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Full text of "Bel-ami. 103 illus"

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AKTES SCIENTIA VERITA: 



_._^_i 


- t. 


GUY DE MAUPASSANT 


Bel-Ami 


I ■ j^ ■'ï- 


PAUL OLLENDORFl", EDIT: Un 


N 


BEL-AMI 


DU MEME AUTEUR 


COLLECTION GRAND IN-18 JÉSUS A 3 FR. 50 LE VOL. 

ROMANS 

Pierre et Jean i vol. 

Fort comine la Mort i vol. 

Notre Cœur i vol. 

Une Vie i vol. 

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Clair de Lune i vol. 

Le Horla i vol. 

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La Maison Tellier. Nouvelle édition revue et aug- 
mentée I vol. 

Monsieur Parent i vol. 

Les Sœurs Rondoli i vol. 

Mademoiselle FlFi . , . i vol. 

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La Vie Errante (avec une couverture illustrée par 

Riou) I vol. 

Au Soleil I vol. 

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Musotte {en collaboration avec Jacques Normand). . i vol. 

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Des Vers. Edition de luxe avec un portrait de Fauteur 

gravé à Teau forte par Le Rat. i vol. in-i6. Prix; 5 fr. 


Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les 
pays, y compris la Suède et la Norvège. 

S'adresser, pour traiter, à M. Paul Ollendorff, Editeur, 28 bis 
rue de Richelieu, Paris. 


GUY DE MAUPASSANT 


BEL-AMI 


Cent trois lliuurations 


FEROrNAND BAC 


PARIS 
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR 

38 bis. RUE DE RICHELIEU, l8 tis 

Tous droit! rifserv^. 





IL A ÉTÉ TIRÉ A PART 


Cent exemplaires sur papiers de luxe^ numérotés 

à la presse y savoir : 

25 exemplaires sur papier du Japon (i à 25). 
75 exemplaires sur papier de Chine (26 à 100). 

(Souscrits par la librairie Rondeau) 


Paris. — Typ Chamerot et Renou.:rd. — ?2666 


Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de sa 
pièce d&^^^nt sous, Georges Duroy sortît du restaurant. 

Comme il portait 'feè au Tlpac nature et par^iose d'an-^ 
cien sou s -officier, il cambra"sa tailleur! s a) sa mtfustaihe' 
d'un geste militaire et familier, et jeta'&ur'ies dîneurs at- 
tardés un regard rapide et circulaire, un de ces regards de 
joli garçon, qui s'étendent comme des coups d'éperVier. 

Les femmes avaient levé la tête vers lui, trois petites 
ouvrières, unç maîtresse de musique entre deux âges, 
ma! peigMee, néêTigée, coiffée d'un chapeau toujours 
poussiéreux et vêtue d'une robe toujours de travers, et 
deux bourgeoises avec leurs maris, habituées de cettâ 
gargotte à prix fixe. 


2 BEL-AMI. 

Lorsqu'il fat sur le trottoir, il demeura un Instant im- 
mobile, se demandant ce qu'il allait faire. On était au 
28 juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante 
pour finir le mois. Cela représentait deux dîners sans 
déjeuners, ou deux déjeuners sans dîners, au choix. Il 
réfléchit que les repas du matin étant de vingt-deux sous, 
au lieu de trente que coûtaient ceux du soir, il lui reste- 
terait, en se contentant des déjeuners, un franc vingt 
centimes de boni, ce qui représentait encore deux colla- 
tions au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le 
boulevard. C'était là sa grande dépense et son grand 
plaisir des nuits ; et il se mit à descendre la rue Notre- 
Dame-de-Lorette. 

Il marchait ainsi qu'au temps où il portait l'uniforme 
des hussards, la poitrine bbmbâèj leârfambes un peu 
entr'ouvertes comme s'il venait de descendre de cheval ; 
et il avançait brutalement dans la rue pleine de monde, 
heurtant les épaules, poussant les gens pour ne point se 
déranger de sa route. Il inclinait légèrement sur l'oreille 
son chapeau à haute forme assez défraîchi, et battait le 
pavé de son tatdn. Il avait l'air de toujours défier quel- 
qu'un, les passants, le? maisons, la ville entière, par chic 
de beau soldat tombé dans le civil. 

Quoique habillé d'un complet de soixante francs, il 
gardait une certaine élégance tapageuse, un peu com- 
mune, réelle cependant. Grand, bien fait, blond, d'un 
blond châtain vaguement roussi, avec une moustache re- 
troussée, qui semblait mousser sur sa lèvre, des yeux 
bleus, clairs, troués d'une pupille toute petite, des che- 
veux frisés naturellement, séparés par une raie au milieu 
du crâne, il ressemblait bien au mauvais sujet des ro- 
mans populaires. 

C'était une de ces soirées d'été où l'air manque dans 


BEL-AMI. 3 

Paris. La ville, Çhayde comme une«u,ve, naraiss^itsuer 
dans la nuit étàuéinliS. Les épiuts soilftiai&ïtC^'ki- leurs 
bouches de granit leurs haleines empestées, et les cuisines 
souterraines jetaient à la rue, par leurs fenêtres basses, les 
miasmes infâmes des eaux devaisselle et des vieilles sauces. 

Les concierges, en manches de chemise, à cheval sur 
des chaises en paille, filmaient ta pipe sous des portes co- 
chères, et les passants allaient d'un pas accablé, le front 
nu, le chapeau à la main. 

Quand Georges Duroy parvint au boulevard, il s'arrêta 
encore, indécis sur ce qu'il 
allait faire. Il avait 
maintenant de gagr 
Champs-Elysées et 1' 
du bois de Boulo- 
gne pour trouver 
un peu d'air frais 
sous les arbres ; 
mais un désir aussi 
le travaillait, celui 
d'une rencontre 


..tEfrn; 


mais il l'attendait 
depuis trois mois, 
tous les jours, tous 
les soirs. Quelque- 
fois cependant, grâce 

par-là, un peu d'amou 
• toujours plus et mieux. 


4 1, j- BEL-AMI. 

La poche vide et le sang botmlant, il Vallumait au con- 
tact des rôdeuses qui murmurent à Tangle des rues : 
« Venez-vous chez moi, joli garçon ? » mais il n'osait les 
suivre, ne les pouvap^cayer; et il attendait aussi autre 
chose, d'autres baisers, moins vulgaires^^ ^vjy>^>\"-^ 

Il aimait cependant les lieux où grouillent les nlles 
publiques, leurs bals, leurs cafés, leurs rues ; il aimait 
les coudoyer, leur parler, les tutoyer, flairer leurs par- 
fums violents, se sentir près d'elles. C'étaient des fem- 
mes enfin, des femmes d'amour. Il ne les méprisait 
point du mépris inné des hommes de famille, y \> -c i^ ■ -^ 

Il tourna vers la^T^aaeleine et suivit le flot de foule 
qui coulait accablé par la chaleur. Les grands cafés, 
pleins de monde, débordaient sur le trottoir, étalant leur 
public de buveurs sous la lumière éclatante et crue de 
leur devanture illuminée. Devant eux, sur de petites tables 
carrées ou rondes, les verres contenaient des liquides 
rouges, jaunes, verts, bruns, de toutes les nuances; et 
dans l'intérieur des carafes on voyait briller les gros 
cylindres transparents de glace qui refroidissaient la 
belle eau claire. 

Duroy avait ralenti sa marche, et l'envie de boire lui 
séchait la gorge. 

Une soif chaude, une soif de soir d'été le tenait, et il 
pensait à la sensation délicieuse des boissons froides, 
coulant dans la bouche. Mais s'il buvait seulement deux 
bocks dans la soirée, adieu le maigre souper du lende- 
main, et il les connaissait trop les heures affamées de 
la fin du mois. 

Il se dit : y II faut que je gagne dix heures et je pren- 
drai mon bock à l'Américain. Nom d'un chien! que j'ai 
soif tout de même ! » Et il regardait tous ces hommes at- 
tablés et buvant, tous ces hommes qui pouvaient se dé- 


BEL-AMI. 5 

saltérer tant qu'il leur plaisait. Il allait, passant devant 
les cafés d'un air crâne et gaillard, et il jugeait d'un coup 
d'œil, à la mine, à Thabit, ce que chaque consomn^ateur 
devait porter d'argent sur lui. Et une colère l'envahissait 
contre ces gens assis et tranquilles. En fouillant leurs 
poches, on trouverait de l'or, de la monnaie blanche et 
des sous. En moyenne, chacun devait avoir au moins 
deux louis ; ils étaient bien uile centaine au café ; cent 
fois deux^ louis font quatre mille francs ! Il murmurait : 
«Les cochons 1» tout en se dandinant avec grâce. S'il 
avait pu en tenir un au coin d'une rue, dans l'ombre 
bien noire, il lui aurait tordu le cou, ma foi, sans scru- 
pule, comme il faisait aux volailles des, p^^ans, aux 
jours de grandes manœuvres. I 

Et il se rappelait ses deux années d'Afrique, la façon 
dont il rançonnait les Arabes dans les petits postes du 
Sud. Et un sourire cruel et gai passa sur ses lèvres 
au souvenir d'une escapade qui avait coûté la vie à 
trois hommes de la tribu des Ouled-Alane et qui leur 
avait valu, à ses camarades et à lui, vingt poules, deux 
moutons et de l'or, et de quoi rire pendant six mois. 

On n'avait jamais trouvé les coupables, qu'on n'avait 
guère cherchés d'ailleurs, l'Arabe étant un peu consi- 
déré comme la proie naturelle du soldat. '*^^. 

A Paris, c'était autre chose. On ne pouvait pas ma- 
rauder gentiment, sabre au côté et revolver au poing, 
loin de la justice civile, en liberté. Il se sentait au cœur 
tous les instincts du sous-ofT lâché en pays conquis. 
Certes iî les regrettait, ses deux années de désert. Quel 
dommage de n'être pas resté là-bas ! Mais voilà, il avait 
espéré mieux en revenant. Et maintenant!... Ah oui, 
c'était du propre, maintenant ! 

Il faisait aller sa langue dans sa bouche, avec un petit 


6 BEL-AMI. 

claquement, comme pour constater la sécheresse de son 
palais. 

La foule glissait autour de lui, exténuée et lente, et il 
pensait toujours : « Tas de brutes ! tous ces imbéciles-là 
ont des sous dans le gilet ». Il bousculait les gens de 
l'épaule, et sifflotait des airs joyeux. Des messieurs 
heurtés se retournaient en grognant; des femmes pro- 
> nonçaient : « En voilà uri animal ! » 

II passa devant le Vaudeville, et s'arrêta en face du 
café Américain, se demandant &'il n'allait pas prendre 
son bock, tant la soif le torturait. Avant de se décider, 
il regarda l'heure aux horloges lumineuses, au milieu de 
la chaussée. Il était neuf heures un quart. Il se connais- 
sait : dès que le verre plein de bière serait devant lui, il 
l'avalerait. Que ferait-il ensuite jusqu'à onze heures? 

Il passa : « J'irai jusqu'à la Madeleine, se dit-il, et je 
reviendrai tout doucement. » 

Gomme il arrivait au coin de la place de l'Opéra, il 
croisa un gros jeune homme, dont il se rappela vague- 
ment avoir vu la tête quelque part. 

Il se mit à le suivre en cherchant dans ses souvenirs, 
et répétant à mi-voix : « Où diable ai-je connu ce parti- 
culier-là ?» » 

Il fouillait dans sa pensée sans parvenir à se le rap- 
peler ; puis, tout d'un coup, par un singulier phénomène 
de mémoire, le même homme lui apparut moins gros, 
plus jeune, vêtu d'un uniforme de hussard. II s'écria tout 
haut : € Tiens, Forestier ! » et, allongeant le pas, il allf 
frapper sur l'épaule du marcheur. L'autre '^ retourna^ 
le regarda, puis dit : — Qu'est-ce que vous me voulez, 
monsieur? 

Duroy se mit à rire : — Tu ne me reconnais pas ? 

— Non. 


BEL-AMI. 7 

— Georges Duroy du 6« hussards. 

forestier tendit les deux mains : — Ah ! mon vieux ! 
comment vas-tu ? 

— Très bien, et toi ? 

— Oh ! moi, pas trop ; figure-toi que j'ai une poi- 
trine de papier mâché maintenant ; je tousse six mois 
sur douze, à la suite d'une bronchite que j'ai attrapée à 
Bougival, l'année de mon retour à Paris, voici quatre 
ans, maintenant. 

— Tiens ! tu as l'air solide, pourtant. 

Et Forestier, prenant le bras de son ancien camarade, 
lui parla de sa maladie, lui raconta les consultations, les 
opinions et les conseils des médecins, la difficulté de 
suivre leurs avis dans sa position. On lui ordonnait de 
passer l'hiver dans le Midi ; mais le pouvait-il ? Il était 
marié et journaliste, dans une belle situation. 

— Je dirige la politique à la Vie Française. Je fais le 
Sénat au Saluty et, de temps en temps, des chroniques 
littéraires pour la Planète. Voilà, j'ai fait mon chemin. 

Duroy, surpris, le regardait. Il était bien changé, bien 
mûri. Il avait maintenant une allure, une tenue, un cos- 
tume d'homme posé, sûr de lui, et un ventre d'homme 
qui dîne bien. Autrefois il était maigre, mince et souple, 
étourdi, casseur d'assiettes, tapageur et toujours en train. 
En trois ans Paris en avait fait quelqu'un de tout autre, 
de gros et de sérieux, avec quelques cheveux blancs sur 
les tempes, bien qu'il n'eût pas plus de vingt-sept ans. 

Forestier demanda : — Où vas-tu? 

Duroy répondit : — Nulle part, je fais un tour avant 
de rentrer. 

— Eh bien, veux-tu m'accompagner à la Vie Fran- 
çaisCy où j'ai des épreuves à corriger ; puis nous irons 
prendre un bock ensemble? 


8 ' BEL-AMI. 

— Je te suis. 

Et ils se mirent à marcher en se tenant par le bras, 
avec cette familiarité facile qui subsiste entre compa- 
gnons d'école et entre camarades de régiment. 

Qu'est-ce que tu fais à Paris ? — dit Forestier. 

Duroy haussa les épaules : — Je crève de faim, tout 
simplement. Une fois mon temps fini, j'ai voulu venir ici 
pour... pour faire fortune ou plutôt pour vivre à Paris ; 
et voilà six mois que je suis employé aux bureaux du 
chemin de fer du Nord, à quinze cents francs par an, 
rien de plus. 

Forestier murmura : — Bigre, ça n'est pas gras. 

— Je te crois. Mais comment veux-tu que je m'en 
tire ? Je suis seul, je ne connais personne, je ne peux me 
recommander à personne. Ce n'est pas la bonne volonté 
qui me manque, mais les moyens. 

Son camarade le regarda des pieds à la tête, en 
homme pratique, qui juge un sujet, puis il prononça 
d'un ton convaincu : — Vois-tu, mon petit, tout dépend 
de l'aplomb, ici. Un homme un peu malin devient plus 
facilement ministre que chef de bureau. Il faut s'impo- 
ser et non pas demander. Mais comment diable n'as-tu 
pas trouvé mieux qu'une place d'employé au Nord ? 

Duroy reprit : — J'ai cherché partout, je n'ai rien dé- 
couvert. Mais j'ai quelque chose en vue en ce moment, 
on m'offre d'entrer comme écuyer au manège Pellerin. 
Là, j'aurai, au bas mot, trois mille francs. 

Forestier s'arrêta net : — Ne fais pas ça, c'est stupide, 
quand tu devrais gagner dix mille francs. Tu te fermes 
l'avenir du coup. Dans ton bureau, au moins, tu es ca- 
ché, personne ne te connaît, tu peux en sortir, si tu es 
fort, et faire ton chemin. Mais, une fois écuyer, c'est fini. 
C'est comme si tu étais maître d'hôtel dans une maison 


BEL-AMI. 9 

où Tout-Paris va dîner. Quand tu auras donné des leçons 
d'équitation aux hommes du monde ou à leurs fils, ils 
ne pourront plus s'accoutumer à te considérer comme 
leur égal. 

Il se tut, réfléchit quelques secondes, puis demanda : 

— Es-tu bachelier? 

— Non. J'ai échoué deux fois. 

— Ça ne fait rien, du moment que tu as poussé tes 
études jusqu'au bout. Si on parle de Cicéron ou de 
Tibère, tu sais à peu près ce que c'est ? 

— Oui, à peu près. 

— Bon, personne n'en sait davantage, à l'exception 
d'une vingtaine d'imbéciles qui ne sont pas fichus de se 
tirer d'affaire. Ça n'est pas difficile de passer pour fort, 
va ; le tout est de ne pas se faire pincer en flagrant délit 
d'ignorance. On manœuvre, on esquive la difficulté, on 
tourne l'obstacle, et on colle les autres au moyen d'un 
dictionnaire. Tous les hommes sont bêtes comme des 
oies et ignorants comme des carpes. 

Il parlait en gaillard tranquille qui connaît la vie, et il 
souriait en regardant passer la foule. Mais tout d'un 
coup il se mit à tousser, et s'arrêta pour laisser finir la 
quinte, puis, d'un ton découragé : — Est-ce pas assom- 
mant de ne pouvoir se débarasser de cette bronchite? Et 
nous sommes en plein été. Oh ! cet hiver, j'irai me gué- 
rir à Menton. Tant pis, ma foi, la santé avant tout. 

Ils arrivèrent au boulevard Poissonnière, devant une 
grande porte vitrée, derrière laquelle un journal ouvert 
était collé sur ses deux faces. Trois personnes arrêtées 
le lisaient. 

Au-dessus de la porte s'étalait, comme un appel, en 
grandes lettres de feu dessinées par des flammes de gaz : 
La Vie Française, Et les promeneurs passant brusque- 


■ment dans la clarté que jelaienl ces trois mots éclatants 
apparaissaient tout-à-coup en pleine lumière, visibles, 


monta un escalier luxeux et sale Si*^ 

que toute la rue voyait, parvint 

dans une antichambre, dont les 

deux garçons de bureau saluèrent son camarade, puis 

s'arrêta dans une sorte de salon d'attente, poussiéreux 


BEL-AMI. II 

et frippé, tendu de faux velours d'un vert pisseux, criblé 
de taches et rongé par endroits, comme si des souris 
l'eussent grignoté. 

— Assieds-toi, dit Forestier, je reviens dans cinq mi- 
nutes. 

Et il disparut par une des trois sorties qui donnaient 
dans ce cabinet. 

Une odeur étrange, particulière, inexprimable, Todeur 
des salles de rédactnm, notait dans ce lieu. Duroy demeu- 
rait immobile, un peu intimidé, surpris surtout. De temps 
en temps des hommes passaient devant lui, en courant, 
entrés par une porte et partis par l'autre avant qu'il eût 
le temps de les regarder. 

C'étaient tantôt des jeunes gens, très jeunes, l'air 
affairé, et tenant à la main une feuille de papier qui 
palpitait au vent de leur course; tantôt des ouvriers 
compositeurs, dont la blouse de toile tachée d'encre lais- 
sait voir un col de chemise bien blanc et un pantalon 
de drap pareil à celui des gens du monde; et ils por- 
taient avec précaution des bandes de papier imprimé, 
des épreuves fraîches, tout humides. Quelquefois un 
petit monsieur entrait, vêtu avec une élégance trop appa- 
rente, la taille trop serrée dans la redingote, la jambe 
trop moulée sous l'étoffe, le pied étreint dans un soulier 
trop pointu, quelque reporter mondain apportant les 
échos de la soirée. 

D'autres encore arrivaient, graves, importants, coiffés 
de hauts chapeaux à bords plats, comme si cette forme 
les eût distingués du reste des hommes. 

Forestier reparut tenant par le bras un grand garçon 
maigre, de trente à quarante ans, en habit noir et en cra- 
vate blanche, très brun, la moustache roulée en pointes 
aiguës, et qui avait l'air insolent et content de lui. 


12 BEL-AMI. 

Forestier lui dit : — Adieu, cher maître. 

L'autre lui serra la main : — Au revoir, mon cher, — 
et il descendit Tescalier en sifflotant, la canne sous le 
bras. 

Duroy demanda : — Qui est-ce? 

— C'est Jacques Rival, tu sais, le fameux chroniqueur, 
le duelliste. Il vient de corriger ses épreuves. Garin, 
Montel et lui sont les trois premiers chroniqueurs d'es- 
prit et d'actualité que nous ayons à Paris. Il gagne ici 
trente mille francs par an pour deux articles par semaine. 

Et comme ils s'en allaient, ils rencontrèrent un petit 
homme à longs cheveux, gros, d'aspect malpropre, qui 
montait les marches en soufflant. 

Forestier salua très bas: — Norbert de Varenne, -dit- 
il, le poète, l'auteur des Soleils morts, encore un homme 
dans les grands prix. Chaque conte qu'il nous donne 
coûte trois cents francs, et les plus longs n'ont pas 
deux cents lignes. Mais entrons au Napolitain, je com- 
mence à crever de soif. 

Dès qu'ils furent assis devant la table du café, Fo- 
restier cria : « Deux bocks », et il avala le sien d'un 
seul trait, tandis que Duroy buvait la bière à lentes gor- 
gées, la savourant et la dégustant, comme une chose pré- 
cieuse et rare. 

Son compagnon se taisait, semblait réfléchir, puis tout 
à coup : — Pourquoi n'essayerais-tu pas du journalisme ? 

L'autre, surpris, le regarda ; puis il dit : — Mais... 
c'est que... je n'ai jamais rien écrit. 

— Bah ! on essaye, on commence. Moi, je pourrais l'em- 
ployer à aller me chercher des renseignements, à faire 
des démarches et des visites. Tu aurais au début, deux 
cent cinquante francs et tes voitures payées. Veux-tu que 
j'en parle au directeur? 


BEL-AMI. i3 

— Mais certainement que je veux bien. 

— Alors, fais une chose, viens dîner chez moi demain; 
j'ai cinq ou six personnes seulement, 1^ patron, M. Wal- 
ter, sa femme, Jacques Rival et Norbert de Varenne, que 
tu viens de voir, plus une amie de Mme Forestier. Est-ce 
entendu ? 

Duroy hésitait, rougissant, perplexe. Il murmura enfin : 
— C'est que... je n'ai pas de tenue convenable. 

Forestier fut stupéfait : — Tu n'as pas d'habit ? Bigre ! 
en voilà une chose indispensable pourtant. A Paris, 
vois-tu, il vaudrait mieux n'avoir pas de lit que pas 
d'habit. 

Puis tout-à-coup, fouillant dans la poche de son gilet, 
il en tira une pincée d'or, prit deux louis, les posa devant 
son ancien camarade, et, d'un ton cordial et famillier : — 
Tu me rendras ça quand tu pourras. Loue ou achète au 
mois, en donnant un acompte, les vêtements qu'il te 
faut; enfin arrange-toi, mais viens dîner à la maison, 
demain, sept heures et demie, 17, rue Fontaine. 

Duroy, troublé, ramassait l'argent en balbutiant : — 
Tu es trop aimable, je te remercie bien, sois certain 
que je n'oublierai pas... 

L'autre l'interrompit : — Allons, c'est bon. Encore 
un bock, n'est-ce pas ? — Et il cria : — Garçon, deux 
bocks I 

Puis, quand ils les eurent bus, le journaliste demanda : 

— Veux-tu flâner un peu, pendant une heure ? 

— Mais certainement. 

Et ils se remirent en marche vers la Madeleine. 

— Qu'est-ce que nous ferions bien? demanda Fores- 
tier. On prétend qu'à Paris un flâneur peut toujours 
s'occuper ; ça n'est pas vrai. Moi quand je veux flâner, 
Je soir, je ne sais jamais où aller. Un tour au Bois n'est 


14 BEL-AMI, 

amusant qu'avec une femme, et on n'en a pas toujours 
une sous la main; les cafés-concerts peuvent distraire 
mon pharmacien et son épouse, mais pas moi. Alors, 
quoi faire? Rien. Il devrait y avoir ici un jardin d*été, 
comme le parc Monceau, ouvert la nuit, où on enten- 
drait de la très bonne musique en buvant des choses 
fraîches sous les arbres. Ce ne serait pas un lieu de 
plaisir, mais un lieu de flâne; et on payerait cher pour 
entrer, afin d'attirer les jolies dames. On pourrait mar- 
cher dans des allées bien sablées, éclairées à la lumière 
électrique, et s'asseoir quand on voudrait pour écouter 
la musique de près ou de loin. Nous avons eu à peu 
près ça autrefois chez Musard, mais avec un goût de 
bastringue et trop d'airs de danse, pas assez d'étendue, 
pas assez d'ombre, pas assez de sombre. Il faudrait un 
très beau jardin, très vaste. Ce serait charmant. Où 
veux-tu aller? 

Duroy, perplexe, ne savait que dire ; enfin, il se dé- 
cida : — Je ne connais pas les Folies-Bergère. J'y ferais 
volontiers un tour. 

Son compagnon s'écria : — Les Folies-Bergère, bigre I 
nous y cuirons comme dans une rôtissoire. Enfin, soit, 
c'est toujours drôle. 

Et ils pivotèrent sur leurs talons pour gagner la rue du 
Faubourg-Montmartre. 

La façade illuminée de l'établissement jetait une 
grande lueur dans les quatre rues qui se joignent devant 
elle. Une file de fiacres attendait la sortie. 

Forestier entrait, Duroy l'arrêta : 

— Nous oublions de passer au guichet. 
L'autre répondit d'un ton important. 

— Avec moi on ne paye pas. 

Quand il s'approcha du contrôle, les trois contrôleurs 


BEL-AMI. l5 

le saluèrent. Celui du milieu lui tendit la main. Le jour- 
naliste demanda : 

— Avez-vous une bonne loge? 

— Mais, certainement, monsieur Forestier. 

Il prit le coupon qu'on lui tendait, poussa la porte 
matelassée, à battants garnis de cuir, et ils se trouvèrent 
dans la salle. 

Une vapeur de tabac voilait un peu, comme un très 
fin brouillard, les parties lointaines, la scène et Fautre 
côté du théâtre. Et s'élevant sans cesse, en minces filets 
blanchâtres, de tous les cigares et de toutes les ciga- 
rettes que fumaient tous ces gens, cette brume légère 
montait toujours, s'accumulait au plafond, et formait, 
sous le large dôme, autour du lustre, au-dessus de la 
galerie du premier chargée de spectateurs, un ciel en- 
nuagé de fumée. 

Dans le vaste corridor d'entrée qui mène à la prome- 
nade circulaire, où rôde la tribu parée des filles, mêlée 
à la foule sombre des hommes, un groupe de femmes 
attendait les arrivants devant un des trois comptoirs où 
trônaient, fardées et défraîchies, trois marchandes de 
boissons et d'amour. 

Les hautes glaces, derrière elles, reflétaient leurs dos 
et les visages des passants. 

Forestier ouvrait les groupes, avançait vite, en 
homme qui a droit à la considération. [^- ^ 

Il s'approcha d'une ouvreuse : — La loge dix-sept? — 
dit-il. 

— Par ici, monsieur. 

Et on les enferma dans une petite boîte en bois, dé- 
couverte, tapissée de rouge, et qui contenait quatre 
chaises de même couleur, si rapprochées qu'on pouvait 
à peine se glisser entre elles. Les deux amis s'assirent ; 


l6 BEL-AMI. 

et, à droite comme à gauche, suivant une longue ligne 
arrondie aboutissant à la scène par les deux bouts, une 
suite de cases semblables contenait des gens assis éga- 
lement et dont on ne voyait que la tête et la poitrine. 

Sur la scène, trois jeunes hommes en maillot collant, 
un grand, un moyen, un petit, faisaient, tour à tour, des 
exercices sur un trapèze. 

Le grand s'avançait d'abord, à pas courts et rapides, 
en souriant, et saluait avec un mouvement de la main 
comme pour envoyer un baiser. 

On voyait, sous le maillot, se dessiner les muscles 
des bras et des jambes ; il gonflait sa poitrine pour dissi- 
muler son estomac trop saillant; et sa figure semblait 
celle d'un garçon coiffeur, car une raie soignée ouvrait 
sa chevelure en deux parties égales, juste au milieu du 
crâne. Il atteignait le trapèze d'un bond gracieux, et, 
pendu par les mains, tournait autour comme une roue 
lancée ; ou bien, les bras roides, le corps droit, il se 
tenait immobile, couché horizontalement dans le vide, 
attaché seulement à la barre fixe par la force des poi- 
gnets. 

Puis il sautait à terre, saluait de nouveau en souriant 
sous les applaudissements de l'orchestre, et allait se 
coller contre le décor, en montrant bien, à chaque pas, 
la musculature de sa jambe. 

Le second, moins haut, plus trapu, s'avançait à son 
tour et répétait le même exercice, que le dernier recom- 
mençait encore, au milieu de la faveur plus marquée 
du public. 

Mais Duroy ne s'occupait guère du spectacle, et, la 
tête tournée, il regardait sans cesse derrière lui le grand 
promenoir plein d'hommes et de prostituées. 

Forestier lui dit : « Remarque donc l'orchestre : rien 


BEL-AMI. 17 

que des bourgeois avec leurs femmes et leurs enfants, de 
bonnes têtes stupides qui viennent pour voir. Aux loges, 
des boulevardiers, quelques artistes, quelques filles de 
demi-choix ; et, derrière nous, le plus drôle de mélange 
qui soit dans Paris. Quels sont ces hommes? Observe-les. 
Il y a de tout, de toutes les professions et de toutes les 
castes, mais la crapule domine. Voici des employés, em- 
ployés de banque, de magasin, de ministère, des repor- 
ters, des souteneurs, des officiers en bourgeois, des 
gommeux en habit, qui viennent de dîner au cabaret et 
qui sortent de TOpéra avant d'entrer aux Italiens, et puis 
encore tout un monde d'hommes suspects qui défient 
l'analyse. Quant aux femmes, rien qu'une marque : la 
soupeuse de l'Américain, la fille à un ou deux louis qui 
guette l'étranger de cinq louis et prévient ses habitués 
quand elle est libre. On les connaît toutes depuis six 
ans ; on les voit tous les soirs, toute l'année, aux mêmes 
endroits, sauf quand elles font une station hygiénique 
à Saint- Lazare ou à Lourcine. » 

Duroy n'écoutait plus. Une de ces femmes, s'étant 
accoudée à leur loge, le regardait. C'était une grosse 
brune à la chair blanchie par la pâte, à l'œil noir, al- 
longé, souligné par le crayon, encadré sous des sourcils 
énormes et factices. Sa poitrine, trop forte, tendait la 
soie sombre de sa robe ; et ses lèvres peintes, rouges 
comme une plaie, lui donnaient quelque chose de bes- 
tial, d'ardent, d'outré, mais qui allumait le désir cepen- 
dant. 

^ Elle appela, d'un signe de tête, une de ses amies qui 
passait, une blonde aux cheveux rouges, grasse aussi, et 
elle lui dit d'une voix assez forte pour être entendue : — 
Tiens, v'ià un joli garçon : s'il veut de moi pour dix louis 
je ne dirai pas non. 


Forestier se retourna, et, souriant, il tapa sur la cuisse 
de Duroy : — C'est pour toi, ça : tu as du succès, mon 
cher. Mes compliments. 

L'ancien sous-ofl avait rougi; et il tâtait, d'un mouve- 


- Comme tu voudras, 

h sortirent, et furent aussit^ 

it des promeneurs. Pressés, poussés, 


BEL-AMI. 19 

ils allaient, ayant devant les yeux un peuple de chapeaux. 
Et les filles, deux par deux, passaient dans cette foule 
d'hommes, la traversaient avec facilité, glissaient entre 
les coudes, entre les poitrines, entre les dos, comme 
si elles eussent été bien chez elles, bien à Taise, à la 
façon des poissons dans Peau, au milieu de ce flot de 
mâles. 

Duroy, ravi, se laissait aller, buvait avec ivresse Tair 
vicié par le tabac, par Todeur humaine et les parfums 
des drôlesses. Mais Forestier suait, soufflait, toussait. 

— Allons au jardin, — dit-il. 

Et, tournant à gauche, ils pénétrèrent dans une espèce 
de jardin couvert, que deux grandes fontaines de mau- 
vais goût rafraîchissaient. Sous des ifs et des thuyas en 
caisse, des hommes et des femmes buvaient sur des 
tables de zinc. 

— Encore un bock? — demanda Forestier. 

— Oui, volontiers. 

Ils s'assirent en regardant passer le public. 

De temps en temps, une rôdeuse s'arrêtait, puis de- 
mandait avec un sourire banal : — M'offrez-vous quelque 
chose, monsieur? — Et comme Forestier répondait : — 
Un verre d'eau à la fontaine, — elle s'éloignait en mur- 
murant : — Va donc, mufle ! 

Mais la grosse brune qui s'était appuyée tout à l'heure 

derrière la loge des deux camarades reparut, marchant 

V arrogamment, le bras passé sous celui de la grosse blonde. 

Cela faisait vraiment une belle paire de femmes, bien 

assorties. 

Elle sourit en apercevant Duroy, comme si leurs yeux 
se fussent dit déjà des choses intimes et secrètes ; et, 
prenant une chaise, elle s'assit tranquillement en face 
de lui et fit asseoir son amie, puis elle commanda d'une 


ao BEL-AMI. 

voix claire : — Garçon, deux grenadines! — Forestier, 
surpris, prononça : — Tu ne te gênes pas, toi ! 

Elle répondit : — C'est ton ami qui me séduit. C'est 
vraiment un joli garçon. Je crois qu'il me ferait faire des 
folies ! 

Duroy, intimidé, ne trouvait rien à dire. Il retroussait 
sa moustache frisée en souriant d'une façon ni:ise. Le 
garçon apporta les sirops, que les femmes burent d'un 
seul trait; puis elles se levèrent, et la brune, avec un 
petit salut amical de la tête et un léger coup d'éventail 
sur le bras, dit à Duroy : — Merci, mon chat. Tu n'as 
pas la parole facile. 

Et elles partirent en balançant leur croupe. 

Alors Forestier se mit à rire : — Dis donc, mon vieux, 
sais-tu que tu as vraiment du succès auprès des femmes? 
Il faut soigner ça. Ça peut te mener loin. •— Il se tut une 
seconde, puis reprit, avec ce ton rêveur des gens qui 
pensent tout haut ; — C'est encore par elles qu'on arrive 
le plus vite. 

Et comme Duroy souriait toujours sans répondre, il 
demanda : — Est-ce que tu restes encore ? Moi, je vais 
rentrer, j'en ai assez. 

L'autre murmura : — Oui, je reste encore un peu. 11 
n'est pas tard. 

Forestier se leva : — Eh bien ! adieu, alors. A demain. 
N'oublie pas? 17, rue Fontaine, sept heures et demie. 

— C'est entendu ; à demain. Merci. 

Ils se serrèrent la main, et le journaliste s'éloigna. 

Dès qu'il eut disparu, Duroy se sentit libre, et de nou- 
veau il tâta joyeusement les deux pièces d'or dans sa 
poche ; puis, se levant, il se mit à parcourir la foule qu'il 
fouillait de l'œil. 

Il les aperçut bientôt, les deux femmes, la blonde et 


BEL-AMI. ÉI 

la brune, qui voyageaient toujours de leur allure fière de 
mendiantes, à travers la cohue des hommes. 

Il alla droit sur elles, et quand il fut tout près, il n'osa 
plu.. 

La brune lui dit : — 
As-tu retrouvé ta 
langue? , ' t 

Il balbutia 


. Parbleï 


s parvenir à prononcer a 


Ils restaient debout tous les trois, arrêtés, arrêtant le 
mouvement du promenoir, formant un remous autour 
d'eux. 

Alors, tout à coup elle demanda ; 


31 BEL-AMI. 

^ Viens-tu chez moi ? 

Et lui, frémissant de convoitise, répondit 1 

— Oui, mais je n'ai qu'un louis dans ma poche 
Elle sourit avec indifférence : — Ça ne faii rier 
Et elle prit son bras en signe de possession. 
Comme ils sortaient, il songeait qu'avec les 
vingt francs il pourrait facilement se procurer, t 
tion, un costume de soirée pour le k^nd^main. 


me, la porte à 
gauche. 

Le concierge avait répondu cela d'une voix aimabJe 
où apparaissait une considération pour son locataire. Et 
Georges Duroy monta l'escalier. 

Il était un peu gêné, intimidé, mal à l'aise. Il portait 
un habit pour la première fois de sa vie, et l'ensemble de 
sa toilette l'inquiétait. Il la sentait défectueuse en tout, 
par les bottines non vernies mais assez fines cependant, 
car il avait la coquetterie du pied, par la chemise de 


24 BEÎ.-AMI. 

quatre francs cinquante achetée le matin même au Lou- 
vre, et dont le plastron trop mince se cassait déjà. Ses 
autres chemises, celles de tous les jours, ayant des ava- 
ries plus ou moins graves, il n'avait pu utiliser même la 
moins abîmée. 

Son pantalon, un peu trop large, dessinait mal la 
jambe, semblait s'enrouler autour du mollet, avait cette 
apparence fripée que prennent les vêtements d'occasion 
sur les membres qu'ils recouvrent par aventure. Seul, 
l'habit n'allait pas mal, s'étant trouvé à peu près juste 
pour la taille. 

Il montait lentement les marches, le cœur battant, 
l'esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d'être 
ridicule ; et, soudain, il aperçut en face de lui un mon- 
sieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient 
si près l'un de l'autre que Duroy fit un mouvement en 
arrière, puis il demeura stupéfait : c'était lui-même, re- 
flété par une haute glace en pied qui formait sur le palier 
du premier une longue perspective de galerie. Un élan 
de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu'il n'au- 
rait cru. 

N'ayant chez lui que son petit miroir à barbe, il 
n'avait pu se contempler entièrement, et comme il n'y 
voyait que fort mal les diversçs'parties de sa toilette 
improvisée, il s'exagérait les imperfections, s'aifilait à 
l'idée d'être grotesque. 

Mais voilà qu'en s'apercevant brusquement dans la 
glace, il ne s'était même pas reconnu; il s'était pris pour 
un autre, pour un homme du monde, qu'il avait trouvé 
fort bien, fort chic, au premier coup d'œil. 

Et maintenant, en se regardant avec soin, il" recon- 
naissait que, vraiment, l'ensemble était satisfaisant. 

Alors il s'étudia comme font les acteurs pour apprendre 


BEL-AMI. aS 

leurs rôles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, 
exprima des sentiments : l'étonnement, le plaisir, l'ap- 
probation ; et il chercha les degrés du sourire et les in- 
tentions de l'œil pour se montrer galant auprès des 
dames, leur faire com- 
prendre qu'on les ad- 
mire et qu'on lesdésire. 

Une porte s'ouvrit 
dans l'escalier. Il eut 
peur d'être surpris et 
il se mit à monter fort 
vite, avec la crainte 
d'avoir été vu, minau- 
dant ainsi, par quelque 
invité de son ami. 

En arrivant au se- 
cond étage, il aperçut 
une .utre b1«c= et il 
ralentit sa marche pour 
se regarder passer. Sa 

ment élégante. Il mar- 
chait bien. Et une con- 
fiance immodérée en 
lui-même emplît son 

âme. Certes, il réussirait avec cette figure-là et son 
désir d'arriver, et la résolution qu'il se connaissait et 
l'indépendance de son esprit. Il avait envie de courir, 
de sauter en gravissant le dernier étage. Il s'arrêta 
devant la troisième glace, frisa sa moustache d'un 
mouvement qui lui était familier, ôta son chapeau 
pour rajuster sa chevelure, et murmura à mi-voix, 
comme il faisait souvent : ■ Vcilà une excellente inven- 


26 BEL-AMI. 

tion. » Puis, tendant la main vers le timbre, il sonna. 

La porte s'ouvrit presque aussitôt, et il se trouva en 
présence d'un valet en habit noir, grave, rasé, si parfait 
de tenue que Duroy se troubla de nouveau sans com- 
prendre d'où lui venait cette vague émotion : d'une in- 
consciente comparaison peut-être, entre la coupe de 
leurs vêtements. Ce laquais, qui avait dés souliers ver- 
nis, demanda, en prenant le pardessus que Duroy tenait 
sur son bras par peur de montrer les taches : 

— Qui dois-je annoncer? 

Et il jeta le nom derrière une portière soulevée, dans 
un salon où il fallait entrer. 

Mais Duroy, tout à coup, perdant son aplomb, se 
sentit perclus de crainte, haletant. Il allait faire son pre- 
mier pas dans l'existence attendue, rêvée. Il s'avança, 
pourtant. Une jeune femme, blonde, était debout qui 
l'attendait, toute ' seule, dans une grande pièce bien 
éclairée et pleine d'arbustes, comme une serre. 

Il s'arrêta net,- tout à fait déconcerté. Quelle était cette 
dame qui souriait? Puis il se souvint que Forestier 
était marié ; et la pensée que cette jolie blonde élégante 
devait être la femme de son ami acheva de l'effarer. 

Il balbutia : — Madame, je suis... Elle lui tendit la 
main : — Je le sais, monsieur. Charles m'a raconté 
votre rencontre d'hier soir, et je suis très heureuse qu'il 
ait eu la bonne inspiration de vous prier de dîner avec 
nous aujourd'hui. 

Il rougit jusqu'aux oreilles, ne sachant plus que dire ; 
et il se sentait examiné, inspecté des pieds à la tête, 
pesé, jugé. 

Il avait envie de s'excuser, d'inventer une raison 
pour expliquer les négligences de sa toilette ; mais il 
ne trouva rien, et n'osa pas toucher à ce sujet difficile. 


BEL-AMI. 


-/ 


Il s'assit sur un fauteuil qu'elle lui désignait, et quand 
il sentit plier sous lui le velours élastique et doux du 
siège, quand il se sentit enfoncé, appuyé, étreint par ce 
meuble caressant dont le dossier et les bras capitonnés 
le soutenaient délicatement, il lui sembla qu'il entrait 
dans une vie nouvelle et charmante, qu'il prenait posses- 
sion de quelque chose de délicieui^, qu'il devenait quel- 
qu'un, qu'il était sauvé ; et il regarda Mme Forestier dont 
les yeux ne l'avaient point quitté. 

Elle était vêtue d'une robe de cachemire bleu pâle qui 
dessinait bien sa taille souple et sa poitrine grasse. 

La chair des bras et de la gorge sortait d'une mousse 
de dentelle blanche dont étaient garnis le corsage et les 
courtes manches ; et les cheveux relevés au sommet de 
la tête, frisant un peu sur la nuque, faisaient un léger 
nuage de duvet blond au-dessus du cou. 

Duroy se rassurait sous son regard, qui lui rappelait, 
^ans_gu'il sût pourquoi, celui de la fille rencontrée la 
veiIle'auxF{>lies-Bergère. Elle avait les yeux gris, d'un 
gris azuré qui en rendait étrange l'expression, le nez 
mince, les lèvres fortes, le menton un peu charnu, une 
figure irrégulière et séduisante, pleine de gentillesse et 
de malice. C'était un de ces visages de femme dont cha- 
que ligne révèle une grâce particulière, semble avoir une 
signification, dont chaque mouvement paraît dire ou 
cacher quelque chose. 

Après un court silence, elle lui demanda : — Vous êtes 
depuis longtemps à Paris? 

Il répondit, en reprenant peu à peu possession de 
lui : — Depuis quelques mois seulement, madame. J'ai 
un emploi dans les chemins de fer; mais Forestier m'a 
laissé espérer que je pourrais, grâce à lui. i;>énétrer dans 
le journalisme. 


28 BEL-AMI. 

Elle eut un sourire plus visible, plus bienveillant; et 
elle murmura, en baissant la voix : — Je sais. 

Le timbre avait tinté de nouveau. Le valet annonça : 
— Madame de Marelle. 

C'était une petite brune, de celles qu'on appelle des 
brunettes. 

Elle entra d'une allure alerte; elle semblait dessinée, 
moulée des pieds à la tête dans une robe sombrç toute 
simple. 

Seule une rose rouge, piquée dans ses cheveux noirs, 
attirait l'œil violemment, semblait marquer sa physio- 
nomie, accentuer son caractère spécial, lui donner la 
note vive et brusque qu'il fallait. 

Une fillette en robe courte la suivait. M»« Forestier 
s'élança : 

— Bonjour, Clotilde. 

— Bonjour, Madeleine. 

Elles s'embrassèrent. Puis l'enfant tendît son front 
avec une assurance de grande personne, en prononçant : 

— Bonjour, cousine. 

Mme Forestier la baisa; puis fit les présentations : 

— Monsieur Georges Duroy, un bon camarade de 
Charles. 

:— Mme de Marelle mon amie, un peu ma parente. 

Elle ajouta : — Vous savez, nous sommes ici sans céré- 
monie, sans façon et sans pose. C'est entendu, n'est-ce pas ? 

Le jeune homme s'inclina. 

Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et un petit gros mon- 
sieur, court et rond, parut, donnant le bras à une grande 
et belle femme, plus haute que lui, beaucoup plus jeune, 
de manières distinguées et d'allure grave. C'était M. Wal- 
ter, député, financier, homme d'argent et d'affaires, juif 
et méridional, directeur de la Vie Fr^mçaise^ et sa 


BEL-AMI. ag 

femme, née Basile-Ravalau, fille du banquier de ce nom. 
Puis parurent, coup sur coup, Jacques Rival, très élé- 
gant, et Norbert de Varenne, dont le col d"habit luisait, un 
peu ciré par te frottement des longs cheveux qui tombaient 
jusqu'aux épau- 
les, et semaient 

dessus quelques . . , 

grains de pous- 


nouee, ne sem- 
blait pas à sa pre- 

s'avança avec des 
grâces de vieux 
beau et, prenant 


gnei.Dans le mou- 
vement qu'il fit en 
se baissant, sa lon- 
gue chevelure se 
répandit comme 
de l'eau sur le bras 
nu de la jeune 

Et Forestier en- 


député radical, vei 
tère sur une dema 
de l'Algérie. 


s'excusant d'être en retard. Mais il 
journal par l'affaire Morel. M. Morel, 
lit d'adresser une question au minis- 
de de crédit relative à la colonisation 


3o DEL-AMI. 

Le domestique cria : — Madame est servie 1 
Et on passa dans la salle à manger. 
Duroy se trouvait placé entre M™= de Marelle et sa 
fille. II se sentait de nouveau gêné, ayant peur de com- 
mettre quelque erreur dans le maniement conventionnel 
de la fourchette, de la cuiller ou des verres. Il y en avait 
quatre, dont un légèrement teinté de bleu. Que pouvait- 
on boire dans celui-là î 

On ne dit rien pendant qu'on 
mangeait le potage, puis Norbert de 
Varenne demanda ; — Avez-vous lu 
ce procès Gauthier? Quelle drôle de 
chose ! 

Et on discuta sur ce cas d'adultère 
compliqué de chantage. On n'en par- 
lait point comme on parle, au sein des 
familles, des événements racontés 
dans les feuilles publiques, mais 
comme on parle d'une maladie entre 
médecins ou de légumes entre frui- 
tiers. On ne s'indignait pas, on ne s'é- 
tonnait pas des faits ; on en cherchait 
lesc^uses profonde s,secrètes,avec une curiosité profession- 
nelle et une indifférence absolue pour le crime lui-même. 
On tâchait d'expliquer nettement les origines des actions, 
de déterminer tous les phénomènes cérébraux dont était 
né le drame, résultat scientifique d'un état d'esprit particu- 
lier. Les femmes aussi se passionnaient à cette poursuite, 
à ce travail. Et d'autres événements récents furent exa- 
minés, commentés, tournés sous toutes leurs faces, pesés 
à leur valeur, avec ce coup d'œil pratique et cette manière 
de voir spéciale des marchands de nouvelles, des débi- 
tants de comédie humaine à la Hcnc, comme on exa- 


BEL-AMI. 3' 

mine, comme on retourne et comme on pèse, chez les 
commerçants, les objets qu'on va livrer au public. 

Puis il fut question d'un duel, et Jacques Rival prit 
ia parole. Cela lui appartenait; personne autre ne pou- 

Duroy n'osait point placer un mot. Il regardait parfois 
su voisine, dont la gorge ronde le séduisait. Un diamant 


tenu par un lil d'or pjndait au bas de l'oreille, comme 
une goutte d'eau qui aurait glissé sur la chair. De temps 
en temps, elle faisait une remarque qui éveillait toujours 
an sourire sur les lèvres. Elle avait un esprit drôle, 
gentil, inattendu, un esprit de gamine expérimentée qui 
voit les choses avec insouciance et les juge avec un scep- 
ticisme léger et bienveillant. 

Duroy cherchait en vain quelque compliment à lui 
faire, et, ne trouvant rien, il s'occupait de sa fille, lui 


:>2 BEL-AMI, 

versait à boire, lui tenait ses plats, la servait. L'enfant, 
plus sévère que sa mère, remerciait avec une voix grave, 
faisait de courts saluts de la tête : — Vous êtes bien 
aimable, monsieur, — et elle écoutait les grandes per- 
sonnes d'un petit air réfléchi. 

Le dîner était fort bon, et chacun s'extasiait. M. Walter 
mangeait comme un ogre, ne parlait presque pas, et con- 
sidérait d'un regard oblique, glissé sous ses lunettes, les 
mets qu'on lui présentait. Norbert de Varenne lui tenait 
tête et laissait tomber parfois des gouttes de sauce sur 
son plastron de chemise. 

Forestier, souriant et sérieux, surveillait, échangeait 
avec sa femme des regards d'intelligence, à la façon de 
compères accomplissant ensemble une besogne difficile 
et qui marche à souhait. 

Les visages devenaient rouges, les voix s'enflaient. De 
moment en moment, le domestique murmurait à l'oreille 
des convives : « Corton — Château-Laroze? » 

Duroy avait trouvé le corton de son goût et il laissait 
chaque fois emplir son verre. Une gaîté délicieuse en- 
trait en lui ; une gaîté chaude, qui lui montait du ventre 
à la tête, lui courait dans les membres, le pénétrait 
tout entier. Il se sentait envahi par un bien-être com- 
plet, un bien-être de vie et de pensée, de corps et d'âme. 

Et une envie de parler lui venait, de se faire remarquer, 
d'être écouté, apprécié comme ces hommes dont on 
savourait les moindres expressions. 

Mais la causerie qui allait sans cesse, accrochant les 
idées les unes aux autres, sautant d'un sujet à l'autre sur 
un mot, un rien, après avoir fait le tour des événements 
du jour et avoir effleuré, en passant, mille questions, 
revint à la grande interpellation de M. Morel sur la colo- 
nisation de l'Algérie. 


BEL-AMI. 33 

M. Walter, entre deux services, fit quelques plaisante- 
ries, car il avait l'esprit sceptique et gras. Forestier ra- 
conta son article du lendemain; Jacques Rival réclama 
un gouvernement militaire avec des concessions de terre 
accordées à tous les officiers après trente années de 
service colonial. 

— De cette façon, disait-il, vous créerez une société 
énergique, ayant appris depuis longtemps à connaître et 
à aimer le pays, sachant sa langue et au courant de toutes 
ces graves questions locales auxquelles se heurtent infail- 
liblement les nouveaux venus. 

Norbert de Varenne l'interrompit : 

— Oui... ils sauront tout, excepté l'agriculture. Ils par- 
leront l'arabe, mais ils ignoreront comment on repique 
des betteraves et comment on sème du blé. Ils seront 
même forts en escrime, mais très faibles sur les engrais. Il 
faudrait au contraire ouvrir largement ce pays neuf à tout 
le monde. Les hommes intelligents s'y feront une place, 
les autres succomberont. C'est la loi sociale. 

Un léger silence suivit. On souriait. 

Georges Duroy ouvrit la bouche et prononça, surpris 
par le son de sa voix, comme s'il ne s'était jamais entendu 
parler : — Ce qui manque le plus là-bas, c'est la bonne 
terre. Les propriétés vraiment fertiles coûtent aussi cher 
qu'en France, et sont achetées, comme placements de 
fonds, par des Parisiens très riches. Les vrais colons, 
les pauvres, ceux qui s'exilent faute de pain, sont rejetés 
dans le désert, où il ne pousse rien, par manque d'eau. 

Tout le monde le regardait. Il se sentit rougir. 
M. Walter demanda : — Vous connaissez l'Algérie, mon- 
sieur ? 

Il répondit : « Oui, monsieur, j'y suis resté vingt-huit 
mois, et j'ai séjourné dans les trois provinces. » 

3 


34 BEL-AMI. 

Et brusquement, oubliant la question Morel, Norbert 
de Varenne l'interrogea sur un détail de mœurs qu'il 
tenait d'un officier. Il s'agissait du Mzab, cette étrange 
petite république arabe née au milieu du Sahara, dans la 
partie la plus desséchée de cette région brûlante. 

Duroy avait visité deux fois le Mzab, et il raconta les 
mœurs de ce singulier pays, où les gouttes d'eau ont la 
valeur de l'or, où chaque habitant est tenu à tous les 
services publics, où la probité commerciale est poussée 
plus loin que chez les peuples civilisés. 

Il parla avec une certaine verve hâbleuse, excité par 
le vin et par le désir de plaire ; il raconta des anecdotes 
de régiment, des traits de la vie arabe, des aventures de 
guerre. Il trouva même quelques mots colorés pour 
exprimer ces contrées jaunes et nues, interminablement 
désolées sous la flamme dévorante du soleil. 

Toutes les femmes avaient les yeux sur lui. M^ne Walter 
murmura de sa voix lente : « Vous feriez avec vos souve- 
nirs une charmante série d'articles. » Alors Walter con- 
sidéra le jeune homme par-dessus le verrç de ses lunettes, 
comme il faisait pour bien voir les visages. Il regardait 
les plats par-dessous 

Forestier saisit le moment : ^— , Mon cher patron, je 
vous ai parlé tantôt de M. Georges Duroy, en vous 
demandant de me l'adjoindre pour le service des infor- 
mations politiques. Depuis que Marambot nous a quittés, 
je n'ai personne pour aller prendre les renseignements 
urgents et confidentiels, et le journal en souffre. 

Le père Walter devint sérieux et releva tout à fait ses 
lunettes pour regarder Duroy bien en face. Puis il dit : 
— Il est certain que M. Duroy a un esprit original. S'il 
veut bien venir causer avec moi, demain à trois heures, 
nous arrangerons çsi. — Puis, après un silence, et se 


DEL-AMI, 35 

tournant tout à fait vers le jeune homme : — Mais faites- 
nous tout de suite une petite série fantaisiste sur l'Al- 
gérie. Vous raconterez vos souvenirs, et vous mêlerez à 
ça la question de la colonisation, comme tout à l'heure* 
C'est d'actualité, tout à fait d'actualité, et je suis sûr que 
ça plaira beaucoup à nos lecteurs. Mais dépêchez-vous I 
11 me faut le premier article pour demain ou après- 
demain, pendant qu'on discute à la Chambre, afin 
d'amorcer le public. 

Mme Walter ajouta, avec cette grâce sérieuse qu'elle 
mettait en tout et qui donnait un air de faveurs à ses 
paroles : — Et vous avez un titre charmant : Souvenirs 
d'un chasseur d'Afrique; n'est-ce pas, monsieur Norbert ? 

Le vieux poète, arrivé tard à la renommée, détestait et 
redoutait les nouveaux venus. Il répondit d'un air sec : 

— Oui, excellent, à condition que la suite soit dans la 
note, car c'est là la grande difficulté; la note juste, ce 
qu'en musique on appelle le ton. 

Mme Forestier couvrait Duroy d'un regard protecteur 
et souriant, d'un regard de connaisseur qui semblait 
dire : « Toi, tu arriveras. » Mn»* de Marelle s'était, à 
plusieurs reprises, tournée vers lui, et le diamant de son 
oreille tremblait sans cesse, comme si la fine goutte d'eau 
allait se détacher et tomber. 

La petite fille demeurait immobile et grave, la tête 
baissée sur son assiette. 

Mais le domestique faisait le tour de la table, versant 
dans les verres bleus du vin de Johannisberg; et Fores- 
tier portait un toast en saluant M. Walter : « A la longue 
prospérité de la Vie Française! » 

Tout le monde s'inclina vers le Patron, qui souriait 
et Duroy, gris de triomphe, but d'un trait. 11 aurait vidé, 
de même une barrique entière, lui semblait-il; il aur$iit 


36 BEL-AMI. 

mangé un bœuf, étranglé un lion. Il se sentait dans les 
membres une vigueur surhumaine, dans l'esprit une 
résolution invincible et une espérance infinie. Il était 
chez lui, maintenant, au milieu de ces gens; il venait d'y 
prendre position, d'y conquérir sa place. Son regard se 
posait sur les visages avec une assurance nouvelle, et 
il osa, pour la première fois, adresser la parole à sa 
voisine : 

— Vous avez, madame, les plus jolies boucles d'oreilles 
que j'a.ie jamais vues. 

Elle se tourna vers lui en souriant : — C'est une idée 
à moi de pendre des diamants comme ça, simplement 
au bout d'un fil. On dirait vraiment de la rosée, n'est-ce 
pas? 

Il murmura, confus de son audace et tremblant de dire 
une sottise : 

— C^st charmant... mais l'oreille aussi fait valoir la 
chose. 

Elle le remercia d'un regard, d'un de ces clairs regards 
de fenîlne qui pénètrent jusqu'au cœur. 

Et comme il tournait la tête, il rencontra encore les 
yeux de M"»* Forestier, toujours bienveillants, mais il 
crut y voir une gaîté plus vive, une malice, un encou- 
rage metat. 

Tout les hommes maintenant parlaient en même 
temps, avec des gestes et des éclats de voix ; on discutait 
le grand projet du chemin de fer métropolitain. Le sujet 
ne fut épuisé qu'à la fin du dessert, chacun ayant une 
quantité de choses à dire sur la lenteur des communica- 
tions dans Paris, les inconvénients des tramways, les 
ennuis des omnibus et la grossièreté des cochers de 
ûacre. 

Puis on quitta la salle à manger pour aller prendre le 


BEL-AMI. 37 

café. Duroy, par plaisanterie, offrit son bras à la petite 
fille. Elle le remercia gravement, et se haussa sur la 
pointe des pieds pour arriver à poser la main sur le coude 
de son voisin. 

En entrant dans le salon, il eut de nouveau la sensa- 
tion de pénétrer dans une serre. De grands palmiers 
ouvraient leurs feuilles élégantes dans les quatre coins de 
la pièce, montaient jusqu'au plafond, puis s'élargissaient 
en jets d'eau. 

Des deux côtés de la cheminée, des caoutchoucs, 
ronds comme des colonnes, étageaient l'une sur l'autre 
leurs longues feuilles d'un vert sombre, et sur le piano 
deux arbustes inconnus, ronds et couverts de fleurs, l'un 
tout rose et l'autre tout blanc, avaient l'air de plantes 
factices, invraisemblables, trop belles pour être vraies. 

L'air était frais et pénétré d'un parfum vague, doux, 
qu'on n'aurait pu définir, dont on ne pouvait dire le nom. 

Et le jeune homme, plus maître de lui, considéra avec 
attention l'appartement. Il n'était pas grand; rien n'at- 
tirait le regard en dehors des arbustes; aucune couleur 
vive ne frappait; mais on se sentait à son aise ^edans, on 
se sentait tranquille, reposé; il enveloppait doucement, il 
plaisait, mettait autour du corps quelque chose comme 
une caresse. 

Les murs étaient tendus avec une étofle ancienne d'un 
violet passé, criblée de petites fleurs de soie jaune, 
grosses comme des mouches. 

Des portières en drap bleu-gris, en drap de soldat où 
l'on avait brodé quelques œillets de soie rouge, retom- 
baient sur les portes; et les sièges, de toutes les formes, 
de toutes les grandeurs, éparpillés au hasard dans l'ap- 
partement, chaises longues, fauteuils énormes ou minus- 
cules, poufs et tabourets, étaient couverts de soie 


33 BEL-AMI. 

Louis XVI ou de beau telours d'Utrecht, fond crème à 
dessins grenat. 

r Duroy? 


Et Moi* Forestier lui tendait une lasse pleine, i 
sourire ami qui ne quittait point sa lèvre. 
— Oui, madame, je vous remercie. 
Il reçut la tasse, et comme il se penchait plei 


BEL-AMI. 39 

goisse pour cueillir avec la pince d'argent un morceau de 
sucre dans le sucrier que portait la petite fille, la jeune 
femme lui dit à mi-voix : , 

— Faites donc votre cour à Mme Walter. 

Puis elle s'éloigna avant qu'il eût pu répondre un mot. 

Il but d'abord son café qu'il craignait de laisser tomber 
sur le tapis; puis, l'esprit plus libre, il chercha un moyen 
de se rapprocher de la femme de son nouveau directeur 
et d'entamer une conversation. 

Tout à coup il s'aperçut qu'elle tenait à la main sa 
tasse vide; et, comme elle se trouvait loin d'une table, 
elle ne savait où la poser. Il s'élança. 

— Permettez, madame. 

— Merci, monsieur. 

Il emporta la tasse, puis il revint : — Si vous saviez, 
madame, quels bons moments m'a fait passer la Vie 
Française quand j'étais là-bas dans le désert. C'est 
vraiment le seul journal qu'on puisse lire hors de 
France, parce qu'il est plus littéraire, plus spirituel et 
moins monotone que tous les autres. On trouve de tout 
là dedans. 

Elle sourit avec une indifférence aimable, et répondit 
gravement : 

— M. Walter a eu bien du mal pour créer ce type de 
journal, qui répondait à un besoin nouveau. 

Et ils se mirent à causer. Il avait la parole facile et 
banale, du charme dans la voix, beaucoup de grâcê 
dans le regard et une séduction irrésistible dans la 
moustache. Elle s'ébouriffait sur sa lèvre, crépue, frisée, 
jolie, d'un blond teinté de roux avec une nuance plus 
pâle dans les poils hérissés des bouts. 

Ils parlèrent de Paris, des environs, des bords de 
la Seine, des villes d'eaux, des plaisirs de l'été, de 


40 DEL-AMI. 

toutes les choses courantes sur lesquelles on peut dis- 
courir indéfiniment sans se fatiguer l'esprit. 

Puis, comme M. Norbert de Varenne s'approchait, 
un verre de liqueur à la main, Duroy s'éloigna par dis- 
crétion. 

Mme de Marelle, qui venait de causer avec M"»© Fo- 
restier, l'appela : — Eh bien! monsieur, lui dît-elle 
brusquement, vous voulez donc tâter du journalisme? 

Alors il parla de ses projets, en termes vagues, puis 
recommença avec elle la conversation qu'il venait 
d'avoir avec M™* Walter; mais, comme il possédait 
mieux son sujet, il s'y montra supérieur, répétant 
comme de lui des choses qu'il venait d'entendre. Et sans 
cesse il regardait dans les yeux sa voisine, comme 
pour donner à ce qu'il disait un sens profond. 

Elle lui raconta à son tour des anecdotes, avec un 
entrain facile de femme qui se sait spirituelle et qui 
veut toujours être drôle; et, devenant familière, elle 
posait la main sur son bras, baissait la voix pour dire 
des riens, qui prenaient ainsi un caractère d'intimité. Il 
s'exaltait intérieurement à frôler cette jeune femme qui 
s'occupait de lui. Il aurait voulu tout de suite se 
dévouer pour elle, la défendre, montrer ce qu'il valait; 
et les retards qu'il mettait à lui répondre indiquaient 
la préoccupation de sa pensée. 

Mais tout à coup, sans raison, M*ne de Marelle appelait : 
« Laurine » ! et la petite fille s'en vint. 

— Assieds-toi là, mon enfant, tu aurais froid près de 
la fenêtre. 

Et Duroy fut pris d'une envie folle d'embrasser la 
fillette, comme si quelque chose de ce baiser eût dû 
retourner à la mère. 

Il demanda d'un ton galant et paternel : — Voulez- 


BEL-AMI. 4" 

vous me permettre de vous embrasser, mademoiselle? 
L'enfant leva les yeux sur lui d'un air surpris, 
Mme de Marelle dît en riant : h Réponds : — Je veux 
bien, monsieur, pour aujourd'hui; mais ce ne sera pas 
toujours comme ça. » 

Duroy, s'asseyant aussitôt, prit sur son genou Lau- 
rine, puis effleura des lèvres les cheveux 
ondes et fins de l'enfant. 

La mère s'étonna : — Tiens, 
ne s'est pas sauvée; c'est sti 
fiant. Elle ne se laisse d'ordin 
embrasser que par les femmes. V 
êtes irrésistible, monsieur Dui 
Il rougit, sans répondre, et 
d'un mouvement léger il ba- 
lançait la petite fille sur se 
jambe, 

M=« Forestier s'approcha, et, ■ 
poussant un cri d'étonnemenl ; 
— Tiens, voilà Laurine appri- 
voisée, quel miracle! 

Jacques Rival aussi s'en ven 
un cigare à la bouche, et Duroj „ .. , ., 
pourpartir,ayant peur de gâter par quelque mot maladroit 
la besogne faite, son œuvre de conquête commencée. 

Il salua, prit et serra doucement la petite main 
tendue des femmes, puis secoua avec force la main des 
hommes. Il remarqua que celle de Jacques Rival était 
sèche et chaude et répondait cordialement à sa pression; 
celle de Norbert de Varenne, humide et froide et 
fuyait en glissant entre les doigts; celle du père Walter, 
froide et molle, sans énergie, sans expression; celle de 
Forestier, grasse et tiède. Son ami lui dit à nii-voix : 


43 BEL-AMI. 

— Demain, trois heures, n'oublie pas. 

— Oh non! ne crains rien. 

Quand il se retrouva sur l'escalier, il eut envie de 

descendre en courant, tant sa joie était véhémente, et 
il s'élança, enjambant les marches deux par deux; 
mais tout à coup il aperçut, dans la grande glace du 
second étage, un monsieur pressé qui venait en gam- 
badant à sa rencontre, et il s'arrêta net, honteux 
comme s'il venait d'être surpris en faute. 

Puis il se regarda longuement, émerveillé d'être vrai- 
ment aussi joli garçon; puis il se sourit avec complai- 
sance; puis, prenant congé de son image, il se salua 
très bas, avec cérémonie, comme on salue les grands 
personnages. 


Quand Georges 

ins la rue,il hésita 
r ce qu'il ferait. 
Il avait envie de 
courir, de rêver, 
d'allerdevautlui 
en songeant à 
l'aveniret en res- 
pirant l'air doux 

la série d'articles 
ar le père Walter 
it, et il se décida 
t de suite pour se 
vail. 

, grands pas, ga- 
vard extérieur, et 
— it iiiim jiii4ua la ijc Boursault qu'il 
habitait. Sa maison, haute de six étages, était peuplée 
par vingt petits ménages ouvriers et bourgeois, et il 
éprouva, en montant l'escalier, dont il éclairait avec des 
allumettes-bougies les marches sales où traînaient des 
bouts de papiers, des bouts de cigarettes, des épluchures 


V 


44 BEL-AMU 

de cuisine, une écœurante sensation de dégoût et une 
hâte de sortir de là, de loger comme les hommes riches, 
en des demeures propres, avec des tapis. Une odeur 
lourde de nourriture, de fosse d'aisances et d'humanité, 
une odeur stagnante de crasse et de vieille muraille, 
qu'aucun courant d'air n'eût pu chasser de ce logis, l'em- 
plissait du haut en bas. 

La chambre du jeune homme, au cinquième étage, don- 
nait, comme sur un abîme profond, sur l'immense tran- 
chée du chemin de fer de l'Ouest, juste au-dessus de la 
sortie du tunnel, près de la gare des Batignolles. Duroy 
ouvrit sa fenêtre et s'accouda sur l'appui de fer rouillé. 

Au-dessous de lui, dans le fond du trou sombre, trois 
signaux rouges immobiles avaient l'air de gros yeux de 
bête ; et plus loin on en voyait d'autres, et encore d'au- 
tres, encore plus loin. A tout instant des coups de sifflet 
prolongés ou courts passaient dans la nuit, les uns pro- 
ches, les autres à peine perceptibles, venus de là-bas, du 
côté d'Asnières. Ils avaient des modulations comme des 
appels de voix. Un d'eux se rapprochait, poussant tou- 
jours son cri plaintif qui grandissait de seconde en se- 
conde, et bientôt une grosse lumière jaune apparut, 
courant avec un grand bruit ; et Duroy regarda le long 
chapelet des wagons s'engouffrer sous le tunnel. 

Puis il se dit : « Allons, au travail ! » Il posa sa lumière 
sur sa table ; mais au moment de se mettre à écrire, il 
s'aperçut qu'il n'avait chez lui qu'un cahier de papier à 
lettres. 

Tant pis, il l'utiliserait en ouvrant la feuille dans toute 
sa grandeur. Il trempa sa plume dans l'encre et écrivit 
en tête, de sa plus belle écriture : 

Souvenirs d'un chasseur d^A/rique* 


BEL-AMI. 45 

Puis il chercha le commencement de la première 
phrase. 

Il restait le front dans sa main, les yeux fixés sur le 
carré blanc déployé devant lui. 

Qu'allait-il dire? Il ne trouvait plus rien maintenant 
de ce qu'il avait raconté tout à l'heure, pas une anecdote, 
pas un fait, rien. Tout à coup il pensa : « Il faut que je 
débute par mon départ. » Et il écrivit: « C'était en 1874, 
aux environs du i5 mai, alors que la France épuisée se 
reposait après les catastrophes de l'année terrible... » 

Et il s'arrêta net, ne sachant comment amener ce qui 
suivrait, son embarquement, son voyage, ses premières 
émotions. 

Après dix minutes de réflexion il se décida à remettre 
au lendemain la page préparatoire du début, et à faire 
tout de suite une description d'Alger. 

Et il traça sur son papier : « Alger est une ville toute 
blanche... » sans parvenir à énoncer autre chose. li 
revoyait en souvenir la jolie cité claire, dégringo- 
lant, comme une cascade de maisons plates, du haut 
de sa montagne dans la mer, mais il ne trouvait plus 
un mot pour exprimer ce qu'il avait vu,ce qu'il avait senti. 
Après un grand effort, il ajouta : « Elle est habitée en 
partie par des Arabes... » Puis il jeta sa plume sur la 
table et se leva. 

Sur son petit lit de fer, où la place de son corps avait 
fait un creux, il aperçut ses habits de tous les jours jetés 
là, vides, fatigués, fiasques, vilains comme des hardes de 
la Morgue. Et, sur une chaise de paille, son chapeau de 
soie, son unique chapeau, semblait ouvert pour recevoir 
l'aumône. 

Ses murs, tendus d'un papier gris à bouquets bleus, 
avaient autant de taches que de fleurs, des taches an- 


4<) BEL-AMI. 

ciennes, suspectes, dont on n'aurait pu dire la nature, 
bêtes écrasées ou gouttes d'huile, bouts de doigts grais- 
sés de pommade ou écume de la cuvette projetée pen- 
dant les lavages. Cela sentait la misère honteuse, la mi- 
sère en garni de Paris. Et une exaspération le souleva 
contre la pauvreté de sa vie. Il se dit qu'il fallait sortir 
de là, tout de suite, qu'il fallait en finir dès le lendemain 
avec cette existence besoigneuse. 

Une ardeur de travail l'ayant soudain ressaisi, il se 
rassit devant sa table, et recommença à chercher des 
phrases pour bien raconter la physionomie étrange et 
charmante d'Alger, cette antichambre de l'Afrique mys- 
térieuse et profonde, l'Afrique des Arabes vagabonds et 
des nègres inconnus, l'Afrique inexplorée et tentante, 
dont on nous montre parfois, dans les jardins publics, 
les bêtes invraisemblables qui semblent créées pour des 
contes de fées, les autruches, ces poules extravagantes, 
les gazelles, ces chèvres divines, les girafes surprenantes 
et grotesques, les chameaux graves, les hippopotames 
monstrueux, les rhinocéros informes, et les gorilles, ces 
frères effrayants de l'homme. 

Il sentait vaguement des pensées lui venir; il les aurait 
dites, peut-être, mais il ne les pouvait point formuler 
avec des mots écrits. Et son impuissance l'enfiévrant, il 
se leva de nouveau, les mains humides de sueur et le 
sang battant aux tempes. 

Et ses yeux étant tombés sur la note de sa blanchis- 
seuse, montée, le soir même, par le concierge, il fut saisi 
brusquement par un désespoir éperdu. Toute sa joie 
disparut en une seconde, avec sa confiance en lui et sa 
foi dans l'avenir. C'était fini ; tout était fini, il ne ferait 
rien; il ne serait rien; il se sentait vide, incapable, inu- 
tile, condamné. 


BEL-AMI. 47 

Et il retourna s'accouder à ta fenêtre, juste au moment 
où un train sortait du tunnel avec un bruit subit et vio- 
lent. II s'en sllpît !à-bas, ù travers les champs et les 
plaines, vers la 
mer. Et le sou- 
venir de ses pa- 
rents entra au 
cœur de Duroy. 
Il allait pas- 
ser près d'eux, 
ce convoi , à 
quelques lieues 
seulement de 
leur maison. Il 
la revit, la pe- 
tite maison, au 
haut de la cdte, 
:ouen et l'immense 
Seine, à l'entrée du 
anteleu. 

et sa mère tenaient 
aret, une guinguette 
,,.<j , . où les bourgeois des faubourgs 

venaient déjeuner le dimanche ; 
A la Belle-Vue. Ils avaient voulu faire de leur fils un 
monsieur, et l'avaient mis au collège. Ses études finies I 
et son baccalauréat manqué, il était parti pour le ser- | 
vice avec l'intemion de devenir officier, colonel, général. 
Mais dégoûté de l'état militaire bien avant d'avoir fini 
ses cinq années, il avait rêvé de faire fortune à Paris. 

II y était venu, son temps expiré, malgré les prières du 
père et de la mère, qui, leur songe envolé, voulaient le 
garder maintenant. A son tour, il espérait un avenir; il 


48 BEL-AMI. 

entrevoyait le triomphe au moyen d'événements encore 
confus dans son esprit, qu'il saurait assurément faire 
naître et seconder. 

Il avait ^u au régiment des succès de garnison, des 
bonnes fortunes faciles et même des aventures dans un 
monde plus élevé, ayant séduit la fille d'un percepteur, 
qui voulait tout quitter pour le suivre, et la femme d'un 
avoué, qui avait tenté de se noyer par désespoir d'être 
délaissée. 

Ses camarades disaient de lui : « C'est un malin, c'est 
un roublard, c'est un débrouillard qui saura se tirer 
d'affaire. » Et il s'était promis en effet d'être un malin, 
un roublard et un débrouillard. 

Sa conscience native de Normand, frottée par la pra- 
tique quotidienne de l'existence de garnison, distendue 
par les exemples de maraudages en Afrique, de bénefs 
illicites, de supercheries suspectes, fouettée aussi par les 
idées d'honneur qui ont cours dans l'armée, par les bra- 
vades militaires, les sentiments patriotiques, les histoires 
magnanimes racontées entre sous-offs et par la gloriole 
du métier, était devenue une sorte de boîte à triple fond 
où l'on trouvait de tout. 

Mais le désir d'arriver y régnait en maître. 

Il s'était remis, sans s'en apercevoir, à rêvasser, comme 
il faisait chaque soir. Il imaginait une aventure d'amour 
magnifique qui l'amenait, d'un seul coup, à la réalisation 
de son espérance. Il épousait la fille d'un banquier ou 
d'un grand seigneur rencontrée dans la rue et conquise 
à première vue. 

Le sifflet strident d'une locomotive qui, sortie toute 
seule du tunnel, comme un gros lapin de son terrier, et 
courant à toute vapeur sur les rails, filait vers le garage des 
machines, où elle allait se reposer, le réveilla de son songe. 


BEL-AMI. 49 

Alors, ressaisi par l'espoir confus et joyeux qui hantait 
toujours son esprit, il jeta, à tout hasard, un baiser dans 
la nuit, un baiser d'amour vers l'image de la femme atten- 
due, un baiser de désir vers la fortune convoitée. Puis il 
ferma sa fenêtre et commença à se dévêtir en murmu- 
rant : 

« Bah, je serai mieux disposé demain matin. Je n'ai 
pas l'esprit libre ce soir. Et puis, j'ai peut-être aussi un 
peu trop bu. On ne travaille pas bien dans ces condi- 
tions-là. » 

Il se mit au lit, souffla sa lumière, et s'endormit pres- 
que aussitôt. 

Il se réveilla de bonne heure, comme on s'éveille aux 
jours d'espérance vive ou de souci, et, sautant du lit, il 
alla ouvrir sa fenêtre pour avaler une bonne tasse d'air 
frais, comme il disait. 

Les maisons de la rue de Rome, en face, de l'autre côté 
du large fossé du chemin de fer, éclatantes dans la lu- 
mière du soleil levant, semblaient peintes avec de la clarté 
blanche. Sur la droite, au loin, on apercevait les coteaux 
d'Argenteuil, les hauteurs de Sannois et les moulins 
d'Orgemont dans une brume bleuâtre et légère, sem- 
blable à un petit voile flottant et transparent qui aurait 
été jeté sur l'horizon. 

Duroy demeura quelques minutes à regarder la cam- 
pagne lointaine, et il murmura : « Il ferait bougrement 
bon, là-bas, un jour comme ça. » Puis il songea qu'il 
lui fallait travailler, et tout de suite, et aussi envoyer, 
moyennant dix sous, le fils de sa concierge dire à son 
bureau qu'il était malade. 

Il s'assit devant sa table, trempa sa plume dans l'en- 
crier, prit son front dans sa main et chercha des idées. 
Ce fut en vain. Rien ne venait. 


Il ne se découragea pas cependant. Il pensa : « Bah, je 
n'en ai pas l'habitude. C'est un métier à apprendre 
comme tous les métiers. Il faut qu'on m'aide les pre- 
mières fois. Je vais trouver Forestier, qui me mettra mon 


Et ii s'habilla. 

Quand il fut dans la rue, il jugea qu'il était encore trop 

tôt pour se présenter chez 

•"n ami qui devait dormir 

:d. II se promena donc, 

it doucement, sous les 

bres du boulevard esté- 

11 n'était pas 
encore neuf heu- 
res, et il gagna 
le parc Monceau 
tout frais de 
l'humidité des 
arrosages. 
S'étant assis sur un 
banc, il se remit à ré- 
n jeune homme allait et 
venait devant lui, très élégant, 
attendantunefemme sans doute. 
Elle parut, voilée, le pied rapide, et, ayant pris son 
bras, après une courte poignée de main, ils s'éloignèrent 
Un tumultueux besoin d'amour entra au cœur de Duroy, 
un besoin d'amours distinguées, parfumées, délicates. Il 
se leva et se remit en route en songeant à Forestier. 
Avait-il de la cbance, celui-là I 

Il arriva devant sa porte au moment où son ami sor- 
tait. 


DEL-AMI. 5r 

— Te voilà ! à cette heure-ci ! que me voulais-tu? 
Duroy, troublé de le rencontrer ainsi comme il s'en 

allait, balbutia : 

— C'est que... c'est que... je ne peux pas arriver à faire 
mon article, tu sais, l'article que -M. Walter m'a demandé 
sur l'Algérie. Ça n'est pas bien étonnant, étant donné que 
je n'ai jamais écrit. Il faut de la pratique pour ça comme 
pour tout. Je m'y ferai bien vite, j'en suis sûr, mais, pour 
débuter, je ne sais pas comment m'y prendre. J'ai bien 
les idées, je les ai toutes, et je ne parviens pas à les 
exprimer. 

Il s'arrêta, hésitant un peu. Forestier souriait avec 
malice : 

— Je connais ça. 

Duroy reprit : — Oui, ça doit arriver à tout le monde 
en commençant. Eh bien, je venais... je venais te deman- 
der un coup de main... En dix minutes tu me mettrais 
ça sur pied, toi, tu me montrerais la tournure qu'il faut 
prendre. Tu me donnerais là une bonne leçon de style, 
et sans toi je ne m'en tirerais pas. 

L'autre souriait toujours d'un air gai. Il tapa sur le 
bras de son ancien camarade et lui dit : 

— Va-t'en trouver ma femme, elle t'arrangera ton 
affaire aussi bien que moi. Je l'ai dressée à cette besogne- 
là. Moi, je n'ai pas le temps ce matin, sans quoi je l'au- 
rais fait bien volontiers. 

Duroy, intimidé soudain, hésitait, n'osait point : 

— Mais, à cette heure-ci, je ne peux pas me présenter 
devant elle?... 

— Si, parfaitement. Elle est levée. Tu la trouveras 
dans mon cabinet de travail, en train de mettre en ordre 
des notes pour moi. 

L'autre refusait de monter. 


52 BEL-AMI, 

— Non... ça n'est pas possible... 

Forestier le prit par les épaules, le fit pivoter sur ses 
talons, et le poussant vers Tescalier : — Mais, va donc, 
grand serin, quand je te dis d'y aller. Tu ne vas pas me 
forcer à regrimper mes trois étages pour te présenter et 
expliquer ton cas. 

Alors Duroy se décida : — Merci, j'y vais. Je lui dirai 
que tu m'as forcé, absolument forcé à venir la trouver. 

— Oui. Elle ne te mangera pas, sois tranquille. Sur- 
tout n'oublie pas, tantôt, trois heures. 

— Oh 1 ne crains rien. 

Et Forestier s'en alla de son air pressé, tandis que 
Duroy se mit à monter lentement, marche à marche, 
cherchant ce qu'il allait dire et inquiet de l'accueil qu'il 
recevrait. 

Le domestique vint lui ouvrir. Il avait un tablier bleu 
et tenait un balai dans ses mains. 

— Monsieur est sorti, dit-il, sans attendre la question. 
Duroy insista : — Demandez à M^e Forestier si elle 

peut me recevoir, et prévenez-la que je viens de la part 
de son mari, que j'ai rencontré dans la rue. 

Puis il attendit. L'homme revint, ouvrit une porte à 
droite, et annonça : — Madame attend monsieur. 

Elle était assise sur un fauteuil de bureau, dans une 
petite pièce dont les murs se trouvaient entièrement 
cachés par des livres bien rangés sur des planches de 
bois noir. Les reliures de tons différents, rouges, jaunes, 
vertes, violettes et bleues, mettaient de la couleur et de 
la gaieté dans cet alignement monotone de volumes. 

Elle se retourna, souriant toujours, enveloppée d'un 
peignoir blanc garni de dentelle ; et elle tendit sa main, 
montrant son bras nu dans la manche largement ou- 
verte. 


'J 


BEL-AMI, 53 

— Déjà ? — dit-elle ; puis elle reprit : — Ce n'est point 
un reproche, c'est une simple question. 

Il balbutia : — Oh ! madame, je ne voulais pas mon- 
ter; mais votre mari, que j'ai rencontré en bas, m'y a 
forcé. Je suis tellement confus que je n'ose pas dire ce 
qui m'amène. 

Elle montrait un siège : — Asseyez-vous et parlez. 

Elle maniait entre deux doigts une plume d'oie en la 
tournant agilement ; et, devant elle, une grande page de 
papier demeurait écrite à moitié, interrompue à l'arrivée 
du jeune homme. 

Elle avait l'air chez elle devant cette table de tra- 
vail, à l'aise comme dans son salon, occupée à sa 
besogne ordinaire. Un parfum léger s'envolait du pei- 
gnoir,- le parfum frais de la toilette récente. Et Du- 
roy cherchait à deviner, croyait voir le corps jeune et 
clair, gras et chaud, doucement enveloppé dans l'étoffe 
moelleuse. 

Elle reprit et comme il ne parlait pas : — Eh bien, 
dites, qu'est-ce que c'est? 

Il murmura, en hésitant : — Voilà... mais vraiment... 
je n'ose pas... C'est que j'ai travaillé hier soir très tard... 
et ce matin... très tôt... pour faire cet article sur l'Al- 
gérie que M. Walter m'a demandé... et je n'arrive à rien 
de bon... j'ai déchiré tous mes essais... Je n'ai pas l'ha- 
bitude de ce travail-là, moi; et je venais demander à 
Forestier de m'aider... pour une fois... 

Elle l'interrompit, en riant de tout son cœur, heu- 
reuse, joyeuse et flattée : — Et il vous a dit de venir me 
trouver...? C'est gentil ça... 

— Oui, madame. Il m'a dit que vous me tireriez d'em- 
barras mieux que lui... Mais, moi, je n'osais pas, je ne 
voulais pas. Vous comprenez ? 


54 BEL-AMI. 

Elle se leva : — Ça va être charmant de collaborer 
comme ça. Je suis ravie de votre idée. Tenez, asseyez- 
vous à ma place, car on connaît mon écriture au journal. 
Et nous allons vous tourner un article, mais là, un 
article à succès. 

Il s'assit, prit une plume, étala devant lui une feuille 
de papier, et attendit. 

Mme Forestier, restée debout, le regardait faire ses pré- 
paratifs; puis elle atteignit une cigarette sur la cheminée 
et l'alluma : 

— Je ne puis pas travailler sans fumer, dit-elle. Voyons, 
qu'allez-vous raconter ? 

Il leva la tête vers elle avec étonnement. 

— Mais je ne sais pas, moi, puisque je suis venu vous 
trouver pour ça. 

Elle reprit : — Oui, je vous arrangerai la chose. Je 
ferai la sauce, mais il me faut le plat. 

Il demeurait embarrassé; enfin il prononça avec hési- 
tation : — Je voudrais raconter mon voyage depuis le 
commencement... 

Alors elle s'assit, en face de lui, de l'autre côté de la 
grande table, et le regardant dans les yeux : 

— Eh bien, racontez-le moi d'abord, pour moi toute 
seule, vous entendez, bien doucement, sans rien oublier, 
et je choisirai ce qu'il faut prendre. 

Mais comme il ne savait par où commencer, elle se 
mit à l'interroger comme aurait fait un prêtre au confes- 
sionnal, posant des questions précises qui lui rappelaient 
des détails oubliés, des personnages rencontrés, des 
figures seulement aperçues. 

Quand elle l'eut contraint à parler ainsi pendant un 
petit quart d'heure, elle l'interrompit tout à coup : — 
Maintenant, nous allons commencer. D'abord, nous 


supposons que vous adressez à un ami vos impressions, 
ce qui vous permet de dire un tas de bêtises, de faire 


des remarques de toute espèce, d'être naturel « 
si nous pouvons. Commencez : 


56 BEL-AMI. 

« Mon cher Henry, tu veux savoir ce que c'est que 
TAlgérie, tu le sauras. Je vais t'envoyer, n'ayant rien à 
faire dans la petite case de boue sèche qui me sert d'ha- 
bitation, une sorte de journal de ma vie, jour par jour, 
heure par heure. Ce sera un peu vif quelquefois, tant 
pis, tu n'es pas obligé de le montrer aux dames de ta 
connaissance... » 

Elle s'interrompit pour rallumer sa cigarette éteinte, 
et, aussitôt, le petit grincement criard de la plume d'oie 
sur le papier s'arrêta. 

— Nous continuons, dit-elle. 

« L'Algérie est un grand pays français sur la frontière 
des grands pays inconnus qu'on appelle le désert, le 
Sahara, l'Afrique centrale, etc., etc. 

« Alger est la porte, la porte blanche et charmante de 
cet étrange continent. 

« Mais d'abord il faut y aller, ce qui n'est pas rose 
pour tout le monde. Je suis, tu le sais, un excellent 
écuyer, puisque je dresse les chevaux du colonel, mais on 
peut être bon cavalier et mauvais marin. C'est mon cas. 

« Te rappelles-tu le major Simbretas, que nous appe- 
lions le docteur Ipéca? Quand nous nous jugions mûrs 
pour vingt-quatre heures d'infirmerie, pays béni, nous 
passions à la visite. 

« Il était assis sur sa chaise, avec ses grosses cuisses 
ouvertes dans son pantalon rouge, ses mains sur ses 
genoux, les bras formant pont,, le coude en l'air, et il 
roulait ses gros yeux de loto en mordillant sa moustache 
blanche. 

« Tu te rappelles sa prescription : 

« Ce soldat est atteint d'un dérangement d'estomac. 
Il Administrez-lui le vomitif n« 3 selon ma formule, puis 
tf douze heures de repos ; il ira bien. » 


BEL-AMI. 57 

« Il était souverain, ce vomitif, souverain et irrésistible. 
On l'avalait donc, puisqu'il le fallait. Puis, quand on 
avait passé par la formule du docteur Ipéca, on jouissait 
de douze heures de repos bien gagné. 

« Eh bien, mon cher, pour atteindre l'Afrique, il faut 
subir, pendant quarante heures, une autre sorte de vomi- 
tif irrésistible, selon la formule de la Compagnie Trans- 
atlantique. » 

Elle se frottait les mains, tout à fait heureuse de son 
idée. 

Elle se leva et se mit à marcher, après avoir allumé 
une autre cigarette, et elle dictait, en soufflant des filets 
de fumées qui sortaient d'abord tout droit d'un petit trou 
rond au milieu de ses lèvres serrées, puis s'élargissant, 
s'évaporaient en laissant par places, dans l'air, des 
lignes grises, une sorte de brume transparente, une buée 
pareille à des fils d'araignée. Parfois, d'un coup de sa 
main ouverte, elle effaçait ces traces légères et plus per- 
sistantes ; parfois aussi elle les coupait d'un mouvement 
tranchant de l'index et regardait ensuite, avec une atten- 
tion grave, les deux tronçons d'imperceptible vapeur 
disparaître lentement. 

Et Duroy, les yeux levés, suivait tous ses gestes, 
toutes ses attitudes, tous les mouvements de son corps 
et de son visage occupés à ce jeu vague qui ne prenait 
point sa pensée. 

Elle imaginait maintenant les péripéties de la route, 
portraiturait des compagnons de voyage inventés par 
elle, et ébauchait une aventure d'amour avec la femme 
d'un capitaine d'infanterie qui allait rejoindre son mari , 

Puis, s'étant assise, elle interrogea Duroy sur la topo- 
graphie de l'Algérie, qu'elle ignorait absolument. En dix 
minutes, elle en sut autant que lui, et elle fit un petit 


58 DEL-AMI, 

chapitre de géographie politique et coloniale pour mettre 
le lecteur au courant et le bien préparer à comprendre 
les questions sérieuses qui seraient soulevées dans les 
articles suivants. 

Puis elle continua par une excursion dans la province 
d'Oran, une excursion fantaisiste, où il était surtout 
question des femmes, des Mauresques, des Juives, des 
Espagnoles. 

— Il n'y a que ça qui intéresse, — disait-elle. 

Elle termina par un séjour à Saïda, au pied des hauts 
plateaux, et par une jolie petite intrigue entre le sous- 
officier Georges Duroy et une ouvrière espagnole em- 
ployée à la manufacture d'alfa de Aïn-el-Hadjar. Elle 
racontait les rendez-vous, la nuit, dans la montagne 
pierreuse et nue, alors que les chacals, les hyènes et les 
chiens arabes crient, aboient et hurlent au milieu des 
rocs. 

