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Full text of "Brunetière et Besançon : les étapes de son évolution religieuse"

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S 33,  ■  lô~  /3Ï 


027 


BRUNETIÈRE  ET  BESANÇON 

LES  ÉTAPES  DE   SON  ÉVOLUTION  RELIGIEUSE 


R.  P.  PIERRE  FORTIN 

Brunetière 

et  Besançon 

LES  ÉTAPES  DE  SAN  ÉVOLUTION  RELUUEBH 

Avec  préface  de  GEORGES  GOYAU 


LES  DISCOURS  PRONONCÉS  A  BESANÇON  EN  1911 


PAR 


MM.  Dcnys  COCHIN  et  Etienne  LAMY 

de  l'Académie  française 


>  ♦  ■< 


BESANCON 


* 


<k 


JACQUES  et  DEMOXTROXD 

IMPRIMEURS 


LIBRAIRIE  MARION 
64,  Grande-Rue 


1912 


*  /0> 


NIHIL  OBSTAT. 
Parisiis,  die  2  februarii  1912. 
A.  Lr  Doré. 


m 


LA  CONFÉRENCE  SAINT-THOMAS  D'AQUIN 
A    S.    G.    MONSEIGNEUR    GAUTHEY 

ARCHEVÊQUE   DE   BESANÇON 
SON    PRÉSIDENT    D'HONNEUR 

HOMMAGE  DE   RESPECTUEUX  DÉVOUEMENT 


a. 


LETTRE  DE  S.  G.  MONSEIGNEUR  GAUTHEY 

ARCHEVÊQUE   DE   BESANCON 


Besançon,  le  6  mars  1912. 

Mon  Révérend  Père, 

Vous  m'envoyez  les  bonnes  feuilles  de  votre  livre 
<r  Brunetière  et  Besançon  »  ;  je  viens  de  les  relire, 
comme  f  avais  lu  les  premières  épreuves,  avec  une  véri- 
table émotion. 

J'ai  revécu  cette  heure  mémorable  de  la  journée  du 
18  novembre  i8g8,  —j'étais  venu  d'Autun  à  Besançon 
pour  entendre  Brunetière,  —  durant  laquelle  le  grand 
orateur  donna,  avec  une  force  qui  subjugua  toute 
l'assemblée,  son  discours  sur  le  Besoin  de  croire.  Il  le 
termina  par  ces  mots  :  «  El  pourquoi,  si  c'est  un  grand 
«  pas  de  fait,  n'en  ferais-je  pas  un  jour  un  autre  et  un 
«  plus  décisif  ?  »  Nous  étions  tous  frémissants,  hale- 
tants vers  la  fin  du  discours.  Quand  Brunetière  se  tut, 
après  la  déclaration  que  je  viens  de  rapporter,  ce  fut 
une  explosion  d'enthousiasme  que  ceux  qui  y  ont  pris 
part  n'ont  pas  oubliée.  Mon  âme  en  vibre  encore  pen- 
dant que  je  trace  ces  lignes. 

Brunetière  et  Besançon,  il  fallait  que  ce  rapproche- 
ment fût  fait,  qu'il  fût  raconté  et  justifié  dans  le  détail. 


—   VIII   — 

Ce  sera  le  grand  titre  d'honneur  de  la  Conférence 
Saint-Thomas  d'Aquin  d  avoir  attiré  Brunetière,  con- 
quis Brunetière,  provoqué  Brunetière  à  ses  confidences 
longuement  mûries,  poussé  Brunetière  à  tirer  des  con- 
clusions que  sa  raison  droite  avait  arrêtées,  mais  contre 
lesquelles  son  vieil  esprit  fort  se  cabrait  encore  par  en- 
traînement. 

C'est  ici  qu'il  a  fait  ce  noble  aveu  :  <r  Je  me  suis,  en 
«  toute  occasion,  laissé  faire  par  la  vérité.  »  Oui,  mais 
la  vérité  eut  parfois  rudement  à  faire.  Les  jeunes  de 
Besançon  avaient  le  don  d'échauffer  son  âme  et  d'en 
faire  sortir  la  vérité  froide ,  soudain  brûlante  par  V ef- 
fort de  sa  loyauté. 

Il  ne  voulait  pas  dire  plus  qu'il  ne  voyait  ou  ne 
croyait  sur  Vheure  ;  mais  il  sentait  une  si  grande  avi- 
dité des  jeunes  Bisontins  à  connaître  les  progrès  de  son 
itinéraire  vers  Dieu  qu'il  n'hésitait  pas  à  formuler  pour 
eux  les  paroles  qu'on  ne  reprend  pas,  celles  par  les- 
quelles on  met  le  feu  à  ses  vaisseaux.  Jamais  Brune- 
tière n'a  fait  un  retour  en  arrière  sur  ses  affirmations 
de  Besançon.  Et,  c'est  ici  que,  le  25  février  1900,  il 
disait  :  <r  Messieurs,  puisque  j'ai  l'honneur  de  me  re- 
«  trouver  une  fois  de  plus  au  milieu  de  vous,  je  suis 
«  heureux  et  il  m'est  doux  que  d'une  évolution  corn- 
ac mencée  à  Besançon,  voilà  tantôt  quatre  ans,  ce  soit  à 
«  Besançon  que  j'aie  trouvé  le  terme.  » 

Brunetière  \fut  emporté  trop  vite.  Il  voulait  «  rece- 
voir tous  ses  sacrements.  »  Il  préparait  sa  confession 
avec  le  soin  qu'il  mettait  à  tout.  La  mort  survint  ra- 
pide ;  mais  nous  ne   doutons  pas  que  l'absolution  du 


—    IX    

prêtre  à  V agonisant  et  V Extrême- Onction  n'aient  pu- 
rifié son  âme.  Plus  humble,  il  eût  peut-être  abrégé  le 
chemin.  Dieu  avait  ses  desseins,  qui  a  permis  qu'il  n'eût 
pas  sur  la  terre  la  récompense  d'une  mort  ouvertement 
et  longuement  consolée  par  les  secours  de  la  religion 
qu'il  appelait  avec  une  volonté  sincère  encore  qu'un  peu 
lente  en  ses  allures. 

Vous  avez  très  sagement  parlé  des  derniers  moments 
de  Brunetière,  mon  Révérend  Père.  Tous  ceux  qui  l'ont 
admiré  et  aimé  espèrent  en  la  miséricorde  de  Dieu  pour 
celui  qui  l'a  si  obstinément  cherché  et  qui  a  été,  dans 
notre  temps,  plus  qu'un  puissant  apologiste  de  la  vérité, 
j'ose  dire  une  apologie  vivante. 

Agréez,  mon  Révérend  Père,  mes  félicitations  et  mes 
remerciements  pour  votre  beau  travail  qui  demeurera 
une  page  très  intéressante  de  l'histoire  de  Besançon. 

f  François-Léon, 

Archevêque  de  Besançon. 


AVANT-PROPOS 


Comment  les  divers  séjours  de  Brunetière  à 
Besançon  scandèrent  les  étapes  de  son  évolu- 
tion religieuse  ;  comment  les  itinéraires  succes- 
sifs par  lesquels,  progressivement,  il  se  rappro- 
chait de  Rome  comprenaient  toujours  Besançon  : 
voilà  ce  qu'en  gros  le  public  savait,  et  ce  qu'une 
multitude  de  détails  attachants,  présentés  par 
ce  volume,  mettront  définitivement  en  pleine 
lumière.  Et  puis,  à  la  veille  de  l'heure  suprême, 
on  y  verra  certaine  visite,  venue  de  Besançon, 
projeter,  dans  Famé  parfois  anxieuse  de  Bru- 
netière, lumière  et  paix.  Des  multiples  curiosi- 
tés, tantôt  celle  du  zèle,  tantôt  celle  du  dilet- 
tantisme, nous  ont  bien  souvent  interrogé  sur 
ses  derniers  moments  :  pour  la  première  fois, 
on  trouvera,  dans  ce  petit  livre,  tout  ce  qui 
n'est  pas  le  secret  exclusif  de  Dieu.  Il  conve- 
nait que  ce  fût  de  Besançon  que  nous  vinssent 
certaines  précisions  sur  cette  émouvante  mi- 
nute, où  celui  qui,  depuis  dix  ans,  rendait  témoi- 
gnage   à    la  Lumière,   comparut   devant    Elle. 


—    XII 


Grâce  à  l'attrait  qu'exerçait  Besançon  sur  Bru- 
netière, grâce  à  l'attrait  qu'inspiraient  à  Mgr  Ful- 
bert Petit  les  affirmations  et  les  nobles  tour- 
ments de  l'illustre  critique,  la  capitale  de  la 
Franche-Comté,  au  point  de  croisement  des  deux 
siècles,  joua  réellement  un  rôle  d'élite  dans  le 
renouveau  religieux  de  la  France  ;  et  lorsque, 
dans  le  recul  du  temps,  l'histoire  étudiera  les 
dix  dernières  années  du  pontificat  de  Léon  XIII, 
elle  devra  s'attarder  à  Besançon  et  constater,  à 
l'aide  des  pages  qui  suivent,  comment  s'y  sou- 
levèrent, d'un  lent  et  grave  essor,  et  comment 
bientôt  y  planèrent  certaines  des  idées  maîtresses 
qui  furent  à  l'origine  de  notre  réveil.  Tant  pour 
Thonneur  de  Besançon  que  pour  l'honneur  de 
Brunetière,  ce  Mémorial  devait  être  écrit. 

A  dire  vrai,  nous  n'avons  rien  à  y  ajouter  : 
les  avant-propos  qui  déflorent  les  livres  sont 
une  impertinence  ;  et  ce  serait  mal  répondre  à 
l'appel  des  auteurs  que  d'encourir  un  tel  repro- 
che. Et,  cependant,  à  cet  appel  si  flatteur,  il 
nous  faut  bien  répondre  de  quelque  façon;  et 
c'est  pourquoi,  nous  adressant  aux  membres  de 
la  Conférence  Saint-Thomas,  aux  professeurs  et 
aux  élèves  de  l'enseignement  libre,  qui  si  sou- 
vent à  Besançon  fêtèrent  Brunetière,  à  ces  ca- 
tholiques bisontins  qui  ont  su  rendre  si  pros- 
pères et  si  fécondes  les  Associations  de  chefs 


XIII 


de  famille,  nous  tenterons  de  leur  dédier  —  ce 
sera  une  façon  de  rendre  hommage  à  notre 
maître  —  un  rapide  aperçu  de  ce  que  fit  Brune- 
tière  pour  uue  cause  qui  leur  est  chère,  celle  de 
la  liberté  de  renseignement.  Cette  étude  se  can- 
tonnera, naturellement,  dans  cette  période 
féconde  et  décisive  de  la  vie  de  Brunetière  que 
nous  appellerons  indifféremment  sa  période 
bisontine  ou  sa  période  romaine. 


1. 


Dès  1900,  au  moment  où  le  projet  de  loi  sur 
les  associations  affectait  de  n'avoir  d'autre  but 
que  d'  «  étendre  le  champ  des  libertés  indispen- 
sables à  une  démocratie  »,  Ferdinand  Brune- 
tière pressentait  quel  serait  le  lendemain  de  ces 
discussions,  et  que  ce  qui  sortirait  de  cette  loi 
sur  la  liberté  de  s'associer,  ce  serait  la  suppres- 
sion de  la  liberté  de  renseignement;  la  confé- 
rence qu'il  donnait  à  l'hôtel  des  Sociétés  savan- 
tes, le  23  février  1900,  définissait  à  l'avance  les 
principes  qui  régleront,  deux  ans  plus  tard,  les 
revendications  de  la  Ligue  pour  la  liberté  de 
renseignement,  et  qui  dirigeront  son  action. 
Prophète  encore  était-il,  lorsque,  le  10  janvier 
1903,  dans  le  discours  qu'il  prononçait  à  Lille 
sur  le  droit  de  l'enfant,  il  s'écriait  :  «  Pascal  et 

b 


—   XIV    — 

«  Bossuet,  Corneille  et  Racine,  Chateaubriand 
«  et  Lamartine,  est-ce  que  ce  ne  sont  pas  aussi 
«  des  Français?  Est-ce  que  leurs  œuvres  ne 
«  font  plus  partie  des  grandes  traditions  de 
«  notre  littérature  ?  Et,  après  les  avoir  exclues 
«  de  notre  patrimoine  sacré,  est-ce  qu'on  va 
«  demain  les  exclure  de  l'école  qui  s'appelle 
«  neutre  ?  »  Un  certain  congrès,  tenu  deux  ans 
plus  tard,  à  Liège,  devait  justifier  ce  cri  d'alarme 
de  Brunetière  :  on  y  devait  proclamer  la  dis- 
grâce de  notre  xvne  siècle  littéraire  et  instaurer, 
définitivement,  la  souveraineté  du  xvnr3  siècle 
pour  la  formation  intellectuelle  des  petits  Fran- 
çais de  demain.  Brunetière  sentait  sourdre, 
avant  même,  parfois,  qu'ils  n'eussent  pris  cons- 
cience d'eux-mêmes,  les  courants  qui  mena- 
çaient Tintégrité  de  notre  âme  et  la  pureté  de 
nos  traditions;  et  ses  vertus  de  beau  lutteur 
étaient  choquées  et  comme  suffoquées  lorsqu'il 
trouvait  devant  lui  des  adversaires  qui,  redou- 
tant la  libre  discussion,  préféraient  la  facile  vic- 
toire procurée  par  l'appui  de  l'État,  et  qui,  mé- 
diocrement confiants  dans  le  pouvoir  de  la 
«  vérité  »  jacobine,  appelaient  obliquement  la 
force  publique  au  secours  de  cette  impérieuse  et 
débile  «  vérité  ». 

Dans  la  colère  dont  alors  il  se  sentait  soulevé, 
il  entrait  je  ne  sais  quelle  déception  et  je  ne 


—    XV 


sais  quel  regret  :  pourquoi  «  la  vérité  »  jaco- 
bine ne  descendait-elle  pas  dans  la  mêlée  des 
idées?  Pourquoi  ne  consentait-elle  pas  à  subir 
le  choc  des  idées  adverses?  Pourquoi,  sournoi- 
sement fabriquée  dans  les  loges,  prétendait-elle 
sournoisement  s'implanter  dans  l'école?  Et 
pourquoi  donc,  enfin,  exigeait-elle  de  régner 
sans  partage  et  sans  autres  titres  que  le  vouloir 
d'une  majorité  parlementaire  ? 

La  «  vérité  »  jacobine  n'aimait  point  être 
ainsi  pressée  ;  certaine  de  sa  force,  elle  était,  ce 
semble,  peu  assurée  de  son  droit.  Une  thèse 
antique  existait,  païenne  en  son  essence,  celle 
du  droit  absolu  de  l'Etat  en  matière  d'éduca- 
tion :  la  «  vérité  »  jacobine  était  comme  gênée 
pour  arborer  cette  thèse,  et  c'est  une  consola- 
tion d'observer  qu'à  la  suite  des  campagnes 
entreprises,  au  cours  du  xixe  siècle,  pour  la 
liberté  de  l'enseignement,  la  thèse  du  «  droit  de 
l'État  »  est  frappée  d'un  tel  discrédit,  que  l'État 
lui-même  a  dû  se  mettre  en  quête  d'arguments 
plus  convenables  et  moins  démodés. 

Le  droit  de  V enfant  :  tel  fut  l'argument  nou- 
veau. Brunetière  prit  acte  de  cette  substitu- 
tion, et  chercha  les  fondements  de  ce  «  droit  » 
récemment  inventé  : 

«  Dans  l'impuissance  ou  dans  l'incapacité  de 
l'enfant  à  faire  valoir  ses  droits,  conclut-il,  nos 


XVI   — 


jacobins  n'ont  trouvé  qu'une  raison  de  s'emparer 
de  lui.  Le  droit  de  l'enfant,  en  matière  d'en- 
seignement, c'est  le  droit  de  leur  appartenir.... 
Mais  le  droit  de  l'enfant,  pour  nous,  c'est  d'être 
élevé  par  son  père,  comme  ce  Test  d'être  nourri 
par  sa  mère.  Le  droit  de  l'enfant,  c'est  de  ne  pas 
être  séparé  de  ceux  qui  l'ont  mis  au  monde, 
qui  n'ont  d'objet  que  de  lui  rendre  la  vie  plus 
facile  qu'à  eux-mêmes,  et  que  nous  voyons  tous 
les  jours  succomber  à  la  tâche.  Le  droit  de  l'en- 
fant, le  vrai  droit  de  l'enfant,  c'est  de  ne  pas 
être  détaché  de  ceux  dont  il  est  la  chair  et  le 
sang,  qui  ont  mis  en  lui  toutes  leurs  espérances, 
dont  il  sera  lui-même,  en  leurs  vieux  jours, 
l'orgueil  ou  la  consolation,  le  refuge  ou  la  pro- 
tection !  C'est  de  ne  pas  m'être  arraché,  par  des 
mains  étrangères,  pour  être  livré  aux  ennemis 
de  toutes  mes  croyances  et  de  toutes  mes  con- 
victions. Et  si  l'on  me  dit  qu'ici  je  confonds  le 
droit  de  l'enfant  avec  le  droit  du  père  de  famille, 
je  réponds  que  je  n'ai  fait  tout  ce  discours  que 
pour  montrer  que  j'en  avais  le  droit,  au  rebours 
et  à  l'encontre  de  ceux  qui,  sous  ce  même  nom 
de  droit  de  l'enfant,  ne  tendent,  eux,  qu'à  insi- 
nuer, à  étendre  et  à  consolider  le  droit  de 
l'État,  » 

En  face  de  la  thèse  individualiste  du  «  droit 
de  l'enfant  »,  Ferdinand  Brunelière  restaurait 


—   XVII    — 

une  notion  sociale  par  excellence,  la  notion  de 
la  famille.  La  thèse  du  droit  de  l'enfant,  si  on  la 
prenait  au  pied  de  la  lettre,  aboutirait,  —  qu'on 
le  remarque  bien,  —  à  ne  mettre  dans  la  cer- 
velle enfantine  aucune  idée  quelconque  par 
laquelle  la  pensée  de  cet  enfant  pût  être  un  jour 
enchaînée,  et  à  maintenir  cette  cervelle  à  l'état 
de  table  rase  sur  laquelle  l'enfant,  devenu 
homme,  graverait  plus  tard  ce  qu'il  jugerait  bon 
de  graver.  Si  c'est  porter  atteinte  à  la  liberté 
de  l'enfant  que  d'imposer  à  son  esprit  certains 
«  points  de  vue  »,  l'hommage  suprême  que  mé- 
rite une  telle  liberté  consistera  à  le  laisser  igno- 
rant et  aveugle!  De  crainte  de  l'emprisonner 
dans  une  «  tradition  »,  on  lui  enlèvera  le  béné- 
fice de  tout  l'enrichissement  intellectuel  et  mo- 
ral du  passé  !  Absurdes  conséquences,  que  les 
champions  les  plus  acharnés  de  ce  «  droit  de 
l'enfant  »  se  refuseraient  à  avouer  !  Mais,  reli- 
gieusement parlant,  nous  les  verrons  un  jour 
aller  jusqu'au  bout  de  leur  système,  et  déjà,  dans 
certains  organes  et  dans  certains  congrès  libres 
penseurs,  nous  les  avons  entendus  demander 
si  la  cérémonie  du  baptême,  par  laquelle  l'en- 
fant, sans  le  vouloir  ni  le  savoir,  se  trouve  affi- 
lié aune  société  religieuse,  ne  porte  pas  atteinte 
au  droit  de  cet  enfant  1  Ferdinand  Brunetière, 
en  revendiquant  les  droits  concrets  de  la  famille 


—    XVIII    — 

contre  le  droit  abstrait  de  l'enfant,  émoussait  à 
l'avance  les  arguments  au  nom  desquels,  parfois, 
certains  orateurs  des  convents  maçonniques 
ont  essayé  de  disputer  aux  Églises  elles-mêmes 
le  droit  de  donner  au  petit  enfant  une  estam- 
pille confessionnelle  et  une  instruction  caté- 
chétique. 

Si  l'on  se  rappelle  le  livre  qui  s'intitule  :  Sur 
les  chemins  de  la  croyance  :  V utilisation  du  po- 
sitivisme, s'étonnera-t-on  que  Ferdinand  Brune- 
tière,  dans  la  campagne  même  qu'il  faisait  pour 
la  liberté  de  l'enseignement,  se  soit  réjoui  de 
l'adhésion  de  certains  groupes  positivistes  ? 
«  Ayant  la  responsabilité  de  l'éducation  des 
«  enfants,  proclamaient  ces  groupes,  les  parents 
«  ne  peuvent  remplir  le  devoir  qui  en  découle 
«  que  si  on  les  laisse  entièrement  libres  de 
«  choisir  les  doctrines  et  les  maîtres  qui  leur 
«  semblent  les  meilleurs.  En  mettant  des  en- 
«  traves  au  libre  accomplissement  de  ce  devoir, 
«  l'État,  —  qui  ne  peut  jamais  se  substituer 
«  convenablement  aux  parents,  ne  fût-ce  qu'en 
«  raison  de  l'étendue  considérable  du  groupe- 
«  ment  social  qui  relève  de  lui,  —  tend  à  désor- 
«  ganiser  un  élément  de  toute  société  :  la 
«  famille.  »  Des  positivistes  comme  M.  Antoine 
Baumann  et  comme  le  docteur  Audiffrent,  l'un 
des  exécuteurs  testamentaires  d'Auguste  Comte, 


—    XIX    — 

signaient  cette  déclaration  :  dans  la  thèse  du 
«  droit  de  l'enfant  »,  ils  détestaient  une  thèse 
d'anarchie  ;  une  fois  de  plus,  et  sur  le  terrain  de 
l'action  pratique,  se  dessinaient  ces  conver- 
gences, si  nettement  entrevues  par  Brunetière, 
entre  la  pensée  positiviste  et  le  christianisme 
traditionnel. 

Ce  n'est  point  seulement  comme  défenseur  de 
l'idée  chrétienne  de  famille,  c'est  comme  profes- 
seur, c'est  comme  apôtre,  que  Brunetière  abhor- 
rait toutes  restrictions  à  la  liberté  d'enseigner. 
«  On  n'est  vraiment  libre  de  penser,  disait-il, 
«  que  ce  qu'on  a  le  droit  d'enseigner;  et  la 
«  liberté  de  répandre  nos  idées  n'est  pas  moins 
«  essentielle  à  leur  indépendance,  ou  à  leur 
«  formation  même,  que  le  droit  de  les  expri- 
«  mer.  »  Dans  ces  paroles,  j'aime  à  retrouver 
son  âme  tout  entière,  cette  âme  généreusement 
jalouse  de  distribuer  autour  d'elle  ses  connais- 
sances et  ses  croyances,  cette  âme  qui  avait,  en 
quelque  sorte,  besoin  de  se  communiquer  à 
autrui  et  d'agir  sur  autrui.  Non,  ce  n'était  pas 
respecter  sa  liberté  de  penseur  que  de  le  murer 
dans  son  cabinet  et  de  lui  refuser  l'auditoire 
d'étudiants  auquel  il  avait  droit  et  qui,  d'ailleurs, 
souhaitait  sa  parole.  Brunetière  détestait  ce  que 
volontiers  nous  appellerions  une  conception 
égotiste  de  la  pensée  :  il  pensait  en  vue  d'autrui  ; 


—   XX 


il  pensait  en  vue  de  l'action  ;  et  dans  les  mena- 
ces qui  guettaient  la  liberté  de  renseignement, 
il  voyait  un  péril  pour  l'épanouissement  même 
de  sa  propre  activité,  non  point  seulement  de 
professeur,  mais  encore  de  penseur. 

Se  trompait-il  lorsqu'il  pressentait  ce  péril  ? 
M.  Joseph  Ghaumié  lui  prouva  que  non,  puisque 
Brunetière,  coupable  d'avoir  jadis  visité  le  pape 
Léon  XIII,  fut  exclu  de  l'École  normale  supé- 
rieure, et  puis  évincé  du  Collège  de  France.  Il 
convenait  qu'au  moment  où  s'esquissaient  les 
premiers  gestes  contre  la  liberté  de  l'enseigne- 
ment, les  premiers  coups  fussent  assénés  à  l'a- 
vocat par  excellence  des  droits  de  la  famille  et 
des  prérogatives  de  la  culture. 


II. 


Alors  Brunetière,  expulsé  de  notre  enseigne- 
ment supérieur  par  la  poltronnerie  d'un  ministre, 
trouva,  dans  l'ostracisme  même  dont  il  était 
l'objet,  le  moyen  de  rendre  à  la  cause  du  haut 
enseignement  un  service  nouveau  :  en  1905, 
d'accord  avec  la  Société  des  conférences,  il  inau- 
gura, par  un  cours  inoubliable  sur  les  origines 
de  Y  Encyclopédie,  ce  que  volontiers  nous  ap- 
pellerions la  «  Sorbonne  des  honnêtes  gens  ». 

On  sait  quel  sens  exquis  et  noble  le  xvii6  siècle 


—    XXI   — 


prêtait  à  ce  mot  d'  «  honnête  homme  »,  et  com- 
ment l'opinion  d'antan,  qui  tenait  ce  qualificatif 
en  haute  estime,  ne  le  décernait  qu'à  bon  escient. 
N'était  'pas  «  honnête  homme  »   le   spécialiste 
qui  jugeait  nécessaire,   pour  mieux   connaître 
une  question,  d'ignorer  toutes  les  autres,  et  qui 
volontairement  s'imposait  des  œillères  et  volon- 
tairement rétrécissait  son  horizon  ;  n'était  pas 
«  honnête  homme  »  non  plus,  le  dilettante  qui, 
craignant  d'être  dupe  de  ses  propres  admira- 
tions, affectait  la  coupable  attitude  de  se  mon- 
trer capricieux  à  l'endroit  des  belles  choses,  et 
qui  croyait  que  c'était  en  jouir  plus  sûrement 
que  de  leur  devenir  infidèle  jusqu'à  parfois  en 
sourire.  Pour  avoir  droit  au  renom  d'  «  honnête 
homme  »,  il  fallait  être  plus  alerte  que  le  spécia- 
liste et  plus  sérieux  que  le  dilettante,  éviter  à  la 
fois  tout  ce  qui  frisait  le  pédant,  et  tout  ce  qui 
sentait  le  jouisseur.  L'honnête  homme  avait  une 
si  jolie  façon  de  converser  avec  les  belles  choses 
et  de  s'en  imprégner,  qu'il  les  faisait  aimer  par 
là  même  qu'il  se  laissait  approcher  ;  d'être  ins- 
truit, cela  le  rendait    sociable;   sa  culture   ne 
l'isolait  pas  de  ses  semblables,  ne  l'érigeait  même 
pas  au-dessus  d'eux;  elle  était  d'accès  courtois, 
d'abord  facile,  de  pénétration  discrète  et  pro- 
fonde; elle  s'avouait  sans  jamais  s'étaler;  si  elle 
ne  se  dépensait  pas  en  productions  littéraires, 


XXII    -- 


si  les  rares  essais  dans  lesquels  parfois  elle  se 
jouait,  demeuraient  modestement  enclos  dans 
l'écritoire,  cette  culture,  généreuse  parce  qu'hon- 
nête, diffuse  parce  que  française,  exerçait  un 
rayonnement,  propageait  une  influence,  créait 
et  imposait  un  certain  esprit  et  un  certain  ton; 
Y  «  honnête  homme  »  était  un  modeste,  un  discret  ; 
mais  tous  les  «  honnêtes  gens  »  réunis  possé- 
daient, par  une  sorte  de  droit  de  l'élite,  la  sou- 
veraineté du  goût  et  de  la  pensée. 

Ce  joli  mot  a  disparu  ;  mais  la  catégorie  d'es- 
prits auxquels  il  s'appliquait  n'a  pas  cessé  d'exis- 
ter. Ils  émergent,  dans  nos  civilisations  nive- 
leuses,  comme  les  gardiens  de  l'honorabilité 
des  bonnes  lettres,  de  la  bienséance  du  langage, 
de  la  dignité  de  l'esprit,  et  volontiers  dirions- 
nous,  de  la  chasteté  de  l'âme  française  ;  et  du- 
rant les  trois  quarts  du  dernier  siècle,  c'est  pour 
ces  «  honnêtes  gens  »,  pour  le  grand  public, 
comme  l'on  disait,  que  pensaient,  parlaient  et 
travaillaient  nos  professeurs  d'enseignement  su- 
périeur. 

Lisez,  pour  vous  en  rendre  compte,  le  joli 
volume  de  souvenirs  dans  lequel  M.  Alfred 
Mézières  glanait  naguère  les  miettes  les  plus 
précieuses  de  sa  vie  si  bien  remplie;  suivez-le 
dans  le  Nancy  lettré  de  l'ancien  temps,  du  temps 
où  derrière  Nancy  la  France  possédait  un  bou- 


—    XXIII   — 


levard  qui  s'appelait  Metz  ;  et  puis,  accompa- 
gnez-le, sans  lassitude,  dans  son  émigration 
vers  la  vieille  Sorbonne;  en  pénétrant  avec  lui 
dans  ces  salles  d'université  qui  ressemblaient  à 
des  salons  daus  lesquels  un  homme  de  science 
et  de  talent  faisait  monologue,  il  vous  semblera 
que  c'est  une  institution  disparue  qui  s'évoque  à 
vos  yeux. 

C'est  qu'en  effet  l'enseignement  supérieur 
contemporain  s'adresse  surtout  à  des  étudiants  ; 
lors  même  que  le  grand  public  reste  parfois 
l'hôte  des  universités,  c'est  aux  étudiants  qu'elles 
appartiennent;  les  maîtres  se  piquent,  avant 
tout,  d'être  leurs  auxiliaires,  d'être  les  serviteurs 
de  leur  juvénile  curiosité  ;  on  leur  propose  des 
méthodes  plutôt  même,  souvent,  qu'on  ne  leur 
expose  des  résultats;  et  les  facultés  sont  aujour- 
d'hui des  laboratoires  où  tous  s'associent  pour 
la  recherche.  Sans  médire  de  cette  transforma- 
tion nécessaire,  dont  bénéficie  le  progrès  des 
études,  on  peut  reconnaître,  tout  au  moins,  qu'elle 
risquerait  à  la  longue  d'offrir  certains  dangers  si 
des  initiatives  émules  n'y  venaient  apporter  un 
correctif. 

Qu'en  résulte-t-il,  par  exemple,  dans  l'ensei- 
gnement de  l'histoire  littéraire  ?  Il  en  résulte 
qu'à  l'attrait  d'un  contact  immédiat  avec  les 
belles  œuvres  et  d'une  étroite  et  longue  liaison 


XXI Y 


avec  l'âme  même  de  leurs  auteurs,  elle  substitue 
trop  souvent  le  souci  du  document  secondaire, 
de  la  trouvaille  érudite,  de  la  petite  anecdote 
qui  obstrue  plutôt  qu'elle  ne  fait  avenue  ;  il  en 
résulte  qu'aux  jugements  raisonnes  et  motivés 
de  la  critique  se  sont  substituées,  trop  souvent, 
les  constatations  passives  de  l'érudition,  et  que 
l'histoire  même  de  la  littérature  s'est  parfois 
ravalée  à  n'être  qu'une  juxtaposition  de  mono- 
graphies, à  moins  qu'elle  ne  soit  devenue,  pure- 
ment et  simplement,  une  province  de  ce  qu'on 
appelle  la  philologie.  Exploitée  comme  une 
sorte  d'annexion  par  des  fouilleurs  d'archives 
ou  des  fouilleurs  de  greffes,  l'histoire  littéraire 
était  menacée  dans  son  autonomie:  ce  qu'elle 
gagnait  en  savant  encombrement,  elle  le  perdait 
en  intérêt  général  et  humain.  En  amenant  Bru- 
netière  à  ouvrir  à  côté  de  la  Sorbonne,  où  les 
«  honnêtes  gens  »  sont  invités  chez  les  étu- 
diants, des  cours  d'enseignement  supérieur,  où 
c'était  le  tour  aux  étudiants  de  n'être  plus  que 
les  invités  des  «  honnêtes  gens,  »  la  Société  des 
conférences  rendit  un  insigne  service  à  notre 
enseignement  littéraire. 

Il  est  bon,  pour  perpétuer  certaines  habitudes 
d'élégance  intellectuelle,  que  des  cours  s'orga- 
nisent dans  lesquels  le  professeur,  au  lieu  de 
travailler   sous    les  regards  de    son  auditoire, 


—    XXV   — 

apporte  le  fruit  de  son  travail;  il  n'est  pas  mau- 
vais qu'on  fasse  applaudir  par  le  grand  public, 
en  dehors  de  la  Sorbonne,  des  leçons  dont  cha- 
cune est  conçue,  composée  et  conduite  comme 
une  œuvre  d'art  ;  et  rien  ne  peut  mieux  contri- 
buer à  encourager  et  à  tenir  en  haleine,  en  Sor- 
bonne même,  les  professeurs  demeurés  fidèles  à 
ces  traditions  bien  françaises  du  haut  enseigne- 
ment. 

L'exemple  n'est  pas  rare  en  Amérique,  de  fon- 
dations d'enseignement  auxquelles  subvien- 
nent des  générosités  privées  et  dans  lesquelles 
s'épanouit  l'originalité  des  méthodes  et  la  liberté 
des  idées  :  il  n'est  pas  impossible  qu'en  France 
ce  genre  d'essais  soit  appelé  à  se  multiplier. 
Brunetière  s'en  réjouissait.  Il  lui  paraissait  bon 
que  de  pareilles  initiatives,  en  outre  de  la  por- 
tée littéraire  qu'elles  offraient,  permissent  à  la 
haute  science  et  aux  pensées  indépendantes 
d'échapper  aux  entraves  et  aux  suspicions  pué- 
riles de  l'autocratie  parlementaire. 

Reportons-nous  à  huit  ans  en  arrière.  En  deux 
ou  trois  circonstances,  sous  la  législature  pas- 
sablement inglorieuse  qui  gouvernait  la  France 
entre  1901  et  igo5,  les  pouvoirs  publics  firent 
preuve  d'une  désinvolture  choquante  à  l'endroit 
de  l'autonomie  universitaire,  et  d'une  irrévé- 
rence déplaisante  à  l'endroit  des  compétences 


—   XXVI   — 


reconnues.  C'était  une   vieille  et  longue  tradi- 
tion, de  tenir  compte  de  l'avis  des  corps  savants 
pour  l'attribution  des  chaires  de  l'enseignement 
supérieur;  les  ministres,  que  les  jeux  de  la  poli- 
tique   préposaient    à    l'intelligence    nationale, 
avaient  toujours  aimé  couvrir  leur  responsabi- 
lité  en  ratifiant,   purement  et  simplement,  les 
présentations    qui  leur  étaient    faites    par  les 
compagnies  érudites    ou    littéraires  dont  c'est 
proprement  la  fonction    d'émettre  un  avis  en 
matière  d'assyriologie  ou  en  matière  de  critique. 
L'Université    napoléonienne,   si  souvent  incul- 
pée d'un  excès  de  centralisation,  respectait  et 
consacrait,   pourtant,  la  prérogative  des  hom- 
mes de  science  d'être  consultés  et  écoutés  pour 
le  choix  d'un  de  leurs  pairs.  Mais,  dans  les  pre- 
mières années  du  xxe  siècle,  on  vit  prévaloir  les 
sommations  des  publicistes  radicaux  contre  les 
indications  des  savants;  pour  des  raisons  poli- 
tiques se  confondant  comme  toujours  avec  des 
raisons  antireligieuses,  il  fut  décidé  que  Ferdi- 
nand   Brunetière    manquerait    à   la    gloire    du 
Collège  de  France  ;  M.  Bienvenu-Martin  décou- 
vrit à  son  tour,  dans  la  personnalité  du  P.  Scheil, 
un    vice   rédhibitoire    qui  le   rendait   à  jamais 
inapte  à  professer  l'assyriologie  ;  et  les  raisons 
alléguées  à  la  tribune  par  M.  Bienvenu-Martin, 
contre  la  nomination  du    P.  Scheil,  pouvaient 


—    XXVII    — 

militer  —  on  ne  le  remarqua  point  assez  —  con- 
tre l'installation  dans  toute  chaire  scientifique 
de  tout  laïque  faisant  profession  de  catholi- 
cisme. 

«  Il  n'y  a  rien  de  plus  hideux  et  de  plus  impie 
«  sous  le  soleil,  disait  Lamartine  en  i84-3,  qu'un 
«  pouvoir  politique  qui  se  place  entre  Dieu  et 
«  l'âme  de  ce  peuple,  qui  veut  administrer  à  sa 
«  convenance,  à  sa  mesure  et  à  son  profit,  la 
«  pensée,  la  foi,  la  vérité,  la  conscience  d'une 
«  nation.  »  La  République  radicale,  oublieuse 
de  cette  grande  voix  républicaine,  céda  contre 
Brunetière  à  la  double  suggestion  de  l'intolé- 
rance et  de  la  peur;  et  Brunetière  put  croire,  à 
la  fin  de  sa  vie,  qu'il  était  dans  sa  destinée 
d'être  le  glorieux  chef  de  file  d'un  cortège  de 
disgraciés  ;  que  la  liberté  du  professorat  aurait 
un  jour  besoin  d'un  asile  ;  et  que  les  hommes 
de  science  qui  n'acceptaient  pas  qu'on  chicanât 
leur  foi  auraient  besoin  de  chaires.  Il  voulait 
que  les  bonnes  volontés  fussent  prêtes,  le  cas 
échéant,  pour  faire  s'essaimer  et  fructifier  des 
organisations  comme  celle  dont  tout  le  premier, 
par  ses  admirables  leçons  sur  Y  Encyclopédie, 
il  avait  consacré  la  notoriété  et  préparé  le  suc- 
cès ;  que,  ce  jour-là,  on  vît  tous  les  esprits 
libres  aller  applaudir,  dans  des  universités  im- 
provisées, toutes  les  consciences  fières  ;  et  qu'on 


—    XXVIII 


sentît  de  plus  en  plus,  alors,  la  vérité  profonde 
de  ce  mot  de  Lamartine  :  «  La  liberté  de  l'en- 
seignement, c'est  la  liberté  de  la  conscience.  » 
Ainsi  parlait,  dans  la  Chambre  de  i834,  l'au- 
teur des  Méditations.  C'est  parce  que  Brunetière 
était  pénétré  de  cette  convietion,  qu'il  lutta  de 
toute  son  éloquence,  jusqu'au  bout  de  ses  forces, 
contre  les  propagandes  adverses  qui  menaçaient 
la  première  de  ces  libertés  et  visaient  en  réalité 
la  seconde.  L'écho  de  sa  parole  dure  ;  et,  toute 
vibrante  de  logique,  elle  fournira,  longtemps 
encore,  des  armes  précieuses  contre  les  adver- 
saires de  ces  deux  libertés. 

Georges  Goyau. 


Brunetière  et  la  conférence  Saint-Thomas  d'Aquin  en  1896.  — 
Les  Conférences  de  la  Sorbonne  sur  Bossuet.  —  Après  une 
visite  au  Vatican.  —  La  Renaissance  de  l'idéalisme. 

Quand,  le  2  avril  191 1,  MM.  Denys  Cochin  et 
Etienne  Lamy  glorifièrent,  au  Kursaal.  Ferdinand 
Brunetière,  les  «  jeunes  »  de  la  Conférence  Saint- 
Thomas  d'Aquin  n'ont  peut-être  pas  senti  tout  ce 
que  cette  cérémonie  comportait  de  particulièrement 
émouvant  l.  Mais  les  Bisontins  plus  âgés  ont  dû  se 
recueillir.il  leur  a  été  impossible  de  ne  pas  se  repor- 
ter à  cette  époque  où  c'est  celui  dont  on  parle  qui 
parlait  et  qui  a  marqué  là,  dans  cette  même  en- 
ceinte où  jamais  foule  plus  nombreuse  ni  plus  vi- 
brante ne  s'est  entassée,  les  principales  étapes  de 
son  évolution  religieuse,  suivie  pas  à  pas  avec 
attention,  avec  passion,  par  la  France  entière  et 
tout  l'univers  catholique. 

De  sorte  qu'en  ce  jour  mémorable,  la  Conférence 
ne  se  livrait  pas  seulement  à  Tune  de  ces  manifesta- 
tions opportunes  dont  elle  estcoutumière  :  elle  accom- 
plissait un  nécessaire  et  pieux  devoir.  Elle  restituait 


1.  Voir,  à  la  fin  du  volume,  le  récit  de  cette  séance  organisée  en 
faveur  d'un  monument  à  élever  à  Brunetière,  et  les  discours  que 
MM.  Denys  Cochin  et  Lamy  y  prononcèrent. 


à  Brunetière,  sous  forme  d'hommage  public,  un  peu 
de  la  gloire  dont  Brunetière  Fa  comblée.  Car,  de  toutes 
les  bonnes  fortunes  qui  ont  pu  entourer  son  ber- 
ceau, la  principale  est  assurément  d'avoir  été,  par 
une  suite  de  circonstances  que  nous  relaterons  plus 
tard,  la  confidente  aimée  du  Maître.  Non  pas  de  ces 
confidentes  effacées,  d'attitude  plutôt  passive,  comme 
on  en  trouve  dans  les  tragédies  classiques,  et  qui 
sont  chargées  de  supporter,  sans  plus,  les  aveux, 
mais  une  amie  vraiment,  qui  a  entouré  de  sympa- 
thie, aidé  dans  son  travail  intérieur,  soutenu  dans 
la  lutte,  réconforté  dans  l'épreuve,  l'homme  le  plus 
discuté  d'alors  et  le  plus  houspillé,....  à  son  tour, 
car  il  faut  avouer  qu'il  aimait  assez  prendre  les  de- 
vants, et  que  dans  sa  marche  à  la  vérité,  il  s'inquié- 
tait fort  peu  des  préjugés  qu'il  bousculait,  des  so- 
phismes  qu'il  dégonflait  en  passant. 

Un  homme  qui  compte  beaucoup  d'ennemis  n'en 
aime  que  mieux  ses  amis.  Le  public  bisontin  en  sait 
quelque  chose,  et  surtout  la  Conférence  Saint-Tho 
mas  d'Aquin.  De  ce  vers  usé  à  force  d'avoir  servi: 

L'amitié  d'un  grand  homme  est  un  bienfait  des  dieux, 

elle  a  longuement  éprouvé  la  justesse.  Et  c'est  pour- 
quoi il  a  paru  bon,  à  propos  de  la  fête  du  2  avril 
qui  les  clôt  magnifiquement,  de  rechercher  quels 
rapports  affectueux  ont  uni  Brunetière  et  la  Confé- 
rence,, à  la  grande  joie  et  au  grand  profit  des  deux. 
Les  premiers  datent  de  l'année  1895.  La  Conférence 
n'a  encore  que  quatre  ans.  Autant  dire  quelle  se  dé- 


bat  dans  ses  langes  '.  Elle  en  est  à  cette  période 
pénible,  où  toute  société  qui  veut  vivre  tâtonne, 
cherche  sa  voie,  et  ne  vise  à  rien  plus  qu'à  «  s'as- 
seoir ».  Le  rayonnement,  s'il  doit  venir,  est  remis  à 


i.  La  Conférence  Saint -Thomas  d'Aquin  fut  fondée  en  1891.  On 
aurait  alors  vainement  cherché  à  Besançon  une  œuvre  de  jeunesse 
proprement  dite.  Les  institutions  postscolaires  y  étaient  igno- 
rées, et  aucun  patronage  n'existait  dans  toute  la  ville,  ni  pour 
garçons  ni  pour  filles.  Il  faudra  encore  attendre  jusqu'en  1898-1899, 
époque  du  congrès  national  de  l'Association  catholique  de  la 
jeunesse  française  à  Besançon,  pour  voir  se  dessiner  le  mouve- 
ment d'oeuvres  qui,  grâce  au  dévouement  de  quelques  prêtres  in- 
telligents et  zélés  et  de  quelques  femmes  d'initiative,  s'affirme 
aujourd'hui  de  façon  assez  énergique  pour  permettre  d'entrevoir 
un  bel  épanouissement  d'oeuvres  catholiques  et  sociales. 

Les  jeunes  gens  élevés  dans  les  collèges  chrétiens,  si  florissants 
alors,  et  où  on  pouvait  pourtant  compter  des  maîtres  d'élite,  ne 
trouvaient,  au  sortir  du  collège,  rien  qui  pût  encourager  et  soute- 
nir le  premier  usage  de  leur  liberté.  La  région  possédait  au 
moins  trois  grands  collèges  chrétiens  d'enseignement  secondaire, 
à  Besançon  et  à  Dole,  et  une  Université  où  venait  se  concentrer 
la  jennesse.  Aucune  institution,  par  ailleurs,  qui  facilitât,  après 
l'école,  le  groupement  de  cette  jeunesse  jusque-là  si  entourée,  et 
qui  empêchât  un  éparpillement  funeste. 

De  cette  situation  se  préoccupaient  le  P.  Dagnaud,  préfet  des 
études  au  Collège  catholique,  et  un  jeune  professeur  de  philoso- 
phie du  même  Collège,  le  P.  Davarend.  Celui-ci,  homme  d  initia- 
tive, aimant  la  jeunesse  et  ayant  toutes  les  qualités  que  la  jeu- 
nesse aime,  n'hésita  pas  à  jeter  les  fondements  d'une  institution 
que  les  circonstances  semblaient  commander.  En  dépit  de  toutes 
les  impressions  pessimistes  et  plutôt  décourageantes  qu'ils  ren- 
contrèrent chez  les  amis  et  les  conseillers  qu'ils  consultèrent  à 
Besançon,  amis  et  conseillers  qui  d'ailleurs  ont  été  depuis  lors  les 
meilleurs  appuis  de  l'oeuvre,  les  PP.  Davarend  et  Dagnaud 
allèrent  de  1  avant,  bien  décidés  à  ne  reculer  que  devant  l'im- 
possible. 

La  Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin  fut  donc  fondée  au  milieu 
de  Tannée  scolaire  1891,  à  la  suite  d'une  conférence  de  M.  de  S'a- 
lence  qui  venait  à  propos  pour  appuyer  l'entreprise.  Deux  jeunes 
gens,  l'un  du  cours  de  Polytechnique  et  Tautre  de  Saint-Cyr,  au- 
jourd'hui deux  très  brillants  officiers  qui  font  honneur  à  l'armée 


-4- 

plus  tard.  Le  plus  urgent,  c'est  de  se  faufiler  à  tra- 
vers les  mailles  des  mille  difficultés  inséparables 
des  débuts  :  recrutement  laborieux  des  membres, 
recherche  d'un  local  approprié ,  élaboration  des 
statuts,  dénigrement  systématique  des  uns,  appui 
branlant  des  autres ,  manœuvres  douteuses  des 
«  bons  amis  »,  et,  pour  tout  dire,  universelle  cons- 
piration du  passé  contre  le  présent,  de  la  routine 
contre  le  progrès.  La  Conférence  a  connu  l'entière 
série  de  ces  épreuves,  et  l'obscur  effort  de  la  plante 
pour  soulever  la  motte  de  terre  qui  lui  cache  le 
soleil.  Bien  qu'elle  répondit  à  une  nécessité  de  pre- 
mier ordre  :  grouper  les  jeunes  gens  au  sortir  de 
l'école  (sans  quoi,  de  même  que  les  individus  se 
dispersent,  leur  vertu  s'émiette),  la  rigueur  de  son 
premier  programme  d'études,  trop  exclusivement 
religieux,  ne  lui  permettait  pas  d'extension  rapide. 
Ce  programme,  il  fallut  l'assouplir  et  l'élargir,  au 
point  où  il  en  est  aujourd'hui,  malgré  les  critiques 
peu  autorisées  de  ceux  qui  jugent  du  dehors  l.  Mais 


française  et  à  leur  foi  chrétienne,  en  furent  les  premiers  président 
et  vice-président. 

Les  initiateurs  de  la  Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin  entre- 
voyaient avant  tout  dans  leur  œuvre  une  institution  de  haut  ensei- 
gnement religieux  et  d'apologétique.  Quelque  six  mois  suffirent 
à  leur  faire  comprendre  qu'un  but  de  cette  sorte,  si  exclusif,  quel- 
que grand  qu'il  fût,  ne  pouvait  être  celui  d'une  œuvre  d'étu- 
diants qu'on  voulait  étendue  et  durable.  Et  la  Conférence  Saint- 
Thomas  d'Aquin  prenait  tout  de  suite  position,  et,  de  façon  réflé- 
chie, sur  le  terrain  où  elle  se  maintiendra  sans  défaillance.  (Ar- 
chives de  la  Conférence  et  Figures  disparues,  brochure  de  L.  Mon- 
tenoise,  avocat  à  Besançon.) 

i.  La  Conférence  Saint-Thomas   d'Aquin    est  un  cercle  destiné 


—  5  — 

j'insiste  là-dessus  :  la  Conférence  n'avait  pas  encore 
donné  signe  de  vie  à  l'extérieur,  au   moment  où, 

aux  étudiants  catholiques,  aux  grands  jeunes  gens  des  écoles 
préparatoires,  à  tous  ceux  qui  se  destinent  aux  carrières  libérales 
et  qui  entendent  développer  les  principes  chrétiens  dans  lesquels 
ils  ont  été  élevés.  Son  programme  de  conférences  hebdomadaires, 
l'expérience  dès  le  début  le  fit  élargir  ;  en  y  réservant  une  place 
aussi  large  que  possible  aux  questions  strictement  théologiques 
et  apologétiques,  on  y  introduisit  les  multiples  questions  d'ordre 
historique,  scientifique  et  social  que  l'actualité  signalait  à  l'atten- 
tion des  esprits. 

Voici,  à  titre  d'indications  qui  pourront  être  utiles  à  plusieurs 
de  nos  lecteurs  et  rappelleront  à  d'autres  de  précieux  souvenirs, 
la  série  des  conférences  de  diverses  années. 

Année  1899-1900 
15  novembre.   L'enseignement  de  l'histoire  sous  l'ancien  régime 
et  ses  conséquences,  par  le  docteur  Meynier. 

24  novembre.  La  guerre  du  Transvaal,  par  M.  le  chanoine  Panier. 
Ier  décembre.  Deux  corsaires  bretons  :  Jehan  et  Nicolas  de  Coe- 

tanleur,  par  le  colonel  de  Jacquelot  de  Boisrouvray. 

8  décembre.  Les  origines  de  l'Église,  par  Jean  Guiraud,  profes- 
seur à  l'Université. 

10  décembre.  Gravelotte  et  le  patriotisme,  par  le  colonel  de  Jac- 
quelot. 

22  décembre.  Une  année  en  Allemagne,  par  Georges  Mairot,  étu- 
diant. 

Les  mœurs  des  étudiants  allemands,  par  Régis  Bossanne,  étu- 
diant. 

7  janvier.  L'évolution  de  la  terre,  parle  docteur  Girardot. 

14  janvier.  La  littérature  et  le  cosmopolitisme,  conférence  au 
Kursaal,  par  René  Doumic,  de  l'Académie  française. 

25  février.  Ce  qu'on  apprend  à  1  école  de  Bossuet,  par  F.  Brune- 
tière,  de  l'Académie  française. 

2  mars.  Le  duel  et  l'Église,  par  le  chanoine  Moussard. 

9  mars.  L'honneur,  ce  qu'il  doit  être  pour  des  catholiques,  par 
Jean  de  Jacquelot  de  Boisrouvray,  étudiant. 

i5  mars.  L'histoire  du  testament,  par  Maurice  Lambert,  avocat. 

28  avril.  La  Robe  rouge,  de  Brieux,  par  Louis  Montenoise,  avocat. 

5  mai.   La  Robe  rouge,  de  Brieux,  2e  conf..  par  L.  Montenoise, 

avocat. 

Année  190J-1908 

20  novembre.   L'évolution  religieuse  de  Ferdinand  Brunetière 


—  6  — 

brusquement,  elle  fut  mise  en  face  de  Brunetière. 
Lui,  au  contraire,  emplissait  de  son  nom  les  co- 


séance  d'ouverture,  par  M.  Victor  Giraud,  professeur  à  l'Univer- 
sité de  Fribourg,  rédacteur  à  la  Revue  des  Deux  Mondes. 

6  décembre.  La  question  du  Maroc,  par  M.  le  chanoine  Panier, 
président  d'honneur  de  la  Conférence. 

20  décembre.  La  littérature  de  la  troisième  République  dans 
ses  rapports  avec  les  moeurs  et  la  politique,  par  M.  L.  Hosotte. 
rédacteur  en  chef  de  l'Eclair  Comtois. 

13  janvier.  Une  visite  à  Notre-Dame  de  Paris,  conférence  d'art 
avec  projections,  par  M.  J.  Guiraud,  professeur  à  l'Université  de 
Besançon. 

3i  janvier.  L'intérieur  de  Notre-Dame  de  Paris  (deuxième  confé- 
rence), par  M.  J.  Guiraud,  professeur  à  l'Université  de  Besançon. 

•j  février.  La  crise  du  mariage,  par  M.  Colinet,  avocat  à  la  Cour. 

i4  février.  L'école  de  la  paix  sociale  et  la  lutte  contre  le  socia- 
lisme, par  M.  Béchaux,  président  de  la  Société  de  la  paix  sociale, 
correspondant  de  l'Institut. 

21  février.  Les  Catacombes  et  l'apologétique  chrétienne,  par 
M   l'abbé  Rémond,  aumônier  du  lycée  Victor  Hugo. 

28  février.  Les  associations  ouvrières  à  Besançon,  par  M.  l'abbé 
Simonin,  directeur  du  Patronage  central  et  de  l'Association 
Jeanne  d'Arc. 

6  mars.  La  Corse,  souvenirs  de  voyage,  avec  projections,  par  le 
docteur  Maxime  Druhen,  président  de  la  Conférence. 

i3  mars.  Le  référendum  en  Suisse,  par  M.  Colle,  licencié 
es  sciences. 

20  mars.  La  question  syndicale,  par  M.  l'abbé  Moine,  docteur 
en  théologie,  directeur  de  l'A.  C.  J.  F. 

27  mars.  Le  blé  qui  lève,  par  M.  de  Lagarde. 

3  avril.  Autour  du  lac  de  Genève,  souvenirs  d'excursion  et  d'art, 
avec  projections,  par  M.  E.  Giovanna. 

8  mai.  Le  fait  démocratique,  par  M.  G.  Mairot,  président  de 
l'Association  catholique  de  la  jeunesse  française. 

i5  mai.  L'hospice  de  Beaune  et  la  question  de  l'hospitalité  dans 
l'Église,  par  M.  Amiot 

Même  année.  —  Conférences  religieuses 
ij   novembre.  Raison,  religion,  révélation,  conférence  d'ouver- 
ture, par  l'abbé  Gayraud,  député  du  Finistère. 

8  décembre.  Les  conditions  modernes  de  l'apologétique,  par  le 
P.  Sertillanges. 


—  1  - 

lonnes  de  journaux  et  forçait  l'attention  des  pen- 
seurs. La  foule  et  l'élite   le  connaissaient.  Il  possé- 


22  décembre.  L'essence  du  dogme  et  la  liberté  intellectuelle  des 
croyants,  par  le  P.  Sertillanges. 

12  janvier.  La  certitude  religieuse  :  ses  caractères,  ses  condi- 
tions, par  le  P.  Sertillanges. 

26  janvier.  L'obéissance  religieuse  :  ses  exigences,  ses  limites, 
par  le  P.  Sertillanges. 

9  février.  Les  catholiques  et  la  philosophie,  parle  P.  Sertillanges. 

23  février.  Les  catholiques  et  les  sciences  historiques,  par  le 
P.  Sertillanges. 

i'r  mars.  Les  catholiques  et  les  sciences  expérimentales,  par  le 
P.  Sertillanges. 

Année  igio-ign 

i5  novembre.  L'état  actuel  de  l'Église  de  France,  par  S.  Gr. 
Mgr  Touchet,  évêque  d'Orléans. 

18  novembre.  Cinq  mois  au  Canada  :  du  Labrador  au  Mexique, 
par  le  R.  P.  Le  Doré. 

25  novembre.  A  la  frontière  marocaine,  par  M.  Perron. 

2  décembre.  Le  modernisme  :  ce  qu'il  est,  par  le  P.  Baille. 

16  décembre.  Le  Congrès  eucharistique  de  Montréal,  par  M.  Bel- 
leney,  de  la  Croix  de  Paris. 

11  janvier.  La  chanson  populaire,  son  influence  morale,  par  Paul 
Landormy,  agrégé  de  l'Université. 

20  janvier.  L'état  d'àme  des  catholiques  en  face  des  lois  ou- 
vrières, par  l'abbé  Simonin. 

17  février.  Les  grognards  de  la  Grande  Armée,  par  G.  d'Es- 
parbès. 

3  mars.  La  guerre  :  conséquences  modernes,  par  le  lieutenant 
Henri  Saillard. 

10  mars.  Au  Soudan  :  la  race  de  Bambara,  par  le  lieutenant 
Flachot. 

Vj  mars.  Pourquoi  les  croyances  religieuses  sont-elles  si  peu 
enracinées  dans  tant  d'âmes,  par  le  R.  P.  Dagnaud. 

24  mars.  La  Bibliothèque  de  Besançon  :  ses  richesses,  ses  curio- 
sités artistiques,  par  le  docteur  Maxime  Druhen. 

2  avril.  Brunetière,  par  MM.  Denys  Cochin  et  Etienne  Lamy,  de 
l'Académie  française. 

5  mai.  Les  retraites  ouvrières  :  que  faut-il  en  penser?  par 
If.  G.  Colle. 

12  mai.  Les  services  rendus  à  l'exégèse  et  à  la  foi  par  les  tra- 
vaux de  l'École  biblique  de  Jérusalem,  par  le  R.  P.  Lagrange. 


—  8  — 

dait  à  la  fois  la  célébrité  calme  et  la  notoriété 
tapageuse.  Telle  était  son  intrépidité  de  jugement  et 
parfois  son  irrespect  des  idoles  du  jour,  qu'il  était 
rare  que  sa  voix  s'élevât  sans  être  aussitôt  suivie 
d'un  concert  de  clameurs,  indignées  ou  moqueuses. 
Chose  piquante  :  cet  apôtre  infatigable  des  lieux 
communs  (Dieu  sait  s'il  les  a  défendus  contre  les 
fantaisies  individuelles  et  les  caprices  du  dilettan- 
tisme) se  montra  souvent  l'adversaire  résolu  de 
l'opinion  courante.  A  tel  point  que  ses  paradoxes, 
ou,  si  l'on  veut,  ses  boutades,  passaient  aux  yeux 
de  certains  pour  une  manière  de  réclame  à  rebours. 
A  tort ,  car,  seul,  l'amour  de  la  vérité  guida  toujours 
cette  âme  admirablement  sincère. 

Critique,  orateur,  professeur,  il  venait  de  donner 
sa  mesure,  Tannée  précédente,  dans  ses  fameuses 
conférences  à  la  Sorbonne,  sur  Bossuet.  Je  veux 
bien  que  Pascal,  génie  inquiet,  tourmenté,  pour 
avoir  posé,  de  façon  pathétique,  l'éternel  pro- 
blème de  la  destinée,  ait  exercé  sur  lui  une  influence 
plus  profonde.  C'est,  du  moins,  ce  que  prétend  l'un 
des  «  pascalisants  »  les  plus  qualifiés  d'aujourd'hui, 
M.  Victor  Giraud.  Mais  Bossuet!  comme  il  était  à 
l'aise  pour  en  parler!  Cette  passiond' unité  qui  l'anima 
jusqu'à  la  fin,  ce  parti  pris  de  se  placer  au  point  de 


Depuis  vingt  ans,  ce  programme  que  la  Conférence  s'était  tracé, 
elle  l'a  exécuté  avec  une  inlassable  persévérance,  et  grâce  à 
sa  variété  précisément,  les  directeurs  ont  su  grouper  toujours  et 
sans  effort  un  auditoire  déjeunes  gens  de  plus  en  plus  nombreux 
et  assidus.  Voilà  un  fait  qui  semble  justifier  la  méthode  adoptée 
par  les  fondateurs  de  l'œuvre. 


—  9  — 
vue  «  social  »  pour  juger  le  christianisme,  le  prédis- 
posaient à  comprendre  à  fond  l'illustre  évêque  de 
M  eaux  l.  Il  n"y  a  pas  jusqu'à  leur  style  qui  n'abonde 
en  analogies  foncières.  Le  génie  latin  les  a  marqués 
tous  deux  de  son  empreinte.  Leurs  phrases  majes- 
tueuses, bâties  au  ciment  romain,  et  dont  les  pro- 
positions s'emboîtent  si  exactement  l'une  dans 
l'autre,  ont  ceci  de  commun  qu  elles  font  bloc,  sem- 
blent d'abord  un  peu  massives,  mais  si  on  les  parle 
c'est  un  enchantement  :  la  lourdeur  apparente  dispa- 
raît et  il  ne  reste  plus  qu'une  puissance,  au  con- 
traire, ailée,  magnifique. 

Le  succès  du  conférencier  fut  énorme,  et  vers 
la  fin,  bruyant  2.  Et  déjà,  sa  sympathie  admirative 
pour  Bossuet  le  portait  assez  loin,  dans  la  direc- 

i.  Jules  Lemaître,  dans  son  allocution  sur  Bossuet  prononcée  à 
Meaux,  le  3o  octobre  dernier,  s'exprimait  ainsi  :  «  Celui  qui  aurait 
dû  parler  aujourd'hui  de  Bossuet.  ce  n'est  pas  moi,  c'est  F.  Brune- 
tière,  qui  i*a  tant  aimé  et  glorifié,  et  qui  Ta  si  profondément  com- 
pris. Leurs  deux  esprits  avaient  quelques  traits  communs  :  l'amour 
de  l'ordre,  la  passion  de  la  dialectique,  le  besoin  de  croire  et  d'affir- 
mer. » 

2.  Ces  cours,  qui  mirent  en  valeur  l'admirable  talent  oratoire  de 
Brunetière,  furent  troublés  par  des  incidents,  dont  voici  l'origine: 

Dans  son  discours  de  réception  à  l'Académie  française.  Brune- 
tière, faisant  l'éloge  de  John  Lemoine,  opposa  le  journaliste 
d'autrefois,  dont  son  prédécesseur  lui  semblait  le  type  achevé,  au 
journaliste  d'aujourd'hui,  frivole  et  superficiel. 

La  corporation  des  journalistes  se  fâcha:  mettez-vous  à  sa  place! 
Un  «  chahut  »  fut  organisé  par  quelques  journaux  parisiens,  avec 
l'aide  des  partisans  de  Zola,  auquel  Brunetière  avait  décoché 
quelques  cruelles  vérités.  Les  étudiants  de  la  Sorbonne  se  char- 
gèrent de  rétablir  l'ordre  et  de  mettre  les  interrupteurs  à  la  porte. 
Le  cours,  d'ailleurs,  touchait  à  sa  fin.  Brunetière  n'a  pas  réuni  ces 
conférences  en  volumes.  Ceux  qui  les  ont  entendues  sont  unanimes 
à  le  regretter. 


—    10   — 

tion  même  où  marcha  ce  grand  esprit.  —  D'autre 
part,  une  orthodoxie  non  pas  chatouilleuse,  mais 
seulement  attentive,  relevait,  à  pleines  mains,  dans 
ses  cours  ou  ses  conférences,  nombre  de  propo- 
sitions qui  révélaient  un  état  d'àme  encore  fort 
éloigné  du  catholicisme.  Manifestement,  cet  homme 
était  ébranlé  ;  il  étudiait  pour  son  compte  les  ques- 
tions religieuses,  mais,  dominé  par  les  conclusions 
encore  incomplètement  revisées  d'études  antérieu- 
res, il  ne  pouvait  avancer  qu'à  pas  lents  vers  la  vé- 
rité chrétienne  :  «  Il  était  alors,  écrit  Victor  Giraud, 
sous  l'influence  d'Eugène  Burnouf.  dont  Ylntroduc- 
tion  à  l'histoire  du  bouddhisme  devait,  a-t-il  avoué, 
retarder  d'une  quinzaine  d'années  son  adhésion  au 
christianisme.  Et.  sous  l'action  combinée  de  Scho- 
penhauer.  de  Darwin  et  de  Comte,  il  croyait  ferme- 
ment alors  qu'une  morale  strictement  positiviste 
pouvait  désormais  se  suffire  à  elle-même,  et  même 
ne  remplacerait  pas  sans  avantage  les  religions 
disparues  ou  périmées  *.  »  Il  reste  néanmoins  vrai 
qu'à  cette  date  le  problème  religieux,  déjà,  se  po- 
sait, ou  plutôt  s'imposait  à  lui  :  Brunetière  n'y 
échapperait  pas,  et,  au  contraire,  il  allait  vivre  ces 
jours  pleins  d'angoisse  et  de  noble  tourment  où  l'on 
refait  sa  vie  par  la  base.  Préoccupé  avant  tout  de  la 
question  morale  et  attachant  le  plus  haut  prix  à  la 
loyauté  envers  soi-même,  on  pouvait  être  sur  qu'il 


i.  Victor  Giraud,  Notes  et  souvenirs,  librairie  Bloud  et  O,  1907, 
p.  26. 


—  II 

irait  jusqu'au  bout  de  sa  pensée.  Dans  le  monde  ca- 
tholique, plusieurs  notabilités  aux  aguets  le  sur- 
veillaient de  loin,  pressentant  en  lui  une  recrue  de 
valeur.  Mais  il  n'était  pas  encore  «  à  point  »  pour 
entrer  en  communication  directe  avec  une  société 
franchement  catholique .  telle  que  la  Conférence 
Saint-Thomas  d'Aquin. 

Quand,  soudain,  éclata  comme  une  bombe  la 
retentissante  brochure  intitulée  :  Après  une  visi-te 
au  Vatican  l.  Un  mot  à  effet  la  résume  qui  a  dé- 
chaîné l'une  des  plus  ardentes  polémiques  de  ces 
temps  derniers,  la  banqueroute  de  la  science.  Je  ne  re- 
viendrai pas,  après  tant  d'autres,  sur  l'interprétation 
légitime  qu'il  convient  de  donner  à  cette  déclaration 
sensationnelle,  dont  on  a  fait  depuis  un  agaçant 
abus.  Aussi  bien  la  science  est  morte  telle  que  la 
concevait  son  pontife  olficiel,  M.  Berthelot.  Elle  est 


i.  Dans  les  derniers  mois  de  1894,  à  la  fin  de  l'année  qui  avait 
entendu  les  conférences  de  la  Sorbonne  sur  Bossuet  et  dans  les 
dispositions  d'âme  que  nous  venons  de  dire,  Ferdinand  Brune- 
tière  était  parti  pour  l'Italie,  et.  à  Rome,  son  voyage  se  termina 
par  une  visite  au  Vatican  où  Léon  XIII  le  reçut.  «  L'impression 
produite,  écrit  V.  Giraud,  par  la  vue  et  la  parole  de  «  ce  grand 
vieillard  »,  fut  profonde  :  ce  fut  la  «  chiquenaude  »  initiale  qui 
détermina  l'ébranlement  moral  décisif,  lequel  avait  été  déjà  pré- 
paré sans  doute,  comme  il  arrive  toujours  en  pareil  cas.  par  les 
mille  menus  faits  de  la  vie  intérieure  et  subconsciente.  »  Xotes  et 
souvenirs,  p.  27. 

