pièges  au  pauvre  diable. 

Cinq  jours  s'étaient  écoulés  depuis  la  tempête,  quand, 
un  soir,  Valentin  s'ajDprocha  du  gaillard  d'arrière,  où  une 
dizaine  de  matelots,  assis  en  rond,  écoutaient  une  histoire 
que  leur  racontait  un  timonier. 

A  sa  grande  surprise,  au  lieu  de  l'accueillir  par  des 
lazzis,  selon  leur  coutume,  deux  marins,  sur  un  signe  du 
Parisien,  s'écartèrent  silencieusement  afin  de  lui  per- 
mettre de  prendre  place  dans  le  cercle.  Il  s'assit  donc, 
heureux  de  la  gracieuseté  des  matelots,  et  écouta  grave- 
ment le  récit  du  conteur. 

Quand  ce  dernier  eut  achevé  sa  narration,  tous  se  le- 
vèrent :  Valentin  voulut  en  faire  autant,  mais  il  ne  put  y 
parvenir.  Il  s'aperçut  alors  que  les  matelots  l'avaient  fait 
asseoir  sur  une  couche   de  goudron  irais,  de  sorte  que, 


aU  kloxdyke 


pendant  une  heure  qu'il  était  resté  assis,  le  fond  de  son 
pantalon  s'était  littéralement  attaché  au  plancher.  Il  avait 
beau  se  démener  dans  tous  les  sens,  impossible  de  se  ti- 
rer de  là. 


Valcntîn  voulut  en  faire  autant...  (page  Sa). 

—  Ah  !  dit-il  aux  matelots  qui  riaient  en  se  tenant  les 
côtes,  vous  êtes  bien  méchants  ! 

Tout  à  coup,  une  idée  géniale  traversa  son  cerveau  : 
déboutonnant  rapidement  son  vêtement,  il  s'élança  hors 
de  son  pantalon  et,  en  caleçon,  s'enfuit  précipitamment. 


LE  caïman  33 


poursuivi  par  les  matelots  qui  lui  barrèrent  le  chemin  de 
l'écoLitille.  Alors,  alîolé,  honteux  de  son  costume  qui  n'en 
était  plus  un,  il  se  sauva  sur  le  gaillard  d'avant,  suivi  des 
marins.  Se  voyant  serré  de  près,  il  bondit  dans  les  agrès 
et  gagna  la  vergue  de  misaine.  Le  gabier  en  vigie  dans  la 
grande  hune,  ne  comprenant  rien  au  spectacle  qu'il 
avait  sous  les  3'eux,  cria,  au  hasard  : 
—  Une  voile  sous  le  vent  ! 

Le  maître  d'équipage,  qui  sortait  de  l'entrepont,  répéta 
ce  cri,  et,  en  moins  d'une  minute,  le  capitaine,  le  lieute- 
nant et  l'équipage  furent  réunis  sur  le  pont. 

Vn  éclat  de  rire  général  éclata  comme  une  bordée  à  la 
vue  de  Valentin  qui,  cramponné  au  mât  de  misaine,  à 
vingt  pieds  du  pont,  suppliait  qu'on  lui  jetât  un  panta- 
lon. 

Comprenant  en  partie  ce  qui  s'était  passé,  Charles  Ver- 
nier  donna  l'ordre  qu'on  allât  quérir  le  vêtement  de- 
mandé, et  cinq  minutes  plus  tard,  Valentin  était  sur  le 
pont,  rouge  de  confusion  et  outré  de  cette  dernière  plai- 
santerie. 

Le  capitaine  ne  songea  pas  un  instant  à  réprimander 
les  mauvais  plaisants,  car  il  savait  que  son  admonestation 
n'eût  fait  qu'aggraver  la  situation  de  Valentin.  Il  se  con- 
tenta d'emmener  ce  dernier  dans  sa  cabine  et  de  lui  don- 
ner une  Hmûc  de  bons  conseils  pour  qu'il  pût.  à  l'avenir, 
déjouer  les  plans  de  ses  ennemis. 

Valentin  écouta  avec  beaucoup  d'attention  ce  que  lui 
disait  l'ami  de  son  maître,  et  se  promit  bien  de  suivre  ses 
ins'.riiclions. 
Comme  il  avait  de  l'ordre  et  de  l'économie,  il  remonln 

3 


34  AU   KLONDYKE 


sur  le  pont  pour  aller  décoller  son  pantalon  ;  mais  à  la 
place  de  son  vêtement,  il  ne  trouva  qu'une  queue  de 
morue. 

—  Décidément,  murmura-t-il,  ces  gens-là  ont  le  diable 
dans  1©  corps  ! 

Au  même  moment,  sa  culotte,  roulée  en  boule,  fut  lan- 
cée d'une  vergue  et  lui  arriva  en  pleine  figure. 

Cette  fois,  il  devint  furieux.  Apercevant,  sur  la  proue, 
un  matelot  qui  riait  aux  éclats,  il  courut  à  lui,  mais  ce 
dernier  sélança  sur  le  mât  de  beaupré  qui,  comme  on  le 
sait,  prolonge  la  proue  et  s'avance  au-dessus  de  l'eau.  Va- 
lentin,  lancé  comme  un  boulet,  passa  par-dessus  le  bor- 
dage. 

—  Un  homme  à  la  mer  !  cria  le  matelot,  en  même 
temps  qu'il  plongeait.  Cinq  de  ses  camarades  l'imitèrent 
si  bien  que  Yalentin  fut  immédiatement  repêché. 

Le  lieutenant  avait  fait  mettre  en  panne  et  ordonné  que 
l'on  mît  une  chaloupe  à  la  mer. 

L'embaixation  touchait  à  peine  les  flots,  que  le  domes- 
tique du  comte  en  approchait,  soulevé  par  quatre  bras 
vigoureux,  ce  qui  lui  donnait  l'aspect  d'un  dieu  marin. 

Tant  qu'il  s'était  agi  de  se  divertir,  on  n'avait  pas  mé- 
nagé les  avanies  à  Valentia  ;  mais  lorsqu'on  l'avait  vu  en 
péril,  chacun  s'était  précipité  à  son  secours,  avec  cette 
généreuse  abnégation  de  soi-même  qui  caractérise  la  race 
française. 

Aussitôt  que  la  chaloupe  fut  remontée,  ainsi  que  Valen- 
ï'w  et  ses  sauveurs,  Charles  "Vernier  harangua  sévèrement 
l'équipage. 

—  Vos  plaisanteries,  dit-il  en  terminant,  ont  failli  coû* 


LE  CAIMAÎ^  35 

ter  la  vie  à  un  brave  garçon  ;  j'espère  que  cela  vous  ser- 
vira de  leçon  et  que,  à  l'avenir,  vous  choisirez  un  peu 
mieux  vos  distractions. 

Les  matelots  se  retirèrent,  l'oreille  basse,  car  ils  se  ren- 
daient parfaitement  compte  qu'ils  n'étaient  point  exempts 
<ie  reproche. 

Quant  à  Loriot,  l'étourdi  Parisien,  il  alla  droit  à  Valen- 
tin  et  lui  tendit  la  main  en  disant  d'un  ton  de  voix  sin- 
cère. 

—  Mon  vieux,  ne  me  garde  pas  rancune,  j'ai  fait  des 
bêtises,  mais  cela  ne  se  renouvellera  pas,  je  te  le  promets. 

Instruit  par  l'expérience,  Valentin  fixait  sur  son  tyran 
un  œil  méfiant,  mais  il  vit,  dans  son  regard,  tant  de  fran- 
chise, qu'il  serra  la  main  qui  lui  était  tendue. 

—  Cette  fois,  c'est  bien  vrai,  n'est-ce  pas  ?  demanda-t-il 
pourtant. 

—  Jeté  le  jure  !  fit  solennellement  le  Parisien. 

Et  pour  lui  prouver  sa  sincérité,  il  voulut  l'emmener 
boire  un  verre  de  rhum,  mais  le  sobre  Valentin,  tout  en 
le  remerciant,  lui  déclara  qu'il  ne  buvait  jamais  d'alcool, 
et  que,  pour  le  moment,  tout  ce  qu'il  désirait,  c'était  de 
changer  de  vêtement. 

—  Eh  bien  !  va  te  sécher,  lui  dit  le  Parisien  en  lui 
administrant,  en  signe  d'amitié,  une  tape  dans  le  dos,  qui 
lui  fit  faire  un  bond  de  deux  mètres  en  avant.  Valentin 
s'enfuit  dans  sa  cabine  en  grommelant  : 

—  Ils  ont  failli  me  faire  noyer  avec  leurs  plaisanteries,  cl 
maintenant,  ils  vont  me  démolir  avec  leur  amitié. 

A  partir  (]c  ce  jour,  Valentin  put  aller  et  venir  li])rcir(r.t 
sans  avoir  à  redouter  les  brimades  ou  les  facéties.  QiKîiui 


36  Xtî  irlumu it\îi, 


il  montait  sur  le  pont,  les  matelots  de  quart   le  saluaient 
d'un  : 

—  Bonjour,  Valcntin  ! 

A  quoi  il  réjDondait,  avec  son  plus  gracieux  sourire  : 

—  Bonjour,  Messieurs  ! 

En  apprenant  ce  qui  s'était  passé,  M.  de  Navailles  était 
devenu  pâle  de  colère,  car  il  aimait  beaucoup  son  frère 
de  lait.  Sans  son  ami,  il  se  fût  élancé  sur  le  pont  pour  apos- 
tropher les  matelots.  Charles  Yernier  lui  représenta  fort 
logiquement  qu'il  n'était,  pour  l'équipage,  qu'un  étranger, 
c'est-à-dire  un  passager,  et  que  c'était  à  lui,  le  capitaine, 
à  s'occuper  de  cette  affaire.  Il  expliqua  au  comte  que  les 
matelots  sont  de  grands  enfants  que  l'on  doit  prendre  par 
le  cœur  et  non  par  des  menaces  plus  ou  moins  sérieuses. 

M.  de  Navailles  se  rendit  enfin  à  ces  raisons,  mais  en 
se  promettant  bien  d'intervenir  si  les  matelots  recommen- 
çaient à  tarabuster  son  domestique. 

Valcntin  fut  le  première  lui  faire  connaîtrele  changement 
survenu  dans  ses  rapports  avec  l'équipage,  ce  qui  lui 
causa  un  sensible  plaisir,  car  dans  une  expédition  aussi 
périlleuse,  il  est  indispensable  que  l'accord  entre  tous  soit 
parfait. 

Depuis  la  fameuse  soirée  où  Valcntin  avait  pris  son 
bain  forcé,  il  s'était  lié  intimement  avec  Loriot,  à  tel  point 
que  l'on  voyait  rarement  l'un  sans  l'autre.  Le  Parisien 
accablait  son  ami  de  protestations  d'amitié  ;  en  revanche, 
ce  dernier  lui  rendait  une  foule  de  petits  services  :  il  lui 
cirait  ses  chaussures  et  prenait  soin  de  ses  vêtements  avec 
des  attentions  de  bonne  ménagère.  Après  le  lavage  du 
pont,  lorsque  Loriot  descendait  dans  l'entrepont,  il  trou- 


LE  caïman  37 


vait  toujours  sur  le  bord  de  son  hamac  une  chemise  de 
flanelle  bien  sèche  et  une  vareuse  bien  brossée,  tandis  que, 
dans  un  coin,  deux  souliers  Ijrillaient  comme  des  miroirs. 
En  un  mot,  le  rusé  Parisien  exploitait  sans  vergogne  le  bon 
cœur  de  Valentin,  qu'il  considérait  de  bonne  foi  comme 
son  domestique.  Il  allait  même  jusqu'à  lui  faire  culotter 
ses  pipes,  car,  en  fumeur  consommé,  le  Parisien  avait 
horreur  de  l'odeur  de  terre  qui,  lorsqu'elles  sont  neuves, 
se  mêle  au  tabac.  Ces  jours-là^  Valentin  ressemblait  à  une 
cheminée  ambulante.  Il  allait  et  venait  sur  le  pont,  aspi- 
rant des  nuages  de  fumée  qu'il  faisait  passer  à  la  fois  par  la 
bouche  et  les  narines.  Les  autres  matelots  avaient  bien 
essayé  de  le  décider  à  leur  culotter  aussi  des  jDipes,  mcis 
Valentin  leur  avait  répondu  par  un  refus  catégorique,  dé- 
clarant que  ce  genre  d'exercice  lui  causait  d'épouvantables 
maux  de  cœur  qu'il  ne  supportait  que  pour  être  agréable 
à  son  ami  Loriot. 

Chose  étrange  :  dans  la  conduite  de  Loriot,  il  entrait  plus 
d'espièglerie  que  de  duplicité  :  tout  en  se  réjouissant  du 
rôle  qu'il  faisaitjouer  à  Valentin,  il  n'eût  point  toléré  qu'un 
autre  se  moquât  de  lui.  Comme  il  était  robuste  et  agile  et 
que,  de  plus,  il  connaissait  admirablement  la  savate,  celte 
escrime  des  faubourgs  parisiens,  ses  camarades  n'avaier.t 
^arde  de  railler  ouvertement  celui  dont  il  exploitait 
-avec  tant  de  désinvolture  la  naïveté  quelquefois  exces- 
sive. 

C'est  un  malin  !  disaient  parfois  les  uns,  en  parlant  de 
Loriot. 

—  C'est  une  canaille  !  disaient  les  autres,  car  il  abuse 
"vraiment  trop  de  ce  pauvre  garçon. 


38  AU  KLOXDYKE 


—  Bah  !  reprenaient  les  premiers,  puisque  ça  leur  fait 
plaisir  à  tous  les  deux... 

Ceux-ci  étaient  certainement  dans  le  vrai,  car  cliacuo 
entend  le  bonheur  à  sa  façon  :  Yalentin  éprouvait  du 
plaisir  à  se  dévouer  pour  le  Parisien,  qui,  lui,  était  en- 
chanté de  ces  j^révenances. 

Un  auteur  anglais  a  dit  :  Pour  que  deux  hommes  soient 
unis  par  une  solide  amitié,  il  faut  que  leurs  tempéraments 
offrent  une  certaine  dissemblance,  de  manière  que  «  les 
angles  saillants  de  l'un  pénètrent  dans  les  angles  rentrants 
de  l'autre  »  formant  en  quelque  sorte  une  unité  complète. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  ces  deux  natures  si  diffé- 
rentes se  soient  comprises  :  Loriot  était  intelligent,  es- 
piègle et  quelque  peu  sceptique  ;  Yalentin,  au  contraire, 
était  un  peu  naïf,  sérieux  et  confiant.  Ils  s'étaient  donc 
complétés  l'un  par  l'autre^  et  rien  ne  semblait  devoir 
troubler  leurs  bonnes  relations. 

Cependant  le  Caïman,  poussé  par  une  bonne  brise,  filait 
rapidement  sur  l'océan.  Un  matin,  en  montant  sur  le  pont, 
le  capitaine  Yernier  aperçut  du  givre  après  les  agrès,  in- 
dice certain  que  l'on  approchait  du  détroit  de  Davis. 

11  y  avait  un  mois  que  le  navire  avait  vu  les  côtes  de  la 
France  s'effacer  à  l'horizon.  Ce  voyage  à  travers  l'immen- 
sité, sans  autre  vue  que  le  ciel  et  les  vagues  écumantes, 
avait  singulièrement  influé  sur  l'esprit  du  comte  de  Na- 
vailles.Lui,qui  était  naguère  d'une  insouciance  incroyable, 
avait  fini  par  subir  l'influence  de  l'ambiance  qui  l'entou- 
rait. Les  chants  des  matelots  lui  semblaient  mille  fois  pré- 
férables aux  sons  des  orchestres  qui,  autrefois,  empor- 
taient les  valseurs  à  travers  ses  brillants  salons  ;  et  quand 


LE  caïman  39 


le  soir,  appuyé  sur  le  bordage,  il  entendait  la  voix  plain- 
tive de  la  brise  passer  dans  les  agi'ès,  il  se  prenait  à  regai^der 
le  ciel,  le  cœur  agité  par  une  émotion  indéfinissable. 

Ce  changement  n'avait  pas  échappé  à  Charles  Vernier,  et 
plus  d'une  fois  il  avait  surpris  son  ami  rêvant  ainsi  soits 
le  scintillement  des  étoiles.  Cette  métamorphose  l'avait 
ravi,  car  il  aimait  sincèrement  le  comte  et  désirait  vivement 
le  voir  revenir  à  une  perception  plus  exacte  des  choses  de 
la  vie  et  des  ders^oirs  qui  incombent  à  un  homme  soucieux 
de  sa  dignité  et  de  l'estime  des  autres,  ce  qui,  jusque-là, 
lui  avait  totalement  fait  défaut.  Un  soir  que  M.  de  Na- 
vailles  s'attardait  plus  que  de  coutume  dans  une  de  ses 
rêveries,  il  s'approcha  de  lui  et  lui  demanda  brusquement: 

—  A  quoi  songes-tu  donc,  Henri  ? 

—  Mais...  dit  le  comte  un  peu  troublé,  je  ne  sais...  à 
rien. 

—  Allons,  allons,  reprit  'Vernier  en  souriant,  ne  te  dé- 
fends pas  d'éprouver  un  certain  charme  à  la  contemplation 
de  ce  beau  ciel  où  l'œil  du  marin  croit  toujours  apercevoir 
le  visage  de  Dieu.  Ah  !  vois-tu,  notre  existence  à  nous 
autres  ne  ressemble  en  rien  à  celle  des  habitants  des 
villes.  La  vue  des  merveilles  scientifiques  au  milieu  des- 
quelles ils  vivent  leur  fait  parfois  oublier  qu'ils  ne  sont 
que  poussière  et  qu'ils  retourneront  en  poussière.  Le 
scepticisme  les  envahit  et  ils  ne  semblent  point  se  douter 
que  tout  ce  dont  ils  sont  si  fiers  est  l'œuvre  du  Créateur, 
sans  qui  nous  serions  encore  dans  le  néant.  Les  marins, 
au  contraire,  sentant  continuellement  le  besoin  d'une  pro- 
tection occulte  qui,  au  moment  des  dangers,  seconde  leurs 
eiforts,  tournent  sans  cesse  leui'  regard  et  élèvent  leur  âme 


40  AU    KLONDYKE 


sur  celui  qui  peut  tout,  car  sur  ces  vagues,  l'homme  se 
sent  bien  peu  de  chose,  et  s'il  ne  comptait  que  sur  lui- 
même,  le  cœur  lui  manquerait  plus  d'une  fois.  La  nuit  où 
nous  eûmes  à  essuyer  cette  fameuse  tempête,  n'as-tu  pas 
entendu  Féquipage  implorer  la  patronne  des  Bretons  ? 
Sans  ce  suprême  espoir,  tu  eusses  vu  mes  matelots  affolés 
de  terreur  en  face  de  la  mort  qui  se  dressait  effrayante  et 
presque  inévitable.  Au  lieu  de  ce  morne  désespoir,  ils  se 
tenaient  fermes  et  résolus,  confiant  en  la  puissance  de 
celle  qu'ils  imploraient...  Essaie  un  peu  de  leur  dire  qu'ils 
ne  lui  doivent  pas  leur  salut,  tu  verras  comme  ils  te  re_ 
cevront  ;  il  n'}^  aurait  même  rien  d'étonnant  à  ce  qu'ils  te 
fissent  passer  par  dessus  le  bord. 

—  Oui,  oui,  dit  le  comte  ;  tu  dois  avoir  raison.  Depuis 
quelques  jours,  je  ne  me  sens  plus  le  même  :  tout  un 
monde  de  pensées  nouvelles  s'empare  de  mon  esprit,  et, 
fâut-il  te  l'avouer  ?...  Eh  bien...  parfois  j'ai  honte  de  mon 
existence  passée.  Je  me  dis  que  l'homme  doit  avoir  été 
créé  pour  autre  choses  que  pour  les  plaisirs  frivoles  où  j'ai 
englouti  ma  fortune. 

—  A  la  bonne  heure  !  s'écria  joyeusement  Charles 
Vernier.  Tu  te  ressaisis  enfin  et  le  gentilhomme  remplace 
le  gommeiix  oisif...  Tes  paroles  me  ravissent,  car  j'y  vois 
rindice  d'une  existence  nouvelle  pour  toi.  Dans  quelques 
mois,  tu  auras  de  l'or,  beaucoup  d'or  !  songe  à  l'employer 
utilement,  et  tu  sentiras  alors  combien  il  est  doux  de 
pouvoir  s'estimer  soi-même.  Maintenant  allons  nou 
reposer...  Le  vent  est  bon,  la  mer  est  calme  ;  demain 
nous  entrerons  dans  le  détroit  de  Davis,  c'est-à-dire 
dans  la  deuxième  partie  de  notre  voyage. 


Après  cinq  jours  d'une  marche  fatiguante...  (page  45) 


LE  caïman  43 


Les  deux  amis  échangèrent  une  poignée  de  mains,  puis 
chacun  se  dirigea  vers  sa  cabine. 

Le  lendemain,  un  peu  avant  le  coucher  du  soleil,  le 
Caïman  quittait  l'Atlantique  et  pénétrait  dans  le  détroit 
découvert  par  le  navigateur  anglais  John  Davis,  en  1583. 

Le  temps  était  brumeux,  le  ciel  bas  et  nuageux.  Une 
bise  glaciale  soufflait  avec  des  sifflements  aigus  ;  aussi,  le 
comte,  peu  accoutumé  à  une  semblable  température,  s'en- 
ferma-t-il  dans  sa  cabine  avec  la  ferme  résolution  de  n'en 
sortir  que  lorsqu'il  lui  faudrait  quitter  le  bord. 

Cependant,  le  navire  filait  à  toute  vitesse,  et  ne  tarda 
pas  à  pénétrer  dans  le  détroit  de  Lancastre,puis  dans  celui 
de  Barrow.  Doublant  ensuite  le  cap  de  la  Providence, 
situé  au  sud  de  lîle  Melyille,  le  capitaine  entra  dans  le 
détroit  de  Banks;  enfin, passant  devantle  cap  Prince  Alfred, 
il  lança  le  Caïman  dans  l'Océan  Arctique  et  gouverna  à 
l'Ouest,  se  dirigeant  .droit  sur  la  baie  de  Mackenzie,  où  il 
jeta  l'ancre  après  un  voyage  de  plus  de  trois  mois. 

Charles  Vernier  ordonna  que  l'équipage  prit  deux  jours 
de  repos,  dont  il  profita  pour  aller  à  terre  afin  de  se  pro- 
curer des  porteurs  pour  faire  transporter  le  matériel  indis- 
pensable jusqu'au  Klondyke,dont  il  connaissait  l'emplace- 
ment exact. 

Il  n'eut  aucune  peine  à  trouver  vingt  hommes  robustes, 
habitués  au  climat.  C'étaient,  pour  la  plupart,  des  Indiens 
civilisés,  pauvres  hères  qui,  pour  une  somme  relativement 
modique,  sont  toujours  à  la  disposition  de  ceux  qui  veu- 
lent bien  les  employer. 

Aux  termes  de  leurs  engagements,  les  matelots  du 
Caïman  n'avaient    pas     de  rémunération   fixe.   Charles 


44  AU    KLONDYKE 


Vernier  s'était  engagé  à  leur  abandonner  un  vingtième  de 
ce  que  rapporterait  l'expédition,  moyennant  quoi  ils  lui 
devaient  leurs  services  à  terre  comme  à  bord.  Ils  étaient 
trente,  tous  intelligents  et  énergiques.  En  mettant  le  pied 
sur  le  Caïman,  ils  savaient  ce  qui  les  attendait,  c'est-à-dire 
des  fatigues  et  des  dangers  sans  nombre,  peut-être  même 
la  mort  ;  mais  ils  savaient  aussi  qu'en  cas  de  réussite  leur 
part  dans  les  bénéfices  serait  fort  belle. 

Le  capitaine  décida  que  vingt  hommes  de  l'équipage 
seraient  tirés  au  sort,  et  se  joindraient  aux  porteurs  qu'il 
avait  engagés  ;  dix  devaient  rester  à  bord.  Le  tirage  au 
sort  avait  pour  but  d'éviter  toute  jalousie  entre  les  mate- 
lots, car  il  était  bien  évident  que  chacun  n'eût  pas  de- 
mandé mieux  que  de  rester  sur  le  Caïman. 

Quand  les  hommes  qui  devaient  l'accompagner  furent 
désignés,  le  capitaine  fit  débarquer  des  chaloupes  démon- 
tables qui,  par  un  système  ingénieux,  pourraient,  lorsque 
ce  serait  nécessaire,  être  placées  sur  des  affûts  roulants, 
ce  qui  permettait  de  voyager  par  terre  et  par  eau,  pré- 
caution indispensable  dans  une  contrée  comme  le  Youkon 
sillonnée  en  tous  sens  par  des  rivières. 

Au  moment  du  départ,  chaque  matelot  fut  armé  d'un 
fusil  à  répétition  muni  d'une  courte  baïonnette,  d'un 
revolver  et  d'une  hache  d'abordage.  Cette  dernière  anne 
devait  surtout  servir  à  frayer  un  passage  dans  les  forêts 
vierges  que  l'on  aurait  à  traverser. 

Enfin,  huit  jours  après  l'arrivé  du  Caïman  dans  la  baie 
de  Mackenzie,  Charles  Vernier  et  le  comte  de  Navailles  se 
plaçaient  en  tête  de  leur  troupe  et  se  dirigeaient  vers  l'in- 
térieur des  terres. 


LE  caïman  45 


Malgré  les  représentations  du  comte,  Valcntin  avait 
énergiquement  refusé  de  rester  à  Ijord. 

—-  Ma  place  est  près  de  vous,  avait-il  déclare,  et  je  ne 
vous  quitterai  pas. 

Puis  il  était  allé  se  rangera  côté  de  son  ami  Loriot,  don'. 
le  nom  avait  été  désigné  par  le  sort  pour  suivre  l'expédi- 
tion dans  l'intérieur  des  terres. 

Les  chaloupes,  dont  plusieurs  étaient  remplies  de  vivres 
et  d'outils,  avaient  été  placées  sur  les  affûts,  que  tiraient, 
au  moyen  de  cordes,  les  porteurs  indigènes,  précédés  des 
matelots  qui  leur  frayaient  un  chemin. 

Après  cinq  jours  d'une  marche  fatigante,  par  un  froid 
terrible,  on  atteignit  le  bord  de  la  rivière  Rouge. 

Les  chaloupes  furent  mises  à  l'eau  et  les  affûts  embar- 
qués. Puis  lorsque  les  hommes  se  furent  installés  tant  bien 
que  mal,  la  petite  flotille  commença  à  suivre  le  courant. 

Dtins  la  première  chaloupe  se  tenaient  six  matelots,  le 
comte  et  le  capitaine  Vernier  qui,  une  boussole  à  la  main, 
dirigeait  sa  troupe. 

Le  soir,  on  fit  halte  sur  une  rive  rocailleuse  et  désolée. 
Vernier  envoya  une  dizaine  d'hommes  couper  quelques 
maigres  sapins  et  l'on  alluma  de  grands  feux  pour  com- 
battre le  froid  mortel  de  la  nuit. 

On  était  en  plein  été,  et  Vernier  se  demandait  ce  que  de- 
viendrait l'expédition  si  elle  devait  durer  deux  ou  trois 
mois,  car  à  en  juger  par  la  température  actuelle,  il  était 
peu  probable  que  des  Européens  pussent  supporter  le  froid 
rigoureux  de  l'hiver.  Aussi  s'employait-il  activement  à 
abréger  le  voyage  le  plus  possible. 

Après  avoir  suivi  le  cours  de  la  rivière  Rouge  pendant 


-'G  AU    KLONDYKE 


six  jours,  le  capitaine  fit  débarquer  son  monde  et  replacer 
les  chaloupes  sur  les  affûts,  puis  il  guida  la  marche  à  tra- 
vers des  défilés  tortueux  et  presque  inabordables,  jusqu'à 
la  rivière  Plumée  ;  là,  on  fit  halte  pour  se  reposer  une 
journée,  après  quoi  Ton  traversa  la  rivière. 

Les  aventuriers  se  trouvaient  en  face  des  monts  Ri- 
chardson,  au  nord  du  commencement  des  montagnes  ro- 
cheuses. A  partir  de  ce  moment  surgirent  des  obstacles 
sans  nombre.  Après  avoir  escaladé,  en  traînant  le  matériel, 
des  collines  hérissées  de  rocs,  il  fallait  avancer  à  traver  un 
sol  inéi^al  et  bouleversé  comme  à  la  suite  d'un  tremblement 
de  terre.  Cependant,  pas  une  plainte  ne  s'élevait  :  les  por- 
teurs s'acquittaient  bravement  de  leur  tâche,  dans  l'espoir 
d'une  gratification  ;  les  matelots  quoique  souffrant  beaucoup 
du  froid,  faisaient  preuve  d'une  belle  intrépidité. 

Un  matin,   au  moment  de  lever  le  camp,   un  marin 
apporta  au  capitaine  une  pierre  jaunâtre,  grosse  comme 
un  œuf  d'autruche,  qu'il  avait  trouvée  à  peu  de  distance 
—  De  l'or  !  s'écria  Charles  Vernier. . .  Ne  partons  pas 
encore,  il  faut  que  j'explore  les  environs. 

Il  s'éloigna,  suivit  du  comte  qui  n'avait  pu  retenir  un  cri 
de  joie  en  entendant  l'exclamation  de  son  ami. 

Après  avoir  erré  dans  plusieurs  directions,  les  deux 
aventuriers  remarquèrent  qu'en  se  dirigeant  à  l'ouest,  ils 
foulaient  un  sol  plus  friable  et  d'une  nuance  moins  foncée. 
Soudain,  le  capitaine  s'arrêta  comme  médusé.  Le  soleil 
venait  [de  se  lever,  et  ses  ra3^ons  semblaient  donner  à  la 
plaine  un  reflet  doré.  Il  n'j' avait  j  >s  à  s'y  tromper,  à  perte 
de  vue  s'étendait  un  terrain  aurifère,  coupé  par  une  petite 
rivière  étroite  et  sinueuse. 


LE  caïman  47 


—  Ami,  dit  Vernier  en  serrant  convulsivement  le  bras 
du  comte,  nous  sommes  sur  les  bords  du  Klondyke.  Mes 
renseignements  étaient  exacts  car  voici,  devant  nous  et 
sous  nos  pieds,  les  trésors  incalculables  dont  je  t'ai  parlé... 
Oublions  la  fatigue  et  le  froid.  Nous  allons  puiser  à  pleines 
mains  dans  ces  richesses  qui  semblent  des  parcelles  du 
soleil  tombées  sur  cette  terre  encore  vierge...  Ah  !  le  chas- 
seur canadien  ne  m'avait  pas  trompé,  et  il  y  a  bien  là  de 
quoi  devenir  le  roi  de  l'univers  !...  Retournons  au  camp 
et  faisons  transporter  ici  le  matériel,  afin  que  nous  com- 
mencions les  fouilles  aujourd'hui  même...  Eh  bien  !  tu  ne 
réponds  rien...  Qu'as-tu  donc...  Eh  !  mais,  tu  te  trouve. 
mal  !... 

Et  Vernier  reçut  dans  ses  bras  le  comte  qui,  en  proie  à 
une  violente  émotion,  avait  subitement  pâli  : 

—  Ce  n'est  rien,  dit  le  jeune  homme  en  se  redressant 
vivement, 

—  La  vue  de  tant  d'or  te  trouble,  n'est-il  pas  vrai  ? 

—  Je  l'avoue...   mais  c'est  passé.  Rclournons  au  campS 

—  C'est  étrange  !  dit  Vernier  avec  un  rire  nerveux,  je 
n'aurais  jamais  cru  éprouver  l'impression  que  je  ressens 
en  ce  moment.  Je  ris  et  j'ai  envie  de  pleurer. 

—  C'est  nerveux,  dit  le  comte  en  allongeant  le  pas  ; 
éloignons-nous  et  cette  impression  se  dissipera. 

En  eiïet,  à  mesure  qu'ils  se  rapprochaient  du  camp,  celte 
sorte  de  fascination  qui  les  avait  remplis  d'un  trouble  indé- 
finissable disparaissait  graduellement,  et  lorsqu'ils  eurent 
rejoint  leurs  compagnons,  ils  étaient  redevenus  com- 
plètement calmes. 

La  troupe  se  mit  immédiatement  en  marclie. 


48  AU    KLOXDYKE 


En  arrivant  sur  le  terrain  que  l'on  devait  exploiter,  les 
deux  amis  furent  très  étonnés  de  ne  pas  ressentir  l'émo- 
tion qui  les  avait  précédemment  agités  ;  mais  en  revanche 
les  matelots  se  mirent  à  chanter  et  danser  comme  s'ils 
étaient  en  proie  à  une  véritable  frénésie. 

—  De  lor  !...  De  1" or  !...  hurlaient-ils  sur  les  airs  les 
plus  variés. 

Les  deux  amis  souriaient  de  cette  folie  passagère  dont 
ils  avaient  eux-mêmes  ressenti  les  premières  atteintes,  mais 
ils  ne  pouvaient  s'empêcher  de  faire  quelques  réflexions 
philosophiques  sur  cette  étrange  influence  magnétique  de 
lor,  pour  la  possession  duquel  tant  de  crimes  se  com- 
mettent, comme  aussi  tant  de  belles  actions. 

Les  indigènes,  plus  calmes  que  les  matelots,  se  conten- 
taient d'exprimer  leur  satisfaction  par  des  regards  brillants 
de  convoitise. 

Comme  tout  a  une  fin,  l'exaltation  aussi  bien  qu'autre 
chose,  les  chants  et  les  danses  cessèrent  enfin,  et  l'on  put 
procéder  à  l'installation  définitive  du  campement. 

Quoique  cette  contrée  fût  absolument  déserte,  le  capi- 
taine Yernier  n'en  prit  pas  moins  de  minutieuses  précau- 
tions afin  d'être  prêt  à  toute  éventualité.  Pendant  que  les 
indigènes  déchargeaient  les  chariots,  les  hommes  de 
1  équipage  abattaient  quelques  arbres  rabougris  qui  pous- 
saient ça  et  là,  comme  à  regret,  et  les  amoncelaient  près 
du  camp. 

Ce  soir-là,  les  matelots  soupèrent  joyeusement,  ce  qui 
ne  leur  était  pas  arrivé  depuis  qu'ils  avaient  quitté  le 
Caïman.  Après  le  repas,  lorsque  les  pipes  furent  allumées, 
les  propos  les  plus  extravagants,  les  projets  les  plus  in- 


Cet  enfant  de  la  Garonne  parlait  gravement  de  faire  construire  un  château 
style  moyen-âge...  (page  51). 


LE  caïman  51 

sensés  prirent  leur  vol.  Encore  sous  le  coup  de  l'émotion 
qui  les  avait  affolés,  les  matelots  faisaient  des  rêves  d'ave- 
nir: l'un  parlait  d'acheter  une  douzaine  de  navires  et  de 
se  faire  armateur;  un  autre  déclarait  qu'il  préférait  placer 
son  argent  et  vivre  somptueusement  avec  les  deux  ou  trois 
cents  mille  francs  de  rente  qu'il  se  ferait  ainsi.  Le  plus 
ambitieux  de  tous  était  un  Gascon:  cet  enfant  de  la  Ga- 
ronne parlait  gravement  d'acheter  tout  un  chef-lieu  d'ar- 
rondissement, d'y  faire  construire  un  château  style  moyen- 
âge  et  de  rétablir  le  servage  dans  ses  domaines.  11  était 
bien  entendu  que  le  droit  des  gens,  la  loi,  les  gendarmes 
n'existeraient  plus  pour  lui  ;  pour  un  peu,  il  eût  parlé  de 
mettre  le  Youkon  dans  sa  poche  et  de  retourner  tranquille- 
ment dans  son  pays. 

Le  Parisien,  qui  avait  écouté  en  riant  toutes  ces  bille- 
vesées, jeta  subitement  une  douche  sur  ces  cervelles  en 
ébullition. 

—  Pour  faire  tant  de  projets,  dit-il  tout  à  coup,  savez- 
vous  seulement  à  combien  se  montera  votre  part  de  béné- 
fices? 

L'enthousiasme  toml)a  comme  par  enchantement  et  les 
pipes  s'éteignirent  d'elles-mêmes  à  ces  simples  mots  qui 
rappelaient  chacun  au  sentiment  de  la  réalité, 

—  Quel  malheur  !  soupira  le  Gascon  ;  je  croyais  déjà 
que  c'était  arrivé. 

Les  aventuriers  se  retirèrent  alors  sous  des  bâches  éle- 
vées à  la  hâte  pour  tenir  lieu  de  tentes  et  tout  dormit  bien- 
tôt dans  le  camp,  à  l'exception  de  deux  matelots  placés  en 
sentinelle. 


III 


LA   MOISSON   d'or 


!És  que  l'aube  parut,  un  coup  de  sifflet  réveilla  les 
dormeurs,  qui  furent  sur  pied  en  un  clin  dœil, 
tant  on  avait  hâte  de  se  mettre  à  la  besogne 

Le  capitaine  fit  distribuer  des  pioches  aux  indigènes, 
qui  se  mirent  immédiatement  au  travail.  A  mesure  que 
des  pépites  d'or  jaillissaient  du  sol,  les  matelots  s'en  em- 
paraient et  les  jetaient  dans  des  baquets  pleins  deau  où 
la  terre  se  liquéfiait,  tandis  que  le  précieux  métal  tombait 
au  fond.  L'eau,  ou  plutôt  la  boue  vidée,  on  recueillait  lor, 
qui  était  aussitôt  enfermé  dans  des  sacs  de  toile. 

La  récolte  de  cette  première  journée  émerveilla  les 
deux  amis.  Jamais,  dans  leurs  plus  folles  espérances,  ils 
n'eussent  osé  concevoir  un  tel  résultat. 

Après  un  mois  de  travail,  les  chaloupes  étaient  pleines 
de  sacs  d'or  empilés  de  façon  à  ne  point  perdre  de  place. 

Le  capitaine  songea  alors  au  retour.  Le  chargement 
étant  aussi  complet  que  possible,  rien  ne  retenait  plus  les 
aventuriers.  Pourtant,  chacun  éprouvait  une  sorte  de  re- 


54 


AU   KLONDYKE 


gretàab  andonner  les  immenses  richesses  au  milieu  des- 
quelles on  s'ébattait.  Il  ne  fallut  rien  moins  que  Ténergie 
du  chef  pour  décider  ses  hommes  à  faire  les  préparatifs 
de  départ. 

—  Que  regrettez- vous  ?  leur  dit-il.  Nos  chaloupes  sont 
pleines  d'or  et  nous  ne  pouvons  en  emporter  davantage. 
Remettons-nous  donc  en  route  sans  plus  tarder  et  rega- 
gnons le  Caïman.  Si  nous  nous  attardions  ici,  nous  se- 
rions surpris  par  l'hiver  et,  alors,  adieu  le  chargement  ! 
Peut-être  même  ne  sortirions-nous  pas  de  cet  affreux 
pays. 

Convaincus  par  ces  paroles  de  leur  capitaine,  les  mate- 
lots aidèrent  les  porteurs  à  placer  les  chaloupes  sur  les 
affûts,  et  l'on  reprit  la  route  déjà  si  péniblement  parcou- 
rue. Mais  une  déception  attendait  les  aventuriers  sur  la 
rive  de  la  rivière  Plumée,  qu'il  fallait  traverser  pour  ga- 
gner là  rivière  Rouge  :  la  première  chaloupe  que  Ton  mit 
à  l'eau  sombra,  et  il  fallut  plusieurs  heures  pour  ramener 
à  terre  son  chargement. 

Le  capitaine  fit  alors  alléger  les  chaloupes  des  deux 
tiers  de  leur  cargaison,  ce  qui  nécessita  des  allées  et  ve- 
nues qui  prirent  deux  jours. 

Une  fois  au  bord  de  la  rivière  Rouge,  autre  désagrément; 
au  lîeu  de  remonter  le  com-ant,  il  fallut  suivre  la  rive, 
puisque  les  chaloupes  n'auraient  pu  tenir  à  flot,  aussi 
n'avançait-on  que  lentement.  Parfois,  il  fallait  faire  halle 
pour  relever  une  chaloupe  qui  venait  de  verser,  ou  bien, 
accident  plus  grave,  pour  réparer  un  affût.  Mais  où  il  fal- 
lait déplo3'er  une  énergie  surhumaine,  c'était  pour  fran- 
chir les  montagnes.  Presque  toujours  on  était  obligé  de 


LA   MOISSON   D*OR  55 


décharger  ies  véhicules  et  de  transporter,  Tun  après  l'au- 
t  re,  les  sacs  d'or  qu'ils  contenaient,  jusqu'à  la  cime, 
puis  c'était  le  tour  du  matériel,  après  quoi  l'on  opérait  la 
descente  sur  l'autre  versant,  en  agissant  de  la  même  ma- 
nière. 

