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Full text of "Bourru, soldat de Vauquois"

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I 


li  ol 


BOURRU 

SOLDAT  DE  VAUQUOIS 


DU  MEME  AUTEUR 


L'Ame  des  Chefs.  Méditations  et  Récits  de 
Guerre. 

EN    PRÉPARATION 

Historique  des  Combats  de  Vauquois. 


JEAN   DES  VIGNES  ROUGES 


BOURRU 

SOLDAT  DE  VAUOUOIS 


PARIS  jb^ 


r 


LIBRAIRIE     ACADÉMIQUE  P^ 

PERRIN  ET  G'%   LIBRAIRES-ÉDITEURS 

35,    QUAI   DES   GRANDS-AUGUSTINS,    35 

1917 

Tous  droits  de  reproduction  et  de  traducliou  réservés  pour  tous  pays 


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IL    A    ETE   IMPRIME 


25  exemplaires  numérotés  mr  papier  pur  fil  à  la  forme 
des  Papeteries  Lafiima. 


Copyright  by  Perrin  et  C'»,  1916. 


PREMIÈRE  PARTIE 


I 

BOURRU 


Bourru  !  mais  vous  le  connaissez  bien  ;  c'est 
ce  soldat  que  vous  avez  renconlré  l'autre  jour 
dans  la  rue.  Il  allait  en  permission  à  Bli^ny,  un 
village  de  Bourgogne,  et,  ma  foi,  profitait  de 
son  passage  à  Paris  pour  examiner  «  la  Ville 
Lumière  »,  symbole  de  cette  civilisation  qu'il 
défend  depuis  deux  ans,  le  fusil  à  la  main  :  Ah  ! 
on  voyait  bien  qu'il  est  «  cultivateur  vigneron  » 
comme  le  dit  son  livret  militaire  ;  il  marchait 
lentement,  avec  précaution,  se  méfiant  des  mille 
dangers  que  récèlent  vos  rues. 

Vous  l'avez  regardé  avec  attendrissement 
parce  que  vous  êtes  patriote. 

—  Voilà  un  de  nos  bons  défenseurs,  m'avez- 
vous  dit. 

Quel  visage  honnête  !  un  peu  maigre,  mais 
dame,  on  n'engraisse  pas  dans  les  tranchées  et 
ça  ne  l'empêchait  pas  d'avoir  de  la  couleur  aux 


4  BOURRU,    SOLDAT    UE    VAUQUOIS 

pommettes  et  deux  yeux  brillants  sous  un  front 
obstiné.  On  devinait  l'homme  habitué  à  l'effort, 
rien  qu'à  la  façon  dont  son  menton  avançait.  Un 
beau  gars  de  trente  ans,  ma  foi,  pas  trop  ahuri 
et  qui  même  avait  frisé  sa  moustache  en  croc, 
afin  de  prouver  aux  Parisiens  qu'il  n'est  pas  plus 
gourde  qu'eux.  Pas  de  barbe,  ça  ne  se  porte  plus 
au  front,  à  cause  du  masque  pour  les  gaz  as- 
phyxiants; vous  comprenez,  les  poils  empêchaient 
l'appareil  d'adhérer  complètement  à  la  peau,  les 
gaz  pouvaient  fdtrer...  «  Rasez-vous  »  a  prescrit 
le  général,  et  Bourru  a  coupé  sa  barbe. 

Mais  il  avait  toujours  sa  bonne  vieille  capote 
délavée  par  les  pluies  d'avril,  déteinte  par  le 
soleil  de  juillet,  ornée  par  la  boue  d'Argonne  et 
qui  prend  si  facilement  des  airs  de  guenille  glo- 
rieuse à  côté  de  vos  ridicules  vestons. 

Et  il  s'en  allait,  mon  Bourru,  vers  la  gare  de 
Lyon,  d'une  démarche  balancée,  la  musette  en 
bandoulière,  lecasque  enfoncé  jusqu'auxoreilles 
et  l'âme  lourde  d'avoir  contemplé  tant  de  visions 
de  mort. 

—  Comme  ça  m'amuserait,  m'avez-vous  confié, 
de  découvrir  quelques  aspects  de  l'âme  de  ce 
soldat!  On  nous  parle  toujours  de  héros  excep- 
tionnels et,  certes,  on  a  raison  de  glorifier  les 
hauts  mérites,  mais  moi  qui  voudrais  connaître 


1 


BOURRU  o 

tous  les  dessous  du  grand  drame  et  qui  aspire 
à  en  vivre  par  la  pensée  les  puissantes  émotions, 
c'est  un  soldat  comme  ça  que  j'aimerais  à  suivre 
dans  son  existence  de  tous  les  jours,  l'anonyme 
ouvrier  de  guerre,  le  troupier  perdu  dans  les 
rangs,  le  paysan  qui  a  quitté  sa  charrue  pour 
le  fusil,  voilà  le  soldat  sacré  qui  restera  le  type 
immortel  du  sauveur  de  la  Patrie... 

Vous  parliez  avec  tant  d'enthousiasme  que 
j'en  ai  été  ému,  je  l'aime  tant  ce  Bourru,  c'est 
un  ami,  un  frère  et  quand  vous  l'admiriez,  je 
me  redressais  d'orgueil.  Aussi,  à  peine  rentré 
moi-même  de  permission,  j'ai  pris  un  Bourru,  je 
l'ai  campé  bien  en  face  de  moi  et  me  voici  en 
train  de  cogner  sur  ce  papier  à  grands  coups 
de  plume,  pour  vous  en  sculpter  une  image  à  peu 
près  ressemblante. 

Mais,  vous  savez,  nous  n'avons  pas  le  temps 
de  fignoler  ici,  au  camp  n°  8;  je  n'attendrai  pas 
que  ma  statue  de  Bourru  soit  bien  polie  et  ver- 
nie; à  peine  dégrossie  je  vous  l'enverrai...  Ce 
sera  comme  un  de  ces  frustes  Saint-Martin  de 
bois  que  vous  avez  rencontrés  dans  les  vieilles 
églises  de  village,  devant  lesquels  vous  vous 
êtes  attendri  parce  qu'il  vous  semblait  voir 
encore  le  naïf  ouvrier  qui,  dans  les  siècles  pas- 
sés, l'avait  extrait  d'un  tronc  d'arbre,  armé  de 


6  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

sa  piété  sincère  et  de  son  couteau  de  berger. 
Seulement,  moi,  je  n'ai  pas,  hélas  !  cette 
sainte  naïveté  des  bons  imagiers  d'autrefois.  Que 
voulez-vous,  je  ne  suis  qu'un  pauvre  homme 
d'aujourd'hui  :  on  m'a  mis  dans  la  m.Jn  des  ou- 
tils compliqués  et  prétentieux,  il  faut  bien  que  je 
m'en  serve...  C'est  ainsi  qu'un  philosophe  m'a 
persuadé  que  je  ne  saurais  vraiment  montrer 
l'âme  de  Bourru  si  je  ne  le  «  situais  »  dans  son 
«  climat  »,  dans  son  «  milieu  »...  Laissez-moi 
donc  d'abord  vous  parler  de  cette  atmosphère 
morale  qui  baigne  le  paysage  de  Vauquois  et 
que  Bourru  respire  depuis  des  mois. 


II 
LA  DIVISION  DEVANT  LA  COLLINE 


Bourru,  au  début  de  la  guerre,  fait  partie 
d'une  division  que  rien  ne  distingue  nettement 
des  autres...  Ils  sont  là  une  foule  de  soldats  qui. 
subissent  les  grands  remous  de  l'armée,  la 
marcbe  en  avant,  puis  le  recul  de  la  vague,  qui 
bientôt  reprend  son  élan,  fouette  les  rochers 
ennemis,  qui  s'émiettent  pour  laisser  s'avancer 
la  ruée  de  nos  soldats  vers  le  nord.  Jusqu'à  ce 
moment,  la  division  n'est  qu'une  grande  unité- 
de  l'armée  française,  rien  de  plus...  Ces  hommes, 
errant  à  travers  les  prés  et  les  champs  de  la 
Meuse,  n'ont  pas  senti  encore  les  influences 
secrètes  qui  jaillissent  du  sol  pour  rendre  les 
âmes  parentes  et  qui,  plus  tard,  devaient  faire 
de  chaque  secteur  du  front  autant  de  petites 
provinces  françaises. 

Mais  voici  que  cette  division  se  heurte  à  une 
colline  d'Argonne  qui  se  dresse  dans  un  cirque 


8  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

(le  montagnes  et  de  forêts  :  Vaiiquois  !  L'ennemi 
en  tient  le  sommet  et  résiste...  Un  frémissement 
se  produit  dans  la  foule... 

Sachez  que  cette  division,  à  cette  époque-là, 
était  composée  surtout  de  Parisiens...  Sentez- 
vous  l'irritation  qui  monte?...  Paris,  c'est  la 
révolte  contre  ce  qui  se  dresse  sinistre  et  mena- 
çant... Les  poings  serrés,  on  contemple  la 
colline,  piédestal  noir  pour  les  hommes  dont, 
là-haut,  les  silhouettes  déshonorent  l'azur... 
Comment  admettre  de  camper  en  bas,  dans 
l'ombre? 

Peut-être  que  Paris  tout  seul  eût  fait  une  de 
ces  sublimes  folies  dont  s'illustre  son  histoire. 
Mais  parmi  la  division,  il  y  a  aussi  les  «  Bourrus  », 
les  bons  vignerons  de  Touraine  et  de  Bourgogne . . . 
les  laboureurs  de  la  Brie...  Ceux-ci  sont  habi- 
tués à  recevoir  des  leçons  de  la  nature...  ils 
ont  regardé  l'âpre  paysage,  les  forets  silen- 
cieuses, les  austères  villages,  et  ont  compris 
qu'ici  la  victoire  appartiendra  au  plus  patient. 
L'esprit  de  Paris  et  celui  des  campagnes  se 
pénètrent,  s'ajoutent,  se  corrigent...  l'âme  de  la 
division  commence  à  naître  ;  elle  va  grandir  et 
se  construire  autour  de  ce  point  central  :  Vau- 
quois  ! 

Les  journées  passent,  les  tranchées  se  creu- 


LA    DIVISION    DRVANT    LA    COLLINE  ^ 

sent.  Toutes  convergent  vers  la  base  de  la  col- 
line. On  dirait  des  bras  qui  se  préparent  à 
l'enlacer...  Pendant  de  longues  heures,  les 
hommes  restent  au  créneau,  à  contempler  le 
paysage...  ses  lignes  s'incrustent  dans  l'esprit 
de  tous.  Le  matin,  au  soleil  levant,  la  colline 
est  rose  et  lumineuse...  Comme  il  doit  faire 
bon  là-haut,  respirer,  chanter  et  projeter  son 
regard  sur  l'étendue  magnifique!... 

Dans  les  imaginations,  Vauquois  est  une 
proie  glorieuse,  promise  aux  vaillants...  Quand 
la  prendrons-nous  ? 

Parfois,  quelqu'un  chuchote,  mystérieuse- 
ment :  «  C'est  pour  la  semaine  prochaine!...  » 
Mais  la  semaine  s'écoule,  et  l'ordre  n'est  pas 
encore  venu  de  monter  là-haut...  L'obsession 
se  précise...  la  volonté  se  tend...  Le  canon 
gronde-t-il  un  peu  plus  fort  que  d'habitude?... 
Ça  y  est...  l'attaque  se  prépare  !  La  joie  éclate; 
on  vérifie  ses  cartouches,  on  passe  amoureuse- 
ment les  doigts  sur  la  lame  de  la  baïonnette,  on 
raidit  son  âme  pour  l'effort  suprême...  Mais 
qu'attend-on  pour  monter  là-haut?... 

Cependant,  que  de  raisons  on  a  pour  s'em- 
parer de  la  position  !  Ceux  qui  connaissent  les 
raisons  des  choses  aiment  à  expliquer  que  la 
butte   sert  d'observatoire   à  l'ennemi,    d'où   il 


10  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

peut  régler  ses  tirs  d'artillerie  par  lobservation 
directe  ;  que  toute  la  contrée  est  commandée 
par  cette  colline...  que  les  Boches  y  attachent 
une  extrême  importance...  Mais  oui,  approuvent 
les  auditeurs,  Vauquois  doit  être  à  nous,  c'est  là 
l'opération  de  guerre  la  plus  considérable,  la  plus 
essentielle,  c'est  la  seule  qui  importe  en  France. . . 

«  Vauquois  sera  à  nous  !  »  se  dit  Bourru, 
«  nous  sommes  20.000  à  le  vouloir...  »  et  le 
soldat  pense  avec  orgueil  à  cette  multitude  de 
volontés  toutes  chargées  d'un  désir  identique 
au  sien...  Cela  fait  une  masse  formidable,  irré- 
sistible, qui  vient  déferler  au  pied  de  la  colline 
comme  un  flot  puissant. 

Mais  il  faut  être  patient  :  l'heure  n'est  pas 
encore  venue;  le  commandement,  qui  doit  ordon- 
ner l'action  en  harmonie  avec  les  plans  supé- 
rieurs, attend  l'occasion  favorable.  La  destinée 
veut  aussi  sans  doute  que  l'âme  de  la  division 
s'achève,  s'épanouisse,  avant  d'affronter  le  ter- 
rible assaut... 

Comme  tout  y  prépare  les  hommes  !  les  rudes 
travaux...  les  alertes... .  la  canonnade...  les 
épreuves  de  l'hiver...  même  le  paysage...  Ici  il 
ne  sollicite  pas  la  volupté  de  vivre  ;  de  l'Argonne, 
pays  que  l'histoire  a  arrosé  de  sang,  il  y  a  comme 
une  invitation  mystique  au  sacrifice... 


LA    DIVISION    DEVANT    LA    COLLINE  11 

Parfois,  un  régiment  s'en  va  un  peu  en  arrière 
de  la  foret,  dans  un  cantonnement  de  repos; 
mais  les  soldats  ont  un  tel  besoin  de  voir  Vau- 
(juois,  qu'ils  montentsur  les  sommets  pour  con- 
templer de  loin  la  colline  tragique...  ils  en  par- 
lent et  la  désirent  comme  une  terre  promise. 

L'âme  delà  division  s'exalte  de  plus  en  plus... 
Si  on  demande  à  n'importe  qui  de  ces  hommes 
quel  rôle  il  joue  dans  le  grand  drame  de  la 
guerre,  il  répond  :  «  Je  suis  en  face  de  Vau- 
quois...  »  C'est  la  mission  sacrée  qu'il  a  accep- 
tée de  toute  sa  volonté...  comme  le  paladin  de 
jadis,  chargé  de  délivrer  une  noble  et  touchante 
princesse  que  des  barbares  tenaient  sous  leur 
domination... 

Oui,  elle  est  là,  la  division,  regardant  bien  en 
face  la  colline  sur  laquelle  un  jour  elle  bondira... 
Parfois,  il  passe  des  secousses  nerveuses  en 
elle...  l'état  de  tension  est  trop  grand...  une  im- 
patience empoigne  les  bataillons,  qui  tendent  les 
bras  de  désir  vers  la  butte  aimée... 

Bourru  se  souvient  d'une  de  ces  crises... 
C'était  le  17  février  1915.  Dans  le  bataillon  dont 
il  faisait  partie,  une  fièvre  éclata  tout  à  coup... 
C'était  cependant  une  journée  pluvieuse,  mais 
l'aigre  vent  passant  sur  les  collines  excitait  les 
nerfs... 


42  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Une  certaine  heure  sonna.  Sans  doute  annon- 
çait-elle unemystérieuseconvergencedeforces.., 
car  à  cette  minute,  d'un  bond,  ce  bataillon  se 
leva,  au  pied  de  la  butte...  Dans  un  élan  fou  de 
vaillance  et  d'amour,  on  le  vit  s'élever,  ses  chefs 
en  tête,  sur  les  flancs  de  la  colline...  En  vain, 
les  balles  sifflaient...  Hypnotisés,  extatiques... 
les  yeux  levés  vers  le  ciel...  les  hommes  couraient 
délivrer  la  divine  prisonnière. 

Ascension  sublime  !..  la  mort  réclamait  la 
rançon...  sans  compter,  on  la  lui  donnait...  La 
terre  d'Argonne,  une  fois  de  plus,  buvait  du  sang 
afin  d'être  une  leçon  plus  tragique  encore  et 
plus  féconde,  pour  les  enfants  des  siècles  à  ve- 
nir... 

Bourru  est  parmi  ceux  qui  montent.  A  côté  de 
lui,  les  camarades  courent,  bondissent,  tirent 
des  coups  de  fusil,  escaladent  des  murs,  tra- 
versent des  nuages  de  fumée...  les  hommes 
crient...  la  terre,  jaillie  des  explosions,  entre 
dans  leur  bouche  grande  ouverte...  ils  en 
avalent...  communion  vivifiante...  une  énergie 
surhumaine  les  pousse  plus  loin...  ils  s'arrêtent 
dans  un  trou  d'obus...  en  sortent,  trébuchent... 
repartent...  se  dressant  en  des  gestes  fous  de 
vaillance  et  d'orgueil... 

Bourru  agit  comme  eux...  Mais  est-ce  bien  lui 


LA    DIVISION    DEVANT    LA    COLLINE  13 

qui  agit?...  Non!  c'est  la  volonté  générale... 
Bourru  n'est  rien  là-dedans  qu'un  fétu  emporté 
par  le  vent...  Aussi,  plus  tard,  ne  dira-t-il 
jamais  :  «  J'ai  été  à  Vauquois  »,  mais  bien  : 
«  Nous  sommes  montés  à  Vauquois.  »  C'est 
parce  qu'il  savait  que  les  autres  voulaient 
prendre  Vauquois,  qu'ill'a  voulu  aussi...  et  si  les 
autres  l'ont  voulu  si  intensément,  c'est  que  la 
pensée  de  Bourru  était  près  d'eux  pour  les  sou- 
tenir et  les  exalter. 

Le  bataillon  ainsi  grisé  alla  jusqu'au  sommet 
de  la  colline,  et  donna  à  cette  terre  le  grand 
baiser  d'amour  de  ses  enfants,  pendant  que,  d'un 
ravin  proche,  la  Marseillaise,  lancée  par  la  voix 
des  cuivres,  montait  puissante... 

A  leur  poste  de  commandement,  intelligence 
et  volonté  tendues,  les  généraux  dirigeaient  les 
combattants  ..  A  un  moment  donné,  comme  à 
leur  àme  affluaient,  en  ondes  subtiles,  tous  les 
désirs  éperdus  des  mourants,  tous  les  élans  hé- 
roïques des  vainqueurs,  une  larme  d'attendris- 
sement et  d'admiration  tomba  de's  yeux  de  l'un 
d'eux.  Et  cela  était  bien,  car  c'est  la  noble  cou- 
tume des  chefs  français,  défaire  planer  sur  leurs 
soldats  non  seulement  leur  pensée  dominatrice, 
mais  aussi  une  âme  aimante...  Et  tous  ceux  que 
la  mort  frappait  sur  la  colline,  devinant  que 


14  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

cette  larme  tombait  sur  eux,  s'endormaient  avec 
la  sérénité  du  héros  qui  sait  que  son  sacrifice  a 
été  compris. 

Cependant,  cette  journée  ne  devait  être  qu'une 
épreuve,  glorieuse  et  amère,  nécessaire  sans 
doute  pour  achever  l'épanouissement  de  l'âme 
de  la  division  et  lui  donner  la  certitude  de  la 
victoire...  Douze  jours  plus  tard,  la  colline  allait 
être  définitivement  conquise... 


m 

A  L'ASSAUT  DE  VAUQUOIS 


«  Sûrement  qu'on  va  remettre  ça  !  »  se  disait 
Bourru,  en  pensant  à  Tattaque  de  la  colline,  qui 
n'avait  pas  pleinement  réussi  ;  et  «  ça  »  —  c'est- 
à-dire  quitter  la  tranchée,  s'avancer  sous  les 
balles  et  les  obus  —  apparaissait  dans  son  esprit 
sous  l'aspect  d'une  tâche  à  accomplir...  Non  pas 
une  tâche  héroïque,  mais  un  travail  rude,  exi- 
geant de  l'énergie  à  la  fois  brutale  et  patiente. 

Seul,  celui  qui  plane  très  haut  croit  parfois 
distinguer  de  magnifiques  lueurs  d'héroïsme... 
Bourru,  au  cantonnement  de  repos,  n'est  au- 
jourd'hui qu'un  soldat  grincheux,  comme  tant 
d'autres,  parce  qu'il  pleut  et  qu'on  va  à  l'exer- 
cice. On  l'entend  même  dire  qu'il  «  en  a  mare  »  : 
expression  de  mécontentement  qui  prouve  bien 
la  vérité  de  cette  boutade  que  la  parole  a  été 
donnée  à  l'homme  pour  dissimuler  ses  véritables 
pensées...  Car  voici  qu'on  crie  dans  le  canton- 


16         BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

nement  :  «  Alerte!...  Sac  au  dos...  Rassemble- 
ment dans  un  quart  d'heure!...  »  Immédiate- 
ment, les  soldats  entrent  en  trépidation.  «  Tiens  ! 
s'exclament-ils,  il  y  a  du  nouveau!...  »  Ce  n'est 
pas  de  la  joie  qu'ils  éprouvent  —  car,  tout  au 
fond  des  cœurs,  une  angoisse  se  lève  —  mais 
cependant  les  signes  extérieurs  de  l'émotion 
ressemblent  à  ceux  de  la  gaîlé.  Contradiction  de 
l'âme  humaine  :  elle  redoute  et  aime  à  la  fois 
ces  terribles  imprévus  de  la  guerre  qui  l'en- 
fièvrent. 

On  s'en  va  dans  les  bois  des  AUieux.  Personne 
ne  sait  pourquoi... 

—  C'est  pour  attaquer  Vauquois,  dit  Huguenin. 

—  Penses-tu  !  répond  Hubert.  Notre  bataillon 
a  trinqué  il  y  a  dix  jours...  c'est  pas  notre  tour! 

L'incertitude  tracasse  les  imaginations.  Rien 
de  plus  irritant  que  de  se  mouvoir  dans  le  mys- 
tère ;  on  flotte  dans  un  brouillard  qu'on  voudrait 
déchirer,  les  suppositions  se  croisent;  quelqu'un 
parle-t-il  sur  le  ton  de  l'affirmation,  même  si  son 
hypothèse  est  invraisemblable,  les  visages  des 
plus  sceptiques  se  tournent  vers  lui  avec  des 
yeux  où  se  lit  le  désir  de  croire. 

«  C'est  pas  tout  ça!  dit  Bourru.  Puisqu'on  a 
formé  les  faisceaux  et  qu'on  a  l'air  tranquille 
ici,  faut  prendre  ses  précautions...  » 


A    l'aSSAUI     VE    VAUQUOIS  17 

Sortant  un  quignon  de  pain  de  sa  niusett»',  il 
mange  ;  puis,  se  roule  dans  sa  couverture,  s'é- 
tend dans  le  fossé  et  s'endort. 

Le  froid  de  la  rosée  le  réveille  vers  cinq  heures. 
A  huit  heures,  la  canonnade  s'accélère...  Per- 
sonne ne  s'y  trompe,  cette  fois  :  l'artillerie  pré- 
pare une  attaque.  On  dirait  une  meute  subite- 
ment déchaînée  et  qui  fonce  sur  la  hôte  avec  de 
longs  aboiements.  «  Ah!  sont-ils  contents  ces 
canons!...  non,  mais  écoutez-moi  ça...  Allez! 
crachez!  tapez!  pétez!...  c'est  pour  Guil- 
laume !...  » 

«  En  tout  cas,  dit  le  sergent,  y  a  une  chose 
certaine,  c'est  pas  notre  bataillon  qui  attaquera 
Sans   ça,   on  serait  déjà   dans  la  tranchée    de 
départ...  Nous  devons  être  en  réserve.  » 

Oui,  c'est  bien  ça. . .  le  bataillon  est  en  réserve. 
Une  joie  secrète  —  celle  de  la  bête,  la  basse 
joie  qu'on  cache  —  tressaute  dans  le  fond  de 
certains  cœurs.  Ce  n'est  pas  qu'on  boude  au 
travail,  oh  !  non,  mais  enfin...  vous  comprenez... 
dans  un  bois  humide  et  froid,  par  un  demi-jour 
jaunâtre,  après  une  nuit  passée  sur  le  revers 
d'un  fossé,  pendant  que  les  obus  passent  en 
rafales,  on  n'a  pas  la  même  chaleur  qu'un  spec- 
tateur de  fauteuil  réservé  qui,  au  cinéma,  se 
prépare  à  assister  à  un  assaut...  Il  n'en  perd 

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18  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

pas  une  miette,  lui,  de  l'émotion  héroïque.  Mais, 
ce  Bourru  que  je  vous  montre,  c'est  un  soldat 
très  ordinaire,  «  exemplaire  moyen  »  de  l'hu- 
manité, dirait  Montaigne.  Il  monologue  : 

«  Y  a  pas  à  dire...  c'aurait  été  chic,  bien  sûr, 
d'être  de  ceux  qui  seront  les  premiers  sur  la 
butte...  Mais  les  ordres  sont  les  ordres...  et, 
puisque  je  suis  en  réserve,  eh  bien  !  tant  mieux  ! 
ça  me  permettra  peut-être  d'économiser  ma  peau 
jusqu'à  la  prochaine  occasion...  » 

Voilà  donc  le  bataillon  qui  reste  dans  les  bois. 
Il  devrait  être  très  calme,  puisqu'il  est  composé 
de  Bourrus...  Mais  vous  allez  voir  comme  les 
hommes  en  tas  deviennent  vite  bizarres... 

Pendant  que  la  fusillade  crépite  et  que  la 
canonnade  mugit,  de  l'autre  côté  de  la  hauteur, 
on  attend,  anxieux.  «  Ça  va-t-il  ?  ça  va-t-il  pas?  » 
Point  de  renseignement.  Enfin,  des  blessés 
passent,  revenant  de  la  bataille.  Ils  sont  très 
exaltés  et  joyeux...  On  les  interpelle. 

«  Ah  !  ça  y  est,  cette  fois...  Nous  tenons  Vau- 
quois  !  crie  l'un  d'eux,  —  Ça  ne  marche  pas  ! 
affirme  un  autre,  avec  une  mine  sombre.  "» 

Un  homme,  qui  a  la  figure  pleine  de  sang, 
explique  en  gesticulant  : 

«  Ah  !  mon  vieux,  ça  y  est  !  si  tu  avais  vu  les 
copains  de  mon  bataillon...  ça  partait  des  tran- 


A    L  ASSAUT    DE    VAUQUOIS  19 

chéos,  ça  montait...  les  Boches  n'existaient  plus 
devant  nous!  On  y  est,  à  Vauquois  !  on  y  est, 
que  je  vous  dis!...  Et  c'est  nous,  le  ..."  bataillon 
du  ...^régiment  qui  y  sont  arrivés  les  premiers! 
c'est  pas  les  autres...  c'est  Nous!...  Nous!...  » 

Et  son  poing  frappait  sa  poitrine  bombée,  un 
orgueil  insensé  illuminait  ses  yeux;  il  avait 
l'air  grand,  trës  grand,  devant  les  pauvres 
petits  soldats  honteux  de  ce  bataillon  de  réserve. 
Pour  tout  Tor  du  monde,  il  n'aurait  pas  essuyé 
le  sang  glorieux  coagulé  sur  son  visage...  Ima- 
ginez cette  scène  en  poète  :  voyez-vous  comme 
s'effacent  dans  l'ombre  les  jolis  héros  d'autre- 
fois, aux  collets  de  dentelle,  dont  les  portraits 
s'étalent  dans  les  «  Histoire  de  France  ».  lis 
reculent  en  saluant  ce  petit-fils  iiirsute  et  dé- 
braillé qui,  en  marchant  dans  la  boue,  annonce 
une  victoire  dont  le  pays  tout  entier  tressaillera 
demain. 

Du  coup,  tous  les  hommes  du  bataillon  se 
sentirent  mordus  au  cœur  par  un  regret.  Le 
mauvais  bonheur  de  l'homme  à  l'abri  avait  dis- 
paru. Avait-il  même  existé?  Tous  étaient  con- 
vaincus que  leur  plus  cher  désir  avait  toujours 
été  de  faire  partie  de  la  première  vague.  Chacun 
s'efforçait  de  le  prouver  à  son  voisin  et ,  en  le 
prouvant  aux  autres,  se  le  prouvait  à  soi-môme. 


20  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Et  les  pauvres  peureux,  pour  ne  pas  se  sentir 
une  monstrueuse  exception  au  milieu  de  tant  de 
vaillance,  se  dépêchaient  d'affirmer  plus  fort 
que  les  autres  qu'ils  voulaient  aussi  attraper  un 
peu  de  la  belle  gloire  qu'on  distribuait  là-haut, 
dans  le  fracas  du  canon. 

Bourru,  bien  que  dépité,  lui  aussi,  pensait 
sagement  :  «  Il  y  a  temps  pour  tout...  Demain, 
y  aura  encore  du  travail.  » 

La  nuit  vient...  Pas  d'ordres  nouveaux.  On 
se  recouche  dans  les  fossés.  A  deux  heures  du 
matin.  Bourru  se  sent  secoué  :  «Hé!  là... 
debout  !  » 

On  se  passe  les  ordres  d'escouade  en  es- 
couade :  «  Laissez  les  sacs...  Roulez  en  bandou- 
lière les  couvertures  et  les  toiles  de  tentes... 
Distribuez  deux  jours  de  vivre,  deux  cents  car- 
touches et  deux  pétards  par  homme...  Les  bidons 
pleins...  un  bidon  de  «  gnole  »  par  escouade.  » 

En  silence,  les  soldats  s'équipent  automati- 
quement. On  ne  pense  pas...  il  est  trop  matin 
pour  avoir  des  idées. 

En  marche  à  travers  les  bois...  Quelle  boue, 
dans  ces  sentiers!...  Et  ces  racines  d'arbres  en 
travers  !...  Vlan  !  Grossou  trébuche  et  donne  un 
coup  de  tête  dans  le  dos  de  celui  qui  le  précède. 


A    l'assaut    I)K    VAUQUOIS  21 

Bourru  entend  Lafut  qui,  dans  sa  marche  som- 
nolente, e^rommelle  sans  arrêt  : 

«  Si  c'est  pas  malheureux  !  un  bidon  de  gnole 
par  escouade!...  juste  de  quoi  se  mouiller  la 
gueule...  ration  d'enfant  de  chœur...  Faudrait 
au  moins  trois  bidons  par  escouade...  quatre... 
oui,  quatre,  quatre  bidons...  je  dis  quatre  et  je 
dis  bien...  Si  c'est  pas  malheureux!  » 

Et  il  recommence  indéfiniment  sa  litanie... 

Richard,  le  jeune  homme  de  bonne  famille, 
pense  que,  s'il  est  tué  aujourd'hui,  on  remettra 
à  sa  mëre  la  lettre  qu'il  a  dans  la  poche  et  dans 
laquelle  il  lui  recommande  de  ne  pas  pleurer. 

Bourru,  lui,  se  dit  : 

«  Y  va  en  rester,  c'est  sûr...  c'est-y  moi? 
c'est-y  un  autre?...  Tant  pis!  je  ferai  pour  le 
mieux...  Moi,  je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  renâ- 
clent devant  la  besogne.  Du  moment  que  les 
Boches  sont  là-haut,  faut  les  déloger,  c'est 
sûr...  » 

On  arrive  au  pied  de  la  colline.  En  ce  moment, 
pas  de  canonnade.  Au  petit  jour,  on  voit  ce  qui 
s'est  passé  la  veille.  Les  troupes  ont  bien  pris 
Vauquois,  mais  n'ont  pu  s'y  maintenir.  Les 
Boches  ont  réoccupé  leurs  tranchées. 

A  un  détour  du  chemin,  la  troupe  aperçoit  un 
tas  de  cadavres,  ceux  de  la  veille,  qu'on  a  eu 


22  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

le  temps  de  réunir,  maii  pas  d'enlever...  Ouf! 
c'est  comme  si  on  recevait  un  coup  de  poing  en 
pleine  poitrine.  Tout  le  monde  devient  pâle  et 
muet...  Plus  tard,  la  légende  dira  qu'il  y  en 
avait  trois  cents,  de  ces  cadavres  en  tas,  comme 
des  troncs  d'arbres  qu'on  va  mesurer  au  stère. 
Mais,  vous  savez...  les  yeux  multiplient  vite  les 
objets,  en  ces  circonstances... 

La  matinée  se  passe,  les  pieds  dans  la  boue, 
le  dos  tendu  à  l'averse.  Que  va-t-on  faire?  Jus- 
qu'à présent,  aucun  ordre  n'est  parvenu  aux 
hommes.  Tout  semble  faire  croire  qu'il  s'agit 
d'attaque;  mais,  en  somme,  rien  de  précis. 

Les  compagnies  se  massent  dans  les  parallèles 
de  départ.  Cette  fois,  c'est  clair;  on  va  atta- 
quer... 

«  Ceux  qui  ont  besoin  de  faire  leur  testa- 
ment, crie  gaîment  un  sergent,  n'ont  qu'à  de- 
mander une  permission  de  quinze  jours  pour 
aller  voir  leur  notaire. 

—  Surtout,  conseille  le  caporal,  conservez  un 
peu  de  «  gnole  »  pour  trinquer  quand  ce  sera 
fini  !  » 

A  midi  tapant,  l'artillerie  commence  la  prépa- 
ration. Ah!  c'est  du  beau  travail!  toutes  les 
pièces  cachées  dans  la  forêt  à  huit  kilomètres  à 
la  ronde,  concentrent  leurs  feux  sur  les  tranchées 


A    l'assaut    de    VAUQUOIS  23 

boches.  La  terre  pulvérisée  gicle  en  l'air  et  re- 
tombe en  pluie  de  cailloux  et  de  boue.  Parfois, 
un  corps  humain  se  balade  dans  l'air  comme  un 
vulgaire  chiflon.  Les  obus  de  270  arrivent  en 
vitesse  sur  la  butte;  ils  sont  si  gros  qu'on  les 
voit  passer  comme  des  bouteilles  de  Champa- 
gne, le  goulot  en  avant.  De  leur  éclatement,  la 
butte  tremble  de  fond  en  comble...  mais,  il  faut 
se  garer,  car  d'énormes  blocs  de  pierre  retom- 
bent jusque  dans  nos  tranchées. 

Les  derniers  vestiges  du  village,  qui  était  bâti 
sur  le  sommet  de  la  colline,  disparaissent  comme 
de  la  balle  d'avoine  prise  dans  un  tourbillon  de 
vent.  Seul,  le  gros  arbre  de  la  place  de  l'Église 
résiste,  déchiqueté,  mais  debout. 

Le  sifflement  des  obus  dans  l'air  produit,  à  la 
longue,  un  énervement  singulier  :  la  peau  du 
front  se  retrousse,  les  yeux  clignent,  les  épaules 
remontent...  on  a  les  doigts  agacés,  —  les  dents 
veulent  mordre,  — les  pieds  tapent  le  sol...  Oh! 
ce  bruit  !  il  vous  racle  les  nerfs,  vous  secoue  la 
chair,  crëve  les  tympans,  scie  les  entrailles, 
empêche  de  penser,  affole...  Vivement,  que  ça 
finisse!..,  et  qu'on  travaille  à  la  baïonnette... 
dans  le  calme... 

Bourru,  lui,  a  des  cellules  nerveuses  bien 
organisées  qui  ne  se  détraquent  pas  trop.  Tout 


24         BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

en  regardant  le  terrain  en  avant,  il  choisit  des 
points  de  repère  pour  le  chemin  qu'il  suivra 
tout  à  l'heure  :  «  Là...  je  sortirai  par  ce  trou... 
j'irai  ici...  je  serai  bien  défilé...  puis  après,  là... 
ensuite,  derrière  le  petit  mur...  je  pourrai  bien 
monter  dans  ce  petit  ravin  sans  être  vu  du  haut. . .  » 

A  deux  heures,  Tartillerie  allonge  son  tir.  Les 
officiers  passent  devant  les  hommes. 

«  Les  gars,  il  s'agit  de  monter  là-haut...  On 
compte  sur  vous,  suivez-nous  ! 

—  Entendu  !  »  répondent-ils. 

Les  échelles  sont  dressées  pour  franchir  les 
parapets.  On  se  regarde,  les  mains  se  serrent... 
Il  y  a  bien  une  petite  émotion,  mais  elle  se  cache 
sous  la  gaieté  : 

«  On  y  va,  hein?  Faut  en  finir!  » 

Et  on  rit.  Spontanément,  l'organisme  mental 
se  défend,  on  refuse  d'accorder  son  attention  aux 
images  tristes,  on  ne  veut  pas  penser  à  la  mort. 
Les  plus  fins  psychologues,  les  plus  habiles  di- 
recteurs de  conscience  n'ont  jamais  rien  trouvé 
de  mieux  à  conseiller  aux  gens  qui  veulent 
assurer  en  eux-mêmes  le  triomphe  de  la  volonté. 
Pour  Bourru,  la  méthode  se  résume  dans  ce 
conseil  qu'il  donne  à  Huguenin  : 

«  T'en  fais  pas  !  » 

Richard,  lui,  est  étonné  d'une  chose  :  c'est  de 


A  l'assaut  dk  vauquois  25 

ne  pas  être  plus  ému.  Il  a  beau  se  dire  :  «  Ça 
va  être  terrible.  »  Rien...  les  mots  restent  secs 
dans  sa  cervelle,  comme  des  termes  de  géomé- 
trie. Pas  d'émotion.  Le  psychologue  expliquerait 
qu'il  n'a,  de  la  situation,  qu'une  compréhension 
intellectuelle  et  non  «  émotionnelle  ». 

Mais  assez  causé  de  choses  compliquées, 
comme  dirait  Bourru.  Le  clairon  sonne  la  charge, 
des  hommes  surgissent  au-dessus  du  parapet, 
quelques-uns  retombent  lourdement...  on  s'aide, 
on  se  pousse...  tous  crient  :  «  En  avant!... 
Allons-y!  les  gars...  Ayez  pas  peur...  Vive  la 
France  !  » 

C'est  curieux  :  chacun  éprouve  le  besoin  de 
rassurer  ses  voisins,  en  leur  adressant  des  mots 
d'encouragement. 

Bourru  a  foncé  droit  devant  lui. 

—  Oh  !  ce  que  la  pente  est  raide  ! 

—  Mince  de  trous  de  marmites!...  On  y  tient 
debout... 

—  La  tranchée  boche  !  Oh  !  là ,  là  !  quel 
fouillis...  Oh  !  le  pauvre  type  !  il  a  la  moitié  du 
corps  enlevé...  Tiens!  les  cochons,  ils  avaient 
des  bouteilles  de  bon  vin... 

—  C'est  drôle,  «  ils  »  ne  tirent  presque  pas. 
Ça  ne  va  pas  durer...  Tiens  !  qu'est-ce  que  je 


26  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

disais?  voilà  que  ça  siffle...  faut  faire  attention... 
Encore  des  cadavres!...  Oh!  mais,  ceux-là,  c'est 
de  la  veille...  voilà  des  copains...  » 

Les  escouades,  les  sections,  les  compagnies 
sont  éparpillées.  Chaque  soldat  agit  pour  son 
compte,  escalade  la  pente,  grimpe  aux  murs, 
s'arrête,  pour  observer,  dans  les  trous  d'obus. 

Les  Boches  restant,  eux  aussi,  sont  dissé- 
minés partout,  se  sauvent  ou  se  cachent  dans 
tous  les  coins.  C'est  la  lutte  morcelée...  Canons, 
mitrailleuses,  grenades,  fusils  sont  au  travail. 
L'atmosphère  de  la  colline  bourdonne  de  bruit 
comme  celle  d'une  usine  métallurgique  en  pro- 
duction intense. 

A  un  moment  donné,  Bourru  arrive  en  haut 
d'un  mur.  Deux  Boches  étaient  en  bas,  au-des- 
sous de  lui,  dans  une  sorte  de  trou,  dissimulés 
comme  des  lièvres  au  gîte.  L'un,  blessé,  trem- 
blait... l'autre,  debout,  voyant  apparaître  la  tête 
de  Bourru,  charge  son  fusil.  Il  est  juste  au  pied 
du  mur,  les  deux  hommes  sont  tout  près...  l'un 
va  tuer  l'autre...  Soudain,  le  bras  du  soldat  fran- 
çais se  détend...  et  v'ian  !  la  baïonnette,  piquée 
dans  l'épaule,  entre  dans  le  corps  de  l'Alle- 
mand, qui  s'affaisse  en  hoquetant:  «Hâhâhâl...  » 

Vous  croyez  que  c'est  rigolo,  vous,  de  tuer 
un  homme...  et  dans  un  cas  pareil,  vous  auriez 


A  l'assaut  de  VAUyUOIS  27 

sûrement  poussé  le  cri  de  triomphe  du  Sioux 
scalpant  son  ennemi...  Mais  ce  pauvre  Bourru, 
lui,  n'a  rien  d'un  lirros.  Jugez-en  :  de  sentir  sa 
baïonnette  s'enfoncer  dans  du  mou,  voilà-t-il 
pas  qu'il  lâche  son  fusil...  Quelle  poule  mouillée, 
hein!...  Heureusement  que  l'autre  Boche  blessé 
n'en  menait  pas  large,  au  fond  du  trou... 

Ce  ne  sont  pas  les  fusils  qui  manquent,  il  n'y 
a  qu'à  se  baisser  pour  en  ramasser...  Bourru  se 
remet  à  grimper  dans  un  sentier...  «  Zim  ! 
Boum  !  »  voilà  le  canon  de  Cheppy  qui  com- 
mence à  nous  canarder.  Il  faut  faire  attention  : 
les  balles  sifflent  drû. 

«  Tiens  !  voilà  un  sergent  qui  crie  pour  ras- 
sembler sa  troupe...  Il  n'y  arrivera  pas...  » 

Certaines  sections  sont  allées  plus  vite;  déjà 
des  prisonniers  descendent,  l'air  piteux.  Ça 
donne  courage... 

Mais,  qu'est-ce  qui  se  passe  là-haut?...  Ah! 
c'est  épatant!  des  copains  sont  déjà  arrivés 
et,  dans  la  joie  d'être  les  premiers,  les  voici  qui 
se  mettent  debout  sur  les  pans  de  muraille, 
agitent  leurs  képis,  appellent  ceux  d'en  bas... 
au  risque  de  se  faire  tuer  cent  fois.  Magnifique! 
Sublime  !  le  dernier  des  peureux  se  sent  une 
envie  folle  de  les  rejoindre,  comme  s'il  s'agissait 
de  grimper  au  paradis. 


28  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Ces  splendides  exaltés,  ce  sont  ceux-là  même 
qu'à  cette  minute  des  milliers  d'yeux  virent,  de 
dix  kilomètres  à  la  ronde,  se  profiler  dans  le 
ciel...  Et,  jusqu'au  lointain  des  cantonnements 
d'arrière,  à  trente  kilomètres,  instantanément, 
on  se  criait,  de  village  en  village  :  «  Vauquoi« 
est  à  nous  !...  Vauquois  est  à  nous  !...  » 

Au  poste  de  commandement,  le  général,  enle- 
vant son  képi,  se  retourna  vers  ses  officiers 
d'état-major  et  dit  : 

«  Découvrez-vous,  Messieurs  !  » 

On  eût  dit  que  ceux  de  là-haut  entendaient  les 
applaudissements  de  toute  la  contrée,  car  ils  ne 
se  lassaient  pas  de  danser  au-dessus  de  cette  col- 
line, au  milieu  des  éclatements  d'obus  !  A  leurs 
pieds,  les  forêts,  les  vallées,  les  rivières  se  dé- 
roulaient à  l'infini... 

Un  coin  de  mur...  Tout  à  coup,  Bourru  recule 
d'horreur...  Oh!  là...  dans  ce  renfoncement,  le 
cadavre  d'un  lieutenant  français,  tué  la  veille.  Il 
est  criblé  de  coups  de  baïonnette,  la  figure  mâ- 
chée par  les  talons  de  botte,  ses  mains  et  ses 
pieds  sont  attachés  solidement  avec  du  fil  de 
fer...  Bourru  comprend  le  drame  sauvage  qui  a 
dû  se  dérouler  la  veille. 

«  Oh  !  les  salauds...  Faut  que  j'en  étripe  un  !  » 


A  l'assaut  de  vauuuois  29 

Pan  !  un  coup  Je  fusil  vient  d'être  tiré,  tout 
près,  là...  par  un  soupirail  de  cave...  Bounu 
crie  : 

«  Y  en  a  dans  la  cave  !  » 

Prenant  un  pétard  dans  sa  musette  :  tac  !  il 
l'amorce  et  le  jette  dans  la  cave,  par  le  soupi- 
rail... tac!  un  autre  pétard...  Les  Bochçs  hur- 
lent, là-dedans... 

Un  copain  passe. 

V  Donne-moi  tes  pétards  ! . . .  demande  Bourru.  » 

Tac!..,  tac!...  deux  nouveaux  pétards  s'en- 
goulïrent  dans  la  cave...  Alors,  on  voit  un  mon- 
ceau de  décombres  bouj^^er  et  des  Boches  sortir, 
en  levant  les  bras  en  l'air  :  «  Kamarades...  » 
Bourru  a  envie  de  tuer...  Mais  non,  ça  ne  se  fait 
pas... 

«  Tiens,  emmène  ces  cocos-là,  dit-il,  à  son 
camarade.  » 

Et  il  continue  d'avancer... 

Dzim!...  «  Aïe!  »  Le  soldat  secoue  sa  main. 
Une  balle  vient  de  lui  érailer  le  pouce  de  la  main 
gauche.  Rien  de  grave...  Arrêt  de  cinq  minutes 
dans  un  trou,  pour  mettre  son  pansement. 

Dans  ce  même  trou,  un  soldat  français  panse 
un  Boche.  Quelle  drôle  d'idée,  en  un  pareil  mo- 
ment!... Le  Boche  rigole,  vide  sa  poche,  son 
porte-monnaie,  veut  même  donner    son  mou- 


30  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

choir  à  son  infirmier  improvisé  —  lequel  refuse. 

Mais  l'un  des  soldats  français,  affaissé  au  fond 
du  trou  dit  : 

«  Il  faut  que  je  regarde  ce  qui  se  passe...  » 

A  genou  sur  le  rebord  de  l'entonnoir,  il 
observe.  Tout  à  coup,  il  pousse  un  grand  cri  et 
se  dresse  debout,  les  bras  en  l'air,  comme  si  un 
ressort  se  déclanchait  en  lui  :  une  balle  vient  de 
le  frapper  en  plein  cœur. 

Les  médecins  vous  expliqueront  que,  parfois, 
la  balle  touche  un  centre  nerveux  et  cela  pro- 
duit un  réflexe  de  tous  les  nerfs  et  une  détente 
de  tous  les  muscles.  C'est  pourquoi  il  ne  faut  pas 
se  moquer  des  images  d'Épinal  qui  montrent 
toujours  les  soldats  tombant  en  arrière,  les  bras 
en  croix  ou  faisant  de  grands  gestes.  C'est  sou- 
vent vrai. 

Gagnant  du  terrain  de  proche  en  proche,  la 
vague  d'hommes  arrive  près  de  l'église.  Tout  à 
coup,  on  entend  un  cri  épouvantable  : 

«Les  Boches  contre-attaquent!...  nous  sommes 
tournés...  Sauvons-nous...  » 

On  ne  voit  rien,  mais  l'accent  d'angoisse  a  été 
tel  que,  sans  réfléchir,  on  file...  Mais  oui,  on 
file  en  arrière. . .  Ah  !  je  vous  avais  bien  prévenu  : 
ce  sont  de  piètres  héros,  mes  Bourrus...  Tantôt, 
ça  avance...  tantôt,  ça  recule...  Evidemment,  il 


A   l'assaut   DK   VAUQUOIS  31 

vaudrait  mieux  avoir  des  bonshommes  mécani- 
ques qui  avanceraient  toujours;  on  n'aurait  point 
de  panique  à  craindre;  ça  serait  bien  com- 
mode! 

Mais,  tout  à  coup,  regardant  en  arrière,  Bourru 
n'aperçoit-il  pas  deux  grands  rouquins  de  Boches 
qui,  au-dessus  d'un  mur,  rigolent  en  montrant 
des  dents  jaunes?  L'un  fait  un  pied  de  nez... 

Ah!  ça  n'a  pas  été  long!  je  vous  assure.  On 
ne  se  moque  pas  impunément  de  mes  Bourrus... 
Huguenin  et  Grossou  se  retournent,  passent  à 
droite,  d'autres  se  dissimulent  vers  la  gauche. 
Bourru  rampe  face  au  mur...  Dix  minutes  après, 
les  deux  rouquins  étaient  allongés  raide-morts. 
Jamais  plus  ils  ne  feront  de  pieds  de  nez. 

D'autres  venaient  à  la  rescousse.  L'escouade 
française  ouvre  un  feu  d'enfer,  les  Boches 
dégringolent  ou  se  sauvent... 

Dans  un  trou  d'obus,  tout  près,  un  pauvre 
petit  soldat  de  dix-huit  ans,  qui  agonisait,  disait 
à  son  sergent  : 

«  Sergent,  embrassez-moi  comme  le  ferait 
maman...  et  vous  serez  bien  gentil  de  lui  dire 
que  je  suis  mort  en  brave,  en  pensant  beaucoup 
à  elle...  » 

Grossou  sort  d'une  cave  qui  servait  d'abri  aux 
Allemands.  Il  a  les  bras  chargés  de  bouteilles, 


32  BOURRU,    SOLDAT    DE    N'AUQUOIS 

de  boîtes  de  conserves,  de  cigares.  On  le  félicite. 
Mais,  plus  tard,  ce  que  Grossou  ne  manquera 
jamais  de  dire,  quand  il  racontera  cette  minute, 
c'est  ceci  : 

«  Oui,  c'était  bath,  les  bouteilles...  Mais  c'est 
là,  dans  c'te  cave,  que  j'ai  attrapé  des  poux,  de 
vrais  totos,  pour  la  première  fois...  et  j'ai  jamais 
pu  m'en  débarrasser  depuis!  » 

Je  vous  montre  des  épisodes  de  cette  bataille, 
mais  il  faut  les  multiplier  par  cent,  par  mille  et 
surtout,  pour  bien  comprendre,  il  faudrait  voir 
de  haut  et  de  loin  ces  hommes  qui  montent  la 
colline,  submergent  peu  à  peu  la  crête,  pendant 
que  la  canonnade  fait  sonner  tous  les  échos  de 
l'Argonne.  Mais  personne  ne  peut  voir  une 
bataille  dans  sa  totalité.  Impossible  de  recons- 
tituer la  multitude  de  scènes  allant  du  sublime 
au  grotesque,  qui  se  juxtaposent.     ' 

Dans  chaque  trou  d'obus,  refuge  de  blessés, 
l'essentiel  des  grands  drames  de  l'humanité  se 
déroule.  L'un  meurt  en  embrassant  une  photo- 
graphie, l'autre  crie  :  «  Vive  la  France!  »  un 
troisième  murmure  en  regardant  sa  jambe 
mutilée  :  «  Comment  ferai-je  pour  labourer  mes 
champs?  »  Vaillance...  amours...  regrets... 
angoisse...   dévouement  :  tous  les    sentiments 


A    f/aSSAUT    DR    VVUQUOIS  33 

bouillonnent  dans  ces  cuves  do  terre  qu'ont 
creusées  les  morsures  des  explosions. 

Derrière  chaque  pan  de  mur,  des  héros  tra- 
vaillent, font  des  créneaux,  organisent  une 
tranchée. 

A  un  certain  moment,  la  vague  se  soulève 
pour  aller  plus  loin,  de  l'autre  côté  de  l'église. 
Elle  franchitdes  murs. . .  Mais  l'artillerie  française 
no  connaît  pas  cet  élan  suprême,  tous  les  fils 
téléphoniques  étant  coupés.  Aussi,  l'élan  des 
soldats  se  heurte-t-il  au  terrible  barrage  que  fait 
le  7o  et  qui,  dans  cette  minute,  crée  une  cloison 
étancho  entre  les  ennemis...  Il  faut  bien  s'ar- 
rêter ici! 

On  attend...  La  nuit  commence  à  venir... 

Alerte!...  Alerte!...  Une  contre-attaque  alle- 
mande vient  de  rejeter  une  partie  des  troupes 
sur  un  espace  d'un  hectare  environ.  Mais  l'ar- 
tillerie a  été  prévenue.  C'est  foudroyant!  Sur 
les  Allemands  en  colonne,  les  75  pleuvent  et 
s'enfoncent  dans  les  hommes,  dont  les  membres 
volent.  On  dirait  qu'un  géant  donne  des  coups 
de  botte  dans  une  fourmilière...  Et  le  gros  capi- 
taine Ghartier  qui,  de  la  colline  en  face,  com- 
mande le  feu,  est  rouge,  congestionné  de  plaisir. 
Il  crie,  jure,  hurle,  gesticule,  trépigne  : 

«  Allez!...  au  colimateur!  percutant!  par  10, 

3 


34  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

par  50,  par  100!  Fauchez!  Accélérez!  N'arrêtez 
pas!  ça  presse...  Foutez-en!...  » 

Aux  endroits  où  les  obus  tapaient,  l'herbe  a 
bien  poussé,  cette  année... 

«  Ça  n'est  jamais  perdu,  de  mettre  de  l'engrais 
dans  la  terre...  »  dit  Bourru,  qui  s'y  connaît. 

La  nuit  survint  —  et  sa  paix  s'étendit  longue- 
ment sur  la  campagne.  Mais  Dieu,  sans  doute, 
ne  trouvait  pas  que  l'ombre  fût  suffisante  pour 
voiler  le  travail  des  hommes,  car  la  neige,  dou- 
cement se  mit  à  tomber,  recouvrant  toutes  ces 
murailles  écroulées,  ces  cadavres  hideux,  ces 
blessés    geignant  et   les   héros   qui  dormaient. 

Toute  la  journée,  la  brutalité  et  le  bruit  avaient 
dominé  ici.  Une  autre  force  —  silencieuse, 
celle-là  —  prenait  possession  des  choses.  Et  son 
emprise  avait  une  telle  majesté  que  tous  ces 
soldats,  immobiles  maintenant,  la  subissaient 
avec  l'âme  religieuse  d'un  chartreux  qui,  par 
une  nuit  de  lune  blanche  —  statue  sur  un  rocher 
—  médite  sur  la  fureur  des  cataclysmes  d'où  est 
jaillie,  il  y  a  des  siècles,  la  beauté  des  paysages 
alpestres. 

«  Plus  tard  aussi,  pensaient  ces  soldats,  las 
de  tuer,  de  nos  rages  d'aujourd'hui  naîtra  peut- 
être  une  splendeur  que  les   hommes   contem- 


A    l'assaut   de    VAUgUOIS  35 

pleront  en  frémissant,  »  Terrible  loi  qui  domine 
l'Univers!  elle  veut  que  toute  beauté  reçoive  à 
son  origine  la  marque  de  1  horreur  et  de  la 
violence... 

Immobile,  près  d'un  tas  de  cailloux,  Bourru 
guettait  depuis  trois  heures  un  retour  possible 
de  l'ennemi.  Pas  un  camarade  ne  se  présentait 
pour  le  relever  et,  cependant,  trois  ou  quatre 
dormaient  à  dix  pas  de  lui.  Malgré  la  nuit,  il 
discernait  très  bien  leurs  corps  abrités  dans  des 
trous  d'obus. 

«  Oh!  mais,  tout  de  même...  grommela  le 
soldat.  C'est  leur  tour  de  venir,  aux  copains... 
Je  vais  leur  dire... 

Il  alla  secouer  l'un  des  dormeurs  : 

«Eh!  là...  viens  me  remplacer  un  moment...  » 

L'homme  resta  mou,  immobile  et  froid.  C'était 
un  cadavre! 

«  Ah  !  pardon,  mon  vieux. . .  murmura  Bourru, 
en  esquissant  un  salut.  » 

Les  autres  formes  humaines,  que  recouvrait 
la  neige,  étaient  aussi  des  cadavres. 

«  C'est  bon,  les  copains. . .  pensa  Bourru.  Soyez 
tranquilles...  Je  vais  veiller  pour  vous  et  vous 
défendre.  Les  Boches  ne  vous  auront  pas...  » 

Et  le   soldat   retourna  derrière    son  tas   de 


36  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

cailloux.  Il  sentait  que  dans  ses  muscles  l'énergie 
s'était  multipliée,  comme  autrefois,  le  jour  oii 
son  père  mourant  lui  avait  légué  le  devoir  de 
bien  labourer  les  champs  et  les  vignes  de  la 
famille...  C'est  l'habitude  instinctive,  chez  les 
Bourrus,  de  considérer  la  tâche  à  accomplir 
comme  une  sainte  obligation  à  laquelle  les  indi- 
vidus, les  familles,  les  races  doivent  se  subor- 
donner. Ainsi  se  traduisent  pour  eux  ces 
élévations  d'âme  dont  d'autres  se  font  une  joie 
orgueilleuse.  C'est  pourquoi  notre  soldat  reste 
accroché  en  haut  de  cette  colline  de  France, 
l'âme  tranquille. 

«  Si  je  suis  touché,  pense-t-il,  il  y  aura  toujours 
bien  un  copain  pour  venir  me  remplacer  et 
achever  le  travail!...  » 


APRÈS  L'ASSAUT 


Vauquois  est  pris...  mais  il  faut  le  garder! 
Cet  après-midi,  au  monienl  de  l'assaut,  les  sol- 
dats ont  dansé  de  joie  sur  la  colline,  malgré  les 
balles  et  les  obus  ;  levant  les  bras,  brandissant 
leur  fusil,  il  semblait  que  ces  vainqueurs  ne 
trouvaient  pas  que  la  butte  fût  un  piédestal  suf- 
fisant pour  leur  gloire.  Plus  baut  !  encore  plus 
baut!  Debout  sur  les  ruines,  dansons,  bondis- 
sons !  Ah  !  pouvoir  planer  dans  le  ciel,  au-dessus 
des  monts  d'Argonne,  comme  des  anges  aux 
ailes  d'or.  Jouissance  suprême  ! 

Mais  ce  n'est  pas  cet  envol  dans  la  gloire  qui 
les  attend,  la  nécessité  va  imposer  une  dure  loi  : 
s'enfoncer  dans  ce  sol  conquis,  s'y  enfouir  afin 
de  le  garder... 

La  conscience  de  cette  rude  tâche  germe  peu 
à  peu  dans  l'esprit  de  Bourru.  Vers  deux  heures 
du  matin,  il  se  dit  : 


38  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

«  Si  je  ne  veux  pas  me  faire  amocher  comme 
un  imbécile  quand  il  fera  jour,  il  faut  que  je 
fasse  une  tranchée.  » 

En  effet,  c'est  le  moment  ;  la  contre-attaque 
de  rÉglise  est  terminée,  tout  est  calme...  la 
nuit  n'est  pas  trop  sombre...  le  soldat  devrait 
organiser  son  trou  là  où  le  hasard  Ta  blotti. 