A  peine  de  retour  à  Paris,  il  écrivait  l'article  sensationnel  : 
Après  une  visite  au   Vatican. 

Parue  au  début  de  l'année  1895,  sous  ce  titre  :  Après  une  visite  an 
Vatican,  cette  brochure  fut  éditée  ensuite  par  Firmin-Didot  avec 
ce  nouveau  titre  :  Science  et  religion.  Cet  article  ne  se  trouve  plus 
actuellement  que  dans  le  volume  :  Questions  actuelles,  édité  par  la 
librairie  Perrin. 


—    12 


aujourd'hui  rentrée  dans  son  domaine,  où  elle  ac- 
complit des  prodiges  :  elle  ne  tend  plus  à  déborder 
ses  frontières,  à  devenir  le  tout  de  l'homme,  et  le 
dernier  mot  de  l'univers.  Il  n'y  a  plus  que  les  primai- 
res pour  lui  faire  encore  l'honneur  d'un  grand  S  et 
se  prosterner  devant  elle.  Et  c'est  inouï,  la  modestie 
que  lui  ont  inculquée,  même  pour  ce  qui  est  de  son 
ressort,  MM.  Poincaré,  Duhem  et  autres  savants  qui 
ont  l'oreille  du  public. 

Toujours  est-il  que  Brunetière,  rabattant  ses  pré- 
tentions exagérées,  montra  excellemment  que  le 
bonheur,  pour  l'homme,  est  affaire,  non  de  pro- 
grès matériel  ou  de  connaissance  théorique, 
mais  de  discipline  intérieure,  et  par  conséquent  de 
morale  ;  que  la  morale  séparée  de  la  religion  (encore 
qu'il  en  eût  été  jadis  l'ardent  champion)  ne  lui  di- 
sait plus  rien  qui  vaille  ;  que,  parmi  les  religions  en 
cours,  le  christianisme  étant  la  plus  sociale,  la  plus 
armée  contre  l'individualisme,  lui  paraissait  donc 
la  meilleure,  et  dans  le  christianisme,  le  catholi- 
cisme, pour  ce  fait  que  le  Pape  est  bien,  selon  lui, 
le  gardien  idéal  de  la  tradition  et  le  pouvoir  spirituel 
rêvé  —  surtout  s'il  s'appelle  Léon  XIII.  Il  n'en  disait 
du  reste  pas  davantage  et  ce  serait  aller  trop  vite 
en  besogne  que  de  chercher  dans  les  déclarations 
qui  précèdent  une  adhésion  déjà  explicite  au  catho- 
licisme. Mais  une  fois  la  question  posée  dans  ces 
termes,  comme  Brunetière  poussait  aussi  loin  que 
possible  la  logique  de  l'esprit  et  la  sincérité  du  cœur, 
tout  faisait  prévoir  ce  qui  heureusement  arriva. 


-    i3  — 

Cette  brochure,  l'un  des  événements  capitaux  de 
la  vie  de  Brunetière,  ne  marqua  pas  moins  dans  les 
annales  de  la  Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin. 
C'est  grâce  à  elle  que  la  Conférence  passa  pour  ainsi 
dire  de  la  vie  cachée  à  la  vie  publique.  Elle  fut  ce 
coup  de  pouce  qui,  survenant  au  moment  opportun, 
oriente  définitivement  une  œuvre  dans  un  certain 
sens.  Voici  comment.  Le  Père  Dagnaud,  professeur 
de  philosophie  au  Collège  catholique  de  Besançon  et 
directeur  de  la  Conférence,  fut  très  frappé  du  ton, 
de  l'accent  des  paroles  de  Brunetière.  Mais  il  ne  se 
borna  pas  à  éprouver  une  émotion  passagère,  sans 
lendemain. Homme  de  réalisations,  suivant  l'expres- 
sion chère  à  M.  Briand,  il  en  tira  au  contraire  une 
résolution  qui  était  d'inviter  Brunetière  à  compléter 
sa  pensée  chez  nous.  Dans  quelles  conditions  il  le 
fit,  il  va  le  raconter  lui-même.  Voici  la  note  même 
du  Père  que  je  relève  dans  les  archives  de  la  Con- 
férence. 

«Après  une  visite  au  Vatican/  la  lecture  de  cet 
article  m'avait  personnellement  profondément  ému. 
J'admirais  chez  cet  homme,  qui,  il  y  a  peu  de  mois 
encore,  avait  pu  laisser  tomber  de  ses  lèvres,  dans 
ses  conférences  sur  Bossuet,  plus  d'un  blasphème, 
cette  parole  si  respectueuse  de  la  religion,  de 
T Eglise  et  du  Pape.  De  ce  jour,  je  résolus  de  lui 
témoigner,  par  quel  moyen,  je  l'ignorais  encore! 
mon  admiration  et  ma  reconnaissance  de  catholi- 
que ! 

«r  En  mai  1896,  les  circonstances  avaient  voulu  que 


-  i4- 

j'assistasse  à  Paris  au  Congrès  des  Unions  de  la 
Paix  sociale.  Le  dimanche  durant  ce  Congrès,  je 
fus  invité  par  M.  Delaire,  le  très  éniinent  et  très  ai- 
mable secrétaire  général  des  Unions,  à  assister,  dans 
ses  salons,  à  une  réunion  du  Comité  et  où  je  devais 
rencontrer  entre  autres  MM.  Georges  Picot,  Ana- 
tole Leroy-Beaulieu,  Ollé-Laprune,  etc....  Au  cours 
dune  conversation  que  j'eus  avec  M.  Ollé-Laprune 
dans  l'embrasure  d'une  fenêtre  du  salon  de  M.  De- 
laire, et  lui  faisant  part  des  sentiments  et  des  idées 
qu'avait  fait  naître  chez  moi  l'attitude  prise  par 
Brunetière  dans  sa  brochure  Après  une  visite  au 
Vatican,  j'entendis  de  la  bouche  de  ce  grand  catho- 
lique, qu'une  estime  réciproque  et  une  véritable  ami- 
tié liaient  à  M.  Brunetière,  ces  paroles  prophéti- 
ques :  «  Brunetière  est  l'homme  le  plus  droit  et  le 
plus  sincère  que  l'on  puisse  rencontrer,  j'ai  la  certi- 
tude qu'un  jour  il  sera  catholique.  »  Au  désir  que  je 
lui  exprimais  d'aller  voir  M.  Brunetière  pour  l'invi- 
ter à  venir  à  Besançon,  M.  Ollé-Laprune  me  répon- 
dit en  m'offrant  un  mot  de  présentation.  Soit  timi- 
dité, discrétion  ou  je  ne  sais  quel  autre  sentiment, 
je  refusai  l'aimable  proposition  de  M.  Ollé-Laprune  ; 
et  je  me  résignai  à  me  présenter  moi-même  à 
M.  Brunetière,  avec  le  secret  pressentiment  qu'in- 
connu comme  je  l'étais,  je  ne  parviendrais  pas  jus- 
qu  à  lui. 

c<  Le  lendemain,  à  trois  heures,  j'étais  donc  à  la 
Revue  des  Deux  Mondes  et  je  demandais  à  être  reçu 
par  M.    le   directeur.  —  Qui  êtes- vous,   Monsieur 


—    10    


l'abbé  ?  Venez-vous  pour  de  la  copie  ?  Avez-vous 
votre  carte,  au  moins?  et  toutes  les  questions  qu'un 
huissier  vigilant  doit  poser  pour  arrêter  les  visi- 
teurs importuns. 

« —  Ma  carte  est  inutile,  je  suis  inconnu  de  M.  Bru- 
netière.  Annoncez  un  prêtre  tout  simplement  et 
demandez  à  M.  le  directeur  s'il  veut  bien  le  recevoir. 
Et  l'huissier  docile  alla  frapper  à  la  porte  du  direc- 
teur de  la  Revue  des  Deux  Mondes.  Une  demi-mi- 
nute ne  s'était  pas  écoulée,  j'étais  invité  à  entrer,  et 
du  même  coup,  je  me  trouvais  en  face  de  Brune- 
tière  qui  s'était  avancé  au-devant  de  moi,  et  dont 
les  yeux  inquisiteurs  me  fixaient.  Spontanément, 
sortirent  de  mes  lèvres  ces  paroles  qui  traduisaient 
d'ailleurs  bien  les  sentiments  dont  j'étais  rempli: 
«  Monsieur,  je  suis  très  heureux  de  vous  apporter, 
en  mon  nom  et  au  nom  des  jeunes  catholiques  au 
milieu  desquels  je  vis,  l'hommage  de  notre  admira- 
tion et  de  notre  reconnaissance  pour  les  paroles  de 
respect  qui  sont  tombées  de  votre  cœur  à  l'adresse 
du  Souverain  Pontife  et  de  1  Église  catholique,  et  je 
viens  vous  demander  de  venir  au  milieu  de  nous 
pour  que  nous  vous  fêtions.  »  La  réponse  fut  prompte 
et  nette  :  «  Monsieur  l'abbé,  je  suis  tout  à  vous  î  » 

«  Invité  ensuite  à  masseoir,  j'expliquai  en  deux 
mots  à  M.  Brunetière  ce  qu'était  la  Conférence 
Saint-Thomas  d'Aquin  et  ce  que  précisément  je  me 
permettais  de  lui  demander.  «  Justement,  me  ré- 
pondit M.  Brunetière.  j'ai  une  idée  dont  je  suis  plein 
et  que  je  veux  émettre.  » 


-  16  — 

«  Gomme  nous  avions  entre  temps  causé  de  la  Bre- 
tagne, mon  pays  à  moi  et  presque  le  sien,  M.  Bru- 
netière  ajouta  :  «  Revenez  donc  me  voir  dans  un 
mois  en  allant  en  Bretagne,  j'aurai  précisé  mon 
idée,  nous  arrêterons  le  sujet  et  nous  prendrons 
date.  » 

c<  Ainsi  fut  arrêtée  cette  conférence  sur  La  Renais- 
sance de  l  idéalisme,  la  première  d'une  campagne 
féconde  qui  restera  l'un  des  plus  beaux  titres  de 
Brunetière  à  la  reconnaissance  des  catholiques  '.  » 

«  J'ai  une  idée  dont  je  suis  plein  et  que  je  veux 
émettre.  »  11  faut  retenir  cet  aveu,  car  il  est  très 
caractéristique  de  la  méthode  du  maître.  Il  ne  par- 
lait jamais  que  de  questions  qui  lui  tenaient  très  à 
cœur  et  qu'il  avait  longuement  méditées.  De  sorte 
que  ses  discours  étaient  autant  de  confidences.  Mais 
ne  vous  méprenez  pas  sur  le  sens  de  ce  mot.  Ce 
n'est  pas  des  particularités  de  sa  vie  sentimentale 
ni  de  ses  impressions  personnelles  qu'il  entretenait 
ses  auditeurs.  Il  a,  du  reste,  assez  protesté  contre 
l'étalage  complaisant  du  moi,  selon  le  rite  roman- 
tique !  Mais  les  idées  qui  lui  semblaient  intéres- 
santes et  qui  commençaient  à  se  grouper  dans  son 
esprit,  il  avait  la  passion  de  les  exprimer  en  public, 
y  trouvant  par-dessus  tout  cet  avantage  de  se 
mieux  comprendre  lui-même.  Il  était  de  l'avis  de 
Montesquieu  :  nous  ne  savons  bien  ce  que  nous 
voulons  dire  que  lorsque  nous  l'avons  dit  en  effet. 

i.  Archives  de  la  Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin. 


—  i;  — 

En  sorte  que  cet  homme  se  parlait  en  parlant  aux 
autres  :  l'auditeur  était  admis  à  contempler  de  très 
près  un  cerveau  en  travail.  On  s'attendait,  comme 
dit  Pascal,  de  trouver  un  auteur,  et  Ton  trouvait  un 
homme.  Il  va  sans  dire  que  ce  spectacle  d'un  pen- 
seur aux  prises  avec  la  vérité,  et  qui  découvre  ses 
batteries,  était  de  nature  à  impressionner  vivement 
les  jeunes  gens  de  la  Conférence  qui  avaient,  eux 
aussi,  un  choix  à  faire,  une  détermination  pour  la 
vie  à  prendre. 

Cette  idée  dont  il  était  plein,  il  l' épancha  dans 
le  célèbre  discours  :  la  Renaissance  de  V idéa- 
lisme, qui.  outre  sa  valeur  propre,  mérite  encore 
de  retenir  l'attention  à  titre  de  date,  car  il  est  le 
premier  de  cette  vaillante  série  des  discours  de 
combat  l  qui  révèlent  sur  les  sujets  les  plus  actuels, 
les  plus  brûlants  du  jour,  la  pensée  toujours  forte, 
agressive  au  besoin,  et  de  plus  en  plus  catholique 
de  leur  auteur.  Il  y  traite  de  l'impuissance  du  posi- 
tivisme à  satisfaire  les  âmes  contemporaines,  et 
s'applique  à  démêler,  en  philosophie,  en  littéra- 
ture, en  politique,  les  signes  d'un  renouveau  d'idéa- 
lisme. En  quoi  le  catholicisme  —  et  encore  le  grand 
mot  n'est-il  pas  lâché,  —  peut  bénéficier  de  ce  mou- 
vement, c'est  à  peine  s'il  l'insinue  dans  une  con- 
clusion très  x^rudente,  où  il  est  souverainement  in- 
téressant de  surprendre  son  esprit  sur  le  fait,  en 
train  de  s'orienter. 

i.  Les  Discours  de  combat  forment  trois   volumes  publiés  par 
la  librairie  Perrin  :  i*e  série  :  nouvelle  série  ;  dernière  série. 


—  i8*- 

Tel  quel,  ce  discours  très  riche,  solidement  cons- 
truit, eut  un  énorme  retentissement  dans  le  pays. 
La  séance  où  il  venait  d'être  prononcé  avait  été 
d'ailleurs  un  triomphe  pour  l'orateur.  Une  mer- 
veilleuse assemblée  de  près  de  trois  mille  per- 
sonnes remplissait  l'immense  Kursaal-cirque  de 
Besançon,  l'une  des  plus  belles  salles  qui  soient,  du 
parterre  aux  dernières  galeries,  et  lui  avait  fait  un 
succès  sans  précédent. 

Les  Franc-Comtois,  gens  froids  et  réservés  par 
réputation,  devenaient  pour  Brunetière  l'auditoire 
le  plus  intelligent  et  le  plus  sympathique  qui  se 
puisse  rencontrer.  L'éminent  académicien  était 
vraiment  conquis. 

Un  grand  banquet,  de  cent  cinquante  couverts, 
clôtura  la  journée,  au  cours  duquel  la  jeunesse  et 
Brunetière  échangèrent  des  toasts  qui  achevèrent 
de  traduire  l'impression  profonde  et  salutaire  que 
laissait  le  passage  du  maître  à  Besançon.  A  cette 
réception,  il  était  d'ores  et  déjà  certain  que  nous 
fêtions  un  homme  qui  avait  le  visage  —  ce  visage 
pourtant  si  tourmenté  et  si  creusé  de  rides,  —  tourné 
vers  la  lumière. 

On  ne  relira  pas  sans  intérêt  les  discours  qui 
furent  prononcés  dans  cette  première  rencontre  : 
celui  d'un  sens  si  profond  et  d'un  tour  si  étudié  de 
M.  Louis  Montenoise,  avocat  à  la  cour  d'appel  de 
Besançon,  et  la  réponse  de  Brunetière.  Au  Cham- 
pagne donc,  M.  Montenoise  parla  ainsi  : 


—  19  — 
Monsieur, 

Je  crois  qu'on  a  eu  tort  de  dire  du  discours  et 
sans  réserve  qu'il  ne  survit  pas  au  temps  ni  à 
l'occasion.  Pour  ma  part,  aujourd'hui  plus  que 
jamais,  j'incline  à  penser  qu'en  cela  tout  dépend 
de  l'orateur.  Les  paroles  que  vous  venez  de  pro- 
noncer ne  sont  pas  de  celles  qu'on  oublie.  Tom- 
bées de  vos  lèvres  parmi  nous  et  pour  nous, 
elles  ont  toute  l'autorité  d'un  précepte,  toute  la 
valeur  et  la  netteté  d'un  enseignement,  bien 
plus,  elles  demeurent  le  plus  précieux  témoi- 
gnage de  votre  haute  bienveillance  et  de  votre 
généreuse  sollicitude  ;  en  vieillissant  dans  notre 
souvenir,  elles  ne  perdront  rien  de  leur  saveur  et 
les  idées  qu'elles  ont  semées  dans  notre  esprit 
ne  seront  pas  un  grain  stérile. 

Ce  que  vous  avez  dit,  Monsieur,  nul  mieux 
que  vous  ne  l'eût  exprimé  et  d'une  façon  plus  pro- 
fitable. N'êtes-vous  pas,  en  effet,  l'adversaire 
déclaré  des  périodes  sonores  et  des  phrases  vi- 
des ?  Avez-vous  jamais,  dans  votre  carrière,  mis 
au  jour  une  page,  je  ne  dirai  pas  inutile,  mais 
superflue  ?  Peut-il  sortir  de  votre  plume  ou  de 
votre  bouche  un  mot  qui  n'ait  sa  raison  d'être, 
sa  signification,  sa  portée  ?  Et  lorsqu'on  vous  lit 
ou  qu'on  vous  écoute,  comme  on  comprend  à 
merveille  votre  indignation  contre  ceux  qui  ont 
voulu  faire  de  l'art  «  un  divertissement  de  man- 


—    20    — 

darins  »,  de  cet  art  où  vous  êtes  passé  maître  et 
où  vous  avez  apporté,  vous,  tant  de  conviction, 
de  scrupule  et  de  probité  !  —  «  Il  faut  que  tout 
le  monde  vive,  mais  personne,  que  je  sache, 
n'est  obligé  de  parler  ou  d'écrire  et  quiconque 
s'y  décide  est  éternellement  comptable  de  sa  pa- 
role ou  de  son  écriture  à  l'humanité  tout  en- 
tière. »  C'est  vous,  Monsieur,  nous  le  savons 
tous,  qui  avez  dit  ces  choses  :  vous  ne  vous  êtes 
pas  contenté  de  les  dire,  vous  avez  prêché  d'exem- 
ple, ce  qui  est  la  meilleure  et  la  plus  persuasive 
des  éloquences. 

Trop  heureux  serions-nous  si  chacun,  dans 
sa  sphère,  comprenait  son  rôle  social  comme 
vous  avez  compris  le  vôtre.  Hélas  !  il  n'est  pas 
besoin  d'avoir  l'expérience  de  l'âge  pour  affirmer 
qu'aujourd'hui  les  hommes,  non  pas  sans  doute,  et 
cela  va  sans  dire,  de  votre  caractère,  mais  les 
hommes  de  caractère,  les  hommes  de  volonté 
sont  rares.  L'indifférence,  la  mollesse,  le  scepti- 
cisme, qui  sont  des  formes  du  dilettantisme,  ont 
tout  envahi,  et  il  n'y  a  pas  là  de  quoi  nous  surpren- 
dre. «  Si  certains  hommes,  écrivait  la  Bruyère, 
ne  sont  pas  dans  le  bien  où  ils  pourraient  aller, 
c'est  par  le  vice  de  leur  première  instruction.  » 
Mieux  que  la  Bruyère,  Monsieur,  vous  avez  com- 
pris le  mal,  puisque  vous  avez  voulu  y  porter  re- 
mède, puisque  vous  vous  êtes  efforcé  de  montrer 


—    21    


quelles  doivent  être  les  qualités  de  cette  instruc- 
tion ou  plutôt  de  cette  éducation  «  qui  doit  for- 
mer l'homme  pour  la  société  ».  —  Et  c'est  ainsi 
que  la  jeunesse  est  devenue  l'objet  de  votre 
constante  préoccupation.  Les  jeunes  gens  sont 
le  sel  de  la  terre.  «  Ce  sont  eux,  a-t-on  dit,  qui, 
en  se  mêlant  aux  masses,  empêchent  cel- 
les-ci de  se  corrompre.  »  Et  voilà  pourquoi  vous 
vous  êtes  tourné  vers  eux,  voilà  pourquoi  vous 
avez  essayé  de  les  mettre  en  garde  contre  ce 
dilettantisme  dont  vous  venez,  une  fois  de  plus, 
de  nous  montrer  tous  les  dangers,  voilà  pour- 
quoi vous  avez  essayé  de  les  prémunir  contre 
l'individualisme  en  leur  répétant  : 

«  Nous  ne  sommes  pas  nés  pour  vous,  mais 
pour  la  société;  avant  d'être  nos  maîtres,  nous 
sommes  les  serviteurs  de  la  patrie  et  de  l'huma- 
nité. »  Vous  avez  stimulé  leur  amour-propre, 
réveillé  leurs  aspirations,  exaspéré  leur  soif 
d'idéal,  vous  leur  avez  rendu  les  espérances  et 
jusqu'aux  illusions  qu'on  était  en  train  de  leur 
faire  perdre.  Voilà  pourquoi,  lorsque  nous  nous 
sommes  adressés  à  vous,  vous  avez  répondu 
avec  tant  de  complaisance  à  notre  appel,  voilà 
pourquoi  vous  êtes  aujourd'hui  parmi  nous,  voilà 
pourquoi  vous  avez  parlé  tout  à  l'heure  comme 
vous  l'avez  fait. 

Les  jeunes  gens  qui  vous  ont  entendu,  et  dont 


—    22 


je  suis  ici  l'interprète  bien  insuffisant  et  bien 
malhabile,  me  prient.  Monsieur,  de  vous  expri- 
mer toute  leur  admiration  et  toute  leur  recon- 
naissance pour  les  paroles  que  vous  avez  bien 
voulu  leur  adresser.  Votre  œuvre  est  éminem- 
ment patriotique,  ils  le  savent.  C'est  au  couron- 
nement définitif  de  cette  œuvre,  c'est  à  la  réali- 
sation de  vos  efforts  que  j'applaudis  avec  eux,  en 
vous  demandant  la  permission  de  lever  respec- 
tueusement mon  verre  en  votre  honneur.  Unis  dans 
la  même  pensée,  dans  la  même  opiniâtreté  de  vo- 
lonté et  de  labeur,  nourris  de  vos  conseils  et  de  vo- 
tre exemple,  nous  secouerons  cette  torpeur  qui 
tend  à  nous  envahir,  nous  deviendrons  des  hom- 
mes d'action,  avant  tout  des  hommes  de  «  tem- 
pérament personnel  »  et  de  caractère  et  notre 
génération  n'oubliera  pas  les  chefs  qui,  comme 
vous,  l'auront  conduite  à  la  plus  noble  des  vic- 
toires, celle  qu'on  remporte  sur  soi-même.  » 

Et  M.  Bmnetière  répondit  : 

Messieurs. 
Je  vous  remercie  avant  tout  des  paroles  trop 
obligeantes  que  le  président  de  votre  Conférence 
vient  de  m'adresser  en  votre  nom,  et  je  lui  ré- 
ponds très  sincèrement  que,  si  nous  parlons  de 
reconnaissance,  c'est  moi  qui  vous  en  dois  pour 
la  franche  et  chaude  cordialité  de  votre  accueil. 


—   23   — 

Je  vous  ai  dit  tantôt  ce  que  j'avais  à  vous  dire; 
mais,  puisque  je  suis  ici  l'hôte  de  la  jeunesse 
de  Besançon,  c'est  à  elle  que  je  voudrais  porter 
mon  toast,  et  je  vais  l'essayer,  quoiqu'il  n'y  ait 
rien  de  plus  embarrassant. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  embarrassant  que  de  por- 
ter un  toast  à  la  jeunesse,  car  quels  vœux  ou 
quels  souhaits  lui  adresserait-on  bien  ;  et  n'a- 
t-elle  pas  tout  pour  elle  ?  Vous  avez  l'espérance 
et  vous  avez  la  force  !  Vous  avez  l'ardeur  et 
vous  avez  la  générosité  !  Vous  avez  la  curio- 
sité.... et  si  vous  avez  sans  doute  quelques  dé- 
fauts, puis-je  vous  souhaiter  de  vous  en  défaire, 
puisque  vous  ne  vous  en  déferez  qu'avec  la  jeunesse 
même,  et  que  peut-être,  en  attendant,  sont-ils 
la  rançon  de  vos  qualités.  Mais  je  puis  toujours 
vous  donner  un  conseil,  et  tout  en  louant  en  vous 
votre  avidité  de  connaître,  je  puis  vous  engager 
à  vous  défier  du  pire  des  vices  qu'elle  engendre  : 
c'est  le  dilettantisme. 

Et  je  vais  vous  indiquer  un  moyen  de  vous  en 
préserver;  car,  on  a  quelquefois  l'air  de  croire 
que  ceux  qui  ne  veulent  voir  qu'un  côté  des 
questions,  c'est  que  les  autres  leur  ont  échappé... 
Non  !  ils  ne  leur  ont  pas  échappé  !  Mais  dans 
ces  grandes  questions,  où  il  y  va  delà  conduite, 
et  de  la  morale,  et  de  l'humanité,  considérant 
que  la  vie  est  courte  et  la  science  infinie,  ils  ont 


-24- 

compris  qu'on  n'arrivait  à  rien  si  l'on  ne  prenait 
de  bonne  heure  un  parti,  et  c'est  tout  justement 
ce  que  l'on  appelle  avoir  un  idéal....  Faites- 
vous  donc  de  bonne  heure  un  idéal,  pour  toutes 
sortes  de  raisons,  mais  surtout  pour  pouvoir 
agir,  et,  si  vous  vous  imposez  après  cela  la  loi 
de  vous  y  conformer,  vous  pourrez  en  sûreté 
vous  moquer  du  dilettantisme  et  de  son  impuis- 
sance. 

C'est  le  souhait  que  je  forme  pour  vous,  et 
si  peut-être  vous  l'avez  senti  tantôt  dans  les 
paroles  que  je  vous  adressais,  je  ne  puis  mieux 
vous  témoigner  ma  reconnaissance  qu'en  le  for- 
mulant ce  soir  plus  clairement  ;  et  ainsi,  —  par- 
lons latin  puisque  nous  sommes  entre  pédants, 
—  unde  orsa  est  in  eoclem  terminabitur  oratio: 
la  journée  finira  comme  elle  a  commencé  ! 

Je  bois  à  la  jeunesse  de  Besançon  l. 

I.  Voici,  à  titre  de  document,  la  très  humoristique  allocution 
que  M.  le  chanoine  Suchet,  doyen  du  Chapitre,  prononça  à  ce 
même  banquet  : 

«  Monsieur, 

«  Permettez-moi  de  vous  remercier,  non  seulement  au  nom  des 
membres  de  la  Conférence  de  Saint-Thomas  d'Aquin,  mais  encore 
au  nom  de  la  Franche-Comté.  Je  ne  crains  pas  de  me  faire  l'inter- 
prète de  mes  compatriotes  en  vous  disant  que  cette  province  s'ho- 
nore de  vous  posséder  aujourd'hui  dans  sa  capitale. 

«  On  nous  reproche,  à  nous  autres  Franc-Comtois,  d'être  froids, 
têtus  et  jaloux.  —  Froids!  sans  doute  nous  n'avons  pas  l'humeur 
expansive  de  certaines  autres  provinces.  Mais  nous  savons  appré- 
cier avec  calme,  et  au  moment  opportun,  les  qualités  solides  et 
les  talents  véritables.  Vous  avez  pu  voir  aujourd'hui,  par  la  foule 
réunie  pour  vous  entendre,  que  nous  ne  sommes  pas  indifférents 


'20    

Ceci  se  passait  le  2  février  i8g6. 


au  bien  dire  et  que  nous  savons  nous  enthousiasmer  par  une  pa- 
role éloquente. 

t  On  dit  encore  que  nous  sommes  têtus.  Oui,  les  Comtois  sont 
fermes  dans  leurs  opinions  et  leurs  croyances,  quand  ils  ont  pesé 
les  motifs  d'y  être  fidèles.  C'était  là  le  caractère  de  nos  pères,  et 
lorsque  notre  province  était  vraiment  maîtresse  d'elle-même,  elle 
avait  ce  vieux  dicton  qui  était  le  symbole  de  sa  fermeté  : 
«  Comtois,  rends-toi  ! 
«  Xenni.  ma  foi! 

«  On  dit  enfin  que  nous  sommes  jaloux,  et  que  nous  aimons  à 
déprécier  ceux  de  nos  compatriotes  qui  s'élèvent  au-dessus  du 
vulgaire.  Cette  accusation,  on  s'est  plu  à  la  formuler  dernièrement 
dans  les  journaux  de  la  capitale  et  de  la  province,  en  nous  accu- 
sant de  renier  un  gTand  poète  né  parmi  nous.  11  n'y  a  rien  de  fondé 
dans  celte  accusation.  La  Franche-Comté  n'a  jamais  renié  aucune 
de  ses  gloires  et  n'a  reconnu  a  personne  le  droit  de  les  contester. 
Et  même  je  puis  dire  que.  dans  aucun  autre  pays  peut-être,  on  n'a 
montré  autant  de  zèle  à  recueillir  les  détails  historiques  et  biogra- 
phiques qui  peuvent  mettre  en  relief  ceux  de  nos  concitoyens  qui 
se  sont  distingués  dans  une  carrière  honorable.  Nous  sommes 
fiers  de  toutes  nos  illustrations  militaires,  littéraires,  poétiques, 
scientifiques  et  religieuses.  Leurs  noms  nous  rappellent  cet  idéal 
qui  doit  nous  élever,  comme  vous  l'avez  si  bien  dit,  au-dessus  des 
doctrines  sensualisies.  et  nous  inspirer  d'aimer  et  d'honorer  tou- 
jours ce  qui  est  grand,  ce  qui  est  beau,  ce  qui  est  bon  et  ce  qui 
est  vrai.  »  (Une  explosion  de  bracos  salua  ce  toast.) 

M.  Brunetière  de  nouveau,  aux  applaudissements  de  tous,  dut 
répondre  au  spirituel  chanoine  : 

«   MONSIEUR   LE    CHANOINE, 

«  Je  vous  remercie  de  vos  paroles,  et  si  je  ne  puis  me  permettre, 
étant  trop  neuf  à  Besançon,  d'avoir  l'air  de  prendre  parti  dans 
une  controverse  locale,  je  crois  cependant  pouvoir  vous  dire  que 
je  ferai  votre  commission. 

«  Je  la  ferai  d'autant  plus  volontiers  que  je  ne  connaissais  pas, 
je  l'avoue,  les  défauts  que  vous  m'apprenez  que  l'on  reproche  aux 
Franc-Comtois,  mais  qu'après  vous  les  avoir  entendu  si  spirituel- 
lement énumérer,  je  trouve,  en  y  songeant,  que,  pour  des  défauts, 
ils  ont  beaucoup  de  l'air  des  qualités  que  j'estime  le  plus. 

«  Vous  passez  pour  jaloux,  dites-vous,  et  voila,  sans  doute,  un 
bien  vilain  défaut:  mais  quoi!  la  jalousie  n'est  souvent  qu'une 
forme  de  l'émulation:  et  puis,  les  jaloux  sont  peut-être  eux-mêmes 
très  malheureux,  mais  je  trouve  bon  qu'il  y  ait  des  jaloux,  pour 


IL 


l  ne  tournée  de  Conférences  en  Amérique.  —  Le  Catholicisme 
américain  an  Vatican.  —  Brnnetiére  et  Victor  Hugo.  —  Dé- 
claration de  Brnnetiére  :  partout  le  Catholicisme  c'était  la 
France,  la  France  c'était  le  catholicisme. 

Un  peu  plus  de  deux  ans  après,  la  Conférence 
avait  de  nouveau  recours  à  Brunetière.  Elle  s'était  si 
bien  trouvée  du  contact  avec  l'illustre  critique,  tant 
d'honneur  en  avait  rejailli  sur  elle,  par  ricochet, 
qu'elle  se  sentait  du  coup  nota  ad  majora.  Vous 
aurez  beau  médire  du  succès,  et  le  dissocier  à 
grand  fracas  du  mérite,  rien  ne  peut  remplacer  cet 
incomparable  metteur  en  branle.   Où  il  passe,  les 

nous  obliger  à  veiller  constamment  sur  nous-mêmes,  et,  le  cas 
échéant,  à  valoir  ainsi  tout  notre  prix. 

«  Vous  passez  pour  têtus,  m'avez-vous  dit  ensuite!  Oh!  ici  je  n'ai 
plus  de  doute,  et  je  fais,  pour  ma  part,  le  plus  grand  cas  de  l'entê- 
tement. Tenir  à  ses  idées,  à  ses  affections,  aux  opinions  que  Ton 
s'est  faites,  les  défendre  envers  et  contre  tous,  mais  c'est  la  défi- 
nition même  de  la  fermeté  du  caractère  et  l'entêtement  n'est  que 
le  nom  que  lui  donnent  ceux  qui  ne  la  possèdent  pas,  et  qui  en 
sentent  cependant  tout  le  prix. 

«  Et  que  m'avez-vous  donc  encore  dit?  Qu'on  vous  accusait 
d'être  froids?  de  ne  pas  vous  jeter  à  la  tête  des  gens?  de  regarder 
peut-être  a  qui  vous  donnez  la  main?  de  ne  vous  livrer  enfin  qu'à 
bon  escient?  Pour  le  coup,  Monsieur  le  chanoine,  dans  les  temps 
où  nous  vivons,  et  dont  l'un  des  traits  distinctifs  est  une  espèce 
d'universelle  banalité,  ah  !  pour  le  coup,  voilà  vraiment  une  espèce 
d'héroïsme!  et  tant  pis  pour  quiconque  en  méconnaîtrait  le  prix. 

«  Oui  Monsieur  le  chanoine,  je  ferai  votre  commission,  et,  en 
attendant,  je  bois  à  la  conservation  des  précieux  défauts  des 
Comtois.  » 


—    '21    


ailes  poussent.  A  la  Conférence  on  vivait  double, 
alors,  et  l'on  ruminait  de  vastes  projets.  Entre 
autres,  celui-ci  auquel  allaient  d'emblée  les  sympa- 
thies du  public.  Il  s'agissait  de  célébrer,  dans  une 
trilogie  renouvelée  de  l'antique,  les  trois  Franc- 
Comtois  les  plus  célèbres  du  xixe  siècle.  Quels  ils 
sont,  aucun  doute  à  ce  sujet.  Sur  ce  palmarès  de  la 
gloire,  deux  noms  formidables  s'inscrivent  :  Pas- 
teur et  V.  Hugo.  Après  ces  deux  premiers  prix 
ex  œqno,  Proudhon  fait  encore  bonne  figure.  Et 
quelle  heureuse  diversité  !  Le  savant,  le  poète,  le 
pamphlétaire  !  Celui  qui  a  révolutionne  la  science  ; 
celui  qui  a  révolutionné  la  littérature  :  celui  qui 
n'aurait  pas  demandé  mieux  que  de  révolutionner 
la  société  (au  moins  à  certains  moments  de  son 
existence,  car  on  trouve  de  tout,  dans  Proudhon, 
même  des  idées  modérées). 

M.  Denys  Cochin.  ancien  élève  de  Pasteur,  était 
tout  désigné  pour  formuler  l'éloge  de  son  maître 
qu'il  fit  à  la  manière  large,  copieuse,  singulière- 
ment compréhensive,  que  nous  lui  connaissons  *. 

M.  Arthur  Desjardins,  membre  de  l'Institut,  avo- 


i.  Denys  Cochin  parla  à  Besançon  de  Pasteur  le  2;  décembre 
1896.  La  veille  s'était  déroulé  à  Paris  un  grand  spectacle  où  toutes 
les  autorités  du  pays,  tous  les  savants  de  France  et  de  l'étranger 
avaient  été  heureux  de  paraître  pour  témoigner  à  Pasteur  leur 
admiration.  La  translation  des  cendres  du  maître,  de  Notre-Dame 
à  l'Institut  Pasteur,  avait  été  effectuée  solennellement. 

A  Besançon,  sa  patrie,  on  ne  pouvait  pas  oublier  le  grand  sa- 
vant. 

La  Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin  avait  donc  pris  l'initia- 
tive d'une  manifestation,  en  même  temps  qu'elle  provoquait  l'idée 


—    28    - 

cat  général  à  la  Cour  de  cassation,  auteur  d'une 
vie  de  Proudhon,  en  servit  la  fine  fleur  aux  Bison- 
tins ■  et  Brunetière  parla  de  V.  Hugo. 

C'est  un  Brunetière,  «  plein  d'usage  et  raison  », 
qui  nous  arrivait  là,  après  «  un  beau  voyage  ». 
L'année  précédente,  appelé  par  l'Université  Har- 
vard, il  avait  poussé  une  pointe  en  Amérique,  en- 
trepris une  campagne  de  conférences,  et  mené  une 
rapide  enquête  au  sujet  du  catholicisme  aux  États- 
Unis.  On  se  rappelle  que  ses  conclusions  ne  plurent 
pas  le  moins  du  monde  à  l'excellent  journaliste 
canadien,  M.  Tardivel.  Mais  nous  n'aurons  garde 
d'entrer  ici  dans  le  détail  du  débat.  Quoi  qu'il  en 
soit,  le  mois  de  novembre  suivant,  à  Rome,  il  com- 
muniqua à  une  assemblée  de  cardinaux  (et  on  les 
compte,  les  orateurs  français  qui  eurent  la  bonne 
fortune  de  s'adresser  aux  membres  du  Sacré  Col- 


d'une  souscription  pour  un  monument  à  élever  à  Pasteur  dans 
Besançon  même. 

La  conférence  du  27  décembre  apporta  au  projet  la  première 
souscription. 

Denys  Cochin  prononça  à  cette  occasion  l'un  de  ses  plus  beaux 
discours,  assurément.  Sa  parole  y  coule  avec  une  aisance  admi- 
rable au  milieu  des  détails  scientifiques  les  plus  délicats,  y  dé- 
roule des  vues  d'ensemble  de  la  plus  large  envergure,  pendant 
que  son  admiration  émue  pour  son  illustre  maître  lui  arrache  des 
accents  de  la  plus  pénétrante  éloquence.  —  Ce  superbe  discours 
se  trouve  presque  in  extenso  dans  la  Franche- Comté  des  28  et  29  dé- 
cembre 1896. 

1.  M.  de  Mun,  le  grand  orateur  catholique,  épris  de  toutes  les 
questions  sociales,  avait  accepté  la  tâche  de  parler  de  Proudhon. 
Des  affaires  graves  l'obligèrent  à  remettre  entre  les  mains  d'un 
maître  d'ailleurs  la  délicate  mission  que  les  circonstances  ne  lui 
permettaient  pas  de  remplir.  La  belle  conférence  de  M.  Desjardins 
a  été  publiée  en  brochure.  Imprimerie  Jacquin,  Besançon,  1898. 


—    129   — 

lège)  ses  observations  cueillies  en  cours  de  route. 

Un  surcroit  de  besogne  en  résulta  pour  lui,  qui 
faillit  l'empêcher  de  venir  à  Besançon.  Mais  on  ne 
vit  jamais  homme  plus  dévoué  à  ses  amis,  plus  dis- 
posé, coûte  que  coûte,  à  leur  rendre  service.  La 
lettre  suivante  en  fait  foi. 

«  Mon  Révérend  Père,  vous  m'embarrassez  fort. 
Vous  savez  que  je  ne  demande  pas  mieux  que  de 
répondre  à  votre  invitation,  mais  le  pourrai-je?  Et 
quand  le  pourrai-je?  Car  depuis  mon  retour  d'Amé- 
rique, je  n'ai  pas  pris  encore  un  instant  de  repos, 
et  j'avais  formé  le  projet  d'aller  passer  précisément 
le  mois  de  novembre  à  Rome.  On  m'y  attend,  et 
comme  entre  autres  affaires  j'y  dois  causer  longue- 
ment du  catholicisme  américain,  c'est  un  projet 
sur  lequel  il  me  serait  très  difficile  de  revenir.  De 
votre  côté,  vous  avez  sans  doute  vos  raisons  de 
tenir  au  mois  de  novembre  et  je  ne  voudrais  pas 
défaire  vos  arrangements.  Enfin  l'hiver  sera  pour 
moi  très  laborieux  l'an  prochain,  à  cause  du  renou- 
vellement de  la  Chambre  qui  me  privera  pendant 
deux  ou  trois  mois  peut-être  de  mon  chroniqueur 
politique  ;  et  tout  cela,  vous  le  voyez,  fait  ensemble 
bien  des  difficultés.  En  résumé,  je  ne  pourrai  son- 
ger à  aller  à  Besançon  avant  le  mois  de  février. 
Voyez  donc  si  vous  pouvez  m'attendre  jusqu'à  cette 
époque,  et  nous  chercherons  alors  ensemble  une 
date  précise.  Ai-je  besoin  d'ajouter  que  de  quelque 
façon  que  tournent  les  choses,  je  ne  vous  en  serai 
pas  moins  reconnaissant  de  toutes  vos  attentions. 


-  3o  - 

Laissez-moi  vous  renouveler  à  ce  propos,  etc.  I....  » 
C'est  vraiment  intervertir  les  rôles;  est-il  pos- 
sible de  témoigner  plus  de  généreux  dévouement  ? 

D'une  autre  lettre  au  même  destinataire  sur  le 
même  sujet,  à  l'heure  où  ce  labeur  dont  il  vient 
d'être  parlé  devenait  plus  lourd  2  : 

«  Je  n'arriverai  à  Besançon  que  le  samedi  12  fé- 
vrier au  soir  et,  à  mon  grand  regret,  j'en  devrai  re- 
partir le  lundi  dans  la  journée.  Si  vous  vous  faites 
une  idée  de  ce  que  j'ai  en  train  de  besognes  urgen- 
tes, vous  me  pardonnerez  cette  précipitation  et  vous 
voudrez  bien  m' excuser  auprès  de  tous  ceux  que  je 
me  permets  d'appeler  mes  amis  de  Besançon.  » 

Puis  cette  phrase  que  j'extrais  de  cette  même  let- 
tre, qui  montre  bien  le  tempérament  combatif  de 
l'écrivain  et  qu'il  ne  lui  déplaisait  pas  de  frapper 
l'opinion  au  point  sensible  : 

«  La  conférence  à  laquelle  vous  avez  la  bonté  de 
faire  allusion,  sur  Y  art  et  la  morale,  sera  prochaine- 
ment imprimée  avec  des  notes  qui  en  doubleront  le 
volume,  et  j }  espère  qu'elle  deviendra  le  principe  ou 

I  occasion  d'une  certaine  agitation  des  esprits.  » 

Arrivé  à  Besançon  la  veille  de  sa  conférence,  le 

II  février  1898,  il  posa  au  Père  Directeur  une  cu- 
rieuse question  que  je  relève  dans  les  archives  de  la 
Conférence  (on  peut  bien  supposer,  par  exemple, 
que  ce  n'était  que  pour  la  forme!)  :  Mon  Père,  quel 
discours  voulez-vous  que  je  fasse  demain?  Me  de- 

1.  Lettre  du  22  septembre  1898. 

2.  Lettre  du  3o  janvier  1898. 


—  3i  - 

mandez-vous,  sur  Victor  Hugo,  une  oraison  funè- 
bre, un  discours  académique  ou  un  discours  sin- 
cère ?  —  Mais  on  ne  voit  pas  trop  Brunetière  dé- 
guisant sa  pensée  pour  ménager  les  susceptibilités 
des  hugolàtres,  si,  d'ailleurs,  il  en  est  de  fanatiques 
à  Besançon,  et  rien  n'est  moins  sur,  car,  à  n'en  pas 
douter,  par  tout  ce  qu'il  a  d'énorme,  d'incohérent  et 
de  monstrueux.  V.  Hugo  se  différencie  nettement 
de  la  fine  race  comtoise,  amie  de  la  mesure.  Aussi 
bien  n'en  fait-il  partie  que  par  le  hasard  de  la  nais- 
sance. Le  Père  conclut  donc  naturellement  en  fa- 
veur de  la  plus  grande  liberté  d'appréciation  laissée 
à  l'orateur. 

Gela  nous  valut  un  discours  «  sincère  »  et  magis- 
tral. Pour  Brunetière,  la  littérature  n'est  point  un 
passe-temps  de  mandarin,  une  jouissance  plus  no- 
ble, plus  raffinée  que  d'autres.  Fougueux  adversaire 
de  la  doctrine  de  l'art  pour  l'art,  viciée  selon  lui 
par  le  plus  subtil  et  le  plus  dangereux  égoïsme, 
c'est  sous  l'inspiration  dune  philosophie,  d'une 
morale,  qu'il  contrôle  ses  impressions  d'artiste  et 
formule  sou  jugement  critique.  Aussi  ne  faut-il  pas 
s'étonner  que  son  discours  sur  V.  Hugo  ne  soit  bel 
et  bien  une  thèse,  à  savoir  que  notre  compatriote 
se  pose  comme  le  plus  individualiste  des  poètes  et 
que.  de  là,  découlent  ses  qualités  et  ses  défauts.  Le 
poète  y  fut  loué  en  termes  magnifiques  pour  son 
imagination  grandiose,  l'acuité  de  ses  sensations 
visuelles,  le  rythme  si  musical  de  ses  vers,  son  ai- 
sance à  se  mouvoir  dans  le  symbole,  l'agrandisse- 


-    32    — 

ment  féerique  qui  se  faisait  spontanément  en  lui  de 
ses  plus  humbles  et  journalières  impressions,  son 
don  de  créer  de  l'éternel  avec  de  l'actuel,  sa  presti- 
gieuse faculté  de  saisir  l'insaisissable,  d'exprimer 
l'inexprimable,  grâce  à  laquelle  il  a  reculé  plus 
loin  qu'elles  ne  l'avaient  jamais  été  les  frontières 
de  la  poésie  et  les  limites  mêmes  du  verbe  humain. 
En  revanche,  le  penseur  fut  jugé  de  très  haut,  dé- 
gonflé de  main  preste,  traité  ni  plus  ni  moins  d'ar- 
riéré, vertement  blâmé  de  s'être  placé,  dans  un  iso- 
lement orgueilleux  et  voulu,  à  l'écart  de  tout  le 
«  mouvement  littéraire,  philosophique,  scientifique 
et  social  de  son  siècle.  »  (J'éprouve  le  besoin  de  sou- 
ligner ,  n'osant  prendre  à  mon  compte  de  telles  pro- 
positions.) Et  ne  serait-ce  pas  ici  le  lieu  de  rappeler 
ces  fortes  paroles  de  M.  Lanson  :  «  J'ai  peut-être  exa- 
géré autrefois  l'importance  de  «  l'intelligence  »  (en- 
tendez la  capacité  d'analyse  et  d'élaboration  des  idées 
abstraites)  dans  la  littérature,  et  j'ai  peut-être  été 
trop  dur  à  certains  artistes  dont  l'esprit,  inhabile  à 
l'abstraction,  n'opérait  jamais  que  sur  des  images 
et  des  symboles  sensibles.  Je  puis  rendre  aujour- 
d'hui plus  de  justice  à  cette  forme  de  pensée,  im- 
propre aux  démonstrations,  mais  fortement  sugges- 
tive? »  —  Que  vous  en  semble?  Si  nous  laissions  les 
penseurs  penser,  et  les  chanteurs  chanter  ?  Si  nous 
faisions  plus  décidément  nôtres  ces  vers,  pleins  de 
bon  sens,  du  vieux  Boileau  : 

La  nature,  fertile  en  esprits  excellents, 
Sait  entre  les  auteurs  partager  les  talents. 


-  33  — 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  saurait  trop  regretter  que 
cette  conférence  n'ait  pas  été  publiée  par  le  maître 
lui-même.  N  eut-il  pas  le  temps  d'y  mettre  la  der- 
nière main  ?  Avait-il  l'intention  de  s'en  servir 
encore?  En  tout  cas,  nous  en  sommes  réduits,  pour 
la  juger,  au  compte  rendu,  d'ailleurs  très  conscien- 
cieux, des  journaux  de  l'époque  *. 

Mais  cette  admirable  page  de  littérature  ne  pro- 
jetait pas  de  lumière  directe  sur  «  l'état  d'àme  »  de 
Brunetière.  Or.  l'indiscrétion  —  largement  consentie 
par  l'intéressé,  et  donc  légitime  —  était  de  règle, 
ici.  On  voulait,  à  tout  prix,  savoir  où  en  était  ce 
noble  esprit,  de  son  évolution  religieuse.  Cette 
question  primait  toutes  les  autres.  Elle  fut  résolue 
le  soir  même,  en  petit  comité,  au  siège  de  la  Confé- 
rence. L'habitude  en  avait  été  prise,  pour  ainsi  dire, 
dès  le  premier  coup.  Il  était  comme  entendu  d'a- 
vance qu'une  fois,  là.  dans  l'intimité,  Brunetière 
rendrait  ses  comptes,  ferait  son  examen  de  cons- 
cience, et  nous  renseignerait  exactement  sur  sa 
position  vis-à-vis  du  catholicisme. 

Aussi,  quel  empressement  à  venir  l'écouter  î  On 
n'a  pas  tous  les  jours  l'occasion  d'entendre  des  pa- 
roles retentissantes  que  la  presse,  dès  le  lendemain, 
jettera  aux  quatre  vents  du  ciel.  D'être  admis  à  les  sai- 
sir au  vol.  sitôt  prononcées,  ne  semble-t-il  pas  qu'on 
les  a  mieux  comprises  que  les  autres,  si  même  ne  s'y 
joint  quelque  peu  l'illusion  de  les  avoir  inspirées! 

î.  La  Franche- Comté,  numéros  des  i5.  16  et  17  février  1898. 

3 


-34- 

Donc,  ce  soir-là,  une  assistance  d'élite  se  pressait 
dans  les  salons  de  la  Conférence.  Mgr  l'archevêque 
y  était,  entouré  de  ses  vicaires  généraux  ;  il  venait 
pour  féliciter  l'orateur  de  l'éloquent  discours  qui 
avait  marqué  la  journée  et  entendre  encore  ses 
aveux,  qui  furent  très  consolants.  Car,  loin  de  reve- 
nir en  arrière  ou  de  biaiser,  ou  d'atténuer  ses  décla- 
rations d'antan,  Brunetière  proclama  que,  selon  lui, 
la  renaissance  de  l'idéalisme  s'accentuait  de  plus  en 
plus  au  profit  de  l'idée  chrétienne,  et  que  le  temps 
était  passé  du  renanisme,  du  voltairianisme ,  et 
même  des  «  saints  laïques  »,  s'il  est  vrai  que  les  ver- 
tus qu'ils  pratiquent  poussent  en  eux  sur  un  fond 
de  christianisme  que  leur  transmet  l'hérédité  et 
qu'ils  ignorent.  Au  reste,  voici  le  texte  intégral  de 
cette  remarquable  allocution.  M.  Montenoise,  avo- 
cat à  la  cour  d'appel  et  président  de  la  Conférence, 
avait  d'abord  salué  et  remercié  l'orateur  au  nom  de 
la  population  tout  entière. 

Monsieur, 

En  vous  souhaitant  ce  soir  la  bienvenue,  je 
suis  heureux  de  vous  exprimer,  au  nom  de  la 
Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin,  nos  remercie- 
ments pour  le  dévouement  avec  lequel  vous  avez 
bien  voulu  répondre  à  notre  appel. 

Pour  répondre  au  vœu  de  tous,  j'ai  encore 
pour  mission  de  vous  exprimer  par  quelques 
paroles  notre  commune  admiration.  Mais  ici  je 
suis  embarrassé,  car  je  trouve  dans  votre  carac- 


-  35  — 

tère  et  dans  vos  œuvres  tant  d'occasions  d'ad- 
mirer que  je  ne  sais  comment  m'y  prendre  pour 
orienter  mon  hommage. 

Puisque  j'ai  l'honneur  de  parler  au  nom  de 
jeunes  gens,  et  de  jeunes  gens  catholiques,  je 
veux  saluer  en  vous  uniquement  celui  qui,  à  une 
époque  où  il  paraît  de  bon  ton  de  penser  que  la 
philosophie  doit  se  dégager  de  toute  religion, 
celui  qui  a  pensé  le  contraire,  celui  qui  a  su  ap- 
précier la  grandeur  de  la  doctrine  chrétienne, 
celui  qui  a  constaté  à  Rome  et  aux  États-Unis 
la  prépondérance  de  cette  idée  et  de  cette  doc- 
trine, celui  qui  a  su  rendre  hommage  comme  il 
convient  à  l'homme  qui  est  ici-bas  le  centre  de 
l'idée  chrétienne,  le  représentant  et  le  chef  de 
cette  doctrine.  Et  je  dis  que  parmi  tant  de  parti- 
cularités précieuses  du  talent  de  M.  Brunetière, 
c'est  celle-là  la  plus  captivante,  celle  qui  nous 
frappe  le  plus  et  c'est  devant  celle-là  que  je 
m'incline. 

Et  je  bois  à  l'écrivain  sincère  et  surtout  au 
penseur  indépendant  et  impartial! 

C'est  alors  que  Brunetière.  au  milieu  d'un  silence 
profond,  fit  entendre  cette  déclaration,  fréquemment 
coupée  par  les  applaudissements. 

Messieurs, 

Il  y  a  deux  ans,  presque  jour  pour  jour,  qu'ici 

.3 


-  36  — 

même,  à  Besançon,  sous  les  auspices  de  la 
même  Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin,  je 
vous  parlais  de  la  Renaissance  de  l'idéalisme, 
et,  puisque  vous  voulez  bien  le  constater  vous- 
mêmes,  je  suis  heureux  de  constater  avec  vous 
que,  depuis  deux  ans,  les  symptômes  de  cette 
renaissance  n'ont  fait  que  se  développer.  Oui, 
partout  où  l'on  pense,  non  seulement  en  France, 
mais  en  Europe  et  dans  le  monde  entier,  comme 
on  pourrait  aisément  le  montrer,  il  y  a  vraiment 
une  renaissance  de  l'idéalisme,  et  j'entends,  vous 
entendez  avec  moi  par  là ,  une  réaction  de  jour 
en  jour  plus  évidente  contre  les  doctrines  qui 
ont  essayé  trop  longtemps  de  borner  l'activité 
de  l'homme  à  la  poursuite,  à  la  satisfaction  et 
au  culte  des  intérêts  matériels. 

As-tu  vendu  ton  blé,  ton  bétail  et  ton  vin? 
demandait  jadis,  non  pas  un  politicien,  ni  un 
économiste,  mais  un  poète,  et  il  semblait  croire, 
en  vérité ,  que  ce  dût  être  là  notre  unique  préoc- 
cupation. N'est-il  pas  vrai,  Messieurs,  que  nous 
en  avons  aujourd'hui  de  plus  hautes?  et  que  si 
la  fortune  a  toujours  ses  adorateurs,  et  le  succès 
toujours  ses  courtisans,  la  religion  de  l'idée  n'en 
a  pas  moins  reconquis  presque  tous  ceux  qui 
pensent?  «  La  religion  de  l'idée,  c'est  la  préoc- 
cupation de  tout  ce  qui  dépasse  la  vie  présente, 
c'est  le  sentiment  de  la  faiblesse  ou  de  l'impuis- 


-37- 

sance  de  la  raison  de  l'homme,  c'est  enfin  le 
sens  du  mystère.  » 

Aussi,  que  ce  mouvement  se  soit  accompli  au 
profit  de  l'idée  chrétienne,  il  n'y  a  là  rien  que 
de  naturel,  et  c'est  le  contraire  qui  devrait  nous 
étonner  !  Car  dans  un  monde  où  tout  est  relatif, 
c'est-à-dire  mobile  et  changeant,  l'idée  chré- 
tienne, c'est  l'absolu,  et  ne  faut-il  pas  bien  que 
tôt  ou  tard,  à  moins  de  tourner  dans  une 
espèce  de  cercle  ou  de  devenir  la  contradiction 
d'elles-mêmes,  toute  esthétique,  toute  morale, 
toute  science  même ,  s'appuient  sur  l'absolu  ? 
Or,  on  l'a  dit,  et  avec  autant  de  profondeur 
que  d'esprit,  on  ne  s'appuie  que  sur  ce  qui  ré- 
siste, et  n'avouerons-nous  pas  loyalement  qu'au- 
jourd'hui, dans  le  désarroi  de  toutes  les  méta- 
physiques, ce  point  de  résistance,  la  religion 
seule  est  capable  de  nous  l'offrir.... 

Est-ce  bien,  Messieurs,  le  lieu  et  le  moment 
d'insister  ?  Il  vous  faudrait,  pour  m'écouter  en- 
core, à  vous  trop  de  patience,  et  à  moi,  pour 
vous  faire  une  seconde  conférence,  plus  de  souf- 
fle que  je  n'en  ai,  plus  de  confiance  en  moi,  plus 
d'indiscrétion  aussi.  Mais  je  puis  pourtant  vous 
indiquer  rapidement,  pour  m'en  féliciter  avec 
vous,  deux  ou  trois  symptômes  de  ce  réveil  de 
l'idée  religieuse. 

C'en  est  un  premier,  je  crois,  et  d'une  grande 


—  38  - 

importance,  que  Ton  ait  eu  de  voir  autre  chose 
qu'une  figure  de  pure  rhétorique,  une  antithèse 
purement  verbale  dans  l'opposition  que  l'on  a 
essayé  d'établir,  depuis  Voltaire  jusqu'à  Victor 
Hugo,  et  jusqu'à  Ernest  Renan,  entre  les  «  reli- 
gions »  et  la  «  religion  ».  Nous  avons  aussi  des 
gens  qui  prétendent  séparer,  distinguer  l'armée 
d'avec  les  chefs  qui  la  commandent  et  les  prin- 
cipes qui  la  constituent,  et  qui  n'en  protestent 
pas  moins,  en  attaquant  ces  principes  et  en  ou- 
trageant ces  chefs,  de  leur  respect  ou  même  de 
leur  «  tendresse  »  pour  elle  !  Mais  on  ne  traite 
pas  non  plus  la  religion  par  la  «  méthode  des 
résidus  »  !  On  ne  l'épure  pas  en  la  vidant  de  son 
contenu  !  On  ne  la  respecte  pas  quand  on  essaie 
de  la  réduire  tout  entière  aux  enseignements  de 
cette  plate  philosophie  qui  s'est  appelée  du  nom 
de  «  Religion  naturelle  ».  Et  de  quelque  religion 
que  ce  soit,  je  ne  sais  ce  qu'il  en  reste  quand  on 
l'a  dépouillée  de  son  surnaturel,  de  son  dogme 
et  de  sa  discipline,  mais  je  crains  bien  que  ce 
ne  soit  le  contraire  même  de  toute  religion. 
N'est-ce  pas,  messieurs,  ce  que  l'on  commence 
autour  de  nous  à  comprendre,  que  si  la  religion 
n'était  qu'une  morale  et  une  métaphysique,  ce 
serait  donc  une  morale  et  une  métaphysique  et 
non  pas  une  religion  ?  Nous  avons  gagné  ce  pre- 
mier point  ou  nous  le  gagnerons  bientôt,  je  l'es- 


-39- 

père,  et  certes  nous  aurons  quelque  droit  de  nous 
en  féliciter. 

En  voici  un  second  !  Nous  n'admettons  plus 
aujourd'hui,  comme  on  le  faisait  il  y  a  vingt-cinq 
ans  seulement,  et  même  moins,  que  l'incroyance 
ou  l'incrédulité  soient  une  preuve  de  liberté,  de 
largeur,  d'étendue  d'esprit.  La  négation  du  sur- 
naturel passait  en  ce  temps-là  pour  la  condition 
même  de  l'esprit  scientifique.  Enivré  d'en  savoir 
un  peu  plus  que  nos  pères,  on  se  vantait  d'avoir 
anéanti,  supprimé,  ridiculisé  le  mystère  !  Le 
«  voltairianisme  »  vivait  toujours,  il  se  dévelop- 
pait, et  c'était  une  élégance  que  de  le  professer  ! 
Ce  que  cette  élégance  est  devenue,  si  vous  vou- 
lez le  savoir,  je  vous  renvoie,  Messieurs,  au  livre 
de  M.  Balfour  sur  les  Fondements  de  la  croyance; 
je  vous  renvoie  aux  déclarations  —  si  simples, 
mais  si  nettes  —  que  Pasteur  a  si  souvent  renou- 
velées, et,  puisque  je  parle  dans  son  pays,  pour- 
quoi pas,  Messieurs,  aux  notes  qu'on  a  récem- 
ment publiées  de  Proudhon  sur  la  Vie  de  Jésus, 
de  Renan  ?  Enveloppés  que  nous  sommes  d'obs- 
curités qui  semblent  s'épaissir  à  mesure  que 
nous  nous  efforçons  de  les  percer,  et  condamnés 
d'ailleurs  par  la  constitution  de  notre  esprit  à 
voir,  comme  on  Ta  dit,  le  surnaturel  reparaître 
à  la  circonférence  de  notre  savoir,  on  a  reconnu 
que  la  foi  la  plus  sincère,  comme  aussi  la  plus 


-4o- 

humble  et  la  plus  haute,  la  science  la  plus  éten- 
due, et,  pour  tout  dire,  la  plus  «  moderne  », 
pouvait  coexister  dans  le  même  cerveau. 

Oui,  si  quelques  vieux  hommes  sont  encore 
tout  gonflés  d'orgueil  rationaliste,  ils  sont  au- 
jourd'hui parmi  nous  les  représentants  d'un  au- 
tre âge  !  Mais  ce  n'est  pas  eux  qui  arrêteront  le 
mouvement  commencé,  c'est  un  second  point  de 
gagné,  et  nous  avons  encore  le  droit  de  nous  en 
féliciter. 

Et  en  voici  maintenant  un  troisième  !  Si  d'hon- 
nêtes incrédules,  qui  n'ont  rien  des  libertins 
d'autrefois,  et  il  y  en  a,  j'en  ai  connu,  j'en  con- 
nais, peuvent  donner  et  donnent  tous  les  jours 
quelques  exemples  de  vertus,  nous  commençons 
avoir  que  c'est  que  le  christianisme  habite  en  eux 
sans  qu'ils  le  sachent,  et  continue  d'y  produire  ses 
effets.  On  ne  se  débarrasse  pas,  heureusement! 
en  quelques  années,  de  ce  que  dix-huit  cents  ans 
de  christianisme  nous  ont  transmis  de  haute 
moralité.  Cet  absolu  que  notre  bouche  nie,  nous 
en  trouvons  le  sentiment  dans  nos  cœurs  au  mo- 
ment de  l'action.  Pour  les  prétendues  «  varia- 
tions »  de  la  morale,  qui  ne  sont  pas  des  varia- 
tions et  encore  moins  des  contradictions,  mais 
une  évolution  —  et  qui  de  nous  croirait,  s'il  ne 
le  savait,  que  le  chêne  sort  du  gland  ?  —  on  s'ac- 
corde à  reconnaître  qu'il  y  a  quelque  chose  de 


-4i  - 

résistant,  ou  de  subsistant,  et  ce  quelque  chose, 
Messieurs,  qu'on  l'impute  à  l'éducation  ou  à 
l'hérédité,  c'est  le  christianisme.... 

Mais,  Messieurs,  je  le  répète,  je  ne  voudrais  pas 
vous  faire  une  seconde  conférence....  et,  cepen- 
dant, puisque  M.  Montenoise  a  bien  voulu  me  pro- 
voquer à  vous  dire  deux  mots  de  ce  que  j'ai  pu 
voir  tout  récemment  en  Italie  ou  en  Amérique, 
je  ne  voudrais  pas  finir  non  plus  sans  ajouter  à 
toutes  ces  raisons  d'espérer,  qui  sont  des  raisons 
philosophiques  ou  morales,  une  raison  presque 
politique.  C'est  que  partout  où  j'ai  passé,  fai  pu 
constater  que  le  catholicisme  c  était  la  France,  et 
la  France  c'était  le  catholicisme.  Je  l'avais  souvent 
entendu  dire,  et  j'étais  assez  disposé  à  le  croire. 
Je  l'ai  vu,  j'en  suis  convaincu  maintenant,  et 
sans  doute,  je  n'aurais  pas  beaucoup  de  peine  à 
vous  en  convaincre  vous-mêmes,  mais  je  vou- 
drais, en  dehors  de  tout  esprit  de  parti  et 
dans  le  seul  intérêt  de  la  grandeur  du  nom  fran- 
çais, que  tout  Français  en  fût  convaincu  comme 
nous.  Je  dis  bien,  Messieurs,  dans  le  seul  inté- 
rêt de  la  grandeur  du  nom  français  et  de  la 
puissance  de  la  patrie.  Tel  est  aujourd'hui  l'état 
du  monde  civilisé  qu'un  Français  ne  saurait  rien 
faire  contre  le  catholicisme  qu'il  ne  le  fasse  au 
détriment  de  la  grandeur  de  la  France,  pour  le 
plus  grand  avantage  de  quelque  puissance  enne- 


-42- 
mie,  et  réciproquement,  dans  le  monde  entier, 
que  ce  soit  en  Chine  ou  au  Canada,  tout  ce  que 
l'on  fait  dans  l'intérêt  du  catholicisme,  on  le  fait, 
ou  du  moins  on  l'a  fait  jusqu'ici  dans  l'intérêt  de  la 
France  elle-même.  Pour  moi,  cette  seule  raison 
suffirait  à  m'encourager  dans  la  résolution  que 
j'ai  prise  et  dans  laquelle  je  persévérerai.  Ajou- 
terai-je,  Messieurs,  qu'après  cela,  ce  serait  assez 
pour  m'y  confirmer  des  injures  qu'elle  m'a  values  ? 
Je  le  dirais  si  je  ne  craignais  qu'on  ne  vît  dans 
cette  fin  de  discours  une  espèce  de  provocation 
moins  courageuse  qu'orgueilleuse,  et  puis,  sur- 
tout, si  je  n'aimais  mieux,  dans  une  réunion 
comme  celle-ci,  vous  remercier  des  sympathies 
qu'encore  aujourd'hui  même  vous  m'avez  témoi- 
gnées, et  qui  compenseraient  plus  d'injures  que 
je  n'en  ai  essuyé.  » 

La  presse  entière  commenta  cette  déclaration  *,  et 


i.  De  V  Univers*  : 

Félicité  par  M.  Montenoise,  président  de  l'Association,  M.  Bru- 
netière  a  prononcé  un  discours  qui  a  vivement  ému  l'auditoire  et 
qui.  en  elfet,  mérite  beaucoup  d'être  loué. 

Cette  allocution  est  courte.  Elle  contient  cependant  un  ensemble 
de  pensées  qui  impressionneront  le  public  intelligent.  Nous  pou- 
vons même  dire  qu'elle  est  de  nature  à  réjouir  les  chrétiens  qui 
luttent  pour  la  foi.  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'une  foi  plus  ou  moins 
vague,  plus  ou  moins  sentimentale,  dépourvue  de  doctrine  et  de 
principe,  en  un  mot  ce  qu'on  a  appelé  le  néo-christianisme,  souvent 
confondu  avec  l'incrédulité  et  déjà  très  en  baisse. 

M.  Brunetière  a  dit  nettement  qu'il  n'y  a  pas  de  philosophie 
solide  et  complète  sans  religion  ni  de  surnaturel  sans  dogme  ;  que 
la  France  c'est  le  catholicisme. 