Et elle prononça d'une voix joyeuse : — La suite à 
demain ! — Puis, se relevant : — C'est comme ça qu'on 
écrit un article, moucher monsieur. Signez, s'il vous plaît. 

Il hésitait. 

— Mais signez donc ! 

Alors, il se mit à rire, et écrivit au bas de la page : 
« Georges Durov. » 

Elle continuait à fumer en marchant ; et il la regardait 
toujours, ne trouvant rien à dire pour la remercier, 
heureux d'être près d'elle, pénétré de reconnaissance 
et du bonheur sensuel de cette intimité naissante. Il lui 
semblait, que tout ce qui l'entourait faisait partie d'elle, 
tout, jusqu'aux murs couverts de livres. Les sièges, les 
meubles, l'air où flottait l'odeur du tabac avaient quel- 
que chose de particulier, de bon, de doux, de charmant, 
qui venait d'elle. 


BEL-AMI. 5g 

Brusquement elle demanda : 

— Qu'est-ce que vous pensez de mon amîe M*^* de 
Marelle? ^ 

Il fut surpris : — Mais... je la trouve... je la trouve 
très séduisante. 

— N'est-ce pas ? 

— Oui, certainement. 

Il avait envie d'ajouter : — Mais pas autant que vous. 
Il n'osa point. 

Elle reprit : — Et si vous saviez comme elle est drôle, 
originale, intelligente! C'est une bohème, par exemple, 
une vraie bohème. C'est pour cela que son mari ne 
l'aime guère. Il ne voit que le défaut et n'apprécie point 
les qualités. 

Duroy fut stupéfait d'apprendre que Mme de Marelle 
était mariée. C'était bien naturel, pourtant. 

Il demanda : — Tiens... elle est mariée? Et qu'est-ce 
que fait son mari ? 

M«n« Forestier haussa tout doucement les épaules et 
les sourcils, d'un seul mouvement plein de significations 
incompréhensibles. 

— Oh ! il est inspecteur de la ligne du Nord. Il passe 
huit jours par mois à Paris. Ce que sa femme appelle 
« le service obligatoire », ou encore « la corvée de se- 
maine », ou encore <* la semaine sainte ». Quand vous 
la connaîtrez mieux, vous verrez commç elle est fine et 
gentille. Allez donc la voir un de ces jours. 

Duroy ne pensait plus à partir; il lui semblait qu'il 
allait rester toujours, qu'il était chez lui. 

Mais la porte s'ouvrit sans bruit, et un grand monsieur 
s'avança, qu'on n'avait point annoncé. 

Il s'arrêta en voyant un homme. M«»« Forestier parut 
gênée une seconde, puis elle dit, de sa voix naturelle, bien 


6o BEL-AMI. 

qu'un peu de rose lui fût monté des épaules au visage : 

— Mais entrez donc, mon cher. Je vous présente un 
bon camarade de Charles, M. Georges Duroy, un futur 
journaliste. 

Puis, sur un ton différent, elle annonça : — Le meil- 
leur et le plus intime de nos amis, le comte de Vaudrec. 

Les deux hommes se saluèrent en se regardant au 
fond des yeux, et Duroy tout aussitôt se retira. 

On ne le retint pas. Il balbutia quelques remerciements, 
serra la main tendue de la jeune femme, s'inclina encore 
devant le nouveau venu, qui gardait un visage froid et 
sérieux d'homme du monde, et il sortit tout à fait trou- 
blé, comme s'il venait de commettre une sottise. 

En se retrouvant dans la rue, il se sentit triste, mal à 
l'aise, obsédé par l'obscure sensation d'un chagrin voilé. 
Il allait devant lui, se demandant pourquoi cette mélan- 
colie subite lui était venue ; il ne trouvait point, mais la 
figure sévère du comte de Vaudrec, un peu vieux déjà, 
avec des cheveux gris, l'air tranquille et insolent d'un 
particulier très riche et sûr de lui, revenait sans cesse 
dans son souvenir. 

Et il s'aperçut que l'arrivée de cet inconnu, brisant un 
tête-à-tête charmant où son cœur s'accoutumait déjà, 
avait fait passer en lui cette impression de froid et de 
désespérance qu'une parole entendue, une misère en- 
trevue, les moindres choses parfois suffisent à nous 
donner. 

Et il lui semblait aussi que cet homme, sans qu'il de- 
vinât pourquoi, avait été mécontent de le trouver là. 

Il n'avait plus rien à faire jusqu'à trois heures ; et il 
n'était pas encore midi. Il lui restait en poche six francs 
cinquante : il alla déjeuner au bouillon Duval. Puis il 
rôda sur le boulevard; et comme trois heures son- 


DEL-AMI. 6l 

naient, il monta rescalier-réclame de la Vie Française. 

Les garçons de bureau, assis sur une banquette, les 
bras croisés, attendaient, tandis que, derrière une sorte 
de petite chaire de professeur, un huissier classait la 
correspondance qui venait d'arriver. La mise en scène 
était parfaite, pour en imposer aux visiteurs. Tout le 
monde avait de la tenue, de l'allure, de la dignité, du 
chic, comme il convenait dans Tantichambre d'un grand 
journal. 

Duroy demanda : — M. Walter, s'il vous plaît? 

L'huissier répondit : — M. le directeur est en confé- 
rence. Si monsieur veut bien s'asseoir un peu. Et il in- 
diqua le salon d'attente, déjà plein de monde. 

On voyait là des hommes graves, décorés, importants, 
et des hommes négligés au linge invisible, dont la redin- 
gote, fermée jusqu'au col, portait sur la poitrine des 
dessins de taches rappelant les découpures des continents 
et des mers sur les cartes de géographie. Trois femmes 
étaient mêlées à ces gens. Une d'elles était jolie^ sou- 
riante, parée, et avait l'air d'une cocotte; sa voisine, au 
masque tragique, ridée, parée aussi d'une façon sévère, 
portait en elle ce quelque chose de fripé, d'artificiel 
qu'ont, en général, les anciennes actrices, une sorte de 
fausse jeunesse éventée,comme un parfum d'amour ranci. 

La troisième femme, en deuil, se tenait dans un coin, 
avec une allure de veuve désolée. Duroy pensa qu'elle 
venait demander l'aumône. 

Cependant on ne faisait entrer personne, et plus de 
vingt minutes s'étaient écoulées. 

Alors Duroy eut une idée, et, retournant trouver l'huis* 
sier : — M. Walter m'a donné rendez- vous à trois 
heîires, dit-il. En tous cas, voyez si lïion ami M. Fores* 
tier n'est pas ici. 


Ca DEL-AMI. 

Alors on le fit passer par un long corridor qui Famena 
dans une grande salle où quatre messieurs écrivaient 
autour d'une large table verte. 

Forestier, debout devant la cheminée, fumait une 
cigarette en jouant au bilboquet. Il était très adroit à ce 
jeu et piquait à tous coups la bille énorme en buis jaune 
sur la petite pointe de bois. Il comptait : — « Vingt-deux, 

— vingt-trois, — vingt-quatre, — vingt-cinq. » 

Duroy prononça : « Vingt-six. » Et son ami leva les 
yeux, sans arrêter le mouvement régulier de son bras 

— Tiens, te voilà ! — Hier j'ai fait cinquante-sept coups 
de suite. Il n'y a que Saint-Potin qui soit plus fort que 
moi ici. As-tu vu le patron? Il n'y a rien de plus drôle 
que de regarder cette vieille bedole de Norbert jouer au 
bilboquet. Il ouvre la bouche comme pour avaler la 
boule. 

Un des rédacteurs tourna la tête vers lui : 

— Dis donc, Forestier, j'en connais un à vendre, un 
superbe, en bois des Iles. Il a appartenu à la reine d'Es- 
pagne, à ce qu'on dit. On en réclame soixante francs. Ça 
n'est pas cher. 

Forestier demanda : — Où loge-t-il? — Et comme il 
avait manqué son trente-septième coup, il ouvrit une 
armoire où Duroy aperçut une vingtaine de bilboquets 
superbes, rangés et numérotés comme des bibelots dans 
une collection. Puis ayant posé son instrument à sa 
place ordinaire, il répéta : — Où loge-t-il, ce joyau ? 

Le journaliste répondit : — Chez un marchand de bil- 
lets du Vaudeville. Je t'apporterai la chose demain, si tu 
veux. 

— Oui, c'est entendu. S'il est vraiment beau, je le 
prends ; on n'a jamais trop de bilboquets. 

Puis se tournant vers Duroy : — Viens avec moi, je 


DEL-AMI. C3 

rais t'introduire chez le patron, sans quoi tu pourrais 
moisir jusqu'à sept heures du soir. 

Ils retraversèrent le salon d'attente, où les mêmes per- 
sonnes demeuraient dans le même ordre. Dès que Fores- 
tier parut, la jeu- 
ne femme et la 
vieilleactrice,sc 
levant vivement, 
vinrent à lui. 

Il, le. emme- 
na, l'une après 
l'autre, dans 
. l'embrasure de 
la fenêtre, et, 
bien qu'ils pris- 
sent soin de 
causer à voix 
basse, Duroy re- 
marqua qu'il les 
tutoyait l'une et 

jis, ayant poussé 
tes capitonnées, ils 
le directeur. 
La conférence, qui durait depuis 
une heure, était une partie d'écarté avec quelques-uns 
de ces messieurs à chapeaux plats que Duroy avait re- 
marqués la veille. 

M. Waller tenait les cartes et jouait avec une attention 
concentrée et des mouvements cauteleux, tandis que son 
adversaire abattait, relevait, maniait les légers cartons 
coloriés avec une souplesse, une adresse et une grâce de 
jouevr exercé. Nobert de Varenne écrivait un article, 


64 BEL-AMI, 

assis dans le fauteuil directorial, et Jacques Rival, étendu 
tout au long sur un divan, fumait un cigare, les yeux 
fermés. 

On sentait là-dedans le renfermé, le cuir des meubles, 
le vieux tabac et Timprimerie; on sentait cette odeur 
particulière des salles de rédaction que connaissent tous 
les journalistes. 

Sur la table en bois noir aux incrustations de cuivre, 
un incroyable amas de papiers gisait : lettres, cartes, 
journaux, revues, notes de fournisseurs, imprimés de 
toute espèce. 

Forestier serra les mains des parieurs debout derrière 
les joueurs, et sans dire un mot regarda la partie ; puis, 
dès que le père Walter eut gagné, il présenta : 

— Voici mon ami Duroy. 

Le directeur considéra brusquement le jeune homme 
de son coup d'œil glissé par-dessus le verre des lunettes, 
puis il demanda : 

— M'apportez-vous mon article? Ça irait très bien 
aujourd'hui, en même temps que la discussion Morel. 

Ehiroy tira de sa poche les feuilles de papier pliées en 
quatre : — Voici, monsieur. 

Le patron parut ravi, et, souriant : — Très bien, très 
bien. Vous êtes de parole. Il faudra me revoir ça, 
Forestier ? 

Mais Forestier s'empressa de répondre : 

— Ce n'est pas la peine, monsieur Walter : j'ai fait la 
chronique avec lui pour lui apprendre le métier. Elle 
est très bonne. 

Et le directeur, qui recevait à présent les cartes don- 
nées par un grand monsieur maigre, un député du centre 
gauche, ajouta avec indifférence : — C'est parfait, alors. 

Forestier ne le laissa pas commencer sa nouvelle par- 


DliL-AMi. ^5 

tie ; et, se baissant vers son oreille : — Vous savez que, 
vous m'avez promis d'engager Duroy pour remplacer 
Marambot. Voulez-vous que je le retienne aux mêmes 
conditions? 

— Oui, parfaitement. 

Et prenant le bras de son ami, le journaliste l'entraîna 
pendant que M. Walter se remettait à jouer. 

Norbert de Varenne n'avait pas levé la tête, il semblait 
n'avoir pas vu ou reconnu Duroy. Jacques Rival, au 
contraire, lui avait serré la main avec une énergie dé- 
monstrative et voulue de bon camarade sur qui on peut 
compter en cas d'affaire. 

Ils retraversèrent le salon d'attente, et comme tout le 
monde levait les yeux, Forestier dit à la plus jeune des 
femmes, assez haut pour être entendu des autres patients : 
— Le directeur va vous recevoir tout à l'heure. Il est en 
conférence en ce moment avec deux membres de la com- 
mission du budget. 

Puis il passa vivement, d'un air important et pressé, 
comme s'il allait rédiger aussitôt une dépêche de la plus 
extrême gravité. 

Dès qu'ils furent rentrés dans la salle de rédaction, 
Forestier retourna prendre immédiatement son bilboquet, 
et, tout en se remettant à jouer, et en coupant ses phrases 
pour compter les coups, il dit à Duroy : — Voilà. Tu 
viendras ici tous les jours à trois heures et je te dirai les 
courses et les visites qu'il faudra faire, soit dans le jour, 
soit dans la soirée, soit dans la matinée. — Un, — je 
vais te donner d'abord une lettre d'introduction pour le 
chef du premier bureau de la préfecture de police, — 
deux, — qui te mettra en rapport avec un de ses em- 
ployés. Et tu t'arrangeras avec lui pour toutes les nou- 
velles importantes — trois — du service de la préfecture, 

5 


♦ 

/ 

66 BEL-AMÎ. 

les nouvelles officielles et quasi-officielles, bien entendu. 
Pour tout le détail, tu t'adresseras à Saint-Potin, qui est 
au courant, — quatre, — tu le verras tout à Pheure ou 
demain. Il faudra surtout ^accoutumer à tirer les vers 
du nez des gens que je t'enverrai voir, — cinq, — et à 
pénétrer partout malgré les portes fermées, — six. — Tu 
toucheras pour cela deux cents francs par mois de fixe, 
plus deux sous la ligne pour les échos intéressants de 
ton cru, -— sept, — plus deux sous la ligne également 
pour les articles qu'on te commandera sur des sujets 
divers, — huit. 

Puis il ne fit plus attention qu'à son jeu, et il continua 
à compter lentement, — neuf, — dix, — onze, — douze, 
— treize. — Il manqua le quatorzième, et, jurant : — 
Non de dieu de treize; il me porte toujours la guigne, 
ce bougre-là. Je mourrai un treize certainement. 

Un des rédacteurs qui avait fini sa besogne prit à son 
tour un bilboquet dans l'armoire ; c'était un tout petit 
homme qui avait l'air d'un enfant, bien qu'il fût âgé de 
trente-cinq ans ; et plusieurs autres journalistes étant 
entrés, ils allèrent l'un après l'autre chercher le joujou 
qui leur appartenait. Bientôt ils furent six, côte à côte, 
le dos au mur, qui lançaient en l'air, d'un mouvement 
pareil et régulier, les boules rouges, jaunes ou noires, 
suivant la nature du bois. Et une lutte s'étant établie, 
les deux rédacteurs qui travaillaient encore se levèrent 
pour juger les coups. 

Forestier gagna de onze points. Alors le petit homme 
à l'air enfantin, qui avait perdu, sonna le garçon de 
bureau et commanda : « Neuf bocks». Et ils se remirent 
à jouer en attendant les rafraîchissements. 

Duroy but un verre de bière avec ses nouveaux con- 
frères, puis il demanda à son ami : 


DEL-AMI. C7 

Que taut-il que je fasse? — L'autre répondit ; — Je n'ai 
rien pour toi aujourd'hui. Tu peux t'en aller si tu veux. 

— Et... notre... notre article... est-ce ce soir qu'il 
passera ? 

— Oui, mais ne t'en occupe pas : je corrigerai les 
épreuves. Fais la suite pour demain, et viens ici à trois 
heures, comme aujourd'hui. 

El Duroy, ayant serré toutes les mains sans savoir 
même le nom de leurs possesseurs, redescendit le bel 
escalier, le cœur joyeux et l'esprit allègre. 


--. . _.._itait le 

désir de voir imprimé son 
article. Dès que le jour parut, il fut debout, e: il rôdait 
dans la rue bien avant l'heure oii les porteurs de jour- 
naux vont, en courant, de kiosque en kiosque. 

Alors il gagna la gare Sainl-Lazare, sachant bien que 
la Vie Française y arriverait avant de parvenir dans son 
quartier. Comme il était encore trop tôt, il erra sur le 
trottoir. 

II vil arriver la marchande, qui ouvrît sa boutique de 
verre, puis il aperçut un homme portant sur sa tête un 
tas de grands papiers plies. Il se précipita : c'étaient ie 
Figaro, le Gil-Blas, le Gaulois, ^Événement, et deux ou 
trois autres feuilles du matin; mais la Vie Française n'y 
était pas. 

Une peur le saisit : « Si on avait remis au lendemain 


BEL-AMI. 69 

les Souvenirs (Tun Chasseur d'AJrique, ou si, par hasard, 

la chose n'avait pas plu, au dernier moment, au père 

Walter? » 

En redescendant vers le kiosque, il s'aperçut qu'on 

vendait le journal, sans qu'il l'eût vu apporter. Il se 

précipita, le déplia, après avoir jeté les trois sous, et 

parcourut les titres de la première page. — Rien. — Son 

cœur se mit à battre; il ouvrit la feuille, et il eut une 

forte émotion en lisant, au bas d'une colonne, en grosses 

lettres : « Georges Duroy ». Ça y était! quelle joiel 
Il se mit à marcher, sans penser, le journal à la main, 

le chapeau sur le côté, avec une envie d'arrêter les pas- 
sants pour leur dire : « Achetez ça — achetez ça! Il y a 
un article de moi )>. — Il aurait voulu pouvoir crier de 
tous ses poumons, comme font certains hommes, le soir, 
sur les boulevards : « Lisez la Vie Française, lisez l'ar- 
ticle de Georges Duroy : Les Souvenirs d'un Chasseur 
d'Afrique. » Et, tout à coup, il éprouva le désir de lire 
lui-même cet article, de le lire dans un endroit public, 
dans un café, bien en vue. Et il chercha un établissement 
qui fût déjà fréquenté. II lui fallut marcher longtemps. 
Il s'assit enfin devant un espèce de marchand de vin où 
plusieurs consommateurs étaient déjà installés, et il 
demanda : « Un rhum », comme il aurait demandé : 
« Une absinthe », sans songer à l'heure. Puis il appela : 
« Garçon, donnez-moi la Vie Française ». 

Un homme à tablier blanc accourut : 

— Nous ne l'avons pas, monsieur, nous ne recevons 
que le Rappel, le Siècle, la Lanterne et le Petit Parisien, 

Duroy déclara, d'un ton furieux et indigné : — En 
voilà une boîte ! Alors, allez me l'acheter. — Le garçon y 
courut, la rapporta. Duroy se mit à lire son article; et 
plusieurs fois il dit, tout haut : Très bien, très bien! 


70 BEL-AMI. 

pour attirer rattention des voisins et leur inspirer le 
désir de savoir ce qu'il y avait dans cette feuille. Puis il 
la laissa sur la table en s'en allant. I.e patron s'en aperçut, 
le rappela : 

— Monsieur, monsieur, vous oubliez votre journal! 
Et Duroy répondit : — Je vous le laisse, je l'ai lu. Il y 

a d'ailleurs aujourd'hui, dedans, une chose très intéres- 
sante. 

11 ne désigna pas la chose, mais il vit, en s'en allant, 
un de ses voisins prendre la Vie Frahçaise sur la table 

où il l'avait laissée, 

11 pensa : « Que vais-je faire, maintenant? ». Et il se 
décida à aller à son bureau toucher son mois et donner 
sa démission. 11 tressaillait d'avance de plaisir à la 
l^cnsée de la tète que feraient son chef et ses collègues. 
L'idée de l'eflarement du chef, surtout, le ravissait. 

Il marchait lentement pour ne pas arriver avant neuf 
heures et demie, la caisse n'ouvrant qu'à dix heures. 

Son bureau était une grande pièce sombre, où il fallait 
tenir le gaz allumé presque tout le jour en hiver. Elle 
donnait sur une cour étroite, en face d'autres bureaux. 
Ils étaient huit employés là-dedans, plus un sous-chef 
dans un coin, caché derrière un paravent. 

Duroy alla d'abord chercher ses cent dix-huit francs 
vingt-cinq centimes, enfermés dans une enveloppe jaune 
et déposés dans le tiroir du commis chargé des paiements, 
puis il pénétra d'un air vainqueur dans la vaste salle de 
travail où il avait déjà passé tant de jours. 

Dès qu'il fut entré, le sous-chef, M. Pote U l'appela : 

— Ah! c'est vous, M. Duroy? Le chef vous a déjà 
demandé plusieurs fois. Vous savez qu'il n'admet pas 
qu'on soit malade deux jours de suite sans attestation 
de médecin. 


ÈEL-AMl. 9' 

t)uroy, qui se tenait debout au milieu du bureau, pré- 
parant son effet, répondit d'une voix forte : 

— Je m'en fiche un peu, par exemple ! . 

Il y eut parmi les employés un mouvement de stupé- 
faction, et la tête de M. Potel apparut, effarée, au-dessus 
du paravent qui l'enfermait comme une boîte. 

Il se barricadait là-dedans, par crainte des courants 
d'air, car il était rhumatisant. Il avait seulement percé 
deux trous dans le papier pour surveiller son personnel. 

On entendait voler les mouches. Le sous-chef, enfin, 
demanda avec hésitation : — Vous avez dit ? 

— J'ai dit que je m'en fichais un peu. Je ne viens 
aujourd'hui que pour donner ma démission. Je suis entré 
comme rédacteur à la Vie Française avec cinq cents 
francs par mois, plus les lignes. J'y ai même débuté ce 
matin. 

Il s'était pourtant promis de faire durer le plaisir; 
mais il n'avait pu résister à l'envie de tout lâcher d'un 
seul coup. 

L'effet, du reste, était complet. Personne ne bougeait. 

Alors Duroy déclara : — Je vais prévenir M. Perthuis, 
puis je viendrai vous faire mes adieux. — Et il sortit 
pour aller trouver le chef, qui s'écria en l'apercevant : 

— Ah! vous voilà. Vous savez que je ne veux pas... 
L'employé lui coupa la parole : 

— Ce n'est pas la peine de gueuler comme ça... 

M. Per thuis, un gros homme rouge comme une crête 
de coq, demeura suffoqué par la surprise. 

Duroy reprit : — J'en ai assez de votre boutique. J'ai 
débuté ce matin dans le journalisme, où on me fait une 
très belle position. J'ai bien l'honneur de vous saluer. 

Et il sortit. Il était vengé. 

Il alla en effet serrer la main de ses anciens collègues, 


7i BÊL-AMl. 

qui osaient à peine lui parler, par peur de se compro- 
mettre, car on avait entendu sa conversation avec le chef, 
la porte étant restée ouverte. 

Et il se retrouva dans la rue avec son traitement dans 
sa poche. Il se paya un déjeuner succulent dans un bon 
restaurant à prix modérés qu'il connaissait; puis, ayant 
encore acheté et laissé la Vie Française sur la table où 
il avait mangé, il pénétra dans plusieurs magasins où il 
acheta de menus objets, rien que pour les faire livrer 
chez lui et donner son nom — Georges Duroy. — Il 
ajoutait : « Je suis le rédacteur de la Vie Française, » 

Puis il indiquait la rue et le numéro, en ayant soin de 
stipuler : « Vous laisserez chez le concierge. » 

Gomme il avait encore du temps, il entra chez un li- 
thographe qui fabriquait des cartes de visite à la mi- 
nute, sous les yeux des passants; et il s'en fit faire immé- 
diatement une centaine, qui portaient, imprimée sous son 
nom, sa nouvelle qualité. 

Puis il se rendit au journal. 

Forestier le reçut de haut, comme on reçoit un infé- 
rieur : — Ah! te voilà, très bien. J'ai justement plusieurs 
affaires pour toi. Attends-moi dix minutes. Je vais d'abord 
finir ma besogne. — Et il continua une lettre commencée. 

A l'autre bout de la grande table, un petit homme très 
pâle, bouffi, très gras, chauve, avec un crâne tout blanc 
et luisant, écrivait, le nez sur son papier, par suite d'une 
myopie excessive. 

Forestier lui demanda : — Dis donc, Saint-Potin, à 
quelle heure vas-tu interwiever nos gens ? 

— A quatre heures. 

— Tu emmèneras avec toi le jeune Duroy ici présent, 
et tu lui dévoileras les arcanes du métier. 

— G'est entendu. 


BEL-AMK 73 

Puis, se tournant vers son ami, Forestier ajouta : 

— As-tu apporté la suite sur l'Algérie? Le début de ce 
matin a eu beaucoup de succès. 

Duroy, interdit, balbutia : — Non, — j'avais cru avoir 
le temps dans l'après-midi, — j'ai eu un tas de choses à 
faire, — je n'ai pas pu... 

L'autre leva les épaules d'un air mécontent : — Si tu 
n'es pas plus exact que ça, tu rateras ton avenir, toi. 
Le père Walter comptait sur ta copie. Je vais lui dire 
que ce sera pour demain. Si tu crois que tu seras payé 
pour ne rien faire, tu te trompes. 

Puis, après un silence, il ajouta : — On doit battre le 
fer quand il est chaud, que diable ! 

Saint-Potin se leva : — Je suis prêt, dit-il. 

Alors Forestier se renversant sur sa chaise, prit une 
pose presque solennelle pour donner ses instructions, 
et, se tournant vers Duroy : — Voilà. Nous avons à Paris 
depuis deux jours le général chinois Li-Theng-Fao, des- 
cendu au Continental, et le rajah Taposahib Ramaderao 
Pâli, descendu à l'hôtel Bristol. Vous allez leur prendre 
une conversation. 

Puis, se tournant vers Saint-Potin : — N'oublie point 
les principaux points que je t'ai indiqués. Demande au 
général et au rajah leur opinion sur les menées de l'An- 
gleterre dans l'Extrême-Orient, leurs idées sur son sys- 
tème de colonisation et de domination, leurs espérances 
relatives à l'intervention de l'Europe, et de la France en 
particulier, dans leurs affaires. 

Il se tut, puis il ajouta, parlant à la cantonade : — Il 
sera on ne peut plus intéressant pour nos lecteurs de 
savoir en même temps ce qu'on pense en Chine et dans 
les Indes sur ces questions, qui passionnent si fort l'opi- 
nion publique en ce moment. 


II ajouta, pour Duroy : — Observé Comment Saint- 
Potin s'y prendra, c'est un excellent reporter, et tâche 
d'apprendre les ficelles pour vider un homme en cinq mi- 
nutes. 
Puis il recommença à écrire avec gravité, avec l'inten- 
tion évidente de 
bien établir les 
distances, de bien 
mettre à sa place 
son ancien cama- 
rade et nouveau 
confrère. 

Dès qu'ils eu- 
rent franchi la 
porte , Saint-Po- 
lin se mit à rire et 
dit à Duroy : — 
En voilà un fai- 
seur ! 11 nous la 
fait à nous-mê- 
mes . On dirait 
vraiment qu'il 
nous prend pour 
ses lecteurs. 
Puis ils descendirent sur le boulevard, et le reporter 
demanda; — Buvez-vous quelque chose? 
~ Oui, volontiers. 11 fait très chaud. 
Us entrèrent dans un café et se firent servir des bois- 
sons fraîches. Et Saint-Potin se mit à parler. Il parla de 
tout le monde et du journal avec une profusion de dé- 
tails surprenants. 

— Le patron? Un vrai juif! Et vous savez, les juifs, 
on ne les changera jamais. Quelle race ! -~ Et il cita des 


BEL-AMI. yb 

traits étonnants d'avarice, de cette avarice particulière 
aux fils d'Israël, des économies de dix centimes, des mar- 
chandages de cuisinière, des rabais honteux demandés 
et obtenus, toute une manière d'être d'usurier, de prêteur 
à gages. 

« Et avec ça, pourtant, un bon zig qui ne croit à rien 
et roule tout le monde. Son journal, qui est officieux, 
catholique, libéral, républicain, orléaniste, tarte à la 
crème et boutique à treize, n'a été fondé que pour sou- 
tenir ses opérations de bourse et ses entreprises de toute 
sorte. Pour ça il est très fort,/ et il gagne des millions 
au moyen de sociétés qui n'ont pas quatre sous de 
capital... » 

Il allait toujours, appelant Duroy « mon cher ami ». 

« Et il a des mots à la Balzac, ce grigou. Figurez-vous 
que, l'autre jour, je me trouvais dans son cabinet avec 
cette antique bedole de Norbert, et ce Don Quichotte 
de Rival, quand Montelin, notre administrateur, arrive, 
avec sa serviette en maroquin sous le bras, cette ser- 
viette que tout Paris connaît. Walter leva le nez et de- 
manda : — Quoi de neuf? 

« Montelin répondit avec naïveté : — Je viens de payer 
les seize mille francs que nous devions au marchand de 
papier. 

« Le patron fit un bon, un bon étonnant. 

— Vous dites? 

— Que je viens de payer M. Privas. 

— Mais vous êtes fou ! 

— Pourquoi? 

— Pourquoi... pourquoi... pourquoi... 

« Il ôta ses lunettes, les essuya. Puis il sourit, d'un 
drôle de sourire qui court autour de ses grosses joues 
chaque fois qu'il va dire quelque chose de malin ou de 


76 BEL-AMI. 

fort, et avec un ton gouailleur et convaincu, îl prononça : 

— Pourquoi ? Parce que nous pouvions obtenir là-dessus 
une réduction de quatre à cinq mille francs. 

« Montelin, étonné, reprit : — Mais, monsieur le direc- 
teur, tous les comptes étaient réguliers, vérifiés par moi 
et approuvés par vous... 

« Alors le patron, redevenu sérieux, déclara : — On 
n'est pas naïf comme vous. Sachez, monsieur Montelin, 
qu'il faut toujours accumuler ses dettes pour transiger. » 

Et Saint-Potin ajouta, avec un hochement de tête de 
connaisseur : — Hein? Est-il à la Bal zac, celui-là? 

Duroy n'avait pas lu Balzac, mais il répondit avec 
conviction : — Bigre oui. 

Puis le reporter parla de Mme Walter, une grande 
dinde, de Norbert de Varenne, un vieux raté, de Rival, 
une ressucée de Fervacques. Puis il en vint à Forestier. 

— Quant à celui-là, il a de la chance d'avoir épousé sa 
femme, voilà tout. 

Duroy demanda : — Qu'est-ce au juste que sa femme ? 

Saint-Potin se frotta les mains : — Ohl une rouée, 
V une fine mouche. C'est la maîtresse d'un vieux viveur 
^ nommé Vaudrec, le comte de Vaudrec, qui l'a dotée et 
mariée... 

Duroy, sentit brusquement une sensation de froid, une 
sorte de crispation nerveuse, un besoin d'injurier et de 
gifler ce bavard. Mais il l'interrompit simplement pour 
lui demander : — C'est votre nom, Saint-Potin ? 

L'autre répondit avec simplicité : 

— Non, je m'appelle Thomas. C'est au journal qu'on 
m'a surnommé Saint-Potin. 

Et Duroy, payant les consommations, reprit : — Mais 
il me semble qu'il est tard et que nous avons deux no- 
bles seigneurs à visiter. 


BEL-AMI. 77 

I 
Saint-Potin se mit à rire : — Vous êtes encore naïf, 

vous ! Alors vous croyez comme ça que je vais aller de- 
mander à ce Chinois et à cet Indien ce qu'ils pensent de 
l'Angleterre ? Comme si je ne le savais pas mieux qu'eux, 
ce qu'ils doivent penser pour les lecteurs de la Vie Fran- 
çaise. J'en ai déjà interwievé cinq cents de ces Chinois, 
Persans, Hindous, Chiliens, Japonais et autres. Ils ré- 
pondent tous la même chose, d'après moi. Je n'ai qu'à 
reprendre mon article sur le dernier venu et à le copier 
mot pour mot. Ce qui change, par exemple, c'est leur 
tête, leur nom, leurs titres, leur âge, leur suite. Oh! là- 
dessus, il ne faut pas d'erreur, parce que je serais relevé 
raide par le Figaro ou le Gaulois. Mais sur ce sujet le 
concierge de l'hôtel Bristol et celui du Continental m'au- 
ront renseigné. en cinq minutes. Nous irons à pied jus- 
que-là en fumant un cigare. Total : cent sous de voiture 
à réclamer au journal. Voilà, mon cher, comment on s'y 
prend quand on est pratique. 

Duroy demanda : — Ça doit rapporter bon d'être re- 
porter dans ces conditions-là. 

Le journaliste répondit avec mystère : — Oui, mais 
rien ne rapporte autant que les échos, à cause des ré- 
clames déguisées. 

Ils s'étaient levés et suivaient le boulevard, vers la Ma- 
deleine. Et Saint-Potin, tout à coup, dit à son compa- 
gnon: 

— Vous savez, si vous avez à faire quelque chose, je 
n'ai pas besoin de vous, moi. 

Duroy lui serra la main, et s'en alla. 

L'idée de son article à écrire dans la soirée le tracas- 
sait, et il se mit à y songer. Il emmagasina des idées, 
des réflexions, des jugements, des anecdotes, tout en 
marchant, et il monta jusqu'au bout de l'avenue des 


78 BEL-AMI. 

Champs-Elysées, où on ne voyait que de rares prome- 
neurs, Paris étant vide par ces jours de chaleur. 

Ayant dîné chez un marchand de vin auprès de l'arc 
de triomphe de l'Étoile, il revint lentement à pied chez 
lui par les boulevard extérieurs, et il s'assit devant sa 
table pour travailler. 

Mais dès qu'il eut sous les yeux la grande feuille de 
papier blanc, tout ce qu'il avait amassé de matériaux 
s'envola de son esprit, comme si sa cervelle se fût éva- 
porée. Il essayait de ressaisir des bribes de souvenirs et 
de les fixer : ils lui échappaient à mesure qu'il les re- 
prenait, ou bien ils se précipitaient pêle-mêle, et il ne 
savait comment les présenter, les habiller, ni par lequel 
commencer. 

Après une heure d'efforts et cinq pages de papier noir- 
cies par des phrases de début qui n'avaient point de 
suite, il se dit : « Je ne suis pas encore assez rompu au 
métier. Il faut que je prenne une nouvelle leçon. » Et 
tout de suite la perspective d'une autre matinée de tra- 
vail avec Mnae Forestier, l'espoir de ce long tête à tête 
intime, cordial, si doux, le firent tressaillir de désir. Il 
se coucha bien vite, ayant presque peur à présent de se 
remettre à la besogne et de réussir tout à coup. 

Il ne se leva, le lendemain, qu'un peu tard, éloignant 
et savourant d'avance le plaisir de cette visite. 

Il était dix heures passées quand il sonna chez son ami. 

Le domestique répondit : 

— C'est que Monsieur est en train de travailler. 

Duroy n'avait point songé que le mari pouvait être 
là. Il insista cependant : — Dites-lui que c'est moi, pour 
une affaire pressante. 

Après cinq minutes d'attente, on le fit entrer dans le 
cabinet où il avait passé une si bonne matinée. 


BEL-AMI. 79 

A la place occupée par lui, Forestier maintenant était 
assis et écrivait, en robe de chambre, les pieds dans ses 
pantoufles, la tête couverte d'une petite toque anglaise; 
tandis que sa femme, enveloppée du même peignoir 
blanc, et accoudée à la cheminée, dictait, une cigarette 
à la bouche. 

Duroy, s'arrêtant sur le seuil, murmura : — Je vous 
demande bien pardon; je vous dérange? 

Et son ami, ayant tourné la tête, une tête furieuse, 
grogna : — Qu'est-ce que tu veux encore? Dépêche-toi, 
nous sommes pressés. 

L'autre, interdit, balbutiait : — Non, ce n'est rien, 
pardon. 

Mais Forestier, se fâchant: — Allons, sacrebleu! ne 
perds pas de temps ; tu n'as pourtant pas forcé ma porte 
pour le plaisir de nous dire bonjour. 

Alors Duroy, fort troublé, se décida: — Non... voilà... 
c'est que... je n'arrive pas encore à faire mon article... 
et tu as été... vous avez été si... si... si gentils la dernière 
fois que... que j'espérais... que j'aî osé venir... 

Forestier lui coupa la parole : — Tu te fiches du 
monde, à la fin! Alors tu t'imagines que je vais faire ton 
métier, et que tu n'auras qu'à passer à la caisse au bout 
du mois. Non ! Elle est bonne, celle-là ! 

La jeune femme continuait à fumer, sans dire un mot, 
souriant toujours d'un vague sourire qui semblait un 
masque aimable sur l'ironie de sa pensée. 

Et Duroy, rougissant, bégayait : — Excusez-moi... 
j'avais cru... j'avais pensé... — Puis brusquement, d'une 
voix claire : — Je vous demande mille fois pardon, 
madame, en vous adressant encore mes remerciements 
les plus vifs pour la chronique si charmante que vous 
m'avez faite hier. 


Sq bel-ami. 

Puis il salua, dit à Charles : — Je serai à trois heures 
au journal, — et il sortit. 

Il retourna chez lui, à grands pas, en grommelant : 
« Eh bien, je m'en vais la faire celle-là, et tout seul, et 
ils verront... » 

A peine rentré, la colère l'excitant, il se mit à écrire. 

Il continua l'aventure commencée par Mme Forestier, 
accumulant des détails de roman-feuilleton, des péri- 
péties suprenantes et des descriptions ampoulées, avec 
une maladresse de style de collégien et des formules de 
sous-officier. En une heure, il eut terminé une chronique 
qui ressemblait à un chaos de folies, et il la porta, avec 
assurance, à la Vie Française. 

La première personne qu'il rencontra fut Saint-Potin, 
qui, lui serrant la main avec une énergie de complice, 
demanda : 

— Vous avez lu ma conversation avec le Chinois et 
avec l'Hindou. Est-ce assez drôle? Ça a amusé tout 
Paris. Et je n'ai pas vu seulement le bout de leur nez. 

Duroy, qui n'avait rien lu, prit aussitôt le journal, et 
il parcourut de l'œil un long article intitulé « Inde et 
Chine », pendant que le reporter lui indiquait et souli- 
gnait les passages les plus intéressants. 

Forestier survint, soufflant, pressé, l'air affairé : 

— Ah bon, j'ai besoin de vous deux. 

Et il leur indiqua une série d'informations politiques 
qu'il fallait se procurer pour le soir même. 
Duroy lui tendit son article. 

— Voici la suite sur l'Algérie. 

— Très bien, donne : je vais la remettre au patron. 
Ce fut tout. 

Saint-Potin entraîna son nouveau confrère, et lors- 
qu'ils furent dans le corridor, il lui dit : 


'1 


BEL-âMI. Si 

— Avez- vous passé à la caisse ? 

— Non. Pourquoi ? 

— Pourquoi? Pous vous faire payer. Voyez-vous, il 
faut toujours prendre un mois d'avance. On ne sait pas 
ce qui peut arriver. 

— Mais... je ne demande pas mieux. 

— Je vais vous présenter au caissier. Il ne fera point 
de difficultés. On paye bien ici. 

Et Duroy alla toucher ses deux cents francs, plus 
vingt-huit francs pour son article de la veille, qui, joints 
à ce qui lui restait de son traitement du chemin de fer, 
lui faisait trois cent quarante francs en poche. 

Jamais il n'avait tenu pareille somme, et il se crut 
riche pour des temps indéfinis. 

Puis Saint- Potin l'emmena bavarder dans les bureaux 
de quatre ou cinq feuilles rivales, espérant que les nou- 
velles qu'on l'avait chargé de recueillir avaient été 
prises déjà par d'autres, et qu'il saurait bien les leur 
souffler, grâce à l'abondance et à l'astuce de sa con- 
versation. 

Le soir venu, Duroy, qui n'avait plus rien à faire, 
songea à retourner aux Folies-Bergère, et, payant d'au- 
dace, il se présenta au contrôle : 

— Je m'appelle Georges Duroy, rédacteur à la Vie 
Française. Je suis venu l'autre jour avec M. Forestier, 
qui m'avait promis de demander mes entrées. Je ne sais 
s'il y a songé. 

On consulta un registre. Son nom ne s'y trouvait pas 
inscrit. Cependant le contrôleur, homme très affable, lui 
dit : 

— Entrez toujours, monsieur, et adressez vous- 
même votre demande à M. le directeur qui y fera droit 

assurément* 




[ 


82 BEL-AMI. 

Il entra, et presque aussitôt il rencontra Rachel, la 
femme emmenée le premier soir. 
Elle vint à lui : — Bonjour, mon chat. Tu vas bien? 

— Très bien, et toi ? 

— Moi, pas mal. Tu ne sais pas, j'ai rêvé deux fois de 
toi depuis l'autre jour. 

Duroy sourit, flatté : — Ah ! ah ! et qu'est-ce que ça 
prouve ? 

— Ça prouve que tu m'as plu, gros serin, et que nous 
recommencerons quand ça te dira. 

— Aujourd'hui si tu veux. 

— Oui, je veux bien. 

— Bon, mais écoute... — Il hésitait, un peu confus de 
ce qu'il allait faire : — C'est que, cette fois, je n'ai pas le 
sou : je viens du cercle, où j'ai tout claqué. 

Elle le regardait au fond des yeux, flairant le men- 
songe avec son instinct et sa pratique de fille habituée 
aux roueries et aux marchandages des hommes. Elle dit : 
— Blagueur I Tu sais, ça n'est pas gentil avec moi cette 
manière-là. 

Il eut un sourire embarrassé : — Si tu veux dix francs, 
c'est tout ce qui me reste. 

Elle murmura avec un désintéressement de courtisane 
qui se paye un caprice : 

— Ce qui te plaira, mon chéri : je ne veux que toi. 

Et levant ses yeux séduits vers la moustache du jeune 
homme, elle prit son bras et s'appuya dessus amoureuse- 
ment : — Allons boire une grenadine d'abord. Et puis 
nous ferons un tour ensemble. Moi je voudrais aller à 
l'Opéra, -comme ça, avec toi, pour te montrer. Et puis 
nous rentrerons de bonne heure, n'est-ce-pas ? 

Il dormit tard chez cette fille. Il faisait jour quand il 


BEL-AMI. 83 

sortit, et la pensée lui vint aussitôt d'acheter la Vie Fran- 
çaise, Il ouvrit le journal d'une main fiévreuse ; sa chro- 
nique n'y était pas ; et il demeurait debout sur le trottoir, 
parcourant anxieusement de l'œil les colonnes imprimées 
avec l'espoir d'y trouver, enfin, ce qu'il cherchait. 

Quelque chose de pesant tout à coup accablait son 
cœur, car, après la fatigue d'une nuit d'amour, cette 
contrariété tombant sur sa lassitude avait le poids d'un 
désastre 

Il remonta chez lui et s'endormit tout habillé sur son 
lit. 

En entrant quelques heures plus tard dans les bureaux 
de la rédaction, il se présenta devant M. Walter : — J'ai 
été tout surpris ce matin, monsieur, de ne pas trouver 
mon second article sur l'Algérie. 

Le directeur leva la tête, et d'une voix sèche : — Je 
l'ai donné à votre ami Forestier, en le priant de le lire ; 
il ne l'a pas trouvé suffisant; il faudra me le refaire. 

Duroy, furieux, sortit sans répondre un mot, et, péné- 
trant brusquement dans le cabinet de son camarade : — 
Pourquoi n'as-tu pas fait paraître, ce matin, ma chro- 
nique ? 

Le journaliste fumait une cigarette, le dos au fond de 
son fauteuil et les pieds sur sa table, salissant de ses 
talons un article commencé. Il articula tranquillement 
avec un son de voix ennuyé et lointain, comme s'il par- 
lait du fond d'un trou : — Le patron l'a trouvé mauvais, 
et m'a chargé de te le remettre pour le recommencer. 
Tiens, le voilà. — Et il indiquait du doigt les feuilles 
dépliées sous un presse-papier. 

Duroy, confondu, ne trouva rien à dire, et, comme il 
mettait sa prose dans sa poche, Forestier reprit : — Au- 
jourd'hui tu vas te rendre d'abord à la prcfccti^rc... 


84 BEL-AMI. 

Et il indiqua une série de courses d'affaires, de nou- 
velles à recueillir. Duroy s'en alla, sans avoir pu décou- 
vrir le mot mordant qu'il cherchait. 

Il rapporta son article le lendemain. Il lui fut rendu de 
nouveau. L'ayant refait une troisième fois, et le voyant 
refusé, il comprit qu'il allait trop vite et que la main de 
Forestier pouvait seule l'aider dans sa route. 

Il ne parla donc plus des Souvenirs d'un Chasseur 
d'A/riquey en se promettant d'être souple et rusé, puis- 
qu'il le fallait, et de faire, en attendant mieux, son métier 
de reporter avec zèle. 

Il connut les coulisses des théâtres et celles de la poli- 
tique, les corridors et le vestibule des hommes d'État et 
de la Chambre dès députés, les figures importantes des 
attachés de cabinet et les mines renfrognées des huissiers 
endormis. 

Il eut des rapports continus avec des ministres, des 
concierges, des généraux, des agents de police, des 
princes, des souteneurs, des courtisanes, des ambassa- 
deurs, des évêques, des proxénètes, des rastaquouères, 
des hommes du monde, des grecs, des cochers de fiacre, 
des garçons de café et bien d'autres, étant devenu l'ami 
intéressé et indifférent de tous ces gens, les confondant 
dans son estime, les toisant à la même mesure, les 
jugeant avec le même œil, à force de les voir tous les 
jours, à toute heure, sans transition d'esprit, et de parler 
avec eux tous des mêmes affaires concernant son métier. 
Il se comparait lui-même à un homme qui goûterait, 
coup sur coup, les échantillons de tous les vins et ne dis- 
tinguerait bientôt plus le Château-Margaux de l'Ar- 
genteuil. 

Il devint en peu de temps un remarquable reporter, 
sûr de ses informations, rusé, rapide, subtil, une vraie 


BEL-AMI. 85 

; journal, comme disait le père Waller, qui 
t en rédacteurs. 
Cependant, comme il ne touchait que dix centimes ia 
ligne, plus ses deux cents francs de fixe, et comme la vie 
de boulevard, la vie de café, la vie de restaurant coûte 
cher, il n'avait jamais le sou et se désolait de sa misère. 
C'est un truc à saisir, pensait-il, en voyant certains 
confrères aller la poche pleine d'or, sans jamais com- 
prendre quels moyens secrets ils pouvaient bien em- 
ployer pour se procurer cette aisance. Et il soupçonnait 
avec envie des procédés inconnus et suspects, des ser- 
vices rendus, toute une contrebande acceptée et con- 
sentie. Or, il lui fallait pénétrer le mystère, entrer dans 
l'association tacite, s'imposer aux camarades qui parta- 
geaient sans lui. 

le soir, en regardant de sa fenêtre 
procédés qu'il pourrait employer. 


Deux mois s'étaient écoulés; on touchait à septembre, 
et la fortune raf ide que Duroy avait espérée lui semblait 
bien lente à venir. Il s'inquiétait surtout de la médiocrité 
I morale de sa situation et ne voy. 
il escaladerait les hauteurs où l'o 
tion, la puissance et l'argent. 

Il se sentait enfermé dans ce mé 


t pas par quelle voie 
trouve la considéra- 


ter, I 


à-dedi 


s on r 


r médiocre de repor- 
ir. On l'appréciait, 


selon son rang. Fore 

le l'invitait plus à dîner, le trai- 
comme un inférieur, bien qu'il le tutoyât 


BEL-AMI. 87 

De temps en temps, il est vrai, Duroy, saisissant une 
occasion, plaçait un bout d'article, et ayant acquis par ses 
échos une souplesse de plume et un tact qui lui man- 
quaient lorsqu'il avait écrit sa seconde chronique sur 
l'Algérie, il ne courait plus aucun risque de voir refuser 
ses actualités. Mais de là à faire des chroniques au gré 
de sa fantaisie ou à traiter, en juge, les questions politi- 
ques, il y avait autant de différence qu'à conduire dans 
les avenues du Bois, étant cocher, ou à conduire étant 
maître. Ce qui l'humiliait surtout, c'était de sentir fer- 
mées les portes du monde, de n'avoir pas de relations 
à traiter en égal, de ne pas entrer dans l'intimité des 
femmes, bien que plusieurs actrices connues l'eussent 
parfois accueilli avec une familiarité intéressée. 

Il savait d'ailleurs, par expérience, qu'elles éprouvaient 
pour lui, toutes, mondaines ou cabotines, un entraîne- 
ment singulier, une sympathie instantanée, et il ressen- 
tait, de ne point connaître celles dont pourrait dépendre 
son avenir, une impatience de cheval entravé. 

Bien souvent il avait songé à faire une visite à Mme Fo- 
restier; mais la pensée de leur dernière rencontre l'arrê- 
tait, l'humiliait, et il attendait, en outre, d'y être engagé 
par le mari. Alors le souvenir lui vint de Mme de Marelle, 
et, se rappelant qu'elle l'avait prié de la venir voir, il se 
présenta chez elle un après-midi qu'il n'avait rien à 
faire. 

:< J'y suis toujours jusqu'à trois heures, » avait-elle dit. 

Il sonnait à sa porte à deux heures et demie. 

Elle habitait rue de Verneuil, au quatrième. 

Au bruit du timbre, une bonne vint ouvrir, une petite 
servante dépeignée qui nouait son bonnet en répondant : 
— Oui, madame est là, mais je ne sais pas si elle est 
levée. 


88 BEL-AMI. 

Et elle poussa la porte du salon qui n'était point fer- 
mée. 

Duroy entra. La pièce était assez grande, peu meublée 
et d'aspect négligé. Les fauteuils, défraîchis et vieux, 
s'alignaient le long des murs, selon l'ordre établi par la 
domestique, car on ne sentait en rien le soin élégant 
d'une femme qui aime le chez soi. Quatre pauvres ta- 
bleaux, représentant une barque sur un fleuve, un navirte 
sur la mer, un moulin dans une plaine et un bûcheron 
dans un bois, pendaient au milieu des quatres panneaux, 
au bout de cordons inégaux, et tous les quatre accrochés 
de travers. On devinait que depuis longtemps ils res- 
taient penchés ainsi sous l'œil négligent d'une indiffé- 
rente. 

Duroy s'assit et attendit. Il attendit longtemps. Puis 
une porte s'ouvrit, et Mme de Marelle entra en courant, 
vêtue d'un peignoir japonais en soie rose où étaient 
brodés des paysages d'or, des fleurs bleues et des oiseaux 
blancs, et elle s'écria : 

— Figurez-vous que j'étais encore couchée. Que c'est 
gentil à vous de venir me voir! J'étais persuadée que 
vous m'aviez oubliée. 

Elle tendit ses deux mains d'un geste ravi, et Duroy, 
que l'aspect médiocre de l'appartement mettait à son 
aise, les ayant prises, en baisa une, comme il avait vu 
faire à Norbert de Varenne. 

Elle le pria de s'asseoir ; puis, le regardant des pieds 
à la tête : — Comme vous êtes changé ! Vous avez gagné 
de l'air. Paris vous fait du bien. Allons, racontez-moi 
les nouvelles. 

Et ils se mirent à bavarder tout de suite, comme s'ils 
eussent été d'anciennes connaissances, sentant naître 
entre eux une familiarité instantanée, sentant s'établir un 


BEL-AMI. 89 

de ces courants de confiance, d'intimité et d'affection qui 
font amis, en cinq minutes, deux êtres de même carac- 
tère et de même race. 

Tout à coup, la jeune femme s'interrompit, et s'éton- 
nant : — C'est drôle comme je suis avec vous. Il me 
semble que je vous connais depuis dix ans. Nous devien- 
drons, sans doute, bons camarades. Voulez-vous? 

Il répondit : — Mais, certainement, — avec un sourire 
qui en disait plus. 

Il la trouvait tout à fait tentante, dans son peignoir 
éclatant et doux, moins fine que l'autre dans son peignoir 
blanc, moins chatte, moins délicate, mais plus excitante, 
plus poivrée. 

Quand il sentait près de lui Mme Forestier, avec son 
sourire immobile et gracieux qui attirait et arrêtait en 
même temps, qui semblait dire : « Vous me plaisez » et 
aussi : « Prenez garde », dont on ne comprenait jamais 
le sens véritable, il éprouvait surtout le désir de se cou- 
cher à ses pieds, ou de baiser la fine dentelle de son cor- 
sage et d'aspirer lentement l'air chaud et parfumé qui 
devait sortir de là, glissant entre les seins. Auprès de 
Mme de Marelle, il sentait en lui un désir plus brutal, 
plus précis, un désir qui frémissait dans ses mains devant 
les contours soulevés de la soie légère. 

Elle parlait toujours, semant en chaque phrase cet 
esprit facile dont elle avait pris l'habitude, comme un 
ouvrier saisit le tour de main qu'il faut pour accomplir 
une besogne réputée difficile et dont s'étonnent les autres. 
Il l'écoutait, pensant : « C'est bon à retenir tout ça. On 
écrirait des chroniques parisiennes charmantes en la fai- 
sant bavarder sur les événements du jour. » 

Mais on frappa doucement, tout doucement à la porte 
par laquelle elle était venue ; et elle cria : « Tu peux 


go BEL-AMI. 

entrer, mignonne. » La petite fille parut, alla droit à 
Duroy et lui tendit la main. 

La mère étonnée murmura : « Mais c'est une conquête. 
Je ne la reconnais plus. » Le jeune homme, ayant em- 
brassé l'enfant, la fit asseoir à côté de lui, et lui posa, 
avec un air sérieux, des questions gentilles sur ce qu'elle 
avait fait depuis qu'ils ne s'étaient vus. Elle répondait de 
sa petite voix de flûte, avec son air grave de grande 
personne. 

La pendule sonna trois heures. Le journaliste se leva. 

— Venez souvent, demanda Mme de Marelle, nous 
bavarderons comme aujourd'hui, vous me ferez toujours 
plaisir. Mais pourquoi ne vous voit-on plus chez les 
Forestier ? 

Il répondit : — Oh ! pour rien. J'ai eu beaucoup à 
faire. J'espère bien que nous nous y retrouverons un de 
ces jours. 

Et il sortit, le cœur plein d'espoir, sans savoir pour- 
quoi. 

Il ne parla pas à Forestier de cette visite. 

Mais il en garda le souvenir, les jours suivants, plus 
que le souvenir, une sorte de sensation de la présence ir- 
réelle et persistante de cette femme. Il lui semblait avoir 
pris quelque chose d'elle, Timage de son corps restée 
dans ses yeux et la saveur de son être moral restée en 
son cœur. Il demeurait sous l'obsession de son image, 
comme il arrive quelquefois quand on a passé des heures 
charmantes auprès d'un être. On dirait qu'on subit une 
possession étrange, intime, confuse, troublante et ex- 
quise parce qu'elle est mystérieuse. 

Il fit une seconde visite au bout de quelques jours. 

La bonne l'introduisit dans le salon, et Laurine parut 
aussitôt. Elle tendit, non plus sa main, mais son front. 


BEL-AMI. 91 

et dit : — Maman m'a chargée de vous prier de l'at- 
tendre. Elle en a pour un quart d'heure, parce qu'elle 
n'est pas habillée. Je vous tiendrai compagnie. 

Duroy, qu'amusaient les manières cérémonieuses de la 
fillette, répondit : — Parfaitement, mademoiselle, je serai 
enchanté de passer un quart d'heure avec vous; mais je 
vous préviens que je ne suis point sérieux du tout, moi, 
je joue toute la journée; je vous propose donc de faire 
une partie de chat perché. 

La gamine demeura saisie, puis elle sourit, comme 
aurait fait une femme, de cette idée qui la choquait un 
peu et l'étonnait aussi ; et elle murmura : 

— Les appartements ne sont pas faits pour jouer. 

Il reprit : — Ça m'est égal. Moi, je joue partout. 
Allons, attrapez-moi. — Et il se mit à tourner autour de 
la table, en l'excitant à le poursuivre, tandis qu'elle s'en 
venait derrière lui, souriant toujours avec une sorte de 
condescendance polie, et étendant parfois la main pour 
le toucher, mais sans s'abandonner jusqu'à courir. 

Il s'arrêtait, se baissait, et, lorsqu'elle approchait, de 
son petit pas hésitant, il sautait en l'air comme les dia- 
bles enfermés en des boîtes, puis il s'élançait d'une 
enjambée à l'autre bout du salon. Elle trouvait ça drôle, 
finissait par rire, et, s'animant, commençait à trottiner 
derrière lui, avec de légers cris joyeux et craintifs, quand 
elle avait cru le saisir. Il déplaçait les chaises, en faisait 
des obstacles, la forçait à pivoter pendant une minute 
autour de la même, puis, quittant celle-là, en saisissait 
une autre. Laurine courait maintenant, s'abandonnait 
tout à fait au plaisir de ce jeu nouveau et, la figure rose, 
elle se précipitait d'un grand élan d'enfant ravie, à cha- 
cune des fuites, à chacune des ruses, à chacune des 
feintes de son compagnon. 


92 BEL-AMI. 

Brusquement, comme elle s'imaginait l'atteindre, il la 
saisit dans ses bras, et, l'élevant jusqu'au plafond, il 
cria : — Chat perché ! 

La fillette enchantée agitait ses jambes pour s'échapper 
et riait de tout son cœur. 

Mme de Marelle entra et, stupéfaite : — Ah ! Laurine... 
Laurine qui joue... Vous êtes un ensorceleur, monsieur. 

Il reposa par terre la gamine, baisa la main de la 
mère, et ils s'assirent, l'enfant entre eux. Ils voulurent 
causer ; mais Laurine, grisée, si muette d'ordinaire, par- 
lait tout le temps, et il fallut l'envoyer à sa chambre. 

Elle obéit sans répondre, mais avec des larmes dans 
les yeux. 

Dès qu'ils furent seuls, Mme de Marelle baissa la voix : 
— Vous ne savez pas, j'ai un grand projet, et j'ai pensé à 
vous. Voilà : Comme je dîne toutes les semaines chez 
les Forestier, je leur rends ça, de temps en temps, dans 
un restaurant. Moi, je n'aime pas à avoir du monde chez 
moi, je ne suis pas organisée pour ça, et, d'ailleurs, je 
n'entends rien aux choses de la maison, rien à la cui- 
sine, rien à rien. J'aime vivre à la diable. Donc je les 
reçois de temps en temps au restaurant, mais ça n'est pas 
gai quand nous ne sommes que nous trois, et mes con- 
naissances à moi ne vont guère avec eux. Je vous dis ça 
pour vous expliquer une invitation peu régulière. Vous 
comprenez, n'est-ce pas, que je vous demande d'être des 
nôtres samedi, au café Riche, sept heures et demie. Vous 
connaissez la maison? 

Il accepta avec bonheur. Elle reprit : — Nous serons 
tous les quatre seulement, une vraie partie carrée. C'est 
très amusant ces petites fêtes-là, pour nous autres femmes 
qui n'y sommes pas habituées. 

Elle portait une robe marron foncé, qui moulait sa 


BEL-AMI. 93 

taille, ses hanches, sa gorge, ses bras d'une façon provo- 
quante et coquette; et Duroy éprouvait un étonnement 
confus, presque une gêne dont il ne saisissait pas bien 
la cause, du désaccord de cette élégance soignée et 
raffinée avec l'insouci visible pour le logis qu'elle 
habitait. 

Tout ce qui vêtait son corps, tout ce qui touchait inti- 
mement et directement sa chair, était délicat et fin, mais 
ce qui l'entourait ne lui importait plus. 

Il la quitta, gardant, comme l'autre fois, la sensation 
de sa présence continuée dans une sorte d'hallucination 
de ses sens. Et il attendit le jour du dîner avec une im- 
patience grandissante. 

Ayant loué pour la seconde fois un habit noir, ses 
moyens ne lui permettant point encore d'acheter un cos- 
tume de soirée, il arriva le premier au rendez-vous, quel- 
ques minutes avant l'heure. 

On le fit monter au second étage, et on l'introduisit 
dans un petit salon de restaurant, tendu de rouge et 
ouvrant sur le boulevard son unique fenêtre. 

Une table carrée, de quatre couverts, étalait sa nappe 
blanche, si luisante qu'elle semblait vernie; et les verres, 
l'argenterie, le réchaud brillaient gaiement sous la flamme 
de douze bougies portées par deux hauts candélabres. 

Au dehors on apercevait une grande tache d'un vert 
clair que faisaient les feuilles d'un arbre, éclairées par 
la lumière vive des cabinets particuliers. 

Duroy s'assit sur un canapé très bas, rouge comme les 
tentures des murs, et dont les ressorts fatigués, s'enfon- 
çant sous lui, lui donnèrent la sensation de tomber 
dans un trou. Il entendait dans toute cette vaste maison 
une rumeur confuse, ce bruissement des grands restau- 
rants fait du bruit des vaisselles et des argenteries heur- 


94 DEL-AMI. 

tées, du bruit des pas rapides des garçons adouci par le 
tapis des corridors, du bruit des portes un moment ou- 
vertes et qui laissent échapper le son des voix de tous 
ces étroits salons où sont enfermés des gens qui dînent. 
Forestier entra et lui serra la main avec une familiarité 
cordiale qu'il ne lui témoignait jamais dans les bureaux 
de la Vie Française, 

— Ces deux dames vont arriver ensemble, dit-il ; c'est 
très gentil ces dîners-là ! 

Puis il regarda la table, fit éteindre tout à fait un bec 
de gaz qui brûlait en veilleuse, ferma un battant de la 
fenêtre, à cause du courant d'air, et choisit sa place 
bien à l'abri, en déclarant : — Il faut que je fasse 
grande attention; j'ai été mieux pendant un mois, et me 
voici repris depuis quelques jours. J'aurai attrapé froid 
mardi en sortant du théâtre. 

On ouvrit la porte et les deux jeunes femmes parurent, 
suivies d'un maître d'hôtel, voilées, cachées, discrètes, 
avec cette allure de mystère charmant qu'elles prennent 
en ces endroits où les voisinages et les rencontres sont 
suspects. 

Comme Duroy saluait Mme Forestier, elle le gronda 
fort de n'être pas revenu la voir; puis elle ajouta, avec 
un sourire, vers son amie : — C'est ça, vous me pré- 
férez Mme de Marelle, vous trouvez bien le temps pour 

X Puis on s'assit, et le maître d'hôtel ayant présenté à 
Forestier la carte des vins, Mme de Marelle s'écria : — 
Donnez à ces messieurs ce qu'ils voudront; quant à 
nous, du Champagne frappé, du meilleur, du Champagne 
doux par exemple, rien autre chose. — Et l'homme étant 
sorti, elle annonça avec un rire excité : — Je veux me po- 
charder ce soir, nous allons faire une noce, une vraie noce. 


BEL-AMI. gS 

Foreftier, qui paraissait n'avoir pas entendu, de- 
manda : — Cela ne vous ferait-il rien qu'on lermàl la 
fenêtre? j'ai la poitrine un peu prise depuis quelques 
jours. 

— Non, rien 
lu tout. 

Il alla donc 
jousser le bat- 


Sa femme 
nedisaitrien, 
paraissait ab- 
sorbée ; et , 
. yeux baissés 
la table, elle 
aux verres, de 
'ague qui sem- 
tou jours pour 

^Etende furent 
apportées, mignonnes et grasses, 
semblables k de petites oreilles enfermées en des co- 
quilles, et fondant entre le palais et la langue ainsi 
que des bonbons salés. 

Puis, après le potage, on servit une 
de la chair de jeune fille; et les convi 
à causer. 


96 BEL-âMI. 

On parla d'abord d'un cancan qui courait les rues, 
riiistoire d*une femme du monde surprise, par un ami 
de son mari, soupant avec un prince étranger en cabinet 
particulier. 

Forestier riait beaucoup de l'aventure; les deux fem- 
mes déclaraient que le bavard Indiscret n'était qu'un 
goujat et qu'un lâche. Duroy fut de leur avis et pro- 
clama bien haut qu'un homme a le devoir d'apporter en 
ces sortes d'affaires, qu'il soit acteur, confident ou sim- 
ple témoin, un silence de tombeau. Il ajouta : — Comme 
la vie serait pleine de choses charmantes si nous pou- 
vions compter sur la discrétion absolue les uns des 
autres. Ce qui arrête souvent, bien souvent, presque 
toujours les femmes, c'est la peur du secret dévoilé. 

Puis il ajouta, souriant : — Voyons, n'est-ce pas vrai? 

— Combien y en a-t-il qui s'abandonneraient à un ra- 
pide désir, au caprice brusque et violent d'une heure, à 
une fantaisie d'amour, si elles ne craignaient de payer 
par un scandale irrémédiable et par des larmes doulou- 
reuses un court et léger bonheur ! 

Il parlait avec une conviction contagieuse, comme s'il 
avait plaidé une cause, sa cause, comme s'il eût dit : — 
Ce n'est pas avec moi qu'on aurait à craindre de pareils 
dangers. Essayez pour voir. 

Elles le contemplaient toutes les deux, l'approuvant 
du regard, trouvant qu'il parlait bien et juste, confes- 
sant par leur silence ami que leur morale inflexible de 
Parisienne n'aurait pas tenu longtemps devant la certi- 
tude du secret. 

Et Forestier, presque couché sur le canapé, une jambe 
repliée sous lui, la serviette glissée dans son gilet pour 
ne point maculer son habit, déclara tout à coup, avec un 
rire convaincu de sceptique : — Sacristi oui, on s'en 


BEL-AMI. 97 

paierait si on était sûr du silence. Bigre de bigre! les 

pauvres maris ! 

Et on se mit à parler d'amour. Sans l'admettre éter- 
nel, Duroy le comprenait durable, créant un lien, une 

amitié tendre, une confiance! L'union des sens n'était 

qu'un sceau à l'union des cœurs. Mais il s'indignait des 
jalousies harcelantes, des drames, des scènes, dçs mi- 
sères qui, presque toujours, accompagnent les ruptures. 
Quand il se tut, Mme de Marelle soupira : — Oui, c'est 
la seule bonne chose de la vie, et nous la gâtons souvent 
par des exigences impossibles. 

Mme Forestier, qui jouait avec un couteau, ajouta : — 
Oui... oui... c'est bon d'être aimée... 

Et elle semblait pousser plus loin son rêve, songer à 
des choses qu'elle n'osait point dire. 

Et comme la première entrée n'arrivait pas, ils bu- 
vaient de temps en temps une gorgée de Champagne en 
grignotant des croûtes arrachées sur le dos des petits 
pains ronds. Et la pensée de l'amour, lente et envahis- 
sante, entrait en eux, enivrait peu à peu leur âme, 
comme le vin clair, tombé goutte à goutte en leur gorge, 
échauffait leur sang et troublait leur esprit. 

On apporta des côtelettes d'agneau, tendres, légères, 
couchées sur un lit épais et menu de pointes d'asperges. 

— Bigre! la bonne chose! — s'écria Forestier. Et ils 
mangeaient avec lenteur, savourant la viande fine et le 
légume onctueux comme une crème. 

Duroy reprit : — Moi, quand j'aime une femme, tout ^ 
disparaît du monde autour d'elle. 

Il disait cela avec conviction, s'exaltant à la pensée 
de cette jouissance d'amour, dans le bien-être de la 
jouissaBce de table qu'il goûtait. 

Mme Forestier murmura, avec son air de n'y point tou- 

7 


/ 


98 BEL-AMI. 

cher : 7- Il n'y a pas de bonheur comparable à la pre- 
mière pression des mains, quand Tune demande : 
a M'aimez-vous? » et quand l'autre répond : « Oui, je 
t'aime. » 

Mm« de Marelle, qui venait de vider d'un trait une 
nouvelle flûte de Champagne, dit gaiement, en reposant 
son verre : — Moi, je suis moins platonique. 

Et chacun se mit à ricaner, l'œil allumé, en approu- 
vant cette parole. 

Forestier s'étendit sur le canapé, ouvrit les bras, les 
appuya sur des coussins et d'un ton sérieux : — Cette 
franchise vous honore et prouve que vous êtes une 
femme pratique. Mais peut-on vous demander quelle est 
l'opinion de M. de Marelle? 

Elle haussa les épaules lentement, avec un dédain in^ 
fini, prolongé; puis, d'une voix nette : — M. de Marelle 
n'a pas d'opinion en cette matière. Il n'a que des... que 
des abstentions. 

Et la causerie, descendant des théories élevées sur la 
tendresse, entra dans le jardin fleuri des polissonneries 
distinguées. 

Ce fut le moment des sous-entendus adroits, des 
voiles levés par des mots, comme on lève des jupes, le 
moment des ruses de langage, des audaces habiles et 
déguisées, de toutes les hypocrisies impudiques, de la 
phrase qui montre des images dévêtues avec des expres- 
sions couvertes, qui fait passer dans l'œil et dans l'es- 
prit la vision rapide de tout ce qu'on ne peut pas dire, 
et permet aux gens du monde une sorte d'amour subtil 
et my^érieux, une sorte de contact impur des pensées 
par l'évocation simultanée, troublante et sensuelle 
comme une étreinte, de toutes les choses secrètes, hon- 
teuses et désirées de l'enlacement. On avait apporté le 


BEL-AMI. 90 

rôti, des perdreaux flanqués de cailles, puis des petits 
pois, puis une terrine de foies gras accompagnée d'une 
salade aux feuilles dentelées, emplissant comme une 
mousse verte un grand saladier en forme de cuvette. Ils 
avaient mangé de tout cela sans y goûter, sans s'en dou- 
ter, uniquement préoccupés de ce qu'ils disaient, plon- 
gés dans un bain d'amour. 

Les deux femmes, maintenant, en lançaient de roidesy 
Mm« de Marelle avec une audace naturelle qui ressem- 
blait à une provocation, Mme Forestier avec une réserve 
charmante, une pudeur dans le ton, dans la voix, dans 
le sourire, dans toute l'allure, qui soulignait, en ayant 
l'air de les atténuer, les choses hardies sorties de sa 
bouche. 

Forestier, tout à fait vautré sur les coussins, riait, bu- 
vait, mangeait sans cesse et jetait parfois une parole tel- 
lement osée ou tellement crue que les femmes, un peu 
choquées par la forme et pour la forme, prenaient un 
petit air gêné qui durait deux ou trois secondes. Quand 
il avait lâché quelque polissonnerie trop grosse, il ajou- 
tait : — Vous allez bien, mes enfants. Si vous continuez 
comme ça, vous finirez par faire des bêtises. 

Le dessert vint, puis le café; et les liqueurs versèrent 
dans les esprits excités un trouble plus lourd et plus 
chaud. 

Comme elle l'avait annoncé en se mettant à table, 
Mme de Marelle était pocharde, et elle le reconnaissait, 
a^c une grâce gaie et bavarde de femme qui accentue, 
pour amuser ses convives, une pointe d'ivresse très 
réelle. 

Mme Forestier se taisait maintenant, par prudence 
peut-être ; et Duroy, se sentant trop allumé pour ne pas 
se compromettre, gardait une réserve habile. 


ioô BÈL-AMI. 

On alluma des cigarettes, et Forestier, tout à coup, se 
mit à tousser. 

Ce fut une quinte terrible qui lui déchirait la gorge ; 
et, la face rouge, le front en sueur, il étouffait dans sa 
serviette. Lorsque la crise fut calmée, il grogna, d'un 
air furieux : — Ça ne me vaut rien, ces parties-là : c'est 
stupide.. — Toute sa bonne humeur avait disparu dans 
la terreur du mal qui hantait sa pensée. 

— Rentrons chez nous, dit-il. 

Mme de Marelle sonna le garçon et demanda l'addi- 
tion. On la lui apporta presque aussitôt. Elle essaya de 
la lire, mais les chiffres tournaient devant ses yeux, et 
elle passa le papier à Duroy : — Tenez, payez pour 
moi, je n'y vois plus, je suis trop grise. 

Et elle lui jeta en même temps sa bourse dans les 
mains. 

Le total montait à cent trente francs. Duroy contrôla 
et vérifia la note, puis donna deux billets, et reprit la 
monnaie, en demandant à mi-voix ; — Combien faut-il 
laisser aux garçons? 

— Ce que vous voudrez, je ne sais pas. 

Il mit cinq francs sur l'assiette, puis rendit la bourse 
à la jeune femme, en lui disant : 

— Voulez-vous que je vous reconduise à votre porte? 

— Mais certainement. Je suis incapable de retrouver 
mon adresse. 

On serra les mains des Forestier, et Duroy se trouva 
seul avec Mme de Marelle dans un fiacre qui roulait. 

Il la sentait contre lui, si près, enfermée avec lui 
dans cette boîte noire, qu'éclairaient brusquement, pen- 
dant un instant, les becs de gaz des trottoirs. Il sentait, 
à travers sa manche, la chaleur de son épaule, et il ne 
trouvait licn d lui dire, absolument rien, ayant l'esprit 


BEL-AMI. lot 

paralysé par le désir impérieux de la saisir dans ses bras, 
« Si j'osais, que ferait-elle? » pensait-il. Et le souve- 
nir de toutes les polissonneries chuchotées pendant le 


dîner l'enliardissait, mais la peur du scandale le rete- 
nait en même temps. 

Elle ne disait rien non plus, immobile, enfoncée en 
son coin. Il eût pensé qu'elle dormait s'il n'avait vu 
briller ses yeux chaque fols qu'un rayon de lumière 
pénétrait dans la voiture. 

« Que pensait-elle? » H sentait bien qu'il ne fallait 
point parler, qu'un mot, un seul mot, rompant le si- 


^ 


102 BEL-AMI. 

lence, emporterait ses chances; mais l'audace lui man- 
quait, Paudace de l'action brusque et brutale. 

Tout à coup il sentit remuer son pied. Elle avait fait 
un mouvement, un mouvement sec, nerveux, d'impa- 
tience ou d'appel peut-être. Ce geste, presque insen- 
sible, lui fît courir, de la tête aux pieds, un grand fris- 
son sur la peau, et, se tournant vivement, il se jeta sur 
elle, cherchant la bouche avec ses lèvres et la chair nue 
avec ses mains. 

Elle jeta un cri, un petit cri, voulut se dresser, se 
débattre, le repousser; puis elle céda, comme si la force 
lui eût manqué pour résister plus longtemps. 

Mais la voiture s'étant arrêtée bientôt devant la mai- 
son qu'elle habitait, Dtlfoy, surpris, n'eut point à cher- 
cher des paroles passionnées pour la remercier, la bénir 
et lui exprimer son amour reconnaissant. Cependant 
elle ne se levait pas, elle ne remuait point, étourdie par 
ce qui venait de se passer. Alors il craignit que le 
cocher n'eût des doutes, et il descendit le premier pour 
tendre la main à la jeune femme. 

Elle sortit enfin du fiacre en trébuchant et sans pro- 
noncer une parole. Il sonna, et, comme la porte s'ouvrait, 
il demanda, en tremblant : — Quand vous reverrai-je? 

Elle murmura, si bas qu'il entendit à peine : — Venez 
déjeuner avec moi demain. — Et elle disparut dans 
l'ombre du vestibule en repoussant le lourd battant, qui 
fit un bruit de coup de canon. 

Il donna cent sous au cocher et se mit à marcher 
devant lui, d'un pas rapide et triomphant, le cœur 
débordant de joie. 

Il en tenait une, enfin, une femme mariée ! une femme 
du monde ! du vrai monde ! du monde parisien ! Comme 
ça avait été facile et inattendu 1 


BEL-AMI. xo3 

II s'était imaginé jusque-là que pour aborder et con- 
quérir une de ces créatures tant désirées, il fallait des 
soins infinis, des attentes interminables, un siège habile 
fait de galanteries, de paroles d'amour, de soupirs et 
de cadeaux. Et voilà que tout d'un coup, à la moindre 
attaque, la première qu'il rencontrait s'abandonnait à 
lui, si vite qu'il en demeurait stupéfait. 

« Elle était grise, pensait-il; demain, ce sera une 
autre chanson. J'aurai les larmes. » Cette idée l'in- 
quiéta, puis il se dit : « Ma foi, tant pis. Maintenant 
que je la tiens, je saurai bien la garder. » 

Et, dans le mirage confus où s'égaraient ses espé- 
rances, espérances de grandeur, de succès, de renom- 
mée, de fortune et d'amour, il aperçut tout à coup, 
pareille à ces guirlandes de figurantes qui se déroulent 
dans le ciel des apothéoses, une procession de femmes 
élégantes, riches, puissantes, qui passaient en souriant 
pour disparaître l'une après l'autre au fond du nuage 
doré de ses rêves. 
Et son sommeil fut peuplé de visions. 
Il était un peu ému, le lendemain, en montant l'esca- 
lier de M«»e de Marelle. Comment allait-elle le 'recevoir? 
Et si elle ne le recevait pas? Si elle avait défendu l'en- 
trée de sa demeure? Si elle racontait...? Mais non, elle 
ne pouvait rien dire sans laisser deviner la vérité tout 
entière. Donc il était maître de la situation. 

La petite bonne ouvrit la porte. Elle avait son visage 
ordinaire. Il se rassura, comme s'il se fût attendu à ce 
que la domestique lui montrât une figure bouleversée. 
Il demanda : — Madame va bien? 
Elle répondit : — Oui, monsieur, comme toujours 
Et elle le fit entrer dans le salon. . 
Il alla droit à la cheminée pour constater l'état de ses 


104 .-,>^>«S>- BEL-AîilI. 

cheveux et de sa toilette ; et il rajustait sa cravate devant 
la glace, quand il aperçut dedans la jeune femme qui le 
regardait, debout sur le seuil de sa chambre. 

Il fit semblant de ne l'avoir point vue, et ils se consi- 
dérèrent quelques secondes, au fond du miroir, s'obser- 
vant, s'épiant, avant de se trouver face à face. 

Il se retourna. Elle n'avait point bougé, et semblait 
attendre. Il s'élança, balbutiant : — Comme je vous 
aimel comme je vous aime! — Elle ouvrit les bras et 
tomba sur sa poitrine; puis, ayant levé la tête vers lui, 
ils s'embrassèrent longtemps. 

Il pensait : « C'est plus facile que je n'aurais cru. Ça 
va très bien. » Et, leurs lèvres s'étant séparées, il sou- 
riait, sans dire un mot, en tâchant de mettre dans son 
regard une infinité d'amour. 

Elle aussi souriait, de ce sourire qu'elles ont pour 
offrir leur désir, leur consentement, leur volonté de se 
donner. Elle murmura : — Nous sommes seuls. J'ai 
envoyé Laurine déjeuner chez une camarade. 

Il soupira, en lui baisant les poignets : — Merci, je 
vous adore. 

Alors elle lui prit le bras, comme s'il eût été son 
mari, pour aller jusqu'au canapé où ils s'assirent côte à 
côte. 

Il lui fallait un début de causerie habile et séduisant; 
ne le découvrant point à son gré, il balbutia : 

— Alors vous ne m'en voulez pas trop? 
Elle lui mit une main sur la bouche : 

— Tais-toi I 

Ils demeurèrent silencieux, les regards mêlés, les 
doigts enlacés et brûlants. 

— Comme je vous désirais ! dit-il. 
Elle répéta : — Tais-toi. 


BEL-AMI. io5 

On entendait la bonne remuer les assiettes dans la 
salle, derrière le mur. 

Il se leva : — Je ne veux pas rester si près de vous. Je 
perdrais la tête. 

La porte s'ouvrit : — Madame est servie. 

Et il offrit son bras avec gravité. 

Ils déjeunèrent face à face, se regardant et se souriant 
sans cesse, occupés uniquement d'eux, tout enveloppés 
par le charme si doux d'une tendresse qui commence. 
Ils mangeaient, sans savoir quoi. Il sentit un pied, un 
petit pied, qui rôdait sous la table* Il le prit entre les 
siens et l'y garda, le serrant de toute sa force. 

La bonne allait, venait, apportait et enlevait les plats 
d'un air nonchalant, sans paraître rien remarquer. 

Quand ils eurent fini de manger, ils rentrèrent dans 
le salon et reprirent leur place sur le canapé, côte à 
côte. 

Peu à peu, il se serrait contre elle, essayant de 
rétreindre. Mais elle le repoussait avec calme : — Pre- 
nez garde, on pourrait entrer. 

Il murmura : — Quand pourrai-je vous voir bien seule 
pour vous dire comme je vous aime? 

Elle se pencha vers son oreille, et prononça tout bas : 
— J'irai vous faire une petite visite chez vous un de ces 
jours. 

Il se sentit rougir : — C'est que... chez moi... c'est... 
c'est bien modeste... 

Elle sourit : — Ça ne fait rien. C'est vous que j'irai 
voir et non pas l'appartement. 

Alors il la pressa pour savoir quand elle viendrait. 
Elle fixa un jour éloigné de la semaine suivante, et il 
la supplia d'avancer la date, avec des paroles balbutiées, 
des yeux luisants, en lui maniant et lui broyant les 


io6 BEL-AMI, 

mains, le visage rouge, enfiévré, ravagé de désir, de ce 
désir impétueux qui suit les repas en tête-à tête. 

Elle s'amusait de le voir l'implorer avec cette ardeur, 
et cédait un jour, de temps en temps. Mais il répétait : 
— Demain... dites... demain. 

Elle y consentit à la fin : — Oui. Demain. Cinq heures. 

Il poussa un long soupir de joie; et ils causèrent 
presque tranquillement, avec des. allures d'intimité, 
comme s'ils se fussent connus depuis vingt ans. 

Un coup de timbre les fit tressaillir; et, d'une se- 
cousse, ils s'éloignèrent l'un de l'autre. 

Elle murmura : — Ce doit être Laurine. 

L'enfant parut, puis s'arrêta interdite, puis courut 
vers Duroy en battant des mains, transportée de plaisir 
en l'apercevant, et elle cria : — Ah ! Bel-Ami ! 

M»« de Marelle se mit à rire : 

— Tiens ! Bel-Ami ! Laurine vous a baptisé ! C'est un 
bon petit nom d'amitié pour vous, ça; moi aussi je vous 
appellerai Bel-Ami! 

Il avait pris sur ses genoux la fillette, et il dut jouer 
avec elle à tous les petits jeux qu'il lui avait appris. 

Il se leva à trois heures moins vingt minutes, pour se 
rendre au journal; et, sur l'escalier, par la porte en- 
tr'ouverte, il murmura encore du bout des lèvres : — 
Demain. Cinq heures. 

La jeune femme répondit : « Oui », d'un sourire, et 
disparut. 

Dès qu'il eut fini sa besogne journalière, il songea à 
la façon dont il arrangerait sa chambre pour recevoir sa 
maîtresse et dissimuler le mieux possible la pauvreté du 
local. Il eut l'idée d'épingler sur les murs de menus bi- 
belots japonais, et il acheta pour cinq francs toute une 
collection de crépons, de petits éventails et de petits 


BEL-AMI. 107 

écrans, dont il cacha les taches trop visible du papier. 
11 appliqua sur les vitres de la fenêtre des images trans- 
parentes représentant des bateaux sur des rivières, des 
vols d'oiseaux à travers des ciels rouges, des dames mul- 
ticolores sur des balcons et des processions de petits 
bonshommes noirs dans des 
-" '-- niaines remplies de neige. 

Son logis, grand tout juste 
pour y dormir et s'y 
asseoir, eut bientôt 
rairdel'intérieurd'une 
lanterne de papier 
peint. Il jugea l'effet 
satisfaisant, et il passa 
ta soirée à coller sur 
le plafond des oiseaux 
' découpés dans des 
feuilles coloriées qui 
lui restaient. 

Puis il se coucha, 
bercé par le sifflet des 
trains. 
Il rentra de bonne heure 
lendemain, portant un sac 
iieaux et une bouteille de 
madère achetée chez l'épicier. Il 
dm ressortir pour se procurer deux assiettes et deux 
verres; et il disposa cette collation sur sa table de toi- 
lette, dont le bois sale fut caché par une serviette, la 
cuvette et le pot à l'eau étant dissimulés par-dessous. 
Puis il attendit. 

Elle arriva vers cinq heures un quart, et, séduite par 
le papitlotement coloré des dessins, elle s'écria : — 


lo8 BEL-AMI. 

Tiens, c'est gentil, chez vous. Mais il y a bien du monde 
dans l'escalier. 

Il l'avait prise dans ses bras, et il baisait ses cheveux 
avec emportement, entre le front et le chapeau, à travers 
le voile. 

Une heure et demie plus tard, il la reconduisit à la 
station de fiacres de la rue de Rome. Lorsqu'elle fut 
dans la voiture, il murmura : — Mardi, à la même 
heure. 

Elle dit : — A la même heure, mardi. — Et, comme 
la nuit était venue, elle attira sa tête dans la portière et 
le baisa sur les lèvres. Puis, le cocher ayant fouetté sa 
bête, elle cria : — Adieu, Bel-Ami ! — et le vieux coupé 
s'en alla au trop fatigué d'un cheval blanc. 

Pendant trois semaines, Duroy reçut ainsi M»* de 
Marelle tous les deux ou trois jours, tantôt le matin, 
tantôt le soir. 

Comme il l'attendait, un après-midi, un grand bruit 
dans l'escalier l'attira sur sa porte. Un enfant hurlait. 
Une voix furieuse, celle d'un homme, cria : — Qu'est-ce 
qu'il a encore à gueuler, ce bougre-là? — La voix gla- 
pissante et exaspérée d'une femme répondit : — C'est c'te 
sale cocotte qui vient chez l'journalisse d'en haut qu'a 
renversé Nicolas sur l'palier. Comme si on devrait laisser 
des roulures comme ça qui n'font seulement pas attention 
aux éfants dans les escaliers ! 

Duroy, éperdu, se recula, car il entendait un rapide 
frôlement de jupes et un pas précipité gravissant l'étage 
au-dessous de lui. 

On frappa bientôt à sa porte, qu'il venait de refermer. 
Il ouvrit, et Mme de Marelle se jeta dans la chambre, 
essoufflée, affolée, balbutiant : 

— As-tu entendu? 


BEL-AMI. X09 

Il fit semblant de ne rien savoir. 

— Non, quoi? 

— Comme ils m'ont insultée ? 

— Qui ça? 

— Les misérables qui habitent au-dessous. 

— Mais non, qu'est-ce qu'il y a, dis-moi ? 

Elle se mit à sangloter sans pouvoir prononcer un mot. 

Il dut la décoiffer, la délacer, l'étendre sur le lit, lui 
tapoter les tempes avec un linge mouillé ; elle suffoquait; 
puis, quand son émotion se fut un peu calmée, toute sa 
colère indignée éclata. 

Elle voulait qu'il descendît tout de suite, qu'il se 
battît, qu'il les tuât. 

Il répétait : — Mais ce sont des ouvriers, des rustres. 
Songe qu'il faudrait aller en justice, que tu pourrais être 
reconnue, arrêtée, perdue. On ne se commet pas avec 
des gens comme ça. 

Elle passa à une autre idée : — Comment ferons-nous, 
maintenant? Moi, je ne peux pas rentrer ici. — Il répon- 
dit : — C'est bien simple, je vais déménager. 

Elle murmura : — Oui, mais ce sera long. — Puis, 
tout d'un coup, elle imagina une combinaison, et, rassé- 
rénée brusquement : 

— Non, écoute, j'ai trouvé, laisse-moi faire, ne t'oc- 
cupe de rien. Je t'enverrai un petit bleu demain matin. 

Elle appelait des «petits bleus » les télégrammes fermés 
circulant dans Paris. 

Elle souriait maintenant, ravie de son invention, 
qu'elle ne voulait pas révéler; et^ elle fit mille folies 
d'amour. 

Elle était bien émue cependant, en redescendant l'es- 
calier, et elle s'appuyait de toute sa force sur le bras dô 
son amant, tant elle sentait fléchir ses jambes. 


MO BEL-AMI. 

Ils ne rencontrèrent personne. 

Comme il se levait tard, il était encore au lit, le lende- 
main vers onze heures, quand le facteur du télégraphe 
lui apporta le petit bleu promis. 

Duroy l'ouvrit et lut : « Rendez-vous tantôt, cinq 
heures, rue de Constantinople, 127. Tu te feras ouvrir 
l'appartement loué par M°»e Duroy. 

« Clo t'embrasse. » 

A cinq heures précises, il entrait chez le concierge 
d'une grande maison meublée et demandait : — C'est ici 
que Mme Duroy a loué un appartement? 

— Oui, monsieur. 

— Voulez-vous m'y conduire, s'il vous plaît. 
L'homme, habitué sans doute aux situations délicates 

où. la prudence est nécessaire, le regardait dans les yeux, 
puis, choisissant dans la longue file de clefs : 

— Vous êtes bien M. Duroy? 

— Mais oui, parfaitement. 

Et il ouvrit un petit logement composé de deux pièces 
et situé au rez-de-chaussée, en face de la loge. 

Le salon, tapissé de papier ramage, assez frais, possé- 
dait un meuble d'acajou recouvert en reps verdâtre à 
dessins jaunes, et un maigre tapis à fleurs, si mince 
que le pied sentait le bois par-dessous. 

La chambre à coucher était si exiguë que le lit l'em- 
plissait aux trois quarts. Il tenait le fond, allant d'un 
mur à l'autre, un grand lit de maison meublée, enve- 
loppé de rideaux bleus et lourds, également en reps et 
écrasé sous un édredon de soie rouge maculé de taches 
suspectes. 

Duroy, inquiet et mécontent, pensait : — Ça va me 


BEL-AMI. I" 

couler un argent fou, ce logis-là. Il va falloir que j'em- 
prunte encore. C'est idiot, ce qu'elle a fait. 

I.,a porte s'ouvrit, et Clotilde se précipita en coup de 
vent, avec un grand bruit de robe, les bras ouverts. Elle 
était enchantée ; — Est-ce gentil, dis, est-ce gentil? Et 
pas à monter, c'est sur la rue, au rez-de-chaussée ! On 

par la fenêtre sans que 

le concierge vous voie. 
Comme nous nous ai- 
merons, là-dedans! 

Il l'embrassait froi- 
dement, n'osant faire ^ ' 
la question qui lui ve- ; 
nait aux lèvres. 

Elle avait posé un gro 
paquet sur le guéridon, a 
milieu de la pièce. Elle I 
vrit et en tira un savon, 
bouteille d'eau de Lubin, 
une boîte d'épingles à chei 

ton et un petit fer à friser pour rajuster les ' - 
mèches de son front qu'elle défaisait toutes les fois. 

Et elle joua à l'iDstallaiion, cherchant la place de cha- 
que chose, s'amusant énormément. 

Elle parlait tout en ouvrant les tiroirs : — I! faudra 
que j'apporte un peu de linge, pour pouvoir en changer 
k l'occasion. Ce sera très commode. Si je reçois une 
averse, par hasard, en faisant des courses, je viendrai 
me sécher ici. Nous aurons chacun notre clef, outre 
celle laissée dans la loge pour le cas où nous oublierions 
les nôtres. J'ai loué pour trois mois, à ton nom, bien 
entendu, puisque je ne pouvais donner le mien. 