Mais  il  est  si  fatigué  !  Une  torpeur  invincible 
le  cloue  sur  le  sol  ;  la  neige  qui  tombe  le  re- 
couvre peu  à  peu  d'une  couche  blanche  qu'il  n'a 
même  pas  le  courage  de  secouer.  Quelques 
heures  avant,  l'excitation  de  se  sentir  seul  gar- 
dien de  ces  ruines  et  des  camarades  morts, 
l'avait  soutenu,  mais  maintenant,  c'est  à  peine 
s'il  regarde  de  temps  en  temps  du  côté  de  l'en- 
nemi, au  delà  de  la  pierre  qui  le  protège.  Inerte, 
il  se  laisse  aller  à  la  dérive.  Les  scènes  de  la 
journée  défilent  dans  son  esprit  comme  au 
cinéma,  mais  il  n'est  pas  maître  de  la  méca- 
nique... invinciblement  repassent  les  mêmes 
imae:es  :  murs  écroulés,  cadavres  étendus,  fumée 
d'obus.  11  entend  des  éclatements,  des  siffle- 
ments, des  cris.  Hébété,  morne,  Bourru  écoule 
et  regarde  en  lui...  Il  est  si  faible...  depuis  qua- 
torze heures  peut  être,  il  n'a  pas  mangé,  et  son 
dernier  sommeil  date  de  si  loin  ! 

De  temps  en  temps,  cependant,  il  se  raidit  : 


APRÈS    L  ASSAUT  39 

«  Je  suis  un  peu  là,  tout  de  môme,  et  les  Boches 
ne  passeront  pas  !  ». 

Ils  n'en  ontpasenvie^  d'ailleurs,  A  vingt  mètres 
de  là,  sur  la  pente  descendante,  on  les  entend 
gratter  etremuer.  Bourrules  dominedirectement 
et,  de  temps  à  autre,  lâche  un  coup  de  fusil  dans 
la  nuit,  pour  faire  voir  «  qu'il  y  a  du  monde  ». 

Ces  sursauts  d'énergie  durent  peu.  Il  fait 
froid,  le  soldat  ne  sent  plus  ses  jamhes;  c'est 
presque  un  état  agréable  :  la  torpeur  gagne 
l'esprit.  Bourru  pense  :  «  Si  je  dormais  un 
petit  coup  ?...  Mais  non,  il  vaudrait  mieii.x  que 
j'arrange  mon  trou...  bah  !  les  Boches  sont  tran- 
quilles!... mais  non...  si,  rien  qu'une  petite 
minute...  »  Tiens,  du  brouillard.  Il  envahit 
toute  la  nature  enclose  dans  l'âme  de  l'homme  ; 
il  submerge  les  choses  qui,  bien  prises  dans  la 
ouate,  restent  immobiles  et  silencieuses. . .  Bourru 
rêve  à  des  béatitudes  de  chaleur  douce  et  de 
nourriture  succulente. . .  Mais  l'affreux  cauchemar 
se  glisse  à  son  tour  dans  ce  cerveau  fatigué  : 
soudain,  le  soldat  s'éveille  en  balbutiant  : 
«  Attendez!  j'étouffe!  au  secours!  j'arrive...  » 

«  Tiens,  mais  je  dormais  !  »  Bourru  regarde 
autour  de  lui.  La  neige  rend  la  nuit  livide,  et  un 
goût  amer  persiste  dans  la  bouche  de  l'homme, 
qui  sent  sa  langue  lourde 


40  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

ce  II  faudrait  que  je  commence  à  creuser  une 
tranchée  »,  pense-t-il. 

Mais  où  sont  donc  les  copains  pour  l'aider  ? 
En  vain  il  cherche  à  se  rappeler  à  quel  moment 
il  les  a  perdus  de  vue.  Ils  sont  peut-être  morts, 
comme  ceux  d'à  côté,  qui  ressemblent  à  des 
dormeurs,  mais  qui  ne  s'éveilleront  plus... 

Bourru  se  sent  affreusement  seul...  «  Et  les 
Boches  qui  vont  contre-attaquer  demain,  c'est 
sûr. . .  Allons,  au  travail,  creuse  donc  ton  trou  ! . . . 
non...  encore  un  petit  quart  d'heure  de  repos. 
Peut-être  aussi  qu'on  va  venir  me  dire  de  des- 
cendre de  la  butte.  Et  puis,  à  quoi  bon  lutter 
encore,  jamais  je  ne  la  reverrai,  va,  ma  maison 
qui  dort  au  bord  de  la  vigne,  à  l'ombre  des 
grands  noyers,  et  où  la  mère  m'attend  !  Ah  ! 
malheur!...  »  Bourru  a  envie  de  pleurer. 

Ne  l'accablez  pas  de  votre  mépris.  Peut-être 
êtes-vous  de  ceux  qui  n'admirent  que  les  «  sur- 
hommes ))  dont  la  volonté  jamais  ne  s'abat  : 
c'est  votre  droit,  mais...  chut,  ne  faites  pas  trop 
sentir  à  mon  Bourru  qu'il  n'est  qu'un  homme, 
car,  voyez-vous,  c'est  tout  de  même  avec  ces 
pauvres  hommes-là  qu'on  prend  Vauquois  ! 

Mais  non,  je  sais  que  vous  le  comprenez,  ce 
soldat,  notre  frère  à  tous,  et  peut-être  même 
que,  par  sympathie,   vous   partagez  sa  peur.. 


AI'RÈS    l'assaut  4t 

oui,  l'affreuse  peur  qui  tout  à  coup  le  saisit, 
(juaml  une  volée  de  balles  vient  soudain  siffler 
à  ses  oreilles.  Vous  les  entendez,  hein  ?  ces 
balles  hargneuses  qui  semblent  vous  cracher  un 
mot  de  haine  au  passage...  «  Ah!  que  je  vou- 
drais donc  piquer  dans  ta  viande...  »  Mais 
rhomme  est  bien  aplati...  De  dépit,  les  balles 
claquent  sur  les  pierres  en  coup  de  fouet  furieux... 
Sous  cette  volonté  mauvaise,  acharnée  à  votre 
destruction,  on  plie  d'abord  en  se  faisant  tout 
petit,  la  tête  bien  collée  au  sol...  mais,  à  la 
longue,  l'exaspération  monte  :  «  Non,  tu  n'en- 
treras pas  dans  ma  peau  !  »  dit-on. 

Et  c'est  pourquoi  Bourru  sort  enfin  de  sa  tor- 
peur. Saisissant  sa  pelle-pioche,  pendue  au 
ceinturon,  sans  cesser  de  rester  étendu,  il  se 
met  à  gratter  le  sol...  Une  pierre  est  dégagée... 
bon...  elle  sert  à  renforcer  le  petit  tas  qui  pro- 
tège déjà  le  soldat. 

Mais  les  Boches  d'en  face  l'ont  entendu  tra- 
vailler; les  balles  redoublent  à  chaque  mouve- 
ment bruyant. 

Tout  à  coup.  Bourru  entend  quelqu'un  ramper 
près  de  lui...  Veine,  c'est  Lachard  !...  Les  deux 
soldats  n'ont  pas  besoin  de  se  concerter  long- 
temps pour  organiser  leur  chantier  :  l'un  a  cons- 
tamment son  fusil  en  joue  dans  la  direction  de 


42  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

l'ennemi  :  dès  qu'il  voit  une  ombre  remuer,  il 
lire...  souvent  même  il  lâciie  son  coup  de  fusil 
sans  rien  voir.  Pendant  ce  temps,  l'autre  soldat 
pioche  fiévreusement.  Mais  quel  sol  difficile  !  A 
la  surface,  de  la  boue  mélangée  de  neige,  mais 
tout  de  suite  au-dessous,  des  cailloux  solidement 
enchâssés.  On  les  arrache,  cependant,  et  on  les 
amoncelle  devant  soi.  Mais  il  fait  trop  sombre 
pour  les  équilibrer  et  parfois  ils  retombent. 

C'est  dur  de  travailler  dans  la  position  al- 
longée. Impossible  de  lever  les  bras  en  l'air 
pour  faire  prendre  de  l'élan  à  l'outil  ;  alors,  il 
faut  appuyer  fort  dessus,  pour  compenser... 
mais  ça  n'entre  pas.  Avec  la  pelle,  ça  ne  va  pas 
mieux...  vous  la  passez  sous  un  petit  tas  de 
boue,  que  vous  voulez  jeter  devant  vous...  mais 
la  boue,  trop  liquide,  s'étale,  dégouline,  et  c'est 
à  peine  s'il  vous  reste  quelques  grammes  à 
lancer. . .  De  rage,  vous  la  prenez  avec  vos  mains, 
■en  échoppe  :  ça  va  mieux,  mais  il  faut  se  dépê- 
cher ! 

On  se  relève  tous  les  quarts  d'heure,  l'un 
guettant,  l'autre  travaillant.  C'est  curieux  :  tout 
parisien  qu'il  est,  Lachard,  avec  ses  mains  fines, 
remue  les  pierres  et  la  boue  comme  s'il  n'avait 
fait  que  cela  toute  sa  vie. 

L'essentiel  est  de  se  dépêcher,  de  creuser  un 


APRÈS    l'assaut  43 

trou,  ici  ot  non  ailleurs,  car  on  le  voit  bien, 
maintenant  que  le  jour  commence  à  poindre, 
l'endroit  oii  les  deux  soldats  se  trouvent,  sera 
[)lus  tard  une  magnifique  position  de  tranchée, 
d'où  on  surveillera  toute  la  pente  nord-est  de  la 
colline.  Aussi  hâtons-nous... 

«  Mais  les  copains,  où  sont-ils  donc?  demande 
Bourru. 
—  Ils  viennent,  répond  Lachard.  » 
En  effet,  d'autres  ombres  rampent  sur  l'ali- 
gnement des  deux  soldats  et  se  mettent,  elles 
aussi,  à  gratter  le  sol. 

Quand  le  grand  jour  inonda  les  monts  d'Ar- 
gonne,  on  ne  distinguait  plus  de  soldats  à  la 
surface  du  sol...  Semblables  à  des  blocs  de 
terre  invisibles,  les  hommes  s'enfonçaient  dans 
la  colline.  Désormais,  leurs  silhouettes  ne  se 
profileraient  plus  sur  les  lignes  du  paysage... 
La  Mort,  prise  soudain  de  honte,  se  cachait  en 
des  souterrains  pour  continuer  son  œuvre... 


V 

ATTAQUE  DANS  LA  NUIT 


En  somme,  ça  a  été  très  facile,  la  prise  de  Vau- 
quois,  devez-vous  penser  après  m'avoir  lu  et, 
ma  foi,  je  conviens  que  Bourru  est  monté  jus- 
qu'au haut  de  la  colline  sans  trop  de  dommage. 
Mais  voici  que  j'ai  un  remords,  je  sens  doulou- 
reusement toutTartificielde  mespauvresrécits... 
Que  d'émotions  restent  dans  l'ombre,  qui  pour- 
tant s'échelonnent  sur  la  riche  gamme  qui  va  de 
l'exaltation  sublime  à  la  terreur  folle  !  Vous  le 
savez  bien,  toute  l'âme  humaine  avec  ses  beau- 
tés, ses  laideurs,  se  montre  dans  les  nuits  san- 
glantes d'assaut.  Mais  osera-t-on  jamais  vous  la 
montrer?  Votre  piété  pour  les  héros  est  si  douce 
que  l'écrivain  sent  parfois  un  voile  d'idéalisme 
se  poser  irrésistiblement  sur  les  visions  qui  se 
tordent  dans  son  cerveau. 

Pourtant,  il  ne  faut  pas  que  vous  croyiez  que 
les  Allemands  se  laissèrent    prendre  Vauquois 


ATTAQUE    DANS    I.A    NUIT  45 

facilement.  Il  y  avait  un  coin  du  village  oij  une 
troupe  de  Boches,  plus  ardents  que  les  autres, 
s'était  installée  et  tenait.  Les  vagues  françaises 
avaientsubmergé  la  colline,  sans  ordre  semblait- 
il,  mais  cependant  la  pensée  des  chefs  guidait 
les  soldats  et,  dans  la  nuit,  le  commandement 
eut  la  certitude  que  l'emplacement  de  l'église  du 
village,  à  moitié  démolie,  était  un  centre  de  ré- 
sistance important  que,  seule,  l'initiative  des 
petits  groupes  do  combattants  ne  réduirait  pas. 
Il  fallait  là  une  action  coordonnée  et  énergique. 

Vers  le  soir,  deux  compagnies  reçoivent 
l'ordre  de  monter  et  de  briser  cet  îlot  de  résis- 
tance. 

Il  fait  nuit  quand  les  hommes  s'engagent  dans 
les  boyaux  bouleversés  ;  ils  enjambentdes  choses 
innommables,  qu'heureusement  la  neige  re- 
couvre. C'est  la  première  fois  que  ces  soldats 
foulent  ce  sol. 

«  Oii  est  la  direction  de  l'ennemi  ?  demande 
l'un. 

—  Que  va-ton  faire  ?  »  s'inquiètent  les 
autres. 

Arrivé  à  un  certain  endroit,  les  ordres  se 
transmettent  à  voix  basse...  on  va  attaquer  l'em- 
placement de  l'église  à  la  baïonnette. 

Mais  où  est-elle,   cette  église?  Partout,  dans 


46  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

la  nuit,  on  ne  dislingue  que  des  pans  de  murs 
écroulés  et  des  trous.  Un  sergent  place  sa  troupe 
juste  dans  la  direction  opposée. 

«  Voyons,  vous  tournez  le  dos  à  l'objectif, 
réprimande  un  officier. 

—  Vous  croyez,  mon  lieutenant? 

—  J'en  suis  sûr.  » 

Le  capitaine  survient  :  «  Mais  non,  ce  n'est 
pas  là,  à  droite,  votre  direction  d'attaque,  c'est 
là,  à  gauche,  du  côté  de  cette  muraille.  » 

Les  yeux  s'écarquillent...  tout  le  monde  bute 
dans  les  cailloux;  on  se  dispute  à  voix  basse. 

«  Voulez-vous  vous  taire  ! 

—  Allons,  approchez  par  ici...  là,  première 
section,  placez-vous  en  ligne,  sur  un  rang. 

—  Mais  non,  le  commandant  m'a  dit  de  me 
mettre  en  ligne  de  sections  par  quatre,  ici...  » 

Heureusement  que  les  Boches  ne  se  sont  pas 
ressaisis  ;  il  n'y  a  que  des  claquements  de  balles, 
de  ci,  de  là. 

«  Etes-vous  prêt,  sergent?  on  attaquera  dans 
une  demi-heure  quand  tout  le  monde  sera  placé. 

—  Mais,  ma  montre  est  arrêtée. 

—  Surtout  n'allez  pas  craquer  une  allumette 
pour  voir  l'heure,  on  doit  agir  par  surprise.  Une 
compagnie  attaque,  là,  par  la  droite,  nous,  par  la 
gauche.  » 


ATTAQUE    DANS    LA    NUIT  47 

Depuisdeux  heures, ontrépigne  dans  ce  chaos. 
Vous  voyez  bien  la  scène,  n'est-ce  pas?  des 
formes  noires  dans  l'ombre,  dissimulées  derrière 
des  pans  de  murailles...  Il  ne  s'agit  pas,  ici,  de 
faire  mouvoir  des  hommes  sur  le  papier  ou  des 
petits  drapeaux  sur  une  carte,  il  s'agit  de  prendre 
par  le  bras  un  homme  fatigué,  ému,  affolé  et  de 
lui  dire  :  «  Mais  non,  mon  vieux,  ce  n'est  pas  là 
qu'il  faudra  tirer,  tu  enverrais  tes  balles  sur  les 
copains,  c'est  par  ici.  »  Les  chefs  doivent  être 
partout  à  la  fois;  les  capitaines  courent  d'une 
section  à  l'autre,  les  chefs  de  section,  de  demi- 
section,  d'escouade,  multiplient  les  recomman- 
dations, les  ordres;  ils  vont  d'hommes  en 
hommes,  parlent  à  voix  basse,  donnent  à  Paul, 
qu'ils  n'ont  pas  reconnu  dans  la  nuit,  un  ordre 
qu'ils  destinaient  à  Pierre,  ils  rectifient  la  forma- 
tion des  troupes,  contrôlent  s'il  n'y  a  pas  un  peu- 
reux qui,  par  hasard,  chercherait  à  esquiver 
l'assaut  en  faisant  le  mort  dans  un  trou...  re- 
tiennent les  impatients  qui  voudraient  partir  tout 
de  suite...  pour  en  finir  plus  vite. 

Ah  !  c'était  plus  commode  autrefois,  quand  le 
chef  cambré  sur  son  cheval  se  retournait  vers 
sa  troupe,  rangée  en  ligne  de  bataille,  face  au 
soleil,  et  criait  :  «  Messieurs,  assurez  vos  cha- 
peaux, car  nous  allons  avoir  l'honneur  de  char- 


48         BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

ger!  »  Ici,  rien  que  de  l'obscurité,  de  la  boue, 
des  démolitions  de  maisons,  d'où  il  faut  faire 
surgir  des  hommes  tous  ensemble,  à  un  instant 
précis...  des  hommes  qui  courront  droit  devant 
eux,  sans  rien  voir  et  qui  ne  réussiront  pas  dans 
leur  entreprise  s'il  n'y  f  pas  une  parfaite  coor- 
dination dans  leurs  efforts. 

Enfin...  les  sections  ont  l'air  de  se  placer  con- 
venablement, les  hommes  sont  rangés  en  ligne  ; 
auprès  d'eux,  des  blessés  non  ramassés  de  l'at- 
taque de  l'après-midi,  geignent  encore.  On  leur 
dit: 

«  Mais  tais-toi  donc,  tu  vas  nous  faire  repérer, 
ça  ne  sert  à  rien  de  se  plaindre.  » 

Onze  heures  du  soir...  Dans  un  quart  d'heure, 
on  part.  Mais  un  nouvel  ordre  circule  :  l'attaque 
n'aura  lieu  qu'à  minuit.  Les  hommes  se  couchent 
sur  place. 

«  Je  vais  toujours  bouffer  tout  ce  qu'il  y  a  dans 
ma  musette,  déclare  un  homme,  comme  ça,  si 
je  suis  tué,  les  Boches  n'en  profiteront  pas.  » 

Calme  plat,  à  cette  minute,  au  sommet  delà 
butte;  la  nuit  semble  se  recueillir  pour  bien  pro- 
fiter du  spectacle  qu'on  va  lui  donner. 

Minuit  moins  cinq.  . 

«  Baïonnette  au  canon  !  »  ordonnent  les  ser- 
gents. 


ATTAQUE    DANS    LA   NUIT  49 

Un  blessé  de  l'après-midi,  qui  se  plaignait, 
cesse  de  geindre,  lire  sa  baïonnette  et  la  tendant 
à  un  camarade  prêta  partir  : 

«  Tiens,  mon  vieux,  v'ià  ma  baïonnette;  j'avais 
juré  de  la  planter  dans  le  ventre  d'un  Boche, 
mets-la  au  bout  de  ton  fusil  et  venge-moi...  » 

On  doit  partir  dans  le  plus  grand  silence.  Sou- 
dain, au  moment  où  les  hommes  se  levaient,  le 
clairon  retentit,  sonnant  la  charge...  G afïe  for- 
midable! Ah!  ce  clairon  qui  par  un  zèle  mala- 
droit donna  l'alarme  aux  Boches  !...  Vous  pour- 
rez en  parler  à  tous  ceux  qui  vécurent  cette 
nuit-là,  sur  la  colline;  quand  ils  pensent  à  cette 
sonnerie  intempestive,  leur  visage  se  tord  encore 
de  dépit.  Car  vous  pensez  bien  que  les  Boches 
comprirent  instantanément  ce  qui  les  menaçait 
et  les  mitrailleuses  crépitèrent... 

Jamais  on  ne  sut  le  nom  de  ce  clairon.  Je 
devine  que  c'était  un  esprit  simple,  plein  de 
réminiscences  de  grandes  manœuvres,  d'images 
d'Epinal,  de  chansons  populaires  et  qui  crut  con- 
quérir d'un  coup  la  grande  gloire  en  embouchant 
sa  trompette  à  ce  moment  pathétique.  J'imagine 
aussi  qu'il  dut  s'apercevoir,  dans  la  suite,  de  sa 
faute  et,  puisque  personne  ne  le  connaît,  il  dut 
s'inscrire  lui-même  parmi  ces  «  disparus  »  que  les 
lianes  de  la  colline  bouleversée  renferment  encore. 


50  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

L'attaque  s'était  déclenchée  quand  même,  il 
n'était  plus  temps  de  la  retenir.  Ce  fut  bref;  de 
partout,  les  balles  arrivaient  en  rafales...  on  ne 
voyait  rien,  que  des  ombres  se  profiler  un  ins- 
tant dans  le  ciel,  puis  s'affaisser.  Les  deux  com- 
pagnies tourbillonnèrent  comme  des  feuilles 
prises  dans  un  ouragan.  Les  sections  se  heur- 
taient, se  confondaient  ;  des  hommes  fuyaient 
du  côté  de  l'ennemi,  croyant  se  replier,  les  offi- 
ciers hurlaient  des  ordres  qui  n'étaient  pas  enten- 
dus, des  soldats  mouraient,  que  des  mères  et 
des  épouses  devaient  pleurer. 

Une  demi-heure  après,  tout  était  fini  ;  chacun 
des  adversaires  regagnait  ses  positions.  On  jugea 
probablement  inutile  de  recommencer  l'attaque 
car,  partout  ailleurs  sur  le  sommet  de  la  colline, 
nous  occupions  tous  les  points  importants. 

Et,  à  la  surface  de  l'Histoire  de  la  grande 
guerre,  ce  minuscule  incident  ne  provoquera 
même  pas  une  ride,  —  épisode  insignifiant,  dira 
l'hislorien  de  l'avenir,  et  il  passera  à  un  autre 
document. 


VI 
LA  GLOIRE  QUI  MONTE 


En  descendant  de  Vauquois,  Bourru  ne  pen- 
sait nullement  qu'il  fût  un  héros,  ma  foLnon  !  La 
fatigue  fait  bien  du  tort  dans  nos  âmes  aux 
beaux  sentiments;  gênés,  ils  ne  peuvent  s'y 
développer  à  l'aise.  Un  petit  brin  d'orgueil  lève- 
t-il  la  tête?  tout  de  suite  une  sorte  d'obscurité 
vient  le  submerger.  On  a  beau  dire  :  «  Ça  se 
pourrait  bien,  tout  de  même,  qu'on  a  remporté 
une  victoire  »,  cette  idée  ne  brille  pas  dans  la 
conscience,  elle  ne  s'épanouit  pas  comme  ces 
belles  idées  vivantes,  chaudes  et  rayonnantes 
qu'on  porte  en  soi  quand,  bien  reposé,  on  vient 
de  déjeuner. 

Ce  soir,  Bourru,  lui,  se  laisse  balloter  dans 
les  rangs  qui  le  ramènent  à  A..,  ;  la  tête  basse, 
il  s'avance  en  trébuchant  dans  les  trous.  Voilà 
plusieurs  fois  qu'il  tombe  et  qu'il  a  peine  à  se 
relever.  Comptez  bien,  ça  fait  trois  jours  et  trois 


b2  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

nuits  de  travail  et  de  combat...  il  y  a  de  quoi 
rendre  les  jambes  molles.  Elles  sont  même  si 
molles  que  Bourru  n'a  plus  la  force  de  les 
retirer  de  la  boue  où  elles  enfoncent  jusqu'au 
genou.  Ah  !  cette  glaise  gluante,  ce  que  ça  colle!... 
En  laissant  un  soulier,  le  soldat  se  tire  de  là, 
mais  cent  mètres  plus  loin,  nouveau  trou  dans 
lequel  il  s'effondre.  Cette  fois-ci,  c'est  curieux,  il 
lui  semble  qu'on  est  très  bien  dans  la  boue. 
Jamais  il  n'aurait  cru  que  cela  fût  si  agréable 
de  rester  immobile  dans  un  trou.  On  ne  remue 
plus,  c'est  délicieux.  Bourru  va  s'endormir, 
enlisé. 

«  Allons,  mon  vieux,  quoi  !  tu  vas  pas  rester 
là?  »  bougonne  François  qui,  saisissant  Bourru 
par  le  bras,  le  remet  debout. 

Puis  ils  s'en  vont  bras  dessus,  bras  dessous. 


Ce  ne  fut  que  vingt-quatre  heures  après,  que 
Bourru  se  rappela  qu'il  était  un  de  ceux  «  qui 
avaient  monté  àVauquois  «.Jusqu'à  ce  moment, 
il  avait  dormi  dans  un  coin  de  la  grange. 

Déjà,  des  soldats  écrivaient  l'histoire...  Ça  se 
voyait  aux  longues  lettres  qu'ils  griffonnaient  en 
se  servant  de  leurs  genoux  comme  pupitre.  Ils 


LA    GLOIRE    QUI    MONTE  53 

en  mettaient  des  pages  et  dos  pages.  Ah!  les 
«  vieux  »,  les  femmes  et  les  enfants  auiaient  de 
quoi  lire  dans  le  village,  là-bas.  . 

Jîourru  fit  comme  les  autres:  il  se  figura  qu'il 
avait  là,  devant  lui,  sa  vieille  mère  et  se  mit  à 
lui  «  en  raconter  ».  C'est  un  des  avantages  de 
la  guerre  de  tranchée  :  après  un  coup  dur,  on 
a  le  loisir  de  rassembler  ses  idées.  Ça  n'est 
plus  comme  au  temps  de  la  Marne,  quand  on 
marchait  sans  jamais  s'arrêter. 

Et,  ma  foi,  il  fallait  bien  que  la  mère  de  Bourru 
soit  fière  de  son  fils,  là-bas,  à  Bligny,  quand  on 
lui  dirait  : 

—  Eh  bien,  avez-vousdes  nouvelles  de  Louis  ? 

Elle  n'aurait  qu'à  montrer  la  lettre  et  ils  ver- 
raient :  le  père  Chassagne,  dont  la  trogne  bour- 
guignonne est  si  rouge,  grand-père  Gauseret, 
toujours  sérieux  avec  ses  boucles  d'oreille,  le 
vieux  «  Pape  »,  ainsi  appelé  parce  qu'ancien  sol- 
dat du  Pape,  ils  verraient,  tous  ces  anciens,  ce 
dont  les  jeunes  sont  capables. . .  et  les  filles  aussi 
sauraient. 

—  Tiens,  diraient-elles,  il  paraît  que  «  le  » 
Louis  Bourru  était  un  de  ceux  qui  ont  pris  Vau- 
quois.  Ah!  c'est  un  terrible,  celui-là... 

Jusqu'à  M.  Cyrot,  le  bourgeois  du  pays  qui, 
d'une  voix  posée,  demanderait  :  «  Montrez-moi 


54  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

donc  la  lettre  de  votre  fils.  M"'  Bourru,  vous  lui 
direz  de  ma  part  qu'il  est  un  brave  et  que  le 
village  est  fier  de  lui.  » 

Et  voilà  comment  l'orgueil  d'être  un  héros 
commence  à  se  glisser  dans  l'âme  d'un  brave 
homme.  C'est  en  réfléchissant  sur  ce  que  les 
autres  penseront  de  nous  que  notre  personna- 
lité se  construit.  Selon  que  nous  supposons 
Tapprobation  ou  le  bhime  chez  autrui,  nous 
devenons  un  héros  épanoui  ou  un  pauvre  hère 
honteux. 


Vous  ne  pouvez  vous  figurer  ce  que  c'est 
émouvant  de  flâner  dans  un  village  de  la  Meuse 
après  un  coup  de  cliien...  On  contemple  avec 
des  yeux  tout  neufs  la  vie  civilisée,  c'est-à-dire 
des  maisons  de  torchis,  des  instruments  agri- 
coles, les  rails  du  chemin  de  fer  à  voie  étroite. 
A  Auzéville,  il  y  a  même  encore  quelques  civils, 
et  on  se  dit:  «  Hein!  j'ai  bien  failli  ne  pas  revoir 
tout  ça.  » 

Les  rues  sont  pleines  de  soldats.  Ne  croyez 
pas  cependant  qu'il  règne  une  gaieté  folle,  en 
réaction  avec  les  heures  dangereuses  des  jours 
précédents.  Non,  il  est  encore  trop  tôt.  Les  sol- 


LA    GLOIRE    QUI    MONTE  55 

(lîits  sont  comme  des  gens  sur  lesquels  il  a  plu, 
;i  1  aldi  maintenant,  mais  pas  encore  secs.  Et 
puis,  on  ne  pense  pas  qu'à  soi. 

«  Qu'esl-ce  qu'est  devenu  Terrier  ?  demande- 
t-on  à  un  camarade  de  la  compagnie  voisine. 

—  Disparu. 

—  Et  Fauchois? 

—  Tué;  juste  près  de  l'église. 

—  Oii  1  le  pauvre  type!...  » 

Ces  phrases  n'ont  rien  de  l'éloquence  des  orai- 
sons funèbres,  mais  quand,  par  elles,  on  apprend 
la  mort  d'un  ami  cher,  elles  secouent  tout  de 
même  les  nerfs  et  on  reste  là  à  balbutier  :  «  Pas 
possible!  pas  possible !...  Ah!  que  va  dire  sa 
pauvre  femme  ?...  » 

Puis  on  parle  des  péripéties  diverses  du  grand 
événement  qu'on  vient  de  vivre.  Déjà,  de  vio- 
lentes contradictions  s'opposent  dans  les  récits. 

«  Qu'est-ce  qu'il  a  fait.  Faraud  ?  Rien,  que  je 
vous  dis,  il  était  «  dans  les  pommes  »,  tandis 
que  moi  j'ai  couru  sans  m'arrêter  jusqu'en 
haut. 

—  Qu'est-ce  que  tu  racontes  ?  La  première 
section  n'était  pas  là,  c'est  nous,  la  quatrième 
section,  qui  étions  dehors  avant  le  coup  de  sif- 
flet ;  la  preuve,  c'est  que  les  270  tombaient  encore 
et  que  j'ai  écopé  un  éclat. 


56  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUOUOIS 

—  Ah  !  non,  proteste  un  autre,  ne  me  ra- 
contez pas  d'histoires,  ça  n'est  pas  la  ...^  com- 
pagnie qui  est  arrivée  la  première  à  l'Est,  c'est 
la  nôtre...  » 

Puis  les  appréciations  montent,  on  discute  le 
rôle  des  bataillons,  des  régiments  au  cours  du 
combat.  Chacun  défend  la  gloire  de  la  collecti- 
vité à  laquelle  il  appartient.  Les  «  esprits  »  de 
section,  de  compagnie,  de  bataillon,  de  corps 
sont  déchaînés  et  jusqu'à  la  consommation  des 
siècles,  vous  trouverez  quelqu'un  qui  vous  affir- 
mera que  tel  régiment  a  pris  Vauquois  à  lui 
tout  seul...  Quand  les  survivants  du  combat 
seront  morts,  «  l'esprit  de  corps  »  continuera  à 
habiter  chez  leurs  fils,  petits-fils  et  arrière- 
petits-fils  :  «  c'est  la  louable  fierté  de  toujours 
honneur  avoir  »,  a  dit  un  écrivain  d'autrefois. 


Dans  l'après-midi  de  ce  jour  de  repos,  il  sur- 
vint un  grand  événement.  En  ouvrant  le  journal, 
tous  les  soldats  purent  lire  le  récit  officiel  de  la 
prise  de  Vauquois,  accompagné  de  commen- 
taires émus  de  journalistes  éloquents.  C'était  le 
premier  document  de  ce  genre. 

Du  coup,  Bourru  se  dit  : 


LA    GI.OIRb:    gui    MONTE  57 

«  Mais  alors?  c'est  pour  de  vrai,  on  a  fait  des 
clioses  épatantes!  » 

Le  récit  fut  lu  et  relu  avec  une  religieuse 
atlenlion.  11  produisit  un  état  d'esprit  curieux: 
pas  une  de  ces  lignes  ne  fut  mise  en  doute  : 
c'était  écrit.  Il  semblait  que  les  événements  des 
jours  passés  venaient  d'être  figés  en  bronze,  ils 
prenaient  du  relief,  s'inscrivaient  dans  le  passé 
avec  une  autorité  incontestable.  C'était  même 
un  soulagement  de  lire  ce  récit,  car  maintenant 
on  savait  comment  raconter  ce  qu'on  venait  de 
faire.  Aucun  de  ces  soldats,  absorbé  par  sa  lâclie 
individuelle,  n'avait  vu  la  bataille  telle  qu'elle 
était  décrite  dans  le  journal  ;  ça  ne  fait  rien, 
les  phrases  du  récit  étaient  si  bien  cadencées 
qu'on  les  adoptait.  Elles  fourniraient  les  clichés 
convenables  et  solennels  dont  on  aurait  besoin, 
plus  lard,  pour  raconter  ses  impressions  et  qui 
épargneraient  l'elfort  de  rassembler  des  mots 
pour  exprimer  réellement  ce  qu'on  aurait  vu  et 
senti.  Plus  tard,  les  impressions  réelles,  non 
exprimées,  s'estomperont,  peu  à  peu,  dans  la 
mémoire,  s'oublieront...  ;  par  contre,  les  phrases 
«  passe  partout  »  fréquemment  répétées,  seront 
de  plus  en  plus  vivantes,  une  image  fictive  se 
substituera  aux  vraies  et  voilà  pourquoi  vous 
êtes  tout  étonné  d'entendre  mes  Bourrus  racon- 


58         BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

ter  l'assaut  de  Vauquois  avec  de  grands  mots 
inexpressifs  et  pompeux. 

Mais,  si  le  journal  gâte  la  fraîcheur  des  récits 
de  guerre,  il  est  cause,  d'un  autre  côté,  dun 
grand  bienfait.  Grâce  à  lui,  on  commence  à 
comprendre  ce  qu'est  la  gloire...  De  mains  en 
mains,  on  se  passait  le  journal  dont  les  lettres 
semblaient  flamber.  On  avait  l'impression  d  être 
au  centre  d'une  auréole  sur  laquelle  toute  la 
France  avait  les  yeux  fixés.  Désormais,  partout 
on  pourrait  dire  avec  orgueil  : 

«  Je  reviens  de  Vauquois.  » 

Et  tout  le  monde  s'inclinerait. 


Un  mois  après  l'assaut,  un  officier  d'un  des 
régiments  de  l'attaque,  dans  le  buffet  d'une 
petite  gare  lointaine  de  province,  entendit  un 
soldat  «  un  peu  bu  »  qui,  au  milieu  d'un  groupe 
d'autres  soldats,  criait  : 

«  Oui,  les  gars,  tant  que  vous  n'aurez  pas  été 
à  Vauquois,  vous  ne  saurez  pas  ce  que  c'est  que 
la  guerre  !  » 

Et,  les  yeux  insolents,  le  képi  en  arrière,  avec 
une  verve  de  buveur,  il  accablait  de  son  mépris 
toute  l'assistance  ;  il  bouscula  même  légèrement, 


LA    JLOIRE    QUI    MONTR  59 

sans  le  regarder,  l'olficier  qui  entrait.  iMais,  tout 
à  coup,  lixant  le  numéro  de  réj^iinent,  compa- 
pagiion  du  sien  dans  la  gloire,  inscrit  au  col  de 
l'arrivant,  il  écartjuilla  les  yeux  et,  dans  un 
grand  cri  d'ivrogne  : 

«  Hé  !  les  potes,  en  v'ià  un  de  Vauquois  comme 
moi...  un  frère...  Vous  pouvez  lui  demander,  à 
lui.  Ah  î^queje  suis  content  !...  Je  paie  un  verre, 
mon  capitaine,  vous  pouvez  pas  refuser  ça  h.  un 
pote...  Vous  allez  leur  dire  ce  qu'on  a  fait  là- 
haut...  » 

Il  fallut  absolument  que  rofDcier  absorbât  un 
amer-citron  sur  le  zinc. 


Mais  c'est  à  la  revue  de  prise  d'armes  des 
décorations  que  Bourru  se  sentit  devenir  réelle- 
ment «  quelqu'un  ». 

Vous  savez  ce  qu'est  une  revue.  Je  ne  perdrai 
pas  mon  temps  à  vous  la  raconter,  ça  se  passe 
sur  le  front  avec  le  même  cérémonial  que  pour 
le  quatorze  juillet  dans  une  sous-préfecture 
quelconque;  seulement,  il  y  a  encore  sur  les 
capotes  de  la  boue  de  Vauquois,  quel(|ues-unes 
aussi  sont  tachées  de  sang.  Gela  fait  mieux  que^ 
les  boutons  bien  astiqués,  je  vous  assure.  Et 


60  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

puis,  il  y  a  aussi  quelque  chose  d'indéfinissable 
et  d'émouvant  qui  plane  sur  les  troupes.  Bourru 
et  Huguenin  qui,  sur  les  rangs,  étaient  habi- 
tuellement séparés  par  Monier,  sont  côte  à  côte 
maintenant.  Le  camarade  manquant  est  resté 
là-haut...  Ça  fait  une  drôle  d'impression  de  ne 
plus  sentir  son  coude  en  s'alignant. 

C'est  face  à  la  colline  tragique,  dressée  là-bas 
à  l'horizon,  que  les  troupes  se  placèrent.  Les 
colonels,  les  généraux,  semblaient  parler  au 
nom  de  la  France  éternelle  quand,  entre  deux 
sonneries  de  clairon,  ils  annonçaient  d'une  voix 
forte  les  mérites  de  ceux  qu'ils  décoraient.  Tous 
les  régiments  se  sentaient  unis  dans  une  grande 
gloire. 

A  gauche,  TArgonne  déroulait  ses  collines 
sombres  sur  lesquelles  flottait  un  brouillard 
léger,  le  même  que  celui  qu'on  voit  s'élever  sur 
les  Alpes  dans  les  panoramas  des  batailles 
d'Italie,  au  château  de  Versailles.  Les  arbres 
de  la  butte  de  Clermont,  bien  alignés  sur  le 
ciel,  faisaient  une  haie  d'honneur...  à  droite, 
l'immense  perspective  du  pays  meusien  s'éten- 
dait... des  vallées,  des  villages  blottis  dans  les 
arbres,  des  champs,  des  bois...  toute  la  terre  de 
France  pour  qui  on  venait  de  lutter. 


VII 

OCCUPATION  DE  LA  POSITION 


Quand  Bourru  remonta  là-haut,  après  quinze 
jours  de  repos,  il  trouva  des  changements  sur  la 
position.  Maintenant,  au  milieu  des  ruines  et  des 
terres  bouleversées,  serpentent  des  tranchées;  il 
y  en  a  deux.  Tune  à  10  ou  15  mètres  des 
Boches,  l'autre  à  50  mètres  derrière  environ. 
Le  problème  tactique  qui  se  pose  pour  les  occu- 
pants est  simple  :  rester  quinze  jours  ici  sans 
se  faire  amocher.  Ils  s'y  appliquent  de  leur 
mieux.  Jene  sais  quel  philosophe  a  dit  de  l'homme 
qu'il  est  essentiellement  un  animal  construc- 
teur. Si  ce  philosophe  venait  à  Vauquois,  il  ver- 
rait une  démonstration  de  sa  théorie.  Les  tran- 
chées sont  un  véritable  musée  de  tous  les  genres 
d'abris  qu'un  homme  peut  inventer.  Pensez 
donc,  il  s'agit  de  s'installer  là,  le  plus  commo- 
dément possible  en  se  garant  des  crapouillots. 
Diverses  manières  de  faire  s'affirment.  La  plus 


62  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

simple  consiste  à  se  tenir  couché,  tout  bonne- 
ment enveloppé  dans  une  toile  de  tente,  vautré 
au  fond  de  la  tranchée.  C'est  la  méthode  des 
esprits  bornés,  elle  présente  mille  inconvénients  : 
tout  4e  monde  vous  bouscule,  vous  marche  sur 
le  corps,  vraiment  il  n'y  a  que  les  paresseux  ou 
les  brutes  pour  s'en  tenir  là  et  c'est  bien  fait 
pour  eux  si  les  cuistots,  en  les  enjambant,  leur 
renversent  le  contenu  d'un  «  bouteillon  »  dessus. 

Pourquoi  ne  font-ils  comme  Bourru  qui,  lui, 
en  avisé  paysan,  examine  tout  de  suite  le  lot  de 
tranchée  qu'il  vient  de  toucher  et  le  parti  qu'il 
peut  en  tirer.  11  trouve  un  arrangement;  voici  le 
long"  de  la  paroi  une  excavation  déjà  commencée  : 
il  n'y  a  qu'à  l'agrandir,  la  creuser,  vous  obtenez 
alors  une  sorte  de  petite  niche  dans  laquelle 
vous  vous  tenez  replié  comme  une  larve  dans 
son  alvéole.  On  est  déjà  pas  mal  là-dedans,  une 
couche  de  50  centimètres  de  terre  au-dessus  de 
la  tète  vous  protège  de  la  pluie  et  un  peu  —  oh  ! 
pas  beaucoup  —  des  crapouillots.  Et  puis,  sur- 
tout, vous  êtes  «  chez  vous  ». 

Mais  si  le  besoin  du  luxe  vous  possède,  et  il 
paraît  que  nous  l'avons  tous  au  fond  du  cœur, 
vous  ne  vous  en  tenez  pas  là,  vous  perfectionnez 
votre  abri.  D'abord,  vous  placez  une  toile  de 
tente  devant,  ça  tient  lieu  de  porte  j  puis,  vous 


OCCUPATION    DC    UK    POSITION  63 

agrandissez  le  trou  car,  à  la  longue,  rien  n'est 
plus  fatigant  que  de  se  tenir  les  genoux  remontés 
aux  dents.  Quelques  heures  de  travail  et  vous 
pouvez  allonger  les  jauîbcs,  quel  boniieur!  Mais 
cet  amour  du  confortable,  on  l'a  remarqué 
depuis  longtemps,  il  est  insatiable.  Voilà  Bourru 
parti  dans  le  boyau  pour  chercher  des  planches, 
des  soliveaux  dans  les  décombres.  Justement  il 
fait  nuit,  il  peut  se  glisser  dans  les  ruines,  y 
prendre  cent  matériaux  pour  tapisser  la  niche. 
Il  y  fait  une  étagère  sur  laquelle  il  pose  sa  pipe  ; 
la  passion  de  l'art  se  réveille  à  son  tour,  voici 
mon  Bourru  qui  dessine  des  ornements  sur  les 
planches. 

Oh  !  mais,  halte-là  !  Déjà,  vous  vous  figurez  que 
le  métier  de  mes  poilus  se  borne  à  vivre  tpan- 
quillement  dans  cette  tranchée  de  deuxième 
ligne.  Évidemment,  c'est  là  qu'on  mange,  qu'on 
dort,  mais  suivez  donc  ce  boyau,  il  nous  conduit 
en  se  tortillant  jusqu  à  la  tranchée  de  première 
ligne...  Chut!  voulez- vous  bien  parler  bas  !  Les 
Boches  sont  à  15  ou  20  mètres,  vous  allez  vous 
faire  repérer.  Ici  se  tiennent  les  hommes  de 
garde,  le  fusil  à  portée  de  la  main. 

A  cette  époque,  les  adversaires  n'avaient  pas 
encore  pris  l'habitude  de  vivre  à  quelques  mètres 
l'un  de  l'autre.  Chacun  s'imaginait  que  l'autre 


64  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

allait  brusquement  sauter  dans  la  tranchée  ;  on 
se  méfiait,  si  bien  que  la  moitié  de  l'effectif  était 
constamment  en  première  ligne,  attentive  au 
moindre  bruit.  Les  sentinelles  sont  simplement 
debout  au  milieu  des  autres  soldats  ;  devant 
elles,  un  parapet  de  sacs  à  terre  s'élève  sur  les- 
quels les  balles  claquent  de  temps  en  temps.  Par 
un  petit  intervalle  entre  les  sacs,  on  observe  et 
on  tire.  Ceux  qui  ne  sont  pas  au  créneau  s'a- 
britent tant  bien  que  mal  sous  des  abris  en 
planches. 

On  attend  ainsi . . .  Quoi  ?  Le  crapouillotage.  On 
l'attend  comme  un  phénomène  de  la  nature;  il 
viendra  ce  bombardement,  aussi  sûr  que  la 
pluie  succède  au  beau  temps  et  que  l'hiver  con- 
tinue l'automne.  Que  voulez-vous,  des  hommes 
qui  s'en  veulent  à  mort  sont  là,  à  quelques 
mètres  les  uns  des  autres.  Ils  ont  à  leur  dispo- 
sition de  petits  canons  de  tranchées  qui  envoient 
un  kilo  ou  deux  de  mélinite  à  quelques  cen- 
taines de  mètres:  s'ils  le  pouvaient,  ils  s'enver- 
raient toute  la  journée  des  bombes  et  des  gre- 
nades. Mais,  tout  de  même,  il  y  a  des  limites, 
même  aux  forces  de  haine.  Ne  pouvant  lancer 
sans  arrêt  des  projectiles,  chacun  des  adversaires 
guette  le  moment  favorable  pour  en  projeter  co- 
pieusement pendant  une  demi-heure,  une  heure. 


OCCUPAÏION    DE    LA    POSITION  «5 

deux  heures.  Ce  moment  arrive  toujours;  un 
bruit  a-t-il  révélé  que  la  soupe  se  distribue,  le 
crapouillotage  commence;  une  sentinelle  éter- 
nue-l-elle,  les  grenades  rappliquent;  et  si  aucun 
indice  ne  vous  renseigne,  eh  bien,  le  bombar- 
dement se  déchaîne,  au  hasard,  aussi  bien  sur 
la  première  que  sur  la  seconde  ligne. 

On  vit  dans  l'anxiété  de  cet  instant  tragique. 
C'est  qu'il  ne  s'agit  pas  de  perdre  la  tête,  vous 
allez  voir.  Boum  !  une  explosion  de  départ. 
Bourru  voit  s'élever  en  l'air  une  sorte  de  gros 
saucisson  qui  monte,  monte...  c'est  un  crapouil- 
lot.  Oii  se  dirige  t-il  ?  tous  les  yeux  sont  fixés 
sur  lui.  Arrivé  en  haut  de  sa  course,  le  cra- 
pouillot  se  balance  comme  s'il  était  indécis  sur 
le  point  où  il  se  laissera  choir.  Attention  !  c'est 
pour  nous!  Quelques  secondes  d'angoisse... 
Vous  n'imaginez  pas  combien  il  est  facile  de  se 
tromper  dans  les  évaluations  du  point  de  chute. 
On  voit  bien  tout  de  suite  si  le  crapouillot  est 
dans  votre  direction,  mais  c'est  sur  la  distance 
qu'on  commet  des  erreurs... 

Tenez,  voilàtous  les  poilus  de  la  première  ligne, 
à  la  tranchée  17,  qui  ont  cru  que  c'était  pour  eux  ; 
pas  du  tout,  c'est  la  deuxième  ligne  qui  écope... 
Mais  celui-ci,  attention  !  appuyez  à  droite!  vite^.. 
Tous  les  hommes  galopent  vers  la  droite. 

5 


66         BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

Il  était  temps...  Vraoum  !  le  crapouillot  est 
tombé  à  l'endroit  qu'on  venait  de  quitter...  Et 
celui-là!  mais  courez  donc  à  gauche.  Vraoum  ! 
Encore  un  d'esquivé. 

En  arrière,  cette  fois  !  engagez-vous  dans  le 
boyau.  Allons  bon,  un  imbécile  s'est  fichu  en 
travers  et  a  ralenti  la  galopade.  Les  hommes 
n'ont  pas  pu  passer,  mais  ils  ont  eu  le  temps 
de  s'aplatir,  les  éclats  sont  passés  par-dessus 
leur  corps,  personne  n'est  blessé. 

Ça  continue  ainsi  depuis  deux  heures. 

Quelle  séance  aujourd'hui  !  Il  y  a  toujours  au 
moins  trois  à  quatre  projectiles  en  l'air  en  même 
temps,  on  ne  sait  plus  lequel  suivre  des  yeux. 

Heureusement  que  Bourru  ne  perd  pas  le 
nord.  Il  a  rallié  autour  de  lui  cinq  ou  six  cama- 
rades affolés  et  il  guette  pour  eux.  C'est  lui  qui 
commande  les  galopades,  tantôt  à  droite,  tantôt 
à  gauche;  mais  c'est  plus  fort  qu'eux,  certains 
nerveux,  au  lieu  de  se  laisser  guider  par  un 
homme  de  sang-froid,  lèvent  la  tête  en  l'air, 
hypnotisés  par  les  crapouillots.  Ils  sont  là,  avec 
des  yeux  énormes,  à  regarder  venir  la  mort.  La 
sueur  leur  coule  du  front,  ils  ouvrent  la  bouche, 
leurs  mouvements  ne  semblent  plus  obéir  à  une 
pensée  logique.  Jugez-en  : 

—  A  droite  !  vient  de  commander  Bourru. 


OCCUPATION    DE    LA    POSITION  67 

Dufaut,  complètement  affolé,  va  d'abord  à 
droite,  revient  ù  gauche,  puis  enfin  s'engage 
dans  le  boyau  d'arrière.  Il  arrive  juste  au  point 
de  chute  du  crapouillot  qui  éclate  en  le  proje- 
tant à  3  mètres  en  l'air. 

Le  Gandec,  un  petit  Breton  au  visage  mys- 
tique, lui,  a  pris  sa  méthode  familière  en  cas  de 
crapouillotage.  Il  s'est  mis  dans  un  coin  du 
boyau,  puis  la  tête  recouverte  d'une  toile  de 
tente,  sûr  de  ne  rien  voir,  il  attend  immobile 
que  la  destinée  décide.  On  l'entend  prier  à  haute 
voix  :  «  Doux  Jésus,  faites  de  moi  ce  que  vous 
voudrez.  »  Sa  foi  impressionne,  car  voici  cinq  à 
six  crapouillotages  qui  lui  passent  dessus  sans 
qu'il  soit  touché. 

En  deuxième  ligne,  il  y  a  deux  théories  en 
présence  sur  la  manière  dont  il  convient  de 
recevoir  un  crapouillotage  :  la  première  est  celle 
de  la  galopade  comme  en  première  ligne,  la 
seconde  consiste  à  se  tenir  dans  son  abri  en  se 
répétant  souvent,  afin  d'y  croire  :  «  J'ai  50  cen- 
timètres de  terre  au-dessus  de  la  tête,  ça  protège 
tout  de  même.  » 

Même  ceux  qui  n'ont  qu'une  malheureuse 
planche  pour  se  garantir  essayent  de  se  sug- 
gestionner :  «  C'est  une  bonne  planche,  il  fau- 
drait un  gros  éclat  pour  la  traverser.  » 


68  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Mais  quoiqu'en  disent  certains  philosophes, 
l'idée  ne  vaut  pas  la  réalité,  la  conviction  d'être 
protégé  n'assure  pas  du  tout  la  protection.  De 
temps  en  temps,  on  entend  des  cris,  ce  sont  des 
soldats  qui  se  débattent  dans  un  ébouiement. 

Ça  ne  fait  rien,  l'instinct  d'interposer  quelque 
chose  entre  soi  et  la  mort  est  plus  fort  que  toutes 
les  données  de  l'expérience.  En  deuxième  ligne, 
dès  qu'un  crapouillot  apparaît  dans  le  ciel, 
presque  tous  les  soldats  sont  comme  des  souris 
qui  cherchent  leur  trou,  pas  un  trou  quelconque, 
non,  le  leur,  celui  qu'ils  ont  arrangé,  dans  lequel 
on  est  beaucoup  plus  en  sûreté  que  dans  celui 
du  voisin. 

C'est  pourquoi  Brimbeuf  ne  s'arrête  pas  devant 
l'abri  de  Bourru  où,  à  la  rigueur,  on  peut  se 
mettre  deux  en  se  serrant.  Des  crapouillots  vol- 
tigent en  l'air. 

«  Là,  là,  planque-toi  ici!  »  crie  Bourru. 

Brimbeuf  n'entend  même  pas  ;  la  vision  de  son 
trou  l'attire  invinciblement,  tel  l'animal  traqué 
qui  revient  toujours  à  son  gîte.  Ah  !  s'il  peut 
arriver  à  côté  de  son  sac,  de  sa  musette,  de  ses 
objets  familiers,  il  sera  sauvé.  Une  bombe  roule 
derrière  lui  et  le  suit  pendant  qu'il  dévale  le  boyau 
en  courant,  puis  tout  à  coup  éclate...  Encore  un 
qui  demain,  à  l'appel,  ne  répondra  pas  «  présent  » . 


OCCUPATION    DE    LA    POSITION  69 

OÙ  est  l'héroïsme  dans  tout  ça,  demandez- 
vous?  Pendant  qu'en  haut  de  la  colline  la  mort 
tape  dur,  regavàe/.  le  paysao:e  aux  alentours  : 
300  niëtres  plus  bas,  à  flanc  de  coteau,  tout  est 
tranquille.  11  suffirait  d'une  galopade  de  deux  mi- 
nutes pour  sortir  de  la  zone  fatale  et  ça  serait  si 
facile  de  courir  en  descendant  la  pente.  Pas  un 
homme  n'y  pense;  les  groupes  de  soldats  affolés 
se  précipitent  à  droite,  à  gauche,  vont  de  la 
première  à  la  deuxième  ligne,  tourbillonnent, 
mais  ils  restent  en  haut.  Tout  est  là. 


VIII 
LA  CORVÉE  SINISTRE 


Vous  frissonnez  déjà  1  Avant  que  j'aie  com- 
mencé, vous  devinez  de  quoi  il  s'agit  !  Ah,  cette 
idée  de  cadavre,  avec  quelle  puissance  elle  dé- 
chaîne l'épouvante  dans  nos  âmes.  Les  auteurs 
des  vieux  règlements  militaires  —  vieux  d'il  y 
a  deux  ans  —  ne  l'ignoraient  pas  et,  avisés  psy- 
chologues, avaient  prescrit  que  «  l'assainisse- 
ment »  du  champ  de  bataille  serait  toujours  fait 
par  des  troupes  spéciales.  Sage  précaution  !  ainsi 
les  combattants  ne  connaîtraient  pas  l'horreur 
d'enterrer  leurs  compagnons  de  danger. 

Eh  bien,  cette  horreur-là  est  encore  une  de 
celles  que  les  soldats  de  la  grande  guerre  auront 
surmontée  et,  puisque  vous  allez  toujours  répé- 
tant que  vous  voulez  vous  mettre  à  l'école  morale 
des  «  admirables  poilus  »,  il  faut  bien  queje  vous 
montre  l'âme  de  Bourru  qu'on  vient  justement 
de  commander  pour  la  «  corvée  de  cadavres  », 
cette  nuit. 


LA    CORVÉE    SJNISTHE  71 

Oh  !  surtout  n'imaginez  pas  la  froide  indiffé- 
rence professionnelle  d'un  garçon  de  salle  de 
chirurgie;  sans  doute,  Bourru  a  vu  beaucoup  de 
cadavres,  mais  il  est  resté  une  âme  tendre  et  sen- 
sible quand  môme.  C'est  ainsi  qu'il  n'est  jamais 
passé  au  tournant  du  boyau  de  l'Est  sans  avoir 
un  petit  frisson... 

Vous  savez  bien  que  sur  cette  position  prise 
d'assaut  depuis  quinze  jours,  le  sol  bouleversé 
parles  obus  n'a  jamais  été  nettoyé.  Pas  moyen 
d'enlever  les  soldats  qu'une  balle  a  arrêtés  dans 
leur  course.  Arrivé  à  l'extrême  limite  d'effort 
d'assaut,  il  a  bien  fallu  creuser  des  tranchées  là 
où  on  se  trouvait,  à  tâtons,  dans  la  nuit,  sans 
bruit,  en  remuant  le  moins  possible  pour  ne  pas 
se  faire  repérer,  car  les  Boches  sont  à  quinze 
mètres. . .  Un  matin,  on  s'est  aperçu  que,  du  para- 
pet qu'on  venait  d'élever,  une  jambe  dépassait, 
barrait  presque  le  boyau,  le  reste  du  corps  soli- 
dement enchâssé  dans  la  terre.  Que  faire?  Enle- 
ver le  cadavre  complètement?  Il  aurait  fallu 
écrouler  deux  mètres  de  parapet...  Opération 
dangereuse.  Couper  la  jambe?  Non,  n'est-ce 
pas?...  C'est  pourquoi  il  faut  bien  se  résigner  à 
frôler  cette  chose  ballottante,  qui  pend  le  long  de 
la  paroi,  au  tournant  du  boyau  de  l'Est... 
Macabre!  horrible!  répugnant!    dites-vous... 


72  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Non,  je  voudrais  au  contraire  vous  élever  au- 
dessus  de  cette  horreur  banale  et  efféminée  du 
cadavre.  Mais  combien  je  sens  vivement  la  dif- 
ficulté de  faire  comprendre  l'état  d'esprit  du  sol- 
dat qui  frôle  les  morts  comme  une  chose  fami- 
lière et  qui  cependant  garde  pour  eux  un  respect 
religieux.  Ah  !  c'est  bien  là  un  sentiment  nou- 
veau, né  de  la  guerre;  et  quand  les  psychologues 
écriront  plus  tard  la  subtile  histoire  des  âmes 
de  soldat,  qu'ils  n'oublient  pas  de  montrer  les 
émotions  de  l'homme  qui,  maniant  le  corps  d'un 
compagnon  d'armes,  se  dit  ;  «  Demain,  je  serai 
peut-être  à  sa  place  ;  il  faut  que  je  l'enterre  comme 
j'aimerais  à  être  enterré.  » 

C'est  ce  sentiment,  obscurément  éprouvé,  qui 
anime  Bourru,  quand,  avec  Cormier,  il  se  dispose 
à  quitter  la  tranchée  pour  explorer  le  terrain  com- 
pris entre  la  première  et  la  deuxième  ligne,  là 
où  des  combattants  sont  restés.  Impossible  d'al- 
ler les  chercher  de  jour,  il  faut  s'y  glisser  la  nuit 
en  rampant;  et  surtout  prenez  bien  garde  de  ne 
pas  vous  mettre  debout  :  votre  silhouette  se  pro- 
filerait sur  le  ciel  et  les  balles  siffleraient. 

11  s'agit  de  trouver  les  cadavres...  Bourru  et 
Cormier  tâtent  à  travers  les  décombres,  les  ébou- 
lis  de  pierres...  on  rencontre  mille  obir-ts 
étranges  ;  tout  à  coup  la  main  touche  quelque 


LA    nORVKE    SINISTRE  73 

cliose  de  mou...  c'en  est  «  un  »...  premier  geste  : 
réflexe  de  rétraction.  A  partir  de  ce  moment,  si 
vous  voulez  accomplir  votre  tâche,  votre  être 
tout  entierdoitse  spiritualiser  pour  lutter  contre 
l'horreur;  il  faut  que  votre  esprit  domine  suffi- 
samment vos  sens  pour  que  les  touchers  gluants, 
lesodeurs  horribles  se  transformenten  sensations 
épurées.  Quel  miracle  réalisent  ces  soldats  ! 
matant  leur  sensibilité  en  révolte,  d'un  élan  de 
volonté  sublime  —  eux,  les  rudes  et  simples 
paysans  —  atteignent  cet  état  mental  supérieur 
qui  animait  les  Saintes  Ensevelisseuses  d'autre- 
fois. L'esprit  transfigure  la  réalité.  Ce  ne  sont 
pas  des  chairs  en  putréfaction  qu'ils  traînent  sur 
les  cailloux,  c'est  une  grande  idée  humaine,  la 
môme  qui  nous  incline  respectueusement  devant 
un  cercueil... 

—  C'est  égal,  dit  Bourru,  ce  que  c'est  lourd 
un  cadavre...  et  difficile  à  manier!  Comment 
veux-tu  que  nous  le  descendions  en  bas?...  pas 
moyen  de  le  porter,  le  boyau  est  trop  étroit.  Il 
va  encore  falloir  le  traîner,  c'est  embêtant. 

On  dévale  la  colline  à  travers  les  boyaux  tor- 
tueux, dont  les  parois  creusées  servent  d'abris 
aux  soldats.  En  passant,  on  réveille  les  dormeurs 
qui  étendent  la  main  pour  savoir  ce  qui  les 
frôle...  Ils  la  retirent  tout  de  suite. 


