I
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BOURRU
SOLDAT DE VAUQUOIS
DU MEME AUTEUR
L'Ame des Chefs. Méditations et Récits de
Guerre.
EN PRÉPARATION
Historique des Combats de Vauquois.
JEAN DES VIGNES ROUGES
BOURRU
SOLDAT DE VAUOUOIS
PARIS jb^
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LIBRAIRIE ACADÉMIQUE P^
PERRIN ET G'% LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
1917
Tous droits de reproduction et de traducliou réservés pour tous pays
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IL A ETE IMPRIME
25 exemplaires numérotés mr papier pur fil à la forme
des Papeteries Lafiima.
Copyright by Perrin et C'», 1916.
PREMIÈRE PARTIE
I
BOURRU
Bourru ! mais vous le connaissez bien ; c'est
ce soldat que vous avez renconlré l'autre jour
dans la rue. Il allait en permission à Bli^ny, un
village de Bourgogne, et, ma foi, profitait de
son passage à Paris pour examiner « la Ville
Lumière », symbole de cette civilisation qu'il
défend depuis deux ans, le fusil à la main : Ah !
on voyait bien qu'il est « cultivateur vigneron »
comme le dit son livret militaire ; il marchait
lentement, avec précaution, se méfiant des mille
dangers que récèlent vos rues.
Vous l'avez regardé avec attendrissement
parce que vous êtes patriote.
— Voilà un de nos bons défenseurs, m'avez-
vous dit.
Quel visage honnête ! un peu maigre, mais
dame, on n'engraisse pas dans les tranchées et
ça ne l'empêchait pas d'avoir de la couleur aux
4 BOURRU, SOLDAT UE VAUQUOIS
pommettes et deux yeux brillants sous un front
obstiné. On devinait l'homme habitué à l'effort,
rien qu'à la façon dont son menton avançait. Un
beau gars de trente ans, ma foi, pas trop ahuri
et qui même avait frisé sa moustache en croc,
afin de prouver aux Parisiens qu'il n'est pas plus
gourde qu'eux. Pas de barbe, ça ne se porte plus
au front, à cause du masque pour les gaz as-
phyxiants; vous comprenez, les poils empêchaient
l'appareil d'adhérer complètement à la peau, les
gaz pouvaient fdtrer... « Rasez-vous » a prescrit
le général, et Bourru a coupé sa barbe.
Mais il avait toujours sa bonne vieille capote
délavée par les pluies d'avril, déteinte par le
soleil de juillet, ornée par la boue d'Argonne et
qui prend si facilement des airs de guenille glo-
rieuse à côté de vos ridicules vestons.
Et il s'en allait, mon Bourru, vers la gare de
Lyon, d'une démarche balancée, la musette en
bandoulière, lecasque enfoncé jusqu'auxoreilles
et l'âme lourde d'avoir contemplé tant de visions
de mort.
— Comme ça m'amuserait, m'avez-vous confié,
de découvrir quelques aspects de l'âme de ce
soldat! On nous parle toujours de héros excep-
tionnels et, certes, on a raison de glorifier les
hauts mérites, mais moi qui voudrais connaître
1
BOURRU o
tous les dessous du grand drame et qui aspire
à en vivre par la pensée les puissantes émotions,
c'est un soldat comme ça que j'aimerais à suivre
dans son existence de tous les jours, l'anonyme
ouvrier de guerre, le troupier perdu dans les
rangs, le paysan qui a quitté sa charrue pour
le fusil, voilà le soldat sacré qui restera le type
immortel du sauveur de la Patrie...
Vous parliez avec tant d'enthousiasme que
j'en ai été ému, je l'aime tant ce Bourru, c'est
un ami, un frère et quand vous l'admiriez, je
me redressais d'orgueil. Aussi, à peine rentré
moi-même de permission, j'ai pris un Bourru, je
l'ai campé bien en face de moi et me voici en
train de cogner sur ce papier à grands coups
de plume, pour vous en sculpter une image à peu
près ressemblante.
Mais, vous savez, nous n'avons pas le temps
de fignoler ici, au camp n° 8; je n'attendrai pas
que ma statue de Bourru soit bien polie et ver-
nie; à peine dégrossie je vous l'enverrai... Ce
sera comme un de ces frustes Saint-Martin de
bois que vous avez rencontrés dans les vieilles
églises de village, devant lesquels vous vous
êtes attendri parce qu'il vous semblait voir
encore le naïf ouvrier qui, dans les siècles pas-
sés, l'avait extrait d'un tronc d'arbre, armé de
6 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
sa piété sincère et de son couteau de berger.
Seulement, moi, je n'ai pas, hélas ! cette
sainte naïveté des bons imagiers d'autrefois. Que
voulez-vous, je ne suis qu'un pauvre homme
d'aujourd'hui : on m'a mis dans la m.Jn des ou-
tils compliqués et prétentieux, il faut bien que je
m'en serve... C'est ainsi qu'un philosophe m'a
persuadé que je ne saurais vraiment montrer
l'âme de Bourru si je ne le « situais » dans son
« climat », dans son « milieu »... Laissez-moi
donc d'abord vous parler de cette atmosphère
morale qui baigne le paysage de Vauquois et
que Bourru respire depuis des mois.
II
LA DIVISION DEVANT LA COLLINE
Bourru, au début de la guerre, fait partie
d'une division que rien ne distingue nettement
des autres... Ils sont là une foule de soldats qui.
subissent les grands remous de l'armée, la
marcbe en avant, puis le recul de la vague, qui
bientôt reprend son élan, fouette les rochers
ennemis, qui s'émiettent pour laisser s'avancer
la ruée de nos soldats vers le nord. Jusqu'à ce
moment, la division n'est qu'une grande unité-
de l'armée française, rien de plus... Ces hommes,
errant à travers les prés et les champs de la
Meuse, n'ont pas senti encore les influences
secrètes qui jaillissent du sol pour rendre les
âmes parentes et qui, plus tard, devaient faire
de chaque secteur du front autant de petites
provinces françaises.
Mais voici que cette division se heurte à une
colline d'Argonne qui se dresse dans un cirque
8 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
(le montagnes et de forêts : Vaiiquois ! L'ennemi
en tient le sommet et résiste... Un frémissement
se produit dans la foule...
Sachez que cette division, à cette époque-là,
était composée surtout de Parisiens... Sentez-
vous l'irritation qui monte?... Paris, c'est la
révolte contre ce qui se dresse sinistre et mena-
çant... Les poings serrés, on contemple la
colline, piédestal noir pour les hommes dont,
là-haut, les silhouettes déshonorent l'azur...
Comment admettre de camper en bas, dans
l'ombre?
Peut-être que Paris tout seul eût fait une de
ces sublimes folies dont s'illustre son histoire.
Mais parmi la division, il y a aussi les « Bourrus »,
les bons vignerons de Touraine et de Bourgogne . . .
les laboureurs de la Brie... Ceux-ci sont habi-
tués à recevoir des leçons de la nature... ils
ont regardé l'âpre paysage, les forets silen-
cieuses, les austères villages, et ont compris
qu'ici la victoire appartiendra au plus patient.
L'esprit de Paris et celui des campagnes se
pénètrent, s'ajoutent, se corrigent... l'âme de la
division commence à naître ; elle va grandir et
se construire autour de ce point central : Vau-
quois !
Les journées passent, les tranchées se creu-
LA DIVISION DRVANT LA COLLINE ^
sent. Toutes convergent vers la base de la col-
line. On dirait des bras qui se préparent à
l'enlacer... Pendant de longues heures, les
hommes restent au créneau, à contempler le
paysage... ses lignes s'incrustent dans l'esprit
de tous. Le matin, au soleil levant, la colline
est rose et lumineuse... Comme il doit faire
bon là-haut, respirer, chanter et projeter son
regard sur l'étendue magnifique!...
Dans les imaginations, Vauquois est une
proie glorieuse, promise aux vaillants... Quand
la prendrons-nous ?
Parfois, quelqu'un chuchote, mystérieuse-
ment : « C'est pour la semaine prochaine!... »
Mais la semaine s'écoule, et l'ordre n'est pas
encore venu de monter là-haut... L'obsession
se précise... la volonté se tend... Le canon
gronde-t-il un peu plus fort que d'habitude?...
Ça y est... l'attaque se prépare ! La joie éclate;
on vérifie ses cartouches, on passe amoureuse-
ment les doigts sur la lame de la baïonnette, on
raidit son âme pour l'effort suprême... Mais
qu'attend-on pour monter là-haut?...
Cependant, que de raisons on a pour s'em-
parer de la position ! Ceux qui connaissent les
raisons des choses aiment à expliquer que la
butte sert d'observatoire à l'ennemi, d'où il
10 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
peut régler ses tirs d'artillerie par lobservation
directe ; que toute la contrée est commandée
par cette colline... que les Boches y attachent
une extrême importance... Mais oui, approuvent
les auditeurs, Vauquois doit être à nous, c'est là
l'opération de guerre la plus considérable, la plus
essentielle, c'est la seule qui importe en France. . .
« Vauquois sera à nous ! » se dit Bourru,
« nous sommes 20.000 à le vouloir... » et le
soldat pense avec orgueil à cette multitude de
volontés toutes chargées d'un désir identique
au sien... Cela fait une masse formidable, irré-
sistible, qui vient déferler au pied de la colline
comme un flot puissant.
Mais il faut être patient : l'heure n'est pas
encore venue; le commandement, qui doit ordon-
ner l'action en harmonie avec les plans supé-
rieurs, attend l'occasion favorable. La destinée
veut aussi sans doute que l'âme de la division
s'achève, s'épanouisse, avant d'affronter le ter-
rible assaut...
Comme tout y prépare les hommes ! les rudes
travaux... les alertes... . la canonnade... les
épreuves de l'hiver... même le paysage... Ici il
ne sollicite pas la volupté de vivre ; de l'Argonne,
pays que l'histoire a arrosé de sang, il y a comme
une invitation mystique au sacrifice...
LA DIVISION DEVANT LA COLLINE 11
Parfois, un régiment s'en va un peu en arrière
de la foret, dans un cantonnement de repos;
mais les soldats ont un tel besoin de voir Vau-
(juois, qu'ils montentsur les sommets pour con-
templer de loin la colline tragique... ils en par-
lent et la désirent comme une terre promise.
L'âme delà division s'exalte de plus en plus...
Si on demande à n'importe qui de ces hommes
quel rôle il joue dans le grand drame de la
guerre, il répond : « Je suis en face de Vau-
quois... » C'est la mission sacrée qu'il a accep-
tée de toute sa volonté... comme le paladin de
jadis, chargé de délivrer une noble et touchante
princesse que des barbares tenaient sous leur
domination...
Oui, elle est là, la division, regardant bien en
face la colline sur laquelle un jour elle bondira...
Parfois, il passe des secousses nerveuses en
elle... l'état de tension est trop grand... une im-
patience empoigne les bataillons, qui tendent les
bras de désir vers la butte aimée...
Bourru se souvient d'une de ces crises...
C'était le 17 février 1915. Dans le bataillon dont
il faisait partie, une fièvre éclata tout à coup...
C'était cependant une journée pluvieuse, mais
l'aigre vent passant sur les collines excitait les
nerfs...
42 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Une certaine heure sonna. Sans doute annon-
çait-elle unemystérieuseconvergencedeforces..,
car à cette minute, d'un bond, ce bataillon se
leva, au pied de la butte... Dans un élan fou de
vaillance et d'amour, on le vit s'élever, ses chefs
en tête, sur les flancs de la colline... En vain,
les balles sifflaient... Hypnotisés, extatiques...
les yeux levés vers le ciel... les hommes couraient
délivrer la divine prisonnière.
Ascension sublime !.. la mort réclamait la
rançon... sans compter, on la lui donnait... La
terre d'Argonne, une fois de plus, buvait du sang
afin d'être une leçon plus tragique encore et
plus féconde, pour les enfants des siècles à ve-
nir...
Bourru est parmi ceux qui montent. A côté de
lui, les camarades courent, bondissent, tirent
des coups de fusil, escaladent des murs, tra-
versent des nuages de fumée... les hommes
crient... la terre, jaillie des explosions, entre
dans leur bouche grande ouverte... ils en
avalent... communion vivifiante... une énergie
surhumaine les pousse plus loin... ils s'arrêtent
dans un trou d'obus... en sortent, trébuchent...
repartent... se dressant en des gestes fous de
vaillance et d'orgueil...
Bourru agit comme eux... Mais est-ce bien lui
LA DIVISION DEVANT LA COLLINE 13
qui agit?... Non! c'est la volonté générale...
Bourru n'est rien là-dedans qu'un fétu emporté
par le vent... Aussi, plus tard, ne dira-t-il
jamais : « J'ai été à Vauquois », mais bien :
« Nous sommes montés à Vauquois. » C'est
parce qu'il savait que les autres voulaient
prendre Vauquois, qu'ill'a voulu aussi... et si les
autres l'ont voulu si intensément, c'est que la
pensée de Bourru était près d'eux pour les sou-
tenir et les exalter.
Le bataillon ainsi grisé alla jusqu'au sommet
de la colline, et donna à cette terre le grand
baiser d'amour de ses enfants, pendant que, d'un
ravin proche, la Marseillaise, lancée par la voix
des cuivres, montait puissante...
A leur poste de commandement, intelligence
et volonté tendues, les généraux dirigeaient les
combattants .. A un moment donné, comme à
leur àme affluaient, en ondes subtiles, tous les
désirs éperdus des mourants, tous les élans hé-
roïques des vainqueurs, une larme d'attendris-
sement et d'admiration tomba de's yeux de l'un
d'eux. Et cela était bien, car c'est la noble cou-
tume des chefs français, défaire planer sur leurs
soldats non seulement leur pensée dominatrice,
mais aussi une âme aimante... Et tous ceux que
la mort frappait sur la colline, devinant que
14 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
cette larme tombait sur eux, s'endormaient avec
la sérénité du héros qui sait que son sacrifice a
été compris.
Cependant, cette journée ne devait être qu'une
épreuve, glorieuse et amère, nécessaire sans
doute pour achever l'épanouissement de l'âme
de la division et lui donner la certitude de la
victoire... Douze jours plus tard, la colline allait
être définitivement conquise...
m
A L'ASSAUT DE VAUQUOIS
« Sûrement qu'on va remettre ça ! » se disait
Bourru, en pensant à Tattaque de la colline, qui
n'avait pas pleinement réussi ; et « ça » — c'est-
à-dire quitter la tranchée, s'avancer sous les
balles et les obus — apparaissait dans son esprit
sous l'aspect d'une tâche à accomplir... Non pas
une tâche héroïque, mais un travail rude, exi-
geant de l'énergie à la fois brutale et patiente.
Seul, celui qui plane très haut croit parfois
distinguer de magnifiques lueurs d'héroïsme...
Bourru, au cantonnement de repos, n'est au-
jourd'hui qu'un soldat grincheux, comme tant
d'autres, parce qu'il pleut et qu'on va à l'exer-
cice. On l'entend même dire qu'il « en a mare » :
expression de mécontentement qui prouve bien
la vérité de cette boutade que la parole a été
donnée à l'homme pour dissimuler ses véritables
pensées... Car voici qu'on crie dans le canton-
16 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
nement : « Alerte!... Sac au dos... Rassemble-
ment dans un quart d'heure!... » Immédiate-
ment, les soldats entrent en trépidation. « Tiens !
s'exclament-ils, il y a du nouveau!... » Ce n'est
pas de la joie qu'ils éprouvent — car, tout au
fond des cœurs, une angoisse se lève — mais
cependant les signes extérieurs de l'émotion
ressemblent à ceux de la gaîlé. Contradiction de
l'âme humaine : elle redoute et aime à la fois
ces terribles imprévus de la guerre qui l'en-
fièvrent.
On s'en va dans les bois des AUieux. Personne
ne sait pourquoi...
— C'est pour attaquer Vauquois, dit Huguenin.
— Penses-tu ! répond Hubert. Notre bataillon
a trinqué il y a dix jours... c'est pas notre tour!
L'incertitude tracasse les imaginations. Rien
de plus irritant que de se mouvoir dans le mys-
tère ; on flotte dans un brouillard qu'on voudrait
déchirer, les suppositions se croisent; quelqu'un
parle-t-il sur le ton de l'affirmation, même si son
hypothèse est invraisemblable, les visages des
plus sceptiques se tournent vers lui avec des
yeux où se lit le désir de croire.
« C'est pas tout ça! dit Bourru. Puisqu'on a
formé les faisceaux et qu'on a l'air tranquille
ici, faut prendre ses précautions... »
A l'aSSAUI VE VAUQUOIS 17
Sortant un quignon de pain de sa niusett»', il
mange ; puis, se roule dans sa couverture, s'é-
tend dans le fossé et s'endort.
Le froid de la rosée le réveille vers cinq heures.
A huit heures, la canonnade s'accélère... Per-
sonne ne s'y trompe, cette fois : l'artillerie pré-
pare une attaque. On dirait une meute subite-
ment déchaînée et qui fonce sur la hôte avec de
longs aboiements. « Ah! sont-ils contents ces
canons!... non, mais écoutez-moi ça... Allez!
crachez! tapez! pétez!... c'est pour Guil-
laume !... »
« En tout cas, dit le sergent, y a une chose
certaine, c'est pas notre bataillon qui attaquera
Sans ça, on serait déjà dans la tranchée de
départ... Nous devons être en réserve. »
Oui, c'est bien ça. . . le bataillon est en réserve.
Une joie secrète — celle de la bête, la basse
joie qu'on cache — tressaute dans le fond de
certains cœurs. Ce n'est pas qu'on boude au
travail, oh ! non, mais enfin... vous comprenez...
dans un bois humide et froid, par un demi-jour
jaunâtre, après une nuit passée sur le revers
d'un fossé, pendant que les obus passent en
rafales, on n'a pas la même chaleur qu'un spec-
tateur de fauteuil réservé qui, au cinéma, se
prépare à assister à un assaut... Il n'en perd
2
18 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
pas une miette, lui, de l'émotion héroïque. Mais,
ce Bourru que je vous montre, c'est un soldat
très ordinaire, « exemplaire moyen » de l'hu-
manité, dirait Montaigne. Il monologue :
« Y a pas à dire... c'aurait été chic, bien sûr,
d'être de ceux qui seront les premiers sur la
butte... Mais les ordres sont les ordres... et,
puisque je suis en réserve, eh bien ! tant mieux !
ça me permettra peut-être d'économiser ma peau
jusqu'à la prochaine occasion... »
Voilà donc le bataillon qui reste dans les bois.
Il devrait être très calme, puisqu'il est composé
de Bourrus... Mais vous allez voir comme les
hommes en tas deviennent vite bizarres...
Pendant que la fusillade crépite et que la
canonnade mugit, de l'autre côté de la hauteur,
on attend, anxieux. « Ça va-t-il ? ça va-t-il pas? »
Point de renseignement. Enfin, des blessés
passent, revenant de la bataille. Ils sont très
exaltés et joyeux... On les interpelle.
« Ah ! ça y est, cette fois... Nous tenons Vau-
quois ! crie l'un d'eux, — Ça ne marche pas !
affirme un autre, avec une mine sombre. "»
Un homme, qui a la figure pleine de sang,
explique en gesticulant :
« Ah ! mon vieux, ça y est ! si tu avais vu les
copains de mon bataillon... ça partait des tran-
A L ASSAUT DE VAUQUOIS 19
chéos, ça montait... les Boches n'existaient plus
devant nous! On y est, à Vauquois ! on y est,
que je vous dis!... Et c'est nous, le ..." bataillon
du ...^régiment qui y sont arrivés les premiers!
c'est pas les autres... c'est Nous!... Nous!... »
Et son poing frappait sa poitrine bombée, un
orgueil insensé illuminait ses yeux; il avait
l'air grand, trës grand, devant les pauvres
petits soldats honteux de ce bataillon de réserve.
Pour tout Tor du monde, il n'aurait pas essuyé
le sang glorieux coagulé sur son visage... Ima-
ginez cette scène en poète : voyez-vous comme
s'effacent dans l'ombre les jolis héros d'autre-
fois, aux collets de dentelle, dont les portraits
s'étalent dans les « Histoire de France ». lis
reculent en saluant ce petit-fils iiirsute et dé-
braillé qui, en marchant dans la boue, annonce
une victoire dont le pays tout entier tressaillera
demain.
Du coup, tous les hommes du bataillon se
sentirent mordus au cœur par un regret. Le
mauvais bonheur de l'homme à l'abri avait dis-
paru. Avait-il même existé? Tous étaient con-
vaincus que leur plus cher désir avait toujours
été de faire partie de la première vague. Chacun
s'efforçait de le prouver à son voisin et , en le
prouvant aux autres, se le prouvait à soi-môme.
20 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Et les pauvres peureux, pour ne pas se sentir
une monstrueuse exception au milieu de tant de
vaillance, se dépêchaient d'affirmer plus fort
que les autres qu'ils voulaient aussi attraper un
peu de la belle gloire qu'on distribuait là-haut,
dans le fracas du canon.
Bourru, bien que dépité, lui aussi, pensait
sagement : « Il y a temps pour tout... Demain,
y aura encore du travail. »
La nuit vient... Pas d'ordres nouveaux. On
se recouche dans les fossés. A deux heures du
matin. Bourru se sent secoué : «Hé! là...
debout ! »
On se passe les ordres d'escouade en es-
couade : « Laissez les sacs... Roulez en bandou-
lière les couvertures et les toiles de tentes...
Distribuez deux jours de vivre, deux cents car-
touches et deux pétards par homme... Les bidons
pleins... un bidon de « gnole » par escouade. »
En silence, les soldats s'équipent automati-
quement. On ne pense pas... il est trop matin
pour avoir des idées.
En marche à travers les bois... Quelle boue,
dans ces sentiers!... Et ces racines d'arbres en
travers !... Vlan ! Grossou trébuche et donne un
coup de tête dans le dos de celui qui le précède.
A l'assaut I)K VAUQUOIS 21
Bourru entend Lafut qui, dans sa marche som-
nolente, e^rommelle sans arrêt :
« Si c'est pas malheureux ! un bidon de gnole
par escouade!... juste de quoi se mouiller la
gueule... ration d'enfant de chœur... Faudrait
au moins trois bidons par escouade... quatre...
oui, quatre, quatre bidons... je dis quatre et je
dis bien... Si c'est pas malheureux! »
Et il recommence indéfiniment sa litanie...
Richard, le jeune homme de bonne famille,
pense que, s'il est tué aujourd'hui, on remettra
à sa mëre la lettre qu'il a dans la poche et dans
laquelle il lui recommande de ne pas pleurer.
Bourru, lui, se dit :
« Y va en rester, c'est sûr... c'est-y moi?
c'est-y un autre?... Tant pis! je ferai pour le
mieux... Moi, je ne suis pas de ceux qui renâ-
clent devant la besogne. Du moment que les
Boches sont là-haut, faut les déloger, c'est
sûr... »
On arrive au pied de la colline. En ce moment,
pas de canonnade. Au petit jour, on voit ce qui
s'est passé la veille. Les troupes ont bien pris
Vauquois, mais n'ont pu s'y maintenir. Les
Boches ont réoccupé leurs tranchées.
A un détour du chemin, la troupe aperçoit un
tas de cadavres, ceux de la veille, qu'on a eu
22 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
le temps de réunir, maii pas d'enlever... Ouf!
c'est comme si on recevait un coup de poing en
pleine poitrine. Tout le monde devient pâle et
muet... Plus tard, la légende dira qu'il y en
avait trois cents, de ces cadavres en tas, comme
des troncs d'arbres qu'on va mesurer au stère.
Mais, vous savez... les yeux multiplient vite les
objets, en ces circonstances...
La matinée se passe, les pieds dans la boue,
le dos tendu à l'averse. Que va-t-on faire? Jus-
qu'à présent, aucun ordre n'est parvenu aux
hommes. Tout semble faire croire qu'il s'agit
d'attaque; mais, en somme, rien de précis.
Les compagnies se massent dans les parallèles
de départ. Cette fois, c'est clair; on va atta-
quer...
« Ceux qui ont besoin de faire leur testa-
ment, crie gaîment un sergent, n'ont qu'à de-
mander une permission de quinze jours pour
aller voir leur notaire.
— Surtout, conseille le caporal, conservez un
peu de « gnole » pour trinquer quand ce sera
fini ! »
A midi tapant, l'artillerie commence la prépa-
ration. Ah! c'est du beau travail! toutes les
pièces cachées dans la forêt à huit kilomètres à
la ronde, concentrent leurs feux sur les tranchées
A l'assaut de VAUQUOIS 23
boches. La terre pulvérisée gicle en l'air et re-
tombe en pluie de cailloux et de boue. Parfois,
un corps humain se balade dans l'air comme un
vulgaire chiflon. Les obus de 270 arrivent en
vitesse sur la butte; ils sont si gros qu'on les
voit passer comme des bouteilles de Champa-
gne, le goulot en avant. De leur éclatement, la
butte tremble de fond en comble... mais, il faut
se garer, car d'énormes blocs de pierre retom-
bent jusque dans nos tranchées.
Les derniers vestiges du village, qui était bâti
sur le sommet de la colline, disparaissent comme
de la balle d'avoine prise dans un tourbillon de
vent. Seul, le gros arbre de la place de l'Église
résiste, déchiqueté, mais debout.
Le sifflement des obus dans l'air produit, à la
longue, un énervement singulier : la peau du
front se retrousse, les yeux clignent, les épaules
remontent... on a les doigts agacés, — les dents
veulent mordre, — les pieds tapent le sol... Oh!
ce bruit ! il vous racle les nerfs, vous secoue la
chair, crëve les tympans, scie les entrailles,
empêche de penser, affole... Vivement, que ça
finisse!.., et qu'on travaille à la baïonnette...
dans le calme...
Bourru, lui, a des cellules nerveuses bien
organisées qui ne se détraquent pas trop. Tout
24 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
en regardant le terrain en avant, il choisit des
points de repère pour le chemin qu'il suivra
tout à l'heure : « Là... je sortirai par ce trou...
j'irai ici... je serai bien défilé... puis après, là...
ensuite, derrière le petit mur... je pourrai bien
monter dans ce petit ravin sans être vu du haut. . . »
A deux heures, Tartillerie allonge son tir. Les
officiers passent devant les hommes.
« Les gars, il s'agit de monter là-haut... On
compte sur vous, suivez-nous !
— Entendu ! » répondent-ils.
Les échelles sont dressées pour franchir les
parapets. On se regarde, les mains se serrent...
Il y a bien une petite émotion, mais elle se cache
sous la gaieté :
« On y va, hein? Faut en finir! »
Et on rit. Spontanément, l'organisme mental
se défend, on refuse d'accorder son attention aux
images tristes, on ne veut pas penser à la mort.
Les plus fins psychologues, les plus habiles di-
recteurs de conscience n'ont jamais rien trouvé
de mieux à conseiller aux gens qui veulent
assurer en eux-mêmes le triomphe de la volonté.
Pour Bourru, la méthode se résume dans ce
conseil qu'il donne à Huguenin :
« T'en fais pas ! »
Richard, lui, est étonné d'une chose : c'est de
A l'assaut dk vauquois 25
ne pas être plus ému. Il a beau se dire : « Ça
va être terrible. » Rien... les mots restent secs
dans sa cervelle, comme des termes de géomé-
trie. Pas d'émotion. Le psychologue expliquerait
qu'il n'a, de la situation, qu'une compréhension
intellectuelle et non « émotionnelle ».
Mais assez causé de choses compliquées,
comme dirait Bourru. Le clairon sonne la charge,
des hommes surgissent au-dessus du parapet,
quelques-uns retombent lourdement... on s'aide,
on se pousse... tous crient : « En avant!...
Allons-y! les gars... Ayez pas peur... Vive la
France ! »
C'est curieux : chacun éprouve le besoin de
rassurer ses voisins, en leur adressant des mots
d'encouragement.
Bourru a foncé droit devant lui.
— Oh ! ce que la pente est raide !
— Mince de trous de marmites!... On y tient
debout...
— La tranchée boche ! Oh ! là , là ! quel
fouillis... Oh ! le pauvre type ! il a la moitié du
corps enlevé... Tiens! les cochons, ils avaient
des bouteilles de bon vin...
— C'est drôle, « ils » ne tirent presque pas.
Ça ne va pas durer... Tiens ! qu'est-ce que je
26 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
disais? voilà que ça siffle... faut faire attention...
Encore des cadavres!... Oh! mais, ceux-là, c'est
de la veille... voilà des copains... »
Les escouades, les sections, les compagnies
sont éparpillées. Chaque soldat agit pour son
compte, escalade la pente, grimpe aux murs,
s'arrête, pour observer, dans les trous d'obus.
Les Boches restant, eux aussi, sont dissé-
minés partout, se sauvent ou se cachent dans
tous les coins. C'est la lutte morcelée... Canons,
mitrailleuses, grenades, fusils sont au travail.
L'atmosphère de la colline bourdonne de bruit
comme celle d'une usine métallurgique en pro-
duction intense.
A un moment donné, Bourru arrive en haut
d'un mur. Deux Boches étaient en bas, au-des-
sous de lui, dans une sorte de trou, dissimulés
comme des lièvres au gîte. L'un, blessé, trem-
blait... l'autre, debout, voyant apparaître la tête
de Bourru, charge son fusil. Il est juste au pied
du mur, les deux hommes sont tout près... l'un
va tuer l'autre... Soudain, le bras du soldat fran-
çais se détend... et v'ian ! la baïonnette, piquée
dans l'épaule, entre dans le corps de l'Alle-
mand, qui s'affaisse en hoquetant: «Hâhâhâl... »
Vous croyez que c'est rigolo, vous, de tuer
un homme... et dans un cas pareil, vous auriez
A l'assaut de VAUyUOIS 27
sûrement poussé le cri de triomphe du Sioux
scalpant son ennemi... Mais ce pauvre Bourru,
lui, n'a rien d'un lirros. Jugez-en : de sentir sa
baïonnette s'enfoncer dans du mou, voilà-t-il
pas qu'il lâche son fusil... Quelle poule mouillée,
hein!... Heureusement que l'autre Boche blessé
n'en menait pas large, au fond du trou...
Ce ne sont pas les fusils qui manquent, il n'y
a qu'à se baisser pour en ramasser... Bourru se
remet à grimper dans un sentier... « Zim !
Boum ! » voilà le canon de Cheppy qui com-
mence à nous canarder. Il faut faire attention :
les balles sifflent drû.
« Tiens ! voilà un sergent qui crie pour ras-
sembler sa troupe... Il n'y arrivera pas... »
Certaines sections sont allées plus vite; déjà
des prisonniers descendent, l'air piteux. Ça
donne courage...
Mais, qu'est-ce qui se passe là-haut?... Ah!
c'est épatant! des copains sont déjà arrivés
et, dans la joie d'être les premiers, les voici qui
se mettent debout sur les pans de muraille,
agitent leurs képis, appellent ceux d'en bas...
au risque de se faire tuer cent fois. Magnifique!
Sublime ! le dernier des peureux se sent une
envie folle de les rejoindre, comme s'il s'agissait
de grimper au paradis.
28 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Ces splendides exaltés, ce sont ceux-là même
qu'à cette minute des milliers d'yeux virent, de
dix kilomètres à la ronde, se profiler dans le
ciel... Et, jusqu'au lointain des cantonnements
d'arrière, à trente kilomètres, instantanément,
on se criait, de village en village : « Vauquoi«
est à nous !... Vauquois est à nous !... »
Au poste de commandement, le général, enle-
vant son képi, se retourna vers ses officiers
d'état-major et dit :
« Découvrez-vous, Messieurs ! »
On eût dit que ceux de là-haut entendaient les
applaudissements de toute la contrée, car ils ne
se lassaient pas de danser au-dessus de cette col-
line, au milieu des éclatements d'obus ! A leurs
pieds, les forêts, les vallées, les rivières se dé-
roulaient à l'infini...
Un coin de mur... Tout à coup, Bourru recule
d'horreur... Oh! là... dans ce renfoncement, le
cadavre d'un lieutenant français, tué la veille. Il
est criblé de coups de baïonnette, la figure mâ-
chée par les talons de botte, ses mains et ses
pieds sont attachés solidement avec du fil de
fer... Bourru comprend le drame sauvage qui a
dû se dérouler la veille.
« Oh ! les salauds... Faut que j'en étripe un ! »
A l'assaut de vauuuois 29
Pan ! un coup Je fusil vient d'être tiré, tout
près, là... par un soupirail de cave... Bounu
crie :
« Y en a dans la cave ! »
Prenant un pétard dans sa musette : tac ! il
l'amorce et le jette dans la cave, par le soupi-
rail... tac! un autre pétard... Les Bochçs hur-
lent, là-dedans...
Un copain passe.
V Donne-moi tes pétards ! . . . demande Bourru. »
Tac!.., tac!... deux nouveaux pétards s'en-
goulïrent dans la cave... Alors, on voit un mon-
ceau de décombres bouj^^er et des Boches sortir,
en levant les bras en l'air : « Kamarades... »
Bourru a envie de tuer... Mais non, ça ne se fait
pas...
« Tiens, emmène ces cocos-là, dit-il, à son
camarade. »
Et il continue d'avancer...
Dzim!... « Aïe! » Le soldat secoue sa main.
Une balle vient de lui érailer le pouce de la main
gauche. Rien de grave... Arrêt de cinq minutes
dans un trou, pour mettre son pansement.
Dans ce même trou, un soldat français panse
un Boche. Quelle drôle d'idée, en un pareil mo-
ment!... Le Boche rigole, vide sa poche, son
porte-monnaie, veut même donner son mou-
30 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
choir à son infirmier improvisé — lequel refuse.
Mais l'un des soldats français, affaissé au fond
du trou dit :
« Il faut que je regarde ce qui se passe... »
A genou sur le rebord de l'entonnoir, il
observe. Tout à coup, il pousse un grand cri et
se dresse debout, les bras en l'air, comme si un
ressort se déclanchait en lui : une balle vient de
le frapper en plein cœur.
Les médecins vous expliqueront que, parfois,
la balle touche un centre nerveux et cela pro-
duit un réflexe de tous les nerfs et une détente
de tous les muscles. C'est pourquoi il ne faut pas
se moquer des images d'Épinal qui montrent
toujours les soldats tombant en arrière, les bras
en croix ou faisant de grands gestes. C'est sou-
vent vrai.
Gagnant du terrain de proche en proche, la
vague d'hommes arrive près de l'église. Tout à
coup, on entend un cri épouvantable :
«Les Boches contre-attaquent!... nous sommes
tournés... Sauvons-nous... »
On ne voit rien, mais l'accent d'angoisse a été
tel que, sans réfléchir, on file... Mais oui, on
file en arrière. . . Ah ! je vous avais bien prévenu :
ce sont de piètres héros, mes Bourrus... Tantôt,
ça avance... tantôt, ça recule... Evidemment, il
A l'assaut DK VAUQUOIS 31
vaudrait mieux avoir des bonshommes mécani-
ques qui avanceraient toujours; on n'aurait point
de panique à craindre; ça serait bien com-
mode!
Mais, tout à coup, regardant en arrière, Bourru
n'aperçoit-il pas deux grands rouquins de Boches
qui, au-dessus d'un mur, rigolent en montrant
des dents jaunes? L'un fait un pied de nez...
Ah! ça n'a pas été long! je vous assure. On
ne se moque pas impunément de mes Bourrus...
Huguenin et Grossou se retournent, passent à
droite, d'autres se dissimulent vers la gauche.
Bourru rampe face au mur... Dix minutes après,
les deux rouquins étaient allongés raide-morts.
Jamais plus ils ne feront de pieds de nez.
D'autres venaient à la rescousse. L'escouade
française ouvre un feu d'enfer, les Boches
dégringolent ou se sauvent...
Dans un trou d'obus, tout près, un pauvre
petit soldat de dix-huit ans, qui agonisait, disait
à son sergent :
« Sergent, embrassez-moi comme le ferait
maman... et vous serez bien gentil de lui dire
que je suis mort en brave, en pensant beaucoup
à elle... »
Grossou sort d'une cave qui servait d'abri aux
Allemands. Il a les bras chargés de bouteilles,
32 BOURRU, SOLDAT DE N'AUQUOIS
de boîtes de conserves, de cigares. On le félicite.
Mais, plus tard, ce que Grossou ne manquera
jamais de dire, quand il racontera cette minute,
c'est ceci :
« Oui, c'était bath, les bouteilles... Mais c'est
là, dans c'te cave, que j'ai attrapé des poux, de
vrais totos, pour la première fois... et j'ai jamais
pu m'en débarrasser depuis! »
Je vous montre des épisodes de cette bataille,
mais il faut les multiplier par cent, par mille et
surtout, pour bien comprendre, il faudrait voir
de haut et de loin ces hommes qui montent la
colline, submergent peu à peu la crête, pendant
que la canonnade fait sonner tous les échos de
l'Argonne. Mais personne ne peut voir une
bataille dans sa totalité. Impossible de recons-
tituer la multitude de scènes allant du sublime
au grotesque, qui se juxtaposent. '
Dans chaque trou d'obus, refuge de blessés,
l'essentiel des grands drames de l'humanité se
déroule. L'un meurt en embrassant une photo-
graphie, l'autre crie : « Vive la France! » un
troisième murmure en regardant sa jambe
mutilée : « Comment ferai-je pour labourer mes
champs? » Vaillance... amours... regrets...
angoisse... dévouement : tous les sentiments
A f/aSSAUT DR VVUQUOIS 33
bouillonnent dans ces cuves do terre qu'ont
creusées les morsures des explosions.
Derrière chaque pan de mur, des héros tra-
vaillent, font des créneaux, organisent une
tranchée.
A un certain moment, la vague se soulève
pour aller plus loin, de l'autre côté de l'église.
Elle franchitdes murs. . . Mais l'artillerie française
no connaît pas cet élan suprême, tous les fils
téléphoniques étant coupés. Aussi, l'élan des
soldats se heurte-t-il au terrible barrage que fait
le 7o et qui, dans cette minute, crée une cloison
étancho entre les ennemis... Il faut bien s'ar-
rêter ici!
On attend... La nuit commence à venir...
Alerte!... Alerte!... Une contre-attaque alle-
mande vient de rejeter une partie des troupes
sur un espace d'un hectare environ. Mais l'ar-
tillerie a été prévenue. C'est foudroyant! Sur
les Allemands en colonne, les 75 pleuvent et
s'enfoncent dans les hommes, dont les membres
volent. On dirait qu'un géant donne des coups
de botte dans une fourmilière... Et le gros capi-
taine Ghartier qui, de la colline en face, com-
mande le feu, est rouge, congestionné de plaisir.
Il crie, jure, hurle, gesticule, trépigne :
« Allez!... au colimateur! percutant! par 10,
3
34 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
par 50, par 100! Fauchez! Accélérez! N'arrêtez
pas! ça presse... Foutez-en!... »
Aux endroits où les obus tapaient, l'herbe a
bien poussé, cette année...
« Ça n'est jamais perdu, de mettre de l'engrais
dans la terre... » dit Bourru, qui s'y connaît.
La nuit survint — et sa paix s'étendit longue-
ment sur la campagne. Mais Dieu, sans doute,
ne trouvait pas que l'ombre fût suffisante pour
voiler le travail des hommes, car la neige, dou-
cement se mit à tomber, recouvrant toutes ces
murailles écroulées, ces cadavres hideux, ces
blessés geignant et les héros qui dormaient.
Toute la journée, la brutalité et le bruit avaient
dominé ici. Une autre force — silencieuse,
celle-là — prenait possession des choses. Et son
emprise avait une telle majesté que tous ces
soldats, immobiles maintenant, la subissaient
avec l'âme religieuse d'un chartreux qui, par
une nuit de lune blanche — statue sur un rocher
— médite sur la fureur des cataclysmes d'où est
jaillie, il y a des siècles, la beauté des paysages
alpestres.
« Plus tard aussi, pensaient ces soldats, las
de tuer, de nos rages d'aujourd'hui naîtra peut-
être une splendeur que les hommes contem-
A l'assaut de VAUgUOIS 35
pleront en frémissant, » Terrible loi qui domine
l'Univers! elle veut que toute beauté reçoive à
son origine la marque de 1 horreur et de la
violence...
Immobile, près d'un tas de cailloux, Bourru
guettait depuis trois heures un retour possible
de l'ennemi. Pas un camarade ne se présentait
pour le relever et, cependant, trois ou quatre
dormaient à dix pas de lui. Malgré la nuit, il
discernait très bien leurs corps abrités dans des
trous d'obus.
« Oh! mais, tout de même... grommela le
soldat. C'est leur tour de venir, aux copains...
Je vais leur dire...
Il alla secouer l'un des dormeurs :
«Eh! là... viens me remplacer un moment... »
L'homme resta mou, immobile et froid. C'était
un cadavre!
« Ah ! pardon, mon vieux. . . murmura Bourru,
en esquissant un salut. »
Les autres formes humaines, que recouvrait
la neige, étaient aussi des cadavres.
« C'est bon, les copains. . . pensa Bourru. Soyez
tranquilles... Je vais veiller pour vous et vous
défendre. Les Boches ne vous auront pas... »
Et le soldat retourna derrière son tas de
36 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
cailloux. Il sentait que dans ses muscles l'énergie
s'était multipliée, comme autrefois, le jour oii
son père mourant lui avait légué le devoir de
bien labourer les champs et les vignes de la
famille... C'est l'habitude instinctive, chez les
Bourrus, de considérer la tâche à accomplir
comme une sainte obligation à laquelle les indi-
vidus, les familles, les races doivent se subor-
donner. Ainsi se traduisent pour eux ces
élévations d'âme dont d'autres se font une joie
orgueilleuse. C'est pourquoi notre soldat reste
accroché en haut de cette colline de France,
l'âme tranquille.
« Si je suis touché, pense-t-il, il y aura toujours
bien un copain pour venir me remplacer et
achever le travail!... »
APRÈS L'ASSAUT
Vauquois est pris... mais il faut le garder!
Cet après-midi, au monienl de l'assaut, les sol-
dats ont dansé de joie sur la colline, malgré les
balles et les obus ; levant les bras, brandissant
leur fusil, il semblait que ces vainqueurs ne
trouvaient pas que la butte fût un piédestal suf-
fisant pour leur gloire. Plus baut ! encore plus
baut! Debout sur les ruines, dansons, bondis-
sons ! Ah ! pouvoir planer dans le ciel, au-dessus
des monts d'Argonne, comme des anges aux
ailes d'or. Jouissance suprême !
Mais ce n'est pas cet envol dans la gloire qui
les attend, la nécessité va imposer une dure loi :
s'enfoncer dans ce sol conquis, s'y enfouir afin
de le garder...
La conscience de cette rude tâche germe peu
à peu dans l'esprit de Bourru. Vers deux heures
du matin, il se dit :
38 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
« Si je ne veux pas me faire amocher comme
un imbécile quand il fera jour, il faut que je
fasse une tranchée. »
En effet, c'est le moment ; la contre-attaque
de rÉglise est terminée, tout est calme... la
nuit n'est pas trop sombre... le soldat devrait
organiser son trou là où le hasard Ta blotti.
Mais il est si fatigué ! Une torpeur invincible
le cloue sur le sol ; la neige qui tombe le re-
couvre peu à peu d'une couche blanche qu'il n'a
même pas le courage de secouer. Quelques
heures avant, l'excitation de se sentir seul gar-
dien de ces ruines et des camarades morts,
l'avait soutenu, mais maintenant, c'est à peine
s'il regarde de temps en temps du côté de l'en-
nemi, au delà de la pierre qui le protège. Inerte,
il se laisse aller à la dérive. Les scènes de la
journée défilent dans son esprit comme au
cinéma, mais il n'est pas maître de la méca-
nique... invinciblement repassent les mêmes
imae:es : murs écroulés, cadavres étendus, fumée
d'obus. 11 entend des éclatements, des siffle-
ments, des cris. Hébété, morne, Bourru écoule
et regarde en lui... Il est si faible... depuis qua-
torze heures peut être, il n'a pas mangé, et son
dernier sommeil date de si loin !