112 BEL-AMI. 

Alors il demanda : 

— Tu me diras quand il faudra payer? 

Elle répondit simplement : — Mais c'est payé, mon 
chéri ! 
Il reprit : — Alors, c'est à toi que je le dois? 

— Mais non, mon chat, ça ne te regarde pas, c'est 
moi qui veux faire cette petite folie. 

Il eut l'air de se fâcher : — Ah ! mais non, par exemple. 
Je ne le permettrai point. 

Elle vint à lui suppliante, et, posant les mains sur ses 
épaules : — Je t'en prie, Georges, ça me fera tant de 
plaisir, tant de plaisir que ce soit à moi, notre nid, rien 
qu'à moi! Ça ne peut pas te froisser? En quoi? Je vou- 
drais apporter ça dans notre amour. Dis que tu veux 
bien, mon petit Géo, dis que tu veux bien?... — Elle 
l'implorait du regard, de la lèvre, de tout son être. 

Il se fit prier, refusant avec des mines irritées, puis il 
céda, trouvant cela juste, au fond. 

Et quand elle fut partie, il murmura, en se frottant les 
mains et sans chercher dans les replis de son cœur d'où 
lui venait, ce jour-là, cette opinion : « Elle est gentille, 
tout de même. » 

Il reçut quelques jours plus tard un autre petit bleu 
qui lui disait : « Mon mari arrive, ce soir, après six se- 
maines d'inspection. Nous aurons donc relâche huit 
jours. Quelle corvée, mon chéri 1 

« Ta Clo. » 

Duroy demeura stupéfait. Il ne songeait vraiment plus 
qu'elle était mariée. En voilà un homme dont il aurait 
voulu voir la tête, rien qu'une fois, pour le connaître. 

Il attendit avec patience cependant le départ de l'époux, 


BEL-AMK 1X3 

mais il passa aux Folies- Bergère deux soirées qui se 
terminèrent chez Rachel. 

Puis, un matin, nouveau télégramme contenant quatre 
mots : « Tantôt, cinq heures. — Clo. » 

Ils arrivèrent tous les deux en avance au rendez-vous. 
Elle se jeta dans ses bras avec un grand élan d'amour, 
le baisant passionnément à travers le visage; puis elle lui 
dit : — Si tu veux, quand nous nous serons bien aimés, tu 
m'emmèneras dîner quelque part. Je me suis faite libre. 

On était justement au commencement du mois, et bien 
que son traitement fût escompté longtemps d'avance, et 
qu'il vécût au jour le jour d'argent cueilli de tous les 
côtés, Duroy se trouvait par hasard en fonds; et il fut 
content d'avoir l'occasion de dépenser quelque chose 
pour elle. 

Il répondit : — Mais oui, ma chérie, où tu voudras. 

Ils partirent donc vers sept heures et gagnèrent le 
boulevard extérieur. Elle s'appuyait fortement sur lui et 
lui disait, dans l'oreille : — Si tu savais comme je suis 
contente de sortir à ton bras, comme j'aime te sentir 
contre moi ! 

Il demanda : — Veux-tu aller chez le père Lathuile ? 

Elle répondit : — Oh ! non, c'est trop chic. Je voudrais 
quelque chose de drôle, de commun, comme un restau- 
rant où vont les employés et les ouvrières; j'adore les 
parties dans les guinguettes ! Oh ! si nous avions pu aller 
à la campagne ! 

Comme il ne connaissait rien en ce genre dans le 
quartier, ils errèrent le long du boulevard, et ils finirent 
par entrer chez un marchand de vin qui donnait à man- 
ger dans une salle à part. Elle avait vu, à travers la vitre, 
deux fillettes en cheveux attablées en face de deux mili- 
taires. 


114 BEL-AMI. 

Trois cochers de fiacre dînaient dans le fond de la 
pièce étroite et longue, et un personnage, impossible à 
classer dans aucune profession, fumait sa pipe, les jambes 
allongées, les mains dans la ceinture de sa culotte, 
étendu sur sa chaise et la tête renversée en arrière par- 
dessus la barre. Sa jaquette semblait un musée de taches, 
et dans les poches gonflées comme des ventres on aper- 
cevait le goulot d'une bouteille, un morceau de pain, un 
paquet enveloppé dans un journal, et un bout de ficelle 
qui pendait. Il avait des cheveux épais, crépus, mêlés, gris 
de saleté; et sa casquette était par terre, sous sa chaise. 

L'entrée de Clotilde fit sensation par l'élégance de sa 
toilette. Les deux couples cessèrent de chuchoter, les 
trois <:ochers cessèrent de discuter, et le particulier qui 
fumait, ayant ôté sa pipe de sa bouche et craché devant 
lui, regarda en tournant un peu la tête. 

M°* de Marelle murmura : — C'est très gentil ! Nous 
serons très bien ; une autre fois, je m'habillerai en ou- 
vrière. — Et elle s'assit sans embarras et sans dégoût en 
face de la table de bois vernie par la graisse des nourri- 
tures, lavée par les boissons répandues et torchée d'un 
coup de serviette par le garçon. Duroy, un peu gêné, un 
peu honteux, cherchait unepatère pour y pendre son haut 
chapeau. N'en trouvant point, il le déposa sur une chaise. 
• Ils mangèrent un ragoût de mouton, une tranche de 
gigot et une salade. Clotilde répétait : — Moi, j'adore ça. 
J'ai des goûts canailles. Je m'amuse mieux ici qu'au 
café Anglais. — Puis elle dit : — Si tu veux me faire 
tout à fait plaisir, tu me mèneras dans un bastringue. 
J'en connais un très drôle près d'ici qu'on appelle la 
Reine Blanche» 

Duroy, surpris, demanda : — Qui est-ce qui t*a menée 
là? 


BEL-AMI. Ii5 

Il la regardait et il la vit rougir, un peu troublée, 
comme si cette question brusque eût éveillé en elle un 
souvenir délicat. Après une de ces hésitations féminines 
si courtes qu'il les faut deviner, elle répondit : — C'est 
un ami... — puis, après un silence, elle ajouta... — qui 
est mort. — Et elle baissa les yeux avec une tristesse 
bien naturelle. 

Et Duroy, pour la première tois, songea à tout ce qu'il 
ne savait point dans la vie passée de cette femme, et il 
rêva. Certes elle avait eu des amants, déjà, mais de 
quelle sorte ? de quel monde ? Une vague jalousie, une 
sorte d'inimitié s'éveillait en lui contre elle, une inimitié , 
pour tout ce qu'il ignorait, pour tout ce qui ne lui avait 
point appartenu dans ce cœur et dans cette existence. 
Il la regardait, irrité du mystère enfermé dans cette tête 
jolie et muette et qui songeait, en ce moment-là même 
peut-être, à l'autre, aux autres, avec des regrets. Comme 
il eût aimé regarder dans ce souvenir, y fouiller, et tout 
savoir, tout connaître !... 

Elle répéta : — Veux-tu me conduire à la Reine 
Blanche? Ce sera une fête complète. 

Il pensa : « Bah! qu'importe le passé? Je suis bien 
bête de me troubler de ça ». Et, souriant, il répondit: — 
Mais certainement, ma chérie. 

Lorsqu'ils furent dans la rue, elle reprit, tout bas, 
avec ce ton mystérieux dont on fait les confidences : — 
Je n'osais point te demander ça, jusqu'ici ; mais tu ne te 
figures pas comme j'aime ces escapades de garçon dans 
tous ces endroits où les femmes ne vont pas. Pendant le 
carnaval je m'habillerai en collégien. Je suis drôle 
comme tout en collégien. 

Quand ils pénétrèrent dans la salle de bal, elle se serra 
contre lui, effrayée et contente, regardant d*un œil ravi 


ixG BEL-AMI. 

les filles et les souteneurs et, de temps en temps, comme 
pour se rassurer contre un danger possible, elle disait, 
en apercevant un municipal grave et immobile : « Voilà 
un agent qui a l'air solide. » Au bout d'un quart d'heure, 
elle en eut assez, et il la reconduisit chez elle. 

Alors commença une série d'excursions dans tous les 
endroits louches où s'amuse le peuple; et Duroy décou- 
vrit dans sa maîtresse un goût passionné pour ce vaga- 
bondage d'étudiants en goguette. 

Elle arrivait au rendez-vous habituel vêtue d'une robe 
de toile, la tête couverte d'un bonnet de soubrette, de 
soubrette de vaudeville ; et, malgré la simplicité élégante 
et cherchée de la toilette, elle gardait ses bagues, ses 
bracelets et ses boucles d'oreilles en brillants, en don- 
nant cette raison, quand il la suppliait de les ôter : 
« Bah ! on croira que ce sont des cailloux du Rhin. » 

Elle se jugeait admirablement déguisée, et, bien qu'elle 
fût en réalité cachée, à la façon des autruches^ elle allait 
dans les tavernes les plus mal famées. 

Elle avait voulu que Duroy s'habillât en ouvrier; mais 
il résista et garda sa tenue correcte de boulevardier, 
sans vouloir même changer son haut chapeau contre un 
chapeau de feutre mou. 

Elle s'était consolée de son obstination par ce raison- 
nement : « On pense que je suis une femme de chambre 
en bonne fortune avec un jeune homme du monde. » Et 
elle trouvait délicieuse cette comédie. 

Ils entraient ainsi dans les caboulots populaires et 
allaient s'asseoir au fond du bouge enfumé, sur des 
chaises boiteuses, devant une vieille table de bois. Un 
nuage de fumée acre où restait une odeur de poisson frit 
du dîner emplissait le salle; des hommes en blouse 
gueulaient en buvant des petits verres; et le garçon 


étonné déyisageaîl ce couple étrange, en posant devant 
lui deux cerises à l'eau-de-vie 


tait à boire le jus rouge 

des fruits, à petits coups, 

en regardant autour d'elle 

d'un œil inquiet et allumé. Chaque cerise avalée lui 

doonait la sensation d'une faute commise, chaque goutte 

du liquide brûlant et poivré descendant en M ^^rge lui 


ii8 BEL-AMI. 

procurait un plaisir acre, la joie d'une jouissance scélé- 
rate et défendue. 

Puis elle disait à mi-voix : « Allons-nous-en. » Et ils 
partaient. Elle filait vivement, la tête basse, d'un pas 
menu, d'un pas d'actrice qui quitte la scène, entre les 
buveurs accoudés aux tables- qui la regardaient passer 
d'un air soupçonneux et mécontent; et quand elle avait 
franchi la porte, elle poussait un grand soupir, comme 
si elle venait d'échapper à quelque terrible danger. 

Quelquefois elle demandait à Duroy, en frissonnant : 
— Si on m'injuriait dans ces endroits-là, qu'est-ce que 
tu ferais ? 

Il répondait d'un ton crâne : — Je te défendrais, par- 
bleu! 

Et elle lui serrait le bras avec bonheur, avec le désir 
confus peut-être d'être injuriée et défendue, de voir des 
hommes se battre pour elle, même ces hommes-là, avec 
son bien-aimé. 

Mais ces excursions, se renouvelant deux ou trois fois 
par semaine, commençaient à fatiguer Duroy, qui avait 
grand mal d'ailleurs, depuis quelque temps, à se pro- 
curer le demi-louis qu'il lui fallait pour payer la voiture 
et les consommations. 

Il vivait maintenant avec une peine infinie, avec plus 
de peine qu'aux jours où il était employé du Nord, car, 
ayant dépensé largement, sans compter, pendant ses 
premiers mois de journalisme, avec l'espoir constant de 
gagner de grosses sommes le lendemain, il avait épuisé 
toutes ses ressources et tous les moyens de se procurer 
de l'argent. 

Un procédé fort simple, celui d'emprunter à la caisse, 
s'était trouvé bien vite usé, et il devait déjà au journal 
quatre mois de son traitement, plus six cents francs sur 


BEL-AMI. 1X9 

SCS lignes. Il devait, en outre, cent francs à Forestier, 
trois cents francs à Jacques Rival, qui avait la bourse 
large, et il était rongé par une multitude de petites dettes 
inavouables, de vingt francs ou de cent sous. 

Saint-Potin, consulté sur les méthodes à employer 
pour trouver encore cent francs, n'avait découvert âucuû 
expédient, bien qu'il fût un homme d'invention; et Duroy 
s'exaspérait de cette misère, plus sensible maintenant 
qu'autrefois, parce qu'il avait plus de besoins. Une co- 
lère sourde contre tout le monde couvait en lui, et une 
irritation incessante, qui se manifestait à tout propos, 
à tout moment, pour les causes les plus futiles. 

Il se demandait parfois comment il avait fait pour 
dépenser une moyenne de mille livres par mois, sans 
aucun excès ni aucune fantaisie ; et il constatait qu'en 
additionnant un déjeuner de huit francs avec un dîner 
de douze pris dans un grand café quelconque du boule- 
vard, il arrivait tout de suite à un louis, qui, joint à une 
dizaine de francs d'argent de poche, de cet argent qui 
coule sans qu'on sache comment, formait un total de 
trente francs. Or, trente francs par jour donnent neuf 
cents francs à la fin du mois. Et il ne comptait pas là- 
dedans tous les frais d'habillement, de chaussure, de 
linge, de blanchissage, etc. 

Donc, le 14 décembre, il se trouva sans un sou dans 
sa poche et sans un moyen dans l'esprit pour obtenir 
quelque monnaie. 

Il fit, comme il avait fait souvent jadis, il ne déjeuna 
point et il passa l'après-midi au journal à travailler, 
rageant et préoccupé. 

Vers quatre heures, il reçut un petit bleu de sa maî- 
tresse, qui lui disait : « Veux-tu que nous dînions en- 
semble ? nous ferons ensuite une escapade. » 


120 BEL-AMI. 

Il répondit aussitôt : « Impossible dîner. » jruis il ré- 
fléchit qu'il serait bien bête de se priver des moments 
agréables qu'elle pourrait lui donner, et il ajouta : « Mais 
je t'attendrai, à neuf heures, dans notre logis. » 

Et ayant envoyé un des garçons porter ce mot, afin 
d'économiser le prix du télégramme, il réfléchit à la 
façon dont il s'y prendrait pour se procurer le repas du 
soir. 

A sept heures, il n'avait encore rien inventé; et une 
faim terrible lui creusait le ventre. Alors il eut recours 
à un stratagème de désespéré. Il laissa partir tous ses 
confrères, l'un après l'autre, et, quand il fut seul, il 
sonna vivement. L'huissier du patron, resté pour garder 
les bureaux se présenta. 

Duroy debout, nerveux, fouillait ses poches, et d'une 
voix brusque : — Dites donc, Foucart, j'ai oublié mon 
porte-monnaie chez moi, et il faut que j'aille dîner au 
Luxembourg. Prêtez-moi cinquante sous pour payer ma 
voiture. 

L'homme tira trois francs de son gilet, en demandant : 

— Monsieur Duroy ne veut pas davantage? 

— Non, non, cela me suffit. Merci bien. 

Et, ayant saisi les pièces blanches, Duroy descendit en 
courant l'escalier, puis alla dîner dans une gargote où il 
échouait aux jours de misère. 

A neuf heures, il attendait sa maîtresse, les pieds au 
feu dans le petit salon. 

Elle arriva, très animée, très gaie, fouettée par l'air 
froid de la rue : — Si tu veux, dit-elle, nous ferons 
d'abord un tour, puis nous rentrerons ici à onze heures. 
Le temps est admirable pour se promener. 

Il répondit d'un ton grognon : — Pourquoi sortir ? On 
est très bien ici. 


BEL-AMI. 121 

Elle reprit, sans ôter son chapeau : — Si tu savais, il 
fait un clair de lune merveilleux. C'est un vrai bonheur 
de se promener, ce soir. 

— C'est possible, mais moi je ne tiens pas à me pro- 
mener. 

Il avait dit cela d'un air furieux. Elle en fut saisie, 
blessée, et demanda : — Qu'est-ce que tu as? pourquoi 
prends-tu ces manières-là? J'ai le désir de faire un tour, 
je ne vois pas en quoi cela peut te fâcher. 

Il se leva, exaspéré : — Cela ne me fâche pas. Cela 
m'embête. Voilà! 

Elle était de celles que la résistance irrite et que l'im- 
politesse exaspère. 

Elle prononça, avec dédain, avec une colère froide : 

— Je n'ai pas l'habitude qu'on me parle ainsi. Je m'en 
irai seule, alors ; adieu ! 

Il comprit que c'était grave, et s'élançant vivement 
vers elle, il lui prit les mains, les baisa, en balbu- 
tiant : 

— Pardonne-moi, ma chérie, pardonne-moi, je suis 
très nerveux, ce soir, très irritable. C'est que j'ai des 
contrariétés, des ennuis, tu sais, des affaires de métier. 

Elle répondit, un peu adoucie, mais non calmée : 

— Cela ne me regarde pas, moi; et je ne veux point 
supporter le contre-coup de votre mauvaise humeur. 

Il la prit dans ses bras, l'attira vers le canapé : 

— Écoute, ma mignonne, je ne voulais point te blesser; 
je n'ai point songé à ce que je disais. 

Il l'avait forcée à s'asseoir, et s'agenouillant devant 
elle : — M'as-tu pardonné? Dis-moi que tu m'as par- 
donné. 

Elle murmura, d'une voix froide : — Soit, mais ne 
recommence pas. — Et, s'étant relevée, elle ajouta : 


123 DEL-AMI. 

— Maintenant allons faire un tour. 

Il était demeuré à genoux, entourant les hanches de 
ses deux bras; il balbutia: — Je t'en prie, restons ici. 
Je t'en supplie. Accorde-moi cela. J'aimerais tant à te 
garder, ce soir, pour moi tout seul, là, près du feu. Dis 
« oui », je t'en supplie, dis « oui ». 

Elle répliqua nettement, durement : — Non. Je tiens à 
sortir, et je ne céderai pas à tes caprices. 

Il insista : — Je t'en supplie, j'ai une raison, une rai- 
son très sérieuse... 

Elle dit de nouveau : — Non. Et si tu ne veux pas 
sortir avec moi, je m'en vais. Adieu ! 

Elle s'était dégagée d'une secousse, et gagnait la porte. 
Il courut vers elle, l'enveloppa dans ses bras : 

— Écoute, Glo, ma petite Clo, écoute, accorde-moi 
cela... — Elle faisait non, de la tête, sans répondre, 
évitant ses baisers et cherchant à sortir de son étreinte 
pour s'en aller. 

Il bégayait : — Glo, ma petite Glo, j'ai une raison. 

Elle s'arrêta, en le regardant en face : — Tu mens... 
Laquelle ? 

Il rougit, ne sachant que dire. Et elle reprit, indi- 
gnée : — Tu vois bien que tu mens... sale bête... Et 
avec un geste rageur, les larmes aux yeux, elle lui 
échappa. 

Il la prit encore une fois par les épaules, et désolé, 
prêt à tout avouer pour éviter cette rupture, il déclara 
avec un accent désespéré : — Il y a que je n'ai pas le 
sou... Voilà. 

Elle s'arrêta net, et le regardant au fond des yeux 
pour y lire la vérité : — Tu dis ? 

Il avait rougi jusqu'aux cheveux : — Je dis que je n'ai 
pas le sou. Gomprends-tu ? Mais pas vingt sous, pas dix 


sous, pas de quoi payer un verre de cassis dans le café 
où nous entrerons. Tu me forces à confesser des choses 
honteuses. Il ne m'était pourtant pas possible de sortir 
avec toi , et 

quand nous au- 
rions été at- ■ ' 
tablés devant 

conter tranquil- 
lement que je ne 
pouvais pas les 
payer... 

Elle le regardait 1 
jours en face : — i 
c'est bien vrai... çàî 

En une seconde, 
na toutes ses poch 
du pantalon, celles 
let,cellesde lajaquet 

Tiens... es- tu con- 
tente... maintenant ? 

Brusquement , o 
vrant ses deuic bras 
un élan passionné, e 
sauta au cou, en bégayant 

— Oh! mon pauvre chéri... mon pauvre chéri... si 
j'avais su ! Comment cela t'est-il arrivé ? 

Elle le fit asseoir, et s'assit elle-même sur ses genoux, 
puis le tenant par le cou, le baisant à tout instant, bai- 
sant sa moustache, sa bouche, ses yeux, elle le força à 
raconter d'où lui venait cette infortune. 


134 BEL-AMI. 

Il inventa une histoire attendrissante. Il avait été 
obligé de venir en aide à son père qui se trouvait dans 
rembarras. Il lui avait donné non seulement toutes ses 
économies, mais il s'était endetté gravement. 

Il ajouta : — j'en ai pour six mois au moins à crever 
de faim, car j'ai épuisé toutes mes ressources. Tant pis, 
il y a des moments de crise dans la vie. L'argent, après 
tout, ne vaut pas qu'on s'en préoccupe. 

Elle lui souffla dans l'oreille : — Je t'en prêterai, 
veux-tu ? 

Il répondit avec dignité : — Tu es bien gentille, ma 
mignonne, mais ne parlons plus de ça, je te prie. Tu me 
blesserais. 

Elle se tut ; puis, le serrant dans ses bras, elle mur- 
mura : — Tu ne sauras jamais comme je t'aime. 

Ce fut une de leurs meilleures soirées d'amour. 

Comme elle allait partir, elle reprit en souriant : 

— Hein I quand on est dans ta situation, comme c'est 
amusant de retrouver de l'argent oublié dans une poche, 
une pièce qui avait glissé dans la doublure. 

Il répondit avec conviction : — Ahl ça oui, par 
exemple. 

Elle voulut rentrer à pied sous prétexte fue la lune 
était admirable, et elle s'extasiait en la regardant. 

C'était une nuit froide et sereine du commencement de 
l'hiver. Les passants et les chevaux allaient vite, piqués 
par une claire gelée. Les talons sonnaient sur les trottoirs. 

En le quittant, elle demanda : — Veux-tu nous revoir 
après-demain? 

— Mais oui, certainement. 

— A la même heure ? 

— A la même heure. 

— Adieu, mon chéri. 


BEL-AMI. 115 

Et ils s'embrassèrent tendrement. 

Puis il revint à grands pas, se demandant ce qu'il in- 
venterait le lendemain, afin de se tirer d'affaire. Mais, 
comme il ouvrait la porte de sa chambre, il fouilla dans 
la poche de son gilet pour y trouver des allumettes, et il 
demeura stupéfait de rencontrer une pièce de monnaie 
qui roulait sous son doigt. 

Dès qu'il eut de la lumière, il saisit cette pièce pour 
l'examiner. C'était un louis de vingt francs ! 

Il se pensa devenu fou. 

Il le tourna, le retourna, cherchant par quel miracle 
cet argent se trouvait là. Il n'avait pourtant pas pu tom- 
ber du ciel dans sa poche 

Puis, tout à coup, il devina, et une colère indignée lé 
saisit. Sa maîtresse avait parlé, en effet, de monnaie 
glissée dans la doublure et qu'on retrouvait aux heures 
de pauvreté. C'était elle qui lui avait fait cette aumône. 
Quelle honte ! 

Il jura : — Ah bien! je vais la recevoir, après-demain ! 
Elle en passera un joli quart d'heure ! 

Et îl se mit au lit, le cœur agité de fureur et d'humi- 
liation. 

Il s'éveilla tard. Il avait faim^ Il essaya de se rendor- 
mir pour ne se lever qu'à deux heures ; puis il se dit : — 
Cela ne m'avance à rien, il faut toujours que je finisse 
par découvrir de l'argent. — Puis il sortit, espérant 
qu'une idée lui viendrait dans la rue. 

Il ne lui en vint pas, mais en passant devant chaque 
restaurant un désir ardent de manger lui mouillait la 
bouche de salive. A midi, comme il n'avait rien imaginé, 
il se décida brusquement : « Bah ! je vais déjeuner sur 
les vingt francs de Clotilde. Cela ne m'empêchera pas de 
les lui rendre demain. i> 


ia6 DEL-AMI. 

Il déjeuna donc dans une brasserie pour deux francs 
cinquante. En entrant au journal il remit encore trois 
francs à Phuissier. — Tenez, Foucart, voici ce que vous 
m*avez prêté hier soir pour ma voiture. 

Et il travailla jusqu'à sept heures. Puis il alla dîner et 
prit de nouveau trois francs sur le même argent. Les 
deux bocks de la soirée portèrent à neuf francs trente 
centimes sa dépense du jour. 

Mais comme il ne pouvait se refaire un crédit ni se 
recréer des ressources en vingt-quatre heures, il em- 
prunta encore six francs cinquante le lendemain sur les 
vingt francs qu'il devait rendre le soir même, de sorte 
qu'il vint au rendez-vous convenu avec quatre francs 
vingt dans sa poche. 

Il était d'une humeur de chien enragé et se promettait 
bien de faire nette tout de suite la situation. Il dirait à 
sa maîtresse : — Tu sais, j'ai trouvé les vingt francs que 
tu as mis dans ma poche l'autre jour. Je ne te les rends 
pas aujourd'hui parce que ma position n'a point changé, 
et que je n'ai pas eu le temps de m'occuper de la ques- 
tion d'argent. Mais je te les remettrai la première fois 
que nous nous verrons. 

Elle arriva, tendre, empressée, pleme de craintes. 
Comment allait-il la recevoir? Et elle l'embrassa avec 
persistance pour éviter une explication dans les premiers 
moments. 

Il se disait, de son côté : — Il sera bien temps tout à 
J'heure d'aborder la question. Je vais chercher un joint. 

Il ne trouva pas de joint et ne dit rien, reculant devant 
les premiers mots à prononcer sur ce sujet délicat. 

Elle ne parla point de sortir et fut charmante de toutes 
façons. 

Ils se séparèrent vers minuit, après avoir pris rendez- 


DEL-AMI. 127 

VOUS seulement pour le mercredi de la semaine suivante, 
car Mme de Marelle avait plusieurs dîners en ville de 
suite. 

Le lendemain, en payant son déjeuner, comme Duroy 
cherchait les quatre pièces de monnaie qui devaient lui , 
rester, il s'aperçut qu'elles étaient cinq, dont une en or. 

Au premier moment il crut qu'en lui avait rendu, la 
veille, vingt francs par mégarde, puis il comprit, et il 
sentit une palpitation de cœur sous l'humiliation de cette 
aumône persévérante. 

Comme il regretta de n'avoir rien dit ! S'il avait parlé 
avec énergie, cela ne serait point arrivé. 

Pendant quatre jours il fit des démarches et des efforts 
aussi nombreux qu'inutiles pour se procurer cinq louis, 
et il mangea le second de Clotilde. 

Elle trouva moyen, — bien qu'il lui eût dit, d'un air 
furieux : w Tu sais, ne recommence pas la plaisanterie 
des autres soirs, parce que je me fâcherais », de glisser 
encore vingt francs dans la poche de son pantalon la 
première fois qu'ils se rencontrèrent. 

Quand il les découvrit, il jura « Nom de Dieu ! » et il 
les transporta dans son gilet pour les avoir sous la main, 
car il se trouvait sans un centime. 

Il apaisait sa conscience par ce raisonnement : « Je 
lui rendrai le tout en bloc. Ce n'est en somme que de 
l'argent prêté. » 

Enfin le caissier du journal, sur ses prières désespé- 
rées, consentit à lui donner cent sous par jour. C'était, 
tout juste assez pour manger, mais pas assez pour resti- 
tuer soixante francs. 

Or, comme Clotilde fut reprise de sa rage pour les ex- 
cursions nocturnes dans tous les lieux suspects de Paris, 
il finit par ne plus s'irriter outre mesure de trouver un 


128 BEL-AMI. 

jaunet dans une de ses poches, un jour même dans sa 
bottine^ et un autre jour dans la boîte de sa montre, 
après leurs promenades aventureuses. 

Puisqu'elle avait des envies qu'il ne pouvait satisfaire 
dans le moment, n'était-il pas naturel qu'elle les payât 
plutôt que de s'en priver ? 

Il tenait compte d'ailleurs de tout ce qu'il recevait 
ainsi, pour le lui restituer un jour. 

Un soir elle lui dit : — Croiras-tu que je n'ai jamais 
été aux Folies-Bergère? Veux-tu m'y mener? — Il hésita, 
dans la crainte de rencontrer Rachel. Puis il pensa : 
« Bah ! je ne suis pas marié après tout. Si l'autre me 
voit, elle comprendra la situation et ne me parlera pas. 
D'ailleurs, nous prendrons une loge. » 

Une raison aussi le décida. Il était bien aise de cette 
occasion d'offrir à Mme de Marelle une loge au théâtre 
sans rien payer. C'était là une sorte de compensation. 

Il laissa d'abord Clotilde dans la voiture pour aller 
chercher le coupon afin qu'elle ne vît pas qu'on le lui 
offrait, puis il la vint prendre et ils entrèrent, salués par 
les contrôleurs. 

Une foule énorme encombrait le promenoir. Ils eurent 
grand'peine à passer à travers la cohue des hommes et 
des rôdeuses. Ils atteignirent enfin leur case et s'instal- 
lèrent, enfermés entre l'orchestre immobile et le remous 
de la galerie. 

Mais Mme de Marelle ne regardait guère la scène, uni- 
quement préoccupée des filles qui circulaient derrière 
son dos ; et elle se retournait sans cesse pour les voir, 
avec une envie de les toucher, de palper leur corsage^ 
leurs joues, leurs cheveux, pour savoir comment c'était 
fait, ces êtres-Jà. 

Elle dit soudain : — Il y en a une grosse brupe qui 


DEL-AMI. t29 

nous regarde tout le temps. J*ai cru tout à Theure qu'elle 
allait nous parler. L'as-tu vue? 

Il répondit : ^- Non. Tu dois te tromper. — Mais il 
l'avait aperçue depuis longterrips déjà. C'était Rachel qui 
rôdait autour d'eux avec une colère dans les yeux et des 
mots violents sur les lèvres. 

Duroy l'avait frôlée tout à l'heure en traversant la 
foule, et elle lui avait dit : « Bonjour » tout bas avec un 
clignement d'œil qui signifiait : « Je comprends. » Mais 
il n'avait point répondu à cette gentillesse dans la 
crainte d'être vu par sa maîtresse, et il avait passé froi- 
dement, le front haut, la lèvre dédaigneuse. La fille, 
qu'une jalousie inconsciente aiguillonnait déjà, revint 
sur ses pas, le frôla de nouveau et prononça d'une voix 
plus forte : « Bonjour, Georges. » 

Il n'avait encore rien répondu. Alors elle s'était obsti- 
née à être reconnue, saluée, et elle revenait sans cesse 
derrière la loge, attendant un moment favorable. 

Dès qu'elle s'aperçut que M»© de Marelle la regardait, 
elle toucha du bout du doigt l'épaule de Duroy : -r- Bon- 
jour. Tu vas bien? 

Mais il ne se retourna pas. 

Elle reprit : — Eh bien? es-tu devenu sourd depuis 
jeudi? 

Il ne répondit point, affectant un air de mépris qui 
l'empêchait de se compromettre, même par un mot, avec 
cette drôlesse. 

Elle se mit à rire, d'un rire de rage et dit : — Te 
voilà donc muet? Madame t'a peut-être mordu la 
langue? 

Il fit un geste furieux, et d'une voix exaspérée : 

— Qui est-ce qui vous permet de parler? Filez ou je 
vous fais arrêter. 


i3o BEL-AMI. 

Alors, le regard enflammé, la gorge gonflée, elle 
gueula : — Ah ! c'est comme ça 1 Va donc, mufle ! Quand 
on couche avec une femme on la salue au moins. C'est 
pas une raison parce que t'es avec une autre pour ne pas 
me reconnaître aujourd'hui. Si tu m'avais seulement fait 
un signe quand j'ai 
passé contre toi, 
tout à l'heure, je 
t'aurais laissé tran- 
quille. Maist'asvou- 
lu faire le fier, at- 
tends, va! Je vais te 
servir, moi! Ah! tu ' 
ne me dis seulement 
pas bonjour quand 
jeté rencontre... 

Elle aurait crié 
longtemps , mais 
M<°<de Marelle avait 
ouvert la porte de la 

le, cherchant éperdur 

Duroy s'était élan 
s'efforçait de la rejo. , .. .. 

Alors Rachel, les voyant fuir,hurla, triomphante ; 

— Arrêtez-la! Arrétez-la! Elle m'a volé mon amant. 

Des rires coururent dans le public. Deux messieurs, 
pour plaisanter, saisirent par les épaules la fugitive et 
voulurent l'emmener en cherchant à l'embrasser. Mais 
Duroy l'ayant rattrapée, la dégagea violemment et t'en- 
traîna dans la rue. 

Elle s'élança dans un fiacre vide arrêté devant l'éta- 
blissement, !1 y sauta derrière elle, et comme le cocher 


BEL-AMI. l3x 

demandait : — Où faut-il aller, bourgeois ? — il répon- 
dit : — Où vous voudrez. 

La voiture se mit en route lentement, secouée par les 
pavés. Glotilde en proie à une sorte de crise nerveuse, 
les mains sur sa face, étouffait, suffoquait ; et Duroy ne 
savait que faire ni que dire. 

A la fin, comme il l'entendait pleurer, il bégaya : — 
Écoute, Clo, ma petite Clo, laisse-moi t'expliquer! Ce 
n*est pas ma faute... J'ai connu cette femme-là autre- 
fois... dans les premiers temps... 

Elle dégagea brusquement son visage, et, saisie par 
une rage de femme amoureuse et trahie, une rage fu-/^ 
rieuse qui lui rendit la parole, elle balbutia, par phrases 
rapides, hachées, en haletant! — Ah!... misérable... 
misérable... quel gueux tu fais!... Est-ce possible?.. 
quelle honte!... Oh! mon dieu!... quelle honte!... 

Puis, s'emportant de plus en plus, à mesure que les 
idées s'éclaircissaient en elle et que les arguments lui 
venaient : — C'est avec mon argent que tu la payais, 
n'est-ce pas? Et je lui donnais de l'argent... pour cette 
fille... Oh! le misérable!... 

Elle sembla chercher, pendant quelques secondes, un 
autre mot plus fort qui ne venait point, puis soudain, 
elle expectora, avec le mouvement qu'on fait pour cra- 
cher : u Oh!... cochon... cochon... cochon... Tu la payais 
avec mon argent... cochon... cochon !.... » 

Elle ne trouvait plus autre chose et répétait : — 
Cochon... cochon... 

Tout à coup, elle se pencha dehors, et, saisissant le 
cocher par sa manche : — Arrêtez ! — puis, ouvrant la 
portière, elle sauta dans la rue. 

Georges voulut la suivre, mais elle cria : — Je te dé- 
fends de descendre, — d'une voix si forte que les pas- 


l33 BEL-AMI. 

sants se massèrent autour d'elle ; et Duroy ne bougea 
point par crainte d'un scandale. 

Alors elle tira sa bourse de sa poche et chercha de la 
monnaie à la lueur de la lanierne, puis ayant pris deux 
francs cinquante elle les mit dans la main du cocher, 
en lui disant d'un ton vibrant : — Tenez... voilà votre 
heure... C'est moi qui paye,,. — Et reconduisez-moi ce 
salop-là rue Boursaull, aux Batignolles. 

Une gahé s'éleva dans le groupe qui l'entourait. Un 
monsieur dit : — Bravo, la petite ! — et un jeune voyou 
arrêté entre les roues du fiacre, enfonçant sa tête dans 
la portière ouverte, cria avec un accent suraigu : — Bon- 
soir, Bibi. 

Puis la voiture se remit en marche, poursuivie par 
des rires. 


Georges Duroy eut le réveil triste, le lendemain. 

Il s'habilla lentement, puis s'assît devant sa fenêtre et 
se mit à réfléchir. Il se sentait, dans tout le corps, une 
. espèce de courbature, comme s'il avait reçu, la veille, 
une volée de coups de bâton. 

Enfin, la nécessité de trouver de l'argent l'aiguillonna 
et il se rendit d'abord chez Forestier. 

Son ami le reçut, les pieds au feu, dans son cabinet, 

— Qu'est-ce qui t'a fait lever si tôt î 


l34 BEL-AMI. 

— Une affaire très grave. J'ai une dette d'honneur. 

— De jeu ? 

Il hésita, puis avoua : — De jeu. 

— Grosse? 

— Cinq cents francs ! 

Il n'en devait que deux cent quatre-vingts. 
Forestier, sceptique, demanda : 

— A qui dois-tu ça ? 

Duroy ne put pas répondre tout de suite. 

— ... Mais à... à... à un Monsieur de Carleville. 

— Ah ! Et où demeurc-t-ii ? 

— Rue... rue... 

Forestier se mit à rire : « Rue du cherche-midi à qua- 
torze heures, n'est-ce pas? Je connais ce monsicur-lâ, 
mon cher. Si tu veux vingt francs, j'ai encore ça à ta dis- 
position, mais pas davantage. » 

Duroy accepta la pièce d'or. 

Puis il alla, de porte en porte, chez toutes les personnes 
qu'il connaissait, et il finit par réunir, vers cinq heures, 
quatre-vingt francs. 

Comme il lui en fallait trouver encore deux cents, 
il prit son parti résolument, et, gardant ce qu'il avait 
recueilli, il murmura : « Zut, je ne vais pas me faire 
de bile pour cette garce-là. Je la payerai quand je 
pourrai. » 

Pendant quinze jours il vécut d'une vie économe, 
réglée et chaste, l'esprit plein de résolutions énergiques. 
Puis il fut pris d'un grand désir d'amour. Il lui semblait 
que plusieurs années s'étaient écoulées depuis qu'il 
n'avait tenu une femme dans ses bras, et, comme le ma- 
telot qui s'affole en revoyant la terre, toutes les jupes 
rencontrées le faisaient frissonner. 

Alors il retourna, un soir, aux Folies-Bergère, avec 


BEL-AMI. i35 

l'espoir d'y trouver Rachel. Il l'aperçut en effet, dès l'en- 
trée, car elle ne quittait guère cet établissement. 

Il alla vers elle souriant, la main tendue. Mais elle le 
toisa de la tête aux pieds : — Qu'est-ce que vous me 
voulez ? 

Il essaya de rire : — Allons, ne fais pas ta poire. 

Elle lui tourna les talons en déclarant : — Je ne fré- 
quente pas les dos verts. 

Elle avait cherché la plus grossière injure. Il sentit le 
sang lui empourprer la face, et il rentra seul. 

Forestier, malade, affaibli, toussant toujours, lui fai- 
sait, au journal^ une existence pénible, semblait se 
creuser l'esprit pour lui trouver des corvées ennuyeuses. 
Un jour même, dans un moment d'irritation nerveuse, 
et après une longue quinte d'étouffement, comme Duroy 
ne lui apportait point un renseignement demandé, il 
grogna : — Cristi, tu es plus bête que je n'aurais cru. 

L'autre faillit le gifler, mais il se contint et s'en alla en 
murmurant : « Toi, je te rattraperai. » Une pensée rapide 
lui traversa l'esprit, et il ajouta : Je te vas faire cocu, 
mon vieux. » Et il s'en alla en se frottant les mains, 
réjoui par ce projet. 

Il voulut, dès le jour suivant, en commencer Pexécu- 
tion. Il fit à Mn»« Forestier une visite en éclaireur. 

Il la trouva qui lisait un livre, étendue tout au long sur 
son canapé. 

Elle lui tendit la main, sans bouger, tournant seule- 
ment la tête, et elle dit : — Bonjour, Bel-Ami. — Il eut 
la sensation d'un soufflet reçu : — Pourquoi m'appelez- 
vous ainsi? 

Elle répondit en souriant : — J'ai vu M*»» de Marelle 
l'autre semaine, et j'ai su comment on vous avait baptisé 
chez elle. 


i3G DEL-AMI. 

Il se rassura devant Pair aimable de la jeune femme. 
Comment aurait-il pu craindre, d'ailleurs ? 

Elle reprit : — Vous la gâtez ! Quant à moi, on me 
vient voir quand on y pense, les trente-six du mois, ou 
peu s'en faut? 

Il s'était assis près d'elle et il la regardait avec une 
curiosité nouvelle, une curiosité d'amateur qui bibelote. 
Elle était charmante, blonde d'un blond tendre et chaud, 
faite pour les caresses ; et il pensa : u Elle est mieux que 
l'autre, certainement. » Il ne doutait point du succès, il 
n'aurait qu'à allonger la main, lui semblait-il, et à la 
prendre, comme on cueille un fruit. 

Il dit résolument : — Je ne venais point vous voir 
parce que cela valait mieux. 

Elle demanda, sans comprendre : — Comment? Pour- 
quoi? 

— Pourquoi ? Vous ne devinez pas ? 
— i Non, pas du tout. 

— Parce que je suis amoureux de vous... oh! unpeu,rien 
qu'un peu... et que je ne veux pas le devenir tout à fait.. 

Elle ne parut ni étonnée, ni choquée, ni flattée; elle 
continuait à sourire du même sourire indiffèrent, et elle 
répondit avec tranquillité : 

— Oh ! vous pouvez venir tout de même On n'est 
jamais amoureux de moi longtemps. 

Il fut surpris du ton plus encore que des paroles, et 
il demanda : — Pourquoi ? 

— Par.ce que c'est inutile et que je le fais comprendre 
tout de suite. Si vous m'aviez raconté plus tôt votre 
crainte je vous aurais rassuré et engagé au contraire à 
venir le plus possible. 

Il s'écria, d'un ton pathétique : — Avec ça qu'on peut 
commander aux sentiments I 


BEL-AMI. '37 

Elle se tourna vers lui : — Mon cher ami, pour moi un 
homme amoureux est rayé du nombre des vivants. Il 
devient idiot, pas seulement idiot, mais dangereux. Je 
cesse, avec les gens qui m'aiment d'amour, ou qui le 
prétendent, toute relation intime, parce qu'ils m'ennuient 
d'abord, et puis parce qu'ils me sont suspects comme un 
chien enragé qui peut avoir une crise. Je les mets donc 
en quarantaine morale jusqu'à ce que leur maladie soit 
passée. Ne l'oubliez point. Je sais bien 
que chez vous l'amour n'est autre c 
qu'une espèce d'appétit, tandis que 
moi ce serait, au contraire, une es- 
pèce de... de... de communion des 
âmes qui n'entre pas dans la religion 
des hommes. Vous en comprenez la 
lettre, et moi l'esprit. Mais... regar- 
dez-moi bien en face.,. 

Elle ne souriait plus. Elle avait 

un visage calme et froid, et elle 

^dit en appuyant sur chaque mot : 

'^ — Je ne serai jamais, jamais votre 

maîtresse, entendez-vous. Ilest donc j 

inutile, il serait_même mauvais pour vous de persister 
dans ce désir... Et maintenant que... l'opération est faite... 
vouiez- vous que nous soyons amis, bons amis, mais là, de 
vrais amis, sans arrière pensée?... 

Il avait compris que toute tentative resterait stérile 
devant cette sentence sans appel. Il en prit son parti 
tout de suite, franchement, et, ravi de pouvoir se faire 
cette alliée dans l'existence, il lui tendit les deux mains : 

— Je suis à vous, madame, comme il vous plaira. 

Elle sentit la sincérité de la pensée dans la voix, et 
elle donna ses mains. 


i38 DEL-AMI. 

Il les baisa, Tune après l'autre, purs il dit simplement 
en relevant la tête : — Cristi, si j'avais trouvé une femme 
comme vous, avec quel bonheur je l'aurais épousée ! 

Elle fut touchée, cette fois, caressée par cette phrase 
comme les femmes le sont par les compliments qui trou- 
vent leur cœur, et elle lui jeta un de ces regards rapides 
et reconnaissants qui nous font leurs esclaves. . 

Puis, comme il ne trouvait pas de transition poitr re- 
prendre la conversation, elle prononça, d'une voix douce, 
en posant un doigt sur son bras : 

— Et je vais commencer tout de suite mon métier 
d'amie. Vous êtes maladroit, mon cher... 

Elle hésita, et demanda : — Puis-je parler librement ? 

— Oui. 

— Tout à fait ? 

— Tout à fait. 

— Eh bien! allez donc voir M«n« Walter, qui vous 
apprécie beaucoup, et plaisez-lui. Vous trouverez à pla- 
cer par là vos compliments, bien qu'elle soit honnête, 
entendez-moi bien, tout à fait honnête. Oh ! pas d'espoir 
de... de maraudage non plus de ce côté. Vous y pourrez 
trouver mieux, en vous faisant bien voir. Je sais que 
vous occupez encore dans le journal une place inférieure. 
Mais ne craignez rien, ils reçoivent tous leurs rédacteurs 
avec la même bienveillance. Allez-y, croyez-moi. 

Il dit, en souriant : — Merci, vous êtes un ange... un 
ange gardien. — Puis ils parlèrent de choses et d'autres. 

Il resta longtemps, voulant prouver qu'il avait plaisir à 
se trouver près d'elle; et, en la quittant, il demanda encore : 

— C'est entendu, nous sommes des amis ? 

— C'est entendu. 

Comme il avait senti l'effet de son compliment, tout à 
l'heure, il l'appuya, ajoutant : 


BEL-AMI. iSq 

— Et si vous devenez jamais veuve, je m'inscris. 

Puis il se sauva bien vite pour ne point lui laisser le 
loisir de se fâcher. 

Une visite à M™* Walter gênait un peu Duroy, car il 
n'avait point été autorisé à se présenter chez elle, et il ne 
voulait pas commettre de maladresse. Le patron lui 
témoignait de la bienveillance, appréciait ses services, 
l'employait de préférence aux besognes difficiles ; pour- 
quoi ne profiterait-il pas de cette faveur pour pénétrer 
dans la maison ? 

Un jour donc, s'étant levé de bonne heure, il se rendit 
aux halles au moment des ventes, et il se procura, 
moyennant une dizaine de francs, une vingtaine d'admi- 
rables poires. Les ayant ficelées avec soin dans une 
bourriche pour faire croire qu'elles venaient de loin, il 
les porta chez le concierge de la patronne avec sa carte 
où il avait écrit : 

Georges Duroy 

Prie humblement M*"* Walter d'accepter ces quelques 
fruits qu'il a reçus ce matin de Normandie. 

Il trouva le lendemain dans sa boîte aux lettres, au 
journal, une enveloppe contenant, en retour, la carte de 
M™« Walter « qui remerciait bien vivement M. Georges 
Duroy, et restait che^ elle tous les samedis, » 

Le samedi suivant, il se présenta. 

M. Walter habitait, boulevard Malesherbes, une mai- 
son double lui appartenant, et dont une partie était 
louée, procédé économique de gens pratiques. Un seul 
concierge, gîté entre les deux portes cochères, tirait le 
cordon pour le propriétaire et pour le locataire, et don- 
nait à chacune des entrées un grand air d'hôtel riche et 


I40 DEL-AMI. 

comme il faut par sa belle tenue de suisse d'église, ses 
gros mollets emmaillotés en des bas blancs, et son vête- 
ment de représentation à boutons d'or et à revers écar- 
lates. 

Les salons de réception étaient au premier étage, pré- 
cédés d'une antichambre tendue de tapisseries et enfer- 
mée par des portières. Deux valets sommeillaient sur des 
sièges. Un d'eux prit le pardessus de Duroy, et l'autre 
s'empara de sa canne, ouvrit une porte, devança de quel- 
ques pas le visiteur, puis, s'effaçant, le laissa passer, en 
criant son nom dans un appartement vide. 

Le jeune homme, embarrassé, regardait de tous les 
côtés, quand il aperçut dans une glace des gens assis et 
qui semblaient fort loin. Il se trompa d'abord de direc- 
tion, le miroir ayant égaré son œil, puis il traversa 
encore deux salons vides pour arriver dans une sorte de 
petit boudoir tendu de soie bleue à boutons d'or où 
quatre dames causaient à mi-voix autour d'une table 
ronde qui portait des tasses de thé. 

Malgré l'assurance qu'il avait gagnée dans son exis- 
tence parisienne et surtout dans son métier de reporter 
qui le mettait incessamment en contact avec des person- 
nages marquants, Duroy se sentait un peu intimidé par 
la mise en scène de l'entrée et par la traversée des salons 
déserts. 

Il balbutia : — Madame, je me suis permis.... — en 
cherchant de l'œil la maîtresse de la maison. 

Elle lui tendit la main, qu'il prit en s'inclinant, et lui 
ayant dit : — Vous êtes fort aimable, monsieur, de venir 
me voir, — elle lui montra un siège où, voulant s'asseoir, 
il se laissa tomber, l'ayant cru beaucoup plus haut. 

On s'était tu. Une des femmes se remit à parler. Il 
s'agissait du froid qui devenait violent, pas assez cepen- 


BEL-AMI. H' 

dant pour arrêter l'épidémie de fièvre typhoïde ni pour 
permettre de patiner. Et chacune donna son avis sur cette 
entrée en scène de la gelée à Paris : 

' . ■ te - 


raisons banales qui traî- 
nent dans les esprits comme la poussière dans les appar- 
tements. 

Un bruit léger de porte fit retourner la tête de Duroy, 
et il aperçut, à travers deux glaces sans tain, une grosse 
dame qui s'en venait. Dès qu'elle apparut dans le bou- 


«43 BEL-AMI. 

doir une des visiteuses se leva, serra les mains, puis 
partit; et le jeune homme suivit du regard, par les 
autres salons, son dos noir où brillaient des perles de 
jais. 

Quand l'agitation de ce changement de personnes se 
fut calmée, on parla spontanément, sans transition, de la 
question du Maroc et de la guerre en Orient, et aussi des 
embarras de l'Angleterre à l'extrémité de l'Afrique. 

Ces dames discutaient ces choses de mémoire, comme 
si elles eussent récité une comédie mondaine et conve- 
nable, répétée bien souvent. 

Une nouvelle entrée eut lieu, celle d'une petite blonde 
frisée, qui détermina la sortie d'une grande personne 
sèche, entre deux âges. 

Et on parla des chances qu'avait M. Linet pour entrer 
à l'Académie. La nouvelle venue pensait fermement qu'il 
serait battu par M. Cabanon-Lebas, l'auteur de la belle 
adaptation en vers français de Don Quichotte pour le 
théâtre. 

— Vous savez que ce sera joué à l'Odéon l'hiver pro- 
chain? 

— Ah! vraiment. J'irai certainement voir cette tenta- 
tive très littéraire. 

Mme Walter répondait gracieusement, avec calme et in- 
différer^ce, sans hésiter jamais sur ce qu'elle devait dire, 
son opinion étant toujours prête d'avance. 

Mais elle s'aperçut que la nuit venait et elle sonna 
pour leg lampes, tout en écoutant la causerie qui coulait 
comme un ruisseau de guimauve, et en pensant qu'elle 
avait oublié de passer chez le graveur pour les cartes 
d'invitation du prochain dîner 

Elle était un peu trop grasse, belle encore, à l'âge dan- 
gereux où la débâcle est proche. Elle se maintenait à 


BEL-AMI. 143 

force de soins, de précautions, d'hygiène et de pâtes pour 
la peau. Elle semblait sage en tout, modérée et raison- 
nable, une de ces femmes dont Tesprit est aligné comme 
un jardin français. On y circule sans surprise, tout en y 
trouvant un certain charme. Elle avait de la raison, une 
raison fine, discrète et sûre qui lui tenait lieu de fantai- 
sie, de la bonté, du dévouement, et une bienveillance 
tranquille, large pour tout le monde et pour tout. 

Elle remarqua que Duroy n'avait rien dit, qu'on ne lui 
avait point parlé, et qu'il semblait un peu contraint ; et 
comme ces dames n'étaient point sorties de l'Académie, 
ce sujet préféré les retenant toujours longtemps, elle de- 
manda : — Et vous qui devez être renseigné mieux que 
personne, monsieur Duroy, pour qui sont vos préfé- 
rences? 

Il répondit sans hésiter : — Dans cette question, ma- 
dame, je n'envisagerais jamais le mérite, toujours contes- 
table, des candidats, mais leur âge et leur santé. Je ne 
demanderais point leurs titres, mais leur mal. Je ne 
rechercherais point s'ils ont fait une traduction rimée de 
Lope de VegUy mais j'aurais soin de m'informer de l'état 
de leur foie, de leur cœur, de leurs reins et de leur 
moelle épinière. Pour moi, une bonne hypertrophie, une 
bonne albuminurie, et surtout un bon commencement 
d'ataxie locomotrice vaudraient cent fois mieux que qua- 
rante volumes de digressions sur l'idée de patrie dans la 
poésie barbaresque. 

Un silence étonné suivit cette opinion. 

Mme Walter, souriant, reprit : — Pourquoi donc ? — Il 
répondit : — Parce que je ne cherche jamais que le plaisir ^ 
qu'une chose, peut causer aux femmes. Or, madame, 
l'Académie n'a vraiment d'intérêt pour vous que lors- 
qu'un académicien meurt. Plus il en meurt, plus vous 


144 BEL-AMI. 

devez être heureuses. Mais pour qu'ils meurent vite, il 
faut les nommer vieux et malades. 

Gomme on demeurait un peu surpris, il ajouta ; — Je 
suis comme vous d'ailleurs et j'aime beaucoup lire dans 
les échos de Paris le décès d'un académicien. Je me de- 
mande tout de suite : « Qui va le remplacer? » Et je fais 
ma liste. C'est un jeu, un petit jeu très gentil auquel on 
joue dans tous les salons parisiens à chaque trépas d'im- 
mortel : « Le jeu de la mort et des quarante vieillards. » 

Ces dames, un peu déconcertées encore, commen- 
çaient cependant à sourire, tant était juste sa remarque. 

Il conclut, en se levant : — C'est vous qui les nommez, 
mesdames, et vous ne les nommez que pour les voir 
mourir. Choisissez-les donc vieux, très vieux, le plus 
vieux possible, et né vous occupez jamais du reste. 

Puis il s'en alla, avec beaucoup de grâce. 

Dès qu'il fut parti, une des femmes déclara : — Il est 
drôle, ce garçon. Qui est-ce? — Mme Walter répondit : — 
Un de nos rédacteurs, qui ne fait encore que la menue 
besogne du journal, mais je ne doute pas qu'il n'arrive 
vite. 

Duroy descendait le boulevard Malesherbes gaîment, à 
grands pas dansants, content de sa sortie çt murmurant : 
« Bon départ. » 

Il se réconcilia avec Rachel, ce soir-là. 

La semaine suivante lui apporta deux événepients. Il 
fut nommé chef des Echos et invité à dîner chez 
Mme Walter. Il vit tout de suite un lien entre les deux 
nouvelles. 

La Vie Française était avant tout un journal d'argent, 
le patron étant un homme d'argent à qui la presse et la 
députation avaient servi de leviers. Se faisant de la bon- 
homie une arme, il avait toujours manoeuvré sous un 


BEL-AMI. . 145 

masque souriant de brave homme, mais il n'employait à 
ses besognes, quelles qu'elles fussent, que des gens qu'il 
avait tâtés, éprouvés, flairés, qu'il sentait retors, auda- 
cieux et souples. Duroy, nommé chef des Échos, lui sem- 
blait un garçon précieux. 

Cette fonction avait été remplie jusque-là par le secré- 
taire de la rédaction, M. Boisrenard, un vieux journa- 
liste correct, ponctuel et méticuleux comme un employé. 
Depuis trente ans il avait été secrétaire de la rédaction 
de onze journaux différents, sans modifier en rien sa 
manière de faire ou de voir. Il passait d'une rédaction 
dans une autre comme on change de restaurant, s?aper- 
cevant à peine que la cuisine n'avait pas tout à fait le 
même goût. Les opinions politiques et religieuses lui 
demeuraient étrangères. Il était dévoué au journal quel 
qu'il fût, entendu dans la besogne, et précieux par son 
expérience. Il travaillait comme un aveugle qui ne voit 
rien, comme lin sourd qui n'entend rien, et comme un 
muet qui ne parle jamais de rien. Il avait cependant une 
grande loyauté professionnelle, et ne se fût point prêté à 
une chose qu'il n'aurait pas jugée honnête, loyale et 
correcte au point de vue spécial de son métier. 

M. Walter, qui l'appréciait cependant, avait souvent 
désiré un autre homme pour lui confier les Échos, qui 
sont, disait-il, la moelle du journal. C'est par eux qu'on 
lance les nouvelles, qu'on fait courir les bruits, qu'on 
agit sur le public et sur la rente. Entre deux soirées 
mondaines, il faut savoir glisser, sans avoir l'air de rien, 
la chose importante, plutôt insinuée que dite. Il faut, 
par des sous-entendus, laisser deviner ce qu'on veut, 
démentir de telle sorte que la rumeur s'affirme, ou affir- 
mer de telle manière que personne ne croie au fait 
annoncé. Il faut que, dans les échos, chacun trouve, cha- 

10 


146 BEL-AMI. 

que jour, une ligne au moins qui l'intéresse, afin que tout 
le monde les lise. Il faut penser à tout et à tous, à tous 
les mondes, à toutes les professions, à Paris et à la Pro- 
vince, à l'Armée et aux Peintres, au Clergé et à l'Univer- 
sité, aux Magistrats et aux Courtisanes. 

L'homme qui les dirige et qui commande au bataillon 
des reporters doit être toujours en éveil, et toujours en 
garde, méfiant, prévoyant, rusé, alerte et souple, armé 
de toutes les astuces et doué d'un flair infaillible pour 
découvrir la nouvelle fausse du premier coup d'œil, pour 
juger ce qui est bon à dire et bon à celer, pour deviner 
ce qui portera sur le public ; et il doit savoir le présenter 
de telle façon que l'effet en soit multiplié. 

M. Boisrenard, qui avait pour lui une longue pratique, 
manquait de maîtrise et de chic ; il manquait surtout de 
la rouerie native qu'il fallait pour pressentir chaque jour 
les idées secrètes du patron. 

Duroy devait faire l'affaire en perfection, et il com- 
plétait admirablement la rédaction de cette feuille « qui 
naviguait sur les fonds de l'État et sur les bas-fonds de 
la politique », selon l'expression de Norbert de Varenne. 

Les inspirateurs et véritables rédacteurs de la Vie 
Française étaient une demi-douzaine de députés inté- 
ressés dans toutes les spéculations que lançait ou que 
soutenait le directeur. On les nommait à la Chambre « la 
bande à Walter » et on les enviait parce qu'ils devaient 
gagner de l'argent avec lui et par lui. 

Forestier, rédacteur politique, n'était que l'homme de 
paille de ces hommes d'affaires, l'exécuteur des inten- 
tions suggérées par eux. Ils lui soufflaient ses articles de 
fond qu'il allait toujours écrire chez lui pour être tran- 
quille, disait-il. 

Mais, afin de donner au journal une allure littéraire 


BEL-AMI. 147 

et parisienne, on y avait attaché deux écrivains célèbres 
en des genres différents, Jacques Rival, chroniqueur d'ac- 
tualité, et Norbert de Varenne, poète et chroniqueur 
fantaisiste, ou plutôt conteur, suivant la nouvelle école. 
Puis on s'était procuré, à bas prix, des critiques d'art, 
de peinture, de musique, de théâtre, un rédacteur crimi- 
naliste et un rédacteur hippique, parmi la grande tribu 
mercenaire des écrivains à tout faire. Deux femmes du 
monde, t Domino rose » et « Patte Blanche », envoyaient 
des variétés mondaines, traitaient les questions de mode, 
de vie élégante, d'étiquette, de savoir-vivre, et commet- 
taient des indiscrétions sur les grandes dames. 

Et la Vie Française « naviguait sur les fonds et bas- 
fonds », manœuvrée par toutes ces'mains différentes. 

Duroy était dans toute la joie de sa nomination aux 
fonctions de chef des Échos quand il reçut un petit car- 
ton gravé, où il lut : « M. et Mme Walter prient Mon- 
sieur Georges Duroy de leur faire le plaisir de venir dîner 
chez eux le jeudi 20 janvier. » 

Cette nouvelle faveur, tombant sur l'autre, l'emplit 
d'une telle joie qu'il baisa l'invitation comme il eût fait 
d'une lettre d'amour. Puis il alla trouver le caissier poui 
traiter la grosse question des fonds. 

Un chef des Échos a généralement son budget sur 
lequel il paye ses reporters et les nouvelles, bonnes ou 
médiocres, apportées par l'un ou par l'autre, comme les 
jardiniers apportent leurs fruits chez un marchand de 
primeurs. 

Douze cents francs par mois, au début, étaient al- 
loués à Duroy, qui se proposait bien d'en garder une forte 
partie. 

Le caissier, sur ses représentations pressantes, avait 
fini par. lui avancer quatre cents francs. Il eut, au pre- 


14» BEL-AMI, 

mier moment, l'intention formelle de renvoyer à M^^e de 
Marelle les deux cent quatre-vingts francs qu'il lui de- 
vait, mais il réfléchit presque aussitôt qu'il ne lui res- 
terait plus entre les oaains que cent vingt francs, somme 
tout à fait insuffisante pour faire marcher, d'une façon 
convenable, son nouveau service, et il remit cette resti- 
tution à des temps plus éloignés. 

Pendant deux jours, il s'occupa de son installation, car 
il héritait d'une table particulière et de casiers à lettres, 
dans la vaste pièce commune à toute la rédaction. Il oc- 
cupait un bout de cette pièce, tandis que Boisrenard, 
dont les cheveux d'un noir d'ébène, malgré son âge, 
étaient toujours penchés sur une feuille de papier, tenait 
l'autre bout. 

L^ longue table du centre appartenait aux rédacteurs 
volants. Généralement elle servait de banc pour s'asseoir, 
soit les jambes pendantes le long des bords, soit à la 
turque sur le milieu. Ils étaient quelquefois cinq ou six 
accroupis sur cette table, et jouant au bilboquet avec 
persévérance, dans une pose de magots chinois. 

Duroy avait fini par prendre goût à ce divertissement 
et il commençait à devenir fort, sous la direction et grâce 
aux conseils de Saint-Potin. 

Forestier, de plus en plus soufïrant, lui avait confié 
son beau bilboquet en bois des Iles, le dernier acheté, 
qu'il trouvait un peu lourd, et Duroy manœuvrait d'un 
bras vigoureux la grosse boule noire au bout de sa corde, 
en comptant tout bas : « Un — deux — trois — quatre — 
cinq — six. » 

Il arriva justement, pour la première fois, à faire vingt 
points de suite, le jour même où il devait dîner chez 
M»e Walter. « Bonne journée, pensa-t-il, j'ai tous les 
succès. » Car l'adresse au bilboquet conférait vraiment 


BEL-AMI. 149 

une sorte de supériorité, dans les bureaux de la Vie 
Française» 

Il quitta la rédaction de bonne heure pour avoir le 
temps de s'habiller, et il remontait la rue de Londres, 
quand il vit trotter devant lui une petite femme qui avait 
la tournure de M^e de Marelle. 11 sentit une chaleur lui 
monter au visage, et son Cœur se mit à battre. Il tra- 
versa la rue pour la regarder de profil. Elle s'arrêta pour 
traverser aussi. Il s'était trompé; il respira. 

Il s'était souvent demandé comment il devrait se com- 
porter en la rencontrant face à face. La saluerait-il ou 
bien aurait-il l'air de ne la point voir? 

« Je ne la verrais pas, » pensa-t-il. 

Il faisait froid, les ruisseaux gelés gardaient des empâ- 
tements de glace. Les trottoirs étaient secs et gris sous 
la lueur du gaz. 

Quand le jeune homme entra chez lui, il songea : « Il 
faut que je change de logement. Cela ne me suffît plus 
maintenant. » Il se sentait nerveux et gai, capable de 
courir sur les toits, et il répétait tout haut, en allant 
de son lit à la fenêtre : « C'est la fortune qui arrive ! c'est 
la fortune ! Il faudra que j'écrive à papa. » 

De temps en temps, il lui écrivait, à son père; et la 
lettre apportait toujours une joie vive dans le petit caba- 
ret normand, au bord de la route, au haut de la grande 
côte d'où l'on domine Rouen et la large vallée de la Seine. 

De temps en temps aussi il recevait une enveloppe 
bleue dont l'adresse était tracée d'une grosse écriture 
tremblée, et il lisait infailliblement les mêmes lignes au 
début de la lettre paternelle : 

« Mon cher fils, la présente est pour te dire que nous 
allons bien, ta mère et moi. Pas grand'chose de nouveau 
dans le pays. Je t'apprendrai cependant... » 


i5o BEL-AMI, 

Et il gardait au cœur un intérêt pour les choses du 
village, pour les nouvelles des voisins et pour Tétat des 
terres et des récoltes. 

Il se répétait, en nouant sa cravate blanche devant sa 
petite glace : « Il faut que j'écrive à papa dès demain. S'il 
me voyait, ce soir, dans la maison où je vais, serait-il 
épaté, le vieux ! Sacristi, je ferai tout à l'heure un dîner 
comme il n'en a jamais fait. » Et il revit brusquement la 
cuisine noire de là-bas, derrière la salle du café videj les 
casseroles jetant des lueurs jaunes le long des murs, le 
chat dans la cheminée, le nez au feu, avec sa pose de 
Chimère accroupie, la table de bois graissée par le temps 
et par les liquides répandus, une soupière fumant au 
milieu, et une chandelle allumée entre deux assiettes. Et 
il les aperçut aussi l'homme et la femme, le père et la 
mère, les deux paysans aux gestes lents, mangeant la 
soupe à petites gorgées. Il connaissait les moindres plis 
de leurs vieilles figures, les moindres mouvements de leurs 
bras et de leur tête. Il savait même ce qu'ils se disaient, 
chaque soir, en soupant face à face. 

Il pensa encore : « Il faudra pourtant que je finisse par 
aller les voir. » Mais comme sa toilette était terminée, il 
souffla sa lumière et descendit. 

Le long du boulevard extérieur des filles l'accostèrent. 
Il leur répondait en dégageant son bras : « Fichez-moi 
donc la paix ! » avec un dédain violent, comme si elles 
l'eussent insulté, méconnu... Pour qui le prenaient-elles? 
Ces rouleuses-là ne savaient donc point distinguer les 
hommes. La sensation de son habit noir endossé pour 
aller dîner chez des gens très riches, très connus, très 
importants, lui donnait le sentiment d'une personnalité 
nouvelle, la conscience d'être devenu un autre homme, 
un homme du monde, du vrai monde. 


BEL-AMI. i5i 

Il entra avec assurance dans Tantichambre éclairée par 
les hautes torchères de bronze et il remit, d'un geste 
naturel, sa canne et son pardessus aux deux valets qui 
s'étaient approchés de lui. 

Tous les salons étaient illuminés. M™* Walter recevait 
dans le second, le plus grand. Elle l'accueillit avec un 
sourire charmant, et il serra la main des deux hommes 
arrivés avant lui, M. Firmin et M. Laroche-Mathieu, 
députés, rédacteurs anonymes de la Vie Française, M. La- 
roche-Mathieu avait dans le journal une autorité spé- 
ciale provenant d'une grande influence sur la Chambre. 
Personne ne doutait qu'il ne fût ministre un jour. 

Puis arrivèrent les Forestier, la femme en rose, et ra- 
vissante. Duroy fut stupéfait de la voir intime avec les 
deux représentants du pays. Elle causa tout bas, au coin 
de la cheminée, pendant plus de cinq minutes, avec 
M. Laroche-Mathieu. Charles paraissait exténué. Il 
avait maigri beaucoup depuis un mois, et il toussait 
sans cesse en répétant : « Je devrais me décider à aller 
finir l'hiver dans le Midi. » 

Norbert de Varenne et Jacques Rival apparurent en- 
semble. Puis une porte s'étant ouverte au fond de l'ap- 
partement, M. Walter entra avec deux grandes jeunes 
filles de seize à dix-huit ans, une laide et l'autre jolie. 

Duroy savait pourtant que le patron était père de fa- 
mille, mais il fut saisi d'étonnement. Il n'avait jamais 
songé aux filles de son directeur que comme on songe 
aux pays lointains qu'on ne verra jamais. Et puis il se 
les était figurées toutes petites et il voyait des femmes. 
Il en ressentait le léger trouble moral que produit un 
changement à vue. 

Elles lui tendirent la main, l'une après l'autre, après 
la présentation, et elles allèrent s'asseoir à une petite 


iSa BEL-AHI, 

table qui leur était sans doute réservée, où elles se 
mirent à remuer un tas de bobines de soie dans une baa- 
nette. 

On attendait encore quelqu'un, et on demeurait silen- 
cieus, dans cette sorte de gêne qui précède les dîners 
entré gens qui 
ne se trouvent 
pas dans la mê- 
me atmosphère 
d'esprit, après 
les occupations 
différentes de 
I teur journée. 

Duroy ayant 
^ levé pardésœu- 
ncntlesyeux 
vers le mur , 
M. Walter lui 
dit,de loin, avec 
un désir visible 
de faire valoir 
son bien: «Vous 
regardez mes ta- 
bleaux? n — Le 
tnes sonna. — 
" Je vais vous 
les montrer. » Et il prit une lampe pour qu'on pût dis- 
tinguer tous les détails. 
— Ici les paysages, — dit-il. 

Au centre du panneau on voyait une grande toile de 
Guillemet, une plage de Normandie sous un ciel d'orage. 
Au-dessous, un bois de Harpignies, puis une plaine 
d'Algérie, par Guillaumet, avec un chameau à l'horizon. 


BEL-AMI. i53 

un grand chameau sur ses hautes jambes, pareil à un 
étrange monument. 

M. Waher passa au mur voisin et annonça, avec un 
ton sérieux, comme un maître des cérémonies : — La 
grande peinture. — C'étaient quatre toiles : c< une Visite 
d'hôpital, » par Gervex; « une Moissonneuse, » par Bas- 
tien-Lepage; « une Veuve, » par Bouguereau, et « une 
Exécution, » par Jean-Paul Laurens. Cette dernière 
œuvre représentait un prêtre vendéen fusillé contre le 
mur de son église par un détachement de Bleus. 

Un sourire passa sur la figure grave du patron en indi- 
quant le panneau suivant : — Ici les fantaisistes. — On 
apercevait d'abord une petite toile de Jean Béraud, inti- 
tulée : a Le haut et le bas. » C'était une jolie Parisienne 
montant l'escalier d'un tramway en marche. Sa tête ap- 
paraissait au niveau de l'impériale, et les messieurs 
assis sur les bancs découvraient, avec une satisfaction 
avide, le jeune visage qui venait vers eux, tandis que les 
hommes debout sur la plate-forme du bas considéraient 
les jambes de la jeune femme avec une expression diffé- 
rente de dépit et de convoitise. 

M. Walter tenait la lampe à bout de bras, et répétait 
en riant d'un rire polisson : — Hein? Est-ce drôle? est-ce 
drôle? 

Puis il éclaira : « Un sauvetage, » par Lambert. 

Au milieu d'une table desservie, un jeune chat, assis 
sur son derrière, examinait avec étonnement et per- 
plexité une mouche se noyant dans un verre d'eau. Il 
avait une patte levée, prêt à cueillir l'insecte d'un coup 
rapide. Mais il n'était point décidé. Il hésitait. Que 
ferait-il ? 

Puis le patron montra un Détaille : « La leçon, » qui 
représentait un soldat dans une caserne, apprenant à un 


i54 BEL-AMI. 

caniche à jouer du tambour, et il déclara : — En voilà 
de l'esprit 1 

Duroy .riait d'un rire approbateur et s'extasiait : — 
Comme c'est charmant, comme c'est charmant, char... 
— Il s'arrêta net, en entendant derrière lui la voix de 
Mn»e de Marelle qui venait d'entrer. 

Le patron continuait à éclairer les toiles, en les expli- 
quant. 

Il montrait maintenant une aquarelle de Maurice 
Leloir : « L'obstacle. » C'était une chaise à porteurs 
arrêtée, la rue se trouvant barrée par une bataille 
entre deux hommes du peuple, deux gaillards luttant 
comme des hercules. Et on voyait sortir par la fenêtre 
de la chaise un ravissant visage de femme qui regar- 
dait... qui regardait... sans impatience, sans peur, et 
avec une certaine admiration le combat de ces deux 
brutes. 

M. Walter disait toujours : — J'en ai d'autres dans leo 
pièces suivantes, mais ils sont de gens moins connus, 
moins classés. Ici c'est mon Salon carré. J'achète des 
jeunes en ce moment, des tout jeunes, et je les mets en 
réserve dans les appartements intimes, en attendant le 
moment où les auteurs seront célèbres. — Puis il pro- 
nonça, tout bas : — C'est l'instant d'acheter des tableaux. 
Les peintres crèvent de faim. Ils n'ont pas le sou, pas 
le sou... 

Mais Duroy ne voyait rien, entendait sans comprendre 
M«ne de Marelle était là, derrière lui. Que devait-il faire î 
S'il la saluait, n'allait-elle point lui tourner le dos ou lui 
jeter quelque insolence? S'il ne s'approchait pas d'elle, 
que penserait-on? 

Il se dit : — Je vais toujours gagner du temps. — Il 
était tellement ému qu'il eut l'idée un moment de simuler 


BEL-AMI. i55 

une indisposition subite qui lui permettrait de s'en 
aller. 

La visite des murs était finie. Le patron alla reposer 
sa lampe et saluer la dernière venue, tandis que Duroy 
recommençait tout seul l'examen des toiles comme s'il 
ne se fût pas lassé de les admirer. 

Il avait l'esprit bouleversé. Que devait-il faire? Il en- 
tendait les voix, il distinguait la conversation. M«n« Fo- 
restier l'appela : — Dites donc, monsieur Duroy. — Il 
courut vers elle. C'était pour lui recommander une amie 
qui donnait une fête et qui aurait bien voulu une citation 
dans les Échos de la Vie Française. 

Il balbutiait : « Mais certainement, madame, certai- 
nement... » 

Mrafr de Marelle se trouvait maintenant tout près de 
lui. Il n'osait point se retourner pour s'en aller. 

Tout à coup, il se crut devenu fou; elle avait dit, à 
haute voix : — Bonjour, Bel-Ami. Vous ne me recon- 
naissez donc plus? 

Il pivota sur ses talons avec /rapidité. Elle se tenait 
debout devant lui, souriante, l'œil plein de gaieté et d'af- 
fection. Et elle lui tendit la main. 

Il la prit en tremblant, craignant encore quelque ruse 
et quelque perfidie. Elle ajouta avec sérénité : 

— Que devenez-vous ? On ne vous voit plus. 

Il bégayait, sans parvenir à reprendre son sang-froid : 
— Mais j'ai eu beaucoup à faire, madame, beaucoup à 
faire. M. Walter m'a confié un nouveau service qui me 
donne énormément d'occupation. 

Elle répondit, en le regardant toujours en face, sans 
qu'il pût découvrir dans son œil autre chose que de la 
bienveillance : — Je le sais. Mais ce n'est pas une raison 
pour oublier vos amis. 


Ils furent séparés par une grosse dame qui entrait, une 
grosse dame décolletée, aux bras rouges, aux joues rou* 
ges, vêtue et coiffée avec prétention, et marchant si lour- 
dement qu'on sentait, à la voir aller, le poids et l'épais- 
seur de ses cuisses. 

Comme on paraissait la traiter avec beaucoup d'égards, 
Duroy demanda à M>a« Forestier : 

— Quelle est cette personne? 

— La vicomtesse de Perce- 
mur, celle qui signe : « Patte 
Blanche. » 

Il fut stupéfait et saisi par une 
envie de rire : — Patte Blanche ! 
Patte Blanche ! Moi qui voyais, 
en pensée, une jeune femme 
comme vous! C'est ça. Patte 
Blanche? Ah! elle est bien bon- 
ne ! bien bonne ! 

Un domestique apparut dans 
la porte et annonça : 

— Madame est servie. 

Le dîner fut banal et gai, un 
de ces dîners où l'on parle de 
tout sans rien dire. Duroy se trouvait entre la fille 
aînée du patron, la laide, Mlle Rose, et M"* de Marelle. 
Ce dernier voisinage le gênait un peu, bien qu'elle eût 
l'air fort à l'aise et causât avec son esprit ordinaire. 
Il se troubla d'abord, contraint, hésitant, comme un mu- 
sicien qui a perdu le ton. Peu à peu, cependant, l'assu- 
rance lui revenait, et leurs yeux, se rencontrant sans 
cesse, s'interrogeaient, mêlaient leurs regards, d'une 
façon intime, presque sensuelle, comme autrefois. 
Tout à coup, il crut sentir, sous la table, quelque chose 


BEL-AMI. i57 

effleurer son pied. Il avança doucement la jambe et ren- 
contra celle de sa voisine qui ne recula point à ce con- 
tact. Ils ne parlaient pas, en ce moment, tournés tous 
deux vers leurs autres voisins. 

Duroy, le cœur battant, poussa un peu plus son genou. 
Une pression légère lui répondit. Alors il comprit que 
leurs amours recommençaient. 

Que dirent-ils ensuite? Pas grand'chose; mais leurs 
lèvres frémissaient chaque fois qu'ils se regardaient. 

Le jeune homme, cependant, voulant être aimable 
pour la fille de son patron, lui adressait une phrase de 
temps en temps. Elle y répondait, comme l'aurait fait sa 
mère, n'hésitant jamais sur ce qu'elle devait dire. 

A la droite de M. Walter, la vicomtesse de Percemur 
prenait des allures de princesse; et Duroy, s'égayant 
à la regarder, demanda tout bas à Mme de Marelle : 

— Est-ce que vous connaissez l'autre, celle qui signe : 
« Domino rose » ? 

-— Oui, parfaitement : la baronne de Livar? 

— Est-elle du même cru? 

— Non. Mais aussi drôle. Une grande sèche, soixante 
ans, frisons faux, dents à l'anglaise, esprit de la Restau- 
ration, toilettes même époque. 

— Où ont-ils déniché ces phénomènes de lettres? 

— Les épaves de la noblesse sont toujours recueillies 
par les bourgeois parvenus. 

— Pas d'autre raison ? 

— Aucune autre. 

Puis une discussion politique commença entre le pa- 
tron, les deux députés, Norbert de Varenne et Jacques 
Rival ; et elle dura jusqu'au dessert. 

Quand on fut retourné dans le salon, Duroy s'approcha 
de nouveau de Mme de Marelle, et, la regardant au fond 


K 


l58 BEL-AMI. 

des yeux : — Voulez-vous que je vous reconduise, ce 
soir? 

— Non. 

— Pourquoi? 

— Parce que M. Laroche-Mathieu, qui est mon voisin, 
me laisse à ma porte chaque fois que je dîne ici. 

— Quand vous verrai-je? 

— Venez déjeuner avec moi, demain. 

Et ils se séparèrent sans rien dire de plus. 

Duroy ne resta pas tard, trouvant monotone la soirée. 
Comme il descendait l'escalier, il rattrapa Norbert de 
Varenne qui venait aussi de partir. Le vieux poète lui 
prit le bras. N'ayant plus à redouter de rivalité dans le 
journal, leur collaboration étant essentiellement diffé- 
rente, il témoignait maintenant au jeune homme une bien- 
veillance d'aïeul. 

— Eh bien, vous allez me reconduire un bout de che- 
min? — dit-il. 

Duroy répondit : — Avec joie, cher maître. 

Et ils se mirent en route, en descendant le boulevard 
Malesherbes, à petits pas. 

Paris était presque désert cette nuit-là, une nuit 
froide, une de ces nuits qu'on dirait plus vastes que les 
autres, où les étoiles sont plus hautes, où l'air semble 
apporter dans ses souffles glacés quelque chose venu de 
plus loin que les astres. 

Les deux hommes ne parlèrent point dans les premiers 
moments. Puis Duroy, pour dire quelque chose, pro- 
nonça : 

— Ce M. Laroche-Mathieu a l'air fort intelligent et 
fort instruit. 

Le vieux poète murmura : — Vous trouvez ? 

Le jeune homme, surpris, hésitait : — Mais oui ; il passe 


BEL-AMI. 159 

d'ailleurs pour un des hommes les plus capables de la 
Chambre. 

— C'est possible. Dans le royaume des aveugles les 
borgnes sont rois. Tous ces gens-là, voyez-vous, sont 
des médiocres, parce qu'ils ont l'esprit entre deux murs, 
— l'argent et la politique. — Ce sont des cuistres, mon 
cher, avec qui il est impossible de parler de rien, de rien 
de ce que nous aimons. Leur intelligence est à fond 
de vase, ou plutôt à fond de dépotoir, comme la Seine à 
Asnières. 

Ah ! c'est qu'il est difficile de trouver un homme qui 
ait de l'espace dans la pensée, qui vous donne la sensa- 
tion de ces grandes haleines du large qu'on respire sur 
les côtes de la mer. J'en ai connu quelques-uns, ils sont 
morts. 

Norbert de Varenne parlait d'une voix claire, mais re« 
tenue, qui aurait sonné dans le silence de la nuit s'il 
l'avait laissé s'échapper. Il semblait surexcité et triste, 
d'une de ces tristesses qui tombent parfois sur les âmes 
et les rendent vibrantes comme la terre sous la gelée. 

Il reprit : — Qu'importe, d'ailleurs, un peu plus ou un 
peu moins de génie, puisque tout doit finir ! 

Et il se tut. Duroy, qui se sentait le cœur gai, ce soir- 
là, dit, en souriant : — Vous avez du noir, aujourd'hui, 
cher maître. 

Le poète répondit : — J'en ai toujours, mon enfant, et 
vous en aurez autant que moi dans quelques années. 
La vie est une côte. Tant qu'on monte, on regarde le 
sommet, et on se sent heureux ; mais, lorsqu'on arrive 
en haut, on aperçoit tout d'un coup la descente, et la 
fin, qui est la mort. Ça va lentement quand on monte, 
mais ça va vite quand on descend. A votre âge, on est 
joyeux. On espère tant de choses, qui n'arrivent jamais 


«6o BEL-AMI. 

d'ailleurs. Au mien, on n'attend plus rien... que hi 
mort. 

Duroy se mît à rire : — Bigre, vous me donnez froid 
dans le dos. 

Norbert de Varenne reprit : — Non, vous ne me com- 
prenez pas aujourd'hui, mais vous vous rappellerez plus 
tard ce que je vous dis en ce moment. 

Il arrive un jour, voyez-vous, et il arrive de bonne 
heure pour beaucoup, où c'est fini de rire, comme on 
dit, parce que derrière tout ce qu'on regarde, c'est la mort 
qu'on aperçoit. 

Oh I vous ne comprenez même pas ce mot-là, vous, la 
mort. A votre âge, ça ne signifie rien. Au mien, il est 
terrible 

Oui, on le comprend tout d'un coup, on ne sait pas 
pourquoi ni à propos de quoi, et alors tout change d'as- 
pect, dans la vie. Moi, depuis quinze ans, je la sens qui 
me travaille comme si je portais en moi une bête ron- 
geuse. Je l'ai sentie peu, à peu, mois par mois, heure par 
heure, me dégrader ainsi qu'une maison qui s'écroule. 
Elle m'a défiguré si complètement que je ne me reconnais 
pas. Je n'ai plus rien de moi, de moi l'homme radieux, 
frais et fort que j'étais à trente ans. Je l'ai vue teindre en 
blanc mes cheveux noirs, et avec quelle lenteur savante 
et méchante I Elle m'a pris ma peau ferme, mes muscles, 
mes dents, tout mon corps de jadis, ne me laissant qu'une 
âme désespérée qu'elle enlèvera bientôt aussi. 

Oui, elle m'a émiettç, la gueuse, elle a accompli dou- 
cement et terriblement la longue destruction de mon 
être, seconde par seconde. Et maintenant je me sens 
mourir en tout ce que je fais. Chaque pas m'approche 
d'elle, chaque mouvement, chaque souffie hâte son 
odieuse besogne. Respirer^ dormir, boire, manger, tra- 


BEL-AMI. l6l 

vailler, rêver, tout ce que nous faisons, c'est mourir. 
Vivre enfin, c'est mourir ! 

Oh 1 vous saurez cela ! Si vous réfléchissiez seulement 
un quart d'heure, vous la verriez. 

Qu'attendez-vous? de l'amour? Encore quelques bai- 
sers, et vous serez impuissant. 

Et puis, après ? fie l'argent ? Pour quoi faire ? Pour 
payer des femmes ? Joli bonheur ! Pour manger beaucoup, 
devenir obèse et crier des nuits entières sous les mor- 
sures de la goutte ? 

Et puis encore? De la gloire? A quoi cela sert-il 
quand on ne peut plus la cueillir sous forme d'amour? 

Et puis, après? Toujours la mort pour finir. 

Moi, maintenant, je la vois de si près que j'ai souvent 
envie d'étendre les bras pour la repousser. Elle couvre 
la terre et emplit l'espace. Je la découvre partout. Les 
petites bêtes écrasées sur les routes, les feuilles qui tom- 
bent, le poil blanc aperçu dans la barbe d'un ami, me 
ravagent le cœur et me crient : « La voilà I » 

Elle me gâte tout ce que je fais, tout ce que je vois, ce 
que je mange et ce que je bois, tout ce que j'aime, les 
clairs de lune, les levers de soleil, la grande mer, les 
belles rivières, et l'air des soirs d'été, si doux à respirer 1 

Il allait doucement, un peu essoufflé, rêvant tout haut, 
oubliant presque qu'on l'écoutait. 

Il reprit : — Et jamais un être ne revient, jamais... On 
garde les moules des statues, les empreintes qui refont 
toujours des objets pareils ; mais mon corps, mon visage, 
mes pensées, mes désirs ne reparaîtront jamais. Et pour- 
tant il naîtra des millions, des milliards d'êtres qui auront 
dans quelques centimètres carrés un nez, des yeux, un 
front, des joues et une bouche comme moi, et aussi une 
âme comme moi, sans que jamais je revienne, moi, sans 

TI 


t6i 


BEL-AHt. 


que jamaîs même quelque chose de moi reconnaissable 
reparaisse dans ces créatures înnombrabies et différentes, 
indéfiniment difiéremes bien que pareilles à peu près. 

A quoi seraitaclier?Vers qui jeter des cris de détresse? 
A quoi pouvons-nous croire ? " ^ 

X Toutes les religions 
pides, avec leur mo- 
rale puérile et leurs 
promesses égoïstes, 


bctes. 
La mort seule est 

certaine 

Il s'arrêta, prit 
Duroy par les deux 
estrémités du col 
ds son pardessus, 
oI,d'une voix lente: 

— Pensez à tout 
cela, jeune homme, 
pensez-y pendant 
des jours, des mois 
et des années, ei 
vous verrez l'existé 
d'une autre façon. E; 
donc de vous dégagei 
ce qui vous enfcrmt, 

humain de sortir vivant de votre corps, de vos intérêts, 
de vos pensées et de l'humanité tout entière, pour regar- 
der ailleurs, et vous comprendrez combien ont peu d im- 
portance les querelles des romantiques et des naturalistes, 
et la discussion du budget. 
H se remit à marcher d'un pas plus rapide. 


BEL-AMI. i63 

— Mais aussi vous sentirez l'effroyable détresse des 
désespérés. Vous vous débattrez, éperdu, noyé, dans les 
incertitudes. Vous crierez : « à l'aide » de tous les côtés, 
et personne ne vous répondra. Vous tendrez les bras, 
vous appellerez pour être secouru, aimé, consolé, sauvé ! 
et personne ne viendra. 

Pourquoi souffrons-nous ainsi ? C'est que nous étions 
nés sans doute pour vivre davantage selon la matière et 
moins selon l'esprit ; maïs, à force de penser, une dispro- 
portion s'est faite entre l'état de notre intelligence 
agrandie et les conditions immuables de notre vie. 

Regardez les gens médiocres; à moins de grands dé- 
sastres tombant sur eux ils se trouvent satisfaits, sans 
souffrir du malheur commun. Les bêtes non plus ne 
le sentent pas. 

Il s'arrêta encore, réfléchit quelques secondes, puis 
d'un air las et résigné : 

— Moi, je suis un être perdu. Je n'ai ni père, ni mère, 
ni frère, ni sœur, ni femme, ni enfants, ni Dieu. 

Il ajouta, après un silence : — Je n'ai que la rime. 
Puis, levant la tête vers le firmament, où luisait la 
face pâle de la pleine lune, il déclama : 

Et je cherche le mot de cet obscur problème 
Dans le ciel noir et vide où flotte un astre blôme. 

Ils arrivaient au pont de la Concorde, ils le traversèrent 
en silenpe*, puis ils longèrent le Palais-Bourbon. Nor- 
bert de Varenne se remit à parler : — Mariez-vous, mon 
ami, vous ne savez pas ce que c'est que de vivre seul, à 
^mon âge. La solitude, aujourd'hui, m'emplit d'une an- 
goisse horrible : la solitude dans le logis, auprès du feu, 
le soir. Il me semble alors que je suis seul sur la terre, 
affreusement seul, mais entouré de dangers vagues, de 


i64 BEL-AMI. 

choses inconnues et terribles ; et la cloison, qui me sépare 
de mon voisin que je ne connais pas, m'éloigne de lui au- 
tant que des étoiles aperçues par ma fenêtre. Une sorte 
de fièvre m'envahit, une fièvre de douleur et de crainte, 
et le silence des murs m'épouvante. Il est si profond et 
si triste, le silence de la chambre oii l'on vit seul. Ce 
n'est pas seulement un silence autour du corps, mais 
un silence autour de l'âme, et, quand un meuble craque, 
on tressaille jusqu'au cœur, car aucun bruit n'est attendu 
dans ce morne logis. 

Il se tut encore une fois, puis ajouta : — Quand on est 
vieux, ce serait bon, tout de même, des enfants ! 

Ils étaient arrivés vers le milieu de la rue de Bour- 
gogne. Le poète s'arrêta devant une haute maison, 
sonna, serra la main de Duroy, et lui dit : — Oubliez 
tout ce rabâchage de vieux, jeune homme, et vivez selon 
votre âge; adieu! 

Et il disparut dans le corridor noir. 

Duroy se remit en route, le cœur serré. Il lui semblait 
qu'on venait de lui montrer quelque trou plein d'osse- 
ments, un trou inévitable où il lui faudrait tomber un 
jour. Il murmura : « Bigre, ça ne doit pas être gai, chez 
lui. Je ne voudrais pas un fauteuil de balcon pour assis- 
ter au défilé de ses idées, nom d'un chien ! » 

Mais, s'étant arrêté pour laisser passer une femme par- 
fumée qui descendait de voiture et rentrait chez elle, il 
aspira d'un grand souffle avide la senteur de verveine et 
d'iris envolée dans l'air. Ses poumons et son cœur pal- 
pitèrent brusquement d'espérance et de joie ; et le souve- 
nir de Mme de Marelle qu'il reverrait le lendemain l'en- 
vahit des pieds à la tête. 

Tout lui souriait, la vie l'accueillait avec tendresse. 
Comme c'était bon, la réalisation des espérances 1 


BEL-AMI. iC3 

Il s'endormit dans l'ivresse et se leva de bonne heure 
pour faire un tour à pied, dans l'avenue du Bois de Bou- 
logne, avant d'aller à son rendez-vous. 

