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027
BRUNETIÈRE ET BESANÇON
LES ÉTAPES DE SON ÉVOLUTION RELIGIEUSE
R. P. PIERRE FORTIN
Brunetière
et Besançon
LES ÉTAPES DE SAN ÉVOLUTION RELUUEBH
Avec préface de GEORGES GOYAU
LES DISCOURS PRONONCÉS A BESANÇON EN 1911
PAR
MM. Dcnys COCHIN et Etienne LAMY
de l'Académie française
> ♦ ■<
BESANCON
*
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JACQUES et DEMOXTROXD
IMPRIMEURS
LIBRAIRIE MARION
64, Grande-Rue
1912
* /0>
NIHIL OBSTAT.
Parisiis, die 2 februarii 1912.
A. Lr Doré.
m
LA CONFÉRENCE SAINT-THOMAS D'AQUIN
A S. G. MONSEIGNEUR GAUTHEY
ARCHEVÊQUE DE BESANÇON
SON PRÉSIDENT D'HONNEUR
HOMMAGE DE RESPECTUEUX DÉVOUEMENT
a.
LETTRE DE S. G. MONSEIGNEUR GAUTHEY
ARCHEVÊQUE DE BESANCON
Besançon, le 6 mars 1912.
Mon Révérend Père,
Vous m'envoyez les bonnes feuilles de votre livre
<r Brunetière et Besançon » ; je viens de les relire,
comme f avais lu les premières épreuves, avec une véri-
table émotion.
J'ai revécu cette heure mémorable de la journée du
18 novembre i8g8, —j'étais venu d'Autun à Besançon
pour entendre Brunetière, — durant laquelle le grand
orateur donna, avec une force qui subjugua toute
l'assemblée, son discours sur le Besoin de croire. Il le
termina par ces mots : « El pourquoi, si c'est un grand
« pas de fait, n'en ferais-je pas un jour un autre et un
« plus décisif ? » Nous étions tous frémissants, hale-
tants vers la fin du discours. Quand Brunetière se tut,
après la déclaration que je viens de rapporter, ce fut
une explosion d'enthousiasme que ceux qui y ont pris
part n'ont pas oubliée. Mon âme en vibre encore pen-
dant que je trace ces lignes.
Brunetière et Besançon, il fallait que ce rapproche-
ment fût fait, qu'il fût raconté et justifié dans le détail.
— VIII —
Ce sera le grand titre d'honneur de la Conférence
Saint-Thomas d'Aquin d avoir attiré Brunetière, con-
quis Brunetière, provoqué Brunetière à ses confidences
longuement mûries, poussé Brunetière à tirer des con-
clusions que sa raison droite avait arrêtées, mais contre
lesquelles son vieil esprit fort se cabrait encore par en-
traînement.
C'est ici qu'il a fait ce noble aveu : <r Je me suis, en
« toute occasion, laissé faire par la vérité. » Oui, mais
la vérité eut parfois rudement à faire. Les jeunes de
Besançon avaient le don d'échauffer son âme et d'en
faire sortir la vérité froide , soudain brûlante par V ef-
fort de sa loyauté.
Il ne voulait pas dire plus qu'il ne voyait ou ne
croyait sur Vheure ; mais il sentait une si grande avi-
dité des jeunes Bisontins à connaître les progrès de son
itinéraire vers Dieu qu'il n'hésitait pas à formuler pour
eux les paroles qu'on ne reprend pas, celles par les-
quelles on met le feu à ses vaisseaux. Jamais Brune-
tière n'a fait un retour en arrière sur ses affirmations
de Besançon. Et, c'est ici que, le 25 février 1900, il
disait : <r Messieurs, puisque j'ai l'honneur de me re-
« trouver une fois de plus au milieu de vous, je suis
« heureux et il m'est doux que d'une évolution corn-
ac mencée à Besançon, voilà tantôt quatre ans, ce soit à
« Besançon que j'aie trouvé le terme. »
Brunetière \fut emporté trop vite. Il voulait « rece-
voir tous ses sacrements. » Il préparait sa confession
avec le soin qu'il mettait à tout. La mort survint ra-
pide ; mais nous ne doutons pas que l'absolution du
— IX
prêtre à V agonisant et V Extrême- Onction n'aient pu-
rifié son âme. Plus humble, il eût peut-être abrégé le
chemin. Dieu avait ses desseins, qui a permis qu'il n'eût
pas sur la terre la récompense d'une mort ouvertement
et longuement consolée par les secours de la religion
qu'il appelait avec une volonté sincère encore qu'un peu
lente en ses allures.
Vous avez très sagement parlé des derniers moments
de Brunetière, mon Révérend Père. Tous ceux qui l'ont
admiré et aimé espèrent en la miséricorde de Dieu pour
celui qui l'a si obstinément cherché et qui a été, dans
notre temps, plus qu'un puissant apologiste de la vérité,
j'ose dire une apologie vivante.
Agréez, mon Révérend Père, mes félicitations et mes
remerciements pour votre beau travail qui demeurera
une page très intéressante de l'histoire de Besançon.
f François-Léon,
Archevêque de Besançon.
AVANT-PROPOS
Comment les divers séjours de Brunetière à
Besançon scandèrent les étapes de son évolu-
tion religieuse ; comment les itinéraires succes-
sifs par lesquels, progressivement, il se rappro-
chait de Rome comprenaient toujours Besançon :
voilà ce qu'en gros le public savait, et ce qu'une
multitude de détails attachants, présentés par
ce volume, mettront définitivement en pleine
lumière. Et puis, à la veille de l'heure suprême,
on y verra certaine visite, venue de Besançon,
projeter, dans Famé parfois anxieuse de Bru-
netière, lumière et paix. Des multiples curiosi-
tés, tantôt celle du zèle, tantôt celle du dilet-
tantisme, nous ont bien souvent interrogé sur
ses derniers moments : pour la première fois,
on trouvera, dans ce petit livre, tout ce qui
n'est pas le secret exclusif de Dieu. Il conve-
nait que ce fût de Besançon que nous vinssent
certaines précisions sur cette émouvante mi-
nute, où celui qui, depuis dix ans, rendait témoi-
gnage à la Lumière, comparut devant Elle.
— XII
Grâce à l'attrait qu'exerçait Besançon sur Bru-
netière, grâce à l'attrait qu'inspiraient à Mgr Ful-
bert Petit les affirmations et les nobles tour-
ments de l'illustre critique, la capitale de la
Franche-Comté, au point de croisement des deux
siècles, joua réellement un rôle d'élite dans le
renouveau religieux de la France ; et lorsque,
dans le recul du temps, l'histoire étudiera les
dix dernières années du pontificat de Léon XIII,
elle devra s'attarder à Besançon et constater, à
l'aide des pages qui suivent, comment s'y sou-
levèrent, d'un lent et grave essor, et comment
bientôt y planèrent certaines des idées maîtresses
qui furent à l'origine de notre réveil. Tant pour
Thonneur de Besançon que pour l'honneur de
Brunetière, ce Mémorial devait être écrit.
A dire vrai, nous n'avons rien à y ajouter :
les avant-propos qui déflorent les livres sont
une impertinence ; et ce serait mal répondre à
l'appel des auteurs que d'encourir un tel repro-
che. Et, cependant, à cet appel si flatteur, il
nous faut bien répondre de quelque façon; et
c'est pourquoi, nous adressant aux membres de
la Conférence Saint-Thomas, aux professeurs et
aux élèves de l'enseignement libre, qui si sou-
vent à Besançon fêtèrent Brunetière, à ces ca-
tholiques bisontins qui ont su rendre si pros-
pères et si fécondes les Associations de chefs
XIII
de famille, nous tenterons de leur dédier — ce
sera une façon de rendre hommage à notre
maître — un rapide aperçu de ce que fit Brune-
tière pour uue cause qui leur est chère, celle de
la liberté de renseignement. Cette étude se can-
tonnera, naturellement, dans cette période
féconde et décisive de la vie de Brunetière que
nous appellerons indifféremment sa période
bisontine ou sa période romaine.
1.
Dès 1900, au moment où le projet de loi sur
les associations affectait de n'avoir d'autre but
que d' « étendre le champ des libertés indispen-
sables à une démocratie », Ferdinand Brune-
tière pressentait quel serait le lendemain de ces
discussions, et que ce qui sortirait de cette loi
sur la liberté de s'associer, ce serait la suppres-
sion de la liberté de renseignement; la confé-
rence qu'il donnait à l'hôtel des Sociétés savan-
tes, le 23 février 1900, définissait à l'avance les
principes qui régleront, deux ans plus tard, les
revendications de la Ligue pour la liberté de
renseignement, et qui dirigeront son action.
Prophète encore était-il, lorsque, le 10 janvier
1903, dans le discours qu'il prononçait à Lille
sur le droit de l'enfant, il s'écriait : « Pascal et
b
— XIV —
« Bossuet, Corneille et Racine, Chateaubriand
« et Lamartine, est-ce que ce ne sont pas aussi
« des Français? Est-ce que leurs œuvres ne
« font plus partie des grandes traditions de
« notre littérature ? Et, après les avoir exclues
« de notre patrimoine sacré, est-ce qu'on va
« demain les exclure de l'école qui s'appelle
« neutre ? » Un certain congrès, tenu deux ans
plus tard, à Liège, devait justifier ce cri d'alarme
de Brunetière : on y devait proclamer la dis-
grâce de notre xvne siècle littéraire et instaurer,
définitivement, la souveraineté du xvnr3 siècle
pour la formation intellectuelle des petits Fran-
çais de demain. Brunetière sentait sourdre,
avant même, parfois, qu'ils n'eussent pris cons-
cience d'eux-mêmes, les courants qui mena-
çaient Tintégrité de notre âme et la pureté de
nos traditions; et ses vertus de beau lutteur
étaient choquées et comme suffoquées lorsqu'il
trouvait devant lui des adversaires qui, redou-
tant la libre discussion, préféraient la facile vic-
toire procurée par l'appui de l'État, et qui, mé-
diocrement confiants dans le pouvoir de la
« vérité » jacobine, appelaient obliquement la
force publique au secours de cette impérieuse et
débile « vérité ».
Dans la colère dont alors il se sentait soulevé,
il entrait je ne sais quelle déception et je ne
— XV
sais quel regret : pourquoi « la vérité » jaco-
bine ne descendait-elle pas dans la mêlée des
idées? Pourquoi ne consentait-elle pas à subir
le choc des idées adverses? Pourquoi, sournoi-
sement fabriquée dans les loges, prétendait-elle
sournoisement s'implanter dans l'école? Et
pourquoi donc, enfin, exigeait-elle de régner
sans partage et sans autres titres que le vouloir
d'une majorité parlementaire ?