74  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Puis,  il  faat  recommencer...  On  retourne  sur 
le  terre-plein  ;  nouvelles  recherches...  Cette  fois- 
ci,  dans  un  trou,  plusieurs  morts  sont  entassés. 
Vous  les  montrerai-je  ?  Eh  oui,  car  ce  n'est  pas 
avec  des  abstractions  que  je  ferai  naître  en  vous 
cet  état  d'esprit  à  la  fois  mystique  et  brutal  du 
vrai  soldat  auquel  vous  aspirez.  La  grosse  diffi- 
culté, c'est  de  séparer  les  cadavres;  je  vous  le 
confie  tout  bas  :  il  se  passe  quelque  chose  d'in- 
finiment mystérieux  dans  les  nuits  de  champs 
de  bataille.  Nous  l'avons  tous  constaté,  nous 
autres  qui  avons  rêvé  devant  les  espaces  mortels, 
mais  nous  osons  à  peine  le  dire,  tellement  cela 
est  étrange...  Dans  la  mort,  les  cadavres  s'en- 
lacent!... quand  les  obus  ont  bien  déchiqueté  les 
pauvres  chairs,  toutes  celles  qui  gisent  dans  le 
même  trou  semblent  se  rapprocher,  s'agglutiner, 
se  confondre  ;  même  si  le  hasard  a  placé  côte  à 
côte  des  corps  d'adversaires,  l'étrange  enlace- 
ment se  produit.  On  dirait  qu'avant  de  quitter 
les  corps,  les  âmes  ont  ordonné  une  suprême 
réconciliation,  une  fusion  pour  l'éternité. 

Aussi  vous  comprenez  bien  que  Bourru  est 
obligé  de  tirer  très  fort  sur  ce  bras  qui  seul 
dépasse...  le  tas  de  corps  en  bouge  tout  entier... 
Imaginez  toute  la  violence  physique  d'un  homme 
qui  tire  sur  un  bras,  pour  vous  représenter  la 


LA    COKVKE    SINISTfilî  75 

scène  ;  pensez  aussi  à  l'odeur  du  sang  coagulé... 
Que  vos  doigts  ne  se  crispent  pas  en  imaginant 
des  contacts  humides  et  mous...  il  le  faut  !  Ici, 
nous  ne  sommes  pas  dans  les  fantaisies  des 
amateurs  du  macabre,  telles  que  nous  les  ont 
décrites  certains  littérateurs  romantiques  ;  nous 
ne  remuons  pas  des  morts  pour  le  plaisir  de 
tendre  nos  nerfs  avec  des  sensations  neuves, 
non,  c'est  de  la  réalité  vraie  qui  s'impose  à 
nous...  Allons,  tirez  sur  ce  bras!  Tant  pis  s'il 
vous  reste  dans  les  mains! 

Et  si  vous  ne  voyez  pas  la  grandeur  terrible 
de  votre  geste,  c'est  que  vous  n'avez  pas  com- 
pris tout  ce  que  contientle  mot  Devoir.  Bourru, 
lui,  sait  tout  ce  qui  résonne  dans  ce  grand  mot. 
Écoutez-le  s'en  servir:  son  camarade  Cormier  a 
trouvé  tout  à  coup,  dans  une  poitrine  défoncée, 
la  tête  d'un  autre  soldat;  il  défaille. 

—  Bourru  !  Bourru!  je  crois  que  je  vais  me 
trouver  mal... 

—  Du  courage,  mon  vieux,  c'est  le  devoir... 
Et  ce  mot  sublime,  une  fois   de  plus,  produit 

son  magique  effet...  Les  voyez-vous,  hein,  mes 
deux  soldats,  travaillant  dans  la  nuit  silencieuse 
où  la  mort  rôde?  Auprès  d'eux,  des  cadavres, 
pas  de  drapeau  déployé,  pas  de  clairons,  pas  de 
cris,  rien  pour  soutenir  le  courage  et  pourtant 


76  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

ces  deux  poilus-là  g'agnent  la  plus  rude  victoire 
qu'un  homme  puisse  remporter  sur  lui-même, 
ils  vainquent  une  horreur  que  la  nature  a  dépo- 
sée dans  leurs  fibres  les  plus  profondes. 

Ils  auront  leur  récompense.  Jamais  aucun 
poète  ne  sera  pénétré  comme  eux  de  cette  vérité 
émouvante,  que  toute  la  terre  foulée  par  les 
hommes  est  delà  cendre  des  morts  !  Patrie,  terre 
de  nos  pères,  terre  de  nos  frères  aussi,  celui-là 
qui  a  enseveli  des  compagnons  d'armes  dans  la 
colline  sait  quelle  tendresse  on  peut  avoir  pour 
la  terre  sacrée.  Plus  tard  aussi,  leurs  gestes 
lourds  d'horreurs  s'idéaliseront  ;  les  deux  sol- 
dats se  souviendront  seulement  d'avoir  accompli 
une  sainte  besogne.  La  Mort  furieuse  avait 
laissé  sur  le  sol  hideux  des  cadavres  grima- 
çants, aux  postures  ignobles,  que  le  ciel  même 
n'osait  regarder.  Bourru  et  son  ami,  rudes  et 
respectueux  ensevelisseurs,  furent  cette  nuit-là 
ceux  qui  rétablissent  une  harmonie  divine.  Ils 
redonnaient  aux  corps  de  leurs  camarades  la 
noble  position  allongée,  dans  laquelle  un  vail- 
lant peut  attendre  dignement  le  jour  glorieux  où 
il  se  lèvera  pour  recevoir  la  récompense  éter- 
nelle. 


IX 

VAUQUOIS  LE  TRAGIQUE 


Incessamment  les  camarades  de  Bourru  se  re- 
nouvellent... La  mort  tape  dur  à  Vauquois.  Des 
renforts  arrivent  de  l'intérieur  à  cliaque  instant. 
Il  faut  que  je  vous  montre  l'état  d'esprit,  à  leur 
arrivée,  de  ces  nouveaux  combattants,  car  ils 
constituent  un  des  éléments  de  l'atmosphère 
morale  dans  laquelle  vit  Bourru. 

Dans  la  petite  ville  du  dépôt  — très  loin  à  l'in- 
térieur —  on  dit  déjà  :  «  Là-haut  »  sans  plus, 
et  chacun  comprend  ;  on  ose  à  peine  articuler  ce 
mot  :  «  Vauquois  »,  car  il  en  éclate  des  visions 
de  mystère,  de  grandeur  et  d'épouvante.  La 
pudeur  aussi  empêche  d'en  parler  trop.  Ne  bais- 
sez-vous pas  la  voix  quand  vous  évoquez  le 
cimetière  où  dorment  des  êtres  chers?...  Or, 
depuis  dix  mois,  le  ré°^iment  se  bat  sur  cette 
colline  d'Argonne...  Que  de  camarades  y  re- 
posent pour  l'éternité! 


78  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Quand  «  un  du  régiment  »  revient  de  «  là- 
haut  »  —  ancien,  blessé,  malade,  évacué  —  une 
auréole  semble  l'accompagner  :  il  a  vu  Vau- 
quois!  On  l'entoure  :  il  raconte  intarissablement 
des  histoires  magnifiques,  triviales,  grandioses, 
terribles  !  Tant  de  fois  la  tragique  colline  fut 
décrite  que,  dans  les  imaginations,  elle  apparaît 
formidable,  échevelée  par  les  fumées  dobus, 
comme  un  volcan  de  rêve. 

Elle  obsède  les  âmes.  Les  territoriaux  y  pen- 
sent avec  mélancolie  et  résignation  ;  c'est  peut- 
être  là  que  la  destinée  mystérieuse  les  conduira 
bientôt  pour  consommer  le  sacrifice...  Pour  les 
jeunes  soldats  à  Finstruction,  Vauquois  est  un 
merveilleux  stimulant  ;  c'est  lui  qui  rend  les 
voix  si  claires  et  si  fortes  quand  la  Marseillaise 
s'égrène  le  long  des  routes.  Pour  tous,  le  mot 
a  des  sonorités  étranges  :  il  griffe  et  attaque  du 
bec  comme  le  vautour  :  il  rappelle  aussi  je  ne 
sais  quel  geste  narquois  du  vaillant  devant  la 
mort. 

Un  jour  vient  où  l'attraction  de  ce  pôle  ma- 
gique triomphe  :  un  ordre  s'est  élaboré  à  l'état- 
major...  Voici  un  bataillon  parti  vers  Vauquois! 

Quelle  excitation  dans  les  adieux  !  Et  ces  traî- 
nées de  cris  de  gloire  dans  le  sillage  du  train  ! 
Il  semble  que  la  France  entière  en  soit  secouée! 


VAUQUOIS    LE    TRAGIQUE  79 

Les  paysans  contemplent  le  convoi  avec  les  yeux 
étonnés  que  l'on  voit,  sur  les  images  pieuses,  à 
ceux  qui  regardent  un  élu  monter  au  ciel. 

—  A  Vauquois  !  En  route  pour  «  là-haut  », 
crient  les  jeunes. 

—  Nous  allons  à  Vauquois,  confient  grave- 
ment les  territoriaux  aux  gens  des  gares. 

Et  tout  le  monde  frémit. 

Mais  on  n'aborde  pas  la  colline  avec  familia- 
rité; comme  pour  approcher  une  déesse  trônant 
au  fond  d'un  temple  mystérieux,  une  initiation 
s'impose  :  il  faut  se  rendre  digne  du  terrible 
baiser  qu'elle  vous  donnera. 

Dans  les  petits  villages  de  l'arribre,  les  jeunes 
soldats  perfectionnent  encore  leur  instruction... 
Ils  sont  dans  une  atmosphère  convenable.  On 
s'est  battu  ici,  au  mois  de  septembre  dernier  ;  il 
en  reste  de  prodigieux  témoignages  :  villages 
briilés,  forêts  hachées  par  les  obus,  tombes 
éparses  dans  la  plaine. 

Souvent,  le  pied  heurte  un  débris  d'obus,  un 
vieux  vêtement,  un  fusil...  Le  jeune  soldat  ra- 
masse la  relique,  l'examine  et  pense...  Devant 
les  lombes,  un  trouble  le  retient  longuement, 
la  tête  inclinée... 

C'est  le  soir  surtout  qu'il  rend  son  âme  digne 
d'affronter  la  colline  sacrée. 


80  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Quand  le  temps  est  clair,  elle  apparaît  au- 
dessus  des  premières  montagnes  d'Argonne... 
Un  peu  à  gauche,  le  soleil  s'enfonce  dans  le 
sang  que,  depuis  des  mois,  les  hommes  lancent 
à  la  face  du  ciel...  Au  moment  où  il  est  près  de 
disparaître,  Vauquois  surgit  à  l'horizon  :  une 
ligne  blanche,  pure,  claire,  qui  émerge  des  bois 
sombres...  vision  tragique... 

On  s'attendait  à  voir  une  masse  noire,  en- 
deuillée. Au  contraire  de  toutes  les  vagues, 
houleuses,  pétrifiées  dans  la  terre  d'Argonne, 
celle-là  seule  est  blanche  comme  si  bouillonnait 
encore  à  sa  crête  l'écume  d'une  terrible  tem- 
pête. 

Bien  après  que  la  nuit  est  tombée,  le  jeune 
néophyte  est  encore  sur  son  éminence,  la  face 
tournée  du  côté  oij  la  blanche  apparition  s'est 
évanouie...  Dans  son  àme,  l'angoisse  et  le  désir 
luttent;  confusément  les  grands  problèmes  de  la 
vie  se  posent  à  son  esprit... 

Un  jour  arrive  où  le  canon,  «  là-haut  »,  gronde 
plus  fort  que  d'habitude;  une  sourde  inquiétude 
et  aussi  une  vague  espérance  tressaillent  dans  le 
bataillon.  Que  se  passe-t-il?  Va-t-on  nous  appe- 
ler? Tout  à  coup,  un  automobile  arrive;  un  offi- 
cier, porteur  d'ordre,  en  descend.  Tout  le  monde 
a  compris  instantanément  :  on  part! 


VAUQUOIS    LE    TRAGIQUE  81 

Rumeurs,  brouhaha,  appels.  Une  heure  aprës, 
la  colonne,  d'un  seul  élan,  s'enfonce  dans  l'ho- 
rizon, du  côté  du  Nord.  Tous  les  yeux  sont  dar- 
dés vers  les  montagnes  derrière  lesquelles  elle 
est  —  Elle  —  la  hauteur  héroïque  :  les  bouches, 
dans  une  ardeur  sans  nom,  clament  : 

La  liberté  guide  nos  pas  !... 

Dans  la  zone  immédiatement  derrière  la  ligne 
de  feu,  quel  calme  !  Tout  paraît  simple,  réglé, 
administratif.  Arrêt  dans  les  bois  :  le  bataillon 
est  provisoirement  en  réserve.  Des  tranchées 
serpentent  sur  le  sol...  En  silence,  les  hommes 
s'y  glissent.  Les  balles  sifflent  au-dessus  des 
têtes,  qui  saluent... 

C'est  là  que  les  jeunes  soldats  vont  accomplir 
encore  un  nouveau  stage,  d'initiation.  Par  les 
créneaux,  ils  regardent...  Vauquois  est  là,  tout 
près  d'eux...  Les  cœurs  battent,  les  yeux  se  trou- 
blent comme  s'il  s'échappait  un  rayonnement 
de  la  blanche  crête... 

On  ne  se  lasse  pas  d'être  au  créneau...  Jamais 
personne  ne  vit  spectacle  à  la  fois  plus  simple  et 
plus  grand.  La  blancheur  de  la  colline  s'explique, 
maintenant  :  le  sol  crayeux  a  été  bouleversé 
jusque  dans  ses  profondeurs;  depuis  dix  mois, 
les  mines  explosent,  les  obus  éclatent  dans  cette 


82  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

terre  ;  un  ouragan  de  métal  s'est  abattu,  qui  a 
tout  cassé,  déchiqueté,  pulvérisé. 

Du  village,  il  ne  reste  que  des  cailloux  con- 
cassés, menus...  Plus  un  arbre,  plus  une  plante, 
plus  un  brin  d'herbe,  plus  rien,  absolument  rien 
de  vivant  sur  cette  hauteur  oii,  en  ce  moment, 
plane  un  silence  de  mort...  On  dirait  les  osse- 
ments d'un  animal  gigantesque,  blanchis  par  le 
soleil,  dans  le  désert.  Et  cependant  nous  savons 
que,  dans  les  entrailles  de  la  colline,  des  hommes 
vivent  et  guettent... 

Soudain,  un  objet  noir  semble  jaillir  de  terre, 
monte  en  l'air,  puis  retombe  lentement  en  se 
balançant  :  c'estune  torpille  aérienne.  Elle  touche 
le  sol,  une  explosion  formidable  retentit,  une 
énorme  fumée  monte  vers  le  ciel...  Des  choses 
étranges  sont  projetées... 

En  un  instant,  le  bombardement  —  le  «  cra- 
pouillotage  »  —  s'est  déchaîné  :  les  pétards,  les 
grenades,  les  bombes,  les  «  tortues  »,  les 
«  queues  de  rat  »,  les  «  valises  »...  tout  ce  que 
le  génie  humain  a  pu  inventer  pour  projeter 
des  explosifs,  entre  en  jeu...  Le  sol  frémit  jus- 
qu'à nous,  la  colline  est  devenue  volcan. 

La  terre  vole  en  miettes...  des  fumées  noires, 
grises,  jaunes,  font  un  panache  à  la  montagne... 
Et  toujours,  on  voit,  lancées  en  l'air,  ces  choses 


VAUQUOIS    LE    TRAGIQUE  83 

étranges  qui  sont  des  débris  de  toutes  sortes  :  vête- 
ments, sacs,  gabions,  et  peut-être...  des  membres 
bumains!  On  ne  sait  pas...  d'où  nous  sommes. 

Presque  tous  les  jeunes  soldats  regardent, 
éperdument,  comme  bypnotisés. . .  Une  sueur 
perle  à  leur  front;  ils  frémissent  :  est-ce  d'ado- 
ration ou  d'épouvante?  D'autres  n'ont  pu  sup- 
porter la  redoutable  vision  ;  terrassés  par  le 
regard  de  la  déesse,  ils  se  sont  aflalés  dans  la 
tranchée  et  grattent  le  sol  machinalement. 

Pendant  la  nuit,  un  travail  mystérieux  se  fait 
dans  les  âmes.  Face  à  face  avec  le  tertre  de  mort 
qui,  maintenant,  se  détache  en  profil  sombre  sur 
le  ciel,  chacun  descend,  encore  une  fois,  au  fond 
de  sa  conscience...  D'abord,  la  tentation  vient 
avec  ses  élans  éperdus...  Repoussez  loin  de  moi 
ce  calice  d'amertume... 

Puis,  la  grâce  inonde  le  cœur  délicieusement. . . 
L'esprit  accepte  l'épreuve  sacrée...  La  vie  indi- 
viduelle n'est  peut-être  qu'une  illusion...  Que 
pèse-t-elle  auprès  des  grandes  idées  collectives 
qui  font  toute  la  beauté  de  l'humanité?  Patrie, 
justice,  liberté  ?  Qu'importe  de  n'avoir  été  sur 
terre  qu'une  lueur  fugitive,  un  feu  follet  sorti  un 
instant  de  la  nuit  éternelle?  Si  mon  sacrifice  est 
volontaire,  ne  puis-je  pas  redire,  moi  aussi,  la 
parole  antique  : 


84  BOURRU,    SOLDAT    DK    VAUQUOIS 

«  0  mort,  où  est  ton  aiguillon?  0  sépulcre, 
où  est  ta  victoire?  » 

D'âpres  sensations  secouent  les  nerfs...  C'est 
peut-être  le  froid  ? 

Le  matin  filtre,  lentement  d'abord,  puis,  tout 
d'un  coup,  s'élance...  Avec  lui,  germe  un  invin- 
cible espoir  en  un  avenir  radieux  :  les  autres, 
peut-être,  seront  frappés,  mais  pas  moi...  Quel- 
que chose  le  chuchote  à  toutes  les  oreilles... 

Un  général  passe...  Silhouette  solide,  trapue, 
visage  à  la  fois  souriant  et  calme,  de  l'énergie 
plein  les  yeux...  La  barbiche  accentue  encore 
l'expression  volontaire.  Devant  les  jeunes  sol- 
dats, dont  les  figures  sont  un  peu  jaunes,  il  dit 
quelques  plaisanteries  affectueuses.  Immédiate- 
ment, les  joues  se  colorent  et  la  confiance  fait 
redresser  les  tailles...  Vauquois  n'est  plus 
funèbre. 

Un  brouillard  fin  enveloppe  la  colline.  On 
dirait  un  reliquaire  précieux,  qu'une  gaze  légère 
protège...  Tout  est  calme.  C'est  Finstant  solennel 
d'une  cérémonie  religieuse...  Le  jeune  soldat 
peut  monter  «  là-haut  »  chercher  ses  éperons  de 
chevalier... 

Nous  voici  dans  l'interminable  réseau  de 
boyaux  qui  montent  à  Vauquois...  Uncoupd'œil, 
en  passant,    sur  les   hauteurs    historiques   du 


VAUQUOIS    LE    TRAGIQUE  8S 

Mamelon-Blanc,  du  Bois-Noir,  de  la  Cigalerie... 
Bientôt,  l'ascension  commence.  Les  balles,  en 
passant  au-dessus  de  nous,  ont  un  cri  aigu  de 
petites  bêtes  en  colère... 

Le  long  des  boyaux,  des  hommes  sontcouchés  : 
les  uns  dorment,  les  autres  s'occupent  à  de 
menues  besognes.  Nous  les  interpellons  fami- 
liërement.  Depuis  plusieurs  jours,  ils  vivent  au 
milieu  des  menaces  de  la  mort;  on  pourrait 
s'attendre,  de  leur  part,  à  quelques  propos 
impatients,  ou  bien  même  à  une  certaine  angoisse 
morne.  Erreur  !  Ils  sont  gais...  Mais  ce  n'est  pas 
la  grosse  joie  simpliste  des  heures  de  liesse, 
non;  c'est  un  élan  joyeux,  spiritualisé,  où  Ton 
devine  un  noble  orgueil,  de  la  sérénité  réfléchie 
et  môme,  tout  au  fond,  une  certaine  gravité. 

A  droite  et  à  gauche,  le  sol,  bouleversé,  n'es 
qu'un  chaos  de   choses    hétéroclites  ;   on  dirait 
qu'un  tremblement  de  terre  vient  de  secouer  la 
colline. 

«  C'est  un  vrai  chantier  de  démolition...  ou 
de  construction  »  dit  le  sergent  Fougères. 

Parole  profonde  !  C'est  bien  un  chantier,  ici, 
infiniment  sublime...  Comme  matériaux,  des 
hommes,  des  cadavres,  de  la  terre,  des  fusils, 
des  obus...  Comme  travail,  une  démolition 
d'abord  :  celle  de  l'esprit  de  barbarie;  unecons- 


86  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

truction  ensuite  :  celle  de  la  France  de  demain. 

Je  comprends  maintenant  l'étrange  gaieté  des 
hommes  qui  vivent  ici  :  elle  est  la  fierté  d'être 
les  ouvriers  d'une  grande  œuvre.  Ainsi  devaient 
être  les  joyeux  maçons  des  belles  cathédrales  du 
moyen  âge... 

La  vertu  mystérieuse  de  cette  colline,  c'est 
de  révéler  à  celui  qui  la  foule,  les  forces  igno- 
rées de  son  âme...  Avant,  il  s'angoissait  en  pen- 
sant que  la  déshonorante  peur  l'accablerait  peut- 
être,  quand  il  serait  «  là-haut  !  » 

Miracle  !  toutes  les  idées  funèbres  ont  fui. 
Chacun  sent  s'épanouir  en  lui-même  un  émoi 
d'une  saveur  infiniment  rare  et  dont,  plus  tard  — 
tel  le  vieux  maj*in  qui  regrette  la  tempête  —  il 
aura  la  nostalgie  orgueilleuse...  Même  si  la  mort 
doit  le  frapper,  le  jeune  chevalier  sait,  mainte- 
nant, qu'il  a  vécu  la  minute  sacrée  oii,  dans  un 
seul  frémissement,  l'âme  embrasse  plus  de  vie 
que  dans  tout  un  siècle  rempli  d'événements 
monotones  et  mesquins. 


X 
COMBAT  A  LA  GRENADE 


Quand  les  autres  disaient  en  clignant  de  l'œil  : 
«  Hein!  on  y  monte,  là-haut?  »  Bourru  répon- 
dait avec  un  petit  air  de  suffisance  :  «  Hé  !  hé  ! 
un  de  ces  jours  !  »  Mais  c'était  pure  vantardise. 
Dans  son  for  intérieur,  il  savait  bien  que  ce  serait 
une  folie  de  sortir  de  la  tranchée  pour  aller  en 
construire  une  autre  vingt  pas  en  avant,  juste 
au  sommet  delacrète...  Sans  doute,  de  ce  nouvel 
emplacement,  on  dominerait  les  Boches;  mais, 
quoi  !  plusieurs  fois  on  avait  déjà  essayé  de  s'ins- 
taller là-haut. . .  il  avait  fallu  en  partir  en  laissant 
des  cadavres  sur  le  terrain...  Non,  vraiment,  il 
valait  mieux  que  Français  et  Boches  restassent 
chacun  sur  un  des  versants  de  la  colline. 

Mais,  dans  l'escouade,  il  y  a  quatre  ou  cinq 
«  jeunots  »  qui  ne  tiennent  pas  en  place  et  font 
les  malins.  Ecoutez  Aubouin  affirmer  :  «  Les 
Boches  !   s'ils  nous  voyaient  là-haut,  ils  fiche- 


88  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS     -- 

raient  le  camp  comme  des  lapins  »,  et  Tschieret 
lancer  d'une  voix  de  défi  :  «  Trois  copains  pour 
me  suivre  et  la  crête  est  à  nous  »  ;  et  chacun 
renchérit. 

Ces  cocoricos  durent  depuis  huit  jours.  Ah  ! 
les  mamans  qui  écrivent  à  leur  fils  :  «  Pas  d'im- 
prudence surtout  »,  ne  se  doutent  pas  combien 
c'est  difficile,  le  métier  d'homme  prudent.  Aussi 
vous  comprenez  bien  que  Bourru  ne  va  pas 
céder  sa  place  dans  l'expédition,  lui  à  qui  le 
général  de  division  a  dit  un  jour,  en  le  décorant  : 
«  Ah  !  tu  es  Bourguignon,  mon  vieux  ;  alors 
nous  sommes  pays...  Les  gars  de  chez  nous 
n'ont  pas  peur,  hein  ?  »  En  cette  minute  solen- 
nelle, —  pendant  laquelle  le  général  tortillait  sa 
barbiche  poivre  et  sel,  —  Bourru  avait  décidé 
qu'il  serait  brave  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie. 

Voilà  pourquoi  notre  soldat  et  ses  camarades 
se  trouvent  tous  ce  soir  en  train  de  creuser  une 
tranchée  là-haut...  Oui,  «  ils  y  sont  montés  »  — 
sans  ordres  d'ailleurs.  Ça  n'a  pas  été  difficile  : 
le  guetteur  boche  dormait  sans  doute  :  aucune 
fusée  éclairante  ne  les  a  dévoilés...  Les  a  jeu- 
nots »,  tout  en  piochant,  rigolent  intérieurement  : 

«  Ah  !  ce  que  les  copains  du  régiment  vont 
être  épatés  demain...  Et  le  capitaine!...  elle 
commandant  ! . . .  et  le  colon  !  » 


COMBAT    A    LA    GRENADE  89 

Bourru,  lui,  pense  tout  simplement  :  a  Pourvu 
qu'on  ait  le  temps  de  creuser  son  trou  avant  le 
crapouillotage...  » 

Mais  s'il  y  a  un  dieu  pour  les  ivrognes,  les 
imprudents  en  ont  un  aussi.  Pas  un  bruit  du 
côté  des  Boches.  Veine  !  Les  pioches  mordent 
rapidement  dans  le  sol  bouleversé  par  les  précé- 
dentes attaques  et  qui  n'a  jamais  été  «  nettoyé  ». 
Tiens,  une  vieille  gamelle...  un  fusil  rouillé... 
une  capote...  Soudain,  la  pioche  de  Bourru 
rebondit  comme  si  elle  rencontrait  quelque  chose 
d'élastique  :  «  Je  m'en  doutais,  grommelle  le 
soldat,  c'est  un  cadavre  d'il  y  a  trois  semaines... 
C'est  bon,  mon  vieux,  je  vais  pas  te  déranger  !  » 
Et  Bourru  creuse  un  peu  à  côté,  de  façon  à  laisser 
le  cadavre  dans  le  parapet  :  c'est  plus  conve- 
nable !... 

Pan  !  Pim  !  Bing  !  piaou  !  Des  grenades  tom- 
bent à  quelques  pas  des  travailleurs.  On  se 
croyait  caché  ;  pas  du  tout  !  Le  ciel  entier  vous 
voit  et  vous  crache  des  pétards  à  la  figure.  Ça 
donne  l'idée  d'une  haine  aux  aguets  qui  vous 
saisit  traîtreusement. 

Les  jeunots  se  sont  terrés.  Si  vous  pouviez 
regarder  en  leur  âme,  vous  verriez  que  la  peur 
Ta  submergée  d'un  seul  coup,  comme  une  vague 
qui  s'abat  sur  un  tranauille  baigneur,  quand  la 


90  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

mer  se  fâche  subitement.  Sous  ce  choc,  les  pen- 
sées sont  noyées,  l'âme  ne  voit  plus  clair,  mais 
l'homme  se  défend  et  se  redresse  pour  fuir. 

Une  ombre  s'est  levée  sur  la  crête.  Avant 
qu'elle  eût  bondi  en  arrière,  Bourru  a  saisi  le 
pan  de  la  capote  du  soldat  affolé  qui  se  sauvait. 

—  Hé!...  où  que  tu  cours  comme  ça? 

—  Je...  je...  j'ai  oublié...  ma...  mon. ..bidon. 

—  Je  te  prêterai  le  mien...  Tu  ne  vois  donc 
pas  que  les  Boches  nous  manquent  ! 

C'est  vrai.  Dans  l'ignorance  de  l'endroit  précis 
d'où  vient  le  bruit  qui  les  a  alertés,  les  Alle- 
mands lancent  leurs  grenades  «  trop  court  »  et 
elles  roulent  sur  la  pente.  Oui;  mais,  quand  il 
fera  jour,  les  Boches  rectifieront  leur  tir...  Le 
travail  continue  avec  acharnement,  chacun  sent 
que  sa  vie  va  dépendre,  tout  à  l'heure,  de  la  pro- 
fondeur de  son  trou. 

Le  jour  se  lève;  on  domine  toute  la  plaine, 
rose  sous  le  soleil,  et  la  tranchée  ennemie,  qui 
est  à  vingt  pas. 

«  Voilà  le  moment  où  ça  va  barder  »,  pense 
Bourru...  En  effet,  les  grenades  allemandes 
tombent  plus  près... 

Faut-il  répondre  aux  Boches?  Problème  !  Sous 
nos  projectiles,  ils  se  tairont  peut-être,  accablés. 
Mais  il  se  peut  aussi  que  leur  fureur  augmente, 


COMBAT    A    LA    GRENADE  91 

qu'ils  s'acharnent  à  avoir  le  dernier  mot.  Or,  ils 
sont  mieux  approvisionnés  que  nous,  puisqu'ils 
sont  dans  leurs  tranchées,  tandis  que  nous,  quand 
nos  musettes  seront  vides,  ce  sera  diflicile  d'avoir 
d'autres  grenades.  D'autre  part,  si  nous  bou- 
geons, nous  allons  faire  repérer  nos  abris  qui 
sont  bien  minces  encore...  Ces  soldats,  sur  cette 
crête,  sont  perplexes  comme  un  homme  pris 
dans  un  vol  de  guêpes  et  qui  reste  iigé  en  pen- 
sant :  «  Ne  les  agaçons  pas  î  » 

C'est  décidé,  on  restera  coi.  Mais  combien 
pénible  est  cette  immobilité  anxieuse  quand,  d'un 
moment  à  l'autre,  une  grenade  peut  vous  arriver 
sur  la  tête...  On  en  sue  aussi  fort  qu'à  la  corvée 
de  rondins,  en  plein  midi. 

«  Oh!  et  puis,  zut,  c'est  trop  fatigant  de  ne 
rien  faire  !  » 

Bourru  a  saisi  une  grenade.  Et,  de  la  main 
droite  :  tac  !  il  en  frappe  le  percuteur  sur  la 
paume  de  la  main  et  la  «  balance  »  aux  Boches... 

Et  maintenant  tout  éclate,  tout  siffle,  fume, 
pète... 

On  voit  une  tête  de  Boche  dépasser  : 

—  Hé!  à  toi,  tire-le...  Non,  à  moi! 

—  Et  à  moi  j'te  tire  !  et  à  toi  j'te  tire! 

On  ne  voit  que  des  bras  prendre  leur  élan, 


92  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

des  corps  s'aplatir,  des  hommes  se  déplacer... 
Les  Boches  répondent. 

—  Hé!  vieux...  passe-moi  une  de  tes  gre- 
nades. 

—  Tiens,  prends  ma  musette  pleine,  j'ai  le 
bras  amoché,  j'en  peux  plus. 

Ça  sent  la  fumée,  une  fumée  qui  donne  la 
fièvre  et  racle  la  gorge. 

Attention!  Jolly  !  à  tes  pieds...  ramasse-la... 

Il  était  temps,  la  mèche  de  la  grenade  fusait 
près  du  soldat.  Adroitement  enlevée,  elle  est 
rejetée  du  côté  de  l'ennemi...  Ce  Jolly,  quel 
type  !  Il  a  installé  une  boîte  de  grenades  à  côté 
de  lui,  des  vieilles  :  modèle  1914,  à  rugueux. 
Il  en  a  suspendu  une  dizaine  au  quillon  de  son 
fusil,  avec  des  lanières  de  cuir  munies  de  crochet. 
Ça  fait  comme  une  grappe...  de  grenades,  des 
vraies,  alors,  celles  qui  viennent  d'Afrique  et 
qu'on  vend  chez  les  marchands  de  fruits.  De 
temps  en  temps,  il  empoigne  un  engin,  tire 
dessus;  le  rugueux  s'arrache,  et  pan...  voilà  un 
cadeau  de  plus  pour  les  Boches  qui  «  s'écrase  » 
en  arrivant. 

Flac...  flac...  deux  engins  allemands  viennent 
de  tomber  près  de  Jolly.  L'un  est  rejeté  vivement  ; 
l'autre  va  suivre  le  môme  chemin  ;  le  soldat  l'a 
encore  dans  la  main,  il  fuse. . .  Baoum  ! . . .  la  gre- 


COMBAT    A    l,A    GRENADE  93 

nadea  explosé...  la  main  de  Jolly  disparaît  dans 
la  fumée... 

—  Ah  !  vous  voilà,  les  brancardiers  !  Eh  bien, 
il  n'es,t  pas  trop  tôt.  Tenez,  emmenez  donc  Jolly 
et  dites,  en  descendant,  qu'on  nous  monte  des 
grenades. 

—  Moi,  j'en  irais  bien  chercher,  dit  un  jeune 
homme  qui  tremble  un  peu. 

—  Mais  non,  mon  petit,  reste.  On  va  nous 
servir  à  domicile,  comme  des  princes. 

—  Dis  donc,  Bourru,  ça  chauffe  !  Crois-tu 
qu'on  puisse  tenir  longtemps  ? 

—  Jusqu'au  traité  de  paix  !  la  bleusaille.  On 
y  est,  faut  qu'on  y  reste.  Allez,  tape  et  t'occupe 
pas  du  reste... 

—  Ah  !  chic  !  v'ia  Grossou  qui  s'ambne  en 
rampant,  hvec  des  musettes  pleines  de  grenades. 

—  C'est  pastoutça,  les  gars,  dit  Bourru.  Faut 
en  mettre  un  coup,  tous  ensemble,  pour  les  faire 
taire. 

On  se  concerte  pour  organiser  un  jet  simultané 
qui  démoralise  l'adversaire  parce  qu'il  se  sent 
accablé  de  tous  les  côtés. 

Pan!  pan!  pan!  première  rafale...  A  la  cin- 
quième, silence  complet  du  côté  des  Boches... 
Il  n'est  que  sept  heures  du  matin,  et  l'échange 


94  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

de  grenades  n'a  pas  duré  plus  de  vingt  minutes. 

—  Ah  !  ces  messieurs  ne  veulent  plus  jouer, 
dit  Lachard  ;  quel  dommage  ! 

Les  jeunes  rient  nerveusement.  Leur  effort  a 
été  si  grand,  leur  sembie-t-il,  que  sûrement  il  ne 
doit  plus  rien  rester  à  faire  aux  corps  d'armée 
voisins.  La  guerre  est  finie,  bien  finie...  L'un 
d'eux  propose  timidement  : 

—  Maintenant  qu'on  a  prouvé  aux  Boches 
qu'on  les  possède,  si  on  s'en  allait...  ça  serait 
peut-être  plus  prudent. 

—  Je  ne  veux  pas,  dit  Bourru;  vous  avez 
voulu  venir  ici,  restons-y  !... 


XI 

LA  GAVE  DU  GÉNIE 


Voici  les  images  que  Bourru  en  conserve... 
Une  solide  cave  d'une  maison,  du  village,  au- 
dessus  d'elle  tant  de  débris  se  sont  accumulés 
qu'ils"  forment  matelas  contre  les  obus,  c'est 
pourquoi  le  génie  y  dépose  ses  explosifs.  —  Elle 
résistera  bien  deux  mois  au  bombardement.  — 
Quand  il  y  a  attaque  et  qu'on  est  en  réserve,  on 
y  va  attendre  son  tour  d'entrer  en  ligne.  Un 
poste  de  secours  est  installé  dans  un  coin.  On 
regarde  les  blessés  avant  d'aller  sur  le  parapet, 
à  l'endroit  même  où  ces  agonisants  ont  reçu  le 
baiser  de  la  mort  !  Que  voulez-vous,  cette  cave 
est  la  seule  où  l'on  soit  en  sécurité  là-haut,  il 
faut  bien  l'utiliser  au  maximum.  Au  dehors  les 
obus  éclatent,  la  terre  tremble... 

Bourru  ne  pense  pas,  dans  son  âme  il  n'y  a 
que  des  images.  On  apporte  un  blessé. 

—  Il  est  touché  au  ventre,  dit  le  brancardier. 


96  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

L'homme  g^eint,  pousse  de  petits  cris,  on  le 
dévêt,  son  ventre  apparaît,  il  y  a  tant  de  sang 
sur  la  peau  qu'on  ne  voit  pas  le  trou  de  la  bles- 
sure. Ah!  le  voici...  là,  doucement  on  applique 
les  compresses  de  pansement,  puis  on  laisse  le 
blessé  tranquille.  Il  gémit  encore,  mais  bientôt 
les  petits  cris  diminuent  de  vigueur,  on  dirait  un 
chanteur  qui  descend  la  gamme.  A  la  lueur  de 
la  bougie,  on  le  voit  pâlir,  jaunir...  jaunir,  puis 
cesser  de  gémir  ;  un  brancardier  saisit  la  main 
qui  retombe  inerte  :  «  Il  est  mort,  dit-il,  mettez- 
le  dans  une  toile  de  tente...  on  le  descendra  ce 
soir  ou  demain.  » 

A  côté,  on  déculotte  un  autre  blessé  ;  un  éclat 
lui  a  labouré  une  fesse,  la  blessure  semble  une 
bouche  monstrueuse  auxlèvres  énormes,  rouges, 
saignantes. 

Plus  loin,  un  infirmier  fouille  les  morts,  ras- 
semble leurs  porte-monnaies,  leurs  carnets,  leurs 
portefeuilles,  il  en  fait  l'inventaire  rapidement  ; 
dans  ses  mains  on  voit  passer  des  photographies, 
des  boucles  de  cheveux,  des  lettres. 

—  Laissez-moi,  laissez-moi,  crie  un  soldat 
qu'on  amène.  Je  veux  y  retourner...  Ah!  les 
cochons  de  Boches  !  Il  ne  faut  pas  qu'ils  puissent 
dire  qu'ils  m'ont  eu. 

Et  au  milieu  de  son  visage  ensanglanté  on 


LA    CAVR    DU    GÉNIE  97 

voit  deux   yeux    qui   flambloient  sous  l'excita- 
tion. 

—  Ah!  mon  vieux,  raconte  un  autre,  c'est  la 
guigne.  V'Ià  deux  heures  qu'on  était  dans  le  trou 
d'obus...  il  y  avait  un  mur  en  face,  j'étais  sûr 
qu'il  n'y  avait  plus  de  Boches.  Pan  !  j'ai  senti  un 
coup  de  poing  sur  l'épaule,  j'ai  même  cru  que 
c'était  Mazel  qui  me  tapait  dessus;  je  ne  puis 
m'expliquer  d'où  qu'elle  est  venue,  cette  balle. 

—  Hé  bien  !  quoi  —  déclare  un  brancardier  à 
un  blessé  qui  crie,  —  ne  gueule  pas  comme  ça, 
tu  as  la  blessure  filon,  veinard,  va  !...  trois  mois 
à  la  Côte  d'Azur  dans  des  draps  blancs. 

Le  jeune  médecin  Bonjean,  adoré  de  tous  les 
troupiers  pour  sa  bravoure  et  son  dévouement, 
est  là.  Depuis  huit  jours,  il  a  reçu  la  croix  d'hon- 
neur si  bien  méritée.  On  apporte  un  blessé  dont 
la  jambe  fracassée  ne  tient  plus  que  par  quelques 
lambeaux.  Le  docteur  se  met  en  devoir  d'ache- 
ver l'amputation.  Soudain,  le  blessé  se  réveille 
du  coma,  ouvre  les  yeux,  voit  le  ruban  rouge 
tout  neuf  sur  la  poitrine  du  médecin. 

—  Monsieur  le  major,  dit-il  d'une  voix  faible, 
justement  je  désirais  vous  féliciter...  permettez- 
moi  de  profiter  de  l'occasion... 

—  Non  !  non  !  hurle  un  autre,  je  ne  veux  pas 
mourir...  Maman,  maman,  au  secours  ! 

7 


98         BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

Beaucoup  d'autres  blessés  ne  disent  rien  du 
tout... 

—  Que  c'est  long  !  que  c'est  long  !  murmure 
Bourru,  vivement  qu'on  sorte  de  là... 

Mais  tous  les  soldats  ne  sont  pas  de  cet  avis  ; 
cette  cave  du  génie,  tout  le  monde  la  connaît 
comme  un  abri  sûr  en  cas  de  bombardement. 
Dès  qu'un  crapouillotage  devient  intense,  on  se 
sent  irrésistiblement  attiré  vers  elle.  Ah  !  pouvoir 
s'y  engouffrer  au  moment  où  une  volée  d'obus 
s'abat  sur  vos  talons,  quelle  sensation!  le  souve- 
nir que  vous  en  gardez  vous  hante  comme  celui 
d'une  volupté. 

Aujourd'hui  que  ça  chauffe,  quelques  hommes 
viennent  vers  la  porte  de  la  cave,  mais  quoi  !  on 
ne  peut  y  laisser  entrer  tout  le  monde.  Le  sous- 
officier  du  génie  crie  : 

—  Voulez-vous  f. ..  le  camp  ! 

—  Laissez-moi  entrer,  rien  qu'une  petite  mi- 
nute... disent  les  plus  faibles. 

Parfois,  le  ton  de  voix  est  si  pitoyable  que  le 
sergent  laisse  entrer  l'affolé  pendant  quelques 
minutes.  Alors  l'homme  reste  là,  essoufflé,  trem- 
blant et  silencieux;  il  regarde  dans  le  fond  de  la 
cave  le  groupe  des  blessés  éclairés  par  les  bou- 
gies. 

On  ne  sait  pas  ce  qu'il  pense...  D'ailleurs  per- 


LA    CAVK    DU    GKNIE  9* 

sonne  ne  pense,  dans  la  cave  du  génie,  on  y 
attend,  on  y  souffre,  on  y  emplit  ses  oreilles  de 
cris  et  ses  yeux  de  visions  qui,  plus  lard,  se  trans- 
formeront peut-être  en  pensées... 


XII 

LES  RELÈVES  SE  SUIVENT 


Je  pourrais  continuer  à  vous  montrer  Bourru 
dans  les  humbles  détails  de  sa  vie  quotidienne; 
vous  verriez  alors  mon  guerrier  dans  ses  occu- 
pations monotones  ae  soldat  de  tranchées.  Les 
«  séjours  en  ligne  »  succèdent  aux  «  repos  », 
interminablement.  Quinze  jours  là-haut,  quinze 
jours  dans  les  cantonnements  et  ainsi  de  suite. 
Cela  vous  semblerait  profondément  banal,  aussi 
je  préfère  peindre  à  grands  traits. 

Les  relèves  s'ajoutaient  les  unes  aux  autres , 
cela  introduisait  dans  la  vie  du  soldat  des  divi- 
sions solides.  Les  régiments  se  relayaient  comme 
des  équipes  de  travailleurs  qui  creusent  le 
tunnel  du  métropolitain  ;  on  ne  comptait  le 
temps  que  par  relève.  On  ne  disait  plus  :  le 
mois  dernier,  la  semaine  prochaine,  le  mot  «  re- 
lève »  9-vait  remplacé  toutes  les  désignations  de 
période  de  temps  en  usage  dans  le  langage  civil. 


LES    RELÈVES    SE    SUIVENT  101 

Les  occupations  des  combattants  elles-mêmes 
se  ressentaient  de  cette  stagnation;  elles  avaient 
pris  une  forme  administrative,  bureaucratique  : 
tout  était  prévu,  organisé.  Oh!  le  sinistre  mot: 
«  Organisation  »,  c'est  celui  que  les  Boches  pro- 
noncent avec  orgueil  ;  ils  disent  que  leur  civili- 
sation en  est  à  la  période  de  l'organisation  ;  et 
pour  les  battre,  il  a  bien  fallu  les  suivre  sur 
ce  terrain.  Mais  alors,  quelle  perte  !  La  guerre 
n'a  plus  cette  auréole  romanesque,  cet  imprévu 
qui  la  rendait  si  attrayante  quand  nous  la  lisions 
dans  les  mémoires  des  soldats  d'autrefois.  Finie, 
la  gaie  fantaisie  des  hussards  en  chevauchée 
dans  les  campagnes  où  l'on  découvre  mille  occa- 
sions de  rire  et  de  se  battre.  Maintenant  Bourru 
va  au  combat  comme  à  l'atelier,  de  telle  heure 
à  telle  heure  et,  quand  il  n'est  pas  «  en  ligne  », 
il  faudrait  vraiment  qu'il  se  passât  des  choses 
exli'aordinaires  pour  que  cela  l'intéresse. 

Au  cantonnement,  pendant  la  période  de  repos, 
les  troupes  reprennent  la  vie  de  garnison,  l'exer- 
cice quotidien,  les  revues,  les  embêtements. 

En  ligne,  les  bataillons  alternent  dans  les  di- 
verses positions,  tantôt  à  Vauquois  même,  à  l'est 
ou  à  l'ouest,  tantôt  dans  les  positions  de  seconde 
ligne,  le  Bois  Noir,  la  Maize,  les  Allieux.  On  va 
là  chacun  son  tour. 


102        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

Un  des  sujets  de  conversation  favoris  est  de 
supputer  si  l'on  ne  fait  pas  plus  de  service  que 
son  voisin.  Chosecurieuseîinterrogezleshommes 
du  ..®  régiment,  ils  vous  prouveront  que  leur 
régiment  est  toujours  «  sacrifié  »,  c'est-à-dire 
qu'il  fait  douze  heures  ou  vingt-quatre  heures  de 
séjour  dans  les  tranchées  de  plus  que  le  régi- 
ment voisin.  «  Ah!  les  types  du  ./,  affirment 
les  poilus,  ce  sont  de  sacrés  veinards,  ils  sont 
pistonnés...  jamais  plus  de  quinze  jours  en  ligne, 
tandis  que  nous,  on  reste  seize  jours!  dix-sept 
jours!...  » 

Mais  si  vous  allez  faire  une  enquête  dans  ce 
régiment  privilégié,  on  vous  prouvera  exacte- 
ment l'inverse.  Bourru  se  laisse  aller,  lui  aussi, 
à  cet  état  d'esprit.  Fréquemment,  il  grogne 
contre  le  sergent,  le  chef  de  section  qui  le  met 
au  créneau  plus  souvent  qu'à  son  tour.  C'est  à 
lui,  prétend-il ,  qu'échoient  toutes  les  corvées 
désagréables.  Qu'il  s'agisse  de  passer  une  nuit 
à  piocher  pour  relever  un  parapet  écroulé, 
c'est  Bourru  qui  marche,  qu'il  s'agisse  d'aller 
chercher  des  gabions,  des  rondins  à  quatre  kilo- 
mètres de  là.  Bourru  est  bon,  Bourru  par  ci, 
Bourru  par  là,  on  dirait  qu'il  n'y  a  que  lui  dans 
rescouade.  Ah!  le  caporal  sait  bien  qu'il  n'est 
pas  un  «  rouspéteur  »,  pas  de  danger  qu'il  com- 


LES    RELÈVES    SE    SUIVENT  103 

mande  Faraud,  parce  que  celui-ci  l'enverrait  «  à 
la  gare  ».  Mais  il  faudra  que  ça  finisse  !  la  pro- 
chaine fois,  Bourru  est  décidé  à  ne  pas  se  laisser 
commander  de  corvée  en  dehors  de  son  tour.  Il 
affirme  à  son  ami  Revel  qu'il  rouspétera,  qu'il 
réclamera  au  lieutenant,  au  capitaine,  au  com- 
mandant, au  colonel  s'il  le  faut  !  Mais  allez  donc, 
il  y  a  une  prédestination  secrète  pour  chacun  de 
nous.  A  peine  Bourru  a-t-il  proclamé  ainsi  ses 
droits  à  l'égalité  de  traitement,  que  le  caporal 
vient  lui  dire  : 

—  Eh  !  Bourru,  va  donc  à  la  soupe. 

—  C'est  bon,  on  y  va,  grogne  le  soldat. 

Les  conversations  se  ressentent  de  cette  mo- 
notonie dévie.  Pas  de  grands  sujets,  on  se  satis- 
fait à  commenter  les  petits  événements  du  jour. 
Ainsi,  aujourd'hui,  un  gros  potin  court  dans  les 
abris  de  la  6°  compagnie  qui  est  en  deuxième 
ligne  à  la  Maize.  Il  paraît  que  le  capitaine  a  ren- 
voyé son  ordonnance  Mézerette.  Evénement  for- 
midable ! 

Cela  était  dans  Tair,  à  vrai  dire  :  depuis  quel- 
que temps  le  «  vieux  »  engueulait  Mézerette 
plus  que  d'habitude.  Quand  on  passait  devant 
le  poste  de  commandement,  on  entendait  l'offi- 
cier crier  :  «  Mézerette,  bougre  d'idiot,  où  as-tu 


104        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

fourré  ma  brosse  à  dents  ?  tu  t'en  sers  pour  asti- 
quer tes  bagues  d'aluminium,  bougre  de  coclion, 
va  1  apporte-moi  de  l'eau  et  plus  vite  que  ça...  » 
On  se  disait  :  «  Ça  barde  pour  le  falot  de  Méze- 
rette.  »  Mais  ce  qui  a  fini,  paraît-il,  par  tout 
casser,  c'est  que  le  «  vieux  »  a  surpris  son 
ordonnance  en  train  de  vider  une  bouteille  sur 
laquelle  il  y  avait  écrit  «  Force  morale.  Souve- 
rain en  cas  de  crise.  Qualité  extra  ».  Mézerette, 
depuis  longtemps,  avait  parlé  de  cette  bouteille 
placée  dans  la  cantine  de  son  patron  ;  ça  l'intri- 
guait, il  y  a  goûté  un  jour,  c'était  de  l'excellent 
cognac.  Juste  comme  il  buvait  à  la  régalade,  le 
capitaine  est  venu. 

—  Oh  !  mon  vieux,  s'exclame  Fabri,  quelle 
engueulade  il  s'est  fait  servir,  Mézerette!  Si  tu 
avais  entendu  ça » 

Pendant  huit  jours,  cette  histoire  fera  le  tour 
des  tranchées.  Mézerette  déclare  à  tout  venant 
que  ça  lui  est  bien  égal  de  reprendre  sa  place 
dans  les  corvées;  mais  ce  n'est  pas  vrai,  il  est 
très  penaud.  Par  qui  le  capitaine  va-t-il  le  rem- 
placer? Grave  question  qui  se  rattache  à  cette 
autre  également  importante,  la  «  question  des 
filons  ».  Quelques  soldats  sont  toujours  en  quête 
d'un  emploi  ;  on  n'imagine  pas  ce  qu'il  faut  in- 
triguer, parlementer,  tirer  des  plans  quand  on 


LKS    RELÈVKS    SE    SUIVENT  105 

veut  être  conducteur,  cuisinier,  infirmier,  ordon- 
ncince.  Lahurie  se  propose  invariablement  pour 
toutes  ces  fonctions  ;  n'ini porte  quel  filon  lui 
serait  agréable,  pourvu  que  ce  ne  soit  pas  en 
première  ligne. . .  Que  voulez-vous?  tout  le  monde 
n'en  pince  pas  pour  les  crapouillots. 

Bourru,  lui,  est  trop  fier  pour  demander  un 
filon  ;  il  est  paysan  bourguignon,  dans  le  civil 
«  il  ne  sait  que  cultiver  ses  cbamps  et  ses  vignes», 
comme  soldat,  il  ne  connaît  que  le  métier  de 
guerrier  ;  c'est  chez  lui  une  sorte  d'orgueil.  Dans 
son  for  intérieur,  il- ne  serait  peut-être  pas  fâché 
d'être  conducteur,  il  aime  les  chevaux,  mais  tant 
de  gens  intriguent  pour  avoir  cet  emploi  qu'il 
préfère  s'abstenir  franchement  de  toute  demande. 
Il  en  ressent  d'ailleurs  une  profonde  satisfaction 
intérieure.  Heureusement,  le  type  Bourru  domine 
dans  la  compagnie;  ces  braves  gens  pas  très  dé- 
brouillards, mais  d'esprit  lucide  au  créneau, 
sont  la  solide  matière  dont  la  France  est  pétrie, 
ils  le  savent  et  en  ressentent  une  satisfaction  de 
conscience  dont  ils  jouissent  âprement. 

On  allait  ainsi,  les  jours  poussant  les  jours, 
les  petites  préoccupations  remplissant  les  inter- 
valles que  laissent  entre  elles  les  heures  tragi- 
ques, les  attaques,  les  bombardements 


106  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Devant  cette  description  de  vie  monotone , 
peut-être  allez-vous  répéter  le  cliché  qui  tant  de 
fois  agaça  les  poilus  : 

—  En  somme,  votre  plus  redoutable  ennemi, 
n'est-ce  pas  ?  c'est  le  vide  de  ces  longs  jours, 
l'ennui. 

Et  en  vous  disant  cela,  vous  vous  représentez 
mentalement  ce  sentiment  d'ennui  que  vous  con- 
naissez. Halte-là  !  nous  voici  en  pleine  équi- 
voque. La  faute  en  est  à  la  langue  française  qui 
veut  exprimer  avec  un  même  mot  des  sentiments 
différents.  L'ennui  !  en  disant  ça,  vous  voyez  un 
brave  bureaucrate  quelconque  qui  bâille  derrière 
un  guichet  d'administration.  J'ai  entendu  de 
braves  femmes  s'apitoyer  avec  les  mêmes  émo- 
tions, les  mêmes  phrases,  sur  l'ennui  qui  peut 
accabler  un  infirmier  de  garde  somnolant  dans 
un  hôpital  de  l'arrière  que  sur  le  soldat  qui  «  s'en- 
nuie »  au  créneau,  à  vingt  mètres  des  Boches. 
L'identité  de  mots  nous  fait  croire  à  l'identité 
d'émotion.  Au  nom  de  Bourru,  je  proteste.  Ce 
que  vous,  bonnes  âmes,  appelez  l'ennui  du  sol- 
dat de  tranchées  est  quelque  chose  d'infiniment 
tragique.  Ah  !  que  je  voudrais  avoir  le  temps 
d'écrire  un  volume,  rien  que  sur  l'analyse  de  ce 
sentiment;  j'aimerais  à  essayer  de  projeter  quel- 
ques lueurs  sur  cet  aspect  ténébreux  de  l'âme 


LES    RELÈVES    SE    SUIVENT  107 

du  soldat,  mais  quoi  !  vous  le  voyez  bien,  je  note 
quelques  traits  de  la  vie  de  Bourru,  vite,  très 
vite,  comme  quelqu'un  qui  se  dépêche  d'inscrire 
sur  un  carnet  les  courses  qu'il  a  faites  dans  la 
journée.  Cependant  laissez-moi  vous  dire  qu'une 
chose  donne  de  la  profondeur  à  l'ennui  du  sol- 
dat, c'est  l'intuition  de  la  mort  qui  rôde... 

On  s'en  va,  des  jours  et  des  jours,  des  semaines 
et  des  semaines,  dans  le  secteur,  on  rencontre 
une  tombe,  un  trou  d'obus,  des  batteries  tirent, 
on  sait  que  d'un  moment  à  l'autre  une  salve  d'ohus 
ennemis  peut  s'abattre  là  dans  le  sentier  que  vous 
traversez,  sur  cette  guitoune  de  planches  qui 
vous  abrite  en  deuxième  ligne.  Hier,  les  cuisines 
ont  été  bombardées,  avant-hier,  c'étaient  les 
batteries  de  montagne;  quand  on  monte  à  la 
crête,  à  l'endroit  où  l'on  prend  le  sentier  pour 
aller  au  Mamelon  blanc,  les  balles  sifflent  ;  pas 
mal  de  camarades  sont  tombés  déjà  ici  et  pour- 
tant nous  sommes  en  deuxième,  troisième  ligne; 
en  ce  moment,  on  ne  se  bat  pas,  on  fait  son 
service  de  soldat  d'arrière  et,  dans  les  bois,  on 
fabrique  des  gabions,  des  claies,  on  porte  des 
rondins,  besogne  pacifique  de  bûcheron;  non, 
vraiment,  on  n'est  pas  au  danger;  Bourru  n'a 
pas  besoin  de  courir  pour  se  garer  des  crapouil- 
lots;  je  vous  le  répète,  en  ce  moment,  son  ba- 


108  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

taillon  est  en  deuxième  ligne,  à  trois  ou  quatre 
kilomètres  en  arrière  de  la  ligne  de  feu.  Mais 
demain,  il  montera  là-haut,  à  l'Est,  oii  l'on  trouve 
toute  la  collection  des  dangers  qu'olTre  la  guerre 
moderne...  puis  après,  il  redescendra  au  canton- 
nement, puis  il  remontera... 

Et  cela  continue,  continue  des  semaines,  des 
mois.  Certes,  Bourru  s'ennuie  et  il  ne  vous 
avouera  pas  que  cette  menace  perpétuelle  de  la 
mort  est  un  élément  de  son  ennui,  il  est  trop 
fier  pour  ça.  Mais  moi,  je  pense  ceci  :  l'homme 
tend  à  vivre  de  toute  la  force  que  sa  race  a  ac- 
cumulée dans  ses  fibres.  Il  veut  durer,  aller 
loin,  le  plus  loin  dans  l'avenir;  par  sa  volonté, 
il  mate  toute  cette  puissante  poussée  de  son 
être  vers  la  vie,  il  lui  dit  :  «  Je  veux  que  tu  te 
taises,  moi,  je  veux  que  tu  restes  dans  ce  bois,  où 
d'une  minute  à  l'aulre  un  obus  peut  m'anéan- 
tir.  »  Ça  ne  va  pas  tout  seul,  il  est  obligé  de 
parlementer  : 

—  Vois-tu,  mon  pauvre  vieux  corps,  toi  tu  ne 
comprends  que  la  vie  simple,  tu  voudrais  t'en 
aller  d'ici,  tu  me  pousses  constamment  à  cette 
fuite.  Le  matin,  quand  je  me  réveille,  c'est  parce 
que  tu  n'es  pas  content,  que  j'ai  cette  amertume 
à  la  bouche,  rien  qu'en  pensant  à  la  nouvelle 
journée  qui  vient.  C'est  à  cause  de  toi  aussi  qu'en 


LES    RELÈVES    SE    SUIVENT  i09 

dormant  j'ai  des  cauchemars,  où  je  me  vois  au 
milieu  d'obus,  écrasé  sous  mon  abri  ou  râlant 
abandonné  dans  quebjue  coin.  Que  veux-tu,  ma 
vieille  carcasse,  nous  sommes  là,  restons-y... 
Tu  ne  peux  pas  comprendre,  toi  qui  n'es  que 
matière,  toutes  les  raisons  qui  font  que  nous 
sommes  là.  Aussi  je  ne  te  les  dirai  pas,  d'ailleurs 
je  ne  le  pourrais  pas.  Je  sens  ça  comme  venu  du 
lointain  de  mon  passé... 

Déjà  quand  nous  étions  gosses  et  que  l'insti- 
tuteur de  Bligny,  M.  Hérard,  nous  parlait  de 
l'Alsace-Lorraine,  ça  commençait,  tu  n'étais  plus 
le  maître,  quelque  chose  en  moi  naissaitqui,un 
jour,  serait  plus  fort  que  tous  les  désirs  de 
vivre...  cela  s'appelle,  paraît-il,  le  patriotisme; 
c'est  une  chose  très  compliquée. ..  Tu  te  souviens, 
il  y  avait  au  village  un  brave  homme,  le  père 
Baret,  il  nous  raconta  un  jour  qu'en  70  les 
Prussiens  s'étaient  présentés  au  village  au  mo- 
ment où  il  était  au  cabaret  en  train  de  jouer  au 
billard. 