De temps en temps, cependant, il se raidit :
APRÈS L ASSAUT 39
« Je suis un peu là, tout de môme, et les Boches
ne passeront pas ! ».
Ils n'en ontpasenvie^ d'ailleurs, A vingt mètres
de là, sur la pente descendante, on les entend
gratter etremuer. Bourrules dominedirectement
et, de temps à autre, lâche un coup de fusil dans
la nuit, pour faire voir « qu'il y a du monde ».
Ces sursauts d'énergie durent peu. Il fait
froid, le soldat ne sent plus ses jamhes; c'est
presque un état agréable : la torpeur gagne
l'esprit. Bourru pense : « Si je dormais un
petit coup ?... Mais non, il vaudrait mieii.x que
j'arrange mon trou... bah ! les Boches sont tran-
quilles!... mais non... si, rien qu'une petite
minute... » Tiens, du brouillard. Il envahit
toute la nature enclose dans l'âme de l'homme ;
il submerge les choses qui, bien prises dans la
ouate, restent immobiles et silencieuses. . . Bourru
rêve à des béatitudes de chaleur douce et de
nourriture succulente. . . Mais l'affreux cauchemar
se glisse à son tour dans ce cerveau fatigué :
soudain, le soldat s'éveille en balbutiant :
« Attendez! j'étouffe! au secours! j'arrive... »
« Tiens, mais je dormais ! » Bourru regarde
autour de lui. La neige rend la nuit livide, et un
goût amer persiste dans la bouche de l'homme,
qui sent sa langue lourde
40 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
ce II faudrait que je commence à creuser une
tranchée », pense-t-il.
Mais où sont donc les copains pour l'aider ?
En vain il cherche à se rappeler à quel moment
il les a perdus de vue. Ils sont peut-être morts,
comme ceux d'à côté, qui ressemblent à des
dormeurs, mais qui ne s'éveilleront plus...
Bourru se sent affreusement seul... « Et les
Boches qui vont contre-attaquer demain, c'est
sûr. . . Allons, au travail, creuse donc ton trou ! . . .
non... encore un petit quart d'heure de repos.
Peut-être aussi qu'on va venir me dire de des-
cendre de la butte. Et puis, à quoi bon lutter
encore, jamais je ne la reverrai, va, ma maison
qui dort au bord de la vigne, à l'ombre des
grands noyers, et où la mère m'attend ! Ah !
malheur!... » Bourru a envie de pleurer.
Ne l'accablez pas de votre mépris. Peut-être
êtes-vous de ceux qui n'admirent que les « sur-
hommes )) dont la volonté jamais ne s'abat :
c'est votre droit, mais... chut, ne faites pas trop
sentir à mon Bourru qu'il n'est qu'un homme,
car, voyez-vous, c'est tout de même avec ces
pauvres hommes-là qu'on prend Vauquois !
Mais non, je sais que vous le comprenez, ce
soldat, notre frère à tous, et peut-être même
que, par sympathie, vous partagez sa peur..
AI'RÈS l'assaut 4t
oui, l'affreuse peur qui tout à coup le saisit,
(juaml une volée de balles vient soudain siffler
à ses oreilles. Vous les entendez, hein ? ces
balles hargneuses qui semblent vous cracher un
mot de haine au passage... « Ah! que je vou-
drais donc piquer dans ta viande... » Mais
rhomme est bien aplati... De dépit, les balles
claquent sur les pierres en coup de fouet furieux...
Sous cette volonté mauvaise, acharnée à votre
destruction, on plie d'abord en se faisant tout
petit, la tête bien collée au sol... mais, à la
longue, l'exaspération monte : « Non, tu n'en-
treras pas dans ma peau ! » dit-on.
Et c'est pourquoi Bourru sort enfin de sa tor-
peur. Saisissant sa pelle-pioche, pendue au
ceinturon, sans cesser de rester étendu, il se
met à gratter le sol... Une pierre est dégagée...
bon... elle sert à renforcer le petit tas qui pro-
tège déjà le soldat.
Mais les Boches d'en face l'ont entendu tra-
vailler; les balles redoublent à chaque mouve-
ment bruyant.
Tout à coup. Bourru entend quelqu'un ramper
près de lui... Veine, c'est Lachard !... Les deux
soldats n'ont pas besoin de se concerter long-
temps pour organiser leur chantier : l'un a cons-
tamment son fusil en joue dans la direction de
42 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
l'ennemi : dès qu'il voit une ombre remuer, il
lire... souvent même il lâciie son coup de fusil
sans rien voir. Pendant ce temps, l'autre soldat
pioche fiévreusement. Mais quel sol difficile ! A
la surface, de la boue mélangée de neige, mais
tout de suite au-dessous, des cailloux solidement
enchâssés. On les arrache, cependant, et on les
amoncelle devant soi. Mais il fait trop sombre
pour les équilibrer et parfois ils retombent.
C'est dur de travailler dans la position al-
longée. Impossible de lever les bras en l'air
pour faire prendre de l'élan à l'outil ; alors, il
faut appuyer fort dessus, pour compenser...
mais ça n'entre pas. Avec la pelle, ça ne va pas
mieux... vous la passez sous un petit tas de
boue, que vous voulez jeter devant vous... mais
la boue, trop liquide, s'étale, dégouline, et c'est
à peine s'il vous reste quelques grammes à
lancer. . . De rage, vous la prenez avec vos mains,
■en échoppe : ça va mieux, mais il faut se dépê-
cher !
On se relève tous les quarts d'heure, l'un
guettant, l'autre travaillant. C'est curieux : tout
parisien qu'il est, Lachard, avec ses mains fines,
remue les pierres et la boue comme s'il n'avait
fait que cela toute sa vie.
L'essentiel est de se dépêcher, de creuser un
APRÈS l'assaut 43
trou, ici ot non ailleurs, car on le voit bien,
maintenant que le jour commence à poindre,
l'endroit oii les deux soldats se trouvent, sera
[)lus tard une magnifique position de tranchée,
d'où on surveillera toute la pente nord-est de la
colline. Aussi hâtons-nous...
« Mais les copains, où sont-ils donc? demande
Bourru.
— Ils viennent, répond Lachard. »
En effet, d'autres ombres rampent sur l'ali-
gnement des deux soldats et se mettent, elles
aussi, à gratter le sol.
Quand le grand jour inonda les monts d'Ar-
gonne, on ne distinguait plus de soldats à la
surface du sol... Semblables à des blocs de
terre invisibles, les hommes s'enfonçaient dans
la colline. Désormais, leurs silhouettes ne se
profileraient plus sur les lignes du paysage...
La Mort, prise soudain de honte, se cachait en
des souterrains pour continuer son œuvre...
V
ATTAQUE DANS LA NUIT
En somme, ça a été très facile, la prise de Vau-
quois, devez-vous penser après m'avoir lu et,
ma foi, je conviens que Bourru est monté jus-
qu'au haut de la colline sans trop de dommage.
Mais voici que j'ai un remords, je sens doulou-
reusement toutTartificielde mespauvresrécits...
Que d'émotions restent dans l'ombre, qui pour-
tant s'échelonnent sur la riche gamme qui va de
l'exaltation sublime à la terreur folle ! Vous le
savez bien, toute l'âme humaine avec ses beau-
tés, ses laideurs, se montre dans les nuits san-
glantes d'assaut. Mais osera-t-on jamais vous la
montrer? Votre piété pour les héros est si douce
que l'écrivain sent parfois un voile d'idéalisme
se poser irrésistiblement sur les visions qui se
tordent dans son cerveau.
Pourtant, il ne faut pas que vous croyiez que
les Allemands se laissèrent prendre Vauquois
ATTAQUE DANS I.A NUIT 45
facilement. Il y avait un coin du village oij une
troupe de Boches, plus ardents que les autres,
s'était installée et tenait. Les vagues françaises
avaientsubmergé la colline, sans ordre semblait-
il, mais cependant la pensée des chefs guidait
les soldats et, dans la nuit, le commandement
eut la certitude que l'emplacement de l'église du
village, à moitié démolie, était un centre de ré-
sistance important que, seule, l'initiative des
petits groupes do combattants ne réduirait pas.
Il fallait là une action coordonnée et énergique.
Vers le soir, deux compagnies reçoivent
l'ordre de monter et de briser cet îlot de résis-
tance.
Il fait nuit quand les hommes s'engagent dans
les boyaux bouleversés ; ils enjambentdes choses
innommables, qu'heureusement la neige re-
couvre. C'est la première fois que ces soldats
foulent ce sol.
« Oii est la direction de l'ennemi ? demande
l'un.
— Que va-ton faire ? » s'inquiètent les
autres.
Arrivé à un certain endroit, les ordres se
transmettent à voix basse... on va attaquer l'em-
placement de l'église à la baïonnette.
Mais où est-elle, cette église? Partout, dans
46 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
la nuit, on ne dislingue que des pans de murs
écroulés et des trous. Un sergent place sa troupe
juste dans la direction opposée.
« Voyons, vous tournez le dos à l'objectif,
réprimande un officier.
— Vous croyez, mon lieutenant?
— J'en suis sûr. »
Le capitaine survient : « Mais non, ce n'est
pas là, à droite, votre direction d'attaque, c'est
là, à gauche, du côté de cette muraille. »
Les yeux s'écarquillent... tout le monde bute
dans les cailloux; on se dispute à voix basse.
« Voulez-vous vous taire !
— Allons, approchez par ici... là, première
section, placez-vous en ligne, sur un rang.
— Mais non, le commandant m'a dit de me
mettre en ligne de sections par quatre, ici... »
Heureusement que les Boches ne se sont pas
ressaisis ; il n'y a que des claquements de balles,
de ci, de là.
« Etes-vous prêt, sergent? on attaquera dans
une demi-heure quand tout le monde sera placé.
— Mais, ma montre est arrêtée.
— Surtout n'allez pas craquer une allumette
pour voir l'heure, on doit agir par surprise. Une
compagnie attaque, là, par la droite, nous, par la
gauche. »
ATTAQUE DANS LA NUIT 47
Depuisdeux heures, ontrépigne dans ce chaos.
Vous voyez bien la scène, n'est-ce pas? des
formes noires dans l'ombre, dissimulées derrière
des pans de murailles... Il ne s'agit pas, ici, de
faire mouvoir des hommes sur le papier ou des
petits drapeaux sur une carte, il s'agit de prendre
par le bras un homme fatigué, ému, affolé et de
lui dire : « Mais non, mon vieux, ce n'est pas là
qu'il faudra tirer, tu enverrais tes balles sur les
copains, c'est par ici. » Les chefs doivent être
partout à la fois; les capitaines courent d'une
section à l'autre, les chefs de section, de demi-
section, d'escouade, multiplient les recomman-
dations, les ordres; ils vont d'hommes en
hommes, parlent à voix basse, donnent à Paul,
qu'ils n'ont pas reconnu dans la nuit, un ordre
qu'ils destinaient à Pierre, ils rectifient la forma-
tion des troupes, contrôlent s'il n'y a pas un peu-
reux qui, par hasard, chercherait à esquiver
l'assaut en faisant le mort dans un trou... re-
tiennent les impatients qui voudraient partir tout
de suite... pour en finir plus vite.
Ah ! c'était plus commode autrefois, quand le
chef cambré sur son cheval se retournait vers
sa troupe, rangée en ligne de bataille, face au
soleil, et criait : « Messieurs, assurez vos cha-
peaux, car nous allons avoir l'honneur de char-
48 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
ger! » Ici, rien que de l'obscurité, de la boue,
des démolitions de maisons, d'où il faut faire
surgir des hommes tous ensemble, à un instant
précis... des hommes qui courront droit devant
eux, sans rien voir et qui ne réussiront pas dans
leur entreprise s'il n'y f pas une parfaite coor-
dination dans leurs efforts.
Enfin... les sections ont l'air de se placer con-
venablement, les hommes sont rangés en ligne ;
auprès d'eux, des blessés non ramassés de l'at-
taque de l'après-midi, geignent encore. On leur
dit:
« Mais tais-toi donc, tu vas nous faire repérer,
ça ne sert à rien de se plaindre. »
Onze heures du soir... Dans un quart d'heure,
on part. Mais un nouvel ordre circule : l'attaque
n'aura lieu qu'à minuit. Les hommes se couchent
sur place.
« Je vais toujours bouffer tout ce qu'il y a dans
ma musette, déclare un homme, comme ça, si
je suis tué, les Boches n'en profiteront pas. »
Calme plat, à cette minute, au sommet delà
butte; la nuit semble se recueillir pour bien pro-
fiter du spectacle qu'on va lui donner.
Minuit moins cinq. .
« Baïonnette au canon ! » ordonnent les ser-
gents.
ATTAQUE DANS LA NUIT 49
Un blessé de l'après-midi, qui se plaignait,
cesse de geindre, lire sa baïonnette et la tendant
à un camarade prêta partir :
« Tiens, mon vieux, v'ià ma baïonnette; j'avais
juré de la planter dans le ventre d'un Boche,
mets-la au bout de ton fusil et venge-moi... »
On doit partir dans le plus grand silence. Sou-
dain, au moment où les hommes se levaient, le
clairon retentit, sonnant la charge... G afïe for-
midable! Ah! ce clairon qui par un zèle mala-
droit donna l'alarme aux Boches !... Vous pour-
rez en parler à tous ceux qui vécurent cette
nuit-là, sur la colline; quand ils pensent à cette
sonnerie intempestive, leur visage se tord encore
de dépit. Car vous pensez bien que les Boches
comprirent instantanément ce qui les menaçait
et les mitrailleuses crépitèrent...
Jamais on ne sut le nom de ce clairon. Je
devine que c'était un esprit simple, plein de
réminiscences de grandes manœuvres, d'images
d'Epinal, de chansons populaires et qui crut con-
quérir d'un coup la grande gloire en embouchant
sa trompette à ce moment pathétique. J'imagine
aussi qu'il dut s'apercevoir, dans la suite, de sa
faute et, puisque personne ne le connaît, il dut
s'inscrire lui-même parmi ces « disparus » que les
lianes de la colline bouleversée renferment encore.
50 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
L'attaque s'était déclenchée quand même, il
n'était plus temps de la retenir. Ce fut bref; de
partout, les balles arrivaient en rafales... on ne
voyait rien, que des ombres se profiler un ins-
tant dans le ciel, puis s'affaisser. Les deux com-
pagnies tourbillonnèrent comme des feuilles
prises dans un ouragan. Les sections se heur-
taient, se confondaient ; des hommes fuyaient
du côté de l'ennemi, croyant se replier, les offi-
ciers hurlaient des ordres qui n'étaient pas enten-
dus, des soldats mouraient, que des mères et
des épouses devaient pleurer.
Une demi-heure après, tout était fini ; chacun
des adversaires regagnait ses positions. On jugea
probablement inutile de recommencer l'attaque
car, partout ailleurs sur le sommet de la colline,
nous occupions tous les points importants.
Et, à la surface de l'Histoire de la grande
guerre, ce minuscule incident ne provoquera
même pas une ride, — épisode insignifiant, dira
l'hislorien de l'avenir, et il passera à un autre
document.
VI
LA GLOIRE QUI MONTE
En descendant de Vauquois, Bourru ne pen-
sait nullement qu'il fût un héros, ma foLnon ! La
fatigue fait bien du tort dans nos âmes aux
beaux sentiments; gênés, ils ne peuvent s'y
développer à l'aise. Un petit brin d'orgueil lève-
t-il la tête? tout de suite une sorte d'obscurité
vient le submerger. On a beau dire : « Ça se
pourrait bien, tout de même, qu'on a remporté
une victoire », cette idée ne brille pas dans la
conscience, elle ne s'épanouit pas comme ces
belles idées vivantes, chaudes et rayonnantes
qu'on porte en soi quand, bien reposé, on vient
de déjeuner.
Ce soir, Bourru, lui, se laisse balloter dans
les rangs qui le ramènent à A.., ; la tête basse,
il s'avance en trébuchant dans les trous. Voilà
plusieurs fois qu'il tombe et qu'il a peine à se
relever. Comptez bien, ça fait trois jours et trois
b2 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
nuits de travail et de combat... il y a de quoi
rendre les jambes molles. Elles sont même si
molles que Bourru n'a plus la force de les
retirer de la boue où elles enfoncent jusqu'au
genou. Ah ! cette glaise gluante, ce que ça colle!...
En laissant un soulier, le soldat se tire de là,
mais cent mètres plus loin, nouveau trou dans
lequel il s'effondre. Cette fois-ci, c'est curieux, il
lui semble qu'on est très bien dans la boue.
Jamais il n'aurait cru que cela fût si agréable
de rester immobile dans un trou. On ne remue
plus, c'est délicieux. Bourru va s'endormir,
enlisé.
« Allons, mon vieux, quoi ! tu vas pas rester
là? » bougonne François qui, saisissant Bourru
par le bras, le remet debout.
Puis ils s'en vont bras dessus, bras dessous.
Ce ne fut que vingt-quatre heures après, que
Bourru se rappela qu'il était un de ceux « qui
avaient monté àVauquois «.Jusqu'à ce moment,
il avait dormi dans un coin de la grange.
Déjà, des soldats écrivaient l'histoire... Ça se
voyait aux longues lettres qu'ils griffonnaient en
se servant de leurs genoux comme pupitre. Ils
LA GLOIRE QUI MONTE 53
en mettaient des pages et dos pages. Ah! les
« vieux », les femmes et les enfants auiaient de
quoi lire dans le village, là-bas. .
Jîourru fit comme les autres: il se figura qu'il
avait là, devant lui, sa vieille mère et se mit à
lui « en raconter ». C'est un des avantages de
la guerre de tranchée : après un coup dur, on
a le loisir de rassembler ses idées. Ça n'est
plus comme au temps de la Marne, quand on
marchait sans jamais s'arrêter.
Et, ma foi, il fallait bien que la mère de Bourru
soit fière de son fils, là-bas, à Bligny, quand on
lui dirait :
— Eh bien, avez-vousdes nouvelles de Louis ?
Elle n'aurait qu'à montrer la lettre et ils ver-
raient : le père Chassagne, dont la trogne bour-
guignonne est si rouge, grand-père Gauseret,
toujours sérieux avec ses boucles d'oreille, le
vieux « Pape », ainsi appelé parce qu'ancien sol-
dat du Pape, ils verraient, tous ces anciens, ce
dont les jeunes sont capables. . . et les filles aussi
sauraient.
— Tiens, diraient-elles, il paraît que « le »
Louis Bourru était un de ceux qui ont pris Vau-
quois. Ah! c'est un terrible, celui-là...
Jusqu'à M. Cyrot, le bourgeois du pays qui,
d'une voix posée, demanderait : « Montrez-moi
54 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
donc la lettre de votre fils. M"' Bourru, vous lui
direz de ma part qu'il est un brave et que le
village est fier de lui. »
Et voilà comment l'orgueil d'être un héros
commence à se glisser dans l'âme d'un brave
homme. C'est en réfléchissant sur ce que les
autres penseront de nous que notre personna-
lité se construit. Selon que nous supposons
Tapprobation ou le bhime chez autrui, nous
devenons un héros épanoui ou un pauvre hère
honteux.
Vous ne pouvez vous figurer ce que c'est
émouvant de flâner dans un village de la Meuse
après un coup de cliien... On contemple avec
des yeux tout neufs la vie civilisée, c'est-à-dire
des maisons de torchis, des instruments agri-
coles, les rails du chemin de fer à voie étroite.
A Auzéville, il y a même encore quelques civils,
et on se dit: « Hein! j'ai bien failli ne pas revoir
tout ça. »
Les rues sont pleines de soldats. Ne croyez
pas cependant qu'il règne une gaieté folle, en
réaction avec les heures dangereuses des jours
précédents. Non, il est encore trop tôt. Les sol-
LA GLOIRE QUI MONTE 55
(lîits sont comme des gens sur lesquels il a plu,
;i 1 aldi maintenant, mais pas encore secs. Et
puis, on ne pense pas qu'à soi.
« Qu'esl-ce qu'est devenu Terrier ? demande-
t-on à un camarade de la compagnie voisine.
— Disparu.
— Et Fauchois?
— Tué; juste près de l'église.
— Oii 1 le pauvre type!... »
Ces phrases n'ont rien de l'éloquence des orai-
sons funèbres, mais quand, par elles, on apprend
la mort d'un ami cher, elles secouent tout de
même les nerfs et on reste là à balbutier : « Pas
possible! pas possible !... Ah! que va dire sa
pauvre femme ?... »
Puis on parle des péripéties diverses du grand
événement qu'on vient de vivre. Déjà, de vio-
lentes contradictions s'opposent dans les récits.
« Qu'est-ce qu'il a fait. Faraud ? Rien, que je
vous dis, il était « dans les pommes », tandis
que moi j'ai couru sans m'arrêter jusqu'en
haut.
— Qu'est-ce que tu racontes ? La première
section n'était pas là, c'est nous, la quatrième
section, qui étions dehors avant le coup de sif-
flet ; la preuve, c'est que les 270 tombaient encore
et que j'ai écopé un éclat.
56 BOURRU, SOLDAT DE VAUOUOIS
— Ah ! non, proteste un autre, ne me ra-
contez pas d'histoires, ça n'est pas la ...^ com-
pagnie qui est arrivée la première à l'Est, c'est
la nôtre... »
Puis les appréciations montent, on discute le
rôle des bataillons, des régiments au cours du
combat. Chacun défend la gloire de la collecti-
vité à laquelle il appartient. Les « esprits » de
section, de compagnie, de bataillon, de corps
sont déchaînés et jusqu'à la consommation des
siècles, vous trouverez quelqu'un qui vous affir-
mera que tel régiment a pris Vauquois à lui
tout seul... Quand les survivants du combat
seront morts, « l'esprit de corps » continuera à
habiter chez leurs fils, petits-fils et arrière-
petits-fils : « c'est la louable fierté de toujours
honneur avoir », a dit un écrivain d'autrefois.
Dans l'après-midi de ce jour de repos, il sur-
vint un grand événement. En ouvrant le journal,
tous les soldats purent lire le récit officiel de la
prise de Vauquois, accompagné de commen-
taires émus de journalistes éloquents. C'était le
premier document de ce genre.
Du coup, Bourru se dit :
LA GI.OIRb: gui MONTE 57
« Mais alors? c'est pour de vrai, on a fait des
clioses épatantes! »
Le récit fut lu et relu avec une religieuse
atlenlion. 11 produisit un état d'esprit curieux:
pas une de ces lignes ne fut mise en doute :
c'était écrit. Il semblait que les événements des
jours passés venaient d'être figés en bronze, ils
prenaient du relief, s'inscrivaient dans le passé
avec une autorité incontestable. C'était même
un soulagement de lire ce récit, car maintenant
on savait comment raconter ce qu'on venait de
faire. Aucun de ces soldats, absorbé par sa lâclie
individuelle, n'avait vu la bataille telle qu'elle
était décrite dans le journal ; ça ne fait rien,
les phrases du récit étaient si bien cadencées
qu'on les adoptait. Elles fourniraient les clichés
convenables et solennels dont on aurait besoin,
plus lard, pour raconter ses impressions et qui
épargneraient l'elfort de rassembler des mots
pour exprimer réellement ce qu'on aurait vu et
senti. Plus tard, les impressions réelles, non
exprimées, s'estomperont, peu à peu, dans la
mémoire, s'oublieront... ; par contre, les phrases
« passe partout » fréquemment répétées, seront
de plus en plus vivantes, une image fictive se
substituera aux vraies et voilà pourquoi vous
êtes tout étonné d'entendre mes Bourrus racon-
58 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
ter l'assaut de Vauquois avec de grands mots
inexpressifs et pompeux.
Mais, si le journal gâte la fraîcheur des récits
de guerre, il est cause, d'un autre côté, dun
grand bienfait. Grâce à lui, on commence à
comprendre ce qu'est la gloire... De mains en
mains, on se passait le journal dont les lettres
semblaient flamber. On avait l'impression d être
au centre d'une auréole sur laquelle toute la
France avait les yeux fixés. Désormais, partout
on pourrait dire avec orgueil :
« Je reviens de Vauquois. »
Et tout le monde s'inclinerait.
Un mois après l'assaut, un officier d'un des
régiments de l'attaque, dans le buffet d'une
petite gare lointaine de province, entendit un
soldat « un peu bu » qui, au milieu d'un groupe
d'autres soldats, criait :
« Oui, les gars, tant que vous n'aurez pas été
à Vauquois, vous ne saurez pas ce que c'est que
la guerre ! »
Et, les yeux insolents, le képi en arrière, avec
une verve de buveur, il accablait de son mépris
toute l'assistance ; il bouscula même légèrement,
LA JLOIRE QUI MONTR 59
sans le regarder, l'olficier qui entrait. iMais, tout
à coup, lixant le numéro de réj^iinent, compa-
pagiion du sien dans la gloire, inscrit au col de
l'arrivant, il écartjuilla les yeux et, dans un
grand cri d'ivrogne :
« Hé ! les potes, en v'ià un de Vauquois comme
moi... un frère... Vous pouvez lui demander, à
lui. Ah î^queje suis content !... Je paie un verre,
mon capitaine, vous pouvez pas refuser ça h. un
pote... Vous allez leur dire ce qu'on a fait là-
haut... »
Il fallut absolument que rofDcier absorbât un
amer-citron sur le zinc.
Mais c'est à la revue de prise d'armes des
décorations que Bourru se sentit devenir réelle-
ment « quelqu'un ».
Vous savez ce qu'est une revue. Je ne perdrai
pas mon temps à vous la raconter, ça se passe
sur le front avec le même cérémonial que pour
le quatorze juillet dans une sous-préfecture
quelconque; seulement, il y a encore sur les
capotes de la boue de Vauquois, quel(|ues-unes
aussi sont tachées de sang. Gela fait mieux que^
les boutons bien astiqués, je vous assure. Et
60 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
puis, il y a aussi quelque chose d'indéfinissable
et d'émouvant qui plane sur les troupes. Bourru
et Huguenin qui, sur les rangs, étaient habi-
tuellement séparés par Monier, sont côte à côte
maintenant. Le camarade manquant est resté
là-haut... Ça fait une drôle d'impression de ne
plus sentir son coude en s'alignant.
C'est face à la colline tragique, dressée là-bas
à l'horizon, que les troupes se placèrent. Les
colonels, les généraux, semblaient parler au
nom de la France éternelle quand, entre deux
sonneries de clairon, ils annonçaient d'une voix
forte les mérites de ceux qu'ils décoraient. Tous
les régiments se sentaient unis dans une grande
gloire.
A gauche, TArgonne déroulait ses collines
sombres sur lesquelles flottait un brouillard
léger, le même que celui qu'on voit s'élever sur
les Alpes dans les panoramas des batailles
d'Italie, au château de Versailles. Les arbres
de la butte de Clermont, bien alignés sur le
ciel, faisaient une haie d'honneur... à droite,
l'immense perspective du pays meusien s'éten-
dait... des vallées, des villages blottis dans les
arbres, des champs, des bois... toute la terre de
France pour qui on venait de lutter.
VII
OCCUPATION DE LA POSITION
Quand Bourru remonta là-haut, après quinze
jours de repos, il trouva des changements sur la
position. Maintenant, au milieu des ruines et des
terres bouleversées, serpentent des tranchées; il
y en a deux. Tune à 10 ou 15 mètres des
Boches, l'autre à 50 mètres derrière environ.
Le problème tactique qui se pose pour les occu-
pants est simple : rester quinze jours ici sans
se faire amocher. Ils s'y appliquent de leur
mieux. Jene sais quel philosophe a dit de l'homme
qu'il est essentiellement un animal construc-
teur. Si ce philosophe venait à Vauquois, il ver-
rait une démonstration de sa théorie. Les tran-
chées sont un véritable musée de tous les genres
d'abris qu'un homme peut inventer. Pensez
donc, il s'agit de s'installer là, le plus commo-
dément possible en se garant des crapouillots.
Diverses manières de faire s'affirment. La plus
62 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
simple consiste à se tenir couché, tout bonne-
ment enveloppé dans une toile de tente, vautré
au fond de la tranchée. C'est la méthode des
esprits bornés, elle présente mille inconvénients :
tout 4e monde vous bouscule, vous marche sur
le corps, vraiment il n'y a que les paresseux ou
les brutes pour s'en tenir là et c'est bien fait
pour eux si les cuistots, en les enjambant, leur
renversent le contenu d'un « bouteillon » dessus.
Pourquoi ne font-ils comme Bourru qui, lui,
en avisé paysan, examine tout de suite le lot de
tranchée qu'il vient de toucher et le parti qu'il
peut en tirer. 11 trouve un arrangement; voici le
long" de la paroi une excavation déjà commencée :
il n'y a qu'à l'agrandir, la creuser, vous obtenez
alors une sorte de petite niche dans laquelle
vous vous tenez replié comme une larve dans
son alvéole. On est déjà pas mal là-dedans, une
couche de 50 centimètres de terre au-dessus de
la tète vous protège de la pluie et un peu — oh !
pas beaucoup — des crapouillots. Et puis, sur-
tout, vous êtes « chez vous ».
Mais si le besoin du luxe vous possède, et il
paraît que nous l'avons tous au fond du cœur,
vous ne vous en tenez pas là, vous perfectionnez
votre abri. D'abord, vous placez une toile de
tente devant, ça tient lieu de porte j puis, vous
OCCUPATION DC UK POSITION 63
agrandissez le trou car, à la longue, rien n'est
plus fatigant que de se tenir les genoux remontés
aux dents. Quelques heures de travail et vous
pouvez allonger les jauîbcs, quel boniieur! Mais
cet amour du confortable, on l'a remarqué
depuis longtemps, il est insatiable. Voilà Bourru
parti dans le boyau pour chercher des planches,
des soliveaux dans les décombres. Justement il
fait nuit, il peut se glisser dans les ruines, y
prendre cent matériaux pour tapisser la niche.
Il y fait une étagère sur laquelle il pose sa pipe ;
la passion de l'art se réveille à son tour, voici
mon Bourru qui dessine des ornements sur les
planches.
Oh ! mais, halte-là ! Déjà, vous vous figurez que
le métier de mes poilus se borne à vivre tpan-
quillement dans cette tranchée de deuxième
ligne. Évidemment, c'est là qu'on mange, qu'on
dort, mais suivez donc ce boyau, il nous conduit
en se tortillant jusqu à la tranchée de première
ligne... Chut! voulez- vous bien parler bas ! Les
Boches sont à 15 ou 20 mètres, vous allez vous
faire repérer. Ici se tiennent les hommes de
garde, le fusil à portée de la main.
A cette époque, les adversaires n'avaient pas
encore pris l'habitude de vivre à quelques mètres
l'un de l'autre. Chacun s'imaginait que l'autre
64 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
allait brusquement sauter dans la tranchée ; on
se méfiait, si bien que la moitié de l'effectif était
constamment en première ligne, attentive au
moindre bruit. Les sentinelles sont simplement
debout au milieu des autres soldats ; devant
elles, un parapet de sacs à terre s'élève sur les-
quels les balles claquent de temps en temps. Par
un petit intervalle entre les sacs, on observe et
on tire. Ceux qui ne sont pas au créneau s'a-
britent tant bien que mal sous des abris en
planches.
On attend ainsi . . . Quoi ? Le crapouillotage. On
l'attend comme un phénomène de la nature; il
viendra ce bombardement, aussi sûr que la
pluie succède au beau temps et que l'hiver con-
tinue l'automne. Que voulez-vous, des hommes
qui s'en veulent à mort sont là, à quelques
mètres les uns des autres. Ils ont à leur dispo-
sition de petits canons de tranchées qui envoient
un kilo ou deux de mélinite à quelques cen-
taines de mètres: s'ils le pouvaient, ils s'enver-
raient toute la journée des bombes et des gre-
nades. Mais, tout de même, il y a des limites,
même aux forces de haine. Ne pouvant lancer
sans arrêt des projectiles, chacun des adversaires
guette le moment favorable pour en projeter co-
pieusement pendant une demi-heure, une heure.
OCCUPAÏION DE LA POSITION «5
deux heures. Ce moment arrive toujours; un
bruit a-t-il révélé que la soupe se distribue, le
crapouillotage commence; une sentinelle éter-
nue-l-elle, les grenades rappliquent; et si aucun
indice ne vous renseigne, eh bien, le bombar-
dement se déchaîne, au hasard, aussi bien sur
la première que sur la seconde ligne.
On vit dans l'anxiété de cet instant tragique.
C'est qu'il ne s'agit pas de perdre la tête, vous
allez voir. Boum ! une explosion de départ.
Bourru voit s'élever en l'air une sorte de gros
saucisson qui monte, monte... c'est un crapouil-
lot. Oii se dirige t-il ? tous les yeux sont fixés
sur lui. Arrivé en haut de sa course, le cra-
pouillot se balance comme s'il était indécis sur
le point où il se laissera choir. Attention ! c'est
pour nous! Quelques secondes d'angoisse...
Vous n'imaginez pas combien il est facile de se
tromper dans les évaluations du point de chute.
On voit bien tout de suite si le crapouillot est
dans votre direction, mais c'est sur la distance
qu'on commet des erreurs...
Tenez, voilàtous les poilus de la première ligne,
à la tranchée 17, qui ont cru que c'était pour eux ;
pas du tout, c'est la deuxième ligne qui écope...
Mais celui-ci, attention ! appuyez à droite! vite^..
Tous les hommes galopent vers la droite.
5
66 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Il était temps... Vraoum ! le crapouillot est
tombé à l'endroit qu'on venait de quitter... Et
celui-là! mais courez donc à gauche. Vraoum !
Encore un d'esquivé.
En arrière, cette fois ! engagez-vous dans le
boyau. Allons bon, un imbécile s'est fichu en
travers et a ralenti la galopade. Les hommes
n'ont pas pu passer, mais ils ont eu le temps
de s'aplatir, les éclats sont passés par-dessus
leur corps, personne n'est blessé.
Ça continue ainsi depuis deux heures.
Quelle séance aujourd'hui ! Il y a toujours au
moins trois à quatre projectiles en l'air en même
temps, on ne sait plus lequel suivre des yeux.
Heureusement que Bourru ne perd pas le
nord. Il a rallié autour de lui cinq ou six cama-
rades affolés et il guette pour eux. C'est lui qui
commande les galopades, tantôt à droite, tantôt
à gauche; mais c'est plus fort qu'eux, certains
nerveux, au lieu de se laisser guider par un
homme de sang-froid, lèvent la tête en l'air,
hypnotisés par les crapouillots. Ils sont là, avec
des yeux énormes, à regarder venir la mort. La
sueur leur coule du front, ils ouvrent la bouche,
leurs mouvements ne semblent plus obéir à une
pensée logique. Jugez-en :
— A droite ! vient de commander Bourru.
OCCUPATION DE LA POSITION 67
Dufaut, complètement affolé, va d'abord à
droite, revient ù gauche, puis enfin s'engage
dans le boyau d'arrière. Il arrive juste au point
de chute du crapouillot qui éclate en le proje-
tant à 3 mètres en l'air.
Le Gandec, un petit Breton au visage mys-
tique, lui, a pris sa méthode familière en cas de
crapouillotage. Il s'est mis dans un coin du
boyau, puis la tête recouverte d'une toile de
tente, sûr de ne rien voir, il attend immobile
que la destinée décide. On l'entend prier à haute
voix : « Doux Jésus, faites de moi ce que vous
voudrez. » Sa foi impressionne, car voici cinq à
six crapouillotages qui lui passent dessus sans
qu'il soit touché.
En deuxième ligne, il y a deux théories en
présence sur la manière dont il convient de
recevoir un crapouillotage : la première est celle
de la galopade comme en première ligne, la
seconde consiste à se tenir dans son abri en se
répétant souvent, afin d'y croire : « J'ai 50 cen-
timètres de terre au-dessus de la tête, ça protège
tout de même. »
Même ceux qui n'ont qu'une malheureuse
planche pour se garantir essayent de se sug-
gestionner : « C'est une bonne planche, il fau-
drait un gros éclat pour la traverser. »
68 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Mais quoiqu'en disent certains philosophes,
l'idée ne vaut pas la réalité, la conviction d'être
protégé n'assure pas du tout la protection. De
temps en temps, on entend des cris, ce sont des
soldats qui se débattent dans un ébouiement.
Ça ne fait rien, l'instinct d'interposer quelque
chose entre soi et la mort est plus fort que toutes
les données de l'expérience. En deuxième ligne,
dès qu'un crapouillot apparaît dans le ciel,
presque tous les soldats sont comme des souris
qui cherchent leur trou, pas un trou quelconque,
non, le leur, celui qu'ils ont arrangé, dans lequel
on est beaucoup plus en sûreté que dans celui
du voisin.
C'est pourquoi Brimbeuf ne s'arrête pas devant
l'abri de Bourru où, à la rigueur, on peut se
mettre deux en se serrant. Des crapouillots vol-
tigent en l'air.
« Là, là, planque-toi ici! » crie Bourru.
Brimbeuf n'entend même pas ; la vision de son
trou l'attire invinciblement, tel l'animal traqué
qui revient toujours à son gîte. Ah ! s'il peut
arriver à côté de son sac, de sa musette, de ses
objets familiers, il sera sauvé. Une bombe roule
derrière lui et le suit pendant qu'il dévale le boyau
en courant, puis tout à coup éclate... Encore un
qui demain, à l'appel, ne répondra pas « présent » .
OCCUPATION DE LA POSITION 69
OÙ est l'héroïsme dans tout ça, demandez-
vous? Pendant qu'en haut de la colline la mort
tape dur, regavàe/. le paysao:e aux alentours :
300 niëtres plus bas, à flanc de coteau, tout est
tranquille. 11 suffirait d'une galopade de deux mi-
nutes pour sortir de la zone fatale et ça serait si
facile de courir en descendant la pente. Pas un
homme n'y pense; les groupes de soldats affolés
se précipitent à droite, à gauche, vont de la
première à la deuxième ligne, tourbillonnent,
mais ils restent en haut. Tout est là.
VIII
LA CORVÉE SINISTRE
Vous frissonnez déjà 1 Avant que j'aie com-
mencé, vous devinez de quoi il s'agit ! Ah, cette
idée de cadavre, avec quelle puissance elle dé-
chaîne l'épouvante dans nos âmes. Les auteurs
des vieux règlements militaires — vieux d'il y
a deux ans — ne l'ignoraient pas et, avisés psy-
chologues, avaient prescrit que « l'assainisse-
ment » du champ de bataille serait toujours fait
par des troupes spéciales. Sage précaution ! ainsi
les combattants ne connaîtraient pas l'horreur
d'enterrer leurs compagnons de danger.
Eh bien, cette horreur-là est encore une de
celles que les soldats de la grande guerre auront
surmontée et, puisque vous allez toujours répé-
tant que vous voulez vous mettre à l'école morale
des « admirables poilus », il faut bien queje vous
montre l'âme de Bourru qu'on vient justement
de commander pour la « corvée de cadavres »,
cette nuit.
LA CORVÉE SJNISTHE 71
Oh ! surtout n'imaginez pas la froide indiffé-
rence professionnelle d'un garçon de salle de
chirurgie; sans doute, Bourru a vu beaucoup de
cadavres, mais il est resté une âme tendre et sen-
sible quand môme. C'est ainsi qu'il n'est jamais
passé au tournant du boyau de l'Est sans avoir
un petit frisson...
Vous savez bien que sur cette position prise
d'assaut depuis quinze jours, le sol bouleversé
parles obus n'a jamais été nettoyé. Pas moyen
d'enlever les soldats qu'une balle a arrêtés dans
leur course. Arrivé à l'extrême limite d'effort
d'assaut, il a bien fallu creuser des tranchées là
où on se trouvait, à tâtons, dans la nuit, sans
bruit, en remuant le moins possible pour ne pas
se faire repérer, car les Boches sont à quinze
mètres. . . Un matin, on s'est aperçu que, du para-
pet qu'on venait d'élever, une jambe dépassait,
barrait presque le boyau, le reste du corps soli-
dement enchâssé dans la terre. Que faire? Enle-
ver le cadavre complètement? Il aurait fallu
écrouler deux mètres de parapet... Opération
dangereuse. Couper la jambe? Non, n'est-ce
pas?... C'est pourquoi il faut bien se résigner à
frôler cette chose ballottante, qui pend le long de
la paroi, au tournant du boyau de l'Est...
Macabre! horrible! répugnant! dites-vous...
72 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Non, je voudrais au contraire vous élever au-
dessus de cette horreur banale et efféminée du
cadavre. Mais combien je sens vivement la dif-
ficulté de faire comprendre l'état d'esprit du sol-
dat qui frôle les morts comme une chose fami-
lière et qui cependant garde pour eux un respect
religieux. Ah ! c'est bien là un sentiment nou-
veau, né de la guerre; et quand les psychologues
écriront plus tard la subtile histoire des âmes
de soldat, qu'ils n'oublient pas de montrer les
émotions de l'homme qui, maniant le corps d'un
compagnon d'armes, se dit ; « Demain, je serai
peut-être à sa place ; il faut que je l'enterre comme
j'aimerais à être enterré. »
C'est ce sentiment, obscurément éprouvé, qui
anime Bourru, quand, avec Cormier, il se dispose
à quitter la tranchée pour explorer le terrain com-
pris entre la première et la deuxième ligne, là
où des combattants sont restés. Impossible d'al-
ler les chercher de jour, il faut s'y glisser la nuit
en rampant; et surtout prenez bien garde de ne
pas vous mettre debout : votre silhouette se pro-
filerait sur le ciel et les balles siffleraient.
11 s'agit de trouver les cadavres... Bourru et
Cormier tâtent à travers les décombres, les ébou-
lis de pierres... on rencontre mille obir-ts
étranges ; tout à coup la main touche quelque
LA nORVKE SINISTRE 73
cliose de mou... c'en est « un »... premier geste :
réflexe de rétraction. A partir de ce moment, si
vous voulez accomplir votre tâche, votre être
tout entierdoitse spiritualiser pour lutter contre
l'horreur; il faut que votre esprit domine suffi-
samment vos sens pour que les touchers gluants,
lesodeurs horribles se transformenten sensations
épurées. Quel miracle réalisent ces soldats !
matant leur sensibilité en révolte, d'un élan de
volonté sublime — eux, les rudes et simples
paysans — atteignent cet état mental supérieur
qui animait les Saintes Ensevelisseuses d'autre-
fois. L'esprit transfigure la réalité. Ce ne sont
pas des chairs en putréfaction qu'ils traînent sur
les cailloux, c'est une grande idée humaine, la
môme qui nous incline respectueusement devant
un cercueil...
— C'est égal, dit Bourru, ce que c'est lourd
un cadavre... et difficile à manier! Comment
veux-tu que nous le descendions en bas?... pas
moyen de le porter, le boyau est trop étroit. Il
va encore falloir le traîner, c'est embêtant.
On dévale la colline à travers les boyaux tor-
tueux, dont les parois creusées servent d'abris
aux soldats. En passant, on réveille les dormeurs
qui étendent la main pour savoir ce qui les
frôle... Ils la retirent tout de suite.
74 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Puis, il faat recommencer... On retourne sur
le terre-plein ; nouvelles recherches... Cette fois-
ci, dans un trou, plusieurs morts sont entassés.