La « vérité » jacobine n'aimait point être
ainsi pressée ; certaine de sa force, elle était, ce
semble, peu assurée de son droit. Une thèse
antique existait, païenne en son essence, celle
du droit absolu de l'Etat en matière d'éduca-
tion : la « vérité » jacobine était comme gênée
pour arborer cette thèse, et c'est une consola-
tion d'observer qu'à la suite des campagnes
entreprises, au cours du xixe siècle, pour la
liberté de l'enseignement, la thèse du « droit de
l'État » est frappée d'un tel discrédit, que l'État
lui-même a dû se mettre en quête d'arguments
plus convenables et moins démodés.
Le droit de V enfant : tel fut l'argument nou-
veau. Brunetière prit acte de cette substitu-
tion, et chercha les fondements de ce « droit »
récemment inventé :
« Dans l'impuissance ou dans l'incapacité de
l'enfant à faire valoir ses droits, conclut-il, nos
XVI —
jacobins n'ont trouvé qu'une raison de s'emparer
de lui. Le droit de l'enfant, en matière d'en-
seignement, c'est le droit de leur appartenir....
Mais le droit de l'enfant, pour nous, c'est d'être
élevé par son père, comme ce Test d'être nourri
par sa mère. Le droit de l'enfant, c'est de ne pas
être séparé de ceux qui l'ont mis au monde,
qui n'ont d'objet que de lui rendre la vie plus
facile qu'à eux-mêmes, et que nous voyons tous
les jours succomber à la tâche. Le droit de l'en-
fant, le vrai droit de l'enfant, c'est de ne pas
être détaché de ceux dont il est la chair et le
sang, qui ont mis en lui toutes leurs espérances,
dont il sera lui-même, en leurs vieux jours,
l'orgueil ou la consolation, le refuge ou la pro-
tection ! C'est de ne pas m'être arraché, par des
mains étrangères, pour être livré aux ennemis
de toutes mes croyances et de toutes mes con-
victions. Et si l'on me dit qu'ici je confonds le
droit de l'enfant avec le droit du père de famille,
je réponds que je n'ai fait tout ce discours que
pour montrer que j'en avais le droit, au rebours
et à l'encontre de ceux qui, sous ce même nom
de droit de l'enfant, ne tendent, eux, qu'à insi-
nuer, à étendre et à consolider le droit de
l'État, »
En face de la thèse individualiste du « droit
de l'enfant », Ferdinand Brunelière restaurait
— XVII —
une notion sociale par excellence, la notion de
la famille. La thèse du droit de l'enfant, si on la
prenait au pied de la lettre, aboutirait, — qu'on
le remarque bien, — à ne mettre dans la cer-
velle enfantine aucune idée quelconque par
laquelle la pensée de cet enfant pût être un jour
enchaînée, et à maintenir cette cervelle à l'état
de table rase sur laquelle l'enfant, devenu
homme, graverait plus tard ce qu'il jugerait bon
de graver. Si c'est porter atteinte à la liberté
de l'enfant que d'imposer à son esprit certains
« points de vue », l'hommage suprême que mé-
rite une telle liberté consistera à le laisser igno-
rant et aveugle! De crainte de l'emprisonner
dans une « tradition », on lui enlèvera le béné-
fice de tout l'enrichissement intellectuel et mo-
ral du passé ! Absurdes conséquences, que les
champions les plus acharnés de ce « droit de
l'enfant » se refuseraient à avouer ! Mais, reli-
gieusement parlant, nous les verrons un jour
aller jusqu'au bout de leur système, et déjà, dans
certains organes et dans certains congrès libres
penseurs, nous les avons entendus demander
si la cérémonie du baptême, par laquelle l'en-
fant, sans le vouloir ni le savoir, se trouve affi-
lié aune société religieuse, ne porte pas atteinte
au droit de cet enfant 1 Ferdinand Brunetière,
en revendiquant les droits concrets de la famille
— XVIII —
contre le droit abstrait de l'enfant, émoussait à
l'avance les arguments au nom desquels, parfois,
certains orateurs des convents maçonniques
ont essayé de disputer aux Églises elles-mêmes
le droit de donner au petit enfant une estam-
pille confessionnelle et une instruction caté-
chétique.
Si l'on se rappelle le livre qui s'intitule : Sur
les chemins de la croyance : V utilisation du po-
sitivisme, s'étonnera-t-on que Ferdinand Brune-
tière, dans la campagne même qu'il faisait pour
la liberté de l'enseignement, se soit réjoui de
l'adhésion de certains groupes positivistes ?
« Ayant la responsabilité de l'éducation des
« enfants, proclamaient ces groupes, les parents
« ne peuvent remplir le devoir qui en découle
« que si on les laisse entièrement libres de
« choisir les doctrines et les maîtres qui leur
« semblent les meilleurs. En mettant des en-
« traves au libre accomplissement de ce devoir,
« l'État, — qui ne peut jamais se substituer
« convenablement aux parents, ne fût-ce qu'en
« raison de l'étendue considérable du groupe-
« ment social qui relève de lui, — tend à désor-
« ganiser un élément de toute société : la
« famille. » Des positivistes comme M. Antoine
Baumann et comme le docteur Audiffrent, l'un
des exécuteurs testamentaires d'Auguste Comte,
— XIX —
signaient cette déclaration : dans la thèse du
« droit de l'enfant », ils détestaient une thèse
d'anarchie ; une fois de plus, et sur le terrain de
l'action pratique, se dessinaient ces conver-
gences, si nettement entrevues par Brunetière,
entre la pensée positiviste et le christianisme
traditionnel.
Ce n'est point seulement comme défenseur de
l'idée chrétienne de famille, c'est comme profes-
seur, c'est comme apôtre, que Brunetière abhor-
rait toutes restrictions à la liberté d'enseigner.
« On n'est vraiment libre de penser, disait-il,
« que ce qu'on a le droit d'enseigner; et la
« liberté de répandre nos idées n'est pas moins
« essentielle à leur indépendance, ou à leur
« formation même, que le droit de les expri-
« mer. » Dans ces paroles, j'aime à retrouver
son âme tout entière, cette âme généreusement
jalouse de distribuer autour d'elle ses connais-
sances et ses croyances, cette âme qui avait, en
quelque sorte, besoin de se communiquer à
autrui et d'agir sur autrui. Non, ce n'était pas
respecter sa liberté de penseur que de le murer
dans son cabinet et de lui refuser l'auditoire
d'étudiants auquel il avait droit et qui, d'ailleurs,
souhaitait sa parole. Brunetière détestait ce que
volontiers nous appellerions une conception
égotiste de la pensée : il pensait en vue d'autrui ;
— XX
il pensait en vue de l'action ; et dans les mena-
ces qui guettaient la liberté de renseignement,
il voyait un péril pour l'épanouissement même
de sa propre activité, non point seulement de
professeur, mais encore de penseur.
Se trompait-il lorsqu'il pressentait ce péril ?
M. Joseph Ghaumié lui prouva que non, puisque
Brunetière, coupable d'avoir jadis visité le pape
Léon XIII, fut exclu de l'École normale supé-
rieure, et puis évincé du Collège de France. Il
convenait qu'au moment où s'esquissaient les
premiers gestes contre la liberté de l'enseigne-
ment, les premiers coups fussent assénés à l'a-
vocat par excellence des droits de la famille et
des prérogatives de la culture.
II.
Alors Brunetière, expulsé de notre enseigne-
ment supérieur par la poltronnerie d'un ministre,
trouva, dans l'ostracisme même dont il était
l'objet, le moyen de rendre à la cause du haut
enseignement un service nouveau : en 1905,
d'accord avec la Société des conférences, il inau-
gura, par un cours inoubliable sur les origines
de Y Encyclopédie, ce que volontiers nous ap-
pellerions la « Sorbonne des honnêtes gens ».
On sait quel sens exquis et noble le xvii6 siècle
— XXI —
prêtait à ce mot d' « honnête homme », et com-
ment l'opinion d'antan, qui tenait ce qualificatif
en haute estime, ne le décernait qu'à bon escient.
N'était 'pas « honnête homme » le spécialiste
qui jugeait nécessaire, pour mieux connaître
une question, d'ignorer toutes les autres, et qui
volontairement s'imposait des œillères et volon-
tairement rétrécissait son horizon ; n'était pas
« honnête homme » non plus, le dilettante qui,
craignant d'être dupe de ses propres admira-
tions, affectait la coupable attitude de se mon-
trer capricieux à l'endroit des belles choses, et
qui croyait que c'était en jouir plus sûrement
que de leur devenir infidèle jusqu'à parfois en
sourire. Pour avoir droit au renom d' « honnête
homme », il fallait être plus alerte que le spécia-
liste et plus sérieux que le dilettante, éviter à la
fois tout ce qui frisait le pédant, et tout ce qui
sentait le jouisseur. L'honnête homme avait une
si jolie façon de converser avec les belles choses
et de s'en imprégner, qu'il les faisait aimer par
là même qu'il se laissait approcher ; d'être ins-
truit, cela le rendait sociable; sa culture ne
l'isolait pas de ses semblables, ne l'érigeait même
pas au-dessus d'eux; elle était d'accès courtois,
d'abord facile, de pénétration discrète et pro-
fonde; elle s'avouait sans jamais s'étaler; si elle
ne se dépensait pas en productions littéraires,
XXII --
si les rares essais dans lesquels parfois elle se
jouait, demeuraient modestement enclos dans
l'écritoire, cette culture, généreuse parce qu'hon-
nête, diffuse parce que française, exerçait un
rayonnement, propageait une influence, créait
et imposait un certain esprit et un certain ton;
Y « honnête homme » était un modeste, un discret ;
mais tous les « honnêtes gens » réunis possé-
daient, par une sorte de droit de l'élite, la sou-
veraineté du goût et de la pensée.
Ce joli mot a disparu ; mais la catégorie d'es-
prits auxquels il s'appliquait n'a pas cessé d'exis-
ter. Ils émergent, dans nos civilisations nive-
leuses, comme les gardiens de l'honorabilité
des bonnes lettres, de la bienséance du langage,
de la dignité de l'esprit, et volontiers dirions-
nous, de la chasteté de l'âme française ; et du-
rant les trois quarts du dernier siècle, c'est pour
ces « honnêtes gens », pour le grand public,
comme l'on disait, que pensaient, parlaient et
travaillaient nos professeurs d'enseignement su-
périeur.
Lisez, pour vous en rendre compte, le joli
volume de souvenirs dans lequel M. Alfred
Mézières glanait naguère les miettes les plus
précieuses de sa vie si bien remplie; suivez-le
dans le Nancy lettré de l'ancien temps, du temps
où derrière Nancy la France possédait un bou-
— XXIII —
levard qui s'appelait Metz ; et puis, accompa-
gnez-le, sans lassitude, dans son émigration
vers la vieille Sorbonne; en pénétrant avec lui
dans ces salles d'université qui ressemblaient à
des salons daus lesquels un homme de science
et de talent faisait monologue, il vous semblera
que c'est une institution disparue qui s'évoque à
vos yeux.