Aumilieu  de  toutes  ces  difficultés,  le  capitaine  Vernier 
se  multipliait,  encourageant  ses  hommes  et  prêchant 
d'exemple.  Quant  au  comte,  il  maugréait  contre  ces  nom- 
breux obstacles  et  ne  s'occupait  que  de  sa  propre  per- 
sonne, suivi  pas  à  pas  par  son  fidèle  Valentin  qui  veillait 
sur  lui  avec  la  sollicitude  d'une  mère. 

Quelques  jours  de  marche  séparaient  encore  nos  aventu- 
riers de  la  baie  de  Mackenzie,  quand  une  pluie  diluvienne 
vint  ajouter  à  leurs  embarras  déjà  si  grands.  Ils  étaient 
obligés  de  contourner  de  véritables  lacs.  Parfois  ils 
allaient,  des  heures  entières,  avec  de  l'eau  jusqu'à  la  cein- 
ture. Pour  combatire  le  froid  qui,  dans  ce  cas,  engour- 
dissait leurs  membres  exténués,  le  capitaine  Vernier  fai- 
sait préparer  du  café  que  l'on  avalait  bouillant.  Il  prenait 
tant  de  précautions  et  veillait  si  bien  à  tout,  que,  chose 
extraordinaire,  aucun  de  ses  hommes  ne  tomba  malade. 
Lorsque  l'on  faisait  halte  pour  la  nuit,  de  grands  feux 
étaient  allumés,  et  chacun  faisait  sécher  soigneusement 
ses  vêtements,  puis  un  souper  abondant  était  servi,  après 
quoi  l'on  se  couchait  tant  bien  que  mal. 

— Oh  !  mon  hôlel  de  la  rue  de  Varennes  !  soupirait  par- 
fois le  comte  de  Navailles. 

—•Tu  le  leverras,  lui  réjDondait  son  ami  ;  seulement,  il 
faut  le  gagner,  car  il  ne  t'appartient  plus,  puisque  tes 
créanciers  s'en  sont  emparés. 


56  AU    KLONDYKE 


L'on  arriva  enfin  en  vue  de  la  côle,  et  bientôt  les  mâts 
du  Caïman  ajDparurent  aux  yeux  émerveillés  des  mate* 
lots,  qui  saluèrent  leur  navire  par  des  hurlements  de  joie 
aussi  retentissants  que  prolongés.  Manifestation  bien  com- 
préhensible chez  des  hommes  venant  d'affronter  tant  de 
dangers  et  de  supporter  tant  de  souffrances. 

L'embarquement  de  l'or  prit  une  journée.  Cette  opéra- 
tion achevée,  les  porteurs  furent  largement  rétribués,  puis, 
profitant  d'un  vent  favorable,  le  capitaine  fit  lever  l'ancre, 
et  le  Caïman  reprit,  toutes  voiles  dehors,  la  route  déjà 
parcourue,  emportant  dans  ses  flancs  les  espérances  et  les 
rêves  des  hardis  aventuriers. 

Se  souvenant  de  la  tempête  qui  avait  assailli  son  navire, 
Vernier  ne  voulut  pas  risquer  de  perdre,  en  traversant 
l'Atlantique,  les  fruits  de  tant  de  fatigues.  En  conséquence, 
il  relâcha  à  New  York,  où  il  échangea  sa  cargaison  contre 
des  traites  à  vue  sur  une  banque  du  Havre,  représentant 
cinq  millions. 

—  Dans  un  naufrage,  avait-il  dit  à  son  ami,  les  hommes 
se  sauvent  quelquefois,  la  cargaison  jamais.  Maintenant 
que  je  l'ai  en  portefeuille,  nous  aurons  bien  du  malheur 
si  elle  nous  échappe. 

Cette  manière  de  voir  avait  été  accueillie  favorablement 
par  les  matelots,  qui,  connaissant  les  caiDrices  des  flots, 
songeaient  avec  terreur  à  ce  qu'il  adviendrait  en  cas  de 
sinistre.  Aussi  fut  ce  allègrement  qu'ils  larguèrent  les 
voiles  au  moment  du  départ,  et  le  Caïman,  allégé  de  sa 
lourde  cargaison,  fila  rapidement  à  travers  les  vagues 
bleues  de  l'Atlantique. 

Au  bout  de  deux  jours,  le  vent  tomba  subitement.  Le- 


J'irai  porter  mes  picaillona  à  la  bonne  vieille...  (page  Gl). 


LA   MOISSON    d'or  59 


capitaine  fit  allumer  la  machine,  et  une  heure  après,  le 
navire  reprenait  sa  marche,  avec,  seulement,  sa  brigan- 
tine  et  son  grand  foc,  les  autres  voiles  ayant  été  car- 
guées. 

Le  Caïman  qui,  jusque-là,  avait  marché  gracieusement' 
incliné  sur  le  flanc,  se  redressa,  et  le  halettement  de  la 
machine  remplaça  le  murmure  de  la  brise  dans  les 
agî'ès. 

Profitant  de  ce  que  le  calme  de  la  mer  ne  nécessitait 
point  sa  présence  sur  le  pont,  le  capitaine  Vernier  emmena 
son  ami  dans  sa  cabine  et  s'occupa  des  comptes. 

L'équipage  devait  recevoir  un  vingtième  des  bénéfices, 
c'était  donc  deux  cent  cinquante  mille  francs  que  les  ma- 
telots devraient  se  partager. 

Ce  point  arrêté,  on  discuta  sur  la  part  qui  revenait  au 
lieutenant.  11  n'avait  eu  que  peu  de  chose  à  faire,  mais  il 
n'en  avait  pas  moins  été  le  commandant  du  navire  en 
l'absence  du  capitaine,  dont  il  était  un  ancien  camarade  ; 
de  plus,  il  n'eut  pas  été  juste  qu'un  officier  touchât  la 
même  solde  qu'un  matelot.  Les  deux  amis  décidèrent 
donc  qu'il  lui  serait  attribué,  sur  leurs  parts,  une  somme 
de  vingf  mille  francs. 

—  Reste  le  Caïman,  dit  le  capitaine,  je  le  revendrai  bien 
ce  qu'il  nous  a  coûté. 

—  Pourquoi  le  vendre?  dit  vivement  le  comte. 

—  Que  veux-tu  donc  en  faire?...  Tu  ne  penses  pas 
le  faire  monter  en  épingle  et  le  porter  à  ta  cravate  comme 
un  souvenir  de  notre  voyage. 

—  J'avoue  qu'il  me  gênerait  un  peu. 

—  Eh  bien,  alors?,.. 


GO  AU    KLONDYKE 


—  Ne  peut-il  nous  servir  à  faire  des  voyages  d'agré- 
ments ? 

—  Peste!  comme  tu  prends  goût  au  métier  ! 

Le  comte  rougit,  mais  ne  répondit  pas.  Il  avait  évidem- 
ment une  arrière-pensée,  mais  laquelle?... 

C'était  l'opinion  de  Yernier,  mais  il  était  trop  délicat 
pour  gêner  son  ami  par  une  question  indiscrète.  Puisque 
ce  dernier  ne  jugeait  point  à  propos  de  s'expliquer  fran- 
chement, il  feignit  de  se  contenter  de  ce  qu'il  lui  disait  et 
consentit  à  conserver  le  navire. 

Pendant  que  les  deux  amis  discutaient  ainsi,  Loriot  et 
Valentin,  assis  sur  le  gaillard  d'avant,  causaient  également 
de  leurs  petites  affaires,  ce  qui  leur  était  d'autant  plus  i\i- 
cile  que  chacun  connaissait  maintenent  le  chiffre  de  ce 
qu'il  aurait  à  toucher  en  arrivant  en  France. 

—  Que  feras-tu  de  ton  argent?  avait  demandé  le  Pari- 
sien 

—  Quel  argent?  répondit  Valentin. 

—  Mais  ta  part  dans  les  hénéfices. 

—  Il  ne  me  revient  rien.  J'ai  accompagné  mon  maître, 
parce  que  c'était  mon  devoir,  mais  je  n'ai  rien  à  voir  dans 
le  succès  de  l'expédition,  si  ce  n'est  que  j'en  suis  hien 
heureux  pour  monsieur  le  comte. 

'-  En  voilà  du  désintéressement  ! 

—  En  quoi  cela  t'étonne-t-il  ? 

—  N'as-tu  pas  travaillé  comme  nous  ? 

—  Si  fait. 

—  Et  tu  ne  seras  point  rétribué? 

—  Je  n'ai  pas  besoin  d'argent,  puisque  mon  maître  me 
donne  tout  ce  qu'il  me  faut. 


LA   MOISSON   d'or  61 


—  Tu  n'as  donc  pas  de  parents  à  soutenir? 

—  Mes  parents,  dit  tristement  Valentin,  ils  sont  là* 
haut  ! 

Et  de  la  main  il  désigna  le  ciel. 

Le  Parisien  baissa  la  tête  et  sembla  réfléchir  profondé- 
ment. 

—  Valentin,  dit-il  au  bout  d'un  instant,  tu  ne  te  doutes 
pas  du  service  que  tu  viens  de  rendre  à  ma  pauvre  vieille 
mère. 

—  Vraiment  !  fit  le  domestique,  abasourdi. 

—  Oui,  car  je  me  disposais  à  tirer  une  de  ces  bor- 
dées !... 

—  Une  bordée!...  Qu'est-ce  que  c'est?  interrogea  Va- 
lentin, jieu  au  fait  de  l'argot  des  marins. 

—  C'est  une  série  de  fêtes  et  de  bombances  que  les  ma- 
telots s'offrent  lorsqu'ils  sont  à  terre  et  qu'ils  ont  le  gousset 
garni...  Ah  !  Dieu  !  m'en  étais-je  promis  pour  le  débarque- 
ment !  Mais  tes  paroles  m'ont  rappelé  qu'un  jour  aussi  je 
n'aurai  plus  de  mère  et,  ma  foi  !.., 

—  Achève,  Loriot. 

—  Au  lieu  de  tirer  une  bordée,  je  prendrai  le  train  de 
Paris  et  j'irai  porter  mes  picaillons  à  la  bonne  vieille  qui 
habite  le  faubourg  Saint-Martin...  Va-t-elle  être  heu- 
reuse!... Quand  je  pense  que  j'allais  gaspiller  un  argent 
qui  pourra  la  faire  vivre  pendant  plusieurs  années,  je  ne 
sais  ce  que  je  me  ferais! 

Lt,  plein  de  remords  pour  la  mauvaise  pensée  qui  avait 
un  instant  hanté  son  esprit,  Loriot  s'administra  une  de 
ces  paires  de  gillos  qui  font  époque  dans  la  vie  dun 
homme,  fùl-il  Parisien  et  marin. 


62  AU    KLONDYKE 


—  Maintenant,  dit-il,  ça  va  mieux  ..  C'est  égal,  l'homme 
est  une  bien  vilaine  bête  et  toujours  prêt  à  commettre 
une  sottise. 

—  Ainsi,  dit  Valentin,  tu  donneras  tout  ton  argent  à  ta 
mère  ? 

—  Sans  en  soustraire  une  centime,  oui,  mon  vieux. 

—  C'est  bien  cela. 

-Tu  trouves?...  Allons  ça  me  fait  plaisir;  c'est  que^ 
vois-tu,  si  la  tête  est  folie,  le  cœur  est  bon  :  ainsi,  toi,  je 
t'ai  fait  pas  mal  de  misères,  eh  bien!  foi  de  marin!  je  le 
regrette,  car  tu  es  un  charmant  garçon  ! 

—  Tu  exaoères,  dit  modestement  Valentin,  tu  exa- 
gères. 

—  Mais  non,  mais  non;  je  sais  ce  que  je  dis...  Tiens, 
voilà,  là-bas,  le  Gascon  :  nous  allons  rire...  Eh  !  Gascon  ! 
cria-t-il  à  un  matelot  qui  semblait  rêver  au  pied  du  grand 
mât,  mets  la  barre  sur  le  gaillard  d'avant  et  viens  nous 
accoster. 

Le  matelot  s'approcha  lentement. 

—  Qu'est-ce  que  tu  veux?  demanda-t-il  d'un  ton  maus- 
sade. 

—  Je  veux  te  demander  où  en  est  ton  château...  Le 
plan  en  est-il  fait  et  as-tu  décidé  quelle  serait  l'étendue  de 
tes  domaines  ? 

—  Tu  te  moques  de  moi,  n'est-ce  pas  ?  répliqua  le  Gas- 
con d'un  ton  aigre.  Tu  as  bien  raison,  car  il  faut  être  fa- 
meusement godiche  pour  risquer  sa  peau  uniquement 
pour  enrichir  les  autres. 

—  De  qui  parles-tu  ? 

—  Du  capitaine  et  de  son  ami  ..  Dire  que  ces  gens-là 


LA    MOISSON'    D  OR 


vont  rouler  sur  les  millions,  tandis  que  nous  n'aurons  que 
quelques  sous  ! 

—  Huit  mille  francs  constituent  un  peu  plus  que  quelques 
sous,  hasarda  Valentin. 

—  Vraiment  !  goguenarda  le  matelot  ;  vous  trouvez  peut- 
être  que  c'est  trop...  Qu'est-ce  que  le  capitaine  et  son 
comte  ont  donc  fait  de  plus  que  moi  ? 

—  D'abord,  ils  ont  fourni  tout  ce  qui  était  nécessaire  à 
1  expédition. 

—  D'accord,  mais  après? 

—  Ils  connaissaient  l'endroit  où  l'on  devait  trouver 
l'or. 

—  Tout  cela  ne  justifie  pas  la  disproportion  qui  existe 
dans  nos  parts  respectives. 

—  Et  si  le  Caïman  avait  fait  naufrage,  qui  aurait  sup- 
porté la  perte  ? 

Le  Gascon  lança  à  Valentin  un  mauvais  regard  et  s'éloi- 
gna en  grommelant. 

—  Pauvre  Gascon!  ricana  le  Parisien,  il  ne  peut  se 
consoler  de  la  perte  de  son  domaine  imaginaire. 

—  Pourtant,  fit  Valentin,  mon  raisonnement  était  assez 
juste  :  celui  qui  risque  des  capitaux  dans  une  entreprise, 
a  droit  à  des  bénéfices  plus  considérables  que  celui  qui, 
simple  instrument,  ne  fournit  que  son  travail. 

—  Ce  que  tu  dis  là  me  rappelle  une  conférence  poli- 
tique à  laquelle  j'ai  assisté  quand  j'étais  apprenti  serrurier 
ù  Paris.  Il  y  avait  là  un  orateur  socialiste  qui  prétendait 
justement  le  contraire.  C'était  un  ancienouvrier  tisseur  du 
Rhône,  qui  avait  réussi,  au  moment  d'une  grève  ;";  se 
laire  élire  député. 


64  AU    KI^OXDYKE 


—  Qu'est-ce  que  c'est  qu'un  orateur  socialiste^  demanda 
Valentin,  peu  versé  dans  les  nuances  politiques. 

—  Un  orateur  socialiste,  répondit  gravement  Loriot. 
c'est  un  homme  assez  intelligent  pour  se  faire  des  rentes 
avec  la  bêtise  humaine. 

—  Je  ne  comprends  pas. 

—  Tu  n'as  pas  besoin  de  comprendre.  Sers  fidèlement 
ton  maître,  mange  tant  que  tu  peux,  bois  raisonnable- 
ment, et  dis-toi  que  tout  le  monde  ne  peut  pas  être 
millionnaire  :  en  un  mot,  contente-toi  de  ta  situation, 
puisqu'elle  suffit  à  tes  besoins. 

—  Cette  fois,  j'ai  compris,  dit  Valentin. 

—  D'ailleurs,  prends  modèle  sur  moi...  Ne  suis-je  pas 
toujours  gai  ?..  Donc  je  suis  satisfait  de  mon  sort...  ce 
qui  n'empêche  pas  que,  sans  toi,  j'allais  faire  une  sottise 
pommée  en  débarquant  ;  aussi,  à  partir  de  maintenant 
vais-je  être  sérieux  et  faire  des  économies  pour  la  maman, 
car  je  me  rappelle  qu'à  l'école  où  j'ai  été,  il  y  avait  un 
vieux  maître  qui  nous  disait  toujours  que  la  poche  duii 
prodigue  ressemble  au  tombeau  d'Adélaïde... 

—  Au  tonneau  des  Danaïdes,  rectifia  le  lieutenant  qiiij. 
depuis  un  instant,  écoutait  la  conversation. 

—  Vous  êtes  sûr,  lieutenant,  que  c'était  un  tonneau'.' 

—  Absolument,  mon  garçon. 

—  Mais...  Adélaïde?.. 

—  Les  Danaïdes... 

—  Qu'est-ce  que  c'était. 

—  Tu  veux  que  je  te  fasse  un  cours  de  Mythologie 

—  Jamais  de  la  vie!...  Ce  serait  trop  compliqué  p; 
moi. 


LA   MOISSON    d'or  Cl 


A  ce  moment,  le  sifflet  du  maître  d'équipage  appela  les 
Iribordais  sur  le  pont. 

Le  Parisien  se  leva  vivement  et  alla  se  joindre  à  ses  ca- 
marades, C[ui  sortaient  des  écoutilles. 

Cependant  le  Caïman  continuait  de  voguer  rapidement 
sous  un  ciel  limpide  qui  faisait  oublier  aux  matelots  les 
brumes  glaciales  du  Youkon. 

Un  matin,  le  soleil,  en  dissipant  le  brouillard,  monlra 
les  côtes  de  France. 

A  la  vue  de  la  terre  natale  et  des  nombreux  navires  qui 
sillonnaient  la  mer,  les  uns  sortant  du  Havre,  les  autres 
s  y  rendant,  réquipage  du  Caïman  poussa  des  cris  d'allé- 
gresse et  se  livra  à  toutes  sortes  de  cabrioles  à  rendre 
jaloux  une  bande  de  singes.  C'est  que,  après  une  longue 
absence,  il  est  bien  doux  de  revoir  la  Patrie,  oîi  vivent 
ceux  que  l'on  aime,  où  dorment  ceux  que  l'on  a  aimés.  Les 
êtres  chers  qui  vous  attendent,  on  va  les  revoir,  les  em- 
brasser, leur  conter  ses  aventures,  en  les  brodant  un  peu, 
Dar  exemple,  mais  l'on  est  si  heureux  de  se  voir  réunis, 
que  les  récits  les  plus  invraisemblables  ne  rencontrent  que 
des  auditeurs  attentifs. 

Plus  calmes  que  leurs  matelots,  'Vernier  et  le  comte  ne 
se  livraient  à  aucune  de  ces  excentricités  que  cause  un  bon- 
heur longtemps  attendu,  mais  leurs  sourires,  leurs  re- 
gards disaient  assez  que  leur  cœur  partageait  l'enthou- 
siasme général. 

Quelques  heures  plus  tard,  le  Caïman  entrait  dans  le 
port,  toutes  voiles  carguées,  mû  seulement  par  la  va- 
peur. 


l<^ilS 


IV 


L  HOMME  N  EST  JAMAIS  CONTENT 


L  était  dix  lieures  du  soir.  Une  foule  brillante  et 
compacte  se  pressait  dans  les  salons  de  riiôtel  de 
Navailles,  siDlendidement  décorés  d'arbustes  et  de 
gerbes  de  fleurs. 

De  tous  côtés,  les  invités  causaient  avec  animation 
elle  thème  des  conversations  était  partout  le  même  :  la 
résurrection  du  comte  de  Navailles.  Car,  dans  le  monde, 
un  homme  ruiné  est  un  homme  mort.  C'est  à  peine  si, 
quelques  mois  après  sa  débâcle,  on  prononce  encore  son 
nom. 

La  rentrée  triomphale  du  comte  dans  la  société  surpre- 
nait donc  au  plus  haut  point.  Pendant  un  an  il  avait  com- 
plètement disparu,  et  tout  à  coup,  sans  que  l'on  s'y 
attendît,  Thôlel  de  Navailles  avait  rouvert  ses  portes.  Bien 
plus,  on  parlait  d'un  voyage  dans  un  pays  merveilleux  où 
l'or  se  trouve  à  fleur  de  terre.  Hàtons-nous  de  dire  que  cette 
version,  comme  tout  ce  qui  est  vrai,  rencontrait  un  cer- 
tain nombre  de  secpliqucs.  Parmi  ces  derniers  se  trouvait 


G8  AU  KLOXDYKE 


le  marquis  de  Liserot,  jeune  homme  d'un  blond  fadasse, 
aux  traits  fatigués,  le  cou  serré  dans  un  haut  faux-col 
qui  lui  donnait  l'air  de  ces  prisonniers  chinois  que  l'on 
promène  dans  les  rues,  la  cangue  au  cou. 

—  Pour  ma  part,  disait-il  d'un  ton  railleur,  je  ne  crois 
point  à  cette  histoire  de  contrée  dorée.  On  ne  fonde  pas 
facilement  une  société  minière,  et  je  sais  pertinemment 
que  le  comte  était,  il  y  a  un  an,  dans  l'impossibilité 
absolue  de  se  procurer  les  capitaux  nécessaires  à  l'ex- 
ploitation d'une  mine  d'or. 

—  Cependant,  répondit  le  baron  de  Versac,  homme 
d'un  certain  âge,  la  fortune  de  notre  ami  est  rétablie,  et  à 
moins  qu'il  n'ait  emplo3'é  des  moyens  que  la  loi  ré- 
prouve... 

—  Qui  vous  parle  de  cela?  reprit  le  marquis.  Je  vous 
dis  seulement  que  je  ne  crois  pas  à  l'histoire  que  chacun 
colporte. 

—  L'évangile  dit  :  Ne  jugez  pas  témérairement.  Or,  en 
ce  moment,  vous  me  semblez  très  disposé  à  faire,  sur  le 
compte  de  M.  de  Navailles,  des  suppositions  fort  désobli- 
geantes pour  son  honneur. 

—  Pourtant,  vous  avouerez  que  l'on  ne  trouve  pas  ainsi, 
en  se  promenant,  une  vingtaine  de  millions. 

—  Sa  fortune  est-elle  aussi  considérable  ?  demanda  le 
baron,  étonné  à  l'énoncé  de  ce  chiffre. 

—  C'est  du  moins  ce  que  l'on  suppose. 

Ce  spécimen  des  conversations  qui  se  tenaient  dans  tous 
les  groupes  prouve  assez  que  la  nouvelle  fortune  du  comte 
avait  excité  la  jalousie  et  envenimé  les  langues,  ce  qui 
n'empécluîil  [)oinl  les  lèvres  de  sourire  gracieusement  à 


l'homme  n'est  jamais  content  60 

M.  de  Navailles  qui,  accomi3agiié  de  son  ami  Charles  Yer- 
nier,  circulait  en  distribuant  des  poignées  de  mains  et 
adressait  à  chacun  de  ses  invités  un  mot  aimable. 

Quant  à  l'officier  de  marine,  ne  connaissant  que  peu  de 
personnes  dans  cette  réunion  mondaine,  il  suivait  machi- 
nalement son  ami,  plus  ennuyé  que  joyeux  dans  ce  milieu 
frivole.  Le  rude  marin  eût  cent  fois  préféré  se  trouver  à 
bord,  parmi  ses  anciens  camarades,  que  dans  ces  salons 
où  son  oreille  avait  déjà  surpris  quelques-uns  des  propos 
malveillants  qui  circulaient  relativement  à  la  nouvelle  si- 
tuation du  comte  qui,  ne  se  doutant  de  rien,  semblait 
marcher  dans  un  rêve,  recueillant  les  sourires  que  Ion 
prodigue  toujours  au  Veau  d'or,  qu'il  personnifiait  en  ce 
moment,  car  les  suppositions  les  plus  fantaisistes  étaient 
émises  sur  la  fortune  qu'il  avait  rapportée  de  son  lointain 
vo3^age  et  on  la  décuplait  volontiers.  D'ailleurs,  la  magni- 
ficence déployée  pour  cette  soirée  donnait  assez  raison  à 
cette  rumeur. 

A  minuit,  les  invités  commencèrent  à  se  retirer,  mais 
non  sans  avoir  comblé  M.  de  Navailles,  les  hommes  de 
poignées  de  mains,  les  dames  d'aimables  et  plus  ou  moins 
sincères  compliments  ;  et  lorsque  le  jeune  homme  se 
trouva  seul  avec  son  ami,  il  fixa  sur  lui  un  regard  radieux. 

—  Eh  bien!  lui  demanda-t-il,  que  pcnses-lu  de  ma 
soirée  ? 

—  Je  pense  que  lu  as  dépensé  beaucoup  d'argent  bien 
inutilement,  répondit  froidement  Charles  Vcrnicr. 

—  Ah  ça  !  deviens-tu  fou  ?. . . 

—  Pas  le  moins  du  monde.  Tu  me  demandes  mon  avis, 
je  le  le  donne,  voilà  tout. 


70  AU   KLONDYKE 


—  Ainsi,  tu  trouves  que  j'ai  payé  trop  cher  les  témoi- 
gnages de  sympathie  que  j'ai  recueillis  ce  soir  et  qui 
m'ont  prouvé  que,  quoique  absent,  on  pensait  toujours  à 
moi? 

—  Avèngle,  qui  ne  veut  voir  que  ce  qui  peut  flatter  sa 
vanité,  dit  Vernier  en  haussant  les  épaules. 

—  Ma  foi!  dit  le  comte  avec  humeur,  je  ne  comprends 
rien  à  ta  sortie  que  je  n'hésite  pas  à  qualifier  d'étrange, 
pour  ne  pas  dire  intempestive. 

—  C'est  que,  plus  indifférent  que  toi,  j'ai  vu,  ce  soir, 
autre  chose  que  les  sourires  de  commande  qui  ont  si  fort 
chatouillé  ton  amour-propre. 

—  Et  qu'as-tu  vu  ?..  voyons,  raconte-moi  cela,  dit  le 
comte  en  s'allongeant  nonchalamment  sur  un  canapé. 

—  Vu  n'est  pas  exact  ;  je  voulais  dire  entendu. 

—  Alors  qu'as-tu  entendu  ? 

—  Des  projDOs  qui,  si  tu  les  avais  remarqués  comme 
moi,  t'eussent  fait  monter  au  front  le  rouge  de  l'indigna- 
tion. 

—  Explique-toi  plus  nettement,  s'écria  le  comte  en  se 
dressant  d'un  bond...  D'abord,  quel  est  le  misérable  qui 
a  osé  tenir  sur  moi  des  propos  injurieux? 

—  Que  veux-tu  lui  faire?  demanda  tranquillement  Ver- 
nier. 

—  Je  lui  ferai  rentrer  ses  paroles  dans  la  gorge  !  s'écria 
M.  de  Na vailles,  hors  de  lui. 

—  Eh  bien  !  répondit  Vernier,  de  plus  en  plus  calme, 
extermine  donc  tous  tes  invités  car  il  n'y  avait  qu'une  voix 
pour  suspecter  l'origine  de  ta  fortune. 

—  Enfin,  que  disait-on? 


L  HOMME   N  EST    JAMAIS   CONTENT 


71 


Rien  de  positif...  des  insinuations. 

Et  je  n'ai  rien  entendu  1... 

Tu  étais  bien  trop  occupé  à  écouter  les  fadaises  et  les 


Et  je  n"ai  rien  entendu  I 


compliments  banals  que  l'on  te  débitait,  pour  entendre 
autre  chose. 

—  Mais  alors  j'ai  été  parfaitement  ridicule  ! 

—  Assez  comme  cela,  dit  Vernier  en  souriant...  Quand 
on  veut  élre  encensé,  il  en  résulte  toujours  quelques  dcsa- 
grémenls...  Je  t'avais  pourtant  donné  de  bons  conseils, 


72  AU    KLONDYKE 


mais  tu  n'as  pas  voulu  les  suivre...  Te  les  rappelles- tu  seu" 
lement  ? 

Et  comme  le  comte  se  taisait,  pâle  de  colère  elles  dents 
serrées,  il  continua  : 

—  Lorsque  tu  eus  racheté  ton  hôtel,  que  te  dis-je?  Que 
tu  devrais  renoncer  à  ta  folle  existence  d'antan  et  tenir 
nohlement  ton  rang  dans  le  monde  où  ta  fortune  recons- 
tituée te  marquait  une  place...  Dans  quelque  temps,  tu 
eusses  épousé  une  jeune  fille  de  bonne  noblesse,  car  les 
gens  de  ta  caste  tiennent  à  ces  sortes  de  principes.  Au  lieu 
de  cela,  tu  t'es  mis  à  courir  les  salons  et  les  clubs,  racon- 
tant à  tous  notre  expédition  qui,  à  force  de  passer  de 
bouche  en  bouche,  a  iîni  par  être  considérée  comme  in- 
vraisemblable. On  est  venu  chez  toi,  ce  soir,  par  pure 
curiosité,  et  tout  en  mangeant  tes  sandwichs  au  caviar  et 
en  buvant  ton  Champagne,  on  ne  tarissait  pas  en  calom- 
nies sur  ton  compte...  J'ai  même  vu  le  moment  où  l'on 
allait  te  soupçonner  d'être  chef  d'une  bande  de  brigands, 
ajouta  Vernier  en  riant. 

—  Tout  ce  que  tu  viens  de  me  dire  est  bien  vrai,  n'est- 
ce  pas?  fit  le  comte  en  posant  ses  mains  sur  les  épaules 
de  son  ami. 

—  Je  t'en  donne  ma  parole  d'honneur  !  fît  gravement  ce 
dernier. 

—  C'est  bien,  dit  le  jeune  homme  en  marchant  d'un 
pas  agité  par  le  salon. 

—  Maintenant,  que  comptes-tu  faire?  interrogea  Ver- 
nier, inquiet  de  cette  nervosité. 

—  Ce  que  je  compte  faire  !  s'écria  le  comte,  d'un  ton 
véhément...  Demain,  nous  partirons  pour  Fixin,  où  se 


l'homme  n'est  jamais  content  73 


trouve  mon  château,  que  mon  notaire  a  racheté  il  y  a 
quelques  jours  ;  je  mettrai  ordre  à  quelques  affaires  et... 

—  Et?... 

—  Et  nous  retournerons  au  Youkon.  Mais,  cette  fois, 
je  rapporterai  tant  d'or  que  j'en  aurai  suffisamment  pour 
étouffer  les  envieux  sous  le  poids  de  mon  luxe...  Ah  !  l'on 
me  calomnie!...  Avant  deux  ans,  tout  ce  monde  là  sera  à 
genoux  devant  moi  ! 

Vernier  éclata  de  rire 

—  C'est  tout  ce  que  tu  trouves  comme  vengeance  ?  fit- 
il  lorsque  son  hilarité  fut  calmée. 

—  Mais...  fit  le  comte  interdit. 

—  Tes  paroles  n'ont  pas  le  sens  commun  !...  Tu  es  en 
butte  à  la  jalousie,  et  pour  imposer  silence  à  ce  démon 
qui  engendre  tous  les  vices,  tu  ne  trouves  rien  de  mieux 
que  de  l'exciter  davantage  !... 

—  Tout  ce  que  tu  me  diras  ne  changera  rien  à  ma  dé- 
termination. 

—  Après  ton  Iliade,  tu  veux  ton  Odyssée  ! 

—  Raille  tant  que  tu  voudras,  je  retournerai  là-bas... 

—  Ainsi,  dit  tristement  Vernier,  mon  sacrifice  n'aura 
servi  à  rien. 

—  De  quel  sacrifice  pailes-tu  ? 

—  Combien  y  a-t-il  de  temps  que,  dans  cet  hôtel  même, 
je  te  promis  de  t'aider  à  reconstituer  ta  fortune? 

—  Quatorze  ou  quinze  mois. 

—  As-tu  jamais  entendu  dire  que  Ton  accordât  aux 
soldats  de  pareils  congés  ? 

—  Que  veux-tu  dire?...  Voyons  achève. 

—  Je  veux  dire   que,  le  ministre  de   la  marine  ayant 


74-  AU   KLONDYKI-: 


rafiisé  de  prolonger  mon  congé,  j'ai  donné  ma  démission, 
cest-à-dire  renoncé  à  une  carrière  qui  me  plaisait  par- 
dessus tout. 

—  Mais  c'est  de  la  folie  !  s'écria  le  comte  en  proie  a  une 
véritable  émotion. 

—  Le  refus  de  mon  chef  me  mettait  dans  la  nécessité 
de  déserter  ou  de  quitter  la  marine,  car  je  voulais  à  tout 
prix  l'empêcher  de  mettre  à  exécntion  ton  funeste  projet. 
Or,  aujourd'hui  que,  par  l'abnégation  dont  j'ai  fait  preuve, 
tu  es  redevenu  ce  que  tu  étais  autrefois,  c'est-à-dire  riche 
el  hsureu.'i,  du  moins  je  le  croyais,  tu  viens  me  dire  :  ce 
bonheur  ne  me  suffit  pas...  Malheureux  !  tu  ne  comprends 
donc  pas  que  tu  veux  porter  un  défi  à  Dieu  qui  déjà  ta 
sauvé  uns  fois  î 

Le  comle  était  atterré.  Ce  qu'il  venait  d'apprendre  le 
bouleversait.  Un  homme  avait  trouvé  dans  son  amitié  la 
force  de  briser  volontairement  une  carrière  qu'il  aimait  el 
qui  s'annonçait  comme  devant  être  brillante.  Ce  sublime 
dévouement  trouvait  enfin  un  écho  dans  son  cœur. 

D'un  bond  il  fut  au  cou  de  son  ami. 

—  Pardonne-moi,  lui  dit-il,  mais  j'ignorais  cela. 

—  Fais  donc  en  sorte  que  je  ne  regrette  pas  la  résolution 
que  j'ai  prise,  car  ce  n'a  pas  été  sans  souffrir  beaucoup  que 
\e  m'y  suis  décidé. 

—  Dès  demain,  nous  nous  rendrons  à  mon  manoir,  et 
là,  loin  du  monde,  mes  pensées  s'apaiseront...  Mainte- 
nant que  je  connais  le  tribut  que  tu  as  payé  à  l'amitié, 
qui  nous  lie,  sois  certain  que  je  ne  serai   pas  en  reste 
avec  toi. 

Le  lendemain;  les  deux  amis,  accompagnés  du  fidèle 


L  HOMME   N  EST   JAMAIS    CONTENT 


Valentin,  montaient  dans  le  train  qui  devait  les  emporter 
yers  la  Bourgogne. 

Prévenu  de  leur  arrivée,  les  bons  paysans  de  cette  jolie 
Centrée  avaient  organisé  une  petite  fête  pour  saluer 
l'héritier  des  comtes  de  Navailles,  qu'ils  avaient  pensé 
perdre  à  jamais  le  jour  où  le  château  avait  été  vendu. 

Quand  la  voiture  qui  amenait  les  voyageurs  de  la  gare 
arriva  en  vue  du  château,  un  groupe  de  jeunes  filles  offrit 
au  comte  un  superbe  bouquet,  tandis  que  trois  violons 
faisaient  entendre  leurs  plus  joyeux  airs,  et  que  les  paysans 
criaient  à  pleins  poumons  : 

—  Vive  monsieur  le  comte  ! 

Cette  réception,  à  laquelle  il  s'attendait  si  peu,  toucha 
profondément  le  cœur  du  frivole  jeune  homme.  Les  cris 
des  vignerons,  les  robes  blanches  des  jeunes  filles,  les 
senteurs  printanières,  tout  cela  parlait  délicieusement  à 
l'âme  ;  aussi,  le  comte  se  demanda-t-il  sérieusement  si  ce 
bonheur  champêtre,  si  simple  et  si  doux,  n'était  point  pré- 
férable à  tout  ce  qu'il  avait  rêvé. 

Pour  remercier  les  villageois,  le  comte  fit  organiser 
immédiatement  des  réjouissances  dans  la  cour  du  château, 
et  ce  fut  lui  qui,  après  le  souper,  ouvrit  le  bal  au  son  des 
violons,  dont  les  braves  musiciens  jouaient  avec  plus 
d'entrain  que  d'accord. 

Vernier  était  enchanté  de  son  ami,  qui  semblait  prendre 
un  plaisir  extrême  à  se  retremper  au  souffle  de  cette  calme 
et  ravissante  nature.  Mais,  hélas  !  cette  accès  de  sagesse 
ne  dura  pas,  et  le  comte  ressentit  bientôt  les  atteintes  de 
l'ennui.  Huit  jours  s'étaient  à  peine  écoulés,  qu'il  rcgrcllai- 
Paris,  seul  endroit  où,  selon  lui,  il  fut  possible  de  vivre. 


AU  KLONDYKE 


Puis  ce  furent  des  allusions  à  un  nouveau  voyage  au 
Youkon. 

Vernier  laissa  passer,  sans  les  relever,  ces  allusions  plus 
ou  moins  claires  ;  mais  il  dut  enfm  répondre  catégori- 
quement, et  voici  à  quelle  occasion  : 

Un  jour  que  le  comte  avait  prié  à  dîner  le  vieux  curé  du 
village,  qui  l'avait  connu  tout  enfant,  il  déclara  nettement 
que  l'oisiveté  lui  pesait  et  que  l'existence  champêtre  lui 
semblait  dénuée  de  distractions. 

—  Mais,  monsieur  le  comte,  lui  dit  le  curé,  que  ne  vous 
occupez-vous  à  administrer  vos  biens  ?  Vous  êtes  rentré  en 
possession  de  vos  vignobles,  qui  sont  considérables, 
gérez-ies  vous-même. 

—  Je  n'entends  rien  à  la  culture  de  la  vigne,  répondit 
en  riant  le  comte...  C'est  là  besogne  de  vilain. 

—  Qu'entendez-vous  par  vilain  ?  demanda  tranquille- 
ment le  prêtre,  comme  s'il  n'eût  pas  compris. 

—  Les  paysans...  les... 

—  Les  gens  qui  vous  nourrissent,  interrompit  vivement 
le  vieux  curé. 

—  Monsieur  le  curé  !...  s'écria  le  jeune  homme. 

—  Peut-on  désigner  autrement  ceux  dont  la  sueur 
féconde  la  terre  pendant  que  vous  jouissez  de  l'or  qu'elle 
vous  procure  ?  reprit  le  prêtre...  S'il  existe  une  caste  de 
privilégiés,  c'est  que  Dieu  l'a  voulu  ainsi,  mais  il  ne  s'en- 
suit pas  que  les  favoris  de  la  fortune  soient  d'une  pâte 
autre  que  les  déshérités...  Pardonnez-moi,  mon  ami,  de 
vous  parler  ainsi.  J'ai  peut-être  été  un  peu  vif,  mais  je 
vous  aime  beaucoup  et  il  m'est  pénible  de  vous  voir  pro- 
fesser des  idées  qui  ne  sont   plus  de  mode.  Tous  les 


l'homme  n'est  jamais  content  77 

hommes  sont  égaux  devant  Jésus-Christ,  sachez-îe.  et 
parmi  les  vilains,  dont  vous  parlez  si  dédaigneusement, 
il  c.t  plus  d'un  homme  de  génie  qui,  s'il  étail  connu, 
deviendrait  la  gloire  de  son  pays.  Croyez-moi,  juge-,  ^luc 
cr.ir.ir.icnt  les  hommes  et  les  choses,  et  vous  vouj  en 
trouverez  hien. 

—  Bravo  !  monsieur  le  curé,  s'écria  Vernier.  Vos  parole. 
sont'i'écho  de  celles  que  je  lui  fais  entendre  dc})uis  long;- 
temps,  et  je  suis  heureux  que  vos  cheveux  blancs  soient 
venus  à  mon  aide,  car  mieux  que  moi  vous  êtes  apte  à 
faire  pénétrer  la  vérité  dans  une  cervelle  bourrée  de 
préjugés. 

—  Deux  contre  moi  ?  dit  le  comte  en  esquissant  un 
sourire  contraint. 

—  Eh  !  non,  pas  contre  toi.  mais  bien  pour  toi,  car  c'est 
dans  ton  intérêt  que  nous  te  parlons  ainsi...  Tcne.-:. 
monsieur  le  curé,  voilà  un  gaillard  à  qui  j'ai  retiré  un 
pistolet  de  la  main  au  moment  où  il  allait  se  brûle:-  h 
cervelle... 

—  Oh  !  fit  le  prêtre  avec  un  mouvement  d'horreur, 
tandis  que  le  comte  rougissait  jusqu'au  blanc  des  yeux. 