Vous les montrerai-je ? Eh oui, car ce n'est pas
avec des abstractions que je ferai naître en vous
cet état d'esprit à la fois mystique et brutal du
vrai soldat auquel vous aspirez. La grosse diffi-
culté, c'est de séparer les cadavres; je vous le
confie tout bas : il se passe quelque chose d'in-
finiment mystérieux dans les nuits de champs
de bataille. Nous l'avons tous constaté, nous
autres qui avons rêvé devant les espaces mortels,
mais nous osons à peine le dire, tellement cela
est étrange... Dans la mort, les cadavres s'en-
lacent!... quand les obus ont bien déchiqueté les
pauvres chairs, toutes celles qui gisent dans le
même trou semblent se rapprocher, s'agglutiner,
se confondre ; même si le hasard a placé côte à
côte des corps d'adversaires, l'étrange enlace-
ment se produit. On dirait qu'avant de quitter
les corps, les âmes ont ordonné une suprême
réconciliation, une fusion pour l'éternité.
Aussi vous comprenez bien que Bourru est
obligé de tirer très fort sur ce bras qui seul
dépasse... le tas de corps en bouge tout entier...
Imaginez toute la violence physique d'un homme
qui tire sur un bras, pour vous représenter la
LA COKVKE SINISTfilî 75
scène ; pensez aussi à l'odeur du sang coagulé...
Que vos doigts ne se crispent pas en imaginant
des contacts humides et mous... il le faut ! Ici,
nous ne sommes pas dans les fantaisies des
amateurs du macabre, telles que nous les ont
décrites certains littérateurs romantiques ; nous
ne remuons pas des morts pour le plaisir de
tendre nos nerfs avec des sensations neuves,
non, c'est de la réalité vraie qui s'impose à
nous... Allons, tirez sur ce bras! Tant pis s'il
vous reste dans les mains!
Et si vous ne voyez pas la grandeur terrible
de votre geste, c'est que vous n'avez pas com-
pris tout ce que contientle mot Devoir. Bourru,
lui, sait tout ce qui résonne dans ce grand mot.
Écoutez-le s'en servir: son camarade Cormier a
trouvé tout à coup, dans une poitrine défoncée,
la tête d'un autre soldat; il défaille.
— Bourru ! Bourru! je crois que je vais me
trouver mal...
— Du courage, mon vieux, c'est le devoir...
Et ce mot sublime, une fois de plus, produit
son magique effet... Les voyez-vous, hein, mes
deux soldats, travaillant dans la nuit silencieuse
où la mort rôde? Auprès d'eux, des cadavres,
pas de drapeau déployé, pas de clairons, pas de
cris, rien pour soutenir le courage et pourtant
76 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
ces deux poilus-là g'agnent la plus rude victoire
qu'un homme puisse remporter sur lui-même,
ils vainquent une horreur que la nature a dépo-
sée dans leurs fibres les plus profondes.
Ils auront leur récompense. Jamais aucun
poète ne sera pénétré comme eux de cette vérité
émouvante, que toute la terre foulée par les
hommes est delà cendre des morts ! Patrie, terre
de nos pères, terre de nos frères aussi, celui-là
qui a enseveli des compagnons d'armes dans la
colline sait quelle tendresse on peut avoir pour
la terre sacrée. Plus tard aussi, leurs gestes
lourds d'horreurs s'idéaliseront ; les deux sol-
dats se souviendront seulement d'avoir accompli
une sainte besogne. La Mort furieuse avait
laissé sur le sol hideux des cadavres grima-
çants, aux postures ignobles, que le ciel même
n'osait regarder. Bourru et son ami, rudes et
respectueux ensevelisseurs, furent cette nuit-là
ceux qui rétablissent une harmonie divine. Ils
redonnaient aux corps de leurs camarades la
noble position allongée, dans laquelle un vail-
lant peut attendre dignement le jour glorieux où
il se lèvera pour recevoir la récompense éter-
nelle.
IX
VAUQUOIS LE TRAGIQUE
Incessamment les camarades de Bourru se re-
nouvellent... La mort tape dur à Vauquois. Des
renforts arrivent de l'intérieur à cliaque instant.
Il faut que je vous montre l'état d'esprit, à leur
arrivée, de ces nouveaux combattants, car ils
constituent un des éléments de l'atmosphère
morale dans laquelle vit Bourru.
Dans la petite ville du dépôt — très loin à l'in-
térieur — on dit déjà : « Là-haut » sans plus,
et chacun comprend ; on ose à peine articuler ce
mot : « Vauquois », car il en éclate des visions
de mystère, de grandeur et d'épouvante. La
pudeur aussi empêche d'en parler trop. Ne bais-
sez-vous pas la voix quand vous évoquez le
cimetière où dorment des êtres chers?... Or,
depuis dix mois, le ré°^iment se bat sur cette
colline d'Argonne... Que de camarades y re-
posent pour l'éternité!
78 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Quand « un du régiment » revient de « là-
haut » — ancien, blessé, malade, évacué — une
auréole semble l'accompagner : il a vu Vau-
quois! On l'entoure : il raconte intarissablement
des histoires magnifiques, triviales, grandioses,
terribles ! Tant de fois la tragique colline fut
décrite que, dans les imaginations, elle apparaît
formidable, échevelée par les fumées dobus,
comme un volcan de rêve.
Elle obsède les âmes. Les territoriaux y pen-
sent avec mélancolie et résignation ; c'est peut-
être là que la destinée mystérieuse les conduira
bientôt pour consommer le sacrifice... Pour les
jeunes soldats à Finstruction, Vauquois est un
merveilleux stimulant ; c'est lui qui rend les
voix si claires et si fortes quand la Marseillaise
s'égrène le long des routes. Pour tous, le mot
a des sonorités étranges : il griffe et attaque du
bec comme le vautour : il rappelle aussi je ne
sais quel geste narquois du vaillant devant la
mort.
Un jour vient où l'attraction de ce pôle ma-
gique triomphe : un ordre s'est élaboré à l'état-
major... Voici un bataillon parti vers Vauquois!
Quelle excitation dans les adieux ! Et ces traî-
nées de cris de gloire dans le sillage du train !
Il semble que la France entière en soit secouée!
VAUQUOIS LE TRAGIQUE 79
Les paysans contemplent le convoi avec les yeux
étonnés que l'on voit, sur les images pieuses, à
ceux qui regardent un élu monter au ciel.
— A Vauquois ! En route pour « là-haut »,
crient les jeunes.
— Nous allons à Vauquois, confient grave-
ment les territoriaux aux gens des gares.
Et tout le monde frémit.
Mais on n'aborde pas la colline avec familia-
rité; comme pour approcher une déesse trônant
au fond d'un temple mystérieux, une initiation
s'impose : il faut se rendre digne du terrible
baiser qu'elle vous donnera.
Dans les petits villages de l'arribre, les jeunes
soldats perfectionnent encore leur instruction...
Ils sont dans une atmosphère convenable. On
s'est battu ici, au mois de septembre dernier ; il
en reste de prodigieux témoignages : villages
briilés, forêts hachées par les obus, tombes
éparses dans la plaine.
Souvent, le pied heurte un débris d'obus, un
vieux vêtement, un fusil... Le jeune soldat ra-
masse la relique, l'examine et pense... Devant
les lombes, un trouble le retient longuement,
la tête inclinée...
C'est le soir surtout qu'il rend son âme digne
d'affronter la colline sacrée.
80 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Quand le temps est clair, elle apparaît au-
dessus des premières montagnes d'Argonne...
Un peu à gauche, le soleil s'enfonce dans le
sang que, depuis des mois, les hommes lancent
à la face du ciel... Au moment où il est près de
disparaître, Vauquois surgit à l'horizon : une
ligne blanche, pure, claire, qui émerge des bois
sombres... vision tragique...
On s'attendait à voir une masse noire, en-
deuillée. Au contraire de toutes les vagues,
houleuses, pétrifiées dans la terre d'Argonne,
celle-là seule est blanche comme si bouillonnait
encore à sa crête l'écume d'une terrible tem-
pête.
Bien après que la nuit est tombée, le jeune
néophyte est encore sur son éminence, la face
tournée du côté oij la blanche apparition s'est
évanouie... Dans son àme, l'angoisse et le désir
luttent; confusément les grands problèmes de la
vie se posent à son esprit...
Un jour arrive où le canon, « là-haut », gronde
plus fort que d'habitude; une sourde inquiétude
et aussi une vague espérance tressaillent dans le
bataillon. Que se passe-t-il? Va-t-on nous appe-
ler? Tout à coup, un automobile arrive; un offi-
cier, porteur d'ordre, en descend. Tout le monde
a compris instantanément : on part!
VAUQUOIS LE TRAGIQUE 81
Rumeurs, brouhaha, appels. Une heure aprës,
la colonne, d'un seul élan, s'enfonce dans l'ho-
rizon, du côté du Nord. Tous les yeux sont dar-
dés vers les montagnes derrière lesquelles elle
est — Elle — la hauteur héroïque : les bouches,
dans une ardeur sans nom, clament :
La liberté guide nos pas !...
Dans la zone immédiatement derrière la ligne
de feu, quel calme ! Tout paraît simple, réglé,
administratif. Arrêt dans les bois : le bataillon
est provisoirement en réserve. Des tranchées
serpentent sur le sol... En silence, les hommes
s'y glissent. Les balles sifflent au-dessus des
têtes, qui saluent...
C'est là que les jeunes soldats vont accomplir
encore un nouveau stage, d'initiation. Par les
créneaux, ils regardent... Vauquois est là, tout
près d'eux... Les cœurs battent, les yeux se trou-
blent comme s'il s'échappait un rayonnement
de la blanche crête...
On ne se lasse pas d'être au créneau... Jamais
personne ne vit spectacle à la fois plus simple et
plus grand. La blancheur de la colline s'explique,
maintenant : le sol crayeux a été bouleversé
jusque dans ses profondeurs; depuis dix mois,
les mines explosent, les obus éclatent dans cette
82 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
terre ; un ouragan de métal s'est abattu, qui a
tout cassé, déchiqueté, pulvérisé.
Du village, il ne reste que des cailloux con-
cassés, menus... Plus un arbre, plus une plante,
plus un brin d'herbe, plus rien, absolument rien
de vivant sur cette hauteur oii, en ce moment,
plane un silence de mort... On dirait les osse-
ments d'un animal gigantesque, blanchis par le
soleil, dans le désert. Et cependant nous savons
que, dans les entrailles de la colline, des hommes
vivent et guettent...
Soudain, un objet noir semble jaillir de terre,
monte en l'air, puis retombe lentement en se
balançant : c'estune torpille aérienne. Elle touche
le sol, une explosion formidable retentit, une
énorme fumée monte vers le ciel... Des choses
étranges sont projetées...
En un instant, le bombardement — le « cra-
pouillotage » — s'est déchaîné : les pétards, les
grenades, les bombes, les « tortues », les
« queues de rat », les « valises »... tout ce que
le génie humain a pu inventer pour projeter
des explosifs, entre en jeu... Le sol frémit jus-
qu'à nous, la colline est devenue volcan.
La terre vole en miettes... des fumées noires,
grises, jaunes, font un panache à la montagne...
Et toujours, on voit, lancées en l'air, ces choses
VAUQUOIS LE TRAGIQUE 83
étranges qui sont des débris de toutes sortes : vête-
ments, sacs, gabions, et peut-être... des membres
bumains! On ne sait pas... d'où nous sommes.
Presque tous les jeunes soldats regardent,
éperdument, comme bypnotisés. . . Une sueur
perle à leur front; ils frémissent : est-ce d'ado-
ration ou d'épouvante? D'autres n'ont pu sup-
porter la redoutable vision ; terrassés par le
regard de la déesse, ils se sont aflalés dans la
tranchée et grattent le sol machinalement.
Pendant la nuit, un travail mystérieux se fait
dans les âmes. Face à face avec le tertre de mort
qui, maintenant, se détache en profil sombre sur
le ciel, chacun descend, encore une fois, au fond
de sa conscience... D'abord, la tentation vient
avec ses élans éperdus... Repoussez loin de moi
ce calice d'amertume...
Puis, la grâce inonde le cœur délicieusement. . .
L'esprit accepte l'épreuve sacrée... La vie indi-
viduelle n'est peut-être qu'une illusion... Que
pèse-t-elle auprès des grandes idées collectives
qui font toute la beauté de l'humanité? Patrie,
justice, liberté ? Qu'importe de n'avoir été sur
terre qu'une lueur fugitive, un feu follet sorti un
instant de la nuit éternelle? Si mon sacrifice est
volontaire, ne puis-je pas redire, moi aussi, la
parole antique :
84 BOURRU, SOLDAT DK VAUQUOIS
« 0 mort, où est ton aiguillon? 0 sépulcre,
où est ta victoire? »
D'âpres sensations secouent les nerfs... C'est
peut-être le froid ?
Le matin filtre, lentement d'abord, puis, tout
d'un coup, s'élance... Avec lui, germe un invin-
cible espoir en un avenir radieux : les autres,
peut-être, seront frappés, mais pas moi... Quel-
que chose le chuchote à toutes les oreilles...
Un général passe... Silhouette solide, trapue,
visage à la fois souriant et calme, de l'énergie
plein les yeux... La barbiche accentue encore
l'expression volontaire. Devant les jeunes sol-
dats, dont les figures sont un peu jaunes, il dit
quelques plaisanteries affectueuses. Immédiate-
ment, les joues se colorent et la confiance fait
redresser les tailles... Vauquois n'est plus
funèbre.
Un brouillard fin enveloppe la colline. On
dirait un reliquaire précieux, qu'une gaze légère
protège... Tout est calme. C'est Finstant solennel
d'une cérémonie religieuse... Le jeune soldat
peut monter « là-haut » chercher ses éperons de
chevalier...
Nous voici dans l'interminable réseau de
boyaux qui montent à Vauquois... Uncoupd'œil,
en passant, sur les hauteurs historiques du
VAUQUOIS LE TRAGIQUE 8S
Mamelon-Blanc, du Bois-Noir, de la Cigalerie...
Bientôt, l'ascension commence. Les balles, en
passant au-dessus de nous, ont un cri aigu de
petites bêtes en colère...
Le long des boyaux, des hommes sontcouchés :
les uns dorment, les autres s'occupent à de
menues besognes. Nous les interpellons fami-
liërement. Depuis plusieurs jours, ils vivent au
milieu des menaces de la mort; on pourrait
s'attendre, de leur part, à quelques propos
impatients, ou bien même à une certaine angoisse
morne. Erreur ! Ils sont gais... Mais ce n'est pas
la grosse joie simpliste des heures de liesse,
non; c'est un élan joyeux, spiritualisé, où Ton
devine un noble orgueil, de la sérénité réfléchie
et môme, tout au fond, une certaine gravité.
A droite et à gauche, le sol, bouleversé, n'es
qu'un chaos de choses hétéroclites ; on dirait
qu'un tremblement de terre vient de secouer la
colline.
« C'est un vrai chantier de démolition... ou
de construction » dit le sergent Fougères.
Parole profonde ! C'est bien un chantier, ici,
infiniment sublime... Comme matériaux, des
hommes, des cadavres, de la terre, des fusils,
des obus... Comme travail, une démolition
d'abord : celle de l'esprit de barbarie; unecons-
86 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
truction ensuite : celle de la France de demain.
Je comprends maintenant l'étrange gaieté des
hommes qui vivent ici : elle est la fierté d'être
les ouvriers d'une grande œuvre. Ainsi devaient
être les joyeux maçons des belles cathédrales du
moyen âge...
La vertu mystérieuse de cette colline, c'est
de révéler à celui qui la foule, les forces igno-
rées de son âme... Avant, il s'angoissait en pen-
sant que la déshonorante peur l'accablerait peut-
être, quand il serait « là-haut ! »
Miracle ! toutes les idées funèbres ont fui.
Chacun sent s'épanouir en lui-même un émoi
d'une saveur infiniment rare et dont, plus tard —
tel le vieux maj*in qui regrette la tempête — il
aura la nostalgie orgueilleuse... Même si la mort
doit le frapper, le jeune chevalier sait, mainte-
nant, qu'il a vécu la minute sacrée oii, dans un
seul frémissement, l'âme embrasse plus de vie
que dans tout un siècle rempli d'événements
monotones et mesquins.
X
COMBAT A LA GRENADE
Quand les autres disaient en clignant de l'œil :
« Hein! on y monte, là-haut? » Bourru répon-
dait avec un petit air de suffisance : « Hé ! hé !
un de ces jours ! » Mais c'était pure vantardise.
Dans son for intérieur, il savait bien que ce serait
une folie de sortir de la tranchée pour aller en
construire une autre vingt pas en avant, juste
au sommet delacrète... Sans doute, de ce nouvel
emplacement, on dominerait les Boches; mais,
quoi ! plusieurs fois on avait déjà essayé de s'ins-
taller là-haut. . . il avait fallu en partir en laissant
des cadavres sur le terrain... Non, vraiment, il
valait mieux que Français et Boches restassent
chacun sur un des versants de la colline.
Mais, dans l'escouade, il y a quatre ou cinq
« jeunots » qui ne tiennent pas en place et font
les malins. Ecoutez Aubouin affirmer : « Les
Boches ! s'ils nous voyaient là-haut, ils fiche-
88 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS --
raient le camp comme des lapins », et Tschieret
lancer d'une voix de défi : « Trois copains pour
me suivre et la crête est à nous » ; et chacun
renchérit.
Ces cocoricos durent depuis huit jours. Ah !
les mamans qui écrivent à leur fils : « Pas d'im-
prudence surtout », ne se doutent pas combien
c'est difficile, le métier d'homme prudent. Aussi
vous comprenez bien que Bourru ne va pas
céder sa place dans l'expédition, lui à qui le
général de division a dit un jour, en le décorant :
« Ah ! tu es Bourguignon, mon vieux ; alors
nous sommes pays... Les gars de chez nous
n'ont pas peur, hein ? » En cette minute solen-
nelle, — pendant laquelle le général tortillait sa
barbiche poivre et sel, — Bourru avait décidé
qu'il serait brave jusqu'à la fin de sa vie.
Voilà pourquoi notre soldat et ses camarades
se trouvent tous ce soir en train de creuser une
tranchée là-haut... Oui, « ils y sont montés » —
sans ordres d'ailleurs. Ça n'a pas été difficile :
le guetteur boche dormait sans doute : aucune
fusée éclairante ne les a dévoilés... Les a jeu-
nots », tout en piochant, rigolent intérieurement :
« Ah ! ce que les copains du régiment vont
être épatés demain... Et le capitaine!... elle
commandant ! . . . et le colon ! »
COMBAT A LA GRENADE 89
Bourru, lui, pense tout simplement : a Pourvu
qu'on ait le temps de creuser son trou avant le
crapouillotage... »
Mais s'il y a un dieu pour les ivrognes, les
imprudents en ont un aussi. Pas un bruit du
côté des Boches. Veine ! Les pioches mordent
rapidement dans le sol bouleversé par les précé-
dentes attaques et qui n'a jamais été « nettoyé ».
Tiens, une vieille gamelle... un fusil rouillé...
une capote... Soudain, la pioche de Bourru
rebondit comme si elle rencontrait quelque chose
d'élastique : « Je m'en doutais, grommelle le
soldat, c'est un cadavre d'il y a trois semaines...
C'est bon, mon vieux, je vais pas te déranger ! »
Et Bourru creuse un peu à côté, de façon à laisser
le cadavre dans le parapet : c'est plus conve-
nable !...
Pan ! Pim ! Bing ! piaou ! Des grenades tom-
bent à quelques pas des travailleurs. On se
croyait caché ; pas du tout ! Le ciel entier vous
voit et vous crache des pétards à la figure. Ça
donne l'idée d'une haine aux aguets qui vous
saisit traîtreusement.
Les jeunots se sont terrés. Si vous pouviez
regarder en leur âme, vous verriez que la peur
Ta submergée d'un seul coup, comme une vague
qui s'abat sur un tranauille baigneur, quand la
90 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
mer se fâche subitement. Sous ce choc, les pen-
sées sont noyées, l'âme ne voit plus clair, mais
l'homme se défend et se redresse pour fuir.
Une ombre s'est levée sur la crête. Avant
qu'elle eût bondi en arrière, Bourru a saisi le
pan de la capote du soldat affolé qui se sauvait.
— Hé!... où que tu cours comme ça?
— Je... je... j'ai oublié... ma... mon. ..bidon.
— Je te prêterai le mien... Tu ne vois donc
pas que les Boches nous manquent !
C'est vrai. Dans l'ignorance de l'endroit précis
d'où vient le bruit qui les a alertés, les Alle-
mands lancent leurs grenades « trop court » et
elles roulent sur la pente. Oui; mais, quand il
fera jour, les Boches rectifieront leur tir... Le
travail continue avec acharnement, chacun sent
que sa vie va dépendre, tout à l'heure, de la pro-
fondeur de son trou.
Le jour se lève; on domine toute la plaine,
rose sous le soleil, et la tranchée ennemie, qui
est à vingt pas.
« Voilà le moment où ça va barder », pense
Bourru... En effet, les grenades allemandes
tombent plus près...
Faut-il répondre aux Boches? Problème ! Sous
nos projectiles, ils se tairont peut-être, accablés.
Mais il se peut aussi que leur fureur augmente,
COMBAT A LA GRENADE 91
qu'ils s'acharnent à avoir le dernier mot. Or, ils
sont mieux approvisionnés que nous, puisqu'ils
sont dans leurs tranchées, tandis que nous, quand
nos musettes seront vides, ce sera diflicile d'avoir
d'autres grenades. D'autre part, si nous bou-
geons, nous allons faire repérer nos abris qui
sont bien minces encore... Ces soldats, sur cette
crête, sont perplexes comme un homme pris
dans un vol de guêpes et qui reste iigé en pen-
sant : « Ne les agaçons pas î »
C'est décidé, on restera coi. Mais combien
pénible est cette immobilité anxieuse quand, d'un
moment à l'autre, une grenade peut vous arriver
sur la tête... On en sue aussi fort qu'à la corvée
de rondins, en plein midi.
« Oh! et puis, zut, c'est trop fatigant de ne
rien faire ! »
Bourru a saisi une grenade. Et, de la main
droite : tac ! il en frappe le percuteur sur la
paume de la main et la « balance » aux Boches...
Et maintenant tout éclate, tout siffle, fume,
pète...
On voit une tête de Boche dépasser :
— Hé! à toi, tire-le... Non, à moi!
— Et à moi j'te tire ! et à toi j'te tire!
On ne voit que des bras prendre leur élan,
92 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
des corps s'aplatir, des hommes se déplacer...
Les Boches répondent.
— Hé! vieux... passe-moi une de tes gre-
nades.
— Tiens, prends ma musette pleine, j'ai le
bras amoché, j'en peux plus.
Ça sent la fumée, une fumée qui donne la
fièvre et racle la gorge.
Attention! Jolly ! à tes pieds... ramasse-la...
Il était temps, la mèche de la grenade fusait
près du soldat. Adroitement enlevée, elle est
rejetée du côté de l'ennemi... Ce Jolly, quel
type ! Il a installé une boîte de grenades à côté
de lui, des vieilles : modèle 1914, à rugueux.
Il en a suspendu une dizaine au quillon de son
fusil, avec des lanières de cuir munies de crochet.
Ça fait comme une grappe... de grenades, des
vraies, alors, celles qui viennent d'Afrique et
qu'on vend chez les marchands de fruits. De
temps en temps, il empoigne un engin, tire
dessus; le rugueux s'arrache, et pan... voilà un
cadeau de plus pour les Boches qui « s'écrase »
en arrivant.
Flac... flac... deux engins allemands viennent
de tomber près de Jolly. L'un est rejeté vivement ;
l'autre va suivre le môme chemin ; le soldat l'a
encore dans la main, il fuse. . . Baoum ! . . . la gre-
COMBAT A l,A GRENADE 93
nadea explosé... la main de Jolly disparaît dans
la fumée...
— Ah ! vous voilà, les brancardiers ! Eh bien,
il n'es,t pas trop tôt. Tenez, emmenez donc Jolly
et dites, en descendant, qu'on nous monte des
grenades.
— Moi, j'en irais bien chercher, dit un jeune
homme qui tremble un peu.
— Mais non, mon petit, reste. On va nous
servir à domicile, comme des princes.
— Dis donc, Bourru, ça chauffe ! Crois-tu
qu'on puisse tenir longtemps ?
— Jusqu'au traité de paix ! la bleusaille. On
y est, faut qu'on y reste. Allez, tape et t'occupe
pas du reste...
— Ah ! chic ! v'ia Grossou qui s'ambne en
rampant, hvec des musettes pleines de grenades.
— C'est pastoutça, les gars, dit Bourru. Faut
en mettre un coup, tous ensemble, pour les faire
taire.
On se concerte pour organiser un jet simultané
qui démoralise l'adversaire parce qu'il se sent
accablé de tous les côtés.
Pan! pan! pan! première rafale... A la cin-
quième, silence complet du côté des Boches...
Il n'est que sept heures du matin, et l'échange
94 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
de grenades n'a pas duré plus de vingt minutes.
— Ah ! ces messieurs ne veulent plus jouer,
dit Lachard ; quel dommage !
Les jeunes rient nerveusement. Leur effort a
été si grand, leur sembie-t-il, que sûrement il ne
doit plus rien rester à faire aux corps d'armée
voisins. La guerre est finie, bien finie... L'un
d'eux propose timidement :
— Maintenant qu'on a prouvé aux Boches
qu'on les possède, si on s'en allait... ça serait
peut-être plus prudent.
— Je ne veux pas, dit Bourru; vous avez
voulu venir ici, restons-y !...
XI
LA GAVE DU GÉNIE
Voici les images que Bourru en conserve...
Une solide cave d'une maison, du village, au-
dessus d'elle tant de débris se sont accumulés
qu'ils" forment matelas contre les obus, c'est
pourquoi le génie y dépose ses explosifs. — Elle
résistera bien deux mois au bombardement. —
Quand il y a attaque et qu'on est en réserve, on
y va attendre son tour d'entrer en ligne. Un
poste de secours est installé dans un coin. On
regarde les blessés avant d'aller sur le parapet,
à l'endroit même où ces agonisants ont reçu le
baiser de la mort ! Que voulez-vous, cette cave
est la seule où l'on soit en sécurité là-haut, il
faut bien l'utiliser au maximum. Au dehors les
obus éclatent, la terre tremble...
Bourru ne pense pas, dans son âme il n'y a
que des images. On apporte un blessé.
— Il est touché au ventre, dit le brancardier.
96 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
L'homme g^eint, pousse de petits cris, on le
dévêt, son ventre apparaît, il y a tant de sang
sur la peau qu'on ne voit pas le trou de la bles-
sure. Ah! le voici... là, doucement on applique
les compresses de pansement, puis on laisse le
blessé tranquille. Il gémit encore, mais bientôt
les petits cris diminuent de vigueur, on dirait un
chanteur qui descend la gamme. A la lueur de
la bougie, on le voit pâlir, jaunir... jaunir, puis
cesser de gémir ; un brancardier saisit la main
qui retombe inerte : « Il est mort, dit-il, mettez-
le dans une toile de tente... on le descendra ce
soir ou demain. »
A côté, on déculotte un autre blessé ; un éclat
lui a labouré une fesse, la blessure semble une
bouche monstrueuse auxlèvres énormes, rouges,
saignantes.
Plus loin, un infirmier fouille les morts, ras-
semble leurs porte-monnaies, leurs carnets, leurs
portefeuilles, il en fait l'inventaire rapidement ;
dans ses mains on voit passer des photographies,
des boucles de cheveux, des lettres.
— Laissez-moi, laissez-moi, crie un soldat
qu'on amène. Je veux y retourner... Ah! les
cochons de Boches ! Il ne faut pas qu'ils puissent
dire qu'ils m'ont eu.
Et au milieu de son visage ensanglanté on
LA CAVR DU GÉNIE 97
voit deux yeux qui flambloient sous l'excita-
tion.
— Ah! mon vieux, raconte un autre, c'est la
guigne. V'Ià deux heures qu'on était dans le trou
d'obus... il y avait un mur en face, j'étais sûr
qu'il n'y avait plus de Boches. Pan ! j'ai senti un
coup de poing sur l'épaule, j'ai même cru que
c'était Mazel qui me tapait dessus; je ne puis
m'expliquer d'où qu'elle est venue, cette balle.
— Hé bien ! quoi — déclare un brancardier à
un blessé qui crie, — ne gueule pas comme ça,
tu as la blessure filon, veinard, va !... trois mois
à la Côte d'Azur dans des draps blancs.
Le jeune médecin Bonjean, adoré de tous les
troupiers pour sa bravoure et son dévouement,
est là. Depuis huit jours, il a reçu la croix d'hon-
neur si bien méritée. On apporte un blessé dont
la jambe fracassée ne tient plus que par quelques
lambeaux. Le docteur se met en devoir d'ache-
ver l'amputation. Soudain, le blessé se réveille
du coma, ouvre les yeux, voit le ruban rouge
tout neuf sur la poitrine du médecin.
— Monsieur le major, dit-il d'une voix faible,
justement je désirais vous féliciter... permettez-
moi de profiter de l'occasion...
— Non ! non ! hurle un autre, je ne veux pas
mourir... Maman, maman, au secours !
7
98 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Beaucoup d'autres blessés ne disent rien du
tout...
— Que c'est long ! que c'est long ! murmure
Bourru, vivement qu'on sorte de là...
Mais tous les soldats ne sont pas de cet avis ;
cette cave du génie, tout le monde la connaît
comme un abri sûr en cas de bombardement.
Dès qu'un crapouillotage devient intense, on se
sent irrésistiblement attiré vers elle. Ah ! pouvoir
s'y engouffrer au moment où une volée d'obus
s'abat sur vos talons, quelle sensation! le souve-
nir que vous en gardez vous hante comme celui
d'une volupté.
Aujourd'hui que ça chauffe, quelques hommes
viennent vers la porte de la cave, mais quoi ! on
ne peut y laisser entrer tout le monde. Le sous-
officier du génie crie :
— Voulez-vous f. .. le camp !
— Laissez-moi entrer, rien qu'une petite mi-
nute... disent les plus faibles.
Parfois, le ton de voix est si pitoyable que le
sergent laisse entrer l'affolé pendant quelques
minutes. Alors l'homme reste là, essoufflé, trem-
blant et silencieux; il regarde dans le fond de la
cave le groupe des blessés éclairés par les bou-
gies.
On ne sait pas ce qu'il pense... D'ailleurs per-
LA CAVK DU GKNIE 9*
sonne ne pense, dans la cave du génie, on y
attend, on y souffre, on y emplit ses oreilles de
cris et ses yeux de visions qui, plus lard, se trans-
formeront peut-être en pensées...
XII
LES RELÈVES SE SUIVENT
Je pourrais continuer à vous montrer Bourru
dans les humbles détails de sa vie quotidienne;
vous verriez alors mon guerrier dans ses occu-
pations monotones ae soldat de tranchées. Les
« séjours en ligne » succèdent aux « repos »,
interminablement. Quinze jours là-haut, quinze
jours dans les cantonnements et ainsi de suite.
Cela vous semblerait profondément banal, aussi
je préfère peindre à grands traits.
Les relèves s'ajoutaient les unes aux autres ,
cela introduisait dans la vie du soldat des divi-
sions solides. Les régiments se relayaient comme
des équipes de travailleurs qui creusent le
tunnel du métropolitain ; on ne comptait le
temps que par relève. On ne disait plus : le
mois dernier, la semaine prochaine, le mot « re-
lève » 9-vait remplacé toutes les désignations de
période de temps en usage dans le langage civil.
LES RELÈVES SE SUIVENT 101
Les occupations des combattants elles-mêmes
se ressentaient de cette stagnation; elles avaient
pris une forme administrative, bureaucratique :
tout était prévu, organisé. Oh! le sinistre mot:
« Organisation », c'est celui que les Boches pro-
noncent avec orgueil ; ils disent que leur civili-
sation en est à la période de l'organisation ; et
pour les battre, il a bien fallu les suivre sur
ce terrain. Mais alors, quelle perte ! La guerre
n'a plus cette auréole romanesque, cet imprévu
qui la rendait si attrayante quand nous la lisions
dans les mémoires des soldats d'autrefois. Finie,
la gaie fantaisie des hussards en chevauchée
dans les campagnes où l'on découvre mille occa-
sions de rire et de se battre. Maintenant Bourru
va au combat comme à l'atelier, de telle heure
à telle heure et, quand il n'est pas « en ligne »,
il faudrait vraiment qu'il se passât des choses
exli'aordinaires pour que cela l'intéresse.
Au cantonnement, pendant la période de repos,
les troupes reprennent la vie de garnison, l'exer-
cice quotidien, les revues, les embêtements.
En ligne, les bataillons alternent dans les di-
verses positions, tantôt à Vauquois même, à l'est
ou à l'ouest, tantôt dans les positions de seconde
ligne, le Bois Noir, la Maize, les Allieux. On va
là chacun son tour.
102 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Un des sujets de conversation favoris est de
supputer si l'on ne fait pas plus de service que
son voisin. Chosecurieuseîinterrogezleshommes
du ..® régiment, ils vous prouveront que leur
régiment est toujours « sacrifié », c'est-à-dire
qu'il fait douze heures ou vingt-quatre heures de
séjour dans les tranchées de plus que le régi-
ment voisin. « Ah! les types du ./, affirment
les poilus, ce sont de sacrés veinards, ils sont
pistonnés... jamais plus de quinze jours en ligne,
tandis que nous, on reste seize jours! dix-sept
jours!... »
Mais si vous allez faire une enquête dans ce
régiment privilégié, on vous prouvera exacte-
ment l'inverse. Bourru se laisse aller, lui aussi,
à cet état d'esprit. Fréquemment, il grogne
contre le sergent, le chef de section qui le met
au créneau plus souvent qu'à son tour. C'est à
lui, prétend-il , qu'échoient toutes les corvées
désagréables. Qu'il s'agisse de passer une nuit
à piocher pour relever un parapet écroulé,
c'est Bourru qui marche, qu'il s'agisse d'aller
chercher des gabions, des rondins à quatre kilo-
mètres de là. Bourru est bon, Bourru par ci,
Bourru par là, on dirait qu'il n'y a que lui dans
rescouade. Ah! le caporal sait bien qu'il n'est
pas un « rouspéteur », pas de danger qu'il com-
LES RELÈVES SE SUIVENT 103
mande Faraud, parce que celui-ci l'enverrait « à
la gare ». Mais il faudra que ça finisse ! la pro-
chaine fois, Bourru est décidé à ne pas se laisser
commander de corvée en dehors de son tour. Il
affirme à son ami Revel qu'il rouspétera, qu'il
réclamera au lieutenant, au capitaine, au com-
mandant, au colonel s'il le faut ! Mais allez donc,
il y a une prédestination secrète pour chacun de
nous. A peine Bourru a-t-il proclamé ainsi ses
droits à l'égalité de traitement, que le caporal
vient lui dire :
— Eh ! Bourru, va donc à la soupe.
— C'est bon, on y va, grogne le soldat.
Les conversations se ressentent de cette mo-
notonie dévie. Pas de grands sujets, on se satis-
fait à commenter les petits événements du jour.
Ainsi, aujourd'hui, un gros potin court dans les
abris de la 6° compagnie qui est en deuxième
ligne à la Maize. Il paraît que le capitaine a ren-
voyé son ordonnance Mézerette. Evénement for-
midable !
Cela était dans Tair, à vrai dire : depuis quel-
que temps le « vieux » engueulait Mézerette
plus que d'habitude. Quand on passait devant
le poste de commandement, on entendait l'offi-
cier crier : « Mézerette, bougre d'idiot, où as-tu
104 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
fourré ma brosse à dents ? tu t'en sers pour asti-
quer tes bagues d'aluminium, bougre de coclion,
va 1 apporte-moi de l'eau et plus vite que ça... »
On se disait : « Ça barde pour le falot de Méze-
rette. » Mais ce qui a fini, paraît-il, par tout
casser, c'est que le « vieux » a surpris son
ordonnance en train de vider une bouteille sur
laquelle il y avait écrit « Force morale. Souve-
rain en cas de crise. Qualité extra ». Mézerette,
depuis longtemps, avait parlé de cette bouteille
placée dans la cantine de son patron ; ça l'intri-
guait, il y a goûté un jour, c'était de l'excellent
cognac. Juste comme il buvait à la régalade, le
capitaine est venu.
— Oh ! mon vieux, s'exclame Fabri, quelle
engueulade il s'est fait servir, Mézerette! Si tu
avais entendu ça »
Pendant huit jours, cette histoire fera le tour
des tranchées. Mézerette déclare à tout venant
que ça lui est bien égal de reprendre sa place
dans les corvées; mais ce n'est pas vrai, il est
très penaud. Par qui le capitaine va-t-il le rem-
placer? Grave question qui se rattache à cette
autre également importante, la « question des
filons ». Quelques soldats sont toujours en quête
d'un emploi ; on n'imagine pas ce qu'il faut in-
triguer, parlementer, tirer des plans quand on
LKS RELÈVKS SE SUIVENT 105
veut être conducteur, cuisinier, infirmier, ordon-
ncince. Lahurie se propose invariablement pour
toutes ces fonctions ; n'ini porte quel filon lui
serait agréable, pourvu que ce ne soit pas en
première ligne. . . Que voulez-vous? tout le monde
n'en pince pas pour les crapouillots.
Bourru, lui, est trop fier pour demander un
filon ; il est paysan bourguignon, dans le civil
« il ne sait que cultiver ses cbamps et ses vignes»,
comme soldat, il ne connaît que le métier de
guerrier ; c'est chez lui une sorte d'orgueil. Dans
son for intérieur, il- ne serait peut-être pas fâché
d'être conducteur, il aime les chevaux, mais tant
de gens intriguent pour avoir cet emploi qu'il
préfère s'abstenir franchement de toute demande.
Il en ressent d'ailleurs une profonde satisfaction
intérieure. Heureusement, le type Bourru domine
dans la compagnie; ces braves gens pas très dé-
brouillards, mais d'esprit lucide au créneau,
sont la solide matière dont la France est pétrie,
ils le savent et en ressentent une satisfaction de
conscience dont ils jouissent âprement.
On allait ainsi, les jours poussant les jours,
les petites préoccupations remplissant les inter-
valles que laissent entre elles les heures tragi-
ques, les attaques, les bombardements
106 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Devant cette description de vie monotone ,
peut-être allez-vous répéter le cliché qui tant de
fois agaça les poilus :
— En somme, votre plus redoutable ennemi,
n'est-ce pas ? c'est le vide de ces longs jours,
l'ennui.
Et en vous disant cela, vous vous représentez
mentalement ce sentiment d'ennui que vous con-
naissez. Halte-là ! nous voici en pleine équi-
voque. La faute en est à la langue française qui
veut exprimer avec un même mot des sentiments
différents. L'ennui ! en disant ça, vous voyez un
brave bureaucrate quelconque qui bâille derrière
un guichet d'administration. J'ai entendu de
braves femmes s'apitoyer avec les mêmes émo-
tions, les mêmes phrases, sur l'ennui qui peut
accabler un infirmier de garde somnolant dans
un hôpital de l'arrière que sur le soldat qui « s'en-
nuie » au créneau, à vingt mètres des Boches.
L'identité de mots nous fait croire à l'identité
d'émotion. Au nom de Bourru, je proteste. Ce
que vous, bonnes âmes, appelez l'ennui du sol-
dat de tranchées est quelque chose d'infiniment
tragique. Ah ! que je voudrais avoir le temps
d'écrire un volume, rien que sur l'analyse de ce
sentiment; j'aimerais à essayer de projeter quel-
ques lueurs sur cet aspect ténébreux de l'âme
LES RELÈVES SE SUIVENT 107
du soldat, mais quoi ! vous le voyez bien, je note
quelques traits de la vie de Bourru, vite, très
vite, comme quelqu'un qui se dépêche d'inscrire
sur un carnet les courses qu'il a faites dans la
journée. Cependant laissez-moi vous dire qu'une
chose donne de la profondeur à l'ennui du sol-
dat, c'est l'intuition de la mort qui rôde...
On s'en va, des jours et des jours, des semaines
et des semaines, dans le secteur, on rencontre
une tombe, un trou d'obus, des batteries tirent,
on sait que d'un moment à l'autre une salve d'ohus
ennemis peut s'abattre là dans le sentier que vous
traversez, sur cette guitoune de planches qui
vous abrite en deuxième ligne. Hier, les cuisines
ont été bombardées, avant-hier, c'étaient les
batteries de montagne; quand on monte à la
crête, à l'endroit où l'on prend le sentier pour
aller au Mamelon blanc, les balles sifflent ; pas
mal de camarades sont tombés déjà ici et pour-
tant nous sommes en deuxième, troisième ligne;
en ce moment, on ne se bat pas, on fait son
service de soldat d'arrière et, dans les bois, on
fabrique des gabions, des claies, on porte des
rondins, besogne pacifique de bûcheron; non,
vraiment, on n'est pas au danger; Bourru n'a
pas besoin de courir pour se garer des crapouil-
lots; je vous le répète, en ce moment, son ba-
108 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
taillon est en deuxième ligne, à trois ou quatre
kilomètres en arrière de la ligne de feu. Mais
demain, il montera là-haut, à l'Est, oii l'on trouve
toute la collection des dangers qu'olTre la guerre
moderne... puis après, il redescendra au canton-
nement, puis il remontera...
Et cela continue, continue des semaines, des
mois. Certes, Bourru s'ennuie et il ne vous
avouera pas que cette menace perpétuelle de la
mort est un élément de son ennui, il est trop
fier pour ça. Mais moi, je pense ceci : l'homme
tend à vivre de toute la force que sa race a ac-
cumulée dans ses fibres. Il veut durer, aller
loin, le plus loin dans l'avenir; par sa volonté,
il mate toute cette puissante poussée de son
être vers la vie, il lui dit : « Je veux que tu te
taises, moi, je veux que tu restes dans ce bois, où
d'une minute à l'aulre un obus peut m'anéan-
tir. » Ça ne va pas tout seul, il est obligé de
parlementer :
— Vois-tu, mon pauvre vieux corps, toi tu ne
comprends que la vie simple, tu voudrais t'en
aller d'ici, tu me pousses constamment à cette
fuite. Le matin, quand je me réveille, c'est parce
que tu n'es pas content, que j'ai cette amertume
à la bouche, rien qu'en pensant à la nouvelle
journée qui vient. C'est à cause de toi aussi qu'en
LES RELÈVES SE SUIVENT i09
dormant j'ai des cauchemars, où je me vois au
milieu d'obus, écrasé sous mon abri ou râlant
abandonné dans quebjue coin. Que veux-tu, ma
vieille carcasse, nous sommes là, restons-y...
Tu ne peux pas comprendre, toi qui n'es que
matière, toutes les raisons qui font que nous
sommes là. Aussi je ne te les dirai pas, d'ailleurs
je ne le pourrais pas. Je sens ça comme venu du
lointain de mon passé...
Déjà quand nous étions gosses et que l'insti-
tuteur de Bligny, M. Hérard, nous parlait de
l'Alsace-Lorraine, ça commençait, tu n'étais plus
le maître, quelque chose en moi naissaitqui,un
jour, serait plus fort que tous les désirs de
vivre... cela s'appelle, paraît-il, le patriotisme;
c'est une chose très compliquée. .. Tu te souviens,
il y avait au village un brave homme, le père
Baret, il nous raconta un jour qu'en 70 les
Prussiens s'étaient présentés au village au mo-
ment où il était au cabaret en train de jouer au
billard.