-43- 

comme  l'affaire  Dreyfus  battait  alors  son  plein,  les 
journaux  catholiques  ne  manquèrent  pas  de  la 
servir  toute  chaude  aux  juifs,  intellectuels  et  autres 
démolisseurs  d'occasion  ou  de  profession,  qui  exer- 
çaient leur  triste  métier  au  détriment  de  l'àme  fran- 


Faites  par  un  homme  qui  a  tant  de  prestige  et  dont  on  connaît 
l'esprit  puissant,  ces  déclarations  produiront  certainement  beau- 
coup d'effet.  Nous  les  notons  avec  une  joie  véritable.  Outre  leur 
valeur  propre,  elles  ont  l'avantage  de  s'opposer  naturellement  à 
tout  ce  que  l'ordurier  Zola  et  ses  amis,  ses  complices  ou  ses  dupes, 
ont  fait  contre  l'esprit  humain,  contre  la  religion  et  contre  la 
France. 

Au  contraire,  les  catholiques,  en  France  comme  en  Chine  et  au 
Canada,  selon  l'expression  de  M.  Brunetière,  défendent  hautement 
la  dignité  française  et  l'intérêt  français. 

Du  Temps  : 

L'évolution  de  l'éminent  directeur  de  la  Reçue  des  Deux  Mondes 
vers  le  catholicisme  s'accentue  chaque  jour.  Il  est  allé  ces  jours-ci 
faire  à  Besançon  une  conférence  sur  Victor  Hugo,  que  prés  de 
trois  mille  auditeurs  ont  applaudie.  Le  soir,  un  punch  d'honneur 
lui  a  été  offert  dans  une  grande  salle  de  la  maison  des  Carmes, 
sous  la  présidence  de  l'archevêque  de  Besançon.  Là,  M.  Brunetière 
a  fait  une  sorte  de  déclaration  passablement  solennelle,  dont  nous 
donnons  quelques  passages.  Ce  serait  peut-être  trop  dire  qu'elle 
est  l'annonce  de  sa  conversion  définitive  :  du  moins  est-elle  le 
sceau  d'une  alliance  intime  entre  la  pensée  de  l'illustre  critique  et 
la  discipline  dogmatique  du  catholicisme. 

Il  y  a  deux  ans,  M.  Brunetière  célébrait  dans  la  même  ville  la 
renaissance  de  l'idéalisme.  Il  a  constaté  l'autre  jour  que  cette 
renaissance  tournait  aujourd'hui,  par  l'effet  d'une  logique  natu- 
relle, au  réveil  de  la  foi  catholique  et  au  profit  de  l'Eglise. 

«  Que  ce  mouvement,  a-t-il  dit,  se  soit  accompli  au  profit  de 
l'idée  chrétienne,  il  n'y  a  là  rien  que  de  naturel,  et  c'est  le  con- 
traire qui  devrait  nous  étoner!....  » 

Ce  n'est  pas  seulement  l'absolu  qui  se  relève  dans  l'esprit,  c'est 
encore  la  foi  au  surnaturel. 

Enfin,  et  c'est  ici  le  dernier  et  pratique  motif  de  ce  qu'on  peut 
bien  décidément  appeler  la  conversion  de  M.  Brunetière,  il  s'est 
convaincu  que  le  catholicisme  et  la  France  c'est  tout  un,  et  que  la 
grandeur  de  la  France  est  absolument  liée  à  la  fidélité  de  son  atta 
chement  à  l'Église. 


-44  - 

çaise.  Même  dénuée  de  cette  actualité  qui  lui 
donna  tant  de  piquant,  elle  est  importante  en  ce 
qu  elle  manifeste  que  depuis  la  visite  au  Vatican,  en 
passant  par  la  renaissance  de  Vidéalisme,  la  pensée 
de  Brunetière  va  bravement  son  chemin,  tout  droit, 
et  si  elle  ne  brûle  pas  l'étape,  elle  n'en  est  que  plus 
sûre  d'arriver  au  but,  à  pas  comptés,  justifiant  ainsi 
le  proverbe  italien  :  chi  va  piano  ça  sano. 

Entre  temps  —  et  c'est  encore  un  épisode  de  sa 
lutte  contre   l'individualisme  —   Brunetière   avait 
prononcé  à  Marseille,  le  28  octobre  1896,  un  discours 
sur  l'idée  de  Patrie,  dont  la  conclusion  condamne 
une  forme  étriquée  de  rationalisme  que  Pascal  avait 
déjà  mise  à  mal,  qui  n'en  traversa  pas  moins  en  triom- 
phatrice le  xvme  siècle  et  une  partie  du  xixe,  et  qui 
aujourd'hui  se  meurt  sous  les  coups  de  la  «  philoso- 
phie nouvelle  ».  «Voilà  tantôt  cent  ans,  déclare-t-il, 
ou  même  davantage,  que  l'on  se  pique  de  ne  rien  ad- 
mettre qui  ne  soit,  comme  on  dit,  «  conforme  à  la  rai- 
son »  et,  je  le  veux  bien  aussi,  dans  le  domaine  de 
la  raison.  Mais  précisément,  il  y  a  des  parties  entiè- 
res de  notre  activité  qui  échappent  à  la  raison,  et 
c'est  pourquoi   nous   aurions  grand  tort   de   nous 
confier   entièrement  à  elle.  »  Il  reviendra  souvent 
—  pour  ne  pas  dire  tout  le  temps  —  sur  cette  idée, 
très  juste  en  soi,  que  par  malheur  le  pragmatisme, 
en  l'exagérant,  a  singulièrement  déformée. 

Ne  constitue  t-elle  pas  tout  le  fond  du  «  Besoin 
de  croire  »  ?  Mais  ce  discours  a  une  histoire  qu'il 
me  faut  brièvement  esquisser. 


III. 


Bruneticre  et  la  jeunesse  catholique.  —  Les  congres  des 
œuvres  de  jeunesse  :  Paris,  Marseille,  Ulle.  —  E,e  Congres 
de  Besançon  en  18»8.  —  te  besoin  de  croire.  —  c<  je  me  suis 
toujours  laisse  faire  par  la  vérité.  » 

En  ce  temps-là ,  deux  courants  différents  se  dessi- 
naient parmi  la  jeunesse  catholique  de  France.  L'un, 
que  nous  connaissons  tous ,  sous  le  nom  d'Associa- 
tion catholique  de  la  Jeunesse  française.   L'autre 
était  formé  surtout  d'universitaires,  d'intellectuels 
au  bon  sens  du  mot ,  qui  rêvaient  d'une  action  plus 
large ,  s'exerçant  dans  des  sphères  où  l'Association 
catholique  n'avait  pas  toujours  toute  facilité  pour 
pénétrer.  Des  hommes  de  grand  talent  le  dirigeaient. 
Qu'il  me  suffise  de  citer  au  hasard  MM.  Bonjean, 
Imbart    de  la  Tour,  Fonsegrive,  A.   Boissard,  le 
P.  Laberthonnière,  etc....  Des  congrès,  dits  «  d'œu- 
vres  de  jeunesse,  »  avaient  obtenu  un  peu  partout, 
à  Bordeaux,  à  Paris,  à  Marseille,  et  récemment,  au 
mois  de  mars  1898,  à  Lille,  le  plus  brillant  succès. 
Cette  scission  en  deux  de  la  jeunesse  catholique 
française  n'était  pas  sans  produire,  çà  et  là,  d'é- 
tranges malaises.  De  la  coupure  jaillissaient  de  re- 
grettables  équivoques.   Beaucoup  de  jeunes   gens 
hésitaient  entre  les  diverses  méthodes  d'action  ca- 
tholique qui  se  proposaient  à  eux,  et  l'on  s'inquié- 


-46- 

tait ,  en  haut  lieu ,  de  cette  déchirure ,  entre  mille 
autres,  dans  la  trame  de  nos  œuvres. 

C'est  alors  que  la  Conférence  Saint- Thomas 
d'Aquin  joua  le  rôle,  quelquefois  glorieux,  toujours 
utile,  d'arbitre  de  la  paix.  La  notoriété  que  lui  avait 
acquise  l'intimité  de  ses  rapports  avec  Brunetière 
l'avait  mise  en  vedette.  L'Association  catholique 
de  la  Jeunesse  française  eut  le  désir  d'en  bénéficier 
pour  son  compte  personnel,  et  demanda  au  Père 
directeur  de  la  Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin 
qu'il  prît  l'initiative  d'un  congrès  à  elle ,  qui  se 
tiendrait  à  Besançon.  La  chose  méritait  réflexion. 
Fallait-il  engager  la  Conférence  dans  une  querelle 
de  famille  et  se  prononcer  pour  ceux-ci  contre  ceux- 
là?  Le  Père  directeur,  homme  de  transaction  (ce  qui 
n'empêche  pas  d'être  homme  de  principes,  mais  à 
la  manière  ouatée  qui  convient),  ne  le  pensa  pas.  Il 
vit,  au  contraire,  dans  cette  offre,  l'occasion  unique 
de  tenter  la  réconciliation  nécessaire.  Il  s'y  em- 
ploya de  son  mieux  et  prit  toutes  ses  mesures  en 
conséquence.  Il  déclara  expressément  qu'il  n'accep- 
tait l'initiative  proposée  qu'à  la  condition  qu'elle 
aboutirait  à  la  fusion  fraternelle.  Et  ce  n'est  qu'après 
s'être  assuré  que  la  bonne  volonté  régnait  de  part 
et  d'autre,  qu'il  prit  décidément  l'affaire  en  main, 
et  réussit  à  organiser  ce  magnifique  congrès  de 
«  concentration  catholique  ».  L'expression  est  de 
M.  Georges  Goyau. 

Pour  opérer  cette  concentration ,  il  n'avait  besoin 
de  rien  tant  que  d'une  personnalité  très  en  relief, 


qui  ralliât  tous  les  suffrages  et  autour  de  laquelle, 
de  droite  comme  de  gauche,  on  se  groupât  sans  re- 
chigner. Or.  nul  n'était  mieux  qualifié  que  Brune- 
tière  pour  tracer  le  trait  d'union  rêvé.  Pouvait-on 
imaginer  un  «  cas  »  plus  représentatif  que  le  sien  ? 
N'était  il  j)as  assuré  de  recevoir  partout  le  meilleur 
accueil  ?  Si  ces  jeunes  gens  recherchaient  pré- 
cisément le  moyen  de  faire  pénétrer  la  vérité 
dans  les  masses,  par  son  intelligente  et  généreuse 
ardeur  à  l'installer  en  lui.  n'avait-il  pas  conquis  leur 
sympathie  à  tous  et  provoqué  leur  ardente  curio- 
sité ? 

Mais,  de  son  côté,  était-il  prêt  à  faire  voile  avec 
eux  ?  N'était-ce  pas  trop  lui  demander  qu'une  parti- 
cipation active  et  retentissante  aux  travaux  d'un 
congrès  catholique  ?  On  retrouve  la  trace  de  cette 
préoccupation  dans  la  lettre  que  le  P.  Dagnaud  lui 
adresse  le  3o  juin  1898. 

Le  Père,  après  avoir  informé  M.  Brunetière  du 
projet  formé  de  tenir  à  Besançon  un  congrès  géné- 
ral de  la  Jeunesse  catholique  française  et  lui  en 
avoir  esquissé  les  grandes  lignes,  sollicite  son  con- 
cours au  nom  des  organisateurs  et  ajoute  :  «  Mon 
Dieu,  cher  Monsieur,  j'estime  que  la  situation  vous 
est  connue  par  ce  que  je  viens  de  vous  exposer,  et 
que  le  terrain  sur  lequel  je  vous  invite  à  vous  met- 
tre est  nettement  déterminé.  Peut-être  ne  croirez - 
vous  pas  pouvoir,  dans  l'état  dame  où  vous  êtes, 
accepter  d'entrer,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  dans 
l'organisation  même  d'un  congrès  d'apostolat  catho- 


-48- 

lique....  Si  toutefois  vous  jugez  que  votre  situation 
ne  vous  empêche  en  rien  de  vous  inscrire  parmi 
nos  orateurs  du  congrès,  nous  applaudirons  tous  à 
votre  décision.  Vous  vous  êtes  d'ailleurs  suffisam- 
ment compromis  jusqu'à  ce  jour  pour  que  vous  ne 
vous  laissiez  pas  troubler  par  une  crainte  de  cette 
nature....  »  A  quoi,  trois  jours  après,  Brunetière  de 
répliquer  :  «  Mon  cher  Père,  avant  de  répondre  à 
votre  invitation,  j'aurais  besoin  de  quelques  expli- 
cations encore,  qu'évidemment  vous  ne  pourriez 
bien  me  donner  que  de  vive  voix,  Mais  en  principe, 
je  ne  vois  pas  de  difficulté,  et  j'accepte  I.  » 

Il  se  préoccupe  dès  lors  de  cette  affaire,  met  plu- 
sieurs semaines  à  choisir  définitivement  son  sujet 
et,  lorsqu'il  semble  fixé,  il  se  hâte  d'en  donner  la 
bonne  nouvelle  à  ses  amis,  à  qui  il  sait  devoir  faire 
plaisir  :  «  Mon  très  cher  Père,  c'est  entendu  ;  je 
ferai  au  Congrès  la  conférence  que  vous  me  deman- 
dez, et  le  sujet  en  sera  celui  que  vous  désirez.  Je 
vous  serai  seulement  obligé  de  ne  pas  trop  le  pré- 
ciser encore,  et  de  vouloir  bien  attendre  que  j'y  aie 
moi  même  suffisamment  réfléchi.  Il  y  a  plusieurs 
manières  de  parler  des  rapports  de  la  science  et  de 
la  religion,  et  si  j'en  entrevois,  dès  à  présent,  trois 
ou  quatre,  je  voudrais  me  réserver  la  facilité  du 
choix  jusqu'au  dernier  moment  2.  » 

Le  25  octobre,  tiré  enfin  d'embarras,  il  prononce, 
avec  une  certaine  allégresse,  ïaleajacta  est. —  «  II 

i.  Lettre  du  2  juillet  1898. 
2.  Lettre  du  a5  juillet  1898. 


-  49  — 
ne  me  restera,  écrit-il  encore,  qu'à  ne  pas  tromper 
trop  cruellement  l'attente  des  congressistes.  Vous 
savez  que  j'y  ferai  mon  possible,  et  ce  qui  vaut 
mieux,  vous  savez  combien  le  sujet  me  tient  au 
cœur  l,  »  C'est  du  discours  sur  le  Besoin  de  croire 
qu'il  s'agit.  Et.  de  fait,  à  la  plénitude  de  son  qu'il 
rend,  à  la  façon  hardie,  guerrière,  victorieuse,  de 
camper  les  preuves  à  l'appui  de  la  thèse,  au  rayon- 
nement intense  de  la  pensée,  à  cette  espèce  de  cli- 
quetis joyeux  des  arguments  employés,  on  sent  bien 
qu'il  a  été  écrit  con  amore.  Gomme  il  confirme  à 
merveille  Fanathènie  de  Bossuet  !  «  Malheur  à  la 
science  qui  ne  se  tourne  pas  à  aimer.  »  EtBrunetière 
de  redire  à  son  tour  :  «  On  parle  quelquefois,  même 
en  public  pour  parler,  pour  le  plaisir  ou  pour 
l'honneur,  mais  l'on  parle  aussi  pour  agir,  pour 
essayer  d'agir,  pour  grouper  les  bonnes  volontés 
autour  de  quelque  idée  qu'on  croit  juste.  »  Cette 
idée  juste,  voici  comment  un  auditeur  distingué,  le 
P.  Gaudeau,  en  rend  compte,  dans  une  brochure 
fort  intéressante  2,  où.  sans  sacrifier  au  besoin  de 
croire  le  besoin  de  savoir,  et  sauf  d'ailleurs  quel- 
ques réserves,  il  approuve  —  en  théologien,  averti 
comme  on  sait,  et  sévère  et  chaud  partisan  de  l'in- 
tellectualisme scolastique  —  la  marche  adoptée  par 
Brunetière  qu'il  montre,  pour  le  point  capital  du  dis- 


i.  Lettre  du  20  octobre  1898. 

2.  Le  besoin  de  croire  et  le  besoin  de  sacoir,  par  le  P.  Gaudeau. 
professeur  de  dogmatique  à  l'Institut  catholique  de  Paris,  bro- 
chure de  65  pages,  librairie  V.  Retaux. 


_  5o  — 

cours,  foncièrement  d'accord  avec  saint  Thomas. 
«  Le  besoin  de  croire  est  inné  à  l'humanité  :  il  est 
impliqué  dans  la  nature  et  dans  la  définition  même 
de  l'homme.  La  première  preuve,  c'est  ce  fait  uni- 
versel et  indéniable  que  tous  ceux  qui  rejettent  avec 
le  plus  d'éclat  leurs  croyances  religieuses  devien- 
nent, non  pas  des  incroyants,  mais  des  anticroyants  ; 
ils  ne  peuvent  détruire  en  eux  le  besoin  de  croire  :  ils 
se  contentent  de  le  déplacer  et  ils  essaient  de  le  dé- 
placer chez  les  autres.  Et  avec  cette  verve  d'ironiste 
qui  est  une  de  ses  meilleures  facultés,  M.  Brunetière 
déloge  les  fétiches  contemporains  les  plus  respec- 
tés :  il  bouscule  d'un  geste  rude  la  religion  de  la 
Révolution,  la  religion  du  progrès,  la  religion  de  la 
science,  la  religion  de  la  démocratie,  la  religion  de 
la  souffrance  humaine,  la  religion  de  la  solidarité 
(la  dernière  en  date).  «  Oui,  après  bien  des  efforts, 
un  certain  nombre  de  nos  hommes  d'État  ont  fini  par 
découvrir  que  nous  ne  formions  tous  qu'une  même 
famille.  Et,  c'est  depuis  ce  temps-là  d'ailleurs,  de- 
puis qu'ils  ont  découvert  que  nous  ne  formions  tous 
qu'une  même  famille,  que  nous  avons  échangé  plus 
d'injures  et  de  coups  que  jamais.  »  Deux  puissantes 
analyses  mettent  en  pleine  lumière  l'allure  reli- 
gieuse, la  forme  de  croyance  que  revêtent  notam- 
ment, chez  leurs  adeptes,  Le  culte  de  la  Révolution 
et  celui  du  socialisme.  La  Révolution,  dans  laquelle 
M.  Brunetière  ose  bien  reconnaître  avec  Joseph  de 
Maistre,  et  dans  le  même  sens,  un  fait  dont  les  pro- 
portions  dépassent   l'humain  ;  le   socialisme ,   qui , 


—  5i  - 

trop  habile  pour  préciser  ses  idées,  pour  proposer 
une  solution  déterminée,  vise  bien  plus  haut  et 
cherche  à  créer  un  état  de  croyance,  à  faire  entrer 
dans  les  esprits  d'autres  mobiles  d'action  que  ceux 
qu'ils  ont  eus  jusqu'ici,  et  est  assuré  qu'il  aura  rem- 
porté la  victoire  quand  il  aura  fait  passer  son  idée  à 
l'état  de  croyance. 

«  Croire  est  un  besoin.  La  seconde  preuve,  c'est 
ce  fait  que  la  croyance  est  le  fondement  indispensa- 
ble des  trois  choses  les  plus  nécessaires  à  l'huma- 
nité :  l'action,  la  science,  la  morale.  C'était   aisé  à 
montrer  pour  l'action.  Montaigne  a  beau  dire  que 
le  doute  est  un  mol  oreiller  pour  les  têtes  bien  fai- 
tes :  l'exemple  du  maire  de  Bordeaux  que  fut  Mon- 
taigne prouve  au  moins  que  le  doute  n'enseigne  pas 
à  agir  virilement.  Aisé  aussi   pour   la    morale.  Si 
l'absolu  s'impose  quelque  part  ici-bas,  c'est  dans  le 
fait  du  devoir  :  impossible  donc  de  fonder  une  mo- 
rale sans  croire  à  l'absolu.  Quant  à  la  science,  il 
n'est  plus  question  ici  de  sa  faillite,  que  M.  Brune- 
tière  dénonçait  il  y  a  quatre  ans  avec  tant  d'éclat  ; 
mais  l'orateur,  dans  une  des  plus  intéressantes  par- 
ties de  son  discours,  s'adresse  successivement  aux 
plus    grands  maîtres  de  la  pensée  moderne,  pour 
leur   arracher   un   aveu   unanime,  exprimé  par  lui 
sous  cette  forme  un  peu   subtile  :  «  ce  n'est  pas  la 
raison  qui  est  la  raison  de  la  croyance,  mais  c'est  la 
croyance  qui  est  la  raison  de  la  raison.  »  Il  arrache 
cet  aveu  à  l'idéalisme  de  Descartes,  qui,  en  dernière 
analyse,  est  obligé  de  s'en  rapporter  à  la  véracité  et 


-   52   — 

aux  perfections  de  Dieu  pour  croire  à  sa  propre 
pensée  ;  au  criticisme  de  Kant  qui,  dans  le  domaine 
des  faits  qui  forment  la  base  de  la  science,  substitue 
au  savoir  la  croyance;  au  positivisme  de  Herbert 
Spencer,  qui  écrit  :  «  Le  relatif  est  inconcevable  s'il 
n'est  pas  en  relation  avec  un  absolu  réel....  En  exa- 
minant l'opération  de  la  pensée  dans  ses  conditions 
et  dans  ses  lois,  nous  voyons  également  comment  il 
nous  est  impossible  de  nous  défaire  de  la  conscience 
d'une  réalité  cachée  derrière  les  apparences,  et  com- 
ment de  cette  impossibilité  résulte  notre  indestruc- 
tible croyance  à  cette  réalité....  On  dit  que  nous  ne 
pouvons  connaître  l'absolu  ;  mais  dire  que  nous  ne 
pouvons  le  connaître,  c'est  affirmer  implicitement 
qu'il  y  en  a  un.  » 

«  Ceux  qui  liront  le  discours  de  M.  Brunetière  se 
feront  peut-être  difficilement  une  idée  de  la  manière 
dont,  au  cours  de  cette  analyse,  l'attention  des  au- 
diteurs croissait  d'étape  en  étape,  presque  jusqu'à 
l'angoisse,  à  mesure  que  l'orateur  approchait  du 
terme.  «  Il  faut  croire  qu'il  faut  croire  ;  »  cette  con- 
clusion, qui  paraît  banale,  élimine  pourtant,  et  le 
dilettantisme  dissolvant  de  Renan,  que  M.  Brune- 
tière exécute  au  passage  avec  une  implacable  finesse, 
et  le  scepticisme,  et  le  rationalisme,  qui  ne  veut 
admettre  que  ce  dont  l'analyse  rationnelle  propre- 
ment dite  peut  totalement  lui  rendre  compte.  S'arrê- 
tant  alors  devant  la  figure  étrangement  attachante 
d'Auguste  Comte,  et  constatant  que  cet  énergique 
penseur,  supérieur  à  ses  disciples,  eut,  au  milieu  de 


—  53  — 

ses  erreurs  et  de  ses  folies,  de  singulières  intuitions 
qui  le  rapprochèrent  par  moments  de  la  vérité  chré- 
tienne, il  se  demande  ce  qui  l'empêcha  de  faire  le 
pas  décisif.  Et  mettant,  avec  la  sûreté  d'un  praticien, 
le  doigt  sur  la  plaie  de  l'esprit  moderne,  il  ose  ré- 
pondre :  «  Ce  fut  l'orgueil.  Toute  grande  hérésie, 
a-t-on  dit,  est  née  d'un  des  péchés  capitaux  :  envie, 
luxure,  colère  ou  autre.  Le  péché  capital  d'où  est 
née  la  grande  hérésie  moderne,  le  rationalisme, 
c'est  l'orgueil  de  l'esprit.  De  notre  lecture  de  la 
Bible,  nous  n'avons  retenu  que  ce  mot  du  serpent  à 
la  première  page  de  la  Genèse  :  Eritis  sicut  dii  .Vous 
serez  comme  des  dieux.  Ce  mot,  x\uguste  Comte  n'a 
pas  eu  la  force  de  le  répudier;  d'autres,  peut-être, 
auront  ce  courage.  » 

«  Pendant  qu'une  explosion  de  bravos  saluait  ces 
paroles,  j'évoquais  dans  mon  esprit  les  générations 
«  anticroyantes  »  d'il  y  a  cent  ans,  d'il  y  a  cinquante 
ans,  parmi  lesquelles  dominait  le  type  disparu  du 
voltairien  :  je  me  figurais  quelle  serait  leur  stupé- 
faction en  entendant  applaudir  de  la  sorte,  dans  une 
grande  ville  de  province  et  par  un  auditoire  bour- 
geois, cette  étrange  confession  de  l'esprit  moderne. 
Je  me  rappelais  le  mot  de  Joseph  de  Maistre,  ce 
précurseur  de  pensée,  dont  l'esprit  semblait,  pen- 
dant toute  cette  conférence,  planer  sur  celui  de 
M.  Brunetière  :  «  Entre  l'homme  et  Dieu,  il  n'y  a 
que  l'orgueil.  »  Et  je  me  disais  que,  cette  digue  ren- 
versée, tout  le  grand  fleuve  clair  de  lumière  et  de 
vérité  allait  passer.  De  fait,  la  conclusion,  ce  fut  que 


-54  - 

le  besoin  de  croire  nous  amène  à  admettre,  non  pas 
une  vérité  ou  un  mystère  quelconques,  mais  le  mys 
tère  proprement  dit,  mais  la  vérité  chrétienne  révé- 
lée ;  et  à  l'admettre  sous  le  contrôle  d'une  tradition 
authentique,  dont  une  autorité  toujours  vivante  garde 
le  dépôt  i.  » 

Mais  laissons  la  parole  à  Brunetière  lui  même  2  : 
«  Le  rôle  historique  du  christianisme  est  un  fait 
contre  lequel  ne  sauraient  prévaloir  ni  les  subtili- 
tés d'une  exégèse  ennemie,  ni  les  raisonnements 
d'un  naturalisme  que  condamnent  tous  les  vrais  phi- 
losophes. Humainement  parlant,  il  s'est  trouvé  dans 
le  christianisme  une  vertu  sociale  et  civilisatrice 
qui  ne  se  retrouve  dans  aucune  autre  religion.  Il  n'a 
pas  dans  l'histoire  de  commune  mesure.  Ce  qu'il  a 
fait,  aucune  autre  religion  ne  l'a  fait.  Il  est  unique. 
Et  ne  voyez-vous  pas  la  conséquence  qui  en  résulte? 
S'il  est  unique,  il  est  bien  près  d'être  ce  qu'on  appelle 
«  extraordinaire  »  ;  c'est  encore  un  fait;  et  il  l'est, 
non  point  en  vertu  d'une  idée  préconçue,  mais 
vraiment  d'une  certitude  objective  et  positive  ou 
positiviste. 

«  Et  nous  pouvons  aller  plus  loin!  Nous  pouvons, 
comme  positivistes,  mettre  à  part,  et  placer  au-des- 
sus de  toutes  les  communions  chrétiennes  celle  qui 
satisfera  le  mieux  et  le  plus  pleinement  notre  «  be- 
soin de  croire  ».  Si  donc  le  «  besoin  de  croire  »  im- 
plique nécessairement  la  constitution  d'une  autorité 

i.  Besoin  de  croire  et  de  savoir,  p.  10. 

a.  Discours  de  combat,  ir»  série,  p.  335  et  suiv. 


—  55  — 

qui  fixe  la  croyance,  ou  plutôt,  et  pour  mieux  dire, 
qui  la  maintienne  inaltérée  d'âge  en  âge,  qui  la 
dégage  en  toute  circonstance  de  l'arbitraire  des 
opinions  individuelles,  et  qui  la  ramène,  aussi  sou- 
vent qu'il  le  faut,  à  son  principe  :  —  si  l'on  ne  con- 
çoit pas  de  croyance  indépendamment  d'une  tradi- 
tion qui  en  garde  le  dépôt,  qui  en  rende  compte,  ou 
sans  une  continuité  qui  en  soit  comme  la  garantie  ; 

—  si  la  croyance,  héritée  des  ancêtres  et  transmis- 
sible  à  ceux  qui  nous  suivront,  non  seulement  se 
partage  aux  vivants  comme  aux  morts,  mais  ne 
souffre  pas  de  ce  partage,  et  s'il  semble  au  contraire 
qu'elle  en  soit  fortifiée  ;  —  s'il  n'y  a  pas  de  lien  plus 
solide  que  celui  des  croyances,  si  ce  sont  elles  qui 
rapprochent,  qui  unissent,  qui  solidarisent  les  hom- 
mes, et  littéralement  qui  les  organisent  en  sociétés, 
et  non  les  intérêts  ou  les  passions,  ou  les  idées  pu- 
res, la  conséquence  n'est-elle  pas  évidente?  et  pré- 
cisément n'est-ce  pas  la  situation  du  catholicisme?  » 

—  On  ne  pouvait  rien  ajouter,  écrit  un  témoin; 
c'est  au  milieu  du  plus  religieux  silence  que  l'orateur, 
les  traits  pâlis  par  l'émotion  cette  fois  bien  visible, 
terminait  ainsi  son  discours  : 

«  Vous  me  permettrez  de  m' arrêter  ici.  J'ai  tâché 
de  vous  montrer  que  le  «  besoin  de  croire  »  n'était 
pas  moins  inhérent  à  la  nature  et  à  la  constitution 
de  l'esprit  humain  que  les  catégories  dAristote  ou 
de  Kant.  Il  y  a  des  pensées  qui  ne  peuvent  naître, 
se  former,  se  développer  que  sous  ou  dans  la  caté- 
gorie de  la  croyance.  Je  vous  ai  fait  voir  ensuite, 


—  56  — 

j'ai  tâché  de  vous  faire  voir,  que  cette  catégorie 
n'était  pas  la  moins  générale  de  toutes  puisque, 
comme  disent  les  philosophes,  elle  «  condition- 
nait »  l'action,  la  science  et  la  morale.  Et  comme 
tout  cela  demeurait  encore  «  subjectif  »,  on 
pouvait  encore  en  être  argué,  comme  on  pouvait 
nous  dire  que  l'universalité  du  «  besoin  de 
croire  »  ou  de  «  l'acte  de  foi  »  n'implique  pas  l'exis- 
tence de  leur  objet,  j'ai  usé  des  moyens  que  m'of- 
frait le  positivisme  pour  franchir  le  passage  du  «  sub- 
jectif »  à  F  «  objectif  »,  et  de  l'objectif  au  seuil  du 
transcendantal  ou  du  surnaturel Mais,  si  je  vou- 
lais aller  plus  loin,  je  sortirais  de  mon  sujet,  et  sur- 
tout de  mon  domaine  ;  je  passerais  du  terrain  de  la 
psychologie  et  de  l'apologétique  sur  le  terrain  de  la 
théologie.  Je  ne  m'en  sens  pas  la  force  et  je  ne  crois 
pas  en  avoir  le  droit.  Je  ne  crois  pas  non  plus  avoir  le 
droit,  et  dans  un  sujet  d'une  telle  importance,  je  crois 
même  avoir  le  devoir  de  ne  pas  m'avancer  au  delà 
de  ce  que  je  pense  actuellement.  C'est  une  question 
de  franchise  et  c'est  une  question  de  dignité  person- 
nelle. Quel  que  soit  le  pouvoir  de  l'intervention  de 
la  volonté  des  choses,  —  et  il  est  considérable,  — 
aucun  de  nous  n'est  le  maître  du  travail  inté- 
rieur qui  s'accomplit  dans  les  âmes.  Mais,  si  quel- 
ques-uns de  ceux  qui  m'écoutent  se  rappellent  peut- 
être  en  quels  termes,  ici  même,  il  y  a  bientôt  trois 
ans,  je  terminais  une  conférence  sur  la  Renaissance 
de  l'idéalisme,  ils  reconnaîtront  que  les  conclu- 
sions  que  je  leur   propose   aujourd'hui  sont  plus 


—  07   - 

précises,  plus  nettes,  plus  voisines  surtout,  de  l'idée 
qui  vous  a  rassemblés  en  Congrès  :  —  et  pourquoi, 
si  c'est  un  grand  pas  de  l'ait,  n'en  ferais-je  pas  un 
jour  un  autre  et  un  plus  décisif?  »  (Longues  accla- 
mations.) 

Quon  s'imagine  l'émotion  causée  par  de  telles 
paroles,  dans  un  Congrès  catholique,  devant  des  jeu- 
nes gens  vibrants,  subjugués  !  leur  répercussion  dans 
ce  milieu  spécial,  le  plus  apte  à  les  comprendre,  le 
plus  ardent  à  en  frémir  l  !  Comme  le  dit  encore  le 


i.  Il  est  intéressant  de  rappeler  les  impressions  d'un  témoin  de 
cette  séance  inoubliable,  du  P.  Gaudeau,  qui,  dans  la  brochure 
que  nous  avons  citée,  a  traduit  son  enthousiasme  et  caractérise 
l'éloquence  de  Brunetiére  : 

«  Je  sors  tout  plein  de  pensées,  nescio  quid  meditans.  du  Kursaal- 
Cirque  de  Besançon,  où  une  foule  de  plus  de  trois  mille  personnes, 
dont  cinq  evèques,  vient  de  faire  à  M  Brunetiére  une  ovation 
grandiose  et  méritée.  On  sait  déjà  qu'avoir  lu  M.  Brunetiére  sans 
l'avoir  entendu,  c'est  ne  pas  le  connaître  vraiment  tel  qu'il  est  : 
oserai-je  ajouter  que  ne  l'avoir  pas  entendu  ce  soir,  c'est  ne  pas  le 
connaître  tout  entier?  Ecrivain,  il  est  de  ceux  que  la  fiére  réserve 
de  l'âme  (de  plus  en  plus  rare  aujourd'hui)  semble  empêcher 
quelque  peu  de  se  livrer:  l'émotion  est  rare  sous  sa  plume  et  ne 
se  traduit  guère  que  par  sa  forme  la  plus  hautaine,  l'ironie.  Confé- 
rencier, le  courant  qui  s'établit  entre  lui  et  l'auditoire  l'oblige  bien 
à  se  trahir  davantage,  et  c'est  grand  profit  pour  tous.  Ce  n'est  pas 
seulement  la  mobilité  expressive  des  traits,  l'acuité  du  regard,  le 
mordant  de  la  voix,  l'allure  personnelle  du  geste,  la  forme  même 
du  style  qui,  sans  rien  perdre  de  sa  fermeté  savoureuse,  devient 
plus  souple,  plus  dégage,  plus  allant  :  —  c'est  l'âme  elle-même  qui, 
sous  l'impulsion  irrésistible  de  la  pensée,  s'oublie,  s'échappe  et 
passe  dans  l'auditoire  en  un  frisson  de  véritable  et  grande  élo- 
quence. 

«  Pour  caractériser  cette  éloquence,  je  me  servirai  d'une  compr 
raison,  et  je  m'assure  qu'elle  ne  déplaira  pas  à  M.  Brunetiére. 
Malgré  mon  admiration  réelle  pour  Bourdaloue,  j'avais  toujours, 
à  part  moi,  accusé  lt"«  de  Sévigné  d'exagération  dans  son  langage 
quand  elle  nous  répète  a  tort  et  à  travers  que  l'éloquence  de 


-  58  - 

P.  Gaudeau.  «  ce  n'était  pas  une  promenade  flâneuse 
d'intellectuels  à  travers  des  concepts,  mais  un  pèleri- 
nage anxieux  vers  le  vrai,  mais  le  douloureux  itiné- 
raire de  l'esprit  contemporain  jusqu'à  Dieu  *  !  «Vrai- 
ment, si  Brunetière  avait  formé  l'étrange  projet 
d'intéresser  l'univers  aux  oscillations — brusques  sou- 
bresauts ou  mouvements  imperceptibles  —  de  sa  cons- 
cience, s'il  avait  voulu  donner  son  cœur  en  spectacle 
au  monde,  on  ne  pourrait  s'empêcher  d'admirer  du 
point  de  vue  de  l'art,  oh  !  d'un  art  inférieur  de 
cabotin  —  une  coquetterie  si  habile  qui  se  cache  en 
se  montrant,  un  dosage  savant  de  lumière  et  d'obs- 
curité, une  progression  minutieusement  réglée  de 
confidences  !  Mais  qui  ne  sent  que  le  seul  énoncé  de 
cette  hypothèse  est  comme  un  blasphème,  et  qu'il 
ne  faut  voir,  dans  ses  hésitations,  ses  arrêts,  que 
l'édifiant  souci  de  ne  pas  dire  plus  qu'il  ne  sait,  de 
ne  pas  devancer,  par  précipitation,  l'heure  de  Dieu? 


Bourdaloue  «  ravit  »  les  auditeurs,  les  «  transporte,  »  les  «  enlève  ». 
A  la  lecture,  la  force  de  logique  et  la  pénétration  d'analyse  qui 
caractérisent  Bourdaloue  me  captivent  et  me  convainquent,  mais, 
je  l'avoue  humblement,  ne  m'ont  jamais  «  transporté  t.  Je  me  suis 
expliqué  un  peu  mieux  ce  soir  l'enthousiasme  de  la  marquise  en 
écoutant  M.  Brunetière  :  car  c'est  par  des  qualités  maîtresses  bien 
voisines  de  celles  de  Bourdaloue  (servies  par  l'érudition  et  la 
langue  que  chacun  sait)  qu'il  a  véritablement  ravi  et  enlevé  l'au- 
ditoire, «  qui  paraissait  pendu  et  suspendu  à  tout  ce  qu'il  disait, 
de  telle  sorte  qu'on  ne  respirait  pas,  »  et  que  celte  admiration 
éclata  à  la  fin  en  un  véritable  transport.  L'orateur  a  tenu  à  réa- 
J  ser  plus  que  jamais  la  définition  qu'avait  donnée  de  sa  parole,  au 
début  de  la  séance,  le  président,  M.  Reverdy,  en  disant  qu'il  savait 
donner  un  intérêt  passionnant  «  même  à  la  froideur  des  idées 
pures  ». 
I.  Besoin  de  croire  et  de  savoir,  p.  10. 


-59  - 

Aussi  était-il  environné,  aux  yeux  de  tous,  d'une 
auréole  qui  lui  valait  le  respect,  l'admiration  et  une 
sympathie  mêlée  d'une  curiosité  pieusement  atten- 
drie l. 


i.  Il  y  aurait  assurément  bien  des  réserves  à  faire  sur  la  valeur 
de  la  méthode  employée  par  Brunetiére  et  des  distinctions  à  for- 
muler en  face  de  certaines  propositions  émises  dans  ce  discours 
sur  le  besoin  de  croire.  Voici  quelques  réflexions  du  P.  Gaudeau 
pleines  d'intérêt  à  ce  sujet  : 

«  Tel  est  ce  discours,  qui  n'est  pas  seulement  une  parole,  mais 
un  acte. 

«  Sans  doute,  un  théologien  de  profession,  qui  chercherait  dans 
la  conférence  de  M.  Brunetiére  les  bases  d'un  traité  psychologique 
et  apologétique  de  la  foi,  ne  les  y  trouverait  probablement  pas 
du  premier  coup  d'oeil.  Serait-ce  qu'il  chercherait  mal.  ou  qu'il 
aurait  tort  de  les  y  chercher  ?  Peut-être  l'un  et  l'autre  :  en  tout 
cas,  j'imagine  que  ses  critiques  seraient  d'autant  moins  fondées 
qu'elles  seraient  plus  faciles.  Il  remarquerait  d'abord  dans  tout  le 
discours  une  confusion,  au  moins  apparente,  entre  des  ordres  très 
différents  de  croyances.  Il  dirait  que  la  foi  dont  M.  Brunetiére 
signale  le  besoin  comme  un  des  caractères  essentiels  à  l'huma- 
nité nous  apparaît  ici  tantôt  comme  une  croyance  vague  et  indé- 
terminée, comme  l'instinct  inconscient  et  invincible  par  lequel 
l'homme  croit  à  la  véracité  de  ses  facultés  et  a  l'objectivité  des 
choses  ;  tantôt  comme  une  croyance  religieuse  très  générale  en 
une  divinité  vraie  ou  fausse,  réelle  ou  imaginaire  :  tantôt  enfin 
comme  la  foi  proprement  dite,  surnaturelle,  chrétienne  et  même 
catholique  ;  qu'entre  ces  éléments  si  divers  la  doctrine  constate 
des  abîmes,  et  que  paraître  ignorer  ces  abîmes,  n'est  pas  les 
franchir.  Il  trouverait  une  opulente  matière  a  distinctions  dans 
ces  deux  formules,  d'allure  paradoxale  et  quelque  peu  fidéiste, 
dans  lesquelles  le  conférencier  a  condensé  sa  doctrine:  l'une  que 
«  ce  n'est  pas  la  raison  qui  est  la  raison  de  la  croyance,  mais  c'est 
la  croyance  qui  est  la  raison  de  la  raison  »  :  l'autre  énoncée  en 
manière  de  conclusion  :  «  Il  faut  croire  qu'il  faut  croire  ».  Il  goû- 
terait peu  la  saveur  kantienne  de  cette  idée,  que  «  l'homme  en 
certains  cas  pense  dans  la  catégorie  de  croyance,  comme  en  d'au- 
tres, dans  la  catégorie  de  causalité  »  ;  et  surtout  de  celle-ci,  que 
<  ce  que  nous  appelons  le  monde  n'est  qu'une  projection  de  nous- 
même  en  dehors  de  nous  »;  que  «  le  monde  est  en  représentation 
devant  nous  et  que  sa  réalité  ne  répond  pas  plus  à  ce  que  nous 


—  6o  - 

A  peine  avait-il  terminé,  au  Kursaal,  son  magni- 
fique discours,  que  M.  de  Magallon,  dans  une  char- 
mante allocution,  reprenant  à  son  compte  la  pensée 

en  voyons,  que  la  vie  réelle  d'une  tragédienne  qui  joue  Agrippine 
ou  Cléopâtre  ne  répond  (heureusement  pour  elle)  à  celle  de  son 
personnage  ».  La  timidité  du  théologien  s'effaroucherait  qu'on 
tente,  semble-t-il,  d'arriver  à  la  foi  par  des  routes  non  frayées,  ou 
dont  quelques-unes  ont  déjà  même  été  signalées  par  l'Église 
comme  des  impasses  ;  il  craindrait  que  l'acte  de  foi  auquel  on 
aboutit  ainsi  ne  soit  pas  celui  que  le  concile  du  Vatican  a  décrit 
et  dans  lequel  «  la  droite  raison  démontre  les  bases  de  la  foi  : 
recta  ratio  fidei  fundamenta  demonstrat  ».  Enfin,  il  lui  semblerait 
que  dans  la  pensée  de  l'éminent  académicien,  le  «  besoin  de 
croire  »  fait  trop  disparaître  ou  relègue  trop  au  second  plan  le 
besoin  de  savoir,  non  moins  inné  à  l'homme,  non  moins  néces- 
saire à  l'action,  à  la  science,  à  la  morale,  à  la  foi  chrétienne  et 
catholique  elle-même  :  le  besoin  de  savoir  au  moins  en  quoi  con- 
siste le  besoin  de  croire  et  s'il  y  faut  céder,  et  dans  quelles  me- 
sures et  vis-à-vis  de  quelles  vérités.  N'est-il  pas  évident  qu'ainsi 
compris,  le  besoin  de  savoir  prime  tous  les  autres,  puisqu'il  est 
le  fond  même  de  toute  pensée,  le  mobile  et  l'instrument  de  tout 
travail  intellectuel,  et  la  cause  unique  de  l'intérêt  avec  lequel 
nous  avons  écouté  M.  Brunetière  et  avec  lequel  on  le  lira  ?  N'est- 
il  pas  évident,  dès  lors,  que  c'est  lui  qui  réglera  toujours  les  con- 
ditions et  la  marche  de  l'apologétique  ? 

«  Ainsi  raisonnerait  peut-être  le  théologien.  Aurait-il  tout  à  fait 
tort  ?  Pour  mon  compte,  j'incline  à  croire  qu'il  aurait  encore 
moins  tout  à  fait  raison.  La  chose  vaut  qu'on  s'y  arrête.  Par  la 
qualité  et  les  tendances  de  sa  pensée,  M.  Brunetière  est  pour 
beaucoup,  à  l'heure  actuelle,  un  exemple  et  un  modèle.  Montrer, 
au  point  de  vue  catholique,  la  rectitude  de  la  marche  de  cet  es- 
prit si  loyal,  si  instruit  et  si  critique  dans  le  vrai,  me  paraît  sou- 
verainement désirable  pour  lui-même,  pour  ceux  qui  lui  ressem- 
blent ou  qui  le  suivent,  et  aussi  pour  les  catholiques,  voire  pour 
un  certain  nombre  de  théologiens  et  d'apologistes  superficiels 
qui,  en  présence  de  cette  marche  inévitablement  hésitante,  com- 
plexe, laborieuse,  pourraient  prendre  pour  la  direction  vraie  et 
définitive  des  mouvements  transitoires  de  tâtonnement,  des 
pointes  poussées  à  droite  ou  à  gauche,  des  circuits,  des  retours 
de  pensée  ;  bref,  qui  ne  sauraient  pas  dégager  le  fil  conducteur 
qui  guide  vers  le  but,  parfois  à  son  insu,  le  progrès  de  cette  âme 
dont  on  pourrait  dire,  en  rappelant  le  mot  de  Tertullien,  qu'elle 


-  61  — 

du  maître,  en  fit  une  heureuse  transposition.  Ce  fut 
la  réponse  de  la  littérature  à  la  philosophie,  l'élo- 
quence du  sentiment  donnant  la  réplique  à  l'élo- 
quence de  lidée  '. 


est  «  naturellement  catholique  »,  mais  qu'elle  l'est  à  la  manière 
contemporaine,  laquelle  est  savante  et  compliquée.  »  (Brochure 
citée,  p.  16.) 

i.  Nous  ne  pouvons  résister  au  plaisir  de  donner  le  début  de  ce 
joli  discours  de  M.  de  Magallon  : 
Messeigneurs,  Messieurs. 

Je  me  résigne  donc,  si  lourd  que  je  le  sente,  au  devoir  que  l'on 
m'a  fait  de  prendre  à  mon  tour  la  parole  ce  soir.  J'ignore,  moins 
que  personne,  à  quel  point  elle  ne  peut  être  que  vaine  et  vide 
après  celle,  comme  toujours  si  pleine  de  pensée,  que  vous  venez 
d'entendre  :  tout  serait  reflet  pâle,  écho  faible  à  côté  de  l'écla- 
tante et  retentissante  éloquence  du  plus  autorisé  et  du  plus  vi- 
goureux orateur.  Mais,  dans  ce  Congrès,  ou  il  a  tant  été  parlé  de 
la  foi,  il  faut  reconnaître  que  ses  organisateurs,  tout  les  premiers, 
ont  donné  l'exemple  de  ne  douter  de  rien:  et  il  fallait  bien  leur 
obéir,  y  joignant  comme  ils  faisaient  l'action  la  plus  aimable  et  la 
plus  persuasive,  en  même  temps  que  la  plus  pressante,  et  puisque 
rien  ne  résiste,  on  vous  l'a  démontré,  à  ces  forces  unies.  (Applau- 
dissements.) 

Sous  prétexte  que  j'ai  eu  dans  cette  enceinte  le  plaisir  de  ré- 
pondre à  M.  Jaurès,  on  veut  que  j'y  réponde  a  M.  Brunetière. 
C'est  confondre  deux  tâches  bien  diverses,  dont  la  seconde  est 
loin  d'être  la  plus  aisée.  Les  sophismes  d'un  Jaurès  ne  sont  que 
cire  molle  où  pénétrer  est  un  jeu  d'enfant,  à  côté  de  la  difficulté 
de  rien  contredire  ou  de  rien  ajouter  même  aux  remparts  de  gra- 
nit que  chaque  discours  de  11.  Brunetière  élève  à  la  défense  et  à 
la  gloire  de  la  vérité,  (youceaux  applaudissements.) 

Pourtant,  est-ce  habitude  de  succéder,  sur  les  tribunes,  à  des 
adversaires  plus  souvent  qu'à  des  amis  ou  à  des  maîtres  ?  je 
serais  tenté  de  hasarder  sur  celui-ci,  —  excusez  une  si  folle  au- 
dace, —  un  peu  de  critique  après  tant  de  compliments  dont  vos 
applaudissements  l'ont  couvert.  Voilà,  direz-vous,  un  singulier 
manque  de  précautions  oratoires,  et  un  exorde  peu  insinuant 
pour  me  capter  la  faveur  de  mes  auditeurs  et  surtout  peut-être 
de  mes  auditrices.  (Sourires.)  Mais  ne  serez-vous  pas  de  mon  avis 
si  je  dis  de  ce  discours,  d'ailleurs  admirable,  qu'il  pourrait  être 
accusé  de  superflu,  à  moins  qu'on  ne  le  taxât  d'incomplet  ?  Et,  en 


-    62    — 

Le  lendemain,  on  célébrait  la  clôture  solennelle 
du  Congrès  à  la  cathédrale.  Tous  les  orateurs,  tous 
les  hommes  d'oeuvres,  tous  les  jeunes  gens  qui  y 
avaient  pris  part,  ne  pouvaient  manquer,  sous  peine 
de  n'avoir  fait  qu'ébaucher  une  besogne  stérile,  de 
l'achever  par  la  prière.  Au  premier  rang  de  l'assis- 
tance, on  remarquait  M.  Brunetière  dévotement 
recueilli.  Il  savait  mieux  que  tout  autre  —  lui  qui  a 
si  souvent  mesuré  l'influence  de  la  volonté  sur  la 
croyance  —  que  si  l'idée  influe  sur  l'acte,  réciproque- 
ment 1  acte  influe  sur  l'idée,  et  qu'en  réalité,  la  pra- 
tique religieuse,  même  un  peu  avant  l'heure  où  l'on 
croit,  est  un  des  meilleurs  moyens  d'acquérir  la  foi. 

effet,  qu'aucune  âme,  en  possession  d'elle-même,  ne  puisse  échap- 
per à  ce  besoin  de  croire  qui  est  tout  ensemble  le  caractère  de  sa 
nature  et  la  marque  de  sa  destinée,  M.  Brunetière  vous  en  a 
donné  de  fortes  et  lumineuses  preuves:  j'ose  pourtant  dire,  et 
vous  tomberez  d'accord  avec  moi,  qu'il  a  omis  une  des  plus  lumi- 
neuses à  l'heure  actuelle  et  des  plus  fortes,  qui  est  M.  Brunetière 
lui-même.  (  Vifs  applaudissements.) 

Je  n'y  insisterai  point,  je  devais  l'indiquer.  Que  peu  de  science 
éloigne  de  Dieu,  qu'une  science  étendue  ramène  à  Lui,  c'est  un 
fait  passé  axiome  :  qu'après  ces  longs,  ces  fructueux  voyages  au- 
tour du  monde  des  idées  que  nous  avons  tous  suivis,  un  excellent 
esprit  entre  au  port,  apportant  un  témoignage  nouveau  à  la  vérité 
éternelle,  il  serait  malséant  de  l'en  louer  outre  mesure,  s'il  est 
bien  permis  de  s'en  réjouir  et  de  s'en  féliciter.  Je  n'aurai  pas  l'in- 
discrétion de  réduire  notre  cher  et  éminent  maître  à  l'état  de 
conquête,  ni  de  trophée....  Il  sait  bien,  par  contre,  qu'il  y  a  des 
combattants  qui  ne  peuvent  éviter  de  devenir  des  drapeaux,  et  ce 
n'est  la  faute  que  de  leur  bravoure  et  de  leur  éclat.  (Applaudisse- 
ments prolongés.) 

L'orateur  continue  de  la  façon  la  plus  brillante  et  la  plus  ingé- 
nieuse à  mettre  en  relief  pour  les  jeunes  gens  la  nécessité  de 
croire  et  d'agir. 

(Compte  rendu  in  extenso  du  Congrès  de  Besançon,  1898,  impri- 
merie Bossanne.) 


—  63  — 

Au  banquet  qui  suivit,  salle  Ronchaux,  ni  les  con- 
vives —  ni  les  toasts  —  ne  manquèrent.  Nous  n'a- 
vons pas  à  nous  occuper  ici  de  ceux  qui  ont  trait  au 
Congrès  :  il  y  en  eut  de  magnifiques,  en  particulier 
celui  de  M.  de  Mun.  Mais,  provoqué  par  M.  Jean 
Brunhes.  professeur  à  l'Université  de  Fribourg,  et 
M.  X.  de    Magallon,  Brunetière  se  leva/  et,  décidé- 
ment, avec   lui  nous  jouions  de    bonheur,  car.  au 
milieu  de  sa  cordiale   improvisation,  il  lui  échappa 
la  phrase  célèbre  qui  le  peint  le  mieux,  qui  a  été  le 
plus  souvent  citée,  et  qu'il  est  question  de  graver  sur 
le  socle  de  sa  statue  :  Depuis  que  je  parle  et  que 
f  écris,  en  toute  occasion,  je  me  suis  toujours  laissé 
faire  par  la  vérité.    En  sorte    que   non  seulement 
Brunetière  a  prononcé  à  Besançon  quelques-uns  de 
ses  discours  les  plus  sensationnels,  non  seulement 
il  y  a  marqué  d'un  aveu  décisif  les   phases  princi- 
pales de  sa  conversion,  mais  c'est  chez  nous  encore 
qu'il  a  caractérisé  le  plus  justement  ce  qui  fait  sa 
grandeur  morale  :  un  absolu  désintéressement  vis- 
à-vis  du  vrai. 

Il  faut  laisser  dans  leur  cadre,  dans  leur  écrin, 
ces  paroles  précieuses  entre  toutes.  A  voir  qu'elles 
ont  été  prononcées  sans  emphase  au  cours  d'un 
toast  sans  apprêt  —  et  non  soigneusement  en- 
châssées dans  Tune  de  ces  apologies  que  se  per- 
mettent parfois  les  hommes  discutés  —  le  lecteur 
n'en  sera  que  plus  vivement  touché .  trouvant . 
dans  leur  modestie  même,  un  gage  de  sincérité  de 
plus. 


-  64- 

Répondant   à   MM.   Brunhes   et  de   Magallon  », 
l'un   qui  le  connaissait  de  longue  date,  ayant  été 


i.  Toast  de  J.  Brunhes  à  Brunetière  : 
Cher  Maître, 

Un  privilège  en  entraîne  un  autre.  Parmi  tous  ceux  qui  sont  ici 
et  qui  vous  ont  applaudi  si  vigoureusement  hier,  il  y  en  a  peu  qui 
aient  eu  le  bonheur  de  vous  entendre,  de  vous  suivre,  de  s'atta- 
cher à  vous  depuis  un  aussi  long  temps  que  moi.  C'est  pour  cela 
qu'on  m'a  prié  d'être  auprès  de  vous  le  porte-parole  de  tous. 

Au  lendemain  de  cette  triomphante  conférence  d'hier  soir, 
vous  me  permettrez  de  rappeler  ces  conférences  sur  Bossuet  dans 
la  petite  salle  de  l'École  normale,  en  1890  ;  ce  sont  là  des  souvenirs 
que  j'aime  à  rappeler,  ce  sont  des  souvenirs  que  vos  disciples 
conservent  avec  un  soin  jaloux,  comme  un  bibliophile  aime  à 
conserver  des  épreuves  avant  la  lettre.  Mais  nous  ne  sommes  pas 
égoïstes,  et  notre  joie  est  grande,  de  sentir  que  votre  parole  est 
aujourd'hui  entendue  par  un  plus  grand  nombre  d'auditeurs,  par 
des  foules  entières.  (Bravos.) 

Mais,  cher  maître,  pour  ceux  qui  vous  connaissent  depuis 
moins  longtemps,  —  s'il  est  vrai  que  vous  évoluez,  ainsi  que 
toutes  les  choses  de  ce  monde  évoluent,  voire  même  les  genres 
littéraires  (Rires),  permettez-moi  de  dire  quels  sont  en  vous  les 
caractères  permanents,  ceux  que  nous  admirons  depuis  si  long- 
temps, ceux  qui  ont  fait  de  tout  temps  votre  force.  Vous  êtes 
aujourd'hui  un  modèle  de  courage  et  de  droiture,  mais  vous 
l'étiez  déjà  hier  quand  vous  étiez  notre  maître  ;  et  nous  aimions 
déjà  en  vous  votre  sincérité  indomptable  et  votre  bravoure  pers- 
picace. Car  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  vous  avez  dénoncé  le 
dilettantisme  et  le  naturalisme  comme  devant  aboutir  en  réalité  à 
l'anarchie.  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  vous  avez  disputé  le 
terrain  à  ceux  qui  voudraient  monopoliser  ces  deux  grandes 
choses  :  la  vérité  et  la  justice.  Il  y  a  longtemps  que  vous  leur 
avez  fait  la  guerre  dans  le  domaine  intellectuel.  C'est  pour  cela 
que  nous  vous  aimions. 

Cher  maître,  toutes  ces  qualités  viriles  que  vous  avez  eues,  et 
que  nous  avons  essayé  d'apprendre  à  votre  exemple,  constituent 
des  qualités  foncièrement  françaises  ;  et,  voilà  pourquoi  votre 
exemple  a  une  signification  très  haute  pour  cette  assemblée. 
Votre  vie  entière  nous  donne  une  plus  grande  confiance  dans 
notre  pays,  dans  notre  race  et  dans  leur  destinée.  Evidemment, 
nous  ne  sommes  (il  faut  le  dire  avec  modestie),  ni  le  plus 
égoïste,  ni  le  plus  utilitaire  des  peuples,  mais  nous  avons,  pour 


-  65  — 

son  élève  à  l'école  normale,  l'autre,  un  de  ces  amis 
improvisés  sur  le  champ  de  bataille  et  dont  la  sym- 

compenser  cette  prétendue  infériorité,  une  générosité  foncière  et 
le  sentiment  de  la  justice  nationale  et  internationale.  (Bravos.) 
îs'ous  ne  sommes  ni  les  plus  barbares  ni  les  plus  riches,  mais 
nous  avons,  pour  compenser  cette  autre  infériorité,  ce  courage 
que  donne  le  sentiment  d'une  rénovation  normale  dans  tous  les 
domaines  de  l'activité  intellectuelle,  commerciale,  industrielle, 
morale  et  enfin  religieuse. 

Je  voudrais  développer  chacun  de  ces  points,  je  ne  le  puis  pas. 
Je  me  bornerai  à  dire  d'un  mot  :  ceux  qui  désespèrent  de  notre 
pays  sont,  vous  le  savez  bien,  ceux  qui  ont  commencé  par  déses- 
pérer d'eux-mêmes  ;  ceux  qui  médisent  de  notre  France  sont 
ceux  qui  devraient  commencer  par  médire  d'eux-mêmes.  (Applau- 
dissements.) Cher  maître,  vous  n'êtes  ni  un  de  ces  désespérés,  ni 
un  de  ces  médisants  ;  c'est  pour  cela  que  nous  nous  sommes  atta- 
chés à  vous  et  que  nous  avons  confiance  en  vous.  De  tous  ces 
sentiments  qui  sont  ici  unanimes  à  votre  égard  :  enthousiasme, 
admiration  et  reconnaissance,  voulez-vous  me  permettre  de  dire 
quel  est  le  fondement?  «  C'est  encore  un  fait  »,  comme  vous 
disiez  hier  soir,  et  ce  fait  est  indiscutable  :  c'est  le  besoin  de 
croire....  en  vous.  (Applaudissements  prolongés,  cris  :  Vive  Brune- 
tière) 

II.  de  Magallon,  qui  la  veille  avait  répondu  avec  tant  d'esprit 
et  tant  d'éloquence  à  M.  Brunetière,  aiguisé  par  les  paroles  de 
M.  Brunhes,  veut  aussi,  et  de  nouveau,  apporter  à  l'académicien 
le  témoignage  de  son  admiration.  Avant  que  M.  Brunetière  puisse 
répondre  au  toast  de  M.  Brunhes,  la  voix  de  M.  de  Magallon  avait 
retenti  claire  et  vibrante. 
Messeigneurs, 
Messieurs, 

Plaignez  un  malheureux  décidément  voué  à  des  tâches  ingrates 
(Bires);  parler  après  M.  Brunetière  hier,  après  M.  Brunhes  au- 
jourd'hui !  et,  difficulté  plus  grave,  obligé  de  répeter  ce  qui  vient 
d'être  on  ne  peut  mieux  dit  !  M.  Brunhes  a  porté  la  santé  de 
II.  Brunetière  au  nom  de  ses  anciens  élèves....  Permettez  que  je 
la  porte  encore  au  nom  des  amis  ignorés,  des  disciples  épars  au 
loin  et  innombrables  qui  se  nourrissent,  sans  qu'il  les  connaisse, 
de  son  enseignement  fort  et  sain. 

Oui,  de  la  vie  et  de  l'œuvre  de  M.  Brunetière.  un  bel  exemple 
sort.  Et  j'y  vois,  éclatants,  les  deux  caractères  dont  on  n'a  préci- 
sément cessé  de  dire,  au  cours  de  ce  Congrès,  qu'il  fallait,  avant 
tout,  que  fussent  marquées  toute  œuvre  et  toute  vie. 


—  66  — 

pathie  nouvelle  jette  feux  et  flammes,  Brunetière 
parla  ainsi,  avec  un  abandon  charmant  qui  ne  fai- 

Le  divin  besoin  de  croire,  dont  M.  Brunetière  nous  a  hier  si 
magnifiquement  parlé,  ses  premières  pages  en  étaient  déjà  toutes 
vibrantes.  Déjà  cette  noble  préoccupation  le  dominait  de  faire 
effort  pour  autre  que  soi-même.  A  l'heure  où  plus  d'un,  qu'il  a  du 
reste  abattu  de  son  ironie  victorieuse,  ne  voulait  que  jouir  du 
plaisir  de  caresser  les  idées  tour  à  tour,  ou,  pis  encore,  ne  de- 
mandait au  commerce  de  ces  amantes  sublimes  que  des  profits, 
M.  Brunetière  avait  un  souci,  et  se  refusait  à  comprendre  qu'un 
critique,  un  écrivain,  un  philosophe  en  eût  d'autres,  c'était  sim- 
plement —  les  mots  sont  grands,  mais  justes  —  le  souci  de  la  vé- 
rité et  de  l'humanité.  (Applaudissements.) 

Quel  admirable  homme  d'action  qu'un  véritable  écrivain  fran- 
çais! Nul  n'en  a  plus  parfaitement  réalisé  le  type  que  M.  Bru- 
netière. J'espère  bien  que  de  nouvelles  batailles  s'engageront  au- 
tour de  son  discours  d'hier.  Beverrons-nous  la  guerre  gastrono- 
mique dirigée  jadis  contre  sa  thèse  sur  le  rôle  respectif  de  la 
science  et  de  la  religion  ?  Cette  fois  du  moins,  en  gens  avertis, 
nous  aurons  pris  les  devants.  (Sourires.)  M.  Brunetière  le  faisait 
un  jour  observer  le  plus  spirituellement  du  monde,  l'histoire  ne 
cite  que  deux  hommes  contre  qui  l'on  ait  organisé  une  campagne 
de  banquets  :  le  roi  Louis-Philippe,  et  lui  même.  (Rires.)  Si  les 
banquets  de  la  Béforme  renversèrent  Louis-Philippe  du  trône, 
celui  de  Saint-Mandé,  il  faut  le  reconnaître,  a  laissé  M.  Brunetière 
debout,  sans  lui  ôter  une  parcelle  de  la  principauté  intellectuelle 
que  lui  reconnaissent  tant  d'esprits.  L'argument  était,  à  vrai  dire, 
moins  décisif  que  nouveau  pour  démontrer  comme  quoi  la  reli- 
gion pouvait  être  remplacée  par  la  science;  en  bonne  logique, 
tout  au  plus  pouvait-il  établir  qu'elle  pouvait  l'être,  pour  les 
dîneurs  au  moins  de  Saint-Mandé,  par  de  l'aspic  de  foie  gras  ou 
par  une  aile  de  dinde  truffée.  (Hilarité.)  Les  truffes,  je  l'avoue, 
étaient  de  nature  à  le  rendre,  sinon  plus  fort,  au  moins  très  clair 
à  tous  les  chercheurs  de  vérités,  et  saisissant  pour  tout  le  genre 
humain  et  même  au  delà.  (Rires  et  applaudissements.)  Je  ne  suis 
pourtant  pas  sûr  que  ce  repas  fameux  ait  été  aussi  inoffensif  pour 
ceux  qui  le  mangèrent  que  pour  celui  contre  qui  on  le  mangea  : 
à  en  croire  la  science,  et  je  l'en  crois  volontiers  sur  ce  point,  qui 
est  de  son  domaine,  rien  n'est  mauvais  pour  le  pauvre  estomac  de 
l'homme  comme  de  se  mettre  à  table  avec  un  esprit  chagrin  ;  or, 
jamais  on  ne  vit  convives  de  plus  fâcheuse  et  méchante  humeur 
que  ceux  qui  s'attablèrent  pour  manger  et  pour  boire  la  réfuta- 
tion   scientifique  des  erreurs  philosophiques  de   M.    Brunetière, 


-63- 

sait  point  présager  qu'un  des  mots  qu'il  allait  dire 
traverserait  les  siècles. 

Messeigneurs  *, 
Messieurs, 

Je  suis  terriblement  embarrassé.  D'abord, 
parce  que,  sous  le  poids  des  éloges  que  viennent 
de  me  décerner  à  l'envi  M.  Jean  Brunhes  et 
M.  de  Magallori,  un  homme  beaucoup  plus  robuste 

aux  côtés  de  M.  Berthelot.  (Hilarité   générale,   vifs   applaudisse- 
ments.) 

Levons  donc  notre  verre,  Messieurs,  avec  une  bonne  humeur 
égale  à  leur  ennui.  En  buvant  à  M.  Brunetière,  c'est  à  nos  convic- 
tions les  plus  sacrées,  c'est  à  nos  plus  hautes  espérances  que  je 
bois. 

Qui  pourrait  n'être  pas  rassuré  sur  l'avenir  de  la  vérité  dans 
notre  pays  et  dans  le  monde  quand,  au  déclin  d'un  siècle  acharné 
à  sa  ruine,  elle  remporte  de  telles  victoires  ;  quand  on  voit  les  es- 
prits le  mieux  au  fait  de  tout  ce  par  quoi  on  a  prétendu  l'abattre 
et  la  remplacer,  d'un  geste  magnifique  lui  porter  témoignage,  et 
se  venir  ranger  avec  résolution  parmi  ses  défenseurs  ?  (Applaudis- 
sements.) 

Messieurs,  toute  génération,  en  entrant  dans  la  vie,  y  cherche 
les  maîtres  de  sa  pensée  qu'elle  veut  suivre  en  les  acclamant. 

Les  circonstances  sont  sérieuses.  L'heure  des  sonneurs  de  chi- 
mères, si  belles  soient-elles,  est  passée.  Une  seule  passion  résiste 
aux  souffles  rudes  de  notre  époque,  une  seule  y  convient  :  la  pas- 
sion virile  de  la  vérité. 