C'est qu'en effet l'enseignement supérieur
contemporain s'adresse surtout à des étudiants ;
lors même que le grand public reste parfois
l'hôte des universités, c'est aux étudiants qu'elles
appartiennent; les maîtres se piquent, avant
tout, d'être leurs auxiliaires, d'être les serviteurs
de leur juvénile curiosité ; on leur propose des
méthodes plutôt même, souvent, qu'on ne leur
expose des résultats; et les facultés sont aujour-
d'hui des laboratoires où tous s'associent pour
la recherche. Sans médire de cette transforma-
tion nécessaire, dont bénéficie le progrès des
études, on peut reconnaître, tout au moins, qu'elle
risquerait à la longue d'offrir certains dangers si
des initiatives émules n'y venaient apporter un
correctif.
Qu'en résulte-t-il, par exemple, dans l'ensei-
gnement de l'histoire littéraire ? Il en résulte
qu'à l'attrait d'un contact immédiat avec les
belles œuvres et d'une étroite et longue liaison
XXI Y
avec l'âme même de leurs auteurs, elle substitue
trop souvent le souci du document secondaire,
de la trouvaille érudite, de la petite anecdote
qui obstrue plutôt qu'elle ne fait avenue ; il en
résulte qu'aux jugements raisonnes et motivés
de la critique se sont substituées, trop souvent,
les constatations passives de l'érudition, et que
l'histoire même de la littérature s'est parfois
ravalée à n'être qu'une juxtaposition de mono-
graphies, à moins qu'elle ne soit devenue, pure-
ment et simplement, une province de ce qu'on
appelle la philologie. Exploitée comme une
sorte d'annexion par des fouilleurs d'archives
ou des fouilleurs de greffes, l'histoire littéraire
était menacée dans son autonomie: ce qu'elle
gagnait en savant encombrement, elle le perdait
en intérêt général et humain. En amenant Bru-
netière à ouvrir à côté de la Sorbonne, où les
« honnêtes gens » sont invités chez les étu-
diants, des cours d'enseignement supérieur, où
c'était le tour aux étudiants de n'être plus que
les invités des « honnêtes gens, » la Société des
conférences rendit un insigne service à notre
enseignement littéraire.
Il est bon, pour perpétuer certaines habitudes
d'élégance intellectuelle, que des cours s'orga-
nisent dans lesquels le professeur, au lieu de
travailler sous les regards de son auditoire,
— XXV —
apporte le fruit de son travail; il n'est pas mau-
vais qu'on fasse applaudir par le grand public,
en dehors de la Sorbonne, des leçons dont cha-
cune est conçue, composée et conduite comme
une œuvre d'art ; et rien ne peut mieux contri-
buer à encourager et à tenir en haleine, en Sor-
bonne même, les professeurs demeurés fidèles à
ces traditions bien françaises du haut enseigne-
ment.
L'exemple n'est pas rare en Amérique, de fon-
dations d'enseignement auxquelles subvien-
nent des générosités privées et dans lesquelles
s'épanouit l'originalité des méthodes et la liberté
des idées : il n'est pas impossible qu'en France
ce genre d'essais soit appelé à se multiplier.
Brunetière s'en réjouissait. Il lui paraissait bon
que de pareilles initiatives, en outre de la por-
tée littéraire qu'elles offraient, permissent à la
haute science et aux pensées indépendantes
d'échapper aux entraves et aux suspicions pué-
riles de l'autocratie parlementaire.
Reportons-nous à huit ans en arrière. En deux
ou trois circonstances, sous la législature pas-
sablement inglorieuse qui gouvernait la France
entre 1901 et igo5, les pouvoirs publics firent
preuve d'une désinvolture choquante à l'endroit
de l'autonomie universitaire, et d'une irrévé-
rence déplaisante à l'endroit des compétences
— XXVI —
reconnues. C'était une vieille et longue tradi-
tion, de tenir compte de l'avis des corps savants
pour l'attribution des chaires de l'enseignement
supérieur; les ministres, que les jeux de la poli-
tique préposaient à l'intelligence nationale,
avaient toujours aimé couvrir leur responsabi-
lité en ratifiant, purement et simplement, les
présentations qui leur étaient faites par les
compagnies érudites ou littéraires dont c'est
proprement la fonction d'émettre un avis en
matière d'assyriologie ou en matière de critique.
L'Université napoléonienne, si souvent incul-
pée d'un excès de centralisation, respectait et
consacrait, pourtant, la prérogative des hom-
mes de science d'être consultés et écoutés pour
le choix d'un de leurs pairs. Mais, dans les pre-
mières années du xxe siècle, on vit prévaloir les
sommations des publicistes radicaux contre les
indications des savants; pour des raisons poli-
tiques se confondant comme toujours avec des
raisons antireligieuses, il fut décidé que Ferdi-
nand Brunetière manquerait à la gloire du
Collège de France ; M. Bienvenu-Martin décou-
vrit à son tour, dans la personnalité du P. Scheil,
un vice rédhibitoire qui le rendait à jamais
inapte à professer l'assyriologie ; et les raisons
alléguées à la tribune par M. Bienvenu-Martin,
contre la nomination du P. Scheil, pouvaient
— XXVII —
militer — on ne le remarqua point assez — con-
tre l'installation dans toute chaire scientifique
de tout laïque faisant profession de catholi-
cisme.
« Il n'y a rien de plus hideux et de plus impie
« sous le soleil, disait Lamartine en i84-3, qu'un
« pouvoir politique qui se place entre Dieu et
« l'âme de ce peuple, qui veut administrer à sa
« convenance, à sa mesure et à son profit, la
« pensée, la foi, la vérité, la conscience d'une
« nation. » La République radicale, oublieuse
de cette grande voix républicaine, céda contre
Brunetière à la double suggestion de l'intolé-
rance et de la peur; et Brunetière put croire, à
la fin de sa vie, qu'il était dans sa destinée
d'être le glorieux chef de file d'un cortège de
disgraciés ; que la liberté du professorat aurait
un jour besoin d'un asile ; et que les hommes
de science qui n'acceptaient pas qu'on chicanât
leur foi auraient besoin de chaires. Il voulait
que les bonnes volontés fussent prêtes, le cas
échéant, pour faire s'essaimer et fructifier des
organisations comme celle dont tout le premier,
par ses admirables leçons sur Y Encyclopédie,
il avait consacré la notoriété et préparé le suc-
cès ; que, ce jour-là, on vît tous les esprits
libres aller applaudir, dans des universités im-
provisées, toutes les consciences fières ; et qu'on
— XXVIII
sentît de plus en plus, alors, la vérité profonde
de ce mot de Lamartine : « La liberté de l'en-
seignement, c'est la liberté de la conscience. »
Ainsi parlait, dans la Chambre de i834, l'au-
teur des Méditations. C'est parce que Brunetière
était pénétré de cette convietion, qu'il lutta de
toute son éloquence, jusqu'au bout de ses forces,
contre les propagandes adverses qui menaçaient
la première de ces libertés et visaient en réalité
la seconde. L'écho de sa parole dure ; et, toute
vibrante de logique, elle fournira, longtemps
encore, des armes précieuses contre les adver-
saires de ces deux libertés.
Georges Goyau.
Brunetière et la conférence Saint-Thomas d'Aquin en 1896. —
Les Conférences de la Sorbonne sur Bossuet. — Après une
visite au Vatican. — La Renaissance de l'idéalisme.
Quand, le 2 avril 191 1, MM. Denys Cochin et
Etienne Lamy glorifièrent, au Kursaal. Ferdinand
Brunetière, les « jeunes » de la Conférence Saint-
Thomas d'Aquin n'ont peut-être pas senti tout ce
que cette cérémonie comportait de particulièrement
émouvant l. Mais les Bisontins plus âgés ont dû se
recueillir.il leur a été impossible de ne pas se repor-
ter à cette époque où c'est celui dont on parle qui
parlait et qui a marqué là, dans cette même en-
ceinte où jamais foule plus nombreuse ni plus vi-
brante ne s'est entassée, les principales étapes de
son évolution religieuse, suivie pas à pas avec
attention, avec passion, par la France entière et
tout l'univers catholique.
De sorte qu'en ce jour mémorable, la Conférence
ne se livrait pas seulement à Tune de ces manifesta-
tions opportunes dont elle estcoutumière : elle accom-
plissait un nécessaire et pieux devoir. Elle restituait
1. Voir, à la fin du volume, le récit de cette séance organisée en
faveur d'un monument à élever à Brunetière, et les discours que
MM. Denys Cochin et Lamy y prononcèrent.
à Brunetière, sous forme d'hommage public, un peu
de la gloire dont Brunetière Fa comblée. Car, de toutes
les bonnes fortunes qui ont pu entourer son ber-
ceau, la principale est assurément d'avoir été, par
une suite de circonstances que nous relaterons plus
tard, la confidente aimée du Maître. Non pas de ces
confidentes effacées, d'attitude plutôt passive, comme
on en trouve dans les tragédies classiques, et qui
sont chargées de supporter, sans plus, les aveux,
mais une amie vraiment, qui a entouré de sympa-
thie, aidé dans son travail intérieur, soutenu dans
la lutte, réconforté dans l'épreuve, l'homme le plus
discuté d'alors et le plus houspillé,.... à son tour,
car il faut avouer qu'il aimait assez prendre les de-
vants, et que dans sa marche à la vérité, il s'inquié-
tait fort peu des préjugés qu'il bousculait, des so-
phismes qu'il dégonflait en passant.
Un homme qui compte beaucoup d'ennemis n'en
aime que mieux ses amis. Le public bisontin en sait
quelque chose, et surtout la Conférence Saint-Tho
mas d'Aquin. De ce vers usé à force d'avoir servi:
L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux,
elle a longuement éprouvé la justesse. Et c'est pour-
quoi il a paru bon, à propos de la fête du 2 avril
qui les clôt magnifiquement, de rechercher quels
rapports affectueux ont uni Brunetière et la Confé-
rence,, à la grande joie et au grand profit des deux.
Les premiers datent de l'année 1895. La Conférence
n'a encore que quatre ans. Autant dire quelle se dé-
bat dans ses langes '. Elle en est à cette période
pénible, où toute société qui veut vivre tâtonne,
cherche sa voie, et ne vise à rien plus qu'à « s'as-
seoir ». Le rayonnement, s'il doit venir, est remis à
i. La Conférence Saint -Thomas d'Aquin fut fondée en 1891. On
aurait alors vainement cherché à Besançon une œuvre de jeunesse
proprement dite. Les institutions postscolaires y étaient igno-
rées, et aucun patronage n'existait dans toute la ville, ni pour
garçons ni pour filles. Il faudra encore attendre jusqu'en 1898-1899,
époque du congrès national de l'Association catholique de la
jeunesse française à Besançon, pour voir se dessiner le mouve-
ment d'oeuvres qui, grâce au dévouement de quelques prêtres in-
telligents et zélés et de quelques femmes d'initiative, s'affirme
aujourd'hui de façon assez énergique pour permettre d'entrevoir
un bel épanouissement d'oeuvres catholiques et sociales.