— Je n'interrompis pas ma partie, disait-il, et
pour leur faire voir que je n'avais pas peur
d'eux, je fis un magnifique carambolage au nez
d'un sous-officier prussien qui entrait dans le
café. Mais je serrais très fort la queue de billard;
s'il m'avait insulté je la lui collais sur la gueule!
HO BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Hein, comme tu tressaillais, quand le père
Baret racontait cette vulgaire histoire au petit
enfant que nous étions. Et puis, il y eut les
livres d'images, la Saint-Baldoux, fête patronale
du village, où le curé, en chaire, parlait des
ancêtres, l'histoire de France, les discours du
député qui parlaient de justice sociale, civilisa-
tion, liberté, égalité...
Vois-tu, mon pauvre vieux corps, c'est toutes
ces choses-là qui sont inscrites en nous et qui
nous obligent à rester ici dans cette contrée
d'Argonne où il tombe des obus. *
Et puis aussi, vois-tu, les autres y restent bien,
il faut faire comme eux. Et puis, quoi, après tout,
tu es forcé de rester là ! Mais tu n'acceptes pas
ça facilement, il faut que je te mate. Si je te
laisse la parole, tu me parles constamment du
passé radieux, de l'avenir plus magnifique
encore, tu me montres ma mère pour m'atten-
drir, tu pousses dans ma tête de grands mots
comme Vie, Bonheur, Paix, Calme..., tu me peins
des tableaux où je me vois heureux, au milieu
d'un groupe d'amis, le verre en main, sous la
treille. Aussi, tu me parles d'amour, de famille,
d'enfant... Ah! ce que tu tiens à la vie, jouisseur
va! A chaque instant, il monte dans ma cons-
cience comme un désir de vie qui se heurte à
LES RELEVES SE SUIVENT lit
une image de mort. Je le suppose, bien entendu,
car moi... je ne vois rien de tout ça. Je vois
simplement le paysage plus gris, le ciel plus sale
de nuages, j'entends le grondement du canon
plus sinistre; je suis bien fatigué et je trouve la
soupe mauvaise. Je rêvasse en attendant lanuit
prochaine, pendant laquelle je dois faire une
corvée de rondins, là-haut !
Mon air doit être assez lugubre puisque
Ladoué me crie : « Hé, Bourru, secoue-toi! je
parie que tu t'ennuies, tiens je vais te passer un
tuyau que le cycliste vient de me confier. 11 m'a
dit comme ça... « tu sais, le bruit court que la
guerre ne durera pas toujours ! »
Et Ladoué éclate de rire.
— Allons, conclut Bourru, vivement que
l'heure de la corvée arrive, qu'on s'occupe à
quelque chose; je crois bien que j'ai le cafard,
casoir.
XIII
AU CRÉNEAU
Bourru, soldat de 2" classe, sort de son trou de
bonne heure comme tous les matins. A peine sa
tête a-t-elle dépassé le ras de la tranchée, qu'il
se frotte les yeux et s'exclame : — Tiens ! la
neige ! — Instantanément, son visage s'est épa-
noui de surprise joyeuse, car ce n'est pas le
paysage triste et jaunâtre d'un hiver vieilli qu'il
a sous les yeux, mais bien la première neige de
l'année, fraîche, pimpante, gaie sous le soleil.
La nature s'est mise en travesti pour rire un
peu...
Bourru regarde la campagne... Bien qu'il soit
là depuis des mois, il y a bien longtemps qu'il ne
l'a «vue » avec les yeux de l'esprit. Voyons ! je
vous le demande, quand on est une bonne ma-
chine à tuer du Boche, a-t-on le temps de dis-
tinguer les belles formes qui vibrent dans les
vapeurs des vallées, ou dans les lointains fores-
tiers ?
AU CHÉNEAU H3
Mais aujourd'hui, Bourru reste fig^é dans une
contemplation adniirative. Une vieille phrase de
ses cahiers d'écolier trotte dans sa mémoire :
« La nature a revêtu son blanc manteau d'her-
mine.. . » et cela déchaîne en lui tout un défilé de
visions émouvantes : ses joies d'enfant quand il
roulait une grosse boule de neige, les veillées en
famille à la ferme, au coin du feu, en buvant du
vin blanc et mangeant des marrons... dehors la
bise s'aiguisait les dents, les chiens hurlaient
Tugubrement, et les filles peureuses cherchaient
instinctivement le regard des gars solides... Les
vieux racontaient des histoires très longues : on
avait le temps, c'était l'hiver, une saison de va-
cances qui devait durer... durer... jusqu'au
printemps. Puis, au jour de l'an, il y avait des
étrennes que la mère donnait avec des larmes
dans les yeux... Tout est naïf, charmant...
blanc, dans l'âme enfantine de Bourru...
Soudain : — floc ! boum ! — un gros obus
éclate bêtement dans la neige, à quelque dis-
tance, incongru comme une grossièreté que lâche
un balourd dans un salon oiî l'on récite un poème
rare, noble et doux...
— Hé là! le gros noir! ta gueule, ferme ça...
tu me gênes !
Mais c'est en vain que Bourru essaye de rat-
8
114 BOURRU, SOLOAT DE VAUQUOIS
traper la cliëre et douce vision... son âme est
redevenue brutale et farouche, ainsi qu'il con-
vient à un homme qui va boire son « jus », puis
après, se rendre au créneau où son tour l'appelle.
Bourru arrive au créneau.
— Ah, te v'iàl dit le camarade relevé.
— Rien de neuf? demande Bourru.
— Y a « Fritz » qui tire par ici, fais attention,
fais-toi pas repérer.
— Y a pas de danger !
Et la relève est faite. Un homme s'en va, heu-
reux d'aller s'étendre pendant quelques heures,
tranquille, au fond d'un souterrain ; un autre
homme s'est placé à côté d'une petite ouverture
qui donne du côté de l'ennemi.
Bourru regarde autour de lui : le parapet de la
tranchée n'a pas changé. C'est toujours la même
muraille de sacs de terre et de gabions placés
pêle-mêle au mépris des lois de l'équilibre ; des
rondins étayent la muraille aux points où elle
penche trop : ainsi elle durera encore quelques
heures, peut-être même quelques jours, jusqu'au
prochain « crapouillotage » qui l'écroulera.
Le créneau est là, dans cette muraille : une
mince fente entre deux sacs de terre placés de
travers exprès, afin que le trou semble un effet
du hasard. Pour éviter que l'ouverture, vue de
AU CRÉNEAU H5
l'extérieur, ne se découpe sur le ciel, on y fait
pendre, du côlé intérieur, un sac vide qui forme
« voile pIioLographique » ; quand l'observateur
regarde, il a le voile derrière la tête et, pour le
Boche d'en face, il n'y a rien de changé dans la
couleur de la muraille.
Bourru se dit : « 11 faut que je voie ce qui se
passe», mais il attend encore quelques instants...
Ça a l'air très simple, de risquer un coup d'œil
à travers une fente... Mais quand on sait que
Blanchard, Renaud, Cortu et tant d'autres ont
reçu une balle dans la tête précisément au
moment même où ils regardaient. . . eh bien. . . on
a beau s'appeler Bourru et avoir la croix de
guerre... on hésite !
Oh, pas longtemps! Avec précaution, Bourru
passe sa tête derrière le voile : la muraille enne-
mie, faite de sacs pareils aux nôtres, esta trente
mètres. En avant d'elle, des débris innombrables,
des vieux gabions, des fils de fer entortillés, des
chevaux de frise que la neige ne parvient pas à
dissimuler complètement. Au loin, la plaine im-
mense toute blanche, semée de petits boqueteaux
noirs ; à l'horizon, un clocher, des collines dont
les jolies lignes s'harmonisent pour faire un pié-
destal bleu sombre à de légers nuages blancs.
— Et dire que ce pays-là, c'est le nôtre ! Ah,
116 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
il faudra bien qu'ils le rendent, les voleurs ! —
Une seconde. Bourru a l'âme violente d'un sei-
gneur féodal qu'on a dépossédé d'un beau do-
maine.
— Si encore je voyais un de leurs créneaux,
à ces c là! je leur allongerais un coup de
fusil... — Mais impossible de discerner une fente
dans le mur d'en face.
Bourru baisse la tête et se retire ; il était
temps... « flac ! »... une balle vient de passer
juste par l'ouverture ; le voile troué donne un
témoignage irrécusable du danger couru.
L'homme a pâli et chancelle, son cœur bat à
petits coups, ses mains tremblent. Vous vous en
étonnez? Peut-être croyiez-vous qu'il fallait au
moins l'explosion d'une torpille de 100 kilos
pour faire peur à un brave ? Car Bourru est
brave ; il va le prouver, sans avoir besoin de
monter sur le parapet en criant : « En avant ! »
Cet humble soldat reste d'abord cinq minutes
à répéter bêtement : « Ah ! bien, ah ! bien, je l'ai
échappé belle ! ». Puis, une autre idée lui vient :
« Il faut regarder de nouveau... et par ce cré-
neau-là... car justement le « crapouillotage » de
la nuit a bouché les autres... »
Comprenez-vous maintenant qu'il faut peu de
chose pour se classer parmi les héros ? Bourru,
AU CRÉNEAU 117
lout seul dans son coin de tranchée, sous ce ciel
d'hiver, dans lo silence matinal que trouhlenl ta
peine des coups de fusil isolés, va-t-il déplacer
sa tête de quinze centimètres pour regarder dans
le trou? Il lui serait si commode de s'asseoir au
fond de la tranchée!...
Un quart d'heure après, le lieutenant de ronde
surgit inopinément... Bourru sort la tête de des-
sous le voile d'où il observe l'ennemi et annonce
flegmatiquement :
— Rien de nouveau.
— Bien... continuez, dit l'officier.
Et le soldat se replace de l'autre côté du voile,
devant l'ouverture d'où l'on voit des corbeaux
planer sur la campagne...
XIV
LA VISITE DU COLONEL
Bourru et ses camarades sont en train de
creuser une nouvelle tranchée. Au cours de la
dernière attaque — il y a quelques jours — ils ont
réussi à avancer de dix mètres, c'est épatant!
Mais quelle situation ! une vraie tranchée pour
casse-cou. Pour y aller, il faut d'abord ramper
dans un boyau de trente à quarante centimètres
de profondeur, se glisser sous un rail qui ser-
vait de support à un abri défoncé, passer ensuite
par-dessus une vieille poutre, toujours en ram-
pant, et à ce moment, pas plus de vingt centi-
mètres de terre pour vous protéger, on risque
d'être vu de Cheppy... Enfm on arrive dans la
tranchée.
Ah! elle ne se creuse pas vite, cette tranchée,
la terre est dure, il faut travailler couché, les
balles sifflent. Pour activer les hommes, le ser-
gent Goupy a eu une idée lumineuse :
LA visnr. uu colonel U9
— Eh ! les gars, dépêchez-vous d'arranger pro-
prement la tranchée, on vient de me prévenir
que le colonel va passer.
Le sergent a inventé ça, mais vous savez,
quand on a à faire travailler des hommes, on
emploie les trucs qu'on peut.
Depuis ce matin, les soldats ne parlent que de
cette visite, cela leur paraît invraisemblable.
— Penses-tu qu'il viendra, le colo, mais il
faudrait qu'il soit fou ! dit l'un.
En effet, à chaque instant, il arrive de ce côté
une volée de grenades et le « zim-bouni » de
Cheppy tape ferme.
— Bien sûr que non, qu'il ne viendra pas, dit
Bourru, d'abord moi, à sa place, je ne viendrais
pas me faire amocher ici pour rien.
— Ah ! tu sais, dit Lachard, on ne sait jamais
avec lui, il aime tant faire des excentricités.
Lafut, dit la Gnole, qui a encore sur le cœur
une punition de quinze jours de prison pour une
« cuite » récente, grogne maussadement :
— Moi, je vous dis qu'il viendra et qu'il trou-
vera encore le moyen de nous fiche dedans !
— En tout cas, si jamais il arrive jusqu'ici,
le père Guny, il lui faudra un sacré culot, con-
clut un autre.
— En attendant, travaillez, ordonne le sergent.
120 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Oui, on travaille, mais dans quelles condi-
tions ! Bourru place un vieux créneau allemand
sur de la terre qui s'éboule, à bout de bras il
essaye de donner un équilibre stable à cette
masse de fer sur laquelle les balles s'aplatissent.
Soudain, on entend une voix saccadée et fami-
lière :
— Eh bien ! les gars, ça va ?
C'est le colonel. Comme toujours, il est d'un
chic impeccable, moustache cirée, vareuse
ajustée, d'un bleu d'azur, des manchettes blan-
ches; sans souci du règlement, il a son képi
éternellement neuf avec des galons d'or et sous
la visière, deux yeux brillants, volontaires, fixent
Bourru, près duquel il vient de déboucher par le
boyau.
Mais ça ne doit pas intimider Bourru, car à
peine le colonel vient-il de surgir, qu'il sent la
main du soldat le saisir par le pan de sa vareuse
et en une seconde, rudement, le colonel est jeté
à terre.
Il était temps : sur le parapet, à un mètre der-
rière l'officier, une grenade fusait. Sans le geste
du soldat obligeant le colonel à s'aplatir, il y
avait une vacance de chef de corps de plus dans
l'armée française.
— Merci, mon vieux, dit le colonel, tu m'as
LA visrri-: du colonel 121
sauvé la vie, tu auras une citation. Mais tu m'as
fait salir ma vareuse et ça m'embête; pour ta
punition, tu viendras la nettoyer, puis déjeuner
avec moi.
— Quand je te le disais, confie Lafut à Bourru,
après le départ du colonel, quand je te le disais
qu'il foulerait dedans quelqu'un !...
XV
LES TOMBEAUX DE SEPTEMBRE 1914
Les cantonnements où les régiments de Vau-
quois allaient au repos étaient de petits villages
de la Meuse qui, en temps ordinaire, n'eussent
pas retenu cinq minutes l'attention d'un touriste.
Ils se ressemblaient tous, Auzéville, .Tubécourt,
Ville-sur-Gousance, Julvécourt, Ippécourt : une
rue bordée de granges, aux murs de torchis, où
les soldats vivaient entassés sur de la mauvaise
paille. A quoi bon vous raconter cette vie insi-
pide des jours de repos? Ces petits événements
qui la remplissent sont banals, vous verriez
Bourru, comme tous les autres préoccupé d'amé-
liorer son existence matérielle. Il va chez la
mère Dupont ou le père Minard acheter des
œufs, du lait, il s'ingénie à trouver un « bon
coin » dans un grenier, il se lamente sur la
malfaisance des rats qui, lanuit, viennent mordre
les mains des dormeurs, il se plaint de ne pas
LES TOMBEAUX DE SEPTEMBRE 1914 123
rencontrer une hospitalité assez cordiale chez
les « Meusions », mais quand il quittera le vil-
lage, il s'en ira tout attendri en disant : « Ce
sont de braves types, tout de même. » Non plus,
jene m'étendrai sur les exercices, les manœuvres,
le cauchemar des soldats.
Mais parfois, au-dessus de celte existence
monotone, des heures graves s'élevaient entraî-
nant des âmes vers le rêve. Les tombes des sol-
dats de la bataille de septembre 1914 en étaient
le prétexte. Je vous disais tout à l'heure la bana-
lité de ces villages meusiens, mais au moment
même oii j'écris, voici que ces paysages devien-
nent inliniments émouvants. Il y a deux ans, on
s'est battu ici, les troupes de la Défense mobile
de Verdun contre l'année du Kronprinz. Comme
c'est loin, la bataille de la Marne, en 1914 !... du
temps où les soldats avaient des pantalons et
des képis rouges, cela semble un passé fameux.
A chaque séjour à Ville-sur-Cousance, à Jubé-
court ou à Ippécourt, Bourru sentait que les
camarades morts au début de la guerre apparte-
naient déjà à l'histoire. Une auréole glorieuse
les éclairait. Et cependant il avait été mêlé à
leurs rangs. Cela lui donnait l'impression bizarre
d'être un vieillard qui se souvient d'avoir connu,
dans sa jeunesse, des personnages illustres.
124 BOURRU, SOLDAT DK VAUQUOIS
Aussi quelle attirance possèdent ces tombes
sur les soldats ! Les plus frustes d'entre eux
sentent « quelque chose qui les secoue en
dedans », comme dit Bourru, lorsque le hasard
les met face à face avec une croix de bois plantée
au milieu d'un champ. Et il y en a de ces croix !
Sur les croupes, dans la plaine, elles se pressent
l'une contre l'autre parfois. En certains coins
quelques-unes s'élèvent isolées, farouches, sem-
ble-t-il.
Tenez, suivons Bourru en promenade avec
quelques autres dans une petite vallée à quelques
kilomètres de Julvécourt. C'est une après-midi
d'automne où les puissances mystérieuses de la
nature nous contraignent à la méditation atten-
drie. Le petit groupe de soldats foule des plantes
agonisantes; au loin, la voix de la canonnade
monte comme 1 immense plainte d'une contrée
qui souffre. Une mélancolie douce pénètre ces
hommes, qu'ils goûtent comme un plaisir, telle-
ment elle contraste avec les brutalités de la
bataille coutumière.
Près d'un buisson, ils aperçoivent soudain une
tombe : un tumulus caché dans l'herbe, une croix
à demi penchée et sans inscription, un vieux
képi délavé annoncent seuls le repos éternel
d'un héros de la bataille' de septembre. Tout
LES TOMBEAUX DE SEPTEMBRE 1914 125
autour, dans la vallée profonde, le silence, la
solitude, l'ombre glacée... Les arbres semblent
s'arracber à ce bas-fond de mort oii les berbes
pourrissent. On devine la terrible emprise de la
terre sur le cadavre : il s'enfonce dans le sol, se
dissout dans la matière. Bientôt toute trace de
lui aura disparu et, là où le drame d'une agonie
humaine s'est déroulé, le passant de l'avenir ne
verra plus qu'une mer végétale étalant ses vagues
indifférentes.
Les soldats se sont arrêtés, des sentiments
confus agitent leur âme ; ils seraient bien inca-
pables de les formuler ; mais est-ce qu'ils ont
besoin de mots pour sentir la mélancolique
poésie d'un tombeau ? Voyez-les donc, ces
Bourrus, immobiles et silencieux, devant cette
croix; on dirait qu'ils écoutent une musique
intérieure. . . Ce sont de pauvres paysans incultes,
dites-vous? Je les vois comme de grands inspirés.
Sans doute, leur première émotion fut le réilexe
égoïste de défense que notre volonté de vivre
déclenche contre toute image de mort.
— Dire que je pourrais être à la place de
celui-ci! pense chacun.
Mais maintenant, la mélancolie qui se dégage,
irrésistible, du tombeau ennoblit le visage de ces
hommes rudes.
126 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Déjà, au villa2:e natal, c'était pendant les enter-
rements, à l'église, au cimetière, que Bourru
sentait qu'il est autre chose dans la vie que de
peiner sur le sillon comme une bête de somme.
Toute la philosophie, toute -la religion, tout ce
qui est spirituel entrait dans son âme, à ces
moments-là, comme un rayon de soleil dans un
paysage embrumé. Des émotions, des idées se
levaient, venaient de très loin du fond de son
inconscient. Aujourd'hui, le même phénomène se
produit. En méditant devant cette tombe aban-
donnée, Bourru accède à un sentiment nouveau,
la crainte que son frère dorme inconnu, soit
oublié pour toujours... Dans cette vallée désolée,
le soldat devine l'implacable loi qui ordonne à la
matière d'effacer même la trace du drame le
plus grandiose. Et Bourru songe... Il voit dans
cette vallée les soldats de 1914 s'avancer mar-
chant au combat. Le cheminement est propice à
l'approche défilée. Quelle émotion dans leur
cœur ! Ils se regardent dans les yeux en francs
camarades : sur eux la mort plane.
— Si j'y reste, disait l'un à son ami, tiens,
voici l'adresse de ma femme, tu lui écriras.
L'autre indique à son tour la demeure de sa
propre famille, un serrement de mains scelle le
pacte. Tout à coup la mitraille s'abat, un soldat
LES TOMBEAUX DE SEPTEMBRE 1914 127
s'affaisse, on n'a pas Je temps de le secourir.
Mais dans le cœur de ceux (jui l'abandonnent,
quel déchirement ! Dans un élan de farouche
volonté, ils regardent une dernière fois leur
camarade en jurant que cette image ne les
quittera pas. La nature semble participer à ce
solennel engagement, les arbres mutilés, les
plantes arrachées, la terre en lambeaux, tout
semble saigner d'une blessure inguérissable et
la vieille prairie a le geste farouche d'une mère
qui berce son enfant mort.
Ah ! non, le soldat ne sera pas oublié, car là-
bas au pays, dans le cercle des amis, de la
famille, quand la funèbre nouvelle a explosé,
il a paru que le souvenir du héros était immor-
tel, tellement était grande l'émotion des cama-
rades, la douleur des parents.
— Et cependant, te voilà là, mon pauvre vieux
frère, murmure Bourru, te voilà tout seul, oublié.
Deux ans, à peine, ont passé et moi qui suis là,
je ne sais même pas ton nom ! Où sont-ils. tes
camarades qui avaient juré de se souvenir ? Morts
peut-être ou blasés par d'autres deuils. Quel-
qu'un se souvient-il de toi : ta femme, ta mère, -
tes enfants? mais qui sait? déjà peut-être ton
image se décolore dans leur esprit ! et l'hiver va
venir, puis le printemps ; les laboureurs efface-i
128 BOURRU, SOLDA.T DE VAUQUOIS
ront la trace des obus, l'alouette chantera, les
arbres guériront, l'oubli total te submergera
comme une cendre.
Non, Bourru ne dit pas toutes ces choses !
Mais il les sent, tantôt comme un attendrisse-
ment, tantôt comme une révolte contre l'injus-
tice de la vie qui jamais ne se retourne pour
contempler ceux qui resteront immobiles dans
l'ombre.
Et voilà que, par ces attendrissements, ces
révoltes, cet humble paysan monte à une vie
morale supérieure. Bourru ne veut pas oublier;
en lui le culte des morts devient une pensée
vivante.
Regardez-le maintenant, mon Bourru, le voici
occupé à relever les croix, à arranger les tombes,
à arracher les herbes folles du tumulus puis, la
tête nue, il prie...
Maintenant, il revient au cantonnement, mais
son âme reste bercée par une vague mélan-
colie. L'heure est venue de la fête du soleil
couchant; au loin, sur les chaumes, d'innom-
brables fils de la Vierge tendus au ras du sol
forment un tapis soyeux, dans lequel le soleil
laisse une trace resplendissante comme lors-
qu'il disparaît dans la mer. Et les soldats pen-
sent à cette autre trace brillante que doit laisser
LES TOMBEAUX DE SEPTEMBRE 1914 129
le souvenir des camarades dans les âmes Lien
nées.
Sous la lumière oblique et ardente encore,
chaque arbre éclate d'une couleur particulière.
Les grêles bouleaux se dressent pâles et jaunes,
presque diaphanes, les cerisiers flambent comme
de rouges torches, la rousseur des chênes
triomphe sur le vert sombre des pins. Ainsi la
glorieuse lueur des soldats morts pour la patrie
devrait éclairer les vivants, afin de mettre en
relief les vertus propres à chacun.
Sur toutes les crêtes déroulées àrinfîni tombe
une paix et une majesté indicibles, toute la
nature vibre dune divine harmonie. 0 beauté
éternelle de ce simple et grand spectacle ! Au
moment où le soleil tombe mourant derrière
l'horizon, est-il une âme, même la plus grossière,
qui ne sente comme une révélation de puissance
poétique, insoupçonnée peut-être?
Aujourd'hui, Bourru et ses amis se sont
attendris sur le souvenir d'un camarade, ils en
seront marqués pour longtemps. L'esprit des
morts continuera à les habiter et c'est peut-être
ce qui vous explique cette étrange impression
de nob4esse que vous avez ressentie lorsque
croisant Bourru, dans la rue, à Paris, il a fixé
sur vous ses yeux profonds. C'étaient des yeux
9
d30 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
qui souvent, pendant le repos à Jubécourt,
à Ville-sur-Cousance, à Julvécourt, àippécourt,
avaient regardé jusqu'au fond des tombes des
camarades de septembre 1914.
XVI
UN « COUP DE MAIN »
Étiez-vous — étant enfant — celui qui grillait
toujours de l'envie de partir en expédition dans
les grands bois sombres, où votre mère avait vu
des serpents hideux dont elle vous menaçait, et
que votre imagination peuplait de bètes plus
monstrueuses encore... mais qu'il était si exal-
tant d'affronter?... Si oui, vous connaissez
l'étrange excitation du risque qu'on frôle, et à
peine avez-vous besoin de mes pauvres mots
pour voir la flamme qui brille dans les yeux de
Bourru pendant que le sergent Stokreisser lui
parle mystérieusement, à voix basse, dans un
recoin de tianchée.
— Oui, j'ai vu le colon. Y veut bien qu'on
essaye d'enlever la sentinelle boche du petit
bois. Y aura quinze jours de perm... c'est pour
cette nuit, en es-tu?
Bourru a le cœur chaviré par la tentation.
132 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
mais il « fait des manières » avant de céder,
comme quelqu'un qui tient à savourer sa chute.
— Ça dépend... avec qui qu'on sera?
— Y aura Huguenin, Dufour... Aubouin...
LaVolige... des types culottés, hein!... Et peut-
être aussi Faraud...
— Oh! celui-là, grogne Bourru... faut se
méfier!... il aura les foies, c'est sûr...
Toute la journée, le sergent parcourt les sapes
du bataillon; en grand secret, il fait des offres,
en décline d'autres... on parlemente. Un tel
accepte, mais à condition que son copain sera
de l'affaire ; tel autre a des exigences de milliar-
daire américain à qui on propose une associa-
tion.
Dix heures du soir. Les cinq hommes et le
sergent sont près de la Cigalerie. Temps calme,
nuit sombre, mais rien de trop. Au loin, le
marmitage habituel; quelques claquements de
coups de fusil.
— Je sens qu'on a le bon Dieu pour nous, dit
Dufour ; ça va réussir !
Les hommes sont armés de revolvers et de
couteaux ; les casques, recouverts de toile bleue
pour empêcher la réverbération des fusées éclai-
rantes; des toiles de tente et de la grosse
ficelle.
UN « COUP DE MAIN » 133
Le sergent explique son plan : divisés en
deux groupes, à vingt mètres l'un de l'autre, on
va ramper droit sur le petit saule; là, on tour-
nera à gauche, à vingt pas de la rivière, et on
arrivera au bois où se trouvent les sentinelles
boches.
— Si je suis amoché, ajoute-t-il, Bourru
prendra le commandement. Et puis, vous savez,
on y va à fond... faut ramener une sentinelle...
Au moment de franchir le parapet, Bourru
pense :
— C'est-y bêle, me v'ià encore embarqué dans
une histoire à se faire casser la figure ! ... Je serai
donc toujours le même? j'avais pourtant juré la
dernière fois que je ne recommencerais plus...
Enfin, quoi, c'est pas le moment de renâcler...
C'est dur, cette marche rampante sur les
mains. Au bout d'une demi-heure, on a les
épaules arrachées, et cependant cent mètres à
peine sont parcourus. Mais il faut se mouvoir
lentement, pour éviter tout bruit.
Zut... voilà Dufour qui vient de faire rouler
un caillou! Une fusée éclairante s'élève. Les
hommes, plaqués par terre, se retiennent de
bouger et même de respirer. Si on les voit, la
mitrailleuse va cracher...
La fusée s'éteint... rien... joie ! La respiration
134 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
reprend allègre, mais le silence paraît solennel ;
on a peur de le profaner en se remettant en
marche.
Le terrain est criblé de trous de marmites,
obstrué de débris de toutes sortes. Allons, bon !
un vieux réseau de fils de fer tient encore !
Heureusement, Bourru a sa cisaille. Il se
fraye un passage. Ce n'est pas très diflicile...
on est encore à cent quatre-vingts mètres des
sentinelles ennemies... Tiens, un aboiement de
chien...
— Ah ! les salauds, pense La Volige, ils ont
des chiens de guerre qui vont nous flairer...
nous sommes foutus.
Car vous avez bien compris, n'est-ce pas? Si
on est découvert à cent cinquante mètres en
avant de la tranchée, plus moyen de se sauver en
courant. On serait abattu avant d'avoir parcouru
cinq mètres. La meilleure chance qui puisse
vous arriver est d'attendre dans un trou, quelque-
fois pendant deux ou trois jours, le moment
favorable pour bondir jusqu'à votre tranchée.
Le chien se tait... Une lumière du côté de la
tranchée allemande. Elle se déplace. On la voit
passer successivement derrière les créneaux.
Est-ce que, par hasard, les Boches prépareraient
quelque chose de notre côté?
UN « COUP DE MAIN » 135
Enfin, nous voici près du petit saule déclii-
(lueté. Plus que cent mëtres à faire.
Soudain, une grenouille saute dans le ruis-
seau Avant d'avoir réfléchi une seconde, Faraud
a lâché son coup de revolver.
— Bougre d'idiot, pense Bourru, j'avais bien
dit qu'il aurait les foies...
Instantanément, la fusillade se déchaîne.
Tac, tac, tac ! De chaque côté, les mitrailleuses
fonctionnent, les halles sifflent.
Heureusement que nos gaillards sont des
malins. Ils savent bien que, la nuit, les mitrail-
leuses font du tir rasant pour pouvoir atteindre
les hommes couchés. Quatre des patrouilleurs
se sont aplatis dans un trou. Bourru, qui se
trouvait près du saule, ne voyant pas de trou, a
grimpé dans l'arbre et se confond avec le tronc.
Les balles passent en nappe au-dessous de ses
pieds, triturant la couche d'air qui le sépare de
ses camarades.
Au bout d'un quart d'heure, la panique de feu
se calme. En somme, « ils » n'ont rien vu ; pas
de raison pour que ça dure. Mais il y a tout de
même de quoi rafraîchir les ardeurs. Faut-il
continuer? On se concerte.
— Moi, je continue, dit Aubouin. Je veux aller
en perm...
136 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
La marche rampante continue, plus lente
encore. On approche... les sentinelles ennemies
doivent être à dix ou quinze mètres, derrière ce
machin noir qu'on croit distinguer. Les mouve-
ments des hommes sont souples et lents comme
ceux d'un chat qui s'apprête à bondir.
Soudain, celui de tête s'arrête. Il vient de
voir, là, à un mètre devant lui, un réseau de fils
de fer qu'on ne soupçonnait pas, et qui semble
entourer l'emplacement des sentinelles. Pour
se protéger, les Boches se sont encagés comme
des bêtes de ménagerie.
— Ah ! malheur ! Comment les atteindre?
Stokreisser et Bourru, la tête à quinze centi-
mètres du sol, contemplent avec désespoir les
fils de fer auxquels sont suspendues de vieilles
boîtes de conserve... le moindre choc va ébran-
ler toute cette ferraille et donner l'éveil...
Bourru sent un goût d'amertume dans la
bouche. C'est le signe de la défaite morale;
Napoléon, assistant à la débâcle de Waterloo,
le ressentit au même titre que Bourru consta-
tant que sa patrouille va manquer.
Soudain, un buste d'homme remue dans
l'ombre, au-dessus du réseau ; c'est la sentinelle
allemande qui, vaguement inquiète, regarde...
Rien... calme plat... les patrouilleurs appuient
UN « COUP DE MAIN » 137
sur le sol leur corps allongé. L'ombre dispa-
raît... Que faire?
Le sergent Stokroisser suit le réseau de fil de fer
vers la droite, Bourru fait la même chose sur la
gauche... Soudain le sergent a un tumulte de
joie au cœur... Là, le réseau aboutit au ruis-
seau et ne se continue pas. Les Boches ont cru
que la rivière était un obstacle suffisant pour
protéger la sentinelle.
Un signe se transmet d'homme à homme, les
patrouilleurs rampent tous vers le ruisseau.
Sans un mot, on s'est compris... Doucement,
oh! bien doucement... ils se faisaient glisser
dans l'eau... Veine ! Il y a tout au plus un mètre
cinquante de profondeur... Mais quel potin on
fait en avançant dans l'eau ! C'est inimagi-
nable... essayez et vous verrez.
Quinze mètres plus loin, on est à quatre pas
des deux sentinelles... Elles sont là, dans
J'ombre... les cœurs battent... Voici un arbre
propice : Bourru aide Dufour, La Volige pousse
le sergent...
Eh bien ! oui, au risque de vous faire sourire,
je l'écrirai la vieille phrase clichée des romans-
feuilletons : « prompts comme l'éclair » les sol-
dats ont sauté sur les Boches... Cinq minutes
138 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
après, ils étaient tous deux ficelés, bâillonnés,
roulés dans des toiles de tente comme de gros
saucissons... Ils n'avaient pas dit : ouf! Et un
rossignol, qui lamentait ses peines de coeur à
quelques nièlres de là, n'avait même pas inter-
rompu son chant.
— Mais quoi ! — dit Stokreisser — on ne va
pas emporter ces deux paquets-là, un est bien
suffisant.
— Y faudrait « nettoyer » celui qu'on va
laisser, chuchota La Volige ; sans cela, il va
essayer d'appeler dès qu'on sera parti et, s'il
donne l'éveil, nous allons trinquer en rentrant.
— Ben oui... faut lui faire son affaire, approu-
vent les soldats. Mourir pour mourir, vaut
mieux que ça soit lui que nous... On est en
guerre, après tout.
— Eh bien ! qu'est-ce qui se décide?
— Moi, j'ai pas le courage, dit Bourru.
— Moi non plus, avouent les autres.
Et ils s'en vont — ces âmes sensibles —
emportant un Boche et laissant sur place l'autre
qui souffle comme un phoque derrière son
bâillon.
XVII
LE PLUS RUDE DEVOIR
Lettre de Madame Charel au capitaine Lair, commandant
une compagnie du ...^ régiment d'infanterie.
Mon ami, comme je suis heureuse de savoir
mon fils sous vos ordres ! Mon pauvre mari
vous aimait tant î... Je sais plus d'un Irait qui
prouve votre bon cœur. J'ai le pressentiment
que vous porterez bonheur à mon Luc chéri...
Pensez donc ! mon fils, mon unique raison de
vivre, le seul être qui puisse continuer la grande
œuvre de son père...
Tout à l'heure, quand j'ai résolu de vous écrire,
j'avais l'intention de vous dire que mon Luc est
faible, maladif... qu'il rendrait plus de services
dans un emploi sédentaire que dans la tranchée...
Mais j'ai hésité ; tant de pauvres njères répètent
ce touchant mensonge... Pourtant, c'est vrai,
Luc est si délicat !... Mais non, je ne veux pas,
je sais que votre conscience, si scrupuleuse, vous
140 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
dictera la conduite la plus droite; je sais que
vous le ménagerez... Il faut bien qu'il reste des
jeunes hommes dans la France de demain!...
Vous le protégerez, comme jadis mon mari
quand il vous rendit ce grand service... Pardon-
nez-moi, voilà que j'insiste lourdement. Mais
quand je pense à l'atroce chose qui pourrait
arriver : mon lils adoré, blessé, mourant, m ap-
pelant dans la nuit, au soir d'une bataille, avec
de grosses larmes dans ses yeux d'enfant...
Alors, voyez-vous, un vent de démence souffle
en moi. Oh ! dites-moi que vous le protégerez,
jurez-le-moi ! Pensez donc, sa tête chérie percée
d'une balle, c'est affreux ! Rappelez-vous com-
bien ils étaient doux, ces soirs d'autrefois, quand
vous veniez, grand collégien de dix-huit ans,
passer les vacances à la maison ; nous allions
le long de la rivière, avec Luc, encore enfant,
qui courait dans les fleurs ! Mais je suis folle...
je ne sais plus ce que j'écris, ni que vous dire...
Non, je serai forte : je veux que Luc fasse
son devoir, noblement, comme une grande âme
qu'il est. J'en serai si fière ! J'ai confiance; près
de vous, je suis sûre que la mort n'osera pas
me prendre mon pauvre petit.
LE PLUS RUDE DEVOIR 141
f.ettre du soldat Bourru à son camarade Jolly, à l'hôpital.
...C'a été une rude affaire, je te le garantis.
Depuis que la mine avait sauté, nous étions là,
les trois sections, dans la tranchée en marteau,
tu sais, à gauche. Et ça crapouillotait, fallait voir !
Les « œufs de Pâques », « tortues », « queues
de rats », « sacs à terre » radinaient sur nous,
en vitesse. Mais on s'épatait pas trop, quand
môme. Le capitaine avait envoyé le caporal
Taupin dans l'entonnoir, avec six hommes,
dont le gosse Gharel, de la classe 16, tu te rap-
pelles? le petit protégé du capitaine, bien gen-
til, mais qui avait toujours des ampoules aux
mains quand il touchait le manche d'une pelle.
C'était leur tour de marcher, puisque la dernière
fois c'était nous, tu en sais quelque chose, hein !
toi qui es dans des draps blancs depuis ? A un
moment donné, une grosse torpille vient éclater
à côté de l'entonnoir. . . . baôum ! . . . puis une autre,
puis encore une autre ; ça secouait les tripes
bougrement. Alors, sans doute que les types
dans l'entonnoir, y se sont dit : « Si les Boches
continuent à nous en balancer comme ça, on est
foutus », car, tout à coup, on les voit rappliquer
de l'entonnoir au triple galop. Ils avaient les
foies complètement retournés. Monchereau
142 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
reboulait des yeux comme un mouton écorché;
le gosse Charel criait : Maman! Maman!
Mais voiià-t-y pas qu'ils tombent juste sur le
capitaine qui se tenait à l'entrée du boyau ; tu le
connais, hein? Juste, mais pas commode quand
ça barde.
— Arrêtez I leur crie-t-il, ou je vous brûle la
gueule !
Et le voilà qui s'met à leur en raconter, fal-
lait entendre ça! « Des soldats comme vous...
vous foutez le camp comme des lapins ! Si c'est
pas malheureux ! J'aurais jamais cru ça des poi-
lus delà 12''! Je vais donner ma démission, je
suis déshonoré !... Regardez vos camarades qui
se moquent de vous... N'ètes-vous donc plus de
ceux qui ont enfoncé deux compagnies boches
le l^"" mars? Allons!... devoir... sacrifice...
France... », et patati et patata...
Y a pas à dire, le capitaine, dans ces
moments-là, trouve toujours des boniments qui
vous remuent le sang. Alors, voilà que les types
se mettent à dire : « Pardon, mon capitaine...
on y retourne... »
Et c'est peut-être pas dix minutes après que
le petit Charel a été tué, dans l'entonnoir, par
un crapouillot qui lui a ouvert le ventre.
Comme c'était un pistonné du capitaine, pour
LE PLUS nUDE DEVOIR 143
faire plaisir au vieux, on l'a rapporté proprement
dans une toile de tenté et on l'a enterré à « la
Barricade ».
Fiagments du journal intime du capitaine Lair.
Luc est tué ! le fils d'Alice et de ce grand
esprit qu'était Pierre Cliarel... C'est atroce ! Un
doute me torture ; il faut que je nae mette devant
ce papier pour essayer de voir clair en moi.
J'ai peur d'avoir été trop brutal. Pauvre enfant !
si gentil, quand il jouait autrefois, au temps de
ces grandes vacances, où la vie m'apparaissait
en promesses d'amour et de bonheur. Pauvre
mère! que va-t-elle devenir? Son désespoir
sera affreux, elle va m'accuser... Je n'oserai
jamais la revoir !
Oh ! j'ai besoin de me réfugier au sommet des
idées que j'aime; là, je serai tranquille.
Voyons, élève-toi, plane au-dessus des circons-
tances et de l'heure... N'ai-je pas fait mon devoir?
Toute ma logique répond affirmativement. Je
suis un chef de guerre ; au nom d'un idéal supé-
rieur, je commande à des hommes. On m'a con-
fié leur énergie, afin de l'employer au mieux
des intérêts de la patrie. Ma fonction consiste
donc à cajjter cette énergie qui, suivant une loi
de mécanique, tend à fuir par la voie de moindre
144 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
résistance. Mes, hommes, comme tous les
autres, ont besoin, à chaque instant, de fouetter
leur volonté pour faire triompher l'esprit de
devuii sur les instincts de paresse et de peur...
Mon rôle est de les aider à cette victoire sur
eux-mêmes ; j'y parviens presque toujours en
stimulant leurs nobles sentiments, si vibrants
et si purs, mais, parfois... ah ! parbleu, ce ne
sont pas des mécaniques, mes soldats ! mais des
hommes comme moi ! Comme tous, ils ont des
moments où la Bête prend le dessus, — instants
qu'ils regrettent amèrement plus tard, — alors,
mon devoir, à ces moments-là, consiste à soute-
nir, même par la contrainte, la partie noble de
leur âme.
En usant de tous les moyens possibles, je dois
les empêcher de commettre la lâcheté qui les
déshonorerait. C'est ce que j'ai fait aujourd'hui.
Je dois me féliciter. Le chef de guerre ne doit
pas oublier qu'il se meut dans le domaine de la
brutalité; celui qui céderait à l'attendrissement
ne ferait rien de bon. Tl s'agit en ce moment de
la vie ou de la mort de notre race. Les individus
ne comptent pas... C'est bien là le sens profond
des ordres que nous donnent nos grands chefs,
quand ils disent : « On devra mourir sur place
plutôt que de reculer. » Voilà la voix de l'intérêt
LE PLUS RUHR DEVOIU 145
général. Ah ! quel détestable sophiste me paraît
ce philosophe qui conseillait « de considérer
l'homme, non comme un moyen, mais comme
une fin ». Il n'y a qu'une fin à assurer, à cette
heure : la vie de la société française, condition
delà vie de l'individu. Telle est la loi éternelle,
et ceux qui l'ont fait appliquer autrefois sur-
gissent dans l'histoire comme des bienfaiteurs
de l'humanité... Je pense aux grands rois et
aux généraux célèbres.
Mais ma logique, si implacable soit-elle, ne
peut empêcher que mon cœur ne se brise quand
je pense à ce pauvre Luc. C'était une âme si
jolie ! Aujourd'hui, la peur l'avait pris, mais,
quoi! je sais ce qu'est la guerre : il n'y a pas
d'homme capable d'être continuellement brave.
Le plus pur héros a ses heures de défaillance.
L'autre jour, n'avait-il pas été magnifique de
hardiesse, ce gosse ? Et il m'était si dévoué !
Quand je passais la compagnie en revue, ses
grands yeux s'attachaient sur moi et semblaient
me dire : « Je vous aime, vous, mon chef, mon
vieil ami... » Et, demain, il faut que j'écrive à
sa mère qu'il est mort !
Ah ! il est facile d'être dur, pensent parfois
les humbles que brutalise un tyran cruel! Mais,
qui dira jamais les rudes batailles qui se livrent
10
146 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
dans le cœur de certains chefs, quand ils
ordonnent à leurs subordonnés de se sacrifier...
batailles secrètes où le triomphe est si doulou-
reux ! « Soyez durs ! » Combien, parmi ceux
qui répètent ces paroles, ont vraiment compris
leur sens redoutable? J'entends être dur, non
pas à la façon des lâches, qui font du mal et se
sauvent, non plus comme ceux qui ordonnent la
souffrance, — sur le papier, — mais être dur à
la manière d'un vrai chef qui, sans faiblir,
regarde couler le sang de ceux qu'il aime...
parce qu'il le faut...