—  Après  l'avoir  désarmé,  je  lui  ai  dit  :  tu  veu::  mouri  • 
parce  que  tu  es  ruiné  :  viens  avec  moi,  et  dans  un  an  tu 
auras  reconstruit  la  foitune.  Cela  pouvait  sembler  un  rêve, 
n'est-ce  pas?  pourtant  jai  tenu  ma  parole.  Eh  bien!  ai: 
lieu  de  remercier  Dieu  qui  nous  a  manifestement  protéoés, 
au  lieu  de  jouir  en  paix  des  deux  millions  c[ucjehKai 
donnés,  il  ne  songe  qu'à  une  chose  :  retourner  au  pays  de 
lor...  Xe  t'en  dérciuls  ]ias,  ajoula-t-il  en  voyant  son  am: 
faire  un  geste  de  proleslalion,  car  j'ai  parfailemenLCom-iiIs 


AU    KLONDYKE 


tes  allusions  depuis  que  nous  sommes  ici.  Aulrcfois, 
deux  millions  te  semblaient  Tidéal,  car  c'était  à  peu  près 
ce  que  tu  avais  dilapidé  ;  aujourd'hui,  ils  ne  te  suffisent 
plus:  il  t'en  faut  dix,  vingt,  cinquante,  peut-être...  Tiens, 
je  regrette  presque  ce  que  j'ai  fait  pour  toi,  car  je  crains 
bien  de  l'avoir  mis  au  cœur  la  soif  de  l'or. 

—  Ne  regrettez  rien,  dit  vivement  le  prêtre,  car  vous 
avez  empêché  votre  ami  de  commettre  une  action  abomi- 
nable ! 

—  Mais,  monsieur  le  curé,  vous  ne  comprenez  donc  pas 
que,  s'il  persiste  dans  ses  idées,  je  devrai  l'abandonner  à 
son  sort,  et,  alors,  Dieu  seul  sait  ce  qui  arrivera. 

—  Mon  cher  Charles,  dit  froidement  le  comte,  que  tu 
m'accompagnes  ou  non,  je  retournerai  au  Youkon.  Tout 
ce  que  monsieur  le  curé  et  toi  venez  de  dire  est  fort  beau, 
mais  rien,  tu  m'entends  bien,  rien  ne  me  fera  renoncer  à 
mon  projet. 

—  Ingrat  !  dit  Vernier. 

—  Non,  je  n(*  suis  point  un  ingrat  et  tu  sais  fort  bien 
que  mon  affection  pour  toi  est  aussi  profonde  que  ma 
reconnaissance^  mais  j'ai  sur  le  cœur  ce  que  lu  m'as 
dit  à  Paris,  la  nuit  qui  a  précédé  notre  départ  pour 
ce  château.  Je  veux  que  tous  ces  gens  qui,  parait-il,  me 
calomniaient,  viennent,  éblouis,  mendier  mes  sourires. 

—  Vous  glissez  sur  une  pente  fatale  !  dit  le  vénéraL'3 
prêtre  en  hochant  tristement  la  tête. 

—  Laissez  donc,  monsieur  le  curé,  répartit  en  riant  le 
comte;  je  reviendrai  sain  et  sauf,  quelque  chose  me  le  dit 
el  ce  jour-là,  je  vous  donnerai  de  quoi  faire  bâtir  une  beJIe 
église,  car  la  vôtre  est  l)icn  mesquine. 


l'homme  n'est  jamais  content  7'^ 

—  Monsieur,  fit  gravement  le  prêtre,  les  prières  sont 
aussi  agréables  au  Seigneur,  venant  d'une  humble  église 
de  village  que  d'une  basilique. 

—  Je  le  sais,  aussi  nai-je  voulu  que  vous  prouver  mon 
estime. 

—  Vous  me  la  prouveriez  bien  davantage  en  suivant 
mes  conseils. 

—  Vous  en  demandez  trop,  dit  M.  de  Navailles  en  ten- 
dant la  main  au  curé,  qui  s'était  levé  pour  prendre 
congé. 

Quand  les  deux  amis  furent  seuls,  Yernier,  qui  sélait 
levé  pour  saluer  le  prêtre,  reprit  sa  place  et  regarda  le 
comte  bien  en  face. - 

—  Ainsi,  dit-il,  tu  es  complètement  résolu  à  faire  un 
second  voyage  ? 

—  Oui,  dit  nettement  le  jeune  homme. 

—  C'est  bien  :  que  notre  destinée  s'accomplisse. 

—  Ce  qui  veut  dire  ?. . . 

—  Que  je  ne  te  laisserai  point  partir  seul. 

—  Alloue  donc  !  sêcria  joyeusement  le  comte,  je  savais 
bien  que  tu  finirais  par  te  ranger  à  mon  avis. 

—  Tu  te  trompes  ;  je  ne  partage  nullement  ta  manière 
de  voir  :  j'ai  la  conviction  que  lu  vas  faire  une  sottise,  mais 
je  suis  trop  ton  ami  pour  ne  pas  veiller  sur  loi.  Il  est  bien 
certain  qu'avec  le  Caïman  et  un  bon  capitaine  pour  le 
commander  tu  pourrais,  au  besoin,  te  passer  de  moi, 
puisque  lu  connais  la  roule  à  suivre,  pourtant,  je  crois 
pouvoir  l'empêcher  de  faire  quelques  folies,  car,  il  faut 
bien  le  reconnaître,  tu  n'as  pas  l'étofle  d'un  chef  d'expé- 
dition. 


80  AU   KLONDYKE 


—  Tu  n'es  pas  poli,  dit  aigrement  le  comte,  froissé  dans 
son  amour-propre. 

—  Je  suis  sincère,  ce  qui  vaut  mieux.  Le  plus  mauvais 
service  que  l'on  puisse  rendre  aux  gens,  c'est  de  leur  cas- 
ser des  encensoirs  sur  le  nez. 

—  Ainsi,  tu  es  prêt  à  partir? 

—  Oui. 

—  Bien.  Voici  donc  ce  qu'il  faut  faire  :  je  vais  me  rendre 
à  Paris  où  je  resterai  une  huitaine  de  jours,  afin  de  régler 
quelques  affaires  en  litige.  Pendant  ce  temps,  tu  te  ren- 
dras au  Havre,  et  tu  t'arrangeras  pour  trouver  un  équi- 
page sérieux  sur  lequel  nous  puissions  compter. 

—  Les  hommes  qui  nous  ont  déjà  accompagnés  ne  de- 
manderont qu'à  repartir  ;  je  sais  où  les  retrouver. 

—  Allons,  allons,  dit  le  comte  en  se  frottant  les  mains, 
nous  avons  encore  de  l'or  sur  la  planche.  Ah  !  messieurs 
les  gens  du  monde,  vous  vous  êtes  permis  de  me  calom- 
nier !...  Attendez  mon  retour... 

—  Toujours  ton  sot  orgueil,  dit  amèrement  Vernier. 

—  Eh  !  mon  cher,  chacun  prend  son  plaisir  où  il  le 
trouve.  Le  mien  sera  de  voir  crever  d  envie  tous  ceux  qui 
m'approcheront. 

Au  lieu  de  continuer  sur  ce  sujet,  Vernier  haussa  les 
épaules  et  fit  dévier  la  conversation  en  parlant  des  pré- 
p  ralifs  de  départ. 


^■^^      ^^w-'^^y^'^'j^ 


K 


Oh  !  iil  le  prèlre  avec  un  mouvcmeni  dhorreur..    (p.tge  77). 


DEUXIEME   VOYAGE 


AR  une  belle  matinée  de  mai,  le  Caïman  quittait 
pour  la  seconde  fois  le  port  du  Havre  et  s'élan- 
51m  çait,  toutes  voiles  dehors,  vers  la  haute  mer,  dans 
la  direction  du  nord. 

Le  comte  de  Navailles,  appuyé  contre  un  mât,  un  car- 
net à  la  main,  se  livrait  à  des  calculs  de  mathématique, 
non  pas,  comme  Galilée,  pour  mesurer  les  astres,  mais 
pour  établir  par  avance  le  chiffre  des  bénéfices  qu'il 
comptait  retirer  de  ce  nouveau  voyage. 

Vernier  avait  réussi  à  retrouver  tous  ses  anciens  mate- 
lots, ainsi  que  le  lieutenant,  et  n'avait  point  eu  de  peine  à 
les  décider  à  reprendre  encore  une  fois  la  route  du  You- 
kon.  Les  quelques  milliers  de  francs  qu'ils  avaient  touchés 
leur  semblaient  une  fortune  qu'il  ne  demandaient  pas 
mieux  que  de  grossir  par  de  nouveaux  bénéfices.  Rien 
n'était  donc  changé  à  bord  du  Caïman,  qui  fendait  allè- 
grement les  flots,  poussé  par  un  bon  vent  de  sud-est. 
Les  jours  s'écoulaient,  puis  les  semaines,  et  enfin  les 


84  AU   KLONDYKE 


mois,  sans  que  le  moindre  incident  vint  troubler  la  mono- 
tonie du  voyage.  Cétait  toujours  le  même  ciel,  la  même 
incr  calme  à  la  robe  de  saphir,  qu'une  légère  écume  à  la 
crêle  des  vagues  semblait  orner  d'une  dentelle. 

Enfin,  à  la  satisfaction  générale,  le  Caïman  déboucha  un 
jour  dans  la  mer  Arctique,  filant  droit  sur  la  baie  de 
Mackenzie,  où  l'ancre  tomba  un  soir,  au  milieu  des  cris  de 
joie  des  matelots  énervés  par  cette  longue  route. 

Instruit  par  l'expérience,  Vernier  visita  soigneusement 
les  alTûts  destinés  à  supporter  les  chaloupes  et  en  fit  con- 
solider plusieurs,  afin  d'éviter  les  inconvénients  qui 
avaient  résulté  de  la  rupture  de  quelques  essieux,  lors  du 
précédent  voyage. 

Le  comte  trépignait  d'impatience,  mais  Vernier  n'y  pre- 
nait garde.  La  responsabilité  qui  lui  incombait  était  assez 
lourde  pour  qu'il  n'attachât  aucune  importance  à  la  ner- 
vosité de  son  ami. 

—  Descendrons-nous  enfin  à  terre  ?  lui  demandait  par- 
fois ce  dernier. 

—  Quand  tout  sera  prêt,  répondait  invariablement  le 
capitaine. 

Et  il  continuait  de  donner  ses  ordres  et  de  vérifier  le 
matériel  avec  la  plus  scrupuleuse  attention. 

Lorsque  les  porteurs  engagés  furent  à  bord,  on  com- 
mença de  transporter  à  terre  tout  ce  qui  était  nécessaire 
pour  l'expédition.  Gomme  la  première  fois,  les  matelots 
qui  devaient  suivre  le  capitaine  furent  tirés  au  sort,  et  le 
Parisien  fut  encore  désigné,  à  la  grande  joie  de  Valentin, 
qui  ne  fraternisait  qu'avec  lui. 

Enfin,  l'on  quitta  la  côte  et  l'on  reprit  la  route  primiti- 


DEUXIÈME   VOYAGE  85 


vement  suivie,  mais,  cette  fois,  sans  la  moindre  hésitation, 
car  les  traces  du  passage  précédent  étaient  assez  visibles 
pour  que  l'on  ne  craignît  point  de  s'égarer,  ce  qui  eut  pour 
résultat  d'abréger  de  deux  jours  le  voyage. 

Bien  que  Ion  n'eût  autrefois  rencontré  aucun  ennemi, 
Vernier  n'en  avait  pas  moins  armé  encore  ses  matelots, 
et  bien  lui  en  prit,  car  en  arrivant  à  l'endroit  où  il  avait 
fait  sa  première  récolte  aurifère,  il  se  trouva  face  à  face 
avec  une  quarantaine  d'hommes  à  face  pati])ulaire,  dont 
la  présence  en  ces  lieux  ne  présageait  rien  de  bon. 

Il  fit  arrêter  sa  troupe  à  cent  pas  des  inconnus  et  se  dis- 
posa à  entrer  en  pourparlers  avec  eux.  Mais  il  n'en  eut  pas 
le  temps  ;  un  homme  se  détacha  de  ses  compagnons  et 
s'avança  rapidement. 

—  Que  venez-vous  faire  ici  ?  demanda-t-il  brutalement 
en  anglaisa  Vernier,  qui,  justement,  comprenait  et  parlait 
couramment  cette  langue. 

—  Monsieur,  répondit  froidement  le  capitaine,  j'ai  pour 
habitude  de  ne  répondre  aux  gens  que  lorsqu'ils  s'expri- 
ment sur  un  ton  poli. 

—  By  God  !  rugit  l'inconnu,  je  ne  sais  ce  qui  me  retient 
de  vous  loger  une  balle  dans  la  tête. 

—  Essayez,  dit  Vernier  en  tirant  de  sa  ceinture  un  re- 
.volver  qu'il  arma. 

Les  deux  hommes  se  considérèrent,  les  yeux  dans  les 
yeux,  avec  un  silence  inquiétant. 

Les  porteurs,  que  Vernier  avait  jugé  prudent  de  ne  point 
armer,  prirent  du  champ  et  les  matelots  restèrent  seuls 
groupés  derrière  leurs  chefs,  avec,  à  leur  tète,  le  comte 
flanqué  de  son  fidèle  Valentin. 


86  AU   KLONDYKE 


—  Trêve  de  rodomontades,  dit  enfin  le  capitaine  :  que 
nous  voulez-vous  ? 

—  Je  veux  que  vous  partiez  immédiatement,  répondit 
rinconnu,  d'un  ton  où  perçait  la  menace. 

—  Et  si  je  refuse  ?... 

—  Vos  os  blanchiront  ici,  voilà  tout. 

Vernier  sentait  une  sourde  colère  s'emparer  de  lui  :  mais 
réagissant  par  un  violent  effort  de  volonté,  il  sourit  et  dit 
d'un  ton  fort  calme  : 

—  Monsieur,  la  terre  appartenant  au  premier  occu- 
pant, je  pourrais  vous  prouver  que  j'ai  déjà  fouillé  le  sol 
à  l'endroit  où  nous  nous  trouvons,  mais  comme  cela  nous 
entraînerait  probablement  dans  une  discussion  oiseuse,  je 
préfère  vous  dire  ceci  :  le  sol  est  aurifère  sur  une  grande 
étendue,  il  y  a  là  des  trésors  tels,  que  nos  deux  troupes 
réunies  n'en  emporteraient  pas  la  millième  partie.  Re- 
tournez donc  près  de  vos  compagnons  et  travaillez  de  votre 
côté,  comme  nous  travaillerons  du  nôtre.  Si,  même,  nous 
pouvons  vous  être  utiles,  soyez  certain  que  nous  ne  nous 
déroberons  pas  devant  la  solidarité  qui  oblige  les  hommes 
à  s'enlr'aider. 

—  Aurais-je  affaire  à  un  prédicateur?  demanda  d'un  ton 
narquois  Tinconnu,  en  dévisageant  insolemment  son  in- 
terlocuteur. 

Le  désir  d'injurier  était  si  évident  que  Vernier  rougit  de 
colère. 

—  Puisque  c'est  ainsi,  dit-il  d'une  voix  furieuse,  je  vais 
vous  parler  autrement  :  si,  dans  une  heure,vous  et  vos  com- 
pagnons n'avez  pas  disparu  derrière  celle  colline  que  vous 
voyez  là- bas,  je  me  charge  de  vous  faire  quitter  le  terrain. 


DEUXIÈME   VOYAGE  87 


Prompt  comme  l'éclair,  l'inconnu  fit  un  hond  en  arrière 
arma  sa  carabine  et  l'épaula;  mais  avant  qu'il  eût  le  temps 
de  viser,  Vernier  lui  envoya  une  balle  de  revolver  entre 
les  yeux. 

Les  aventuriers  inconnus  n'avaient,  jusque-là,  fait  aucun 
mouvement.  Mais  en  voyant  tomber  leur  camarade,  ils 
armèrent  leurs  carabines  et  envoyèrent  une  volée  de  balles 
à  la  troupe  de  Vernier,  pas  assez  rapidement,  pourtant, 
pour  que  ce  dernier  n'ait  eu  le  temps  de  faire  coucher  ses 
matelots  à  plat  ventre,  de  sorte  que  les  projectiles  sifflèrent 
au-dessus  d'eux  sans  les  atteindre. 

—  Debout  !  cria  Vernier...  Enjoué...  Feu  !... 
Une  grêle  de  balles  s'abattit  sur  les  ennemis. 

—  Feu  à  volonté  !  commanda  encore  le  capitaine. 

Les  matelots  commencèrent  à  faire  entendre  le  roule- 
ment crépitant  de  leurs  fusils  à  répétition,  abattant  vingt- 
cinq  hommes  en  moins  d'une  minute. 

Les  survivants  s'abritèrent  derrière  des  accidents  de 
terrain  et  firent  un  feu  si  bien  dirigé  que  [cinq  matelots 
tombèrent  morts  et  plusieurs  furent  blessés. 

Comprenant  que  ses  hommes  risquaient  d'être  massa- 
crés jusqu'au  dernier  si  le  combat  continuait  ainsi,  Vernier 
rasscml)la  ses  matelots  derrière  lui  et  les  entraîna  au  pas 
de  charge  afin  de  déloger  l'ennemi  et  de  faire  cesser  ce  feu 
meurtrier. 

Courant  sous  les  balles,  les  marins  atteignirent  rapide- 
ment deux  monticules  de  rochers  où  étaient  abrités  les 
aventuriers.  D'un  bond  ils  les  escaladèrent,  la  hache  au 
poing. 

Ce  l"ut  alors  un  combat  acharné,   une  mêlée  sans  nom  : 


AU    KÎ.OXDYKE 


les  Français  combattaient  avec  la  conscience  de  leur  droit, 
leurs  adversaires  avec  la  rage  de  tigres  à  qui  Ton  veut  voler 
la  proie.  Peu  à  peu,  le  nombre  des  ennemis  diminua  ; 
enfin,  affolés,  accablés  parle  nombre,  voyant  partout  la 
mort,  six  aventuriers  réussirent  à  prendre  la  fuite.  Alors 
on  se  compta.  Hélas  !  buit  marins  ne  devaient  jdIus  revoir 
la  France. 

Vernier,  pâle  et  triste,  contemplait  ces  morts  dont  les 
yeux  vitreux,  fixés  vers  le  ciel,  semblaient  suivre  le  vol  de 
leur  âme  dans  l'infinie. 

—  Henri,  dit-il  au  comte  qui  regardait  avec  effroi  ces 
visages  livides,  nous  tentons  Dieu  !...  Ceci  n'est  que  le 
commencement  de  ce  qui  nous  attend. 

Tandis  que  Ton  creusait  une  trancbée  pour  enterrer  les 
morts,  le  comte  de  Navailles,  les  bras  croisés  et  le  front 
penché,  se  prit  à  songer.  Cette  nouvelle  expédition,  qu'il 
avait  voulue,  était-elle  nécessaire?...  Ne  pouvait-il  se  con- 
tenter de  ce  que  la  Providence  lui  avait  déjà  permis  de 
recueillir?...  Ces  hommes  étendus  sans  vie,  qui  les  avait 
amenés  là?... 

Cette  réflexion  fit  passer  en  son  cœur  le  froid  qui  déjà 
roidissait  les  cadavres. 

Toujours  sous  l'empire  de  ces  pensées,  il  se  prit  à  re- 
monter ces  rives  de  la  vie,  toujours  plus  fleuries  à  mesure 
qn'on  se  rapproche  de  l'enfance,  puis,  par  une  brusque 
transition,  il  évoqua  l'avenir  ;  alors,  il  eut  peur,  car  les 
paroles  de  son  ami  résonnaient  encore  à  son  oreille.  Ce 
n'est  que  le  commencement  de  ce  qui  nous  attend,  avait-il 
dit.  Cette  menace,  qui  lui  semblait  prophétique,  le  glaçait 
d'épouvante. 


DEUXIEME    VOYAGE 


89 


Cependant,  le  calme  rentra  en  lui  peu  à  peu,  et  il  finit 
par  murmurer  : 
—  Advienne  que  pourra  ! 
Il  est  vrai  que  l'effrayante  vision  venait  de  disparaître. 


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Les  matelots  avaient  été  couchés  dans  leur  tombe  san- 
glante, et  un  monticule  surmonté  d'une  petite  croix  faite 
de  deux  branches  d'arbre  lui  rappelait  seul  que,  dans 
quelques  mois,  des  mères  et  des  veuves  allaient  se  voiler 
de  deuil. 
Néanmoins,  il  conserva  de  cette  scène,  pendant  plusieurs 


93  AU    KLONDYKE 


jours,  une  soiie  de  mélancolie.  Tandis  que  les  travailleurs 
se  courbaient  vers  la  terre,  le  pic  à  la  main,  il  errait  à 
l'écart  avec  une  taciturnité  qui  finit  par  inquiéter  son  ami. 
Mais  lesprit  de  ce  frivole  jeune  homme  était  trop  mobile 
pour  rester  longtemps  sous  la  même  influence.  Les  visions 
trisics  s'effacèrent  graduellement,  et  ce  fut  avec  un  sourire 
qu'il  recommença  à  envisager  l'avenir. 

Il  y  avait  un  mois  que  Ton  travaillait  à  fouillerla  terre,  et 
déjà  les  sacs  s'emplissaient  rapidement, quand,  un  jour,  un 
cavalier  accourant  à  toute  bride, sauta  à  terre  près  du  cajnp. 

—  Où  est  votre  chef?  demanda-t-il  à  un  matelot. 

—  Que  lui  voulez-vous?  répondit  le  marin,  car  la  ques- 
tion avait  été  faite  en  français. 

—  Trêve  de  paroles  inutiles,  reprit  brièvement  l'inconnu. 
Conduisez-moi  à  votre  chef. 

Vernier,  qui  avait  vu  de  loin  le  cavalier,  s'approcha  vi- 
vement. 

—  Le  chef,  dit-il,  c'est  moi  :  que  me  voulez-vous? 

—  Je  veux  simplement  vous  prévenir  que  si  vous  ne 
partez  pas  immédiatement,  vous  êtes  tous  perdus  ! 

Un  fiémissement  courut  parmi  les  matelots  qui  entou- 
raient l'étranger. 

—  li  3'  a  quelque  temps,  vous  avez  eu  maille  à  partir 
avec  des  aventuriers,  reprit  l'inconnu. 

—  C'est  exact,  dit  Vernier,  mais  je  puis  vous  assurer 
qu'ils  ne  nous  chercheront  plus  noise. 

—  En  étcs-vous  bien  certain? 

—  Dame  !  autant  qu'on  peut  l'être  lorsqu'on  a  amoucclé 
six  pieds  de  terre  sur  les  cadavres  de  ceux  que  l'on  a  com- 
battus. 


DEUXIÈME   VOYAGE  91 


—  Vous  oubliez  que  quelques-uns  onl  fui. 

—  C'est  vrai,  je  l'oubliais. 

—  Eux  ne  vous  ont  pas  oublié,  et  en  ce  moment  ils  se 
dirigent  de  ce  côté  avec  une  centaine  de  chenapans  bons  à 
joendrc  et  à  dépendre. 

—  Mais,  dit  Yernier  soupçonneux,  quel  mobile  vous  a 
poussé  à  faire  celte  démarche  près  de  moi? 

—  La  langue  que  je  parle  ne  vous  en  dit-elle  point 
assez  ? 

—  Seriez- vous  Français  ? 

—  Je  suis  Canadien,  d'orimne  française 

—  Oh  !  alors,  je  comprends  la  sympathie  que  nous  vous 
inspirons. 

—  Aussi,  n'ai-je  pas  hésité  à  venir  vous  trouver,  dès 
quejai  appris  que  vous  alliez  être  attaqués  par  des  ban- 
dits. 

—  Et  je  vous  en  remercie,  dit  Vernier  en  tendant  la  main 
au  Canadien.  Mais,  à  quelle  sorte  de  gens  allons-nous 
avoir  affaire?...  Vous  m'avez  dit  que  c'étaient  des  bandits, 
c'est  déjà  une  indication,  pourtant,  je  suis  désireux  d'avoir 
de  plus  amples  renseignements. 

—  Ceux  qui  vont  vous  attaquer  sont  des  gens  pour  la 
plupart  mis  au  ban  de  la  société.  C'est  une  agglomération 
d'Anglais,  d'Allemands  et  d'ItaUens,  que  nous  nommons 
communément  rôdeurs  de  fronlicres.  Ces  individus  ne 
vivent  que  de  rapine  et  du  produit  des  chasses  de  pauvres 
trappeurs  qu'ils  dévalisent  sans  vergogne, 

—  Je  vois  que  ce  sont  de  tristes  personnages. 

—  Donc,  vous  partez  sans  relard? 
-'  Au  contraire,  je  reste. 


92  AU   KLONDYKE 


—  Mais  c'est  de  la  démence  ! 

—  Des  hommes  de  cœur  ne  sauraient  fuir  devant  de  tels 
misérables. 

—  Si,  en  traversant  une  forêt,  vous  aperceviez  soudain 
une  bande  de  tigres  et  qu'il  vous  fût  permis  d'éviter  leur 
rencontre,  hésiteriez-vous  à  gagner  au  large? 

—  Certes,  non. 

—  Eh  bien,  vous  et  vos  hommes  êtes  justement  dans  ce 
cas.  Les  individus  qui  ont  juré  votre  mort  ne  méritent  pas 
que  vous  les  traitiez  comme  vos  semblables.  Si  vous  en 
jugiez  autrement,  je  regretterais  fort  de  m'être  dérangé 
pour  vous  prévenir  et,  à  l'avenir,  je  ne  m'occuperais  plus 
des  affaires  des  autres. 

—  Vous  vous  calomniez,  cher  monsieur,  car  vous  me 
semblez  un  trop  noble  cœur  pour  ne  pas  agir  ainsi  que 
vous  venez  de  le  faire,  dans  toute  circonstance  sem- 
blable. 

—  Charles,  intervint  le  comte,  ce  brave  Canadien  est 
dans  le  vrai,  nous  devons  quitter  la  place  sans  perdre  une 
minute. 

—  Est-ce  bien  toi  qui  parles  ainsi  ?  s'écria  Vernier  au 
comble  de  la  surprise. 

—  Si  nous  étions  seuls,  sois  certain  que  je  tiendrais 
un  autre  langage  ;  mais  nous  n'avons  pas  le  droit  d'exjioser 
à  une  mort  certaine  ceux  qui  nous  accompagnent. 

—  Soit,  dit  Vernier,  je  suivrai  ton  conseil,  ou  plutôt  le 
vôtre,  car  vous  êtes  deux  contre  moi. 

—  Si  tu  regardais  nos  matelots,  dit  tout  bas  le  comte, 
tu  verrais  que  tu  es  seul  de  ton  avis. 

Vernier  promena  un  regard  circulaire  sur  ses  hommes, 


DEUXIÈME   VOYAGE  93 


et  il  put  lire  dans  les  regards  fixés  sur  lui,  un  ardent 
désir  de  quitter  au  plus  vite  ces  dangereux  parages. 

C'est  qu'il  y  avait  là  des  pères  qui  songeaient  à  leurs 
enfaiits,  des  fils  qui  songeaient  à  leurs  mères,  des  époux 
qui  songeaient  à  leurs  femmes. 

Vernier  donna  donc  l'ordre  de  tout  préparer  pour  un 
prompt  départ. 

Pendant  que  chacun  s'empressait  d'exécuter  ses  ordres, 
il  remercia  chaleureusement  l'honnête  Canadien  qui,  sa 
mission  étant  terminée,  remonta  à  cheval  et  repartit 
comme  il  était  venu,  c'est-à-dire  au  trijDle  galop. 

La  nuit,  qui  survint  bientôt,  ne  retarda  point  le  départ, 
car  on  connaissait  assez  la  route  à  suivre  pour  être  certain 
de  ne  pas  se  tromper.  D'ailleurs,  il  était  impossible  d'at- 
tendre qu'il  fit  jour  pour  se  mettre  en  route,  car  autant 
eût  valu  rester  :  l'hiver,  qui  avançait  rapidement,  com- 
mençait d'étendre  sur  le  Youkon  son  voile  d'épaisse  brume 
qui  prolonge  indéfiniment  les  nuits.  Il  fallait  se  hâter  de 
quitter  cette  région  désolée  qui  allait  être  bientôt  couverte 
d'un  soml)re  crépuscule,  et,  cela,  pendant  des  mois. 

La  petite  troupe  retourna  donc  sur  ses  pas.  Les  porteurs, 
froids  et  impassibles,  remplissaient  en  conscience  leur  of- 
fice, sans  songer  à  autre  chose  qu'à  la  rémunération  qui 
leur  avait  été  promise.  Pour  eux,  il  importait  peu  que  les 
résultats  fussent  brillants.  Il  n'en  était  pas  de  même  des 
matelots,  qui  considéraient  d'un  œil  morne  les  chaloupes 
à  moitié  vides.  Chacun  supputait  silencieusement  la  part 
qui  lui  reviendrait  de  cette  maigre  cargaison,  qui  répon- 
dait si  peu  au  mirage  entrevu  depuis  de  longs  mois. 

En  quittant  la  France,  les  matelots  avaient  sans  hésiter. 


94  AU    KLONDYKE 


estimé  le  chiffre  des  bénéfices  que  devait  leur  rapportei 
l'expédition  et,  tablant  sur  ce  résultat,  chacun  avait  écha- 
faudé  ses  combinaisons  pour  l'avenir,  car  tous  les  hommes 
sont  un  peu  de  la  famille  de  Perrette,  la  laitière  de  La 
Fontaine.  Aussi  la  désillusion  était-elle  grande  chez  ces 
pauvres  gens  qui  tombaient  du  haut  d'une  espérance, 
chute  effroyable  qui  meurtrit  le  cœur  et  fait  songer  à  la 
fragilité  des  choses  humaines,  car  ils  comprenaient  fort 
bien  qu'ils  ne  reverraient  jamais  ces  trésors  immenses  qu'il 
leur  fallait  abandonner.  La  cupidité  s'était  trop  emparé 
de  leur  esprit  pour  qu'ils  songeassent  à  dire  comme  Job  : 
Dieu  me  la  donné.  Dieu  me  la  enlevé. 

Seul,  Vernier  semblait  avoir  conservé  dans  cette  catas- 
trophe une  calme  indifférence.  Son  âme  était  trop  forte- 
ment trempée  pour  qu'il  n'acceptât  point  avec  résignation 
ce  coup  de  la  fatalité.  Au  lieu  de  récriminer,  il  voj'^ait 
dans  cet  effondrement  des  espérances  de  son  ami  un 
châtiment  du  ciel,  et  tous  ses  efforts,  toutes  ses  pensées 
tendaient  à  conjurer  autant  que  possible  le  danger  qui 
planait  sur  ses  compagnons.  En  effet,  outre  que  ceux  qui 
avaient  juré  la  perte  de  l'expédition  pouvaient  suivre  ses 
traces  et  l'attaquer  avec  une  dangereuse  supériorité  nu- 
mérique, il  fallait  lutter  contre  des  obstacles  de  toutes 
sortes.  Le  froid  terrible  de  l'hiver  congelait  le  suintement 
des  rochers  qui  se  trouvaient  changés  en  glaciers  où  les 
mains  s'accrochaient  désespérément  lorsque  le  pied  glissait 
sur  une  aspérité. 

On  avait  quitté  la  plaine  d'or  depuis  quatre  jours,  quand, 
une  nuit,  la  neige  commença  de  tomber  en  flocons  épais 
et  serrés,  formant,  en  quelques  heures,  un  tapis  de  plus 


DEUXIÈME    VOYAGE  93 


d'un  pied  d'épaisseur  dont  la  blancheur  brùlail  la  vue. 
A  ce  spectacle,  une  grande  désespérance  envahit  les  ma- 
telots, et  plusieurs  déclarèrent  préférer  mourir  là  que  con- 
tinuer une  lutte  qui  ne  serait  qu'une  longue  agonie.  Mais 
le  capitaine  releva  les  courages  abattus  et  galvanisa  les 
volontés  par  des  pa:oles  énergiques,  engageant  les  déses- 
pérés à  prendre  pour  modèles  les  porteurs  indigènes  qui, 
habiUiés  dès  leur  enfance  à  ce  climat  meurtrier,  ne  se  dé- 
partissaient point  de  leur  impassibilité. 

L'amour-propre  aidant,  les  Français  se  rendirent  enfin 
aux  exhortations  de  leur  chef  et  promirent  de  lutter  jus- 
qu'au bout. 

Cependant,  la  neige  tombait,  tombait  toujours.  Les 
alfùts  supportant  les  chaloupes  disparaissaient  jusqu'aux 
essieux. 

Au  moment  de  traverser  la  rivière  Plumée,  pour  ga- 
gner la  rivière  Rouge,  on  s'aperçut  qu'elle  était  gelée.  Que 
faire?  Remonter  la  rive  pouvait  obliger  à  de  nombreux 
détours.  Il  fallait  pouiiant  prendre  un  parti.  Lequel?... 
Vernier  fut  tiré  de  sa  perplexité  par  la  voix  du  comte. 
—  Laisse-moi  faire,  lui  dit-il  ;  je  vais  ausculter  la  i:lace. 
Et,  prenant  un  épieu,  il  s'avança    hardiment    sur    la 
rivière  congelée,  frappant   à  droite  et  à  gauche  i)ocir  se 
rendre  compte  de  l'épaisseur  de  la  glace. 

La  rivière  Plumée  a  près  de  cinquante  mètres  d  lar- 
geur. Le  comte  se  trouvait  au  milieu,  quand  un  cni^ue- 
ment  sourd  se  fit  entendre  :  la  glace  s'était  rompue  sous 
lui  et  il  avait  disparu  avant  même  que  ses  compagnons 
atterrés  eussent  eu  le  temps  de  jetei  un  cri.  Mais  en  môme 
temps   (jue   le  comte,  un  autre  lionnne  disparaissait  :  Va- 


96  AU   KLONDYKE 


lentin,  qui,  comprenant  le  danger  auquel  son  maître 
s'exposait,  l'avait  suivi  en  silence. 

Pendant  que  Vernier,  terrifié,  sans  voix  et  les  yeux  ha- 
gards, demeurait  immobile.  Le  Parisien  aperçut  une  main 
cramponnée  à  une  échancrure  de  la  glace.  D'unbundilfut 
prés  de  cette  main  qu'il  saisit,  tira  à  lui  et  ramena  son 
ami  Yalentin,  qui  tenait  le  comte  par  les  chcveus'. 

Vernier,  à  cette  vue,  s'élança  auprès  du  courageuxLoriot 
et  l'aida  à  rapporter  sur  la  rive  le  corps  inanimé  de  M.  de 
Navailles.  Quant  à  Valentin,  qui  en  avait  été  quitte  pour 
un  bain,  peu  agréable  par  une  semblable  température,  il 
se  secouait  comme  un  chien  mouillé. 

D'énergiques  frictions  ne  tardèrent  pas  à  rappeler  le 
comte  à  la  vie,  qui  avait  d'abord  semblé  vouloir  laban- 
donner.  Des  vêtements  secs  et  une  large  rasade  de  rhum 
achevèrent  de  le  remettre  sur  pied. 

Le  même  traitement  fut  appliqué  par  Loriot  à  son  ami 
Valentin,  mais  uniquement  pour  prévenir  les  suites  de  son 
immersion,  car,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  il  avait  été  tiré 
sain  et  sauf  de  sa  dangereuse  situation. 

Cet  accident  ne  fut  pas  inutile,  car,  fixé  sur  le  peu 
d'épaisseur  de  la  glace  qui  couvrait  la  rivière,  Vernier  fit 
pratiquer,  au  moyen  de  pics,  un  large  passage  qui  permit 
aux  chaloupes  de  gagner  l'autre  rive. 

Certain  de  trouver  la  rivière  Piouge  également  couverte 
de  glace,  le  capitaine  dirigea  sa  troupe  en  suivant  une 
direction  oblique,  de  façon  à  ne  rencontrer  la  rivière 
qu'au  dernier  moment,  c'est-à-dire  lorsque  l'on  approche- 
rait de  la  baie  de  Mackenzie. 

Quand  la  troupe  rencontrait  sur  sa  route  quelques-uns 


La  elace  s'éiait  rompue  sous  lui...  (page  9rv 


DEUXIÈME   VOYAGE  99 


de  ces  arbres  rachitiqiies  dont  le  iDays  était  parsemé  de 
loin  en  loin,  le  capitaine  les  faisait  abattre  et  placer  sur  les 
chaloupes  qui,  pour  la  plupart,  étaient  complètement  vi- 
des. 

Ce  bois  servait  à  allumer  de  grands  feux  pour  la  halte 
de  nuit.  La  chaleur  qui  s'en  dégageait  faisait  fondre  la 
neige  et  déblayait  le  terrain. 

Un  matin,  deux  matelots  furent  trouvés  morts  de  froid. 
Cette  vue  causa  une  consternation  générale.  Ainsi,  en  se 
couchant,  l'on  n'était  jamais  sûr  de  se  réveiller. 

Cette  fois  encore,  le  capitaine  dut  employer  toute  son 
énergie  pour  raffermir  les  cœurs  défaillants. 

Il  expliqua  que  quelques  jours  de  marche  seulement  les 
séparaient  du  Caïman,  où  l'on  serait  à  l'abri  de  tout  dan- 
ger, mais  à  la  condition  que  Ton  ne  se  laissât  point  abattre 
et  que  chacun  fit  courageusement  son  devoir. 

Après  ces  exhortations,  il  fit  distribuer  du  café  addi- 
tionné d'une  forte  dose  de  rhum,  réactif  qui  produisit 
bientôt  un  heureux  eiTet,  et  l'on  put  se  remettre  en 
route  avec  la  ferme  volonté  de  faire  bravement  léle  aux 
derniers  obstacles  qu'il  restait  à  surmonter  pour  sortir 
définitivement  de  cet  affreux  pays  où  l'on  rencontrait  par- 
tout la  mort  sous  les  formes  les  plus  hideuses. 

La  petite  troupe  atteignit  enfin  la  rivière  Rouge. 

Après  avoir  fait  sonder  la  glace,  Vernier  reconnut  qu'un 
passage  pouvait  être  pratiqué  comme  sur  la  rivière 
Plumée,  ce  qui  fut  fait  en  moins  de  deux  heures.  Celte  fois, 
il  n'y  eut  à  déplorer  aucun  accident  d'homme,  mais,  en 
revanche,  deux  chaloupes  contenant  les  dernières  provi- 
sions chavirèrent  par  suite  d'une  fausse  manœuvre. 


100  AU   KLONDYKE 


Des  lamentations  désolées  accueillirent  ce  nouveau  dé- 
sastre. 

En  ce  moment,  les  matelots  eussent  sans  regret  donné 
l'or  des  autres  chaloupes  pour  sauver  celles  qui  venaient 
de  disparaître,  emportées  sous  la  glace  après  avoir  déversé 
leur  contenu  dans  la  rivière. 

Les  indigènes  qui  avaient,  par  leur  maladresse,  causé 
cet  irréparable  malheur,  après  être  tombés  à  l'eau  étaient 
remontés  sur  la  glace  et  demeuraient  silencieux,  tremblant 
de  tous  leurs  membres  dans  la  crainte  de  voir  se  déchaî- 
ner contre  eux  la  fureur  générale. 

Dominant  les  cris  et  les  imprécations,  la  voix  du  ca- 
pitaine s'éleva,  vibrante. 

—  Voyons,  s'écria-t-il,  étcs-vous  des  hommes  ou  des 
lâches  ?...  Quoi  !  parce  qu'un  nouveau  malheur  est  venu 
fondre  sur  nous,  vous  gémissez  comme  des  enfants  crain- 
tifs !...  En  vérité,  je  me  demande  où  j'ai  eu  la  tête  en  vous 
offrant  de  m'accompagncr.  Il  est  vrai  que  les  matelots  que 
j'avais  connus  jusque-là  étaient  des  gaillards  énergiques  et 
non  des  clampins  !...  Ne  dirait-on  pas  que  nous  sommes 
perdus  parce  que  nous  allons  jeûner  un  peu,  car,  sachez- 
le,  en  quatre  jours  nous  pouvons  être  en  vue  du  navire  c[ui 
nous  attend...  Maintenant,  répondez-moi  :  voulez  vous 
me  suivre,  oui  ou  non  ?... 

—  Oui  !  oui  !  crièrent  les  matelots,  subitement  récon- 
fortés par  la  pensée  que  quatre  jours  plus  tard  ils  en  au- 
raient fini  avec  leurs  souffrances. 

La  traversée  de  la  rivière  s'acheva  avec  assez  d'entrain. 
Les  chaloupes  furent  replacées  sur  les  affûts  et  la  marche 
continua,  lente,  pénible,  à  traversla  neige  et  les  fondrières. 


DEUXIÈME   VOYAGE  101 


Vernier  et  le  comte  allaient  d'un  matelot  à  l'autre,  féli- 
citant les  courageux,  stimulant  les  traînards,  prodiguant 
à  tous  des  paroles  d'encouragement. 

Cette  marche  dans  une  pénombre  continuelle  avait 
quelque  choses  de  lugubre.  Malgré  son  ambition,  le  comte 
eût  volontiers  donné  l'or  que  l'on  transportait  avec  tant 
de  peine,  pour  qu'un  rayon  de  soleil  traversât  le  funèbre 
crépuscule  à  travers  lequel  ses  compagnons  et  lui  se  mou- 
vaient, semblables  à  des  ombres  chargées  d'accomplir  une 
mystérieuse  et  ténébreuse  besogne. 

