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Full text of "Bandello en France au XVIe siècle"

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in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/bandelloenfranceOOstur 


René   STUREL 


BANDELLO  EN  FRANCE 


AU  XVF  SIÈCLE 


EXTRAIT    DU    BULLETIN    ITALIEN 
Tomes  XIII  a  XVIII 


Bordeaux  : 

FERET  &  FILS,  ÉDITEURS,  9,  RUE  DE  GRASSI 

Grenoble  :  A.  Gratier  &  C",  a3,  Grande-Rue 

Lyon  :  Henri  GEORG,  36-42,  passage  de  l'Hôtel-Dieu 

Marseille:  Paul  RUAT,  54,  rue  Paradis  |  Montpellier:  G.  GOULET,  5,  Grand'Rue 

Toulouse  :  Edouard  PRIVAT,  i4,  rue  des  Arts 

Lausanne:  F.  ROUGE  &  G",  4,  rue  Haldimand 

Paris  : 

E.  DE  BOCGARD 

Ancienne  librairie  FONTEMOING  &  Cie,  4,  rue  Le  Goff 


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RENE  STUREL 


Ce  jeune  et  distingué  professeur  avait  été  conduit  à  s'occuper 
-de  l'influence  italienne  en  France  par  la  pente  naturelle  de  ses 
recherches  sur  le  xvie  siècle. 

Né  à  Paris  le  23  avril  i885,  il  acheva  ses  études  secondaires 
à  Gondorcet,  puis  suivit  les  cours  de  la  Sorbonne,  où  il  passa 
les  examens  de  licence  es  lettres  (igo5)  et  de  diplôme  d'études 
supérieures  (1907);  deux  ans  plus  tard,  il  fut  reçu  au  concours 
de  l'agrégation  des  lettres.  Il  débuta  immédiatement,  comme 
professeur  de  seconde,  au  lycée  de  Saint-Etienne;  mais  dès 
l'année  scolaire  suivante,  il  se  fit  mettre  en  congé,  et  se 
retrouva  étudiant  de  Sorbonne  pendant  deux  années  consécu- 
tives, en  qualité  de  boursier  d'études.  C'est  que,  malgré  le 
goût  très  vif  qu'il  avait  pour  l'enseignement  et  les  qualités 
précieuses  qu'il  y  déployait,  —  aisance  et  clarté  de  l'exposi- 
tion, esprit  méthodique  et  précis,  —  les  recherches  d'histoire 
littéraire  l'attiraient  invinciblement;  il  avait  la  légitime  ambi- 
tion de  mettre  sur  pied  des  thèses  de  doctorat,  et  aspirait  à 
l'enseignement  supérieur,  où  tous  ceux  qui  l'ont  vu  travailler 
savaient  qu'il  tiendrait  admirablement  sa  place.  Avant  même 
qu'il  fût  agrégé,  Sturel  s'était  engagé,  en  vue  du  diplôme,  dans 
une  enquête  approfondie  sur  notre  littérature  du  xvie  siècle,  et 
il  avait  été  pris  par  l'irrésistible  attrait  de  cette  époque,  encore 
si  insuffisamment  connue.  Le  sujet  de  son  mémoire,  Jacques 
Amyot,  traducteur  des  Vies  parallèles  de  Plutarque,  exigeait  une 
comparaison  minutieuse  des  divers  états  du  travail  d'Amyot, 
depuis  les  manuscrits  originaux  jusqu'à  l'édition  de  i55g  et  à 
celle  de  i565,  en  tenant  compte  des  notes  marginales  que  le 
traducteur,  infatigable  pour  améliorer  son  œuvre,  ne  cessait 
d'inscrire  sur  ses  exemplaires  (variantes  du  texte  grec  ou  cor- 


RENE    STLREf. 


rections  d'interprétation  et  de  style»,  même  au  delà  de  i58o.Le 
travail  de  Sturel  parut  si  remarquable  qu'il  fut  jugé  digne  de 
l'impression  ;  il  forme,  depuis  1908,  le  tome  VIII  de  la  «  Biblio- 
thèque littéraire  de  la  Renaissance  »(i"  série)  et  l'année  suivante 
l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres  lui  décerna  un 
de  ses  prix.  Dans  ce  volume  de  6.">o  pages,  qu'il  dédiait  à  son 
maître  G.  Lanson.  Sturel  a  fait  entrer  de  longs  et  minutieux 
dépouillements;  le  grand  public  se  détourne  de  ce  genre  de 
livres,  qui  ne  sont  pas  faits  pour  lui.  en  disant,  non  sans 
dédain  :  0  C'est  de  l'érudition  !  »  Mais  pour  peu  qu'on  y  regarde 
de  près,  on  est  surpris  et  charmé  de  l'aisance  avec  laquelle 
l'auteur  domine  et  classe  toute  cette  matière:  la  clarté  de 
son  plan  n'en  est  pas  un  instant  encombrée  ni  sa  pensée 
obscurcie;  disons  donc  que  c'est  de  l'érudition,  mais  bien 
française. 

Sturel  avait  trouvé  sa  voie;  il  décida  de  consacrer  sa  thèse 
principale  à  l'influence  de  l'hellénisme  en  France  au  début 
du  xvie  siècle.  Mais  il  ne  put  se  résoudre  à  s'enfermer  tout 
de  suite  dans  un  chapitre  limité  de  ce  vaste  sujet:  il  entassa 
les  documents  et  les  notes,  et  en  tira,  sans  plus  attendre,  d'in- 
téressantes communications  :  Essai  sur  les  traductions  du 
théâtre  grec  en  France  avant  i55o  (Hev.  d'histoire  //'//.  de  la 
France,  {Qi3);  —  A  propos  d'un  Manuscrit  du  Musée  Condé 
(Mélanges  Châtelain.  1910); —  Notes  sur  Maître  Jacques  Mathieu 
le  Bazochien  (Mélanges  E.  Picot.  iqi3;  rappelons  à  ce  propos 
que  Sturel  assuma  la  charge  de  diriger  L'impression  des  deux 
beaux  volumes  de  ces  Mélanges):  —  Poésies  inédites  de  Mar- 
guerite de  Navarre  (Revue  <lu  XVIe  siècle]  19]  \).  Ce  fui  la  publi- 
cation projetée  d'un  poème  inédit  de  Desportes  qui  tourna 
attention  vers  la  littérature  italienne,  car  le  sujet  de  ce  poème 
était  tiré  d'un  conte  de  Bandello.  Lorsqu'il  m'entretint  de  celte 
publication,  je  la  revendiquai  pour  le  Bulletin  italien;  ainsi  e<t 
née  cette  étude  |ur  Bandello  en  France  au  \>i  siècle  1  dont 
je  ne  signalerai  pas  plus  longuement  ici  l'important 
lecteurs,  puisqu'ils  onl  pu  en  juger  par  eux-mêmes  depuis 
iqi3.  Ivec  son  besoin  constant  d'aller  au  fond  des  cho* 
Sturel  a  voulu  étudier  en  détail  les  diverses  traductions 


RENÉ    STL'REI.  3 

imitations  françaises  de  Bandello  antérieures  à  Desportes, et  le 
temps  lui  a  fait  défaut  pour  exécuter  en  entier  son  programme. 
Nous  terminons  la  publication  du  chapitre  sur  les  HisU 
tragiques,  dont  la  composition  typographique  s'achevait  au 
moment  même  où  la  guerre  éclatait;  pour  la  suite,  nous  nous 
bornons  à  tirer  parti  de  tout  ce  que  Sturel  nous  destinait, 
chapitres  déjà  rédigés,  simples  notes  et  documents,  de  façon 
à  faire  connaître  au  moins  les  textes  dont  il  se  serait  occupé 
lui-même  avec  plus  d'ampleur. 

Sa  curiosité  d'esprit  était  constamment  en  éveil  ;  par  exemple, 
il  avait  projeté,  dans  un  tout  autre  ordre  de  recherches,  une 
suggestive  étude  de  sémantique.  On  le  sentait  heureux  au 
milieu  des  livres  ;  mais  sa  pensée  ne  s'y  enfermait  pas,  car 
l'idée  conservait  toujours  plus  de  valeur  pour  lui  que  la  lettre. 
Il  parlait  de  ses  travaux  avec  une  ardeur  juvénile  et  communi- 
cative,  rendue  plus  séduisante  encore  par  la  distinction  de  sa 
personne.  Après  les  deux  années  qu'il  put  consacrer  ainsi, 
sans  restriction,  à  ces  recherches,  à  ces  projets,  à  toutes  les 
réflexions  que  la  lecture  faisait  surgir  une  à  une  dans  son 
esprit,  il  eut  la  bonne  fortune  d'être  nommé  au  lycée  de  Beau- 
vais,  et  de  pouvoir  mener  encore  une  existence  à  moitié  pari- 
sienne; depuis  octobre  191 3,  il  avait  dû  s'éloigner  un  peu  plus 
pour  aller  au  Havre;  mais  on  continuait  à  le  rencontrer  assez 
régulièrement  à  la  Bibliothèque  Nationale. 

Le  3  août  191/4,  il  rejoignit  à  Gaen  le  36e  d'infanterie,  en 
qualité  de  sous-lieutenant  de  réserve.  Le  22  du  même  mois,  au 
Ghâtelet,  sur  la  Sambre,  en  aval  de  Charleroi,  il  fut  blessé 
dans  des  circonstances  qui  montrent  avec  quel  héroïsme  il  se 
comporta,  dès  sa  première  rencontre  avec  l'ennemi.  Son  lieu- 
tenant avait  reçu  l'ordre  de  rester  jusqu'au  bout  à  son  poste, 
avec  sa  section  de  mitrailleuses,  pour  couvrir  la  retraite  du 
bataillon;  lorsque  le  soir,  les  Allemands  ne  furent  plus  qu'à 
une  cinquantaine  de  mètres,  le  lieutenant  dit  à  Sturel:  «Je 
vais  tâcher  de  sauver  mes  pièces;  voulez- vous  tirer  encore  un 
peu?  »  Et  Sturel,  avec  un  courage  admirable,  continua  le  feu, 
seul  à  la  tête  d'un  petit  groupe;  mais  ils  furent  fauchés  par  la 
mitraille.  Le  seul  soldat  qui  rejoignit  ensuite  la  compagnie 


4  t  RENÉ    STUBEL 

rapporta  que  son  sous -lieutenant  avait  été  blessé  au  bras  ou 
à  la  jambe;  il  ne  savait  pas  au  juste,  mais  il  laissait  espérer 
que  ce  n'était  pas  très  grave.  Pourtant,  à  la  fin  de  février,  une 
liste  d'officiers  et  de  soldats  inhumés  au  Chàtelet  par  l'ennemi 
parvint  au  36e  d'infanterie:  elle  portait  le  nom  du  sous-lieute- 
nant Sturel. 

Ainsi  se  trouvèrent  anéantis  tout  cet  enthousiasme,  cette 
activité,  cette  jeunesse,  ces  projets  si  passionnément  caressés, 
ces  promesses  d'un  avenir  que  les  maîtres  et  les  amis  du  jeune 
savant  s'accordaient  à  prédire  brillant.  Et  il  n'y  a  pas  que  la 
tristesse  de  cette  carrière  studieuse  brisée  dès  son  début,  et 
pourtant  déjà  si  bien  remplie;  comment  ne  pas  nous  associer 
à  la  douleur  de  celle  qui  fut  pendant  trop  peu  d'années  sa 
compagne  et  la  confidente  de  ses  pensées,  de  ses  joies,  de  ses 
rêves?  Ils  s'élançaient  tous  deux  avec  une  confiance  égale  vers 
la  vie,  qui  semblait  en  effet  n'avoir  que  des  satisfactions  à  leur 
réserver!  Le  souvenir  affectueux  que  nous  conserverons  de 
Sturel  sera  toujours  accompagné  de  l'amertume  que  nous 
laissent  tant  d'espoirs  cruellement  déçus. 

Henri  HAl'VETTE. 


BANDELLO  EN  FRANCE 

W     XVIe  SIÈCLE 


Les   Histoires  tragiques  de   Pierre   Boaistuau 

Bandello  a  été  assez  négligé  jusqu'à  ces  dernières  années1  ; 
il  a  porté  la  peine  d'un  style  un  peu  lourd,  et  d'une  langue 
où  abondent,  à  côté  de  quelques  gallicismes,  les  expressions  et 
les  tournures  dialectales.  Déjà  de  son  vivant,  ses  traducteurs 
eux-mêmes  traitaient  fort  légèrement  son  talent  d'écrivain.  Le 
premier  d'entre  eux,  le  Breton  Pierre  Boaistuau,  dit  de  Launay  % 
présentait  ainsi  son  ouvrage  au  public  :  «  Sa  phrase  m'a  semblé 
tant  rude,  ses  termes  impropres,  ses  propos  tant  mal  liez,  et 
ses  sentences  tant  maigres,  que  j'ai  eu  plus  cher  le  refondre 
tout  de  neuf  et  le  remettre  en  nouvelle  forme  que  me  rendre 
si  superstitieux  imitateur.  »  Un  autre,  François  de  Belleforest, 
joignait  à  ces  aménités  une  prétention  assez  ridicule,  lors- 
qu'après  avoir  déclaré  Bandello  «  rude  et  grossier  en  son 
Lombard  »  il  se  comparait  naïvement  au  poète  de  Mantoue  qui, 
dans  les  vers  d'Ennius,  «  ramassoit  les  perles  d'emmy  un 
fumier  et  ordure  ».  Toutefois,  il  consentait  à  reconnaître  que 
le  conteur  italien  «  pour  le  mérite  de  l'invention  et  vérité 
de  l'histoire,  et  pour  le  fruict  que  l'on  en  peut  tirer,  ne  devoit 


i.  Depuis  le  début  de  ce  siècle,  en  revanche,  plusieurs  érudits  se  sont  occupés 
de  Bandello;  je  me  contenterai  de  citer,  outre  le  livre  de  Morellini,  les  travaux 
du  professeur  Gioachino  Brognoligo  et  son  excellente  édition  des  Novelle  dans 
la  collection  des  Scrittori  d'Ilalia,  et  ceux  du  professeur  Francesco  Picco,  en  parti- 
ticulier  son  étude  très  intéressante  sur  les  séjours  de  Bandello  en  France  (publiée 
dans  les  Mélanges  Rod.  Renier),  et  l'édition  de  Quaranta  novelle  scelle,  qu'il  a  accom- 
pagnée d'une  très  utile  bibliographie. 

3.  Sur  ce  personnage  on  consultera  les  articles  de  A.  de  la  Borderie,  dans  la 
Revue  de  Bretagne  de  187e. 

r.  stukel.  « 


2  BULLETIN    ITALIEN 

estre  privé  de  l'honneur,  ny  la  jeunesse  Françoise  du  profit 
désire  mis  en  nostre  langue  ».  Je  ne  sais  si,  après  avoir  lu  cette 
préface1,  Bandello  fut  très  sensible  à  l'honneur  de  la  traduction; 
mais  en  tout  cas  la  jeunesse  française  en  fit  son  profit.  On  sait 
que  les  trois  premières  parties  des  Movelle  avaient  été  publiées 
à  LucqueschezBusdrago  en  i55A2.  Au  début  de  i55c),  Boaistuau 
faisait  paraître,  sous  le  titre  d'Histoires  tragiques*,  la  traduction 
ou  l'adaptation  de  six  nouvelles  assez  longues,  et  dès  le  mois 
de  septembre  de  la  même  année.  Belleforest  entreprenait 
de  faire  passer  dans  notre  langue  une  bonne  partie  des  nou- 
velles italiennes.  Jusque  vers  1620  ces  petits  volumes  furent 
très  souvent  réimprimés,  et  l'on  peut  dire  qu'ils  contribuèrent 
beaucoup  plus  que  l'édition  italienne  à  vulgariser  les  œuvres 
du  conteur  véronais.  C'est  sur  le  texte  français  en  etl'et  que 
furent  faites  la  plupart  des  traductions  étrangères  de  la  fin  du 
xu"  et  du  début  du  xvn*  siècle.  Mais  le  recueil  de  Boaistuau 
né  provoqua  pas  seulement  des  traductions.  Grâce  peut  être 
à  son  titre  d'Histoires  tragiques,  plusieurs  de  ses  nouvelles 
servirent  de  matière  à  notre  tragédie  naissante. 

Bien  des  années  avant  de  fournir  à  Shakespeare,  par  un 
intermédiaire  anglais,  le  sujet  de  son  Bornéo  et  Juliette,  la 
troisième  nouvelle  de  Boaistuau  avait  été  mise  chez  nous  au 
théâtre.  Gosme  la  Gambe,  dit  Ghasteauvieux,  \alet  de  chambre 
du  roi  et  de  M8'  le  duc  de  Nemours,  composa  entre  1060  et 
i58o  une  tragédie  intitulée  Roméo  et  Juliette'1,  qui,  suivant  le 

1.  A  supposer  qu'il  vécût  encore  à  cette  dale,  car  nous  ne  savons  pas  exactement 
quand  il  mourut.  La  date  de  i56i  ou  i56a  qu'on  adopte  d'ordinaire  ne  repose  pas 
sur  des  témoignages  très  sûrs. 

>.  La  quatrième  et  dernière  partie,  posthume,  ne  fut  publiée  qu'en  i5;.>  à  Lyon. 
Elle  a  été,  comme  nous  le  verrons,  traduite  tout  entière. 

3.  Histoires  Tragiques  extraites  des  œuvres  italiennes  de  Han<iel.  et  mises  eu  nostre 
langue  françoise  par  Pierre  Boaistuau,  surnommé  Luunay,  natif  de  Bretagne,  dédiée* 
à  Monseigneur  Matthieu  de  Mnuny.  abbé  des  .\oyers.  A  Paris,  pour  Gilles  Robinot. 
tenant  B8  boutique  au  Palais,  en  la  galerie  par  où  on  va  à  la  chancellerie,  i  .">.•<). 

Il  existe  an  moins,  sous  cette  date,  deux  édition-  différentes  qui  se  trouvent  à  la 
bibliothèque  Sainte-Geneviève,  à  Paris,  sous  Les  COtea  lies  Y  &026  et  RM  1  4026'. 
L'une  porte  la  mention  Avec  privilège,  l'autre  Arec  privilège  du  Roi.  routes  deux 
ont  le  même  nombre  de  pages  (&  f.  n.  c. -{-  1- 1  f.  c. -j-  1  f.  n.  c.)et  la  même  justifi- 
cation; mais  cci  lames  lettrines  et  certain-  culs  de-lampe  sont  différents.   Peut-être 

la  seconde  de  es  deux  Impressions,  qui  est  moins  belle,  est-elle  une  contrefaçon  de 
l'autre. 

/«.  Cf.  Du  Verdier,  Bibliothèque.  I,  p.  &19;   et  Lanson,  Rêvai  d'histoire  littéraire  de 

la  France,  1903,  pp.  199-200. 


i.  WDELLO    EN    FRANCE    AL     WI*    SIÈCLE  S 

témoignage  d'Adrien  Miton1,   fut  représentée  au  château   de 

Neufchatel  en  Normandie  m  les  lnndy  el  manl\  gras  de  Tannée 
i58i  »  par  des  bourgeois  de  la  ville  Celte  représentation,  nous 
dit-il,  fut  «  tenue  la  plus  belle  qui  se  soit  onc  vue  de  long- 
temps, avec  la  musique  et  les  instrumens,  et  y  assista  tous  les 
deux  jours  plus  de  3,ooo  personnes...  ».  Est-ce  encore  à  une 
nouvelle  de  Boaistuau  (la  première)  que  ce  même  Chasteau- 
vieux  avait  emprunté  le  sujet  d'une  autre  tragédie  «  tirée  de 
Bandel  »,  Edouard  d'Angleterre3  ?  Cela  est  assez  probable, 
bien  que  d'autres  histoires  de  Bandello,  qui  ne  furent  pas 
traduites,  se  rapportent  également  à  un  prince  de  ce  nom.  En 
tous  cas,  c'est  bien  cette  nouvelle  qui  fut  adaptée  à  la  scène 
par  René  Placé,  noyonnois,  *  curé  de  l'église  et  directeur 
du  Collège  de  la  Couture  es  fauxbourgs  du  Mans.  Celui-ci,  en 
effet,  fit  représenter  en  1 579  la  Tragédie  d'Elips  comtesse  de 
Salbery  en  Angleterre^.  Je  n'ai  pu  retrouver  ces  trois  pièces 
qui,  semble-t-il,  comme  beaucoup  de  tragédies  de  cette 
époque,  n'ont  jamais  été  imprimées.  11  est  assez  probable  que 
les  auteurs  s'étaient  inspirés  d'une  des  nombreuses  réimpres- 
sions du  recueil  de  Boaistuau,  el  non  du  texte  italien  dont 
l'édition  unique  devait  être  assez  rare  en  France4.  C'est  sans 

1.  Mémoires  dans  les  Documents  concernant  l'histoire  de  Neufchatel  en  Bray,  publiés 
par  F.  Bouquet,  iS84,  cité  par  Lanson,  art.  cit.,  p.  20G. 

2.  Cf.  Du  Verdier,  I,  p.  4iq;  et  Lanson,  art.  cit.,  p.  MJ9-200. 

3.  Cf.  La  Croix  du  Maine,  Bibliothèque,. Il,  p.  308;  et  Lanson,  art.  cit.,  p.  2o5. 

4.  C'est  encore  la  traduction  de  Boaistuau  qui  fut  mise  en  latin  et  paraphrasée  à 
l'aide  de  citations  de  poètes  latins  par  Eschacius  Major,  sous  le  titre  :  Bationis  et  ad- 
petitus  pugna,  hoc  est  de  Amore  Edoardi  III  Begis  Angliae  et  Elipsiae  comitissae  Salberi- 
censis. 

Je  ne  crois  pas  qu'on  ait  jamais  cherché  à  déterminer  la  source  de  Bandello  pour 
cette  nouvelle.  Dans  son  épître  dédicatoire  au  cardinal  d'Armagnac  notre  conteur 
prétend  qu'il  n'a  fait  que  mettre  par  écrit  le  récit  qu'avait  fait  devant  lui  Giulio  Basso. 
Mais  on  sait  ce  qu'il  faut  penser  de  ces  déclarations.  Bandello  n'affirme-t-il  pas  qu'il 
a  entendu  de  la  bouche  même  de  Peregrino  l'histoire  de  Roméo  et  Juliette? 

L'amour  d'Edouard  III  d'Angleterre  pour  la  comtesse  de  Salisbury  —  que 
les  chroniqueurs  anglais  nomment  Catherine,  les  français  Aelis,  ou  Alix  —  est 
un  fait  historique.  Mais  le  mariage  de  ces  deux  personnages  n'a  jamais  été,  que  je 
sache,  rapporté  par  aucun  chroniqueur.  Ceux-ci  divergent  d'ailleurs  sur  le  dénoue- 
ment de  cette  passion.  Les  uns,  comme  Jean  le  Bel,  l'auteur  de  la  Chronique  normande, 
ou  celui  de  la  Chronographia  regum  francorum  prétendent  que  le  roi  aurait  violé  la 
comtesse.  Froissart  au  contraire  combat  cette  allégation,  et  affirme  que  le  roi  d'Angle- 
terre a  su  vaincre  son  amour.  11  y  a  entre  le  récit  de  Froissart  et  le  début  de  la  nou- 
velle de  Bandello  des  ressemblances  frappantes  ;  pour  toute  cette  partie,  si  le  conteur 
italien  ne  s'est  pas  reporté  directement  au  récit  de  notre  chroniqueur,  il  a  suivi  un 
texte  qui  s'en  inspirait  de  très  près.  Non  seulement  en  effet  les  détails  sont  à  peu 
près  identiques  (arrivée  d'Edouard  au  château  de  Salisbury  qu'il  vient  délivrer  des 


A 


BILLET1N    ItALtEP 


doule  celle  même  raison  qui  explique  qu'un  poète  aussi  italia- 
nisant que  Desportes  ait  emprunté  à  la  traduction  française 
le  sujet  dune  pièce  inédite  de  plus  de  huit  cents  vers  qu'on 
lira    plus    loin,    sur    les    amours    infortunées    de    Didaco    et 

attaques  écossaises;  naissance  dans  son  cceur  d'une  violente  passion  pour  la  comtesse  ; 
premières  déclarations,  el  sages  réponses  de  la  jeune  femme:  dîner  au  château);  mais 
les  similitudes  d'expres>ion  sont  assez  nombreuses.  En  voici  quelques  exemples: 


Sitost  que  la  comtesse  «le  Sallebrin  sceut 
le  roy  venant,  elle  tM  ouvrir  touttes  lc^  por- 
tes et  vint  hors  si  richement  vestie  et  atour- 
née  que  chascuns  •-"«■n  esmervilloit,  et  ne  se 
pooit  on  cesser  de  lui  regarder  et  de  remirer 
le  rrisce  et  gentil  arroi  de  la  daine,  avoecq 
la  grande  beauté  cl  le  gracieux  maintien 
que  elle  avoit.  Quant  elle  fu  venue  jusques 
au  roy  cllf  s'inclina  jusques  a  tierre  encon- 
tre lui...  li  roy>  mcymes  ne  se  pooit  tenir 
de  lui  regarder  el  bien  li  estoit  avis  que 
oneques  n'avoit  veut  si  bien  adrechie  en 
touttes  manières  de  biautés... 


Il  | le  Roi]  alla  a  une  fenestre  pour 
apoyer  el  commencha  si  fort  a  pensser  que 
ce  lurent  merveilles...  Ouant  la  dame  eult 
tout  devisel  et  commandet  a  ses  gens  ce 
que  bon  li  sambloit,  elle  s'en  revint  a 
chière  lie  par  deviers  le  roy,  qui  encorres 
penssoil  el  musoil  fortement,  et  li  dist  : 
-  Chiers  sires,  pourquoy  penssés  vous  si 
fort?  Tanl  pensser  n'a  lier  t  point  a  vous.ee 
m'est  avis,  sauve  «rostre  grâce;  mè-«  deuis- 
siés  faire  teste  et  joie  el  bonne  chière,  quant 
voua  avés  encachiet  vos  ennemis  qui  ne 
voua  ont  osel  atendre,  et  devriés  lea  autres 
laissier  pensser  d>'l  remanant.  Li  roys  res- 
pondi  el  disl  :  «  Ha  !  ma  chière  dame,  sachiéa 
•  lue,  puis  que  jou  entrai  chéens,  m'est  venue 
une  Boingo  souverainne...  m  —  «Ha!  chiers 
sires,  dist  la  dame,  voua  devriéa  tousjours 
t. m.  bonne  chière  pour  VOS  gens  mieux 
reconforter  el  laissier  le  pensser  et  le  muser... 
I  i  se  li  ro\s  d'Escoce  vous  a  fait  despil  el 
dammaige,  vous  le  poréa  bien  amenderquant 
vous  vorrés,  enssi  que  aultrefoia  avéa  fait. 
Si  laissiéa  le  muser,  el  venés.  ...Tantosl  sera 
appareil  le  I  pourdisners —  «-lia!  ma  chière 
dame,  dist  li  roys,  autre  cose  me  ton,  lie  ,  t 

gist  en  mon  coer  que  voua  ne  penssi 
certainnemenl  li  douli  maintieng,  li  parfais 
sens,   li  granl   noblèce,   li  grâce  el  la  Bne 
biauté  que  jou  ay  veu  et  trouvel  en  vous 
m'ont  si  sourpria  et  entrepris  qu'il  convient 

qui     j<  \  rais    amans...  »  — 


La  Contessa,che  Aelipsaveva  nome, 
...corne  intese  il  Re  al  castello  appros- 
simarsi,  subito  gli  andô  incontra, 
avendo  prima  fatto  aprire  tutte  le 
porte  di  (iuello.  Ella  era  la  piû  bclla 
-  .riadra  giovane  di  lutta  l'isola; 
e  quanto  tutte  Paître  donne  di  beltâ 
sormontava,  tanto  anco  era  a  ciascuna 
d'  onesta*  e  bellissimi  costumi  supe- 
riore.  Corne  il  Re  cosi  bella  la  vi 
si  riccamenle  abbigliata,  ...non  gli 
parendo  mai  aver  in  vita  sua  veduta 
la  piû  piacevole  e  bella  cosa,  incon- 
tinente di  Ici  s'innamorô.  Ella,  inchi- 
natasi  al  suo  Re.  . 

...Egli  s'  era  tutto  solo  appoggialo 
ad  una  tinestra,  a'  suoi  amori  peu- 
sando  ...In  questo  ella,  che  vide  il  Re 
cosi  solo  e  pensoso,  riverentemente  a 
lui  accostatasi.  gli  disse  :  Sire,  perché 
state  \oi  pensando  tanto.  e  in  vtso 
cosi  malinconico  vi  mostrab  i  - 
tempo  che  v'  allegrate,  e  che  stiate 
in  gioia  c  in  resta,  poiche  Benaa  ram- 
per lancia  avete  cacciati  i  \"»tn 
neniici;  i  quali  si  confessano  vinti, 
poiche  stati  non  sono  osi  d'aspettan  i  ; 
si  che  voi  devete  star  di  buona  voglia 
ed  allegrar  cou  la  lieta  \i-ta  vostra  i 
\  ostri  soldati  e  tutto  il  popolo,  cbedal 
vollo  vostro  dipende...  —  Ain.  cara 
dama  mia  quanto  sono  i  miei 
sieri,  misero  me,  lontanidaquelloche 
torse  \"  imagina  te!...— Sire.,  st  state 
di  mala  voglia  perché  il  Re  di  S 
abbia  danneggiato  il  paese  nostro,  il 
danno  non  è  taie  che  merili  nel  vero 
che  un  tanto  personaggh  se  ne  afflig- 
ea :  oltra  che,  la  Dk)  nier, 
in  es-er  di  potemecon  doppio  stra/io 

pagar  gli  S  ime  .dire  volte 

fatto  avete.  Sire,  egli  è  tempo  di  venir 
a  desinare,  e  lasciar  questi  penaieri... 

\  i  diOQ  adunque  che  SUbitO  che  io 

arrivai   a  Salberi,  e  vidi   i'  Incredi- 
bile  e  divina  vostra  bellem,  i  - 
ed  onesti  m6di,  la  grasia  ed  il  v.iior 

VOStro,.. •  in  quel  punto  nied<  limo  mi 
sentii    ester  vostro    prigionero...    — 


BANDELLO    EN     FRANCE     U      \Yl"    SIÈCLE  5 

de  Violante.  Ce  succès  d'ailleurs  n'a  rien  qui  puisse  nous 
surprendre.  La  société  qui  avait  si  bien  accueilli  la  tra- 
duction du  Decameron  par  Le  Maçon  et  qui  lisait  avidement 
Vllepfameron  de  Marguerite  de  Navarre,  en  attendant  le 
Printemps  de  Jacques   \ver,   ne  pouvait  dédaigner  ce    riche 


«Très  chiers sires,  ne  me  voeilliés  mies  mo- 
quier,  ne  assayer,  ne  tempter.  Je  ne  poroie 
cuidier,  ne  pensser  que  ce  fust  à  certes  que 
vous  dittes,  ne  que  si  noble  prince  que  vous 
estes,  deuist  querrc  tour,  ne  pensser  pour 
deshonnourer  moy,  ne  mon  marit,  qui  est 
si  vaillant  chevalier  et  qui  tant  vous  a 
servi,  que  vous  savés,  et  encorres  gist  pour 
vous  emprissonnés. 


Certes,  vous  sériés  de  tel  cas  petit  prissiés 
et  peu  amendés.  Très  chiers  sires,  oncques 
tel  penssée  ne  me  vint  au  coer,  ne  jà 
n'avenra,  se  Dieux  plaist,  pour  homme  qui 
soit  nés;  et  se  je  le  faisoie,vous  m'en  deveriés 
blammer,  non  pas  blammer  tant  seullement, 
mes  mon  corps  pugnir  et  justicier,  qui 
mes  drois  souverains  naturels  sires  estes.  » 

...Li  rois...  se  asist  entre  ses  chevaliers 
et  la  dame  au  disner;  mes  petit  y  sist,  car 
autre  cose  li  touchoit  que  boire,  ne  que 
mengier,  et  trop  durement  séant  a  table  se 
penssoit,  dont  li  chevalier  meismement 
s'esmervilloient  car  il  avoit  eult  en-devant 
usaige  de  rire  et  de  jeuer.  [Éd.  Kervyn  de 
Lettenhove,  III,  p.  453  sq.] 

...Advint  que  pour  l'amour  de  la  dite  da- 
me... il  |  le  Roi]  avoit  fait  cryer  une  grande 
feste  de  joustes...  Touttes  les  dames  et  da- 
moiselles  furent  de  si  riche  atour  que  estre 
pooient,  chacune  seloncq  son  estât,  excepté 
madame  Aélis,  la  contesse  de  Sallebrin.  Celle 
y  vint  le  plus  simplement  atouruée  qu'elle 
peult,  par  tant  qu'elle  ne  volloit  mies  que  li 
roys  s'abandonnast  trop  de  li  regarder,  car 
elle  n'avoit  penssée  ne  vollenté  d'obéir  au 
roy  en  nul  villain  cas.  [id.,  IV,  p.  122  sq. | 


Sire,  ...conoscendo  che  voi  sollazzate, 
e  di  me  per  modo  di  befTa  vi  prendete 
traslullo,  c  forse  lo  fate  per  tentarmi, 
vi  dirô  per  ultimar  questa  pratica, che 
a  me  non  pare  che  ragione  alcuna 
voglia,  che  un  si  generoso  ed  alto 
Prencipe,  corne  voi  sète,  possa  pen- 
sare,  non  che  deliberar  di  levarmi 
1' onor  mio,  che  piû  che  la  vite  caro 
esser  mi  deve.  Non  sarâ  anco  che  io 
creda  giâ  mai,  che  voi  teniate  si  poco 
conto  di  mio  padre  e  di  mio  marito, 
che  per  voi  son  prigioni  in  mano  del 
Re  de  la  Francia,  nostro  mortal  ne- 
mico.  Certamente,  Sire,  voi  sareste 
molto  poco  prezzato,  se  si  sapesse 
questo  vostro  mal  regolato  desiderio 
...E  quando  io  pensassi  di  far  simil 
vigliaccheria  con  chi  sia,  a  voi, 
Sire,  apparterrebbe,  per  la  servitû  di 
mio  padre,  di  mio  marito  e  di  tutti  i 
miei,  agramente  riprendermene  e 
darmene  conveniente  castigo. 

...Il  Re  andô  e  si  pose  a  mensa,  ma 
niente  o  molto  poco  mangiô,  stando 
tutto  pensoso  e  di  mala  voglia.  Ogni 
volta  poi  che  gli  veniva  in  destro  di 
poter  vagheggiar  la  dama,  le  gettava 
î'  ingordo  ed  appassionato  occhio  a 
dosso  ...I  baroni  ed  altri,  che  vede- 
vano  questo  insolitocontegnodel  Re, 
forte  se  ne  meravigliavano... 


Quando  andar  fuori  le  bisognava, 
si  vestiva  molto  bassamente. .. 


A  partir  de  ce  moment  le  récit  de  Randello  s'éloigne  complètement  des  indications, 
très  sommaires  d'ailleurs,  que  pouvait  lui  fournir  Froissart  ;  et  toute  la  seconde 
partie  de  la  nouvelle  italienne  (la  mort  du  comte  de  Salberi  ;  les  tentatives  du  roi 
auprès  du  père  et  de  la  mère  de  la  comtesse  ;  la  vertu  inébranlable  de  celle-ci,  et  son 
mariage  avec  le  roi)  doit  être  ou  bien  empruntée  à  un  auteur  que  je  n'ai  pas  retrouvé, 
ou  bien  imaginée  par  Randello  lui-même. 


O  BULLETIN    ITALIEN 

recueil  de  contes  empruntés  à  la  France  autant  qu'à  l'Italie 
et  à  l'Espagne,  et  dans  lesquels  L'élrangeté  de  l'intrigue  et 
l'horreur  du  dénouement,  la  peinture  de  l'amour  et  les 
considérations  morales  contribuaient  également  à  exciter  son 
intérêt. 

* 
*  * 

Boaistuau,  à  vrai  dire,  ne  paraît  pas  avoir  été  guidé  dans  sa 
traduction  par  la  préoccupation  morale,  que  nous  rencontrerons 
au  contraire  chez  Belleforest.  Bien  que,  dans  le  sommaire  de  telle 
ou  telle  de  ses  histoires,  il  dégage  les  réflexions  pratiques  qu'on 
en  doit  tirer,  il  semble,  d'après  les  déclarations  de  la  préface  et 
de  l'épitre  dédicatoire,  comme  aussi  bien  d'après  sa  traduc- 
tion elle-même,  avoir  cherché  surtout  à  plaire  à  son  lecteur. 
Au  milieu  des  recueils  de  sentences  et  de  discours  moraux 
qu'il  publiait  alors,  comme  le  Théâtre  du  Monde  ou  l'Histoire  de 
Chelidonius,  la  traduction  de  Bandello  dut  lui  être  un  délas- 
sement1, et  c'est  ainsi  qu'il  l'offre  à  Mathieu  de  Mauny, 
«  comme  je  ne  sçay  quoy  de  plus  gay,  afin  d'adoucir  et  donner 
quelque  relasche  a  vos  ennuiz  passez  ». 

A  l'en  croire,  pourtant,  il  n'aurait  pas  fait  cette  traduction 
à  la  légère,  et  tous  les  récits  qu'il  rapporte  auraient  pour 
garants  les  témoignages  historiques  les  plus  sûrs.  «  Je  puis 
acertener  une  fois  pour  toutes,  —  dit-il  en  tête  de  la  nouvelle 
de  Bornéo  et  Juliette,  —  que  je  n'insereray  aucune  histoire 
fabuleuse  en  tout  cest  œuvre,  de  laquelle  je  ne  face  foy  par 
annales  et  chroniques  ou  par  commune  approbation  de  ceux 
qui  l'ont  veu,  ou  par  autoritez  de  quelque  fameux  historio- 
graphe Italien  ou  Latin3.  »  A-t-il  donc  compulsé  les  histoires 

i,  Boaistuau  ne  devait  pas  d'ailleurs  posséder  la  langue  italienne  aussi  bien  que 
Belleforest,  car  il  nous  apprend  dans  sa  prélace  que  celui-ci  l'a  souvent  aidé  à  e  tirer 
le  sens  des  histoires  italiennes».  Malgré  ce  secours,  il  lui  est  arrive  de  commettre 
quelques  erreurs;  ainsi  dans  la  phrase:  «  Le  Roy  Edouart,  part]  <le  Londres, 
chevauchant  a  grandes  journées  avec  son  armée  »,  l'expression  a  grande*  Journéeê 
paraît     bien     être    mie     traduction    inexacte    de   far     <iiormita    qui,    dans    le    pai 

italien,  signifie  combattre:  «11  lie  che  ^ia  era  partito  de  Warwick  e  veniva  i 
Salberi  per  combattere  trli  Scocesi,  e  far  giornata  cou  loro 

3.  Cette  préoccupation,  ou  du  moins  cette  prétention  de  n'offrir  à  son  lecteur 
que  des  récits  historiques  et  «  arrivés  i  se  rencontre  chei  la  plupart  des  auteurs  >\<- 

romans  à  la  fin  du  x\T  siècle  et  au  début  du  x\n'.   Dans  SOU  excellente  étude  SUT   le 

Roman  tentimental  avant  VAitrit  pp.  i3i,  i «j 7 ,  874*76)1  M.  Reynier  a  relevé  des  d<  1  la- 


BANDELLO    EU    PB  \  H<  l      M      w  Ie    SIÈCLE  ~ 

et  les  chroniques,  et  contrôle  les  affirmations  du  conteur 
véronais  par  le  témoignage  des  contemporains?  Il  le  prétend 
dans  plusieurs  passages.  Ainsi  il  fait  précéder  la  nouvelle  de 
Mandozze  de  cet  avertissement  au  lecteur  :  «  Valentinus 
Barruchius,  natif  de  Toilette  en  Espagne,  a  faict  un  gros  Tome 
Latin  escril  purement  et  en  bon  termes  de  nostre  présente 
histoire,  duquel  j'ay  voulu  faire  mention  parce  que  je  l'ay 
ensuyvi  plus  volontiers  que  les  autheurs  italiens  qui  l'ont 
semhlablement  escrite  ;  »  et  à  la  fin  de  l'histoire  de  Didaco 
nous  lisons  cette  déclaration:  «  L'autheur  italien  (Bandello), 
descrit  que  l'esclave  Ianique  fut  defïaicte  avec  sa  maistresse; 
mais  Paludanus,  Espagnol  de  nation  qui  regnoit  de  ce  temps, 
lequel  a  escrit  l'histoire  en  Latin  fort  élégant,  acertene  nommée- 
ment  qu'elle  ne  fut  jamais  appréhendée,  ce  que  j'ay  ensuyvi 
comme  le  plus  probable.  »  Que  faut-il  penser  de  ces  affirma- 
tions? Les  autheurs  italiens  allégués  plus  haut  pourraient  bien 
n'être  qu'un  pluriel  emphatique  pour  désigner  Bandello; 
quant  aux  deux  Espagnols1  qui  ont  raconté  ces  histoires  dans 
un  latin  fort  élégant,  je  n'en  ai  trouvé  la  mention  nulle  part, 
et  je  crains  bien  de  ne  la  rencontrer  jamais.  Il  serait  témé- 
raire assurément  de  récuser  sans  autre  preuve  l'affirmation  de 
Boaistuau,  que  certaines  modifications  de  noms  propres,  et 
l'addition  de  quelques  détails  historiques  précisément  dans 
ces  deux  nouvelles  rendent  par  ailleurs  assez  vraisemblable 3. 
Néanmoins  son  témoignage  est  sujet  à  caution.  On  sait  en 
effet  qu'il  a  donné  comme  des  traductions  du  latin  Y  Histoire 


rations  et  des  précautions  analogues  dans  VHeptameron,  où  ceux;  qui  rapportent  une 
histoire  dont  ils  n'ont  pas  été  les  témoins  affirment  qu'ils  «  ont  faict  inquisition 
véritable  sur  les  lieux.  » 

i.  11  existe  bien  au  xvi"  siècle  un  Paludanus;  mais  il  ne  peut  être  identifié  avec  l'au- 
torité alléguée  à  Boaistuau.  C'est  un  médecin  italien  dont  Dolet  a  parlé  avec  éloge 
dans  ses  Commentaires,  et  que  Boaistuau  lui-même  a  connu  en  Italie.  Voici  en 
effet  ce  qu'il  écrit  dans  ses  Histoires  prodigieuses  (Éd.  10G1,  fol.  1 53)  :  «  M.  Paludanus, 
médecin  célèbre  s'il  y  en  a  aucun  en  Italie,  et  duquel  nous  attendons  tous  les  jours 
les  écrits  m'a  raconté  et  attesté  une  histoire  [relative  à  un  serpent]  semblable  à  la 
précédente,  à  laquelle  j'adjouste  foy  comme  si  j'y  avois  esté  présent,  pour  la  fidélité 
de  celuy  qui  m'en  a  faict  le  récit,  qui  en  a  veu  l'expérience,  et  qui  est  homme  ayant 
le  sens  si  bon  qu'il  n'est  pas  aisé  à  décevoir,  mesme  aux  choses  qui  concernent 
son  estât.  » 

2.  Contrairement  d'ailleurs  à  la  plupart  des  nouvelles  de  Bandello,  celle  de 
Mendozza  et  de  la  duchesse  de  Savoie  paraît  renfermer  un  grand  nombre  d'inexac- 
titudes historiques  fort  importantes. 


8  BULLETIN    ITALIEN 

de  Chelidonius  et  le  Théâtre  du  Monde,  et  personne  pourtant 
ne  doute  aujourd'hui  qu'il  ait  composé  lui-même  directement 
ces  deux  ouvrages  en  français.  A  l'inverse  de  tant  d'écrivains, 
peut-être  pour  donner  plus  d'autorité  à  ses  ouvrages,  peut-être 
seulement  pour  mystifier  son  lecteur.  Boaistuau  semble  s'être 
fait  un  point  d'honneur  de  passer  pour  un  traducteur.  Pour 
les  Histoires  tragiques  d'ailleurs,  la  supercherie  était  plus  natu- 
relle, puisque,  à  une  époque  où  l'on  réclamait  surtout  des 
«  histoires  véritables  et  non  controuvées  »,  Boaistuau  donnait 
ainsi  à  entendre  qu'il  avait  soigneusement  contrôlé  le  témoi- 
gnage de  Bandello. 

Quoi  qu'il  en  soit,  en  dehors  de  ces  deux  Espagnols. 
Boaistuau  n'a  nommé  aucune  de  ses  sources.  Cela  ne  veut  pas 
dire  que  pour  ses  six  nouvelles  il  n'ait  connu  que  le  récit  de 
Bandello.  Je  ne  crois  pas  que  pour  celle  d'.Elips,  il  se  soit 
reporté  à  Froissart,  mais  on  peut  se  demander,  si  pour  la 
fameuse  histoire  de  Roméo  et  Juliette  il  n'a  pas  connu  la 
rédaction  de  Luigi  da  Porto,  publiée  vers  i53oJ.  Sans  doute, 
les  deux  textes  italiens  sont  très  voisins:  Bandello  a  suivi  de 
près  son  devancier;  mais  il  a  néanmoins  ajouté  ou  retranché 
bien  des  indications  ou  des  développements,  et,  dans  le  cours 
du  récit,  les  divergences  sont  nombreuses.  D'une  façon  géné- 
rale, c'est  au  texte  de  Bandello  que  se  rattache  la  traduction 
française;  pourtant  pour  plusieurs  détails,  je  ne  suis  pas  sûr 
que  Boaistuau  ne  se  soit  pas  inspiré  de  Luigi  da  Porto.  On  ne 
saurait  guère  tirer  argument  de  lacunes  communes  aux  deux 
auteurs  par  rapport  au  texte  de  Bandello  :  Boaistuau  s'est 
comporté  si  librement  avec  celui-ci.  qu'il  a  fort  bien  pu 
dans  une  de  ses  nombreuses  suppressions,  se  rencontrer  par 
hasard  avec  Da  Porto.  Ainsi,  après  avoir  déridé  avec  Juliette 
de  faire  part  de  leur  amour  au  frère  Laurent,  Bornéo,  dans 
le  récit  de  Bandello,  rentre  chez  lui  jusqu'à  l'aube  et  ne  va 
qu'ensuite  au  couvent;   chez   Luigi   comme   chei   Boaistuau, 


i.  Cette  nouvelle  fut  réimprimée  en  iS  '■"•  et,  avec  des  corrections  .lue»  peu: 
.'i  Bembo,  en  153g,  puis  en  i553.  Au  \ix*  siècle,  je  citerai  l'édition  A    I  .  qui 

contient  une  introduction  et  des  notii  eûtes,  celle  de  K   Pièce  [jk  la  sui 

Quarante  NoveUe  Scelle)  el  la  très  belle  traduction  de  M.  Henry  Cochin,  ^- 


BANDELLO    EN    FRANCE    AU    XVIe    SIÈCLE  f) 

il  se  rend  directement  à  Saint-François  en  quittant  Juliette1. 
Plus  loin,  la  mention  de  lettres  écrites  par  Roméo  exilé  à 
Juliette  ne  se  trouve  que  chez  Bandello.  Il  en  est  de  même 
du  projet  que  la  jeune  femme  soumet  au  frère  de  s'échapper 
de  la  maison  paternelle  à  la  faveur  d'un  déguisement.  Mais  ces 
analogies,  je. le  répète,  peuvent  fort  bien  rire  fortuites.  Plus 
probantes  peut-être  sont  quelques  similitudes  d'expression 
qu'on  peut  relever  entre  l'italien  de  Da  Porto  et  le  français 
de  Boaistuau,  et  qui  ne  correspondent  à  rien  de  précis  dans  le 
texte  de  Bandello. 


Luigi  d\  Porto. 

O  figliuola  mia,  da  me  al 
oari  délia  mia  vita  amata... 


...tra  lequali  [i  Montecchi 
e  i  Cappelletti]  corne  il  piu 
délie  voile  tra  le  gran  case  si 
vede,  checchè  la  cagion  si 
fosse,  crudelissima  nimistà 
regnava. 


Bandello. 

La  madré...  le  di- 
mandô  la  cagione  di 
quella  sua  mala  con- 
tentezza,  e  che  cosa  si 
sentisse... 

Le  quali  tra  loro, 
clie  che  se  ne  fosse  ca- 
gione, obbero  fiera  e 
sanguinolente  nimici- 
zia. 


Tra  i  Montecchi  e  i 
Cappelletti  si  fece  la 
pacebenchè  non  mollo 
dapoi  durasse. 


[A  propos  de  la  réconci- 
liation des  Montecchi  et  des 
Cappelletti  sur  le  tombeau 
de  Juliette  et  de  Roméoj  : 
in  modo  che  la  longa  nimislà 
tra  essi  e  tra  le  loro  case  stata, 
e  che  ne  prieghi  di  amici,  ne 
minaccie  del  Signore,  ne  danni 
ricevuti,  ne  tempo  avea  potuto 
estinguere,  per  la  misera  e  pie- 
tosa  morte  di  questi  amanli 
ebbe  fine. 

[Après  avoir  bu  le  breuvage 
que  lui  a  donné  frère  Lau- 
rent, Juliette]  tornata  nel 
letto,  corne  se  avesse  creduto 
morire,  cosi  compose  sopra 
quello  il  corpo  suo  meglio 
ch'  ella  seppe,  e  le  mani  sopra 
il  suo  bel  petto  poste  in  croce, 
aspettava  che  il  beveraggio 
opérasse. 

i.  De  même  chez  Bandello,  dans  ses  deux  visites  au  frère  Laurent,  Juliette  était 
accompagnée  de  sa  mère.  Chez  Luigi,  elle  y  allait  seule  la  première  l'ois.  Dans  la 
nouvelle  française,  sa  mère  la  laisse  les  deux  fois  sortir  avec  sa  vieille  servante. 


La  polvere  con  l'ac- 
qua  animosamente  be- 
vendo,  a  ri  posa  re  co- 
minriô. 


Boaisiual. 

M'amye  si  vous  continuez 
plus  guères  en  ces  façons  de 
faire,  vous  avancerez  la  mort 
à  vostre  bonhomme  de  père, 
et  à  moy  semblablement  qui 
vous  ay  aussi  chère  que  la  vie. 

Ainsi  que  le  plus  souvent  il 
y  a  entre  ceux  qui  sont  en 
pareil  degré  d'honneur,  aussi 
survint-il  quelque  inimitié 
entre  eux. 

[Le  sens  est  d'ailleurs  un 
peu  différent,  puisque  pareil 
signifie  ici  de  même  sorte  et 
non  tel.] 

De  sorte  que,  des  lors,  ils 
furent  réconciliez,  et  ceux  qui 
n'avoient  peu  estre  modérez  par 
aucune  prudence  ou  conseil  hu- 
main furent  enfin  vaincuz  et 
reduitz  par  pitié. 


...  Elle  engloutit  l'eau  con- 
tenue en  sa  fiollc,  puis  cro/san* 
ses  bras  sur  son  estomach,  per- 
dit à  l'instant  tous  les  senti- 
ment du  corps. 


IO  BULLETIN    ITALIEN 


Ce  sont  là  les  seules  analogies  que  j'aie  relevées  entre  le  récit 
de  Da  Porto  et  celui  de  la  nouvelle  française.  Même  si  on  les 
jugeait  probantes,  l'influence  du  conteur  vicentin  sur  Boaistuau 
demeurerait  à  peu  près  nulle,  et  c'est  par  pure  inadvertance 
que  certains  historiens  ou  critiques  ont  avancé  que  la  nouvelle 
de  13a  Porto  avait  été  traduite  par  Boaistuau  dans  ses  Histoires 
tragiques. 


Mais  si  notre  traducteur  ne  paraît  pas  avoir  beaucoup 
corrigé  son  modèle  à  l'aide  d'autres  récits,  il  ne  s'est  t'ait 
aucun  scrupule  de  le  modifier  de  son  propre  fond.  Sa  liberté 
à  cet  égard  dépasse  de  beaucoup  celle  à  laquelle  nous  ont 
habitués  les  traducteurs  d'oeuvres  anciennes  au  xvie  siècle, 
du  moins  en  prose.  Ceux-ci,  malgré  tout,  éprouvaient  pour 
leurs  modèles  une  admiration  qui  les  empêchait  de  l'altérer 
trop  gravement  ou  trop  volontairement;  c'est  tantôt  par 
gaucherie  ou  par  recherche  d'élégance,  tantôt  par  redondance 
ou  par  souci  de  clarté  que  leurs  phrases  s'éloignaient  parfois 
de  la  forme  ou  de  la  concision  de  l'original.  Tout  autre  est 
l'inexactitude  de  Boaistuau  ;  elle  est  voulue,  et  il  s'en  vante  dans 
sa  préface.  Comment,  après  avoir  porté  sur  le  style  de  son 
auteur  le  jugement  qu'on  a  lu,  eût-il  hésité  à  rhabiller  ses  nou- 
velles à  sa  façon?  D'ailleurs,  il  s'agissait  d'un  simple  conteur,  et 
qui  pis  est,  d'un  conteur  moderne;  on  pouvait  en  profiter  sans 
scrupule,  et  on  lui  faisait  beaucoup  d'honneur  en  le  traduisant. 
En  effet,  Boaistuau  supprime,  ajoute,  abrège,  développe  ou 
modifie  à  son  gré.  Je  voudrais,  dans  ces  quelques  pages, 
indiquer  sommairement  les  principaux  changements  qu'il  a 
apportés  à  son  modèle,  en  essayant  d'en  discerner  le>  causes 
et  de  dégager  ainsi  l'esprit  et  l'intérêt  de  sa  traduction. 

On  peut  se  demander  tout  d'abord  ce  qui  a  guidé  Boaistuau 
dans  le  choix  des  nouvelles  qu'il  a  traduites,  puisqu'il  n'a  pas 
suivi  l'ordre  <l<>  l'édition  italienne1.  La  réponse  es!  assurément 

i.  Voici  lea  nouvelles  qu'a  traduites  Boaistuau  : 

i.  Edouard  d'Angleterre  el    Elips,               cf.  Bandelloj  II..';- 

■i.  Mahomet  ri  la  belle  Grecque,                 cf.  i <1 .         1.   10. 

3.   Koméo  et  Juliette,                                         cf.  ld.         II.     a. 


BANDELLO    i.\    FRANGE    Al     \\i*    SIECLE  II 

hasardeuse.  Pourtant,  il  paraît  avoir  cherché  des  nouvelles 
assez  longues  et  dont  l'amour  faisait  les  frais.  De  plus,  le  titre 
même  d'Histoires  tragiques  qu'il  a  substitué  à  celui  de  Novelle, 
et  qui  d'ailleurs  a  eu  une  assez  grande  vogue  aux  environs  de 
1G00,  montre  qu'il  a  été  frappé  par  ce  caractère  de  certains 
récits  de  Bandello,  et  ceux  qu'il  a  choisis  en  effet,  par 
l'horreur  ou  le  pathétique  des  situations,  et  en  général  par  la 
cruauté  du  dénouement,  répondent  bien  à  cette  nouvelle 
appellation.  Ce  caractère  à  la  fois  amoureux  et  tragique  des 
nouvelles  de  Boaistuau  était  conforme  à  la  conception  que  se 
faisaient  la  plupart  des  auteurs  de  romans  à  cette  époque.  Pour 
eux,  en  effet,  comme  l'a  noté  M.  Reynier,  l'amour  est  la  source 
de  plus  de  peine  que  de  joie  ;  c'est  une  véritable  maladie  de 
l'âme,  une  «  fiévreuse  passion  dont  le  mortel  venin  infecte  les 
plus  nobles  et  saintes  parties  de  nos  âmes  »  et  qu'on  trouve  à 
l'origine  de  «  la  pluspart  des  histoires  dont  la  catastrophe  est 
tragique  ».  Cette  dernière  phrase  pourrait  servir  d'épigraphe 
au  recueil  de  Boaistuau.  Certaines  modifications  de  détail  qu'il 
apporte  à  son  modèle  sont  particulièrement  significatives  à  cet 
égard.  Ainsi,  au  début  de  la  nouvelle  de  Mandozze,  il  substitue 
à  cette  phrase  de  Bandello  :  «...  si  comprende  quanto  poderose 
sieno  le  forze  de  l'amore,  quando  in  cor  gentile  egli  le  sue 
facelle  accese  avventa,  e  senza  fine  quello  arde  e  dolcemenle 
strugge  »  ce  jugement  assez  différent  :  «  Entre  toutes  les  plus 
griefves  passions  qui  assiègent  ordinairement  les  esprits 
humains,  l'amour  a  toujours  tenu  presque  le  premier  lieu, 
lequel,  depuis  qu'il  s'est  une  fois  emparé  de  quelque  subject 
généreux,  il  ensuit  le  naturel  de  l'humeur  corrompu  de  ceux 
qui  ont  la  fièvre,  qui,  prenant  son  origine  au  cœur,  s'achemine 
incurable  par  toutes  les  autres  sensibles  parties  du  corps 
humain.  » 

Boaistuau  n'a  pas  procédé  absolument  de  la  même 
façon  avec  ces  six  nouvelles.  Il  n'a  presque  rien  ajouté  à 
l'histoire  de  Mahomet  et  de  la  belle  Grecque.  La  peinture  de 


6.  Châtiment  de  la  jeune  femme  infidèle,  cf.  Bandello,  II,  12. 

5.  Didaco  et  Violante,  cf.         id.  I,  £2. 

6.  Mandozze  et  la  duchesse  de  Savoie,  cf.        id.        II,  44. 


12  BULLETIN    ITALIE* 

coutumes  étranges  et  le  tableau  de  civilisations  différentes 
de  la  notre  tentaient  Bandello.  et  il  s'était  plu  à  en  relever 
les  particularités.  Boaistuau  esl  peu  sensible  à  cette  curiosité1; 
il  s'attache  de  préférence  aux  sentiments  communs  à  tous  les 
hommes,  et  il  se  sent  porté  plus  volontiers  vers  la  peinture  de 
l'amour  ou  des  relations  mondaines.  De  même,  les  nombreux 
développements  sur  l'histoire  orientale  que  contenait  cette 
nouvelle  n'intéressaient  guère  notre  traducteur.  Aussi  les  a-t-il 
plus  d'une  fois  abrégés.  Les  autres  histoires,  au  contraire, 
sont  plutôt  développées  dans  l'adaptation  française:  encore 
le  sont- elles  d'une  façon  assez  peu  régulière.  Ainsi,  la  pre- 
mière moitié  de  la  nouvelle  du  roi  d'Angleterre  et  d'Aelips  est 
rendue  par  Boaistuau  en  vingt-six  pages,  tandis  que  la  seconde 
correspond  seulement  à  treize  pages  du  français.  La  nouvelle 
de  Didaco  et  celle  de  la  vengeance  du  mari  ne  contiennent  pas 
de  graves  modifications,  mais  seulement  quelques  développe- 
ments. En  revanche,  celle  de  Mandozze  et  surtout  celle  de 
Bornéo  et  Juliette  sont  extrêmement  éloignées  de  l'original. 
Pour  celle-ci,  en  particulier,  on  ne  rencontre  pas  quatre  lignes 
de  suite  qui  soient  véritablement  traduites,  et  nous  verrons  au 
cours  de  cette  étude  que  Boaistuau  ne  s'est  pas  contenté  de 
modifier  la  forme,  mais  qu'il  a  apporté  à  l'intrigue  elle-même 
des  changements  assez  importants. 


Contrairement  à  ce  qu'on  constate  dans  les  traductions, 
d'oeuvres  antiques,  et  pour  les  raisons  que  j'ai  indiquées  plus 
haut,  les  suppressions  ne  sont  pas  rares  dans  les  Histoires 
tragiques.  Parmi  elles  il  en  est  qu'il  serait  assez  difficile  d'ex- 
pliquer :  ainsi,  malgré  son  goût  pour  les  discours,  dont  nous 
aurons  plus  loin  bien  des  preuves,  Boaistuau  néglige  d'en 
traduire  un  de  Bornéo,  dans  la  troisième  histoire, el  un  d'Aelips 
dans  la  première.  De  même,  dans  la  seconde  moitié  de  cette 


i.   tinsi  il  francisera  les  bispanismes  il<'  L'histoire  de  Didaco  en  remplaçant,  dam 
l'énumération  des  jeux  auxquels  se  livre  le  jeune  homme,  les  combats  de  taureaux 

par  des  tournois  et  des  mascarades. 


BANDELLO    EN    FRANCE    W      Wl"    SIECLE  l3 

nouvelle  qu'il  a  for!  abrégée,  bien  des  passages  de  discours  ont 
clé  supprimés.  On  pourrai I  citer  encore  quelques  parties 
de  récits,  quelques  rares  détails  de  portrail  physique  ou  moral 
que  Boaisluau  a  négligés  sans  raison  apparente.  iMais  le  pins 
souvenl  il  est  assez  facile  de  discerner  le  molif'de  ces  omissions. 
Ainsi  Boaisluau  laissera  à  son  modèle  certaines  comparaisons 
banales  comme  celle  de  la  vertueuse  Aelips  avec  une  Camille  ou 
unePenlhésiléc,cl  plus  loin  (c'est  son  amant  qui  parle)  avec  une 
tigresse  féroce.  De  même  il  négligera  de  rendre  des  réflexions 
un  peu  vulgaires  de  l'Italien  :  Roméo  par  exemple,  pour  oublier 
son  premier  amour,  cherchai!  des  yeux  au  bal  quelque  jeune 
fille  qu'il  put  aimer,  «  corne  se  fosse  andalo  ad  un  mercato  per 
comprar  cavalli  o  panni  »,  el  ailleurs  Didaco,  reprenant  la 
même  comparaison,  songeait  que  «  si  puo  ben  comprar  un 
cavallo  a  stanza  d'un  amico,  ed  anco  far  dell'  altre  cose  assai, 
ma  le  mogli  si  vogliono  prender  secondo  il  cor  suo1.  »  Enfin 
bien  des  détails  indifférents J  ou  des  reprises  d'idées  inutiles, 
bien  des  précisions  superflues3,  qui  se  trouvaient  dans  le  récit 
italien  ont  disparu  de  la  traduction  française,  ainsi  qu'en 
général  les  indications  de  protocole  ou  de  cérémonie,  les 
formules  de  politesse  qui  ralentissaient  le  récit  ou  alourdis- 
saient le  discours^. 

i.  Ailleurs  l'italien  caractérisait  par  une  expression  assez  vulgaire  l'adresse  des 
jeunes  iilles  de  Valence  :  «  e  se  per  avventura  ci  capita  qualche  giovine  non  troppo 
esperto,  elle  di  modo  lo  radono  che  le  Sicilianc  non  sono  di  loro  migliori  ne  piû 
scaltrite  barbiere.  »  Boaisluau  la  remplace  parcelle-ci:  ((S'il  s'en  trouve  quelqu'un 
qui  soit  grossier,  pour  le  leurrer  et  desnieser,  on  dict  en  commun  proverbe  qu'il  a 
besoin  d'aller  à  Valence.  » 

2.  Naturellement  Boaisluau  néglige  les  réflexions  et  les  détails  personnels  à 
Bandello:  par  exemple  un  assez  long  développement  au  début  de  la  sixième  histoire; 
ailleurs  (cinquième  histoire)  une  phrase:  «  Siccome  piû  voile  io  ho  da  mercadanti 
genovesi  udito  dite.  » 

3.  Par  exemple  dans  la  quatrième  histoire,  c'est  en  juillet  que  le  mari,  de  retour 
de  Savoie,  découvre  l'infidélité  de  sa  femme,  et  c'est  en  septembre  qu'il  reçoit  des 
lettres  du  duc  qui  le  rappelle  auprès  de  lui.  Dans  le  voyage  simulé  qu'il  fait  alors, 
nous  savons  la  distance  précise  de  la  propriété  où  il  s'arrête,  le  temps  qu'il  y  reste, 
et  l'heure  à  laquelle  il  revient  à  son  chàleau.  Boaistuau  néglige  tous  ces  détails. 

'4.  Par  exemple  Boaistuau  ne  rendra  aucune  des  expressions  en  italiques  :  Quivi 
giunto,  e  per  commissione  del  Re  l'uscio  fermato,  e  priinieramente  falto  gli  la  débita 
riverenza,  stava  aspettando  cio  che  il  lie  comandar  gli  volcsse.  Egli  che  sovra  un  lettic- 
cuolo  da  campo  se  ne  stava  assiso,  voile  che  il  conte  parimente  sovra  el  medesimo  lettuccio 
sedesse;  e  benche  egli  per  riverenza  nol  consentissse,  alla  fine  pure  per  commandamento  del 
Re,  che  cosi  voile,  vi  s'assise.  »  De  même  plus  loin  :  «  la  quale  [Aelips]  levata  s'era  ad 
onorarla  e  ricevarla  molto  piena  di  meraviglia  del  lagrimar  di  quella.  Fatta  adunque  la 
figliuola  sedere...  » 


l4  BULLETIN    ITALIEN 

C'est  le  même  reproche  que  Boaistuau  adressait  sans  doute 
aux  digressions  historiques  et  aux  réflexions  morales  dont 
Bandello  avait  semé  ses  nouvelles.  Préoccupé  avant  tout  de 
l'agrément  de  son  lecteur,  il  ne  songe  pas  à  L'initier  à  l'histoire 
de  l'Europe  ou  à  développer  devant  lui  des  considérations  mo- 
rales; il  réservait,  nous  l'avons  vu,  ces  matières  plus  sérieuses 
pour  d'autres  ouvrages,  comme  le  Théâtre  du  Monde  ou  F  Histoire 
de  Chelidonius.  C'est  pourquoi  dans  le  premier  récit  il  supprime 
un  développement  d'un  tiers  de  page  consacré  à  la  guerre 
qu'Edouard  d'Angleterre,  le  héros  de  cette  nouvelle,  faisait 
alors  au  duc  Charles  de  Blois.  Dans  la  suivante,  il  juge  superflu 
de  conserver  une  assez  longue  digression  relative  à  quelques 
particularités  des  empereurs  grecs,  et  même  dans  le  discours 
que  tient  Mustafa  à  Mahomet  pour  le  guérir  de  sa  passion  et 
le  ramènera  ses  devoirs  d'empereur,  il  néglige  la  plus  grande 
partie  des  exemples  historiques  que  Bandello  faisait  alléguer 
au  conseiller.  Dans  d'autres  passages,  la  suppression  s'explique 
peut-être  par  un  sentiment  d'amour-propre  national.  Ainsi 
l'auteur  italien  insistait  assez  longuement  sur  l'hostilité 
d'Edouard  d'Angleterre  à  l'égard  des  Français,  et  il  revenait  à 
plusieurs  reprises  sur  ses  heureux  combats.  Boaistuau  préfère 
ne  pas  rappeler  ces  succès,  pénibles  pour  un  lecteur  français, 
et  lorsqu'il  traduit  son  modèle,  c'est  en  lui  faisant  subir  quel- 
que modification  significative:  au  lieu  de  dire  avec  Bandello: 
a  Io  che  il  nome  Inglese  per  lutta  la  Franchi  ho  fatto  di  rive- 
renza  d'onore  e  di  tema  degno  »,  le  roi  fera  une  allusion  moins 
précise  aux  victoires  «  par  lesquelles,  dit-il,  j'ay  faict  retentir 
et  honorer  la  mémoire  de  mon  nom  pur  toutes  les  parties.  » 

Si  le  conteur  italien  s'attardait  volontiers  à  des  digressions 
historiques,  il  aimait  peut-être  plus  encore  les  considérations 
ou  les  réflexions  morales.  Boaistuau,  toujours  préoccupé  de 
l'agrément  du  récit,  ne  conserve  en  général  que  celles  qui  ne 
risquent  pas  de  retarder  l'action,  ou  qui  éclairent  les  sentiments 
des  personnages.  Mais  il  négligera,  dans  la  première  histoire, 
dettes  Longs  développements  sur  la  cruauté,  sur  les  effets  de 
L'amour,  sur  le  caractère  des  amoureux  et  sur  leurs  propos 
indiscrets.  Plus  loin,  à  propos  de  la  complicité  criminelle  des 


feANDELLO    E>     FRANCE    AU    XV[*    SIECLE  I  T> 

seigneurs  anglais  qui  offrent  au  roi  de  satisfaire  sa  passion  par 
la  violence,  Bandello  insérait  clans  son  récit  une  digression  Bur 
les  mauvais  courtisans.  Le  traducteur  la  supprime,  comme  il 
supprimera,  dans  le  discours  d'Aelips  à  son  père,  un  dévelop- 
pement relatif  à  la  supériorité  des  lois  divines  sur  la  volonté 
des  parents.  De  même  après  le  récit  du  meurtre  de  la  belle 
Grecque  par  Mahomet,  il  ne  traduira  pas  les  réflexions  morales 
de  l'auteur  italien. 


Ce  n'est  pas  que  la  préoccupation  morale  soit  complètement 
absente  de  l'œuvre  de  Boaistuau;  elle  s'y  manifeste  par  l'omis- 
sion ou  l'atténuation  de  certains  détails  odieux.  Ainsi,  afin 
d'obtenir  du  père  d'Aelips  qu'il  se  fasse  auprès  de  celle-ci  l'in- 
terprète de  sa  passion  coupable,  Edouard  d'Angleterre  faisait 
miroiter  à  ses  yeux  l'espérance  de  nombreux  bienfaits  pour 
lui  et  sa  famille,  et,  non  content  de  ces  vagues  promesses,  il 
lui  offrait  même  un  acte  de  donation  en  blanc,  signé  de  sa 
main.  Boaistuau  dans  cette  scène  a  empreint  l'attitude  du  roi 
d'une  certaine  gêne  honteuse,  et  il  a  préféré  laisser  dans  l'ombre 
cette  tentative  de  corruption,  que  le  comte  d'ailleurs  repoussait 
avec  horreur  dans  le  texte  italien,  mais  que,  pour  ne  point  man- 
quer à  sa  parole,  il  faisait  lui  aussi  valoir  à  sa  fille.  Plus  loin,  si  la 
mère  d'Aelips  se  laisse  encore  vaincre  chez  Boaistuau  par  la 
peur,  ce  n'est  du  moins  que  lorsqu'elle  a  lieu  de  tout  craindre 
de  la  vengeance  du  roi.  Dans  la  sixième  histoire,  le  traducteur 
français  a  modifié  d'une  façon  plus  profonde  encore  le  carac- 
tère de  son  héroïne,  la  duchesse  de  Savoie.  On  se  souvient  que 
cette  princesse,  éprise  de  l'amour  de  Mandozze,  avait  prétexté 
un  pèlerinage  à  Saint-Jacques  de  Gompostelle  pour  se  rendre 
au  château  du  chevalier.  Après  y  être  demeurée  quelques  jours, 
elle  lui  avait  promis  d'y  revenir  à  son  retour  de  Galice;  mais 
le  duc,  regrettant  d'avoir  laissé  partir  sa  femme  en  si  médiocre 
équipage,  s'était  décidé  à  la  rejoindre,  pour  la  ramener  dans  son 
duché  avec  un  cortège  plus  digne  d'une  sœur  du  roi  d'Angle- 
terre. Dans  la  nouvelle  italienne,  c'est  avec  un  désespoir 
à    peine   contenu   que  la   duchesse  se  laissait    ramener   par 


t6  BULLETIN    ITALIEN 

son  mari,  et  durant  de  longs  mois  après  son  retour  en 
Savoie,  elle  conservait  le  regret  amer  d'avoir  dû  renoncer 
au  projet  tant  chéri.  Tout  autres  sont  les  sentiments  de  la 
jeune  femme  dans  la  nouvelle  française  :  si  l'arrivée  du  duc 
lui  cause  d'abord  quelque  chagrin,  elle  trouve  bientôt  au 
pied  des  autels  la  lumière  qui  lui  fait  détester  cette  faute  qu'elle 
caressait,  et  la  force  pour  renoncer  désormais  à  ses  coupables 
projets.  Aussi  est  ce  elle  même  qui  supplie  son  mari  de  revenir 
le  plus  tôt  possible  dans  son  pays,  bénissant  Dieu  de  l'avoir 
miraculeusement  tirée  de  la  voie  où  elle  allait  s'engager. 

Mais  c'est  peut-être  pour  le  personnage  de  Violante  qu'on 
saisit  le  mieux  le  motif  et  l'intention  des  changements  qu'y 
a  apportés  le  traducteur.  Dans  la  nouvelle  italienne,  la  jeune 
fille  avait,  pour  ainsi  dire,  ménagé  Didaco.  Bien  qu'elle  eut  déjà 
reçu  de  lui  plusieurs  messages  et  même  plusieurs  présents  par 
lesquels  il  espérait  la  séduire,  elle  ne  craignait  pas  de  lui 
accorder  de  son  plein  gré  un  rendez-vous.  Et,  lorsqu'au  cours 
de  cet  entretien  en  présence  de  sa  mère,  Didaco  lui  proposait 
d'acheter  sa  vertu  en  lui  constituant  une  dot,  elle  se  contentait 
de  l'en  remercier  et  refusait  sans  indignation.  Il  est  visible  que 
Boaistuau  s'est  efforcé  de  donner  plus  de  dignité  à  la  jeune 
fille.  Dans  son  récit,  elle  ne  cesse  dès  le  début  de  repousser 
toutes  les  propositions  déshonnêtes  que  lui  adresse  Didaco, 
et  quand  le  hasard  procure  à  celui-ci  un  entretien  avec  celle 
qu'il  aime,  il  se  garde  bien  de  chercher  à  la  séduire  :  ce  n'est 
que  plus  d'un  an  après  qu'il  offrira  à  sa  mère  de  la  doter. 

Si  la  Violante  de  Bandello  était  trop  peu  farouche,  elle  était 
en  revanche  bien  cruelle.  L'auteur  italien  s'était  plu  à  étaler 
les  horreurs  du  supplice  qu'elle  infligeait  au  parjure  Didaco, 
et  la  jalousie  de  la  jeune  femme  s'y  exprimait  avec  autant  de 
rage  que  de  passion.  Avec  l'aide  de  sa  servante  Ianique.  elle 
avait  bâillonné  l'infidèle  el  l'avait  attaché  à  une  poutre:  et  au 
milieu  des  efforts  désespérés  et  des  vaines  contorsions  du 
malheureux,  elle  lui  arrachait  avec  la  pointe  de  son  couteau 
les  yeux,  la  langue  et  toutes  les  parties  du  corps,  en  l'accablant 
de  reproches  en  même  temps  que  de  protestations  d'amour. 
Cette  barbarie  devait  choquer  un  lecteur  français,  et  Boaistuau 


feANDËLLO   EN   FRANCE   AU    XVI8    SIÈCLE  \*} 

s'est  efforcé  de  l'atténuer  :  non  seulement  il  a  abrégé  le  récit, 
mais  il  a  rendu  la  scène  moins  horrible.  C'est  pendant  son 
sommeil  que  Didaco  est  lié  sur  son  lit,  et  le  coup  qui  le  réveille 
lui  arrache  presque  la  vie  ' . 

De  même  à  la  fin  de  la  sixième  histoire,  Boaistuau  a  adouci 
le  caractère  de  la  duchesse,  qui  dans  l'original  ne  voulait  rien 
moins  que  faire  égorger  Mandozze,  coupable  à  ses  yeux  de  ne 
l'avoir  pas,  malgré  son  amour,  secourue  dans  l'adversité. 

C'est  également,  semble-t-il,  une  intention  morale  qui  lui  a 
fait  modifier  d'une  façon  un  peu  différente  le  début  de  la 
quatrième  histoire. 


«  Egli  aveva  presa  per  moglie  una  gentildonna 
del  paese  :  la  quale  ben  che  non  fosse  la  piû  bella  del 
mondo,era  nondimeno  assai  appariscente,  e  poteva 
fra  l'altre  stare  ;  e  in  qucllo  che  mancava  di  bellezza, 
ella  suppliva  cou  la  vivacitâ  d'ingcgno,  con  bei 
costumi,  con  leggiadri  modi,  con  accoglienze  gratis- 
sime,con  la  prontezza  de  le  parole  e  con  mille  altre 
belle  manière.  Era  poi  avvista  c  scaltrita  pur  assai, 
o  quella  che  vcstiva  meglio  che  donna  di  Piemonte, 
non  tanto  in  portar  ricche  vestimenta,  di  che  era 
copiosa  e  ben  fornita,  quanto  che  sapera  troppo 
ben  uccomodar  ogni  abbigliamento,  ancor  che  di 
panno  vile  fosse  stato.  11  marito  che  era  uomo 
grave  c  da  bene,  sommamente  l'amava  c  teneva 
cara.  Aveva  già  avuti  dui  ligliuoli  da  Ici,  che 
erano  assai  grandicelli.  Egli  era  pur  vicino  ai  ses- 
sanlatré  anni  e  forse  gli  passava,  e  la  moglie  poteva 
averne  circa  Irentacinquc.  » 


«  Ce  seigneur  en  ce  temps 
espousa  une  damoiselle  de 
Thurin  de  moyenne  beauté, 
laquelle  il  print  pour  son 
plaisir,  n'ayant  esgard  à  la 
grandeur  du  lieu  dont  il 
estoit  issu  ;  et  parce  qu'il 
avoilbien  cinquante  ans  lors- 
qu'il l'espousa,  elle  s'accous- 
troit  tant  modestement  qu'elle 
ressembloit  mieux  vcfve  que 
mariée,  et  sceut  tant  bien  ga- 
gner ce  bonhomme  l'espace 
d'un  an  ou  deux  qu'il  se 
reputoit  très  heureux  d'avoir 
trouvé  une  telle  alliance.  >> 


La  traduction  française  est  assez  abrégée.  Boaistuau  a, 
suivant  son  habitude,  négligé  les  détails  qui  lui  paraissaient 
inutiles  ou  peu  vraisemblables.  Ainsi  c'est  un  ou  deux  ans 
après  son  mariage  que  la  jeune  femme  trompe  son  mari  :  la 
faute  eut  été  plus  étrange  si  elle  avait  eu  déjà  comme  dans  le 
récit  de  Bandello  «  deux  enfants  grandelets  ».  Mais  surtout 
Boaistuau  supprime  et  modifie  les  indications  qui  risquaient 
d'atténuer  l'impression  qu'il  veut  suggérer.  Visiblement,  en 
efiet,  il  cherche  à  rendre  le  mari  plus  sympathique  et  la  jeune 
femme  plus  odieuse.  Aussi  n'insistera-t-il  pas  comme  l'auteur 
italien  sur  les  qualités  de  celle-ci  :  il  n'est  plus  question  des 

i.  Trente  ans  plus  tôt  (i53o),  le  traducteur  du  Jugement  d'A mouv de. luan  de  Florès 
développait  au  contraire  le  récit  du  supplice  analogue  d'Affranio  par  Hortensia  et 
en  prolongeait  à  plaisir  la  cruauté.  Cf.  Reynier,  op.  cit.,  p.  83. 


H.    STtREL. 


l8  BULLETIN    ITALIEN 

charmes  de  son  esprit;  sa  beauté  n'est  que  moyenne,  et  quant 
ù  son  élégance,  elle  a  fait  place  à  une  modestie  et  une  simpli- 
cité hypocrites.  Bref,  elle  cherche  par  tous  les  moyens  à 
«  gagner  le  bonhomme  »,  alors  qu'elle  ne  devrait  avoir  pour 
lui  qu'affection  et  reconnaissance,  eu  songeant  qu'il  l'a  épousée 
«  malgré  son  humble  origine  »  et  «  sans  avoir  égard  à  la  gran- 
deur du  lieu  dont  lui-même  estoit  issu  ».  On  pourrait  noter 
dans  la  suite  du  récit  d'autres  changements  qui  trahissent  chez 
Boaistuau  cette  même  préoccupation.  Je  me  contenterai  d'en 
indiquer  quelques-uns.  Bandello,  avant  de  nous  exposer  la 
faute  de  la  jeune  femme,  avait  soin  de  l'expliquer,  sinon  de  la 
justifier,  par  les  fréquentes  absences  de  son  mari,  qui  séjournait 
le  plus  souvent  auprès  du  duc  de  Savoie.  Boaistuau  néglige 
cette  indication,  qui  avait  l'air  d'une  excuse,  ou,  lorsqu'il  la 
reprend,  c'est  pour  la  mettre  dans  la  bouche  de  la  coupable, 
comme  un  prétexte  dont  nous  ne  sommes  pas  dupes.  En  revan- 
che il  décrit  beaucoup  plus  longuement  que  son  modèle  la  nais- 
sance de  l'amour  chez  le  gentilhomme  et  chez  la  jeune  femme, 
et  il  insiste  particulièrement  sur  les  provocations  de  celle-ci. 
Mais  Boaistuau  ne  se  contente  pas  déjuger  très  sévèrement 
l'épouse  infidèle,  il  s'attache  aussi  à  rendre  son  mari  moins 
naïf  et  moins  sot  que  dans  la  nouvelle  italienne.  Dans  celle-ci 
le  barbon  vivait  dans  la  plus  parfaite  sécurité  jusqu'au  jour  où 
le  hasard  lui  en  apprenait  plus  qu'il  n'eûl  souhaité.  Boaistuau, 
au  contraire,  nous  fait  entendre  à  plusieurs  reprises  qu'il  n'est 
pas  dupe,  et  en  effet  lorsqu'il  se  sera  assuré  de  l'infidélité  de 
sa  femme,  il  déploiera  toute  son  habileté  pour  attirer  le  gen- 
tilhomme dans  le  piège,  et  c'est  lui  qui  imaginera  le  voyage, 
qui  dans  le  récit  italien  lui  était  imposé  par  le  duc  de  Savoie1. 


i .  C'est  sans  doute  pour  des  raisons  analogues,  à  la  fois  morales  et  religieuses,  que 
Boaistuau  a  modilié  dans  sa  troisième  histoire  le  caractère  du  religieux.  Dan-  les  nou- 
velles italiennes,  le  frère  Laurent  était  un  personnage  d'une  moralité  a>st •/  dont-,  use  : 
chez  Da  Porto,  l'amitié  de  Roméo  lui  servait  surtout  à  voiler  des  pratiques  peu  honora- 
bles ;  chei  Bandello, sans  être  véritablement  un  hypocrite,  il  était  encore  trop  préoccupé 
d'acquérir  la  faveur  des  puissants  et  l'estime  «le  ses  concitoyens.  Dans  l'histoire  fran- 
çais* ces  indications  ont  disparu.  Le  religieux  esl  un  noble  et  hou  vieillard  qui  se 
sent  «au  bord  de  la  fosse»  et  qui  se  prépare  à  rendre  ses  comptes  ■  Dieu.  Que 
craindrait-il  d'ailleurs?  Durant  toute  sa  vie  il  a  su  allier  la  recherche  des  simples 
et  l'élude  des  sciences  occultes  avec  le  respect  <!••  Dieu  el  l'amour  désintéressé  de  se* 
semblables,  el  s'il  jouit  de  l'estime  de  tous,  <  'est  à  ses  Beules  vertus  qu'il  le  doit. 


bAKDELLO    EN    FRANCE     VU    XVI"    SlÙCLE  1Q 


On  voil  par  ce  dernier  exemple  que  les  changements  de 
Boaistuau  ne  portent  pas  uniquement  sur  le  caractère  des 
personnages,  et  qu'il  n'éprouve  pas  plus  de  scrupule  à  modifier 
les  détails  du  récit,  et  même  parfois  les  événements  les  plus 
importants  de  l'action.  Les  modifications  de  détail  sont  extrê- 
mement nombreuses:  j'en  citerai  seulement  quelques  unes. 
Les  noms  propres  sont  rendus  d'une  Façon  assez  fantaisiste: 
nous  savons  par  ailleurs  que  Boaistuau  n'était  pas  très  scrupu- 
leux à  cet  égard,  même  lorsqu'il  s'agissait  de  noms  antiques  '  ; 
nous  ne  serons  donc  pas  surpris  qu'il  rende  Salberi  par 
Salberic,  Bossina  par  la  Bousine,  et  Varvoich  par  Varuccio.  On 
peut  se  demander  en  revanche  pourquoi  Didaco  Gentiglia  est 
devenu  Didaco  Ventimiglia2,  et  ce  que  Giulia,  la  confidente  de 
la  duchesse  de  Savoie,  a  gagné  à  s'appeler  ^Emilie.  Des  modifi- 
cations de  ce  genre  pourraient,  comme  je  l'ai  dit,  faire  supposer 
que  pour  ces  nouvelles  Boaistuau  a  connu  en  effet  d'autres 
sources  que  Bandello.  11  en  est  de  même  de  quelques  diver- 
gences historiques  :  dans  la  sixième  histoire,  Mandozze  retour- 
nant dans  son  pays,  qu'il  avait  laissé  en  proie  à  l'hostilité  des 
ïolledo,  arrive  au  milieu  des  négociations  de  paix  et  trouve  son 
parti  victorieux;  chez  Bandello  la  lutte  durait  encore,  et  c'est 
grâce  à  de  nouveaux  secours  qu'il  triomphait  enfin  de  ses  enne- 
mis. De  même  au  cours  de  cette  guerre,  Boaistuau  mentionne  la 
prise  du  seigneur  Ladulfi,  dont  il  n'était  pas  question  dans  l'ita- 
lien. Enfin  dans  les  dernières  lignes  de  la  même  histoire,  nous 
relevons  une  autre  variante  historique:  les  noces  du  prince 
d'Espagne  avec  la  fille  du  roi  d'Angleterre  ont  lieu  à  Londres 
et  non  pas  en  Espagne  comme  l'écrivait  Bandello. 

i.  «  Amy  lecteur,  dit-il  en  tète  de  son  Théâtre  du  monde  (i558),  je  t'ay  bien  voulu 
advertir  qu'en  la  traduction  des  noms  grecs  et  latins  miens,  je  n'ay  pas  ensuivy 
grand  nombre  de  gens  doctes,  lesquelz  les  translatent  indifféremment  au  plus  près 
en  nostre  langue.  Et  combien  que  cela  soit  fondé  en  très  grande  équité  de  raison,  si 
est  ce  que  je  me  suis  contenté  de  laisser  les  uns  en  leur  première  l'orme,  s'ils  m'ont 
semblé  reides  en  prononciation,  et  quant  aux  autres  qui  sont  lluides  et  coulent  assez 
d'eulx  mesmes,  je  les  ay  si  bien  accommodez  que  tu  n'auras  occasion  de  t'en  mal 
contenter.  » 

2.  Ce  nom  se  rencontrait  dans  d'autres  nouvelles  de  Bandello  qui  ne  figurent 
pas  d'ailleurs  dans  le  recueil  de  Boaistuau. 