Cette dureté, je l'ai eue aujourd'hui; tout mon
esprit l'accepte; elle est le devoir; demain, je
recommencerai s'il est nécessaire. Mais, à cette
heure où je suis seul, puisque les larmes qui
me montent aux yeux m'empêchent d'écrire, j'ai
bien le droit aussi d'aller pleurer..
XVIII
UNE MINE VA EXPLOSER
Ils sont là six soldats et un caporal dans le
petit poste de l'Est, vous savez, celui qui se
trouve à moins de vingt mètres des Boches...
On y est d'ailleurs parfaitement tranquille à cette
minute précise.
Bourru vient d'exposer une fois de plus sa
théorie favorite :
— Moi, j'aime mieux être en première ligne
parce que, quand ça crapouillote, c'est toujx)urs
la deuxième ligne qui trinque. Nous, on n'a qu'à
regarder les crapouillots qui passent par-dessus
nos têtes.
Et, puisque tout est si calme, chacun s'occupe
selon sa fantaisie ; limant une bague, lisant une
vieille lettre, se grattant le dos, regardant les
nuages, les soldats « tuent » le temps.
Autour d'eux, comme décor, imaginez les piles
d« »«^CA de terre, formant parapet, que les jour-
148 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
naux illustrés vous ont montrées maintes fois.
Tout à coup, arrive un sergent qui, à voix
basse — on ne parle jamais haut dans ce petit
poste — dit :
— Hé! les gars... faudra ouvrir l'œil tout à
l'heure ; paraît que les Boches vont faire sauter
une mine de ce côté, peut-être à vingt ou trente
mètres, on ne sait pas au juste. Dès que ça aura
giclé, faudra vous précipiter dans l'entonnoir,
nous viendrons à la rescousse après.
— Ah! bon! disent les hommes.
Penchez-vous en esprit sur ces soldats : vous
les connaissez, ce sont ces troupiers qui se ren-
contrent partout : Bourru, un vigneron bourgui-
gnon; Grossou, le maçon d'allure si lourde qu'il
paraît toujours empêtré dans son mortier ; Hugue-
nin, dont les joues se sont pâlies pendant les
années d'atelier ; Richard, blondinet de la classe
15, qui reçoit des lettres parfumées de sa jolie
maman ; Gruppeau, le caporal, un fermier de
Brie... enfin, quoi : tous, enbloc, de l'humanité
banale, avec ses défauts et ses petitesses. Si un
moraliste les classait sur l'échelle de la valeur
morale humaine, sûrement qu'il ne les placerait
pas au-dessus de la moyenne.
Mais un sergent vient de diro. troi<? ph-ane*? :
tout change ! Dans quelques instants, un gouffre
UNE MINE VA EXPLOSER 149
de feu va peut-être s'ouvrir sous les pieds de ces
hommes!, pas un na envie de s'en aller... ils
restent stoïques et muets.
Comprenez-vous quel bond formidable ils
viennent de faire dans la hiérarchie de la noblesse
et de la vertu? Tout à l'heure, c'étaient des sol-
dats qui pensaient à leur soupe ; maintenant, ce
sont des héros qui regardent sans faiblir les
immenses perspectives morales du sacrifice vo-
lontaire.
Cette brusque élévation aux plus hautes régions
de la moralité, voilà le sublime drame que nous
devrions voir si nos regards savaient regarder
au delà des apparences. Mais tout comme moi,
sans doute, vous ne discernez chez ces hommes
que des gestes insignifiants et même ridicules :
l'un d'eux mâchonne vite et a l'air d'avaler sa
salive difficilement, un autre a laissé tomber la
bague qu'il limait et ne s'en aperçoit pas, un
troisième ouvre la bouche en bâillant sans arrêt.
Grossou répète machinalement :
— Ça va barder, ça va barder.
— Écoutez, dit le caporal Gruppeau, v'ià
comment on va faire. Approvisionnez vos fusils,
prenez-moi des grenades dans vos musettes...
vos bidons sont pleins, hein? Quand ça sautera,
tout le monde se « tapissera » derrière le para-
150 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
pet. Si on saute aussi... eh bien ! on sautera;
mais si on n'est pas touché, tous ensemble nous
courrons dans le trou. Alors, à ce moment, fau-
dra (c en mettre » pour f. .. des grenades aux
Boches tant qu'on pourra.
Ces recommandations faites, le silence rëgne
dans le petit poste. Cependant Vanneau, qui a
l'oreille contre terre, prétend qu'il entend des
coups sourds, juste au-dessous d'eux...
L'attente continue... Que les minutes sont
donc longues !... Les soldats sont assis, le fusil
entre les jambes ; souvent leurs regards s'abais-
sent vers la terre, comme si on pouvait déjà voir
les premiers jets de la rouge lueur. Est-ce pos-
sible que ce sol rude et solide sur lequel ils
s'appuient puisse éclater comme une bulle de
savon ?
En regardant longuement dans les yeux de
Bourru, il me semble y voir des images défiler :
une maison de paysans qui rêve au bord d'une
vigne devant une grande plaine... un saule creux
et deux noyers, près de la porte de la cour, lui
donnent un aspect poétique. Sur Fescalier, un
peu cachée par l'ombre de la treille, voici la mère
de Bourru avec sa figure douce et inquiète de
paysanne toujours en tourment de l'avenir. Elle
regarde dans le soir pour voir si son tils attardé
UNIS MINB VA EXPLOSER 151
dans les champs ne rentre pas encore. Dans la
cuisine, la soupe bout. , . La bonne vieille maman !
C'est elle qui, l'autre jour, a envoyé un mandat,
prétendant — mensonge pieux — « qu'elle avait
bien trop d'argent pour elle ».
— Pauvre vieille, pense Bourru, la voilà toute
seule pour « aller aux vignes », comme aux pre-
miers temps qu'elle était veuve ! Dire que, plus
tard, il se pourrait qu'elle attende tous les soirs
— jusqu'au bout de sa vieillesse — celui qui ne
serait pas revenu de la guerre... Ses petits yeux
clignoteraient en vain du côté de l'horizon d'où
rentrent les travailleurs, et la soupe « ne serait
pas sur le feu », car elle n'aurait pas le courage
de la préparer...
Bourru regarde Grossou qui parait mélanco-
lique :
— Eh bien ! quoi, vieux ! faut pas s'en faire !
Je parie que tu penses encore à ta « Berrichonne »
— ainsi Grossou nomme sa femme.
— Je m'en fais pas... mais faut ben dire au
revoir à sa femme, si on saute.
Richard, lui — si jeune et si plein de vie —
est persuadé, sans savoir pourquoi, que le petit
poste ne sautera pas...
Mais il n'est peut-être pas nécessaire que je
poursuive mon récit? Une mine qui saute, c'est
152 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
un événement banal ; tous les jours, le commu-
niqué vous l'annonce. Vous imaginez très bien,
n'est-ce pas, les deux éventualités? Ou bien le
petit poste se trouve juste au-dessus du fourneau
de mine, et alors... détournez les yeux de cette
bouillie affreuse... ou bien la sape était à côté,
et dans ce cas, vous ne doutez pas que Bourru
et ses camarades vont se précipiter dans l'en-
tonnoir
XIX
OCCUPATION D'UN ENTONNOIR
Les Boches durent être bien penauds quand
la mine explosa : « l'entonnoir » se produisit à
peine à quinze mètres en avant de leur li^ne,
dont le parapet fut même fortement endommagé.
Cela arrive souvent : représentez-vous le mineur
qui creuse sa galerie : craignant l'ensevelisse-
ment, l'asphyxie, le camouflage, il se hâte
d'achever son périlleux travail ; si le chef ne
contrôle pas minutieusement, la mine explose
loin de son but.
Les Boches furent étonnés, dis-je : c'est une
simple supposition, car la peur fut infiniment
plus forte que la surprise.
Précipitamment, ils abandonnèrent cet élé-
ment de tranchée dont le parapet ne les proté-
geait plus...
Bourru et ses cinq camarades se sont tapis au
fond de leur trou. Huguenin, au bruit de l'ex-
154 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
plosion, a une brusque envolée de mémoire
vers l'instant tragique où jadis la lueur rouge
d'une catastrophe fulgura dans son atelier.
Richard ferme les yeux pour ne pas voir les
blocs de pierre qui voltigent en Tair; Grossou
enfonce son épaule encore plus profondément
entre les deux sacs de terre qui le protègent ; un
autre a le geste de repousser les pierres avec
ses mains.
C'est bien une atmosphère d'accident qui
baigne le drame..., mais ici les ouvriers ont trop
l'habitude du risque professionnel pour se laisser
annihiler longtemps.
— Allons-y ! les gars... crie le caporal.
Les mains s'appuient sur la muraille de sacs
de terre, les corps bondissent, trébuchent, se
relèvent... voici les soldats dans le trou de cinq
mètres de diamètre ; une épaisse fumée a masqué
leur mouvement.
Instantanément, l'atelier s'organise :
— Allez, là... vous deux... montez de la terre
sur le bord du trou pour faire un parapet... Toi,
Bouriu, surveille du côté des Boches... Richard!
installe donc les grenades toutes prêtes.
La tâche de ces hommes est simple : rester
dans l'entonnoir jusqu'à ce que les camarades
de l'arrière aient creusé un boyau qui réunisse
OCCUPATION D UN ENTONNOIR 155
la tranchée française et l'excavation où ils se
trouvent. C'est enfantin comme problème tac-
tique ; mais sachez qu'à partir de cet instant, ces
six hommes ne doivent plus compter que sur ce
futur boyau pour rentrer dans les lignes, car les
balles vont raser le sol.
Maintenant que les dernières fumées de l'ex-
plosion s'élèvent vers le ciel, les Allemands
cherchent à revenir dans leur tranchée. Ce n'est
pas facile, le « crapouillotage » est déchaîné sur
toute la position. Grenades, pétards, torpilles,
crapouillots sillonnent l'air, si nombreux qu'on
ne sait d'où ils viennent.
Les six soldats, dans leur trou, travaillent
dur... Toutes les trente ou quarante secondes,
Richard et Huguenin jettent une grenade dans
les tranchées d'en face, pour empêcher que les
Boches la réoccupent. Bourru tire sans arrêt...
Grossou et un autre renforcent le parapet. Pas
un de ces hommes ne parle... Si vous guettez
des mots héroïques, vous perdez votre temps,
et si vous voulez des attitudes sublimes, allez
ailleurs. En vérité, ici, c'est un atelier où pei-
nent six bons ouvriers ; on n'entend que des
« ha », des « hein », des grondements, des
jurons..., et les visages sont très pâles ou très
rouges, comme aux instants d'efforts...
156 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Mais que font donc les camarades?... on ne
les entend pas piocher... Pourvu que le boyau
soit achevé avant que les Boches d'en face soient
revenus !
— Vous inquiétez pas, les gars, — dit le ca-
poral — faites votre boulot, et ça ira !
Ça se gâte pourtant: des grenades éclatent
çà et là, pas très loin des soldats..., on devine
qu'elles sont jetées hors de portée.
— Enfin, quoi ? vont-ils venir, les cama-
rades? demande Richard.
Une, deux, trois grenades tombent, plus près
encore de l'entonnoir, les éclats sifflent. Stupé"
faction : elles viennent du côté français... C'est
une section qui ignore que nous occupons cette
partie du terrain.
— Arrêtez ! arrêtez ! nous sommes là ! crient
les six hommes.
Les camarades ont reconnu leur erreur et
ont compris la situation : on les entend creuser
le boyau.
Mais un Allemand a dû se glisser dans la
tranchée abandonnée, car voici que les points
de chute des projectiles se rapprochent ? Sou-
dain, Grossou porte une main à son cou, essayant
de boucher un trou doîi le sang coule à flot : il
s'affaisse sans dire un mot.
OCCUPATION d'un ENTONNOIR 157
Immédiatement après, une grenade tombe au
milieu du groupe : elle fume... elle va éclater...
Prestement, le caporal la ramasse et la renvoie. . .
il était temps !
Il faut chasser les lanceurs de grenades en-
nemis qui se sont installés à bonne portée en
face. Huguenin pousse un juron, se levé pour
mieux voir, et en cinq secondes, il lance dans
les tranchées boches trois sérénades « à cuiller »,
vous savez, celles qui éclatent en touchant le
sol — croyez-moi, quand vous aurez à prendre
une tranchée, employez toujours celles-là, ce
sont les meilleures... Mais une rafale de balles
a passé, et maintenant, accroupi au fond du
trou, Huguenin contemple son bras qui pend :
du sang coule par la manche.
Grâce lui soit rendue pourtant, car les grena-
diers ennemis se taisent : ils ont dû être tou-
chés ; seuls ceux qui sont hors de portée conti-
nuent à lancer leurs projectiles, qui touchent le
sol à quelques mètres de là. Richard s'énerve...
— Allons, les copains, dépêchez-vous de pio-
cher : on ne tient plus...
On entend les outils frapper le sol à coups
redoublés, le travail doit être avancé : voilà
trente minutes que cela dure. Tout à coup.
Bourru dit :
158 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
— Il no resie plus que dix grenades!
Il faut les ménager, pour tenir encore un
quart d'heure au moins. Tiens... en voici une
bien placée : un Boche montrant la tête, le pro-
jectile lui est tombé juste dessus...
Heureusement que le parapet d'en face s'est
écroulé, sans quoi l'ennemi se serait approché
depuis longtemps.
— Attention ! attention ! . . . v'ià un crapouillot
pour nous !
Une torpille, qui se balançait en Tair, tombe
à quelques mètres... l'explosion est formidable.
On sent ses poumons éclater, sa tête se vider et
le « coup de poing » dans la nuque, caractéris-
tique du « souffle ». Des lueurs rouges, vertes,
jaunes passent devant les yeux. Richard s'est
dressé subitement, hagard..., la commotion le
rend fou, c'est visible! Dans son inconscience
momentanée, il va chercher à se sauver... n'im-
porte où... Bourru a juste le temps de l'attraper
par les pieds et de tirer. Richard tombe à plat
ventre : il était temps ! une rafale de balles
passe comme un couperet de guillotine au-dessus
du trou.
— Dépêchez-vous ! les copains, dépêchez-
vous ! on n'est plus que trois !
Mais ces trois, sans arrêt, tirent et jettent des
OCCUPATION D UN ENTONNOIR 159
grenades. Enfin, voici la paroi de terre qui
s'écroule : le boyau est percé. Les camaïades
arrivent avec leurs musettes pleines d'eng-ins :
le trou va être organisé et, demain, vous lirez
dans le journal : « A Vauquois lutte habituelle
de grenades »,
XX
LE JARDIN SECRET
Oui, c'est vrai, Bourru ne parle jamais de
ses rêves d'amour et, plus d'une fois, vous vous
êtes étonnés en disant : ce Bourru, il doit avoir
une âme de vieux garçon. Son silence a des
causes plus subtiles; pour bien les connaître il
faudrait pénétrer dans l'âme du soldat aux ins-
tants où il regarde avec une expression singulière
des camarades qui écrivent à une femme, une
fiancée. Sur le visage de Bourru, à ces moments-
là, il passe une sorte de fierté et d'amertume,
on dirait que le soldat résiste à une grande
tentation, que cela lui brise le cœur, mais en
même temps lui donne une haute estime de
lui-même.
Voici ce que j'imagine. Bourru, lui aussi,
avant de venir à la guerre, connaissait une
jeune fille de son village dont le regard le
troublait. Gela avait commencé, il y a bien
LE JARDIN SECRET 161
longtemps, il ne se rappelait plus quand; d'abord
un sentiment doux de camaraderie, comme il y
en a entre les filles et les garçons du même village;
puis, Bourru avait bien été obligé de constater
qu'il était plus heureux les jours où il avait
rencontré Suzanne et que celle-ci lui avait
souri.
Oh! jamais, il ne lui avait fait de déclaration.
Dans les campagnes, on est prudent, on pèse
bien les choses des qu'elles peuvent devenir
sérieuses. Or, Suzanne était la fille d'un fermier
aisé; travailleuse, ordonnée, elle pouvait devenir
sa femme, mais ça ne pressait pas ; Bourru
n'avait que vingt-huit ans, il voulait, avant de se
marier, acquérir le petit domaine qui touche à la
Maison-Rouge.
Quand cet achat serait fait, on verrait. En
attendant, il se contentait de dire à la jeune fille
chaque fois qu'il la rencontrait :
— Ah! te v'ià partie, Suzanne...
— Mais oui, Louis, je vais là-bas rentrer nos
vaches.
Et les deux jeunes gens allaient chacun de
leur côté, le cœur en fête. Chacun d'eux secrète-
ment était sûr qu' « ils se convenaient » et qu'ils
se marieraient.
La guerre est venue. Bourru est à Vauquois.
11
162 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Au début le soldat s'est dit : « Pas la peine
d'écrire, je vais être revenu dans trois mois! »
Après avoir vu la mort en face. Bourru a eu envie
d'écrire à Suzanne, un désir fou lui prenait de
déclarer son amour à la jeune fille avant de
mourir. Mais une fierté l'a retenu... Quoi! aller
quémander de l'amour, alors qu'on peut dispa-
raître d'un moment à l'autre, ce serait de la
faiblesse! « Si je lui dis que je l'aime, raisonne-
t-il, elle m'aimera, je le sens ; mais si je suis tué,
elle souffrira et ça fera une pauvre veuve de
plus, et sans avoir été mariée. »
Et pourtant, comme c'est tentant d'écrire des
lettres d'amour! Il le voit bien tout autour de
lui : c'est la grande occupation, aux heures de
repos de tous les soldats. Il suffit de voir les
yeux brillants et la rougeur des pommettes de
ceux qui écrivent, pour deviner quels élans
de tendresse ils formulent les uns péniblement,
les autres fiévreusement. Ah ! avoir là-bas une
femme qu'on sent angoissée, douloureuse, ré-
voltée contre le sort cruel qui vous menace,
comme ça fait du bien !
— On dirait, grogne Bourru en parlant de ses
camarades, que ça les amuse de savoir qu'une
femme s'embête pour eux.
Il ne sera pas dit qu'il usera de cette consolation
LE JARDIN SECRET 163
de faible. Le fort, accablé par le destin, n'appelle
pas une femme à son secours. Il y a en Bourru
un vieil instinct de chevalier qui mettait son
point d'honneur à écarter tout danger de sa
dame. Mais c'est dur; parfois, quand Bourru
pense à Suzanne, il s'attendrit en imaginant les
phrases que celle-ci lui écrirait. Oh ! elle serait
courageuse, sûrement, elle lui écrirait : « Sois
fort, Louis, je t'aime bien et ça te protégera dans
la bataille. »
Oui, c'est vrai, pensait-il, si je lui écrivais,
elle me répondrait ça, et peut-être bien que son
amour me porterait la chance, qui sait? Mais
la farouche volonté de paysan reprenait le
dessus : « Pas la peine de faire une veuve avant
le mariage. » C'était sa conclusion favorite. Cela
apparaissait aussi dans son esprit comme une
idée de justice. Il n'avait pas le droit d'attendrir
le cœur d'une femme, lui semblait-il, de lui
demander de l'amour tant qu'il serait menacé
journellement de mort, comme maintenant.
Ecrire une lettre d'amour à Suzanne, c'était lui
promettre un homme, alors qu'il ne pourrait
peut-être lui donner qu'un cadavre. Ainsi rai-
sonnait sa dure logique de paysan. Et ma foi,
je lui trouve une certaine noblesse, tant de gens
autour de Bourru pleurnichent, pour obtenir
164 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
des apitoiements de femme, qu'il faut avoir de
l'estime pour ce rustre énergique. Vous sentez
bien, n'est-ce pas? quels trésors d'amour, mon
Bourru réserve ainsi dans son âme. Ah ! il ne
galvaude pas ses sentiments, lui; ses habitudes
de paysan leur font une enveloppe grossiëre
mais solide. La guerre passera. Un jour peut-être,
Bourru pourra dire à Suzanne : « Je t'aime » ; il
ne lui racontera pas toutes les raisons secrëtes
qui lui ont empêché de faire cet aveu pendant
la guerre. Ce serait trop difficile. Il lui dira,
redira, seulement, sa phrase favorite : « Je ne
voulais pas faire de veuve avant le mariage »,
mais il sentira en lui une grande fierté, comme
quelqu'un qui a réussi à accomplir pleinement
un grand devoir.
XXI
LA PÉRIODE DES SAPES
Pour Bourru, qui est resté deux ans à Vau-
quois, il y a dans l'historique de la guerre sur
cette position une époque capitale, celle qui
marque le commencement de la vie dans la
sape.
Je vous ai montré l'existence du soldat dans
les mois qui suivent la prise de la colline ; on
s'est installé rapidement, c'est-à-dire avec de
modestes abris. Pour se défendre des crapouil-
lotages, il n'y a pas d'autres ressources que la
galopade vers la droite ou vers la gauche, à
moins qu'on ne préfère l'illusion de la toile
de tente. On en était arrivé à vivre avec l'obses-
sion que le ciel était une menace perpétuelle.
Ah ! pouvoir interposer des moellons, de la terre,
des poutres entre soi et le ciel d'où tombaient
les crapouillots, quel soulagement ce serait!
Vers le mois de juillet 1915, on commença à
166 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
creuser des sapes ; c'étaient tout simplement
des tunnels étroits qui s'enfonçaient dans la
colline ; avec quelle ardeur on y travailla !
Elles furent bientôt suffisantes pour loger des
compagnies entières. Alors, on respira plus allè-
grement. Les hommes se tenaient dans les sapes
toutes les fois qu'ils n'étaient pas de service, ils
y étaient à l'abri de tout danger. Avec 6, 8,
10 mètres de terre au-dessus de soi, on peut dor-
mir tranquille, faire réchauffer sa soupe, jouer
aux cartes à la lueur des bougies.
Pour ceux qui aiment les contrastes dans
l'existence, cette vie en offre de puissants, allant
de rexLréme danger à la tranquillité parfaite.
Ainsi, vous êtes en sentinelle en première ligne,
un bombardement survient... Accroupi au milieu
de sacs à terre, vous attendez l'heure qui mar-
quera la fin de votre garde. Les obus tombent à
droite et à gauche, à chaque minute on les en-
tend venir de loin, du côté de Montfaucon. D'a-
bord, une détonation lointaine, le « départ », un
sifflement sinistre, puis l'explosion d'arrivée qui
secoue la colline.. . Celui-ci n'était pas pour vous.
Mais le suivant? Et les autres qui viendront
après? Rien à faire cependant, qu'à attendre.
Pourquoi bouger? L'endroit où vous irez serait
peut-être celui où le prochain obus va tomber.
LA PKRIODF, DF.S SAPES 167
Résigné, on reste immobile, mais avec quelle
émotion dans le cœur ! On a beau rtre un vieil
habitué de Vauquois,ces minutes sont pour tous
des instants de terreur — non, pardon, le mot est
inexact; la première fois, sous les obus, on
éprouve une frousse intense qui paralyse toute
pensée ; grâce à l'habitude, la peur devient plus
raffinée, on est mieux qu'un paquet de chair
écroulée d'effroi, mais bien un homme qui, avec
lucidité, se dit :
— C'est pas possible que je m'en tire cette
fois... leur tir a Tair d'être très bien réglé.
Et l'oreille suit les sifflements, et l'esprit
apprécie les points de chute qui se rapprochent
de vous...
Mais deux heures sont écoulées; dans le boyau
un camarade arrive... vous êtes relevé! D'un
bond, vous dégringolez la pente, vous entrez
dans la sape; oh! bonheur, épanouissement de
l'esprit et de la chair, là, plus aucun danger,
vous pouvez vous endormir tranquillement sans
même penser au camarade qui a pris votre
place ; à quoi cela servirait-il de s'apitoyer sur
son sort? ce n'est pas ça qui empêcherait les
obus d'arriver.
XXII
SÉANCE DE CRAPOUILLOTAGE
Comment ! Il en est encore d'entre vous qui
ne savent pas ce que c'est?... et qui confondent
avec « séance récréative?... » Eh bien! non, je
ne m'esclafferai pas de leur ignorance naïve !
Après tout, je la préfère aux gros rires de ceux
qui croient savoir; ceux qui, donnant des bour-
rades amicales à un permissionnaire, lui disent :
« Allons, racontez-nous votre dernier bombar-
dement... vous avez dû rigoler, hein!... Que ce
doit donc être drôle de se lancer, d'une tranchée
à l'autre, des grenades, des pétards... En somme,
ce doit ressembler à une partie de boules de
neige entre gamins... Ne dit-on pas que les poi-
lus sont de grands enfants insouciants?... »
Oh ! cette légende du poilu hilare, comme elle
nous agace... Parbleu! oui, nous « blaguons »,
mais faut-il donc insister pesamment pour mon-
trer que le « bon mot » du soldat sous les obus
SÉANCE DE CRAPOUILLOTAGE 169
ne jaillit pas d'une heureuse digestion, mais bien
de la volonté qui nargue la mort?... Tenez, voici
le dernier crapouillotage auquel a assisté Bourru.
Vous n'y entendrez pas de bons mots, mais ça
vous fera peut-être mieux sentir le mérite de
ceux qui ont le courage d'en faire à ces moments-
là. -
Il est 10 heures du soir... Bourru est guetteur
en première ligne, à 20 mètres de la tranchée
allemande... Tout est calme; la nuit d'hiver,
opaque et humide; pas un bruit sur la position;
le soldat attend... Il sait bien que, depuis trois
mois, pas une nuit ne se passe dans la tranquil-
lité... le bombardement va se déchaîner, c'est
sûr. Quand ? personne ne le sait. Est-ce dans
quelques minutes ou dans quelques heures ?
Mystère... La tactique ni la stratégie n'inter-
viennent ici ; pas de plan préparé dans une cer-
velle de chef; ce qui fera sonner la minute fatale,
c'est peut-être le simple caprice d'un homme qui
sentira subitement se réveiller en son âme le
besoin de tuer...
A 10 h, 15, une détonation dans les lignes
ennemies...
— Ça va commencer, murmure Bourru.
Et si vous pouviez le voir, vous remarqueriez
qu'il a pâli. Instantanément, d'autres détona-
170 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
lions se font entendre. Ce sont des torpilles, des
crapouillots, des pétards qui s'élèvent dans le
ciel et le strient de traits lumineux. Sur les
600 mètres que mesure le sommet de la colline,
ces lueurs giclent sans arrêt... c'est le crapouil-
lotage. On croirait qu'un dragon monstrueux,
tel qu'on en voit sur les images du moyen âge,
vient de se dresser, furieux, et de sa gueule
sortent des éclairs.
Bourru regarde et écoute attentivement. Il
faut se méfier que l'ennemi ne profite du bruit
et de l'émotion pour faire un coup de main. Mais
Bourru pense aussi à défendre sa peau. Que
dis-je? non, il n'y pense pas... c'est son instinct
qui vient d'engager la lutte contre la mort; lui,
Bourru, obéit aux réflexes que déclenchent les
sensations visuelles et auditives.
Une raie lumineuse pique-t-elle le ciel du côté
de l'ennemi? Ces tune torpille qui s'élève. Comme
une comète, elle laisse derrière elle des parti-
cules de feu mais, airivée au sommet de la
courbe, la traînée lumineuse s'atténue, puis dis-
paraît. Alors, on entend la masse qui, en descen-
dant du ciel noir, violente l'air... Où va-t-elle
tomber? les yeux fouillent en vain la nuit, pour
courir se garer à droite... à gauche...
Baoum !... Ouf!...
SÉANCE DE CRAPOUILLOTAGE Hl
La torpille est tornb(''o au moins à 60 mëlres
de là. Les crapouillots peuplent l'atmosphère...
Une simple mèche (|ui brûle en l'air signale leur
passage.,. Ils s'en vont loin par-dessus Bourru.
Mais les grenades, les pétards, quelle vermine
traîtresse !... On ne voit rien... on entend sim-
plement : « flac », comme un caillou qui tombe
à côté de vous, et avant qu'on ait le temps de
réfléchir : a Pan!... Bsi^n!... Piaoû!... », ça
éclate, ça siffle et ça pue une fumée à l'odeur
d'éther, qui vous prend à la gorge.
Bourru en prend son parti ; bien blotti entre
deux sacs de terre, il attend :
Ah ! 011 est-il, le bon temps où le crapouillotage
n'avait lieu que le jour? Ace moment-là, la bête
monstrueuse dormait la nuit. Oh ! ce n'est pas
que le bombardement de jour soit bien agréable,
mais il y a un avantage : on voit... on suit des
yeux les engins qui vous arrivent dessus, on
devine où ils vont tomber... Alors, selon le cas,
on galope à droite ou à gauche, tête levée vers
le ciel.
Mais qu'y a-t-ildonc? Quatre soldats viennent
de passer en courant dans le boyau. Ce sont des
nouveaux... Au lieu de se tenir stoïquement à
leur place, sous l'averse, voilà-t-il pas que ces
imbéciles cherchent à se garer comme on fait en
172 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
plein jour. . . Ils ont cru qu'une torpille leur venait
dessus. Alors, ils ont appuyé à droite. Voici
que maintenant leurs yeux hallucinés croient
en voir une autre à gauche... nouvelle galopade
en sens inverse. . . Ils passent de nouveau comme
un troupeau en panique.
Vlan ! ... un des peureux s'est empêtré dans son
fusil, il roule dans la boue, ses camarades Ten-
jambent sans le voir.
— Hé ! bougres d'idiots ! . , . crie Bourru, tenez-
vous donc tranquilles!
Quelle imprudence ! il ne faut jamais crier en
première ligne. L'exclamation de colèrede Bourru
a attiré l'attention des Boches, qui font pleuvoir
des grenades sur le point où se débattent les
hommes.
Bourru riposte ferme. Un des peureux, encou-
ragé par son exemple, vient l'aider, puis un
autre. Grenades, queues de rat, frou-frous, tor-
tues, tout part, tout craque, tout pète... Quel
tintamarre !...
Enfin, les grenadiers ennemis se taisent, mais
les crapouillots continuent. Bien engoncés au mi-
lieu des sacs de terre, les hommes n'ont rien reçu,
sauf un qui a « écopé » un éclat dans la joue...
Voilà une heure que ça dure; le crapouillotage
bat son plein. En respirant, on avale autant de
SÉANCE DE CRAPOUILLOTAGE 173
poussière que de fumée, ça vous fait éternuer;
on a mille cloches dans les oreilles.
Pendant que Bourru et les autres guetteurs
se garent du mieux qu'ils peuvent en première
ligne, les camarades de la section sont à 50 mètres
en arrière, dans une sape.
Figurez-vous une caverne qui s'enfonce dans
la colline comme un long tunnel. A l'entrée de
la sape, la couche de terre protectrice est mince,
mais à l'autre bout, les hommes au repos ont
20, 30 mètres de terre au-dessus d'eux... ils y
sont tranquilles, indifférents au crapouillotage...
mais non au confortable. Dieu, qu'on est mal
dans cette sape ! Les hommes, serrés, n'ont pas
même la place de s'étendre; l'eau suinte le long
des madriers qui soutiennent la terre; on marche
dans une boue épaisse. Pour se reposer, les
soldats se sont assis sur leur sac, recroquevillés,
et sommeillent, la tête de l'un sur l'épaule de
l'autre. Un veilleur est à l'entrée de la sape, prêt
à transmettre les appels des guetteurs des pre-
mières lignes.
Au dehors, le crapouillotage fait rage.
— Attention ! dit Bourru, en v'ià une pour
nous.
C'est une torpille dont la traînée lumineuse
paraît juste en face des hommes... Tapis au fond
174 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
de la tranchée, la face contre terre, les oreilles et
les yeux bouchés parles mains, les soldats atten
dent... Une détonation épouvantable! 100 kilos
d'explosifs ! Tous les muscles se contractent
pour faire plus petit encore l'individu blotti en
lui-même et prêt à hurler de douleur...
— Ah!... Ah!... halète Bourru, en relevant
la tête... elle a dû tomber sur la sape de la sec-
tion.
Mais ce n'est guère le moment d'y aller voir...
Et puis, après tout, la sape est solide...
... L'heure de la relève est passée... les cama-
rades ne viennent pas... Bourru est inquiet :
est-ce qu'il serait arrivé un accident dans la
sape?
Profitant d'une accalmie, le soldat descend les
50 mètres de boyau qui le séparent de l'abri.
Mais où donc est Tentrée?... la terre est boule-
versée... le boyau est comblé... En tâtonnant,
Bourru avance... Ah! c'est bien ici... la tor-
pille est tombée sur la sape! Mais enfin... le
tunnel n'a pourtant pas dû s'effondrer d'un bout
à l'autre... Bourru cherche, rampe... la terre
déchiquetée sent l'éther, et on dirait qu'il flotte
aussi une odeur de sang...
Enfin, voici une fissure, une lueur confuse
dans le fond... Bourru pénètre dans le tunnel.
SÉANCE l)F. CRAI'OUILI.OTAGE 115
Maintenant qu'il est à l'abri, il peut sortir sa
lampe électrique de poche.
Horreur!... un camarade — celui qui veillait
à l'entrée de la sape — est debout, coincé entre
deux poutres ; le souffle de la torpille éclatant,
à l'entrée de la sape, l'a projeté avec une telle
violence, que son corps martelé, mâché, aplati
et mou, s'est collé à la paroi , incrusté entre
deux poutres. Les vêtements sont déchiquetés,
l'homme est devenu semblable à un paquet in-
forme qu'on a bourré dans une fissure pour
empêcher un courant d'air. Pas une plaie appa-
rente : c'est le « souffle » qui a fait craquer les
organes intérieurs.
Au fond de la sape, les effets ont été moins
violents, mais suffisants tout de même pour
arracher les poutres, tout bouleverser, et faire
exploser, par contagion de choc, un dépôt de
grenades.
Quelques hommes sont blessés... une pous-
sière intense règne dans le trou, que perce à
peine la lueur d'une bougie. Un homme, terro-
risé, est immobile, les yeux hagards; d'autres
soignent les blessés, en tâtonnant; un autre
secoue la tête, prétendant qu'il n'entend plus
rien, qu'il a le tympan crevé.
Heureusement, Bourru se souvient de la pré-
i76 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
sence du marteau-piqueur mû à l'air comprimé,
et qui sert à creuser les sapes... Il ouvre le ro-
binet; l'air s'échappe violemment, en enlevant
les poussières dans un courant d'air.
Mais j'en ai assez d'écrire cette histoire. Je
crains que vous ne me preniez pour un reporter
qui « corse » le compte rendu d'une catastrophe
pour allonger la copie...
Eh parbleu I oui, notre guerre ressemble à
une succession d'accidents d'usines, et nous le
savons bien que nous manquons de « grandeur
héroïque »... Quoi de plus banal qu'une séance
de crapouillotage?
C'est bien l'avis de Bourru... Ecoutez-le plu-
tôt, le lendemain matin, qui, tranquillement assis
à l'entrée d'une sape, cause de l'événement de
la nuit, en se chauffant à un pâle soleil de jan-
vier :
— Y a pas à dire, tout compte fait, la position
s'est rudement améliorée depuis six mois...
Autrefois, fallait passer son temps à galoper dans
la tranchée pour éviter les crapouillots... main-
tenant, on a des abris, des sapes. Y a bien quel-
ques accidents, mais en somme, on est tran-
quille...
i
XXIII
UNE JOURNÉE DE SAPE
DANS LA PÉRIODE DE MINES
Pas plus tard que la veille, on avait retiré
d'une galerie de mines deux sapeurs du génie
asphyxiés par des gaz venus sournoisement on ne
saitd'oiî. C'est très curieux, à force d'être minée,
creusée, fouillée, à force de faire exploser de la
cheddite journellement dans la colline, la terre
est saturée de vapeurs toxiques. Il y a des fis-
sures qui vous amènent des fumées don ne sait
où, il se forme des poches de gaz qui, un beau
jour, se rompent, si bien qu'il arrive maintenant
qu'on se trouve incommodé, asphyxié même,
dans les sapes de repos, sans avoir le temps de
dire ouf! Cela démonte Bourru. Depuis qu'il y
avait des sapes à Vauquois, il trouvait que la
vie y était supportable ; en somme, autant rece-
voir des crapouillots sur la tête, en première
ligne, à Vauquois qu'ailleurs. Mais maintenant,
12
478 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
plus moyen d'être tranquille, ces sacrés sapeurs
ont vraiment inventé une fichue guerre î
Tenez, Bourru tout à l'heure dormait genti-
ment dans la sape ; il a trouvé un moyen épa-
tant pour être à l'aise. Vous voyez bien le décor,
n'est-ce pas ? Un tunnel étroit, un mètre cin-
quante environ, pour que le plafond résiste mieux
aux bombardements; on y descend par des
marches d'escalier. Si vous avez à dormir là-
dedans, votre première idée serait sans doute de
vous allonger au fond le long de la paroi. Im
prudent ! prenez cette lampe (c'est une boîte de
conserve dans laquelle on a mis de l'huile cam-
phrée destinée à la destruction des poux et une
mèche) et, avec elle, éclairez le sol; voyez, il est
recouvert d'eau, vous n'allez pas vous coucher
là-dedans! Faites comme BouiTu: il a installé une
planche horizontalement dans l'escalier de des-
cente, une extrémité repose sur une marche et
l'autre est suspendue par deux fils de fer accro-
chés au plafond; ainsi, vous défiez l'eau du des-
sous, mais dame, celle qui dégouline du dessus,
vous n'y pouvez rien. Il faut vous résigner à
laisser les gouttes d'eau vous tomber sur le
nez... Enfin, quoi! Bourru dormait ainsi placé,
sans bouger, bien entendu, de crainte de tom-
ber.
UNE JOURNEE DE SAPE 179
Mais, depuis une demi-heure, son sommeil est
troublé; en s'endormant, il pensait :
— Pourvu que les gaz ne viennent pas dans la
galerie. Avec ces ennemis mystérieux, sait-on
jamais !
Or, voici qu'il rêve... il a un sac à terre sur la
poitrine, il respire avec difficulté;... à un mo-
ment, le sac à terre se volatilise, mais il est en
plein dans la fumée, ça le prend à la gorge, un
engourdissement rend ses membres mous et
lourds... Dans la demi-conscience du dormeur,
il se doute de ce qui est arrivé : les gaz ! les gaz
sont venus, il ne peut plus se sauver. . . il va mou-
rir là. Que c'est donc malheureux! mais quoi !
impossible de remuer ces bras et ces jambes de
plomb...
Bourru, heurté par un camarade qui descen-
dait l'escalier, se réveille tout à fait. . . Il y a bien
une fumée, mais elle provient tout simplement
de la lampe; c'est encore ce malin de Fougères
qui a mis de la graisse pour les pieds en guise
de matière éclairante, et ça « fumeronne ». Tout
à fait réveillé et de mauvaise humeur, le soldat
grogne à l'adresse de celui qui le frôle :
— Dis donc, tu pourrais pas faire attention en
passant? tu me réveilles.
— Mon vieux, répond lautre en bougonnant,
180 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
je porte un sac à terre, si tu le veux, j'en écrase-
rai à ta place.
Ces porteurs de sacs à terre n'arrêtent pas de
passer, bousculant les dormeurs, les enjambant.
Que voulez-vous? on continue à creuser la sape,
le marteau frappeur à air comprimé gratte au
fond pour agrandir la caverne; il faut bien enle-
ver la terre qu'il désagrège.
— On étouffe, là-dedans, crie Bourru à ses co-
pains.
Oui, mais dans les sapes, il faut s'y résigner,
ou bien pratiquer des ouvertures et alors règne
un courant d'air intense, ou bien se contenter de
l'air lourd, stagnant et vicié. Cette dernière solu-
tion est généralement adoptée et c'est pourquoi,
quand vous regardez Vauquois de loin, vous
voyez une sorte de buée qui sort de certains
points. Ce sont les entrées de sapes, ces buées
sont la vapeur de la respiration des hommes qui
vivent dans la colline.
Les Boches le savent bien et ils tirent conti-
nuellement sur les points d'où sortent ces
nuages, afin d'atteimire les soldats qui entrent
dans la sape ou qui en sortent. On y est habitué;
néanmoins, chaque fois qu'il a à sortir de là.
Bourru serre les poings, baisse la tête et fonce
vite, très vite, dans Fou verture qui mène au boyau.
UNE JOURNÉK DE SAPE 181
Bourru a aussi une autre angoisse dans la
sape, mais pourrai-je vous faire comprendre le
subtil émoi dont elle baigne constamment son
âme? Vous savez bien que, l'autre mois, à l'ouest,
une mine boche a sauté, d'au moins quatre-vingt
mille kilos ; ça a fait un entonnoir de cent mètres
de diamètre et de trente mètres de profondeur.
Une demi-compagnie de chez nous a disparu; ce
n'est pas la première fois que ça arrive. On dit
que les Boches ont encore deux autres mines de
cette importance à faire exploser, l'une au
centre, l'autre à l'ouest. Naturellement, le génie
de chez nous leur rend la pareille ; tous les jours,
on entend des explosions, mais il n'empêche que
les mines boches existent peut-être ; on y pense
constamment.
Déjà, pendant le repos, au cantonnement, cette
idée hantait les esprits. Vous avez pu entendre
dans les groupes de soldats ces bribes de con-
versation :
— Alors, on va à l'est, à la prochaine relève,
disait Fougères à Bourru. Hein! on va faire du
vol plané, ça va être rigolo.
— Tranquillisez-vous donc, renseignait La-
chard, cette mine, c'est une blague ; j'ai causé
avec des types du génie, ils m'ont dit que ça
n'existait pas.
182 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
— Ah! tu crois ça? disait Chomel, moi qui
suis bien avec les secrétaires de l'état-major, ils
m'ont dit que des prisonniers boches avaient
prévenu que la mine était prête.
Certains soirs, un bruit se répandait comme
une traînée de poudre dans le cantonnement : la
mine a sauté, c'est le ../ régiment qui a
trinqué... On plaignait les camarades, mais, ma
foi, puisque le sort avait voulu que ça tombât
sur eux... Or, le tuyau était faux, rien n'a sauté.
— Enfin, quoi! on y est, maintenant, dans la
sape, pense Bourru, tant pis si elle saute.
Chose curieuse, alors qu'avant de monter en
ligne, la mine faisait l'objet de toutes les con-
versations et que plus d'un visage pâlissait quand
on l'évoquait, maintenant on en parle à peine.
Tous ces hommes appliquent le procédé de dé-
fense classique en psychologie; ne pouvant sup-
primer en réalité le danger latent, ils le sup-
priment en pensée ou plutôt ilscroient le détruire
en ne l'exprimant pas. Mais il continue à agir
tout de même dans l'âme de Bourru, c'est une
de ces idées qui vivent en vous, à la fois cachées et
présentes, et qui donnent leur empreinte à toutes
nos émotions, à toutes nos pensées, même à
celles qui leur sont le plus étrangères. L'homme
menacé de la mine contre laquelle il est impuis-
UNE JOURNKE DE SAPE 183
sant est comme le pauvre cardiaque qui s'en va
dans la vie en se disant : « Mon anévrisme peut
se rompre d'une seconde à l'autre. » Cela jette
de la grisaille sur la verdure du printemps,
comme sur les ors de l'automne.
Mais surtout, n'allez pas croire que Bourru
aille montrer ses sentiments à tout le monde, ah !
fichtre non ! Quand par hasard on parle de la
mine, il plaisante sur les sensations qu'on se
promet d'éprouver en faisant du vol plané à cali-
fourchon dans l'air sur un bloc de terre. Chacun
montre les richesses de son imagination en bro-
dant sur ce thème.
J'ai dit qu'on parlait peu de la mine, c'est vrai ;
mais cependant, à chaque instant, il se trouve
un soldat qui, par hasard — oh ! tout à fait par
hasard — a entendu quelque chose, là, sous ses
pieds. Ce n'est rien sûrement; toutefois, on pour-
rait peut-être écouter plus attentivement. On n'a
pas peur, mais si on entendait, on le dirait aux
types du génie, ça leur rendrait service.