Le vent ayant changé, le temps s'était adouci pendant 
la nuit, et il faisait une tiédeur et un soleil d'avril Tous 
les habitués du Bois étaient sortis ce matin-là, cédant à 
l'appel du ciel clair et doux. 

Duroy marchait lentement, buvant l'air léger, savou- 
reux comme une friandise de printemps. Il passa l'arc 
de triomphe de l'Etoile et s'engagea dans la grande ave- 
nue, du côté opposé aux cavaliers. Il les regardait, trot- 
tant ou galopant, hommes et femmes, les riches du 
monde, et c'est à peine s'il les enviait maintenant. Il les 
connaissait presque tous de nom, savait le chiffre de 
leur fortune et l'histoire secrète de leur vie, ses fonctions 
ayant fait de lui une sorte d'almanach des célébrités et 
des scandales parisiens. 

Les amazones passaient, minces et moulées dans le 
drap sombre de leur taille, avec ce quelque chose de 
hautain et d'inabordable qu'ont beaucoup de femmes à 
cheyal; et Duroy s'amusait à réciter à mi-voix, comme 
on récite des litanies dans une église, les noms, titres 
et qualités des amants qu'elles avaient eus ou qu'on leur 
prêtait ; et, quelquefois, même au lieu de dire : 

Baron de Tanquelet, 

Prince de la Tour-Enguerrand; 

il murmurait : Côté Lesbos 

Louise Michot, du Vaudeville, 
Rose Marquetin, de TOpéra. 

Ce jeu l'amusait beaucoup, comme s'il eût constaté, 
sous les sévères apparences, l'éternelle et profonde inf a- 



ËEL-AMÎ* 

mme> et que cela l'eût réjoui, excité, consolé. 
rononça tout haut : « Tas d'hypocrites I » et 

l'œil les cavaliers sur qui couraient les plus 
toires 

beaucoup soupçonnés de tricher au jeu, pour 
:les, en tous cas, étaient la grande ressource, 
isource, ressource suspecte à coup sûr. 

fort célèbres, vivaient uniquement des rentes 
mmes, c'était connu, d'autres des rentes de 
esses, on l'affirmait. Beaucoup avaient payé 
5 (acte honorable), sans qu'on eût jamais de- 
leur était venu l'argent nécessaire (mystère 
î). Il vit des hommes de finance dont l'immense 
ait un vol pour origine, et qu'on recevait 
ns les plus nobles maisons, puis des hommes 
î que les petits bourgeois se découvraient sur 
;e, mais dont les tripotages effrontés, dans les 
itreprises nationales, n'étaient un mystère 
1 de ceux qui savaient les dessous du monde, 
lient l'air hautain, la lèvre fière, l'œil inso- 
k favoris et ceux à moustaches, 
ait toujours, répétant : « C'est du propre, tan 
s, tas d'escarpes! » 

e voiture passa, découverte,- basse et char- 
née au grand trot par deux minces chevaux 
t la crinière et la queue voltigeaient, et con- 
ine petite jeune femme blonde, une courti- 
le qui avait deux grooms assis derrière elle. 
'êta, avec une envie de saluer et d'applaudir 
nue de l'amour qui étalait avec audace dans 
enade et à cette heure des hypocrites aristo- 
ixe crâne gagné sur ses draps. Il sentait peut- 
nent qu'il y avait quelque chose de commun 


PEL-AMI, 1G7 

entre eux, un lien de nature, qu'ils étaient de même 
race, de même âme, et que son succès aurait des pro- 
cédés audacieux de même ordre. 

Il revint plus doucement, le cœur chaud de satisfac- 
tion, et il arriva, un peu avant l'heure, à la porte de 
son ancienne maîtresse. 

Elle le reçut, les lèvres tendues, comme si aucune 
rupture n'avait eu lieu, et elle oublia même, pendant 
quelques instants, la sage prudence qu'elle opposait, 
chez elle, à leurs caresses. Puis elle lui dit, en baisant 
les bouts frisés de ses moustaches : — Tu ne sais pas 
l'ennui qui m'arrive, mon chéri? J'espérais une bonne 
lune de miel, et voilà mon mari qui. me tombe sur le 
dos pour six semaines; il a pris un congé. Mais je ne 
veux pas rester six semaines sans te voir, surtout après 
notre petite brouille, et voilà comment j'ai arrangé les 
choses. Tu viendras me demander à dîner lundi, je lui 
ai déjà parlé de toi. Je te présenterai. 

Duroy hésitait, un peu perplexe, ne s'étant jamais 
trouvé encore en face d'un homme dont il possédait la 
femme. Il craignait que quelque chose le trahît, un peu 
de gêne, un regard, n'importe quoi. Il balbutiait : — 
Non, j'aime mieux ne pas faire la connaissance de ton 
mari. — Elle insista, fort étonnée, debout devant lui et 
ouvrant des^yeux naïfs. — Mais pourquoi? quelle drôle 
de chose? Ça arrive tous les jours, ça! Je ne t'aurais pas 
cru si nigaud, par exemple. 

Il fut blessé : — Eh bien, soit, je viendrai dîner lundi. 

Elle ajouta : ~ Pour que ce soit bien naturel, j'aurai 
les Forestier. Ça ne m'amuse pourtant pas, de recevoir 
du monde chez moi. 

Jusqu'au lundi, Duroy ne pensa plus guère à cette 
entrevue; mais voilà qu'en montant l'escalier de Mme de 


l68 BEL-AMI. 

Marelle, il se sentît étrangement troublé, non pas qu'il 
lui répugnât de prendre la main de ce mari, de boire son 
vin et de manger son pain, mais il avait peur de quelque 
chose, sans savoir de quoi! 

le salon, et il attendit, 
'uis lapoite de la cham- 
bre s'ouvrit, et il 
aperçut un grand 
homme à barbe blan- 
che, décoré, grave et 
correct, qui vint à lui 
avec une politesse 
j minutieuse : — Ma 

femme m'a souvent 
parlé de vous, mon- 
sieur,et je suis char- 
mé de faire votre con- 
naissance. 

Duroy s'avança en 
ant de donner à sa phv- 
omie un air de cordia- 
1 avec une énergie exa- 
gérée la main tendue de son hôte. Puis, s'étant assis, il 
ne trouva rien à lui dire. 

M. de Marelle remit un morceau de bois au feu, et 
demanda : — Voici longtemps que vous vous occupez de 
journalisme? 

Duroy répondit : — Depuis quelques mois seulement, 

— Ah! vous avez marché vite. 

— Oui, assez vite — ; et il se mit à parler au hasard, 
sans trop songer à ce qu'il disait, débitant toutes les 
banalités en usage entre gens qui ne se connaissent 
point. Il se rassurait maintenant et commençait à trou- 


BEL-AMI. 169 

ver la situation fort amusante. Il regardait la figure sé- 
rieuse et respectable de M. de Marelle, avec une envie de 
rire sur les lèvres, en pensant : « Toi, je te fais cocu, mon 
vieux, je te fais cocu. » Etune satisfaction intime, vicieuse, 
le^ pénétrait, une joie de voleur qui a réussi et qu'on ne 
soupçonne pas, une joie fourbe, délicieuse. Il avait envie, 
tout à coup, d'être l'ami de cet homme, de gagner sa con- 
fiance, de lui faire raconter les choses secrètes de sa vie. 

Mme de Marelle entra brusquement, et les ayant cou- 
verts d'un coup d'œil souriant et impénétrable, elle alla 
vers Duroy qui n'osa point, devant le mari, lui baiser la 
main, ainsi qu'il le faisait toujours. 

Elle était tranquille et gaie comme une personne habi- 
tuée à tout, qui trouvait cette rencontre naturelle et 
simple, en sa rouerie native et franche. Laurine apparut, 
et vint, plus sagement que de coutume, tendre son front 
à Georges, la présence de son père l'intimidant. Sa mère 
lui dit : — Eh bien, tu ne l'appelles plus Bel-Ami, aujour- 
d'hui. — Et l'enfant rougit, comme si on venait de com- 
mettre une grosse indiscrétion, de révéler une chose 
qu'on ne devait pas dire, de dévoiler un secret intime et 
un peu coupable de son cœur. 

Quand les Forestier arrivèrent, on fut eflrayé de l'état 
de Charles. Il avait maigri et pâli ajffreusement en une 
semaine et il toussait sans cesse. Il annonça d'ailleurs 
qu'ils partaient pour Cannes le jeudi suivant, sur l'ordre 
formel du médecin. 

Ils se retirèrent de bonne heure, et Duroy dit en ho- 
chant la tête : 

— Je crois qu'il file un bien mauvais coton. Il ne fera 
pas de vieux os. — M^^ de Marelle affirma avec sérénité : 
— Oh ! il est perdu ! En voilà un qui avait eu de Ja 
chance de trouver une femme comme la sienne. 


170 BEL-AMI. 

Duroy demanda : — Elle l'aide beaucoup ? 

— C'est-à-dire qu'elle fait tout. Elle est au courant de 
tout, elle connaît tout le monde sans avoir l'air de voir 
personne ; elle obtient ce qu'elle veut, comme elle veut, 
et quand elle veut. Oh ! elle est fine, adroite et intrigante 
comme aucune, celle-là. En voilà un trésor, pour un 
homme qui veut parvenir. 

Georges reprit : — Elle se remariera bien vite, sans 
doute ? 

Mme de Marelle répondit : — Oui. Je ne serais même 
pas étonnée qu'elle eût en vue quelqu'un... un député... 
à moins que... qu'il ne veuille pas..., car... car..., il y 
aurait peut-être de gros obstacles... moraux... Enfin, 
voilà. Je ne sais rien. 

M. de Marelle grommela avec une lente impatience : 
— Tu Lisses toujours soupçonner un tas de choses que 
je n'aime pas. Ne nous mêlons jamais des afiaires des 
autres. Notre conscience nous suffit à gouverner. Ce de- 
vrait être une règle pour tout le monde. 

Duroy se retira, le cœur troublé et l'esprit plein de 
vagues combinaisons. 

Il alla le lendemain faire une visite aux Forestier et il 
les trouva terminant leurs bagages. Charles, étendu sur 
un canapé, exagérait la fatigue de sa respiration et répé- 
tait : — Il y a un mois que je devrais être parti, — puis 
il fit à Duroy une série de recommandations pour le 
journal, bien que tout fût réglé et convenu avec 
M. Walter. 

Quand Georges s'en alla, il serra énergiquement les 
mains de son camarade : — Eh bien, mon vieux, à bien- 
tôt ! — Mais, comme Mme Forestier le reconduisait jus- 
qu'à la porte, il lui dit vivement : — Vous n'avez pas ou- 
blié notre pacte? Nous sommes des amis et des alliés , 


CEL-AMI. 171 

n'est-ce pas? Donc, si vous avez besoin de moi, en quoi 
que ce soit, n'hésitez point. Une dépêche ou une lettre 
et j'obéirai. 

Elle murmura i — Merci, je n'oublierai pas, — Et son 
œil aussi lui dit : « Merci », d'une façon plus profonde et 
plus douce. 

Comme Duroy descendait l'escalier, il rencontra, mon- 
taDt à pas lents, M. de Vaudrec, qu'une fois déjà il avait 
vu chez elle. Le comte semblait triste — de ce départ, 
peut-être ? 

Voulant se montrer homme du monde, le journaliste 
le salua avec empressement. 

L'autre rendit avec courtoisie, mais d'une manière un 

Le ménage Forestier partit le jeudi soir. 


La disparition de 
Charles donna à 
Duroy une impor- 
tance plus grande 
dans la rédaction 
de la VieFrançaise. 
Il signa quelques 
articles de fond, 
tout en signant aussi 
ses échos, car le 
patron voulait que 
Jât la responsabilité de 
. quelques polémiques 
vec esprit; et ses reia- 
avec les hommes d'État 
le préparaient peu à peu à devenir à son 
tour un rédacteur politique adroit et per- 
spicace. 
Il ne voyait qu'une tache dans tout son horizon. Elle 
venait d'un petit journal frondeur qui l'attaquait con- 
stamment, ou plutôt qui attaquait en lui le chef des 
échos de la Vie Française, le chef des échos à surprises 
de M. Waher, disait le rédacteur anonyme de cette 


DEL-AMI. 173 

feuille, appelée : La Plume. C'étaient, chaque jour, 
des perfidies, des traits mordants, des insinuations de 
toute nature. 

Jacques Rival dit un jour à Duroy : — Vous êtes pa- 
tient. 

L'autre balbutia : — Que voulez-vous, il n*y a pas d'at- 
taque directe. 

Or, un après-midi, comme il entrait dans la salle de 
rédaction, Boisrenard lui tendit le numéro de la Plume : 
— Tenez, il y a encore une note désagréable pour 
vous. 

— Ah ! à propos de quoi ? 

— A propos de rien, de l'arrestation d'une dame Au- 
bert par un agent des nîoeurs. ' 

Georges prit le journal qu'on lui tendait, et lut, sous 
ck titre : Duroy s'amuse : 

a L'illustre reporter de la Vie Française nous apprend 
aujourd'hui que la dame Aubert, dont nous avons 
annoncé l'arrestation par un agent de l'odieuse brigade 
des mœurs, n'existe que dans notre imagination. Or, la 
personne en question demeure 18, rue de l'Écureuil, à 
Montmartre. Nous comprenons trop, d'ailleurs, quel 
intérêt ou quels intérêts peuvent avoir les agents de la 
banque Walter à soutenir ceux du préfet de police qui 
tolère leur commerce. Quant au reporter dont il s'agit, il 
ferait mieux de nous donner quelqu'une de ces bonnes 
nouvelles à sensation dont il a le secret : nouvelles de 
morts démenties le lendemain, nouvelles de batailles qui 
n'ont pas eu lieu, annonce de paroles graves prononcées 
par des souverains qui n'ont rien dit, toutes les informa- 
tions enfin qui constituent les « Profits Walter », ou 
même quelqu'une des petites indiscrétions sur des soirées 
de femmes à succès, ou sur l'excellence de certains pro- 


174 BEL-AMI. 

duits qui sont d'une grande ressource à quolques-uns de 
nos confrères. » 

Le jeune homme demeurait interdit, plus qu'irrité, 
comprenant seulement qu'il y avait là dedans quelque 
chose de fort désagréable pour lui. 

Boisrenard reprit : — Qui vous a donné cet écho ? 

Duroy cherchait, ne se rappelant plus. Puis, tout à 
coup, le souvenir lui revint : 

— Ah ! oui, c'est Saint-Potin. — Puis il relut l'alinéa 
de la Plume, et il rougit brusquement, révolté par l'accu- 
sation de vénalité. 

Il s'écria : — Gomment, on prétend que je suis payé 
pour... 

Boisrenard l'interrompit : — Dame, oui. C'est embê- 
tant pour vous. Le patron est fort sur l'œil à ce sujet. 
Ça pourrait arriver si souvent dans les échos... 

Saint-Potin, justement, entrait. Duroy courut à lui : 

— Vous avez vu la note de la Plume ? 

— Oui, et je vieAs de chez la dame Aubert. Elle existe 
parfaitement, mais elle n'a pas été arrêtée. Ce bruit n'a 
aucun fondement. 

Alors Duroy s'élança chez le patron qu'il trouva un 
peu froid, avec un œil soupçonneux. Après avoir écouté 
le cas, M. Walter répondit : « Allez vous-même chez 
cette dame et démentez de façon qu'on n'écrive plus de 
pareilles choses sur vous. Je parle de ce qui suit. C'est 
fort ennuyeux pour le journal, pour moi et pour vous. 
Pas plus que la femme de César, un journaliste ne doit 
être soupçonné. 

Duroy monta en fiacre avec Saint-Potin pour guide, 
et il cria au cocher : — i8, rue de l'Écureuil, à Mont- 
martre. 

C'était dans une immense maison dont il fallut esca- 


BEL-AMI. 175 

lader les six étages. Une vieille femme en caraco de laine 
vint leur ouvrir : — Qu'est-ce que vous me rVoulez ï ~ 
dit-elle en apercevant Saint- Potin. 

Il répondit: — Je vous amène monsieur, qui est in- 
specteur de police et qui voudrait bien savoir votre 

Alors elle les fit entrer, en racontant : — Il en est en- 
core r'venu deux d'puis vous pour un journal, je n'sais 
point l'quel, — Puis, 

. J roy : — Donc, c'est 

■M monsieur qui désire 

'I savoir? 

.'i — Oui. Est-ce que 

'i vous avez été arrêtée 

I r un ngent des mœurs? 

1 eva les bras ; — Jamais 

■ie, mon bon monsieur, 

ï la vie. Voilà la chose. 

ucher qui sert bien, mais 

il. Je m'en ai aperçu sou- 

comme je lui demandais deux livres de côte- ■ 
lettes, vu que j'aurais ma fille et mon gendre, je m'aper- 
çois qu'il me pèse des os de déchet, des os de côtelettes, 
c'est vrai, mais pas des miennes. J'aurais pu en faire du 
ragoût, c'est encore vrai, mais quand je demande des côte- 
lettes, c'est pas pour avoir le déchet des autres. Je refuse 
donc, alors y me traite de vieux rat, je lui réplique vieux 
fripon; bref, de fil en aiguille, nous nous sommes tant 
chamaillés qu'il y avait plus de cent personnes devant la 
boutique et qui riaient, qui riaient! Tant qu'enfin un 
ajjent fut attiré et nous invita à nous expliquer chez le 


176 BEL-AMI. 

commissaire. Nous y fûmes, et on nous renvoya dos à 
dos. Moi, depuis, je m'sers ailleurs, et je n'passe même 
pu devant la porte, pour éviter des esclandres. 

Elle se tut. Duroy demanda : — C'est tout? 

— C'est toute la vérité, mon cher monsieur, — et, lui 
ayant offert un verre de cassis qu'il refusa de boire, la 
vieille insista pour qu'on parlât dans le rapport des 
fausses pesées du boucher. 

De retour au journal, Duroy rédigea sa réponse : 

« Un écrivaillon anonyme de la Plume, s'en étant ar- 
raché une, me cherche noise au sujet d'une vieille femme 
qu'il prétend avoir été arrêtée par un agent des mœurs, 
ce que je nie. J'ai vu moi-même la dame Aubert, âgée 
de soixante ans au moins, et elle m'a raconté par le 
menu sa querelle avec un boucher, au sujet d'une pesée 
de côtelettes, ce qui nécessita une explication devant le 
commissaire de police. 

a Voilà toute la vérité. 

« Quant aux autres insinuations du rédacteur de la 
Plume, je les méprise. On ne répond pas, d'ailleurs, à 
de pareilles choses, quand elles sont écrites sous le 
masque. 

« Georges Duroy. » 

M. Walter et Jacques Rival, qui venait d'arriver, trou- 
vèrent cette note suffisante, et il fut décidé qu'elle pas- 
serait le jour même, à la suite des échos. 

Duroy rentra tôt chez lui, un peu agité, un peu inquiet. 
Qu'allait répondre l'autre ? Qui était-il ? Pourquoi cette 
attaque brutale? Avec les mœurs brusques des journa- 
listes, cette bêtise pouvait aller loin, très loin. Il dor- 
mit mal. 

Quand il relut sa note dans le journal, le lendemain, 


DEL-AMI. 177 

il la trouva plus agressive imprimée que manuscrite. Il 
aurait pu, lui semblait-il, atténuer certains termes. 

Il fut fiévreux tout le jour et il dormit mal encore la 
nuit suivante. Il se leva dès Taurore pour chercher le nu- 
méro de la Plume qui devait répondre à sa réplique. 

Le temps s'était remis au froid; il gelait dur. Les ruis- 
seaux, saisis comme ils coulaient encore, déroulaient le 
long des trottoirs deux rubans de glace. 

Les journaux n'étaient point arrivés chez les marchands, 
et Duroy se rappela le jour de son premier article : Les 
souvenirs d'un Chasseur à^ Afrique. Ses mains et ses 
pieds s'engourdissaient, devenaient douloureux, au bout 
des doigts surtout ; et il se mit à courir en rond autour 
du kiosque vitré, où la vendeuse, accroupie sur sa chauf- 
ferette, ne laissait voir, par la petite fenêtre, qu'un nei 
et des joues rouges dans un capuchon de laine. 

Enfin le distributeur de feuilles publiques passa le 
paquet attendu par l'ouverture du carreau, et la bonne 
femme tendit à Duroy la Plume grande ouverte. 

Il chercha son nom d'un coup d'œil et ne vit rien 
d'abord. Il respirait déjà, quand il aperçut la chose en- 
fermée entre deux tirets. 

« Le sieur Duroy, de la Vie Française^ nous donne un 
démenti ; et, en nous démentant, il ment. Il avoue cepen- 
dant qu'il existe une femme Aubert, et qu'un agent l'a 
conduite à la police. Il ne reste donc qu'à ajouter deux 
mots : « des mœurs » après le mot « agent» et c'est dit. 

« Mais la conscience de certains journalistes est au 
niveau de leur talent* 

« Et je signe : Louis Langremont. » 

Alors le cœur de Georges se mit à battre violemment, 
et il rentra chez lui pour s'habiller, sans trop savoir ce 

12 


173 BEL-AMI. 

qu'il faisait. Donc, on Tavait insulté, et d'une telle façon 
qu'aucune hésitation n'était possible. Pourquoi? Pour 
rien. A propos d'une vieille femme qui s'était querellée 
avec son boucher. 

Il s'habilla bien vite et se rendit chez M. Walter, 
quoiqu'il fût à peine huit heures du matin. 

M. Walter, déjà levé, lisait la Plume. — Eh bien, dit-il 
avec un visage grave, en apercevant Duroy, vous ne 
pouvez pas reculer ? 

Le jeune homme ne répondit rien. Le directeur reprit : 
— Allez tout de suite trouver Rival qui se chargera de 
vos intérêts. 

Duroy balbutia quelques mots vagues et sortit pour se 
rendre chez le chroniqueur, qui dormait encore. Il sauta 
du lit, au coup de sonnette, puis ayant lu l'écho : — Bi- 
gre, il faut y aller. Qui voyez-vous comme autre témoin ? 

— Mais, je ne sais pas, moi. 

— Boisrenard ? — Qu'en pensez-vous ? 

— Oui, Boisrenard. 

— Êtes-vous fort aux armes ? 

— Pas du tout. 

— Ah! diable! Et au pistolet? 

— Je tire un peu. 

— Bon. Vous allez vous exercer pendant que je m'oc- 
cuperai de tout. Attendez-moi une minute. 

Il passa dans son cabinet de toilette et reparut bientôt, 
lavé, rasé, correct. 

— Venez avec moi, — dit-il. 

Il habitait au rez-de-chaussée d'un petit hôtel, et il fit 
descendre Duroy dans la cave, une caye énorme, con- 
vertie en salle d'armes et en tir, toutes les ouvertures 
sur la rue étant bouchées. 

Après avoir allumé une ligne de becs de gaz condui- 


BEL-AMI. 179 

sant jusqu'au fond d'un second caveau, où se dressait un 
homme de fer peint en rouge et en bleu, il posa sur une 
table deux paires de pistolets d'un système nouveau se 
chargeant par la culasse, et il commença les commande- , 
ments d'une voix brève comme si on eût été sur le terrain. 

Prêt? 

Feu ! — un, deux, trois. 

Duroy, anéanti, obéissait, levait les bras, visait, tirait, 
et comme il atteignait souvent le mannequin en plein 
ventre, car il s'était beaucoup servi dans sa première jeu- 
nesse d'un vieux pistolet d'arçon de son père pour tuer 
des oiseaux dans la cour, Jacques Rival satisfait décla- 
rait : « Bien — très bien — très bien — vous irez — vous 
irez. » 

Puis il le quitta. — Tirez comme ça jusqu'à midi. Voilà 
des munitions, n'ayez pas peur de les brûler. Je viendrai 
vous prendre pour déjeuner et vous donner des nouvelles. 
— Et il sortit. 

Resté seul, Duroy tira encore quelques coups, puis il 
s'assit et se mit à réfléchir. 

Gomme c'était bête, tout de même, ces choses-là ! 
Qu'est-ce que ça prouvait? Un filou était-il moins un 
filou après s'être battu? Que gagnait un honnête homme 
insulté à risquer sa vie contre une crapule ? Et son esprit, 
vagabondant dans le noir, se rappela les choses dites par 
Norbert de Varenne sur la pauvreté d'esprit des hommes, 
la médiocrité de leurs idées et de leurs préoccupations, 
la niaiserie de leur morale ! 

Et il déclara tout haut : « Comme il a raison, sacristi ! » 

Puis il sentit qu'il avait soif, et ayant entendu un bruit 
de gouttes d'eau derrière lui, il aperçut un appareil à 
douchas et il alla boire au bout de la lance. Puis il se 
remit à songer. Il faisait triste dans cette cave, triste 


iSô BEL-AMI. 

comme dans un tombeau. Le roulement lointain et sourd 
des voitures semblait un tremblement d'orage éloigné. 
Quelle heure pouvait-il être ? Les heures passaient là 
dedans comme elles doivent passer au fond des prisons, 
sans que rien les indique et que rien les marque, sauf 
les retours du geôlier portant les plats. Il attendit, long- 
temps, longtemps. 

Puis tout d'un coup il entendit des pas, des voix, et 
Jacques Rival reparut, accompagné de Boisrenard. Il cria 
dès qu'il aperçut Duroy : — C'est arrangé ! 

L'autre crut l'affaire terminée par quelque lettre d'ex- 
cuses ; son cœur bondit, et il balbutia: — Ah!., merci. 
— Le chroniqueur reprit : — Ce Langremont est très 
carré, il a accepté toutes nos conditions. Vingt-cinq pas, 
une balle au commandement en levant le pistolet. On 
a le bras beaucoup plus sûr ainsi qu'en l'abaissant. Te- 
nez, Boisrenard, voyez ce que je vous disais. 

Et prenant des armes il se mit à tirer en démontrant com- 
ment on conservait bien mieux la ligne en levant le bras. 

Puis il dit : — Maintenant, allons déjeuner, il est midi 
passé. 

Et ils se rendirent dans un restaurant voisin. Duroy 
ne parlait plus guère. Il mangea pour n'avoir pas l'air 
d'avoir peur, p^is dans le jour il accompagna Boisrenard 
au journal et il fit sa besogne d'une façon distraite et 
machinale. On le trouva crâne. 

Jacques Rival vint lui serrer la main vers le milieu de 
l'après-midi ; et il fut convenu que ses témoins le pren- 
draient chez lui en landau, le lendemain à sept heures 
du matin, pour se rendre au bois du Vésinet où la ren- 
contre aurait lieu. 

Tout cela s'était fait si inopinément, sans qu'il y prît 
part, sans qu'il dît un mot, sans qu'il donnât son avis, 


BEL-AMI. l8i 

sans qu'il acceptât ou refusât, et avec tant de rapidité 
qu'il demeurait étourdi, effaré, sans trop comprendre 
ce qui se passait. 

Il se retrouva chez lui vers neuf heures du soir après 
avoir dîné avec Boisrenard, qui ne l'avait point quitté 
de tout le jour par dévouement. 

Dès qu'il fut seul, il marcha pendant quelques mi- 
nutes, à grands pas vifs, à travers sa chambre. Il était 
trop troublé pour réfléchir à rien. Une seule idée em- 
plissait son esprit : — Un duel demain, — sans que cette 
idée éveillât en lui autre chose qu'une émotion confuse 
et puissante. Il avait été soldat, il avait tiré sur des 
Arabes, sans grand danger pour lui, d'ailleurs, un peu 
comme on tire sur un sanglier, à la chasse. 

En somme, il avait fait ce qu'il devait faire. Il s'était 
montré ce qu'il devait être. On en parlerait, on l'approu- 
verait, on le féliciterait. Puis il prononça à haute voix, 
comme on parle dans les grandes secousses de pensée : 
« Quelle brute que cet homme ! » 

Il s'assit et se mit à réfléchir. Il avait jeté sur sa petite 
table une carte de son adversaire remise par Rival, afin 
de garder son adresse. Il la relut comme il l'avait déjà 
lue vingt fois dans la journée. Louis Langremontj i y6, rue 
Montmartre, Rien de plus. 

Il examinait ces lettres assemblées qui lui paraissaient 
mystérieuses, pleines de sens inquiétants. « Louis Lan- 
gremont », qui était cet homme? De quel âge? De quelle 
taille? De quelle figure? N'était-ce pas révoltant qu'un 
étranger, un inconnu, vînt ainsi troubler votre vie, tout 
d'un coup, sans raison, par pur caprice, à propos d'une 
vieille femme qui s'était querellée avec son boucher? 

Il répéta encore une fois, à haute voix : « Quçllç 
brute i » • • 


l82 BEL-AMI. 

Et il demeura immobile, songeant, le regard toujours 
planté sur la carte. Une colère s'éveillait en lui contre 
ce morceau de papier, une colère haineuse où se mêlait 
un étrange sentiment de malaise. C'était stupide cette 
histoire-là ! Il prit une paire de ciseaux à ongles qui 
traînaient et il les piqua au milieu du nom imprimé 
con^me s'il eût poignardé quelqu'un. 

Donc il allait se battre, et se battre au pistolet? Pour- 
quoi n'avait-il pas choisi l'épée ? Il en aurait été quitte 
pour une piqûre au bras ou à la main, tandis qu'avec le 
pistolet on ne savait jamais les suites possibles. 

Il dit : « Allons, il faut être crâne. » 

Le son de sa voix le fit tressaillir, et il regarda autour 
de lui. Il commençait à se sentir fort nerveux. Il but 
un verre d'eau, puis se coucha. 

Dès qu'il fut au lit, il souffla sa lumière et ferma les 
yeux. 

Il avait très chaud dans ses draps, bien qu'il fît très 
froid dans sa chambre, mais il ne pouvait parvenir à s'as- 
soupir. Il se tournait et se retournait, demeurait cinq 
minutes sur le dos, puis se plaçait sur le côté gauche, 
puis se roulait sur le côté droit. 

Il avait encore soif. Il se releva pour boire, puis une 
inquiétude le saisit : « Est-ce que j'aurais peur? » 

Pourquoi son cœur se mettait-il à battre follement à 
chaque bruit connu de sa chambre ? Quand son coucou 
allait sonner, le petit grincement du ressort lui faisait 
faire un sursaut ; et il lui fallait ouvrir la bouche pour 
respirer pendant quelques secondes, tant il demeurait 
oppressé. 

Il se mit à raisonner en philosophe sur la possibilité 
de cette chose : « Aurais-je peUr? » 

Non certes il n'aurait pas peur puisqu'il était résolu à 


DEL-AMI. i83 

allçr jusqu'au bout, puisqu'il avait cette volonté bien ar- 
rêtée de se battre, de ne pas trembler. Mais il se sentait 
si profondément ému qu'il se demanda : « Peut-on avoir 
peur malgré soi? » Et ce doute l'envahit, cette inquié- 
tude, cette épouvante ! Si une force plus puissante que sa 
volonté, dominatrice, irrésistible le domptait, qu'arri- 
verait-il ? Oui, que pouvait-il arriver? 

Certes il irait sur le terrain puisqu'il voulait y aller. 
Mais s'il tremblait? Mais s'il perdait connaissance? Et il 
songea à sa situation, à sa réputation, à son avenir. 

Et un singulier besoin le prit tout à coup de se relever 
pour se regarder dans sa glace. Il ralluma sa bougie. 
Quand il aperçut son visage reflété dans le verre poli, il 
se reconnut à peine, et il lui sembla qu'il ne s'était ja- 
mais vm. Ses yeux lui parurent énormes ; et il était pâle, 
certes, il était pâle, très pâle. 

Tout d'un coup, cette pensée entra en lui à la façon 
d'une balle : « Demain, à cette heure-ci, je serai peut-être 
mort. » — Et son cœur se remit à battre furieusement. 

Il se retourna vers sa couche et il se vit distinctement 
étendu sur le dos dans ces mêmes draps qu'il venait de 
quitter. Il avait ce visage creux qu'ont les morts et cette 
blancheur des main? qui ne remueront plus. 

Alors il eut peur de son lit, et afin de ne plus le voir il 
ouvrit la fenêtre pour regarder dehors. 

Un froid glacial lui mordit la chair de la tête aux 
pieds, et il se recula, haletant. 

La pensée lui vint de faire du feu. Il l'attisa lentement, 
sans se retourner. Ses mains tremblaient un peu d'un 
frémissement nerveux quand elles touchaient les objets. 
Sa tête s'égarait ; ses pensées tournoyantes, hachées, de- 
venaient fuyantes, douloureuses ; une ivresse envahissait 
son esprit comme s'il eût bu. 


i84 BEL-AMI. 

Et sans cesse il se demandait : « Que vaîs-je faire? que 
vais-je devenir? » 

Il se remit à marcher, répétant, d'une façon continue, 
machinale : « Il faut que je sois énergique, très éner- 
gique. » 

Puis il se dit : « Je vais écrire à mes parents, en cas 
d'accident. » 

Il s'assit de nouveau, prit un cahier de papier à lettres, 
traça : « Mon cher papa, ma chère maman... » 

Puis il jugea ces termes trop familiers dans une cir- 
constance aussi tragique. Il déchira la première feuille 
et recommença : « Mon cher père, ma chère mère ; je 
vais me battre au point du jour, et comme il peut arriver 
que... » 

Il n'osa pas écrire le reste et se releva d'une secousse. 

Cette pensée l'écrasait maintenant. « Il allait se battre 
en duel. Il ne pouvait plus éviter cela. Que se passait-il 
donc en lui ? Il voulait se battre ; il avait cette intention 
et cette résolution fermement arrêtées ; et il lui semblait , 
malgré tout l'effort de sa volonté, qu'il ne pourrait même 
pas conserver la force nécessaire pour aller jusqu'au lieu 
de la rencontre. » 

De temps en temps ses dents s'entre-choquaient dans 
sa bouche avec un petit bruit sec ; et il se demandait : 

« Mon adversaire s'est-il déjà battu ? a-t-il fréquenté 
les tirs ? est-il connu ? est-il classé ?» Il n'avait jamais en- 
tendu prononcer ce nom. Et cependant si cet homme 
n'était pas un tireur au pistolet remarquable, il n'aurait 
point accepté ainsi, sans hésitation, sans discussion 
cette arme dangereuse. 

Alors Duroy se figurait leur rencontre, son attitude à 
lui et la tenue de son ennemi. Il se fatiguait la pensée à 
imaginer les moindres détails du combat ; et tout à coup 


BEL-AMI. i85 

il voyait en face de lui ce petit trou noir et profond du 
canon dont allait sortir une balle. 

Et il fut pris brusquement d'une crise de désespoir 
épouvantable. Tout son corps vibrait, parcouru de tres- 
saillements saccadés. Il serrait les dents pour ne pas 
crier, avec un besoin fou de se rouler par terre, de déchi- 
rer quelque chose, de mordre. Mais il aperçut *un verre 
sur sa cheminée et il se rappela qu'il possédait dans son 
armoire un litre d'eau-de-vie presque plein ; car il avait 
conservé l'habitude militaire de tuer le ver chaque ma- 
tin. 

Il saisit la bouteille et but, à même le goulot, à longues 
gorgées, avec avidité. Et il la reposa seulement lorsque 
le souffle lui manqua. Elle était vidée d'un tiers. 

Une chaleur pareille à une flamme lui brûla bientôt 
l'estomac, se répandit dans ses membres, raffermit son 
âme en l'étourdissant. 

Il se dit : « Je tiens le moyen. » Et comme il se sentait 
maintenant la peau brûlante il rouvrit la fenêtre. 

Le jour naissait, calme et glacial. Là-haut, les étoiles 
semblaient mourir au fond du firmament éclairci, et dans 
la tranchée profonde du chemin de fer les signaux verts, 
rouges et blancs pâlissaient. 

Les premières locomotives sortaient du garage et s'en 
venaient en sifflant chercher les premiers trains. D'au- 
tres, dans le lointain, jetaient des appels aigus et répé- 
tés, leurs cris de réveil, comme font les coqs dans les 
champs 

Duroy pensait : « Je ne verrai peut-être plus tout ça. » 
Mais comme il sentit qu'il allait de nouveau s'attendrir 
sur lui-même, il réagit violemment : « Allons, il ne faut 
songer à rien jusqu'au moment de la rencontre, c'est ie 
seul moyen d'être crâne. » 


rô6 BEL-AMI. 

Et ii se mît à sa toilette. Il eut éndore, en se rasant, 
une seconde de défaillance en songeant que c'était peut- 
être la dernière fois qu'il regardait son visage. 

Mais il but une nouvelle gorgée d'eau-de-vie, et acheva 
de s'habiller. 

L'heure qui suivit fut difficile à passer. Il marchait de 
long en large en s'efforçant en effet d'immobiliser son 
âme. Lorsqu'il entendit frapper à sa porte, il faillit s'a- 
battre sur le dos, tant la commotion fut violente. C'étaient 
ses témoins. — • Déjà ! 

Ils étaient enveloppés de fourrures. Rival déclara, 
après avoir serré la main de son client : 

— Il fait un froid de Sibérie. — Puis il demanda : — 
Ca va bien? 

— Oui, très bien. 

— On est calme ? 

— Très calme. 

— Allons, ça ira. Avez-vous bu et mangé quelque 
chose ?. 

— Oui, je n'ai besoin de rien. 

Boisrenard, pour la circonstance, portait une décora- 
tion étrangère, verte et jaune, que Duroy ne lui avait 
jamais vue. 

Ils descendirent. Un monsieur les attendait dans le 
landau. Rival nomma : « Le docteur Le Brument. » 
Duroy lui serra la main en balbutiant : « Je vous remer- 
cicy » puis il voulut prendre place sur la banquette du 
devant et il s'assit sur quelque chose de dur qui le fit re- 
lever comme si un ressort l'eût redressé. C'était la boîte 
aux pistolets. 

Rival répétait : — Non ! Au fond le combattant et le 
médecin, au fond ! — Duroy finit par comprendre et il 
s'affaissa à côté du docteur. 


BEL-AMI. 


187 


Les deux témoins montèrent à leur tour et le cocher 
partit. Il savait où on devait aller. 

Mais la boîte aux pistolets gênait tout le monde, sur- 
tout Duroy, qui eût préféré ne pas la voir. On essaya de 
la placer derrière les dos ; elle cassait les reins ; puis 
on la mit debout entre Rival et Boisrenard ; elle 
tombait tout le temps. On finit par la glisser sous les 
pieds. 


La conversation languisse 
cornât des anecdo- 
tes. Rival seuUui ré- 
pondait. Duroy eût 
voulu prouver de la 
présence d'esprit, 
mais il avait peur 
de perdre le fil de 
ses idées, de mon- 
trer le trouble de 
son âme ; et il était 
hanté par la crainte 

mettre à trembler. 

La voiture fut bientôt ej 
neuf heures environ. C'étai 
d'hiver oii toute la nature e 


it, bien que te médecin r 


pleine campagne, 
une de ces rudes n 
I luisante, cassante et dure 


comme du cristal. Les arbres, vêtus de givre, semblent 
avoir sué de la glace ; la terre sonne sous les pas ; l'air 
sec porte au loin les moindres bruits ; le ciel bleu parait 
brillant à la façon des miroirs, et le soleil passe dans 
l'espace, éclatant et froid lui-même, jetant sur la création 
gelée des rayons qui n'échauff'ent rien. 
'^ Rival disait à Duroy : — J'ai pris les pistolets chez 
Gastine Renette. 11 les a chargés lui-même. La boîte est 


i88 DEL-AMI. 

cachetée. On les tirera au sort, d'ailleurs, avec ceux de 
notre adversaire. 
Duroy répondit machinalement : 

— Je vous remercie. 

Alors Rival lui fit des recommandations minutieuses, 
car il tenait à ce que son client ne commît aucune erreur. 
Il insistait sur chaque point plusieurs fois : — Quand on 
demandera : Êtes-vous prêts, messieurs ? vous répondrez 
d'une voix forte : Oui ! 

« Quand on commandera « Feu ! » vous élèverez vive- 
ment le bras, et vous tirerez avant qu'on ait prononcé 
trois. » 

Et Duroy se répétait mentalement : — Quand on com- 
mandera feu, j'élèverai le bras, — quand on comman- 
dera feu, j'élèverai le bras, — quand on commandera 
feu, j'élèverai le bras. 

Il apprenait cela comme les enfants apprennent leurs 
leçons en le murmurant à satiété pour se le bien graver 
dans la tête. — Quand on commandera feu, j'élèverai le 
bras. 

Le landau entra sous un bois, tourna à droite dans 
une avenue, puis encore à droite. Rival, brusquement, 
ouvrit la portière pour crier au cocher: « Là, par ce 
petit chemin. » Et la voiture s'engagea dans une route à 
ornières entre deux taillis où tremblotaient des feuilles 
mortes bordées d'un liséré de glace. 

Duroy marmottait toujours : 

— Quand on commandera feu, j'élèverai le bras. — Et 
il pensa qu'un accident de voiture arrangerait tout. Oh ! 
si on pouvait verser, quelle chance ! s'il pouvait se cas- 
ser une jambe !... 

Mais il aperçut au bout d'une clairière une autre voi- 
ture arrêtée et quatre messieurs qui piétinaient pour 


BEL-AMI, X89 

s'échauffer les pieds ; et il fut obligé d'ouvrir la bouche, 
tant sa respiration devenait pénible. 

Les témoins descendirent d'abord, puis le médecin et 
le combattant. Rival avait pris la boîte aux pistolets et il 
s'en alla avec Boisrenard, vers deux des étrangers qui 
venaient à eux. Duroy les vit se saluer avec cérémonie, 
puis marcher ensemble dans la clairière en regardant 
tantôt par terre et tantôt dans les arbres, comme s'ils 
avaient cherché quelque chose qui aurait pu tomber ou 
s'envoler. Puis il comptèrent des pas et enfoncèrent 
avec grand'peine deux cannes dans le sol gelé. Ils se 
réunirent ensuite en groupe et ils firent les mouvements 
du jeu de pile ou face, comme des enfants qui s'amusent. 

Le docteur Le Brument demandait à Duroy : 

— Vous vous sentez bien? Vous n'avez besoin de rien? 

— Non, de rien, merci. 

Il lui semblait qu'il était fou, qu'il dormait, qu'il rêvait, 
que quelque chose de surnaturel était survenu qui l'en- 
veloppait. 

Avait-il peur? Peut-être? Mais il ne savait pas. Tout 
était changé autour de lui. 

Jacques Rival revint et lui annonça tout bas avec sa- 
tisfaction : 

— Tout est prêt. La chance nous a favorisés pour les 
pistolets. 

Voilà une chose qui était indifférente à Duroy. 

On lui ôta son pardessus. Il se laissa faire. On tâta 
les poches de sa redingote pour s'assurer qu'il ne portait 
point de papiers ni de portefeuille protecteur. 

Il répétait en lui-même, comme une prière : — Quand 
on commandera feu, j'élèverai le bras. 

Puis on l'amena jusqu'à une des cannes piquées en 
terre et on lui remit son pistolet. Alors il aperçut un 


i()0 BEL-AMI. 

homme debout, en face de lui, toui près, un petit homme 
ventru, chauve, qui portait des lunettes. C'était son 
adversaire. 

Il le vit très bien, mais il ne pensait à rien qu'à ceci : 
« Quand on commandera feu, j'élèverai le bras et je 
tirerai. » Une vois résonna dans le grand silence de 
l'espace, une voix qui semblait venir de très loin, et elle 
demanda : — Etes- 
vous prêts, mes- 

Georges cria : — 
Oui! 

Alors la même ! 

voix ordonna ; — 
Feu... î 

II n'écouta rien 
de plus, il ne s'aper- 
çut de rien, il ne se ' 
rendit compte de 
rien, il sentit seule- 
ment qu'il levait le 
bras en appuyant de 
toute sa force sur la g 

Et il n'entendit rie 

Mais il vit aussitôt un peu ae lumec au uuui 
du canon de son pistolet; et comme l'homme en face de 
lui demeurait toujours debout, dans la même posture 
également, il aperçut aussi un autre petit nuage blanc 
qui s'envolait au-dessus de la tête de son adversaire. 

Ils avaient tiré tous les deux. C'était fini. 

Ses témoins et le médecin le touchaient, le palpaient, 
déboutonnaient ses vêtements en demandant avec 
anxiété : 


BEL-AMI, IQI 

— Vous n'êtes pas blessé? — Il répondit au hacard ; — 
Non, je ne crois pas. 

Langremont d'ailleurs demeurait aussi intact que son 
ennemi, et Jacques Rival murmura d'un ton mécontent : 

— Avec ce sacré pistolet c'est toujours comme ça, on se 
rate ou on se tue. Quel sale instrument! 

Duroy ne bougeait point, paralysé de surprise et de 
joie : « C'était fini ! » Il fallut lui enlever son arme qu'il 
tenait toujours serrée dans sa main. Il lui semblait 
maintenant qu'il se serait battu contre l'univers entier. 
C'était fini. Quel bonheur I il se sentait brave tout à 
coup à provoquer n'importe qui. 

Tous les témoins causèrent quelques minutes, prenant 
rendez-vous dans le jour pour la rédaction du procès- 
verbal, puis on remonta dans là voiture; et le cocher 
qui riait sur son siège repartit en faisant claquer son 
fouet. 

Ils déjeunèrent tous les quatre sur le boulevard, en 
causant de l'événement. Duroy disait ses impressions. 

— Ça ne m'a rien fait, absolument rien. Vous avez dû 
le voir du reste? 

Rival répondit : — Oui, vous vous êtes bien tenu. 

Quand le procès-verbal fut rédigé on le présenta à 
Duroy qui devait l'insérer dans les échos. Il s'étonna 
de voir qu'il avait échangé deux balles avec M. Louis 
Langremont, et, un peu inquiet,, il interrogea Rival : — 
Mais nous n'avons tiré qu'une balle. • 

L'autre sourit : — Oui, une balle... une balle chacun... 
ça fait deux balles. 

Et Duroy trouvant l'explication satisfaisante, n'insista 
pas. Le père Walter l'embrassa : 

— Bravo, bravo, vous avez défendu le drapeau de la 
Vie Française, bravo I 


193 BEL-AMI. 


/, 


Georges se montra, le soir, dans les principaux grands 
journaux et dans les principaux grands cafés du bou- 
levard. Il rencontra deux fois son adversaire qui se 
I montrait également. 

Ils ne se saluèrent pas. Si Tun des deux avait été 
blessé, ils se seraient serré les mains. Chacun jurait . 
d'ailleurs avec conviction avoir entendu siffler la balle 
de l'autre. 

Le lendemain, vers onze heures du matin, Duroy reçut 
un petit bleu : « Mon Dieu, que j'ai eu peur! Viens donc 
tantôt rue de Gonstantinople, que je t'embrasse, mon 
amour. Comme tu es brave — je t'adore. — Clo. » 

Il alla au rendez-vous et elle s'élança dans ses bras, le 
couvrant de baisers ; 

— Oh! mon chéri, si tu savais mon émotion quand 
j'ai lu les journaux ce matin. Oh! raconte-moi. Dis-moi 
tout. Je veux savoir. 

Il dut raconter les détails avec minutie. Elle deman- 
dait : 

— Comme tu as dû avoir une mauvaise nuit avant le 
duel! 

— Mais non. J'ai bien dormi. 

— Moi je n'aurais pas fermé l'œil. Et sur le terrain, 
dis-moi comment ça s'est passé. 

Il fit un récit dramatique : — Lorsque nous fûmes en 
face l'un de l'autre, à vingt pas, quatre fois seulement 
la longueur de cette chambre, Jacques, après avoir de- 
mandé si nous étions prêts, commanda : — Feu. — J'ai 
élevé mon bras immédiatement, bien en ligne, mais j'ai 
eu le tort de vouloir viser la tête. J'avais une arme fort 
dure et je suis accoutumé à des pistolets bien doux, de 
sorte que la résistance de la gâchette a relevé le coup. 
N'importe, ça n'a pas dû passer loin. Lui aussi il tire 


BEL-AMI. 193 

bien, le gredin. Sa balle m'a effleuré la tempe. J'en ai 
senti le vent. 

Elle était assise sur ses genoux et le tenait dans 
ses bras comme pour prendre part à son danger. Elle 
balbutiait : 

— Ohl mon pauvre chéri, mon pauvre chéri... 

Puis quand il eut fini de conter elle lui dit : — Tu ne 
sais pas, je ne peux plus me passer de toi! Il faut que 
je te voie, et, avec mon mari à Paris, ça n'est pas com- 
mode. Souvent j'aurais une heure le matin, avant que 
tu sois levé, et je pourrais aller t'embrasser, mais je ne 
veux pas rentrer dans ton affreuse maison. Gomment 
faire ? 

Il eut brusquement une inspiration et demanda : 

— Combien payes-tu ici ? 

— Cent francs par mois. 

— Eh bien, je prends l'appartement à mon compte et 
je vais l'habiter tout à fait. Le mien n'est plus suffisant 
dans ma nouvelle position. 

Elle réfléchit quelques instants puis répondit : 

— Non. Je ne veux pas. 
Il s'étonna : 

— Pourquoi ça ? 

— Parce que... 

— Ce n'est pas une raison. Ce logement me convient 
très bien. J'y suis. J'y reste. 

Il se mit à rire : 

— D'ailleurs il est à mon nom. 

Mais elle refusait toujours : — Non, non, je ne veux 
pas.. 

— Pourquoi ça, enfin? 

Alors elle chuchota tout bas, tendrement : — Parce 
que tu y amènerais des femm es, et je ne veux pas. 

i3 


194 BEL-AMI. 

Il s'indigna : — Jamais de la vie, par exemple. Je te 
le promets. 

— Non, tu en amènerais tout de même. 

— Je te le jure. 

— Bien vrai ? 

— Bien vrai. Parole d'honneur. C'est notre maison, 
ça, rien qu'à nous. 

Elle l'étreignit dans un élan d'amour: — Alors je veux 
bien, mon chéri. Mais tu sais, si tu me trompes une fois, 
rien qu'une fois, ce sera fini entre nous, fini pour tou- 
jours. 

Il jura encore avec des protestations, et il fut convenu 
qu'il s'installerait le jour même, afin qu'elle pût le voir 
quand elle passerait devant la porte. 

Puis elle lui dit : 

— En tout cas, viens dîner dimanche. Mon mari te 
trouve charmant. 

Il fut flatté : 

— Ah ! vraiment ?... 

— Oui, tu as fait sa conquête. Et puis écoute, tu m'as 
dit que tu avais été élevé dans un château à la campagne, 
n'est-ce pas ? 

— Oui, pourquoi? 

— Alors tu dois connaître un peu la culture ? 

— Oui. 

— Eh bien, parle-lui de jardinage et de récoltes, il 
aime beaucoup ça. 

— Bon. Je n'oublierai pas. 

Elle le quitta, après l'avoir indéfiniment embrassé, ce 
duel ayant exaspéré sa tendresse. 

Et Duroy pensait, en se rendant au journal: « Quel 
drôle d'être ça fait ! Quelle tête d'oiseau ! Sait-on ce 
qu'elle veut et ce qu'elle aime? Et quel drôle de ménage! 


Quel fantaisiste a bien pu préparer l'accouplement de ce 
vieux et de cette écerveléo? Quel raisonnement a décidé 
cet inspecteur à épouser celte étudiante? Mystère I Qui 
sait? L'amour, peut-être? « 

Puis ii conclut : « Enfin, c'est une bien gentille maî- 
tresse ; je serais rudement bête de la lâcher. « 


lel avait fait passer 
y au nombre des 
liqueurs de tête de la 

éprouvait une peine 
nfinie àdécouvrirdes 
dées, il prit la spé- 
cialité . des décla- 
mations sur la dé- 
cadence des mœurs, 
. sur l'abaissement 
des caractères , 
l'affaisse me m du 


èmie n dont il é 


Et quand M"»» de Marelle, pleine de 
cet esprit gouailleur, sceptique et gobeur qu'on appelle 
l'esprit de Paris, se moquait de ses tirades qu'elle crevait 
d'une épigramme, il répondait çn souric^nt ; « Bah I 


ça me fait une bonne réputation pour plus tard, i 
11 habitait maintenant rue de Constantinople, où i 


t transporté sa malle, sa brosse, son rasoir et se 
m, ce qui constituait son déménagement. Deux c 


trois fois par semaine, la jeUne femme arrivait àVànt 
qu'il fût levé, se déshabillait en Une minute et se glissait 
dans le lit, toute frissonnante du ffoid du dehors. 

Duroy, par contre, dînait tous les jeudis dans le mé- 
nage et faisait la coUr aU mari en lui parlant agriculture ; 
et comme il aimait lui-même les choses de la terre, ils 
s'intéressaient parfois tellement tou& deux à leur cau- 
serie quMh oubliaient tout à fait leur femme sommeil- 
lant sur le canapé. 

Laurine aussi s'endormait, tantôt sur les genoux de 
son père, tantôt sur les genoux de Bel-Ami. 

Et quand le journaliste était parti, M. de Marelle ne 
manquait point de déclarer avec ce ton doctrinaire dont 
il disait les moindres choses : « Ce garçon est vraiment 
fort agréable. Il a l'esprit très cultivé. » 

Février touchait à sa fin. On commençait à sentir la 
violette dans les rues en passant le matin auprès des 
voitures traînées par les marchandes de flçurs. 

Duroy vivait sans un nuage dans son ciel. 

Or, une nuit, comme il rentrait, il trouva une lettre 
glissée sous sa porte. Il regarda le timbre, et il vit 
c Cannes. » L'ayant ouverte, il lut : 

« Cannes, villa Jolie. 

« Cher monsieur et ami, vous m'avez dit, n'est-ce pas, 
que je pouvais compter sur vous en tout? Eh bien, j'ai à 
vous demander un cruel service, c'est de venir m'as- 
sister, de ne pas me laisser seule aux derniers moments de 
Charles qui va mourir. Il ne passera peut-être pas la 
semaine, bien qu'il se lève encore, mais le médecin m'a 
prévenue. 

« Je n'ai p)us la force ni le courage de voir cette ago- 


BEL-AMI, 199 

nie jour et nuit. Et je songe avec terreur aux derniers mo- 
ments qui approchent. Je ne puis demander une pareille 
chose qu'à vous, car mon mari n'a plus de famille. Vous 
étiez son camarade ; il vous a ouvert la porte du journal. 
Venez, je vous en supplie. Je n'ai personne à appeler. 
« Croyez-moi votre camarade toute dévouée. 

« Madeleine Forestier. » 

Un singulier sentiment entra comme un souffle d'air 
au cœur de Georges, un sentiment de délivrance, d'es- 
pace qui s'ouvrait devant lui, et il murmura : « Certes, 
j'irai. Ce pauvre Charles 1 Ce que c'est que de nous, tout 
de même ! » 

Le patron, à qui il con^muriiqua la lettre de la jeune 
femme, donna en grognant son autorisation. Il répétait : 

« Mais revenez vite, vous nous êtes indispensable. » 

Georges Duroy partit pour Cannes le lendemain par le 
rapide de sept heures, après avoir prévenu le ménage de 
Marelle par un télégramme. 

Il arriva, le jour suivant, vers quatre heures du soir. 

Un commissionnaire le guida vers la villa Jolie, bâtie 
à mi-côte, dans cette forêt de sapins peuplée de maisons 
blanches, qui va du Cannet au golfe Juan. 

La maison était petite, basse, de style italien, au bord 
de la route qui monte en zigzag à travers les arbres, 
montrant à chaque détour d'admirables points de vue. 

Le domestique ouvrit la porte et s'écria : 

— Oh ! monsieur, madame vous attend avec bien de 
l'impatience. 

Duroy demanda : — Comment va votre maître ? 

— Oh ! pas bien, monsieur. Il n'en a pas pour long- 
temps. 


200 BEL-AMI. 

Le salon où le jeune homme entra était tendu de perse 
rose à dessins bleus. La fenêtre, large et haute, donnait 
sur la ville et sur la mer. 

Duroy murmurait : « Bigre, c'est chic ici comme maison 
de campagne. Où diable prennent-ils tout cet argent-là? » 

Un bruit de robe le fit se retourner. 

Mme Forestier lui tendait les deux mains : — Gomme 
vous êtes gentil, comme c'est gentil d'être venu ! — Et 
brusquement elle l'embrassa. Puis ils se regardèrent. 

Elle était un peu pâlie, un peu maigrie, mais toujours 
fraîche, et peut-être plus jolie encore avec son air plus 
délicat. Elle murmura: — Il est terrible, voyez-vous, il 
se sait perdu et il me tyrannise atrocement. Je lui ai 
annoncé votre arrivée. Mais où est votre malle ? 

Duroy répondit: — Je l'ai laissée au chemin de fer, 
ne sachant pas dans quel hôtel vous me conseilleriez de 
descendre pour être près de vous. 

Elle hésita, puis reprit : — Vous descendrez ici, dans 
la villa. Votre chambre est prête, du reste. Il peut mou- 
rir d'un moment à l'autre, et si cela arrivait la nuit, je 
serais seule. J'enverrai chercher votre bagage. 

Il s'inclina : — Comme vous voudrez. 

— Maintenant, montons, — dit-elle. 

Il la suivit. Elle ouvrit une porte au premier étage, et 
•Duroy aperçut auprès d'une fenêtre, assis dans un fau- 
teuil et enroulé dans des couvertures, livide sous la 
clarté rouge du soleil couchant, une espèce de cadavre 
qui le regardait. Il le reconnaissait à peine; il devina 
plutôt que c'était son ami. 

On sentait dans cette chambre la fièvre, la tisane, 
l'éther, le goudron, cette odeur innommable et lourde 
des appartements où respire un poitrinaire. 

Forestier souleva sa n:iain d'un geste pénible et lent : 


BEL-AMI. 201 

— Te voilà, dit-il, tu viens me voir mourir. Je te re- 
mercie. 

Duroy affecta de rire : — Te voir mourir ! ce ne serait 
pas un spectacle amusant, et je ne choisirais point cette 
occasion-là pour visiter Cannes. Je viens te dire bon- 
jour et me reposer un peu. 

L'autre murmura : — Assieds-toi, — et il baissa la tête 
comme enfoncé en des méditations désespérées. 

Il respirait d'une façon rapide, essoufflée, et parfois 
poussait une sorte de gémissement, comme s'il eût voulu 
rappeler aux autres combien il était malade. 

Voyant qu'il ne parlerait point, sa femme vint s'ap- 
puyer à la fenêtre et elle dit en montrant l'horizon d'un 
coup de tête : — Regardez cela ! Est-ce beau ? 

En face d'eux, la côte semée de villas descendait jus- 
qu'à la ville qui était couchée le long du rivage en demi- 
cercle, avec sa tête à droite vers la jetée que dominait 
la vieille cité surmontée d'un vieux beffroi, et ses pieds 
à gauche à la pointe de la Groisette, en face des îles de 
Lérins. Elles avaient l'air, ces îles, de deux taches 
vertes, dans l'eau toute bleue. On eût dit qu'elles flot- 
taient comme deux feuilles immenses, tant elles sem- 
blaient plates de là-haut. 

Et tout au loin, fermant l'horizon de l'autre côté du 
golfe, au-dessus de la jetée et du beflroi, une longue 
suite de montagnes bleuâtres dessinait sur un ciel écla- 
tant une ligne bizarre et charmante de sommets tantôt 
arrondis, tantôt crochus, tantôt pointus, et qui finissait 
par un grand mont en pyramide plongeant son pied dans 
la pleine mer. 

Mme Forestier l'indiqua : — C'est l'Estherel. 

L'espace derrière les cimes sombres était rouge, d'un 
rouge sanglant et doré que Tœil ne pouvait soutenir. 


202 BEL-AMI. 

Duroy subissait malgré lui la majesté de cette fin du 
jour. 

Il murmura, ne trouvant point d'autre terme assez 
imagé pour exprimer son admiration : 

— Oh! oui, c'est épatant, ça! 

Forestier releva la tête vers sa femme et demanda r 

— Donne-moi un peu d'air. 

Elle répondit : — Prends garde, il est tard, le soleil 
se couche, tu vas encore attraper froid, et tu sais que 
ça ne te vaut rien dans ton état de santé. 

Il fit de la main droite un geste fébrile et faible qui 
aurait voulu être un coup de poing et il murmura avec 
une grimace de colère, une grimace de mourant qui 
montrait la minceur des lèvres, la maigreur des joues et 
la saillie de tous les os : — Je te dis que j'étouffe. 
Qu'est-ce que ça te fait que je meure un jour plus tôt 
ou un jour plus tard, puisque je suis foutu... 

Elle ouvrit toute grande la fenêtre. 

Le souffle qui entra les surprit tous les trois comme 
une caresse. C'était une brise molle, tiède, paisible, une 
brise de printemps nourrie déjà par les parfums des 
arbustes et des fleurs capiteuses qui poussent sur cette 
côte. On y distinguait un goût puissant de résine et 
l'acre saveur des eucalyptus. 

Forestier la buvait d'une haleine courte et fiévreuse 
11 crispa les ongles de ses mains sur les bras de son fau- 
teuil, et dit d'une voix basse, sifflante, rageuse : — Ferme 
la fenêtre. Gela me fait mal. J'aimerais mieux crever 
dans une cave. 

Et sa femme ferma la fenêtre lentement, puis elle re- 
garda au loin, le front contre la vitre. 

Duroy, mal à l'aise, aurait voulu causer avec le ma- 
lade, le rassurer. 


BEL-AMI. 2o3 

Mais il n'imaginait rien de propre à le réconforter. 

Il balbutia : — Alors ça ne va pas mieux depuis que 
tu es ici ? 

L'autre haussa les épaules avec une impatience acca- 
blée : — Tu le vois bien. — Et il baissa de nouveau la tête. 

Duroy reprit : — Sacristi, il fait rudement bon ici, 
comparativement à Paris. Là-bas on est encore en plein 
hiver. Il neige, il grêle, il pleut, et il fait sombre à allu- 
mer les lampes dès trois heures de l'après-midi. 

Forestier demanda : — Rien de nouveau au journal^ 

— Rien de nouveau. On a pris pour te remplacer le 
petit Lacrin qui sort du Voltaire; mais il n'est pas mûr. 
Il est temps que tu reviennes ! 

Le malade balbutia : — Moi? J'irai faire de la chro- 
nique à six pieds sous terre maintenant. 

L'idée fixe revenait comme un coup de cloche à pro- 
pos de tout, reparaissait sans cesse dans chaque pensée, 
dans chaque phrase. 

11 y eut un long silence; un silence douloureux et 
profond. L'ardeur du couchant se calmait lentement; et 
les montagnes devenaient noires sur le ciel rouge qui 
s'assombrissait. Une ombre colorée, un commencement 
de nuit qui gardait des lueurs de brasier mourant entrait 
dans la chambre, semblait teindre les meubles, les murs, 
les tentures, les coins avec des tons mêlés d'encre et de 
pourpre. La glace de la cheminée, reflétant l'horizon, 
avait l'air d'une plaque de sang. 

Mme Forestier ne remuait point, toujours debout, le 
dos à l^appartement, le visage contre le carreau. 

Et Forestier se mit à parler d'une voix saccadée, es- 
soufflée, déchirante à entendre : — Combien est-ce que 
j'en verrai encore, de couchers de soleil?... huit... dix... 
quinze ou vingt... peut-être trente, pas plus... Vous avez 


204 BEL-AMI. 

du temps, vous autres... moi, c'est fini... Et ça conti- 
nuera... après moi, comme si j'étais là... 

Il demeura muet quelques minutes, puis reprit : — 
Tout ce que je vois me rappelle que je ne le verrai plus 
dans quelques jours... C'est horrible... je ne verrai plus 
rien... rien de ce qui existe... les plus petits objets qu'on 
manie... les verres... les assiettes... les lits où l'on se 
repose si bien... les voitures. C'est bon de se promener 
en voiture, le soir... Comme j'aimais tout ça. 

Il faisait avec les doigts de chaque main un mouve- 
ment nerveux et léger, comme s'il eût joué du piano 
sur les deux bras de son siège. Et chacun de ses silences 
était plus pénible que ses paroles, tant on sentait qu'il 
devait penser à d'épouvantables choses. 

Et Duroy tout à coup se rappela ce que lui disait 
Norbert de Varenne, quelques semaines auparavant : 
« Moi, maintenant, je vois la mort de si près que j'ai 
souvent envie d'étendre le bras pour la repousser... Je 
la découvre partout. Les petites bêtes écrasées sur les 
routes, les feuilles qui tombent, le poil blanc aperçu 
dans la barbe d'un ami, me ravagent le cœur et me 
crient : La voilà ! » 

Il n'avait point compris, ce jour-Ià; maintenant il 
comprenait en regardant Forestier. Et une angoisse in- 
connue, atroce, entrait en lui, comme s'il eût senti tout 
près, sur ce fauteuil où haletait cet homme, la hideuse 
mort à portée de sa main. Il avait envie de se lever, de 
s'en aller, de se sauver, de retourner à Paris tout de 
suite ! Oh ! s'il avait su, il ne serait pas venu. 

La nuit maintenant s'était répandue dans la chambre, 
comme un deuil hâtif qui serait tombé sur ce moribond. 
Seule la fenêtre restait visible encore, dessinant, dans son 
carré plus clair,la silhouette immobile de la jeune femme. 


BEL-AMI. 205 

Et Forestier demanda avec irritation : — Eh bien, 
on n'apporte pas la lampe aujourd'hui? Voilà ce qu'on 
appelle soigner un malade. 

L'ombre du corps qui se découpait sur les carreaux 
disparut, et on entendit tinter un timbre électrique dans 
la maison sonore. 

Un domestique entra bientôt qui posa une lampe sur 
la cheminée. M^^ Forestier dit à son mari : — Veux-tu 
te coucher, ou descendras-tu pour dîner? 

Il murmura : — Je descendrai. 

Et l'attente du repas les fit demeurer encore près 
d'une heure immobiles, tous les trois, prononçant seu- 
lement parfois un mot, un mot quelconque inutile, 
banal, comme s'il y eût eu du danger, un danger mys- 
térieux, à laisser durer trop longtemps ce silence, à 
laisser se figer l'air muet de cette chambre, de cette 
chambre où rôdait la mort. 

Enfin le dîner fut annoncé. Il sembla long à Duroy, 
interminable. Ils ne parlaient pas, ils mangeaient sans 
bruit, puis émiettaient du pain du bout des doigts. Et le 
domestique faisait le service, marchait, allait et venait 
sans qu'on entendît ses pieds, car le bruit des semelles 
irritant Charles, l'homme était chaussé de savates. 
Seul le tic tac dur d'une horloge de bois troublait le 
calme des murs de son mouvement mécanique et régu- 
lier. 

Dès qu'on eut fini de manger, Duroy, sous prétexte 
de fatigue, se retira dans sa chambre, et, accoudé à sa . 
fenêtre, il regardait la pleine lune au milieu du ciel, 
comme un globe de lampe énorme, jeter sur les murs 
blancs des villas sa clarté sèche et voilée, et semer sur 
la mer une sorte d'ccaille de lumière mouvante et douce. 
Et il cherchait un^ raison pour s'en aller bien vite, in- 


206 BEL-AMI. 

ventant des ruces, des télégrammes qu'il allait recevoir, 
un rappel de M. Walter. 

Mais SCS résolutions de fuite lui parurent plus diffi- 
ciles à réaliser, en s'éveillant le lendemain. Mme Fores- 
tier ne se laisserait point prendre à ses adresses, et il 
perdrait par sa couardise tout le bénéfice de son dévoue- 
ment. Il se dit : «Bah! c'est embêtant; eh bien, tant pis, 
il y a des passes désagréables dans la vie; et puis, ça ne 
sera peut-être pas long. » 

11 faisait un temps bleu, de ce bleu du Midi qui vous 
emplit le cœur de joie; et Duroy descendit jusqu'à la 
mer, trouvant qu'il serait assez tôt de voir Forestier 
dans la journée. 

Quand il rentra pour déjeuner, le domestique lui dit : 
— Monsieur a déjà demandé monsieur deux ou trois 
fois. Si monsieur veut monter chez monsieur. 

Il monta. Forestier semblait dormir dans un fauteuil. 
Sa femme lisait, allongée sur le canapé. 

Le malade releva la tête. Duroy demanda : — Eh bien, 
comment vas-tu ? Tu m'as l'air gaillard, ce matin. 

L'autre murmura : — Oui, ça va mieux, j'ai repris des 
forces. Déjeune bien vite avec Madeleine, parce que 
nous allons faire un tour en voiture. 

La jeune femme, dès qu'elle fut seule avec Duroy, lui 
dit : — Voilà ! aujourd'hui il se croit sauvé. Il fait des 
projets depuis le matin. Nous allons tout à l'heure au 
golfe Juan acheter des faïences pour notre appartement 
de Paris. Il veut sortir à toute force, mais j'ai horrible- 
ment peur d'un accident. Il ne pourra pas supporter les 
secousses de la route. 

Quand le landau fut arrivé, Forestier descendit l'es- 
calier pas à pas, soutenu par son domestique. Mais dès 
qu'il aperçut la voiture, il voulut qu'on la découvrît. 


Sa femme résistait : — Tu vas prendre ''roid. C'est de 
la folie. 

11 s'obstina : — Non, je vais beaucoup mieux. Je le 

On passa d'abord dans ces chemins ombreux qui vont 
toujours entre deux jardins et qui font de Cannes une 
sorte de parc anglais, puis on gagna la route d'Antibes, 
le long de la mer. 

Forestier expliquait le pays. I! 
avait indiqué d'abord la villa du 
comte de Paris. 11 en nommait 
d'autres. II était gai, d'une gaieté 
voulue, factice et débile de con- 
damné. Il levait le doigt, n'ayant 
point ta force de tendre le bras. 

j" Margueriteetle château dont 

Bazaine s'est évadé. Nous en 

( _! a-t-on donné à garder avec 

cette aBaire-làl 

Puis il eut des souvenirs 

de régiment ; il nomma des ofiîciers qui leur rappelaient 

des histoires. Mais, tout à coup, ia route ayant tourné, 

on découvrit le golfe Juan tout entier avec son village 

blanc dans le fond et la pointe d'Antibes à l'autre bout. 

Et Forestier, saisi soudain d'une joie enfantine, bal- 
butia : — Ah I l'escadre, tu vas voir l'escadre 1 

Au milieu de la vaste baie, on apercevait, en effet, 
une demi-douzaine de gros navires qui ressemblaient à 
des rochers couverts de ramures. Us étaient bizarres, 
difformes, énormes, avec des excroissances, des tours, 
des éperons s'enfonçant dans l'eau comme pour aller 
prendre racine sous la mer. 


2o8 BEL-AMI. 

On ne comprenait pas que cela pût se déplacer, re- 
muer, tant ils semblaient lourds et attachés au fond. 
Une batterie flottante, ronde, haute, en forme d'obser- 
vatoire, ressemblait à ces phares qu'on bâtit sur des 
écueils. 

Et un grand trois-mâts passait auprès d'eux pour 
gagner le large, toutes ses voiles déployées blanches et 
joyeuses. Il était gracieux et joli auprès des monstres de 
guerre, des monstres de fer, des vilains monstres accrou- 
pis sur l'eau. 

Forestier s'efforçait de les reconnaître. Il nommait : 
« le Colbert », « le Suffren », « l'Ami rai- Dupe rré », « le 
Redoutable », « la Dévastation », puis il reprenait : — 
Non, je me trompe, c'est celui-là « la Dévastation ». 

Ils arrivèrent devant une sorte de grand pavillon où on 
lisait : « Faïences d'art du golfe Juan », et la voiture 
ayant tourné autour d'un gazon, s'arrêta devant la porte. 

Forestier voulait acheter deux vases pour les poser 
sur sa bibliothèque. Gomme il ne pouvait guère des- 
cendre de voiture, on lui apportait les modèles l'un 
après l'autre. Il fut longtemps à choisir, consultant sa 
femme et Duroy : — Tu sais, c'est pour le meuble au 
fond de mon cabinet. De mon fauteuil, j'ai cela sous les 
yeux tout le temps. Je tiens à une forme ancienne, à une 
forme grecque. — Il examinait les échantillons, s'en 
faisait apporter d'autres, reprenait les premiers. Enfin, 
il se décida ; et ayant payé, il exigea que l'expédition 
fût faite tout de suite. — Je retourne à Paris dans quel- 
ques jours, — disait-il. 

Ils revinrent, mais, le long du golfe, un courant d'air 
froid les frappa soudain, glissé dans le pli d'un vallon, 
et le malade se mit à tousser. 

Ce ne fut rien d'abord, une petite crise ; mais elle 


BEL-AMI. 209 

grandit, devînt une quinte ininterrompue, puis une sorte 
de hoquet, un râle. 

Forestier suffoquait, et chaque fois qu'il voulait res- 
pirer la toux lui déchirait la gorge, sortie du fond de sa 
poitrine. Rien ne le calmait, rien ne l'apaisait. Il fallut le 
porter du landau dans sa chambre, et Duroy, qui lui te- 
nait les jambes, sentait les secousses de ses pieds, à 
chaque convulsion de ses poumons. 

La chaleur du lit n'arrêta point l'accès, qui dura jus- 
qu'à minuit ; puis les narcotiques, enfin, engourdirent les 
spasmes mortels de la toux. Et le malade demeura jus- 
qu'au jour, assis dans son lit, les yeux ouverts. 

Les premières paroles qu'il prononça furent pour de- 
mander le barbier, car il tenait à être rasé chaque ma- 
tin. Il se leva pour cette opération de toilette; mais il 
fallut le recoucher aussitôt, et il se mit à respirer d'une 
façon, si courte, si dure, si pénible, que Mme Forestier, 
épouvantée, fit réveiller Duroy, qui venait de se cou- 
cher, pour le prier d'aller chercher le médecin. 

Il ramena presque immédiatement le docteur Gavaut 
qui prescrivit un breuvage et donna quelques conseils ; 
mais comme le journaliste le reconduisait pour lui de- 
mander son avis : — C'est l'agonie, dit-il. Il sera mort 
demain matin. Prévenez cette pauvre jeune femme et 
envoyez chercher un prêtre. Moi, je n'ai plus rien à 
faire. Je me tiens cependant entièrement à votre disposi- 
tion. 

Duroy fit appeler M*ne Forestier : — Il va mourir. Le 
docteur conseille d'envoyer chercher un prêtre. Que 
voulez-vous faire? 

Elle hésita longtemps, puis, d'une voix lente, ayant 
tout calculé : — Oui, ça vaut mieux... sous bien des rap- 
ports... Je vais le préparer, lui dire que le curé désire le 

14 


210 BEL-AMI. 

voir... Je ne sais quoi, enfin. Vous seriez bien gentil, 
vous, d'aller m'en chercher un, un curé, et de le choisir. 
Prenez-en un qui ne nous fasse pas trop de simagrées. 
Tâchez qu'il se contente de la confession, et nous tienne 
quittes du reste. 

Le jeune homme ramena un vieil ecclésiastique com- 
plaisant qui se prêtait à la situation. Dès qu'il fut entré 
chez l'agonisant, M^e Forestier sortit, et s'assit, avec 
Duroy, dans la pièce voisine. 

— Ça l'a bouleversé, dit-elle. Quand j'ai parlé d'un 
prêtre, sa figure a pris une expression épouvantable 
comme... comme s'il avait senti... senti... un souffle... 
vous savez... Il a compris que c'était fini, enfin, et qu'il 
fallait compter les heures... 

Elle était fort pâle. Elle reprit : — Je n'oublierai jamais 
l'expression de son visage. Certes, il a vu la mort à ce 
moment-là. Il l'a vue... 

Ils entendaient le prêtre, qui parlait un peu haut, étant 
un peu sourd, et qui disait : 

— Mais non, mais non, vous n'êtes pas si bas que ça. 
Vous êtes malade, mais nullement en danger. Et la 
preuve c'est que je viens en ami, en voisin. 

Ils ne distinguèrent pas ce que répondit Forestier. Le 
vieillard reprit : — Non, je ne vous ferai pas commu- 
nier. Nous causerons de ça quand vous irez bien. Si 
vous voulez profiter de ma visite pour vous confesser 
par exemple, je ne demande pas mieux. Je suis un pas- 
teur, moi, je saisis toutes les occasions pour ramener 
mes brebis. 

Un long silence suivit. Forestier devait parler de sa 
voix haletante et sans timbre. 

Puis tout d'un coup le prêtre prononça, d'un ton diffé- 
rent, d'un ton d'officiant à Taulel : 


BteL-AMI. 211 

— La miséricorde de Dieu est infinie, récitez le Confi- 
teory mon enfant. — Vous l'avez peut-être oublié, je vais 
vous aider. — Répétez avec moi : Confiteor Deo omni- 
potenti.., Beatœ Marias semper virgini.,. 

Il s'arrêtait de temps en temps pour permettre au mo- 
ribond de le rattraper. Puis il dit : 

— Maintenant, confessez-vous... 

La jeune femme et Duroy ne remuaient plus, saisis 
par un trouble singulier, émus d'une attente anxieuse. 

Le malade avait murmuré quelque chose. Le prêtre ré- 
péta : 

— Vous avez eu des complaisances coupables... de 
quelle nature, mon enfant? 

La jeune femme se leva, et dit simplement : — Des-' 
cendons un peu au jardin. Il ne faut pas écouter ses se- 
crets. 

Et ils allèrent s'asseoir sur un banc, devant la porte, 
au-dessous d'un rosier fleuri, et derrière une corbeille 
d'œillets qui répandait dans l'air pur son parfum puis- 
sant et doux. 

Duroy, après quelques minutes de silence, demanda : 

— Est-ce que vous tarderez beaucoup à rentrer à Paris ? 
Elle répondit : — Oh ! non. Dès que tout sera fini je 

reviendrai. 

— Dans une dizaine de jours? 

— Oui, au plus. 
Il reprit : 

— Il n'a donc aucun parent? 

— Aucun, sauf des cousins. Son père et sa mère sont 
morts comme il était tout jeune. 

Ils regardaient tous deux un papillon cueillant sa vie 
sur les œillets, allant de l'un à l'autre avec une rapide 
palpitation des ailes qui continuaient à battre lentement 


213 BEL-AMI. 

quand il s'était posé sur la fleur. Et ils restèrent long- 
temps silencieux. 

Le domestique vint les prévenir que « Monsieur le 
Curé avait fini ». Et ils remontèrent ensemble. 

Forestier semblait avoir encore maigri depuis la 
veille. 

Le prêtre lui tenait la main. — Au revoir, mon enfant, 
je reviendrai demain matin. 

Et il s'en alla. 

Dès qu'il fut sorti, le moribond, qui haletait, essaya 
de soulever ses deux mains vers sa femme et il bégaya : 

— Sauve-moi... sauve-moi... ma chérie... je ne veux pas 
mourir... je neveux pas mourir... Oh! sauvez-moi... 
Dites ce qu'il faut faire, allez chercher le médecin... Je 
prendrai ce qu'on voudra... Je ne veux pas... Je ne veux 
pas... 

Il pleurait. De grosses larmes coulaient de ses yeux 
sur ses joues décharnées ; et les coins maigres de sa 
bouche se plissaient comme ceux des petits enfants qui 
ont du chagrin. 

Alors ses mains retombées sur le lit commencèrent 
un mouvement continu, lent et régulier, comme pour 
recueillir quelque chose sur les draps. 

Sa femme qui se mettait à pleurer aussi balbutiait : 

— Mais non, ce n'est rien. C'est une crise, demain tu 
iras mieux, tu t'es fatigué hier avec cette promenade. 

L'haleine de Forestier était plus rapide que celle d'un 
chien qui vient de courir, si pressée qu'on ne la pouvait 
point compter, et si faible qu'on l'entendait à peine. 

Il répétait toujours: — Je ne veux pas mourir! 

Oh ! mon Dieu... mon Dieu... mon Dieu... qu'est-ce qui 
va m'arriver? Je ne verrai plus rien... plus rien... ja- 
mais... Oh! mon Dieu! 


BEL-AMI. 215 

Il regardait devant lui quelque chose d'invisible pour 
les autres et de hideux, dont ses yeux fixes reflétaient 
répouvante. Ses deux mains continuaient ensemble leur 
geste horrible et fatigant. 

Soudain il tressaillit d'un frisson brusque qu'on vit 
courir d'un bout à l'autre de son corps et il balbutia : — 
Le cimetière... moi... mon Dieu!... 

Et il ne parla plus. Il restait immobile, hagard et hale- 
tant. 

Le temps passait; midi sonna à l'horloge d'un couvent 
voisin. Duroy sortit de la chambre pour aller manger un 
peu. Il revint une heure plus tard. Mme Forestier re- 
fusa de rien prendre. Le malade n'avait point bougé. 
Il traînait toujours ses doigts maigres sur le drap comme 
pour le ramener vers sa face. 

La jeune femme était assise dans un fauteuil, au pied 
du lit. Duroy en prit un autre à côté d'elle, et ils attendi- 
rent en silence. 

Une garde était venue, envoyée par le médecin; elle 
sommeillait près de la fenêtre. 

Duroy lui-même commençait à s'assoupir quand il eut 
la sensation que quelque chose survenait. Il ouvrit les 
yeux juste à temps pour voir Forestier fermer les siens 
comme deux lumières qui s'éteignent. Un petit hoquet 
agita la gorge du mourant, et deux filets de sang apparu- 
rent aux coins de sa bouche, puis coulèrent sur sa che- 
mise. Ses mains cessèrent leur hideuse promenade. Il 
avait fini de respirer. 

Sa femme comprit, et poussant une sorte de cri, elle 
s'abattit sur les genoux en sanglotant dans le drap. 
Georges, surpris et effaré, fit machinalement le signe de 
la croix. La garde, s'étant réveillée, s'approcha du lit : 
« Ça y est », dit-elle. Et Duroy qui reprenait son sang- 


ai4 BEL-AMI. 

froid murmura, avec un soupir de délivrance : o Ça a été 
moins long que je n'aurais cru. o 

Lorsque fut dissipé le premier étonnement, après les 
premières larmes versées, on s'occupa de tous les soins 
el de toutes les démarches que réclame un mort. Duroy 
courut jusqu'à la nuit. 

Il avait grand'- . ' - - - - 

Mmt Forestier 
mangea quelque 
peu; puis ils s'in- 
stallèrent tous 
deux dans la 
chambre funèbre 
pour veiller le 

Deux bougies 
brûlaient sur la 
table de nuit à 
côté d'une assiette oi 
trempait une branchi 
a dans un pei 


point trouvé le rame ai 
de buis nécessaire 

Ils étaient seuls, ._ 
jeune homme et la jeune femme, auprès 
de lui, qui n'était plus. Ils demeuraient sans parler, pen- 
sant, et le regardant. 

Mais Georges, que l'ombre inquiétait auprès de ce 
cadavre, le contemplait obstinément. Son œil et son 
esprit attirés, fascinés, par ce visage décharné que la lu- 
mière vacillante faisait paraître encore plus creux, res* 


BEL-AMI. 20 

taient fixés sur lui. C'était là son ami, Charles Forestier, 
qui lui parlait hier encore ! Quelle chose étrange et épou- 
vantable que cette fin complète d'un être ! Oh ! il se les 
rappelait maintenant les paroles de Norbert de Varenne 
hanté par la peur de la mort. — « Jamais un être ne 
revient. » Il en naîtrait des millions et des milliards, à 
peu près pareils, avec des yeux, un nez, une bouche, un 
crâne, et dedans une pensée, sans que jamais celui-là 
reparût qui était couché dans ce lit. 

Pendant quelques années il avait vécu, mangé, ri, 
aimé, espéré, comme tout le monde. Et c'était fini, pour 
lui, fini pour toujours. Une vie ! quelques jours, et puis 
plus rien ! On naît, on grandit,-on est heureux, on attend, 
puis on meurt. Adieu ! homme ou femme, tu ne revien- 
dras point sur la terre ! Et pourtant chacun porte en soi 
le désir fiévreux et irréalisable de Téternité, chacun est 
une sorte d'univers dans l'univers, et chacun s'anéantit 
bientôt complètement dans le fumier des germes nou- 
veaux. Les plantes, les bêtes, les hommes, les étoiles, 
les mondes, tout s'anime, puis meurt pour se transfor- 
mer. Et jamais un être ne revient, insecte, homme ou 
planète ! 

Une terreur, confuse, immense, écrasante, pesait sur 
l'âme de Duroy, la terreur de ce néant illimité, inévi- 
table, détruisant indéfiniment toutes les existences si ra- 
pides et si misérables. Il courbait déjà le front sous sa 
menace. Il pensait aux mouches qui vivent quelques 
heures, aux bêtes qui vivent quelques jours, aux hommes 
qui vivent quelques ans, aux terres qui vivent quelques 
siècles. Quelle différence donc entre les uns et les 
autres? Quelques aurores de plus, voilà tout. 

Il détourna les yeux pour ne plus regarder le cadavre. 

M™« Forestier, la tête baissée, semblait songer aussi 


2i6 BEL-AMI. 

à des choses douloureuses. Ses cheveux blonds étaient 
si jolis sur sa figure triste, qu'une sensation douce 
comme le toucher d'une espérance passa dans le coeur 
du jeune homme. Pourquoi se désoler quand il avait 
encore tant d'années devant lui? 

Et il se mit à la contempler. Elle ne le voyait point, 
perdue dans sa méditation. Il se disait : « Voilà pour- 
tant la seule bonne chose de la vie : l'amour ! tenir dans 
ses bras une femme aimée ! Là est la limite du bonheur 
humain. » 

Quelle chance il avait eue, ce mort, de rencontrer cette 
compagne intelligente et charmante. Gomment s'étaient- 
ils connus ? Comment avait-elle consenti, elle, à épouser 
ce garçon médiocre et pauvre ? Gomment avait-elle fini 
par en faire quelqu'un ? 

Alors il songea à tous les mystères cachés dans les 
existences. Il se rappela ce qu'on chuchotait du comte 
de Vaudrec qui l'avait dotée et mariée, disait-on. 

Qu'allait-elle faire maintenant? Qui épouserait-elle ? 
Un député, comme le pensait Mme de Marelle, ou quelque 
gaillard d'avenir, un Forestier supérieur ? Avait-elle des 
projets, des plans, des idées arrêtées ? Gomme il eût dé- 
siré savoir cela ! Mais pourquoi ce souci de ce qu'elle 
ferait ? Il se le demanda, et s'aperçut que son inquié- 
tude venait d'une de ces arrière-pensées confuses, se- 
crètes, qu'on se cache à soi-même et qu'on ne découvre 
qu'en allant fouiller tout au fond de soi. 

Oui, pourquoi n'essayerait-il pas lui-même cette con- 
quête ? Gomme il serait fort, avec elle, et redoutable ! 
Gomme il pourrait aller vite et loin, et sûrement. 

Et pourquoi ne réussirait-il pas? Il sentait bien qu'il 
lui plaisait, qu'elle avait pour lui plus que de la sympa- 
thie, une de ces affections qui naissent entre deux na- 


f 


BEL-AMI. 217 

tures semblables et qui tiennent autant d'une séduction 
réciproque que d'une sorte de complicité muette. Elle le 
savait intelligent, résolu, tenace; elle pouvait avoir con- 
fiance en lui. 

Ne Tavait-elle pas fait venir en cette circonstance si 
grave? Et pourquoi l'avait-elle appelé? Ne devait-il pas 
voir là une sorte de choix, une sorte d'aveu, une sorte 
de désignation? Si elle avait pensé à lui, juste à ce mo- 
ment où elle allait devenir veuve, c'est que, peut-être, 
elle avait songé à celui qui deviendrait de nouveau son 
compagnon, son allié ? 

Et une envie impatiente le saisit de savoir, de l'inter- 
roger, de connaître ses intentions. Il devait repartir le 
surlendemain, ne pouvant demeurer seul avec cette 
jeune femme, dans cette maison. Donc il fallait se hâter, 
il fallait, avant de retourner à Paris, surprendre avec 
adresse, avec délicatesse, ses projets, et ne pas la laisser 
revenir, céder aux sollicitations d'un autre peut-être, et 
s'engager sans retour. 

Le silence de la chambre était profond ; on n'enten- 
dait que le balancier de la pendule qui battait sur la 
cheminée son tic-tac métallique et régulier. 

Il murmura : 

— Vous devez être bien fatiguée ? 
Elle répondit : 

— Oui, mais je suis surtout accablée. 

Le bruit de leur voix les étonna, sonnant étrangement 
dans cet appartement sinistre. Et ils regardèrent sou- 
dain le visage du mort, comme s'ils se fussent attendus à 
le voir remuer, à l'entendre leur parler, ainsi qu'il fai- 
sait, quelques heures plus tôt. 

Duroy reprit : 

— Oh ! c'est un gros coup pour vous, et un change- 


ra 


3i8 BEL-AMI. 

ment si complet dans votre vie, un vrai bouleversement 
du cœur et de l'existence entière. 

Elle soupira longuement sans répondre. 

Il continua : 

— C'est si triste pour une jeune femme de se trouver 
seule comme vous allez l'être. 

Puis il se tut. Elle ne dit rien. Il balbutia : — Dans 
tous les cas, vous savez le pacte conclu entre nous. Vous 
pouvez disposer de moi comme vous voudrez. Je vous 
appartiens. 

Elle lui tendit la main en jetant sur lui un de ces re- 
gards mélancoliques et doux qui remuent en nous jus- 
qu'aux moelles des os : 

— Merci, vous êtes bon, excellent. Si j'osais et si je 
pouvais quelque chose pour vous, je dirais aussi : Comp- 
tez sur moi. 

Il avait pris la main offerte et il la gardait, la serrant, 
avec une envie ardente de la baiser. Il s'y décida enfin, 
et l'approchant lentement de sa bouche, il tint long- 
temps la peau fine, un peu chaude, fiévreuse et parfumée 
contre ses lèvres. 

Puis quand il sentit que cette caresse d'ami allait' de- 
venir trop prolongée, il sut laisser retomber la petite 
main. Elle s'en revint mollement sur le genou de la 
jeune femme qui prononça gravement : 

— Oui, je vais être bien seule, mais je m'efiorcerai 
d'être courageuse. 

Il ne savait comment lui laisser comprendre qu'il se- 
rait heureux, bien heureux, de l'avoir pour femme à son 
tour. Certes il ne pouvait pas le lui dire, à cette heure, 
en ce lieu, devant ce corps ; cependant il pouvait, lui 
semblait-il, trouver une de ces phrases ambiguës, conve- 
nables et compliquées, qui ont des sens cachés sous les 


BEL-AMI. 219 

mots, et qui expriment tout ce qu'on veut par leurs réti- 
cences calculées. 

Mais le cadavre le gênait, le cadavre rigide, étendu de- 
vant eux, et qu'il sentait entre eux. Depuis quelque 
temps d'ailleurs il croyait saisir dans l'air enfermé de la 
pièce une odeur suspecte, une haleine pourrie, venue de 
cette poitrine décomposée, le premier souffle de charogne 
que les pauvres morts couchés en leur lit jettent aux pa- 
rents qui les veillent, souffle horrible dont ils emplissent 
bientôt la boîte creuse de leur cercueil. 