Voilà  pourquoi  nous  saluons  avec  une  si  chaude  sympathie  l'un 
des  maîtres  les  meilleurs  qui  se  puissent  choisir,  en  cet  esprit, 
sévère  sans  doute,  mais  vivant,  ardent  et  passionné  qui  ne  pense, 
ne  lutte  que  pour  elle,  et  que  cette  ville  de  Besançon  a  vu  frap- 
per, en  faveur  de  sa  foi,  ses  coups  les  plus  retentissants.  (Applau- 
dissements prolongés  et  enthousiastes.) 

A  M.  Ferdinand  Brunetière.  (Applaudissements,  cris  :  vive  M.  Bru- 
netière.) 

i.  Mgr  l'archevêque  de  Besançon,  Mgr  Pagis,  évêque  de  Ver- 
dun ;  Mgr  Belmont,  évêque  de  Clermont  ;  Mgr  Foucault,  évêque 
de  Saint-Dié  ;  Mgr  de  Pélacot,  évêque  de  Troyes. 


-  68  — 

que  moi  ne  laisserait  pas  de  se  sentir  comme 
accablé.  Et  puis,  à  l'heure  des  toasts,  s'il  n'y  a 
que  deux  manières  de  parler,  l'une  qui  soit  spi- 
rituelle et  l'autre  qui  soit  éloquente,  je  ne  puis 
malheureusement  prendre  ni  la  première  ni  la 
seconde.  D'être  spirituel,  M.  de  Magallon  vient 
de  m'en  enlever  la  possibilité  ;  mais  si  je  voulais 
tâcher  d'être  éloquent,  cette  salle  retentit  encore 
de  l'éclat  des  paroles  de  M.  deMun  avec  lequel, 
certainement,  je  serais  bien  imprudent  de  vou- 
loir rivaliser.  (Sourires.) 

Dans  ces  conditions,  que  me  reste-t-il  à  faire  ? 
Je  n'ai  qu'à  vous  remercier  de  votre  accueil, 
très  simplement,  et  s'il  m'est  permis  de  retenir 
quelque  chose  des  compliments  de  MM.  Jean 
Brunhes  et  de  Magallon,  je  n'en  veux  accepter 
qu'un  seul,  qui  est,  depuis  que  j'écris  et  que  je 
pense,  de  m  être,  en  toute  occasion,  laissé  faire 
par  la  vérité.  (Bravos,  bravos.) 

C'est  le  seul  mérite  au  monde  et  le  seul  hon- 
neur que  je  revendique.  (Applaudissements  répé- 
tés.) 

Messieurs,  je  suis  entré  dans  la  vie  comme 
vous  y  entrez  vous-mêmes,  avec  la  résolution,  ou, 
si  vous  l'aimez  mieux,  le  parti  pris  de  n'en  pas 
avoir,  de  chercher  toujours,  et  de  ne  jamais 
me  préférer  moi-même  à  la  vérité.  (Applaudis- 
sements.) 


_69- 

C'est  ce  que  quelques-uns  ont  appelé  mes  évo- 
lutions ;  et  en  effet,  nous  vivons  aujourd'hui  dans 
un  temps  où  on  nous  propose  de  penser  en  bloc 
et  d'être,  vers  la  cinquantaine,  le  jeune  homme 
imprudent  et  intransigeant,  surtout,  que  l'on  était 
à  vingt-cinq  ans. 

Permettez-moi  de  vous  le  dire,  à  vous  qui  êtes 
jeunes:  telle  n'est  pas  la  réalité  de  la  vie.  Vous 
avez  le  droit  de  changer;  vous  en  avez  même  le  de- 
voir. Il  faut  que  chaque  jour  qui  s'écoulera,  cha- 
que année  qui  s'appesantira  sur  vos  épaules 
vous  apporte  une  science  et  une  conviction  nou- 
velles ;  et  la  seule  chose  qu'on  puisse  exiger  de 
vous,  c'est  que,  au  milieu  de  ces  changements, 
votre  désintéressement  soit  toujours  hors  de 
doute.  {Chaleureux  applaudissements .) 

Si  c'est  le  témoignage  que,  de  deux  points  si 
différents  de  l'horizon,  viennent  de  me  rendre 
tout  à  l'heure  mon  ancien  et  très  cher  élève, 
M.  Jean  Brunhes,  et  M.  de  Magallon,  que  je  ne 
connaissais  pas  hier  et  que  j'admire  déjà  aujour- 
d'hui, vous  concevrez  aisément  combien  j'en  suis 
fier  et  heureux.  {Applaudissements .) 

Vous  me  permettrez  après  cela,  Messieurs, 
puisque  je  parle  à  Besançon  et  que  c'est  la  troi- 
sième fois  déjà,  depuis  trois  ans,  que  j'ai  l'hon- 
neur de  me  trouver  au  milieu  de  vous,  d'en  té- 
moigner ma  reconnaissance  à  celui  d'entre  vous 


no   — 


qui  m'a  introduit  dans  cette  ville,  et  qui  a  été  la 
cheville  ouvrière  et  l'âme  du  Congrès  que  nous 
clôturons  aujourd'hui.  J'ai  nommé  le  R.  P.  Da- 
gnaud,  dont  vos  applaudissements  effarouche- 
ront la  modestie,  mais  ne  récompenseront 
jamais  assez  l'absolu  dévouement.  [Triple  salve 
d'applaudissements.) 


IV 


Hrunelirre  et  Bo§snet.  —  couférenceg  à  Rome  gur  la  modernité 
de  Bossuet.  —  Oc  qu'on  apprend  à  l'école  de  Bossuet.  — 
Brunetière  ge  déclare  nettement  catholique.  —  Extraits  de  sa 
correspondance. 

Deux  ans  plus  tard,  le  s5  février  1900,  nous 
retrouvons  Brunetière  à  Besançon,  et  doublement 
chez  lui,  puisque,  d'abord,  il  était  chez  nous  et  qu'il 
avait  à  parler  de  Bossuet.  Un  comité,  en  effet,  s'é- 
tant  formé,  sur  l'initiative  de  Mgr  de  Briey  et  sous  la 
présidence  du  cardinal  Perraud,  pour  élever  à 
Y  Aigle  de  Meaux,  dans  sa  cathédrale,  un  monu- 
ment funéraire,  Brunetière  en  fit  naturellement 
partie.  Et  il  ne  tarda  pas  à  en  devenir,  sinon  le 
membre  le  plus  influent,  du  moins  le  porte-parole 
le  plus  actif  et  le  plus  éloquent.  Il  paya  largement 
de  sa  personne  les  frais  de  la  campagne  de  confé- 
rences organisée  à  cette  occasion.  Rien  ne  lui  coûte 
pour  que  refleurisse  à  nouveau  la  gloire  de  Bos- 
suet, qu'il  a  tant  aimé,  tant  pratiqué,  et  dont,  en 
retour,  le  commerce  assidu  lui  fut  de  tous  points  si 
profitable.  Il  était,  d'ailleurs,  de  ceux  qui  savent 
aussi  bien  se  donner,  qu'ils  savent  mal  se  prêter. 
Que  ce  fût  à  une  œuvre  ou  à  un  homme,  d'instinct 
il  allait  jusqu'au  bout  du  dévouement. 

A  vrai  dire,  le  dévouement,  dans  ce  cas-là,  ne 


—  72  — 

devait  pas  lui  coûter  beaucoup.  Refaire  pour  son 
compte  et  le  profit  de  tous  le  tour  de  Bossuet,  afin 
de  l'envisager  sous  ses  différents  aspects  ;  s'amuser 
à  confondre,  par  la  voix  de  son  grand  homme, 
certaines  doctrines  que  tous  les  deux  jugeaient 
funestes;  se  retremper,  et  nous  avec  lui,  dans  l'a- 
mour de  l'autorité,  de  la  tradition  ;  et  aussi  parler, 
non  seulement  d'abondance,  mais  avec  cette  maî- 
trise que,  seule,  assure  la  parfaite  possession  d'un 
sujet  médité  depuis  toujours....  pour  ces  motifs  et 
cent  autres  encore,  il  se  prit  d'un  beau  zèle  pour  la 
gloire  de  Bossuet.  Il  la  plaida  d'abord  à  Rome, 
sachant  bien  que  les  oscillations  parties  de  là  ne 
pouvaient  manquer  d'aboutir  aux  plus  lointains 
rivages  l.  Sur  le  but  qu'il  poursuivait,  il  s'expliqua, 
dans  sa  conférence  du  palais  de  la  chancellerie  pon- 
tificale, avec  un  telle  netteté,  que  nous  n'avons  plus 
qu'à  lui  laisser  la  parole  : 

«  Il  nous  arrive  trop  souvent,  à  nous  autres 
Français,  d'ensevelir  nos  morts  fameux  dans  le 
linceul  de  leur  propre  gloire.  Nous  ne  les  oublions 
certes  pas,  mais  nous  ne  les  fréquentons  plus.  Con- 
tents de  savoir  qu'ils  ont  vécu,  nous  vivons  à  notre 
tour,  et  ils  ne  nous  deviennent  pas  précisément  indif- 
férents, mais  nous  ne  vivons  pas  avec  eux  dans 
cette  intimité  quotidienne,  étroite  et  familière,  qu'à 


i.  Brunetière,  invité  à  parler  d'abord  à  Home,  fit  le  3o  janvier 
1900,  au  Palais  de  la  Chancellerie  pontificale,  devant  les  cardinaux 
et  l'élite  de  la  société  romaine,  sa  conférence  sur  la  Modernité  de 
Bossuet. 


-;3- 

défaut  même  de  la   religion,  l'amour  de  la  patrie 
devrait  suffire  cependant  à  entretenir. 

«  Le  eroiriez-vous,  Messeigneurs,  vous  dont  les 
églises  sont  toutes  pleines  des  tombeaux  de  ceux 
qui  ont  honoré  l'Italie  ;  le  croiriez-vous,  que  ni  à 
Dijon,  où  il  est  né,  ni  à  Meaux,  dans  cette  cathé- 
drale qu'il  a  à  jamais  illustrée  ',  ni  à  Paris.  Bossuet 


i.  Lacune  aujourd'hui  comblée.  Un  imposant  monument,  dû  au 
ciseau  du  sculpteur  Ernest  Dubois,  se  dresse  désormais  dans  la 
cathédrale  de  Meaux.  C'est  tout  récemment,  le  29  octobre  191 1, qu'il 
fut  inauguré,  aux  applaudissements  d'une  foule  enthousiaste  qui 
comprenait  qu'à  notre  époque  de  «  statuomanie  »  à  outrance,  c'était 
bien  le  moins  que  Bossuet  eût  a  son  tour  ses  traits  fixés  dans  le 
marbre  !  L'inauguration  donna  lieu  à  des  solennités  magnifiques. 
Le  clergé.  l'Institut  et  le  peuple  y  prirent  une  part  également  active. 
Deux  cardinaux  présidaient  :  S.  Ém.  le  cardinal  Luçon.  archevêque 
de  Reims,  et  S.  Ém.  le  cardinal  Mercier,  archevêque  de  Malines. 
«  Pius  du  quart  de  l'épiseopat  français,  dit  Mgr  Marbeau,  évèque  de 
Meaux,  et  plus  du  quart  des  membres  de  l'Académie  »  assistaient 
à  cette  cérémonie  religieuse  et  patriotique.  Outre  le  distingué 
évêque  de  Meaux  qui  recevait  ses  hôtes  illustres,  on  eut  le  plaisir 
d'entendre  tour  à  tour  M.  Alfred  Méziéres,  au  nom  du  Comité 
d'érection  pour  le  monument  de  Bossuet,  M.  Jules  Lemaïtre,  au 
nom  de  l'Académie  française,  S.  Ém.  le  cardinal  Mercier,  au  nom 
de  l'Église  de  Belgique  et  de  son  Université,  Mgr  Touchet,  enfin, 
au  nom  du  clergé  de  France. 

Hélas  !  comme  il  arrive  souvent  en  ce  bas  monde,  beaucoup  de 
ceux  qui  avaient  été  à  la  peine  n'étaient  pas  à  l'honneur.  M.  Alfred 
Méziéres,  président  du  Comité  d'érection  pour  le  monument  de 
Bossuet,  eut  un  souvenir  ému  pour  ses  collaborateurs  de  la  pre- 
mière heure,  trop  tôt  disparus.  Ils  sont  nombreux  déjà  !  Le  cardi- 
nal Perraud,  le  duc  de  Broglie,  Gréard,  Boissier.  Larroumet,  le 
marquis  Costa  de  Beauregard,  et  ceux  qu'il  faut  nommer  avec  le 
plus  de  ferveur  :  Mgr  de  Briey,  à  qui  revient  le  mérite  de  la  pre- 
mière initiative,  et  enfin  Ferdinand  Brunetière,  qui  avait  fait 
sienne  la  cause  de  Bossuet.  Aussi  bien,  ne  fut-il  pas  oublié  en  ce 
jour  mémorable.  Tous  les  orateurs  inscrits  au  programme  tinrent 
à  honneur  de  lui  rendre  un  hommage  mérité.  Retenons  du  moins 
le  plus  significatif,  celui  de  M.  Jules  Lemaïtre,  qui  s'exprime  en 
ces  termes  :  «  Celui  qui  aurait  dû  parler  aujourd'hui  de  Bossuet,  ce 


74 


n'a  encore  de  tombeau  ?  Mais  nous,  voulant  lui  en 
dresser  un,  nous  n'en  avons  pas  imaginé  de  plus 
sûr  moyen  que  de  commencer,  et  avant  tout,  par 
réveiller  le  souvenir  de  son  œuvre  dans  les  mé- 
moires. Si  quelques-uns  de  nos  contemporains  ne 
connaissent  de  lui  que  son  grand  nom,  nous  vou- 
drions essayer  de  leur  dire  ce  qu'ils  trouveraient 
d'actualité,  de  profit,  dïnstruction  dans  son  œuvre. 
Et  vous  concevez  aisément  les  raisons  que  nous 
avons  eues  de  le  dire  à  Rome,  afin  de  placer  ce  que 
nous  en  dirons  sous  l'invocation  du  Saint-Siège. 

«  Qu'il  me  soit  donc  permis  d'en  exprimer  ma 
profonde  reconnaissance  à  Sa  Sainteté  le  pape 
Léon  XIII.  Aussitôt  qu'elle  a  eu  connu  notre  projet, 
Sa  Sainteté  a  voulu  l'encourager  j)ar  une  lettre 
adressée  au  cardinal  Perraud  et,  depuis,  Messei- 
gneurs,  vous  n'avez  pas  oublié  en  quels  termes, 
dans  une  de  ses  dernières  encycliques,  elle  a  parlé 
de  Bossuet.  Elle  a  daigné  faire  davantage,  en  ap- 
prouvant l'idée  de  cette  conférence  et  en  nous  per- 
mettant de  la  tenir  en  territoire  pontifical.  Honneur 
insigne,  mais  bonneur  périlleux  !  dont  je  serais, 
Messeigneurs,  presque  moins  fier  qu'accablé,  si  je 
ne  me  sentais  soutenu  par  la  bienveillance  de  l'il- 


n'est  pas  moi,  c'est  Ferdinand  Brunetière,  qui  l'a  tant  aimé  et  glo- 
rifié et  qui  l'a  si  profondément  compris.  Leurs  deux'esprits  avaient 
quelques  traits  communs  :  l'amour  de  l'ordre,  la  passion  de  la  dia- 
lectique, le  besoin  de  croire  et  d'affirmer.  J'en  conclus  que  je 
remplacerai  fort  mal  le  très  regretté  Brunetière.  »  Sans  avoir  l'im- 
pardonnable naïveté  de  prendre  à  la  lettre  l'éminent  académicien, 
on  ne  peut  songer  en  effet  sans  tristesse  que  Brunetière  aurait 
versé,  dans  ce  discours,  «  tout  son  esprit  et  tout  son  cœur.  » 


-75- 

lustre  Pontife  ;  et  si  mon  unique  ambition  n'était 
pas  d'y  répondre  en  faisant  passer,  en  essayant  de 
faire  passer,  dans  ce  discours,  un  écho  bien  lointain 
et  bien  affaibli  de  sa  propre  pensée  et  de  sa  sympa- 
thie pour  la  France  «.  » 

Et  de  Rome,  où  va-t-il  ?  A  Besançon  !  Pour  lan- 
cer vigoureusement  l'affaire,  il  n'était  pas  indiffé- 
rent que   la  première  impulsion  fût  donnée  par  un 
auditoire  conquis  d'avance  2.  Chez  nous,  il  ne  crut 
pas  pouvoir  mieux  faire,  pour  témoigner  sa  recon- 
naissance à  Bossuet,  que  de  proclamer  bien  haut 
ce  qu'il  lui  devait.  Ce  qu'on  apprend  à  V école  de 
Bossuet,  c'est  ce  qu'il  y  a  appris  le  premier.  Si  cette 
conférence  est  une  confidence  déguisée,  nul  ne  s'en 
plaindra,    et   si,  d'autre   part,   Brunetière   tire  de 
Bossuet  précisément  les  idées  qui  lui  sont  le  plus 
chères,  depuis  longtemps,  encore  une   fois,   qu'en 
conclure,   sinon  que   l'on  trouve   dans  un   auteur 
surtout  ce  que  l'on  y  cherche,  et  que  ce  n'est  pas 
une  machine  qui  mène  l'enquête,  mais  un  homme. 
Du  temps    où  Brunetière    et    J.    Lemaître    guer- 
royaient, l'un  pour  l'impressionnisme  en  littérature, 

i.  Début  de  la  conférence  sur  la  Modernité  de  Bossuet.  Discours 
de  combat,  dernière  série. 

2.  Brunetière  était  à  Besançon  le  25  février  1900  ;  il  y  fit  au  Kur- 
saal-Cirque,  devant  son  magnifique  auditoire  habituel,  sa  confé- 
rence sur  Bossuet  :  «  Ce  qu'on  apprend  à  l'école  de  Bossuet  »,  en 
présence  de  Mgr  Petit,  archevêque  de  Besançon;  Mgr  Ardin,  ar- 
chevêque de  Sens  ;  Mgr  Theuret,  évêque  de  Monaco,  et  Mgr  Du- 
billard,  évêque  de  Quimper.  —  Cette  conférence  n'a  été  publiée 
nulle  part  in  extenso.  Elle  se  retrouve  assez  exactement  repro- 
duite dans  la  brochure  :  Brunetière  et  Bossuet,  éditée  chez  Bos- 
sanne,  Besançon,  1900. 


-36- 

l'autre  pour  le  dogmatisme,  comme  il  était  piquant, 
parfois,  de  les  surprendre  tous  deux  sur  la  frontière, 
se  portant  des  coups  indécis,  et  leurs  doctrines  se 
mêlant,  quoique  parties  de  points  diamétralement 
opposés  !  Mais  je  vous  prie  de  ne  pas  voir,  dans 
cette  constatation  faite  en  passant,  une  profession 
de  scepticisme  qui  eût  enchanté  Renan,  mais  irrité 
Brunetière.  Tout  au  long,  du  reste,  et  magistrale- 
ment, l'opposition  entre  l'objectif  et  le  subjectif,  le 
moi  et  le  non  moi,  l'âme  et  les  choses,  est  marquée 
dans  la  conférence  que  nous  reproduisons  ci-après 
de  M.  Denys  Cochin,  et  d'abondants  éléments  sont 
fournis  pour  la  solution  qui  fuit  toujours. 

A  l'école  de  Bossuet,  Brunetière  va  chercher  trois 
leçons  principales.  D'abord,  le  dédain  du  style,  en 
tant  que  tel,  s'il  devient  une  parure  ajoutée  à  la 
pensée,  au  lieu  d'en  être  le  mouvement  même,  et  à 
ce  propos,  il  ne  manque  pas  d'exécuter  une  fois  de 
plus  le  dilettantisme,  dont  nul  plus  que  lui  n'a 
dénoncé  l'égoïste  vanité.  Puis,  Fart  d'aller  au  point 
vif  des  questions,  sans  accorder  plus  d'attention 
qu'elles  ne  méritent  aux  minuties,  aux  subtilités  où 
parfois  se  complaisent  à  l'excès  nos  contemporains. 
Non  pas  que  la  vérité  soit  rectiligne,  ni  que  les  pro- 
blèmes n'aient  qu'une  face.  Mais  si  vif  que  vous 
supposiez  votre  sentiment  de  la  complexité  des 
choses,  encore  faut-il  choisir,  pour  les  juger,  le 
point  de  vue  le  plus  vrai,  le  plus  compréhensif, 
écarter  le  détail  encombrant  pour  plonger  le  regard 
jusqu'en  l'essentiel,  et  braquer  toutes  les  forces  de 


—  Tj  ~ 
son  esprit  vers  les  conclusions  d'ordre  pratique 
qui  permettent  d'agir.  Enfin,  troisième  leçon,  si 
importante,  que  les  deux  autres,  à  côté  d'elle, 
paraissent  quasi  négligeables  :  les  vérités  ne  se  res- 
semblent pas. 

«Il y  a  les  vérités  qui  se  définissent  et  se  jugent  par 
conformité  avec  leur  objet,  les  vérités  mathémati- 
ques, par  exemple  ;  il  y  a  d'autres  vérités  qui  se 
définissent  et  se  jugent  par  l'accord  qu'elles  sou- 
tiennent entre  elles,  par  leur  cohésion,  par  le  sys- 
tème qu'elles  forment,  telles  sont  les  hypothèses  de 
l'ordre  astronomique  et  de  l'ordre  zoologique  ;  il  y 
a  les  vérités  qui  se  définissent  et  se  jugent  par  leurs 
conséquences,  ce  sont  les  vérités  de  l'ordre  politi- 
que et  de  l'ordre  social  ;  enfin,  il  y  a  les  vérités 
comme  celles  que  Bossuet  nous  enseigne,  qui  se  dé- 
finissent et  se  jugent  par  l'autorité  de  celui  qui  nous 
les  a  révélées  l.  » 

Aux  rationalistes  impénitents  qui  rejettent  ces 
dernières,  sous  le  fallacieux  prétexte  qu'elles  ne 
relèvent  pas  directement  de  la  raison,  il  rappelle 
que  ce  pauvre  compas  est  bien  étroit  pour  mesurer 
l'univers,  et  que  ce  qui  se  tient  hors  de  ses  branches 
aussi  écartées  que  l'on  voudra,  ce  sont  précisément 
les  réalités  les  plus  augustes,  les  plus  profondes  et 
les  plus  utiles  à  savoir. 

Certes,  il  n'est  pas  arrivé  à  cette  conclusion  de 
plain-pied.  Quand  il  s'est  mis  à  étudier   Bossuet, 

i.  Ce  qu'on  apprend  à  V école  de  Bossuet,  brochure  citée,  Bossuet 
et  Brunetière,  p.  3o. 


-36- 

c'était  avec  un  esprit  imbu  des  progrès  du  siècle. 
Longtemps,  il  a  résisté.  Le  génie,  l'autorité,  le  bon 
sens  de  Bossuet  ont  fini  par  l'emporter. 

Victoire  complète,  aujourd'hui  î  Victoire  sur  toute 
la  ligne. 

On  le  vit  bien  à  sa  déclaration  faite  au  cours  de 
la  réception  solennelle  offerte  le  soir  à  l'orateur.  Il 
faut  la  relire  avec  soin,  car  c'est  une  confession  gé- 
nérale du  plus  haut  intérêt.  Elle  explique  Brune- 
tière  tout  entier.  Elle  indique  avec  précision  d'où  il 
est  parti,  par  où  il  a  passé,  où  il  a  abouti.  Elle  énu- 
mère,  en  un  raccourci  puissant,  les  motifs  de  son 
adhésion  au  catholicisme.  Et  Dieu  sait  s'il  s'enten- 
dait à  démêler  les  affinités  secrètes  de  notre  religion 
avec  les  âmes  !  Témoin  cette  page  si  pleine  et  d'un  si 
beau  mouvement  oratoire  :  «  Ce  serait,  Messieurs, 
tout  un  livre  qu'il  faudrait  écrire,  et  un  gros  livre, 
si  je  voulais  montrer  la  diversité  des  motifs  sur  les- 
quels un  Pascal,  un  Bossuet,  un  Chateaubriand,  un 
J.  de  Maistre,  ont  fondé  leur  apologétique.  Celui-ci 
donc,  l'auteur  des  Pensées,  âme  énergique  et  «  dé- 
mesurée »,  presque  violenle,  moins  soucieuse  d'ail- 
leurs de  soi  —  je  veux  dire  de  l'individu  —  que  de 
la  misère  de  notre  commune  condition,  ce  qu'il  a  vu 
dans  le  christianisme,  c'est  l'explication  de  notre 
destinée,  c'est  l'énigme  de  notre  nature  éclaircie,  et 
c'est  l'humanité  réintégrée,  par  le  mystère  de  la 
Rédemption,  dans  son  union  primitive  avec  Dieu- 
Mais  celui-là,  l'éloquent  auteur  des  Oraisons  funè- 
bres et  du  Discours  sur  Vhistoire  universelle,  poète 


-  79  — 
peut-être  autant  qu'orateur,  mais  en  qui  l'impétuo- 
sité de  l'imagination  s'équilibrait  par  la  fermeté  du 
bon  sens,  maître  de  sa  pensée  comme  de  sa  parole, 
génie  ami  de  l'ordre  et  de  l'autorité,  n'a  rien  senti 
plus  profondément,  ni  rien  exprimé  plus  majestueu- 
sement que  ce  qu'il  appelait  «  les  maximes  d'état  de 
la  politique  du  ciel  »,  l'action  de  la  Providence, 
l'intervention  d'une  «  force  majeure  »  dans  les  affai- 
res des  hommes,  et  le  gouvernement  de  Dieu  sur  le 
monde.  Un  troisième  survient  à  son  tour  qui  s'avise 
que,  si  la  beauté  des  choses  est  une  présomption  de 
leur  vérité,  jamais  doctrine  assurément  n'exerça  plus 
de  prise  que  la  chrétienne,  ou  ne  donna  plus  de 
satisfactions  plus  complètes  et  plus  intimes,  à  ce 
qu'il  y  a  de  plus  noble  en  nous,  et  sous  cette  impres- 
sion qui  l'a  rendu  lui-même  à  la  religion  de  ses 
pères,  il  écrit,  au  lendemain  de  la  Révolution,  le  Génie 
du  christianisme.  Et  voici  qu'éclairé  par  cette 
même  Révolution,  ce  qu'un  autre  s'efforce  d'établir, 
c'est  que  les  sociétés  des  hommes  ne  vivent  que  de 
la  quantité  de  divin  qui  s'y  mêle,  à  proportion  de 
ce  divin,  et  dans  la  mesure  où  elles  savent  sacrifier 
aux  nécessités  quotidiennes  de  leur  existence  l'or- 
gueil insensé  de  prétendre  lutter  contre  lui.  Vous 
semble-t-il,  Messieurs,  que  s'ils  aboutissent  aux 
mêmes  conclusions,  ils  y  arrivent  par  les  mêmes 
chemins  '  ?  » 

Quant  à  lui,  le  chemin  qu'il  a  suivi  est  tracé  de 

i.  Discours  de  combat,  nouvelle  série,  p.  281. 


—  8o  — 

main  de  maître,  et  dès  le  début,  par  M.  Victor  Gi- 
raud,  dans  les  Maîtres  de  l'heure.  Après  ces  mots 
révélateurs,  «  un  homme  chez  lequel  la  préoccupa- 
tion morale  et  la  préoccupation  sociale  sont  prédo- 
minantes, chacune  des  deux  aidant  et  renforçant 
l'autre,  n'est-ce  pas  ainsi  que  si  nous  avions  dû  le 
faire  d'un  mot.  nous  aurions  à  peu  près  défini  Bru- 
netière  »,  il  ajoute  : 

«  Voilà  un  homme  qui,  comme  tant  d'autres  de 
ses  contemporains,  a  cru  pouvoir  fonder  une  mo- 
rale, —  une  morale  non  pas  seulement  individuelle, 
mais  sociale,  —  sur  des  idées  philosophiques  ou  des 
constatations  positives,  et  qui,  un  jour,  s'aperçoit 
que  ce  fondement  croule.  Saisi  de  stupeur  et  d'in- 
quiétude, incapable  de  dilettantisme  ou  de  scepti- 
cisme moral,  passionnément  épris  d'action,  il  cher- 
che alors  autre  chose.  Il  sent  vaguement  qu'en  dehors 
de  Tidée  religieuse  il  n'y  a  pas  de  fondement  solide 
à  la  morale  ;  et  même,  qu'en  dehors  du  christia- 
nisme, il  n'y  a  point,  pour  une  âme  moderne,  de  re- 
ligion véritable.  Convaincu  d'ailleurs  que,  selon  le 
mot  de  Renan,  le  catholicisme  est  «  la  plus  caracté- 
risée et  la  plus  religieuse  de  toutes  les  religions  », 
c'est  alors  qu'il  se  retourne  vers  Rome.  Son  entre- 
tien avec  Léon  XIII  confirme  ses  pressentiments. 
De  sa  visite  au  Vatican,  il  a  emporté  comme  la 
vivante  vision  de  cette  autorité  morale  qu'il  cher- 
che, de  ce  pouvoir  spirituel  qu'il  désire,  de  cette 
révélation  mystique  dont  il  a  besoin.  Et,  sans 
doute,  il  prend  alors  l'engagement  avec  lui-même  de 


-  8i  — 

faire  tout  ce  qui  sera  en  son  pouvoir  pour  faire  tom- 
ber les  derniers  obstacles  ou  les  dernières  objections 
intimes  qui  l'écartent  encore  de  cette  croyance  qu'il 
veut  conquérir.... 

«  Il  a  bien  tenu  sa  promesse  *.  » 

Mais  rien  ne  valant  l'étude  directe  des  documents, 
venons-en  à  la  déclaration  elle-même,  puisqu'aussi 
bien  elle  est  le  schéma,  très  au  point,  d'une  conver- 
sion intellectuelle. 

J'insiste  sur  le  mot.  Car  n'a-t-on  pas  prétendu  que 
les  hésitations  de  Brunetière,  ses  tergiversations,  ce 
que  les  malveillants  prenaient  pour  un  agaçant  pié- 
tinement sur  place,  provenaient  d'autre  chose  que 
du  désir  qu'il  avait  d'un  supplément  d'informations, 
et  qu'en  dernière  analyse  le  cœur  se  mettait  en  tra- 
vers de  l'esprit?  Mais  telle  était  la  droiture  de  cette 
âme  d'élite,  que,  pour  qui  l'a  connu,  la  question  ne 
se  discute  même  pas. 

Une  assemblée  d'élite  était  réunie  dans  cette  même 
salle  qui  avait  déjà  entendu  les  précédentes  déclara- 
tions de  l'illustre  conférencier  ;  M.  Georges  Pernot, 
président  de  la  Conférence  et  avocat  à  la  Cour  d'ap- 
pel, le  salua,  lui  rappelant  ses  titres  à  l'admiration 
et  à  la  reconnaissance  des  catholiques  français. 

Monsieur, 

Il  y  a  quatre  ans,  lorsque  pour  la  première 
fois   nous    avions    l'honneur   de    vous  voir  au 

i.  Les  maîtres  de  l'heure,  par  V.  Giraud,  p.  104. 


—    82    - 

milieu  de  nous,  voulant  d'un  mot  tracer  une 
ligne  de  conduite  à  la  jeunesse  bisontine,  ac- 
courue pour  vous  entendre,  vous  nous  disiez  : 
«  Défiez-vous  du  dilettantisme.  » 

Cet  enseignement,  nous  l'avons  précieuse- 
ment recueilli.  Et,  en  le  méditant,  il  nous  sem- 
blait chaque  jour  davantage  qu'il  n'était  pas 
seulement  une  parole  profonde  tombée  de  vos 
lèvres  de  philosophe,  mais  qu'il  était  en  quel- 
que manière  le  résumé  complet  de  votre  doc- 
trine, l'esprit  général  et  conducteur  de  votre 
vie  tout  entière.  Partout,  en  effet,  où  vous  avez 
rencontré  le  dilettantisme,  sous  quelque  forme 
qu'il  se  déguise  et  de  quelque  nom  qu'il  se 
pare,  toujours  vous  l'avez  combattu. 

Dans  cette  seconde  moitié  du  xixe  siècle, 
l'art  tendait  de  plus  en  plus  à  devenir  indivi- 
duel, personnel,  peut-être  même  égoïste,  et 
volontiers  les  littérateurs  et  les  artistes  se  lais- 
saient aller  à  penser  qu'ils  étaient  déchargés  de 
toute  responsabilité  morale  et  sociale.  Vous 
avez  compris  tout  le  danger  d'une  semblable 
doctrine,  et,  flétrissant  les  principes  funestes 
de  ces  dilettantes,  imbus  de  la  théorie  de  l'art 
pour  l'art,  vous  avez  proclamé  bien  haut  que 
toute  pensée  humaine  devait  se  ramener  à  la 
morale  comme  à  sa  fin  essentielle  et  nécessaire. 
Aussi,  sera-ce  certainement  l'une  de  vos  gloi- 


-  83  - 

res,  et  non  la  moindre  peut-être,  d'avoir  vail- 
lamment et  brillamment  joué  le  rôle  de  critique 
moraliste  dans  les  batailles  littéraires  de  notre 
société  moderne. 

Bientôt,  ce  fléau,  que  vous  veniez  de  com- 
battre en  littérature,  envahissait  le  domaine  de 
la  politique.  Au  nom  de  l'individualisme,  on 
menaçait  l'idée  de  patrie.  Une  nouvelle  lutte 
devenait  nécessaire  ;  aussitôt  nous  vous  voyons 
l'entreprendre.  Vous  vous  jetez  avec  ardeur 
dans  la  mêlée  ;  vous  rappelez  à  tous  la  gran- 
deur de  nos  traditions  nationales  et  à  tous  vous 
enseignez  que  c'est  un  impérieux  devoir  que 
d'aimer  profondément  sa  patrie  et  de  l'aimer 
non  seulement  en  elle-même,  mais  dans  son 
moyen  de  défense,  c'est-à-dire  dans  son  armée, 
cette  «  grande  niveleuse  »  qui  doit  nous  être 
d'autant  plus  chère  qu'elle  est  plus  lâchement 
attaquée. 

Mais  là  ne  devaient  pas  se  borner  vos  efforts, 
car  telles  n'étaient  pas  les  seules  conséquences 
de  ce  dilettantisme,  de  cet  individualisme,  dont 
vous  vous  étiez  proclamé  l'adversaire  acharné. 
Au  point  de  vue  moral,  au  point  de  vue  social 
même,  ce  manque  absolu  d'idéal  faisait  des  ra- 
vages plus  considérables  encore,  et  c'est  à  vous 
qu'il  appartenait  de  chercher  à  les  enrayer.  A 
ceux  qui  prétendaient  qu'en    dehors  des  faits 


-84- 

et    des    groupements    qu'on    peut  en   faire,   il 
n'y  a   rien  que    d'hypothétique,   d'incertain    et 
d'illusoire,   vous  êtes  venu  répondre  ici  même 
qu'  «  au  delà  de  la  scène  où  se  joue  le  drame 
de  l'histoire  et  le  spectacle  de  la  nature,  une 
cause  invisible,  un  mystérieux  auteur  se  cache, 
qui  en  a  réglé  d'avance  la  succession  et  les  pé- 
ripéties »  Aux  adversaires  de  toute  métaphy- 
sique et  de  toute  religion,  vous  avez  répondu 
avec  éloquence  que  le  besoin  de  croire  s'impo- 
sait à   l'homme  comme  une  impérieuse  néces- 
sité. En  un  mot,  vous  avez  consacré  les  trésors 
de  votre  intelligence  à  contribuer  à  cette  renais- 
sance de  l'idéalisme,  dont  vous  nous  annonciez 
naguère  les  premiers  symptômes.  Et   lorsque, 
par  une  gracieuse  bienveillance  dont  nous  ap- 
précions tout  le  prix,   vous  venez  aujourd'hui 
nous  parler   de  l'immortel  Bossuet,  c'est  bien 
encore  la  même  cause  que  vous  défendez.  Glori- 
fier Bossuet,  c'est  glorifier  la  doctrine  catholi- 
que, dont  il  fut  un  des  plus  illustres  apôtres  ; 
c'est  glorifier  l'Église,  dont  il  est  une  des  plus 
grandes  figures  ;  c'est,  en  un  mot,  faire  revivre 
dans  les  âmes  cet  idéal  chrétien,  cette  morale 
chrétienne,   qui  sont  seuls  capables  de  diriger 
les  sociétés  humaines. 

Cette  tâche  sublime,  nous  savons,  Monsieur, 
sous  quels  illustres  auspices  vous  l'avez  com- 


—  85  — 

inencée  et  nous  savons  aussi  quelle  haute  dis- 
tinction elle  vous  a  déjà  valu.  Il  y  a  quelques 
jours,  à  Rome  même,  au  centre  du  monde  ca- 
tholique, vous  étiez  l'objet  d'acclamations  en- 
thousiastes. A  ces  acclamations,  nous  voudrions, 
ce  soir,  joindre  les  nôtres.  Quelque  faibles 
qu'elles  puissent  paraître,  daignez,  je  vous  prie, 
les  agréer  comme  un  témoignage  de  l'admira- 
tion de  la  jeunesse  catholique  de  Besançon  pour 
celui  qui  se  consacre  tout  entier  au  triomphe  des 
idées  morales,  patriotiques  et  religieuses. 

Quand  les  applaudissements  eurent  cessé,  M.  Bru- 
netière  fit  cette  déclaration  mémorable,  qui  marque 
le  couronnement  de  l'évolution  accomplie  vers  le 
catholicisme  par  le  directeur  de  la  Reçue  des  Deux 
Mondes. 

Monsieur  le  Président, 

Je  suis  heureux,  mais  un  peu  confus,  je  vous 
Ta  voue,  de  tout  ce  que  vous  venez  de  me  dire 
de  trop  flatteur,  et  c'est  peut-être  qu'on  ne  se 
voit  pas  très  bien  soi-même,  mais  assurément, 
je  ne  m'étais  jamais  vu  sous  un  jour  si  favo- 
rable. Permettez-moi  donc  de  vous  en  remer- 
cier bien  sincèrement,  vous  et  la  Conférence 
Saint-Thomas  d'Aqniu,  pour  m'avoir  donné 
cette  sensation,  très  douce,  mais  très  dange- 
reuse aussi,  de  mon  importance. 


—  86  — 

Car,  entre  nous,  je  n'ai  rien  fait  que  de  bien 
simple  et  de  bien  naturel,  en  m'attaquant  à  tous 
les  ennemis  que  vous  venez  d'énumérer,  si  je 
n'ai  fait  que  suivre,  après  tout,  les  indications 
de  ma  conscience,  avec,  il  est  vrai,  l'inquiétude 
et  la  perplexité  d'un  homme  qui,  cherchant  à  se 
connaître  lui-même,  essaie  pour  cela  de  com- 
prendre d'abord  son  temps.  Dirai-je  encore  quel- 
que chose  de  plus?  Au  début  de  ma  vie  littéraire, 
je  n'ai  peut-être  obéi  qu'à  un  mouvement  de 
mauvaise  humeur,  en  attaquant  ces  nombreuses 
écoles,  dont  les  adeptes  avaient  la  rage  de  se 
mettre  toujours  en  scène,  et  de  ne  parler  de  rien, 
de  ne  s'intéresser  à  rien  qu'à  propos  d'eux  et  de 
leur  personne.  Mais  ma  mauvaise  humeur,  en  ce 
cas,  m'avait  bien  inspiré,  j'ai  su  depuis  le  recon- 
naître, et  ce  n'était  pas  moi,  mais  hors  de  moi, 
qu'elle  avait  ses  raisons  et  ses  causes.  Dilettan- 
tisme, Individualisme,  Internationalisme ,  j'ai  vu 
depuis  que  tout  cela  se  tenait,  et  que  les  consé- 
quences n'en  étaient  pas  seulement  littéraires, 
et  que  l'influence  dissolvante  en  menaçait  jus- 
qu'aux plus  chères  et  aux  plus  nécessaires  des 
idées  dont  la  France  avait  vécu  jusqu'alors. 

Et  j'ai  tâché  de  m'élever  plus  haut,  et  c'est 
encore  ici  ce  que  j'ai  dû  aux  leçons  de  Bossuet. 

Pour  combattre  ces  doctrines,  j'ai  cherché  un 
point  d'appui,  et  après  l'avoir  inutilement  cher- 


-87  - 

ché  dans  les  leçons  de  la  science  ou  de  la  philo- 
sophie, je  l'ai  trouvé,  et  je  ne  l'ai  trouvé  que 
dans  le  catholicisme.  Oui,  je  n'ai  trouvé  qu'en 
lui  l'aide  et  le  secours  dont  nous  avons  besoin 
contre  l'individuolisme.  C'est  à  la  lumière  de  ses 
enseignements  que  j'ai  compris  toute  la  vanité 
du  dilettantisme.  Et  j'ai  compris  aussi,  à  voir, 
dans  le  présent  et  dans  le  passé,  comment  le 
catholicisme  et  la  grandeur  de  la  France  étaient 
inséparables  l'un  de  l'autre,  que  nous  n'avions 
pas  de  plus  sûre  protection,  ni  d'arme  plus  effi- 
cace contre  le  progrès  de  cet  internationalisme 
dont  vous  parliez  tout  à  l'heure.  Indépendam- 
ment de  toute  idée  personnelle,  ce  sont  là  des 
faits  certains,  ce  sont  des  vertus  qui  s'imposent, 
et  du  jour  où  l'évidence  m'en  est  entièrement 
apparue,  c'est  de  ce  jour  que  je  me  suis  déclaré 
catholique. 

J'ajouterai  ce  soir  que  tout  ce  que  j'ai  vu  de- 
puis lors,  toutes  les  épreuves  que  nous  avons 
traversées  m'ont  affermi  dans  cette  conviction. 
Ni  dans  les  laboratoires,  ni  dans  les  systèmes, 
ni  dans  la  vie  de  tous  les  jours,  je  n'ai  rien  dé- 
couvert, on  ne  m'a  rien  montré  qui  l'ébranlât. 
Si  j'y  suis  venu,  j'ai  l'espérance  que  d'autres  y 
viendront.  Et,  Messieurs,  puisque  j'ai  l'honneur 
de  me  retrouver  une  fois  de  plus  au  milieu  de 
vous,  je  suis  heureux  et  il  m'est  doux  que  d'une 


—  88  - 

évolution  commencée  à  Besançon,  voilà  tantôt 
quatre  ans,  ce  soit  à  Besançon  que  j'aie  trouvé 
le  terme. 

Les  dernières  paroles  de  cette  déclaration  consa- 
crent définitivement  Brunetière  comme  un  Bisontin 
de  cœur.  C'est  un  honneur  pour  la  Conférence  Saint- 
Thomas  d'Aquin  qu'elles  y  aient  été  prononcées, 
pour  de  là  faire  triomphalement  le  tour  du  monde. 
Et  de  fait,  un  homme  de  ce  mérite ,  qui  a  tout  lu, 
tout  médité,  tout  approfondi;  un  homme  préoccupé 
jusqu'à  l'angoisse  de  l'éternel  problème  de  la  desti- 
née humaine ,  qui  en  est  obsédé ,  et  qui  ne  demande 
pas  autre  chose  à  la  science,  à  la  philosophie,  à  la 
religion  que  la  clef  de  cette  poignante  énigme,  — aussi 
porte-t-il  sur  le  front  les  rides  si  creusées  de  Pascal, 
et  même  quand  il  rit,  ce  n'est  pas  pour  rire  !  Voyez 
comme  son  ironie  est  hautaine ,  cinglante  et  pas  du 
tout  drôle  î  —  un  homme,  instruit  à  lond  de  l'insuf- 
fisance  des  doctrines  qui  lui  ont  prêté  un  abri  pro- 
visoire ,  et  qui  a  commencé  à  entrevoir  par  les 
déchirures  des  systèmes  qu'il  a  traversés  que  la  reli- 
gion catholique  pourrait  bien  être  l'explication  der- 
nière de  notre  nature  :  un  homme  qui,  du  jour  où  un 
rayon  pâle  lui  est  parvenu ,  va  bravement  à  la 
lumière,  à  pas  comptés,  sans  brûler  l'étape,  et  sans 
jamais  dévier,  malgré  les  clameurs  hostiles,  les 
railleries,  malgré  les  préjugés  qui  lui  barrent  la 
route,  les  illusions  chères  qui  jonchent  son  chemin  : 
un  homme  de  cette  trempe,  de  ce  désintéressement, 


-89- 

de  cette  sagacité  profonde,  quand  il  se  tourne  enfin 
vers  l'Église,  et  proclame  :  «  Je  crois!  »  Certes, 
il  est  émouvant  !  certes ,  il  est  une  apologétique 
vivante,  et  si  la  méthode  qu'il  préconise  par  la  suite 
prête  le  flanc  à  certaines  critiques  que  ne  lui  a  pas 
ménagées  une  orthodoxie  sévère,  si  les  voies  qu'il  a 
suivies  sont  trop  personnelles  pour  devenir  univer- 
selles, si  son  souci  d'adapter  la  religion  à  la  société 
présente  porte  trop  la  marque  du  temps  pour  se 
plier  aux  exigences  de  tous  les  temps,  laissons  tom- 
ber doucement  de  son  apologétique  les  parties  cadu- 
ques, mais  n'oublions  pas  le  haut  exemple  de  sincé- 
rité qu'il  a  donné  ,  la  force  intellectuelle  qu'il  a 
mise  à  notre  service,  les  arguments  nouveaux  qu'il 
a  ajoutés  a  l'arsenal  de  la  tradition. 

Désormais,  il  est  bien  nôtre,  et  au  contraire  de  ce 
qu'ont  prétendu  certains  libres  penseurs  de  marque, 
loin  de  faiblir  après  sa  conversion,  jamais  son  talent 
ne  s'est  affirmé  davantage.  Pouvait-il  en  être  autre- 
ment ?  En  pleine  possession  de  tous  ses  moyens,  à 
l'âge  où  l'homme  est  le  plus  largement  épanoui,  il  a 
eu  cette  bonne  fortune  de  s'assimiler  une  doctrine 
haute  et  riche .  le  catholicisme ,  dont  les  principes 
l'ont  merveilleusement  aidé  à  résoudre  et  même  à 
poser  les  problèmes  qu'il  creusait.  L'unité  s'est  faite 
alors  dans  ce  puissant  esprit  :  la  religion  l'a  aiguillé 
dans  la  bonne  direction  ;  elle  lui  a  fourni  nombre 
d'indications  utiles  pour  les  solutions  cherchées  ;  il 
y  a  trouvé  la  paix  intellectuelle ,  une  force  de  péné- 
tration nouvelle ,  le  fil  d'Ariane  conducteur,  et  ce 


—  9o  — 

sentiment  de  réconfort,  si  vif  chez  un  traditionaliste 
de  son  envergure,  de  sentir,  de  penser  avec  les  siè- 
cles. Il  s'est  donc  trouvé  au  centre  de  la  circonfé- 
rence à  décrire.  Rien  ne  vaut  cette  place  de  choix. 
Que  d'esprits,  faute  d'avoir  pu  l'atteindre,  ont  erré 
à  l'aventure,  emportés  çà  et  là  par  leurs  tendances 
éparpillées,  leurs  opinions  divergentes,  leurs  doutes 
dispersés.  Et  que  d'intelligences,  au  contraire,  mé- 
diocres par  elles-mêmes,  pour  s'être  coulées  dans 
ce  moule  parfait ,  ont  pour  ainsi  dire  pris  la  forme 
de  la  vérité  et  en  ont  paru,  du  coup,  démesurément 
agrandies  ! 

Par  malheur,  l'apogée  fut  de  courte  durée.  Le 
labeur  écrasant  auquel  il  se  livrait  devait  user 
avant  le  temps  une  santé  qui  resta  toujours  ché- 
tive  et  ne  se  soutenait  qu'à  force  d'énergie  et  d'une 
incroyable  tension  des  nerfs.  Il  s'en  rendait  un 
compte  exact  et  douloureux.  Quelle  magnifique 
résignation  de  chrétien  dans  les  paroles  qui  sui- 
vent :  «  Si  la  santé  ne  me  manque  pas  encore,  mes 
forces  diminuent  pourtant,  et  avec  elles  naturelle- 
ment sinon  mon  zèle ,  mais  mon  activité.  Dieu  l'a 
sans  doute  ainsi  voulu.  Mais  en  vérité ,  mon  cher 
Père,  ce  n'est  pas  une  des  moindres  misères  de 
cette  vie  mortelle,  que  les  forces  nous  défaillent  au 
moment  même  qu'il  nous  semble  qu'une  expérience 
plus  étendue  et  des  convictions  mieux  assises  nous 
permettraient  d'en  faire  un  plus  sûr  et  plus  utile 
emploi  *.  » 

i.  Lettre  du  14  décembre  1902. 


—  9I  - 

La  même  inquiétude  perce  à  travers  tous  ses  pro- 
jets d'avenir.  Chaque  fois  qu'il  se  risque  à  en  bâtir 
un,  c'est  sous  la  réserve  expresse  que  la  maladie  ne 
le  vienne  pas  détruire.  «  Pourrai-je  aller  quelque 
jour  jusqu'au  bout  de  ma  pensée?  J'ai,  en  effet, 
dans  la  tête ,  deux  ou  trois  conférences  encore  qui 
compléteraient  ma  campagne  de  cette  année,  la 
dernière  peut-être  !  mais  la  ferai-je  ?  Aurai-je  la 
force  de  la  faire  '  ?  » 

Ne  croyez  pas  pourtant  qu'il  songe  à  prendre  pré- 
texte de  sa  fatigue  pour  se  résoudre  à  un  repos 
bien  gagné.  Jouer  en  quelque  sorte  avec  la  mort  a 
toujours  paru  aux  âmes  héroïques  le  plus  divertis- 
sant des  sports.  N'est-ce  pas  une  gageure  que  ce 
programme  de  travaux  pour  l'hiver  1903  ? 

c<  Mais  quand  pourrai-je  aller  à  Besançon?  C'est 
le  problème,  et  je  vous  avoue  que  je  ne  sais  com- 
ment le  résoudre.  Je  vais  mardi  prochain  faire  à 
Bruxelles  deux  conférences  qui  me  retiendront  en 
Belgique  jusqu'au  i5  février.  J'en  reviendrai  préci- 
pitamment pour  préparer  mon  rapport  annuel  de 
directeur  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  et  de  prési- 
dent du  syndicat  de  la  presse  périodique.  Je  publie- 
rai un  grand  article  sur  la  religion  comme  sociolo- 
gie qui  est  un  épisode  de  ma  campagne  en  faveur 
de  l'utilisation  du  positivisme  ;  je  retournerai  à  Lou- 
vain;  je  reviendrai  tenir,  le  7  mars,  l'assemblée  de 
nos  actionnaires  :  on  me  fera  sans  doute  parler, 
le  i3,  en  faveur  et  au  nom  de  la  Ligue  du  repos  du 

1.  Lettre  du  27  février  1901. 


—  92  — 
dimanche;  si  l'affaire  d'Espagne,  dont  je  crois  vous 
avoir  parlé,  s'arrange,  je  devrai  être  à  Madrid  aux 
environs  du  20  mars  ;  j'en  reviendrai  pour  m'occu- 
per  de  Molière,  en  homme  qui  croit  utile  et  même 
nécessaire,  dans  l'intérêt  d'une  plus  grande  cause, 
de  ne  pas  perdre  son  autorité  de  critique  ou  de  pro- 
fesseur; je  ferai  sur  un  autre  sujet  une  conférence 
aux  jeunes  gens  de  l'école  Sainte-Geneviève;  je 
prendrai  ma  part  du  Congrès  de  renseignement 
libre  que  nous  sommes  en  train  d'organiser,  et  après 
cela!  mon  cher  Père,  après  cela,  si  le  cardinal  ne 
me  demande  pas  de  parler  pour  quelque  hôpital, 
s'il  ne  meurt,  pendant  ma  «  direction  de  trois  mois  », 
aucun  de  mes  confrères  de  l'Académie ,  si  les  affai- 
res de  la  Revue  ne  me  suscitent  pas  quelque  embar- 
ras, si  je  ne  meurs  pas  moi-même  d'une  bronchite 
ou  d'une  pleurésie  qu'au  moins  on  ne  me  reprochera 
pas  d'avoir  attrapée  en  courant  après  un  bénéfice, 
après  cela,  je  serai  tout  à  votre  disposition  I....  » 

On  demeure  stupéfait  qu'un  homme  rongé  par  la 
phtisie  se  sente  encore  capable  de  suffire  à  une  telle 
tâche.  Et  que  vous  semble  du  ton  de  la  lettre,  enjoué, 
badin  (ce  qui  est  plutôt  rare  chez  ce  grave  auteur), 
avec  une  pointe  d'exubérance  méridionale,  et  même, 
Dieu  me  pardonne,  un  brin  de  panache  à  la  Cyrano. 
Gela  rappelle  Golbert  se  frottant  les  mains  de  joie 
quand  il  voyait  sa  table  de  travail  surchargée  de 
paperasses ,  enfouie  sous  les  dossiers ,  qu'il  avait 
tant  de  plaisir  à  dépouiller. 

1.  Lettre  du  4  février  1903. 


-93- 

Notez  que  cet  enthousiasme  de  Brunetière  est 
d'autant  plus  méritoire  que  la  nature  des  sujets  qu'il 
traitait,  comme  aussi  sa  tournure  d'esprit  très 
réfléchi,  lui  interdisait,  malgré  son  étonnante  facilité 
d'élocution,  les  succès  à  l'emporte-pièce.  Lui-même 
l'avoue  modestement  :  «  11  faut  d'ailleurs  à  mes 
ressources  de  conférencier  le  temps  de  se  renou- 
veler. Je  n'ai  rien  de  l'improvisateur  l,  et  quand  j'ai 
quatre  ou  cinq  sujets  en  préparation,  c'est  tout  ce 
que  je  puis  tirer  en  quatre  ou  cinq  mois  de  mon 
fond.  » 

Néanmoins,  dès  qu'il  s'agit  de  revenir  à  Besan- 
çon, son  cœur  est  prêt,  et  il  s'arrange  pour  que  le 
reste  le  devienne  aussi.  Les  triomphes  oratoires 
qu'il  a  remportés  dans  notre  ville,  les  aveux  reten- 
tissants qu'il  y  a  faits  et  donc  les  heures  décisives 
qu'il  y  a  vécues,  la  vive  sympathie  que  lui  témoigne 
le  public,  l'amitié  dont  l'honore  l'archevêque,  tout 
l'appelle  d'une  voix  irrésistible.  Et  il  se  laisse  faire, 
comme  par  la  vérité.  «  Après  cela,  vous  le  savez, 
mon  Père,  quand  il  me  sera  possible  de  repartir  à 
Besançon,  non  seulement  je  n'en  éloignerai  pas 
l'occasion,  mais,  au  contraire,  je  la  provoquerai 
moi-même.  C'est  le  moins  que  je  vous  doive,  à  vous 
d'abord,  à  l'archevêque  ensuite,  et  à  l'accueil  que 
m'a  toujours  fait  votre  public,  et  je  serais  trop 
ingrat  de  n'en  pas  conserver  un  inoubliable  sou- 
venir 2.  »  Sa  correspondance  abonde  en  déclarations 

1.  Aveu  trop  modeste  que  nous  consignons  plus  loin. 

2.  Lettre  du  i"  janvier  1902. 


-94- 

de  ce  genre,  qu'il  répète  avec  la  plus  aimable  insis- 
tance : 

«  Non,  mon  cher  Père,  je  n'oublie  pas  le  public 
de  Besançon,  ni  son  archevêque,  ni  la  Conférence 
Saint-Thomas  d'Aquin,  et  je  prépare  même  pour 
eux,  s'ils  le  veulent,  un  grand  discours  dont  le  sujet, 
continuant  la  question  du  droit  de  l  enfant,  sera 
la  limite  du  droit  de  ÏÉtat  en  matière  d'enseigne- 
ment I.  » 

Du  reste,  il  saisit  avec  empressement  toute  occa- 
sion de  se  trouver  en  rapport  avec  l'archevêque.  Il 
goûtait  fort,  dans  ce  prélat,  des  qualités  que 
lui  même  ne  possédait  pas  au  même  degré  :  une 
majesté  calme  et  souriante,  une  sérénité  olym- 
pienne, de  la  distinction,  de  la  finesse,  un  large 
esprit  de  conciliation.  Certes,  ils  ne  se  ressem- 
blaient guère,  l'impérieux  écrivain  qui  aimait  à 
heurter  l'opinion  d' autrui,  et  l'évêque  prudent,  qui 
préférait,  tous  droits  de  la  vérité  gardés,  les  solu- 
tions pacifiques.  Mais  il  n'est  pas  nécessaire,  pour 
s'aimer,  de  se  ressembler.  En  amitié,  comme  en 
électricité,  a-t-on  dit,  les  contraires  s'attirent.  Et 
puis,  tous  deux  avaient  l'âme  très  haute,  et  tous 
deux  s'accordaient  à  traiter  les  questions  religieuses 
avec  une  grande  modération,  qui  leur  valut,  entre 
autres  fortunes,  celle  de  se  trouver  ensemble  dans 
la  lutte  et  de  voir  leurs  noms  mêlés  aux  mêmes 
polémiques. 

i.  Lettre  du  4  février  igo3. 


Quelques  caractères  de  sa  «  conversion.  »  —  Discours  sur 
1'  «  Action  sociale  du  christianisme.  »  —  Brunetière  est 
nomme  président  d'honneur  de  la  Conférence  Saint-Thomas 
d'Aquln.  -  Brunetlère  et  les  protestants.  -  Discours  de 
porrentruy  sur  la  réunion  des  Églises. 

On  l'a  vu,  les  rapports  entre  Brunetière  et 
Besançon  devenaient  de  plus  en  plus  étroits. 

Dans  ces  conditions,  la  magnifique  déclaration  du 
25  février  1900  ne  pouvait  pas  demeurer  le  dernier 
mot  de  Brunetière  parmi  nous.  Ces  novissima 
çerba  ne  l'étaient  qu'en  un  sens  et  appelaient  encore 
un  post-scriptum  qui  en  fût  l'éclatante  confirmation 
et  nous  montrât  le  converti  à  l'œuvre.  De  la  sorte, 
nous  aurions  le  relevé  exact  de  ses  positions  par 
rapport  au  catholicisme.  Brunetière  nous  appar- 
tiendrait avant,  pendant  et  après  sa  conversion,  ce 
qui  importe  souverainement,  car,  comme  le  note 
avec  sa  pénétration  habituelle  M.  Faguet  :  «  Il  y  a 
des  convertis  et  des  convertis.  Il  y  a  des  convertis 
qui,  à  partir  du  moment  où  ils  ont  embrassé  une 
foi,  renient,  détestent  et  repoussent  tout,  absolu- 
ment tout  ce  qui  a  précédé  leur  conversion,  tout  ce 
qu'ils  ont  été  précédemment.  Saint  Augustin  est  un 
peu  ainsi,  dans  les  grandes  lignes,  et  Pascal  l'est 
tout  à  fait. 

c<  Il  y  en  a  d'autres  qui  ne  peuvent  guère  admettre 


-96- 

que  tout  ce  qu'ils  ont  pensé  et  tout  ce  qu'ils  ont 
senti  ne  soit  comme  acheminé  vers  le  moment 
actuel,  vers  le  moment  où  ils  sont  parvenus  :  ils  ne 
peuvent  pas  entendre  qu'ils  aient  pensé  quelque 
chose  qui  n'eût  au  moins  une  âme,  comme  le  disait 
Spencer,  de  la  vérité  à  laquelle  ils  sont  parvenus. 
Cet  esprit-là  était  essentiellement  l'esprit  de  Brune- 
tière....  Ce  sont  des  esprits  qui  gardent  leur  mé- 
thode rationaliste  au  moment  où  ils  abandonnent 
leur  rationalisme  proprement  dit.  Ce  sont  des  hom- 
mes qui  se  considèrent.  —  qui  ne  peuvent  se  consi- 
dérer autrement,  —  qui  se  considèrent  comme  des 
êtres  continuellement  en  élaboration  d'eux-mêmes 
et  arrivant  enfin  à  la  réalisation  de  ce  qu'ils  de- 
vaient être  I.  » 

Cette  remarque  va  loin.  Si  certains  théologiens 
ont  considéré  d'un  œil  méfiant  ce  nouveau  venu 
dont  l'accoutrement  leur  paraissait  bizarre,  la  rai- 
son en  est  là.  Sa  foi  poussait  des  racines  en  ter- 
rain, sinon  prohibé,  du  moins  suspect.  Il  s'était 
fabriqué  des  raisons  de  croire,  à  lui,  qui  n'étaient 
pas  celles  de  tout  le  monde.  D'autant  plus  que, 
comme  le  dit  encore  M.  Faguet  :  c<  Dans  cette 
période  de  1894  à  1899,  il  s'est  avisé  —  et  c'est  un 
côté  de  son  esprit  infiniment  intéressant  —  de  faire 
rentrer  dans  son  catholicisme  tout  ce  qui  avait  été 
l'aliment  de  son  esprit,  et  du  reste,  aussi,  de  son 
âme,  pendant  la  période  précédente,  pendant  toute 
la  période  évolutive.  Il  y  a  fait  rentrer  son  pessi- 

1.  Conférence  du  19  mai  191 1. 


—  97  — 
misme,  il  y  a  fait  rentrer  son  darwinisme,  il  y  a 
tout  fait  rentrer  ;  il  y  a  fait  rentrer  non  seulement 
tout  ce  qui  était  le  fond  permanent,  l'ancien  fond 
23ermanent  de  lui-même,  mais  tout  ce  par  quoi  il 
avait  passé....  Son  positivisme  surtout,  il  a  cherché 
à  le  rattacher  à  son  catholicisme,  ou  plutôt  à  l'ab- 
sorber dans  sa  nouvelle  doctrine  catholique .  et  vous 
connaissez  ce  livre  si  curieux,  qui  est  d'un  singulier 
penseur,  d'un  penseur  puissant,  ce  livre  intitulé  : 
De  V utilisation  du  positivisme  en  faveur  du  catho- 
licisme. » 

Maintenant,  jusqu'à  quel  point  cet  essai  de  systé- 
matisation est-il  réussi  ?  Y  a-t-il  toujours  adapta- 
tion parfaite  du  catholicisme  de  Brunetière  au  ca- 
tholicisme tout  court?  En  lui,  «  l'homme  nouveau  » 
ne  faisait-il  pas  au  «  vieil  homme  »  des  concessions 
exagérées  ?  C'est  une  ample  question  à  débattre,  et 
qui  dépasse  de  beaucoup  le  cadre  de  ce  travail, 
lequel  ne  veut  être  qu'un  simple  rappel  de  souve- 
nirs l. 

Que  l'entreprise,  en  tout  cas,  fût  possible,  pour 
son  compte  personnel  il  n'en  doutait  nullement. 
(Et  il  se  pourrait  bien  que  l'histoire  de  l'Église 
lui  donnât  maintes  fois  raison.)  C'est  ainsi,  par 
exemple,  que,  dans  une  note  ajoutée  à  son  discours 
de  Lille,  sur  les  raisons  actuelles  de  croire,  il 
écrit  : 

«  La  France  depuis  Descartes  n'a  pas  eu  de  pen- 

I.  Mgr  Chollet  :  Les  idées  religieuses  de  M.  Brunetière.  Paris, 
P.  Lethielleux,  i  vol.  in-16  de  128  p. 

1 


-98- 

seur  plus  original  ou  plus  profond  qu'Auguste 
Comte,  et  l'Angleterre,  depuis  Newton,  n'a  pas 
connu  de  savant  plus  illustre  que  Darwin,  ni  dont 
la  doctrine  ait  engendré  plus  de  conséquences. 
J'admire  donc  Darwin  et  Auguste  Comte.  Je  les 
admire  si  fort  qu'après  avoir  employé  trente  ans  de 
ma  vie  à  me  les  convertir  «  en  sang  et  nourriture  », 
selon  le  mot  d'un  vieil  auteur,  j'ai  formé  le  projet 
d'en  employer  le  reste  à  tirer  de  l'Origine  des 
espèces  et  du  cours  de  Philosophie  positive  les 
moyens  d'une  apologétique  nouvelle  qu'on  trouvera, 
je  le  sais  bien,  non  moins  hasardeuse  que  nouvelle, 
mais  dans  l'avenir  de  laquelle  je  ne  mets,  cepen- 
dant, pas  moins  d'espoir  que  de  confiance....  On  a 
souvent  loué  l'Eglise  catholique  de  la  faculté  qu'elle 
possède,  seule  au  monde  et  dans  l'histoire,  d'absor- 
ber la  plupart  de  ses  propres  hérétiques,  et  on  en- 
tend, par  là,  ceux  qui,  dans  une  autre  Église,  telle  que 
l'anglicane  ou  la  russe,  n'auraient  jamais  pu  con- 
cilier leur  opinion  personnelle  avec  l'étroitesse  du 
symbole  et  la  rigueur  de  la  discipline.  Le  moment 
approche  où  une  nouvelle  apologétique,  non  seule- 
ment n'aura  plus  rien  à  craindre  de  ses  plus  émi- 
nents  contradicteurs,  mais  les  absorbera  comme 
l'Église  a  fait  et  où,  de  leurs  aveux  et  même  de 
leurs  objections,  nous  verrons  surgir  de  nouvelles 
raisons  de  croire.  Aurai-je  réussi  à  le  montrer  dans 
ce  discours  ?  Je  ne  sais  ! ....  » 

Que  d'autres  plus  autorisés  répondent.  Quant  à 
moi ,  sans  discuter  les  chances  de  réalisation  de  ce  beau 


—  99  — 
rêve,  j'en  ai  dit  assez  pour  que  le  lecteur  sache  à 
quoi  s'en  tenir  sur  l'intérêt  spécial  que  présenterait 
à  Besançon  un  discours  de  Brunetière  converti. 
Celui  qu'il  prononça  le  28  novembre  1903,  le  der- 
nier, hélas  !  de  la  série  bisontine,  a  pour  titre  :  Lî ac- 
tion sociale  du  catholicisme.  On  n'en  saurait  ima- 
giner de  mieux  approprié  aux  circonstances.  Car  il 
nous  dévoile  la  pensée  «  de  derrière  la  tête  »  de 
l'orateur.  Nous  avons  vu,  en  effet,  que  Brunetière  a 
été  conduit  au  catholicisme  par  ses  préoccupations 
sociales.  Allait-il  les  préciser  devant  l'auditoire  le 
plus  habitué  à  recevoir  ses  confidences  ?  Lui  qui, 
«  ennemi  de  tout  individualisme,  était  aussi  indivi- 
dualiste que  possible,  personnellement  et  par  sa 
façon  d'être  et  par  sa  façon  de  penser  »,  allait-il, 
avec  tous  les  développements  que  cet  aveu  com- 
porte, nous  expliquer  en  détail  par  quoi  le  ca- 
tholicisme l'avait  séduit,  ébranlé,  définitivement 
conquis  ?  On  put  le  croire  au  début.  Témoin 
ces  paroles  prometteuses:  «Vous  savez  avec  quelle 
sincérité,  depuis  plusieurs  années,  je  vous  ap- 
porte ici  ce  que  je  me  permettrai  d'appeler  le 
résultat  de  mes  expériences  religieuses.  Je  sais  avec 
quelle  indulgence  vous  voulez  bien  accueillir  ce  qui 
n'en  est  que  l'expression  à  peine  généralisée  I. 
Pourtant,  cette  fois,  il  le  prit  de  plus  haut.  Son  dis- 
cours n'est  pas  une  confidence,  mais  un  programme 
d'action.  D'ailleurs  très  à  sa  place,  puisqu'il  était 

1.  L'action  sociale  du  christianisme,  brochure  de  128  p.  Bossanne, 
éditeur,  Besançon. 


^vers.-fas 
B1BL10THECA 


OrtAv/pnS 


TJ 


—    100    — 


adressé  aux  membres  de  l'Association  catholique 
de  la  jeunesse  française  réunis  en  congrès,  un 
congrès  qui,  pour  n'être  que  l'écho  affaibli,  la 
répétition  amoindrie  de  celui  de  1898,  gardait 
encore,  du  fait  de  la  présence  de  M.  de  Mun,  une 
importance  considérable.  Et  c'est  chose  significative 
déjà  que  Brunetière  se  sente  autorisé,  catholique 
d'hier,  à  transmettre  aux  catholiques  d'aujourd'hui 
le  mot  d'ordre  à  exécuter,  la  ligne  de  conduite  à 
suivre.  Pour  se  placer  ainsi  à  la  tête  du  mouve- 
ment, n'avait-il  pas  tout  le  prestige  nécessaire, 
avec,  en  plus,  cette  autorité  particulière  qui  donne 
du  poids  aux  paroles  de  quelqu'un  «  qui  vient  de 
loin  ». 