—  Je  n'interrompis  pas  ma  partie,  disait-il,  et 
pour  leur  faire  voir  que  je  n'avais  pas  peur 
d'eux,  je  fis  un  magnifique  carambolage  au  nez 
d'un  sous-officier  prussien  qui  entrait  dans  le 
café.  Mais  je  serrais  très  fort  la  queue  de  billard; 
s'il  m'avait  insulté  je  la  lui  collais  sur  la  gueule! 


HO        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

Hein,  comme  tu  tressaillais,  quand  le  père 
Baret  racontait  cette  vulgaire  histoire  au  petit 
enfant  que  nous  étions.  Et  puis,  il  y  eut  les 
livres  d'images,  la  Saint-Baldoux,  fête  patronale 
du  village,  où  le  curé,  en  chaire,  parlait  des 
ancêtres,  l'histoire  de  France,  les  discours  du 
député  qui  parlaient  de  justice  sociale,  civilisa- 
tion, liberté,  égalité... 

Vois-tu,  mon  pauvre  vieux  corps,  c'est  toutes 
ces  choses-là  qui  sont  inscrites  en  nous  et  qui 
nous  obligent  à  rester  ici  dans  cette  contrée 
d'Argonne  où  il  tombe  des  obus.      * 

Et  puis  aussi,  vois-tu,  les  autres  y  restent  bien, 
il  faut  faire  comme  eux.  Et  puis,  quoi,  après  tout, 
tu  es  forcé  de  rester  là  !  Mais  tu  n'acceptes  pas 
ça  facilement,  il  faut  que  je  te  mate.  Si  je  te 
laisse  la  parole,  tu  me  parles  constamment  du 
passé  radieux,  de  l'avenir  plus  magnifique 
encore,  tu  me  montres  ma  mère  pour  m'atten- 
drir,  tu  pousses  dans  ma  tête  de  grands  mots 
comme  Vie,  Bonheur,  Paix,  Calme...,  tu  me  peins 
des  tableaux  où  je  me  vois  heureux,  au  milieu 
d'un  groupe  d'amis,  le  verre  en  main,  sous  la 
treille.  Aussi,  tu  me  parles  d'amour,  de  famille, 
d'enfant...  Ah!  ce  que  tu  tiens  à  la  vie,  jouisseur 
va!  A  chaque  instant,  il  monte  dans  ma  cons- 
cience comme  un  désir  de  vie  qui  se  heurte  à 


LES    RELEVES    SE    SUIVENT  lit 

une  image  de  mort.  Je  le  suppose,  bien  entendu, 
car  moi...  je  ne  vois  rien  de  tout  ça.  Je  vois 
simplement  le  paysage  plus  gris,  le  ciel  plus  sale 
de  nuages,  j'entends  le  grondement  du  canon 
plus  sinistre;  je  suis  bien  fatigué  et  je  trouve  la 
soupe  mauvaise.  Je  rêvasse  en  attendant  lanuit 
prochaine,  pendant  laquelle  je  dois  faire  une 
corvée  de  rondins,  là-haut  ! 

Mon  air  doit  être  assez  lugubre  puisque 
Ladoué  me  crie  :  «  Hé,  Bourru,  secoue-toi!  je 
parie  que  tu  t'ennuies,  tiens  je  vais  te  passer  un 
tuyau  que  le  cycliste  vient  de  me  confier.  11  m'a 
dit  comme  ça...  «  tu  sais,  le  bruit  court  que  la 
guerre  ne  durera  pas  toujours  !  » 

Et  Ladoué  éclate  de  rire. 

—  Allons,  conclut  Bourru,  vivement  que 
l'heure  de  la  corvée  arrive,  qu'on  s'occupe  à 
quelque  chose;  je  crois  bien  que  j'ai  le  cafard, 
casoir. 


XIII 

AU  CRÉNEAU 


Bourru,  soldat  de  2"  classe,  sort  de  son  trou  de 
bonne  heure  comme  tous  les  matins.  A  peine  sa 
tête  a-t-elle  dépassé  le  ras  de  la  tranchée,  qu'il 
se  frotte  les  yeux  et  s'exclame  :  —  Tiens  !  la 
neige  !  —  Instantanément,  son  visage  s'est  épa- 
noui de  surprise  joyeuse,  car  ce  n'est  pas  le 
paysage  triste  et  jaunâtre  d'un  hiver  vieilli  qu'il 
a  sous  les  yeux,  mais  bien  la  première  neige  de 
l'année,  fraîche,  pimpante,  gaie  sous  le  soleil. 
La  nature  s'est  mise  en  travesti  pour  rire  un 
peu... 

Bourru  regarde  la  campagne...  Bien  qu'il  soit 
là  depuis  des  mois,  il  y  a  bien  longtemps  qu'il  ne 
l'a  «vue  »  avec  les  yeux  de  l'esprit.  Voyons  !  je 
vous  le  demande,  quand  on  est  une  bonne  ma- 
chine à  tuer  du  Boche,  a-t-on  le  temps  de  dis- 
tinguer les  belles  formes  qui  vibrent  dans  les 
vapeurs  des  vallées,  ou  dans  les  lointains  fores- 
tiers ? 


AU    CHÉNEAU  H3 

Mais  aujourd'hui,  Bourru  reste  fig^é  dans  une 
contemplation  adniirative.  Une  vieille  phrase  de 
ses  cahiers  d'écolier  trotte  dans  sa  mémoire  : 
«  La  nature  a  revêtu  son  blanc  manteau  d'her- 
mine.. .  »  et  cela  déchaîne  en  lui  tout  un  défilé  de 
visions  émouvantes  :  ses  joies  d'enfant  quand  il 
roulait  une  grosse  boule  de  neige,  les  veillées  en 
famille  à  la  ferme,  au  coin  du  feu,  en  buvant  du 
vin  blanc  et  mangeant  des  marrons...  dehors  la 
bise  s'aiguisait  les  dents,  les  chiens  hurlaient 
Tugubrement,  et  les  filles  peureuses  cherchaient 
instinctivement  le  regard  des  gars  solides...  Les 
vieux  racontaient  des  histoires  très  longues  :  on 
avait  le  temps,  c'était  l'hiver,  une  saison  de  va- 
cances qui  devait  durer...  durer...  jusqu'au 
printemps.  Puis,  au  jour  de  l'an,  il  y  avait  des 
étrennes  que  la  mère  donnait  avec  des  larmes 
dans  les  yeux...  Tout  est  naïf,  charmant... 
blanc,  dans  l'âme  enfantine  de  Bourru... 

Soudain  :  —  floc  !  boum  !  —  un  gros  obus 
éclate  bêtement  dans  la  neige,  à  quelque  dis- 
tance, incongru  comme  une  grossièreté  que  lâche 
un  balourd  dans  un  salon  oiî  l'on  récite  un  poème 
rare,  noble  et  doux... 

—  Hé  là! le  gros  noir!  ta  gueule,  ferme  ça... 
tu  me  gênes  ! 

Mais  c'est  en  vain  que  Bourru  essaye  de  rat- 

8 


114  BOURRU,    SOLOAT    DE    VAUQUOIS 

traper  la  cliëre  et  douce  vision...  son  âme  est 
redevenue  brutale  et  farouche,  ainsi  qu'il  con- 
vient à  un  homme  qui  va  boire  son  «  jus  »,  puis 
après,  se  rendre  au  créneau  où  son  tour  l'appelle. 
Bourru  arrive  au  créneau. 

—  Ah,  te  v'iàl  dit  le  camarade  relevé. 

—  Rien  de  neuf?  demande  Bourru. 

—  Y  a  «  Fritz  »  qui  tire  par  ici,  fais  attention, 
fais-toi  pas  repérer. 

—  Y  a  pas  de  danger  ! 

Et  la  relève  est  faite.  Un  homme  s'en  va,  heu- 
reux d'aller  s'étendre  pendant  quelques  heures, 
tranquille,  au  fond  d'un  souterrain  ;  un  autre 
homme  s'est  placé  à  côté  d'une  petite  ouverture 
qui  donne  du  côté  de  l'ennemi. 

Bourru  regarde  autour  de  lui  :  le  parapet  de  la 
tranchée  n'a  pas  changé.  C'est  toujours  la  même 
muraille  de  sacs  de  terre  et  de  gabions  placés 
pêle-mêle  au  mépris  des  lois  de  l'équilibre  ;  des 
rondins  étayent  la  muraille  aux  points  où  elle 
penche  trop  :  ainsi  elle  durera  encore  quelques 
heures,  peut-être  même  quelques  jours,  jusqu'au 
prochain  «  crapouillotage  »  qui  l'écroulera. 

Le  créneau  est  là,  dans  cette  muraille  :  une 
mince  fente  entre  deux  sacs  de  terre  placés  de 
travers  exprès,  afin  que  le  trou  semble  un  effet 
du  hasard.  Pour  éviter  que  l'ouverture,  vue  de 


AU    CRÉNEAU  H5 

l'extérieur,  ne  se  découpe  sur  le  ciel,  on  y  fait 
pendre,  du  côlé  intérieur,  un  sac  vide  qui  forme 
«  voile  pIioLographique  »  ;  quand  l'observateur 
regarde,  il  a  le  voile  derrière  la  tête  et,  pour  le 
Boche  d'en  face,  il  n'y  a  rien  de  changé  dans  la 
couleur  de  la  muraille. 

Bourru  se  dit  :  «  11  faut  que  je  voie  ce  qui  se 
passe»,  mais  il  attend  encore  quelques  instants... 
Ça  a  l'air  très  simple,  de  risquer  un  coup  d'œil 
à  travers  une  fente...  Mais  quand  on  sait  que 
Blanchard,  Renaud,  Cortu  et  tant  d'autres  ont 
reçu  une  balle  dans  la  tête  précisément  au 
moment  même  où  ils  regardaient. . .  eh  bien. . .  on 
a  beau  s'appeler  Bourru  et  avoir  la  croix  de 
guerre...  on  hésite  ! 

Oh,  pas  longtemps!  Avec  précaution,  Bourru 
passe  sa  tête  derrière  le  voile  :  la  muraille  enne- 
mie, faite  de  sacs  pareils  aux  nôtres,  esta  trente 
mètres.  En  avant  d'elle,  des  débris  innombrables, 
des  vieux  gabions,  des  fils  de  fer  entortillés,  des 
chevaux  de  frise  que  la  neige  ne  parvient  pas  à 
dissimuler  complètement.  Au  loin,  la  plaine  im- 
mense toute  blanche,  semée  de  petits  boqueteaux 
noirs  ;  à  l'horizon,  un  clocher,  des  collines  dont 
les  jolies  lignes  s'harmonisent  pour  faire  un  pié- 
destal bleu  sombre  à  de  légers   nuages  blancs. 

—  Et  dire  que  ce  pays-là,  c'est  le  nôtre  !  Ah, 


116        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

il  faudra  bien  qu'ils  le  rendent,  les  voleurs  !  — 
Une  seconde.  Bourru  a  l'âme  violente  d'un  sei- 
gneur féodal  qu'on  a  dépossédé  d'un  beau  do- 
maine. 

—  Si  encore  je  voyais  un  de  leurs  créneaux, 

à  ces  c là!  je  leur  allongerais  un  coup  de 

fusil...  — Mais  impossible  de  discerner  une  fente 
dans  le  mur  d'en  face. 

Bourru  baisse  la  tête  et  se  retire  ;  il  était 
temps...  «  flac  !  »...  une  balle  vient  de  passer 
juste  par  l'ouverture  ;  le  voile  troué  donne  un 
témoignage  irrécusable  du  danger  couru. 

L'homme  a  pâli  et  chancelle,  son  cœur  bat  à 
petits  coups,  ses  mains  tremblent.  Vous  vous  en 
étonnez?  Peut-être  croyiez-vous  qu'il  fallait  au 
moins  l'explosion  d'une  torpille  de  100  kilos 
pour  faire  peur  à  un  brave  ?  Car  Bourru  est 
brave  ;  il  va  le  prouver,  sans  avoir  besoin  de 
monter  sur  le  parapet  en  criant  :  «  En  avant  !  » 

Cet  humble  soldat  reste  d'abord  cinq  minutes 
à  répéter  bêtement  :  «  Ah  !  bien,  ah  !  bien,  je  l'ai 
échappé  belle  !  ».  Puis,  une  autre  idée  lui  vient  : 
«  Il  faut  regarder  de  nouveau...  et  par  ce  cré- 
neau-là... car  justement  le  «  crapouillotage  »  de 
la  nuit  a  bouché  les  autres...  » 

Comprenez-vous  maintenant  qu'il  faut  peu  de 
chose  pour  se  classer  parmi  les  héros  ?  Bourru, 


AU    CRÉNEAU  117 

lout  seul  dans  son  coin  de  tranchée,  sous  ce  ciel 
d'hiver,  dans  lo  silence  matinal  que  trouhlenl  ta 
peine  des  coups  de  fusil  isolés,  va-t-il  déplacer 
sa  tête  de  quinze  centimètres  pour  regarder  dans 
le  trou?  Il  lui  serait  si  commode  de  s'asseoir  au 
fond  de  la  tranchée!... 

Un  quart  d'heure  après,  le  lieutenant  de  ronde 
surgit  inopinément...  Bourru  sort  la  tête  de  des- 
sous le  voile  d'où  il  observe  l'ennemi  et  annonce 
flegmatiquement  : 

—  Rien  de  nouveau. 

—  Bien...  continuez,  dit  l'officier. 

Et  le  soldat  se  replace  de  l'autre  côté  du  voile, 
devant  l'ouverture  d'où  l'on  voit  des  corbeaux 
planer  sur  la  campagne... 


XIV 
LA  VISITE  DU  COLONEL 


Bourru  et  ses  camarades  sont  en  train  de 
creuser  une  nouvelle  tranchée.  Au  cours  de  la 
dernière  attaque  —  il  y  a  quelques  jours  —  ils  ont 
réussi  à  avancer  de  dix  mètres,  c'est  épatant! 
Mais  quelle  situation  !  une  vraie  tranchée  pour 
casse-cou.  Pour  y  aller,  il  faut  d'abord  ramper 
dans  un  boyau  de  trente  à  quarante  centimètres 
de  profondeur,  se  glisser  sous  un  rail  qui  ser- 
vait de  support  à  un  abri  défoncé,  passer  ensuite 
par-dessus  une  vieille  poutre,  toujours  en  ram- 
pant, et  à  ce  moment,  pas  plus  de  vingt  centi- 
mètres de  terre  pour  vous  protéger,  on  risque 
d'être  vu  de  Cheppy...  Enfm  on  arrive  dans  la 
tranchée. 

Ah!  elle  ne  se  creuse  pas  vite,  cette  tranchée, 
la  terre  est  dure,  il  faut  travailler  couché,  les 
balles  sifflent.  Pour  activer  les  hommes,  le  ser- 
gent Goupy  a  eu  une  idée  lumineuse  : 


LA  visnr.  uu  colonel  U9 

—  Eh  !  les  gars,  dépêchez-vous  d'arranger  pro- 
prement la  tranchée,  on  vient  de  me  prévenir 
que  le  colonel  va  passer. 

Le  sergent  a  inventé  ça,  mais  vous  savez, 
quand  on  a  à  faire  travailler  des  hommes,  on 
emploie  les  trucs  qu'on  peut. 

Depuis  ce  matin,  les  soldats  ne  parlent  que  de 
cette  visite,  cela  leur  paraît  invraisemblable. 

—  Penses-tu  qu'il  viendra,  le  colo,  mais  il 
faudrait  qu'il  soit  fou  !  dit  l'un. 

En  effet,  à  chaque  instant,  il  arrive  de  ce  côté 
une  volée  de  grenades  et  le  «  zim-bouni  »  de 
Cheppy  tape  ferme. 

—  Bien  sûr  que  non,  qu'il  ne  viendra  pas,  dit 
Bourru,  d'abord  moi,  à  sa  place,  je  ne  viendrais 
pas  me  faire  amocher  ici  pour  rien. 

—  Ah  !  tu  sais,  dit  Lachard,  on  ne  sait  jamais 
avec  lui,  il  aime  tant  faire  des  excentricités. 

Lafut,  dit  la  Gnole,  qui  a  encore  sur  le  cœur 
une  punition  de  quinze  jours  de  prison  pour  une 
«  cuite  »  récente,  grogne  maussadement  : 

—  Moi,  je  vous  dis  qu'il  viendra  et  qu'il  trou- 
vera encore  le  moyen  de  nous  fiche  dedans  ! 

—  En  tout  cas,  si  jamais  il  arrive  jusqu'ici, 
le  père  Guny,  il  lui  faudra  un  sacré  culot,  con- 
clut un  autre. 

—  En  attendant,  travaillez,  ordonne  le  sergent. 


120  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Oui,  on  travaille,  mais  dans  quelles  condi- 
tions !  Bourru  place  un  vieux  créneau  allemand 
sur  de  la  terre  qui  s'éboule,  à  bout  de  bras  il 
essaye  de  donner  un  équilibre  stable  à  cette 
masse  de  fer  sur  laquelle  les  balles  s'aplatissent. 

Soudain,  on  entend  une  voix  saccadée  et  fami- 
lière : 

—  Eh  bien  !  les  gars,  ça  va  ? 

C'est  le  colonel.  Comme  toujours,  il  est  d'un 
chic  impeccable,  moustache  cirée,  vareuse 
ajustée,  d'un  bleu  d'azur,  des  manchettes  blan- 
ches; sans  souci  du  règlement,  il  a  son  képi 
éternellement  neuf  avec  des  galons  d'or  et  sous 
la  visière,  deux  yeux  brillants,  volontaires,  fixent 
Bourru,  près  duquel  il  vient  de  déboucher  par  le 
boyau. 

Mais  ça  ne  doit  pas  intimider  Bourru,  car  à 
peine  le  colonel  vient-il  de  surgir,  qu'il  sent  la 
main  du  soldat  le  saisir  par  le  pan  de  sa  vareuse 
et  en  une  seconde,  rudement,  le  colonel  est  jeté 
à  terre. 

Il  était  temps  :  sur  le  parapet,  à  un  mètre  der- 
rière l'officier,  une  grenade  fusait.  Sans  le  geste 
du  soldat  obligeant  le  colonel  à  s'aplatir,  il  y 
avait  une  vacance  de  chef  de  corps  de  plus  dans 
l'armée  française. 

—  Merci,  mon  vieux,  dit  le  colonel,  tu  m'as 


LA  visrri-:  du  colonel  121 

sauvé  la  vie,  tu  auras  une  citation.  Mais  tu  m'as 
fait  salir  ma  vareuse  et  ça  m'embête;  pour  ta 
punition,  tu  viendras  la  nettoyer,  puis  déjeuner 
avec  moi. 

—  Quand  je  te  le  disais,  confie  Lafut  à  Bourru, 
après  le  départ  du  colonel,  quand  je  te  le  disais 
qu'il  foulerait  dedans  quelqu'un  !... 


XV 
LES  TOMBEAUX  DE  SEPTEMBRE  1914 


Les  cantonnements  où  les  régiments  de  Vau- 
quois  allaient  au  repos  étaient  de  petits  villages 
de  la  Meuse  qui,  en  temps  ordinaire,  n'eussent 
pas  retenu  cinq  minutes  l'attention  d'un  touriste. 
Ils  se  ressemblaient  tous,  Auzéville,  .Tubécourt, 
Ville-sur-Gousance,  Julvécourt,  Ippécourt  :  une 
rue  bordée  de  granges,  aux  murs  de  torchis,  où 
les  soldats  vivaient  entassés  sur  de  la  mauvaise 
paille.  A  quoi  bon  vous  raconter  cette  vie  insi- 
pide des  jours  de  repos?  Ces  petits  événements 
qui  la  remplissent  sont  banals,  vous  verriez 
Bourru,  comme  tous  les  autres  préoccupé  d'amé- 
liorer son  existence  matérielle.  Il  va  chez  la 
mère  Dupont  ou  le  père  Minard  acheter  des 
œufs,  du  lait,  il  s'ingénie  à  trouver  un  «  bon 
coin  »  dans  un  grenier,  il  se  lamente  sur  la 
malfaisance  des  rats  qui,  lanuit,  viennent  mordre 
les  mains  des  dormeurs,  il  se  plaint  de  ne  pas 


LES    TOMBEAUX    DE    SEPTEMBRE    1914  123 

rencontrer  une  hospitalité  assez  cordiale  chez 
les  «  Meusions  »,  mais  quand  il  quittera  le  vil- 
lage, il  s'en  ira  tout  attendri  en  disant  :  «  Ce 
sont  de  braves  types,  tout  de  même.  »  Non  plus, 
jene  m'étendrai  sur  les  exercices,  les  manœuvres, 
le  cauchemar  des  soldats. 

Mais  parfois,  au-dessus  de  celte  existence 
monotone,  des  heures  graves  s'élevaient  entraî- 
nant des  âmes  vers  le  rêve.  Les  tombes  des  sol- 
dats de  la  bataille  de  septembre  1914  en  étaient 
le  prétexte.  Je  vous  disais  tout  à  l'heure  la  bana- 
lité de  ces  villages  meusiens,  mais  au  moment 
même  oii  j'écris,  voici  que  ces  paysages  devien- 
nent inliniments  émouvants.  Il  y  a  deux  ans,  on 
s'est  battu  ici,  les  troupes  de  la  Défense  mobile 
de  Verdun  contre  l'année  du  Kronprinz.  Comme 
c'est  loin,  la  bataille  de  la  Marne,  en  1914  !...  du 
temps  où  les  soldats  avaient  des  pantalons  et 
des  képis  rouges,  cela  semble  un  passé  fameux. 

A  chaque  séjour  à  Ville-sur-Cousance,  à  Jubé- 
court  ou  à  Ippécourt,  Bourru  sentait  que  les 
camarades  morts  au  début  de  la  guerre  apparte- 
naient déjà  à  l'histoire.  Une  auréole  glorieuse 
les  éclairait.  Et  cependant  il  avait  été  mêlé  à 
leurs  rangs.  Cela  lui  donnait  l'impression  bizarre 
d'être  un  vieillard  qui  se  souvient  d'avoir  connu, 
dans  sa  jeunesse,  des  personnages  illustres. 


124  BOURRU,    SOLDAT    DK    VAUQUOIS 

Aussi  quelle  attirance  possèdent  ces  tombes 
sur  les  soldats  !  Les  plus  frustes  d'entre  eux 
sentent  «  quelque  chose  qui  les  secoue  en 
dedans  »,  comme  dit  Bourru,  lorsque  le  hasard 
les  met  face  à  face  avec  une  croix  de  bois  plantée 
au  milieu  d'un  champ.  Et  il  y  en  a  de  ces  croix  ! 
Sur  les  croupes,  dans  la  plaine,  elles  se  pressent 
l'une  contre  l'autre  parfois.  En  certains  coins 
quelques-unes  s'élèvent  isolées,  farouches,  sem- 
ble-t-il. 

Tenez,  suivons  Bourru  en  promenade  avec 
quelques  autres  dans  une  petite  vallée  à  quelques 
kilomètres  de  Julvécourt.  C'est  une  après-midi 
d'automne  où  les  puissances  mystérieuses  de  la 
nature  nous  contraignent  à  la  méditation  atten- 
drie. Le  petit  groupe  de  soldats  foule  des  plantes 
agonisantes;  au  loin,  la  voix  de  la  canonnade 
monte  comme  1  immense  plainte  d'une  contrée 
qui  souffre.  Une  mélancolie  douce  pénètre  ces 
hommes,  qu'ils  goûtent  comme  un  plaisir,  telle- 
ment elle  contraste  avec  les  brutalités  de  la 
bataille  coutumière. 

Près  d'un  buisson,  ils  aperçoivent  soudain  une 
tombe  :  un  tumulus  caché  dans  l'herbe,  une  croix 
à  demi  penchée  et  sans  inscription,  un  vieux 
képi  délavé  annoncent  seuls  le  repos  éternel 
d'un  héros  de  la  bataille'  de  septembre.  Tout 


LES   TOMBEAUX    DE    SEPTEMBRE    1914  125 

autour,  dans  la  vallée  profonde,  le  silence,  la 
solitude,  l'ombre  glacée...  Les  arbres  semblent 
s'arracber  à  ce  bas-fond  de  mort  oii  les  berbes 
pourrissent.  On  devine  la  terrible  emprise  de  la 
terre  sur  le  cadavre  :  il  s'enfonce  dans  le  sol,  se 
dissout  dans  la  matière.  Bientôt  toute  trace  de 
lui  aura  disparu  et,  là  où  le  drame  d'une  agonie 
humaine  s'est  déroulé,  le  passant  de  l'avenir  ne 
verra  plus  qu'une  mer  végétale  étalant  ses  vagues 
indifférentes. 

Les  soldats  se  sont  arrêtés,  des  sentiments 
confus  agitent  leur  âme  ;  ils  seraient  bien  inca- 
pables de  les  formuler  ;  mais  est-ce  qu'ils  ont 
besoin  de  mots  pour  sentir  la  mélancolique 
poésie  d'un  tombeau  ?  Voyez-les  donc,  ces 
Bourrus,  immobiles  et  silencieux,  devant  cette 
croix;  on  dirait  qu'ils  écoutent  une  musique 
intérieure. . .  Ce  sont  de  pauvres  paysans  incultes, 
dites-vous?  Je  les  vois  comme  de  grands  inspirés. 

Sans  doute,  leur  première  émotion  fut  le  réilexe 
égoïste  de  défense  que  notre  volonté  de  vivre 
déclenche  contre  toute  image  de  mort. 

—  Dire  que  je  pourrais  être  à  la  place  de 
celui-ci!  pense  chacun. 

Mais  maintenant,  la  mélancolie  qui  se  dégage, 
irrésistible,  du  tombeau  ennoblit  le  visage  de  ces 
hommes  rudes. 


126  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Déjà,  au  villa2:e  natal,  c'était  pendant  les  enter- 
rements, à  l'église,  au  cimetière,  que  Bourru 
sentait  qu'il  est  autre  chose  dans  la  vie  que  de 
peiner  sur  le  sillon  comme  une  bête  de  somme. 
Toute  la  philosophie,  toute -la  religion,  tout  ce 
qui  est  spirituel  entrait  dans  son  âme,  à  ces 
moments-là,  comme  un  rayon  de  soleil  dans  un 
paysage  embrumé.  Des  émotions,  des  idées  se 
levaient,  venaient  de  très  loin  du  fond  de  son 
inconscient.  Aujourd'hui,  le  même  phénomène  se 
produit.  En  méditant  devant  cette  tombe  aban- 
donnée, Bourru  accède  à  un  sentiment  nouveau, 
la  crainte  que  son  frère  dorme  inconnu,  soit 
oublié  pour  toujours...  Dans  cette  vallée  désolée, 
le  soldat  devine  l'implacable  loi  qui  ordonne  à  la 
matière  d'effacer  même  la  trace  du  drame  le 
plus  grandiose.  Et  Bourru  songe...  Il  voit  dans 
cette  vallée  les  soldats  de  1914  s'avancer  mar- 
chant au  combat.  Le  cheminement  est  propice  à 
l'approche  défilée.  Quelle  émotion  dans  leur 
cœur  !  Ils  se  regardent  dans  les  yeux  en  francs 
camarades  :  sur  eux  la  mort  plane. 

—  Si  j'y  reste,  disait  l'un  à  son  ami,  tiens, 
voici  l'adresse  de  ma  femme,  tu  lui  écriras. 

L'autre  indique  à  son  tour  la  demeure  de  sa 
propre  famille,  un  serrement  de  mains  scelle  le 
pacte.  Tout  à  coup  la  mitraille  s'abat,  un  soldat 


LES    TOMBEAUX    DE    SEPTEMBRE    1914  127 

s'affaisse,  on  n'a  pas  Je  temps  de  le  secourir. 
Mais  dans  le  cœur  de  ceux  (jui  l'abandonnent, 
quel  déchirement  !  Dans  un  élan  de  farouche 
volonté,  ils  regardent  une  dernière  fois  leur 
camarade  en  jurant  que  cette  image  ne  les 
quittera  pas.  La  nature  semble  participer  à  ce 
solennel  engagement,  les  arbres  mutilés,  les 
plantes  arrachées,  la  terre  en  lambeaux,  tout 
semble  saigner  d'une  blessure  inguérissable  et 
la  vieille  prairie  a  le  geste  farouche  d'une  mère 
qui  berce  son  enfant  mort. 

Ah  !  non,  le  soldat  ne  sera  pas  oublié,  car  là- 
bas  au  pays,  dans  le  cercle  des  amis,  de  la 
famille,  quand  la  funèbre  nouvelle  a  explosé, 
il  a  paru  que  le  souvenir  du  héros  était  immor- 
tel, tellement  était  grande  l'émotion  des  cama- 
rades, la  douleur  des  parents. 

—  Et  cependant,  te  voilà  là,  mon  pauvre  vieux 
frère,  murmure  Bourru,  te  voilà  tout  seul,  oublié. 
Deux  ans,  à  peine,  ont  passé  et  moi  qui  suis  là, 
je  ne  sais  même  pas  ton  nom  !  Où  sont-ils.  tes 
camarades  qui  avaient  juré  de  se  souvenir  ?  Morts 
peut-être  ou  blasés  par  d'autres  deuils.  Quel- 
qu'un se  souvient-il  de  toi  :  ta  femme,  ta  mère, - 
tes  enfants?  mais  qui  sait?  déjà  peut-être  ton 
image  se  décolore  dans  leur  esprit  !  et  l'hiver  va 
venir,  puis  le  printemps  ;  les  laboureurs  efface-i 


128  BOURRU,    SOLDA.T    DE    VAUQUOIS 

ront  la  trace  des  obus,  l'alouette  chantera,  les 
arbres  guériront,  l'oubli  total  te  submergera 
comme  une  cendre. 

Non,  Bourru  ne  dit  pas  toutes  ces  choses  ! 
Mais  il  les  sent,  tantôt  comme  un  attendrisse- 
ment, tantôt  comme  une  révolte  contre  l'injus- 
tice de  la  vie  qui  jamais  ne  se  retourne  pour 
contempler  ceux  qui  resteront  immobiles  dans 
l'ombre. 

Et  voilà  que,  par  ces  attendrissements,  ces 
révoltes,  cet  humble  paysan  monte  à  une  vie 
morale  supérieure.  Bourru  ne  veut  pas  oublier; 
en  lui  le  culte  des  morts  devient  une  pensée 
vivante. 

Regardez-le  maintenant,  mon  Bourru,  le  voici 
occupé  à  relever  les  croix,  à  arranger  les  tombes, 
à  arracher  les  herbes  folles  du  tumulus  puis,  la 
tête  nue,  il  prie... 

Maintenant,  il  revient  au  cantonnement,  mais 
son  âme  reste  bercée  par  une  vague  mélan- 
colie. L'heure  est  venue  de  la  fête  du  soleil 
couchant;  au  loin,  sur  les  chaumes,  d'innom- 
brables fils  de  la  Vierge  tendus  au  ras  du  sol 
forment  un  tapis  soyeux,  dans  lequel  le  soleil 
laisse  une  trace  resplendissante  comme  lors- 
qu'il disparaît  dans  la  mer.  Et  les  soldats  pen- 
sent à  cette  autre  trace  brillante  que  doit  laisser 


LES    TOMBEAUX    DE    SEPTEMBRE    1914  129 

le  souvenir  des  camarades  dans  les  âmes  Lien 
nées. 

Sous  la  lumière  oblique  et  ardente  encore, 
chaque  arbre  éclate  d'une  couleur  particulière. 
Les  grêles  bouleaux  se  dressent  pâles  et  jaunes, 
presque  diaphanes,  les  cerisiers  flambent  comme 
de  rouges  torches,  la  rousseur  des  chênes 
triomphe  sur  le  vert  sombre  des  pins.  Ainsi  la 
glorieuse  lueur  des  soldats  morts  pour  la  patrie 
devrait  éclairer  les  vivants,  afin  de  mettre  en 
relief  les  vertus  propres  à  chacun. 

Sur  toutes  les  crêtes  déroulées  àrinfîni  tombe 
une  paix  et  une  majesté  indicibles,  toute  la 
nature  vibre  dune  divine  harmonie.  0  beauté 
éternelle  de  ce  simple  et  grand  spectacle  !  Au 
moment  où  le  soleil  tombe  mourant  derrière 
l'horizon,  est-il  une  âme,  même  la  plus  grossière, 
qui  ne  sente  comme  une  révélation  de  puissance 
poétique,  insoupçonnée  peut-être? 

Aujourd'hui,  Bourru  et  ses  amis  se  sont 
attendris  sur  le  souvenir  d'un  camarade,  ils  en 
seront  marqués  pour  longtemps.  L'esprit  des 
morts  continuera  à  les  habiter  et  c'est  peut-être 
ce  qui  vous  explique  cette  étrange  impression 
de  nob4esse  que  vous  avez  ressentie  lorsque 
croisant  Bourru,  dans  la  rue,  à  Paris,  il  a  fixé 
sur  vous  ses  yeux  profonds.  C'étaient  des  yeux 

9 


d30  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

qui  souvent,  pendant  le  repos  à  Jubécourt, 
à  Ville-sur-Cousance,  à  Julvécourt,  àippécourt, 
avaient  regardé  jusqu'au  fond  des  tombes  des 
camarades  de  septembre  1914. 


XVI 
UN  «  COUP  DE  MAIN  » 


Étiez-vous  —  étant  enfant  —  celui  qui  grillait 
toujours  de  l'envie  de  partir  en  expédition  dans 
les  grands  bois  sombres,  où  votre  mère  avait  vu 
des  serpents  hideux  dont  elle  vous  menaçait,  et 
que  votre  imagination  peuplait  de  bètes  plus 
monstrueuses  encore...  mais  qu'il  était  si  exal- 
tant d'affronter?...  Si  oui,  vous  connaissez 
l'étrange  excitation  du  risque  qu'on  frôle,  et  à 
peine  avez-vous  besoin  de  mes  pauvres  mots 
pour  voir  la  flamme  qui  brille  dans  les  yeux  de 
Bourru  pendant  que  le  sergent  Stokreisser  lui 
parle  mystérieusement,  à  voix  basse,  dans  un 
recoin  de  tianchée. 

—  Oui,  j'ai  vu  le  colon.  Y  veut  bien  qu'on 
essaye  d'enlever  la  sentinelle  boche  du  petit 
bois.  Y  aura  quinze  jours  de  perm...  c'est  pour 
cette  nuit,  en  es-tu? 

Bourru  a  le  cœur  chaviré  par  la  tentation. 


132       BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

mais  il  «  fait  des  manières  »  avant  de  céder, 
comme  quelqu'un  qui  tient  à  savourer  sa  chute. 

—  Ça  dépend...  avec  qui  qu'on  sera? 

—  Y  aura  Huguenin,  Dufour...  Aubouin... 
LaVolige...  des  types  culottés,  hein!...  Et  peut- 
être  aussi  Faraud... 

—  Oh!  celui-là,  grogne  Bourru...  faut  se 
méfier!...  il  aura  les  foies,  c'est  sûr... 

Toute  la  journée,  le  sergent  parcourt  les  sapes 
du  bataillon;  en  grand  secret,  il  fait  des  offres, 
en  décline  d'autres...  on  parlemente.  Un  tel 
accepte,  mais  à  condition  que  son  copain  sera 
de  l'affaire  ;  tel  autre  a  des  exigences  de  milliar- 
daire américain  à  qui  on  propose  une  associa- 
tion. 

Dix  heures  du  soir.  Les  cinq  hommes  et  le 
sergent  sont  près  de  la  Cigalerie.  Temps  calme, 
nuit  sombre,  mais  rien  de  trop.  Au  loin,  le 
marmitage  habituel;  quelques  claquements  de 
coups  de  fusil. 

—  Je  sens  qu'on  a  le  bon  Dieu  pour  nous,  dit 
Dufour  ;  ça  va  réussir  ! 

Les  hommes  sont  armés  de  revolvers  et  de 
couteaux  ;  les  casques,  recouverts  de  toile  bleue 
pour  empêcher  la  réverbération  des  fusées  éclai- 
rantes; des  toiles  de  tente  et  de  la  grosse 
ficelle. 


UN    «    COUP    DE    MAIN    »  133 

Le  sergent  explique  son  plan  :  divisés  en 
deux  groupes,  à  vingt  mètres  l'un  de  l'autre,  on 
va  ramper  droit  sur  le  petit  saule;  là,  on  tour- 
nera à  gauche,  à  vingt  pas  de  la  rivière,  et  on 
arrivera  au  bois  où  se  trouvent  les  sentinelles 
boches. 

—  Si  je  suis  amoché,  ajoute-t-il,  Bourru 
prendra  le  commandement.  Et  puis,  vous  savez, 
on  y  va  à  fond...  faut  ramener  une  sentinelle... 

Au  moment  de  franchir  le  parapet,  Bourru 
pense  : 

—  C'est-y  bêle,  me  v'ià  encore  embarqué  dans 
une  histoire  à  se  faire  casser  la  figure  ! ...  Je  serai 
donc  toujours  le  même?  j'avais  pourtant  juré  la 
dernière  fois  que  je  ne  recommencerais  plus... 
Enfin,  quoi,  c'est  pas  le  moment  de  renâcler... 

C'est  dur,  cette  marche  rampante  sur  les 
mains.  Au  bout  d'une  demi-heure,  on  a  les 
épaules  arrachées,  et  cependant  cent  mètres  à 
peine  sont  parcourus.  Mais  il  faut  se  mouvoir 
lentement,  pour  éviter  tout  bruit. 

Zut...  voilà  Dufour  qui  vient  de  faire  rouler 
un  caillou!  Une  fusée  éclairante  s'élève.  Les 
hommes,  plaqués  par  terre,  se  retiennent  de 
bouger  et  même  de  respirer.  Si  on  les  voit,  la 
mitrailleuse  va  cracher... 

La  fusée  s'éteint...  rien...  joie  !  La  respiration 


134  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

reprend  allègre,  mais  le  silence  paraît  solennel  ; 
on  a  peur  de  le  profaner  en  se  remettant  en 
marche. 

Le  terrain  est  criblé  de  trous  de  marmites, 
obstrué  de  débris  de  toutes  sortes.  Allons,  bon  ! 
un  vieux  réseau  de  fils  de  fer  tient  encore  ! 

Heureusement,  Bourru  a  sa  cisaille.  Il  se 
fraye  un  passage.  Ce  n'est  pas  très  diflicile... 
on  est  encore  à  cent  quatre-vingts  mètres  des 
sentinelles  ennemies...  Tiens,  un  aboiement  de 
chien... 

—  Ah  !  les  salauds,  pense  La  Volige,  ils  ont 
des  chiens  de  guerre  qui  vont  nous  flairer... 
nous  sommes  foutus. 

Car  vous  avez  bien  compris,  n'est-ce  pas?  Si 
on  est  découvert  à  cent  cinquante  mètres  en 
avant  de  la  tranchée,  plus  moyen  de  se  sauver  en 
courant.  On  serait  abattu  avant  d'avoir  parcouru 
cinq  mètres.  La  meilleure  chance  qui  puisse 
vous  arriver  est  d'attendre  dans  un  trou,  quelque- 
fois pendant  deux  ou  trois  jours,  le  moment 
favorable  pour  bondir  jusqu'à  votre  tranchée. 

Le  chien  se  tait...  Une  lumière  du  côté  de  la 
tranchée  allemande.  Elle  se  déplace.  On  la  voit 
passer  successivement  derrière  les  créneaux. 
Est-ce  que,  par  hasard,  les  Boches  prépareraient 
quelque  chose  de  notre  côté? 


UN    «    COUP    DE    MAIN    »  135 

Enfin,  nous  voici  près  du  petit  saule  déclii- 
(lueté.  Plus  que  cent  mëtres  à  faire. 

Soudain,  une  grenouille  saute  dans  le  ruis- 
seau Avant  d'avoir  réfléchi  une  seconde,  Faraud 
a  lâché  son  coup  de  revolver. 

—  Bougre  d'idiot,  pense  Bourru,  j'avais  bien 
dit  qu'il  aurait  les  foies... 

Instantanément,  la  fusillade  se  déchaîne. 
Tac,  tac,  tac  !  De  chaque  côté,  les  mitrailleuses 
fonctionnent,  les  halles  sifflent. 

Heureusement  que  nos  gaillards  sont  des 
malins.  Ils  savent  bien  que,  la  nuit,  les  mitrail- 
leuses font  du  tir  rasant  pour  pouvoir  atteindre 
les  hommes  couchés.  Quatre  des  patrouilleurs 
se  sont  aplatis  dans  un  trou.  Bourru,  qui  se 
trouvait  près  du  saule,  ne  voyant  pas  de  trou,  a 
grimpé  dans  l'arbre  et  se  confond  avec  le  tronc. 
Les  balles  passent  en  nappe  au-dessous  de  ses 
pieds,  triturant  la  couche  d'air  qui  le  sépare  de 
ses  camarades. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  la  panique  de  feu 
se  calme.  En  somme,  «  ils  »  n'ont  rien  vu  ;  pas 
de  raison  pour  que  ça  dure.  Mais  il  y  a  tout  de 
même  de  quoi  rafraîchir  les  ardeurs.  Faut-il 
continuer?  On  se  concerte. 

—  Moi,  je  continue,  dit  Aubouin.  Je  veux  aller 
en  perm... 


136  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

La  marche  rampante  continue,  plus  lente 
encore.  On  approche...  les  sentinelles  ennemies 
doivent  être  à  dix  ou  quinze  mètres,  derrière  ce 
machin  noir  qu'on  croit  distinguer.  Les  mouve- 
ments des  hommes  sont  souples  et  lents  comme 
ceux  d'un  chat  qui  s'apprête  à  bondir. 

Soudain,  celui  de  tête  s'arrête.  Il  vient  de 
voir,  là,  à  un  mètre  devant  lui,  un  réseau  de  fils 
de  fer  qu'on  ne  soupçonnait  pas,  et  qui  semble 
entourer  l'emplacement  des  sentinelles.  Pour 
se  protéger,  les  Boches  se  sont  encagés  comme 
des  bêtes  de  ménagerie. 

—  Ah  !  malheur  !  Comment  les  atteindre? 

Stokreisser  et  Bourru,  la  tête  à  quinze  centi- 
mètres du  sol,  contemplent  avec  désespoir  les 
fils  de  fer  auxquels  sont  suspendues  de  vieilles 
boîtes  de  conserve...  le  moindre  choc  va  ébran- 
ler toute  cette  ferraille  et  donner  l'éveil... 

Bourru  sent  un  goût  d'amertume  dans  la 
bouche.  C'est  le  signe  de  la  défaite  morale; 
Napoléon,  assistant  à  la  débâcle  de  Waterloo, 
le  ressentit  au  même  titre  que  Bourru  consta- 
tant que  sa  patrouille  va  manquer. 

Soudain,  un  buste  d'homme  remue  dans 
l'ombre,  au-dessus  du  réseau  ;  c'est  la  sentinelle 
allemande  qui,  vaguement  inquiète,  regarde... 
Rien...  calme  plat...  les  patrouilleurs  appuient 


UN    «    COUP    DE    MAIN    »  137 

sur  le  sol  leur  corps  allongé.  L'ombre  dispa- 
raît... Que  faire? 

Le  sergent  Stokroisser  suit  le  réseau  de  fil  de  fer 
vers  la  droite,  Bourru  fait  la  même  chose  sur  la 
gauche...  Soudain  le  sergent  a  un  tumulte  de 
joie  au  cœur...  Là,  le  réseau  aboutit  au  ruis- 
seau et  ne  se  continue  pas.  Les  Boches  ont  cru 
que  la  rivière  était  un  obstacle  suffisant  pour 
protéger  la  sentinelle. 

Un  signe  se  transmet  d'homme  à  homme,  les 
patrouilleurs  rampent  tous  vers  le  ruisseau. 
Sans  un  mot,  on  s'est  compris...  Doucement, 
oh!  bien  doucement...  ils  se  faisaient  glisser 
dans  l'eau...  Veine  !  Il  y  a  tout  au  plus  un  mètre 
cinquante  de  profondeur...  Mais  quel  potin  on 
fait  en  avançant  dans  l'eau  !  C'est  inimagi- 
nable... essayez  et  vous  verrez. 

Quinze  mètres  plus  loin,  on  est  à  quatre  pas 
des  deux  sentinelles...  Elles  sont  là,  dans 
J'ombre...  les  cœurs  battent...  Voici  un  arbre 
propice  :  Bourru  aide  Dufour,  La  Volige  pousse 
le  sergent... 

Eh  bien  !  oui,  au  risque  de  vous  faire  sourire, 
je  l'écrirai  la  vieille  phrase  clichée  des  romans- 
feuilletons  :  «  prompts  comme  l'éclair  »  les  sol- 
dats ont  sauté  sur  les  Boches...  Cinq  minutes 


138  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

après,  ils  étaient  tous  deux  ficelés,  bâillonnés, 
roulés  dans  des  toiles  de  tente  comme  de  gros 
saucissons...  Ils  n'avaient  pas  dit  :  ouf!  Et  un 
rossignol,  qui  lamentait  ses  peines  de  coeur  à 
quelques  nièlres  de  là,  n'avait  même  pas  inter- 
rompu son  chant. 

—  Mais  quoi  !  —  dit  Stokreisser  —  on  ne  va 
pas  emporter  ces  deux  paquets-là,  un  est  bien 
suffisant. 

—  Y  faudrait  «  nettoyer  »  celui  qu'on  va 
laisser,  chuchota  La  Volige  ;  sans  cela,  il  va 
essayer  d'appeler  dès  qu'on  sera  parti  et,  s'il 
donne  l'éveil,  nous  allons  trinquer  en  rentrant. 

—  Ben  oui...  faut  lui  faire  son  affaire,  approu- 
vent les  soldats.  Mourir  pour  mourir,  vaut 
mieux  que  ça  soit  lui  que  nous...  On  est  en 
guerre,  après  tout. 

—  Eh  bien  !  qu'est-ce  qui  se  décide? 

—  Moi,  j'ai  pas  le  courage,  dit  Bourru. 

—  Moi  non  plus,  avouent  les  autres. 

Et  ils  s'en  vont  —  ces  âmes  sensibles  — 
emportant  un  Boche  et  laissant  sur  place  l'autre 
qui  souffle  comme  un  phoque  derrière  son 
bâillon. 


XVII 

LE  PLUS  RUDE  DEVOIR 


Lettre  de  Madame  Charel  au  capitaine  Lair,  commandant 
une  compagnie  du  ...^  régiment  d'infanterie. 

Mon  ami,  comme  je  suis  heureuse  de  savoir 
mon  fils  sous  vos  ordres  !  Mon  pauvre  mari 
vous  aimait  tant  î...  Je  sais  plus  d'un  Irait  qui 
prouve  votre  bon  cœur.  J'ai  le  pressentiment 
que  vous  porterez  bonheur  à  mon  Luc  chéri... 
Pensez  donc  !  mon  fils,  mon  unique  raison  de 
vivre,  le  seul  être  qui  puisse  continuer  la  grande 
œuvre  de  son  père... 

Tout  à  l'heure,  quand  j'ai  résolu  de  vous  écrire, 
j'avais  l'intention  de  vous  dire  que  mon  Luc  est 
faible,  maladif...  qu'il  rendrait  plus  de  services 
dans  un  emploi  sédentaire  que  dans  la  tranchée... 
Mais  j'ai  hésité  ;  tant  de  pauvres  njères  répètent 
ce  touchant  mensonge...  Pourtant,  c'est  vrai, 
Luc  est  si  délicat  !...  Mais  non,  je  ne  veux  pas, 
je  sais  que  votre  conscience,  si  scrupuleuse,  vous 


140        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

dictera  la  conduite  la  plus  droite;  je  sais  que 
vous  le  ménagerez...  Il  faut  bien  qu'il  reste  des 
jeunes  hommes  dans  la  France  de  demain!... 
Vous  le  protégerez,  comme  jadis  mon  mari 
quand  il  vous  rendit  ce  grand  service...  Pardon- 
nez-moi, voilà  que  j'insiste  lourdement.  Mais 
quand  je  pense  à  l'atroce  chose  qui  pourrait 
arriver  :  mon  lils  adoré,  blessé,  mourant,  m  ap- 
pelant dans  la  nuit,  au  soir  d'une  bataille,  avec 
de  grosses  larmes  dans  ses  yeux  d'enfant... 
Alors,  voyez-vous,  un  vent  de  démence  souffle 
en  moi.  Oh  !  dites-moi  que  vous  le  protégerez, 
jurez-le-moi  !  Pensez  donc,  sa  tête  chérie  percée 
d'une  balle,  c'est  affreux  !  Rappelez-vous  com- 
bien ils  étaient  doux,  ces  soirs  d'autrefois,  quand 
vous  veniez,  grand  collégien  de  dix-huit  ans, 
passer  les  vacances  à  la  maison  ;  nous  allions 
le  long  de  la  rivière,  avec  Luc,  encore  enfant, 
qui  courait  dans  les  fleurs  !  Mais  je  suis  folle... 
je  ne  sais  plus  ce  que  j'écris,  ni  que  vous  dire... 
Non,  je  serai  forte  :  je  veux  que  Luc  fasse 
son  devoir,  noblement,  comme  une  grande  âme 
qu'il  est.  J'en  serai  si  fière  !  J'ai  confiance;  près 
de  vous,  je  suis  sûre  que  la  mort  n'osera  pas 
me  prendre  mon  pauvre  petit. 


LE    PLUS    RUDE    DEVOIR  141 

f.ettre  du  soldat  Bourru  à  son  camarade  Jolly,  à  l'hôpital. 

...C'a  été  une  rude  affaire,  je  te  le  garantis. 
Depuis  que  la  mine  avait  sauté,  nous  étions  là, 
les  trois  sections,  dans  la  tranchée  en  marteau, 
tu  sais,  à  gauche.  Et  ça  crapouillotait,  fallait  voir  ! 
Les  «  œufs  de  Pâques  »,  «  tortues  »,  «  queues 
de  rats  »,  «  sacs  à  terre  »  radinaient  sur  nous, 
en  vitesse.  Mais  on  s'épatait  pas  trop,  quand 
môme.  Le  capitaine  avait  envoyé  le  caporal 
Taupin  dans  l'entonnoir,  avec  six  hommes, 
dont  le  gosse  Gharel,  de  la  classe  16,  tu  te  rap- 
pelles? le  petit  protégé  du  capitaine,  bien  gen- 
til, mais  qui  avait  toujours  des  ampoules  aux 
mains  quand  il  touchait  le  manche  d'une  pelle. 
C'était  leur  tour  de  marcher,  puisque  la  dernière 
fois  c'était  nous,  tu  en  sais  quelque  chose,  hein  ! 
toi  qui  es  dans  des  draps  blancs  depuis  ?  A  un 
moment  donné,  une  grosse  torpille  vient  éclater 
à  côté  de  l'entonnoir. . . .  baôum  ! . . .  puis  une  autre, 
puis  encore  une  autre  ;  ça  secouait  les  tripes 
bougrement.  Alors,  sans  doute  que  les  types 
dans  l'entonnoir,  y  se  sont  dit  :  «  Si  les  Boches 
continuent  à  nous  en  balancer  comme  ça,  on  est 
foutus  »,  car,  tout  à  coup,  on  les  voit  rappliquer 
de  l'entonnoir  au  triple  galop.  Ils  avaient  les 
foies     complètement     retournés.     Monchereau 


142  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

reboulait  des  yeux  comme  un  mouton  écorché; 
le  gosse  Charel  criait  :  Maman!  Maman! 

Mais  voiià-t-y  pas  qu'ils  tombent  juste  sur  le 
capitaine  qui  se  tenait  à  l'entrée  du  boyau  ;  tu  le 
connais,  hein?  Juste,  mais  pas  commode  quand 
ça  barde. 

—  Arrêtez  I  leur  crie-t-il,  ou  je  vous  brûle  la 
gueule  ! 

Et  le  voilà  qui  s'met  à  leur  en  raconter,  fal- 
lait entendre  ça!  «  Des  soldats  comme  vous... 
vous  foutez  le  camp  comme  des  lapins  !  Si  c'est 
pas  malheureux  !  J'aurais  jamais  cru  ça  des  poi- 
lus delà  12''!  Je  vais  donner  ma  démission,  je 
suis  déshonoré  !...  Regardez  vos  camarades  qui 
se  moquent  de  vous...  N'ètes-vous  donc  plus  de 
ceux  qui  ont  enfoncé  deux  compagnies  boches 
le  l^""  mars?  Allons!...  devoir...  sacrifice... 
France...  »,  et  patati  et  patata... 

Y  a  pas  à  dire,  le  capitaine,  dans  ces 
moments-là,  trouve  toujours  des  boniments  qui 
vous  remuent  le  sang.  Alors,  voilà  que  les  types 
se  mettent  à  dire  :  «  Pardon,  mon  capitaine... 
on  y  retourne...  » 

Et  c'est  peut-être  pas  dix  minutes  après  que 
le  petit  Charel  a  été  tué,  dans  l'entonnoir,  par 
un  crapouillot  qui  lui  a  ouvert  le  ventre. 

Comme  c'était  un  pistonné  du  capitaine,  pour 


LE    PLUS    nUDE    DEVOIR  143 

faire  plaisir  au  vieux,  on  l'a  rapporté  proprement 
dans  une  toile  de  tenté  et  on  l'a  enterré  à  «  la 
Barricade  ». 

Fiagments  du  journal  intime  du  capitaine  Lair. 

Luc  est  tué  !  le  fils  d'Alice  et  de  ce  grand 
esprit  qu'était  Pierre  Cliarel...  C'est  atroce  !  Un 
doute  me  torture  ;  il  faut  que  je  nae  mette  devant 
ce  papier  pour  essayer  de  voir  clair  en  moi. 
J'ai  peur  d'avoir  été  trop  brutal.  Pauvre  enfant  ! 
si  gentil,  quand  il  jouait  autrefois,  au  temps  de 
ces  grandes  vacances,  où  la  vie  m'apparaissait 
en  promesses  d'amour  et  de  bonheur.  Pauvre 
mère!  que  va-t-elle  devenir?  Son  désespoir 
sera  affreux,  elle  va  m'accuser...  Je  n'oserai 
jamais  la  revoir  ! 

Oh  !  j'ai  besoin  de  me  réfugier  au  sommet  des 
idées  que  j'aime;  là,  je  serai  tranquille. 
Voyons,  élève-toi,  plane  au-dessus  des  circons- 
tances et  de  l'heure...  N'ai-je  pas  fait  mon  devoir? 
Toute  ma  logique  répond  affirmativement.  Je 
suis  un  chef  de  guerre  ;  au  nom  d'un  idéal  supé- 
rieur, je  commande  à  des  hommes.  On  m'a  con- 
fié leur  énergie,  afin  de  l'employer  au  mieux 
des  intérêts  de  la  patrie.  Ma  fonction  consiste 
donc  à  cajjter  cette  énergie  qui,  suivant  une  loi 
de  mécanique,  tend  à  fuir  par  la  voie  de  moindre 


144  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

résistance.  Mes,  hommes,  comme  tous  les 
autres,  ont  besoin,  à  chaque  instant,  de  fouetter 
leur  volonté  pour  faire  triompher  l'esprit  de 
devuii  sur  les  instincts  de  paresse  et  de  peur... 
Mon  rôle  est  de  les  aider  à  cette  victoire  sur 
eux-mêmes  ;  j'y  parviens  presque  toujours  en 
stimulant  leurs  nobles  sentiments,  si  vibrants 
et  si  purs,  mais,  parfois...  ah  !  parbleu,  ce  ne 
sont  pas  des  mécaniques,  mes  soldats  !  mais  des 
hommes  comme  moi  !  Comme  tous,  ils  ont  des 
moments  où  la  Bête  prend  le  dessus,  —  instants 
qu'ils  regrettent  amèrement  plus  tard,  —  alors, 
mon  devoir,  à  ces  moments-là,  consiste  à  soute- 
nir, même  par  la  contrainte,  la  partie  noble  de 
leur  âme. 

En  usant  de  tous  les  moyens  possibles,  je  dois 
les  empêcher  de  commettre  la  lâcheté  qui  les 
déshonorerait.  C'est  ce  que  j'ai  fait  aujourd'hui. 

Je  dois  me  féliciter.  Le  chef  de  guerre  ne  doit 
pas  oublier  qu'il  se  meut  dans  le  domaine  de  la 
brutalité;  celui  qui  céderait  à  l'attendrissement 
ne  ferait  rien  de  bon.  Tl  s'agit  en  ce  moment  de 
la  vie  ou  de  la  mort  de  notre  race.  Les  individus 
ne  comptent  pas...  C'est  bien  là  le  sens  profond 
des  ordres  que  nous  donnent  nos  grands  chefs, 
quand  ils  disent  :  «  On  devra  mourir  sur  place 
plutôt  que  de  reculer.  »  Voilà  la  voix  de  l'intérêt 


LE    PLUS    RUHR    DEVOIU  145 

général.  Ah  !  quel  détestable  sophiste  me  paraît 
ce  philosophe  qui  conseillait  «  de  considérer 
l'homme,  non  comme  un  moyen,  mais  comme 
une  fin  ».  Il  n'y  a  qu'une  fin  à  assurer,  à  cette 
heure  :  la  vie  de  la  société  française,  condition 
delà  vie  de  l'individu.  Telle  est  la  loi  éternelle, 
et  ceux  qui  l'ont  fait  appliquer  autrefois  sur- 
gissent dans  l'histoire  comme  des  bienfaiteurs 
de  l'humanité...  Je  pense  aux  grands  rois  et 
aux  généraux  célèbres. 

Mais  ma  logique,  si  implacable  soit-elle,  ne 
peut  empêcher  que  mon  cœur  ne  se  brise  quand 
je  pense  à  ce  pauvre  Luc.  C'était  une  âme  si 
jolie  !  Aujourd'hui,  la  peur  l'avait  pris,  mais, 
quoi!  je  sais  ce  qu'est  la  guerre  :  il  n'y  a  pas 
d'homme  capable  d'être  continuellement  brave. 
Le  plus  pur  héros  a  ses  heures  de  défaillance. 
L'autre  jour,  n'avait-il  pas  été  magnifique  de 
hardiesse,  ce  gosse  ?  Et  il  m'était  si  dévoué  ! 
Quand  je  passais  la  compagnie  en  revue,  ses 
grands  yeux  s'attachaient  sur  moi  et  semblaient 
me  dire  :  «  Je  vous  aime,  vous,  mon  chef,  mon 
vieil  ami...  »  Et,  demain,  il  faut  que  j'écrive  à 
sa  mère  qu'il  est  mort  ! 

Ah  !  il  est  facile  d'être  dur,  pensent  parfois 
les  humbles  que  brutalise  un  tyran  cruel!  Mais, 
qui  dira  jamais  les  rudes  batailles  qui  se  livrent 

10 


146  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

dans  le  cœur  de  certains  chefs,  quand  ils 
ordonnent  à  leurs  subordonnés  de  se  sacrifier... 
batailles  secrètes  où  le  triomphe  est  si  doulou- 
reux !  «  Soyez  durs  !  »  Combien,  parmi  ceux 
qui  répètent  ces  paroles,  ont  vraiment  compris 
leur  sens  redoutable?  J'entends  être  dur,  non 
pas  à  la  façon  des  lâches,  qui  font  du  mal  et  se 
sauvent,  non  plus  comme  ceux  qui  ordonnent  la 
souffrance,  —  sur  le  papier,  —  mais  être  dur  à 
la  manière  d'un  vrai  chef  qui,  sans  faiblir, 
regarde  couler  le  sang  de  ceux  qu'il  aime... 
parce  qu'il  le  faut... 