Tout le monde se tait et écoule.
— J'entends qu'on tape, dit l'un.
— T'es pas fou? dit l'autre, c'est le crapouil-
lotage de là-haut.
On s'en va tout de même avertir le lieutenant,
qui va trouver le capitaine Laignier du génie, le
184 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
grand maître sapeur de Vauquois. Invan'able-
menl, le capitaine Laignier fait dire :
— Je vous assure qu'il n'y a pas de danger.
Oui, mais s'il y en avait, le dirait-il"?
— Tenez, dit Lachard, faisons donc une par-
tie de cartes, ça vaudra mieux que de penser tou-
jours à votre sacrée mine ; on en deviendrait fou.
C'est pourtant vrai que, l'autre jour, un ser-
gent est devenu fou ; il allait trouver son lieu-
tenant toutes les cinq minutes en disant que la
mine allait sauter. On l'a évacué.
— Allez, c'est dit... gronde Bourru, je ne veux
plus penser à la mine.
Il se répète cette phrase intérieurement et
son bras a des mouvements violents, comme
lorsque vous faites des gestes menaçants pour
écarter un guenilleux qui veut franchir la grille
de votre parc.
Mais soudain, on voit les bois de la caverne
remuer tous ensemble et craquer comme si une
poussée venant de droite les abattait; une autre
poussée les ramène à gauche... Les bougies se
sont» éteintes... C'est la mine qui saute! Tous les
hommes se sont contractés en boule, la gorge
serrée, les épaules remontées, comme pour ré-
sister à l'écrasement... Deux autres poussées,
l'une à droite, l'autre à gauche, suivent les pre-
UNK JOURNÉE DE .SAPE 185
mibres ; puis, les oscillations diminuent d'ampli-
tude, rien n'est écroulé; on rallume les bougies,
les hommes se regardent.
— Eh bien, si c'est la mine, elle a dû « foirer
pour nous », dit l'un.
— As-tu vu la flamme ? demande-t-on à un
soldat venant du dehors à ce moment-là.
— La flamme? t'es pas « loufe » ! Mais c'est
un petit camouflet de rien du tout, à cent cin-
quante mètres d'ici ; on n'a rien vu du tout en
l'air.
XXIV
LA CANONNADE
Pour vous qui l'écoutez de loin — de 300 kilo-
mètres disent les savants — pour vous, la canon-
nade, c'est du bruit. Oh ! il vous angoisse, certes,
surtout si vous avez des êtres chéris au front :
vous frissonnez en imaginant que ces obus bru-
taux déchirent, broient celui que vous aimez;
mais si imaginatif que vous soyiez, je ne crois
pas que vous découvriez dans le bruit du canon
autant d'enseignements que Bourru en tire.
Cette canonnade, pour notre soldat, a un sens,
mieux, une âme; la direction du tir, sa vitesse,
son accélération, ses ralentissements, ses vio-
lences soudaines, tout cela indique la pensée de
l'ennemi, comme le pouls renseigne un médecin
sur l'état du cœur d'un malade.
Certains après-midis, la canonnade paraît
équivoque, hypocrite. Ça venait du côté de
Montfaucon.
— Bon ! s'était dit Bourru, qui était à la Bar-
LA CANONNADE 187
ricade, je vais aller dans les abris du côté des
cuisines.
Mais : boum ! les obus arrivent maintenant de
263, à l'ouest. Qu'est-ce que cela signifie? Le
bombardement continue lent, très lent, un obus
toutes les cinq minutes, venant de tous les coins
du ciel ; une heure d'arrêt, puis reprise... Quand
ça vient sournoisement comme ça, de tous les
côtés, sans avoir l'air d'avoir des idées arrêtées,
il faut se méfier, surtout s'il y a un avion boche
en l'air. Ce sont des réglages et les artilleurs
boches peuvent très bien, cette nuit, déclencher
brusquement un bombardement terrible.
Parfois, la canonnade est lointaine, elle paraît
être le marmonnement d'une vieille femme qui
berce un nourrisson. La voix chantonne « une,
deux, trois, une, deux, trois » ; rien à craindre
à ces moments-là.
— C'est tout simplement pour nous prévenir
que la guerre n'est pas finie, affirme Bourru.
D'autres fois, elle a un rythme plus inquié-
tant; ce n'est pas la cadence des batteries de 77,
les « gros noirs » interviennent dans la chanson
et font de fausses notes, comme des hoquète-
ments d'ivrogne troublant un concert.
— Quoi! dit Bourru, est-ce qu'ils sont saouls,
les Boches?...
188 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Il y a aussi les moments où la canonnade est
lente, trop lente, on dirait que les artilleurs
ennemis le font exprès, pour nous cajoler, nous
endormir ; ils ont l'air de dire : « Vous voyez,
on n'est pas méchants, laissez-vous donc vivre
tranquillement. »
— Attention, conseille Bourru, ça va barder
tout à l'heure.
Quelquefois, la canonnade s'élève comme une
brusque colère chez un homme nerveux ; les
obus tombent dru là-bas, on devine que les artil-
leurs « en mettent ». Sûrement qu'il y a quelque
part un convoi ou une troupe qui s'est fait
repérer dans une éclaircie de bois, ou bien les
Boches ont vu des baïonnettes briller dans une
tranchée, ils ont eu peur et lâchent précipitam-
ment leurs gros obus comme un peureux qui
décharge son revolver sur un tronc d'arbre gri-
maçant dans l'ombre.
Oh ! ces gros « patards », comme ils sont
déplaisants ! Quand on se promène dans les bois,
rêveusement, un jour de printemps, ils éclatent
soudain à côté de vous, grossiers comme un mal-
appris qui, en s'asseyant maladroitement, écrase
une fragile bergère Louis XVI. Bourru préfère
entendre les 75, ils s'en vont vers les Boches
comme un soufflet lancé par une main nerveuse.
I
LA CANONNADE 189
Nos gros canons aussi ont une clianson amu-
sante. Quand l'obus passe par-dessus la butte,
Bourru ne manque jamais de dire :
— Via Tautobus de Vauquois qui s'en va
chez les Boches.
Mais, quand on est en deuxième ligne, dans
les bois, à côté des canons, c'est vraiment trop
bruyant, ces « départs » des grosses pièces; les
guitounes tremblent, les vitres de papier huilé
crèvent et l'on sent, jusque dans sa tanière, le
« souffle » de l'explosion qui vous entre dans le
creux de l'estomac.
Et puis, voilà les Boches qui répondent; on en-
tend le départ du côté de Montfaucon, puis des sif-
flements lomtains . . . Q uand vous êtes là , un groupe
de soldats, en train de causer au pied d'un arbre, et
que vous entendez l'obus venir, le grand chic, c'est
de ne pas interrompre la conversation. . . Vruiiii . . .
siffle l'obus ; indifférent, vous parlez de choses
et d'autres, mais ça n'empêche pas que tous, par
la pensée, suivent la trajectoire du projectile qui
vient. La preuve en est que si l'obus s'enfonce
dans la terre sans éclater, à quelques centaines
de mètres de là, tous en chœur de s'écrier :
— Loupé !
Ce qui, pour Bourru, signifie : Je suis content,
l'obus a raté.
XXV
UNE NUIT DE RELÈVE
Pendant ma dernière permission, j'ai entendu
raconter qu'il existe, quelque part sur le front,
des poilus qui ne peuvent se décider à quitter
leur tranchée. Forcés de partir en permission, ils
supplient les copains :
« Surtout, hein! pas d'attaque sans moi. »
Pour ces poilus épatants, la relevé est un
véritable crève-cœur. Pensez donc ! rester quinze
jours à l'arrière, loin des balles, des obus, de la
boue et des poux! Il faut qu'on les console!
Ah! pourquoi donc n'en ai-je pas rencontré
un, de ces bonshommes-là? Comme j'aurais eu
du plaisir à le suivre, à guetter ses mots histori-
ques; je vous aurais collé ça tout chaud sur mon
papier et vous en frémiriez d'admiration.
Mais, mon pauvre Bourru, dans lequel je bute
chaque fois que je cherche un type de soldat
à vous montrer, lui, se laisse vraiment trop
UNE NUIT DK RELÈVE 191
aller aux basses satisfactions. C'est ainsi que,
depuis vingt-quatre heures, il sent une gaieté
l'envaiiir en pensant que la relève est proche.
Voilà quinze jours qu'il demeure dans une sape,
sorte de cave à dix mètres sous terre et d'où
l'on ne sort que pour prendre son tour de garde
au créneau. Vous ne sauriez croire combien le
temps semble long à vivre dans ce souterrain
humide, secoué par les explosions de mines.
Aussi est-on aux aguets pour deviner l'instant
de la relève... Depuis quelques jours déjà, les
« courants d'air » circulent :
— C'est pour demain, a dit l'aide-vague-
mestre.
— Mais non, affirme un autre, c'est pour ce
soir, j'ai causé avec le cuisinier des ofliciers.
En effet, vers midi, les indices se précisent.
On voit les ordonnances des officiers sortir de
la sape, porter les petits bagages de leur
« patron » aux cuisines, à trois kilomètres en
arrière.
Aucun ordre précis n'est donné cependant.
Autrefois, on prévenait un jour avant, mais les
bavards ne pouvaient s'empêcher d'exprimer leur
joie à haute voix, même en première ligne, à
dix mètres des Boches, et il arrivait que la relève
était « sonnée » par les 210. Maintenant, les
192 BOURRU, SOLDAT DE VAUgUOIS
hommes ne sont prévenus qu'à la dernière
minute. Mais les chefs ont beau garder le secret,
le moment de la relève se devine, se flaire, se
sent. Quelque chose dans Tair le chuchote à tout
le monde.
A dix-neuf heures, l'officier du régiment qui
va relever vient dîner avec les officiers de la
compagnie relevée. Plus de doute alors, c'est
pour vingt-deux heures, comme la dernière
fois !
Chaque soldat prépare son sac; et je parie
qu'aucun poète partant pour le plus merveilleux
des voyages n'a connu autant de joie à boucler
ses malles que Bourru n'en a à faire son sac.
Dans la tranchée de tir, les sergents ordonnent
à voix basse :
— Allons, faites la toilette de la tranchée,
ramassez tous les étuis de cartouches, mettez
les grenades à leur place.
On compte le matériel : le pulvérisateur, les
braseros, les tampons contre les gaz, les fagots,
l'eau hyposullitée.
— C'est qu'on les connaît, les poilus du
...'' régiment, grogne le sergent Lachard; ils
vont encore dire qu'on leur passe un secteur
mal fichu...
A vingt heures, se déclenche la petite séance
UNK NUIT Dli RELÈVE 193
de crapouilloLagè traditionnelle au moment où
la nuit arrive.
Dix heures et demie. — Par une des entrées
de la sape, s'amènent les camarades du ...' régi-
ment. Bourru et ses copains doivent sortir par
l'autre entrée. Oh! n'imaginez pas des saluts, des
courtoisies entre ceux qui viennent et ceux qui
s'en vont. On se voit à peine dans ce couloir
humide, éclairé par quelques méchantes bou-
gies.
— Tâchez de tenir comme nous, disent les
partants.
— Est-ce que c'est dur, en ce moment? deman-
dent les arrivants.
Les nouveaux venus qui doivent relever les
sentinelles se sont rendus directement à la
tranchée de tir. Voici la relève descendante hors
de la sape, dans les boyaux qui serpentent sur
la colline... Ouf! que c'est bon, cette bouffée d'air
frais. Mais à partir de ce moment, une obsession
empoigne tout le monde : oh! surtout, taisez-
vous, étouffez vos pas, faites attention de ne pas
heurter votre gamelle contre les pierres du
boyau. Et votre baïonnette? Mais, bougre de
maladroit, attachez-la donc ! Comment ! vous
n'avez pas bourré le fourreau avec du linge?
bleusaille, va! Je vous le dis, je vous le répète :
13
194 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
pas de bruit, vous m'entendez, chut! chul ! Sans
doute, je parle à voix basse, mais vous voyez
bien, à ma bouche grande ouverte, à mes yeux
qui brillent dans l'ombre, que les ordres que je
donne ne sont pas pour rire...
Le long des boyaux, le dos rond, silencieux,
les hommes filent vers le bas de la côte. On
dirait des chats qui descendent d'un toit par une
nuit demi-obscure.
Patatras ! voilà Roger qui glisse dans le boyau ;
il n'avait pas vu le trou qu'un obus a creusé
une heure avant. Le résultat ne se fait pas
attendre : frou... frou... on dirait que, dans l'air,
s'avance par saccades une grosse pierre : c'est
un obus allemand de 74 lancé par un canon
pneumatique. Bah! on en a vu bien d'autres.
La course vers le bas de la colline continue.
Mais, là... là... je l'avais bien dit. Voilà qu'une
compagnie de réserve de la relève montante s'est
engagée dans le boyau avant l'heure fixée et les
deux têtes de colonne viennent de se heurter.
C'est toujours la même chose! Que le diable les
emporte!
Les deux relèves, la montante et la descen-
dante, sont arrêtées net. Les hommes de tête de
chaque colonne s'attrapent ferme, à voix basse.
Ah ! les imprécations que chacun rentre en soi
UNE NUIT DE liEI.ÈVE 195
pendant cet arrêt forcé ! Quel plaisir on aurait à
lancer des insultes sanglantes à ceux qui vous
oblii^ent à stationner là, alors que d'une minute
à l'autre les crapouillots peuvent tomber! Enfin,
il y a une règle, ceux qui montaient sont obligés
de rebrousser chemin. Ouf! nous voici au bas
de la colline, en dehors de la zone des projectiles
à main, mais toujours à bonne portée des autres.
Ce n'est pas encore un endroit où prendre sa
retraite tranquillement, je vous assure. Aussi
trépigne-t-on d'impatience quand le sergent
Lachard fait l'appel de sa section. Ceux qui sont
là trouvent toujours que la section est au com-
plet et peut partir sans délai : « Oui, oui, tout
le monde est là, soyez tranquille, sergent, par-
tons! » En colonne par un, on traverse d'abord
un terrain bouleversé par les obus, puis on
longe le bois, pour mieux se confondre avec
l'ombre des arbres.
Plus loin, les sections se rejoignent, les com-
pagnies se forment, la colonne reprend la
marche. On monte la côte.
Au delà de la crête, le danger d'être « sonné »
par l'artillerie ennemie est beaucoup moindre.
On marche sur une route monotone, dans la
nuit vide. La surexcitation est passée, la fatigue
tombe sur les épaules comme un vêtement de
196 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
plomb, et on s'en va, somnolent, les membres
mous, vers le cantonnement d'arrière, dans ces
pays de rêve où les gens habitent de vraies
maisons et où l'on peut dormir sur de la vraie
paille.
XXVI
APRÈS QUINZE JOURS DE TRANCHÉES
En revenant des premières lignes où il avait
passé quinze jours, Bourru était certes bien
fatigué, et sa démarche molle et cahotante té-
moignait de la vérité qu'il ne cessait de cons-
tater en bougonnant :
— C'est épatant, quinze jours de tranchées,
comme ça vous fiche les jambes en pâté de foie
gras !
Pourtant, à la vue de la gare d'A..., que la
troupe longeait, le soldat eut comme un éblouis-
sement qui lui fit dresser la tête. Pas possible !
des maisons en pierres, des rails, des wagons,
ah ! que c'est beau ! Il avait complètement oublié
qu'il y eût, dans le monde, des gares, symboles
de la vie civilisée.
Vous tous, nostalgiques, chercheurs de pay-
sages fameux, touristes grognons qui trouvez
198 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
toujours les gares laides et banales, en vérité je
vous le dis, tant que vous n'aurez pas vécu
pendant des mois dans les bois, vous ne com-
prendrez pas l'infinie poésie qui se dégage d'un
bâtiment carré, avec des rails et des wagons
autour... Sur un mur, trois mots sont écrits en
bleu, mais jamais maître du Verbe ne trouva
une phrase plus évocatrice dans sa concision :
« Direction de Paris »... L'esprit file le long des
rails et Ton voit, en des fumées de rêve, Paris,
Dijon, Lyon, Bligny, le village de Bourru, toute
la France, quoi...
— Allons ! mais avancez donc ! ordonnent les
sergents en bousculant les hommes.
— Si on les laissait faire, clame l'adjudant,
ils resteraient là jusqu'à demain.
C'est surtout Lafut, dit le Père Pinard, qui
arrête la marche ; hypnotisé par les wagons-
foudres qui amènent chaque jour le vin du ravi-
taillement pour la division, il reste immobile et
silencieux, figé d'admiration ; ses lèvres ont un
mouvement instinctif de succion, on devine qu'il
voudrait pouvoir embrasser avec passion les
immenses récipients...
C'est le petit jour, maintenant... Après avoir
dépassé A..., le village où l'on se rend apparaît
douillettement blotti dans la verdure et les
APRÈS QUINZE JOURS DR TRANCHÉES 199
brumes du matin. II semble que l'on marche
vers un nid plein de promesses de tiédeur et de
bien-être ! Allons, courage, encore un coup de
rein pour remonter le sac, on arrive.
Un bon café chaud a été préparé pour les
arrivants.
— Tout de même, murmure Bourru, ces em-
busqués, c'est quelquefois utile-
Mais on n'a pas le tem[)S d'exprimer sa recon-
naissance, une chose presse entre toutes :
dormir. Ah! s'étendre, allonger ses bras, ses
jambes, « en écraser », quelle volupté pour ces
hommes qui, depuis deux semaines, n'ont pu
que somnoler, assis dans une sape étroite ! C'est
une ruée unanime vers les granges.
Tout le monde dort... Mais vous le savez bien,
vous, les raffinés de psychologie, môme en dor-
mant l'homme peut être heureux ou malheureux ;
sous le sommeil le plus lourd, il y a des idées
qui lèvent un peu la tête dans le fond de la cons-
cience. A celte heure, dans l'esprit de mes
Bourrus endormis, il y a celle-ci : « Ouf! ici,
pas de crapouillots, pas de mines, pas de tor-
pilles... » Idée infiniment simple, mais si jamais
vous l'avez eue dans l'éclair de pensée d'un
demi-sommeil, un jour que vous vous retour-
niez sur la paille d'une grange afin de trouver
200 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
une meilleure position, alors, vous connaissez
un des grands plaisirs de la vie.
A dix heures du matin. Bourru se réveille
pour tout de bon, épanoui d'aise. Il fait beau, le
soleil fait risette à tout le monde, l'avenir
semble infiniment profond : douze jours de
repos devant soi, d'ici-là, la guerre sera finie !
Le seul point noir, c'est qu'il faudra aller à
l'exercice... Une sensation ramène Bourru à la
réalité présente, oh! rien de psychologique, ras-
surez-vous, c'est tout simplement un pou —
oui, un toto — qui vient de le piquer sous
l'aisselle. « Faut que j'aille me laver », pense le
soldat.
A la rivière, il y a presse ; sur les rives, on ne
voit que jambes et torses nus. La caresse de
l'eau sur la peau, vrai, ce que c'est bon! à se
pâmer ! Et on se frotte, on se savonne, on se
contorsionne pour se laver entièrement. Le long
de la rivière, on dirait une exhibition d'ath-
lètes.
— Mon vieux Lachard, dit Bourru, tu n'en-
graisses pas à la guerre, on voit tes côtes, sais-
tu...
— T'inquiète pas; mon vieux Bourru, l'essen-
tiel, c'est de faire payer sa graisse le plus cher
possible aux Boches.
APRÈS QUINZE JOURS DE TRANGHÉKS 201
— Avez-voiK pensé à préparer le déjeuner?
clame Fabri.
— Je me suis débrouillé, annonce Delporte.
Figurez-vous que, chez l'épicière, il n'y avait
plus rien, mais j'ai rencontré l'Énergie, l'ordon-
nance du colon, qui emportait quatre boîtes de
homard ; je lui en ai barboté une.
— Et moi, dit Auboin, vous croyez que je
passe mon temps à roupiller?... Tenez, regar-
dez donc c'te salade de pissenlit que je suis-t'allé
couper ce matin.
Voilà mes quatre poilus installés pour dé-
jeuner... salle à manger magnifique! Figurez-
vous, dans une maison incendiée, un pan de
mur qui tient encore : il n'y a qu'à savoir l'uti-
liser ; le vent souffle-t-il du nord? vous vous
installez côté sud, au soleil. Fait-il trop chaud?
vous mettez le couvert, côté nord, à l'ombre,
sur de grosses pierres de taille qui se sont
écroulées là en tas, exprès pour servir de table,
semble-t-il. Une vieille machine agricole sert de
porte-manteau. Incomparable avantage de cette
salle : on a une vue magnifique ; pas de murs,
rien que la campagne étalée devant soi, et les
peupliers qui bordent la rivière s'en vont en
rang^ée sinueuse vers des lointains bleutés, infi-
niment doux à l'œil. Vraiment, on a plaisir à
202 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
se sentir le défenseur de ce pays-là, surtout en
buvant du pinard à vingt-deux sous.
Dans l'après-midi, on s'abandonne à une
grande satisfaction. Assis à la porte de sa grange,
on jouit du repos. Dans la rue du village, les
autos-camions passent sans arrêt, la loconiotive
de la voie de 60 — petit tacot — crachote ridi-
culement sa fumée et s'en va avec un bruit de
ferraille; des moteurs ronflent, des charretiers
crient, des soldats s'interpellent, les maréchaux
ferrants tapent sur l'enclume... On a de la pous-
sière plein la bouche, de la fumée plein les
narines et du bruit plein les oreilles. Mais ça
ne fait rien, Bourru « prend le frais » à l'ombre
de sa grange, calme, béat.
Moi qui le vois, je pense à cette philosophie
qui nous enseigne que l'univers n'existe pas
réellement ; c'est nous qui le construisons avec
nos sens. Un soldat, sortant des tranchées,
trouve que le tumulte d'une rue est un silence
délicieux.
Après cette béatitude, une autre volupté vous
attend, celle de se promener sans avoir à lever
les yeux pour guetter les grenades traîtresses.
Merveilleuse renaissance ! On a réappris la
saveur des sensations élémentaires de la vie...
Et dire qu'il y a des gens « qui s'embêtent » ;
APRKS QUINZE JOURS DE TRANCHÉES 203
poiiiviuui ne sont-ils au milieu de mes Bourrus,
sur le pont de l'Aire, à regarder la baignade dos
chevaux et à cracher dans l'eau sans penser à
rien? C'est tout bonnement délicieux. On se
dit :
— Tiens, regarde Crochard, l'ordonnance du
capitaine, sur sa bique : tu vas voir qu'il va se
faire fiche dans la Hotte.
Et, en suivant les mouvements du cheval
rétif, on se délecte à la pensée que le troupier
pourrait piquer une tête ; on en rit d'avance.
Puis, quand on a assez de regarder la rivière»
on s'en va « en ville », acheter du tabac. On
rencontre des copains des autres compagnies,
avec qui on cause longuement; des permission-
naires s'en vont; très fort, on leur crie : « Bonne
permission ! » Et l'on s'étonne de pouvoir crier
sans avoir peur de se faire repérer...
Mais il faut que je m'arrête, vous seriez
capable de courir boucler votre malle et de venir
nous rejoindre... et nous sommes déjà tellement
serrés !
*
XXVII
DEVANT CEUX QUI TOMBENT
Est-il besoin de vous dire que je ne suis ni
règle, ni méthode pour écrire ce livre? Ça se
voit, n'est-il pas vrai? Que voulez-vous, la vie ici
est tellement intense, qu'un cerveau un peu
excité reçoit d'elle des impressions, des images,
des émotions et des idées avec la même abon-
dance qu'un fantassin de première ligne reçoit
des obus un jour d'attaque.
Je vous renvoie ça pêle-mêle avec les vieilles
cartouches, les bagues en aluminium, ces culots
d'obus que les poilus vous expédient. Tous ces
débris, il paraît que vous les arrangez sur vos
cheminées d'une manière artistique et émou-
vante. Recevez donc ce nouveau colis de maté-
riaux ramassés autour de Bourru.
Dans les cantonnements de repos à l'arrière,
DEVANT CEUX QUI TOMBENT 205
on ramené, quand l'on peut, les corps d'officiers
tués — quelquefois de soldats — que l'on enterre
dans des cimetières de village ou à côté sous
quelque haie de pruniers.
Ce jour de Toussaint, le ciel est si bas, le
paysage si morne, qu'une angoisse indéfinie,
jaillie de toutes parts, assaille les soldats au re-
pos. On les voit se promener pensifs, fuyant les
futiles bavardages.
En haut du village, dans un pré, neuf croix
de bois sont alignées ; c'est le cimetière d'officiers
récemment tués. Ce matin, on y a déposé des
fleurs, mais maintenant il est désert. Seule, une
pie pousse son cri, qui agace parce qu'il n'ex-
prime rien. Assis au pied d'un buisson, je mé-
dite...
Soudain, vient un soldat. Du regard, il s'as-
sure qu'il est bien seul : il ne m'a pas aperçu.
D'un pas ferme, il se dirige vers la tombe de
droite, se met au « garde à vous », la tête bien
relevée, la main gauche dans le rang et salue
réglementairement, quelques secondes immo-
bile.
Appuyant de deux pas à gauche, il se place
devant la deuxième tombe et répèle son geste et
continue ainsi jusqu'au bout de la rangée, puis
fait « demi-tour » par principe, s'en va... Tous
206 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
mouvements déclenchés correctement, vivement,
comme lorsqu'un soldat manœuvre pour faire
plaisir à son chef.
Pendant que le soldat s'en allait, j'ai tendu le
cou pour le reconnaître : c'était Bourru.
Un 210 vient de tomber dans la tranchée oii
tout était tranquille. Certains, que le « souffle »,
avait renversés, se relèvent ahuris, se tàtent,
étonnés de sentir tous leurs membres en place.
D'autres, blessés, geignent. Chez tous, l'émo-
tion a rendu la pensée vacillante et confuse ;
seules subsistent dans la conscience des idées
fortement enracinées, que chacun porte en soi
comme des habitudes, des réflexes par quoi s'ex-
priment les vieux instincts de la race.
Alors, de la bouche d'un blessé qu'on emporte,
sort cette prière inattendue, émouvante parce que
révélatrice d'un besoin profond :
— Je suis fichu... Tâchez de m'enterrer pro-
prement.
Au poste de secours, il est mort.
Bourru, pendant la nuit, aidé de Cormier, a
placé le cadavre dans une toile de tente ; chacun
des deux soldats a saisi une extrémité et, déva-
UKVANT CEUX QUI TOMUENT 207
lant le boyau, escaladant les pentes du Mame-
lon Blanc, ils ont porté le corps à trois kilomètres
à l'arrière, à la Barricade. Là, il y a un cime-
tière convenable ; les brancardiers font un trou
pour chaque mort. C'est un grand luxe...
A un enterrement d'officier, au moment où le
prêtre a terminé les prières, les soldats, dont
Bourru, étaient là, en haie autour de la fosse.
Le général Valdant s'avança. 11 resta d'abord
longtemps silencieux, penché sur le cercueil ; on
eiit dit que sa pensée ne pouvait se détacher de
l'image du mort et attendait l'inspiration...
Quand il parla, ce fut un discours étrange,
sobre et puissant à la fois. L'on n'entendait que
des noms et des dates, séparés par de grands
silences pendant lesquels la méditation s'élan-
çait... *
« Spettel... 17 février 1915... Vaiiquois... la
bataille, ^^ février 1915... Aiizéville... la récom-
pense, 29 mai 1916... Vauquois... le sacrifice.
Aujourd'hui... Auzéville... le repos éternel... »
Vous qui lisez ces mots, peut-être les trouvez-
vous bien énigmatiques ?.,. mais voyez la scène
en poète... laissez s'élever votre imagination...
208 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Au milieu du groupe, le général es't là, petit
de taille, mais solidement campé sur cette terre
d'Argonne qu'il défend depuis des mois... une
mélancolie pensive, à cette minute, atténue l'ex-
pression énergique de son visage... Autour de
lui, des soldats, rien que des soldats de Vau-
quois... A eux, à quoi bon préciser ses visions?...
est-ce que leur esprit a besoin d'aide pour s'em-
plir d'images émouvantes, quand ils entendent :
« 17 février... Vauquois... la bataille... »
Immédiatement, ils voient les sublimes soldats
de l'an dernier, ceux qui montèrent à Tassant de
la colline. Spettel est en tête, avec ses amis...
Enivrés d'excitation guerrière, ils courent dans
le village, que les obus ravagent, et devant eux,
les Allemands fuient épouvantés.
« 2'i février... Auzéville... la récompense... »
Cinq jours après l'assaut, sur la crête, entre
Grange-Lecomte et Auzéville, face à la tragique
colline, qui se profile dans les lointains, les régi-
ments sont alignés pour une revue... Des braves
sont en avant des rangs, Spettel parmi eux. On
les décore et les clairons disent longuement, à
tous les échos d'Argonne, la gloire des héros...
« 29 mai 1916... Vauquois... le sacrifice... ^
Spettel répétant jusqu'à la dernière minute :
« Ça ne fait rien... C'est pour la France!... »
DEVANT CEUX QUI TOMBENT 209
« Aujourd'hui... Auzéville... le repos éter-
nel... » des compagnons d'armes autour d'un
cercueil que la terre française accueille avec
amour, comme une mère son fils chéri... des
prières s'élèvent au ciel... des hommes rudes
essuient une larme en pensant à l'énorme ave-
nir qui roulera ses siècles sur ce tertre sacré.
Tragique raccourci de la vie d'un héros. En
vérité, ce général atteint d'un seul coup les
sommets du pathétique lorsque, dédaigneux de
toute rhétorique, semblant parler à lui-même, il
laisse tomber lentement ces dates et ces noms,
tout chargés de sens : « 17 février, Vauquois,
la bataille... 23 février ^ Auzéville ^ la récom-
pense... »
A un autre enterrement d'officier, un capi-
taine grand et maigre parla un jour ; il y avait
une sorte d'ardeur mystique dans le ton de sa
voix.
Bourru se souvient de ses paroles :
— « En vérité, je vous le dis, mes amis, ne
croyez pas que les honneurs funèbres que nous
rendons aujourd'hui à un officier soient une
volonté d'établir une démarcation, même après
la mort, entre chefs et soldats. Tous les hommes
14
210 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
qui donnent leur vie pour la Patrie appartiennent
à la même aristocratie, quel que soit leur grade.
Dans cette cérémonie funèbre, il faut voir un
symbole. Elle est plus qu'un honneur rendu à
un chef; elle résume tous les sentiments de piété
qui éclosent dans nos cœurs pour les héros dont
les corps restent près de la tranchée. L'heure ne
permet pas que ces humbles frères d'armes
soient g-lorifiés individuellement. En attendant
que sur leurs tombes s'élèvent les cris victorieux
des clairons, ils envoient des représentants dans
les villages d'arrière pour que les vieux rites des
funérailles de guerre s'accomplissent en leur
nom. Ces représentants, ce sont ceux-là même
qui, sur le champ de bataille, leur montraient le
chemin du sacrifice.
Et c'est pourquoi, en présentant vos armes
aujourd'hui devant ce cercueil, je vous invite en
même temps à vous tourner du côté de la Col-
line et, d'un élan de cœur, à envoyer votre sou-
venir affectueux à nos frères d'armes qui reposent
là-bas, sous les débris du village de Vauquois. »
XXVÎfl
sous LE BOMBARDEMENT
Alors, vrai? vous voulez que je vous montre
les scènes de guerre telles qu'elles sont? Vous
avez le droit, prétendez-vous, de regarder de
loin, sans transparent rose devant, les brutalités
de la guerre que les poilus affrontent de près.
Ainsi, votre admiration montera à hauteur des
vrais mérites des combattants.
C'est Bourru qui est content de vous
entendre ! Justement, il a encore sur le cœur une
toute petite phrase qu'un civil, affectueux d'ail-
leurs, vient de lui écrire : « Alors, quoi ! rien que
de petits bombardements dans votre secteur ?
pas d'attaques à la baïonnette ? tant mieux ! vous
êtes à peu près tranquille, alors. » Et Bourru
rêveur évoque un de ces « petits bombarde-
ments »...
Une nuit obscure. La compagnie marche vers
un point du secteur où Ton s'attend à une
212 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
attaque boche, parait-il. Tout à coup, on sort des
bois; devant soi, une plaine sombre au milieu
de laquelle semble s'élever une muraille de feu ;
l'artillerie ennemie fait là un tir de barrage.
— Notre mission est simple, disent les offi-
ciers : aller occuper les tranchées en avant du
barrage et y rester coûte que coûte.
Inutile d'attendre une accalmie pour traverser
la zone battue, il n'y en a pas.
— En avant ! en ligne sur un rang, pas de
course !
Chacun fonce avec l'impression qu'il va
s'écrabouiller la tête contre un mur. Éclate-
ments, tremblement du sol, sifflements dans
l'air, fumée, demi-asphyxie, culbute dans les
entonnoirs, course folle, pas une pensée dans les
esprits, rien qu'un instinct, celui de courir.
« Ouf! ça y est... » Elernuement et stupeur :
« Est-ce bien vrai que je vis encore ? » On se
souvient maintenant d'avoir vu parmi les lueurs
rouges des éclatements, des fantômes de cama-
rades s'abattre sur le sol noir.
— Reformez-vous en colonne par deux, crient
les officiers.
Mais où sont donc les tranchées? Le sol n'est
que chaos : des amas de terre et de trous ;
quelque chose remue dans l'un d'eux. Bourru
sous LE B01iBARDElfE?>rr 213
Irébuche dedans, c'est le camarade qu il vient
relever: il paraît complètement abruti.
— Eh quoi î tu ne vois pas que je viens te
remplacer? allez, fiche le camp!
Le soldat, dont on ne voit que les yeux blancs
dans l'ombre, semble hésiter à sortir du trou qui
le protège depuis des heures. Enfin, il part
comme un fou et pourtant les obus ne tombent
pas en ce moment.
Le jour se lèv«. On voii bien que c'est un sec-
teur tranquille ici, il y a encore des lambeaux
de prairies non bouleversés. Il reste même un
réseau de fil de fer. En avant et à gauche,
s'élève une colline d'où les observateurs d'ar-
tillerie guettent sans doute ; qu'ils voient remuer,
le tir de l'artillerie se déclenchera.
Ououiss! Bouml ., Premier obus
— La séance est ouverte, crie Lachard, pour
ne pas faire mentir la tradition de gaieté.
D'autres projectiles arrivent, leur but est la
ligne de trous qui figure la tranchée. Le bom-
bardement est méthodique: il commence à cinq
cents mètres à droite de Bourru par paquets de
six obus et se déplace lentement vers la gauche,
battant successivement tous les points du ter-
rain. On a l'impression qu'un gigantesque for-
geron martèle furieusement les lisnes. Les
214 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
étincelles jaillissent, renclumefait résonner tous
les échos d'Argonne.
Aplatis dans leur trou, la respiration retenue,
les yeux fermés, les épaules remontées comme
si un mur menaçait de s'écrouler sur eux, les
hommes écoutent la rafale se rapprocher; elle
arrive... dix secondes d'angoisse, pendant les-
quelles la chair qui se contracte sous le sac n'est
plus que celle d'une bête. La rafale passe... fra-
cas, tonnerre, vision de train lancé dans un
tunnel, souffle d'obus qui refoule la paroi du
ventre, secoue les tripes, étouffe... La rafale est
passée, personne ne bouge encore. Les cellules
du corps se sont tellement tassées les unes sur
les autres — pour faire un tout petit amas de
cliair — qu'il faut leur laisser le temps de
reprendre forme humaine. Enfin, on redevient
un homme. Veine! les obus ont tapé en avant
et en arrière de la tranchée, au moins à deux ou
trois mètres.
— Zut ! s'écrie Ringuet avec consternation, un
éclat a enlevé ma gamelle de dessus mon sac et
j'avais ma provision de tabac dedans.
On rit, on n'a pas peur, pensez donc ! la rafale
meugle au moins à deux cents mètres de là,
maintenant. Mais voilà qu'elle revient !... nouvel
aplatissement au fond du trou. Cette fois, un
sous LE BOMBARDEMENT 2i5
éclat a enlevé la calotte crânienne d'un soldat,
on voit sa cervelle aussi bien que celle des
bonshommes en cire dans les musées anato-
niiques. Sans un mot, on attend la rafale sui-
vante.
— Oh! là, là, gémit un homme, je suis
blessé !
En effet, un masque de sang s'est posé sur son
visage.
Cinq fois, dix fois, la rafale asperge ainsi la
ligne. Cormier ressent un grand coup sur le dos;
plus tard il retrouvera un éclat arrêté dans son
sac. Bourru reçoit sur la tête des paquets de
terre qui l'étourdissent. Lachard saigne à
l'oreille et cherche ses lunettes dans la boue.
Un autre soldat chante d'une voix gouailleuse :
« Il pleut des baisers ».
Mais le temps se couvre, ô bonheur ! il va
peut-être pleuvoir, ça va gêner les observateurs
d'artillerie pour régler le tir. En effet, une
accalmie se produit ; un blessé se lamente :
— Emmenez-moi, les copains? Je vous don-
nerai dix francs, vingt francs, tout ce que j'ai.
Emmenez-moi, mes parents sont fermiers, ils
vous donneront tout ce qu'ils ont aussi.
— Voyons, mon pauvre vieux, tu la perds. Tu
sais bien que, si on pouvait t'emmener, on le
216 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
ferait. Attends la nuit, voyons, tu n'as qu'un
shrapnel dans la joue.
Les heures passent. Ringuet, à qui on a passé
du tabac, fume, la tête cachée sous un capu-
chon. Cormier, allongé sur le sol. voit tout à
coup une souris sortir de son trou; il s'amuse à
lui donner à manger.
Une éclaircie dans le ciel ; reprise du bombar-
dement.
— Ou ! là, là ! j'ai un éclat d'obus dans les
reins !
Chose curieuse, Tellier qui, la veille, avait dit :
« Je sais que je n'y coupe pas demain », n'est
pas encore touché et, pourtant, lui seul attend
sans s'aplatir la rafale d'obus. Une cigarette
aux lèvres, silencieux, il reste là avec des yeux
étranges, fixés sans doute sur le lointain mys-
térieux où se lisent les destinées. Un éclat au
cœur vient le délivrer de son attente fataliste.
Mais l'artillerie française répond avec violence
aux Boches. Le ciel semble une voûte de siffle-
ments d'obus. A un moment donné, les deux
artilleries semblent concentrer leur rage sur un
point, à un kilomètre de là, où les deux lignes
sont très rapprochées. C'estle« trommelfeuer ! »
Des obus de gros calibre bousculent les crêtes,
comblent les vallées, arrachent les arbres, font
sous LE BOMBARDEMENT 217
voltiger des blocs de terre. Le paysage semble
pris d'une crise d'épilepsie. Tout tremble, tout
éclale ; jaillissante, bondissante, la terre bouge,
danse et frémit comme les vagues de la mer pen-
dant une tempête. Cloué de stupeur, on
regarde... De ce cataclysme, il va sortir des
monstres hideux, une gueule épouvantable s'ap-
proche pour tout dévorer. Personne parmi ces
soldats ne racontera jamais cette minute, si le
tourbillon passe par ici.
Mais non, rassurez-vous, la trombe de feu
n'est pas tombée sur ces soldats que vous con-
naissez; eux, ils ont continué tout simplement
à recevoir des petits obus ordinaires de 105 et
de 150. C'est pourquoi, puisque vous étiez prêt
à imaginer des horreurs, je puis bien vous mon-
trer ce petit soldat à qui un éclat vient de cou-
per la main. Celui-là s'imagine qu'il sera mieux
à l'autre bout de la tranchée ; il s'y rend en
marchant « à trois pattes », son pauvre poignet
sans main et tout dégoulinant de sang pend en
l'air comme la patte d'un chien qui vient de se
faire écraser par une voiture. Après une demi-
heure de cette marche, il arrive près d'un trou
où de nombreux blessés se sont réfugiés. D'un
suprême effort, il se laisse rouler sur le tas.
Peut-être comprenez-vous mieux (ju'un soldat
218 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
peut avoir quelques petits mérites sans bouger
de place et sans jamais participer à ces beaux
assauts qu'on voit sur les cartes postales illus-
trées ?
XXIX
BOURRU A L'ÉTAT-MAJOR
Le capitaine avait dit à Bourru :
— Tiens, porte donc celte lettre à l'état-major
de la Division, au poste de commandement du
général, à Bétramé.
Tout en y allant, le soldat était ému. Un état-
major ! ce mot évoquait pour lui la science, des
cartes, des automobiles, des officiers à brassard
toujours soucieux et pressés, et, il ne savait
pourquoi, les grands bureaux compliqués qu'il
avait vus dans sa sous-préfecture. Là-dedans
existent des forces mystérieuses et terribles qui
tombent sur le pauvre troupier sans qu'on sache
d'où elles viennent, ni comment elles opèrent. Il
suflit, paraît-il, aux gens qui sont à l'état-major
d'écrire trois lignes sur un morceau de papier
pour que vingt mille hommes se mettent en
marche. C'est Cormier qui a affirmé ça à Bourru;
or. Cormier qui est avoué à Paris, doit bien
220 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
savoir ça, lui. C'est des papiers de l'état-major
que sortent aussi la viande frigorifiée, le sucre
et le café, le pinard : tout de même, c'est curieux
qu'avec un vulgaire morceau de papier on ait
tant de puissance !
Aussi, pas de blagues, hein ! Pour aborder les
bureaux où sont accumulées tant de forces, il
faut agir avec précaution. Si on s'y prend mal,
ça peut être plus dangereux qu'une tranchée de
Vauquois remplie de Boches. Bourru s'approche
tout doucement. Respectueux, il aborde un ser-
gent joufflu qui a lair d'être là comme planton.
— L'élat-major ? demande-t-il.
— Là-bas, les abris au bout du chemin de
rondins.
Ce chemin de rondins est bordé d'abris divers
dans lesquels on voit des gens assis. Bourru se
dit : « Tiens, mais ils ont des guitounes tout
comme nous. » Des trous d'obus récents, au
milieu de la forêt, prouvent que les « gratte-
papier » doivent recevoir de temps en temps
leur ration d'obus. Ça fait plaisir à Bourru, il ne
sait pas pourquoi, mais ça lui fuit plaisir de sa-
voir que ce soldat secrétaire qui se promène
pourrait aujourd'hui, tout comme lui, Bourru,
recevoir une marmite sur la tête ; car ce soldat,
il le connaît bien, on le lui a montré souvent, il
BOURRU A i/ktAT-MAJOîi 221
pai-caît que, dans lo civil, c'est un grand musicien
de Paris; la preuve c'est qu'il a la Léj^don d'hon-
neur... lîourru le regarde avec curiosité.
Il frappe à une porte.
— Entrez, dit-on.
Le soldat s'arrôte interdit sur le seuil, sa lettre
à la main. L'abri est plein d'officiers. L'un d'eux
prend la lettre et, pendant qu'il la lit, Bourru
examine, écoute. Quelle chance ! Il est dans un
état-major! Minute solennelle! Il faut bien se
tenir avec des gens si puissants et bien regarder
aussi pour pouvoir épater plus tard les copains
avec un récit magnifique. C'est curieux, ces offi-
ciers, en somme, n'ont pas l'air si terribles que
ça. Il y a un petit capitaine maigre et pâlot qui
lit un journal dont l'écriture est étrange; parole
d'honneur, on dirait du chinois. Ce type-là doit
être très calé, il y a plein de paperasses autour
de lui et, avec son visage pâle et son lorgnon, il
ressemble au curé de liligny que Bourru a connu
et qui se rendait malade à force de lire de l'hébreu.