30  BlLLETlN    ITALIE* 

D'autres  modiiicalions  sont  purement  d'imagination.  Ainsi, 
d'après  la  nouvelle  italienne  (première  histoire),  c'est  dans  un 
jardin  situé  hors  de  la  ville  que  la  comtesse  menait  en  barque 
sa  fille  vers  Edouard  :  chez  Boaistuau  elles  vont  en  coche  au 
palais  même  du  roi.  Plus  loin,  lorsque  celui-ci,  vaincu  par  la 
vertu  incorruptible  de  la  jeune  femme,  lui  offre  de  l'épouser, 
ce  n'est  pas  seulement  devant  quelques  familiers,  c'est  en 
présence  de  toute  la  cour  qu'il  fait  le  récit  de  son  amour  et  de 
la  chasteté  d'Aelips;  il  est  curieux  de  rapprocher  sur  ce  point 
les  deux  textes  : 


«  Il  re  ave  va  pen*ato  ;i  la  pre- 
senza  di  tutti  far  cio  che  poi  lece  : 
ma  cangiato  d'openione.  non  voile 
allri  testimoni  che  quelli  del 
camerino.  » 


«...  Ouvrant  la  porte,  feist  entrer  ia  coin 
le  secrétaire  et  les  damoiselle?.  et  a  la  mesme 
heure  l'eist  congreger  tous  les  courtisans  et  sei- 
gneurs qui  pour  lors  estoient  en  la  basse  court 
du  palais  entre  lesquels  estoit  l'evesque  d'Ebou- 
race...  ausquels  compta  de  poinct  en  poinct  tout 
le  discours  de  ses  amours.  » 


De  même  (sixième  histoire)  lorsque  Mandozze,  déguisé  en 
religieux,  vient  confesser  la  duchesse,  celle-ci  n'est  pas  assise, 
comme  dans  la  nouvelle  italienne,  mais  couchée  dans  son  lit. 
et  le  jeu  de  lumière  qui  permet  au  faux  moine  de  n'être  pas 
reconnu  est  exposé  tout  différemment.  Quelques  pages  plus 
haut,  le  duc  de  Savoie  était  arrivé  en  Galice  avant  sa  femme, 
taudis  que  chez  Bandello  il  ne  la  rejoignait  que  le  dernier  jour 
de  ses  dévotions.  Enfin,  après  le  combat  singulier,  le  perfide 
Pancalieri  ne  meurt  pas,  comme  dans  le  texte  italien,  de  ses 
blessures  et  des  mauvais  traitements  de  la  foule. 

Cette  histoire  de  Mandozze  et  de  la  duchesse  de  Savoie 
présente  d'ailleurs  des  variantes  plus  importantes.  On  se 
rappelle  par  quelle  indignité  le  comte  Pancalieri  a  projeté 
de  se  venger  de  la  duchesse  :  il  veut  la  déshonorer  en 
surprenant  une  nuit  dans  sa  chambre  son  propre  neveu  : 
aussi  persuade-t-il  à  celui-ci  que  la  duchesse  a  pour  lui  un 
sentiment  profond,  et  l'engage  I  il  à  se  cacher  un  soir  sous 
son  lit  pour  obtenir,  par  prière  ou  par  force.  Ie>  faveurs 
de  celle  qui  l'aime.  Chez  Bandello  un  seul  entretien  suffisait 
au  comte4  pour  convaincre  le  jeune  page  de  l'amour  de  Ba 
maîtresse,  et  lui  donner  la  hardiesse  d'entreprendre  une  telle 
tentative.  Boaistuau  a  trouve  plus  vraisemblable  de  supposer 


BANDELLO    EN    FRANCE    AU    XVI*    SIÈCLE  >±\ 

deux  entreliens,  entre  lesquels  la  duchesse,  pleine  de  récon- 
naissance pour  des  attentions  dont  elle  ne  comprenait  pas  la 
perfidie,  traitait  le  jeune  homme  avec  affection.  Le  traducteur 
a  apporté  encore  une  autre  modification  à  son  modèle  :  il  a 
prêté  moins  de  cynisme  aux  discours  de  Pancalieri.  Celui-ci 
dans  l'italien  s'adressait  seulement  à  la  sensualité  du  jeune 
homme;  chez  Boaistuau,  bien  qu'il  lui  conseille  un  acte  illégi- 
time, il  fait  briller  à  ses  yeux  l'espoir  d'un  prochain  mariage 
avec  la  duchesse,  et  cherche  surtout  à  tlatter  son  ambition. 
Nous  retrouvons  là  le  souci  que  montre  souvent  Boaistuau  de 
rendre  les  personnages  moins  odieux,  ou  du  moins  les  discours 
et  les  situations  moins  honteuses. 

C'est  pour  une  tout  autre  raison  qu'il  a  modifié  assez  pro- 
fondément dans  cette  même  histoire  le  récit  de  la  feinte 
guérison  de  la  duchesse.  Celle-ci  cherchait  un  prétexte  pour 
entreprendre  un  pèlerinage  à  Saint-Jacques  de  Coinpostelle  qui 
lui  permettrait  de  s'arrêter  au  château  du  chevalier  Mandozze. 
La  ruse  imaginée  par  Bandello  était  bien  grossière.  Le  médecin 
Appian  avait  fabriqué  une  image  articulée  de  saint  Jacques 
devant  laquelle  il  avait  disposé  des  matières  inflammables  : 
«  Circa  la  mezza  notte,  veggendo  Giulia  che  le  vecchie,  che 
erano  state  lungamente  in  veglia,  altamente  dal  sonno 
oppresse  dormivano,  aperse  pianamente  la  cassa,  e  cavata 
fuori  T  imagine  di  S.  Giacomo,  quella  al  muro  con  aita  de  la 
Duchessa  attaccô  al  muro,  dico,  di  dietro  al  letto;  e  levate  via 
le  cortine,  da  quella  banda  appresso  a  la  imagine  accese  le 
pezze  di  lino  molli  de  l'acqua  sovradetta.  Era  la  statua  del 
santo  di  modo  fabricata  che,  con  un  filo  di  refe  bianco  che  si 
tirava,  alzava  il  braccio  destro  in  atto  di  dar  la  benedizione.  La 
Giulia,  levata  la  voce,  comincio  a  gridare  tanto  forte  che  le 
due  buone  vecchie  si  destarono.  Stava  la  Giulia  inginocchiata 
tra  la  parete  e  '1  letto,  e  tirava  il  filo,  gridando  :  Miracolo, 
miracolo.  La  Duchessa,  levatasi  di  letto,  si  mise  innanzi  a  la 
figura  in  ginocchione,  pregandola  che  degnasse  guarirla,  che 
le  faceva  voto  d'andar  a  visitar  a  piede  le  sue  S.  Reliquie  ...» 
Ce  miracle  était  vraiment  trop  grossier,  et  Boaistuau  l'a  bien 
senti  ;  aussi  l'a-t-il  remplacé  par  le  vœu  que  fait  la  duchesse, 


2  3  BULLETIN    ITALIEN 

en  présence  de  son  mari,  d'aller  à  Compostelle,  si  saint  Jacques 
obtient  sa  guérison. 

Mais  c'est  dans  la  nouvelle  de  Roméo  et  Juliette  que  les 
changements  sont  le  plus  considérables.  Je  laisse  de  coté 
ceux  qui  ne  se  rapportent  pas  étroitement  à  l'action,  comme 
l'hostilité  des  Montecchi  et  des  Cappelletti,  qui  est  beaucoup 
plus  violente  et  irréconciliable  chez  Boaistuau  que  chez  Ban- 
dello.  ou  l'importance  que  prend  la  querelle  avec  Thibaut 
dans  la  nouvelle  française.  Mais  le  récit  de  l'amour  des  deux 
jeunes  gens  présente  des  variantes  très  importantes.  On  connaît 
le  fameux  épisode  du  balcon  auquel  Roméo  accède  par  une 
échelle.  Chez  Bandello.  Juliette  avait  donné  avant  le  mariage  un 
rendez-vous  à  son  amant,  et  celui-ci  montait  par  une  échelle  de 
corde  à  la  fenêtre  garnie  de  lourds  barreaux  de  fer.  Quelques 
jours  plus  tard,  après  que  le  frère  Laurent  avait  béni  secrète- 
ment leur  union,  les  deux  nouveaux  époux  se  retrouvaient  de 
nuit  dans  le  jardin  des  Cappelletti.  Boaistuau  a  fondu  ces  deux 
entrevues  en  une  seule.  C'est  le  soir  du  mariage  que  Roméo 
pénètre  dans  la  chambre  de  Juliette  par  une  échelle  de  corde, 
et  l'auteur  français,  toujours  tenté  par  les  tableaux  voluptueux, 
a  longuement  décrit  le  bonheur  des  deux  jeunes  gens  et  les 
caresses  qu'ils  se  prodiguent.  xMais  la  modification  la  plus 
importante  dans  cette  nouvelle  est  celle  qui  a  trait  à  la  mort 
de  Roméo  et  de  Juliette.  Le  dénouement  de  Randello  ne  dirïé 
rait  guère  de  celui  de  Da  Porto:  Roméo,  tenant  sur  son  cœur 
le  corps  inanimé  de  Juliette,  avait  à  peine  avalé  le  poison  que 
la  jeune  femme  sortait  de  sa  léthargie  et  reprenait  peu  à  peu 
connaissance.  A  demi  éveillée  elle  croyait  d'abord  être  entre 
les  bras  du  frère,  et  cherchait  à  se  dégager  de  son  étreinte: 
mais  bientôt  reconnaissant  son  époux,  elle  allait  s'abandonner 
à  sa  joie,  lorsque  la  triste  vérité  la  rejetait  dans  le  plus  profond 
désespoir.  Vprès  quelques  instants  d'entretien,  au  milieu  de 
touchants  adieux  à  Thibaut  et  à  Juliette.  Roméo  expira  il  en 
embrassant  sa  bien  aimée.  Le  frère  Laurent  \enait  d'arriver 
pour  recueillir  son   dernier-   soupir,  et    aussi   pour  as>ister  à  la 

mort  de  la  jeune  femme  sur  le  corps  de  son  mari.  Tout  autre 
esi  le  dénouement  de  la  nouvelle  française.  Nous  assistons  au 


BANDELLO    F.\    rnwci:    \i     \W    SIECLE  a3 

désespoir  de  Bornéo  et  à  sa  mort,  avant  que  Juliette  sorte  de 
son  sommeil.  Celle-ci.  à  la  vue  du  cadavre,  s'abandonne  à  son 
désespoir.  L'arrivée  du  frère  lui  explique  enfin  son  malheur, 
mais  rien  ne  peut  la  retenir  de  suivre  son  époux,  et  elle  se 
frappe  du  poignard  qu'il  portail. 

Tl  esl  difficile  de  ne  pas  regretter  le  dénouement  de  Bandello, 
beaucoup  plus  touchant  et  plus  pathétique.  En  substiluant 
à  cette  scène  si  émouvante  un  coup  de  théâtre  banal,  Boaistuau 
nous  paraît  avoir  manqué  de  goût.  Dans  sa  traduction  de  Sha- 
kespeare, François  Victor  Hugo  soutient  pourtant  l'opinion  con- 
traire. Au  nom  de  considérations  philosophiques,  auxquelles 
sans  doute  ni  Bandello,  ni  Boaisluau,  ni  même  Shakespeare 
n'ont  jamais  songé,  il  accorde  la  préférence  au  dénouement 
plus  brusque,  qui  en  abrégeant  l'émotion  concentre  l'attention 
des  lecteurs  ou  des  spectateurs  sur  la  réconciliation  des 
factions  rivales,  due  à  l'amour  infortuné  des  deux  jeunes  gens. 
Le  critique  se  souvenait-il,  en  essayant  de  justifier  Boaisluau, 
que  son  père  avait  modifié  d'une  façon  analogue  le  dénouement 
de  Lucrèce  Bovgia?  Dans  une  première  rédaction,  Lucrèce,  avant 
de  mourir,  sortait  de  son  évanouissement,  tandis  que  Gennaro, 
qui  avait  retrouvé  sur  elle  ses  propres  lettres  à  sa  mère,  la 
reconnaissait  trop  tard  et  se  jetait  en  pleurant  à  ses  pieds.  La 
pièce  s'achevait  ainsi  sur  un  entretien  extrêmement  touchant 
entre  le  fils  désespéré  et  la  mère  heureuse  d'avoir  éprouvé  en 
mourant  la  tendresse  de  celui  qu'elle  avait  aimé  par-dessus  tout. 
Malgré  la  beauté  de  cette  scène,  le  poète  lui  a  substitué  un 
autre  dénouement;  c'est  celui  qui  est  resté  au  répertoire  : 
Lucrèce  tombe  sous  le  poignard  de  Gennaro  en  s'écriant  :  «  Ah! 
tu  m'as  tuée  ! . . .  Gennaro,  je  suis  ta  mère.  »  On  ne  peut  guère  en 
vouloir  à  Boaistuau,  quand  Vie! or  Hugo  commet  de  semblables 
erreurs.  La  modification  du  traducteur  français  n'aurait  d'ail- 
leurs que  fort  peu  d'importance,  si  son  récit  n'avait  servi  de 
base  au  chef-d'œuvre  de  Shakespeare.  Celui-ci,  comme  on  sait, 
n'a  pas  connu  la  version  de  Bandello,  mais  seulement  des 
récits  anglais  en  prose  et  en  vers,  qui  s'inspiraient  surtout 
de  Boaistuau.  Aussi  a-t-il  adopté  le  dénouement  de  la  nouvelle 
française,   et  c'est  seulement  à  la  fin  du  xvnr  siècle  que  le 


34  BULLETIN    ITALIEN 

comédien  Garrick,  dans  les  changements  qu'il  a  apportés  à 
la  pièce  anglaise,  a  rétabli  la  belle  scène  de  Bandello. 


Sans  doute  les  modifications  aussi  considérables  que  celle-là 
sont  rares  dans  les  Histoires  tragiques.  Il  n'en  est  pas  de  même 
des  développements  ajoutés  par  Boaistuau.  Sauf  quelques 
exceptions,  ce  sont  des  discours,  des  lettres,  des  analyses 
psychologiques  ou  des  descriptions  voluptueuses.  Le  goût  de 
Boaistuau  pour  les  discours  est  manifeste  :  lorsque  l'auteur 
italien  employait  le  style  indirect  pour  rapporter  les  paroles 
de  ses  héros,  notre  traducteur  lui  substitue  le  plus  souvent 
le  style  direct,  et  il  développe  avec  complaisance  les  discours 
qui  se  trouvaient  déjà  chez  Bandello.  Mais  cela  même  ne  lui 
suffit  pas.  et  il  en  introduit  encore  beaucoup  de  nouveaux. 
Dans  l'histoire  de  Didaco,  c'est  d'abord,  durant  le  premier 
entretien  des  deux  jeunes  gens,  un  long  discours  de  Didaco, 
pompeusement  orné  d'une  comparaison  digne  de  Thomas 
Diafoirus  entre  la  jeune  fille  inflexible  et  le  serpent  qui  se 
bouche  les  oreilles  avec  sa  queue1.  Au  lendemain  du  mariage, 
la  jeune  femme  prononce  à  son  tour  un  discours  d'une 
humilité  assez  plate,  auquel  répondent  des  protestations 
banales  et  des  recommandations  prosaïques  de  son  mari. 
Enfin  Boaistuau  introduit  de  nouveaux  discours  dans  la  scène 
des  projets  de  vengeance  de  Violante  et  d'Ianique.  La 
plupart  des  autres  histoires,  sauf  peut  être  celle  de  Mahomet, 
nous  fournissent  des  additions  analogues.  Ainsi  dans  celle  de 
Roméo  et  Juliette,  Boaistuau  a  introduit  la  scène  de  l'apothicaire 
de  Mantoue  et  le  discours  que  Bornéo  tient  à  celui-ci;  puis  à  la 
fin  le  long  exposé  que  Frère  Laurent  fait  aux  magistrats  Mais 
c'est  assurément  la  nouvelle  de  Mandozze  qui  contient  le  plua 
d'additions  de  ce  genre.  Lorsque  le  chevalier  déguisé  en  moine 
venait  consoler  la  duchesse,  il  se  contentai!  chez  Bandello 
de  lui  adresser  quelques  paroles:  dans  la  nouvelle  française, 
ces  deux  ou  trois  lignes  font  place  à  un  discours  de  plusieurs 

i.  Ce  dialogue  est  d'ailleurs  encore  développé  par  l'intervention  de  U  mère  de 
H  olante,  qui  chez  Bandello  étail  à  peine  indiquée, 


BANDELLO    EN    FRANCE    AU    XVT    SIECLE  2t> 

pages,  où  l'Évangile  et  l'Ancien  Testament  sont  mis  à  contri- 
bution, et  où  le  témoignage  de  saint  Paul  se  fortifie  du 
commentaire  de  saint  Ignace.  Après  ce  sermon,  le  chevalier, 
au  lieu  de  donner  au  vrai  religieux,  comme  dans  le  texte 
italien,  «  molli  danari  »,  lui  adresse  des  iccommandalions  sur 
le  secret  à  garder,  s'il  sort  vainqueur  du  combat  singulier. 
Ce  combat  lui  même  est  encore  précédé  chez  Boaistuau  de 
deux  longues  apostrophes  que  s'adressent  les  deux  adversaires, 
et  au  cours  même  du  récit  de  la  lutte,  si  le  traducteur  apporte 
moins  de  précision  que  son  modèle  dans  l'indication  des 
blessures  et  des  coups,  il  fait  preuve  en  revanche  d'un  souci 
constant  de  l'effet  littéraire  :  il  développe  les  apostrophes 
indiquées  dans  le  texte,  et  ajoute  encore  de  nouveaux  discours, 
comme  les  actions  de  grâces  de  la  duchesse  pour  cette 
victoire  inespérée.  Enfin  le  dénouement  de  cette  nouvelle  est 
agrémenté  lui-même  de  nombreux  discours  :  c'est  d'abord 
un  long  dialogue  entre  la  duchesse  et  celui  en  qui  elle  a 
reconnu  son  sauveur;  puis  l'épisode  du  Conseil  du  roi, 
complètement  inutile  à  l'action,  et  que  Boaisluau  n'a  sans 
doute  introduit  que  pour  les  paroles  des  ambassadeurs  et  la 
réponse  du  roi;  enfin  le  dernier  entretien  de  la  duchesse  et  de 
son  frère,  qui  tenait  en  six  ou  huit  lignes  chez  Bandello,  et  qui 
s'étend  en  plus  de  trois  pages  dans  la  soi-disant  traduction1. 

Les  discours  ne  sont  pas  d'ailleurs  pour  Boaistuau  un 
simple  ornement  littéraire  ;  il  y  voit  une  occasion  et  un  moyen 
d'analyser  les  passions  de  ses  personnages.  Cette  dernière 
préoccupation  apparaît  chez  lui  beaucoup  plus  que  chez 
l'auteur  italien.  Bien  que  sa  psychologie  ne  soit  pas  très  péné- 
trante, il  aime  pourtant  à  exposer  les  sentiments  de  ses  héros. 
C'est  dans  un  entretien  avec  Emilie,  après  le  combat  singulier, 
que  la  duchesse  exprime  son  regret  de  n'avoir  pu  connaître  son 
sauveur;  c'est  dans  un  autre  entretien  avec  sa  confidente, 
qu'en  apprenant  l'arrivée  de  Mandozze  à  la  cour  d'Angleterre 

i.  M.  Reynier  a  relevé  (op.  cit.,  p.  3i3)  dans  les  romans  de  la  fin  du  xvi'  siècle 
l'abondance  des  discours  et  des  conversations,  qui  remplissent  souvent  plus  de  la 
moitié  du  volume,  et  qui  pour  les  romans  à  succès  s'allongent  d'une  édition  à 
l'autre.  On  sait  aussi  que  dès  i55g  le  Thresor  des  livres  d'Amadis  rassemblait  ;t 
l'usage  des  galants  et  des  amoureux  les  harangues,  conçions,  epistres,  complaintes. 


26  BULLETIN    ITALIEN 

elle  donnera  libre  cours  à  sa  colère  et  à  son  dédain.  De  même, 
lorsqu'apres  la  rixe  de  Thibault  et  de  Roméo.  Juliette  se  retire 
dans  sa  chambre,  elle  commence  par  adresser  au  souvenir  de 
son  mari  de  violents  reproches,  elle  se  plaint  de  sa  témérité, 
de  sa  cruauté  qui  lui  arrache  un  bonheur  si  ardemment 
désiré.  Puis  faisant  un  retour  sur  elle-même,  elle  condamne 
son  injustice,  s'accable  à  son  tour  de  reproches,  et  perd 
connaissance,  jusqu'à  ce  que  sa  confidente  la  ranime  et 
parvienne  enfin  à  la  consoler. 

Un  autre  ornement  littéraire,  qui  est  aussi  un  moyen 
d'analyse  psychologique,  est  la  lettre1.  On  sait  le  succès  des 
Lettres  amoureuses  au  xvif  siècle.  De  bonne  heure  les  auteurs 
de  romans  ont  adopté  ce  procédé.  Boaistuau  ne  s'en  est  pas 
abstenu  ;  il  a  introduit  deux  lettres  dans  ses  histoires,  et  la 
disposition  typographique  du  titre  de  Tune  d'elles  témoignerait 
à  elle  seule  de  l'importance  qu'il  attachait  à  cet  ornement. 
C'est  celle  que  la  duchesse  envoie  à  Mandozze  par  l'intermé- 
diaire du  médecin  Appian;  l'autre  est  écrite  par  Edouard 
d'Angleterre  à  Aelips  pour  essayer  une  dernière  fois  de  vaincre 
sa    vertu. 

Toutes  ces  additions  de  Boaistuau,  discours,  entretiens, 
lettres,  ont  pour  but  de  nous  faire  mieux  connaître  les  senti- 
ments et  les  passions  de  ses  personnages.  Dans  le  récit  aussi 
le  traducteur  montre  plus  de  souci  de  la  psychologie  que  son 
modèle  italien.  Il  exposera,  par  exemple,  avec  plus  de  détails 
que  Randello,  la  naissance  de  l'amour  de  Violante  dans  le  cœur 
léger  et  capricieux  de  Didaco,  comme  il  insistera  plus  loin 
sur  la  satiété  que  le  jeune  homme  éprouve  après  un  an  de 
mariage,  et  qui  le  conduit  de  nouveau  dans  les  bals,  à  la 
recherche  de  quelque  autre  jeune  fille  qu'il  pourra  séduire 
H  épouser.  A  la  fin  de  celte  même  nouvelle,  au  moment  du 
meurtre,  il  analyse  assez  heureusement  Les  sentiments  de 
Violante,  sa  surexcitation,  ses  angoisses  qu'elle  a  peine  a 
cacher  au  parjure,  et  qui  tout  à  l'heure  feront  place  à  la 
vengeance  et  à  la  rage. 

i.  Sur  la  lettre  dans  les  romans,  depuis  ['Histoire  d'EurUxliu  ei  de  1  .uc-'r-r  jusqu'à 

Il  lin  du  \\i    siècle.  Cf.  Rcynier.  op.  cit..  pp.  3&,  inC-57,  3i j. 


BAIfDELLO   EN    FRANCE    M     \  M*    SIÈCLE  2~ 

Cette  psychologie,  d'ailleurs,  est  assez  superficielle  :  elle 
tourne  vite  à  la  description  voluptueuse  ou  à  la  galanterie 
un  peu  fade.  Les  tableaux  voluptueux  ne  sont  pas  rares 
dans  les  additions  ou  les  développements  de  Boaistuau. 
Dans  la  nouvelle  de  Didaeo  il  nous  décrit  les  caresses  des  deux 
jeunes  gens  le  soir  de  leur  mariage;  dans  celle  de  Roméo  il 
s'attarde  avec  complaisance  à  la  peinture  de  la  joie  qu'é- 
prouvent les  nouveaux  époux  dans  la  chambre  de  Juliette  et 
«  que  peuvent,  dit-il,  juger  ceux  qui  ont  expérimenté  de 
semblables  délices»1.  Si  la  littérature  développait  le  goût 
de  ces  peintures  voluptueuses,  la  vie  de  société  favorisait 
celui  de  la  galanterie.  Aussi  bien  se  manifeste-t-il  également 
dans  nos  Histoires  tragiques.  Au  début  de  la  première, 
Boaistuau  remplace  une  page  du  texte  italien  par  un  dialogue 
tout  différent  entre  Edouard  d'Angleterre  et  la  belle  Aelips; 
je  le  cite  en  entier  parce  qu'il  montre,  avec  le  goût  de 
Boaistuau  pour  les  entretiens,  ce  mélange  de  galanterie  mon 
daine  et  d'une  psychologie  amoureuse  assez  superficielle: 

«  Madame  la  comtesse  (dit  le  roy)  je  croy  que  si,  en 
l'équipage  que  vous  estes,  et  accompagnée  d'une  si  rare 
et  excellente  beauté  vous  vous  fussiez  mise  sur  l'un  des 
rampars  de  vostre  chasteau,  vous  eussiez  faictplus  de  bresches, 
avec  les  traicts  et  rayons  de  voz  estincellans  yeux  aux  cœurs 
de  voz  ennemis,  qu'ils  n'eussent  sceu  faire  a  vostre  chasteau 
avec  leurs  fouldroyantes  massues.  La  comtesse,  un  peu  honteuse 
et  esmeue  de  se  sentir  louée  si  avantageusement  d'un  si  grand 
seigneur,  commença  a  embellir  et  rehaulser  d'un  teinct  de  rose 
la  blancheur  d'albastre  de  son  visage  ;  puis  levant  un  peu  ses 
yeux  vers  le  roy,  luy  dist  :  Monseigneur,  il  est  en  vous  de  dire 
ce  qu'il  vous  plaira;  mais  si  suis  je  bien  asseurée  que  si  vous 
eussiez  veu  l'impétuosité  des  coups,  qui  par  l'espace  de  douze 
heures  pleuvoyent  menuz  comme  gresle  sur  toutes  les  parties 
de  la  forteresse,  vous  en  eussiez  jugé  le  peu  de  bien  que  les 
Escossois  vouloient  a  moy  et  aux  miens.    Et  quant   a   mon 

i.  On  rencontre  assez  souvent  cette  expression,  ou  des  expressions  analogues,  au 
cours  des  Histoires  tragiques  de  Boaistuau;  elles  étaient  fréquentes  aussi  dans  YHepta- 
meron  que  Boaistuau.   comme  on   sait,   avait   édité  en   i558   sous  le  titre  d'Amans 

fortunés. 


28 


BULLETIN    ITALIEN 


regard  je  m'asseure  que,  si  j'eusse  faict  l'essay  de  ce  que 
m'avez  dist.  et  que  je  me  fusse  sumisse  a  leur  miséricorde, 
mon  corps  feust  maintenant  réduit  en  cendre.  Le  Roy  estonné 
d'une  tant  sage  et  prudente  response,  changeant  propos,  s'en 
va  vers  le  chasteau,  ou  après  les  réceptions  et  caresses  accous- 
tumées  commença  peu  à  peu  se  sentir  saisy  d'une  nouvelle 
flamme,  à  laquelle  tant  plus  il  s'efforçoit  de  résister,  s'en- 
flamboit  davantage,  et  sentant  ceste  nouvelle  mutation  en  luy, 
projettent  une  infinité  de  diverses  choses,  balançant  entre 
espérance  et  crainte,  faisant  estât,  ores  de  luy  communiquer 
ses  passions,  ores  de  les  retrancher  du  tout,  de  peur  que 
succombant  aux  faiz.  les  urgens  affaires,  desquels  il  estoit 
enveloppé  des  guerres,  eussent  mauvaise  yssue.  Mais  à  la  fin, 
vaincu  de  l'amour,  proposa  de  sonder  le  cœur  de  la  comtesse: 
et  pour  y  mieux  parvenir,  la  prenant  par  la  main  la  supplia 
de  luy  monstrer  les  singularitez  de  la  forteresse.  Ce  qu'elle 
sceut  si  bien  faire  et  avec  telle  grâce,  l'entretenant  cependant 
d'une  infinité  de  divers  propos  que  les  petits  tiges  d'amour, 
qui  n'estoient  qu'à  peine  entez  commencèrent  à  pénétrer  si 
avant  que  les  racines  demeurèrent  gravées  au  plus  profond  de 
son  cœur...  » 

Cette  galanterie  n'existait  pas  dans  l'italien.  Voici  un  pas- 
sage qui,  pour  une  situation  analogue,  montrera  la  différence 
entre  les  deux  textes  :  on  y  verra  que  chez  Bandello  les  décla- 
rations de  Mandozze  et  de  la  duchesse  sont  plus  cérémonieuses, 
tandis  que  dans  le  français  les  mêmes  sentiments  sont  exprimés 
avec  plus  de  galanterie  et  en  même  temps  pln^  de  passion  : 


«  Arrhato  clio  lu,  dis- 
montô  (la  cavallo,  c  fatta 
la  débita  rivcrenza  a  la 
Duchessa,  le  disse  :  Si- 
gDOra,  ii»  non  su  la  ca- 
gione,  perché  cosi  a  V  im- 
proviso  \  i  siate  pari i ta.  e 
duolmi  forte  <  lie  i<>  non 
\'  abbia  potuto  render  gli 
onoi  i  e  piaceri,  che  a  mia 
Borella  avete  per  cortesia 
vostra  fatti.  K  %e  per  di^- 
grazia    cosa    alcuna  rosse 

stata  fatla  a  \  oi,  a  nessuno 
dei  vostri,  che  non  nia  <on- 


Mettant  piedà  terreiloheminadeux  lieiiesaveequeselle 
sans  cesser  de  l'arraisonner,  la  suppliant  entre  autres 
choses  de  luy  faire  entendre  quel  mescontenteni.nl 
elle  avoit  reeeu  en  sa  maison,  pour  en  taire  un  >i 
prompt  et  secret  départ  :  adjoustanl  puis  âpre-  que, 
s'il  luy  plaisoit,   il   luy  feroit  compagnie  jusque*    -;> 

lieu,   ou   elle    s'e^toit    vouée    el     ine-me   la    reconduiroil 

jusques  à  Turin  en  si  honorable  équipage  qu'elle  auroit 
occasion  de  s'en  contenter.  Puis  passant  outre  il  tuj  disl 
en   souspiranl  :  Ma  dame  la  Duchesse  la  fortune  eusl 

beaucoup  l'a ict  pour  mo\  .  si,  lors  que  ma  BOBUr  f( 

vœu  d'aller  à  Rome,  j'eusse  perdu  la  bataille  contre  mes 
ennemys,  et  que  son  vœu  eus!  e-t.  *.iu^  effaicl .  car  jN  a 
feusse  peut  estre  demeuré  quicte  pour  la  perte  de  quel- 

<jues  uns  de  nie»  gfens  '  mais  bêla»  '    je  sons  maintenant 


feA-NDELLO    L.\    IK.WU      \l      \M*    SlLCI.fi 


»9 


veuevole,degnando  voi  di 
farrnclo  intendere,  io  ne 
farà  giusta  amenda.  La 
Duchessa  ringraziô  il  ca- 
valiero,  c  disse  che  non 
aveva  da  lui  e  dai  suoi 
ricevutose  nononoreecor- 
tesia,  de!  che  confessava 
avergli  obligo  ;  e  se  parti  ta 
ara  senza  fargli  motto,  che 
non  era  stato  per  altro  se 
non  per  non  farlo  sve- 
gliare.  Cosi  ragionando  la 
accompagnù  il  cavaliero  a 
piede,  e  venendogli  in 
destro  che  da  nessuno 
poteva  esser  sentito,  le 
disse  :  Signora  mia,  io 
resto  forte  smarrito  che 
nou  vi  sia  stato  a  grado 
che  in  casa  mia  non  ab- 
biate  voluto  esser  da  pari 
vostra  onorata;  che  essen- 
do  voi  sorella  di  Re  e  mo- 
glie  di  Duca,  io  sempre 
ne  rimarrô  con  gran  cordo- 
glio  di  non  v'aver  Irattata 
corne  meritale,  e  corne 
era  il  debito  mio;  ché  se 
mai  si  sapera  che  voi  siate 
albergata  in  casa  mia,  e  il 
poco  conlo  che  tenuto  io 
abbia  di  tanto  alta  donna, 
il  mondo  mi  terra  cava- 
liero di  poca  stima  ;  e  dove 
io  colpa  alcuna  non  ho, 
resterô  appo  ciascuno  bia- 
simato.  Almeno,  Signora 
mia.  fatemi  questa  grazia, 
che  al  ritorno  vostro  mi 
sia  concesso,  corne  donna 
reale,  e  corne  quella  che 
lo  vale,  onorarvi  ;  ché  fa- 
cendomi  voi  tanta  grazia, 
io  mi  vi  terrô  eterna- 
mente  ubligatissimo.  Ora 
vi  furono  assai  parole, 
lamentandosi  la  Duchessa 
de  la  signora  Isabella  che 
scoperta  l'avesse.  A  la  fine 
essendo  tutti  dui  fuor  di 
misura  V  uno  de  I'  altro 
accesi,  non  seppero  si 
bene  gli  amoro  lorocelarc, 
che  fu  bisogno  che  l'ar- 
deuti  e  vivaci  fiamme 
mandassero  lefaville  fuo- 
ri,  e  si  scoprissero.  11  per- 
ché ritrovatisi  tutti  dui 
ardcrc,  dopo  l'aversi  tra 
loro  aperti  i  lor  amori, 
restarono  d'accordo  che 
ella,  visitato  che  avesse 
le  Reliquie  del  Santo, 
farebbe  nel  Tempio  il 
novendiale,  corne  tutti  i 
peregrini  sogliono  fare, 
che  per  nove  giorni  conti- 


depuis  voslre  venue  an  ce  p;t > -^  uni  -i  cruelle  bataille  el 
furieux  assault  en  mon  cueur,  que,  n'j  pouvant  plus  ré- 
sister, je  me  sens  vaincu  et  captivé  de  telle  sorte  que  je  ne 
sca)  à  qui  me  plaindre,  sin>>n  à  voib,  qui  estes  le  motif 
.lu  mal.  Et  toutesfois  ce  qui  m'est  plus  insupportable, 
vous  dissimulez  ne  l'entendre.  Et  pour  me  réduire  à  ma 
dernière  lin,  vous  este  partie  ce  jourd'hu\  «le  ma  maison, 
sans  me  dagner  voir  ny  complaire  d'un  seul  à-Dieu  :  ce 
qui  rennamme  tellement  ma  passion  «pie  je  meurs  mille 
fois  le  jour,  vous  suppliant  pour  L'avenir  me  traicter 
plus  bumainement  ou  vous  verrez  en  moy  ce  qui  vous 
desplairoit  en  voz  ennemis,  qui  ru:  peut  estre  moins 
qu'une  très  cruelle  mort,  lit  demonstroil  assez  le  che- 
valier Mandozze  combien  luy  esloit  grief  le  mal  qui  le 
pressoit  et  combien  la  passion  qu'il  sentoit  estoit 
conforme  à  sa  parole;  car  prononçant  ces  mots  il  souspi- 
roit  tant  à  propos,  et  chaugeoit  tant  souvent  de  couleur, 
etavoit  la  face  si  couverte  de  larmes,  qu'il  sembloit  que 
son  âme  pressée  de  trop  grand  ennuy,  deust  a  l'instant 
abandonner  son  corps.  Ce  qu'ayant  apperceu,  la  prin- 
cesse, aprehendant  au  plus  près  la  vive  source  de  son 
mal  luy  dist  :  Seigneur  Mandozze,  je  ne  sçay  que 
vous  attendez  davantage,  que  je  face  pour  vous  ne 
pour  quelle  occasion  vous  prétendez  que  je  vous 
face  mourir,  veu  que,  s'il  avenoit  seulement  que  fussiez 
malade  à  mon  occasion,  je  ne  me  sens  assez  forte 
ny  constante  pour  me  conserver  la  vie  une  seule 
heure,  pour  l'ennuv  que  j'en  recevrois.  Ostez  doneques 
de  vostre  esprit,  que  je  vousisse  estre  autre  que  vostre 
et  ne  trouvez,  je  vous  prie,  estrange,  si  en  public  je 
tiens  propos  si  peu  à  vostre  avantage  :  car  je  ne  con- 
sentirois  pour  rien  du  monde,  que  quelques  uns  de 
ceux  qui  m'accompagnent,  cogneussent  encores  une 
seule  estincelle  du  grand  feu  allumé,  auquel  mon 
cœur  se  brusle  jour  et  nuict,  pour  le  bien  que  je  vous 
désire  :  estant  asseuréquesi  vous  aviez  senty  une  heure 
de  mou  temps,  au  lieu  de  m'accuser  de  cruauté  vous 
mesmes  plaindriez  le  grief  mal  que  j'ay  souffert  pour 
vostre  longue  absence  :  car  sans  la  continuelle  présence 
que  j'avois  de  voslre  personne  aux  yeux  de  mon  enten- 
dement, avec  une  ferme  espérance  de  vous  voir,  il 
m'eust  esté  impossible  de  résister  longuement  au  dur 
assaut,  qu'amour  me  livroit  à  toute  heure,  et  sans 
aucune  relasche.  Mais  une  chose  vous  puis  je  bien 
confesser  que,  voyant  le  froid  accueil  que  j'ay  receu  de 
vous  au  commencement  j'ay  jugé  en  moymesmes  que 
cela  procedast  de  quelque  mauvaise  opinion  que  vous 
eussiez  de  moy,  ou  que  m'eussiez  pensé  (peut  eslre) 
par  trop  libérale  de  mon  honneur,  d'avoir  abandonné  le 
pays  ou  je  commande  pour  me  rendre  esclave  de  voz 
bonnes  grâces.  Ce  qui  m'a  faict  partir  de  vostre  mai- 
son, sans  prendre  congé  de  vous  :  mais  maintenant  que 
je  cognois  par  vostre  contenance  et  par  voz  larmes  le 
contraire,  je  recognois  ma  faute  et  vous  supplie  de 
l'oublier  à  la  charge  qu'au  retour  de  mon  voyage  de 
Sainct  Jacques  je  vous  en  feray  telle  amende  et  userav 
de  telle  satisfaction  en  vostre  endroit  au  lieu  mesme, 
ou  j'ay  commis  la  faute,  que  demeurant  vostre  prison- 
nière pour  quelque  temps,  je  ne  partiray  de  voz  mains 
(pic  je   n'ay  recogneu  par  une   pénitence   agréable    la 


3o 


feLLLtriN    ITALIEN 


novi  ogni  di  usauo  a  le  une 
cerimonieinquellachiesa; 
e  che  dopoi  se  ne  verrebbe 
a  starsi  alcuoi  di  seco  : 
e  cou  queuta  conebiu- 
sione  preso  congedo,  la 
Ducbesso  verso  il  Santo 
ripresc  il  camino,  e  il 
cavaliero  tutto  gioioso,  a 
casa  se  ne  rilornù. 


grandeur  de  mon  péché.  Ce  pendant  vous  contenterez 
de  ceste  bonne  volonté  et  sans  passer  outre  reprendrez 
la  routte  de  voslre  chasteau,  de  peur  que  quelques  uns 
de>  plus  tins  de  ma  compagnie  ne  cognoissent  en  moy 
ce  que  je  ne  leur  donnay  de  ma  vie  occasion  de  penser. 
A  quoy  le  seigneur  Mandozze  obeyt  plus)  pour  luy  com- 
plaire qu'autrement  :  car  il  avoit  ?i  bien  les  beautez  et 
bon ues  grâces  de  la  princesse  imprimées  au  plus  beau 
lieu  de  son  cœur  qu'il  n'eust  jamais  voulu  partir  d'au- 
11e.  » 


Ce  même  goût  pour  la  psychologie  superficielle  des  conver- 
sations mondaines  et  aussi  pour  la  galanterie  amoureuse 
explique  une  bonne  partie  des  traductions  développées  de 
Boaistuau.  11  n'est  pas  rare,  en  effet,  que  quelques  lignes  de 
l'italien  soient  «  traduites  »  en  plusieurs  pages.  Le  chagrin  de 
Mandozze  en  apprenant  le  départ  de  la  duchesse,  la  naissance 
et  l'aveu  de  l'amour  chez  la  jeune  femme  et  le  gentilhomme 
voisin  dans  la  quatrième  histoire,  les  premières  déclarations 
de  Roméo  et  de  Juliette  au  bal,  pour  ne  citer  que  quelques 
exemples,  sont  développés  par  Boaistuau  avec  complaisance. 
On  pourra  en  juger  par  un  ou  deux  rapprochements.  Dans  la 
sixième  histoire,  Bandello  se  contentait  de  résumer  en  une 
douzaine  de  lignes  les  éloges  qu  Isabeau  faisait  de  son  frère 
Giovanni  Mendozza  à  la  duchesse  de  Savoie,  et  il  bornait  à  ce 
court  entretien  le  récit  de  son  premier  séjour  à  Turin  : 

«  La  signera  Isabella,  non  pensando  piû  oltre,  le  disse  : 
Signora  Duchessa,  il  signor  don  Giovanni  Mendozza,  mio  fra- 
tello,  è  uno  dei  pin  bei  giovini  che  oggidi  si  sappia,  per  quello 
che  ciascuno  che  il  vede  ne  dice  :  ché  io  a  me  stessa  non  cre- 
derei  taie  esser  la  sua  bellezza  quale  vi  dico,  se  la  publica  e 
conforme  fa  m  a  di  chiunquc  lo  conosce  non  l'affermasse.  Del 
valor  suo  e  dell'  altre  doti  che  appartengono  ad  un  segnalato 
cavaliero,  a  me  non  istâ  benc  a  dirle,  per  essergli  sorella  ;  ma 
se  voi  ne  parlaste  con  i  suoi  medesimi  nemici,  udireste  a  tutti 
dire  che  egli  è  un  valoroso  e  compito  cavaliero.  »> 

Boaistuau  s'est  plu  à  développer  cette  conversation  entre 
femmes  du  inonde  et  à  étudier  les  sentiments  de  la  duchesse 
que  les  bienséances  l'empêchent  de  manifester  : 

«  L'Espagnole,  un  peu  honteuse,  lu\  dis!  :  Ma  dame,  quand 
j'eusse  bien  esté  informée  que  vous  eussiez  esté  aussi  sça vante 


BANDELLO    EN    FRASCfc    AL    XVI*    SIÈCLE  >[ 

en  nostrc  langue  comme  je  cognois  à  présent,  je  me  fusse 
bien  gardée  d'exalter  ainsi  la  beaulé  de  mon  frère,  la  louenge 
duquel  luy  eust  beaucoup  esté  plus  avantageuse  par  une 
autre  :  si  est-ce  que  j'ose  bien  dire  avec  tous  ceux  qui  le 
cognoissent  (sans  que  l'affection  (\u  sang  me  transporte)  que 
c'est  l'un  des  plus  beaux  gentils  hommes  qu'ait  produict  l'Es 
pagne  depuis  vingt  ans.  Mais  quant  à  ce  que  j'ay  dict,  qui 
concerne  vostre  beauté,  si  j'ay  offensé,  à  peine  me  sera  elle 
jamais  pardonnée;  car  je  ne  m'en  sçaurois  repentir,  ne  dire 
autrement,  si  je  ne  voulois  parler  contre  vérité.  Ce  que  j'en- 
treprendrois  bien  de  vérifier  par  vous  mesmes,  s'il  estoit 
possible  que  nature  pour  un  quart  d'heure  seulement  eust 
transporté  en  une  autre  ce  qu'avecques  tresgrandes  mer- 
veilles se  manifeste  maintenant  en  vous.  A  laquelle  la 
Duchesse,  à  fin  de  ne  faillir  à  son  devoir  respondit  avecques 
une  petite  honte,  qui  embellissoit  la  couleur  de  son  teinct  : 
Ma  dame,  si  vous  continuez  en  ces  termes,  vous  me  contrain- 
drez de  penser  que,  changeant  de  lieu  vous  avez  changé  de  ju 
gement  :  car  je  suis  des  moins  recommandées  en  beauté  de  toute 
ceste  terre.  Ou  bien  je  croiray  que  vous  avez  tellement  la  beauté 
et  valeur  de  Monseigneur  vostre  frère  imprimée  en  l'esprit  que 
tout  ce  qui  se  présente  à  vous  ayant  quelque  apparoissance  de 
beauté,  vous  le  mesurez  à  la  perfection  de  la  sienne.  Et  à  l'ins- 
tant ma  dame  Ysabeau  qui  pensoit  que  la  duchesse  eust  prins 
en  mauvaise  part  la  comparaison  qu'elle  avoit  faicte  d'elle,  et 
de  son  frère,  quelque  peu  irritée  de  cela,  luy  dist  :  Ma  dame, 
vous  me  pardonnerez  si  je  me  suis  de  tant  oubliée  que  d'oser 
égaler  vostre  beauté  à  la  sienne  de  laquelle  s'il  estoit  recom- 
mandé seulement  j'aurois  honte,  comme  sœur,  de  l'avoir  ainsi 
publiée  en  lieu  ou  il  est  incogneu  ;  mais  si  suis  je  asseuré  que 
quand  bien  vous  parleriez  a  ses  propres  ennemys,  encores 
outre  la  beauté,  ils  l'asseureroient  bien  estre  l'un  des  plus 
généreux  et  accomplis  gentils  hommes  qui  vivent.  Et  la 
Duchesse,  la  voyant  en  ses  altères,  et  si  affectée  aux  louenges 
de  son  frère,  y  prenoit  fort  grand  plaisir,  et  eust  volontiers 
désiré  qu'elle  eust  passé  outre,  sans  la  crainte  qu'elle  avoit  de 
l'offenser  et  la  mettre  en  colère.  » 


02  BULLETIN    1TAUEN 

Un  peu  plus  loin  Boaistuau  reprend  avec  plus  de  finesse 
que  Bandello  la  peinture  de  cet  amour  violent  qui,  né  dans 
l'imagination  de  la  duchesse,  envahit  bientôt  son  cœur  et  ne 
cesse  de  la  torturer  : 

«  La  Duchesse,  esguillonnée  par  les  nouveaux  propos 
d'Ysabeau,  ayant  martel  en  teste,  ne  pouvoit  dormir,  et  avoit 
si  bien  la  beauté  de  ce  chevalier  incogneu.  gravé  au  plus 
profond  de  son  cœur,  que,  cuidant  clorre  les  yeux,  il  luy 
sembloit  avis  qu'il  voletoit  incessamment  devant  elle,  comme 
quelque  fanlosme,  de  sorte  que  pour  cognoistre  ce  qui  en 
estoit  elle  l'eust  volontiers  désiré  auprès  d'elle.  Puis  tout 
soudain  après  une  honte  et  crainte  entremeslée  d'une  pudicité 
longuement  par  elle  observée,  avec  la  fidélité  qu'elle  avoit  au 
Duc  son  espoux,  se  présentant  devant  elle,  ensevelissoient 
du  tout  son  premier  conseil,  lequel  mouroit,  et  prenoit  fin 
aussi  tost  presque  qu'il  estoit  né.  Et  combattue  ainsi  d'une 
infinité  de  divers  pensers,  passa  la  nuict  jusques  à  ce  que 
le  jour  commençant  à  esclarer  avec  sa  lampe  ardente  les 
contraignit  de  se  lever.  Et  lors  ma  dame  Ysabeau,  ayant  pourveu 
à  son  département  vint  prendre  congé  de  la  Duchesse, 
laquelle  eust  volontiers  désiré  ne  l'avoir  oncques  veuë,  pour 
la  nouvelle  flamme  qu'elle  sentoit  à  son  cueur.  Toutesfois 
dissimulant  son  mal.  ne  la  pouvant  arrester  davantage  luy 
feisl  promettre  par  serment  qu'au  retour  de  son  voyage  elle 
repasseroit  par  Turin  ;  et  après  luy  avoir  f'aict  une  offre  libérale  de 
son  bien,  ayant  prins  congé  d'elle,  la  laissa  en  la  jjarde 
de  Dieu.  Quelques  jours  après  le  département  de  l'Espagnole, 
la  Duchesse  pensant  amortir  ce  nouveau  feu  l'entlammoit 
davantage,  et  tant  plus  l'espérance  luy  manquoit,  tant  plus  lu\ 
croissoit  son  désir:  et  après  une  infinité  de  divers  pensemens, 
la  victoire  demeura  du  costé  de  l'amour...  » 


11  ne  Faudrait  pas  croire  pourtant  que  Boaistuau  ait  constam 
ment  allongé  ou  développé  son  modèle.  Nous  avons  vu  plus 
haul  qu'il  ne  se  faisait  aucun  scrupule  de  supprimer  certains 


BANDELLO    EN    FRANCE    At     XVI      SIECLE 


33 


développements;  il  lui  arrive  aussi  d'abréger  l'italien  en  le 
traduisant.  Tantôt  il  résume  le  récit  de  Bandello  en  n'en 
gardant  que  l'idée  générale;  tantôt  dans  un  assez  long  déve- 
loppement il  prend  çà  et  là  quelques  phrases  qu'il  traduit 
assez  fidèlement  et  qu'il  juxtapose  sans  y  rien  ajouter  de  sa 
façon.  C'est  par  ce  procédé  que  les  quatre  pages,  dans  lesquelles 
Bandello  décrivait  l'état  du  roi  d'Angleterre  après  que  le  comte 
a  laissé  sa  fille  seule  à  Londres,  sont  réduites  dans  la  nouvelle 
française  à  une  quinzaine  de  lignes. 

Lors  môme  que  dans  sa  traduction,  Boaistuau  ne  rend  pas 
exactement  les  expressions  de  son  modèle,  il  suit  en  général 
l'ordre  que  lui  fournissait  celui-ci.  11  lui  arrive  pourtant  de  le 
modifier,  et  d'une  façon  assez  heureuse,  lorsque  Bandello 
séparait  deux  développements  analogues,  ou  revenait  sur  une 
idée  déjà  indiquée.  Ainsi  la  description  de  la  fête  chez  Antonio 
Cappellet  ne  sera  plus  coupée,  comme  dans  la  nouvelle 
italienne,  par  le  portrait  de  Roméo  et  le  récit  de  son  premier 
amour.  Ailleurs,  Bandello  nous  apprenait  le  retour  d'Appian, 
rapportant  à  sa  maîtresse  les  excuses  de  Mandozze,  puis  il 
nous  faisait  assister  aux  remords  de  ce  dernier,  et  à  la 
résolution  qu'il  prenait  de  secourir  la  duchesse.  Nous  revenions 
ensuite  à  celle-ci,  dont  on  nous  dépeignait  le  désespoir,  pour 
nous  ramener  bientôt  vers  Mandozze  et  nous  faire  le  récit  de 
son  voyage.  Boaistuau  a  très  heureusement  modifié  cet  ordre 
qui  nous  transportait  sans  cesse  de  Savoie  en  Espagne  et 
d'Espagne  en  Savoie.  Après  le  retour  d'Appian,  nous  assistons 
au  désespoir  de  la  duchesse,  puis  nous  apprenons  les  remords 
de  Mandozze  et  nous  le  suivons  dans  son  voyage. 

Ces  remarques,  un  peu  fragmentaires  il  est  vrai,  et  surtout 
ces  citations  nombreuses  ont  pu  donner,  j'espère,  une  idée  de 
ce  qu'est  la  soi-disant  traduction  de  Boaistuau  ;  elles  ont 
permis  aussi  au  lecteur  de  juger  son  style.  Assurément  il 
manque  souvent  de  légèreté  et  la  phrase  suivante  en  fournira 
une  nouvelle  preuve  : 

«  La  mère  avertie  de  sa  venue,  feist  préparer  sa  fille  :  à  laquelle 
elle  commanda  de  n'espargner  ses  bonnes  grâces  en  la  venue 
du  comte:  lesquelles  elle  sceut  si  bien  desployer  qu'avant  qu'il 

R.    STUREL.  3 


34  BULLETIN    ITALIEN 

partist  de  sa  maison,  elle  luy  avoit  si  bien  desrobé  son  cœur 
qu'il  ne  vivoit  désormais  qiïen  elle,  et  luy  tardoit  tant  que 
l'heure  déterminée  n'estoit  venue  qu'Une  cessoit  d'importuner 
et  le  perc  et  la  mère  de  mettre  fin  et  consommation  à  ce 
mariage1.  » 

Mais  ne  lui  reprochons  pas  trop  sévèrement  cette  lourdeur. 
A  cette  date,  elle  est  la  rançon  presque  inévitable  de  ce  goût 
pour  la  psychologie  qu'a  développé  la  conversation  mondaine, 
et  aussi  d'une  autre  qualité  bien  française  et  qui  se  manifeste 
chez  tous  nos  traducteurs,  le  désir  de  lier  étroitement  les  idées 
entre  elles,  et  de  renforcer  en  quelque  sorte  les  articulations 
de  la  phrase  comme  celles  de  la  pensée. 

D'ailleurs  le  style  de  Boaistuau  se  dégage  parfois  de  ces 
entraves,  et  Ton  n'aurait  pas  de  peine  à  tirer  de  ses  Histoires 
Tragiques  bien  des  pages  d'une  lecture  agréable2.  Ses  contem- 
porains lui  rendirent  justice  à  cet  égard,  et  nous  pouvons 
souscrire  au  jugement  qu'émettait  La  Croix  du  Maine  dans 
sa  Bibliothèque  (t.  Il,  p.  255)  :  ce  Pour  dire  ce  qui  me  semble 
touchant  les  deux  traducteurs  de  Bandel  (Boaistuau  et  Belle- 
forest),  les  six  premières  nouvelles  traduites  par  Boaistuau 
sont  si  excellentes  et  traduites  si  heureusement  que  quand 
l'on  sort  de  sa  traduction  pour  entrer  en  celle  du  dit  Belle- 
forest,  le  changement  est  étrange  :  car  celui-ci  avoit  rendu 
son  Œuvre  bien  poli  et  limé,  pour  ne  l'avoir  précipité  à 
l'impression,  et  Belleforest  avoit  fait  ses  traductions  à  mesure 
que  Ton  imprimoit  son  œuvre,  qui  est  cause  que  les  premières 
sont  plus  élabourées  que  les  dernières.  » 

i.  Les  phrases  incorrectes  sont  rares.  Voici  pourtant  une  anacoluthe  fâcheuse 
(nouvelle  VI,  fin)  :  *  De  comhien  donc  luy  sommes  nous  obliges  et  redevables,  estant 
si  grand  seigneur  comme  il  est,  issu  de  nobles  et  illustres  familles  d'Kspagne. 
opulent  en  hiens  et  avant  bazardé  sa  vie  pour  la  conservation  de  vostre  honneur,  et 
encor  avec  tout  cela  il  demande  mon  alliance.  » 

3.  On  en  trouve  davantage,  il  est  vrai,  dans  ses  autres  ouvrages;  par  exemple 
dans  le  Théâtre  du  Monde  le  passage  sur  la  misère  physique  de  l'homme  qui  com- 
mence ainsi  (Éd.  i558,  fol.  •-•.">  sep)  :  ci  Quel  est  le  premier  cantique  que  chante  L'homme 

entrant  en  ce  momie,   sinon   Larmes,    pleurs  et  gémissi  ments     El  toutesfois  N-'ilà  le 

commencement  des  monarques,  rois,  princes, et  empereurs  et  autre*  qui  suscitent 

tant  .le  tragédie»  en  ce  momie  '...  » 


II 

Les  Histoires  Tragiques  de  Belleforest. 

Recherches  Bibliographiques. 

Si  Pierre  Boaistuau  a  le  mérite  d'avoir  le  premier  fait 
connaître  en  France  les  œuvres  du  conteur  italien,  et  si  les 
histoires  tragiques  qu'il  nous  a  données  sont  d'un  style  plus 
aisé  et  plus  agréable  que  les  suivantes,  il  semble  en  revanche 
que  l'initiative  de  cette  traduction  revienne  pour  une  large 
part  à  son  ami  François  de  Belleforest.  Lui-même,  dans  la 
préface  de  son  ouvrage,  avertissait  loyalement  ses  lecteurs  de 
l'aide  qu'il  avait  trouvée  auprès  de  cet  italianisant  plus  expéri- 
menté :  «  Je  t'ay  bien  voulu  advertir,  disait-il,  que  le  seigneur 
de  Belleforest,  gentilhomme  Gomingeois  m'a  tant  soulagé  en 
ceste  traduction  qu'à  peine  fust-elle  sortie  en  lumière  sans  son 
secours,  combien  que  je  ne  soy  redevable  à  aucun  de  la 
diction,  de  laquelle  je  suis  le  seul  autheur.  Si  est  ce  que  pour 
tirer  le  sens  des  histoires  italiennes,  il  m'a  tellement  soulagé 
que  nous  serions  ingrats,  et  toy  et  moy,  si  nous  ne  luy  en 
savions  gré.  »  —  «  Mais  d'autant,  ajoutait-il,  que  j'espère  qu'il 
te  fera  voir  le  second  tome  bien  tost  en  lumière  traduict  de  sa 
main,  je  me  deporteray  de  faire  plus  long  discours  de  ses 
louanges,  lesquelles  (pour  ses  mérites)  je  desireroy  estre  aussi 
bien  publiées  par  tout  comme  elles  me  sont  cogneuës  et  à 
tous  ceux  qui  le  fréquentent.  » 

En  effet,  le  deuxième  tome  annoncé  par  Boaistuau  parut 
cette  même  année  i55g  sous  le  titre  de  Continuation  des  histoires 
tragiques  extraites  de  l'italien  de  Bandel,  mises  en  langue  Françoise 
par  François  de  Belleforest  Commingeois1.  L'épître  dédicatoire 

i.  La  Bibliothèque  Sainte-Geneviève  possède,  sous  cette  date,  une  édition  donnée 
par  Gilles  Robinot.  (Res.  735G.) 


36  BULLETIN    ITALIEN 

de  Belleforest  h  à  Monseigneur  Monsieur  Charles  Maximilian 
„  duc  d'Orléans  »  est  datée  du  20  août  1 5 5 9 .  Ce  recueil,  qui 
contenait  douze  nouvelles,  fut,  semble-t-il,  réuni  d'assez  bonne 
heure  dans  un  seul  tome  avec  les  six  premières  histoires  :  c'est 
ce  qui  explique,  sans  doute,  que  dans  la  tomaison  des  volumes 
suivants  Belleforest  ait  pu  paraître  négliger  la  publication  de 
son  devancier. 

En  présentant  au  futur  Charles  IX  la  traduction  de  ces 
douze  histoires,  Belleforest  ne  semblait  pas  songer  à  pour- 
suivre cette  œuvre,  et  il  resta,  en  effet,  six  ans  sans  revenir  à 
«  son  Bandel  ».  Il  y  revint  pourtant  :  le  21  août  i565,  il 
signait  l'épitre  dédicatoire  d'un  nouveau  recueil  de  dix-huit 
histoires  <c  à  Madamoyselle  Ysabeau  de  Fusée  ».  Voici  com- 
ment dans  les  premières  lignes  de  cette  épître  il  explique  ce 
long  abandon  de  l'œuvre  italienne  :  «  Comme  les  misères 
esquelles  la  calamité  de  ce  temps  nous  avoit  réduits,  eussent 
offusqué  avec  la  joye  de  nos  aises  passez  l'honneste  liberté 
qu'un  chascun  avoit  à  servir  au  public  par  quelque  profïîta- 
ble  deportement  et  vertueux  devoir;  aussi  avoyent  elles  alenty 
la  mesme  gaillardise  des  bons  esprits,  lesquels  voyans  tout 
tourné  sens  dessus  dessous  s'estoient  presque  du  tout  retirez 
des  estudes  :  qui  fut  cause  qu'ayant  continué  le  discours  du 
Bandel  commencé  par  le  Sieur  de  Launay,  sous  le  tiltre  d'His- 
toires Tragiques,  et  d'iceluy  fait  un  amas  assez  recréatif  et 
autant  honneste  pour  y  occuper  l'oisiveté  de  la  jeunesse  Fran- 
çoise, comme  j'estoye  sur  le  poinct  de  faire  mieux,  je  senty  un 
pareil  estonnement  que  les  autres  et  une  mesme  perte  de  ma 
gaillardise  et  naïfveté  à  poursuyvre  mon  entreprise.  Ainsi  je 
laissay  mes  desseins  en  herbe  et  l'espérance  d'en  cueillir 
quelque  proffit  et  honneur  en  demoura  llestrie  et  morte,  lais 
saut  à  part  L'histoire  qui  servist  de  plaisir  et  aise  pour  embras- 
ser des  subjects  plus  graves  et  sérieux,  desquels  Les  uns  sont 
sortis  en  é\  idence,  les  autres  par  ne  sçay  quel  desastre  ont  esté 
esgarez  à  mou  grand  regret  et  contre  cœur.  En  ces  discours 
j;i\  fait  essay  de  contenter  les  bons,  Bervir  an  public,  el 
faire  cognoistre  à  chacun  quej  esl  le  zèle  qui  me  meut,  e! 
quelle  esl  la  foy  cl  but  de  ma  persuasion.  » 


BANDELLO    EN    FRANCE    AU    \\T    SIÈCLE  37 

Belleforest  aime  assez  les  grandes  phrases  et  les  considéra- 
tions politico-morales  :  il  ne  déteste  pas  non  plus  se  poser  en 
prédicateur  de  vertu  et  en  guide  de  la  jeunesse.  Aussi  ne 
devons-nous  accepter  ces  nobles  protestations  que  sous  béné- 
fice d'inventaire.  Faut-il  le  croire  plus  sincère  lorsque,  à  la  fin 
de  ce  même  volume,  il  dit  adieu  au  conteur  italien?  «  S'il  te 
prend  volonté,  amy  lecteur,  de  faire  comme  j'ay  fait,  le  Bandel 
est  encore  assez  abondant  en  histoires,  lequel  tu  pourras  em- 
brasser, limer  et  augmenter,  d'autant  que  je  t'en  quitte  l'hon- 
neur et  advantage.  »  Et  à  la  fin  de  la  dix-huitième  histoire  il 
revient  avec  insistance  sur  cette  déclaration  :  «  Que  si  quel- 
qu'un prend  plus  de  plaisir  aux  comptes  joyeux  qui  sont  dans 
le  Bandel,  qu'il  s'y  déduise  à  son  aise  :  quant  à  moy  je  luy  en 
quitte  ma  part,  et  de  même  luy  laisse  l'heur  et  la  gloire  qu'il  en 
rapportera  ayant  enrichy  et  cest  autheur  stérile  et  nostre 
langue  avec  la  douceur  naïve  de  son  éloquence.  » 

Trois  ans  cependant  venaient  à  peine  de  s'écouler,  lorsqu'un 
troisième  tome  de  dix-huit  histoires  tragiques  tirées  de  Bandello 
parut,  avec  une  dédicace  à  Claude  d'Aubray  datée  du  iei  septem- 
bre i568.  Après  les  déclarations  de  i565,  Belleforest  devait 
éprouver  la  nécessité  de  justifier  son  revirement  soudain,  et  il 
s'en  explique  à  vrai  dire  assez  maladroitement.  Quelque  lecteur 
du  second  volume,  peu  habitué  sans  doute  à  ces  dédains  de 
renard,  avait  interprété  trop  naïvement  l'abandon  de  Bellefo- 
rest, et  s'était  mis  de  son  côté  à  la  tâche.  Notre  traducteur  ne 
tarda  pas  à  l'apprendre;  il  ne  lui  en  fallait  pas  davantage  pour 
le  piquer  d'une  noble  émulation  :  «  Jaloux  de  l'honneur  du 
feu  seigneur  Bouaistuau  et  à  fin  que  ne  laisse  rien  gaigner  sur 
ma  réputation  à  quelqu'un  qui  s'en  vouloit  entremettre  plus 
heureusement,  dit  on,  que  nous  n'avons  fait,  ayant  esgard  à  son 
soulagement,  quoy  que  je  ne  le  cognoisse,  et  qu'on  le  dit  estre 
de  fort  bon  esprit,  et  grandes  lettres,  j'ay  entrepris  encor  ce 
volume,  non  pour  le  destourner,  mais  à  fin  qu'une  honneste 
envie  puisse  causer  le  profit  de  nostre  nation  et  enrichisse- 
ment de  nostre  langue.  » 

Un  volume  ne  lui  suffît  même  pas  :  en  achevant  le  sommaire 
de  sa  dernière  histoire,  il  annonçait  à  ses  lecteurs  une  suite 


38  BULLETIN    ITALIEN 

prochaine  qu'il  avait  à  cœur  de  faire  paraître  «  poussé  d'une 
juste  envie  de  ma  réputation  contre  celuy  qui  se  vantoit  de 
faire  mieux,  que  ceux  qui  jusques  icy  ont  mis  la  main  au 
Bandel  :  et  pour  venger  le  tort  fait  en  cela  aux  ombres  du 
seigneur  de  Launay,  qui  a  sa  part  avec  moy  en  ceste  cause  ». 
Et  avec  une  inconscience  naïve  du  ridicule,  il  va  jusqu'à 
apostropher  ses  rivaux  en  des  termes  qui  rappellent  les  fiers 
dédains  jetés  par  Ronsard  aux  «  prédicantereaux  »  de  Genève. 
«  Je  ne  veux  pas,  s'écrie-t-il,  voir  piller  ma  gloire  par  ceux  qui 
faut  que  desrobent  du  mien  s'ils  veulent  dire  chose  plaisante 
aux  lecteurs.  » 

Dès  le  2  septembre,  en  effet,  les  imprimeurs  parisiens 
Gabriel  Buon  et  Jean  de  Bordeaux,  obtenaient  un  privilège 
pour  imprimer  durant  huit  ans  les  tomes  III  et  IV  des  His- 
toires Tragiques.  Ce  dernier  parut  dix-huit  mois  plus  tard  : 
l'épître  dédicatoire  «  à  Madame  Françoise  de  la  Baume  »  est 
datée  du  3  mai  1570.  Le  recueil  contenait  dix-neuf  nouvelles 
de  Bandello  auxquelles  Belleforest  avait  ajouté  sept  histoires 
tirées  de  divers  auteurs.  Cette  fois  il  ne  devait  plus  revenir  au 
conteur  italien.  Aux  six  nouvelles  traduites  par  Boaistuau,  il 
en  avait,  durant  ces  neuf  années,  ajouté  soixante-sept.  Mais, 
s'il  pensait  avoir  emprunté  aux  trois  volumes  de  Busdrago 
tout  ce  qui  pouvait  intéresser  ses  contemporains,  il  préten- 
dait bien  tirer  parti  du  succès  qu'avaient  obtenu  ses  premiers 
recueils;  et  l'on  vit  encore  paraître  sous  son  nom  plusieurs 
tomes  d'Histoires  Tragiques  qui  ne  devaient  plus  rien  à  Bandello, 
et  où  plus  d'un  auteur,  à  commencer  par  Shakespeare,  a  trouvé 
son  profit.  Mais  avant  d'aborder  l'étude  de  ces  volumes,  il  nous 
faut  examiner  une  autre  traduction  peu  connue  de  Bandello  ». 

On  se  souvient  qu'en  1 573,  bien  des  années  après  la  mort  du 
conteur  italien,  l'imprimeur  Alessandro  Marsilii  avait  publié 

1.  Je  me  borne  à  signaler,  sans  m'y  arrêter,  que  pour  la  composition  de  ces  quatre 
premiers  tomes  de  Belleforest,  on  rencontre  quelques  variantes  dans  les  différentes 
éditions,  \insi,  dans  celle  Je  de  I.auna\  (Houen,  i6e3-i6o4),  la  dernière  nouvelle  du 
tome  11  primitif  est  renvoyée  au  début  du  volume  suivant  et  remplacée  dans  le 
tome  II  par  la  6«  du  tome  III.  Les  trois  dernières  nouvelles  du  tome  111  sont 
rejetées  au  débul  du  tome  IV  et  remplacées  à  leur  place  primitive  p;ir  les  nouvelles 
ij  et  h')  du  tome  IV.  Enfin,  c'esl  su  commencement  <ln  tome  Y  qu'on  lit  quatre 
des  sept  histoires  originales  que  Belleforest  ai  ait  ajoutées  aux  nouvelles  de  Bandello 

dans  son  quatrième  volume. 


KWDELLO    EN    FRANCE    AU    XVl"    SIECLE  'Sy 

à  Lyon  pour  la  première  fois  la  quatrième  partie  des  Novelle. 
Quelques  mois  plus  tard,  paraissait  un  petit  volume  en  français, 
dont  les  exemplaires  sont  aujourd'hui  assez  rares,  et  qui  porte  le 
titre  suivant  :  Le  sixiesme  et  (/entier  tome  des  histoires  tragiques 
et  nouvelles  de  Bandel.  A  la  fin  de  son  avertissement  au  lecteur, 
léditeur  s'explique  sur  sa  publication  en  des  termes  qui 
permettent  de  l'identifier  avec  l'éditeur  du  texte  italien  :  a  Sur 
tous  ceux  qui  ont  traité  semblables  matières  [des  nouvelles |, 
Bandel,  nostre  auteur,  semble  estre  le  plus  excellent,  et  signa- 
ment  en  ce  qu'il  n'a  point  farcy  ses  livres  d'histoires  fabuleuses 
et  controuvées,  mais  de  vrayes,  de  la  pluspart  desquelles  il  a 
esté  tesmoin  oculaire,  ou  pour  le  moins  il  les  tenoit  de  ceux 
qui  les  avoient  veu  ou  ouï.  Après  sa  mort  on  a  trouvé  en  son 
estude,  outre  les  trois  premières  parties  qu'il  avoit  fait 
imprimer  à  Luques,  un  assez  juste  volume  qui  contient 
nouvelles  aussi  joyeuses,  admirables  et  dignes  de  commisé- 
ration qu'il  y  en  ayt  en  ses  œuvres  précédents.  Ayant  recouvré 
ceste  dernière  partie  escrite  de  la  main  mesme  du  seigneur 
Bandel,  je  la  fis  imprimer  y  a  quelques  mois,  mais  voyant 
qu'elle  meritoit  bien  d'estre  veiïe  d'un  chacun,  pour  soulager 
ceux  qui  n'entendent  point  l'Italien,  je  l'ay  faict  mettre  en 
François,  et  depuis  imprimer,  laquelle  maintenantje  te  pré- 
sente. »  Quel  est  l'auteur  de  cette  traduction?  l'avertissement 
ne  nous  le  dit  pas;  mais  on  voit  combien  il  serait  téméraire 
de  l'attribuer  à  Belleforest.  Jamais  ce  dernier  n'aurait  accepté 
d'être  ainsi  cavalièrement  passé  sous  silence.  Nous  sommes 
sans  doute  en  présence  d'une  simple  entreprise  de  librairie, 
d'une  de  ces  traductions  commandées  par  l'éditeur  à  quelque 
«  ouvrier  de  lettres  d  qu'il  ne  m'a  pas  été  possible  de  déter- 
miner. Il  suffit,  d'ailleurs,  nous  le  verrons  plus  loin,  d'examiner 
dix  pages  d'une  de  ces  nouvelles  pour  se  rendre  compte  que  la 
méthode  du  translateur  ne  ressemble  en  aucune  façon  à  celle 
de  Belleforest:  sa  fidélité  est  telle  qu'il  a  cru  devoir  reproduire 
toutes  les  épitres  dédicatoires  dont  Bandello  avait  fait  précéder 
ses  histoires;  l'omission  de  morceaux  aussi  personnels  à 
l'auteur  italien  n'était  qu'une  des  moindres  libertés  de  l'adap- 
tation de  Belleforest,  aussi  bien  que  de  Boaistuau. 


40  BULLETIN    ITALIEN 

Il  était  nécessaire  de  connaître  ce  volume  pour  comprendre 
les  quelques  problèmes  que  présente  la  bibliographie  des  trois 
derniers  tomes  des  Histoires  Tragiques.  Essayons  donc  de  les 
poser  et  de  les  éclaircir,  sans  nous  flatter  d'ailleurs  de  les 
pouvoir  résoudre. 

Les  bibliophiles  savent  qu'il  est  malaisé  de  trouver  la  série 
complète  des  Histoires  Tragiques  publiées  sous  une  même  date 
et  pour  un  même  éditeur.  Le  fait  s'explique,  d'ailleurs,  assez 
facilement.  Les  divers  tomes  de  ce  recueil,  parus  à  des  inter- 
valles plus  ou  moins  éloignés,  avaient  été  confiés  à  différents 
imprimeurs,  qui  tous  avaient  obtenu  un  privilège  de  six,  huit 
ou  dix  ans.  Il  semble  donc  qu'il  dût  être  impossible  à  un 
éditeur  quel  qu'il  fût  d'en  obtenir  un  pour  l'ensemble  de  l'ou- 
vrage. Dans  la  pratique,  il  est  vrai,  la  chose  offrait  beaucoup 
moins  de  difficultés  :  le  pouvoir  royal  n'avait  pas  toujours  une 
excellente  mémoire,  et  Ton  a  bien  des  exemples  au  xvie  siècle  de 
privilèges  'octroyés  concurremment  à  deux  libraires  différents 
pour  le  même  ouvrage.  C'est  du  reste  ce  qui  se  passa,  nous  le 
verrons  tout  à  l'heure,  pour  les  Histoires  Tragiques  elles-mêmes, 
lorsqu'en  1682,  Gabriel  Buon  et  Jean  de  Bordeaux  obtinrent 
de  les  éditer.  Au  surplus  point  n'était  besoin  d'avoir  un  privi- 
lège. Si  l'on  supprimait  les  contrefaçons  de  la  bibliographie 
de  cette  époque,  on  la  réduirait  des  trois  quarts,  peut-être  des 
neuf  dixièmes;  et  l'on  peut  appliquer  cette  proportion  aux 
Histoires  Tragiques.  C'est  donc  ailleurs  qu'il  faut  chercher 
l'explication  de  cette  rareté  de  nos  recueils  complets.  La  cause 
principale  en  est,  je  crois,  dans  l'intérêt  même  des  libraires. 
Le  public  avait  acheté  ces  volumes  dès  leur  apparition  ;  il 
n'avait  pas  attendu  que  l'ouvrage  fût  achevé,  d'autant  que 
presque  chaque  tome  se  donnait  pour  le  dernier.  Il  fe'agissail 
donc  pour  les  libraires  beaucoup  moins  de  pouvoir  fournir 
à  leur  clientèle  une  collection  complète,  que  d'être  en  état  de 
lui  procurer  les  tomes  qui  lui  manquaient.  Lorsqu'avec  la  géné- 
ration  suivante  les  éditeurs  eurent  l'idée  de  composer  des 
séries  complètes,  pour  un,  qui  comme  A.  de  Launay.  à  Rouen  ', 

i.  Cette  collection,  publiée  6D  i6o3-i6o4,  ne  reproduit  pas  sans  changements  les 
éditions  originales    Bien  au  contraire,  elle  utilise  le  plus  souvent  des  contrefaçons, 


BANDELLO    EN    FRANCE    AU    XVI*    SIECLE  41 

réédita  tous  les  volumes,  beaucoup  durent  constituer  plus 
économiquement  un  ensemble  avec  des  tomes  dépareillés, 
qu'ils  avaient  publiés  jadis,  eux  ou  leurs  confrères,  et  auxquels 
ils  ajoutaient,  si  cela  était  nécessaire,  une  ou  deux  rééditions 
nouvelles.  C'est  ce  qui  explique,  je  pense,  que  sur  le  petit 
nombre  de  collections  qui  nous  sont  parvenues,  nous  en 
trouvions  plusieurs  composées  de  la  même  manière1. 

Ce  ne  sont  pas  seulement,  d'ailleurs,  les  rares  éditions 
homogènes  qui  ont  disparu.  Tous  ces  petits  volumes  qui  ont 
eu  jadis  un  succès  si  vif,  à  cause  de  ce  succès  même,  et  aussi 
à  cause  de  leur  format,  devaient  fatalement  périr.  Aussi 
n'essaierai-je  pas  d'en  dresser  une  bibliographie  qui  serait 
véritablement  par  trop  incomplète;  je  voudrais  simplement 
appeler  l'attention  sur  quelques  particularités  relatives  aux 
tomes  V,  VI  et  VII,  et  aux  contrefaçons  qui  en  ont  été  faites. 

Dans  certaines  des  collections  factices  dont  j'ai  parlé  plus 
haut,  dans  celle  du  Musée  Condé,  par  exemple,  le  tome  V 
contient  huit  histoires  de  l'invention  de  Belleforest  ;  elles  sont 
précédées  d'une  épître  dédicatoire  «  à  très  illustre  et  très 
vertueuse  dame  madame  Anthoinette  de  Turaine,  dame  de 
Chavigny  et  contesse  de  Clinchamps  »,  qui  porte  la  date  du 
25  juillet  1670.  Notre  fécond  écrivain  n'avait  pas  attendu 
longtemps  depuis  l'apparition  de  son  quatrième  volume.  Dès 
le  6  mai  1670,  le  libraire  Jean  Hulpeau  avait  obtenu  un  privi- 
lège de  six  ans  pour  publier  ce  cinquième  tome.  Peut-être 
faut-il  expliquer  le  choix  de  ce  nouvel  éditeur  par  un  désaccord 
momentané  de  Belleforest  avec  les  imprimeurs  des  tomes 
précédents,  Gabriel  Buon  et  Jean  de  Bordeaux. 

Le  tome  sixième  de  cette  même  collection  factice  est  dédié 
«  à  noble  et  vertueux  seigneur  Guillaume  des  Lombards, 
seigneur  dudit  lieu,  et  homme  d'armes  de  la  compagnie  de 

et  comme  nous  l'indiquons  dans  plusieurs  notes  de  ce  chapitre,  le  contenu  et  la 
répartition  de  ses  volumes  diffère  assez  sensiblement  de  ceux  que  présente  la  collection 
factice  du  Musée  Condé. 

1.  Par  exemple  l'un  des  exemplaires  de  la  Bibliothèque  Nationale  Y3  1 5975-81; 
l'unique  exemplaire  du  Musée  Condé,  et  un  exemplaire  que  j'ai  acquis  récemment 
à  Paris,  sont  ainsi  constitués  :  I.  Lyon,  P.  Rigaud,  1616.  II.  Lyon,  P.  Rigaud,  1616. 
111.  Lyon,  B.  Rigaud,  1 5g4.  IV.  Lyon,  P.  Rigaud,  1616.  V.  Lyon,  hérit.,  de  B.  Rigaud, 
1601.  VI.  Lyon,  C.  Farine,  i583.  VII.  Lyon,  B.  Rigaud,  i5g5. 


42  BULLETIN    ITALIEN 

monseigneur  le  duc  de  Montpensier.  »  Cette  dédicace  est  datée 
du  17  janvier  i5y2.  Dans  les  premières  lignes  —  mais  n'est-ce 
pas  là  une  excuse  fallacieuse?  —  Belleforest  fait  allusion  à  des 
difficultés  qu'il  aurait  rencontrées  auprès  de  certains  libraires 
pour  faire  imprimer  ses  œuvres.  «  Il  y  a  longtemps,  dit-il, 
que  vous  eussiez  veu  quelle  est  celle  affection  qui  me  fait  aimer 
ceux  qui  vous  ressemblent,  ...  si,  non  mon  labeur,  mais  le 
moyen  de  le  faire  sortir  en  lumière,  m'eust  esté  autant 
à  commandement  comme  la  volonté  me  porte  à  fa'ire  chose 
qui  vous  puisse  tourner  à  contentement...  Mais  je  ne  jouys 
ainsi  des  Libraires,  que  je  fais  de  ma  diligence.  A  ceste  cause, 
pour  contenter  mon  esprit,  et  satisfaire  à  celle  amitié  que  sçay 
que  me  portez,  et  de  laquelle  j'en  voy  ordinairement  les 
tesmoignages,  j'ay  nouvellement  refait  tout  à  neuf  un  livre 
de  mes  tragiques,  tant  pour  y  avoir  adjousté  quatre  histoires 
dignes  d'estre  leuës  et  notées,  que  pour  y  remettre  un  ordre 
tout  nouveau,  à  cause  que  le  premier  me  sembloit,  et  grossier, 
et  mal  digéré1.  »  En  effet  le  livre  qu'il  dédie  à  Guillaume  des 
Lombards  n'est  qu'une  réfection  du  tome  Y,  augmenté  de 
quatre  histoires  nouvelles,  également  de  sa  façon. 