Cette  dureté,  je  l'ai  eue  aujourd'hui;  tout  mon 
esprit  l'accepte;  elle  est  le  devoir;  demain,  je 
recommencerai  s'il  est  nécessaire.  Mais,  à  cette 
heure  où  je  suis  seul,  puisque  les  larmes  qui 
me  montent  aux  yeux  m'empêchent  d'écrire,  j'ai 
bien  le  droit  aussi  d'aller  pleurer.. 


XVIII 
UNE  MINE  VA  EXPLOSER 


Ils  sont  là  six  soldats  et  un  caporal  dans  le 
petit  poste  de  l'Est,  vous  savez,  celui  qui  se 
trouve  à  moins  de  vingt  mètres  des  Boches... 
On  y  est  d'ailleurs  parfaitement  tranquille  à  cette 
minute  précise. 

Bourru  vient  d'exposer  une  fois  de  plus  sa 
théorie  favorite  : 

—  Moi,  j'aime  mieux  être  en  première  ligne 
parce  que,  quand  ça  crapouillote,  c'est  toujx)urs 
la  deuxième  ligne  qui  trinque.  Nous,  on  n'a  qu'à 
regarder  les  crapouillots  qui  passent  par-dessus 
nos  têtes. 

Et,  puisque  tout  est  si  calme,  chacun  s'occupe 
selon  sa  fantaisie  ;  limant  une  bague,  lisant  une 
vieille  lettre,  se  grattant  le  dos,  regardant  les 
nuages,  les  soldats  «  tuent  »  le  temps. 

Autour  d'eux,  comme  décor,  imaginez  les  piles 
d«  »«^CA  de  terre,  formant  parapet,  que  les  jour- 


148        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

naux  illustrés  vous  ont  montrées  maintes  fois. 
Tout  à  coup,  arrive  un  sergent  qui,  à  voix 
basse  —  on  ne  parle  jamais  haut  dans  ce  petit 
poste  —  dit  : 

—  Hé!  les  gars...  faudra  ouvrir  l'œil  tout  à 
l'heure  ;  paraît  que  les  Boches  vont  faire  sauter 
une  mine  de  ce  côté,  peut-être  à  vingt  ou  trente 
mètres,  on  ne  sait  pas  au  juste.  Dès  que  ça  aura 
giclé,  faudra  vous  précipiter  dans  l'entonnoir, 
nous  viendrons  à  la  rescousse  après. 

—  Ah!  bon!  disent  les  hommes. 
Penchez-vous  en  esprit  sur  ces  soldats  :  vous 

les  connaissez,  ce  sont  ces  troupiers  qui  se  ren- 
contrent partout  :  Bourru,  un  vigneron  bourgui- 
gnon; Grossou,  le  maçon  d'allure  si  lourde  qu'il 
paraît  toujours  empêtré  dans  son  mortier  ;  Hugue- 
nin,  dont  les  joues  se  sont  pâlies  pendant  les 
années  d'atelier  ;  Richard,  blondinet  de  la  classe 
15,  qui  reçoit  des  lettres  parfumées  de  sa  jolie 
maman  ;  Gruppeau,  le  caporal,  un  fermier  de 
Brie...  enfin,  quoi  :  tous,  enbloc,  de  l'humanité 
banale,  avec  ses  défauts  et  ses  petitesses.  Si  un 
moraliste  les  classait  sur  l'échelle  de  la  valeur 
morale  humaine,  sûrement  qu'il  ne  les  placerait 
pas  au-dessus  de  la  moyenne. 

Mais  un  sergent  vient  de  diro.  troi<?  ph-ane*?  : 
tout  change  !  Dans  quelques  instants,  un  gouffre 


UNE    MINE    VA    EXPLOSER  149 

de  feu  va  peut-être  s'ouvrir  sous  les  pieds  de  ces 
hommes!,  pas  un  na  envie  de  s'en  aller...  ils 
restent  stoïques  et  muets. 

Comprenez-vous  quel  bond  formidable  ils 
viennent  de  faire  dans  la  hiérarchie  de  la  noblesse 
et  de  la  vertu?  Tout  à  l'heure,  c'étaient  des  sol- 
dats qui  pensaient  à  leur  soupe  ;  maintenant,  ce 
sont  des  héros  qui  regardent  sans  faiblir  les 
immenses  perspectives  morales  du  sacrifice  vo- 
lontaire. 

Cette  brusque  élévation  aux  plus  hautes  régions 
de  la  moralité,  voilà  le  sublime  drame  que  nous 
devrions  voir  si  nos  regards  savaient  regarder 
au  delà  des  apparences.  Mais  tout  comme  moi, 
sans  doute,  vous  ne  discernez  chez  ces  hommes 
que  des  gestes  insignifiants  et  même  ridicules  : 
l'un  d'eux  mâchonne  vite  et  a  l'air  d'avaler  sa 
salive  difficilement,  un  autre  a  laissé  tomber  la 
bague  qu'il  limait  et  ne  s'en  aperçoit  pas,  un 
troisième  ouvre  la  bouche  en  bâillant  sans  arrêt. 
Grossou  répète  machinalement  : 

—  Ça  va  barder,  ça  va  barder. 

—  Écoutez,  dit  le  caporal  Gruppeau,  v'ià 
comment  on  va  faire.  Approvisionnez  vos  fusils, 
prenez-moi  des  grenades  dans  vos  musettes... 
vos  bidons  sont  pleins,  hein?  Quand  ça  sautera, 
tout  le  monde  se  «  tapissera  »  derrière  le  para- 


150  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

pet.  Si  on  saute  aussi...  eh  bien  !  on  sautera; 
mais  si  on  n'est  pas  touché,  tous  ensemble  nous 
courrons  dans  le  trou.  Alors,  à  ce  moment,  fau- 
dra (c  en  mettre  »  pour  f. ..  des  grenades  aux 
Boches  tant  qu'on  pourra. 

Ces  recommandations  faites,  le  silence  rëgne 
dans  le  petit  poste.  Cependant  Vanneau,  qui  a 
l'oreille  contre  terre,  prétend  qu'il  entend  des 
coups  sourds,  juste  au-dessous  d'eux... 

L'attente  continue...  Que  les  minutes  sont 
donc  longues  !...  Les  soldats  sont  assis,  le  fusil 
entre  les  jambes  ;  souvent  leurs  regards  s'abais- 
sent vers  la  terre,  comme  si  on  pouvait  déjà  voir 
les  premiers  jets  de  la  rouge  lueur.  Est-ce  pos- 
sible que  ce  sol  rude  et  solide  sur  lequel  ils 
s'appuient  puisse  éclater  comme  une  bulle  de 
savon  ? 

En  regardant  longuement  dans  les  yeux  de 
Bourru,  il  me  semble  y  voir  des  images  défiler  : 
une  maison  de  paysans  qui  rêve  au  bord  d'une 
vigne  devant  une  grande  plaine...  un  saule  creux 
et  deux  noyers,  près  de  la  porte  de  la  cour,  lui 
donnent  un  aspect  poétique.  Sur  Fescalier,  un 
peu  cachée  par  l'ombre  de  la  treille,  voici  la  mère 
de  Bourru  avec  sa  figure  douce  et  inquiète  de 
paysanne  toujours  en  tourment  de  l'avenir.  Elle 
regarde  dans  le  soir  pour  voir  si  son  tils  attardé 


UNIS    MINB    VA    EXPLOSER  151 

dans  les  champs  ne  rentre  pas  encore.  Dans  la 
cuisine,  la  soupe  bout. , .  La  bonne  vieille  maman  ! 
C'est  elle  qui,  l'autre  jour,  a  envoyé  un  mandat, 
prétendant —  mensonge  pieux  —  «  qu'elle  avait 
bien  trop  d'argent  pour  elle  ». 

—  Pauvre  vieille,  pense  Bourru,  la  voilà  toute 
seule  pour  «  aller  aux  vignes  »,  comme  aux  pre- 
miers temps  qu'elle  était  veuve  !  Dire  que,  plus 
tard,  il  se  pourrait  qu'elle  attende  tous  les  soirs 

—  jusqu'au  bout  de  sa  vieillesse  —  celui  qui  ne 
serait  pas  revenu  de  la  guerre...  Ses  petits  yeux 
clignoteraient  en  vain  du  côté  de  l'horizon  d'où 
rentrent  les  travailleurs,  et  la  soupe  «  ne  serait 
pas  sur  le  feu  »,  car  elle  n'aurait  pas  le  courage 
de  la  préparer... 

Bourru  regarde  Grossou  qui  parait  mélanco- 
lique : 

—  Eh  bien  !  quoi,  vieux  !  faut  pas  s'en  faire  ! 
Je  parie  que  tu  penses  encore  à  ta  «  Berrichonne  » 

—  ainsi  Grossou  nomme  sa  femme. 

—  Je  m'en  fais  pas...  mais  faut  ben  dire  au 
revoir  à  sa  femme,  si  on  saute. 

Richard,  lui  —  si  jeune  et  si  plein  de  vie  — 
est  persuadé,  sans  savoir  pourquoi,  que  le  petit 
poste  ne  sautera  pas... 

Mais  il  n'est  peut-être  pas  nécessaire  que  je 
poursuive  mon  récit?  Une  mine  qui  saute,  c'est 


152        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

un  événement  banal  ;  tous  les  jours,  le  commu- 
niqué vous  l'annonce.  Vous  imaginez  très  bien, 
n'est-ce  pas,  les  deux  éventualités?  Ou  bien  le 
petit  poste  se  trouve  juste  au-dessus  du  fourneau 
de  mine,  et  alors...  détournez  les  yeux  de  cette 
bouillie  affreuse...  ou  bien  la  sape  était  à  côté, 
et  dans  ce  cas,  vous  ne  doutez  pas  que  Bourru 
et  ses  camarades  vont  se  précipiter  dans  l'en- 
tonnoir  


XIX 
OCCUPATION  D'UN  ENTONNOIR 


Les  Boches  durent  être  bien  penauds  quand 
la  mine  explosa  :  «  l'entonnoir  »  se  produisit  à 
peine  à  quinze  mètres  en  avant  de  leur  li^ne, 
dont  le  parapet  fut  même  fortement  endommagé. 
Cela  arrive  souvent  :  représentez-vous  le  mineur 
qui  creuse  sa  galerie  :  craignant  l'ensevelisse- 
ment, l'asphyxie,  le  camouflage,  il  se  hâte 
d'achever  son  périlleux  travail  ;  si  le  chef  ne 
contrôle  pas  minutieusement,  la  mine  explose 
loin  de  son  but. 

Les  Boches  furent  étonnés,  dis-je  :  c'est  une 
simple  supposition,  car  la  peur  fut  infiniment 
plus  forte  que  la  surprise. 

Précipitamment,  ils  abandonnèrent  cet  élé- 
ment de  tranchée  dont  le  parapet  ne  les  proté- 
geait plus... 

Bourru  et  ses  cinq  camarades  se  sont  tapis  au 
fond  de  leur  trou.  Huguenin,  au  bruit  de  l'ex- 


154        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

plosion,  a  une  brusque  envolée  de  mémoire 
vers  l'instant  tragique  où  jadis  la  lueur  rouge 
d'une  catastrophe  fulgura  dans  son  atelier. 
Richard  ferme  les  yeux  pour  ne  pas  voir  les 
blocs  de  pierre  qui  voltigent  en  Tair;  Grossou 
enfonce  son  épaule  encore  plus  profondément 
entre  les  deux  sacs  de  terre  qui  le  protègent  ;  un 
autre  a  le  geste  de  repousser  les  pierres  avec 
ses  mains. 

C'est  bien  une  atmosphère  d'accident  qui 
baigne  le  drame...,  mais  ici  les  ouvriers  ont  trop 
l'habitude  du  risque  professionnel  pour  se  laisser 
annihiler  longtemps. 

—  Allons-y  !  les  gars...  crie  le  caporal. 

Les  mains  s'appuient  sur  la  muraille  de  sacs 
de  terre,  les  corps  bondissent,  trébuchent,  se 
relèvent...  voici  les  soldats  dans  le  trou  de  cinq 
mètres  de  diamètre  ;  une  épaisse  fumée  a  masqué 
leur  mouvement. 

Instantanément,  l'atelier  s'organise  : 

—  Allez,  là...  vous  deux...  montez  de  la  terre 
sur  le  bord  du  trou  pour  faire  un  parapet...  Toi, 
Bouriu,  surveille  du  côté  des  Boches...  Richard! 
installe  donc  les  grenades  toutes  prêtes. 

La  tâche  de  ces  hommes  est  simple  :  rester 
dans  l'entonnoir  jusqu'à  ce  que  les  camarades 
de  l'arrière  aient  creusé  un  boyau  qui  réunisse 


OCCUPATION    D  UN    ENTONNOIR  155 

la  tranchée  française  et  l'excavation  où  ils  se 
trouvent.  C'est  enfantin  comme  problème  tac- 
tique ;  mais  sachez  qu'à  partir  de  cet  instant,  ces 
six  hommes  ne  doivent  plus  compter  que  sur  ce 
futur  boyau  pour  rentrer  dans  les  lignes,  car  les 
balles  vont  raser  le  sol. 

Maintenant  que  les  dernières  fumées  de  l'ex- 
plosion s'élèvent  vers  le  ciel,  les  Allemands 
cherchent  à  revenir  dans  leur  tranchée.  Ce  n'est 
pas  facile,  le  «  crapouillotage  »  est  déchaîné  sur 
toute  la  position.  Grenades,  pétards,  torpilles, 
crapouillots  sillonnent  l'air,  si  nombreux  qu'on 
ne  sait  d'où  ils  viennent. 

Les  six  soldats,  dans  leur  trou,  travaillent 
dur...  Toutes  les  trente  ou  quarante  secondes, 
Richard  et  Huguenin  jettent  une  grenade  dans 
les  tranchées  d'en  face,  pour  empêcher  que  les 
Boches  la  réoccupent.  Bourru  tire  sans  arrêt... 
Grossou  et  un  autre  renforcent  le  parapet.  Pas 
un  de  ces  hommes  ne  parle...  Si  vous  guettez 
des  mots  héroïques,  vous  perdez  votre  temps, 
et  si  vous  voulez  des  attitudes  sublimes,  allez 
ailleurs.  En  vérité,  ici,  c'est  un  atelier  où  pei- 
nent six  bons  ouvriers  ;  on  n'entend  que  des 
«  ha  »,  des  «  hein  »,  des  grondements,  des 
jurons...,  et  les  visages  sont  très  pâles  ou  très 
rouges,  comme  aux  instants  d'efforts... 


156  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Mais  que  font  donc  les  camarades?...  on  ne 
les  entend  pas  piocher...  Pourvu  que  le  boyau 
soit  achevé  avant  que  les  Boches  d'en  face  soient 
revenus  ! 

—  Vous  inquiétez  pas,  les  gars,  —  dit  le  ca- 
poral —  faites  votre  boulot,  et  ça  ira  ! 

Ça  se  gâte  pourtant:  des  grenades  éclatent 
çà  et  là,  pas  très  loin  des  soldats...,  on  devine 
qu'elles  sont  jetées  hors  de  portée. 

—  Enfin,  quoi  ?  vont-ils  venir,  les  cama- 
rades? demande  Richard. 

Une,  deux,  trois  grenades  tombent,  plus  près 
encore  de  l'entonnoir,  les  éclats  sifflent.  Stupé" 
faction  :  elles  viennent  du  côté  français...  C'est 
une  section  qui  ignore  que  nous  occupons  cette 
partie  du  terrain. 

—  Arrêtez  !  arrêtez  !  nous  sommes  là  !  crient 
les  six  hommes. 

Les  camarades  ont  reconnu  leur  erreur  et 
ont  compris  la  situation  :  on  les  entend  creuser 
le  boyau. 

Mais  un  Allemand  a  dû  se  glisser  dans  la 
tranchée  abandonnée,  car  voici  que  les  points 
de  chute  des  projectiles  se  rapprochent  ?  Sou- 
dain, Grossou  porte  une  main  à  son  cou,  essayant 
de  boucher  un  trou  doîi  le  sang  coule  à  flot  :  il 
s'affaisse  sans  dire  un  mot. 


OCCUPATION    d'un    ENTONNOIR  157 

Immédiatement  après,  une  grenade  tombe  au 
milieu  du  groupe  :  elle  fume...  elle  va  éclater... 
Prestement,  le  caporal  la  ramasse  et  la  renvoie. . . 
il  était  temps  ! 

Il  faut  chasser  les  lanceurs  de  grenades  en- 
nemis qui  se  sont  installés  à  bonne  portée  en 
face.  Huguenin  pousse  un  juron,  se  levé  pour 
mieux  voir,  et  en  cinq  secondes,  il  lance  dans 
les  tranchées  boches  trois  sérénades  «  à  cuiller  », 
vous  savez,  celles  qui  éclatent  en  touchant  le 
sol  —  croyez-moi,  quand  vous  aurez  à  prendre 
une  tranchée,  employez  toujours  celles-là,  ce 
sont  les  meilleures...  Mais  une  rafale  de  balles 
a  passé,  et  maintenant,  accroupi  au  fond  du 
trou,  Huguenin  contemple  son  bras  qui  pend  : 
du  sang  coule  par  la  manche. 

Grâce  lui  soit  rendue  pourtant,  car  les  grena- 
diers ennemis  se  taisent  :  ils  ont  dû  être  tou- 
chés ;  seuls  ceux  qui  sont  hors  de  portée  conti- 
nuent à  lancer  leurs  projectiles,  qui  touchent  le 
sol  à  quelques  mètres  de  là.  Richard  s'énerve... 

—  Allons,  les  copains,  dépêchez-vous  de  pio- 
cher :  on  ne  tient  plus... 

On  entend  les  outils  frapper  le  sol  à  coups 
redoublés,  le  travail  doit  être  avancé  :  voilà 
trente  minutes  que  cela  dure.  Tout  à  coup. 
Bourru  dit  : 


158        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

—  Il  no  resie  plus  que  dix  grenades! 

Il  faut  les  ménager,  pour  tenir  encore  un 
quart  d'heure  au  moins.  Tiens...  en  voici  une 
bien  placée  :  un  Boche  montrant  la  tête,  le  pro- 
jectile lui  est  tombé  juste  dessus... 

Heureusement  que  le  parapet  d'en  face  s'est 
écroulé,  sans  quoi  l'ennemi  se  serait  approché 
depuis  longtemps. 

—  Attention  !  attention  ! . . .  v'ià  un  crapouillot 
pour  nous  ! 

Une  torpille,  qui  se  balançait  en  Tair,  tombe 
à  quelques  mètres...  l'explosion  est  formidable. 
On  sent  ses  poumons  éclater,  sa  tête  se  vider  et 
le  «  coup  de  poing  »  dans  la  nuque,  caractéris- 
tique du  «  souffle  ».  Des  lueurs  rouges,  vertes, 
jaunes  passent  devant  les  yeux.  Richard  s'est 
dressé  subitement,  hagard...,  la  commotion  le 
rend  fou,  c'est  visible!  Dans  son  inconscience 
momentanée,  il  va  chercher  à  se  sauver...  n'im- 
porte où...  Bourru  a  juste  le  temps  de  l'attraper 
par  les  pieds  et  de  tirer.  Richard  tombe  à  plat 
ventre  :  il  était  temps  !  une  rafale  de  balles 
passe  comme  un  couperet  de  guillotine  au-dessus 
du  trou. 

—  Dépêchez-vous  !  les  copains,  dépêchez- 
vous  !  on  n'est  plus  que  trois  ! 

Mais  ces  trois,  sans  arrêt,  tirent  et  jettent  des 


OCCUPATION    D  UN    ENTONNOIR  159 

grenades.  Enfin,  voici  la  paroi  de  terre  qui 
s'écroule  :  le  boyau  est  percé.  Les  camaïades 
arrivent  avec  leurs  musettes  pleines  d'eng-ins  : 
le  trou  va  être  organisé  et,  demain,  vous  lirez 
dans  le  journal  :  «  A  Vauquois  lutte  habituelle 
de  grenades  », 


XX 

LE  JARDIN  SECRET 


Oui,  c'est  vrai,  Bourru  ne  parle  jamais  de 
ses  rêves  d'amour  et,  plus  d'une  fois,  vous  vous 
êtes  étonnés  en  disant  :  ce  Bourru,  il  doit  avoir 
une  âme  de  vieux  garçon.  Son  silence  a  des 
causes  plus  subtiles;  pour  bien  les  connaître  il 
faudrait  pénétrer  dans  l'âme  du  soldat  aux  ins- 
tants où  il  regarde  avec  une  expression  singulière 
des  camarades  qui  écrivent  à  une  femme,  une 
fiancée.  Sur  le  visage  de  Bourru,  à  ces  moments- 
là,  il  passe  une  sorte  de  fierté  et  d'amertume, 
on  dirait  que  le  soldat  résiste  à  une  grande 
tentation,  que  cela  lui  brise  le  cœur,  mais  en 
même  temps  lui  donne  une  haute  estime  de 
lui-même. 

Voici  ce  que  j'imagine.  Bourru,  lui  aussi, 
avant  de  venir  à  la  guerre,  connaissait  une 
jeune  fille  de  son  village  dont  le  regard  le 
troublait.    Gela    avait   commencé,  il  y  a  bien 


LE    JARDIN    SECRET  161 

longtemps,  il  ne  se  rappelait  plus  quand;  d'abord 
un  sentiment  doux  de  camaraderie,  comme  il  y 
en  a  entre  les  filles  et  les  garçons  du  même  village; 
puis,  Bourru  avait  bien  été  obligé  de  constater 
qu'il  était  plus  heureux  les  jours  où  il  avait 
rencontré  Suzanne  et  que  celle-ci  lui  avait 
souri. 

Oh!  jamais,  il  ne  lui  avait  fait  de  déclaration. 
Dans  les  campagnes,  on  est  prudent,  on  pèse 
bien  les  choses  des  qu'elles  peuvent  devenir 
sérieuses.  Or,  Suzanne  était  la  fille  d'un  fermier 
aisé;  travailleuse,  ordonnée,  elle  pouvait  devenir 
sa  femme,  mais  ça  ne  pressait  pas  ;  Bourru 
n'avait  que  vingt-huit  ans,  il  voulait,  avant  de  se 
marier,  acquérir  le  petit  domaine  qui  touche  à  la 
Maison-Rouge. 

Quand  cet  achat  serait  fait,  on  verrait.  En 
attendant,  il  se  contentait  de  dire  à  la  jeune  fille 
chaque  fois  qu'il  la  rencontrait  : 

—  Ah!  te  v'ià  partie,  Suzanne... 

—  Mais  oui,  Louis,  je  vais  là-bas  rentrer  nos 
vaches. 

Et  les  deux  jeunes  gens  allaient  chacun  de 
leur  côté,  le  cœur  en  fête.  Chacun  d'eux  secrète- 
ment était  sûr  qu'  «  ils  se  convenaient  »  et  qu'ils 
se  marieraient. 

La  guerre  est  venue.  Bourru  est  à  Vauquois. 

11 


162  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Au  début  le  soldat  s'est  dit  :  «  Pas  la  peine 
d'écrire,  je  vais  être  revenu  dans  trois  mois!  » 
Après  avoir  vu  la  mort  en  face.  Bourru  a  eu  envie 
d'écrire  à  Suzanne,  un  désir  fou  lui  prenait  de 
déclarer  son  amour  à  la  jeune  fille  avant  de 
mourir.  Mais  une  fierté  l'a  retenu...  Quoi!  aller 
quémander  de  l'amour,  alors  qu'on  peut  dispa- 
raître d'un  moment  à  l'autre,  ce  serait  de  la 
faiblesse!  «  Si  je  lui  dis  que  je  l'aime,  raisonne- 
t-il,  elle  m'aimera,  je  le  sens  ;  mais  si  je  suis  tué, 
elle  souffrira  et  ça  fera  une  pauvre  veuve  de 
plus,  et  sans  avoir  été  mariée.  » 

Et  pourtant,  comme  c'est  tentant  d'écrire  des 
lettres  d'amour!  Il  le  voit  bien  tout  autour  de 
lui  :  c'est  la  grande  occupation,  aux  heures  de 
repos  de  tous  les  soldats.  Il  suffit  de  voir  les 
yeux  brillants  et  la  rougeur  des  pommettes  de 
ceux  qui  écrivent,  pour  deviner  quels  élans 
de  tendresse  ils  formulent  les  uns  péniblement, 
les  autres  fiévreusement.  Ah  !  avoir  là-bas  une 
femme  qu'on  sent  angoissée,  douloureuse,  ré- 
voltée contre  le  sort  cruel  qui  vous  menace, 
comme  ça  fait  du  bien  ! 

—  On  dirait,  grogne  Bourru  en  parlant  de  ses 
camarades,  que  ça  les  amuse  de  savoir  qu'une 
femme  s'embête  pour  eux. 

Il  ne  sera  pas  dit  qu'il  usera  de  cette  consolation 


LE    JARDIN    SECRET  163 

de  faible.  Le  fort,  accablé  par  le  destin,  n'appelle 
pas  une  femme  à  son  secours.  Il  y  a  en  Bourru 
un  vieil  instinct  de  chevalier  qui  mettait  son 
point  d'honneur  à  écarter  tout  danger  de  sa 
dame.  Mais  c'est  dur;  parfois,  quand  Bourru 
pense  à  Suzanne,  il  s'attendrit  en  imaginant  les 
phrases  que  celle-ci  lui  écrirait.  Oh  !  elle  serait 
courageuse,  sûrement,  elle  lui  écrirait  :  «  Sois 
fort,  Louis,  je  t'aime  bien  et  ça  te  protégera  dans 
la  bataille.  » 

Oui,  c'est  vrai,  pensait-il,  si  je  lui  écrivais, 
elle  me  répondrait  ça,  et  peut-être  bien  que  son 
amour  me  porterait  la  chance,  qui  sait?  Mais 
la  farouche  volonté  de  paysan  reprenait  le 
dessus  :  «  Pas  la  peine  de  faire  une  veuve  avant 
le  mariage.  »  C'était  sa  conclusion  favorite.  Cela 
apparaissait  aussi  dans  son  esprit  comme  une 
idée  de  justice.  Il  n'avait  pas  le  droit  d'attendrir 
le  cœur  d'une  femme,  lui  semblait-il,  de  lui 
demander  de  l'amour  tant  qu'il  serait  menacé 
journellement  de  mort,  comme  maintenant. 
Ecrire  une  lettre  d'amour  à  Suzanne,  c'était  lui 
promettre  un  homme,  alors  qu'il  ne  pourrait 
peut-être  lui  donner  qu'un  cadavre.  Ainsi  rai- 
sonnait sa  dure  logique  de  paysan.  Et  ma  foi, 
je  lui  trouve  une  certaine  noblesse,  tant  de  gens 
autour    de   Bourru  pleurnichent,  pour  obtenir 


164  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

des  apitoiements  de  femme,  qu'il  faut  avoir  de 
l'estime  pour  ce  rustre  énergique.  Vous  sentez 
bien,  n'est-ce  pas?  quels  trésors  d'amour,  mon 
Bourru  réserve  ainsi  dans  son  âme.  Ah  !  il  ne 
galvaude  pas  ses  sentiments,  lui;  ses  habitudes 
de  paysan  leur  font  une  enveloppe  grossiëre 
mais  solide.  La  guerre  passera.  Un  jour  peut-être, 
Bourru  pourra  dire  à  Suzanne  :  «  Je  t'aime  »  ;  il 
ne  lui  racontera  pas  toutes  les  raisons  secrëtes 
qui  lui  ont  empêché  de  faire  cet  aveu  pendant 
la  guerre.  Ce  serait  trop  difficile.  Il  lui  dira, 
redira,  seulement,  sa  phrase  favorite  :  «  Je  ne 
voulais  pas  faire  de  veuve  avant  le  mariage  », 
mais  il  sentira  en  lui  une  grande  fierté,  comme 
quelqu'un  qui  a  réussi  à  accomplir  pleinement 
un  grand  devoir. 


XXI 
LA  PÉRIODE  DES  SAPES 


Pour  Bourru,  qui  est  resté  deux  ans  à  Vau- 
quois,  il  y  a  dans  l'historique  de  la  guerre  sur 
cette  position  une  époque  capitale,  celle  qui 
marque  le  commencement  de  la  vie  dans  la 
sape. 

Je  vous  ai  montré  l'existence  du  soldat  dans 
les  mois  qui  suivent  la  prise  de  la  colline  ;  on 
s'est  installé  rapidement,  c'est-à-dire  avec  de 
modestes  abris.  Pour  se  défendre  des  crapouil- 
lotages,  il  n'y  a  pas  d'autres  ressources  que  la 
galopade  vers  la  droite  ou  vers  la  gauche,  à 
moins  qu'on  ne  préfère  l'illusion  de  la  toile 
de  tente.  On  en  était  arrivé  à  vivre  avec  l'obses- 
sion que  le  ciel  était  une  menace  perpétuelle. 
Ah  !  pouvoir  interposer  des  moellons,  de  la  terre, 
des  poutres  entre  soi  et  le  ciel  d'où  tombaient 
les  crapouillots,  quel  soulagement  ce  serait! 
Vers  le  mois  de  juillet  1915,  on  commença  à 


166  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

creuser  des  sapes  ;  c'étaient  tout  simplement 
des  tunnels  étroits  qui  s'enfonçaient  dans  la 
colline  ;  avec  quelle  ardeur  on  y  travailla  ! 

Elles  furent  bientôt  suffisantes  pour  loger  des 
compagnies  entières.  Alors,  on  respira  plus  allè- 
grement. Les  hommes  se  tenaient  dans  les  sapes 
toutes  les  fois  qu'ils  n'étaient  pas  de  service,  ils 
y  étaient  à  l'abri  de  tout  danger.  Avec  6,  8, 
10  mètres  de  terre  au-dessus  de  soi,  on  peut  dor- 
mir tranquille,  faire  réchauffer  sa  soupe,  jouer 
aux  cartes  à  la  lueur  des  bougies. 

Pour  ceux  qui  aiment  les  contrastes  dans 
l'existence,  cette  vie  en  offre  de  puissants,  allant 
de  rexLréme  danger  à  la  tranquillité  parfaite. 
Ainsi,  vous  êtes  en  sentinelle  en  première  ligne, 
un  bombardement  survient...  Accroupi  au  milieu 
de  sacs  à  terre,  vous  attendez  l'heure  qui  mar- 
quera la  fin  de  votre  garde.  Les  obus  tombent  à 
droite  et  à  gauche,  à  chaque  minute  on  les  en- 
tend venir  de  loin,  du  côté  de  Montfaucon.  D'a- 
bord, une  détonation  lointaine,  le  «  départ  »,  un 
sifflement  sinistre,  puis  l'explosion  d'arrivée  qui 
secoue  la  colline.. .  Celui-ci  n'était  pas  pour  vous. 
Mais  le  suivant?  Et  les  autres  qui  viendront 
après?  Rien  à  faire  cependant,  qu'à  attendre. 
Pourquoi  bouger?  L'endroit  où  vous  irez  serait 
peut-être  celui  où  le  prochain  obus  va  tomber. 


LA    PKRIODF,    DF.S    SAPES  167 

Résigné,  on  reste  immobile,  mais  avec  quelle 
émotion  dans  le  cœur  !  On  a  beau  rtre  un  vieil 
habitué  de  Vauquois,ces  minutes  sont  pour  tous 
des  instants  de  terreur  —  non,  pardon,  le  mot  est 
inexact;  la  première  fois,  sous  les  obus,  on 
éprouve  une  frousse  intense  qui  paralyse  toute 
pensée  ;  grâce  à  l'habitude,  la  peur  devient  plus 
raffinée,  on  est  mieux  qu'un  paquet  de  chair 
écroulée  d'effroi,  mais  bien  un  homme  qui,  avec 
lucidité,  se  dit  : 

—  C'est  pas  possible  que  je  m'en  tire  cette 
fois...  leur  tir  a  Tair  d'être  très  bien  réglé. 

Et  l'oreille  suit  les  sifflements,  et  l'esprit 
apprécie  les  points  de  chute  qui  se  rapprochent 
de  vous... 

Mais  deux  heures  sont  écoulées;  dans  le  boyau 
un  camarade  arrive...  vous  êtes  relevé!  D'un 
bond,  vous  dégringolez  la  pente,  vous  entrez 
dans  la  sape;  oh!  bonheur,  épanouissement  de 
l'esprit  et  de  la  chair,  là,  plus  aucun  danger, 
vous  pouvez  vous  endormir  tranquillement  sans 
même  penser  au  camarade  qui  a  pris  votre 
place  ;  à  quoi  cela  servirait-il  de  s'apitoyer  sur 
son  sort?  ce  n'est  pas  ça  qui  empêcherait  les 
obus  d'arriver. 


XXII 
SÉANCE  DE  CRAPOUILLOTAGE 


Comment  !  Il  en  est  encore  d'entre  vous  qui 
ne  savent  pas  ce  que  c'est?...  et  qui  confondent 
avec  «  séance  récréative?...  »  Eh  bien!  non,  je 
ne  m'esclafferai  pas  de  leur  ignorance  naïve  ! 
Après  tout,  je  la  préfère  aux  gros  rires  de  ceux 
qui  croient  savoir;  ceux  qui,  donnant  des  bour- 
rades amicales  à  un  permissionnaire,  lui  disent  : 
«  Allons,  racontez-nous  votre  dernier  bombar- 
dement... vous  avez  dû  rigoler,  hein!...  Que  ce 
doit  donc  être  drôle  de  se  lancer,  d'une  tranchée 
à  l'autre,  des  grenades,  des  pétards...  En  somme, 
ce  doit  ressembler  à  une  partie  de  boules  de 
neige  entre  gamins...  Ne  dit-on  pas  que  les  poi- 
lus sont  de  grands  enfants  insouciants?...  » 

Oh  !  cette  légende  du  poilu  hilare,  comme  elle 
nous  agace...  Parbleu!  oui,  nous  «  blaguons  », 
mais  faut-il  donc  insister  pesamment  pour  mon- 
trer que  le  «  bon  mot  »  du  soldat  sous  les  obus 


SÉANCE    DE    CRAPOUILLOTAGE  169 

ne  jaillit  pas  d'une  heureuse  digestion,  mais  bien 
de  la  volonté  qui  nargue  la  mort?...  Tenez,  voici 
le  dernier crapouillotage  auquel  a  assisté  Bourru. 
Vous  n'y  entendrez  pas  de  bons  mots,  mais  ça 
vous  fera  peut-être  mieux  sentir  le  mérite  de 
ceux  qui  ont  le  courage  d'en  faire  à  ces  moments- 
là.      - 

Il  est  10  heures  du  soir...  Bourru  est  guetteur 
en  première  ligne,  à  20  mètres  de  la  tranchée 
allemande...  Tout  est  calme;  la  nuit  d'hiver, 
opaque  et  humide;  pas  un  bruit  sur  la  position; 
le  soldat  attend...  Il  sait  bien  que,  depuis  trois 
mois,  pas  une  nuit  ne  se  passe  dans  la  tranquil- 
lité... le  bombardement  va  se  déchaîner,  c'est 
sûr.  Quand  ?  personne  ne  le  sait.  Est-ce  dans 
quelques  minutes  ou  dans  quelques  heures  ? 
Mystère...  La  tactique  ni  la  stratégie  n'inter- 
viennent ici  ;  pas  de  plan  préparé  dans  une  cer- 
velle de  chef;  ce  qui  fera  sonner  la  minute  fatale, 
c'est  peut-être  le  simple  caprice  d'un  homme  qui 
sentira  subitement  se  réveiller  en  son  âme  le 
besoin  de  tuer... 

A  10  h,  15,  une  détonation  dans  les  lignes 
ennemies... 

—  Ça  va  commencer,  murmure  Bourru. 

Et  si  vous  pouviez  le  voir,  vous  remarqueriez 
qu'il  a  pâli.   Instantanément,  d'autres  détona- 


170  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

lions  se  font  entendre.  Ce  sont  des  torpilles,  des 
crapouillots,  des  pétards  qui  s'élèvent  dans  le 
ciel  et  le  strient  de  traits  lumineux.  Sur  les 
600  mètres  que  mesure  le  sommet  de  la  colline, 
ces  lueurs  giclent  sans  arrêt...  c'est  le  crapouil- 
lotage.  On  croirait  qu'un  dragon  monstrueux, 
tel  qu'on  en  voit  sur  les  images  du  moyen  âge, 
vient  de  se  dresser,  furieux,  et  de  sa  gueule 
sortent  des  éclairs. 

Bourru  regarde  et  écoute  attentivement.  Il 
faut  se  méfier  que  l'ennemi  ne  profite  du  bruit 
et  de  l'émotion  pour  faire  un  coup  de  main.  Mais 
Bourru  pense  aussi  à  défendre  sa  peau.  Que 
dis-je?  non,  il  n'y  pense  pas...  c'est  son  instinct 
qui  vient  d'engager  la  lutte  contre  la  mort;  lui, 
Bourru,  obéit  aux  réflexes  que  déclenchent  les 
sensations  visuelles  et  auditives. 

Une  raie  lumineuse  pique-t-elle  le  ciel  du  côté 
de  l'ennemi?  Ces  tune  torpille  qui  s'élève.  Comme 
une  comète,  elle  laisse  derrière  elle  des  parti- 
cules de  feu  mais,  airivée  au  sommet  de  la 
courbe,  la  traînée  lumineuse  s'atténue,  puis  dis- 
paraît. Alors,  on  entend  la  masse  qui,  en  descen- 
dant du  ciel  noir,  violente  l'air...  Où  va-t-elle 
tomber?  les  yeux  fouillent  en  vain  la  nuit,  pour 
courir  se  garer  à  droite...  à  gauche... 

Baoum  !...  Ouf!... 


SÉANCE    DE    CRAPOUILLOTAGE  Hl 

La  torpille  est  tornb(''o  au  moins  à  60  mëlres 
de  là.  Les  crapouillots  peuplent  l'atmosphère... 
Une  simple  mèche  (|ui  brûle  en  l'air  signale  leur 
passage.,.  Ils  s'en  vont  loin  par-dessus  Bourru. 

Mais  les  grenades,  les  pétards,  quelle  vermine 
traîtresse  !...  On  ne  voit  rien...  on  entend  sim- 
plement :  «  flac  »,  comme  un  caillou  qui  tombe 
à  côté  de  vous,  et  avant  qu'on  ait  le  temps  de 
réfléchir  :  a  Pan!...  Bsi^n!...  Piaoû!...  »,  ça 
éclate,  ça  siffle  et  ça  pue  une  fumée  à  l'odeur 
d'éther,  qui  vous  prend  à  la  gorge. 

Bourru  en  prend  son  parti  ;  bien  blotti  entre 
deux  sacs  de  terre,  il  attend  : 

Ah  !  011  est-il,  le  bon  temps  où  le  crapouillotage 
n'avait  lieu  que  le  jour?  Ace  moment-là,  la  bête 
monstrueuse  dormait  la  nuit.  Oh  !  ce  n'est  pas 
que  le  bombardement  de  jour  soit  bien  agréable, 
mais  il  y  a  un  avantage  :  on  voit...  on  suit  des 
yeux  les  engins  qui  vous  arrivent  dessus,  on 
devine  où  ils  vont  tomber...  Alors,  selon  le  cas, 
on  galope  à  droite  ou  à  gauche,  tête  levée  vers 
le  ciel. 

Mais  qu'y  a-t-ildonc?  Quatre  soldats  viennent 
de  passer  en  courant  dans  le  boyau.  Ce  sont  des 
nouveaux...  Au  lieu  de  se  tenir  stoïquement  à 
leur  place,  sous  l'averse,  voilà-t-il  pas  que  ces 
imbéciles  cherchent  à  se  garer  comme  on  fait  en 


172        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

plein  jour. . .  Ils  ont  cru  qu'une  torpille  leur  venait 
dessus.  Alors,  ils  ont  appuyé  à  droite.  Voici 
que  maintenant  leurs  yeux  hallucinés  croient 
en  voir  une  autre  à  gauche...  nouvelle  galopade 
en  sens  inverse. . .  Ils  passent  de  nouveau  comme 
un  troupeau  en  panique. 

Vlan  ! ...  un  des  peureux  s'est  empêtré  dans  son 
fusil,  il  roule  dans  la  boue,  ses  camarades  Ten- 
jambent  sans  le  voir. 

—  Hé  !  bougres  d'idiots  ! . , .  crie  Bourru,  tenez- 
vous  donc  tranquilles! 

Quelle  imprudence  !  il  ne  faut  jamais  crier  en 
première  ligne.  L'exclamation  de  colèrede  Bourru 
a  attiré  l'attention  des  Boches,  qui  font  pleuvoir 
des  grenades  sur  le  point  où  se  débattent  les 
hommes. 

Bourru  riposte  ferme.  Un  des  peureux,  encou- 
ragé par  son  exemple,  vient  l'aider,  puis  un 
autre.  Grenades,  queues  de  rat,  frou-frous,  tor- 
tues, tout  part,  tout  craque,  tout  pète...  Quel 
tintamarre  !... 

Enfin,  les  grenadiers  ennemis  se  taisent,  mais 
les  crapouillots  continuent.  Bien  engoncés  au  mi- 
lieu des  sacs  de  terre,  les  hommes  n'ont  rien  reçu, 
sauf  un  qui  a  «  écopé  »  un  éclat  dans  la  joue... 

Voilà  une  heure  que  ça  dure;  le  crapouillotage 
bat  son  plein.  En  respirant,  on  avale  autant  de 


SÉANCE    DE    CRAPOUILLOTAGE  173 

poussière  que  de  fumée,  ça  vous  fait  éternuer; 
on  a  mille  cloches  dans  les  oreilles. 

Pendant  que  Bourru  et  les  autres  guetteurs 
se  garent  du  mieux  qu'ils  peuvent  en  première 
ligne,  les  camarades  de  la  section  sont  à  50  mètres 
en  arrière,  dans  une  sape. 

Figurez-vous  une  caverne  qui  s'enfonce  dans 
la  colline  comme  un  long  tunnel.  A  l'entrée  de 
la  sape,  la  couche  de  terre  protectrice  est  mince, 
mais  à  l'autre  bout,  les  hommes  au  repos  ont 
20,  30  mètres  de  terre  au-dessus  d'eux...  ils  y 
sont  tranquilles,  indifférents  au  crapouillotage... 
mais  non  au  confortable.  Dieu,  qu'on  est  mal 
dans  cette  sape  !  Les  hommes,  serrés,  n'ont  pas 
même  la  place  de  s'étendre;  l'eau  suinte  le  long 
des  madriers  qui  soutiennent  la  terre;  on  marche 
dans  une  boue  épaisse.  Pour  se  reposer,  les 
soldats  se  sont  assis  sur  leur  sac,  recroquevillés, 
et  sommeillent,  la  tête  de  l'un  sur  l'épaule  de 
l'autre.  Un  veilleur  est  à  l'entrée  de  la  sape,  prêt 
à  transmettre  les  appels  des  guetteurs  des  pre- 
mières lignes. 

Au  dehors,  le  crapouillotage  fait  rage. 

—  Attention  !  dit  Bourru,  en  v'ià  une  pour 
nous. 

C'est  une  torpille  dont  la  traînée  lumineuse 
paraît  juste  en  face  des  hommes...  Tapis  au  fond 


174  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

de  la  tranchée,  la  face  contre  terre,  les  oreilles  et 
les  yeux  bouchés  parles  mains,  les  soldats  atten 
dent...  Une  détonation  épouvantable!  100  kilos 
d'explosifs  !  Tous  les  muscles  se  contractent 
pour  faire  plus  petit  encore  l'individu  blotti  en 
lui-même  et  prêt  à  hurler  de  douleur... 

—  Ah!...  Ah!...  halète  Bourru,  en  relevant 
la  tête...  elle  a  dû  tomber  sur  la  sape  de  la  sec- 
tion. 

Mais  ce  n'est  guère  le  moment  d'y  aller  voir... 
Et  puis,  après  tout,  la  sape  est  solide... 

...  L'heure  de  la  relève  est  passée...  les  cama- 
rades ne  viennent  pas...  Bourru  est  inquiet  : 
est-ce  qu'il  serait  arrivé  un  accident  dans  la 
sape? 

Profitant  d'une  accalmie,  le  soldat  descend  les 
50  mètres  de  boyau  qui  le  séparent  de  l'abri. 
Mais  où  donc  est  Tentrée?...  la  terre  est  boule- 
versée... le  boyau  est  comblé...  En  tâtonnant, 
Bourru  avance...  Ah!  c'est  bien  ici...  la  tor- 
pille est  tombée  sur  la  sape!  Mais  enfin...  le 
tunnel  n'a  pourtant  pas  dû  s'effondrer  d'un  bout 
à  l'autre...  Bourru  cherche,  rampe...  la  terre 
déchiquetée  sent  l'éther,  et  on  dirait  qu'il  flotte 
aussi  une  odeur  de  sang... 

Enfin,  voici  une  fissure,  une  lueur  confuse 
dans  le  fond...  Bourru  pénètre  dans  le  tunnel. 


SÉANCE    l)F.    CRAI'OUILI.OTAGE  115 

Maintenant  qu'il  est  à  l'abri,  il  peut  sortir  sa 
lampe  électrique  de  poche. 

Horreur!...  un  camarade  —  celui  qui  veillait 
à  l'entrée  de  la  sape  —  est  debout,  coincé  entre 
deux  poutres  ;  le  souffle  de  la  torpille  éclatant, 
à  l'entrée  de  la  sape,  l'a  projeté  avec  une  telle 
violence,  que  son  corps  martelé,  mâché,  aplati 
et  mou,  s'est  collé  à  la  paroi ,  incrusté  entre 
deux  poutres.  Les  vêtements  sont  déchiquetés, 
l'homme  est  devenu  semblable  à  un  paquet  in- 
forme qu'on  a  bourré  dans  une  fissure  pour 
empêcher  un  courant  d'air.  Pas  une  plaie  appa- 
rente :  c'est  le  «  souffle  »  qui  a  fait  craquer  les 
organes  intérieurs. 

Au  fond  de  la  sape,  les  effets  ont  été  moins 
violents,  mais  suffisants  tout  de  même  pour 
arracher  les  poutres,  tout  bouleverser,  et  faire 
exploser,  par  contagion  de  choc,  un  dépôt  de 
grenades. 

Quelques  hommes  sont  blessés...  une  pous- 
sière intense  règne  dans  le  trou,  que  perce  à 
peine  la  lueur  d'une  bougie.  Un  homme,  terro- 
risé, est  immobile,  les  yeux  hagards;  d'autres 
soignent  les  blessés,  en  tâtonnant;  un  autre 
secoue  la  tête,  prétendant  qu'il  n'entend  plus 
rien,  qu'il  a  le  tympan  crevé. 

Heureusement,  Bourru  se  souvient  de  la  pré- 


i76        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

sence  du  marteau-piqueur  mû  à  l'air  comprimé, 
et  qui  sert  à  creuser  les  sapes...  Il  ouvre  le  ro- 
binet; l'air  s'échappe  violemment,  en  enlevant 
les  poussières  dans  un  courant  d'air. 

Mais  j'en  ai  assez  d'écrire  cette  histoire.  Je 
crains  que  vous  ne  me  preniez  pour  un  reporter 
qui  «  corse  »  le  compte  rendu  d'une  catastrophe 
pour  allonger  la  copie... 

Eh  parbleu I  oui,  notre  guerre  ressemble  à 
une  succession  d'accidents  d'usines,  et  nous  le 
savons  bien  que  nous  manquons  de  «  grandeur 
héroïque  »...  Quoi  de  plus  banal  qu'une  séance 
de  crapouillotage? 

C'est  bien  l'avis  de  Bourru...  Ecoutez-le  plu- 
tôt, le  lendemain  matin,  qui,  tranquillement  assis 
à  l'entrée  d'une  sape,  cause  de  l'événement  de 
la  nuit,  en  se  chauffant  à  un  pâle  soleil  de  jan- 
vier : 

—  Y  a  pas  à  dire,  tout  compte  fait,  la  position 
s'est  rudement  améliorée  depuis  six  mois... 
Autrefois,  fallait  passer  son  temps  à  galoper  dans 
la  tranchée  pour  éviter  les  crapouillots...  main- 
tenant, on  a  des  abris,  des  sapes.  Y  a  bien  quel- 
ques accidents,  mais  en  somme,  on  est  tran- 
quille... 


i 


XXIII 

UNE  JOURNÉE  DE  SAPE 
DANS  LA  PÉRIODE  DE  MINES 


Pas  plus  tard  que  la  veille,  on  avait  retiré 
d'une  galerie  de  mines  deux  sapeurs  du  génie 
asphyxiés  par  des  gaz  venus  sournoisement  on  ne 
saitd'oiî.  C'est  très  curieux,  à  force  d'être  minée, 
creusée,  fouillée,  à  force  de  faire  exploser  de  la 
cheddite  journellement  dans  la  colline,  la  terre 
est  saturée  de  vapeurs  toxiques.  Il  y  a  des  fis- 
sures qui  vous  amènent  des  fumées  don  ne  sait 
où,  il  se  forme  des  poches  de  gaz  qui,  un  beau 
jour,  se  rompent,  si  bien  qu'il  arrive  maintenant 
qu'on  se  trouve  incommodé,  asphyxié  même, 
dans  les  sapes  de  repos,  sans  avoir  le  temps  de 
dire  ouf!  Cela  démonte  Bourru.  Depuis  qu'il  y 
avait  des  sapes  à  Vauquois,  il  trouvait  que  la 
vie  y  était  supportable  ;  en  somme,  autant  rece- 
voir des  crapouillots  sur  la  tête,  en  première 
ligne,  à  Vauquois  qu'ailleurs.  Mais  maintenant, 

12 


478        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

plus  moyen  d'être  tranquille,  ces  sacrés  sapeurs 
ont  vraiment  inventé  une  fichue  guerre  î 

Tenez,  Bourru  tout  à  l'heure  dormait  genti- 
ment dans  la  sape  ;  il  a  trouvé  un  moyen  épa- 
tant pour  être  à  l'aise.  Vous  voyez  bien  le  décor, 
n'est-ce  pas  ?  Un  tunnel  étroit,  un  mètre  cin- 
quante environ,  pour  que  le  plafond  résiste  mieux 
aux  bombardements;  on  y  descend  par  des 
marches  d'escalier.  Si  vous  avez  à  dormir  là- 
dedans,  votre  première  idée  serait  sans  doute  de 
vous  allonger  au  fond  le  long  de  la  paroi.  Im 
prudent  !  prenez  cette  lampe  (c'est  une  boîte  de 
conserve  dans  laquelle  on  a  mis  de  l'huile  cam- 
phrée destinée  à  la  destruction  des  poux  et  une 
mèche)  et,  avec  elle,  éclairez  le  sol;  voyez,  il  est 
recouvert  d'eau,  vous  n'allez  pas  vous  coucher 
là-dedans!  Faites  comme  BouiTu:  il  a  installé  une 
planche  horizontalement  dans  l'escalier  de  des- 
cente, une  extrémité  repose  sur  une  marche  et 
l'autre  est  suspendue  par  deux  fils  de  fer  accro- 
chés au  plafond;  ainsi,  vous  défiez  l'eau  du  des- 
sous, mais  dame,  celle  qui  dégouline  du  dessus, 
vous  n'y  pouvez  rien.  Il  faut  vous  résigner  à 
laisser  les  gouttes  d'eau  vous  tomber  sur  le 
nez...  Enfin,  quoi!  Bourru  dormait  ainsi  placé, 
sans  bouger,  bien  entendu,  de  crainte  de  tom- 
ber. 


UNE    JOURNEE    DE    SAPE  179 

Mais,  depuis  une  demi-heure,  son  sommeil  est 
troublé;  en  s'endormant,  il  pensait  : 

—  Pourvu  que  les  gaz  ne  viennent  pas  dans  la 
galerie.  Avec  ces  ennemis  mystérieux,  sait-on 
jamais  ! 

Or,  voici  qu'il  rêve...  il  a  un  sac  à  terre  sur  la 
poitrine,  il  respire  avec  difficulté;...  à  un  mo- 
ment, le  sac  à  terre  se  volatilise,  mais  il  est  en 
plein  dans  la  fumée,  ça  le  prend  à  la  gorge,  un 
engourdissement  rend  ses  membres  mous  et 
lourds...  Dans  la  demi-conscience  du  dormeur, 
il  se  doute  de  ce  qui  est  arrivé  :  les  gaz  !  les  gaz 
sont  venus,  il  ne  peut  plus  se  sauver. . .  il  va  mou- 
rir là.  Que  c'est  donc  malheureux!  mais  quoi  ! 
impossible  de  remuer  ces  bras  et  ces  jambes  de 
plomb... 

Bourru,  heurté  par  un  camarade  qui  descen- 
dait l'escalier,  se  réveille  tout  à  fait. . .  Il  y  a  bien 
une  fumée,  mais  elle  provient  tout  simplement 
de  la  lampe;  c'est  encore  ce  malin  de  Fougères 
qui  a  mis  de  la  graisse  pour  les  pieds  en  guise 
de  matière  éclairante,  et  ça  «  fumeronne  ».  Tout 
à  fait  réveillé  et  de  mauvaise  humeur,  le  soldat 
grogne  à  l'adresse  de  celui  qui  le  frôle  : 

—  Dis  donc,  tu  pourrais  pas  faire  attention  en 
passant?  tu  me  réveilles. 

—  Mon  vieux,  répond  lautre  en  bougonnant, 


180        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

je  porte  un  sac  à  terre,  si  tu  le  veux,  j'en  écrase- 
rai à  ta  place. 

Ces  porteurs  de  sacs  à  terre  n'arrêtent  pas  de 
passer,  bousculant  les  dormeurs,  les  enjambant. 
Que  voulez-vous?  on  continue  à  creuser  la  sape, 
le  marteau  frappeur  à  air  comprimé  gratte  au 
fond  pour  agrandir  la  caverne;  il  faut  bien  enle- 
ver la  terre  qu'il  désagrège. 

—  On  étouffe,  là-dedans,  crie  Bourru  à  ses  co- 
pains. 

Oui,  mais  dans  les  sapes,  il  faut  s'y  résigner, 
ou  bien  pratiquer  des  ouvertures  et  alors  règne 
un  courant  d'air  intense,  ou  bien  se  contenter  de 
l'air  lourd,  stagnant  et  vicié.  Cette  dernière  solu- 
tion est  généralement  adoptée  et  c'est  pourquoi, 
quand  vous  regardez  Vauquois  de  loin,  vous 
voyez  une  sorte  de  buée  qui  sort  de  certains 
points.  Ce  sont  les  entrées  de  sapes,  ces  buées 
sont  la  vapeur  de  la  respiration  des  hommes  qui 
vivent  dans  la  colline. 

Les  Boches  le  savent  bien  et  ils  tirent  conti- 
nuellement sur  les  points  d'où  sortent  ces 
nuages,  afin  d'atteimire  les  soldats  qui  entrent 
dans  la  sape  ou  qui  en  sortent.  On  y  est  habitué; 
néanmoins,  chaque  fois  qu'il  a  à  sortir  de  là. 
Bourru  serre  les  poings,  baisse  la  tête  et  fonce 
vite,  très  vite,  dans  Fou  verture  qui  mène  au  boyau. 


UNE    JOURNÉK    DE    SAPE  181 

Bourru  a  aussi  une  autre  angoisse  dans  la 
sape,  mais  pourrai-je  vous  faire  comprendre  le 
subtil  émoi  dont  elle  baigne  constamment  son 
âme?  Vous  savez  bien  que,  l'autre  mois,  à  l'ouest, 
une  mine  boche  a  sauté,  d'au  moins  quatre-vingt 
mille  kilos  ;  ça  a  fait  un  entonnoir  de  cent  mètres 
de  diamètre  et  de  trente  mètres  de  profondeur. 
Une  demi-compagnie  de  chez  nous  a  disparu;  ce 
n'est  pas  la  première  fois  que  ça  arrive.  On  dit 
que  les  Boches  ont  encore  deux  autres  mines  de 
cette  importance  à  faire  exploser,  l'une  au 
centre,  l'autre  à  l'ouest.  Naturellement,  le  génie 
de  chez  nous  leur  rend  la  pareille  ;  tous  les  jours, 
on  entend  des  explosions,  mais  il  n'empêche  que 
les  mines  boches  existent  peut-être  ;  on  y  pense 
constamment. 

Déjà,  pendant  le  repos,  au  cantonnement,  cette 
idée  hantait  les  esprits.  Vous  avez  pu  entendre 
dans  les  groupes  de  soldats  ces  bribes  de  con- 
versation : 

—  Alors,  on  va  à  l'est,  à  la  prochaine  relève, 
disait  Fougères  à  Bourru.  Hein!  on  va  faire  du 
vol  plané,  ça  va  être  rigolo. 

—  Tranquillisez-vous  donc,  renseignait  La- 
chard,  cette  mine,  c'est  une  blague  ;  j'ai  causé 
avec  des  types  du  génie,  ils  m'ont  dit  que  ça 
n'existait  pas. 


182  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

—  Ah!  tu  crois  ça?  disait  Chomel,  moi  qui 
suis  bien  avec  les  secrétaires  de  l'état-major,  ils 
m'ont  dit  que  des  prisonniers  boches  avaient 
prévenu  que  la  mine  était  prête. 

Certains  soirs,  un  bruit  se  répandait  comme 
une  traînée  de  poudre  dans  le  cantonnement  :  la 
mine  a  sauté,  c'est  le  ../  régiment  qui  a 
trinqué...  On  plaignait  les  camarades,  mais,  ma 
foi,  puisque  le  sort  avait  voulu  que  ça  tombât 
sur  eux...  Or,  le  tuyau  était  faux,  rien  n'a  sauté. 

—  Enfin,  quoi!  on  y  est,  maintenant,  dans  la 
sape,  pense  Bourru,  tant  pis  si  elle  saute. 

Chose  curieuse,  alors  qu'avant  de  monter  en 
ligne,  la  mine  faisait  l'objet  de  toutes  les  con- 
versations et  que  plus  d'un  visage  pâlissait  quand 
on  l'évoquait,  maintenant  on  en  parle  à  peine. 
Tous  ces  hommes  appliquent  le  procédé  de  dé- 
fense classique  en  psychologie;  ne  pouvant  sup- 
primer en  réalité  le  danger  latent,  ils  le  sup- 
priment en  pensée  ou  plutôt  ilscroient  le  détruire 
en  ne  l'exprimant  pas.  Mais  il  continue  à  agir 
tout  de  même  dans  l'âme  de  Bourru,  c'est  une 
de  ces  idées  qui  vivent  en  vous,  à  la  fois  cachées  et 
présentes,  et  qui  donnent  leur  empreinte  à  toutes 
nos  émotions,  à  toutes  nos  pensées,  même  à 
celles  qui  leur  sont  le  plus  étrangères.  L'homme 
menacé  de  la  mine  contre  laquelle  il  est  impuis- 


UNE    JOURNKE    DE    SAPE  183 

sant  est  comme  le  pauvre  cardiaque  qui  s'en  va 
dans  la  vie  en  se  disant  :  «  Mon  anévrisme  peut 
se  rompre  d'une  seconde  à  l'autre.  »  Cela  jette 
de  la  grisaille  sur  la  verdure  du  printemps, 
comme  sur  les  ors  de  l'automne. 

Mais  surtout,  n'allez  pas  croire  que  Bourru 
aille  montrer  ses  sentiments  à  tout  le  monde,  ah  ! 
fichtre  non  !  Quand  par  hasard  on  parle  de  la 
mine,  il  plaisante  sur  les  sensations  qu'on  se 
promet  d'éprouver  en  faisant  du  vol  plané  à  cali- 
fourchon dans  l'air  sur  un  bloc  de  terre.  Chacun 
montre  les  richesses  de  son  imagination  en  bro- 
dant sur  ce  thème. 