Les jeunes gens élevés dans les collèges chrétiens, si florissants
alors, et où on pouvait pourtant compter des maîtres d'élite, ne
trouvaient, au sortir du collège, rien qui pût encourager et soute-
nir le premier usage de leur liberté. La région possédait au
moins trois grands collèges chrétiens d'enseignement secondaire,
à Besançon et à Dole, et une Université où venait se concentrer
la jennesse. Aucune institution, par ailleurs, qui facilitât, après
l'école, le groupement de cette jeunesse jusque-là si entourée, et
qui empêchât un éparpillement funeste.
De cette situation se préoccupaient le P. Dagnaud, préfet des
études au Collège catholique, et un jeune professeur de philoso-
phie du même Collège, le P. Davarend. Celui-ci, homme d initia-
tive, aimant la jeunesse et ayant toutes les qualités que la jeu-
nesse aime, n'hésita pas à jeter les fondements d'une institution
que les circonstances semblaient commander. En dépit de toutes
les impressions pessimistes et plutôt décourageantes qu'ils ren-
contrèrent chez les amis et les conseillers qu'ils consultèrent à
Besançon, amis et conseillers qui d'ailleurs ont été depuis lors les
meilleurs appuis de l'oeuvre, les PP. Davarend et Dagnaud
allèrent de 1 avant, bien décidés à ne reculer que devant l'im-
possible.
La Conférence Saint-Thomas d'Aquin fut donc fondée au milieu
de Tannée scolaire 1891, à la suite d'une conférence de M. de S'a-
lence qui venait à propos pour appuyer l'entreprise. Deux jeunes
gens, l'un du cours de Polytechnique et Tautre de Saint-Cyr, au-
jourd'hui deux très brillants officiers qui font honneur à l'armée
-4-
plus tard. Le plus urgent, c'est de se faufiler à tra-
vers les mailles des mille difficultés inséparables
des débuts : recrutement laborieux des membres,
recherche d'un local approprié , élaboration des
statuts, dénigrement systématique des uns, appui
branlant des autres , manœuvres douteuses des
« bons amis », et, pour tout dire, universelle cons-
piration du passé contre le présent, de la routine
contre le progrès. La Conférence a connu l'entière
série de ces épreuves, et l'obscur effort de la plante
pour soulever la motte de terre qui lui cache le
soleil. Bien qu'elle répondit à une nécessité de pre-
mier ordre : grouper les jeunes gens au sortir de
l'école (sans quoi, de même que les individus se
dispersent, leur vertu s'émiette), la rigueur de son
premier programme d'études, trop exclusivement
religieux, ne lui permettait pas d'extension rapide.
Ce programme, il fallut l'assouplir et l'élargir, au
point où il en est aujourd'hui, malgré les critiques
peu autorisées de ceux qui jugent du dehors l. Mais
française et à leur foi chrétienne, en furent les premiers président
et vice-président.
Les initiateurs de la Conférence Saint-Thomas d'Aquin entre-
voyaient avant tout dans leur œuvre une institution de haut ensei-
gnement religieux et d'apologétique. Quelque six mois suffirent
à leur faire comprendre qu'un but de cette sorte, si exclusif, quel-
que grand qu'il fût, ne pouvait être celui d'une œuvre d'étu-
diants qu'on voulait étendue et durable. Et la Conférence Saint-
Thomas d'Aquin prenait tout de suite position, et, de façon réflé-
chie, sur le terrain où elle se maintiendra sans défaillance. (Ar-
chives de la Conférence et Figures disparues, brochure de L. Mon-
tenoise, avocat à Besançon.)
i. La Conférence Saint-Thomas d'Aquin est un cercle destiné
— 5 —
j'insiste là-dessus : la Conférence n'avait pas encore
donné signe de vie à l'extérieur, au moment où,
aux étudiants catholiques, aux grands jeunes gens des écoles
préparatoires, à tous ceux qui se destinent aux carrières libérales
et qui entendent développer les principes chrétiens dans lesquels
ils ont été élevés. Son programme de conférences hebdomadaires,
l'expérience dès le début le fit élargir ; en y réservant une place
aussi large que possible aux questions strictement théologiques
et apologétiques, on y introduisit les multiples questions d'ordre
historique, scientifique et social que l'actualité signalait à l'atten-
tion des esprits.
Voici, à titre d'indications qui pourront être utiles à plusieurs
de nos lecteurs et rappelleront à d'autres de précieux souvenirs,
la série des conférences de diverses années.
Année 1899-1900
15 novembre. L'enseignement de l'histoire sous l'ancien régime
et ses conséquences, par le docteur Meynier.
24 novembre. La guerre du Transvaal, par M. le chanoine Panier.
Ier décembre. Deux corsaires bretons : Jehan et Nicolas de Coe-
tanleur, par le colonel de Jacquelot de Boisrouvray.
8 décembre. Les origines de l'Église, par Jean Guiraud, profes-
seur à l'Université.
10 décembre. Gravelotte et le patriotisme, par le colonel de Jac-
quelot.
22 décembre. Une année en Allemagne, par Georges Mairot, étu-
diant.
Les mœurs des étudiants allemands, par Régis Bossanne, étu-
diant.
7 janvier. L'évolution de la terre, parle docteur Girardot.
14 janvier. La littérature et le cosmopolitisme, conférence au
Kursaal, par René Doumic, de l'Académie française.
25 février. Ce qu'on apprend à 1 école de Bossuet, par F. Brune-
tière, de l'Académie française.
2 mars. Le duel et l'Église, par le chanoine Moussard.
9 mars. L'honneur, ce qu'il doit être pour des catholiques, par
Jean de Jacquelot de Boisrouvray, étudiant.
i5 mars. L'histoire du testament, par Maurice Lambert, avocat.
28 avril. La Robe rouge, de Brieux, par Louis Montenoise, avocat.
5 mai. La Robe rouge, de Brieux, 2e conf.. par L. Montenoise,
avocat.
Année 190J-1908
20 novembre. L'évolution religieuse de Ferdinand Brunetière
— 6 —
brusquement, elle fut mise en face de Brunetière.
Lui, au contraire, emplissait de son nom les co-
séance d'ouverture, par M. Victor Giraud, professeur à l'Univer-
sité de Fribourg, rédacteur à la Revue des Deux Mondes.
6 décembre. La question du Maroc, par M. le chanoine Panier,
président d'honneur de la Conférence.
20 décembre. La littérature de la troisième République dans
ses rapports avec les moeurs et la politique, par M. L. Hosotte.
rédacteur en chef de l'Eclair Comtois.
13 janvier. Une visite à Notre-Dame de Paris, conférence d'art
avec projections, par M. J. Guiraud, professeur à l'Université de
Besançon.
3i janvier. L'intérieur de Notre-Dame de Paris (deuxième confé-
rence), par M. J. Guiraud, professeur à l'Université de Besançon.
•j février. La crise du mariage, par M. Colinet, avocat à la Cour.
i4 février. L'école de la paix sociale et la lutte contre le socia-
lisme, par M. Béchaux, président de la Société de la paix sociale,
correspondant de l'Institut.
21 février. Les Catacombes et l'apologétique chrétienne, par
M l'abbé Rémond, aumônier du lycée Victor Hugo.
28 février. Les associations ouvrières à Besançon, par M. l'abbé
Simonin, directeur du Patronage central et de l'Association
Jeanne d'Arc.
6 mars. La Corse, souvenirs de voyage, avec projections, par le
docteur Maxime Druhen, président de la Conférence.
i3 mars. Le référendum en Suisse, par M. Colle, licencié
es sciences.
20 mars. La question syndicale, par M. l'abbé Moine, docteur
en théologie, directeur de l'A. C. J. F.
27 mars. Le blé qui lève, par M. de Lagarde.
3 avril. Autour du lac de Genève, souvenirs d'excursion et d'art,
avec projections, par M. E. Giovanna.
8 mai. Le fait démocratique, par M. G. Mairot, président de
l'Association catholique de la jeunesse française.
i5 mai. L'hospice de Beaune et la question de l'hospitalité dans
l'Église, par M. Amiot
Même année. — Conférences religieuses
ij novembre. Raison, religion, révélation, conférence d'ouver-
ture, par l'abbé Gayraud, député du Finistère.
8 décembre. Les conditions modernes de l'apologétique, par le
P. Sertillanges.
— 1 -
lonnes de journaux et forçait l'attention des pen-
seurs. La foule et l'élite le connaissaient. Il possé-
22 décembre. L'essence du dogme et la liberté intellectuelle des
croyants, par le P. Sertillanges.
12 janvier. La certitude religieuse : ses caractères, ses condi-
tions, par le P. Sertillanges.
26 janvier. L'obéissance religieuse : ses exigences, ses limites,
par le P. Sertillanges.
9 février. Les catholiques et la philosophie, parle P. Sertillanges.
23 février. Les catholiques et les sciences historiques, par le
P. Sertillanges.
i'r mars. Les catholiques et les sciences expérimentales, par le
P. Sertillanges.
Année igio-ign
i5 novembre. L'état actuel de l'Église de France, par S. Gr.
Mgr Touchet, évêque d'Orléans.
18 novembre. Cinq mois au Canada : du Labrador au Mexique,
par le R. P. Le Doré.
25 novembre. A la frontière marocaine, par M. Perron.
2 décembre. Le modernisme : ce qu'il est, par le P. Baille.
16 décembre. Le Congrès eucharistique de Montréal, par M. Bel-
leney, de la Croix de Paris.
11 janvier. La chanson populaire, son influence morale, par Paul
Landormy, agrégé de l'Université.
20 janvier. L'état d'àme des catholiques en face des lois ou-
vrières, par l'abbé Simonin.
17 février. Les grognards de la Grande Armée, par G. d'Es-
parbès.
3 mars. La guerre : conséquences modernes, par le lieutenant
Henri Saillard.
10 mars. Au Soudan : la race de Bambara, par le lieutenant
Flachot.
Vj mars. Pourquoi les croyances religieuses sont-elles si peu
enracinées dans tant d'âmes, par le R. P. Dagnaud.
24 mars. La Bibliothèque de Besançon : ses richesses, ses curio-
sités artistiques, par le docteur Maxime Druhen.
2 avril. Brunetière, par MM. Denys Cochin et Etienne Lamy, de
l'Académie française.
5 mai. Les retraites ouvrières : que faut-il en penser? par
If. G. Colle.
12 mai. Les services rendus à l'exégèse et à la foi par les tra-
vaux de l'École biblique de Jérusalem, par le R. P. Lagrange.
— 8 —
dait à la fois la célébrité calme et la notoriété
tapageuse. Telle était son intrépidité de jugement et
parfois son irrespect des idoles du jour, qu'il était
rare que sa voix s'élevât sans être aussitôt suivie
d'un concert de clameurs, indignées ou moqueuses.
Chose piquante : cet apôtre infatigable des lieux
communs (Dieu sait s'il les a défendus contre les
fantaisies individuelles et les caprices du dilettan-
tisme) se montra souvent l'adversaire résolu de
l'opinion courante. A tel point que ses paradoxes,
ou, si l'on veut, ses boutades, passaient aux yeux
de certains pour une manière de réclame à rebours.