Mais  à  côté  de  ces  deux  tomes  que  présentent  plusieurs 
collections,  il  en  existe,  avec  la  même  numérotation,  d'autres 
dont  la  composition  est  totalement  différente.  En  voici  la 
description. 

Bibl.  Nat.  Y'  23oy. 

Cinguiesme  et  dernier  volume  des  nouvelles  de  Bandel  contenant 
cent  Irenle  histoires  traduites  d'italien  en  franeois,  revues, 
corrigées  et  augmentées  de  nouveau... 

Il  est  assez  aisé  de  discerner  les  divers  éléments  de  ce  volume  : 
nous  y  trouvons  d'abord  la  reproduction  intégrale  du  petit 
recueil  anonyme  de  Lyon  (traduction  des  vingt-huit  nouvelles 
posthumes  de  handello),  avec  l'avertissement  de  l'imprimeur 
au  lecteur;  à  cela  le  nouvel  éditeur  a  ajouté  les  deux  récita 
suivants  dont  il  n'indique  pas  railleur  : 

Dcn\    amoureux    faisant  la   cour   à  une    inesine    tille,    l'un 

i.  Il  me  paratt  bien  difficile  devoir  dans  cette  édition  une  contrefaçon  el  de  tenir 
celte  épttre  dédicatoire  pour  l'œuvre  «l'un  éditeur  peu  scrupuleux. 


BANDELLO    EN     lltWCE    AU    XVT    SIECLE  43 

n'estant  si  bien  venu  que  l'autre,  fait  en  sorte  qu'il  met  dissen- 
tion  entre  les  deux  parties.  Dont  s'ensuivit  son  malheur  et  la 
fuite  de  l'autre. 

Une  damoiselle  nommée  Anne  de  Buringel  fit  empoisonner 
son  mari  par  un  à  qui  elle  promettoit  mariage,  et  depuis  elle 
empoisonna  son  père,  sa  sœur  et  deux  de  ses  petits-neveux, 
et  de  ce  qui  s'ensuivit. 

Enfin,  le  recueil  se  termine  par  :  Trois  dernières  histoires 
de  l'invention  de  François  de  Belleforest  comingeois.  Ce  sont  : 

Acte  cruel  d'un  capitaine  faisant  pendre  un  soldat  pour 
jouir  de  sa  femme,  et  la  louable  punition  qu'en  fit  le  deffunt 
seigneur  de  Brissac,  maréchal  de  France. 

Desloyauté  de  Munuza,  gouverneur  de  Biscaye,  envers  la 
sœur  de  Pelage,  seigneur  Goth,  et  les  maux  qui  de  là  s'en- 
suivirent. 

Quelle  fut  l'issue  de  deux  amans  descritc  par  Aenas"  Silvius, 
et  combien  de  maux  cause  l'adultère. 

Malgré  la  différence  du  titre,  c'est  absolument  le  même 
contenu  que  nous  offre  le  volume  de  la  Bibliothèque  Nationale 
Ym5966: 

Le  sixiesme  tome  des  histoires  tragiques  extraittes  des  œu- 
vres italiennes  de  Bandel,  contenant  irentes  Histoires  traduites 
et  enrichies  outre  l'invention  de  lAulheur.  Plus  est  adjousté  trois 
belles  histoires  de  l'invention  de  François  de  belleForest  Comingeois 

A  Paris,  chez  Jean  de  Bordeaux,  au  mont  S-Hilaire,  à  l'en- 
seigne de  l'Occasion.  i582.  Avec  Privilège  du  Roy. 

Ce  privilège,  daté  du  ier  janvier  i582,  autorise  Gabriel  Buon 
et  Jean  de  Bordeaux  à  publier  «  les  Histoires  tragiques  conte- 
nant six  tomes  extraictes  de  l'italien  de  Bandel  en  langue 
françoise,  le  premier  par  Pierre  Boaistuau  et  les  cinq  par 
François  de  Belleforest,  et  le  sixiesme  contenant  trente  histoires 
tirées  du  Bandel  et  les  suyvantes  de  l'invention  de  Belleforest, 
reveuz  et  augmentez  outre  les  précédentes  impressions.  »  Que 
les  deux  «  libraires  en  l'Université  de  Paris  »  aient  pu  obtenir 
illégalement  un  privilège  de  ce  genre,  rien,  nous  l'avons  vu, 
n'est  plus  vraisemblable,    et  l'on   n'en  saurait  conclure   que 


l\l\  BULLETIN    ITALIEN 

Belleforest  ait  donné  son  assentiment  à  cette  publication.  Nous 
ne  tarderons  pas  à  avoir  la  preuve  du  contraire. 

En  attendant,  je  noterai  que  l'on  rencontre  sous  le  titre  de 
Ve  ou  de  VIe  tome,  des  recueils  composés  un  peu  différemment 
des  précédents.  Par  exemple,  le  volume  Rés.  7809  de  la  Biblio- 
thèque Sainte-Geneviève  ne  contient  que  dix-sept  des  vingt-huit 
nouvelles  de  la  traduction  anonyme.  Par  contre,  il  débute  par 
quatre  des  nouvelles  que  Belleforest,  en  1070,  avait  ajoutées 
à  celles  de  Bandello  dans  son  quatrième  tome  l,  ainsi  que 
deux  autres  dont  voici  les  titres  : 

«  Je  sais  bien  que  la  pluspart  des  hommes  mondains  et 
charnels  qui  font  profession  de  cesle  folie  qu'ils  appellent 
amour,  font  grande  gloire  et  pensent  avoir  beaucoup  fait 
si  sous  la  sainteté  d'un  serment  ils  abusent  la  simplicité 
de  quelque  fillette,  ou  l'imbécillité  de  quelque  femme  peu 
accorte... 

»  La  Perle  des  histoires  tragiques  (divisée  en  deux  parties).  » 

Malgré  ces  légères  différences,  il  est  évident  que  ces  contre- 
façons se  ramènent  à  un  type  qui  doit  être  l'édition  avec  pri- 
vilège de  Jean  de  Bordeaux  (1582).  C'est  ce  qui  me  paraît 
ressortir  de  l'examen  du  septième  et  dernier  volume  des  His- 
toires Tragiques,  que  nous  présentent  la  plupart  des  collections 
factices;  il  est  intitulé  :  Le  septiesme  tome  des  histoires  tragi- 
ques, contenant  plusieurs  choses  dignes  de  mémoire,  et  divers 
succès  d'affaires  et  évenemens  qui  servent  à  l'instruction  de  nostre 
vie  :  le  tout  recueilly  de  ce  qui  s'est  passé,  et  jadis,  et  de  nostre 
temps,  entre  les  personnes  de  marque  et  réputation.  Par  F.  de  Belle- 
forest, Commingeois.  Paris,  G.  Ma  Ilot,  1082. 

L'épître  dédicatoire  adressée  par  Belleforest  «  à  très  illustre 
et  très  haut  Monseigneur  Jean  Loys  de  Nogaret,  duc  d'Es- 
pernon,  Pair  de  France,  premier  gentilhomme  de  la  chambre 
du  l\oy  et  colonnel  général  de  l'Infanterie  Françoise  »  est  datée 
du  2G  novembre  i582.  Mais  le  document  le  plus  curieux  du 

1.   Ce  sont  : 

De  la  mort  du  comte  de  Barcelone. . . 

De  l'insolente  vie  et  paillardise  débordée  de  Jean,  fils  de  Suarchers. . . 

Ruse  avec  laquelle  le  roy  des  Normands  Haddingue  piinl  11  cilé  de  I.uny.  .  . 

Amour  de  Régner,  roj  de  Norwège,  et  comme  il  épousa  Landgerthe. .  • 


ItWDELLO    EN    FRANCE    AU    XVIe    SIÈCLE  45 

volume  est  l'avertissement  au  lecteur  qui  se  lit  à  la  dernière 
page  :  «  Je  pensoy  que  la  loyauté  retint  encores  quelque  place 
parmy  ceux  qui  manient  les  lettres  :  si  bien  qu'ayant  fait  un 
cinquiesme  d'histoires  Tragiques,  je  vouloy  que  cestuy  le  suyvit 
comme  sixiesme,  sortant  de  ma  forge.  Mais  il  y  a  eu  un  lin 
drogueur  d'escrits  d'hommes  de  sçavoir,  auquel  je  ne  veux  faire 
l'honneur  de  le  nommer,  lequel  (ne  sçay  pour  quelle  occasion 
et  attirant  autre  avec  luy  en  son  imposture)  empruntant 
contre  ma  volonté  et  intention  quelques  histoires  quej'avoy 
faites  pour  mon  livre  cinquiesme,  qui  lui  sembloit  trop  petit 
en  volume,  les  a  fourrées  en  un  sixiesme,  imprimé  d'autre  que 
de  moy  a  Lyon,  abusant  et  du  nom  d'un  autre,  et  du  mien  tout 
ensemble  :  en  quoy  si  ce  galant  mérite  punition,  je  m'en 
rapporte  à  tout  homme  de  bon  jugement.  C'a  esté  l'occasion, 
amy  Lecteur,  que  j'ay  basty  ce  septiesme,  et  que  de  cinq  j'ay 
sauté  à  sept,  pour  n'entrer  en  chicanerie,  me  suffisant  que  tu 
sois  adverty  du  tort  fait  et  à  moy,  et  à  celuy  qui  est  le  recueil- 
leur  du  sixiesme,  portant  tiltre  du  Bandel  :  car  les  miens  (Dieu 
mercy)  ne  doyvent  rien  qu'à  ma  seule  diligence.  » 

Ce  texte,  il  faut  l'avouer,  n'est  pas  d'une  interprétation  très 
facile.  Il  importe  de  déterminer  tout  d'abord  s'il  est  l'œuvre 
de  l'auteur  ou  de  l'imprimeur.  L'image  sortant  de  ma  forge 
pourrait  faire  supposer  un  instant  qu'il  s'agit  de  ce  dernier; 
mais  comme  elle  n'est  qu'une  métaphore,  elle  peut  tout  aussi 
aisément  s'appliquer  à  l'auteur  lui-même.  Et  c'est  bien  en  effet 
ce  qui  semble  ressortir  d'autres  passages.  Ainsi  l'expression 
imprimé  à  Lyon  d'autre  que  de  moy  ne  saurait  signifier  par  un 
autre  imprimeur  que  moy,  mais  d'un  auteur  autre  que  moy.  De 
même  plus  loin  la  phrase  quelques  histoires  que  fay  faites  pour 
mon  livre  cinquiesme  ne  me  paraît  pas  laisser  de  doute  à  ce  sujet. 

Ce  n'est  pas  là  malheureusement  la  seule  obscurité  de  ce 
morceau.  Belleforest  y  parle  à  plusieurs  reprises  d'un  sixiesme 
tome  portant  tiltre  de  Bandel  et  imprimé  à  Lyon,  œuvre  qui, 
dit-il,  est  d'autre  que  de  moy,  et  dont  le  recueilleur  a  été  lésé 
comme  lui.  Ces  allusions  doivent  se  rapporter  à  la  traduction 
anonyme  des  vingt-huit  nouvelles  posthumes  qui,  on  s'en 
souvient,  avait  paru  en  i5y3-i574  sous  le  titre  de  Sixiesme  et 


46  BULLETIN    ITALIEN 

dernier  tome  des  histoires  tragiques  et  nouvelles  de  Bandel. 
L'ouvrage  ne  portait  pas  le  nom  de  Belleforest.  et  celui-ci 
n'avait  pas  songé  à  protester  contre  cette  publication  tout  à 
fait  légitime.  Mais  un  fin  drogueur  d'escrits  d'homme  de  sçavoir 
réimprima  ce  recueil  lyonnais  en  y  introduisant  plusieurs 
nouvelles  de  Belleforest;  c'est  ainsi  que  j'entends  l'expression 
fourrer  ces  nouvelles  dans  le  sixiesme  tome  imprimé  d'autre  que 
de  moy  à  Lyon.  Quelles  sont  ces  œuvres  de  Belleforest  imprimées 
sans  son  autorisation?  Il  ne  saurait  être  question  des  nouvelles 
tirées  du  tome  IV  des  Histoires  Tragiques  et  introduites  en  tête 
du  recueil  illicite  de  Sainte-Geneviève  (Rés.  7309).  Ces  nou- 
velles en  effet  étaient,  pour  ainsi  dire,  tombées  dans  le 
domaine  public,  puisqu'elles  dataient  déjà  de  douze  ans: 
d'ailleurs  Belleforest  nous  dit  formellement  que  le  galant  a 
emprunté  contre  sa  volonté  et  intention  quelques  histoires 
qu'il  avait  faites  (il  ne  semble  pas  qu'elles  eussent  été  déjà 
imprimées)  pour  son  livre  cinquième  qui  lui  (il  s'agit  du  galant) 
paraissait  trop  petit  en  volume.  Je  ne  vois  de  cette  phrase  qu'une 
interprétation  possible,  et.  bien  qu'elle  ne  me  paraisse  pas 
absolument  convaincante,  je  la  soumets  au  lecteur. 

Lorsqu'en  1070  Belleforest  remit  pour  son  cinquième  tome 
un  manuscrit  de  huit  nouvelles  à  l'imprimeur  Jean  Hulpeau, 
celui-ci  lui  fit  observer  que  le  volume  risquait  de  paraître  un 
peu  grêle  auprès  de  ses  aînés.  Belleforest  dut  donc  se  remettre 
au  travail,  et  composa,  pour  étoffer  le  recueil,  les  trois  histoires 
de  Munuza,  de  Brissac  et  d'.Eneas  Silvius.  Pour  des  raisons 
que  nous  ignorons,  le  tome  V  parut  néanmoins  sans  ce  com- 
plément, et  composé  des  seules  histoires  primitives  :  c'est  le 
recueil  dédié  à  Anthoinettc  de  Turennc.  Deux  ans  plus  tard, 
lorsque  l'auteur  se  décida  à  en  donner  une  édition  augmentée, 
il  n'y  ajouta  point  encore  ces  trois  nouvelles,  mai-  quatre 
autres,  et  il  dédia  ce  nouveau  recueil  à  Guillaume  dea  Lom- 
bards1, en  se  plaignant,  on  s'en  souvient,  du  mauvais  vouloir 

1.  11    ne  faut  pas  s'étonner  qu'en   remaniant  son    lome  V   primitif,  qu'il  a> ait 

nié  à  Antoinette  de  Turenne,  Belleforest  l'ail  du  vivant  même  île  celle-ci  (elle 

ne  mourut  qu'après  167a,  cf.  Carré  de  Busseroile,  Dictionnaire  de  Tourainc,  t.  IL 

p.  io5-so6)  dédié  à  un  autre    personnage.  Ces  transferts  sont   très   fréquents  au 

xvi«  siècle. 


BAIfDELLO    EN    FRANCE     VU    X\T    SIÈCLE  '\~ 

des  imprimeurs.  Cependant,  Jean  llulpcau  ne  s'était  pas  dessaisi 
des  trois  histoires  de  Munuza,  Brissac  et  /Eneas  Silvius,  et  il 
résolut  d'en  tirer  parti.  Avec  la  complicité  de  Gabriel  Buon 
(c'est  ainsi  que  j'expliquerais  les  mots  attirant  autre  avec  luy 
en  son  imposture),  il  prépara  la  contrefaçon  de  i582  contre 
laquelle  proteste  Belleforest,  et  dont  le  volume  Y2  i5q66  de  la 
Bibliothèque  Nationale  est,  je  crois,  un  exemplaire. 

Si  cette  interprétation  est  exacte,  elle  nous  permet  de  rejeter 
comme  apocryphes  les  deux  types  de  tomes  V  et  VI  que 
présentent  certaines  collections,  ainsi  que  d'établir  d'une  façon 
définitive  que  la  traduction  de  la  quatrième  partie  des  Novelte 
n'est  pas  l'œuvre  de  Belleforest.  Cet  avertissement  nous  éclaire 
également  sur  les  tomes  V  et  VI  de  la  collection  authentique 
du  Musée  Gondé.  Belleforest  déclare  en  effet  formellement  qu'il 
passe  en  i582  du  tome  V  au  tome  VII;  nous  ne  saurions  donc 
lui  attribuer  un  volume  portant  le  numéro  VI.  Telle  est  pourtant 
la  désignation  habituelle  du  recueil  de  douze  histoires  dédiées 
à  Guillaume  des  Lombards.  Mais  c'est  là  une  supercherie 
d'éditeur  désireux  de  combler  une  lacune,  qui  commercia- 
lement n'était  pas  sans  inconvénient.  Ce  recueil  parut  pour 
la  première  fois  chez  Hulpeau,  l'imprimeur  du  tome  V  pri- 
mitif, avec  le  privilège  de  1570  destiné  à  ce  tome.  Seule,  la 
dédicace  avait  changé,  et  le  volume  s'était  accru  de  quatre 
histoires  nouvelles,  mais  il  n'était  dans  l'esprit  de  Belleforest 
que  la  réfection  de  son  ancien  tome  V,  «  trop  petit  en  volume  ». 
C'est  ce  qu'atteste  le  titre  de  l'édition  originale,  que  possède 
la  Bibliothèque  Nationale  sous  la  cote  Y2  15960. 

Le  cinquiesme  tome  des  Histoires  tragiques,  contenant  un  discours 
mémorable  de  plusieurs  Histoires,  le  succez  et  événement  desquelles 
est  pour  la  plusparl  recueilly  des  choses  advenues  de  nostre  temps. 
Par  François  de  Belle-foresl  Corning eois.1... 


1.  Pour  les  tomes  VI  cl  VII,  comme  pour  les  précédents,  on  rencontre  des  contre- 
façons dont  le  contenu  diffère  de  celui  des  éditions  originales.  Ainsi,  dans  l'édition 
de  de  Launay  (i0o3-  i6o4),  le  tome  V  reproduit  le  volume  Rés.  7369  de  la  Biblio- 
thèque Sainte-Geneviève;  le  tome  VI  contient  les  huit  nouvelles  dédiées  à  Antoinette 
de  Turenne,  auxquelles  l'éditeur  a  ajouté  les  deux  dernières  du  tome  VII  primitif. 
En  revanche,  celles-ci  ont  disparu  de  son  tome  VII,  réduit  ainsi  à  dix  nouvelles. 


48  BULLETIN    ITALIEN 

La  collection  des  Nouvelles  de  Bandello  et  des  Histoires 
Tragiques  de  Belleforest  doit  donc  se  répartir  en  quatre 
groupes  : 

A.  Nouvelles  tirées  des  trois  premières  parties  de  Bandello, 
traduites  par  Belleforest. 

T.     I    (douze  nouvelles)  ;  réuni  le  plus  souvent  au  recueil 

de  Boaistuau  : 
T.    II    (dix-huit  nouvelles)  ; 
T.  III    (dix-huit  nouvelles); 
T.  IV    (les  dix-neuf  premières  nouvelles). 

Dans  certaines  éditions  la  composition  de  ces  recueils  est  un  peu 
modifiée. 

B.  Quatrième  partie  des  Nouvelles  de  Bandello  : 

Traduction  complète  anonyme  (vingt-huit  nouvelles)  publiée 

en  1673  sous  ce  titre  : 
Le  sixième  et  dernier  volume...,  Lyon. 

G.  Histoires  tragiques  de  l'invention  de  Belleforest  : 

T.    IV    (les  sept  dernières  histoires); 
v  y  1"  rédaction  (huit  histoires)  ; 

(  2'  rédaction,  souvent  réimprimée  sous  le  titre  de 
tome  VI  (augmentée  de  quatre  histoires  nouvelles); 
T.  VII    (douze  histoires). 

D.   Contrefaçons. 

Sous  le  titre  de  tomeV  ou  de  tome  VI, deux  modèles  princi- 
paux composés  d'une  partie  ou  de  l'ensemble  du  recueil 
anonyme  de  Lyon,  de  trois  nouvelles  inédites  de  Belle- 
forest, publiées  sans  son  autorisation,  et  quelquefois 
d'autres  nouvelles  de  Belleforest,  empruntées  à  son  qua- 
trième tome  d'Histoires  Tragiques. 

• 
*   # 

Avant  d'étudier  la  façon  dont  Belleforesl  a  compris  son  rôle 
de  traducteur,  avant  de  noter  el  d'expliquer  les  modifications 
de  tous  genres  (jn'il  a  pu  apporter  à  son  modèle,  et  de  tirer 
de   cel   examen  quelques    conclusions    sur    ses  idées    et   ses 


BANDELLO    EN    FRANCE    AU    XVIe    SIECLE  ^9 

préoccupations,  il  n'est  pas  inutile  de  déterminer  les  inten- 
tions qui  l'ont  poussé  à  entreprendre  et  à  poursuivre  cette 
traduction,  et  aussi  les  principes  qui  l'ont  dirigé  dans  son 
choix  au  milieu  du  vaste  recueil  italien. 

On  sait  que  celui-ci  présente  une  assez  grande  diversité 
d'aspect.  Les  nouvelles  les  plus  sérieuses  et  les  plus  tragiques 
y  côtoient,  môme  dans  les  trois  premiers  livres,  des  anec- 
dotes grivoises  et  des  contes  gras.  A  une  histoire  d'amour 
succède  un  hon  mot  de  prédicateur  ou  une  réponse  plaisante 
de  bouffon,  et  tel  grave  récit  tiré  de  l'histoire  ancienne  est 
encadré  de  deux  faits  divers  assez  risqués.  Il  est  aisé  de  se 
rendre  compte  que  cette  diversité  a  disparu  du  recueil  de 
Belleforest.  Sur  les  cent  quatre-vingt-six  nouvelles  de  son 
modèle,  il  n'en  a  traduit  que  soixante-sept.  Sans  doute  il  serait 
exagéré  de  prétendre  que,  parmi  celles  qu'il  a  négligées,  il  n'en 
est  aucune  qui  eût  pu  rentrer  dans  son  cadre;  mais  on  peut 
affirmer  du  moins  qu'il  aurait  eu  quelque  peine  à  composer 
un  cinquième  tome,  sans  s'écarter  des  principes  qui  l'avaient 
guidé  jusque-là.  Il  a  fait  dans  l'œuvre  du  conteur  italien  un 
choix  très  raisonné,  et  dont  il  est  facile  de  déterminer  les 
principes. 

Tout  d'abord,  il  a  délibérément  laissé  à  son  modèle  ces 
courtes  nouvelles  où  il  se  contentait  de  rapporter  quelque 
réflexion  grotesque  ou  mordante,  ou  de  raconter  un  tour 
facétieux  joué  par  quelque  mauvais  plaisant.  Il  a  dédaigné  aussi 
ces  contes  grivois  où  les  moines  jouaient  le  principal  rôle  et  qui 
avaient  excité  la  verve  du  dominicain,  futur  évêque  d'Agen. 
Ce  n'est  pas  que  Belleforest  fermât  les  yeux  sur  les  fautes  du 
clergé,  ou  qu'il  cherchât  à  excuser  les  désordres  de  certains 
de  ses  membres  :  personne  au  contraire  ne  s'élève  avec  plus 
d'indignation  contre  ces  mauvais  pasteurs  qui  corrompent 
par  leur  exemple  le  troupeau  qu'ils  devraient  édifier.  Mais  il 
est  à  cet  égard  aussi  éloigné  de  Bandello  que  de  Marguerite  de 
Navarre.  Le  conteur  italien,  véritable  enfant  du  Moyen- Age, 
s'amusait  sans  arrière-pensée  à  ces  histoires  grasses,  et 
daubait  de  bon  cœur  tous  ces  porteurs  de  froc  pour  lesquels 
il  avait  au  fond  une  vive  et  joviale  sympathie.  Chez  la  reine 


R.    STLREL. 


ÔO  BULLETIN    ITALIEN 

de  Navarre  l'attaque  est  plus  réfléchie,  plus  profonde,  elle 
a  moins  de  bonhomie,  mais  plus  de  portée.  Ce  n'est  plus 
chez  elle  tradition  littéraire,  héritage  de  nos  fabliaux  :  c'est 
une  partie  même  de  sa  doctrine,  partie  négative  sans  doute, 
mais  essentielle  et  nécessaire.  Diffamer  les  moines,  c'est  faire 
œuvre  pic  et  méritoire,  c'est  rendre  hommage  à  Dieu  et  service 
aux  hommes.  Tout  autre  est  l'état  d'esprit  de  Belleforest  :  son 
catholicisme  sincère  lui  fait  révérer  la  sainteté  de  l'institution, 
et  déplorer  les  excès  des  individus.  Jamais  il  n'hésitera  à 
condamner,  avec  la  plus  grande  sévérité,  les  fautes  des  repré- 
sentants de  Dieu  sur  la  terre,  et  nous  constaterons  plus  d'une 
fois  qu'il  y  a  loin  de  ses  analhèmes  aux  plaisanteries  de  son 
modèle.  Mais  comme  il  n'en  veut  qu'aux  abus,  il  lui  suffira  de 
les  relever  sévèrement  à  l'occasion.  Pourquoi  dévoiler  toutes 
les  fautes?  pourquoi  en  imaginer?  11  ne  cherche  ni  à  en  rire 
ni  à  en  triompher. 

D'ailleurs,  même  lorsqu'il  s'agit  d'autres  personnages  que 
les  religieux,  Belleforest  manifeste  quelque  répugnance  pour 
ces  anecdotes  purement  licencieuses,  pour  ces  tableaux  gros- 
siers et  sales,  dont  on  ne  saurait  tirer  aucun  profit.  Dans  beau- 
coup de  ses  nouvelles,  l'auteur  italien  nous  présentait  des 
personnages  sans  moralité,  préoccupés  uniquement  de  satis- 
faire leurs  passions,  sans  pouvoir  même  alléguer  l'excuse  d'un 
sentiment  profond.  Les  cercles  élégants  et  raffinés  qui  se  pi 
saient  autour  de  Bandello  trouvaient  sans  doute  quelque 
charme  à  ces  «  gentillesses  »  qu'assaisonnaient  l'esprit  et  la 
mimique  du  narrateur.  Mais  dans  un  livre  qui  s'adressait  à 
des  bourgeois,  de  tels  récits  eussent  été  déplacés.  El  d'ailleurs 
Belleforest  n'eut  pas  consenti  à  s'en  faire  l'interprète,  (.'était. 
il  est  vrai,  éliminer  une  grande  partie  du  recueil  italien,  niais 
il  n'a  pas  reculé  de  va  ni  celte  conséquence.  Si  l'on  voulait 
déterminer  d'une  façon  générale  les  principes  de  son  choix. 
<»n  pourrait  dire,  je  crois,  qu'il  a  emprunté  à  son  modèle  les 
récits  tragiques  relatifs  à  L'amour  el  dont  on  pouvait  tirer  des 
réflexions  '-i  des  préceptes  moraux,  s,m-  doute,  il  ne  s'est  pas 
attaché'  étroitement  à  ces  conditions.  Dans  chacun  de 
recueils,  il  \  a   un  ou  plusieurs  récits  où  L'amour  ne  joue  à 


BANDELLO    EN    FRANCE    AU    \  VI*    SIECLE  !)  I 

peu  près  aucun  rôle1.  De  même,  non  seulement  une  dizaine 
d'histoires  ne  comportent  pas  de  meurtre  ni  de  sang,  mais 
quelques-unes  mêmes  ne  méritent  à  aucun  égard  l'épithète  de 
tragiques2.  Néanmoins,  si  Ton  songe  au  grand  nombre  de  nou- 
velles que  Belleforest  a  traduites,  et  au  nombre  plus  considé- 
rable encore  de  celles  qu'il  a  négligées 3,  on  jugera  sans  doute 
que  ces  exceptions  sont  peu  de  chose,  et  que  nous  ne  nous 
trompons  guère  en  attribuant  à  notre  traducteur  cette  triple 
préoccupation.  Il  nous  le  laisse  entendre  du  reste  dans  ses 
préfaces  et  dans  les  sommaires  qu'il  a  mis  en  tête  de  chaque 
nouvelle,  à  la  place  des  épitres  dédicatoires  de  Bandello.  Il  est 
vrai  que  sur  certains  points  ses  déclarations  sont  contradic- 
toires et  s'expliquent  parfois  par  des  mobiles  intéressés  :  c'est 
ainsi  qu'à  la  fin  d'un  tome,  lorsqu'il  prend  congé  de  son 
auteur  et  abandonne  à  d'autres  la  tâche  ingrate  de  traduire  ces 
nouvelles,  il  se  montre  beaucoup  plus  disposé  à  en  recon- 
naître la  licence  et  le  danger,  que  dans  la  préface,  où  il  lui 
fallait  faire  approuver  son  entreprise  et  la  présenter  sous  le 
couvert  de  la  religion  et  de  la  morale.  Ici,  pour  justifier  la 
publication  de  ces  histoires  au  milieu  de  l'époque  si  cruelle 
qu'il  traverse,  il  allègue  »les  meurtres  et  les  larmes  dont  elles 
sont  pleines,  là  il  déclare  renoncer  à  ces  sujets  joyeux  parce 
que  «le  temps  est  divers  à  ces  gaillardises»,  et  qu'il  ne 
convient  guère  aux  hommes  sages  de  s'amuser  à  ces  «  folas- 
tries    qui    chatouillent   plus   qu'elles   n'édifient    la  jeunesse, 

i.  C'est,  dans  le  premier  volume,  la  vengeance  de  l'esclave  mahométan;  dans  le 
second,  les  nouvelles  du  roi  de  Marocco,  de  Jean  Maria  et  du  curé  avare,  du  roi  de 
Fez,  et  de  Mahomet,  seigneur  de  Dubdu;  dans  le  troisième,  l'histoire  du  Soudan  et 
d'Henry,  duc  des  Wandales,  et  celle  des  cruautés  de  Mahomet;  dans  le  quatrième, 
les  récits  relatifs  à  Àrtaxerxès,  aux  larrons  du  roi  d'Egypte,  à  une  coutume  de  File 
dllidreuse  et  au  peintre  Philippo  Lippi. 

2.  Par  exemple  :  [.  Le  sieur  de  Virle;  II.  Le  gentilhomme  milanois;  III.  Le  gen- 
tilhomme qui  obtient  celle  qu'il  aime  quand  il  n'y  songeait  plus;  IV.  Anne  de 
Hongrie;  la  jeune  fille  déguisée  en  page. 

3.  Si  l'on  parcourt  les  cent  treize  nouvelles  que  Belleforest  a  laissées  de  cùlé,  on 
remarquera  aisément  qu'il  y  en  a  peu  qui  soient  conformes  aux  conditions  qu'il 
semblait  exiger.  Ce  sont  :  II,  6  (Ligurina);  IL  21  (Tarquin  et  Lucrèce);  III,  6  (Un 
serviteur  de  Paris...);  III,  i3  (Leonzio  de  Castrignano);  III,  3i  (Jeune  homme  de 
Milan);  III,  5o  (Petriello,  non  tragique,  mais  sérieux  et  moral);  III,  59  (Le  comte 
Philippe);  III,  64  (Jalousie  tragique).  —  D'autres  récits  assez  tragiques  ont  été  omis 
sans  doute  parce  qu'ils  ne  se  rapportaient  pas  à  l'amour,  ou  parce  qu'ils  offraient 
des  peintures  d'amour  trop  grossières  (II,  * 5),  ou  mettaient  en  scène  des  prêtres  ou 
des  religieuses  (II,  U;  II,  ao;  II,  2/1). 


02  BULLETIN    ITALIEN 

laquelle  n'a  ja  besoing  d'allechemens  pour  estre  poussée  à 
suyvre  la  chair.  »  Néanmoins,  en  dépit  de  ces  revirements,  il 
est  évident  que  Belleforest  a  vu  ou  voulu  faire  voir  dans  son 
œuvre  une  œuvre  morale  et  moralisatrice.  Ce  jugement  nous 
surprend  aujourd'hui  :  il  n'avait  alors  rien  que  de  très  natu- 
rel. Non  seulement  nous  avons  l'exemple  de  cette  austère 
société  de  Marguerite  de  Navarre,  où  l'on  faisait  gorges 
chaudes  des  plus  grasses  histoires,  quitte  à  en  tirer  ensuite  de 
graves  considérations;  mais  ne  savons-nous  pas  que  le  Déca- 
méron,  dont  Boccace  lui-même,  sur  ses  vieux  jours,  condam- 
nait l'immoralité,  apparaissait  aux  contemporains  de  Fran- 
çois Ier  comme  un  miroir  de  vertu,  d'honneur  et  d'édification? 
C'est  sur  la  demande  de  Marguerite  que  Le  Maçon  traduisit 
l'ouvrage  en  français,  et  le  roi  lui  accordait  un  privilège  «  afïin 
que  par  la  communication  et  lecture  dudict  livre  les  lecteurs 
d'icelluy  de  bonne  volonté  puissent  acquérir  quelque  fruict  de 
bonne  édification;  mesmement  pour  connoistre  les  moyens 
de  fuyr  à  vices  et  suyvre  ceulx  qui  duisent  à  honneur  et 
vertu1.  » 

Il  n'y  avait  pas  de  raisons  pour  juger  plus  sévèrement  les 
nouvelles  de  Bandello,  surtout  telles»  qu'elles  se  présentaient 
dans  le  recueil  de  son  adaptateur  français.  Aussi,  ne  nous 
étonnerons  nous  pas  de  l'entendre  protester  de  la  moralité  de 
son  œuvre,  et  déclarer  dans  la  dédicace  de  son  second  tome  à 
Madamoyselle  Ysabeau  de  Fusée,  que  gentilhomme  ne  sau- 
roit  «  trouver  Romant  plus  mignard,  qui  luy  diversifie  plus  le 
goust  de  ses  appétits,  que  ces  histoires  très  véritables;  ni 
damoyselle  trouvera  livre  plus  chaste  sous  le  niesme  récit  de 
L'amour,  que  cestui  cy,  auquel  je  me  plais  de  cercher  les 
subjecls  à  tin  de  faire  savourer  le  desgoust  qui  est  en  ceste 
viande  si  peu  plaisante  (pie  celle  que  les  homme-  cercheol  si 
obstinément,  a  Dans  toutes  ses  préfaces  et  ses  épi  très  dédica- 
toires  il  insiste  sur  la  pureté  de  ses  intentions  et  sur  l'utilité 
morale  de  son  œuvre,  ce  qui,  notons-le  en  passant,  est  peut- 
rire  un  indice  que  certains  esprits  austères  —  quelque  n  Phi- 

l.  Cf.  Toldo,  La  novella  francesc,  pp.  3o-3i. 


BANDELLO    EN    FRANCE    AU    XVI"   SIECLE  53 

losophe  ou  réforme  Théologien  »  —  trouvaient  ses  nouvelles 
«  trop  chargées  de  chair  et  de  sang  »  ». 

Il  se  rendait  compte  surtout  que  cette  peinture  presque 
exclusive  de  l'amour  pouvait  paraître  indigne  d'un  écrivain 
sérieux,  et  que  la  jeunesse  n'était  déjà  que  trop  portée,  sans 
ces  tableaux  attrayants,  à  rechercher  de  semblables  plaisirs. 
IVavait-il  pas  lui-même,  par  certains  jugements  sévères,  donné 
des  armes  à  ses  critiques?  Aussi  n'a-t-il  pas  trop  de  toute  son 
éloquence  pour  justifier  son  dessein.  S'il  a  traduit  ces  histoires 
plaisantes  qui  llattent  nos  penchants,  c'est  parce  qu'il  savait 
que  les  préceptes  moraux  sont  mieux  reçus,  surtout  de  la 
jeunesse,  quand  ils  sont  entremêlés  à  une  fable  attrayante. 
Il  ne  suffît  pas  d'écrire  de  graves  et  austères  traités  dans 
lesquels  on  confond  le  vice;  il  faut  les  faire  lire  de  ceux  qui 
s'y  laissent  entraîner.  Le  moraliste  doit  donc  chercher  avant 
tout  à  faire  recevoir  ses  préceptes,  dût-il  pour  cela  les  enve- 
lopper de  l'attrait  d'un  conte,  et  en  dissimuler  l'aspect  rebutant 
sous  la  peinture  flatteuse  de  l'amour.  D'ailleurs,  c'est  de  cette 
peinture  même  que  Belleforest  compte  tirer  les  plus  efficaces 
de  ses  préceptes,  les  plus  forts  de  ses  arguments  :  «  J'ay  basty 
ces  discours,  déclare-t-il,  non  pour  chatouiller  les  désirs 
à  suyvre  les  inclinations  du  sensuel,  mais  à  fin  que  la  jeunesse 
Françoise,  comme  elle  a  l'esprit  gentil  et  bon,  voye  et,  juge  de 
la  bonté  et  du  vice,  et  prenne  esgard  à  la  fin  de  l'un  et  de  l'autre  ; 
que  si  le  pire  emporte  le  meilleur  en  bonheur,  et  félicité,  je  suis 
d'advis  qu'elle  le  suyve,  et  s'y  adonne;  mais  si,  au  contraire, 
c'est  la  vertu  qui  véritablement  bienheure  les  hommes,  et  rend 
leur  mémoire  glorieuse,  je  suis  d'advis  que  ces  discours  et 
hystoires  soyent  visitées  pour  le  seul  esgard  et  respect  de  ce  qui 
est  bon,  et  qui  rend  louable  le  nom  des  hommes.  »  Ainsi, 
développant  la  doctrine  de  tous  les  apologistes  du  théâtre, 
Belleforest  déclare  que  le  dénouement  imprime  à  l'œuvre  sa 
moralité  et  que  le  spectacle  des  malheurs  qu'entraîne  l'assou- 
vissement des  passions  coupables  en  est  la  plus  éclatante 
condamnation. 

i.  C'est  l'expression  dont  se  servira,  un  siècle  plus  tard,  l'évcque  de  Belley,  le 
romancier  Camus  pour  caractériser  les  excès  des  Histoires  de  Belleforest. 


3'j  BULLETIN    ITALIEN 

Ajoutons  que  l'auteur  des  Histoires  Tragiques  ne  laisse  pas 
la  morale  se  dégager  d'elle-même  de  l'intrigue;  il  entremêle, 
nous  le  verrons,  tous  ses  récits,  de  nombreuses  réflexions 
pratiques  dont  l'Italien  ne  lui  fournissait  pas  le  modèle;  et  si 
chez  lui  le  conteur  se  laisse  parfois  entraîner  à  peindre  avec 
agrément  et  d'une  façon  plaisante  les  indélicatesses  de  ses 
amoureux,  le  moraliste  et  le  chrétien  ne  tarde  pas  à  reparaître 
pour  condamner  leur  conduite  et  mettre  ses  lecteurs  en  garde 
contre  de  semblables  fautes.  Il  suffit  donc,  prétend-il,  d'être 
impartial,  pour  reconnaître  qu'en  dépit  du  charme  de  certaines 
peintures,  il  parle  de  l'amour  «  tout  ainsi  qu'un  bon  chirur- 
gien de  quelque  putréfaction  et  aposlume;  non  pour  le  nourrir, 
ains  à  fin  d'en  oster  la  corruption  ou  avec  le  feu,  ou  avec  la 
violencede  quelque  corrosive  incision».  «Je  descris  les  amours, 
dit-il  ailleurs,  non  comme  lascif,  ains  comme  celuy  qui  me 
moque  des  fols  et  me  ris  de  ceux  qui  se  transportent  à  crédit 
et  se  laissent  vaincre  par  leur  concupiscences,  et  accuse  les 
adultères,  déteste  les  infamies  et  abhorre  les  meurtres,  et  suis 
marry  que  le  monde  voye  des  hommes  si  insensez,  qui  se 
laissent  mourir  pour  un  plaisir  si  peu  durable  que  l'aise  du 
corps.  En  somme  je  loue  la  vertu  et  accuse  le  péché,  souhaitant 
que,  moy  changé  en  mieux  par  ceste  lecture,  je  voye  aussi  les 
autres  sentir  la  fin  de  leur  folie  avec  l'améliorementdeleur  vie.» 

Une  telle  conception,  en  éloignant  Belleforest  des  récits 
immoraux  où  la  satisfaction  d'un  amour  illégitime  ou  de 
passions  coupables  n'entraîne  aucun  malheur  après  elle,  l'obli- 
geait presque  nécessairement  à  donner  à  ces  peintures  du  vice 
un  dénouement  tragique.  Il  ne  faisait  d'ailleurs  en  cela  que 
justifier  le  titre  qu'il  avait  adopté  à  la  suite  de  Boaistuau.  El  en 
effet,  bien  qu'il  déclare  à  plusieurs  reprises  que  ses  histoires  ne 
sont  «  si  tragiques  que  comiques  »  et  (pie  c  le  parler  toujours 
de  meurtres  el  massacres  fasche  l'esprit  de  ceux  qui  ont  L'âme 
paisible»,  ces  tableaux  sonl  évidemment  ceux  qu'il  préfère, 
et  il  s'excuse  le  plus  souvent  auprès  de  son  Lecteur,  Lorsqu'il 
va  traiter  un  sujet  qui  o  n'est  que  tragi  comique  »,  à  moins 
qu'il  ne  s'agisse  d'un  récit  édifiant  dont  le  dénouement,  puni- 
être  moral,  doit  nécessairement  être  heureux. 


IUNDELI.O    EN    FRANCE    AU    \  M*    SIECLE  5!> 

Ainsi,  ce  sont  surtout  des  considérations  morales,  — d'une 
moralité,  nous  le  verrons,  très  Large  et  toute  relative,  —  qui  oui 
déterminé  noire  traducteur  dans  le  choix  qu'il  a  fait  des 
nouvelles  italiennes.  Mais  ses  préfaces  et  ses  sommaires  nous 
laissent  encore  entrevoir  chez  lui  quelques  autres  préférences. 
Qu'il  ait  proclamé  la  véracité  de  ses  histoires,  et  le  soin  qu'il  avait 
mis  à  en  établir  l'exactitude,  cela  n'est  pas  pour  nous  étonner. 
Nous  avons  vu  que  ces  protestations  étaient  pour  ainsi  dire 
de  rigueur  chez  tous  les  conteurs  au  xvie  siècle.  Nous  ne  serons 
guère  plus  surpris  de  l'entendre  témoigner  du  goût  du  public 
pour  les  histoires  récentes.  «  Mon  Bandel,  dit-il  au  duc 
d'Orléans,  sans  faire  tort  à  personne  peut  porter  le  tiltre 
d'Historien,  en  faisant  ses  comptes,  veu  qu'il  a  recueilly 
plusieurs  belles  et  notables  histoires,  qui  sont  ou  advenues 
de  nostre  aage,  ou  qui  n'en  sont  guères  eslongnées.  Et  en 
ce  a  il  imité  ce  véritable  historien  François,  le  sieur 
d'Argenton  :  lequel  a  fait  conscience  d'escrire  rien  que  les 
choses  advenues  de  son  temps,  et  soubz  les  Princes  desquels 
il  manioit  les  affaires.  »  Ce  n'est  pas  que  notre  traducteur  se 
soit  interdit  de  puiser  en  dehors  des  histoires  récentes,  mais 
lorsqu'il  offre  à  ses  lecteurs  un  récit  emprunté  à  l'Antiquité, 
il  éprouve  le  besoin  de  s'en  justifier  à  leurs  yeux  et  aux  siens. 
«  Je  ne  veux  estre  si  consciencieux,  écrit-il  que,  parmy 
histoires  de  nostre  siècle,  je  n'y  mesle  aussi  celles  qui  me 
semblent  rares  en  l'antiquité...,  »  d'autant,  ajoute  t-il  ailleurs, 
«  que  les  simples  et  peu  sçavans,  qui  ne  fueillettent  point  leurs 
livres  latins  et  grecs  ne  doivent  estre  frustrez  de  la  lecture 
des  exemples  rares  de  vertu,  lesquelz  on  leur  deust  proposer  en 
langue  entendue.  » 

11  semble  éprouver  de  semblables  scrupules  lorsqu'il  lui 
arrive  de  présenter  des  personnages  d'un  rang  social  peu  élevé; 
il  s'excuse  alors  de  paraître  rabaisser  le  genre  qu'il  traite  :  «  Je 
suis  marri,  dit-il  à  propos  d'une  de  ses  vertueuses  héroïnes, 
qu'elle  n'aye  esté  d'autre  calibre,  afin  de  ne  mesler  que  per- 
sonnes remarquées  en  nos  discours;  mais  puisque  le  cas  est 
digne  d'estre  recité  et  que  les  petits  commettent  souvent  des 
actes  aussi  signalez  que  les  plus  grans,  je  ne  seray  si  conscien- 


56  BULLETIN    ITALIEN 

tieux  de  vous  en  priver  du  plaisir...  »,  et  ailleurs,  dans  l'his- 
toire d'un  Gantois  qui  se  fit  passer  pour  noble  et  séduisit  la 
fille  de  son  maître  :  «  Ne  trouvez  estrange  que  je  vous  propose 
icy  l'histoire  d'un  serviteur  comme  chose  indigne  d'estre 
posée  entre  tant  de  gens  illustres  qui  sont  compris  en  ces 
nostres  discours;  car  la  condition  bien  souvent  n'oste  rien  de 
la  majesté  de  la  chose  et  couvre  des  esprits  plus  admirables 
que  ceux  qui  se  vantent  d'estre  grands  et  sont  pour  vray 
mignardez  de  l'heur  de  fortune.  »  Mais  le  public  était  diffi- 
cile a  convaincre,  et  trente-cinq  ans  plus  tard  (i6o5)  l'auteur 
de  La  vivante  Filonie  pouvait  déclarer  :  «  Notre  siècle  n'a  des 
yeux  que  pour  admirer  les  effets  des  créatures  bien  nées.  » 


On  sait  que  Belleforest,  en  reprenant  à  diverses  reprises  la 
traduction  des  nouvelles  de  Bandello  n'a  nullement  suivi 
l'ordre  des  éditions  italiennes;  voici,  pour  faciliter  les  recher- 
ches, une  concordance  du  texte  original  avec  l'adaptation 
française. 

Tome  I"  des  Histoires  tragiques.  Bandello. 

I.  Aleran  et  Adelasie I,  37 

II.  Dame  de  Guyenne  faussement  accusée  d'adultère  .    .  I,  24 

III.  Lubricité  et  cruauté  d'une  demoiselle  milanaise  .    .    .  III.  6a 

IV.  Cruauté  d'un  chevalier  albanais I.  5i 

V.  Châtiment    infligé    par    Nicolas    d'Esté    à    son   fils 

adultère I,  44 

VI..  Acte  généreux  d'Alexandre  de  Médicis  à  l'égard  de  la 

fille  d'un  meunier II,   1 5 

VII.  Simplesse  du  seigneur  de  Virle  et  sa  vengeance  .    .    .  III.   17 
VIII.  Vengeance  de  Meguolo  Lercaro  contre  l'empereur  de 

Trébizonde II.    14 

I\.  Un  esclave  mahométan  venge  la   mort  de  son  sei- 
gneur   I,  5a 

\     Impudiques   et   infortunées  amours  de   la  dame  de 

Chabrie  et  de  son  procureur  Tolonio II,  33 

XI.  Crimes  d'un  vieillard  amoureux III.  33 

XII.  Amours  de  Don  Diego I,  17 


BANDELLO    EN    FRANCE    AU    XYÏ    SIECLE  >7 

Tome  II. 

I.  Mariage  et  mort  d'Antonio  Bologne  et  de  la  duchesse 

de  Malfi I,  26 

II.  Vie  désordonnée  de  la  comtesse  de  Gelant 1,4 

III.  Acte  généreux  d'un  gentilhomme  siennois  envers  son 

ennemi .    .        I,  49 

IV.  Deux  amans  se  trouvant  ensemble  meurent,   l'un  de 

joie,  l'autre  de  douleur 1,  33 

V.  Cruautés  advenues  pour  l'adultère  d'un  des  seigneurs 

de  Nocère I,  55 

VI.  Courtoisie  du  roi  de  Marocco  envers  un  pécheur   .    .        I,  57 

VII.  Mort  de  Julie  de  Gazuolo I,    25 

VIII.  Aventures  d'un  amoureux I,  28 

IX.  Un  jeune  homme  napolitain  est  foudroyé  la  nuit  de 

ses  noces I,   1 4 

X.  Une  jeune  fille  échappe  à  la  poursuite  d'un  abbé  et 

le  châtie Il,     7 

XI.  Juste  sévérité  de  Jean  Maria,  duc  de  Milan,  à  l'égard 

d'un  curé  avare III,  25 

XII.  Emilie  tue  par  jalousie  Fabio,  son  amant,  et  se  tue 

elle-même H,     5 

XIII.  Un  esclave  maure  se  venge  sauvagement  des  coups 

que  son  maître  lui  avait  donnés.    .    - III,  21 

XIV.  Un  écolier  de  Bologne   meurt  de  peur  en   croyant 

faire  des  incantations  dans  un  tombeau III,   19 

XV.  Une  jeune  femme  s'éprend  de  son  peintre  et  quitte 

pour  lui  son  amant III,  23 

XVI.  Grande   vertu   de   Luchin   à   l'égard   de    celle   qu'il 

aimait II,  26 

XVII.  Générosité  de  Saich,  roi  de  Fez,  à  l'égard  de  Mahomet, 

seigneur  de  Dubdu II,  52 

XVIII.  Mort  de  deux  jeunes  amants  dont  le  roi  d'Angleterre 

avait  empêché  le  mariage III,  60 

Tome  III. 

I.  Honnête  ruse  de  deux  dames  vénitiennes I,   i5 

II.  Une  demoiselle  meurt  de  tristesse  en  apprenant  que 

son  mari  a  été  exécuté I,   i3 

III.  Un  mari  se  cache  dans  un  confessionnal  pour  enten- 

dre les  aveux  de  sa  femme,  et  la  tue I,     9 

IV.  Un  gentilhomme  obtient  par  ruse  celle  qu'il  aimait, 

alors  qu'il  avait  désespéré  de  l'obtenir I,   16 


58  BULLETIN     ITALIEN 

V.  Un  Lombard  tue  par  jalousie  sa  maîtresse,  et  se  tue 

lui-même 1,  20 

VI.  Générosité  et  vertu   d'Othon  à  l'égard  de  celle  qu'il 

aimait. I,   18 

VII.  Amours  de  Massinissa  et  de  Sophonisbe I,  4i 

VIII    Constantin  Boccali  obtient  l'amour  de  sa  dame  en  se 

précipitant  de  désespoir  dans  l'Adige I,  47 

IX.  Un  Modenois  amoureux  et  jaloux  se  pend I,  43 

X.  Un  Siennois  châtie  sa  femme  coupable  d'adultère.    .         I,   13 
XL  Généreuse  reconnaissance  du  Soudan  d'Egypte  envers 

Henry,  duc  des  Wandales,  devenu  son  prisonnier.      111.   .">- 
XII.   Un  amoureux  se  sert  de  la  religion  pour  ravir  la  vertu 

de  celle  qu'il  aime III,    19 

XIII.  Pandolphe  Néro,  que  sa  maîtresse  mourante  avait  fait 

enterrer  en  même  temps  qu'elle,  est  délivré  contre 

tout  espoir III,     1 

XIV.  Un  Flamand  se  fait  passer  pour  gentilhomme  et  séduit 

la  fille  de  son  maître III.     7 

XV.   Massacres  de  Mahomet  II  de  Turquie II,    1 3 

XVI.  Léonore  Macédoine,  après  avoir  dédaigné  l'amour  du 
marquis  de  Cotron,  devient  amoureuse  de  lui  et 

meurt  de  n'être  pas  payée  de  retour IL   22 

XVII.   Présomption  d'un  amoureux  et  ses  funestes  consé- 
quences    IL  38 

XVIII.  Amours  de  Timbrée  de  Cardone  et  de  Fenicie  Leonati.  I,  23 


Tome  IV. 

I.   Lutte  de  générosité  entre  Artaxerxès  et  son  courtisan 

Ariobarzane I.     2 

IL   Habileté   d'un   larron    qui    vola    les    trésors   du    roi 

d'Lgypte  et  devint  son  gendre I,  26 

III.  Buondelmont  de  Buondelmonti  est  cruellement  châ- 
tié d'avoir  manqué  à  sa  promesse  envers  sa  lian-  I,      1 

IV    Baudoin  de  Flandres  ravit  Judith,  fille  de  France,  et 

l'obtient  pour  épouse L     7 

V.  Amour  déshonnête  de  Faustine I,  30 

N  1.   Anne   de   Hongrie   répondit  par  une   loyale  amitié  à 

L'amour  d'un  courtisan \,  45 

VIL    l'nv  jeune   fille  abandonnée    de   celui   qu'elle    aimait 
recouvra    son   amour  après  l'avoir  servi  déguis 
en  page IL     5 


BANDELLO    i:\    FB  Vn<i      m      \n  I     SIÈ(  I  i 

\  III.  I  ne  jeune  femme  durant  un  voyage  de  son  suiir.nl  ol 
contrainte  par  ses  parents  de  se  marier.  Elle  s'éva- 
nouit et  est  enterrée  :  mais,  à  son  retour,  son  amant 

la  retrouve  vivante  dans  le  tombeau II,  'm 

IX.  Séleucus,  pour  sauver  son  fils,  lui  accorde  sa  propre 

femme  que  celui-ci  aimait Il,  55 

\.  Un  gentilhomme,  méprisé   de  celle  qu'il   aimait,  se 

pend  de  désespoir II,  58 

XI.  Une  jeune  femme  se  voyant  abandonnée  de  son  mari 
croit  s'empoisonner,  et  revient  à  la  vie  en  retrou- 
vant l'amour  de  son  mari II,  l\0 

XII.  Un  Mantouan,  jaloux  de  sa  femme  et  voulant  la  tuer, 

tue  sa  fille I,  59 

XIII.  Coutume  des  habitants  d'Hidreuse,  qui  peuvent  se 

tuer  lorsqu'ils  trouvent  qu'ils  ont  assez  vécu.    .    .         I,   58 

XIV.  Caractère   indépendant  et  aventures  du  peintre    Fi- 

lippo  Lippi I,  56 

XV.   Les  Éliens,  sous  la  conduite  d'une  femme,  se  vengent 

du  tyran  Aristotime III,     5 

XVI.  Théodore  Zizime  se  tue  par  jalousie III,  37 

XVII.  Continence  de  Cyrus  à  l'égard  de  Panthée III,     9 

XVIII.  Un  chevalier  espagnol   s'expose  à  plusieurs  dangers 
pour  obtenir  l'amour  de  sa  dame  et,  n'en  étant  pas 

récompensé,  cesse  de  l'aimer III,  39 

XIX.  Meurtres  de  Rosemonde,  femme  d'Alboin,  et  sa  mort.  111,   18 


Étude  de  la  traduction. 

En  quelques  lignes  de  son  très  intéressant  ouvrage  sur  les 
origines  du  roman  réaliste,  M.  Reynier  a  caractérisé  avec 
beaucoup  de  justesse  les  principales  modifications  que  Belle- 
forest,  dans  ses  Histoires  tragiques,  a  apportées  à  son  modèle; 
et  il  n'hésite  pas  à  déclarer  que  ces  sacrifices  faits  au  goût  du 
public  par  l'adaptateur  français,  s'ils  expliquent  suffisamment 
le  vif  succès  de  ces  petits  volumes,  ne  peuvent  que. nous  faire 
regretter  aujourd'hui  la  vie,  la  gaîté  et  le  réalisme  du  novelliere 
italien.  «En  somme,  »  conclut-il,  «  aucun  de  ses  changements 
n'est   heureux.  »    L'étude   de  ces    transformations    et   de  ces 


ÔO  BULLETIN    ITALIEN 

sacrifices,  qui  fait  l'objet  du  présent  chapitre,  confirmera  le 
plus  souvent  ce  jugement  sévère.  Peut-être  aussi  pourrons - 
nous  relever  çà  et  là.  dans  les  modifications  du  traducteur, 
sinon  de  très  heureux  résultats,  du  moins  quelques  tentatives 
ou  quelques  intentions  intéressantes. 

Il  est  assez  malaisé  dans  une  étude  de  ce  genre  d'éviter  la 
monotonie  et  les  retours  en  arrière.  Afin  de  mettre  au  moins 
un  peu  de  clarté  dans  ces  remarques,  je  crois  utile  d'indiquer 
à  l'avance  Tordre  que  je  suivrai.  Considérant  d'abord  l'œuvre 
de  Belleforest  de  l'extérieur,  je  passerai  rapidement  en  revue 
les  rares  modifications  de  détails  ou  de  faits  précis,  puis  les 
suppressions  ou  abréviations  que  nous  présentent  les  Histoires 
tragiques.  Ensuite  l'examen  du  procédé  presque  constant  de 
notre  adaptateur,  je  veux  dire  les  traductions  développées  et 
les  additions,  m'amènera  à  envisager  successivement  les  divers 
principes  qui  semblent  l'avoir  dirigé  :  j'examinerai  ainsi  ses 
développements  historiques,  moraux,  psychologiques,  et  je 
terminerai  par  une  étude  des  procédés  littéraires  et  du  style 
de  ce  médiocre  écrivain. 


Quoique,  à  bien  des  égards,  la  traduction  de  Belleforest  soit 
plus,  et  plus  fâcheusement  infidèle  que  celle  de  Boaistuau, 
on  peut  dire,  je  crois,  que  les  modifications  pures  et  simples 
d'épisodes  ou  de  détails  précis  sont  moins  fréquentes  et  moins 
importantes  dans  les  soixante-sept  nouvelles  qu'il  a  adaptées 
que  dans  les  six  de  son  prédécesseur.  Les  changements  relatifs 
à  un  fait  historique  sont  tout  à  fait  exceptionnels.  Par  exemple, 
dans  la  première  histoire,  celle  d'Aleran  et  d'Adélasie,  l'em- 
pereur Othon  Ier  devient  Othon  II,  et  par  suite  son  fils,  le  père 
de  la  jeune  princesse,  n'est  plus  Othon  II,  mais  Othon  III.  11 
est  assez  malaisé  de  déterminer  les  motifs  de  ce  changement. 
Aleran  étant  mort  vers  990  ne  saurait  être  gendre  d'Othon  III. 
qui  n'atteignit  sa  majorité  qu'en  996.  On  sait,  d'ailleurs,  que 
ce  mariage  avec  la  fille  île  L'empereur  est  une  pure  Légende. 
Nous  la  trouvons,  dès  le  début  du  \i\  siècle, exposée  par  frère 
Ja<  opo  di  Acqui,   et   la   plupart   des   chroniqueurs  jusqu'au 


BAN  DEL  LO    EU    lu.wci.    u      \\i     SIÈCLE  6l 

xvir  siècle  ont  repris  tous  les  détails  de  cette  histoire,  l'enlè- 
vement de  la  princesse,  la  vie  misérable  que  mènent  les  deux 
époux,  puis  le  pardon  de  l'empereur  et  les  possessions  dont 
il  comble  la  famille  de  son  gendre.  Plusieurs  pourtant  s'étaient 
aperçus  dès  le  xv'  siècle  que  le  père  de  la  jeune  femme  devait 
être  Othon  Pr  et  non  Othon  II;  mais  ce  n'est  que  Gioffrcdo 
délia  Chiesa  qui,  au  début  du  xvr"  siècle,  dans  sa  Cronaca  di 
Saluzzo,  rectifia  une  partie  au  moins  de  ces  fables1.  Ni  Bandello 
ni  Belleforest  ne  connaissaient  sans  doute  ces  découvertes,  et 
le  traducteur  s'est  borné  à  ajouter  une  nouvelle  invraisem- 
blance à  son  modèle.  Son  intervention  est  plus  heureuse 
dans  la  première  nouvelle  de  son  troisième  tome  :  il  y  rem- 
place le  nom  de  Barbadigo  par  la  forme  plus  autorisée  de 
Barbarigo  (=  Barbarique).  Dans  la  nouvelle  de  Massinissa  et 
de  Sophonisbe,  Belleforest  conteste  le  témoignage  de  l'auteur 
italien  en  s'appuyant  sur  celui  d'Appien.  Bandello  avait  écrit, 
en  effet,  à  propos  du  siège  de  Girta  par  Massinissa  et  Lelius  : 
«  Era  in  quella  Sofonisba  moglie  di  Siface,  e  figliuola  di  Asdru- 
bale  di  Giscone,  la  quale  aveva  alienato  Panimo  del  marito  dai 
Romani  con  i  quali  ero  collegato,  e  mediante  le  suasioni  di 
quella  s'era  messo  per  difendere  i  Gartaginesi.  »  Pour  tout  ce 
récit,  le  traducteur  s'est  reporté  à  l'histoire  delà  guerre  lybique 
de  l'auteur  grec,  qui  lui  a  permis  de  développer  les  indications 
rapides  de  Bandello  et  d'introduire  bien  des  considérations 
générales.  Mais  il  est  surtout  heureux  de  rectifier  sur  un  point 
précis  une  affirmation  de  son  modèle,  et  de  montrer  ainsi  sa 
finesse  et  son  érudition.  «  En  ce  passage  du  siège  de  Cirte,  j> 
remarque-t-il,  «  Bandel  contredit  à  Appian,  veu  que  l'Alexan- 
drin tient  que  les  habitans  de  ladite  cité  vindrent  présenter  le 
royaume  de  Syphax,  et  avoient  charge  expresse  de  Sophonisbe 
d'inciter  Massinissa  à  son  mariage.  Mais  Appian  estant  bref  en 
son  discours  a  teu  ce  qui  est  aisé  à  entendre,  veu  mesmement 
que  l'amy  des  Romains  entré  avec  son  armée  en  la  cité  susdite 
et  s'en  estant  party  après  l'alliance  avec  Sophonisbe  pour  aller 

i .  On  trouvera  un  certain  nombre  de  ces  chroniques  dans  la  collection  des 
Monumenta  historiae  patriae,  publiée  à  Turin  en  18/jo  sq.,  in  fol.  Les  passages  relatifs  à 
Aleran  et  Adélasie  sont  notamment  t.  I,  col.  979-80;  t.  II,  col.  396-97,  36i  ;  t.  lll, 
col.  847-56,  1086-87,  i533-38. 


(J2  Bt  LLET!»    I  i  Mil  n 

trouver  Scipion,  il  laissa  sa  favorite  à  Cirte.  »  Ailleurs,  ce  ne 
sont  pas  à  proprement  parler  des  rectifications,  mais  des  préci- 
sions que  Belleforest  apporte  à  son  modèle.  Il  nous  apprend 
par  exemple  que  le  dénouement  d'une  aventure  tragique 
contée  par  l'auteur  italien  a  eu  lieu  à  Milan,  h  quoy  qu'il  le 
vueille  dissimuler  ».  Bandello,  en  effet,  se  contentait  de  placer 
la  scène  dans  une  cité  du  duché  de  Louis  Sforza.  Au  début 
d'une  autre  nouvelle  (Dame  de  Guyenne  faussement  accusée 
d'adultère),  Bandello  avait  présenté  son  héros  en  ces  termes  : 
«  Nel  reaine  di  Francia  fu  gia  un  signor  délia  Rocca  Soarda.  » 
Belleforest  déclare  que  par  respect  pour  ce  seigneur  il  taira 
son  nom,  mais  il  nous  donne  sur  lui  plusieurs  détails  que  ne 
fournissait  pas  l'italien.  «  En  nostre  Aquitaine  fut  jadis  un 
seigneur,  les  terres  et  seigneuries  duquel  estoiententre  Lymosin 
et  Poictou,  et  qui  de  toute  antiquité  a  tenu  lieu,  soit  en  sang 
ou  richesses  entre  les  premiers  de  tout  le  païs,  estant  ceste 
maison  hautement  apparentée  et  qui  tousjours  a  eu  assez 
d'entrée  et  de  faveur  tant  en  la  court  des  anciens  ducs  de 
Guienne  et  comtes  de  Poictou  que  depuis  en  ça  aux  cours 
royales  de  la  majesté  de  noz  roys  très  chrestiens.  » 

En  dépit  des  apparences,  il  n'y  a  clans  ce  passage  aucune 
modification  de  la  part  du  traducteur.  La  forme  Rocca  Sourdft 
cachait  le  nom  de  Bochcchouart,  et  Belleforest  s'est  borné  à 
donner  quelques  renseignements  sur  cette  famille  bien  connue, 
sans  la  désigner  plus  précisément. 

Pour  la  plupart  des  exemples  qui  précèdent,  Les  changements, 
réels  ou  apparents,  de  Belleforest  s'appuient  donc  sur  l'histoire. 
En  voici  au  contraire  qui  paraissent  de  pure  fantaisie.  Je 
signalerai  seulement  en  passant  des  divergences  de  détail  que 
peut  expliquer  soil  une  Lecture  trop  rapide  du  texte  italien 
par  le  traducteur,  soit  une  inadvertance  du  typographe:  par 
exemple  au  lieu  de  tfece  nel  solajo  un  piccielo  buco  »  le 
français  porte  i  il  veid  un  petit  trou  en  la  muraille  n. 

Il  n'y  a  pas  lieu  non  plus  d'insister  sur  quelques  exagérations 
qu'on  rencontre  çà  el  là  dans  sa  traduction.  Ainsi  L'amoureux 
Diego  ne  demeure  pas  quatorze  ou  quinze  mois,  mais  vingt- 
deuz  (Luis  >>;i  grotte,  el  une  menace  de  mort  de  dix  personnes 


BANDELLO    EN    FRANCE    U     wi*    SIÈCLE  ()3 

devient  celle  de  «  plus  grande  compagnie  que  le  coupable 
n'eust  eu  de  suiltc  eu  espousant  la  nièce  du  rov  lorsqu'on  les 
eust  menez  au  temple  ».  D'autres  lois  ce  sont  certains  détails 
précis  et  de  peu  d'importance  que  Bellcforesl  modifie  pour 
rendre  un  épisode  plus  vraisemblable  ou  au  contraire  en  vue 
d'une  situation  piquante  ou  d'un  effet  littéraire.  Dans  la  non 
vclle  d'Alexandre  de  Médicis  et  de  son  courtisan,  le  duc,  au 
lieu  de  se  rendre  chez  le  meunier  après  son  repas,  lui  fait  dire 
qu'il  dînera  chez  lui.  Plus  loin  il  feint  de  rencontrer  par  hasard 
le  courtisan,  tandis  que  dans  la  nouvelle  italienne  il  lui  décla- 
rait qu'il  venait  visiter  son  palais.  Dans  une  autre  nouvelle,  au 
lieu  de  tuer  lui-même  le  Soudan,  Mahomet  laisse  ce  soin  à  la 
multitude.  Ailleurs  enfin,  à  propos  du  meurtre  de  la  femme  de 
Tolonio  par  celui-ci,  Bandello  nous  racontait  que  le  père  de  la 
victime  avait  appris  par  une  servante  que  la  veille  la  jeune 
femme  s'était  couchée  bien  portante:  chez  Bcllcforest  il  a  dîné 
avec  elle,  et  sa  certitude  comme  son  témoignage  devant  les 
juges  acquiert  par  là  une  nouvelle  force. 

Assurément  il  ne  faudrait  pas  raffiner  sur  ces  légers  change- 
ments, et  prêter  à  tout  propos  à  Bcllcforest  des  intentions  très 
profondes.  Il  est  bien  difficile  par  exemple  d'expliquer  pour- 
quoi, après  nous  avoir  dit,  suivant  Bandello,  que  le  meurtre 
de  Buondelmont  avait  mis  tout  le  peuple  en  émoi  et  en  armes, 
il  rectifie  aussitôt  la  portée  de  son  affirmation  en  ajoutant: 
«  Mais  oyans  que  c'estoit  une  querelle  privée  chascun  se  retira 
laissant  les  Amidées  Ubert  et  Fisantes  armez  contre  le  Buon- 
delmont. »  L'italien,  au  contraire,  nous  apprenait  que  la  ville 
s'était  divisée  en  deux  factions.  Pourquoi  aussi  Belleforest 
a-t  il  prêté  au  faux  ambassadeur  de  Mahomet  à  Saïch  une  tout 
autre  harangue  que  celle  que  lui  fournissait  Bandello?  Ici 
l'envoyé  apportait  les  excuses  de  son  maître;  là  il  essaie  de 
nier  son  entreprise  et  il  est  facilement  convaincu  de  mensonge 
par  Saïch  ! . 

Mais  en  général  ce  sont  des  raisons  plus  importantes  et  plus 
nettes  qui  ont  amené  Belleforest  à  s'écarter  de  son   modèle. 

t.  M.  Picco  (Nozze  Soldatti  Munis)  a  montré  fort  justement  que  Handello  avait 
suivi  pour  cette  nouvelle  le  récit  de  la  Description  d'Afrique  par  Léon  l'Africain. 


64  BULLETIN    ITALIEN 

A  la  fin  de  la  nouvelle  de  Leonore  et  d'Emmanuel,  l'amoureux, 
lassé  enfin  et  irrité  des  périls  auxquels  sa  maîtresse  l'expose 
par  plaisir,  se  décide  à  renoncer  à  elle  :  chez  Bandello,  il  la 
soulïletait  avec  le  gant  ramassé  dans  la  cage  aux  lions;  chez 
Belleforest,  il  se  borne  à  lui  adresser  de  sévères  paroles  avant 
de  se  retirer.  Le  respect  des  convenances,  aussi  bien  que 
l'amour  des  discours  explique  suffisamment  cette  modification. 
Dans  le  texte  italien  de  Baudoin  de  Flandres,  l'empereur  était 
contraint  par  la  guerre  de  ratifier  l'union  secrète  de  sa  fille 
avec  Baudoin;  Belleforest  a  pensé  sans  doute  que  cette  accepta- 
tion forcée  laisserait  le  lecteur  mécontent,  et  chez  lui  l'Empe- 
reur pardonne  de  son  plein  gré  au  ravisseur  sa  violence  en 
considération  de  son  amour.  L'intention  du  traducteur  est 
encore  plus  visible  dans  le  récit  des  amours  et  de  la  légèreté 
de  Buondelmont.  Celui-ci,  après  avoir  promis  d'épouser  une 
jeune  fille  de  la  famille  des  Donati,  se  marie  à  la  fille  d'un 
Amidaeo.  L'auteur  italien  nous  le  montrait  recherché  la  pre- 
mière fois  par  la  mère  et  presque  forcé  de  promettre  le  mariage, 
la  seconde  fois  engagé  sans  amour  par  un  de  ses  amis.  Dans 
la  nouvelle  française,  la  faute  est  plus  grave,  et  le  caractère  de 
l'amoureux,  encore  que  superficiel,  prête  davantage  à  l'analyse 
psychologique.  C'est  Buondelmont  lui-même  qui,  après  avoir 
fait  des  œillades  à  la  jeune  fille  des  Donati,  s'éprend  de  la  fille 
des  Amidaei,  et  est  mis  en  demeure  par  ceux-ci  de  se  déclarer 
ou  de  cesser  ses  galanteries.  Mais  la  modification  la  plus  visible 
que  Belleforest  ait  apportée  à  son  modèle  est  peut-être  celle 
que  présente  l'histoire  de  Constantin  Boccali.  Le  tableau  des 
premières  caresses  des  deux  amants  contenait  chez  Bandello 
des  détails  dont  le  réalisme  a  sans  doute  choqué  notre  traduc- 
teur, car  ilaremplacéledénouement  par  nu  autre  tout  différent  : 
s'il  introduit,  suivant  son  habitude,  deux  lettres,  et  même  un 
tournoi  illustré  d'emblèmes  et  de  devises,  il  se  tait  sur  la 
mésaventure  de  l'amoureux  où  s'était  complu  la  grivoiserie  de 
Bandello,  et  il  se  contente  de  cette  vague  formule:  a  Quant  > 
qui  se  passa  entre  les  deux  amans,  je  m'en  rapporte  à  l'autlieur 
italien,  et  laisse  penser  à  tout  poursuyvant  comme  il  se  gou- 
verneroit  en  telle  occurence.  » 


BANDELLO    EN    FRANCE    AU    XVI*    SIECLE 


6.'; 


On  voit  qu'à  l'exception  de  ce  dernier  exemple,  les  change- 
ments précis  apportés  par  Belleforest  sont  en  somme  peu 
importants;  j'ajoute  qu'ils  sont  assez  rares.  Mais  si  dans  l'en- 
semble l'adaptateur  ne  s'éloigne  pas  trop  des  idées  et  des  indica- 
tions de  l'italien,  il  ne  s'attache  nullement  à  en  reproduire  la 
forme,  et  il  remanie  des  pages  entières  avec  une  liberté  telle 
qu'on  peut  se  demander  si  ce  prétendu  traducteur  avait  la  plu- 
part du  temps  le  texte  italien  sous  les  yeux.  En  voici  un  exemple 
tiré  de  la  nouvelle  d'Alexandre  de  Médicis  et  de  son  courtisan  : 


Cominciô  a  far  la  ruota  del  pavonc  a 
torno  a  costei  ;  c  con  tutti  quci  modi  che 
sapeva  i  migliori,  s'affaticava  di  renderla 
pieghevole  ai  suoipiaceri;  ma  ella  punto 
di  lui  non  si  curava,  e  tanto  mostrava 
aggradir  l'amor  che  Pietro  le  portava, 
quanto  i  cani  si  dilettano  délie  busse.  E 
perche  il  più  délie  volte  avviene  che, 
quanto  più  un  amante  si  vede  interdetla 
la  cosa  amata,  egli  più  se  n'accende,  e  più 
desidera  venir  alla  conclusione;  e  moite 
volte  cio  che  da  scherzo  si  faceva,  si  fa 
poi  da  dovero;  l'amante  tanto  si  senti 
accender  dell'  amore  délia  detta  mugna- 
juola,  che  ad  altro  non  poteva  rivolger 
l'animo;  di  modo  che  disperando  di  con- 
seguir  l'intento  suo,  e  non  potendo  molto 
lungamente  restar  in  villa,  piu  sentiva 
crescer  l'appetito  e  l'ardente  voglia  di 
goder  la  cosa  amata.  Onde  provati  tutti 
quei  modi  che  gli  parvero  a  proposito  di 
facilitar  l'impresa,  corne  sono  l'ambas- 
ciate,  i  doni,  le  larghe  promesse,  e  talora 
le  minacce  ed  altre  simili  arti  che  dagli 
amanti  s'usano,  e  che  le  rufïiane  sanno 
ottimamente  fare;  poichè  s'accorse  che 
pestava  acqua  in  mortajo,  e  che  effetto 
alcuno  non  riusciva,  avendo  assai  pensato 
sopra  la  durezza  délia  fanciulla,  e  senten- 
dosi  indarno  affaticare,  ed  ogni  mancar 
la  speranza... 


Arrivé  qu'il  fut  en  sa  maison  champes- 
tre,  il  commença  a  faire  la  ronde  à  l'en- 
lour  du  moulin  ou  se  tenoit  s'amye; 
laquelle  n'estoit  pas  si  sotte  que  sans  trop 
penser  ne  soupçonnast  à  quoy  tendoient 
les  allées  et  venues  du  pèlerin,  et  pour 
quelle  proye  avoir  il  menoit  ses  chiens 
en  lesse,  et  faisoit  tendre  tant  de  filets  et 
cordes,  par  veneurs  de  tous  aages  et  seies, 
lesquelz  en  descouvrant  pays  s'essayoient 
de  deffricher  les  buissons  pour  prendre 
la  beste  en  forme.  À  ceste  cause  elle  aussi 
de  son  costé  se  prist  à  fuir  le  piège  de  tels 
oiseleurs  et  la  meute  des  chiens  qui  cou- 
roient  après  elle,  et  n'esloignait  guère  la 
maison  du  bonhomme  son  père  ;  dequoy 
ce  pauvre  amant  cuida  désespérer,  ne 
sçachant  par  quel  moyen  il  cheviroit  de 
celle  qu'il  ne  pouvoit  trouver  à  propos 
pour  luy  faire  entendre  ses  plaintes,  et 
luy  manifester  avec  la  passion  desmesurée 
de  son  cœur,  le  ferme  amour  et  vouloir 
sincère  par  lesquelz  il  estoit  le  plus  que 
bien  affectionné  et  à  luy  obéir  et  à  l'ay- 
mer  sur  toute  autre  ;  et  ce  qui  plus 
accroissoit  sa  langueur  estoit  que  d'une 
grande  trouppe  de  messages  qu'il  avoit 
mis  après,  avec  force  dons,  et  promesses 
de  mieux  pour  l'advernir  il  n'en  y  eut 
pas  un  qui  peust  esbranler  tant  peu  soit 
la  chasteté  de  ceste  pudicque  et  modeste 
pucelle... 


Si  les  procédés  et  les  intentions  de  Belleforest  ne  se  laissent 
guère  déterminer  d'après  les  modifications  qu'il  apporte  à  son 
modèle,  peut-être  ses  suppressions  et  ses  abréviations  nous 
éclaireront-elles  mieux  à  cet  égard.  Il  importe  tout  d'abord 
d'établir  une  distinction  entre  le  quatrième  tome  des  Histoires 


,R.    STUREL. 


66  BULLETIN    ITALIEN 

tragiques  et  les  trois  précédents.  Une  simple  constatation 
matérielle  et  presque  mathématique  nous  y  conduit.  Parmi 
les  quarante-huit  nouvelles  des  trois  premiers  tomes,  il  n'en 
est  pas  une  qui.  ne  soit  plus  étendue  dans  la  rédaction  fran- 
çaise que  dans  l'original,  cl  pour  certaines  le  nombre  des 
pages  a  triplé,  quadruplé  et  même  quintuplé.  Dans  le  qua- 
trième volume,  au  contraire,  sur  dix-neuf  histoires,  cinq  sont 
plus  courtes  que  les  nouvelles  italiennes  correspondantes,  et 
plusieurs,  dans  cette  transformation,  ont  diminué  de  moitié. 
Sans  doute,  ce  volume  lui-même  contient  bien  des  développe- 
ments aussi  considérables  que  les  précédents,  mais  le  contraste 
général  est  trop  net  et  trop  saisissant  pour  qu'on  puisse 
l'attribuer  au  hasard.  Il  me  paraît  d'ailleurs  impossible  de 
déterminer  la  cause  de  ces  réductions.  Belleforest  —  s'il  est 
bien  le  seul  rédacteur  du  IVe  tome  —  a-t-il  jugé  que  certaines 
de  ces  histoires  (qu'aussi  bien  il  avait  jusque-là  négligées)  ne 
méritaient  pas  d'être  développées  ou  même  traduites  intégra- 
lement? Le  temps  lui  a-t-il  manqué? — nous  avons  vu,  en  effet, 
que  l'apparition  de  ce  tome  avait  suivi  de  dix-huit  mois  celle 
du  précédent,  A-t-il  craint,  enfin,  de  dépasser,  les  limites  d'un 
«juste  volume  »,  d'autant  qu'il  voulait  ajouter  à  ces  dix-neuf 
nouvelles  sept  histoires  de  sa  façon?  Il  serait  téméraire  de  se 
prononcer;  et  l'étude  de  ces  modifications  elles-mêmes  ne 
nous  permet  pas  de  répondre  à  cette  question.  Plusieurs 
d'entre  elles  s'expliquent  par  de  bonnes  raisons,  et  nous 
savons  gré  au  traducteur  d'avoir  ainsi  allégé  son  récit  ;  mais 
nous  avons  l'impression  néanmoins  (pie  dans  les  tomes  précé- 
dents il  n'aurait  pas  procédé  de  cette  façon. 

La  suppression  pure  et  simple  d'un  passage  un  peu  impor 
Luit  reste  d'ailleurs  assez,  rare  :  c'est  le  cas.  par  exemple,  dans 
L'histoire  de  la  jeune  tille  déguisée  en  paire  pour  servir  Bon 
amant,  d'un  épisode  amoureux  d'une  demi-page,  l'entretien 
du  jeune  homme  avec  son  ancienne  maîtresse;  pui-,  [>lu> 
loin,  d'un  dialogue  assez  long  dans  lequel  l'amoureux  enga- 
geait à  son  Bervice  la  jeune  Bile  travestie.  L'histoire  de 
Séleucus  nous  fournit  une  suppression  aussi  importante,  mais 
plus  explicable  :  il   s'agit    du   récit    inutile   que    le    roi   faisait 


BANDELLO    EN    FRANCE    Al'    XVl'    SIFCLE  67 

à  son  armée,  et  de  la  célébration  du  mariage  dWnliochus. 
De  même,  dans  la  nouvelle  de  la  jeune  femne  qui  se  croit 
empoisonnée,  Belleforest  néglige  ci iuj  pages  d'entretien  et  de 
plaintes  qui  traînaient  le  récit  en  longueur,  et  qui,  d'ailleurs, 
étaient  reprises  plus  loin  presque  sans  changement.  Enfin,  nous 
lisons  dans  la  nouvelle  d'Ariobarzanc  bien  des  épisodes  qui 
n'ont  pas  passé  dans  la  version  française  :  par  exemple, 
l'indication  du  mariage  du  roi,  de  l'envoi  de  la  seconde  dot, 
les  paroles  de  l'ambassadeur  d'Ariobarzane  au  roi  et  à  ses 
courtisans,  et  le  récit  assez  long  du  supplice  du  faucon, 
allégué  par  les  conseillers  d'Artaxerxès. 

A  côté  de  ces  épisodes,  Belleforest  omet  assez  souvent  aussi 
certaines  considérations  générales  de  Bandello  sur  les  caprices 
de  la  fortune,  les  effets  de  la  jalousie,  le  sexe  féminin,  les 
mésalliances,  ou  la  façon  dont  certaines  dames  traitent  leurs 
serviteurs  de  basse  condition.  Ce  n'est  pas,  nous  le  verrons, 
qu'il  n'aime  à  développer  des  idées  de  ce  genre;  mais  s'il  le 
fait  volontiers  en  son  propre  nom,  il  se  soucie  moins  de 
traduire  les  réflexions  de  son  modèle. 