Un autre capitaine a les yeux fixés sur des
cartes clouées aux parois de l'abri. . . Ah ! celui-là
est costaud, une figure colorée qui éclate de
bonne santé ; d'ailleurs, Bourru le reconnaît :
c'est ce capitaine qu'il a vu souvent en ronde
de nuit dans les tranchées.
222 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
— Coradin, lui demande un autre capitaine,
dites-moi donc si la route est suffisante pour
que je puisse faire monter des marmites jusqu'à
la tranchée i4, à la Buanthe?
C'est épatant! pense Bourru, dire qu'il y a ici,
à l'état-major, un capitaine qu'on vient d'appeler
Boëlle tout simplement et qui s'occupe de faire
monter des marmites à la tranchée 14. Tour à
tour, ces trois capitaines viennent parler à un
grand commandant qui se promène avec une
démarche un peu dégingandée, en levant le nez
en l'air. Ça doit être un chic type, celui-là! De-
puis cinq minutes, il a déjà recommandé deux
fois :
— Et surtout, qu'on ne les embête pas, les
poilus, foutez-leur la paix puisqu'ils sont au
repos.
Et il rigole avec tout le monde.
Tout à coup, le général sort d'une pièce à côté:
— Dites-donc, Fontaine, dit-il au commandant,
avez-vous bien indiqué que la relève du 31® ne
commencera pas avant 21 heures ?
— Oui, mon général, répond le commandant,
mais voici ce papier qu'un soldat vient d'ap-
porter; la là'' compagnie demande des explica-
tions sur sa mission spéciale; le lieutenant Gain
ira s'occuper de ça.
BOURRU A l'état-major 223
La 12" compagnie, c'est la compagnie de
Bourru; le papier, c'est lui qui vient de l'ap-
porter. Et le général va s'occuper de toutes ces
petites choses ! Bourru reste là, sur le seuil de la
porte, comme s'il attendait la sentence d'un
jugement le concernant. Gomme c'est simple,
les grands hommes vus de près ! En somme, le
commandant ne se met pas au garde à vous
pour parler au général, et ils se tiennent là, tous
ces officiers qui causent tranquillement sous leur
abri de rondins, tout comme de simples poilus;
il Y a un lieutenant avec un bonnet rouge de
chasseur d'Afrique qu'on vient d'appeler Lusarch
qui répète toujours « allô ! allô ! » au téléphone.
Bounu en est médusé.
Le commandant, qui semble toujours de bonne
humeur, a pris une boîte de bonbons ; après
s'être servi, il en offre à la ronde.
— Un bonbon, Favre ?
— Non, merci, mon commandant.
— Coradin, en voulez-vous?
— Avec plaisir, mon commandant.
Le commandant fait ainsi le tour et arrive au
général.
— Vous en prenez, mon général?
— Tenez, dit le général, offrez-en donc plutôt
à ce brave troupier qui attend la réponse.
224 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
— Ah ! pardon, mon vieux, dit le commandant
en tendant la boîte à Bourru, tu sais, je ne t'ou-
bliais pas, j'en offrais d'abord au général, parce
que, dans la hiérarchie, il vient avant toi.
— Ce n'est pas vrai, clame le général, le
simple poilu, voilà le numéro un parmi les chics
types.
... Bourru en s'en allant mangeait son bonbon,
mais l'émotion causée par tous ces événements
importants était telle qu'il ne savait même pas
si c'était un berlingot ou un chocolat qu'il suçait.
XXX
EXPÉDITION DANS LES PAYS D'ARRIÈRE
Bourru commença à sentir son importance
sociale lorsqu'il vit la longue file des camions-
autos qui venaient emmener le régiment au
« grand repos ».
« Mâtin ! pensa-t-il, le Gouvernement écono-
mise les jambes ; chic ! »
A vrai dire, les véhicules sont peu confor-
tables; mais, une fois installés dedans et lorsque
tout le convoi roule, dans le tumulte et la pous-
sière, à quinze kilomètres à l'heure, on a beau
n'occuper que la quarantième voiture du convoi,
on se sent une force. . . A droite et à gauche de la
route, les champs, les forêts fuient, on dirait
qu'on les partage à coups de sabre ; les petites
voilures des paysans se rangent peureusement
sur les bas-côtés, les gens vous regardent passer
avec étonnement.
15
226 BOURRU, SOLDA.! DE VAUgUOIS
« Hé ! oui, c'est nous, leur crie-t-on; nous, les
gars de la tranchée. »
Tl semble qu'on entre dans un pays extraor-
dinaire. Ici, ce n'est plus un fourmillement
d'hommes comme au front ; les villages semblent
vides; plus de ruines, plus de maisons incen-
diées, tout est calme. De vieux paysans s'en
vont d'un pas lent; les poiriers, les pommiers
vous ont des airs bonasses ; les oiseaux chantent
comme dans les chansons. La nature semble
une femme heureuse qui dort.
Bourru n'en revient pas, jamais il n'avait vu
la campagne comme aujourd'hui. Pas possible!
Ou bien elle a changé ou bien c'est lui qui est
devenu un autre homme, pendant les mois qu'il
a passés là-haut. Cette dernière hypothèse doit
être vraie, constatez-le vous môme. Vous le
connaissez, mon Bourru? Un brave homme, pas
faraud du tout, qui fait son « boulot » du mieux
qu'il peut; mais jamais, au grand jamais, il n'a
pensé à jouer au héros. Sans doute, il a bien lu
dans les journaux qu'à l'arrière on traitait les
poilus de héros ; mais, quoi ! il sait ce que parler
veut dire : grands mots de journaliste, sans im-
portance.
Eh bien ! voilà-t-il pas qu'à force de traverser
des villages, où des gens béent sur le pas des
F.xPi<:i)rnoN dans m:s pays d'arrikrk 227
portes, Bourru éprouve une impression extraor-
dinaire : il cambre le torse, respire longuement
— au risque d'avaler encore plus de poussière —
et découvre qu'il est, ma foi, très content, quand
un gamin, après s'être approché des soldats
pour lire le numéro sur le col de la capote, crie
avec admiration : « C'est le ..." régiment, un
régiment d'activé qui revient de là-haut ! »
A un arrêt du convoi, une bonne vieille s'ex-
clame, sur un ton apitoyé :
« Hé ! là, mes pauvres enfants ! vous venez de
vous battre et vous allez recommencer... »
Des petites filles, des vieillards, des femmes
entourent les voitures et, à voir tous ces civils
curieux et attentionnés, les soldats ressentent
l'impression qu'ils viennent réellement d'un en-
droit où tout le monde n'a pas été. Parole d'hon-
neur ! ils l'avaient oublié. A force de coudoyer
tant de camarades, là-haut, on se figure que le
secteur, c'est tout l'Univers et qu'il est banal d'y
être. Pas du tout, le Front leur apparaît main-
tenant comme une sorte d'atelier sinistre et
grandiose où seule une élite — la leur — est
admise à accomplir la terrible besogne.
« Ma petite poule, dit Huguenin à une frêle
jeune fille, si vous alliez là-haut, vous tomberiez
morte rien qu'à respirer. »
228 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Puis, un autre orgueil s'empare des poilus,
celui d'être couverts de poussière, d'avoir le
visage hâlé, les mains rudes. On jette un regard
de pitié sur de petits civils proprets qu'on ren-
contre dans une ville. Non, mais, sont-ils ridi-
cules avec leurs canotiers ? regardez-moi ça !
Mais c'est dans le village, où l'on devait s'ins-
taller pour quinze jours, que Bourru et ses
camarades éprouvèrent vraiment cet état d'es-
prit du chevalier qui, revenant de la Croisade,
s'étale à l'aise dans son domaine et attend que
les femmes et les valets le soignent. Le garde-
champêtre en fut cause. Cet honorable fonction-
naire, un petit vieux bedonnant, en complet
d'alpaga jaune, possédait une âme militariste et
violente ; la première de ces qualités se voyait
au ruban de la médaille militaire qu'il arborait à
la boutonnière ; la seconde se révélait par une
barbiche blanche qui, lorsqu'il levait haut la
tête, semblait pointer comme une épée. Il adore
les poilus, ce vieux soldat colonial retraité, et
entend que son village les reçoive dignement.
A grands gestes et avec éloquence, il affirme au
commandant que les troupiers auront de belles
granges, de la paille et même des lits; oui, des
iits !
Mais il y a une petite difficulté; dans ce vil-
EXPÉDITION DANS LES PAYS D ARIUÈRE 229
lage, loin du front, il existe un parc de répara-
tions pour automobiles, et ces messieurs —
j'entends les mécaniciens automobilistes — ont
amené... — chut! surtout ne le dites à per-
sonne... — ils ont amené ici, en cachette, leurs
iemmes. Ne vous fâchez pas, ce sont des vieux,
rien que des vieux mécaniciens automobilistes;
ils tiennent à leurs petites Iiabitudes, quoi ! et
puis, ça rapporte de l'argent au pays. Mais le
garde champêtre ne leur pardonne pas de déte-
nir tous les lits disponibles et le voici qui par-
court les maisons une à une pour en faire sortir
de force, à grand renfort de jurons, un tas de
petites « madames » efïarouchées. Les poilus,
bons enfants, ont beau protester qu'on ne dérange
personne, qu'il leur suffit d'une toute petite
place à côté des occupants, le garde champêtre
ne veut rien savoir, il continue sa besogne d'ex-
pulsion en criant à tue-tête :
« Des gars qui reviennent du front, je vous
dis que je veux les loger comme des princes ! »
Dame, vous comprenez qu'un accueil de ce
genre, ça produit l'effet d'un petit verre d'alcool.
Mon Bourru et ses camarades s'emparent litté-
ralement du village; en maîtres, ils s'installent
dans les maisons.
« Hé ! la mère, préparez-nous donc une ome-
230 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
lette. Tiens, mais votre cuisine nous convient
parfaitement, nous y restons. »
On se répand dans les rues; campés au mi-
lieu, on parle longuement, puis on rit... Le régi-
ment se gonfle d'aise ; des soldats gesticulent et
crient fort. Vous vous demandez pourquoi ? Mais
regardez donc ce groupe de jeunes filles qui
s'avancent; que penseraient-elles si on ne met-
tait pas son képi en arrière, d'un air crâne,
et si on ne leur lançait pas quelques gaillar-
dises en passant?... Elles seraient vexées, sûre-
ment !
Et puis, il n'y a pas à se gêner, on revient du
front, quoi ! Après tout, si les maisons sont
encore debout ici, si les moissons mûrissent en
paix, c'est à nous qu'on le doit. Des femmes tra-
vaillent dans les champs, eh bien ! c'est tout
naturel . . . Dans les temps anciens — nous l'avons
lu dans l'Histoire de France — seules, les femmes
accomplissaient les travaux serviles, tandis que
les guerriers réservaient leurs forces pour de
nobles exploits. Puisque la guerre dure, reve-
nons aux vieilles traditions ! Allez, les civils,
vous n'avez jamais entendu péter une marmite ;
donc, à nos pieds !
« Encore une omelette au lard et trois litres
de pinard », crient Huguenin, Bourru et des
EXPÉDITION DANS LES PAYS d'aKRIÈRE 231
copains qui, installés chez une bonne vieille, se
font servir comme des rois.
Les voyez-vous, nos poilus de 1916? ils s'af-
firment comme les frères des La Tulipe, des
Tranche-Montagne, des Brin d'Amour, de tous
ces vieux « gens d'armes » du xv' siëcle qui
passaient dans les rues des cités en écrasant les
« bourgeois » de leur mépris. C'est tout un pro-
blème social qui se pose dans ce village, et un
philosophe se dépêcherait de mettre ses besicles
pour étudier ce phénomène de reviviscence
d'une mentalité guerrière abolie.
Une âme sensible, toute pétrie par le fameux
cédant arma togœ, s'apitoierait sur ces pauvres
civils, molestés par une soldatesque brutale. Elle
aurait bien tort et, pour le prouver, écoutez
donc la bonne vieille paysanne reconduisant
avec force politesses de Lescaze, Huguenin,
Bourru et leurs amis :
« Oui, je ne vous compte l'omelette que
trente sous et le pinard vingt sous seulement,
parce que c'est vous et que vous êtes des poilus
du front; mais aussi, j'espère bien que vous
reviendrez. »
XXXI
EN PENSANT A CEUX QUI SONT RESTÉS
LA-HAUT
Bourru est maintenant dans un autre secteur,
c'est une nouvelle existence qui commence pour
lui. Mais souvent, sa pensée revient rôder dans
ce secteur de Vauquois, oi!i il vécut de longs mois
d'effort. Grâce à l'éloignement, il voit mieux,
maintenant, quels furent ses mérites et une
fierté monte à ses yeux lorsqu'il évoque quelque
épisode des combats auxquels il fut mêlé ; mais
c'est une fierté bien naïve encore. Que notre
paysan rencontre un troupier hâbleur d'un autre
secteur, tout de suite il lui cédera la parole ;
Bourru ne cherchera pas à faire valoir ses
exploits, car il croit que tout le monde en a fait
autant. Aussi, n'est-ce pas des émotions d'or-
gueil qu'il ressent en lui lorsque son imagination
s'évade vers Vauquois, non, il pense seulement
à ses bons camarades de travail fauchés par la
KN PENSANT A CEUX QUI SONT RESTÉS LA-HAUT 233
mort, (|u'il a laissés là-haut. Il craint que les
hommes de la division qui a remplacé la sienne
n'aient pas assez de tendresse pour les tombes.
Que voulez-vous, pour ces nouveaux soldats de
Vauquois, les noms inscrits sur les croix ne rap-
pelleront aucune image précise; aucun élan ne
jaillira de leur cœur en lisant : Goupy, Bouys,
Revel, Chartier. C'est pourquoi Bourru aime à
faire en pensée un pèlerinage auprès des tombes
du secteur.
D'abord, celles des bois. 11 y en avait un peu
partout, au Mamelon blanc, aux AUieux, à la
Barricade. Pendant les derniers mois du séjour,
c'était dans ce cimetière qu'on enterrait tous les
morts de Vauquois. Pauvres enterrements bien
simples ! De grand matin, les brancardiers
allaient là-bas sous les arbres ; les cadavres des-
cendus pendant la nuit dans une toile de tente
attendaient leur trou. On les mettait chacun
dans une fosse creusée à l'avance. Puis, on plan-
tait une croix de bois avec un nom ; parfois il
n'y avait pas de nom parce que la torpille, en
éclatant, n'avait laissé d'un groupe de soldats
que des débris anonymes. Sous les grands arbres,
ils dorment, ces camarades ! Parfois, les tombes
étaient placées au hasard dans le bivouac.
Bourru se rappelle ces quatre tombes près des
234 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
cuisines, en bordure du bois ; elles étaient juste
sur le tracé d'un sentier. Pendant des mois, des
milliers d'hommes s'imposèrent de faire un
petit détour pour ne pas marcher dessus.
Dans les cantonnements de l'arrière, c'est dans
le cimetière du village qu'on enterrait les grands
blessés décédés à l'ambulance. A Froidos, les
morts étaient couchés soigneusement dans une
grande fosse. Des croix indiquaient les noms
des soldats, la date de leur trépas; des plans du
cimetière existaient dans la mairie et dans les
archives des ambulances. Gomme c'était froid
ces tombes administratives ! Seules les sau-
vaient de l'apparence d'un chantier, les fleurs
que des camarades apportaient aux heures de
repos.
Bourru leur préférait les tombes de la bataille
de septembre 1914. Combien plus émouvantes !
Enterrés là où ils furent frappés, les soldats de
la Marne demeurent en pleine nature. Souvent,
c'est au sommet d'une croupe, dominant le
large paysage, que leurs croix arrêtent le pro-
meneur pour le contraindre à la méditation.
Bourru se plaisait alors à imaginer ces vain-
EN PENSANT A CEUX QUI SONT RESTÉS LA-HAUT 235
que.urs pouvant encore, le soir, contempler la
ligne bleue de l'Argonne, haute muraille qui
défend le pays du rêve contre les barbares.
A Rarécourt, le louable souci de faciliter aux
familles la recherche des dépouilles glorieuses
avait été poussé jusqu'à la minutie la plus tou-
chante. Chaque soldat décédé à Salvange avait
sa tombe ; sur la croix, des couronnes, des
plaques et même des photographies envoyées par
des parents. Là, les vieux rites militaires s'ob-
servaient avec un scrupule parfait. Le convoi du
plus modeste soldat était toujours accompagné
du prêtre, d'un piquet d'honneur et du comman-
dant du Teil représentant le général de corps
d'armée. On ne voulait pas qu'une tombe se fer-
mât avant que sur le cercueil se soit élevée la
pensée des frères d'armes. Les habitants du vil-
lage, eux-mêmes, tenaient à honorer ces soldats
tombés pour la défense de leur sol. Des femmes,
des jeunes filles assistaient à tous les enterre-
ments et une mélancolie pensive se peignait sur
leur visage grave de meusiennes.
Toutes ces tombes des villages de rarrière, à
Auzéville, à Jubécourt, à Ville-sur-Cousance, à
Julvécourt, étaient constamment entretenues
parles soldats, les jours de repos. On y dispo-
236 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
sait de la mousse, des branchapres, des fleurs,
des croix dessinées avec de la brique pilée.
Maintenant qu'il est loin, Bourru comprend
mieux quel sens il faut attribuer à ces soins
pieux qui ornent un tombeau. Ils répondent à
un besoin du cœur. Une lutte est engagée contre
l'oubli, lutte émouvante dans laquelle l'homme
se sert de tous les symboles pour vaincre Tin-
différence de l'avenir. Voici des couronnes, des
fleurs, des palmes classiques qui disent l'hon-
neur du mort ; voici des débris d'obus, les objets
qui rappellent la gloire guerrière ; voici la Croix
qui parle de Résurrection. Ici, il n'est pas de
lourdes pierres pour sceller les tombeaux et les
protéger contre les profanations possibles ; on
s'ingénie à les remplacer par des enclos de
branchages, formant parfois des constructions
d'un style étrange. C'est le nom surtout que les
camarades veulent sauver de l'oubli. Ce nom, on
l'inscrit sur la croix, sur des plaques, on l'écrit
même sur un morceau de papier que l'on glisse
dans une bouteille plantée au pied de la croix.
Hommes de l'avenir, saurez-vous recueillir ces
noms glorieux qu'une volonté farouche vous
lègue ?
Peu de temps avant de quitter le secteur,
EN PENSANT A CEUX QUI SONT RESTÉS LA HAUT 237
Bourru avait été à Hrocourt. Il se souvenait qu'à
rentrée du village, on avait enterré autrefois
deux officiers du régiment sous des pins qui
tendaient leurs branches échevelées et tragiques.
Quel beau paysage romantique cela ferait, plus
tard, (juand la patine du temps se serait posée.
Mais la bataille de Verdun avait déferlé
jusque-là ; au lieu de tombes solitaires, il avait
retrouvé un cimetière en pleine activité. Deux
routes le bordaient, remplies du tumulte des
autos et des troupes en marche. Quelques fils
de fer séparaient seulement l'enclos des morts
de la route où les vivants s'écoulaient. Y avait-il
même une séparation? Moralement, elle n'exis-
tait pas. On entrait dans le cimetière comme
dans un lieu familier ; en passant, chaque sol-
dat adressait un petit salut aux croix ou bien
baissait simplement la voix ; d'autres restaient
une minute silencieux devant un tumulus.
Bourru entendit un soldat dire à d'autres : « Il
est là-bas, le copain » . Et ils s'en allaient vers une
tombe^ comme si un vieil ami les attendait la main
tendue. Môme, des loustics choisissaient leur
place en déclarant que dans ce cimetière plein de
vie, on ne doit pas s'apercevoir qu'on est mort.
Rien ne le choquait dans cette familiarité.
Tous les mots, tous les gestes, s'accordaient
238 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
harmonieusement, semblait-il, pour dire aux
camarades qui dorment : « Vous voyez, nous
sommes là, près de vous ; vous n'êtes pas des
cadavres effrayants dont on parle dans les
histoires de revenants, nous vous connaissons
bien, c'est pourquoi nous vous aimons. Parlez-
nous, soyez tranquilles, la terre qui vous abrite
sera toujours française ».
Parfois un visiteur voulait traduire plus expli-
citement l'émotion qui Tagitait et, d'un crayon
maladroit, écrivait sur une croix : « Dors en
paix, mon vieux ; on te vengera ! » Et il semblait
que ceux des tombeaux faisaient des signes
d'amitié et d'encouragement.
Bourru, en voyant toutes ces choses, s'était
souvenu du vieux curé de son village qui, dans
ses sermons, parlait toujours de la communion
des morts et des vivants. N'y avait-il pas un
nouveau témoignage de ce dogme : le soldat qui
part au combat prend son élan sur les tombes,
et, de celles-ci, il émane une force irrésistible qui
pousse le héros vers le sacrifice.
Bourru aime à rêver ainsi à « ses camarades
morts » laissés là-bas pour toujours.
Il s'aperçoit maintenant combien leur influence
KN l'KNSANT A CEUX QUI SONT RKSTÉS LA- HAUT 239
a élé grande sur lui. Dans les cités d'autrefois,
les morts étaient enterrés au centre de la ville ;
les cimetières servaient auxassemblées publiques
ainsi qu'aux réunions familières. L'Éj^liso chré-
tienne, pour mieux faire sentir l'influence des
morts, les enterrait dansles temples eux-mêmes...
Éternel recom^mencement ! voici que dans notre
cité guerrière, nous avons ressuscité l'antique
tradition ; nous n'exilons pas nos morts en des
lieux écartés et sombres : au contraire, nous les
plaçons au milieu de nous, ce sont nos familles,
leur lieu de repos est notre jardin de promenade
où nous recevons leur muet enseignement.
Le Front, pour les poètes de l'avenir, sera une
longue ligne de gloire qui serpentera lumineu-
sement à travers la France. Pour Bourru, ce
sera le grand atelier où l'on peinait rudement
en accomplissant la sainte besogne : parce que
des camarades seront morts à la tâche, cet ate-
lier deviendra, dans l'avenir, semblable à ces
cathédrales où l'on ne pénètre que tête nue et
incliné de respect. . . Gomme il est des jours où, sur
les dalles funéraires delà vieille église de Bligny,
les vivants marchent en chantant des 77iagni/icat
et des hosannah... de môme il viendra dés temps
où Bourru honorera ses morts en puisant dans
leur souvenir une plus grande volonté de vivre.
DEUXIEME PARTIE
LA GUERRE DE MINES
16
1
UNE RENCONTRE SOUS TERRE
L'idée de piocher vite occupait, en ce moment
précis, toute l'âme du sapeur Flament. A sa
place, il est bien probable que vous n'eussiez
pas pensé autrement. Dès qu'on est au fond de
cette galerie, haute de quatre-vingts centimètres
et large d'autant, on a envie de remonter.
Pensez donc ! quarante mètres de terre au-dessus
de soi... Vous n'imaginez pas quelle impression
ça fait ! Ah ! je sais bien que, dès qu'on vous
parle du soldat mineur dans son rameau de
combat, vous frémissez en disant : « Oui, je
vois ça, c'est horrible... » Et vous fermez les
yeux pour mieux reconstituer dans votre esprit
les sensations de l'homme qui gratte à quarante
mètres sous terre. Eh bien ! non, vous ne voyez
pas ça. En vain vous étalez en votre âme une
grande nappe de ténèbres et de silence, en vain
votre peau se rétracte à la pensée du froid du
244 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
souterrain, vos bras ont d'instinctifs mouve-
ments pour écarter des blocs de terre qui s'écrou- *
lent, votre poitrine se soulève comme pour lutter
contre l'étouffement, illusoires efforts ! Toutes
ces dépenses d'imagination ne vous font pas
sentir ce que c'est que quarante mètres de terre
sur la tête : cela est massif, lourd, formidable...
on est enfoui là-dedans comme un vieillard,
enfoncé dans cent années de vie, qui regarde,
en haut du passé, les jours ensoleillés de sa
JBunesse.
Au fur et à mesure qu'on descendait dans le
puiLs, de diamètre si étroit qu'un homme obèse
n'y pourrait passer, on avait l'impression que
les couches de terre pesaient les unes sur les
autres. A dix mètres de profondeur, nous étions
encore dans la gaize, une argile dure comme de
la pierre ; arrivé là, une galerie que nous avons
suivie en rampant nous a conduit à un autre
puits. En descendant par son échelle de corde,
nous avons traversé la région du gault, argile
noire et humide ; la vie grouillante au soleil était
déjà loin ! Plus bas encore, nous avons franchi
la zone des sables verts ; puis, maintenant, à
quarante mètres, nous voici — petites choses
remuantes perdues dans l'immensité de la ma-
tière inerte — dans le domaine du portlandien,
UNE RENCONTRE SOUS TERRE 245
en plein terrain jurassique. Une vague crainte
superstitieuse s'empare des âmes les plus posi-
tives. Cette matière que l'on vient ainsi profaner
dans son silence éternel, si elle vivait!... Qui sait?
de notre présence, des puissances mystérieuses
vont peut-être s'irriter. Ces couches d'argile
superposées que votre pic attaque, si vous alliez
déranger leur équilibre ! un glissement peut se
produire et nous entraîner au fond des gouffres
terrestres. Sans doute la galerie est coffrée,
c'est-à-dire tapissée de solides planches, mais
quelle ridicule résistance devant ces grands
blocs, durs et bruts, qui, obstinément, tendent à
rejoindre le centre du globe.
Ah ! cette force sournoise de la nature qui
constamment vous guette, le mineur la sent
comme une menace dans sa poitrine, sur son
dos, dans ses membres.
Est-ce elle ou le manque d'oxygène qui pro-
voque ce malaise, dont Flament souffre tant
que, malgré sa volonté, il s'arrête de temps à
autre pour respirer fort?
Derrière lui, Surelle met dans des sacs la
terre arrachée.
— Encore une heure de boulot, vieux, notre
tâche sera finie.
Soudain le pic de Flament s'enfonce dans un
246 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
morceau de terre qui cède ; un trou noir appa-
raît à la lueur de la bougie.
— Tiens, une fissure, pense le sapeur, car il
a appris que dans le portlandien, ou calcaire fis-
suré, on trouve parfois de grandes excavations
qui datent de l'époque des grands bouleverse-
ments géologiques.
Mais il faut se méfier... c'est peut-être une
galerie ennemie. Qui sait? on l'a entendu, on le
guette peut-être. Flament éleint sa bougie,
écoute... aucun bruit. Ça doit être une fissure.
Il agrandit le trou et peut y passer la tête main-
tenant; mais ce n'est pas prudent encore de
rallumer la bougie... Le bras tendu dans le vide
ne rencontre pas d'obstacles. Il faut voir cepen-
dant...
— Craque une allumette, tu l'éteindras tout
de suite, conseille Surelle.
Flament a vu. Pas de doute, c'est une galerie
ennemie ; sur la paroi en face des traces de
coups de pic ont apparu. Quel danger récèle ce
trou ? est-il occupé? n'est-il pas à proximité d'un
fourneau de mine prêt à sauter ?
— Ça ne me dit rien de bon, affirme Surelle...
Allons chercher le lieutenant Montazeau.
Le lieutenant est venu. Il a quitté ses chaus-
sures, parce que le bout des souliers en raclant
UNR RENCONTRE SOUS TRRRR 247
les planches pourrait faire du bruit ; il s'avance
à quatre pattes dans la galerie étroite. Ne cher-
chez pas à le voir; ici c'est la nuit comme jamais
vous n'en avez imaginé. A côté de vous, devant,
derrière, le noir n'est qu'un bloc; on croit se
mouvoir dans une matière molle, la vue est un
sens superflu ; toute l'énergie se concentre sur
la faculté d'écouter ; on ferme les yeux pour
mieux entendre.
— Ça tape tout près, vous entendez, mon
lieutenant? dit Flament, qui suit l'officier.
Ah! la terrible obsession du toc toc du pic
ennemi, elle remplit toujours le cerveau du
mineur comme un pouls formidable. Il faut la
chasser d'un grand coup de volonté, sinon elle
vous clouerait ici, immobile, silencieux, hale-
tant, à écouter indéfiniment sans jamais être
certain si c'est la réalité ou une illusion qui vous
affole ainsi, . . En effet, peut-être le mineur ennemi,
absent tout à 1 heure, est-il revenu dans sa galerie
Bt a repris son travail... Mais non... aucun bruit.
Enfin, le lieutenant Montazeau arrive à l'extré-
mité de la galerie, il tâte, oui, voici bien un trou
de cinquante centimètres ; tout doucement il y
passe la tête, il regarde et écoute... rien que les
ténèbres et le silence... La lampe électrique
révèle la galerie.
248 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
— Allez vite dire qu'on apporte une charge,
nous allons poser un camouflet. Je reste ici.
L'ordre a été le réflexe du bon sapeur : une
galerie ennemie est-elle découverte? vite, on doit
y pratiquer une chambre de mine, un mur de
sacs à terre devant, la charge d'explosifs appuyée
à ce mur, puis un bon bourrage de sacs à terre
en arrière, un cordon de mélinite qui remonte
jusqu'en haut du puits, une mise de feu : voilà une
galerie ennemie camouflée, c'est-à-dire écroulée.
Mais ce n'est pas opération rapide; pendant
que les soldats remontent ch^ercher la charge,
les sacs à terre, le lieutenant reste là; la tête
émergeant dans la galerie ennemie, il observe
attentivement... très ému. Quelle chance! mais
aussi, quel risque ! Il n'est pas possible que les
Boches restent longtemps sans s'apercevoir
qu'on a débouché dans leur galerie... des rondes
fréquentes doivent se faire.
Une heure se passe... le lieutenant écoute, il
regarde aussi, car il se pourrait qu'une lumière
apparaisse. Tiens ! Qu'est ceci? Des ronds lumi-
neux dansent dans le noir ; simple hallucina-
tion? il suffit de se frotter les yeux... mais ça
recommence ..
Cette fois, c'est bien vrai ; là, à dix mètres
peut-être, une lumière a passé au bout de la
UNR RE.NCONTRK SOUS TERRE 249
galerie, des formes liumaines rampaient. C'est
la ronde du sous-oflicier boche. Il va visiter ce
rameau où le lieutenant écoute... En effet, la
lumière, qui paraissait s'éloigner dans une gale-
rie transversale, revient. Une discussion. Vont-
ils venir ici? Oui? Non?
C'est oui. Maintenant le lieutenant voit la
lumière se diriger vers lui, bientôt il discerne
le visage de l'Allemand, rougi par la lueur de la
lampe, ruisselant de sueur — car il fait chaud
là-dedans. Le lieutenant aussi a chaud, il a
passé un bras par le trou et il tient son revolver
braqué dans la direction de l'ennemi, la crosse
appuyée sur la terre. Le Boche s'avance encore;
derrière lui suivent deux hommes. 11 faut tirer.
C'est atroce de tuer un homme comme ça; voilà
dix-huit mois que le lieutenant fait la guerre de
mines, on ne le dirait pas, il tremble presque...
Sa tête se confond avec la paroi du rameau...
encore cinquante centimètres d'avance et le
Boche le verra. Lui aussi a un revolver.
Au-dessus, quarante mètres plus haut, c'était
jour calme, pas de grenades, pas de crapouil-
lots. Du fond de la tranchée, les fantassins sui-
vaient des yeux les hirondelles, qui évoluaient
gracieusement dans le soleil. Pas une n'inter-
rompit sa joie de vivre...
250 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
En dessous, le Boche râlait; les deux hommes
qui le suivaient fuyaient en trottant comme des
rats et le lieutenant liurlait des ordres :
— Dépêchez-vous d'apporter les sacs de ched-
dite ! il n'y en a que six... tant pis, c'est assez,
allez ! bourrez !
Et les sacs d'explosifs précipitamment s'en-
gouffraient dans la galerie ennemie, à côté du
Boche qui continuait à gémir. Vivement le cor-
deau fut placé, à la sortie du puits; quarante
mètres plus haut, un sous-officier mit le feu,
pendant que le lieutenant s'épongeait le front
comme s'il sortait d'un mauvais rêve.
On ne sentit même pas de secousse, le four-
neau était si petit ! Il fallait môme un effort
d'imagination pour croire que, là-dessous, le
corps d'un homme s'incrustait sohdement dans
le sol pour y dormir durant des siècles... à
moins qu'une prochaine explosion de mine ne
vienne le triturer et le mélanger encore plus
étroitement à la terre.
II
UN SAUVETAGE
Le capitaine du génie Laignier était dans son
abri de commandement quand la secousse se
produisit. Une mine venait d'exploser. Ne croyez
pas qu'on entende une détonation formidable,
non, aucun bruit ne se perçoit dans les grottes
creusées à dix mètres sous terre. On voit seule-
ment les parois de la caverne se balancer comme
celles d'un navire secoué par la tempête ; les
étais de soutènement gémissent, craquent, tout
semble s'écrouler, mais à peine a-t-on le temps
de penser : « Je suis perdu » que déjà la colline
a repris son immobilité.
Laignier se précipite dehors. Toutes les
galeries souterraines de la position sont son
domaine ; puisqu'il avait ordonné une mise
de teu à l'un de nos fourneaux, c'était donc une
mine boche qui venait d'exploser. Arrivé en
première ligne, il fut tout de suite renseigné par
un sapeur de garde :
252 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
— Pas d'effets extérieurs, mon capitaine.
Ce qui veut dire : rien n'a jailli à la surface
du sol. C'est un simple camouflet à l'intérieur
du réseau souterrain, mais où s'est-il produit?
Laignier connaît toutes les entrées de puits
qui sont numérotées P*, P% E*, E^ etc., il court
de Tune à l'autre. A P'' le sapeur renseigne :
— Ça doit être du côté de P", à la 5/51.
En effet, au moment où le capitaine arrivait
à'P*", on sortait du puits un caporal à demi
évanoui. Pas besoin de grands efforts pour s'ima-
giner ce qui s'est passé. L'ennemi a camouflé
une de nos galeries ; les gaz, effondrant une
paroi, se sont répandus dans les rameaux et le
puits. Malheur à ceux qui ont été surpris, les gaz
nitrés assomment un homme en trois bouffées.
Les sapeurs en connaissent bien les effets
depuis dix-huit mois qu'ils font la guerre de
mines ici : une asphyxie, parfois assez lente à
provoquer la mort, mais qui engourdit les
membres et laisse le malheureux mineur inerte,
comme un paquet de chiffons au fond de la
galerie où il travaille. Ceux qu'on a sauvés
racontent plus tard qu'à cet instant le cerveau
conserve une certaine lucidité : toute la volonté
se tend pour commander aux muscles les mou-
vements de fuite, c'est en vain; on a l'illusion
UN SAUVETAGE 253
d'être enlisé, bloqué dans le rameau où l'on
étouffe en criant « au secours ». Vous comprenez
bien qu'il ne s'agit pas de perdre de temps si
l'on veut sauver les camarades qui râlent en
bas, à trente ou quarante mètres sous terre.
Aussi les sapeurs n'hésitent jamais. Dès qu'à
l'entrée d'un puits on signale qu'un soldat est
resté dans une galerie, il se passe des scènes de
dévouement qui, plus tard, feront pleurer d'ad-
miration nos petits-fils...
Imaginez bien le décor. C'est sous un abri que
s'ouvre le puits, mince percée de quatre-vingts
centimètres de diamètre qui s'enfonce verticale-
ment dans la terre. On y descend par une échelle
de corde. Quand vous, profane, dans une minute
de calme, vous vous inclinez sur ce puits et
qu'une bougie brille au fond, toute petite lueur
tremblotante dans les ténèbres du gouffre, vous
ne pouvez maîtriser un instinctif mouvement de
recul, tellement l'angoisse sort de là à pleines
bouffées. Lorsqu'il y a eu un camouflet, c'est
plus que de l'angoisse morale qui jaillit; les gaz
nitrés s'échappent en souffles légers et parfois,
rien qu'en se penchant sur l'ouverture, des
hommes ont aspiré la mort.
Qu'importe ! le premier sapeur arrivé n'hésite
pas; il s'attache autour du corps une corde dont
254 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
le soldat de garde tient Textrémité et descend.
Souvent, après quelques mètres, se sentant
défaillir, il tire sur la corde pour avertir qu'il n'en
peut plus. On le remonte et un autre recom-
mence l'expérience.
C'était justement ce qui venait de se passer
lorsque Laignier arriva à P". Trois sapeurs
étaient déjà descendus, il avait fallu les ramener
à moitié asphyxiés. Etendus à côté de l'entrée
du puits, ils vomissaient, se débattaient sous
l'emprise du terrible poison.
— Mon capitaine, renseigna immédiatement
un soldat, c'est le lieutenant R. . . et le sergent C . . .
qui sont restés au fond; on les entend râler.
Admirez la puissance de l'instinct de dévoue-
ment quand il se déclenche dans une âme de
brave. Ce capitaine, chef de service, connaît
tellement bien le danger d'une opération de sau-
vetage qu'il a interdit à quiconque de descendre
dans un puits — en pareil cas — sans être atta-
ché et sans appareil à oxygène, et il punit lour-
dement ceux qui enfreignent cet ordre. Eh bien,
avant que les assistants aient le temps de s'in-
terposer, Laignier a enlevé sa tunique qui pour-
rait gêner ses mouvements, et, sans appareil,
sans corde autour des reins, sans dire un mot,
il descend dans le puits.
UN SAUVETAGE îo5
— C'est fou ! mon capitaine, arrêtez- vous, lui
crie-t-on d'en liaut.
L'oflicier n'entend pas.
Que se passa-t-il au fond de la galerie? En
employant des ruses de conversation qu'il ne
me reprochera pas — car je sais que ce soldat
actif n'a jamais le temps de lire un livre — je
crois pouvoir reconstituer la scène.
Au fond du puits s'ouvre une galerie horizon-
tale, où l'on ne peut marcher qu'en rampant.
Pas une clarté ne vient jusqu'ici, naturellement.
Laignier avance dans le noir, luttant contre la
suffocation; une masse lui barre le passage, un
corps d'homme gros et lourd; c'est le sergent
sans doute, puisque lé sous-lieutenant est maigre
et fluet. L'asphyxié a senti qu'on vient le secourir :
« j'étouffe, j'étouffe » murmure-t-il. Laignier,
assis et s'arqueboutant avec ses jambes se meut
à reculons en traînant le corps du sergent. Tout
à coup celui-ci se réveillant à moitié, mû par
l'instinct si souvent signalé chez les noyés, s'ac-
croche désespérément à un bras du capitaine
qu'il immobilise. La situation est critique, tous
les deux peuvent être perdus ; il n'y a pas à
hésiter, Laignier suit le conseil qu'on donne tou-
jours en pareil cas au sauveteur, d'un coup de
poing il étourdit le sergent, qui lâche prise.
256 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Arrivé au fond du puits, le capitaine attache
rapidement le corps inerte à une corde, que les
autres avaient jetée du haut du puits et com-
mande : « montez-le ».
Mais à peine le sergent avait-il été hissé de
deux mètres, que la corde casse... une chute,
nouvel arrimage du corps, nouvelle montée ; cette
fois-ci, ça va.
Pour sauver le sous-lieutenant, une autre diffi-
culté se présentait. Il était resté accroché à l'en-
trée du deuxième puits, qui s'ouvre à l'extrémité
delà première galerie, à vingt mètres sous terre;
ses jambes pendaient dans le vide, ses bras
raidis enlaçaient une planche de coffrage. Heu-
reusement, c'était un petit gringalet, pas lourd ;
pour Laignier, qui est un athlète, le décrochage
fut facile, mais les tempes du capitaine battaient
fort, ses yeux se troublaient, ses muscles deve-
naient mous ; plusieurs fois dans la galerie, il
s'arrêta ; il lui semblait qu'une ouate épaisse
remplissait tout l'espace autour de lui...
— Avez-vous pensé à la mort? demandai-je.
— Oh ! moi, vous savez, me répondit-il, quand
je suis occupé, je ne perds pas mon temps à
penser à ça, j'ai simplement l'idée de finir ma
besogne le mieux possible.
Les deux hommes furent sauvés.
UN SAUVETAGE 257
Mais le plus fort de l'histoire, me dit le com-
mandant du génie avec qui je cause de cet
cxjiloit, c'est que moi, chef direct du capitaine
Laignier, trois semaines après, je l'ignorais
encore. Le capitaine avait interdit qu'on parlât
de cet incident, hanal, disait-il. Le hasard me le
révéla et, comme j'annonçais à Laignier qu'il
était proposé pour une sixième citation, il me
répondit :
— Si vous voulez, mon commandant, mais à
condition que vous me mettiez huit jours d'arrêts
de rigueur, en même temps, pour ne m'ètre pas
servi d'appareil à oxygène. Il faut être juste,
quand un homme enfreint mes ordres à ce sujet,
je lai colle toujours huit jours de prison.
n
III
UN CAMOUFLET
Le sapeur Delattrc, en vrai parigot dégourdi,
a parfaitement compris la situation tactique. Elle
est simple d'ailleurs. Cesjours derniers, dans une
de nos galeries de mines, à trente mètres sous
terre, on a entendu des bruits lointains du côté
boche. Le capitaine Laignier est venu, il a écouté
au géophone, griffonné des lignes et des chiffres
sur un calepin et finalement a déclaré :
— Oui, les Boches creusent en avançant per-
pendiculairement à cette galerie.
Comment riposter? Avez-vous vu deux fox
attaquer un chat ? l'un le tient en arrêt en avant,
pendant que l'autre, sans bruit, fait un crochet et
tombe sur le matou par derrière. Tout l'art de
la guerre est là, qu'elle soit sur terre, sur mer,
dans l'air ou dans un réseau de mines. Il fut
décidé qu'on appliquerait ce principe une fois de
plus. Justement une de nos anciennes galeries.
UN CAMOUFLET 259
non repérée par l'adversaire, s'en allait dans une
direction à peu près parallèle au rameau que l'en-
nemi devait creuser. Il n'y avait qu'àla continuer
en se rabattant à droite ; à proximité delà gale-
rie boche, on ferait sauter; les mineurs ennemis
seraient coupés, emmurés, et tout leur travail
de plusieurs semaines deviendrait ainsi inutile.
Mais, vous le comprenez bien, de même que le
chat peut sauter aux yeux du premier chien avant
que le second l'ait terrassé, de même le mineur
boche peut à un moment donné juger que les
circonstances sont propices et c'est lui qui vous
camoufle,
Delattre vous expliquerait cela mieux que
moi, mais en ce moment il n'a pas le temps de
parler, car le sergent lui a dit :
— Va donc faire l'écoute.
Et il écoute... Ma foi, c'est un métier qui ne
déplaît pas aux paresseux : on se tient couché là,
au fond de la galerie où le bruit du pic ennemi
a été repéré, on met son oreille sur une poutre
et on attend...
Si vous écoutiez, vous n'entendriez rien et la
terre ne vous semblerait qu'une grosse bête de
matière inerte, mais pour un bon mineur la terre
est vivante : de son sein il monte mille rumeurs
qui eu témoignent.
260 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Tenez, ici, il y a quinze jours, on entendait des
« toc, toc » lointains, amortis comme les pas du
voleur qui marchait l'autre nuit — vous Fauriez
juré — dans le grenier du vieux château où vous
passez vos vacances, vous vous souvenez? Bah!
avez-vous pensé, il y a tant de craquements dans
une vieille demeure! Delattre a eu le même état
d'esprit que vous à cet instant : « Est-ce bien
les Boches qu'on entend? » Dans cette colline de
calcaire, il se trouve d'immenses fissures de plu-
sieurs centaines de mètres de longueur, elles
ampliflent les bruits lointains et il est arrivé
qu'on s'émût de coups — étranges, croyait-on —
et qui, en réalité, étaient donnés par des cama-
rades travaillant à deux cents mètres de là.