J'ai  dit  qu'on  parlait  peu  de  la  mine,  c'est  vrai  ; 
mais  cependant,  à  chaque  instant,  il  se  trouve 
un  soldat  qui,  par  hasard  —  oh  !  tout  à  fait  par 
hasard  —  a  entendu  quelque  chose,  là,  sous  ses 
pieds.  Ce  n'est  rien  sûrement;  toutefois,  on  pour- 
rait peut-être  écouter  plus  attentivement.  On  n'a 
pas  peur,  mais  si  on  entendait,  on  le  dirait  aux 
types  du  génie,  ça  leur  rendrait  service. 

Tout  le  monde  se  tait  et  écoule. 

—  J'entends  qu'on  tape,  dit  l'un. 

—  T'es  pas  fou?  dit  l'autre,  c'est  le  crapouil- 
lotage  de  là-haut. 

On  s'en  va  tout  de  même  avertir  le  lieutenant, 
qui  va  trouver  le  capitaine  Laignier  du  génie,  le 


184  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

grand  maître  sapeur    de  Vauquois.  Invan'able- 
menl,  le  capitaine  Laignier  fait  dire  : 

—  Je  vous  assure  qu'il  n'y  a  pas  de  danger. 
Oui,  mais  s'il  y  en  avait,  le  dirait-il"? 

—  Tenez,  dit  Lachard,  faisons  donc  une  par- 
tie de  cartes,  ça  vaudra  mieux  que  de  penser  tou- 
jours à  votre  sacrée  mine  ;  on  en  deviendrait  fou. 

C'est  pourtant  vrai  que,  l'autre  jour,  un  ser- 
gent est  devenu  fou  ;  il  allait  trouver  son  lieu- 
tenant toutes  les  cinq  minutes  en  disant  que  la 
mine  allait  sauter.  On  l'a  évacué. 

—  Allez,  c'est  dit...  gronde  Bourru,  je  ne  veux 
plus  penser  à  la  mine. 

Il  se  répète  cette  phrase  intérieurement  et 
son  bras  a  des  mouvements  violents,  comme 
lorsque  vous  faites  des  gestes  menaçants  pour 
écarter  un  guenilleux  qui  veut  franchir  la  grille 
de  votre  parc. 

Mais  soudain,  on  voit  les  bois  de  la  caverne 
remuer  tous  ensemble  et  craquer  comme  si  une 
poussée  venant  de  droite  les  abattait;  une  autre 
poussée  les  ramène  à  gauche...  Les  bougies  se 
sont»  éteintes...  C'est  la  mine  qui  saute!  Tous  les 
hommes  se  sont  contractés  en  boule,  la  gorge 
serrée,  les  épaules  remontées,  comme  pour  ré- 
sister à  l'écrasement...  Deux  autres  poussées, 
l'une  à  droite,  l'autre  à  gauche,  suivent  les  pre- 


UNK    JOURNÉE    DE    .SAPE  185 

mibres  ;  puis,  les  oscillations  diminuent  d'ampli- 
tude, rien  n'est  écroulé;  on  rallume  les  bougies, 
les  hommes  se  regardent. 

—  Eh  bien,  si  c'est  la  mine,  elle  a  dû  «  foirer 
pour  nous  »,  dit  l'un. 

—  As-tu  vu  la  flamme  ?  demande-t-on  à  un 
soldat  venant  du  dehors  à  ce  moment-là. 

—  La  flamme?  t'es  pas  «  loufe  »  !  Mais  c'est 
un  petit  camouflet  de  rien  du  tout,  à  cent  cin- 
quante mètres  d'ici  ;  on  n'a  rien  vu  du  tout  en 
l'air. 


XXIV 

LA  CANONNADE 


Pour  vous  qui  l'écoutez  de  loin  —  de  300  kilo- 
mètres disent  les  savants  — pour  vous,  la  canon- 
nade, c'est  du  bruit.  Oh  !  il  vous  angoisse,  certes, 
surtout  si  vous  avez  des  êtres  chéris  au  front  : 
vous  frissonnez  en  imaginant  que  ces  obus  bru- 
taux déchirent,  broient  celui  que  vous  aimez; 
mais  si  imaginatif  que  vous  soyiez,  je  ne  crois 
pas  que  vous  découvriez  dans  le  bruit  du  canon 
autant  d'enseignements  que  Bourru  en  tire. 

Cette  canonnade,  pour  notre  soldat,  a  un  sens, 
mieux,  une  âme;  la  direction  du  tir,  sa  vitesse, 
son  accélération,  ses  ralentissements,  ses  vio- 
lences soudaines,  tout  cela  indique  la  pensée  de 
l'ennemi,  comme  le  pouls  renseigne  un  médecin 
sur  l'état  du  cœur  d'un  malade. 

Certains  après-midis,  la  canonnade  paraît 
équivoque,  hypocrite.  Ça  venait  du  côté  de 
Montfaucon. 

—  Bon  !  s'était  dit  Bourru,  qui  était  à  la  Bar- 


LA    CANONNADE  187 

ricade,  je  vais  aller  dans  les  abris  du  côté  des 
cuisines. 

Mais  :  boum  !  les  obus  arrivent  maintenant  de 
263,  à  l'ouest.  Qu'est-ce  que  cela  signifie?  Le 
bombardement  continue  lent,  très  lent,  un  obus 
toutes  les  cinq  minutes,  venant  de  tous  les  coins 
du  ciel  ;  une  heure  d'arrêt,  puis  reprise...  Quand 
ça  vient  sournoisement  comme  ça,  de  tous  les 
côtés,  sans  avoir  l'air  d'avoir  des  idées  arrêtées, 
il  faut  se  méfier,  surtout  s'il  y  a  un  avion  boche 
en  l'air.  Ce  sont  des  réglages  et  les  artilleurs 
boches  peuvent  très  bien,  cette  nuit,  déclencher 
brusquement  un  bombardement  terrible. 

Parfois,  la  canonnade  est  lointaine,  elle  paraît 
être  le  marmonnement  d'une  vieille  femme  qui 
berce  un  nourrisson.  La  voix  chantonne  «  une, 
deux,  trois,  une,  deux,  trois  »  ;  rien  à  craindre 
à  ces  moments-là. 

—  C'est  tout  simplement  pour  nous  prévenir 
que  la  guerre  n'est  pas  finie,  affirme  Bourru. 

D'autres  fois,  elle  a  un  rythme  plus  inquié- 
tant; ce  n'est  pas  la  cadence  des  batteries  de  77, 
les  «  gros  noirs  »  interviennent  dans  la  chanson 
et  font  de  fausses  notes,  comme  des  hoquète- 
ments  d'ivrogne  troublant  un  concert. 

—  Quoi!  dit  Bourru,  est-ce  qu'ils  sont  saouls, 
les  Boches?... 


188  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Il  y  a  aussi  les  moments  où  la  canonnade  est 
lente,  trop  lente,  on  dirait  que  les  artilleurs 
ennemis  le  font  exprès,  pour  nous  cajoler,  nous 
endormir  ;  ils  ont  l'air  de  dire  :  «  Vous  voyez, 
on  n'est  pas  méchants,  laissez-vous  donc  vivre 
tranquillement.  » 

—  Attention,  conseille  Bourru,  ça  va  barder 
tout  à  l'heure. 

Quelquefois,  la  canonnade  s'élève  comme  une 
brusque  colère  chez  un  homme  nerveux  ;  les 
obus  tombent  dru  là-bas,  on  devine  que  les  artil- 
leurs «  en  mettent  ».  Sûrement  qu'il  y  a  quelque 
part  un  convoi  ou  une  troupe  qui  s'est  fait 
repérer  dans  une  éclaircie  de  bois,  ou  bien  les 
Boches  ont  vu  des  baïonnettes  briller  dans  une 
tranchée,  ils  ont  eu  peur  et  lâchent  précipitam- 
ment leurs  gros  obus  comme  un  peureux  qui 
décharge  son  revolver  sur  un  tronc  d'arbre  gri- 
maçant dans  l'ombre. 

Oh  !  ces  gros  «  patards  »,  comme  ils  sont 
déplaisants  !  Quand  on  se  promène  dans  les  bois, 
rêveusement,  un  jour  de  printemps,  ils  éclatent 
soudain  à  côté  de  vous,  grossiers  comme  un  mal- 
appris qui,  en  s'asseyant  maladroitement,  écrase 
une  fragile  bergère  Louis  XVI.  Bourru  préfère 
entendre  les  75,  ils  s'en  vont  vers  les  Boches 
comme  un  soufflet  lancé  par  une  main  nerveuse. 


I 


LA    CANONNADE  189 

Nos  gros  canons  aussi  ont  une  clianson  amu- 
sante. Quand  l'obus  passe  par-dessus  la  butte, 
Bourru  ne  manque  jamais  de  dire  : 

—  Via  Tautobus  de  Vauquois  qui  s'en  va 
chez  les  Boches. 

Mais,  quand  on  est  en  deuxième  ligne,  dans 
les  bois,  à  côté  des  canons,  c'est  vraiment  trop 
bruyant,  ces  «  départs  »  des  grosses  pièces;  les 
guitounes  tremblent,  les  vitres  de  papier  huilé 
crèvent  et  l'on  sent,  jusque  dans  sa  tanière,  le 
«  souffle  »  de  l'explosion  qui  vous  entre  dans  le 
creux  de  l'estomac. 

Et  puis,  voilà  les  Boches  qui  répondent;  on  en- 
tend le  départ  du  côté  de  Montfaucon,  puis  des  sif- 
flements lomtains . . .  Q  uand  vous  êtes  là ,  un  groupe 
de  soldats,  en  train  de  causer  au  pied  d'un  arbre,  et 
que  vous  entendez  l'obus  venir,  le  grand  chic,  c'est 
de  ne  pas  interrompre  la  conversation. . .  Vruiiii . . . 
siffle  l'obus  ;  indifférent,  vous  parlez  de  choses 
et  d'autres,  mais  ça  n'empêche  pas  que  tous,  par 
la  pensée,  suivent  la  trajectoire  du  projectile  qui 
vient.  La  preuve  en  est  que  si  l'obus  s'enfonce 
dans  la  terre  sans  éclater,  à  quelques  centaines 
de  mètres  de  là,  tous  en  chœur  de  s'écrier  : 

—  Loupé  ! 

Ce  qui,  pour  Bourru,  signifie  :  Je  suis  content, 
l'obus  a  raté. 


XXV 
UNE  NUIT  DE  RELÈVE 


Pendant  ma  dernière  permission,  j'ai  entendu 
raconter  qu'il  existe,  quelque  part  sur  le  front, 
des  poilus  qui  ne  peuvent  se  décider  à  quitter 
leur  tranchée.  Forcés  de  partir  en  permission,  ils 
supplient  les  copains  : 

«  Surtout,  hein!  pas  d'attaque  sans  moi.  » 

Pour  ces  poilus  épatants,  la  relevé  est  un 
véritable  crève-cœur.  Pensez  donc  !  rester  quinze 
jours  à  l'arrière,  loin  des  balles,  des  obus,  de  la 
boue  et  des  poux!  Il  faut  qu'on  les  console! 

Ah!  pourquoi  donc  n'en  ai-je  pas  rencontré 
un,  de  ces  bonshommes-là?  Comme  j'aurais  eu 
du  plaisir  à  le  suivre,  à  guetter  ses  mots  histori- 
ques; je  vous  aurais  collé  ça  tout  chaud  sur  mon 
papier  et  vous  en  frémiriez  d'admiration. 

Mais,  mon  pauvre  Bourru,  dans  lequel  je  bute 
chaque  fois  que  je  cherche  un  type  de  soldat 
à  vous  montrer,  lui,   se   laisse  vraiment  trop 


UNE    NUIT    DK    RELÈVE  191 

aller  aux  basses  satisfactions.  C'est  ainsi  que, 
depuis  vingt-quatre  heures,  il  sent  une  gaieté 
l'envaiiir  en  pensant  que  la  relève  est  proche. 
Voilà  quinze  jours  qu'il  demeure  dans  une  sape, 
sorte  de  cave  à  dix  mètres  sous  terre  et  d'où 
l'on  ne  sort  que  pour  prendre  son  tour  de  garde 
au  créneau.  Vous  ne  sauriez  croire  combien  le 
temps  semble  long  à  vivre  dans  ce  souterrain 
humide,  secoué  par  les  explosions  de  mines. 
Aussi  est-on  aux  aguets  pour  deviner  l'instant 
de  la  relève...  Depuis  quelques  jours  déjà,  les 
«  courants  d'air  »  circulent  : 

—  C'est  pour  demain,  a  dit  l'aide-vague- 
mestre. 

—  Mais  non,  affirme  un  autre,  c'est  pour  ce 
soir,  j'ai  causé  avec  le  cuisinier  des  ofliciers. 

En  effet,  vers  midi,  les  indices  se  précisent. 
On  voit  les  ordonnances  des  officiers  sortir  de 
la  sape,  porter  les  petits  bagages  de  leur 
«  patron  »  aux  cuisines,  à  trois  kilomètres  en 
arrière. 

Aucun  ordre  précis  n'est  donné  cependant. 
Autrefois,  on  prévenait  un  jour  avant,  mais  les 
bavards  ne  pouvaient  s'empêcher  d'exprimer  leur 
joie  à  haute  voix,  même  en  première  ligne,  à 
dix  mètres  des  Boches,  et  il  arrivait  que  la  relève 
était  «  sonnée  »   par  les  210.   Maintenant,  les 


192        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUgUOIS 

hommes  ne  sont  prévenus  qu'à  la  dernière 
minute.  Mais  les  chefs  ont  beau  garder  le  secret, 
le  moment  de  la  relève  se  devine,  se  flaire,  se 
sent.  Quelque  chose  dans  Tair  le  chuchote  à  tout 
le  monde. 

A  dix-neuf  heures,  l'officier  du  régiment  qui 
va  relever  vient  dîner  avec  les  officiers  de  la 
compagnie  relevée.  Plus  de  doute  alors,  c'est 
pour  vingt-deux  heures,  comme  la  dernière 
fois  ! 

Chaque  soldat  prépare  son  sac;  et  je  parie 
qu'aucun  poète  partant  pour  le  plus  merveilleux 
des  voyages  n'a  connu  autant  de  joie  à  boucler 
ses  malles  que  Bourru  n'en  a  à  faire  son  sac. 
Dans  la  tranchée  de  tir,  les  sergents  ordonnent 
à  voix  basse  : 

—  Allons,  faites  la  toilette  de  la  tranchée, 
ramassez  tous  les  étuis  de  cartouches,  mettez 
les  grenades  à  leur  place. 

On  compte  le  matériel  :  le  pulvérisateur,  les 
braseros,  les  tampons  contre  les  gaz,  les  fagots, 
l'eau  hyposullitée. 

—  C'est  qu'on  les  connaît,  les  poilus  du 
...''  régiment,  grogne  le  sergent  Lachard;  ils 
vont  encore  dire  qu'on  leur  passe  un  secteur 
mal  fichu... 

A  vingt  heures,  se  déclenche  la  petite  séance 


UNK    NUIT    Dli    RELÈVE  193 

de  crapouilloLagè  traditionnelle  au  moment  où 
la  nuit  arrive. 

Dix  heures  et  demie.  —  Par  une  des  entrées 
de  la  sape,  s'amènent  les  camarades  du  ...'  régi- 
ment. Bourru  et  ses  copains  doivent  sortir  par 
l'autre  entrée.  Oh!  n'imaginez  pas  des  saluts,  des 
courtoisies  entre  ceux  qui  viennent  et  ceux  qui 
s'en  vont.  On  se  voit  à  peine  dans  ce  couloir 
humide,  éclairé  par  quelques  méchantes  bou- 
gies. 

—  Tâchez  de  tenir  comme  nous,  disent  les 
partants. 

—  Est-ce  que  c'est  dur,  en  ce  moment?  deman- 
dent les  arrivants. 

Les  nouveaux  venus  qui  doivent  relever  les 
sentinelles  se  sont  rendus  directement  à  la 
tranchée  de  tir.  Voici  la  relève  descendante  hors 
de  la  sape,  dans  les  boyaux  qui  serpentent  sur 
la  colline...  Ouf!  que  c'est  bon,  cette  bouffée  d'air 
frais.  Mais  à  partir  de  ce  moment,  une  obsession 
empoigne  tout  le  monde  :  oh!  surtout,  taisez- 
vous,  étouffez  vos  pas,  faites  attention  de  ne  pas 
heurter  votre  gamelle  contre  les  pierres  du 
boyau.  Et  votre  baïonnette?  Mais,  bougre  de 
maladroit,  attachez-la  donc  !  Comment  !  vous 
n'avez  pas  bourré  le  fourreau  avec  du  linge? 
bleusaille,  va!  Je  vous  le  dis,  je  vous  le  répète  : 

13 


194  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

pas  de  bruit,  vous  m'entendez,  chut!  chul  !  Sans 
doute,  je  parle  à  voix  basse,  mais  vous  voyez 
bien,  à  ma  bouche  grande  ouverte,  à  mes  yeux 
qui  brillent  dans  l'ombre,  que  les  ordres  que  je 
donne  ne  sont  pas  pour  rire... 

Le  long  des  boyaux,  le  dos  rond,  silencieux, 
les  hommes  filent  vers  le  bas  de  la  côte.  On 
dirait  des  chats  qui  descendent  d'un  toit  par  une 
nuit  demi-obscure. 

Patatras  !  voilà  Roger  qui  glisse  dans  le  boyau  ; 
il  n'avait  pas  vu  le  trou  qu'un  obus  a  creusé 
une  heure  avant.  Le  résultat  ne  se  fait  pas 
attendre  :  frou...  frou...  on  dirait  que,  dans  l'air, 
s'avance  par  saccades  une  grosse  pierre  :  c'est 
un  obus  allemand  de  74  lancé  par  un  canon 
pneumatique.  Bah!  on  en  a  vu  bien  d'autres. 
La  course  vers  le  bas  de  la  colline  continue. 
Mais,  là...  là...  je  l'avais  bien  dit.  Voilà  qu'une 
compagnie  de  réserve  de  la  relève  montante  s'est 
engagée  dans  le  boyau  avant  l'heure  fixée  et  les 
deux  têtes  de  colonne  viennent  de  se  heurter. 
C'est  toujours  la  même  chose!  Que  le  diable  les 
emporte! 

Les  deux  relèves,  la  montante  et  la  descen- 
dante, sont  arrêtées  net.  Les  hommes  de  tête  de 
chaque  colonne  s'attrapent  ferme,  à  voix  basse. 
Ah  !  les  imprécations  que  chacun  rentre  en  soi 


UNE    NUIT    DE    liEI.ÈVE  195 

pendant  cet  arrêt  forcé  !  Quel  plaisir  on  aurait  à 
lancer  des  insultes  sanglantes  à  ceux  qui  vous 
oblii^ent  à  stationner  là,  alors  que  d'une  minute 
à  l'autre  les  crapouillots  peuvent  tomber!  Enfin, 
il  y  a  une  règle,  ceux  qui  montaient  sont  obligés 
de  rebrousser  chemin.  Ouf!  nous  voici  au  bas 
de  la  colline,  en  dehors  de  la  zone  des  projectiles 
à  main,  mais  toujours  à  bonne  portée  des  autres. 
Ce  n'est  pas  encore  un  endroit  où  prendre  sa 
retraite  tranquillement,  je  vous  assure.  Aussi 
trépigne-t-on  d'impatience  quand  le  sergent 
Lachard  fait  l'appel  de  sa  section.  Ceux  qui  sont 
là  trouvent  toujours  que  la  section  est  au  com- 
plet et  peut  partir  sans  délai  :  «  Oui,  oui,  tout 
le  monde  est  là,  soyez  tranquille,  sergent,  par- 
tons! »  En  colonne  par  un,  on  traverse  d'abord 
un  terrain  bouleversé  par  les  obus,  puis  on 
longe  le  bois,  pour  mieux  se  confondre  avec 
l'ombre  des  arbres. 

Plus  loin,  les  sections  se  rejoignent,  les  com- 
pagnies se  forment,  la  colonne  reprend  la 
marche.  On  monte  la  côte. 

Au  delà  de  la  crête,  le  danger  d'être  «  sonné  » 
par  l'artillerie  ennemie  est  beaucoup  moindre. 
On  marche  sur  une  route  monotone,  dans  la 
nuit  vide.  La  surexcitation  est  passée,  la  fatigue 
tombe  sur  les  épaules  comme  un  vêtement  de 


196        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

plomb,  et  on  s'en  va,  somnolent,  les  membres 
mous,  vers  le  cantonnement  d'arrière,  dans  ces 
pays  de  rêve  où  les  gens  habitent  de  vraies 
maisons  et  où  l'on  peut  dormir  sur  de  la  vraie 
paille. 


XXVI 
APRÈS  QUINZE  JOURS  DE  TRANCHÉES 


En  revenant  des  premières  lignes  où  il  avait 
passé  quinze  jours,  Bourru  était  certes  bien 
fatigué,  et  sa  démarche  molle  et  cahotante  té- 
moignait de  la  vérité  qu'il  ne  cessait  de  cons- 
tater en  bougonnant  : 

—  C'est  épatant,  quinze  jours  de  tranchées, 
comme  ça  vous  fiche  les  jambes  en  pâté  de  foie 
gras  ! 

Pourtant,  à  la  vue  de  la  gare  d'A...,  que  la 
troupe  longeait,  le  soldat  eut  comme  un  éblouis- 
sement  qui  lui  fit  dresser  la  tête.  Pas  possible  ! 
des  maisons  en  pierres,  des  rails,  des  wagons, 
ah  !  que  c'est  beau  !  Il  avait  complètement  oublié 
qu'il  y  eût,  dans  le  monde,  des  gares,  symboles 
de  la  vie  civilisée. 

Vous  tous,  nostalgiques,  chercheurs  de  pay- 
sages fameux,  touristes  grognons  qui  trouvez 


198  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

toujours  les  gares  laides  et  banales,  en  vérité  je 
vous  le  dis,  tant  que  vous  n'aurez  pas  vécu 
pendant  des  mois  dans  les  bois,  vous  ne  com- 
prendrez pas  l'infinie  poésie  qui  se  dégage  d'un 
bâtiment  carré,  avec  des  rails  et  des  wagons 
autour...  Sur  un  mur,  trois  mots  sont  écrits  en 
bleu,  mais  jamais  maître  du  Verbe  ne  trouva 
une  phrase  plus  évocatrice  dans  sa  concision  : 
«  Direction  de  Paris  »...  L'esprit  file  le  long  des 
rails  et  Ton  voit,  en  des  fumées  de  rêve,  Paris, 
Dijon,  Lyon,  Bligny,  le  village  de  Bourru,  toute 
la  France,  quoi... 

—  Allons  !  mais  avancez  donc  !  ordonnent  les 
sergents  en  bousculant  les  hommes. 

—  Si  on  les  laissait  faire,  clame  l'adjudant, 
ils  resteraient  là  jusqu'à  demain. 

C'est  surtout  Lafut,  dit  le  Père  Pinard,  qui 
arrête  la  marche  ;  hypnotisé  par  les  wagons- 
foudres  qui  amènent  chaque  jour  le  vin  du  ravi- 
taillement pour  la  division,  il  reste  immobile  et 
silencieux,  figé  d'admiration  ;  ses  lèvres  ont  un 
mouvement  instinctif  de  succion,  on  devine  qu'il 
voudrait  pouvoir  embrasser  avec  passion  les 
immenses  récipients... 

C'est  le  petit  jour,  maintenant...  Après  avoir 
dépassé  A...,  le  village  où  l'on  se  rend  apparaît 
douillettement   blotti   dans   la    verdure   et   les 


APRÈS    QUINZE    JOURS    DR    TRANCHÉES  199 

brumes  du  matin.  II  semble  que  l'on  marche 
vers  un  nid  plein  de  promesses  de  tiédeur  et  de 
bien-être  !  Allons,  courage,  encore  un  coup  de 
rein  pour  remonter  le  sac,  on  arrive. 

Un  bon  café  chaud  a  été  préparé  pour  les 
arrivants. 

—  Tout  de  même,  murmure  Bourru,  ces  em- 
busqués, c'est  quelquefois  utile- 
Mais  on  n'a  pas  le  tem[)S  d'exprimer  sa  recon- 
naissance, une  chose  presse  entre  toutes  : 
dormir.  Ah!  s'étendre,  allonger  ses  bras,  ses 
jambes,  «  en  écraser  »,  quelle  volupté  pour  ces 
hommes  qui,  depuis  deux  semaines,  n'ont  pu 
que  somnoler,  assis  dans  une  sape  étroite  !  C'est 
une  ruée  unanime  vers  les  granges. 

Tout  le  monde  dort...  Mais  vous  le  savez  bien, 
vous,  les  raffinés  de  psychologie,  môme  en  dor- 
mant l'homme  peut  être  heureux  ou  malheureux  ; 
sous  le  sommeil  le  plus  lourd,  il  y  a  des  idées 
qui  lèvent  un  peu  la  tête  dans  le  fond  de  la  cons- 
cience. A  celte  heure,  dans  l'esprit  de  mes 
Bourrus  endormis,  il  y  a  celle-ci  :  «  Ouf!  ici, 
pas  de  crapouillots,  pas  de  mines,  pas  de  tor- 
pilles... »  Idée  infiniment  simple,  mais  si  jamais 
vous  l'avez  eue  dans  l'éclair  de  pensée  d'un 
demi-sommeil,  un  jour  que  vous  vous  retour- 
niez sur  la  paille  d'une  grange  afin  de  trouver 


200  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

une  meilleure  position,  alors,  vous  connaissez 
un  des  grands  plaisirs  de  la  vie. 

A  dix  heures  du  matin.  Bourru  se  réveille 
pour  tout  de  bon,  épanoui  d'aise.  Il  fait  beau,  le 
soleil  fait  risette  à  tout  le  monde,  l'avenir 
semble  infiniment  profond  :  douze  jours  de 
repos  devant  soi,  d'ici-là,  la  guerre  sera  finie  ! 
Le  seul  point  noir,  c'est  qu'il  faudra  aller  à 
l'exercice...  Une  sensation  ramène  Bourru  à  la 
réalité  présente,  oh!  rien  de  psychologique,  ras- 
surez-vous, c'est  tout  simplement  un  pou  — 
oui,  un  toto  —  qui  vient  de  le  piquer  sous 
l'aisselle.  «  Faut  que  j'aille  me  laver  »,  pense  le 
soldat. 

A  la  rivière,  il  y  a  presse  ;  sur  les  rives,  on  ne 
voit  que  jambes  et  torses  nus.  La  caresse  de 
l'eau  sur  la  peau,  vrai,  ce  que  c'est  bon!  à  se 
pâmer  !  Et  on  se  frotte,  on  se  savonne,  on  se 
contorsionne  pour  se  laver  entièrement.  Le  long 
de  la  rivière,  on  dirait  une  exhibition  d'ath- 
lètes. 

—  Mon  vieux  Lachard,  dit  Bourru,  tu  n'en- 
graisses pas  à  la  guerre,  on  voit  tes  côtes,  sais- 
tu... 

—  T'inquiète  pas;  mon  vieux  Bourru,  l'essen- 
tiel, c'est  de  faire  payer  sa  graisse  le  plus  cher 
possible  aux  Boches. 


APRÈS    QUINZE    JOURS    DE    TRANGHÉKS  201 

—  Avez-voiK  pensé  à  préparer  le  déjeuner? 
clame  Fabri. 

—  Je  me  suis  débrouillé,  annonce  Delporte. 
Figurez-vous  que,  chez  l'épicière,  il  n'y  avait 
plus  rien,  mais  j'ai  rencontré  l'Énergie,  l'ordon- 
nance du  colon,  qui  emportait  quatre  boîtes  de 
homard  ;  je  lui  en  ai  barboté  une. 

—  Et  moi,  dit  Auboin,  vous  croyez  que  je 
passe  mon  temps  à  roupiller?...  Tenez,  regar- 
dez donc  c'te  salade  de  pissenlit  que  je  suis-t'allé 
couper  ce  matin. 

Voilà  mes  quatre  poilus  installés  pour  dé- 
jeuner... salle  à  manger  magnifique!  Figurez- 
vous,  dans  une  maison  incendiée,  un  pan  de 
mur  qui  tient  encore  :  il  n'y  a  qu'à  savoir  l'uti- 
liser ;  le  vent  souffle-t-il  du  nord?  vous  vous 
installez  côté  sud,  au  soleil.  Fait-il  trop  chaud? 
vous  mettez  le  couvert,  côté  nord,  à  l'ombre, 
sur  de  grosses  pierres  de  taille  qui  se  sont 
écroulées  là  en  tas,  exprès  pour  servir  de  table, 
semble-t-il.  Une  vieille  machine  agricole  sert  de 
porte-manteau.  Incomparable  avantage  de  cette 
salle  :  on  a  une  vue  magnifique  ;  pas  de  murs, 
rien  que  la  campagne  étalée  devant  soi,  et  les 
peupliers  qui  bordent  la  rivière  s'en  vont  en 
rang^ée  sinueuse  vers  des  lointains  bleutés,  infi- 
niment  doux  à  l'œil.  Vraiment,  on  a  plaisir  à 


202        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

se  sentir  le  défenseur  de  ce  pays-là,  surtout  en 
buvant  du  pinard  à  vingt-deux  sous. 

Dans  l'après-midi,  on  s'abandonne  à  une 
grande  satisfaction.  Assis  à  la  porte  de  sa  grange, 
on  jouit  du  repos.  Dans  la  rue  du  village,  les 
autos-camions  passent  sans  arrêt,  la  loconiotive 
de  la  voie  de  60  —  petit  tacot  —  crachote  ridi- 
culement sa  fumée  et  s'en  va  avec  un  bruit  de 
ferraille;  des  moteurs  ronflent,  des  charretiers 
crient,  des  soldats  s'interpellent,  les  maréchaux 
ferrants  tapent  sur  l'enclume...  On  a  de  la  pous- 
sière plein  la  bouche,  de  la  fumée  plein  les 
narines  et  du  bruit  plein  les  oreilles.  Mais  ça 
ne  fait  rien,  Bourru  «  prend  le  frais  »  à  l'ombre 
de  sa  grange,  calme,  béat. 

Moi  qui  le  vois,  je  pense  à  cette  philosophie 
qui  nous  enseigne  que  l'univers  n'existe  pas 
réellement  ;  c'est  nous  qui  le  construisons  avec 
nos  sens.  Un  soldat,  sortant  des  tranchées, 
trouve  que  le  tumulte  d'une  rue  est  un  silence 
délicieux. 

Après  cette  béatitude,  une  autre  volupté  vous 
attend,  celle  de  se  promener  sans  avoir  à  lever 
les  yeux  pour  guetter  les  grenades  traîtresses. 
Merveilleuse  renaissance  !  On  a  réappris  la 
saveur  des  sensations  élémentaires  de  la  vie... 
Et  dire  qu'il  y  a  des  gens  «  qui  s'embêtent  »  ; 


APRKS    QUINZE    JOURS    DE    TRANCHÉES  203 

poiiiviuui  ne  sont-ils  au  milieu  de  mes  Bourrus, 
sur  le  pont  de  l'Aire,  à  regarder  la  baignade  dos 
chevaux  et  à  cracher  dans  l'eau  sans  penser  à 
rien?  C'est  tout  bonnement  délicieux.  On  se 
dit  : 

—  Tiens,  regarde  Crochard,  l'ordonnance  du 
capitaine,  sur  sa  bique  :  tu  vas  voir  qu'il  va  se 
faire  fiche  dans  la  Hotte. 

Et,  en  suivant  les  mouvements  du  cheval 
rétif,  on  se  délecte  à  la  pensée  que  le  troupier 
pourrait  piquer  une  tête  ;  on  en  rit  d'avance. 
Puis,  quand  on  a  assez  de  regarder  la  rivière» 
on  s'en  va  «  en  ville  »,  acheter  du  tabac.  On 
rencontre  des  copains  des  autres  compagnies, 
avec  qui  on  cause  longuement;  des  permission- 
naires s'en  vont;  très  fort,  on  leur  crie  :  «  Bonne 
permission  !  »  Et  l'on  s'étonne  de  pouvoir  crier 
sans  avoir  peur  de  se  faire  repérer... 

Mais  il  faut  que  je  m'arrête,  vous  seriez 
capable  de  courir  boucler  votre  malle  et  de  venir 
nous  rejoindre...  et  nous  sommes  déjà  tellement 
serrés  ! 


* 


XXVII 

DEVANT  CEUX  QUI  TOMBENT 


Est-il  besoin  de  vous  dire  que  je  ne  suis  ni 
règle,  ni  méthode  pour  écrire  ce  livre?  Ça  se 
voit,  n'est-il  pas  vrai?  Que  voulez-vous,  la  vie  ici 
est  tellement  intense,  qu'un  cerveau  un  peu 
excité  reçoit  d'elle  des  impressions,  des  images, 
des  émotions  et  des  idées  avec  la  même  abon- 
dance qu'un  fantassin  de  première  ligne  reçoit 
des  obus  un  jour  d'attaque. 

Je  vous  renvoie  ça  pêle-mêle  avec  les  vieilles 
cartouches,  les  bagues  en  aluminium,  ces  culots 
d'obus  que  les  poilus  vous  expédient.  Tous  ces 
débris,  il  paraît  que  vous  les  arrangez  sur  vos 
cheminées  d'une  manière  artistique  et  émou- 
vante. Recevez  donc  ce  nouveau  colis  de  maté- 
riaux ramassés  autour  de  Bourru. 


Dans  les  cantonnements  de  repos  à  l'arrière, 


DEVANT  CEUX  QUI  TOMBENT         205 

on  ramené,  quand  l'on  peut,  les  corps  d'officiers 
tués  —  quelquefois  de  soldats  —  que  l'on  enterre 
dans  des  cimetières  de  village  ou  à  côté  sous 
quelque  haie  de  pruniers. 

Ce  jour  de  Toussaint,  le  ciel  est  si  bas,  le 
paysage  si  morne,  qu'une  angoisse  indéfinie, 
jaillie  de  toutes  parts,  assaille  les  soldats  au  re- 
pos. On  les  voit  se  promener  pensifs,  fuyant  les 
futiles  bavardages. 

En  haut  du  village,  dans  un  pré,  neuf  croix 
de  bois  sont  alignées  ;  c'est  le  cimetière  d'officiers 
récemment  tués.  Ce  matin,  on  y  a  déposé  des 
fleurs,  mais  maintenant  il  est  désert.  Seule,  une 
pie  pousse  son  cri,  qui  agace  parce  qu'il  n'ex- 
prime rien.  Assis  au  pied  d'un  buisson,  je  mé- 
dite... 

Soudain,  vient  un  soldat.  Du  regard,  il  s'as- 
sure qu'il  est  bien  seul  :  il  ne  m'a  pas  aperçu. 

D'un  pas  ferme,  il  se  dirige  vers  la  tombe  de 
droite,  se  met  au  «  garde  à  vous  »,  la  tête  bien 
relevée,  la  main  gauche  dans  le  rang  et  salue 
réglementairement,  quelques  secondes  immo- 
bile. 

Appuyant  de  deux  pas  à  gauche,  il  se  place 
devant  la  deuxième  tombe  et  répèle  son  geste  et 
continue  ainsi  jusqu'au  bout  de  la  rangée,  puis 
fait  «  demi-tour  »  par  principe,  s'en  va...  Tous 


206  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

mouvements  déclenchés  correctement,  vivement, 
comme  lorsqu'un  soldat  manœuvre  pour  faire 
plaisir  à  son  chef. 

Pendant  que  le  soldat  s'en  allait,  j'ai  tendu  le 
cou  pour  le  reconnaître  :  c'était  Bourru. 


Un  210  vient  de  tomber  dans  la  tranchée  oii 
tout  était  tranquille.  Certains,  que  le  «  souffle  », 
avait  renversés,  se  relèvent  ahuris,  se  tàtent, 
étonnés  de  sentir  tous  leurs  membres  en  place. 

D'autres,  blessés,  geignent.  Chez  tous,  l'émo- 
tion a  rendu  la  pensée  vacillante  et  confuse  ; 
seules  subsistent  dans  la  conscience  des  idées 
fortement  enracinées,  que  chacun  porte  en  soi 
comme  des  habitudes,  des  réflexes  par  quoi  s'ex- 
priment les  vieux  instincts  de  la  race. 

Alors,  de  la  bouche  d'un  blessé  qu'on  emporte, 
sort  cette  prière  inattendue,  émouvante  parce  que 
révélatrice  d'un  besoin  profond  : 

—  Je  suis  fichu...  Tâchez  de  m'enterrer  pro- 
prement. 

Au  poste  de  secours,  il  est  mort. 

Bourru,  pendant  la  nuit,  aidé  de  Cormier,  a 
placé  le  cadavre  dans  une  toile  de  tente  ;  chacun 
des  deux  soldats  a  saisi  une  extrémité  et,  déva- 


UKVANT    CEUX    QUI    TOMUENT  207 

lant  le  boyau,  escaladant  les  pentes  du  Mame- 
lon Blanc,  ils  ont  porté  le  corps  à  trois  kilomètres 
à  l'arrière,  à  la  Barricade.  Là,  il  y  a  un  cime- 
tière convenable  ;  les  brancardiers  font  un  trou 
pour  chaque  mort.  C'est  un  grand  luxe... 


A  un  enterrement  d'officier,  au  moment  où  le 
prêtre  a  terminé  les  prières,  les  soldats,  dont 
Bourru,  étaient  là,  en  haie  autour  de  la  fosse. 

Le  général  Valdant  s'avança.  11  resta  d'abord 
longtemps  silencieux,  penché  sur  le  cercueil  ;  on 
eiit  dit  que  sa  pensée  ne  pouvait  se  détacher  de 
l'image  du  mort  et  attendait  l'inspiration... 

Quand  il  parla,  ce  fut  un  discours  étrange, 
sobre  et  puissant  à  la  fois.  L'on  n'entendait  que 
des  noms  et  des  dates,  séparés  par  de  grands 
silences  pendant  lesquels  la  méditation  s'élan- 
çait... * 

«  Spettel...  17  février  1915...  Vaiiquois...  la 
bataille,  ^^  février  1915...  Aiizéville...  la  récom- 
pense, 29  mai  1916...  Vauquois...  le  sacrifice. 
Aujourd'hui...  Auzéville...  le  repos  éternel...  » 

Vous  qui  lisez  ces  mots,  peut-être  les  trouvez- 
vous  bien  énigmatiques  ?.,.  mais  voyez  la  scène 
en  poète...  laissez  s'élever  votre  imagination... 


208  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Au  milieu  du  groupe,  le  général  es't  là,  petit 
de  taille,  mais  solidement  campé  sur  cette  terre 
d'Argonne  qu'il  défend  depuis  des  mois...  une 
mélancolie  pensive,  à  cette  minute,  atténue  l'ex- 
pression énergique  de  son  visage...  Autour  de 
lui,  des  soldats,  rien  que  des  soldats  de  Vau- 
quois...  A  eux,  à  quoi  bon  préciser  ses  visions?... 
est-ce  que  leur  esprit  a  besoin  d'aide  pour  s'em- 
plir d'images  émouvantes,  quand  ils  entendent  : 

«  17  février...  Vauquois...  la  bataille...  » 
Immédiatement,  ils  voient  les  sublimes  soldats 
de  l'an  dernier,  ceux  qui  montèrent  à  Tassant  de 
la  colline.  Spettel  est  en  tête,  avec  ses  amis... 
Enivrés  d'excitation  guerrière,  ils  courent  dans 
le  village,  que  les  obus  ravagent,  et  devant  eux, 
les  Allemands  fuient  épouvantés. 

«  2'i  février...  Auzéville...  la  récompense...  » 
Cinq  jours  après  l'assaut,  sur  la  crête,  entre 
Grange-Lecomte  et  Auzéville,  face  à  la  tragique 
colline,  qui  se  profile  dans  les  lointains,  les  régi- 
ments sont  alignés  pour  une  revue...  Des  braves 
sont  en  avant  des  rangs,  Spettel  parmi  eux.  On 
les  décore  et  les  clairons  disent  longuement,  à 
tous  les  échos  d'Argonne,  la  gloire  des  héros... 

«  29  mai  1916...  Vauquois...  le  sacrifice...  ^ 
Spettel  répétant  jusqu'à  la  dernière  minute  : 
«  Ça  ne  fait  rien...  C'est  pour  la  France!...  » 


DEVANT    CEUX    QUI    TOMBENT  209 

«  Aujourd'hui...  Auzéville...  le  repos  éter- 
nel... »  des  compagnons  d'armes  autour  d'un 
cercueil  que  la  terre  française  accueille  avec 
amour,  comme  une  mère  son  fils  chéri...  des 
prières  s'élèvent  au  ciel...  des  hommes  rudes 
essuient  une  larme  en  pensant  à  l'énorme  ave- 
nir qui  roulera  ses  siècles  sur  ce  tertre  sacré. 

Tragique  raccourci  de  la  vie  d'un  héros.  En 
vérité,  ce  général  atteint  d'un  seul  coup  les 
sommets  du  pathétique  lorsque,  dédaigneux  de 
toute  rhétorique,  semblant  parler  à  lui-même,  il 
laisse  tomber  lentement  ces  dates  et  ces  noms, 
tout  chargés  de  sens  :  «  17  février,  Vauquois, 
la  bataille...  23  février ^  Auzéville ^  la  récom- 
pense... » 


A  un  autre  enterrement  d'officier,  un  capi- 
taine grand  et  maigre  parla  un  jour  ;  il  y  avait 
une  sorte  d'ardeur  mystique  dans  le  ton  de  sa 
voix. 

Bourru  se  souvient  de  ses  paroles  : 
—  «  En  vérité,  je  vous  le  dis,  mes  amis,  ne 
croyez  pas  que  les  honneurs  funèbres  que  nous 
rendons  aujourd'hui  à  un  officier  soient  une 
volonté  d'établir  une  démarcation,  même  après 
la  mort,  entre  chefs  et  soldats.  Tous  les  hommes 

14 


210        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

qui  donnent  leur  vie  pour  la  Patrie  appartiennent 
à  la  même  aristocratie,  quel  que  soit  leur  grade. 

Dans  cette  cérémonie  funèbre,  il  faut  voir  un 
symbole.  Elle  est  plus  qu'un  honneur  rendu  à 
un  chef;  elle  résume  tous  les  sentiments  de  piété 
qui  éclosent  dans  nos  cœurs  pour  les  héros  dont 
les  corps  restent  près  de  la  tranchée.  L'heure  ne 
permet  pas  que  ces  humbles  frères  d'armes 
soient  g-lorifiés  individuellement.  En  attendant 
que  sur  leurs  tombes  s'élèvent  les  cris  victorieux 
des  clairons,  ils  envoient  des  représentants  dans 
les  villages  d'arrière  pour  que  les  vieux  rites  des 
funérailles  de  guerre  s'accomplissent  en  leur 
nom.  Ces  représentants,  ce  sont  ceux-là  même 
qui,  sur  le  champ  de  bataille,  leur  montraient  le 
chemin  du  sacrifice. 

Et  c'est  pourquoi,  en  présentant  vos  armes 
aujourd'hui  devant  ce  cercueil,  je  vous  invite  en 
même  temps  à  vous  tourner  du  côté  de  la  Col- 
line et,  d'un  élan  de  cœur,  à  envoyer  votre  sou- 
venir affectueux  à  nos  frères  d'armes  qui  reposent 
là-bas,  sous  les  débris  du  village  de  Vauquois.  » 


XXVÎfl 

sous  LE  BOMBARDEMENT 


Alors,  vrai?  vous  voulez  que  je  vous  montre 
les  scènes  de  guerre  telles  qu'elles  sont?  Vous 
avez  le  droit,  prétendez-vous,  de  regarder  de 
loin,  sans  transparent  rose  devant,  les  brutalités 
de  la  guerre  que  les  poilus  affrontent  de  près. 
Ainsi,  votre  admiration  montera  à  hauteur  des 
vrais  mérites  des  combattants. 

C'est  Bourru  qui  est  content  de  vous 
entendre  !  Justement,  il  a  encore  sur  le  cœur  une 
toute  petite  phrase  qu'un  civil,  affectueux  d'ail- 
leurs, vient  de  lui  écrire  :  «  Alors,  quoi  !  rien  que 
de  petits  bombardements  dans  votre  secteur  ? 
pas  d'attaques  à  la  baïonnette  ?  tant  mieux  !  vous 
êtes  à  peu  près  tranquille,  alors.  »  Et  Bourru 
rêveur  évoque  un  de  ces  «  petits  bombarde- 
ments »... 

Une  nuit  obscure.  La  compagnie  marche  vers 
un  point  du   secteur    où    Ton    s'attend  à  une 


212  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

attaque  boche,  parait-il.  Tout  à  coup,  on  sort  des 
bois;  devant  soi,  une  plaine  sombre  au  milieu 
de  laquelle  semble  s'élever  une  muraille  de  feu  ; 
l'artillerie  ennemie  fait  là  un  tir  de  barrage. 

—  Notre  mission  est  simple,  disent  les  offi- 
ciers :  aller  occuper  les  tranchées  en  avant  du 
barrage  et  y  rester  coûte  que  coûte. 

Inutile  d'attendre  une  accalmie  pour  traverser 
la  zone  battue,  il  n'y  en  a  pas. 

—  En  avant  !  en  ligne  sur  un  rang,  pas  de 
course  ! 

Chacun  fonce  avec  l'impression  qu'il  va 
s'écrabouiller  la  tête  contre  un  mur.  Éclate- 
ments, tremblement  du  sol,  sifflements  dans 
l'air,  fumée,  demi-asphyxie,  culbute  dans  les 
entonnoirs,  course  folle,  pas  une  pensée  dans  les 
esprits,  rien  qu'un  instinct,  celui  de  courir. 
«  Ouf!  ça  y  est...  »  Elernuement  et  stupeur  : 
«  Est-ce  bien  vrai  que  je  vis  encore  ?  »  On  se 
souvient  maintenant  d'avoir  vu  parmi  les  lueurs 
rouges  des  éclatements,  des  fantômes  de  cama- 
rades s'abattre  sur  le  sol  noir. 

—  Reformez-vous  en  colonne  par  deux,  crient 
les  officiers. 

Mais  où  sont  donc  les  tranchées?  Le  sol  n'est 
que  chaos  :  des  amas  de  terre  et  de  trous  ; 
quelque  chose  remue  dans  l'un  d'eux.   Bourru 


sous    LE    B01iBARDElfE?>rr  213 

Irébuche  dedans,  c'est  le  camarade  qu  il  vient 
relever:  il  paraît  complètement  abruti. 

—  Eh  quoi  î  tu  ne  vois  pas  que  je  viens  te 
remplacer?  allez,  fiche  le  camp! 

Le  soldat,  dont  on  ne  voit  que  les  yeux  blancs 
dans  l'ombre,  semble  hésiter  à  sortir  du  trou  qui 
le  protège  depuis  des  heures.  Enfin,  il  part 
comme  un  fou  et  pourtant  les  obus  ne  tombent 
pas  en  ce  moment. 

Le  jour  se  lèv«.  On  voii  bien  que  c'est  un  sec- 
teur tranquille  ici,  il  y  a  encore  des  lambeaux 
de  prairies  non  bouleversés.  Il  reste  même  un 
réseau  de  fil  de  fer.  En  avant  et  à  gauche, 
s'élève  une  colline  d'où  les  observateurs  d'ar- 
tillerie guettent  sans  doute  ;  qu'ils  voient  remuer, 
le  tir  de  l'artillerie  se  déclenchera. 

Ououiss!  Bouml  .,  Premier  obus 

—  La  séance  est  ouverte,  crie  Lachard,  pour 
ne  pas  faire  mentir  la  tradition  de  gaieté. 

D'autres  projectiles  arrivent,  leur  but  est  la 
ligne  de  trous  qui  figure  la  tranchée.  Le  bom- 
bardement est  méthodique:  il  commence  à  cinq 
cents  mètres  à  droite  de  Bourru  par  paquets  de 
six  obus  et  se  déplace  lentement  vers  la  gauche, 
battant  successivement  tous  les  points  du  ter- 
rain. On  a  l'impression  qu'un  gigantesque  for- 
geron   martèle    furieusement    les    lisnes.    Les 


214        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

étincelles  jaillissent,  renclumefait  résonner  tous 
les  échos  d'Argonne. 

Aplatis  dans  leur  trou,  la  respiration  retenue, 
les  yeux  fermés,  les  épaules  remontées  comme 
si  un  mur  menaçait  de  s'écrouler  sur  eux,  les 
hommes  écoutent  la  rafale  se  rapprocher;  elle 
arrive...  dix  secondes  d'angoisse,  pendant  les- 
quelles la  chair  qui  se  contracte  sous  le  sac  n'est 
plus  que  celle  d'une  bête.  La  rafale  passe...  fra- 
cas, tonnerre,  vision  de  train  lancé  dans  un 
tunnel,  souffle  d'obus  qui  refoule  la  paroi  du 
ventre,  secoue  les  tripes,  étouffe...  La  rafale  est 
passée,  personne  ne  bouge  encore.  Les  cellules 
du  corps  se  sont  tellement  tassées  les  unes  sur 
les  autres  —  pour  faire  un  tout  petit  amas  de 
cliair  —  qu'il  faut  leur  laisser  le  temps  de 
reprendre  forme  humaine.  Enfin,  on  redevient 
un  homme.  Veine!  les  obus  ont  tapé  en  avant 
et  en  arrière  de  la  tranchée,  au  moins  à  deux  ou 
trois  mètres. 

—  Zut  !  s'écrie  Ringuet  avec  consternation,  un 
éclat  a  enlevé  ma  gamelle  de  dessus  mon  sac  et 
j'avais  ma  provision  de  tabac  dedans. 

On  rit,  on  n'a  pas  peur,  pensez  donc  !  la  rafale 
meugle  au  moins  à  deux  cents  mètres  de  là, 
maintenant.  Mais  voilà  qu'elle  revient  !...  nouvel 
aplatissement  au  fond  du  trou.  Cette  fois,    un 


sous    LE    BOMBARDEMENT  2i5 

éclat  a  enlevé  la  calotte  crânienne  d'un  soldat, 
on  voit  sa  cervelle  aussi  bien  que  celle  des 
bonshommes  en  cire  dans  les  musées  anato- 
niiques.  Sans  un  mot,  on  attend  la  rafale  sui- 
vante. 

—  Oh!  là,  là,  gémit  un  homme,  je  suis 
blessé  ! 

En  effet,  un  masque  de  sang  s'est  posé  sur  son 
visage. 

Cinq  fois,  dix  fois,  la  rafale  asperge  ainsi  la 
ligne.  Cormier  ressent  un  grand  coup  sur  le  dos; 
plus  tard  il  retrouvera  un  éclat  arrêté  dans  son 
sac.  Bourru  reçoit  sur  la  tête  des  paquets  de 
terre  qui  l'étourdissent.  Lachard  saigne  à 
l'oreille  et  cherche  ses  lunettes  dans  la  boue. 
Un  autre  soldat  chante  d'une  voix  gouailleuse  : 
«  Il  pleut  des  baisers  ». 

Mais  le  temps  se  couvre,  ô  bonheur  !  il  va 
peut-être  pleuvoir,  ça  va  gêner  les  observateurs 
d'artillerie  pour  régler  le  tir.  En  effet,  une 
accalmie  se  produit  ;  un  blessé  se  lamente  : 

—  Emmenez-moi,  les  copains?  Je  vous  don- 
nerai dix  francs,  vingt  francs,  tout  ce  que  j'ai. 
Emmenez-moi,  mes  parents  sont  fermiers,  ils 
vous  donneront  tout  ce  qu'ils  ont  aussi. 

—  Voyons,  mon  pauvre  vieux,  tu  la  perds.  Tu 
sais  bien  que,  si  on  pouvait  t'emmener,  on  le 


216  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

ferait.  Attends  la  nuit,  voyons,  tu  n'as  qu'un 
shrapnel  dans  la  joue. 

Les  heures  passent.  Ringuet,  à  qui  on  a  passé 
du  tabac,  fume,  la  tête  cachée  sous  un  capu- 
chon. Cormier,  allongé  sur  le  sol.  voit  tout  à 
coup  une  souris  sortir  de  son  trou;  il  s'amuse  à 
lui  donner  à  manger. 

Une  éclaircie  dans  le  ciel  ;  reprise  du  bombar- 
dement. 

—  Ou  !  là,  là  !  j'ai  un  éclat  d'obus  dans  les 
reins  ! 

Chose  curieuse,  Tellier  qui,  la  veille,  avait  dit  : 
«  Je  sais  que  je  n'y  coupe  pas  demain  »,  n'est 
pas  encore  touché  et,  pourtant,  lui  seul  attend 
sans  s'aplatir  la  rafale  d'obus.  Une  cigarette 
aux  lèvres,  silencieux,  il  reste  là  avec  des  yeux 
étranges,  fixés  sans  doute  sur  le  lointain  mys- 
térieux où  se  lisent  les  destinées.  Un  éclat  au 
cœur  vient  le  délivrer  de  son  attente  fataliste. 

Mais  l'artillerie  française  répond  avec  violence 
aux  Boches.  Le  ciel  semble  une  voûte  de  siffle- 
ments d'obus.  A  un  moment  donné,  les  deux 
artilleries  semblent  concentrer  leur  rage  sur  un 
point,  à  un  kilomètre  de  là,  où  les  deux  lignes 
sont  très  rapprochées.  C'estle«  trommelfeuer  !  » 
Des  obus  de  gros  calibre  bousculent  les  crêtes, 
comblent  les  vallées,  arrachent  les  arbres,  font 


sous    LE    BOMBARDEMENT  217 

voltiger  des  blocs  de  terre.  Le  paysage  semble 
pris  d'une  crise  d'épilepsie.  Tout  tremble,  tout 
éclale  ;  jaillissante,  bondissante,  la  terre  bouge, 
danse  et  frémit  comme  les  vagues  de  la  mer  pen- 
dant une  tempête.  Cloué  de  stupeur,  on 
regarde...  De  ce  cataclysme,  il  va  sortir  des 
monstres  hideux,  une  gueule  épouvantable  s'ap- 
proche pour  tout  dévorer.  Personne  parmi  ces 
soldats  ne  racontera  jamais  cette  minute,  si  le 
tourbillon  passe  par  ici. 

Mais  non,  rassurez-vous,  la  trombe  de  feu 
n'est  pas  tombée  sur  ces  soldats  que  vous  con- 
naissez; eux,  ils  ont  continué  tout  simplement 
à  recevoir  des  petits  obus  ordinaires  de  105  et 
de  150.  C'est  pourquoi,  puisque  vous  étiez  prêt 
à  imaginer  des  horreurs,  je  puis  bien  vous  mon- 
trer ce  petit  soldat  à  qui  un  éclat  vient  de  cou- 
per la  main.  Celui-là  s'imagine  qu'il  sera  mieux 
à  l'autre  bout  de  la  tranchée  ;  il  s'y  rend  en 
marchant  «  à  trois  pattes  »,  son  pauvre  poignet 
sans  main  et  tout  dégoulinant  de  sang  pend  en 
l'air  comme  la  patte  d'un  chien  qui  vient  de  se 
faire  écraser  par  une  voiture.  Après  une  demi- 
heure  de  cette  marche,  il  arrive  près  d'un  trou 
où  de  nombreux  blessés  se  sont  réfugiés.  D'un 
suprême  effort,  il  se  laisse  rouler  sur  le  tas. 

Peut-être  comprenez-vous  mieux  (ju'un  soldat 


218  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

peut  avoir  quelques  petits  mérites  sans  bouger 
de  place  et  sans  jamais  participer  à  ces  beaux 
assauts  qu'on  voit  sur  les  cartes  postales  illus- 
trées ? 


XXIX 
BOURRU  A  L'ÉTAT-MAJOR 


Le  capitaine  avait  dit  à  Bourru  : 

—  Tiens,  porte  donc  celte  lettre  à  l'état-major 
de  la  Division,  au  poste  de  commandement  du 
général,  à  Bétramé. 

Tout  en  y  allant,  le  soldat  était  ému.  Un  état- 
major  !  ce  mot  évoquait  pour  lui  la  science,  des 
cartes,  des  automobiles,  des  officiers  à  brassard 
toujours  soucieux  et  pressés,  et,  il  ne  savait 
pourquoi,  les  grands  bureaux  compliqués  qu'il 
avait  vus  dans  sa  sous-préfecture.  Là-dedans 
existent  des  forces  mystérieuses  et  terribles  qui 
tombent  sur  le  pauvre  troupier  sans  qu'on  sache 
d'où  elles  viennent,  ni  comment  elles  opèrent.  Il 
suflit,  paraît-il,  aux  gens  qui  sont  à  l'état-major 
d'écrire  trois  lignes  sur  un  morceau  de  papier 
pour  que  vingt  mille  hommes  se  mettent  en 
marche.  C'est  Cormier  qui  a  affirmé  ça  à  Bourru; 
or.  Cormier  qui  est  avoué   à  Paris,  doit  bien 


220  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

savoir  ça,  lui.  C'est  des  papiers  de  l'état-major 
que  sortent  aussi  la  viande  frigorifiée,  le  sucre 
et  le  café,  le  pinard  :  tout  de  même,  c'est  curieux 
qu'avec  un  vulgaire  morceau  de  papier  on  ait 
tant  de  puissance  ! 

Aussi,  pas  de  blagues,  hein  !  Pour  aborder  les 
bureaux  où  sont  accumulées  tant  de  forces,  il 
faut  agir  avec  précaution.  Si  on  s'y  prend  mal, 
ça  peut  être  plus  dangereux  qu'une  tranchée  de 
Vauquois  remplie  de  Boches.  Bourru  s'approche 
tout  doucement.  Respectueux,  il  aborde  un  ser- 
gent joufflu  qui  a  lair  d'être  là  comme  planton. 

—  L'élat-major  ?  demande-t-il. 

—  Là-bas,  les  abris  au  bout  du  chemin  de 
rondins. 

Ce  chemin  de  rondins  est  bordé  d'abris  divers 
dans  lesquels  on  voit  des  gens  assis.  Bourru  se 
dit  :  «  Tiens,  mais  ils  ont  des  guitounes  tout 
comme  nous.  »  Des  trous  d'obus  récents,  au 
milieu  de  la  forêt,  prouvent  que  les  «  gratte- 
papier  »  doivent  recevoir  de  temps  en  temps 
leur  ration  d'obus.  Ça  fait  plaisir  à  Bourru,  il  ne 
sait  pas  pourquoi,  mais  ça  lui  fuit  plaisir  de  sa- 
voir que  ce  soldat  secrétaire  qui  se  promène 
pourrait  aujourd'hui,  tout  comme  lui,  Bourru, 
recevoir  une  marmite  sur  la  tête  ;  car  ce  soldat, 
il  le  connaît  bien,  on  le  lui  a  montré  souvent,  il 


BOURRU    A    i/ktAT-MAJOîi  221 

pai-caît  que,  dans  lo  civil,  c'est  un  grand  musicien 
de  Paris;  la  preuve  c'est  qu'il  a  la  Léj^don  d'hon- 
neur... lîourru  le  regarde  avec  curiosité. 

Il  frappe  à  une  porte. 

—  Entrez,  dit-on. 