Belleforest  d'ailleurs  ne  se  contente  pas  de  ces  suppressions. 
S'il  a  réduit  comme  il  l'a  fait  les  nouvelles  de  son  quatrième 
tome,  c'est  surtout  en  abrégeant  bien  des  passages  et  des 
épisodes  que  sans  doute  dans  ses  volumes  précédents  il  aurait 
complaisamment  développés.  Ainsi,  dans  l'histoire  de  Nicole 
déguisée  en  page,  il  réduit  beaucoup  un  long  morceau  de 
Bandello  dont  l'intérêt  psychologique,  les  dialogues  et  les 
tableaux  voluptueux  devaient  pourtant  le  séduire  ;  et  si,  dans  la 
nouvelle  de  la  jeune  femme  qui  se  croit  empoisonnée,  il  ajoute, 
suivant  son  habitude,  des  réflexions  et  des  rapprochements  his- 
toriques, il  abrège  en  revanche  non  seulement  les  parties  pure- 
ment narratives,  mais  encore  bien  des  développements  qu'il 
eut  allongés  jadis  comme  les  plaintes,  les  lettres,  les  entreliens. 
Il  n'est  pas  jusqu'au  récit  de  la  naissance  de  l'amour  et  des  pre- 
miers aveux  qu'il  ne  résume  parfois,  comme  dans  l'histoire  de 
l'enterrement  simulé  et  du  voyage  à  Baruth.  Mais  les  exemples 
les  plus  fréquents  et  les  plus  importants  d'abréviations  se  rap- 
portent aux  dénouements,  et  ce  n'est  pas  là  une  simple  coïnci- 


68  BULLETIN     ITALIEN 

dencc.  Belleforest  s'intéresse  surtout  à  la  psychologie,  à  la  nais- 
sance des  sentiments,  qu'il  développe,  nous  le  verrons,  d'une 
façon  souvent  démesurée.  Une  fois  l'amour  déclaré  et  satisfait, 
le  dénouement  lui  importe  peu  :  en  une  demi-page,  il  résume 
les  neuf  dernières  pages  île  l'histoire  de  la  reine  de  Hongrie, 
qui  pour  récompenser  son  soupirant  le  fait  nommer  secrétaire 
de  Charles-Quint;  ailleurs,  une  page  lui  suffit  pour  rendre  un 
dénouement  de  six  pages,  dont  il  a  supprimé  les  quiproquos, 
les  tableaux  un  peu  risqués  el  beaucoup  d'autres  détails. 

Parmi  les  nouvelles  des  trois  premiers  tomes,  il  n'en  est 
qu'une,  l'histoire  des  deux  dames  vénitiennes  et  de  leurs 
maris,  qui  présente  un  système  de  traduction  analogue.  Si 
Belleforest  en  a  développé  la  première  partie  à  son  ordinaire. 
il  a  en  revanche  un  peu  abrégé  toute  la  seconde,  par  exemple 
les  discours  d'Isotte,  ou  le  dénouemenl.  Dans  ses  autres 
nouvelles,  on  trouve  bien  encore,  çà  et  là,  des  passages  qu'il  a 
allégés  de  quelques  détails  ;  mais  presque  toujours  il  est  possi- 
ble d'expliquer  ces  modifications  par  certains  principes,  ou  du 
moins  par  certaines  tendances  ou  préférences  de  Belleforest. 

Tout  d'abord,  il  a  l'habitude  de  laisser  à  Bandello  les 
réflexions  personnelles  que  celui-ci  faisait  au  début  de  s  - 
nouvelles,  et  qui  ne  pouvaient  guère  intéresser  que  ses  pre- 
miers auditeurs,  ou  tout  au  moins  un  public  italien.  Beaucoup 
de  ces  préambules,  en  effet,  se  rapportaient  à  des  faits  récents, 
relatifs  soit  au  narrateur,  soit  à  ses  protecteurs,  et  les  lecteurs 
français  de  Belleforest  n'auraient  sans  doute  ni  goûté  ni  com- 
pris ces  détails  et  ces  allusions  précises.  J'ajoute  que.  même 
Lorsqu'il  arrive  à  Bandello  de  développer  des  considérations 
générales,  Belleforest  les  néglige  le  plus  souvent,  quitte  à  les 
remplacer,  comme  toutes  les  digressions  qu'il  supprime,  par 
des  réflexions  psychologiques  ^u  morales.  Au  couis  du  récit, 
d'ailleurs,  les  développements  de  ce  genre  sonl  assez  rares  chei 
l'auteur  italien  mais  il  est  d'autres  passages  que  le  traducteur 
supprime  d'ordinaire.  Ce  sont,  par  exemple,  certains  épisodes 
qu'il  juge  trop  grossiers  om  grivois,  s.ms  condamner  absolu- 
ment les  situations  un  peu  risquées,  et  Bans  s'interdire  tou 
jours  les  expressions  crues  <»n  plaisantes,  Belleforest  évite  eu 


BA.NDELLO   F,n    FRANC!      M     CTl"    SIÈCLE  6g 

général  de  s'appesantir  sur  ces  sujets  et  de  s'attarder  à  ecs 
peintures.  Ainsi,  dans  l'histoire  du  Gantois  qui  se  fait  passer 
pour  noble,  il  négligera  un  épisode  assez  répugnant,  et 
du  reste  tout  à  fait  inutile  :  la  jeune  fille,  pour  obtenir  le 
secret  d'une  jeune,  puis  d'une  vieille  servante,  était  obligée  de 
partager  avec  elles  les  caresses  de  son  amant. 

Si  cette  suppression  pouvait  être  réclamée  par  les  bien- 
séances, d'autres  ont  sans  doute  pour  but  d'éviter  des  redites 
ou  une  certaine  monotonie.  Dans  la  nouvelle  du  Soudan,  par 
exemple,  l'entretien  avec  Caïm,  qui  reproduisail  à  peu  près  le 
précédent  avec  Mahomet,  est  rendu  en  deux  lignes  par 
Belleforest.  Dans  l'histoire  de  la  dame  deChabrie,  il  supprime 
le  passage  de  Bandello  relatif  aux  soupçons  du  page,  qui  était 
sans  intérêt  après  les  soupçons  analogues  du  premier,  puis  du 
second  fils  de  la  dame.  Il  en  est  de  même  de  la  partie  d'échecs 
entre  Artaxerxès  et  Ariobarzane,  qui  pouvait  sembler  une  pale 
réplique  après  le  tableau  des  deux  autres  circonstances  où  la 
courtoisie  du  sénéchal  irritait  le  roi. 

Ailleurs,  assez  rarement  il  est  vrai,  un  épisode  est  supprimé, 
simplement,  semble-t-il,  parce  qu'il  était  inutile  à  la  peinture 
des  sentiments  et  qu'il  retardait  l'action,  sans  d'ailleurs 
fournir  matière  à  des  ornements  littéraires  tels  que  les 
discours  ou  les  lettres  :  ainsi  la  passade,  entre  tant  d'autres, 
de  Pandore  avec  Franciotto  Placido;  l'amour  d'un  des  servi- 
teurs de  Genièvre  pour  la  confidente  de  celle-ci,  et  son  complot 
contre  Diego;  ou  l'intervention  de  l'ami  de  Philibert,  qui  se 
déguise  en  marchand  pour  plaider  la  cause  de  l'amoureux 
auprès  de  Zilie.  On  peut  rapprocher  de  ces  suppressions  les 
abréviations  considérables  que  Belleforest  apporte  à  la  des- 
cription du  combat  singulier,  dans  l'histoire  d'Aleran  et 
d'Adélasie,  ou  au  récit  du  dénouement  dans  les  nouvelles 
de  Philibert,  de  Salimbene  ou  de  Timbrée  de  Gardone. 
A  propos  de  cette  dernière  le  traducteur  nous  déclare  qu'il  ne 
s'attardera  pas  à  raconter  les  noces  des  deux  sœurs  et 
l'accueil  qui  leur  est  fait  à  la  cour,  et  il  se  livre  durant  plus 
de  deux  pages  à  des  considérations  morales.  Visiblement  la 
description    pure,    le    récit    proprement   dit   ne   l'intéressent 


70  BULLETIN    ITALIE* 

qu'autant  qu'ils  servent  à  mieux  faire  connaître  les  sentiments 
des  personnages;  l'étrangelé  des  épisodes  ne  le  séduit  pas,  et 
nous  verrons  qu'il  ne  cherche  nullement  à  piquer  la  curiosité 
de  ses  lecteurs  par  l'attente  d'un  dénouement  imprévu. 

C'est  en  vertu  des  mêmes  principes  qu'il  lui  arrive  même 
de  négliger  parfois  les  détails  historiques  que  Bandello  donnait 
sur  les  héros  de  ses  histoires,  lorsque  ces  détails  lui  parais- 
sent sans  utilité  pour  la  suite  du  récit.  Que  lui  importent, 
dans  la  nouvelle  du  gentilhomme  milanais,  les  relations  de 
Gornelio  avec  l'empereur  Maximilien  et  Francesco  Sforza 
de  Milan,  ou,  dans  celle  de  Nicolas  d'Esté  marquis  de  Ferrare. 
le  troisième  mariage  de  ce  prince  et  l'illégitimité  possible  de 
la  naissance  du  comte?  Il  aime  beaucoup  mieux  adresser  «à  la 
jeunesse  d'aujourdhuy  »  deux  pages  de  considérations  sur 
la  juste  punition  du  coupable,  qui  doit  lui  servir  d'exemple  et 
de  frein.  Dans  la  nouvelle  de  la  duchesse  de  Malfi,  il  négligera 
de  nous  parler  des  charges  d'Antonio  Bologna  à  la  cour,  mais 
il  insistera  en  revanche  sur  ses  qualités  morales.  Nous  retrou- 
vons cette  préoccupation  de  subordonner  les  digressions  à 
l'intention  générale  dans  l'histoire  de  l'île  d'Hidruse.  Après 
avoir  exposé  la  coutume  qui  permettait  aux  habitants  de  cette 
île  de  se  donner  la  mort  quand  ils  croyaient  avoir  assez  vécu. 
Bandello  rapportait  deux  autres  usages  de  cette  même  île, 
étranges  à  la  vérité,  mais  sans  rapport  avec  le  premier. 
La  curiosité  de  Belleforest  ne  se  laisse  pas  séduire  par  cette 
tentation  :  au  lieu  de  cette  digression  inutile,  il  fera  un  rappro- 
chement avec  quelques  coutumes  des  sauvages,  qui  présentent 
des  analogies  avec  celle  de  l'île  d'Hidruse. 

Ce  ne  sont  pas  là  des  exemples  isolés.  D'une  façon  générale, 
Belleforest  élimine,  au  cours  du  récit,  bien  dos  détails  précis 
et  inutiles  :  il  n'est  pas  de  nouvelle,  et  l'on  pourrait  pn  sque 
dire  pas  de  page,  qui  ne  nous  en  fournisse  la  preuve.  Ces!  ici 
le  nom  d'un  personnage,  du  courtisan  d'Alexandre  de  Médicis, 
par  exemple,  là  le  mot  qu'un  amoureux  devra  prononcer  pour 
se  faire  introduire  par  la  servante,  ailleurs  des  indications 
d'âge,  des  évaluations  exactes  de  fortune  ou  de  propriété,  des 
mentions  précises  de  mois  et  d'heure,  que  Belleforest  néglige, 


BAN  DEL  LO    FN    I  RANGE    AU    XVT    SIECLE  71 

à  moins  qu'elles  ne  servent  à  expliquer  quelque  sentiment  ou 
à  rendre  quelque  action  plus  vraisemblable.  Ainsi,  dans  le 
récit  de  l'agression  de  la  jeune  tille  par  Gensualdo  et  ses 
complices,  Bandello  écrivait  :  «  Kra  il  penultimo  giorno  di 
maggio,  e  poteva  quasi  esscr  mezzo  di,  e  il  sole  era,  secondo 
la  stagione,  forte  caldo.  »  De  toutes  ces  précisions  Belleforest 
n'en  gardera  qu'une,  dont  il  dégagera  la  valeur  :  «  estant  au 
milieu  des  bledz  qui  estoyent  bauts  et  espais  tels  que  sont  sur 
la  fin  de  may.  »  Ailleurs  dans  l'histoire  de  Gornelio,  l'auteur 
italien  nous  exposait  en  près  d'une  page  les  détails  du  séjour 
que  fait  le  jeune  homme,  proscrit  de  sa  cité,  dans  la  maison 
de  son  ami  Ambrogio.  Belleforest  se  contente  de  quatre  lignes; 
mais  ces  quatre  lignes  se  rapportent  beaucoup  plus  au  sujet  et 
nous  éclairent  bien  mieux  que  la  page  de  Bandello  :  u  II  vint 
loger  non  chez  sa  mère,  estant  le  lieu  esclairé  de  trop  près, 
ains  chez  un  sien  amy  nommé  Ambrosie,  chez  lequel  il  fut 
introduit  sur  le  tard  et  logié  en  une  chambre  basse  et  séparée 
des  autres  afin  qu'il  ne  peut  estre  descouvert.  »  Même  lorsqu'il 
s'agit  de  faits  importants,  Belleforest  laisse  volontiers  tomber 
certains  détails  :  pour  nous  raconter  la  mort  de  la  femme 
criminelle  du  vieillard,  il  supprimera  les  passages  soulignés 
de  l'italien  :  «  Levaiosi  da  cintola  alcane  chiavi  che  v'  aveva,  e 
quelle  ad  una  donna  di  casa,  che  quivl  amaramenle  piangeva, 
gellale,  andô  di  fatto  e  in  profondissimo  pozzo,  che  nel  cortlle 
era,  con  il  capo  innanzi  si  gitto.  »  On  se  rendra  mieux  compte 
encore  de  ce  procédé  en  comparant  les  deux  textes  pour  un 
passage  de  la  nouvelle  de  Salimbene  et  Montanino. 


Il  Camerlingo  acconcia  la  partita  di  Carlo,  scrisse  la 
cedola  délia  rilassazione  e  la  diede  in  mano  al  Salimbene. 
Anseimo,  avuta  la  scritta,  la  diede  ad  un  suo  famigliare;  ed 
essendo  già  circa  le  ventitrè  ore,  monté  a  cavallo  e  se  ne 
ritornô  in  villa.  Colui  che  aveva  la  polizza,  andalo  aile 
prigioni,  rilrovô  il  capitano  di  quello,  e  disseli;  Carlo 
Montanino  poco  fa  ha  fatto  pagar  mille  fiorini,  che  dalla 
signoria  era  condannato  :  eccovi  la  sna  liberazione  fatta  e 
segnata  dal  camerlingo;  la  quale  io  in  nome  suo  v'  appre- 
sento,  e  vi  riehieggio  che  secondo  l'ordine  datovi  lo  dobbiatc 
cavar  di  carcere  e  metterlo  in  libertà  questa  sera  per  ogni 
modo.  11  capitano,  presa  la  cedola  e  questa  letta,  disse  che 
al  tutto  darebbe  buona  espedizione.  Partissi  chi  portata 
aveva  la  cedola,  ed  il  capitano  incontinente  andato  aile 
prigioni,  fece  chiamar  Carlo. 


Le  Salimbene,  ayant 
la  lettre  de  sa  déli- 
vrance, l'envoya  par 
un  de  ses  gens  au 
maistre  de  la  geôle, 
lequel  ayant  veu  que 
le  payement  estoit  fait, 
feist  soudain  tirer  le 
Montanin  de  la  prison 
où  il  estoit  et  serré  et 
chargé' de  gros  et  bien 
fort  pesans  fers. 


•ja  BULLETIN    ITALIEN 

Ces  suppressions  enlèvent  peut-être  un  peu  de  vie  concrète 
aux  tableaux  du  conteur  italien;  elles  me  paraissent  en  tous 
cas  assez  caractéristiques  de  l'esprit  français,  et  surtout  de 
l'esprit  à  la  fin  du  xvie  siècle:  c'est  déjà  la  littérature  psycho- 
logique et  mondaine  qui  se  fait  jour.  L'analyse  des  sentiments 
le  goût  des  discours  et  des  entretiens  préoccupent  trop  les 
esprits  pour  qu'ils  aient  le  loisir  de  regarder  autour  d'eux. 
I/indétermination  que  l'on  relève  dans  les  pièces  de  Racine  et 
de  Molière  se  trouve  déjà  —  si  pâma  licet...  —  dans  l'adap- 
tation de  Belleforest.  On  peut  même  juger  qu'il  pousse  parfois 
trop  loin  ce  dédain  du  fait  précis.  Par  exemple,  dans  la  lettre 
que  Diego  adresse  à  Genièvre  pour  fléchir  son  courroux,  et 
plus  tard  dans  l'entretien  qu'il  a  avec  son  ami  Roderico,  toute 
la  partie  de  raisonnement  relative  aux  griefs  dont  l'amoureux 
veut  se  disculper  est  fort  abrégée  par  Belleforest  au  profit  de 
l'analyse  des  sentiments  et  des  déclarations  d'amour. 


J'ai  insisté  un  peu  longuement  sur  ces  quelques  suppres- 
sions et  abréviations  parce  qu'elles  me  semblaient  d'autant 
plus  significatives  qu'elles  sont  plus  exceptionnelles  dans  les 
Histoires  tragiques.  La  réduction  est  loin  en  effet  d'être  le  pro- 
cédé habituel  de  Belleforest  :  son  procédé,  c'est  bien  plutôt  le 
développement  et  l'allongement.  «  Une  traduction  françai-e. 
a  dit  Rivarol,  est  toujours  une  explication.  »  Si  les  qualités  de 
notre  idiome  rendent  compte  en  partie  de  ce  caractère  de  nos 
traductions,  on  en  peut  trouver  aussi  une  autre  cause  dans 
l'esprit  de  nos  écrivains  :  ce  souci  de  la  logique,  cette  préoc- 
cupation de  la  suite  des  idées  se  manifestent  à  chaque  pas 
chez  notre  traducteur.  Nous  les  constatons  tout  d'abord  dans 
le  désir  d'introduire  des  transitions,  de  développer  ou  de 
rendre  plus  justes  celles  de  l'original.  Si  Belleforest  néglige 
les  détails  inutiles,  il  tient  à  montrer  à  son  lecteur  que  ceux 
qu'il  garde  ou  qu'il  ajoute  sont  très  importants  pour  compren- 
dre la  suite  de  l'action  ou  le  caractère  des  personnages.  .1»- 
ne  m'amuse  point  sans  occasion  à  vous  dire  que  le  l«'^i<  royal 
fust  voisin  du  sainct  Temple  et   que  couvertement  on  pouvait 


BANDEM.O    FN    FRANCE    AL     XVIe    SIECLE 


78 


aller  de  l'un  à  l'autre  par  ceste  galerie,  veu  que  cecy  faisant  a 
nostre  propos,  il  est  presque  un  des  poincls  plus  nécessaires 
pour  l'histoire,  veu  que...  »  Assurément,  le  style  n'est  pas 
élégant,  mais  l'intention  est  claire.  «  Et  entendez  pourquoy  je 
vous  propose  la  facilité  des  entrées  et  issues  de  Baptiste  en 
celle  maison  :  car  c'est  là  que  gist  presque  la  fin  et  la  cause  de 
la  tragédie.  »  A  des  lecteurs  distraits  ne  faut-il  pas  de  temps 
en  temps  pousser  le  coude,  pour  réveiller  leur  attention? 
«  Et  entendez,  »  leur  dit-il  encore,  «  en  quelle  sorte  elle  s'y  gou- 
vernèrent, car  de  la  despend  tout  le  nœud  et  la  grâce  de  ce 
discours,  veu  les  occurrences  d'iceluy  et  l'effect  de  ceste  entre- 
prise. »  Dans  l'histoire  de  la  duchesse  de  Malfi,  il  s'attache  à 
distinguer  les  différents  actes  de  la  tragédie;  ailleurs  il  insiste 
sur  l'importance  d'un  détail ,  «  qui  est  un  des  points  princi- 
paux de  ceste  histoire,  d'autant  que  par  iceluy  fut  occasionnée 
la  fin  des  inimitiés  et  haines  d'entre  le  Bembe  et  le  Barbarique, 
ainsi  qu'orrez  poursuivant  le  fil  de  ce  discours.  »  De  même  il 
s'efforce  de  rattacher  ses  digressions  au  sujet  de  la  nouvelle 
par  des  réflexions  morales  ou  psychologiques  auxquelles 
n'avait  assurément  pas  songé  Bandello.  En  voici  un  exemple 
tiré  du  début  de  la  nouvelle  de  Gensualdo,  qui,  dans  les  deux 
textes,  commence  par  un  éloge  de  Naples. 


Essendoadunque  Napoli  délia  maniera 
che  io  vi  vo  divisando,  la  maggior  parte 
dei  baroni  e  prencipi  del  reame  usa  la 
più  parte  del  tempo  quivi  dimorare,  si 
per  i  già  detti  piaceri,ed  altresi  peresser 
la  famosissima  città  piena  d'uomini  let- 
terati  e  di  prodi  cavalieri.  Il  perché 
molto  spesso  avviene  che  per  la  varietà 
di  tanti  uomini  accadono  varie  cose,  per 
lo  più  degne  che  di  loro  si  tenga  mémo- 
ria...  » 


Or  vous  ay  je  fait  ce  discours,  afin  que 
chascun  cognoisse  qu'il  est  plus  aisé  en 
lieu  si  plaisant  qu'es  terres  dures,  soli- 
taires et  malplaisantes  que  l'homme  s'ef- 
femine  et  suive  la  mollesse  de  la  chair, 
et  qu'estant  chatouillé  par  le  veue  et 
nourry  comme  un  oyseau  en  cage,  il 
n'oublie  le  devoir,  et  ne  face  chose  plus 
charnelle  que  ressentant  la  divinité  de 
l'esprit.  » 


Bandello  s'était  contenté  d'une  transition  superficielle  et 
factice  :  Belleforest  veut  justifier  son  préambule  et  en  dégager 
en  même  temps  une  réflexion  morale.  Toutes  ses  nouvelles 
nous  fourniraient  des  exemples  du  même  genre.  Dans  l'his- 
toire de  Livio  et  de  Camille  il  introduit  des  remarques  qui 
servent  à  expliquer  les  actions  racontées  dans  la  suite  du  récit. 
«  Claude,  »  nous  dit-il,  «  portoit  ne  sçay  pourquoy,  et  luy  mesme 


74  BULLETIN    ITALIEN 

ne  l'eus t  sceu  dire,  une  haine  secrelte  à  Livio.  »  Nous  ne  nous 
étonnerons  donc  point  qu'il  détourne  son  père  du  mariage  de 
Camille  avec  Livio.  Mais  comment,  nous  demandons-nous 
peut  être,  ce  jeune  homme  voyait  il  si  souvent  l'amie  de  sa 
sœur?  «  Pour  ce  que  plus  librement  leurs  petites  folies  (il 
s'agit  des  goûters  de  confitures  et  de  fruits  que  les  jeunes  filles 
organisaient  entre  elles)  se  faisaient  au  logis  de  Cornelia  (la 
sœur  de  Livio)  que  de  Camille  qui  avoit  père  et  mère.  »  A  plus 
forte  raison  notre  traducteur  n'hésite-t-il  pas  à  développer  les 
courtes  indications  de  son  modèle,  lorsqu'il  peut  nous  faire 
ainsi  mieux  comprendre  l'état  d'esprit  de  ses  personnages. 
Dans  la  nouvelle  d'Alexandre  de  Médicis  et  de  son  courtisan, 
Bandello  se  contentait  de  nous  apprendre  en  deux  lignes  que 
le  jeune  homme,  désireux  de  retrouver  la  paysanne  qu'il 
aimait,  avait  obtenu  de  son  maître  quelques  jours  de  liberté  : 
a  avendo  avuto  licenza  dal  Duca  di  star  in  villa  otto  o  dieci 
di...  »  Belleforest  fait  revivre  la  scène  devant  nous,  non  pas 
matériellement,  mais  en  nous  indiquant  les  sentiments  des 
interlocuteurs,  la  ruse  du  courtisan,  la  bonhomie  mali- 
cieuse du  duc  et  la  joie  que  la  permission  accordée  largement 
cause  à  notre  amoureux  :  «  Cependant,  concevant  quelque  cas 
qui  ne  se  pouvoit  si  tost  exécuter,  et  seachant  que  le  Duc  ne 
le  vouloit  guère  souvent  perdre  de  veuë,  vint  l'abrever  de 
mensonges,  luy  faisant  entendre  que  nécessairement  il  lui 
falloit  demeurer  en  sa  maison  aux  champs  pour  quelques 
jours.  Le  Duc  qui  l'aymoit  et  qui  pensoit,  ou  bien  qu'il  avoit 
quelque  secrelte  maladie,  ou  bien  quelque  amye  de  laquelle  il 
se  vouloit  couvrir  devant  ses  compagnons,  luy  donna  congié 
pour  un  moys.  Ce  fut  si  agréable  au  gentilhomme  amoureux 
qu'il  tressailloit  tout  de  joye,  et  ne  pouvoit  voir  l'heure,  qu'il 
eust  trouvé  ses  amys  et  compagnons  pour  monter  à  cheval,  et 
aller  revoir  celle  qui  le  tenoit  sous  sa  puissance  et  régissoit  le 
meilleur  qu'il  eust  en  luy,  qui  est  le  pœur  et  le  plus  secret  de 
la  pensée.  » 

Ailleurs,  l'intention  est  moins  psychologique  peut   être  que 
Littéraire.  Kelleforest  aime  assez,  au  cours  de  son  récit,  à  déve 
lopper  certaines   indications  ou  à  évoquer   certains  tableaux 


BANDELLO    KN    FRANCE    AU    VV1*    SIÈCLE  75 

plus  ou  moins  poétiques  ou  sentimentaux,  dont  Bandello,  tout 
occupé  de  l'intrigue,  c'avait  pas  lire  parti.  C'est,  par  exemple, 
dans  cette  môme  histoire  la  douleur  du  meunier  après  le  rapt 
de  sa  fille.  Quatre  lignes  suffisaient  à  Bandello  pour  nous  la 
décrire  :  «  11  mugnajo,  poi  che  si  vide  per  forza  rubata 
la  figliuola,  e  che  egli  da  se  non  era  bastante  a  ricuperarla 
delibero  il  di  seguente  di  buon  mattino  presentarsi  al  Duca  e 
gridargli  mercè.  »  Belleforest  développe  la  scène  avec  une 
certaine  recherche  :  à  côté  d'expressions  banales  et  pour  ainsi 
dire  inévitables,  on  remarquera  le  rapprochement  de  la  fin, 
d'un  effet  d'ailleurs  assez  facile  :  «  Or,  pendant  que  le  ravisseur 
prenoit  ses  plaisirs  avec  la  ravie,  le  misérable  père  remplissoit 
l'air  de  gémissemens,  accusant  la  fortune  d'avoir  ainsi  laissé 
aller  le  paillard,  sans  luy  faire  sentir  la  verdeur  de  sa  vieillesse 
et  la  vigueur  qui  gisoit  encore  sous  ceste  escorce  ridée,  et 
flétrie  par  la  longueur  de  ses  années.  A  la  fin,  cognoissant  que 
ses  gémissemens,  malédictions  et  souhaits  estoient  espandus 
en  vain,  sentant  aussi  ses  forces  inégales  pour  s'accoupler  à  son 
ennemy,  et  luy  ravir  violenlemcnt  sa  fille,  la  recouvrant  par 
mesme  moyen  qu'on  la  luy  avoit  ostée,  délibéra  de  s'en  aller 
lendemain  faire  sa  complainte  au  duc  ;  et  sur  ceste  délibéra- 
tion il  s'endormit  sous  les  arbres  qui  estoient  joignans  la  fon- 
taine, où  quelquefois  le  courtisan  avoit  arraisonné  sa  fille...  » 
Voilà,  d'une  façon  générale,  la  manière  de  traduire  ou  d'adapter 
de  Belleforest.  Il  n'est  pas  étonnant,  dans  ces  conditions,  que 
telle  nouvelle,  comme  celle  de  Rosemonde,  qui,  dans  l'italien, 
avait  six  pages,  en  ait  trente  dans  le  français.  Quelques  indi- 
cations montreront  comment  procède  Belleforest  dans  les 
développements  de  plusieurs  pages.  Dans  la  nouvelle  de  la 
duchesse  de  Malfi,  Bandello  mentionnait  en  deux  lignes 
la  mort  de  la  coupable  :  «  la  donna  con  la  cameriera  e  i  due 
figliuoli,  corne  poi  chiaramente  si  seppe,  fuiono  en  quel 
Torrione  miseramente  morti.  »  Cette  brève  indication  donne 
naissance,  dans  le  français,  à  un  développement  de  plus  de 
quatre  pages.  Belleforest  raconte  l'emprisonnement  de  la 
jeune  femme,  ses  plaintes,  la  nouvelle  de  sa  condamnation, 
qu'elle   reçoit  avec   des  larmes  et   des   regrets,  puis   sa  mort 


76  BULLETfn    ITALIEN 

barbare,  bientôt  suivie  de  celle  de  sa  femme  de  chambre  et  de 
ses  enfants.  Ce  récit,  d'ailleurs,  ne  lui  suffit  pas  :  il  faut  qu'il 
y  ajoute  un  jugement  sévère  sur  la  cruauté  des  deux  frères  de 
la  duchesse,  agrémenté  de  rapprochements  avec  des  person- 
nages anciens  ou  modernes.  Dans  une  autre  nouvelle.  Ban- 
dello  écrivait  :  «  Non  stettero  molto  insieme,  che  nacque  una 
discordia  tra  loro  la  piu  fiera  del  mondo,  di  modo  che  (che  se 
ne  fosse  cagione)  ella  se  ne  fuggi  dal  marito  furtivamente,  ed 
in  Pavia  si  ridusse,  ove  conclusse  una  buona  ed  agiala  casa, 
menando  una  vita  troppo  libéra  e  poco  o  nesta.  »  Ces  six  lignes 
deviennent  six  pages  chez  Belleforest.  Le  nouveau  mari  com- 
mence par  adresser  à  sa  femme  un  discours  dont  celle-ci  ne 
tient  aucun  compte.  Sa  conduite  légère  et  ses  allures  provo- 
cantes sont  racontées  par  le  traducteur,  qui  les  condamne 
sévèrement.  Elle  ne  tarde  pas  d'ailleurs  à  abandonner  son 
mari  et  ses  enfants,  et  s'enfuit  à  Pavie,  où  elle  mène  une  vie 
digne  de  Laïs  et  de  Messaline. 

On  pourrait  multiplier  ces  exemples,  mais  ceux-ci  suffisent 
à  montrer  avec  quelle  liberté  Belleforest  développe  les  indica- 
tions de  son  modèle;  ils  nous  renseignent  aussi  sur  l'esprit  de 
ces  développements.  Ce  n'est  pas  en  général  l'intrigue  ou  le 
récit  qui  est  enrichi  par  ces  additions,  c'est  à  la  psychologie 
que  le  narrateur  s'attache  de  préférence  :  ce  sont  les  discours, 
les  plaintes  qu'il  multiplie,  ainsi  que  les  rapprochement^ 
historiques  et  les  considérations  morales.  Etudions  donc 
successivement  et  plus  en  détail  ces  différentes  sortes  d'addi- 
tions et  de  développements. 


Nous  avons  vu,  dans  les  pages  qui  précèdent,  que  Belleforest 
négligeait  volontiers  les  détails  précis  ou  matériels  imaginés 
par  Bandello  pour  illustrer  ses  récita  ou  1» !S  portraits  d< 
personnages.  Lorsqu'il  s'agit  de  circonstances  historiques, 
notre  traducteur  se  fait  plus  de  scrupule  de  les  passer  SOUS 
silence,  pour  peu  qu'elles  se  rapportent  d'assez  près  aux  h 
de  la  nouvelle  ou  qu'elles  intéressent  l'histoire  générale.  Il  lui 
arrive  même  souventde  les  développer,  el  son  érudition  histo- 


BANDE  LU)    l.\    FRANCE    M      \vi      SIECLE  77 

riquc,  dont  témoignent  assez  ses  autres  ouvrages,  est  rarement 
prise  au  dépourvu.  Il  n'a  pas.  d'ailleurs,  seulement  recours 
à  sa  mémoire  déjà  très  garnie,  el  les  références  précises  qu'il 
indique  en  marge  attestent  qu'il  s'est  reporté  à  de  nombreux 
auteurs  anciens  ou  modernes.  Au  début,  par  exemple,  de  la 
nouvelle  des  deux  dames  vénitiennes  il  développe  la  brève 
indication  de  Bandcllo  :  «  Al  tempo  cbe  Francesco  Foscari 
prence  sapientissimo  il  principato  di  quella  citta  governava,  » 
en  ajoutant  :  «  Or  estoit  duc  ce  Foscari  en  l'an  de  nostre  salut 
i/J23,  sous  lequel  Bresse,  Crémone,  Bergame  et  Bavenne 
vindrent  en  main  aux  Vénitiens,  et  tenoit  l'Empire  lors 
Frédéric  111  qui  estoit  de  la  maison  d'Austriche  et  régnant  en 
France  Charles  septiesme  :  celui  qui  miraculeusement  chassa 
les  Anglois.  »  Quelques  lignes  plus  loin,  il  nous  donne  sur  la 
famille  d'un  des  jeunes  gens  des  renseignements  que  l'auteur 
italien  ne  lui  fournissait  pas  :  «  [L'autre  eut  à  nom  Anselme 
Barbarique]  non  moins  illustre  que  le  premier  comme  celuy 
de  qui  les  prédécesseurs  avoient  tenu  les  principaux  et  plus 
grands  estats  de  la  seigneurie  de  Venise.  Entre  lesquels  furent 
Marc  et  Augustin  Barbariques,  tous  deux  souverains  magis- 
trats et  ducs  de  Testât  vénitien  :  le  dernier  desquels  vivoit 
régnant  en  France  le  bon  Roy  Loys  douzième  de  ce  nom  avec 
lequel  ce  duc  feit  alliance  et  ligue  contre  Loys  Sforce  duc  de 
Milan.  »  Ailleurs,  à  propos  d'une  jeune  fille  «  venuta  di  Grecia 
con  la  madré  del  marchese  Guglielmo  »,  il  ne  peut  s'empêcher 
d'ajouter  ce  détail  inutile,  «  voyage  qu'elle  feit  en  Grèce  avec 
son  mary  lorsque  les  Turcs  couvrirent  le  pais  de  Macédoine 
et  saisirent  la  ville  de  Modon  »,  et  il  précise  par  des  dates  les 
indications  de  son  modèle  sur  le  voyage  de  Vartomanno,  ou 
l'âge  du  Soudan  d'Ormo. 

Mais  ces  courtes  additions  ne  lui  suffisent  pas;  ailleurs  il 
remplace  par  plusieurs  pages  quelques  phrases  de  l'italien  sur 
les  Flandres  et  Bruges;  il  raconte  en  détail  la  lutte  de  Cyrus 
contre  les  Assyriens  ou  la  mort  d'Abradate  et  le  suicide  de  Pan- 
thée,  et  il  expose  longuement  le  règne  d'Artaxerxès  et  les  cou- 
tumes des  Perses.  Dans  l'histoire  de  Rosemonde  il  développe 
de    même    trois   pages    de    Bandello    sur  Narsès,  Alboin,    la 


-8  BULLETIN    ITALIEN 

conquête  de  l'Italie  et  l'offense  faite  à  Sophie,  femme  de  Justi- 
nien;  et  il  allègue  à  l'appui  des  détails  qu'il  cite  le  témoignage 
de  Procope,  de  l'évèque  d'L  spalie,  d'Agathie.  et  surtout  de  Paul 
Diacre.  On  aura  d'ailleurs  une  idée  de  son  érudition  et  de  sa 
curiosité  parfois  excessives  par  ce  préambule  qu'il  a  ajouté  à 
l'histoire  de  Pauline  abusée  sous  le  couvert  de  la  religion: 

c  Pour  ce  qu'en  ceste  histoire  est  fait  mention  de  la  déesse 
Isis,  et  du  dieu  Anubis,  ne  sera  sans  propos  si  nous  repetons 
les  choses  un  peu  de  plus  loing,  non  pour  le  sçavant  qui  sçait 
tout,  mais  pour  celuy  qui  n'a  pas  le  loisir  de  feuilleter  les 
livres  que  en  passant,  et  comme  pour  allégement  de  ses  peines, 
affaires  et  travaux.  Diodore  Sicilien,  en  ses  Antiquitez,  fait 
mention  d'un  Osiris,  lequel  estoit  fils  d'un  des  enfants  de  Noé, 
mais  de  celuy  qui  fust  estimé  le  pire,  lequel  toutesfois  engen- 
dra cest  Osiris  estimé  fort  juste,  et  bien  régissant  le  peuple  qui 
luy  estoit  donné  en  garde:  à  ce  Osiris  fut  jointe  par  mariage, 
Isis  sa  propre  sœur  de  père  et  de  mère,  et  commandèrent  tous 
les  deux,  sur  le  pays  d'Egypte.  Osiris  pour  estre  homme  de 
bien,  et  ne  suyvant  point  la  vie  meschante  et  abhominable  de 
ceux  de  son  sang,  fut  occis  traistrement  par  un  Typhon,  et  ses 
complices:  de  quoy  Isis  fut  si  irritée,  qu'appelant  à  son  aide 
tous  ses  parens,  alliez,  et  amis,  ne  cessa  onc  tant  qu'elle  oust 
vengé  fort  hautement  l'injure  qu'on  avoit  fait  à  son  espoux. 
les  deschirans  en  plus  de  mille  pièces.  Or  d'autant  qu'en  la 
recherche  des  pièces  de  ce  corps  ainsi  deschiré  Isis  avoit  en 
sa  compagnie  Mercure,  fils  dudit  Osiris,  depuis  ce  Mercure  lut 
adoré  comme  Dieu  en  Egypte,  souz  la  figure  d'un  chien,  et 
souz  le  nom  d' Anubis,  à- cause  qu'allant  en  guerre  contre  les 
meurtriers  de  son  père,  il  portoit  la  figure  d'un  chien  pour 
armoiries  en  son  enseigne.  La  diligence  de  ceste  dame  à  venger 
son  mary,  son  industrie  à  faire  loix,  el  instruire  le  peuple,  el 
à  inventer  plusieurs  arts  nécessaires  pour  la  vie  des  hommes 
furent  cause  que  les  Egyptiens  superstitieux  l'honorèrent 
comme  déesse,  luy  bastirent  des  temples  et  instituèrent  des 
sacrifices  et  prestres  pour  lu  servir,  lesquels  ont  eu  honneur  et 
crédit  par  tout  le  monde.  Moins  n'en  tirent  à  Anubis.  que 
aucuns  estiment  avoir  esté  I  >>ii  i-.  et  d'autres  Mercure,  lesquels 


HANDELLO    EN    FRANCE    Al      \\l'    SIÈCLE  79 

comme  jay  dit,  ils  paignoyent  en  ce  Cynocéphale,  c'est  à  dire, 
ayant  la  teste  d'un  chien,  ainsi  que  le  mettent  en  avant  sainct 
Augustin,  et  Tertullian,  et  dequoy  Lucian  \ lisez  Lucain|  fait 
mention  disant  à  l'Egypte  : 

Dans  les  Temples  domains  ton  Isis  est  reccuë, 
Et  les  dieux  demy  chiens,  et  la  troupe  incogneuë 
Des  chantres,  et  sonneurs  qui  esmeurent  à  pleur 
Pour  faire  à  tous  ces  dieux,  et  service,  et  honneur. 

»  Tant  ceste  antiquité  estoit  aisée  à  décevoir,  et  croioit  plus 
facilement  que  de  raison,  et  sans  mesurer  les  mérites.  Je  ne 
veux  m'amuser  à  discourir  les  interprétations  des  anciens  sur 
les  figures  d'Isis  et  Anubis  comme  ne  servans  de  rien  à  mon 
propos,  mais  qui  en  voudra  sçavoir  d'avantage,  qu'il  lise 
Macrobe  aux  Saturnales,  et  Plutarque  en  un  livret  qu'il  a  fait 
d'Isis,  des  secrets  mystères  des  sacrifices  de  laquelle  encore 
me  tairay-je  pour  bon  respect,  me  contentant  de  discourir  ce 
que  j'ay  entrepris  sur  l'abuz  des  prestres  servants  à  ceste 
déesse,  desquels  et  de  leurs  façons  de  faire,  lisez  Apulée,  au 
livre  dixiesme  de  son  Asne  doré.  Geste  superstition  s'estendit 
si  loing,  que  Corneille  Tacite  tesmoigne  que  les  Suèves, 
peuple  Alemant  adoroyent  ceste  déesse,  ce  qui  est  vray-sem- 
blable,  veu  qu'aussi  noz  Gaulois  ont  senty  un  pareil  abuz,  si  la 
statue  d'Isis,  que  Corrozet,  en  ses  Antiquitez  de  Paris,  dit  avoir 
veu  à  Sainct-Germain  des  prez,  est  preuve  suffisante,  pour 
monstrer  que  la  vénération  d'Isis  estoit  aussi  bien  reçeuë  en 
Gaule,  qu'en  Egypte,  Rome,  ny  Alemagne.  » 

Il  est  juste,  d'ailleurs,  de  reconnaître  qu'en  général  les 
digressions  historiques  de  Belleforest  sont  plus  intéressantes 
que  celles  de  Bandello;  malgré  la  préoccupation  constante  de 
moraliser,  qui  aveugle  parfois  son  jugement,  on  sent  chez  lui 
une  érudition  et  une  expérience  de  l'histoire  que  n'avait  pas 
au  même  degré  son  devancier.  On  peut  comparer  à  cet  égard 
la  façon  dont  l'un  et  l'autre,  dans  la  nouvelle  précédente, 
présentent  à  leurs  lecteurs  le  polythéisme  romain. 

Mais,  nous  l'avons  dit,  Belleforest  n'a  pas  besoin  de 
l'exemple  de  Bandello  pour  faire  au  cours  de  son  récit  une 
digression  ou  un  développement  historique.  Toutes  les  occa- 


80  BULLETIN    ITALIEN* 

sions  lui  sont  bonnes,  quand  il  s'agit  d'initier  le  lecteur  à  l'his- 
toire par  des  rapprochements  qu'il  entremêle  au  besoin  de 
jugements  moraux  et  d'allusions  à  son  propre  temps.  Dans 
la  nouvelle  des  deux  amants  séparés  par  Henri  VIII,  c'est  un 
portrait  de  ce  roi,  avec  un  récit  de  ses  débauches  et  de  ses 
mariages  illégitimes  qui  ne  prend  pas  moins  de  sept  pages; 
dans  l'histoire  du  chevalier  espagnol  qui  se  hasarde  pour  sa 
maîtresse,  c'est  un  développement  de  deux  pages  sur  la  cour 
de  Ferdinand  et  d'Isabelle.  A  propos  de  l'île  d'Hidruse,  Bellefo- 
rest  nous  parle  des  Cyclades,  et  les  noms  de  Prothée  et  de 
Rhapsantique,  cités  dans  la  nouvelle  des  larrons  du  roi 
d'Egypte,  nous  valent  une  digression  historique  de  plusieurs 
pages  pour  laquelle  Hérodote  est  largement  mis  à  contri- 
bution. 

Belleforest  a  également  l'habitude  de  faire  précéder  les  nou- 
velles dont  l'action  se  passe  dans  une  ville  italienne,  d'une 
description  de  cette  ville  :  c'est  ainsi  qu'il  expose  à  ses  lecteurs 
en  une  page  environ  l'histoire  et  les  caractères  de  Venise,  de 
Milan,  de  Messine,  de  Modène,  de  Rimini,  de  Ragouse.  de  Turin 
et  de  Moncalieri.  Ailleurs  il  développera  l'éloge  de  la  Provence 
et  de  Grasse,  ou  il  introduira,  dans  la  septième  histoire  de 
son  premier  tome,  un  éloge  bref  mais  significatif  de  la  France, 
«  qui  de  toute  antiquité  a  esté  le  soûlas  et  refuge  des  misérables, 
tant  pour  y  estre  l'air  serein  et  attrempé.  le  pays  fort  riche  et 
abondant  en  toutes  choses,  qu'aussy  pour  avoir  en  so\  le 
peuple  le  plus  courtois,  bénin  et  affable  que  nation  qui  soit 
sous  le  cercle  de  la  Lune  ».  C'est  le  même  sentiment  de  patrio- 
tisme qui  explique  sans  doute  l'addition  dans  une  autre  nou- 
velle d'un  développement  sur  les  guerres  de  Louis  \ll  en 
Italie  tout  à  l'honneur  des  armes  françaises.  D'ailleurs  Belle- 
forest  ne  cache  pas  plus  ses  haines  que  ses  sympathies.  Au 
début  de  l'histoire  de  Timbrée  de  Cardone,  après  avoir  rappelé 
le  souvenir  des  Vêpres  de  1280,  il  porte  sur  les  Siciliens  ce 
jugement  sévère  :  «  Je  m'esbahis  comme  il  est  possible  que  le 
Français  puisse  aymer  ce  Barbare  ny  Laisser  vivre  en  son  pays 
ceslc  vermine  si  détestable  et  inhumaine,  et  Laquelle  ne  fut 
jamais  aimée  de  nostre  nation  ny  ne  révéra  011c  amy,  que  pour 


BANbELLO    F.\    FRANCE    Al     \M'    SlÈCLI  Sr 

le  profit  ou  estant  contraincte  à  coup  de   baston,  ainsi  qu'à 
présent  elle  obeyt  au  Roy  d'Espaigne.  » 

Il  serait  facile  d'allonger  indéfiniment  la  liste  de  ces  digres 
sions.  On  peut  dire  que  l'histoire  hanlc  l'esprit  ou  plus  exacte- 
ment la  mémoire  de  Belleforest.  Il  est  rempli  dune  multitude 
de  souvenirs  qui,  à  propos  de  tous  les  faits  qu'il  raconte  et 
qu'il  rencontre,  se  pressent  pour  ainsi  dire  et  brûlent  de  se 
montrer.  Et  il  faut  avouer  que  le  conteur  leur  refuse  rarement 
ce  plaisir,  au  risque  d'ennuyer  parfois  son  lecteur1.  Dans  l'his- 
toire de  la  demoiselle  qui  mourut  de  tristesse,  après  avoir  fait 
plusieurs  rapprochements  à  propos  de  la  cruelle  vengeance  de 
Scarampa,  il  ajoute  avec  regret  :  «  Mais  laissant  une  infinité 
d'histoires,  tant  anciennes  que  modernes,  sur  ce  propos,  je 
me  contenteray  de  suyvre  le  fil  de  son  histoire.  »  11  est  rare- 
ment aussi  discret.  En  général,  il  puise  à  pleines  mains  dans 
l'histoire  et  dans  la  légende,  dans  la  Bible  ou  dans  la  mytho- 
logie, chez  les  annalistes  et  les  poètes  anciens  comme  chez  les 
chroniqueurs  et  les  polygraphes  modernes.  L'acte  barbare  du 
citadin  de  Sienne  lui  rappelle  la  cruauté  de  Jézabel  qui  fit 
mourir  \aboth  pour  jouir  de  son  héritage.  A  propos  d'une  loi 
des  Siennois,  il  évoque  le  souvenir  de  la  constitution  athé- 
nienne ;  et  après  avoir  exposé  le  supplice  cruel  que  le  châte 
lain  de  Nocère  veut  infliger  à  sa  femme,  il  allègue  l'exemple 
de  David  et  de  Bethsabée,  de  Tarquin  et  de  Lucrèce,  de  Paris 
et  d'Hélène.  Ailleurs,  un  développement  sur  les  caprices  de  la 
fortune  s'appuie  sur  les  malheurs  de  Quintus  Gépion,  de 
Kadagase,  roi  des  Goths,  et  de  Stilicon.  C'est  un  plaisir  pour 
Belleforest,  et  un  jeu,  de  rapprocher  d'un  fait  quelconque  une 
foule  d'exemples  plus  au  moins  analogues.  Telle  nouvelle  qui 
nous  peint  des  femmes  courageuses  s'ornera  du  souvenir  de 
Micca,  de  Mégistone  et  d'autres  héroïnes;  telle  autre  nous  pré- 
sentera une  longue  énumération  de  roturiers  qui  se  sont  fait 


i.  On  peut  se  rendre  compte  de  ce  tour  d'esprit  fréquent  à  cette  époque  par  cer- 
tains arguments  de  Belleforest  qui  rappellent  la  première  manière  des  Essais  de 
Montaigne,  telle  que  l'a  si  ingénieusement  dégagée  M.  Yilley.  Ils  sont  formés,  en 
effet,  par  la  réunion  d'un  certain  nombre  d'exemples  historiques  ou  de  citations  de 
poètes  se  rapportant  à  une  même  idée,  morale  ou  autre,  avec  quelques  réflexions  de 
l'auteur. 

r.  stlrel.  (j 


82  B(  LLETIN     ITALIEN 

passer  pour  nobles  :  Prompale,  le  faux  Alexandre  Épiphane, 
l'Égyptien  qui  prétendait  être  le  roi  de  Syrie,  Gondenauld  qui 
se  disait  fils  de  Clothaire,  Bernard  de  Keims,  le  faux  Baudoin, 
les  deux  Anglais  dont  lun  voulait  se  faire  passer  pour 
Richard  II  et  l'autre  pour  un  fils  du  duc  de  Glarence. 

Ces  rapprochements,  il  faut  l'avouer,  ne  sont  pas  toujours 
très  heureux.  Certains  vraiment  «  ne  s'attendent  point  du 
tout.  »  Passe  encore  pour  le  développement  sur  la  joie  d'Ade- 
lasie  m  qui  sentit  une  telle  émotion  en  son  àme  qu'à  peine  de 
trop  grand  aise  et  plaisir  elle  ne  sortit  de  ceste  prison  corpo- 
relle comme  feit  jadis  l'esprit  de  ceste  dame  Romaine,  laquelle 
laissa  le  corps  pour  aller  user  du  parfaict  de  sa  joye  avec  les 
âmes  heureuses  aux  Champs  Elisées,  lorsqu'elle  veid  son  filz 
sain  et  sauf  revenu  de  la  bataille  Thrasimène,  près  le  lac  de 
Péruse  ou  le  consul  Flaminie  fut  vaincu  par  Hannibal.  »  Mais 
seul  le  désir  d'étaler  son  savoir  peut  expliquer  l'addition 
suivante  à  propos  du  roi  d'Egypte  qui  visite  ses  trésors  :  «  Il  x 
entroit  avec  plus  de  révérence  que  son  prédécesseur  ne  faisoit 
dans  le  temple  du  Soleil,  auquel  il  portoit  une  singulière 
révérence;  aussi  bien  que  Sésostris,  lequel  offrit  dans  son 
temple  deux  obélisques,  chascun  d'une  pierre;  desquelz 
chacun  avoit  cenl  coudées  de  hauteur  et  huit  de  large,  et 
ouvrés  avec  un  merveilleux  artifice  et  sçavoir  faire  fort  indus- 
trieux. »  Il  n'esl,  d'ailleurs,  même  pas  nécessaire  que  l'idée 
provoque  le  rapprochement;  une  simple  similitude  de  nom 
en  fournit  le  prétexte  :  ainsi,  à  propos  de  l'héroïne  d'une  de 
ses  nouvelles.  Camille  Scarampa,  Belleforest  entreprendra 
une  digression  sur  la  Camille  romaine,  sur  Camille,  sœur  de 
Turnus.  el  sur  les  héroïnes  analogues  de  l'Arioste,  Brada 
mante  et  Marphise. 

Il  est  trop  évident  que,  dans  ces  passages,  le  conteur  n'éprouve 
pas  seulement  le  besoin  de  soulager  sa  mémoire  ou  d'instruire 
son  lecteur,  mais  qu'avec  beaucoup  de  ses  contemporains  il 
voit  dans  ces  allusions  un  ornement  littéraire,  et  qu'il  en 
abuse.  La  mythologie  el  la  tradition  poétique  lui  servent  à  cel 
égard   plus  encore    peut  être    que    l'histoire   véritable.    Il   les 

accommode  à  son  gré  au  ton  plaisant  et  familier  du  récit,  pour 


BÀNDI  I  LO    K\     m  \  \-  i,    AU     v  \  I*    51EC1  l  <s> 

n'obtenir,  d'ailleurs,  le  plus  soin  cul  qu'un  burlesque  assez 
pédant,  \insi  un  soupirant  éconduit,  qui  a  pris  par  ruse 
auprès  de  celle  qu'il  airne  la  place  de  son  rival,  est  comparé 
à  Patrocle  allant  combattre  les  Troyens  revêtu  des  armes 
d'Achille;  et  dans  son  bonheur-,  ajoute  le  narrateur,  il  voudrait 
pouvoir  prendre  complètement  la  forme  d'autrui  à  L'exemple 
de  Jupiter  et  de  Mercure  au  palais  d'Amphitryon.  In  autre 
amoureux,  à  la  vue  de  la  beauté  qu'il  aime,  juge  que  «  si  le 
Troyen  eust  jadis  eue  cestc  cy  pour  la  parangonner  avec  la 
Grecque  il  se  fust  arresté  icy  et  quilté  son  Héleine,  voire 
la  mesme  Vénus,  quoy  qu'elle  se  dise  la  déesse  de  beauté,  sur 
laquelle  ce  juge  berger  eust  trouvé  moins  de  perfection  que 
sur  la  Sienoise,  autant  indigne  d'avoir  un  mary  vieillard  et 
fascheux  comme  Vénus  se  faschoit  d'estre  accolée  d'un  for 
geron  refroigné  et  baisée  par  un  boiteux  de  mauvaise 
grâce.  » 

Au  milieu  de  tous  ces  rapprochements  légendaires  et  de  ces 
lieux  communs  historiques,  on  est  tout  heureux  de  rencontrer 
eà  et  là  de  ces  allusions  à  des  faits  divers  contemporains  qui, 
outre  leur  intérêt  documentaire,  donnent  plus  de  vie  à  un 
récit  que  toute  la  mythologie  et  toute  l'histoire  ancienne. 
A  propos  de  la  force  de  l'imagination,  sujet  cher  à  Montaigne, 
Belleforest  allègue  l'exemple  d'un  Bordelais  qui,  par  un  temps 
d'épidémie,  ayant  parlé  à  un  pestiféré,  «  s'en  effraya  de  sorte 
qu'il  mourut  dans  trois  ou  quatre  heures  »  sans  qu'on  put 
trouver  sur  lui  aucun  indice  du  mal.  Ailleurs  il  rappelle  des 
meurtres  récents  qui  avaient  sans  doute  occupé  l'attention 
des  Parisiens  :  ici,  c'est  un  financier  qui  «  ayant  épousé  une 
insigne  paillarde  pour  en  avoir  les  esçus,  après  que  longue- 
ment il  eust  connivé  à  ses  lubricitez,  prit  un  caprice  d'homme 
de  sa  sorte  »  et  la  tua  avec  son  amant  italien,  dans  la  couche 
où  ils  reposaient  «  chargez  de  vin,  hypocras  et  viandes 
délicates  »;  là,  c'est  une  demoiselle  qui  fit  «  brusler  le  fruict 
encor  sanglant  et  lequel  ne  faisoit  que  sortir  de  la  matrice  de 
sa  malheureuse  mère,  au  grand  espouentement  de  la  sage 
femme  et  du  paillard  mesme  qui  voyoil  la  morl  de  celluy 
duquel  il  se  povoit  dire  et  le  père  et  le  bourreau.  » 


S!\  BULLETIN    ITALIEN 


L'intention  de  ces  derniers  rapprochements  est  tout  autre 
que  celle  des  allusions  à  l'histoire  ancienne,  païenne  ou 
biblique,  ou  des  comparaisons  mythologiques  et  légendaires. 
Belleforest  ne  cherche  plus  ici  à  faire  montre  de  son  savoir  ou 
à  orner  son  récit.  C'est  le  moraliste  qui  apparaît,  soucieux  de 
corriger  ses  contemporains  par  des  exemples  qui  les  touchent 
de  plus  près  que  les  fautes  de  David  ou  la  vertu  de  Joseph. 
La  préoccupation  morale,  en  effet,  est  constante  chez  Belle- 
forest. Elle  était  assez  faible  et  secondaire  dans  les  récits  du 
jovial  dominicain.  Sans  doute  on  y  rencontrait  des  considé- 
rations et  des  jugements  sur  les  actes  et  les  caractères  des 
personnages.  A  propos  de  Panthée,  Bandello  fait  l'éloge  de  la 
fidélité  conjugale,  et  la  cruauté  monstrueuse  de  Pandore  lui 
fournit  matière  à  une  facile  condamnation.  Il  lui  arrive  même 
de  généraliser  ses  réflexions  et  de  proposer  à  ses  auditeur* 
des  préceptes  et  des  maximes  aussi  sages  que  ceux-ci  :  «  ci 
dimostra  che  qui  non  dobbiamo  fermar  i  nostri  pensieri.  ma 
rivoltargli  tutti  al  cielo  »  (II,  27),  ou  :  «  onde  si  puo  con  vcrilà 
conchiudere  che  le  cose  cominciate  con  cattivo  priheipio 
conse<»uano  di  rado  buon  fine,  corne  per  il  contrario  le  princi 
piate  bene  ordinariamente  vanno  di  bene  in  meglio  con  otlimo 
fine  ». 

Mais,  si  l'on  examine  d'un  peu  près  sa  morale,  on  s  aper- 
cevra qu'elle  n'est  pas  très  austère  et  qu'en  dépit  d( 
protestations  de  vertu,  elle  accorde  aux  passions  humaines 
toutes  les  latitudes  qu'elles  peuvent  souhaiter,  et  que  les 
bienséances  mondaines  leur  fournissent  d'ordinaire.  N'est-C< 
pas  ainsi  qu'il  faut  interpréter  ces  réflexions  ajoutées  à  la 
nouvelle  de  Gensualdo  à  propos  de  la  jeune  fille  qui.  pour  se 
délivrer  de  la  violente  poursuite  du  prêtre,  le  prend  au  piège 
el  le  blesse?  «  E  veramente  che  ella  mérita  tutte  quelle  chiare 
lodi,  che  a  pudicissima  e  castissima  donna  dar  >i  possano. 
E  se  aile  virtuti  ai  nostri  corrotti  tempi  l'onore  si  rendesse  che 


BANDELLO   EN    FRANCE    AU    XVI*    SIÈCLE  85 

appo  i  Romani  ed  altre  gcnti  straniere  anticamente  si  rendeva, 
quai  statua,  quai  colosso  di  quai  si  voglia  materia,  o  quai 
titoli  potrebbero  questo  magnanimo  e  gloriosissimo  atto  di 
questa  giovane  napolilana  agguagliare?Certo,che  io  mi  creda, 
nessuno.  Cotai  fine  ebbe  dunque  il  poco  regolato  amore  dell' 
abbate  Gesualdo,  il  quale  volendo  per  forza  conseguir  la 
grazia  délia  sua  innamorala,  perpetuo  odio  e  disgrazia  ne 
riporto  :  che  forse  (quando  più  teinperamente  avesse  saputo 
amare,  ed  alla  giovane,  cou  quella  accomodata  servitù  cbe 
ail'  uno  e  ail'  altro  conveniva,  servïre)  se  da  meritato  ed 
eterno  biasimo,  e  l'amata  fanciulla  dalle  crudeli  fente  avria 
preservato.  » 

Il  est  rare,  d'ailleurs,  que  Bandello  s'attarde  aussi  longue- 
ment à  condamner  ses  héros  :  le  plus  souvent  une  formule 
brève  lui  suffit.  /V  la  fin  de  l'histoire  d'un  amoureux  sicnnois 
qui  se  pendit  de  désespoir,  il  ajoutera  :  «  Si  che  giovini,  io 
v'esorto  ad  amar  moderamente,  accio  che  non  v'intervenga 
corne  al  povero  senese  avvenne.  »  Et  voici  en  quels  termes  il 
nous  raconte  le  moyen  peu  délicat  dont  se  servit  le  roi 
d'Egypte  pour  découvrir  le  larron  qui  lui  dérobait  ses  trésors  : 
u  Perche  spesso  avviene  che  molti,  per  dar  compimento  a  lor 
desideri,  non  si  curano  far  di  quelle  cose  che  disoneste  sono 
e  vituperose,  si  delibero  il  Ke  di  voler  sapere  chi  fosse  questo 
scaltrito  ed  avvisto  ladro,  e  tenne  questo  modo.  Egli  aveva 
una  bellissima  figliuola  da  marito,  di  diciotto  in  diciannove 
anni.  Fece  il  Re  bandire  esser  a  ciascuno  lecito  andar  la  notte 
a  giacersi  con  la  figliuola,  ed  amorosamente  prender  di  lei 
piacere,  mentre  che  prima  le  giurasse  per  la  deità  d'Iside  di 
narrarle,  avanti  che  la  toccasse,  tutte  le  cose  che  astutamente 
fatte  aveva.  Mise  poi  la  figliuola  in  una  casa  privata,  ove 
l'uscio  stava  aperto,  e  a  quella  diede  commissione  di  tener 
forte  colui,  il  quale  le  dicesse  d'aver  involati  i  tesori,  tronc  a  la 
la  testa  al  ladro,  desposto  il  corpo  di  quello  dalle  forche,  ed 
ingannati  i  guardiani.  Non  vi  pare  egli  che  questo  balordo, 
benchè  fosse  Re,  avesse  un  disordinatissimo  appetito,  assai 
più  strano  che  quelli  che  vengono  aile  donne  gravide?  Ma 
poichè  io  per  una  vecchia  insensata  non  volli  djr  mal  délie 


8G  BULLETIN    ITALIEN 

donne,  senza  altrimenti  agli  uomini  lavare  il  capo  d'altro  che 
di  sapone,  me  ne  passera  via  leggermente,  confîdandomi  nei 
giudici  vostri,  che  taie  lo  giudicherete  quale  egli  si  merit.i. 
De  même,  à  la  fin  de  la  nouvelle  de  la  jeune  femme  qui  aban- 
donne son  amant  pour  le  peintre  que  celui-là  avait  chargé  de 
faire  son  portrait,  il  se  contente  de  ce  jugement  :  «  lo  non  so 
se  mi  dica  [Galeazzo!  maie  del  pittore,  che  essendosi  Galeazzo 
di  lui  fidato,  mai  non  gli  doveva  far  questo  tratto.  Délia  donna 
so  bene  io  cio  che  dire  ne  potrei  se  io  mi  dilettassi  di  dir  maie 
délie  donne:  ma  diro  che  Galeazzo  ebbe  poco  del  prudente, 
perciocchè  nessuno  fida  il  topo  nelle  branche  del  gatto.  i 

En  somme,  même  adoucie,  la  morale  n'est  pas  son  fait,  et 
il  préfère  s'en  remettre  au  jugement  de  ses  auditeurs  et  de  ses 
auditrices.  Ne  faut-il  pas,  d'ailleurs,  être  aimable  à  l'égard  des 
dames  et  éviter  à  tout  prix  en  ces  matières  de  généraliser, 
c'est-à-dire  de  moraliser?  «  Ne  sia  poi  alcuno,  dit  la  narratrice 
d'une  de  ses  nouvelles  (III,  02),  che  présuma  biasimare  il  sesso 
nostro,  con  dire  :  lo  taie  ha  fatto  e  detto.  Biasimi  chi  vuole  la 
Nanna  e  la  Pippa,  e  chi  fa  il  maie,  e  particolarmente  vituperi 
qualsisia,  se  cosa  ha  fatto  che  meriti  biasimo,  ma  non  morda 
il  sesso;  che  se  Giuda  tradi  Cristo,  non  sono  per  questo  tutti 
gli  uomini  tradi tori.  Se  Mirra  e  Bibli  furono  ribalde,  non  sono 
l'ai tre  cosi.  Il  sesso  maschile  e  délie  femine  e  corne  un  orto 
che  la  erbe  d'ogni  sorte.  Quando  tu  sei  nel  giardino,  cogli  le 
buone,  e  non  dir  mal  dell'  orto.  M.  Giovanni  Boecaccio, 
perche  una  donna  non  lo  voile  a  mare,  compose  il  Labirinto  : 
ma  pochi  ci  sono  che  lo  Ieggano.  Doveva  dir  mal  di  quell.i,  e 
lasciaT  l'ail re.  E  chi  sa  che  quclla  donna  non  avesse  cagione 
di  non  amarloP  Intendo  anco  che  il  mio  compatiiotla.  il  poeta 
Carmelita,  ha  fado  un'  egloga  in  vituperio  délie  donne,  ove 
gênerai  mente  biasima  tut  te  le  donne.  Ma  sapete  ciô  che  ne 
dice  Mario  Equicola  segretarto  di  Madama  di  Mantova?  Egli 
afferma  eh:'  il  nostro  poeta  era  innamorato  d'nna  bel  la 
giovane,  <•  che  ella  non  lo  voile  amare;  onde  adirato  compose 
quel  la  ma  ledica  egloga.  Ma  per  dirvi  il  vero,  la  buona  giovane 
aveva  una  grandissima  ragione,  perché  il  poêla  (perdonimi  la 
vii;i  poesia)  era  brutto  corne  il  culo,  e  pareva  nato  «lai  Bai  on /i 


BANDELLO    F.\    FRANGE    Al     \vf    SIECLE  87 

On  voit  avec  quelle  désinvolture  Bandello  traite  ces  questions 
<le  morale,  et  combien  il  a  peu  le  souri  de  corriger  ses  lecteurs 
et  ses  lectrices  de  leurs  défauts  en  leur  montrant  dans  ses  nou- 
velles un  miroir  grossissant  peut  être,  mais  peut-être  fidèle,  de 
leurs  vices  et  de  leurs  passions.  Il  est  plus  simple,  en  effet,  et 
plus  galant,  de  s'en  tirer  avec  une  pirouette  et  un  sourire  :  a  Ma 
io  non  voglio  ora  lare  l'uttîcio  del  salirieo,  e  tanto  meno  che  io 
veggio  la  signora  Antonia  Gonzaga,  moglie  del  signor  Cava- 
lière, e  l'altre  signore  che  sono,  guardarmi  con  mal  occhio; 
ed  io  non  debbo  a  modo  alcuno  dispiacergli,  essendo  sempre 
stato  mio  costume  d'onorar  le  donne  e  far  loro  ogni  piacere.  » 

D'ailleurs,  il  ne  peut  se  défendre  dune  certaine  sympathie 
pour  ses  amoureux.  En  dépit  de  leurs  indélicatesses,  il  est 
avec  eux  lorsqu'ils  font  passer  la  passion  avant  le  devoir  ou  la 
vertu.  Écoutons-le  plutôt  juger  la  fuite  d'Adélasie,  fille  de 
l'empereur  Othon,  avec  son  amant  Aleran  de  Saxe.  Il  ne 
songe  pas  à  la  blâmer  de  s'échapper  ainsi  du  palais  de  son 
père;  il  admire  la  puissance  de  l'amour  qui  donne  à  cette 
faible  jeune  fille  le  courage  et  la  force  physique  d'affronter  des 
périls  et  de  supporter  des  privations  de  toutes  sortes.  «  Che 
diremo  d'Adelasia,  figliuola  d'un  Imperadore  e  quasi  data  pet* 
moglie  a  un  re  d'Ungheria,  che  a  quei  tempi  era  re  potentis- 
simo:  la  quale,  non  avendo  riguardo  a  cosa  che  fosse,  eliessepiù 
tosto  eol  suo  Aleramo  peregrinando  andar  incognita  e  vivere  in 
esiglio,  che  divenir  regina?  Non  avete  voi  compassion  di  lei, 
che  giovanetla  e  delicatissima,  in  abito  di  poltronieri,  se  ne 
va  tutto  il  di  a  piedii»  Amore,  che  le  cose  difïïcili  suol  render 
facili  a  chi  lo  segue,  amore  era  quello  che  tutte  le  fatiche  le 
faceva  leggiere,  e  i  nojosi  fastidi  del  periglioso  cammino  le 
faceva  parer  piaceri  e  diporti.  Perciô  ben  si  puô  veritevol- 
mente  dire  che  in  tutte  l'operazioni  umane  quantunque  diffî- 
cili e  colme  di  fatiche  e  di  mortali  perigli,  chi  per  amor  le  fa, 
non  sente  dispiacer  alcuno,  perche  amore  è  il  vero  e  saporilo 
condimento  del  tutto.  Ora  che  gli  amanti  se  ne  vanno,  Dio 
doni  lor  buon  viaggio.  » 

Belleforest  reprendra  à  peu  près  ce  développement  mais  il 
aura  soin   d'y  ajouter  un  jugement  sévère  sur  l'aveuglement 


88  BULLETIN    ITALIEN 

des  amoureux  qui  se  laissent  entraîner  par  leur  passion  hors 
du  chemin  du  devoir.  A  chaque  page,  pour  ainsi  dire,  nous 
voyons  la  différence  qui  sépare  les  deux  narrateurs.  Ce  n'est 
pas  Belleforest  qui  se  défendrait  de  jouer  le  rôle  de  satirique;  il 
revendiquerait  plutôt  pour  tout  écrivain  celui  de  prédicateur. 
Ce  n'est  pas  lui  qui  se  contenterait  de  juger  en  quatre  lignes 
équivoques  la  conduite  de  la  maîtresse  de  Galeaz  et  du  peintre. 
Une  page  lui  suffit  à  peine  pour  dégager  la  morale  de  cette 
histoire  :  «  Les  sages  verront  en  cela  que  jamais  l'adultère 
n'est  sans  porter  quelque  préjudice,  quelle  que  part  que  ce 
soit  :  il  ne  faut  bastir  des  excuses  d'affection,  ni  se  flatter  en  son 
propre  vice,  et  penser  qu'il  soit  loisible  de  fonder  des  amoui  > 
avec  celles  qui  sont  liées  ailleurs,  et  la  foy  desquelles  les 
oblige  à  celuy  à  qui  et  leurs  parents  et  le  consentement  de 
l'Eglise  les  a  conjoincts.  Et  en  somme,  à  fin  que  je  ne  lai--. 
rien  qui  face  icy  à  propos,  je  pense  bien  que  le  paintre  qui  joua 
si  bon  tour  au  Vincentin,  est  coupable  et  mérite  grande  repre- 
hension,  pour  avoir  usé  de  mauvaise  foy  à  celuy  qui  luy  avoit 
fié  son  secret;  mais  Galeaz  sentoit  trop  son  simple  et  mal 
advisé  de  fier  la  breby  au  loup,  et  de  faire  un  tel  essay  de  la 
prudence  d'un  homme  et  de  la  constance  d'une  femme  : 
laquelle  monstra  lors  combien  est  foiblette  leur  résistance  et 
manque  leur  foy,  quand  les  assaillans  persistent  en  leur 
devoir.  Je  parle  de  celles  qui  se  plaisent  à  changer  et  qui 
a \  ment  plus  le  plaisir  que  la  vertu  et  bonne  renommée;  estant 
bien  asseuré  que  quelque  chose  que  le  Vincentin  dise  en  ceste 
histoire,  par  une  femme  folle,  il  s'en  trouve  un  nombre  inliny 
de  si  modestes  et  sages,  que  les  historiens  ont  en  elle-  de  quoy 
s'employer  et  où  faire  escouler  L'abondance  et  douceur  de  leur 
langage.  Qu'il  nous  suffise  que  le  vice  est  vitupéré  à  fin  qu'on 
le  fine;  cl  la  vertu  loiiangéc  à  celle  fin  que  par  cesl  allèche 
ment,  la  jeunesse  suyvant  ce  bon,  voye  qu'à  ['advenir  son  nom 
sera  éternisé  de  los,  pour  avoir  bien  vescu  :  là  <>ù  au  contraire 
la  mémoire  des  mal  vivana  vif  cl  esl  recitée  pour  leur  bonté, 
il  m  grand  deshonneur  de  ceux  qui  suivent  le  \  Ice  par  trao 

i.  Si  Belleforesl  ne  sacrifie  rim  à  la  galanterie,  il  importe  de  remarquer  quel- 
quea-uns  d  mt'iii-  à  l'égard  dea  femmes,  Il  reconnaît,  i  plusieurs  reprises. 


BANDELL0    EN    FRANCE    AU    Wf    SIÈCLE  89 

Il  ne  s'agit  plus,  en  effet,  ce  qui  n'est  que  trop  aisé,  de  per- 
suader aux  Lecteurs  et  aux  lectrices  que  les  héros  de  ces  nou- 
velles n'ont  rien  de  commun  avec  eux;  il  faut,  au  contraire, 
leur  montrer  par  combien  de  vices  ils  leur  ressemblent  et  leur 
proposer  comme  un  exemple  salutaire  le  tableau  des  malheurs 
et  des  hontes  que  ces  vices  entraînent  à  leur  suite.  «  One  les 
adultères  et  desloyales  se  mirent  en  ceste  furie,  lisons-nous  à 
la  fin  de  l'histoire  de  Pandore,  et  qu'elles  pensent  que  Dieu 
est  juste,  pour  punir  leur  infidélité  et  faussement  de  promesse, 
avec  des  succez  pires  que  cestuy  c\.  Que  les  tilles  y  voyent  de 
quoy  se  bien  gouverner  devant  le  mariage,  et  lorsqu'elles  sont 
astraintes  aux  sainctes  loix  d'iccluy.  Veu  qu'il  n'est  rien  si 
secret,  qu'à  la  fin  ne  sorte  en  évidence,  et  ce  qui  se  fait 
(comme  dit  le  grand  Législateur  Jésus  Christ)  dans  le  plus 
obscur  des  maisons,  est  plus  souvent  manifesté  aux  places 
publiques  :  car  telle  cuide  celer  ses  amours  dont  elle  mesme 
est  la  première,  par  permission  de  Dieu,  qui  en  fait  l'ouver- 
ture :  aussi  certes,  où  la  vertu  perd  l'efficace  de  ses  actions  et 
la  force  de  régir  la  volonté  de  l'homme,  la  chair  est  si  forte, 
qu'elle  fait  gloire  de  ses  imperfections  et  exige  en  soy  mesme 
et  contre  soy  un  trophée  de  victoire,  où  elle  se  vainquant 
mesme  rend  le  vainqueur  et  le  vaincu  toujours  misérables,  et 
privez  de  louange  devant  les  hommes,  et  de  grâce  en  la  pré- 
sence de  celuy  auquel  toutes  choses  sont  manifestées.  » 

Tout  lui  est  occasion  pour  adresser  des  conseils  à  ses 
lecteurs;  ici  à  propos  de  Julie  de  Gazuolo,  qui,  au  désespoir 
d'avoir  été  déshonorée,  se  jette  dans  la  rivière,  il  ajoute  : 
«  Apprenez  donc,  filles,  non  à  vous  noyer  ni  forfaire  à  vostre 
corps,  mais  à  résister  aux  charmes  et  pipperies  des  amans  et  à 
ne  donner  occasion  de  poursuitte  par  les  signes  attrayans  et 
œillades  peu  discrètes...  »;  là,  l'enlèvement  d'une  jeune  fille 
lui  suggère  le  développement  suivant  :  «  Exemple  notable  pour 
les  pères  et  mères  qui  doyvent  estre  si  soigneux  de  cest  aage 
glissant  et  plain  de  folie  que  l'esgarer  y  soit  deffendu,  et  les 

qu'elles  sont  moins  coupables  de  se  laisser  surmonter  à  la  longue,  que  les  hommes 
de  les  poursuivre  sans  relâche.  De  plus,  il  met  dans  la  bouche  de  certaine  de  ses 
héroïnes  des  plaintes  contre  la  situation  privilégiée  que  les  hommes  se  sonl  octroyée 
par  les  lois  et  par  les  usages. 