Mais huit jours après, Delattre n'a plus eu de
doute; les « toc-toc » étaient distincts, les Boches
avançaient. Oh ! il ne s'en est pas affolé, simple-
ment il a confié à son camarade Minard :
— Y a pas d'erreur, « ils » sont là.
Les jours ont passé, les Boches travaillent
ferme. Un matin, Delattre, après avoir écouté
pendant cinq minutes, s'est relevé tout pâle :
— Mais ils sont tout près... à deux mètres !
C'était peut-être inexact; il y a des jours où,
parce qu'on a mal dormi ou mal digéré, on
apprécie « court ))j d'autres fois on apprécie
UN CAMOUFLET 261
« long ». Ça dépend des vagues de pessimisme
ou d'optimisme qui passent alternativement dans
nos pauvres âmes d'homme.
Le sapeur se comporta comme vous, dans votre
vieux château, quand après avoir entendu un
bruit insolite, vous avez appelé votre raison à
la rescousse en vous disant : « Voyons, exami-
nons froidement la situation... c'est une porte
qui claque ». Delattre, lui, appela un officier qui,
aprës vérification scientifique, déclara au sapeur
en lui tapant sur l'épaule :
— Mon vieux, je te garantis qu'ils sont encore
à six mètres.
Pendant ce temps, les camarades creusaient
la galerie en crochet.
Aujourd'hui, Delattre écoute attentivement, car
un indice plus terrible que le bruit lui-même
s'est révélé : c'est le silence. Cela signifie peut-
être que les Boches ont jugé leur avance suffi-
sante et qu'ils « chargent », accumulant là, à
quatre mètres, des caisses de wesphalite. On
n'en est pas sûr d'ailleurs; quand on pratique
cette opération, on entend le raclement des
caisses traînées sur le coffrage des galeries. Or,
aujourd'hui on n'entend rien, mais il peut se
faire que les Boches aient soigneusement entouré
leurs caisses de torchons pour éviter le bruit.
262 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Depuis douze heures, le silence continue...
Que supposer? C'est angoissant, exactement
comme quand vous supposez que l'assassin,
chaussé d'espadrilles, s'avance doucement dans
l'ombre de votre chambre, le couteau à la main,
prêt à bondir.
Dix-huitheures,vingt-quatreheures se passent;
toujours le silence, le silence absolu. Que font
les Boches ? Est-ce une interruption accidentelle
de travail, ou chargent-ils? On va peut-être
sauter d'une minute à l'autre. Les sapeurs ont
compris que l'instant est critique. La galerie qui
fait le crochet par derrière est terminée, l'offi-
cier décide de charger le fourneau qui coupera
la retraite aux Boches. Il s'agit d'apporter de
l'abri aux poudres — situé à deux kilomètres,
— huit ou neuf cents kilogrammes de cheddite.
Delattre, l'oreille collée à la poutre, reste aux
aguets. A chaque instant, un camarade de-
mande :
— Est-ce qu'ils travaillent?
Quel soulagement ce serait ! Cela prouverait
que leur fourneau n'est pas encore prêt. Tout à
coup, Delattre a un cri de joie, il vient d'en-
tendre « toc toc ». Il écoute encore plus attentive-
ment; ce « toc-toc » là est étrange, il se produit
régulièrement comme un mouvement d'horlo-
UN CAMOUFLET 263
gci'ie, ce n'est pas le hruit du pic qui, tantôt
rencontre de la terre molle, tantôt un caillou.
Le sapeur a compris; les Boches, se sentant
écoutés, ont attaché un pic au tond de leur ga-
lerie, qu'ils font mouvoir d'en haut, avec une
corde et un système de poulies, pour donner
l'illusion qu'on travaille encore. Truc banal et
classique, mais aussi terrible symptôme: c'est
que le camouflet boche est prêt.
— Eh ! dites donc, les copains, dit le sapeur à
ses camarades, faudrait voir à en mettre, pour
apporter vos sacs de cheddite !
En effet, à ce moment-là, il ne s'agit pas pour
les sapeurs de rester stupides, interdits, comme
le pauvre homme qui, glacé d'effroi dans son lit,
n'ose pas chercher son revolver dans son tiroir
de table de nuit, par crainte de précipiter les
mouvements de l'assassin... Voyez-les bien, ces
sapeurs, rampant dans leur étroite galerie de
quatre-vingts centimètres de diamètre, traînant
leurs sacs de cheddite à 30 mètres sous terre,
avec l'idée que, d'une seconde à l'autre, le four-
neau de mine allemand peut faire éclater la paroi
à côté d'eux. Ce qui se produirait alors? Oh!
c'est bien simple. Les gaz de l'explosion se pré-
cipiteraient avec violence dans la galerie, qui
ferait alors l'office de tube de canon ; les hommes
264 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
seraient des projectiles qui iraient s'aplatir comme
des boules de papier mâché sur une paroi quel-
conque... A moins que la pression des gaz ne se
fasse sentir sans crever la terre : dans ce cas, la
galerie « se couche », c'est-à-dire que la paroi
supérieure vient rejoindre celle d'en bas, comme
celles d'un carton à chapeau quand vous vous
asseyez dessus. Vous devinez ce que deviennent
les mineurs dans cette deuxième hypothèse. Il
y en a aussi une troisième, c'est l'infillration
lente des gaz qui, alors, vous étouffent sournoi-
sement en quelques secondes au fond de votre
trou...
Ce jour-là, ce furent les Boches qui furent ca-
mouflés et nous ne savons pas encore celle de
ces trois hypothèses qui pour eux se rçalisa.
IV
BLOQUÉS SOUS TERRE
Bien qu'ils fussent au fond d'une galerie de
mine, loin sous terre, les sapeurs Vaslin et
JoUivet se préoccupaient de ce qui se passait à
la surface du sol.
— Je te dis, affirmait Jollivet, qu'il y a là-haut
en ce moment un crapouillotage pas ordinaire.
— T'en occupe donc pas, répondait Vaslin,
notre boulot, à nous, c'est de faire quarante cen-
timètres d'avancement dans la galerie; les cra-
pouillotages ça regarde les gens du dessus.
Et Vaslin. piocheur de tête, se remettait au
travail. Il s'est créé ainsi sur cette position deux
catégories de combattants bien distinctes, ceux
de l'air libre et ceux des mines; ainsi l'exige le
fameux principe industriel de la division du
travail, qu'on est bien obligé d'appliquer dans
cette guerre qui ressemble à une besogne
d'usine.
266 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Mais aujourd'hui, vraiment, il est difficile de se
désintéresser de ce qui se passe là-haut. Quelle
diable de vie mènent donc les fantassins, bom-
bardiers, artilleurs et crapouilloteurs? La terre
tremble, les planches de coffrage qui tapissent
les galeries gémissent sous des pesées loin-
taines. Sûrement qu'en ce moment. Français et
Boches doivent se « balancer » des torpilles de
deux cents kilos, comme si c'étaient de simples
grenades; ça doit éclater et péter de partout: la
colline en tressaille comme l'âme d'un pauvre
homme secouée par la douleur.
— Tout de même, dit Vaslin à Jollivet, va
donc voir au premier puits s'il n'y a rien de
neuf.
C'est par le puits que le mineur est rattaché
au reste de l'humanité; de même que l'orgueilleux
matelot, lancé sur les vastes espaces marins,
doit bien penser au petit port qui l'abritera un
jour, de même le mineur enfoncé dans l'épaisse
matière qu'il dompte doit, lui aussi, se préoccu-
per constamment du puits par lequel il se hisse
jusqu'à la lumière du soleil.
Ne vous représentez pas ce puits comme une
seule plongée rectiligne dans la terre ; non, on
procède « par cascade »; d'abord, un puits de
quatre mètres, puis une galerie de vingt mètres.
BLOQUÉS SOUS TERRE 267
au bout lie laquelle s'ouvre un nouveau puits
de dix-sept mètres, et ainsi de suite. Si on fen-
dait la colline en deux, vous verriez les rhemi-
nemenls souterrains des sa})eurs sous la forme
d'un escalier gigantesque qui s'enfonce dans la
terre et dans la direction de Tennemi.
Au fur et à mesure que Jollivet, grimpant aux
échelles de corde des puits, rampant dans les
galeries, se rapprochait de la surface du sol, les
explosions s'entendaient plus distinctement. Une
poussière flottait dans l'air, indice si redoutable
que plusieurs fois une pensée terrible arrête le
soldat dans son trajet : l'entrée du puits est
peut-être bouchée ! Cette idée lui tombait dessus
comme un pan de galerie et le laissait quelques
secondes inerte, vidé d'énergie par l'angoisse.
En arrivant au fond du premier puits de quatre
mètres, Jollivet comprend la situation ; l'abri de
rondins, qui en protège l'ouverture contre les
bombardements extérieurs, est écroulé, démoli
par un obus, sans doute. Mais il n'y a pas grand
péril puisqu'on voit encore le jour filtrer à
travers les madriers disjoints.
Vaslin est venu rejoindre Jollivet. Les deux
I
268 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
soWats, accroupis dans la galerie, tout près du
puits, attendent que le crapouillotage soit fini :
après ils essaieront de sortir de là. On viendra
peut-être les aider à se frayer un passage parmi
les madriers écroulés. Mais le bombardement
continue, quels nouveaux dégâts va-t-il faire?
A chaque explosion de torpille ou de 210, les
soldats tendent la tête et regardent en haut pour
s'assurer si la mince lueur du jour apparaît
encore.
Soudain le sol tremble, comme si le globe
terrestre tout entier était pris de terreur; un
gros obus, enfoncé profondément dans le sol,
venait d'éclater tout près des soldats et les vibra-
tions de l'explosion se propageaient en ondes
dans la terre. L'homme qui sent ainsi la matière
remuée jusque dans ses profondeurs éprouve un
désarroi mental étrange. Pensez donc! des siècles
d'expérience ont inscrit dans nos fibres cette
certitude que, dans l'univers mouvant des êtres,
de l'air et des eaux, une chose au moins paraît
fixe : le sol que nous foulons. Pour tous nos
sens il est un point de repère stable ; or voici que
cette as.sise immuable semble prise dans l'uni-
versel tourbillon; tout notre équilibre mental
s'écroule.
Les gaz avaient envahi la galerie. Vaslin et
BLOQUÉS SOUS TERRE 269
Jollivet restèrent quelques instants étourdis.
Quand ils purent assembler leurs idées, les
ténèbres autour d'eux étaient si épaisses, qu'ils
durent se cliercher à tâtons pour se retrouver.
La poussière devait être intense, on avait l'im-
piession d'en avaler à chaque aspiration. Leurs
mains tàtaient les parois de la galerie. Mais où
donc est le puits? Partout on ne rencontre que
des blocs de terre. L'évidence leur apparaît
bientôt. Sous Tinlluence de l'explosion, les parois
du puits s'étaient rapprochées, collées, les mi-
neurs étaient bloqués à quatre mètres sous
terre.
Je pourrais faire appel aux grands mots pour
vous dépeindre l'angoisse de ces deux hommes
menacés d'une mort horrible, et je sais bien que
votre sensibilité ne marchanderait pas sa sym-
pathie à ces soldats de France, que le devoir a
conduits à cet étouffement sans gloire; mais, je
dois vous le dire en toute sincérité, c'est en vain
que j'ai essayé de découvrir, en une longue
conversation, les traces de terreur qu'auraient
pu laisser dans l'âme de Vasliu ces instants
tragiques.
Quand je lui demande :
— Vous avez dû avoir un moment de déses-
poir terrible?
27i POURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
— Oh, non, me répond-il, avec une simplicité
profonde, vous comprenez, moi, je n'ai ni
femme, ni enfant.
Il énonce ça comme un axiome indiscutable,
une vérité première ; il lui semble infiniment
naturel qu'un homme ne doive redouter la mort
qu'au cas où elle peut avoir des conséquences
désagréables pour les autres. Cette conviction
est, chez lui, forte comme un instinct.
— Aussi, ajoute-t-il, je consolais de mon
mieux JoUivet qui a des enfants et qui répétait :
« Mes pauvres petits, mes pauvres petits. »
Pleure pas, lui ai-je dit, on va essayer de se
tirer de là.
Pour tous deux cependant, il y eut une minute
d'anxiété tragique; l'explosion leur avait fait
perdre la notion de la direction. Avez-vous
quelquefois eu, dans un tunnel, l'impression
subite de ne plus savoir dans quel sens le train
marche? Rappelez-vous ce vertige, cette angoisse,
la sueur qui subitement baigne le front, l'envie
de vomir... Ce fut ce malaise qu'éprouvèrent les
sapeurs. Dans quelle direction faut-il piocher
pour se sauver de là? Au hasard Vaslin, qui
avait emporté son pic, attaqua la paroi de la
galerie; derrière lui JoUivet débarrassait le
boyau de la terre arrachée. Ils se relayaient dans
BLOQUÉS SOUS TERRE 271
leur tâche. Heureusement, les couches de terre,
sur cette position, ont été tellement secouées, à
trois ou quatre mètres de profondeur, que
l'argile se fendille, se désagrège facilement sous
l'action du pic. Plus on avance vers la surface,
plus le sol n'est qu'une couche de gravats.
Gomme le boyau creusé par les hommes était
fortement incliné, les débris tombaient d'eux-
mêmes dans la galerie.
Tout à coup, le pic de Vaslin s'enfonce pro-
fondément, un jet de lumière arrive jusqu'à
l'homme; où débouchait-il? Le soldat écoute.
Aucun bruit sur la position; la séance de cra-
pouillotage est terminée, mais il faut faire atten-
tion ; l'endroit d'où il va émerger est peut-être
vu par une sentinelle ennemie.
Avec précaution, Vaslin agrandit le trou et
regarde. Ils sont dans un entonnoir de mine ;
figurez-vous un trou de trois à quatre mètres de
profondeur au fond duquel le soldat surgit.
Soudain, il rentre précipitamment la tête. A
droite, là au-dessus, il a reconnu les sacs à
terre de couleur bleue, qu'emploient les Boches
pour faire leurs parapets. Malheur' ils ont dé-
bouché dans les lignes ennemies. Accroupis dans
leur étroite galerie les deux sapeurs eurent une
minute de profond découragement... car ils la
272 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
connaissent bien la colline de Vauquois; ils
savent bien que toute silhouette humaine qui se
profile sur un parapet reçoit instantanément
cent coups de fusil. Et puis il y a peut-être une
sentinelle boche à quelques mètres d'eux, der-
rière les sacs à terre.
C'est Jollivet qui se décide le premier à sortir,
Vaslin le suit. Tous les deux grimpent le long
de la paroi de l'entonnoir; sous leurs pieds et
leurs mains, les éboulis de cailloux cèdent, il
faut recommencer l'escalade plusieurs fois. Ça
fait du bruit.
Ils arrivent aux sacs bleus; miracle, il n'y a
pas de Boche ! Les soldats franchissent le para-
pet, culbutent dans un trou, se relèvent, des
coups de fusil partent, des balles sifflent. Comme
des sangliers, ils foncent droit devant eux...
Pas de réseau de fil de fer sur cette position oii
les lignes adverses sont à vingt ou trente mètres
l'une de l'autre, voici la tranchée de chez nous...
le crapouillotage a abattu le parapet...
Courant, bondissant, roulant sur les pentes
des entonnoirs, les deux sapeurs se retrouvent
dans la tranchée française. Heureusement que
c'était cet endormi de Maflou qui était de garde
au créneau, un autre eût pu tirer dessus, les
prenant pour des Boches. Maflou, complètement
BLOQUÉS SOUS TERRE 273
ahuri quanti il les eut reconnus, ne cessait.
dans son émotion de leur répéter :
— Ah! non, mais d'où que vous venez? c'est
pas des tours à faire. Si les types du génie
rappliquent par ici maintenant... qu'on nous
prévienne, au moins ! En voilà une! ah! non.
18
V
LA MINE DU 23 MARS 1916
Tous les sapeurs savaient quel était l'objectif :
faire sauter le réduit boche. Ah ! ce réduit, depuis
des mois il était le cauchemar des défenseurs de
la colline. Une saillie au-dessus de la ligne
ennemie : de là les Boches observaient à l'aise
dans toute notre vallée; parfois on voyait leurs
périscopes dépasser; ça leur donnait également
la supériorité de la position dominante dans les
combats à la grenade ; de plus, ils avaient ins-
tallé, de chaque côté du réduit, des mitrailleuses
qui flanquaient toutes leurs lignes. A chaque
affaire, ces mitrailleuses prenaient nos tranchées
d'enfilade sous leurs feux mortels. Il fallait que
ce réduit sautât. Le capitaine du génie Laignier
l'avait juré et ses sapeurs, ratifiant le serment
de leur chef, l'avaient promis à leurs camarades
fantassins.
Mais ce n'était pas une petite affaire. Un puits
LA MINF DU 23 MARS 1916 275
do dix mètres, une galerie dans la direction de
l'ennemi et un autre puits de dix mètres avaient
été creusés et s'enfonçaient en terre comme un
escalier gigantesque à vingt-cinq mètres du sol.
On creusait maintenant une grande galerie qui
devait avoir quarante mètres. Quel travail ! jour
et nuit, depuis un mois, un piocheur de tête
remplacé toutes les douze heures était dans cette
galerie de quatre-vingts centimètres de côté et,
accroupi, grattait le sol sans arrêt; derrière lui
un pelleteur raclait la terre arrachée, la mettait
dans des sacs qui étaient traînés par d'autres
et remontés jusqu'en haut du puits.
Moreaux, quand il était piocheur de tête, par-
fois s'arrêtait de travailler, s'épongeait le front
et confiait à son ami Boitier, qui était pelleteur
à son côté :
— Y a pas à dire, ça sera joli... j'ai entendu
causer le capitaine, il paraît que maintenant
nous avons passé par-dessous le réduit, nous
sommes presque sous les abris-cavernes de la
seconde ligne boche, tu parles d'un effet que ça
produira !
— Allons, blague pas tant et au boulot, ré-
pondait Boitier, tu sais qu'il faut que nous ayons
avancé de cinquante centimètres dans nos douze
heures.
276 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Mais au fur et à mesure qu'on s'avançait dans
la direction de l'ennemi, une inquiétude gran-
dissait, celle d'être entendu par les Boches qui
avaient peut-être poussé jusqu'ici des rameaux
d'écoute ; en trois secondes un camouflet ennemi
peut écrouler la galerie et vous asphyxier.
La chance nous favorisait, on n'entendait rien.
Le capitaine Laignier descendait tous les jours
au fond du trou, écoutait, examinait le sol à la
lueur de la bougie et paraissait satisfait. Ça
mettait tout le monde de bonne humeur, on avait
pleine confiance en lui, car depuis dix-huit mois
qu'il dirige la guerre de mines dans la colline,
on dirait qu'il a acquis un sens spécial grâce
auquel il devine les travaux souterrains enne-
mis.
Mais cette chance-là ne peut durer, tout le
monde le sent. Chaque jour les camouflets ébran-
lent le sol dans d'autres points de la colline.
Quel dommage si pareil accident allait arriver
ici! Il faut avoir été comme Boîtier, piocheur de
tête pendant plus d'un mois dans la même galerie,
pour sentir quel crève-cœur ce serait d'être dé-
couvert. Ce pauvre Boitier n'en ose plus piocher
fort et pourtant il faut bien taper ferme dans cette
gaize, une argile dure comme de la pierre.
— C'est bien, dit un jour le capitaine, il faut
LA MINK DU 23 MARS 1916 277
se dépêcher, nous allons avancer à la foreuse
pneumatique.
La machine marche, troue la terre pendant
dos jours, presque en silence — pas de bruit
boche.
L'instant est venu de faire la chambre de com-
pression, car il ne s'agit pas de bourrer une
petite mine de rien du tout, un de ces camou-
flets dont les effets restent localisés dans Tinté-
rieur de la terre, et crèvent tout simplement une
galerie ennemie, non, cette fois-ci, à vingt
mètres au-dessus de nous, une compagnie alle-
mande se tient tranquillement dans son abri-ca-
verne ; des hommes lisent, d'autres dorment,
d'autres encore nettoient leurs fusils, plusieurs
rèventà leurs Gretchen qui, là-bas, dansleBran-
debourgeois ou dans le Hessois, s'enorgueillis-
sent de savoir que leur fiancé occupe si solide-
ment la terre de France ; les officiers se prélassent
dans de belles chambres de repos tapissées d'é-
toffes volées aux villages français environnants.
Des mitrailleuses sont là, abritées par de solides
murailles de béton, prêtes à cracher sur les
Français ; il y a aussi de petits canons de tran-
chées, mille objets, et des sentinelles qui, par
le créneau, surveillent attentivement nos lignes.
C'est tout ça qui doit sauter, un nid grouillant
278 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
de bètes haineuses qui ont foré leur repaire dans
la vieille colline d'Argonne, chez nous.
Par conséquent, nous n'allons pas ménager la
cheddite, dix mille, quinze mille, vingt mille
kilos, on en mettra tant qu'on pourra.. Mais ça
tient de la place quinze tonnes de poudre; il
faut faire la chambre de mine, une excavation
grande comme votre chambre à coucher. La
creuser avec le pic? ça demanderait trop de
temps. Il va falloir employer un moyen plus
scientifique. Cette gaize dans laquelle nous pio-
chons, si dure qu'elle soit, elle est tout de même
compressible, profitons-en. Plaçons une centaine
de kilos de cheddite, pas plus, bourrons-la bien
en arrière avec des sacs à terre pour que les
gaz ne fuient pas. Profitons d'un moment où une
mine voisine explose pour faire exploser ce
fourneau sans que les Boches s'en aperçoivent...
Là, le tour est joué. .. A l'intérieur du soi, les gaz
des cent kilos de cheddite ont refoulé le sol, la
chambre de compression est faite ; les Boches
qui n'ont entendu qu'une seule détonation ne
se doutent de rien.
Mais il faut débourrer, enlever les sacs à terre
qui empêchaient les gaz de se répandre dans la
galerie ; le ventilateur doit fonctionner sans
arrêt pendant deux jours avant qu'on puisse
LA MINE DU 23 MARS 1916 279
pénétrer dans la chambre de compression.
Lorsqu'on y alla, ce fut la consternation. Au-
dessus, pas trës loin, on entendait le « toc toc »
du pic allemand. Les Boches poussaient un ra-
meau de notre côté.
A partir de ce moment ce fut la fièvre de tra-
vail. Jour et nuit les sapeurs allaient chercher
les caisses de cheddite, à deux kilomètres de là
et les descendaient dans le fourneau. Dans le
puits et les galeries de quatre-vingts centimètres
les hommes grimpaient les échelles de cordes,
rampaient, descendaient, remontaient sans arrêt.
Pas un bruit, pas une parole pendant ce tra-
vail. Pensez donc, si les Boches s'aperçoivent de
quelque chose, c'est le camouflet; aussi on
marche pieds nus pour éviter le raclement des
souliers contre les planches quand on rampe.
Apres trois jours, il y avait sept mille kilos
de cheddite dans la chambre, mais les coups de
pioche se rapprochaient de plus en plus. Voyez
bien un instant cette scène : le capitaine Laignier
est descendu dans la chambre de compression ;
là, on peut se tenir debout; des bougies fumantes
éclairent la caverne aux parois noires, les sa-
peurs sont là, les jambes et le torse nus, car
Qn étouffe de chaleur. On se parle à voix basse.
La situation est périlleuse : les Boches sont à
280 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
un OU deux mètres au-dessus de nous, s'ils nous
découvrent ils n'ont qu'à placer dans leur gale-
rie quelques kilos d'explosifs ; le plafond de
notre chambre de compression qu'on n'a jîas eu
le temps d'étayer s'écroulera, l'explosion se
communiquera à nos sept mille kilos de poudre
et, dans nos galeries, ce sera une tempête de gaz
qui écroulera tout, tuera tout.
Faut-il continuer à amener de la clieddite au
risque de se faire découvrir ou bien faut-il se
contenter d'une mine médiocre en faisant explo-
ser la poudre déjà emmagasinée? Imaginez ce
terrible problème qui se pose pour le chef.
Continuer à charger, c'est s'exposer au ca-
mouflage, faire tuer des hommes et — s'il en
réchappe lui-même — avoir la honte de la non
réussite, mais aussi ça peut être la gloire du plus
beau feu d'artifices qu'on ait vu à Vauquois.
Ordonner la mise de feu immédiate, c'est la
garantie contre le risque du camouflage et du
blâme, mais c'est aussi l'acceptation du résultat
piteux.
Mais ce problème, c'est moi qui le pose, parce
qu'en ce moment je suis là devant mon papier
et que l'action ne me commande pas. Mais en
réalité, le capitaine Laignier était résolu, avant
même que son esprit eût examiné les inconvé-
LA MINE DU 23 MARS 1916 281
nienls de sa décision. Entre la demi-action pru-
dente et l'élan en plein risque, il y a longtemps
que ce sapeur a choisi. D'un ton calme, en se
promenant dans la chambre, il dit de sa petite
voix de tète :
— Oui, mes amis, continuez à charger, il n'y
a pas de danger.
Et, pour le prouver, il reste là, longuement.
En haut, le pic allemand tape toujours.
Deux jours après, la chambre de compression
était pleine de caisses d'explosifs. Il fallut bourrer
dans la galerie des sacs à terre, sur une longueur
d'au moins vingt mètres, afin d'avoir la certitude
que la mine chasserait vers l'extérieur.
A 9 h. 15, par un matin froid du mois de
mars, à l'entrée du puits, le capitaine mettait le
feu à la mèche lente. Dans une minute la mine
sauterait. C'était justement l'heure où les offi-
ciers supérieurs boches ont l'habitude de visiter
les abris- cavernes, passent l'inspection de leurs
hommes, en leur célébrant la supériorité alle-
mande dans la guerre scientifique moderne.
De la colline en face, nous vîmes des blocs
de terre gros comme des wagons s'élever dans
le ciel. La volonté et la science française par-
laient...
I
APPENDICE
RÉSUMÉ DES OPÉRATIONS DE GUERRE A VAUQUOIS
Vaiiquois est un des points du front où la
guerre a revêtu un caractère particulièrement
terrible. Ici, pas d'accalmie, les communiqués
officiels, où le nom de ce village est fréquemment
cité, en témoignent.
La position est constituée par une colline
allongée de l'est à l'ouest, qui s'élève à une
soixantaiîie de mètres au-dessus des vallées envi-
ronnantes. A l'ouest coule l'Aire., rivière qui
partage le massif de l'Argonne en deux. Tout
autour, le paysage est essentiellement montagneux
et forestier; au delà de l'Aire, l'Argonne pro-
prement dite; au sud la forêt de Hesse ; à l'est
des ondulations boisées qui, comme une houle,
déferlent jusqu'aux confins de l'horizon. Derrière
le retnpart formé par cette hauteur est la petite
ville de Varennes, actuellement occupée par les
Allemands»
284 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Avant la guerre, Vaiiquois était un petit village
pittoresque^ très vieux, dont les premiers construc-
teurs furent sans doute des féodaux séduits par
cette position dominante. De là, on pouvait faci-
lement défier ^ennemi : au nord, la pente est
presque à pic, la pente sud est très raide. Le clo-
cher de Vauquois régnait orgueilleusement sur
trente kilomètres de pays.
Après la bataille de la Marne, les troupes du
V corps d'armée se trouvaient parmi celles qui
poursuivaient l'armée du Kronprinz, en retraite
vers Montfaucon. Ce fut dans la région de Vau-
quois que se produisirent ces grands mouvements
d'oscillatioîi, oii les deux adversaires., tantôt
avançant, tantôt reculant, cherchaient à fixer une
ligne où s'établirait l'équilibre de leurs forces.
A la fin de septembre 1914, cette ligne — le
front — passait au bas des pentes sud de la col-
line de Vauquois. Tout de suite le commande-
ment français comprit qu'on ne pouvait rester là,
dominés entièrement par la colline occupée par
les Allemands. De cette position, fennemi avait
des vues ?nagnifîques sur toute la vallée de l'Aire
et pouvait pratiquer des tirs d artillerie à longue
distance, par observation directe.
Plusieurs fois on essaya de conqué?'ir la col-
lifie, entre autres, le 30 octobre et le 8 décembre
APPENDICE 285
1914. Mais malgré la bravoure des troupes, l'opé-
ration ne réussit pas, car les Allemands s'étaient
retranchf's formidablement sur la hauteur et les
assaillants étaient, par la nature même du ter-
rain, en des conditions très désavantageuses.
Tout l'hiver se passa ainsi.
Vers le 20 janvier 1915, la 10* division, sous
le commandement du général Valdaîit, vint
occuper le secteur qu'elle avait déjà tenu jusqu'au
7 novembre 1914. C'est là que cette division devait
s'illustrer en enlevant la position et en restant
accrochée au sommet de la colline, dans des con-
ditions invraisemblables, pendant près de deux
ans.
Une première tentative d'assaut fut faite le
n février. L'e?itrain des troupes (31* et 76* d'in-
fanterié) fut remarquable. Le bataillon Cuny,
du 31^ ^infanterie, entra superbement dans
Vauquois et s'y maintint pendant plusieurs
heures. Mais on devait, ce jour-là, acquérir la
cruelle expérience de la puissance des mitrail-
leuses. Plusieurs de ces engins, qui n avaient pas
été détruits par la préparation d'artillerie, fau-
chèrent nos hommes sur le plateau. C'est en vain
que les fantassins essayèrent d'attaquer les ré-
duits blindés de ces mitrailleuses, ils furent
obligés d'abandonner la position.
286 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
Après ce nouvel échec, la prise de Vauquois
apparaissait encore plus comme une tâche formi-
dable. Et pourtant elle s'imposait tellement que
le soir même de cet t'usai infructueux, le général
de division, refoulant les larmes qui lui étaient
venues aux yeux, au mometit où il voyait ses
soldats fauchés devant lui par les mitrailleuses,
déclara avec une énergie farouche : « Nous re-
commencerons! »
Le 28 février, t attaque recommençait en effet,
ordonnée par le général V aidant, commandant la
division, et en présence du général Micheier,
commandant le corps d'armée, et du général
Sarraily cotnmandant l'armée.
Vers midi, les effets du canon de 270, amené
spécialement pour préparer l'attaque, paraissent
considérables ; le village n'est plus qu'un tas de
ruines. A 13 h. 15 les troupes désignées se por-
tent bravement en avant; à 13 A. 45 le général
commandant la 19' brigade rend compte que
trois de ses bataillons sont entrés dans Vauquois.
A 14 heures, une contre-attaque allemande force
notre gauche à se replier, des feux de flanc
venant de Cheppy obligent notre droite à en
faire autant. Du haut de la colline, on se trou-
vait en effet dans une position absolument en
flèche par rapport au reste du front, avantage
APPENDICE 287
considérable pour les Allemands. A i5 A. 15, le
89* d'infanterie reprend l attaque avec vigueur
et réoccupe Vauquois. Le bataillon Clémenson,
du 46' d infanterie , reprend les tranchées alle-
mandes et s'y maintient avec ténacité. Ail heures,
un bombardement terrible accable la position et
oblige les troupes à revenir dans leur position
initiale.
Le l" mars, l'attaque est reprise par le 31%
appuyé par le 46' et le 89', dans les zones affec-
tées à chacun de ces régimejits pour l'attaque
du 28. Le général Bassenne commandant la bri-
gade coordonne l'action de ces divers régiments.
A a heures, préparation d'artillerie, à 14 heures,
l'assaut est mené., malgré le feu violejit de l'ar-
tillerie, avec le même entrain que la veille. A
14 A. 45, le 31' d'infanterie, commandé par le
lieutenant-colonel Cuny, pénètre dans Vauquois,
le 46' atteint la lisière est, le 89', commandé par
le lieutenant-colonel Le Vannier, s'organise dans
Vauquois de concert avec /e3r. i4 15A. 15 deux
contre-attaques allemandes, venues de l'est, sont
brillamynent repoussées à la baïonnette, avec la
coopération des pièces de montagne.
A \Ç> heures, devant la résistance de l'ennemi,
le dernier bataillon du 46', conservé en réserve de
brigade, est envoyé à Vauquois. A 17 h. 30, une
288 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
tentative allemande pour débouche)' du bois de
Cheppy est enrayée par le tir de notre artillerie.
^18 heures^ notre ligne de résistance s'installe
au bord de la rue transversale du sud. Le colonel
Simon, du 46®, entreprend immédiatement de
rétablir l'ordre dans les unités mélangées et le
capitaine du génie Laignier commence l'organi-
sation du terrain conquis. Dans la nnit, le 46*
tente, deux attaques pour s'emparer de l'église.
Une pièce de montagne est montée à Vauquois.
Vauquois était à nous.
Les semaines qui suivirent furent extrêmement
dures. Les deux adversaires occupaient chacun
un des versants de la colline. Au sommet les
lignes adverses se trouvaient à une distance
variant de cinq à trente mètres. Mais les tran-
chées françaises, encore peu profondes, se trou-
vaient prises d'enfilade, à l'est, par l'artillerie de
Cheppy, à l'ouest, par celle de l'Argonne.
Tout de suite les engins de tranchées prirent
un rôle important. Les bombardements, appelés
crapouillotages par les hommes, survenaient plu-
sieurs fois par jour ; c'était un jet continuel de
projectiles de toutes sortes et l'on n'avait pas
encore eu le temps de creuser des abris. La guerre
de mines commença aussitôt.
Dans cette période, les pertes furent sensibles.
APPENDICE 289
Comme il était utile d'élargir les gains réalisés
le i"' mars, plusieurs attaques furent ordonnées.
Le 15 mars, le 76^ 9<^9'^^ cinquante mètres avec
un entrain merveilleux, le iQ mars, il repousse
une contre-attaque allemande, soutenu dans cette
opération par le 42® colonial et des bataillons
du 31'. Les mortiers de tranchées et les grenades
à }?iain prouvèrent ce jour leur efficacité.
Les régiments se relèvent sur les positions,
chacun met son point d'honneur à obtenir un
avantage sur Vennemi: les attaques, les coups
de mains se multiplient, les luttes à la grenade
sont vives et les épisodes de bravoure, d'endu-
rance abondent. Le 19 mars, trois hommes du
76° rentrent dans nos lignes, après avoir passé
trois jours dans une cave au milieu des Alle-
mands.
Le 22 mars 1915, vers minuit, les Allemafids
arrosent nos tranchées de liquides enflammés.
Surpris par ce nouveau procédé de combat, nous
nous replions. Le 23 mars, à neuf heures du
matin, les 46® et 89' régiments d'infanterie
reprennent avec brio la tranchée perdue.
Chaque jour les engins se perfectionnent de
part et d'autre, les mortiers de tranchées aug-
mentent de calibre. En avril, les Allemands lan-
cent wi. nouveau type de grenades à tige pour
19
290 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
fusil, que les hommes appellent « queues de rat »
et qui produit des effets puissants.
Les 5 e/ 6 acril^ attaque du V de Vauquois —
une partie de la colline d'où l'ennemi a encore
des vues — l'assaut est ineJié par le 42* colofiial
et le 89® régiment d'infanterie : travail terrible
des mitrailleuses de part et d autre. Dans les
jours qui suivent^ bombardements si violents qu'il
n'existe plus de réseaux de fil de fer entre les
lignes, les ruines du village se fondent peu à
peu avec le reste de la colline.
Les cantonnements à larrière ne sont pas
épargnés, Aubréville et Courcelles sont détruits
par le feu de C artillerie ennemie. Les régiments
non en ligne vivent dans des abris construits
dans les bois. A chaque instant, l'ennemi déclenche
un tir sur zone, en un point quelconque de la
forêt ; tous les cheminements sont dangereux^ la
mort surprend souvent les hommes de corvées, les
cuisiniers, les travailleurs de toutes sortes qui
circident dans le secteur, jusqu'à cinq ou six
kilomètres en arrière de la ligne de feu. En mai,
le coynbat continue sans arrêt sur la position :
bombardements, crapouillotages, mines, obus
incendiaires, grenades, etc.
En juin, par représailles, nous lançons des
liquides enflammés. U?i dépôt de munitions
APPENDICE 291
allemand prend feu el explose avec im bruit for-
midable. Les innombrables morceaux de bois
qui encombraient la position, poutres, rondins^
gabionSy claies, débris de toute espèce prennent
feu. La colline semble une hnmensc torche. Mais
le vent contrarie l'opération, qui ne réussit pas
pleinement .
Les 13 et 14 juillet, l ennemi jirononce de
furieuses attaques sur la cote 263, à quatre kilo-
mètres à l'ouest de Vauquois. Par contre-coup^
le secteur est viole?nmeîit botnbardé, particulière-
ment le point appelé la Barricade où étaient
installées les cuisines.
Le ^^ juillet, des avions allemands lancent des
bombes. Le 31 juillet, bombardement intense des
postes de conmiandement des généraux de hi-i-
gade et de division.
Depuis des ttiois, la guerre de mi/ies est cons-
tante ; il ne se passe pas de semaiîie sans qu'une
mine n'explose.
Les duels dartillerie deviennent de plus en
plus fréquents ; quant aux combats à la grenade,
à la torpille aérienne, aux crapouillots, ils pren-
nent un véritable caractère d'acharnement. On
creuse des sapes très profondes sous terre, où les
hommes se tiennent en dehors des heures de ser-
vice.
292 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
A chaque instant, on voit le générai Haitouin,
commandant le corps darmée, venir sur le ter-
rain conférer avec le général de division pour
établir de nouvelles lignes de défense, combiner
de nouveaux emplacements de batteries. Grâce à
la haute compétence technique de ces officiers,
tous les soldats ont l'impression que l organisa-
tion établie dans le secteur est inviolable.
Les mois se succèdent ainsi... L hiver arrive
sans diyninuer r ardeur des combattants., les sapes
sont pleines d'eau, les tranchées à l'oiiest de la
colline, dans te secteur de Bourreuilles, ne son^
plus qu'un cloaque où Pon enfonce dans la boue
et l'eau jusqu'au ventre. Des hommes même se
sont noyés. Pas un pouce de terrain nest cepen-
dant abandonné. Le général de brigade Bassenne,
mettant en œuvre ses connaissances d'officier du
génie, invente des types d'abris qui apportent des
améliorations à la vie matérielle des hommes. Il
y réussit souvent, à la grande satisfaction de
tous.
Le printemps de 191fi vient. Les troupes de la
40'' Division sont encore là; le séjour de Vauquois
est de plus en plus dangereux, les explosions de
mines deviennent journalières et surtout plus
importantes : c'est ainsi que, le 23 mars, nous
faisons exploser un fourneau de vingt mille
APPKNl>ICE 293
kilos de clieddile . L'intervalle cotnpris erdre
les deux lignes nest plus qu'une succession d en-
tonnoirs qui se touchent, montent les uns sur les
autres, formant un ravin continu.
Certains de ces trous ont jusqu'à trente mètre\
de profondeur^ avec des parois à pic si difficilei
à grimper que des déserteurs allemands^ qui uni
fois y étaient descendus, ne purent pas remonter ,
les gravats s éboulaient sous leurs pieds et leurs
mains.
Quant au sol de la colliîie, ce nest plus qtiun
amas de débris et de cailloux ; il n'y a plus de
tranchées régulières, on se contente d'élever
chaque nuit un parapet de sacs à terre derrière
lesquels se placent les guetteurs. Pendant la
journée, ce parapet est pulvérisé par le bombar-
dement ou les explosions de mines ; on le relève
à la tombée de la nuit. A ce moinent, la guerre à
coups de fusil n'existe plus, on tire par le cré-
neau de te})ips en temps, mais simplement pour
faire voir quon est là.
Au moment de l'attaque allemande sur Verdun,
Vauquois, qui se trouve à vingt kilotnètres de
cette ville, en ressent de puissants contre-coups.
Le moment est critique ; les conunandants de bri-
gade, général Bassenne et colonel Pinoteau. veil^
lent sans arrêt. Le bombardernent est régulier et
294 BOURRU, SOLDAT DE VAUQUOIS
constant comme une piuie diluviemie , mais ce
sont des 210, des torpilles de cent kilos, qui
tombent continuellement . A partir de ce moment,
il devient impossible de vivre en dehors des
sapes, seuls les guetteurs sont en première ligne,
les autres troupes restent dans l'abri, prêtes à
sortir au premier signal. Cette vie de sape où,
pendant quinze jours et quinze nuits, on reste
avec la menace permanente de la mort, prête à
tomber du ciel ou à jaillir des entrailles de la
terre, est infiniment pénible.
Et pourtant, le inoral reste admirable, la
Division a fini par aimer malgré tout son coin
glorieux. Depuis si longtemps qu'on est là, le
secteur s'est transformé en une petite patrie, on
en connaît familièrement tous les sentiers, les
principaux chefs sont restés les mêmes depuis les
jours fameux de l'attaque ; on les aime. La bon-
homie, l'humeur toujours égale, souriante, et
l'énergie tempérée par une grande bonté, ont
fait une véritable popularité au général de divi-
sion. Quand il passe dans les tranchées, après
avoir causé familièrement avec les soldats, on
entend bivariablement exprimer cette opinion :
« Quel chic type, tout de même ! »
Sans doute, plus d'une fois, les soldats ont
« grinché », il faudrait être bien ignorant de la
APPENDICE 295
nature humaine pour croire le contraire ; mais il
faut juger les hommes sur leurs actes et non sur
leurs paroles ; or, les soldats de Vauquois en ont
accompli de tels qu'ils apparaîtront dans une
magnifique auréole de gloire, lorsque l' Histoire
impartiale aura dit leurs hauts faits.
Après vingt-deux mois de séjour à Vauquois,
la 10'' Division quittait le secteur pour aller vers
a'autres destinées.
TABLE DES MATIÈRES
PREMIERE PARTIE
I. Bourru 3
II. La Division devant la colline 7
III. A I'ass:iul de Vauquois 15
IV. Après I assaut ■ • • 'à'J
V. Attaque dans la nuit 44
VI. La gloire qui monte 51
VII. OccupalioQ delà position 61
VIII. La corvée sinistre 70
IX. Vauquois le Tragique 77
X. Combat à la grenade 87
XI. La cave du génie 95
XII. Les relèves se suivent 100
XIII. Au créneau 112
XIV. La visite du colonel 118
XV. Les tombeaux de septembre 1914 122
XVI. Un « Coup de main » 131
XVII. Le plus rude devoir 139
XVIII. Une mine va exploser 147
XIX. Occupation d'un entonnoir 153
XX. Le jardin secret 160
XXI. La période des sapes 165
XXII. Séance de crapouillotage 168
XXUI. Une journée do sape dans la période de mines . 177
298 TABLE DES MATIÈRES
XXIV. La canonnade 186
XXV. Une nuit de relève 190
XXVI. Après quinze jours de tranchées 1S7
XXVII. Devant ceux qui tombent 204
XXVIII. Sous le bombardement 211
XXIX. Bourru à létat-major 219
XXX. Expédition dans les pays d'arrière 223
XXXI. En pensant à ceux qui sont restés là-haut. . . 232
DEUXIEME PARTIE
LA GUERRE DE MINES
I. Une rencontre sous terre 243
II. Un sauvetage 251
III. Un camouflet 258
IV. Bloqués sous terre 263
V. La mine du 23 mars 1916 274
Appendice. — Résumé des opérations de guerre à Vau-
quois 283
EVREUX
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