Le  soldat  s'arrôte  interdit  sur  le  seuil,  sa  lettre 
à  la  main.  L'abri  est  plein  d'officiers.  L'un  d'eux 
prend  la  lettre  et,  pendant  qu'il  la  lit,  Bourru 
examine,  écoute.  Quelle  chance  !  Il  est  dans  un 
état-major!  Minute  solennelle!  Il  faut  bien  se 
tenir  avec  des  gens  si  puissants  et  bien  regarder 
aussi  pour  pouvoir  épater  plus  tard  les  copains 
avec  un  récit  magnifique.  C'est  curieux,  ces  offi- 
ciers, en  somme,  n'ont  pas  l'air  si  terribles  que 
ça.  Il  y  a  un  petit  capitaine  maigre  et  pâlot  qui 
lit  un  journal  dont  l'écriture  est  étrange;  parole 
d'honneur,  on  dirait  du  chinois.  Ce  type-là  doit 
être  très  calé,  il  y  a  plein  de  paperasses  autour 
de  lui  et,  avec  son  visage  pâle  et  son  lorgnon,  il 
ressemble  au  curé  de  liligny  que  Bourru  a  connu 
et  qui  se  rendait  malade  à  force  de  lire  de  l'hébreu. 

Un  autre  capitaine  a  les  yeux  fixés  sur  des 
cartes  clouées  aux  parois  de  l'abri. . .  Ah  !  celui-là 
est  costaud,  une  figure  colorée  qui  éclate  de 
bonne  santé  ;  d'ailleurs,  Bourru  le  reconnaît  : 
c'est  ce  capitaine  qu'il  a  vu  souvent  en  ronde 
de  nuit  dans  les  tranchées. 


222       BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

—  Coradin,  lui  demande  un  autre  capitaine, 
dites-moi  donc  si  la  route  est  suffisante  pour 
que  je  puisse  faire  monter  des  marmites  jusqu'à 
la  tranchée  i4,  à  la  Buanthe? 

C'est  épatant!  pense  Bourru,  dire  qu'il  y  a  ici, 
à  l'état-major,  un  capitaine  qu'on  vient  d'appeler 
Boëlle  tout  simplement  et  qui  s'occupe  de  faire 
monter  des  marmites  à  la  tranchée  14.  Tour  à 
tour,  ces  trois  capitaines  viennent  parler  à  un 
grand  commandant  qui  se  promène  avec  une 
démarche  un  peu  dégingandée,  en  levant  le  nez 
en  l'air.  Ça  doit  être  un  chic  type,  celui-là!  De- 
puis cinq  minutes,  il  a  déjà  recommandé  deux 
fois  : 

—  Et  surtout,  qu'on  ne  les  embête  pas,  les 
poilus,  foutez-leur  la  paix  puisqu'ils  sont  au 
repos. 

Et  il  rigole  avec  tout  le  monde. 

Tout  à  coup,  le  général  sort  d'une  pièce  à  côté: 

—  Dites-donc,  Fontaine,  dit-il  au  commandant, 
avez-vous  bien  indiqué  que  la  relève  du  31®  ne 
commencera  pas  avant  21  heures  ? 

—  Oui,  mon  général,  répond  le  commandant, 
mais  voici  ce  papier  qu'un  soldat  vient  d'ap- 
porter; la  là''  compagnie  demande  des  explica- 
tions sur  sa  mission  spéciale;  le  lieutenant  Gain 
ira  s'occuper  de  ça. 


BOURRU    A    l'état-major  223 

La  12"  compagnie,  c'est  la  compagnie  de 
Bourru;  le  papier,  c'est  lui  qui  vient  de  l'ap- 
porter. Et  le  général  va  s'occuper  de  toutes  ces 
petites  choses  !  Bourru  reste  là,  sur  le  seuil  de  la 
porte,  comme  s'il  attendait  la  sentence  d'un 
jugement  le  concernant.  Gomme  c'est  simple, 
les  grands  hommes  vus  de  près  !  En  somme,  le 
commandant  ne  se  met  pas  au  garde  à  vous 
pour  parler  au  général,  et  ils  se  tiennent  là,  tous 
ces  officiers  qui  causent  tranquillement  sous  leur 
abri  de  rondins,  tout  comme  de  simples  poilus; 
il  Y  a  un  lieutenant  avec  un  bonnet  rouge  de 
chasseur  d'Afrique  qu'on  vient  d'appeler  Lusarch 
qui  répète  toujours  «  allô  !  allô  !  »  au  téléphone. 
Bounu  en  est  médusé. 

Le  commandant,  qui  semble  toujours  de  bonne 
humeur,  a  pris  une  boîte  de  bonbons  ;  après 
s'être  servi,  il  en  offre  à  la  ronde. 

—  Un  bonbon,  Favre  ? 

—  Non,  merci,  mon  commandant. 

—  Coradin,  en  voulez-vous? 

—  Avec  plaisir,  mon  commandant. 

Le  commandant  fait  ainsi  le  tour  et  arrive  au 
général. 

—  Vous  en  prenez,  mon  général? 

—  Tenez,  dit  le  général,  offrez-en  donc  plutôt 
à  ce  brave  troupier  qui  attend  la  réponse. 


224  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

—  Ah  !  pardon,  mon  vieux,  dit  le  commandant 
en  tendant  la  boîte  à  Bourru,  tu  sais,  je  ne  t'ou- 
bliais pas,  j'en  offrais  d'abord  au  général,  parce 
que,  dans  la  hiérarchie,  il  vient  avant  toi. 

—  Ce  n'est  pas  vrai,  clame  le  général,  le 
simple  poilu,  voilà  le  numéro  un  parmi  les  chics 
types. 

...  Bourru  en  s'en  allant  mangeait  son  bonbon, 
mais  l'émotion  causée  par  tous  ces  événements 
importants  était  telle  qu'il  ne  savait  même  pas 
si  c'était  un  berlingot  ou  un  chocolat  qu'il  suçait. 


XXX 
EXPÉDITION  DANS  LES  PAYS  D'ARRIÈRE 


Bourru  commença  à  sentir  son  importance 
sociale  lorsqu'il  vit  la  longue  file  des  camions- 
autos  qui  venaient  emmener  le  régiment  au 
«  grand  repos  ». 

«  Mâtin  !  pensa-t-il,  le  Gouvernement  écono- 
mise les  jambes  ;  chic  !  » 

A  vrai  dire,  les  véhicules  sont  peu  confor- 
tables; mais,  une  fois  installés  dedans  et  lorsque 
tout  le  convoi  roule,  dans  le  tumulte  et  la  pous- 
sière, à  quinze  kilomètres  à  l'heure,  on  a  beau 
n'occuper  que  la  quarantième  voiture  du  convoi, 
on  se  sent  une  force. . .  A  droite  et  à  gauche  de  la 
route,  les  champs,  les  forêts  fuient,  on  dirait 
qu'on  les  partage  à  coups  de  sabre  ;  les  petites 
voilures  des  paysans  se  rangent  peureusement 
sur  les  bas-côtés,  les  gens  vous  regardent  passer 
avec  étonnement. 

15 


226  BOURRU,    SOLDA.!    DE    VAUgUOIS 

«  Hé  !  oui,  c'est  nous,  leur  crie-t-on;  nous,  les 
gars  de  la  tranchée.  » 

Tl  semble  qu'on  entre  dans  un  pays  extraor- 
dinaire. Ici,  ce  n'est  plus  un  fourmillement 
d'hommes  comme  au  front  ;  les  villages  semblent 
vides;  plus  de  ruines,  plus  de  maisons  incen- 
diées, tout  est  calme.  De  vieux  paysans  s'en 
vont  d'un  pas  lent;  les  poiriers,  les  pommiers 
vous  ont  des  airs  bonasses  ;  les  oiseaux  chantent 
comme  dans  les  chansons.  La  nature  semble 
une  femme  heureuse  qui  dort. 

Bourru  n'en  revient  pas,  jamais  il  n'avait  vu 
la  campagne  comme  aujourd'hui.  Pas  possible! 
Ou  bien  elle  a  changé  ou  bien  c'est  lui  qui  est 
devenu  un  autre  homme,  pendant  les  mois  qu'il 
a  passés  là-haut.  Cette  dernière  hypothèse  doit 
être  vraie,  constatez-le  vous  môme.  Vous  le 
connaissez,  mon  Bourru?  Un  brave  homme,  pas 
faraud  du  tout,  qui  fait  son  «  boulot  »  du  mieux 
qu'il  peut;  mais  jamais,  au  grand  jamais,  il  n'a 
pensé  à  jouer  au  héros.  Sans  doute,  il  a  bien  lu 
dans  les  journaux  qu'à  l'arrière  on  traitait  les 
poilus  de  héros  ;  mais,  quoi  !  il  sait  ce  que  parler 
veut  dire  :  grands  mots  de  journaliste,  sans  im- 
portance. 

Eh  bien  !  voilà-t-il  pas  qu'à  force  de  traverser 
des  villages,  où  des  gens  béent  sur  le  pas  des 


F.xPi<:i)rnoN  dans  m:s  pays  d'arrikrk       227 

portes,  Bourru  éprouve  une  impression  extraor- 
dinaire :  il  cambre  le  torse,  respire  longuement 
—  au  risque  d'avaler  encore  plus  de  poussière  — 
et  découvre  qu'il  est,  ma  foi,  très  content,  quand 
un  gamin,  après  s'être  approché  des  soldats 
pour  lire  le  numéro  sur  le  col  de  la  capote,  crie 
avec  admiration  :  «  C'est  le  ..."  régiment,  un 
régiment  d'activé  qui  revient  de  là-haut  !  » 

A  un  arrêt  du  convoi,  une  bonne  vieille  s'ex- 
clame, sur  un  ton  apitoyé  : 

«  Hé  !  là,  mes  pauvres  enfants  !  vous  venez  de 
vous  battre  et  vous  allez  recommencer...  » 

Des  petites  filles,  des  vieillards,  des  femmes 
entourent  les  voitures  et,  à  voir  tous  ces  civils 
curieux  et  attentionnés,  les  soldats  ressentent 
l'impression  qu'ils  viennent  réellement  d'un  en- 
droit où  tout  le  monde  n'a  pas  été.  Parole  d'hon- 
neur !  ils  l'avaient  oublié.  A  force  de  coudoyer 
tant  de  camarades,  là-haut,  on  se  figure  que  le 
secteur,  c'est  tout  l'Univers  et  qu'il  est  banal  d'y 
être.  Pas  du  tout,  le  Front  leur  apparaît  main- 
tenant comme  une  sorte  d'atelier  sinistre  et 
grandiose  où  seule  une  élite  —  la  leur  —  est 
admise  à  accomplir  la  terrible  besogne. 

«  Ma  petite  poule,  dit  Huguenin  à  une  frêle 
jeune  fille,  si  vous  alliez  là-haut,  vous  tomberiez 
morte  rien  qu'à  respirer.  » 


228        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

Puis,  un  autre  orgueil  s'empare  des  poilus, 
celui  d'être  couverts  de  poussière,  d'avoir  le 
visage  hâlé,  les  mains  rudes.  On  jette  un  regard 
de  pitié  sur  de  petits  civils  proprets  qu'on  ren- 
contre dans  une  ville.  Non,  mais,  sont-ils  ridi- 
cules avec  leurs  canotiers  ?  regardez-moi  ça  ! 

Mais  c'est  dans  le  village,  où  l'on  devait  s'ins- 
taller pour  quinze  jours,  que  Bourru  et  ses 
camarades  éprouvèrent  vraiment  cet  état  d'es- 
prit du  chevalier  qui,  revenant  de  la  Croisade, 
s'étale  à  l'aise  dans  son  domaine  et  attend  que 
les  femmes  et  les  valets  le  soignent.  Le  garde- 
champêtre  en  fut  cause.  Cet  honorable  fonction- 
naire, un  petit  vieux  bedonnant,  en  complet 
d'alpaga  jaune,  possédait  une  âme  militariste  et 
violente  ;  la  première  de  ces  qualités  se  voyait 
au  ruban  de  la  médaille  militaire  qu'il  arborait  à 
la  boutonnière  ;  la  seconde  se  révélait  par  une 
barbiche  blanche  qui,  lorsqu'il  levait  haut  la 
tête,  semblait  pointer  comme  une  épée.  Il  adore 
les  poilus,  ce  vieux  soldat  colonial  retraité,  et 
entend  que  son  village  les  reçoive  dignement. 
A  grands  gestes  et  avec  éloquence,  il  affirme  au 
commandant  que  les  troupiers  auront  de  belles 
granges,  de  la  paille  et  même  des  lits;  oui,  des 
iits  ! 

Mais  il  y  a  une  petite  difficulté;  dans  ce  vil- 


EXPÉDITION    DANS    LES    PAYS    D  ARIUÈRE  229 

lage,  loin  du  front,  il  existe  un  parc  de  répara- 
tions pour  automobiles,  et  ces  messieurs  — 
j'entends  les  mécaniciens  automobilistes  —  ont 
amené...  —  chut!  surtout  ne  le  dites  à  per- 
sonne... —  ils  ont  amené  ici,  en  cachette,  leurs 
iemmes.  Ne  vous  fâchez  pas,  ce  sont  des  vieux, 
rien  que  des  vieux  mécaniciens  automobilistes; 
ils  tiennent  à  leurs  petites  Iiabitudes,  quoi  !  et 
puis,  ça  rapporte  de  l'argent  au  pays.  Mais  le 
garde  champêtre  ne  leur  pardonne  pas  de  déte- 
nir tous  les  lits  disponibles  et  le  voici  qui  par- 
court les  maisons  une  à  une  pour  en  faire  sortir 
de  force,  à  grand  renfort  de  jurons,  un  tas  de 
petites  «  madames  »  efïarouchées.  Les  poilus, 
bons  enfants,  ont  beau  protester  qu'on  ne  dérange 
personne,  qu'il  leur  suffit  d'une  toute  petite 
place  à  côté  des  occupants,  le  garde  champêtre 
ne  veut  rien  savoir,  il  continue  sa  besogne  d'ex- 
pulsion en  criant  à  tue-tête  : 

«  Des  gars  qui  reviennent  du  front,  je  vous 
dis  que  je  veux  les  loger  comme  des  princes  !  » 

Dame,  vous  comprenez  qu'un  accueil  de  ce 
genre,  ça  produit  l'effet  d'un  petit  verre  d'alcool. 
Mon  Bourru  et  ses  camarades  s'emparent  litté- 
ralement du  village;  en  maîtres,  ils  s'installent 
dans  les  maisons. 

«  Hé  !  la  mère,  préparez-nous  donc  une  ome- 


230  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

lette.  Tiens,  mais  votre  cuisine  nous  convient 
parfaitement,  nous  y  restons.   » 

On  se  répand  dans  les  rues;  campés  au  mi- 
lieu, on  parle  longuement,  puis  on  rit...  Le  régi- 
ment se  gonfle  d'aise  ;  des  soldats  gesticulent  et 
crient  fort.  Vous  vous  demandez  pourquoi  ?  Mais 
regardez  donc  ce  groupe  de  jeunes  filles  qui 
s'avancent;  que  penseraient-elles  si  on  ne  met- 
tait pas  son  képi  en  arrière,  d'un  air  crâne, 
et  si  on  ne  leur  lançait  pas  quelques  gaillar- 
dises en  passant?...  Elles  seraient  vexées,  sûre- 
ment ! 

Et  puis,  il  n'y  a  pas  à  se  gêner,  on  revient  du 
front,  quoi  !  Après  tout,  si  les  maisons  sont 
encore  debout  ici,  si  les  moissons  mûrissent  en 
paix,  c'est  à  nous  qu'on  le  doit.  Des  femmes  tra- 
vaillent dans  les  champs,  eh  bien  !  c'est  tout 
naturel . . .  Dans  les  temps  anciens  —  nous  l'avons 
lu  dans  l'Histoire  de  France  —  seules,  les  femmes 
accomplissaient  les  travaux  serviles,  tandis  que 
les  guerriers  réservaient  leurs  forces  pour  de 
nobles  exploits.  Puisque  la  guerre  dure,  reve- 
nons aux  vieilles  traditions  !  Allez,  les  civils, 
vous  n'avez  jamais  entendu  péter  une  marmite  ; 
donc,  à  nos  pieds  ! 

«  Encore  une  omelette  au  lard  et  trois  litres 
de  pinard   »,   crient  Huguenin,   Bourru  et  des 


EXPÉDITION    DANS    LES    PAYS    d'aKRIÈRE  231 

copains  qui,  installés  chez  une  bonne  vieille,  se 
font  servir  comme  des  rois. 

Les  voyez-vous,  nos  poilus  de  1916?  ils  s'af- 
firment comme  les  frères  des  La  Tulipe,  des 
Tranche-Montagne,  des  Brin  d'Amour,  de  tous 
ces  vieux  «  gens  d'armes  »  du  xv'  siëcle  qui 
passaient  dans  les  rues  des  cités  en  écrasant  les 
«  bourgeois  »  de  leur  mépris.  C'est  tout  un  pro- 
blème social  qui  se  pose  dans  ce  village,  et  un 
philosophe  se  dépêcherait  de  mettre  ses  besicles 
pour  étudier  ce  phénomène  de  reviviscence 
d'une  mentalité  guerrière  abolie. 

Une  âme  sensible,  toute  pétrie  par  le  fameux 
cédant  arma  togœ,  s'apitoierait  sur  ces  pauvres 
civils,  molestés  par  une  soldatesque  brutale.  Elle 
aurait  bien  tort  et,  pour  le  prouver,  écoutez 
donc  la  bonne  vieille  paysanne  reconduisant 
avec  force  politesses  de  Lescaze,  Huguenin, 
Bourru  et  leurs  amis  : 

«  Oui,  je  ne  vous  compte  l'omelette  que 
trente  sous  et  le  pinard  vingt  sous  seulement, 
parce  que  c'est  vous  et  que  vous  êtes  des  poilus 
du  front;  mais  aussi,  j'espère  bien  que  vous 
reviendrez.  » 


XXXI 

EN  PENSANT  A  CEUX  QUI  SONT  RESTÉS 
LA-HAUT 


Bourru  est  maintenant  dans  un  autre  secteur, 
c'est  une  nouvelle  existence  qui  commence  pour 
lui.  Mais  souvent,  sa  pensée  revient  rôder  dans 
ce  secteur  de  Vauquois,  oi!i  il  vécut  de  longs  mois 
d'effort.  Grâce  à  l'éloignement,  il  voit  mieux, 
maintenant,  quels  furent  ses  mérites  et  une 
fierté  monte  à  ses  yeux  lorsqu'il  évoque  quelque 
épisode  des  combats  auxquels  il  fut  mêlé  ;  mais 
c'est  une  fierté  bien  naïve  encore.  Que  notre 
paysan  rencontre  un  troupier  hâbleur  d'un  autre 
secteur,  tout  de  suite  il  lui  cédera  la  parole  ; 
Bourru  ne  cherchera  pas  à  faire  valoir  ses 
exploits,  car  il  croit  que  tout  le  monde  en  a  fait 
autant.  Aussi,  n'est-ce  pas  des  émotions  d'or- 
gueil qu'il  ressent  en  lui  lorsque  son  imagination 
s'évade  vers  Vauquois,  non,  il  pense  seulement 
à  ses  bons  camarades  de  travail  fauchés  par  la 


KN    PENSANT    A    CEUX    QUI    SONT    RESTÉS    LA-HAUT    233 

mort,  (|u'il  a  laissés  là-haut.  Il  craint  que  les 
hommes  de  la  division  qui  a  remplacé  la  sienne 
n'aient  pas  assez  de  tendresse  pour  les  tombes. 
Que  voulez-vous,  pour  ces  nouveaux  soldats  de 
Vauquois,  les  noms  inscrits  sur  les  croix  ne  rap- 
pelleront aucune  image  précise;  aucun  élan  ne 
jaillira  de  leur  cœur  en  lisant  :  Goupy,  Bouys, 
Revel,  Chartier.  C'est  pourquoi  Bourru  aime  à 
faire  en  pensée  un  pèlerinage  auprès  des  tombes 
du  secteur. 

D'abord,  celles  des  bois.  11  y  en  avait  un  peu 
partout,  au  Mamelon  blanc,  aux  AUieux,  à  la 
Barricade.  Pendant  les  derniers  mois  du  séjour, 
c'était  dans  ce  cimetière  qu'on  enterrait  tous  les 
morts  de  Vauquois.  Pauvres  enterrements  bien 
simples  !  De  grand  matin,  les  brancardiers 
allaient  là-bas  sous  les  arbres  ;  les  cadavres  des- 
cendus pendant  la  nuit  dans  une  toile  de  tente 
attendaient  leur  trou.  On  les  mettait  chacun 
dans  une  fosse  creusée  à  l'avance.  Puis,  on  plan- 
tait une  croix  de  bois  avec  un  nom  ;  parfois  il 
n'y  avait  pas  de  nom  parce  que  la  torpille,  en 
éclatant,  n'avait  laissé  d'un  groupe  de  soldats 
que  des  débris  anonymes.  Sous  les  grands  arbres, 
ils  dorment,  ces  camarades  !  Parfois,  les  tombes 
étaient  placées  au  hasard  dans  le  bivouac. 
Bourru  se  rappelle  ces  quatre  tombes  près  des 


234        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

cuisines,  en  bordure  du  bois  ;  elles  étaient  juste 
sur  le  tracé  d'un  sentier.  Pendant  des  mois,  des 
milliers  d'hommes  s'imposèrent  de  faire  un 
petit  détour  pour  ne  pas  marcher  dessus. 


Dans  les  cantonnements  de  l'arrière,  c'est  dans 
le  cimetière  du  village  qu'on  enterrait  les  grands 
blessés  décédés  à  l'ambulance.  A  Froidos,  les 
morts  étaient  couchés  soigneusement  dans  une 
grande  fosse.  Des  croix  indiquaient  les  noms 
des  soldats,  la  date  de  leur  trépas;  des  plans  du 
cimetière  existaient  dans  la  mairie  et  dans  les 
archives  des  ambulances.  Gomme  c'était  froid 
ces  tombes  administratives  !  Seules  les  sau- 
vaient de  l'apparence  d'un  chantier,  les  fleurs 
que  des  camarades  apportaient  aux  heures  de 
repos. 

Bourru  leur  préférait  les  tombes  de  la  bataille 
de  septembre  1914.  Combien  plus  émouvantes  ! 
Enterrés  là  où  ils  furent  frappés,  les  soldats  de 
la  Marne  demeurent  en  pleine  nature.  Souvent, 
c'est  au  sommet  d'une  croupe,  dominant  le 
large  paysage,  que  leurs  croix  arrêtent  le  pro- 
meneur pour  le  contraindre  à  la  méditation. 
Bourru  se  plaisait  alors   à  imaginer  ces  vain- 


EN    PENSANT    A    CEUX    QUI    SONT    RESTÉS    LA-HAUT    235 

que.urs  pouvant  encore,  le  soir,  contempler  la 
ligne  bleue  de  l'Argonne,  haute  muraille  qui 
défend  le  pays  du  rêve  contre  les  barbares. 

A  Rarécourt,  le  louable  souci  de  faciliter  aux 
familles  la  recherche  des  dépouilles  glorieuses 
avait  été  poussé  jusqu'à  la  minutie  la  plus  tou- 
chante. Chaque  soldat  décédé  à  Salvange  avait 
sa  tombe  ;  sur  la  croix,  des  couronnes,  des 
plaques  et  même  des  photographies  envoyées  par 
des  parents.  Là,  les  vieux  rites  militaires  s'ob- 
servaient avec  un  scrupule  parfait.  Le  convoi  du 
plus  modeste  soldat  était  toujours  accompagné 
du  prêtre,  d'un  piquet  d'honneur  et  du  comman- 
dant du  Teil  représentant  le  général  de  corps 
d'armée.  On  ne  voulait  pas  qu'une  tombe  se  fer- 
mât avant  que  sur  le  cercueil  se  soit  élevée  la 
pensée  des  frères  d'armes.  Les  habitants  du  vil- 
lage, eux-mêmes,  tenaient  à  honorer  ces  soldats 
tombés  pour  la  défense  de  leur  sol.  Des  femmes, 
des  jeunes  filles  assistaient  à  tous  les  enterre- 
ments et  une  mélancolie  pensive  se  peignait  sur 
leur  visage  grave  de  meusiennes. 

Toutes  ces  tombes  des  villages  de  rarrière,  à 
Auzéville,  à  Jubécourt,  à  Ville-sur-Cousance,  à 
Julvécourt,  étaient  constamment  entretenues 
parles  soldats,  les  jours  de  repos.  On  y  dispo- 


236        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

sait  de  la  mousse,  des  branchapres,  des  fleurs, 
des  croix  dessinées  avec  de  la  brique  pilée. 
Maintenant  qu'il  est  loin,  Bourru  comprend 
mieux  quel  sens  il  faut  attribuer  à  ces  soins 
pieux  qui  ornent  un  tombeau.  Ils  répondent  à 
un  besoin  du  cœur.  Une  lutte  est  engagée  contre 
l'oubli,  lutte  émouvante  dans  laquelle  l'homme 
se  sert  de  tous  les  symboles  pour  vaincre  Tin- 
différence  de  l'avenir.  Voici  des  couronnes,  des 
fleurs,  des  palmes  classiques  qui  disent  l'hon- 
neur du  mort  ;  voici  des  débris  d'obus,  les  objets 
qui  rappellent  la  gloire  guerrière  ;  voici  la  Croix 
qui  parle  de  Résurrection.  Ici,  il  n'est  pas  de 
lourdes  pierres  pour  sceller  les  tombeaux  et  les 
protéger  contre  les  profanations  possibles  ;  on 
s'ingénie  à  les  remplacer  par  des  enclos  de 
branchages,  formant  parfois  des  constructions 
d'un  style  étrange.  C'est  le  nom  surtout  que  les 
camarades  veulent  sauver  de  l'oubli.  Ce  nom,  on 
l'inscrit  sur  la  croix,  sur  des  plaques,  on  l'écrit 
même  sur  un  morceau  de  papier  que  l'on  glisse 
dans  une  bouteille  plantée  au  pied  de  la  croix. 
Hommes  de  l'avenir,  saurez-vous  recueillir  ces 
noms  glorieux  qu'une  volonté  farouche  vous 
lègue  ? 

Peu  de  temps  avant  de    quitter   le   secteur, 


EN    PENSANT    A    CEUX    QUI    SONT    RESTÉS    LA   HAUT    237 

Bourru  avait  été  à  Hrocourt.  Il  se  souvenait  qu'à 
rentrée  du  village,  on  avait  enterré  autrefois 
deux  officiers  du  régiment  sous  des  pins  qui 
tendaient  leurs  branches  échevelées  et  tragiques. 
Quel  beau  paysage  romantique  cela  ferait,  plus 
tard,  (juand  la  patine  du  temps  se  serait  posée. 

Mais  la  bataille  de  Verdun  avait  déferlé 
jusque-là  ;  au  lieu  de  tombes  solitaires,  il  avait 
retrouvé  un  cimetière  en  pleine  activité.  Deux 
routes  le  bordaient,  remplies  du  tumulte  des 
autos  et  des  troupes  en  marche.  Quelques  fils 
de  fer  séparaient  seulement  l'enclos  des  morts 
de  la  route  où  les  vivants  s'écoulaient.  Y  avait-il 
même  une  séparation?  Moralement,  elle  n'exis- 
tait pas.  On  entrait  dans  le  cimetière  comme 
dans  un  lieu  familier  ;  en  passant,  chaque  sol- 
dat adressait  un  petit  salut  aux  croix  ou  bien 
baissait  simplement  la  voix  ;  d'autres  restaient 
une  minute  silencieux  devant  un  tumulus. 
Bourru  entendit  un  soldat  dire  à  d'autres  :  «  Il 
est  là-bas,  le  copain  » .  Et  ils  s'en  allaient  vers  une 
tombe^  comme  si  un  vieil  ami  les  attendait  la  main 
tendue.  Môme,  des  loustics  choisissaient  leur 
place  en  déclarant  que  dans  ce  cimetière  plein  de 
vie,  on  ne  doit  pas  s'apercevoir  qu'on  est  mort. 

Rien  ne  le  choquait  dans  cette  familiarité. 
Tous  les  mots,   tous  les  gestes,   s'accordaient 


238  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

harmonieusement,  semblait-il,  pour  dire  aux 
camarades  qui  dorment  :  «  Vous  voyez,  nous 
sommes  là,  près  de  vous  ;  vous  n'êtes  pas  des 
cadavres  effrayants  dont  on  parle  dans  les 
histoires  de  revenants,  nous  vous  connaissons 
bien,  c'est  pourquoi  nous  vous  aimons.  Parlez- 
nous,  soyez  tranquilles,  la  terre  qui  vous  abrite 
sera  toujours  française  ». 

Parfois  un  visiteur  voulait  traduire  plus  expli- 
citement l'émotion  qui  Tagitait  et,  d'un  crayon 
maladroit,  écrivait  sur  une  croix  :  «  Dors  en 
paix,  mon  vieux  ;  on  te  vengera  !  »  Et  il  semblait 
que  ceux  des  tombeaux  faisaient  des  signes 
d'amitié  et  d'encouragement. 

Bourru,  en  voyant  toutes  ces  choses,  s'était 
souvenu  du  vieux  curé  de  son  village  qui,  dans 
ses  sermons,  parlait  toujours  de  la  communion 
des  morts  et  des  vivants.  N'y  avait-il  pas  un 
nouveau  témoignage  de  ce  dogme  :  le  soldat  qui 
part  au  combat  prend  son  élan  sur  les  tombes, 
et,  de  celles-ci,  il  émane  une  force  irrésistible  qui 
pousse  le  héros  vers  le  sacrifice. 


Bourru  aime  à  rêver  ainsi  à  «  ses  camarades 
morts  »  laissés  là-bas  pour  toujours. 

Il  s'aperçoit  maintenant  combien  leur  influence 


KN    l'KNSANT    A    CEUX    QUI    SONT    RKSTÉS    LA- HAUT    239 

a  élé  grande  sur  lui.  Dans  les  cités  d'autrefois, 
les  morts  étaient  enterrés  au  centre  de  la  ville  ; 
les  cimetières  servaient  auxassemblées  publiques 
ainsi  qu'aux  réunions  familières.  L'Éj^liso  chré- 
tienne, pour  mieux  faire  sentir  l'influence  des 
morts,  les  enterrait  dansles  temples  eux-mêmes... 
Éternel  recom^mencement  !  voici  que  dans  notre 
cité  guerrière,  nous  avons  ressuscité  l'antique 
tradition  ;  nous  n'exilons  pas  nos  morts  en  des 
lieux  écartés  et  sombres  :  au  contraire,  nous  les 
plaçons  au  milieu  de  nous,  ce  sont  nos  familles, 
leur  lieu  de  repos  est  notre  jardin  de  promenade 
où  nous  recevons  leur  muet  enseignement. 

Le  Front,  pour  les  poètes  de  l'avenir,  sera  une 
longue  ligne  de  gloire  qui  serpentera  lumineu- 
sement à  travers  la  France.  Pour  Bourru,  ce 
sera  le  grand  atelier  où  l'on  peinait  rudement 
en  accomplissant  la  sainte  besogne  :  parce  que 
des  camarades  seront  morts  à  la  tâche,  cet  ate- 
lier deviendra,  dans  l'avenir,  semblable  à  ces 
cathédrales  où  l'on  ne  pénètre  que  tête  nue  et 
incliné  de  respect. . .  Gomme  il  est  des  jours  où,  sur 
les  dalles  funéraires  delà  vieille  église  de  Bligny, 
les  vivants  marchent  en  chantant  des  77iagni/icat 
et  des  hosannah...  de  môme  il  viendra  dés  temps 
où  Bourru  honorera  ses  morts  en  puisant  dans 
leur  souvenir  une  plus  grande  volonté  de  vivre. 


DEUXIEME  PARTIE 
LA  GUERRE  DE  MINES 


16 


1 

UNE  RENCONTRE  SOUS  TERRE 


L'idée  de  piocher  vite  occupait,  en  ce  moment 
précis,  toute  l'âme  du  sapeur  Flament.  A  sa 
place,  il  est  bien  probable  que  vous  n'eussiez 
pas  pensé  autrement.  Dès  qu'on  est  au  fond  de 
cette  galerie,  haute  de  quatre-vingts  centimètres 
et  large  d'autant,  on  a  envie  de  remonter. 
Pensez  donc  !  quarante  mètres  de  terre  au-dessus 
de  soi...  Vous  n'imaginez  pas  quelle  impression 
ça  fait  !  Ah  !  je  sais  bien  que,  dès  qu'on  vous 
parle  du  soldat  mineur  dans  son  rameau  de 
combat,  vous  frémissez  en  disant  :  «  Oui,  je 
vois  ça,  c'est  horrible...  »  Et  vous  fermez  les 
yeux  pour  mieux  reconstituer  dans  votre  esprit 
les  sensations  de  l'homme  qui  gratte  à  quarante 
mètres  sous  terre.  Eh  bien  !  non,  vous  ne  voyez 
pas  ça.  En  vain  vous  étalez  en  votre  âme  une 
grande  nappe  de  ténèbres  et  de  silence,  en  vain 
votre  peau  se  rétracte  à  la  pensée  du  froid  du 


244  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

souterrain,  vos  bras  ont  d'instinctifs  mouve- 
ments pour  écarter  des  blocs  de  terre  qui  s'écrou-  * 
lent,  votre  poitrine  se  soulève  comme  pour  lutter 
contre  l'étouffement,  illusoires  efforts  !  Toutes 
ces  dépenses  d'imagination  ne  vous  font  pas 
sentir  ce  que  c'est  que  quarante  mètres  de  terre 
sur  la  tête  :  cela  est  massif,  lourd,  formidable... 
on  est  enfoui  là-dedans  comme  un  vieillard, 
enfoncé  dans  cent  années  de  vie,  qui  regarde, 
en  haut  du  passé,  les  jours  ensoleillés  de  sa 
JBunesse. 

Au  fur  et  à  mesure  qu'on  descendait  dans  le 
puiLs,  de  diamètre  si  étroit  qu'un  homme  obèse 
n'y  pourrait  passer,  on  avait  l'impression  que 
les  couches  de  terre  pesaient  les  unes  sur  les 
autres.  A  dix  mètres  de  profondeur,  nous  étions 
encore  dans  la  gaize,  une  argile  dure  comme  de 
la  pierre  ;  arrivé  là,  une  galerie  que  nous  avons 
suivie  en  rampant  nous  a  conduit  à  un  autre 
puits.  En  descendant  par  son  échelle  de  corde, 
nous  avons  traversé  la  région  du  gault,  argile 
noire  et  humide  ;  la  vie  grouillante  au  soleil  était 
déjà  loin  !  Plus  bas  encore,  nous  avons  franchi 
la  zone  des  sables  verts  ;  puis,  maintenant,  à 
quarante  mètres,  nous  voici  —  petites  choses 
remuantes  perdues  dans  l'immensité  de  la  ma- 
tière inerte  —  dans  le  domaine  du  portlandien, 


UNE  RENCONTRE  SOUS  TERRE         245 

en  plein  terrain  jurassique.  Une  vague  crainte 
superstitieuse  s'empare  des  âmes  les  plus  posi- 
tives. Cette  matière  que  l'on  vient  ainsi  profaner 
dans  son  silence  éternel,  si  elle  vivait!...  Qui  sait? 
de  notre  présence,  des  puissances  mystérieuses 
vont  peut-être  s'irriter.  Ces  couches  d'argile 
superposées  que  votre  pic  attaque,  si  vous  alliez 
déranger  leur  équilibre  !  un  glissement  peut  se 
produire  et  nous  entraîner  au  fond  des  gouffres 
terrestres.  Sans  doute  la  galerie  est  coffrée, 
c'est-à-dire  tapissée  de  solides  planches,  mais 
quelle  ridicule  résistance  devant  ces  grands 
blocs,  durs  et  bruts,  qui,  obstinément,  tendent  à 
rejoindre  le  centre  du  globe. 

Ah  !  cette  force  sournoise  de  la  nature  qui 
constamment  vous  guette,  le  mineur  la  sent 
comme  une  menace  dans  sa  poitrine,  sur  son 
dos,  dans  ses  membres. 

Est-ce  elle  ou  le  manque  d'oxygène  qui  pro- 
voque ce  malaise,  dont  Flament  souffre  tant 
que,  malgré  sa  volonté,  il  s'arrête  de  temps  à 
autre  pour  respirer  fort? 

Derrière  lui,  Surelle  met  dans  des  sacs  la 
terre  arrachée. 

—  Encore  une  heure  de  boulot,  vieux,  notre 
tâche  sera  finie. 

Soudain  le  pic  de  Flament  s'enfonce  dans  un 


246  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

morceau  de  terre  qui  cède  ;  un  trou  noir  appa- 
raît à  la  lueur  de  la  bougie. 

—  Tiens,  une  fissure,  pense  le  sapeur,  car  il 
a  appris  que  dans  le  portlandien,  ou  calcaire  fis- 
suré, on  trouve  parfois  de  grandes  excavations 
qui  datent  de  l'époque  des  grands  bouleverse- 
ments géologiques. 

Mais  il  faut  se  méfier...  c'est  peut-être  une 
galerie  ennemie.  Qui  sait?  on  l'a  entendu,  on  le 
guette  peut-être.  Flament  éleint  sa  bougie, 
écoute...  aucun  bruit.  Ça  doit  être  une  fissure. 
Il  agrandit  le  trou  et  peut  y  passer  la  tête  main- 
tenant; mais  ce  n'est  pas  prudent  encore  de 
rallumer  la  bougie...  Le  bras  tendu  dans  le  vide 
ne  rencontre  pas  d'obstacles.  Il  faut  voir  cepen- 
dant... 

—  Craque  une  allumette,  tu  l'éteindras  tout 
de  suite,  conseille  Surelle. 

Flament  a  vu.  Pas  de  doute,  c'est  une  galerie 
ennemie  ;  sur  la  paroi  en  face  des  traces  de 
coups  de  pic  ont  apparu.  Quel  danger  récèle  ce 
trou  ?  est-il  occupé?  n'est-il  pas  à  proximité  d'un 
fourneau  de  mine  prêt  à  sauter  ? 

—  Ça  ne  me  dit  rien  de  bon,  affirme  Surelle... 
Allons  chercher  le  lieutenant  Montazeau. 

Le  lieutenant  est  venu.  Il  a  quitté  ses  chaus- 
sures, parce  que  le  bout  des  souliers  en  raclant 


UNR  RENCONTRE  SOUS  TRRRR         247 

les  planches  pourrait  faire  du  bruit  ;  il  s'avance 
à  quatre  pattes  dans  la  galerie  étroite.  Ne  cher- 
chez pas  à  le  voir;  ici  c'est  la  nuit  comme  jamais 
vous  n'en  avez  imaginé.  A  côté  de  vous,  devant, 
derrière,  le  noir  n'est  qu'un  bloc;  on  croit  se 
mouvoir  dans  une  matière  molle,  la  vue  est  un 
sens  superflu  ;  toute  l'énergie  se  concentre  sur 
la  faculté  d'écouter  ;  on  ferme  les  yeux  pour 
mieux  entendre. 

—  Ça  tape  tout  près,  vous  entendez,  mon 
lieutenant?  dit  Flament,  qui  suit  l'officier. 

Ah!  la  terrible  obsession  du  toc  toc  du  pic 
ennemi,  elle  remplit  toujours  le  cerveau  du 
mineur  comme  un  pouls  formidable.  Il  faut  la 
chasser  d'un  grand  coup  de  volonté,  sinon  elle 
vous  clouerait  ici,  immobile,  silencieux,  hale- 
tant, à  écouter  indéfiniment  sans  jamais  être 
certain  si  c'est  la  réalité  ou  une  illusion  qui  vous 
affole  ainsi, . .  En  effet,  peut-être  le  mineur  ennemi, 
absent  tout  à  1  heure,  est-il  revenu  dans  sa  galerie 
Bt  a  repris  son  travail...  Mais  non...  aucun  bruit. 

Enfin,  le  lieutenant  Montazeau  arrive  à  l'extré- 
mité de  la  galerie,  il  tâte,  oui,  voici  bien  un  trou 
de  cinquante  centimètres  ;  tout  doucement  il  y 
passe  la  tête,  il  regarde  et  écoute...  rien  que  les 
ténèbres  et  le  silence...  La  lampe  électrique 
révèle  la  galerie. 


248  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

—  Allez  vite  dire  qu'on  apporte  une  charge, 
nous  allons  poser  un  camouflet.  Je  reste  ici. 

L'ordre  a  été  le  réflexe  du  bon  sapeur  :  une 
galerie  ennemie  est-elle  découverte?  vite,  on  doit 
y  pratiquer  une  chambre  de  mine,  un  mur  de 
sacs  à  terre  devant,  la  charge  d'explosifs  appuyée 
à  ce  mur,  puis  un  bon  bourrage  de  sacs  à  terre 
en  arrière,  un  cordon  de  mélinite  qui  remonte 
jusqu'en  haut  du  puits,  une  mise  de  feu  :  voilà  une 
galerie  ennemie  camouflée,  c'est-à-dire  écroulée. 

Mais  ce  n'est  pas  opération  rapide;  pendant 
que  les  soldats  remontent  ch^ercher  la  charge, 
les  sacs  à  terre,  le  lieutenant  reste  là;  la  tête 
émergeant  dans  la  galerie  ennemie,  il  observe 
attentivement...  très  ému.  Quelle  chance!  mais 
aussi,  quel  risque  !  Il  n'est  pas  possible  que  les 
Boches  restent  longtemps  sans  s'apercevoir 
qu'on  a  débouché  dans  leur  galerie...  des  rondes 
fréquentes  doivent  se  faire. 

Une  heure  se  passe...  le  lieutenant  écoute,  il 
regarde  aussi,  car  il  se  pourrait  qu'une  lumière 
apparaisse.  Tiens  !  Qu'est  ceci?  Des  ronds  lumi- 
neux dansent  dans  le  noir  ;  simple  hallucina- 
tion? il  suffit  de  se  frotter  les  yeux...  mais  ça 
recommence  .. 

Cette  fois,  c'est  bien  vrai  ;  là,  à  dix  mètres 
peut-être,  une  lumière  a  passé  au  bout  de  la 


UNR    RE.NCONTRK    SOUS    TERRE  249 

galerie,  des  formes  liumaines  rampaient.  C'est 
la  ronde  du  sous-oflicier  boche.  Il  va  visiter  ce 
rameau  où  le  lieutenant  écoute...  En  effet,  la 
lumière,  qui  paraissait  s'éloigner  dans  une  gale- 
rie transversale,  revient.  Une  discussion.  Vont- 
ils  venir  ici?  Oui?  Non? 

C'est  oui.  Maintenant  le  lieutenant  voit  la 
lumière  se  diriger  vers  lui,  bientôt  il  discerne 
le  visage  de  l'Allemand,  rougi  par  la  lueur  de  la 
lampe,  ruisselant  de  sueur  —  car  il  fait  chaud 
là-dedans.  Le  lieutenant  aussi  a  chaud,  il  a 
passé  un  bras  par  le  trou  et  il  tient  son  revolver 
braqué  dans  la  direction  de  l'ennemi,  la  crosse 
appuyée  sur  la  terre.  Le  Boche  s'avance  encore; 
derrière  lui  suivent  deux  hommes.  11  faut  tirer. 
C'est  atroce  de  tuer  un  homme  comme  ça;  voilà 
dix-huit  mois  que  le  lieutenant  fait  la  guerre  de 
mines,  on  ne  le  dirait  pas,  il  tremble  presque... 
Sa  tête  se  confond  avec  la  paroi  du  rameau... 
encore  cinquante  centimètres  d'avance  et  le 
Boche  le  verra.  Lui  aussi  a  un  revolver. 

Au-dessus,  quarante  mètres  plus  haut,  c'était 
jour  calme,  pas  de  grenades,  pas  de  crapouil- 
lots.  Du  fond  de  la  tranchée,  les  fantassins  sui- 
vaient des  yeux  les  hirondelles, qui  évoluaient 
gracieusement  dans  le  soleil.  Pas  une  n'inter- 
rompit sa  joie  de  vivre... 


250        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

En  dessous,  le  Boche  râlait;  les  deux  hommes 
qui  le  suivaient  fuyaient  en  trottant  comme  des 
rats  et  le  lieutenant  liurlait  des  ordres  : 

—  Dépêchez-vous  d'apporter  les  sacs  de  ched- 
dite  !  il  n'y  en  a  que  six...  tant  pis,  c'est  assez, 
allez  !  bourrez  ! 

Et  les  sacs  d'explosifs  précipitamment  s'en- 
gouffraient dans  la  galerie  ennemie,  à  côté  du 
Boche  qui  continuait  à  gémir.  Vivement  le  cor- 
deau fut  placé,  à  la  sortie  du  puits;  quarante 
mètres  plus  haut,  un  sous-officier  mit  le  feu, 
pendant  que  le  lieutenant  s'épongeait  le  front 
comme  s'il  sortait  d'un  mauvais  rêve. 

On  ne  sentit  même  pas  de  secousse,  le  four- 
neau était  si  petit  !  Il  fallait  môme  un  effort 
d'imagination  pour  croire  que,  là-dessous,  le 
corps  d'un  homme  s'incrustait  sohdement  dans 
le  sol  pour  y  dormir  durant  des  siècles...  à 
moins  qu'une  prochaine  explosion  de  mine  ne 
vienne  le  triturer  et  le  mélanger  encore  plus 
étroitement  à  la  terre. 


II 
UN  SAUVETAGE 


Le  capitaine  du  génie  Laignier  était  dans  son 
abri  de  commandement  quand  la  secousse  se 
produisit.  Une  mine  venait  d'exploser.  Ne  croyez 
pas  qu'on  entende  une  détonation  formidable, 
non,  aucun  bruit  ne  se  perçoit  dans  les  grottes 
creusées  à  dix  mètres  sous  terre.  On  voit  seule- 
ment les  parois  de  la  caverne  se  balancer  comme 
celles  d'un  navire  secoué  par  la  tempête  ;  les 
étais  de  soutènement  gémissent,  craquent,  tout 
semble  s'écrouler,  mais  à  peine  a-t-on  le  temps 
de  penser  :  «  Je  suis  perdu  »  que  déjà  la  colline 
a  repris  son  immobilité. 

Laignier  se  précipite  dehors.  Toutes  les 
galeries  souterraines  de  la  position  sont  son 
domaine  ;  puisqu'il  avait  ordonné  une  mise 
de  teu  à  l'un  de  nos  fourneaux,  c'était  donc  une 
mine  boche  qui  venait  d'exploser.  Arrivé  en 
première  ligne,  il  fut  tout  de  suite  renseigné  par 
un  sapeur  de  garde  : 


252  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

—  Pas  d'effets  extérieurs,  mon  capitaine. 

Ce  qui  veut  dire  :  rien  n'a  jailli  à  la  surface 
du  sol.  C'est  un  simple  camouflet  à  l'intérieur 
du  réseau  souterrain,  mais  où  s'est-il  produit? 

Laignier  connaît  toutes  les  entrées  de  puits 
qui  sont  numérotées  P*,  P%  E*,  E^  etc.,  il  court 
de  Tune  à  l'autre.  A  P''  le  sapeur  renseigne  : 

—  Ça  doit  être  du  côté  de  P",  à  la  5/51. 

En  effet,  au  moment  où  le  capitaine  arrivait 
à'P*",  on  sortait  du  puits  un  caporal  à  demi 
évanoui.  Pas  besoin  de  grands  efforts  pour  s'ima- 
giner ce  qui  s'est  passé.  L'ennemi  a  camouflé 
une  de  nos  galeries  ;  les  gaz,  effondrant  une 
paroi,  se  sont  répandus  dans  les  rameaux  et  le 
puits.  Malheur  à  ceux  qui  ont  été  surpris,  les  gaz 
nitrés  assomment  un  homme  en  trois  bouffées. 

Les  sapeurs  en  connaissent  bien  les  effets 
depuis  dix-huit  mois  qu'ils  font  la  guerre  de 
mines  ici  :  une  asphyxie,  parfois  assez  lente  à 
provoquer  la  mort,  mais  qui  engourdit  les 
membres  et  laisse  le  malheureux  mineur  inerte, 
comme  un  paquet  de  chiffons  au  fond  de  la 
galerie  où  il  travaille.  Ceux  qu'on  a  sauvés 
racontent  plus  tard  qu'à  cet  instant  le  cerveau 
conserve  une  certaine  lucidité  :  toute  la  volonté 
se  tend  pour  commander  aux  muscles  les  mou- 
vements de  fuite,  c'est  en  vain;  on  a  l'illusion 


UN    SAUVETAGE  253 

d'être  enlisé,  bloqué  dans  le  rameau  où  l'on 
étouffe  en  criant  «  au  secours  ».  Vous  comprenez 
bien  qu'il  ne  s'agit  pas  de  perdre  de  temps  si 
l'on  veut  sauver  les  camarades  qui  râlent  en 
bas,  à  trente  ou  quarante  mètres  sous  terre. 
Aussi  les  sapeurs  n'hésitent  jamais.  Dès  qu'à 
l'entrée  d'un  puits  on  signale  qu'un  soldat  est 
resté  dans  une  galerie,  il  se  passe  des  scènes  de 
dévouement  qui,  plus  tard,  feront  pleurer  d'ad- 
miration nos  petits-fils... 

Imaginez  bien  le  décor.  C'est  sous  un  abri  que 
s'ouvre  le  puits,  mince  percée  de  quatre-vingts 
centimètres  de  diamètre  qui  s'enfonce  verticale- 
ment dans  la  terre.  On  y  descend  par  une  échelle 
de  corde.  Quand  vous,  profane,  dans  une  minute 
de  calme,  vous  vous  inclinez  sur  ce  puits  et 
qu'une  bougie  brille  au  fond,  toute  petite  lueur 
tremblotante  dans  les  ténèbres  du  gouffre,  vous 
ne  pouvez  maîtriser  un  instinctif  mouvement  de 
recul,  tellement  l'angoisse  sort  de  là  à  pleines 
bouffées.  Lorsqu'il  y  a  eu  un  camouflet,  c'est 
plus  que  de  l'angoisse  morale  qui  jaillit;  les  gaz 
nitrés  s'échappent  en  souffles  légers  et  parfois, 
rien  qu'en  se  penchant  sur  l'ouverture,  des 
hommes  ont  aspiré  la  mort. 

Qu'importe  !  le  premier  sapeur  arrivé  n'hésite 
pas;  il  s'attache  autour  du  corps  une  corde  dont 


254  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

le  soldat  de  garde  tient  Textrémité  et  descend. 
Souvent,  après  quelques  mètres,  se  sentant 
défaillir,  il  tire  sur  la  corde  pour  avertir  qu'il  n'en 
peut  plus.  On  le  remonte  et  un  autre  recom- 
mence l'expérience. 

C'était  justement  ce  qui  venait  de  se  passer 
lorsque  Laignier  arriva  à  P".  Trois  sapeurs 
étaient  déjà  descendus,  il  avait  fallu  les  ramener 
à  moitié  asphyxiés.  Etendus  à  côté  de  l'entrée 
du  puits,  ils  vomissaient,  se  débattaient  sous 
l'emprise  du  terrible  poison. 

—  Mon  capitaine,  renseigna  immédiatement 
un  soldat,  c'est  le  lieutenant  R. . .  et  le  sergent  C . . . 
qui  sont  restés  au  fond;  on  les  entend  râler. 

Admirez  la  puissance  de  l'instinct  de  dévoue- 
ment quand  il  se  déclenche  dans  une  âme  de 
brave.  Ce  capitaine,  chef  de  service,  connaît 
tellement  bien  le  danger  d'une  opération  de  sau- 
vetage qu'il  a  interdit  à  quiconque  de  descendre 
dans  un  puits  —  en  pareil  cas  —  sans  être  atta- 
ché et  sans  appareil  à  oxygène,  et  il  punit  lour- 
dement ceux  qui  enfreignent  cet  ordre.  Eh  bien, 
avant  que  les  assistants  aient  le  temps  de  s'in- 
terposer, Laignier  a  enlevé  sa  tunique  qui  pour- 
rait gêner  ses  mouvements,  et,  sans  appareil, 
sans  corde  autour  des  reins,  sans  dire  un  mot, 
il  descend  dans  le  puits. 


UN    SAUVETAGE  îo5 

—  C'est  fou  !  mon  capitaine,  arrêtez- vous,  lui 
crie-t-on  d'en  liaut. 

L'oflicier  n'entend  pas. 

Que  se  passa-t-il  au  fond  de  la  galerie?  En 
employant  des  ruses  de  conversation  qu'il  ne 
me  reprochera  pas  —  car  je  sais  que  ce  soldat 
actif  n'a  jamais  le  temps  de  lire  un  livre  —  je 
crois  pouvoir  reconstituer  la  scène. 

Au  fond  du  puits  s'ouvre  une  galerie  horizon- 
tale, où  l'on  ne  peut  marcher  qu'en  rampant. 
Pas  une  clarté  ne  vient  jusqu'ici,  naturellement. 
Laignier  avance  dans  le  noir,  luttant  contre  la 
suffocation;  une  masse  lui  barre  le  passage,  un 
corps  d'homme  gros  et  lourd;  c'est  le  sergent 
sans  doute,  puisque  lé  sous-lieutenant  est  maigre 
et  fluet.  L'asphyxié  a  senti  qu'on  vient  le  secourir  : 
«  j'étouffe,  j'étouffe  »  murmure-t-il.  Laignier, 
assis  et  s'arqueboutant  avec  ses  jambes  se  meut 
à  reculons  en  traînant  le  corps  du  sergent.  Tout 
à  coup  celui-ci  se  réveillant  à  moitié,  mû  par 
l'instinct  si  souvent  signalé  chez  les  noyés,  s'ac- 
croche désespérément  à  un  bras  du  capitaine 
qu'il  immobilise.  La  situation  est  critique,  tous 
les  deux  peuvent  être  perdus  ;  il  n'y  a  pas  à 
hésiter,  Laignier  suit  le  conseil  qu'on  donne  tou- 
jours en  pareil  cas  au  sauveteur,  d'un  coup  de 
poing  il  étourdit  le  sergent,  qui  lâche  prise. 


256  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Arrivé  au  fond  du  puits,  le  capitaine  attache 
rapidement  le  corps  inerte  à  une  corde,  que  les 
autres  avaient  jetée  du  haut  du  puits  et  com- 
mande :  «  montez-le  ». 

Mais  à  peine  le  sergent  avait-il  été  hissé  de 
deux  mètres,  que  la  corde  casse...  une  chute, 
nouvel  arrimage  du  corps,  nouvelle  montée  ;  cette 
fois-ci,  ça  va. 

Pour  sauver  le  sous-lieutenant,  une  autre  diffi- 
culté se  présentait.  Il  était  resté  accroché  à  l'en- 
trée du  deuxième  puits,  qui  s'ouvre  à  l'extrémité 
delà  première  galerie,  à  vingt  mètres  sous  terre; 
ses  jambes  pendaient  dans  le  vide,  ses  bras 
raidis  enlaçaient  une  planche  de  coffrage.  Heu- 
reusement, c'était  un  petit  gringalet,  pas  lourd  ; 
pour  Laignier,  qui  est  un  athlète,  le  décrochage 
fut  facile,  mais  les  tempes  du  capitaine  battaient 
fort,  ses  yeux  se  troublaient,  ses  muscles  deve- 
naient mous  ;  plusieurs  fois  dans  la  galerie,  il 
s'arrêta  ;  il  lui  semblait  qu'une  ouate  épaisse 
remplissait  tout  l'espace  autour  de  lui... 

—  Avez-vous  pensé  à  la  mort?  demandai-je. 

—  Oh  !  moi,  vous  savez,  me  répondit-il,  quand 
je  suis  occupé,  je  ne  perds  pas  mon  temps  à 
penser  à  ça,  j'ai  simplement  l'idée  de  finir  ma 
besogne  le  mieux  possible. 

Les  deux  hommes  furent  sauvés. 


UN    SAUVETAGE  257 

Mais  le  plus  fort  de  l'histoire,  me  dit  le  com- 
mandant du  génie  avec  qui  je  cause  de  cet 
cxjiloit,  c'est  que  moi,  chef  direct  du  capitaine 
Laignier,  trois  semaines  après,  je  l'ignorais 
encore.  Le  capitaine  avait  interdit  qu'on  parlât 
de  cet  incident,  hanal,  disait-il.  Le  hasard  me  le 
révéla  et,  comme  j'annonçais  à  Laignier  qu'il 
était  proposé  pour  une  sixième  citation,  il  me 
répondit  : 

—  Si  vous  voulez,  mon  commandant,  mais  à 
condition  que  vous  me  mettiez  huit  jours  d'arrêts 
de  rigueur,  en  même  temps,  pour  ne  m'ètre  pas 
servi  d'appareil  à  oxygène.  Il  faut  être  juste, 
quand  un  homme  enfreint  mes  ordres  à  ce  sujet, 
je  lai  colle  toujours  huit  jours  de  prison. 


n 


III 
UN  CAMOUFLET 


Le  sapeur  Delattrc,  en  vrai  parigot  dégourdi, 
a  parfaitement  compris  la  situation  tactique.  Elle 
est  simple  d'ailleurs.  Cesjours  derniers,  dans  une 
de  nos  galeries  de  mines,  à  trente  mètres  sous 
terre,  on  a  entendu  des  bruits  lointains  du  côté 
boche.  Le  capitaine  Laignier  est  venu,  il  a  écouté 
au  géophone,  griffonné  des  lignes  et  des  chiffres 
sur  un  calepin  et  finalement  a  déclaré  : 

—  Oui,  les  Boches  creusent  en  avançant  per- 
pendiculairement à  cette  galerie. 

Comment  riposter?  Avez-vous  vu  deux  fox 
attaquer  un  chat  ?  l'un  le  tient  en  arrêt  en  avant, 
pendant  que  l'autre,  sans  bruit,  fait  un  crochet  et 
tombe  sur  le  matou  par  derrière.  Tout  l'art  de 
la  guerre  est  là,  qu'elle  soit  sur  terre,  sur  mer, 
dans  l'air  ou  dans  un  réseau  de  mines.  Il  fut 
décidé  qu'on  appliquerait  ce  principe  une  fois  de 
plus.  Justement  une  de  nos  anciennes  galeries. 


UN    CAMOUFLET  259 

non  repérée  par  l'adversaire,  s'en  allait  dans  une 
direction  à  peu  près  parallèle  au  rameau  que  l'en- 
nemi devait  creuser.  Il  n'y  avait  qu'àla  continuer 
en  se  rabattant  à  droite  ;  à  proximité  delà  gale- 
rie boche,  on  ferait  sauter;  les  mineurs  ennemis 
seraient  coupés,  emmurés,  et  tout  leur  travail 
de  plusieurs  semaines  deviendrait  ainsi  inutile. 

Mais,  vous  le  comprenez  bien,  de  même  que  le 
chat  peut  sauter  aux  yeux  du  premier  chien  avant 
que  le  second  l'ait  terrassé,  de  même  le  mineur 
boche  peut  à  un  moment  donné  juger  que  les 
circonstances  sont  propices  et  c'est  lui  qui  vous 
camoufle, 

Delattre  vous  expliquerait  cela  mieux  que 
moi,  mais  en  ce  moment  il  n'a  pas  le  temps  de 
parler,  car  le  sergent  lui  a  dit  : 

—  Va  donc  faire  l'écoute. 

Et  il  écoute...  Ma  foi,  c'est  un  métier  qui  ne 
déplaît  pas  aux  paresseux  :  on  se  tient  couché  là, 
au  fond  de  la  galerie  où  le  bruit  du  pic  ennemi 
a  été  repéré,  on  met  son  oreille  sur  une  poutre 
et  on  attend... 

Si  vous  écoutiez,  vous  n'entendriez  rien  et  la 
terre  ne  vous  semblerait  qu'une  grosse  bête  de 
matière  inerte,  mais  pour  un  bon  mineur  la  terre 
est  vivante  :  de  son  sein  il  monte  mille  rumeurs 
qui  eu  témoignent. 