Quelques  heures  par  jour,  seulement,  une  clarté  pâle 
et  triste  rappelait  aux  aventuriers  qu'ils  n'étaient  point 
condamnés  à  une  nuit  éternelle. 


M. 


0'  0  9  0  0-  0  Ç'.O  0:0  Ç.0  qOo  0  <0  0  Q  0 
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VI 


UN  SAUVETAGE   ÉMOUVANT 


leux  journées  de  marche  séparaient  encore  les 
aventuriers  de  la  baie  de  Mackenzie,  et  Vernier 
commençait  à  désespérer  d'y  arriver  jamais,  tant 
était  grand  l'épuisement  de  sa  troupe.  Les  indigènes,  ha- 
bitués aux  privations  et  aux  rigueurs  climatériques  de  cet 
épouvantable  contrée,  allaient  tant  bien  que  mal,  mais 
les  matelots,  moins  aguerris  que  ces  rudes  enfants  du  dé- 
sert, faiblissaient  de  plus  en  plus.  Il  ne  fallait  rien  moins 
que  la  parole  persuasive  et  réconfortante  de  leur  capitaine 
pour  les  empêcher  de  se  laisser  choir  sur  la  neige  et  d'y 
attendre  la  mort. 

Vernier  se  rendait  parfaitement  compte  que  bientôt  ses 
encouragements  seraient  impuissants  à  galvaniser  ces 
hommes  accablés  par  des  souffrances  de  toutes  sortes, 
aussi  se  creusait-il  la  cervelle  pour  en  faire  jaillir  une  idée 
qui  lui  permît  d'apporter  un  peu  d'adoucissement  à  la 
terrible  situation  de  tous  ces  malheureux,  dont  l'affreuse 
agonie  lui  brisait  le  cœur.  Bien  que  son  sort  fût  le  même, 
il  l'oubliait  volontiers  pour  ne  songer  qu'à  la  responsa- 


104  AU    KLONDYKE 


bilité  morale  qui  lui  incombait.  En  effet,  si  ses  matelots 
l'avaient  suivi  dans  cette  effroyable  région,  n'était-ce  point 
par  suite  de  la  confiance  qu'il  leur  inspirait?  Aussi  quelle 
douleur  était  la  sienne  lorsque  ses  yeux  rencontraient  un 
regard  dans  lequel  il  croyait  lire  un  muet  reproche  !  Com- 
bien, à  cette  heure,  il  déplorait  sa  fatale  faiblesse  !  N'au- 
rait-il pas  dû,  par  tous  les  moyens,  dissuader  son  ami 
d'entreprendre  cette  seconde  expédition?  Livré  à  lui- 
même,  le  comte  y  eut  certainement  renoncé. 

—  Halte  !  cria-t-il  tout  à  coup. 

— r  Pourquoi  cet  arrêt  ?  lui  demanda  le  comte. 

—  Regarde,  lui  répondit  Vernier  en  désignant  au  loin 
une  ligne  sombre. 

—  Je  ne  vois  rien,  dit  le  comte  en  fixant  les  yeux  dans 
la  direction  indiquée  par  son  ami. 

—  Tu  ne  vois  pas  cette  forêt,  à  fouest  ? 

—  Je  vois  bien  quelque  chose  d'un  peu  plus  foncé  que 
la  neige,  mais  c'est  tout. 

—  C'est  une  forêt,  te  dis-je. 

• —  Et  en  quoi  peut-elle  nous  intéresser  ? 

•-  Comment,  tu  ne  comprends  pas  que  la  neige  qui  re- 
couvre la  plaine  et  les  montagnes  a  dû  forcer  le  gibier  à 
chercher  un  refuge  dans  les  bois  ? 

—  Et  tu  veux  faire  comme  le  gibier? 

—  Je  veux  aller  chercher  là  de  quoi  sauver  nos  hommes. 

—  Qui  t'accompagnera  ? 
I      —  Toi,  d'abord. 

—  Moi  !...  s'écria  le  comte  avec  terreur.  Ah  !  mon  cher, 
si  tu  crois  que  je  suis  en  état  d'aller  me  mesurer  avec  des 
fauves,  tu  te  trompes  singulièrement. 


UN    SAUVETAGE    ÉMOUVANT  105 

—  Voyons,  Henri,  songe  à  ce  que  tu  es  et  comprends 
que  nous  devons  donner  l'exemple  du  courage  et  de  la 
résignation. 

—  Fais  montre  de  ton  courage  si  tu  le  veux  ;  moi,  je  ne 
bouge  pas  d'ici...  Quand  mes  souffrances  deviendront  par 
trop  insupportables,  un  coup  de  revolver  me  tirera  d'af- 
faire. 

—  Henri  !...  dit  sévèrement  Vernier. 

—  Eh  bien,  quoi  ?  me  donnerais  tu  tort? 

Le  capitaine  posa  une  main  sur  l'épaule  de  son  ami, 
et,  le  regardant  bien  en  face  : 

—  Henri,  lui  dit-il,  je  n'ai  consenti  à  m'associera  ta 
folie  que  pour  t'empêcher  de  commettre  quelque  funeste 
imprudence.  Supporte  patiemment  l'épreuve  que  Dieu 
t'envoie  et  je  pourrai  peut-être  oublier  que  ta  fatale  am- 
bition a  déjà  causé  la  mort  de  plusieurs  de  nos  compa- 
gnons ;  mais  si,  au  contraire,  tu  désertes  lâchement  en  te 
réfugiant  dans  une  mort  honteuse,  ma  malédiction  te 
poursuivra  au-delà  du  tombeau. 

Et  sans  ajouter  une  parole,  il  s'adressa  à  ses  matelots. 

—  Mes  amis,  leur  dit-il,  il  y  a  là-bas  une  forêt  qui  doit 
receler  pas  mal  de  gibier.  C'est  le  salut.  Quels  sont  ceux 
qui  veulent  m'accompagner? 

Valentin  et  Loriot  s'avancèrent  en  disant  ensemble  : 

—  Moi. 

Vernier  promena  un  regard  rapide  sur  sa  troupe  et  put 
se  convaincre  que  si  un  prompt  secours  n'arrivait  pas, 
c  en  était  fait  de  tous.  Peut-être  même,  après  cette  halte, 
refuseraient-ils  de  se  remettre  en  route. 

Cette  triste  constatation  ne  fit  que  stimuler  son  énergie. 


106  AU   KLONDYKE 


—  Déchargez  trois  chaloupes,  dit-il,  et  préparez  un  feu. 
Dans  quelques  heures,  vous  aurez  du  gibier  en  abon- 
dance. 

Encouragés  par  la  promesse  de  leur  capitaine,  les  mate- 
lots s'empressèrent  d'exécuter  Tordre  qu'il  venait  de  leur 
donner.  En  quelques  minutes,  les  haches  eurent  réduit 
en  morceaux  trois  chaloupes  et  leurs  affûts. 

Pendant  ce  temps,  Vernier,  Valentin  et  Loriot,  armés 
jusqu'aux  ^ents,  s'éloignaient  à  grands  pas  dans  la  direc- 
tion de  la  forêt. 

—  Apprêtez  vos  carabines,  dit  le  capitaine  lorsqu'ils 
pénétrèrent  sous  le  couvert  ;  tenez-vous  sur  vos  gardes  et 
ouvrez  l'œil.  Nous  ne  savons  ce  que  nous  allons  ren- 
contrer. 

Le  crépuscule  qui  couvrait  la  plaine  s'épaississait  à  me- 
sure que  les  trois  compagnons  avançaient  sous  bois,  au 
grand  mécontentement  du  capitahie,  qui  se  demandait 
avec  angoisse  s'il  pourrait  tenir  la  promesse  faite  à  ses 
matelots.  L'obscurité  était  si  épaisse,  qu'il  était  à  peu  près 
impossible  de  rien  distinguer.  Çà  et  là  des  éclaircies  gri- 
sâtres perçaient  le  feuillage  desséché  par  la  bise  glaciale. 
De  temps  en  temps  les  trois  chasseurs  s'arrêtaient  pour 
prêter  une  oreille  attentive  aux  bruits  de  la  forêt,  mais  ils 
ne  percevaient  que  le  sifflement  du  vent  qui  passait  dans 
les  branches. 

—  Allons,  c'est  fini!  dit  enfin  le  capitaine  en  s'arrêtant. 

—  Pas  encore,  dit  joyeusement  Loriot  en  lâchant  un 
coup  de  fusil. 

Une  renne  venait  de  passer  et  le  Parisien  l'avait  abattu 
d'une  balle  en  plein  corps. 


UX  SAUVETAGE  ÉMOUVANT  107 


Tous  trois  se  précipitèrent  en  avant  et  heurtèrent  bien- 
tôt le  corps  inerte  de  l'animal. 

—  C'est  une  vraie  chance  !  s'écria  Loriot.  L'obscurité  est 
si  profonde  que  j'ai  dû  tirer  au  juger. 

—  C'est  toi  qui  sauves  la  situation,  lui  dit  Yernier.  Mais 
ne  perdons  pas  de  temps  et  emportons  ce  renne,  car  nos 
camarades  doivent  attendre  notre  retour  avec  impatience. 

Dépouiller  l'animal,  il  n'y  fallait  pas  songer.  Outre  que 
les  ténèbres  empêchaient  de  rien  voir,  la  route  à  parcourir 
pour  retourner  au  campement  était  longue.  Vernier  fit 
donc  abattre  des  branches  d'arbre  et  confectionner  un 
brancard  sur  lequel  Valentin  et  Loriot  purent  transporter 
le  renne. 

Quand  ils  revinrent  avec  le  produit  de  leur  chasse,  les 
trois  compagnons  furent  salués  par  des  cris  de  joie  fréné- 
tique, puis,  riant  et  chantant,  les  malheureux  affamés  se 
mirent  en  devoir  de  préparer  le  repas,  c'est-à-dire  de  dé- 
couper le  renpe  et  d'installer  les  morceaux  autour  du 
brasier. 

Devant  ce  secours  inespéré,  les  courages  s'étaient  rani- 
més et  l'insouciante  gaieté  qui  forme  le  fond  du  caractère 
français  avait  subilcmcnt  repris  son  essor.  Les  joyeux 
propos  se  croisaient  ;  les  refrains  du  bord  éclataient,  mon- 
tant dans  l'air  embrumé. 

Après  avoir  visité  les  chaloupes,  Vernier  s'était  aperçu 
que  lor  pouvait  aisément  être  contenu  par  trois,  ce  qui 
permettait  de  disposer  encore  de  cinq. 

—  Nous  camperons  ici  jusqu'à  demain,  dit-il  au  comte. 
D'ici  là,  nous  retournerons  dans  la  forêt,  afin  de  nous 
procurer  des  provisions  pour  le  reste  de  la  route. 


108  AU    KLONDYKE 


—  Fais  ce  que  tu  voudras,  lui  répondit  son  ami  ;  quant 
â moi,  je  suis  décidé  à  regarder  venir  les  événements  :  si 
nous  en  sortons,  tant  mieux,  si  nous  y  restons,  tant  pis  ! 

—  Ainsi,  dit  tristement  le  capitaine,  tu  en  es  là  ! 

—  Eh  !  mon  ami,  crois-tu  donc  que  je  puisse  accepter 
froidement  la  ruine  de  toutes  mes  espérances  ? 

—  C'est  pourtant  ce  que  tu  aurais  de  mieux  à  faire... 
Qui  t'a  forcé  d'entreprendre  cette  nouvelle  expédition?... 
Personne,  n'est-ce  pas?  Tu  me  rendras  même  la  justice 
de  reconnaître  que  je  m'y  suis  opposé  de  toutes  mes 
forces. 

—  Pas  de  récriminations,  je  t'en  prie  ! 

—  Alors,  sois  homme  et  supporte  courageusement  une 
épreuve  méritée. 

—  Tu  es  bien  heureux  de  posséder  une  aussi  robuste 
philosophie. 

Cette  conversation  fut  interrompue  par  des  hurlements 
de  joie.  Les  matelots  venaient  de  retirer  du  feu  les  mor- 
ceaux du  renne  cuits  à  point. 

Vernier  se  dirigea  vivement  du  côté  des  affamés. 

—  Mes  enfants,  leur  dit-il,  procédez  avec  ordre,  je  vous 
en  prie,  et  que  chacun  ait  sa  part. 

Et  de  la  main  il  désigna  les  porteurs  indigènes,  qui 
se  tenaient  à  l'écart  et  dont  les  yeux  brillaient  de  convoi- 
tise. 

—  Que  personne  \ne  bouge,  dit  alors  le  Parisien.  C'est 
moi  qui  ai  tué  ce  renne,  j'entends  le  distribuer  à  ma 
façon. 

—  C'est  juste,  dit  un  matelot,  ce  gibier  appartient  à 
Loriot,  lui  seul  doit  faire  les  parts. 


UN   SAUVETAGE   ÉMOUVANT  100 


—  Et  ce  ne  sera  pas  long  !  s'écria  le  Parisien  en  s'em- 
parant  d'un  couteau. 

Dix  minutes  plus  tard,  matelots  et  porteurs  dévoraient 
à  belles  dents.  Vernier  et  le  comte,  assis  à  l'écart,  fai- 
saient honneur  à  une  épaisse  tranche  de  rôti. 

Le  repas  achevé,  le  capitaine  annonça  qu'il  allait  re- 
tourner dans  les  bois.  Cette  fois,  tous  s'offrirent  pour 
l'accompagner. 

—  Reposez-vous,  leur  dit-il,  Valentin  et  Loriot  me 
suffiront. 

Tous  trois  s'éloignèrent  pour  regagner  la  forêt,  espérant 
bien  découvrir  encore  quelque  gibier  qui  pût  assurer  la 
subsistance  pendant  le  reste  du  voyage. 

Ils  battirent  les  bois  pendant  plusieurs  heures,  mais 
sans  rencontrer  quoi  que  ce  fût  qui  ressemblât  à  ce  quils 
cherchaient.  Vainement  le  Parisien  plongeait-il  dans 
l'ombre  épaisse  des  regards  perçants,  il  ne  percevait  rien 
autre  que  la  noire  silhouette  des  arbres  séculaires  et  les 
troncs  desséchés  qui  jonchaient  le  sol,  rendant  la  marche 
très  pénible. 

Tout  à  coup,  le  capitaine  jeta  un  cri. 

Valentin  et  Loriot,  qui  marchaient  un  peu  en  arrière 
avancèrent  rapidement,  mais  ils  cherchèrent  en  vain  de 
tous  côtés,  Vernier  avait  disparu. 

Soudain  Loriot  saisit  Valentin  par  le  bras  et  le  rejeta 
violemment  en  arrière. 

Devant  eux,  une  large  excavation  s'ouvrait,  visible  seu- 
lement par  l'ombre  profonde  qui  l'emplissait  et  qui  tran- 
chait en  noir  sur  le  sol  eiilénébré. 

Le    Parisien   se    coucha    à  plai   ventre    et,    se    pen- 


110  AU    KLOXDYKE 


chant  au-dessus  du  gouffre,  il  appela  d'une  voix  angoissée  : 

—  Capitaine!...  Capitaine!... 
Mais  l'écho  seul  lui  répondit. 

—  Oh  !  rugit  il,  en  proie  à  une  profonde  douleur,  mon 
pauvre  capitaine  est  mort  !... 

Yalentin  ne  prononçait  pas  une  parole.  Pâle,  les  traits 
convulsés,  il  fixait  un  regard  terrifié  sur  le  gouffre. 

Alors,  au  milieu  du  silence  funèbre  qui  emplissait  la 
forêt,  une  voix  appela  : 

—  A  moi  !... 

—  Il  vit!  s'écria  le  Parisien  avec  un  bond  de  joie... 
Oh  !  je  le  sauverai  ! 

A  quelques  pas  s'élevaient  un  bouquet  de  maigres  sa- 
pins, dont  Loriot  coupa  plusieurs  branches,  qu'il  enflamma 
au  moyen  d'allumettes,  avec  une  patience  inouïe,  car  la 
résine  contenue  dans  le  bois  était  littéralement  gelée. 

Yalentin,  une  torche  dans  chaque  main,  se  pencha  sur 
le  gouffre,  tandis  que  le  matelot,  armé  d'un  brandon,  en 
explorait  le  bord,  espérant  découvrir  un  endroit  prati- 
cable. 

Cette  recherche  ne  fut  pas  vaine,  car  il  aperçut  bientôt 
une  pente  assez  raide,  mais  suffisamment  accidentée 
pour  qu'il  pût  s'}^  risquer  sans  craindre  de  glisser.  Il  s'y 
engagea  donc  sans  hésitation,  éclairé  seulement  par  la 
torche  qu'il  portait,  car  celles  de  Yalentin  n'étaient  pas 
suffisantes  pour  projeter  leur  lumière  de  haut  en  bas. 

Le  Parisien  descendit  ainsi  une  dizaine  de  mètre?, 
sans  apercevoir  autre  chose  que  des  arbustes  croissant 
entre  les  rocs.  Alors,  il  s'arrêta  et  appela  ! 

—  Capitaine  !... 


UN    SAUVETAGE   ÉMOUVANT  lH 

Mais  aucune  voix  ne  répondit  à  la  sienne. 
Il  appela  encore  par  deux  fois  : 

—  Capitaine!...  Capitaine!... 

Rien,  toujours  rien  que  l'écho  de  ses  propres  paroles. 
Mais,  soudain,  une  clarté  plus  vive  jaillit  autour  de  lui. 
Valentin  était  à  son  côté. 

—  Remonte,  lui  dit  le  matelot  ;  tu  n'as  pas  le  pied  assez 
marin  pour  descendre  plus  avant. 

Valentin,  pour  toute  réponse,  secoua  négativement  la 
tête  et  continua  sa  descente,  bientôt  rejoint  par  Loriot, 
qui  tremblait  de  lui  voir  faire  le  moindre  faux  pas 

Ils  avaient  atteint  une  profondeur  de  vingt  mètres,  sans 
avoir  aperçu  le  capitaine.  D'un  commun  accord  ils  s'arrê- 
tèrent. 

La  pente  qu'il  avaient  suivie  jusque  là  finissait  brusque- 
ment et  devant  eux  s'étendait  une  nappe  d'eau  sur  la- 
quelle la  lueur  des  torches  projetait  des  reflets  argentés. 

A  cette  vue,  un  en  d'horreur  jaillit  de  la  gorge  des  deux 
hommes. 

—  Il  n'y  a  plus  d'espoir  !  gémit  douloureusement  Va- 
lentin. 

—  Oh  !  fit  Loriot  d'une  voix  sourde. 

Et  déposant  sa  torche  à  terre,  il  plongea  résolument, 
éclaboussant  Valentin  d'un  rejaillissement  d'eau  qui  re- 
tomba avec  un  bruit  lugubre. 

A  peine  revenu  à  la  surface,  le  matelot  nagea  vigoureu- 
sement, de  manière  à  traverser  la  nappe  d'eau  dans  toute 
sa  largeur,  qui  était  de  dix  mètres  environ. 

—  Loriot!  cria  Valentin,  Loriot,  oîi  vas-tu? 

Mais  au  lieu  de  répondre,  le  matelot  nageait  toujours, 


112  AU   KLONDYKE 


mais  avec  beaucoup  de  peine,  car,  outre  qu'il  était  gêné 
par  ses  vêtements,  il  lui  était  très  difficile  de  se  mainteniï 
à  la  surface  de  cette  eau  paisible. 

En  mer,  aidé  que  l'on  est  par  le  mouvement  des  vagues, 
un  bon  nageur  peut  se  maintenir  à  fleur  d'eau  pendant 
plusieurs  heures,  mais  au  fond  d'un  gouffre,  c'est  toute 
autre  chose  ;  aussi  le  matelot  fatiguait-il  beaucoup. 

Valentin  le  suivait  d'un  regard  anxieux,  redoutant  que 
son  ami  ne  fût  pris  dans  un  tourbillon,  et  se  demandent 
toujours  quel  motif  lavait  poussé  à  cet  acte  de  témérité 
vraiment  incompréhensible. 

Mais  Loriot  le  savait,  lui.  S'il  ne  répondait  pas  aux 
questions  de  Valentin,  c'est  qu'il  jugeait  inutile  de  se  fa- 
tiguer à  parler,  ayant  déjà  une  peine  inouïe  à  se  maintenir 
la  tête  hors  de  l'eau 

S'il  avait  plongé  si  rapidement,  c'est  qu'il  avait  aperçu, 
de  l'autre  côté  de  la  nappe  d'eau,  une  masse  sombre  res- 
semblant fort  à  un  corps. 

A  mesure  qu'il  avançait,  le  masse,  qu'il  voyait  de  plus 
en  plus  distinctement,  ne  lui  laissait  aucun  doute  sur  sa 
nature.  C'était  bien  le  capitaine;  mais  vivait-il  encore?... 
Cette  interrogation  redoublait  l'énergie  du  matelot  et  dé- 
cuplait ses  forces. 

Il  atteignit  enfin  le  point  vers  lequel  il  se  dirigeait  si 
péniblement.  Il  vit  alors  son  capitaine  immergé  jusqu'à 
la  poitrine,  la  tête  renversée  en  arrière  et  une  main  cris- 
pée à  la  pointe  d'un  roc. 

Loriot  se  cramponna  d'une  main  à  une  saillie  de  la  pa- 
roi rocheuse  et,  de  l'autre,  saisit  'Vernier  par  un  bras 
—  Loriot  !  cria  alors  Valentin,  que  fais-tu  ? 


UN  SAUVETAGE  ÉMOUVANT  113 

—  Reste  là-bas,  répondit  le  Parisien,  je  vais  aller  te 
rejoindre. 

—  Mais  qu'y  a-t-il  donc  ? 

—  Je  viens  de  repêcher  le  capitaine. 

Le  matelot  achevait  à  peine,  que  Valentin  déposait  ses 
deux  torches  sur  le  sol  et  piquait  une  tête  dans  l'eau. 
Loriot  ne  put  retenir  un  cri  d'effroi. 

—  Tu  vas  te  noyer  !  cria-t-il  à  son  ami. 

Ce  fut  au  tour  de  Valentin  à  ne  pas  répondre.  Il  sentait 
maintenant  tout  le  danger  de  sa  situation  et  réservait  ses 
forces,  nageant  lentement,  mais  méthodiquement  et  avec 
une  vigueur  dont  on  ne  l'eût  pas  cru  capable. 

Le  matelot,  soutenant  toujours  le  corps  inanimé  de 
Vernier,  ne  perdait  pas  de  vue  son  ami,  que  la  lueur  des 
torches  éclairait  faiblement.  La  gorge  serrée  par  une  mor- 
telle appréhension,  il  comptait  mentalement  ses  brasses, 
respirant  plus  librement  à  mesure  que  diminuait  la  dis- 
tance qui  les  séparait. 

Valentin  put  enfin  s'accrocher  à  son  tour  à  une  saillie 
du  roc. 

—  Peux-tu  soutenir  le  capitaine  à  ma  place  ?  lui  de- 
manda alors  le  matelot. 

—  Parfaitement^  répondit  Valentin  en  saisissant  Vernier 
par  le  bras. 

—  ïiens-toi  bien  et  ne  bouge  pas,  reprit  Loriot,  qui  se 
mit  alors  à  explorer  la  paroi  qui  baignait  l'eau. 

A  deux  mètres  à  peine  de  l'endroit  où  il  avait  laissé  son 
ami,  il  découvrit  une  sorte  de  plate-forme  étroite,  mais 
suffisante  pour  que  l'on  put  s'y  réfugier. 

t 


114  AU   KLONDYKE 


Tout  heureux  de  sa  découverte,  il  alla  rejoindre  Yalen- 
tin,  et  tous  deux,  s'aidant  des  aspérités  et  soutenant  Yer- 
nier,  se  dirigèrent  vers  la  plate-forme,  où  le  corps  du 
capitaine  fut  étendu. 

Le  Parisien  s'empressa  de  déboutonner  la  tunique  de 
son  chef. 

—  Il  vit!  cria-t-il  joyeusement...  Il  n'est  qu'évanoui  ■ 
Alors  commença  une  série  de  frictions  énergiques  dont 

le  résultat  ne  se  fit  pas  longtemps  attendre. 

En  rouvrant  les  yeux^  le  capitaine  promena  autour  de 
lui  un  regard  interrogateur. 

—  Vous  vous  demandez  où  vous  êtes,  n'est-ce  pas  ?  lui 
dit  Loriot. 

—  En  effet...  Je  ne  me  souviens  de  rien. 

—  Nous  étions  en  chasse  dans  la  forêt,  quand  vous 
êtes  tombé  dans  une  gouffre...  Vous  souvenez-vous,  main- 
tenant ? 

—  Oui,  oui,  je  me  souviens...  En  tombant,  le  poids 
de  ma  chute,  venant  de  haut,  m'a  entraîné  au  fond 
de  cette  eau  et  j'ai  eu  beaucoup  de  peine  à  remonter  à 
la  surface;  alors,  suffoqué,  presque  asphyxié,  j'ai  senti 
que  je  perdais  connaissance...  Mais  comment  m'as-tu 
repêché  ? 

—  Ça  n'a  pas  été  bien  difficile  :  vous  étiez  cramponné 
à  un  roc. 

—  Cela  ne  m'étonne  nullement.  Lorsqu'on  se  noie,  la 
main  se  crispe  sur  tout  ce  qu'elle  trouve. 

Loriot  expliqua  alors  au  capitaine  comment  lui  et 
Valentin  étaient  parvenus  au  fond  de  ce  gouffre  qui 
avait  failli  lui  être  si  fatal. 


UN  SAUVETAGE  ÉMOUVANT  115 

—  Il  s'agit  maintenant  de  remonter^  dit  Valenlin, 
Aidé  de   ses  sauveurs,    Vernier  se  mit   sur   ses   pieds 

et  examina  les  parois  du  gouffre,  sur  lesquelles  la 
clarté  rougeàtre  des  torches  projetait  des  lueurs  fantas- 
tiques. 

—  Je  ne  vois  pas  d'autre  chemin  que  celui  par  lequel 
vous  êtes  descendus,  dit-il  enfin, 

—  Hum  !  fit  le  matelot  en  fronçant  les  sourcils. 

—  Ne  pouvons-nous  donc  remonter  par  la  même 
route?  interrogea  le  capitaine,  qui  avait  remarqué  la 
nuance  de  mécontentement  empreinte  sur  le  visage  du 
Parisien. 

—  Remonter,  ce  ne  serait  pas  difficile,  répondit  ce  der- 
nier. 

—  Eh  bien?... 

—  Seulement,  pour  remonter,  il  faut  d'abord  traverser 
cette  nappe  d'eau. 

—  Qui  nous  en  empêche? 

—  On  voit  bien  que  vous  l'avez  traversée  verticalement. 

—  Que  veux-tu  dire  ? 

—  Qu'il  est  extrêmement  dangereux  de  nager  là-dedans. 

—  Pourtant,  vous  y  avez  réussi,  Valentin  et  loi. 

—  C'est  vrai,  aussi  nest-ce  pas  pour  nous  que  je  m'in- 
quiète. 

—  Nous  ne  pouvons  cependant  pas  rester  ici. 

—  11  y  a  bien  un  moyen. 

—  Lequel  ? 

—  J'ai  la  certitude  que  vous  êtes  trop  faible  pour  tra- 
verser à  la  nage. 

—  C'est  entendu.  Après. 


116  AU   KLONDYKE 


—  Vous  poiirriez  vous  raidir,  c  est-à-dire  faire  la  plan- 
che et  vous  laisser  pousser  par  moi. 

—  Je  vais  d'abord  essayer  de  passer  à  la  nage.  Si  mes 
forces  me  trahissent,  il  sera  temps  d'avoir  recours  à  ton 
moyen. 

—  Vous  le  voulez 

—  Oui,  mon  ami. 

—  Allons  donc,  et  à  la  grâce  de  Dieu  !...  Vous  êtes  prêts? 
ajouta-t-il  en  regardant  alternativement  Vernier  et  Va- 
lentin. 

—  Oui,  dirent  ces  derniers. 

—  Alors,  allons-y  ! 
Et  il  plongea. 

Ses  compagnons  le  suivirent  de  si  près  que  les  trois 
corps,  en  tombant  dans  l'eau,  ne  firent  presque  qu'un 
seul  bruit. 

Valentin  et  Loriot  nageaient  aux  côtés  du  capitaine, 
épiant  ses  moindres  mouvements.  Ce  dernier  faisait  des 
efforts  surhumains  pour  ne  pas  obliger  ses  sauveurs  à 
venir  à  son  secours.  Mais  il  dut  bientôt  reconnaître  qu'il 
avait  trop  présumé  de  ses  forces.  Il  battit  leau  de  ses 
mains  et  disparut,  après  avoir  franchi  à  peine  la  moitié  d2 
la  distance. 

Le  Parisien  se  précipita  vers  lui  et  le  ramena  à  la  sur- 
face. 

—  Faites  la  planche  !  lui  cria-t-il. 

Le  capitaine  réunit  ce  qui  lui  restait  de  forces  et  se  rai- 
dit, contractant  tous  ses  muscles,  et  il  avança  lentement 
poussé  par  ses  deux  compagnons. 

A  force  d'énergie  ils  atteignirent  enfin  la  pente  où  brù- 


UN  SAUVETAGE  ÉMOUVANT  117 

laient  toujours  les  torches.  Une  fois  hors  de  l'eau,  ils 
s'assirent  et  se  reposèrent  quelques  minutes  avant  de 
commencer  leur  périlleuse  ascension. 

Une  demi-heure  plus  tard,  tous  trois  se  retrouvaient 
dans  la  forêt. 

—  Ah  !  mes  amis,  dit  alors  le  capitaine  en  tendant  les 
imains  à  ses  sauveurs,  vous  m'avez  sauvé  la  vie  au  péril 
de  la  vôtre,  je  ne  l'oublierai  pas  ! 

—  Bah  !  fit  l'insouciant  Parisien,  ça  ne  vaut  vraiment 
pas  la  peine  d'en  parler. 

—  Tu  trouves  ? 

—  Certainement.  Qu'est  ce  qu'un  bain,  pour  un  matelot? 

—  Il  y  a  bain  et  bain.  D'ailleurs,  si  tu  es  matelot,  Va- 
lentin  ne  l'est  pas. 

—  Lui,  c'est  autre  chose,  et  je  reconnais  qu'il  a  été  hé- 
roïque ! 

—  Loriot,  fit  Valentin,  je  le  défends  de  te  moquer  de 
moi  ! 

—  Mais  je  parle  très  sérieusement,  je  t'assure. 

—  Tu  ferais  mieux  d'avancer  plus  vite,  car  je  crois  que 
nous  allons  geler. 

De  fait,  la  bise  glaciale  qui  soufflait  sur  leurs  vêtements 
mouillés  n'était  rien  moins  qu'agréable.  Ils  activèrent 
donc  leur  marche  et,  en  moins  d'une  heure,  atteignirent 
le  camp,  où  leur  absence  prolongée  commençait  à  causer 
quelque  inquiétude. 

Dès  que  l'on  sut  ce  qui  s'était  passé,  plusieurs  matelots 
s'empressèrent  de  se  dépouiller  dune  partie  de  leurs  vê- 
tements, afin  que  ceux  du  capitaine  et  de  ses  compagnons 
pussent  sécher  devant  le  brasier. 


118  AU    KLONDYKE 


—  Il  nie  semble  qu'il  nous  manque  du  monde,  fit  tout 
à  coup  observer  Vernier. 

—  Il  en  manque  une  dizaine,  répondit  le  comte. 

—  Où  sont-ils  donc? 

—  Dans  les  bois.  Tu  n'as  pas  voulu  les  enmener  avec 
toi,  ils  sont  allés  chasser  de  leur  côté. 

—  C'est  de  la  désobéissance  ;  je  n'aime  pas  cela.  Tu  au- 
rais dû  les  retenir. 

—  Tu  sais  bien  que  je  n'ai  pas  d'autorité  sur  eux. 

C'était  vrai.  Les  matelots  n  avaient  pas  tardé  à  com- 
prendre que  le  comte  n'éprouvait  pour  eux  aucune 
sjmipathie  et  qu'une  égoïste  ambition  était  la  seule 
passion  qui  le  dominât;  aussi  affectaient-ils  de  le  con- 
sidérer comme  un  étranger,  tout  en  restant  entière- 
ment dévoués  à  Vernier,  pour  lequel  ils  avaient  un  réel 
attachement.  Sur  un  signe  de  leur  capitaine,  ils  se 
fussent  jetés  dans  le  feu,  mais  ils  n'eussent  pas  fait  un 
geste  pour  tirer  son  ami  d'un  danger  sérieux.  Certains 
qu'ils  n'étaient  pour  ce  dernier  que  des  instruments, 
ils  agissaient  en  conséquence  avec  lui,  dédaignant  sa 
morgue  hautaine  et  ne  se  souciant  nullement  de  lui  être 
agréable. 

Vernier  savait  tout  cela,  aussi  ne  répondit-il  rien  à  la 
remarque  du  comte.  Quant  à  la  désobéissance  de  ses  ma- 
telots, il  était  tout  disposé  à  ne  pas  le  leur  reprocher, 
puisqu'elle  était  motivée  par  le  désir  bien  légitime  d'ap- 
provisionner la  troupe. 

Il  les  féhcita  même  en  les  voyant  revenir  portant  sur 
des  brancards  deux  magnifiques  rennes,  qu'il  fit  immé- 
diatement dépecer  et  rôtir,  après  quoi,  chacun    en  ayant 


UN  SAUVETAGE  ÉMOUVANT  Î19 

reçu  une  ration  suffisante,  le  reste  fut  mis  de  côté  comme 
provision  pour  achever  le  voyage. 

Le  lendemain  matin  les  aventuriers  se  remettaient  en 
route,  et  trois  jour*  après  ils  arrivaient  en  vue  du  Caï- 
man. 


ô^:^?o 


VII 


DANS   LES  GLACES 


N  mettant  le  pied  sur  le  Caïman,  Vernier  fut  frappé 
-^^  de  l'air  préoccupé  de  son  second.  A  une  question 


qu'il  lui  posa  à  ce  sujet,  le  lieutenant  répondit  en 
désignant  la  mer  qui,  bien  que  l'on  fût  dans  la  baie,  ba- 
lançait, sur  la  crête  de  ses  vagues,  de  petits  glaçons. 

A  cette  vue,  le  capitaine  ordonna  que  le  transport  de 
l'or  et  du  matériel  s'effectuât  en  toute  hâte. 

En  effet,  il  n'y  avait  pas  un  instant  à  perdre  si  l'on  vou- 
lait gagner  les  détroits  par  où,  en  avançant  prudemment, 
l'on  pouvait  atteindre  l'Atlantique.  Si  l'on  obtenait  ce  ré- 
sultat, on  était  sauvé.  En  admettant  que  la  navigation 
devint  impossible  dans  les  détroits,  l'on  pourrait  se  réfu- 
gier dans  quelques  baies,  et  le  chemin  que  l'on  aurait  par- 
couru serait  autant  de  gagné,  tandis  qu'en  s'attardant 
dans  la  baie  de  Mackenzie  on  se  trouverait  cerné  par  les 
glaces  et  forcé  d'y  rester  jusqu'à  la  fin  de  l'hiver,  c'est-à- 
dire  pendant  une  durée  de  plusieurs  mois.  Grâce  à  l'acti- 
vité de  Vernicr,  quelques  heures  suffirent  pour  l'embar- 
quement de  la  cargaison. 


122  AU    KLOXDYKE 


Le  dernier  canot  se  balançait  encore  au  pakn  qui  venait 
de  le  remonter,  que  le  Caïman  se  mettait  en  marche,  mû 
seulement  par  la  vapeur,  afin  qu'il  obéit  plus  facilement 
au  gouvernail. 

Le  Caïman  avait  été  construit  avec  tous  les  perfection- 
nement désirables.  Lorsque  le  vent  tombait  ou  qu'il  fallait 
traverser  des  passages  dangereux,  les  voiles  était  carguées 
et  la  vapeur  seule  était  employée.  Dans  ce  dernier 
cas  elle  servait  aussi  à  actionner  une  puissante  machine  à 
électricité. 

Comme  il  fallait  naviguer  dans  une  pénombre  conti- 
nuelle, le  capitaine  Vernier  fit  installer  sur  l'avant  de  son 
navire  un  appareil  électrique,  à  pivot,  qui  lui  permettait 
de  projeter  ses  rayons  sur  une  assez  grande  circonfé- 
rence. 

A  mesure  que  le  Caïman  avançait,  les  glaçons  deve- 
naient plus  nombreux,  ce  qui  ne  laissait  pas  que  d'inquié- 
ter fort  l'équipage  qui,  n'ayant  aucune  manœuvre  à  exé- 
cuter, se  tenait  sur  le  pont,  les  yeux  fixés  sur  le 
capitaine. 

Ce  dernier,  sa  lunette  à  la  main,  interrogeait  fréquem- 
ment la  mer  dans  le  rayon  lumineux  projeté  par  le  réflec- 
teur. De  temps  en  temps,  il  donnait  un  ordre  bref  au  timo- 
nier, et  une  légère  secousse  prouvait  que  le  navire  obliquait 
à  droite  ou  à  gauche. 

Tout  en  louvoyant,  Vernier  s'efforçait  d'atteindre  le  dé- 
troit de  Banks,  et  malgré  un  froid  terrible,  il  ne  quittait 
point  la  dunette. 

Vingt  heures  s'écoulèrent  ainsi.  Enfin  une  légère  clarté 
creva  le  crépuscule.  Un  soupir  de  soulagement  s'échappa 


DANS   LES   GLACES 


123 


de  toutes  les  poitrines  oppressées.  Mais  bientôt  un  cri  de 
terreur  monta  dans  les  airs  :  à  deux  cents  brasses  en  avant 
du  navire  se  dressait  une  agglomération  de  glaçons  formant 
une  barrière  infranchissable.  Vernier  fit  aussitôt  mettre  la 
barre  au  nord,  afin  d'éviter  une  rencontre  mortelle  avec  la. 
banquise  qui  lui  barrait  la  route. 

Il  fallut  bientôt  changer  de  direction,  caria  banquise 
avançait,  lentement,  mais  sans  interruption.  La  barre  iu 
alors  mise  sur  le  nord-ouest,  où  seuls,  des  glaçons  se 
montraient,  de  petite  dimension,  mais  plus  nombreux  que 
précédemment. 

Après  deux  heures  de  marche,  Vernier  prit  soudain  une 
résolution.  Avancer  dans  de  telles  conditions  devait  fatale- 
ment aboutir  à  une  catastrophe  ;  aussi  prit-il  le  parti  de 
courir  au  sud-ouest  afin  de  gagner  le  Pacifique  ;  là,  tout 
danger  aurait  disparu.  A  son  commandement,  le  timonier 
donna  un  vigoureux  coup  de  barre,  et  le  Caïman,  pivotant 
en  quelque  sorte  sur  lui-même,  s'élança  dans  une  nouvelle 
direction. 

La  lueur  qui  éclairait  la  mer  depuis  quelques  heures 
disparut  bientôt,  et  les  ténèbres  enveloppèrent  de  nou- 
veau l'infortuné  navire  perdu  dans  les  confins  du  monde, 
frêle  esquif  que  la  main  de  Dieu  semblait  pouvoir  seule 
protéger  contre  les  dangers  dont  il  était  entouré. 

Soudain,  Vernier  cria  d'une  voix  tonnante  : 

—  La  barre  au  nord  ! 

Cet  ordre  était  à  peine  exécuté  que  l'équipage  épouvanté 
apercevait  une  chaîne  de  montagnes  de  glace  sur  laqaeile, 
sans  la  présence  d'esprit  du  capitaine,  ie  navire  eût  don:ié 
en  plein. 


121  AU    KLONDYKE 


Le  Caïman  reprit  donc  la  route  déjà  parcourue.  Pâles  et 
anxieux,  les  matelots  semblaient  en  proie  à  un  sombre  dé- 
sespoir. Il  était  bien  évident  pour  eux  que  le  capitaine  ne 
songeait  qu'à  retarder  le  moment  fatal,  car  se  frayer  un 
chemin  à  travers  ces  écueils  flottants  était  chose  impos- 
sible. 

La  nuit  tout  entière  se  passa  dans  ces  cruelles  per- 
plexités. De  temps  en  temps  un  choc  léger,  suivi  d'un 
bruit  sourd,  se  faisait  sentir  :  c'était  un  glaçon  qui  heur- 
tait le  flanc  du  navire,  et  chacun  de  ces  chocs  accentuait 
la  pâleur  des  malheureux  matelots  qui,  chaque  fois  s'atten- 
daient à  voirie  vaisseau  couler  à  fond. 