90  BULLETIN    ITALIEN 

propos  à  L'escart  autant  prohibez  comme  ils  ont  chère  la  pudi- 
cité  de  leurs  filles  et  honneur  de  leurs  maisons.  Et  qu'on  ne 
s'arreste  point  sur  le  commun  dire  qu'il  est  impossible  d'em- 
pescher  une  dame  qui  a  désir  de  follastrer.  veu  qu'il  n'y  a  si 
fier  Tigre  ou  Lyon  si  farouche  qu'on  ne  puisse  bien  domp- 
ter... ».  «  Apprenez,  jeunes  dames,  »  dit-il  ailleurs,  «  à  vous 
contenir  en  une  honneste  gravité,  et  ne  donnez  si  facile  accez 
à  ceste  jeunesse  esventée,  et  pensez  qu'un  peu  de  plaisir  vous 
est  quelquefois  vendu  avec  telle  usure  que  vous  voudriez 
jamais  n'en  avoir  eu  le  goust,  non  la  seule  appréhension.  Et 
vous  qui  vous  plaisez  en  l'amour,  si  je  ne  puis  gaigner  cela  de 
vous,  que  vous  en  quittiez  du  tout  la  poursuite,  à  tout  le 
moins  me  ferez  vous  ccste  faveur,  que  de  n'aymer  point  si  des- 
reglémentque  voz  actions  scsloignans  de  la  raison  et  guidées 
d'un  seul  appétit  desordonné,  ne  ressentent  rien  plus  de 
l'homme  et  de  ceste  intelligence  qui  nous  est  commune  avec 
les  célestes  ..  » 

Lorsqu'il  ne  s'adresse  pas  aux  hommes,  ce  sont  les  vices 
eux-mêmes  qu'il  apostrophe  :  ici  la  convoitise,  là  «  l'exécrable 
faim  de  pécune  qui  aveugle  les  esprits  et  raisons  des  humaine  »>, 
sans  parler  de  toutes  les  digressions  qu'il  consacre  à  exposer 
les  funestes  conséquences  de  ces  vices.  Mais  on  ne  fait  pas  à  la 
morale  sa  part  :  elle  pénètre  dans  les  récits,  dans  les  portraits 
de  Belleforest,  et  jusque  dans  ses  titres,  par  des  parenthèses, 
des  incidentes  ou  de  simples  épithètes.  Ainsi  la  nouvelle1  de 
Bandello  •«  Infortunato  ed  infausto  amore  di  ma  dama  »li  Cabrio 
Provenzale  con  un  suo  procuratore...  a  devient  «  Les  détesta 
blés,  Impudiques,  et  infortunées  amours  de  la  dame  de  Chabrie 
Provençale  avec  son  procureur  Tolonio...  »,  et  au  lieu  de  tra- 
duire simplement  «  essendo  di  carnevale  »,  Bellefoivst  écrira  : 
«  G'estoit  durant  les  sottes  et  malheureuses  desbauchea  que  les 
chrestiens  fonl  durant  Le  carnaval.  »  A  plus  forte  raison  notre 
traducteur  Be  sent-il  à  l'aise  pour  moraliser  dans  les  por- 
traits ou  les  récits.  Voici  par  exemple  en  quels  termes  Ban 
dello  présentai!  à  ses  auditeurs  le  personnage  principal  dune 
île  so  nouvelles,  Zilie  :  «  In  Moncalieri,  castello  non  molto  Ion- 
tano  da  Torino,  In  una  vedova,  chiamata  m.  Zilia  Duca;  a  cui 


BANDELLO    EN    FRANGE    AT    \vi'    SIECLE  9 1 

poco  innanzi  era  morto  il  marito,  ed  ella  era  giovine  di  senti- 
quattroanni,  assai  bella,  madi  costumi  ruvidi,  e  che  più  tosto 
lenevano  del  contadinesco  che  del  civile;  onde  avende  délibé- 
ra t<>  di  più  non  maritarsi,  attendeva  a  far  délia  roba  ad  un 
figlioletto  che  aveva  senza  più,  che  era  di  tre  in  quattro  anni. 
Viveva  in  casa  non  da  gentildonna  par  sua,  ma  da  povera 
feinina;  e  faceva  tutti  gli  uffici  vili  di  casa,  per  ris  par  mi  are  e 
tener  meno  fantesche  che  poteva.  Ella  di  rado  si  lasciava 
vedere,  e  le  feste  la  mattina  a  buon'  ora  andava  alla  prima 
messa  ad  una  chiesetta  alla  casa  sua  vicina,  e  subito  ritornava 
alla  sua  stanza.  General  costume  è  di  tutte  le  donne  del  pacsc 
di  baciare  tutti  i  forestieri  che  in  casa  loro  vengono,  o  da  chi 
sono  visitate,  e  domesticamente  con  ciascuno  intertenersi  ; 
ma  ella  tutte  queste  pratiche  fuggiva,  e  sola  se  ne  viveva.  »  Ces 
brèves  indications  s'étoffent  chez  Belleforest  de  plusieurs 
détails  précis  qu'il  juge  significatifs,  et  surtout  de  nombreux 
jugements  moraux  qu'il  enrichit  eux-mêmes  de  rapproche- 
ments divers  : 

«  Ceste  belle  rebelle  vefve,  combien  que  ne  fust  guères  plus 
aagée,  que  de  vingt  quatre  à  vingt  cinq  ans,  si  protesta  elle, 
de  ne  s'assujettir  oncques  plus  à  homme,  par  mariage  ou 
autrement,  se  faisant  forte  de  se  pouvoir  contenir  en  célibat. 
Délibération  pour  vray  saincte  et  louable,  si  les  esguillons  de 
la  chair  obeyssoyent  aux  premières  semonces  et  adhortations 
de  l'esprit  :  mais  où  la  jeunesse,  les  aises  et  multitude  de  pour 
suyvans  dressent  partie  contre  ceste  chasteté  (légèrement 
entreprinse)  le  conseil  de  Tapostre  doit  estre  suivy,  qui  veut 
que  les  jeunes  vefues  se  marient  en  Christ,  pour  fuir  les 
tentations  de  la  chair,  et  éviter  le  scandale  d'offension  et 
deshonneur  devant  les  hommes.  Or  Zilie  (son  mary  décédé) 
s'attendoit  seulement  à  enrichir  sa  maison  et  amplifier  le 
domaine  d'un  petit  enfant  qu'elle  avoit  de  son  mary  défunct. 
Apres  le  trépas  duquel  elle  estoit  devenue  si  avare,  qu'ayant 
retranché  presque  son  train,  elle  faisoit  conscience  d'occuper 
ses  chambrières  aux  affaires  du  mesnage,  luy  semblant  bien 
advis  qu'il  n'y  avoit  rien  de  bien  fait  que  ce  qui  passoit  par 
ses  mains,  chose  plus  louable,  celles  que  de  voir  un  tas  dette- 


92  BULLETIN    ITALIEN 

minées,  molles  et  délicates  mesnagères  qui  penseroyent 
diminuer  leur  grandeur,  mettant  le  nez  seulement,  où  leur 
main  et  diligence  est  requise.  Veu  que  la  mère  de  famille  ne 
préside  pas  en  la  maison,  pour  ouïr  simplement  les  raisons 
de  ceux  qui  travaillent,  ains  encore  pour  y  assister  :  car  l'œil 
du  chef  semble  donner  quelque  perfection  à  l'œuvre  que  les 
serviteurs  entreprennent  par  son  commandement.  Oui  a  esté 
cause  que  jadis  les  Historiens  nous  ont  descript  une  Lucresse. 
non  babillarde  avec  les  jeunes  fols,  ou  courant  par  les  festins. 
et  bals  dressez,  ou  masquant  la  nuict  sans  esgard  quelconque 
d'honneur  et  dignité  de  race,  et  maison  :  mais  l'ont  mis  en  sa 
chambre,  causant,  filant  et  dévidant  avec  la  troupe  de  ses 
servantes.  A  quox  notre  Zilie  passoit  la  plus  part  de  son 
temps,  ne  laissant  couler  une  minute  d'heure,  sans  l'employer 
à  quelque  honneste  exercice,  ce  qui  faisoit,  qu'on  ne  la  voyoit 
point  toutes  les  bonnes  festes  par  les  rues,  jardins  ou  lieux  de 
plaisance,  ou  quelque  fois  honnestement  la  jeunesse  peut  aller 
pour  donner  quelque  vertueux  relasche  au  travail  du  corps, 
et  quelquefois  aux  fatigues  de  l'esprit.  Mais  ceste-cy  estoil  si 
sévère  à  suyvre  la  rigueur  et  contrainte  façon  de  faire  îles 
anciens,  qu'il  estoit  presque  impossible  de  la  voir,  lors  qu'elle 
alloit  à  la  messe,  ou  autre  service  divin.  Geste  dame  sembloit 
avoir  estudié  en  la  théologie  des  Egyptiens:  qui  nous 
peignoyent  une  Vénus,  tenant  une  clef  devant  sa  bouche,  et 
le  pied  sur  la  tortue  :  nous  signifians  par  cela  le  devoir  de  la 
femme  pudique  :  la  langue  de  laquelle  doit  estre  nouer,  ne 
parlant  qu'en  temps  et  lien,  cl  Les  pieds  non  vagabonds,  elle 
ne  devant  point  sortir  hors  de  sa  maison,  que  pour  servir  à  la 
religion,  et  quelquefois  rendre  la  deuë  pieté  à  ceux  qui  nous 
ont  mi>  en  lumière.  Encor  estoit  Zilie  si  religieuse  (je  diray, 
superstitieuse)  et  rigoureuse  à*  observer  les  coustumes,  qu'elle 
ne  faisoit  cas  de  nier  le  baiser  aux  gentils  hommes  survenanl  : 

civilité  qui  de  long  temps  a  eu   lieu  el  encor  tient  place,  par  La 

plus  part  des  Gaules:  que  les  damoiselles  bienviennenl  Les 
estrangers,  el  bostes  en  Leurs  maisons,  avec  un  honneste  el 
chaste  baiser.  Toutesfois  l'institution  et  profession  de  ceste 
\  eusYe  avoit  rasçlé  ce  point  de  sa  reigle  :  soit  qu'elle  s'estimait 


bANDËLLO    EN    FRANCE    AU    XVI*    SIECLE  [)3 

si  belle  que  tous  fussent  indignes  d'attoucher  à  la  superficie, 
et  bord  d'un  si  rare  et  si  précieux  vase  :  ou  que  sa  grande 
(et  de  peu  imitée)  chasteté*  la  rendil  si  est  range,  que  de  |ne?| 
recevoir  ce  que  le  devoir  lu\  permetloit  d'otroyer.  » 

ailleurs,  c'est  an  récit  don!  l'adaptateur  élague  certains 
détails  précis,  mais  qu'il  entremêle  de  considérations  morales, 
d'apostrophes  aux  vices  et  d'unathèmes  à  ses  contemporains. 
Dans  la  nouvelle  de  la  daine  de  Ghabrie,  voici  comment  les 
deux  conteurs  nous  exposent  le  projet  et  l'accomplissement  du 
meurtre  de  la  jeune  femme  du  procureur  : 

«  Desiderava  molto  Madarna  diCabrio  aver  per  marito  il  suo 
adultero  ed  egli  altresi  volontieri  avrebbe  sposata  lei,  sapendo 
che  oltra  la  buona  dote,  ella  era  piena  di  danari  ;  ma  al 
comune  desiderio  di  tutti  due  ostava,  che  il  ïolonio  aveva 
per  moglie  la  figliuola  d'un  Giovanni  ïurlaire,  che  stava  a 
Jeras,  donna  da  bene  e  d'ottimi  costumi  ornata,  dalla  quale 
già  n'aveva  figliuoli  ;  e  non  è  molto  che  un  suo  figliuolo  fu  a 
Basscns  nel  vostro  castello,  Madama  illustrissima,  quivi 
capitalo  in  compagnia  d'un  profumiere  italiano.  Ora  dopo 
molti  ragionamenti  fatti  tra  loro,  deliberando  il  Tolonio  esser 
in  sccllcratezze  eguale  alla  sua  adultéra,  conchiuse  con  lei  di 
levarsi  la  buona  moglie  dinanzi  agli  occhi.  Fatta  cotai  delibe- 
razione  non  sapeva  in  che  modo  farla  morire.  Fu  più  voltc 
per  operare  che  Giovan  Tros,  ministro  suo  di  simili  scelle- 
raggiui,  la  dovesse  svenare  :  ma  non  sapeva  che  via  tenere, 
che  la  cosa  fosse  occulta.  Penso  avvelenarla;  ed  anco  questo 
modo  non  gli  andava  per  la  fantasia,  non  si  lîdando  prender 
il  veleno  dagli  speciali;  ed  egli  non  sapeva  distillar  sorte 
alcuna  di  veleni.  Ma  accccato  dall'  appetito  che  aveva  di  torre 
l'adultéra  per  moglie,  deliberô  egli  stesso  esser  quello  che  la 
moglie  ancidesse  :  onde  una  notle,  essendo  nel  lctto  con  esso 
lei,  quella  con  le  proprie  mani  crudelissimamente  strangolo, 
dando  la  voce  che  d'un  fiero  accidente  che  assalita  l'aveva, 
non  la  potendo  ajutare,  era  morta.  » 

«  Veu  qu'après  les  funérailles  du  jeune  fils,  elle  voyant  que 
tous  ses  serviteurs  avoyent  l'œil  sur  eux.  et  que  la  pluspart  se 
doutoyent  de   leur  trop   familière   privauté,  en  communiqua 


9'l  BULLETIN    ITALIEN 

à  son  gallant  et  projcctèrent  ensemble  la  fin,  et  de  leurs  ai 
et  de  leurs  mal-heurs  :  c'est  de  se  prendre  en  mariage  l'un 
l'autre.  Mais  Tolonio  (estant  marié  à  une  belle  dame  autant 
sage  et  vertueuse,  qu'il  estoit  meschanh  ne  sçavoit  que  faire 
pour  s'en  dépestrer  secrettement.  et  le  plus  seulement,  qui 
lu  y  seroit  possible.  A  la  lin  il  délibéra  de  la  faire  mourir  à 
quelque  marché  que  ce  ftist.  Ce  qu'il  déclara  à  s'amie,  laquelle 
(aussi  asseurée  à  commettre  meurtres,  et  à  y  favoriser  comme 
un  brigant  et  voleur,  qui  de  sa  vie  n'a  bougé  des  bois,  ou 
destroits  des  montagnes,  pour  y  dévaliser  les  passans)  le 
trouva  fort  bon,  et  encor  le  pria  elle  de  l'exécuter  le  plus  tosl 
que  ce  pourroit  faire.  Le  mal  heureux  et  avare  docteur  faisoil 
cecy,  non  pour  trop  grande  amitié  qu'il  portast  à  celle  qu'il  se 
faisoit  fort  d'espouser  :  car  il  sçavoit  fort  bien,  qu'on  embrasse 
et  caresse  les  trais  très,  pour  s'aider  de  leurs  inventions  et 
subtilitez  :  lesquelles  exécutées,  ou  il  sont  punis,  pour  leurs 
démérites,  ou  l'on  les  mesprise  si  bien,  que  leur  misérable  vie 
peut  assez  montrer  la  différence  de  la  vertu  au  vice  :  et  d'une 
bonne  conscience,  à  l'esprit  de  celuy.  qui  se  paist  à  telles 
folles  intentions.  Ainsi  Tolonio  sçachant  que  la  dame  de 
Ghabrie  estoit  riche,  et  fort  pécunieuse,  proposa  (sa  femme 
morte)  de  l'espouser,  pour  avoir-  ses  despouilles.  et  puis  après 
peut  estre  la  faire  passer  par  le  chemin  deffriché  par  tant 
d'occisions  perpétrées  par  le  moyen  et  de  l'un  et  de  l'autre  . 
néantmoins,  il  ne  sçavoit  quelle  voye  y  tenir  pour  attaindre 
à  son  laschc  désir.  0 effrénée  convoitise, comme  lu  as  dépravé 
aujourd'hui  l'esprit  des  hommes!  Certes  le  père  n'est  poinl 
asseuré  auprès  de  non  fils,  le  voisin  avec  son  prochain  crai 
gnanl  des  embusches  :  et  le  Prince  le  plus  souvent  est  en 
danger  de  sa  personne  environné  et  ceint  de  tous  costei  de 
-  -  gardes  et  ministre-,  car  ce  fol  désir  d'avoir  aveugle  si 
adextrèment  les  gens  humain-,  que  cestu)  e>  trahit  son 
seigneur  pour  -'enrichir,  et  eelu\  la  à  mesme  fin  vend  sa 
patrie,  el  l'autre  avance  La  mort  à  celu)  pour  la  vie  duquel  il 
deuf  estre  en  prières  continuelles  :  et  est  venue  la  chose 
jusques  à  tel  désordre,  que  mesmes  les  choses  sacrées  ont 
sent}  le  poison,  et  venin  de  ceste  maudite  beste,  laquelle  de 


HANnrr.r.o  f.n   FRANCE    il     KVl'   BIÈCLl  90 

tant  plus  estend  ses  forces,  de  tant  deviennent  les  siècles  plus 
malheureux,   cl   les    hommes    traistres  el   desloyaux.   Que   si 
l'avarice  fait  dissoudre  ce  que  Dieu  ne  veut  point  que  L'homme 
sépare,  que  la  nature  mesme  nous  apprend  d'aymerjc  ne  voy 
point,  où  Ton  puisse  s'arrester  pour  trouver  loyauté  ny  en  quel 
climat  aller  pour  voir  les  hommes,  qui  imitent  la  simplicité 
de  nos  ancestres  :  veu  que  nostre  malice  surpasse  loul  ce  qui 
fut  jamais  de    meschant,  et  corrompu  entre   les  peuples  les 
plus   barbares,   cruels,   et   moins   sçachant  que  c'est  que  de 
pitié,   ou   vraye  et  pure  religion.  Or   pour  revenir  à   nostre 
légiste  sanguinolent,  il  ne  faisoit  que  bastir  des  chasteaux  en 
l'air  sur  la  délibération  prinse  de  la  mort  de  sa  femme  :  car  il 
tenait  le  loup  (que  l'on  dit)  par  les  aureilles,  ne  sçachant  ny 
comme  le  laisser,  ny  avec  quelle  asseurance  le  retenir,  sans  le 
danger,  et  péril   de  sa   personne.  Une  fois  délibéroit  la  faire 
mourir  par  poison,  mais  la  voye  luy  sembloit  trop  dangereuse, 
pour  n'estre  point  drogueur  assez  escort,  et  qui  se  voyoit  fort 
loing  d'apotiquaire,  lequel  il  peut  pratiquer  à  sa  poste,  et  en 
retirer  le  boucon  Lombard,  par  lequel  il  délivrast  sa  femme 
de   tout  soucy.   Encor   prqjectoit  il  de  faire  tuer  sa  femme  à 
celuy  qui  avoit,  par  son  commandement,  commis  le  meurtre 
précédent  en  la  personne  du  fils  du  sieur  de  Ghabrie  :  mais  il 
n'y  faisoit  pas  beau,  car  la  chaste  dame  ne  bougeoit  guères  de 
sa  maison   et  craignoit  le   paillard  que   Ton   le  soupçonnas! 
d'avoir  moyenne  l'homicide.  Finalement  conduit  de  ses  fols 
appétits,  et  laissé  entre  les  mains  du  diable,  il  s'arresta  de  ne 
s'ayder  de  autre,  pour  cest  exploit  que  de  sa  propre  main,  el 
pour  ce  une  nuict  estant  couché  avec  sa  femme,  il  l'estrangla, 
luy  ayant  entortillé  une  serviette  au  col,  et  ainsi  qu'elle  estoit 
sur  les  angoisses,  et  derniers  souspirs  de  sa  vie,  le  meschant 
(cuidant  faire   sa  cause   bonne)   s'écria   à    l'aide,   disant    aux 
survenans   qu'un   reume  avait  saisy  la  gorge  de  sa  femme  et 
l'avoit  suffoquée,  si  bien  qu'il  n'avoit  peu  y  remédier.  Ce  qui 
fut  creu  par  l'assistance  et  eust  passé  sans  qu'on  eust  fait  autre 
conte,  si  le  bon  Dieu  n'eust  fait  venir  à  ce  cry  le  père  de  la 
misérable  défuncte.  » 

Ces  dernières  lignes  nous  montrent  qu'à  l'intention  morale 


96  fiULLETIN    ITALIEN 

Belleforest  joint  souvent  l'idée  religieuse.  C'était  se  séparer 
plus  nettement  encore  de  Bandello.  Sans  doute  celui-ci,  nous 
lavons  vu,  dirige  parfois  vers  le  ciel  les  regards  de  ses 
auditeurs;  en  plus  d'un  passage  il  allègue  la  Providence, 
et  il  explique  tel  ou  tel  événement  par  la  justice  ou  la  misé- 
ricorde divine.  «  Piacque  a  nostro  Signor  Iddio  che  Gorrado... 
sera  in  giorno  avanti  da  Foligno  partito...  »  Mais  trop  souvent, 
il  faut  l'avouer,  cette  action  providentielle  se  manifeste  d'une 
façon  assez  puérile,  et  fait  moins  songer  à  l'omnipotence  de 
Dieu  qu'à  ces  mauvais  sorts  que  dans  les  contes  de  fées 
jettent  des  enchanteurs  malveillants  :  »  Lo  scelerato  maggior- 
domo  monto  a  cavallo  per  fuggirsene.  Ma  Dio.  che  voleva 
che  fosse  punito,  fece  che  il  cavallo  mai  non  voile  andar 
innanzi...  »  (Ihez  Belleforest,  au  contraire,  on  peut  dire  que 
l'idée  de  la  Providence  domine  toutes  les  histoires,  et  avec 
elle,  comme  une  sorte  de  préparation  profane,  celle  de  lin 
constance  de  la  fortune,  que  notre  moraliste  aime  à  rappeler 
aux  hommes,  si  prompts  à  croire  en  toute  occasion  qu'ils  bàtis- 
sent  sur  des  fondements  inébranlables  et  que  rien  ne  saurait 
déjouer  leurs  projets  :  «  Voyez  donc,  s'écrie-t-il.  à  la  lin  de 
l'histoire  d'Arioharzane,  quels  sont  les  jeux  des  succez 
humains  et  quelle  certitude  il  y  a  en  ce  que  nous  appelions 
félicité  en  ce  monde  :  et  que  non  à  tort  les  sages  de  jadis, 
quoy  qu'ils  ne  cogneussent  point  ce  qui  est  de  Dieu  dressèrent 
je  ne  sçav  quelle  roue  de  fortune,  laquelle  allant  et  fais, ml 
son  cours  ores  haulse  les  uns,  et  soudain  les  précipite  du  plus 
haut  degré  de  leur  honneur...;  et  ceux  qui  sont  reculez  -»>i( 
par  leur  faute,  ou  par  l'iniquité  du  temps  ou  la  malice  dé- 
nommes ne  seront  sans  exemple  de  confort,  et  qui  les  pourra 
nourrir  de  pareille  espérance,  que  cessant  l'orage  il  ne  peut 
estre  que  le  soleil  n'apparoissc,  et  que  la  mer  devenant 
bonace  ils  ne  puissent  encor  voguer  une  fois  à  leur  aise  et 
sans  plus  craindre  de  courir  fortune.  «  Mais  plus  volontiers 
encore  (pie  sur  les  caprices  de  la  fortune,  «'est  vers  la  toute 
puissance  de  Dieu  que  Belleforot  vent  appeler  notre  attention. 
Dans  une  des  nouvelles  qu'il  a  ajoutées  a  -on  quatrième  tome, 
il  trouvera  pour  nous  en  parler  des  termes  qui   font  songer  à 


BAItDELLO    KN    FRANCE    AL     \\l"    Sli;CLE  97 

Bossuet.  Yest-cc  pas  comme  un  embryon  du  fameux  passage 
de  L'oraison  funèbre  d'Henriette  de  France  que  ces  quelques 

phrases  de  noire  médiocre  conteur  :  Que  le  monde  apprenne, 
dit-il,  a  que  c'est  de  Dieu  que  vient  la  puissance  et  que  lu\ 
sans  nul  autre  estahlist  le  pouvoir  des  gouverneurs  de  la 
terre»;  qu'il  sache  «que  Dieu  hausse  et  abat  les  hommes 
quand  il  luy  plai t  pour  rendre  son  nom  plus  grand  et 
glorieux  »,  et  que  «  les  royaumes  sont  en  la  main  du  haut 
Dieu,  lequel  les  donne  et  oste  selon  que  les  hommes  sont 
justes  ou  vivent  selon  ses  loix  et  ordonnances  ».  Et  c'est  à 
propos  de  chaque  histoire,  pour  ne  pas  dire  de  chaque  fait, 
que  le  narrateur  introduit  des  rétlexions  de  ce  genre.  «  Aussi,  » 
écrit-il  dans  la  nouvelle  d'Aleran  et  d'Adélasie,  après  avoir 
raconté  les  vaines  recherches  de  l'Empereur,  «  aussi  la  majesté 
de  Dieu  sembloit  permettre  cecy  et  pour  le  bien  qui  en  advint 
depuis,  et  pour  la  punition  de  la  téméraire  entreprinse  des 
deux  amans,  lesquelz  ne  vesquirent  pas  trop  longuement  en 
leurs  ayses  sans  sentir  la  main  de  Dieu  qui  quelquefois  laisse 
tomber  le  fidèle  pour  luy  faire  cognoistre  son  imbécillité,  et 
afin  qu'il  confesse  que  c'est  Dieu  de  qui  faut  attendre  tout 
salut,  soutien,  repos  et  soulagement.  »  Mais,  si  Dieu  est  le 
soutien  dans  nos  faiblesses  et  le  soulagement  dans  nos  tribu- 
lations, il  est  aussi  le  juste  vengeur  de  nos  crimes  et  de  notre 
impénitence.  Le  châtiment  qu'il  infligea  au  volage  Nicolas 
d'Esté  n'en  est-il  pas  la  preuve?  «  Aussi,  ajoute  Belleforest,  est 
la  patience  de  ce  bon  Dieu  telle  qu'attendant  la  conversion  du 
pécheur  et  le  voyant  endurcy  en  sa  méchanceté,  à  la  lin  il  le 
punit  si  aigrement  que  les  générations  suivantes  se  ressentent 
le  plus  souvent  de  la  gravité  de  la  punition.  Et  voila  pourquoy 
le  bon  chrestien  doit  diligemment  discourir  sur  tous  les 
exemples  de  ceste  à  nulle  seconde  patience,  pour  aprendre 
qu'à  la  longue  rien  ne  demeure  impuny  en  la  présence  du 
Seigneur.  » 

Après  des  passages  de  ce  genre  on  ne  s'étonnera  pas  que 
Belleforest  condamne  avec  indignation  «  la  secte  et  persuasion 
de  nos  Atheistes  introduite  par  cest  endiablé  esprit  de  celuy 
qui  de  nostre  temps  a  mis  en  lumière  le  livre  abhominable 

R.    STLKLl  .  7 


98  BULLETIN    ITALIEN 

des  trois  imposteurs  ».  Il  est  vrai  qu'il  n'est  guère  plus  tendre 
à  l'égard  des  protestants.  On  sait  qu'il  avait  composé  ou 
traduit  plusieurs  ouvrages  dirigés  contre  leurs  doctrines  et 
dans  lesquels  il  engageait  le  roi  à  châtier  impitoyablement  ces 
rebelles.  Il  ne  manque  pas  de  les  attaquer  dans  ses  Histoires 
tragiques  lorsque  l'occasion  s'en  présente,  et  même  parfois 
sans  aucune  occasion.  Ici,  à  propos  des  mariages  illégitimes 
d'Henry  Mil,  il  assimile  la  doctrine  de  Luther  aux  licences  de 
quelques  épicuriens.  «  11  feist  sagement  pour  la  deflense  de 
son  péché  que  de  prendre  Luther  pour  patron,  de  l'escole 
duquel  sont  sortis  les  Libertins  et  âmes  voluptueuses,  les- 
quelles comme  pourceaux  se  veautrent  dans  l'ordure  de  pail- 
lardise. Aussi  a  il  monstre  la  leçon  qu'il  avoit  aprinse  sous 
tel  docteur,  ayant  telle  fois  deux  femmes  espousées  vivantes, 
et  un  nombre  infiny  de  concubines.  »  Ailleurs,  il  décoche  à 
bout  portant  quelque  trait  aux  calvinistes.  «  A  quoy  servent 
tant  de  parolles?  La  nourrice  asseurée  et  aheurtée  en  sa  men- 
songe comme  un  Calviniste  en  sa  persuasion,  maintint  à  Jule 
et  à  Cinthie  tout  ce  quelle  avoit  dit  et  jura  estre  véritable.  »  Et 
pourtant  un  lecteur  non  averti  serait  parfois  tenté  de  prendre 
l'auteur  des  Histoires  tragiques  pour  un  protestant.  Du  calvi- 
nisme, en  effet,  Belleforest  a  l'austérité  et  la  gravité  morale,  au 
moins  dans  ses  réflexions;  il  a  aussi  et  surtout  le  pessimisme 
fondamental.  Presque  toutes  ses  nouvelles  nous  en  fournissent 
la  preuve. 

Ce  n'est  pas  que  sur  ce  point  môme  on  ne  puisse  relever 
chez  lui  quelques  contradictions.  Nous  sommes  surpris,  par 
exemple,  dans  l'histoire  du  gentilhomme  qui  obtint  par  ruse 
celle  qu'il  aimait,  de  l'entendre  approuver  la  jeune  femme 
d'avoir  enfin  été  charitable,  et  d'avoir  renvoyé  son  premier 
amoureux,  «  qui,  comme  un  soldat  coiiard  et  recreu,  avoit 
quité  son  corps  de  garde»;  et  la  moralité  qu'il  tire  de  cette 
histoire  pourrait  justifier  bien  des  actions  qu'il  réprouve 
ailleurs.  «  En  somme,  »  dit-il  en  effet,  «  puisque  chacun  tend 
a  1  élection  de  ce  qui  luy  est  plus  séant  et  profitable,  aucun  ne 
dira  (sans  faillir)  que  ceste  dame  soit  à  accuser  choisissant  un 
plus  accort,  loyal,  brusque  et  gentil  serviteur,  que   celuy  qui 


KANDELLO    EN    FRANGE    AU    XVf    SIECLE  99 

avoit  failly  à  son  entreprise.  »  Dans  une  autre  nouvelle,  celle 
de  Léonore  et  du  marquis  de  Cotron,  il  prend  à  son  compte 
toutes  les  théories  que  peut  soutenir  l'amoureux  éconduit,  et 
les  conseils  qu'il  insinue  à  ses  Lectrices  après  avoir  raconté 
le  désespoir  tardif  de  la  jeune  femme  insensible  ne  sont  nulle- 
ment, il  faut  l'avouer,  ceux  d'un  moraliste  ou  d'un  prédicateur  : 
«  Voyez,  mesdames,  comme  Amour  se  venge  de  ceux  qui 
mesprisent  sa  puissance.  Geste  cy  qui  naguère  eust  quitté 
Jupiter  mesme  pour  se  paistrc  au  plaisir  quelle  prenoit  en 
ses  desdains,  et  peu  de  civilité,  et  laquelle  estoit  moins 
ployable  que  ne  sont  inexhorables  les  sœurs  vengeresses  aux 
enfers,  vous  la  voyez  adoucie,  humiliée  et  si  asservie  au  fils 
de  Cithérée  que  plus  elle  ne  veut  attendre  que  son  amy  perdu 
la  sollicite,  c'est  elle  qui  fait  estât  de  le  requérir.  »  Mais  les 
passages  de  ce  genre  sont  tout  à  fait  exceptionnels  chez  Belle- 
forest,  et  ils  ne  représentent  ni  le  fond  de  sa  pensée  ni  son 
intention  véritable.  La  morale  qu'il  veut  qu'on  tire  de  la 
nouvelle,  il  la  dégagera  lui-même  dans  les  dernières  lignes,  et 
elle  sera  toute  différente  :  «  Voyez  amans  que  proufite  de  se 
laisser  vaincre  si  démesurément  à  ses  désirs,  et  quel  aise  il  y  a 
de  suyvre  sans  raison  les  mesmes  esguillons  que  nous  avons 
de  nature.  Le  marquis  de  Cotron  vous  serve  d'exemple  en  la 
resverie  de  ses  passions  et  anéantissement  de  sa  gaillardise; 
et  Léonore  soit  le  frein  vous  retirant  de  cest  abysme,  à  fin 
qu'avec  elle  vous  ne  perdiez  l'usage  dicelle  raison  qui  doit 
modérer  toute  affection  et  servir  de  guide  à  l'âme,  à  quelque 
chose  et  entreprinse  qu'elle  se  dispose.  »  On  peut  expliquer 
cette  apparente  contradiction  par  une  sorte  de  dualité  qui 
existe  à  peu  près  chez  tous  les  écrivains,  et  qui  se  manifeste 
particulièrement  chez  certains  poètes  contemporains  de  Belle- 
forest,  comme  Ronsard.  L'artiste,  épris  des  civilisations  et  des 
œuvres  païennes,  adopte  dans  la  plupart  de  ses  écrits  les 
conceptions  morales  des  ouvrages  antiques  et  se  fait  épicurien 
avec  Horace  ou  licencieux  avec  Anaeréon,  sans  renoncer  pour 
cela  à  ses  croyances  chrétiennes  et  à  une  morale  toute  diffé- 
rente. La  faiblesse  de  son  sens  artistique  et  la  nature  même  de 
son  tempérament  empêchaient  Belleforest  de  faire  en  général 


^'wersltaa 
B1BUOTHECA 


IOO  BULLETIN    ITALIEN 

abstraction  de  ses  sentiments  et  de  ses  idées  personnelles. 
Mais  il  a  pu  lui  arriver  néanmoins  de  se  laisser  parfois  entraîner 
à  porter  sur  ses  personnages  des  jugements  littéraires  et  factices 
en  contradiction  avec  ses  propres  principes.  On  peut  expliquer, 
je  crois,  de  la  même  manière  le  tour  plaisant  qu'il  donne  au 
récit  de  certaines  indélicatesses,  bien  qu'il  soit  le  premier  à  les 
condamner  ensuite  :  il  n'a  pu  résister  au  plaisir  de  conter 
les  manèges  des  amoureux,  et  sa  sympathie  pour  ses  héros 
jointe  à  une  certaine  recherche  du  ton  plaisant  et  dégagé  lui 
ont  fait  oublier  un  instant  L'austérité  de  sa  morale.  Mais  soyons 
surs  que  celle-ci  n'est  pas  loin  et  qu'il  l'exprimera  tout  à 
l'heure  sans  ménagemenls 

II"  n'est  pour  ainsi  dire  pas  une  de  ses  nouvelles  où  il  ne 
nous  expose  sa  conception  de  l'amour,  qu'il  reprend  encore 
dans  ses  arguments.  Elle  diffère  absolument  de  celle  d'un  autre 
conteur  du  xvie  siècle,  la  reine  de  Navarre.  On  sait  que  pour 
celle-ci,  toute  pénétrée  des  doctrines  platoniciennes,  l'amour 
humain,  bien  dirigé,  n'est  qu'une  sorte  de  rellet  de  l'amour  de 
Dieu  etque  cette  passion,  loin  d'être  une  souillure,  doit  devenir 
au  contraire  une  source  de  noblesse  et  de  vertu.  Déjà  au 
Moyen-Age  les  romans  courtois  avaient  développé  une  théorie 
assez  analogue,  et  VAmadis  qui  eut  tant  de  vogue  au  \vi'  siècle 
ne  pouvait  que  confirmer  les  esprits  dans  cette  opinion,  en 
attendant  le  grand  roman  à  la  fois  platonicien,  mystique  et 
courtois  du  siècle  suivant,  YAstrée.  Bandello,  il  faut  bien  le 
dire,  ne  l'ait  guère  songer  à  YAstrée  ni  même  à  Amadis.  Son 
réalisme  jovial  et  exubérant  n'a  rien  de  L'esprit  chevaleresque 
et  courtois,  et  L'influence  platonicienne  n'apparaît  pas  dans  ses 
contes.  Il  en  est  un  toutefois  qui  évoque  le  souvenir  du  roman 
de  d'Urfé;  c'est  l'histoire  de  Diego  et  de  Genièvre  Dans  cette 
nouvelle  qui  tranche  nettement  sur  L'ensemble  du  recueil.  Le 
conteur  italien  nous  t'ait  assister  d'abord  aux  déclarations  et  aux 
promesses  qu'échangent  Les  amoureux  :  mais  bientôt  la  fierté 
et  la  jalousie  de  la  jeune  tille.  en\  enimées  par  des  malentendus 
el  surtout  par  des  calomnies,  la  détachent  de  son  fidèle  SOupi 
rantj  qui  n'a  plus  qu'à  pleurer  sans  espoir  sa  détresse  dans  les 
bois..    .  Heureusement  un  ami  veille,  et.  tandis  que,  Béduite 


BANDELLO    K\    FRANCE    Ai     \\i     SIECLE  loi 

par  un  intrigant,  Genièvre  s'enfuyait  de  la  maison  paternelle, 

il  l'enlève,  tue  sous  ses  yeux  le  séducteur,  el  la  rend  à  son  pre- 
mier  amant.  Belleforest  a  traduit  cette  nouvelle,  mais  il  L'a  fait 
suivre  de  déclarations  significatives.  S'il  y  voit  «  un  miroir 
aux  Loyaux  amans  et  chastes  poursuyvans  en  détestation  de 
l'impudicité  de  ceux  qui  donnent  attainte  partout  où  l'on  leur 
montre  bon  visaige  »,  il  ne  croit  p;is  moins  utile  <lc  mettre  ses 
lecteurs  en  garde  contre  la  conduite  «  de  ceux  qui  sottement 
s'oublient  en  leur  affection,  avilissans  la  générosité  de  Leurs 
courage,  pour  estre  répuiez  des  folz  leurs  semblables  \ra\s 
champions  d'amour.  Car  la  perfection  de  bien  aymer  ne 
consiste  point  en  passions,  douleurs,  ennui/,  martyres  ou 
souciz,  et  moins  encor  parvient-il  à  son  assouvissement  par 
souspirs,  exclamations  à  la  castillane,  par  pleurs  et  puériles 
lamentations.  Veu  que  la  vertu  doit  estre  la  liaison  de  ceste 
amitié  indissoluble,  qui  faict  l'union  des  deux  moytiez  de  cest 
Hom- féminin  Platonique,  et  faict  rechercher  l'accomplissement 
du  tout  en  la  vraye  poursuyte  du  chaste  amour.  En  laquelle 
certes  mal  s'acheminoit  Dom  Diego  la  cuidant  trouver  avec  son 
désespoir  parmy  l'aspre  solitude  des  desers  des  mons  Pyrénées. 
El  certes  le  devoir  de  son  parfaict  amy  ouvra  mieux  (quelque 
faute  qu'il  commist)  que  toutes  ses  contenances,  lettres  pathé- 
tiques ou  messages  amoureux.  » 

En  somme,  Belleforest  ne  croit  pas  à  l'amour  mystique  de 
Marguerite  de  Navarre,  non  plus  qu'à  l'amour  éthéré  qui  sera 
celui  des  Précieuses1,  ou  à  l'amour  vertu  des  héros  de  Cor- 
neille. Dans  une  page  pourtant,  devant  la  noble  conduite  de 
son  héros,  qui  par  amour  pour  la  sœur  de  son  ennemi  sauve 
celui-ci  de  la  ruine  et  du  déshonneur,  il  s'est  laissé  aller  à 
exalter  la  vertu  de  l'amour  :  «  Et  puis  vous  accusez  l'Amour, 
et  le  paignez  des  couleurs  de  rage  folle  et  enragée  forcenerie. 
Non,  non,  l'amour  est  le  vray  subject  en  un  cueur  gentil,  de 
vertu,  courtoysie,  et  modestes  mœurs  :  chassant  toute  cruauté, 
et  vengeance,  et  nourrissant  la  paix  entre  les  hommes.  Que  si 
quelques  uns  violent  et  profanent  les  sainctes  loix  d'Amour,  et 

i.  Cf.  une  digression  d'une  pagej  sur  cette  idée  que  «  l'homme  n'aime  pas  sans 
désir  de  jouissance»  (III,  a58). 


I02  BULLETIN    ITALIEN 

pervertissent  ce  qui  y  est  de  vertueux,  ce  n'est  la  faute  d'un 
si  sainct  subject,  ains  de  celuy  qui  le  suit  sans  en  sçavoir  ny 
cognoistre  la  perfection,  comme  advient  en  toute  opération 
de    soy    honneste,    laquelle   est    diffamée    par    ceux    qui    en 
pensans  user,  en  abusent  lourdement,  et  font  que  les  grossiers 
condamnent  un  bien  pour  le  mal  de  ces  volages.  »  Mais  c'est 
là  encore,  n'en  doutons  point,  mouvement  oratoire,  habileté 
d'avocat,  ou  entraînement  de  narrateur  séduit  par  son  sujet; 
et  il   n'y   faut  pas   attacher  d'importance.    Toutes  ses    autres 
nouvelles  sont  remplies  de  jugements  en  complète  opposition 
avec  celui-ci.  Écoutons-le  plutôt  dans  l'histoire  assez  analogue 
de  Perillo  guéri  de  la  passion  du  jeu  par  l'amour  de  Carmo- 
sine  :  «  Il  n'est  chose,  soit-elle  comprise  sous  le  nom  et  effet 
du  mesme  vice,  qui  ne  puisse  quelquefois  tourner  à  quelque 
profit,   qui  a  esté  cause  du  commun   proverbe  tant  usité  en 
France  que   malheur   redonde  souvent  à   profit  et  avantage. 
Or  que  l'amour  ainsi  qu'il  est  pratiqué  ne  soit  une  perversité 
et  corruption  d'un  bon  naturel  il  n'est  homme  de  bon  sens 
qui   ne   le   confesse,    y  estant  contraint  par  la  vérité  qui  en 
monstre  l'œuvre  à  l'œil,  et  de  quoy  tant  d'exemples  servent 
de  preuve  assez  évidente.  Et  toutesfois  de  ce  mal  tant  ccgneu 
sont  sortis  de  merveilleux  effets  d'altrempance  et  chastiment 
d'une  vie  mauvaise;  qui  me  fait  juger  que  ceste  passion  estant 
naturelle  est  comme  un  poison  qui  sert  de  contrepoison  à  un 
autre  venin  et  ressemble  le  scorpion,  qui  porte  en  soy  et  de 
soy   la    blessure,   et    guérison,    la    mort  et  la  vie.  »    Ailleurs, 
à  propos  de  la  passion  coupable  de  Gensualdo,    il   attaquera 
les  apologistes  de  l'amour  en  des  termes  qui  ne  laissent  aucun 
doute  sur  sa  propre  conception  :   «  Voyez,  vous  qui  faites  si 
grand  cas  de  l'Amour,  qui  luy  donnez  place  entre  les  vertus 
plus  parfaictes  et  héroïques,   qui    faites  sortir  de  son   escole 
toute  douceur  et  courtoisie,   si  les  efl'ects  de  sa  rage  ne  sont 
coustumièrement  plus  vicieux  que  modestes,  et  si  le  nombre 
des  fols  en  Amour  n'est  plus  grand  que  de  ceux  qui  s'exercent 
à  quelque  chose  prudente,  et  qui  contens  de  la  verlu  oublient 
la  chair  et  ses  délices     Mette/.,   je  vous  prie,  à  part,  vos  parti- 
culières affections,  et  jugez  à   la   vérité  si  ee  que  nous  appelez 


BANDELLO    EN    FRANCE    Al!     XVI      SIÈCLE  I  o3 

amour  et  voulez  qu'on  luy  attribue  puissance  pins  qu'humaine, 
n'est  plustost  une  brutale  passion  en  l'âme,  sortant  de  ceste 
partie  que  nous  avons  commune  avec  les  bestes  en  ce  qui 
touche  le  sensuel  :  et  si  l'homme  qui  est  vaincu  par  ceste  folie 
n'est  plus  désespéré  et  maniacle  que  raisonnable  et  usant  de 

son  sens En  somme,  si  un  amoureux  l'ail  quelque  bel  acte, 

pensez  qu'il  n'est  point  saisi  jusques  à  L'extrémité,  et  que  Sun 
âme  n'a  que  la  superficie  des  folies  de  telles  passions  :  en 
quoy  je  ne  comprens  point  la  sainteté  des  volontéz  unies, 
lesquelles  ont  leur  liaison  tendant  au  sainct  accouplement  de 
la  couche  sans  macule,  veu  que  je  pense  et  croy  que  telles 
affections  sont  au  ciel  et  que  Dieu  les  appreuve.  Mais  je  parle 
de  ces  désirs  qui  ne  tendent  qu'au  don  que  vous  appelez 
d'amoureuse  mercy,  et  desquelz  la  fin  n'est  autre  que  la  jouis- 
sance, en  estant  l'assouvissement  un  plaisir  qui  n'est  non  plus 
durable  que  la  sagesse  qui  accompagne  ceux  qui  font  telle 
poursuite.  »  «  Il  faut  croire,  »  dit-il  ailleurs,  «  que  ceste  infection 
est  venue  plus  du  pervertissement  de  la  nature  des  hommes 
que  de  la  perfection  d'icelle;  quoy  que  l'on  se  vante  que 
l'amour  a  naissance  du  plus  parfait  qui  soit  en  l'esprit  des 
humains.  Mais  je  ne  sçay  ou  ces  discoureurs  ont  trouvé  ceste 
belle  philosophie,  et  sur  quel  plan  ils  hastissent  le  fondement 
de  leurs  raisons.  » 

Cette  conception,  d'ailleurs  un  peu  confuse,  de  l'amour  est 
tout  à  fait  conforme  à  la  philosophie  générale  de  Belleforest 
qui  est  le  pessimisme.  Pour  lui,  la  nature  de  l'homme  est 
mauvaise,  et  ses  sentiments  corrompus.  Quoi  qu'en  pensent 
certains  moralistes,  nous  ne  pouvons  rien  sans  l'appui  de 
Dieu.  «  L'homme  et  la  femme  sont  subjects  à  imperfections  et 
foiblesses  telles  que  si  Dieu  ne  les  soustienl,  Ton  a  beau  se 
donner  garde  et  se  fier  en  la  sagesse  naturelle,  qu'a  la  fin  il 
faut  revenir  à  ceste  leçon  que  l'homme  est  un  subject  de 
péché,  et  la  femme  un  vray  membre  d'infirmité  en  laquelle 
Sathan  dresse  ses  aguets  et  cmbusches  pour  surprendre 
l'homme  et  le  faire  desvoyer  de  son  salut.  »  C'est  la  pure 
doctrine  chrétienne  qu'expose  ici  Belleforest.  Là,  ce  sera 
presque,   en    dépit   qu'il    en   ait,    la  doctrine  de  Calvin  :    «  La 


I0/|  BLLI.ETI*    ITALIEN 

force  de  l'homme  est  moins  que  rien,  où  Dieu  n'opère  par  sa 
grâce  :  laquelle  nous  défiai  liant,  nos  œuvres  ne  peuvent  sentir 
que  la  punaisie.  et  corruption  de  nostre  naturel,  en  laquelle 
il  s'agrée,  et  entretient,  comme  le  pourceau  se  veautrant  dans 
quelque  bourbier  fangeux  et  plein  de  souillure.  »  Ce  n'est  pas. 
d'ailleurs,  comme  je  l'ai  dit,  le  seul  passage  où  l'on  pourrait 
Êtr%  tenté  de  voir  en  Belleforest  un  protestant.  La  violence 
de  ses  ana thèmes  contre  certains  vices  du  clergé  ou  contre 
certains  abus  introduits  dans  l'Église  le  ferait  prendre  parfois 
pour  un  adversaire  du  catholicisme.  Unsi,  dans  l'histoire  de 
celui  qui,  grâce  à  la  complicité  d'un  religieux,  s'introduit  dans 
le  confessionnal  pour  entendre  les  aveux  de  sa  femme,  après 
avoir  jugé  comme  il  convenait  l'action  du  «  beau  père  »,  il 
ajoute  :  «  On  sçait  que  jadis  la  confession  privée  fut  deflendue 
en  l'Kglise  orientale  à  cause  du  vice  des  confesseurs,  lesquels 
abusans  d'icelle  cuidèrent  introduire  un  grand  scandale  en  la 
maison  de  nostre  Dieu.  Aussi  eust  il  esté  nécessaire  à  ceste 
pauvre  Damoiselle.  pour  le  proffit  de  son  corps  que  de  son 
temps  on  luy  eust  apprinà  la  persuasion  de  noz  nouveaux 
dogmatizans,  afin  qu'affranchie  de  la  servitude  de  ceste 
confession  elle  ne  fust  tombée  au  11131116111-  qui  lui  couppa  le 
filet  et  de  ses  ayses  et  de  sa  vie...  '.  0 

S'il  dénonce  aussi  sévèrement  les  abus  qu'apporte  dans  lea 
sacrements  eux-mêmes  la  corruption  de  certains  religieux, 
on  pense  bien  que  ses  croyances  et  son  attachement  au 
catholicisme  ne  lui  feront  pas  épargner  les  mauvais  pasteurs, 
lorsqu'il  les  trouvera  sur  son  chemin   .   Il  condamne  dowc  les 

1.  On  voil  parce  morceau  qu'il  De  faul  pas  attacher  d'importance  pour  les  Idées 
de  Belleforest  à  des  passages  isolés  de  ses  Histoires  tragiques.  Voici  une  déclaration 
qu'on  pourrait,  sous  la  plume  d'un  autre,  prendre  pour  une  attaque  sournoise  contre 
la  Vierge  et  la  naissance  du  Cbrist.  I. 'amoureux  Monde  qui  va  se  faire  paaaerpour 
Dieu,  afin  de  jouir  de  Pauline  qu'il  aime,  parle  ainsi  avant  de  mettre  sa  rua 

tion  :  «  Ha  sotte  damoiselle,  es  tu  despourveue  de  sens  el  ton  marj  ->  l),a'  conseillé 
de  pense    0,11e  les  dieux  se  soucient  de  vos  accolladeset  s'enquierenl  de  roa  d< 
Ki  que  ne  pensez  vous  plustol  que  ce  Mars  qui  viola  Sylvie,  mère  de  Romute, 
un  tel  galant  que    moj   qui,  aidé  par  le  presire  comme  je  suis,  eust  le  1 
d'engrosser  ceste  voilée  mère  du  Roj  romain     Attens  et  je  te  fera)  tantoat  *<>ir  si  je 
vui^  céleste  "u  terrestre,  car  ce  qui  n'a  point  de  corps,  il  est  impossible  qu'il  puisse 
in  h  effectuer  que  chose  ombrageuse  <  1  sans  effect.  » 

2.  Voici  le  jugement  sévère,  mais  sans  aigreur,  qu'il  porte  *ur  leclerf 
temps:  m  \  due  la  vérité  nostre  clergé,  en  quelque  sorte  qu'on  le  considère,  - 
claustral,  ou  d'autre  condition,  est  si  corrompu  (je  dis  cec]  sans  préjudicier  j  lant  de 


IUNDELT.O    EN    FRANCE    AI'    XVI      SIÈCLE  ïo5 

prêtres  corrompus  sans  aucun  ménagement,  mais  aussi  sans 
cette  joie  maligne  que  trahissaient  certaines  pages  de  son 
modèle.  Nous  avons  déjà  noté  qu'il  avait  négligé  de  traduire 
les  anecdotes  purement  grivoises  où  des  religieux  faisaient 
assez  peu  austère  figure.  Dans  les  histoires  qu'il  a  reprises 
il  lui  arrive  aussi  d'atténuer  la  laideur  morale  que  leur  avait 
prêtée  l'auteur  italien;  il  supprime  surtout  certains  détails  peu 
à  leur  honneur  et  d'ailleurs  inutiles,  dont  la  malice  du  domi- 
nicain avait  égayé  son  tableau  Mais,  encore  une  fois,  la 
sévérité  n'y  perd  rien;  au  contraire,  car  pour  un  délit  moins 
grand  la  condamnation  n'est  pas  moins  rigoureuse;  et  ce  n'est 
pas,  comme  on  sait,  dans  les  couleurs  du  tableau,  mais  dans 
l'intention  et  les  conclusions  de  l'auteur  qu'il  faut  ebereber 
la  portée  morale  d'une  œuvre.  Belleforest,  par  exemple,  relève 
sans  pitié  bien  des  faiblesses  qu'un  Bandello  ou  même  un 
Boaistuau  nous  présentaient  avec  une  facile  indulgence.  On  se 
souvient  de  la  figure,  en  somme  sympathique,  qu'avait  sinon 
chez  le  conteur  italien,  du  moins  chez  son  traducteur,  le  reli- 
gieux de  Roméo  et  Juliette.  Composer  des  narcotiques,  essayer 
quelques  philtres,  faire  même  un  peu  de  magie,  est-ce  un  si 
grand  crime,  quand  on  rapporte  tout  à  la  puissance  de  Dieu  et 
qu'on  cherche  à  aider  l'innocence?  Belleforest  ne  le  juge  pas 
ainsi;  voici  en  quels  termes  il  parle  d'un  prêtre  qui  faisait  mer- 
veilles, disait-on,  par  ses  charmes,  «  eaux  distillées,  herbes  liées 

gens  de  bien  qui  soustiennent  la  maison  avec  leur  sainteté,  et  doctrine)  que  les 
Pharisiens  jadis  n'eurent  onc  l'âme  plus  cautérisée  et  pleine  de  poison  que  la  pluspart 
de  ceux  qui  servent  au  sanctuaire.  Et  laissant  à  part  leurs  abuz  trop  cogneuz,  leur 
estrange  avarice,  qui  ronge  et  consume  leur  cœur,  l'ambition  qui  les  aveugle  el 
l'ignorance  qui  les  rend  mocqiiez  et  comtemptibles,  je  les  prie  qu'ils  entrent  en  leurs 
consciences  pour  y  voir  Vénus  toute  nue  et  Cupidon  desbendé  et  les  folies  de  paillar- 
dise, qui  les  rendent  plus  eschauffez  et  pétillants  que  jamais  ne  fust  ce  Jupiter  qui 
remplissoit  le  monde  d'adultères.  Et  Dieu  sçait  si  le  sanctuaire  est  sans  voir  ces 
abhominations  puisque  le  sacrement  de  confession  a  servy  de  nostre  temps  pour 
couverture  de  cest  infâme  péché:  je  m'en  rapporte  à  la  confrairie  de  Madame  Jeanne 
à  Tholouse,  et  aux  croix  qui  estoyent  les  marques  de  celles  qui  estoyent  de  l'ordre  de 
celles  qui  alloyent  à  heure  indue  se  confesser  de  quelque  péché  oublié  en  leur 
dernière  confession.  J'ay  grand  peur  que,  si  ce  grave  et  juste  Sénat  Tholozain  n'eust 
pourveu  à  cecy  avant  que  le  scandale  fust  trop  évident,  la  religion  de  la  croix  eust 
eu  plus  de  cours  qu'autre  secte  qui  se  soit  levée  de  nostre  temps:  car  les  loix  en 
estoyent  si  douces  et  les  ordonnances  si  chatouilleuses  que  ceux  mesmes  qui  abhor- 
rent l'Église  romaine  et  se  sont  soustraits  de  son  obéissance  ne  destestoyent  plus  la 
confession,  et  n'avoyent  la  croix  en  haine,  à  cause  qu'elle  estoit  sans  doux  et  sa ti- 
espines;  là  où  celle  de  Nostre  Seigneur  est  espineuse,  pleine  de  tribulations,  chargée 
de  larmes  et  accompagnée  d'angoisses.  »  (T.  III,  Sommaire  de  la  ^8*  histoire.) 


IOÔ  BULLETIN    ITALIE* 

en  petit  fais,  suffumigations  et  plusieurs  autres  telz  fatras  d'en- 
sorcellerie  n  :  «  Voilà  un  exemple  de  grand  vertu  en  celuy  qui 
se  glorifient,  vestu  d'un  habit  gris,  en  Testât  de  purité  évangé- 
lique,  laquelle  le  malheureux  obscurcissoit  avec  ténèbres  si 
espaisses  que  la  vapeur  estoit  suffisante  d'infecter  l'air  prochain 
d'une  peste  contagieuse.  Car  où  verra  on  la  lumière,  si  ceux 
qui  se  vantent  de  la  porter,  sont  les  ministres  de  son  amortis- 
sement? Gomment  sera  la  gloire  de  Dieu  illustre  entre  les 
hommes,  si  ceux  qui  montent  sur  la  chaire  de  vérité  pour  la 
nous  manifester  sont  amis  et  invocateurs  des  diables?  Et 
toutesfois  nostre  siècle  en  a  veu  et  voit  encor.  de  ces  renarz 
qui  souz  couleur  de  piété  sèment  le  grain  d'où  ilz  recueillent 
les  fruietz  de  ceste  détestable  poison,  dans  laquelle  ce  bon 
cordelier  sçavoit  dextrement  s'ayder  et  en  faire  les  compo- 
sitions. » 

Il  n'a  pas  plus  d'indulgence  pour  une  foule  de  gentillesses 
que  les  conteurs  et  les  poètes  de  tous  les  temps  ont  excusées 
au  nom  d'un  amour  impérieux  ou  justifiées  par  l'intention 
dune  union  légitime.  Ce  sont,  d'abord,  ces  rendez-vous  galants 
et  ces  œillades  provocantes  qui  profanent  les  lieux  les  plus 
saints  et  font  trop  souvent  d'une  visite  à  l'église  le  prélude 
d'un  adultère.  Ce  sont  aussi  les  ruses  de  toutes  sortes  qu'in- 
ventent les*  amoureux,  et  dans  lesquelles  les  pratiques  reli- 
gieuses masquent  des  projets  ou  des  actions  coupables.  Dans 
l'histoire  de  Mandozze,  traduite  par  Boaistuau,  la  duchesse  de 
Savoie,  brûlant  de  connaître  celui  dont  elle  s'est  éprise  au 
seul  renom  de  sa  beauté,  feignait  une  maladie,  un  miracle,  un 
vœu.  et  entreprenait  un  pèlerinage  qui  lui  permettrait  de  le  ren- 
contrer. Ni  Bandello  ni  son  traducteur  n'avaient  songea  condam- 
ner cette  ruse  coupable  et  presque  sacrilège.  Devant  une  faute 
assurément  moins  grave,  Belleforest  se  montre  autrement 
sévère.  Pour  retrouver  celui  qu'elle  a  épousé  en  secret,  la 
duchesse  de  Malti  prétexte,  elle  aussi,  un  pèlerinage  à  Lorette, 
el  notre  moraliste  de  relever  sa  faute  aussitôt  :  o  11  ne  suffit 
point  à  ceste  Folle  femme  d'avoir  pris  mary  plus  pour  rassasier 
sa  lubricité  que  pour  autre  occasion;  si  à  son  péché  elle 
n'ajoustoit  une  exécrable  impiété,  faisanl  les  saineti  lieui  el 


BANOELLO    EN    FRANCE    AU    X\  l'    SIECLE  IO7 

les  offices  de  dévotion  eslre  comme  les  ministres  de  sa  folie. 
C'est  aussi  le  vice  pour  le  jourd'hu}  le  plus  fréquent,  el 
duquel  on  tient  le  moins  de  conte  que  la  profanation  des 
sainctz  temples  et  sacrées  Eglises,  esquelles  le  service  de 
Sathan  y  est  meslangé  avec  la  révérence  du  devoir  qui  se  doit 
référer  aux  puissances  célestes  :  de  sorte  que  les  voyages  et 
pèlerinages  de  ce  temps  en  divers  lieux  ressentent  mieux 
l'escole  de  quelque  maquerelle,  que  la  société  de  ceux  qui  por- 
tent tiltre  de  Chrestiens.  » 

Mais  s'il  est  une  faiblesse  qu'excusent  volontiers  les  auteurs 
de  ce  temps,  ce  sont  assurément  ces  innombrables  mariages 
par-devant  nourrice  que  l'opposition  des  parents  ou  l'ardeur 
des  amoureux  faisaient  consommer  dans  bon  nombre  de 
romans.  Belleforest  est  loin  de  partager  cette  indulgence. 
Dans  l'histoire  de  Nicole  déguisée  en  page  pour  suivre  celui 
quelle  aime,  l'auteur  italien  disait  fort  simplement  :  «  fece  (il 
s'agit  de  la  nourrice)  che  in  una  camara  egli  si  giacque  con  la 
Nicuola,  e  consumi  il  santo  matrimonio.  »  Belleforest  veut 
souligner  ce  que  ce  procédé  a  de  trop  expéditif  et  il  traduit  : 
«  espousez  qu'elle  les  eut  selon  la  façon  de  faire  d'Italie,  là  où 
ils  couchent  souvent  avec  leurs  femmes  avant  que  de  se  pré- 
senter à  l'Église.  »  Il  n'est  pas  bien  persuadé,  d'ailleurs,  que 
ses  compatriotes  soient  plus  formalistes,  et  il  a  soin  de  leur 
rappeler  leur  devoir  toutes  les  fois  que  l'occasion  s'en  pré- 
sente :  «  Voyez,  »  dit-il  dans  la  douzième  nouvelle  de  son 
second  tome,  «  voyez  ici  un  peu  la  faute  de  ces  aveuglez 
amans;  tous  deux  subjeclz  à  père  et  mère,  mineurs  d'ans, 
osent  contracter  mariage  au  desceu  de  leurs  parents,  et  sans  se 
soucier  des  solennitez  et  cérémonies  instituées  en  l'Eglise  de 
Dieu  pour  la  preuve  et  public  tesmoignage  de  telle  union,  se 
contentant  qu'une  sotte  vieille  soit  leur  cnré  qui  reçoive  leur 
foy,  et  les  accouple  par  parolle  de  présent.  Comment  appelle- 
rez-vous  cela  qu'une  singerie  et  vray  maquerelage  fait  sous 
l'ombre  du  sainct  et  sacré  mariage?...  » 

Les  mêmes  préoccupations  religieuses  expliquent  la  sévérité 
inaccoutumée  de  notre  conteur  pour  le  suicide.  C'est  le  plus 
souvent  la  folie  ou  la   lâcheté  qui  poussent  les   amoureux   à 


IO<S  BULLETIN    ITALIEN 

devenir  les  h  ministres  de  Sathan  et  les  bourreaux  de  leur 
propre  vie  .  \u<-i  Belleforesl  ne  leur  épargne-t-il  pas  leurs 
vérités  :  «  Quelque  sot  philosophe  loueroit  ce  genre  de  morfl 
comme  procédant  d'un  cœur  magnanime:  mais  telle  fore 
courage  donne  plustost  signi fiance  de  folie  ou  désespoir  que 
de  quelque  prudence  ou  acte  illustre.  » 

\ i nsi .  lorsqu'il  ne  se  Laisse  pas  entraîner  par  le  plaisir  de 
conter  les  gentillesses  des  amoureux.  Belleforest  ne  manque 
pas  de  relever  avec  sévérité  les  fautes  de  ses  personnages,  liais 
il  ne  croit  pas  nécessaire  d'aggraver  ces  fautes  elles-mêmes.  Il 
procède  à  l'égard  des  laïques  comme  nous  l'avons  noté  pour 
los  religieux.  Le  même  souci  de  la  morale  lui  fait  développer 
la  critique  en  atténuant  la  laideur  des  caractères.  Les  modifica- 
tions de  ce  genre  sont  trop  fréquentes  pour  qu'on  puisse  les 
attribuer  au  hasard  ou  leur  chercher  des  explications  divers  - 
Par  exemple,  dans  la  nouvelle  de  l'adultère  de  la  marquise 
de  Ferrare  et  de  son  fils  le  comte  Hugues,  <i  notre  traducteur 
développe  longuement  les  sentiments  de  résignation  du  comte 
sur  le  point  de  mourir,  il  remplace  par  une  brève  et  vague 
indication  la  révolte  de  la  marquise,  son  refus  de  se  c< 
et  ses  appels  passionnés  et  désespérés  à  son  amant.  De  même 
dans  l'histoire  de  la  dame  de  Ghabrie,  celle-ci.  contrairement 
au  récit  de  Bandello.  reconnaît  dans  son  malheur  le  juste 
châtiment  de  ses  crimes  et  se  recommande  à  Dieu  comme 
son  amant  Tolonio.  Ailleurs,  il  atténuera  la  faute  de  Parthé- 
nope  qui,  dans  l'Italien,  s'était  laissé  fiancer  durant  sa  liaison 
avec  Pandore,  et  abandonnait  celle  ci  alors  qu'il  la  >av;iit 
enceinte:  il  fera  intervenir  dans  le  récit  les  conseils  d'un  ami 
qui  détermineront  Parthénope  à  rompre  avec  -.1  maitn 
et  il  ne  lui  fera  connaître  la  gr<  ss  8S<  de  celle-ci  qu'après  son 
propre  mariage.  Enfin,  pour  ne  pas  abuser  d<  •  temples, 
dans  l'histoire  de  Luchin,  avant  de  nous  raconter  la  démar- 
che de  la  jeune  femme  qui  va  enfin  s'offrir  à  celui  qu 
vertu  avait  toujours  repoussé,  Belleforesl  insiste  Bur  les 
circonstances  qui  la  poussent  à  se  sacrifier  \u  lieu  de 
trois  enfants  elle  en  a  une  troupe  .  et  -  n  entendant 
leurs  plaintes  et  leurs  cris  de  faim  que  malgré  toute  sa  repu 


ËANDELLO    BN    FRANCE    VU    Wf    SIECLE  M>f) 

gnance  clic  vainc  «  ce  chaste  désir  qui    l'avoit  si  Longtemps 

faicl  batailler  contre  les  bonnes  grâces  et  richesses  de  son 
amant  ».  D'ailleurs,  Lorsqu'elle  arrive  chez  lai  elle  est  «  a  de  m) 
transportée  par  la  pensée  de  ses  enfans  et  ne  sçait  plus  qu'est 
ce  qu'elle  fait  ». 


Nous  nous  sommes  un  peu  longuement  arrêtés  à  analyser 
les  modifications  et  les  additions  d'ordre  moral  que  présentent 
les  Histoires  tragiques  :  l'auteur  lui-même  nous  y  invitait  en 
proclamant  bien  haut  et  en  manifestant  sans  cesse  son  désir 
d'édifier  et  de  corriger.  En  réalité,  cette  préoccupation  morale 
n'est  pas  la  seule  que  révèle  son  œuvre  :  il  en  est  une  autre 
en  particulier  dont  nous  sommes  tentés  de  lui  savoir  plus  de 
gré,  bien  qu'elle  reste  encore  trop  souvent  une  intention  méri- 
toire :  c'est  le  souci  de  l'analyse  psychologique.  Ce  souci,  le 
conteur  italien  paraît  l'avoir  éprouvé  fort  peu.  Entraîné  par 
son  récit,  il  n'accordait  qu'une  faible  attention  au  caractère  de 
ses  héros,  et  ses  auditeurs  eux-mêmes  s'amusaient  plus  sans 
doute  des  péripéties  de  l'action  qu'ils  n'étaient  désireux  de 
sonder  bien  profondément  l'âme  des  personnages.  Le  public 
français  de  la  fin  du  xvie  siècle  demandait  autre  chose,  et  Bel- 
leforest  a  essayé  de  le  satisfaire.  Nous  avons  déjà  vu  que  la 
description  matérielle  l'intéressait  médiocrement,  et  que,  si 
disposé  qu'il  fût  en  général  à  développer  son  modèle,  il  lui 
laissait  un  grand  nombre  de  détails  précis  sans  valeur  psycho- 
logique. Il  ne  cherche  pas  davantage  à  agir  sur  l'esprit  de  ses 
lecteurs  par  la  surprise  et  l'attente  du  dénouement.  Gomme  les 
auteurs  anciens  il  aime  à  annoncer  ce  qui  va  suivre,  sacrifiant 
ainsi  l'effet  dramatique  à  la  clarté  et  à  l'étude  des  caractères. 
C'est  sur  ce  dernier  point  surtout  qu'il  concentre  ses  efforts. 
Pour  mieux  faire  connaître  l'état  d'esprit  de  ses  personnages 
il  s'attachera  à  dépeindre  leurs  gestes,  leurs  attitudes,  et  si  ces 
indications  sont  souvent  banales  et  sentent  le  cliché  ou  le 
procédé  littéraire,  elles  témoignent  du  moins  dune  intention 
significative.   Ainsi    la    duchesse  de   Malfi   fera  entendre  son 


110  BULLETIN    ITALIEN 

amour  à  Antonio  Bologna  en  «  luy  serrant  les  doigts  bien  fort 
amoureusement  et  non  sans  que  la  couleur  ne  luy  monte  au 
visage»».  Dans  la  nouvelle  de  Diego,  le  traducteur  développera 
quelques  mots  de  l'italien  pour  nous  montrer  «  Genièvre  cre- 
vant de  dueil  et  pleine  de  féminine  rage,  rougissant  de  fureur, 
les  yeux  estincellans  de  colère»;  et  plus  loin,  au  lieu  de  trois 
ou  quatre  lignes  assez  imprécises,  il  écrira  :  o  Genièvre  enten- 
dant ceste  résolution  tant  s'en  faut  qu'elle  s'efifrayast  aucune- 
ment ou  monstrast  indice  quelconque  de  crainte  que  pltistosfl 
l'on  eust  dit  qu'elle  vouloit  intimider  Koderico  avec  une 
bravade  toute  diverse  à  la  simplicité  d'une  Damoyselle  jeune 
et  tendre  et  qui  jamais  encore  n'avoit  senty  quelz  estoient  les 
assauts  et  troubles  qu'une  fortune  adverse  envoyé.  A  ceste 
cause  fronçant  les  sourcilz  et  grinçant  des  dents,  tenant  les 
poings  serrez  avec  une  contenance  fort  asseurée...  »  Ailleurs, 
c'est  la  douleur  d'un  vieillard  qui  se  lamente  sur  la  mort  de 
ses  enfants  :  «  Prosterné,  avec  une  voix  piteuse  et  cassée, 
laquelle  exprimoit  l'affection  paternelle  vers  sa  gétiiture,  les 
grosses  larmes  cou  la  n  s  le  long  de  sa  barbe  blanche,  se  mil  à 
embrasser  les  genoux  du  capitaine  et  luy  baysant  les  piedz  se 
mit  a  dire...  »:  ou  bien  ce  sont  les  mines  hypocrites  de  la 
dame  de  Chabrie  s'apprêta nt  à  répondre  aux  justes  reproches 
de  son  fils  :  «  Blesmissant  de  colère  et  de  rage,  et  fondant  toute 
en  larmes,  s'assist  à  terre  si  confuse  qu'elle  demeura  un  long 
temps  aussi  immobile  qu'un  gros  et  massif  rocher  assailly  des 
vens  et  vagues  au  destroit  de  Gilbalar.  \  la  fin.  ayanl  bien 
masché  son  courroux  et  dissimulant  son  maltalent,  respondit 
à  son  filz  avecques  une  voix  tremblante  et  mal  asseurée  et 
laquelle  estoit  toujours  suyvie  d'une  infinité  de  sanglotz  et 
soupirs  luy  empeschant  presque  la  parole...  » 

Quelque  plaisir  du  reste  que  Belleforest  éprouve  à  ces 
tableaux,  qu'il  aime,  comme  on  voit,  à  agrémenter  de  compa- 
raisons soi  disant  poétiques,  ce  qu'il  leur  demande  surtout 
c'est  d'éclairer  l'état  d'esprit  de  ses  personnages  Cette  préoc- 
cupation psychologique  se  manifeste  d'une  façon  encore  pi u^ 
nette  dans  une  habitude  «pu1  M.  Reynier  à  déjà  relevée  chei 
Marguerite  de  Navarre.  Les  dvux  conteurs,   mais  Belleforest 


BANDELLO    EN     FRANGE    AU    XVI      SIECLE  1 I I 

surtout,  reproduisent  en  général  des  récits  qu'ils  ont  reçus  et 
dont  ils  ne  sont  pas  maîtres  de  modifier  les  grands  traits. 
\iissi  essayent  ils  parfois  de  déterminer  du  moins  les  mobiles 
qui  ont  pu  pousser  les  personnages  à  agir  de  telle;  ou  telle 
façon.  Belleforest,  par  exemple,  lit-il  chez  Bandcllo  celte 
vague  et  indifférente  formule  «  che  che  ne  fosse  cagione  »,  il 
ne  se  tient  pas  satisfait,  et  il  cherche  à  préciser  ce  motif  : 
«  Toit  ou  que  L'hypocrisie  cachée  en  son  âme  ne  peust  plus 
couver  sa  meschanceté  sans  en  esclore  les  fruicts,  ou  que  la 
verdeur  de  son  mary  revenant  en  escorce  seiche  et  sans 
humeur  eust  perdu  sa  vigueur,  ou  (peut  estre)  conduite  du 
naturel  de  celles  qui  ayment  le  changement...  »  Ailleurs,  il 
développe  de  brèves  indications  de  l'italien,  ou,  plus  fré- 
quemment encore,  il  introduit  lui-même  une  interprétation 
psychologique  des  actions  qu'il  rapporte.  Dans  l'histoire  de 
Philibert  et  de  Zilie,  une  courte  phrase  de  l'Italien  :  «  Filiberto 
voile  che  al  suo  albergo  ella  e  la  sua  compagnia  alloggias- 
sero,  »  donne  naissance  à  ces  réflexions,  d'ailleurs  assez  super- 
ficielles, de  psychologie  amoureuse  :  «  Philibert  voulut  accom- 
pagner Zilie  quelques  journées  tant  pour  luy  faire  bonne 
chère  aux  terres  que  la  majesté  du  Roy  luy  avoit  libéralement 
données  que  pour  rassasier  encore  son  appétit  des  fruietz 
desquelz  il  avoit  savouré  le  goust,  estan!  muet  volontaire. 
Zilie  trouva  ceste  faveur  si  douce  que  presque  elle  estimoit  sa 
prison  heureuse  et  son  travail  un  repos,  veu  que  ceste  passion 
luy  faisoit  lors  sentir  plus  vrayment  la  force  et  plaisir  d'une 
libellé  :  lequel  elle  n'eust  trouvé  si  délicieux  si  elle  n'eust 
reccu  quelque  traverse.  »  Dans  une  autre  nouvelle,  celle  de 
Buondelmont,  Bandello  se  contentait  de  nous  faire  connaître 
très  rapidement  les  intentions  de  la  veuve  à  la  nouvelle  d'un 
projet  de  mariage  pour  Buondelmont  qu'elle  espérait  avoir 
pour  gendre.  Le  traducteur  analyse  en  détail  les  motifs  de  sa 
conduite  :  «  Elle  se  fioit  eu  la  beauté  de  sa  fille  et  sçavoit  que 
la  jeunesse  est  si  follement  allichée  par  l'attrait  de  telle  dou- 
ceur qu'il  n'y  a  foy  qui  n'en  soit  rompue  ny  alliance  qu'on 
n'en  laisse  pour  jouir  de  ce  qui  est  si  rare  en  nature  qu'une 
beauté  qui  ne  reçoit  point  de  comparaison.  A  ceste  cause  elle 


M  2  BULLETIN    ITALIEN 

ne  voulut  parler  de  rien  de  son  dessein  à  pas  un  de  ses  parens, 
sçachant  quilz  ne  le  trouveroient  point  bon  à  cause  de 
l'obstacle  de  la  première  promesse,  et  qu'aussi  ils  luy  eussent 
reproché  sa  paresse,  et  peu  de  soing  d'y  pourvoir  tandis  que 
les  choses  estoient  en  bons  termes.  »  Plus  loin,  au  lieu  de  huit 
ou  dix  lignes  de  son  modèle,  Belleforest  introduit  un  déve- 
loppement de  six  pages,  dans  lequel  Buondelmont,  en  proie  à 
L'alternative  de  rompre  sa  promesse  ou  d'épouser  celle  dont 
il  est  maintenant  épris,  se  tient  à  lui-même  des  discours 
contradictoires  '. 

Dans  L'histoire  enfin  de  Mansor  et  du  pécheur,  peu  impor- 
taient au  conteur  italien  les  sentiments  du  roi  lorsque  au  cours 
d'une  chasse  il  se  trouvait  égaré  par  un  fort  orage  au  milieu  des 
marais.  Belleforest,  au  contraire,  s'y  intéresse  et  s'y  attarde: 
je  veux  dire  que  non  content  de  les  analyser,  il  orne  encore 
son  récit  de  tous  les  rapprochements  historiques  ou  mytholo- 
giques et  de  toutes  les  considérations  morales  qui  peuvent  à 
son  gré  l'ennoblir  :  « ...  Ne  faut  doubter  que  ses  oraisons  et 
prières  à  son  grand  prophète  honnoré  à  la  Mecque,  fussent 
oubliées,  et  qu'alors  il  ne  fust  plus  dévotieux  que  quand  il 
alloit  le  vendredy  à  la  Mosquée.  Il  se  plaignoit  de  son  désastre, 
accusant  la  fortune  et  plus  encor  sa  folie,  que  de  s'adonner 
tant  à  la  chasse,  jusques  à  s'esloigner  pour  estiv  on  lerre 
es trangère.  Quelquefois  s'aigrissoil  il.  et  vomissoit  son  cour- 
roux contre  ses  gentilshommes  et  domestiques,  et  menaçoit  de 
mort  ceux  de  sa  garde,  mais  puis  après,  mettant  la  raison  en 
parade,  il  voyoit  que  le  temps,  et  non  leur  paresse,  ou  peu  de 
soing  causoit  ceste  disgrâce.  Il  pensoit  que  son  Prophète  luy 
envoyast  cest  orage  pour  quelque  sien  péché,  et  L'eus!  rédigé 
en  telle  et  si  dangereuse  extrémité  pour  ses  fautes.  .  o  Heureu- 
sement Dieu  et  Mahomet  ont  pitié  de  son  malheur  et  le  con- 
duisent vers  L'habitation  d'un  pécheur.  Dans  le  récit  italien  le 
caractère  de  celui-ci  était  à  peine  indiqué  :  la  nouvelle  Iran 
raise,  au  contraire,   Le  développe  :    n  (-'est  un  gausseur  qui  >c 


i.    ailleurs,  daoa   l'histoire  <!»•   Luchin,   noua   assisterons  sus   hésitations  d'un 
antre  amoureux  doul  La  passion  est  combattue  à  la  fois  par  la  crainte  <!<•  ses  parenia 

el  |>,ir  son  propre  ^oùi  de  la  grandeur. 


BANDHLLO    EN    FRANCE    Al      Wl'    SIECLE  I  1 3 

plait  à  apprester  ù  rire  aussi  bien  que  meilleures  viandes,  n 
Après  avoir  fait  l'éloge  du  roi  à  celui  qu'il  prend  pour  un 
courtisan,  il  raille  son  hôte  avec  bonne  humeur  sur  sa  délica- 
tesse efféminée  et  sur  son  goût  difficile  '. 

Pas  plus  qu'il  ne  s'attardait  à  de  semblables  analyses, 
Bandello  n'était  préoccupé  de  préparer  les  ^revirements  chez 
ses  personnages  ou  de  rendre  plus  vraisemblables  leurs  brus- 
ques résolutions.  Saïch,  roi  de  Fez,  irrité  contre  Mahomet, 
qui  a  essayé  de  se  révolter,  est  bien  décidé  à  le  châtier  par  les 
plus  cruels  tourments;  cependant,  voici  que  sur  quelques 
excuses  d'un  ambassadeur  il  accorde  subitement  son  alliance 
au  rebelle.  Belleforest  a  essayé  d'expliquer  ou  d'atténuer  ce 
changement  soudain.  Après  avoir  entendu  le  discours  de 
l'envoyé,  qui  n'est  autre  que  Mahomet  lui-même,  «  le  roy 
demeura  longtemps  sans  parler,  tout  surprins  et  esmeu, 
balançant  entre  courroux  et  clémence,  et  mesurant  par  Maho- 
met les  accidens  qui  adviennent  souvent  aux  plus  grans,  et 
que  la  fortune  leur  apreste  d'aussi  fortes  et  plus  dangereuses 
alarmes  qu'aux  plus  petits,  et  pour  ce  respondit...  »  De  même, 
pour  préparer  le  lecteur  à  un  dénouement  inattendu,  Belle- 
forest, nous  l'avons  dit,  n'hésite  pas  à  sacrifier  l'effet  de' 
surprise  qu'avait  pu  rechercher  l'auteur  italien.  L'histoire 
de  Galeaz  et  de  Lucrèce  nous  en  fournit  un  exemple.  Chez 
Bandello  nous  n'apprenions  la  fureur  jalouse  de  Galeaz  qu'au 
moment  même  où  il  tuait  sa  maîtresse.  Belleforest,  au 
contraire,  nous  laisse  de  bonne  heure  prévoir  ce  dénouement 
en  nous  dévoilant  les  sentiments  de  l'amoureux.  Avant  de 
savoir  que  c'est  sa  mère  qui  a  fait  enlever  Lucrèce,  Galeaz 
dans  la  nouvelle  française  se  montre  torturé  à  l'idée  que  ceux 
qui  ont  ravi  la  jeune  femme  ont  pu  en  jouir,  et,  dans  un 
sonnet  qu'il  compose  alors,  il  se  promet  de  mettre  fin  à  ses 

i.  .Nous  avons  déjà  relevé  chez  Boaistuau  cette  préoccupation  de  la  psychologie.  11 
n'est  pas  impossible  que  Belleforest  ait  emprunté  plus  ou  moins  consciemment  à  son 
devancier  une  ou  deux  indications  de  ce  genre  qu'il  ajoute  au  récit  de  Bandello. 
Ainsi,  dans  la  nouvelle  de  Fabio  et  d'Emilie,  comme  dans  celle  de  Didaco  et  de  Vio- 
lante, la  jeune  femme,  le  soir  où  elle  a  décidé  de  tuer  son  amant,  refuse  de  prendre 
avec  lui  ses  plaisirs  accoutumés.  Quelques  pages  plus  haut.  Belleforest  avait  prêté  à 
Emilie  un  entretien  avec  sa  nourrice  dans  lequel  elle  exprimait,  comme  Juliette  dans 
la  nouvelle  de  Roméo,  sa  crainte  d'être  jouée  par  son  amant  et  de  servir  de  risée  à 
une  famille  dont  elle  connaissait  les  sentiments  hostiles. 

R.    STUREL.  8 


114  BULLETIN    ITALIEN 

tourments  par  un  double  meurtre.  Aussi  ne  sommes-nous  pas 
dupes  de  la  joie  qu'il  témoigne,  lorsque  sa  mère  lui  promet  de 
lui  rendre  sa  bien-aimée  :  il  est,  nous  le  savons,  bien  décidé 
à  la  tuer,  et  le  dénouement  ne  nous  surprend  pas.  Il  en  est  de 
même  d'un  épisode  développé  de  l'histoire  de  Fabio  et  d'Emilie. 
Dans  le  récit  italien,  le  jeune  homme,  sermonné  par  son  père, 
refusait  de  lui  rien  promettre,  puis  il  allait  trouver  sa  maîtresse 
et,  en  dépit  des  plaintes  et  des  reproches  de  celle-ci,  il  se  déci- 
dait à  obéir  aux  injonctions  paternelles.  Belleforest  a  développé 
ce  récit  et  rendu  plus  vraisemblables  ces  changements  du 
jeune  homme.  Après  trois  entretiens  avec  sa  famille,  Fabio, 
qui  n'a  pas  encore  revu  sa  maîtresse,  est  contraint  de  se 
soumettre.  Mais  il  ne  peut  se  résoudre  à  abandonner  Emilie 
à  la  tristesse  où  il  la  sait  plongée;  il  va  la  consoler  et, 
trompé  par  sa  feinte  résignation,  il  se  déclare  prêt  à  obéir  à 
son  père. 

La  naissance  des  sentiments  dans  les  récits  italiens  était  aussi 
soudaine  et  inexpliquée  que  les  résolutions  et  les  revirements. 
L'amour  se  manifestait  toujours  en  coup  de  foudre.  Othon,  en 
revenant  de  la  messe,  confie  sa  passion  à  un  de  ses  serviteurs 
et  le  charge  de  lui  procurer  des  renseignements  sur  la  beauté 
qui  d'un  seul  regard  lui  a  ravi  le  repos.  L'action  est  moins 
sommaire  dans  la  nouvelle  française.  Au  retour  de  l'office, 
Othon  se  tient  à  lui-même  un  long  discours  pour  se  reprocher 
son  coupable  désir  et  essayer  d'oublier  cette  nouvelle  passion. 
Malheureusement,  la  vue  de  la  jeune  fille,  qu'il  retrouve  aux 
vêpres,  livre  un  rude  assaut  à  ses  bonnes  résolutions.  Sa 
constance  est  encore  ébranlée  durant  le  souper  par  le  chant 
d'un  musicien,  dont  la  tristesse  amoureuse  lui  paraît  traduire 
ses  propres  sentiments  et  amollit  son  cœur.  D'ailleurs,  n'a-t-il 
pas  entendu,  après  le  repas,  un  marquis  déclarer  que  l'amour 
ne  s'attaque  qu'aux  belles  âmes?  Il  n'en  faut  pas  tant  pour 
torturer  le  malheureux  prince!  Il  ne  peut  trouver  le  sommeil, 
et  ses  gémissements  attirent  un  serviteur,  auquel  il  confie  son 
secret,  et  qu'il  charge  de  s'informer  de  la  jeune  fille. 

On  voit  que  c'est  surtout  à  l'analyse  de  l'amour  que  s'appli- 
que la  psychologie  de  notre  traducteur  :  et  si  trop  souvent  ces 


BANDELLO    EN     FRANCE    AU    XVI*    SIECLE  Il5 

longs  développements  ne  sont  qu'un  centon  d'ornements  litté- 
raires et  de  clichés,  il  faut  reconnaître  que  plus  dune  lois 
aussi  les  remaniements  et  les  additions  de  Belleforest  ont  été 
heureux.  Témoin  l'histoire  de  Livio  et  de  Camille.  Le  caractère 
de  la  jeune  fille  n'était  même  pas  esquissé  chez  Bandello.  Mlle 
passait  subitement  de  l'indifférence  et  de  l'insensibilité  à 
l'amour  le  plus  violent.  Quelques  mots  de  celui  qu'elle  avait 
jusque-là  repoussé  suffisaient  à  «  l'enflammer  de  la  tête  aux 
pieds  d'une  ardeur  extraordinaire  ».  C'était  à  la  vérité  une 
psychologie  bien  sommaire.  Quelque  banale  et  convenue  que 
puisse  paraître  l'analyse  de  Belleforest,  elle  est  autrement  vraie 
que  cette  transfiguration  subite.  A  la  première  ouverture  que 
la  sœur  de  l'amoureux  fait  à  son  amie,  celle-ci  se  réefie  et 
reproche  durement  à  la  jeune  fille  de  jouer  en  faveur  de  son 
frère  ce  rôle  peu  honnête.  Mais  les  vers  galants  que  Livio  lui 
envoie  quelques  jours  plus  tard  la  trouvent  déjà  moins  rebelle. 
Tout  en  usant  de  graves  paroles,  en  alléguant  son  devoir  et 
en  proclamant  son  indifférence,  elle  «  prend  à  cette  lecture 
un  singulier  plaisir,  et  commence  desja  à  sentir  dans  son 
cœur  avec  les  premiers  traits  d'amour  l'amertume  d'un  désir 
auquel  elle  n'ose  satisfaire».  Cependant  son  honneur  l'em- 
porte, et  elle  rompt  avec  Cornelia;  à  contre-cœur,  il  est  vrai, 
et  «  toute  transie  ».  «  Ce  fut  lors,  »  ajoute  Belleforest,  «  qu'elle 
commença  à  mesurer  l'affection  de  Livio  et  voir  que  telle 
continuation  ne  se  faisoit  point  sans  que  l'amour  ne  fust  et 
loyal  et  véhément  :  pour  ce  délibéra  que  s'il  advenoit  qu'on 
luy  en  parlast  davantage,  elle  changeroit  d'advis,  et  choisiroit 
Livio  pour  celui  qui  seroit  un  jour  son  loyal  espoux,  et  à  qui 
elle  fieroit  ses  plus  secrettes  pensées.  »  Les  nouvelles  qu'elle 
apprend  de  la  maladie  du  frère  et  de  la  sœur  achèvent  de 
lui  faire  prendre  conscience  de  ses  sentiments,  et,  après  un 
long  monologue,  où  elle  se  justifie  à  ses  propres  yeux  de  la 
démarche  qu'elle  médite,  elle  va  visiter  son  amie,  bien  décidée 
à  se  lier  avec  Livio  par  la  promesse  d'un  légitime  amour.  La 
vue  de  l'amoureux  évanoui  lui  ôte  même  toute  idée  de  feindre 
et  l'amène  à  lui  déclarer  la  violence,  en  même  temps  que  la 
pureté  de  sa  passion  :  «  Je  vous  aime,  Livio,  et  vrayement  je 


Il6  BULLETIN    ITALIEN 

vous  aime,  non  d'une  amour  qui  se  perd  après  que  les  fols 
ont  jouis  de  leurs  désirs  et  folles  pretentes:  mais  comme  les 
filles  doivent  favoriser  ceux  qui  leur  font  l'amour  à  bonne  fin 
et  en  intention  de  mariage.  » 

Il  est  à  noter  que  ce  goût  très  manifeste  de  Belleforest  pour 
la  peinture  de  l'amour  ne  l'entraîne  pas  en  général  à  ces  des- 
criptions galantes  et  voluptueuses  que  l'influence  de  l\\rioste 
avait  mises  chez  nous  à  la  mode.  Nous  rencontrons  bien  dans 
l'histoire  d Aleran  et  d'Adélasie  le  récit  des  caresses  des  deux 
jeunes  gens,  dans  celles  de  Lactance  ou  de  Ludovic  et  Gassandre 
des  descriptions  assez  grivoises  et  grossières  dans  leur  banalité, 
que  notre  moraliste  justifiait  sans  doute  à  ses  yeux  par  les 
formules  de  prétention  dont  il  a  soin  de  les  entourer.  Mais,  en 
somme,  ces  développements  sont  rares:  le  jour  où  les  deux 
amants  sont  unis,  le  conteur  les  laisse  jouir  en  paix  de  leur 
bonheur.  Il  ne  s'intéresse  qu'à  la  naissance  de  la  passion 
Aussi  a-t-il,  dans  un  grand  nombre  de  nouvelles,  ajouté  de  son 
propre  fonds  un  récit  de  quinze,  vingt  ou  trente  pages  unique- 
ment destiné  à  exposer  les  origines  et  le  développement  d'un 
amour  que  Bandello  nous  montrait  déjà  conscient  de  lui- 
même,  ou  sur  les  débuts  duquel  il  se  bornait  à  de  très  brèves 
indications.  On  trouverait  facilement  dans  les  quatre  volume- 
français  une  vingtaine  d'additions  de  ce  genre.  Un  ou  deux 
exemples  donneront  une  idée  de  ce  procédé.  Dans  la  nou- 
velle de  Boccali,  Bandello  nous  apprenait  en  deux  p 
que,  malgré  ses  ambassades  et  ses  cadeaux,  le  jeune  homme 
n'avait  pu  obtenir  l'amour  de  Camille.  Belleforest  en  prend 
occasion  pour  raconter  les  péripéties  de  cette  passion.  Boccali 
a  prié  une  amie  de  Camille  de  remettre  à  celle-ci  une  lettre 
dont  le  narrateur  a  soin  de  nous  donner  le  texte.  Mai-  la 
dame  reçoit  fort  mal  missive  et  messagère,  et  la  conversation 
.les  deux  amies  nous  est  fidèlement  rapportée.  En  apprenant 
cet  accueil,  Boccali.  désespéré,  s'adresse  à  un  de  ses  soldats 
Celui-ci  lui  propose  de  recourir  à  une  vieille  entremetteuse 
avec  Laquelle  il  a,  sous  n«>v  yeux,  un  Long  entretien.  Gependanl 
L'amoureux  chante  sous  les  fenêtres  de  -a  bien  -aimée  une 
chanson  de  cent  vingt  vers  qu'il  vient  de  composer.    Peine 


BANOELLO    EN    FRANGE    AL    XVl'    SIECLE  I  1 7 

perdue:  Camille,  un  moment  ébranlée,  se  reprend  aussitôt  et 
se  promet  d'être  rigoureuse.  Dans  les  trente-quatre  pages  que 
Belleforesta  substituées  à  deux  pages  de  la  nouvelle  de  La  Tour 
et  de  Claude,  la  scène  n'est  guère  différente.  Le  jeune  homme 
chante  sa  passion  secrète  dans  la  solitude,  confie  ses  angoisses 
à  la  nature  et  grave  sur  les  arbres  des  vers  amoureux.  Dans 
une  réunion,  il  se  laisse  arracher  des  mains  une  chanson  de 
cent  soixante  vers  composée  pour  celle  qu'il  aime,  puis,  au 
cours  d'un  entretien  qu'il  a  avec  elle,  il  lui  déclare  son  amour. 
Claude,  après  avoir  feint  de  ne  point  l'entendre,  lui  ordonne  de 
renoncer  à  sa  poursuite.  Un  sonnet  qu'il  chante  sous  son 
balcon  en  s'accompagnant  de  son  luth,  n'attendrit  pas  plus  la 
cruelle  que  les  déclarations  précédentes,  et  La  Tour,  désespéré, 
se  retire  aux  champs,  où  il  tenteva  de  l'oublier. 