Duroy demanda : 

— Ne pourrait-on ouvrir un peu la fenêtre? Il me 
semble que l'air est corrompu. 

Elle répondit : 

— Mais oui. Je venais aussi de m'en apercevoir. 

Il alla vers la fenêtre et l'ouvrit. Toute la fraîcheur 
parfumée de la nuit entra, troublant la flamme des deux 
bougies allumées auprès du lit. La lune répandait, 
comme l'autre soir, sa lumière abondante et calme sur 
les murs blancs des villas et sur la grande nappe lui- 
sante de la mer. Duroy, respirant à pleins poumons, se 
sentit brusquement assailli d'espérances, comme soulevé 
par l'approche frémissante du bonheur. 

Il se retourna. — Venez donc prendre un peu le frais, 
dit-il, il fait un temps admirable. 

Elle s'en vint tranquillement et s'accouda près de 
lui. 

Alors il murmura, à voix basse : — Écoutez-moi, et 
comprenez bien ce que je veux dire. Ne vous indignez 
pas, surtout, de ce que je vous parle d'une pareille chose 
en un semblable moment, mais je vous quitterai après- 
demain, et quand vous reviendrez à Paris il serait peut- 
être trop tard. Voilà... Je ne suis qu'un pauvre diable, 


220 BEL-AMI. 

sans fortune et dont la position est à faire, vous le savez. 
Mais j'ai de la volonté, quelque intelligence à ce que je 
crois, et je suis en route, en bonne route. Avec un 
homme arrivé on sait ce qu'on prend; avec un homme 
qui commence on ne sait pas où il ira. Tant pis, ou tant 
mieux. Enfin je vous ai dit un jour, chez vous, que mon 
rêve le plus cher aurait été d'épouser une femme comme 
vous. Je vous répète aujourd'hui ce désir. Ne me répon- 
dez pas. Laissez-moi continuer. Ce n'est point une de- 
mande que je vous adresse. Le lieu et l'instant la ren- 
draient odieuse. Je tiens seulement à ne point vous 
laisser ignorer que vous pouvez me rendre heureux d'un 
mot, que vous pouvez faire de moi soit un ami fraternel, 
soit même un mari, à votre gré, que mon cœur et ma 
personne sont à vous. Je ne veux pas que vous me ré- 
pondiez maintenant; je ne veux plus que nous parlions 
de cela, ici. Quand nous nous reverrons, à Paris, vous 
me ferez comprendre ce que vous aurez résolu. Jusque- 
là plus un mot, n'est-ce pas ? 

Il avait débité cela sans la regarder, comme s'il eût 
semé ses paroles dans la nuit devant lui. Et elle sem- 
blait n'avoir point entendu, tant elle était demeurée im- 
mobile, regardant aussi devant elle, d'un œil fixe et 
vague, le grand paysage pâle éclairé par la lune. 

Ils demeurèrent longtemps côte à côte, coude contre 
coude, silencieux et méditant. 

Puis elle murmura : — Il fait un peu froid — et, s'é- 
tant retournée, elle revint vers le lit. Il la suivit. 

Lorsqu'il s'approcha, il reconnut que vraiment Fores- 
tier commençait à sentir; et il éloigna son fauteuil, car 
il n'aurait pu supporter longtemps cette odeur de pour- 
riture. Il dit : — Il faudra le mettre en bière dès le ma- 
tin. 


BEL-AMI. 221 

Elle répondit : 

— Oui, oui, c'est entendu ; le menuisier viendra vers 
huit heures. 

Et Duroy ayant soupiré : « Pauvre garçon ! » elle 
poussa à son tour un long soupir de résignation navrée. 

Ils le iregardaient moins souvent, accoutumés dé;\ à 
l'idée de cette mort, commençant à consentir mentale- 
ment à cette disparition qui, tout à Theure encore, les 
révoltait et les indignait, eux qui étaient mortels aussi. 

Ils ne parlaient plus, continuant à veiller d'une façon 
convenable, sans dormir. Mais, vers minuit, Duroy s'as- 
soupit le premier. Quand il se réveilla, il vit que 
Mme Forestier sommeillait également, et ayant pris une 
posture plus commode, il ferma de nouveau les yeux en 
grommelant : « Sacristi ! on est mieux dans ses draps, 
tout de même. » 

Un bruit soudain le fit tressauter. La garde entrait. Il 
faisait grand jour. La jeune femme, sur le fauteuil en 
face, semblait aussi surprise que lui. Elle était un peu 
pâle, mais toujours jolie, fraîche, gentille, malgré cette 
nuit passée sur un siège. 

Alors, ayant regardé le cadavre, Duroy tressaillit et 
s'écria : — Oh ! sa barbe ! — Elle avait poussé, cette 
barbe, en quelques heures, sur cette chair qui se décom- 
posait, comme elle poussait en quelques jours sur la 
face d'un vivant. Et ils demeuraient effarés par cette vie 
qui continuait sur ce mort, comme devant un prodige 
affreux, devant une menace surnaturelle de résurrection, 
devant une de ces choses anormales, effrayantes qui 
bouleversent et confondent l'intelligence. 

Ils allèrent ensuite tous les deux se reposer jusqu'à 
onze heures. Puis ils mirent Charles au cercueil, et ils se 
sentirent aussitôt allégés, rassérénés. Ils s'assirent en 


223 BEL-AMI. 

face l'un de l'autre pour déjeuner avec une envie éveillée 
de parler de choses consolantes, plus gaies, de rentrer 
dans la vie, puisqu'ils en avaient fini avec la mort. 

Par la fenêtre, grande ouverte, la douce chaleur du 
printemps entrait, apportant le souffle parfumé de la cor- 
beille d'œillets fleurie devant la porte. 

Mme Forestier proposa à Duroy de faire un tour dans 
le jardin, et ils se mirent à marcher doucement autour 
du petit gazon en respirant avec délices l'air tiède plein 
de l'odeur des sapins et des eucalyptus. 

Et, tout à coup, elle lui parla, sans tourner la tête 
vers lui, comme il avait fait pendant la nuit, là-haut. 
Elle prononçait les mots lentement, d'une voix basse et 
sérieuse : 

— Écoutez,, mon cher ami, j'ai bien réfléchi... déjà... 
à ce que vous m'avez proposé, et je ne veux pas vous 
laisser partir sans vous répondre un mot. Je ne vous 
dirai, d'ailleurs, ni oui ni non. Nous attendrons, nous 
verrons, nous nous connaîtrons mieux. Réfléchissez 
beaucoup de votre côté. N'obéissez pas à un entraîne- 
ment trop facile. Mais, si je vous parle de cela, avant 
même que ce pauvre Charles soit descendu dans sa 
tombe, c'est qu'il importe, après ce que vous m'avez dit, 
que vous sachiez bien qui je suis, afin de ne pas nourrir 
plus longtemps la pensée que vous m'avez exprimée, si 
vous n'êtes pas d'un... d'un... caractère à me comprendre 
et à me supporter. 

Comprenez-moi bien. Le mariage pour moi n'ejt 
pas une chaîne, mais une association. J'entends être 
libre, tout à fait libre de mes actes, de mes démarches, 
de mes sorties, toujours. Je ne pourrais tolérer ni con- 
trôle, ni jalousie, ni discussion sur ma conduite. Je m'en- 
gagerais, bien entendu, à ne jamais compromettre le 


BEL-AMI. 223 

nom de riiomme que j'aurais épousé, à ne jamais le ren- 
dre odieux ou ridicule. Mais il faudrait aussi que cet 
homme s'engageât à voir en moi une égale, une alliée, 
et non pas une inférieure ni une épouse obéissante et 
soumise. Mes idées, je le sais, ne sont pas celles de tout 
le monde, mais je n'en changerai point. Voilà. 

J'ajoute aussi : Ne me répondez pas, ce serait inu- 
tile et inconvenant. Nous nous reverrons et nous repar- 
lerons peut-être de tout cela, plus tard. 

— Maintenant, allez faire un tour. Moi je retourne 
près de lui. A ce soir. 

Il lui baisa longuement la main et s'en alla sans pro- 
noncer un mot. 

Le soir, ils ne se virent qu'à l'heure du dîner. Puis ils 
montèrent à leurs chambres, étant tous deux brisés de 
fatigue. 

Charles Forestier fut enterré le lendemain, sans au- 
cune pompe, dans le cimetière de Cannes. Et Georges 
Duroy voulut prendre le rapide de Paris qui passe à une 
heure et demie. 

Mme Forestier l'avait conduit à la gare. Ils se prome- 
naient tranquillement sur le quai, en attendant l'heure 
du départ, et parlaient de choses indifférentes. 

Le train arriva, très court, un vrai rapide, n'ayant que 
cinq wagons. 

Le journaliste choisit sa place, puis redescendit pour 
causer encore quelques instants avec elle, saisi soudain 
d'une tristesse, d'un chagrin, d'un regret violent de la 
quitter, comme s'il allait la perdre pour toujours. 

Un employé criait : a Marseille, Lyon, Paris, en voi- 
ture 1 » Duroy monta, puis s'accouda à la portière pour 
lui dire encore quelques mots. La locomotive siffla et le 
convoi doucement se mit en marche. 


Le jiune homme, penché hors du wagon, regardait ia 
jeune femme immobile sur le quai et dont le regard le 
suivait. Et soudain, comme il allait la perdre de vue, il 
prit avec ses deus mains un baiser sur sa bouche pour 
le jeter vers elle. 

Elle le lui renvoya d'un geste plus discret, hésitant, 
ébauché seulement. 


DEUXIEME PARTIE 


irges Duroy avait re- 
' é toutes ses habitudes 

1 inciennes. 

'■ , Installé main- 

■1 5 tenant dans le pe- 

■ i " tit rez-de-chaut- 

sée de la rue de 
. ." Constantinople, il 
vivait sagement, 
en homme qui pré- 
pare une existence 
nouvelle. Ses rela- 
tions avec M-e de 
e avaient même pris 
L ure conjugale, comme 

;ercé d'avance à l'évé- 
>' nement prochain; et sa maîtresse, 

s'étonnant souvent de la tranquillité 
réglée de leur union, répétait en riant : — Tu es encore 
plus popote que mon mari; ça n'était pas la peine d& 
changer 


226 BEL-AMI, 

Mme Forestier n'était pas revenue. Elle s'attardait à 
Cannes. Il reçut une lettre d'elle, annonçant son retour 
seulement pour le milieu d'avril, sans un mot d'allusion 
à leurs adieux. Il attendit. Il était bien résolu mainte- 
nant à prendre tous les moyens pour l'épouser, si elle 
semblait hésiter. Mais il avait confiance en sa fortune, 
confiance en cette force de séduction qu'il sentait en lui, 
force vague et irrésistible que subissaient toutes les 
femmes. 

Un court billet le prévint que l'heure décisive allait 
sonner. 

t Je suis à Paris. Venez me voir. 

t Madeleine Forestier. » 

Rien de plus. Il l'avait reçu par le courrier de neuf 
heures. Il entrait chez elle à trois heures, le même jour. 
Elle lui tendit les deux mains, en souriant de son joli 
sourire aimable ; et ils se regardèrent pendant quelques 
secondes, au fond des yeux. 

. puis elle murmura : — Comme vous avez été 43on de 
v^nir là-bas dans ces circonstances terribles. 

Il;répondit : — J'aurais fait tout ce que vous m'auriez 
ordonné. ' 

Et; ils s'assirent. Elle s'informa des nouvelles, des 
Walter, de tous les confrères et du journal. Elle y pen- 
sait souvent, au journal. 

— Ça me manque beaucoup, disait-elle, mais beau- 
coup. J'étais devenue journaliste dans l'âme. Que vou- 
lez-vous, j'aime ce métier-là. 

Puis elle se tut. Il crut comprendre, il crut trouver 
dans son sourire, dans Le ton de sa voix, dans ses pa- 
roles elles-mêmes, une sorte d'invitation; et bien qu'il 
se fût promis de ne pas brusquer les choses, il balbutia : 


BEL-AMI. aï? 

— Eh bien... pourquoi... pourquoi ne le reprendriez' 

vous pas... ce métier... sous... sous le nom de Duroy? 

Elle redevint brusquement sérieuse, et posant la main 
sur son bras elle murmura : — Ne parlons pas encore 

Mais i! devina qu'elle acceptait, et tombant à ses ge- 
noux il se mit à lui baiser pas- 

■■ sionnément les mains en répé- 

■. .A I tant, en bégayant : — Merci, 

levg. Il fit comme 
(perçut qu'elle était 
lors il comprit qu'il 
lui avait plu, de- 
puis longtemps 
peut-être; et 
comme ils se 

face, il l'être i* 
gnit,puis il l'em- 
brassa sur le 
front, d'un long 
, baiser tendre et 

3'^ Sérieux. 

Quand elle se fut dégagée, en glissant sur sa poitrine, 
elle reprit d'un ton grave : 

— Écoutez, mon ami, je ne suis encore décidée k rien. 
Cependant il se pourrait que ce fût oui. Mais vous 
allez me promettre le secret absolu jusqu'à ce que je 
vous en délie. 

Il jura et partit, le cœur débordant de joie. 
II mit désormais beaucoup de discrétion dans les 
visites qu'il lui fit et il ne sollicita pas de consentement 


228 BEL-AMI. 

pluy précis, car elle avait une manière de parler de l'ave- 
nir, de dire « plus tard », de faire des projets où leurs 
deux existences se trouvaient mêlées, qui répondait sans 
cesse, mieux et plus délicatement, qu'une formelle ac- 
ceptation. 

Duroy travaillait dur, dépensait peu, tâchait d'écono- 
miser quelque argent pour n'être point sans le sou au 
moment de son mariage, et il devenait aussi avare qu'il 
avait été prodigue. 

L'été se passa, puis l'automne, sans qu'aucun soupçon 
vînt à personne, car ils se voyaient peu, et le plus natu- 
rellement du monde. 

Un soir Madeleine lui dit, en le regardant au fond des 
yeux : — Vous n'avez pas encore annoncé notre projet à 
Mme de Marelle ? 

— Non, mon amie. Vous ayant promis le secret je n'en 
ai ouvert la bouche à âme qui vive. 

— Eh bien, il serait temps de la prévenir. Moi, je me 
charge des Walter. Ce sera fait cette semaine, n'est-ce 
pas? 

Il avait rougi. — Oui, dès demain. 

Elle détourna doucement les yeux, comme pour ne 
point remarquer son trouble, et reprit : — Si vous le 
voulez, nous pourrons nous marier au commencement 
de mai. Ce serait très convenable. 

— J'obéis en tout, avec joie. 

— Le dix mai, qui est un samedi, me plairait beau- 
coup, parce que c'est mon jour de naissance. 

— Soit, le dix mai. 

— Vos parents habitent près de Rouen, n'est-ce pas? 
Vous me l'avez dit du moins. 

— Oui, près de Rouen, à Canteleu. 

— Qu'est-ce qu'ils font ? 


BEL-AMI. 229 

— Ils sont... ils sont petits rentiers. 

— Ah ! J'ai un grand désir de les connaître. 

Il hésita, fort perplexe. — Mais... c'est que, ils sont... 

Puis il prit son parti en homme vraiment fort : — Ma 
chère amie, ce sont des paysans, des cabaretiers qui se 
sont saignés aux quatre membres pour me faire faire 
des études. Moi, je ne rougis pas d'eux, mais leur... sim- 
plicité... leur... rusticité pourrait peut-être vous gêner. 

Elle souriait délicieusement, le visage illuminé d'une 
bonté douce. 

— Non. Je les aimerai beaucoup. Nous irons les voir 
Je le veux. Je vous reparlerai de ça. Moi aussi je suis 
fille de petites gens... mais je les ai perdus, moi, mes 
parents. Je n'ai plus personne au monde... — elle lui 
tendit la main et ajouta... — que vous. 

Et il se sentit attendri, remué, conquis comme il ne 
l'avait encore été par aucune femme. 

— J'ai pensé à quelque chose, dit-elle, mais c'est assez 
difficile à expliquer. 

Il demanda : — Quoi donc ? 

— Eh bien voilà, mon cher, je suis comme toutes les 
femmes, j'ai mes... mes faiblesses, mes petitesses, j'aime 
ce qui brille, ce qui sonne. J'aurais adoré porter un nom 
noble. Est-ce que vous ne pourriez pas, à l'occasion de 
notre mariage, vous... vous anoblir un peu? 

Elle avait rougi, à son tour, comme si elle lui eût 
proposé une indélicatesse. 

Il répondit simplement : — J'y ai bien souvent songé, 
mais cela ne me paraît pas facile. 

— Pourquoi donc? 

Il se mit à rire : — Parce que j'ai peur de me rendre 
ridicule. 

Elle haussa les épaules : — Mais pas du tout, pas du 


a3o BEL-AMI. 

tout. Tout le monde le fait et personne n'en rit. Séparez 
votre nom en deux : « Du Roy. » Ça va très bien. 

Il répondit aussitôt, en homme qui connaît la ques- 
tion: 

— Non, ça ne va pas. C'est un procédé trop simple, 
trop commun, trop connu. Moi j'avais pensé à prendre 
le nom de mon pays, comme pseudonyme littéraire 
d'abord, puis de l'ajouter peu à peu au mien, puis même, 
plus tard, de couper en deux mon nom comme vous me 
le proposiez. 

Elle demanda : — Votre pays c'est Cantelêu ? 

— Oui. 

Mais elle hésitait : — Non. Je n'en aime pas la termi- 
naison. Voyons, est-ce que nous ne pourrions pas mo- 
difier un peu ce mot... Canteleu? 

Elle avait pris une plume sur la table et elle griffonnait 
des noms en étudiant leur physionomie. Soudain elle 
s'écria : ^— Tenez, tenez, voici. 

Et elle lui lendit un papier où il lut^« Madame Duroy 
de Gantel. a-^ 

Il réfléchit quelques secondes, puis il déclara avec 
gravité : 

— Oui, c'est très bon. 

Elle était enchantée et répétait : 

— Duroy de Cantel, Duroy de Gantel, Madame Duroy 
de Gantel. G'est excellent, excellent! 

Elle ajouta, d'un air convaincu : — Et vous verrez 
comme c'est facile à faire accepter par tout le monde. 
Mais il faut saisir l'occasion. Gar il serait trop tard en- 
suite. Vous allez, dès demain, signer vos chroniques 
D. de Gantel, et vos échos tout simplement Duroy. Ça 
se fait tous les jours dans la presse et personne ne s'éton- 
nera de vous voir prendre un nom de guerre. Au moment 


X, 


V 


de notre mariage, nous pourrons encore modifier un peu 
cela en disant aux amis que vous aviez renoncé à votre 
du par modestie, étant donnée votre position, ou même 
sans rien dire du tout. Quel est le petit nom de votre 
^re? . 
^ — Alexandre. 

Elle murmura deux ou trois fois de suite : « Alexandre, 
Alexandre, » en écoutant la sonorité des syllabes, puis 
elle écrivit sur une feuille toute blanche : 

« Monsieur et Madame Alexandre du Roy de Cantel 
ont rhonneur de vous faire part du mariage de Monsieur 
Georges du Roy de Cantel, leur fils, avec Madame Ma- 
deleine Forestier. » 

Elle regardait son écriture d'un peu loin, ravie de 
l'effet, et elle déclara : — Avec un rien de méthode, on 
arrive à réussir tout ce qu'on veut. 

Quand il se retrouva dans la rue, bien déterminé à 
s'appeler désormais du Roy, et même du Roy de Cantel, 
il lui sembla qu'il venait de prendre une importance 
nouvelle. Il marchait plus crânement, le front plus haut, 
la moustache plus fière, comme doit marcher un gen- 
tilhomme. Il sentait en lui une sorte d'envie joyeuse de 
raconter aux passants : 

— Je m'appelle du Roy de Cantel. 

Mais à peine rentré chez lui, la pensée de Mm« de Ma- 
relle l'inquiéta et il lui écrivit aussitôt, afin de lui de- 
mander un rendez-vous pour le lendemain. 

« Ça sera dur, pensait-il. Je vais recevoir une bour- 
rasque de premier ordre. » 

Puis il en prit son parti avec l'insouciance naturelle 
qui lui faisait négliger les choses désagréables de la vie, 
et il se mit à faire un article fantaisiste sur les impôts 
nouveaux à établir afin de rassurer l'équilibre du budget. 




BEL-AMI. a3i X 


23a DEL-AMI. 

Il y fit figurer la particule nobiliaire pour cent francs 
par an, et les titres, depuis baron jusqu'à prince, pour 
cinq cents jusqu'à cinq mille francs. 

Et il signa : D. de Cantel. 

Il reçut le lendemain un petit bleu de sa maîtresse 
annonçant qu'elle arriverait à une heure. 

Il l'attendit avec un peu de fièvre, résolu d'ailleurs à 
brusquer les choses, à tout dire dès le début, puis, après 
la première émotion, à argumenter avec sagesse pour 
lui démontrer qu'il ne pouvait pas rester garçon indéfi- 
niment, et que M. de Marelle s'obstinant à vivre, il avait 
dû songer à une autre qu'elle pour en faire sa compagne 
légitime. 

Il se sentait ému cependant. Quand il entendit le coup 
de sonnette, son cœur se mit à battre. 

Elle se jeta dans ses bras : — Bonjour, Bel-Ami. — Puis, 
trouvant froide son étreinte, elle le considéra, et demanda : 

— Qu'est-ce que tu as? 

— Assieds-toi, dit-il. Nous allons causer sérieusement. 
Elle s'assit sans ôter son chapeau, relevant seulement 

sa voilette jusqu'au-dessus du front, et elle attendit. 

Il avait baissé les yeux; il préparait son début. Il 
commença d'une voix lente : 

— Ma chère amie, tu me vois fort troublé, fort triste 
et fort embarrassé de ce que j'ai à t'avouer. Je t'aime 
beaucoup, je t'aime vraiment du fond du cœur, aussi la 
crainte de te faire de la peine m'afflige-t-elle plus encore 
que la nouvelle même que je vais t'app rendre. 

Elle pâlissait, se sentant trembler, et elle balbutia : — 
Qu'est-ce qu'il y a ? Dis vite ! 

Il prononça d'un ton triste mais résolu, avec cet acca- 
blement feint dont on use pour annoncer les malheurs 
heureux : — Il y a que je me marie. 


DEL-AMI. 233 


^ /. 


Elle poussa un soupir de femme qui va perdre con- 
naissance, un soupir douloureux venu du fond de la poi- 
trine, puis elle se mit à suffoquer, sans pouvoir parler, 
tant elle haletait. 

Voyant qu'elle ne disait rien, il reprit : — Tu ne te 
figures pas combien j'ai souffert avant d'arriver à cette 
résolution. Mais je n'ai ni situation ni argent. Je suis 
seul, perdu dans Paris. Il me fallait auprès de moi quel- 
qu'un qui fût surtout un conseil, une consolation et un 
soutien. C'est une associée, une alliée que j'ai cherchée 
et que j'ai trouvée ! 

Il se tut, espérant qu'elle répondrait, s'attendant à une^ 
colère furieuse, à des violences, à des injures. 

Elle avait appuyé une main sur son cœur comme pour 
le contenir et elle respirait toujours par secousses péni- 
bles qui lui soulevaient les seins et lui remuaient la tête. 

Il prit la main restée sur le bras du fauteuil ; mais elle 
la retira brusquement. Puis elle murmura comme tom- 
bée dans une sorte d'hébétude : — Oh !... mon Dieu... 

Il s'agenouilla devant elle, sans oser la toucher cepen- 
dant, et il balbutia, plus ému par ce silence qu'il ne l'eût 
été par des emportements : — Clo, ma petite Clo, com- 
prends bien ma situation, comprends bien ce que je suis 
Oh ! si j'avais pu t'épouser, toi, quel bonheur ! Mais tu 
es mariée. Que pouvais-je faire? Réfléchis, voyons, réflé- 
chis ! Il faut que je me pose dans le monde, et je ne le 
puis pas faire tant que je n'aurai pas d'intérieur. Si tu 
savais!.... Il y a des jours où j'avais envie de tuer ton 
mari 

Il parlait de sa voix douce, voilée, séduisante, une voix 
qui entrait comme une musique dans l'oreille. 

Il vit deux larmes grossir lentement dans les yeux fixes 
de sa maîtresse, puis couler sur ses joues, tandis que 


l34 BEL-AMI. 

deux autres se formaient déjà au bord des paupières. 

Il murmura : — Oh ! ne pleure pas, Clo, ne pleure pas, 
je t'en supplie. Tu me fends le cœur. 

Alors elle fit un effort, un grand effort pour être digne 
et fière ; et elle demanda avec ce ton chevrotant des 
temmes qui vont sangloter : 

— Qui est-ce î 

Il hésita une s 
comprenant qu'il le 
lait : — Madeleine 

m™= de Marelle 
tressaillit de tout 


qu'elle paraissait j 

avoir oublié qu'il ; 

était à ses pieds. 
Et deux gouttes 
transparentes se 
formaient sans cess 
ses yeux, tombaie 

Elle se leva. Duroy devina qu'elle 
allait partir sans lui dire un mot, sans reproches et sans 
pardon; et il en fut blessé, humilié au fond de l'âme. 
Voulant la retenir il saisit à pleins bras sa robe, enlaçant 
à travers l'étoffe ses jambes rondes qu'il sentit se roidir 
pour résister. 

Il suppliait: — Je t'en conjure, ne t'en va pas comme ça, 
Alors elle le regarda, de haut en bas, elle le regarda 


BEL-AMI. 23b 

avec cet œil mouillé, désespéré, si charmant et si triste 
qui montre toute la douleur d'un cœur de femme, et elle 
balbutia : — Je n'ai... je n'ai rien à dire... je n'ai... rien 
à faire... Tu... tu as raison... tu... tu... as bien choisi ce 
qu'il te fallait... 

Et s'étant dégagée d'un mouvement en arrière, elle 
s'en alla, sans qu'il tentât de la retenir plus longtemps. 

Demeuré seul, il se releva, étourdi comme s'il avait 
reçu un horion sur la tête; puis prenant son parti, il 
murmura : — Ma foi, tant pis ou tant mieux. Ça y 
est... sans scène. J'aime autant ça. — Et, soulagé d'un 
poids énorme, se sentant tout à coud libre, délivré, à 
l'aise pour sa vie nouvelle, il se mit à boxer contre le 
mur en lançant de grands coups de poing, dan? une 
sorte d'ivresse de succès et de force, comme s'il se fût 
battu contre la Destinée. 

Quand Mme Forestier lui demanda : — Vous avez pré- 
venu Mme de Marelle ? 

Il répondit avec tranquillité : — Mais oui... 

Elle le fouillait de son œil clair. 

— Et ça ne l'a pas émue ? 

— Mais non, pas du tout. Elle a trouvé ça très bien au 
contraire. 

La nouvelle fut bientôt connue. Les uns s'étonnèrent, 
d'autres prétendirent l'avoir prévu, d'autres encore sou- 
rirent en laissant entendre que ça ne les surprenait 
point. 

Le jeune homme qui signait maintenant D. de Cantel 
ses chroniques, Duroy ses échos, et du Roy les articles 
politiques qu'il commençait à donner de temps en temps, 
passait la moitié des jours chez sa fiancée qui le traitait 
avec une familiarité fraternelle où entrait cependant une 
tendresse vraie mais cachée, une sorte de désir dissimulé 


236 BEL-AMI, 




comme une faiblesse. Elle avait décidé que le mariage 
se ferait en grand^ecret, en présence des seuls témoins, 
et qu'on partirait le soir même pour Rouen. On irait le 
lendemain embrasser les vieux parents du journaliste, et 
on demeurerait quelques jours auprès d'eux. 

Duroy s'était efforcé de la faire renoncer à ce projet, 
mais n'ayant pu y parvenir, il s'était soumis, à la fin. 

Donc, le 10 mai étant venu, les nouveaux époux, ayant 
jugé inutiles les cérémonies religieuses, puisqu'ils n'a- 
vaient invité personne, rentrèrent pour fermer leurs 
malles, après un court passage à la mairie, et ils prirent 
à la gare Saint- Lazare le train de six heures du soir qui 
les emporta vers la Normandie. 

Ils n'avaient guère échangé vingt paroles jusqu'au mo- 
ment où ils se trouvèrent seuls dans le wagon. Dès qu'ils 
-^e sentirent en route, ils se regardèrent et se mirent à 
rire, pour cacher une certaine gêne, qu'ils ne voulaient 
point laisser voir. 

Le train traversait doucement la longue gare des Bati- 
gnolles, puis il franchit la plaine galeuse qui va des for- 
tifications à la Seine. 

Duroy et sa femme, de temps en temps, prononçaient 
quelques mots inutiles, puis se tournaient de nouveau 
vers la portière. 

Quand ils passèrent le pont d'Asnières une gaîté les 
saisit à la vue de la rivière couverte de bateaux, de 
pêcheurs et de canotiers. Le soleil, un puissant soleil de 
mai, répandait sa lumière oblique sur les embarcations et 
sur le fleuve calme qui semblait immobile, sans courant 
et sans remous, figé sous la chaleur et la clarté du jour 
finissant. Une barque à voile, au milieu de la rivière, 
ayant tendu sur ses deux bords deux grands triangles de 
toile blanche pour cueillir les moindres souffles de 


BEL-AMI. 23; 

brise, avait l'air d'un énorme oiseau prêt à s'envoler. 

Duroy murmura : — J'adore les environs de Paris, j'ai 
des souvenirs de fritures qui sont les meilleurs de mon 
existence. 

Elle répondit : — Et les canots ! Comme c'est gentil 
de glisser sur Teau au coucher du soleil. 

Puis ils se turent comme s'ils n'avaient point osé con- 
tinuer ces épanchements sur leur vie passée, et ils de- 
meurèrent, muets, savourant peut-être déjà la poésie des 
regrets. 

Duroy, assis en face de sa femme, prit sa main et la 
baisa lentement. 

— Quand nous serons revenus, dit-il, nous irons quel- 
quefois dîner à Chatou. 

Elle murmura : — Nous aurons tant de choses à faire ! 
— sur un ton qui semblait signifier : « Il faudra sacrifier 
l'agréable à l'utile. » 

Il tenait toujours sa main, se demandant avec inquié- 
tude par quelle transition il arriverait aux caresses. Il 
n'eût point été troublé de même devant l'ignorance d'une 
jeune fille ; mais l'intelligence alerte et rusée qu'il sentait 
en Madeleine rendait embarrassée son attitude. Il avait 
peur de lui sembler niais, trop timide ou trop brutal, 
trop lent ou trop prompt. 

Il serrait cette main par petites pressions, sans qu'elle 
répondît à son appel. Il dit : 

— Ça me semble très drôle que vous soyez ma femme. 
Elle parut surprise : — Pourquoi ça ? 

— Je ne sais pas. Ça me semble drôle. J'ai envie de 
vous embrasser, et je m'étonne d'en avoir le droit. 

Elle lui tendit tranquillement sa joue, qu'il baisa 
comme il eût baisé celle d'une sœur. 
Il reprit : — La première fois ^que je vous ai vue (vous 


238 BEL-AMI. 

savez bien, à ce dîner où m'avait invité Forestier), j'ai 
pensé : « Sacristi, si je pouvais découvrir une femme 
comme ça. » Eh bien ! c'est fait. Je l'ai. 

Elle murmura : — C'est gentil. — Et elle le regardait 
tout droit, finement, de son œil toujours souriant. 

Il songeait : « Je suis trop froid. Je suis stupide. Je 
devrais aller plus vite que ça. » Et il demanda : — 
Comment aviez-vous donc fait la connaissance de Fo- 
restier? 

Elle répondit, avec une malice provocante : 

— Est-ce que nous allons à Rouen pour parler de lui ? 

Il rougit : — Je suis bête. Vous m'intimidez beau- 
coup. 

Elle fut ravie : — Moi ! Pas possible ? D'où vient ça ? 

Il s'était assis à côté d'elle, tout près. Elle cria : — 
Oh! un cerf! 

Le train traversait la forêt de Saint-Germain ; et elle 
avait vu un chevreuil effrayé franchir d'un bond une 
allée. 

Duroy s'était penché pendant qu'elle regardait par la 
portière ouverte posa un long baiser, un baiser d'amant 
dans les èheveux de son cou. 

Elle demeura quelques moments immobile ; puis, rele- 
vant la tête : — Vous me chatouillez, finissez. 

Mais il ne s'en allait point, promenant doucement, en 
une caresse énervante et prolongée, sa moustache frisée 
sur la chair blanche. 

Elle se secoua ; — Finissez donc. 

Il avait saisi la tête de sa main droite glissée derrière 
elle, et il la tournait vers lui. Puis il se jeta sur sa bou- 
che comme un épervier sur une proie. 

Elle se débattait, le repoussait, tâchait de se dégager. 
Elle y parvint enfin, et répéta 2 


BEL-AMI. a39 

— Mais finissez donc 

Il ne l'écoutait plus, l'étreignant, la baisant d'une lèvre 
avide et frémissante, essayant de la renverser sur les 
'•"' ''" wagon. 



Elle se dégagea d'un grand effort, et, se levant avec 
vivacité : 

— Oh! voyops, Georges, finissez. Nous ne sommes 
pourtant plus des enfants, nous pouvons bien attendre 
Rouen. 

11 demeurait assis, très rouge, et glacé par ces mots 
raisonnables; puis, ayant repris quelque sang-froid: — 


240 DEL-AMI, 

Soit, j^attendraî, dit-il avec gaieté, mais je ne suis plus 
fichu de prononcer vingt paroles jusqu'à l'arrivée. Et 
songez que nous traversons Poissy. 

— C'est moi qui parlerai, dit-elle. 
Elle se rassit doucement auprès de lui. 

Et elle parla, avec précision, de ce qu'ils feraient à 
leur retour. Ils devaient conserver l'appartement qu'elle 
habitait avec son premier mari, et Duroy héritait aussi 
des fonctions et du traitement de Forestier à la Vie 
Française, 

Avant leur union, du reste, elle avait réglé, avec une 
sûreté d'homme d'affaires, tous les détails financiers du 
ménage. 

Ils s'étaient associés sous le régime de la séparation 
de biens, et tous les cas étaient prévus qui pouvaient 
survenir : mort, divorce, naissance d'un ou de plusieurs 
enfants. Le jeune homme apportait quatre mille francs, 
disait-il, mais, sur cette somme, il en avait emprunté 
quinze cents. Le reste provenait d'économies faites dans 
l'année, en prévision de l'événement. La jeune femme 
apportait quarante mille francs que lui avait laissés Fo- 
restier, disait-elle. 

Elle revint à lui, citant son exemple : — C'était un 
)garçon très économe, très rangé, très travailleur. Il 
aurait fait fortune en peu de temps. 

Duroy n'écoutait plus, tout occupé d'autres pensées. 

Elle s'arrêtait parfois pour suivre une idée intime, puis 
reprenait : 

— D'ici à trois ou quatre ans, vous pouvez fort bien 
gagner de trente à quarante mille francs par an. C'est ce 
qu'aurait eu Charles, s'il avait vécu. 

Georges, qui commençait à trouver longue la leçon, 
répondit : 


BEL-AMI. 34c 

— Il me semblait que nous n'allions pas à Rouen 
pour parler de lui. 

Elle lui donna une petite tape sur la joi^e : — C'est 
vrai, j'ai tort. — Elle riait. 

Il affectait de tenir ses mains sur ses genoux, comme 
les petits garçons bien sages. 

— Vous avez l'air niais, comme ça, — dit-elle. 

Il répliqua : — C'est mon rôle, auquel vous m'avez 
d'ailleurs rappelé tout à l'heure, et je n'en sortirai 
plus. 

Elle demanda : 

— Pourquoi? 

— Parce que c'est vous qui prenez la direction de la 
maison, et même celle de ma personne. Cela vous re- 
garde, en effet, comme veuve! 

Elle fut étonnée : 

— Que voulez-vous dire au juste? 

— Que vous avez une expérience qui doit dissiper 
mon ignorance, et une pratique du mariage qui doit dé- 
gourdir mon innocence de célibataire, voilà, na 1 

Elle s'écria : 

— C'est trop forti 
^' répondit : 

— C'est comme ça. Je ne connais pas les femmes, lîioi, 
— na, — et vous connaissez les hommes, vous, puisque 
vous êtes veuve, — na, — c'est vous qui allez faire mon 
éducation... ce soir — na — et vous pouvez même com- 
mencer tout de suite, si vous voulez, — na. 

Elle s'écria, très égayée : 

— Ohl par exemple, si vous comptez sur moi pour 
ça!... 

Il prononça, avec une voix de collégien qui bredouille 
sa leçon : — Mais oui, — na, — j'y compte. Je compte 

16 


'\. 


t 


242 BEL-AMI. 

même que vous me donnerez une instruction solide... en 
vingt leçons... dix pour les éléments... la lecture et la 
grammaire... dix pour les perfectionnements et la rhé- 
torique... Je ne sais rien, moi, — na. 
Elle s'écria, s'amusant beaucoup : 

— T'es bête. 
Il reprit : 

— Puisque tu commences par me.jut^er, j'imiterai 
aussitôt cet exemple, et je, te dirai, mon amour, que je 
t'adore de plus en plus, de seconde en seconde, et que 
je trouve Rouen bien loin ! 

Il parlait maintenant avec des intonations d'acteur, 
avec un jeu plaisant de figure qui divertissaient la jeune 
femme habituée aux manières et aux joyeusetés de la 
grande bohème des hommes de lettres. 

Elle le regardait de côté, le trouvant vraiment char- 
mant, éprouvant l'envie qu'on a de croquer un fruit sur 
l'arbre, et l'hésitation du raisonnement qui conseille 
d'attendre le dîner pour le manger à son heure. 

Alors elle dit, devenant un peu rouge aux pensées qui 
l'assaillaient : 

— Mon petit élève, croyez mon expérience, ma grande 
expérience. Les baisers en wagon ne valent rien. Ils 
tournent sur l'estomac. 

Puis elle rougit davantage encore, en murmurant : — 
Il ne faut jamais couper son blé en herbe. 

Il ricanait, excité par les sous-entendus qu'il sentait 
glisser dans cette jolie bouche ; et il fît le signe de la 
croix avec un marmottement des lèvres, comme s'il eût 
murmuré une prière, puis il déclara : — Je viens de me 
mettro sous la protection de saint Antoine, patron des 
Tentations. Maintenant, je suis de bronze. 

La nuit venait doucement, enveloppant d'ombre trans- 


BEL-AMI. 243 

parente, comme d'un crêpe léger, la grande campagne 
qui s'étendait à droite. Le train longeait la Seine ; et les 
jeunes gens se mirent à regarder dans le fleuve, déroulé 
comme un large ruban de métal poli à côté de la voie, 
des reflets rouges, des taches tombées du ciel que le 
soleil en s'en allant avait frotté de pourpre et de feu. 
Ces lueurs s'éteignaient peu à peu, devenaient foncées, 
s'assombrissant tristement. Et la campagne se noyait 
dans le noir, avec ce frisson sinistre, ce frisson de mort 
que chaque crépuscule fait passer sur la terre. 

Cette mélancolie du soir entrant par la portière ou- 
verte, pénétrait les âmes, si gaies tout à l'heure, des 
deux époux devenus silencieux. 

Ils s^étaient rapprochés Tun de l'autre pour regarder 
cette agonie du jour, de ce beau jour clair de mai. 

A Mantes, on avait allumé le petit quinquet à l'huile 
qui répandait sur le drap gris des capitons sa clarté 
jaune et tremblotante. 

Duroy enlaça la taille de sa femme et la serra contre 
lui. Son désir aigu de tout à l'heure devenait de la ten- 
dresse, une tendresse alanguie, une envie molle de me- 
nues caresses consolantes, de ces caresses dont on 
berce les enfants. 

Il murmura, tout bas : — Je t'aimerai bien, ma petite 
Made. 

La douceur de cette voix émut la jeune femme, lui fît 
passer sur la chair un frémissement rapide, et elle offrit 
sa bouche, en se penchant sur lui, car il avait posé sa 
joue sur le tiède appui des seins. 

Ce fut un très long baiser, muet et profond, puis^ 
un sursaut, une brusque et folle étreinte, une courte 
lutte essoufflée, un accouplement violent et maladroit. 
Puis ils restèrent aux bras l'un de l'autre, un peu déçus 


tous deux, las et tendres encore, jusqu'à ce que le 
stfAet du train annonçât une gare prochaine. 

* .. Elledéclara, 


it très 
Nous 
is des 


petite Mjde. 
Jusqu'à Rouen ils demeurèrent presque immobiles, la 
joue contre la joue, les yeux dans ia nuit de la portière 
où l'on voyait passer parfois les lumières des maisons; 
et ils rêvassaient, contents de se sentir si proches et dans 
l'attente grandissante d'une étreinte plus intime et plus 
libre. 


BEL-AMI. 24s 

Ils descendirent dans un hôtel dont les fenêtres don- 
naient sur le quai, et ils se mirent au lit après avoir un 
peu soupe, très peu. 

La femme de chambre les réveilla, le lendemain, lors- 
que huit heures venaient de sonner. 

Quand ils eurent bu la tasse de thé posée sur la table 
de nuit, Duroy regarda sa femme, puis brusquement, 
avec rélan joyeux d'un homme heureux qui vient de 
trouver un trésor, il la saisit dans ses bras, en baltu- 
tiant : — Ma petite Made, je sens que je t'aime beau- 
coup... beaucoup... beaucoup... 

Elle souriait de son sourire confiant et satisfait et elle 
murmura, en lui rendant ses baisers : — Et moi aussi... 
peut-être. 

Mais il demeurait inquiet de cette visite à ses parents 
Il avait déjà souvent prévenu sa femme ; il l'avait pré* 
parée, sermonnée. Il crut bon de recommencer. 

— Tu sais, ce sont des paysans, des paysans de cam- 
pagne, et non pas d'opéra-comique. 

— Elle riait : — Mais je le sais, tu me l'as assez dit. 
Voyons, lève-toi et laisse-moi me lever aussi. 

Il sauta du lit, et mettant ses chaussettes : 

— Nous serons très mal à la maison, très mal. Il n'y 
a qu'un vieux lit à paillasse dans ma chambre. On ne 
connaît pas les sommiers, à Canteleu. 

Elle semblait enchantée : — Tant mieux. Ce sera 
charmant de mal dormir... auprès de... auprès de toi... 
et d'être réveillée par le chant des coqs. 

Elle avait passé son peignoir, un grand peignoir de 
flanelle blanche, que Duroy reconnut aussitôt. Cette vue 
lui fut désagréable. Pourquoi? Sa femme possédait, il 
le savait bien, une douzaine entière de ces vêtements de 
matinée. Elle ne pouvait pourtant point détruire son 


24^ BEL-AMI. 

trousseau pour en acheter un neuf? N'importe, îl eût 
voulu que son linge de chambre, son linge de nuit, son 
linge d'amour ne fût plus le même qu'avec l'autre. Il lui 
semblait que l'étoffe moelleuse et tiède devait avoir 
gardé quelque chose du contact de Forestier. 

Et il alla vers la fenêtre en allumant une cigarette. 

La vue du port, du large fleuve plein de navires aux 
mâts légers, de vapeurs trapus, que des machines tour- 
nantes vidaient à grand bruit sur les quais, le remua, 
bien qu'il connût cela depuis longtemps. Et il s'écria : 

— Bigre, que c'est beau ! 

Madeleine accourut et posant ses, deux mains sur une 
épaule de son mari, penchée vers lui dans un geste 
abandonné, elle demeura ravie, émue. Elle répétait : — 
Oh! que c'est joli! que c'est joli! Je ne savais pas qu'il y 
eût tant de bateaux que ça? 

Ils partirent une heure plus tard, car ils devaient dé- 
jeuner chez les vieux, prévenus depuis quelques jours. 
Un fiacre découvert et rouillé les emporta avec un bruit 
de chaudronnerie secouée. Ils suivirent un long boule- 
vard assez laid, puis traversèrent des prairies où coulait 
une rivière, puis ils commencèrent à gravir la côte. 

Madeleine fatiguée s'était assoupie sous la caresse 
pénétrante du soleil qui la chauffait délicieusement au 
fond de la vieille voiture, comme si elle eût été couchée 
dans un bain tiède de lumière et d'air champêtre. 

Son mari la réveilla : 

— Regarde, dit-il. 

Ils venaient de s'arrêter aux deux tiers de la montée, 
à un endroit renommé pour la vue, où l'on conduit tous 
les voyageurs. 

On dominait l'immense vallée, longue et large que le 
fleuve clair parcourait d'un bout à l'autre, avec de 


BEL-AMI. 147 

grandes ondulations. On le voyait venir de là-bas, taché 
par des îles nombreuses et décrivant une courbe avant 
de traverser Rouen. Puis la ville apparaissait sur la rive 
droite, un peu noyée dans la brume matinale, avec des 
éclats de soleil sur ses toits, et ses mille clochers légers, 
pointus ou trapus, frêles et travaillés comme des, bijoux 
géants, ses tours carrées ou rondes coiffées de couronnes 
héraldiques, ses beffrois, ses clochetons, tout le peuple 
gothique des sommets d'églises que dominait la flèche 
aiguë de la cathédrale, surprenante aiguille de bronze, 
laide, étrange et démesurée, la plus haute qui soit au 
monde. 

Mais en face, de l'autre côté du fleuve, s'élevaient, 
rondes et renflées à leur faîte, les minces cheminées 
d'usines du vaste faubourg de Saint-Sever. 

Plus nombreuses que leurs frères les clochers, elles 
dressaient jusque dans la campagne lointaine leurs lon- 
gues colonnes de briques et soufflaient dans le ciel bleu 
leur haleine noire de charbon. 

Et la plus élevée de toutes, aussi haute que la pyra- 
mide de Chéops, le second des sommets dus au travail 
humain, presque l'égale de sa fière commère la flèche de 
la cathédrale, la grande pompe à feu de la Foudre sem- 
blait la reine du peuple travailleur et fumant des usines, 
comme sa voisine était la reine de la foule pointue des 
monuments sacrés. 

Là-bas, derrière la ville ouvrière, s'étendait une forêt 
de sapins; et la Seine, ayant passé entre les deux cités, 
continuait sa route, longeait une grande côte onduleuse 
boisée en haut et montrant par places ses os de pierre 
blanche, puis elle disparaissait à l'horizon après avoir 
encore décrit une longue courbe arrondie. On voyait des 
navires montant et descendant le fleuve, traînés par des 


34^ BEL-AMI. 

barques à vapeur grosses comme des mouches et qui 
crachaient une fumée épaisse. Des îles, étalées sur l'eau, 
s'alignaient toujours Tune au bout de l'autre, ou bien 
laissant entre elles de grands intervalles, comme les 
grains inégaux d'un chapelet verdoyant. 

Le cocher du fiacre attendait que les voyageurs 
eussent fini de s'extasier. Il connaissait par expérience 
la durée de l'admiration de toutes les races de prome- 
neurs. 

Mais quand il se remit en marche, Duroy aperçut sou- 
dain, à quelques centaines de mètres, deux vieilles gens 
qui s'en venaient, et il sauta de la voiture, en criant : — 
Les voilà. Je les reconnais. 

C'étaient deux paysans, l'homme et la femme, qui mar- 
chaient d'un pas irrégulier, en se balançant et se heur- 
tant parfois de l'épaule. L'homme était petit, trapu, rouge 
et un peu ventru, vigoureux malgré son âge.; la femme, 
grande, sèche, voûtée, triste, la vraie femme de peine 
des champs qui a travaillé dès l'enfance et qui n'a 
jamais ri, tandis que le mari blaguait en buvant avec les 
pratiques. 

Madeleine aussi était descendue de voiture et elle 
regardait venir ces deux pauvres êtres avec un serre- 
ment de cœur, une tristesse qu'elle n'avait point prévue. 
Ils ne reconnaissaient point leur fils, ce beau monsieur, et 
ils n'auraient jamais deviné leur bru dans cette belle 
dame en robe claire. 

Ils allaient, sans parler, et vite, au-devant de l'enfant 
attendu, sans regarder ces personnes de la ville qme sui- 
vait une voiture. 

Ils passaient. Georges, qui riait, cria : — Bonjou, pé 
Duroy. 

Ils s'arrêtèrent net, tous les deux, stupéfaits d'abord, 


BEL-AMI. 149 

puis abrutis de surprise. La vieille se remit la première 
et balbutia, sans faire un pas : — C'est-i té, not'fieuf 

Le Jeune homme répondit : — Mais oui, c'est moi, la 
mé Duroy 1 — et marchant à elle il l'embrassa sur les 
deus )Oues, d'un gros baiser de fils. Puis il frotta ses 


tempes contre les tempes du père, qui avait 8té sa cas- 
quette, une casquette à la mode de Rouen, en soie noire, 
très haute, pareille k celle des marchands de bœufs. 

Puis Georges annonça : — Voilà ma femme. — Et les 
deux campagnards regardèrent Madeleine. Ils la regar- 
dèrent comme on regarde un phénomène, avec une 
crainte inquiète, jointe à une sorte d'approbation satis- 


25o BEL-AMI. 

faite chez le père, à une inimitié jalouse chez la mère. 
L'homme, qui était d'un naturel joyeux, tout imbibé 
par une gaieté de cidre doux et d'alcool, s'enhardit et 
demanda, avec une malice au coin de l'œil : 

— J' pouvons-t-il l'embrasser tout d' même ? 

Le fils répondit : — Parbleu. — Et Madeleine, mal à 
l'aise, tendit ses deux joues aux bécots sonores du pay- 
san qui s'essuya ensuite les lèvres d'un revers de main. 

La vieille, à son tour, baisa sa belle-fille avec une ré- 
serve hostile. Non, ce n'était point la bru de ses rêves, 
la grosse et fraîche fermière, rouge comme, une pomme 
et ronde comme une jument poulinière. Elle avait l'air 
d'une traînée, cette dame-là, avec ses falbalas et son 
musc. Car tous les parfums, pour la vieille, étaient du 
musc. 

Et on se remit en marche à la suite du fiacre qui por- 
tait la malle des nouveaux époux. 

Le vieux prit son fils par le bras, et le retenant en ar- 
rière, il demanda avec intérêt : 

— Eh ben, ça va-t-il, les affaires? 

— Mais oui, très bien. 

— Allons, suffit, tant mieux ! Dis-mé, ta femme, est-i 
aisée? 

Georges répondit : — Quarante mille francs. 

Le père poussa un léger sifflement d'admiration et ne 
put que murmurer : — Bougre ! — tant il fut ému par 
la somme. Puis il ajouta avec une conviction sérieuse : 
— Nom d'un nom, c'est une belle femme. — Car il la 
trouvait de son goût, lui. Et il avait passé pour connaît- 
seur, dans le temps. 

Madeleine et la mère marchaient côte à côte, sans 
dire un mot. Les deux hommes les rejoignirent. 

On arrivait au village, un petit village en bordure sur 


BEL-AMI. 25i 

la route, formé de dix maisons de chaque côté, maisons 
de bourg et masures de fermes, les unes en briques, les 
autres en argile, celles-ci coiffées de chaume et celles-là 
d'ardoises. Le café du père Duroy : « A la belle vue », 
une bicoque composée d'un rez-de-chausséè et d'un gre- 
nier, se trouvait à l'entrée du pays, à gauche. Une bran- 
che de pin, accrochée sur la porte, indiquait, à la mode 
ancienne, que les gens altérés pouvaient entrer. 

Le couvert était mis dans la salle du cabaret, sur deux 
tables rapprochées et cachées par deux serviettes. Une 
voisine, venue pour aider au service, salua d'une grande 
révérence en voyant apparaître une aussi belle dame, 
puis reconnaissant Georges, elle s'écria : — Seigneur 
Jésus, c'est-i té, petiot ? 

Il répondit gaiement : — Oui, c'est moi, la mé Brulin ! 

Et il l'embrassa aussitôt comme il avait embrassé père 
et mère. 

Puis il se tourna vers sa femme : — Viens dans notre 
chambre, dit-il, tu te débarrasseras de ton chapeau. 

Il la fit entrer par la porte de droite dans une pièce 
froide, carrelée, toute blanche, avec ses murs peints 
à la chaux et son lit aux rideaux de coton. Un crucifix 
au-dessus d'un bénitier, et deux images coloriées re- 
/. présentant Paul et Virginie sous un palmier bleu et 
Napoléon 1er sur un cheval jaune, ornaient seuls cet 
appartement propre et désolant. 

Dès qu'ils furent seuls, il embrassa Madeleine : — 
Bonjour, Made. Je suis content de revoir les vieux. 
Quand on est à Paris, on n'y pense pas, et puis quand 
on se retrouve, ça fait plaisir tout de même. 

Mais le père criait en tapant du poing la cloison : — 
Allons, allons, la soupe est cuite. 

Et il fallut se mettre à table. 


a5a BEL-AMI. 

Ce fut un long déjeuner de paysans avec une suite de 
plats mal assortis, une andouille après un gigot, une 
omelette après Tandouille. Le père Duroy, mis en joie 
par le cidre et quelques verres de vin, lâchait le robinet 
de ses plaisanteries de choix, celles qu'il réservait pour 
les grandes fêtes, histoires grivoises et malpropres arri- 
vées à ses amis, affirmait-il. Georges, qui les connaissait 
toutes, riait cependant, grisé par Pair natal, ressaisi par 
l'amour inné du pays, des lieux familiers dans l'enfance, 
par toutes les sensations, tous les souvenirs retrouvés, 
toutes les choses d'autrefois revues, des riens, une mar- 
que de couteau dans une porte, une chaise boiteuse rap- 
pelant un petit fait, des odeurs de sol, le grand souffle de 
résine et d'arbres venu de la forêt voisine, les senteurs 
du logis, du ruisseau, du fumier. 

La mère Duroy ne parlait point, toujours triste et sé- 
vère, épiant de l'œil sa bru avec une haine éveillée dans 
le cœur, une haine de vieille travailleuse, de vieille rus- 
tique aux doigts usés, aux membres déformés par les 
dures besognes, contre cette femme de ville qui lui in- 
spirait une répulsion de maudite, de réprouvée, d'être 
impur fait pour la fainéantise et le péché. Elle se levait 
à tout moment pour aller chercher les plats, pour verser 
dans les verres la Ifoisson jaune et aigre de la carafe ou 
le cidre roux mousseux et sucré des bouteilles dont le 
bouchon sautait comme celui de la limonade gazeuse. 

Madeleine ne mangeait guère, ne parlait guère, de- 
meurait triste avec son sourire ordinaire figé sur les lè- 
vres, mais un sourire morne, résigné. Elle était déçue, 
navrée. Pourquoi? Elle avait youlu venir. Elle n'igno- 
rait point qu'elle allait chez des paysans, chez de petits 
paysans. Comment les avait-elle donc rêvés, elle, qui ne 
rêvait pas d'ordinaire ? 


BEL-AMI. 253 

Le savait-elle ? Est-ce que les femmes n'espèrent point 
toujours autre chose que ce qui est ! Les avait-elle vus 
de loin plus poétiques? Non, mais plus littéraires peut- 
être, plus nobles, plus affectueux, plus décoratifs. Pour- 
tant elle ne les désirait point distingués comme ceux 
des romans. D'où venait donc qu'ils la choquaient par 
mille choses menues, invisibles, par mille grossièretés 
insaisissables, par leur nature même de rustres, par ce 
qu'ils disaient, par leurs gestes et leur gaieté ? 

Elle se rappelait sa mère à elle, dont elle ne parlait ja- 
mais à personne, une institutrice séduite, élevée à Saint- 
Denis et morte de misère et de chagrin quand Madeleine 
avait douze ans. Un inconnu avait fait élever la petite 
fille. Son père, sans doute? Qui était-il? Elle ne le sut 
point au juste, bien qu'elle eût de vagues soupçons. 

Le déjeuner ne finissait pas. Des consommateurs en- 
traient maintenant, serraient les mains du père_^uroy, 
s'exclamaient en voyant le fils, et, regardant de côté 
la jeune femme, clignaient de l'œil avec malice; ce 
qui signifiait : « Sacré mâtin ! elle n'est pas piquée des 
vers, l'épouse à Georges Duroy. » 

D'autres, moins intimes, s'asseyaient devant les tables 
de bois, et criaient : — Un litre ! — Une chope ! — Deux 
fines ! — Un raspail ! — Et ils se mettaient à jouer aux 
dominos en tapant à grand bruit les petits carrés d'os 
blancs et noirs. 

La mère Duroy ne cessait plus d'aller et de venir, ser- 
vant les pratiques avec son air lamentable, recevant 
l'argent, essuyant les tables du coin de son tablier 
bleu. 

La fumée des pipes de terre et des cigares d'un sou 
emplissait la salle. Madeleine se mit à tousser et de- 
manda : — Si nous sortions ? je n'en puis plus. 


'< 


254 BEL-AMI. 

On n'avait point encore fini. Le vieux Duroy fut mé- 
content. Alors elle se leva et alla s'asseoir sur une 
chaise, devant la porte, sur la route, en attendant que 
son beau-père et son mari eussent achevé leur café et 
leurs petits verres. 

Georges la rejoignit bientôt. — Veux-tu dégringoler 
jusqu'à la Seine? dit-il. 

Elle accepta avec joie : — Oh ! oui. Allons. 

Ils descendirent la montagne, louèrent un bateau à 
Croisset, et ils passèrent le reste de l'après-midi le long 
d'une île, sous les saules, somnolents tous deux, dans 
la chaleur douce du printemps, et bercés par les petites 
vagues du fleuve. 

Puis ils remontèrent à la nuit tombante. 

Le repas du soir, à la lueur d'une chandelle, fut plus 
pénible encore pour Madeleine que celui du matin. Le 
père Duroy, qui avait une demi-saoulerie, ne parlait 
plus. La mère gardai^ sa mine revêche. 

La pauvre lumière jetait sur les murs gris les ombres 
des têtes avec des nez énormes et des gestes démesurés. 
On voyait parfois une main géante lever une fourchette 
pareille à une fourche vers une bouche qui s'ouvrait 
comme une gueule de monstre, quand quelqu'un, se 
tournant un peu, présentait son profil à la flamme jaune 
et tremblotante. 

Dès que le dîner fut achevé, Madeleine entraîna son 
mari dehors pour ne point demeurer dans cette salle 
sombre où flottait toujours une odeur acre de vieilles 
pipes et de boissons répandues. 

Quand ils furent sortis : 

— Tu t'ennuies déjà, dit-il. 

Elle voulut protester. Il l'arrêta : — Non. Je l'ai bien 
vu. Si tu le désires, nous repartirons demain. 


BEL-AMI. c55 

Elle murmura : 

— Oui. Je veux bien 

Ils allaient devant eux doucement. C'était une nuit 
tiède dont l'ombre caressante et profonde semblait 
pleine de bruits légers, de frôlements, de souffles. Ils 
étaient entrés dans une allée étroite, sous des arbres très 
hauts, entre deux taillis d'un noir impénétrable. 

Elle demanda : 

— Où sommes-nous ? 
Il répondit : 

— Dans la forêt. 

— Elle est grande ? 

— Très grande, une des plus grandes de la France. 
Une senteur de terre, d'arbres, de mousse, ce parfum 

frais et vieux des bois touffus, fait de la sève des bour- 
geons et de l'herbe morte et moisie des fourrés, semblait 
dormir dans cette allée. En levant la tête, Madeleine 
apercevait des étoiles entre les sommets des arbres, et 
bien qu'aucune brise ne remuât les branches, elle sen- 
tait autour d'elle la vague palpitation de cet océan 
de feuilles. 

Un frisson singulier lui passa dans l'âme et lui courut 
sur la peau; une angoisse confuse lui serra le cœur. 
Pourquoi? Elle ne comprenait pas. Mais il lui semblait 
qu'elle était perdue, noyée, entourée de périls, aban- 
donnée de tous, seule, seule au monde, sous cette voûte 
vivante qui frémissait là-haut. 

Elle murmura : 

— J'ai un peu peur. Je voudrais retourner. 

— Eh bien, revenons. 

— Et./, nous repartirons pour Paris demain? 

— Oui, demain. 

— Demain matin. 


256 BEL-AMI. 

— Demain matin, si tu veux. 

Ils rentrèrent. Les vieux étaient couchés. Elle dormit 
mal, réveillée sans cesse par tous les bruits nouveaux 
pour elle de la campagne, les cris des chouettes, le 
grognement d*un porc enfermé dans une hutte con- 
tre le mur, et le chant d'un coq qui claironna dès mi- 
nuit. 

Elle fut levée et prête à partir aux premières lueurs de 
l'aurore. 

Quand Georges annonça aux parents qu'il allait s'en 
retourner, ils demeurèrent saisis tous deux, puis ils com- 
prirent d'où venait cette volonté. 

Le père demanda simplement : — J' te r'verrons-ti 
bientôt ? 

— Mais oui. Dans le courant de l'été. 

— Allons, tant mieux. 
La vieille grogna : 

— J' te souhaite de n' point r'gretter.c'qué t'as fait. 

Il leur laissa deux cents francs en cadeau, pour calmer 
leur mécontentement ; et le fiacre, qu'un gamin était allé 
chercher, ayant paru vers dix heures, les nouveaux époux 
embrassèrent les vieux paysans et repartirent. 

Comme ils descendaient la côte, Duroy se mit à rire : 

— Voilà, dit-il, je t'avais prévenue. Je n'aurais pas dû 
te faire connaître Monsieur et Madame du Roy de Gan- 
tel, père et mère. 

Elle se mit à rire aussi, et répliqua : — Je suis enchantée 
maintenant. Ge sont de braves gens que je commence à 
aimer beaucoup. Je leur enverrai des gâteries de Paris. 

Puis elle murmura : « Du Roy de Gantel »... Tu verras 
que personne ne s'étonnera de nos lettres de faire-part. 
Nous raconterons que nous avons passé huit jours dans 
la propriété de tes parents. 


BEL-AMI. »57 

Et, se rapprochaiu de lui, elle effleura d'un baiser le 
bout de sa mouslaclie : » Bonjour, Geo 1 » 

Il répondit : u Bonjour, Made » en passant une main 
derrière sa taille. 

On apercevait au loin, dans le fond de la vallée, le 
grand fleuve déroulé comme un ruban d'argent sous le 
soleil du matin, et toutes les cheminées des usines qui 
soufflaient dans te ciel leurs nuages de charbon, et tous 
les clochers pointus dresses sur la vieille cité. 


' ' " -' Les Du 

lioy étaient 

puis deux 
jours et le 
journaliste 
avait repris 
hncienne besogne 
«ndant qu'il quit- 
service des échos 
s'emparer défi- 
îment des fonc- 
de Forestier et 
snsacrer tout à 
la politique, 
emontaitchezlui, 
ir-là, au logis de 
prédécesseur, le 
,, . cœur joyeux, pour dîner, avec le désir 

éveillé d'embrasser tout â l'heure sa femme dont il subis- 
it le charme physique et l'insensible domina- 
devant une fleuriste, au bas de la ruâ 


BEL-AMI. 259 

Notre-Dame-de-Lorette, il eut l'idée d'acheter un bou- 
quet pour Madeleine et il prit une grosse botte de roses 
à peine ouvertes, un paquet de boutons parfumés. 

A chaque étage de son nouvel escalier il se regardait 
complaisamment dans cette glace dont la vue lui rappe- 
lait sans cesse sa première entrée dans la maison. 

Il sonna, ayant oublié sa clef, et le même domestique, 
qu'il avait gardé aussi sur le conseil de sa femme, vint 
ouvrir. 

Georges demanda : — Madame est rentrée? 

— Oui, monsieur. 

Mais en traversant la salle à manger il demeura fort 
surpris d'apercevoir trois couverts ; et, la portière du 
salon étant soulevée, il vit Madeleine qui disposait dans 
un vase de la cheminée une botte de roses toute pareille 
à la sienne. Il fut contrarié, mécontent, comme si on lui 
eût volé son idée, son attention et tout le plaisir qu'il en 
attendait. 

Il demanda en entrant : — Tu as donc invité quel- 
qu'un ? 

Elle répondit sans se retourner, en continuant à ar- 
ranger ses fleurs : — Oui et non. C'est mon vieil ami le 
comte de Vaudrec qui a l'habitude de dîner ici tous les 
lundis, et qui vient comme autrefois. 

Georges murmura : — Ah ! très bien. 

Il restait debout derrière elle, son bouquet à la main, 
avec une envie de le cacher, de le jeter. Il dit cepen- 
dant : — Tiens, je t'ai apporté des roses ! 

Elle se retourna brusquement, toute souriante, criant : 
— Ah ! que tu es gentil d'avoir pensé à ça. 

Et elle lui tendit ses bras et ses lèvres avec un élan de 
plaisir si vrai qu'il se sentit consolé. 

Elle prit les fleurs, les respira, et, avec une vivacité 


26o BEL-AMI. 

d'enfant ravie, les plaça dans le vase resté vide en face 
du premier. Puis elle murmura en regardant l'effet : 

— Que je suis contente ! Voilà ma cheminée garnie 
maintenant. 

Elle ajouta presque aussitôt, d'un air convaincu : 

— Tu sais, il est charmant, Vaudrec, tu seras tout de 
suite intime avec lui. 

Un coup de timbre annonça le comte. Il entra, tran- 
quille, très à l'aise, comme chez lui. Après avoir baisé 
galamment les doigts de la jeune femme il se tourna 
vers le mari et lui tendit la main avec cordialité en de- 
mandant : — Ça va bien, mon cher Du Roy? 

Il n'avait plus son air roide, son air gourmé de jadis, 
mais un air affable, révélant bien que la situation n'était 
plus la même. Le journaliste, surpris, tâcha de se mon- 
trer gentil pour répondre à ces avances. On eût cru, 
après cinq minutes, qu'ils se connaissaient et s'adoraient 
depuis dix ans. 

Alors Madeleine, dont le visage était radieux, leur 
dit : — Je vous laisse ensemble. J'ai besoin de jeter un 
coup d'œil à ma cuisine. — Et elle se sauva, suivie par 
le regard des deux hommes. 

Quand elle revint, elle les trouva causant théâtre, à 
propos d'une pièce nouvelle, et si complètement du 
même avis qu'une sorte d'amitié rapide s'éveillait dans 
leurs yeux à la découverte de cette absolue parité 
d'idées. 

Le dîner fut charmant, tout intime et cordial ; et le 
comte demeura fort tard dans la soirée, tant il se 
sentait bien dans cette maison, dans ce joli nouveau 
ménage. 

Dès qu'il fut parti, Madeleine dit à son mari : 

— N'est-ce pas qu'il est parfait? Il gagne du tout au 


BEL-AMI. 261 

tout à être connu. En voilà un bon ami, sûr, dévoué, 
fidèle. Ah ! sans lui... 

Elle n'acheva point sa pensée, et Georges répon- 
dit : 

— Oui, je le trouve fort agréable. Je crois que nous 
nous entendrons très bien. 

Mais elle reprit aussitôt : — Tu ne sais pas, nous 
avons à travailler, ce soir, avant de nous coucher. Je 
n'ai pas eu le temps de te parler de ça avant dîner, parce 
que Vaudrec est arrivé tout de suite. On m'a apporté 
des nouvelles graves, tantôt, des nouvelles du Maroc. 
C'est Laroche-Mathieu le député, le futur ministre, qui 
me les a données. Il faut que nous fassions un grand 
article, un article à sensation. J'ai des faits et des chif- 
fres. Nous allons nous mettre à la besogne immédiate- 
ment. Tiens, prends la lampe. 

Il la prit et ils passèrent dans le cabinet de travail. 

Les mêmes livres s'alignaient dans la bibliothèque qui 
portait maintenant sur son faîte les trois vases achetés 
au golfe Juan, par Forestier, la veille de son dernier 
jour. Sous la table, la chancelière du mort attendait les 
pieds de Du Roy qui s'empara, après s'être assis, du 
porte-plume d'ivoire, un peu mâché au bout par la dent 
de l'autre. 

Madeleine s'appuya à la cheminée, et ayant allumé 
une cigarette, elle raconta ses nouvelles, puis exposa 
ses idées, et le plan de l'article qu'elle rêvait. 

Il l'écoutait avec attention, tout en griffonnant des 
notes ; et quand elle eut fini il souleva des objections, 
reprit la question, l'agrandit, développa à son tour non 
plus un plan d'article, mais un plan de campagne contre 
le ministère actuel. Cette attaque serait le début. Sa femme 
avait cessé de fumer, tant son intérêt s'éveillait, tant 


Îi6â feËL-AMî. 

elle voyait large et loin en suivant la peûsèe de Georges. 

Elle murmurait de temps en temps : — Oui... oui... 
C'est très bon... C'est excellent... C'est très fort... 

Et quand il eut achevé, à son tour, de parler : 

— Maintenant écrivons, dit-elle. 

Mais il avait toujours le début difficile et il cherchait 
ses mots avec peine. Alors elle vint doucement se pen- 
cher sur son épaule et elle se mit à lui souffler ses phrases 
tout bas, dans l'oreille. 

De temps en temps elle hésitait et demandait : 

— Est-ce bien ça que tu veux dire ? 
Il répondait : — Oui, parfaitement. 

Elle avait des traits piquants, des traits venimeux de 
femme pour blesser le chef du conseil ; et elle mêlait des 
railleries sur son visage à celles sur sa politique, d'une 
façon drôle qui faisait rire et saisissait en même temps 
par la justesse de l'observation. 

Du Roy, parfois, ajoutait quelques lignes qui ren- 
daient plus profonde et plus puissante la portée d'une 
attaque. Il savait en outre l'art des sous-entendus per- 
fides, qu'il avait appris en aiguisant des échos ; et quand 
un fait donné pour certain par Madeleine lui paraissait 
douteux ou compromettant, il excellait à le faire deviner 
et à l'imposer à l'esprit avec plus de force que s'il l'eût 
affirmé. 

Quand leur article fut terminé, Georges le relut tout 
haut, en le déclamant. Ils le jugèrent admirable d'un 
commun accord et ils se souriaient, enchantés et sur- 
pris, comme s'ils venaient de se révéler l'un à l'autre. 
Ils se regardaient au fond des yeux, émus d'admiration 
et d'attendrissement; et ils s'embrassèrent avec élan, 
avec une ardeur d'amour communiquée de leurs esprits 
à leurs corps. 


. Du Roy reprit la lampe : — El maintenant, dodo, ■ 
dit-il avec ud regard allumé. 


Elle répondit: - 
éclairez la route. 


204 BEL-AMI. 

Il passa, et elle le suivit dans leur chambre en lui 
chatouillant le cou du bout du doigt, entre le col et les 
cheveux, pour le faire aller plus vite, car il redoutait 
cette caresse. 

L'article parut sous la signature de Georges du Roy de 
Cantel, et fit grand bruit. On s'en émut à la Chambre. 
Le père Walter en félicita Fauteur et le chargea de la 
rédaction politique de la Vie Française, Les échos re- 
vinrent à Boisrenard. 

Alors commença, dans le journal, une campagne ha- 
bile et violente contre le ministère qui dirigeait les 
affaires. L'attaque, toujours adroite et nourrie de faits, 
tantôt ironique, tantôt sérieuse, parfois plaisante, par- 
fois virulente, frappait avec une sûreté et une continuité 
dont tout le monde s'étonnait. Les autres feuilles citaient 
sans cesse la Vie Française, y coupaient des passages 
entiers; et les hommes du pouvoir s'informèrent si on 
ne pouvait pas bâillonner avec une préfecture cet ennemi 
inconnu et acharné. 

Du Roy devenait célèbre dans les groupes politiques. 
Il sentait grandir son influence à la pression des poi- 
gnées de main et à l'allure des coups de chapeau. Sa 
femme d'ailleurs l'emplissait de stupeur et d'admiration 
par l'ingéniosité de son esprit, l'habileté de ses infor- 
mations et le nombre de ses connaissances. 

A tout moment, il trouvait dans son salon, en rentrant 
chez lui, un sénateur, un député, un magistrat, un gé- 
néral, qui traitaient Madeleine en vieille amie, avec une 
familiarité sérieuse. Où avait-elle connu tous ces gens? 
Dans le monde, disait-elle. Mais comment avait-elle su 
capter leur confiance et leur affection? Il ne le compre- 
nait pas. 

— Ça ferait une rude diplomate, pensait-il. 


BEL-AMI. 265 

Elle rentrait souvent en retard aux heures des repas, 
essoufflée, rouge, frémissante, et, avant même d'avoir 
ôté son voile, elle disait : — J'en ai du nanan, aujour- 
d'hui. Figure-toi que le ministre de la justice vient de 
nommer deux magistrats qui ont fait partie des commis- 
sions mixtes. Nous allons lui flanquer un abatage dont 
il se souviendra. 

Et on flanquait un abatage au ministre, et on lui en 
reflanquait un autre le lendemain et un troisième le 
jour suivant. Le député Laroche-Mathieu qui dînait rue 
Fontaine tous les mardis, après le comte de Vaudrec qui 
commençait la semaine, serrait vigoureusement les 
mains de la femme et du mari avec des démonstrations 
de joie excessives. Il ne cessait de répéter : — Cristi, 
quelle campagne. Si nous ne réussissons pas après ça? 

Il espérait bien réussir en eflet à décrocher le porte- 
feuille des affaires étrangères qu'il visait depuis long- 
temps. 

C'était un de ces hommes politiques à plusieurs faces,, 
sans conviction, sans grands moyens, sans audace et 
sans connaissances sérieuses, avocat de province, joli 
homme de chef-lieu, gardant un équilibre de finaud . 
entre tous les partis extrêmes, sorte de jésuite républi- 
cain et de champignon libéral de nature douteuse, 
comme il en pousse par centaines sur le fumier popu- 
laire du suffrage universel-. 

Son machiavélisme de village le faisait passer pour 
fort parmi ses collègues, parmi tous les déclassés et les 
avortés dont on fait des députés. Il était assez soigné, 
assez correct, assez familier, assez aimable pour réussir. 
Il avait des succès dans le monde, dans la société mêlée, 
trouble et peu fine des hauts fonctionnaires du moment. 

On disait partout de lui : « Laroche sera ministre, » 


266 DEL-AMt. 

et il pensait aussi plus fermement que tous les autres 
que Laroche serait ministre. 

Il était un des principaux actionnaires du journal du 
père Walter, son collègue et son associé en beaucoup 
d'affaires de finances. 

Du Roy le soutenait avec confiance et avec des espé- 
rances confuses pour plus tard. Il ne faisait que conti- 
nuer d'ailleurs l'œuvre commencée par Forestier, à qui 
Laroche-Mathieu avait promis la croix, quand serait 
venu le jour du triomphe. La décoration irait sur la 
poitrine du nouveau mari de Madeleine; voilà tout. 
Rien n'était changé, en somme. 

On sentait si bien que rien n'était changé, que les 
confrères de Du Roy lui montaient une "scie dont il com- 
mençait à se fâcher. 

On ne l'appelait plus que Forestier. 

Aussitôt qu'il arrivait au journal, quelqu'un criait : — 
Dis donc, Forestier. 

Il feignait de ne pas entendre et cherchait les lettres 
dans son casier. La voix reprenait, avec plus de force : 
— Hél Forestier. — Quelques rires étouffés couraient. 

Comme Du Roy gagnait le bureau du directeur, celui 
qui l'avait appelé l'arrêtait : — Oh! pardon; c'est à 
toi que je veux parler. C'est stupide, je te confonds tou- 
jours avec ce pauvre Charles. Cela tient à ce que tes 
articles ressemblent bigrement aux siens. Tout le monde 
s'y trompe. 

Du Roy ne répondait rien, mais il rageait; et une co- 
lère sourde naissait en lui contre le mort. 

Le père Walter lui-même avait déclaré, alors qu'on 
s'étonnait de similitudes flagrantes de tournure et d'in- 
spiration entre les chroniques du nouveau rédacteur poli- 
tique et celles de l'ancien : — Oui, c'est du Forestier, 


BEL-AMÎ. ^67 

mais du Forestier plus nourri, plus nerveux, plus viril. 

Une autre fois, Du Roy en ouvrant par hasard l'ar- 
moire aux bilboquets avait trouvé ceux de son prédéces- 
seur avec un crêpe autour du manche, et le sien, celui 
dont il se servait quand il s'exerçait sous la direction de 
Saint-Potin, était orné d'une faveur rose. Tous avaient 
été rangés sur la même planche, par rang de taille; et 
une pancarte, pareille à celle des musées, portait écrit : 
« Ancienne collection Forestier et C^e, Forestier-Du 
Roy, successeur, breveté S. G. D. G. Articles inusables 
pouvant servir en toutes circonstances, même en 
voyage. » 

Il referma Tarmoire avec calme, en 'prononçant assez 
haut pour être entendu : 

— Il y a des imbéciles et des envieux partout. 

Mais il était blessé dans son orgueil, blessé dans sa 
vanité, cette vanité et cet orgueil ombrageux d'écri- 
vain, qui produisent cette susceptibilité nerveuse tou- 
jours en éveil, égale chez le reporter et chez le poète 
génial. 

Ce mot : « Forestier » déchirait son oreille; il avait 
peur de l'entendre, et se sentait rougir en l'entendant. 

Il était pour lui, ce nom, une raillerie mordante, plus 
qu'une raillerie, presque une insulte. Il lui criait: « C'est 
ta femme qui fait ta besogne comme elle faisait celle de 
l'autre. Tu ne serais rien sans elle. » 

Il admettait parfaitement que Forestier n'eût rien été 
sans Madeleine; mais quant à lui, allons donc ! 

Puis, rentré chez lui, l'obsession continuait. C'était la 
maison tout entière maintenant qui lui rappelait le 
mort, tout le mobilier, tous les bibelots, tout ce qu'il 
touchait. Il ne pensait guère à cela dans les premiers 
temps; mais la scie montée par ses confrères^ avait fait 


268 DEL-AMI. 

en son esprit une sorte de plaie qu'un tas de riens ina- 
perçus jusqu'ici envenimaient à présent. 

Il ne pouvait plus prendre un objet sans qu'il crût 
voir aussitôt la main de Charles posée dessus. Il ne 
regardait et ne maniait que des choses lui ayant servi 
autrefois, des choses qu'il avait achetées, aimées et pos- 
sédées. Et Georges commençait à s'irriter même à la 
pensée des relations anciennes de son ami et de sa 
femme. 

Il s'étonnait parfois de cette révolte de son cœur, qu'il 
ne comprenait point, et se demandait : « Comment 
diable cela se fait-il ? Je ne suis pas jaloux des amis de 
Madeleine. Je ne m'inquiète jamais de ce qu'elle fait. 
Elle rentre et sort à son gré, et le souvenir de cette 
brute de Charles me met en rage ! » 

Il ajoutait, mentalement : « Au fond, ce n'était qu'un 
crétin; c'est sans doute ça qui me blesse. Je me fâche 
que Madeleine ait pu épouser un pareil sot. » 

Et sans cesse il se répétait : « Comment se fait-il que 
cette femme-là ait gobé un seul instant un semblable 
animal? » 

Et sa rancune s'augmentait chaque jour par mille dé- 
tails insignifiants qui le piquaient comme des coups 
d'aiguille, par le rappel incessant de l'autre, venu d'un 
mot de Madeleine, d'un mot du domestique ou d'un mot 
de la femme de chambre. 

Un soir Du Roy qui aimait les plats sucrés de- 
manda : 

— Pourquoi n'avons-nous pas d'entremets? Tu n'en 
fais jamais servir. 

La jeune femme répondit gaiement : — C'est vrai, je 
n'y pense pas. Cela tient à ce que Charles les avait en 
horreur... 


DEL-AMI. a(K) 

Il lui coupa la parole dans un mouvement d'impatience 
dont il ne fut pas maître. 

— Ah ! lu sais, Charles commence à m'embêter. C'est 
toujours Charles par-ci, Charles par-là, Charles aimait 
ci, Charles aimait ça. Puisque Charles est crevé, qu'on 
le laisse tranquille. «. 

Madeleine regardait son mari avec stupeur, sans rien 
comprendre à cette colère subite. Puis, comme elle était 
fine, elle devina un peu ce qui se 
passait en lui, ce travail lent de 
jalousie posthume grandissant à 
chaque seconde par tout ce oui 
rappelait l'autre. 

Elle jugea cela puéril, 
peut-être, mais elle fut fiât- ' 1 
tée, et ne répondit rien. ' - 

Il s'en voulut, lui, de cette 
irritation qu'il n'avait pu 
cacher. Or, comme ils fai- 
saient, ce soir-là, après dî- 
ner, un article pour le len- 
demain, il s'embarrassa 

dans la chancelière. Ne parvenant point à la retourner, 
il la rejeta d'un coup de pied, et demanda en riant : 

— Charles avait donc toujours froid aus pattes? 

Elle répondit, riant aussi : — Oh ! il vivait dans la ter- 
reur des rhumes ; il n'avait pas la poitrine solide. 

Du Roy reprit, avec férocité: — Il l'a bien prouvé, 
d'ailleurs. — Puis il ajouta, avec galanterie : — Heu- 
reusement pour moi. — Et il baisa la main de sa 
femme. 

Mais en se couchant, toujours hanté par la même pen- 
sée, il demanda encore : — Est-ce que Charles portait des 


2'jo BEL-AMI. 

bonnets de coton pour éviter les courants d'air dans les 
oreilles ? 

Elle se prêta à la plaisanterie et répondit : — Non, un 
madras noué sur le front. 

Georges haussa les épaules et prononça avec un mépris 
d'homme supérieur : 

— Quel serin ! 

Dès lors, Charles devint pour lui un sujet d'entretien 
continuel. Il parlait de lui à tout propos, ne l'appelant 
plus que : « ce pauvre Charles », d'un air de pitié infinie. 

Et quand il revenait du journal, oii il s'était entendu 
deux ou trois fois interpeller sous le nom de Forestier, il 
se vengeait en poursuivant le mort de railleries haineuses 
au fond de son tombeau. Il rappelait ses défauts, ses 
ridicules, ses petitesses, les énumérait avec complai- 
sance, les développant et les grossissant comme s'il eût 
voulu combattre, dans le cœur de sa femme, l'influence 
d'un rival redouté. 

Il répétait : — Dis donc, Made, te rappelles-tu le jour 
où ce cornichon de Forestier a prétendu nous prouver 
que les gros hommes étaient plus vigoureux que les 
maigres ? 

Puis il voulut savoir sur le défunt un tas de détails in- 
times et secrets que la jeune femme, mal à l'aise, refusait 
de dire. Mais il insistait, s'obstinait. 

— Allons, voyons, raconte-moi ça. Il devait être bien 
drôle dans ce moment-là? 

Elle murmurait du bout des lèvres : 

— Voyons, laisse-le tranquille, à la fin. 

Il reprenait : — Non, dis-moi ! c'est vrai qu'il, devait 
être godiche au lit, cet animal I 

Et il finissait toujours par conclure : — Quelle brute 
c'était ! 


BEL-AMI. a?' 

Un soir, vers la fin de juin, comme il fumait une ci- 
garette à sa fenêtre, la grande chaleur de la soirée lui 
donna l'envie de faire une promenade. 

Il demanda : — Ma petite Made, veux-tu venir jusqu'au 
Bois ? 

— Mais oui, certainement. 

Ils prirent un fiacre découvert, gagnèrent les Champs- 
Elysées, puis l'avenue du Bois-de-Boulogne. C'était une 
nuit sans vent, une de ces nuits d'étuve où l'air de Paris 
surchauffé entre dans la poitrine comme une vapeur 
de four. Une armée de fiacres menait sous les arbres 
tout un peuple d'amoureux. Ils allaient, ces fiacres, l'un 
derrière Fautre, sans cesse. 

Georges et Madeleine s'amusaient à regarder tous ces 
couples enlacés, passant dans ces voitures, la femme en 
robe claire et l'homme sombre. C'était un immense 
fleuve d'amants qui coulait vers le Bois sous le ciel étoile 
et brûlant. On n'entendait aucun bruit que le sourd rou- 
lement des roues sur la terre. Ils passaient, passaient, les 
deux êtres de chaque fiacre, allongés sur les coussins j 
muets, serrés l'un contre l'autre, perdus dans l'hallucina- 
tion du désir, frémissant dans l'attente de l'étreinte pro- 
chaine* L'ombre chaude semblait pleine de baisers. Une 
sensation de tendresse flottante, d'amour bestial épandu, 
alourdissait l'air, le rendait plus étouffant. Tous ces gens 
accouplés, grisés de la même pensée, de la même 
ardeur, faisaient courir une fièvre autour d'eux. Toutes 
ces voitures chargées d'amour, syr qui semblaient volti- 
ger des caresses, jetaient sur leur passage une sorte de 
souffle sensuel, subtil et troublant. 

Georges et Madeleine se sentirent eux-mêmes gagnés 
par la contagion de la tendresse. Ils se prirent douce- 
ment la main, sans dire un mot, un peu oppressés par la 


272 BEL-AMI. 

pesanteur de l'atmosphère et par l'émotion qui les en- 
vahissait. 

Gomme ils arrivaient au tournant qui suit les fortifica- 
tions, ils s'embrassèrent, et elle balbutia un peu con- 
fuse : — Nous sommes aussi gamins qu'en allant à Rouen. 

Le grand courant des voitures s'était séparé à l'entrée 
des taillis. Dans le chemin des Lacs que suivaient les 
jeunes gens, les fiacres s'espaçaient un peu, mais la nuit 
épaisse des arbres, l'air vivifié par les feuilles et par 
l'humidité des ruisselets qu'on entendait couler sous les 
branches, une sorte de fraîcheur du large espace noc- 
turne tout paré d'astres, donnaient aux baisers des cou- 
ples roulants un charme plus pénétrant et une ombre 
plus mystérieuse. . 

Georges murmura : — Oh I ma petite Made, — en la 
serrant contre lui. 

Elle lui dit: — Te rappelles-tu la forêt de chez toi, 
comme c'était sinistre. Il me semblait qu'elle était 
pleine de bêtes affreuses et qu'elle n'avait pas de bout. 
Tandis qu'ici, c'est charmant. On sent des caresses dans 
le vent, et je sais bien que Sèvres est de l'autre côté du 
bois. 

Il répondit : — Oh ! dans la forêt de chez moi, il n'y 
avait pas autre chose que des cerfs, des renards, des 
chevreuils et des sangliers, et, par-ci, par-là, une mai- 
son de forestier. 

Ge mot, ce nom du mort sorti de sa bouche, le surprit 
comme si quelqu'un le lui eût crié du fond d'un fourré, 
et il se tut brusquement, ressaisi par ce malaise étrange 
et persistant, par cette irritation jalouse, rongeuse, in- 
vincible qui lui gâtait la vie depuis quelque temps. 

Au bout d'une minute, il demanda : — Es-tu venue 
quelquefois ici comme ça, le soir, avec Gharles? 


BEL-AMI. 2?^ 

Elle répondit : — Mais oui, souvent. 

Et, tout à coup, il eut envie de retourner chez eux, 
une envie nerveuse qui lui serrait le cœur. Mais l'image 
de Forestier était rentrée en son esprit, le possédait, Té- 
treignait. Il ne pouvait plus penser qu'à lui, parler que 
de lui. 

Il demanda, avec un accent méchant : 

— Dis donc, Made? 

— Quoi, mon ami? 

— L'as-tu fait cocu, ce pauvre Charles ? 

Elle murmura, dédaigneuse : — Que tu deviens bête 
avec ta rengaine. 
Mais il ne lâchait pas son idée. 

— Voyons, ma petite Made, sois bien franche, 
avoue-le? Tu Tas fait cocu, dis? Avoue que tu Pas fait 
cocu? 

Elle se taisait, choquée comme toutes les femmes le 
sont par ce mot. 

Il reprit, obstiné : — Sacristi, si quelqu'un en avait la 
tête, c'est bien lui, par exemple. Oh I oui, oh ! oui. C'est 
ça qui m'amuserait de savoir que Forestier était cocu. 
Hein ! quelle bonne binette de jobard? 

Il sentit qu'elle souriait à quelque souvenir peut-être, 
et il insista : — Voyons, dis-le. Qu'est-ce que ça fait? Ce 
serait bien drôle, au contraire, de m'avouer que tu l'as 
tromp<5, de m'avouer ça, à moi. 

Il frémissait, en effet, de l'espoir et de l'envie que 
Charles, l'odieux Charles, le mort détesté, le mort 
exécré, eût porté ce ridicule honteux. Et pourtant... 
pourtant une autre émotion, plus confuse, aiguillonnait 
son désir de savoir. 

Il répétait : — Made, ma petite Made, je t'en prie, dis» 
le. En voilà un qui ne l'aurait pas volé. Tu aurais eu joîi- 

i8 


274 BEL-AMI. 

ment tort de ne pas lui faire porter ça. Voyons, Made, 
avoue. 

Elle trouvait plaisante, maintenant, sans doute, cette 
insistance, car elle riait, par petits rires brefs, sac- 
cadés. 

Il avait mis ses lèvres tout près de l'oreille de sa 
femme : — Voyons... voyons... avoue-le?... 

Elle s'éloigna d'un mouvement sec, et déclara brus- 
quement : — Mais tu es stupide. Est-ce qu'on répond à 
des questions pareilles ?j 

Elle avait dit cela d'un ton si singulier qu'un frisson 
de froid courut dans les veines de son mari et il de- 
meura interdit, effaré, un peu essoufflé comme s'il avait 
reçu une commotion morale. 

Le fiacre maintenant longeait le lac, où le ciel sem- 
blait avoir égrené ses étoiles. Deux cygnes vagues 
nageaient très lentement, à peine visibles dans l'ombre. 

Georges cria au cocher : — Retournons. — Et la voi- 
ture s'en revint, croisant les autres, qui allaient au pas, 
et dont les grosses lanternes brillaient comme des yeux 
dans la nuit du Bois. 

Comme elle avait dit cela d'une étrange façon ! Du 
Roy se demandait : « Est-ce un aveu ? » Et cette presque 
certitude qu'elle avait trompé son premier mari, l'affo- 
lait de colère, à présent. Il avait envie de la battre, de 
l'étrangler, de lui arracher les cheveux ! 

Oh ! si elle lui eût répondu : — Mais, mon chéri, si 
j'avais dû le tromper, c'est avec toi que je l'aurais fait. 
Comme il l'aurait embrassée, étreinte, adorée ! 

Il demeurait immobile, les bras croisés, les yeux au 
ciel, l'esprit trop agité pour réfléchir encore. Il sentait 
seulement en lui fermenter cette rancune et grossir cette 
colère qui couvent au cœur de tous les mâles devant les 


BEL-AMI. 275 

caprices du désir féminin. Il sentait pour la première 
fois cette angoisse confuse de l'époux qui soupçonne ! Il 
était jaloux enfin, jaloux pour le mort, jaloux pour le 
compte de Forestier ! jaloux d'une étrange et poignante 
façon, où entrait subitement de la haine contre Made- 
leine. Puisqu'elle avait trompé l'autre, comment pour- 
rait-il avoir confiance en elle, lui? 