Après  avoir  signalé  l'antagonisme  irréductible 
qui  existe  entre  la  religion  et  la  Révolution,  et  que 
ce  sont  bien  deux  mondes  qui  s'entre-choquent,  sans 
aucun  espoir  de  réconciliation  possible,  sans  que 
l'on  aperçoive  par  où  se  ferait  la  soudure,  il  convia 
ses  jeunes  auditeurs,  s'ils  voulaient  prendre  part  à 
la  lutte,  à  opposer,  non  pas  symbole  à  symbole, 
Credo  à  Credo,  mais  l'action  sociale  chrétienne  à 
l'individualisme  révolutionnaire.  (On  reconnaît  là 
son  esprit  défiant  à  l'égard  des  «  palais  d'idées  »  et 
toujours  tourné  à  l'action.)  L'un  des  bons  moyens  à 
mettre  en  œuvre  à  cet  effet,  c'est  de  «  revendiquer 
sur  la  Révolution  tout  ce  que  la  Révolution  a  pré- 
tendu laïciser  »  ;  c'est  de  montrer  que  la  structure 
de  l'État,  soi-disant  laïque, est,  au  fond,  chrétienne; 
que  les  idées  de  solidarité,  de  liberté,  de  fraternité, 


IOI    — 


d'égalité,  sur  lesquelles  il  repose,  n'ont  de  sens  et 
de  valeur  que  dans  et  parle  christianisme;  qu'il  faut 
donc  les  retremper  à  leur  source  pour  les  débarras- 
ser des  scories  accumulées  sur  elles  et  les  redresser, 
afin  que  ne  paraissent  plus  les  déviations  qu'elles 
ont  subies.  Mais,  prenons-y  garde.  D'avoir  été  dé- 
baptisées, ne  les  a  pas  rendues  d'un  coup  tout  à  fait 
nocives.  Ceci  nous  met  à  l'aise  pour  rendre  hom- 
mage aux  «  bienfaits  de  la  Révolution  »,  même 
poussés  à  leurs  conséquences  extrêmes,  jusques  et  y 
compris  le  socialisme.  Quelle  injustice  ce  serait  que 
de  le  condamner  en  bloc,  sans  examen  préalable, 
comme  s'il  ne  contenait  aucune  revendication  légi- 
time î  Mieux  vaut,  reconnaissant  en  lui  «  l'expres- 
sion du  malaise  universel  engendré  par  les  condi- 
tions nouvelles  du  travail  »,  lui  prêter  main-forte 
toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de  diminuer  ce  ma- 
laise. N'allons  pas  non  plus  tomber  dans  l'excès 
opposé,  jusqu'à  identifier  le  socialisme  et  le  chris- 
tianisme. Paradoxe  à  la  Renan  qui  nous  a  dépeint 
saint  Paul  «  sous  la  figure  d'un  compagnon  du  tour 
de  France  ».  Au  moins  trois  raisons  principales 
s'opposent  à  cette  assimilation  mensongère.  «  Hu- 
mainement parlant,  la  grande  nouveauté  du  chris- 
tianisme, et  ce  qui  fera  toujours,  en  tout  temps,  en 
tout  lieu,  sa  noblesse,  c'est  d'avoir  mis  l'objet  de  la 
vie  en  dehors  et  au  delà  de  la  vie.  Le  socialisme, 
lui,  ne  le  voit  que  dans  ce  qu'on  pourrait  appeler  la 
réalisation  du  royaume  de  Dieu  sur  la  terre.  En  se- 
cond lieu,  tandis  que  le  ressort  intérieur  de  la  vie 


102    — 


chrétienne  est  la  doctrine  de  l'effort  et  du  perfec- 
tionnement de  soi-même,  le  socialisme,  lui.  ne  pro- 
pose de  but  à  son  action  que  «  l'épanouissement  de 
toutes  nos  puissances  »  et  la  satisfaction  de  tous  nos 
instincts.  Les  pires  de  nos  passions,  à  son  sens,  nous 
ont  été  données  pour  en  jouir  Et,  en  troisième 
lieu,  Messieurs,  si  c'est  l'honneur  du  christianisme 
que  d'avoir  opposé  le  droit  de  la  conscience  à  la  ty- 
rannie de  l'État  ou  de  la  cité,  vous  savez  —  et  vous 
le  voyez  tous  les  jours  plus  clairement  —  que  le 
socialisme  laïque,  si  je  puis  ainsi  dire,  n'est  que 
l'abaissement  ou  l'anéantissement  de  l'individu  de- 
vant le  droit  de  l'État.  C'est  ce  que  ne  consentiront 
jamais  de  vrais  chrétiens.  »  On  le  voit,  notre  colla- 
boration au  socialisme  comporte  des  réserves  essen- 
tielles qu'il  faudrait  discuter  en  détail.  Mais  ce  qu'il 
y  a  de  certain,  c'est  que  si  les  chrétiens  appliquaient 
à  leur  vie  publique  les  principes  de  l'Évangile, 
comme  instantanément  la  question  sociale  perdrait 
de  son  acuité  et  s'acheminerait,  en  douceur,  vers  les 
solutions  pratiques.  La  face  du  monde  en  serait 
changée.  Elle  le  sera  «  si  nous  savons  nous  entendre  ; 
si  nous  ne  cessons  de  combattre  la  doctrine  funeste 
qui,  d'une  «  affaire  sociale  »  a  tendu,  depuis  un  siè- 
cle, à  faire  de  la  religion,  même  au  sein  du  catholi- 
cisme, une  «  affaire  individuelle  »,  et  enfin  si  nous 
réussissons  à  différencier  et  à  distinguer,  mais 
surtout  à  séparer  l'action  sociale  de  l'action  politi- 
que. » 
Tel  fut  le  testament  de  Brunetière  à  Besançon.  Ce 


—  io3  — 

discours,  si  l'on  veut,  n'est  pas  une  date.  La  plupart 
des  considérations  qui  y  sont  exposées  ont  déjà 
beaucoup  servi.  Mais  sous  la  plume  de  ce  vigoureux 
écrivain,  elles  ne  paraissent  pas  du  tout  banales.  A 
passer  par  son  creuset,  elles  acquièrent  une  solidité, 
un  lustre,  un  relief  incomparables.  Et  le  lieu  com- 
mun lui-même,  au  sortir  de  sa  plume,  parait  tout 
flambant  neuf. 

Primitivement,  si  j'en  crois  un  passage  d'une  de 
ses  lettres,  Brunetière  avait  eu  l'intention,  ou  du 
moins  émis  la  possibilité,  d'entamer  une  discussion 
en  règle  avec  P.  Bourget.  «  Le  développement  (de 
mon  discours)  aurait  pour  objet  de  dégager  une  fois 
de  plus  l'idée  religieuse  de  toute  forme  politique  ou 
plutôt  de  toute  formule,  de  répondre  directement 
ou  indirectement,  selon  les  hasards  de  la  parole,  à 
l'école  de  Bourget,  avec  son  monarchisme,  et  d'af- 
firmer la  convenance  du  christianisme  avec  la 
«  bonne  démocratie  I.  »  En  réalité,  il  s  est  borné  à 
quelques  allusions  très  habiles,  le  débat  de  fond  ne 
pouvant  guère  être  abordé  devant  un  congrès  de 
jeunesse  catholique.  Pour  ma  part,  je  le  regrette.  Il 
eût  été  si  piquant  de  voir  ces  deux  traditionnalistes 
«  s'empoigner  »,  au  sujet  même  de  la  tradition  qu'ils 
comprennent  différemment. 

A  défaut  de  ce  malin  plaisir,  la  Conférence  Saint- 
Thomas  d'Aquin  goûta  le  soir  même,  au  punch 
solennel    qui  fut   offert  à  l'orateur,   une  joie   pro- 

i.  Lettre  du  26  septembre  1903. 


-    !04- 

fonde.  Elle  pria  M.  Brunetière,  qui  voulut  bien 
accepter,  de  devenir  pour  l'année  en  cours  son  pré- 
sident d'honneur.  Huit  ans  de  rapports  affectueux, 
quelques  heures  glorieuses  passées  ensemble,  méri- 
taient, certes,  d'aboutir  à  cette  minute  inoubliable. 
Voulez-vous  me  dire  qui,  plus  que  M.  Brunetière, 
pouvait  être,  pour  la  jeunesse  des  écoles,  d'un  utile 
et  salutaire  exemple  ?  De  sa  vie ,  que  de  leçons  à 
extraire,  à  l'adresse  des  jeunes  gens  :  leçons  d'éner- 
gie, de  labeur  opiniâtre,  de  dévouement  à  l'idée,  de 
probité  intellectuelle,  et  combien  d'autres!  Sans 
compter  cette  amusante  particularité.  On  parle  sou- 
vent du  «  prestige  des  grades  universitaires  !  »  il  est 
indéniable  et  mérité.  Mais  Brunetière  !  son  pres- 
tige, à  lui,  n'augmentait-il  pas,  précisément,  du  fait 
qu'il  n'en  avait  point ,  ou  si  peu  !  étant  donné  les 
postes  qu'il  occupa ,  les  fonctions  qu'il  remplit  ! 
L'esprit  frondeur  des  étudiants  trouvait  là  son 
compte.  La  belle  revanche  contre  «  les  bêtes  à  con- 
cours »!  Les  «  recalés  »  aux  examens,  s'ils  n'osaient 
l'avouer,  lui  en  étaient  secrètement  reconnaissants  ! 
On  lui  savait  gré  d'être,  comme  dit  M.  Faguet, 
«  un  autodidacte  »,  un  fils  de  ses  œuvres,  et  d'avoir 
atteint  les  plus  hauts  degrés  du  professorat  sans 
passer  par  la  filière  !  On  considérait  comme  un 
tour  de  force  surprenant  qu'il  fût  devenu,  à  l'Ecole 
normale ,  le  maître  très  écouté  des  futurs  agrégés, 
sans  être  agrégé  lui-même  !  —  Et  de  son  côté,  Bru- 
netière aimait  beaucoup  les  jeunes  gens.  11  les  avait 
assez  fréquentés  pour  que,  non  content  de  l'ensei- 


—  io5  — 

gnement  livresque,  donné  à  distance,  il  se  plût  en 
leur  compagnie ,  et  s'ingéniât  à  influer  sur  eux  de 
toutes  manières.  Et  qui  donc  le  jugeant  d'après  cer- 
taines outrances  de  langage  ou  de  pensée ,  sur  la 
foi  de  quelques  boutades  véhémentes,  l'a  dépeint 
comme  un  Alceste  toujours  grincheux ,  hargneux, 
de  commerce  impossible?  Légende  absurde  et  sans 
fondement!  Il  était  bon,  affable  et  gai.  M.  Faguet, 
qui  s'y  connaît  à  placer  le  mot  juste,  l'appelle  «  mon 
délicieux  ami  ».  Il  n'est  pas  rare,  au  surplus,  qu'un 
écrivain  batailleur  se  double ,  dans  l'intimité,  d'un 
homme  fort  aimable.  Tous .  nous  avons  connu  de 
ces  polémistes  redoutés,  qui,  une  fois  la  plume  posée 
sur  le  coin  de  la  table ,  deviennent  incontinent  les 
plus  doux  des  êtres ,  et  les  plus  inoffensifs.  Toute 
leur  bile  est  pour  les  ennemis  du  dehors,  toute  leur 
grâce  pour  les  amis  du  dedans.  Que  ceux  qui  ont 
connu  Brunetière  à  la  Conférence  évoquent  leurs 
souvenirs,  et  je  gage  qu'ils  le  reverront,  souriant, 
très  en  verve,  entouré  de  jeunes  gens  que  n'intimi- 
dait pas  le  maître ,  et  que  séduisait  le  causeur.  On 
conçoit,  dès  lors,  que  la  petite  cérémonie  qui  consis- 
tait à  offrir  à  Brunetière  la  présidence  d'honneur  de 
la  Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin  fut,  de  part  et 
d'autre,  cordiale  et  touchante  à  souhait.  M.  Boysson 
d'École,  au  nom  de  ses  camarades,  réclama  délica- 
tement le  patronage  de  l'illustre  écrivain,  qui,  heu- 
reux de  la  surprise  qu'on  lui  avait  ménagée,  et  pre- 
nant tout  de  suite  son  rôle  au  sérieux,  s'acquitta 
aussitôt    du    principal   devoir    de  sa    charge,    en 


—  io6  — 

donnant  à  ses  jeunes  amis  les  plus  paternels,  les 
plus  sages  conseils  ». 


i.  M.  Boysson  d'Ecole,  secrétaire  de  la  Conférence  Saint-Tho- 
mas d'Aquin,  saluant  M.  Brunetière,  avait  prononcé  avec  une 
émotion  bien  légitime  l'allocution  suivante  où  il  résumait  l'oeu- 
vre de  la  Conférence,  et  faisait  valoir  ses  titres  à  la  faveur  qu'elle 
sollicitait  de  l'éminent  écrivain  : 

Monsieur, 
En  ces  jours  illuminés  par  l'espoir  que  nous  apporte  toute  une 
jeunesse  enthousiaste  et  décidée  à  se  montrer  au  grand  jour  réso- 
lument et  nettement  catholique,  comme  le  disait  ce  soir 
M.  Bazire,  il  apparaît  que  la  Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin 
doit  avoir  en  toute  justice  son  heure  de  triomphe. 
Combien  de  fois  fut-elle  à  la  peine  ! 

Votre  présence  aujourd'hui  parmi  nous,  Monsieur,  la  place  à 
l'honneur. 

Et  si  je  considère  l'existence  éphémère  d'un  si  grand  nombre 
de  sociétés  que  nous  vîmes  naître  et  mourir  en  un  très  court 
laps  de  temps  dans  cette  rude  cité  bisontine,  je  suis  tout  natu- 
rellement enclin  à  rechercher  en  dehors  de  nous  le  bienfaisant 
magicien  de  Jouvence  qui  nous  garde  de  vieillir,  puisqu'il  nous 
conserve  notre  initiative,  notre  activité,  notre  ardeur. 

Une  réunion  de  jeunes  étudiants,  en  effet,  constitue  par  essence 
le  plus  instable  des  groupements.  En  une  période  triennale,  nos 
membres  se  renouvellent  en  quasi  totalité.  Et  pourtant  nous  res- 
tons toujours  aussi  nombreux,  toujours  animés  du  même  esprit. 
Je  suis  certain  de  n'être  contredit  par  personne  si  je  proclame 
que  cette  prospérité  est  en  grande  partie  votre  œuvre  :  ce  bon 
génie  auquel  je  faisais  allusion  tout  à  l'heure,  vous  l'êtes  ! 

Votre  présence  souvent  répétée,  toujours  désirée  à  nos  fêtes  de 
la  foi  et  de  l'esprit,  n'a  pas  manqué  de  donner  à  la  Conférence 
Saint-Thomas  d'Aquin  une  importance  et  un  développement  que 
ses  dévoués  fondateurs  n'osèrent  certainement  pas  envisager. 

Depuis  sa  fondation,  notre  cercle,  destiné  à  la  jeunesse  étu- 
diante qui  tient  à  se  créer  une  atmosphère  de  saine  amitié, 
d'idées  sérieuses,  et  comme  une  sorte  d'école  d'entraînement  au 
travail  personnel,  notre  cercle,  dis-je,  n'a  pas  manqué  de  faire 
honneur  à  ce  que  j'oserais  appeler  sa  raison  sociale.  Ici,  chaque 
semaine,  ceux  que  la  parole  publique  attire  peuvent  s'y  exercer 
et  s'y  exercent  en  effet  devant  un  auditoire  sympathique  assuré- 
ment, mais  dont  la  critique  n'en  est  pas  moins  pénible  à  affron- 
ter. La  tribune  n'est  jamais  vide,  Monsieur,  et  l'auditoire  est  tou- 


Messieurs  , 
J'accepte  tout  de   suite,  avec  infiniment  de 
plaisir,  ce  titre  de  Président  d'honneur  que  vous 

jours  fidèle.  Ainsi  ont  été  soumises  successivement  à  la 
Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin  et  discutées  dans  le  domaine 
littéraire,  scientifique,  artistique,  religieux  ou  social,  toutes  les 
questions  présentant  un  caractère  d'actualité  ou  ayant  une  portée 
plus  particulière.  Admirable  gymnastique  intellectuelle  qui  nous 
est  offerte  !  Chacun  de  nous  a  ainsi  à  sa  disposition  un  moyen  de 
se  perfectionner  et  d*étendre  facilement  le  domaine  de  ses  con- 
naissance^ 

C'est  sans  doute,  Monsieur,  pour  rendre  hommage  à  l'idéal  que 
la  Conférence  s'est  tracé  et  pour  encourager  une  tentative  aussi 
intéressante  qui  a  pour  but  de  former  des  conférenciers,  et  de 
lancer  peut-être  des  orateurs,  qu'une  main  généreuse  a  su  plu- 
sieurs années  successivement  verser  à  notre  caisse  une  somme 
importante  pour  y  créer  des  concours  de  conférences  et  stimuler 
l'ardeur  de  la  jeunesse.  Ces  concours  nous  ont  valu  de  belles  ma- 
nifestations oratoires  et  je  suis  heureux,  devant  une  assistance 
d'amis  comme  celle  qui  m'entoure,  d'applaudir  aux  triomphes 
des  lauréats. 

Mais  se  cantonner  en  ces  questions  plutôt  spéculatives  ne  suffi- 
sait pas  à  une  jeunesse  désireuse  de  se  mêler  à  tout  ce  qui  est 
grand  et  utile.  Prenant  officiellement  position  au  point  de  vue 
catholique  et  social,  la  Conférence  fit  naître  à  maintes  reprises 
l'occasion  de  s'affirmer  militante  sur  ce  double  terrain.  En  1898 
notamment,  elle  organisait  l'inoubliable  Congrès  général  de  {'As- 
sociation catholique  de  la  Jeunesse  française  que  nous  avons  tous 
vu  revivre  aujourd'hui:  et  prenant  pour  elle  quelques-uns  de  ces 
innombrables  vœux  que  le  congrès  avait  formulés,  elle  se  hâtait 
de  prêcher  d'exemple  en  les  réalisant  dans  la  mesure  de  son  ac- 
tion. Il  faut  savoir  le  reconnaître,  elle  n'a  point  été  étrangère  à  la 
création  de  toutes  les  œuvres  sociales  de  jeunes  gens  qui  ont 
surgi  sur  plusieurs  points  de  notre  ville  à  la  suite  du  Congrès,  et 
elle  ne  s'est  point  désintéressée  de  leur  développement. 

C'est  ainsi  que  sous  la  bienfaisante  et  discrète  impulsion  de 
son  dévoué  directeur  et  des  différents  bureaux  qui  se  succédè- 
rent, les  membres  de  la  Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin  eurent 
leur  place  marquée  dans  les  patronages  de  notre  ville,  y  appor- 
tant leur  concours  intelligent  et  dévoué  ;  c'est  ainsi  que  devan- 
çant vos  conseils,  si  respectueusement  écoutés  ce  soir,  Monsieur, 
ils  joignirent  promptement  l'action  publique  à  l'action  sociale  et 


—  io8  — 

voulez  bien  m'ofïrir,  et  d'ailleurs  auquel  je  pour- 
rais dire  que  j'ai  vraiment  quelques  droits....  à 
l'ancienneté.  Car,  je  sais  bien  que  je  suis  l'un 
des  plus  anciens  d'entre  vous,  et  je  ne  retrouve 
ce  soir,  ici,  que  bien  peu  des  visages  que  j'avais 
accoutumé  d'y  voir.  Les  générations  se  poussent 


méritèrent  par  leur  dévouement,  et  leur  travail,  et  leur  initiative, 
d'être  au  premier  rang  quand  ils  ne  furent  pas  les  organisateurs 
de  ces  glands  groupements  régionaux  de  défense  catholique  et 
libérale  que  la  France  a  vus  se  former  dans  les  pénibles  circons- 
tances que  nous  traversons. 

Donc,  vous  le  voyez.  Monsieur,  sans  nous  endormir  sur  des 
lauriers  dont  vous  nous  avez  singulièrement  facilité  la  récolte  à 
maintes  reprises,  nous  avons  cherché  a  nous  rendre  dignes  du 
grand  honneur  que  vous  nous  avez  fait  en  vous  intéressant  à 
notre  action  et  en  choisissant  la  tribune  de  la  Conférence  Saint- 
Thomas  d'Aquin  pour  y  faire  les  déclarations  successivement  sen- 
sationnelles qui  vous  ont  donné  une  des  premières  places  parmi 
les  défenseurs  des  idées  religieuses. 

Excusez-moi  si  je  crois  pouvoir  vous  dire,  sans  modestie,  que 
nous  n'avons  pas  démérité,  et  si  j'ose  formuler  ici  au  nom  de  tous 
une  demande,  une  prière  qui  serait  peut-être  déplacée,  ou  tout  au 
moins  très  osée  si  nous  ne  connaissions  la  sympathie  dont  vous 
voulez  bien  nous  honorer  :  vous  vous  êtes  intéressé  à  nos  tra- 
vaux, à  nos  luttes,  à  nos  succès  et  ici  même,  il  y  a  peu  de  temps, 
vous  nous  demandiez  de  persister  dans  notre  attitude. 

Sommes-nous  entrés  dans  vos  vues  ?  Avons-nous  exactement 
suivi  la  voie  que  vous  nous  avez  indiquée  ?  Avons-nous,  en  un 
mot,  tenu  nos  engagements  ? 

A  vous  de  nous  le  dire,  à  vous  de  nous  donner  une  indiscutable, 
éclatante  et  solennelle  réponse  approbative  en  ne  craignant  pas 
de  nous  accorder  officiellement  votre  haut  patronage. 

Chaque  année,  il  est  d'usage  que  nous  sollicitions  l'appui  d'un 
de  nos  concitoyens  les  plus  en  vue,  qui  devient  notre  guide  res- 
pecté. 

Si  vous  n'êtes  pas  Bisontin  de  naissance,  vous  l'êtes  de  cœur, 
Monsieur,  vous-même  nous  l'avez  dit. 

Voilà  pourquoi  j'ai  l'honneur  de  vous  solliciter  très  respectueu- 
sement, Monsieur,  au  nom  de  tous  nos  amis,  de  vouloir  accepter 
la  présidence  d'honneur  de  la  Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin. 


—  log  — 

les  unes  les  autres,  et  dans  la  vie  moderne,  ce 
n'est  pas  quinze  ans,  mais  trois  ans  qui  sont  un 
long  intervalle  de  temps.  On  pourrait  faire  sur 
ce  thème  de  mélancoliques  variations,  dont  le 
défaut  ne  serait  que  d'être  un  peu  banales. 

Mais,  anciens  ou  nouveaux,  je  vous  retrouve 
du  moins  animés  de  la  même  ardeur,  prêts  au 
même  combat,  plus  résolus  que  jamais,  et  de 
tout  votre  courage,  engagés  dans  la  voie  que 
vous  indiquaient  tantôt  M.  de  M  un,  et  ce  matin 
votre  archevêque.  Que  pourrai-je  ajouter  à  ce 
qu'ils  vous  disaient? 

Ceci,  peut-être,  et  votre  ardeur  n'en  sera  pas 
refroidie,  que,  puisque  vous  êtes  avant  tout  une 
conférence  d'études,  vous  devrez  vous  souvenir 
qu'avant  de  s'engager  à  fond,  et  pour  pouvoir 
aboutir  à  d'utiles  résultats,  l'action  sociale  a 
besoin  d'être  préparée  par  de  longues,  de  pa- 
tientes et  de  consciencieuses  études.  On  n'im- 
provise pas,  en  matière  sociale;  et  quand  on 
considère  la  nature  des  problèmes  qui  s'y  rap- 
portent ou  qui  en  dépendent,  on  est  effrayé  de 
leur  gravité.  Ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'on  ne 
doive  pas  s'y  appliquer!  Je  vous  ai  moi-même 
prêché  le  contraire  hier  soir.  Mais  il  ne  faut  pas 
les  traiter  légèrement;  et  précisément  l'étude 
attentive  des  questions  donnera  seule  du  lest, 
si  je  puis  ainsi  dire,  et  du  poids,  à  une  action 


110 


sociale  dont  il  ne  suffit  pas  que  l'élan  soit  géné- 
reux, mais  dont  il  faut  aussi  que  la  conduite  soit 
prudente ,  pour  être  énergique ,  réfléchie ,  pour 
être  féconde,  et  patiente,  pour  être  durable. 

Prenez  donc  garde  à  ne  pas  la  séparer  de  l'ac- 
tion intellectuelle,  ce  qui  serait  une  grande  faute, 
et  puisque  vous  voulez  faire  de  l'action  sociale 
chrétienne,  n'oubliez  pas  que  si  la  bienfaisance 
du  christianisme  se  prouve  par  son  action,  c'est 
par  d'autres  moyens,  d'une  autre  nature,  qu'on 
en  établit  la  vérité.  Sur  ce  terrain  aussi,  vous 
le  savez,  à  l'heure  présente,  il  se  livre  un  grand 
combat.  Vous  ne  devez  pas,  vous  ne  pouvez  pas 
l'oublier.  Il  ne  faut  pas  vous  en  remettre  à  d'autres 
pour  le  combattre  en  votre  place.  Etudiez  donc 
votre  religion.  Ayez  toujours  l'œil  et  l'oreille 
ouverts  aux  travaux  de  vos  adversaires.  Ne  les 
méprisez  pas!  Ne  croyez  pas  que  la  vérité  brille 
de  sa  propre  évidence.  Ne  croyez  pas  qu'elle 
n'ait  pas  besoin  d'être  constamment  démontrée, 
défendue,  soutenue,  rétablie,  vengée.  Souvenez- 
vous  enfin  que  c'est  la  pensée  qui  guide  et  qui 
éclaire  l'action,  si  c'est  la  générosité  du  cœur 
qui  l'inspire,  et  qu'en  matière  même  d'action  so- 
ciale, il  n'est  pas  inutile  d'être  au  courant  des 
choses  de  l'exégèse,  de  l'histoire  et  de  la  phi- 
losophie. 

C'est  ce  qui  me  permet  de  vous  dire  encore , 


III  — 


puisque  nous  sommes  non  seulement  une  con- 
férence d'études,  mais  une  conférence  d'étu- 
diants :  Messieurs,  ne  négligez  pas  non  plus, 
professeurs,  avocats,  médecins,  de  faire  tout  ce 
qu'il  faut  pour  remplir  un  jour  toutes  les  exi- 
gences de  votre  profession.  Car  là  même,  dans 
le  temps  où  nous  sommes,  là,  Messieurs,  est  la 
source  de  la  véritable  autorité,  dans  la  supério- 
rité professionnelle,  dans  l'estime  que  font  de 
vous  les  gens  de  votre  profession,  «  les  spécia- 
listes »,  comme  on  les  appelle,  ceux  qui  en  savent 
les  difficultés,  et  ceux,  par  conséquent,  qui  sont 
vos  premiers  juges.  C'est  à  eux  qu'il  faut  vous 
imposer  d'abord,  si  vous  voulez  vous  imposer 
aux  autres,  et  les  autres  auront  confiance  en  vous 
parce  qu'ils  savent,  pour  en  avoir  eux-mêmes 
l'expérience,  qu'on  ne  s'impose  aux  gens  de  sa 
profession  que  par  les  moyens  légitimes. 

Les  avocats  ne  se  méprennent  pas  au  mérite 
d'un  avocat,  ni  les  médecins  à  celui  d'un  méde- 
cin. Visez  donc,  Messieurs,  à  cette  supériorité 
professionnelle,  d'abord,  et  tant  au  point  de  vue 
de  l'action  sociale  qu'au  point  de  vue  de  l'autorité 
du  conseil  ou  de  l'exemple,  préparez-vous  avant 
tout  à  être  éminents  ou  considérables  dans  votre 
profession.  Car,  c'est  à  vos  pairs  que  les  autres 
hommes  demanderont  le  cas  qu'il  faut  faire  de 
vous,  et  c'est  leur  opinion  qui  fera  votre  autorité. 


112 


Et,  avec  tout  cela,  me  demanderez-vous  peut- 
être,  réussirons-nous  à  remonter  le  courant? 
Messieurs,  je  n'en  sais  rien  !  Je  l'espère,  mais  je 
n'en  sais  rien.  Je  vous  ferai  seulement  observer 
que  si  vous  ne  réussissiez  pas ,  il  ne  faudrait  pas 
vous  décourager! 

Non!  il  ne  faudrait  pas  vous  décourager  parce 
que,  ce  que  nous  vous  convions  à  essayer  de 
refaire,  les  hommes  de  la  Révolution  et  de  l'En- 
cyclopédie n'ont  pas  mis,  eux,  moins  de  cent 
cinquante  ans  à  le  «  défaire  ».  On  n'a  pas  fait  en 
un  jour  les  ruines  que  nous  voudrions  relever: 
nous  ne  les  relèverons  pas,  nous  non  plus,  en  un 
jour.  Pourquoi  serions-nous  moins  patients  que 
nos  adversaires?  moins  acharnés,  moins  obsti- 
nés qu'eux  dans  l'effort?  Pourquoi  serions-nous 
moins  confiants  dans  la  bonté  de  notre  cause? 
Si  cependant  nous  devions  échouer,  nous  au- 
rions encore  la  satisfaction  d'avoir  fait  notre 
devoir,  ce  qui  est  quelque  chose,  quoi  qu'on  en 
puisse  dire,  et  peut-être  la  principale,  si  nous 
ne  sommes  pas  les  maîtres  des  événements. 
«  L'homme  s'agite  et  Dieu  le  mène.  »  Et  enfin, 
Messieurs,  quand  nous  ne  verrions  rien  briller 
à  l'horizon  de  nos  efforts,  nous  nous  souvien- 
drions, vous  vous  souviendriez  qu'entre  autres 
nouveautés  que  le  christianisme  a  introduites 
dans  le  monde,  celle-ci  n'est  sans  doute  pas  la 


—  n3  - 

moindre  ni  la  moins  généreuse  d'avoir  appris  à 
l'humanité  que  le  succès  n'était  la  mesure  ni  de 
la  considération,  ni  de  l'estime,  ni  de  la  gloire 
ni  de  l'honneur,  ni  de  la  vertu. 

Puis  les  langues  se  délièrent.  Guy  de  Maupassant 
définit  joliment  la  conversation  :  le  jeu  de  raquette 
des  sentiments  et  des  idées.  On  joua  donc  à  la 
raquette  avec  entrain,  voire  même  avec  emporte- 
ment. Réflexions,  reparties  et  rires  s'entrecroisè- 
rent. Qui  ne  connaît  le  «  crescendo  »  habituel  du 
bruit,  dans  ces  réunions  de  jeunes  gens?  C'est,  au 
début ,  un  murmure  discret  ;  au  milieu ,  un  bour- 
donnement joyeux  :  à  la  fin,  un  tapage  assourdis- 
sant. On  eut  vite  fait,  ce  jour-là,  de  grimper  les  trois 
étages.  Très  à  l'aise,  parmi  ce  va-et-vient  endiablé, 
Brunetière  se  prodiguait,  allait  de  groupe  en  groupe, 
toujours  entouré,  mais  d'un  cercle  changeant,  d'une 
couronne  qui  se  renouvelle.  Le  compte  rendu  qui 
fut  publié  de  la  réception  relève,  à  ce  sujet,  un 
incident  typique ,  qui  montre  le  charmant  abandon 
et  la  simplicité  que  Brunetière  apportait  dans  ses 
relations. 

«  M.  Brunetière  cause  dans  un  groupe  ;  il  recom- 
mande la  fusion,  ou  tout  au  moins  l'action  parallèle, 
mais  non  contraire,  de  tous  les  jeunes  groupements 
catholiques.  Un  brave  paysan  montagnard,  qui 
s'était  déjà  fait  remarquer  par  la  vigueur  de  ses 
applaudissements,  épie  depuis  quelque  temps  le 
moment  de  s'approcher;  il  croit  l'occasion  propice, 

8 


-  n4- 

et  sans  autre  présentation,  posant  sa  large  et  robuste 
main  sur  l'épaule  de  l'académicien,  les  yeux  flam- 
bants de  joie,  sans  embarras,  sans  hésitation, 
comme  on  parle  à  un  vieux  camarade ,  il  lui  dit  : 
«  Ah  !  c'est  vous,  M.  Brunetière  ?  —  Oui,  mon 
ami.  —  Eh  bien,  non,  vous  savez,  mais  si  vous 
veniez  chez  nous,  ah  !  c'en  serait  une  de  fête.  » 
L'invitation  était  dénuée  d'artifice,  mais  elle  jaillis- 
sait tellement  du  cœur,  elle  respirait  tellement  la 
joie,  la  confiance  et  l'admiration,  que  l'éminent 
académicien  ne  put  s'empêcher  de  sourire,  mais  d'un 
sourire  doux  et  triste  tout  ensemble  :  doux,  de  se 
savoir  si  connu,  si  aimé,  si  recherché  ;  triste,  de  ne 
pouvoir  faire  plaisir  comme  il  le  voudrait  à  son 
nouvel  ami .  et  dans  une  étreinte  chaleureuse  de 
la  main,  il  le  remercie  de  son  aimable  invitation.  » 
Et,  en  effet,  de  telles  paroles  dont  la  sincérité, 
pour  ainsi  dire ,  fait  explosion ,  combien  ne  valent- 
elles  pas  de  ces  compliments  frelatés  que  «  les  bon- 
nes manières»  imposent  et  que  l'hypocrisie  formule  x  î 

De  Besançon,  Brunetière  fila  en  Suisse,  dans  le 
canton  de  Berne.  Habitué  aux  auditoires  des  gran- 
des villes,  il  fît  une  exception  en  faveur  de  Porren- 
truy,  qui  ne  compte  guère  plus  de  huit  ou  neuf 
mille  habitants,  mais  se  réclame  d'un  long  passé, 
d'un  site  pittoresque  et,  aujourd'hui  encore,  d'une 
vie  intellectuelle  intense.  Ce  qui  l'attirait  là,  outre 


I.  Lire  le  récit  des  fêtes  qui  eurent  lieu  à  cette  occasion  dans  la 
brochure  citée  :  L'action  sociale  du  christianisme. 


—  n5  — 

l'invitation  pressante  de  M.  Daucourt,  préfet  du 
district,  ce  n'était  pas  l'envie  d'excursionner  et  de 
s'assurer  en  passant  que  le  Mont-Terrible  a  volé 
son  nom  !  Mais  les  habitants  de  Porrentruy,  au 
point  de  vue  religieux,  sont  fort  divisés.  Protes- 
tants et  catholiques  s'y  partagent  l'influence.  Et 
bien  que  soit  vive  la  rivalité  confessionnelle,  les 
relations  d'un  camp  à  l'autre  n'en  restent  pas 
moins  courtoises.  Excellent  terrain,  par  consé- 
quent, pour  que  Brunetière  y  semât  à  pleines 
mains  la  parole  de  la  réconciliation  future.  Car,  le 
croirait-on,  c'a  été  une  de  ses  idées  maîtresses,  que 
la  réunion  des  Eglises!  Bossuet  la  lui  a  «  passée  ». 
Léon  XIII,  de  son  autorité,  de  toute  l'ardeur  de 
son  désir,  l'a  renforcée.  Ce  chrétien  de  fraîche 
date  s'est  ouvert  tout  grand  aux  plus  vastes  pro- 
jets. Il  a  fait  sien  le  vœu  magnifique  :  ut  sint 
unum,  Et  à  chaque  instant,  dans  ses  discours,  il 
tend  aux  protestants  une  main  fraternelle  :  il  les 
invite  à  combattre  avec  nous,  dans  nos  rangs. 

Mais  contre  qui  ?  contre  quoi  ?  La  question  vaut 
d'être  éclaircie.  Car  comment  se  fait-il  que  ce  tra- 
ditionnaliste  invétéré  ne  déclare  pas  une  guerre  à 
mort  au  principe  du  libre  examen?  n'y  ayant  rien 
qui  semble  heurter  plus  fort  ses  doctrines.  Gom- 
ment ne  le  rend-il  pas  responsable  de  tous  les 
maux  que,  sa  vie  durant,  il  a  déplorés?  Il  en  a  pour- 
tant mesuré  comme  pas  un  les  conséquences  détes- 
tables. «  Que  le  protestantisme  soit  une  atténua- 
tion au  principe  d'autorité  ;  qu'il  tende  à  faire  de 


-  n6  - 

l'individu  la  mesure  et  le  juge  de  toute  vérité  ;  que 
par  la  diminution  du  dogme,  il  tende,   ou  si  l'on 
veut  qu'il  aboutisse  inévitablement  à  la  sécularisa- 
tion et.  comme  Ton  dit  de  nos  jours,  à  la  «  laïcisa- 
tion »  de  la  morale  ;  qu'il  relâche,  par  là,  le  lien 
que  la  «  religion  »  formait  naguère  entre  les  hom- 
mes ;  qu'il  lui  enlève  son   caractère  d'universalité 
et    qu'avec  la  catholicité  dogmatique,    il    énerve 
aussi  la  vertu  sociale  du  christianisme,  je  ne  crois 
pas  qu'on  puisse  le  nier  I....  »  Et  encore  :  «  De  quel- 
que façon  qu'on  entende  le  mot  «  religion  »,  et  de 
quelque  manière  qu'on  le  définisse,  on  ne  saurait 
pas  plus  être  seul  de  sa  «  religion  »  que  par  exem- 
ple de  sa  «  patrie  >>  ou  de  sa  «  famille  ».  Famille, 
patrie,  religion,  autant    de  mots    qui   impliquent 
l'idée  de  «  collectivité  ».  «  Chacun  se  fait  son  petit 
religion  à  part  soi,  »   dira  plus  tard  une  grande 
princesse,  Madame,  mère  du  Régent.  Elle  se  trom- 
pera !    Chacun  se  fait  son  opinion,  ou  sa  philoso- 
phie, mais  non  pas  sa  religion  ;  et  la  preuve,  c'est 
qu'en  matière  de  croyances,  pour   Calvin  comme 
pour  Bossuet,   l'hérétique  est  celui  qui  a  «  une  opi- 
nion ».   L'hérésie,   Messieurs,  c'est  précisément  le 
choix  —  airesis  —  que  l'on  fait  d'une  opinion,  pour 
la  professer  à  soi  tout  seul,  dans  l'exaltation  de  son 
choix,  de  l'excellence  de   son  choix,  et  comme  qui 
dirait  à   rencontre  de  l'opinion  commune  :    quod 
ubique,  quod,  semper,  quod  ah  omnibus  2.  »  Il  est 

I.  Discours  de  combat.  Dernière  série,  p.  55. 
a.  Discours  de  combat.  Nouvelle  série,  p.  147-148. 


—  xi;  - 

impossible  de  mieux  dire.  L'exemple,  souvent  ré- 
pété ces  temps  derniers,  de  protestants  illustres 
qui,  trouvant  la  position  intenable  entre  le  catholi- 
cisme et  le  rationalisme,  ou  bien  sont  venus  chez 
nous,  ou  bien  s'en  sont  allés  à  la  libre  pensée,  est 
là  pour  confirmer  le  bien  fondé  de  ses  critiques. 

Si  donc  il  pardonne  au  protestantisme  son  prin- 
cipe fondamental  du  libre  examen,  c'est  qu'il 
trouve  en  lui  par  ailleurs  de  formidables  «  com- 
pensations ».  En  voici  peut-être  quelques-unes.  Il 
en  veut  à  la  Réforme  «  d'avoir  rompu  l'unité  chré- 
tienne »,  mais  il  la  remercie  de  s'être  dressée  con- 
tre le  paganisme  renaissant.  Sachons,  dit-il,  «  dis- 
tinguer le  mouvement  de  la  Renaissance  d'avec  ce- 
lui de  la  Réforme,  —  en  dépit  des  apparences,  ou 
même  de  quelques  traits  communs,  —  et  souve- 
nons-nous que  le  premier,  le  mouvement  de  la  Re- 
naissance, n'ayant  abouti  finalement  qu'à  une  res- 
tauration  du  naturalisme  païen,  c'est  précisément 
le  second,  le  mouvement  de  la  Réforme,  qui  l'a 
combattu  pour  le  plus  grand  bien  de  la  civilisation, 
interrompu,  enrayé,  et  finalement  obligé  de  comp- 
ter ou  de  composer  avec  le  christianisme.  » 

De  plus,  la  morale  austère  de  Calvin,  si  peu  ai- 
mable qu'elle  fût,  il  l'aimait.  Qu'on  en  juge  par  ces 
paroles  qui  sonnent  comme  une  fanfare  joyeuse  : 
«  Au  moins  celui-ci  (Calvin)  n'a  pas  cru  que  la  vo- 
lonté nous  eût  été  donnée  pour  travailler  «  au  dé- 
veloppement de  toutes  nos  puissances  »,  mais,  au 
contraire,  pour  combattre  et  pour  rectifier  la  plu- 


—  n8  — 

part  d'entre  elles,  et  pour  édifier  la  vertu  sur  la 
ruine  de  nos  instincts  !  »  Tirer,  du  père  de  l'indivi- 
dualisme en  matière  religieuse,  des  conclusions  si 
opposées  à  lune  des  maximes  principales  de  l'indi- 
vidualisme contemporain,  c'était  de  quoi  l'enchan- 
ter et  comme  un  bon  tour  joué  à  ses  adversaires. 
La  ruine  de  nos  instincts  !  Le  mot  est  dur.  mais, 
sous  ce  rapport,  Brunetière  poussait  volontiers 
la  sévérité  à  l'extrême.  N'est-ce  pas  lui  qui  a  essayé 
de  déduire  l'immoralité  de  l'art  de  ce  fait  qu'il  est 
obligé,  «  pour  atteindre  l'esprit,  de  recourir  à  l'in- 
termédiaire, non  seulement  des  sens,  notez  le  bien, 
mais  du  plaisir  des  sens  »  ?  N'est-ce  pas  lui  aussi 
qui.  à  propos  de  livres  d'étrennes.  prononçait  un 
jour  ce  jugement  significatif:  «  Au  fond  de  tout 
mysticisme,  même  le  plus  pur,  il  y  a  je  ne  sais  quoi 
de  douteux  et  de  malsain  »?  «  L'impératif  catégo- 
rique »  de  Kant  en  est-il  cause  ?  il  ne  voyait  pas 
d'un  œil  favorable  l'essor  de  l'âme,  sitôt  que  ce 
n'est  pas  le  devoir  brut,  si  j'ose  dire,  qui  l'inspire. 

Et  enfin,  pessimiste  comme  il  l'était,  convaincu 
de  la  «  j>erversité  foncière  »  de  l'homme,  par  là 
encore  il  avouait  des  affinités  secrètes  avec  le  pro- 
testantisme. 

Aussi  traitait-il  les  protestants  en  c<  frères  sépa- 
rés »,  insistant  bien  plus  sur  le  substantif  que  sur 
le  participe  qu'il  aurait  voulu  supprimer.  C'est  ce 
qui  rend  si  palpitant  d'intérêt  son  discours  de  Por- 
rentruy,  sur  la  «  Réunion  des  Eglises  ».  Il  faut  y 
voir   l'épanouissement  d'une  idée  longuement  cul- 


-  ii9  — 
tivée  dans  le  secret  du  cœur,  l'expression  éloquente 
d'un  vœu  très  cher.  De  toutes  parts,  on  vint  l'en- 
tendre. Berne,  Bâle,  Fribourg,  Belfort,  Besançon, 
Mulhouse,  fournirent  des  auditeurs  d'élite,  impa- 
tients de  savoir  comment,  d'après  Brunetière.  le 
christianisme  social  engloberait  un  jour,  sous  la 
direction  d'un  Pape  unique,  indiscuté,  protestants 
et  catholiques,  oublieux  des  anciennes  querelles. 

Nous  n'avons  pas  —  et  cela  est  infiniment  regret- 
table, —  le  texte  de  ce  discours.  Mais  d'excellents 
résumés  en  ont  été  donnés  par  le  Pays,  organe  ca- 
tholique et  démocratique  du  Jura;  et  le  Journal  des 
Débats.  Nous  nous  contenterons  de  reproduire  ce 
dernier,  qui  est  plus  court,  nous  bornant  à  quelques 
additions  entre  parenthèses  pour  compléter  au  be- 
soin la  pensée  du  maître.  Elle  est  fort  claire  d'ail- 
leurs. Pourquoi  Brunetière  travaille  à  la  réunion 
des  Eglises  —  quels  obstacles,  en  voie  de  diminu- 
tion, s'y  opposent,  —  comment  le  christianisme  so- 
cial peut  surmonter  ces  difficultés,  —  quels  avan- 
tages immenses  pour  la  civilisation  résulteraient 
de  l'union  projetée,  impossible  de  souhaiter  une  di- 
vision plus  nette,  plus  logique,  et  il  semble  bien 
que  ce  discours  —  je  ne  fais  pas  ici  un  mince  éloge, 
—  soit  l'un  des  mieux  construits  de  ce  savant  archi- 
tecte. 

En  voici  la  substance,  d'après  le  Journal  des 
Débats. 

«  M.  Brunetière  a  commencé  par  rappeler  com- 
bien cette  idée  de  la  réunion  était  chère  à  Léon  XIII 


120   — 

et  à  Bossuet  (double  raison  qui  le  pousse  en  avant), 
et  il  évoque  à  ce  propos  le  souvenir  ému  d'un  en- 
tretien qu'il  eut  en  1900,  sur  cette  question,  avec  le 
Pape  défunt,  à  l'occasion  précisément  d'un  discours 
qu'il  avait  prononcé  au  Vatican,  sur  la  «  moder- 
nité »  du  grand  évêque  français.  D'autres  témoi- 
gnages empruntés  à  Newman,  à  Pusey,  à  Dœllin- 
ger,  à  Ernest  Naville,  lui  servent  alors  à  prouver 
combien  l'idée  a  fait  de  chemin  durant  ces  der- 
nières années,  même  dans  les  milieux  protestants. 
«  Ce  n'est  pas,  d'ailleurs,  que  M.  Brunetière  se 
dissimule  la  gravité  des  obstacles  qui  longtemps 
encore,  sans  doute,  s'opposeront  au  rapprochement 
souhaité.  Ces  obstacles  sont,  d'après  lui,  de  trois 
sortes.  Ils  se  rapportent,  les  uns  à  la  différence 
d'éducation  intellectuelle  et  morale  que  la  Réforme, 
depuis  plus  de  trois  siècles,  a  mise  entre  protestants 
et  catholiques  (comprenez  par  là  leur  attitude  diffé- 
rente vis-à-vis  de  l'autorité  doctrinale  ;  acceptation 
franche  d'un  Credo  total,  ou  choix  individuel  entre 
ses  divers  articles  passés  au  crible);  les  autres,  à  la 
tendance  jalousement  nationale,  et  même  «  natio- 
naliste »,  qu'affectent  certaines  communions  chré- 
tiennes (à  tel  point  que  les  combattre  c'est,  du  même 
coup,  ébranler  le  pouvoir  civil  auquel  elles  servent 
de  support,  et  risquer,  par  conséquent,  de  faire 
œuvre  révolutionnaire);  les  autres,  enfin,  aux 
divergences  proprement  dogmatiques.  Mais  ces 
divergeuces  doctrinales,  il  faut  aussi  le  reconnaître, 
ont  diminué  de  siècle  en  siècle  et  de  génération  en 


121    

génération  (600  au  xvie  siècle,  100  au  xvii1').  A  l'heure 
actuelle,  elles  ne  portent  guère  que  sur  deux  points  : 
la  question  de  l'Eucharistie,  et  surtout  celle  de 
l'Église.  (Il  est  vrai  que  si  l'on  applique  la  règle  : 
nonnumerandi,  sed  ponderandi,  le  reliquat,  certes, 
n'est  pas  négligeable  !) 

«  Sur  quoi,  cependant,  M.  Brunetière  fonde-t-il  le 
plus  d'espérances  pour  opérer  ou  pour  hâter  la 
réunion  ?  Sur  ce  qu'il  appelle  le  récent  avènement 
du  christianisme  social.  (On  voit  que  son  discours  de 
Porrentruy  fait  suite  à  celui  qu'il  avait  prononcé  la 
veille  à  Besançon.)  Social,  certes,  le  catholicisme 
l'a  toujours  été,  mais  il  lest  devenu  plus  particuliè- 
rement de  notre  temps,  en  raison  des  circonstances 
où  il  vit.  (C'est  ainsi,  par  exemple,  qu'à  l'époque 
de  la  Renaissance,  ce  que  le  christianisme  a  plus 
spécialement  favorisé,  c'est  ce  qu'il  contenait  en  lui- 
même  de  sentiment  esthétique.  Aujourd'hui,  sous 
l'influence  des  événements,  il  développe  surtout 
le  côté  social  de  lui-même  ».)  Et  quant  au  protestan- 
tisme, qui,  lui,  ne  l'a  pas  toujours  été,  il  est  en 
train  de  le  devenir,  ainsi  que  le  prouvent  les  décla- 
rations très  significatives  de  MM.  Harnack,  Wilfrid 
Monod  et  Herror.  Or,  le  christianisme  ne  peut  être 
ou  devenir  social  sans  tendre  nécessairement  à  l'u- 
nité, c'est-à-dire  au  catholicisme.  Et  ce  sont  les 
nécessités  de  l'action  sociale  qui  feront  de  mieux  en 
mieux  comprendre  aux  protestants  la  légitimité  des 

1.  Le  Pays,  3  décembre  1903. 


—    122 


dogmes  catholiques  qui  leur  répugnent  le  plus, 
celui  de  l infaillibilité,  par  exemple.  »  (Car  l'unité 
ne  se  conçoit  pas  sans  l'autorité  qui  maintienne  in- 
tactes la  discipline  et  surtout  la  croyance.) 

«  Pour  conclure,  l'orateur  ajoute  que  le  retour  à 
l'unité  chrétienne  est  d'autant  plus  désirable  que, 
seule,  la  religion  est  capable  de  sauver  notre  civi- 
lisation du  naufrage  dont  la  menacent  l'invasion 
noire  et  l'invasion  jaune  :  ces  nouveaux  barbares 
auront  le  nombre,  donc  la  force  ;  ils  s'assimileront 
notre  science  :  nous  ne  leur  résisterons  qu'en  les 
faisant  chrétiens.  » 

Que  vous  semble  de  cette  pensée  de  la  fin?  de  ce 
regard  prophétique  jeté  sur  l'avenir?  de  cet  appel 
à  l'Église  pour  discipliner,  une  fois  de  plus,  les 
forces  grouillantes  de  la  barbarie  qui  se  lève  ?  — 
et  pourquoi  pas,  si  l'histoire  n'est  qu'un  perpétuel 
recommencement?  L'arche  n'a  pas  sombré,  le  déluge 
peut  venir. 


VI. 


Mjeë  Discours  de  combat.  —  ce  qu'ils  nous  révèlent  du  tempéra- 
ment de  leur  auteur.  —  Brunetière  orateur.  —  Coniérences 
sur  l'Encyclopédie. 

A  partir  de  ce  mois  de  décembre  1903,  Brunetière 
n'eut  plus  de  rapport  direct  avec  Besançon.  Et 
nous  pourrions  à  la  rigueur  clore  ici  brusquement  le 
récit  de  ses  faits  et  gestes  parmi  nous.  Mais  il  avait 
laissé  dans  notre  ville,  et  à  la  Conférence  Saint- 
Thomas  d'Aquin,  de  tels  souvenirs,  que  nous  conti- 
nuions de  suivre  de  loin,  avec  un  intérêt  toujours 
croissant,  les  diverses  manifestations  de  sa  pensée, 
au  moins  toutes  les  fois  qu'elle  côtoyait  les  grands 
problèmes  moraux.  Car  nous  avons  laissé  de  côté,  à 
dessein,  son  activité  proprement  littéraire,  qui  fut 
immense.  En  avons-nous  seulement  noté  l'essentiel, 
je  veux  dire  sa  théorie  de  l'évolution  des  genres,  et 
l'ingénieuse  application  qu'il  fit  à  la  littérature  des 
principes  du  darwinisme?  Pourtant,  une  grande 
partie  de  sa  notoriété  vient  de  là.  Et  si  la  critique,  à 
ce  propos,  hésite,  si  cette  conception  fort  intéres- 
sante semble  participer,  non  pas  au  discrédit  —  le 
mot  serait  trop  fort  —  mais  à  la  diminution  de  vogue 
que  le  transformisme  subit  aujourd'hui  sur  tous  les 
terrains,  qu'importe  pour  la  gloire  de  Brunetière? 
«  La  grande  affaire,  le  coup  de  génie,  c'est  d'intro- 


—  124  — 

duire  dans  les  sujets  sans  cesse  rebattus  un  ordre 
nouveau  1.  »  Et  quand  cet  «  ordre  nouveau  »  subs- 
titue aux  divisions  chronologiques,  artificielles,  ex- 
térieures d'autrefois,  un  principe  précieux  de  con- 
tinuité, de  vie  qui  se  développe  selon  des  lois  que 
Ion  cherche  à  fixer,  le  bénéfice,  à  notre  avis,  est 
grand.  Mais  nous  n'avions  pas  à  y  insister.  Puisque 
c'est  uniquement  l'homme  en  marche  vers  la  lu- 
mière que  nous  avons  tenté  de  dépeindre,  et  encore 
pour  cette  seule  partie  du  chemin  qu'il  fit  à  Besan- 
çon, cette  réduction  voulue  du  sujet  nous  fera  par- 
donner nos  omissions,  et  Ton  serait  mal  venu  de 
nous  reprocher  des  lacunes  qui  dès  lors  n'en  sont 
pas. 

Il  paraît  difficile  toutefois  —  tant  c'est  bien  le  Bru- 
netière  de  Besançon  qui  s'y  manifeste  et  s'y  pro- 
longe —  de  ne  pas  dire  un  mot  des  discours  de 
combat,  des  conférences  sur  l'Encyclopédie  et 
enfin  de  la  mort  de  l'illustre  écrivain. 

Il  avouait  un  jour,  vers  la  trentaine  :  «  Nous  som- 
mes hardiment  de  l'école  de  ceux  qui,  s'ils  avaient  la 
main  pleine  de  vérités,  hésiteraient  à  l'ouvrir  ou  ne 
le  feraient  qu'avec  d'infinies  précautions.  »  Comme 
l'on  change  !  Quelques  années  plus  tard,  il  n'était 
plus  du  tout  «  de  son  avis  ».  Et  au  contraire  quand 
il  crut  tenir  et  posséder  en  toute  propriété,  pour  les 
avoir  chèrement  achetées,  quatre  ou  cinq  vérités 
essentielles,  il  n'eut  de  cesse  qu'il  ne  les  eût  procla- 

i.  Bellesort,  Conf.  hebd. 


—    120    — 


mées  partout.  Les  discours  de  combat  attestent  la 
vigueur  de  sa  propagande.  Contre  le  dilettantisme, 
l'individualisme,  l'internationalisme  et  le  rationa- 
lisme (on  sait  qu'il  n'avait  pas  peur  des  mots  en 
isme  ni  de  l'accusation  de  pédantisme  qu'ils  valent 
à  qui  les  emploie),  il  porta  des  coups  redoublés,  de 
plus  en  plus  forts  et  de  plus  en  plus  précis.  Mais, 
notez-le  bien,  ces  ennemis-là  n'étaient  point  pour 
lui  des  ennemis-nés.  Sa  sympathie,  s'il  l'avait  laissé 
couler  selon  sa  pente,  allait  à  eux.  Ses  plus  ré- 
cents biographes  ont  relevé  l'antithèse.  Lui,  le  plus 
mobile  et  le  plus  impressionnable  des  hommes,  il 
s'applique  à  devenir  le  plus  impartial  des  critiques. 
Lui,  le  plus  personnel  des  écrivains,  il  se  consti- 
tue le  champion  de  l'autorité.  «  Je  suis  comme 
M.  Giraud,  dit  M.  Bellesort,  je  ne  crois  pas  qu'au 
début  de  sa  vie  littéraire,  il  ait  uniquement  cédé  à 
son  esprit  de  contradiction  en  défendant  la  tradition 
contre  les  dilettantes,  les  individualistes  etles  inter- 
nationalistes. Mais  il  est  bien  certain  que  cette  tra- 
dition, il  l'a  défendue  avec  des  allures  de  révolution- 
naire. »  Et  encore  :  «  Il  était  triste  comme  tout 
homme  qui  s'est  vaincu  et  qui  ne  dort  que  d'un  œil 
sur  sa  victoire.  Dans  la  correspondance  de  Yeuillot 
qu'il  avait  lue  de  très  près,  et  à  qui  sur  plus  d'un 
point  il  ressembla,  j'ai  noté  un  mot  qui  nous 
éclaire  un  j)eu  son  àme.  Montalembert  avait  repro- 
ché à  Yeuillot  ses  violentes  attaques  contre  les 
écrivains  romantiques,  et  Yeuillot  lui  répondait: 
«Assez  de  gens  les  vantent  et  moi  je  suis  encore  trop 


—  1^6  — 

enclin  à  aimer  leur  sottise  pour  ne  pas  en  dire  du 
mal.  Je  m  adresse  à  moi-même  une  grande  partie 
des  coups  de  poing  que  fai  Vair  de  leur  donner. 
Voilà  pourquoi  je  tape  si  fort.  Je  crois  qu'il  en  fut 
de  même  de  Brunetière.  Individualiste  par  sa  nature 
passionnée  et  par  son  goût  de  la  domination,  il  a 
combattu  toute  sa  vie  contre  lui-même  l,  c  est-à- 
dire  contre  l'individualisme.  J'aitoujonrs  pensé  que 
né  dans  un  autre  siècle,  il  eût  réclamé  pour  l'écri- 
vain le  droit  d'exprimer  ses  sentiments  les  plus 
intimes  et  les  plus  particuliers,  et  qu'il  eût  encore 
mieux  fait  ressortir  le  péril  que  court  une  littéra- 
ture à  vivre  du  général  et  de  l'universel....  Mais  au 
moment  où  il  débutait,  il  fut  effrayé  pour  l'ordre 
social  de  l'anarchie  où  nous  conduisaient  les  excès 
de  la  littérature  personnelle.  Il  se  détourna,  irrité, 
des  nuages  de  vanité  monstrueuse  qu'elle  lui  pré- 
sentait et  où  il  pouvait  voir  la  caricature  de  ses 
secrètes  inclinations.  »  Ce  n'était  donc  pas  le  Brune- 
tière primitif  qui  prononça  les  discours  de  combat, 
mais  un  Brunetière  dompté,  redressé,  retourné  par 


i.  M.  Joseph  Bédier  ne  pense  pas  différemment.  «  D'un  effort 
toujours  repris,  d'une  âme  inassouvie,  il  se  combattait  lui-même, 
il  n'a  jamais  polémiqué  que  contre  lai-même,  contre  les  idées  dont 
il  souhaitait  et  redoutait  tour  à  tour  qu'elles  prissent  sur  lui  de 
l'empire,  opposant  sans  cesse  à  ses  croyances  ses  difficultés  de 
croire,  et  c'est  de  cet  effort  qu'il  a  donné  à  ses  élèves  le  spectacle 
émouvant.  Mais  cette  inquiétude,  c'est  la  loi  des  grands  cœurs.  Ce 
besoin  intérieur  de  se  critiquer  soi-même,  de  se  déprendre  de  soi, 
de  se  renouveler,  c'est  le  principe  des  grandes  initiatives  scienti- 
fiques, c'est  le  ressort  de  tout  héroïsme,  c'est  l'aiguillon  de  toute 
sainteté.  » 


—    12"    — 

lui-même  !  en  un  mot,  et  là  encore,  un  converti  ! 
C'est  ce  qui  explique  sa  fougueuse  ardeur  de  néo- 
phyte. Et  qui  sait  si  ce  n'est  pas  cette  anomalie  pro- 
fonde, clairement  analysée  par  ses  critiques,  mais 
déjà  confusément  sentie  par  ses  auditeurs,  qui  com- 
muniquait à  sa  parole  un  tel  accent  d'autorité,  une 
telle  emprise  sur  les  âmes.  «  On  n'aime  que  ce 
dont  on  souffre,  »  a  dit  Flaubert.  La  ferveur  de 
l'adoration  croît  en  raison  des  sacrifices  consentis 
pour  l'être  adoré.  C'est  pourquoi,  les  vérités  qui 
l'avaient  meurtri,  il  en  parlait  avec  une  âpre  ten- 
dresse ;  les  erreurs  qui.  s'il  n'avait  veillé,  l'auraient 
séduit,  il  les  pourchassait  comme  de  belles  corrup- 
trices dont  il  y  a  toujours  lieu  de  craindre  les 
retours  offensifs. 

Ce  défenseur  de  l'ordre  avait  toutes  les  allures 
d'un  conquérant  parce  qu'en  effet  il  venait  de  con- 
quérir sur  lui-même  les  positions  qu'il  défendrait 
contre  les  autres.  De  quels  vigoureux  contreforts 
n'a-t-il  pas  étayé  les  trois  colonnes  si  branlantes  de 
la  société  moderne  :  la  famille,  la  patrie,  la  reli- 
gion, les  deux  dernières  surtout.  Pas  un  de  ses  dis- 
cours de  combat  qui  n'aille  à  consolider  ces  vénéra- 
bles soutiens  de  l'ordre,  et  à  renforcer,  à  rétablir,  au 
besoin,  à  rectifier,  dans  le  domaine  religieux 
comme  dans  le  domaine  littéraire,  la  saine  tradition. 
Chaque  fois  qu'il  avait  parlé  et  qu'il  s'asseyait  au 
bruit  des  applaudissements,  on  peut  affirmer  deux- 
choses  :  d'abord  qu'un  certain  nombre  de  préjugés, 
d'illusions,  d'équivoques,  gisaientpèle-mêle,  atteints, 


—    128    — 

déchirés,  déchiquetés  par  sa  parole,  ensuite  que  les 
auditeurs  emporteraient  du  discours  un  motif  d'ac- 
tion pressant,  une  raison  de  vivre  mieux  comprise, 
une  vue  plus  nette  de  l'idéal  à  poursuivre.  D'au- 
tant qu'il  excellait  à  saisir,  parmi  les  préoccupations 
du  temps  présent,  celles  qui  étaient  les  plus  ac- 
tuelles et  les  plus  profondes.  Jamais  il  ne  «  péro- 
rait »  pour  le  vain  plaisir  d'étaler  des  considéra- 
tions qui  n'ont  pas  de  répercussion  sur  les  mœurs, 
de  dérouler  des  théories  qui  n'influent  pas  sur  la 
conduite.  Il  voulait  à  tout  prix  agir  sur  les  volontés. 
Autant  de  discours,  autant  d'actes,  ou,  si  l'on  veut, 
car  il  mena  de  véritables  campagnes,  autant  de  ba- 
tailles. Ce  recueil,  qui  forme  aujourd'hui  trois  (ou 
quatre)  séries,  où  l'on  a  précieusement  conservé  des 
ébauches  et  recueilli  des  restes,  c'était  son  code  à 
lui  de  la  «  raison  pratique  ».  Il  faut  les  lire.  Un  in- 
ventaire en  a  été  dressé  par  les  soins  de  la  Confé- 
rence Saint-Thomas  d'Aquin,  incomplet  sans  doute, 
puisqu'il  remonte  à  l'année  io,o3,  mais  les  lignes 
principales  y  sont  tracées  déjà  1.  Brunetière  les  a  de- 
puis creusées  davantage,  mais  n'en  a  pas  modifié 
la  direction.  J'y  renvoie  le  lecteur. 

Et  mieux  encore  aux  discours  eux-mêmes.  Ils 
étaient,  au  dire  de  M.  de  Vogué,  la  partie  de  son  œu- 
vre qu'il  préférait,  Et  nous  aussi.  Il  les  multiplia  à 
la  fin  de  sa  vie,  jusqu'au  moment  où,  la  voix  lui 
manquant,  il  fut  contraint  d'y  renoncer.  Sa  consola- 

i.  Voir  l'Introduction  à  l'Action  sociale  du  christianisme.  Besan- 
çon, imprimerie  Bossane. 