On  voit  que,  pour  composer  ces  développements,  Belleforest 
a  recours  à  un  certain  nombre  d'épisodes,  de  procédés  qui 
réapparaissent  presque  toujours.  Les  uns  ont  surtout  pour  lui 
une  valeur  d'ornements,  et  il  faut  reconnaître  qu'il  n'en  abuse 
pas.  Ainsi  nous  ne  rencontrons  guère  qu'une  description  de 
palais,  dans  la  nouvelle  d'Alexandre  de  Médicis  et  du  courti- 
san :  «Descendus  qu'ils  furent  en  la  basse  court,  ils  virent 
une  fontaine  de  marbre,  laquelle  jettoit  l'eau  par  quatre  gros 
canaux,  qui  estoit  reçeuë  de  quatre  nymphes  toutes  nues, 
dans  des  vases  richement  ouvrez  à  la  damasquine,  et  sembloit 
qu'elles  la  présentassent  à  un  chevalier  armé,  gisant  sous  un 
haut  et  bien  fueillu  arbre,  qui  donnoit  ombre  a  la  fontaine  :  et 
tout  auprès  ils  virent  un  petit  livis  qui  respondoit  sur  un 
jardin,  autant  singulier  et  bien  cultivé  que  furent  onc  les 
délicieux  et  plaisans  jardins  d'Alcinoé:  car  en  cestuy  cy,  outre 
l'artifice  de  l'ouvrier  et  travail  ordinaire  du  jardinier,  nature  y 
avoit  produit  quatre  fontaines  aux  quatre  coings,  faisant  le 
lieu  et  plan  du  jardin  party  esgalement  en  forme  tétragone. 
Or  ces  fontaines  arrousoyent  tout  ce  beau  pourpris,  sans  que 
le  jardinier  eust  peine  qu'à  ouvrir  quelques  petits  conduits  par 
lesquels  l'eau  se  rendoit  où  il  la  voyoit  estre  nécessaire.  Je 
lairray  icy  l'ordre  des  arbres  et  fruitiers  distingué  en  qui- 
conces,  les  labyrinthes  subtilement  et  mignotement  élabourez. 


I  l8  BULLETIN    ITALIEN 

les  parterres  verdoyans,  et  donnant  tel  contentement  à  l'œil, 
que  si  le  Duc  n'eust  plus  pensé  au  tort  fait  à  la  fille  du  meus- 
nier  qu'à  la  gentillesse  du  maislre  de  la  maison,  et  à  la  singu- 
larité de  l'édifice,  il  se  fust  (peut  eslre)  oublié  dedans  ce  petit 
paradis  terrestre.  Et  pour  parfaire  l'excellence  du  lieu,  la  main 
ouvrière  et  industrieuse  de  l'homme,  secourue  par  le  bénéfice 
de  nature,  y  avoit  dressé  une  crotte  assez  profonde,  et  où  il  se 
pouvoit  voir  un  bon  nombre  d'antiquitez,  en  laquelle  la  voix 
immortelle  d'un  Echo  respondoit  à  voix  triple,  à  ceux  qui 
tenoyent  quelque  propos  en  ce  lieu  souterrain Le  gentil- 
homme baignant  en  aise  et  tout  confit  en  plaisir,  voyant  que 
le  Duc  s'agréoit  tant  en  son  édifice,  le  mena  de  chambre  en 
chambre,  desquelles  chacune  estoit  enrichie,  ou  de  superbe 
tapisserie  à  la  Turquesque,  ou  de  riches  et  divinement  ouvrez 
tableaux,  avec  l'ustensile  si  bien  appropriée,  que  le  Duc  ne 
pouvoit  mettre  l'œil  en  pas  une  d'elles,  sans  y  trouver  de  quoy 
s'esmerveiller.  » 

Cette  description  du  palais  est  assez  significative.  Le  monu- 
ment lui  même  reste  dans  l'ombre;  les  œuvres  d'art  sont 
indiquées  en  passant  et  d'une  façon  vague.  Ce  qui  intéresse 
surtout  notre  traducteur,  c'est  le  jardin;  ce  qu'il  s'attache  à 
nous  représenter,  ce  sont  les  parterres,  les  grottes,  les  fon- 
taines. Les  descriptions  de  la  nature,  plus  ou  moins  arrangée 
par  la  main  des  hommes,  sont  en  effet  assez  fréquentes  dans 
ses  Histoires  tragiques.  Encore  importe-t-il  de  distinguer.  Bel- 
leforest,  comme  les  écrivains  du  siècle  suivant,  décrit  rare- 
ment la  nature  pour  elle- même.  Ce  n'est  que  de  loin  en  loin 
qu'on  rencontre  des  indications  connue  celle-ci  :  «  Après  le 
repas  il  fallut  aller  s'esbatre  sur  la  verdure  le  long  d'une 
saulsaye  ou  la  sérénité  du  temps,  le  gazouillis  des  ruisseaux, 
le  jargon  fredonné  de  la  musique  naturelle  des  oiselets  et  le 
doux  murmure  des  fueilles  branlantes  au  sifflement  d'un 
doux  Zéphir  les  convia  à  renouvelle!*  les  passe  temps  de  l'après 
disnée.  »  Mais  si  la  nature  L'intéresse  peu  par  elle  même,  il 
aime  en  revanche  à  la  mêler  aux  sentiments  de  ses  héros. 
Sous  L'influence  de  L'Arioste,  il  conduit  les  amoureux  au  fond 
des  bois  et  «les  solitudes,  et  la  nature  de\  umt  dans  ses  histoires 


UANDELLO    EN    FRANCE    AI'     XVIe    SIECLE  IIQ 

le  confident  ou  le  symbole,  assez  maladroit  d'ailleurs,  de 
leurs  passions  et  de  leurs  peines.  «  Tandis  que  le  Duc  se  tint 
à  Pozzuol,  le  marquis  de  Cotron,  amoureux  de  Léonore,  se 
desroboit  tous  les  matins  pour  tout  seul  s'aller  esbatre  le 
long  de  l'orée  de  la  mer,  et  souvent  par  lestendue  de  la  belle 
et  fertille  campaigne,  pour  s'arrester  en  la  contemplation  de 
quelque  antiquité,  là  où  il  dressoit  ses  discours  amoureux, 
et  plaintes  causées  de  sa  longue  destresse  :  bien  souvent  se 
pourmenoit  il  par  les  cavernes  et  grotesques  naturelles, 
pleines  de  frescheur  et  où  l'eau  distillant  des  rochers,  faisoit 
croistre  les  herbes  capillaires  au  pendant  des  voultes  que 
nature  avoit  industrieusement  dressées  dans  l'aspreté  du 
rocher.  Quelquefois  les  lacs  sulphurez  le  voyoyent  évaporer 
les  souspirs  aussi  chaut  comme  estoit  celle  espaisse  fumée  qui 
sort  de  la  Solfatarie,  jadis  nommée  les  champs  Phlégriens: 
mais  ce  qui  plus  luy  renouvelloit  ses  désirs  et  la  passion 
amoureuse,  estoyent  les  jardins,  les  plus  beaux  de  l'Europe, 
ou  la  nature  et  l'artifice  n'ont  rien  oublié,  pour  l'embellisse- 
ment de  ce  paradis  de  délices;  car  c'estoit  là  que  passant  par  les 
petits  boscages  de  Cèdres,  Limons,  Orengiers  et  Citronniers,  il 
luy  souvenoit  de  la  nayve  couleur  de  sa  dame,  et  de  celle 
verdeur  de  son  aage,  et  continuelle  beauté  qui  ne  luy  défail- 
lit ny  en  la  rigueur  de  l'hyver,  ny  devant  les  ardeurs  de  la 
canicule:  sentant  puis  après  l'odeur  des  fleurs  odoriférantes, 
des  Jossemis,  des  roses,  rosmarins,  sauges,  aspics  et  lavandes, 
il  souhaittoit  de  se  pouvoir  repaistre  tout  ainsi  en  la  souëfveté 
de  l'odeur  de  l'haleine  de  sa  dame,  comme  Ton  faint  certains 
peuples  en  Ethiopie  vivans  de  l'odeur  simple  des  herbes  et 
fleurs  qui  sont  souëfflairantes;  mais  quand  il  voyoit  les  clers 
ruisseaux  ondoyer,  et  oyoit  le  murmure  et  gazouillis  de  l'eau 
tombant  le  long  des  collines,  et  par  l'herbe  drue  qui  tapissoit 
les  roches  fertilles  d'alentour,  lors  il  ne  pouvoit  se  tenir  de 
larmoyer,  et  accroistre  par  le  desbord  de  l'humeur  de  son 
cerveau,  les  petites  rivières  qui  alloyent  rendre  le  tribut  deu  a 
l'Océan,  pensant  tousjours  quel  moyen  il  pourroit  tenir  pour 
acquérir  la  grâce  de  sa  cruelle  Léonore.  » 

Ce  souci  qu'a   Belleforesl  de   m  Mer  la  nature  aux  angoisses 


120  BULLETIN    ITALIEN 

des  amoureux  se  manifeste  par  quelques  modifications  signi- 
ficatives. Dans  la  nouvelle  italienne  de  Fabio  et  d'Emilie, 
comme  dans  celle  d'Aleran  et  d'Adélasie,  l'amoureux  déclarait 
sa  passion  ou  exhalait  sa  douleur  dans  une  chambre:  chez 
Belleforest,  la  scène  est  transportée,  ici  dans  «  un  cabinet  de 
feuillage  »  où  Emilie  conduit  son  amant,  là  dans  un  jardin  au 
pied  de  la  fenêtre  d'Adélasie.  Ailleurs,  c'est  La  Tour  qui,  dans 
la  solitude  des  bois,  chante  à  sa  manière  le  Ofortunatos  nimium, 
et  grave  sur  les  arbres,  les  rochers  et  les  fontaines  des  vers 
espagnols,  italiens  ou  français.  C'est  Diego  qui  «  fait  concitoyen 
avec  les  bestes  et  oiseaux  des  forests,  spelonques,  et  cavernes, 
ne  laissoit  profondité  de  boys,  aspreté  de  rocher,  ou  beauté  de 
vallée,  sans  y  donner  quelque  signe  de  sa  marrisson.  Quelque- 
fois avec  un  poinsson  bien  aigu  luy  servant  de  ciseau,  il  gra- 
voit  le  succez  de  ses  amours  sur  quelque  forte  pierre;  autres 
fois  l'escorce  molle  de  quelque  tendre  et  nouvelet  arbrisseau 
luy  servoit  de  papier  et  parchemin:  car  là  il  empraignoit  avec 
un  chiffre  mignottement  dressé  en  une  (non  facile  à  cognoistre) 
liaison,  le  nom  de  sa  dame  entrelacé  si  proprement  avecques 
le  sien,  que  les  plus  escorts  se  fussent  trompez  à  en  tirer  la 
vra^e  interprétation.  Un  jour  donc,  ainsi  qu'il  passoit  son 
temps  (selon  son  ordinaire)  à  fantastiquer  ses  desseins,  et 
bastir  le  succès  de  ses  amours  en  l'air,  il  engrava  ces  vers  sur 
la  pierre  du  bord  de  la  fontaine,  qui  estoit  joignant  sa  maison 
sauvage  et  grotesque  : 

Si  quelque  Pan  forestier  cy  habite, 

Si  quelque  nymfe  a  ouy  mes  douleurs. 

Que  l'un  contemple  et  quel  est  mon  mérite, 

Et  quel  droit  j'ay  d'espandre  tant  de  pleurs: 

L'autre  me  preste  un  ruisseau  qui  humecte 

Mon  cœur,  mes  yeux,  vrays  esgouts  de  mi  teste. 

Un  peu  plus  loing,  où  souvent,  au  lever  du  soleil,  «  il  alloit 
s'accrocher  sur  une  haute  et  verdoyante  colline,  pour  s'esgayer 
sur  l'espesseur  de  l'herbe  fresche  et  drue,  et  où  soil  que  natu- 
relle m  en  I  cela  fusl  faict,  ou  que  la  main  industrieuse  de  l'homme 
>  eusl  monstre  sa  diligence,  l'on  voyoil  comme  quatre  pilliers, 
< 1 1 a i  eslevoienl  une  pierre  taillée  en  quarré,  n  bien  ci/ce.  faicte 


BANDELLO    EN    FRANGE    AU    XVl'    SIÈCLE  131 

et  dressée  en  manière  d'autel.   La  donc  dédia  il  ses  vers  à  la 
postérité  : 

Sur  cest  ausfccl  sacré,  à  la  déité  saincte 
De  quelqu'un  des  hauts  Dieux  je  posera  y  ce  vers, 
Tesmoing  de  mon  malheur  et  des  ennuis  divers 
Que  me  donne  sans  fin,  par  amour,  cette  attainte. 

Et  aux  bords  de  ceste  table  il  ciza  eec\  : 

Par  tant  ne  durera  cest  ouvrage  dressé, 
Comme  le  nom  commun  des  moytiez  divisées, 
Lesquelles,  s'unissans  après  un  mal  passé, 
Rendront  de  mon  amour  les  peines  compensées. 

Et  devant  son  logis  sylvestre  et  pierreux,  en  l'escorce  d'un 
beau  et  hault  Hestre,  sentant  je  ne  scay  quelle  gayeté  non 
accoustumée,  il  escrivit  cecy  : 

Accroissant  ta  beauté,  s'estendant  ta  grandeur. 
Gomme  toy,  je  verray  l'accroist  de  mon  honneur.  » 

C'est  sans  doute  au  Roland  furieux  que  Belleforest  a  emprunté 
l'idée  de  ces  développements.  Nous  trouvons  même  dans 
l'histoire  de  Timbrée  de  Gardone  une  traduction  assez  fidèle 
d'un  célèbre  passage  de  l'Arioste  que  Desportes  devait  reprendre 
quelques  années.plus  tard  (XXIII,  126-128). 


Queste  non  son  piu  lacrime,  che  fuore 
Slillo  dagli  occhi  con  si  larga  vena. 
Non  suppliron  le  lacrime  al  dolore 
Finir,  ch'  a  mezzo  era  il  dolore  a  pena. 
Dal  fuoeo  spinto  ora  il  vitale  umore 
Fugge  per  quella  via  ch'  agli  occhi  mena 
Et  è  quel  che  si  versa,  e  trarra  insieme 
E  '.1  dolore  e  la  vita  ail'  ore  estreme. 


Questi  ch'  indizio  fan  del  mio  tormento 
Sospir  non  sono;  ne  i  sospir  son  tali 
Quelli  han  triegua  talora;  io  mai  non  sento 
Che  '1  petto  mio  men  la  sua  pena  esali. 
Amor,  che  m'  arde  il  cor,  fa  questo  vento, 
Mentre  dibatte  intorno  al  fuoeo  l'ali, 


Ce  ne  sont  plus  larmes  qui  distil- 
lent hors  de  mes  yeux  en  si  grand 
abondance,  d'autant  que  larmes  ne 
suffi royent  à  donner  tin  à  cette 
grande  douleur  que  me  tourmente. 
Las!  ce  feu  vital  est  estaint  presque 
en  moy,  lequel  faisoit  escouler  par 
l'alambic  de  mon  cerveau  ces  ruis- 
seaux qui  tesmoignent  et  de  ma  peine 
et  de  mon  amitié;  lesquels  s'ils  con- 
tinuent guère  plus  longuement  ils 
emporteront  l'humeur  et  la  vie  tout 
ensemble. 

Ah!  ces  vents  qui  sortent  de  mon 
estomach  et  servent  d'indice  de  ma 
souffrance,  ne  sont  plus  souspir.  Car 
le  souspir  n'est  pas  tel,  lequel  a  quel- 
que relasche  en  son  batement,  mais  à 
peine  que  je  ne  sens  une  exhalation 


122 


BULLETIN    ITALIEN 


Amor,  con  che  miracolo  lo  fai 

Che  'n  fuoco  il  tenghi,  e  no  consumi  mai 


Non  son,  non  sono  ioquel  che  paio  in  viso: 
Quel  en'  era  Orlando  è  morto,  et  è  sottera; 
La  sua  donna  ingratissima  l'ha  ucciso  : 
Si,  mancando  di  fè,  gli  ha  fatto  guerra. 
lo  son  lo  spirto  suo  da  lui  diviso, 
Ch'  in  questo  inferno  tormentandosi  erra, 
Acciô  con  l'ombra  sia,  che  sola  avanza, 
Esempio  a  chi  in  Amor  pone  speranza. 


de  mes  entrailles  avec  la  véhémence 
de  ce  vent  qu'amour  fait  en  mon 
cœur,  pendant  que  de  ses  ailes  il 
soufle  le  feu  qu'il  a  allumé  en  mon 
âme  :  là  où  cependant  il  fait  non 
sans  miracle  qu'au  milieu  du  feu  je 
vis  sans  me  consumer,  quoy  que 
l'ardeur  me  débilite,  de  sorte  que  je 
ne  sçay  plus  comme  la  vie  pourra 
retenir  sa  force. 

Hélas,  je  ne  suis  plus  ce  Timbrée 
de  Cardone.  libre  en  ses  actions,  et 
franc  en  son  pensement  et  fantasie, 
d'autant  que  ma  cruelle  m'a  privé  de 
ma  liberté,  a  ravy  mon  cœur,  et 
dénué  mon  âme  de  l'office  de  penser 
en  autre  chose  qu'en  l'appast  et 
saveur  de  sa  grande  beauté,  avec 
lequel  il  me  charme,  desrobe  mon 
cœur  et  me  dessaisist  des  forces  et 
de  raison,  et  de  cognoissance  de  moy 
mesme... 


La  peinture  de  l'amour  est  encore  accompagnée  parfois, 
chez  Belleforest,  d'autres  ornements.  Ici,  l'auteur  introduit 
dans  son  récit  quelques  présages  funestes  à  propos  du  mariage 
d'Emilie  et  de  Fabio  :  «  Je  pense  que  les  chantres  qui  chan- 
tèrent leur  épithalame  et  chant  nuptial  furent  des  hiboux  et 
chauves  souris  annonçant  leur  mort  misérable  par  l'occur- 
rence d'un  fait  tant  hors  de  propos.  »  Là,  c'est  un  songe  qui 
fait  voir  à  Galeaz  le  ravisseur  de  sa  Lucrèce,  ou  à  Camille  le 
cadavre  de  son  amant;  c'est  un  pressentiment  qui  attire  le 
sultan  vers  l'un  de  ses  prisonniers,  en  qui  tout  à  l'heure  il 
reconnaîtra  son  ancien  bienfaiteur,  ou  qui  révèle  à  une  jeune 
femme  le  malheur  que  lui  réserve  son  second  mariage.  Mais, 
en  somme,  ces  ornements  purement  littéraires  sont  assez 
rares  :  Belleforest  développe  plus  volontiers,  et  parfois  sans 
mesure  tout  ce  qui  se  rapporte  à  l'analyse  ou  à  l'expression 
des  sentiments  amoureux.  Ici  encore,  il  ne  se  laisse  pas  trop 
entraîner  aux  procédés  de  description  purement  extérieure:  s'il 
ajoute,  du  reste,  assez  mal  à  propos,  un  ou  deux  évanouisse 
ments  d'amoureux,  il  s'attache  surtout  à  des  manifestations 
plus  profondes  et  moins  banales  de  la  passion.  Il  aime  à  déve 
lopper  les  protestations  d'amour  qu'échangent  ses  héros  :  ainsi, 
dans   la   nouvelle  de   la   comtesse  dé    déliant,  il   prêtera  au 


BAN DEL LO  K>  PRANCE  AU  \vf  su  (il  120 

comte  quatre  pages  de  tendres  déclarations  dont  Bandello  ne 
lui  fournissait  même  pas  L'ébauche.  Il  étudie,  peut-être  avec 
plus  d'intérêt  encore,  les  provocations  et  les  manèges  des 
coquettes  pour  attirer  les  yeux  et  retenir  les  cœurs  des  jeunes 
gens  :  les  avances  de  la  dame  de  Ghabrie  à  Tolonio,  que  le 
récit  italien  indiquait  en  quelques  mots  sont  mises  en  scène 
par  Belleforest  en  quatre  pages.  Dans  l'histoire  de  Fabio  et 
d'Emilie,  il  s'attarde  à  analyser  les  finesses  et  les  ruses  d'une 
confidente  pleine  d'expérience.  Tandis  que  le  jeune  homme 
chante  sous  sa  fenêtre,  Emilie  est  aux  écoutes  avec  sa  nourrice, 
«  et  oyant  la  gaillardise  du  chant  et  la  douceur  de  la  voix  de 
son  amant,  se  fust  volontiers  monstrée  si  la  vieille  ne  l'en  eust 
empeschée,  disant  :  «  Quoy,  ma  fille,  voulez  vous  montrer 
si  peu  de  gravité  à  l'endroit  de  celuy  qui  vous  poursuit 
avec  telle  et  si  grande  révérence  ?  Ce  n'est  ainsi  qu'il  faut 
procéder,  veu  que  les  caresses  si  soudaines  que  vos  sem- 
blables monstrent  aux  hommes  les  desgoustent  plus  que 
vous  ne  pensez,  et  leur  engendrent  des  opinions  en  teste,  qui 
ne  s'effacent  si  tost  que  l'on  voudroit.  Et  à  vous  dire  le  vray, 
encor  qu'une  Damoiselle  eust  intention  de  donner  quelque 
faveur  à  celuy  qui  la  courtise,  si  faut  il  luy  faire  trouver  bon; 
luy  donnant  mainte  traverse,  à  celle  fin  que  la  peine  estant 
longue,  le  plaisir  luy  semble  plus  grand,  et  que  demeurant 
en  haleine,  il  persiste  en  la  servitude,  et  dévotion  envers  sa 
Dame.  Laissez  moy  faire  seulement  et  je  l'appasteray  de 
l'amorce  qui  luy  est  nécessaire  pour  le  présent,  vous  appres- 
tant  néantmoins  plaisir  et  contentement  pour  l'advenir.  » 
«  Excusez  une  folle  jeunesse,  dit  la  fille,  et  usant  de  vostre 
sagesse,  faictes  que  je  m'aperçoive  de  ce  que  vous  sçavez  faire 
pour  l'allégeance  des  personnes...  »  Et  en  effet  la  nourrice  se 
garde  bien  de  déclarer  à  Fabio  la  joie  que  sa  lettre  a  causée  à 
la  jeune  fille  :  «  J'ay  monstre  vos  lettres  à  Emilie,  »  dit-elle, 
«  laquelle  les  a  leùes  et  n'en  a  tenu  grand  compte  à  cause  de 
l'inconstance  et  légèreté  qui  se  voit  ordinairement  es  hommes  de 
vostre  sorte.  Bien  est  vray  que  si  Teffect  respondoit  à  la  parole, 
je  pense  que  facilement  elle  s'accorderoit  à  vous  aymer  avec 
tout  tel  respect  qui  est  deu  à  fille  de  telle  maison  qu'elle  est.  » 


124  BULLETIN    ITALIEN 

Ce  personnage  de  la  nourrice  confidente  se  rapproche  singu- 
lièrement de  celui  de  l'entremetteuse  de  profession.  Les  Dario- 
lettes,  comme  aime  à  les  designer  Belleforest  en  souvenir  de 
l'Amadis,  ont  dans  ses  nouvelles  un  rôle  beaucoup  plus  impor- 
tant et  beaucoup  plus  fréquent  que  chez  Bandello.  11  n'est 
guère  d'amoureux,  voire  même  d'amoureuse,  qui  ne  se  serve 
de  ces  obligeantes  intermédiaires,  toujours  désireuses  de  leur 
apporter,  en  échange  d'espèces  trébuchantes,  de  belles  pro- 
messes et  parfois  mieux  encore.  Quelques  lignes  de  récit 
deviennent  de  longues  pages  de  dialogue,  et  beaucoup  même 
de  ces  entretiens  sont  imaginés  de  toutes  pièces  par  le  traduc- 
teur. Pour  sauver  la  moralité  de  son  œuvre,  il  a  bien  soin  de 
condamner  impitoyablement  ces  femmes  qui  se  servent  de 
leur  expérience  pour  satisfaire  les  coupables  passions  des  uns, 
en  corrompant  par  leurs  discours  hypocrites  l'innocence  des 
autres;  et  il  juge  sans  doute  que  cette  précaution  le  met  à 
l'abri  de  tout  reproche  et  justifie  ses  peintures.  Il  trouvait, 
d'ailleurs,  à  celles-ci  de  grands  avantages,  car  non  seulement 
elles  se  prêtaient  mieux  qu'aucun  autre  épisode  à  1  analyse  des 
sentiments  et  des  caractères,  mais  encore  elles  lui  permettaient 
de  multiplier  sans  grands  frais  d'invention  les  entretiens  et  les 
dialogues,  puisque  les  ouvertures  de  la  Dariolette  sont  presque 
toujours  encadrées  de  deux  conversations  avec  l'amoureux. 


Nous  avions  déjà  relevé  chez  Boaistuau  le  goût  des  conver- 
sations, et  nous  y  avions  vu  un  indice  de  son  souci  de  la 
psychologie.  L'œuvre  de  Belleforest  nous  suggère  plus  nette- 
ment encore  la  même  remarque.  Sauf  dans  Le  quatrième  volume, 
où,  l'on  s'en  souvient,  il  a  abrégé  son  modèle  en  plus  d'un 
passage,  il  est  très  rare  qu'un  dialogue  mis  en  scène  par 
Bandello  soit  rendu  en  français  par  un  récit.  Le  plus  souvent, 
aù  contraire,  Belleforest  développe  les  entretiens,  que  le  texte 
italien  lui  offrait  en  général  au  style  indirect.  Voici,  par 
exemple,  une  conversation  mondaine  ei  galante  qui  finit  par 
des  déclarations  d'amour  : 

««Je  me  \o\   Baisy  de  merveille.»  dit  Lactance,   dans   une 


BANDELLO    Bft    FRANCE    Ai     \'\j"   SIECLE  120 

compagnie  de  jeunes  femmes  et  de  jeune-  Biles,  «  pour  me 
trouver  entre   tant   de    Déesses,    sans   avoir   dequoy    pouvoir 
satisfaire  à  mon  devoir,  et  à  ce  qu'elles  ont  de  parfait,  pour 
estre  servies  du  plus  accomply  gentilhomme  qui  vive,  et  ne 
faut  que  je  mente,  que  bien  que  j'eusse  aucunement  perdu  ma 
liberté  dès  le  premier  jour  que  j'arrivay  en  eeste  ville,  pour 
avoir  esté  esclave  par  le  regard  céleste  d'une  que  j'adore  en 
mon  cœur,  si  est-ce  qu'à  présent  j'ay  fait  du  tout  profession 
de  serviteur,  et  me  voue  dès  à  présent  volontairement  à  l'exé- 
cution des  commandemens  qu'il    plaira  à   ma  déesse  de  me 
faire.    Chacune   tirant  ces  mots   à   son  advantage  se   plaisoit 
en  ce  gentil  discours  du  gentilhomme,  et  Catherine  qui  ne 
vouloit  paroistre  la  moins  gentille  de  la  troupe,  et  qui  aussi 
s'asseuroit  presque    d'estre   celle   à   qui   ses   propos   s'addres- 
soyent,  luy  respondil  fort  gracieusement  disant  :  Je  sçay  bien, 
Monsieur,  que  les  gentilshommes  bien  appris  ne  peuvent  cacher 
en  quelque  lieu  que  ce  soit  les  rays  abscons,  et  celez  de  leur 
vertu  dans  le  secret  de  leur  âme  :  mais  aussi  y  en  a  il  qui  pour 
faire  du   bon   compagnon   faignent  l'honneste  et   discourent 
courtoisement,  avec  un  cœur  faint,  et  plein  de  grande  moque- 
rie ;  non  que  je  vueille  vous  mettre  au  ranc  de  ces  moqueurs,* 
mais  afin  que  la  longue  continuation  de  vostre  honnesteté  vous 
rende  plus  recommandable,  je  seroy  d'advis  que  surséant  ces 
louanges  à  une  meilleure  commodité,  vous  employez  le  reste 
du  temps  à  paistre  ce  vostre  corps,  lequel  trop  asservy  aux 
imaginations  de  vostre  ame,  n'est  guère  tenu  à  vos  concep- 
tions, puis  que  vous  le  laissez  ainsi  sans  luy  donner  de  quoy 
se  soustenir.  Lactance  joyeux  au  possible  que  ce  fut  sa  mais- 
tresse   qui   arraisonnoit,   changea  de   couleur  tant  de  honte 
que  de  grand   aise,   et  jettant   un    regard   plein   de  douceur 
et  affection  à  sa  dame,  luy  respondit  :    11  est  impossible  que 
le  corps,   qui  est   l'esclave  de   l'esprit,   soit  sans   plaisir,    et 
contentement,  où  son  maistre  a  tout  ce  qu'il  désire  pour  le 
présent,  pour  son  aise;  et  au  reste,  je  voudroy  que  celle  qui 
m'a  fait  sien,  cogneut  aussi  bien  mon  cœur,  comme  elle  peut 
ouyr  mes  parolles,  afin  que  par  mesme  moyen  elle  veit  que 
mon  cœur  est  si  bon  et  mon  désir  si  bien  fondé,  et  conduit 


126  BULLETIN    ITALIEN 

avec  telle  raison,  qu'il  est  hors  de  ma  puissance  non  seulement 
de   me    moquer,    ains    encor    de   dissimuler  la    peine   que  je 
souffre  me  sentant  avoir  si   haut  colloque  mon    penser,   que 
me  mirant  es  beau  te  z  de  ceste  compagnie,  il  a  suffy  au  corps, 
que  l'esprit  seul  se  rassasiast  en  une  contemplation  si  plaisante. 
Grand  mercis  Monsieur,  dit   Catherine   en    se   souzriant.  que 
l'objet  de  la  beauté  des  dames  de  ceste  compagnie  vous  serve 
de  passetemps,  et  vous  repaisse  tandis  que  vous  estes  absent  de 
vostre  déesse,  et  suis  joyeuse  que  pour  plaisir  de  1  àme,  vous 
affligés  ce  qui  est  d'extérieur  et  mal  propre  en  vous,  laquelle 
je  ne  seay,  si  elle  a  plus  de  discrétion  cachée  en  soy,  que  vostre 
langue  n'en   a   sçeu    manifester  pensant  faire  grand  service, 
avec  voz  louanges,  à  toutes  ces  Damoiselles.  Lactance  quoy 
que  se  veit  pinser  assez  gentiment  si  n'en  feit  il  autre  compte, 
et  congneut  à  ce  petit  mot  qu'il  avoit  bonne  part  es  bonnes 
grâces  de  Catherine  :  laquelle  faignoit  de  se  fascher  de  ce  qu'il 
avoit  confessé  que  sa  maislresse  esloil  absente  de  ceste  troupe. 
Et  furent  pour  ce   coup  discontinuez  leurs  discours,  à  cause 
que  le  Conte  Crivelle  se  mit  à   parler  avec  Lactance  de  leur 
ancienne   accointance,   et    le   loua   grandement   devant    tous, 
espérant  par  ce  moyen  le  mettre  plus  avant  au  cœur  de  celle 
qui!  aymoit,  quoy  que  le  nom  luy  fust  incertain  :  ce  qui  ne 
réussit   point    en    \ain,    ainsi    que    congnoistrez    par    ce    qui 
s'ensuit.  Le  bal  estant  dressé  l'apres  souppé,  donna  moyen  au 
gentilhomme   d'accoster  sa   dame,    et   la  prier  de  dancer.  ce 
qu'elle  accepta  autant  courtoisement,  comme  son  désir  esloit 
mené  d'une  faim  gaillarde  de  sçavoir  ce  que  Lactance  avoit 
sur  le  cœur,  lequel  la  menant  par  la  main,  à  chacune  pause 
du  bal,  ne  failloit  de  l'arraisonner  de  divers  propos  d'Amour, 
qui  pouvoyent  servir  à  sa  cause,  et  voyant  à  la  lin  que  Cathe 
rine  ne  se  monstroit  point  fascheuse,    ny    ne  desdaignoit    le 
discours,    luy    déclaira    ce    qui    plus    l'eguillonnoit,    disant  : 
Madamoiselle   voyant  la  grande  beauté  accompagnée  de  tant 
de   grâces   que    Dieu    a    infuz   en    vous,   et   congnoissant  que 
l'intérieur   a   encore   ce   qui   sert    pour   ^'accomplissement    de 
vostre   perfection,  je  pense   ne  trouverez   estrange    que  j'ose 
vous  dire,  que  m'estant  arresté  il  y  a  assez  long  temps,  à  vous 


BANDELLO    EN    FRANCE    AU    XVI*    SIECLE  I  37 

contempler,  et  par  conséquent  ayant  esté  saisi  de  ciste  douce 
et  honneste  contrainte  d'Amour,  je  n'ay  peu  me  développer  de 
ces  lacs,  et  quand  bien  ce  seroit  en  ma  puissance,  je  serov 
bien  marry,  de  quitter  chose  qui  me  donne  Lanl  de  conten- 
tement, et  en  laquelle  seule  gist  le  plaisir,  soûlas,  et  repos  de 
mon  aine.    Au  reste  le  feu  est  si  ardamment  esprïs  en   mon 
cœur,  et  ard  de  telle  Façon  mes  entrailles,  et  les  plus  nobles 
parties  de   lame,   que   sans   la    céleste   rosée   de   vos   bonnes 
grâces,  et  influence  de  vostre  courtoisie,  j'ay  belle  peur  que 
mon  corps  ne  se  consomme  en  cendre,  le  cœur  estant  anéanty, 
et  1  àme  sans  force,  laquelle  n'a  que  ce  qu'il  vous  plaist  luy 
donner,   et  de   sentiment,    et  de  vie.    Vous  suppliant,   Mada- 
moiselle,  par  celle  grande  bonté,  qui  vous  est  familière,  et  par 
la  majesté  de  l'Amour,  qu'ayant  pitié  de  ma  langueur,  et  pre- 
nant esgard  à  la  loyauté  de  mon  affection,  il  vous  plaise  me 
recevoir   pour  celuy    qui    vous  est   serviteur,   et  ne   prétend 
jamais  sortir  d'un  seul  point  de  pas  un  de  voz  commandemens. 
»  Elle  rougissant  de  honte,  et  paroissant  encor  plus  belle  par 
ce  changement  de  couleur,  et  au  clair  des  torches  et  flambeaux 
rcluisans  par  la  salle,  donna  plus  d'attainte  au  cœur  passionné 
de  L'amant,  de  sorte  que  voyans  le  bal  finy  sans  qu'il  eut  eu. 
aucune  responce,  mena  assoir  sa  maistresse,  à  laquelle  conti- 
nuant son  propos  d'Amour,  elle  luy  respondit  fort  sagement 
en  ceste  manière  :  Monsieur,  je  ne  suis  si  indiscrète,  ny  mal 
apprise  de  trouver  mauvais  qu'un  gentilhomme  beau,  hon- 
neste, sage  et  gracieux,  tel  que  je  vous  cognoy,  s'affectionne 
à   l'Amour  des   dames,   et    se    monstre    prompt   à    leur  faire 
service,  sçachant  fort  bien  que  l'appréhension  amoureuse  ne 
peut  tomber  sinon  en  ceux  qui  ont  l'âme  gentille,  et  le  cœur 
nettoyé    de    toute    humeur   grossière,    laquelle    offusque    les 
rayons  de  lame  de  ceux,  qui   esloignez   de   toute  courtoisie, 
mesprisent  la  plus  parfaicte  des  passions  nécessaires  qui  soyent 
naturelles  en  nos  âmes.  Aussi  ne  trouvay-je  onc  estrange  d'estre 
aymée  de  vous,  d'autant  que  je  vous  estime  tel,  si  vertueux  et 
aymant   la  réputation  d'une  femme  de  mon  calibre,  que  ne 
voudriez  pour  chose  du  monde  attenter  rien,  ny  m'en  requérir 
qui  peut  souiller  mon  honneur  et  causer  ma  ruine.  » 


128  BULLETIN    ITALIEN 

On  pourrait  citer  une  cinquantaine  au  moins  de  ces  très 
longs  entretiens  de  six,  huit  ou  dix  pages  qui  remplacent  une 
ou  deux  pages,  ou  mrme  quelques  lignes  de  récit.  Et  il  fau- 
drait encore  en  ajouter  un  bon  nombre  dont  on  chercherait  en 
vain  la  source  dans  la  nouvelle  italienne.  Dans  l'histoire  de 
Saïch,  la  scène  du  conseil,  indiquée  très  brièvement  par  Ban- 
dello,  est  réalisée  en  treize  pages  chez  Belleforest;  nous  assis- 
tons au  discours  prononcé  par  Mahomet  pour  entraîner  ses 
sujets  à  l'entreprise  qu'il  projette:  puis  aux  objections  d'un 
vieillard  dont  la  sage  prudence  dévoile  les  dangers  de  l'expé- 
dition :  enfin  à  la  réponse  d'un  courtisan  qui,  avec  une  pré- 
somption et  une  fougue  juvéniles,  réfute  ou  plutôt  rejette 
durement  les  remontrances  du  sage  conseiller,  et  ramène  à  son 
avis  Mahomet  et  tout  le  conseil.  Développés  ou  introduits,  ces 
entretiens  présentent  toujours  les  mêmes  caractères  et  sont 
traités  à  peu  près  de  la  même  façon.  Le  plus  souvent  ils  -c 
rapportent  à  l'amour  :  ce  sont  ici  des  déclarations  d'amou- 
reux, là  des  aveux  à  un  confident,  ailleurs  des  démarches 
auprès  d'intermédiaires  et  de  Dariolettes.  Ainsi,  dans  l'histoire 
de  Pandore,  le  traducteur  a  ajouté  plusieurs  dialogues  de  la 
jeune  femme  et  de  sa  chambrière;  de  même  dans  les  nouvelles 
de  la  duchesse  de  Malfi,  du  joueur  Perillo  et  bien  d'autres. 

On  sait  le  parti  que  nos  dramaturges  du  wir  siècle  ont  tiré 
pour  l'analyse  psychologique,  de  l'usage  des  confidents.  Sans 
doute,  il  serait  ridicule  de  prononcer  le  nom  de  Racine  à  pro- 
pos de  Belleforest,  mais  il  faut  reconnaître  que  ces  entretiens 
contribuent  à  nous  faire  pénétrer  plus  avant  dans  le  caractère 
des  principaux  personnages  des  Histoires  tragiques.  Chez  Ban- 
dello,  les  confidents  étaient  réduits,  en  général,  au  rôle  d'audi- 
teurs bienveillants  ou  de  complices.  Devant  la  passion  de  leurs 
maîtres,  ils  ne  hasardaient  aucune  objection  et  se  déclaraient 
prêts  à  les  servir.  Il  n'en  est  plus  aussi  souvent  ainsi  chd 
Belleforest.  Dans  la  nouvelle  du  gentilhomme  Biennois  trompe 
par  sa  femme,  nous  assistons  à  un  long  entretien  de  celle-ci 
avec  une  servante,  Pic  La  jeune  femme  se  montre  d'abord 
affectueuse  cl  timide  avec  sa  confidente:  elle  essaie  de  l'api- 
toyer BU r  son  sorl  et  de  la  séduire  par  des  promesses.  Mais  en 


bANDËM.O     IN     FUANCÈ     VU     \VI"    SIECLE  I    '<) 

entendant  l'aveu  de  celte  passion  coupable,  la  servante  ne  peut 
taire  sa  réprobation  et  son  inquiétude;  elle  lente  d'arrêter  sa 
maîtresse  sur  le  ehemiu  qu'elle  a  déjà  à  moitié  parcouru,  <  I 
de  la  retenir  par  le  devoir  et  la  crainte  des  conséquences. 
Elle  s'aperçoit  bientôt  qu'elle  n'obtiendra  rien.  La  darne  lui 
laisse  entendre  qu'elle  n'est  pas  venue  cbcreber  un  sermon, 
niais  une  aide,  et  elle  lui  impose  du  moins,  puisqu'elle  ne 
veul  pas  favoriser  sa  passion,  de  ne  pas  la  divulguer.  Ce  n'est 
qu'après  ce  vain  essai  de  résistance  que  Pie  consent,  à  contre- 
cœur, à  aider  sa  maîtresse  et  se  fait  complice  de  sa  faute. 

On  pense  bien  que  les  entretiens  avec  les  Dariolelles  ne  sont 
pas  moins  volontiers  développés  par  Bclleforest  que  les  conli 
dences.  Un  mot  de  son  modèle  lui  suffit  pour  bâtir,  suivant  un 
thème  toujours  identique,  un  développement  d'une  dizaine  de 
pages.  Bandello  écrivait  dans  la  nouvelle  de  Zilie,  en  parlant 
de  Philibert  :  «  Ebbe  mezzo  d'altre  donne  che  li  parlarono.  » 
Il  n'en  faut  pas  plus  au  traducteur  pour  nous  conter  longue- 
ment l'entretien  de  l'amoureux  avec  une  dame  à  qui  il  confie 
une  lettre  pour  Zilie;  celui  de  Zilie  avec  la  dame  dont  le 
message  est  fort  mal  accueilli;  enfin  les  plaintes  du  malheu- 
reux, qui,  au  retour  de  la  messagère,  s'abandonne  à  son 
désespoir. 

.  Sans  doute,  nous  l'avons  vu,  bon  nombre  de  ces  entretiens 
quels  qu'ils  soient,  ont  un  intérêt  psychologique  et  c'est  ce 
qui  les  a  fait  rechercher  par  Belleforest.  Mais  ils  deviennent 
bientôt  chez  lui  un  procédé,  un  ornement  littéraire  qui  parfois 
n'a  pas  d'autre  valeur  :  ainsi,  dans  la  nouvelle  de  la  jeune 
femme  faussement  accusée  d'adultère,  la  conversation  du 
maître  d'hôtel  avec  le  gentilhomme,  puis  avec  le  mari;  dans 
celle  de  Sophonisbe,  l'entretien  de  Scipion  et  de  Siphax;  dans 
l'histoire  d'Henry,  duc  des  Wandales,  celui  du  père  avec  son 
fils  et  le  Tartare;  enfin  presque  tous  les  entreliens  et  les 
discours  ajoutés  à  la  nouvelle  de  la  vengeance  du  More. 

Car  Belleforest  montre  autant  de  goût  pour  les  discours  que 
pour  les  dialogues.  Il  se  refuse  rarement  le  plaisir  d'en  prêter 
à  ses  personnages  ou  de  les  développer,  cl,  sil  le  fait  par 
hasard,  c'est  bien  à  regret  :  «Si  Conrad  n'eusl  esté  si  pressé,  » 

R.    STl.nEI..  (j 


l30  BULLETIN    ITALIEN 

dit  il  dans  une  histoire  de  son  second  tome.  t  il  eust  chanté 
de  belles  chansons  contre  la  trahison  du  Chastelain,  et  n'eust 
laissé  d'accuser  l'indiscrétion  de  son  frère  qui  se  fioit  en  celuy 
duquel  il  avoit  suborné  la  femme,  et  qu'il  sçavoit  bien  qu'il 
s'en  estoit  apperceu.  Mais  quoi?  l'affaire  méritoit  autre  chose 
que  des  paroles,  et  aussi  est  ce  une  folie  que  de  s'attaquer  ny 
aux  morts  ny  aux  absens.  »  En  général,  non  seulement  il 
réalise  la  plupart  des  discours  que  Bandello  se  bornait  à 
indiquer  ou  rapportait  au  style  indirect,  mais  encore  il  en 
introduit  un  très  grand  nombre.  Beaucoup  présentent  comme 
les  entretiens  un  intérêt  psychologique  :  ce  sont  surtout  ceux 
que  les  personnages  se  font  à  eux-mêmes,  et  qui  correspon- 
dent assez  exactement  aux  stances  et  aux  monologues  tra- 
giques. Nous  y  voyons  le  héros  tantôt  s'abandonner  à  la 
passion  qui  le  possède,  tantôt,  au  contraire,  en  proie  à  des 
sentiments  opposés,  balancer  entre  deux  résolutions.  En  voici 
un  exemple  entre  beaucoup  d'autres,  tiré  de  l'histoire  de 
Buondelmont  : 

«  Ainsi  il  print  congé  d'elles,  laissant  son  cœur  en  gage 
entre  les  mains  de  celle  à  qui  il  ne  devoit  point,  et  si  passionné 
d'amour  qu'il  en  oublioit  presque  les  plus  grans  affaires,  les- 
quels il  alla  depescher  assez  lentement,  et  de  retour  qu'il  fut 
à  son  logis,  si  son  soupper  fut  sobre,  le  repos  fut  encor  moin 
dre,  ne  faisant  que  resver  toute  la  nuit  sur  l'occurence  d< 
qui  se  présentoit  ou  à  prendre,  ou  à  refuser.  La  diversité  des 
pensemens  luy  travaillaient  tellement  l'esprit,  qu'il  ne  sçavoit 
en  quoy  se  résoudre,  ores  se  tournant  vers  la  raison,  et  obéis- 
sant au  droit  et  équité  de  la  foy  promise,  puis  quittant  cec)  se 
laissoit  vaincre  à  son  appétit,  esguillonné  de  ce  ton  desja  allumé 
en  son  cœur,  sur  le  souhait  d'avoir  en  sa  possession  la  tille  de 
la  vefve  qui  luy  avoit  parlé:  puis  accusoil  >oy  moine  de 
s'estre  tant  h  as  té  de  poursuyvre  les  A  inidées:  niais  soudain  se 
reprenant,  disoit  que  s'il  n'eust  faiet  peste  Folie,  l'heur  présent 
ne  se  fus!  point  offert,  l'occasion  d'une  sottise  sienne  axant 
causé  l<-  commencement  d'un  si  grand  bien  advenir.  Et  estant 

sur  eesl  estrif  el  débat  de  la  raison  a\ee  son  fol  désir,  il  disoit 
en  SO\    mesine      \h   Bu<  uidelnion  t .  et  qu'il  est  facile  "i  erlu\   qui 


BANDELLO  IN  FRANCE  Al  \\1*  SIÈCLE  1 3 1 

de  seul  aucune  fâcherie  de  monstrer  le  chemin  de  consolation 
à  celuy  qui  est  oppressé  de  douleur.  N'a  guères  je  me  fusse 

moqué  de  tout  tant  qu'il  y  a  d'amoureux  en  Toscane,  et  n'eusse 
jamais   pensé  qu'un   homme   sage  peust  estre  asservi  à  ceste 

douce  passion:  mais  à  présent  je  \o\  que  le  trait  en  est  véri- 
table, et  que  nul  tant  soit  sage,  riche,  ni  puissant  ne  peut  s'en 
exempter  estant  assailly  par  ceste  force.  Ile  Dieu!  et  en  quelles 
angoisses  est  réduite  ma  vie,  qu'il  faille  que  maintenant 
j'expérimente  un  mal  que  j'avois  évité  dès  mon  enfance,  et  es 
détroits  duquel  je  ne  pensois  jamais  estre  précipité,  tant  peu 
de  compte  je  faisoy  de  ceste  divinité  d'amour.  Et  où  penses  tu, 
Buondelmont?  L'amour  aura  il  la  puissance  de  te  faire  quitter 
celle  à  qui  tu  as  desja  promis  ta  foy,  et  qui  n'est  en  rien  moin- 
dre que  toy,  soit  en  parens,  sang,  richesses  ni  no'blesse?  Sera 
il  dit  qu'une  beauté  fresle,  caduque  et  de  peu  de  durée  te  face 
oublier  ton  devoir,  et  te  ravisse  la  réputation  de  loyauté,  et 
nom  de  gentillesse  que  tu  as  eu  jusques  à  présent  en  l'esprit 
de  la  nation  Florentine?  Ah  fol,  laisse  ces  délibérations,  et  voy 
que  Jason  ne  fust  jamais  heureux  ayant  quitté  sa  Médée  quoy 
qu'elle  ne  méritast  que  mauvais  traitement  à  cause  de  ses 
desloyautés.  Hercule  mourust  enragé  pour  avoir  plus  tenu 
compte  d'une  esvenlée  et  mignarde,  que  de  sa  fidelie  Dejanire: 
Paris  causa  la  ruyne  de  son  pais  laissant  Oenone  quoy  que 
simple  gentille  femme  pour  courir  après  une  beauté  extrême, 
mais  qui  fust  comme  une  torche,  et  feu  tout  dévorant  en 
l'Europe  et  Asie.  Et  que  sçay-je  si  pareil  succez  menace  ceste 
cité  si  j'espouse  ceste  seconde  pour  quitter  l'alliance  des 
Amidées?  Les  Sabins  jadis  nos  voisins  tascherent  bien  de 
venger  sur  les  Romains  le  rapt  fait  de  leurs  filles,  quoy  que  le 
mariage  ensuyvi  coulourast  un  peu  leur  faute.  Mais  moy 
ravissant  l'honneur  et  la  grandeur  de  toute  une  famille  en  la 
mesprisant,  avec  quelle  raison  sçauroy-je  coulourer  mon  faict, 
sinon  le  couvrant  d'un  sac  mouillé,  et  en  donnant  le  tort  à 
l'amour,  qui  est  seul  sorty  de  ma  fantaisie?  veu  qu'amour  n'a 
point  plus  d'effort  en  nous,  que  celuy  que  nostre  corruption 
luy  donne,  de  laquelle  il  est  produit,  comme  la  vermine  nuisi- 
ble des  plus  sales  ordures  de  la  terre:  aussi  son  fruict  et  effaits 


162  BULLETIN    ITALIEN 

monstrent  assez  le  lieu  de  sa  naissance  et  que  c'est  la  propre 
bastardise  des  desseins  gastez  de  l'âme,  laquelle  lleschist  vers 
la  partie  plus  vile  et  sensuelle.  Mais  las!  qu'ay-je  dit!  quel 
blasphème  est  sorty  de  ma  bouche!»  est-ce  possible  que  cecy 
se  passe  sans  que  je  n'en  sois  puni  aussi  sévèrement  que  celle 
qui  osa  mesdire  des  enfants  de  Latone,  ou  que  celuy  qui 
offença  par  son  orgueil  le  grand  Apollon  venant  en  contro- 
verse sur  lé  son  de  la  Lyre?  Je  me  rens,  ô  Amour,  je  me  rens, 
je  tens  les  mains  pour  estre  lié,  me  confessant  ton  esclave: 
seulement  ne  t'aigris  point  contre  moy  et  pardonne  mon 
offence  procédant  plus  de  transport  et  faute  de  conseil,  que  de 
malice,  estant  si  pressé,  que  si  tu  ne  me  favorise  et  soustiens, 
si  tu  ne  remédies  à  ma  pensée,  c'est  fait  de  moy  et  ne  sçay 
plus  en  quoy  je  me  doy  résoudre.  Résoudre,  dit-il?  si  fais,  et  le 
sort  en  est  tout  jette;  car  quand  le  monde  devroit  tourner  sens 
dessus  dessous,  et  que  tous  les  hommes  s'armeroient  pour  ma 
ruïne,  afin  de  m'oster  de  ma  délibération,  si  est-ce  qu'ils  y 
perdroient  leur  peine,  car  ou  je  mourray,  ou  jamais  autre  ne 
sera  ma  femme,  que  celle  divine  beauté  qui  me  bleça  tantost, 
et  l'Idée  de  laquelle  est  si  vivement  emprainle  en  mon  âme 
que  jamais  d'autre  impression  n'y  trouvera  place.  Et  ayant  dit 
cecy  il  s'endormit  sur  cesle  folle  resolulion,  délibéré  que  dès 
l'endemain  il  besongneroit  si  bien  en  ses  amours,  que  l'effecl 
s'en  ensuyvroit  selon  sa  fantasie.  » 

Ailleurs  Belleforest  a  moins  cherché  à  analyser  qu'à  exprimer 
les  sentiments  de  ses  personnages,  et  il  a  vu  sans  doute  dans 
le  monologue  moins  un  procédé  psychologique  qu'un  orne- 
menl  littéraire.  Dans  la  nouvelle  d'Henry,  dur  des  Wandales, 
la  femme  de  celui-ci  se  tient  à  elle-même  un  long  discours  pour 
se  persuader  qu'Henry  n'est  pas  mort,  parce  que,  pense  t  elle. 
du  haul  du  ciel  son  esprit  lui  aurail  envoyé  un  avertissement  et 
rainait  eonsolée  dans  son  malleur.  Dans  l'histoire  de  Timbrée 
de  Gardone,  l'amoureux  trahi  par  son  ami  prononce,  en  guei 
tant  la  venue  d'un  rival  chez  sa  maîtresse,  un  monologue  qui, 
pour  la  situation  tout  au  inoins,  l'ait  songer  à  celui  de  Figaro  : 

u  Est-il  possible  que  ma  Fénicie  en  L'aage  qu'elle  est,  >e  soi! 
ainsi  oubliée  que  d'aymer  autre  (pie  mo\  qui  luy  >uis  si  ail. 


BA5DELL0    EH    FRANGE    m      \M     SIECLE  l33 

tionné?  Se  peul  il  faire  que  celle  qui,  sous  le  voile  de  chasteté, 
a  si  souvent  rejette  mes  prières,  se  soi!  accointée  d'autre  que 
moy,  et  aye  deçeu  celu\  (jui  n'a  admiré  que  sa  constance:'  et 
croiray-je  (tue  ceste  grande  simplicité  qui  esl  painte  vivement 

en  la  face  de  mon  espouse,  puisse  couvrir  avec  un  si  gentil 
masque  une  trahison  si  détestable?  Ah  Fénicie  qui  me  sembloil 
le  Phénix  de  toutes  les  damoiselles  de  Sicile,  et  tu  as  deçeu 
un  aniy  si  Loyal,  et  perdu  envers  luy  la  réputation  de  fille 
honneste,  vertueuse  et  pudique!  Je  ne  le  puis  croire,  en  ma 
fantasie,  que  jamais  tu  aye  imaginé  à  te  tromper  toy  mesme, 
et  par  mesme  moyen  occir  celuy  qui  ne  desiroit  que  ta  gran- 
deur et  avancement.  Je  ne  croiray  point  qu'elle  se  forface  et 
se  donne  à  autre  en  proye,  ce  sont  forbes  excogitées  pour  me 
destourner  de  l'aymer,  et  c'est  quelque  envieux  de  son  heur 
et  du  mien,  qui  veut  semer  discorde  entre  nous,  à  fin  qu'il 
emporte  la  proye  que  j'ay  tant  poursuyvie.  Non,  non,  je  me 
lèveray  d'icy,  je  ne  seray  point  si  sot  que  de  m'amuser  à  ces 
tromperies,  et  sçauray  si  l'accusation  faite  contre  m'amie,  est 
véritable  l'oyant  de  sa  propre  bouche.  Elle  ne  le  sçauroit 
dissimuler,  la  honte  naturelle  sera  l'indice  de  son  forfait,  s'il 
y  en  a  en  elle,  et  faudra  que  la  couleur  manifeste  les  affections 
de  l'âme.  Mais  que  dis-je?  A  quel  tesmoing  veux-je  donner  foy 
en  chose  de  telle  conséquence?  A  la  face  d'une  femme  qui  s'est 
abandonnée  et  qui  a  despouillé  la  honte  en  se  desvestant  de 
sa  pudicité?  Y  a  il  rien  plus  effronté  qu'un  âme  qui  a  fait 
prodigale  largesse  de  son  honneur?  Y  a  il  asseurance  pareille 
à  celle  d'une  putain,  qui  se  justifie  ayant  fait  quelque  faute 
insigne?  La  pensez-vous  faire  rougir  après  le  fait,  puis  que  la 
honte  ne  luy  a  peu  empescher  de  se  forfairc,  ny  l'honneur 
obvier  à  sa  meschante  délibération,  ny  le  devoir  à  estre  loyalle 
à  celuy  à  qui  elle  doit  la  foy? 

»  Et  ignôroy-je  quelle  est  l'inconstance,  légèreté,  change- 
ment et  instabilité  d'une  femme?  Estoy-je  sans  avoir  ouy 
parler  de  leurs  desdains  mal  bastis,  et  de  l'appétit  desordonné 
qu'elles  ont  de  choses  nouvelles?  Et  où  est  l'homme  qui 
sçaurait  vaincre  ny  surmonter  par  son  astuce  la  caulelle  et. 
malignité  de  ce  sexe,  mis  au  monde  pour  nostre  tourment? 

>>  Ah  Fénicie!  je  meurs  pour  te  cognoistre  autre  que  tu  n'es, 


I  34  BULLETIN    ITALIEN 

à  sçavoir  voyant  ceste  douceur  naïfve  de  ton  visage,  tu  es  une 
Diane  de  chasteté,  mais  à  leffait  tu  dénigres  ce  que  la  face 
monstre  en  toy  de  louable.  » 

De  même  la  seconde  partie  de  la  nouvelle  de  Diego  contient 
chez  Belleforest  plusieurs  discours  destinés  à  exprimer  plus 
vivement  et  d'une  façon  plus  littéraire  au  gré  du  traducteur, 
le  repentir  ou  la  joie  des  divers  personnages.  Mais  parmi  les 
développements  de  ce  genre  nous  rencontrons  surtout  des 
lamentations,  des  prières  ou  des  apostrophes.  Dans  des  his- 
toires tragiques  et  amoureuses,  les  lamentations  trouvent 
naturellement  leur  place.  L'amoureux  Cornelio,  caché  dans  la 
cheminée  de  sa  maîtresse,  gémit  de  froid  et  de  peur  en  enten- 
dant la  voix  du  mari  ;  un  autre,  Pandolfe.  du  fond  du  coffre  où 
son  amante  la  enfermé,  écoute  son  arrêt  de  mort  et  se  lamente 
sur  son  sort  et  sur  la  cruauté  des  femmes  ;  Genièvre  donne  libre 
cours  à  sa  douleur  devant  le  cadavre  de  celui  qui  lavait 
séduite;  et  la  pauvre  femme  de  Milan  se  plaint  amèrement  de 
l'avarice  du  curé  qui  a  refusé  d'enterrer  son  mari.  Mais  la  plu 
part  des  héros  de  Belleforest,  surtout  lorsqu'ils  se  sentent  sur 
le  point  de  mourir,  élèvent  leurs  pensées  vers  le  ciel,  el  plus 
d'un,  au  souvenir  de  sa  vie  coupable,  s'abandonne  à  un  sincère 
repentir.  Le  comte  Hugues  ou  le  procureur  Tolonio  en  sont 
des  exemples.  Quant  aux  innocents,  que  la  mauvaise  fortune 
semble  poursuivre,  ils  la  reçoivent  avec  résignation  et  offre  ni 
leur  vie  en  expiation  de  leurs  faiblesses.  Témoin  le  due  Henry, 
prisonnier  du  sultan,  la  femme  de  Riviery,  déshonorée  et 
torturée  par  son  esclave  more,  ou  la  jeune  femme,  faussement 
accusée  d'adultère  et  jetée  dans  la  fosse  aux  lions.  Il  y  a  apu- 
rement moins  de  sentiment  el  plus  d'artifice  littéraire  dans 
les  apostrophes  aux  cadavres  (pie  Belleforest  a  développées  ou 
introduites  dans  quelques-unes  des  ses  nouvelles.  Mai-  le 
public  aimait  les  discours,  cl  les  écrivains  savaient  flatter  ses 
goûts.  Ceux  des  Histoires  tragiques ,  aussi  bien  que  ceux 
d'Amadis,  curent  L'honneur  d'être  réunis  en  un    Trésor1.  On 

i.  Le  Thrèsor  des  Histoires  tragiques  de  François  <le  Belle-forest,  contenant  /<•.>•  Ilaran- 
'jurs.  Discours,  Complaintes,  Ftemontrances,  Exhortatiom  el  autres  propos  remar- 

quables  contenus  en  icelles.  \  l'aris,  chei  Gervais  Mallot,  à  l'Aigle  d*or,  rue  9 
M .  D.  LX.XX.Ij  avec  prh  îlège  du  roj  :  In  6  [Bibl.  Salnte-Genevii  i 

recueil  comprend  la  plupart  des  monologues,  discoursv entretiens  el  lel 


BANDELLO    BIS    FRANCE    U     Wi     SIECLE  1 35 

y  joignit  bon  nombre  des  lettres  <|iie  contenait  le  recueil 
de  Belleforest.  Nous  avons  vu  déjà  cet  ornement  apparaître 
timidement  dans  les  Histoires  de  Boaistuau;  il  s'étale  avec 
complaisance  chez  son  continuateur.  Non  seulement  toutes 
celles  que  mentionnait  le  texte  italien  nous  sont  données 
in  extenso,  mais  Belleforest  en  ajoute  dans  la  plupart  de  ses 
nouvelles  et,  en  particulier,  dans  les  développements  qu'il 
introduit  sur  la  naissance  de  la  passion  et  les  premières 
tentatives  de  ses  amoureux.  La  lettre  semble  être  alors,  litlérai- 
rement  du  moins,  le  mode  normal,  et  presque  nécessaire,  de  la 
déclaration  amoureuse,  et  l'office  des  Dariolettes  se  réduit 
le  plus  souvent  à  faire  agréer  les  missives  des  soupirants. 

En  général,  du  reste,  les  vers  viennent  prêter  main-forte  à 
la  prose,  et  les  sonnets,  les  épitres,  les  complaintes  et  les 
élégies  chantées  sur  le  luth  donnent  des  assauts  à  la  vertu  des 
jeunes  filles,  ou  essaient  d'adoucir  la  cruauté  des  coquettes. 
De  ces  poésies,  quelques-unes  étaient  citées  par  Bandello,mais 
la  plupart  sont  complètement  de  l'invention  du  traducteur.  Bien 
qu'il  attribue  en  effet  à  certains  vers  qu'il  ajoute,  comme 
l'épitaphe  des  deux  amants  (II,  4),  une  authenticité  historique; 
bien  qu'il  déclare   ailleurs  que,  faute  d'avoir  pu  obtenir  là 

des  quatre  premiers  tomes  des  Histoires  tragiques,  ainsi  que  du  volume  qui  dans  les 
collections  porte  d'ordinaire  le  numéro  VI  (composé  de  douze  histoires  et  dédié  à 
Guillaume  des  Lombards).  Sur  ces  quatre-vinsrt-douze  nouvelles,  une  douzaine 
seulement  ont  été  omises  (1,4,  10,  12,  17  ;  II,  24,  29;  III,  39,  5o.  IV,  66,  68,  72,  76). 
Une  table  méthodique,  dressée  en  tète  du  recueil,  groupe  successivement  les  haran- 
gues, les  discours,  les  complaintes,  les  remontrances,  les  exhortations  et  les  épîtres 
qui  se  trouvent  disséminés  dans  les  divers  extraits  du  volume. 

Je  me  bornerai  à  relever  dans  les  pièces  liminaires  quelques  indications  curieuses. 
Le  titre,  tout  d'abord,  nous  montre  que  Belleforest  est  regardé  comme  le  seul  auteur 
des  Histoires  tragiques.  Bien  que  les  six  nouvelles  italiennes  rendues  par  Boaistuau 
aient  fourni  à  Gervais  Mallot  la  matière  de  ses  vingt-cinq  premières  pages,  le  nom  de 
l'ancien  traducteur  ne  figure  ni  sur  le  titre,  ni  dans  le  privilège-,  ni  dans  la  préface. 
Celle-ci,  d'ailleurs,  contient  plusieurs  déclarations  assez  intéressantes.  Dans  une 
comparaison  avec  les  «  sornettes  et  contes  forgez  »  de  l'Amadis,  l'éditeur,  pour  flatter 
le  goût  de  ses  contemporains,  s'attache  à  mettre  en  relief  la  véracité  des  Histoires 
tragiques,  qui  confère  à  ces  récits  une  supériorité  incontestable  sur  les  romans  d'aven- 
tures jadis  à  la  mode.  D'ailleurs,  ajoute  t-il  (et  c'est  la  justification  de  son  livre),  c'est 
surtout  à  cause  des  discours,  des  entretiens  et  des  lettres  que  les  Histoires  tragiques 
«  ont  esté  si  bien  receues,  et  qu'on  s'est  adonné  si  soigneusement  a  la  lecture 
d'icellcs».  Mais, outre  le  plaisir  qu'éprouveront  les  lettrés  à  cette  lecture,  tous  ceux 
qui  ;<  désirent  s'exercer  à  parler  proprement  et  élégamment  nostre  langue  Françoise» 
profiteront  de  ce  nouveau  recueil,  car,  dit  le  privilège,  la  langue  «est  autant  jolie  et 
ornée  au  discours  desdites  Histoires  que  en  quelque  aulre  livre  qui  soit  mis  de 
longtemps  en  lumière».  Quelque  part  qu'il  faille  faire  d.ans  de  telles  déclarations  à 
un  souci  évident  de  «  réclame  »,  nous  pouvons  néanmoins  conclure  de  ct'tte  appVé- 
ciation  que  les  défauts  qui  nous  choquent  aujourd'hui  dans  le  style  de  ces  nouvelles 
parurent  des  beautés  à  plus  d'un'lecteur  contemporain. 


36 


BULLETIN    ITALIEN 


copie  d'un  cpigramme  italien,  il  doit  se  contenter  d'en  signaler 
l'existence,  la  liberté  avec  laquelle  il  rend  les  rares  poésies 
citées  par  Bandello,  et  l'examen  même  de  celles  qu'il  intro- 
duit attestenl  qu'il  n'a  vu  dans  ces  additions  de  fantaisie  qu'un 
simple  ornement  littéraire.  11  manifeste,  d'ailleurs,  un  goûl 
très  vif  pour  ce  procédé,  et  les  pièces  de  plus  de  cent  vers  ne 
sont  pas  rares  dans  ses  nouvelles.  Nous  avons  la  preuve  que  le 
public  fit  bon  accueil  à  sa  muse,  car  un  tiers  environ  de  ces 
poésies  fut  mis  en  musique  et  passa  dans  Les  recueils  de 
chansons  de  la  fin  du  \vi"  siècle1. 


i.  Voici  un  certain  nombre  de  ces  pièces.  B  désigne  les  Histoires  tragiques  de  Belle- 
forint;   W  le  recueil  de  chansons  publié  par  Waesberge  sous  ce  titre  :    Recueil  et 

Eslite  de  plusieurs  belles  chansons  joyeuses  par  I.  11".  Liore  premier.  Anvers,  chez  Jean 

Waesberge  1676.  in  12  [Bibl.  royale  de  Munich.  P.O.  Gall.8  1819.];  E  C  Excellence  des 
chansons  les  plus  joyeuses  et  relatives  ....  Lyon  Benoist  Bigaud  i5S4,  in-16.  [Bibl.  de 
l'Arsenal  B.  L.  8701]  .  B,  un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  James  de  Rothschild. 


Amour,  est-il  possible 
Que  je  voye  son  corps. 
B.  III.  156  v°:  W.  18  b. 


Avec  l'espoir 
Plus  ne  veux  voir. 
B.  II.  3oj  V:  W 


261  a. 


Celle  moytié  de  mon  àmc 
Qui  en  recherchant  son  mieux 
B.  I,  2i3  V;  'W.  89  b. 

D'un  désir  généreux 
Mon  âme  estant  poussée 
B.  IV,  ta6;  W  .  rag  a. 

D'un  l'eu  si  cuisanl  m'epreuve 
I. 'archer  indomptable  Amour 
B.  III,  36;  W  .   >79  a. 

En  un  momenl  je  vaincs 
Le  mal  duquel  nie  plains. 

B.  Il,  228  Y°;  W.    .  >S  b. 

[dure 
Est  ce  mon  bien  qu'un  tourment  qui  me 
animent  et  sous  lequel  j'endure  ' 

B.  III,  261  V;  U.  il',  a. 

Je  n'avois  onc  senty  le  dard 
Ni  l<-  feu  ni  le  trait  mignard. 

B.  IV,  .'.-;;  W.  .80  b. 


L'amour  qui  regist  mes  désirs 
Et  qui  cause  les  desplaisirs. 

B.  IV,  3vo;  W.  179  b. 

Las  !  Cupidon  volage 
Indigné  contre  moy    [chant  de  la  Parquet. 
Il   III,  i7r.;  W.  m  b:   E.  56  b    sur  le 

Les  angoisses  fâcheuses 
Que  souffre  incessamment 
V  B.  III.  'Si  ;  W.  265  a. 

L'espoir  qui  llorist  en  mon  cœur 
Ne  peut  croistre  par  autre  honneur. 
B.  IL  223;  W.  177  a. 

Mai-  pourquoi  n'est  mon  cœur  en  cendre 
Bruslé  ainsi  incessamment. 
B.  III.  38o;  W.  207  b. 

Quels  seront  les  clairs  ruisscaui 
Quelle  la  \  ive  fbn laine 

'  B.  III.  B     t     ,U.:,;i. 
Si  l'amour,  la  mort,  le  leni|>s 

Ivoienl  mesuré  me-  destn 

B.  II.  27  n";  W.  55  b. 

S'il   \   a  au  monde  peine 

Que  h'  cœur  des  hommes  geine 

*  b.  IV;  -1  ',  ;  W.  i&3  b. 


La  menace  d'un  aise 

Longuement  espéré 
B.  III,  iag  n ■  .  \\    262  b. 

I  1  mère  commune  du  corps 
Qui  cause,  tient  el  vi\  ifie 

V  B.  III.  36o  r-:  W.  17-  b 


l  n  sif  rayon,  une  m\<-  clairté 
D'un  sainct  Bubjecl  a  offusqué  mon  aine. 
B.  Il,  276  \';  W  .  1.,     b. 

\  03  .  madame,  la  p. 'm," 

1  >  idente  el  ,  ertaine. 

B.  11.  161  :  H      - 


BANDELLO    K\    FRANCE    U     \\f    SIËCL1  l'/)~ 


Même  en  dehors  de  ces  pièces  de  vers,  en  dehors  des  oita- 
tions  de  portes  modernes  comme  Ronsard  ou  du  Bellay,  et  des 
traductions  en  vers  de  poètes  anciens  ou  italiens,  Bellcforest 
recherche  quelquefois  les  tours  ou  les  procédés  poétiques. 
L'inlluence  du  Roland  furieux  et  d'autres  poèmes,  surtout 
épiques,  de  l'Antiquité  ou  de  l'Italie,  avait  répandu  chez  nous 
l'usage  des  expressions  poélico-mylhologiques  pour  indiquer 
les  moments  du  jour  ou  les  époques  de  l'année.  Belleforest 
écrira  lui  aussi  :  «  Gomme  la  nuit  commençast  à  couvrir  la 
terre  du  manteau  de  son  obscurité  »  ou  «  Dès  qu'il  veid  qu'il 
s'adjournoit,  et  que  l'aube  avant  coureuse  du  jour  semonnoit 
Apollon  à  atteler  ses  chevaux  pour  recommencer  sa  course 
en  nostre  hémisphère.  »  Mais  les  figures  poétiques  les  plus 
fréquentes  dans  les  Histoires  tragiques  sont,  je  crois,  les 
comparaisons  dont  l'Arioste  aussi  fournissait  des  modèles 
u  Qui  vit  jamais  un  Lyon  se  hérisser  et  estendre  la  queue, 
voyant  de  loing  le  Thaurcau  s'aprester  au  combat?  Tel  estoit, 
Gensualdo  voyant  venir  ceste  troupe  sans  armes...  ;  »  ou  :  «  Qui 
a  veu  le  Renard  aller  dans  la  court  ou  les  poules  repairent 
pour  y  prendre  son  repas,  se  cacher  par  les  buissons  au 
moindre  bruit  que  les  passans  sçauroyent  faire?  Ainsi  esloit  le 
Ferraroys  poursuyvant  son  adversaire  (la  jeune  fille  dont  il 
veut  jouir  par  force).  »  La  vingt-troisième  histoire  nous  présente 
une  «  belle  similitude  »  au  témoignage  de  l'éditeur  :  «  Qui  eust 
veu  les  citoyens  de  Nocère  après  ceste  séditieuse  harangue 
eust  jugé  ouyr  un  pareil  bruyt  que  font  les  abeilles  lorsque 
sortans  de  leurs  rusches  elles  bourdonnent  parmy  un  beau 
vergier  décoré  et  embelly  de  fleurs  diverses...  »  Ici,  nous 
voyons  «  une  pauvre  amante  tremblante  comme  la  fueille 
au  soufllement  d'un  Zéphire  lorsque  le  soleil  commence  à 
espandre  ses  rayons  et  souspirant  si  estrangement  qu'il 
sembloit  que  l'âme  luy  deust  partir  du  corps.  »  Là,  c'est  une 
accumulation  maladroite  d'images  soi-disant  poétiques,  de 
souvenirs  mythologiques  et  de  comparaisons  avec  les  phéno- 


l38  BULLETIH    ITALIEN 

mènes  de  la  nature  :  «  Le  jeune  homme  durant  que  ceste 
tempeste  bourdonnoit  dans  l'estomach  transporté  de  son 
jaloux  père,  comme  durant  la  canicule  l'on  oyt  le  bruit  d'une 
future  tempeste  sur  les  monts  Pyrénées  et  aux  abismes  d'un 
Ethne  Sicilien;  il  arriva  en  la  maison  en  la  maie  heure  :  car 
la  tourmente  tourna  toute  sur  luy,  les  esclatz  de  laquelle 
réverbérèrent  sur  le  père  malheureux.  Qui  sortant  du  lieu 
d'où  il  avoit  attiré  les  vapeurs,  cause  de  cest  orage,  de 
mauvaise  fortune,  il  s'embatit  sur  son  filz.  lequel  parloit 
avec  une  bonne  dame  qui  se  tenoit  en  ce  logiz.  Le  jaloux  et 
enragé  vieillard,  escumant  de  fureur,  comme  un  verrat,  et 
mugissant  de  colère,  non  moins  qu'un  toreau  pressé  ou  de 
faim  ou  du  désir  de  sa  compagne,  voyant  l'adolescent  en  telle 
frénésie...;»  et  plus  loin:  u  Ce  propos  fïny,  emeu  d'un 
désespoir  diabolic,  rugissant  comme  un  lyon  et  hérisonné 
de  je  ne  sçay  quelle  furie,  comme  un  sanglier  aculé  d'une 
émeute  de  chiens,  tourna  contre  soy  mesme  son  ^cv  vengeur 
et  foudroyant...  » 

On  voit  que  le  goût  de  Belleforest  pour  les  comparaisons  ne 
lui  réussit  guère.  Les  métaphores,  qu'il  emploie  aussi  volon- 
tiers, ne  sont  pas  beaucoup  plus  heureuses.  Tantôt  elles  sont 
incohérentes,  comme  dans  cette  phrase:  u  La  pauvre  garse, 
cognoissant  assez  qu'on  la  menoit  à  la  boucherie  de  sa  chasteté 
et  pudicité  et  au  dernier  supplice  de  la  fleur  de  sa  virginité; 
tantôt,  au  contraire,  il  les  prolonge  maladroitement  à  la  façon 
de  Trissotin  et  des  précieuses  :  «  Il  délibéra  de  voir  si  l'eau  de 
son  espoir  se  pourroit  en  quelque  endroit  trouver  guéable, 
s'asseurant,  le  où  il  seroi!  précipité  en  L'abisme  d'un  refus  et 
mespris  de  son  service,  de  ne  se  retirer  point,  aina  se  pion 
plus  avant,  afin  de  voir  une  plus  hastive  ruine  de  80)  et  de 
ses  désirs:  h  ou  encore  :  «  11  se  mit  à  souspirer  si  estrangement 
que  l'on  ensl  dict  de  son  eslomach  que  c'estoient  deux  soufflets 
de  forgeron,  tant  le  vent  encloz  en  -on  cœur  le  faisoii  haleter. 
Les  \eu\  ci'oublioienl  point  cependant  à  desbonder  un  ruisseau 
de  larme-,  lesquelles  puisées  an  centre  du  cœur,  montoient  au 
cerveau  pour  à  la  lin  Bortir  par  le  tuyau  propre  à  !'«  sgoul  de 
telle  fontaine.      \n  cours  même  du  récit,  l'expression  est  trop 


BÀNDELLO    i:n    PB  LNCB    M     JVl"   SIÈCL1  1 3() 

souvent  relevée  par  des  images  banales  et  conventionnelles, 
ou  au  contraire  par  des  rapprochements  inattendus,  mais  que 
L'abus  qu'en  fait  le  conteur  De  tarde  pas  à  rendre  eux-mêmes 
monotones.  Ici,  c'est  un  amoureux  donl  La  maigreur  évoque 
le  souvenir  d'un  «  hennile  de  Monserrat  ou  d'un  Caloyer  du 
Mont  Athos  i)  ;  là,  e'est  la  comparaison  fastidieuse  d'un  person- 
nage étonné  <>u  muel  d'émotion  avec  la  femme  de  Loth,  Battus 
changé  en  pierre,  et  la  statue  de  Pasquille  à  Home.  Massinissa, 
à  la  vue  de  sa  «  Vénus  Carthaginoise  »  dont  la  beauté  «  cust 
adoucy  un  cannibale»,  «  s'enlace  es  filets  et  cordages  d'amour 
que  Cupido  lui  avoit  tendus  es  yeux  et  grâces  de  Sophonisbe, 
pour  le  rendre  aussi  bien  son  sujet  que  Mars  guerrier,  duquel 
cestuy  cy  imitoit  les  prouesses  ».  Lorsque  Belleforest  décrit, 
en  effet,  les  beautés  de  ses  héroïnes,  c'est  d'ordinaire  avec  les 
plus  médiocres  clichés  de  la  galanterie  conventionnelle.  Un  de 
ses  amoureux  «  louoit  sa  dame  de  grande  beauté  et  se  miroit 
absent,  ores  en  ses  yeux  vers  rians,  et  si  attrayans  qu'il 
sembloit  qu'Amour  y  eust  dressé  son  domicile  pour  de  là  en 
avant  élancer  ses  traicts  et  passionner  les  âmes  de  ceux  qui 
s'amuseroyent  à  contempler  une  si  céleste  lumière;  puis 
advisoit  le  trait  gentil  de  son  nez  respirant  doucement,  et  le' 
corail  Aermeil  de  ses  lèvres  pourprées,  desquelles  sortoit  un 
air  si  souëf  qu'il  surpassoit  le  musc  et  l'ambre,  et  toutes  les 
fleurs  odoriférantes  que  nourrit  l'Orient  ou  que  le  Printemps 
produit  pour  l'ornement  plus  beau  de  la  terre.  Mais  quand  ce 
vint  à  se  ruer  sur  la  blancheur  délicate  de  sa  gorge  et  sur  les 
gazons  haletans  qui  ornoyent  le  délectable  vallon  de  son 
eslomach,  lors  saisi  d'un  grand  estonnement  ne  sceut  que 
faire  sinon  prendre  un  luth...  » 

Ce  n'est  pas  là,  il  est  vrai,  le  style  continuel  de  Belleforest. 
Malheureusement  le  ton  familier  qu'il  essaie  de  prendre  le 
plus  souvent  n'est  guère  plus  naturel  ni  plus  plaisant.  Lorsqu'il 
parle  des  mésaventures  de  ses  «  pigeons  à  plume  follette  »  ou 
de  ses  «  oyscaux  en  cage»;  lorsqu'il,  raille  les  «  allées  et  venues 
d'un  pèlerin  »  (entendez  d'un  amoureux),  ou  qu'il  appelle 
conladiue  farineuse  la  fille  d'un  meunier  que  recherche  un 
courtisan,  nous  avons  l'impression  qu'il  va  chercher  bien  loin 


l40  6ULLETDI    ITALIEN 

une  attitude  simple,  et  que  suivant  une  locution  qu'il  aime  à 
employer,  il  «se  chatouille  pour  se  faire  rire».  Chez  Bandello. 
si  les  plaisanteries  étaient  parfois  monotones  ou  grossières, 
on  sentait  du  moins  qu'il  ne  s'était  pas  mis  en  frais  d'esprit 
pour  les  trouver.  Les  maris  trompés  allaient  tous  en  Cor- 
nouailles  sans  bateau;  ceux  de  Belleforest  sont  inscrits  au 
registre  des  soldats  qui  comhatlent  sous  l'enseigne  de  Vulcain. 
deviennent  de  la  race  de  la  Lune  (qui  a  des  cornes  au  crois- 
sant), ou  portent  sur  le  front  les  rayons  de  Moyse.  Cette  fami- 
liarité sans  spontanéité,  et  cette  ironie  un  peu  lourde,  nous 
les  retrouvons  dans  les  quelques  descriptions  licencieuses  que 
les  principes  moraux  de  notre  traducteur  ne  lui  ont  pas  fait 
retrancher  de  son  œuvre.  Ici  encore,  Bandello  était  plus 
grossier  peut-être,  mais  Belleforest  est  plus  grivois,  par  la 
recherche  de  l'esprit  et  l'emploi  d'allusions  et  de  périphrases 
qui,  bien  loin  de  voiler  l'image  ou  la  plaisanterie,  ne  font  que 
la  souligner  davantage. 