A tort , car, seul, l'amour de la vérité guida toujours
cette âme admirablement sincère.
Critique, orateur, professeur, il venait de donner
sa mesure, Tannée précédente, dans ses fameuses
conférences à la Sorbonne, sur Bossuet. Je veux
bien que Pascal, génie inquiet, tourmenté, pour
avoir posé, de façon pathétique, l'éternel pro-
blème de la destinée, ait exercé sur lui une influence
plus profonde. C'est, du moins, ce que prétend l'un
des « pascalisants » les plus qualifiés d'aujourd'hui,
M. Victor Giraud. Mais Bossuet! comme il était à
l'aise pour en parler! Cette passiond' unité qui l'anima
jusqu'à la fin, ce parti pris de se placer au point de
Depuis vingt ans, ce programme que la Conférence s'était tracé,
elle l'a exécuté avec une inlassable persévérance, et grâce à
sa variété précisément, les directeurs ont su grouper toujours et
sans effort un auditoire déjeunes gens de plus en plus nombreux
et assidus. Voilà un fait qui semble justifier la méthode adoptée
par les fondateurs de l'œuvre.
— 9 —
vue « social » pour juger le christianisme, le prédis-
posaient à comprendre à fond l'illustre évêque de
M eaux l. Il n"y a pas jusqu'à leur style qui n'abonde
en analogies foncières. Le génie latin les a marqués
tous deux de son empreinte. Leurs phrases majes-
tueuses, bâties au ciment romain, et dont les pro-
positions s'emboîtent si exactement l'une dans
l'autre, ont ceci de commun qu elles font bloc, sem-
blent d'abord un peu massives, mais si on les parle
c'est un enchantement : la lourdeur apparente dispa-
raît et il ne reste plus qu'une puissance, au con-
traire, ailée, magnifique.
Le succès du conférencier fut énorme, et vers
la fin, bruyant 2. Et déjà, sa sympathie admirative
pour Bossuet le portait assez loin, dans la direc-
i. Jules Lemaître, dans son allocution sur Bossuet prononcée à
Meaux, le 3o octobre dernier, s'exprimait ainsi : « Celui qui aurait
dû parler aujourd'hui de Bossuet. ce n'est pas moi, c'est F. Brune-
tière, qui i*a tant aimé et glorifié, et qui Ta si profondément com-
pris. Leurs deux esprits avaient quelques traits communs : l'amour
de l'ordre, la passion de la dialectique, le besoin de croire et d'affir-
mer. »
2. Ces cours, qui mirent en valeur l'admirable talent oratoire de
Brunetière, furent troublés par des incidents, dont voici l'origine:
Dans son discours de réception à l'Académie française. Brune-
tière, faisant l'éloge de John Lemoine, opposa le journaliste
d'autrefois, dont son prédécesseur lui semblait le type achevé, au
journaliste d'aujourd'hui, frivole et superficiel.
La corporation des journalistes se fâcha: mettez-vous à sa place!
Un « chahut » fut organisé par quelques journaux parisiens, avec
l'aide des partisans de Zola, auquel Brunetière avait décoché
quelques cruelles vérités. Les étudiants de la Sorbonne se char-
gèrent de rétablir l'ordre et de mettre les interrupteurs à la porte.
Le cours, d'ailleurs, touchait à sa fin. Brunetière n'a pas réuni ces
conférences en volumes. Ceux qui les ont entendues sont unanimes
à le regretter.
— 10 —
tion même où marcha ce grand esprit. — D'autre
part, une orthodoxie non pas chatouilleuse, mais
seulement attentive, relevait, à pleines mains, dans
ses cours ou ses conférences, nombre de propo-
sitions qui révélaient un état d'àme encore fort
éloigné du catholicisme. Manifestement, cet homme
était ébranlé ; il étudiait pour son compte les ques-
tions religieuses, mais, dominé par les conclusions
encore incomplètement revisées d'études antérieu-
res, il ne pouvait avancer qu'à pas lents vers la vé-
rité chrétienne : « Il était alors, écrit Victor Giraud,
sous l'influence d'Eugène Burnouf. dont Ylntroduc-
tion à l'histoire du bouddhisme devait, a-t-il avoué,
retarder d'une quinzaine d'années son adhésion au
christianisme. Et. sous l'action combinée de Scho-
penhauer. de Darwin et de Comte, il croyait ferme-
ment alors qu'une morale strictement positiviste
pouvait désormais se suffire à elle-même, et même
ne remplacerait pas sans avantage les religions
disparues ou périmées *. » Il reste néanmoins vrai
qu'à cette date le problème religieux, déjà, se po-
sait, ou plutôt s'imposait à lui : Brunetière n'y
échapperait pas, et, au contraire, il allait vivre ces
jours pleins d'angoisse et de noble tourment où l'on
refait sa vie par la base. Préoccupé avant tout de la
question morale et attachant le plus haut prix à la
loyauté envers soi-même, on pouvait être sur qu'il
i. Victor Giraud, Notes et souvenirs, librairie Bloud et O, 1907,
p. 26.
— II
irait jusqu'au bout de sa pensée. Dans le monde ca-
tholique, plusieurs notabilités aux aguets le sur-
veillaient de loin, pressentant en lui une recrue de
valeur. Mais il n'était pas encore « à point » pour
entrer en communication directe avec une société
franchement catholique . telle que la Conférence
Saint-Thomas d'Aquin.
Quand, soudain, éclata comme une bombe la
retentissante brochure intitulée : Après une visi-te
au Vatican l. Un mot à effet la résume qui a dé-
chaîné l'une des plus ardentes polémiques de ces
temps derniers, la banqueroute de la science. Je ne re-
viendrai pas, après tant d'autres, sur l'interprétation
légitime qu'il convient de donner à cette déclaration
sensationnelle, dont on a fait depuis un agaçant
abus. Aussi bien la science est morte telle que la
concevait son pontife olficiel, M. Berthelot. Elle est
i. Dans les derniers mois de 1894, à la fin de l'année qui avait
entendu les conférences de la Sorbonne sur Bossuet et dans les
dispositions d'âme que nous venons de dire, Ferdinand Brune-
tière était parti pour l'Italie, et. à Rome, son voyage se termina
par une visite au Vatican où Léon XIII le reçut. « L'impression
produite, écrit V. Giraud, par la vue et la parole de « ce grand
vieillard », fut profonde : ce fut la « chiquenaude » initiale qui
détermina l'ébranlement moral décisif, lequel avait été déjà pré-
paré sans doute, comme il arrive toujours en pareil cas. par les
mille menus faits de la vie intérieure et subconsciente. » Xotes et
souvenirs, p. 27.
A peine de retour à Paris, il écrivait l'article sensationnel :
Après une visite au Vatican.
Parue au début de l'année 1895, sous ce titre : Après une visite an
Vatican, cette brochure fut éditée ensuite par Firmin-Didot avec
ce nouveau titre : Science et religion. Cet article ne se trouve plus
actuellement que dans le volume : Questions actuelles, édité par la
librairie Perrin.
— 12
aujourd'hui rentrée dans son domaine, où elle ac-
complit des prodiges : elle ne tend plus à déborder
ses frontières, à devenir le tout de l'homme, et le
dernier mot de l'univers. Il n'y a plus que les primai-
res pour lui faire encore l'honneur d'un grand S et
se prosterner devant elle. Et c'est inouï, la modestie
que lui ont inculquée, même pour ce qui est de son
ressort, MM. Poincaré, Duhem et autres savants qui
ont l'oreille du public.
Toujours est-il que Brunetière, rabattant ses pré-
tentions exagérées, montra excellemment que le
bonheur, pour l'homme, est affaire, non de pro-
grès matériel ou de connaissance théorique,
mais de discipline intérieure, et par conséquent de
morale ; que la morale séparée de la religion (encore
qu'il en eût été jadis l'ardent champion) ne lui di-
sait plus rien qui vaille ; que, parmi les religions en
cours, le christianisme étant la plus sociale, la plus
armée contre l'individualisme, lui paraissait donc
la meilleure, et dans le christianisme, le catholi-
cisme, pour ce fait que le Pape est bien, selon lui,
le gardien idéal de la tradition et le pouvoir spirituel
rêvé — surtout s'il s'appelle Léon XIII. Il n'en disait
du reste pas davantage et ce serait aller trop vite
en besogne que de chercher dans les déclarations
qui précèdent une adhésion déjà explicite au catho-
licisme. Mais une fois la question posée dans ces
termes, comme Brunetière poussait aussi loin que
possible la logique de l'esprit et la sincérité du cœur,
tout faisait prévoir ce qui heureusement arriva.
- i3 —
Cette brochure, l'un des événements capitaux de
la vie de Brunetière, ne marqua pas moins dans les
annales de la Conférence Saint-Thomas d'Aquin.
C'est grâce à elle que la Conférence passa pour ainsi
dire de la vie cachée à la vie publique. Elle fut ce
coup de pouce qui, survenant au moment opportun,
oriente définitivement une œuvre dans un certain
sens. Voici comment. Le Père Dagnaud, professeur
de philosophie au Collège catholique de Besançon et
directeur de la Conférence, fut très frappé du ton,
de l'accent des paroles de Brunetière. Mais il ne se
borna pas à éprouver une émotion passagère, sans
lendemain. Homme de réalisations, suivant l'expres-
sion chère à M. Briand, il en tira au contraire une
résolution qui était d'inviter Brunetière à compléter
sa pensée chez nous. Dans quelles conditions il le
fit, il va le raconter lui-même. Voici la note même
du Père que je relève dans les archives de la Con-
férence.
«Après une visite au Vatican/ la lecture de cet
article m'avait personnellement profondément ému.
J'admirais chez cet homme, qui, il y a peu de mois
encore, avait pu laisser tomber de ses lèvres, dans
ses conférences sur Bossuet, plus d'un blasphème,
cette parole si respectueuse de la religion, de
T Eglise et du Pape. De ce jour, je résolus de lui
témoigner, par quel moyen, je l'ignorais encore!
mon admiration et ma reconnaissance de catholi-
que !