—  129  — 

tion,  ce  fut  de  retourner  alors  aux  belles-lettres, 
après  des  fugues  qu'il  ne  considérait  pas  comme 
des  infidélités,  mais  comme,  au  contraire,  des  preu- 
ves d'amour  plus  profond,  car  il  méprisait  la  litté- 
rature qui  s'arrête  avant  la  philosophie,  qui  ne  ren- 
contre pas  la  morale.  Là  surtout  se  révèle  son  tem- 
pérament d'apôtre  qui  double  son  talent  d'orateur. 
Orateur,  il  l'était  à  un  degré  merveilleux.  De 
Bonald,  en  le  voyant,  n'eût  pas  regretté  sa  défini- 
tion de  l'homme  :  une  intelligence  servie  par  des 
organes.  «  Petit,  mince,  dit  M.  Bellesort,  presque 
chétif,  mais  nerveux,  extrêmement  soigné  dans  sa 
mise,  toujours  tiré  à  quatre  épingles,  sa  figure  mai- 
gre et  fine,  restée  si  longtemps  jeune,  avait  je  ne 
sais  quoi  d'impérieux  et  de  dédaigneux,  sous  la 
moustache  courte  et  drue  et  dans  la  commissure 
des  lèvres.  Son  regard  était  aigu  derrière  les  verres 
d'un  lorgnon  qu'il  ne  quittait  jamais.  Il  marchait 
d'un  pas  ferme  et  bref.  Rien  n'était  raide  en  lui, 
mais  tout  était  ardent  et  comme  prêt  au  bond.  De 
ce  corps  frêle  qui  ne  sera,  dans  les  dernières  années, 
que  l'enveloppe  transparente  d'une  volonté  tendue, 
sortait  une  voix  admirablement  timbrée,  grave  et 
claire  et  même  claironnante,  capable  de  remplir 
une  cathédrale.  Partout  où  il  entrait,  un  souffle  de 
vie  brûlante  pénétrait  avec  lui.  »  La  verve,  cette 
qualité  d'éclat,  d'abondance,  qui  d'ordinaire  porte 
sur  le  mot,  qu'elle  rend  savoureux  et  pittoresque, 
revêtait  chez  lui  une  forme  spéciale  :  elle  était  le 
mouvement  —  et  combien  rapide  !  —  de  la  pensée  en 

9 


—  i3o  — 

marche.  Incomparable  logicien,  il  obtenait,  par 
l'agencement  heureux  des  idées,  les  effets  d'émotion 
que  d'autres  obtiennent  par  l'expression  passionnée 
des  sentiments.  Cette  éloquence,  pour  s'adresser  au 
cerveau,  n'était  pas  moins  entraînante  que  celle  qui 
vise  à  remuer  le  cœur.  11  était  passé  maître  à  cir- 
conscrire un  sujet.  Il  comptait  ses  pas  avec  affecta- 
tion. Loin  de  dissimuler  sous  des  transitions  habi- 
les, servant  de  voiles,  les  articulations  du  discours, 
il  tenait  —  et  d'aucuns  le  lui  ont  reproché  comme  une 
manie  —  à  ce  qu'elles  fussent  aussi  en  relief  que  pos- 
sible. Par  ses  divisions  si  nettes,  par  son  insis- 
tance à  souligner  les  passages  essentiels,  par  les 
surcharges  voulues  de  qui,  de  que,  d'incidentes,  que 
pour  éviter  à  la  pensée  un  morcellement  nuisible, 
il  imposait  à  sa  phrase,  sans  l'alourdir,  —  et  c'est 
miracle  !  —  par  son  style  lumineux,  appuyé,  qui 
rayonne  et  qui  grave,  il  atteignait  à  une  précision 
absolue.  Il  était  à  la  fois  puissant  et  subtil,  égale- 
ment apte  à  manier  le  paradoxe  et  le  lieu  commun. 
Il  avait  une  façon  amusante  et  brusque  d'acculer 
ses  contradicteurs  sur  le  point  précis  où  il  voulait 
que  la  discussion  portât!  Pas  d'échappatoire  avec 
lui  !  Pas  d'issue,  pas  de  fissure  par  où  se  faufiler. 
Il  fallait  s'en  tenir  à  la  question  posée,  la  discuter, 
tant  et  plus,  mais  non  la  déplacer. 

Avec  cela,  il  se  donnait  tout  entier  quand  il  par- 
lait; il  mettait  en  branle  toutes  ses  facultés.  «  Cha- 
cun de  ses  discours,  remarque  M.  d'Haussonville, 
était  un  acte  et  un  effort,  et  il  suffisait  de  s'entrete- 


—  i3i  — 

nir  quelques  instants  avec  lui,  à  l'issue  d'une  de  ses 
conférences,  au  moment  où  on  le  trouvait  encore 
vibrant  mais  épuisé,  pour  mesurer  combien  l'effort 
avait  été  grand.  » 

Et  enfin,  puisque  discours  de  combat  il  y  a,  com- 
ment ne  pas  faire  ressortir  qu'il  était  «  combatif  » 
avec  emportement,  avec  allégresse?  Comme  le  dit 
excellemment  M.  Bellesort,  il  «  était  toujours  prêt 
au  bond  ».  Mais  rien  ne  le  faisait  bondir  comme  le 
coup  de  fouet  de  la  contradiction.  Il  avait  alors  à 
sa  disposition  une  arme  terrible,  l'ironie  !  une 
ironie  pesante,  hautaine,  mordante,  qui  ne  se  con- 
tente pas  d'égratigner  mais  emporte  le  morceau. 
L'un  de  ses  anciens  élèves  à  l'École  normale  raconte 
à  ce  sujet,  dans  le  Gaulois  du  6  novembre  1911.  le 
trait  suivant  :  «  Un  jour  nous  eûmes  un  singulier 
spectacle.  Chacun  de  nous  à  son  tour  devait  faire 
une  leçon.  Tout  le  monde  sait  que  l'école  normale 
avait  été  un  des  principaux  foyers  du  dreyfusisme. 
Brunetière,  qui  s'était  déclaré  «  incompétent  »,  avait 
excité  la  colère  des  intellectuels.  Un  de  nos  cama- 
rades prit  sur  lui  de  lui  faire  sentir  le  mépris  de  la 
«jeunesse  consciente  ».  Je  ne  sais  de  quoi  il  parlait  : 
il  fit  la  conférence  la  plus  impertinente.  Pendant 
trois  quarts  d'heure,  il  eut  l'air  de  faire  la  leçon  à 
Brunetière.  Alors  on  vit  paraître  le  Brunetière  des 
combats.  Ce  fut  vraiment  curieux.  A  la  lutte  on  le 
voyait  se  dilater.  Ce  petit  homme  chétif  paraissait 
doublé  de  volume.  11  jubilait  de  froide  rage.  Quand 
ce   fut  son   tour   de    parler,  tranquillement,   posé- 


—    l32   — 

ment,  il  se  mit  à  démolir,  à  déchiqueter  pièce  à 
pièce,  à  réduire  en  petits  morceaux,  en  poussière, 
en  charpie,  l'imprudent.  Ah  !  ce  ne  fut  pas  long.  Au 
bout  de  cinq  minutes,  il  n'en  restait  plus  rien.  » 

Il  était  servi  dans  ces  cas-là,  et  toutes  les  fois 
d'ailleurs  qu'il  parlait  en  public,  ou  même  à  un 
petit  groupe  d'amis,  par  une  faconde  extraordinaire. 
Cela  lui  fut  avantageux  d'être  né  à  Toulon.  Il  avait 
habitué  sa  pensée  à  épouser  la  forme  du  discours, 
ou  plutôt  c'est  elle  qui  spontanément  jaillissait  élo- 
quente. Qu'il  écrivît  un  article,  ou  un  volume  (tel 
son  étonnant  manuel  de  l'histoire  de  la  littérature 
française),  ou  seulement  un  bout  de  billet,  un  frag- 
ment de  lettre  improvisé,  on  y  reconnaissait  la 
marque  de  l'orateur,  «  Sa  conversation,  dit  le  ré- 
dacteur du  Gaulois  déjà  cité,  était  presque  toujours 
un  monologue.  A  propos  de  n'importe  quoi,  il 
se  mettait  à  improviser.  C'est  alors  qu'il  se  livrait 
davantage.  Il  s'amusait  lui-même  de  sa  parole  et  de 
sa  verve,  s'exprimant  avec  force  gestes,  à  grand 
renfort  de  périodes,  outrant  sa  manière,  essayant 
sur  le  premier  venu  ses  idées  et  ses  raisonnements, 
et  comme  s'exerçant  à  vide  pour  une  occasion  possi- 
ble. Le  plus  mince  public  lui  était  bon  pour  cette 
gymnastique.  Il  se  lançait  a  plaisir  dans  des  phra- 
ses inextricables  de  syntaxe,  pour  la  joie  de  s'y 
retrouver  et  de  retomber  sur  ses  pieds.  C'étaient 
ses  «  gammes  »,  sa  manière  de  se  dégourdir  ou  de 
s'entretenir  les  doigts.  »  Voilà  qui  n'est,  je  l'avoue, 
qu'à  moitié  rassurant!  Le  causeur  doué  de  trop  de 


—  i33  — 

«bagout  »  passe  à  bon  droit  pour  un  fléau  public. 
Je  plainsles  malheureux  qui  se  laissent  accaparer  par 
lui,  car  de  lui  échapper,  nul  espoir.  Ils  n'ont  plus 
qu'à  ployer  le  dos  sous  l'averse  !  Mais  ce  flux  de 
paroles,  s'il  s'agit  de  Brunetière,  ce  n'est  pas  «  un 
déluge  de  mots  sur  un  désert  d'idées.  »  N'y  voyez 
que  la  nécessité,  pour  la  plénitude,  de  s'épancher, 
pour  le  trop-plein  de  déborder.  Nous  qui  suons  sang 
et  eau,  pour  que  péniblement  nos  idées  suintent 
une  à  une  à  travers  notre  effort,  admirons  Moïse  qui 
d'un  coup  de  baguette  fait  surgir  du  roc  l'impétueux 
torrent.  V.  Hugo,  lui  aussi,  quand  il  se  sentait  en 
verve,  n'hésitait  pas  à  composer  trois  ou  quatre 
cents  vers  par  matinée,  histoire  de  se  faire  la  main 
et  de  s'entraîner  pour  les  performances  futures. 
Magnifique  gaspillage  !  et  heureux  les  hommes  qui 
peuvent  ainsi  dépenser  sans  compter  et  produire  en 
se  jouant  !  Ceci  étant  toutefois  observé  que  Brune- 
tière n'ignorait  pas  le  mot  de  Mirabeau  :  «  La  facilité 
est  le  plus  beau  don  de  la  nature,  kla  condition  qu  on 
nen  use  jamais.  »  Et  dans  ses  discours,  plus  que  la 
richesse  du  vocabulaire  et  les  complications  savan- 
tes de  la  phrase,  il  faut  louer  l'ordonnance  impec- 
cable, la  fermeté  de  la  pensée,  l'ampleur  de  l'infor- 
mation allant  de  pair  avec  l'érudition  précise  — tou- 
tes qualités  qui  ne  s'improvisent  pas. 

Tant  de  talent  aurait  dû,  semble-t-il,  lui  ouvrir  les 
portes  de  la  Sorbonne  et  du  Collège  de  France. 
Mais  ces  portes-là  ne  s'ouvrent  guère  à  qui  ne  sait 
pas  montrer  patte   blanche.   Et  bien  que   le   pro- 


—  i34  — 

gramme  démocratique  comporte,  entre  autres  arti- 
cles, l'accès  facile  aux  postes  les  plus  élevés  de  tous 
ceux  qu'y  porte  leur  mérite,  on  voit  assez  qu'en 
réalité,  une  certaine  démocratie,  partout  où  elle 
opère,  fait  office  de  niveleuse,  et  accueille  bien  plus 
volontiers  la  médiocrité  que  le  génie.  Son  geste 
préféré,  c'est  celui  de  Tarquin.  L'égalité  qu'elle 
rêve  répugne  aux  sommets.  Les  «  caractères  »  lui 
font  peur  :  elle  a  l'horreur  instinctive  de  toute 
supériorité. 

Bref,  repoussé  des  chaires  officielles  pour  cause 
d'hétérodoxie,  Brunetière  ne  dut  qu'à  l'intelligente 
initiative  d'un  ami,  M.  Doumic,  cette  joie  suprême 
d'avoir  encore,  avant  de  mourir,  un  public  !  Mais 
quel  public  !  Le  Tout-Paris  des  grands  jours  î  un 
brillant  rendez-vous  des  célébrités  contemporaines 
les  plus  en  vue  :  la  salle  de  géographie  devenue 
comme  une  annexe  de  l'Institut,  tant  on  y  remar- 
quait de  ces  «  messieurs  »  des  cinq  Académies.  Ils 
venaient  là,  sans  doute  attirés  par  le  renom  du  con- 
férencier, et  pour  protester  contre  l'injuste  ostra- 
cisme dont  il  avait  été  frappé,  mais  aussi  —  hélas  ! 
on  le  savait  bien  !  —  pour  jouir  une  dernière  fois 
des  restes  «  d'une  voix  qui  tombe  et  d'une  ardeur  qui 
s'éteint  ».  Car  d'ores  et  déjà  Brunetière  était  frappé 
à  mort.  Sa  phrase  d'ouverture  est  restée  célèbre  : 
•  Le  silence,  Messieurs,  est  la  plus  grande  des  per- 
sécutions. »  Le  silence,  en  effet,  lui  avait  été  imposé 
par  le  gouvernement.  Mais  celui-là  ne  compte  pas  : 
on  le  rompt.  Au  xxe  siècle,  une  parole  comme  celle 


—  i35  — 

de  Brunetière  n'a  pas  de  peine,  ici  ou  là,  à  se  faire 
entendre  :  le  plus  énorme  retentissement  lui  est 
assuré  toujours,  Mais  la  maladie  !  contre  elle  nous 
ne  sommes  pas  de  force.  Une  laryngite,  d  origine  tu- 
berculeuse, devait  lui  briser  la  voix,  ce  merveilleux 
instrument  de  ses  succès,  et  Ton  peut  dire  aussi  de 
son  bonheur.  Quand  il  se  sentit  frappé  là,  à  la 
gorge,  la  joie  de  parler  lui  étant  enlevée,  du  même 
coup  s'enfuit  la  joie  de  vivre.  «  Père,  dit-il  un  jour 
au  P.  Dagnaud,  quand  vous  apprendrez  que  je  ne 
puis  plus  conférencier,  sachez  bien  que  ce  sera  ma 
fin.  »  Deux  ans  de  suite  pourtant,  à  force  d'énergie 
et  d'efforts  pathétiques,  il  tint  bon.  Mais  il  ne  put 
aller  jusqu'au  bout  de  son  projet  qui  était  d'achever 
sur  l'encyclopédie  un  vaste  ouvrage  dont  il  amassait 
les  matériaux  depuis  longtemps  et  qui  promettait 
d'être  un  chef-d'œuvre ,  son  chef-d'œuvre  sans 
doute  ! 

Quel  beau  sujet  pour  lui  !  L'âge  philosophique, 
comme  dit  M.  Hanotaux,  en  travail  de  réaction  con- 
tre l'âge  classique,  une  merveilleuse  équipe  de 
démolisseurs  avec  cet  étourdissant  chef  de  chantier, 
Denis  Diderot  :  les  influences  les  plus  diverses,  et 
parfois  les  plus  contradictoires,  présidant  à  la  nais- 
sance d'un  monde  nouveau  :  le  déisme  et  le  maté- 
rialisme conspirant  ensemble  contre  le  christia- 
nisme :  Voltaire  se  dressant  contre  Bossuet  ;  une 
singulière  effervescence  d'idées  et,  malgré  cela,  une 
philosophie  à  courte  vue  :  un  empirisme  étroit  qui 
confond  l'irrationnel  avec  le  déraisonnable,  ce  qui 


—  i36  — 

dépasse  la  raison  avec  ce  qui  la  contredit  :  la  cons- 
truction, au  jour  le  jour,  à  travers  mille  vicissitudes, 
de  «  la  plus  formidable  machine  de  guerre  que  1  on 
ait  dressée  contre  la  Tradition  ». 

Et  quel  émouvant  spectacle  !  Il  ne  faut  rien  dra- 
matiser, mais  qui  n'aperçoit  la  beauté  de  ce  geste 
suprême?  Qui  n'est  touché  de  constater  que  jus- 
qu'au bout  Brunetière,  émacié,  amaigri,  se  raidis- 
sant déjà  contre  la  mort,  a  poursuivi  sa  tâche  bien- 
faisante, —  employous  un  mot  plus  auguste,  sa 
mission  !  —  de  défenseur  de  l'idéal  français  et  de 
l'ordre  chrétien,  et  qu'il  a  consacré  ses  forces  dé- 
faillantes à  les  revendiquer  tous  deux,  à  les  mainte- 
nir contre  l'une  des  principales  altérations  qui  les 
aient  menacés  à  travers  les  âges  ! 

Il  n'était  pas  le  premier,  du  reste,  à  mettre  une 
sourdine  aux  admirations  trop  bruyantes  dont  l'En- 
cyclopédie, préface  de  la  Révolution,  resta  long- 
temps l'objet.  11  y  a  quelque  vingt  ans,  dans  un 
petit  livre  sur  le  xvme  siècle,  qui  mit  le  feu  aux 
poudres,  M.  Emile  Faguet,  le  plus  libre  des  esprits 
de  ce  temps,  n'avait  pas  craint  de  formuler  ce  juge- 
ment, qu'il  semble  bien  que  de  plus  en  plus  nous 
soyons  en  train  de  ratifier  :  «  Le  xvme  siècle  litté- 
raire, qui  s'est  trouvé  si  à  l'aise  dans  les  grands  su- 
jets et  qui  les  a  traités  si  légèrement,  n'a  été  ni 
chrétien,  ni  français.  Ses  philosophes  sont  intéres- 
sants et  décevants,  de  peu  de  largeur,  de  peu  d'ha- 
leine, de  peu  de  course,  et  surtout  de  peu  d'essor. 
Deux  siècles  passés,  ils  ne  compteront  plus  pour 


-i3-  - 

rien,  je  crois,  dans  l'histoire  de  la  philosophie.  Le 
xviii6  siècle,  au  regard  de  la  postérité,  s'obscurcira 
donc  et  s'offusquera  et  semblera  peu  à  peu  s'amin- 
cir entre  les  deux  grands  siècles  dont  il  est  précédé 
et  suivi.  »  Ce  n'est  pas  Brunetière  qui  se  serait  ins- 
crit en  faux  contre  cet  «  éreintemeut  »  et  les  griefs 
que  M.  Faguet  formule  contre  le  xvnr3  siècle  en 
général,  il  se  faisait  fort  d'en  prouver  la  justesse  à 
propos  de  l'Encyclopédie  en  particulier.  Et  à  le 
comprendre  à  fond,  son  travail  eût  été,  selon  la  re- 
marque de  M.  Giraud,  «  l'illustration  par  l'histoire 
d'une  véritable  psychologie  de  l'incroyance.  »  Est-il 
besoin  d'insinuer  que  le  voltairianisme  s'y  fût  trouvé 
en  fort  vilaine  posture,  si  tant  est  que  la  mode  est 
passée  des  négations  insolentes  et  puériles,  de 
l'ironie  au  vitriol,  des  déclamations  grandiloquen- 
tes sur  la  toute-puissance  de  la  raison  et  de  tout  cet 
attirail  d'irréligion  dont  l'archaïsme  aujourd'hui  fait 
sourire  !  Nous  avons  une  autre  manière  d'étudier  le 
sentiment  religieux.  Encore  qu'il  s'en  faille  de 
beaucoup  qu'elle  soit  toujours  orthodoxe  en  ses  con- 
clusions, on  ne  peut  pas  dénier  à  la  nouvelle  mé- 
thode infiniment  plus  de  pénétration,  de  doigté,  de 
largeur,  et  il  n'est  que  justice  de  préférer  ses  mul- 
tiples procédés  d'investigation  aux  brutales  fins  de 
non-recevoir  qui  avaient  la  prétention  de  s'imposer 
autrefois. 


VII. 

Derniers  moments  de  Brnnetière.  —  Ses  sentiments  chrétiens. 
—  Récit  d'an  témoin.  —  conclusion. 

Tout  ce  que  nous  avons  relaté  jusqu'ici  vaut  déjà 
à  Brunetière  une  place  de  choix  parmi  les  défen- 
seurs de  l'Eglise.  Mais  il  ne  se  contenta  pas  de  lui 
prêter  l'appui  de  son  nom,  de  son  autorité,  de  son 
talent,  il  fit  mieux,  il  sut  vivre  et  mourir  en  chré- 
tien. C'est  ce  dernier  point  qu'il  me  reste  à  toucher 
d'un  mot.  J'ai  conscience  de  répondre  par  là  à  beau- 
coup d'interrogations  secrètes,  et  peut-être  méfian- 
tes. Car  il  se  rencontre  des  personnes  à  la  foi 
robuste,  mais  simpliste,  qui  ne  mesurent  qu'à  la 
fréquence  de  ses  pratiques  religieuses  la  sincérité 
d'un  converti.  Elles  ne  veulent  à  aucun  prix  dé- 
mordre de  cette  unique  question  en  laquelle  elles 
estiment  que  se  résume  tout  le  débat,  le  reste  n'é- 
tant tenu  que  pour  du  verbiage  superflu  :  oui  ou 
non,  s'est-il  confessé,  oui  ou  non,  a-t-il  communié? 
Soit,  je  vais  les  satisfaire.  Ce  que  je  dirai  des  dispo- 
sitions de  Brunetière  à  cet  égard  est  rigoureusement 
exact,  car  je  le  tire  de  notes  pieusement  conservées 
par  le  P.  Dagnaud,  et  contrôlées,  pour  plus  de  sû- 
reté, par  M.  le  curé  de  Notre-Dame  des  Champs, 
pasteur  et  ami  de  Brunetière,  à  Paris.  Tous  deux 
ont  assisté  aux  derniers  moments  de  l'illustre  écri- 


—  139  — 

vain.  Ce  sont  des  témoins  oculaires  dont  le  témoi- 
gnage est  irrécusable.  Je  me  bornerai  à  quelques 
détails  significatifs  ;  le  lecteur  sentira  qu'il  serait 
indiscret  d'insister  outre  mesure.  Le  fameux  mur 
de  la  vie  privée,  c'est  devant  ces  affaires  de  cons- 
cience qu'il  se  dresse  le  plus  haut  et  le  plus  in- 
violable. Mais  il  sera  réconfortant  pour  tous  les 
croyants  de  savoir  de  bonne  source  que,  sur  le 
point  de  partir  pour  le  grand  voyage,  Brunetière  a 
gravement  songé,  comme  tous  les  chrétiens  depuis 
des  siècles,  à  ses  préparatifs  de  départ,  et  que  la 
brusque  intervention  d'une  mort,  imprévue  à  force 
d'être  soudaine,  les  a  seule  empêchés  de  tout  à  fait 
aboutir. 

L'accusera-t-on  pour  cela  de  négligence,  et  d'a- 
voir différé  trop  longtemps  ?  Dieu  !  que  je  n'aime 
point  ces  réquisitoires  impitoyables  !  Habitués  dès 
l'enfance  à  la  confession  et  à  la  communion  fréquen- 
tes, ces  gestes  qui  nous  sont  devenus  familiers  et 
comme  naturels,  sait-on  combien  ils  inspirent  de 
scrupules,  d'appréhension  à  des  hommes  qui  ne  les 
ont  jamais  faits,  ou  qui, à  certains  moments  de  leur 
vie,  les  ont  jugés  surannés,  dénués  de  sens,  en  vaine 
conformité  avec  une  croyance  qu'ils  ne  partagent 
pas! 

Autre  chose  est  un  retour  comme  celui  de  Coppée. 
Quand  le  cœur  seul  est  en  cause,  il  se  peut  à  la  ri- 
gueur (bien  que  souvent  le  contraire  arrive)  que 
sous  la  cendre  de  la  passion  éteinte  et  le  souffle 
brûlant  de   la  douleur,  la  foi  se  retrouve  intacte, 


—  140  — 

conservée  dans  un  état  extraordinaire  de  fraîcheur, 
et  prête  à  se  plier  de  nouveau  avec  une  vive  sponta- 
néité aux  anciennes  pratiques.  Le  sentiment  opère 
de  ces  miracles.  Quand  il  inspire  Faction,  il  a  le  se- 
cret de  la  rendre  aimable.  Et  le  délicieux  poète  des 
Humbles  nous  a  donné  l'attendrissant  spectacle  d'un 
vieillard  qui,  l'orage  passé,  croit  comme  l'enfant  de 
chœur  que  peut-être  il  fut  jadis,  simplement,  sans 
arrière-pensée. 

Mais  le  cas  de  Brunetière  est  très  différent.  Cet 
homme  fut,  ne  l'oublions  pas,  un  matérialiste  con- 
vaincu l.  Longtemps,  il  se  crut  de  taille  à  résoudre 
le  problème  de  la  destinée  humaine  en  dehors  des 
données  de  la  religion.  Ce  n'est  que  peu  à  peu  qu'il 
se  tourna  vers  la  conviction  opposée,  d'un  mouvement 
très  lent,  calculé  et,  à  tout  prendre,  pénible  !  Et  donc, 
il  est  évident  que  Dieu  exige  le  don  de  soi  total  et 
sans  repentance,  que  l'idéal  c'est  que  la  grâce  se  dé- 
ploie sans  obstacle  dans  une  âme,  que  la  révélation 
pour  tous  indistinctement  reste  la  même,  que  les  arti- 
cles du  Credo  font  bloc,  ne  supportant  ni  corrections, 
ni  mutilations,  et  qu'enfin  les  pratiques  religieuses  et 
la  réception  des  sacrements  obligent  avec  la  même 
force  tous  les  chrétiens,  qu'ils  fassent  partie  de  la 
masse  qui  se  laisse  conduire  ou  de  l'élite  intellec- 
tuelle qui  dirige.  Mais  en  regard  des  exigences  divi- 
nes, il  importe  de  souligner  parfois  les  difficultés  de 
la  correspondance  humaine,  et  pour  ce  qui  est  de 

i.  Voir  p.  10. 


-  141  - 

Brunetière,  on  ne  peut  songer  sans  émotion  à  quel 
travail  de  perpétuelles  revisions,  de  discussions 
avec  soi-même,  de  reprises  incessantes  sur  ses 
anciennes  doctrines,  la  condamné  la  conquête  labo- 
rieuse de  la  foi,  sa  raison  récalcitrante  ,  armée  des 
méthodes  les  plus  rigoureuses,  se  mettant  en  tra- 
vers tant  qu'elle  pouvait  et  ne  se  rendant  qu'à  bout 
de  force  et  à  bout  d'arguments  î 

Car  Brunetière  a  toujours  été,  comme  l'ou  dit  vul- 
gairement, tout  d'une  pièce.  La  réaction  actuelle 
contre  l'intellectualisme,  à  laquelle  il  a  contribué 
pour  une  large  part,  il  ne  Ta  jamais  poussée  à  des 
exagérations  regrettables.  Il  n'a  pas  scindé  la  vé- 
rité en  deux,  l'une  qui  rayonne  dans  le  domaine 
théorique,  l'autre  que  nous  façonnons  à  nos  usages 
pratiques.  Qu'on  ne  taxe  pas  de  puérilité  cette  re- 
marque î  Le  modernisme  nous  a  habitués  à  des  dé- 
doublements si  déconcertants  î  Combien,  à  force  de 
séparer  la  science  de  la  foi,  en  sont  arrivés  —  no- 
nobstant une  contradiction  foncière  qui  déroute  les 
intellects  vulgaires  !  —  à  rejeter  comme  savants  ce 
qu'ils  acceptent  comme  croyants.  C'est  à  qui  de  nos 
jours  s'ingéniera  à  réaliser  l'identité  des  contraires 
chère  à  Hegel.  Aussi  est-ce  à  peine  s'il  détient  le  re- 
cord de  Vétrangeté,  ce  penseur  original,  qui  s'inti- 
tule, au  grand  ébahissement  des  philistins,  athée 
catholique!  Et  l'expression  est  juste,  s'il  retient 
de  l'Église  son  organisation  politique,  certaines 
vérités  d'ordre  social ,  les  multiples  influences 
que  depuis   longtemps  elle   a  exercées  sur  l'âme 


—  142  — 

française,  tout  en  niant  son  origine  et  sa  mission 
divines. 

Brunetière  répugna  toujours  à  ces  sortes  de  subti- 
lités. Il  fut  l'ennemi-né  de  l'équivoque  et  des  demi- 
mesures.  On  commettrait  une  grave  injustice  à  ne 
lui  accorder  une  place  que  dans  le  groupe  de  nos 
amis  du  dehors,  dont  le  sectarisme  imbécile  des  po- 
liticiens au  pouvoir  nous  incite  à  goûter  davantage 
la  sympathie  précieuse,  et  l'aide  effective  qu'ils 
nous  prêtent  au  besoin.  Il  ne  vécut  pas  seulement 
en  marge  du  catholicisme,  comme,  par  exemple,  cet 
écrivain  charmant  et  subtil  qui  s'attendrit  sur  notre 
religion  et  la  caresse  d'une  plume  légère,  la  plus 
attique  assurément  que  nous  connaissions,  —  si  j'en 
excepte  celle  de  M.  A.  France,  mais  qui,  elle,  se 
trempe  dans  une  encre  plus  noire  !  —  ou  encore  cet 
autre,  philosophe  doublé  d'un  artiste,  qui,  à  force 
de  creuser  le  moi,  en  a  découvert  les  assises  chré- 
tiennes, lentement  formées  par  les  ancêtres,  à  tel 
point  que  nous  espérons  tous  qu'il  sera  converti 
un  jour  par  «  nosseigneurs  les  morts  »,  comme 
il  les  appelle  en  un  magnifique  et  très  émouvant 
langage;  ou  enfin,  ce  réformateur  religieux,  Pu- 
sey,  que  l'on  surnomma  le  «  portier  du  catholi- 
cisme »,  tant  il  introduisit  d'étrangers  dans  le  sanc- 
tuaire, sans  se  décider  lui-même  à  franchir  le  seuil 
de  l'Eglise.  Brunetière  alla  plus  loin.  Il  fut  chrétien 
non  seulement  en  tant  que  sociologue,  mais  en  tant 
qu'homme  privé.  Si  la  religion  lui  apparut  d'abord 
sous  les  traits  d'une  bienfaitrice  de  la  société,  il  se 


-i43  - 

rendit  compte  que.  dépositaire  de  la  vérité  intégrale, 
elle  devait  aussi  discipliner  la  vie  intérieure  de  l'in- 
dividu, et  lier  à  la  fois  à  ses  dogmes  et  à  sa  morale 
l'esprit  et  le  cœur. 

A  ce  propos,  une  légende  a  couru  sur  son  compte, 
qu'il  est  bon  d'exécuter  en  passant.  Des  amis,  qui 
l'approchaient  d'assez  près,  et  qui  n'aimaient  pas, 
parait-il,  que  l'on  criât  trop  tôt,  ni  trop  fort,  à  la 
conversion,  ont  prétendu  que  d'être  passé  par  le 
matérialisme,  il  lui  était  resté  une  défiance  instinc- 
tive à  l'égard  de  la  prière,  qu'il  se  refusait  à  la 
comprendre  et,  par  conséquent,  à  en  user.  Accu- 
sation fort  grave,  il  va  sans  dire,  si  elle  était  fon- 
dée. Car  enfin,  tout  le  christianisme  est  là,  dans 
cette  intimité  de  l'homme  avec  Dieu.  Et  Tertullien 
n'a  pas  exagéré  le  rôle  de  la  prière  quand  il  l'a 
dénommée  la  «  respiration  de  l'àme  chrétienne  ». 
Aussi  est-ce  avec  joie  que  nous  reproduisons 
textuellement  cet  aveu  qu'il  confia,  en  1900.  au 
P.  Dagnaud,  dans  l'intimité.  C'était  au  premier  de 
l'an.  Le  Père  lui  offrait  ses  meilleurs  vœux.  EtBru- 
netière  qui,  à  cette  époque,  n'avait  pas  encore  plei- 
nement adhéré  au  catholicisme,  sentant  bien  que  ce 
que  la  nouvelle  année  pouvait  lui  apporter  de  plus 
heureux,  c'était  une  foi  plus  sûre  d'elle-même,  pro- 
nonça ces  paroles  significatives  :  «  Mon  cher  Père, 
je  suis  arrivé  à  cette  conclusion  que  la  foi  est  une 
grâce;  rien  ne  saurait  donc  mètre  plus  agréable 
que  le  souvenir  que  vous  voudrez  bien  avoir  de 
moi   au  saint  sacrifice  de  la  messe  ».  De  telles  dis- 


-  i44- 

positions  ne  pouvaient  évidemment  que  s'accroître 
au  fur  et  à  mesure  que  son  âme  s'ouvrait  plus  large 
à  l'action  de  la  grâce. 

D'autant  que  cette  action,  il  fit  tout  pour  la  secon- 
der. Si  jamais  quelqu'un  dut  bénéficier  de  la  pro- 
messe exprimée  par  le  proverbe  :  «  Aide-toi,  le  ciel 
t'aidera  »,  c'est  bien  lui  !  Qui  dira  le  nombre  d'heu- 
res qu'il  a  consacrées  à  l'étude  attentive  de  la  reli- 
gion ?  Et  il  ne  se  contentait  pas  des  traités  de  vulga- 
risation. Il  allait  aux  ouvrages  de  première  main. 
La  Somme  de  saint  Thomas  lui  était  familière  ;  il 
vivait  dans  le  commerce  assidu  des  théologiens  les 
plus  cotés.  Quiconque  entrait  à  l'improviste  dans 
son  cabinet  de  travail  avait  toutes  chances  de  le  trou- 
ver aux  prises  avec  un  Père  de  l'Eglise,  un  recueil 
d'actes  conciliaires,  un  essai  d'apologétique.  Il  ne 
lisait  que  la  plume  à  la  main  :  il  ne  sut  jamais  res- 
pecter une  marge. 

Admirable  effort  d'une  âme  toujours  en  quête  de 
la  vérité  chrétienne  !  Est-il  exagéré  d'affirmer  qu'il 
en  mourut?  Sur  la  fin  de  sa  vie,  alors  qu'il  était  exté- 
nué déjà,  et  que  les  médecins  lui  interdisaient  sous 
peine  de  mort  le  surmenage  intellectuel,  il  ne  put 
se  résigner  à  travailler  moins.  A  défaut  de  santé, 
une  volonté  de  fer  le  soutenait  encore.  «  Car,  dit 
M.  Faguet,  c'était  un  homme  qui  avait  sur  lui-même 
la  puissance  de  volonté  la  plus  extraordinaire  que  je 
connaisse,  se  forçant  toujours  à  faire  la  chose  la  plus 
difficile,  dans  son  métier  visant  la  chose  la  plus  dif- 
ficile, la  chose  qui  lui  coûtait  le  plus.  C'était  un  des 


—  i45  — 

héros  de  la  volonté,  c'était  un  des  hommes  qui  di- 
sent :  «  Je  ne  vaux  qu'en  tant  que  je  veux  ».  et  qui, 
pleins  d'amour-propre  et  d'un  bel  orgueil,  n'aban- 
donnent jamais  cette  gageure  et  veulent  toujours  la 
gagner  !  » 

Du  reste,  eût-il  voulu  se  reposer  que  lui-même 
s'en  reconnaissait  incapable.  Même  en  villégiature, 
même  au  bord  de  la  mer,  en  dépit  de  la  captivante 
chanson  des  flots,  son  cerveau  s'affirmait  inapte  à 
la  distraction  bienfaisante.  Il  était  harcelé  par  l'Idée, 
comme  Oreste  par  les  Furies. 

Le  P.  Dagnaud  étant  allé  le  voir,  au  mois  d'août 
1899,  à  Dinard,  sa  plage  préférée,  le  surprit  en  train 
de  compulser  les  travaux  du  concile  du  Vatican,  et 
comme  il  lui  exprimait  son  étonnement  qu'une 
étude  si  austère  le  retint,  en  pleines  vacances,  au 
milieu  des  mille  attractions  vantées  dune  ville 
d'eau  très  courue,  Brunetière  lui  répondit  avec  une 
douloureuse  inquiétude  :  «  Que  voulez- vous,  mon 
Père,  je  ne  sais  pas,  je  ne  puis  pas  me  reposer.  Où 
que  je  sois,  jusque  sur  la  plage,  l'idée  me  poursuit 
sans  relâche,  et  mon  travail  se  continue  dans  mon 
esprit,  sans  qu'il  me  soit  possible  de  m'en  dis- 
traire. » 

Tel  il  resta  jusqu'au  bout,  travailleur  acharné, 
«  intellectuel  »  impénitent.  On  conçoit  aisément  que 
sa  foi  elle-même  s'en  ressente.  Elle  fut  laborieuse, 
tendue,  volontiers  batailleuse.  Mais  elle  n'eut  rien 
de  mystique.  Toujours  sur  ses  gardes  et  comme 
campée  dans   une    attitude    combative ,   l'œil   aux 

10 


-  iCfi  — 

aguets,  le  sourcil  froncé,  elle  interrogea  du  regard 
l'horizon  pour  y  découvrir  l'ennemi,  mais  elle  ne  con- 
nut guère  la  familiarité  confiante  avec  Dieu,  les  sua- 
ves épanchements  de  la  dévotion,  cette  douceur,  cet 
abandon  de  tout  l'être  qui  caractérise,  par  exemple, 
la  piété  d'un  saint  François  de  Sales.  Gela  lui  donne 
un  air  sévère,  ou  tout  au  moins  l'air  sérieux  de  quel- 
qu'un qui  veille. 

Quelle  ait  veillé  jusqu'à  la  dernière  heure,  j'en 
prends  à  témoin  cet  émouvant  récit  que  fait  le 
P.  Dagnaud  des  suprêmes  confidences  qu'il  reçut  de 
son  illustre  ami  : 

«  ....Un  jour,  l'archevêque  de  Besançon,  qui  re- 
venait de  Paris,  et  avait  pu  voir  M.  Brunetière,  me 
prie  de  me  rendre  en  hâte  auprès  du  malade  dési- 
reux de  recevoir  ma  visite.  C'était  le  6  décembre 
1906.  Aussitôt  je  pars,  et  le  vendredi  7  au  matin, 
j'étais  introduit  près  de  M.  Brunetière  et  passai  au- 
près de  lui  trente-cinq  minutes.  Il  était  assis  dans 
son  fauteuil  devant  son  bureau,  comme  j'avais  cou- 
tume de  le  voir ,  un  livre  récent  à  la  main  :  le  Jour- 
nal d'une  exilée.  Sa  figure  me  parut  au  premier 
abord  changée,  mais  pas  au  point  que  j'aurais  cru  : 
si  bien  qu'en  le  quittant  j'emportais,  en  dépit  du 
diagnostic  du  médecin,  l'impression  qu'il  vivrait 
encore  des  mois.  Sa  voix  seule  était  bien  altérée  : 
je  m'approchai  de  lui  aussi  près  que  possible  et 
nous  causâmes.  Voici  textuellement  les  propos  es- 
sentiels échangés  entre  nous.  Après  les  paroles 
d'amitié  et  l'assurance  donnée  que  je  souffrais  avec 


-  i4;  - 

lui  de  cet  état  de  souffrance  et  de  cette  épreuve 
douloureuse....,  je  lui  dis  :  «  Causons,  si  vous  le 
voulez  bien,  des  choses  qui  intéressent  votre  âme 
et  votre  éternité.  Je  suis  sur  que  votre  esprit  s'élève 

sans  effort  jusque-là Vous  avez  à  beaucoup  d'à- 

mes  ouvert  le  chemin  de  la  vérité  ;  vous  avez  fortifié 
bien  des  chrétiens  et  bien  des  prêtres  dans  leur  foi. 
Les  uns  et  les  autres,  nous  n'avons  qu'une  ambition} 
c'est  que  vous  soyez  vous-même  tout  au  Dieu  et  à 
la  foi  que  votre  apostolat  a  si  bien  servis.  —  Mon 
Père,  c'est  là  tout  mon  désir!  Je  peux  recevoir  tous 
les  sacrements  de  VEglise,  et  m'y  préparer  sérieu- 
sement :  j'ai  déjà  songé  à  ma  confession.  La  foi  ca- 
tholique !  Elle  a  fourni  à  mon  intelligence  toutes  les 
jouissances  et  toutes  les  satisfactions  qu'elle  pouvait 
rêver  ;  je  dois  avouer,  par  contre,  qu  elle  n'a  point 
donné  à  mon  cœur  toutes  les  douceurs  et  les 
consolations  qu'il  osait  espérer.  »  —  Je  suivais 
avec  soin  toutes  les  paroles  du  malade.  Ce  dernier 
aveu  pouvait  avoir  plusieurs  sens,  et  il  serait  aisé 
de  commenter  cet  état  d'âme  qui  n'est  pas  spécial  à 
Brunetière  parmi  les  âmes  vraiment  chrétiennes.  Je 
ne  voulus  comprendre  dans  ces  mots  que  l'expression 
de  l'amertume  immense  que  lui  avaient  causée  tant  de 
catholiques  qui  avaient  pris  à  tâche  de  dénaturer  ses 
actes  et  ses  intentions  et  l'avaient,  au  cours  de  ces 
derniers  mois,  accablé  d'injures  I  ;  aussi,  j'ajoutai  : 

i.  On  sait  que  Brunetière  avait  signé  et  peut-être  même  inspiré 
la  fameuse  lettre  des  «  Cardinaux  verts  »  au  pape  Pie  X.  Nombre 
de  catholiques,  sévères  à  ce  qu'ils  considéraient  comme  une  illu- 


—  i48  — 

«  Cela  ne  doit  point  vous  abattre  ;  c'est  un  caractère 
de  ressemblance  plus  parfaite  avec  le  maître  qui  n'a 
jamais  reçu  que  l'ingratitude  en  échange  de  ses  bien- 
faits :  c'est  une  raison  de  plus  pour  vous  attacher 
uniquement  à  Lui.  —  Je  le  veux  de  tout  cœur,  me 
répondit-il,  j'ai  déjà  vu  mon  curé,  je  le  reverrai 
lorsque  je  serai  bien  préparé.  —  Je  verrai  M.  le 
curé  dans  la  journée,  voulez-vous  me  permettre  de 
lui  porter  de  vos  nouvelles?  —  Bien  volontiers, 
mon  Père.  »  —  Je  l'assurai  de  mon  souvenir  cons- 
tant et  de  mes  prières,  et  je  quittai  mon  ami  avec 
l'impression,  je  le  répète,  qu'il  vivrait  encore  quel- 
que temps. 

On  sait  comment,  de  la  façon  la  plus  imprévue, 
il  mourut  le  dimanche  matin  9  décembre,  en  pré- 
sence de  M.  le  curé  de  Notre-Dame  des  Champs,  qui, 
accouru  à  son  chevet,  à  la  hâte,  lui  donna,  comme 
à  un  mourant,  les  derniers  sacrements. 

La  veille  au  soir,  Brunetière  lui  avait  dit  :  Venez 
donc  me  voir  vers  trois  heures,  c'est  le  moment  où 
je  cause  le  plus  aisément,  et  je  vous  ferai  ma  confes- 
sion. —  Et  dans  la  nuit  de  samedi  à  dimanche, 
comme  il  ne  dormait  pas,  et  qu'une  personne  de 
son  entourage,  anxieuse,  l'interrogeait,  il  répondit  : 


sion  dangereuse,  lui  en  tinrent  violemment  rigueur,  et  ne  lui 
épargnèrent  ni  les  railleries,  ni  les  leçons  hautaines,  ni  les  allu- 
sions blessantes,  comme  si  cet  homme  n'était  pas  la  sincérité 
même,  et  comme  si  son  œuvre  d'apologiste  ne  commandait  pas  à 
tous,  malgré  d'importantes  réserves,  la  plus  respectueuse  recon- 
naissance. (Lire  plus  loin  la  dernière  page  de  la  conférence  de 
Denys  Cochin.) 


-  i49  - 

«  Ne  vous  inquiétez  pas,  je  prépare  ma  confession.  » 
....Ainsi  mourut  Ferdinand  Brunetière,  qui  fut  la 
droiture  même,  l'ami  désintéressé  de  la  vérité,  son 
défenseur  intrépide  et  le  type,  à  nos  yeux  le  plus 
accompli,  de  l'homme  «  de  bonne  volonté  ». 

J'ai  fini.  Au  cours  de  ces  pages,  il  m'est  arrivé 
parfois  d  effleurer  des  questions  graves:  je  n'ai  fait 
que  les  effleurer.  Je  dois  m'en  excuser  maintenant 
auprès  des  lecteurs  exigeants  qu'aurait  déçus  ce 
perpétuel  parti  pris  de  rester  sur  le  bord.  C'est 
qu'aussi  bien  —  ne  forçons  point  notre  talent  —  l'i- 
dée ne  m'est  jamais  venue  de  juger,  au  sens  plein 
du  mot,  l'œuvre  de  Brunetière.  Assez  d'autres  s'y 
sont  appliqués  avant  moi,  qui  étaient  qualifiés  —  ils 
l'ont  bien  montré  —  pour  cette  noble  tâche.  Qu'il 
me  suffise  de  citer  MM.  Faguet,  Giraud,  Bellesort, 
que  j'ai  si  souvent  consultés  !  Mon  rôle  fut  plus 
modeste.  J'ai  voulu  seulement  lier  une  gerbe  de 
souvenirs.  Je  l'offre,  non  pas  aux  historiens  de 
Brunetière  —  encore  que  çà  et  là  des  détails  inédits 
puissent  leur  servir  —  mais  à  ses  amis,  à  ceux  en 
particulier  qui  ont  recueilli  à  Besançon  ses  aveux 
de  croyant,  et  plus  spécialement  encore  aux  jeunes 
gens  de  la  Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin,  à  qui 
l'on  ne  saurait  proposer  de  meilleur  modèle  que 
le  plus  illustre  de  leurs  anciens  présidents  d'hon- 
neur. 


VIII. 

Erection  d'an  monument  à  Brunetière.  —  Discours  de 
M.  d'Haussonville,  de  M.  Francis  charmes  et  de  m.  Joseph 
Bédier. 

La  liste  est  déjà  longue  des  articles  et  des  études 
—  en  attendant  les  gros  volumes  —  publiés  sur  Fer- 
dinand Brunetière.  Peu  de  nos  contemporains  ont 
à  ce  point  tenté  la  critique.  Comme,  dans  les  pages 
qui  précèdent,  nous  nous  sommes  surtout  occupés 
de  «  l'homme  »,  les  trois  discours  —  où  il  revit  tout 
entier  —  que  nous  publions  ci-après,  forment  le  pro- 
longement naturel  de  notre  travail.  Ils  ont  été  pro- 
noncés, le  6  novembre  191 1,  au  cimetière  Montpar- 
nasse, sur  la  tombe  de  l'illustre  écrivain.  Ce  jour-là, 
on  inaugurait  son  buste,  œuvre  du  sculpteur  Allouard, 
et  qui  reproduit  avec  fidélité  «  son  masque  si  expres- 
sif, le  pli  d'ironie  au  coin  des  lèvres,  les  yeux  per- 
çants derrière  le  lorgnon  ». 

S'il  n'avait  tenu  qu'aux  membres  du  Comité  pour 
l'érection  de  ce  monument,  il  est  à  croire  que  l'in- 
comparable professeur  eût  trouvé  sa  place  au  Quar- 
tier latin,  plutôt  qu'au  champ  des  morts.  N'importe. 
Il  est  assez  assuré  de  demeurer  dans  le  souvenir  de 
ceux  qui  l'ont  connu  et  de  tous  ceux  qui  s'intéressent 
aux  questions  qu'il  a  si  fortement  marquées  de  son 
empreinte,  pour  pouvoir  sans  dommage  subir  l'é- 
preuve de  cette  espèce  d'exil,  loin  de  la  circulation 


—  i5i  — 

parisienne.  Ses  amis  sauront  bien  l'y  trouver  pour 
lui  demander  à  nouveau  ces  leçons  d'énergie,  de 
désintéressement,  d'élévation  morale  qu'il  a  durant 
sa  vie  dispensées  sans  compter.  Et  ils  seront  recon- 
naissants à  M.  le  comte  d'Haussonville,  son  confrère 
à  l'Académie,  à  M.  Francis  Charmes,  son  collègue  à 
la  rédaction  de  la  Revue  des  Deux  Mondes,  à  M.  Jo- 
seph Bedier,  de  l'Institut,  son  ancien  élève  de  l'Ecole 
normale,  d'avoir  tracé,  du  maître  disparu,  des  por- 
traits émus  et  si  ressemblants. 


Discours  de  M.  le  Comte  d'Haussonville 

Membre  de  l'Académie  française 

Ferdinand  Brunetière!  A  ceux  qui  ont  conçu 
le  projet  de  lui  préparer  cette  tombe,  il  a  semblé 
qu'il  suffisait  de  graver  son  nom  sur  la  stèle  et 
que  point  n'était  besoin  d'inscrire  à  la  suite 
des  titres  dont  la  mort  elle-même  démontre 
la  vanité,  quand  la  renommée  n'est  pas  supé- 
rieure aux  titres.  Qu'importe,  en  effet,  qu'il  ait 
été  maître  de  conférences  à  l'Ecole  normale  et 
membre  de  l'Académie  française  ;  qu'importe 
même  qu'il  ait  laissé  une  œuvre  considérable 
où  il  n'est  pas  une  des  questions  ayant  préoc- 
cupé notre  temps  qui  n'ait  été  traitée  par  lui,  et 
encore  qu'il  ait  manié  la  parole  à  l'égal  des 
plus  éloquents,  si  ceux  dont  les  souscriptions 


l52   — 

ont  permis  d'ériger  ce  monument  ont  entendu 
honorer  moins  l'écrivain  et  l'orateur  que  l'homme 
lui-même  et  rendre  hommage  moins  à  une  œuvre 
qu'à  une  vie  ? 

Ce  que  fut  cette  vie,  combien  à  ses  débuts  dif- 
ficile et  modeste,  combien  toujours  fière  et  dé- 
sintéressée, combien  jusqu'à  la  fin  laborieuse  et 
remplie,  il  importe  de  le  dire,  non  pas  seulement 
à  sa  louange,  mais  pour  donner  courage  et  con- 
fiance à  ceux  qui,  jeunes  encore,  peuvent  comme 
lui  se  trouver  aux  prises  avec  les  rudes  batailles 
de  la  vie.  De  ces  batailles,  Brunetière  est  sorti 
victorieux,  et  si,  au  bout  de  quelques  années 
de  lutte,  il  a  imposé  son  nom  à  l'attention  pu- 
blique, si  une  lente  ascension  l'a  conduit  au 
premier  rang  de  ceux  dont  l'opinion  compte, 
dont  l'autorité  s'impose,  qu'entoure  l'estime  et 
que  recherche  la  faveur  publique,  ce  n'est  pas 
seulement  par  un  labeur  obstiné,  par  une  prodi- 
gieuse faculté  de  travail,  par  une  merveilleuse 
intelligence  des  questions  les  plus  diverses,  à 
l'étude  desquelles  le  portait  l'incessante  curio- 
sité de  son  esprit,  c'est  encore  et  surtout  parce 
qu'il  a  su  mettre  une  conscience  scrupuleuse, 
un  caractère  indomptable  et  un  courage  indé- 
fectible au  service  de  ce  qu'il  croyait  être  la 
vérité. 

La  vérité,  il  s'est  acharné  à  sa  poursuite,  sans 


—  i53  - 

tenir  aucun  compte  des  indulgences  ou  des  ca- 
prices de  la  mode,  ni  des  courants  de  l'opinion 
qu'il  semblait  parfois  se  complaire  à  remonter. 
Dès  ses  premiers  écrits,  il  cherchait  à  rétablir 
la  vérité  littéraire  qui,  à  ses  yeux,  se  confondait 
avec  le  goût,  à  rencontre  d'une  école  à  laquelle 
il  reprochait  précisément  de  la  travestir  en  pré- 
tendant la  reproduire  avec  une  fausse  exacti- 
tude, et  il  la  retrouvait  dans  les  modèles  de 
notre  littérature  classique,  où  il  admirait  une 
peinture  plus  fidèle  des  passions  humaines  que 
dans  les  exagérations  du  naturalisme. 

Il  la  cherchait  également  dans  les  théories 
nouvelles  de  l'histoire  naturelle,  et  il  donnait  la 
preuve  de  ses  rares  facultés  d'assimilation  en 
s'appliquant  à  déterminer  dans  quelle  mesure 
pouvaient  s'adapter  à  l'histoire  de  la  littérature 
les  théories  de  l'évolution.  Il  s'adonnait  ensuite 
à  la  recherche  de  la  vérité  philosophique.  Il  dis- 
cutait les  affirmations  d'un  système  alors  triom- 
phant dont  il  n'adoptait  pas  les  prémisses,  mais 
dont  il  ne  répudiait  pas  toutes  les  conclusions, 
et  il  s'efforçait  de  faire,  dans  la  doctrine  positi- 
viste, le  départ  entre  les  conséquences  qu'il 
fallait  rejeter,  comme  enseignées  mal  à  propos 
par  des  disciples  infidèles  du  maître,  et  celles 
qu'il  fallait  au  contraire  conserver,  comme  pou- 
vant être  utilisées  au  profit    des   vérités   d'un 


-  i54  — 

autre  ordre.  Et  tout  cela  au  prix  de  quel  travail, 
de  quelles  recherches,  de  quelles  lectures,  le 
moindre  volume  laissé  par  Brunetière  en  porte 
la  trace,  car  perpétuellement  il  déborde  le  sujet 
qu'il  traite  et  jette  à  droite  ou  à  gauche  des 
coups  de  sonde  dans  la  profondeur  des  doctrines 
dont  il  ne  parle  qu'en  passant. 

Ainsi,  d'année  en  année,  s'est  affirmée  sa  maî- 
trise dans  les  arts  les  plus  divers  et  s'est  établie 
son  autorité  sur  un  public  de  plus  en  plus  large 
et  plus  attentif  aux  manifestations  sans  cesse 
renouvelées  d'une  pensée  qui  commandait  l'at- 
tention par  sa  vigueur  et  le  respect  par  sa  sin- 
cérité. 

Le  jour  ne  pouvait  manquer  de  venir  où  la 
recherche  de  la  vérité  religieuse  l'obséderait. 
Est-il  besoin  de  rappeler  les  différentes  étapes 
parcourues  par  lui  sur  les  chemins  de  la  croyance, 
marquées  chacune  par  quelque  loyale  exposition 
de  l'état  de  sa  pensée,  dont  il  était  attentif  à 
ne  jamais  forcer  l'expression,  soit  qu'il  exposât 
le  besoin  de  croire,  soit  qu'il  en  reconnût,  au 
contraire,  les  difficultés.  Il  a  donné  ainsi  pen- 
dant plusieurs  années  le  spectacle  d'une  admi- 
rable bonne  foi  dans  cette  recherche  où,  disait-il 
lui-même,  «  c'est  une  question  de  franchise  et 
de  dignité  personnelle  de  ne  pas  s'avancer  au 
delà  de  ce  qu'on  pense  actuellement.  »  Mais  il 


—  i55  — 

avançait  cependant  pas  à  pas  dans  cette  voie  qui 
devait  le  conduire  jusqu'au  «  seuil  du  temple  », 
et  si  la  pudeur  des  confidences  intimes  ne  lui  a 
sans  doute  pas  permis  de  révéler  le  moment 
précis  où  il  en  a  franchi  le  seuil,  cependant 
nous  savons  que  sa  pensée  dernière  a  été  fidèle- 
ment traduite  lorsque  sur  son  lit  de  mort,  entre 
ses  mains  jointes,  a  été  placé  un  crucifix  *. 

Dans  l'existence  de  Brunetière,  il  y  a  eu  ce- 
pendant quelque  chose  qui  ne  s'impose  pas  à 
un  moindre  respect  que  cette  ardeur  et  cette 
loyauté  dans  la  recherche  de  la  vérité  sous  toutes 
ses  faces,  c'est  la  conscience  qu'il  apportait  dans 
l'accomplissement  de  tous  les  devoirs  qu'il  avait 
assumés  et  le  dévouement  qu'il  mettait  au  ser- 
vice de  toutes  les  causes  qu'il  croyait  nobles  et 
justes  :  c'est,  comme  le  disait  si  bien  celui  qui 
aurait  dû  prendre  aujourd'hui  la  parole  à  ma 
place,  si  une  mort  prématurée  ne  nous  l'avait 
également  enlevé  :  «  la  libéralité  dans  le  don 
perpétuel  de  soi-même.  »  Un  mieux  placé  que 
moi  vous  dira  tout  à    l'heure  avec  quelle  assi- 


i.  Tout  ce  livre  a  établi,  au  contraire,  que  les  confidences  et  les 
déclarations  de  Brunetière  nous  ont  bien  révélé  le  moment  où  il  a 
franchi  le  seuil  du  temple.  En  1901,  il  disait  dans  une  réunion  pu- 
blique :  «  ....  Et  de  ce  jour,  je  me  suis  nettement  déclaré  catho- 
lique. »  Le  crucifix  qu'il  avait  entre  les  mains  sur  son  lit  de  mort 
disait  donc  les  sentiments  de  foi  et  les  actes  de  vie  chrétienne  qui 
avaient  rempli  une  partie  de  sa  vie. 


—  i56  — 
duité  minutieuse  il  se  consacrait  à  la  direction 
du  plus  important  de  nos  recueils  périodiques. 
Un  plus  jeune  vous  dira  également  avec  quelle 
générosité,  dans  la  chaire  occupée  par  lui  à 
l'École  normale,  il  distribuait  à  ses  élèves  les 
largesses  de  son  érudition.  Mais  tous  nous  avons 
été  témoins  de  ce  don  perpétuel  de  lui-même 
qui  allait  jusqu'à  la  prodigalité. 

Que  quelque   idée  nouvelle  lui  parût  juste  et 
féconde,  qu'il  découvrît  au  contraire  dans  quel- 
que autre  un  péril  pour  l'âme  française,  aussitôt 
il  descendait  dans  la  lice  et,    dans  le  combat 
pour  ou  contre,   il  faisait  de  préférence  usage 
de  cette  arme  de  la  parole  dont  il  avait  reçu  de 
la  nature  le  don  magnifique,  mais  avec  laquelle 
il  ne  remuait  si  profondément  les  esprits  et  les 
cœurs  que  parce   qu'il  dépensait  dans  l'action 
oratoire  toutes  les  ressources  de  son  organisme 
nerveux  et  frêle.  Chacun  de  ses  discours  était 
un  acte  et  un  effort  où   il  consumait  quelque 
chose  de  sa  substance,  et  il  suffisait  de  s'entre- 
tenir quelques  instants  avec  lui  à  l'issue  d'une 
de  ses  conférences,  au  moment  où  on  le  trouvait 
encore  vibrant,  mais  épuisé,  pour  mesurer  com- 
bien l'effort  avait  été  grand. 

A  cette  dépense  incessante  de  lui-même,  il  se 
ruinait  et  il  ne  pouvait  l'ignorer.  Lorsque  la  main 
du  mal  implacable  sous  lequel  il  devait  succom- 


-  io7  — 

ber  le  toucha  pour  la  première  fois,  il  ne  se  fit 
point  d'illusion,  mais  il  ne  voulut  pas  lui  céder. 
Sourd  aux  objurgations,  insensible  à  la  souf- 
france, il  continua  le  combat  au  profit  de  toutes 
les  causes  qui  lui  étaient  chères,  se  refusant  à 
acheter  au  prix  du  sacrifice  de  son  activité  la 
prolongation  de  ses  jours.  Quand  il  dut  cesser 
de  parler,  il  continua  d'écrire,  et  la  mort  seule 
fît  tomber  la  plume  de  sa  main  défaillante.  C'est 
ainsi  que,  par  sa  vie  et  par  sa  mort,  notre  ami 
nous  a  donné  un  également  noble  exemple.  Par 
sa  vie,  il  nous  a  enseigné  le  culte  désintéressé 
de  la  vérité,  et,  par  sa  mort,  le  mépris  superbe 
de  la  vie. 

Il  ne  faut  pas  que  de  tels  exemples  soient  per- 
dus, et  il  n'aurait  pas  suffi  que  son  souvenir 
demeurât  toujours  vivant  dans  la  mémoire  de 
ceux  qui  l'ont  aimé,  mais  qui  sont  destinés  à 
disparaître  les  uns  après  les  autres.  Il  convenait 
encore  qu'un  hommage  public  lui  fût  rendu.  C'est 
l'intention  de  cet  hommage  qui  nous  a  réunis 
aujourd'hui.  Ma  faible  voix  a  été  impuissante 
à  parler  de  lui  comme  il  le  méritait.  Mais  ce 
monument,  qui  est  dû  à  la  piété  de  ses  admira- 
teurs et  où  l'artiste  a  su  le  rendre  si  vivant  qu'il 
semble  que  nous  allons  l'entendre  encore,  s'élève 
du  moins  pour  traduire  nos  regrets  et  pour  ho- 
norer par  un  témoignage  durable  l'un  des  esprits 


—  i58  — 


les  plus  vigoureux,  l'un  des  caractères  les  plus 
fiers,  l'une  des  natures  les  plus  nobles  que  notre 
génération  ait  connus  et  dont  le  modèle  puisse 
être  offert  aux  générations  futures. 


Discours  de  M.  Francis  Charmes 

Membre  de  l'Académie  française 
Directeur  de  la  «  Revue  des  Deux  Mondes  » 

Messieurs, 

Je  n'aurais  eu  rien  à  ajouter  aux  paroles  élo- 
quentes de  M.  le  comte  d'Haussonville,  et  je  me 
serais  tu  dans  le  recueillement  qui  convient  aux 
souvenirs  évoqués  par  lui  devant  vous,  si  ce 
n'était  pas  un  devoir  pour  moi  —  et  je  le  rem- 
plis de  tout  cœur —  d'apporter  à  Ferdinand  Bru- 
netière  l'hommage  de  la  Revue  des  Deux  Mondes. 
C'est  à  elle,  en  effet,  qu'à  des  titres  divers  il 
a,  pendant  plus  de  trente  ans,  consacré  l'activité 
de  son  esprit  toujours  en  travail  et  aussi,  qu'il 
me  soit  permis  de  le  dire,  de  son  âme  véhémente 
et  passionnée,  car  il  ne  savait  pas  se  donner  à 
demi  ;  il  se  mettait  tout  entier  dans  tout  ce  qu'il 
faisait. 

C'est  par  là  d'ailleurs  qu'il  était  séduisant, 
entraînant,  convaincant.  Tous  ceux  que  la  sym- 


—  io9  — 
pathie,  l'amitié,  la  reconnaissance  ont  conduits 
ici  ont  connu  l'ascendant  de  sa  parole  écrite  ou 
parlée  —  et,  qu'elle  fût  écrite  ou  parlée,  sa  pa- 
role était  toujours  la  même  —  ils  savent  qu'on 
échappait  difficilement  à  la  force  prenante  qui 
émanait  d'elle  et  qui,  portée  à  ce  degré  d'auto- 
rité, était  vraiment  une  puissance.  Lui-même 
n'y  échappait  pas  ;  il  exerçait  sur  son  propre 
esprit  la  stricte  discipline  qu'il  imposait  aux 
autres  ;  il  éprouvait  le  hesoin  impérieux  d'obéir  à 
quelque  chose  de  supérieur  à  lui,  et  ce  quelque 
chose  qu'il  semblait  toujours  avoir  trouvé,  il  l'a 
en  réalité  cherché  toujours,  avec  une  conscience 
invinciblemeut  indépendante,  scrupuleuse,  in- 
quiète, c'est-à-dire  douloureuse  et  tourmentée. 
Aussi  n'a-t-il  trouvé  la  paix  qu'avec  une  foi  nou- 
velle dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  peut- 
être  même  seulement  dans  la  mort.  Tel  il  a  été 
comme  critique,  et  Brunetière  a  été  avant  tout 
un  grand  critique,  tel  il  a  été  comme  directeur 
de  revue,  car  il  était  partout  lui-même,  et  nul 
homme,  en  dépit  des  hésitations  de  sa  pensée, 
n'a  eu  une  personnalité  plus  accusée  et  plus  tran- 
chée. On  pouvait  se  demander  quelquefois  où  il 
vous  conduirait  ;  on  était  sur  du  moins  que  ce 
serait  à  un  but  très  élevé,  qu'il  y  marcherait 
pour  son  compte  avec  un  désintéressement  ab- 
solu et  que  les  voies  qu'il  prendrait  pour  l'at- 


—  i6o  — 

teindre  ne  seraient  jamais  vulgaires.  Ayant  puisé 
dans  l'étude  et  dans  l'admiration  du  xvne  siècle 
le  sens  des  choses  grandes,  il  s'en  est  inspiré 
constamment. 

C'est  en  1875  qu'il  a  écrit  sur  le  roman  réaliste 
contemporain  son  premier  article,  suivi  depuis 
de  tant  d'autres.  L'article  fit  sensation.  Ce  coup 
d'essai  avait  été  un  coup  de  maître,  et  François 
Buloz,  grand  connaisseur  en  hommes,  discerna 
tout  de  suite  dans  le  jeune  écrivain  les  qualités 
qui  devaient  en  faire  un  des  plus  précieux  collabo- 
rateurs de  la  Revue.  Il  l'y  attacha  bientôt  comme 
secrétaire  de  la  rédaction.  Brunetière  était  de 
la  maison,  et,  là  où  il  était,  il  se  faisait  vite  une 
large  place.  Sa  capacité  de  travail  était  presque 
sans  limites.  Dans  le  domaine  littéraire  il  avait 
tout  lu,  il  s'était  tout  assimilé,  et  déjà  sa  curio- 
sité investigatrice  se  portait  fiévreusement  sur 
d'autres  terrains  pour  y  faire  d'autres  conquêtes. 
Sa  campagne  contre  le  naturalisme,  souvent  re- 
prise, jamais  abandonnée,  n'a  pas  duré  moins 
de  douze  années  :  c'est  en  1887  qu'il  a  cru  avoir 
définitivement  ruiné  l'adversaire  et  qu'il  en  a 
proclamé  la  «  banqueroute  ».  Mais  qu'on  ne  s'y 
trompe  pas,  Brunetière  était  loin  de  rejeter  en 
bloc  le  naturalisme  ;  il  lui  reconnaissait  au  con- 
traire, dans  la  tradition  elle-même,  des  antécé- 
dents recommandables,  et  il  le  jugeait  propre  à 


—  i6i  — 

apporter  à  une  littérature  appauvrie  quelques 
éléments  qui  la  tonifieraient.  Par  exemple,  il 
prisait  très  haut  le  talent  robuste  et  sain  de  Mau- 
passant.  Du  naturalisme,  il  ne  condamnait  que 
la  grossièreté  voulue,  où  il  voyait,  en  même 
temps  qu'une  affectation  insupportable,  une  mar- 
que de  stérilité.  Après  avoir  fait  la  part  du  mal, 
qu'assurément  il  n'amoindrissait  pas,  il  faisait 
celle  du  bien.  De  même  pour  le  symbolisme, 
auquel  il  appliqua  ensuite  l'acuité,  la  vigueur,  la 
rigueur  et,  finalement,  l'indulgence  avisée  de  sa 
critique.  Ce  grand  lutteur,  qui  ne  mesurait  pas 
toujours  ses  coups  dans  le  combat,  relevait  les 
blessés  sur  le  champ  de  bataille,  les  pansait,  les 
réconfortait,  songeait  à  s'en  servir,  à  les  utiliser, 
comme  il  disait.  Etait-ce  par  esprit  de  miséri- 
corde ?  Non ,  Messieurs ,  c'était  par  esprit  de 
justice.  Brunetière  en  a  toujours  été  animé,  et 
c'est  ce  qui  donne  à  sa  critique,  lorsqu'on  en 
dépouille  les  formes  parfois  intransigeantes,  un 
mérite  vraiment  durable.  Au  fond,  il  était  bien- 
veillant :  il  avait  plaisir  à  l'être  pour  les  per- 
sonnes, et,  quand  il  estimait  en  avoir  trouvé 
l'occasion,  rien  ne  pouvait  l'empêcher  de  tra- 
duire son  sentiment,  non  seulement  par  une 
approbation  écrite,  car  il  ne  se  sentait  pas  quitte 
à  si  peu  de  frais,  mais  par  des  actes  qui  ont  été 
souvent  secourables.  Il  a  fait,  dans  le  sens  le 

ii 


l6'2    

plus  concret  du  mot,  beaucoup  de  bien  aux 
jeunes,  dont  il  a  été  quelquefois  le  premier  à 
découvrir  le  talent,  alors  qu'ils  avaient  encore 
besoin  d'être  encouragés,  soutenus,  défendus. 
Je  ne  prononcerai  aucun  nom,  mais  plus  d'un 
vous  reviendra  à  la  mémoire,  sans  parler  de 
ceux  qui  sont  restés  un  secret  entre  le  bienfai- 
teur et  l'obligé. 