Cette  impression  pénible  de  lourdeur,  de  pesanteur,  est  e;ï 
somme  celle  qui  se  dégage  le  plus  nettement  de  la  manière  de 
Belleforest.  Qu'il  s'agisse  de  développements  moraux  ou  de 
digressions  historiques,  d'analyse  de  sentiments  ou  d'orne- 
ments littéraires,  ce  qui  lui  manque  le  plus,  c'est  toujours  une 
certaine  discrétion,  une  certaine  finesse,  cet  art  de  lais-er 
entendre  plus  de  choses  qu'on  n'en  dit.  Le  même  jugement 
peut  convenir  à  l'allure  générale  de  son  style  et  à  la  structure 
de  sa  phrase.  Si  la  noblesse  de  la  pensée  et  la  profondeur  de 
sa  conviction  lui  font  parfois  rencontrer,  nous  l'avons  nu.  des 
expressions  vigoureuses  et  presque  éloquentes,  sa  prose  en 
général  se  traîne  péniblement  sans  pouvoir  se  dégager  des 
incidentes  et  des  subordonnées.  «  Ce  qui  advint  le  mieux  à 
propos  du  monde  pour  Ludovic,  veu  que  s'il  eus!  parlé,  ce 
Fusl  esté  grand  l'ail,  si  la  fille  ne  se  fus!  ad  visée  de  la  tourbe. 
veu  la  pratique  qu'elle  tenoit  avec  le  premier  et  duquel  elle 
entendoil  1res  bien  la  parolle  :  et  ainsi  il  eus!  tout  gasté  el  eus! 
perdu  le  bien  avec  ceste  courtoisie  qu'il  s'estoil  acquis  en  n'\ 
pensanl  point.»  Ul  leurs  Belleforest  n'échappe  à  cette  lourdeur 
que    par  une  anacoluthe:    u  Mais  la  tille  qui  estoil  jeune  el 


ti:\M)|  l.l.i»    I  \     I  li.WCK     U      \\  i      -IM   I  i  I  \  I 

chaste  et  qui  ignorait  toutes  ces  folies  d'amourachemens 
comme  celle  qui  samusoil  plus  à  gaigner  sa  pauvre  vie  avec 
son  père  et  sa  mère  qu'à  regarder  si  elle  estoit  œiliadée  de 
quelque  folastre.  Le  travail  luy  désapprenoit  ce  que  la  chair 
a  «le  mal  et  chatouilleux...  »  ou  «  L'Archipélague  en  la  mer 
Méditerranée,  que  jadis  on  a  renommée  du  nom  d'Egée,  roy 
d'Athènes,  fils  de  Pandion,  ainsi  que  plusieurs  l'estiment, 
mais  Strabon  est  d'autre  advis,  et  rapporte  cecy  à  une  ville 
appellée  jadis  Egé  qui  estoit  assise  en  Eubée  à  présent  Negre- 
pont:  or  cest  Archipelaguc  estant  spacieux  est  aussi  illustré  et 
cmbelly  de  plusieurs  belles  isles  riches...  »  L'anacoluthe  est 
même  parfois  inexplicable,  et  devient  une  véritable  incorrec- 
tion, dans  des  phrases  comme  celle-ci:  «  Cecy  estoit  fort  aisé 
à  la  Royne  pour  estre  aymée  de  chacun  et  respectée,  à  cause 
que  Alboin  la  pris  oit  et  luy  faisoit  bon  visage,  et  qui  peut  estre 
l'aimoit  encore  plus  qu'il  n'en  monstroit  le  semblant.  » 

Pour  ces  raisons  de  style,  comme  pour  toutes  celles  que 
celte  trop  longue  étude  a  essayé  de  dégager,  l'adaptation  de 
Belleforest  est  littérairement  inférieure  à  celle  de  Boaistuau. 
Nous  avons  vu,  d'ailleurs,  que,  par  l'esprit  et  les  tendances 
qu'elle  manifestait,  elle  s'en  rapprochait  à  plus  d'un  égard." 
C'est  le  même  souci  de  la  clarté,  de  la  vraisemblance  et  de  la 
psychologie,  avec  un  goût  plus  vif  et  plus  indiscret  pour 
certains  développements,  à  la  fois  procédés  d'analyse  et  orne- 
ments littéraires.  Nos  deux  traducteurs  se  sont  rencontrés  sur 
ce  point,  parce  qu'ils  ne  faisaient  que  se  conformer  aux  exigences 
de  leur  temps.  C'est  au  contraire  plutôt  au  tempérament  et  au 
tour  d'esprit  personnels  de  Belleforest  qu'il  faut  attribuer  les 
.  nombreuses  additions  historiques  et  surtout  morales  dont 
son  prédécesseur,  plus  soucieux  de  la  valeur  littéraire  de  son 
œuvre,  ne  lui  donnait  pas  l'exemple.  Ln  dépit,  d'ailleurs,  de 
ces  différences,  qui  sans  doute  échappèrent  à  la  plupart  des 
lecteurs  contemporains,  les  Histoires  tragiques  de  Belleforest 
eurent  autant  de  succès  que  celles  de  Boaistuau,  et  nous 
verrons  qu'elles  ne  furent  pas  sans  influence  sur  les  nouvelles, 
non  plus  que  sur  la  poésie  et  le  théâtre  du  demi-siècle  qui 
suivit. 


III 

I  \  Poème  inédit  de  Desportes  sur 

«  Les  amours  infortunées  de  Didaco  et  de  Violant.1  »». 

«  Desportes,  corrige  les  vers  î  »,  disait  à  L'auteur  des  Élégies 
un  de  ses  contemporains.  Si  l'on  peut  souscrire  à  certaines 
critiques  contenues  dans  ce  quatrain  sévère,  dont  l'auteur  est 
peut-être  Ronsard2,  il  faut  avouer  que  le  premier  vers  c>t 
injuste.  Desportes  n'avait  pas  besoin  de  ce  conseil,  ou  ne 
méritait  pas  ce  reproche;  car  pas  un  poète  du  xvie  Biècle,  lui  ce 
Ronsard  lui-même,  n'a  autant  que  lui  corrigé  ses  vers.  Nous 
avons  tort  de  nous  le  représenter  comme  un  indolent,   inca- 


i.  Mis  en  possession  des  notes  laissées  par  notre  très  regretté  i  diaborateur 
R.  Sturel  sur  la  fortune  de  Bandello  en  France  au  xvie  siècle,  non?  sommes  heureux 
de  pouvoir  publier  cette  troisième  partie  d'un  travail,  qui,  sans  les  circonstances 
tragiques  que  nous  traversons,  aurait  eu  certainement  de  plus  vastes  proportion!. 
Nous  adressons  ici,  a\ant  tout,  nos  remerciements  émus  à  Mmr  K.  Sturel,  qui  a  bien 
voulu  nous  autoriser  à  insérer  ce  troisième  chapitre  dans  le  Bulletin  italien,  et  qui 
nous  a  aidés  à  tirer  parti  des  notes  laissées  par  son  mari. 

Ces  notes  ne  nous  ont  pas  permis  de  reconstituer  plus  complètement  le  plan  que 
.Sturel  se  proposait  de  suivre;  nous  avons  regretté  notamment  de  n*y  trouver  aucune 
amorce  utilisable  de  l'étude  qu'il  avait  entreprise  des  tragédies  françaises  empruntées 
aux  Histoires  tragiques,  étude  annoncée  dans  les  dernières  lignes  du  chapitre  précé- 
dent (Bail,  itai,  t.  \V,p.;3),  et  dont  il  nous  avait  entretenus,  la  seule  partie  entière- 
ment mise  sur  pied  est  celle  que  nous  donnons  ici  :  c'est  aussi  celle  qui  avait  été  le 
point  de  départ  de  toutes  les  recherches  de  Sturel  sur  le  succès  du  contour  lombard 
en  France.  Nous  ne  croyons  pas  nous  tromper  en  allinnant  que  ce  chapitre  *ur 
Desportes,  tel  que  nous  le  lisons,  a  été  rédigé  avanl  les  deux  autres,  déjà  publiés, 
T'est  une  rédaction  déjà  assez  poussée;  mais,  en  raison  des  nombre  lions 

et  surcharges  que  l'auteur  y  avait  faites  elle  n'a  pourtant  qu'un  caractère  pro>  s 
s'il  l'avait  reprise  lui  même,  il  est  certain  que  H.  Sturel  l'aurait  profondément  ivma- 
r 1 1 - ■ . - .  Non-  nous  sommes  appliqués,  au  contraire,  à  en  respecter  le  plus  possible  la 
physionomie;  il  a  bien  été  nécessaire  d'j  pratiquer  quelques  coupures,  pour  éviter 
des  redites  et  de  faire  quelques  retouches  de  forme,  notamment  de  choisir  entre 
plusieurs  rédactions  d'une  même  phrase;  mais  notre  unique  préoccupation  i  été  de 
rendre  aussi  fidèlemenl  que  possible  la  pensée  de  notre  ami. 

(Note  lie  la  Rédaction.) 
7.  Publié  d'abord  pnr  Blanchemain  dans  les  Œuvres  inédites  de  Routard,  <  d 

ce  quatrain  a  pris  place  dan-  les     I  anchemain,  t.  VIII,  p. 

éd.  Martj  Laveaux,  t.  \  III,  p,  ii8). 


BÀNDELLO    l'-N    FRANCE    M     wi     SIÈCLE  I  '|3 

pable  do  s'astreindre  au  labeur  pénible  de  la  retouche  et  de 

la  refonte. 

Pour  s'en  convaincre,  il  snrïil  de  comparer  les  divers 
éditions  de  ses  œuvres  profanes  parues  de  son  vivant; 
chacune  d'elles,  pour  ainsi  dire,  apporte  des  variantes  à  ses 
sonnets,  à  ses  élégies,  à  ses  poèmes.  Tantôt  il  corrige  un  mol 
ou  une  phrase,  tantôt  c'est  un  développement  entier  de  dix, 
vingt  ou  trente  vers  qu'il  refait  de  toutes  pièces,  et  tel  de  ses 
sonnets,  d'une  édition  à  l'autre,  n'a  conservé  intacts  que  les 
cinq  premiers  mots.  De  ces  corrections  successives  il  y  aurait 
à  tirer  plus  d'une  remarque  intéressante.  Mais  une  étude  de  ce 
genre  ne  devrait  pas  se  borner  à  considérer  les  éditions  :  avant 
même  de  livrer  ses  œuvres  aux  imprimeurs,  Desportes  les 
avait  communiquées  à  la  cour;  on  en  avait  pris  des  copies,  et 
lui-même  avait  dédié  plus  d'un  poème,  en  manuscrit,  à  ses 
protecteurs,  à  ses  amis  ou  à  ses  maîtresses.  Nous  avons  la 
chance  de  posséder  quelques-uns  de  ces  recueils  qui,  pour 
la  plupart  des  pièces,  nous  offrent  un  texte  bien  différent  de 
celui  de  la  première  édition.  Ces  volumes  contiennent  en 
général  des  œuvres  d'assez  nombreux  poètes  du  xvie  siècle, 
appartenant  à  l'école  marotique  aussi  bien  qu'à  la  seconde' 
moitié  du  siècle,  et  ils  semblent  avoir  été  offerts  par  divers 
personnages  à  leurs  maîtresses.  L'un  d'eux,  le  manuscrit  3333 
de  la  bibliothèque  de  l'Arsenal,  qui  a  été  signalé  par  M.  H. 
Martin  clans  son  excellent  Catalogue,  porte  la  note  suivante  : 
a  Ce  livre  a  esté  donné  et  envoyée  (sic)  à  madame  d'Aumont 
par  le  s'  Lombart,  gentilhomme  servant  de  Monseigneur 
frère  du  roy  et  gouverneur  de  messieurs  ses  enfans,  en 
l'an   1J72  I.  » 

Un  autre  recueil  analogue  se  trouve  dans  la  bibliothèque 
James  de  Rothschild;  il  a  été  étudié  dans  le  Bulletin  des  Biblio- 
philes (1909,  p.  121-125),  par  le  Dr  Bouland,  et  M.  E.  Picot  en  a 
donné  une  description  très  complète  dans  le  IVe  tome  de  son 
si  précieux  catalogue  (n°  3197,  p.  08/1-59 1  ).  Ce  manuscrit  paraît 
bien  avoir  été  dédié  à  Marie  de  Montmorency,  comme  l'indi- 

1.  H.  Martin,  Catalogue  des  Mss.  de  la  Bibl.  de  V Arsenal,  t.  III,  p.  33i. 


I  ^4  BULLETIN    ITALIEN 

quent  la  pièce  acrostiche  du  fol.  1 53  et  aussi  les  monogrammes 
qui  figurent  sur  la  reliure;  mais  l'identification  du  donateur 
avec  Henry  de  Foix,  qui  épousa  en  juillet  1067  Marie  de  Mont- 
morency, fille  du  connétable,  me  parait  beaucoup  plus  discu- 
table, et  les  arguments  qu'a  produits  le  D'  Bouland  pour  étayer 
cette  hypothèse  ne  sont  pas  très  convaincants.  On  peut 
s'étonner  toul  d'abord  que  Henri  de  Foix  ait  pour  mono- 
gramme A(I>.  car  la  particule  nobiliaire,  à  cette  époque,  ne 
figurait  pas  dans  les  initiales.  De  plus,  si  le  volume  a  été 
donné  avant  le  mariage  d'Henri  de  Foix  el  de  Marie  de  Mont- 
morency (il  aurait  donc  été  exécuté  en  i565  ou  i566  .  com- 
ment peut-on  expliquer  la  présence  de  pages  blanches  au 
milieu  du  voiume?  Et  encore  comment  se  fait-il  que  la  même 
main,  qui  avait  calligraphié  le  manuscrit,  ait  pu  y  insérer  une 
épitaphe,  d'ailleurs  inédite,  de  Desportes,  sur  la  mort  du 
connétable,  survenue  seulement  en  novembre  1667?  Pour  ces 
diverses  raisons,  la  thèse  du  Dr  Bouland  ne  me  paraît  pas 
entièrement  satisfaisante.  Gomment  alors  faut-il  interpréter 
les  A(I»  ou  (I>  A  enlacés?  Si  ces  lettres  ne  sont  pas  (comme  il  se 
pourrait  bien)  de  simple  ornements  ou  des  symboles,  l'inter- 
prétation «  Philippe  Desporles  »  n'aurait  rien  que  de  vraisem- 
blable. Les  œuvres  de  ce  poète  figurent  en  grand  nombre  dans 
le  volume  :  il  est  vrai  qu'elles  y  sont  massacrées  à  chaque  pas 
par  le  copiste;  mais  Desporles  a  pu  ne  pas  en  revoir  de  très 
près  le  texte  avant  d'en  faire  don  à  la  princesse.  D'ailleurs  ceci 
n'est  qu'une  hypothèse. 

Un  troisième  recueil,  qui  contient  d'assez  nombreuses  <■  n 
de  Desportes,  dans  un  état  sensiblement  différent  de  l 'édition 
originale,  est  le  manuscrit  fr.  $]•>  de  la  Bibliothèque  Nationale. 
Il  présente  les  mêmes  caractères  que  les  deux  volumes  précé- 
dents, niais  il  est  d'une  écriture  moins  soignée,  plus  rapide 
et  ne  parait  pas  devoir  être  range  parmi  les  manuscrits  de 
dédicace. 

En  réunissant  ces  trois  recueil-  et  quelques  autres  manus- 
crits moins  importants,  on  peut  constituer  pour  un  grand 
nombre  de  pièces  de  Desportes,  notamment  pour  toutes  ses 
imitations   de  L'Arioste  (Roland  furieux,    Angélique,   La  mort 


BANDELLO    BW    FRANCE    W    \\  i'    811  i  i  ^5 

de  Rodomont,  etc.),  pour  quelques  Élégies  du  premier  livre 
et  pour  bon  nombre  des  Bonnets  à  Diane  et  à  Hippolyte,  un 
état  du  texte  que  nous  fait  connaître,  sinon  le  premier  jet  du 
poète,  du  moins  les  tâtonnements  qui  ont  précédé  la  publi- 
cation de  ses  œuvres.  Joints  aux  éditions  successives  dont  j'ai 
parlé,  ils  nous  permettent  d'étudier  d'une  faeon  complète  et 
sûre  ses  procédés  littéraires — je  n'ose  pas  dire  son  inspiration 
poétique.  En  particulier,  si  l'on  veut  le  comparer  avec  ses 
modèles  italiens,  et  rechercher  comment  il  les  a  imités,  on  ne 
saurait  négliger  le  texte  que  nous  fournissent  les  manuscrits. 
En  étudiant  ces  recueils,  on  s'apercevra  aussi  que  Desportes, 
comme  Ronsard  et  la  plupart  de  ses  contemporains,  a  succes- 
sivement dédié  ses  pièces  à  différents  personnages;  quelques 
vers  à  refaire,  quelques  expressions  à  changer,  rien  n'était 
plus  facile. 

Mais  les  manuscrits  ne  nous  donnent  pas  seulement  des 
variantes  curieuses  de  poésies  publiées  ;  nous  y  trouvons 
encore  certaines  pièces  inédites  de  Desportes;  quelques-unes 
lui  sont  attribuées  par  une  note  contemporaine,  et  cette  attri- 
bution est  confirmée  par  divers  indices.  Mon  attention  a  été 
attirée,  en  outre,  par  un  poème  sans  nom  d'auteur,  mais  qui 
paraît  devoir  prendre  rang  parmi  les  œuvres  de  Desportes. 
Cette  pièce,  de  800  vers  environ,  commence  au  feuillet  3  verso 
du  manuscrit  fr.  842  de  la  Bibliothèque  Nationale,  sous  ce 
titre  :  Discours  sur  une  ,des  histoires  tragicques  du  Bandel, 
contenant  tes  Amours  infortunées  de  Diduco  et  de  Violante  et 
leur  mort.  Elle  est  précédée  (fol.  3  recto)  de  ces  stances  «  à  sa 
dame  »  l. 

J'ay  chanté  le  despit  d'un  amoureux  jaloux 
Fendant  l'air  de  regreetz  et  sa  chaude  furie; 
Or,  je  veux  faire  vcoir  une  amante  en  courroux 
Qui  n'a  rien  dans  le  cœur  que  meurtres  et  tu  rie. 

Roland  de  sa  fureur  a  esté  si  pressé  5 

Qu'il  a  perdu  le  sens  tout  possédé  de  rage, 

Et  Violante  icy  d'un  esprit  oflencé 

Fait  d'un  parjure  amant  un  furieux  carnage. 

1.  «  À  sa  dame  »  est  une  correction  ;  il  y  avait  d'abord  :  «  à  Madame  ». 
r.  sturel.  10 


l/j6  l!ilir.l'l\    ITALIEN 

Mignonne  à  qui  je  sui-*.  en  lisant  ces  es< 
Jugez  je  vous  supply  quelle  est  ma  l'antazie: 
Jugez  que  je  n'ay  point  les  labeurs  entrepris 
Qu'en  despit  d'inconstance  et  de  la  jalouzie. 

Vmour  qui  a  noz  cœurs  sainctement  assemblez, 
Et  dont  le  feu  divin  doulcement  nous  tourmente. 

permette  jamais  que  nous  soyons  trouble/.. 
Moy  pour  estre  jaloux,  vous  pour  estre  inconstante. 


Le  rapprochement  avec  les  plaintes  de  Roland  trompé  par 
Angélique  pourrait  à  lui  seul  prouver  que  L'auteur  de  ce 
Discours  est  aussi  celui  du  Roland  furieux.  Je  ne  crois  pas,  en 
elïel,  qu'avant  1070  un  autre  que  Desportes  ait  traduit  ou  imite 
le X\I 111  chant  de  YOrhuidofurioso;  et  notre  manuscrit  contient, 
précisément  au  milieu  d'autres  œuvres  de  Desportes,  sa  tra- 
duction des  Plaintes  de  Roland^  dans  une  forme  a>sez  analogue 
à  celle  des  manuscrits,  mais  très  différente  des  textes  impri- 
més. Cette  présomption  est,  d'ailleurs,  justifiée  par  d'autres 
remarques.  L'expression  du  vers  9  se  retrouve  dans  la  pre- 
mière rédaction  d'une  Elégie  de  Desportes  que  fournit  le  même 
manuscrit  8^2  (fol.  33)  : 

Mignonne  à  qui  je  suis  oyez  je  vous  supplie 

est  le  premier  de  l'Élégie  qui,  dans  l'édition  île  1  r>;3.  com- 
mencera par  . 

Voua  qui  tenez  mon  âme  en   vos  yeux  prisonnière. 

Or  cette  manière  d'appeler  sa  maîtresse  n'esi  pas  courante 
et  l'on  peut,  je  crois,  la  regarder  comme  une  signature. 

Le  débul  du  «  Discours  ,  d'ailleurs,  noua  offre  un  rappro 
chôment  du  même  genre.  Sur  le  point  de  décrire  les 
funestes  effets  de  l'amour,  le  poète  s'adresse  aux  Muses 
(v.  !  1  el  suiv. 

Chastes  sœurs  qui  ave2  !<••>  amours  en  horreur, 
»up  qu'il  faut  d'une  ardante  fureur 
M'allumer  L'estomach . . . 


Kv\nr.r.r,o  f.n   i-hvncf  ai    w  r  sikct.e  ï^7 

Desporles,  clans  une  dédicace  de  son  Roland  furieux  qui 
a  disparu  des  éditions,  employait,  pour  présenter  ce  poème,  de 
sujet  analogue,  des  expressions  assez  semblables  (ms.  fr. 
84a): 

Je  veux  aussi  chanter  quelle  est  la  frenesye 

Qu'allume  en  noz  esprits  Tardante  jalousie, 

Ses  ciïortz  furieux,  et  comme  sa  passion 

Dès  le  commencement  nous  prive  de  raison. 

Si  le  sujest  est  grand,  Apollon  qui  t'estime, 

Mon  divin  Maisonttcur,  animera  ma  rythme. 

Les  sœurs  comme  à  l'envy  des  vers  m'inspireront, 

Et  les  amours  pour  toy  contre  eulx  même  escriront, 

Car  dès  que  tu  fus  né  les  Muses  qui  t'aymèrent 

De  leur  salade  fureur  Vestomach  t'allumèrent1. 

Si,  comme  je  le  crois,  ce  poème  est  bien  de  Desportes,  une 
question  se  pose  tout  d'abord.  Pourquoi  ne  l'a-t-il  pas  publié 
lui-même,  avec  le  Roland  furieux,  Y  Angélique  et  la  Mort  de 
Rodomont?  En  jugeait-il  l'exécution  médiocre2?  Mais  il  ne 
tenait  qu'à  lui  de  le  corriger,  comme  nous  voyons  qu'il 
a  corrigé  ses  autres  essais.  Il  est  plus  probable  que  c'est  le 
sujet  même  qui  l'a  détourné  de  publier  ce  «  discours».  Peut, 
être  cette  adaptation  d'une  nouvelle  en  prose  lui  a-t-elle  paru, 
peu  digne  de  figurer  à  côté  de  ses  imitations  de  l'Arioste.  Quel 
prestige  Bandello  pouvait-il  avoir,  en  effet,  aux  yeux  d'un 
poète  nourri  du  Roland  jurieux,  pour  ne  point  parler  de 
Pétrarque  et  des  pétrarquistes?  Encore  n'est-ce  pas  au  conteur 

i.  Ces  emprunts  à  lui-même  sont  familiers  à  Desportes.  Pour  ne  parler  que  des 
Élégies,  nous  rencontrons  dans  l'édition  de  1673,  fol.  i36  : 

Qu'il  [le  ciel]  se  plairoit  en  vous  et  qu'il  vous  avoit  faitte 
Pour  monstrer  icy  bas  quelque  chose  parfaitte; 


et  fol.  i38: 
fol.  i40  : 
et  fol.  iG3: 

fol.  i£8: 

et  (ol.  i64: 

Si  de  se  prendre  à  toy  l'on  peut  se  repentir. 

2.  On  y  relève  surtout  une  grande  incertitude  dans  l'emploi  des  temps;  voir  par 
exemple  aux  v.  089-^0^. 


Et  semble  que  Nature  a  plaisir  Paye  faitte 

Pour  faire  voir  en  terre  une  chose  parfaitte.  (Corrigé  dans  la  suite.) 

N'estimez  toutes  fois  quoy  que  vous  pensiez  faire 
Que  de  vostre  amitié  je  me  puisse  distraire  ; 

Vous  ne  ferez  jamais  quoy  que  vous  pensiez  faire 

Que  de  vostre  amitié  je  me  veuille  distraire.  (Corrigé  dans  la  suite.J 

Si  de  se  prendre  à  moy  l'on  doit  se  repentir; 


1^8  m  LLETÎN'    ITALIEN 

italien  lui-même  que  Desportes  a  emprunté  son  récit  :  tout 
italianisant  qu'il  fût,  il  s'adressa  au  récent  traducteur  des 
((Nouvelles»  de  Bandello,  Pierre  Boaistuau,  dit  Launay.  On 
peut  s'en  apercevoir  par  le  litre  même  de  son  poème,  car  c'est 
Boaistuau  qui  a  substitué  (il  s'en  justifie  dans  sa  préface)  à 
l'appellation  «Nouvelles))  celle  d'Histoires  tragiques;  d'ailleurs, 
les  nombreuses  divergences  que  présentent  le  texte  italien 
et  la  traduction  française,  permettent  de  se  rendre  compte 
aisément  que  Desporlés  n'a  utilisé  que  celle-ci. 


On  a  vu  au  chapitre  premier  de  cette  élude  '.  que  la  nouvelle 
de  Didaco  et  de  Violante,  la  XLlIe  du  premier  livre  de  Ban- 
dello, formait  la  cinquième  des  Histoires  tragiques,  traduites  en 
français  par  Pierre  Boaistuau  et  publiées  à  Paris  en  i55q, 
Nous  ne  reviendrons  pas  ici  sur  les  modifications,  en  somme 
peu  essentielles,  que  l'adaptateur  français  a  fait  subir  au  conte 
italien2,  mais  nous  signalerons  les  changements  que  Despoi 
tes,  à  son  tour,  a  introduits  dans  V  «  Histoire  tragique»  de 
Boaistuau.  Ces  changements  suggèrent  quelques  remarques 
instructives  :  la  façon  dont  le  poète  français  imite  son  modèle. 
les  corrections  qu'il  y  apporte,  permettenl  de  reconnaître  ses 
procédés  habituels  et  de  définir  quelques-uns  de  ses  principes 
littéraires.  La  recherche  est  ici  d'autant  plus  sûre  que  Des- 
portes ne  se  borne  pas  à  s'inspirer  du  texte  de  Boaistuau  :  il 
l'a  devant  lui  et  le  suit  pas  à  pas.  Aussi  les  modifications 
que  nous  relèverons  dans  son  poème  pourront -(lies  être 
tenues  pour  conscientes,  et  nous  ne  ferons  pas  fausse  route 
en  en  scrutant  les  motifs. 

i.    Hall.  Uni,  t.  XIII  (191  3),  p.  aïo  sqq. 

3.  A  cet  endroit,  la  rédaction  de  L'étude  de  Sturel  que  noua  avons  entri  l<  a 
mains,  énumère  ces  modifications  ;ncc  assez  de  détail.  Mais  ce  développement 
a  trouvé  place  dans  le  chapitre  1",  où  il  es!  tondu  avec  ]>>-  observations  anal< 
qu'a  suggérées  a  l'auteur  la  traduction  des  cinq  autres  histoires  tirées  de  Bandello 
par  Boaistuau  ;  nous  omettons  donc  plusieurs  pages  qui  reraient  double  emploi  l  aa 
quelques  observations  laites  ici,  qui  n'oni  pas  été  utilisées  dans  le  premier  chapitre, 
auront  paru  à  Sturel,  après  réflexion,  peu  importantes;  elles  ie  sont  fort  peu.  eu  effet, 
al  nous  croyons  bien  interpréter  ses  intentions  en  les  réservant  pour  les  notes  qui 
accompagnent  son  poème.  (Note  de  in  Rédaction.) 


BANDEL1  0    in    FRANCE    W     w  I*    SIÈCLE  l/|<) 

Que  notre  poète  ait  eu  constamment  son  modèle  (levant  les 
yeux,  cela  résulte  d'une  comparaison  attentive  des  »I<mi\  textes; 
on  trouvera  ci-après,  dans  les  notes  qui  accompagnent  le 
poème,  quantité  de  ces  rapprochements  qu'il  est  impossible 
d'attribuer  au  hasard;  je  cite  seulement  à  titre  d'exemples, 
entre  vingt  autres  passages,  les  vers  1 7 - 3 1 ,  32/^-325,  34o-34i, 
343-35o,  385-386,  io6-4o7,  5oi-5o3,  etc.  L'imagination  de  Des- 
portes, si  l'on  en  juge  par  les  nombreuses  réminiscences 
contenues  dans  toutes  ses  œuvres,  semble  avoir  été  assez 
pauvre;  en  face  d'une  page  de  Boaistuau,  aussi  bien  que 
de  l'Ariosle,  il  se  contente  volontiers  de  transcrire  littéra- 
lement. 

En  ce  qui  concerne  l'art  de  conter,  la  disposition  des  détails 
et  la  suite  des  événements,  il  n'apporte,  pour  ainsi  dire,  aucune 
modification  à  son  modèle.  À  peine  peut-on  noter  deux  ou 
trois  interversions  sans  importance.  De  même  il  est  assez  rare 
qu'il  change  les  circonstances  du  récit  ;  le  mariage  de  Didaco, 
au  lieu  d'être  béni  à  quatre  heures  du  matin  dans  la  maison  de 
Violante,  est  célébré  dans  un  petit  village,  ce  qui  donne  l'occa- 
sion au  poète  de  faire  intervenir  de  sinistres  présages.  Plus 
loin,  Violante  apprend  son  malheur  non  plus  parla  rumeur' 
publique,  mais  par  les  cris  de  désespoir  de  sa  mère  et  de  ses 
frères.  Enfin,  chez  Boaistuau,  Janique  en  préparant  le  meurtre, 
ne  pensait  pas  que  sa  maîtresse  dût  échapper  à  la  justice,  mais 
elle  espérait  que  les  juges  l'acquitteraient;  dans  les  vers  de  Des- 
portes, elle  promet  à  sa  maîtresse  qu'elles  pourront  fuir  toutes 
deux  avant  que  le  meurtre  soit  découvert.  Mais  ces  libertés 
constituent  des  exceptions. 

S'il  modifie  peu  les  détails,  il  n'en  ajoute  guère  non  plus, 
et  nous  ne  pouvons  que  l'en  féliciter,  car  les  rares  développe- 
ments de  ce  genre  qu'il  s'est  permis  sont  assez  malheureux. 
Au  lieu  de  dire  simplement,  avec  Boaistuau  :  «  elle  ferma  et 
cacheta  sa  lettre  »,  Desportes  insiste  sur  des  détails  superflus; 
elle 

Escript  son  nom  au  bas,  la  leut  et  la  plia, 

Y  a  mis  de  la  cire  et  puis  elle  appuya 

Contre  avecques  le  pouce  un  cachet  dont  sur  l'heure 

La  cire  un  peu  chauffée  a  receu  l'engraveure  (v.  395-3g8). 


100  BULLETIN    ITALIEN 

Plus  loin  il  renchérit  sur  une  expression  inutile  par  un 
réalisme  banal  et  plat  :  le  conteur  en  prose  avait  écrit  «  donne 
ordre  avoir  deux  grands  couteaux  quoy  qu'il  couste  »  ;  et  Des- 
portes amplifie  : 

pour  ce,  cours  achepter 

Deux  cousteaux  bien  tranchans  quoy  qu'ilz  peussent  couster, 

En  poincte  aiguz  et  longs,  grandz  et  de  bonne  forge 

Comme  ces  grandz  de  quoy  les  pourceaux  on  égorge  (v.  409-462). 

Parfois,  il  est  vrai,  l'emploi  du  détail  précis  est  plus  heu- 
reux; par  exemple  au  lieu  de  dire  comme  Boaistuau  :  «  Tu  n'as 
rien  icy  que  la  vie  comme  les  bestes,  encore  avecques  an 
continuel  labeur  »,  le  poète  introduit  une  expression  réaliste  : 

Tu  n'as  sinon  la  vie  et  la  gaignes  à  peine 
A  laver  la  lescive  et  à  filler  la  laine. 

Le  plus  souvent,  au  contraire,  Desportes  omet  les  détails 
précis  que  lui  fournissait  son  modèle;  il  semble  devancer  sur 
ce  point  le  goût  de  nos  classiques,  car  il  repousse  tout  détail 
dépourvu  de  valeur  psychologique.  C'est  ainsi  qu'il  néglige  de 
nous  apprendre  les  noms  de  famille  de  Didaco  et  de  sa  seconde 
femme,  aussi  bien  que  la  profession  du  père  de  Violante.  Bien 
d'autres  menus  détails  encore  sont  omis  :  l'émeraudc  donner 
à  Violante,  l'heure  du  mariage  et  l'heure  du  procès,  l'habita- 
tion de  Didaco  chez  le  père  de  sa  seconde  femme.  Beaucoup  de 
précisions  inutiles  sont  réduites  ou  rejetées1:  les  qualités 
de  Violante,  son  goût  pour  la  lecture,  le  charme  de  sa  voix  et 
son  talent  sur  le  luth.  Lorsque  les  parents  de  Violante  appren- 
nent le  parjure  de  Didaco,  ils  ne  songent  pas.  comme  chez 
Boaistuau,  à  intenter  un  procès  à  celui-ci  ni  à  sa  nouvelle 
famille.  De  même  toutes  les  recherches  des  juges,  la  décou- 
verte du  prêtre,  l'interrogatoire  du  serviteurde  Didaco,  sont 
avantageusement  résumés  par  Desportes  en  trois  v< 

Kl   voulant   procéder  de  manière  équitable, 
Us  s'informent  <ln  tout  et  trouvent  véritable 
Tout  ce  que  Violante  avoil  lors  proposé    v.  * 

1.  On  peut  raire  la  même  remarque  pour  maints  passages  du  Roland  furieux  • 
la  Mort  (/«■  Rodomont, 


BA.NDELLO    l.\    PB  \  VCE    k\     \     i     SIÈCLE  101 

Ailleurs,  deux  vers,  au  lieu  d'un  long  développement  de 
Boaistuau,  sufïisenl  pour  nous  apprendre  que  Janique  es1 
allée  clic/  Didaco  el  lui  a  remis  la  Lettre  de  Violante  (v.  3og 
4oo);  et  un  seul  vers  noua  fait  connaître  le  résultat  de  sa 
mission,  ainsi  que  le  discours  que  Didaco,  chez  Boaistuau, 
tenait  à  la  vieille  servante  (v.  /|35).  Le  lendemain,  quand 
celui-ci  quitte  de  bon  malin  sa  nouvelle  épouse  pour  aller  au 
rendez-vous  promis,  peu  nous  importent  les  excuses  qu'il 
allègue  et  les  ordres  qu'il  donne  à  son  valet;  puis,  lorsqu'il 
essaie  de  se  disculper  aux  yeux  de  Violante,  nous  ne  nous  sou- 
cions guère  des  prétextes  qu'il  imagine  pour  justifier  son  nou- 
veau mariage.  Nous  nous  intéressons  moins  encore  aux  hypo- 
thèses que  font  les  passants  attroupés  autour  du  cadavre  de 
Didaco,  et  nous  savons  bon  gré  à  Desportes  d'avoir  résumé 
ces  indications  de  Boaistuau  en  deux  vers,  d'ailleurs  fort  plats  : 

Or,  ainsi  qu'ilz  en  font  un  divers  jugement 

El  que  l'un  dit  ceci,  l'autre  tout  autrement1  (v.  G95-696). 

Ces  exemples,  qu'on  pourrait  multiplier  encore,  semblent 
bien  dénoter  chez  notre  poète  une  intention  assez  arrêtée. 
Certaines  corrections  pourraient  même  faire  supposer  qu'il 
n'est  pas  étranger  aux  préjugés  des  plus  tardifs  classiques  en 
ce  qui  concerne  le  terme  précis  :  il  lui  arrive  de  le  remplacer 
sans  raison  plausible  par  une  expression  vague  ;  par  exemple, 
au  lieu  de  dire  avec  Boaistuau  que  «  Violante  qui  estoit  à  la 
fenestre  en  descendit  à  bas  »,  il  dira  : 

Violante  d'an  lieu  où  elle  s'esloit  mise... 
Est  descendue  au  bas2. 

Pour  qu'il  admette  volontiers  un  détail  précis,  il  faut  que 
celui-ci  soit  revêtu  de  couleur  mythologique,  ou  qu'il  ait  été 
consacré  par  l'usage  des  poètes;  alors  son  illustre  origine,  ou 
seulement  sa  banalité  lui  donne  droit  de  cité.    Ainsi,   pour 

1.  Est-ce  pour  ne  pas  surcharger  son  récit  d'un  détail  inutile  ou  est-ce  par  délica- 
tesse que  Desportes  n'a  pas  voulu  nous  montrer  Violante  se  dérobant  la  nuit  de  la 
vengeance  aux  caresses  de  Didaco,  et  a  négligé  cette  indication? 

2.  Nous  pouvons  aussi  regretter  que  Desportes  n'ait  pas  conservé  certains  détails 
de  son  modèle,  par  exemple  lorsque  Violante  demande  à  Janique  de  lui  laisser 
donner  le  coup  mortel  à  Didaco,  «  ainsi  que  luy  seul  a  donné  la  première  atteinte  à 
son  honneur». 


l5a  BULLETIN    ITALIEN 

caractériser  la  coquetterie  des  femmes  de  Valence,  Boaistuau 
disait  qu'elles  «  scavent  lant  bien  apaster  les  jeunes  hommes, 
que  s'il  s'en  trouve  quelqu'un  qui  soil  grossier,  pour  le  leurrer 
et  dénieser  on  dit,  en  commun  proverbe  qu'il  a  besoing  d'aller 
à  \  alence  ».  Desportes  trouve  sans  doute  ce  dicton  trop  familier 
et  trop  prosaïque;  il  lui  substitue  donc  ces  deux  vers  ennoblis 
par  l'évocation  de  Paphos,  d'Amathonte  et  de  Cythère  : 

Ainsi  l'on  dict  qu'Amour  y  a  nient''  sa  Mère, 

El  ont  quicté  Paphos,  Amazontlie  et  Cithère  (v.  J5  ',('.). 

Plus  loin  il  supprime  avec  raison  une  comparaison  pédante 
et  lourde,  celle  du  serpent  qui  se  bouche  les  oreilles  avec  sa 
queue;  mais  il  connaît  trop  bien  Catulle  et  tous  les  erotiques 
anciens  pour  ne  pas  trouver  immédiatement  une  expression 
plus  noble  et  plus  banale  aussi  : 

Vous  passez  en  fière  cruauté 
Le  plus  cruel  lyon  qù'  UÏYique  ait  allaité1   (v,  99-100). 

11  n'a  pas  besoin,  d'ailleurs,  que  son  modèle  l'\  invite  pour 
ajouter  au  récit  quelques-uns  des  ornements  de  style  el  les 
figures  de  rhétorique  dont  cette  poésie  de  cour  était  si  coutu- 
mière.  Il  se  sert  couramment  des  expressions  mythologiques 
consacrées  pour  indiquer  le  matin  et  le  soir  : 

L'Aurore  retiroit  l'or  de  sa  tresse  blonde 
Du  fond  de  l'Océan  pour  esclairer  le  monde 
Quand,  pressé  du  malheur,  Didaco  s'esveillu    . 

1.  De  même  dans  la  il/or/  de  Rodonvmt,  Desportes  rejette  comme  trop  précis 
trop  technique  la  comparaison  suivante,  à  propos  des  coups  don!  Rodomont  accable 
son  adversaire  : 

Con  quella  estrema  forza,  che  pei 

La  macchina  che  in  Pô  -ta  su  due  navi 

Klevata  con  huomini,  e  con  rote, 

Cader  -1  Lascia  bu  le  aguzze  lra\i  (Orl.fur.t  c,  16  st.  m); 

et  U  lui  substitue  uni'  comparaison  plus  poétique,  je  veux  dire  qui  a  été  employée 

par  beaucoup  plus  de  port 

De  pareille  roideur  qu'un  tonnerre  grondant 
Ou  qu'un  chesne  esbranlé  par  L'effort  de  P01 
Que  fousdroye... 

2.  En  cela  du  reste,  Desportes  se  conformait  par  avance  aux  préceptes  i<    ; 
sard  :  «  Les  excellens  poètes  nomment  peu  souvent  les  choses  par  leur  nom  pi 

\  irgile,  voulant  deserire  le  jour  ou  la  nuict  ur  dict  point  simplement  el  en  paroles 
uues     il  sstoil  jour,  il  estoit  iiuici,  mais  par  belles  circonlocutions  : 

Postes  Phœbea  lustrabat  lampade  terras 
Humentemque  Aurora  polo  dimoverat  umbram.s 
1  Préface  de  la  Franciade.) 


BA.NDELLO   EN    FRANGE    U     v  \  T   SIÈCLE  [53 

Il  introduit  \  ôlontiers  «les  comparaisons  nouvelles,  cl  parfois 
(Tune  assez  heureuse  vomie  :  Valence3  dit  il,  surpa 

toutes  les  citez 
De  la  terre  espagnole,  autant  qu'en  la  nûict  brune 
Sur  les  ombres  relui!  la  clarté  de  la  Lune...  (v.  ao  sqq. 

De  même  Didaco,  au  milieu  de  la  jeunesse  de  Valence,  es! 
semblable  «à  un  pin  haut  monté  sur  une  coudray  basse» 
(v.  mi).  Mais  malgré  son  charme,  sa  valeur  et  sa  naissance,  il 
échoue  dans  toutes  ses  tentatives  contre  la  vertu  de  Violanlr  : 

Tout  ainsi  que  les  ventz  contre  une  roche  dure 

Qui,  maugré  leur  effort,  immuable  demeure  (v.  i33-i3i)( 

D'autres  comparaisons  sont  plus  développées  encore;  qu'on 
se  reporte  par  exemple  à  celle  qui  caractérise  la  tristesse  des 
parents  de  Violante  : 

Comme  quand  l'oiseleur  dérobe  une  nichée, 
La  mère  qui  revient  de  chercher  sa  bêchée, 
Ne  trouvant  ses  petits,  triste  fuit  et  refuit,...  (v.  229  et  suiv.). 

À  plus  forte  raison,  Desportes  s'empresse-t-il  de  faire  un  sort 
aux  comparaisons  déjà  indiquées  par  Boaistuau.  S'il  lit  que 
Violante  s'acharne  sur  le  cadavre  de  Didaco  «  comme  un 
lyon  affamé  sur  sa  proye  »,  il  écrit  : 

S'acharnant  sur  ce  corps  comme  un  loup  affamé 

Qui,  sortant  hors  d'un  bois  trouve  un  camp  désarmé 

D'innocens  agneletz,  pelle  melle  se  vire, 

Et  convoiteux  de  sang  les  démembre  et  descire  (v.  639-642). 

La  comparaison  est  assurément  la  figure  à  laquelle  Desportes 
a  Le  plus  souvent  recours;  mais  ce  n'est  pas  la  seule.  Aux 
apostrophes  que  lui  fournissait  son  modèle,  il  en  ajoute  encore 
d'autres.  Avant  d'accabler  de  reproches  et  d'outrages  les 
diverses  parties  du  cadavre  de  Didaco,  Violante  s'adresse  suc- 
cessivement à  ses  propres  mains,  à  son  cœur,  à  ses  yeux,  pour 
les  encourager  à  tirer  vengeance  du  parjure  (v.  07 1-074). 

Parfois  aussi,   c'est  le  poète  lui-même  qui,   pour  varier  la 


J  54  BULLETIN    ITALIEN 

forme  du  récit,  interpelle  ses  héros1.  Le  récit  de  la  mort  de 
Didaco  esl  ainsi  présenté  : 

Las,  pauvre  Didaco,  un  sommeil  enncno 

Sans  crainte  cependant  Le  tenoit  endormy...  (v.  583  et  suiv.). 

On  sait  que  Virgile  aimait  as^ez.  au  cours  d'un  récit,  faire 
pressentir,  par  une  courte  réflexion,  le  dénouement  qui  se 
préparait.  Desportes  use  du  môme  artifice,  \insi.  lorsque 
Didaco  se  décide  à  aller  revoir  Violante,  le  porte  glisse  cette 
parenthèse  : 

Pauvret  qui  ne  sçait  pas  que  le  cœur  féminin 

A  cent  mille  moi  en  s  pour  cacher  son  venin!  (v.   'i-vi-ïe»  . 

Et  lorsqu'il  se  hâte  vers  la  demeure  de  la  jeune  femme, 
Desportes  ne  peut  s'empêcher  de  nous  dire  que 

la  Parque  inhumaine 
Qui  talonne  ses  pas  au  massacre  le  meine  (v.  473-474). 

Déjà  en  décrivant  le  mariage  de  Violante.  Desportes  avait 
fait  intervenir  de  sinistres  présages  : 

Il   ne  s'\   chante  point,  nul  auhois  n'est  sonné. 

On  n'entend  point  nommer  le  gaillard  hyméné...  (v.  iGI>  et  suiv    . 


Toutes  les  suppressions  et  les  additions  que  nous  avons  élu 
diées  jusqu'ici  sont  d'ordre  purement  littéraire.  Mais  Desportes 
a  fait  subir  d'autres  modifications  au  récit  de  Boaistuau;  il  >  a 
ajouté  ou  retranché  certains  développements  pour  des  raisons 
d'un  autre  genre. 

Déjà  Boaistuau  avait  essayé  d'introduire  quelque  délicat 
et  une  certaine  retenue  dans  l'attitude  et  le  rôle  de  \  iolante  . 

i.  De  même,  dans  le  Roland  furieux^  Desportes  remplace  une  phrase  affirmative 
par  une  apostrophe  : 

Il  vous,  o  chauds  souspirs,  tesmoins  de  ma  tristi  - 
\  (Mis  n'estes  poinl  souspirs...  (Voir  Or/,  fur.,  \  \ Il I 

a.  Voir  le  <  hapitre  i  de  ce  travail. 


BANDELLO    l\    FRANCE   AU    IYI*   SIÈCLE  101 

Dcsportcs  achève  delà  rendre  vertueuse;  cette  préoccupation 
est  manifeste  dans  les  changements  qu'il  apporte  à  son 
modèle.  Tout  d'abord  ce  n'est  pas  elle  qui  a  provoqué  Didaco; 
celui-ci  ne  reçoit  pas  de  la  jeune  fille  «  an  traict  d'oeil  au 
dépourvu» —  entende/  une  œillade;  il  reçoit,  comme  on  dit 
familièrement,  le  coup  de  foudre,  ce  qui  est  bien  différent; 
c'est  de  l'Amour  qu'il  dit  : 

Ung  jour  dedans  le  cœur  un  trait  il  luy  ficha  (v.  67). 

Et  Violante  se  garde  bien  d'attiser  cette  passion  naissante 
par  ses  coquetteries.  Chez  Boaistuau  elle  ne  s'en  faisait  pas 
faute,  et  rien  n'enflammait  autant  le  cœur  de  Didaco  que  ces 
regards  «  qu'elle  luy  sçavoit  tant  bien  rendre  et  de  si  bonne 
grâce  qu'il  ne  partoit  jamais  mal  content  de  sa  vue  ». 

On  remarquera  peut-être  que  chez  Boaistuau  l'entrevue 
des  deux  jeunes  gens  était  fortuite  :  Violante,  qui  avait  déjà 
reçu  de  Didaco  des  messages  et  des  propositions  déshonneles, 
devait  à  son  honneur  de  ne  point  lui  accorder  d'entretien. 
Desportes  fait  mieux  encoreN:  il  place  seulement  après  l'entre- 
tien de  Violante  et  de  Didaco  les  tentatives  de  séduction  de 
celui-ci.  Sur  ce  point,  d'ailleurs,  il  est  beaucoup  plus  discret 
que  les  deux  conteurs  en  prose.  Il  laisse  entièrement  de  côté 
la  proposition  déshonorante  de  doter  Violante,  et  se  borne 
à  indiquer  en  termes  assez  vagues  que  Didaco  avait  essayé 
en  vain 

or  par  mille  prières, 
Or  par  mille  présens,  or  par  autres  manières 
A  esbranler  le  fort  de  son  chaste  vouloir  (y.  129-181). 

C'est  par  un  scrupule  analogue  que  Desportes  a  supprimé 
les  réflexions  et  le  jugement  des  voisins  sur  la  conduite  de 
Violante,  dont  ils  ignorent  le  mariage.  Ces  bruits  fâcheux,  que 
ne  pouvait  ignorer  Violante,  la  mettaient  dans  une  situation 
délicate  et  le  poète  a  eu  raison  de  les  passer  sous  silence. 
Boaistuau  au  contraire,  avait  développé  cet  épisode,  pour- 
montrer  chez  Violante  la  victoire  de  l'amour,  sinon  sur  l'hon- 
neur, tout  au  moins  sur  la  «  gloire  »,  comme  dirait  la  Pauline 
de  Corneille. 


I  56  BULLETIN     ITALIEN 

Un  excellent  moyen  qu'a  imaginé  Desportes  pour  donner 
au  rôle  de  Violante  plus  de  délicatesse  et  en  même  temps  plus 
de  dignité,  est  de  supprimer,  pour  ainsi  dire,  tous  les  discours 
qu'elle  tenait  à  Didaco.  Chez  Boaistuau,  Violante  parlait  beau- 
coup; assurément  elle  parlait  trop  :  de  la  longue  harangue 
qu'elle  adressait  à  Didaco,  à  la  première  entrevue,  Desportes 
n'a  gardé  que  deux  détails,  mais  très  importants  :  l'aveu  de 
son  amour  pour  Didaco.  et  l'assurance  que  cet  amour  ne 
triomphera  jamais  de  sa  vertu  et  de  son  honneur1.  Ces  sept 
vers  (108-116)  sont  les  seules  paroles  que  Violante,  dans  tout 
le  poème,  adresse  à  son  amant  ou  à  son  mari. 

Chez  Boaistuau,  au  contraire,  les  discours  succédaient  aux 
discours.  A  la  demande  en  mariage  de  Didaco,  Violante  répon- 
dait par  des  remerciements  d'une  humilité  assez  plate,  et  les 
protestations  qu'elle  renouvelait  au  lendemain  de  la  cérémonie 
manquaient  un  peu  de  dignité.  Desportes  supprime  fort  heu 
reusement  ces  deux  passages.  De  même  après  le  parjure  il  se 
garde  bien  de  nous  révéler,  comme  avait  fait  Boaistuau.  la 
lettre  fallacieuse  et  les  témoignages  de  tendresse  que  Violante 
a  du  adresser  à  l'infidèle.  Nous  n'entendons  que  la  servante 
Janique;  encore  celle-ci  n'a-t-elle  pas  l'indélicatesse  de  dire 
à  Didaco  :  «  Vous  avez  tort...  parce  que  vous  ne  faictes  pas 
compte  de  Violante  et  mesmes  que  vous  ne  pourchassez  pas 
à  la  marier  ailleurs.  »  Et  lorsque  le  jeune  homme  vient  se 
prendre  au  piège  que  lui  a  tendu  Violante,  le  poète  supprime 
tous  les  discours  que  lui  tenait  celle-ci  dans  la  nouvelle 
française  :  deux  vers  lui  suffisent  pour  nous  peindre  si  - 
caresses   trompeuses,   qui   cachent  mal   son   agitation    et  son 


A  la  fin  ne  pouvant  supporter  -on  ennuy 

I.V-I  rainct  estroitement  et   m-  pasme  sur  lu) 

Ces  suppressions  son!  dignes  de  remarque;  car.  en  d'autres 
circonstances,  non  content  de  reprendre  el  d'allonger  les 
discours   ijue   lui   fournissait    déjà    assez    abondamment    -on 

1  Desportes  supprime  aussi  à  la  fin  il<"  ce!  entretien  l'intervention  de  la  mrre  de 
\  Lolante,  qui  amenait  Didaco  à  renouveler  l'aveu  île  ses  sentiments. 


BA.NDELLO    F.N    l-K  VNCK    AU       \l*    3lèCLE  l  .")- 

modèle,  Desportes  en  ajoute  encore  de  nouveaux  :  il  en  im-l 
dans  la  bouche  de  Janique  pour  calmer  la  douleur  de  sa  maî- 
tresse; plus  loin,  Lorsque  Didaco  vient  retrouver  Violante 
après  son  parjure,  il  lui  tient  pour  se  justifier)  dans  le 
poème,  de  longs  discours  que  la  nouvelle  de  Boaistuau 
bornait  à  indiquer  brièvement,  sous  forme  de  récit  après  le 
meurtre. 

Les  apostrophes  furieuses  de  Violante  sur  le  cadavre  du 
parjure  sont  aussi  développées  avec  complaisance;  et  nous 
avons  vu  qu'auparavant  le  poète  avait  mis  dans  sa  bouebe  des 
prières  aux  dieux  vengeurs,  et  diverses  apostrophes  à  ses 
mains,  à  ses  yeux  et  à  son  cœur.  De  même,  le  discours  de 
Violante  aux  juges  est  beaucoup  plus  étendu  chez  Desportes 
que  chez  Boaistuau,  et  le  poète  en  profite  pour  reprendre, 
sous  une  forme  nouvelle,  le  tableau  du  bonheur  idyllique  des 
deux  amants,  pendant  les  mois  qui  avaient  suivi  leur  mariage. 

On  sait,  en  effet,  combien  Desportes  excelle  aux  peintures 
élégiaques  ou  voluptueuses;  aussi  se  plaît-il  à  en  parsemer  ses 
poèmes,  et  il  n'y  a  pas  manqué  ici  :  le  récit  des  premières 
caresses  des  deux  époux  devait  le  tenter,  et  une  comparaison 
esquissée  par  Boaistuau  «  lui  en  fournissait  la  matière  : 

Chacun  se  retira  laissant  ce  coupld  heureux, 

Qui  bouilloit  de  venir  au  combat  amoureux. 

Qui  a  veu  quand  l'ardeur  est  plus  démesurée 

Ung  berger  qui  de  soif  a  la  langue  tirée, 

Lorsqu'il  trouve  ung  ruisseau,  my  courbé  se  pencher, 

Et  à  traietz  redoublez  sa  chaleur  estancher; 

Il  a  veu  ces  amans  d'une  longue  embrassée, 

Tenant  bouche  sur  bouche  estroitement  pressée, 

Qui  de  doulce  tiédeur  leurs  chaleurs  allégeoient, 

Et  a  bras  estendus  heureusement  nageoient 2  (v.  171-180). 


1.  «...  lesquels  receurent  aise  semblable  et  contentement  pareil  que  font  ceux  qui 
pressez  d'une  trop  ardente  et  ennuyeuse  soif  se  trouvent  enfin  auprès  de  quelque 
vive  source  ou  avec  toute  liberté  ils  peuvent  estaneber  leur  soif.  » 

2.  Ce  tableau  fait  songer  à  une  peinture  analogue  des  «  Amours  d'Angélique 
et  de  Médor  »,  que  Desportes  a  introduite  dans  sa  traduction  du  Roland  furieux 
(éd.  i573,  f°.  169  v°)  : 

Il  vient  jusque  aux  lieux  où  les  amans  beureux, 
Sur  la  chaleur  du  jour  doucement  langoureux 
Se  retiroyent  à  l'ombre  auprès  d'une  fontaine, 
Où  de  mille  baisers  ils  allegeoyent  leur  peine, 


l58  BULLETIN    ITM.IF.N 

A  cette  peinture  voluptueuse  succède  un  tableau  idyllique 
du  bonheur  des  deux  jeunes  gens  : 

Seul  il  estoit  son  cœur,  seule  elle  estoit  son  âme, 

Ils  scnloient  mesme  ardeur,  mesme  feu.  mcsme  flamme, 

Un  doux  commun  lien  leurs  deux  cœurs  enlassoit, 

Et  d'un  mesme  vouloir  leurs  désirs  unissoit  (v.  i85-iSs 

Bien  qu'il  montre  une  préférence  marquée  pour  les  tableaux 
de  ce  genre,  Desportes  ne  s'interdit  pas  les  autres  descriptions  ; 
il  a  recours,  par  exemple,  aux  clichés  convenus  pour  nous 
dépeindre  le  sommeil,  à  propos  de  la  dernière  nuit  de  Didaco: 

C'estoit  au  premier  somme  alors  que  sans  lumière 
Un  dormir  englué  nous  sillc  la  paupière, 
Lorsque  les  homes  las,  sur  la  plume  couchez, 
Reposent  sans  soucy,  d'un  fort  sommeil  touchez, 
Et  qu'un  morne  sillence  entretient  toute  chose, 
Et  que  tout  ce  qui  vit  ocicux  se  repose1  (v.  549-554  . 

Au  début,  c'est  la  description  de  Valence  et  de  la  coquetterie 
des  femmes  de  cette  ville;  mais  ici  le  développement  devient 
psychologique  et  Desportes  s'y  attache  d'autant  plus2.  L'effet 
que  produisent  sur  le  cœur  volage  et  capricieux  de  Didaco  la 
vue  et  l'amour  de  Violante,  les  progrès  constants  de  cet  amour, 
surtout  après  le  premier  entretien,  voilà  ce  que  le  poète  nous 
expose  avec  complaisance.  Mais  c'est  surtout  lorsqu'il  s'agit 
de  nous  dépeindre  les  sentiments  de  Violante  que  Desportes 
ajoute  à  son  modèle.  Le  désespoir  et  les  fureurs  de  l'ép< 
délaissée  sont  beaucoup  plus  développés  chez  lui  que  chez 


Ores  de  leurs  amours  doucement  jonissans, 
Ores  demy  lassez  doucement  lançuissans, 
Et  souvent  redoublans  l'amoureuse  escarmouche, 
Ils  se  tenoyent  serrez,   la  bouche  sur  la  bouche, 
Le  liane  contre  le  liane,  et  nagebyenl  à  souhait 
Dana  le  lleuve  d'amour,  de  nectar  et  de  lait. 

M     Yiauey  a  très  justemeûl  remarqué  que   ce  qui  avait  plu   surtout  aux   p 

du  \  vi*  siècle,  dans  la  poésie  amoureuse  de  r  txioste,  c'étaient  ses  peinture-  ardent  s 
et  voluptueuses, 

i.  Dans  sc>  autres  ><  Imitations  »  aussi  il  introduit  de-  descriptions,  et  M.  N  lanej 
,,  montré  que  1 1  i  taim  -  dN  ntre  elles  venaient  à  contretemps  et  distrayaient  le  lecteur 
de  l'action  el  d<  -  caractères,  dan-  des  moments  où  la  passi  o  devrait  si  ule  o<  i  up  i  la 
scène.  Ici,  ce  défaut  esl  nue. 

2.  On  relèverait  de  même,  dans  le  Roland  furù  ux,  des  in  Li<  ations  et  des  dévelop- 
pements psychologiques  introduits  par  Desportes  dan-  le  récit  de  l'Ai  I 


i;\m»i:i  i  o    in    n;  \m  i.    \i     \  \  i"    SIECL]  1 5g 

devanciers,  el  si,  dans  la  dernière  entrevue,  il  supprime  les 
propos  de  Violante  à  Didaco,  il  insiste  en  revanche  sur  la  lutte 
qui  s'élevail  alors  dans  son  cœur  '. 

Il  est  curieux  de  remarquer  que,  pour  la  plupart,  Les  modi 
fications  que  Desportes  a  apportées  au  récil  de  Boaistuau  sont 
assez  analogues  à  celles  que  ce  dernier  avail  Lui  môme  l'ail  subir 
à  son  modèle.  Entre  les  mains  de  ces  deux  adaptateurs  français, 
la  nouvelle  de  lïaiidcllo  s'éloigne  de  plus  en  plus  de  ce  qu'elle 
était  primitivement.  Boaistuau  et  Desportes  s'efforcent  d'intro- 
duire plus  de  psychologie  clans  le  récit,  de  le  parer  aussi  de  ce 
que  l'on  regardait  comme  les  ornements  Indispensables  d'une 
œuvre  Littéraire,  je  veux  dire  les  discours  cl  les  comparaisons. 
Tous  deux  s'attachent  enfin  à  rendre  le  personnage  de  Janiquc 
plus  cligne,  plus  moral  et  moins  cruel. 

Est-ce  cette  similitude  de  conception  qui  a  engagé  Dcsporles, 
tout  italianisant  qu'il  fut,  à  préférer  à  la  nouvelle  italienne 
l'adaptation  du  traducteur  français?  Il  serait  un  peu  trop 
hardi  de  le  supposer.  Notre  poète  avait,  semble- t-il,  une 
bibliothèque  italienne  assez  peu  importante,  et  il  ne  possédait 
sans  doute  pas  le  texte  de  Handello. 

Cette  modeste  étude  nous  suggère  encore  une  remarque, 
d'ailleurs  assez  naturelle.  Les  rapprochements  que  nous  avons 
faits  en  note  avec  le  Roland  furieux  et  la  Mort  de  Rodomont  ont 
montré  que  les  procédés  du  poète  sont  assez  analogues  clans 
ces  pièces  et  dans  les  Amours  de  Didaco.  Cependant  les 
conditions  n'étaient  pas  identiques,  puisque,  dans  ses  «  Imita- 
tions n  de  l'Àrioste,  Desportes  avait  pour  modèle  une  œuvre 
poétique,  tandis  que  Boaistuau  ne  lui  fournissait  qu'une  nou- 


i.  Desportes  semble  avoir  pris  plaisir  à  la  peinture  ironique  des  infidélités 
des  amants  dans  ces  paroles  de  Janiquc  à  Didaco,  moins  développées  chez 
Boaistuau  : 

On  a  bien  quelque  droict  de  vous  blasmer  aussi, 

Non  pas  de  ce  qu'ave/  pris  nouvelle  espousée; 

Nenny  je  ne  fus  oncq  si  solle  et  abuzée 

De  croire  que  l'accord  que  vous  aviez  parfaict, 

'■'•rcé  d'extrême  amour  sortit  meilleur  effect. 

\Jn  amanl  pour  gaigner  le  poinct  où  il  aspire 

Promect  ce  que  l'on   \eult:  il  plainct,   pleure  et  sou  spire. 

Puis  quand  il  a  jouy,  adieu  la  foy,  adieu  ; 

Ny  loyauté  ny  foy  en  luy  n'ont  plus  de  lieu. 


lOo  BULLETIN    ITALIEN 

velle  en  prose.  L'adaptation  à  des  nécessités  nouvelles  exigeait 
donc,  pour  l'histoire  de  Didaco.  des  modifications  plus  pro- 
fondes. Et,  en  effet,  dans  ses  autres  poèmes,  surtout  dans  le 
Roland  furieux,  Desportes  suit  de  beaucoup  plus  près  son 
modèle  et  transcrit,  pour  ainsi  dire,  la  plupart  de  ses  phri 
Et  précisément  parce  qu'il  lui  fallait  davantage  modifier  le 
récit  de  Boaistuau,  nous  avons  pensé  que  1  étude  de  cette 
élaboration  n'était  pas  sans  Intérêt. 

C'est  sans  doute  à  la  même  époque  que  le  poète  a  traduit 
le  XXIIIe  chant  de  l'Arioste  et  la  nouvelle  de  Bandello.  Le 
manuscrit  qui  nous  a  conservé  cette  dernière  imitation  ne 
porte  pas  de  date,  mais  il  contient  également  le  Roland  furieux  !. 
dans  un  état  du  texte  différent  de  celui  des  «  Imitations 
de  1072,  et  semblable  à  celui  du  manuscrit  de  l'Arsenal, 
daté  de  i5yo.  comme  à  celui  du  manuscrit  Rothschild.  Mais 
aucune  de  ces  indications  ne  nous  donne  le  terminus  a  quo 
pour  la  composition  du  Roland  furieux.  Quant  aux  Amours  de 
Didaco,  qui,  bien  entendu,  ne  sauraient  être  antérieurs  à  1 
ils  paraissent  avoir  été  écrits  après  le  Roland,  furieux,  à  en 
juger  par  ces  vers  de  Desportes  à  h  sa  dame  »  : 

J'ay  chanté  le  despit  d'un  amoureux  jaloux; 
Or,  je  veux  faire  veoir  une  amante  en  courroux. 

On   peut  donc  très   approximativement   placer   entre    i565 

et  1070  la  composition  du  poème  qu'on  va  lire. 

1.  Ainsi  que  plusieurs  Élégies  de  Despori 


BANDELLO    I.\    PRANC1      U      KV1      9IEGL1  I  (il 


Elbl.3v]i  DISCOURS 

SUN    UNE    DES    HISTOIRES    TRAGIQUES    DU    BANDEL 

CONTENANT  LES  AMOURS  [^FORTUNÉES   DE   DIDAGO  II    DE  VIOLANT! 

ET    LEUK    MORT3. 

Si  vous  avez  jamais  l'ait  preuve  de  la  flame 

Que  le  dieu  des  amours  nous  verse  dedans  l'Ame, 

Quelle  est  sa  cmaulté,  combien  ont  de  pouvoir 

Les  traietz  envenimez  qui  nous  font  esmouvoir, 

Et  le  fruict  qui  revient  à  l'amoureuse  bande  5 

Qui  le  cœur  et  le  corps  luy  append  pour  offrande, 

Oyez  (chère  maistresse),  oyez  par  amytié; 

Vous  sentirez  encor  ung  rayon  de  pitié, 

Oyant  d'un  inconstant  la  peine  méritée 

Et  l'extrême  courroux  d'une  dame  irritée.  10 

Chastes  seurs,  qui  avez  les  Amours  en  horreur, 

C'est  à  ce  coup  qu'il  faut  d'une  ardante  fureur 

M  allumer  l'estomach,  atïïn  que  je  n'aigrisse 

Mes  vers  contre  sa  rage  et  contre  sa  malice. 

Inspirez  moy  d'ung  chant  qui  voile  audacieux,  i5 

Et  m'emporte  agité  jusqu'au  plus  haut  des  cieulx. 

i.  Au  recto  de  ce  feuillet  3  se  lisent  les  quatrains  «À  Madame»  qui  ont  été 
imprimés  ci-dessus,  p.  i'i5,  dans  l'étude  consacrée  à  ce  poème  et  à  son  attribution. 

2.  Le  texte  du  poème  que  nous  publions  avait  été  copié  avec  grand  soin  par 
H.  Sturel,  d'après  le  manuscrit  français  8/12  de  la  Bibliothèque  nationale;  et  en 
regard  de  cette  copie,  notre  savant  ami  avait  transcrit,  morceau  par  morceau,  toute 
la  nouvelle  traduite  et  adaptée  par  Boaistuau,  sans  excepter  les  longs  morceaux  que 
Desportes  a  laissés  de  côté;  tous  les  matériaux  de  la  publication  étaient  donc  prêts. 
Cependant,  il  a  paru  évident  que  l'éditeur,  s'il  en  avait  eu  le  loisir,  aurait  tiré  de  la 
comparaison  des  textes  ainsi  juxtaposés  un  commentaire  un  peu  moins  impersonnel  ; 
la  preuve  en  était  dans  les  nombreuses  notes  au  crayon,  ajoutées  après  coup,  et  disant  : 
«  Détail  omis  par  Desportes  —  modifié  par  D.  —  D.  a  développé  ce  qui  précède  — 
légère  interversion  chez  D.  »  ...,  etc.  —  11  m'a  semblé  nécessaire  d'utiliser  ces  obser- 
vations et  de  m'en  inspirer  en  les  généralisant.  Ce  parti  m'a  permis  d'omettre  de 
longues  citations  de  Boaistuau,  qui  ne  méritent  pas  cet  honneur,  et  qui  sont  sans  utilité 
lorsqu'il  s'agit  de  passages  non  imités  par  Desportes  :  il  sullit  d'indiquer  la  nature 
de  l'omission  et  ses  causes  probables.  J'ai  donc  essayé  de  suivre  la  pensée  de  Sturel, 
et  de  la  compléter,  plutôt  que  de  respecter  scrupuleusement  la  forme  de  ses  notes, 
que,  sans  aucun  doute,  il  ne  considérait  pas  comme  définitive. 

J'ai  collationné  la  copie  sur  le  manuscrit,  et  M.  L.  Auvray,  de  la  Bibliothèque 
nationale,  a  bien  voulu  collationner  à  nouveau  l'épreuve  imprimée;  en  très  pende 
points,  et  pour  de  menus  détails,  notre  lecture  rectifie  celle  de  notre  jeune  ami, 
avec  lequel  il  nous  a  été  doux  de  travailler  une  dernière  fois,  dans  ce  domaine  de 
l'influence  italienne  en  France  au  jtvi*  siècle,  où  nous  avions  été  heureux  de  le  voir 
s'engager.  —  Henri  Halvette. 

V.  n-i3.  Au  début  de  son  poème  sur  Roland  furieux.  Desportes  a  supprimé  quel- 
ques vers  (qui  se  lisent  dans  le  même  ms.  fr.  84a)  très  semblables  à  ceux-ci  pour 
l'idée  et  l'expression;  ils  ont  été  cités  ci-dessus, 

R.    STUREL.  H 


l62  BULLETIN    ITALIEN 

Disons  premièrement  la  superbe  Valance, 
Seur  rampart  de  l'Espagne,  et  comme  elle  devance 
En  richesse,  en  plaisirs  et  en  commoditez 
L'honneur  plus  renommé  de  toutes  les  cités  20 

De  la  terre  espagnole,  autant  qu'en  la  nuict  brune 
Sur  les  ombres  reluit  la  clarté  de  la  lune. 
Là  est  la  courtoizie  et  toute  humanité, 
[f.  A]       Là  l'honneur  est  rendu  à  qui  l'a  mérité, 

Là  sur  tout  autre  lieu  s'exerce  la  justice,  a5 

Se  reconnoist  le  bien  et  se  punit  le  vice. 

Mais,  ce  qui  plus  encor  lui  preste  d'ornement, 

Cest  que  l'on  ne  void  poinct  la  nuict  au  firmament 

Tant  de  feuz  allumez,  que  là  de  jeunes  filles, 

Belles,  de  bonne  grâce,  accortes  et  gentilles,  3o 

Qui  scavent  comme  icy  de  l'Amour  deviser, 

Enrichir  leurs  beautez,  les  cheveux  se  frizer, 

Dancer,  sonner  du  leut,  et  d'une  œillade  feinte 

Ou  d'un  ris  mignardé  ellancer  une  atteincte, 

Finement  praticquer,  et  scavoir  finement,  35 

Quand  ell'  n'en  veulent  plus,  ellongner  un  amant, 

En  rappeler  un  autre  et  soudain  s'en  defiaire, 

Trouvant  tousjours  assez  qui  leur  vueille  complaire, 

Car  l'appast  douceureux  de  leurs  divinitez 

Y  attire  à  l'envy  Amans  de  tous  costés,  4o 

Si  que  l'un  déplacé  un  autre  est  mis  en  grâce, 

Et  cetuy  cy  banny  à  cetuy  là  fait  place, 

Comme  il  leur  vient  à  gré;  et  ne  faut  point  penser 

Que  de  jouer,  chanter,  deviser  ou  dancer. 

Ainsi  l'on  dict  qu'Amour  y  a  mené  sa  mère,  j"> 

Et  ont  quicté  Paphos,  Amazonthe  et  Cithère. 

Or,  de  tout  le  troupeau  qui  l'amour  chérissoit, 
L'amoureux  Didaco  sur  tous  aparoissoit 


V.  17-3 1 .  La  nouvelle  de  Hoaistuau  porte:  «Il  n'y  a  celui  qui  ne  crache  que 
Valence  n'ait  tousjours  esté  le  seul  et  unique  rampart  d'E*i>ai<jne.  le  mrj  -ejo.ir  de 
foy,  de  justice  et  d'humanité.  Et  entre  tous  ses  plus  rares  el  excellons  ornemens,  elle  est 
tant  bien  peuplée  de  dames  et  demoiselles  aèorleset  gentillet,  qmi  sçavent  tant  bien 
apaster  les  jeunes  hommes,  ...  etc. . .  » 

V.   '\\.   Le  nis.  porte  :  u  diviser  ». 

V.  u-j.  Desportes  a  omis  ici  bout  renseignement  sur  l.i  famille  Je  Didaco:  «  .une 
famille  fort  ancienne,  nommée  'le  Ventimiglia,  de  laquelle  sont  sortis  un  pran.l 
nombre  de  riches  et  honorables  chevaliers,  entre  lesquels  n'a  pas  loi  fftemps  qu'il 
s'en  trouva  un.  renommé  de  tous  pour  te  plus  libérai  et  courtois  gentilhomme  delà 
cité.»  Boaistuau  ..  curiousement  estropié  le  non»  de  celte  famille;  Bandello  »\ait 
écrit  :  1  Quivi  è  la  famiglia  dei  Centigli 


m\:>i.M.o   en    FRANCE  AU  XVI*  SIECLE  1 03 

Comme  un  pin  haut  monte  sur  une  court roy  basse, 
Soit  en  grandeur  de  biens  ou  noblesse  de  race.  5o 

Il  estoit  libéral,  gaillard,  jeune  et  dispos, 
D'esprit  bon  et  gentil,  le  langage  à  propos, 
1 1   \  v°]   La  taille  grande  et  droicte,  et  fort  beau  de  visage. 

Mais  (faulte  assez  commune  à  tous  ceulx  de  son  âge) 

L'ardeur  qui  commandoit  à  ses  jeunes  désirs  55 

Luy  faisoit  consommer  en  amoureux  plaisirs 

Sa  jeunesse  inutile,  or  dressant  mascarades, 

Dances,  festins,  tournois,  or  mil  autres  bravades, 

N'estant  jamais  espris  d'un  bel  œil  seulement, 

Et  son  affection,  espointe  égallement  60 

De  toutes  les  beautez,  ça  et  là  escartée 

Oncques  ne  s'estoit  veue  en  un  lieu  arrestée. 

Las,  le  plaisir  htfmain  n'est  jamais  sans  douleur, 

Et  tousjours  nostre  bien  est  suivy  d'un  malheur. 

Amour,  qui  l'aguetoit,  à  la  fin  eut  envie  65 

Qu'ainsi  sans  amertume  il  consumoit  sa  vie. 

Ung  jour  dedans  le  cœur  un  trait  il  luy  ficha, 

Et  cent  mille  souciz  quant  et  quant  luy  lâcha. 

Il  discourt  fantastique,  il  rêve  et  trouve  estrange 

Qu'ainsi  comme  devant,  il  n'aime  plus  le  change  70 

Une  seule  luy  plaist,  et  un  nouveau  penser 

Luy  fait  cent  fois  le  jour  passer  et  repasser 

Au  devant  de  sa  porte,  épiant  une  œillade 

Du  bel  astre  besson  qui  l'a  randu  malade. 

Durant  assez  long  temps  il  continue  ainsi,  75 

Et  croissant  d'aultant  plus  son  amoureux  soucy, 

Il  s'enquiert  finement  quel  estoit  son  lignage, 

Son  nom,  ses  meurs,  sa  vie  au  printens  de  cet  âge. 


V.  55  sqq.  «  Et  consomment  ainsi  sa  jeunesse  en  triomphes,  masques  et  aultres 
despenses  communes  à  tels  pèlerins,  dressant  l'amour  à  toutes  les  femmes,  sans 
qu'il  eust  l'une  plus  affectée  que  l'aultre.»  Les  v.  G3-6/»  sont  une  addition  de  Des- 
portes. 

V.  67.  Desportes  omet  ici  certains  détails  qui  se  trouvent  dans  Boaistuau,  mais 
non  dans  Bandello  :  «  ...  à  un  jour  de  feste  il  avisa  une  jeune  fille  de  moyen  aage 
(Bandello  :  di  basso  legnaggio),  mais  de  beauté  fort  exquise,  de  laquelle  ayant  receu 
un  traict  d'oeil  au  despourveu,  ne  se  sceut  si  bien  garentir  que  de  là  en  avant  elle 
ne  luy  touchast  plus  près  du  cueur  que  les  aultres.  » 

V.  73.  «  Il  passait  et  repassait  souvent  devant  sa  porte  pour  espier  s'il  pourroit  avoir 
quelque  regard. ..d  Boaistuau  ajoute  ensuite  qu'elle  répond  aux  œillades  du  chevalier  ; 
Bandello  la  montrait  plus  réservée  :  «  ne  in  tutto  dava  orecchie  a  le  domande  del 
cavaliero,  ne  in  tutto  le  rifiutava,  ma  tenevalo  cosi  tra  due.  » 

V.  77-78.  a  11  voulut  descouvrir  de  loing  qui  elle  estoit,  de  quelle  maison,  de 
quelles  mœurs.  » 


1  64  IULLETIY   ITALIEN 

Son  père,  qui  esloit  peu  avant  décédé, 

A  voit  (comme  on  lu\   disl    peu  de  biens  possédé;  80 

Sa  mère  esloit  en  \i<\  et  que,  quant  estoit  d'elle, 
[f.  5]      C'estoit  peu  des  couleurs  qui  la  rendoient  si  belle 
Auprès  de  ses  vertus;  et  sembloit  que  les  dieux 
Luy  eussent  déployé  tout  le  parfaict  des  cieux. 
EU'  vivoit  sainctement,  et  l'amoureuse  ilèche  85 

Contre  son  chaste  cœur  n'avoit  peu  faire  brèche. 
Et  l'oyant  en  ce  poinct  d'un  chascun  estimer, 
Tousjours  de  plus  en  plus  se  sentoit  allumer. 


A  la  fin  Cupidon,  qui  les  amans  assemble, 

Prenant  pitié  de  luy,  les  fit  trouver  ensemble,  90 

Luy  dénoua  la  langue  et  si  fort  le  don  ta, 

Ou'avec  ces  tristes  motz  sa  peine  il  luy  conta  : 

«  Je  désirois  toujours  que  je  vous  peusse  dire 

Combien  pour  vous  aimer  j'endure  de  martire, 

Cruelle  Violante,  à  fin  que  mes  sanglos  96 

Vous  peussent  faire  foy  de  mon  tourment  enclos. 

Las,  je  creu  quand  je  vei  vostre  beauté  divine, 

Q'un  doux  feu  d'amitié  brusloit  vostre  poitrine; 

Mais,   hélas,  vous  passez  en  fière  cruauté 

Le  plus  cruel  lyon  qu'Affrique  ait  allaité.  100 

Car  s'il  n'estoit  ainsi,  vous  sentiriez  ma  peine. 

Et  n'eussiez  peu  porter  d'estre  tant  inhumaine, 

Durant  mes  passions  faisant  si  peu  de  cas, 

Que  votre  aspre  rigueur  advance  mon  trespas. 

Las,  qu'il  me  seroit  doulx,  veu  le  mal  (pie  j'endure,        io5 

Quand  souffrant  mille  mors  toujours  vif  je  demeure...  » 

Voulant  continuer,  un  ruisseau  qui  s'espend 

De  ses  yeulx  éblouis  le  parler  luy  deffend. 


V.  79.   h  -  détails  sur  le  prie,  qui  était  orfèvre  (Baudello  n'en 

dit  rieio,  et  mit  le-  deux  frères  de  la  jeune  fille. 

Y.  8a-86.  «  Elle  estoit  réputée  tant  chaste  et  spirituelle  qu'il  ne  se  trou  voit  encore 
aucun  qui  eusl  eu  le  bruit  ravoir  faict  brèche  h  son  honneur...;  et  que  c\-si<>it  /.t-u  de 
la  beauté  extérieure  qui  apparoissoil  en  ell<  ird  aux  grâces  qui  se  mai 

toienl  ''m  sa  parole   «  Boaistuau  donne  en.  Mil-  sur  l'éducation  île  la  jeune 

fille;  il  n'\  a  pas  un  mol  de  cela  dans  Bandello    Mais  surtout  le  conU  ui   fr 
insiste  sur  les  œillades  provocantes  qui  achèvent  d'enflammer  Didaco    «Teutcsles 
(ois  qu'il  passoil  pai  la  rue.  elle  le  dai  propos  que  s, .11   pauvre  1  ueui 

pouvoil  epdurer  ceste  nouvelle  charge.  1  Cette  attitude  explique  que  Didaco  ail  pu 
tenter  a.'  séduire  \  iolante  par  des  présents. 

\.  tjo.  Chez  Boaisluau,   Didaco  trouve  -.1   b  lie   1  un    j 
c*<  si  là  qu'il  lui  lait  sa  harangue. 

V.  !<••"'■  Le  ms.  porte  :  »•  «pu  ne  seroit  doulx.  ■ 


BA.NDELLO    EN    FRANCE    AU    Wl      SlÈ<   Il  l65 

Elle,  que  sa  tristesse  avoit  un  peu  emeuèV, 

Luy  respond  franchement  que  sa  vertu  cognuë  iio 

[f. 5v*]  Avoit  d'un  mesme  amour  son  espril  embrasé, 
Et  (pie,  s'il  l'aimoil  bien,  il  n'estoil  abuzé 
Qu'elle  l'aimoit  aussi;  mais  toulesfois,  w'il  pense 
Cueillir  de  cet  amour  aucune  récompense 
Contraire  à  son  honneur,  qu'il  s'alloit  décepvant,  1 15 

Qu'il  escrivoit  sur  l'eau,  et  qu'il  batoit  le  vent. 
L'oyant  ainsi  parler  tout  confus  il  la  laisse; 
Sentant  pins  que  jamais  une  amoureuse  oppresse 
Se  lancer  dans  son  âme,  il  veult  se  délier 
Du  fîllé  qui  le  serre,  et  plus  se  sent  lier.  120 

Tout  remède  y  est  vain,  et  tant  plus  il  essaie 
De  divers  appareilz,  et  plus  s'ouvre  sa  playe 
Ja  trop  enracinée,  et  force  est,  à  la  fin, 
Qu'agravé  de  douleur  il  sucombe  au  destin. 
Il  fut  bien  quinze  mois  vivant  en  telle  sorte,  12b 

Qu'il  passoit  tous  les  jours  au  devant  de  sa  porte, 
Luy  parloit  quelque  fois,  et  quoy  qu'il  fût  bien  seur 
Qu'un  mesme  feu  d'amour  luy  embrasoit  le  cœur, 
Et  quïl  eust  essaie,  or  par  mille  prières, 
Or  par  mille  présens,  or  par  autres  manières,  i3o 

A  esbranler  le  fort  de  son  chaste  vouloir, 
Tousjours  tous  ses  assautz  restèrent  sans  pouvoir, 
Tout  ainsi  que  les  ventz  contre  une  roche  dure 
Qui  maugré  leur  effort  immobile  demeure. 
Or  ung  jour  que  l'amour  l'a  voit  plus  transporté,  i35 

Et  qu'il  se  veid  réduict  à  toute  extrémité, 
Que  sa  prière  au  vent  s'envoloit  espanduë, 
Et  que  sa  triste  plaincte  estoit  mal  entendue  : 
«  Hé  que  me  sert,  dit-il,  si  long  temps  m'abuzer 
Après  fille  si  chaste?  Il  vault  mieulx  l'espouzer;  i4o 

ff.  6]       S'elle  n'est  riche  en  biens,  elle  a  eu  en  partage 
Mille  trésors  des  cieux  qui  valent  davantage. 


Y.  110  sqq.  Desportes  a  omis  le  discours,  extrêmement  développé,  que  Boais- 
tuau  a  prêté  à  Violante;  il  en  a  seulement  retenu  qu'elle  est  éprise  de  Didaco  :  «  Il 
faut  que  je  confesse  (avecques  ma  honte)  que  j'ay  receu  de  merveilleux  assaults  de 
l'amour,  non  seulement  pour  la  commune  renommée  de  voz  vertuz,  ...  etc.,  ele  ..  » 
Tout  ce  verbiage,  étranger  à  Bandello,  a  été  heureusement  coupé  par  Desportes,  ainsi 
que  l'intervention  de  la  mère  (transformation  d'un  détail  du  conte  italien). 