Puis, peu à peu, une espèce de calme se fit en son es- 
prit, et se roidissant contre sa souffrance, il pensa : 
« Toutes les femmes sont des filles, il faut s'en servir etr 
ne leur rien donner de soi. » 

L'amertume de son cœur lui montait aux lèvres en 
paroles de mépris et de dégoût. 11 ne les laissa point 
s'épandre cependant. Il se répétait : t Le monde est aux 
forts. Il faut être fort. Il faut être au-dessus de tout. » 

La voiture allait plus vite. Elle repassa les fortifica- 
tions. Du Roy regardait devant lui une clarté rougeâtre 
dans le ciel, pareille à une lueur de forge démesurée ; et 
il entendait une rumeur confuse, immense, continue, 
faite de bruits innombrables et différents, une rumeur 
sourde, proche, lointaine, une vague et énorme palpita- 
tion de vie, le souffle de Paris respirant, dans cette nuit 
d'été, comme un colosse épuisé de fatigue. 

Georges songeait : — Je serais bien bête de me faire 
de la bile. Chacun pour soi. La victoire est aux auda- 
cieux. Tout n'est que de l'égoïsme. L'égoïsme pour l'am- 
bition et la fortune vaut mieux que régoïsme pour la 
femme et pour l'amour. 

L'arc de triomphe de l'Étoile apparaissait debout à 
l'entrée de la ville sur ses deux jambes monstrueuses, 
sorte de géant informe qui semblait prêt à se mettre en 
marche pour descendre la large avenue ouverte dçvQut 
lui. 


376 BEL-AMI. 

Georges^ et Madeleine se retrouvaient là dans le défilé 
des voitures ramenant au logis, au lit désiré, l'éternel 
couple, silencieux et enlacé. Il semblait que l'humanité 
tout entière glissait à côté d'eu'x, grise de joie, de plaisir, 
de bonheur. 

La jeune femme, qui avait bien pressenti quelque 
chose de ce qui se passait en son mari, demanda de sa 
voix douce : 

— A quoi songes-tu, mon ami ? Depuis une demi-heure 
tu n'as point prononcé une parole. 

Il répondit en ricanant : — Je songe à tous ces imbé- 
ciles qui s'embrassent, et je me dis que, vraiment, on a 
autre chose à faire dans l'existence. 

Elle murmura : — Oui... mais c'est bon quelquefois. 

— C'est bon... c'est bon... quand on n'a rien de 
mieux ! 

La pensée de Georges allait toujours, dévêtant la vie 
de sa robe de poésie, dans une sorte de rage méchante : 
« Je serais bien bête de me gêner, de me priver de quoi 
que ce soit, de me troubler, de me tracasser, de me ron- 
ger l'âme comme je le fais depuis quelque temps. » 
L'image de Forestier lui traversa l'esprit sans y faire 
naître aucune irritation. Il lui sembla qu'ils venaient de 
se réconcilier, qu'ils redevenaient amis. Il avait envie de 
lui crier : — Bonsoir, vieux. 

Madeleine, que ce silence gênait, demanda : — Si 
nous allions prendre une glace chez Tortoni, avant de 
rentrer. 

Il la regarda de coin. Son fin profil blond lui apparut 
sous l'éclat vif d'une guirlande de gaz qui annonçait un 
café-chantant. 

Il pensa : « Elle est jolie. Eh ! tant mieux. A bon chat 
bon rat, ma camarade. Mais si on me reprend à me tour- 


bel-aMI. i11 

fhentef pùW toi, ii fera chaud au pôle Nord. » Puis, il 
répondit : — Mais certainement, ma chérie. — Et, pour 
qu'elle ne devinât rien, il l'embrassa, 

11 sembla à la jeune femme que les lèvres de son mari 
étaient glacées. 

11 souriait cependant ds son sourire ordinaire en lui 
donnant la main pour desi:endre devant les marches du 
café. 


-fr 
ïr 


En . 
au journal, le 

lendemain, Du 
Roy alla trouver 
Boisrenard. 

— Mon cher 
ami, dit-il, j'ai 

demander. On 
.' trouve drôle de- 

puis quelque 
temps de m'ap- 
peler Forestier. 

mence à trouver 

ça bête. Veux-tu 

complaisance de 

- >- t-iu.ï.... uuu..ciii=iit les camarades 

•^^ "^^ ,'-^ lue je giflerai le premier qui se per- 

», mettra de nouveau cette plaisanterie. 

Ce sera à eux de réfléchir si cette blague- 

là vaut un coup d'épée. Je'm'adresse à toi parce que tu 

es un homme calme qui peut empêcher des extrémités 

fâcheuses, et aussi parce que tu m'as servi de témoin 

dans mon affaire. 


BEL-AMI. 279 

Boisrenard se chargea de la commission. 

Du Roy sortit pour faire des courses, puis revint une 
heure plus tard. Personne ne l'appela Forestier. 

Comme il rentrait chez lui, il entendit des voix de 
femmes dans le salon. Il demanda : — Qui est là ? 

Le domestique répondit : — Mm* Walter et Mme de 
Marelle. 

Un petit battement lui secoua le cœur, puis il se dit : 
« Tiens, voyons, » et il ouvrit la porte. 

Glotilde était au coin de la cheminée, dans un rayon 
de jour venu de la fenêtre. Il sembla à Georges qu'elle 
pâlissait un peu en l'apercevant. Ayant d'abord salué 
Mme Walter et ses deux filles, assises comme deux sen- 
tinelles aux côtés de leur mère, il se tourna vers son 
ancienne maîtresse. Elle lui tendait la main; il la prit et 
la serra avec intention, comme pour dire : « Je vous 
aime toujours. » Elle répondit à cette pression. 

Il demanda : — Vous vous êtes bien portée pendant 
le siècle écoulé depuis notre dernière rencontre ? 

Elle répondit avec aisance : — Mais oui, et vous, 
Bel-Ami ? 

Puis, se tournant vers Madeleine, elle ajouta : — Tu 
permets que je l'appelle toujours Bel-Ami? 

— Certainement, ma chère, je permets tout ce que tu 
voudras. 

Une nuance dUxûiîie semblait cachée dans cette pa- 
role. 

Mme Walter parlait d'une fête qu'allait donner Jacques 
Rival dans son logis de garçon, un grand assaut d'armes 
où assisteraient des femmes du monde ; elle disait : — 
Ce sera très intéressant. Mais je suis désolée, nous 
n'avons personne pour nous y conduire, mon mari de- 
vant s'absenter à ce moment-là. 


A 


280 BEL-AMI. 

Du Roy s'offrit aussitôt. Elle accepta. — Nous vous 
en serons très reconnaissantes, mes filles et moi. 

Il regardait la plus jeune des demoiselles Walter, et 
pensait : « Elle n'est pas mal du tout, cette petite Su- 
zanne, mais pas du tout. » Elle avait l'air d'une frêle 
poupée blonde, trop petite, mais fine, avec la taille 
mince, des hanches et de la poitrine, une figure de mi- 
niature, des yeux d'émail d'un bleu gris dessinés au 
pinceau, qui semblaient nuancés par un peintre minu- 
tieux et fantaisiste, de la chair trop blanche, trop lisse, 
polie, unie, sans grain, sans teinte, et des cheveux ébou- 
riffés, frisés, une broussaille savante, légère, un nuage 
charmant, tout pareil en effet à la chevelure des jolies 
poupées de luxe qu'on voit passer dans les bras de ga- 
mines beaucoup moins hautes que leur joujou. 

La sœur aînée, Rose, était laide, plate, insignifiante, 
une de ces filles qu'on ne voit pas, à qui on ne parle 
pas, et dont on ne dit rien. 

La mère se leva, et se tournant vers Georges : — - 
Ainsi, je compte sur vous jeudi prochain, à deux heures. 

Il répondit : — Comptez sur moi, madame. 

Dès qu'elle fut partie, Mme de Marelle se leva à son tour. 

— Au revoir, Bel-Ami. 

Ce fut elle alors qui lui serra la main, très fort, très 
longtemps ; et il se sentit remué par cet aveu silencieux, 
repris d'un brusque béguin pour cette petite bourgeoise 
bohème et bon enfant, qui l'aimait vraiment, peut-être. 

« J'irai la voir demain, » pensa-t-il. 

Dès qu'il fut seul en face de sa femme, Madeleine se 
mit à rire, d'un rire franc et gai, et le regardant bien en 
face : 

— Tu sais que tu as inspiré une passion à M^e Walter? 
Il répondit, incrédule : — Allons donc J 


BEL-AMI. 281 

— Mais ouï, je te Taffirme, elle m'a parlé de toi avec 
un enthousiasme fou. C'est si singulier de sa part! Elle 
voudrait trouver deux maris comme toi pour ses filles !... 
Heureusement qu'avec elle ces choses-là sont sans im- 
portance. 

Il ne comprenait pas ce qu'elle voulait dire : — Com- 
ment, sans importance? 

Elle répondit, avec une conviction de femme .sûre de 
son jugement : — Oh ! Mme Walter est une de celles 
dont on n'a jamais rien murmuré, mais tu sais, là, ja- 
mais, jamais. Elle est inattaquable sous tous les rap- 
ports. Son mari, tu le connais comme moi. Mais elle, 
c'est autre chose. Elle a d'ailleurs assez souffert d'avoir 
épousé un juif, mais elle lui est restée fidèle. C'est une 
honnête femme. 

Du Roy fut surpris : — Je la croyais juive aussi. 

— Elle? pas du tout. Elle est dame patronnesse de 
toutes les bonnes œuvres de la Madeleine. Elle est 
même mariée religieusement. Je ne sais plus s'il y a eu 
un simulacre de baptême du patron, ou bien si l'Eglise 
a fermé les yeux. 

Georges murniura : — Ah!... alors... elle... me gobe?... 

— Positivement, et complètement. Si tu n'étais pas 
engagé, je te conseillerais de demander la main de... de 
Suzanne, n'est-ce pas, plutôt que celle de Rose? 

Il répondit, en frisant sa moustache : — Eh ! la mère 
n'est pas encore piquée des vers. 
Mais Madeleine s'impatienta : 

— Tu sais, mon petit, la mère, je te la souhaite. Mais 
je n'ai pas peur. Ce n'est point à son âge qu'on commet 
sa première faute. Il faut s'y prendre plus tôt. 

Georges songeait : « Si c'était vrai, pourtant, que 
j'eusse pu épouser Suzanne?... » 


282 BEL-AMI. 

Puis il haussa les épaules : « Bah... c'est fou!... Est-ce 
que le père m'aurait jamais accepté. » 

Il se promit toutefois d'observer désormais avec plus 
de soin les manières de Mme Walter à son égard, sans 
se demander d'ailleurs s'il en pourrait jamais tirer quel- 
que avantage. 

Tout le soir, il fut hanté par des souvenirs de son 
amour avec Clotilde, des souvenirs tendres et sensuels 
en même temps. Il se rappelait ses drôleries, ses gentil- 
lesses, leurs escapades. Il se répétait à lui-même : 
« Elle est vraiment bien gentille. Oui, j'irai la voir de- 
main. » 

Dès qu'il eut déjeuné, le lendemain, il se rendit en 
effet rue de Verneuil. La même bonne lui ouvrit la porte, 
et, familière à la façon des domestiques de petits bour- 
geois, elle demanda : — Ça va bien, monsieur? 

Il répondit : — Mais oui, mon enfant. 

Et il entra dans le salon, où une main maladroite 
faisait des gammes sur le piano. C'était Laurine. Il crut 
qu'elle allait lui sauter au cou. Elle se leva gravement, 
salua avec cérémonie, ainsi qu'aurait fait une grande 
personne, et se retira d'une façon digne. 

Elle avait une telle allure de femme outragée, qu'il 
demeura surpris. Sa mère entra. Il lui prit et lui baisa 
les mains. 

— Combien j'ai pensé à vous, dit-il. 

— Et moi, dit-elle. 

Ils s'assirent. Ils se souriaient, les yeux dans les yeux, 
avec une envie de s'embrasser sur les lèvres. 

— Ma chère petite Clo, je vous aime. 

— Et moi aussi. 

— Alors... alors... tu ne m'en as pas trop voulu? 

— Oui et non... Ça m'a fait de la peine, et puis j'ai 


BEL-AMI. 283 

compris ta raison, et je me suis dit : « Bah! il me re- 
viendra un jour ou l'autre. » 

— Je n'osais pas revenir; je me demandais comment 
je serais reçu. Je n'osais pas, mais j'en avais rudement 
envie. A propos, dis-moi donc ce qu'a Laurine. Elle m'a 
à peine dit bonjour et elle est partie d'un air furieux. 

— Je ne sais pas. Mais on ne peut plus lui parler de toi 
depuis ton mariage. Je crois vraiment qu'elle est jalouse. 

— Allons donc. 

— Mais oui, mon cher. Elle ne t'appelle plus Bel- 
Ami, elle te nomme M. Forestier. 

Du Roy rougit, puis, s'approchant de la jeune femme : 

— Donne ta bouche. 

Elle la donna. — Où pourrons-nous nous revoir? 
dit-il. 

— Mais... rue de Constantinople. 

— Ah!... L'appartement n'est donc pas loué? 

— Non... Je l'ai gardé! 

— Tu l'as gardé? 

— Oui, j'ai pensé que tu y reviendrais. 

Une bouffée de joie orgueilleuse lui gonfla la poitrine. 
Elle l'aimait donc, celle-là, d'un amour vrai, constant, 
profond. 

— Il murmura : — Je t'adore. — Puis il demanda : — 
Ton mari va bien? 

— Oui, très bien. Il vient de passer un mois ici; il est 
parti d'avant-hier. 

Du Roy ne put s'empêcher de rire : — Comme ça 
tombe ! 

Elle répondit naïvement: — Oh! oui, ça tombe bien. 
Mais il n'est pas gênant quand il est ici, tout de même. 
Tu le sais ? 

— Ça, c'est vrai. C'est d'ailleurs un charmant homme. 


204 BEL-AMr. 

— Et toi, dît-elle, comment prends-tu ta nouvelle 
vie? 

— Ni bien m mal. Tua femme est une camarade, une 
associée. 

— Rien de plus ? 

— Rien de plus... Quant au cœur... 

— Je comprends bien. Elle est gentille, pourtant. 

— Oui, mais elle ne me trouble pas. 

Il se rapprocha de Clotilde, et murmura : — Quand 
nous reverrons-nous ? 

— Mais... demain... si tu veux? 

— Oui. Demain, deux heures? 

— Deux heures. 

Il se leva pour partir, puis il balbutia, un peu gêné : 

— Tu sais, j'entends reprendre, seul, l'appartement de 
la rue de Constantinople. Je le veux. Il ne manquerait 
plus qu'il fût payé par toi. 

Ce fut elle qui baisa ses mains avec un mouvement 
d'adoration, en murmurant : — Tu feras comme tu 
voudras. Il me suffit de l'avoir gardé pour nous y re- 
voir. 

Et Du Roy s'en alla, l'âme pleine de satisfaction. 

Comme il passait devant la vitrine d'un photographe, 
le portrait d'une grande femme aux larges yeux lui rap- 
pela Mme Walter : « C'est égal, se dit-il, elle ne doit pas 
être mal encore. Comment se fait-il que je ne l'aie ja- 
mais remarquée. J'ai envie de voir quelle tête elle me 
fera jeudi. » 

Il se frottait les mains, tout en marchant avec une joie 
intime, la joie du succès sous toutes ses formes, la joie 
égoïste de l'homme adroit qui réussit, la joie subtile, 
faite de vanité flattée et de sensualité contente, que 
donne la tendresse des femmes. 


BEL-AMI. a85 

Le jeudi venu, il dit à Madeleine : — Tu ne v^ens pas à 
cet assaut chez Rival? 

— Oh 1 non. Gela ne m'amuse guère, moi; j'irai à la 
Chambre des députés. 

Et il alla chercher M"' Walter, en landau décou- 
vert, car il faisait un admirable 

m une surprise en 
. voyant, tant il la 
ouvabelle et jeune. 
Ile était en toilette 
claire dont le 
corsage un peu 
' t'cndulaissaitde' 

dentelle blonde, 
le soulèvement 


u si fraîche. Il la 
aiment désirable, 
son air calme et 
■ ■ tuiiiiiic 11 laut, une certaine al- 

lure de maman tranquille qui la faisait 
passer presque inaperçue aux yeux galants des hommes. 
Elle ne parlait guère d'ailleurs que pour dire des choses 
connues, convenues et modérées, ses idées étant sages, 
méthodiques, bien ordonnées, à l'abri de tous les excès. 
Sa fille Suzanne, tout en rose, semblait un Watteau 
frais verni ; et sa soeur aînée paraissait être l'institutrice 
chargée de tenir compagnie à ce joli bibelot de fillette. 
Devant la porte de Rival, une file de voitures était 
rangée. 


286 BEL-AMK 

Du Roy offrit son bras à Mme Walter, et ils entrè- 
rent. 

L'assaut était donné au profit des orphelins du sixième 
arrondissement de Paris, sous le patronage de toutes les 
femmes des sénateurs et députés qui avaient des rela- 
tions avec la Vie Française, 

Mme Walter avait promis de venir avec ses filles, en 
refusant le titre de dame patronnesse, parce qu'elle 
n'aidait de son nom que les œuvres entreprises par le 
clergé, non pas qu'elle fût très dévote, mais son mariage 
avec un israélite la forçait, croyait-elle, à une certaine 
tenue religieuse; et la fête organisée par le journaliste 
prenait une sorte de signification républicaine qui pou- 
vait sembler anticléricale. 

On avait lu dans les journaux de toutes les nuances, 
depuis trois semaines : 

« Notre éminent confrère Jacques Rival vient d'avoir 
l'idée aussi ingénieuse que généreuse d'organiser, au 
profit des orphelins du sixième arrondissement de Paris, 
un grand assaut dans sa jolie salle d'armes attenant à 
son appartement de garçon. 

« Les invitations sont faites par M»*» Laloigue, Re- 
montel, Rissolin, femmes des sénateurs de ce nom, et 
par Mmes Laroche-Mathieu, Percerol, Firmin, femmes 
des députés bien connus. Une simple quête aura lieu 
pendant l'entr'acte de l'assaut, et le montant sera versé 
immédiatement entre les mains du maire du sixième 
arrondissement ou de son représentant. » 

C'était une réclame monstre que le journaliste adroit 
avait imaginée à son profit. 

Jacques Rival recevait les arrivants à l'entrée de son 
logis où un buffet avait été installé, les frais devant être 
prélevés sur la recette. 


BEL-AMI. 287 

Puis il indiquait, d'un geste aimable, le petit escalier 
par où on descendait dans la cave, où il avait installé la 
salle d'armes et le tir; et il disait : — Au-dessous, mes- 
dames, au-dessous. L'assaut a lieu en des appartements 
souterrains. 

11 se précipita au-devant de la femme de son directeur: 
puis, serrant la main de Du Roy : — Bonjour, Bel-Ami. 

L'autre fut surpris : — Qui vous a dit que... 

Rival lui coupa la parole : — M«ne Walter, ici présente, 
qui trouve ce surnom très gentil. 

Mme Walter rougit : — Oui, j'avoue que si je vous con- 
naissais davantage, je ferais comme la petite Laurine, je 
vous appellerais aussi Bel-Ami. Ça vous va très bien. 

Du Roy riait : — Mais, je vous en prie, madame, faites- 
le. 

Elle avait baissé les yeux : — Non. Nous ne sommes 
pas assez liés. 

Il murmura : -r Voulez-vous me laisser espérer que 
nous le deviendrons davantage? 

— Eh bien, nous verrons alors, dit-elle. 

Il s'effaça à l'entrée de la descente étroite qu'éclairait 
un bec de gaz; et la brusque transition de la lumière du 
jour à cette clarté jaune avait quelque chose de lu- 
gubre. Une odeur de souterrain montait par cette échelle 
tournante, une senteur d'humidité chauffée, de murs 
moisis essuyés pour la circonstance, et aussi des souffles 
de benjoin qui rappelaient les offices sacrés, et des éma- 
nations féminines de Lubin, de verveine, d'iris, de vio- 
lette. 

On entendait dans ce trou un grand bruit de voix, un 
frémissement de foule agitée. 

Toute la cave était illuminée avec des guirlandes de 
gaz et des lanternes vénitiennes cachées en des feuillages 


288 BEL-AMI. 

qui voilaient les murs de pierre salpêtres. On ne voyait 
rien que des branchages. Le plafond était garni de fou- 
gères, le sol couvert de feuilles et de fleurs. 

On trouvait cela charmant, d'une imagination déli- 
cieuse. Dans le petit caveau du fond s'élevait une estrade 
pour les tireurs, entre deux rangs de chaises pour les 
juges. 

Et dans toute la cave, les banquettes, alignées par dix, 
autant à droite qu'à gauche, pouvaient porter près de 
deux cents personnes. On en avait invité quatre cents. 

Devant l'estrade, des jeunes gens en costume d'assaut, 
minces, avec des membres longs, la taille cambrée, la 
moustache en croc, posaient déjà devant les spectateurs. 
On se les nommait, on désignait les maîtres et les ama- 
teurs, toutes les notabilités de l'escrime. Autour d'eux 
causaient des messieurs en redingote, jeunes et vieux, 
qui-avaient un air de famille avec les tireurs en tenue de 
combat. Ils cherchaient aussi à être vus, reconnus et 
nommés, c'étaient des princes de l'épée en civil, les 
experts en coups de bouton. 

Presque toutes les banquettes étaient couvertes de 
femmes, qui faisaient un grand froissement d'étoffes re- 
muées et un grand murmure de voix. Elles s'éventaient 
comme au théâtre, car il faisait déjà une chaleur d'étuve 
dans cette grotte feuillue. Un farceur criait de temps 
en temps : — Orgeat ! limonade ! bière ! 

Mme Walter et ses filles gagnèrent leurs places réser- 
vées au premier rang. Du Roy les ayant installées allait 
partir, il murmura : 

— Je suis obligé de vous quitter, les hommes ne peu- 
vent accaparer les banquettes. 

Mais Mm« Walter répondit en hésitant : 

— J'ai bien envie de vous garder tout de même. Vous 


DEL-AMI. 289 

me nommerez les tireurs. Tenez, si vous restiez debout 
au coin de ce banc, vous ne gêneriez personne. 
Elle le regardait de ces grands yeux doux. Elle insista : 

— Voyons, restez avec nous... monsieur... monsieur Bel- 
Ami. Nous avons besoin de vous. 

Il répondit : 

— J'obéirai... avec plaisir, madame. 

On entendait répéter de tous les côtés : — C'est très 
drôle, cette cave, c'est très gentil. 

Georges la connaissait bien, cette salie voûtée! Il se 
rappelait le matin qu'il y avait passé, la veille de son 
duel, tout seul, en face d'un petit carton blanc qui le 
regardait du fond du second caveau comme un œil 
énorme et redoutable. 

La voix de Jacques Rival résonna, venue de l'escalier : 

— On va commencer, mesdames. 

Et six messieurs, très serrés en leurs vêtements, pour 
faire saillir davantage le thorax, montèrent sur l'estrade 
et s'assirent sur les chaises destinées au jury. 

Leurs noms coururent : Le général de Raynaldi, pré- 
sident, un petit homme à grandes moustaches; le peintre 
Joséphin Roudet, un grand homme chauve à longue 
barbe; Matthéo de Ujar, Simon Ramoncel, Pierre de 
Carvin, trois jeunes hommes élégants, et Gaspard Mer- 
leron, un maître. 

Deux pancartes furent accrochées aux deux côtés du 
caveau. Celle de droite portait : M. Crèvecœur, et celle 
de gauche : M. Plumeau. 

C'étaient deux maîtres, deux bons maîtres de second 
ordre. Ils apparurent, secs tous deux, avec un air mili- 
taire, des gestes un peu raides. Ayant fait le salut d'ar- 
mes avec des mouvements d'automates, ils commencè- 
rent à s'attaquer, pareils, dans leur costume de toile et 

10 


290 BEL-AMI. 

de peau blanches, à deux pierrots-soldats qui se seraient 
battus pour rire. 

De temps en temps, on entendait ce mot : « Touché ! » 
Et les six messieurs du jury inclinaient la tête en avant 
d'un air connaisseur. Le public ne voyait rien que deux 
marionnettes vivantes qui s'agitaient en tendant le bras ; 
il ne comprenait rien, mais il était content. Ces deux 
bonshommes lui semblaient cependant peu gracieux et 
vaguement ridicules. On songeait aux lutteurs de bois 
qu'on vend, au jour de l'an, sur les boulevards. 

Les deux premiers tireurs furent remplacés par 
MM. Planton et Carapin, un maître civil et un maître 
militaire. M. Planton était tout petit et M. Carapin très 
gros. On eût dit que le premier coup de fleuret dégon- 
flerait ce ballon comme un éléphant de baudruche. On 
riait. M. Planton sautait comme un singe. M. Carapin ne 
remuait que son bras, le reste du corps se trouvant im- 
mobilisé par l'embonpoint, et il se fendait toutes les cinq 
minutes avec une telle pesanteur et un tel effort en avant 
qu'il semblait prendre la résolution la plus énergique 
de sa vie. Il avait ensuite beaucoup de mal à se relever. 

Les connaisseurs déclarèrent son jeu très ferme et très 
serré. Et le public, confiant, l'apprécia. 

Puis vinrent MM. Porion et Lapalme, un maître et un 
amateur qui se livrèrent à une gymnastique effrénée, 
courant l'un sur l'autre avec furie, forçant les juges à 
fuir en emportant leurs chaises, traversant et retraver- 
sant l'estrade d'un bout à l'autre, l'un avançant et l'autre 
reculant par bonds vigoureux et comiques. Ils avaient de 
petits sauts en arrière qui faisaient rire les dames, et de 
grands élans en avant qui émotionnaient un peu cepen- 
dant. Cet assaut au pas gymnastique fut caractérisé par 
un titi inconnu qui cria ; « Vous éreintez pas, c'est à 


BEL-AML 291 

l'heure ! » L'assistance, froissée par ce manque de goût, 
fit: « Chut! » Le jugement des experts circula. Les 
tireurs avaient montré beaucoup de vigueur et manqué 
parfois d'à-propos. 

La première partie fut clôturée par une fort belle 
passe d'armes entre Jacques Rival et le fameux profes- 
seur belge Lebègue. Rival fut fort goûté des femmes. Il 
était vraiment beau garçon, bien fait, souple, agile, et 
plus gracieux que tous ceux qui l'avaient précédé. Il ap- 
portait dans sa façon de se tenir en garde et de se fendre 
une certaine élégance mondaine qui plaisait et faisait 
contraste avec la manière énergique, mais commune 
de son adversaire. — On sent l'homme bien élevé, di- 
sait-on. 

Il eut la belle. On l'applaudit. 

Mais depuis quelques minutes, un bruit singulier, à 
l'étage au-dessus, inquiétait les spectateurs. C'était un 
grand piétinement accompagné de rires bruyants. Les 
deux cents invités qui n'avaient pu descendre dans la 
cave s'amusaient, sans doute, à leur façon. Dans le petit 
escalier tournant une cinquantaine d'hommes étaient 
tassés. La chaleur devenait terrible en bas. On criait : — 
De l'air! — A boire! — Le même farceur glapissait sur 
un ton aigu qui dominait le murmure des conversations : 
•—Orgeat! limonade! bière! 

Rival apparut très rouge, ayant gardé son costume 
d'assaut. — Je vais faire apporter des rafraîchissements, 
dit-il. — Et il courut vers l'escalier. Mais toute commu- 
nication était coupée avec le rez-de-chaussée. Il eût été 
aussi facile de percer le plafond que de traverser la mu- 
raille humaine entassée sur les marches. 

Rival criait : — Faites passer des glaces pour les 
daines I 


392 BEL*AML 

Cinquante voix répétaient : — Des glaces ! — Un pla- 
teau apparut enfin. Mais il ne portait que des verres 
vides, les rafraîchissements ayant été cueillis en route. 

Une forte voix hurla : — On étouffe là dedans, finissons 
vite et allons-nous-en. 

Une autre voix lança : — La quête! — Et tout le pu- 
blic, haletant mais gai tout de même, répéta : — La 
quête... la quête... la quête... 

Alors six dames se mirent à circuler entre les ban- 
quettes et on entendit un petit bruit d'argent tombant 
dans les bourses. 

Du Roy nommait les hommes célèbres à Mn»« Walter. 
C'étaient des mondains, des journalistes, ceux des 
grands journaux, des vieux journaux, qui regardaient de 
haut là Vie Française, avec une certaine réserve née de 
leur expérience. Ils en avaient tant vu mourir de ces 
feuilles politico-financières, filles d'une combinaison 
louche, et écrasées par la chute d'un ministère. On 
apercevait aussi là des peintres et des sculpteurs, qui 
sont en général hommes de sport, un poète académicien 
qu'on montrait, deux musiciens et beaucoup de nobles 
étrangers dont Du Roy faisait suivre le nom de la syllabe 
Rast (ce qui signifiait Rastaquouère), pour imiter, di- 
sait-il, les Anglais qui mettent Esq. sur leurs cartes. 

Quelqu'un lui cria : — Bonjour, cher ami. — C'était 
le comte de Vaudrec. S'étant excusé auprès des dames. 
Du Roy alla lui serrer la main. 

Il déclara, en revenant : — Il est charmant, Vaudrec. 
Comme on sent la race, chez lui. 

Mme Walter ne répondit rien. Elle était un peu fati- 
guée, et sa poitrine se soulevait avec effort à chaque 
souffle de ses poumons, ce qui attirait l'œil de Du Roy. 
Et de temps en temps, il rencontrait le regard de c la 


BEL-AMI. »9' 

Pairorme n, un regard trouble, hésitant, qui se posait 
sur lui et fuyait tout de suite. Et il se disait : — Tiens... 
tiens... tiens... Est-ce que je l'aurais levée aussi, celle-là? 
Les quêteuses passerait. Leurs bourses étaient pleines 
.-^ ^. d'argent et d'or. 

Et une nouvelle 
pancarte fut ac- 
crochée sur l'es- 
trade annon - 
çant : « Grrrran- 
de surprise. » 
Les membres du 
jury remontè- 
rent à leurs pla- 
ces. On attendit. 
Deux femmes 
^ parurent, un 
fleuret àla main, 
en costume de 
le, vêtues d'un mail- 

int à la moitié des 

^ ,,.^ . , _ .^, _.. , . 'un plastron si gon- 

r'.4A','. - , ;>• flé sur la poitrine qu'il les forçait 
i . à porter haut la tête. Elles étaient 

jolies et jeunes. Elles souriaient en saluant l'assis- 
tance. On les acclama longtemps. 

Et elles se mirent en garde au milieu d'une rumeur 
galante et de plaisanteries chuchotées. 

Un sourire aimable s'était fixé sur les lèvres des juges, 
qui approuvaient les coups par un petit bravo. 

Le public appréciait beaucoup cet assaut et le témoi- 
gnait aux deux combattantes qui allumaient des désirs 


294 BEL-AMI. 

chez les nommes et réveillaient chez les femmes le goût 
naturel du public parisien pour les gentillesses un peu 
polissonnes, pour les élégances du genre canaille, pour 
le faux-joli et le faux-gracieux, les chanteuses de café- 
concert et les couplets d'opérette. 

Chaque fois qu'une des tireuses se fendait, un frisson 
de joie courait dans le public. Celle qui tournait le dos 
à la salle, un dos bien replet, faisait s'ouvrir les bouches 
et s'arrondir les yeux; et ce n'était pas le jeu de son 
poignet qu'on regardait le plus. 

On les applaudit avec frénésie. 

Un assaut de sabre suivit, mais personne ne le re- 
garda, car toute l'attention fut captivée par ce qui se 
passait au-dessus. Pendant quelques minutes on avait 
écouté un grand bruit de meubles remués, traînés sur le 
parquet comme si on déménageait l'appartement. Puis, 
tout à coup, le son d'un piano traversa le plafond; et 
on entendit distinctement un bruit rythmé de pieds sau- 
tant en cadence. Les gens d'en haut s'offraient un bal, 
pour se dédommager de ne rien voir. 

Un grand rire s'éleva d'abord dans le public de la 
salle d'atmes, puis le désir de danser s'éveillant chez les 
femmes, elles cessèrent de s'occuper de ce qui se pas- 
sait sur l'estrade et se mirent à parler tout haut. 

On trouvait drôle cette idée de bal organisé par les 
retardataires. Ils ne devaient pas s'embêter, ceux-là. On 
aurait bien voulu être au-dessus. ! 

Mais deux nouveaux combattants s'étaient salués, et 
ils tombèrent en garde avec tant d'autorité que tous les 
regards suivaient leurs mouvements. 

Ils se fendaient et se relevaient avec une grâce élas- 
tique, avec une vigueur mesurée, avec une telle sûreté 
de force, une telle sobriété de gestes, une telle correc- 


BEL-AMI. 295 

tion d'allure, une telle mesure dans le jeu que la foule 
ignorante fut surprise et charmée. 

Leur promptitude calme, leur sage souplesse, leurs 
mouvements rapides, si calculés qu'ils semblaient lents, 
attiraient et captivaient l'œil par la seule puissance de 
la perfection. Le public sentit qu'il voyait là une chose 
belle et rare, que deux grands artistes dans leur métier lui 
montraient ce qu'on pouvait voir de mieux, tout ce qu'il 
était possible à deux maîtres de déployer d'habileté, de 
ruse, de science raisonnée et d'adresse physique. 

Personne ne parlait plus, tant on les regardait. Puis, 
quand ils se furent serré la main, après le dernier coup 
de bouton, des cris éclatèrent, des hurras. On trépignait, 
on hurlait. Tout le monde connaissait leurs noms : 
c'était Sergentjet_RâYignac. 

Les esprits exaltés devenaient querelleurs. Les hom- 
mes regardaient leurs voisins avec des envies de dispute. 
On se serait provoqué pour un sourire. Ceux qui 
n'avaient jamais tenu un fleuret en leur main esquis- 
saient avec leurs cannes des attaques et des parades. 

Mais peu à peu la foule remontait par le petit esca- 
lier. On allait boire, enfin. Ce fut une indignation quand 
on constata que les gens du bal avaient déyalisé le buf- 
fet, puis s'en étaient allés en déclarant qu'il était mal- 
honnête de déranger deux cents personnes pour ne leur 
rien montrer. 

Il ne restait pas un gâteau, pas une goutte de Cham- 
pagne, de sirop ou de bière, pas un bonbon, pas un fruit, 
rien, rien de rien. Ils avaient saccagé, ravagé, nettoyé tout. 

On se faisait raconter les détails par les servants qui 

prenaient des visages tristes en cachant leur envie de 

' rire. « Les dames étaient plus enragées que les hommes, 

affirmaient-ils, et avaient mangé et bu à s'en rendre 


2g6 BEL-AMI. 

malades. » On aurait cru entendre le récit des survivants 
après le pillage et le sac d'une ville pendant l'Invasion. 

Il fallut donc s'en aller. Des messieurs regrettaient les 
vingt francs donnés à la quête; ils s'indignaient que 
ceux d'en haut eussent ripaillé sans rien payer. 

Les dames patronnesses avaient recueilli plus de trois 
mille francs. Il resta, tous frais payés, deux cent vingt 
francs pour les orphelins du sixième arrondissement. 

Du Roy, escortant la famille Walter, attendait son 
landau. 

En reconduisant la Patronne, comme il se trouvait 
assis en face d'elle, il rencontra encore une fois son 
œil caressant et fuyant, qui semblait troublé. Il pen- 
sait : Bigre, « je crois qu'elle mord » ; et il souriait en 
reconnaissant qu'il avait vraiment de la chance auprès 
des femmes, car Mo»e de Marelle, depuis le recommen- 
cement de leur tendresse, paraissait l'aimer avec frénésie. 

Il rentra chez lui d'un pied joyeux. 

Madeleine l'attendait dans le salon. 

— J'ai des nouvelles, dit-elle. L'affaire du Maroc se 
complique. La France pourrait bien y envoyer une ex- 
pédition d'ici quelques mois. Dans tous les cas on va se 
servir de ça pour renverser le ministère, et Laroche pro- 
fitera de l'occasion pour attraper les affaires étrangères. 

Du Roy, pour taquiner sa femme, feignit de n'en rien 
croire. On ne serait pas assez fou pour recommencer la 
bêtise de Tunis. 

Mais elle haussait les épaules avec impatience. — Je 
te dis que si ! Je te dis que si ! Tu ne comprends donc 
pas que c'est une grosse question d'argent pour eux. 
Aujourd'hui, mon cher, dans les combinaisons politiques 
il ne faut pas dire : « Cherchez la femme, b mais : « Cher- 
chez l'affaire. » 


BEL-AMI. 297 

Il murmura : « Bah! » avec un air de mépris, pour 
Texciter. 

Elle s'irritait : — Tiens, tu es aussi naïf que Forestier. 

Elle voulait le blesser et s'attendait à une colère. 
Mais il sourit, et répondit : — Que ce cocu de Fo- 
restier? 

Elle demeura saisie, et murmura : — Oh ! Georges ! 

Il avait Tair insolent et railleur, et il reprit : — Eh 
bien, quoi ? Me Tas-tu pas avoué, l'autre soir, que Fo- 
restier était cocu ? 

Et il ajouta : — Pauvre diable ! — sur un ton de pitié 
profonde. 

Madeleine lui tourna le dos, dédaignant de répondre; 
puis après une minute de silence, elle reprit : — Nous 
aurons du monde mardi : Mo»e Laroche-Mathieu viendra 
dîner avec la vicomtesse de Percemur. Veux-tu inviter 
Rival et Norbert de Varenne? J'irai demain chez 
Mtnes Walter et de Marelle. Peut-être aussi aurons-nous 
Mine Rissolin. 

Depuis quelque temps, elle se faisait des relations, 
usant de l'influence politique de son mari, pour attirer 
chez elle, de gré ou de force, les femmes des sénateurs 
et des députés qui avaient besoin de l'appui de la Vie 
Française, 

Du Roy répondit : — Très bien. Je me charge de 
Rival et de Norbert. 

Il était content, et il se frottait les mains, car il avait 
trouvé une bonne scie pour embêter sa femme et satis- 
faire l'obscure rancune, la confuse et mordante jalousie 
née en lui depuis leur promenade au Bois. Il ne parle- 
rait plus de Forestier sans le qualifier de cocu. Il sentait 
bien que cela finirait par rendre Madeleine enragée. Et 
dix fois pendant la soirée il trouva moyen de prononcer 


298 BEL-AMI. 

avec une bonhomie ironique, le nom de ce « cocu de 
Forestier ». 

Il n'en voulait plus au mort; il le vengeait. 

Sa femme feignait de ne pas entendre et demeurait, 
en face de lui, souriante et indifférente. 

Le lendemain, comme elle devait aller adresser son 
invitation à Mn»« Walter, il voulut la devancer, pour 
trouver seule la Patronne et voir si vraiment elle en 
tenait pour lui. Cela Tamusait et le flattait. Et puis... 
pourquoi pas... si c'était possible. 

Il se présenta boulevard Malesherbes dès deux heures. 
On le fit entrer dans le salon. Il attendit. 

Mme Walter parut, la main tendue avec un empresse- 
ment heureux. 

— Quel bon vent vous amène? 

— Aucun bon vent, mais un ^dési r de vous voir. Une 
force m'a poussé chez vous, je ne sais pourquoi, je n'ai 
rien à vous dire. Je suis venu, me voilà ! me pardonnez- 
vous cette visite matinale et la franchise de l'explication ? 

Il disait cela d'un ton galant et badin, avec un sou- 
rire sur les lèvres et un accent sérieux dans la voix. 

Elle restait étonnée, un peu rouge, balbutiant: — Mais... 
vraiment... je ne comprends pas... vous me surprenez... 

Il ajouta : — C'est une déclaration sur un air gai, 
pour ne pas vous effrayer. 

Ils s'étaient assis l'un près de l'autre. Elle prit la 
chose de façon plaisante. 

— Alors c'est une déclaration... sérieuse? 

— Mais oui! Voici longtemps que je voulais vous la 
faire, très longtemps, même. Et puis je n'osais pas. On 
vous dit si sévère, si rigide... 

Elle avait retrouvé son assurance. Elle répondit : 

— Pourquoi avez-vous choisi aujourd'hui? 


BEL-AMI. *99 

— Je ne sais pas. — Puis il baissa la voix : — Ou plu- 
tôt, c'est parce que je ne pense qu'à vous, depuis hier. 
^ Elle balbutia, pâlie tout à coup: 

W — Voyons, assez d'enfantillages, 

utre chose. 
t tombé à ses 

t qu'elle eut 
■.Elle voulut se 
-; il la tenait 
e de force de 
s deuï bras en- 
ces à la taille 
il répétait 
ine voix pa»- 
)Dnée : — Oui, 
!St vrai que je 
us aime, folle- 
ment, depuis 
longtemps. 

dei pas. Que 

jesuisfoul Je 
vous aime... 

: je vous aime! 

ffoquait, hale- 
lan, caaajait de parler et 
ne pouvait prononcer un mot. Elle le repoussait de ses 
deux mains, l'ayant saisi aux cheveux pour empêcher 
l'approche de cette bouche qu'elle sentait venir vers la 
sienne. Et elle tournait la tite de droite à gauche et de 


3oo BEL-AMI. 

gauche à droite, d'un mouvement rapide, en fermant 
les yeux pour ne plus le voir. 

Il la touchait à travers sa robe, la maniait, la palpait; 
et elle défaillait sous cette caresse brutale et forte. Il se 
releva brusquement et voulut l'étreindre, mais, libre une 
seconde, elle s'était échappée en se rejetant en arrière, 
et elle fuyait maintenant de fauteuil en fauteuil. 

Il jugea ridicule cette poursuite, et il se laissa tomber 
sur une chaise, la figure dans ses mains, en feignant des 
sanglots convulsifs. 

Puis il se redressa, cria : — Adieu, adieu! — et il 
s'enfuit. 

]1 reprit tranquillement sa canne dans le vestibule et 
gagna la rue en se disant : — Cristi, je crois que ça y 
est. — Et il passa au télégraphe pour envoyer un petit 
bleu à Clotilde, lui donnant rendez-vous le lendemain. 

En rentrant chez lui, à l'heure ordinaire, il dit à sa 
femme : — Eh bien, as-tu tout ton monde pour ton 
dîner? 

Elle répondit : x^ 0^î> ^^ ^'y ^ ^^® M™* Walter qui 
n'est pas sûre d'être libre. Elle hésite; elle m'a parlé de 
je ne sais quoi, d'engagement, de conscience. Enfin elle 
m'a eu l'air très drôle. N'importe, j'espère qu'elle vien- 
dra tout de même. 

Il haussa les épaules : — Eh, parbleu oui, elle viendra. 

Il n'en était pas certain, cependant, et il demeura 
inquiet jusqu'au jour du dîner. 

Le matin même, Madeleine reçut un petit mot de la 
Patronne : « Je me suis rendue libre à grand'peine et je 
serai des vôtres. Mais mon mari ne pourra pas m'accom- 
pagner. » 

Du Roy pensa : « J'ai rudement bien fait de n'y pas 
retourner. La voilà calmée. Attention. » 


BEL-AMI. 3oi 

Il attendit cependant son entrée avec un peu d'inquié- 
tude. Elle parut, très calme, un peu froide, un peu hau- 
taine. Il se fit très humble, très discret et soumis. 

Mmes Laroche-Mathieu et Rissolin accompagnaient 
leurs maris. La vicomtesse de Percemur parla du grand 
monde. M»© de Marelle était ravissante dans une toi- 
lette d'une fantaisie singulière, jaune et noire, un cos- 
tume espagnol qui moulait bien sa jolie taille, sa poi- 
trine et ses bras potelés, et rendait énergique sa petite 
tête d'oiseau. 

Du Roy avait pris à sa droite M«e Walter, et il ne lui 
parla, durant le dîner, que de choses sérieuses, avec un 
respect exagéré. De temps en temps il regardait Clotilde. 
« Elle est vraiment plus jolie et plus fraîche, » pensait- 
il. Puis ses yeux revenaient vers sa femme qu'il ne trou- 
vait pas mal non plus, bien qu'il eût gardé contre elle 
une colère rentrée, tenace et méchante. 

Mais la Patronne l'excitait par la difficulté de la con- 
quête, et par cette nouveauté toujours désirée des 
hommes. 

Elle voulut rehtrer de bonne heure. — Je vous accom- 
pagnerai, dit-il. 

Elle refusa. Il insistait : — Pourquoi ne voulez-vous 
pas? Vous allez me blesser vivement. Ne me laissez 
pas croire que vous ne m'avez point pardonné. Vous 
voyez comme je suis calme. 

Elle répondit : — Vous ne pouvez pas abandonner 
ainsi vos invités. 

Il sourit : — Bah ! je serai vingt minutes absent. On 
ne s'en apercevra même pas. Si vous me refusez, vous 
me froisserez jusqu'au cœur. 

Elle murmura : — Eh bien, j'accepte. 

Mais dès qu'ils furent dans la voiture, il lui saisit la 


3o2 BEL-AMI. 

main, et la baisant avec passion : — Je vous aime, je 
vous aime. Laissez-moi vous le dire. Je ne vous toucherai 
pas. Je veux seulement vous répéter que je vous aime. 

Elle balbutiait: — Oh... après ce que vous m'avez 
promis... C'est mal... c'est mal. 

Il parut faire un grand eifort, puis il reprit, d'une voix 
contenue : — Tenez, vous voyez comme je me maîtrise. 
Et pourtant... Mais laissez-moi vous dire seulement 
ceci... Je vous aime... et vous le répéter tous les jours... 
oui, laissez-moi aller chez vous m'agenouiller cinq mi- 
nutes à vos pieds pour prononcer ces trois mots, en re- 
gardant votre visage adoré. 

Elle lui avait abandonné sa main, et elle répondit en 
haletant : — Non, je ne peux pas, je ne veux pas. Son- 
gez à ce qu'on dirait, à mes domestiques, à mes filles. 
Non, non, c'est impossible... 

Il reprit : — Je ne peux plus vivre sans vous voir. Que 
ce soit chez vous ou ailleurs, il faut que je vous voie, ne 
fût-ce qu'une minute tous les jours, que je touche votre 
main, que je respire l'air soulevé par votre robe, que je 
contemple la ligne de votre corps, et vos beaux grands 
yeux qui m'affolent. 

Elle écoutait, frémissante, cette banale musique d'a- 
mour et elle bégayait: — Non... non... c'est impossible. 
Taisez-vous ! 

Il lui parlait tout bas, dans l'oreille, comprenant 
qu'il fallait la prendre peu à peu, celle-là, cette femme 
simple, qu'il fallait la décider à lui donner des rendez- 
vous, où elle voudrait d'abord, où il voudrait ensuite : 

— Écoutez... Il le faut... je vous verrai... je vous 
attendrai devant votre porte... comme un pauvre... Si 
vous ne descendez pas, je monterai chez vous... mais je 
vous verrai... je vous verrai... demain» 


BEL-AML 3o3 

Elle répétait : — Non, non, ne venez pas. Je ne vous 
recevrai point. Songez à mes filles. 

— Alors dites-moi où je vous rencontrerai... dans la 
rue... n'importe où... à l'heure que vous voudrez... 
pourvu que je vous voie... Je vous saluerai... Je vous 
dirai : « Je vous aime, » et je m'en irai. 

Elle hésitait, éperdue. Et comme le coupé passait la 
porte de son hôtel, elle murmura très vite : — Eh bien, 
j'entrerai à la Trinité, demain, à trois heures et demie. 

Puis, étant descendue, elle cria à son cocher : 

— Reconduisez M. Du Roy chez lui. 

Comme il rentrait, sa femme lui demanda : — Où étais- 
tu donc passé ? 

Il répondit, à voix basse : — J'ai été jusqu'au télé- 
graphe pour une dépêche pressée. 

Mm« de Marelle s'approchait : — Vous me reconduisez, 
Bel-Ami, vous savez que je ne viens dîner si loin qu'à 
cette condition? 

Puis se tournant vers Madeleine: — Tu n'es pas jalouse? 

Mme Du Roy répondit lentement : 

— Non, pas trop. 

Les convives s'en allaient. Mme Laroche-Mathieu 
avait l'air d'une petite bonne de province. C'était la fille 
d'un notaire, épousée par Laroche qui n'était alors que 
médiocre avocat. M^e Rissolin, vieille et prétentieuse, 
donnait l'idée d'une ancienne sage-femme dont l'éduca- 
tion se serait faite dans les cabinets de lecture. La vi- 
comtesse de Percemur les regardait de haut. Sa « patte 
blanche » touchait avec répugnance ces mains communes. 

Clotilde, enveloppée de dentelles, dit à Madeleine en 
franchissant la porte de l'escalier : — C'était parfait, ton 
dîner. Tu auras dans quelque temps le premier salon po- 
litique de Paris. 


Jo4 BEL-AMI. 

Dès qu'elle (ut seule avec Georges, elle le serra dans 
ses bras : — Oh ! mon chéri Bel-Ami, je t'aime tous les 
jours davantage. 

Le fiacre qui les portait roulait comme un navire. 

— Ça ne vaut point notre chambre, dit-elle. 

II répondit : — Oh ! non. — Mais il pensait A 
M»» Walter. 


La place de la Trinilé était 

~~" - ■ presque déserte, sous un éclatant 

soleil de juillet. Une chaleur pesante écrasait Paris, 
comme si l'air de là-haut, alourdi, brûlé, était retombé 
sur la ville, de l'air épais et cuisant qui faisait mal dans 
la poitrine. 

Les chutes d'eau, devant l'église, tombaient mollement. 
Elles semblaient fatiguées de couler, lasses et molles 
aussi, et le liquide du bassin où ftoitaîeni des feuilles 
et des bouts de papier avait l'air un peu verdâtre, épais 
et glauque. 

Un chien, ayant sauté par-dessus le rebord de pierre, 
se baignait dans cette onde douteuse. Quelques per- 
sonnes assises sur les bancs du petit jardin rond qui 


3o6 BEL-AMI. 

contourne le portail, regardaient cette bête avec envie.. 

Du Roy tira sa montre. Il n'était encore que trois 
heures. Il avait trente minutes d'avance. 

Il riait en pensant à ce rendez-vous. « Les églises lui 
sont bonnes à tous les usages, se disait-il. Elles la con- 
solent d'avoir épousé un juif, lui donnent une attitude 
de protestation dans le monde politique, une allure 
comme il faut dans le monde distingué, et un abri pour 
ses rencontres galantes. Ce que c'est que l'habitude de 
se servir de la religion comme on se sert d'un en-tout-cas. 
S'il fait beau, c'est une canne; s'il fait du soleil, c'est 
une ombrelle; s'il pleut, c'est un parapluie, et, si on ne 
sort pas, on le laisse dans l'antichambre. Et elles sont 
des centaines comme ça, qui se fichent du bon Dieu 
comme d'une guigne, mais qui ne veulent pas qu'on en 
dise du mal et qui le prennent à l'occasion pour entre- 
metteur. Si on leur proposait d'entrer dans un hôtel 
meublé, elles trouveraient ça une infamie, et il leur 
semble tout simple de filer l'amour au pied des autels. » 

Il marchait lentement le long du bassin; puis il regarda 
l'heure de nouveau à l'horloge du clocher, qui avançait 
de deux minutes sur sa montre. Elle indiquait trois 
heures cinq. 

Il jugea qu'il serait encore mieux dedans; et il entra. 

Une fraîcheur de cave le saisit; il l'aspira avec bon- 
heur, puis il fit le tour de la nef pour bien connaître l'en- 
droit. 

Une autre marche régulière, interrompue parfois, puis 
recommençant, répondait, au fond du vaste monument, 
au bruit de ses pieds qui montait sonore sous la haute 
voûte. La curiosité lui vint de connaître ce promeneur. 
Il le chercha. C'était un gros monsieur chauve, qui allait 
le nez en l'air, le chapeau derrière le dos. 


BEL-AMI. 3o7 

De place en place, une vieille femme agenouillée priait, 
la figure dans ses mains. 

Une sensation de solitude, de désert, de repos, saisis- 
sait l'esprit. La lumière, nuancée par les vitraux, était 
douce aux yeux. 

Du Roy trouva qu'il faisait « rudement bon » là de- 
dans. 

Il revint près de la porte, et regarda de nouveau sa 
montre. Il n'était encore que trois heures quinze. Il 
s'assit à l'entrée de l'allée principale, en regrettant qu'on 
ne pût pas fumer une cigarette. On entendait toujours, 
au bout de l'église, près du chœur, la promenade lente 
du gros monsieur. 

Quelqu'un entra. Georges se retourna brusquement. 
C'était une femme du peuple, en jupe de laine, une 
pauvre femme, qui tomba à genoux près de la première 
chaise, et resta immobile, les doigts croisés, le regard au 
ciel, l'âme envolée dans la prière. 

Du Roy la regardait avec intérêt, se demandant quel 
chagrin, quelle douleur, quel désespoir pouvaient broyer 
ce cœur infime. Elle crevait de misère; c'était visible. 
Elle avait peut-être encore un mari qui la tuait de coups 
ou bien un enfant mourant. 

Il murmurait mentalement : « Les pauvres êtres. Y en 
a-t-il qui souffrent pourtant. » Et une colère lui vint 
contre l'impitoyable nature. Puis il réfléchit que ces 
gueux croyaient au moins qu'on s'occupait d'eux là-haut 
et que leur état civil se trouvait inscrit sur les registres 
du ciel avec la balancé de la dette et de l'avoir. — Là- 
haut. — Où donc? 

Et Du Roy, que le silence de l'église poussait aux 
vastes rêves, jugeant d'une pensée la création, prononça, 
du bout des lèvres : — Comme c'est bête tout ça. 


DoS BEL-AMI. 

Un bruit de robe le fit tressaillir. C'était elle. 

Il se leva, s'avança vivement. Elle ne lui tendit pas la 
main, et murmura, à voix basse : — Je n'ai que peu 
d'instants. Il faut que je rentre, mettez-vous à genoux, 
près de moi, pour qu'on ne nous remarque pas. 

Et elle s'avança dans la grande nef, cherchant un 
endroit convenable et sûr, en femme qui connaît bien la 
maison. Sa figure était cachée par un voile épais, et elle 
marchait à pas sourds qu'on entendait à peine. 
. Quand elle fut arrivée près du chœur, elle se retourna 
et marmotta, de ce ton toujours mystérieux qu'on garde 
dans les églises : — Les bas-côtés vaudront mieux. On 
est trop en vue par ici. 

Elle salua le Tabernacle du maître-autel d'une grande 
inclinaison de tête, renforcée d'une légère révérence, et 
elle tourna à droite, revint un peu vers l'entrée, puis, 
prenant une résolution, elle s'empara d'un prie-Dieu et 
s'agenouilla. 

Georges prit possession du prie-Dieu voirîn, et, dès 
qu'ils furent immobiles, dans l'attitude de l'oraisoA : — 
Merci, merci, dit-il. Je vous adore. Je voudrais vous le 
dire toujours, vous raconter comment j'ai commencé à 
vous aimer, comment j'ai été séduit la première fois que 
je vous ai vue... Me permettrez-vous, un jour, de vider 
mon cœur, de vous exprimer tout cela? 

Elle l'écoutait dans une attitude de méditation pro- 
fonde, comme si elle n'eût rien entendu. Elle répondit 
entre ses doigts : — Je suis folle de vous laisser me parler 
ainsi, folle d'être venue, fojie de faire ce que je fais, de 
vous laisser croire que cette... cette... cette aventure peut 
avoir une suite. Oubliez cela» il le faut, et ne m'en 
reparlez- jamais. 

£lle attendit» Il cherchait une réponse, des mots dcci* 


DEL~AU1. 309 

tik, passionnés, mais ne pouvant joindre le geste aux 
paroles, son action se trouvait paralysée. 

Il reprit : — Je n'attends rien... je n'espère rien. Jq 
vous aime. Quoique vous fassiez, 
je vous le répéterai si 
avec tant de force et d'ai 
vous finirez bien par le 
dre. Jeveux faire pénétt 
ma tendresse, vous la v 
l'âme, mot par mot, 
heure, jour par jour, 
qu'enfin elle vous i mprèg 
une liqueur tombée 
goutte àgoutte, qu'elle 
vous adoucisse, vous 
amollisse et vous force, 
plus tard, à me répon- 
dre ; n Moi aussi, je 

Il sentait trembler 
son épaule contre lui 
et sa gorge palpiter; et 
elle balbutia, très vite : 
— Moi aussi, je vous 


II eut 

comme si un grand .-— 

coup lui fût tombé sur la (èie, et il soupira : — Oh! mon 
Dieul... 

Elle reprit, d'une vois haletante : — Est-ce que je 
devrais vous dire cela? Je me sens coupable et mépri- 
sable... moi... qui ai deux filles., mais je ne peux pas... 
je ne peux pas... Je n'aurais pas cru... je n'aurais jamais 


3io BEL-AMI. 

pensé... c'est plus fort... plus fort que moi. Écoutez... 
écoutez... je n'ai jamais aimé... que vous... je vous le 
jure. Et je vous aime depuis un an, en secret, dans le 
secret de mon cœur. Oh ! j'ai souffert, allez, et lutté, je 
ne peux plus, je vous aime... 

Elle pleurait dans ses doigts croisés sur son visage, et 
tout son corps frémissait, secoué par la violence de son 
émotion. 

Georges murmura : — Donnez-moi votre main, que je 
la touche, que je la presse... 

Elle ôta lentement sa main de sa figure. Il vit sa joue 
toute mouillée, et une goutte d'eau prête à tomber en- 
core au bord des cils. 

Il avait pris cette main, il ht serrait : — Oh! comme 
je voudrais boire vos larmes. 

Elle dit d'une voix basse et brisée, qui ressemblait à 
un gémissement : — N'abusez pas de moi... je me suis 
perdue I 

Il eut envie de sourire. Cohiment aurait-il abusé d'elle 
en ce lieu? Il posa sur son cœur la main qu'il tenait, en 
demandant : — Le sentez- vous battre? — Car il était à 
bout de phrases passionnées. 

Mais, depuis quelques instants, le pas régulier du pro- 
meneur se rapprochait. Il avait fait le tour des autels, et 
il redescendait, pour la seconde fois au moins, par la 
petite nef de droite. Quand Mme Walter l'entendit tout 
près du pilier qui la cachait, elle arracha ses doigts de 
l'étreinte de Georges, et, de nouveau, se couvrit la figure. 

Et ils restèrent tous deux immobiles, agenouillés 
comme s'ils eussent adressé ensemble au ciel des sup- 
plications ardentes. Le gros monsieur passa près d'eux, 
leur jeta un regard indifférent, et s'éloigna vers le bas 
de l'église en tenant toujours son chapeau dans son dos. 


BEL-AMI. 3ii 

Mais Du Roy, qui songeait à obtenir un rendez-vous 
ailleurs qu'à la Trinité, murmura : — Où vous verrai-je 
demain? 

Elle ne répondit pas. Elle semblait inanimée, changée 
en statue de la Prière. 

Il reprit : — Demain, voulez-vous que je vous retrouve 
au parc Monceau? 

Elle tourna vers lui sa face redécouverte, une face 
livide, crispée par une souffrance affreuse, et, d'une voix 
saccadée : — Laissez-moi... laissez-moi, maintenant... 
allez-vous-en... allez-vous-en... seulement cinq minutes... 
je souffre trop, près de vous... je veux prier... je ne 
peux pas... allez-vous-en...' laissez-moi prier... seule... 
cinq minutes... je ne peux pas... laissez-moi implorer 
Dieu... qu'il me pardonne... qu'il me sauve... laissez- 
moi... cinq minutes... 

Elle avait un visage tellement bouleversé, une figure 
si douloureuse, qu'il se leva sans dire un mot, puis, 
après un peu d'hésitation, il demanda : — Je reviendrai 
tout à l'heure? 

Elle fit un signe de tête, qui voulait dire : « Oui, tout 
à l'heure. » Et il remonta vers le chœur. 

Alors, elle tenta de prier. Elle fit un effort d'invocation 
surhumaine pour appeler Dieu, et, le corps vibrant, 
l'âme éperdue, elle cria : « Pitié ! » vers le ciel. 

Elle fermait ses yeux avec rage pour ne plus voir celui 
qui venait de s'en aller! Elle le chassait de sa pensée, 
elle se débattait contre lui, mais au lieu de l'apparition 
céleste attendue dans la détresse de son cœur, elle aper- 
cevait. toujours la moustache frisée du jeune homme. 

Depuis un an, elle luttait ainsi tous les jours, tous les 
soirs, contre cette obsession grandissante, contre cette 
image, qui hantait ses rêves, qui hantait sa chair et 


V 


jia BEL-AMI. 

troublait ses nuits. Elle se sentait prise comme une bête 
dans un filet, liée, jetée entre les bras de ce mâle qui 
l'avait vaincue, conquise, rien que par le poil de sa lèvre 
et par la couleur de ses yeux. 

Et maintenant, dans cette église, tout près de Dieu, 
elle se sentait plus faible, plus abandonnée, plus perdue 
encore que chez elle. Elle ne pouvait plus prier, elle ne 
pouvait penser qu'à lui. Elle souffrait déjà qu'il se fût 
éloigné. Elle luttait cependant en désespérée, elle se 
défendait, appelait du secours de toute la force de son 
âme. Elle eût voulu mourir, plutôt que de tomber ainsi, 
elle qui n'avait point failli. Elle murmurait des paroles 
éperdues de supplication; mais elle écoutait le pas de 
Georges s'affaiblir dans le lointain des voûtes. 

Elle comprit que c'était fini, que la lutte était inutile ! 
Elle ne voulait pas céder pourtant; et elle fut saisie par 
une de ces crises d'enervement qui jettent les femmes, 
palpitantes, hurlantes et tordues sur le sol. Elle trem- 
blait de tous ses membres, sentant bien qu'elle allait 
tomber, se rouler entre les chaises en poussant des cris 
aigus. 

Quelqu'un s'approchait d'une marche rapide. Elle 
tourna la tête. C'était un prêtre. Alors elle se leva, cou- 
rut à lui en tendant ses mains jointes, et elle balbutia :- 
— Oh ! sauvez-moi ! sauvez-moi ! 

Il s'arrêta, surpris : — Qu'est-ce que vous désirez, 
madame? 

— Je veux que vous me sauviez. Ayez pitié de moi. 
Si vous ne venez pas à mon aide, je suis perdue. 

Il la regardait, se demandant si elle n'était pas folle. 
II reprit : — Que puis-je faire pour vous? 

C'était un jeune homme, grand, un peu gras, aux joues 
pleines et tombantes, teintées de noir par la barbe rasée 


BEL-AMI. 3l3 

avec soin, un beau vicaire de ville, de quarder opulent, 
habitué aux riches pénitentes. 

— Recevez ma confession, dit-elle, et conseillez-moî, 
soutenez-moi, dites-moi ce qu'il 

faut faire I '' ' 

Il répondit 
tous les sar 
heures à six ! 

Ayant sais 
bras, elle le 
en répétant; - 

suite! tout de 
Il le faut! Il 
dans cette ég. 
m'attend. 

Le prêtre d 
da: — Qui est 
vous attend? 

— Unhomm 
va me perdre., 
me prendre, s 

Je ne peux j 
fuir,.. Je suis 
trop faible... 
trop faible.... 

si faible 

si faible.'... 

Elle s'abattit à ses genoux, et sanglotant : — Oh I ayez 
pitié de moi, mon père! Sauvez-moi, au nom de Dieu, 
sauvez- moi I 

Elle le tenait par sa robe noire pour qu'il ne pût s'é- 


3l4 BEL-AMI. 

chapper; et lui, inquiet, regardait de tous les côtés, si 
quelque œil malveillant ou dévot ne voyait point cette 
femme tombée à ses pieds. 

Comprenant, enfin, qu'il ne lui échapperait pas : — 
Relevez- vous, dit-il, j'ai justement sur moi la clef du 
confessionnal. — Et fouillant dans sa poche, il en tira 
un anneau garni de clefs, puis il en choisit une, et il se 
dirigea, d'un pas rapide, vers les petites cabanes de bois, 
sorte de boîtes aux ordures de l'âme, où les croyants 
vident leurs péchés. 

Il entra par la porte du milieu qu'il referma sur lui, et 
Mme Walter, s'étant jetée dans l'étroite case d'à côté, 
balbutia avec ferveur, avec un élan passionné d'espé- 
rance : 

— Bénissez-moi, mon père, parce que j'ai péché. 

• ••••••••••••»•••••• • 

Du Roy, ayant fait le tour du chœur, descendit la nef 
de gauche. Il arrivait au milieu quand il rencontra le 
gros monsieur chauve, allant toujours de son pas tran- 
quille, et il se demanda : — Qu'est-ce que ce particulier- 
là peut bien faire ici? 

Le promeneur aussi avait ralenti sa marche et regar- 
dait Georges avec un désir visible de lui parler. Quand 
il fut tout près, il salua, et très poliment : — Je vous de- 
mande pardon, monsieur, de vous déranger, mais pour- 
riez-vous me dire à quelle époque a été construit ce mo- 
nument? 

Du Roy répondit : 

— Ma foi, je n'en sais trop rien, je pense qu'il y a 
vingt ans, ou vingt-cinq ans. C'est, d'ailleurs, la pre- 
mière fois que j'y entre. 

— Moi aussi. Je ne l'avais jamais vu.. 

Alors, le journaliste, qu'un intérêt gagnait, reprit : 


BEL-AMI. 3i5 

- Il me semble que vous le visitez avec grand soin. 
Vous l'étudiez dans ses détails. 

L'autre, avec résignation : — Je ne le visite pas, mon- 
sieur, j'attends ma femme qui m'a donné rendez-vous 
ici, et qui est fort en retard. 

Puis il se tut, et après quelques secondes : — Il fait 
rudement chaud, dehors. 

Du Roy le considérait, lui trouvant une bonne tête, 
et, tout à coup, il s'imagina qu'il ressemblait à Fores- 
tier. 

— Vous êtes de la province? dit-il. 

— Oui. Je suis de Rennes. Et vous, monsieur, c'est 
par curiosité que vous êtes entré dans cette église? 

— Non. J'attends une femme, moi. — Et l'ayant salué, 
le journaliste s'éloigna, le sourire aux lèvres. 

En approchant de la grande porte, il revit la pauvresse, 
toujours à genoux et priant toujours. Il pensa : « Gristi ! 
elle a l'invocation tenace. » Il n'était plus ému, il ne la 
plaignait plus. 

Il passa, et, doucement, se mit à remonter la nef de 
droite pour retrouver M^e Walter. 

Il guettait de loin la place où il l'avait laissée, s'éton- 
nant de ne pas l'apercevoir. Il crut s'être trompé de 
pilier, alla jusqu'au dernier, et revint ensuite. Elle était 
donc partie! Il demeurait surpris et furieux. Puis il 
s'imagina qu'elle lé cherchait, et il refit le tour de l'église. 
Ne l'ayant point trouvée, il retourna s'asseoir sur la 
chaise qu'elle avait occupée, espérant qu'elle l'y rejoin- 
drait. Et il attendit. 

Bientôt un léger murmure de voix éveilla son atten- 
tion. Il n'avait vu personne dans ce coin de l'église. 
D'où venait donc ce chuchotement? Il se leva pour cher- 
cher, et il aperçut, dans la chapelle voisine, les portes 


3iG UEL-AMI. 

du confessionnal. Un bout de robe sortait de l'une et 
traînait sur le pavé. Il s'approcha pour examiner la 
femme. Il la reconnut. Elle se confessait!... 

Il sentit un désir violent de la prendre par les épaules 
et de l'arracher de cette boîte. Puis il pensa : « Bah ! c'est 
le tour du curé, ce sera le mien demain. » Et il s'assit 
tranquillement en face des guichets de la pénitence, 
attendant son heure, et ricanant, à présent, de l'aven- 
ture. 

Il attendit longtemps. Enfin, Mme Walter se releva, se 
retourna, le vit et vint à lui. Elle avait un visage froid 
et sévère : 

— Monsieur, dit-elle, je vous prie de ne pas m'accom- 
pagner, de ne pas me suivre, et de ne plus venir, seul, 
chez moi. Vous ne seriez point reçu. Adieu! 

Et elle s'en alla, d'une démarche digne. 

Il la laissa s'éloigner, car il avait pour principe de ne 
jamais forcer les événements. Puis comme le prêtre, un 
peu troublé, sortait à son tour de son réduit, il marcha 
droit à lui, et le regardant au fond des yeux, il lui gro- 
gna dans le nez : 

— Si vous ne portiez point une jupe, vous, quelle paire 
de soufflets sur votre vilain museau. 

Puis il pivota sur ses talons et sortit de l'église en 
sifflotant. 

Debout sous le portail, le gros monsieur, le chapeau 
sur la tête et les mains derrière le dos, las d'attendre, 
parcourait du regard la vaste place et toutes les rues qui 
s'y rejoignent. 

Quand Du Roy passa près de lui, ils se saluèrent. 

Le journaliste, se trouvant libre, descendit à la 
Vie Française. Dès l'entrée, il vit, à la mine affairée 
des garçons, qu'il se passait des choses anormales, 


BEL-AMI. 3i7 

et il entra brusquement dans le cabinet du directeur. 

^.e père Walter, debout, nerveux, dictait un article 
par phrases hachées, donnait, entre deux alinéas, des 
missions à ses reporters qui Tentouraient , faisait des 
recommandations à Boisrenard, et décachetait des 
lettres. 

Quand Du Roy entra, le patron poussa un cri de joie : 
— Ah ! quelle chance, voilà Bel-Ami ! 

Il s'arrêta net, un peu confus, et s'excusa : — Je vous 
demande pardon de vous avoir appelé ainsi, je suis très 
troublé par les circonstances. Et puis, j'entends ma 
femme et mes filles vous nommer « Bel-Ami » du matin 
au soir, et je finis par en prendre moi-même l'habitude. 
Vous ne m'en voulez pas ? 

Georges riait : — Pas du tout. Ce surnom n'a rien 
qui me déplaise. 

Le père Walter reprit : — Très bien, alors je vous bap- 
tise Bel-Ami, comme tout le monde. Eh bien! voilà, 
nous avons de gros événements. Le ministère est tombé 
sur un vote de trois cent dix voix contre cent deux. Nos 
vacances sont encore remises, remises aux calendes 
grecques, et nous voici au vingt-huit juillet. L'Espagne 
se fâche pour le Maroc, c'est ce qui a jeté bas Durand 
de l'Aine et ses acolytes. Nous sommes dans le pétrin 
jusqu'au cou. Marrot est chargé de former un nouveau 
cabinet. Il prend le général Boutiii d'Acre à la guerre et 
notre ami Laroche-Mathieu aux affaires étrangères. Il 
garde lui-même le portefeuille de l'intérieur, avec la pré- 
sidence du Conseil. Nous allons devenir une feuille offi- 
cieuse. Je fais l'article de tête, une simple déclaration de 
principes, en traçant leur voie aux ministres. 

Le bonhomme sourit et reprit : — La voie qu'ils comp- 
tent suivre, bien entend«. Mais il me faudrait quelque 


3i8 BEL-AMI. 

chose d'intéressant sur la question du Maroc, une ac- 
tualité, une chronique à effet, à sensation, je ne sais 
quoi ? Trouvez-moi ça, vous. 

Du Roy réfléchit une seconde, puis répondit : — J'ai 
votre affaire. Je vous donne une étude sur la situation 
politique de toute notre colonie africaine, avec la Tuni- 
sie à gauche, l'Algérie au milieu, et le Maroc à droite, 
l'histoire des races qui peuplent ce grand territoire, et le 
récit d'une excursion sur la frontière marocaine jusqu'à 
la grande oasis de Figuig où aucun Européen n'a pénétré 
et qui est la cause du conflit actuel. Ça vous va-t-il? 

Le père Walter s'écria : — Admirable ! Et quel titre ? 

— De Tunis à Tanger ! 

— Superbe. 

Et Du Roy s'en alla fouiller dans la collection de la 
Vie Française pour retrouver son premier article : « Les 
Mémoires d'un chasseur d'Afrique », qui, débaptisé, re- 
tapé et modifié, ferait admirablement l'afflaire, d'un bout 
à l'autre, puisqu'il y était question de politique coloniale, 
de la population algérienne et d'une excursion dans la 
province d'Oran. 

En trois quarts d'heure, la chose fut refaite, rafistolée, 
mise au point, avec une saveur d'actualité, et des louan- 
ges pour le nouveau cabinet. 

Le directeur, ayant lu l'article, déclara : — C'est par- 
fait... parfait... parfait. Vous êtes un homme précieux. 
Tous mes compliments. 

Et Du Roy rentra dîner, enchanté de sa journée, 
malgré l'échec de la Trinité, car il sentait bien la partie 
gagnée. 

Sa femme, fiévreuse, l'attendait. Elle s'écria en le 
voyant : — Tu sais que Laroche est ministre des affaires 
étrangères. 


\ 


BEL-AMI. 319 

— Oui, je viens même de faire un article sur l'Algérie 
à ce sujet. 

— Quoi donc ? 

— Tu le connais, le premier que nous ayons écrit en- 
semble : « Les Mémoires d'un chasseur d'Afrique », revu 
et corrigé pour la circonstance. 

Elle sourit. — Ah ! oui, mais ça va très bien. 

Puis après avoir songé quelques instants : — J'y 
pense, cette suite que tu devais faire alors, et que tu as... 
laissée en route. Nous pouvons nous y mettre à pré- 
sent. Ça nous donnera une jolie série bien en situa- 
tion. 

Il répondit en s'asseyant devant son potage : — Par- 
faitement. Rien ne s'y oppose plus, maintenant que ce 
cocu de Forestier est trépassé. 

Elle répliqua vivement d'un ton sec, blessé : 

— Cette plaisanterie est plus que déplacée, et je te 
prie d'y mettre un terme. Voilà trop longtemps qu'elle 
dure. 

Il allait riposter avec ironie; on lui apporta une dé- 
pêche contenant cette seule phrase, sans signature : 
<f J'avais perdu la tête. Pardonnez-moi et venez demain, 
quatre heures, au parc Monceau. » 

Il comprit, et, le cœur tout à coup plein de joie, il dit à 
sa femme, en glissant le papier bleu dans sa poche : 

— Je ne le ferai plus, ma chérie. C'est bête. Je le 
reconnais. 

Et il commença à dîner. 

Tout en mangeant il se répétait ces quelques mots: 
« J'avais perdu la tête, pardonnez-moi, et venez demain, 
quatre heures, au parc Monceau. » Donc elle cédait. Cela 
voulait dire : « Je me rends, je suis à vous, où vous vou- 
drez, quand vous voudrez. » 


/^ 


320 


BEL-AMI. 


♦ ■. 


Il se mit à rîre. Madeleine demanda; 

— Qu'est-ce que tu as ? 

— Pas grand'chose. Je pense à un curé que j'ai ren- 
contré tantôt, et qui avait un bonne binette. 

Du Roy arriva juste à l'heure au rendez-vous du len- 
demain. Sur tous les bancs du parc étaient assis des 
bourgeois accablés par la cha- 
leur, et des bonnes noncha- 
lantes qui semblaient rêver ^ 
pendant que les enfants se 
roulaient dans le sable des ,1,. 
chemins. 

Il trouva M»ne Walter 
dans la petite ruine antique - 
où coule une source. Elle 
faisait le tour du cirque 
étroit de colonnettes, d'un " ' 
air inquiet et malheureux. 

Aussitôt qu'il l'eut saluée : 

-— Comme il y a du monde dans 
ce jardin ! dit-elle. 

Il saisit l'occasion : — Oui, c'est 
vrai; voulez-vous venir autre part? 

— Mais où? 

— N'importe où, dans une voiture, par exemple. Vous 
baisserez le store de votre côté, et vous serez bien à 
l'abri. 

— Oui, j'aime mieux ça ; ici je meurs de peur. 

— Eh bien, vous allez me retrouver dans cinq minutes 
à la porte qui donne sur le boulevard extérieur. J'y 
arriverai avec un fiacre. 

Et il partit en courant. 

Dès qu'elle l'eut rejoint et qu'elle eut bien voilé la 



BEL-AMI. 321 

vitre de son côté, elle demanda : — Où avez-vous dit 
au cocher de nous conduire ? 

Georges répondit : — Ne vous occupez de rien, il est 
au courant. 

Il avait donné à Phomme l'adresse de son apparte- 
ment de la rue de Constantinople. 

Elle reprit : — Vous ne vous figurez pas comme je 
soufire à cause de vous, comme je suis tourmentée 
et torturée. Hier, j'ai été dure, dans l'église, mais je 
voulais vous fuir à tout prix. J'ai tellement peur de 
me trouver seule avec vous. M'avez-vous pardonnée? 

Il lui serrait les mains : — Oui, oui. Qu'est-ce que 
je ne vous pardonnerais pas, vous aimant comme je 
vous aime? 

Elle le regardait d'un air suppliant. — Écoutez, il 
faut me promettre de me respecter... de ne pas... de ne 
pas... autrement je ne pourrais plus vous revoir. 

Il ne répondit point d'abord ; il avait sous la mous- 
tache ce sourire fin qui troublait les femmes. Il finit par 
murmurer : — Je suis votre esclave. 

Alors elle se mit à lui raconter comment elle s'était 
aperçue qu'elle l'aimait en apprenant qu'il allait épou- 
ser Madeleine Forestier. Elle donnait des détails, de 
petits détails de dates et de choses intimes. 

Soudain elle se tut. La voiture venait de s'arrêter. 
Du Roy ouvrit la portière. 

— Où sommes-nous? dit-elle. 

Il répondit : — Descendez et entrez dans cette maison. 
Nous y serons plus tranquilles. 

— Mais où sommes-nous? 

— Chez moi. C'est mon appartement de garçon que 
j'ai repris... pour quelques jours... pour avoir un coin 
où nous puissions nous voir, 

21 


Elle s'était cramponnée au capiton du fiacre, épou- 
i'antce h l'idée ie ce tfitc-ft-tSte, et elle balbutiait : 


— Non, non, je ne veux pas I Je ne veux pas ! 

Il prononça d'une vois énergique : — Je voui jure do 


BEL-AMI. 333 

vous respecter. Venez. Vous voyez bien qu'on nous 
regarde, qu'on va se rassembler autour de nous. Dépê- 
chez-vous... dépêchez-vous... descendez. 

Et il répéta : — Je vous jure de vous respecter. 

Un marchand de vin sur sa porte les regardait d*un 
air curieux. Elle fut saisie de terreur et s'élança dans 
la maison. 

Elle allait monter l'escalier. Il la retint par le bras : 

— C'est ici, au rez-de-chaussée. 
Et il la poussa dans son logis. 

Dès qu'il eut refermé la porte, il la saisit comme une 
proie. Elle se débattait, luttait, bégayait : — Oh! mon 
Dieu!... oh! mon Dieu!... 

Il lui baisait le cou, les yeux, les lèvres avec emporte- 
ment, sans qu'elle pût éviter ses caresses furieuses; et 
tout en le repoussant, tout en fuyant sa bouche, elle lui 
rendait, malgré elle, ses baisers. 

Tout d'un coup elle cessa de se débattre, et vaincue, 
résignée, se laissa dévêtir par lui. Il enlevait une à 
une, adroitement et vite toutes les parties de son cos- 
tume, avec des doigts légers de femme de chambre. 

Elle lui avait arraché des mains son corsage pour se 
cacher la figure dedans, et elle demeurait debout, toute 
blanche, au milieu de ses robes abattues à ses pieds. 

Il lui laissa ses bottines et l'emporta dans ses bras 
vers le lit. Alors, elle lui murmura à l'oreille, d'une 
voix brisée : — Je vous jure... je vous jure... que je n'ai 
jamais eu d'amant. — Comme une jeune fille aurait dit : 

— Je vous jure que je suis vierge. 

Et il pensait ; — Voilà ce qui m'est bien égal, pr.r 
exemple. 


L'automne était venu. Les Du Roy avaient passé & 
Paris tout l'été, menant une campagne énergique dans 
la Vie Française en faveur du nouveau cabinet pendant 
les courtes vacances des députés. 

Quoiqu'on fût seulement dans les premiers jours d'oc- 
tobre, les Chambres allaient reprendre leurs séances, car 
les affaires du Maroc devenaient menaçantes. 

Personne, au fond, ne croyait à une expédition vers 
Tanger, bien que, le jour de la séparation du Parlement, 


BEL-AMt. 523 

un député de la droite, le comte de Lambert-Sarrazin, 
dans un discours plein d'esprit, applaudi même par les 
centres, eût offert de parier et de donner en gage sa mous- 
tache, comme avait fait jadis un célèbre vice-roi des Indes, 
contre les favoris du chef du Conseil que le nouveau 
cabinet ne se pourrait tenir d'imiter l'ancien et d'envoyer 
une armée à Tanger, en pendant à celle de Tunis, par 
amour de la symétrie, comme on met deux vases sur 
une cheminée Jjl avait ajouté : « La terre d'Afrique est 
en effet une cheminée pour la France, messieurs, une 
cheminée qui brûle notre meilleur bois, une cheminée 
à grand tirage qu'on allume avec le papier de la Banque 

« Vous vous êteis offert la fantaisie artiste d'orner l'angle 
de gauche d'un bibelot tunisien qui vous coûte cher, 
vous verrez que M. Marrot va vouloir imiter son prédéces- 
seur et orner l'angle de droite avec un bibelot marocain. » 
. Ce discours, demeuré célèbre, avait servi de thème à 
Du Roy pour dix articles sur la colonie algérienne, pour 
toute sa série interrompue lors de ses débuts au journal, 
et il avait soutenu énergiquement l'idée d'une expédition 
militaire, bien qu'il fût convaincu qu'elle n'aurait pas 
Heu. Il avait fait vibrer la corde patriotique et bombardé 
l'Espagne avec tout l'arsenal d'arguments méprisants 
qu'on emploie contre les peuples dont les intérêts sont 
contraires aux vôtres. 

La Vie Française avait gagné une importance consi- 
dérable à ses attaches connues avec le Pouvoir. Elle 
donnait, avant les feuilles les plus sérieuses, les nou- 
velles politiques, indiquait par des nuances les inten- 
tions des ministres ses amis; et tous les journaux de 
Paris et de la province cherchaient chez elle leurs infor- 
mations. On la citait, on la redoutait, on commençait à 
la respecter. Ce n'était plus l'organe suspect d'un groupe 


326 BEL-AMI. 

de tripoteurs politiques, mais l'organe avoué du cabinet. 
Laroche-Mathieu était Pâme du journal et Du Roy son 
porte-voix. Le père Walter, député muet et directeur cau- 
teleux, sachant s'effacer, s'occupait dans l'ombre, disait- 
>^on, d'une grosse afiaire de mines de cuivre, au Maroc. 

Le salon de Madeleine était devenu un centre influent, 
où se réunissaient chaque semaine plusieurs membres du 
cabinet. Le président du Conseil avait même dîné deux 
fois chez elle; et les femmes des hommes d'État, qui 
hésitaient autrefois à franchir sa porte, se vantaient à 
présent d'être ses amies, lui faisant plus de visites qu'elles 
n'en recevaient d'elle. 

Le ministre des affaires étrangères régnait presque en 
maître dans la maison. Il y venait à toute heure, appor- 
tant des dépêches, des renseignements, des informations 
qu'il dictait soit au mari, soit à la femme, comme s'ils 
eussent été ses secrétaires. 

Quand Du Roy, après le départ du ministre, demeurait 
seul en face de Madeleine, il s'emportait, avec des 
menaces dans la voix, et des insinuations perfides dans 
les paroles, contre les allures de ce médiocre parvenu. 

Mais elle haussait les épaules avec mépris, répétant : 
— Fais-en autant que lui, toi. Deviens ministre; et tu 
pourras faire 'ta tête. Jusque-là, tais-toi. 

Il frisait sa moustache en la regardant de côté. — On 
ne sait pas de quoi je suis capable, disait-il, on l'ap- 
prendra peut-être, un jour. 

Elle répondait avec philosophie : — Qui vivra, verra. 

Le matin de la rentrée des Chambres, la jeune femme, 
encore au lit, faisait mille recommandations à son mari 
qui s'habillait afin d'aller déjeuner chez M. Laroche- 
Mathieu et de recevoir ses instructions avant la séance, 
pour l'article politique du lendemain dans la Vie Fran- 


BEL-AMI. 327 

çaise^ cet article devant être une sorte de déclaration 
officieuse des projets réels du cabinet. 

Madeleine disait : — Surtout n'oublie pas de lui de- 
mander si le général Belloncle est envoyé à Oran, comme 
il en était question. Cela aurait une grande signification. 

Georges, nerveux, répondit : — Mais je sais aussi 
bien que toi ce que j'ai à faire. Fiche-moi la paix avec 
tes rabâchages. 

Elle reprit tranquillement : — Mon cher, tu oublies 
toujours la moitié des commissions dont je te charge 
pour le ministre. 

Il grogna : — Il m'embête, ton ministre, à la fin! 
C'est un serin. 

Elle dit avec calme : — Ce n'est pas [plus mon minis- 
tre que le tien. Il t'est plus utile qu'à moi. 

Il s'était tourné un peu vers elle en ricanant : 

— Pardon, il ne me fait pas la cour, à moi. 

Elle déclara, lentement : — A moi non plus, d'ail- 
leurs ; mais il fait notre fortune. 

Il se tut, puis, après quelques instants : — Si j'avais 
à choisir parmi tes adorateurs, j'aimerais encore mieux 
cette vieille ganache de Vaudrec. Qu'est-ce qu'il devient, 
celui-là? je ne l'ai pas vu depuis huit jours. 

Elle répliqua, sans s'émouvoir : — Il est souffrant, il 
m'a écrit qu'il gardait même le lit avec une attaque de 
goutte. Tu devrais passer prendre de ses nouvelles. Tu 
sais qu'il t'aime beaucoup, et cela lui ferait plaisir. 

Georges répondit : — Oui, certainement, j'irai tantôt. 

Il avait achevé sa toilette, et, son chapeau sur la 
tête, il cherchait s'il n'avait rien négligé. N'ayant rien 
trouvé, il s'approcha du lit, embrassa sa femme sur le 
front : — A tantôt, ma chérie, je ne serai pas rentré 
avant sept heures au plus tôt. 


328 BEL-AMI. 

Et il sortît. 

M. Laroche-Mathieu Pattendait, car il déjeunait à dix 
heures ce jour-là, le conseil devant se réunir à midi, 
avant la réouverture du Parlement. 

Dès qu'ils furent à table, seuls avec le secrétaire par- 
ticulier du ministre, Mme Laroche-Mathieu n'ayant pas 
voulu changer l'heure de son repas. Du Roy parla de son 
article, il en indiqua la ligne, consultant ses notes griffon- 
nées sur des cartes de visite ; puis quand il eut fini : — 
Voyez-vous quelque chose à modifier, mon cher ministre? 

— Fort peu, mon cher ami. Vous êtes peut-être un 
peu trop affirmatif dans l'affaire du Maroc. Parlez de 
l'expédition comme si elle devait avoir lieu, mais en 
laissant bien entendre qu'elle n'aura pas lieu et que 
vous n'y croyez pas le moins du monde. Faites que le 
public lise bien entre les lignes que nous n'irons pas 
nous fourrer dans cette aventure. 

— Parfaitement. J'ai compris, et je me ferai bien com- 
prendre. Ma femme m'a chargé de vous demander à ce 
sujet si le général Belloncle serait envoyé à Oran. 
Après ce que vous venez de dire, je conclus que non. 

L'homme d'État répondit : — Non. 

Puis on causa de la session qui s'ouvrait. Laroche- 
Mathieu se mit à pérorer, préparant l'effet des phrases 
qu'il allait répandre sur ses collègues quelques heures 
plus tard. Il agitait sa main droite, levant en l'air tantôt 
sa fourchette, tantôt son couteau, tantôt une bouchée 
de pain, et sans regarder personne, s'adressant à l'As- 
semblée invisible, il expectorait son éloquence liquo- 
reuse de beau garçon bien coiffé. Une très petite mous- 
tache roulée redressait sur sa lèvre deux pointes pareilles 
à des queues de scorpion, et ses cheveux huilés de 
brillantine, séparés au milieu du front, arrondissaient 


BEL-AMI. 329 

sur ses tempes deux bandeaux de bellâtre provincial. Il 
était un peu trop gras, un peu bouffi, bien que jeune ; le 
ventre tendait son gilet. 

Le secrétaire particulier mangeait et buvait tranquil- 
lement, accoutumé sans doute à ces douches de faconde; 
mais Du Roy, que la jalousie du succès obtenu mordait 
au cœur, songeait : « Va donc, ganache I Quels crétins 
que ces hommes politiques! » 

Et, comparant sa valeur à lui, à l'importance bavarde 
de ce ministre, il se disait : — Cristi, si j'avais seulement 
cent mille francs nets pour me présenter à la députation 
dans mon beau pays de Rouen, pour rouler dans la 
pâte de leur grosse malice mes braves Normands finauds 
et lourdauds, quel homme d'État je ferais, à côté de ces 
polissons imprévoyants. 

Jusqu'au café, M. Laroche-Mathieu parla, puis, ayant 
vu qu'il était tard, il sonna pour qu'on fît avancer son 
coupé, et, tendant la main au journaliste : 

— C'est bien compris, mon cher ami? 

— Parfaitement, mon cher ministre, comptez sur moi 
Et Du Roy s'en alla tout doucement vers le journal, 

pour commencer son article, car il n'avait rien à faire jus- 
qu'à quatre heures. A quatre heures il devait retrouver, rue 
de Constantinople, Mme de Marelle qu'il y voyait toujours 
régulièrement deux fois par semaine, le lundi et le vendredi. 
Mais en entrant à la rédaction, on lui remit une 
dépêche fermée; elle était de Mme Walter et disait 

« Il faut absolument que je te parle aujourd'hui. C'est 
très grave, très grave. Attends-moi à deux heures rue de 
Constantinople. Je peux te rendre un grand service. 

« Ton amie jusqu'à la mort, 

« Virginie. » 


33o BEL-AMI. 

Il jura : — Nom de Dieu ! quel crampon. — Et, saisi 
par un excès de mauvaise humeur, il ressortit aussitôt, 
trop irrité pour travailler. 

Depuis six semaines il essayait de rompre avec elle 
sans parvenir à lasser son attachement acharné. 

Elle avait eu, après sa chute, un accès de remords 
épouvantable, et, dans trois rendez-vous successifs, avait 
accablé son amant de reproches et de malédictions. 
Ennuyé de ces scènes, et déjà rassasié de cette femme 
mûre et dramatique, il s'était simplement éloigné, espé- 
rant que l'aventure serait finie de cette façon. Mais alors 
elle s'était accrochée à lui éperdument, se jetant dans 
cet amour comme on se jette dans une rivière avec 
une pierre au cou. Il s'était laissé reprendre, par fai- 
blesse, par complaisance, par égards; et elle l'avait em- 
prisonné dans une passion effrénée et fatigante, elle 
l'avait persécuté de sa tendresse. 