«r En mai 1896, les circonstances avaient voulu que
- i4-
j'assistasse à Paris au Congrès des Unions de la
Paix sociale. Le dimanche durant ce Congrès, je
fus invité par M. Delaire, le très éniinent et très ai-
mable secrétaire général des Unions, à assister, dans
ses salons, à une réunion du Comité et où je devais
rencontrer entre autres MM. Georges Picot, Ana-
tole Leroy-Beaulieu, Ollé-Laprune, etc.... Au cours
dune conversation que j'eus avec M. Ollé-Laprune
dans l'embrasure d'une fenêtre du salon de M. De-
laire, et lui faisant part des sentiments et des idées
qu'avait fait naître chez moi l'attitude prise par
Brunetière dans sa brochure Après une visite au
Vatican, j'entendis de la bouche de ce grand catho-
lique, qu'une estime réciproque et une véritable ami-
tié liaient à M. Brunetière, ces paroles prophéti-
ques : « Brunetière est l'homme le plus droit et le
plus sincère que l'on puisse rencontrer, j'ai la certi-
tude qu'un jour il sera catholique. » Au désir que je
lui exprimais d'aller voir M. Brunetière pour l'invi-
ter à venir à Besançon, M. Ollé-Laprune me répon-
dit en m'offrant un mot de présentation. Soit timi-
dité, discrétion ou je ne sais quel autre sentiment,
je refusai l'aimable proposition de M. Ollé-Laprune ;
et je me résignai à me présenter moi-même à
M. Brunetière, avec le secret pressentiment qu'in-
connu comme je l'étais, je ne parviendrais pas jus-
qu à lui.
c< Le lendemain, à trois heures, j'étais donc à la
Revue des Deux Mondes et je demandais à être reçu
par M. le directeur. — Qui êtes- vous, Monsieur
— 10
l'abbé ? Venez-vous pour de la copie ? Avez-vous
votre carte, au moins? et toutes les questions qu'un
huissier vigilant doit poser pour arrêter les visi-
teurs importuns.
« — Ma carte est inutile, je suis inconnu de M. Bru-
netière. Annoncez un prêtre tout simplement et
demandez à M. le directeur s'il veut bien le recevoir.
Et l'huissier docile alla frapper à la porte du direc-
teur de la Revue des Deux Mondes. Une demi-mi-
nute ne s'était pas écoulée, j'étais invité à entrer, et
du même coup, je me trouvais en face de Brune-
tière qui s'était avancé au-devant de moi, et dont
les yeux inquisiteurs me fixaient. Spontanément,
sortirent de mes lèvres ces paroles qui traduisaient
d'ailleurs bien les sentiments dont j'étais rempli:
« Monsieur, je suis très heureux de vous apporter,
en mon nom et au nom des jeunes catholiques au
milieu desquels je vis, l'hommage de notre admira-
tion et de notre reconnaissance pour les paroles de
respect qui sont tombées de votre cœur à l'adresse
du Souverain Pontife et de 1 Église catholique, et je
viens vous demander de venir au milieu de nous
pour que nous vous fêtions. » La réponse fut prompte
et nette : « Monsieur l'abbé, je suis tout à vous î »
« Invité ensuite à masseoir, j'expliquai en deux
mots à M. Brunetière ce qu'était la Conférence
Saint-Thomas d'Aquin et ce que précisément je me
permettais de lui demander. « Justement, me ré-
pondit M. Brunetière. j'ai une idée dont je suis plein
et que je veux émettre. »
- 16 —
« Gomme nous avions entre temps causé de la Bre-
tagne, mon pays à moi et presque le sien, M. Bru-
netière ajouta : « Revenez donc me voir dans un
mois en allant en Bretagne, j'aurai précisé mon
idée, nous arrêterons le sujet et nous prendrons
date. »
c< Ainsi fut arrêtée cette conférence sur La Renais-
sance de l idéalisme, la première d'une campagne
féconde qui restera l'un des plus beaux titres de
Brunetière à la reconnaissance des catholiques '. »
« J'ai une idée dont je suis plein et que je veux
émettre. » 11 faut retenir cet aveu, car il est très
caractéristique de la méthode du maître. Il ne par-
lait jamais que de questions qui lui tenaient très à
cœur et qu'il avait longuement méditées. De sorte
que ses discours étaient autant de confidences. Mais
ne vous méprenez pas sur le sens de ce mot. Ce
n'est pas des particularités de sa vie sentimentale
ni de ses impressions personnelles qu'il entretenait
ses auditeurs. Il a, du reste, assez protesté contre
l'étalage complaisant du moi, selon le rite roman-
tique ! Mais les idées qui lui semblaient intéres-
santes et qui commençaient à se grouper dans son
esprit, il avait la passion de les exprimer en public,
y trouvant par-dessus tout cet avantage de se
mieux comprendre lui-même. Il était de l'avis de
Montesquieu : nous ne savons bien ce que nous
voulons dire que lorsque nous l'avons dit en effet.
i. Archives de la Conférence Saint-Thomas d'Aquin.
— i; —
En sorte que cet homme se parlait en parlant aux
autres : l'auditeur était admis à contempler de très
près un cerveau en travail. On s'attendait, comme
dit Pascal, de trouver un auteur, et Ton trouvait un
homme. Il va sans dire que ce spectacle d'un pen-
seur aux prises avec la vérité, et qui découvre ses
batteries, était de nature à impressionner vivement
les jeunes gens de la Conférence qui avaient, eux
aussi, un choix à faire, une détermination pour la
vie à prendre.
Cette idée dont il était plein, il l' épancha dans
le célèbre discours : la Renaissance de V idéa-
lisme, qui. outre sa valeur propre, mérite encore
de retenir l'attention à titre de date, car il est le
premier de cette vaillante série des discours de
combat l qui révèlent sur les sujets les plus actuels,
les plus brûlants du jour, la pensée toujours forte,
agressive au besoin, et de plus en plus catholique
de leur auteur. Il y traite de l'impuissance du posi-
tivisme à satisfaire les âmes contemporaines, et
s'applique à démêler, en philosophie, en littéra-
ture, en politique, les signes d'un renouveau d'idéa-
lisme. En quoi le catholicisme — et encore le grand
mot n'est-il pas lâché, — peut bénéficier de ce mou-
vement, c'est à peine s'il l'insinue dans une con-
clusion très x^rudente, où il est souverainement in-
téressant de surprendre son esprit sur le fait, en
train de s'orienter.
i. Les Discours de combat forment trois volumes publiés par
la librairie Perrin : i*e série : nouvelle série ; dernière série.
— i8*-
Tel quel, ce discours très riche, solidement cons-
truit, eut un énorme retentissement dans le pays.
La séance où il venait d'être prononcé avait été
d'ailleurs un triomphe pour l'orateur. Une mer-
veilleuse assemblée de près de trois mille per-
sonnes remplissait l'immense Kursaal-cirque de
Besançon, l'une des plus belles salles qui soient, du
parterre aux dernières galeries, et lui avait fait un
succès sans précédent.
Les Franc-Comtois, gens froids et réservés par
réputation, devenaient pour Brunetière l'auditoire
le plus intelligent et le plus sympathique qui se
puisse rencontrer. L'éminent académicien était
vraiment conquis.
Un grand banquet, de cent cinquante couverts,
clôtura la journée, au cours duquel la jeunesse et
Brunetière échangèrent des toasts qui achevèrent
de traduire l'impression profonde et salutaire que
laissait le passage du maître à Besançon. A cette
réception, il était d'ores et déjà certain que nous
fêtions un homme qui avait le visage — ce visage
pourtant si tourmenté et si creusé de rides, — tourné
vers la lumière.
On ne relira pas sans intérêt les discours qui
furent prononcés dans cette première rencontre :
celui d'un sens si profond et d'un tour si étudié de
M. Louis Montenoise, avocat à la cour d'appel de
Besançon, et la réponse de Brunetière. Au Cham-
pagne donc, M. Montenoise parla ainsi :
— 19 —
Monsieur,
Je crois qu'on a eu tort de dire du discours et
sans réserve qu'il ne survit pas au temps ni à
l'occasion. Pour ma part, aujourd'hui plus que
jamais, j'incline à penser qu'en cela tout dépend
de l'orateur. Les paroles que vous venez de pro-
noncer ne sont pas de celles qu'on oublie. Tom-
bées de vos lèvres parmi nous et pour nous,
elles ont toute l'autorité d'un précepte, toute la
valeur et la netteté d'un enseignement, bien
plus, elles demeurent le plus précieux témoi-
gnage de votre haute bienveillance et de votre
généreuse sollicitude ; en vieillissant dans notre
souvenir, elles ne perdront rien de leur saveur et
les idées qu'elles ont semées dans notre esprit
ne seront pas un grain stérile.
Ce que vous avez dit, Monsieur, nul mieux
que vous ne l'eût exprimé et d'une façon plus pro-
fitable. N'êtes-vous pas, en effet, l'adversaire
déclaré des périodes sonores et des phrases vi-
des ? Avez-vous jamais, dans votre carrière, mis
au jour une page, je ne dirai pas inutile, mais
superflue ? Peut-il sortir de votre plume ou de
votre bouche un mot qui n'ait sa raison d'être,
sa signification, sa portée ? Et lorsqu'on vous lit
ou qu'on vous écoute, comme on comprend à
merveille votre indignation contre ceux qui ont
voulu faire de l'art « un divertissement de man-
— 20 —
darins », de cet art où vous êtes passé maître et
où vous avez apporté, vous, tant de conviction,
de scrupule et de probité ! — « Il faut que tout
le monde vive, mais personne, que je sache,
n'est obligé de parler ou d'écrire et quiconque
s'y décide est éternellement comptable de sa pa-
role ou de son écriture à l'humanité tout en-
tière. » C'est vous, Monsieur, nous le savons
tous, qui avez dit ces choses : vous ne vous êtes
pas contenté de les dire, vous avez prêché d'exem-
ple, ce qui est la meilleure et la plus persuasive
des éloquences.
Trop heureux serions-nous si chacun, dans
sa sphère, comprenait son rôle social comme
vous avez compris le vôtre. Hélas ! il n'est pas
besoin d'avoir l'expérience de l'âge pour affirmer
qu'aujourd'hui les hommes, non pas sans doute, et
cela va sans dire, de votre caractère, mais les
hommes de caractère, les hommes de volonté
sont rares. L'indifférence, la mollesse, le scepti-
cisme, qui sont des formes du dilettantisme, ont
tout envahi, et il n'y a pas là de quoi nous surpren-
dre. « Si certains hommes, écrivait la Bruyère,
ne sont pas dans le bien où ils pourraient aller,
c'est par le vice de leur première instruction. »
Mieux que la Bruyère, Monsieur, vous avez com-
pris le mal, puisque vous avez voulu y porter re-
mède, puisque vous vous êtes efforcé de montrer
— 21
quelles doivent être les qualités de cette instruc-
tion ou plutôt de cette éducation « qui doit for-
mer l'homme pour la société ». — Et c'est ainsi
que la jeunesse est devenue l'objet de votre
constante préoccupation. Les jeunes gens sont
le sel de la terre. « Ce sont eux, a-t-on dit, qui,
en se mêlant aux masses, empêchent cel-
les-ci de se corrompre. » Et voilà pourquoi vous
vous êtes tourné vers eux, voilà pourquoi vous
avez essayé de les mettre en garde contre ce
dilettantisme dont vous venez, une fois de plus,
de nous montrer tous les dangers, voilà pour-
quoi vous avez essayé de les prémunir contre
l'individualisme en leur répétant :
« Nous ne sommes pas nés pour vous, mais
pour la société; avant d'être nos maîtres, nous
sommes les serviteurs de la patrie et de l'huma-
nité. » Vous avez stimulé leur amour-propre,
réveillé leurs aspirations, exaspéré leur soif
d'idéal, vous leur avez rendu les espérances et
jusqu'aux illusions qu'on était en train de leur
faire perdre. Voilà pourquoi, lorsque nous nous
sommes adressés à vous, vous avez répondu
avec tant de complaisance à notre appel, voilà
pourquoi vous êtes aujourd'hui parmi nous, voilà
pourquoi vous avez parlé tout à l'heure comme
vous l'avez fait.