V.  125.  Didaco  «  retourna  en  sa  maison,  où  il  vesquit  quelques  quatorze  ou 
quinze  moys  sans  donner  trêve  à  ses  désirs...  ». 

V.   127.  «  Combien...  qu'il  fust  assez  acertené qu'elle  ftist  passionnée  de  son  costé...  » 

V.  i3o.  Ce  vers  rappelle  discrètement  les  tentatives  de  séduction,  dépourvues  de 
toute  délicatesse,  exposées  par  Boaistuau. 


l66  BULLETIN    ITALIEN 

Baste,  je  le  feray  ;  l'amour  est  douleureux, 
Et  un  saint  mariage  est  toujours  bien  heureux.  » 
Avec  tous  ces  discours,  cest  ardeur  qui  s'augmante  1 45 

Fait  qu'il  va  quant  et  quant  trouver  sa  Violante, 
Luy  a  dit  sa  pensée  et  luy  donne  la  foy, 
Bouillant  de  se  ranger  souz  la  nopcière  loy. 
Elle,  au  commencement,  honteuse  se  colore 
Le  tainct  d'un  vermillon  qui  surmonte  l'aurore,  ido 

Joieuse  d'un  tel  bien,  dont  le  remercia. 
Et  de  pareille  foy  avec  luy  se  lia. 
Quand  tout  est  arresté,  il  luy  a  dict  :  «  Ma  mie, 
11  ne  fault  que  si  tost  nostre  accord  se  publie; 
Mes  parens  irritez  or  s'en  pourroyent  fâcher,  1 55 

Lesquelz,  avec  le  temps,  ne  voudront  l'empêcher. 
Et  pource  j'ay  pourveu  à  un  petit  village 
Où  nous  consommerons  cest  heureux  mariage.  » 
Là  un  prestre  incogneu  tous  deux  les  conjoignit 
Souz  les  loix  d'iménée,  et  la  nopce  se  feit  160 

En  un  lieu  séparé,  sans  qu'aucun  de  Vallence 
Ny  autre  que  ce  soit  en  ait  la  cognoissance. 
Il  ne  s'y  chante  point,  nul  aubois  n'est  sonné; 
On  n'entend  point  nommer  le  gaillard  h  y  mené, 
Ni  Junon,  mais  au  lieu  les  seurs  échevelées  iG5 

Faisoient  haut  résonner  les  prochaines  valées; 
Le  hibou  par  neuf  fois  en  longs  cris  s'esclata, 
Et  Hécate  en  hurlant  leurs  malheurs  é  van  ta. 
Si  tost  que  du  soleil  la  course  acoustumée 
Donna  place  à  la  nuict  d'estoilles  allumée,  170 

[f.  6v°]  Chascun  se  retira  laissant  ce  couple  heureux, 
Qui  bouilloit  de  venir  au  combat  amoureux. 
Qui  a  veu,  quand  l'ardeur  est  plus  démesurée, 
Ung  berger  qui  de  soif  a  la  langue  tirée, 

V.  1 4g-i 5 1 .  «  Violante  lors  ravie  d'une  juye  et  contentcmmt  incroyable,  un  peu  lam- 
teuse  lui  dist...  »  Boaistuau  ajoute  ensuite  que  Didaco  lui  pa^sa  une  émertude  au 
doi^t,  et  Violante  prononce  un  petit  discours. 

V.  i55  sqq.  Dans  le  conte  de  Bandcllo,  Didaco  n'a  plus  de  parents  (u<  D  avéra  né 
padre  né  madré  cha  lo  devc-ssero  di  questo  buo  pareiitado...  igridare),  <  t  cette  diffi- 
culté n'est  pas  soulevée  par  Boaistuau  :  Didaco  ne  1  eut  pas  annoncer  tout  de  suite  la 
chose  «  à  tous  ses  amis  »,  et  «  un  prestre  dis  champs...  solemnise  leur  mari,, 
leur  maison,...  sur  les  quatre  heures  du  matin,  présens  seulement  lanière  et  lei 
frères  et  une  esclave  qui  avoit  esté  nourrie  jeune  en  leur  maison...  ». 

v.  i£3  sqq*  Ces  sinistres  présages  sonl  de  l'invention  de  Desportes;  Btndello  n'en 

dit  rien,  mais  Boaistuau    a    mis    le   poète   -ur    la    voie  eu   ajouta  ni   cette   remarque: 

(■Ainsi  se  passa  la  journée  en  telle  joye  et  liesse  (que  peufenl  appréhender  oeus 
lesquels  sortis  de  l>as  lieu  sont  eslevés  en  quelque  grand  degré  d'honneur).  » 

V.  ci3  sqq.  a ...  receurent  aise  semblable  ei  contentement  pareil  que  font  ceux 

qui,  pressez  d'une  trop  ardente  et  eunuyeusc  soif,so  trouvent  enfin  auprès  de  quelque 


BANDELLO    EN    FRANCE    AU    XVI*    SIÈCLE  1 67 

Lors  qu'il  trouve  un  ruisseau,  my  courbé  so  pancher,       17,5 

Et  à  traicta  redoublez  sa  chaleur  estancher: 

Il  a  veu  ces  amans  d'une  Longue  embrassée, 

Tenant  bouche  sur  bouche  estroitcment  pressée, 

Qui  de  doulce  tiédeur  leurs  chaleurs  allégeoient, 

Et  à  bras  estendus  heureusement  nageoient.  180 

Durant  un  an  entier  en  cet  aise  ilz  jouirent 
De  toutes  les  faveurs  que  les  amans  désirent, 
S'aimans  égallement,  et  n'eussent  sceu  passer 
Une  nuict  sans  se  veoir,  chérir  et  embrasser. 
Seul  il  estoit  son  cœur,  seulle  elie  estoit  son  âme,  i85 

Ils  sentoient  mesme  ardeur,  mesme  feu,  mesme  flamme. 
Un  doux  commun  lien  leurs  deux  cœurs  enlassoit, 
Et  d'un  mesme  vouloir  leurs  désirs  unissoit. 
Las,  que  la  foy  de  l'home  est  fragile  et  légère, 
Et  combien  sa  parole  est  fauce  et  mensongère  !  190 

Il  a  beau  parjurer,  il  est  sans  fermeté, 
Comme  un  jouet  au  vent  ça  et  là  agité. 
Lors  que  son  amitié  devoit  plus  aparoistre, 
C'est  alors  qu'il  la  sent  goûte  à  goûte  décroistre. 
11  est  soûl  de  jouyr,  et  ung  désir  nouveau  195 

Luy  vient  encor  un  coup  réveiller  le  cerveau. 
De  jour  en  jour  venant  son  feu  se  diminue; 
Ceste  beauté,  qu'il  a  si  chèrement  tenue, 
Or  luy  est  ennuyeuse,  et  la  possession 
[f.  7]      En  glace  a  converti  sa  chaude  affection.  200 

Prodigue  malheureux,  qui  pour  si  petit  prise 
La  richesse  qu'il  a  par  tant  de  peine  acquise. 
Il  discourt  à  part  soy  comme  il  s'est  descrié 
S'un  jour  ce  mariage  est  plus  fort  publié, 
Il  tâche  à  le  celer,  et  craignant  qu'il  s'évante,  2o5 

Il  ne  va  que  par  fois  trouver  sa  Violante, 
Sa  Violante,  hélas,  dont  le  fidelle  amour 
Envers  cet  inhumain  luy  croist  de  jour  en  jour. 

A  la  fin  le  cruel,  qui  n'a  dans  la  pensée 

Quelle  est  du  Souverain  la  justice  offensée,  210 

vive  source...  »  La  comparaison  n'est  pas  dans  Bandello.  Ensuite  Boaistuau  a  jugé 
utile  de  prêter  tout  un  discours  à  Violante,  avec  la  réponse  de  Didaco. 

V.  1 85- 1 94.  Ce  développement  remplace  les  détails  donnés  par  Bandello  sur  les 
mauvais  bruits  qui  circulent  parmi  les  voisins  sur  Violante,  que  l'on  croit  séduite 
par  Didaco,  et  sur  ses  parents  que  l'on  croit  achetés;  Boaistuau  y  ajoute  des  détails 
sur  la  grande  passion  qui  dévore  Violante. 

V.  19a.  Le  ms.  porte  :  «  comme  un  jouet  a  vent...  » 

V.  a  10.  0  Et  ainsi  oubliant  son  Dieu  et  le  devoir  de  sa  conscience...  » 


l68  BULLETIN    ITALIEN 

Par  tout  comme  devant  brave  se  faisoit  voir, 

Pensant  tous  les  moyens  d'une  autre  décevoir. 

Pour  ce,  comme  il  sntili.il.  finement  il  courtise, 

Et  d'une  loiauté  il  voile  sa  faintise. 

S'il  y  a  compagnie  où  le  bal  soit  dressé,  2  1 5 

Ou  si  quelque  assamblée  a  un  peuple  amassé, 

Il  y  est  le  premier,  il  devise,  il  caresse. 

Et  fait  tant  qu'il  s'acquiert  une  jeune  maistresse, 

Fille  d'un  des  premiers  de  toute  la  cité; 

El   pource  qu'il  n'estoit  de  moindre  qualité,  220 

Les  parens  assemblez  ce  mariage  accordent. 

Les  richesses  toujours  vers  les  riches  abordent; 

Et  se  fit  peu  après  des  nopces  l'appareil, 

Tel  qu'on  n'en  a  voit  veu  de  mémoire  un  pareil. 


Ce  pendant  les  parens  de  l'amante  abuzée,  22b 

De  grandz  ruisseaux  de  pleurs  ont  leur  face  arrozée, 
Ils  plaignent  leur  désastre  et  ne  voyent  cornent 
[f.  7  v°]  Hz  puissent  donner  ordre  à  leur  juste  tourment. 
Comme  quand  l'oiseleur  dérobe  une  nichée, 
La  mère  qui  revient  de  cercher  sa  bêchée,  23o 

Ne  trouvant  ses  petitz  triste  fuit  et  refuit, 
Et  voiant  le  larron  de  loing  elle  le  suit: 
\  la  fin,  se  perchant  sur  une  branche  verte, 
En  son  triste  ramage  elf  lamante  sa  perte  : 
Ainsi  ces  désolez  souspiroient  leur  malheur,  q35 

Contrainctz  de  supporter  qu'on  leur  ravît  l'honneur. 
Mais  las,  par  dessus  tout  la  mère  es  toi!  troublée, 
Qui  mille  et  mille  fois  sa  plaincte  a  redoublée. 


V.  aiôsqq.  «  Il  alloit  escumer  les  compagnies  ça  et  là...  et  feist  tant  par  ses. 
menées...  »  Qespi  »rtes  a  omis  le  nom  de  la  nouvelle  conquête  de  Didaco  :  n  la  tille  au 
seigneur  Ramyrio  Vigliaracuta  »(Bandello:  Ram  ira  Vigliaracuta 

\     220321.  «Et  parée  qu'il  esloit  riche  el  opulent  et   issu  de  lieu  Illustre, 
parera  accordèrent  aysémenl  ce  mariage.  >•> 

\         1.  Le  dis.  porte  :  «  El  ce  lit...  » 

Y.  1  •',.  Dcsporles  a  eu  la  délicatesse  d'omettre  ici  des  détails  Mir  les  plaisirs 
jeunes  époui  :  Bandello  dit  aussi  Bimplemenl  :  egli  questi  ;iltra  pubblicamenU  ; 
per  moglie). 

V  ta8.  Desportes  a  omis  ici  les  détails,  imagines  par  Boaisluau,  touchant  l'im- 
possibilité où  étaient  les  frères  de  Violante  de  faire  la  preuve  qu'elle  était  dura  ot 
mariée  à  Didaco:  ils  ne  connaissaient  pas  le  prêtre  qui  avait  béni  leur  union  ;  ils 
n'osaient]  1  un  procès  contre  deux  puissants  seij  :   ... 

\     .1      -  pi    Ici  Desp  »rtes  s'esl  souvenu  de  \  irgile  [G      g.,  IV,  >    Si  1  sqq.)  : 

Qualis  populea  mœrens  Philomela  ^ul>  umbra 
\  h  1 1  --os  queritur  fétus... 


DANDELLO    EN    FRANCE    AU    \  \T    Bl&GLB  lf>9 

\u  son  de  ses  regretz  Violante  acourut, 

Qui  d'extrême  douleur  presque  à  L'heure  mourut:  2/10 

Lâchant  un  haut  souspir,  elle  tumha  pasmée, 
De  cent  mille  couteaux  ayant  l'âme  entamée. 
A  force  de  remède  en  fin  elle  revient, 
Et  sa  fureur  toujours  plus  estrange  devient; 
S'arrache  les  cheveux,  et  vaincui''  de  rage  245 

Elle  rougit  ses  mains  au  sang  de  son  visage, 
S'égratigne  la  joue,  et,  grosse  de  soucy, 
Sanglotant  sans  relâche,  elle  s'escrie  ainsi  : 
«Ah!  quel  asprc   regret  me  tient  or  assiégée! 
Que  je  sens  au  dedans  ma  pauvre  âme  affligée  25o 

D'extrêmes  passions  !  Quel  Dieu  ay  je  offensé, 
Que  le  ciel  soit  ainsi  contre  moy  courroucé? 
Ah  Fortune  ennemie!  ah  maudite  influence! 
Las,  vous  ne  me  laissez  seulement  la  puissance 
De  compter  mes  malheurs  à  un  qui  feist  sentir  255 

A  cet  ingrat  tyrant  l'ennuy  d'un  desplaisir! 
[f.  8]      Ah  cieulx  fiers  et  cruelz,  qui  m'avez  destinée 
Pour  estre  misérable  ains  que  je  fusse  née  ! 
Que  ne  m'avez  vous  fait  d'un  sang  plus  généreux, 
Afin  de  descharger  dessus  ce  malheureux  260 

Les  meurtres,  les  tourmens,  l'horreur,  Tire  et  la  flamme, 
La  rage  et  la  fureur  dont  se  repaist  son  âme? 
Mais,  las,  je  ne  puis  rien,  fors  me  plaindre  de  quoy 
Ce  traistre  sans  vengeance  a  triomphé  de  moy. 
En  sera  il  ainsi?  un  faussaire,  un  parjure,  265 

Sans  qu'il  en  soit  puny,  m'ayant  fait  telle  injure? 
Non,  non;  jamais,  jamais,  fureurs  qui  m'agitez, 
C'est  à  ce  coup   qu'il  faut  qu'un  supplice  invantez; 
C'est  à  ce  coup  qu'il  faut  aguiser  vos  tenailles, 
Chassans  toute  pitié  d'entour  de  mes  antrailles;  270 

V.  a3o  sqq.  Dans  le  conte,  Violante  est  informée,  comme  tout  le  monde,  par  la 
rumeur  publique. 

V.  245-247.  Elle  «  se  retira  dans  sa  chambre  toute  seule,  où  elle  commença  à 
faire  une  cruelle  guerre  à  sa  face  et  à  ses  cheveux,  puis  comme  forcenée  et  hors  de 
soy  disoit...  ». 

V.  a5o.  «  Quels  desmesurez  tourmens  souffre  maintenant  ma  pauvre  âme  affligée  !...y> 

V.  253.  «  Ah!  fortune  ennemie  de  mon  heur!  » 

V.  a5o.  «  Hélas,  que  n'ont  voulu  les  dieux  que  je  soye  issue  de  quelque  race  géné- 
reuse afin  de  faire  sentir  à  ce  ruffien  infâme  le  mal  et  griefve  amertume  que  je  sens 
en  mon  cueur ?» 

V.  266.  On  est  assez  tenté  de  corriger  «  m'ayant  »  en  «  m'aura  ». 

V.  269.  «  C'est  à  ce  coup  que  je  voy  des  yeux  de  l'âme  ce  que  ceux  du  corps  n'ont 
peu  voir  ou  appercevoir.  »  La  fin  du  discours  est  assez  différente  chez  Hoaistuau,  qui 
montre  une  Violante  plus  plaintive  que  menaçante  :  «  Ah  !  ingrat,  est-ce  maintenant 
le  mérite  de  mon  amour,  de  ma  fidèle  servitude  et  de  ma  loyauté  ?  » 


1^0  BULLETIN    ITALIEN 

Car  je  veux  le  punir,  car  je  veux  me  venger, 

Et  ne  puis  autrement  mes  douleurs  alléger; 

Et  ne  veulx  point  mourir,  bien  que  je  le  désire, 

Qu'il  n'ait  devant  senty  les  foudres  de  mon  ire! 

Que  la  mort  vienne  après;  au  devant  je  courray,  276 

Et  s'elle  tarde  trop,  moi  mesme  me  turay  ! 

Et  n'ay  tardé  mes  jours  que  pour  plus  le  poursuivre, 

Car  il  est  malheureux  qui  veult  sans  honneur  vivre. 

Pour  le  moins,  o  cruel,  de  moy  ne  te  riras, 

Et  de  ta  faulceté  les  fruictz  tu  cueilliras.  »  280 

Disant  ces  tristes  motz,  l'ardeur  qui  la  possède 
Croissant  de  plus  en  plus  toute  fureur  excède. 
EU'  devient  palle  et  blême,  et  en  ce  dur  assault 
Encor'  un'  autre  fois  la  parole  luy  faut. 
Ses  frères  en  pleurant  sur  un  lit  la  portèrent,  q85 

[f.  8v°]   Et  pressez  de  douleur  d'auprès  d'elle  s'ostèrent. 
Seule  une  vieille  esclave  en  sa  chambre  restoit, 
Qui  criant  sans  confort  triste  se  tempestoit, 
La  pensant  expirée.  «A!  chère  nourriture, 
Que  ta  mort  (ce  disoit)  m'est  ennuieuse  et  dure!  »  290 

Et  ainsi  que  tousjours  de  plus  près  s'approcha, 
Luy  mania  le  poulx,  les  temples  luy  toucha, 
Et  la  sentant  mouvoir  de  ça  de  là  la  tire, 
Et  fait  tant  qu'à  la  fin  la  pauvrette  respire, 
Gémissant  d'un  hault  cry,  pleurant  et  souspirant,  295 

Et  ses  enuis  tousjours  alloient  en  empirant. 
La  vieille  qui  l'aimoit,  et  qui  sa  douleur  porte, 
Essuyant  son  visage  ainsi  la  réconforte  : 

u  lié  quoy,  ma  fille?  hé,  dieulx,  voulez  vous  poinct  cesser, 
Ne  voulez  vous  jamais  ces  regretz  délaisser?  3oo 


\  .  a85  sqq.  «  Kt  ainsi  qu'elle  se  lanientoit  si  amèrement,  sa  mère,  ses  frèr 
la  femme  esclave  qui  l'avoit  nourrie  en  ses  jeunes  ans,  montèrent  à  la  chambre  de 
Violante,  011  ils  la  trouvèrent  «  1  o > j à  tant  atténuée  tle  mal  et  de  rage  qu'ils  la  m 
gnoissoienl  presque.  Et  après  s*estre  efforces  pai  tous  moyens  de  la  réduire,  >.m*  j 
profil  ter  en  rien,  la  Laissèrent  eu  la  garde  de  la  vieille  esclave  qu'elle  av.. m  tousjours 
aymé  plus  affectueusement  que  les  autres.  1  Desportes  1  Fait  effort  pour  animer  la 
scène  et  nous  Intéresser  davantage  ;i  \  iolânte, 

\.  >99  sqq,  Tout  ce  dis. -.mus  esl  du  cru  de  Desportes;  Boaistuau  résume  ainsi 
l'intervention  de  la  nourrice:  t  El  après  pi  usleurs  remonstrances  particulières,  lu  y 
misl  .levant  les  yeux  .pie,  sj  elle  sa  vouloil  modérer  quelque  peu.  elle  Iroll  parler  au 
chevalier  Didaoo,  el  lu)  remonslreroil  >i  bien  sa  faute  qu'elle  le  convertiroit  à 
retournerais  maison,  el  qu'elle  se  devoil  tortiller  oontre  son  mat  et  le  di«9im»>i«r 
pour  un  temps,  pour  s'en  veuger  au  par  ap' 


BANDELLO   EU    FRA.NOE    U     .\  \  i     SIEi  1 7 1 

Que  veult  dire  cecy?  hélas,  estes  vous  folle? 
Dites  moy,  je  vous  pr%  ;  cette  tii^it1  parolle, 
Ces  pleurs,  ces  cris,  ces  plaintz  nous  pourront  il/,  vengi 
Pouvez  vous  en  ce  poinct  voz  douleurs  alléger? 
11  fault  faire  autrement,  il  faut  prendre  courage;  3o5 

Il  iaull  pour  quelques  jours  oublier  voslre  outra  £ 
Retenant  pour  ung  peu  les  courroux  au  dedans, 
Qui,  lâchez  puis  après,  sortiront  plus  ardentz 
Et  plus  envenimez,  quand  l'heure  sera  preste 
Que  pourrez  fouldroier  cette  perjure  teste  3 10 

Des  éclatz  de  vostre  ire,  et  que,  pour  son  loier, 
Il  se  verra  brusler,  escorcher  ou  noier; 
Ou,  pauvre,  si  tousjours  vous  voulez  ainsi  faire, 
Las,  au  lieu  de  monstre-r  à  ce  trahistre  faulsaire 
[f.  9]      Que  vous  avez  le  cœur  de  vous  venger  d'un  tort,  3i5 

Nous  vous  avancerez  une  soudaine  mort! 
Il  ne  faut  que  si  fort  le  courroux  nous  commande, 
De  peur  que  sa  fureur  ne  demeure  trop  grande. 
Au  plus  fort  du  courroux  conseil  doit  estre  pris, 
Et  ne  suivre  l'ardeur  qui  boult  en  noz  espris.  3ao 

Croyez  moy,  s'il  vous  plaît;  je  ne  suis  devenue 
Sans  grande  expériance  ainsi  grise  et  chenue; 
Celluy  qui  prend  conseil  ne  se  trouve  deceu.  » 
«  Las  (dict  elle),  Janicque,  où  conseil  est  receu 
Le  mal  est  trop  léger;  l'ire  qui  me  transporte  S2Ô 

Au  meilleu  du  conseil  se  fait  toujours  plus  forte. 
Si  tu  sçavois  le  mal  qui  m'oste  le  repos, 
Si  tu  sentois  l'ardeur  qui  s'éclot  en  mes  os, 
Si  tu  avois  gousté  du  venim  que  je  hume, 
Si  tu  avois  touché  au  brazier  qui  m'allume,  33o 

Souspirant  comme  moy  sans  conseil  ny  confort, 
Un  avare  tombeau  seroit  tout  ton  support. 
Las,  aussi  c'est  sans  plus  que  je  t'ay  favorable, 
C'est  tousjours  le  reffuge  à  toute  misérable, 
Aussi  je  veulx  mourir;  ay  je  pas  trop  vescu,  335 

Pour  veoir  qu'un  malheureux  ait  mon  honneur  vaincu? 


V.  3a/i-325.  «  Non,  non,  respondit-ello,  Janique;  le  mal  est  trop  léger  où  le  conseil 
est  receu  »,  et  Violante  repousse  l'idée  de  revoir  Didaco.  Tout  cela  est  donc  assez 
différent. 

V.  3a6;  '  >n  pourrait  lire,  à  la  rigueur,  «  au  meilleur»;  mais  la  forme  «  au  meilleu  » 
(au  milieu)  est  employée,  sans  doute  possible,  au  v.  OaS. 

V.  327.  Le  ins.  porte  :  «  le  mal  (pie  m'oste  le  repos.  » 

V.  328.  D'abord  on  lisait  0  Si  tu  sçavois»,  corrigé  en:  «Situ  sentais.  1  —  Desportes 
a  mis  ici, dans  le  langage  de  Violante,  une  passion  qui  ne  se  trouve  ni  chez  Boaistuau 
ci  chez  Bandello, 


*7a  BULLETIN    ITALIEN 

Je  veulx,  je  veulx  mourir.  Mais  devant  (ce  dit  elle), 
Janicque,  si  jamais  je  te  conneu  fidelle, 
Si  oncq  dedans  ton  cœur  logea  compassion, 
Si  tu  m'as  autrefois  porté  affection,  34o 

Or  il  le  faut  monstrer  ;  l'heure  en  est  oportune. 
L'amy  ne  se  cognoit  qu'au  temps  de  l'infortune. 
Tu  es  pauvre,  estrangère,  et  qui  n'as  rien  icy, 
Enfans,  biens  ne  parans  ne  te  donnent  soucy  : 
[f.  9  V0]  Tu  n'as  sinon  la  vie,  et  la  gaignes  à  peine  345 

A  laver  la  lescive  et  à  fïller  la  laine. 
Jay  douze  cens  escuz  de  ce  faulseur  de  foy, 
Et  force  autres  joieaux  ;  ce  sera  tout  pour  toy. 
Hz  ne  sont  destinez  que  pour  la  récompense 
De  ceulx  qui  mayderont  à  punir  son  offence.  35o 

Advises  y,  Janicque,  et  m'ayde  à  ce  besoing. 
Trop  cruel  est  qui  n'a  du  misérable  soing. 
Fay  le  si  tu  le  veulx,  car  or  que  tu  ne  vueille, 
Mon  esprit  irrité  pourtant  luy  appareille 
Un  tourment  si  estrange  et  si  plein  de  fureur,  355 

Qu'il  remplira  les  dieux  et  les  homes  d'horreur. 
11  fault  que  par  sa  mort  de  luy  je  sois  vengée, 
Et  qu'après  par  ma  mort  ma  faulte  soit  purgée.  » 

Janicque  oyant  cecy,  ou  soit  qu'elle  eust  pitié 

De  la  voir  tant  souffrir  pour  sa  grande  amytié,  36o 

Et  qu'ainsi  lâchement  eust  esté  abuzée, 

Ou  que  l'argent  promis  luy  eust  l'âme  embrazée, 

S'arresta  un  petit  pensant  et  ravassant, 

Et  cent  mille  discours  l'un  à  l'autre  amassant, 

Agitée  en  un  coup  de  pitié  et  de  craincte  ;  365 

En  fin,  quand  elle  a  veu  que  Violante  atteincte 


Y.  3'jo  3'ji.  «  Par  quoy,  Janique,  si  tu  m'as  aymée  en  ma  jeunesse,  monstre  le  nt<>y 
maintenant  par  ejjfect.  » 

\.  34a.  Le  ms  porte  :  c  an  temps  de  la  fortune.  » 

Y.  3  't 3 - 3  1 5 .  y  Tu  es  estrangère  et  n'as  rien  icj  <jue  la  vie  comme  lesbestcs,  encore 
avecques  un  continuel  labeur.  » 

\     3  1-  3  11.   1  J'ai  douze  cens  escu:  que  ce  faulseur  de  foy  m'a  baiilea  iv<  (que-,  quel- 
ques bagues;  lesquels  ne  sont  destinez  du  ciel  qu'a  payer  ceux  qui  feront  la  vengeai 
sa  desloyauté.  » 

\  .  353  sqq*  4  lussi  bien,  si  ton  secours  m'es!  dénié,  j'exécuteray  seule  mes  desseins, 
el  -il  ii''  meurl  comme  je  l'entens,  il  mourra  comme  je  pourray.  » 

Y.  35g  sqq.  t  Esmeûe  en  partie  de  pitii  de  la  v<  ûr  ainsi  déshonorée  sous  le  pré- 
texte de  mariage,  partie  pour  la  convoitis*  ner  la  grande  somax  de  deniers 
qu'elle  luy  avoit  0 fierté...  » 

Y .  364.  Le  m-,  porte  !  «  l'un  et  l'autre  amassant 


BANDELLO    IN    IHAM.K    AU    XVT    SIECLE  1 73 

D'un  mal  désespéré  s'esmouvoit  sans  repos, 
Se  résoult  à  son  ayde  et  lin   dicl  ces  propos: 

«  Or  je  vov  bien  que  (-'est  :  d'ire  et  de  jalousie, 
D'amitié  et  de  haine  est  vostre  âme  saizie;  3~o 

Vous  ne  pouvez  guérir  sans  les  pousser  dehors, 
Punissant  le  meschant  qui  cause  ces  effort/; 
[f.  10]     Vous  voulez  vous  vanger,  et  plaine  de  furie 

Ne  couvez  au  dedans  que  sang,  murtre  et  tu  rie. 

De  moy  asseurez-vous  que,  pour  vous  ayder,  370 

Je  feray  peu  de  cas  de  me  voir  bazarder 

A  cent  mille  périlz.  Pour  ce  ayez  espérance. 

Je  sçay  comme  pourrons  en  faire  la  vengeance, 

Dedans  bien  peu  de  jours,  qu'il  ne  peult  éviter, 

Si  vous  voulez  cesser  d'ainsi  vous  tourmenter.  38o 

Prenez  tant  seulement  le  cœur  de  luy  escrire, 

Voilant  votre  courroux;  je  sçauray  si  bien  dire, 

Si  bien  l'amadouer,  qu'il  vous  viendra  revoir, 

Et  dès  le  premier  soir  nous  aurons  le  pouvoir, 

Quand  il  sera  couché,  de  le  priver  de  vie,  385 

De  sa  femme  et  de  vous  qu'il  tiendra  pour  amye; 

Et  si  nous  nous  pourrons  quant  et  quant  estranger, 

Emportans  voz  trésors  sans  encourir  danger.  » 

Elle  qui  ce  pendant  ne  repaissoit  son  âme 

Que  d'ire  et  de  desdaing,  de  tourmens  et  de  flame,         390 

De  rage  et  de  fureur,  un  peu  se  modéra, 

Et  dans   son  cabinet  seule  se  retira, 

Où  au  mieulx  qu'elle  peult  sa  lettre  elle  a  troucée, 

En  plus  de  mille  lieux  de  larmes  effacée, 

V.  36g  sqq.  Le  discours  de  Janique  est  assez  différent,  moins  affectueux,  plus 
cynique,  chez  Boaistuau. 

V.  377.  Le  ms.  portait  d'abord  :  «Pour  ce  ayez  spérance  »,  puis  un  e  a  été  ajouté; 
il  y  a  lieu  de  le  conserver,  la  syllabe  ce  s'élidaut  devant  ayez;  voir  encore  v.  /J75,  517. 

V.  385-386.  «  Viendra  quelque  fois  le  mois  coucher  céans,  où  nous  le  sçaurons  si 
bien  traicter...  qu'il  perdra  sa  vie,  sa  femme  et  celle  qu'il  pensoit  avoir  pour  amie. 

V.  388-389.  Le  discours  de  Janique,  chez  Boaistuau,  dit  exactement  le  contraire 
(au  début)  :  «  Combien  que  cela  ne  se  puisse  faire  si  secrettement  qu'à  la  fin  sa  mort 
ne  soit  descouverte;  mais  j'ay  ferme  opinion  que  remonstrant  vostre  droit  aux 
juges,  etc..  » 

V.  389-395.  «  Violante  cependant  qui  ne  repaissoit  son  cueur  félon  et  cruel  d'autres 
viandes  que  de  rage  et  desdain  commença  à  s'adoucir  et  trouva  le  conseil  de  Janicque 
bon. . .  ;  et  estant  demeurée  seule  en  sa  chambre,  prenant  plume  et  papier,  elle  rescrivit 
à  Didaco  ».  Boaistuau  donne  tout  au  long  la  lettre  de  Violante.  Chez  Bandello,  il  n'est 
pas  question  de  lettre,  mais  d'une  rencontre  etd'un  dialogue  entre  Didaco  et  Violante, 
à  la  suite  duquel  le  chevalier  vient  le  soir  retrouver  son  amie.  On  remarquera 
aussi  que,  chez  Bandello,  l'«  esclave»  est  «  une  grande  et  forte  femme  d'une  ti  Mi- 
taine d'années»,  et  non  une  vieille  comme  chez  Desportes  (v.  4oi  et  44a-444). 


174  BULLETIN    ITALIE> 

Escript  son  nom  au  bas.  la  lent  et  la  plia,  3g5 

Y  a  mis  de  la  cire,  et  puis  elle  appuya 
Contre  avecques  le  pouce  un  cachet,  dont  sur  l'heure 
La  cire  un  peu  chauffée  a  receu  l'engraveure. 

Ce  faict,  sortant  dehors,  Janicque  elle  appella, 
Qui  a  prins  la  missive  et  soudain  s'en  alla  :  4oo 

[f.  iov°]  Et  pour  marcher  plus  viste  ell'  force  sa  vieillesse, 
Bouillant  d'un    grand  désir  de  venger  sa  maistresse. 
Et  s'avanceant  toujours,  comme  elle  regarda, 
Elle  a  veu  Didaco  qu'ainsi  elle  aborda  : 
«  Vraiement,  monsieur,  dit  elle  en  luy  baillant  la  lettre,      4o5 
Je  ne  lis  ni  escris,  et  si  m'ose  promettre 
Que  l'on  se  plainct  de  vous  et,  à  vrai  dire  aussi, 
On  a  bien  quelque  droict  de  vous  blasmer  ainsi. 
Non  pas  de  ce  qu'avez  pris  nouvelle  espousée; 
Nenny;  je  ne  fu  oncq  si  sotte  et  abuzée  4 10 

De  croire  que  l'accord  que  vous  aviez  parfaict, 
Forcé  d'extrême  amour  sortit  meilleur  effect; 
In  amant,  pour  gagner  le  poinct  où  il  aspire, 
Promet  ce  que  l'on  veult;  il  plainct,  pleure  et  souspire  ; 
Puis  quand  il  a  jouy,  adieu  la  foy,  adieu;  l\ib 

\y  loyaulté  ny  foy  en  luy  n'ont  n'ont  plus  de  lieu. 
Mais  si  ne  devez  vous  pourtant  de  telle  sorte 
Oublier  la  maison,  et  une  qui  vous  porte 
Affection  si  grande,  et  qui  ne  pourra  pas 
Fort  long  temps  sans  vous  voir  retarder  son  trespas.       420 
Las,  encore  aujourd'huy  en  plorant  je  l'ay  veuë 
S'arracher  les  cheveulx  et  rompre  sa  chair  mu  ; 
Et  me  disoit  :  «  Et  bien,  s'il  ne  veult  m'espouzer, 
Devoit  il  en  ce  poinct  pourtant  me  refuzer 
Pour  amye  et  servante,  et  par  fois  la  semaine  4a5 

Me  voir,  sans  me  laisser  endurer  tant  de  peine? 
0  dieu!  s'y  n'est  ce  pas  ce  qu'il  m'avoit  promis, 
Avant  que  les  destins  me  fussent  ennemis!  » 

V.  /io5-6o8.  «  Scipneur  Didaco,  je  nesçay  ny  lire  ni  escrire,  mais  je  mettrai  «nr  ma 

vie  qu'on  se  plainct  bien  de  vous  par  ces  lettres et  aussi,  pour  en  parler  à  la  i 

il  y  a  un  petit  de  tort  de  vostre  costé.  » 

V.  &iosqq.  Tout  ce  développement  es!  du  cru  de  Desportes;  il  faut  avouer  qu'il 
ne  répond  pas  du  toul  tu  caractère  rude  el  passionné. de  1'  telle  que  l'avait 

conçu  Le  conteur  Italien.  1  >■  poète  français  lait  d'elle  une  entremetteuse;  ta  irai 
nation  commence  d'ailleurs  sv<  1   Boaistuau. 

V.  •  Elle  me  ditoil  :  Et  bie^  puisque  je  ne  le  puis  avoir  pomr  maryt  qtf  il  me 

tienne  an  moin  pour  min<\  el  qu'il  me  vienne  oeoir  quelque  fois  la  semaine,  » 

\     1:-.   \\ant  d'être  corrij  rs  se  lisait  ainsi  : 

0  Dieu  <<    n'esl  pas  ce  qu'il  m'avoil  tant  promis. 
Pour  ce  mouvement,  von-  la  plaint»'  d'Ariao  tulle. 


BÀrfDELLQ    F.N    FRANCE    AU    Wl"    SIECLE  !-.") 

Ainsi  qu'elle  partait,  Didaco  qui  l'escoute 
Rompt  le  seau  de  la  Mire  et  puis  il  la  leut  toute;  /j3o 

[f.  11]    Et  lors  comme  en  sursault  se  sentit  réveiller, 
Et  cent  mille  remors  au  dedans  tenailler 
Sa  poictrine  coulpable,  et  la  faute  commise 
D'un  poignant  aguillon  son  âme  martirise. 

\  la  fin,   il  conclud  de  l'aller  visiter,  435 

Espérant  bien  qu'encor  il  la  peust  contanter 
D'une  baye  inventée  et  d'une  feincte  excuse, 
Veu  ce  qu'on  luy  disoit  de  sa  rage  amoureuse  : 
Pauvret,  qui  ne  sçait  pas  que  le  cœur  féminin 
A  cent  mille  moiens  pour  cacher  son  venin!  440 

11  le  dict  à  Janicque,  et  si  tost  qu'il  la  laisse, 
La  vieille  aise  s'en  court,  et  de  courir  ne  cesse 
Qu'elle  arrive  au  logis,  poussant  et  haletant, 
Et  la  sueur  par  tout  luy  alloit  dégoûtant. 
Là,  sans  poinct  s'arrester,  à  la  chambre  est  entrée,  445 

Où  Violante  estoit  contre  terre  veautrée. 
Elle  avoit  de  fureur  les  cheveulx  hérissez, 
Le  regard  éfaré,  les  yeulx  tous  enfoncez, 
La  face  inde  et  ternie,  hâve  et  descoloréc, 
Gomme  s'elle  eust  esté  du  sépulchre  tirée.  4oo 

D'un  furieux  desdaing  sans  plus  se  nourissoit, 
Et  plus  de  sa  beauté  ne  luy  apparoissoit. 
Pour  entendre  Janicque  en  sursault  s'est  levée, 
Aise  qu'elle  eust  ainsi  employé  sa  courvée. 
«  Gr  bien,  si  de  ta  part  tu  as  fort  travaillé,  455 

Je  n'ay  pas  ce  pendant,  dit-elle,  sommeillé, 
Et  cognois  que  le  ciel  irrité  favorise 
[f.  1 1  v°]  A  la  dernière  main  de  nostre  juste  emprise. 
Il  fault  continuer  :  pour  ce,  cours  achepter 
Deux  couteaux  bien  tranchansquoyqu'ilz  puissent  couster,  46o 

V.  43 1.  «  Il  fut  incontinent  surpris  de  grand  sursault,  car  haine  et  pitié,  amour  et 
desdain...  commencèrent  à  se  débattre  et  contrarier  en  son  cueur.  »  On  voit  que 
l'idée  de  remords  est  ajoutée  par  Desportes. 

V.  436.  Le  ms.  portait  d'abord  :  «  il  la  pourroit  tanter  »,  qui  a  été  corrigé  ensuite. 

439-44o.  La  réflexion  est  de  Desportes,  comme  tout  le  développement  des  vers 
44i-453. 

V.  455-45ij.  ((Janicque,  si  tu  as  donné  bon  commencement  à  nostre  entreprinse, 
aussi  n'ay-je  pas  dormi  de  mon  costé. . .  » 

V.  456.  Ms.  :  «se  pendant.  » 

V.  46o.  «  Par  quoy  don  ne  ordre  d'avoir  deux  grands  consteaux,  quoy  qu'il  en  couste.  » 
Dans  le  conte  de  Boaistuau  les  commissions  données  à  Janicque  sont  moins  détaillées, 
mais  en  revanche  on  lit  cette  remarque,  qui  n'est  pas  sans  intérêt  :  «  Mais  je  te  prie 
qu'il  n'y  ait  que  mo>  qui  donne  fin  à  sa  vie,  ainsi  que  luy  seul  a  donné  la  première 
attaiute  à  mon  honneur.  » 


l76  BULLETIN    ITALIEN 

En  poincte,  aigus  et  longs,  grandz  et  de  bonne  forge, 
Comme  ces  grands  de  quoy  les  pourceaux  on  égorge: 
Et  en  t'en  retournant  achepte  moy  aussi 
Une  corde  bien  forte,  et  puis  reviens  icy. 
Je  te  diray  après  ce  qu'en  aurons  à  faire.  465 

Je  voy  qu'il  ne  faut  plus  que  sa  mort  on  diffère.  » 
Janicque  y  est  courue  et  n'a  poinct  arresté 
Qu'ell'  ne  soit  de  retour  aiant  tout  acheté. 

L'Aurore  retiroit  l'or  de  sa  tresse  blonde 
Du  fond  de  l'occéan  pour  esclairer  le  monde,  £70 

Quand,  pressé  du  malheur,  Didaco  s'esveilla. 
Qui.  sautant  hors  du  lit.  hâtif  s'apareilla 
Pour  trouver  Violante;  et  la  Parque  inhumaine, 
Qui  talonne  ses  pas,  au  massacre  le  meine. 
Il  fainct  d'aller  aux  champs  et  sur  ce  est  desparty.         !\~b 
Seul  avec  un  laquai  qui  en  est  adverty. 
Par  les  lieux  plus  secretz  couvert  il  se  destourne. 
Puis  deçà,  puis  delà;  jamais  il  ne  séjourne. 
Qu'il  n'ait  veu  le  logis  où  Violante  estoit, 
Qui  pleine  de  fureur  son  sépulchre  apprestoit.  A80 

Lors  pour  n'estre  apperceu  vint  par  l'huis  de  derrière. 
Qu'il  pousse  un  peu  du  pied,  et  n'y  demeure  guère 
Que  Janicque  n'y  vint,  plaine  de  volonté 
De  le  traiter  ainsi  qu'il  avoit  mérité. 

Mais  pour  lors  toutesfois  feignant  ce  qu'elle  en  pense,     485 
Avec  un  ris  contrainct  luy  fait  la  révérance, 
[f.  12].   Le  meine  à  sa  maistresse,  et  puis  tout  doulcement 
Sortit  pour  donner  ordre  à  ce  commencement. 

Si  tost  qu'il  s'avancea,  Violante  l'advise, 

Qui  sent  qu'un  aspre  feu  plus  chaudement  l'atise.  490 

Sa  colère  en  devient  plus  forte,  et  pour  le  voir 

S'obstine  d'autant  plus  en  son  cruel  vouloir; 

Et  craignant  de  trop  tard  assouvir  son  courag 

Peu  s'en  fault  que  dès  lors  ne  luy  saute  au  visa_ 


V.  ,'170  sqq.  La  description  de  l'aurore  est  de  Desport*  s.  D'après  Boaistuau,  l'i 
du  rendez-vous  est  quatre  heures  du  matin  :  Bandello  place  le  soir  la  vi*it.>  de  Dida<  0, 
qui  n'invoque  aucun  prétexte  pour  expliquer  si  sortie. 

V.  476.  Sur  l'élisiori  du  monosyllabe  et,  ^>ir  la  note  au  v. 

V.  :  il  trouva  Janicque  qui  l'attendait  <mi  bonne  dévotion  de  le  Uxùcler 

selon  son  mérite. . .  » 

Y.  ^89-600.  I  ette  analyse  des  sentiments  de  Violante  remp 
discours  que  lui  fait  tenir  Boaistuau, 


BANDELL0    EN    FRANCE    AU    XVl"    SIKCLE  177 

Mais  pour  mieux,  l'attraper,  à  l'heure  se  garda,  4g5 

El  de  simple  douleur  sa  rage  elle  farda  : 

Elle  court  l'embrasser,  et  d'une  longue  trasse 

Du  cristail  de  ses  pleurs  luy  arrose  la  face. 

A  la  fin,  ne  pouvant  supporter  son  ennuy, 

L'estrainct  estroitement  et  se  pasme  sur  luy.  5oo 

Didaco  qui  la  void  si  outrée  de  rage, 
Craignant  que  sa  fureur  s'allumast  davantage, 
La  print  entre  ses  bras  et,  pensant  l'appaiser, 
S'enclinant  doucement  se  mist  à  la  baiser. 
«  Hé  quoy  (luy  disoit-il),  mon  cœur,  ma  chère  amye,       5o5 
Mon  bien,  mon  seul  plaisir,  mon  heur,  mon  tout,  ma  vie  ! 
Hélas,  vous  pensez  donc  qu'ainsi  j'aye  oublié 
Gomme  je  suis  à  vous  estroictement  lié, 
Et  que  nouvelle  amour  en  ce  poinct  désassemble 
Nous  deux,  qui  si  long  temps  avons  vescu  ensemble        5io 
Avec  tant  de  plaisirs?  Ah  vous  me  faictes  tort, 
De  doubter  de  ma  foy  et  vous  plaindre  ainsi  fort. 
Non,  non;  n'estimez  poinct  que  mon  amour  soit  moindre, 
Car  bien  que  malgré  moy  on  m'ait  fait  ainsi  joindre 
[f.  i2v°]  Avec  autre  que  vous,  je  sçay  toiisjours  combien  5i5 

Nous  sommes  enlacez  d'un  plus  estroict  lien, 
Et  pour  ce  asseurez  vous  que  je  n'atendz  que  l'heure 
Que,  comment  que  ce  soit,  je  face  qu'elle  meure, 
Affin  que  nous  puissions  de  mille  heureux  plaisirs 
Vivans  après  ensemble  assouvir  noz  désirs.  »  520 

Assés  d'autres  propos  il  sceut  à  l'heure  dire, 
Et  tant  que  Violante,  aiant  craincte  de  nuire 
A  sa  cruelle  emprise,  a  fainct  s'y  accorder; 
Et  sa  griève  douleur  peu  à  peu  s'évader. 
Elle  essuia  ses  yeulx,  et  ainsi  consolée  5a5 

Hz  se  sont  pourmenez  tout  le  long  d'une  allée, 


V.  Soi  sqq.  t  Didaco  la  voyant  ainsi  troublée,  craignant  que  sa  colère  s'enflammast 
davantage,  commença  à  l'amadouer  et  la  prendre  entre  ses  bras.  » 

V.  5o5  sqq.  Desportes  a  supprimé  toutes  les  raisons  d'intérêt  de  famille  qui  l'ont 
poussé  à  conclure  son  second  mariage. 

V.  517  sqq.  «  Il  estoit  délibéré  de  l'empoisonner  (de  là  à  quelque  temps),  et 
consumer  le  reste  de  sa  vie  avec  elle.  » 

V.  5a3.  Ceci  fait  l'objet  d'un  petit  discours  chez  Boaistuau. 

V.  5a/i  sqq.  Cette  journée  passée  en  conversation,  avant  la  nuit  fatale,  est  une 
invention  de  Boaistuau  ;  chez  Bandello,  il  s'agit  d'un  rendez-vous  nocturne,  où  l'on 
ne  dépense  pas  tant  de  paroles  :  «  E  perché  l'ora  era  alquante  tarda,  il  signor  Didaco 
e  Violante  s'andarono  al  letto...  »  Le  Didaco  de  Boaistuau  demande  à  se  coucher 
parce  qu'il  a  sommeil  (v,  533-536)! 

|i.  sturel.  ia 


178  BULLETIN    ITALIEN 

Et  passèrent  ce  jour  ensemble  à  deviser, 

Où  chascun  de  sa  part  mect  peine  à  desguiser, 

Si  qu'on  eust  bien  jugé  que  l'amoureuse  flame 

Du  mignard  paphien  n'eschaufoit  plus  leur  âme.  53o 

Si  tost  que  le  soleil  retira  sa  clarté, 

Faisant  place  à  la  nuict  pleine  d'obscurité, 

Après  divers  propos,  Didaco  qui  sommeille 

Demande  à  se  coucher,  et  Janicque  appareille 

Le  lict  en  dilligence,  où  Violante  ardoit  535 

Joieuse  de  se  voir  à  ce  qu'elle  attendoit. 

Lors,  pour  plus  le  haster,  s'est  première  couchée, 

Et  luy  déshabillé  l'a  sur  l'heure  approchée. 

Janicque  tout  soudain  leur  coula  les  rideaux, 
Estaignit  la  chandelle,  et  a  mis  les  cousteaux  5£o 

Qu'elle  avoit  acheptez  dessus  une  escabelle, 
[f.  i3]     Et  puis  tout  doulcement  la  pose  en  la  ruelle; 

Sortit  hors  de  la  chambre,  et  soudain  y  reantra 

Et  lors  sans  mener  bruict  ses  cordes  acoustra, 

Les  baille  à  Violante,  et  puis  elle  se  glisse  545 

Contre  terre,  attendant  que  l'heure  fût  propice 

D'aider  à  sa  maistresse  et  monstrer  sa  rigueur, 

Et  que  ses  ans  chenus  n'estoient  pas  sans  vigueur. 

G'estoit  au  premier  somme,  alors  que  sans  lumière 

Un  dormir  englué  nous  sille  la  paupière,  55o 

Lorsque  les  home  las,  sur  la  plume  couchez, 

Reposent  sans  soucy,  d'un  fort  sommeil  touchez, 

Et  qu'un  morne  sillence  entretient  toute  chose, 

Et  que  tout  ce  qui  vit  ocieux  se  repose. 

Violante,  qui  lors  mille  fureurs  conçoit,  555 

Seule  du  doulx  sommeil  le  charme  ne  reçoit, 

V.  53o.  L'expression  de  «mignard  Cupidon  »  est  employée  par  Desportes  dans  son 
poème  sur  Roland  furieux  (version  manuscrite). 

V.  53/».  «  Le  chevalier  pressé  de  sommeil  commanda  qu'on  accoustrat  le  lict.  v 

V.  537  sqq.  «  A  quoy  Violante,  pour  se  monstrer  plus  affectionnée,  se  coucha  la 
première,  et  incontinent  qu'ils  furent  au  lict,  Janicque,  ayant  accoustré  les  rideaux,  se 
sftisit  de  l'épée  du  chevalier,  et...  elle  attacha  sa  corde...,  porta  un  escabeau  en  la 
ruelle  du  lict  et  mist  deux  grans  cousteaux  de  cuisine  dessus.  » 

V.  543.  «  Ce  fait,  elle  esteiijnit  la  chandelle,  et  Feignant  de  sortir,  elle  ferma 
la  porte  enr  elle  el  rentra  dedans.  »  On  voit  que,   iI.h^  tout  ce   1  rteti 

suivi  de  forl  pris  Boaistuau,  toul  en  intervertissant  l'ordre  >lr  oei  tains  détails. 

V.  f)','i.   Le  mis.  porte  :  «  menre  bruit  ». 

V.  r> 5 r> - 5 7 'i .  En  regard  <!<■  <•<■  développement,  Boaistuau  le  contentait  de  dire  : 
<(  Kt  feignant  de  vouloir  dormir,  elle  se  tourna  la  face  de  l'autre  COSté,  et  après  SVOÛt 
demeuré  quelque  espace  de  temps  en  tel  estât,  le  pauvre  infortuné  chevalier 
s'endormit.  » 


Î3ANDELL0    EN    FRANCE    AU    XVI*    SIECLE  I7Q 

Bastit  mille  dessains,  et  Tocéane  rive 
Ne  s'enfle  en  tant  de  ilotz,  lorqu'Aquilon  estrive 
\  rencontre  d'Auster,  que  son  cœur  irrite 
Est  de  divers  pensers  ça  et  là  agité  ;  56o 

Ne  songe  que  de  meurtre,  enragée,  insensée, 
Et  plus  d'humanité  ne  loge  en  sa  pensée. 
Deçà  delà  se  tourne,  et  ne  sçait  plus  comment 
EH'  pourra  retenir  le  brazier  véhément 

De  Tardante  fureur  qui  son  âme  espoinçonne,  565 

Et  du  poingnant  regret  qui  dedans  la  tronçonne. 
«Dieux  vengeurs  (ce  dit  elle),  à  cette  heure  acroissez 
Ma  senglante  furie,  et  si  bien  m'addressez 
Que  je  puisse  élancer  les  foudres  de  vostre  ire 
[f.  i3v°]  Sur  un  qui  la  desdaigne  et  ne  s'en  fait  que  rireî  570 

Mes  mains,  [frappez  le  traistre],  et  faictes  voir  à  tous 
Ce  que  peult  nostre  sexe  agité  de  courroux! 
[Réjouis]  toy,  mon  cœur,  et  contente  ta  rage, 
Et  vous,  mes  yeulx,  riez  en  voiant  ce  carnage!  » 

Achevant  ce  propos  l'ire  qui  la  pressa  575 

Feit  qu'ainsi  forcenée  hors  du  lict  se  lancea, 

Enpoigne  un  des  cousteaulx,  et  cependant  Janicque 

Sur  le  corps  endormi  des  cordages  applicque, 

Y  faict  des  neuds  coulans  où  elle  le  lya, 

Puis  contre  la  paroy  son  dos  elle  appuya,  58o 

Pour  avoir  plus  de  force,  et  ses  pieds  à  la  poultre 

Du  châlit,  attendant  qu'il  falût  passer  outre. 

Las,  pauvre  Didaco,  un  sommeil  ennemy 

Sans  craincte  ce  pendant  te  tenoit  endormy; 

Tu  n'avois  pas  soucy  d'une  telle  avanture  ;  585 

Tu  ne  pensois  qu'alors  se  feit  ta  sépulture. 

Mais  forcé  du  malheur,  gisant  tout  estendu, 

Du  nez  et  de  la  bouche  as  le  sommeil  randu; 

Et  tu  sens  tout  à  coup  la  rude  violance 

D'un  cousteau  menassant  qui  bien  avant  se  lance,  590 

V.  571  et  073.  Le  texte  que  nous  publions  est  corrigé  par  pure  conjecture  ;  le  ms., 
sur  ce  point  contient  des  lacunes  et  des  non-sens  :  v.  571  «  mes  mains  croissez  et  faites 
voir.  . .  »  (avec  deux  syllabes  de  moins);  v.  073  :  «  Horrible  toy  mon  cœur. . .  ». 

V.  58o-58a.  Janicque  «  s'assist  contre  terre,  et  ayant  la  corde  lacée  en  ses  bras, 
elle  s'appuyoit  les  deux  pieds  contre  la  poultre  du  lict,  afin  d'avoir  plus  grande  force  à  la 
tirer,  lorsqu'il  en  seroit  besoing  ». 

V.  58g  sqq.  «  Et  toute  saisie  d'ire,  de  rage  et  de  furie,  enflammée  comme  une 
Médée,  lu  y  darda  la  poincte  de  telle  force  contre  la  gorge  qu'elle  la  perça  de  part  en 
part;  et  le  pauvre  malheureux  pensant  résister  à  son  mal...  fut  estonné  qu'il  se 
sentit  encore  rechargé  de  nouveau,  mesme  si  intrinqué  en  la  corde  qu'il  ne  pouvoit 
mouvoir  ny  pied  ny  main  ;  et  par  l'excessive  violence  du  mal,  le  pouvoir  de  parler 
et  crier  luy  fut  osté. . .  » 


l8o  BUILETIN    ITALIEN 

Et  se  cache  en  ta  gorge,  et  le  sang  qui  saillist 
Feit  que  tout  aussi  tost  le  parler  te  faillist. 
Tu  penses  résister,  mais  la  vieille  qui  tire 
La  corde  des  deux  mains  fait  que  tu  ne  respire; 
Puis  tu  sens  tant  de  coups  redoublez  si  souvent,  5g5 

Qu'à  la  fin  ton  esprit  s'envolle  ainsi  que  vent, 
Laissant  le  foible  corps  puny  de  son  offence, 
[f.  il\]     Pasle,  blême  et  transi,  sans  force  et  sans  deffence. 

Janicque  en  s'aprochant  tout  par  tout  le  tasta, 

Et  le  cognoissant  mort,  en  courant  se  hasta  600 

D'allumer  la  chandelle  à  fin  de  mieux  parfaire 

Et  d'adviser  après  ce  qu'ilz  en  vouldroient  faire, 

Esclaire  auprès  du  lict,  par  tout  rouge  de  sang, 

Où  gisoit  estendu  Didaco  froid  et  blanc. 

Violante  le  vit,  d'horreur  pasle  et  tramblante,  6o5 

Qui,  rouant  dessus  luy  sa  prunelle  sanglante, 

Croist  en  forcenerie,  et  d'un  cry  furieux 

Du  bout  de  son  cousteau  luy  crevant  les  deux  yeulx. 

Parloit  à  eulx  ainsi  :  «  Ah!  meurtriers  de  ma  gloire, 

C'est  par  vous  qu'un  meschant  s'acquesta  la  victoire  610 

De  mon  entier  bonheur,  sortez;  traistres,  sortez 

De  vos  sièges  honteux;  tous  voz  pleurs  sont  jectez!  » 

Ainsi  qu'elle  achevoit  sa  cruelle  harangue, 

Insatiable  en  rage,  ell'  luy  tire  la  langue, 

La  print  d'une  des  mains  et  lors,  en  la  tranchant,  6i5 

Du  fond  de  l'estomach  ces  motz  fut  arrachant  : 

«  Ah  !  langue  abominable,  hélas,  que  de  mensonges, 
Que  de  traistres  propos,  que  d'inutiles  songes 

Y.  699  sqq.  «  Violante  ayant  mis  lin  à  ce  chef-d'œuvre,  commanda  à  Janieque 
d'allumer  la  chandelle,  et  l'ayant  approchée  près  de  la  face  du  chevalier,  elle  cognent 
soudain  qu'il  estoit  >aus  vie.  » 

Y.  602.  A  propos  de  ce  pronom  pluriel  masculin  appliqué  à  deux  femmes,  on  lit 
aussi  chez  Boaistuau  (un  peu  avant  ce  passage)  :  «  Après  que  Violante  l'eus!  accomo- 
dée(la  corde)  ainsi  qu'ils  avoient  projette  ensemble,  elle  en  bailla  le  bout  à  Janicque...  » 
Voir  a n -- 1  » 

V.  606.   Le  ms.  portait  d'abord  ruant,  corrigé  en  rouant. 

V.  G0S-G12.  «  Elle  luy  tira  les  yeux   note  lapoinete  du  cousteau  hors  de  la  : 
s'escrianl  contre  eux:  Ah!  trafstres  yeux,  messagers  de  la  plus  traistresae  Ime  qui 
résida  oneques  en  un  corps  d'homme  mortel,  sortez  désormais   le  vos  sièges  honteux, 
car  la  source  de  \o*  Feinctes  larmes  est  maintenant  tarie  el  seieh< 

V.  Gi'i  sqq.    «  Continuant  sa  rage, elle   s'attaqua  à  la  langue,    I  -iains 

sanglantes  tirée  hors  de  sa  bouche,  el  la  regardant  d'un  oeil  meurtrier,  luy  dist  en  la 
tranchant:  Ali  langue  abominable  et  parjure,  combien  de  mensonges  as  tu  hast)  avant 
que  tu  pousses  laite  brèche  mortelle  à  mon  bonneur,  duquel  me  sentant  maintenant 
par  ton  moyen  pri  vée,  je  m'achemine  franchement  à  la  mort...  » 


BANDELLO    EN    FRANCE    AU    XV l"    SIECLE  I  8  f 

T'a  il  falu  bastir  pour  esbranler  le  fort 

De  l'honneur,  sans  lequel  je  m'en  cours  à  la  mort!  620 

Mais  devant,  pour  le  moins,  j'  ay  pugny  ton  offence, 
Et  faict  que  ton  venin  n'aura  plus  de  puissance.  » 
[f.  i4v°]Or  quand  elle  eut  ainsi  ce  morceau  séparé, 

Son  corroux  pour  cela  n'est  poinct  plus  retiré, 

Mais  au  mcilleu  du  sang  tousjours  plus  se  mutine,  6a5 

Et,  nouvelle  Médée,  en  sa  fureur  s'obstine  : 

Avec  un  des  cousteaux  l'estomach  luy  ovrit, 

De  sorte  qu'à  l'instant  le  cœur  se  descouvrit, 

L'arrache  de  sa  place,  et  de  poincte  et  de  taille 

Elle,  en  grinçant  les  dens,  cent  mille  coups  luy  baille,        63o 

Criant  horriblement  :  «Ha!  cœur  diamantin, 

C'est  toy  qui  as  ordy  les  trames  du  destin 

Qui  me  fait  malheureuse  et  qui  fait  que  j'exerce 

Or  une  cruaulté  qui  semble  bien  diverse! 

Las,  que  n'ay  je  peu  veoir  ainsi  tes  fixions  ;  635 

Je  ne  fusse  abismée  en  tant  de  passions!  » 

Et  n'ayant  délaissé  une  partie  entière, 

Qui  n'eust  senti  l'effort  de  sa  dextre  meurtrière, 

S'acharnant  sur  ce  corps  comme  un  loup  affamé, 

Qui,  sortant  hors  d'un  bois,  trouve  un  camp  désarmé      640 

D'innocens  agneletz,  pelle  melle  se  vire, 

Et  convoicteus  de  sang  les  démembre  et  descire, 

Elle  tout  en  ce  poinct  un  seul  lieu  ne  laissa 

Dessus  ce  pauvre  corps,  qui  delà  qui  deçà 

Ne  monstrat  la  rigueur  de  son  âme  offencée,  645 

Et,  le  frappant  tousjours,  s'escrioit  insensée  : 

«Ah!  infecte  charogne,  autresfois  la  maison 

De  toute  faulceté,  fainctise  et  trahison, 

Ores  tu  es  paiée  ensuivant  ton  mérite  ; 

Mais  ta  punition  encor  est  trop  petite!  »  65o 

V.  6a3.  «  Et  ayant  séparé  ce  petit  membre  d'avec  le  reste  du  corps...  » 

V.  6a6.  La  comparaison  avec  Médée  est  déjà  dans  Boaistuau,  mais  un  peu  plus 
haut  (voir  note  au  v.  089). 

V.  63 1  sqq.  «  Ah!  cueur  diamantin,  sur  l'enclume  duquel  ont  été  forgées  les 
infortunées  trames  de  mes  cruels  destins,  que  ne  te  pouvois-je  aussi  bien  veoir  à  descouvert 
le  passé  comme  je  fais  ores  !  » 

V.  637  sqq.  «  Puis  acharnée  sur  ce  corps  mort,  comme  un  lyon  affamé  sur  sa  proye, 
il  ny  eust  presque  partie  à  laquelle  elle  ne  donnast  quelque  atteinte.  »  Boaistuau 
a  supprimé  toute  allusion  à  d'autres  mutilations,  pour  ainsi  dire  inévitables;  Ban- 
dello  disait  :  «  Qualche  altra  parte  del  corpo  che  per  onestà  mi  taccio  gli  recise.  » 

V.  6/»7  sqq.  «  0  charowjne  infaicte,  qui  a  esté  autrefois  l'organe  de  la  plus  infidèle 
et  desloyale  âme,...  or  es-tu  maintenant  payée  de  desserte  condigne  à  tes  mérites.  » 


ï8a  BULLETIN   ITALIEN 

[f.  i5]    Tant  estoit  hors  de  soy  que  jamais  n'eust  cessé 
De  tousjours  massacrer,  si  son  bras  trop  lassé 
Ne  luy  eust  fait  lâcher  son  cousteau  par  contraincte, 
Pour  parler  à  Janique  entremorte  de  craincte, 
Qui  transie  à  demy  et  pleine  de  terreur,  655 

Pensoit  voir  des  enfers  la  plus  grande  fureur. 

«  Janicque  (ce  dit-elle),  ores  je  suis  contente: 

Je  sens  desjà  mon  mal  qui  peu  à  peu  s'alente  ; 

Desjà  je  ne  sens  plus  tant  de  soucis  mordans, 

Et  plus  tant  de  remors  ne  m'agitent  dedans.  660 

Que  la  mort  maintenant  m'environne  d'alarmes, 

Je  me  présenteray  nue  encontre  ses  armes. 

C'est  par  ce  seul  moyen  que  je  me  puis  guérir. 

Puisqu'il  n'y  a  plus  rien  qui  m'empêche  à  mourir. 

Vien  donc;  traînons  ce  corps  au  milieu  de  la  rue,  665 

Car  je  veulx  que  sa  mort  à  chacun  soit  cognuë, 

Tout  ainsi  qu'à  chascun  mon  honneur  descrié 

Par  sa  desloiauté  a  esté  publié; 

Et  puis  après,  ma  mie,  il  fault  que  tu  t'appreste 

De  sortir  du  danger  qui  nous  pend  sur  la  teste.  670 

Voilà  l'argent  promis,  et  si  voilà  encor 

Quelques  pierres  en  œuvre  et  quelques  aneaux  d'or. 

Pour  ce  avise,  Janicque,  et  d'une  briefve  fuite 

Eschappe  le  naufrage  où  je  me  précipite.  » 

Ce  dit,  sans  s'arrester,  se  chargèrent  du  corps,  6;5 

Et  par  une  fenestre  ilz  l'ont  gecté  dehors 

Au  milieu  de  la  rue;  et  Janicque,  sur  l'heure, 

En  plourant  print  congé  et  là  plus  ne  demeure, 

V.  654  sqq.  «  Puis  elle  dist  à  Janicque  (laquelle  avecques  une  grande  terreur  avoit 
ce  pendant  contemplé  tous  ses  gestes):  Janicque, je  me  sens  maintenant  si  allégée 
de  mon  mal  que,  vienne  la  mort,  quand  elle  voudra,  elle  me  trouvera  forte  et 
robuste. . .  » 

V.  CG3.  Le  ms.  porte  :  «  que  je  ne  puis  guérir.  » 

V.  665-G68.  «  Ayde  moy  donc  à  traîner  ce  corps  hors  de  la  maison  de  mon  père,  en 
laquelle  je  fuz  premièrement  violée...  car  ainsi  qu'il  a  esventé  mon  honneur  et  publié 
par  tout,  aussi  veulx  je  que  la  vengeance  soit  manifestée...  » 

V.  671-680.  Le  contenu  de  ce  développement  est  fourni  par  Boaisiuan,  mais  dam 
un  ordre  différent  :  <<  A  quoy  obéissant  Janicque,  elle  prinl  avecques  Violante  le 
corps  du  chevalier  et  le  précipitèrent  par  l'une  des  fènestrei  de  la  chambre  en  bas 
sur  le  pavé,  avec  toutes  ses  parties.  Ce  faict,  elle  dist  à  Janicque  :  t  Prends  ceste 
»  boette  avec  tout  ce  qu'il  y  a  d'argent  et  V embarque  au  premier  port  que  tu  trouveras, 
»  et  t'en  vas  en  Afrique,  et  sauve  ta  vie  par  une  prompte  faille.. .  a  El  ayant  donné  ordre 
à  son  département,  elle  print  le  triste  congé  île  sa  maistresse  el  l'en  \a  à  la  bonne 
fortune,  sans  que  depuis  on  sceust  entendre  aucunes  nouvelles,  quelque  poursuytto 
qu'on  en  sceut  faire.  » 

V.  67G.  Sur  ce  pronom  masculin,  voir  ci-dessus  la  note  au  v.  Goa. 


BANDELL0   EN   FRANCE    AU   XVI*   SïKCLE  1 83 

[f.  i5ve]  S'embarque  au  premier  port,  et  si  bien  se  perdit 

Que  jamais  du  despuis  rien  ne  s'en  entendit.  680 

Aussi  tost  qu'il  fut  jour,  les  premiers  qui  passèrent 
Au  travers  de  la  rue  esbahis  s'amassèrent 
En  cerne  autour  du  corps  tout  senglant  et  tout  nu, 
Sans  que  d'un  seul  d'entre  eulx  il  peult  estre  cogneu, 
Ne  qui  l'avoit  tué,  estonnez  au  possible  :  685 

Qui  pouvoit  avoir  faict  un  acte  si  terrible  ? 
Et  ainsi  que  le  bruit  de  cette  cruauté 
Peu  à  peu  s'espandit  par  toute  la  cité, 
Chacun  est  acouru,  comme  à  voir  un  miracle, 
Au  lieu  où  estoit  fait  ce  furieux  spectacle.  690 

Tout  en  bruit  par  la  rue,  et  ne  peut  on  penser 
Qui  sont  ceulx  qui  ont  peu  tant  de  rage  exercer, 
Ny  qui  estoit  le  mort,  ny  par  quelle  fortune 
On  l'avoit  délaissé  en  place  si  commune. 
Or,  ainsi  qu'ilz  en  font  un  divers  jugement,  6q5 

Et  que  l'un  dit  cecy,  l'autre  tout  autrement, 
Violante  d'un  lieu  où  elle  s'estoit  mise, 
Oyant  comme  un  chascun  à  plaisir  en  devise, 
Est  descendue  en  bas,  et  leur  a  dict  ainsi  : 
u  Messieurs,  c'est  pour  néant  que  vous  avez  soucy  700 

De  descouvrir  ce  fait;  vous  ne  le  pouvez  faire. 
C'est  moy  seulle  qui  peult  de  tout  vous  satisfaire. 
Je  sçay  qui  est  le  mort  et  si  je  sçay  pourquoi 
Il  a  esté  tué,  et  nul  autre  que  moy.  » 
Elle  parloit  encor  que  ceux  de  la  justice,  705 

Qui  avoient  entendu  le  bruict  du  maléfice, 
[f.  16]    Arrivèrent  au  lieu  pour  sçavoir  que  c'estoit; 
Et  voiant  que  chascun  Violante  escoutoit, 


V.  681.  «  Sitost  que  le  jour  fut  apparu,  les  premiers  qui  passoient  par  la  rue 
apperceurent  ce  corps. . .  » 

V.  687-689.  «  Duquel  le  bruit,  estendu  par  toute  la  ville,  incita  plusieurs  à  le  venir 
veoir.  » 

V.  6g5.  Desportes  a  supprimé  diverses  hypothèses  faites  par  les  curieux  : 
a  Jugeoient...  que  c'estoient  quelques  voleurs  de  nuict  qui  l'avoient  ainsi  meurtry.  » 

V.  697-699.  «  Et  Violante,  qui  estoit  à  la  fenestre,  entendant  toutes  ces  contentions 
entre  eux,  descendit  à  bas....  » 

V.  700-70/i.  c  Messieurs,  vous  estes  icy  en  controverse  d'une  chose  de  laquelle  si 
j'estois  interrogée  par  les  magistrats  de  ceste  cité,  j'en  rendrois  asseuré  tesmoignage  ; 
et  à  peine  peut  ce  meurtre  estre  descouvert  par  autre  que  par  moy.  »  Les  témoins  la 
croient  sans  peine,  car  ils  pensent  que  l'assassinat  est  le  résultat  d'une  rixe  entre  ses 
galants. 

V.  705-710.  Chez  Boaistuau  on  va  chercher  les  juges  après  les  premières  déclara- 
tions de  Violante;  lorsqu'ils  arrivent  ils  la  trouvent  «plus  asseurée  qu'aucun  des 
autres  spectateurs;  laquelle  à  l'heure  ils  interrogèrent  sur  le  faict  de  ce  meurtre», 


l84  BULLETIN    ITALIEN 

Qui  l'assuroit  sçavoir  d'une  façon  hardie, 

Hz  la  font  approcher  à  fin  qu'elle  leur  die.  710 

Elle,  sans  s'estonner,  grave  en  geste  et  en  port, 

0  Messieurs,  ce  a  elle  dit,  vous  voiez  icy  mort 

Le  seigneur  Didaco;  d'en  dire  davantage, 

11  fault  devant  mander  tous  ceulx  de  son  lignage, 

Qui  y  ont  intérest:  puis  je  diray  comment  7 1 5 

Il  a  esté  ainsi  meurdri  cruellement  ». 

A  ce  mot,  tout  le  peuple  est  tressailly  de  craincte  ; 

Leur  poictrine  est  d'horreur  pantoisement  attaincte. 

Les  juges  estonnez,  qui  y  veulent  pourveoir, 

Aux  parens  du  defîunct  l'ont  soudain  fait  sçavoir.  720 

Qui  peu  après  disner  au  palais  se  trouvèrent, 

Où  tout  incontinent  meintz  autres  arrivèrent, 

Désireux  de  sçavoir  comme  avoit  esté  fait, 

En  quel  lieu  et  pourquoy  si  terrible  forfait. 

Quand  tout  fut  assamblé  et  qu'un  estroit  silence  725 

Fut  enjoinct  par  trois  fois  à  toute  l'assistance, 
Violante  se  lève,  et  si  tost  qu'elle  a  veu 
Gomme  pour  l'escouter  ung  chascun  s'estoit  teu, 
Sans  signe  de  douleur,  d'une  grâce  asseurée, 
Tenant  en  bas  la  veue,  et  doulce  et  mesurée,  730 

D'une  voix  haut  sonnant  entrouvrit  son  discours, 
Et  pour  commencement  leur  compta  les  amours 
De  Didaco  et  d'elle,  et  que,  bruslant  d'envie, 
[f.i6v°]  Durant  plus  de  deux  ans  il  l'a  voit  poursuivie 

Par  toutes  les  façons  qu'un  amant  peult  dresser,  735 

Sans  que  pour  tout  cela  il  peult  rien  avancer; 

Car  bien  qu'elle  l'aimast,  sa  vertu  glorieuse 

Des  assaulx  de  l'amour  restoit  victorieuse  ; 

Et  comme  Didaco  tellement  s'embrasa 

Du  feu  de  cet  amour,  qu'en  fin  il  l'espouza  ;  7*0 

V.  711-71G.  «  Mais  sans  s'estonner  aucunement,  elle  leur  respondit  :  Caluv  que 
vous  voyez  mort  icy  est  Le  chevalier  Didaco.  Et  parce  que  plusieurs  ont  Lntéresl  1  >a 
mort  (comme  son  beau-père,  sa  femme  et  autres  parens),  vou-  les  IVr<  /,  s  il  vous 
plaist,  appeller  à  lin  qu'en  leur  présence  j'en  dise  ce  que  j'en  scay.  » 

V.  717-73/1.  «  Dequoj  Les  jugei  espouënlez,  de  voir  ud  m  grand  seigneur  sinsl 
cruellement  tué,  la  meirent  en  seure  garde  jusque!  1  l'après-disnée,  où  tous  le< 
dessus  nomme/  furent  appelle/;  Lesquels  Se  trmivïrent  nu  palais  avec  si  grand  nombre 

de  peuple  (ju 'à  peine  Les  Jugea  pouvoienl  avoir  place.  » 

V.  7»5  sqq,  Le  discourt  de  Violante  esl  plui  redondant  stuau 

en  donne  UO  sommaire,  dont  le  poète  l'est  à  peine  écarté,  m.o>  qu'il  a  développé. 

\       >'i.  1  Quatorze  ou  quinze  mois.  » 


BANDELLO   EN    FRANCE    AU    XVI0    SIÈCLE  1 85 

Mais  que,  pour  les  raisons  qu'il  mit  en  évidence, 

Il  vouleust  que  pour  lors  se  teust  son  alliance, 

Et  comme  du  despuis  estans  ainsi  liez, 

Avoient  vescu  long  temps  comme  deux  mariez, 

Avec  mille  plaisirs  et  sans  qu'un  seul  divorce  745 

Eust  jamais  commencé  de  troubler  leur  consorce. 

Toutesfois,  à  la  fin,  ainsi  que  sçavoient  tous, 

D'une  nouvelle  femme  il  s'estoit  fait  espoux, 

Et  qu'à  cette  raison  elle,  désespérée 

D'avoir  perdu  l'honneur,  avoit  sa  mort  jurée;  750 

Ce  que  la  nuict  dernière  avoit  exéquuté, 

Descouvrant  le  moyen  par  Janicque  inventé, 

Laquelle,  à  son  advis,  de  trop  vivre  lassée, 

S'estoit  de  quelque  roc  dedans  l'eaue  renversée. 

Et  aiant  bien  au  long  discouru  son  malheur,  755 

Sans  s'estonner  en  rien  ny  changer  de  couleur, 

Se  repose  un  petit,  et  puis,  d'une  voix  forte, 

Parlant  aux  magistratz,  conclud  en  ceste  sorte  : 

«Las,  tout  ce  que  j'ay  dict  n'est  pour  vous  émouvoir; 
Aussi  bien  de  pardon  je  ne  puis  recevoir,  760 

Me  fust  il  présenté,  car  il  faut  que  je  meure  ; 
Seul  en  mon  désespoir  cet  espoir  me  demeure; 
[f.  17]     Et  quand  vostre  sentence  or  me  délivreroit, 
Mon  extrême  fureur  tout  soudain  me  turoit; 
Ou  s'elle  ne  pouvoit,  plustost  cette  main  palle  765 

ïrancheroit  le  filet  de  ma  trame  fatalle. 
Doncq  si  pitié  vous  meut  d'un  subit  jugement, 
Metez  fin,  je  vous  prie,  à  mon  cruel  tourment.  » 

A  tant  elle  se  teut,  et  le  pleur  goûte  à  goûte 

Sort  à  l'envy  des  yeulx  du  peuple  qui  l'escoute,  770 

Agravé  de  pitié,  et  si  gros  de  douleur 

Qu'il  reste  tout  transi  sans  force  et  sans  couleur. 

Leur  âme  est  toute  esmeuë  et  leur  corps  tout  débile: 

Une  eaue  sortant  des  yeulx  sur  leurs  faces  distille, 

V.  744.  «Ils  avoient  vescu  un  an  en  mesnage  ensemble.  » 

V.  750.  c  Puisque  l'autre  luy  avoit  faict  perdre  l'honneur,  elle  avoit  cherché  le 
moyen  de  luy  faire  perdre  la  vie.  » 

V.  751-754.  «  Ce  qu'elle  avoit  exécuté  par  le  secours  de  son  esclave  Janicque,  laquelle, 
à  son  tour,  ennuyée  de  vivre,  s'estoit  précipitée  en  l'eau.  » 

V.  759-768.  «  Elle  leur  dist  pour  conclusion  que  toutes  choses  par  elle  déduictes 
ne  tendoient  point  à  les  émouvoir  à  pitié...  Car  aussi  bien,  disoitelle,  si  vous  me  per- 
mettez d'eschapper  vive  de  voz  mains,  pensans  sauver  mon  corps,  vous  serez  la  cause 
de  l'entière  ruyne  de  mon  âme;  car  de  ces  mains  que  voyez  devant  vous  je  trancheray 
le  fillet  de  ma  désespérée  vie.  » 

V.  769-772.  «  Elle  se  teut  et  laissa  tout  le  peuple  si  estonné  et  agravé  de  pitié,  qu'il 
n'y  avoit  celuy  qui  ne  pleurast  à  chaudes  larmes  l'infortune  de  cette  pauvre  créature.  » 


l86  BULLETIN    ITALIEN 

Leur  cœur  bat  au  dedans,  et  n'ont  pas  le  pouvoir  775 

Assez  long  temps  après  de  parler  ny  mouvoir. 

Tous  estoient  estonnez  d'une  emprise  si  haulte, 

Et  tous  sur  le  deffunct  ilz  rejectoient  la  faulte, 

Plaignans  la  pauvre  fille  à  qui  la  fauceté 

Avoit  souz  bonne  foy  tant  de  mal  appresté.  780 

Et  comme  peu  à  peu  du  palais  ilz  sortirent, 
Tous  ceulx  de  la  justice  à  par  eulx  se  retirent. 
Pour  mettre  ordre  à  ce  fet,  avant  que  commencer, 
Hz  ont  pour  le  deffunct  ung  tumbeau  fait  dresser  ; 
Et  voulans  procéder  d'une  forme  équitable,  786 

Hz  s'informent  du  tout,  et  trouvent  véritable 
Tout  ce  que  Violante  avoit  lors  proposé, 
Sans  que  pour  tout  cela  son  fait  fût  excusé; 
Car,  soit  qu'il  leur  semblast  q'une  telle  vengeance 
Feust  trop  pleine  de  rage  et  d'aspre  violance,  790 

[f.i7V°]  Ou  soit  pour  ce  qu'elle  eust  usé  d'auctorité, 
Bien  qu'elle  la  couvrit  d'une  juste  équité, 
Ou  pour  autres  raisons,  par  sentence  arrestée 
Ordonnent  qu'elle  fût  soudain  décapitée. 
Et  dès  le  l'endemain,  ainsi  qu'on  la  décolle,  790 

Son  âme  ainsi  que  vent  dedans  les  cieux  s'envolle, 
D'ung  grand  ruisseau  de  sang  laissant  la  place  teincte, 
Et  aux  cœurs  des  amans  une  immortelle  craincte. 

V.  778-780.  a  ...remettant  la  faulseté  sur  ce  chevalier  deffunct,  lequel  sous  cou- 
leur de  mariage  l'avoit  deceue.  » 

V.  785  sqq.  Boaistuau  s'étend  plus  longuement  sur  les  divers  points  souini-  à 
l'enquête  des  juges;  ils  retrouvent  le  prêtre  qui  a  béni  le  mariage,  le  serviteur 
.  onfidentde   Didaco,  etc. 

V.  789  sqq.  t  Et  fut  Violante...  condamnée  à  estre  décapitée,  non  seulement 
parce  que  ce  n'estoit  à  elle  à  punir  la  faute  du  chevalier,  mais  pour  la  trop  excessive 
cruauté  de  laquelle  elle  avoit  usé  envers  le  corps  mort.  »  Boaistuau  donne  ensuite 
quelques  détails  que  Desportes  a  négligés,  mais  sur  lesquels  il  y  a  intérêt  à  insister. 
11  dit  donc  :  «  Et  fut  exécutée  en  la  présence  du  duc  de  Galabre  fils  du  roy  Frédéric 
d'Arragon,  qui  estoit  en  ce  temps-là  vice-roy,  et  mourut  depuis  à  Torcy  en  France.»1 
Boaistuau  a  trouvé  ce  détail  dans  une  partie  antérieure  du  récit  de  Bandello,  qu'il 
a  profondément  altéré  :  «  Era  allora  Yicerè  il  signor  duca  di  Calavria,  figliuolo  del  re 
Federico  di  Ragona  che  a  Torsi  in  Francia  mori.  »  Il  esl  \isible  que  c'est  Tours 
(non  Torcy)  que  désigne  ici  le  conteur  lombard,  et  que  cette  mort  est  ©elle,  non  du 
duc  de  Calabre,  mais  du  roi  Frédéric  d'Aragon,  dépossédé  par  Louis  XII  de  ses  États, 
qui  se  réfugia  en  France  et  mourut  en  effel  à  Tours,  Le  g  octobre  i"io6. 

Boaistuau  continue  :  «  L'autheur  italien  descritque  L'esclave Janioque  lutdeffaietc 
avec  sa  maistresse  (telle  est  en  effet  la  version  de  Bandello,  qui  vapta  le  prend  courage 
de  cette  femme);  mais  Paludanus,  espagnol  <!«•  nation,      lequ<  1  ■  es<  ril  l'histoire  en 

Latin  foH  élégant,  scertène iméement  qu'elle  ne  lut  jamais  appréhendt 

j'ay  ensuyvi  comme  Le  plus  probable.  1  Sans  doute  Boaistuau  n'a-i-il  pas  % <>u lu  que 
cette  esclave  fit  preuve  d'un  ausM  grand  courage  que  Violante;  car  pour  ce  qui  esl 
de  l'autorité  de  ce  Paludanus,  ou  a  vu  qu'il  y  avail  Lieu  de  demi  urer  sceptique. 


BORDEAUX.   —    IMPRIMERIES    GOUNOUILHOU,    RUE    GUIRAUDB,    g-I 


879 


Lu  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Échéance 


15 


m.mo 


The  Librory 

University  of  Ottawa 

Date   due 


a39003 


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