J'éprouve  de  plus  en  plus,  vous  le  voyez,  quel- 
que difficulté  à  séparer  l'homme  de  son  œuvre, 
tant  ils  se  ressemblent.  Cette  œuvre  si  vaste,  la 
Bévue  des  Deux  Mondes  l'a  recueillie  presque 
entière.  Je  ne  sais  en  vérité  à  quoi  elle  ne  s'est 
pas  étendue.  Littérature  proprement  dite,  his- 
toire, philosophie,  sociologie,  religion,  jusqu'à 
la  critique  dramatique  dont  il  a  voulu  se  char- 
ger pendant  deux  ans  et  dont  il  s'est  supérieure- 
ment acquitté,  Ferdinand  Brunetière  a  touché  à 
tout,  et  il  a  laissé  sur  tout  sa  marque  distincte, 
qui  ne  s'effacera  pas.  Parmi  tant  d'entreprises 
où  il  s'est  porté  avec  l'ardeur  et  l'impétuosité  de 
son  âme,  quelques-unes  sont  restées  incomplètes. 
Il  préparait,  par  exemple,  sur  l'Encyclopédie 
un  grand  ouvrage  où  toute  la  philosophie  du 
xvme  siècle  aurait  comparu  en  accusée,  et  je 
l'aurais  plainte  de  tomber  dans  ses  mains  re- 
doutables. Mais  que  dis-je?  elle  y  est  tombée  : 
nous  avons  au  moins  quelques  fragments,  et  des 


—  i63  — 

fragments  importants,  de  cette  œuvre  critique 
implacable  qui,  dans  la  pensée  de  Brunetière, 
devait  se  compléter  par  une  apologétique  reli- 
gieuse destinée,  en  ce  début  du  xxe  siècle,  à  être 
comme  une  suite,  ou  plutôt  une  mise  au  point 
de  celle  que  Pascal  n'avait  pas  pu  achever  dans 
la  seconde  moitié  du  xvn8  siècle  et  que  Chateau- 
briand avait  faite  au  commencement  du  xixe. 
Qu'aurait  été  cet  édifice  dont  la  conception  seule 
est  si  grande  ?  Messieurs,  je  ne  saurais  le  dire. 
Déjà  les  amis  de  Pascal  avaient  mis  en  exergue 
au  recueil  où  ils  avaient  de  leur  mieux  réuni 
ses  Pensées  :  Pendent  opéra  interrupta. 

Ferdinand  Brunetière  ne  s'était  pas  encore 
attaché  à  ces  grands  projets  lorsque  la  direction 
de  la  Bévue  des  Deux  Mondes  lui  a  été  confiée. 
Il  n'avait  pas  prévu  que  cette  lourde  tâche  lui 
incomberait  un  jour,  mais  toute  sa  vie  antérieure 
l'y  avait  préparé  et  on  pouvait  être  sûr  qu'il  y 
apporterait  sa  prodigieuse  puissance  de  labeur, 
augmentée  encore,  si  la  chose  avait  été  possible, 
par  le  sentiment  de  sa  responsabilité  accrue.  Il 
se  mit  à  la  besogne,  en  effet,  avec  l'ardeur  qu'il 
mettait  à  tout,  plus  soucieux,  semble-t-il,  de 
l'étendre  que  de  la  restreindre.  C'est,  en  effet, 
comme  directeur  de  la  Revue  qu'il  joua  un  rôle 
prépondérant  au  Syndicat  de  la  presse  pério- 
dique,  au   Congrès  international  des  éditeurs, 


—  i64  — 

enfin  au  Cercle  de  la  librairie,  auquel  il  donna, 
en  France  et  dans  ses  réunions  à  l'étranger,  le 
précieux  concours  de  son  intelligence  pratique 
et  de  son  éloquence.  Les  représentants  de  ces 
institutions  ont  tenu  à  ce  que  leur  reconnaissance 
fût  exprimée  ici  à  leur  regretté  collègue  et  je  lui 
en  apporte  en  leur  nom  le  touchant  témoignage. 
Mais  il  fallait  voir  Brunetière  à  la  Revue  même. 
Pendant  treize  ans,  aucun  détail  de  sa  direction 
n'a  été  négligé  par  lui.  Il  s'y  appliquait  jour  et 
nuit  avec  une  attention  intense,  usant  ses  yeux 
à  lire  des  manuscrits  et  à  corriger  des  épreuves, 
toujours  prêt  à  recevoir  ses  collaborateurs,  à 
causer  avec  eux  aussi  longtemps  qu'ils  le  vou- 
laient, à  discuter  aussi,  car  sa  conversation  pre- 
nait volontiers  cette   forme,   et  ceux-là    seuls, 
—  mais  ils  sont  nombreux,  —  qui  ont  participé 
avec  lui  à   l'œuvre  commune  savent  ce  qu'il   a 
semé  en  eux  de  germes  féconds,  à  moins  qu'il 
ne  les  ait  aidés  à  débrouiller  et  à  dégager  ce  qui 
était  obscurément  dans  leur  propre   fonds.    Il 
avait  alors  l'esprit  vraiment  généreux,  prodigue 
même  ;  on  pouvait  y  puiser  abondamment,  on 
se  retirait  toujours  pourvu.    Sans  doute,   dans 
ce  jet  ininterrompu,  où  tout  était  original,  sai- 
sissant et  frappant,  il  fallait  faire  un  choix,  car 
Brunetière,   quand  il    était    en    confiance    avec 
son  interlocuteur,    s'abandonnait  à    toutes    les 


-  i65  — 

audaces,  à  toutes  les  fantaisies  de  sa  verve 
prime-sautière  ;  mais  que  d'érudition  dépen- 
sée !  Que  de  vues  nettement  indiquées  !  Que  de 
voies  largement  ouvertes  dans  ces  causeries 
éloquentes!  Et  j'ajoute  :  Que  de  sentiments  dé- 
licats qui  jaillissaient  du  plus  profond  de  l'àme! 
Si  le  rôle  d'un  directeur  est  celui  d'excita- 
teur et,  comme  Socrate  le  disait  de  lui-même, 
d'accoucheur  des  idées  d'autrui,  nul.  j'ai  quel- 
ques raisons  de  le  croire,  ne  l'a  mieux  rempli  que 
Ferdinand  Brunetière,  et  je  n'imagine  pas  qu'il 
puisse  y  être  jamais  surpassé,  ni  même  de  long- 
temps égalé.  Aucun  de  ceux  qui  ont  entendu  ces 
improvisations  qui,  par  leur  aisance  et  leur 
abondance,  semblaient  être  chez  lui  une  heu- 
reuse fonction  de  sa  nature,  n'en  perdra  jamais 
le  souvenir  :  tous  ceux  qui  en  ont  profité  en  gar- 
deront à  sa  mémoire  une  inaltérable  gratitude, 
Sans  doute,  tel  qu'il  était,  il  ne  fallait  pas  lui 
demander  de  se  distinguer  de  la  Bévue  des  Deux 
Mondes,  de  se  mettre  en  dehors  d'elle  ou  de 
la  mettre  en  dehors  de  lui.  Je  vous  ai  dit  de 
quelles  pensées  son  esprit  était  obsédé  et  son 
âme  agitée  jusqu'à  l'angoisse.  Dans  le  grand 
combat  qu'il  livrait,  il  enrôlait  bon  gré  mal  gré 
sous  sa  bannière  et  il  mettait  en  ligne  toutes  les 
forces  dont  il  disposait.  C'est  en  vain  qu'il  au- 
rait voulu  faire  converger  tous    les  coups  sur 


—  166  — 

lui  seul  :  ils  tombent  partout  dans  la  bataille  ; 
mais  cette  bataille,  tant  étaient  fortes  sa  convic- 
tion et  sa  confiance,  il  ne  doutait  pas  de  la  ga- 
gner un  jour,  et  la  victoire  devait  alors  tout 
illuminer.  Il  sentait  en  lui  et  nous  y  sentions 
une  telle  puissance  de  vie,  même  dans  les  heures 
sombres  et  tragiques  des  derniers  mois,  que 
nous  aussi  nous  voulions  espérer.  La  mort  est 
venue,  cruellement  prématurée,  et  la  pierre  qui 
est  devant  nous  couvre  et  presse  de  tout  son 
poids  tant  de  projets  animés  d'une  si  belle 
vaillance  et  d'espérances  qui  ne  devaient  pas  se 
réaliser. 

Je  ne  crois  pas  cependant  que  la  mort  ait,  en 
toutes  choses,  le  dernier  mot,  ou,  si  elle  Ta, 
c'est  pour  le  révéler  à  ceux  qu'elle  nous  arrache. 
Cette  vérité  qu'il  a  cherchée  avec  une  héroïque 
ténacité  à  travers  de  si  dures  épreuves,  Ferdinand 
Brunetière  l'a  aujourd'hui  :  il  jouit  du  repos  que 
son  âme  noblement  exigeante  ne  pouvait  trouver 
que  dans  la  certitude.  Et  nous,  Messieurs,  con- 
tinuateurs de  son  œuvre,  émus  de  sa  destinée 
douloureuse,  mais  fiers  de  l'exemple  qu'il  nous 
a  laissé,  au  nom  de  la  Revue,  à  laquelle  il  a 
donné  le  meilleur  de  lui-même,  nous  lui  adres- 
sons respectueusement  et  affectueusement  notre 
suprême  adieu. 


—  167  — 
Discours  de  M.  Joseph  Bédier 

Professeur  an  Collège  de  France 

Messieurs, 

En  1886,  comme  Ferdinand  Brunetière  avait 
trente-six  ans,  M.  L.  Liard  et  M.  G.  Perrot, 
«  sans  lui  demander  ni  diplômes  ni  bouton  de 
cristal,  »  le  nommèrent  maître  de  conférences  à 
lEcole  'normale  supérieure.  Ce  beau  titre,  au- 
jourd'hui aboli,  Brunetière  fut  fier  de  le  porter, 
et,  durant  dix-sept  ans,  il  l'a  bien  porté.  Il  con- 
vient qu'il  en  soit  loué,  au  nom  de  ses  anciens 
élèves.  Il  se  trouve  que  j'appartiens  à  la  plus 
ancienne  promotion  de  normaliens  qu'il  ensei- 
gna, et  il  se  trouve  encore  qu'ayant  professé 
pendant  dix  ans  dans  la  chaire  la  plus  voisine 
de  la  sienne,  j'ai  connu  presque  tous  ses  élèves, 
qui  furent  aussi  les  miens.  Le  comité  m'a  donc 
désigné  pour  parler  en  ce  jour  parce  que  je  suis 
le  plus  vieux  des  élèves  de  Brunetière,  parce  que 
je  fus  le  plus  jeune  de  ses  collègues  et  aussi 
parce  que  je  l'ai  beaucoup  aimé. 

Non  plus  que  Nisard  et  non  plus  que  Sainte- 
Beuve,  qui  l'ont  précédé  dans  sa  chaire,  il  ne 
nous  appartient  pas  tout  entier.  Pourtant,  puis- 
que, au  jour  où  il  fit  sa  première  leçon  à  l'Ecole 


-  i63  — 

normale,  c'est  à  peine  s'il  avait  une  ou  deux  fois 
déjà  parlé  en  public,  puisque,  dans  une  de  nos 
petites  salles  de  conférences,  c'est  nous,  quel- 
ques très  jeunes  hommes  ardents  et  rebelles, 
qu'il  a  les  premiers  émus  et  conquis,  nous 
sommes  fiers  de  lui  avoir  révélé  à  lui-même 
son  talent  d'orateur,  le  plus  beau  de  ses  dons. 
Et  puisque,  généreusement,  il  a  donné  à  tant 
d'entre  nous  l'aide  et  le  conseil,  il  nous  est 
doux  de  redire  comme  il  fut  bon  et  qu'à  son  in- 
telligence nous  avons  encore  préféré  son  cœur. 
Et  puisque  son  Manuel  de  l'histoire  de  la  litté- 
rature française,  et  son  Évolution  de  la  critique 
depuis  la  Renaissance,  et  son  Histoire  de  la  lit- 
térature française  classique,  et  tant  d'autres 
livres,  ses  plus  beaux  livres,  furent  d'abord  des 
cours  professés  à  l'Ecole  normale,  nous  lui 
sommes  reconnaissants  d'avoir  intimement  mêlé 
sa  gloire  à  la  gloire  de  notre  maison. 

Il  n'a  pas  seulement  ajouté  à  sa  gloire,  il  a 
participé  à  son  esprit.  Il  a  dit  :  «  De  toutes  les 
libertés,  la  plus  précieuse  peut-être  est  celle  de 
ne  pas  se  faire  le  complaisant  de  soi-même  et 
l'esclave  de  sa  propre  pensée.  »  Il  a  dit  encore  : 
«  Le  dilettantisme  n'est  qu'un  nom  plus  spécieux 
dont  on  masque  l'égoïsme  intellectuel.  »  Il  a 
dit  encore  :  «  Je  ne  puis  m'associer  à  ce  dédain 
qu'on  affecte  parfois  pour  les  idées  générales, 


—  169  — 

même  prématurées,  même  arbitraires,  même 
fausses.  Ce  sont  elles  qui  font  avancer  la  pen- 
sée, comme  ce  sont  les  grandes  hypothèses  qui 
font  avancer  la  science...  Les  exclure  de  la 
science,  c'est  en  ôter  le  levain  même.  Mais  les 
exclure  de  renseignement,  c'est  le  nier  dans  sa 
raison  d'être,  qui  est  de  transmettre  à  la  géné- 
ration future,  avec  la  science  acquise,  les  moyens 
les  plus  propres  à  le  pousser  en  avant.  »  En  ces 
paroles  et  à  ces  traits,  —  goût  et  souci  des  idées 
générales,  haine  de  tout  dilettantisme  et  de  tout 
aristocratisme  intellectuel,  hardiesse  de  la  pen- 
sée à  se  contrôler  elle-même,  —  vous  avez 
reconnu,  Messieurs,  Brunetière  presque  tout 
entier  ;  mais  n'avez-vous  pas  reconnu  aussi 
l'esprit  même  de  notre  Université,  tel  qu'il  était 
naguère  et  tel  qu'il  est  encore,  et  le  meilleur  de 
l'esprit  normalien?  Et.  puisque  au  précepte  Bru- 
netière a  toujours  ajouté  l'exemple,  il  n'est  que 
juste  de  reconnaître  en  lui  un  très  bon  univer- 
sitaire et  un  normalien  qui  a  honoré  sa  maison 
d'adoption. 

Mais  je  cherche,  pour  les  dire  auprès  de  son 
tombeau,  des  paroles  pieuses,  donc  vraies,  qui 
le  peignent,  lui,  non  pas  les  autres,  qui  ne  con- 
viennent qu'à  lui  et  que  tous  ses  anciens  élèves 
puissent  accepter  d'un  même  cœur.  Or,  un  scru- 
pule risque  de  m'arrèter.  A  toute  époque,  vous 


—  170  — 

le  savez,  des  préoccupations  morales  et  sociales 
l'ont  hanté,  même  lorsqu'il  traitait  de  problèmes 
purement  littéraires  ;  à  toute  époquey  il  a  pensé 
que  «  la  critique  ne  saurait  séparer  l'art  d'avec 
la  vie  qui  l'inspire,  l'enveloppe  et  le  juge,  »  et 
il  ne  dépouillait  pas  à  la  porte  de  sa  salle  de 
cours,  comme  des  souquenilles,  sa  «  sociolo- 
gie »  et  sa  philosophie  :  elles  imprégnaient,  au 
contraire,  son  enseignement  et  le  dominaient- 
Par  là,  à  toute  époque,  ses  leçons  ont  heurté 
maints  de  ses  élèves,  tantôt  les  protestants  et 
tantôt  les  catholiques,  tantôt  et  plus  tard  ceux 
pour  qui  la  science  rationnelle  est  l'unique 
maîtresse  de  la  vérité.  Dois-je  me  taire  de  ces 
conflits,  puisque  je  voudrais  parler  au  nom  de 
tous  ses  élèves,  ou  me  borner  à  y  faire  quelque 
allusion  vague,  rapide  et  prudente,  comme  s'il 
valait  mieux  pour  sa  mémoire  les  dissimuler  ? 
Non,  je  n'ai  pas  à  les  dissimuler  ;  bien  au  con- 
traire, s'il  est  vrai  que  nous,  ses  élèves,  catho- 
liques, protestants  ou  rationalistes,  nous  l'avons 
aimé,  je  ne  dirai  pas  malgré  ces  conflits,  mais  à 
cause  même  de  ces  conflits,  pour  leur  âpreté  et 
pour  leur  franchise;  s'il  est  vrai  que  des  dissenti- 
ments d'idées,  de  méthodes,  de  tendances  ne 
blessent  pas  des  hommes  de  vingt  ans,  mais  les 
émeuvent  au  contraire  comme  des  bienfaits, 
quand  l'homme   plus  âgé  qui  parle  devant  eux 


I7I  — 


semble  participer  encore  lui-même  aux  grandes 
inquiétudes  de  la  vingtième  année,  et  que,  dans 
sa  chaire  magistrale,  il  cherche  encore,  lui  aussi, 
librement,  bravement,  sa  vérité;  et  s'il  est  vrai 
que  renseignement  de  notre  maître  fut  semblable 
à  sa  vie,  et  que  sa  vie  ne  fut  qu'un  long  appren- 
tissage du  désintéressement  de  l'esprit. 

Rappelez-vous,  en  effet,  Messieurs.  De  tout 
temps,  Brunetière  a  cru  que  les  œuvres  de  l'art 
et  de  la  pensée  ne  nous  ont  pas  été  données 
simplement  pour  en  jouir  ;  qu'au  plaisir  de  les 
goûter,  à  la  joie  de  les  comprendre,  s'ajoute 
l'obligation  de  les  juger  ;  et  nous  ne  devons  pas 
les  juger  au  gré  de  nos  impressions  person- 
nelles, mais  trouver  à  celles-ci  des  motifs  plus 
généraux  qu'elles-mêmes,  des  justifications  qui 
les  dépassent.  Et  c'est  ainsi  que  de  toute  son 
énergie,  à  force  d'empire  sur  lui-même  et  d'effort 
vers  la  vérité,  il  travailla,  lui.  le  plus  sensible 
des  hommes,  le  plus  mobile  et  l'un  des  plus  pas- 
sionnés, à  devenir  le  plus  impartial  des  criti- 
ques. Mais  où  trouver  à  nos  impressions  des 
justifications  qui  les  dépassent,  des  causes  qui 
leur  soient  antérieures,  extérieures,  supérieures? 
Dans  l'idée  de  tradition  qui,  dès  les  premiers 
écrits  de  Brunetière  et  jusqu'aux  derniers,  fut  le 
fondement  de  sa  critique  et  son  pilier  d'airain. 
Nous  ne  vivons  nécessairement,  disait-il,  que  de 


IT2 


l'héritage  que  nous  ont  transmis  nos  morts; 
tradition  et  progrès  se  définissent  l'un  par  l'autre  ; 
«  en  tout  temps,  ce  qu'il  y  a  de  plus  vivant  dans 
le  présent,  c'est  peut-être  le  passé.  »  En  pré- 
sence de  l'œuvre  d'un  écrivain  quelconque, 
il  s'agit  donc  de  savoir  ce  que  nous  lui  devons, 
de  quelle  acquisition  durable  il  a  enrichi  l'art 
ou  la  pensée,  le  trésor  de  la  tradition.  Mais  en- 
core, puisque  «  en  aucun  temps  la  tradition  n'est 
tout  le  passé,  mais  seulement  le  peu  qui  en  a 
survécu,  »  et  le  peu  qui  a  mérité  d'en  survivre, 
où  sont,  dans  chaque  cas  particulier,  les  titres 
de  la  tradition  ?  Et  s'il  n'est  peut-être  pas  une 
idée  aujourd'hui  vivante  qui  ne  plonge  ses  ra- 
cines bien  loin  dans  le  passé,  devons-nous  pré- 
férer la  tradition  qui  nous  vient  de  Rabelais  ou 
celle  qui  nous  vient  de  Bossuet?  Est-ce  Joseph 
de  Maistre  qu'il  faut  sacrifier,  ou  si  c'est  Vol- 
taire ? 

On  ne  peut  répondre  qu'au  nom  et  à  la  lumière 
d'une  philosophie  ou  d'une  religion.  Aussi  Bru- 
netière  fut-il  toujours  possédé  du  désir  de  choi- 
sir entre  les  systèmes  un  système  et  de  s'y  arrê- 
ter. Il  s'y  essaya  plusieurs  fois  avec  des  scrupules 
infinis.  Il  le  savait  bien,  que,  quand  il  laissait  se 
déployer  la  redoutable  puissance  de  dialectique 
qui  était  en  lui,  il  suivait  ses  syllogismes  jus- 
qu'au bout,  là  où  ils  le  menaient,  et  qu'il  obéis- 


-  i73- 

sail  à  leurs  conclusions  comme  si  elles  eussent 
été  des  données  immédiates  de  la  conscience. 
De  là  son  souci  d'éprouver  à  fond  chaque  idée 
avant  de  la  faire  sienne,  d'en  faire  le  tour  et  de 
la  pénétrer.  Plusieurs  fois  pourtant,  il  crut  se 
fixer  en  une  doctrine  définitive.  Faut-il  rappe- 
ler, par  exemple,  qu'en  1890,  il  donnait  à  la 
philosophie  de  Schopenhauer  une  adhésion  so- 
lennelle et  retentissante,  et  qu'en  1892  encore, 
ayant  loué  Bayle  «  d'avoir  affranchi  la  morale 
des  religions  positives,  »  il  appelait  de  ses  vœux 
le  jour  prochain,  disait-il,  «  où  ce  philosophe 
oublié  redeviendrait  un  maître  des  esprits? 
Mais  ces  systèmes  ne  lui  fournirent  que  des 
abris  provisoires.  Il  pouvait  bien  répéter  à  ses 
élèves  le  grand  précepte  : 

Que  chacun  dans  sa  loi  cherche  en  paix  la  lumière  ; 

mais  lui,  c'est  sa  loi  même  qu'il  cherchait  encore 
après  l'avoir  trouvée;  et  la  paix,  l'a-t-il  jamais 
connue  ?  D'un  effort  toujours  repris,  d'une  âme 
inassouvie,  pascalienne,  il  se  combattait  lui- 
même;  il  n'a  jamais  polémisé  que  contre  lui- 
même,  l'infatigable  polémiste,  contre  les  idées 
dont  il  redoutait  et  souhaitait  tour  à  tour  qu'elles 
prissent  sur  lui  de  l'empire,  opposant  sans  cesse  à 
ses  croyances  des«  difficultés  de  croire,  »  et  c'est 
de  cet  effort  qu'il  a  donné  à  ses  élèves  le  spec- 


-  174 


tacle  émouvant.  Mais  cette  inquiétude,  c'est  la 
loi  des  grands  cœurs  ;  ce  besoin  intérieur  de  se 
critiquer  soi-même,  de  se  déprendre  de  soi,  de 
se  renouveler,  c'est  le  principe  des  grandes  ini- 
tiatives scientifiques,  c'est  le  ressort  de  tout  hé- 
roïsme, c'est  l'aiguillon  de  toute  sainteté.  Enfin, 
il  est  allé  vers  la  foi  chrétienne.  A  la  grande 
joie  de  ceux  de  ses  élèves  qui  l'avaient  précédé 
sur  les  chemins  de  la  croyance,  à  la  grande  tris- 
tesse des  autres,  accompagné  du  respect  de  tous, 
il  est  allé,  vaillant  comme  toujours  :  il  n'avait 
pas  changé.  Quand  il  se  fit,  avec  son  ardeur 
coutumière,  l'apologiste  de  la  religion  catho- 
lique, il  trouva  debout  contre  lui  plusieurs  de 
ses  anciens  élèves,  mais  qui  se  souvinrent  qu'ils 
avaient  appris  de  lui-même  à  bien  faire  leur  de- 
voir, et  que,  devenus  ses  adversaires,  ils  res- 
taient encore  ses  disciples,  en  sorte  que  pas  un 
chagrin,  peut-on  dire,  ne  lui  est  jamais  venu  de 
lun  d'eux.  C'est  que  tous,  qui  que  nous  soyons, 
nous  pouvons  l'accepter  tout  entier,  l'aimer  et  le 
vénérer  tout  entier,  comme  un  des  maîtres  qui 
nous  ont  donné,  aux  jours  de  notre  jeunesse,  ce 
fort  viatique,  l'exemple  du  courage  intellectuel. 
Ceux  qui  ont  compris  cela,  voilà  sa  cabale  et  sa 
coterie,  et  ce  sont,  je  crois,  tous  ses  normaliens. 
C'est  pourquoi,  quand  il  fut  évincé  de  l'Uni- 
versité, tous  ses  normaliens  en  souffrirent  avec 


—  175  — 

lui.  C'est  pourquoi,  quand,  touchée  par  le  mal, 
sa  grande  voix  s'affaiblit,  sa  voix  prestigieuse, 
et  que,  pour  l'entendre  encore,  il  fallut  être  tout 
près  de  lui,  il  trouva   encore  tout  près  de   lui, 
comme  jadis    dans    sa    petite    salle    de    confé- 
rences, ses  normaliens.  C'est  pourquoi  ils    me 
comprendront  tous,  je   le   crois,  si  je  lui  ap- 
plique à  mon  tour  ces  paroles  de  Chateaubriand  : 
«  A  ces  martyrs  de  l'intelligence,  impitoyable- 
ment  immolés  sur  la  terre,  les  adversités  sont 
comptées  en  accroissements  de  gloire  ;  ils  dor- 
ment au  sépulcre    avec   leurs    souffrances    im- 
mortelles,  comme    des    rois    avec  leurs    cou- 
ronnes. »  Puissions-nous,  nous  ses  élèves,  les 
plus  vieux,  les  plus  jeunes,  lui  ressembler  en 
quelque  mesure  par  le  désintéressement,  le  cou- 
rage, la  vertu;    et  puisque,   comme   il  l'a  dit. 
«  pour  cesser  d'exprimer   l'adhésion    du  fidèle 
aux  enseignements  d'une  religion,  les  mots  de 
croyance  et  de  foi  ne  se  vident  pas  de  leur  sens, 
comme  une  écorce  creuse,  »  puissions-nous  croire 
ce  que  nous  croyons,  faire  nos  tâches,  servir  nos 
causes  d'une  âme  toujours  aussi  française  que 
la  sienne,  et  toujours  aussi  religieuse  ! 


IX. 


Manifestation  en  1911,  à  Besançon,  en  l'honnenr  de  Brunetière. 

—  Allocation  de   Mgr  c-authey.  archevêque  de   Besançon.  — 
Belle  conférence  de  Denys  Cocbin,  de  l'Académie  française. 

—  Discours  d'Etienne  i.amy,  de  l'Académie  française.  —  Ré- 
ception solennelle  à  la  Conférence  saint-Thomas  d'Aqufn. 

La  fête  patronale  de  la  Conférence  Saint-Thomas 
d'Aquin  était  célébrée  le  2  avril  191 1,  avec  un  éclat 
particulier.  Par  suite  de  circonstances  dont  il  y 
avait  lieu  de  se  féliciter,  elle  coïncidait,  cette  année, 
avec  une  grande  séance  oratoire  organisée  au  profit 
d'un  monument  à  élever  à  Brunetière,  au  cours  de 
laquelle  MM.  Denys  Coehin  et  Etienne  Lamy,  de 
l'Académie  française,  devaient  parler.  La  fête  ne 
pouvait  pas  ne  pas  être  pleine  d'attraits  pour  tous  ; 
elle  eut  en  effet  le  plus  légitime  succès. 

Gomme  aux  jours  des  grandes  solennités ,  où 
Brunetière  paraissait  à  Besançon ,  toute  la  société 
bisontine  et  des  étrangers  nombreux  venus  des  di- 
vers points  de  la  région  s'étaient  donné  rendez- 
vous  au  Kursaal. 

Il  s'agissait  d'entendre  parler  précisément  de 
Brunetière,  dont  la  mémoire  est  restée  si  vivace  au 
cœur  des  Franc-Comtois,  et  par  des  hommes  émi- 
nents,  penseurs  profonds,  écrivains  remarquables  : 


-  173  — 
Denys  Cochin  et    Etienne  Lamj- ,   tous  deux  de 
l'Académie   française.   Aussi,   à   l'heure  marquée, 
l'immense  Kursaal  est  bondé. 

M.  Etienne  Lamj"  préside,  assisté  de  M.  Carrelet, 
président  de  la  Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin, 
et  M.  Muller,  avocat  à  la  Cour  d'appel. 

Mgr  Gauthey,  archevêque  de  Besançon,  apparaît 
sur  l'estrade  pour  présenter,  en  sa  qualité  de  pré- 
sident d'honneur  de  la  société,  les  deux  orateurs. 
Sa  Grandeur,  saluée  par  les  applaudissements  sym- 
pathiques de  toute  l'assistance,  prononce  l'allocu- 
tion suivante  : 

Allocution  de  Mgr  Gauthey 

Mesdames, 
Messieurs, 

Cette  assemblée  ne  sera  pas  surprise  si  je  lui 
dis  qu'à  titre  de  président  d'honneur  de  la  Con- 
férence Saint-Thomas  d'Aquin,  pour  cette  an- 
née, je  regarde  comme  un  devoir  et  j'éprouve 
une  vraie  joie  de  lui  présenter  les  deux  orateurs 
qu'elle  entendra  dans  un  instant. 

M.  Etienne  Lamy  est  de  notre  province,  et 
nous  en  sommes  fiers.  Il  eut,  jadis,  un  rôle 
brillant  dans  la  politique.  Si  les  pouvoirs  pu- 
blics avaient  été  bien  avisés,  ils  en  auraient  fait 
un  président  du  conseil  et  la  France  eût  été 
bien  gouvernée.  [Applaudissements.)  L'histoire 

12 


-  l38- 

et  les  lettres  ont  profité  d'une  retraite  qui  a  ap- 
pauvri le  Parlement.  L'Académie  française  a 
bénéficié  de  son  talent  si  fort  et  si  sûr.  si  élevé 
et  si  délicat. 

C'est  un  Montesquieu  chrétien  dont  la  plume 
burine  de  nobles  idées  telles  que  des  médailles 
et  des  eaux-fortes,  ou  trace  des  portraits  qui 
sont  des  camées  exquis  et  des  pastels  char- 
meurs. 

M.  Denys  Gochin,  Parisien  de  Paris,  est  le 
fils  d'un  des  plus  grands  hommes  de  bien  du 
siècle  dernier.  Il  s'est  formé,  sous  la  savante 
discipline  du  grand  Pasteur,  à  la  science,  à  la 
philosophie.  Il  a  écrit  de  beaux  livres  ;  il  a 
donné  des  leçons  meilleures  encore  à  nos  con- 
temporains, il  a  abrité  dans  sa  demeure  le  car- 
dinal Richard  expulsé  de  sa  maison.  (Applau- 
dissements.) L'Académie  française  s'est  fait  un 
grand  honneur  en  l'admettant  récemment  dans 
son  sein. 

Son  caractère,  ses  sentiments  élevés,  ses 
hautes  idées,  sa  parole  chaude  et  imagée  l'im- 
posent à  l'attention  du  Parlement,  où  il  a  des 
adversaires,  mais  pas  d'ennemis,  son  attitude  et 
son  caractère  inspirant  à  tous  le  respect  et  la 
sympathie. 

Je  ne  sais  qui  est  aussi  compétent  que  lui, 
sinon  peut-être  M.  Etienne  Lamy,  pour  traiter 


—  179  — 

des  intérêts  de  la  France  au  dehors  de  nos  fron- 
tières. 

Tous  les  deux,  d'une  égale  dignité  de  vie, 
sont  orateurs,  écrivains,  penseurs  et  chrétiens 
convaincus.  Ils  sont  ici  ce  soir  pour  honorer  la 
mémoire  d'un  homme  qui  a  fait  grand  honneur 
à  la  France. 

M.  Ferdinand  Brunetière  —  je  le  disais  ce 
matin,  —  a  peut-être  été  le  plus  grand  cher- 
cheur de  la  vérité  au  xixe  siècle.  Il  l'a  cherchée 
et  l'a  trouvée,  et  l'a  fait  rayonner  sur  le  monde. 

S'il  avait  pu  désigner  les  hommes  qui  de- 
vaient parler  de  lui  et  auxquels  il  eut  voulu  re- 
mettre le  soin  de  sa  mémoire  et  de  son  œuvre, 
il  aurait  sans  doute  choisi  MM.  Denys  Cochin 
et  Etienne  Lamy,  assuré  qu'elles  ne  pourraient 
pas  être  confiées  à  des  mains  plus  dignes,  à  des 
cœurs  plus  chauds  et  à  des  lèvres  plus  élo- 
quentes. {Vifs  applaudissements.) 

Quand  les  applaudissements  ont  cessé,  M.  Denys 
Cochin  se  lève.  Sa  physionomie  est  de  celles  qu'on 
n'oublie  pas  quand  on  Ta  vue  une  première  fois. 
De  haute  taille,  le  front  large,  le  regard  assuré,  le 
geste  puissant  mais  sobre,  tout  respire  en  lui  la 
force  mêlée  de  bienveillance  et  de  bonté.  C'est  le 
lutteur,  non  pas  qui  se  ramasse  sur  lui-même,  épie 
l'adversaire  et  s'apprête  à  se  lancer  sur  lui  au  mo- 
ment propice,   mais   qui  debout,    de   pied   ferme, 


—  180  — 

l'attend,  sur  de  le  vaincre,  parce  qu'il  est  sûr  de  la 
solidité  de  ses  armes  et  de  la  bonté  de  sa  cause. 

Il  comparera  tout  à  l'heure  Brunetière  au  cheva- 
lier errant  du  moyen  âge,  mourant  en  pleine  ba- 
taille, couché  dans  son  armure.  M.  Denys  Cochin 
ne  pourrait-il  être  comparé  à  l'architecte  d'une  de 
nos  vieilles  cathédrales  ?  Son  œuvre  est  un  monu- 
ment élevé  à  sa  foi.  D'une  vaste  érudition,  il  con- 
naît tous  les  secrets  de  son  art  ;  d'une  puissance  de 
travail  et  d'une  ardeur  peu  communes,  il  entasse 
matériaux  sur  matériaux.  Mais,  ce  faisant,  il  sait 
distinguer  la  pierre  précieuse  de  la  vulgaire  ma- 
tière ;  il  la  taille  d'une  façon  qui  n'appartient  qu'à 
lui  ;  il  rejette  le  faux,  ou  le  brillant  qui  ne  serait 
pas  solide  ;  et  avec  une  bonne  humeur  toujours 
vaillante,  se  moquant  de  la  naïveté  de  ses  devan- 
ciers et  des  erreurs  de  ses  collaborateurs,  il  achève 
en  souriant  son  œuvre,  et,  la  contemplant,  jette  un 
défi  au  temps  et  à  la  critique  :  r<  Elle  est  solide  et 
elle  est  belle.  Les  matériaux  viennent  bien  de  la 
terre  de  France,  la  franche  ;  et  l'art  qui  a  présidé 
à  leur  agencement  et  à  leur  sculpture  revêt  bien  le 
cachet  parisien.  Reposons-nous  en  paix.  » 


—  i8i 


Discours  de  M.  Denys  Cochin 

Monseigneur, 

Mesdames, 

Messieurs, 

J'ai  accepté  avec  reconnaissance  l'invitation 
que  vous  avez  bien  voulu  m'adresser,  Mon- 
seigneur, de  venir  dans  votre  ville  épiscopale 
rappeler  le  souvenir  d'un  homme  que  j'ai  aimé 
et  admiré  toute  ma  vie. 

Je  voudrais  mériter  les  éloges  que  l'extrême 
bienveillance  de  Votre  Grandeur  me  décernait 
tout  à  l'heure,  et  j'aurais  plus  de  confiance  en 
moi-même  si  je  croyais  les  mériter,  mais  au 
contraire  je  me  sens  assez  ému  de  la  tâche  que 
j'ai  à  remplir. 

Brunetière!  Parler  de  Brunetière  à  Besançon, 
où  il  a  prononcé  son  plus  retentissant  et  plus 
noble  discours,  celui  qui  décida  de  sa  vie  et  en 
indiqua  la  direction  définitive!  Voilà  la  tâche 
qui  m'est  offerte  et  que  j'ai  acceptée  non  sans 
quelque  crainte,  n'ayant  qu'un  titre  pour  la  rem- 
plir :  avoir  été  un  camarade  de  collège  de  Brune- 
tière et  un  confident  de  ses  dernières  pensées. 

A  Louis  le  Grand,  en  rhétorique —  sous  la  dis- 
cipline de  maîtres  auxquels  j'ai  gardé  une  pro- 
fonde reconnaissance,  M.  Merlet,  par  excellence 


—  18a  — 

Thomme  de  lettres,  M.  Aubert,  l'esprit  français  en 
personne,  aussi  fin  lettré  que  son  confrère,  sous 
une  apparence  de  rudesse  et  des  ans-gêne  — 
j'avais  des  camarades  dont  j'aime  à  me  vanter, 
vous  allez  le  comprendre  :  Paul  Bourget,  Saint- 
René  Taillandier,  le  diplomate,  Collignon,  l'émi- 
nent  érudit,  Gérard,  qui  est  ambassadeur  au 
Japon. 

Parmi  nous,  un  élève  venu  de  province,  un 
peu  plus  âgé  que  nous,  inspirait  à  tous  de  la 
considération,  presque  du  respect.  Le  chemin 
des  écoliers  passait  par  l'admirable  jardin  du 
Luxembourg,  que  je  ne  revois  jamais  sans  émo- 
tion. 

Il  y  avait  là,  après  les  classes,  de  belles  par- 
ties de  barres  et  de  saute-mouton.  Jamais  on 
n'eût  osé  offrir  à  Brunetière  de  partager  ces 
amusements  ;  non,  jamais  une  boule  de  neige  ne 
dérangea  le  lorgnon  qu'il  portait  déjà.  Il  rentrait 
à  la  hâte  dans  la  belle  et  grave  maison  de  la  rue 
de  Tournon  qu'habite  maintenant  M.  Ribot.  Il 
travaillait  beaucoup,  et  nos  professeurs  le  quali- 
fiaient élève  laborieux  et  estimable,  sans  pré- 
voir l'éclat  de  sa  carrière.  Il  est  resté  longtemps 
jeune;  dès  le  collège,  il  n'était  plus  enfant.  Son 
travail  acharné  nous  le  faisait  estimer.  Sa  matu- 
rité précoce,  son  caractère  un  peu  hautain  nous 
intimidaient. 


—  i83  — 

Plus  tard,  après  la  grande  tourmente,  après 
cette  guerre  qui  coupe  pour  tout  homme  de  mon 
âge  la  vie  en  deux  parties,  nous  nous  sommes 
retrouvés  et  j'ai  senti  grandir  pour  lui  mon 
affection.  Ce  jeune  et  modeste  répétiteur  de 
collège  me  paraissait  déjà  être  un  personnage 
très  grand  et  très  noble.  C'était  un  chevalier,  et 
un  chevalier  errant,  d'une  conscience  à  toute 
épreuve,  d'un  sublime  désintéressement;  plein 
de  mépris  pour  toute  ambition  personnelle, 
plein  de  l'unique  désir  du  bien,  et  vaillant! 
Ah  !  quelle  vaillance  il  montra  dans  toutes  les 
circonstances  de  sa  vie!  Toujours  la  lance  en 
arrêt,  avec  ce  courage  entêté,  que  rien  n'arrê- 
tait; prêt  à  tout  braver  pour  défendre  l'idée, 
la  vérité.  Ce  n'est  pas  trop  que  de  dire  qu'il  esf 
mort  à  la  bataille,  mort  à  la  peine,  sachant  bien 
qu'il  se  sacrifiait. 

Son  arme ,  c'était  son  éloquence  batailleuse. 
Brunetière  était  un  combattif ,  malgré  son  cœur 
très  bon.  Il  aimait  la  bataille,  et  sa  tournure 
d'esprit  créait  en  lui  une  certaine  défiance  des 
idées  des  autres. 

Charles  Benoist  m'a  raconté  qu'un  jour,  à  la 
Revue,  on  s'amusait  à  chercher  quel  était  pour 
chacun  le  mot  habituel,  caractéristique,  reve- 
nant machinalement  sur  les  lèvres. 

«  Pour  Brunetière,  dit  Charles  Benoist,  je  le 


—  i84  — 
connais.  C'est  :  Je  ne  suis  pas  de  votre  avis, 
mon  bon  ami.  » 

«  Ah!  s'écria  aussitôt  Brunetière,  cette  fois, 
non,  mon  bon  ami  :  Je  ne  suis  pas  de  votre 
avis  !  » 

Il  y  a  une  fort  belle  page  de  M.  Poincaré,  sur 
deux  caractères  opposés,  qui  apparaissent  chez 
les  mathématiciens.  Il  y  a  des  intuitifs,  des 
voyants  :  hommes  graves,  silencieux  et  soli- 
taires. D'autres  aiment  à  argumenter,  à  confon- 
dre l'adversaire,  et  M.  Poincaré  cite  comme  type 
du  premier  genre  M.  Hermitte  ;  comme  type 
du  second,  M.  Bertrand. 

Brunetière  appartenait  à  cette  deuxième  caté- 
gorie d'hommes.  C'était  un  logicien,  moins  oc- 
cupé de  contempler  la  vérité  que  de  l'asseoir 
sur  un  solide  échafaudage  et  de  la  défendre 
contre  l'ennemi. 

Brunetière  fut  un  très  rare  orateur,  parce  qu'il 
a  voulu  donner  à  son  auditoire  ce  qu'il  y  avait 
de  plus  personnel  et  de  plus  original  dans  ses 
idées. 

Telle  n'est  pas  la  coutume  des  orateurs  ordi- 
naires ni  la  maxime  de  leur  art.  Pour  soulever  et 
enflammer  un  auditoire,  ils  choisissent  ce  qui  est 
le  plus  connu,  et  donnent  une  forme  brillante  à 
ce  qui  est  dans  l'esprit  de  tout  le  monde.  Cha- 
cun   applaudit,   heureux   de  voir   ornée    d'une 


—  i85  — 

belle  parure  sa  propre  pensée.  Cette  éloquence 
vulgaire  n'est  que  la  mise  en  valeur  des  lieux 
communs. 

Brunetière,  plus  respectueux  de  son  auditoire 
et  plus  confiant,  offrait  sincèrement  le  résultat 
de  ses  méditations  laborieuses,  et  ne  gardait 
pour  lui  aucune  pensée  comme  trop  ardue  ou 
trop  subtile.  C'est  rendre  bommage  à  un  pareil 
orateur  que  de  le  discuter,  car  sa  sincérité  allait 
au-devant  de  la  discussion. 

Logicien,  esprit  didactique,  orateur  puissant, 
Brunetière  était  tout  l'opposé  d'un  penseur  soli- 
taire. C'était  un  philosophe  essentiellement  so- 
cial, un  bon  citoyen,  occupé  de  ses  semblables, 
ennemi  de  tout  égoïsme.  Chercher  la  vérité  pour 
la  vérité,  cela  ne  lui  suffisait  pas,  cela  lui  parais- 
sait un  égoïsme  d'une  sorte  très  noble,  mais 
encore  un  égoïsme.  Il  voulait  faire  du  bien  et 
communiquer  les  vérités  découvertes.  Il  voulait 
convaincre  et  instruire. 

Cette  passion  s'explique  quand  on  connaît  la 
doctrine  qu'il  professait  au  sujet  de  la  vérité. 

Toute  l'œuvre  de  Brunetière  est  fondée  sur 
cette  conviction  :  il  y  a,  en  dehors  de  nos  goûts 
et  de  nos  préférences,  une  vérité  que  nous  de- 
vons considérer  comme  un  objet  extérieur  à 
nous,  dont  le  critérium  n'est  pas  en  nous-même. 


—  186  — 

Elle  existe  ;  elle  règne  ;  nous  ne  la  créons  pas 
par  nos  préférences  et  par  notre  assentiment,  et 
tout  notre  effort  doit  tendre  à  la  bien  voir  et  à  la 
débarrasser  de  ses  voiles. 

Cette  recherche  de  la  vérité  objective  domine 
toute  sa  vie.  Elle  inspire  dans  toute  son  œuvre 
critique.  Il  ne  vous  permet  pas,  à  propos  d'un 
poème,  d'un  drame  ou  d'un  tableau,  de  vous 
écrier  :  «  Je  l'aime,  il  me  charme,  et  cela  me 
suffit.  »  Vous  seriez  coupable  d'individualisme, 
de  subjectivisme,  de  dilettantisme.  Et  ce  sont 
les  vices  que  Brunetière  couvrait  d'un  même 
mépris. 

Dans  sa  critique,  le  goût  devient  une  science. 
Une  œuvre  possède  une  valeur  absolue  qui  se 
pèse  et  se  mesure  en  elle.  Ne  déclarez  pas,  dit 
Brunetière ,  que  la  Ronde  de  Nuit  à  Amsterdam 
vous  a  fait  un  plus  grand  plaisir  que  la  Smala  à 
Versailles.  Si  vous  avez  bâillé  à  la  Phèdre  de 
Pradon  et  pleuré  à  celle  de  Racine,  ne  nous  of- 
frez point  en  témoignage  vos  bâillements  ou  vos 
larmes.  Sachez  voir  et  nous  montrer  qu'en  elle- 
même  l'une  des  deux  œuvres  est  meilleure  que 
l'autre,  et  pour  quelles  raisons. Vous  n'avez  pas 
à  émettre  un  avis  personnel,  mais  à  constater  ce 
qui  est;  cette  constatation  exige  des  connais- 
sances particulières,  et  le  devoir  du  critique  est 
de  les  acquérir  d'abord.  Oseriez-vous  tenter  de 


—    187    ~ 

reconnaître  un  alcool  d'un  éther  sans  avoir 
appris  la  chimie  ? 

Je  ne  puis  ici  qu'indiquer  ridée  générale 
qui  éclaire  le  Manuel  d'histoire  littéraire,  et 
les  études  sur  l'évolution  des  genres.  Combien 
d'exemples  fournis  par  une  inépuisable  érudi- 
tion ;  combien  de  portraits  brillants  d'écrivains 
ou  de  peintres;  combien  de  hautes  vues  morales, 
et  d'entraînantes  démonstrations  enrichissent 
ces  beaux  ouvrages  ! 

Écrire  un  livre,  c'est,  avec  plus  ou  moins  d'art, 
présenter,  soutenir,  et  même  orner  et  embellir 
une  doctrine.  Je  vous  laisse  lire  le  beau  livre  ; 
et  je  tâche  de  résumer  la  doctrine,  dépouillée  de 
tous  ses  agréments;  et,  ce  faisant,  de  suivre  à 
la  piste  celui  que  j'ai  appelé  un  chevalier  errant. 
Le  voici  lancé  à  la  poursuite  de  cette  souveraine 
inspiratrice  de  tous  ses  exploits  :  la  Vérité.  Non 
pas  ma  vérité  ou  la  vôtre,  faite  pour  vos  yeux 
ou  pour  les  miens,  et  répondant  à  notre  fantai- 
sie; mais  celle  devant  laquelle  nous  devons  tous 
nous  incliner,  ou  plutôt  nous  heurter  :  la  vérité 
objective,  la  vérité  de  fait. 

Or  cette  vérité  souveraine  règne-t-elle  dans 
l'art  et  dans  la  littérature  ?  Il  me  semble  que  son 
hardi  champion  a  voulu  défendre  d'abord  les 
frontières  extrêmes  et  contestées  de  son  empire. 
Brunetière  —  qui  s'oppose  lui-même  à  Sainte- 


—  188  — 

Beuve,  modèle  du  dilettantisme  en  critique  — 
me  rappelle  Karl  Marx  qui  opposait  aussi  aux 
économistes  une  théorie  de  la  valeur  objective 
des  choses  :  valeur,  suivant  lui,  incorporée  en 
elles.  Le  prix  de  la  chose  dépend  du  nombre  de 
gens  en  ayant  envie,  disaient  les  économistes 
—  et  cette  opinion  est  assurément  entachée  de 
dilettantisme  st  de  subjectivisme.  —  Non,  répli- 
quait Marx,  elle  vaut  par  la  quantité  de  travail 
absorbée  en  elle.  Et  les  économistes  de  répon- 
dre, comme  le  misanthrope  :  «  Voyons,  mon- 
sieur, le  temps  ne  fait  rien  à  l'affaire.  » 

Il  n'y  a  pas  de  valeur  absolue  incorporée  dans 
un  sac  de  blé,  un  stère  de  bois  ou  un  bateau  de 
charbon  de  terre  ;  ils  valent  tout  justement  le 
service  qu'ils  me  rendent  et  le  plaisir  qu'ils  me 
font.  Existera-t-il  pour  un  livre,  un  tableau  ou 
un  chant,  une  valeur  objective  certaine  en  dehors 
de  mon  plaisir  qui  en  fixe  le  prix  ? 

Oui,  répondra  sans  hésiter  Brunetière.  Et  les 
exemples  énormes  qu'il  propose  et  que  j'ai  cités, 
tels  que  :  Bembrandt  opposé  à  Vernet,  Bacine  à 
Pradon,  Offenbach  à  Beethoven,  déroutent  le 
contradicteur. 

Sur  quelles  lois  cependant  se  fondent  de  pa- 
reilles constatations,  puisque  nous  ne  devons 
jamais  nous  fier  à  notre  seul  plaisir,  et  à  peine 
employer  le  terme  de  jugements?  On  ne  saurait 


-  189  - 
répondre  en  un  mot.  La  réponse  la  plus  abrégée 
remplit  le  Manuel  de  Brunetière ,  que  Victor 
Giraud  affirme  être  le  plus  beau  monument  de 
critique  littéraire  élevé  depuis  les  études  de 
Taine  sur  l'Angleterre.  Là,  nous  apprenons 
l'histoire  de  la  formation  de  l'idéal  classique,  de 
la  «  nationalisation  de  la  littérature  ». 

Eh  bien,  trouverons-nous  là  les  règles  défini- 
tives du  beau  et  la  vérité  objective  ?  Nous  de- 
vrions ici  apprendre  sans  pouvoir  discuter.  Le 
pourrons-nous  cependant?  Jugez-en,  Mes- 
sieurs. 

Nous  voici  en  plein  moyen  âge.  Les  fabliaux, 
les  chansons  de  geste  ne  portent  point  la  mar- 
que d'un  écrivain  ni  même  d'une  race;  l'auteur 
l'affirme  et  le  sait  mieux  que  moi.  Mais  les  cathé- 
drales! «  Une  cathédrale  gothique  n'a  rien,  dit- 
il,  de  plus  français  à  Paris  qu'à  Cologne,  ou  à 
Cologne  qu'à  Cantorbéry!  »  Ici,  j'emploierai  le 
mot  favori  :  Je  ne  suis  pas,  mais  pas  du  tout  de 
votre  avis,  mon  bon  ami.  Combien  chacune 
d'elles,  agenouillée  dans  sa  robe  de  pierre, 
comme  dit  Musset,  possède,  au  contraire,  son 
caractère,  son  attitude  et  sa  profonde  expression 
personnelle  ! 

La  Renaissance  apparaît  «  avec  ce  sentiment  de 
l'art  que  nous  avons  vu  faire  si  cruellement  dé- 
faut au  moyen  âge,  »  dit  notre  auteur.  Et  de 


—  190  — 

pareils  mots  confondent  toutes  nos  idées.  Où 
ira-t-il  chercher  le  sentiment  de  l'art?  Il  cite 
aussitôt  la  fameuse  lettre  de  Raphaël  à  Casti- 
glione.  Vous  vous  en  souvenez  :  la  beauté  par- 
faite doit  être  empruntée,  suivant  l'inspiration, 
à  diverses  beautés.  Lettre  dont  je  ne  me  sens 
nullement  édifié  :  car  où  donc  se  montre  le  génie 
de  Raphaël?  Est-ce  dans  l'expression  prodi- 
gieuse des  sombres  traits  de  Jules  II,  de  la 
lourde  et  puissante  figure  de  Léon  X,  accompa- 
gnée du  vivant  et  peu  séduisant  cardinal  Bib- 
biena  ?  Ou  bien  est-ce  dans  l'impeccable  dessin 
de  belles,  grandes  et  inexpressives  Madones 
dont  les  traits  étaient  empruntés  à  des  beautés 
diverses  ? 

Nous  arrivons  à  la  France  et  aux  principes  de 
Boileau,  dont  Brunetière  va  tirer  grand  parti. 
Vous  les  connaissez  :  le  vrai  seul  est  aimable.... 
Aimez  donc  la  raison.  Et  par  le  vrai  et  la  raison, 
il  faut  entendre  ce  qui  fut  toujours  vrai  et  tou- 
jours raisonnable  en  toute  époque  de  l'histoire 
et  en  tout  pays;  prendre  l'homme  et  non  point 
l'habitant  d'Athènes,  de  Rome  ou  de  Paris,  le 
sujet  d'Auguste  ou  de  Louis  XIV.  Noble  dessein, 
bien  digne  d'inspirer  et  de  conduire  le  génie  de 
Corneille  ou  de  Racine.  Toute  recherche  de 
pittoresque  ou  de  couleur  locale  déguiserait  le 
Cid  et  diminuerait  Polyeucte.  Cela  est  certain. 


—  i9i  — 
Il  ne  faut  pas  costumer  d'immortelles  figures. 
Sans  doute. 

Mais,  d'autre  part,  l'art  a  mille  aspects  divers. 
La  Grèce  antique  n'a  pas  produit  seulement 
Praxitèle  :  elle  a  aussi  donné  le  jour  aux  au- 
teurs inconnus  des  statuettes  de  Tanagra.  De 
modestes  objets  peuvent  être  dignes  d'un  poète. 
Et  quand  il  s'est  proposé  comme  Boiieau  lui- 
même  de  peindre  les  embarras  de  Paris,  un 
peu  de  pittoresque,  un  peu  de  couleur  locale 
seraient  agréables.  Nous  ne  sommes  point  émus 
par  l'encombrement  en  général  dans  une  ville 
de  toutes  les  latitudes  et  de  tous  les  temps. 
Un  coup  d'œil  sur  un  carrefour  du  Paris  de 
Louis  XIV,  un  écho  de  ses  cris,  feraient  mieux 
notre  affaire.  Et  dans  toute  cette  satire  inutile, 
un  seul  vers  m'intéresse  et  me  réjouit  ;  c'est 

Guéneau  sur  son  cheval  en  passant  m'éclabousse. 

—  Je  m'excuse  de  ces  quelques  superficielles 
objections;  je  me  sens,  d'ailleurs,  entaché  de 
subjectivisme  et  de  dilettantisme.  Et  je  cherche 
en  vain,  sur  les  traces  de  Brunetière,  la  règle 
universelle  du  beau,  et  la  vérité  objective,  en 
matière  de  goût. 

Taine  devint  naturellement  pour  lui  le  modèle 
du  critique  scientifique,  opposé  au  fantaisiste 
Sainte-Beuve.   Considérez    la    race,   le  milieu, 


—  192  — 

le  moment.  Voyez  comment,  dans  les  races  ani- 
males, les  organes  sont  liés  entre  eux  de  telle 
façon  que  le  développement  exagéré  de  quelque 
organe  amène  la  diminution  des  autres;  voyez 
les  bras  immenses  de  la  chauve-souris,  les  jar- 
rets énormes  du  kangourou.  Il  en  est  de  même 
de  nos  facultés  ;  chez  les  Hindous ,  la  faculté 
métaphysique  a  pris  toute  la  place,  et  les  autres 
dons  sont  atrophiés.  C'est  l'aile  de  la  chauve- 
souris. 

La  race,  le  milieu,  le  moment  :  faites  une  ha- 
bile combinaison  chimique  de  ces  trois  éléments, 
et  le  génie  doit  en  sortir,  comme  la  tête  du  Roi 
sort  du  chaudron  des  sorcières  de  Macbeth. 
Vous  devez  démontrer  l'apparition  naturelle  de 
l'œuvre....  Ce  n'est  pas  tout  de  savoir  que  Giotto 
est  venu  avant  Raphaël,  ou  Rach  avant  Reetho- 
ven  et  Wagner,  ou  que  Shakespeare  était  An- 
glais. Il  faut  établir  que  Reethoven  ne  pouvait 
venir  qu'après  Rach,  comme  le  fruit  et  la  fleur 
succèdent  à  la  graine,  et  que  Shakespeare  ne 
pouvait  naître  ailleurs  que  dans  l'Angleterre 
d'Elisabeth. 

Malheureusement,  de  bons  juges  estiment  que 
Giotto,  d'un  premier  élan,  atteignit,  dans  l'art 
d'exprimer  nos  sentiments  par  des  figures  et  des 
attitudes,  la  perfection.  D'autres  professent  pour 
Rach  le  même  culte.   Ces  ancêtres  ne  seraient 


-  i93  - 
plus  des  débutants  apportant  au  monde  de  belles 
espérances,  mais  des  maîtres  dont  le  génie  a, 
dès  l'abord,  tout  deviné.  Et  pour  Shakespeare, 
on  nous  le  représente  maintenant  comme  le  fils 
d'un  petit  seigneur  de  province,  ayant  fui  la 
maison  d'un  père  avare,  et  vécu  à  Londres  d'ex- 
pédients. L'expédient  fut  d'écrire  Macbeth,  Ri- 
chard III,  Jules  César!  Entré  en  possession 
de  l'héritage  paternel,  il  aurait  renoncé  à  ces 
fantaisies  de  jeunesse  et  dédaigné  d'écrire. 

Ici  encore  il  faut  séparer  la  théorie  de  l'orne- 
ment littéraire.  L'ornement,  ce  sont  les  vivantes 
peintures  de  Taine  :  vous  voyez  de  vos  yeux  les 
fêtes  de  Florence  ou  de  Ferrare  sous  les  Médicis 
et  les  Borgia;  les  guets-apens,  les  trahisons,  les 
meurtres  aussi.  Que  ce  siècle  ait  dû  produire 
Benvenuto  Gellini,  aventurier  et  spadassin  ter- 
rible :  nous  l'accordons,  et  le  portrait  est  un 
chef-d'œuvre.  Mais  que  ce  spadassin  dût  être 
aussi  un  divin  ciseleur....  Ici  commence  la  théo- 
rie. 

Nous  ferons  la  même  distinction  en  lisant 
Y  Evolution  des  genres,  de  Brunetière.  La  verve, 
l'érudition  sont  admirables  ;  mais  la  doctrine  ! 
Il  a  lu  Y  Evolution  des  espèces,  et  il  croit  pouvoir 
appliquer  l'idée  de  Darwin  aux  écrivains  ;  trou- 
ver (ce  que  Darwin  cherchait  surtout)  les  genres 
intermédiaires  :  des  ornithorynques  ou  des  céta- 

i3 


-  194- 
cés  littéraires  !  La  tentative  est,  je  le  crois,  chi- 
mérique. Gela  n'ôte  rien  à  la  science  et  à  l'éclat 
du  livre.  Un  passage  curieux  est  celui  où  il  cons- 
tate que  l'éloquence  proprement  dite  disparut, 
en  France,  entre  le  dernier  sermon  de  Massillon 
et  les  premiers  écrits  de  Rousseau.  Car  il  n'ac- 
corde pas  l'éloquence  à  Voltaire  ou  à  Fonte- 
nelle.  Et  il  démontre  qu'il  en  devait  être  ainsi, 
et  que  cette  lacune  était  nécessaire  ! 

Messieurs,  l'Esprit  de  Dieu  souffle  où  il  veut, 
dit  l'Ecriture.  Et,  parmi  ses  créatures,  aucune 
n'est  plus  imprévue  ni  plus  libre  que  le  génie  de 
l'homme.  Remercions,  cependant,  les  historiens 
de  l'Art,  qui  nous  montrent,  au  milieu  de  leurs 
contemporains,  les  grands  maîtres,  et  nous  dé- 
peignent le  monde  où  ils  vivaient.  S'ils  croien 
pouvoir  emprunter  à  la  science  expérimentale 
ses  méthodes,  pardonnons-leur  cette  illusion; 
car,  au  temps  où  Taine  écrivait,  on  était  en 
pleine  période  positiviste  et  on  croyait  ces  mé- 
thodes propres  à  résoudre  tous  les  problèmes. 
Allons  plus  loin  :  louons  sans  réserve  l'état 
d'âme  d'un  jeune  professeur,  épris  de  sa  tâche 
parce  qu'il  en  voit  le  caractère  social,  et  n'esti- 
mant pas  digne  du  titre  d'enseignement  l'étalage 
de  jeux  d'esprit  ou  la  confidence  d'impressions 
personnelles.  La  vérité,  objective,  absolue,  ap- 
puyée sur  les  faits  et  sur  l'observation  de  lois 


—  ig5  — 

invariables  et  certaines  :  voilà  ce  que  Brunetière 
cherche  à  démêler  et  veut  offrir  à  ses  élèves  ; 
toujours  prêt  ensuite  à  coucher  sa  lance  en  arrêt 
pour  terrasser  le  mensonge  ! 

L'histoire  de  fart,  les  règles  du  beau  lui  ont- 
elles  fourni  d'assez  solides  fondements  pour  un 
monument  inébranlable  ?  Il  est  permis  d'en 
douter,  car  voici  que  notre  chevalier  errant  se 
remet  en  campagne  et  dirige  sa  marche  vers  un 
nouveau  royaume,  celui  des  sciences  positives. 

Sciences  positives  !  Ce  nom  seul  avait  dû 
l'enchanter.  Ici,  plus  d'individualisme,  plus  de 
dilettantisme.  Nous  cherchons  la  vérité  hors  de 
nous.  L'expérience  confirme  ou  détruit  nos 
plus  belles  hypothèses.  Elle  est  la  souveraine 
et  s'impose.  L'autorité,  dont  il  a  besoin  au 
point  de  vue  social,  il  l'a  cherchée  en  vain  dans 
l'histoire  de  fart  et  les  règles  du  beau  ;  la 
science  va  le  satisfaire,  car,  si  chacun  de  nous 
peut  être  plus  ou  moins  touché  par  une  figure 
de  Raphaël,  nous  ne  pouvons  pas  donner  plus 
ou  moins  vivement  notre  adhésion  à  la  loi  de 
Mariotte.  Avec  quelle  joie  Brunetière  s'écrie  : 
Voilà  enfin  des  choses  auxquelles  je  ne  suis  pas 
libre  de  ne  pas  croire.  La  gravitation,  l'égalité 
des  rayons  d'un  même  cercle  ;  la  non-existence 
des  générations  spontanées.  Ce  sont  là  enfin  des 
vérités  positives. 


—  196  — 

Affirmations  d'ordre  différent  et  de  valeur  dif- 
férente aussi,  pourrons-nous  lui  dire.  Dans  votre 
zèle  de  néophyte,  vous  citez,  sur  le  même  plan 
et  au  même  titre,  d'abord  une  loi,  puis  une  sim- 
ple définition,  puis  une  constatation  faite  en 
l'état  présent  de  la  science.  Mais  poursuivons. 

La  République  célèbre  le  centenaire  de  Comte. 
Brunetière  ne  se  laisse  pas  émouvoir  par  les 
orateurs  officiels  qui  pensent  avoir  découvert  et 
glorifient  amplement  un  héros  laïque.  Il  voit  en 
Auguste  Comte  le  défenseur  le  plus  certain  de 
l'autorité,  puisque,  pour  la  conduite  des  âmes, 
ce  philosophe  s'appuie  sur  des  vérités  dont  le 
critérium,  cette  fois,  est  certainement  hors  de 
nous,  et  dont  le  dépôt  est  confié  à  une  élite 
d'hommes  munis  de  science  et  voués  à  l'ensei- 
gnement. C'était  tout  le  modèle,  au  moins  exté- 
rieur, d'une  église,  c'est-à-dire  d'une  organisa- 
tion sociale  autoritaire  et  traditionnelle.  Il  est 
au  comble  de  ses  vœux. 

Dans  un  de  ses  élans  d'éloquence,  il  tire  un 
parti  admirable  d'une  citation  de  l'Ecriture  prise 
au  fronton  d'un  des  sermons  de  Bossuet.  Judas 
Machabée  ayant  détruit,  sur  la  frontière,  deux 
grands  châteaux  du  roi  de  Samarie,  avait  bâti, 
de  leurs  pierres  mêmes,  des  forteresses  desti- 
nées à  tenir  en  respect  les  ennemis  du  peuple 
de  Dieu,  retournant  contre  l'ennemi  les  créneaux 


~  197  — 
et  les  barbacanes.  C'est  de  cette  façon  que  Bru- 
netière  entendait  a  utiliser  le  positivisme  ». 

Il  se  livre  dans  les  articles  sur  le  «centenaire 
de  Comte  »,  sur  la  métaphysique  du  positi- 
visme, à  une  consciencieuse  étude  de  cette  mé- 
thode. 

La  vérité  scientifique,  dit-il,  est  objective. 
Ses  données  s'imposent  et  obtiennent  l'adhé- 
sion, non  d'un  esprit,  mais  de  toute  la  race  hu- 
maine. 

La  science  n'a  pu  progresser  que  depuis  que 
ses  lois  ont  été  reconnues  immuables.  Le  phé- 
noménisme  universel  exclut  la  science.  Dou- 
terez-vous,  nous  demande-t-il,  qu'avant  Kepler 
et  avant  Descartes  le  monde  ne  fût  ce  qu'il  est  ? 
Une  pareille  question  est  absurde.  Les  lois  de 
la  nature  étaient  en  action  avant  que  les  légis- 
lateurs de  la  nature  ne  les  eussent  réduites  en 
formules.  Kepler.  Descartes,  Newton  les  ont  peu 
à  peu  aperçues  et  comprises,  et  le  trésor  acquis 
par  le  premier  servait  de  mise  de  fonds  au  suc- 
cesseur.  Ce  qu'il  y  a  d'immuable  et  d'identique 
à  soi-même  dans  la  nature,  dit  Brunetière,  est 
justement  la  condition  du  progrès. 

L'idéalisme  s'amuse  en  vain  à  nous  montrer 
que  nos  sensations,  n'existant  qu'en  nous- 
mêmes,  fournissent  du  monde  une  représenta- 
tion fort  différente  de  ce  qu'il  peut  être  en  dehors 


-  i9»  - 
d'elles.  Inutile  inquiétude.  Les  rapports,  en  effet, 
subsistent,  et  ce  lien  invariable  qui  unit  les  phé- 
nomènes est  l'objet  propre  de  la  science. 

La  science  évolue,  ce  qui  ne  veut  pas  dire 
qu'elle  se  contredit,  mais  qu'elle  progresse.  Le 
cardinal  Newman  n'a-t-il  pas  enseigné  que  les 
vérités  les  plus  hautes,  bien  qu'affirmées  une 
fois  pour  toutes  par  des  maîtres  inspirés,  peu- 
vent n'être  pas  aussitôt  comprises  de  tout  le 
monde,  et  avec  toute  leur  portée? 

Enfin,  la  science  est  critique.  Elle  est,  dit 
admirablement  Brunetière,  une  histoire  des 
grands  problèmes  et  une  introduction  à  leur  so- 
lution définitive. 