Lorsque,  le  lendemain,  la  même  lueur  qui  avait  éclairé 
les  ténèbres  le  jour  précédent  reparut,  Vernier,  malgré 
tout'  son  courage,  ne  put  s'empêcher  de  pâlir  affreuse- 
ment. Une  immense  plaine  de  glace  s'avançait  à  tribord, 
venant  du  nord-est. 

A  cette  vue,  l'équipage  tout  entier  poussa  un  cri  de  ter- 
reur, et  la  consternation  fut  à  son  comble. 

—  Camarades,  à  genoux  !  cria  le  vieux  timonier  qui, 
lors  de  la  tempête,  avait  déjà  contraint  ses  compagnons  à 
implorer  la  protection  de  sainte  Anne. 

A  cette  exhortation,  qui  ressemblait  à  un  commande- 
ment, tant  la  voix  du  timonier  était  solennelle,  les  mate- 
lots ôtèrent  leur  béret  et  fléchirent  le  genou. 

Alors,  la  voix  grave  du  vieux  marin  se  fit  entendre  en 
une  de  ces  prières  non  prévues  par  la  liturgie  ;  mais  dont 
la  naïveté  indique  une  foi  profonde.  Et  tandis  qu'il  priait, 
ses  compagnons,  le  front  courbé,  s'associaient  à  lui,  par 
le  cœur,  dans  cette  invocation  suprême  à  la  mère  de  Marie 


Alurs  la  voix  "rave  du  vieux  marin  se  fit  entendre...  (page  124). 


DANS    LES    GLACES  12J 


dont  le  culte  brille  d'un  si  vif  éclat  sur  la  terre  bretonne. 

La  prière  terminée,  tous  se  relevèrent  et  jetèrent  il 
regard  scrutateur  autour  du  navire. 

A  l'arrière,  la  plaine  de  glace  suivait,  à  quelques  cen- 
taines de  mètres  de  distance  ;  à  droite  et  à  gauche,  sépa- 
rées du  navire  par  un  nombre  infini  de  glaçons,  se  dres- 
saient, menaçantes,  deux  chaînes  de  montagnes  de  glace  ; 
en  avant,  des  glaçons  en  nombre  incalculable,  à  travers 
lesquels  le  Caïman  avançait  lentement. 

Comme  la  veille,  la  lueur  blafarde  qui  était  venue 
éclairer  les  ténèbres  disparut  au  bout  de  quelques  heures, 
et  la  projection  électrique  illumina  seule  Tobscurité  qui 
environnait  le  navire  comme  un  sombre  linceul. 

Brisé  de  fatigue,  le  caiDitaine  Yernier  laissa  le  comman- 
dement à  son  second  et  descendit  dans  sa  cabine,  afin  de 
prendre  quelques  heures  de  repos. 

Rassurés  par  le  départ  de  leur  chef,  les  matelots  se  ren- 
dirent dans  Fentreport  pour  se  livrer,  eux  aussi,  au  som- 
meil. Seuls,  quatre  hommes  restèrent  sur  le  pont,  pour  le 
cas  où  leur  présence  serait  utile  au  lieutenant. 

La  marche  lente  du  navire  à  travers  les  glaçons  conti- 
nua sans  incident.  C'étaient  toujours  les  mêmes  chocs 
suivis  des  mêmes  bruits  sourds. 

Conscient  de  la  responsabilité  qui  lui  incombait,  le  lieu- 
tenant ne  cessait  d'explorer  les  alentours  du  Caïman. 
Une  crainte  l'obsédait  :  à  quelle  distance  se  trouvaient 
maintenant  la  plaine  et  les  montagnes  de  glace?  La  pro- 
jection électrique,  bien  que  puissante,  ne  pouvait  aller 
iusqu'à  elles  :  aussi  le  pauvre  second  tremblait-il  de  les 
voir  apparaître  soudain  dans  le  périmètre  lumineux. 


128  AU   KLONDYKÈ 


Après  quelques  heures  d'un  repos  dont  il  avait  le  plus 
grand  besoin,  Vernier  reprit  sa  place  sur  la  dunette,  et 
bientôt  l'équipage  se  trouva  réuni  sur  le  pont. 

La  veille,  Ton  n'avait  pris  aucune  nourriture,  tant  était 
grande  lappréhension  qui  étreignait  les  cœurs.  A  peine 
sur  la  dunette,  le  capitaine  ordonna  que  l'on  distribuât  du 
café  noir  fortement  additionné  de  rhum,  afin  de  stimuler 
un  peu  ses  matelots.  Lui-môme  en  but  une  large  rasade. 

La  distribution  s'achevait,  quand  l'obscurité  prit  une 
teinte  livide  annonçant  le  retour  de  cette  lueur  qui,  dans 
les  régions  arctiques,  tient  lieu  de  jour  pendant  Ihiver  et 
ne  dure  que  trois  à  quatre  heures. 

Les  montagnes  de  glace  flanquaient  toujours  le  Caïman 
et  la  plaine  de  glace  suivait  encore. 

Soudain,  Vernier  courut  à  la  proue,  s'avança  jusque  sur 
le  beaupré  et  regarda  fixement  devant  lui. 

Après  quelques  minutes  d'un  examen  attentif,  il  se  re- 
tourna, et  les  matelots  purent  voir  son  visage  irradié  par 
une  joie  sans  borne. 

—  Camarades  !  cria-t-il  d'une  voix  vibrante,  nous 
sommes  sauvés  !...  je  vois  une  terre  à  l'avant  ! 

Des  hurlements  frénétiques  saluèrent  cette  déclaration, 
et  les  matelots  bondirent  dans  les  agrès,  afin  d'apercevoir 
cette  terre  promise. 

Les  cris  d'fenlhousiasme  ne  tardèrent  point  à  retentir  de 
nouveau  à  la  vue  d'une  île  qui,  pour  être  de  petite  dimen- 
sion, n'en  était  pas  moins  le  salut. 

Vue  de  la  mer,  cette  terre  semblait  avoir  cinq  à  six  cents 
mètres  de  long  ;  quant  à  sa  largeur,  il  était  impossible  de 
l'évaluer,  même  approximativement,  car,  après  une  sur- 


DANS   LES   GLACES  129 


face  plane  d'une  centaine  de  mètres,  elle  offrait  le  spec- 
tacle d'un  amphitéàtre  d'environ  deux  cents  pieds,  com- 
plètement recouvert  de  neige. 

L'île  était  encore  à  deux  bons  kilomètres  de  distance,  et 
Vernier,  le  premier  moment  de  joie  passé,  avait  été  re-; 
pris  par  ses  craintes.  En  effet,  la  plaine  de  glace  suivait  tou- 
jours le  Caïman,  or,  qu'adviendrait-il  si  l'on  ne  trouvait 
aucune  baie  pour  s'y  réfugier  ? 

Hélas  !  ce  n'était  que  trop  facile  à  prévoir  :  le  navire  se- 
rait broyé  entre  la  côte  et  la  glace.  Dans  ce  cas,  en  admet- 
tant que  Ton  pût  échapper  à  la  mort,  comment  subsiste- 
rait-on sur  cette  terre  couverte  de  neige  et  où  l'on  n'aper- 
cevait aucune  trace  de  végétation  ? 

Il  se  livrait  à  ces  sombres  réflexions,  quand  le  lieute- 
nant s'approcha  de  lui. 

—  Capitaine,  dit-il  vivement,  je  viens  d'apercevoir  de- 
vant nous  une  échancrure  qui  pourrait  fort  bien  être  une 
baie  ;  voulez-vous  que  j'aille  à  la  découverte?  car  si  je  ne 
me  trompe  pas,  il  faudra  sonder  cet  endroit. 

Vernier  jeta  autour  du  Caïman  un  regard  rapide  :  la 
plaine  de  glace  était  à  un  kilomètre  en  arrière,  et  l'île  à 
t]-ois  cents  mètres  en  avant. 

—  Allez,  dit-il  au  lieutenant  ;  le  navire  suivra  en  avançant 
inscnsi])lcment,  de  manière  à  ne  pas  se  briser  sur  des 
écueils  qui  pourraient  se  trouver  à  fleur  deau. 

Le  second  fitmeltre  un  canot  à  la  mer  et  y  descendit 
avec  six  hommes  armés  de  gaffes,  car  il  était  impossiI)Ie 
d'employer  les  avirons  au  milieu  des  glaçons. 

Le  lieutenant.  In  sonde  à  la  main,  se  tenait  à  l'avanf. 
Chose  étrange  :  bien  que  l'ile  ne  fût  qu'à  peu  de  distance. 


130  AU   IILONDYKE 


trente  mètres  de  cord(;  ne  suffisaient  pas  à  toucher  le 
fond. 

Le  canot  poussa  jusqu'à  l'écliancrure  de  terre,  et  ceux 
qui  le  montaient  ne  furent  pas  peu  surpris  et  charmés  en 
constatant  l'entrée  d'une  baie  vaste  et  bien  abritée,  offrant 
un  refuge  sûr. 

En  quelques  coups  de  sonde,  le  lieutenant  reconnut  que 
le  Caïman  pouvait  hardiment  y  pénétrer. 

Des  signaux  furent  faits  aussitôt,  et  un  quart  d'heure 
plus  tard,  le  navire  entrait  dans  la  baie  libre  de  glace.  Au 
moment  où  la  lueur  crépusculaire  qui  tenait  lieu  de  jour 
s'éteignait,  la  plaine  de  glace  qui  avait  suivi  le  Caïman 
venait  bloquer  la  passe,  fermant  ainsi  la  seule  issue  par  où 
l'on  pût  ressortir. 

Lorsqu'on  eut  jeté  l'ancre,  le  capitaine  ordonna  que 
l'on  reprît  les  coutumes  en  usage  à  bord.  En  consé- 
quence, le  repas  fut  préparé  et  les  matelots,  heureux 
d'avoir  enfin  échappé  à  tant  de  périls,  y  firent  un  hon- 
neur que  l'on  comprendra  aisément.  Les  estomacs,  con- 
tractés par  une  mortelle  appréhension,  se  dilatèrent  et 
recommencèrent  leur  office,  et  quand  chacun  eut  large- 
ment réparé  ses  forces,  des  chants  joyeux  retentirent  dans 
l'entrepont,  où  les  marins  allaient  et  venaient,  rassurés 
sur  le  présent,  confiiants  en  l'avenir. 

Attable  dans  sa  cabine,  avec  son  second  et  le  comte  de 
^availles,  Vernier  souriait  tristement  au  bruit  de  cette 
franche  gaieté. 

—  Pauvres  gens  !  dit-il  enfin,  laissons-les  dans  leur 
ignorance. 

—  Que  veux-tu  dire  ?  interrogea  vivement  le  comte. 


Monsieur  le  comle,  il  est  fart  probable  que  pas  un  de  nous  ne  reverra  la  Icrrc 
de  France...  (page  133). 


DAXS  LES   GLACES  133 


—  Demande  cela  à  monsieur,  répondit  le  capitaine  en 
désignant  le  second,  dont  le  visage  avait  un  air  sombre 
peu  en  harmonie  avec  la  bruyante  gaieté  de  l'équipage. 

—  Monsieur  le  comte,  dit  froidement  le  lieutenant^  il 
est  fort  probable  que  pas  un  de  nous  ne  reverra  la  terre 
de  France.  Excusez  ce  que  mes  paroles  peuvent  avoir 
de  peu  agréable,  mais  jNI.  Yernier  m'ayant  chargé  de  ré- 
pondre pour  lui,  je  l'ai  fait  sans  détour. 

—  Ainsi,  dit  le  comte  en  pâlissant  visiblement,  nous 
sommes  perdus  ? 

—  Mon  Dieu  !  oui...  du  moins,  à  peu  près,  répondit  le 
capitaine  Vernier. 

—  C'est  étrange  comme  tu  semblés  prendre  ton  parti  de 

cette  perspective. 

—  Que  veux-tu  donc  que  je  fasse  ?...  Que  je  me  la- 
mente ?...  Eh  !  mon  cher_,  un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus 
tard,  ne  devons-nous  pas  mourir  ? 

—  C'est  possible,  et  même  certain,  pourtant  je  n'en- 
visage point  cette  échéance  avec  autant  de  philosophie 
que  toi. 

—  Et  tu  as  tort  :  lorsqu'on  a  commis  une  folie,  on  doit 
en  accepter  avec  résignation  toutes  les  conséquences, 
quelles  qu'elles  soient. 

—  Selon  toi,  de  quelle  folie  sommes-nous  coupables? 

—  Toi,  de  n'avoir  pas  été  assez  sage  pour  te  contenter 
de  ce  qui  eût  fait  le  bonheur  de  tout  autre  ;  moi,  d'avoir 
été  assez  faible  pour  l'accompagner  dans  ce  second 
voyage. 

Le  comte  ne  répondit  rien,  mais  il  était  lûen  évident 
que  les  paroles  de  son  ami  avaient  fait  sur  lui  une  vive 


134  AU  KLONDYKE 


impression,  car  il  avait  baissé  les  veux  et  semblait  fort 
embarrassé.  En  efïet,  n'était-ce  pas  son  fatal  entêtement 
qui  avait  conduit  le  Caïman  où  il  se  trouvait  ?  Oh  !  cette 
soif  des  richesses,  combien  en  ce  moment  il  la  maudis- 
sait !...  Au  lieu  d'être  à  Paris,  dans  son  hôtel  luxueux  et 
confortable,  ou  dans  son  château  bourguignon,  il  se  trou- 
vait dans  les  régions  polaires,  cerné  de  toutes  parts  par 
une  ceinture  de  glace,  dans  une  nuit  profonde 

—  Voyons,  dit-il  au  bout  d'un  instant,  explique-moi 
exactement  ce  que  nous  avons  à  craindre  et  à  espérer. 

—  Soit,  dit  tranquillement  Vernier,  je  vais  d'abord  ré- 
pondre à  ta  première  question,  car  il  faut  procéder  par 
ordre,  afin  qu'il  n  y  ait  point  de  malentendu. 

—  Que  de  préliminaires  !  s'écria  le  comte  avec  une 
nuance  d'impatience.  Ariive  au  tait,  je  t'en  prie  ! 

—  Du  calme,  mon  ami,  du  calme,  reprit  le  capitaine 
sans  s'émouvoir. 

—  Ne  vois-tu  pas  que  je  suis  sur  des  charbons  ardents? 

—  Cet  euphémisme  est  au  moins  exagéré,  dit  en  rian 
Vernier,  car  il  est  en  complet  désaccord  avec  la  tempéri>- 
ture  au  milieu  de  laquelle  nous  grelottons. 

—  Veux-tu,  oui  ou  non,  répondre  aux  cj[uestions  que  je 
t'ai  posées  ?  fit  nerveusement  le  comte. 

—  Ecoute-moi  donc,  et  tu  vas  être  renseigné. 

—  Parle_,  dit  le  comte  en  se  renversant  sur  sa  chaise. 

—  La  nuit  brumeuse  dans  laquelle  nous  vivons  ne  me 
permet  pas  de  relever  le  point  et, par  conséquent,  de  savoir 
e.vactement  où  nous  sommes,  mais  en  tenant  compte  de 
la  direction  suivie  et  de  la  marche  du  Caïman,  je  ne  crois 
pas  me  tromper  en  disant  que  nous  nous  trouvons  à  cin- 


DANS    LES   GLACES  135 


quante  ou  soixante  lieues  au  nord-ouest  des  Esquimaux. 
Le  second  fit  de  la  tête  un  signe  approbatif. 
Vcrnier  reprit  : 

—  Les  glaces  qui  nous  emprisonnent  ne  fondront  pas 
avant  la  fin  de  riiivcr  ;  or,  étant  donné  la  latitude,  c'es 
au  moins  six  mois  à  attendre  ici. 

—  Ensuite?...  fit  M.  de  Na vailles. 

—  Pardon,  ce  mot  a  trait  à  la  deuxième  de  tes  questions. 
Tu  m'as  demandé  ce  que  nous  avions  à  craindre,  il  faut 
d'abord  liquider  ce  point...  Je  t'ai  dit  que  nous  ne  verrons 
les  glaces  se  désagréger  que  dans  six  mois,  un  peu  plus,  un 
peu  moins,  mais  à  quelques  jours  près.  Or,  nous  n'avons 
guère  que  pour  trois  mois  de  vivres  et  pour  deux  mois  de 
combustible. 

—  Le  combustible,  c'est  du  superflu,  puisque  la  machine 
ne  fonctionnera  pas. 

—  Tu  crois  cela  ? 

—  Dame  !  à  moins  que  nous  ne  levions  l'ancre...  et  en- 
core, avec  du  vent  nous  pourrions  marcher  à  la  voile. 

—  Et  avec  quoi  nous  chaufferons-nous  ? 

—  Je  n'y  songeais  pas. 

—  Heureusement,  j'y  ai  songé  pour  toi. 

—  Mais  lorsque  nous  n'aurons  plus  de  charbon,  com- 
ment nous  procurerons-nous  du  feu  ? 

Le  capitaine  regarda  son  second,  et  un  sourire  funèbre 
passa  sur  leurs  lèvres. 

Ce  sourire,  le  comte  le  surprit  et  il  en  eut  froid  au  cœur. 

—  Je  t'ai  demandé  où  tu  te  procurerais  du  chauffage 
lorsque  la  provision  de  charbon  serait  épuisée,  dit-il 
brièvement ,  réponds-moi  donc. 


136  AU    KLOXDYKE 


—  Monsieur  le  comte,  dit  le  second  d'un  air  sombre, 
quand  le  charbon  sera  épuisé,  nous  brûlerons  le  Caïman. 

—  Mais  alors,  nous  sommes  condamnés  à  demeurer  ici! 
s'écria  le  jeune  homme  avec  terreur. 

—  A  moins,  dit  Vernier,  que  nous  puissions  tenir  jus- 
qu'après le  dégel  ;  dans  ce  cas,  nous  aurions  la  chance 
d'être  aperçus  d'un  des  rares  navires  qui  passent  dans  ces 
parages...  Ceci  est  ma  réponse  à  ta  seconde  question,  c'est- 
à-dire  ce  que  nous  pouvons  espérer. 

—  Mais  si  le  dégel  arrivait  plus  tôt  que  tu  ne  le  sup- 
poses?... 

—  Ce  n'est  pas  probable. 

—  Cependant,  insista  le  comte,  si  cela  arrivait,  nous 
serions  sauvés. 

—  Oui,  si,  d'ici  là,  la  glace  n'a  pas  endommagé  la  coque 
du  Caïman. 

—  La  glace,  dis-tu?...  mais  il  n'y  en  a  pas  trace  dans 
cette  petite  baie  que  nous  avons  si  heureusement  ren- 
contrée. 

—  S'il  n'y  a  pas  de  glace  en  ce  moment  dans  la  baie  où 
nous  sommes,  c'est  qu'elle  est  abritée  de  trois  côtés  par 
des  rochers  assez  élevés.  Attends  seulement  un  jour  ou 
deux,  et  tu  verras.  Peut-être  même  serons-nous  forcés 
d'abandonner  le  navire  et  de  nous  réfugier  à  terre,  car  la 
compression  de  la  glace  pourra  l'éventrer. 

—  Parles-tu  sérieusement?  fit  le  comte,  très  inquiet. 

—  On  ne  peut  plus  sérieusement  ;  et  la  preuve,  c'est 
que,  dès  demain,  je  ferai  commencer  la  construction  d'une 
baraque  destinée  à  nous  recevoir  tous...  Surtout,  ajouta 
'Vernier,  pas  un  mot  à  l'équipage  relativement  au  côté  dé- 


DANS  LES   GLACES  157 


sespéré  de  notre  position,  car  si  la  démoralisation  se  met« 
tait  parmi  nos  matelots,  il  n'y  aurait  plus  la  moindre  lueur 
d'espoir.  Ils  sont  pour  la  plupart  ignorants  et  ne  voient 
que  par  les  yeux  de  leurs  chefs.  Si  ces  derniers  ne  savent 
pas  leur  inspirer  une  aveugle  confiance,  ils  s'abandonnent 
à  toutes  sortes  de  terreurs.  Tant  qu'ils  croiront  en  nous, 
nous  pourrons  lutter  contre  notre  mauvaise  fortune.  Gar- 
dons-nous donc  de  leur  laisser  entrevoir  la  vérité.  A  bord, 
vois-tu,  un  capitaine  est  maître  absolu,  mais  dans  un  cas 
comme  celui-ci,  on  ne  se  fait  obéir  qu'à  force  d'énergie  et 
de  supériorité  morale.  Surtout,  évite  soigneusement 
d'avoir  avec  nos  hommes  la  moindre  discussion,  ne  leur 
donne  aucun  ordre,  en  un  mot  ne  te  mêle  de  rien,  car  ils 
sont  déjà  suffisamment  montés  contre  toi  qu'ils  accusent 
d'être  la  cause  de  tout  le  mal. 

—  Les  ai-je  forcés  à  nous  accompagner?  dit  le  comte 
assez  surpris. 

—  Certes,  non  ;  chacun  nous  a  suivis  de  son  plein  gré. 
Mais  ils  te  diront  que  si  tu  ne  leur  avais  pas  fait  cette  pro- 
position ils  ne  fussent  pas  partis. 

—  C'est  tout  simplement  absurde  !  s'écria  M.  de  Na- 
vailles  hors  de  lui. 

—  C'est  humain,  voilà  tout.  Si  nous  avions  réussi,  tous 
t'auraient  comblé  de  bénédictions  ;  nous  avons  échoué,  ils 
te  regardent  comme  la  cause  première  du  désastre.  Que 
cela  t'indigne,  je  le  comprends,  mais  lu  n'as  pas,  je  sup- 
pose, la  prétention  de  refaire  le  monde. 

—  Je  suis  absolument  de  l'avis  du  capitaine,  dit  le  se- 
cond. A  tort  ou  à  raison,  nos  hommes  font  retomber  sur 
vous  la  responsabilité  de  l'entreprise  ;  prenez-en   don. 


138  AU   KLOXDYKE 


Totre  parti  et  agissez  prudemment  si  vous  ne  voulez  pas 
qu'il  vous  arrive  malheur. 

—  Allons,  dit  Yernier  en  se  levant,  restons-en  là  pour 
ce  soir.  Je  n'entends  plus  rien.  Nos  matelots  doivent  être 
couchés  ;  imitons-les.  Demain  nous  aviserons. 

Le  comte  et  le  second  souhaitèrent  le  bonsoir  à  Vernier, 
puis  ils  sortirent  pour  se  rendre  dans  leur  cabine. 

En  traversant  l'entrepont,  ils  virent  les  matelots  endor- 
mis dans  leurs  hamacs.  La  vue  de  ces  hommes  ignorants 
du  danger  terrible  qui  les  menaçait  les  attrista  profondé- 
ment, et  ils  se  séparèrent  en  échangeant  silencieusement 
une  poignée  de  main. 

En  entrant  dans  sa  cabine,  le  comte  aperçut  Vakntin 
dormant  sur  une  malle. 

Au  bruit  des  pas  de  son  maître  le  brave  serviteur  se  ré- 
veilla. 

—  Tu  n'es  pas  encore  couché?  lui  dit  le  comte 

—  Je  vous  attendais,  répondit  Yalentin.  Il  aurait  pu  se 
faire  que  vous  eussiez  besoin  de  moi. 

—  Mon  bon  Valentin,  à  l'avenir,  tu  me  feras  le  plaisir 
de  te  coucher  en  même  temps  que  les  matelots.  Nous  ne 
sommes  malheureusement  plus  dans  mon  hôtel  et  je  peux 
fort  bien  me  déshabiller  seul. 

—  Oh  !  monsieur  le  comte,  dit  tristement  Valentin,  pour 
le  peu  de  temps  que  j'aurai  encore  à  vous  voir,  laissez- 
moi  près  de  vous  le  plus  possible. 

—  Ah  ça  !  deviens-tu  fou  ?...  Que  signifient  tes  paro- 
les? 

—  Pour  le  cas  où  vous  auriez  eu  besoin  de  moi,  je 
m'étais  assis  à  la  porte  de  la  cabine  de  M.  Vernier  et  j'ai 


DANS   LES    GLACES  139 


tout  entendu.  Je  sais  qu'à  moins  dun  miracle  nous  laisse- 
rons notre  peau  ici. 

—  Tu  as  mal  entendu,  mon  ami. 

—  Au  contraire,  j'ai  fort  bien  entendu.  Oh!  ne  croyez 
pas  que  ce  soit  pour  moi  que  je  m'attrisle  ;  c'est  pour 
vous,  monsieur  le  comte. 

M.  de  Na vailles  sentit  une  larme  mouiller  sa  paupière. 

—  Brave  garçon  !  dit-il  avec  émotion  ;  mais  rassure-loi, 
nous  avons  des  chances  de  sortir  de  là.,.  A  propos, 
ajouta-t-il  avec  inquiétude,  étais-tu  seul? 

—  Le  Parisien  était  avec  moi,  mais  ne  craignez  rien  ;  il 
a  entendu  la  recommandation  que  le  capitaine  vous  a 
faite  de  ne  rien  dire  à  l'équipage,  et  il  m'a  promis  de  se 
taire...  Pauvre  Loriot!  ça  lui  a  fait  bien  de  la  peine  d'ap- 
prendre qu'il  ne  reverra  peut-être  jamais  sa  mère. 

—  Ainsi,  tu  es  certain  qu'il  ne  répétera  à  personne  ce 
qu'il  a  entendu  ? 

—  J'en  réponds. 

•  —  C'est  égal,  demain    tu    me  l'amèneras,    afin   qu'il 
m'assure  de  ce  que  tu  avances. 

—  Oui,  monsieur  le  comte. 

—  Maintenant,  tu  peux  aller  te  coucher. 

Valentin  souhaita  le  bonsoir  à  son  maître,  et  se  retira 
dans  une  petite  cabine  contiguë  à  celle  du  comte. 


vin 


L  INSTALLATION 


'jQ  E  lendemain,  vers  midi,  c'cst-ù-dire  lorsque  la 
^^l  faible  clarté  qui  apparaissait  chaque  jour  pen- 
dant quelques  heures  éclaira  un  peu  la  pénombre, 
Yernicr  monta  dans  la  grande  ihune  et  interrogea  rimmen- 
sité. 

Les  flots  de  la  mer  Arctique  avaient  complètement  dis- 
paru. Partout  la  glace  amoncelée  offrait  un  spectacle  désolé 
et  navrant. 

Yernicr  ne  s'attarda  pas  dans  ce  poste  aérien,  car  la 
température  était  elTroyable.  Les  cordages  du  Caïman, 
couverts  de  givre,  étaient  aussi  raides  et  cassants  que  s'ils 
eussent  été  de  verre.  Aussi  fut-ce  avec  des  précautions  in- 
finies que  le  capitaine  redescendit  sur  le  pont,  où  les  ma- 
telots contemi)laient  avec  effroi  d'énormes  glaçons  ondu- 
lant dans  la  petite  baie. 

Ce  qu'avait  prévu  Vernier  arrivait  :  la  baie  se  congelait. 
11  fallait  donc  se  prémunir  contre  toutes  les  éventualités. 

Les maTelots reçurent  l'ordre  de  transportera  terre  toutes 


1 12  AU   KLOXDYKE 


les  poutres  et  planches  qu'ils  trouveraient ''dans  la  cale, 
ainsi  que  les  chaloupes  que  Ion  avait  démontées  après  rem- 
barquement dans  la  baie  de  Meckenzie,  puis  il  traça  sur  le 
sol  le  plan  de  la  baraque  qu'il  avait  projeté  de  faire  élever. 

Stimulés  par  les  encouragements  de  leur  capitaine,  ei 
aussi  par  le  froid  mortel  qui  ne  leur  permettait  point  de 
rester  en  place,  les  matelots  menèrent  si  activement  la 
besogne,  qu'en  deux  jours  ils  eurent  construit  un  bara- 
quement assez  vaste  pour  que  tous  pussent  y  circuler  à 
Taise. 

La  toiture  était  formée  de  bâches  solides.  D'autres  bâches 
tapissaient  les  parois,  et  deux  portes  vitrées  enlevées  au 
navire  avaient  été  encastrées  à  droite  et  à  gauche,  pour 
tenir  lieu  de  fenêtres. 

Lorsque  le  baraquement  fut  terminé,  Vernier  fit  dé- 
monter la  machine  à  vapeur  et  celle  qui  produisait  l'élec- 
trlcitc,  puis  il  les  fit  installer  dans  Fintérieur. 

Grâce  à  l'intelligence  du  mécanicien,  cette  opération  fut 
rapidement  menée  à  bonne  fin.  Alors,  on  transporta  éga- 
lement le  charbon,  les  caisses  de  provisions,  les  tonneaux 
deau  douce,  de  vin  et  de  rhum. 

En  agissant  ainsi,  Yernier  ne  songeait  qu'à  gagner  du 
temps.  Pour  lui,  la  destruction  du  Caïman  ne  faisait  aucun 
doute.  Il  l'avait  donc  fait  évacuer,  mais  sans  donner  la 
moindre  explication  à  l'équipage  qui,  bien  que  très  étonné, 
obéit  avec  cette  ponctualité  habituelle  aux  gens  de  mer. 

Ces  différents  travaux  avaient  pris  cinq  jours.  Quand  ils 
furent  achevés,  la  baie  était  complètement  gelée.  On  dut 
casser  la  glace  pour  se  procurer  Teau  nécessaire  à  l'entre- 
tien de  la  cliaudière. 


l'installation  143 


Chacun  se  demandait  à  quoi  pourrait  bien  servir  la 
\':.])c::v,  mais  l'incertitude  cessa  lorsque  Vernier  eut  fait 
transporter  et  planter  en  terre  un  mât  de  rechange  et  que, 
en  haut  de  ce  mât,  il  eut  fait  accrocher  le  réflecteur  élec- 
trique. 

—  Qui  comptes-tu  donc  éclairer  ainsi  ?  lui  demanda  le 
comte  lorsque  la  projection  lumineuse  creva  les  ténèbres. 

—  Qui  sait  si  un  autre  navire  n'est  pas,  comme  le  ncMre, 
cerné  par  les  glaces  et  à  peu  de  distance  ?  Dans  ce  cas, 
notre  feu  peut  être  aperçu  et,  quand  viendra  le  dégel,  ceux 
qui  l'auront  vu  nous  signaleront  dans  les  ports  où  ils  se 
rendront. 

—  S'il  y  a  un  navire  en  vue,  bien  entendu. 

—  Parfaitement. 

—  Et  si,  plus  heureux  que  nous,  il  s'en  tire. 

—  Naturellement. 

—  Ce  sont  des  espérances,  somme  toute. 

—  Eh  !  mon  cher,  il  ne  nous  reste  que  cela.  L'espoir, 
vois-tu,  c'est  la  dernière  chose  qui  s'éteint  dans  le  cœur  de 
l'homme. 

Tout  le  monde  s'était  enfermé  dans  la  baraque,  où, 
grâce  à  la  machine,  régnait  une  douce  température.  Néan- 
moins, Vernier  avait  recommandé  à  ses  hommes  de  ne  pas 
rester  inactifs  afin  de  conserver  toujours  une  certaine  cha- 
leur naturelle,  ce  qui  vaut  mieux  que  la  chaleur  artificielle. 

Cependant  le  froid  qui  augmentait  d'intensité  com- 
mençait à  s'introduire  dans  la  case,  malgré  le  foyer  de  la 
machine,  et  chacun  songeait  avec  terreur  au  moment  où  le 
mécanicien  jetterait  dans  la  fournaise  sa  dernière  pelletée 
de  charbon. 


144  AU    KI.ONDYKE 


Les  mallieureiix  étaient  à  terre  depuis  quinze  jours, 
quand  la  neige  se  mit  à  tomber  avec  abondance,  menaçant 
de  bloquer  la  case. 

Vernier  fit  aussitôt  sortir  ses  hommes  avec  des  pelles, 
pour  déblayer  la  neige.  Mais  Favalanclie  conlinuait  si 
serrée,  que  Font  dût  bientôt  renoncer  à  ce  moyen. 

Le  caiDitaine  laissa  alors  la  neige  s'entasser  autour  de  la 
case,  et  lorsqu'elle  eutatteint  environ  un  mètre  d'épaisseur, 
il  fit  pratiquer  quelques  ouvertures  dans  les  cloisons  et  un 
jet  de  vapeur  déblaya  rapidement  les  alentours  ;  mais  il 
fallut  recomirencer  quelques  heures  après. 

Soudain,  un  craquement  sinistre  se  fit  entendre.  La 
l)àche  formant  toiture  était  surchargée  de  neige  et 
s'abaissait,  menaçant  d'entraîner  la  charpente  dans  sa 
chute. 

—  Tout  le  monde  dehors  !  cria  Vernier  ..  Qu'on  prenne 
des  perches  et  qu'on  déblaie  le  toit. 

Les  matelots,  malgré  le  froid  terrible  qui  glaçait  leurs 
membres,  ne  se  firent  pas  répéter  cet  ordre  et  bientôt  la 
neige  vola  dans  l'espace,  déchargeant  la  toiture  de  la  case. 

A  peine  fut-on  dans  l'intérieur,  que  l'on  s'aperçut  que 
deux  hommes  manquaient.  Vernier  sortit  rapidement  et 
trouva  leurs  cadavres,  déjà  raidis,  à  quelques  pas  de  la 
porte... 

Les  deux  pauvres  matelots  avaient  succombé  à  une 
congestion  cérébrale  causée  par  le  froid,  et  la  neige,  en 
tombant,  les  couvrait  de  son  linceul. 

Le  capitaine  rentra  tristement,  et  quoique  tous  îcs 
regards  fussent  fixés  sur  lui  pour  l'interroger,  il  ne  pro- 
,;onça  pas  une  jîarolc. 


L  IXSTALI.ATION 


145 


Le  lendemain,  la  neige  cessa  de  tomber.  Alors,  on 
respira  plus  librement,  car  les  fréquentes  sorties  que  les 
matelots  étaient  obligés  de  faire  pour  déblayer  la  toiture 
leur  causaient  de  mortelles  appréhensions.  Ils  avaient 
découvert  les  cadavres  de  leurs  infortunés  camarades  et 
cette  vue  les  avait  glacés  d'épouvante,  car  ils  comprenaient 
qu'à  chaque  excursion  au  dehors,  ils  risquaient  de  parta- 
ger leur  sort 


Ce  fut  donc  avec  une  joie  extrême  qu'ils  accueillirent  la 
fin  de  ce  déluge  de  neige. 

Lorsque  Vernîer  fit  une  dernière  fois  sortir  ses  hommes 
afin  qu'ils  déblayassent  les  alentours  de  la  case,  un  cri  de 
stupéfaction  s'échappa  de  toutes  les  poitrines  :  le  Caïman 
avait  disparu.  A  sa  place  on  voyait  une  masse  blanche 
d'où  émergeaient  trois  pointes  :  la  cime  des  mâts  du 
navire. 

D'un  coup  d'œil,  Vernier  jugea  la  situation  :  sous  Inclion 
de  la  bise  glaciale  qui  souffioit  sans   inlerrup'ion,  cciic 


146  AU    KLONDYKE 


agglomération  de  neige  allait  se  congeler  et  la  compression 
qui  en  résulterait  pouvait  broyer  le  Caïman. 

Il  fallait  donc  au  plus  vite  prévenir  ce  désastre.  Par  son 
ordre,  les  matelots,  le  lieutenant,  le  comte  lui-même, 
s'emparèrent  de  tous  les  outils  renfermés  dans  la  case  et 
attaquèrent  l'amas  de  neige  avec  une  vigueur  que  décuplait 
un  sentiment  plus  puissant  que  la  peur  de  perdre  le  na- 
vire :  l'avarice.  En  effet,  l'or  recueilli  sur  les  bords  du 
Klondyke  était  encore  dans  la  cale,  le  capitaine  n"a3'^ant 
pas  jugé  à  propos  de  le  faire  débarquer. 

Le  danger  que  courait  le  Caïman  avait  fi  appé  tout  le 
monde  et  une  vision  rapide  avait  montré  à  chacun  les  sacs 
d'or  coulant  à  fond  au  moment  où  le  navire,  broyé,  dispa- 
raîtrait sous  la  surface  glacée  de  la  baie.  Aussi  travaillait- 
on  avec  une  incroyable  activité.  La  neige,  violemment 
attaquée,  volait  de  tous  côtés,  non  plus  en  flocons  comme 
lorsqu'elle  s'était  amoncelée,  légère,  sur  le  bâtiment,  mais 
par  masses  énormes. 

En  moins  de  deux  heures_,  on  découvrit  le  pont,  qui  fut 
soigneusement  balayé.  Les  matelots,  alors,  respirèrent: 
La  précieuse  cargaison  était  là,  sous  leurs  pieds,  et  toute 
crainte  de  la  perdre  avait  disparu.  Sortiraient-ils  jamais 
de  ces  glaces?...  Cette  pensée  ne  leur  venait  même  pas  à 
iesprit.  Le  froid?  ils  ne  le  sentaient  plus.  La  fatigue?  elle 
n'existait  point.  Ils  ne  voyaient  qu'une  chose  :  la  cargaison 
était  sauvée,  du  moins  pour  le  moment.  Yernier  s  em- 
pressa de  ramener  son  monde  à  la  case,  où  une  distribu- 
tion de  café  noir  fut  aussitôt  faite. 

Cependant,  le  danger  que  venait  de  courir  le  Caïman 
préoccupait  fort  Vernier.  La  neige,  qui  avait  tombé  si 


l'installation  147 


abondamment,  pouvait  tomber  encore  et  pendant  des 
jours,  voir  même  des  semaines.  Dans  ce  cas,  c'  i  serait 
fait  du  navire  et  de  sa  précieuse  cargaison.  Il  résj^  it  dms€ 
de  mettre  sans  retard  cette  dernière  en  sûreté. 

La  fugitive  lueur  blafarde  dont  on  jouissait  toutes  les 
vingt-quatre  heures  s'éteignait.  Le  capitaine  fît  allumer 
des  falots  et  emmena  ses  matelots  à  bord  du  Caïman,  afin 
de  faire  opérer  le  transport  des  sacs  contenant  le  fauve 
métal  dont  la  conquête  coûtait  si  cher  à  nos  aventuriers. 

Cette  opération  était  trop  en  harmonie  avec  les  craintes 
de  chacun  pour  qu'elle  ne  fût  pas  menée  rondement. 

L'exercice  physique  étant  ce  qu'il  y  a  de  mieux  pour 
combattre  le  froid,  Yernier  ordonna  à  chaque  matelot 
de  se  rendre  de  la  cale  à  la  case,  avec  sa  charge,  sans 
s'arrêter  en  route.  C'était  fatigant,  mais  souverain  pour 
développer  le  calorique  et  surchauffer  le  sang.  Chaleur 
naturelle,  plus  salutaire  que  celle  que  procurerait  le  plus 
gigantesque  brasier. 

Une  fois  la  cargaison  en  sûreté,  on  soupa  d'une  maigre 
ration  de  lard,  puis  les  pipes  furent  allumées  et  les  ma- 
telots, groupés  selon  leurs  sympathies,  commencèrent  ces 
interminables  causeries  qui,  à  bord,  font  trouver  moins 
longue  la  traversée. 

Le  comte  s'était  retiré,  avec  son  ami,  dans  une  sorte  do 
cabinet  formé  dans  un  angle  de  la  case,  à  l'aide  d'une 
toile  de  voile.  C'était  là  qu'ils  avaient  fait  dresser  leurs  lits 
de  camp  et  que,  durant  de  longues  heures,  ils  devisaient 
sur  l'avenir.  M.  de  Na vailles  espérait  quand  même  ;  le 
capitaine,  au  contraire,  tentait  de  l'amener  à  une  per- 
ception plus  exacte  de  leur  situation  et  faisait   tous  ses 


148  AU   KLONDYKE 


efTorls  pour  lui  faire  envisager  froidement  le  dénouement 
fatal  qu'il  pressentait,  qu'il  croyait  inévitable.  Il  aurait 
voulu  être  certain  qu'à  l'heure  suprême  son  ami  accepterait 
avec  une  chrétienne  résignation  le  résultat  de  sa  folle  entre- 
prise. Connaissant  la  nature  nerveuse  et  impressionnable  du 
jeune  homme,  il  tremblait  à  la  pensée  du  désespoir  furieux 
dont  il  serait  témoin  lorsque,  tout  espoir  ayant  disparu,  le 
comte  devrait  regarder  la  mort  en  face.  Il  savait,  il  sentait 
que  cet  homme  de  vingt-sept  ans,  pour  qui  la  vie  n'avait  été 
qu'un  jardin  fleuri,  n'accepterait  pas  avec  calme  sa  défaite. 

Nous  avons  dit  que,  ce  jour-là,  le  comte  et  son  ami 
s'étaient  retirés  dans  leur  rudimentaire  cabine,  laissant 
les  matelots  à  leurs  conversations. 

Les  deux  hommes  s'étaient  assis  silencieusement  au 
bord  de  leurs  lits. 