Les jeunes gens qui vous ont entendu, et dont
— 22
je suis ici l'interprète bien insuffisant et bien
malhabile, me prient. Monsieur, de vous expri-
mer toute leur admiration et toute leur recon-
naissance pour les paroles que vous avez bien
voulu leur adresser. Votre œuvre est éminem-
ment patriotique, ils le savent. C'est au couron-
nement définitif de cette œuvre, c'est à la réali-
sation de vos efforts que j'applaudis avec eux, en
vous demandant la permission de lever respec-
tueusement mon verre en votre honneur. Unis dans
la même pensée, dans la même opiniâtreté de vo-
lonté et de labeur, nourris de vos conseils et de vo-
tre exemple, nous secouerons cette torpeur qui
tend à nous envahir, nous deviendrons des hom-
mes d'action, avant tout des hommes de « tem-
pérament personnel » et de caractère et notre
génération n'oubliera pas les chefs qui, comme
vous, l'auront conduite à la plus noble des vic-
toires, celle qu'on remporte sur soi-même. »
Et M. Bmnetière répondit :
Messieurs.
Je vous remercie avant tout des paroles trop
obligeantes que le président de votre Conférence
vient de m'adresser en votre nom, et je lui ré-
ponds très sincèrement que, si nous parlons de
reconnaissance, c'est moi qui vous en dois pour
la franche et chaude cordialité de votre accueil.
— 23 —
Je vous ai dit tantôt ce que j'avais à vous dire;
mais, puisque je suis ici l'hôte de la jeunesse
de Besançon, c'est à elle que je voudrais porter
mon toast, et je vais l'essayer, quoiqu'il n'y ait
rien de plus embarrassant.
Il n'y a rien de plus embarrassant que de por-
ter un toast à la jeunesse, car quels vœux ou
quels souhaits lui adresserait-on bien ; et n'a-
t-elle pas tout pour elle ? Vous avez l'espérance
et vous avez la force ! Vous avez l'ardeur et
vous avez la générosité ! Vous avez la curio-
sité.... et si vous avez sans doute quelques dé-
fauts, puis-je vous souhaiter de vous en défaire,
puisque vous ne vous en déferez qu'avec la jeunesse
même, et que peut-être, en attendant, sont-ils
la rançon de vos qualités. Mais je puis toujours
vous donner un conseil, et tout en louant en vous
votre avidité de connaître, je puis vous engager
à vous défier du pire des vices qu'elle engendre :
c'est le dilettantisme.
Et je vais vous indiquer un moyen de vous en
préserver; car, on a quelquefois l'air de croire
que ceux qui ne veulent voir qu'un côté des
questions, c'est que les autres leur ont échappé...
Non ! ils ne leur ont pas échappé ! Mais dans
ces grandes questions, où il y va delà conduite,
et de la morale, et de l'humanité, considérant
que la vie est courte et la science infinie, ils ont
-24-
compris qu'on n'arrivait à rien si l'on ne prenait
de bonne heure un parti, et c'est tout justement
ce que l'on appelle avoir un idéal.... Faites-
vous donc de bonne heure un idéal, pour toutes
sortes de raisons, mais surtout pour pouvoir
agir, et, si vous vous imposez après cela la loi
de vous y conformer, vous pourrez en sûreté
vous moquer du dilettantisme et de son impuis-
sance.
C'est le souhait que je forme pour vous, et
si peut-être vous l'avez senti tantôt dans les
paroles que je vous adressais, je ne puis mieux
vous témoigner ma reconnaissance qu'en le for-
mulant ce soir plus clairement ; et ainsi, — par-
lons latin puisque nous sommes entre pédants,
— unde orsa est in eoclem terminabitur oratio:
la journée finira comme elle a commencé !
Je bois à la jeunesse de Besançon l.
I. Voici, à titre de document, la très humoristique allocution
que M. le chanoine Suchet, doyen du Chapitre, prononça à ce
même banquet :
« Monsieur,
« Permettez-moi de vous remercier, non seulement au nom des
membres de la Conférence de Saint-Thomas d'Aquin, mais encore
au nom de la Franche-Comté. Je ne crains pas de me faire l'inter-
prète de mes compatriotes en vous disant que cette province s'ho-
nore de vous posséder aujourd'hui dans sa capitale.
« On nous reproche, à nous autres Franc-Comtois, d'être froids,
têtus et jaloux. — Froids! sans doute nous n'avons pas l'humeur
expansive de certaines autres provinces. Mais nous savons appré-
cier avec calme, et au moment opportun, les qualités solides et
les talents véritables. Vous avez pu voir aujourd'hui, par la foule
réunie pour vous entendre, que nous ne sommes pas indifférents
'20
Ceci se passait le 2 février i8g6.
au bien dire et que nous savons nous enthousiasmer par une pa-
role éloquente.
t On dit encore que nous sommes têtus. Oui, les Comtois sont
fermes dans leurs opinions et leurs croyances, quand ils ont pesé
les motifs d'y être fidèles. C'était là le caractère de nos pères, et
lorsque notre province était vraiment maîtresse d'elle-même, elle
avait ce vieux dicton qui était le symbole de sa fermeté :
« Comtois, rends-toi !
« Xenni. ma foi!
« On dit enfin que nous sommes jaloux, et que nous aimons à
déprécier ceux de nos compatriotes qui s'élèvent au-dessus du
vulgaire. Cette accusation, on s'est plu à la formuler dernièrement
dans les journaux de la capitale et de la province, en nous accu-
sant de renier un gTand poète né parmi nous. 11 n'y a rien de fondé
dans celte accusation. La Franche-Comté n'a jamais renié aucune
de ses gloires et n'a reconnu a personne le droit de les contester.
Et même je puis dire que. dans aucun autre pays peut-être, on n'a
montré autant de zèle à recueillir les détails historiques et biogra-
phiques qui peuvent mettre en relief ceux de nos concitoyens qui
se sont distingués dans une carrière honorable. Nous sommes
fiers de toutes nos illustrations militaires, littéraires, poétiques,
scientifiques et religieuses. Leurs noms nous rappellent cet idéal
qui doit nous élever, comme vous l'avez si bien dit, au-dessus des
doctrines sensualisies. et nous inspirer d'aimer et d'honorer tou-
jours ce qui est grand, ce qui est beau, ce qui est bon et ce qui
est vrai. » (Une explosion de bracos salua ce toast.)
M. Brunetière de nouveau, aux applaudissements de tous, dut
répondre au spirituel chanoine :
« MONSIEUR LE CHANOINE,
« Je vous remercie de vos paroles, et si je ne puis me permettre,
étant trop neuf à Besançon, d'avoir l'air de prendre parti dans
une controverse locale, je crois cependant pouvoir vous dire que
je ferai votre commission.
« Je la ferai d'autant plus volontiers que je ne connaissais pas,
je l'avoue, les défauts que vous m'apprenez que l'on reproche aux
Franc-Comtois, mais qu'après vous les avoir entendu si spirituel-
lement énumérer, je trouve, en y songeant, que, pour des défauts,
ils ont beaucoup de l'air des qualités que j'estime le plus.
« Vous passez pour jaloux, dites-vous, et voila, sans doute, un
bien vilain défaut: mais quoi! la jalousie n'est souvent qu'une
forme de l'émulation: et puis, les jaloux sont peut-être eux-mêmes
très malheureux, mais je trouve bon qu'il y ait des jaloux, pour
IL
l ne tournée de Conférences en Amérique. — Le Catholicisme
américain an Vatican. — Brnnetiére et Victor Hugo. — Dé-
claration de Brnnetiére : partout le Catholicisme c'était la
France, la France c'était le catholicisme.
Un peu plus de deux ans après, la Conférence
avait de nouveau recours à Brunetière. Elle s'était si
bien trouvée du contact avec l'illustre critique, tant
d'honneur en avait rejailli sur elle, par ricochet,
qu'elle se sentait du coup nota ad majora. Vous
aurez beau médire du succès, et le dissocier à
grand fracas du mérite, rien ne peut remplacer cet
incomparable metteur en branle. Où il passe, les
nous obliger à veiller constamment sur nous-mêmes, et, le cas
échéant, à valoir ainsi tout notre prix.
« Vous passez pour têtus, m'avez-vous dit ensuite! Oh! ici je n'ai
plus de doute, et je fais, pour ma part, le plus grand cas de l'entê-
tement. Tenir à ses idées, à ses affections, aux opinions que Ton
s'est faites, les défendre envers et contre tous, mais c'est la défi-
nition même de la fermeté du caractère et l'entêtement n'est que
le nom que lui donnent ceux qui ne la possèdent pas, et qui en
sentent cependant tout le prix.
« Et que m'avez-vous donc encore dit? Qu'on vous accusait
d'être froids? de ne pas vous jeter à la tête des gens? de regarder
peut-être a qui vous donnez la main? de ne vous livrer enfin qu'à
bon escient? Pour le coup, Monsieur le chanoine, dans les temps
où nous vivons, et dont l'un des traits distinctifs est une espèce
d'universelle banalité, ah ! pour le coup, voilà vraiment une espèce
d'héroïsme! et tant pis pour quiconque en méconnaîtrait le prix.
« Oui Monsieur le chanoine, je ferai votre commission, et, en
attendant, je bois à la conservation des précieux défauts des
Comtois. »
— '21
ailes poussent. A la Conférence on vivait double,
alors, et l'on ruminait de vastes projets. Entre
autres, celui-ci auquel allaient d'emblée les sympa-
thies du public. Il s'agissait de célébrer, dans une
trilogie renouvelée de l'antique, les trois Franc-
Comtois les plus célèbres du xixe siècle. Quels ils
sont, aucun doute à ce sujet. Sur ce palmarès de la
gloire, deux noms formidables s'inscrivent : Pas-
teur et V. Hugo. Après ces deux premiers prix
ex œqno, Proudhon fait encore bonne figure. Et
quelle heureuse diversité ! Le savant, le poète, le
pamphlétaire ! Celui qui a révolutionne la science ;
celui qui a révolutionné la littérature : celui qui
n'aurait pas demandé mieux que de révolutionner
la société (au moins à certains moments de son
existence, car on trouve de tout, dans Proudhon,
même des idées modérées).
M. Denys Cochin. ancien élève de Pasteur, était
tout désigné pour formuler l'éloge de son maître
qu'il fit à la manière large, copieuse, singulière-
ment compréhensive, que nous lui connaissons *.
M. Arthur Desjardins, membre de l'Institut, avo-
i. Denys Cochin parla à Besançon de Pasteur le 2; décembre
1896. La veille s'était déroulé à Paris un grand spectacle où toutes
les autorités du pays, tous les savants de France et de l'étranger
avaient été heureux de paraître pour témoigner à Pasteur leur
admiration. La translation des cendres du maître, de Notre-Dame
à l'Institut Pasteur, avait été effectuée solennellement.