260  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Tenez,  ici,  il  y  a  quinze  jours,  on  entendait  des 
«  toc,  toc  »  lointains,  amortis  comme  les  pas  du 
voleur  qui  marchait  l'autre  nuit  —  vous  Fauriez 
juré  —  dans  le  grenier  du  vieux  château  où  vous 
passez  vos  vacances,  vous  vous  souvenez?  Bah! 
avez-vous  pensé,  il  y  a  tant  de  craquements  dans 
une  vieille  demeure!  Delattre  a  eu  le  même  état 
d'esprit  que  vous  à  cet  instant  :  «  Est-ce  bien 
les  Boches  qu'on  entend?  »  Dans  cette  colline  de 
calcaire,  il  se  trouve  d'immenses  fissures  de  plu- 
sieurs centaines  de  mètres  de  longueur,  elles 
ampliflent  les  bruits  lointains  et  il  est  arrivé 
qu'on  s'émût  de  coups  —  étranges,  croyait-on  — 
et  qui,  en  réalité,  étaient  donnés  par  des  cama- 
rades travaillant  à  deux  cents  mètres  de  là. 

Mais  huit  jours  après,  Delattre  n'a  plus  eu  de 
doute;  les  «  toc-toc  »  étaient  distincts,  les  Boches 
avançaient.  Oh  !  il  ne  s'en  est  pas  affolé,  simple- 
ment il  a  confié  à  son  camarade  Minard  : 

—  Y  a  pas  d'erreur,  «  ils  »  sont  là. 

Les  jours  ont  passé,  les  Boches  travaillent 
ferme.  Un  matin,  Delattre,  après  avoir  écouté 
pendant  cinq  minutes,  s'est  relevé  tout  pâle  : 

—  Mais  ils  sont  tout  près...  à  deux  mètres  ! 
C'était  peut-être  inexact;  il  y  a  des  jours  où, 

parce  qu'on   a  mal   dormi    ou  mal  digéré,   on 
apprécie   «   court  ))j  d'autres  fois  on  apprécie 


UN    CAMOUFLET  261 

«  long  ».  Ça  dépend  des  vagues  de  pessimisme 
ou  d'optimisme  qui  passent  alternativement  dans 
nos  pauvres  âmes  d'homme. 

Le  sapeur  se  comporta  comme  vous,  dans  votre 
vieux  château,  quand  après  avoir  entendu  un 
bruit  insolite,  vous  avez  appelé  votre  raison  à 
la  rescousse  en  vous  disant  :  «  Voyons,  exami- 
nons froidement  la  situation...  c'est  une  porte 
qui  claque  ».  Delattre,  lui,  appela  un  officier  qui, 
aprës  vérification  scientifique,  déclara  au  sapeur 
en  lui  tapant  sur  l'épaule  : 

—  Mon  vieux,  je  te  garantis  qu'ils  sont  encore 
à  six  mètres. 

Pendant  ce  temps,  les  camarades  creusaient 
la  galerie  en  crochet. 

Aujourd'hui,  Delattre  écoute  attentivement,  car 
un  indice  plus  terrible  que  le  bruit  lui-même 
s'est  révélé  :  c'est  le  silence.  Cela  signifie  peut- 
être  que  les  Boches  ont  jugé  leur  avance  suffi- 
sante et  qu'ils  «  chargent  »,  accumulant  là,  à 
quatre  mètres,  des  caisses  de  wesphalite.  On 
n'en  est  pas  sûr  d'ailleurs;  quand  on  pratique 
cette  opération,  on  entend  le  raclement  des 
caisses  traînées  sur  le  coffrage  des  galeries.  Or, 
aujourd'hui  on  n'entend  rien,  mais  il  peut  se 
faire  que  les  Boches  aient  soigneusement  entouré 
leurs  caisses  de  torchons  pour  éviter  le  bruit. 


262        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

Depuis  douze  heures,  le  silence  continue... 
Que  supposer?  C'est  angoissant,  exactement 
comme  quand  vous  supposez  que  l'assassin, 
chaussé  d'espadrilles,  s'avance  doucement  dans 
l'ombre  de  votre  chambre,  le  couteau  à  la  main, 
prêt  à  bondir. 

Dix-huitheures,vingt-quatreheures  se  passent; 
toujours  le  silence,  le  silence  absolu.  Que  font 
les  Boches  ?  Est-ce  une  interruption  accidentelle 
de  travail,  ou  chargent-ils?  On  va  peut-être 
sauter  d'une  minute  à  l'autre.  Les  sapeurs  ont 
compris  que  l'instant  est  critique.  La  galerie  qui 
fait  le  crochet  par  derrière  est  terminée,  l'offi- 
cier décide  de  charger  le  fourneau  qui  coupera 
la  retraite  aux  Boches.  Il  s'agit  d'apporter  de 
l'abri  aux  poudres  —  situé  à  deux  kilomètres, 
—  huit  ou  neuf  cents  kilogrammes  de  cheddite. 

Delattre,  l'oreille  collée  à  la  poutre,  reste  aux 
aguets.  A  chaque  instant,  un  camarade  de- 
mande : 

—  Est-ce  qu'ils  travaillent? 
Quel  soulagement  ce  serait  !  Cela  prouverait 
que  leur  fourneau  n'est  pas  encore  prêt.  Tout  à 
coup,  Delattre  a  un  cri  de  joie,  il  vient  d'en- 
tendre «  toc  toc  ».  Il  écoute  encore  plus  attentive- 
ment; ce  «  toc-toc  »  là  est  étrange,  il  se  produit 
régulièrement  comme  un  mouvement  d'horlo- 


UN    CAMOUFLET  263 

gci'ie,  ce  n'est  pas  le  hruit  du  pic  qui,  tantôt 
rencontre  de  la  terre  molle,  tantôt  un  caillou. 
Le  sapeur  a  compris;  les  Boches,  se  sentant 
écoutés,  ont  attaché  un  pic  au  tond  de  leur  ga- 
lerie, qu'ils  font  mouvoir  d'en  haut,  avec  une 
corde  et  un  système  de  poulies,  pour  donner 
l'illusion  qu'on  travaille  encore.  Truc  banal  et 
classique,  mais  aussi  terrible  symptôme:  c'est 
que  le  camouflet  boche  est  prêt. 

—  Eh  !  dites  donc,  les  copains,  dit  le  sapeur  à 
ses  camarades,  faudrait  voir  à  en  mettre,  pour 
apporter  vos  sacs  de  cheddite  ! 

En  effet,  à  ce  moment-là,  il  ne  s'agit  pas  pour 
les  sapeurs  de  rester  stupides,  interdits,  comme 
le  pauvre  homme  qui,  glacé  d'effroi  dans  son  lit, 
n'ose  pas  chercher  son  revolver  dans  son  tiroir 
de  table  de  nuit,  par  crainte  de  précipiter  les 
mouvements  de  l'assassin...  Voyez-les  bien,  ces 
sapeurs,  rampant  dans  leur  étroite  galerie  de 
quatre-vingts  centimètres  de  diamètre,  traînant 
leurs  sacs  de  cheddite  à  30  mètres  sous  terre, 
avec  l'idée  que,  d'une  seconde  à  l'autre,  le  four- 
neau de  mine  allemand  peut  faire  éclater  la  paroi 
à  côté  d'eux.  Ce  qui  se  produirait  alors?  Oh! 
c'est  bien  simple.  Les  gaz  de  l'explosion  se  pré- 
cipiteraient avec  violence  dans  la  galerie,  qui 
ferait  alors  l'office  de  tube  de  canon  ;  les  hommes 


264  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

seraient  des  projectiles  qui  iraient  s'aplatir  comme 
des  boules  de  papier  mâché  sur  une  paroi  quel- 
conque... A  moins  que  la  pression  des  gaz  ne  se 
fasse  sentir  sans  crever  la  terre  :  dans  ce  cas,  la 
galerie  «  se  couche  »,  c'est-à-dire  que  la  paroi 
supérieure  vient  rejoindre  celle  d'en  bas,  comme 
celles  d'un  carton  à  chapeau  quand  vous  vous 
asseyez  dessus.  Vous  devinez  ce  que  deviennent 
les  mineurs  dans  cette  deuxième  hypothèse.  Il 
y  en  a  aussi  une  troisième,  c'est  l'infillration 
lente  des  gaz  qui,  alors,  vous  étouffent  sournoi- 
sement en  quelques  secondes  au  fond  de  votre 
trou... 

Ce  jour-là,  ce  furent  les  Boches  qui  furent  ca- 
mouflés et  nous  ne  savons  pas  encore  celle  de 
ces  trois  hypothèses  qui  pour  eux  se  rçalisa. 


IV 
BLOQUÉS   SOUS  TERRE 


Bien  qu'ils  fussent  au  fond  d'une  galerie  de 
mine,  loin  sous  terre,  les  sapeurs  Vaslin  et 
JoUivet  se  préoccupaient  de  ce  qui  se  passait  à 
la  surface  du  sol. 

—  Je  te  dis,  affirmait  Jollivet,  qu'il  y  a  là-haut 
en  ce  moment  un  crapouillotage  pas  ordinaire. 

—  T'en  occupe  donc  pas,  répondait  Vaslin, 
notre  boulot,  à  nous,  c'est  de  faire  quarante  cen- 
timètres d'avancement  dans  la  galerie;  les  cra- 
pouillotages  ça  regarde  les  gens  du  dessus. 

Et  Vaslin.  piocheur  de  tête,  se  remettait  au 
travail.  Il  s'est  créé  ainsi  sur  cette  position  deux 
catégories  de  combattants  bien  distinctes,  ceux 
de  l'air  libre  et  ceux  des  mines;  ainsi  l'exige  le 
fameux  principe  industriel  de  la  division  du 
travail,  qu'on  est  bien  obligé  d'appliquer  dans 
cette  guerre  qui  ressemble  à  une  besogne 
d'usine. 


266  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Mais  aujourd'hui,  vraiment,  il  est  difficile  de  se 
désintéresser  de  ce  qui  se  passe  là-haut.  Quelle 
diable  de  vie  mènent  donc  les  fantassins,  bom- 
bardiers, artilleurs  et  crapouilloteurs?  La  terre 
tremble,  les  planches  de  coffrage  qui  tapissent 
les  galeries  gémissent  sous  des  pesées  loin- 
taines. Sûrement  qu'en  ce  moment.  Français  et 
Boches  doivent  se  «  balancer  »  des  torpilles  de 
deux  cents  kilos,  comme  si  c'étaient  de  simples 
grenades;  ça  doit  éclater  et  péter  de  partout:  la 
colline  en  tressaille  comme  l'âme  d'un  pauvre 
homme  secouée  par  la  douleur. 

—  Tout  de  même,  dit  Vaslin  à  Jollivet,  va 
donc  voir  au  premier  puits  s'il  n'y  a  rien  de 
neuf. 

C'est  par  le  puits  que  le  mineur  est  rattaché 
au  reste  de  l'humanité;  de  même  que  l'orgueilleux 
matelot,  lancé  sur  les  vastes  espaces  marins, 
doit  bien  penser  au  petit  port  qui  l'abritera  un 
jour,  de  même  le  mineur  enfoncé  dans  l'épaisse 
matière  qu'il  dompte  doit,  lui  aussi,  se  préoccu- 
per constamment  du  puits  par  lequel  il  se  hisse 
jusqu'à  la  lumière  du  soleil. 

Ne  vous  représentez  pas  ce  puits  comme  une 
seule  plongée  rectiligne  dans  la  terre  ;  non,  on 
procède  «  par  cascade  »;  d'abord,  un  puits  de 
quatre  mètres,  puis  une  galerie  de  vingt  mètres. 


BLOQUÉS  SOUS    TERRE  267 

au  bout  lie  laquelle  s'ouvre  un  nouveau  puits 
de  dix-sept  mètres,  et  ainsi  de  suite.  Si  on  fen- 
dait la  colline  en  deux,  vous  verriez  les  rhemi- 
nemenls  souterrains  des  sa})eurs  sous  la  forme 
d'un  escalier  gigantesque  qui  s'enfonce  dans  la 
terre  et  dans  la  direction  de  Tennemi. 

Au  fur  et  à  mesure  que  Jollivet,  grimpant  aux 
échelles  de  corde  des  puits,  rampant  dans  les 
galeries,  se  rapprochait  de  la  surface  du  sol,  les 
explosions  s'entendaient  plus  distinctement.  Une 
poussière  flottait  dans  l'air,  indice  si  redoutable 
que  plusieurs  fois  une  pensée  terrible  arrête  le 
soldat  dans  son  trajet  :  l'entrée  du  puits  est 
peut-être  bouchée  !  Cette  idée  lui  tombait  dessus 
comme  un  pan  de  galerie  et  le  laissait  quelques 
secondes  inerte,  vidé  d'énergie  par  l'angoisse. 

En  arrivant  au  fond  du  premier  puits  de  quatre 
mètres,  Jollivet  comprend  la  situation  ;  l'abri  de 
rondins,  qui  en  protège  l'ouverture  contre  les 
bombardements  extérieurs,  est  écroulé,  démoli 
par  un  obus,  sans  doute.  Mais  il  n'y  a  pas  grand 
péril  puisqu'on  voit  encore  le  jour  filtrer  à 
travers  les  madriers  disjoints. 


Vaslin  est  venu  rejoindre  Jollivet.  Les  deux 


I 


268  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

soWats,  accroupis  dans  la  galerie,  tout  près  du 
puits,  attendent  que  le  crapouillotage  soit  fini  : 
après  ils  essaieront  de  sortir  de  là.  On  viendra 
peut-être  les  aider  à  se  frayer  un  passage  parmi 
les  madriers  écroulés.  Mais  le  bombardement 
continue,  quels  nouveaux  dégâts  va-t-il  faire? 
A  chaque  explosion  de  torpille  ou  de  210,  les 
soldats  tendent  la  tête  et  regardent  en  haut  pour 
s'assurer  si  la  mince  lueur  du  jour  apparaît 
encore. 

Soudain  le  sol  tremble,  comme  si  le  globe 
terrestre  tout  entier  était  pris  de  terreur;  un 
gros  obus,  enfoncé  profondément  dans  le  sol, 
venait  d'éclater  tout  près  des  soldats  et  les  vibra- 
tions de  l'explosion  se  propageaient  en  ondes 
dans  la  terre.  L'homme  qui  sent  ainsi  la  matière 
remuée  jusque  dans  ses  profondeurs  éprouve  un 
désarroi  mental  étrange.  Pensez  donc!  des  siècles 
d'expérience  ont  inscrit  dans  nos  fibres  cette 
certitude  que,  dans  l'univers  mouvant  des  êtres, 
de  l'air  et  des  eaux,  une  chose  au  moins  paraît 
fixe  :  le  sol  que  nous  foulons.  Pour  tous  nos 
sens  il  est  un  point  de  repère  stable  ;  or  voici  que 
cette  as.sise  immuable  semble  prise  dans  l'uni- 
versel tourbillon;  tout  notre  équilibre  mental 
s'écroule. 

Les  gaz  avaient  envahi  la  galerie.  Vaslin  et 


BLOQUÉS    SOUS   TERRE  269 

Jollivet  restèrent  quelques  instants  étourdis. 
Quand  ils  purent  assembler  leurs  idées,  les 
ténèbres  autour  d'eux  étaient  si  épaisses,  qu'ils 
durent  se  cliercher  à  tâtons  pour  se  retrouver. 
La  poussière  devait  être  intense,  on  avait  l'im- 
piession  d'en  avaler  à  chaque  aspiration.  Leurs 
mains  tàtaient  les  parois  de  la  galerie.  Mais  où 
donc  est  le  puits?  Partout  on  ne  rencontre  que 
des  blocs  de  terre.  L'évidence  leur  apparaît 
bientôt.  Sous  Tinlluence  de  l'explosion,  les  parois 
du  puits  s'étaient  rapprochées,  collées,  les  mi- 
neurs étaient  bloqués  à  quatre  mètres  sous 
terre. 

Je  pourrais  faire  appel  aux  grands  mots  pour 
vous  dépeindre  l'angoisse  de  ces  deux  hommes 
menacés  d'une  mort  horrible,  et  je  sais  bien  que 
votre  sensibilité  ne  marchanderait  pas  sa  sym- 
pathie à  ces  soldats  de  France,  que  le  devoir  a 
conduits  à  cet  étouffement  sans  gloire;  mais,  je 
dois  vous  le  dire  en  toute  sincérité,  c'est  en  vain 
que  j'ai  essayé  de  découvrir,  en  une  longue 
conversation,  les  traces  de  terreur  qu'auraient 
pu  laisser  dans  l'âme  de  Vasliu  ces  instants 
tragiques. 

Quand  je  lui  demande  : 

—  Vous  avez  dû  avoir  un  moment  de  déses- 
poir terrible? 


27i  POURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

—  Oh,  non,  me  répond-il,  avec  une  simplicité 
profonde,  vous  comprenez,  moi,  je  n'ai  ni 
femme,  ni  enfant. 

Il  énonce  ça  comme  un  axiome  indiscutable, 
une  vérité  première  ;  il  lui  semble  infiniment 
naturel  qu'un  homme  ne  doive  redouter  la  mort 
qu'au  cas  où  elle  peut  avoir  des  conséquences 
désagréables  pour  les  autres.  Cette  conviction 
est,  chez  lui,  forte  comme  un  instinct. 

—  Aussi,  ajoute-t-il,  je  consolais  de  mon 
mieux  JoUivet  qui  a  des  enfants  et  qui  répétait  : 
«  Mes  pauvres  petits,  mes  pauvres  petits.  » 
Pleure  pas,  lui  ai-je  dit,  on  va  essayer  de  se 
tirer  de  là. 

Pour  tous  deux  cependant,  il  y  eut  une  minute 
d'anxiété  tragique;  l'explosion  leur  avait  fait 
perdre  la  notion  de  la  direction.  Avez-vous 
quelquefois  eu,  dans  un  tunnel,  l'impression 
subite  de  ne  plus  savoir  dans  quel  sens  le  train 
marche?  Rappelez-vous  ce  vertige,  cette  angoisse, 
la  sueur  qui  subitement  baigne  le  front,  l'envie 
de  vomir...  Ce  fut  ce  malaise  qu'éprouvèrent  les 
sapeurs.  Dans  quelle  direction  faut-il  piocher 
pour  se  sauver  de  là?  Au  hasard  Vaslin,  qui 
avait  emporté  son  pic,  attaqua  la  paroi  de  la 
galerie;  derrière  lui  JoUivet  débarrassait  le 
boyau  de  la  terre  arrachée.  Ils  se  relayaient  dans 


BLOQUÉS    SOUS    TERRE  271 

leur  tâche.  Heureusement,  les  couches  de  terre, 
sur  cette  position,  ont  été  tellement  secouées,  à 
trois  ou  quatre  mètres  de  profondeur,  que 
l'argile  se  fendille,  se  désagrège  facilement  sous 
l'action  du  pic.  Plus  on  avance  vers  la  surface, 
plus  le  sol  n'est  qu'une  couche  de  gravats. 
Gomme  le  boyau  creusé  par  les  hommes  était 
fortement  incliné,  les  débris  tombaient  d'eux- 
mêmes  dans  la  galerie. 

Tout  à  coup,  le  pic  de  Vaslin  s'enfonce  pro- 
fondément, un  jet  de  lumière  arrive  jusqu'à 
l'homme;  où  débouchait-il?  Le  soldat  écoute. 
Aucun  bruit  sur  la  position;  la  séance  de  cra- 
pouillotage  est  terminée,  mais  il  faut  faire  atten- 
tion ;  l'endroit  d'où  il  va  émerger  est  peut-être 
vu  par  une  sentinelle  ennemie. 

Avec  précaution,  Vaslin  agrandit  le  trou  et 
regarde.  Ils  sont  dans  un  entonnoir  de  mine  ; 
figurez-vous  un  trou  de  trois  à  quatre  mètres  de 
profondeur  au  fond  duquel  le  soldat  surgit. 

Soudain,  il  rentre  précipitamment  la  tête.  A 
droite,  là  au-dessus,  il  a  reconnu  les  sacs  à 
terre  de  couleur  bleue,  qu'emploient  les  Boches 
pour  faire  leurs  parapets.  Malheur'  ils  ont  dé- 
bouché dans  les  lignes  ennemies.  Accroupis  dans 
leur  étroite  galerie  les  deux  sapeurs  eurent  une 
minute  de  profond  découragement...  car  ils  la 


272  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

connaissent  bien  la  colline  de  Vauquois;  ils 
savent  bien  que  toute  silhouette  humaine  qui  se 
profile  sur  un  parapet  reçoit  instantanément 
cent  coups  de  fusil.  Et  puis  il  y  a  peut-être  une 
sentinelle  boche  à  quelques  mètres  d'eux,  der- 
rière les  sacs  à  terre. 

C'est  Jollivet  qui  se  décide  le  premier  à  sortir, 
Vaslin  le  suit.  Tous  les  deux  grimpent  le  long 
de  la  paroi  de  l'entonnoir;  sous  leurs  pieds  et 
leurs  mains,  les  éboulis  de  cailloux  cèdent,  il 
faut  recommencer  l'escalade  plusieurs  fois.  Ça 
fait  du  bruit. 

Ils  arrivent  aux  sacs  bleus;  miracle,  il  n'y  a 
pas  de  Boche  !  Les  soldats  franchissent  le  para- 
pet, culbutent  dans  un  trou,  se  relèvent,  des 
coups  de  fusil  partent,  des  balles  sifflent.  Comme 
des  sangliers,  ils  foncent  droit  devant  eux... 
Pas  de  réseau  de  fil  de  fer  sur  cette  position  oii 
les  lignes  adverses  sont  à  vingt  ou  trente  mètres 
l'une  de  l'autre,  voici  la  tranchée  de  chez  nous... 
le  crapouillotage  a  abattu  le  parapet... 

Courant,  bondissant,  roulant  sur  les  pentes 
des  entonnoirs,  les  deux  sapeurs  se  retrouvent 
dans  la  tranchée  française.  Heureusement  que 
c'était  cet  endormi  de  Maflou  qui  était  de  garde 
au  créneau,  un  autre  eût  pu  tirer  dessus,  les 
prenant  pour  des  Boches.  Maflou,  complètement 


BLOQUÉS    SOUS    TERRE  273 

ahuri   quanti    il    les    eut    reconnus,    ne    cessait. 
dans  son  émotion  de  leur  répéter  : 

—  Ah!  non,  mais  d'où  que  vous  venez?  c'est 
pas  des  tours  à  faire.  Si  les  types  du  génie 
rappliquent  par  ici  maintenant...  qu'on  nous 
prévienne,  au  moins  !  En  voilà  une!  ah!  non. 


18 


V 
LA  MINE  DU  23  MARS  1916 


Tous  les  sapeurs  savaient  quel  était  l'objectif  : 
faire  sauter  le  réduit  boche.  Ah  !  ce  réduit,  depuis 
des  mois  il  était  le  cauchemar  des  défenseurs  de 
la  colline.  Une  saillie  au-dessus  de  la  ligne 
ennemie  :  de  là  les  Boches  observaient  à  l'aise 
dans  toute  notre  vallée;  parfois  on  voyait  leurs 
périscopes  dépasser;  ça  leur  donnait  également 
la  supériorité  de  la  position  dominante  dans  les 
combats  à  la  grenade  ;  de  plus,  ils  avaient  ins- 
tallé, de  chaque  côté  du  réduit,  des  mitrailleuses 
qui  flanquaient  toutes  leurs  lignes.  A  chaque 
affaire,  ces  mitrailleuses  prenaient  nos  tranchées 
d'enfilade  sous  leurs  feux  mortels.  Il  fallait  que 
ce  réduit  sautât.  Le  capitaine  du  génie  Laignier 
l'avait  juré  et  ses  sapeurs,  ratifiant  le  serment 
de  leur  chef,  l'avaient  promis  à  leurs  camarades 
fantassins. 

Mais  ce  n'était  pas  une  petite  affaire.  Un  puits 


LA    MINF    DU   23    MARS    1916  275 

do  dix  mètres,  une  galerie  dans  la  direction  de 
l'ennemi  et  un  autre  puits  de  dix  mètres  avaient 
été  creusés  et  s'enfonçaient  en  terre  comme  un 
escalier  gigantesque  à  vingt-cinq  mètres  du  sol. 
On  creusait  maintenant  une  grande  galerie  qui 
devait  avoir  quarante  mètres.  Quel  travail  !  jour 
et  nuit,  depuis  un  mois,  un  piocheur  de  tête 
remplacé  toutes  les  douze  heures  était  dans  cette 
galerie  de  quatre-vingts  centimètres  de  côté  et, 
accroupi,  grattait  le  sol  sans  arrêt;  derrière  lui 
un  pelleteur  raclait  la  terre  arrachée,  la  mettait 
dans  des  sacs  qui  étaient  traînés  par  d'autres 
et  remontés  jusqu'en  haut  du  puits. 

Moreaux,  quand  il  était  piocheur  de  tête,  par- 
fois s'arrêtait  de  travailler,  s'épongeait  le  front 
et  confiait  à  son  ami  Boitier,  qui  était  pelleteur 
à  son  côté  : 

—  Y  a  pas  à  dire,  ça  sera  joli...  j'ai  entendu 
causer  le  capitaine,  il  paraît  que  maintenant 
nous  avons  passé  par-dessous  le  réduit,  nous 
sommes  presque  sous  les  abris-cavernes  de  la 
seconde  ligne  boche,  tu  parles  d'un  effet  que  ça 
produira  ! 

—  Allons,  blague  pas  tant  et  au  boulot,  ré- 
pondait Boitier,  tu  sais  qu'il  faut  que  nous  ayons 
avancé  de  cinquante  centimètres  dans  nos  douze 
heures. 


276  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Mais  au  fur  et  à  mesure  qu'on  s'avançait  dans 
la  direction  de  l'ennemi,  une  inquiétude  gran- 
dissait, celle  d'être  entendu  par  les  Boches  qui 
avaient  peut-être  poussé  jusqu'ici  des  rameaux 
d'écoute  ;  en  trois  secondes  un  camouflet  ennemi 
peut  écrouler  la  galerie  et  vous  asphyxier. 

La  chance  nous  favorisait,  on  n'entendait  rien. 
Le  capitaine  Laignier  descendait  tous  les  jours 
au  fond  du  trou,  écoutait,  examinait  le  sol  à  la 
lueur  de  la  bougie  et  paraissait  satisfait.  Ça 
mettait  tout  le  monde  de  bonne  humeur,  on  avait 
pleine  confiance  en  lui,  car  depuis  dix-huit  mois 
qu'il  dirige  la  guerre  de  mines  dans  la  colline, 
on  dirait  qu'il  a  acquis  un  sens  spécial  grâce 
auquel  il  devine  les  travaux  souterrains  enne- 
mis. 

Mais  cette  chance-là  ne  peut  durer,  tout  le 
monde  le  sent.  Chaque  jour  les  camouflets  ébran- 
lent le  sol  dans  d'autres  points  de  la  colline. 
Quel  dommage  si  pareil  accident  allait  arriver 
ici!  Il  faut  avoir  été  comme  Boîtier,  piocheur  de 
tête  pendant  plus  d'un  mois  dans  la  même  galerie, 
pour  sentir  quel  crève-cœur  ce  serait  d'être  dé- 
couvert. Ce  pauvre  Boitier  n'en  ose  plus  piocher 
fort  et  pourtant  il  faut  bien  taper  ferme  dans  cette 
gaize,  une  argile  dure  comme  de  la  pierre. 

—  C'est  bien,  dit  un  jour  le  capitaine,  il  faut 


LA    MINK    DU    23    MARS    1916  277 

se  dépêcher,  nous  allons  avancer  à  la  foreuse 
pneumatique. 

La  machine  marche,  troue  la  terre  pendant 
dos  jours,  presque  en  silence  —  pas  de  bruit 
boche. 

L'instant  est  venu  de  faire  la  chambre  de  com- 
pression, car  il  ne  s'agit  pas  de  bourrer  une 
petite  mine  de  rien  du  tout,  un  de  ces  camou- 
flets dont  les  effets  restent  localisés  dans  Tinté- 
rieur  de  la  terre,  et  crèvent  tout  simplement  une 
galerie  ennemie,  non,  cette  fois-ci,  à  vingt 
mètres  au-dessus  de  nous,  une  compagnie  alle- 
mande se  tient  tranquillement  dans  son  abri-ca- 
verne ;  des  hommes  lisent,  d'autres  dorment, 
d'autres  encore  nettoient  leurs  fusils,  plusieurs 
rèventà  leurs  Gretchen  qui,  là-bas,  dansleBran- 
debourgeois  ou  dans  le  Hessois,  s'enorgueillis- 
sent de  savoir  que  leur  fiancé  occupe  si  solide- 
ment la  terre  de  France  ;  les  officiers  se  prélassent 
dans  de  belles  chambres  de  repos  tapissées  d'é- 
toffes volées  aux  villages  français  environnants. 
Des  mitrailleuses  sont  là,  abritées  par  de  solides 
murailles  de  béton,  prêtes  à  cracher  sur  les 
Français  ;  il  y  a  aussi  de  petits  canons  de  tran- 
chées, mille  objets,  et  des  sentinelles  qui,  par 
le  créneau,  surveillent  attentivement  nos  lignes. 
C'est  tout  ça  qui  doit  sauter,  un  nid  grouillant 


278  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

de  bètes  haineuses  qui  ont  foré  leur  repaire  dans 
la  vieille  colline  d'Argonne,  chez  nous. 

Par  conséquent,  nous  n'allons  pas  ménager  la 
cheddite,  dix  mille,  quinze  mille,  vingt  mille 
kilos,  on  en  mettra  tant  qu'on  pourra..  Mais  ça 
tient  de  la  place  quinze  tonnes  de  poudre;  il 
faut  faire  la  chambre  de  mine,  une  excavation 
grande  comme  votre  chambre  à  coucher.  La 
creuser  avec  le  pic?  ça  demanderait  trop  de 
temps.  Il  va  falloir  employer  un  moyen  plus 
scientifique.  Cette  gaize  dans  laquelle  nous  pio- 
chons, si  dure  qu'elle  soit,  elle  est  tout  de  même 
compressible,  profitons-en.  Plaçons  une  centaine 
de  kilos  de  cheddite,  pas  plus,  bourrons-la  bien 
en  arrière  avec  des  sacs  à  terre  pour  que  les 
gaz  ne  fuient  pas.  Profitons  d'un  moment  où  une 
mine  voisine  explose  pour  faire  exploser  ce 
fourneau  sans  que  les  Boches  s'en  aperçoivent... 
Là,  le  tour  est  joué. ..  A  l'intérieur  du  soi,  les  gaz 
des  cent  kilos  de  cheddite  ont  refoulé  le  sol,  la 
chambre  de  compression  est  faite  ;  les  Boches 
qui  n'ont  entendu  qu'une  seule  détonation  ne 
se  doutent  de  rien. 

Mais  il  faut  débourrer,  enlever  les  sacs  à  terre 
qui  empêchaient  les  gaz  de  se  répandre  dans  la 
galerie  ;  le  ventilateur  doit  fonctionner  sans 
arrêt  pendant  deux  jours  avant  qu'on   puisse 


LA    MINE    DU    23    MARS    1916  279 

pénétrer    dans    la    chambre    de    compression. 

Lorsqu'on  y  alla,  ce  fut  la  consternation.  Au- 
dessus,  pas  trës  loin,  on  entendait  le  «  toc  toc  » 
du  pic  allemand.  Les  Boches  poussaient  un  ra- 
meau de  notre  côté. 

A  partir  de  ce  moment  ce  fut  la  fièvre  de  tra- 
vail. Jour  et  nuit  les  sapeurs  allaient  chercher 
les  caisses  de  cheddite,  à  deux  kilomètres  de  là 
et  les  descendaient  dans  le  fourneau.  Dans  le 
puits  et  les  galeries  de  quatre-vingts  centimètres 
les  hommes  grimpaient  les  échelles  de  cordes, 
rampaient,  descendaient,  remontaient  sans  arrêt. 

Pas  un  bruit,  pas  une  parole  pendant  ce  tra- 
vail. Pensez  donc,  si  les  Boches  s'aperçoivent  de 
quelque  chose,  c'est  le  camouflet;  aussi  on 
marche  pieds  nus  pour  éviter  le  raclement  des 
souliers  contre  les  planches  quand  on  rampe. 
Apres  trois  jours,  il  y  avait  sept  mille  kilos 
de  cheddite  dans  la  chambre,  mais  les  coups  de 
pioche  se  rapprochaient  de  plus  en  plus.  Voyez 
bien  un  instant  cette  scène  :  le  capitaine  Laignier 
est  descendu  dans  la  chambre  de  compression  ; 
là,  on  peut  se  tenir  debout;  des  bougies  fumantes 
éclairent  la  caverne  aux  parois  noires,  les  sa- 
peurs sont  là,  les  jambes  et  le  torse  nus,  car 
Qn  étouffe  de  chaleur.  On  se  parle  à  voix  basse. 
La  situation  est  périlleuse  :  les  Boches  sont  à 


280        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

un  OU  deux  mètres  au-dessus  de  nous,  s'ils  nous 
découvrent  ils  n'ont  qu'à  placer  dans  leur  gale- 
rie quelques  kilos  d'explosifs  ;  le  plafond  de 
notre  chambre  de  compression  qu'on  n'a  jîas  eu 
le  temps  d'étayer  s'écroulera,  l'explosion  se 
communiquera  à  nos  sept  mille  kilos  de  poudre 
et,  dans  nos  galeries,  ce  sera  une  tempête  de  gaz 
qui  écroulera  tout,  tuera  tout. 

Faut-il  continuer  à  amener  de  la  clieddite  au 
risque  de  se  faire  découvrir  ou  bien  faut-il  se 
contenter  d'une  mine  médiocre  en  faisant  explo- 
ser la  poudre  déjà  emmagasinée?  Imaginez  ce 
terrible  problème  qui  se  pose  pour  le  chef. 

Continuer  à  charger,  c'est  s'exposer  au  ca- 
mouflage, faire  tuer  des  hommes  et  —  s'il  en 
réchappe  lui-même  —  avoir  la  honte  de  la  non 
réussite,  mais  aussi  ça  peut  être  la  gloire  du  plus 
beau  feu  d'artifices  qu'on  ait  vu  à  Vauquois. 
Ordonner  la  mise  de  feu  immédiate,  c'est  la 
garantie  contre  le  risque  du  camouflage  et  du 
blâme,  mais  c'est  aussi  l'acceptation  du  résultat 
piteux. 

Mais  ce  problème,  c'est  moi  qui  le  pose,  parce 
qu'en  ce  moment  je  suis  là  devant  mon  papier 
et  que  l'action  ne  me  commande  pas.  Mais  en 
réalité,  le  capitaine  Laignier  était  résolu,  avant 
même  que  son  esprit  eût  examiné  les  inconvé- 


LA    MINE    DU    23    MARS    1916  281 

nienls  de  sa  décision.  Entre  la  demi-action  pru- 
dente et  l'élan  en  plein  risque,  il  y  a  longtemps 
que  ce  sapeur  a  choisi.  D'un  ton  calme,  en  se 
promenant  dans  la  chambre,  il  dit  de  sa  petite 
voix  de  tète  : 

—  Oui,  mes  amis,  continuez  à  charger,  il  n'y 
a  pas  de  danger. 

Et,  pour  le  prouver,  il  reste  là,  longuement. 
En  haut,  le  pic  allemand  tape  toujours. 

Deux  jours  après,  la  chambre  de  compression 
était  pleine  de  caisses  d'explosifs.  Il  fallut  bourrer 
dans  la  galerie  des  sacs  à  terre,  sur  une  longueur 
d'au  moins  vingt  mètres,  afin  d'avoir  la  certitude 
que  la  mine  chasserait  vers  l'extérieur. 

A  9  h.  15,  par  un  matin  froid  du  mois  de 
mars,  à  l'entrée  du  puits,  le  capitaine  mettait  le 
feu  à  la  mèche  lente.  Dans  une  minute  la  mine 
sauterait.  C'était  justement  l'heure  où  les  offi- 
ciers supérieurs  boches  ont  l'habitude  de  visiter 
les  abris- cavernes,  passent  l'inspection  de  leurs 
hommes,  en  leur  célébrant  la  supériorité  alle- 
mande dans  la  guerre  scientifique  moderne. 

De  la  colline  en  face,  nous  vîmes  des  blocs 
de  terre  gros  comme  des  wagons  s'élever  dans 
le  ciel.  La  volonté  et  la  science  française  par- 
laient... 


I 


APPENDICE 

RÉSUMÉ  DES  OPÉRATIONS  DE  GUERRE  A  VAUQUOIS 


Vaiiquois  est  un  des  points  du  front  où  la 
guerre  a  revêtu  un  caractère  particulièrement 
terrible.  Ici,  pas  d'accalmie,  les  communiqués 
officiels,  où  le  nom  de  ce  village  est  fréquemment 
cité,  en  témoignent. 

La  position  est  constituée  par  une  colline 
allongée  de  l'est  à  l'ouest,  qui  s'élève  à  une 
soixantaiîie  de  mètres  au-dessus  des  vallées  envi- 
ronnantes. A  l'ouest  coule  l'Aire.,  rivière  qui 
partage  le  massif  de  l'Argonne  en  deux.  Tout 
autour,  le  paysage  est  essentiellement  montagneux 
et  forestier;  au  delà  de  l'Aire,  l'Argonne  pro- 
prement dite;  au  sud  la  forêt  de  Hesse ;  à  l'est 
des  ondulations  boisées  qui,  comme  une  houle, 
déferlent  jusqu'aux  confins  de  l'horizon.  Derrière 
le  retnpart  formé  par  cette  hauteur  est  la  petite 
ville  de  Varennes,  actuellement  occupée  par  les 
Allemands» 


284  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Avant  la  guerre,  Vaiiquois  était  un  petit  village 
pittoresque^  très  vieux,  dont  les  premiers  construc- 
teurs furent  sans  doute  des  féodaux  séduits  par 
cette  position  dominante.  De  là,  on  pouvait  faci- 
lement défier  ^ennemi  :  au  nord,  la  pente  est 
presque  à  pic,  la  pente  sud  est  très  raide.  Le  clo- 
cher de  Vauquois  régnait  orgueilleusement  sur 
trente  kilomètres  de  pays. 

Après  la  bataille  de  la  Marne,  les  troupes  du 
V  corps  d'armée  se  trouvaient  parmi  celles  qui 
poursuivaient  l'armée  du  Kronprinz,  en  retraite 
vers  Montfaucon.  Ce  fut  dans  la  région  de  Vau- 
quois que  se  produisirent  ces  grands  mouvements 
d'oscillatioîi,  oii  les  deux  adversaires.,  tantôt 
avançant,  tantôt  reculant,  cherchaient  à  fixer  une 
ligne  où  s'établirait  l'équilibre  de  leurs  forces. 

A  la  fin  de  septembre  1914,  cette  ligne  —  le 
front  —  passait  au  bas  des  pentes  sud  de  la  col- 
line de  Vauquois.  Tout  de  suite  le  commande- 
ment français  comprit  qu'on  ne  pouvait  rester  là, 
dominés  entièrement  par  la  colline  occupée  par 
les  Allemands.  De  cette  position,  fennemi  avait 
des  vues  ?nagnifîques  sur  toute  la  vallée  de  l'Aire 
et  pouvait  pratiquer  des  tirs  d  artillerie  à  longue 
distance,  par  observation  directe. 

Plusieurs  fois  on  essaya  de  conqué?'ir  la  col- 
lifie,  entre  autres,  le  30  octobre  et  le  8  décembre 


APPENDICE  285 

1914.  Mais  malgré  la  bravoure  des  troupes,  l'opé- 
ration ne  réussit  pas,  car  les  Allemands  s'étaient 
retranchf's  formidablement  sur  la  hauteur  et  les 
assaillants  étaient,  par  la  nature  même  du  ter- 
rain, en  des  conditions  très  désavantageuses. 
Tout  l'hiver  se  passa  ainsi. 

Vers  le  20  janvier  1915,  la  10*  division,  sous 
le  commandement  du  général  Valdaîit,  vint 
occuper  le  secteur  qu'elle  avait  déjà  tenu  jusqu'au 
7  novembre  1914.  C'est  là  que  cette  division  devait 
s'illustrer  en  enlevant  la  position  et  en  restant 
accrochée  au  sommet  de  la  colline,  dans  des  con- 
ditions invraisemblables,  pendant  près  de  deux 
ans. 

Une  première  tentative  d'assaut  fut  faite  le 
n  février.  L'e?itrain  des  troupes  (31*  et  76*  d'in- 
fanterié)  fut  remarquable.  Le  bataillon  Cuny, 
du  31^  ^infanterie,  entra  superbement  dans 
Vauquois  et  s'y  maintint  pendant  plusieurs 
heures.  Mais  on  devait,  ce  jour-là,  acquérir  la 
cruelle  expérience  de  la  puissance  des  mitrail- 
leuses. Plusieurs  de  ces  engins,  qui  n  avaient  pas 
été  détruits  par  la  préparation  d'artillerie,  fau- 
chèrent nos  hommes  sur  le  plateau.  C'est  en  vain 
que  les  fantassins  essayèrent  d'attaquer  les  ré- 
duits blindés  de  ces  mitrailleuses,  ils  furent 
obligés  d'abandonner  la  position. 


286  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

Après  ce  nouvel  échec,  la  prise  de  Vauquois 
apparaissait  encore  plus  comme  une  tâche  formi- 
dable. Et  pourtant  elle  s'imposait  tellement  que 
le  soir  même  de  cet  t'usai  infructueux,  le  général 
de  division,  refoulant  les  larmes  qui  lui  étaient 
venues  aux  yeux,  au  mometit  où  il  voyait  ses 
soldats  fauchés  devant  lui  par  les  mitrailleuses, 
déclara  avec  une  énergie  farouche  :  «  Nous  re- 
commencerons! » 

Le  28  février,  t attaque  recommençait  en  effet, 
ordonnée  par  le  général  V aidant,  commandant  la 
division,  et  en  présence  du  général  Micheier, 
commandant  le  corps  d'armée,  et  du  général 
Sarraily  cotnmandant  l'armée. 

Vers  midi,  les  effets  du  canon  de  270,  amené 
spécialement  pour  préparer  l'attaque,  paraissent 
considérables  ;  le  village  n'est  plus  qu'un  tas  de 
ruines.  A  13  h.  15  les  troupes  désignées  se  por- 
tent bravement  en  avant;  à  13  A.  45  le  général 
commandant  la  19'  brigade  rend  compte  que 
trois  de  ses  bataillons  sont  entrés  dans  Vauquois. 
A  14  heures,  une  contre-attaque  allemande  force 
notre  gauche  à  se  replier,  des  feux  de  flanc 
venant  de  Cheppy  obligent  notre  droite  à  en 
faire  autant.  Du  haut  de  la  colline,  on  se  trou- 
vait en  effet  dans  une  position  absolument  en 
flèche  par  rapport  au  reste  du  front,  avantage 


APPENDICE  287 

considérable  pour  les  Allemands.  A  i5  A.  15,  le 
89*  d'infanterie  reprend  l attaque  avec  vigueur 
et  réoccupe  Vauquois.  Le  bataillon  Clémenson, 
du  46'  d  infanterie ,  reprend  les  tranchées  alle- 
mandes et  s'y  maintient  avec  ténacité.  Ail  heures, 
un  bombardement  terrible  accable  la  position  et 
oblige  les  troupes  à  revenir  dans  leur  position 
initiale. 

Le  l"  mars,  l'attaque  est  reprise  par  le  31% 
appuyé  par  le  46'  et  le  89',  dans  les  zones  affec- 
tées à  chacun  de  ces  régimejits  pour  l'attaque 
du  28.  Le  général  Bassenne  commandant  la  bri- 
gade coordonne  l'action  de  ces  divers  régiments. 
A  a  heures,  préparation  d'artillerie,  à  14  heures, 
l'assaut  est  mené.,  malgré  le  feu  violejit  de  l'ar- 
tillerie, avec  le  même  entrain  que  la  veille.  A 
14  A.  45,  le  31'  d'infanterie,  commandé  par  le 
lieutenant-colonel  Cuny,  pénètre  dans  Vauquois, 
le  46'  atteint  la  lisière  est,  le  89',  commandé  par 
le  lieutenant-colonel  Le  Vannier,  s'organise  dans 
Vauquois  de  concert  avec  /e3r.  i4  15A.  15  deux 
contre-attaques  allemandes,  venues  de  l'est,  sont 
brillamynent  repoussées  à  la  baïonnette,  avec  la 
coopération  des  pièces  de  montagne. 

A  \Ç>  heures,  devant  la  résistance  de  l'ennemi, 
le  dernier  bataillon  du  46',  conservé  en  réserve  de 
brigade,  est  envoyé  à  Vauquois.  A  17  h.  30,  une 


288  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

tentative  allemande  pour  débouche)'  du  bois  de 
Cheppy  est  enrayée  par  le  tir  de  notre  artillerie. 

^18  heures^  notre  ligne  de  résistance  s'installe 
au  bord  de  la  rue  transversale  du  sud.  Le  colonel 
Simon,  du  46®,  entreprend  immédiatement  de 
rétablir  l'ordre  dans  les  unités  mélangées  et  le 
capitaine  du  génie  Laignier  commence  l'organi- 
sation du  terrain  conquis.  Dans  la  nnit,  le  46* 
tente,  deux  attaques  pour  s'emparer  de  l'église. 
Une  pièce  de  montagne  est  montée  à  Vauquois. 

Vauquois  était  à  nous. 

Les  semaines  qui  suivirent  furent  extrêmement 
dures.  Les  deux  adversaires  occupaient  chacun 
un  des  versants  de  la  colline.  Au  sommet  les 
lignes  adverses  se  trouvaient  à  une  distance 
variant  de  cinq  à  trente  mètres.  Mais  les  tran- 
chées françaises,  encore  peu  profondes,  se  trou- 
vaient prises  d'enfilade,  à  l'est,  par  l'artillerie  de 
Cheppy,  à  l'ouest,  par  celle  de  l'Argonne. 

Tout  de  suite  les  engins  de  tranchées  prirent 
un  rôle  important.  Les  bombardements,  appelés 
crapouillotages  par  les  hommes,  survenaient  plu- 
sieurs fois  par  jour  ;  c'était  un  jet  continuel  de 
projectiles  de  toutes  sortes  et  l'on  n'avait  pas 
encore  eu  le  temps  de  creuser  des  abris.  La  guerre 
de  mines  commença  aussitôt. 

Dans  cette  période,  les  pertes  furent  sensibles. 


APPENDICE  289 

Comme  il  était  utile  d'élargir  les  gains  réalisés 
le  i"'  mars,  plusieurs  attaques  furent  ordonnées. 
Le  15  mars,  le  76^  9<^9'^^  cinquante  mètres  avec 
un  entrain  merveilleux,  le  iQ  mars,  il  repousse 
une  contre-attaque  allemande,  soutenu  dans  cette 
opération  par  le  42®  colonial  et  des  bataillons 
du  31'.  Les  mortiers  de  tranchées  et  les  grenades 
à  }?iain  prouvèrent  ce  jour  leur  efficacité. 

Les  régiments  se  relèvent  sur  les  positions, 
chacun  met  son  point  d'honneur  à  obtenir  un 
avantage  sur  Vennemi:  les  attaques,  les  coups 
de  mains  se  multiplient,  les  luttes  à  la  grenade 
sont  vives  et  les  épisodes  de  bravoure,  d'endu- 
rance abondent.  Le  19  mars,  trois  hommes  du 
76°  rentrent  dans  nos  lignes,  après  avoir  passé 
trois  jours  dans  une  cave  au  milieu  des  Alle- 
mands. 

Le  22  mars  1915,  vers  minuit,  les  Allemafids 
arrosent  nos  tranchées  de  liquides  enflammés. 
Surpris  par  ce  nouveau  procédé  de  combat,  nous 
nous  replions.  Le  23  mars,  à  neuf  heures  du 
matin,  les  46®  et  89'  régiments  d'infanterie 
reprennent  avec  brio  la  tranchée  perdue. 

Chaque  jour  les  engins  se  perfectionnent  de 
part  et  d'autre,  les  mortiers  de  tranchées  aug- 
mentent de  calibre.  En  avril,  les  Allemands  lan- 
cent wi.  nouveau  type  de  grenades  à  tige  pour 

19 


290  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

fusil,  que  les  hommes  appellent  «  queues  de  rat  » 
et  qui  produit  des  effets  puissants. 

Les  5  e/  6  acril^  attaque  du  V  de  Vauquois  — 
une  partie  de  la  colline  d'où  l'ennemi  a  encore 
des  vues  —  l'assaut  est  ineJié  par  le  42*  colofiial 
et  le  89®  régiment  d'infanterie  :  travail  terrible 
des  mitrailleuses  de  part  et  d  autre.  Dans  les 
jours  qui  suivent^  bombardements  si  violents  qu'il 
n'existe  plus  de  réseaux  de  fil  de  fer  entre  les 
lignes,  les  ruines  du  village  se  fondent  peu  à 
peu  avec  le  reste  de  la  colline. 

Les  cantonnements  à  larrière  ne  sont  pas 
épargnés,  Aubréville  et  Courcelles  sont  détruits 
par  le  feu  de  C artillerie  ennemie.  Les  régiments 
non  en  ligne  vivent  dans  des  abris  construits 
dans  les  bois.  A  chaque  instant,  l'ennemi  déclenche 
un  tir  sur  zone,  en  un  point  quelconque  de  la 
forêt  ;  tous  les  cheminements  sont  dangereux^  la 
mort  surprend  souvent  les  hommes  de  corvées,  les 
cuisiniers,  les  travailleurs  de  toutes  sortes  qui 
circident  dans  le  secteur,  jusqu'à  cinq  ou  six 
kilomètres  en  arrière  de  la  ligne  de  feu.  En  mai, 
le  coynbat  continue  sans  arrêt  sur  la  position  : 
bombardements,  crapouillotages,  mines,  obus 
incendiaires,  grenades,  etc. 

En  juin,  par  représailles,  nous  lançons  des 
liquides   enflammés.    U?i   dépôt    de    munitions 


APPENDICE  291 

allemand  prend  feu  el  explose  avec  im  bruit  for- 
midable. Les  innombrables  morceaux  de  bois 
qui  encombraient  la  position,  poutres,  rondins^ 
gabionSy  claies,  débris  de  toute  espèce  prennent 
feu.  La  colline  semble  une  hnmensc  torche.  Mais 
le  vent  contrarie  l'opération,  qui  ne  réussit  pas 
pleinement . 

Les  13  et  14  juillet,  l  ennemi  jirononce  de 
furieuses  attaques  sur  la  cote  263,  à  quatre  kilo- 
mètres à  l'ouest  de  Vauquois.  Par  contre-coup^ 
le  secteur  est  viole?nmeîit  botnbardé,  particulière- 
ment le  point  appelé  la  Barricade  où  étaient 
installées  les  cuisines. 

Le  ^^  juillet,  des  avions  allemands  lancent  des 
bombes.  Le  31  juillet,  bombardement  intense  des 
postes  de  conmiandement  des  généraux  de  hi-i- 
gade  et  de  division. 

Depuis  des  ttiois,  la  guerre  de  mi/ies  est  cons- 
tante ;  il  ne  se  passe  pas  de  semaiîie  sans  qu'une 
mine  n'explose. 

Les  duels  dartillerie  deviennent  de  plus  en 
plus  fréquents  ;  quant  aux  combats  à  la  grenade, 
à  la  torpille  aérienne,  aux  crapouillots,  ils  pren- 
nent un  véritable  caractère  d'acharnement.  On 
creuse  des  sapes  très  profondes  sous  terre,  où  les 
hommes  se  tiennent  en  dehors  des  heures  de  ser- 
vice. 


292  BOURRU,    SOLDAT    DE    VAUQUOIS 

A  chaque  instant,  on  voit  le  générai  Haitouin, 
commandant  le  corps  darmée,  venir  sur  le  ter- 
rain conférer  avec  le  général  de  division  pour 
établir  de  nouvelles  lignes  de  défense,  combiner 
de  nouveaux  emplacements  de  batteries.  Grâce  à 
la  haute  compétence  technique  de  ces  officiers, 
tous  les  soldats  ont  l'impression  que  l organisa- 
tion établie  dans  le  secteur  est  inviolable. 

Les  mois  se  succèdent  ainsi...  L  hiver  arrive 
sans  diyninuer  r ardeur  des  combattants.,  les  sapes 
sont  pleines  d'eau,  les  tranchées  à  l'oiiest  de  la 
colline,  dans  te  secteur  de  Bourreuilles,  ne  son^ 
plus  qu'un  cloaque  où  Pon  enfonce  dans  la  boue 
et  l'eau  jusqu'au  ventre.  Des  hommes  même  se 
sont  noyés.  Pas  un  pouce  de  terrain  nest  cepen- 
dant abandonné.  Le  général  de  brigade  Bassenne, 
mettant  en  œuvre  ses  connaissances  d'officier  du 
génie,  invente  des  types  d'abris  qui  apportent  des 
améliorations  à  la  vie  matérielle  des  hommes.  Il 
y  réussit  souvent,  à  la  grande  satisfaction  de 
tous. 

Le  printemps  de  191fi  vient.  Les  troupes  de  la 
40''  Division  sont  encore  là;  le  séjour  de  Vauquois 
est  de  plus  en  plus  dangereux,  les  explosions  de 
mines  deviennent  journalières  et  surtout  plus 
importantes  :  c'est  ainsi  que,  le  23  mars,  nous 
faisons  exploser   un  fourneau  de   vingt  mille 


APPKNl>ICE  293 

kilos  de  clieddile .  L'intervalle  cotnpris  erdre 
les  deux  lignes  nest  plus  qu'une  succession  d  en- 
tonnoirs qui  se  touchent,  montent  les  uns  sur  les 
autres,  formant  un  ravin  continu. 

Certains  de  ces  trous  ont  jusqu'à  trente  mètre\ 
de  profondeur^  avec  des  parois  à  pic  si  difficilei 
à  grimper  que  des  déserteurs  allemands^  qui  uni 
fois  y  étaient  descendus,  ne  purent  pas  remonter , 
les  gravats  s  éboulaient  sous  leurs  pieds  et  leurs 
mains. 

Quant  au  sol  de  la  colliîie,  ce  nest  plus  qtiun 
amas  de  débris  et  de  cailloux  ;  il  n'y  a  plus  de 
tranchées  régulières,  on  se  contente  d'élever 
chaque  nuit  un  parapet  de  sacs  à  terre  derrière 
lesquels  se  placent  les  guetteurs.  Pendant  la 
journée,  ce  parapet  est  pulvérisé  par  le  bombar- 
dement ou  les  explosions  de  mines  ;  on  le  relève 
à  la  tombée  de  la  nuit.  A  ce  moinent,  la  guerre  à 
coups  de  fusil  n'existe  plus,  on  tire  par  le  cré- 
neau de  te})ips  en  temps,  mais  simplement  pour 
faire  voir  quon  est  là. 

Au  moment  de  l'attaque  allemande  sur  Verdun, 
Vauquois,  qui  se  trouve  à  vingt  kilotnètres  de 
cette  ville,  en  ressent  de  puissants  contre-coups. 
Le  moment  est  critique  ;  les  conunandants  de  bri- 
gade, général  Bassenne  et  colonel  Pinoteau.  veil^ 
lent  sans  arrêt.  Le  bombardernent  est  régulier  et 


294        BOURRU,  SOLDAT  DE  VAUQUOIS 

constant  comme  une  piuie  diluviemie ,  mais  ce 
sont  des  210,  des  torpilles  de  cent  kilos,  qui 
tombent  continuellement .  A  partir  de  ce  moment, 
il  devient  impossible  de  vivre  en  dehors  des 
sapes,  seuls  les  guetteurs  sont  en  première  ligne, 
les  autres  troupes  restent  dans  l'abri,  prêtes  à 
sortir  au  premier  signal.  Cette  vie  de  sape  où, 
pendant  quinze  jours  et  quinze  nuits,  on  reste 
avec  la  menace  permanente  de  la  mort,  prête  à 
tomber  du  ciel  ou  à  jaillir  des  entrailles  de  la 
terre,  est  infiniment  pénible. 

Et  pourtant,  le  inoral  reste  admirable,  la 
Division  a  fini  par  aimer  malgré  tout  son  coin 
glorieux.  Depuis  si  longtemps  qu'on  est  là,  le 
secteur  s'est  transformé  en  une  petite  patrie,  on 
en  connaît  familièrement  tous  les  sentiers,  les 
principaux  chefs  sont  restés  les  mêmes  depuis  les 
jours  fameux  de  l'attaque  ;  on  les  aime.  La  bon- 
homie, l'humeur  toujours  égale,  souriante,  et 
l'énergie  tempérée  par  une  grande  bonté,  ont 
fait  une  véritable  popularité  au  général  de  divi- 
sion. Quand  il  passe  dans  les  tranchées,  après 
avoir  causé  familièrement  avec  les  soldats,  on 
entend  bivariablement  exprimer  cette  opinion  : 
«  Quel  chic  type,  tout  de  même  !  » 

Sans  doute,  plus  d'une  fois,  les  soldats  ont 
«  grinché  »,  il  faudrait  être  bien  ignorant  de  la 


APPENDICE  295 

nature  humaine  pour  croire  le  contraire  ;  mais  il 
faut  juger  les  hommes  sur  leurs  actes  et  non  sur 
leurs  paroles  ;  or,  les  soldats  de  Vauquois  en  ont 
accompli  de  tels  qu'ils  apparaîtront  dans  une 
magnifique  auréole  de  gloire,  lorsque  l' Histoire 
impartiale  aura  dit  leurs  hauts  faits. 

Après  vingt-deux  mois  de  séjour  à  Vauquois, 
la  10''  Division  quittait  le  secteur  pour  aller  vers 
a'autres  destinées. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


PREMIERE  PARTIE 

I.  Bourru 3 

II.  La  Division  devant  la  colline 7 

III.  A  I'ass:iul  de  Vauquois 15 

IV.  Après  I  assaut ■    •    •  'à'J 

V.  Attaque  dans  la  nuit 44 

VI.  La  gloire  qui  monte 51 

VII.  OccupalioQ  delà  position 61 

VIII.  La  corvée  sinistre 70 

IX.  Vauquois  le  Tragique 77 

X.  Combat  à  la  grenade 87 

XI.  La  cave  du  génie 95 

XII.  Les  relèves  se  suivent 100 

XIII.  Au  créneau 112 

XIV.  La  visite  du  colonel 118 

XV.  Les  tombeaux  de  septembre  1914 122 

XVI.  Un  «  Coup  de  main  » 131 

XVII.  Le  plus  rude  devoir 139 

XVIII.  Une  mine  va  exploser 147 

XIX.  Occupation  d'un  entonnoir 153 

XX.  Le  jardin  secret 160 

XXI.  La  période  des  sapes 165 

XXII.  Séance  de  crapouillotage 168 

XXUI.  Une  journée  do  sape  dans  la  période  de  mines    .  177 


298  TABLE    DES    MATIÈRES 

XXIV.  La  canonnade 186 

XXV.  Une  nuit  de  relève 190 

XXVI.  Après  quinze  jours  de  tranchées 1S7 

XXVII.  Devant  ceux  qui  tombent 204 

XXVIII.  Sous  le  bombardement 211 

XXIX.  Bourru  à  létat-major 219 

XXX.  Expédition  dans  les  pays  d'arrière 223 

XXXI.  En  pensant  à  ceux  qui  sont  restés  là-haut.    .   .  232 


DEUXIEME  PARTIE 
LA  GUERRE  DE  MINES 


I.  Une  rencontre  sous  terre 243 

II.  Un  sauvetage 251 

III.  Un  camouflet 258 

IV.  Bloqués  sous  terre 263 

V.  La  mine  du  23  mars  1916 274 

Appendice.  —  Résumé  des  opérations  de  guerre  à  Vau- 

quois 283 


EVREUX 
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4  ,     RUE     DE     LA     BANQUE 


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