—  Yernier,  dit  tout  à  coup  M.  de  Navailles,  tu  mériterais 
que  je  te  fisse  des  reproches. 

—  Vraiment  !  fit  ce  dernier. 

—  Oui,  car  depuis  que  nous  sommes  ici,  tu  n'as  cessé 
de  me  prédire  une  catastrophe,  alors  que  tu  n'en  pensais 
pas  un  mot. 

—  Je  t'avoue  que  je  n'ai  pas  l'habitude  de  déchiffrer  les 
énigmes.  Explique-toi  donc  plus  clairement. 

—  Ne  cherches-tu  pas  continuellement  à  me  persuader 
que  nous  mourrons  ici  ? 

—  Après  ? 

~  Est-ce  vrai,  oui  ou  non? 

—  C'est  exact,  mais  je  ne  vois  pas  où  tu  veux  en  venir, 
ni  en  quoi  j'ai  mérité  ces  reproches  dont  tu  prétends  avoir 
le  droit  de  m'accabler. 


l'installation  149 


—  Puisque  rien,  selon  toi,  ne  peut  nous  sauver,  pour- 
quoi as-tu  pris  soin  de  sauver  la  cargaison? 

Vernier  haussa  les  épaules. 

—  Mon  cher,  dit-il  en  souriant,  tu  raisonnes  comme  un 
phoque. 

—  Merci,  fit  le  comte  froissé. 

—  Inutile  de  me  remercier;  j'en  aurai  autant  à  ton 
service  chaque  fois  que  tu  me  poseras  une  sotte  question. 

—  Frappe,  dit  le  comte,  mais  n'insulte  pas. 

—  Te  frapper,  dit  en  riant  Vernier,  jamais  ;  quant 
à  t'insulter,  je  n'y  songe  pas  davantage. 

—  Admettons  qu'en  comparant  mon  intelligence  à  celle 
d'un  phoque  tu  m'aies  dit  une  gracieuseté,  mais  tu  n'as 
point  réjDondu  à  ma  question. 

Vernier  devint  grave. 

—  Mon  ami,  dit-il,  nous  approchons  du  moment  où 
j'aurai  à  combattre,  non  plus  seulement  le  froid  et  la  faim 
mais  aussi  le  désespoir  de  mes  matelots.  Bien  que  j'aie  fait 
diminuer  considérablement  les  rations  de  vivres,  je  vais 
être  obligé  de  les  restreindre  encore.  Tant  que  nos  compa- 
gnons contempleront  les  sacs  d'or,  ils  penseront  que  tout 
espoir  n'est  pas  perdu  et  ils  m'obéiront.  En  faisant  trans- 
porter ici  la  cargaison,  j'a-i  ranimé  les  courages  abattus» 
car  chacun  a  supposé  que  si  je  songeais  à  sauver  nos  ri- 
chesses, c'est  que  j'étais  certain  que  nous-mêmes  serions 
sauvés.  Tant  que  mon  équipage  aura  confiance  en  moi,  il 
souffrira  en  silence,  mais  le  jour  où  la  vérité  lui  appa- 
raîtra, qui  sait  ce  qui  peut  arriver  ?..  Des  hommes  affolés 
par  le  désespoir  sont  capables  de  tout. 

hii  ce  moment,  le  mécanicien  souleva  la  toile. 


150  AU    KLONDYKE 


—  Que  voulez-vous  ?  lui  demanda  Vernier. 

—  Capitaine,  je  viens  de  brûler  le  dernier  morceau  de 
charbon. 

Ces  mots,  si  simples  en  apparence,  avaient  une  significa- 
tion terrible.  Plus  de  charbon,  c'était  la  mort  imminente, 
car  il  était  impossible  de  vivre  une  heure  sans  feu,  par  ce 
froid  mortel. 

Le  comte  avait  blêmi. 

Quant  à  Vernier,  il  avait  simplement  répondu 

—  Envoyez-moi  le  second. 

Le  mécanicien  se  retira,  et  presque  aussitôt  le  second 
entra. 

—  Vous  m'avez  fait  appeler  ?  dit-il  à  Vernier. 

—  Oui,  car  la  situation  est  grave.  Le  mécanicien  vient 
de  m'avertir  que  nous  n'avons  plus  de  charbon. 

—  Alors,  dit  froidement  le  lieutenant,  c'est  la  fin,  car 
aucun  homme  ne  pourrait  supporter  une  pareille  tempé- 
rature. 

—  La  fin,  non  ;  mais  le  commencement  delà  fin. 

—  Vous  jouez  sur  les  mots. 

—  Pas  du  tout,  car  cette  fin  dont  vous  parlez,  nous  pou- 
vons, sinon  l'éviter,  du  moins  la  reculer  le  plus  pos- 
sible. 

—  Par  quel  moyen? 

—  En  brûlant  le  Caïman.  En  procédant  avec  économie, 
peut-être  atteindrons-nous  l'époque  du  dégel  ;  alors  il 
nous  restera  la  chance  d'être  aperçus  d'un  navire  passant 
dans  ces  parages. 

—  Vous  avez  raison,  il  n'y  a  pas  à  hésiter...  Quand  com- 
mencerons-nous la  démolition  du  navire? 


Capitaine,  je  viens  de  brûler  le  dernier  morceau  de  charbon  (page  150). 


l'installation  153 


—  Demain.  Pour  entretenir  le  feu  jusque-là,  dites  au 
mécanicien  de  ramasser  tous  les  morceaux  de  bois  qu'il 
trouvera  dans  la  case...  A  propos  :  que  font  les  matelots 
en  ce  moment? 

—  Quelques-uns  dorment,  les  autres  causent. 

—  Ne  les  prévenez  pas.  Laissez-les  prendre  un  peu  de 
repos.  Dans  quelques  heures,  je  leur  ferai  connaître  la  si- 
tuation avec  tous  les  ménagements  possibles,  car  le  coup 
sera  rude. 

Le  second  salua  et  alla  transmettre  au  mécanicien 
1  oidi-e  du  capitaine,  avec  recommandation  d"a  lirerle 
moins  possible  l'attenti'on  des  matelots. 

Pourtant,  deux  hommes  savaient  la  vérité.  Ces  deux 
hommes  étaient  Loriot  et  Valentin. 

Assis  un  peu  a  l'écart  de  leurs  compagnons,  ils  causaient 
à  voix  basse  et  leur  pâleur  aurait  seule  pu  faire  soupçon- 
ner ce  qu'ils  disaient. 

—  Mon  pauvre  Valentin,  soupirait  le  Parisien,  pour  le 
coup  c'est  bien  fini...  Je  ne  reverrai  jamais  ma  pauvre 
vieille  mère  ! 

—  Espère,  Loriot,  espère,  disait  doucement  Vaientin. 
Pour  moi,  j'ai  le  ferme  espoir  que  nous  sortirons  de  ce 
mauvais  pas. 

—  Mais  nous  n'avons  presque  plus  de  vivres. 

—  Le  capitaine  réduira  encore  les  rations.' 

—  Le  charbon  est  épuisé...  Vois  le  mécanicien;  il  ra- 
masse soigneusement  les  dernièics  parcelles  qui  sont  à 
terre... Je  teleréj[)èle,iien  désormais  ne  pourra  noussauver. 

Au  lieu  de  répondre,  Valentin  posa  un  doigt  sur  ses  lèvres 
et,  se  i(:)enchant  vers  son  ami: 


154  AU    KLOXDYKE 


—  Regarde,  lui  souffla-t-il  à  l'oreille  en  lui  désignant  la 
porte,  qui,  après  s'être  ouverte  doucement,  se  refermait 
sans  bruit. 

Autour  d'eux,  les  matelots  dormaient  dans  les  hamacs  ; 
le  mécanicien  sommeillait  devant  son  feu  ;  dans  un  coin, 
le  second  était  étendu  sur  son  lit  de  camp. 

—  Reste  ici,  dit  Loriot  ;  je  vais  savoir  ce  que  signifie 
cela. 

Et  il  se  dirigea  sans  bruit  vers  la  porte,  par  laquelle  il 
disparut,  léger  comme  une  ombre. 

Son  absence  dura  un  quart  d'heure.  Quand  il  revint, 
transi  de  froid,  il  avait  l'air  soucieux  et  les  sourcils 
froncés. 

—  Eh  bien  !  interrogea  vivement  Valentin,  qu'as-tu 
vu? 

—  J'ai  vu  le  Gascon  et  le  Marseillais  qui  se  dirigeaient 
vers  le  Caïman.  Il  m'a  semblé  qu'ils  portaient  quelque 
chose,  mais  l'obscurité  m'a  empêché  de  m'en  assurer. 

—  C'est  tout? 

—  Non  pas.  En  arrivant  près  du  Caïman,  ils  se  sont 
arrêtés  un  instant,  puis  ils  sont  montés  sur  le  pont.  Je  les 
ai  suivis,  mais  au  moment  où  j'y  arrivais  moi-même,  ils 
disparaissaientpar  une  écoutille. 

—  Peut-être  ont-ils  été  cacher  un  sac  d'or. 
Le  Parisien  secoua  négativement  la  tête. 

—  Non,  dit-il,  ce  ne  peut  être  cela,  car  les  sacs  ne  sont 
pas  assez  nombreux  pour  qu'on  puisse  en  supprimer  un 
sans  que  l'on  s'en  aperçoive. 

—  Pourtant,  ils  ne  sont  pas  allés  sur  le  bâtiment  uni- 
quement pour  faire  une  promenade. 


l'installation  155 


—  C'est  louche,  en  effet...  Attention,  les  voilà  qui 
rentrent. 

La  porte,  en  s'ouvrant  lentement  et  sans  bruit,  venait 
de  livrer  passage  à  deux  hommes  qui  se  dirigèrent  vers 
leurs  hamacs  et  s'y  étendirent  incontinent. 

—  Il  est  environ  minuit,  dit  le  Parisien.  La  nuit  pro- 
chaine, je  les  surveillerai,  car  s'ils  se  cachent  c'est  qu'ils 
font  mal,  et  il  est  indispensable  que  nous  sachions  à  quoi 
nous  en  tenir.  Ce  Gascon  est  une  mauvaise  tête  dont  je  me 
méfie  ;  quant  au  Marseillais,  il  ne  vaut  guère  mieux. 

—  Si  j'en  parlais  au  capitaine,  hasarda  Valentin. 

—  Garde-toi  d'en  rien  faire.  Si,  comme  je  le  crains,  ces 
gaillards-là  trament  quelque  chose,  la  mèche  serait 
éventée.  Laisse -moi  faire  et  demain  nous  serons  fixés. 

—  Que  crois-tu  donc  ? 

—  Rien,  si  ce  n'est  que  certains  hommes  sont  capables 
de  chercher  à  sauver  leur  peau  au  détriment  de  leurs  ca- 
marades. 

—  Je  les  défie  bien  de  nous  fausser  compagnie,  dit  Valen- 
tin avec  un  triste  sourire.  Nous  sommes  si  bien  rivés  les 
uns  aux  autres  que  nous  devons  fatalement  périr  ou  nous 
sauver  ensemble. 

—  Tu  peux  avoir  raison,  cela  ne  m'empêchera  pas  de 
suivre  mon  idée  ;  mais,  de  ton  côté,  sois  muet  comme 
une  carpe. 

—  Je  te  le  promets. 

—  Sur  ce,  allons  nous  coucher. 

Les  deux  amis  se  dirigèrent  vers  leurs  hamacs,  qui 
élaienl  voisins  l'un  de  l'autre,  et  quelques  minutes  plus 
tard,  tout  était  silencieux  dans  la  case. 


156  AU    KLONDYKE 


Au  dehors,  le  vent  soufflait  avec  de  rauques  mugisse- 
ments. 

Vers  huit  heures  du  matin,  le  sifflet  du  maître  d'équipagd 
éveilla  les  dormeurs,  qui  sautèrent  en  has  des  hamacs. 

Le  café  noir  fut  distribué,  puis  le  cajîitaine  rassembla 
ses  hommes,  et  leur  annonça  que,  le  charbon  étant  épuisé, 
il  avait  décidé  de  brûler  le  Caïman. 

A  cette  nouvelle,  des  lamentations  coururent  dans  les 
rangs,  mais  Vernier  y  mit  fin  en  expliquant  que,  sans  ce 
sacrifice,  dans  quelques  heures,  tous  seraient  morts,  tandis 
que  le  bois  du  navire  permettrait  d'attendre  la  fin  de 
l'hiver. 

—  Mes  amis,  dit-il  en  terminant,  tout  n'est  pas  perdu. 
Je  vous  demande  seulement  d'avoir  confiance  en  moi  et 
de  ne  pas  discuter  mes  ordres,  car  ils  auront  toujours  pour 
but  l'intérêt  général.  Rendez-vous  donc  à  bord  et  com- 
mencez à  enlever  les  cloisons  et  les  meubles  des  cabines. 
Cela  nous  suffira  pour  trois  ou  quatre  jours  ;  après,  nous 
verrons...  Lieutenant,  ajouta-t-il  ens'adressantau  second, 
veuillez  fiare  exécuter  les  ordres  que  je  viens  de  donner. 

Le  second  se  plaça  en  tête  des  matelots,  et  tous  quittè- 
rent la  case. 
Vernier  resta  seul  avec  le  comte  et  Valentin. 

—  Mon  pauvre  garçon,  dit-il  à  ce  dernier,  tu  fais  un 
dôrle  de  service. 

—  Je  ne  me  plains  pas,  répondit  doucement  l'honnête 
serviteur. 

—  C  est  vrai,  mais  avoue  que  tu  préférerais  épousseter 
les  meubles  de  l'hôtel  de  la  rue  de  Varennes  que  balayer  la 
aci.'^e  autour  de  la  case. 


l'installation  157 


—  Certainement  ;  mais  puisquil  en  est  autrement,  je  dois 
en  prendre  mon  parti.  D'ailleurs,  mon  maître  est-il  plus 
heureux  que  moi  ?...  Si  nous  sommes  ici,  c'est  que  le  bon 
Dieu  l'a  voulu  ;  inclinons-nous  donc  devant  sa  volonté.    , 

—  Bien  parlé,  mon  garçon,  dit  Yernier  en  frappant  ami- 
calement sur  Fépaule  de  Valentin,  et  je  donnerais  beau- 
coup pour  que  ton  maître  raisonnât  comme  toi.  Ah  !  si 
j'étais  certain  que  tous  mes  hommes  fussent  aussi  résignés 
que  tu  Tes,  je  ne  serais  pas  aussi  inquiet. 

—  Que  craignez-vous  donc,  monsieur  Yernier? 

—  Rien,  mon  ami,  rien,  dit  vivement  le  capitaine,  qui 
craignait  d'alarmer  le  comte. 

Celui-ci,  l'œil  fixe,  semblait  complètement  étranger  à 
cette  conversa  lion.  Sa  pensée  avait  franchi  d'un  bond 
l'immensité  glacée  et  s'était  envolée  vers  la  France,  où 
elle  vagabondait  en  liberté. 

La  porte  de  la  case,  en  s'ouvrant,  l'arracha  à  son  rêve, 
et  deux  matelots  entrant,  chargés  de  planches,  achevèrent 
de  le  rappeler  à  la  navrante  réalité. 

Il  poussa  un  profond  soupir  et  se  retira  dans  le  réduit 
qui  lui  servait  de  cabine. 

Yernier  le  regarda  s'éloigner  en  murmurant  ; 

—  Cœur  faible,  homme  sans  énergie,  combien  tu  dois 
souffrir  ! 

Et  il  sortit  de  la  case,  pour  aller  rejoindre  ses  matelots 
à  bord  du  Caïman. 


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IX 


LA    Ri-:\'GLTE 


L  était  dix  heiiies  du  soir.  Le  brouhaha  des  con- 
versations allait  s' éteignant,  et  sous  la  clarté  indé- 
3t^^^M  cise  d'une  lampe  accrochée  au  fond  de  la  case,  les 
matelots  s'allongeaient  lentement  dans  leurs  hamacs,  où, 
pendant  quelques  heures,  ils  allaient  oublier  leur  infor- 
tune et  les  dangers  qui  ics  entouraient. 

Profitant  des  allées  et  venues  de  ses  camarades,  un 
homme  s'était  glissé  dehors,  rapide  et  silencieux. 

Cet  homme,  c'était  Loriot. 

Il  s'élança  au  pas  de  course  du  côté  du  Caïman,  y  grimpa 
lestement  et  descendit  dans  l'entrepont. 

Une  fois  là,  il  tira  de  sa  poche  un  morceau  de  bougie, 
l'alluma  et  promena  autour  de  lui  un  regard  investiga- 
teur. 

Des  matériaux  de  toutes  sortes,  provenant  de  la  démo- 
lition des  cabines,  étaient  jetés  çà  et  là.  En  quelques  mi- 
nutes il  arrangea  ces  débris  de  manière  à  pouvoir  s'y 
cacher  cor':plètcmcut  lorsqu'il  en  serait  temps  ;  éteignant 


160  AU    KLOXDYKE 


sa  bougie,  il  se  mit  à  courir  de  long  en  long,  afin  de  com- 
battre le  froid  qui  déjà  l'engourdissait. 

De  temps  en  temps  il  s'arrêtait  pour  s'approcher  d'un 
hublot  et  écouter  les  bruits  de  la  nuit,  puis  il  reprenait  sa 
course. 

On  se  rappelle  que  le  Parisien  avait  déclaré  la  veille 
à  Valentin  qu'il  voulait  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  la 
vSortie  incompréhensible  du  Gascon  et  du  Marseillais.  Il 
était  là  depuis  une  heure,  grelottant  et  claquant  des  dents, 
quand  un  bruit  de  pas  attira  son  attention. 

—  Enfin  !  murmura-t-il  ;  je  commençais  à  craindre 
d'être  obligé  de  battre  la  semelle  toute  la  nuit. 

Ce  disant,  il  se  dissimula  sous  les  matériaux  qu'il  avait 
amoncelés  pour  s'en  faire  une  cachette  et  un  poste  d'ob- 
sen^atiou. 

Il  était  à  peine  installé,  que  des  pas  résonnaient  au- 
dessus  de  sa  tête,  puis  une  écoutille  s'ouvrit,  et  deux  om- 
bres descendirent  dans  l'entrepont. 

—  Attends  un  instant,  dit  une  voix  que  Loriot  reconnut 
pour  être  celle  du  Gascon  ;  il  fait  noir  comme  dans  un  four. 

Le  Gascon  fit  trois  ou  quatre  pas  en  tâtonnant  comme 
s'il  cherchait  quelque  chose,  puis  une  allumette  craqua 
et  la  lueur  d'une  lanterne  perça  les  ténèbres. 

Loriot  put  alors  considérer  tout  à  son  aise  les  deux 
matelots. 

En  arrivant  au  l)as  de  l'escalier,  ils  avaient  déposé  à 
terre  chacun  un  paquet  assez  volumineux. 

—  Qu'est-ce  que  ça  peut  bien  être  ?  pensait  Loriot. 

Et  son  regard  ardent  cherchait  à  percer  les  enveloppes 
de  toile. 


LA    RKVOLTE  liU 


Lorsque  le  Gascon  eut  fait  de  la  lumière,  il  repiit  son 
fardeau  ;  son  camarade  limita  et  tous  deux  descendirer.t 
dans  la  cale. 

Le  Parisien,  plus  intrigué  que  jamais,  s'avança  en  lam- 
pant jusqu'à  l'ouverture  béante  par  où  les  deux  hommes 
venaient  de  disparaître  et  plongea  ses  regards  dans  les 
profondeurs  du  navire,  mais  la  clarté  de  la  lanterne  du 
Gascon  était  comme  perdue  dans  l'obscurité,  et  il  ne  dis- 
tingua rien  de  ce  qu'il  voulait  découvrir. 

Alors  il  prêta  l'oreille,  mais  le  bruit  des  voix  n'arrivaient 
à  lui  que  confusément. 

Jugeant  inutile  de  s'exposera  être  surpris, il  regagna  sa  ca- 
chette, avec  l'intention  bien  arrêtée  de  descendre  dans  la 
cale  dès  que  les  nocturnes  visiteurs  auraient  quitté  le  bord. 

Il  avait  à  peine  réintégré  son  poste  d'observation  que 
les  voix  se  rapprochèrent,  et  bientôt  les  deux  matelots 
reparurent  dans  l'entrepont. 

Au  lieu  de  remonter  sur  le  pont,  ils  s'arrêtèrent  au  j)icJ 
de  l'escalier  et  continuèrent  leur  conversation,  apiêsavcli- 
éteint  la  lanterne,  dont  la  lueur  aurait  pu  être  aperçue  à 
travers  un  hublot. 

—  Plus  j'y  pense,  disait  le  Marseillais,  plus  je  trouve  !a 
combinaison  dangereuse. 

—  Poltron  !  ricana  le  Gascon. 

—  Eh!  mon  bon,  il  y  va  de  la  vie.  Si  nous  échouor.s 
nous  serons  fusillés  sans  pitié.  Le  capitaine  n'est  pas  i..i 
homme  commode, 

—  Je  te  ferai  observer  que  nous  sommes  huit. 

—  Mais  je  crains  (|:i'au  (iL-rnicr  mr)mcnt  les  autre?  ne 

nous  lâchent. 

il 


102  AU   KLOXDYKE 


—  Ce  n'est  pas  à  craindre,  l'enjeu  est  trop  beau.  Pense 
donc,  au  lieu  d'avoir  une  part  insignifiante,  nous  parta- 
geons la  cargaison.  Quoiqu'elle  soit  moins  importante  que 
lors  du  premier  voyage,  elle  représente  au  moins  deux 
millions  ! 

—  Je  sais  tout  cela,  mais... 

—  Quoi  encore  ? 

—  Il  y  aura  des  camarades  qui  se  fôcîicront. 

—  J'y  compte  bien,  fit  le  Gascon  avec  un  ricanement 
diabolique. 

—  Dans  ce  cas  il  faudra  en  découdre,  et  je  t'avoue  que 
j'éprouve  une  certaine  répugnance  à  faire  couler  le  sang 
de  nos  compagnons. 

—  Si  cela  arrive,  c'est  qu'ils  l'auront  voulu. 

—  Tout  à  Iheure,  quand  je  t'ai  parlé  de  rintervention 
des  camarades,  tu  m'as  répondu  que  tu  y  comptais  bien, 
pourquoi? 

—  Parce  que  les  vivres  diminuent  terriblement  et  que, 
moins  il  y  aura  de  bouches  à  nourrir,  mieux  cela  vaudra. 

—  Cela  n'est  pas  inquiétant  pour  nous,  grâce  à  notre 
réserve. 

'     Qui  a  eu  l'idée  de  cacher  des  provisions  dans  la  cale? 
.     Foi. 

—  Aie  donc  confiance  en  moi  et  tu  ne  le  regretteras  pas. 

—  Ainsi  donc  tu  es  décidé. 

—  Complètement.  Nous  supprimons  le  capitaine  et  son 
comte,  ce  qui  nous  assure  .la  possession  de  toute  la  car- 
gaison, et  si  nous  pouvons  sortir  d'ici  quand  viendra  le 
dégel,  fût-ce  avec  un  simple  radeau,  le  lieutenant  nous  gui- 
dera,car  il  est  bien  entendu  qu'il  ne  lui  sera  fait  aucun  mal. 


LA   RÉVOLTE 


163 


—  Acceptera- t-il? 

—  Dame  !  à  moins  qu'il  ne  préfère  reslcr  ici. 

—  Et  si,  de  retour  en  France,  il  nous  dénonce  ? 

—  Sois  bien  tranquille  à  cet  égard.  S'il  accepte  franche- 
nient  la  situation,   il  partagera  avec  nous  et  sera  notre 


complice;  si,  au  contiaiic,  il  fait  la  grimace,  il  n'ira  pas 
jusqu'en  France. 

Et  d'un  geste  menaçant,  le  Gascon  souligna  ces  derniers 
mots. 

—  Allons,  dit  le  Marseillais,  c'est  entendu.  Mais  quand 
ferons-nous  le  coup? 

—  Demain  soir. 

—  A  quelle  heure? 


164  AU   KLOXDYKE 


—  A  minuit.  Dans  la  journée  nous  préviendrons  les 
amis. 

—  Pourvu  que  l'affaire  réussisse! ... 

—  C'est  comme  si  c'était  fait  ;  à  la  condition,  pourtant, 
que  l'on  soit  énergique.  Pas  de  générosité  mal  placée  : 
ceux  qui  ne  seront  pas  avec  nous  seront  contre  nous,  base- 
toi  là-dessus.  Maintenant,  retournons  à  la  case.  Tout  le 
monde  doit  dormir,  on  ne  nous  entendra  pas  rentrer. 

Les  deux  matelots  remontèrent  sur  le  pont,  et  le  bruit 
de  leur  pas  sur  la  glace  cessa  bientôt  de  se  faire  entendre. 
Alors  le  Parisien,  à  demi  gelé,  sortit  de  sa  cachette. 

—  Les  gredins  !  gronda-t-il...  Ah  !  bandits  !  vous  voulez 
tuer  le  capitaine  et  ses  amis  afin  de  vous  approprier  leur 
argent  !...  Ce  n'est  pas  encore  fait. 

Il  ralluma  sa  bougie  et  descendit  dans  la  cale  pour 
explorer  les  fameux  paquets. 

Quelle  ne  fut  pas  sa  fureur  en  constatant  que  tandis  que  le 
capitaineétaitforcédediminuerlesrations,  du  lardetdes  bis- 
cuits étaient  entassés  là  par  des  miséral)les.  Avec  les  provi- 
sions détournées  l'équipage  eutpu  vivre  pendant  huit  jours. 

—  Allons,  allons,  murmura  Loriot,  il  y  a  un  bon  Dieu 
pour  les  honnêtes  gens,  et  rira  bien  qui  rira  le  dernier. 

Sur  cette  conclusion,  le  brave  Parisien  quilta  le  navire 
et  s'en  fut  réintégrer  son  hamac. 

Le  lendemain,  lorsque  le  sifflet  du  maître  d'équipage 
eut  fait  lever  les  matelots,  Loriot  prit  Valentin  par  le  l)ras 
et,  tout  en  causant  à  haute  voix  de  choses  indifl'érentcs, 
il  s'approcha  de  l'endroit  qui  servait  de  cabine  au  capi- 
taine et  à  son  ami.  i 

Après  avoir  jclé  dans  la  case  un  regard  scrutateur  pour 


LA    RÉVOLTE  165 

s'assurer  qu'il  n'était  point  observé,  il  passa  rapidement 
de  l'autre  côté  de  la  toile  qui  tenait  lieu  de  cloison. 

Le  comte  était  encore  couché,  mais  Yernier  était  debout, 
roulant  une  cigarette. 

En  vo}Mnt  le  Parisien  entrer  ainsi,  le  capitaine  allait  le 
répii mander  vertement,  mais  le  jeune  homme  mit  un 
doigt  sur  ses  lèvres  pour  lui  recommander  le  silence. 

Ne  comprenant  rien  à  celte  conduite  de  son  matelot, 
Vernierle  considérait,  ne  sachant  que  dire. 

—  jNIon  capitaine,  dit  Loriot  à  voix  basse,  il  faut  que  je 
vous  parle,  car  il  y  va  de  votre  vie. 

— Hein?  fit  Vcrnier  abasourdi  par  cette  entrée  en  matière. 

—  Je  dis  qu'il  se  trame  un  complot  contre  vous  et  voîre 
ami. 

Le  comte  eut  un  geste  de  fureur,  mais  Yernier  le  con- 
tint d'un  coup  d'œil. 
Puis  s'adressant  à  Loriot  : 

—  Assieds-toi  là,  près  du  comte,  et  explique-nous  tes 
singulières  paroles. 

Le  Parisien  recommanda  à  Valentin  de  faire  le  guet 
près  de  l'entrée,  puis  il  raconta  aux  deux  amis  ce  qu'il 
avait  vu  et  entendu. 

Lorsqu'il  eut  achevé' son  récit,  le  comte  était  blôme  de 
fureur,  mais  Yernier,  au  contraire,  était  très  calme  ;  seu- 
lement, il  avait  sur  les  lèvres  un  étrange  sourire. 

—  Eh  !  eh  !  dit-il,  le  Gascon  a  raison,  il  y  a  ici  trop  de 
bouches  à  nourrir.  Pourtant  javoue  que  cette  remarque, 
je  ne  l'avais  pas  encore  faite. 

—  J'espère  bien  que  tu  vas  brûler  la  cervelle  à  ce  co- 
quin? dit  rageusement  le  comte. 


166  AU    KLOXDYKE 


—  Peste  î  comme  tu  y  vas. 

—  Comment  !  tu  laisserais  impunie  une  telle  infamie  ? 

—  Ce  Jjrave  garçon  nous  a  dit  qu'il  y  a  huit  mutins  ;  les 
connais-tu  ? 

—  Non,  mais... 

—  Je  veux  les  connaître,  et  le  seul  moyen  c'est  de  les 
laisser  se  démasquer. 

—  De  quelle  manière  ? 

—  En  feignant  une  complète  ignorance.  Laissons-les 
mettre  leur  projet  à  exécution,  mais  à  ce  moment-là  ils 
trouveront  à  qui  parler,  je  te  le  jure  ! 

—  C'est  égal,  j'aurai  bien  de  la  peine  à  me  contenir 
jusqu'à  ce  soir, 

—  Tu  me  feras  le  plaisir  de  te  tenir  tranquille,  n'est-ce 
pas?...  Celui  qui  commande  ici,  c'est  moi,  et  j'entends 
être  seul  juge  de  ce  qu'il  convient  de  faire. 

—  Tu  me  parles  sur  un  ton... 

—  C'est  le  ton  que  je  prends  toujours  lorsque  j'ai  affaire 
à  un  écervelé. 

—  De  mieux  en  mieux. 

—  Que  tu  es  enfant,  dit  Vemier  en  serrant  la  main  de 
son  ami  ;  tu  ne  comprends  pas  qu'en  ce  moment  la  ruse 
seule  peut  nous  servir.  En  ma  qualité  de  capitaine,  j'ai 
parfaitement  le  droit  de  faire  fusiller  séance  tenante  le 
Gascon  et  le  Marseillais,  mais  si  j'agis  ainsi,  comment 
saurai-je  les  noms  de  leurs  complices? 

—  Tu  as  raison,  dit  enfin  le  comte. 

—  Il  est  heureux  que  tu  t'en  aperçoives. 
Puis  au  Parisien  : 

—  Mon  oarcon.  cnvoie-moîle  second  et  le  maître  d'émii*» 


LA    RÉVOLTE  1G7 


page,  mais  fais  en  sorte  que  personne  ne  remarque  ton 
manège. 

—  Soyez  tranquille,  capitaine  ;  on  n'est  pas  Parisien 
pour  rien. 

Loriot  manœuvra  si  adroitement,  que  cinq  minutes 
après  le  second  et  le  maître  se  trouvaient  près  de  Vernier 
sans  même  que  les  matelots  s'en  fussent  aperçus. 

—  Messieurs,  leur  dit  Vernier,  un  complot  est  tramé 
contre  moi  et  une  partie  de  l'équipage. 

—  Vous  en  êtes  sûr  ?  interrogea  le  second,  tandis  que  le 
maître  d'équipage  semblait  douter  d'avoir  bien  entendu. 

—  Absolument,  répondit  Vernier,  mais  je  ne  connais 
que  deux  des  coupables.  Voici  donc  ce  qu'il  faut  faire  : 
dans  une  demi-heure  je  vous  dirai  de  m'accompagner  à 
bord  afin  de  voir  quelles  sont  les  parties  de  Caïman  que 
nous  devons  brûler.  Quand  j'aurai  donné  cet  ordre,  vous, 
maître,  vous  désignerez  six  hommes  de  corvée  qui  vien- 
dront avec  nous.  Il  est  bien  entendu  que  vous  nous  sui- 
vrez, car  nous  aurons  besoin  de  prendre  des  mesures 
énergiques  pour  faire  tête  à  la  révolte  qui  doit  éclater  ce 
soir. 

—  Quels  sont  les  matelots  que  je  devrai  désigner? 

—  Loriot,  Martin,  Baludec,  Garnier,  Grivat  et  Ferlus, 
car  je  peux  répondre  de  ceux-là. 

—  Est-ce  tout,  capitaine? 

—  Oui.  Vous  pouvez  vous  retirer. 

Une  demi-heure  plus  tard,  Vernier  quittait  la  case  es- 
corté des  hommes  qu'il  avait  désignés. 

Aussitôt  à  bord,  il  conduisit  son  monde  dans  l'cntre- 
poat. 


168  AU   KLOXDYKE 


—  Mes  amis,  leur  dit-il,  si  je  vous  ai  fait  dé^signer  pour 
nous  accompagner  ici,  c'est  que  l'heure  est  grave  et  qu'un 
danger  nous  menace  tous.  Des  misérables  ont  juré  de 
s'approprier  la  cargaison,  mais  comme  ma  présence  est 
un  obstacle  à  ce  projet,  ils  doivent,  ce  soir,  m'assassiner, 
ainsi  que  ceux  qu'ils  savent  m'être  fidèles.  Sachant  perti- 
nemment que  je  peux  compter  sur  vous,  je  vous  ai  réunis 
afin  de  vous  mettre  sur  vos  gardes. 

Les  matelots  se  regardaient  les  uns  les  autres,  n'en  pou- 
vant croire  leurs  oreilles. 

Baludec,  le  timonier  breton  dont  nous  avons  déjà  eu 
l'occasion  de  parler,  sortit  le  premier  de  sa  stupeur. 

—  Voyons,  capitaine,  dit-il,  êtes-vous  bien  certain  de 
ce  que  vous  dites  ? 

—  Mon  brave  Baludec,  je  ne  vous  ai  pas  tout  dit. 

—  Il  y  a  encore  quelque  chose  ? 

—  Tandis  que  la  faim  torture  nos  entrailles,  que  le 
moindre  morceau  est  fraternellement  partagé  entre  tous, 
des  infâmes  ont  soustrait  des  provisions.  Elles  sont  sous 
nos  pieds,  dans  la  cale...  Loriot,  ajouta  Yernier,  raconte 
ce  que  tu  sais. 

Le  Parisien  refit  son  récit,  après  quoi  tous  se  rendirent 
dans  la  cale  où  ils  constatèrent  avec  des  cris  de  rage 
l'ignominie  de  leurs  indignes  camarades. 

Dans  leur  légitime  colère,  les  matelots  parlaient  de 
lyncher  immédiatement  le  Gascon  et  le  Marseillais,  mais 
le  capitaine  les  calma  en  leur  expliquant  un  plan  quil 
avait  conçu,  plan  qui  devait  jeter  bas  les  masques  des  mu- 
tins, qui,  s'ils  demeuraient  inconnus,  seraient  un  danger 
permanent  pour  leurs  compagnons. 


A  moi,  tues  fi<lèles  !...  (page  173 


LA    RÉVOLTE  1  /  î 


—  Quanta  la  cargaison,  dit  il  en  terminant,  elle  est  à  nOiis 
tous.  Lorsqu'on  a  partagé  les  dangers  et  les  souffrances 
auxquels  nous  sommes  en  butte,  les  conditions  primitives 
cessent  d'exister.  Cette  résolution  je  l'ai  prise  en  abordant 
sur  cette  île,  car  cette  expédition  ne  ressemble  en  rien  à 
la  première,  et  il  ne  serait  pas  juste  que  les  parts  fussent 
inégales.  Quant  à  ceux  qui  ont  voulu  vous  affamer,  j'en 
fais  mon  affaire,  à  la  condition,  toutefois,  que  vous  vous 
conformerez  à  mes  instructions. 

—  Capitaine,  comptez  sur  nous,  dirent  les  matelots  d'une 
seule  voix. 

—  Surtout,  soyez  calmes,  et  que  personne  ne  se  doute 
de  rien. 

—  Nous  serons  muets  comme  des  poissons,  dit  le  ti- 
monier breton  ! 

—  Maintenant  que  vous  m'avez  bien  compris  et  que 
tout  est  convenu,  retournons  à  la  case  et  que  chacun 
agisse  comme  s'il  ne  savait  rien. 

Le  maître  d'équipage  reprit  la  lanterne  qu'il  avait  ap- 
portée pour  guider  la  marche,  et  se  replaça  en  tète  de  la 
petite  troupe,  qui  retourna  à  la  case. 

Fidèles  à  la  promesse  qu'ils  avaient  faite  à  leur  chef, 
les  matelots  ne  laissèrent  rien  transpirer  du  terrible  se- 
cret qui  leur  avait  été  confié.  Néanmoins,  ils  ne  purent 
s'empêcher  d'arrêter  de  temps  en  temjîs  leurs  regards 
sur  leurs  camarades  comme  s'ils  eussent  voulu  fouiller 
leur  conscience.  Tel  marin  qui  causait  gaiement,  fai- 
sait-il partie  des  révoltés?  Les  fidèles  du  capitaine  se 
le  demandaient  avec  anxiété,  car  ils  eussent  voulu  con- 
naître, par  avance,  afin  de  les  haïr,  ceux  c[uils  devaient 


j/J  AU    KLOXDYKE 


combattre  quelques  heures  plus  tard,  maisr  ces  braves 
gnis  ne  découvrirent  aucun  indice  qui  pût  les  fixer  à 
cet  égard:  d'un  côté  comme  de  l'autre,  chacun  était  im- 
pénétrable, et  rien  ne  faisait  reconnaître  les  amis  ou  les 
ennemis.  Cette  incertitude  était  poignante  pour  des  hommes 
convaincus  que  le  soir  même  la  mort  circulerait  dans 
leurs  rangs,  arrachant  violemment  plusieurs  d'entre  eux  à 
ce  que  le  poète  Gilbert  a  appelé  le  banquet  de  la  vie;  aussi 
les  bons  matelots  attendaient-ils  avec  une  nerveuse  impa- 
licnce  le  moment  de  l'action. 

  neuf  heures,  c'est-à-dire  à  l'heure  du  coucher,  le  ré- 
flecteur électrique  installé  dans  la  case  était  remplacé  par 
une  lampe  à  l'huile,  dont  la  clarté  n'éclairait  que  faible- 
ment. Ce  soir-là,  le  réflecteur  resta  en  place.  Plus  d'un 
crut  à  une  négligence  du  mécanicien  et  ne  s'en  préoccupa 
point. 

Vers  minuit,  au  moment  où  le  plus  grand  silence  régnait 
parmi  les  marins  qui,  tous,  semblaient  plongés  dans  le 
plus  profond  sommeil,  une  tête  se  souleva,  puis  une  se- 
conde, et  enfin,  plusieurs  autres.  Après  avoir  échangé 
quelques  signes,  huit  hommes  quittèrent  sans  bruit  leur 
hamac  et  vinrent  silencieusement  se  réunir  autour  du 
Gascon.  Presque  aussitôt,  des  lames  de  couteaux  lancèrent 
de  sinistres  reflets  sous  la  clarté  de  la  lampe  électrique. 

Après  s'être  consultés  un  instant  à  voix  basse,  les  ré- 
voltés se  dirigèrent,  sur  la  pointe  du  pied,  vers  l'angle  de 
la  case  où  reposaient  le  capitaine  et  son  ami. 

Arrivés  là,  ils  s'arrêtèrent  quelques  secondes,  prêtant 
l'oreille  au  moindre  bruit,  mais  le  silence  qui  régnait  au- 
tour d'eux  les  rassura,  et  le  Gascon  écarta  brusquement  la 


LA    RÉVOLTE  171 


toile  qui  le  séparait  de  ceux  dont  il  avait  décidé  la  mort, 

Mais  au  lieu  d'avancer,  il  resta  comme  pétrifié.  Vernicf 
et  le  comte  étaient  debout,  un  revolver  à  la  main. 

Quatre  détonations  éclatèrent,  en  même  temps  que  le 
capitaine  criait  : 

—  A  moi,  mes  fidèles  ! 

Les  six  matelots  dévoués  bondirent  à  bas  de  leur  hamac 
et  s'élancèrent  au  secours  de  leur  chef,  le  couteau  au  poing. 

Les  quatre  balles  tirées  par  ce  dernier  et  le  comte 
avaient  jeté  à  terre  trois  des  mutins.  Les  cinq  autres,  sur- 
pris de  cette  défense  sur  laquelle  ils  n'avaient  point 
compté,  comprirent  aussitôt  que  c'en  était  fait  deux,  mais 
au  lieu  d'implorer  un  pardon  que  Vcrnier  leur  eût  peut- 
être  généreusement  accordé  s'ils  avaient  manifesté  un 
sincère  repentir,  ils  se  ruèrent  sur  leurs  camarades,  qui 
les  reçurent  en  gens  de  cœur,  et  une  effroyable  mêlée 
s'ensuivit,  d'autant  plus  terrible  que  l'on  ne  pouvait  faire 
usage  des  armes  à  feu,  car  les  adversaires  combattaient 
pied  contre  pied,  poitrine  contre  poitrine  ;  les  uns  avec 
cette  farouche  énergie  que  donne  la  certitude  d'une  mort 
inévitable,  les  autres  avec  la  légitime  colère  d'hommes  que 
Ton  a  trahis.  Il  n'y  avait  plus  d'anciens  camarades  ;  il  n'y 
avait  que  des  ennemis  mortels  ;  aussi  les  coups  étaient  ils 
portés  avec  un  acharnement  incroyable  et  chaque  cri  de 
douleur  était-il  suivi  d'un  cri  de  triomphe. 