Elle voulait le voir tous les jours, l'appelait à tout' 
moment par des télégrammes, pour des rencontres rapi- 
des au coin des rues, dans un magasin, dans un jardin 
public. 

Elle lui répétait alors, en quelques phrases, toujours 
les mêmes, qu'elle l'adorait et l'idolâtrait, puis elle le 
quittait en lui jurant « qu'elle était bien heureuse de 
l'avoir vu ». 

Elle se montrait tout autre qu'il ne l'avait rêvée, 
essayant de le séduire avec des grâces puériles, des en- 
fantillages d'amour ridicules à son âge. Étant demeurée 
jusque-là strictement honnête, vierge de cœur, fermée 
à tout sentiment, ignorante de toute sensualité, ça avait 
été tout d'un coup chez cette femme sage dont la qua- 
rantaine tranquille semblait un automne pâle après un 
été froid, ça avait été une sorte de printemps fané, plein 


BEL-AMI. 33i 

de petites fleurs mal sorties et de bourgeons avortés, uae 

étrange éclosion d'amour de fillette, d'amour tardif, ar- 
dent et naif, fait d'élans imprévus, de petits cris de seize 
ans, de cajoleries embarrassantes, de grâces vieillies sans 
,'- - avoir été jeunes. 

Elle lui écrivait 
dix lettres en un 
jour, des lettres 
niaisement folles, 
d'un style bizarre, 
poétique et risi- 
b!e, orné comme 
celui des Indiens, 
plein de noms de 
bêtes et d'oiseaux. 
Dès qu'ils étaient 
seuls elle l'em - 
brassait avec des 
gentillesses lour- 
des de grosse ga- 
mine, des moues 
de lèvres un peu 
grotesques , des 
sauteries qui se- 

' tiine trop pesante sous l'étofie 

-,-'' du corsage. 
Il était surtout écœuré de l'entendre dire « Mon rat », 
■ Mon chien », « Mon chat », n Mon bijou », « Mon 
oiseau bleu », « Mon trésor », et de la voir s'offrir à lui 
chaque fois avec une petite comédie de pudeur enfan- 
tine, de petits mouvements de crainte qu'elle jugeait 
gentils, et de petits jeux de pensionnaire dépravée. 


332 BEL-AMI. 

Elle demandait : — A qui cette bouche-là? — Et quand 
il ne répondait pas tout de suite : — C'est à moi; — elle 
insistait jusqu'à le faire pâlir d'énervement. 
' Elle aurait dû sentir, lui semblait-il, qu'il faut, en 
amour, un tact, une adresse, une prudence et une jus- 
tesse extrêmes, que s'étant donnée à lui, elle, mûre, mère 
de famille, femme du monde, elle devait se livrer gra- 
vement, avec une sorte d'emportement contenu, sévère, 
avetf des larmes peut-être, mais avec les larmes de Didon, 
non plus avec celles de Juliette. 

Elle lui répétait sans cesse : — Comme je t'aime, mon 
petit! M'aimes-tu autant, dis, mon bébé? 

Il ne pouvait plus l'entendre prononcer <* mon petit » 
ni « mon bébé » sans avoir envie de l'appeler « ma 
vieille ». 

Elle lui disait : — Quelle folie j'ai faite de te céder. 
Mais je ne le regrette pas. C'est si bon d'aimer! 

Tout cela semblait à Georges irritant dans cette 
bouche. Elle murmurait : « C'est si bon d'aimer » comme 
l'aurait fait une ingénue, au théâtre. 

Et puis elle l'exaspérait par la maladresse de sa caresse. 
Devenue soudain sensuelle sous le baiser de ce beau gar- 
çon qui avait si fort allumé son sang, elle apportait 
dans son étreinte une ardeur inhabile et une application 
sérieuse qui donnaient à rire à Du Roy et le faisaient 
songer aux vieillards qui essayent d'apprendre à lire. 

Et quand elle aurait dû le meurtrir dans ses bras, en 
le regardant ardemment de cet œil profond et terrible 
qu'ont certaines femmes défraîchies, superbes en leur 
dernier amour, quand elle aurait dû le mordre de sa 
bouche muette et frissonnante en l'écrasant sous sa chair 
épaisse et chaude, fatiguée mais insatiable, elle se tré- 
moussait comme une gamine et zézayait pour être gra- 


BEL-AMI. 333 

cîeuse : — T'aime tant, mon petit. T'aime tant. Fais un 
beau m'amour à ta petite femme ! 

Il avait alors une envie folle de jurer, de prendre son 
chapeau et de partir en tapant la porte. 

Ih s'étaient vus souvent, dans les premiers temps, rue • 
de Constantinople, mais Du Roy qui redoutait une ren- 
contre avec Mme de Marelle, trouvait mille prétextes 
maintenant pour se refuser à ces rendez-vous. 

Il avait dû alors venir presque tous les jours chez elle, 
tantôt déjeuner, tantôt dîner. Elle lui serrait la main 
sous! la table, lui tendait sa bouche derrière les portes. 
Mais lui s'amusait surtout à jouer avec Suzanne qui 
l'égayait par ses drôleries. Dans son corps de poupée 
s'agitait un esprit agile et malin, imprévu et sournois, 
qui faisait toujours la parade comme une marionnette de 
foire. Elle se moquait de tout et de tout le monde, avec 
un à-propos mordant. Georges excitait sa verve, la pous- 
sait à l'ironie, et ils s'entendaient à merveille. 

Elle l'appelait à tout instant. — Écoutez, Bel-Ami. 
Venez ici. Bel- Ami. 

Il quittait aussitôt la maman pour courir à la fillette 
qui lui murmurait quelque méchanceté dans l'oreille, et 
ils riaient de tout leur cœur. 

Cependant, dégoûté de l'amour de la mère, il en arri- 
vait à une insurmontable répugnance ; il ne pouvait plus 
la voir, ni l'entendre, ni penser à elle sans colère. Il 
cessa donc d'aller chez elle, de répondre à ses lettres et 
de céder à ses appels. 

Elle comprit enfin qu'il ne l'aimait plus, et souffrit 
horriblement. Mais elle s'acharna, elle l'épia, le suivit, 
l'attendit dans un fiacre aux stores baissés, à la porte du 
journal, à la porte de sa maison, dans les rues où elle 
espérait qu'il passerait. 


334 BEL-AMI. 

Il avait envie de la maltraiter, de Tinjurier, de la frap- 
per, de lui dire netten;ient : « Zut, j'en ai assez, vous 
m'embêtez. » Mais il gardait toujours quelques ména- 
gements, à causç de la Vie Française; et il tâchait, à 
force de froideur, de duretés enveloppées d'égards et 
même de paroles rudes par moments, de lui faire com- 
prendre qu'il fallait bien que cela finît. 

Elle s'entêtait surtout à chercher des ruses pour l'at- 
tirer rue de Constantinople, et il tremblait sans cesse 
que les deux femmes ne se trouvassent, un jour, nez à 
nez, à la porte. 

Son affection pour M«»e de Marelle, au contraire, 
avait grandi pendant l'été. Il l'appelait son « gamin », et 
décidément elle lui plaisait. Leurs deux natures avaient 
des crochets pareils; ils étaient bieû,, l'un et l'autre, de 
la race aventureuse des vagabonds de la vie, de ces va- 
gabonds mondains qui ressemblent fort, sans s'en dou- 
ter, aux bohèmes des grandes routes. 

Ils avaient eu un été d'amour charmant, un été d'étu- 
diants qui font la noce, s'échappant pour aller déjeuner 
ou dîner à Argenteuil, à Bougival, à Maisons, à Poissy, 
passant des heures dans un bateau à cueillir des fleurs 
le long des berges. Elle adorait les fritures de Seine, les 
gibelottes et les matelotes, les tonnelles des cabarets et 
les cris des canotiers. Il aimait partir avec elle, par un 
jour clair, sur l'impériale d'un train de banlieue et tra- 
verser, en disant des bêtises gaies, la vilaine campagne 
de Paris où bourgeonnent d'affreux chalets bourgeois. 

Et quand il lui fallait rentrer pour dîner chez Mo»* Wal- 
ter, il haïssait la vieille maîtresse acharnée, en souve- 
nir de la jeune qu'il venait de quitter, et qui avait dé- 
floré ses désirs et moissonné son ardeur dans les herbes 
du bord de l'eau. 


BEL-AMI. 335 

Il se croyait enfin à peu près délivré de la Patronne, 
à qui il avait exprimé d'une façon claire, presque brutale, 
sa résolution de rompre,quand il reçut au journal le télé- 
gramme rappelant, à deux heures, rue de Constantinople. 

Il le relisait en marchant : « Il faut absolument que je 
te parle aujourd'hui. C'est très grave, très grave. Attends- 
moi à deux heures rue de Constantinople. Je peux te 
rendre un grand service. Ton amie jusqu'à la mort. — 
Virginie. » 

Il pensait : « Qu'est-ce qu'elle me veut encore, cette 
vieille chouette? Je parie qu'elle n'a rien à me dire. Elle 
va me répéter qu'elle m'adore. Pourtant il faut voir. Elle 
parle d'une chose très grave et d'un grand service, c'est 
peut-être vrai. Et Clotilde qui vient à quatre heures. Il 
faut que j'expédie la première à trois heures au plus 
tard. Sacristi! pourvu qu'elles ne se rencontrent pas. 
Quelles rosses que les femmes ! » 

Et il songea qu'en effet la sienne était la seule qui 
ne le tourmentait jamais. Elle vivait de son côté, et 
elle avait l'air de l'aimer beaucoup, aux heures des- 
tinées à ramour,<;ar elle n'admettait pas qu'on dérangeât 
l'ordre immuable des occupations ordinaires de la vie. 

Il allait, à pas lents, vers son logis de rendez-vous, 
s 'excitant mentalement contre la Patronne : 

— Ahl je vais la recevoir d'une jolie façon si elle n'a 
rien à me dire. Le français de Cambronne sera acadé- 
mique auprès du mien. Je lui déclare que je ne fiche 
plus les pieds chez elle, d'abord. 

Et il entra pour attendre M°»e Walter. 
Elle arriva presque aussitôt, et dès qu'elle l'eut aperçu : 
— Ah ! tu as reçu ma dépêche I Quelle chance! 
Il avait pris un visage méchant : 

— Parbleu, je l'ai trouvée au journal, au moment où je 


336 ~ - BEL-AMI. 

partais pour la Chambre. Qu'est-ce que tu neveux encore. 
Elle avait relevé sa voilette pour l'embrasser, et elle 
s'approchait avec un air craintif et soumis de chienne 
souvent battue. 

— Comme tu es cruel pour moi... Comme tu me parles 
durement... Qu'est-ce que je t'ai fait? Tu ne te figures 
pas comme je souffre par toi ! 

Il grogna : — Tu ne vas pas recommencer? 

Elle était debout tout près de lui, attendant un sou- 
rire, un geste pour se jeter dans ses bras. 

Elle murmura : — Il ne fallait pas me prendre pour me 
traiter ainsi, il fallait me laisser sage et heureuse, comme 
j'étais. Te rappelles-tu ce que tu me disais dans l'église, 
et comme tu m'as fait entrer de force dans cette maison. 
Et voilà maintenant comment tu me parles I comment 
tu me reçois! Mon Dieu! mon Dieu! que tu me fais 
mal! 

Il frappa du pied, et, violemment : 

— Ah! mais, zut! En voilà assez. Je ne peux pas te 
voir une minute sans entendre cette chanson-là. On dirait 
vraiment que je t'ai prise à douze ans et que tu étais 
ignorante comme un ange. Non, ma chère, rétablissons 
les faits, il n'y a pas eu détournement de mineure. Tu 
t'es donnée à moi, en plein âge de raison. Je t'en re- 
mercie, je t'en suis infiniment reconnaissant, mais je ne 
suis pas tenu d'être attaché à ta jupe jusqu'à la mort. Tu 
as un mari et j'ai une femme. Nous ne sommes libres 
ni l'un ni l'autre. Nous nous sommes ofiert un caprice, 
ni vu ni connu, c'est fini. 

Elle dit : — Oh ! que tu es brutal ! que tu es grossier, 
que tu es infâme! Non! je n'étais plus une jeune fille, 
mais je n'avais jamais aimé, jamais failli... 

Il lui coupa la parole : — Tu me l'as déjà répété vingt 


BEL-AMI. 337 

fois, je le sais. Mais tu avais eu deux enfants... je ne t'ai 
donc pas déflorée... 

Elle recula : — Oh! Georges, c'est indigne!... 

Et portant ses deux mains à sa poitrine, elle com- 
mença à suffoquer, avec des sanglots qui lui montaient 
à la gorge. 

Quand il vit les larmes arriver, il prit son chapeau sur 
le coin de la cheminée: — Ah! tu vas pleurer! Alors, 
bonsoir. C'est pour cette représentation-là que tu m'avais 
fait venir? 

Elle fit un pas afin de lui barrer la route et, tirant vive- 
ment un mouchoir de sa poche, s'essuya les yeux d'un geste 
brusque. Sa voix s'affermit sous l'effort de sa volonté, et 
elle dit, interrompue par un chevrotement de douleur : 

— Non... je suis venue pour... pour te donner une 
nouvelle... une nouvelle politique... pour te donner le 
moyen de gagner cinquante mille francs... ou même 
plus... si tu veux. 

Il demanda, adouci tout à coup : — Comment ça? 
Qu'est-ce que tu veux dire? 

— J'ai surpris par hasard, hier soir, quelques mots de 
mon mari et de Laroche. Ils ne se cachaient pas beau- 
coup devant moi, d'ailleurs. Mais Walter recommandait 
au ministre de ne pas te mettre dans le secret parce que 
tu dévoilerais tout. 

Du Roy avait reposé son chapeau sur une chaise. Il 
attendait, très attentif. 

— Alors, qu'est-ce qu'il y a? 

— Ils vont s'emparer du Maroc! 

— Allons donc. J'ai déjeuné avec Laroche qui m'a 
presque dicté les intentions du cabinet. 

— Non, mon chéri, ils t'ont joué parce qu'ils ont peur 
qu'on connaisse leur combinaison. 

23 


338 BEL-AMI. 

— Assieds-toi, dit Georges. 

Et il s'assit lui-même sur un fauteuil. Alors elle attira 
parterre un petit tabouret, et s'accroupit dessus, entre les 
jambes du jeune homme. Elle reprit, d'une voix câline : 
— Comme je pense toujours à toi, je fais attention main- 
tenant à tout ce qu'on chuchote autour de moi. 

Et elle se mit, doucement, à lui expliquer comment 
elle avait deviné depuis quelque temps qu'on préparait 
quelque chose à son insu, qu'on se servait de lui en re- 
doutant son concours. 

Elle disait : — Tu sais, quand on aime, on devient 
rusée. 

Enfin, la veille, elle avait compris, c'était une grosse 
affaire, une très grosse affaire préparée dans l'ombre. 
Elle souriait maintenant, heureuse de son adresse; elle 
s'exaltait, parlant en femme de financier, habituée à voir 
machiner les coups de bourse, les évolutions des valeurs, 
les accès de hausse et de baisse ruinant en deux heures 
de spéculation des milliers de petits bourgeois^ de petits 
rentiers, qui ont placé leurs économies sur des fonds 
garantis par des noms d'hommes honorés, respectés, 
hommes politiques ou hommes de banque. 

Elle répétait : — Oh ! c'est très fort ce qu'ils ont fait. 
Très fort. C'est Walter qui a tout mené d'ailleurs, et il 
s'y entend. Vraiment, c'est de premier ordre. 

Il s'impatientait de ces préparations. 

— Voyons, dis vite. 

— Eh bien! voilà. L'expédition de Tanger était dé- 
cidée entre eux dès le jour où Laroche a pris les 
affaires étrangères ; et, peu à peu, ils ont racheté tout 
l'emprunt du Maroc qui était tombé à soixante-quatre 
ou cinq francs. Ils l'ont racheté très habilement, par le 
moyen d'agents suspects, véreux, qui n'éveillaient au- 


BEL-AMI. 339 

cune méfiance. Ils ont roulé même les Rothschild, qui 
s'étonnaient de voir toujours demander du marocain» 
On leur a répondu en nommant les intermédiaires, tous 
tarés, tous à la côte. Ça a tranquillisé la grande banque. 
Et puis maintenant on va faire l'expédition, et dès que 
nous serons là-bas, l'État français garantira la dette. 
Nos amis auront gagné cinquante ou soixante millions. 
Tu comprends l'affaire ? Tu comprends aussi comme on 
a peur de tout le monde, peur delà moindre indiscrétion. 

Elle avait appuyé sa tête sur le gilet du jeune homme, 
et les bras posés sur ses jambes, elle se serrait, se collait 
contre lui, sentant bien qu'elle l'intéressait à présent, 
prête à tout faire, à tout commettre, pour une caresse, 
pour un sourire. 

Il demanda : — Tu es bien sûre? 

Elle répondit avec confiance : — Oh ! je crois bien ! 

Il déclara : — C'est très fort, en effet. Quant à ce 
salop de Laroche, en voilà un que je repincerai. Oh ! le 
gredin ! qu'il prenne garde à lui !... qu'il prenne garde à 
lui... Sa carcasse de ministre me restera entre les doigts! 

Puis il se remit à réfléchir, et il murmura : — Il fau- 
drait pourtant profiter de ça. 

— Tu peux encore acheter de l'emprunt, dit-elle. Il 
n'est qu'à soixante-douze francs. 

Il reprit : ;H^Oui, mais je n'ai pas d'argent disponible. 

Elle leva les yeux vers lui, des yeux pleins de suppli- 
cation. — J'y ai pensé, mon chat, et si tu étais bien 
gentil, bien gentil, si tu m'aimais un peu, tu me laisse- 
rais t'en prêter. 

Il répondit brusquement, presque durement : — Quant 
à ça, non, par exemple. 

Elle murmura, d'une voix implorante : — Écoyte, il 
y a une chose que tu peux faire sans emprunter de l'ar- 


340 BEL-AMI. 

gent. Je voulais en acheter pour dix mille francs de cet 
emprunt, moi, pour me créer une petite cassette. Eh 
bien! j'en prendrai pour vingt mille! Tu te mets de 
moitié. Tu comprends bien que je ne vais pas rembour- 
ser ça à Walter. Il n'y a donc rien à payer pour le mo- 
ment. Si ça réussit, tu gagnes soixante-dix mille francs. 
Si ça ne réussit pas, tu me devras dix mille francs que 
tu me payeras à ton gré. 

Il dit encore: — Non,je n'aime guère ces combinaisons-là. 

Alors elle raisonna pour le décider, elle lui prouva 
qu'il engageait en réalité dix mille francs sur parole, 
qu'il courait des risques, par conséquent, qu'elle ne lui 
avançait rien puisque les déboursés étaient faits par la 
Banque Walter 

Elle lui démontra, en outre, que c'était lui qui avait 
mené, dans la Vie FrançaisCy toute la campagne poli- 
tique qui rendait possible cette affaire, qu'il serait bien 
naïf en n'en profitant pas. 

Il hésitait encore. Elle ajouta : — Mais songe donc 
qu'en vérité c'est Walter qui te les avance, ces dix mille 
francs, et que tu lui as rendu des services qui valent 
plus que ça. 

— Eh bien ! soit, dit-il. Je me mets de moitié avec toi. 
Si nous perdons, je te rembourserai dix mille francs. 

Elle fut si contente qu'elle se releva, saisit à deux mains 
sa tête et se mit à l'embrasser avidement. 

Il ne se défendit point d'abord , puis comme elle s'en- 
hardissait, l'étreignant et le dévorant de caresses, il son- 
gea que l'autre allait venir tout à l'heure et que s'il fai- 
blissait il perdrait du temps, et laisserait aux bras de la 
vieille une ardeur qu'il valait mieux garder pour la jeune. 

Alors il la repoussa doucement : — Voyons, sois sage, 
dit-il. 


BEL-AMI. Ht 

Elle le regarda avec des yeux désolis : — Oh ! Georges. 
Je ne peux même plus t'etnbrasser. 
Il répondit : — Non. pas aujourd'hui. J'ai un peu de 
migraine, et cela me 
fait mal. 

Alors elle se ras- 
sit, docile, entre ses 
jambes. Elle de- 
manda ; 

— Veux-tu venir 
diner demain à la 
mais on? Quel plai- 
sir tu me ferais! 
Il hésita, puis n'osa 
point refuser. 

— Mais oui, certaine 
ncnt. 

— Merci, mon chéri. 
Elle frottait lentement 

a joue sur la poitrine du 
jne homme, d'un mou- 
nt câlin et régulier, et 
iiu ae ses longs cheveux noirs se prît 
dans le gilet. Elle s'en aperçut, et une idée 
lolle lui traversa l'esprit, une de ces idées supersti- 
tieuses qui sont souvent toute la raison des femmes. EHe 
se mit à enrouler tout doucement ce cheveu amour d'un 
bouton. Puis elle en attacha un autre au bouton suivant, 
un autre encore à celui du dessus. A chaque bouton elle 

Il allait les arracher tout à l'heure, en se levant. Il 
lui ferait mal, quel bonheur! Et il emporterait quelque 
chose d'elle, sans le savoir, il emporterait une petite 


342 BEL-AMI. 

mèche de sa chevelure, dont il n'avait jamais demandé. 
C'était un lien par lequel elle l'attachait, un lien secret, 
invisible! un talisman qu'elle laissait sur lui. Sans le 
vouloir, il penserait à elle, il rêverait d'elle, il l'aimerait 
un peu plus le lendemain. 

Il dit tout à coup : — Il va falloir que je te quitte parce 
qu'on m'attend à la Chambre pour la fin de la séance. Je 
ne puis manquer aujourd'hui. 

Elle soupira : — Oh ! déjà. — Puis, résignée : — Va, 
mon chéri, mais tu viendras dîner demain. 

Et, brusquement, elle s'écarta. Ce fut sur sa tête une 
douleur courte et vive comme si on lui eût piqué la 
peau avec des aiguilles. Son cœur battait; elle était con- 
tente d'avoir souffert un peu par lui. 

— Adieu I dit-elle. 

Il la prit dans ses bras avec un sourire compatissant 
et lui baisa les yeux froidement. 

Mais elle, affolée par ce contact, murmura encore une 
fois: — Déjà! — Et son regard suppliant montrait la 
chambre dont la porte était ouverte. 

Il l'éloigna de lui, et d'un ton pressé : — Il faut que 
je me sauve, je vais arriver en retard. 

Alors elle lui tendit ses lèvres qu'il effleura à peine, 
et lui ayant donné son ombrelle qu'elle oubliait, il re- 
prit : — Allons, allons, dépêchons-nous, il est plus de 
trois heures. 

Elle sortit devant lui; elle répétait : — Demain, sept 
heures. 

Il répondit : — Demain, sept heures. 

Ils se séparèrent. Elle tourna à droite, et lui à gauche. 

Du Roy remonta jusqu'au boulevard extérieur. Puis, 
il redescendit le boulevard Malesherbes, qu'il se mit à 
suivre, à pas lents. En passant devant un pâtissier, il 


DEL-AMI. 343 

aperçut des marrons glacés dans une coupe de cristal, 
et il pensa : « Je vais en rapporter une livre pour Clo- 
tilde. » Il acheta un sac de ces fruits sucrés qu'elle 
aimait à la folie. 

A quatre heures, il était rentré pour attendre sa jeune 
maîtresse. 

Elle vint un peu en retard parce que son mari était 
arrivé pour huit jours. Elle demanda : — Peux-tu venir 
dîner demain ? Il serait enchanté de te voir. 

— Non, je dîne chez le Patron. Nous avons un tas 
de combinaisons politiques et financières qui nous 
occupent. 

Elle avait enlevé son chapeau. Elle ôtait maintenant 
son corsage qui la serrait trop. 

Il lui montra le sac sur la cheminée : — Je t'ai ap- 
porté des marrons glacés. 

Elle battit des mains : — Quelle chance ! comme tu es 
mignon. 

Elle les prit, en goûta un, et déclara : — Ils sont déli- 
cieux. Je sens que je n'en laisserai pas un seul. 

Puis elle ajouta en regardant Georges avec une gaieté 
sensuelle : — Tu caresses donc tous mes vices? 

Elle mangeait lentement les marrons et jetait sans 
cesse un coup d'œil au fond du sac comme pour voir 
s'il en restait toujours. 

Elle dit : — Tiens, assieds-toi dans le fauteuil, je 
vais m'accroupir entre tes jambes pour grignoter mes 
bonbons. Je serai très bien. 

Il sourit, s'assit, et la prit entre ses cuisses ouvertes 
comme il tenait tout à l'heure M«ne Walter. 

Elle levait la tête vers lui pour lui parler, et disait, la 
bouche pleine : 

— Tu ne sais pas, mon chéri, j'ai rêvé de toi, j'ai 


344 BEL-AMI. 

rêvé que nous faisions un grand voyage, tous les deux^ 
sur un chameau. Il avait deux bosses, nous étions à 
cheval chacun sur une bosse, et nous traversions le 
désert. Nous avions emporté des sandwichs dans un 
papier et du vin dans une bouteille et nous faisions la 
dînette sur nos bosses. Mais ça m'ennuyait parce que 
nous ne pouvions pas faire autre chose; nous étions 
trop loin l'un de l'autre, et moi je voulais descendre. 

Il répondit : — Moi aussi je veux descendre. 

Il riait, s'amusant de l'histoire, il Isi poussait à dire 
des bêtises, à bavarder, à raconter tous ces enfantillages, 
toutes ces niaiseries tendres que débitent les amoureux. 
Ces gamineries, qu'il trouvait gentilles dans la bouche 
de Mme de Marelle, l'auraient exaspéré dans celle de 
Mme Waltôr. 

Clotilde l'appelait aussi : « Mon chéri, mon petit, mon 
chat. » Ces mots lui semblaient doux et caressants. 
Dits par l'autre tout à l'heure ils l'irritaient et l'écœu- 
raient. Car les paroles d'amour, qui sont toujours les 
mêmes, prennent le goût des lèvres dont elles sortent. 

Mais il pensait, tout en s'égayant de ces folies, aux 
soixante-dix mille francs qu'il allait gagner, et, brusque- 
ment, il arrêta, avec deux petits coups de doigt sur la 
tête, le verbiage de son amie : — Écoute, ma chatte. 
Je vais te charger d'une commission pour ton mari. 
Dis-lui de ma part, d'acheter, demain, pour dix mille 
francs d'emprunt du Maroc qui est à soixante-douze; et 
je lui promets qu'il aura gagné de soixante à quatre- 
vingt mille francs avant trois mois. Recommande-lui le 
silence absolu. Dis-lui, de ma part, que l'expédition de 
Tanger est décidée et que l'État français va garantir la 
dette marocaine. Mais ne te coupe pas avec d'autres. 
C'est un secret d'État que je te confie là. 


BEL-AMI. 345 

Elle l'écoutait, sérieuse. Elle murmura : — Je te re- 
mercie. Je préviendrai mon mari dès ce soir. Tu peux 
compter sur lui; il ne parlera pas. C'est un homm« très 
sûr. Il n'y a aucun danger. 

Mais elle avait mangé tous les marrons. Elle écrasa 
le sac entre ses mains et le jeta dans la cheminée. Puis 
elle dit : — Allons nous coucher. Et sans se lever elle 
commença à déboutonner le gilet de Georges. 

Tout à coup elle s'arrêta, et tirant entre deux doigts 
un long cheveu pris dans une boutonnière, elle se mit 
à rire : — Tiens. Tu as emporté un cheveu de Madeleine. 
En voilà un mari fidèle ! 

Puis, redevenue sérieuse, elle examina longuement 
sur sa main l'imperceptible fil qu'elle avait trouvé et 
elle murmura : — Ce n'est pas de Madeleine, il est brun. 

Il sourit : — Il vient probablement de la femme de 
chambre. 

Mais elle inspectait le gilet avec une attention de poli- 
cier, et elle cueillit un second cheveu enroulé autour 
d'un bouton; puis elle en aperçut un troisième; et, pâlie, 
tremblant un peu, elle s'écria : — Oh ! tu as couché avec 
une femme qui t'a mis des cheveux à -tous tes boutons. 

Il s'étonnait, il balbutiait : — Mais non. Tu es folle... 

Soudain il se rappela, comprit, se troubla d'abord, 
puis nia en ricanant, pas fâché au fond qu'elle le soup- 
çonnât d'avoir des bonnes fortunes. 

Elle cherchait toujours et toujours trouvait des che- 
veux qu'elle déroulait d'un mouvement rapide et jetait 
ensuite sur le tapis. 

Elle avait deviné, avec son instinct rusé de femme, et 
elle balbutiait, furieuse, rageant et prête à pleurer : — 
Elle t'aime, celle-là... et elle a voulu te faire emporter 
quelque chose d'elle... Oh! que tu es traître... 


v 


S46 BEL-AMI. 

Mais elle poussa un cri, un cri strident de joie ner- 
veuse : — Oh!.,, oh!... c'est une vieille... voilà un che- 
veu blanc... Ah! m prends des vieilles femmes mainte- 
nant.. .Est-ce qu'elles te payent... dis... _ .__ 
est-ce Qu'elles te Davent... . . '" ' 
Ah 


de 

Elle se leva, courut à son corsage jeté sur une chaise 
et elle le remît rapidement. 

Il voulait la retenir, honteus et balbutiant ; — Mais 
non... Clo... tu es stupide... je ne sais pas ce que c'est... 
écoute... reste... voyons... reste... 


BEL-AMI. 347 

Elle répétait : 

— Garde ta vieille femme... garde-la... fais-toi faire une 
bague avec ses cheveux... avec ses cheveux blancs... Tu 
en as assez pour ça... 

Avec des gestes brusques et prompts elle s'était ha- 
billée, recoiffée et voilée; et comme il voulait la saisir 
elle lui lança, à toute volée, un soufflet par la figure. 
Pendant qu'il demeurait étourdi, elle ouvrit la porte et 
s'enfuit. 

Dès qu'il fut seul, une rage furieuse le saisit contre 
cette vieille rosse de mère Walter. Ah! il allait l'en- 
voyer coucher, celle-là, et durement. 

Il bassina avec de l'eau sa joue rouge. Puis il sortit 
à son tour, en méditant sa vengeance. Cette fois il ne 
pardonnerait point. Ah ! mais non ! 

Il descendit jusqu'au boulevard, et, flânant, s'arrêta 
devant la boutique d'un bijoutier pour regarder un chro- 
nomètre dont il avait envie depuis longtemps, et qui 
valait dix-huit cents francs. 

Il pensa, tout à coup, avec une secousse de joie au 
cœur : 4 Si je gagne mes soixante-dix mille francs je 
pourrai me le payer. » Et il se mit à rêver à toutes 
les choses qu'il ferait avec ces soixante -dix mille francs. 

D'abord il serait nommé député. Et puis il achèterait 
son chronomètre, et puis il jouerait à la Bourse, et puis 
encore... et puis encore... 

Il ne voulait pas entrer au journal, préférant causer 
avec Madeleine avant de revoir Walter et d'écrire son 
article; et il se mit en route pour revenir chez lui. 

Il atteignait la rue Drouot quand il s'arrêta net; il 
avait oublié de prendre des nouvelles du comte de 
Vaudrec, qui demeurait Chaussée-d'Antin. Il revint 
donc, flânant toujours, pensant à mille choses, dans 


348 BEL-AMI. 

une songerie heureuse, à des choses douces, à des choses 
bonnes, à la fortune prochaine et aussi à cette crapule 
de Laroche et à cette vieille teigne de Patronne. Il ne 
s'inquiétait point, d'ailleurs, de la colère de Glotilde, 
sachant bien qu'elle pardonnait vite. 

Quand il demanda au concierge de la maison où 
demeurait le comte de Vaudrec : 

— Comment va M. de Vaudrec? on m'a appris qu'il 
était souffrant, ces jours derniers. 

L'homme répondit : — M. le comte est très mal, mon- 
sieur. On croit qu'il ne passera pas la nuit, la goutte 
est remontée au cœur. 

Du Roy demeura tellement effaré qu'il ne savait plu« 
ce qu'il devait faire! Vaudrec mourant! Des idées con- 
fuses passaient en lui, nombreuses, troublantes, qu'il 
n'osait point s'avouer à lui-même. 

Il balbutia : — Merci... je reviendrai... — sans com- 
prendre ce qu'il disait. 

Puis il sauta dans un fiacre et se fit conduire chez lui. 

Sa femme était rentrée. Il pénétra dans sa chambre 
essoufflé et lui annonça tout de suite : 

— Tu ne sais pas? Vaudrec est mourant ! 

Elle était assise et lisait une lettre. Elle leva les yeux 
et trois fois de suite répéta : — Hein? Tu dis?... tu 
dis?... tu dis?... 

— Je te dis que Vaudrec est mourant d'une attaque de 
goutte remontée au cœur. — Puis il ajouta : — Qu'est- 
ce que tu comptes faire ? 

Elle s'était dressée, livide, les joues secouées d'un 
tremblement nerveux, puis elle se mit à pleurer affreu- 
sement, en cachant sa figure dans ses mains. Elle de- 
meurait debout, secouée par des sanglots, déchirée par 
le chagrin. 


BEL-AMI. 349 

Mais soudain elle dompta sa douleur, et, s'essuyant les 
yeux : — J'y... j*y vais... ne t'occupe pas de moi... je ne 
sais pas à quelle heure je reviendrai... ne m'attends point... 

11 répondit : — Très bien. Va. 

Ils se serrèrent la main, et elle partit si vite qu'elle 
oublia de prendre ses gants. 

Georges, ayant dîné seul, se mit à écrire son article. Il 
le fit exactement selon les intentions du ministre, lais- 
sant entendre aux lecteurs que l'expédition du Maroc 
n'aurait pas lieu. Puis il le porta au journal, causa 
quelques instants avec le Patron et repartit en fumant, 
le cœur léger sans qu'il comprît pourquoi. 

Sa femme n'était pas rentrée. Il se coucha et s'en- 
dormit. 

Madeleine revint vers minuit. Georges, réveillé brus- 
quement, s'était assis dans son lit. 

Il demanda : — Eh bien? 

Il ne l'avait jamais vue si pâle et si émue. Elle murmura : 

— Il est mort. 

— Ah! Et... il ne t'a rien dit? 

— Rien. Il avait perdu connaissance quand je suis 
arrivée. 

Georges songeait. Des questions lui venaient aux 
lèvres qu'il n'osait point faire. 

— Couche-toi, dit-il. 

Elle se déshabilla rapidement, puis se glissa auprès 
de lui. 

Il reprit : — Avait-il des parents à son lit de mort ? 

— Rien qu'un neveu. 

— Ah ! Le voyait-il souvent, ce neveu ? 

— Jamais. Ils ne s'étaientpoint rencontrés depuis dix ans. 

— Avait-il d'autres parents? 

— Non... Je ne crois pas. 


35o DEL-AMI. 

— Alors... c'est ce neveu qui doit hériter? 

— Je ne sais pas. 

— Il était très riche, Vaudrec ? 

— Oui, très riche. 

— Sais-tu ce qu'il avait à peu près? 

— Non, pas au juste. Un ou deux millions, peut-être ? 

Il ne dit plus rien. Elle souffla la bougie. Et ils de- 
meurèrent étendus côte à côte dans la nuit, silencieux, 
éveillés et songeant. 

Il n'avait plus envie de dormir. Il trouvait maigres 
maintenant les soixante-dix mille francs promis par 
Mme Walter. Soudain il crut que Madeleine pleurait. Il 
demanda pour s'en assurer : 

— Dors- tu? 

— Non. 

Elle avait la voix mouillée et tremblante. Il reprit : 

— J'ai oublié de te dire tantôt que ton ministre nous 
a fichus dedans. 

— Comment ça? 

Et il lui conta, tout au long, avec tous les détails, la 
combinaison préparée entre Laroche et Walter. 
Quand il eut fini, elle demanda : 

— Comment sais-tu ça? 
Il répondit : 

— Tu me permettras de ne point te le dire. Tu as tes 
procédés d'information que je ne pénètre point. J'ai les 
miens que je désire garder. Je réponds en tout cas de 
l'exactitude de mes renseignements. 

Alors elle murmura : 

— Oui, c'est possible... Je me doutais qu'ils faisaient 
quelque chose sans nous. 

Mais Georges, que le sommeil ne gagnait pas, s'était 
rapproché de sa femme, et, doucement, il lui baisa 


BEL-AMI. 35l 

l'oreille. Elle le repoussa avec vivacité : — Je t'en prie, 
laisse-moi tranquille, n'est-ce pas? Je ne suis point d'hu- 
meur à batifoler. 

Il se retourna, résigné, vers le mur, et, ayant fermé 
les yeus, il finit par s'endormir. 


L'église était tendue de noir, et, sur le portail, un 
grand écusson coifTé d'une couronne annonçait aux pas- 
sants qu'on enterrait un gentilhomme. 

La cérémonie venait de finir, les assistants s'en 
allaient lentement, défilant devant le cercueil et devant 
le neveu du comte de Vaudrec, qui serrait les mains et 
rendait les saluls, 

Quand Georges Du Roy et sa femme furent sortis, ils 


BEL-AMI. 353 

se mirent à marcher côte à côte, pour rentrer chez eux. 
Ils se taisaient, préoccupés. 

Enfin, Georges prononça, comme se parlant à lui- 
même : 

— Vraiment, c'est bien étonnant ! 
Madeleine demanda : 

— Quoi donc, mon ami? 

— Que Vaudrec ne nous ait rien laissé! 

Elle rougit brusquement, comme si un voile rose se 
fût étendu tout à coup sur sa peau blanche, en montant 
de la gorge au visage, et elle dit : — Pourquoi nous au- 
rait-il laissé quelque chose? Il n'y avait aucune raison 
pour ça? 

Puis, après quelques instants de silence, elle reprit : — 
Il existe peut-être un testament chez un notaire. Nous 
ne saurions rien encore. 

Il réfléchit puis, murmura : 

— Oui, c'est probable, car, enfin, c'était notre meilleur 
ami, à tous les deux. Il dînait deux fois par semaine à 
la maison, il venait à tout moment. Il était chez lui chez 
nous, tout à fait chez lui. Il t'aimait comme un père, 
et il n'avait pas de famille, pas d'enfants, pas dé frères 
ni de sœurs, rien qu'un neveu, un neveu éloigné. Oui, il 
doit y avoir un testament. Je ne tiendrais pas à grand'- 
chose, un souvenir, pour prouver qu'il a pensé à nous, 
qu'il nous aimait, qu'il reconnaissait l'affection que 
nous avions pour lui. Il nous devait bien une marque 
d'amitié. 

Elle dit, d'un air pensif et Indifférent : 

— C'est possible, en effet, qu'il y ait un testament. 

Comme ils rentraient chez eux, le domestique pré- 
senta une lettre à Madeleine. Elle l'ouvrit, puis la tendit 
à son mari. 

23 


354 BEL-AMI. 

Etude de M* Lamaneur 
Notaire, 
17, rue des Vosges. 


Madame, 

J'ai rhonneur de vous prier de vouloir bien passer à 
mon étude, de deux heures à quatre heures, mardi, mer- 
credi ou jeudi, pour affaire qui vous concerne. 

Recevez, etc. 

Lamaneur. 

Georges avait rougi, à son tour : — Ça doit être ça. 
C'est drôle que ce soit toi qu'il appelle, et non moi qui 
suis légalement le chef de famille. 

Elle ne répondit point d'abord, puis après une courte 
réflexion : — Veux-tu que nous y allions tout à l'heure? 

— Oui, je veux bien. 

. Ils se mirent en route dès qu'ils eurent déjeuné. 

Lorsqu'ils entrèrent dans l'étude de M* Lamaneur, le 
premier clerc se leva avec un empressement marqué et 
les fit pénétrer chez son patron. 

Le notaire était un petit homme tout rond, rond de 
partout. Sa tête avait l'air d'une boule clouée sur une 
autre boule que portaient deux jambes si petites, si 
courtes qu'elles ressemblaient aussi presque à des boules. 
• Il salua, indiqua des sièges, et dit en se tournant vers 
Madeleine : — Madame, je vous ai appelée afin de vous 
donner connaissance du testament du comte de Vaudrec 
qui vous concerne. 

Georges ne put se tenir de murmurer : — Je m'en 
étais douté. 

Le notaire ajouta : — Je vais vous communiquer cette 
pièce, très courte d'ailleurs. 


BEL-AMI. 355 

Il atteignit un papier dans un carton devant lui, et 
lut: 

B Je soussigné, Paul-Émile-Cyprien-Gomran, comte 
de Vaudrec, sain de corps et d'esprit, exprime ici mes 
dernières volontét 

" La mort pouv 

enprévisionde soi 


qui sera déposé 
chez M» Lama- 

u N'ayant pas 
d'héritiers di - 
rects, je lègue 
loute ma fortu- 
ne, composée de 


se pour SIX cent 
mille francs et 
de biens-fonds 


viron, à M-^» 
Claire-Madelei- 
ne Du Roy, sans aucune charge ou condition. Je la prie 
d'accepter ce don d'un ami mort, comme preuve d'une 
affection dévouée, profonde et respectueuse. » 

Le notaire ajouta ; — C'est tout. Cette pièce est datée 
du mois d'août dernier et a remplacé un document de 
même nature, fait il y a deux ans, au nom de M"» Claire- 
Madeleine Forestier. J'ai ce premier testament qui pour- 


356 BEL-AML 

rait prouver, en cas de contestation de la part de la fa- 
mille, que la volonté de M. le comte de Vaudrec n'a 
point varié. 

Madeleine, très pâle, regardait ses pieds. Georges, 
nerveux, roulait entre ses doigts le bout de sa moustache. 
Le notaire reprit, après un moment de silence : — Il est 
bien entendu, monsieur, que madame ne peut accepter 
ce legs sans votre consentement. 

Du Roy se leva, et, d'un ton sec : — Je demande le 
temps de réfléchir. 

Le notaire, qui souriait, s'Inclina, et d'une voix ai- 
mable : — Je comprends le scrupule qui vous fait hésiter, 
monsieur. Je dois ajouter que le neveu de M. de Vau- 
drec, qui a pris connaissance, ce matin même, des der- 
nières intentions de son oncle, se déclare prêt à les res- 
pecter si on lui abandonne une somme de cent mille 
francs. A mon avis, le testament est inattaquable, mais 
un procès ferait du bruit qu'il vous conviendra peut-être 
d'éviter. Le monde a souvent des jugements malveillants. 
Dans tous les cas, pourrez-vous me faire connaître votre 
réponse sur tous les points avant samedi? 

Georges s'inclina : — Oui, monsieur. — Puis il salua 
avec cérémonie, fit passer sa femme demeurée muette, 
et il sortit d'un air tellement roide que le notaire ne 
souriait plus. 

Dès qu'iJs furent rentrés chez eux, Du Roy ferma 
brusquement la porte, et, jetant son chapeau sur le lit : 

— Tu as été la maîtresse de Vaudrec ? 
Madeleine, qui enlevait son voile, se retourna d'une 

secousse : 

— Moi? Oh! 

— Oui, toi. On ne laisse pas toute sa fortune à une 
femme, sans que... 


BEL-AMI. 357 

Elle était devenue tremblante et ne parvenait point à 
ôter les épingles qui retenaient le tissu transfparent. 

Après un moment de réflexion, elle balbutia, d'une 
voix agitée : 

— Voyons... voyons... tu es fou... tu es... tu es... 
Est-ce que toi-même... tout à Theure... tu n'espérais 
pas... qu'il te laisserait quelque chose? 

Georges restait debout, près d'elle, suivant toutes ses 
émotions, comme un magistrat qui cherche à surprendre 
les moindres défaillances d'un prévenu. Il prononça, en 
insistant sur chaque mot : 

— Oui... il pouvait me laisser quelque chose, à moi... 
à moi, ton mari... à moi, son ami... entends-tu... mais 
pas à toi... à toi, son amie... à toi, ma femme, La dis- 
tinction est capitale, essentielle, au point de vue des 
convenances... et de l'opinion publique. 

Madeleine, à son tour, le regardait fixement, dans la 
transparence des yeux, d'une façon profonde et singu- 
lière, comme pour y lire quelque chose, comme pour y 
découvrir cet inconnu de l'être qu'on ne pénètre jamais 
et qu'on peut à peine entrevoir en des secondes rapides, 
en ces moments de non garde, ou d'abandon, ou d'inat- 
tention, qui sont comme des portes laissées entr'ouvertes 
sur les mystérieux dedans de l'esprit. Et elle articula 
lentement : 

— Il me semble pourtant que si... qu'on eût trouvé au 
moins aussi étrange un legs de cette importance, de 
lui... à toi. 

Il demanda brusquement : I 

— Pourquoi ça ? 

Elle dit : — Parce que... — Elle hésita, puis reprit : 
— Parce que tu es mon mari... que tu ne le connais en 
somme que depuis peu... parce que je suis son amie de- 


358 BEL-AMI. 

puis très longtemps... moi... parce que son premier tes- 
tament, fait du vivant de Forestier, était déjà en ma 
faveur. 
Georges s'était mis à marcher à grands pas. Il déclara : 

— Tu ne peux pas accepter ça. 
Elle répondit, avec indifférence : 

— Parfaitement: alors, ce n'est pas la peine d'attendre 
à samedi; nous pouvons faire prévenir tout de suite 
M. Lamaneur. 

Il s'arrêta en face d'elle; et ils demeurèrent de nou- 
veau quelques instants les yeux dans les yeux, s'efiorçant 
d'aller jusqu'à l'impénétrable secret de leurs cœurs, de 
se sonder jusqu'au vif de la pensée. Ils tâchaient de se 
voir à nu la conscience en une interrogation ardente et 
muette : lutte intime de deux êtres qui, vivant côte à 
côte, s'ignorent toujours, se soupçonnent, se flairent, se 
guettent, mais ne se connaissent pas jusqu'au fond va- 
seux de rame. 

Et, brusquement, il lui murmura dans le visage, à 
voix basse : 

— Allons, avoue que tu étais la maîtresse de Vaudrec. 
Elle haussa les épaules : — Tu es stupide... Vaudrec 

avait beaucoup d'affection pour moi, beaucoup... mais 
rien de plus... jamais. 

Il frappa du pied : — Tu mens. Ce n'est pas possible. 

Elle répondit tranquillement : — C'est comme ça, 
pourtant. 

Il se remit à marcher, puis, s'arrêtant encore : — 
Explique-moi, alors, pourquoi il te laisse toute sa for- 
tune, à toi... 

Elle le fît avec un air nonchalant et désintéressé : — 
C'est tout simple. Comme tu le disais tantôt, il n'avait 
que nous d'amis, ou plutôt que moi, car il m'a connue 


BEL-AMI. 359 

enfant. Ma mère était dame de compagnie chez des pa- 
rents à lui. 11 venait sans cesse ici, et, comme il n'avait 
pas d'héritiers naturels, il a pensé à moi. Qu'il ait eu un 
peu d'amour pour moi, c'est possible. Mais quelle est la 
femme qui n'a jamais été aimée ainsi? Que cette ten- 
dresse cachée, secrète, ait mis mon nom sous sa plume 
quand il a pensé à prendre des dispositions dernières, 
pourquoi pas? Il m'apportait des fleurs, chaque lundi. 
Tu ne t'en étonnais nullement et il ne t'en donnait point, 
à toi, n'est-ce pas? Aujourd'hui, il me donne sa fortune 
par la même raison et parce qu'il n'a personne à qui 
l'offrir. Il serait, au contraire, extrêmement surprenant 
qu'il te l'eût laissée? Pourquoi? Que lui es-tu? 

Elle 'parlait avec tant de naturel et de tranquillité que 
Georges hésitait. 

Il reprit : — C'est égal, nous ne pouvons accepter cet 
héritage dans ces conditions. Ce serait d'un effet déplo- 
rable. Tout le monde croirait la chose, tout le monde en 
jaserait et rirait de moi. Les confrères sont déjà trop 
disposés à me jalouser et à m'attaquer. Je dois avoir 
plus que personne le souci de mon honneur et le soin 
de ma réputation. Il m'est impossible d'admettre et de 
permettre que ma femme accepte un legs de cette na- 
ture d'un homme que la rumeur publique lui a déjà 
prêté pour amant. Forestier aurait peut-être toléré cela, 
lui, mais moi, non. 

Elle murmura avec douceur : — Eh bien ! mon ami 
n'acceptons pas, ce sera un million de moins dans notre 
poche, voilà tout. 

Il marchait toujours, et il se mît à penser tout haut, 
parlant pour sa femme sans s'adresser à elle. 

— Eh bien! oui... un million... tant pis... Il n'a pas 
compris en testant quelle faute de tact, quel oubli des 


y 


36o BEL-AMI. 

convenances il commettait. Il n'a pas vu dans quelle 
position fausse, ridicule, il allait me mettre... Tout est 
affaire de nuances dans la vie... Il fallait qu'il m'en laissât 
la moitié, ça arrangeait tout. 

Il s'assit, croisa ses jambes et se mit à rouler le bout 
de ses moustaches, comme il faisait aux heures d'ennui, 
d'inquiétude et de réflexion difficile. 

Madeleine prit une tapisserie à laquelle elle travaillait 
de temps en temps, et elle dit en choisissant ses laines : 

— Moi, je n'ai qu'à me taire. C'est à toi de réfléchir. 

Il fut longtemps sans répondre, puis il prononça, en 
hésitant : — Le monde ne comprendra jamais et que 
Vaudrec ait fait de toi son unique héritière et que j'aie 
admis cela, moi. Recevoir cette fortune de cette façon, 
ce serait avouer... avouer de ta part une liaison coupable, 
et de la mienne une complaisance infâme... Compreiids- 
tu comment on interpréterait notre acceptation? Il fau- 
drait trouver un biais, un moyen adroit de pallier la 
chose. Il faudrait laisser entendre, par exemple, qu'il a 
partagé entre nous cette fortune, en donnant la moitié 
au mari, la moitié à la femme. 

Elle demanda : — Je ne vois pas comment cela pour- 
rait se faire, puisque le testament est formel. 

Il répondit : — Oh ! c'est bien simple. Tu pourrais me 
laisser la moitié de l'héritage par donation entre vifs. 
Nous n'avons pas d'enfants, c'est donc possible. De 
cette façon, on fermerait la bouche à la malignité pu- 
blique. 

Elle répliqua, un peu impatiente : ^ Je ne vois pas 
non plus comment on fermerait la bouche à la malignité 
publique, puisque l'acte est là, signé par Vaudrec. 

Il reprit avec colère : — Avons-nous besoin de le 
montrer et de l'afficher sur les murs ? Tu es stupide à la 


BEL-AMI. 36i 

fin. Nous dirons que le comte de Vaudrec nous a laissé 
sa fortune par moitié... Voilà... Or, tu ne peux accepter 
ce legs sans mon autorisation. Je te la donne, à la seule 
condition d'un partage qui m'empêchera de devenir la 
risée du monde. 
Elle le regarda encore d'un regard perçant. 

— Comme tu voudras. Je suis prête. 

Alors il se leva et se remit à marcher. Il paraissait 
hésiter de nouveau et il évitait maintenant l'œil péné- 
trant de sa femme. Il disait : — Non... décidément 
non... peut-être vaut-il mieux y renoncer tout à fait... 
c'est plus digne... plus correct... plus honorable... Pour- 
tant, de cette façon on n'aurait rien à supposer, absolu- 
ment rien. Les gens les plus scrupuleux ne pourraient 
que s'incliner. 

Il s'arrêta devant Madeleine : — Eh bien, si tu veux, 
ma chérie, je vais retourner tout seul chez maître Lama- 
neur pour le consulter et lui expliquer la chose. Je lui 
dirai mon scrupule, et j'ajouterai que nous nous sommes 
arrêtés à l'idée d'un partage, par convenance, pour 
qu'on ne puisse pas jaboter. Du moment que j'accepte 
la moitié de cet héritage, il est bien évident que per- 
sonne n'a plus le droit de sourire. C'est dire hautement : 
« Ma femme accepte parce que j'accepte, moi, son mari, 
qui suis juge de ce qu'elle peut faire sans se compro- 
mettre. Autrement ça aurait fait scandale. 

Madeleine murmura simplement : — Comme tu vou- 
dras. 

Il recommença à parler avec abondance : 

— Oui, c'est clair comme le jour avec cet arrange- 
ment de la séparation par moitié. Nous héritons d'un 
ami qui n'a pas voulu établir de différence entre nous, 
qui n'a pas voulu faire de distinction, qui n'a pas voulu 


362 DEL-AMI. 

avoir l'air de dire : « Je préfère Tun ou l'autre après ma 
mort comme je l'ai préféré pendant ma vie. » Il aimait 
mieux la femme, bien entendu, mais en laissant sa for- 
tune à l'un comme à l'autre il a voulu exprimer nettement 
que sa préférence était toute platonique. Et sois certaine 
que, s'il y avait songé, c'est ce qu'il aurait fait. Il n'a 
pas réfléchi, il n'a pas prévu les conséquences. Comme 
tu le disais fort bien tout à l'heure, c'est à toi qu'il 
offrait des fleurs chaque semaine, c'est à toi qu'il a 
voulu laisser son dernier souvenir sans se rendre 
compte... 

Elle l'arrêta avec une nuance d'irritation: — C'est en- 
tendu. J'ai compris. Tu n'as pas besoin de tant d'expli- 
cations. Va tout de suite chez le notaire. 

Il balbutia, rougissant : — Tu as raison, j'y vais. 

Il prit son chapeau, puis, au moment de sortir : 

— Je vais tâcher d'arranger la difficulté du neveu pour 
cinquante mille francs, n'est-ce pas ? 

Elle répondit avec hauteur : — Non. Donne-lui les cent 
mille francs qu'il demande. Et prends-les sur ma part, si 
tu veux. 

Il murmura, honteux soudain : — Ah ! mais non, nous 
partagerons. En laissant cinquante mille francs chacun 
il nous reste encore un million net. 

Puis il ajouta : — A tout à l'heure, ma petite Made. 

Et il alla expliquer au notaire la combinaison qu'il 
prétendit imaginée par sa femme. 
\ Ils signèrent le lendemain une donation entre vifs de 
cinq cent mille francs que Madeleine Du Roy abandon- 
nait à son mari. 

Puis, en sortant de l'étude, comme il faisait beau, 
Georges proposa de descendre à pied jusqu'aux boule- 
vards. Il se montrait gentil, plein de soins, d'égards, de 


BEL-AMI. 3G3 

tendresse. Il riait, heureux de tout, tandis qu'elle demeu- 
rait songeuse et un peu sévère. 

C'était un jour d'automne assez froid. La foule sem- 
blait pressée et marchait à pas rapides. Du Roy condui- 
sit sa femme devant la boutique où il avait regardé si 
souvent le chronomètre désiré. 

— Veux- tu que je t'offre un bijou ? dit- il. 
Elle murmura, avec indifférence : 

— Comme il te plaira. 

Ils entrèrent. Il demanda : 

— Que préfères-tu, un collier, un bracelet, ou des 
boucles d'oreilles. 

La vue des bibelots d'or et des pierres fines emportait 
sa froideur voulue, et elle parcourait d'un œil allumé et 
curieux les vitrines pleines de joyaux ? 

Et soudain, émue par un désir : — Voilà un bien joli 
bracelet. 

C'était une chaîne d'une forme bizarre, dont chaque 
anneau portait une pierre différente. 

Georges demanda : — Combien ce bracelet ? 

Le joaillier répondit : — Trois mille francs, mon- 
sieur. 

— Si vous me le laissez à deux mille cinq, c'est une 
affaire entendue. 

L'homme hésita puis répondit : — Non, monsieur, 
c'est impossible. 

Du Roy reprit : — Tenez, vous ajouterez ce chrono- 
mètre pour quinze cents francs, cela fait quatre mille, 
que je payerai comptant. Est-ce dit ? Si vous ne voulez 
pas, je vais ailleurs. 

Le bijoutier, perplexe, finit par accepter. 

— Eh bien, soit, monsieur. 

Et le journaliste, après avoir donné son adresse, 


364 BEL-AMI. 

ajouta : — Vous ferez graver sur le chronomètre mes 
initiales G. R. C, en lettres enlacées au-dessous d'une 
couronne de baron. 

Madeleine, surprise, se mit à sourire. Et quand ils 
sortirent, elle prit son bras, avec une certaine tendresse. 
Elle le trouvait vraiment adroit et fort. Maintenant qu'il 
avait des rentes il lui fallait un titre, c'était juste. 

Le marchand les saluait : — Vous pouvez compter sur 
moi, ce sera prêt pour jeudi, monsieur le baron. 

Ils passèrent devant le Vaudeville. On y jouait une 
pièce nouvelle. 

— Si tu veux, dit-il, nous irons ce soir au théâtre, 
tâchons d'avoir une loge. 

Ils trouvèrent une loge et la prirent. Il ajouta : — Si 
nous dînions au cabaret? 

— Oh ! oui, je veux bien. 

Il était heureux comme un souverain et cherchait ce 
qu'ils pourraient bien faire encore. 

— Si nous allions chercher M«»e de Marelle pour pas- 
ser la soirée avec nous'? Son mari est ici, m'a-t-on dit. 
Je serai enchanté de lui serrer la main. 

Ils y allèrent. Georges, qui redoutait un peu la pre- 
mière rencontre avec sa maîtresse, n'était point fâché 
que sa femme fût présente pour éviter toute explica- 
tion. 

Mais Clotilde parut ne se souvenir de rien et força 
même son mari à accepter l'invitation. 

Le dîner fut gai et la soirée charmante. 

Georges et Madeleine rentrèrent tard. Le gaz était 
éteint. Pour éclairer les marches, le journaliste enflam- 
mait de temps en temps une allumette-bougie. 

En arrivant sur le palier du premier étage, la flamme 
subite éclatant sous le frottement, fît surgir dans la 


BEL-AMI. 365 

glace leurs deuï figures illuminées au milieu des té- 
uèbres de l'escalier. 

Ils avaient l'air de fantômes apparus et prêts à s'éva- 
nouir dans la nuit. 

Du Roy leva la main pour bien éclairer leurs images, 
et il dit, avec un rire de triomphe : 

— Voilà des millionnaires qui passent. 


rait qu'il avait fait coup double 
quarante millions sur l'emprunt, 


Depuis deux mois 
jla conquête du Ma- 
roc était accomplie. 
La France, maîtres- 
se de Tanger, pos- 
sédait toute la côte 
africaine de la Mé- 
diterranée jusqu'à 
la régence de Tri- 
poli, et elle avait 
garanti la dette du 
nouveau pays an- 

On disait que 

deux ministres ga- 

ient là une vingtaine 

millions, et on citait, 

sque tout haut, I.aro- 

-Mathieu. 

yuant à Walter, per- 

onne dans Paris n'igno- 

et encaissé de trente à 

n de huit à dix millions 


s et de fer, ainsi que s 


\ 


BEL-AMI. 367 

menses terrains achetés pour rien avant la conquête et 
revendus le lendemain de l'occupation française à des 
compagnies de colonisation. 

Il était devenu, en quelques jours, un des maîtres du 
monde, un de ces financiers omnipotents, plus forts que 
des rois, qui font courber les têtes, balbutier les bou- 
ches et sortir tout ce qu'il y a de bassesse, de lâcheté et 
d*envie au fond du cœur humain. 

Il n'était plus le juif Walter, patron d'une banque 
louche, directeur d'un journal suspect, député soup- 
çonné de tripotages véreux. Il était Monsieur Walter, 
le riche Israélite. 

Il le voulut montrer. 

Sachant la gêne du prince de Carlsbourg qui possédait 
un des plus beaux hôtels de la rue du Faubourg-Saint- 
Honoré, avec jardin sur les Champs-Elysées, il lui pro- 
posa d'acheter, en vingt-quatre heures, cet immeuble, 
avec ses meubles, sans changer de place un fauteuil. Il 
en offrait trois millions. Le prince, tenté par la somme, 
accepta. 

Le lendemain, Walter s'installait dans son nouveau 
domicile. 

Alors il eut une autre idée, une véritable idée de 
conquérant qui veut prendre Paris, une idée à la 
Bonaparte. 

Toute la ville allait voir en ce moment un grand 
tableau du peintre hongrois Karl Marcowitch, exposé 
chez l'expert Jacques Lenoble, et représentant le Christ 
marchant sur les flots. 

Les critiques d'art, enthousiasmés, déclaraient cette 
toile le plus magnifique chef-d'œuvre du siècle. 

Walter Tacheta cinq cent mille francs et l'enleva^ cou- 
pant ainsi du jour au lendemain le courant établi de la 


368 BEL-AMI. 

curiosité publique, et forçant Paris entier à parler de 
lui pour l'envier, le blâmer ou Tapprouver. 

Puis, il fit annoncer par les journaux qu'il inviterait 
tous les gens connus dans la société parisienne à con- 
templer, chez lui, un soir, l'œuvre magistrale du maître 
étranger, afin qu'on ne pût pas dire qu'il avait séquestré 
une œuvre d'art. 

Sa maison serait ouverte. Y viendrait qui voudrait. Il 
suffirait de montrer à la porte la lettre de convocation. 

Elle était rédigée ainsi : « Monsieur et Madame Wal- 
ter vous prient de leur faire l'honneur de venir voir chez 
eux, le trente décembre, de neuf heures à minuit, la 
toile de Karl Marcowitch : « Jésus marchant sur les 
flots » éclairée « à la lumière électrique. » 

Puis, en post-scriptum, en toutes petites lettres, on 
pouvait lire : « On dansera après minuit. » 

Donc, ceux qui voudraient rester resteraient, et parmi 
ceux-là les Walter recruteraient leurs connaissances du 
lendemain. 

Les autres regarderaient la toile, l'hôtel et les pro- 
priétaires, avec une curiosité mondaine, insolente ou 
indifférente, puis s'en iraient comme ils étaient venus. 
Et le père Walter savait bien qu'ils reviendraient, plus 
tard, comme ils étaient allés chez ses frères Israélites, 
devenus riches comme lui. 

Il fallait d'abord qu'ils entrassent dans sa maison, 
tous les pannes titrés qu'on cite dans les feuilles; et ils 
y entreraient pour voir la figure d'un homme qui a 
gagné cinquante millions en six semaines; ils y entre- 
raient aussi pour voir et compter ceux qui viendraient 
là; ils y entreraient encore parce qu'il avait eu le bon 
goût «et l'adresse de les appeler à admirer un tableau 
chrétien chez lui, fils d'Israël. 




. BEL-AMK 369 

Il semblait leur dire : t Voyez, j'ai payé cinq cent 
mille francs le chef-d'œuvre religieux de Marcowitch, 
« Jésus marchant sur les flots. » Et ce chef-d'œuvre 
demeurera chez moi, sous mes yeux, toujours, dans la 
maison du juif Walter. w 

Dans le monde, dans le monde des duchesses et du 
Jockey, on avait beaucoup discuté cette invitation qui 
n'engageait à rien, en somme. On irait là comme on 
allait voir des aquarelles chez M. Petit. Les Walter pos- 
sédaient un chef-d'œuvre ; ils ouvraient leurs portes un 
soir pour que tout le monde pût l'admirer. Rien de mieux. 

La Vie Française, depuis quinze jours, faisait chaque 
matin un écho sur cette soirée du trente décembre et 
s'efforçait d'allumer la curiosité publique. 

Du Roy rageait du triomphe du patron. 

Il s'était cru riche avec les cinq cent mille francs ex- 
torqués à sa femme, et maintenant il se jugeait pauvre, 
affreusement pauvre, en comparant sa piètre fortune à 
la pluie de millions tombée autour de lui, sans qu'il eût 
su en rien ramasser. 

Sa colère envieuse augmentait chaque jour. Il en vou- 
lait à tout le monde, aux Walter qu'il n'avait plus été 
voir chez eux, à sa femme qui, trompée par Laroche,' 
lui avait déconseillé de prendre des fonds marocains, et 
il en voulait surtout au ministre qui l'avait joué, qui 
s'était servi de lui et qui dînait à sa table deux fois par 
semaine. Georges lui servait de secrétaire, d'agent, de 
porte-plume, et quand il écrivait sous sa dictée, il se 
sentait des envies folles d'étrangler ce bellâtre triom- 
phant. Comme ministre, Laroche avait le succès mo- 
deste, et pour garder son portefeuille, il ne laissait point 
deviner qu'il était gonflé d'or. Mais Du Roy le sentait, 
cet or, dans la parole plus hautaine de l'avocat parvenu, 

=4 


370 BEL-AMI, 

dans son geste plus insolent, dans ses affirmations plus 
hardies, dans sa confiance en lui complète. 

Laroche régnait, maintenant, dans la maison Du Roy, 
ayant pris la place et les jours du comte de Vaudrec, et 
parlant aux domestiques ainsi qu'aurait fait un second 
maître. 

Georges le tolérait en frémissant, comme un chien 
qui veut mordre, et n'ose pas. Mais il était souvent dur 
et brutal pour Madeleine, qui haussait les épaules et le 
traitait en enfant maladroit. Elle s'étonnait d'ailleurs de 
sa constante mauvaise humeur, et répétait : — Je ne te 
comprends pas. Tu es toujours à te plaindre. Ta position 
est pourtant superbe. 

Il tournait le dos et ne répondait rien. 

Il avait déclaré d'abord qu'il n'irait point à la fête du 
patron, et qu'il ne voulait plus mettre les pieds chez ce 
sale juif. 

Depuis deux mois, M^c Walter lui écrivait chaque 
jour pour le supplier de venir, de lui donner un rendez- 
vous où il lui plairait, afin qu'elle lui remît, disait-elle, 
les soixante-dix mille francs qu'elle avait gagnés pour lui. 

Il ne répondait pas et jetait au feu ces lettres déses- 
pérées. Non point qu'il eût renoncé à recevoir sa part 
de leur bénéfice, mais il voulait l'affoler, la traiter par 
le mépris, la fouler aux pieds. Elle était trop riche ! Il 
voulait se montrer fier. 

Lç jour même de l'exposition du tableau, comme 
Madeleine lui représentait qu'il avait grand tort de n'y 
vouloir pas aller, il répondit : 

— Fiche-moi la paix. Je reste chez moi. 
Puis, après le dîner, il déclara tout à coup : 

— Il vaut tout de même mieux subir cette corvée. 
Prépare-toi vite. 


BEL-AMI. Syi 

Elle s'y attendait. 

— Je serai prête dans un quart d'heure, dit-elle. 

Il s'habilla en grognant, et même dans le fiacre il con- 
tinua à expectorer sa bile. 

La cour d'honneur de l'hôtel de Carlsbourg était illu- 
minée par quatre globes électriques qui avaient l'air de 
quatre petites lunes bleuâtres, aux quatre coins. Un 
magnifique tapis descendait les degrés du haut perron 
et, sur chacun, un homme en livrée restait roide comme 
une statue. 

Du Roy murmura : — En voilà de l'épate. — Il levait 
les épaules, le cœur crispé de jalousie. 

Sa femme lui dit : — Tais-toi donc et fais-en autant. 

Ils entrèrent et remirent leurs lourds vêtements de 
sortie aux valets de pied qui s'avancèrent. 

Plusieurs femmes étaient là avec leurs maris, se dé- 
barrassaient aussi de leurs fourrures. On entendait mur- 
murer : — C'est fort beau ! fort beau ! 

Le vestibule énorme était tendu de tapisseries qui 
représentaient l'aventure de Mars et de Vénus. A droite 
et à gauche partaient les deux bras d'un escalier monu- 
mental, qui se rejoignaient au premier étage. La rampe 
était une merveille de fer forgé, dont la vieille dorure 
éteinte faisait courir une lueur discrète le long des mar- 
ches de marbre rouge. 

A l'entrée des salons, deux petites filles, habillées 
l'une en folie rose, et l'autre en folie bleue, offraient 
des bouquets aux dames. On trouvait cela charmant. 

Il y avait déjà foule dans les salons. 

La plupart des femmes étaient en toilette de ville pour 
bien indiquer qu'elles venaient là comme elles allaient 
à toutes les expositions particulières. Celles qui comp- 
taient rester au bal avaient les bras et la gorge nus. 


^^ 


372 BEL-AMI. 

Mme Walter, entourée d*amies, se tenait dans la se- 
conde pièce, et répondait aux saluts des visiteurs. Beau- 
coup ne la connaissaient point et se promenaient comme 
dans un musée, sans s'occuper des maîtres du logis. 

Quand elle aperçut Du Roy, elle devint livide et fit un 
mouvement pour aller à lui. Puis elle demeura immo- 
bile, l'attendant. Il la salua avec cérémonie, tandis que 
Madeleine l'accablait de tendresses et de compliments. 
Alors Georges laissa sa femme auprès de la Patronne ; 
et il se perdit au milieu du public pour écouter les 
choses malveillantes qu'on devait dire, assurément. 

Cinq salons se suivaient, tendus d'étoffes précieuses, 
de broderies italiennes ou de tapis d'Orient de nuances 
et de styles différents, et portant sur leurs murailles des 
tableaux de maîtres anciens. On s'arrêtait surtout pour 
admirer une petite pièce Louis XVI, une sorte de bou- 
doir tout capitonné en soie à bouquets roses sur un tond 
bleu pâle. Les meubles bas, en bois doré, couverts d'é- 
toflle pareille à celle des murs, étaient d'une admirable 
finesse. 

Georges reconnaissait des gens célèbres, la duchesse de 
Ferracine, le comte et la comtesse de Ravenel, le général 
prince d'Andremont, la toute belle marquise des Dunes, 
puis tous ceux et toutes celles qu'on voit aux premières 
représentations. 

On le saisit par le bras et une voix jeune, une voix 
heureuse lui murmura dans l'oreille : — Ah ! vous voilà 
enfin, méchant Bel-Ami. Pourquoi ne vous voit-on plus? 

C'était Suzanne Walter le regardant avec ses yeux 
d'émail fin, sous le nuage frise de ses cheveux blonds. 

Il fut enchanté de la revoir et lui serra franchement la 
main. Puis s'excusant : — Je n'ai pas pu. J'ai eu tant 
à faire, depuis deux mois, que je ne suis pas sorti. 


Elle reprit d'un air sérieuK : — C'est mal, très mal, 
très mal. Vous nous faites beaucoup de peine, car nous 


vous adorons, maman c 




rde 


loi. Quant à i 


. )e 


s puis 


_E- ?■ 


. Donn< 


vous. Si vous 
n'êtes pas là 
je m'ennuie 
à mourir . 
Vous voyez 
que je vous 
le dis carré- 

que vous n'a- 
yex plus le 
droit de dis- 
le bras, je vais vous montre 
même « Jésus marchant s 
flots >, c'est tout au fond, d 
la serre. Papa l'a mis là-b 
qu'on soit obligé de pas- 
ser partout. C'est éton- 
nant comme il fait le paon, 
papa, avec cet hôtel. 

Ils allaient doucement à ..„...^ 
la fouie. On se retournait pour re- 
garder ce beau garçon et cette ravissante poupée. 

Un peintre connu prononça : — Tiens ! Voilà un joli 
couple. Il est amusant comme tout. 

Georges pensait : — Si j'avais été vraiment fort, 
c'est celle-là quej'aurais épousée. C'était possible, pour» 
tant. Comment n'y aî-je pas songé? Comment me 
suis-je laissé aller à prendre l'autre? Quelle folie 1 On 


374 BEL-AMI. 

agit toujours trop vite, on ne réfléchit jamais assez. 

Et l'envie, l'envie amère, lui tombait dans Tâme goutte 
à goutte, comme un fiel qui corrompait toutes ses joies, 
rendait odieuse son existence. 

Suzanne disait : — Oh ! venez souvent, Bel-Ami, nous 
ferons des folies maintenant que papa est si riche. Nous 
nous amuserons comme des toqués. 

Il répondit, suivant toujours son idée : — Oh ! vous 
allez vous marier maintenant. Vous épouserez quelque 
beau prince, un peu ruiné, et nous ne nous verrons plus 
guère. 

Elle s'écria avec franchise : — Oh ! non, pas encore, 
je veux quelqu'un qui me plaise, qui me plaise beau- 
coup, qui me plaise tout à fait. Je suis assez riche pour 
deux. 

Il souriait d'un sourire ironique et hautain, et il se 
mit à lui nommer les gens qui passaient, des gens très 
nobles, qui avaient vendu leurs titres rouilles à des filles 
de financiers comme elle, et qui vivaient maintenant 
près ou loin de leurs femmes, mais libres, impudents, 
connus et respectés. 

Il conclut : — Je ne vous donne pas six mois pour 
vous laisser prendre à cet appât-là. Vous serez madame 
la Marquise, madame la Duchesse ou madame la Prin- 
cesse, et vous me regarderez de très haut, mamz'elle. 

Elle s'indignait, lui tapait sur le bras avec son éven- 
tail, jurait qu'elle ne se marierait que selon son cœur. 

Il ricanait : — Nous verrons bien, vous êtes trop riche. 

Elle lui dit : — Mais vous aussi, vous avez eu un 
héritage. 

Il fit un « Oh! w de pitié : — Parlons-en. A peine 
vingt mille livres de rentes. Ce n'est pas lourd par le 
temps présent. 


BEL-AMI. 375 

— Maïs votre femme a hérité également. 

— Oui. Un million à nous deux. Quarante mille de 
revenu. Nous ne pouvons même pas avoir une voiture 
à nous avec ça. 

Ils arrivaient au dernier salon, et, en face d'eux s'ou- 
vrait la serre, un large jardin d'hiver plein de grands 
arbres des pays chauds abritant des massifs de fleurs 
rares. En entrant sous cette verdure sombre où la lumière 
glissait comme une ondée d'argent, on respirait la fraî- 
cheur tiède de la terre humide et un souffle lourd de 
parfums. C'était une étrange sensation douce, malsaine 
et charmante, de nature factice, énervante et molle. On 
marchait sur des tapis tout pareils à de la mousse entre 
deux épais massifs d'arbustes. Soudain Du Roy aperçut 
à sa gauche, sous un large dôme de palmiers, un vaste 
bassin de marbre blanc où l'on aurait pu se baigner et 
sur les bords duquel quatre grands cygnes en faïence de 
Delft laissaient tomber l'eau de leurs becs entr'ouverts. 

Le fond du bassin était sablé de poudre d'or et l'on 
voyait nager dedans quelques énormes poissons rouges, 
bizarres monstres chinois aux yeux saillants, aux écailles 
bordées de bleu, sortes de mandarins des ondes qui 
rappelaient, errants et suspendus ainsi sur ce fond d'or, 
les étranges broderies de là-bas. 

Le journaliste s'arrêta le cœur battant. Il se disait : 
« Voilà, voilà du luxe. Voilà les maisons où il faut vivre. 
D'autres y sont parvenus. Pourquoi n'y arriverais- je 
point? » Il songeait aux moyens, n'en trouvait pas sur-le- 
champ, et s'irritait de son impuissance. 

Sa compagne ne parlait plus, un peu songeuse. Il la 
regarda de côté et il pensa encore une fois : « Il suffisait 
pourtant d'épouser cette petite marionnette de chair. » 

Mais Suzanne tout d'un coup parut se réveiller : — 


376 BEL-AMI. 

Attention, — dit-elle. Elle poussa Georges à travers un 
groupe qui barrait leur chemin, et le fit brusquement 
tourner à droite. 

Au milieu d'un bosquet de plantes singulières qui 
tendaient en l'air leurs feuilles tremblantes, ouvertes 
comme des mains aux doigts minces, on apercevait un 
homme immobile, debout sur la mer. 

L'effet était surprenant. Le tableau, dont les côtés 
se trouvaient cachés dans les verdures mobiles, semblait 
un trou noir sur un lointain fantastique et saisissant. 

Il fallait bien regarder pour comprendre. Le cadre 
coupait le milieu de la barque où se trouvaient les 
apôtres à peine éclairés par les rayons obliques d'une 
lanterne, dont l'un d'eux, assis sur le bordage, projetait 
toute la lumière sur Jésus qui s'en venait. 

Le Christ avançait le pied sur une vague qu'on voyait 
se creuser, soumise, aplanie, caressante sous le pas divin 
qui la foulait, Tout était sombre autour de l' Homme- 
Dieu. Seules les étoiles brillaient au ciel. 

Les figures des apôtres, dans la lueur vague du fanal 
porté par celui qui montrait le Seigneur, paraissaient 
convulsées par la surprise. 

C'était bien là l'œuvre puissante et inattendue d'un 
maître, une de ces œuvres qui bouleversent la pensée 
et vous laissent du rêve pour des années. 

^Les gens qui regardaient cela demeuraient d'abord silen- 
cieux, puis s'en allaient, songeurs, et ne parlaient qu'en- 
suite de la valeur de la peinture. 

Du Roy, l'ayant contemplée quelque temps, déclara : — 
C'est chic de pouvoir se payer ces bibelots-là. 

Mais, comme on le heurtait, en le poussant pour voir, 
il repartit, gardant toujours sous son bras la petite main 
de Suzanne qu'il serrait un peu. 


BEL-AMI. 377 

Elle lui demanda : — Voulez-vous boire un verre de 
Champagne? Allons au buffet. Nous y trouverons papa. 

Et ils retraversèrent lentement tous les salons où la 
foule grossissait, houleuse, chez elle, une foule élégante 
5le fête publique. 

Georges soudain crut entendre une voix prononcer : 

— C'est Laroche et Mme Du Roy. — Ces paroles lui 
effleurèrent l'oreille comme ces bruits lointains qui 
courent dans le vent. D'où venaient-elles? 

Il chercha de tous les côtés, et il aperçut en eff*et sa 
femme qui passait, au bras du ministre. Ils causaient 
tout bas d'une façon intime en souriant, et les yeux dans 
les yeux. 

Il s'imagina remarquer qu'on chuchotait en les regar- 
dant, et il sentit en lui une envie brutale et stupide de 
sauter sur ces deux êtres et de les assommer à coups 
de poing. 

Elle le rendait ridicule. II pensa à Forestier. On disait 
peut-être : « Ce cocu de Du Roy. » Qui était-elle? une 
petite parvenue assez adroite, mais sanr grands moyens, 
en vérité. On venait chez lui parce qu'on le redoutait, 
parce qu'on le sentait fort, mais on devait parler sans 
gêne de ce petit ménage de journalistes. Jamais il n'irait 
loin avec cette femme qui faisait sa maison toujours 
suspecte, qui se compromettrait toujours, dont l'allure 
dénonçait l'intrigante. Elle serait maintenant un boulet 
à son pied. Ahî s'il avait deviné, s'il avait su! Comme il 
aurait joué un jeu plus large, plus fort! Quelle belle 
partie il aurait pu gagner avec la petite Suzanne pour 
enjeu! Gomment avait-il été assez aveugle pour ne pas 
comprendre ça? 

Ils arrivaient à la salle à manger, une immense pièce à 
colonnes de marbre, aux murs tendus de vieux Gobelins. 


378 BEL-AMI. 

Walter aperçut son chroniqueur et s'élança pour lui 
prendre les mains. Il était ivre de joie : — Avez-vous tout 
vu? Dis, Suzanne, lui as-tu tout montré? Que de monde, 
n'est-ce pas, Bel-Ami? Avez-vous vu le prince de 
Guerche? Il est venu boire un verre de punch, tout à 
l'heure. 

Puis il s'élança vers le sénateur Rissolin qui traînait 
sa femme étourdie et ornée comme une boutique fo- 
raine. 

Un monsieur saluait Suzanne, un grand garçon mince, 
à favoris blonds, un peu chauve, avec cet air mondain 
qu'on reconnaît partout. Georges l'entendit nommer : le 
Marquis de Cazolles, et il fut brusquement jaloux de 
cet homme. Depuis quand le connaissait-elle? Depuis 
sa fortune sans doute? Il devinait un prétendant. 

On le prit par le bras. C'était Norbert de Varenne. Le 
vieux poète promenait ses cheveux gras et son habit 
fatigué d'un air indifférent et las. 

— Voilà ce qu'on appelle s'amuser, dit-il. Tout à l'heure 
on dansera; et puis on se couchera; et les petites filles 
seront contentes. Prenez du Champagne, il est excel- 
lent. 

Il se fit emplir un verre et, saluant Du Roy qui en 
avait pris un autre : — Je bois à la revanche de l'esprit 
sur les millions. 

Puis il ajouta, d'une voix douce : — Non pas qu'ils 
me gênent chez les autres ou que je leur en veuille. 
Mais je proteste par principe. 

Georges ne l'écoutait plus. Il cherchait Suzanne qui 
venait de disparaître avec le marquis de Cazolles, et 
quittant brusquement Norbert de Varenne, il se mit à 
la poursuite de la jeune fille. 

Une cohue épaisse qui voulait boire l'arrêta, Comme 


BEL-AMI. 379 

il l'avait enfin franchie, il se trouva nez à nez avec le 
ménage de Marelle. 

Il voyait toujours la femme ; mais il n'avait pas ren- 
contré depuis longtemps le mari, qui lui saisit les deux 
mains : — Que je vous remercie, mon cher, du conseil 
que vous m'avez fait donner par Clotilde. J'ai gagné 
près de cent mille francs avec l'emprunt marocain. 
C'est à vous que je les dois. On peut dire que vous êtes 
un ami précieux. 

Des hommes se retournaient pour regarder cette bru- 
nette élégante et jolie. Du Roy répondit : — En échange 
de ce service, mon cher, je prends votre femme, ou plu- 
tôt je lui offre mon bras. Il faut toujours séparer les 
époux. 

M. de Marelle s'inclina: — C'est juste. Si je vous 
perds, nous nous retrouverons ici dans une heure. 

— Parfaitement. 

Et les deux jeunes gens s'enfoncèrent dans la foule, 
suivis par le mari. Clotilde répétait : — Quels veinards 
que ces Walter. Ce que c'est tout de même que d'avoir 
l'intelligence des affaires. 

Georges répondit : — Bah ! Les hommes forts arrivent 
toujours, soit par un moyen, soit par un autre. 

Elle reprit : — Voilà deux filles qui auront de vingt à 
trente millions chacune. Sans compter que Suzanne est 
jolie. 

Il ne dit rien. Sa propre pensée sortie d'une autre 
bouche l'irritait. 

Elle n'avait pas encore vu « Jésus marchant sur les 
flots ». Il proposa de l'y conduire. Ils s'amusaient à dire 
du mal des gens, à se moquer des figures inconnues. 
Saint-Potin passa près d'eux, portant sur le revers de 
son habit des décorations nombreuses, ce qui les amusa 


beaucoup. Un ancien ambassadeur, venant derrière, 
montrait une brochette moins garnie. 
Du Roy déclara : — Quelle salade de société! 
Boisrenard, qui lui serra la main, avait aussi orné sa 
- - boutonnière 

■ . " \ du ruban vert 
et jaune sorti 
le jour du 
duel. 


lesse de Per- 
cemur, énor- 
me et parée, 

un duc dans 
le petit bou- 
doir Louis 
XVI. 

Georges murmu- 
: — Un tête-à- 

t.— Mais en tra- 

sise près de La- 


bouquet de plantes. Ils sem- 
blaient dire : « Nous nous sommes donné un rendee-vous 
ici, un rendez-vous public. Car nous nous fichons de 
l'opinion, ■ 

Mnw de Marelle reconnut que ce Jésus de Karl Mar- 
covitch était très étonnant; et ils revinrent. Ils avaient 
perdu le mari. 

Il demanda : 


BEL-AMI. 38i 

— Et Laurine, est-ce qu'elle m'en veut toujours? 

— Oui, toujours autant. Elle refuse de te voir et s'en 
va quand on parle de toi. 

Il ne répondit rien. L'inimitié subite de cette fillette le 
chagrinait et lui pesait. 
Suzanne les saisit au détour d'une porte, criant : 

— Ah! vous voilà! Eh bien, Bel-Ami, vous allez rester 
seul. J'enlève la belle Clotilde pour lui montrer ma 
chambre. 

Et les deux femmes s'en allèrent, d'un pas pressé, 
glissant à travers le monde, de ce mouvement onduleux, 
de ce mouvement de couleuvre qu'elles savent prendre 
dans les foules. 

Presque aussitôt une voix murmura : — Georges. — 
C'était Mme Walter. Elle reprit très bas : — Oh! que 
vous êtes férocement cruel ! Que vous me faites souffrir 
inutilement. J'ai chargé Suzette d'emmener celle qui 
vous accompagnait afin de pouvoir vous dire un mot. 
Ecoutez, il faut... il faut que je vous parle ce soir... ou 
bien... ou bien... vous ne savez pas ce que je ferai. Allez 
dans la serre. Vous y trouverez une porte à gauche et 
vous sortirez dans le jardin. Suivez l'allée qui est en 
face. Tout au bout vous verrez une tonnelle. Attendez- 
moi là dans dix minutes. Si vous ne voulez pas, je vous 
jure que je fais un scandale, ici, tout de suite! 

Il répondit avec hauteur : 

— Soit. Je serai dans dix minutes à l'endroit que vous 
m'indiquez. 

Et ils se séparèrent. Mais Jacques Rival faillit le 
mettre en retard. Il l'avait pris par le bras et lui racon- 
tait un tas de choses avec l'air très exalté. Il venait sans 
doute du buffet. Enfin Du Rov le laissa aux mains de 
M. de Marelle retrouvé entre deux portes, et il s'enfuit. 


382 BEL-AMI. 

Il lui fallut encore prendre garde de n'être pas vu {)ar sa 
femme et par Laroche. Il y parvint, car ils semblaient 
fort animés, et il se trouva dans le jardin. 

L'air froid le saisit comme un bain de glace. Il 
pensa : « Cristi, je vais attraper un rhume », et il mit son 
mouchoir à son cou en manière de cravate. Puis il 
suivit à pas lents Tallée, y voyant mal au sortir de la 
grande lumière des salons. 

Il distinguait à sa droite et à sa gauche des arbustes 
sans feuilles dont les branches menues frémissaient. 
Des lueurs grises passaient dans ces ramures, des lueurs 
venues des fenêtres de l'hôtel. Il aperçut quelque chose 
de blanc, au milieu du chemin, devant lui, et Mme Walter, 
les bras nus, la gorge nue, balbutia d'une voix frémis- 
sante : 

— Ah! te voilà? tu veux donc me tuer? 
Il répondit tranquillement : 

— Je t'en prie, pas de drame, n'est-ce pas, ou je fiche 
le camp tout de suite. 

Elle l'avait saisi par le cou, et, les lèvres tout près des 
lèvres, elle disait : 

— Mais qu'est-ce que je t'ai fait? Tu te conduis avec 
moi comme un misérable! Qu'est-ce que je t'ai fait? 

Il essayait de la repousser : 

— Tu as entortillé tes cheveux à tous mes boutons la 
dernière fois que je t'ai vue, et ça a failli amener une 
rupture entre ma femme et moi. 

Elle demeura surprise, puis, faisant « non » de la tête : 
— Oh ! ta femme s'en moque bien. C'est quelqu'une de 
tes maîtresses qui t'aura fait une scène. 

— Je n'ai pas de maîtresses. 

— Tais-toi donc ! Mais pourquoi ne viens-tu plus 
même me voir? Pourquoi refuses-tu de dîner, rien qu'un 


BEL-AMI.- 383 

jour par semaine, avec moi ? C'est atroce ce que je souf- 
fre; je t'aime à n'avoir plus une pensée qui ne soit pour 
toi, à ne pouvoir rien regarder sans te voir devant mes 
yeux, à ne plus oser prononcer un mot sans avoir peur de 
dire ton nom ! Tu ne comprends pas ça, toi ! Il me sem- 
ble que je suis prise dans des griffes, nouée dans un sac, 
je ne sais pas. Ton souvenir, toujours présent, me serre 
la gorge, me déchire quelque chose là, dans la poitrine, 
sous le sein, me casse les jambes à ne plus me laisser la 
force de marcher. Et je reste comme une bête, toute la 
journée, sur une chaise, en pensant à toi. 

Il la regardait avec étonnement. Ce n'était plus la 
grosse gamine folâtre qu'il avait connue, mais une 
femme éperdue, désespérée, capable de tout. 

Un projet vague, cependant, naissait dans son esprit. 
Il répondit : 

— Ma chère, l'amour n'est pas éternel. On se prend et 
on se quitte. Mais quand ça dure comme entre nous ça 
devient un boulet horrible. Je n'en veux plus. Voilà la 
vérité. Cependant, si tu sais devenir raisonnable, me re- 
cevoir et me traiter ainsi qu'un ami, je reviendrai comme 
autrefois. Te sens-tu capable de ça? 

Elle posa ses deux bras nus sur l'habit noir de Georges 
et murmura : 

— Je suis capable de tout pour te voir. 

— Alors c'est convenu, dit-il, nous sommes amis, 
rien de plus. 

Elle balbutia : 

— C'est convenu. — Puis tendant ses lèvres vers lui : 
— Encore un baiser... le dernier. 

Il refusa doucement • 

— Non. Il faut tenir nos conventions. 

Elle se détourna en essuyant deux larmes, puis tirant 


de son corsage un paquet de papiers noués avec un rabaa 
de soie rose elle l'offrit à Du Roy : — Tiens C'est ta 
part de béné- 
fice dans l'af- 

'OC. J'étais si 


gagné ce- 
Tiens, prends- 
donc... 
Il voulait re- 
ser; — Non, 
ne recevrai ' 
point cet ar- 
gent! 
Alors elle se 
évolta: — Ah! . 
ï me feras 
ça, main- 
nt! Il est 

Si tu ne le 
prends point, je le 
:craidansunégou 
me feras pas cela, I 

Il reçut le petit 
glissa dans sa pou.^. 

— I! faut rentrer, dit-il, tu vas attraper une : 
de poitrine. 

Elle murmura : — Tant mieux ! si je pouvais r 
— Elle lui prit une main, la baisa avec pascioi 
rage, avec désespoir, et elle se sauva vers l'hôtel. 


BEL-AMI. 385 

II revint doucement, en réfléchissant. Puis il rentra 
dans la serre, le front hautain, la lèvre souriante. 

Sa femme et Laroche n'étaient plus là. La foule dimi- 
nuait. Il devenait évident qu'on ne resterait pas au bal. Il 
aperçut Suzanne qui tenait le bras de sa sœur. Elles vin- 
rent vers lui toutes les deux pour lui demander de danser 
le premier quadrille avec le comte de Latour-Yvelin. 

Il s'étonna. 

— Qu'est-ce encore que celui-là? 
Suzanne répondit avec malice : 

— C'est un nouvel ami de ma sœur. 
Rose rougit et murmura : 

— Tu es méchante, Suzette, ce monsieur n'est pas 
plus mon ami que le tien. 