Ainsi,  dans  l'enseignement  d'une  vérité  ob- 
jective, supérieure  à  nos  préférences  indivi- 
duelles, et  imposée  à  tous,  dans  l'institution 
d'une  autorité  enseignante,  conservatrice  de  la 
vérité,  Brunetière  reconnaît  les  formes  exté- 
rieures d'une  Eglise.  Au  surplus,  Comte  lui- 
même  indique  la  voie,  ayant  fini  par  se  consi- 
dérer comme  le  fondateur  d'une  religion. 

Mais  quelle  religion,  et  quelle  Église  ?  L'Église 
n'est  pas  seulement  une  autorité  constituée, 
appelant  la  foule  dans  un  temple.  Elle  n'est  pas 
seulement  une  administration;  elle  est  un  ensei- 
gnement. Il  faut  que  cette  autorité  parle  et  se 
fasse  entendre  de  notre  raison  et  de  notre  cœur; 


—  199  — 
qu'elle  nous  apprenne  une  religion  et  une  mo- 
rale :  religion  positive  et  morale  positive,  répète 
Brunetière,  à  qui  ce  mot  est  cher,  et  à  qui  nous 
le  passons  bien  volontiers.  Il  faut  aussi  que 
celle  religion  et  cette  morale  soient  si  hautes 
et  si  bienfaisantes  que  leur  utilité  sociale  ne 
puisse  être  contestée.  Or.  la  religion  de  la 
science,  la  religion  du  positivisme  a-t-elle  su 
rendre  à  la  société  ces  services  éminents  ? 

Ici,  Messieurs,  suivant  toujours  à  la  trace  de 
ses  pas  notre  chevalier  errant,  nous  l'apercevons 
livrant  le  plus  hardi  de  ses  combats,  dans  des 
nuages  de  poussière  qui  mirent  longtemps  à 
cesser  d'obscurcir  le  ciel.  Tout  à  coup,  l'idée 
vient  à  ce  positiviste  découragé  de  proclamer  la 
faillite  de  la  science  i 

Il  n'y  a  faillite  que  lorsque  des  engagements 
pris  n'ont  pas  été  tenus.  La  science,  dirons-nous 
tous,  a  tenu,  dans  la  merveilleuse  période  du 
xix°  siècle,  bien  au  delà  de  ses  promesses  les 
plus  hardies  !  Seulement ,  des  esprits  chimé- 
riques avaient  annoncé  plus  encore,  et  c'est  à 
ceux-là  que  Brunetière  demande  des  comptes 
sévères.  Quelle  est  l'utilité  morale  et,  par  con- 
séquent, sociale  de  la  physique,  de  l'astronomie, 
de  la  linguistique?  Elle  n'existe  pas.  Cependant, 
Condorcet  avait  vu  dans  un  avenir  prochain, 
l'homme  «  se  nourrissant  de  sentiments  doux  et 


20O 


purs....  car  tel  est  le  point  où  doivent  infaillible- 
ment le  conduire  les  travaux  du  génie  et  les 
progrès  des  lumières  ».  «  La  science,  dit  Renan, 
fournira  toujours  à  l'homme  le  seul  moyen 
qu'il  ait  pour  améliorer  son  sort....  Organiser 
scientifiquement  l'humanité,  tel  est  le  dernier 
mot  de  la  science  moderne.  »  Et  quelle  organi- 
sation !  Les  lettres  à  Berthelot  nous  en  donnent 
l'idée  :  toute  la  force  matérielle  serait  concen- 
trée entre  les  mains  d'une  aristocratie  de  physi- 
ciens! Ces  sages  feraient  trembler  —  pour  son 
bien  —  la  vile  multitude.  Paris  a  eu,  l'année 
dernière,  un  aperçu  de  ce  merveilleux  régime; 
malheureusement,  le  maître  de  la  force  électri- 
que était  M.  Pataud  ! 

Brunetière  donc  demande  si  Darwin  —  que, 
cependant,  il  égale  à  Newton  —  nous  a  fait  faire 
un  pas  vers  la  connaissance  de  ce  que  nous 
sommes  et  de  notre  origine;  et  si  la  linguistique 
et  les  sciences  paléographiques,  qu'elles  aient 
poussé  leurs  recherches  en  Grèce,  en  Egypte  ou 
en  Orient,  ont  été  plus  heureuses.  Et  il  rappelle 
ces  paroles  imprudentes  :  «  La  science  n'a  vrai- 
ment commencé  que  du  jour  où  la  raison  s'est 
prise  au  sérieux  et  s'est  dit  à  elle-même  :  tout 
me  fait  défaut,  de  moi  seule  me  viendra  mon 
salut!  »  —  «  Taisez-vous,  s'écrie-t-il,  en  ce  cas, 
ô  raison  imbécile,....  impuissante  à  nous  déli- 


—    201 


vrer  seulement  de  nos  doutes,  bien  loin  de  pou- 
voir faire  vous-même  notre  salut,....  incapable 
de  fournir  un  commencement  de  réponse  aux 
seules  questions  qui  nous  intéressent!  » 

Alors,  il  se  fait  pèlerin  et  part  pour  Rome.  Il 
est  reçu  dans  le  plus  petit  des  royaumes,  riche 
cependant  des  plus  précieux  trésors  de  l'histoire 
et  des  plus  grands  chefs-d'œuvre  du  génie  hu- 
main, par  le  pape  Léon  XIII,  de  sainte  et  glo- 
rieuse mémoire. 

La  faillite  qu'il  reproche  à  la  science  —  vous 
l'avez  bien  compris  —  est  une  faillite  sociale. 
La  passion  du  bien  social  emplit  son  âme  et  ex- 
plique ce  mot  violent  :  faillite.  Lisez  le  célèbre 
article  :  «  Après  une  visite  au  Vatican  » ,  et 
admirez  ces  mots  exprimant  une  si  belle  sincé- 
rité :  «  Nous,  cependant,  que  ferons-nous  ?  »  Il 
est  désormais  sur  que  la  science  ne  peut  aspirer 
à  remplacer  la  religion  et  même  ne  peut  rien 
contre  la  religion.  «  La  physique,  affîrme-t-il, 
ne  peut  rien  contre  la  miracle  ;  l'exégèse  rien 
contre  la  révélation.  »  Il  n'admet  pas  non  plus 
qu'on  oppose  la  religion  à  la  science.  «  L'Eglise 
aussi  bien,  dit-il,  ne  le  demande  à  personne.  Et 
pourquoi  le  demanderait-elle,  puisque  l'impuis- 
sance radicale  de  la  science  à  résoudre  les  ques- 
tions d'origine  et  de  fin  semble  avoir  désormais 
opéré   la    séparation  du  domaine    respectif  de 


202    — 

la  certitude  scientifique  et  de  la  certitude  ins- 
pirée. » 

Que  ferons-nous  donc  ?  Nous  reconnaîtrons 
qu'il  y  a  plusieurs  ordres  de  connaissance.  C'est, 
en  effet,  ce  que  les  philosophes  enseignent  au- 
jourd'hui. Avec  des  raisons  plus  subtiles,  des 
vues  moins  nettes  et  moins  décisives,  mais  plus 
complexes  et  plus  pénétrantes  que  celles  de 
notre  bon  combattant. 

Sa  foi  naissante  s'appuie  sur  des  raisons  posi- 
tives, sur  cette  vérité  objective,  si  chère  à  sa 
jeunesse.  Et  la  vérité  objective  qu'il  aperçoit  et 
qui  lui  paraît  tangible,  c'est  la  grande  utilité 
sociale  de  la  religion. 

Messieurs,  entre  deux  pèlerins  de  Rome,  tous 
deux  ayant  subi,  comme  toute  leur  génération, 
l'influence  du  positivisme,  je  veux  dire  Renan  et 
Rrunetière,  voyez  combien  la  comparaison  est 
intéressante.  Renan,  par  sa  race  et  son  pays, 
poète  et  philosophe,  semblait  bien  mieux  dis- 
posé aux  émotions  religieuses  que  le  logicien 
Rrunetière.  Rappelez -vous  ses  souvenirs  de 
vSaint-Sulpice  et  d'Issy,  et  le  portrait  de  ses 
savants  et  pieux  maîtres.  Avez-vous  lu  Patrice, 
pages  merveilleuses,  publiées  vingt  ans  après 
sa  mort?  Qui  a  mieux  célébré  Rome,  ses  pierres 
illustres,  ses  pompes  religieuses,  et  son  peuple, 
las  de  gloire  et  de  souvenirs  ;  endormi  dans  la 


—    203    — 

foi  catholique  indiscutée  et  qui  semble  mêlée 
par  miracle  à  l'air  pur  et  doux  que  l'on  respire 
en  la  ville  éternelle.  Mais  trêve  de  rêveries  :  le 
positiviste  veille.  Combien  un  tel  poète,  atteint 
de  positivisme,  doit  être  malheureux!  —  De 
l'àme  de  Renan,  en  présence  de  Rome,  s'élève 
un  hymne  magnifique.  Mais,  halte!  Un  coup 
sec,  comme  le  coup  du  chef  d'orchestre  sur  son 
pupitre,  coupe  brusquement  la  symphonie.  Voici 
le  fait  positif  qui  va  tout  briser.  Mais,  tant  de 
siècles  pleins  de  cette  histoire  :  la  morale  renou- 
velée, la  marche  de  la  civilisation  changée  ;  ce 
sont  aussi  des  faits  ?  Ceux-là  ne  comptent  pas. 
La  critique  est  infaillible  ;  l'argument  de  Beau- 
sobre  est  sans  réplique  :  saint  Pierre  n'est 
jamais  venu  à  Rome.  Donc  Renan  ne  priera 
pas. 

Hâtons-nous  de  dire  que  l'argument  de  Beau- 
sobre  est  réfuté  par  Mgr  Duchesne  ;  et  que  la 
plus  savante  et  sévère  critique  historique  dé- 
montre maintenant  la  venue  de  saint  Pierre  à 
Rome.  Ces  accidents  arrivent  parfois  au  positi- 
visme. 

Revenons  à  Brunetière.  Cet  autre  disciple  de 
Comte  me  paraît  un  meilleur  logicien.  Il  a  vu 
le  grand  pape  Léon  XIII.  Il  a  sous  les  yeux  sa 
lettre  aux  cardinaux  français,  son  Encyclique 
De  conditione  opifîcum.  Il  constate  —  ce  sont 


— -    204   

scs  paroles  —  qu'un  pape  politique,  s'inspirant 
le  premier  des  nécessités  de  l'heure  présente,  a 
conçu  l'espérance  et  formé  le  projet  de  diriger 
le  mouvement  de  son  siècle. 

Ses  prédécesseurs  ont  eu  d'autres  soucis, 
«  notamment  celui  de  repousser  l'assaut  de  la 
science  laïque....  Mais  qui  se  détacherait  au- 
jourd'hui de  la  communion  de  l'Eglise  pour  des 
raisons  philologiques  ?....  » 

Il  montre,  par  de  longues  citations  des  Ency- 
cliques, la  prévoyante  sagesse  de  Léon  XIII  ; 
et,  par  des  preuves  nombreuses  et  faciles,  le 
prodigieux  effet  des  paroles  du  grand  pape  sur 
la  marche  des  idées  contemporaines.  Jetant  un 
regard  sur  l'Eglise  réformée,  il  reconnaît  au  ca- 
tholicisme de  grands  avantages,  «  dont  le  pre- 
mier est  sans  doute  d'être,  selon  le  mot  de  Re- 
nan, la  plus  caractérisée  et  la  plus  religieuse  des 
religions.  »  Il  ajoute  que  le  catholicisme  est 
d'abord  un  gouvernement,  et  que  le  protestan- 
tisme n'est  que  l'absence  de  gouvernement. 

Ce  sont  là  autant  de  faits  positifs.  Et  la  mé- 
thode de  Comte  n'interdit  pas  de  faire  un  choix 
entre  les  faits  et  de  chercher  les  plus  manifestes 
et  les  plus  importants  pour  en  tirer  des  consé- 
quences. N'avais-je  pas  le  droit  de  dire  qu'entre 
ces  deux  pèlerins,  venus  à  Rome  avec  le  culte 
de  la  vérité  objective  et  la  passion  du  progrès 


200    — 


social,  c'est  Brunetière,  en  bonne  logique,  qui 
a  raison  contre  Renan? 

Et  cependant,  Mesdames  et  Messieurs,  cette 
bonne  logique  positive  vous  suffit-elle  ?  Votre 
foi  saura-t-elle  se  contenter  de  ce  fondement  : 
l'incontestable  utilité,  le  grand  bienfait  social 
de  la  religion?  Je  pose  seulement  cette  question 
à  laquelle  j'essaierai  de  répondre  tout  à  l'heure. 
Car  je  ne  puis  terminer  cette  étude  sans  vous 
soumettre  deux  réflexions. 

La  première  m'est  inspirée  par  l'évolution  des 
idées  depuis  la  mort  de  Brunetière.  Que  nous 
sommes  loin  du  positivisme  !  Il  se  réfugie  dans 
les  manuels  scolaires  ;  c'est  une  sagesse  laïque 
et  primaire.  Et  si  Brunetière  avait  vécu,  comme 
il  proclamerait,  à  plus  juste  titre,  la  faillite  de 
la  science  !  Il  n'a  signalé  qu'une  faillite  sociale, 
faillite  aux  chimériques  promesses  d'un  Condor- 
cet  ou  d'un  Renan.  Ces  promesses-là,  les  vrais 
hommes  de  science,  les  Ampère  ou  les  Pasteur, 
les  Cauchy  ou  les  Hermite,  ne  s'en  étaient  ja- 
mais portés  garants.  La  déception  portait  seu- 
lement sur  les  bienfaits  sociaux  et  moraux  qu'on 
avait  attendus  de  la  vérité  scientifique. 

Aujourd'hui,  le  trouble  est  plus  profond.  Cette 
vérité  même  est  attaquée  par  le  pragmatisme 
idéaliste,  au  moins  en  tant  que  vérité  objective, 
ayant  son  critérium  hors  de    nous.    Nous  nous 


—    20Ô    — - 

inclinions  devant  le  vrai;  nous  l'employons, 
dit  le  pragmatisme,  et  il  ne  demeure  tel  qu'au- 
tant qu'il  me  sert  à  quelque  chose.  Les  lois  de 
la  science,  mots  que  notre  jeunesse  ne  pronon- 
çait qu'avec  respect,  ne  seraient  plus  que  des 
recettes,  des  repérages  commodes,  des  conven- 
tions aussi  arbitraires  que  celles  du  jeu  du  tric- 
trac; ainsi  l'a  dit  M.  Le  Roy.  Et  le  fait,  le  fait 
positif?  Il  faut,  dit  le  pragmatisme,  distinguer 
entre  le  fait  brutal  et  le  fait  scientifique.  La 
théorie  s'édifie  sur  des  faits  considérés  d'un 
certain  point  de  vue  arbitrairement  choisi,  re- 
liés à  d'autres  dont  le  choix  est  également  arbi- 
traire. En  sorte  que  le  fait  brutal,  pour  devenir 
scientifique,  est  enveloppé  d'un  tel  tissu  de  con- 
ventions qu'il  disparaît,  digéré  comme  la  mou- 
che dans  la  toile  d'araignée. 

Je  n'exagère  pas,  Messieurs,  et  dans  le  «  prag- 
matisme »  et  la  «  vérité  »  de  William  James, 
dans  Y  «  humanisme  »  de  M.  Schiller,  dans 
les  ouvrages  de  M.  Le  Roy,  je  trouverais  de 
nombreux  exemples  de  ce  que  j'avance.  M.  Le 
Roy,  rare  esprit  philosophique  et  fidèle  chrétien, 
sa  soumission  si  noble  et  si  résolue  l'a  bien 
montré,  avait  entrepris  des  œuvres  d'apologé- 
tique comme  le  firent  jadis  les  savants  chrétiens 
Quatrefage  ou  Lapparent,  en  employant  les 
armes  du  jour,  les  raisons  actuelles  de  croire, 


'20j    

aurait  dit  Brunelière.  Quatrefage  et  Lapparent, 
dans  la  période  positiviste,  s'évertuaient  à 
mettre  d'accord  la  Genèse  et  la  géologie.  M.  Le 
Roy,  mettant  à  profit  le  pragmatisme,  a  voulu 
montrer  qu'un  dogme  méritait  autant  de  con- 
fiance qu'une  loi,  fut-ce  celle  de  Newton  ou  celle 
de  Mariotte.  Seulement  que  devient  la  loi? 

En  ces  doctrines  hardies  se  reconnaissaient  des 
souvenirs  de  la  «  grammaire  de  l'assentiment  » 
du  P.  Xewman.  Chose  bien  remarquable,  elles 
provoquèrent  des  protestations  toutes  sembla- 
bles et  en  même  temps,  du  côté  de  la  science  et 
du  côté  de  la  foi.  C'est  que  l'une  et  l'autre  ont 
besoin  également  qu'en  l'esprit  de  l'homme,  la 
notion  de  vérité  ne  soit  pas  obscurcie.  Lisez, 
Messieurs,  l'encyclique  Pascendi  gregis,  et  lisez 
ensuite  la  Valeur  de  la  science  de  M.  Henri  Poin- 
caré,  la  Crise  de  la  physique  de  M.  Abel  Rey. 
Vous  trouverez  que  ces  défenseurs  de  la  science 
laïque  parlent  comme  le  pape  et  emploient  pres- 
que les  mêmes  expressions.  J'ai  entrepris  un 
jour  d'expliquer  cela  à  la  Chambre  des  députés, 
après  le  discours  d'un  brave  radical ,  qui  em- 
brouillait le  modernisme  avec  les  droits  de 
l'homme  et  les  principes  de  1789....  Ainsi  la 
faillite,  ou  plutôt  la  menace  de  faillite  de  la 
science,  n'a  éclaté  qu'après  la  mort  de  Brune- 
tière. 


—   208   — 

J'arrive,  Messieurs,  à  la  seconde  réflexion  que 
je  voulais  vous  soumettre  et  à  un  aveu.  Je  dois, 
sur  un  point  capital,  me  séparer  de  Brunetière 
et  employer  encore  son  expression  favorite  : 
Non,  je  ne  suis  pas  de  votre  avis,  mon  bon  ami. 

Il  n'avait  affirmé  qu'au  seul  point  de  vue  so- 
cial la  faillite  de  la  science.  Il  condamne  d'une 
manière  définitive  et  absolue  la  philosophie.  Li- 
sez sa  préface,  faite  pour  l'aimable  et  joli  livre 
de  M.  Balfour  sur  les  bases  de  la  croyance.  Vous 
verrez  que  tous  deux  admettent  une  certitude 
scientifique  et  une  certitude  religieuse,  celle-ci 
fondée  surtout  sur  le  bienfait  moral  et  social  de 
la  religion.  Et  ils  s'accordent  pour  proclamer 
qu'entre  les  deux  il  n'y  a  aucune  place  pour 
une  certitude  philosophique. 

Balfour  s'applique  à  détruire  notre  confiance 
en  la  raison.  A  propos  du  monde  extérieur,  cet 
auteur  —  qui  a  lu  son  compatriote  Reid  —  dis- 
tingue les  qualités  primaires  d'étendue  et  de 
solidité,  des  qualités  secondaires  —  goût,  odeur, 
couleur  —  lesquelles  n'existent  que  dans  nos 
sens  ;  et  prétend  que  la  raison  ne  nous  offre  ainsi 
qu'une  conception  incohérente  de  la  matière  ! 
Brunetière  loue  sa  critique,  et  la  rapproche  de 
celle  de  Kant  ;  honneur  excessif  assurément. 
Ailleurs  M.  Balfour,  chef  d'un  parti  conserva- 
teur, prétend  que   la  pure   raison  en  politique 


—  209  ~ 
conduirait  à  Marx,  à  Kropotkine  !  En  est-il  sûr? 

Et  tous  deux  s'acharnent  contre  la  métaphy- 
sique. Je  ne  parlerai  pas,  dit  Balfour,  de  Des- 
cartes ni  de  Spinosa,  car  «  mon  but  est  stricte- 
ment pratique,  et  je  fais  table  rase  des  théories.... 
incapables  de  nous  fournir  actuellement  des 
bases  de  convictions.  »  Non,  s'écrie  bien  plus 
éloquemment  Brunetière,  plus  de  «  ces  palais 
d'idées  »  que  l'homme  prenait  plaisir  à  édifier 
et  où  il  pensait  trouver  un  asile  (I)!  «  La  con- 
fiance de  l'humanité  ne  les  habitera  plus....  » 
«  Entre  la  science  et  la  religion  il  n'y  a  plus  de 
place  comme  système  de  connaissances  pour  la 
philosophie  (2).  » 

Il  cite  Lewes,  le  positiviste.  «  Le  point  de  dé- 
part de  la  philosophie,  c'est  le  raisonnement,  et 
le  point  de  départ  de  la  religion,  c'est  la  foi.  Il 
ne  peut  pas  y  avoir  de  philosophie  religieuse. 
Les  termes  sont  contradictoires  <3>  !  » 

Il  l'approuve.  Il  conclut  (4>  :  «Toute  religion 
se  définit  par  l'affirmation  même  du  surnaturel 
et  de  l'irrationnel.  » 

Messieurs,  ne  sommes-nous  pas  entraînés 
bien  loin  de  l'admirable  formule  :  Fides  quœrens 

(i)  Questions  actuelles,  p.  382. 

(2)  lbid.,  p.  383. 

(3)  lbid.,  p.  384. 

(4)  lbid.,  p.  385. 

14 


—    2IO    — 

intellectum?  Bien  loin  aussi  de  ia  définition  du 
concile  du  Vatican,  qui,  confirmant  la  doctrine 
de  saint  Thomas,  anathématise  quiconque  pré- 
tendra que  les  lumières  naturelles  ne  sauraient 
nous  conduire  à  l'idée  de  Dieu? 

Admirons  les  élans  de  la  foi  chez  des  esprits 
ardents,  déçus  et  découragés  par  la  faillite  de 
tant  d'espérances  humaines  !  Admirons  la  sincé- 
rité avec  laquelle  ils  saluent  les  bienfaits  mo- 
raux et  sociaux  que,  seule,  la  religion  procure! 
Ne  les  chicanons  pas,  écoutons  cette  déclaration 
de  Brunetière  :  «  Quand  la  question  se  pose  de 
savoir  comment  l'homme  doit  agir  dans  un  cas 
difficile  —  ou  encore  s'il  y  a  du  divin  dans  le 
monde  —  je  me  fierais  bien  au  cœur  autant  qu'à 
la  raison!  »  et  ne  lui  rappelons  pas  qu'il  n'accor- 
dait rien  jadis  au  sentiment  et  à  l'instinct,  même 
en  matière  d'art  et  de  littérature  ! 

Mais  nous,  si  nous  croyons  pouvoir  trouver 
pour  notre  croyance  des  bases  rationnelles  plus 
larges  et  plus  solides  que  celles  que  nous  offre 
Balfour,  cet  espoir  nous  sera-t-il  interdit? 

Messieurs,  prouver  la  nécessité  de  la  religion 
par  ses  bienfaits  sociaux  et  moraux,  cela  peut 
suffire  pour  une  religion  en  général,  mais  non 
point  pour  la  nôtre.  Gournot,  mathématicien  et 
philosophe  profond,  a  prononcé  cette  belle  pa- 
role :  «  Notre  pays  est  un  pays  comme  un  autre  ; 


211 


notre  langue  est  une  langue  comme  une  autre. 
Mais,  en  vérité,  notre  religion  n'est  pas  une  reli- 
gion comme  une  autre!  »  Non,  Messieurs,  elle 
ne  veut  pas  seulement  notre  soumission,  pas 
seulement  notre  reconnaissance,  elle  nous  veut 
tout  entiers;  elle  attend  et  elle  obtient  l'assenti- 
ment de  notre  raison.  Fides  quserens  intelleetum; 
Fides  est  cognitio  rerum  non  apparentium  ne 
sont  pas  des  affirmations  irrationnelles;  et  ce 
sont  de  plus  nobles  paroles  que  Credo  quia 
absurdum.  Je  vois  Brunetière  et  Balfour  re- 
pousser du  pied  l'effort  de  la  philosophie;  j'aime 
mieux  le  temps  où  les  croyants  l'acceptaient  en 
qualité  de  ancilla  theologiœ.  Gela  valait  mieux 
que  de  congédier  avec  un  tel  dédain  cette  noble 
servante. 

Au  reste,  ces  écrivains  dédaigneux  des  «  Palais 
d'idées  »  ont-ils  essayé  d'y  pénétrer  et  d'y 
vivre?  Les  connaissent-ils? 

Quoi!  ils  viennent  nous  dire,  par  exemple, 
que  «  la  métaphysique  de  Hartmann  et  de  Scho- 
penhauer,  dont  on  a  prétendu  faire  le  support  du 
pessimisme,  ne  fait  même  pas  corps  avec  lui!  » 

En  vérité!  Au  lieu  de  dire  :  «  Je  pense,  donc 
je  suis,  et  Dieu,  être  parfait,  ne  me  trompe  pas,  » 
je  ne  vais  plus  voir  en  moi-même  qu'une  obs- 
cure volonté;  au  lieu  d'être  une  lumière  faible  et 
courte,  sans  doute,  mais  non  trompeuse,  je  ne 


212    


suis  plus  qu'une  tendance  sans  objet,  un  amour 
sans  espoir  ;  une  force  qui  va,  comme  dit  Her- 
nani,  et  qui  va  dans  la  nuit,  sans  aucune  notion 
de  ce  que  je  dois  vouloir,  aimer,  poursuivre; 
une  volonté  inassouvie,  qui  jamais  n'atteint  ni 
n'aperçoit  même  son  objet?  Et  le  pessimisme  ne 
ferait  point  corps  avec  une  pareille  doctrine  qui 
me  réduit  à  une  pareille  condition  î 

Et  quand  Brunetière  oppose  la  vérité  positive, 
existant  hors  de  nous,  et  la  même  pour  tout  le 
monde,  à  la  vérité  que  Descartes  admet,  parce 
que  lui,  René  Descartes,  l'a  clairement  et  dis- 
tinctement aperçue;  et  quand,  pour  cette  raison, 
il  le  traite  de  subjectiviste,  d'individualiste,  de 
dilettante,  et  même  —  une  fois  —  de  névro- 
pathe, a-t-il  compris  Descartes?  Il  y  a  des  véri- 
tés que  la  raison  découvre  en  elle-même  a 
priori  :  ne  fût-ce  que  les  vérités  mathématiques, 
qui  ne  sont  pas  affaire  d'impressionniste  et  de 
dilettante.  Ces  vérités-là  s'imposent  à  tout  le 
monde  et  leur  certitude  est  d'un  ordre  supérieur 
à  celui  des  faits  positifs  attestés  par  le  témoi- 
gnage des  sens.  Combien  de  faits  dits  positifs 
sont  relégués  dans  le  rêve  par  le  doute  carté- 
sien !  La  formule  de  Descartes,  mal  interprétée 
par  Brunetière,  n'est  autre  chose  que  la  règle 
de  conduite  d'un  mathématicien. 

Messieurs,  quand  la  critique  nous  a  convain- 


—    2l3    — 

eus  que  nos  connaissances  sont  relatives  (et,  en 
ce  sens,  la  critique  de  Descartes  avait,  du  pre- 
mier coup,  concédé  tout  autant  que  celle  de 
Kant),  nous  ne  sommes  point  satisfaits,  ayant 
soif  de  certitude  ;  et  pour  compléter  ces  connais- 
sances, nous  cherchons,  pour  elles,  en  dehors  de 
nous-mêmes,  un  appui.  Nous  sentons,  en  quel- 
que sorte,  le  besoin  de  les  étayer.  Un  certain 
complément  —  appelons-le  ou  fondation  ou  clef 
de  voûte  —  est  nécessaire  à  l'édifice  de  nos  pen- 
sées qui,  abandonné  à  lui  seul,  s'écroule.  Ce  com- 
plément, nous  le  cherchons,  ou  dans  la  société 
des  hommes,  ou,  comme  l'enseignaient  Des- 
cartes et  Bossuet,  dans  la  connaissance  de  Dieu. 
Voulez-vous  essayer  de  vous  contenter  de  la 
première  ressource,  je  veux  dire  le  secours  que 
vous  offre  la  société  des  hommes.  Pour  sou- 
mettre ce  secours  à  une  épreuve  sincère,  ne 
craignez  pas  d'abattre  d'abord  autour  de  vous 
ce  qui  vous  semblait  le  plus  solide.  Allez  jus- 
qu'aux extrêmes  conséquences  de  la  critique  de 
Kant.  Admettez  avec  lui  que  les  connaissances 
fournies  par  mes  sens  ou  ma  raison  ne  valent 
que  pour  moi-même,  et  que  l'espace  et  le  temps 
ne  sont  que  les  formes  générales  de  ma  faculté 
de  percevoir.  Puis,  sortez  de  votre  isolement  et 
regardez  vos  semblables.  Comme  ils  sont  tous 
faits  de  même,  et  perçoivent  tous  le  monde  exté- 


—  2l4  — 

rieur  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  le  temps  et 
l'espace,  qui  n'étaient  que  des  noms,  deviennent, 
par  l'assentiment  général  et  au  point  de  vue 
social,  des  réalités. 

Autre  épreuve.  Dites,  après  Kant,  que  nommer 
Dieu  et  l'adorer,  c'est  personnifier  une  simple 
opération  intellectuelle  et  lui  conférer  fictive- 
ment une  réalité  extérieure  à  nous  ;  essayez  d'af- 
firmer, comme  lui,  que  l'humanité  a  érigé  «  en 
principe  constituant  un  principe  régulateur.  » 
Dieu  cependant,  adoré  sous  la  même  forme  et 
dans  les  mêmes  circonstances  par  tous  les 
esprits  semblables  au  mien,  fiction  de  l'huma- 
nité tout  entière,  deviendra  encore,  socialement 
parlant,  une  réalité.  De  même,  on  fondera  la 
morale  sur  les  rapports  sociaux,  malgré  la  ma- 
nifeste insuffisance  de  la  théorie  de  la  solidarité. 
Un  philosophe  italien  prétendait  naguère  qu'en 
dehors  de  la  société  la  morale  n'existe  pas.  Ainsi 
se  crée  une  métaphysique  sociale,  le  besoin, 
l'assentiment,  et  on  peut  dire  le  suffrage  univer- 
sel ayant  érigé  des  formes  vides  en  réalités  exté- 
rieures à  nous-mêmes. 

Dans  ce  palais  d'idées-là,  suivant  le  mot  de 
Brunetière,  il  me  semble  voir  d'innombrables 
arceaux  qui  s'appuient  les  uns  sur  les  autres 
et  ferment  la  vue  du  ciel.  C'est  une  demeure 
confortable  et  fabriquée  seulement  pour  cette 


—    2ID    

vie  et  pour  le  monde  ;  une  construction  démon- 
table, munie  d'une  clef  de  voûte,  mais  sans  fon- 
dements. 

Noire  âme  exige  davantage  et  nous  ne  sommes 
pas  sauvés  du  nominalisme,  par  ces  apparences 
de  réalité.  Une  forme,  une  fiction  peuvent-elles 
être  transformées  en  réalité  par  le  grand  nombre 
lupes?  Zéro  est  toujours  zéro,  quel  que  soit 
le  nombre  qu'on  lui  donne  pour  coefficient. 

Au  contraire,  la  rencontre  de  l'être  parfait 'et 
infini,  transcendant  à  la  société  comme  à  l'indi- 
vidu, offre  aux  Palais  d'idées  de  saint  Anselme 
et  de  Descartes  un  fondement  sûr.  Ce  fonde- 
ment posé,  aucun  doute  ne  les  épouvante,  et 
Descartes,  dans  les  Réponses  aux  objections, 
explique  à  Gassendi  comment,  ayant  douté  même 
de  la  géométrie,  il  est  rassuré  par  la  pensée  que 
l'Être  parfait  ne  nous  trompe  pas.  Ainsi  la  rai- 
son et  la  foi  qu'on  avait  tort  de  déclarer  con- 
tradictoires se  rencontrent,  dans  la  même  affir- 
mation. 

Dieu,  c'est  la  vérité  objective,  extérieure  à 
nous,  que  Brunetière  cherchait  depuis  sa  jeu- 
nesse, et  que,  dans  les  lois  de  l'art  ou  de  la 
science,  il  avait  aperçue  par  échappées.  Notre 
sincérité  avait  le  devoir  de  discuter  parfois  les 
chemins  qu'il  a  suivis.  Mais  si  quelques  détours 
de  sa  route  semblent  maintenant  avoir  été  inu- 


2l6   

tiles  et  pouvaient  devenir  trompeurs,  il  a  tou- 
jours retrouvé  la  bonne  direction  et  il  a  atteint 
le  but. 

Sa  vaillance  ne  s'est  jamais  démentie  ;  d'au- 
tant plus  méritoire  qu'il  n'était  ni  aveugle  devant 
le  péril,  ni  insensible  aux  coups.  Dans  ses  der- 
niers temps,  il  adressa  à  nos  évêques,  dans  l'in- 
térêt de  la  paix  religieuse  en  ce  pays,  une  prière 
que  j'avais  grandement  approuvée  et  signée  avec 
lui  ;  bien  résolus,  comme  tous  les  signataires,  à 
nous  incliner  devant  un  refus  ;  car  une  suppli- 
que n'a  jamais  été  une  révolte.  Je  veux  vous 
citer  quelques  lignes  qu'il  m'écrivit  à  ce  sujet 
deux  mois  avant  sa  mort. 

«  ....Nous  continuerons  cependant,  mon  ami, 
de  combattre  jusqu'au  bout  :  nous  le  devons  à 
notre  cause  et  nous  nous  le  devons  à  nous- 
mêmes.  Il  y  a  d'ailleurs  je  ne  sais  quelle  fierté 
dans  la  tristesse  d'être  vaincu  quand  on  a  la 
conscience  de  ne  s'être  battu  que  pour  l'idée.  Mais 
nous  avons  le  droit  de  dire  avec  un  peu  d'amer- 
tume que  c'est  donc  un  genre  de  fierté  dont  la 
Providence  a  multiplié  les  occasions  pour  nous. 

«  Bien  à  vous,  mon  cher  ami. 

«  F.  Brunetière.  » 

Admirez,  Messieurs,  les  mots  de  ce  mourant  : 
«  Nous  continuerons  de  combattre  !  »  Non ,  ce 


—  2i;  — 

n'est  pas  par  une  vaine  recherche  de  rhétorique 
que  je  l'ai  appelé  chevalier  errant.  Je  n'ai  jamais 
pu  relire  sans  émotion  l'admirable  fin  de  Don 
Quichotte.  Vous  vous  en  souvenez  :  sa  folie  l'a 
quitté.  Il  vient  de  faire  au  curé  sa  confession  — 
bien  courte.  Et  ses  vieux  amis  le  curé,  le  bar- 
bier, lui  disent  :  «  Quel  bonheur  !  Vous  voici 
rendu  à  nous;  votre  esprit  est  guéri  et  nous  pas- 
serons ensemble  quelques  bons  jours  encore.  » 

Et  le  bon  et  doux  héros  secoue  la  tête  :  «  Mon 
rêve,  dit-il,  est  fini.  Mais  je  ne  puis  plus  vivre 
sans  mon  rêve.  » 

Brunetière  a  été  plus  heureux.  Sa  conviction, 
son  espérance  ont  duré  jusqu'à  son  dernier 
soupir.  Ce  combattant  s'est  endormi,  couché 
dans  son  armure,  et  la  croix  devant  les  yeux. 


M.  Etienne  Lamy,  à  son  tour,  se  lève  ;  tous  les 
yeux  sont  tournés,  fixés  sur  lui,  chacun  est  avide 
d'entendre  l'éminent  académicien  et  le  si  noble  écri- 
vain qu'est  Etienne  Lamy.  Il  semble,  en  effet,  que 
l'auditoire  l'écouterait  longtemps,  lui  aussi;  toutes 
les  attentions  ont  été  captivées,  au  son  de  cette  voix 
ferme  et  claire,  sous  le  charme  ému  d'une  diction 
nette  et  élégante,  d'idées  finement  exprimées.  Mais 
les  heures  se  sont  écoulées  ;  voilà  une  heure  et  de- 
mie que  Denys  Gochin  parle  ;  Etienne  Lamy  ne 
dira  qu'un  mot  pour  clôturer  cette  belle  séance. 


—  2l8  — 

Allocution  de  M.  Etienne  Lamy 

Mesdames, 
Messieurs, 

Brunetière  reçoit  aujourd'hui  un  hommage 
rare  et  magnifique.  Je  ne  parle  pas  de  l'éloge  que 
nous  venons  d'entendre.  Que  la  vie  si  pleine  et 
la  nature  si  originale  de  Brunetière  aient  été  dé- 
ployées dans  leur  ampleur  par  un  maître  en 
l'art  de  dire,  cela  n'est  pas  pour  surprendre. 
L'insolite,  le  pathétique  de  cette  solennité,  est 
l'affluence  d'une  telle  foule  rassemblée  par  un 
souvenir,  l'intérêt  ému  qu'un  nom  fait  vibrer 
encore,  la  popularité  toujours  vivante  d'un  mort 
après  quatre  années. 

J'aurais  aimé  à  louer  cette  constance,  à  en 
dire  les  raisons.  Ce  grand  lutteur  vous  a  conquis 
pour  s'être  rapproché  de  vos  croyances  au  mo- 
ment où  elles  étaient  combattues,  avoir  rompu 
avec  son  passé,  ses  prédilections  intellectuelles, 
tous  ses  intérêts,  et  porté  jusqu'à  la  mort  le  se- 
cours de  sa  force  aux  vaincus. 

Mais  les  heures  ont  passé  durant  le  premier 
discours,  et  il  ne  me  reste  plus  le  temps  d'en 
faire  un  second.  Je  puis  du  moins,  au  lieu  de 
rendre  hommage  à  ce  grand  mort,  solliciter  de 
vous  pour  lui  un  hommage  meilleur  ;  un  hom- 


—  219  — 
mage  qui  soit  le  couronnement  naturel  de  votre 
affection  pour  le  disparu,  et  qui  perpétue  le  lien 
établi  entre  Brunetière  et  Besançon.  Si,  en  effet, 
Brunetière  continue  à  vivre  partout  où  l'infini 
tourmente,  irrite  ou  attire  les  âmes,  nulle  part 
son  souvenir  n'habite  plus  qu'ici.  Il  y  a  des 
places  de  prédilection  pour  les  rencontres  des 
armées,  il  y  a  aussi  pour  les  idées  des  places 
mystérieuses  où  elles  aiment  à  naître  et  à  reve- 
nir. C'est  ici  que  Brunetière  a  commencé  son 
évolution  religieuse  et  qu'il  Ta  achevée.  Les 
cinq  discours  où,  de  1898  à  igo3,  s'est  poursui- 
vie sa  défense  contre  le  divin,  ont  été  prononcés 
ici.  C'est  vous  qui  avez  assisté  à  la  longue  lutte 
de  Jacob  avec  l'ange.  C'est  à  vous  que,  vaincu 
par  la  vérité,  il  a  annoncé  la  gloire  de  sa  défaite. 

A  Paris,  centre  de  son  action,  capitale  de  sa 
renommée,  Brunetière  a  sa  tombe,  et  sur  cette 
tombe  s'élèvera  le  monument  auquel  votre  géné- 
rosité veut  contribuer.  Cela  est  bien.  Mais  ne 
serait-il  pas  bien  aussi  qu'à  Besançon,  une  trace 
demeurât  de  l'homme  et  de  son  passage  ?  Il 
n'est  pas  besoin  d'un  vaste  édifice  pour  garder 
une  noble  mémoire.  Je  voudrais  au  moins,  dans 
l'une  des  salles  où  Brunetière  parla,  sur  une 
simple  pierre,  son  nom,  une  date,  et  ces  mots 
de  lui  :  «  Je  me  suis  laissé  faire  par  la  vérité  ». 

Monseigneur,  laissez-moi,  en  témoignage  de 


—   220  — 

gratitude  pour  la  bienveillance  dont  vous  m'avez 
honoré,  placer  ce  projet  sous  votre  patronage. 
Si  vous  faites  l'idée  vôtre,  elle  est  sûre  du  suc- 
cès, et  elle  mérite  de  vous  plaire.  Sans  tenter 
aucune  comparaison  —  elle  serait  une  irrévé- 
rence —  entre  le  vaillant  penseur  que  fut  Brune- 
tière  et  le  sublime  soldat  du  Christ  que  fut  saint 
Paul,  et  sans  rien  diminuer  de  la  distance  qui 
sépare  leur  dévouement  et  leur  action,  il  est 
permis  de  reconnaître  dans  l'un  quelques  traces 
des  énergies  qui  trouvèrent  dans  l'autre  leur 
plénitude.  Le  plus  infatigable,  le  plus  éloquent, 
le  plus  impérieux  des  apôtres,  saint  Paul,  a, 
dans  la  Rome  où  il  prêcha  le  Christ  par  la  pa- 
role, les  souffrances  et  la  mort,  un  monument 
magnifique  élevé  parla  piété  universelle.  Mais  si 
cette  piété  savait  où,  sur  le  chemin  de  Damas, 
le  Saul  ennemi  du  Christ  fut  renversé  de  son 
cheval,  arrêté  dans  ses  desseins,  changé  en 
homme  nouveau,  n'aimerait-elle  pas  à  marquer 
aussi  la  place  où  il  entendit  l'appel  de  Dieu  ? 


221    — 


Réception  à  la  Conférence  Saint-Thomas 
d'Aquin 

Il  est  de  tradition  à  la  Conférence  Saint-Thomas 
d'Aquin  de  recevoir  chez  elle  les  invités  de  marque 
qui  l'honorent  de  leur  visite  et  de  leur  exprimer, 
dans  l'intimité  d'une  réception  plus  amicale,  son 
admiration  et  sa  gratitude.  Le  soir  de  cette  journée 
du  2  avril,  les  membres  de  la  Conférence,  nombreux 
et  empressés,  se  retrouvaient  dans  les  salons  de  la 
Société,  entourant  MM.  Etienne  Lamy  et  Denys  Co- 
chindes  manifestations  de  leur  joie  reconnaissante. 

Pour  clôturer  comme  il  convenait  cette  brillante 
journée,  M.  Carrelet,  président,  prononçait  une 
allocution  dans  laquelle  il  remercia  les  hôtes  émi- 
ments  que  la  population  bisontine  avait  eu  plaisir 
à  entendre  et  à  applaudir. 

Après  avoir  salué  M.  Denys  Cochin,  et  lui  avoir 
dit  combien  son  nom  était,  pour  de  nombreux  mo- 
tifs, particulièrement  cher  à  la  jeunesse  bisontine. 
M.  Carrelet  s'adressait  spécialement  à  M.  Etienne 
Lamy  : 

«  A  vous  aussi,  Monsieur  Lamy,  les  membres  de 
la  Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin  m'ont  chargé 
de  présenter  leurs  remerciements  tout  spéciaux.  Vous 
avez  bien  voulu  prendre,  cet  après-midi,  la  place 
de  leur  président  pour  donner  plus  d'éclat  à  leur 
fête.  Je  crois  qu'après  le  discours  si  délicat  que 
vous  avez  prononcé,  ils  ne  regrettent  qu'une  chose, 


—    222    — 

et  je  serai  tout  le  premier  avec  eux  pour  le  regretter, 
ils  regrettent  seulement  que  vous  n'ayez  été  leur 
président  que  pour  quelques  instants,  et  que  vous 
ne  puissiez  le  demeurer  pour  toujours. 

«  Tout  à  l'heure,  lorsque  vous  preniez  la  parole, 
à  la  fin  de  la  réunion  du  Kursaal,  votre  public  vous 
a  su  gré  de  traduire  si  fidèlement  les  sentiments 
qu'il  avait  dans  le  cœur. 

«  Brunetière  n'est  pas  mort,  nous  disiez- vous,  et 
son  influence  se  perpétue  après  lui.  Les  incroyants 
le  savent  si  bien  qu'ils  se  défendent  encore  contre 
les  coups  dont  il  les  accabla.  Dimanche  dernier, 
par  exemple,  à  l'autre  bout  de  la  Franche-Comté, 
dans  une  réunion  organisée  par  la  libre  pensée, 
M.  Painlevé,  un  membre  de  l'Institut,  s'essaya  à 
démolir  l'œuvre  si  vivante  toujours  de  Brunetière. 
Ainsi,  dix  ans  après  les  déclarations  du  maître,  le 
temps,  qui  détruit  cependant  bien  des  choses,  n'a 
pu  en  affaiblir  la  portée. 

«  C'est  avec  une  fierté  légitime  que  nous  vous 
avons  écouté,  Monsieur,  au  cours  de  cet  après  midi. 
Fierté  d'entendre  célébrer  Brunetière  par  un  des 
esprits  les  plus  éminents  de  notre  temps,  orateur 
de  grande  allure  et  de  haute  pensée,  écrivain  déli- 
cat, élégant  et  vigoureux,  qui  est  en  même  temps  un 
grand  catholique.  Fierté  aussi,  Monsieur  Lamy,  que 
vous  soyez  Comtois,  un  bon  Comtois,  qui  aime  de 
temps  à  autre  à  venir  respirer  l'air  de  la  province 
sur  les  plateaux  du  Jura. 

«  Je  pense,  Monsieur,  que  vous  pardonnerez  à 


—    223    

notre  chauvinisme  juvénile,  si  en  portant  votre 
santé,  nous  unissons  dans  un  même  souvenir  et 
l'éloquent  académicien  que  vous  êtes  pour  Paris, 
et  le  fidèle  Franc-Comtois  que  l'on  aime  ici.  » 

Toast  de  M.  Etienne  Lamy 

Nous  donnons,  à  défaut  du  texte  exact,  le  sens  de 
l'improvisation  par  laquelle  M.  Lamy  répondait. 

Messieurs, 

Puisqu'il  ne  nous  est  pas  possible,  à  M.  Denys 
Gochin  et  à  moi,  de  répondre  en  même  temps 
aux  aimables  paroles  qui  viennent  de  nous  être 
adressées  par  votre  président,  je  prendrai  le 
premier  la  parole  pour  le  remercier,  uniquement 
à  titre  d'ancienneté.  D'ailleurs,  la  plus  grande 
partie  des  éloges  prononcés  s'adressent  à 
M.  Denys  Gochin. 

Pour  mon  compte,  je  ne  puis  que  vous  faire 
part  de  quelques  souvenirs  personnels  qui  vous 
rappelleront  ce  que  Brunetière  fut  pour  vous.  Il 
m'a  été  donné,  en  effet,  d'être  son  confident  à 
certaines  époques  décisives  de  sa  vie.  Et  vous 
avez  été  une  des  joies  de  cette  vie,  qui,  bien  que 
brillante,  fut  souvent  très  sombre.  Comme  il 
savait  distinguer  et  apprécier  les  cœurs  géné- 
reux et  sincères,  il  vous  aimait  et  était  heureux 
de  parler  de  vous. 


—   224  — 

De  votre  côté,  vous  avez  conservé  un  souve- 
nir très  grand  de  lui  ;  mais  il  faut  que  ce  souvenir 
soit  un  souvenir  vivant.  Il  faut  que  vous  gardiez 
le  souvenir  des  trois  vertus  essentielles  qui  furent 
les  siennes  et  dont  la  pratique  est  de  toutes  les 
conditions  et  de  tous  les  âges.  Mais  si  on  ne  les 
acquiert  pas  dans  la  jeunesse,  on  ne  les  a  jamais. 

Il  savait  mettre  tout  d'abord  les  intérêts  gé- 
néraux au-dessus  des  intérêts  particuliers.  Il  dé- 
testait en  effet  par-dessus  tout  l'individualisme, 
qui  n'est  pas  autre  chose  que  l'égoïsme.  S'il 
avait  été  égoïste,  sa  destinée  eût  été  tout  autre. 
Critique  souverain  de  l'histoire  de  notre  littéra- 
ture française,  il  aurait  pu  laisser  couler  les 
événements  politiques  et  se  contenter  d'appren- 
dre aux  générations  à  bien  écrire,  sans  s'occu- 
per si  elles  pensaient  bien  ou  mal.  Il  aurait  eu 
pour  lui  tous  ses  contemporains.  Il  aurait  eu  la 
Sorbonne  ;  et  il  aurait  eu  les  succès  politiques. 
Il  n'était  pas,  à  vrai  dire,  insensible  aux  mar- 
ques d'estime.  Il  fut  même  tenté,  à  un  certain 
moment,  de  faire  de  la  politique  ;  mais  il  se  ren- 
dit compte  qu'il  devrait,  pour  réussir,  abandon- 
ner une  partie  de  son  indépendance  :  il  y  re- 
nonça. Il  fit  dans  sa  vie  une  part  de  plus  en 
plus  grande  aux  grands  intérêts  généraux,  pen- 
sant qu'un  homme  ne  s'appartient  pas,  mais 
qu'il  se  doit  aux  autres. 


—   225   — 

Cette  générosité,  il  l'a  eue  avec  courage  à  une 
époque  où  le  courage  est  devenu  une  chose  très 
difficile.  Non  pas  que  je  veuille  vous  faire  le 
procès  du  régime  actuel  ;  mais  il  semble  qu'il 
contraigne  à  rechercher  l'approbation  du  plus 
grand  nombre,  et  qu'il  rende  difficile  le  carac- 
tère. Ce  courage,  il  Ta  eu  sous  toutes  ses 
formes  et  dans  toutes  les  occasions.  Il  faut  que 
vous  ayez  ce  même  courage  et  qu'appartenant  à 
cette  société  de  Saint-Thomas  d'Aquin,  dont  il 
fut  longtemps  le  protecteur,  son  regard  puisse 
vous  suivre  et  vous  approuver  en  tout. 

Enfin,  il  avait  une  très  grande  sincérité  et  il  a 
montré  qu'il  la  poussait  jusqu'au  scrupule.  Ap- 
pliquant la  méthode  positiviste  à  laquelle, 
comme  on  vous  l'a  dit,  il  était  si  fortement  atta- 
ché, il  dosait  à  chaque  instant  l'état  de  sa 
propre  conscience.  Sincère  vis-à-vis  des  idées, 
il  l'était  aussi  vis-à-vis  des  personnes,  et  il  ne 
se  prêtait  jamais,  dans  ses  rapports,  à  ces  facili- 
tés habituelles  du  monde  en  matière  d'éloges. 
Aussi  cette  sincérité  a-t-elle  été  une  de  ses 
grandes  forces  ;  quand  il  disait  quelque  chose 
d'approbateur,  cela  avait  une  portée  énorme. 
En  cela  encore  vous  devez  imiter  Brunetière. 
Dégagez-vous  comme  lui  de  la  vaine  complai- 
sance des  paroles,  c'est  par  là  que  s'émousse  la 
force  du  caractère.  (Applaudissements  nourris.) 

i5 


—   226   — 

Honorez  la  mémoire  de  Brunetière  en  vous 
dévouant  aux  intérêts  généraux  du  pays,  en  par- 
ticulier aux  croyances  religieuses,  qui  seules 
font  les  grands  peuples.  Pratiquez  cette  géné- 
rosité avec  courage  et  générosité;  car  ce  sont 
des  vertus  bien  comtoises.  Et  puisque  vous 
avez  bien  voulu  me  rappeler  mon  origine,  qui 
me  rattache  à  vous,  permettez-moi  de  vous  dire 
combien  je  suis  heureux  de  me  trouver  au  mi- 
lieu de  vous.  Et  chaque  fois  que  vous  vous 
adresserez  à  moi  en  me  disant  :  «  Comtois, 
rends-toi  !  »  détournant  le  sens  du  dicton,  je 
serai  toujours  heureux  de  me  rendre  à  votre  in- 
vitation. 

Lorsque  les  applaudissements  chaleureux,  qui 
saluèrent  les  paroles  de  M.  Lamy,  eurent  cessé, 
M.  Henri  Mairot,  au  nom  des  membres  honoraires, 
s'adressant  spécialement  à  M.  Gochin,  prononça  les 
paroles  suivantes  : 

Allocution  de  M.  H.  Mairot 

Monsieur, 
Près  de  quinze  ans  se  sont  écoulés  depuis 
que,  dans  cette  même  salle  où  vous  venez  de 
nous  faire  entendre  l'éloge  de  Brunetière,  vous 
nous  teniez  suspendus  à  vos  lèvres  en  nous  par- 
lant de  Pasteur. 


22^    

Que  de  tristes  événements  se  sont  succédé 
pendant  ces  quinze  années  !  La  dissolution  des 
congrégations,  la  séparation  de  l'Eglise  et  de 
l'Etat,  la  spoliation  du  clergé  et  des  commu- 
nautés religieuses,  l'enseignement  chrétien  me- 
nacé de  ruine  par  la  dispersion  des  maîtres, 
poursuivi  par  une  haine  chaque  jour  grandis- 
sante, les  liens  sociaux  partout  relâchés,  le  pa- 
triotisme violemment  attaqué,  la  lutte  de  classes 
mettant  en  danger  la  vie  même  de  la  nation, 
nous  avons  assisté  à  tout  cela.  Vous  y  avez  as- 
sisté avec  nous,  et  votre  vie  a  été  ce  que  nous 
aurions  voulu  que  fût  la  nôtre  :  vous  avez  souf- 
fert, vous  avez  lutté,  vous  êtes  resté  sur  la 
brèche  en  vaillant  catholique  et  en  bon  citoyen. 

Vous  avez  souffert  :  ce  n'est  pas  sans  un  pro- 
fond déchirement  du  cœur  que  vous  avez  vu 
chassés  de  la  patrie  ces  religieux  qui  étaient 
une  de  ses  forces  les  plus  pures  ;  ce  n'est  pas 
sans  une  douloureuse  émotion  que  vous  avez 
vu  le  vénérable  archevêque  de  Paris  expulsé  de 
sa  demeure.  Si  vous  avez  eu  la  consolation  de 
lui  offrir  un  asile,  quelque  généreuse  qu'ait  été 
votre  hospitalité,  ce  contact  plus  intime  avec  le 
pontife  exilé  vous  a  fait  ressentir  plus  vivement 
encore  sa  peine,  et  celle  de  ses  confrères  dans 
l'épiscopat,  aussi  maltraités  que  lui. 

La  séparation  vous  a  infligé  une  autre  dou- 


—   228   — 

leur,  l'angoisse  intime  de  l'homme  qui  se  débat 
parmi  les  obscurités  d'un  difficile  problème,  qui 
cherche  avec  tout  son  cœur,  avec  l'esprit  le 
plus  loyal,  le  parti  le  meilleur;  et  qui,  plus 
tard,  lorsqu'il  s'est  honoré  par  une  soumission 
sans  réserve,  voit  ses  intentions  discutées  et  sa 
bonne  volonté  méconnue. 

Nous  avons  parcouru  avec  vous  ces  étapes 
douloureuses  :  nous  en  avons  admiré  davantage 
la  vaillance  que  vous  avez  opposée  à  ces 
épreuves,  votre  ferme  courage,  votre  persévé- 
rance, et,  qualité  si  française,  la  bonne  humeur 
souriante,  qui,  sans  exclure  la  faculté  de  souf- 
frir, donne  à  la  lutte  ce  caractère  chevaleresque 
devenu  si  rare  de  nos  jours. 

Vos  goûts,  votre  première  culture,  vous 
orientaient  vers  la  science,  et  nous  ne  pouvons 
douter,  après  vos  livres  sur  Y  Evolution  et  la 
vie  et  sur  le  Monde  extérieur,  après  votre  con- 
férence sur  Pasteur,  que  vous  y  fussiez  bientôt 
passé  maître.  Mais  le  devoir  vous  appelait  ail- 
leurs, et  comme  autrefois,  lors  de  l'invasion, 
vous  aviez  couru  au  drapeau,  ainsi,  avec  la 
même  décision  et  la  même  ardeur,  vous  vous 
êtes  jeté  dans  la  mêlée  politique  pour  défendre 
la  société,  pour  y  mettre  votre  éloquente  parole 
au  service  de  la  patrie  et  de  l'Église  catholique. 

Conseiller  municipal,  député  de  Paris,  vous 


—   229  — 

avez  pris  part  à  toutes  les  discussions  où  se 
sont  débattus  les  grands  intérêts  de  la  nation. 
Vous  avez  défendu  «  contre  les  barbares  »  le 
patrimoine  de  Paris  et  la  civilisation  chré- 
tienne. Vous  avez  démasqué  les  sophismes  des 
sectaires  en  combattant  les  lois  qui.  avant  la 
dispersion  des  congrégations,  cherchaient  à  les 
ruiner  par  des  impôts  injustes.  Lors  de  la  dis- 
cussion du  projet  de  loi  sur  la  séparation,  vous 
avez  été  de  cette  petite  phalange  qui  a  lutté, 
pied  à  pied,  avec  une  inlassable  patience,  pour 
les  droits  de  l'Eglise  de  France. 

Soucieux  de  l'âme  de  nos  enfants,  vous  avez 
énergiquement  défendu  la  liberté  scolaire  ;  pré- 
occupé du  rôle  séculaire  de  la  France,  vous 
avez  supplié  les  pouvoirs  publics  de  maintenir 
au  dehors  le  protectorat  catholique. 

Le  recueil  dans  lequel,  sous  le  nom  d'Esprit 
nouveau,  vous  avez  réuni  ces  discours,  est  une 
émouvante  histoire  de  nos  tristes  luttes  exté- 
rieures. 

Une  autre  partie  de  votre  œuvre  oratoire, 
Ententes  et  ruptures,  révèle  une  nouvelle  face 
de  votre  talent,  la  connaissance  approfondie  de 
notre  politique  étrangère,  la  recherche  de  la 
ligne  de  conduite  la  plus  propre  à  maintenir 
dans  le  conseil  des  nations,  au  milieu  de  rivaux 
redoutables,  la  légitime  influence  de  la  France. 


230   

Vous  avez  apporté  à  l'étude  de  ces  questions  vi- 
tales une  attention  passionnée  et  toujours  en 
éveil.  L'Egypte,  la  conquête  de  Madagascar,  les 
accords  anglo-français,  l'épineuse  affaire  maro- 
caine, ont  été  pour  vous  l'occasion  de  véritables 
succès  de  tribune.  La  série  n'est  pas  achevée; 
un  nouveau  volume  se  prépare  dans  lequel 
votre  discours  sur  les  récents  combats  au  Ma- 
roc pourra  figurer  en  bonne  place. 

La  Conférence  Saint-Thomas  d'Aquin  con- 
serve pieusement  le  souvenir  des  orateurs  dont 
les  conférences,  après  l'avoir  instruite  et  char- 
mée, sont  pour  elle  un  titre  d'honneur  et 
comme  une  brillante  couronne.  Ces  orateurs, 
ces  hommes  qui,  dans  des  champs  d'activité 
très  divers,  ont  tous  fait  honneur  à  la  France, 
lui  appartiennent  désormais  quelque  peu;  elle 
les  suit  dans  leur  vie  et  se  réjouit  de  voir 
leur  réputation  grandir;  elle  se  serait  volon- 
tiers enorgueillie  du  magnifique  discours  de 
M.  Lamy,  lors  de  la  réception  de  MgrDuchesne 
à  l'Académie  française  ;  elle  a  été  tout  à  fait  heu- 
reuse de  voir  cette  même  Académie  vous  ouvrir 
ses  rangs,  et  donner  ainsi  une  suprême  consé- 
cration à  votre  brillante  carrière. 

C'est  de  cette  façon,  la  seule  dont  elle  dis- 
pose, que  se  traduit,  Monsieur,  pour  M.  Lamy 
et  pour  vous,  la  gratitude  de  la  Conférence  :  sa 


—    23l    — 

reconnaissance  est  grande,  vous  me  permettrez 
de  le  redire  encore,  de  la  collaboration  pré- 
cieuse que  vous  avez  bien  voulu  tous  deux  ap- 
porter pour  la  seconde  fois  à  ses  travaux,  en 
rendant  en  son  nom  un  public  hommage  à 
l'homme  éminent  qui  fut  son  président  d'hon- 
neur. 

L'analyse  si  fine,  si  pénétrante,  si  remar- 
quable à  tous  égards,  que  vous  nous  avez  pré- 
sentée de  la  vie  intellectuelle  de  Brunetière, 
nous  a  mieux  fait  comprendre  l'évolution  de  ses 
idées.  Grâce  à  vous,  nous  avons  saisi  sur  le  vif 
le  travail  de  ce  grand  esprit  ;  plus  heureux  que 
le  héros  de  Cervantes,  auquel  vous  l'avez  com- 
paré, il  a  cru,  à  certains  jours,  être  arrivé  au 
port,  avoir  rencontré  et  fixé  d'une  manière  du- 
rable la  vérité  positive  qui  était  le  but  de  ses 
efforts.  Et  cependant,  c'est  seulement  lorsqu'il  a 
cherché  plus  haut  qu'il  s'est  senti  vraiment  tou- 
ché de  la  lumière  qui  ne  trompe  point.  Merci  à 
vous,  Monsieur,  merci  aussi  à  M.  Laniy  d'avoir 
ajouté  un  trait  nouveau  au  vivant  portrait  que 
vous  nous  aviez  tracé. 

La  journée  a  été  bonne  pour  la  Conférence  : 
puisse-t-elle  l'avoir  été  également  pour  la  réali- 
sation du  généreux  projet  qui  fera  revivre  sur  le 
marbre  les  traits  de  l'illustre  penseur  I 


232    — 

Toast  de  M.  Denys  Cochin 

Messieurs, 

Je  ne  puis  vous  dire  à  quel  point  je  suis  recon- 
naissant de  vos  marques  de  sympathie.  Quand, 
dans  une  vie  déjà  longue,  on  a  essayé  de  traver- 
ser de  son  mieux  une  époque  difficile,  la  meil- 
leure récompense  est  d'avoir  pu  donner  des  sa- 
tisfactions à  des  âmes  droites  comme  les  vôtres. 

L'ami,  dont  vous  fêtez  la  mémoire,  a  été  pour 
moi  un  modèle.  Son  positivisme  et  son  objecti- 
visme  le  portaient  à  se  considérer  comme  un 
instrument  pour  rechercher  la  vérité  et  comme 
une  arme  pour  défendre  la  vérité  lorsqu'il  l'avait 
aperçue.  Comme  vous  le  disait  si  bien  M.  Lamy, 
s'il  avait  pensé  à  son  moi,  autrement  que  comme 
à  un  instrument,  comme  à  une  fin,  il  aurait  agi 
différemment  et  il  s'en  fût  mieux  trouvé.  Mais 
il  ne  le  cherchait  pas  et  ne  le  voulait  pas. 

J'ai  été  très  touché  de  voir  votre  président 
me  suivre  dans  mes  différents  métiers  de  sol- 
dat, d'helléniste,  de  chimiste,  de  conseiller 
municipal,  de  député,  d'académicien.  Ce  sont  là 
des  positions  sociales  très  diverses,  mais  avec 
l'idée  de  Brunetière  on  ne  pense  qu'à  se  faire 
l'instrument  de  la  cause  que  l'on  sert. 

J'assistais  dernièrement  à  l'enterrement  d'un 


—  a33  — 

ministre  dont  la  devise  était  «  là  ou  ailleurs  ». 
Pourvu  que  l'on  serve,  là  ou  ailleurs,  hellé- 
niste, député  ou  chimiste,  on  sert  ce  que  l'on 
croit. 

Ces  paroles,  prononcées  avec  conviction  par  le 
député  de  Paris,  soulevèrent  de  frénétiques  applau- 
dissements. 

Les  verres  s'entre-choquèrent,  l'on  but  à  l'avenir, 
aux  disparus,  à  la  jeunesse  fidèle  aux  traditions  et 
aux  leçons  du  passé.  Des  conversations  très  ani- 
mées s'engagèrent  entre  les  académiciens  et  les 
jeunes  étudiants  qui  faisaient  cercle  autour  d'eux. 
Puis,  après  les  premières  chansons,  MM.  Lamy  et 
Denys  Gochin  se  retirèrent,  laissant  libre  carrière 
à  la  gaieté  des  jeunes  et  au  talent  toujours  très  goûté 
des  artistes. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Lettre  de  Mgr  l'Archevêque  de  Besançon vu 

Avant-propos xi 

I.  —  Brunetière  et  la  Conférence  Saint-Thomas  dAquin 

en  1896.  —  Les  Conférences  de  la  Sorbonne  sur  Bos- 
suet. —  Après  nne  visite  an  Vatican.  —  La  Renais- 
sance de  l'Idéalisme 1 

II.  —  Une  tonrnée  de  Conférences  en  Amérique.  —  Le 
Catholicisme  américain  au  Vatican.  —  Brunetière  et 
Victor  Hugo.  —  Déclaration  de  Brunetière  :  Partout  le 
Catholicisme  c'était  la  France,  la  France  c'était  le 
Catholicisme 26 

III.  —  Brunetière  et  la  Jeunesse  catholique.  —  Les  Con- 
grès des  Œuvres  de  Jeunesse  :  Paris,  Marseille,  Lille. 
—  Le  Congrès  de  Besançon  en  1898.  —  Le  besoin  de 
croire.  —  «  Je  me  suis  toujours  laissé  faire  par  la 
vérité.  » 45 

IV.  —  Brunetière  et  Bossuet.  —  Conférences  à  Rome  sur 
la  modernité  de  Bossuet.  —  Ce  qu'on  apprend  à  l'école 
de  Bossuet.  —  Brunetière  se  déclare  nettement  catho- 
lique. —  Extraits  de  sa  correspondance 71 

V.  —  Quelques  caractères  de  sa  «  conversion.  »  —  Dis- 
cours sur  1'  «  Action  sociale  du  christianisme.  »  — 
Brunetière  est  nommé  président  d'honneur  de  la  Con- 
férence Saint-Thomas  d'Aquin.  —  Brunetière  et  les 
protestants.  —  Discours  de  Porrentruy  sur  la  réunion 

des  Églises 95 

VI.  —  Les  Discours  de  combat.  —  Ce  qu'ils  nous  révèlent 
du  tempérament  de  leur  auteur.  —  Brunetière  ora- 
teur. —  Conférences  sur  l'Encyclopédie 123 


—  a36  — 

VIL  —  Derniers  moments  de  Brunetière.  •—  Ses  senti- 
ments chrétiens.  —  Récit  d'an  témoin.  —  Conclusion  .      138 

VIII.  —  Erection  d'un  monument  à  Brunetière.  —  Dis- 
cours de  M.  d'Haussonville,  de  M.  Francis  Charmes  et 

de  M.  Joseph  Bédier , 150 

IX.  —  Manifestation  en  1911,  à  Besançon,  en  l'honneur  de 
Brunetière.  —  Allocution  de  Mgr  Gauthey,  archevêque 
de  Besançon.  —  Belle  conférence  de  Denys  Cochin,  de 
l'Académie  française.  —  Discours  d'Etienne  Lamy,  de 
l'Académie  française.  —  Réception  solennelle  à  la  Con- 
férence Saint-Thomas  d'Aquin 176 


BESANÇON.  —  IMPRIMERIE  JACQUES  ET   DEMONTROND. 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


The  Library 
Univers! ty  of  Ottaw* 
Date  Due 


a39003     00232W20b 


PQ 

7 
•B8F65     1912 


BRUN 


02  0