Cependant,  cette  lutte  fratricide  ne  pouvait  durer  long- 
temps. Aux  fidèles  du  capitaine  s'étaient  joinis  le  lieu- 
tenant, le  maître  d'équipage  et  ceux  qui,  le  premier 
moment  de  stupéfaction  passJ,  avaient  résolument  pris 
parti  pour  leur  clief. 


[74  AU    KLONDYKE 


Ce  que  nous  venons  de  raconter  s'était  passé  en  moins 
.  de  deux  iiùnuLej. 

Accablés  par  le  nombre,  les  révoltés  avait  fatalement 
succombé.  Ils  gisaient  maintenant  sur  le  sol,  criblés  de 
blessures  ;  les  uns  morts,  les  autres  se  tordant  dans  les 
suprêmes  convulsions  de  ragonie. 

Un  silence  funèbre  avait  brusquement  succédé  au  tu- 
multe du  combat.  Les  vainqueurs,  presque  tous  blessés, 
regardaient  avec  tristesse  les  morts  et  les  mourants,  et  à 
mesure  que  les  esprits  se  calmaient,  des  larmes  montaient 
aux  yeux,  larmes  de  pitié  pour  ces  anciens  compagnons 
dont  le  sang  s'échappait  par  vingt  blessures.  Certes,  ils 
avaient  mérité  leur  sort,  et  la  fureur  inouïe  avec  laquelle  ils 
s'étaient  battus  prouvait  suffisamment  que,  s'ils  l'eussent 
pu,  ils  n'eussent  fait  de  quartier  à  personne  ;  pourtant, 
chacun  les  plaignait  sincèrement. 

—  Voyons,  dit  tout  à  coup  un  matelot,  il  s'agirait  de 
savoir  ce  que  tout  cela  signifie.  Réveillés  par  le  bruit  des 
revolvers,  nous  sommes  accourus  au  secours  du  capitaine 
et,  pour  ma  part,  je  ne  le  regrette  pas,  mais  je  voudrais 
bien  savoir  ce  qui  s'est  passé. 

Cette  demande  était  trop  juste  pour  que  Vernier  n'y  fit 
pas  droit.  En  quelques  mots  il  expliqua  à  ceux  qui  ne 
savaient  rien  du  complot,  comment  Loriot  avait  percé  à 
jeu  le  plan  des  assassins. 

—  Ainsi,  repritlc  matelot, pendant  que  nous  avions  faim, 
cesgueux-là  entassaient  des  vivres  dans  la  cale  du  Caïman. 

—  Mon  Dieu,  oui,  dit  le  second;  et  tout  à  l'heure  vous  en 
serez  convaincus  en  voyant  rapporter  ici  les  provisions 
soustraites. 


LA    RÉVOLTE  175 


—  Du  moment  que  le  capitaine  l'affirme,  je  n'ai  pas  be- 
soin de  preuve.  C  est  égal,  je  regrette  les  deux  larmes  que 
j'ai  senti  tout  à  l'heure  rouler  sur  mes  joues. 

—  Ne  les  i^grettezpas,  dit  Vernier  d'une  voix  grave^  car 
il  est  toujours  pénible  déverser  le  sang  de  ses  semblables, 
surtout  lorsqu'il  s'agit  de  compagnons,  avec  lesquels  on  a 
vécu  côte  à  côte  et  dont  on  a  partagé  les  joies  etlesiDcines. 

—  Camarades,  dit  le  Breton  Baludec,  à  genoux  et  de- 
mandons au  Seigneur  de  pardonnera  ces  malheureux. 

Les  matelots  formèrent  un  cercle  autour  des  cadavres  et 
s'agenouillèrent,  s'associant  mentalement  à  la  prière  que 
récitait  à  haute  voix  le  vieux  timonier.  Ce  pieux  devoir 
accompli,  tous  se  relevèrent,  et  sur  l'ordre  de  Vernier,  on 
pansa  les  blessés,  pendant  que  ceux  qui  n'avaient  reçu 
que  des  coups  insigniliants  allaient  déposer  à  quelque 
distance  de  la  case  les  cadavres  des  vaincus. 

Le  capitaine  eutbien  voulu  leur  faire  donner  une  sépul- 
ture, mais  par  le  froid  intense  qui  sévissait,  il  lui  eut  fallu 
risquer  la  vie  de  ses  hommes, ce  à  quoi  il  ne  put  se  résigner. 

Les  cadavres  furent  donc  déposés  à  côté  les  uns  des 
autres  et  abandonnés. 

Le  reste  de  la  nuit  se  passa  en  commentaires  sur  cet 
événement  sanglant.  Peu  à  peu,  la  pitié  qui  s'était  emparée 
des  matelots  lit  place  à  une  sourde  rancune.  La  pensée 
du  massacre  prémédité  par  les  révoltés  les  remplissait 
d'horreur.  Ce  fut  bien  autre  chose  lorsque  le  second,  qui 
s'était  rendu  à  bord  avec  les  plus  valides,  revint,  rappor- 
tant les  vivres  dérobés.  A  celle  vue,  l'indignation  déborda 
cl  plus  d'un  poing  se  tendit  dans  la  direction  où  reposaient 
les  coupables. 


176  AU    KLONDYKE 


Valcntin,  qui  avait  vaillamment  combattu  à  côté  de  son 
maître,  s'était  tiré  de  la  bagarre  sans  la  moindre  égrati- 
gnurc.  Il  n'en  était  pas  de  même  du  pauvre  Loriot,  qui 
avait  reçu  un  coup  de  couteau  en  pleine  poitrine.  Quoiqr.c 
cette  blessure  ne  fût  pas  mortelle,  elle  n'en  était  pas  moins 
grave,  aussi  le  bon  Valentin  lui  prodiguait-il  les  soins  les 
plus  empressés. 

—  Courage,  mon  pauvre  Loriot,  lui  répétait-il  ;  le  bon 
Dieu  ne  voudra  pas  que  tu  meures  pour  avoir  fait  ton 
devoir. 

A  quoi  le  Parisien  ne  répondait  que  par  un  sourire  ré- 
signé. 

Comme  il  était  le  plus  dangereusement  blessé,  chacun 
s'empressait  autour  de  lui  afin  de  le  distraire  des  sombres 
pensées  qui,  parfois,  faisaient  jiasser  un  nuage  sur  son 
front.  On  fit  tant  et  si  bien  que,  la  jeunesse  aidant.  Loriot 
fut  hors  de  danger  au  bout  de  quelques  jours. 

En  quittant  la  France,  il  y  avait,  à  bord  du  Caïman. 
trente  matelots,  sans  compter  le  mécanicien.  Sept  avaient 
trouvé  la  mort  dans  la  rencontre  avec  les  aventuriers,  au 
bord  du  Klondyke  ;  deux  étaient  morts  de  froid  dans  l'île 
et  huit  venaient  de  tomber  victimes  de  leur  infamie. 

Supputant  le  temps  qui  devait  s'écouler  avant  la  fonte 
des  glaces,  Yernier,  après  avoir  examiné  les  provisions, 
r.?va  la  quantité  de  vivres  qui  serait  distribuée  quoti- 
diennement. D'après  ses  calculs,  lorsque  viendrait  le  dégel, 
on  pourrait  tenir  encore  quelques  jours  ;  ensuite,  on  ne 
devrait  compter  que  sur  la  Providence. 

Ce  point  arrêté,  il  fit  démolir  le  plancher  de  l'entrepont 
du  navire,  et  les  débris  furent  entassés  dans  la  case,  après 


LA    RÉVOLTE  177 


quoi,    l'on  attendit,    comptant  les  lieures^  qui  passaient 
lentes  et  tristes. 

Quand  revenait,  chaque  jour,  la  lueur  crépusculaire  qui 
perçait  comme  à  regret  l'obscurité,  les  cœurs  battaient 
d'espérance  ;  mais  sitôt  qu'elle  s'éteignait,  les  fronts 
redevenaient  soucieux,  et  les  yeux^  un  instant  irradiés, 
reprenaient  leur  atonie.  A  l'énergie  des  premiers  jours 
avait  succédé  un  profond  abattement,  et  les  pauvres  ma- 
telots se  demandaient,  tout  angoissés,  s'ils  reverraient 
jamais  les  êtres  chers  qu'ils  avaient  laissés  au  pays.  Leur 
esprit  troublé  évoquait  sans  cesse  des  visions  qui  leur 
arrachaient  des  larmes.  C'étaient  des  visages  ridés  de 
vieilles  mères,  de  doux  sourires  d'épouses,  des  petits  bras 
d'enfants  qui  semblaient  se  tendre  vers  eux  ;  puis,  soudain, 
la  main  brutale  de  la  réalité  dissipait  ce  mirage,  et  le  rêve 
s'achevait  dans  un  sanglot. 

M.  de  Xavailles,  lui,  n'avait  pas  la  suprême  consola- 
tion d'évoquer  le  passé.  Tombé  du  haut  de  son  espérance, 
il  restait  des  heures  entières,  sombre  et  taciturne. 

En  vain  Yernicr  tentait-il,  par  des  paroles  encoura- 
geantes, de  galvaniser  cette  volonté  abattue,  le  conilc  ne 
répondait  que  par  un  sourire  amer  qui  ressemblait  à  un 
rictus.  Malgré  lui,  ces  mots  de  son  ami  :  Nous  allons  lenlcr 
Dieu,  lui  revenaient  en  mémoire,  et  cet  avertissement 
flamboyaient  sans  cesse  devant  ses  yeux  comme  le  Manc, 
tliecel,  phares  de  Ballhazar.  Combien,  en  ce  moment,  li 
maudissait  son  fatal  orgueil,  cause  de  tout  le  mal  !  Mais 
par  respect  humain,  il  n'en  laissait  rien  paraître,  crai- 
gnant d'être  ridicule  en  manifestant  le  moindre  repentir, 
alors  qu'un  mot  dans  ce  sens  eût  rendu  si  heureux  l'ami 

12 


178  AU    KLOXDYKE 


dévoué  qui  souffrait  de  ne  pouvoir  parvenjr  à  consoler 
celui  qu'il  avait  suivi  avec  tant  d'abnégation,  car,  en  par- 
tant pour  celte  seconde  expédition,  Yernier  n'avait  pas 
un  seul  instant  envisagé  les  bénéfices  probables  :  il  avait 
obéi  à  cet  intérêt  qui  pousse  les  hommes  de  cœur  à  se 
sacrifier  ;  et  son  sacrifice  avait  été  d'autant  plus  beau, 
qu'un  pressentiment  l'avait  averti  qu'il  courait  à  sa  perte. 
Oh  !  si  le  comte  l'eût  écouté...  mais  aucun  raisonnement 
n'avait  pu  ébranler  sa  résolution,  et,  victime  de  l'amitié, 
il  avait  pris  pour  la  seconde  fois  le  commandement  de 
l'expédition,  espérant  que  son  expérience  et  sa  présence 
d'esprit  conjureraient  les  périls  qu'il  pressentait. 

De  tous,  Yernier  était  le  seul  qui  eût  conservé  un  calme 
relatif.  Aidé  de  son  second,  il  se  livrait  à  d'interminables 
calculs  sur  la  durée  probable  de  leur  séjour  dans  l'île, 
subordonnée  à  la  débâcle  qui  devait,  en  adoucissant  la 
température,  rendre  libre  la  mer  qui  les  entourait. 

Espérant  que  l'on  tiendrait  jusque-là,  il  avait  élaboré 
un  plan  fort  ingénieux.  Avec  les  débris  du  Caïman,  on 
construirait  un  solide  radeau,  et,  au  lieu  d'attendre 
qu'une  voile  passât  à  portée  de  lîlc,  on  partirait  à  la 
recherche  d'un  navire  sauveur.  Peut-être,  même,  avec  un 
vent  favorable,  pourrait  on  atteindre  la  terre  des  Esqui- 
maux. 

Comme  on  le  voit,  le  capitaine  du  Caïman  ne  se  laissait 
point  abattre  et  était  décidé  à  lutter  jusqu'au  bout.  Une  re- 
doutait plus  qu'une  chose,  c'était  que  l'état  mental  de  ses 
hommes  ne  leur  donnât  pas  une  énergie  suffisante  pour 
qu'ils  pussent  le  seconder,  car  s'il  était  la  tête  qui  pense 
et  conçoit,   ils  étaient,  eux,  le  bras  qui  exécute.  L'abatte- 


LA    RÉVOLTE  179 


meut  dans  lequel  il  les  voirait  plongés  lui  faisait  avec  rai- 
son craindre  de  ne  pouvoir  mettre  à  exécution  son  projet, 
qui  était  la  dernière  chance  de  salut,  et  cette  crainte  le  dé- 
sespérait plus  que  la  situation  dans  laquelle  il  se  trouvait. 
C'est  qu'il  est  pénible  pour  un  homme  au  tempérament 
énergique  de  ne  voir  autour  de  lui  que  des  regards  mornes 
et  éteints,  alors  que  la  force  morale,  qui  décuple  la  forc<^ 
physique,  lui  serait  si  utile. 

On  a  vu,  dans  des  batailles,  des  soldats,  affolés  par  la 
peur,  jeter  leurs  armes  et  se  laisser  tuer  sans  se  défendre 
ni  fuir.  De"  même,  en  présence  d'un  danger  sérieux,  cer- 
taines natures  renoncent  à  lutter  et  attendent  la  mort  avec 
une  sorte  de  fatalisme  contre  lequel  aucun  raisonnement 
ne  peut  prévaloir.  Aussi,  Vernier,  en  considérant  les  vi- 
sages pâlis  de  ses  matelots,  voyait-il  avec  douleur  les 
premiers  symptômes  de  cette  funeste  apathie. 


^i}^:^ 


^ï'tZ^'iè^ 


LA   FONTE  DES   GLACES 


iN'Q  mois  se  sont  écoulés  depuis  que  le  Caïman  a 
laissé  tomber  son  ancre  dans  la  petite  baie,  et 
Ton  chercherait  vainement  le  gracieux  navire 
dont  la  fine  mâture  supportait  naguère  de  blanches  voiles 
gonflées  par  la  ])rise  Une  partie  s'en  est  allée  en  fumée, 
l'autre,  transformée  en  radeau,  attend  sur  une  couche  de 
glace,  que  le  dégel  lui  permette  de  se  lancer  de  nouveau 
sur  la  mer  azurée,  non  plus,  ainsi  qu'autrefois,  légèrement, 
mais  lourdement,  comme  si  ces  pauvres  planches  devaient 
porter  le  poids  des  souffrances  dont  elles  ont  été  les  im- 
passibles témoins. 

Ce  radeau  avait  quinze  mètres  de  long,  sur  huit  de 
large.  Au  centre,  un  mât  se  dressait  supporlaut  une  voile 
carguée.  Comme  le  temps  n'avait  pas  manqué  aux  cons- 
tructeurs, il  avait  été  perfectionné  autant  que  le  permet- 
taient les  maigres  ressources  dont  on  disposait. 

Au  moment  de  faire  naufrage,  on  assemble  tant  bien 
que  mal  tout  ce  qui  tombe  sous  la   main,   car  la   vague 


It2  AU    KLONDYKE 


mugissante  guette  sa  proie,  et  Ton  ne  songe  qu'à  lui 
échapper.  Mais  Vernier,  qui  aspirait  gagner  une  terre, 
avait  conçu  son  radeau  avec  toute  l'ingéniosité  possiljle. 
L'avant,  en  forme  de  proue,  devait  fendre  les  flots,  si- 
non avec  rapidité,  du  moins  assez  aisément.  Une  tente 
dressée  à  l'arrière  devait  abriter  les  passagers  contre  le 
froid  qui,  en  toute  saison,  sévit  dans  les  régions  arctiques. 

En  escomptant  un  vent  favorable^  quelques  jours  de- 
vaient suffire  pour  atteindre  la  terre  des  Esquimaux,  la 
plus  proche  d'après  les  calculs  du  capitaine. 

Pénétrons  maintenant  dans  la  case. 

La  machine  à  vapeur  du  Caïman,  on  se  le  rappelle, 
avait  été  transportée  à  terre,  non  seulement  parce  que  la 
grande  chaleur  qui  se  dégageait  de  son  foyer  était  indis- 
pensable à  cette  agglomération  d'hommes,  mais  aussi 
pour  se  procurer  l'électricité  qui  alimentait  le  réflecteur 
élevé  en  haut  du  mât  dressé  près  de  la  case.  Cette  machine 
dort  maintenant  son  lourd  sommeil  métallique,  et,  près 
de  ses  flancs  noircis,  un  brasier  pétille  tristement. 

Dans  un  coin  de  la  case,  un  amas  de  bois  semble  aver- 
tir les  infortunés  qu'après  lui  tout  sera  fini. 

Assis  près  du  feu,  Vernier,  les  coudes  sur  les  genoux  et 
el  visage  dans  les  mains,  garde  une  immobilité  de  statue. 

Il  songe.  A  quoi  ?  A  cette  sombre  nuit  qui  semble  ne  de- 
voir point  finir  et  dans  les  brumes  de  laquelle  les  mon- 
tagnes de  glace  se  dressent  comme  des  fantômes  barrant 
la  route.  De  tant  de  compagnons,  sept  subsistent  :  le 
maître  d'équipage,  le  comte,  Valentin,  Loriot  et  trois  ma- 
telots, dont  le  timonier  breton.  Les  autres  sont  morts, 
morts  de  faim,  de  froid,  de  douleur  et  de  désespoir  I 


LA    FONTE    DES    GLACES 


183 


Les  survivants  de  cette  expédition  sont  assis,  ça  et  là, 
semblables  à  des  spectres,  le  regard  vitreux  et  sans  vo- 
lonté. Ils  n'ont  pas  même  la  suprême  ressource  de  penser, 
ce  qui  leur  permettrait  d'oublier  parfois  leur  horrible  si- 
tuation pour  rêver  d'un  avenir  meilleur.  Ils  sont  là, 
inertes  et  sans  force^  ne  sentant  plus  la  douleur. 


Tout  à  coup,  une  voix  trouble  le  silence.  C'est  celle 
d'un  matelot  qui,  souriant  comme  un  enfant,  chante  dou- 
cement : 

Mon  père  a  fait  bàlir  maison, 

Tontainc,  tonton. 
Par  trente  gabiers  d'artimon. 

Celui-là  a  cessé  de  souffrir  :  la  folie  a  envahi  son  cer- 
veau afrail)H  par  les  privations. 


184,  AU    KLONDYKE 


Longtemps  sa  voix  monone  répète  le  même  refrain  ; 
puis  elle  s'éteint  peu  à  peu,  et  le  matelot  se  couche,  tou- 
jours souriant,  pour  dormir  son  sommeil  éternel,  sans 
qu'en  sa  pensée  égarée  passe  un  regret  ou  un  adieu  pour 
l'épouse  qui,  bientôt,  se  voilera  de  deuil,  ou  pour  les  or- 
phelins qui  appelleront  en  vain  leur  père. 

Soudain,  Yernier  tressaillit  violemment.  A  travers  les 
vitres  des  fenêtres  jjassait  unra3'on  blafard  qui  faisait  pâ- 
lir la  lampe  accrochée  à  la  toiture. 

D'un  bond  il  fut  debout,  vacillant  mais  le  visage  rayon- 
nant. 

—  Le  jour!  cria-t-il,  c'est  le  jour  !,..  Nos  souffrances 
vont-elles  enfin  finir  ? 

Et  comme  ses  compagnons  le  regardaient  sans  rien  com- 
prendre à  cette  exaltation,  il  leur  dit  en  riant  d'un  rire 
nerveux  : 

—  Quoi  !  vous  restez  immobiles  quand  je  vous  annonce 
le  salut  ! 

.  —  Le  salut  ?  interrogea  le  comte  d'une  voix  faible. 

—  Eh  !  oui  ..  Cette  lueur  pâle,  c'est  la  fin  de  l'hiver.  De- 
main et  les  jours  suivants  elle  grandira...  Les  glaces  fon- 
dront, la  mer  sera  libre  ! 

A  ces  accents  vi])rants,  chacun  s'était  soulevé  et  appro- 
ché d'une  fenêtre,  hésitant  à  croire  à  tant  de  bonheur. 
Alors,  comme  si  Dieu  eût  voulu  confirmer  les  paroles  de 
Yernier,  des  craquements  se  firent  entendre. 

—  C'est  le  dégel  !  s'écria  le  capitaine.  Allons,  mes  amis^ 
du  courage  !  Ce  n'est  pas  au  moment  d'être  enfin  sauvés 
que  nous  devons  désespérer. 

—  J'ai  faim  !  <;éniit  le  comte. 


LA   FONTE   DES   GLACES  185 


—  Tiens,  mange  !  lui  dit  son  ami  en  tirant  de  sa  poche 
un  morceau  de  biscuit. 

M.  de  Na vailles  se  jDrécipita  sur  cette  manne  qu'il  mor- 
dit à  belles  dents,  comme  si  c'eût  été  un  plat  savoureux. 

Les  autres  regardaient  toujours  au  dehors.  Ils  restèrent 
là  plusieurs  heures,  jouissant  de  cette  clarté  en  laquelle 
ils  mettaient  toute  leur  espérance.  Mais  quand  elle  dé- 
clina, faisant  place  à  l'obscurité  habituelle,  les  mêmes  té- 
nèbres envahirent  l'esprit  des  malheureux,  leurs  regards 
reprirent  leur  atonie,  et  ils  se  laissèrent  choir  sur  le  sol, 
mornes  et  découragés. 

Ilsdemeurèrent  ainsi  toute  la  nuit, sans  môme  remarquer 
que  Vernier  et  Valentin,  quoique  très  faibles,  allaient 
et  venaient,  s'employant  à  une  mystérieuse  besogne. 

Depuis  longtemps  le  capitaine  avait  dissimulé  sous  son  lit 
un  petit  sac  de  farine,  qu'il  réservait  comme  ressource  in 
extremis.  Certain  que  l'on  ne  tarderait  pas  à  prendre  la 
mer,  il  confectionnait,  avec  l'aide  de  Valentin,  des  ga- 
lettes qu'il  faisait  cuire  sous  la  cendre  et  qui  devait  servir 
à  la  subsistance  lorsqu'on  serait  sur  le  radeau. 

Depuis  deux  semaines,  il  ne  faisait  distribuer  qu'un  bis- 
cuit par  jour  à  chacun.  Bien  des  fois  il  avait  songea  sa 
précieuse  réserve,  et  toujours  il  avait  rejeté  lidée  de  l'em- 
ployer, ce  dont  il  s'applaudissait  fort  en  ce  moment. 

Ah  !  comme  cette  maigre  pitance  semblerait  délicieuse 
à  tous  ces  infortunés,  non  à  cause  de  son  goût  exquis,  car 
les  galettes  étaient  confectionnées  avec  de  l'eau  de  mer 
bouillie,  la  seule  dont  en  disposât  depuis  plus  d'un  mois, 
mais  pour  le  soulagement  qu'elle  procurerait  en  trompant 
la  faim  atroce  qui  les  torturait 


] 86  AU    KLONDYKE 


Le  jour  parut  enfin,  et  avec  lui  son  cortège  de  radieuses 
espérances. 

Mais  que  se  passe-t-il  donc  ?  Tous  se  lèvent,  poussant 
des  hurlements  de  joie  et  gesticulant  comme  des  forcenés  ! 
Vernier  lui  même,  l'impassible  Vernier  semble  prêt  à  par- 
tager cet  accès  de  démence. 

C'est  qu'un  faible  rayonnement  dore  la  blanche  lumière 
du  jour  qui  commence,  annonçant  le  soleil.  Ce  n'est  pas, 
il  est  vrai,  la  pleine  lumière  des  jours  radieux  précur- 
seurs des  nuits  scintillantes,  mais  c'est  la  fin  d'un  sombre 
cauchemar  qui  avait  semblé  devoir  se  terminer  dans  une 
obscurité  éternelle. 

La  faim,  la  soif,  la  fatigue,  tout  est  oublié.  On  sem- 
brasse,  on  pleure,  on  rit  ;  des  voix  caverneuses  com- 
mencent des  refrains  qu'elles  n'achèvent  point  ;  les  mains 
se  cherchent,  se  rencontrent,  se  serrent.  Un  matelot  saute 
au  cou  du  capitaine.  Le  maitre  d'équipage  tire  de  son 
sifflet  de  manœuvre  des  sons  aigus,  et  lorsqu'il  l'écarté  de 
ses  lèvres,  c'est  pour  crier  : 

—  Largue  le  grand  hunier,  la  grande  voile,  la  misaine  et 
la  brigantine  !  La  barre  à  tribord,  et  profitons  du  vent  ! 

Vernier  adresse  au  ciel  une  prière  d'actions  de  grâces. 
Son  visage  est  empreint  d'une  joie  intense.  Il  va  pouvoir 
enfin  sauver  quelques-uns  de  ceux  qui  l'ont  aveuglément 
suivi  et  qu'il  avait  craint  devoir,  jusqu'au  dernier,  mou- 
rir sous  ses  yeux. 

La  vision  de  ceux  qui  avaient  succombé  nuagea  un  ins- 
tant le  raj'^onnement  de  sa  joie,  mais  il  chassa  bien  vite 
cette  pensée  importune  :  le  passé  n'était  plus  ;  le  présent 
seul  existait,  et  ce  présent^  c'était   la  presque  certitude 


LA   FONTE    DES    (iLACMS  187 


d'une  délivrance  prochaine.  Il  y  aurait  bien  encore  des 
épreuves  à  subir,  mais  la  foi  en  des  temps  meilleurs  lui 
donnait  la  ferme  assurance  qu'il  triompherait  des  derniers 
obstacles. 

Le  jour  grandissait.  Bien  que  le  froid  fut  toujours  extrê- 
mement riaoureux,  chacun  se  couvrit  de  son  mieux  et  l'on 
sortit  de  la  case  pour  examiner  l'horizon. 

De  tous  côtés  les  glaçons  rompus  se  mouvaient  sur 
la  crête  des  vagues.  Au  loin,  les  montagnes  de  glace 
oscillaient  en  se  déplaçant  lentement,  dorées  par  les 
rayons  obliques  d'un  soleil  rouge  comme  une  b^oule 
sanglante,  soleil  sans  chaleur,  mais  qui  jetait  néan- 
moins l'espérance  dans  cette  immensité  désolée.  Un 
cri  sourd,  suivi  de  la  chute  d'un  corps,  tira  les  aventuriers 
de  l'extase  dans  laquelle  ils  étaient  plongés.  Le  maitre 
d'équipage  venait  de  tomber,  foudroyé  par  une  congestion 
cérébrale  causée  par  le  froid. 

—  A  la  case  !  cria  Vernier.  A  la  case,  sans  perdre  un 
instant  ! 

Puis  voyant  chanceler  Valentin,  il  se  précipita  vers  lui 
et  le  prit  dans  ses  bras  pour  l'emporter,  mais  sa  faiblesse 
était  si  grande  qu'il  ne  put  atteindre  la  case  qu'en  traînant 
péniblement  son  fardeau. 

En  entrant,  il  aperçut  ses  compagnons  présentant  au 
brasier  leurs  mains  bleuies. 

—  Place!  dit  il. 

Loriot  s'élança  et  aida  le  capitaine  à  transporter  son  ca- 
marade près  du  feu,  dont  la  douce  chaleur  raninia  bien- 
tôt le  pauvre  garçon. 

Vernier    regarda  alors  autour  de  luî,  et  son  coeur  se 


.    188  AU    KLONDYKE 


serra  :  le  comte  se  chaiirTait  tranquir-C  icnt,  sans  même 
jeter  un  regard  sur  son  dévoué  serviteur,  qui  revenait 
lentement  à  la  vie. 

—  Oh  !  murmura  Yernier,  il  n'a  pas  dj  cœur  !...  Et 
dire  que  c'est  pour  lui  que  tant  d'hommes  sont  morts  ; 
car  sans  sa  funeste  ambition,  tous  seraient  encore  vivants 
et  heureux. 

Et,  triste,  il  alla  s'asseoir  à  l'écart,  méditant  avec  amer- 
tume sur  les  malheurs  que  peut  causer  une  passion  poussée 
à  l'excès. 

Ainsi,  le  comte,  qui,  autrefois,  n'était  que  frivole  et  or- 
gueilleux, ne  ressentait  plus  maintenant  aucun  de  ces 
sentiments  dont  Dieu  s'est  plu  à  orner  le  cœur  de  1  homme 
et  qui  font  ressembler  son  enveloppe  charnelle  à  un  de 
ces  grossiers  silex  dans  lesquels  se  cache  un  diamant. 

Ces  beautés  de  lame,  M.  de  Navaillcs  ne  les  possédait 
plus  ;  une  ambition  démesurée  les  avait  tuées  en  lui. 
Yernier  ne  se  dissimulait  point  que  ce  changement  avait  été 
amené  par  l'écroulement  de  folles  espérances,  plus  encore 
que  parla  perspective  d'une  fin  tragique.  Qui  sait  même 
si  l'ami  lié  n'avait  pas  sombré  dans  ce  désastre  des  plus 
élémentaires  vertus? 

Ce  point  d'interrogation,  le  courageux  et  loyal  marin 
le  tournait  et  le  retournait  sans  parvenir  à  trouver  une  ré- 
ponse ;  douloureuse  situation  pour  l'honmie  de  cœur 
qui  craint  de  voir  s'évanouir  une  illusion  dont  il  s'est 
longtemps  bercé. 

Quant  au  comte,  indifférent  à  tout  ce  qui  se  passait  au- 
tour de  lui,  il  continuait  de  se  chauffer  tranquillement, 
tandis    que  ses   compagnons,  heureux  d  entrevoir  eurui 


LA    FONTE    DES    GLACES  l<St) 


une  chance  de  salut,  se  livraient  à  toute  l'expansion  de  lei  r 
joie. 

Le  lendemain  Vernier  fit  transporter  sur  le  radeau  ks 
sacs  d'or  et  les  vêtements,  car  le  dégel  s'accentuait  de 
plus  en  plus.  Les  montagnes  de  glace  disparaissaient  à 
l'horizon,  elles  glaçons  quoique  nombreux,  diminuaieul 
de  volume. 

On  attendit  encore  douze  jours  ;  puis  un  nîaîin,  Ton 
remarqua  que  le  radeau  se  l^alançait  mollement  sur  Fcau 
de  la  baie,  tandis  que,  au  loin,  les  glaçons  fuyaient,  lar- 
gement espacés  les  uns  des  autres. 

Le   capitaine    annonça   alors    que  l'on   allait  quitter 

nie. 

—  Comment  vivrons  nous?  hasarda  Baludec,  le  vieux 
timonier  breton. 

Vernier  sourit  et  envoya  Valentin  chercher  les  galettes 
dissimulées  avec  soin.  A  cette  vue,  les  malheureux  allâmes 
eurent  un  accès  de  délire  qui  ne  se  calma  que  lorsque 
chacun  en  eut  reçu  sa  part. 

—  Ménagez-les,  leur  dit  le  capitaine,  car  ce  sont  nos 
dernières  provisions.  Je  les  ai  réservées  pour  notre  séjour 
sur  le  radeau,  et  qui  sait  ce  qu'il  durera  ?... 

Vernier  prit  sa  boussole  et  divers  instruments  de  ma- 
rine, puis  la  case  fut  évacuée. 

Quand  rembarquement  des  hommes  et  des  objets  fut 
opéré,  le  capitaine  s'assit  au  gouvernail,  fit  larguer  le 
oile  et  couper  le  câble  qui  retenait  le  radeau  au  ri- 
vage. 

La  voile  s'enfla,  le  mât  plia,  et  le  radeau  commença 
d'avancer,  insensiblement  d'abord,  puis  un  peu  plus  vite, 


190  AU    KLONDYKE 


jusqu'à  ce  qu'il  fut  en  dehors  de  la  baie.  Alors  il  oscilla 
selon  le  caprice  des  vagues  et  la  marche  devint  plus  ra- 
pide. 

Quelques  heures  plus  tard,  l'île  n'apparaissait  plus  que 
comme  un  point  sombre. 

Après  avoir  mis  le  cap  au  sud,  Vernier  assujettit  la 
barre  et  alla  rejoindre  ses  compagnons,  groupés  au  pied 
du  mât. 

L'affaissement  moral  qui,  la  veille  encore,  les  tenait 
dans  une  sorte  d'anéanlissement  de  tout  leur  être  avait 
complètement  disparu.  Pourtant,  la  situation  n'était  rien 
moins  que  rassurante.  Au  lieu  d'être  emprisonnés  par  des 
barrières  de  glace,  ils  voguaient  maintenant  sur  la  mer 
libre,  mais  combien  de  temps  durerait  cette  navigation  et 
sur  quelle  côte  allait-ils  atterrer  ?  Hélas  !  ils  n'y  songeaient 
même  pas.  L'espace  était  devant  eux,  immense,  infini, 
ils  n'en  demandaient  pas  davantage  pour  le  moment. 

Le  soir  venu,  tous  se  retirèrent  sous  la  lente  dressée 
à  l'arrière,  sauf  Vernier  qui,  appuj^é  au  mât,  constatait 
avec  inquiétude  que  le  vent  avait  une  tendance  à  chan- 
ger... et  il  ne  restait  de  vivres  que  pour  deux  jours. 

Le  lendemain,  une  morne  consternation  remplaçait  sur 
les  visages  l'expression  joyeuse  qu'y  avait  fait  naître  le  dé- 
part. Le  vent  avait  subitement  tombé  ;  la  voile  pendait 
inerte  le  long  du  mât  et  le  radeau  restait  immobile,  sans 
que  le  roulis  que  lui  imprimait  la  vague  le  fit  avancer 
d'une  ligne. 

Vernier,  le  comte,  Valentin,  Loriot  elle  Breton  Baludec 
avaient  cet  air  résigné  d'hommes  qui  renoncent  à  lu  lier  et 
qui,  certains  de  leur  fin  prochaine,  attendent  avec  calme 


LA    FONTE    DES    GLACilS  10  î 


la  mort  inévitable.  Mais  il  n'en  était  pas  de  même  du  ma- 
telot qui  se  trouvait  avec  eux. 

En  proie  à  une  sorte  de  folie  furieuse,  il  allait  et  venait, 
vociférant  et  gesticulant. 

Tout  à  coup,  il  s'arrêta  en  face  des  sacs  d'or  et  les  con- 
templa un  instant. 

—  Maudit  métal  !  hurla-t-il,  c'est  toi  qui  nous  a  conduits 
ici  ! 

Et  rageusement,  il  empoigna  deux  sacs  et  les  jeta  à  la 
mer. 

—  Misérable  !  rugit  le  comte  en  s'élançant  sur  le  ma- 
telot qui  venait  de  jeter  à  l'eau  deux  autres  sacs. 

Mais  l'homme  le  repoussa  brutalement  et  continua  de 
précipiter  dans  les  flots  les  sacs  d'or,  avec  un  rire  de  démon. 

Le  dernier  sac  allait  disparaître  comme  les  autres,  quand 
le  comte  réussit  à  s'en  emparer.  Alors  commença  entre 
CCS  deux  hommes  une  lutte  terrible  dont  le  sac  d'or  était 
l'enjeu.  Ils  se  roulaient  sur  le  radeau,  hurlant  de  fureur, 
devant  leurs  compagnons  terrifiés. 

Le  matelot,  ayant  enfin  réussi  à  ressaisir  le  sac,  s'ap- 
procha du  bord  pour  le  lancer  dans  les  flots.  Mais  le 
comte  se  rua  sur  lui  avec  une  telle  rage  qu'ils  roulèrent 
tous  deux  dans  l'abime. 

Au  cri  d'horreur  qui  monta  dans  les  airs,  succéda  le 
bruit  de  deux  chutes  dans  l'eau. 

Vernier  et  Valentin  venaient  de  plonger  pour  porter 
secours,  l'un  à  son  ami,  l'autre  à  son  maître.  Mais  leur 
faiblesse  était  trop  grande  pour  qu'ils  pussent  se  livrer  à 
de  longues  recherches.  Ils  ne  tardèrent  pas  à  reparaître, 
le  visage  livide  et  convulsé. 


192  AU    KLONDYKE 


Après  s'être  cramponnés  iiu  instant  au  radeau  afin  de 
reprendre  haleine,  ils  se  disposaient  à  plonger  de  nouveau 
quand  Loriot  et  Baludec  les  saisirent  par  les  bras  et  les 
firent  remonter  de  force. 

Valentin  pleurait  à  chaudes  larmes 

Vernier,  lui,  les  yeux  hagards,  explorait  la  surface  de  la 
mer,  espérant  apercevoir,  vivant  encore,  celui  à  qui  il  avait 
tout  sacrilié. 

Mais  la  vague  graxla  sa  proie,  et  le  comte  ne  reparut 
point. 

11  était  mort  comme  il  aurait  voulu  vivre,  un  sac  d'or 
entre  les  bras. 

Lorsque  Vernier  fut  bien  certain  que  tout  esi)oir  de  re- 
voir son  ami  était  perdu,  il  alla  s'asseoir  à  Tarrière  et 
pleura. 

Cet  homme  de  bronze, que  nul  danger  n'avait  pu  émou- 
voir, était  sans  force  devant  cet  irréparable  malheur  qui  le 
frappait  dans  la  seule  affection  qu'il  eût  au  monde.  Cet 
ami,  qu'il  s'était  habitué  à  traiter  en  enfant  terrible,  il  ne 
le  verrait  plus.  Cette  voix  railleuse,  il  ne  l'entendrait  plus. 
Cette  main  fine  et  aristocratique  qu'il  avait  tant  de  fois 
serrée  ne  se  tendrait  plus  vers  lui. 

Il  sentit  une  main  se  poser  sur  son  bras.  Relevant  la 
tête,  il  vit  Valenlin  à  genoux  devant  lui,  le  visage  inondé 
de  larmes. 

A  la  vue  de  cette  douleur  qui  répondait  si  bien  à  la 
sienne,  il  ouvrit  les  bras,  et  le  fidèle  serviteur  s'y  jeta  en 
sanglotant,  comme  si  leurs  larmes  en  se  mêlant  dussent 
être  moins  amères. 

Longtemps  ils  restèrent   ainsi.  Enfin,  par  un  violent 


Miis  le  comte  se  rua  sur  lui  avec  une  telle  rage...  (pago  191; 


IJ 


LA   FONTE    DES    GLACES  195 


«ffort  de  volonté,  Vernier  réagit  contre  sa  douleur  et  se  dé- 
gagea des  bras  de  Valentin. 

—  Il  ne  suffit  pas  de  pleurer  les  morts,  dit-il^  il  faut  aussi 
so'  ger  aux  vivants. 

Et  il  désigna  Loriot  et  Baludec  qui,  appuyés  contre  le 
màt,  le  regardaient  avec  des  yeux  humides,  sans  même 
remarquer  que  le  radeau  s'était  remis  en  marche. 

Après  quelques  heures  de  calme  plat,  le  vent  du  nord 
soufflait  de  nouveau  arrondissant  la  voile. 

Hélas  !  les  malheureux  ne  tardèrent  pas  à  s'apercevoir 
qu'un  nouveau  malheur  les  accablait.  Pendant  la  lutte  du 
comte  et  du  matelot,  la  caisse  qui  renfermait  les  galettes 
était  tombée  à  l'eau  sans  que  personne  s'en  aperçût. 

—  Allons,  murmura  Vernier,  mon  pauvre  ami  aura  été 
jusqu'au  bout  la   cause  de  notre  perte. 

Sans  vivres  et  perdus  dans  l'immensité  de  la  mer  Arc- 
tique, que  pouvaient  espérer  ces  infortunés,  sinon  mou- 
rir le  plus  tôt  possible  ? 

Ils  le  comprirent  si  bien,  qu'ils  ne  proférèrent  pas  un 
cri,  pas  une  plainte.  Après  s'être  d'un  commun  accord 
serré  les  mains,  ils  se  séparèrent  les  uns  des  autres  et  se 
couchèrent  sur  le  radeau  pour  attendre  la  mort  qui  ne 
devait  pas  tarder  à  fondre  sur  eux,  étant  donné  lépuise- 
ment  qui  les  anéantissait. 

La  nuit  venue,  le  radeau  continua  de  voguer  silen- 
cieusement sans  qu'aucune  main  dirigeât  sa  marche. 

Lorsque  l'aube  blanchit  les  cieux,  les  quatre  corps 
élaicnt  dans  la  mùme  position,  allongés  sur  le  dos  et  les 
yeux  fixés  vers  l'irifini. 