L'autre souriait : — Je m'entends. 

Rose, fâchée, leur tourna le dos et s'éloigna. 

Du Roy prit familièrement le coude de la jeu-ae fille 
restée près de lui, et de sa voix caressante : — Écoutez, 
ma chère petite, me croyez-vous bien votre ami ? 

— Mais oui, Bel-Ami. 

— Vous avez confiance en moi? 

— Tout à fait. 

— Vous vous rappelez ce que je vous disais tantôt? 

— A propos de quoi ? 

— A propos de votre mariage, ou plutôt de l'homme 
que vous épouserez. 

— Oui. 

— Eh bien! voulez^vous me promettre une chose? 

— Oui, mais quoi ? 

— C'est de me consulter toutes les fois qu'on deman- 
dera votre main, et de n'accepter personne sans avoir 
pris mon avis. 

— Oui, je veux bien. 


386 BEL-AMI. 

— Et c'est un secret entre nous deux. Pas un mot de 
ça à votre père ni à votre mère. 

— Pas un mot. 

— C'est juré? 

— C'est juré. 

Rival arrivait, l'air affairé : — Mademoiselle, votre 
papa vous demande pour le bal. 

Elle dit : — Allons, Bel-Ami. 

Mais il refusa, décidé à partir tout de suite, voulant 
être seul pour penser. Trop de choses nouvelles venaient 
de pénétrer dans son esprit et il se mit à chercher sa 
femme. Au bout de quelque temps il l'aperçut qui 
buvait du chocolat, au buffet, avec deux messieurs 
inconnus. Elle leur présenta son mari, sans les nommer 
à lui. 

Après quelques instants il demanda : 

— Partons-nous? 

— Quand tu voudras. 

Elle prit son bras et ils retraversèrent les salons où le 
public devenait rare. 

Elle demanda : — Où est la Patronne? je voudrais lui 
dire adieu. 

— C'est inutile. Elle essayerait de nous garder au bal 
et j'en ai assez. 

— C'est vrai, tu as raison. 

Tout le long de la route ils furent silencieux. Mais, 
aussitôt rentrés en leur chambre, Madeleine souriante 
lui dit, sans mêm<e ôter son voile : 

— Tu ne sais pas, j'ai une surprise pour toi. 
Il grogna avec mauvaise humeur : 

— Quoi donc? 

— Devine. 

— Je ne ferai pas cet effort. 


— Eh bien! c'est après-demain le premier janvier. 

— Oui. 

t des étrennes. 


— Oui. 

— Voici les tiei 

Elle lui préseni 
un écrin à bijoux. 

Il l'ouvrit avec indiffé- 
rence et aperçut la croix 
de ia Légion d'honneur. 

Il devint un peu pâle, 
puis il sourit et déclara : v 
— J'aurais préféré dis 
millions. Cela ne lui coûte 
pas cher. 

Elle s'attendait à un trai 
sport de joie, et elle fut irrité 
de cette froideur. 

— Tu es vraiment incroya 
fait 


es, que Laroche n 
une petite boite □ 


i remises tout à 


Il répondit tranquillement : — Cet homme ne fait que 
payer sa dette. Et il me doit encore beaucoup. 

Elle fut étonnée de son accent, et reprit : — C'est 
pourtant beau, à ton âge. 

Il déclara : — Tout est relatif. Je pourrais avoir da- 
vantage, aujourd'hui. 

Il avait pris l'écrin, il le posa tout ouvert sur la che- 
minée, considéra quelques instants l'étoile brillante 
couchée dedans. Puis il le referma, et se mil au lit en 
haussant les épaules. 

^Officiel du i" janvier annonça, en effet, la nomi- 
nation de M. Prosper-Georges Du Roy, publiciste, au 


3S8 BEL-AMI. 

grade de chevalier de la Légion d'honneur, pour services 
exceptionnels. 

Le nom était écrit en deux mots, ce qui fit à Georges 
plus de plaisir que la décoration même. 

Une heure après avoir lu cette nouvelle devenue pu- 
blique, il reçut un mot de la Patronne qui le suppliait 
de venir dîner chez elle, le soir même, avec sa femme, 
pour fêter cette distinction. Il hésita quelques minutes, 
puis jetant au feu ce billet écrit en termes ambigus, il 
dit à Madeleine : 
— Nous dînerons ce soir chez les Walter. 
Elle fut étonnée. — Tiens ! mais je croyais que tu ne 
voulais plus y mettre les pieds ? 
Il murmura seulement : — J'ai changé d'avis. 
Quand ils arrivèrent, la Patronne était seule dans le 
petit boudoir Louis XVI adopté pour ses réceptions in- 
times. Vêtue de noir, elle avait poudré ses cheveux, ce 
qui la rendait charmante. Elle avait l'air, de loin, d'une 
vieille, de près, d'une jeune, et, quand on la regardait 
bien, d'un joli piège pour les yeux. 
— Vous êtes en deuil ? demanda Madeleine. 
Elle répondit tristement : — Oui et non. Je n'ai perdu 
personne des miens. Mais je suis arrivée à l'âge où on 
fait le deuil de sa vie. Je le porte aujourd'hui, pour 
l'inaugurer. Désormais je le porterai dans mon cœur. 

Du Roy pensa : — Ça tiendra-t-il, cette résolution- 
là? 

Le dîner fut un peu morne. Seule Suzanne bavardait 
sans cesse. Rose semblait préoccupée. On félicita beau- 
coup le journaliste. 

Le soir on s'en alla, errant et causant, par les salons 
et par la serre. Comme Du Roy marchait derrière, avec 
la Patronne, elle le retint par le bras. 


BEL-AMI. 389 

— Écoutez, dit-elle à voix basse... Je ne vous parle- 
rai plus de rien, jamais. Mais venez me voir, Georges. 
Vous voyez que je ne vous tutoie plus. Il m'est impos- 
sible de vivre sans vous, impossible. C'est une torture 
inimaginable. Je vous sens, je vous garde dans mes 
yeux, dans mon cœur et dans ma chair tout le jour et 
toute la nuit. C'est comme si vous m'aviez fait boire un 
poison qui me rongerait en dedans. Je ne puis pas. Non. 
Je ne puis pas. Je veux bien n'être pour vous qu'une 
vieille femme. Je me suis mise en cheveux blancs pour 
vous le montrer, mais venez ici, venez de temps en 
temps, en ami. 

Elle lui avait pris la main et elle la serrait, la broyait, 
enfonçant ses ongles dans sa chair. 

Il répondit avec calme : — C'est entendu. Il est inu- 
tile de reparler de ça. Vous voyez bien que je suis venu 
aujourd'hui, tout de suite, sur votre lettre. 

V/alter, qui allait devant avec ses deux filles et Made- 
leine, attendit Du Roy auprès du « Jésus marchant sur 
les flots ». — Figurez-vous, dit-il en riant, que j'ai trouvé 
hier ma femme à genoux devant ce tableau comme dans 
une chapelle. Elle faisait là ses dévotions. Ce que j'ai ri ! 

Mme Walter répliqua d'une voix ferme, d'une voix où 
vibrait une exaltation secrète : — C'est ce Christ-là qui 
sauvera mon âme. Il me donne du courage et de la force 
toutes les fois que je le regarde. 

Et, s'arrêtant en face du Dieu debout sur la mer, elle 
murmura : — Comme il est beau ! Comme ils en ont peur 
et comme ils l'aiment, ces hommes ! Regardez donc sa 
tête, ses yeux, comme il est simple et surnaturel en 
même temps ! 

Suzanne s'écria : — Mais il vous ressemble, Bel-Ami. 
Je suis sûre qu'il vous ressemble. Si vous aviez des favo- 


390 BEL-AHI. 

ris, ou bien s'il était rasé, vous seriez tout pareils tous 
les deux. Oh I mais c'est frappant 1 

Elle voulut qu'il se mît debout à côté du tableau ; et 
tout le monde reconnut en efTet que les deux figures se 
ressemblaient ! 

Chacun s'étonna. Walter trouva la chose bien singu- 
lière. Madeleine, en souriant, déclara que Jésus avait 
r.ir plus viril. 

Mn" Walter demeurait immobile, contemplant d'un 
œil fixe le visage de son amant à côté du visage du 
Christ, et elle était devenue aussi blanche que ses che- 
veuï blancs. 


Pendaiit le reste ' ' '^Ê' 

de l'hiver, les Du Roy allèrent — 

souvent chez les Walter. Georges 

même y dînait seul à tout instant, Madeleine se disant 
fatiguée et préférant rester chez elle. 

Il avait adopté le vendredi comme jour fixe, et la Pa- 
tronne n'invitait jamais personne ce soir-là; il apparte- 
nait à Del-Ami, rien qu'à lui. Après dîner, on jouait aux 
cartes, on donnait à manger aux poissons chinois, on 
vivait et on s'amusait en famille. Plusieurs fois, derrière 
une porte, derrière un massif de la serre, dans un coin 
sombre, M°i= Walter avait saisi brusquement dans ses 
bras le jeune homme, et, le serrant de toute sa force sur 
sa poitrine, lui avait jeté dans l'oreille : — Je l'aime I... 
je t'aime I... je t'aime à en mourir I — Mais toujours il 


Sga BEL-AMI. 

Pavait repoussée froidement, en répondant d'un ton sec : 
— Si vous recommencez, je ne viendrai plus ici. 

Vers la fin de mars, on parla tout à coup du mariage 
des deux sœurs. Rose devait épouser, disait-on, le comte 
de Latour-Yvelin, et Suzanne le marquis de Cazolles. 
Ces deux hommes étaient devenus des familiers de la 
maison, de ces familiers à qui on accorde des faveurs 
spéciales, des prérogatives sensibles. 

Georges et Suzanne vivaient dans une sorte d'intimité 
fraternelle et libre, bavardaient pendant des heures, se 
moquaient de tout le monde et semblaient se plaire 
beaucoup ensemble. 

Jamais ils n'avaient reparlé du mariage possible de la 
jeune fille, ni des prétendants qui se présentaient. 

Comme le Patron avait emmené Du Roy pour déjeu- 
ner, un matin, Mme Walter, après le repas, fut ap- 
pelée pour répondre à un fournisseur. Et Georges dit 
à Suzanne : — Allons donner du pain aux poissons 
rouges. 

Ils prirent chacun sur la table un gros morceau de 
mie et s'en allèrent dans la serre. 

Tout le long de la vasque de marbre on laissait par 
terre des coussins afin qu'on pût se mettre à genoux au- 
tour du bassin, pour être plus près des bêtes nageantes. 
Les jeunes gens en prirent chacun un, côte à côte, et, 
penchés vers l'eau, commencèrent à jeter dedans des 
boulettes qu'ils roulaient entre leurs doigts. Les pois- 
sons, dès qu'ils les aperçurent, s'en vinrent, en remuant 
la queue, battant des nageoires, roulant leurs gros yeux 
saillants, tournant sur eux-mêmes, plongeant pour attra- 
per la proie ronde qui s'enfonçait, et remontant aussitôt 
pour eu demander une autre. 

Ils axaient des mouvements drôles de la bouche, des 


BEL-AMI. 393 

élans brusques et rapides, une allure étrange de petits 
monstres ; et sur le sable d'or du fond ils se détachaient 
en rouge ardent, passant comme des flammes dans 
Tonde transparente, ou montrant, aussitôt qu'ils s'arrê- 
taient, le filet bleu qui bordait leurs écailles. 

Georges et Suzanne voyaient leurs propres figures 
renversées dans Teau, et ils souriaient à leurs images. 

Tout à coup, il dit à voix basse : — Ce n'est pas bien 
de me faire des cachotteries, Suzanne. 

Elle demanda : — Quoi donc, Bel-Ami ? 

— Vous ne vous rappelez pas ce que vous m'avez 
promis, ici même, le soir de la fête ? 

— Mais non. 

— De me consulter toutes les fois qu'on demanderait 
votre main. 

— Eh bien? 

— Eh bien, on l'a demandée, 

— Qui ça? 

— Vous le savez bien. 

— Non. Je vous jure. 

— Si, vous le savez! Ce grand fat de marquis de 
Cazolles. 

— Il n'est pas fat, d'abord. 

— C'est possible; mais il est stupide, ruiné par le jeu 
et usé par la noce. C'est vraiment un joli parti pour 
vous, si jolie, si fraîche, et si intelligente. 

Elle demanda^ en souriant : — Qu'est-ce que vous 
avez contre lui? 

— Moi? Rien. 

— Mais si. Il n'est pas tout ce que vous dites. 

— Allons donc. C'est un sot et un intrigant. 

Elle se tourna un peu, cessant de regarder dans l'eau : 
— Voyons, qu'est-ce que vous avez? 


394 BEL-AMI. 

Il prononça, comme si on lui eût arraché un secret du 
fond du cœur : 

— J'ai... j'ai... j'ai que je suis jaloux de luL 
Elle s'étonna modérément : — Vous? 

— Oui, moi ! 

— Tiens Pourquoi ça? 

— Parce que je suis amoureux de vous, et vous le 
savez bien, méchante! 

Alors elle dit, d'un ton sévère : — Vous êtes fou> 
Bel-Ami! 

Il reprit : — Je le sais bien que je suis fou. Est-ce que 
je devrais vous avouer cela, moi, un homme marié, à 
vous, une jeune fille? Je suis plus que fou, je suis cou- 
pable, presque misérable. Je n'ai pas d'espoir possible, 
et je perds la raison à cette pensée. Et quand j'entends 
dire que vous allez vous marier, j'ai des accès de 
fureur à tuer quelqu'un. Il faut me pardonner ça, 
Suzanne ! 

Il se tut. Tous les poissons à qui on ne jetait plus de 
pain demeuraient immobiles, rangés presque en ligne, 
pareils à des soldats anglais, et regardant les figures 
penchées de ces deux personnes qui ne s'occupaient plus 
d'eux. 

La jeune fille murmura, moitié tristement, moitié 
gaiement : — C'est dommage que vous soyez marié. Que 
voulez- vous? On n'y peut rien. C'est fini! 

Il se retourna brusquement vers elle, et il lui dit, tout 
près, dans la figure : 

— Si j'étais libre, moi, m'épouseriez-vous? 
Elle répondit, avec un accent sincère : 

— Oui, Bel-Ami, je vous épouserais, car vous me 
plaisez beaucoup plus que tous les autres. 

Il se leva, et balbutiant : — Merci..., merci,.., je vous 


BEL-AMI. ?05 

en supplie, ne dites « oui » à personne ? Attendez encore 
un peu. Je vous en supplie ! Me le promettez-vous ? 

Elle murmura, un peu troublée et sans comprendre ce 
qu'il voulait : — Je vous le promets. 

Du Roy jeta dans Teau le gros morceau de pain qu'il 
tenait encore aux mains, et il s'enfuit, comme s'il eût 
perdu la tête, sans dire adieu. 

Tous les poissons se jetèrent avidement sur ce paquet 
de mie qui flottait n'ayant point été pétri par les doigts, 
et ils le dépecèrent de leurs bouches voraces. Ils l'en- 
traînaient à l'autre bout du bassin, s'agitaient au-des- 
sous, formant maintenant une grappe mouvante, une 
espèce de fleur animée et tournoyante, une fleur vivante, 
tombée à l'eau la tête en bas. 

Suzanne, surprise, inquiète, se redressa, et s'en revint 
tout doucement. Le journaliste était parti. 

Il rentra chez lui, fort calme, et comme Madeleine 
écrivait des lettres, il lui demanda : — Dînes-tu vendredi 
chez les Walter ? Moi, j'irai. 

Elle hésita : — Non. Je suis un peu souffrante. J'aime 
mieux rester ici. 

Il répondit : — Comme il te plaira. Personne ne te 
force. 

Puis il reprit son chapeau et ressortit aussitôt. 

Depuis longtemps il l'épiait, la surveillait et la suivait, 
sachant toutes ses démarches. L'heure qu'il attendait 
était enfin venue. Il ne s'était point trompé au ton dont 
elle avait répondu : « J'aime mieux rester ici. » 

Il fut aimable pour elle pendant les jours qui suivi- 
rent. Il parut même gai, c^ qui ne lui était plus ordi- 
naire. Elle lui disait : — Voilà que tu redeviens gentil. 

11 s'habilla de bonne heure le vendredi pour faire 
quelques courses avant d'aller chez le Patron, affirmait-il. 


396 BEL-AMI. 

Puis il partit vers six heures, après avoir embrassé sa 
femme, et il alla chercher un fiacre place Notre-Dame- 
de-Lo relie. 

Il dit au cocher : — Vous vous arrêterez en face du 

numéro 17, rue Fontaine, et vous resterez là jusqu'à ce 

que je vous donne l'ordre de vous en aller. Vous me 

conduirez ensuite au restaurant du Coq- Faisan, rue 

Lafayette. 

La voiture se mit 

t du cheval, et Du Roy 
' baissa les stores. Dès 
qu'il fut en face de 
-'' sa porte, il ne la 
: ■' quitta plus des yeux. 
■ -' Après dis minutes 
d'attente, il vit sortir 
Madeleine, qui te- 
inta vers les boulevards 


Aussitôt qu'elle fut Ioin,il 
passa la tête à la portière, et il cria : — Allez. 

Le fiacre se remit en marche, et le déposa devant le 
Coq-Faisan, restaurant bourgeois connu dans le quar- 
tier. Georges entra dans la salle commune, et mangea 
doucement, en regardant l'heure à sa montre de temps 
en temps. A sept heures et demie, comme il avait bu 
son café, pris deux verres de fine Champagne, et fumé, 
avec lenteur, un bon cigare, il sortît, héla une autre 
voiture qui passait à vide, et se fit conduire rue La Ro- 
chefoucauld. 

Il monta, sans rien demander au concierge, au troi- 
sième étage de la maison qu'il avait indiquée, et quand 


BEL-AMI. 397 

une bonne lui eut ouvert : — M. Guibert de Lorme est 
chez lui, n'est-ce pas ? 

— Oui, monsieur. 

On le fit pénétrer dans le salon, où il attendit quel- 
ques instants. Puis un homme entra, grand, décoré, 
avec l'air militaire, et portant des cheveux gris, bien 
qu'il fût jeune encore. 

Du Roy le salua, puis lui dit : — Comme je le pré- 
voyais, Monsieur le commissaire de police, ma femme 
dîne avec son amant dans le logement garni qu'ils ont 
loué rue des Martvrs. 

Le magistrat s'inclina : — Je suis à votre disposition, 
monsieur. 

Georges reprit : — Vous avez jusqu'à neuf heures, 
n'est-ce pas? Cette limite passée, vous ne pouvez plus 
pénétrer dans un domicile particulier pour y constater 
un adultère. 

— Non, monsieur, sept heures en hiver, neuf heures 
à partir du 3i mars. Nous sommes au cinq avril, nous 
avons donc jusqu'à neuf heures. 

— Eh bien. Monsieur le commissaire, j'ai une voiture 
en bas, nous pouvons prendre les agents qui vous accom- 
pagneront, puis nous attendrons un peu devant la porte. 
Plus nous arriverons tard, plus nous avons de chance de 
bien les surprendre en flagrant délit. 

— Comme il vous plaira, monsieur. 

Le commissaire sortit, puis revint, vêtu d'un pardessus 
qui cachait sa ceinture tricolore. Il s'eflaça, pour laisser 
passer Du Roy. Mais le journaliste, dont l'esprit était 
préoccupé, refusait de sortir le premier, et répétait : 
« Après vous... après vous. 1 

Le magistrat prononça : — Passez donc, monsieur, je 
suis chez moi« 


BgS BEL-AMI. 

L'autre, aussitôt, franchit la porte en saluant. 
Ils allèrent d'abord au commissariat chercher trois 
agents en bourgeois qui attendaient, car Georges avait 
prévenu dans la journée que la surprise aurait lieu ce 
soir-là. Un des 
hommes monta 
sur le siège, à 
I côté du cocher. 
■, Les deux, autres 
p" entrèrent dans 
' le fiacre, qui ga- 
I gna la rue des 
Manyrs. 
Du Roy disait : — 
J'ai le plan de l'ap- 
partement. C'est au 
second. Nous trou- 
verons d'abord un 
petit vestibule, puis 
une salle à manger, 
puis la chambre à 
coucher. Les trois 
se commandent.Au- 
ïorlie ne peut faci- 
;■'."■'-' ' liter la fuite. Il y a un ser- 

rurier un peu plus loin. Il se tiendra 
prêt à être réquisitionné par vous. 

Quand ils furent devant la maison indiquée, il n'était 
encore que huit heures un quart, et ils attendirent en 
silence pendant plus de vingt minutes. Mais lorsqu'il vit 
que les trois quarts allaient sonner, Georges dit : — 
Allons maintenant. — Et ils montèrent l'escalier sans 
s'occuper du portier, qui ne les remarqua point, d'ail- 


BEL-AMI. 399 

leurs. Un des agents demeura dans la rue pour surveiller 
la sortie. 

Les quatre hommes s'arrêtèrent au second étage, et 
Du Roy colla d'abord son oreille contre la porte, puis 
son œil au trou de la serrure. Il n'entendit rien et ne vit 
rien. Il sonna. 

Le commissaire dit à ses agents : — Vous resterez ici, 
prêts à tout appel. 

Et ils attendirent. Au bout de deux ou trois minutes 
Georges tira de nouveau le bouton du timbre plusieurs 
fois de suite. Ils perçurent un bruit au fond de l'appar- 
tement; puis un pas léger s'approcha. Quelqu'un venait 
épier. Le journaliste alors frappa vivement avec son 
doigt plié contre le bois des panneaux. 

Une voix, une voix de femme, qu'an cherchait à 
déguiser, demanda : — Qui est là? 

L'officier municipal répondit : — Ouvrez, au nom de 
la loi. 

La voix répéta : — Qui êtes- vous ? 

— Je suis le commissaire de police. Ouvrez, ou je fais 
forcer la porte. 

La voix reprit : — Que voulez-vous? 

Et Du Roy dit : — C'est moi. Il est inutile de chercher 
à nous échapper. 

Le pas léger, un pas de pieds nus, s'éloigna, puis 
revint au bout de quelques secondes. 

Georges dit : — Si vous ne voulez pas ouvrir, nous 
enfonçons la porte. — Il serrait la poignée de cuivre, et 
d'une épaule il poussait lentement. Comme on ne répon- 
dait plus, il donna tout à coup une secousse si violente 
et si vigoureuse que la vieille serrure de cette maison 
meublée céda. Les vis arrachées sortirent du bois, et le 
jeune homme faillit tomber sur Madeleine qui se tenait 


debout dans l'antichambre, vêtue d'une chemise et d'u 
jupon, les cheveux défaits, les jambes dévêtues, un 
bougie à la main. 


jeta dans l'app.irtemcnt. Le commissaire ayant ôté son 
chapeau, le suivit. Et la jeune femme eflarée s'ea vint 
derrière eux en les éclairant. 

Ils traversèrent une salle à manger dont la table non 
desservie montrait les restes du repas : des bouteilles à 
Champagne vides, une terrine de foies gras o 


BEL-AMI. 401 

carcasse de poulet et des morceaux de pain à moitié 
mangés. Deux assiettes posées sur le dressoir portaient 
des piles d'écaillés d'huîtres. 

La chambre semblait ravagée par une lutte. Une robe 
coiffait une chaise, une culotte d'homme restait à cheval 
sur le bras d'un fauteuil. Quatre bottines, deux grandes 
et deux petites, traînaient au pied du lit, tombées sur le 
flanc. 

C'était une chambre de maison garnie, aux meubles 
communs, où flottait cette odeur odieuse et fade des appar- 
tements d'hôtel, odeur émanée des rideaux, des matelas, 
des murs, des sièges, odeur de toutes les personnes qui 
avaient couché ou vécu, un jour ou six mois, dans ce 
logis public, et laissé là un peu de leur senteur, de cette 
senteur humaine qui, s'ajoutant à celle des devanciers, 
formait à la longue une puanteur confuse, douce et into- 
lérable, la même dans tous ces lieux. 

Une assiette à gâteaux, une bouteille de chartreuse et 
deux petits verres encore à moitié pleins encombraient 
la cheminée. Le sujet de la pendule de bronze était caché 
par un grand chapeau d'homme. 

Le commissaire se retourna vivement, et regardant 
Madeleine dans les yeux : 

— Vous êtes bien M^e Claire-Madeleine Du Roy, 
épouse légitime de M. Prosper-Georges Du Roy, publi- 
ciste, ici présent? 

Elle articula, d'une voix étranglée t 

— Oui, monsieur. 

— Que faites-vous ici? 
Elle ne répondit pas. 

Le magistrat reprit : — Que faites-vous ici? Je vous 
trouve hors de chez vous, presque dévêtue dans un 
appartement meublé. Qu'êtes-vous venue y faire? 


It attendit quelques instants. Puis, comme elle gar- 
dait toujours le silence : — Du moment que tous oe 
voulez pas i'avouer, ma- 

Aorr,^ la vais Être con- 


L dans le lit la 
corps caché 
P- 

nissaire s'ap- 
ipela: — Mon- 

couché ne re- 
mua pas. llpa- 
raissait tour- 
ner le dos, la 
tÊte enfoncée 
sous un oreil- 
ler. 

L'officier 
toucha ce qui 
semblait §tre 
l'épaule, et 
nsieur, ne me 
vous prie, à 

meurait aussi 
iiimiuuiie que s il eui ete mon. 
Du Roy qui s'était avancé vivement saisit la cou- 
verture, la tira et, arrachant l'oreiller, découvrît la figure 
livide de M, Laroche-Mathieu. Il se pencha vers lui et, 
frémissant de l'envie de le saisir au cou pour l'étrangler, 
il lui dit, les dents serrées : 
— Ayez donc au moins te courage de votre infamie. 


BEL-AMI. 403 

Le magistrat demanda encore : — Qui êtes-vousî 

L'amant, éperdu, ne répondant pas, il reprit : — Je 
suis commissaire de police et je vous somme de me dire 
votre nom! 

Georges, qu'une colère bestiale faisait trembler, cria : — 
Mais répondei donc, lâche, ou je vais vous nommer, moi. 

Alors l'homme couché balbu- 
tia : — Monsieur le conimis- 

vez pas me laisser 
insulter par cet in- 
dividu. Est-ce à 
vous ou à lui que ■ 
l'ai affaire ? Est-ce à 
vous ou à lui que je 
dois répondre? 

Il paraissait n'a- , 
voir plus de salive 
dans la bouche. 

L'officier répon- 
dit : — C'est à moi 
sieur, à moi seul. Je 1 
qui vous êtes? 

L'autre se tut. Il tenait le drap serré contre son 
cou et roulait des yeux effarés. Ses petites mousta- 
ches retroussées semblaient toutes noires sur sa figure 
blême. 

Le commissaire reprit ; — Vous ne voulez pas ré- 
pondre? Alors je serai forcé de vous arrêter. Dans tous 
les cas, levez-vous. Je vous interrogerai lorsque vous 
serez vêtu. 

Le corps s'agita dans le lit, et la tête murmura : — 
Mais je ne peux pas, devant vous. 


404 BEL-AMÎ. 

Le magistrat demanda : — Pourquoi ça? 

L'auti*e balbutia : — C'est que je suis... je suis... je 
suis tout nu. 

Du Roy se mit à ricaner, et ramassant une chemise 
tombée à terre, il la jeta sur la couche en criant : — 
Allons donc... levez-vous... Puisque vous vous êtes 
déshabillé devant ma femme, vous pouvez bien vous 
habiller devant moi. 

Puis il tourna le dos et revint vers la cheminée. 

Madeleine avait retrouvé son sang-froid, et voyant 
tout perdu, elle était prête à tout oser. Une audace de 
bravade faisait briller son œil; et, roulant un morceau de 
papier, elle alluma, comme pour une réception, les dix 
bougies des vilains candélabres posés aux coins de la 
cheminée. Puis elle s'adossa au marbre et tendant au 
feu mourant un de ses pieds nus, qui soulevait par 
derrière son jupon à peine arrêté sur les hanches, elle 
prit une cigarette dans un étui de papier rose, Tenflamma 
et se mit à fumer. 

Le commissaire était revenu vers elle, attendant que 
son complice fût debout. 

Elle demanda avec insolence : — Vous faites souvent 
ce métier-là, monsieur? 

Il répondit gravement : — Le moins possible, ma- 
dame. 

Elle lui souriait sous le nez : — Je vous en félicite, 
ça n'est pas propre. 

Elle affectait de ne pas regarder, de ne pas voir son 
mari. 

Mais le monsieur du lit s'habillait. Il avait passé son 
pantalon, chaussé ses bottines et il se rapprocha, en 
endossant son gilet. 

L'officier de police se tourna vers lui : 


BEL-AMÎ. 4o5 

— Maintenant, monsieur, voulez-^ ous me dire qui 
vous êtes? 

L'autre ne répondit pas. 

Le commissaire prononça : — Je me vois forcé de 
vous arrêter. 

Alors l'homme s'écria brusquement : — Ne me tou- 
chez pas. Je suis inviolable I 

Du Roy s'élança vers lui, comme pour le terrasser, 
et il lui grogna dans la figure : — Il y a flagrant délit... 
flagrant délit. Je peux vous faire arrêter, si je veux... 
oui, je le peux. 

Puis, d'un . ton vibrant : — Cet homme s'appelle 
Laroche-Mathieu, ministre des affaires étrangères. 

Le commissaire de police recula stupéfait, et balbu- 
tiant : — En vérité, monsieur, voulez-vous me dire qui 
vous êtes, à la fin? 

L'homme se décida, et avec force : — Pour une fois, 
ce misérable-là n'a point menti. Je me nomme, en effet, 
Laroche-Mathieu, ministre. 

Puis tendant le bras vers la poitrine de Georges, où 
apparaissait comme une lueur, un petit point rouge, il 
ajouta : — Et le gredin que voici porte sur son habit la 
croix d'honneur que je lui ai donnée. 

Du Roy était devenu livide. D'un geste rapide, il ar- 
racha de sa boutonnière la courte flamme de ruban, et, 
la jetant dans la cheminée : — Voilà ce que vaut une 
décoration qui vient de salops de votre espèce. 

Ils étaient face à face, les dents près des dents, exas- 
pérés, les poings serrés, l'un maigre et la moustache 
au vent, l'autre gras et la moustache en croc. 

Le commissaire passa vivement entre les deux et, les 
écartant avec ses mains : — Messieurs, vous vous 
oubliez, vous manquez de dignité I 


406 BEL-AMI. 

Ils se turent et se tournèrent les talons. Madeleine, 
immobile, fumait toujours, en souriant. 

L'officier de police reprit : — Monsieur le ministre, 
je vous ai surpris, seul avec M»»* Du Roy, que voici, 
vous couché, elle presque nue. Vos vêtements étant jetés 
pêle-mêle à travers l'appartement, cela constitue un fla- 
grant délit d'adultère. Vous ne pouvez nier l'évidence. 
Qu'avez-vous à répondre? 

Laroche-Mathieu murmura. : — Je n'ai rien à dire, 
faites votre devoir. 

Le commissaire s'adressa à Madeleine : — Avouez- 
vous, madame, que monsieur soit votre amant? 

Elle prononça crânement : — Je ne le nie pas, il est 
mon amant! 

— Cela suffit. 

Puis le magistrat prit quelques notes sur l'état et la 
disposition . du logis Comme il finissait d'écrire, le 
ministre qui avait achevé de s'habiller, et qui attendait, 
le paletot sur le bras, le chapeau à la main, demanda : 

— Avez-vous encore besoin de moi, monsieur? Que 
dois- je faire? Puis-je me retirer? 

Du Roy se retourna vers lui et souriant avec inso- 
lence : — Pourquoi donc ? Nous avons fini. Vous pouvez 
vous recoucher, monsieur; nous allons vous laisser seuls. 

Et posant le doigt sur le bras de l'officier de police : 
— Retirons-nous, monsieur le commissaire, nous 
n'avons plus rien à faire en ce lieu. 

Un peu surpris, le magistrat le suivit; mais, sur le 
seuil de la chambre, Georges s'arrêta pour le laisser 
passer. L'autre s'y refusait par cérémonie. 

Du Roy insistait : — Passez donc, monsieur. — L.e 
commissaire dit : — Après vous. — Alors le journaliste 
salua, et sur le ton d'une politesse ironique : — C'est 


BEL-AMI. 407 

votre tour, monsieur le commissaire de police. Je suis 
presque chez moi, ici. 

Puis il referma la porte doucement, avec un air de 
discrétion. 

Une heure plus tard, Georges Du Roy entrait dans les 
bureaux de la Vie Française, 

M. Walter était déjà là, car il continuait à diriger et 
à surveiller avec sollicitude son journal qui avait pris 
une extension énorme et qui favorisait beaucoup les 
opérations grandissantes de sa banque. 

Le directeur leva la tête et demanda : — Tiens, vous 
voici? Vous semblez tout drôle! Pourquoi n'êtes- vous 
pas venu dîner à la maison? D'où sortez-vous donc? 

Le jeune homme, qui était sûr de son effet, déclara, 
en pesant sur chaque mot : 

— Je viens de jeter bas le ministre des affaires étran- 
gères. 

L'autre crut qu'il plaisantait. 

— De jeter bas... Gomment? 

— Je vais changer le cabinet. Voilà tout! Il n'est pas 
trop tôt de chasser cette charogne. 

Le vieux, stupéfait, crut que son chroniqueur était 
gris. Il murmura : — Voyons, vous déraisonnez. 

— Pas du tout. Je viens de surprendre M. Laroche- 
Mathieu en flagrant délit d'adultère avec ma femme. Le 
commissaire de police a constaté la chose. Le ministre 
est foutu. 

Walter, interdit, releva tout à fait ses lunettes sur son 
front et demanda : — Vous ne vous moquez pas de moi? 

— Pas du tout. Je vais même faire un écho là-dessus. 

— Mais alors que voulez-vous ? 

— Jeter bas ce fripon, ce misérable, co malfaiteur 
public! 


4o8 BEL-AMI. 

Georges posa son chapeau sur un fauteuil, puis ajouta: 
— Gare à ceux que je trouve sur mon chemin. Je ne 
pardonne jamais. 

Le directeur hésitait encore à comprendre. Il murmu- 
ra: — Maïs... votre femme? 

— Ma demande en divorce sera faite dès demain ma- 
tin. Je la renvoi* à feu Forestier. 

— Vous voulez divorcer ? 

— Parbleu. J'étais ridicule. Mais il me fallait faire la 
bête pour les surprendre. Ça y est. Je suis maître de la 
situation. 

M. Walter n'en revenait pas ; et il regardait Du Roy 
avec des yeux effarés, pensant: — Bigre. C'est un gail- 
lard bon à ménager. 

Georges reprit : — Me voici libre... J'ai une certaine 
fortune. Je me présenterai aux élections au renouvelle- 
ment d'Octobre, dans mon pays où je suis fort connu. 
Je ne pouvais pas me poser ni me faire respecter avec 
cette femme qui était suspecte à tout le monde. Elle 
m'avait pris comme un niais, elle m'avait enjôlé et cap- 
turé. Mais depuis que je savais son jeu, je la surveillais, 
la gredine. 

Il se mit à rire et ajouta : — C'est ce pauvre Forestier 
qui était cocu... cocu sans s'en douter, confiant et tran- 
quille. Me voici débarrassé de la teigne qu'il m'avait 
laissée. J'ai les mains déliées. Maintenant j'irai loin. 

Il s'é,tait mis à califourchon sur une chaise. Il répéta, 
comme s'il eût songé : — J'irai loin. 

Et le père Walter le regardait toujours de ses yeux 
découverts, ses lunettes restant relevées sur le front, et 
il se disait : — Oui, il ira loin, le gredin. 

Georges se releva : — Je vais rédiger l'écho. Il faut le 
faire avec discrétion. Mais vous savez, il sera terrible 


BEL-AMI. 409 

pour le ministre. C'est un homme à la mer. On ne peui 
pas le repêcher. La Vie Française n'a pluj d'intérêt à le 
ménager. 

Le vieux hésita quelques instants, puis il en prit son 
parti : — Faites, dit-il, tant pis pour ceux qui se fichent 
dans ces pétrins-là. 


Trois mois s'étaient (î/>niil4c I = rîî. . ■.' "."_ 

vorce de Du R. 
nonce. Sa femir 
de Forestier, ei 
Walter devaien 
i5 juillet, pour 
Trouville , on 
décida de pas- 
ser une journée 
à la campagne, 
avant de se sé- 
parer. 

On choisit un j 
di, et on se mit 
route dès neufb 
res du matin d: 
un grand landau 
voyage à six plac 
attelé en poste 
quatre chevaux. 

On allait déje 
Saint- Germain, 

Henry IV. Bel-Ami avait demandé à être le seul homme 
de la partie, car il ae pouvait supporter la présence et 


BEL-AMI. 4»! 

la figure du marquis de CazoIIes. Maïs, au dernier 
moment, il fut décidé que le comte de Latour-Yvelîn 
serait enlevé, au saut du lit. On l'avait prévenu la veille. 

La voiture remonta au grand trot l'avenue des 
Champs-Elysées, puis traversa le bois de Boulogne. 

Il faisait un admirable temps d'été, pas trop chaud. 
Les hirondelles traçaient sur le bleu du ciel de grandes 
lignes courbes qu'on croyait voir encore quand elles 
étaient passées. 

Les trois femmes se tenaient au fond du landau, la 
mère entre ses deux filles ; et les trois hommes, à recu- 
lons, Walter entre les deux invités. 

On traversa la Seine, on contourna le Mont-Valérien, 
puis on gagna Bougival, pour longer ensuite la rivière 
jusqu'au Pecq. 

Le comte de Latour-Yvelin, un homme un peu mûr 
à longs favoris légers, dont le moindre souffle d'air 
agitait les pointes, ce qui faisait dire à Du Roy : « Il ob- 
tient de jolis effets de vent dans sa barbe, » contem- 
plait Rose tendrement. Ils étaient fiancés depuis un 
mois. 

Georges, fort pâle, regardait souvent Suzanne, qui 
était pâle aussi. Leurs yeux se rencontraient, semblaient 
se concerter, se comprendre, échanger secrètement une 
pensée, puis se fuyaient. M»* Walter était tranquille, 
heureuse. 

Le déjeuner fut long. Avant de repartir pour Paris, 
Georges proposa de faire un tour sur la terrasse. 

On s'arrêta d'abord pour admirer la vue. Tout le 
monde se mit en ligne le long du mur et on s'extasia sur 
l'étendue de l'horizon. La Seine, au pied d'une longue 
colline, coulait vers Maisons-Laffitte, comme un immense 
serpent couché dans la verdure. A droite, sur le sommet 


413 BEL-AMI. 

de la côte, l'aqueduc de Marly projetait sur le ciel son 
profil énorme de chenille à grandes pattes, et Marly 
disparaissait, au-dessous, dans un épais bouquet d'ar- 
bres. 

Par la plaine immense, qui s'étendait en face, on 
voyait des villages, de place en place. Les pièces d'eau 
du Vésinet faisaient des taches nettes et propres dans la 
maigre verdure de la petite forêt. A gauche, tout au 
loin, on apercevait en l'air le clocher pointu de Sartrou- 
ville. 

Walter déclara : — On ne peut trouver nulle part au 
monde un semblable panorama. Il n'y en a pas un pareil 
en Suisse. 

Puis on se mit en marche doucement pour faire une 
promenade et jouir un peu de cette perspective. 

Georges et Suzanne restèrent en arrière. Dès qu'ils 
furent écartés de quelques pas, il lui dit d'une voix 
basse et contenue : — Suzanne, je vous adore. Je vous 
aime à en perdre la tête. 

Elle murmura: — Moi aussi, Bel-Ami. 

Il reprit : — Si je ne vous ai pas pour femme, je quit- 
terai Paris, et ce pays. 

Elle répondit : — Essayez donc de me demander à 
papa. Peut-être qu'il voudra bien. 

Il eut un petit geste d'impatience : — Non, je vous le 
répète pour la dixième fois, c'est inutile. On me fer- 
mera la porte de votre maison ; on m'expulsera du jour- 
nal ; et nous ne pourrons plus même nous voir. Voilà le 
joli résultat auquel je suis certain d'arriver par une 
demande en règle. On vous a promise au marquis de 
Cazolles. On espère que vous finirez par dire : « Oui. » 
Et on attend. 

Elle demanda : — Qu'est-ce qu'il faut faire alors ? 


BEL-AMI. 4i3 

Il hésitait, la regardant de côté: — M*aimez-vous 
assez pour commettre une folie ? 
Elle répondit résolument: 

— Oui. 

— Une grande folie ? 
-Oui. 

— La plus grande des folies ? 

— Oui. 

— Aurez-vous aussi assez de courage pour braver 
votre père et votre mère ? 

— Oui. 

— Bien vrai? 

— Oui. 

— Eh bien ! il y a un moyen, un seul ! Il faut que la 
chose vienne de vous, et pas de moi. Vous êtes une en- 
fant gâtée, on vous laisse tout dire, on ne s'étonnera pas 
trop d'une audace de plus de votre part. Écoutez donc. 
Ce soir, en rentrant, vous irez trouver votre maman, 
d'abord, votre maman toute seule. Et vous lui avouerez 
que vous voulez m'épouser. Elle aura une grosse émo- 
tion et une grosse colère... 

Suzanne l'interrompit : — Oh ! maman voudra bien. 

Il reprit vivement: — Non. Vous ne la connaissez pas. 
Elle sera plus fâchée et plus furieuse que votre père. 
Vous verrez comme elle refusera. Mais vous tiendrez 
bon, vous ne céderez pas; vous répéterez que vous 
voulez m'épouser, moi seul, rien que moi. Le ferez- 
vous? 

— Je le ferai. 

— Et en sortant de chez votre mère, vous direz la 
même chose à votre père, d'un air très sérieux et très 
décidé. 

— Oui, oui. El puis? 


414 BEL-AMI* 

— Et puis, c'est là que ça devient grave. Si vous êtes 
résolue, bien résolue, bien, bien, bien résolue à être ma 
femme, ma chère, chère petite Suzanne... Je vous... je 
vous enlèverai I 

Elle eut une grande secousse de joie et faillit battre 
des mains. — Oh! quel bonheur! vous m'enlèverez? 
Quand ça m'enlèverez-vous ? 

Toute la vieille poésie des enlèvements nocturnes, 
des chaises de poste, des auberges, toutes les charmantes 
aventures des livres lui passèrent d'un coup dans l'es- 
prit comme un songe enchanteur prêt à se réaliser. Elle 
répéta : — Quand ça, m'enlèverez-vous ? 

Il répondit très bas : — Mais... ce soir... cette nuit. 

Elle demanda, frémissante : — Et où irons-nous? 

— Ça, c'est mon secret. Réfléchissez à ce que vous 
faites. Songez bien qu'après cette fuite vous ne pourrez 
plus être que ma femme! C'est le seul moyen, mais il 
est... il est très dangereux... pour vous. 

Elle déclara 2 — Je suis décidée... où vous retrou- 
verai-je ? 

— Vous pourrez sortir de l'hôtel, toute seule ? 

— Oui. Je sais ouvrir la petite porte. 

— Eh bien! quand le concierge sera couché, vers 
minuit, venez me rejoindre place de la Concorde. Vous 
me trouverez dans un fiacre arrêté en face du ministère 
de la Marine. 

— J'irai. 

— Bien vrai ? 

— Bien vrai. 

Il lui prit la main et la serra : — Oh ! que je vous 
aime ! Comme vous êtes bonne et brave ! Alors^ vous ne 
voulez pas épouser M. de Cazolles? 

— Oh! non. 


BEL-AMI. 4i5 

— Votre père s'est beaucoup fâché quand vous avez 
dît non? 

— Je crois bien, il voulait me remettre au couvent. 

— Vous voyez qu'il est nécessaire d'être énergique. 

— Je le serai. 

Elle regardait le vaste horizon, la tête pleine de cette 
idée d'enlèvement. Elle irait plus loin que là-bas... avec 
lui !... Elle serait enlevée !... Elle était fière de ça ! Elle ne 
songeait guère à sa réputation, à ce qui pouvait lui arri- 
ver d'infâme. Le savait-elle, même? Le soupçonnait-elle? 

Mme Walter, se retournant, cria : — Mais viens donc, 
petite. Qu'est-ce que tu fais avec Bel-Ami? 

Ils rejoignirent les autres. On parlait des bains de mer 
où on serait bientôt. 

Puis, on revint par Chatou pour ne pas refaire la 
même route. 

Georges ne disait plus rien. Il songeait : Donc, si cette 
petite avait un peu d'audace, il allait réussir, enfin! De- 
puis trois mois il l'enveloppait dans l'irrésistible filet de 
sa tendresse. Il la séduisait, la captivait, la conquérait. 
Il s'était fait aimer par elle, comme il savait se faire 
aimer. Il avait cueilli sans peine son âme légère de 
poupée. 

Il avait obtenu d'abord qu'elle refusât M. de Gazolles. 
Il venait d'obtenir qu'elle s'enfuît avec lui. Car il n'y 
avait pas d'autre moyen. 

Mme Walter, il le comprenait bien, ne consentirait 
jamais à lui donner sa fille. Elle l'aimait encore, elle 
l'aimerait toujours, avec une violence intraitable. Il la 
contenait par sa froideur calculée, mais il la sentait 
rongée par une passion impuissante et vorace. Jamais 
il ne pourrait la fiéchir. Jamais elle n'admettrait qu'il 
prît Suzanne. 


41$ BEL-AUl. 

Mais une fois qu'il tiendrait la petite au loin, il trai- 
terait de puissance à puissance, avec le père. 

Pensant à tout cela, il répondait par phrases hachées 
aux choses qu'on lui disait et qu'il n'écoutait guère. Il 
parut revenir à lui lorsqu'on rentra dans Paris. 
Suzanne aussi songeait; et le grelot des quatre che- 
vaux sonnait dans sa tète, 
lui faisait voir des grandes 
routes Infinies sous des 
clairs de lune éternels, 
des forêts sombres tra- 
versées, des auberges au 
bord du chemin, et la 
hâte des hommes d'écu- 
rie à changer l'attelage, 
car tout le monde devine 
qu'ils sont poursuivis. 

Quand le landau fut arrivé 
is la cour de l'hôtel, on vou- 
retenir Georges à diner. Il 
jsa et revint chez lui. 
voir un peu mangé, il mil de 
ns ses papiers comme s'il allait 
^ jyage.Ubrûla des lettres com- 

promettantes, en cacha d'autres, écrivit à quelques amis. 
De temps en temps il regardait la pendule, en pensant : 
B Ça doit chauffer là-bas. « Et une inquiétude le mor- 
dait au cceur. S'il allait échouer? Mais que pouvait-il 
craindre? Il se tirerait toujours d'afiairel Pourtant c'était 
une grosse partie qu'il jouait, ce soir-là ! 

Il ressortit vers onze heures, erra quelque temps, prit 
un fiacre et se fit arrêter place de la Concorde, le long 
des arcades du ministère de ta Marine. 


BEL-AMI. 4'7 

De temps en temps il enflammait une allumette pour 
regarder l'heure à sa montre. Quand il vit approcher 
minuit, son impatience devint fiévreuse. A tout moment 
il passait la tête à la ponière pour regarder. 
Une horloge lointaine sonna douze coups, puis 
( une autre plus près, 

puis deux ensem- 
ble, puis une der- 
nière très loin. 
Quand celle-là eut 
cessé de tinter, il 
pensa ; « C'est fini. 
C'est raté. Elle ne 
viendra pas. » 

Il était cependant 

résolu à demeurer _ 

jusqu'au jour. Dans 

ces cas-là il faut 

patient, 

entendit encore son- 
le quart, puis la dé- 
nis les trois quarts ; et 
; les horloges répétè- 
ne heure comme elles 
'" avaient annoncé minuit. 

Il n'attendait plus, il restait, creusant sa pensée pour 
deviner ce qui avait pu arriver. Tout à coup une tête de 
femme passa par la portière et demanda : — Étes-vous 
là, Bel-Ami ? 
11 eut un sursaut et une suffocation. 
— C'est vous, Suzanne? 

11 ne parvenait point à tourner la poignée assez vite, 


4i8 BEL-AMI. 

et répétait : — Ah!... c'est vous... c'est vous... entrez 

Elle entra et se laissa tomber contre lui. Il cria au 
cocher : — Allez ! Et le fiacre se mit en route. 

Elle haletait, sans parler. 

Il demanda : — Eh bien! comment ça s'est-il passe? 

Alors elle murmura, presque défaillante : 

— Oh! ça a été terrible, chez maman surtout. 
Il était inquiet et frémissant. 

— Votre maman? Qu'est-ce qu'elle a dit? Contez- 
moi ça. 

— Oh! ça a été affreux. Je suis entrée chez elle et je 
lui ai récité ma petite affaire que j'avais bien préparée. 
Alors elle a pâli, puis elle a crié : « Jamais ! jamais ! » 
Moi, j'ai pleuré, je me suis fâchée, j'ai juré que je n'épou- 
serais que vous. J'ai cru qu'elle allait me battre. Elle est 
devenue comme folle ; elle a déclaré qu'on me renverrait 
au couvent, dès le lendemain. Je ne l'avais jamais vue 
comme ça, jamais ! Alors papa est arrivé en l'entendant 
débiter toutes ses sottises. Il ne s'est pas fâché tant 
qu'elle, mais il a déclaré que vous n'étiez pas un assez 
beau parti. 

Comme ils m'avaient mise en colère aussi, j'ai crié 
plus fort qu'eux. Et papa m'a dit de sortir avec un air 
dramatique qui ne lui allait pas du tout. C'est ce qui m'a 
décidée à me sauver avec vous. Me voilà, où allons- 
nous? 

Il avait enlacé sa taille doucement; et il écoutait de 
toutes ses oreilles, le cœur battant, une rancune hai- 
neuse s'éveillant en lui contre ces gens. Mais il la tenait, 
leur fille. Ils verraient, à présent. 

Il répondit : — Il est trop tard pour prendre le train; 
cette voiture-là va donc nous conduire à Sèvres où nous 
passerons la nuit. Et demain nous partirons pour La 


BEL-AMI. 4^9 

Roche-Guyon. C'est un joli village, au bord de la Seine, 
entre Mantes et Bonnières. 

Elle murmura: — C'est que je n'ai pas d'effets.Je n'ai rien. 

Il sourit, avec insouciance : — Bah ! nous nous arran- 
gerons là-bas. 

Le fiacre roulait le long des rues. Georges prit une 
main de la jeune fille et se mit à la baiser, lentement, 
avec respect. Il ne savait que lui raconter, n'étant guère 
accoutumé aux tendresses platoniques. Mais soudain il 
crut s'apercevoir qu'elle pleurait. 

Il demanda, avec terreur : — Qu'est-ce que vous avez? 
ma chère petite. 

Elle répondit, d'une voix toute mouillée : — C'est ma 
pauvre maman qui ne doit pas dormir à cette heure, si 
elle s'est aperçue de mon départ. 

Sa mère, en effet, ne dormait pas. 

Aussitôt Suzanne sortie de sa chambre, M"^» Walter 
était restée en face de son mari. 

Elle demanda, éperdue, atterrée : 

— Mon Dieu ! Qu'est-ce que cela veut dire t 

Walter cria, furieux : — Ça veut dire que cet intrigant 
l'a enjôlée. C'est lui qui a fait refuser Cazolles. Il trouve 
la dot bonne, parbleu ! 

Il se mit à marcher avec rage à travers l'appartement 
et reprit : -^ Tu l'attirais sans cesse, aussi, toi, tu le 
flattais, tu le cajolais, tu n'avais pas assez de chatteries 
pour lui. C'était Bel-Ami par-ci, Bel-Ami par-là, du 
matin au soir. Te voilà payée. 

Elle murmura, livide : — Moi?... je l'attirais! 

Il lui vociféra dans le nez : -— Oui ; toi ! Vous êtes 
toutes folles de lui, la Marelle, Suzanne et les autres. 
Crois-tu que je ne voyais pas que tu ne pouvais point 
rester deux jours sans le faire venir ici ? 


420 BEL-AMI. 

Elle se dressa, tragique : — Je ne vous permettrai pas 
de me parler ainsi. Vous oubliez que je n*ai pas été 
élevée, comme vous, dans une boutique. 

Il demeura d'abord immobile et stupéfait, puis il lâcha 
un « Nom de Dieu » furibond, et il sortit en tapant la 
porte. 

Dès qu'elle fut seule, elle alla, par instinct, vers la 
glace pour se regarder, comme pour voir si rien n'était 
changé en elle, tant ce qui arrivait lui paraissait impos- 
sible, monstrueux. Suzanne était amoureuse de Bel-Ami I 
et Bel-Ami voulait épouser Suzanne ! Non ! elle s'était 
trompée, ce n'était pas vrai. La fillette avait eu une 
toquade bien naturelle pour ce beau garçon, elle avait 
espéré qu'on le lui donnerait pour mari; elle avait fait 
son petit coup de tête ! Mais lui ? lui ne pouvait pas être 
complice de ça ! Elle réfléchissait, troublée comme on 
l'est devant les grandes catastrophes. Non, Bel- Ami ne 
devait rien savoir de l'escapade de Suzanne. 

Et elle songea longtemps à la perfidie et à l'innocence 
possibles de cet homme. Quel misérable, s'il avait pré- 
paré le coup ! Et qu'arriverait-il ? Que de dangers et de 
tourments elle prévoyait I 

S'il ne savait rien, tout pouvait s'arranger encore. On 
ferait un voyage avec Suzanne pendant six mois, et ce 
serait fini. Mais comment pourrait-elle le revoir, elle, 
ensuite? Car elle l'aimait toujours. Cette passion était 
entrée en elle à la façon de ces pointes de flèche qu'dîi 
ne peut plus arracher. 

Vivre sans lui était impossible. Autant mourir. 

Sa pensée s'égarait dans ces angoisses et dans ces in- 
certitudes. Une douleur commençait à poindre dans sa 
tête; ses idées devenaient pénibles, troubles, lui fai-- 
saient mal. Elle s'énervait à chercher, s'exaspérait de ne 


BEL-AMI. _ 421 

pas savoir. Elle regarda sa pendule, il était une heure 
passée. Elle se dit : « Je ne peux pas rester ainsi, je de* 
viens folle. Il faut que je sache. Je vais réveiller Suzanne 
pour rinterroger. » i 

Et elle s'en alla, déchaussée pour ne pas faire de 
bruit, une bougie à la main, vers la chambre de sa fille. 
Elle l'ouvrit bien doucement, entra, regarda le lit. Il 
n'était pas défait. Elle ne comprit point d'abord, et 
pensa que la fillette discutait encore avec son père. Mais 
aussitôt un soupçon horrible l'effleura et elle courut 
chez son mari. Elle y arriva d'un élan, blême et hale- 
tante. Il était couché et lisait encore. 

Il demanda effaré : 

— Eh bien ! quoi ? Qu'est-ce que tu as ? 
Elle balbutiait : 

— As-tu vu Suzanne ? 

— Moi? Non. Pourquoi? 

— Elle est... elle est... partie. Elle n'est pas dans., 
dans sa chambre. 

Il sauta d'un bond sur le tapis, chaussa ses pantoufles 
et, sans caleçon, la chemise au vent, il se précipita à 
son tour vers l'appartement de sa fille. 

Dès qu'il l'eut vu, il ne conserva point de doute. Elle 
s'était enfuie. 

Il tomba sur un fauteuil et posa sa lampe par terre 
devant lui. 

Sa femme l'avait rejoint. Elle bégaya : 

— Eh bien ? 

Il n'avait plus la force de répondre ; il n'avait plus de 
colère, il gémit : 

— C'est fait, il la tient. Nous sommes perdus. 
Elle ne comprenait pas : 

— Comment, perdus ? 


422 BEL-AMI. 

— Eh ! oui, parbleu. Il faut bien qu'il Tépouse main- 
tenant. 

. Elle poussa une sorte de cri de bête : 

— Lui ! jamais ! Tu es donc fou? 
Il répondit tristement : 

— Ça ne sert à rien de hurler. Il Ta enlevée, il Ta dés- 
honorée. Le mieux est encore de la lui donner. En s'y 
prenant bien, personne ne saura cette aventure. 

Elle répéta, secouée d'une émotion terrible : 

— Jamais ! jamais il n'aura Suzanne 1 Jamais je ne con- 
sentirai ! 

Walter murmura avec accablement : 

— Mais il l'a. C'est fait. Et il la gardera et la cachera 
tant que nous n'aurons point cédé. Donc, pour éviter le 
scandale, il faut céder tout de suite. 

Sa femme, déchirée par une inavouable douleur, ré- 
péta : 

— Non ! non. Jamais je ne consentirai ! 

Il reprit, s'impatientant : — Mais il n'y a pas à dis- 
cuter. Il le faut. Ah! le gredin, comme il nous a joués... 
Il est fort tout de même. Nous aurions pu trouver beau- 
coup mieux comme position, mais pas comme intelli- 
gence et comme avenir C'est un homme d'avenir. Il 
sera député et ministre 

Mme Walter déclara, avec une énergie farouche : 

— Jamais je ne lui laisserai épouser Suzanne... Tu 
entends... jamais! 

Il finit par se fâcher et par prendre, en homme pra- 
tique, la défense de Bel-Ami. 

— Mais, tais-toi donc... Je te répète qu'il le faut... qu'il 
le faut absolument. Et qui sait? Peut-être ne le regret- 
terons-nous pas. Avec les êtres de cette trempe-là, on ne 
sait jamais ce qui peut arriver. Tu as vu comme il a jeté 


BEL-AMI, <23 

bas, en trois articles, ce niais de Laroche-Mathieu, et 
comme il Ta fait avec dignité, ce qui était rudement dif- 
ficile dans sa situation de mari. Enfin nous verrons. 
Toujours est-il que nous sommes pris. Nous ne pouvons 
plus nous tirer de là. 

Elle avait envie de crier, de se rouler par terre, de 
s'arracher les cheveux. Elle prononça encore, d'une voix 
exaspérée : 

— Il ne l'aura pas... Je... ne... veux... pas! 
Walter se leva, ramassa sa lampe, reprit : 

— Tiens, tu es stupide comme toutes les femmes. 
Vous n'agissez jamais que par passion. Vous ne savez 
pas vous plier aux circonstances... vous êtes stupides! 
Moi, je te dis qu'il l'épousera... Il le faut. 

Et il sortit en traînant ses pantoufles. Il traversa, fantô- 
me comique en chemise de nuit, le large corridor du vaste 
hôtel endormi , et rentra, sans bruit, dans sa chambre. 

Mme Walter restait debout, déchirée par une intolé- 
rable douleur. Elle ne comprenait pas encore bien, 
d'ailleurs. Elle souffrait seulement. Puis il lui sembla 
qu'elle ne pourrait pas demeurer là, immobile, jusqu'au 
jour. Elle sentait en elle un besoin violent de se sauver, 
de courir devant elle, de s'en aller, de chercher de l'aide, 
d'être secourue. 

Elle cherchait qui elle pourrait bien appeler à elle. 
Quel homme ! Elle n'en trouvait pas ! Un prêtre ! oui , 
un prêtre! Elle se jetterait à ses pieds, lui avouerait 
tout, lui confesserait sa faute et son désespoir. Il com- 
prendrait, lui, que ce misérable ne pouvait pas épouser 
Suzanne et il empêcherait cela. 

Il lui fallait un prêtre, tout de suite ! Mais où le trou- 
ver? Où aller? Pourtant elle ne pouvait rester ainsi. 

Alors passa dçvçint ses yeux, çinsi qu'une vision, 


424 BEL-AMI, 

rimage sereine de Jésus marchant sur les flots. Elle le 
vit comme elle le voyait en regardant le tableau. Donc 
il rappelait. Il lui disait : « Venez à moi. Venez vous 
agenouiller à mes pieds. Je vous consolerai et je vous 
inspirerai ce qu'il faut faire. » 

Elle prit sa bougie, sortit, et descendit pour gagner 
la serre. Le Jésus était tout au bout, dans un petit salon 
qu'on fermait par une porte vitrée afin que l'humidité 
des terres ne détériorât point la toile. 

Cela faisait une sorte de chapelle dans une forêt 
d'arbres singuliers. 

Quand M^e Walter entra dans le jardin d'hiver, ne 
l'ayant jamais vu que plein de lumière, elle demeura 
saisie devant sa profondeur obscure. Les lourdes 
plantes des pays chauds épaississaient l'atmosphère de 
leur haleine pesante. Et les portes n'étant plus ouvertes, 
l'air de ce bois étrange, enfermé sous un dôme de verre, 
entrait dans la poitrine avec peine, étourdissait, grisait^ 
faisait plaisir et mal, donnait à la chair une sensation 
confuse de volupté énervante et de mort. 

La pauvre femme marchait doucement, émue par les 
ténèbres où apparaissaient, à la lueur errante de sa 
bougie, des plantes extravagantes, avec des aspects de 
monstres, des apparences d'êtres, des difformités bizarres. 

Tout d'un coup, elle aperçut le Christ. Elle ouvrit la 
porte qui le séparait d'elle, et tomba sur les genoux. 

Elle le pria d'abord éperdument, balbutiant des mots 
d'amour, des invocations passionnées et désespérées. 
Puis, l'ardeur de son appel se calmant, elle leva les 
yeux vers lui, et demeura saisie d'angoisse. Il ressem- 
blait tellement à Bel-Ami, à la clarté tremblante de 
cette seule lumière l'éclairant à peine et d'en bas, que 
ce n'était plus Dieu, c'était son amant qui la regardait. 


DEL-A.HI. 

C'étaient ses yeux, son front, l'expression de 
visage, son air froid el hauiain! 


Elle balbutiait : « Jésus I — Jésus! — Jésus! n Et le 
mot n Georges » lui venait aux lèvres. Tout à coup, elle 
pensa qu'à cette heure même, Georges, peut-être, possé- 


426 BEL-AMI. - - 

dait sa fille. Il était seul avec elle, quelque part, dans 
une chambre. Lui ! lui ! avec Suzanne ! 

Elle répétait : « Jésus!... Jésus! » Mais elle pensait à 
eux... à sa fille et à son amant! Ils étaient seuls, dans une 
chambre... et c'était la nuit. Elle les voyait. Elle les voyait 
si nettement qu'ils se dressaient devant ellç, à la place du 
tableau. Ils se souriaient. Ils s'embrassaient. La chambre 
était sombre, le lit entr'ouvert. Elle se souleva pour 
aller vers eux, pour prendre sa fille par les cheveux et 
l'arracher de cette étreinte. Elle allait la saisir à la 
gorge, l'étrangler, sa fille qu'elle haïssait, sa fille qui se 
donnait à cet homme. Elle la touchait... ses mains ren- 
contrèrent la toile. Elle heurtait les pieds du Christ. 

Elle poussa un grand cri, et tomba sur le dos. Sa 
bougie, renversée, s'éteignit. 

Que se passa-t-il ensuite? Elle rêva longtemps des 
choses étranges, effrayantes. Toujours Georges et Su- 
zanne passaient devant ses yeux enlacés avec Jésus- 
Christ qui bénissait leur horrible amour. 

Elle sentait vaguement qu'elle n'était point chez elle. 
Elle voulait se lever, fuir, elle ne le pouvait pas. Une 
torpeur l'avait envahie, qui liait ses membres et ne lui 
laissait que sa pensée en éveil, trouble cependant, tor- 
turée par des images affreuses, irréelles, fantastiques, 
perdue dans un songe malsain, le songe étrange et par- 
fois mortel que font entrer dans les cerveaux humains 
les plantes endormeuses des pays chauds, aux formes 
bizarres et aux parfums épais. 

Le jour venu, on ramassa Mm« Walter, étendue sans 
connaissance, presque asphyxiée, devant « Jésus mar- 
chant sur les flots ». Elle fut si malade qu'on craignit 
pour sa vie. Elle ne reprit que le lendemain l'usage çorn** 
plet de sa raison. Alors, elle se mit à pleurer» 


BEL-AMI. 427 

La disparition de Suzanne fut expliquée aux domes- 
tiques par un envoi brusque au couvent. Et M. Walter 
répondit à une longue lettre de Du Roy, en lui accor- 
dant la main de sa fille. 

Bel-Ami avait jeté cette épître à la poste au mo- 
ment de quitter Paris, car il l'avait préparée d'avance 
le soir de son départ. Il y disait, en termes respec- 
tueux, qu'il aimait depuis longtemps la jeune fille, que 
jamais aucun accord n'avait eu lieu entre eux, mais que 
la voyant venir à lui, en toute liberté, pour lui dire : 
« Je serai votre femme », il se jugeait autorisé à la 
garder, à la cacher même, jusqu'à ce qu'il eût obtenu 
une réponse des parents dont la volonté légale avait 
pour lui une valeur moindre que la volonté de sa fian- 
cée. 

Il demandait que M. Walter répondît poste restante, 
un ami devant lui faire parvenir la lettre. 

Quand il eut obtenu ce qu'il voulait, il ramena Suzanne 
à Paris et la renvoya chez ses parents, s'abstenant lui- 
même de paraître avant quelque temps. 

Ils avaient passé six jours au bord de la Seine, à La 
Roche-Guyon. 

Jamais la jeune fille ne s'était tant amusée. Elle avait 
joué à la bergère. Gomme il la faisait passer pour sa 
sœur, ils vivaient dans une intimité libre et chaste, une 
sorte de camaraderie amoureuse. Il jugeait habile de la 
respecter. Dès le lendemain de leur arrivée, elle acheta 
du linge et des vêtements de paysanne, et elle se mit à 
pêcher à la ligne, la tête ceuverte d'un immense cha- 
peau de paille orné de fleurs des champs. Elle trouvait 
le pays délicieux. Il y avait là une vieille tour et un 
vieux château où l'on montrait d'admirables tapisse- 
ries. 


4*8 BEL-AMI. 

Georges, vêtu d'une vareuse achetée toute faîte chez 
un commerçant du pays, promenait Suzanne, soit à 
pied, le long des berges, soit en bateau. Ils s'embras- 
saient à tout moment, frémissants, elle innocente et lui 
prêt à succomber. Mais il savait être fort; et quand il 
lui dit : — Nous retournerons à Paris demain, votre père 
m'accorde votre main. - — Elle murmura naïvement : — 
Déjà? sa m'amusait tant d'être votre femmel 


Il faisait sombre dans le petit appartement de la rue de 
Constantinople, car Georges Du Roy et Clotilde de Ma- 
relle s'étant rencontrés sous la porté étaient entrés brus- 
quement, et elle lui avait dit, sans lui laisser le temps 
d'ouvrir les persiennes : 

— Ainsi, tu épouses Suzanne Walter? 
Il avoua avec douceur et ajouta: 

— Tu ne le savais pas? 


43o BEL-AMI. 

Elle reprit, debout devant lui, furieuse, indignée : — 
Tu épouses Suzanne Walter ! C'est trop fort ! c'est trop 
fort ! Voilà trois mois que tu me cajoles pour me cacher 
ça. Tout le monde le sait, excepté moi. C'est mon mari 
qui me l'a appris! 

Du Roy se mit à ricaner, un peu confus tout de même 
et, ayant posé son chapeau sur un coin de la cheminée, 
il s'assit dans un fauteuil. 

Elle le regardait bien en face, et elle dit d'une voix ir- 
ritée et basse : 

— Depuis que tu as quitté ta femme, tu préparais ce 
coup-là, et tu me gardais gentiment comme maîtresse, 
pour faire l'intérim ? Quel gredin tu es ! 

Il demanda : 

— Pourquoi ça ? J'avais une femme qui me trompait. 
Je l'ai surprise ; j'ai obtenu le divorce, et j'en épouse une 
autre. Quoi de plus simple ? 

Elle murmura, frémissante : 

— Oh 1 comme tu es roué et dangereux, toi I 
Il se remit à sourire : 

— Parbleu ! Les imbéciles et les niais sont toujours 
des dupes I 

Mais elle suivait son idée : 

— Comme j'aurais dû te deviner dès le commence- 
ment. Mais non, je ne pouvais pas croire que tu serais 
crapule comme ça. 

Il prit un air digne : 

— Je te prie de faire attention aux mots que tu emploies. 
Elle se révolta contre cette indignation : — Quoi ! tu 

veux que je prenne des gants pour te parler maintenant ! 
Tu te conduis avec moi comme un gueux depuis que je 
te connais, et tu prétends que je ne__te je dise pas? Tu 
trompes tout le monde,- tu exploites tout le monde^ tu 


BEL-AMI. 43i 

prends d,u plaisir et de l'argent partout, et tu veux que je 
te traite cSmrnÇTnrirornîe tell omine-f-- "" 
Il se leva, et la lèvre tremblante : 

/ — Tais-toi, ou je te fais sortir d'ici. 

/ Elle balbutia : 

— Sortir d'ici... Sortir d'ici... Tu me ferais sortir 
d'ici... toi... toi?... 

Elle ne pouvait plus parler, tant elle suffoquait de co- 
lère, et brusquement, comme si la porte de sa fureur se 
fût brisée, elle éclata : 

— Sortir d'ici ? Tu oublies donc que c'est moi qui l'ai 
payé, depuis le premier jour, ce logement-là î Ah ! oui, 
tu l'as bien pris à ton compte de temps en temps. Mais 
qui est-ce qui l'a loué?... C'est moi... Qui est-ce qui 
l'a gardé?... C'est moi... Et tu veux me faire sortir 
d'ici. Tais-toi donc, vaurien ! Crois-tu que je ne sais pas 
comment tu as volé à Madeleine la moitié de l'héri- 
tage de Vaudrec ? Crois-tu que je ne sais pas comment 
tu as couché avec Suzanne pour la forcer à t'épou- 
ser.. 

Il la saisit par les épaules et la secouant entre ses 
mains : 

— Ne parle pas de celle-là ! Je te le défends 1 
Elle cria : 

— Tu as couché avec, je le sais. 

Il eût accepté n'importe quoi, mais ce mensonge l'exas- 
pérait. Les vérités qu'elle lui avait criées par le visage 
lui faisaient passer tout à l'heure des frissons de rage 
dans le cœur, mais cette fausseté sur cette petite fille 
qui allait devenir sa femme éveillait dans le creux de sa 
main un besoin furieux de frapper. 

Il répéta : 

— Tais-toi... prends garde... tais-toi... — Et il l'agitait 


>f ■ L 



433 BEL-AMI, 

commç on agite une branche pour en faire tomber les 
fruits. 

Elle hurla, décoifïée, la bouche grande ouverte, les 
yeux fous : 

— Tu as couché avec !... 

Il la lâcha et lui lança par la figure un tel soufflet 
qu'elle alla tomber contre le mur. Mais elle se retourna 
vers lui, et, soulevée sur ses poignets, vociféra encore 
une fois : 

— Tu as couché avec ! 

Il se rua sur elle, et, la tenant sous lui, la frappa 
comme s'il tapait sur un homme. 

Elle se tut soudain, et se mit à gémir sous les coups. 
Elle ne remuait plus. Elle avait caché sa figure dans 
l'angle du parquet et de la muraille, et elle poussait des 
cris plaintifs. 

Il cessa de la battre et se redressa. Puis il fit quelques 
pas par la pièce pour reprendre son sang-froid ; et, une 
idée lui étant venue, il passa dans la chambre, emplit la 
cuvette d'eau froide, et se trempa la tête dedans. En- 
suite il se lava les mains, et il revint voir ce qu'elle fai- 
sait en s'essuyant les doigts avec soin. 

Elle n'avait point bougé. Elle restait étendue par terre, 
pleurant doucement. 

Il demanda : 

— Auras-tu bientôt fini de larmoyer ? 

Elle ne répondit pas. Alors il demeura debout au mi- 
lieu de l'appartement, un peu gêné, un peu honteux en 
face de ce corps allongé devant lui. 

Puis, tout à coup, il prit une résolution, et saisit son 
chapeau sur la cheminée : — Bonsoir. Tu remettras la 
clef au concierge quand tu seras prête. Je n'attendrai pas 
ton bon plaisir. 


BEL-AMI. 433 

Il sortit, f^rma la porte, pénétra chez le portier, et lui 
dit : 

— Madame est restée. Elle s'en ira tout à l'heure. 
Vous direz au propriétaire que je donne congé pour le 
ler octobre. Nous sommes au 16 août, je me trouve donc 
dans les limites. 

Et il s'en alla à grands pas, car il avait des courses 
pressées à faire pour les derniers achats de la corbeille. 

Le mariage était fixé au 20 octobre, après la rentrée 
des Chambres. Il aurait lieu à l'église de la Madeleine. 
On en avait beaucoup jasé sans savoir au juste la vérité. 
Différentes histoires circulaient. On chuchotait qu'un 
enlèvement avait eu lieu, mais on n'était sûr de rien. 

D'après les domestiques, M^e Walter, qui ne parlait 
plus' à son futur gendre, s'était empoisonnée de colère le 
soir où cette union avait été décidée, après avoir fait 
conduire sa fille au couvent, à minuit. 

On l'avait ramenée presque morte. Assurément, elle 
ne se remettrait jamais. Elle avait l'air maintenant d'une 
vieille femme ; ses cheveux devenaient tout gris ; et elle 
tombait dans la dévotion, communiant tous les diman- 
ches. 

Dans les premiers jours de septembre la Vie Française 
annonça que le baron Du Roy de Cantel devenait son 
rédacteur en chef, M. Walter conservant le titre de 
directeur. 

Alors on s'adjoignit un bataillon de chroniqueurs 
connus, d'échotiers, de rédacteurs politiques, de critiques 
d'art et de théâtre, enlevés à force d'argent aux grands 
journaux, aux vieux journaux puissants et posés. 

Les anciens journalistes, les journalistes graves et 
respectables ne haussaient plus les épaules en parlant 
de la Vie Française. Le succès rapide et complet avait 


25 


4^4 BEL-AMI. 

efiacé la mésestime des écrivains sérieux pour les débuts 
de cette feuille. 

Le mariage de son rédacteur en chef fut ce qu'on 
appelle un fait parisien, Georges Du Roy et les Walter 
ayant soulevé beaucoup de curiosité depuis quelque 
temps. Tous les gens qu'on cite dans les échos se pro- 
mirent d'y aller. 

Cet événement eut lieu par un jour clair d'automne. 

Dès huit heures du matin, tout le personnel de la 
Madeleine, étendant sur les marches du haut perron de 
cette église qui domine la rue Royale, un large tapis 
rouge, faisait arrêter lés passants, annonçait au peuple 
de Paris qu'une grande cérémonie allait avoir lieu. 

Les employés se rendant à leur bureau, les petites ou- 
vrières, les garçons de magasin s'arrêtaient, regardaient 
et songeaient vaguement aux gens riches qui dépensaient 
tant d'argent pour s'accoupler. 

Vers dix heures, les curieux commencèrent à sta- 
tionner. Ils demeuraient là quelques minutes, espérant 
que peut-être ça commencerait tout de suite, puis ils 
s'en allaient. 

A onze heures, des détachements de sergents de ville 
arrivèrent et se mirent presque aussitôt à faire circuler 
la foule, car des attroupements se formaient à chaque 
instant. 

Les premiers invités apparurent bientôt, ceux qui 
voulaient être bien placés pour tout voir. Ils prirent les 
chaises en bordure, le long de la nef centrale. 

Peu à peu, il en venait d'autres, des femmes qui fai- 
saient un bruit d'étoffes, un bruit de soie, des hommes 
sévères, presque tous chauves, marchant avec une cor- 
rection mondaine, plus graves encore en ce lieu. 

L'église s'emplissait lentement. Un flot de soleil 


BEL-AHr. 435 

entrait par l'immense porte ouverte éclairant les premiers 
rangs d'amis. Dans le chœur qui semblait un peu sombre, 
l'autel couvert de cierges faisait une clarté jaune, humble 
et pâle en face du trou de lumière de la grande porte. 

On se reconnaissait, on s'appe- 
lait d'un signi 
par groupes. I 
lettres, moins j 
les hommes di 

voix. On re- 
gardait les 
femmes. 

Norbert de 
Varenne, qui 
cherchait un 
ami, aperçut 
Jacques Ri- 
val vers le mi- 
lieu des li- 
gnes de chai- 


L'autre, qui n'était point envieux, répondit : — Tant 
mieux pour lui. Sa vie est faite. — Et ils se mirent à 
nommer les figures aperçues. 

Rival demanda : — Savez-vous ce qu'est devenue sa 
femme f 

Le poète sourit : — Oui et non. Elle vit très retirée^ 
m'a-t-on dit, dans le quartier Montmartre. Mais... il y a 
un mais..., je lis depuis quelque temps dans la Plume 


436 DEL-AMI. 

des articles politiques qui ressemblent terriblement à 
ceux de Forestier et de Du Roy. Ils sont d'un nommé 
Jean Le Dol, un jeune homme, beau garçon, intelligent, 
de la même race que notre ami Georges, et qui a fait la 
connaissance de son ancienne femme. D'où j'ai conclu 
qu'elle aimait les débutants et les aimerait éternelle- 
ment. Elle est riche d'ailleurs. Vaudrec et Laroche- 
Mathieu n'ont pas été pour rien les assidus de la maison. 
Rival déclara : 

— Elle n'est pas mal, cette petite Madeleine. Très fine 
et très rouée! Elle doit être charmante au découvert. 
Mais, dites-moi, comment se fait-il que Du Roy se marie 
à l'église après un divorce prononcé? 

Norbert de Varenne répondit : — Il se marie à l'église 
parce que, pour l'Église, il n'était pas marié, la première 
fois. 

— Comment ça? 

— Notre Bel-Ami, par indifférence ou par économie, 
avait jugé la mairie suffisante en épousant Madeleine 
Forestier. Il s'était donc passé de bénédiction ecclésias- 
tique, ce qui constituait, pour notre Sainte Mère l'Église, 
un simple état de concubinage. Par conséquent, il arrive 
devant elle aujourd'hui en garçon, et elle lui prête toutes 
ses pompes, qui coûteront cher au père Walter. 

La rumeur de la foule accrue grandissait sous la voûte. 
On entendait des voix qui parlaient presque haut. On se 
montrait des hommes célèbres, qui posaient, contents 
d'être vus, et gardant avec soin leur maintien adopté 
devant le public, habitués à se montrer ainsi dans toutes 
les fêtes dont ils étaient, leur semblait-il, les indispen- 
sables ornements, les bibelots d'art. 

Rival reprit : 

— Dites donc, mon cher, vous qui allez souvent chez 


BEL-AMI. 437 

le Patron, est-ce vrai que Mw« Walter et Du Roy ne se 
parlent jamais plus? 

— Jamais. Elle ne voulait pas lui donner la petite. 
Mais il tenait le père par des cadavres découverts, paraît- 
il, des cadavres enterrés au Maroc. Il a donc menacé le 
vieux de révélations épouvantables. Walter s'est rappelé 
l'exemple de Laroche-Mathieu et il a cédé tout de suite. 
Mais la mère, entêtée comme toutes les femmes, a juré 
qu'elle n'adresserait plus la parole à son gendre. Ils sont 
rudement drôles, en face l'un de l'autre. Elle a l'air d'une 
statue, de la statue de la Vengeance, et il est fort gêné, 
lui, bien qu'il fasse bonne contenance, car il sait se gou- 
verner, celui-là! 

Des confrères venaient leur serrer la main. On entendait 
des bouts de conversations politiques. Et vague comme 
le bruit d'une mer lointaine, le grouillement du peuple 
amassé devant l'église entrait par la porte avec le soleil, 
montait sous la voûte, au-dessus de l'agitation plus dis- 
crète du public d'élite massé dans le temple. 

Tout à coup le suisse frappa trois fois le pavé du bois 
de sa hallebarde. Toute l'assistance se retourna avec 
un long frou-frou de jupes et un remuement de chaises. 
Et la jeune femme apparut, au bras de son père, dans 
la vive lumière du portail. 

Elle avait toujours l'air d'un joujou, d'un délicieux 
joujou blanc coiffé de fleurs d'oranger. 

Elle demeura quelques instants sur le seuil, puis quand 
elle fit son premier pas dans la nef, les orgues poussèrent 
un cri puissant, annoncèrent l'entrée de la mariée avec 
leur grande voix de métal. 

Elle s'en venait, la tête baissée, mais point timide, 
vaguement émue, gentille, charmante, une miniature 
d'épousée. Les femmes souriaient et murmuraient en la 


43S feËL-AMI. 

regardant passer. Les hommes chuchotaient : « Exquise, 
adorable. » M. Waher marchait avec une dignité exa- 
gérée, un peu pâle, les lunettes d'aplomb sur le nez. 

Derrière eux, quatre demoiselles d'honneur, toutes les 
quatre vêtues de rose et jolies toutes les quatre, formaient 
une cour à ce bijou de reine. Les garçons d'honneur, 
bien choisis conformes au type, allaient d'un pas qui 
semblait réglé par un maître de ballet. 

Mme Walter les suivait, donnant le bras au père de 
son autre gendre, au marquis de Latour-Yvelin, âgé de 
soixante-douze ans. Elle ne marchait pas, elle se traînait, 
prête à s'évanouir à chacun de ses mouvements en avant. 
On sentait que ses pieds se collaient aux dalles, que ses 
jambes refusaient d'avancer, que son cœur battait dans 
sa poitrine comme une bête qui bondit pour s'échapper. 

Elle était devenue maigre. Ses cheveux blancs faisaient 
paraître plus blême encore et plus creux son visage 

Elle regardait devant elle pour ne voir personne, pour 
ne songer, peut-être, qu'à ce qui la torturait. 

Puis Georges Du Roy parut avec une vieille dame 
inconnue. 

Il levait la tête sans détourner non plus ses yeux fixes, 
durs, sous ses sourcils un peu crispés. Sa moustache 
semblait irritée sur sa lèvre. On le trouvait fort beau 
garçon. Il avait l'allure fière, la taille fine, la jambe droite. 
Il portait bien son habit que tachait, comme une goutte 
de sang, le petit ruban rouge de la Légion d'honneur. 

Puis venaient les parents. Rose avec le sénateur Ris- 
solin. Elle était mariée depuis six semaines. Le comte 
de Latour-Yvelin accompagnait la vicomtesse de Perce- 
mur. 

Enfin ce fut une procession bizarre des alliés ou amis 
^e Du Roy qu'il avait présentés dans sa nouvelle famille, 


BEL-AMI. 4^9 

gens connus dans l'entremonde parisien qui sont tout 
de suite les intinnes, et, à l'occasion, les cousins éloignés 
des riches parvenus, gentilshommes déclassés, ruinés, 
tachés, mariés parfois, ce qui est pis. C'étaient M. de 
Belvigne, le marquis de Banjolin, le comte et la comtesse 
de Ravenel, le duc de Ramorano, le prince de Kravalow, 
le chevalier Valréali, puis des invités de Walter, le prince 
de Guerche, le duc et la duchesse de Ferracine, la belle 
marquise des Dunes. Quelques parents de Mme Walter 
gardaient un air comme il faut de province, au milieu de 
ce défilé. 

Et toujours les orgues chantaient, poussaient par 
l'énorme monument les accents ronflants et rythmés de 
leurs gorges luisantes, qui crient au ciel la joie ou la 
douleur des hommes. 

On referma les grands battants de l'entrée, et, tout à 
coup, il fit sombre comme si on venait de mettre à la 
porte le soleil. 

Maintenant Georges était agenouillé à côté de sa 
femme dans le chœur, en face de l'autel illuminé. Le 
nouvel évêque de Tanger, crosse en main, mitre en tête, 
apparut, sortant de la sacristie, pour les unir au nom de 
l'Éternel. 

Il posa les questions d'usage, échangea les anneaux, 
prononça les paroles qui lient comme des chaînes, et il 
adressa aux nouveaux époux une allocution chrétienne. 
Il parla de la fidélité, longuement, en termes pompeux. 
C'était un gros homme de grande taille, un de ces beaux 
prélats chez qui le ventre est une majesté. 

Un bruit de sanglots fit retourner quelques têtes. 
Mme Walter pleurait, la figure dans ses mains. 

Elle avait dû céder. Qu'aurait-elle fait? Mais depuis le 
jour où elle avait chassé de sa chambre sa fille revenue. 


440 BEL-AMI. 

en refusant de l'embrasser, depuis le jour où elle avait dit 
à voix très basse à Du Roy, qui la saluait avec cérémonie 
en reparaissant devant elle : — Vous êtes l'être le plus 
vil que je connaisse, ne me parlez jamais plus, car je ne 
vous répondrai point! — elle souffrait une intolérable 
et inapaisable torture. Elle haïssait Suzanne d'une 
haine aiguë, faite de passion exaspérée et de jalousie 
déchirante, étrange jalousie de mère et de maîtresse, 
inavouable, féroce, brûlante comme une plaie vive. 

Et voilà qu'un évêque les mariait, sa fille et son 
amant, dans une église, en face de deux mille personnes, 
et devant elle ! Et elle ne pouvait rien dire? Elle ne 
pouvait pas empêcher cela? Elle ne pouvait pas crier : 
« Mais il est à moi, cet homme, c'est mon amant. Cette 
union que vous bénissez est infâme. » 

Plusieurs femmes, attendries, murmurèrent : — Comme 
la pauvre mère est émue. 

L'évêque déclamait : — Vous êtes parmi les heureux* 
de la terre, parmi les plus riches et les plus respectés. 
Vous, Monsieur, que votre talent élève au-dessus des 
autres, vous qui écrivez, qui enseignez, qui conseillez, 
qui dirigez le peuple, vous avez une belle mission à 
remplir, un bel exemple à donner... 

Du Roy l'écoutait, ivre d'orgueil. Un prélat de l'Église 
romaine lui parlait ainsi, à lui. Et il sentait, derrière 
son dos, une foule, une foule illustre venue pour lui. Il 
lui semblait qu'une force le poussait, le soulevait. Il 
devenait un des maîtres de la terre, lui, lui, le fils des 
deux pauvres paysans de Canteleu. 

Il les vit tout à coup dans leur humble cabaret, au 
sommet de la côte, au-dessus de la grande vallée de 
Rouen, son père et sa mère, donnant à boire aux cam- 
pagnards du pays. Il leur avait envoyé cinq mille francs 


en héritant du comte de Vaudrec. Il allait maintenant 
leur en envoyer cinquante mille; et ils achèteraient un 
petit bien. Ils seraient contents, heureux. 


L'évéque avait terminé sa harangue. Un prêtre vêtu 
d'une étole dorée montait à l'autel. Et les orgues re- 
commencèrent à célébrer la gloire des nouveaux époux. 

Tantôt elles jetaient des clameurs prolongées, énormes, 


443 DEL-AMI. 

enflées comme des vagues, si sonores et si puissantes, 
qu'il semblait qu'elles dussent soulever et faire sauter 
le toit pour se répandre dans le ciel bleu. Leur bruit 
vibrant emplissait toute l'église, faisait frissonner la 
chair et les âmes. Puis tout à coup elles se calmaient ; 
et des notes fines, alertes, couraient dans l'air, effleu- 
raient l'oreille comme des souffles légers ; c'étaient de 
petits chants gracieux, menus, sautillants, qui voletaient 
ainsi que des oiseaux; et soudain, cette coquette mu- 
sique s'élargissait de nouveau, redevenant effrayante de 
force et d'ampleur, comme si un grain de sable se méta- 
morphosait en un monde. 

Puis des voix humaines s'élevèrent, passèrent au- 
dessus des têtes inclinées. Vauri et Landeck, de l'Opéra, 
chantaient. L'encens répandait une odeur fine de ben- 
join, et sur l'autel le sacrifice divin s'accomplissait; 
l'Homme-Dieu, à l'appel de son prêtre, descendait sur 
la terre pour consacrer le triomphe du baron Georges 
Du Roy. 

Bel-Ami, à genoux à côté de Suzanne, avait baissé le 
front. Il se sentait en ce moment presque croyant, pres- 
que religieux, plein de reconnaissance pour la divinité 
qui l'avait ainsi favorisé, qui le traitait avec ces égards. 
Et sans savoir au juste à qui il s'adressait, il la remerciait 
de son succès. 

Lorsque l'office fut terminé, il se redressa, et donnant 
le bras à sa femme, il passa dans la sacristie. Alors 
commença l'interminable défilé des assistants. Georges, 
affolé de joie, se croyait un roi qu'un peuple venait 
acclamer. Il serrait des mains, balbutiait des mots qui 
ne signifiaient rien, saluait, répondait aux compliments : 
« Vous êtes bien aimable. » 

Soudain il aperçut Mme de Marelle ; et le souvenir de 


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tous les baisers qu'il lui avait donnés, qu'elle lui avait 
rendus, le souvenir de toutes leurs caresses, de ses gen- 
tillesses, du son de sa voix, du goût de ses lèvres, lui fit 
passer dans le sang le désir brusque de la reprendre. 
Elle était jolie, élégante, avec son air gamin et ses yeux 
vifs, Georges pensait : « Quelle charmante maîtresse, 
tout de même. » 

Elle s'approcha, un peu timide, un peu inquiète, et 
lui tendit la main. Il la reçut dans la sienne et la garda. 
Alors il sentit l'appel discret de ces doigts de femme, la 
douce pression qui pardonne et reprend. Et lui-même 
il la serrait, cette petite main, comme pour dire : « Je 
t'aime toujours, je suis à toi 1 » 

Leurs yeux se rencontrèrent, souriants, brillants, 
pleins d'amour. Elle murmura de sa voix gracieuse 2 

— A bientôt, monsieur. 
Il répondit gaiement : 

— A bientôt, madame. 
Et elle s'éloigna. 

D'autres personnes se poussaient. La foule coulait 
devant lui comme un fleuve. Enfin elle s'éclaircit. Les 
derniers assistants partirent. 

Georges reprit le bras de Suzanne pour retraverser 
réglise. 

Elle était pleine de monde, car chacun avait regagné 
sa place, afin de les voir passer ensemble. Il allait len- 
tement, d'un pas calme, la tête haute, les yeux fixés sur 
la grande baie ensoleillée de la porte. Il sentait sur sa 
peau courir de légers frissons, ces frissons froids que 
donnent les immenses bonheurs. Il ne voyait personne. 
Il ne pensait qu'à lui. 

Lorsqu'il parvint sur le seuil, il aperçut la foule 
amassée, une foule noire, bruissante, venue là pour lui, 


pour lut Georges Du Roy. Le peuple de Paris le con- 
templait ei l'enviait. 

Puis, relevant les yeux, il découvrit là-bas, derrière 
la place de la Concorde, la Chambre des députés. Et 
il lui sembla qu'il allait faire un bond du portique de la 
Madeleine au portique du Palais-Bourbon. 

Il descendit avec lenteur les marches du haut perron 
entre deux haies de spectateurs. Mais il ne les voyait 
point ; sa pensée maintenant revenait en arrière, et de- 
vant ses yeux éblouis par l'éclatant soleil flottait l'image 
de M°i' de Marelle rajustant en face de la glace les 
petits cheveux frisés de ses tempes, toujours défaits au 
sortir du lit.