Va  rayon  de  soleil  "inl  bicnlol  passer,  ccmnic  une  ca- 


196  AU   KLONDYKE 


resse,  sur  ces  visages  livides.   Alors,  Vernier  se  souleva 
péniblement  en  murmurant  ; 

—  Ce  n'est  donc  pas  encore  fini  ? 

Un  soupir  poussé  près  de  lui  attira  son  attention.  C'était 
Loriot  qui,  lui  aussi,  renaissait  à  la  vie  : 

Le  regard  de  Vernier  se  détacha  bientôt  du  Parisien, 
pour  se  porter  sur  la  mer,  où  apparaissait  au  loin  un  na- 
vire voguant  toutes  voiles  dehors. 

—  Regarde,  dit-il  d'une  voix  faible  à  Loriot,  en  dési- 
gnant le  vaisseau  qui  s'avançait  par  bâbord...  Peut-être 
nous  a-ton  aperçus  ? 

Alors  tous  deux  se  traînèrent  jusqu'au  mât  dont  ils  s'ai- 
dèrent pour  se  dresser  sur  leurs  jambes  vacillantes. 

Le  navire  était  encore  loin,  mais  il  était  évident  qu'il 
venait  droit  au  radeau. 

Soudain,  Vernier  eut  un  éblouissement.  Il  chancela  et 
se  cramponna  au  mât  pour  ne  pas  tomber. 

—  Il  arrivera  trop  tard,  dit-il  d'une  voix  à  peine  intelli- 
gible... C'est  fini!...  Embrasse-moi,  matelot! 

Les  deux  hommes  lâchèrent  le  mât  et  s'étreignirent 
affectueusement,  puis  ils  roulèrent  sur  le  radeau,  où  ils 
/    restèrent  immobiles. 

Un  râle  s'échappa  de  la  gorge  de  Vernier,  et  les  lèvres 
décolorées  du  Parisien  murmurèrent  : 

—  Adieu,  maman  ! 

Cependant,  le  navire  avançait  toujours.  Lorsqu'il  fut  à 
cinquante  brasses  du  radeau,  il  mit  en  panne  et  deux  ca- 
nots glissèrent  le  long  de  ses  flancs. 

En  quelques  coups  d'avirons,  ceux  qui  les  montaient 
accostèrent  le  radeau,  sur  lequel  ils  s'élancèrent. 


LA   FONTE    DES   GLACES  197 

—  Nous  arrivons  trop  tard,  dit  en  français  un  des  ma- 
telots... Pauvres  diables  !  ils  sont  morts  de  faim. 

—  Au  lieu  de  bavarder,  emportez-les  à  bord,  dit  un 
jeune  homme  portant  l'uniforme  de  lieutenant. 

Cet  ordre  fut  promptement  exécuté,  et  en  moins  d'une 
demi-heure,  les  quatre  naufragés  se  trouvèrent  couchés 
dans  des  lits  dressés  à  la  hâte,  car,  quoi  qu'en  eût  dit  le 
matelot,  ils  respiraient  encore. 

Des  soins  aussi  intelligents  qu'empressés  ne  tardèrent 
pas  à  les  rappeler  à  la  vie,  qui,  au  premier  abord,  semblait 
les  avoir  abandonnés. 

On  leur  fit  alors  avaler  quelques  gorgées  de  bouillon  et 
un  doigt  de  vin,  dont  l'action  bienfaisante  se  manifesta 
par  un  sommeil  calme  qui  dura  plusieurs  heures,  après 
quoi  ils  prirent  une  seconde  ration  de  bouillon  et  de  vin, 
qui  acheva  de  rendre  à  leur  esprit  toute  sa  lucidité. 


XI 


LE  RETOUR  EN  FRANCE 


[ès  que  Vernier  eut  repris  possession  de  lui -même, 
sa  première  question  fut  de  s'enquérir  de  ses 
compagnons. 

Un  matelot  lui  souleva  la  tête  et  lui  montra  Loriot,  Va- 
lenlin  et  Baludec,  couchés,  comme  lui,  dans  des  lits  im- 
provisés. 

—  Dieu  soit  loué!   dit-il,  les  pauvres  gens  sont  sauvés. 

Il  questionna  ensuite  le  matelot  sur  la  façon  dont  lui 
et  ses  amis  avaient  été  recueillis.  II  apprit  alors  que  ses 
sauveurs  étaient,  pour  la  plupart,  des  compatriotes. 

Le  navire  sur  lequel  il  se  trouvait  appartenait  à  un  riche 
armateur  français,  bien  connu  dans  le  commerce  des 
pelleteries,  qui  possédait  une  maison  à  New-York,  but  du 
voyage  actuel. 

Lorsque  le  matelot  eut  satisfait  hi  légitime  curiosité  de 
Vernier,  il  se  retira  pour  aller  informer  son  capitaine  du 
mieux  ([ui  s'était  opéré  dans  l'état  de  ceux  qu'il  avait  si 
heureusement  secourus. 


200  AU   KLONDYKE 


L'officier  se  rendit  aussitôt  près  de  Vernter  qui,  après 
s'être  fait  connaître,  le  remercia  chaleureusement  de  son 
dévouement,  à  quoi  le  capitaine  lépondit  qu'il  n'avait  fait 
que  son  devoir  et  qu'il  le  disp^însait  de  toute  reconnais- 
sance. 

Mais  Yernier  ne  l'entendit  pas  ainsi,  et  une  vive  sympa- 
thie lia  hientôt  les  deux  marins. 

Par  cgîird  pour  la  qualité  de  Yernier,  le  capitaine  de  la 
Belle-Hélène,  ainsi  que  se  nommait  le  navire,  lui  fit  dresser 
un  lit  dans  sa  propre  cabine. 

Ce  furent  alors  de  longues  conversations  entre  ces  deux 
hommes  également  jeunes  et  intelligents. 

Yernier  avait  raconté  toutes  les  péripéties  de  sa  der- 
nière expédition,  et  le  capitaine,  enthousiasmé  par  la  des- 
cription des  bords  dorés  du  Klondyke,  lui  avait  proposé 
d'y  retourner  ensemble,  mais  il  avait  répondu  par  un 
refus  catégorique. 

—  Je  n'ai  entrepris  ce  second  voyage  que  pour  ne  point 
abandonner  mon  ami  à  toutes  les  imprudences  que  lui 
aurait  dictées  son  caractère  léger,  dit-il,  aussi  ne  tenterai- 
je  point  à  nouveau  l'aventure.  Il  me  semblerait  voir  se 
dresser  devant  moi^  pour  me  barrer  la  route,  les  cadavres 
de  mes  infortunés  compagnons.  D'ailleurs,  je  suis  riche, 
très  riche  môme  ;  or,  à  quoi  me  servirait  de  chercher  à 
augmenter  une  fortune  plus  que  suffisante  pour  mes  mo- 
destes besoins?  Je  comprends  fort  bien  que,  pour  se  créer 
une  situation,  l'on  chasse  l'humeur  casanière  et  que  l'on 
s  élance  hardiment  vers  l'inconnu,  en  acceptant  par  avance 
toutes  les  conséquences  de  la  tentative,  car  rien  n'est  si 
déplorable  que  le  spectacle  de  l'oisiveté  dans  laquelle  se 


LE    RETOUR   EN    FRANCE  201 

complaisent  certains  hommes  jeunes  et  vigoureux  qui 
traînent  dans  leur  pays  une  existence  précaire,  alors  qu'un 
peu  d'audace  pourrait  les  faire  riches.  Par  exemple,  lors- 
qu'on a  été  assez  heureux  pour  culbuter  tous  les  obstacles 
et  voir  ses  efforts  couronnés  d'un  plein  succès,  j'estime 
que  l'on  doit  s'en  tenir  là  et  jouir  paisiblement  du  fruit  de 
ses  peines.  La  mort  de  mon  pauvre  ami  en  est,  hélas  ! 
uue  navrante  preuve.  S'il  se  fût  contenté  des  cent  mille 
francs  de  rente  que  lui  avait  procuré  notre  premier 
voyage,  au  lieu  de  dormir  au  sein  des  flots,  il  promène- 
rait son  insouciante  gaieté  dans  les  salons  parisiens,  en- 
touré des  sympathies  que  la  foule  ne  refuse  jamais  à  une 
grande  fortune. 

—  Je  conçois  jusqu'à  un  certain  point  votre  renoncement 
aux  richesses  incalculables  que  vous  avez  eues  sous  les 
yeux,  mak  moi  qui  n'ai  que  ma  solde... 

—  Aussi,  interrompit  vivement  Vernier,  vous  donnerai- 
je  toutes  les  indications  nécessaires  pour  que  vous  par- 
veniez jusqu'aux  rives  du  Klondyke. 

—  Vous  êtes  un  charmant  compagnon  !  s'écria  le 
capitaine  de  la  Belle-Hélène,  en  tendant  la  main  à  Ver- 
nier. 

—  N'est-ce  point  naturel?,..  Vous  nous  avez  sauvés, 
mes  compagnons  et  moi  ;  pourquoi  refuserais-je  de  faire 
votre  fortune  ?  Ces  trésors  immenses  appartiennent  à  la 
terre  sur  laquelle  ils  dorment  depuis  une  longue  suite  de 
siècles.  Les  hommes  assez  audacieux  pour  leur  faire  visite 
n'auront  qu'à  se  baisser  pour  s'en  emparer. 

Sur  la  demande  de  Vernier,  le  capitaine  lui  remit  une 
carte.  S'emparant  d'une  plume,  notre  ami  y  traça  plusieurs 


202  AU    KLOiNDYK^i 


linéraires  si  explicites  que  son  son  sauveur  :§'écria  joyeu- 
sement : 

—  Je  ne  donnerais  pas  cette  carte  pour  un  million  ! 

—  Vous  auriez  tort,  lui  répondit  Vernier,  car  un  million 
constitue  une  assez  jolie  fortune. 

—  C'est  vrai  ;  mais  une  vingtaine  en  constitue  une  bien 
plus  belle. 

—  Je  crains  bien  que  les  malheurs  de  mon  ami  ne  vous 
empêchent  pas  d'être  imprudent. 

—  Rassurez-vous,  je  ne  verrai  qu'une  fois  les  bords  du 
Klondyke,  mais  la  visite  que  je  ferai  à  cette  petite  ri- 
vière sera  entourée  d'un  cérémonial  assez  imposant  pour 
€[u'elle  me  livre  gracieusement  une  bonne  partie  de  ses  ri- 
diesses. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas. 

—  C'est  pourtant  bien  simple.  Au  lieu  de  m'y  rendre, 
comme  vous  l'avez  fait,  avec  une  poignée  d'hommes,  je 
vais  monter  l'affaire  par  actions  et  constituer  une  Société 
financière  qui  me  permettra  d'exploiter  cette  terre  d'or 
sur  une  vaste  échelle. 

—  Ma  foi,  dit  naïvement  Vernier,  cette  idée  ne  me  serait 
pas  venue. 

—  C'est  que  vous  n'avez  pas  vécu  pendant  dix  ans  avec 
les  Américains.  En  France,  lorsqu'on  a  de  l'argent,  on 
aime  assez  à  le  placer  sur  une  table  pour  jouir  de  sa  vue, 
après  quoi  on  l'enfouit  au  fond  d'un  coffre-fort  criblé  de 
serrures.  En  Amérique,  au  contraire,  l'argent  est  un 
moyen  d'action,  un  levier  puissant  grâce  auquel  les  Amé- 
ricains accomplissent  des  merveilles.  Avec  les  indications 


LE    RETOLIl   EN    FRANCE  203 


que  vous  venez  de  tracer  sur  cette  carte,  je  me  fais  fort 
de  trouver  deux  millions  en  huit  jours. 

—  Je  comprends  maintenant  qu'une  seule  visite  au 
Klondyke  puisse  vous  suffire. 

—  D'autant  plus  que  d'autres  y  resteront  après  mon 
départ,  ce  qui  me  procurera  encore  d'assez  beaux  béné- 
fices. 

—  Expliquez-vous,  car,  cette  fois  encore,  je  ne  vous 
comprends  pas. 

—  Vous  figurez-vous  que  mes  actionnaires  consentiront 
à  abandonner  le  Klondyke  tant  qu'il  y  restera  une  parcelle 
d'or?  Non  pas.  Une  fois  la  curée  commencée,  elle  conti- 
nuera. 

—  Si  j'ai  bien  compris,  vous  allez  fonder  une  société 
définitive  pour  l'exploitation  continuelle  des  mines. 

—  Vous  l'avez  dit.  Ainsi  donc,  vous  toucherez  de  jolis 
dividendes  sans  être  obligé  à  un  nouveau  voyage,  car  je 
ne  consentirais  jamais  à  m'enrichir  sans  que  celui  qui 
aura  fait  ma  fortune  y  trouve  aussi  son  compte. 

—  Merci  de  cette  bonne  parole  qui  dénote  chez  vous 
une  loyauté  peu  ordinaire,  mais  je  m'en  tiens  à  ce  que 
je  vous  ai  dit...  Je  suis  sans  famille  et  à  la  tête  de  plus  de 
deux  millions,  somme  suffisante  pour  moi,  et  qui  consti- 
tuera, après  ma  mort,  un  assez  beau  denier  pour  les 
pauvres. 

—  C'est  de  la  haute  philosophie  !  s'écria  le  capitaine  en 
proie  à  un  étonnement  qu'il  ne  cherchait  même  pas  à 
dissimuler. 

—  C'est  le  résultat  de  mes  méditations  pendant  les 
cinq  mois  que  j'ai  passés  au  milieu  des  glaces,  alors  que 


204  AU  KLONDYKE 


mes  compagnons  tombaient  autour  de  moi  les  uns  après 
les  autres.  Lorsqu'on  a  subi  de  telles  épreuves,  on  est 
assez  enclin  à  se  contenter  de  ce  que  l'on  a. 

—  C'est  votre  dernier  mot? 

—  Absolument. 

—  Je  n'insisterai  donc  pas,  quoique  je  sois  un  peu 
gêné  d'accepter  le  présent  que  vous  me  faites. 

—  Il  est  bien  minime  en  comparaison  de  celui  que  vous 
nous  avez  fait  en  nous  rendant  la  vie  qui  nous  échappait. 
Acceptez  donc  sans  fausse  honte  ce  que  je  vous  donne. 
Qui  sait  si  je  ne  suis  pas  en  ce  moment  l'instrument  de  la 
Providence?  Au  lieu  de  la  fortune  que  je  crois  vous  donner, 
c'est  peut-être  votre  mort  que  je  prépare. 

—  Vous  n'êtes  guère  rassurant,  fit  le  capitaine  un  peu 
refroidi. 

—  C'est  que  je  vois  encore  la  vie  à  travers  les  brunes 
glacées  auxquelles  je  viens  d'échapper  si  miraculeusement. 
N'attachez  donc  aucune  importance  aux  paroles  d'un 
homme  que  les  malheurs  ont  désabusé.  Allez  de  l'avant, 
crânement,  sans  vous  laisser  rebuter  par  les  difficultés,  et 
l'avenir  est  à  vous  ;  d'autant  plus  que  votre  route  sera 
singulièrement  aplanie  par  les  puissants  moyens  dont 
vous  disposerez. 

Laissons  les  deux  marins  à  leur  conversation  et  voyons 
un  peu  ce  que  sont  devenus  Loriot,  Valentin  et  le  timonier 
breton. 

Tandis  que  Vernier  est  hébergé  par  le  capitaine,  ils 
sont  choyés  des  matelots  qui  leur  font  sans  cesse  raconter 
leur  odyssée. 

Les  premiers  récits  faits  par  Valentin  avaient  été  quek^ue 


LE    RETOUR   EN    FRANCE  205 


peu  embrouillés.  Il  avait  alors  été  remplacé  comme  ora- 
teur par  le  père  Baludec,  mais  la  parole  lente  et  grave  du 
vieux  timonier  n'avait  pas  su  trouver  la  note  exacte  ;  ce 
fut  du  moins  ce  que  pensa  Loriot.  Désireux  dcblouir  un 
peu  l'équipage  de  la  Belle-Hélène,  il  narra  à  son  tour 
l'histoire  des  deux  expéditions. 

Tranquille  sur  le  présent,  rassuré  sur  ravcnir,  le  Paii- 
sien  avait  retrouvé  toute  la  verve  gouailleuse  qui  faisait 
naguère  le  désespoir  de  Valentin. 

11  décrivit  avec  un  brio  imagé  et  fantastique  la  ren- 
contre avec  les  aventuriers,  dont  une  vingtaine  avait  suc- 
combé sous  sa  hache,  qui  prenait  alors  aux  veux 
émerveillés  de  ses  auditeurs  la  forme  et  les  dimensions 
de  Tépée  flamboyante  de  l'archange  chaigé  par  Dieu  de 
terrasser  le  démon. 

Après  cette  première  narration,  Loriot  fit  une  pause 
pour  reprendre  haleine.  Pensez  donc!  quand  on  a  occis 
une  vingtaine  d'ennemis^  il  est  bien  permis  de  se  reposer 
un  peu. 

Vint  ensuite  le  chasseur  cana(Hen,  qui  avertit  Vernier 
de  l'attaque  préméditée  contre  lui.  Naturellement  Loriot 
ne  s'était  décidé  à  suivre  ses  compagnons  dans  leur  re- 
traite qu'après  avoir  vainement  tenter  de  les  en  dis- 
suader. 

Ce  fut  alors  la  marche  dans  la  neige,  à  travers  la  pé- 
nombre, et  la  traversée  des  rivières  couvertes  de  glaces. 
Loriot  avait  transporté  presque  toutes  les  chaloupes,  sei» 
camarades  le  suivant  les  mains  dans  les  poches,  en  ama- 
teurs. 

Une  fois  dans  la  baie  de  Mackenzie,  il  consacra    une 


206  AU    KLONDYKE 


dizaine  de  mots  à  rembarquement  de  la  cargaison  ; 
puis  commença  la  marche  du  Caïman  à  travers  les  vagues 
couvertes  de  glaçons.  Pendant  deux  jours,  le  Paiisieii 
n'avait  pas  quitté  le  gaillard  d'avant,  d'où  il  informait  le 
capitaine  de  ce  qu'il  voyait.  Il  lui  en  coûta  bien  un  peu 
d'avouer  que  Vemier  avait  été  pour  quelque  chose  dans 
celte  marche  sinistre  et  dangereuse,  mais  il  dut  sacrifier 
un  peu  à  la  vérité. 

Enfin,  on  arriva]  dans  l'île.  Là  le  Parisien  fut  sublime 
de  dévouement  et  d'énergie.  Il  distribuait  aux  autres  sa 
maigre  ration,  se  nourrissant  d'espérance  et  se  désaltérant 
à  la  coupe  du  malheur. 

Comme  cette  nourrirure  semblait  un  peu  légère 
à  ses  auditeurs,  il  n'insista  pas  trop  sur  ce  point 
et  passa  à  la  révolte  combinée  par  le  Gascon  et  le 
Marseillais.  Ah!  quel  horrible  carnage!  quelle  héca- 
tombe !  Dans  la  chaleur  du  récit,  Loriot  décrivit  de  tant 
de  façon  le  coup  de  couteau  qui  lui  avait  troué  la  poi- 
trine, que  les  matelots  de  la  Belle- Hélène  le  considéraient 
comme  s'il  n'était  plus  qu'une  agglomération  de  mor- 
ceaux recollés. 

Quand  il  eut  achevé  son  récit,  il  éprouva  l'ineffable  sa- 
tisfaction de  se  voir  dévisagé  par  une  cinqua!:tai:ve 
d'yeux  brillants  d'admiration. 

Hélas!  cette  jouissance  d'amour-propre  ne  dura  pas,  et 
ce  fut  son  meilleur  ami  qui  jeta  sur  l'enthousiasme  une 
douche  glacée. 

—  C'est  beau  ce  que  tu  nous  as  raconté,  lui  dit  naïve- 
ment Yalentin,  mais  tu  ne  nous  a  pas  dit  à  quelle  époque 
ç  -.  /est  passé. 


LE   RETOUR   EN    FRANCE  207 


Du  coup,  Loriot  se  troubla  visiblement.  Néanmoins  il 
répondit  avec  assez  d'assurance  : 

—  Mais  c'est  le  récit  de  notre  expédition. 

—  C'est  exti^aordinaire  !  fit  de  plus  en  plus  candidement 
Valentin  ;  je  n'ai  rien  vu  de  tout  cela,  et  pourtant,  j'y  étais. 

—  Ma  foi  !  dit  Baludec,  il  faut  que  ma  pauvre  cervelle 
se  soit  bien  détraquée,  car  je  ne  reconnaissais  plus  du  tout 
notre  histoire.  Il  y  a  bien,  par  ci  par  là,  des  choses  dont  je 
me  souviens,  mais  la  majeure  partie  de  ton  beau  récit 
m'échappe  complètemenL 

L'admh^ation  des  matelots  fit  alors  place  à  la  moquerie. 
Ce  que  voyant.  Loriot  prit  un  air  digne  et  monta  sur  le 
pont  pour  se  dérober  aux  quolibets  que  chacun  lui  dé- 
cochait, car  il  comprenait  fort  bien  que  se  fâcher  ne  ser- 
virait qu'à  stimuler  la  railleuse  gaieté  des  matelots. 

Une  fois  sur  le  pont,  il  alla  s'asseoir  sur  un  paquet  de 
cordages,  et,  la  tête  dans  les  mains,  il  médita  longuement 
sur  la  fragilité  de  Tamitié  des  hommes. 

Cet  animal  de  Yalenlin  dont  il  avait  fait  son  meilleur 
ami,  cet  étourdi  venait  de  le  précipiter  du  piédestal  sur 
lequel  il  s'était  hissé  à  la  force  de  l 'imagination.  Avait-on 
jamais  vu  pareil  louideau?  Ça  allait  comme  sur  des  rou- 
lettes. Il  se  voyait  déjà  accablé  de  paquets  de  tabac  et  de 
politesses  de  toutes  sortes,  et  voilà  que,  sans  crier  gare, 
son  inséparable,  celui  qui  jadis  lui  culottait  des  pipes  fai- 
sait de  lui  un  objet  de  risée. 

Un  bruit  de  pas  frappant  son  oreille  lui  fit  relever  la 
tête. 

Le  coupable  était  devant  lui.  Loriot,  sans  prononcer 
une  parole,  se  leva,  le  foudroya  d'un  re.^nici  à  la  Louis  XIX 


208  AU    KLONDYKE 


et  descendit  dans  l'entrepont,   mais  aivec,  sur  le  visage 
un  air  si  farouche,  que   pas  un  matelot   n'osa  lui  rire 
au  nez. 

—  Allons,  dit  tristement  le  bon  Valentin,  le  voilà  fâché. . . 
Si  seulement,  il  m'avait  prévenu,  tout  cela  ne  serait  pas 
aiTivé, 

Et  le  brave  garçon,  fort  mécontent  de  lui-même,  des- 
cendit à  son  tour  dans  l'entrepont,  afin  de  se  mettre  à  la 
recherche  de  son  ex-ami,  décidé  à  lui  faire  les  plus  plates 
excuses  pour  reconquérir  son  affection. 

Ce  ne  fut  que  le  soir  qu'il  rencontra  enfin  le  Parisien.  Ce 
dernier,  à  peu  près  calmé,  daigna  accepter  les  explications 
qui  lui  furent  données  et  une  poignée  de  main  scella  la 
réconciliation. 

—  Une  autre  fois,  lui  avait  dit  Valentin,  préviens-moi 
et  au  lieu  de  te  contredire,  je  t'aiderai. 

Cependant,  la  Belle  Hélène  n'en  continuait  pas  moins  sa 
route;  aussi,  un  mois  après  cjue  l'équipage  eut  recueilli 
nos  amis,  entrait-elle  dans  le  port  de  New-York. 

11  avait  été  convenu  entre  le  capitaine  et  Vernier  que  ce 
dernier  ne  parlerait  à  personne  des  trésors  du  Klondyke, 
promesse  qui  fut  religieusement  tenue,  d'autant  plus  que 
nos  amis  avaient  hâte  de  revoir  la  France. 

Aussitôt  débarqué,  Vernier  se  rendit  au  bureau  des  mes- 
sageries et  retint  quatre  places  pour  le  premier  paquebot 
en  partance  pour  le  Havre.. 

Le  départ  eut  lieu  trois  jours  plus  tard. 

Avec  quelle  ivresse  Vernier  et  ses  compagnons  virent  les 
côtes  d'Amérique  s'effacer  au  loin  !  Il  y  avait  bien  encore  è 
courir  les  chances  dune  traversée  d'une  dizaine  de  jours 


LE   RETOUR   EX    FRANCK,  209 

mais  qu'était  cela  comparé  aux  dangers  jDassés  ?  Ils  sen- 
taient sous  leurs  pieds  le  plancher  d'un  solide  paquebot 
autour  duquel  la  mer  secouait  gracieusement  sa  robe  de 
saphir  et  démeraude.  N'eût  été  l'impatience  de  fouler  la 
terre  natale,  ils  eussent  considéré  comme  une  simple  pro- 
menade cette  dernière  partie  de  leur  long  et  périlleux 
voyage. 


4^ 


Ut^ 


i^^jMÊMIlÊ&M^ 


Xîî 


CONCLUSION' 


JN  débarquant  au  Havre,  dès  que  nos  amîs  eurent 
Irjp'V  posé  le  pied  sur  le  quai,  une  pensée  se  présenta 
^*<;s^  à  leur  esprit  :  il  fallait  se  séparer.  Jusque-là,  ils 
avaient  été  si  étroitement  liés  par  la  chaîne  invisible  que 
forge  le  malheur,  qu'il  n'avaient  pas  encore  songé  qu'il 
leur  faudrait  se  quitter  un  jour. 

Vernier,  dont  la  nature  supérieure  était  accessible  à 
tous  les  tendres  sentiments,  sentait  son  cœur  se  serrer  à 
ridée  de  dire  pour  toujours  adieu  à  ces  trois  hommes  dont 
il  avait  été  si  souvent  à  même  de  constater  les  belles  qua- 
lités. 

En  quelques  secondes  il  se  remémora  le  profond  dé- 
vouement de  Valentin  pour  M.  de  Na vailles,  le  courage 
de  Loriot  lors  de  sa  terrible  chute  au  fond  du  ooulTre. 
dans  la  forêt,  les  vertus  religieuses  dont  le  vieux  Bahidcc 
avait  fait  preuve  dans  des  circonstances  critiques.  Malgré 
lui,  il  se  dit  que  ce  lui  serait  un  bonheur  d'être  toujours 
entouré  de  ces  braves  gens. 

11  commença  par  les  emmener  dans  un  hôtel,  car  il  ctait 


212  AU    KLONDYKE 


six  heures  du  scir  et  il  désirait  qu'ils  se  reposassent 
avant  de  quitter  le  Havre. 

Il  se  rendit  ensuite  au  bureau  du  télégraphe  où  il  expé- 
dia à  son  notaire  un  télégramme  pour  le  pi  icr  de  lui  faire 
parvenir  de  l'argent,  les  sommes  emportées  de  France 
se  trouvant  dan«  le  portefeuille  du  comte,  dont  le  cor}  s 
flottait  maintenant  au  gré  des  vagues  de  l'Océan  Arctique. 

Le  lendemain  malin. dés  qu'il  eut  reçut  les  fonds  deman- 
dés, il  rassembla  rcs  trois  compagnons  dans  sa  chambre. 

Comprcuant  que  le  moment  des  adieux  était  arrivé,  ils 
avaient  slu*  le  visage  un  air  de  tristesse  qui  plut  àVernier, 
car  il  y  vit  un  indice  heureux  pour  la  réussite  d'un  projet 
qu'il  avait  formé  quelques  heures  plus  tôt. 

—  Mes  amis,  leur  dit-il.  prenez  des  chaises  et  asseyez- 
vous,  car  nous  avons  à  causer. 

Les  trois  hommes  obéirent  silencieusement,  se  deman- 
dant ce  que  signifiait  ce  préambule. 

Apiès  avoir  lui-même  pris  un  siège,  Yernier  s'exprima 
liinsi  : 

—  Je  ne  vous  cacherai  pas  qu'il  m'en  coûte  de  me  séi)a- 
VLY  de  vous  ;  pourtant,  comme  c'est  une  nécessité,  je  vou- 
c.iais  faire  quelque  chose  qui  gravât  mon  souvenir  dans 
voire  mémoire. 

Yernier  fit  une   pause,  puis  il  se  tourna  vers  Valentir  ; 

—  Voyons,  mon  garçon,  lui  dit-il  affectueusement,  que 
comptes  lu  faire  ? 

—  Mais...  je  ne  sais  pas,  répondit  Valentin  avec  un  em- 
barras visible...  Monsieur  le  comte  étant  mort,  je  suis  seu' 
au  monde,  et  j'avais  espéré... 

—  Quoi  ?...  Achève 


CONCLUSION  21.1 


—  J'avais  espéré  que  vous  me  garderiez  près  de  vous 
comme  domestique.  Vous  me  connaissez  depuis  longtemps 
et... 

—  C'est  bien,  interrompit  Vernier.  A  toi,  Loriot...  Où 
vas-tu  aller  ? 

—  A  Paris,  chez  la  maman,  répondit  vivement  le  Pari- 
sien. J'ai  eu  trop  peur  de  ne  plus  la  revoir,  pour  la  quitter 
jamais. 

—  De  sorte  que  tu  renonces  à  la  marine  ? 

—  Complètement. 

—  Deviendrais-tu  poltron,  toi  que  j'ai  vu  combattre 
comme  un  enragé  ? 

—  Non,  mon  capitaine,  répondit  Loriot  avec  une  gra- 
vité qui  ne  lui  était  point  habituelle,  je  ne  suis  pas  de- 
venu poltron;  seulement,  lorsquej'avais faim,  là-bas,  dans 
l'île,  il  m'est  arrrivé  bien  des  fois  de  penser  qu'un  jour 
ma  mère  pourrait  endurer  cette  torture,  car  je  suis  son 
unique  soutien,  et  si  je  venais  à  lui  manquer 

—  Tu  as  donc  un  métier  ?  interrompit  Vernie»!'  très 
ému. 

—  Autrefois,  j'étais  serrurier...  C'est  par  un  coup  c'e 
tête  que  je  me  suis  engagé  dans  la  marine  marchande. 

—  Combien  y  a-t-il  de  temps  ? 

—  Quatre  ans,  mon  capitaine. 

—  Tu  dois  avoir  quelque  peu  oublié  ton  métier  ? 

—  Aussi  n'ai-je  pas  l'intention  de  le  reprendre...  Je  ferai 
n'importe  quoi,  pourvu  que  je  reste  avec  mère. 

—  Et  vous  Biludec,  dit  Vernier  en  s'adressant  au 
timonier  breton,  quelles  sont  vos  intentions  ? 

—  Mon  capitaine,  dit  le  limonier  d'un  voix,  lente,  il  y 


214  AU   KLONDYKE 


a  trente  ans  que  je  navigue  et  je  n'ai  pas  encore  rencontré 
la  fortune.  En  revanche,  j'ai  failli  bien  des  fois  servir  de 
pâture  aux  requins.  Avec  l'argent  que  m'a  rapporté  notre 
premier  voyage,  j'ai  acheté  une  petite  maison  près  de 
Paimpol,  et  j'y  ai  installé,  avant  de  repartir,  ma  femme  et 
mes  enfants.  C'est  là  que  je  vais  me  rendre  en  vous  ruit- 
tant,  et  si  Dieu  le  permet,  j'y  finirai  mes  jours,  au  milieu 
des  miens. 

—  Comment  subvieiidrez-vous  à  vos  besoins  ? 

—  En  travaillant  avec  des  iDccheurs. 
Vernier  se  recueillit  un  instant. 

—  Mes  amis,  dit-il  ensuite,  maintenant  que  vous  m'avez 
fait  connaître  vos  intentions,  je  vais  vous  dire  ce  que  j'ai 
décidé;  si  mes  propositions  ne  vous  conviennent  pas,  vous 
serez  libre  de  les  repousser...  Toi,  Yalenlin,  je  te  prends  à 
mon  service... 

—  Oh  !  Monsieur!... 

—  Pas  de  remerciements  ;  tu  désirais  ne  pas  me  quitter, 
j'exauce  ton  désir,  voilà  tout...  Maintenant,  à  ton  tour, 
Loriot...  Tu  m'as  déclaré  être  prêt  à  faire  n'importe  quoi  ; 
je  te  prends  également  à  mon  service,  non  comme  domes- 
tique, car  je  ne  crois  pas  que  cet  emploi  soit  en  harmonie 
avec  ton  caractère,  mais  comme  homme  à  tout  faire,  c'est- 
à-dire  pour  aider  les  autres. 

—  Oh  !  mon  capitaine,  répondit  tristement  le  Parisien, 
combien  je  serais  heureux  de  rester  près  de  vous,  mais... 

—  Mais  quoi?... 

—  Je  ne  peux  quitter  ma  mère...  Que  voulez-vous,  j'ai 
tant  de  peccadilles  à  me  faire  pardonner  !... 

—  Eh  !  q;ii  le  parle  de  la  quitter.  J'approuve  trop  ta  ré- 


CONCLUSION 


215 


solution  pour  tenter  de  t'en  détourner.  Ta  mère  viendra 
avec  toi.  Ne  fa^t-ii  pas  une  femme  pour  tenir  en  ordre  la 
lingerie  d'un  célibataire? 

Du  coup,  Loriot  tomba  à  genoux  et  saisit  dans  les 
siennes  une  des  mains  de  Vernier. 

Vivre  avec  sa  vieille  mère,  près  de  son  capitaine,  il 
n'aurait  osé  rêver  cela. 


—  Voyons,  ne  lais  pas  ainsi  l'enfant,  lui  dit  Vernier  en 
souriant,  et  laisse-moi  m'occuper  un  peu  de  notre  brave 
timonier. 

Puis  s'adressant  au  Breton  : 

—  Vous  voulez  vous  faire  pécheur,  m'avez-vous  dit  ? 

—  Oui,  mon  capitaine. 

—  Je  vous  approuve  pleinement,  car  cette  existence 
vous  permettra  d'être  souvent  au  milieu  des  vôtres,  mais 


216 


AU   KLONDYKE 


je  ne  veux  pas  que  vous  courbiez  plus  longtemps  la  tête 
devant  des  chefs.  Vos  cheveux  gris  ont  conquis  le  droit  de 
commander  un  23eu. 

Vernier  tira  de  sa  poche  une  liasse  de  billets  de  banque 
et  la  tendit  au  timonier. 

—  Prenez  ces  dix  mille  francs,  lui  dit-il.  Ils  vous  ser- 
viront à  acheter  une  belle  et  solide  barque  dont  vous  serez 
le  patron. 

Baludec  se  leva  comme  mù  par  un  ressort,  tandis  que 
des  larmes  brillaient  dans  ses  yeux. 

Il  resta  un  instant  indécis,  hésitant  à  prendre  cet  argent, 
mais  Vernier  avait  aux  lèvres  un  si  bon  sourire,  qu'il  se 
décida  enfin. 

—  Merci,  mon  capitaine,  dit-il  avec  cette  simplicité  de 
l'homme  honnête  qui  comprend  toutes  les  délicatesses  ; 
merci  pour  ma  femme  et  les  petits,  car  ils  auront  désor- 
mais du  pain  assuré.  De  plus,  je  pourrai  accomplir  un  vœu 
que  j'ai  fait,  là-bas,  au  moment  où  la  mort  fauchait  les 
camarades. 

—  Quel  est  ce  vœu  ? 

—  J'ai  promis  à  sainte  Anne^  si  je  revoyais  Paimpol, 
d'aller  à  Auray  lui  porter  un  chandelier  d'argent.  Grâce  à 
votre  générosité,  je  vais  pouvoir  tenir  ma  promesse  plus 
tôt  que  je  ne  l'espérais. 

—  Allez  donc,  mon  brave  Baludec  ;  allez  embrasser 
votre  famille  et  accomplir  votre  vœu  ;  mais,  avant  de  par- 
tir, embrassez-moi  ! 

Une  chaleureuse  étreinte  réunit  un  instant  ces  deux 
nobles  cœurs,  puis  le  timonier  embrassa  Loriot  et  Valentin, 
après  quoi,  il  fit  promettre  à  son  capitaine  qu'il  lui  ferait 


Jone  vous  cacherai  pas  qu'il  m'en  coûte  de  me  séparer  de  vous...  (page  212) 


CONCLUSION  21Î) 


'connaître  son  adresse  dès  qu'il  serait  installé,  afin  qu'il 
î>ùt  lui  envoj'er  de  temps  en  temps  un  de  ses  plus  beaux 
poissons. 

Une  dernière  poignée  de  main  fut  échangée,  et  le  tiino- 
nier  sortit  pour  se  rendre  à  la  gare,  d'où  le  train  devait 
remporter  jusqu'à  Paimpol  qu'il  avait  tant  de  fois  craint 
de  ne  plus  revoir. 

—  Largue  ta  voile,  mon  gars,  murmurait-il  tout  en 
marchant,  et  surtout,  veille  sur  ta  cargaison,  car  c'est  ton 
bonheur  et  le  jDain  de  tes  petits. 

Et  il  serrait  d'une  main  frémissante  la  liasse  de  billets 
de  banque  qui  gonflait  la  poche  de  sa  vareuse. 

Vernier,  Loriot  et  Valentin  partirent  le  jour  même  pour 
Paris,  et  un  mois  plus  tard,  ils  étaient  installés  dans  une 
jolie  villa  des  environs  de  Ville-d'Avray,  cette  charmante 
localité  dont  les  maisons  semblent  des  nids  cachés  sous  les 
fleurs. 

Vernier,  qui  avait  volontairement  brisé  sa  carrière  en 
donnant  sa  démission  pour  ne  pas  abandonner  son  ami, 
vit,  là,  entouré  de  la  reconnaissance  deValentin  et  Loriot, 
choyé  par  la  mère  du  Parisien,  qui  lui  a  voué  une 
affection  aussi  respectueuse  que  maternelle. 

Parfois,  un  magnifique  poisson  prend  place  sur  la  table 
du  capitaine,  qui  déguste  en  souriant  ce  témoignage  de  la 
gratitude  de  son  ancien  timonier. 

Quoiqu'il  vive  dans  une  retraite  absolue,  il  est  souvent 
visité  par  un  ami  avec  lequel  il  cause  des  heures  entières. 

Cet  ami  de  son  isolement,  c'est  le  souvenir. 

Maintenant,  aux  lecteurs  qui  douteraient  de  l'authenti- 
cité de  cette  histoire,  je  rappelleiai  les  articles  parus  en 


220  AU   KLONDYKE 


octobre  dernier,  dans  les  journaux  du  monde  entier, 
annonçant  que  des  mines  d'or  d'une  richesse  inouïe  ve- 
naient d'être  découvertes  sur  les  bords  d'une  petite  rivière 
du  Youkon.  Ces  articles  ont  été  suivis  d'autres  donnant 
les  noms  de  grands  financiers  ayant  organisé  des  sociétés 
pour  l'exploitation  de  ces  mines. 

Attendons-nous  donc  à  apprendre  bientôt  l'existence  de 
fortunes  colossales,  à  côté  des  effroyables  désastres  qui  ne 
peuvent  manquer  de  survenir  dans  une  contrée  aussi 
désolée  que  le  Youkon.  Le  fauve  métal  sur  lequel,  en  ce 
moment,  se  ruent  plus  de  trente  mille  hommes,  déchaînera 
probablement  bien  des  haines  et  fera  peut-être  couler  des 
flots  de  sang.  Déjà  l'on  annonce  que  des  combats  meur- 
triers ont  eu  lieu  entre  différentes  bandes  d'aventuriers  et 
qu'une  certaine  quantité  des  survivants  est  bloquée  par 
les  glaces_,  privée  de  tout.  Des  sociétés  d'alimentation 
viennent,  paraît-il,  de  leur  envoyer  des  approvisionne- 
ments. 

Arrivera  t-on  à  temps?...  Qui  sait  si  on  ne  trouvera 
pas  ces  malheureux  morts  de  faim  sur  des  monceaux  d'or, 
victimes  de  lauri  sacra  famés  :  l'exécrable  soif  de  l'or. 


Paris.  Janvier  1898. 


TABLE  DES  MATIERES 


I.  —  Le  dernier  des  Navailles m 

II.  —  Le  Caïman  .     .     .      , 28 

111.  —  La  moisson  d'or , 53 

I^  .  —  L'homme  n'est  jamais  content g.^ 

\ .  —  Deuxième  voyage 83 

VI.  —  Ln  sauvetage  émouvant io3 

Vn.  —  Dans  les  glaces I3i 

^  III.  —  L'installation i^i 

IX.  —  La  révolte i5n 

X.  —  La  fonte  des   glaces     ....,,,,.           ....181 
XL  —  Le  retour  en  France ^      .  iqo 

XII.  —  Conclusion un 


SAINT-AMAXD  (CHER).  —  IMPRIMERIE  BUSSIÈRE. 


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