A Besançon, sa patrie, on ne pouvait pas oublier le grand sa-
vant.
La Conférence Saint-Thomas d'Aquin avait donc pris l'initia-
tive d'une manifestation, en même temps qu'elle provoquait l'idée
— 28 -
cat général à la Cour de cassation, auteur d'une
vie de Proudhon, en servit la fine fleur aux Bison-
tins ■ et Brunetière parla de V. Hugo.
C'est un Brunetière, « plein d'usage et raison »,
qui nous arrivait là, après « un beau voyage ».
L'année précédente, appelé par l'Université Har-
vard, il avait poussé une pointe en Amérique, en-
trepris une campagne de conférences, et mené une
rapide enquête au sujet du catholicisme aux États-
Unis. On se rappelle que ses conclusions ne plurent
pas le moins du monde à l'excellent journaliste
canadien, M. Tardivel. Mais nous n'aurons garde
d'entrer ici dans le détail du débat. Quoi qu'il en
soit, le mois de novembre suivant, à Rome, il com-
muniqua à une assemblée de cardinaux (et on les
compte, les orateurs français qui eurent la bonne
fortune de s'adresser aux membres du Sacré Col-
d'une souscription pour un monument à élever à Pasteur dans
Besançon même.
La conférence du 27 décembre apporta au projet la première
souscription.
Denys Cochin prononça à cette occasion l'un de ses plus beaux
discours, assurément. Sa parole y coule avec une aisance admi-
rable au milieu des détails scientifiques les plus délicats, y dé-
roule des vues d'ensemble de la plus large envergure, pendant
que son admiration émue pour son illustre maître lui arrache des
accents de la plus pénétrante éloquence. — Ce superbe discours
se trouve presque in extenso dans la Franche- Comté des 28 et 29 dé-
cembre 1896.
1. M. de Mun, le grand orateur catholique, épris de toutes les
questions sociales, avait accepté la tâche de parler de Proudhon.
Des affaires graves l'obligèrent à remettre entre les mains d'un
maître d'ailleurs la délicate mission que les circonstances ne lui
permettaient pas de remplir. La belle conférence de M. Desjardins
a été publiée en brochure. Imprimerie Jacquin, Besançon, 1898.
— 129 —
lège) ses observations cueillies en cours de route.
Un surcroit de besogne en résulta pour lui, qui
faillit l'empêcher de venir à Besançon. Mais on ne
vit jamais homme plus dévoué à ses amis, plus dis-
posé, coûte que coûte, à leur rendre service. La
lettre suivante en fait foi.
« Mon Révérend Père, vous m'embarrassez fort.
Vous savez que je ne demande pas mieux que de
répondre à votre invitation, mais le pourrai-je? Et
quand le pourrai-je? Car depuis mon retour d'Amé-
rique, je n'ai pas pris encore un instant de repos,
et j'avais formé le projet d'aller passer précisément
le mois de novembre à Rome. On m'y attend, et
comme entre autres affaires j'y dois causer longue-
ment du catholicisme américain, c'est un projet
sur lequel il me serait très difficile de revenir. De
votre côté, vous avez sans doute vos raisons de
tenir au mois de novembre et je ne voudrais pas
défaire vos arrangements. Enfin l'hiver sera pour
moi très laborieux l'an prochain, à cause du renou-
vellement de la Chambre qui me privera pendant
deux ou trois mois peut-être de mon chroniqueur
politique ; et tout cela, vous le voyez, fait ensemble
bien des difficultés. En résumé, je ne pourrai son-
ger à aller à Besançon avant le mois de février.
Voyez donc si vous pouvez m'attendre jusqu'à cette
époque, et nous chercherons alors ensemble une
date précise. Ai-je besoin d'ajouter que de quelque
façon que tournent les choses, je ne vous en serai
pas moins reconnaissant de toutes vos attentions.
- 3o -
Laissez-moi vous renouveler à ce propos, etc. I.... »
C'est vraiment intervertir les rôles; est-il pos-
sible de témoigner plus de généreux dévouement ?
D'une autre lettre au même destinataire sur le
même sujet, à l'heure où ce labeur dont il vient
d'être parlé devenait plus lourd 2 :
« Je n'arriverai à Besançon que le samedi 12 fé-
vrier au soir et, à mon grand regret, j'en devrai re-
partir le lundi dans la journée. Si vous vous faites
une idée de ce que j'ai en train de besognes urgen-
tes, vous me pardonnerez cette précipitation et vous
voudrez bien m' excuser auprès de tous ceux que je
me permets d'appeler mes amis de Besançon. »
Puis cette phrase que j'extrais de cette même let-
tre, qui montre bien le tempérament combatif de
l'écrivain et qu'il ne lui déplaisait pas de frapper
l'opinion au point sensible :
« La conférence à laquelle vous avez la bonté de
faire allusion, sur Y art et la morale, sera prochaine-
ment imprimée avec des notes qui en doubleront le
volume, et j } espère qu'elle deviendra le principe ou
I occasion d'une certaine agitation des esprits. »
Arrivé à Besançon la veille de sa conférence, le
II février 1898, il posa au Père Directeur une cu-
rieuse question que je relève dans les archives de la
Conférence (on peut bien supposer, par exemple,
que ce n'était que pour la forme!) : Mon Père, quel
discours voulez-vous que je fasse demain? Me de-
1. Lettre du 22 septembre 1898.
2. Lettre du 3o janvier 1898.
— 3i -
mandez-vous, sur Victor Hugo, une oraison funè-
bre, un discours académique ou un discours sin-
cère ? — Mais on ne voit pas trop Brunetière dé-
guisant sa pensée pour ménager les susceptibilités
des hugolàtres, si, d'ailleurs, il en est de fanatiques
à Besançon, et rien n'est moins sur, car, à n'en pas
douter, par tout ce qu'il a d'énorme, d'incohérent et
de monstrueux. V. Hugo se différencie nettement
de la fine race comtoise, amie de la mesure. Aussi
bien n'en fait-il partie que par le hasard de la nais-
sance. Le Père conclut donc naturellement en fa-
veur de la plus grande liberté d'appréciation laissée
à l'orateur.
Gela nous valut un discours « sincère » et magis-
tral. Pour Brunetière, la littérature n'est point un
passe-temps de mandarin, une jouissance plus no-
ble, plus raffinée que d'autres. Fougueux adversaire
de la doctrine de l'art pour l'art, viciée selon lui
par le plus subtil et le plus dangereux égoïsme,
c'est sous l'inspiration dune philosophie, d'une
morale, qu'il contrôle ses impressions d'artiste et
formule sou jugement critique. Aussi ne faut-il pas
s'étonner que son discours sur V. Hugo ne soit bel
et bien une thèse, à savoir que notre compatriote
se pose comme le plus individualiste des poètes et
que. de là, découlent ses qualités et ses défauts. Le
poète y fut loué en termes magnifiques pour son
imagination grandiose, l'acuité de ses sensations
visuelles, le rythme si musical de ses vers, son ai-
sance à se mouvoir dans le symbole, l'agrandisse-
- 32 —
ment féerique qui se faisait spontanément en lui de
ses plus humbles et journalières impressions, son
don de créer de l'éternel avec de l'actuel, sa presti-
gieuse faculté de saisir l'insaisissable, d'exprimer
l'inexprimable, grâce à laquelle il a reculé plus
loin qu'elles ne l'avaient jamais été les frontières
de la poésie et les limites mêmes du verbe humain.
En revanche, le penseur fut jugé de très haut, dé-
gonflé de main preste, traité ni plus ni moins d'ar-
riéré, vertement blâmé de s'être placé, dans un iso-
lement orgueilleux et voulu, à l'écart de tout le
« mouvement littéraire, philosophique, scientifique
et social de son siècle. » (J'éprouve le besoin de sou-
ligner , n'osant prendre à mon compte de telles pro-
positions.) Et ne serait-ce pas ici le lieu de rappeler
ces fortes paroles de M. Lanson : « J'ai peut-être exa-
géré autrefois l'importance de « l'intelligence » (en-
tendez la capacité d'analyse et d'élaboration des idées
abstraites) dans la littérature, et j'ai peut-être été
trop dur à certains artistes dont l'esprit, inhabile à
l'abstraction, n'opérait jamais que sur des images
et des symboles sensibles. Je puis rendre aujour-
d'hui plus de justice à cette forme de pensée, im-
propre aux démonstrations, mais fortement sugges-
tive? » — Que vous en semble? Si nous laissions les
penseurs penser, et les chanteurs chanter ? Si nous
faisions plus décidément nôtres ces vers, pleins de
bon sens, du vieux Boileau :
La nature, fertile en esprits excellents,
Sait entre les auteurs partager les talents.
- 33 —
Quoi qu'il en soit, on ne saurait trop regretter que
cette conférence n'ait pas été publiée par le maître
lui-même. N eut-il pas le temps d'y mettre la der-
nière main ? Avait-il l'intention de s'en servir
encore? En tout cas, nous en sommes réduits, pour
la juger, au compte rendu, d'ailleurs très conscien-
cieux, des journaux de l'époque *.
Mais cette admirable page de littérature ne pro-
jetait pas de lumière directe sur « l'état d'àme » de
Brunetière. Or. l'indiscrétion — largement consentie
par l'intéressé, et donc légitime — était de règle,
ici. On voulait, à tout prix, savoir où en était ce
noble esprit, de son évolution religieuse. Cette
question primait toutes les autres. Elle fut résolue
le soir même, en petit comité, au siège de la Confé-
rence. L'habitude en avait été prise, pour ainsi dire,
dès le premier coup. Il était comme entendu d'a-
vance qu'une fois, là. dans l'intimité, Brunetière
rendrait ses comptes, ferait son examen de cons-
cience, et nous renseignerait exactement sur sa
position vis-à-vis du catholicisme.
Aussi, quel empressement à venir l'écouter î On
n'a pas tous les jours l'occasion d'entendre des pa-
roles retentissantes que la presse, dès le lendemain,
jettera aux quatre vents du ciel. D'être admis à les sai-
sir au vol. sitôt prononcées, ne semble-t-il pas qu'on
les a mieux comprises que les autres, si même ne s'y
joint quelque peu l'illusion de les avoir inspirées!
î. La Franche- Comté, numéros des i5. 16 et 17 février 1898.
3
-34-
Donc, ce soir-là, une assistance d'élite se pressait
dans les salons de la Conférence. Mgr l'archevêque
y était, entouré de ses vicaires généraux ; il venait
pour féliciter l'orateur de l'éloquent discours qui
avait marqué la journée et entendre encore ses
aveux, qui furent très consolants. Car, loin de reve-
nir en arrière ou de biaiser, ou d'atténuer ses décla-
rations d'antan, Brunetière proclama que, selon lui,
la renaissance de l'idéalisme s'accentuait de plus en
plus au profit de l'idée chrétienne, et que le temps
était passé du renanisme, du voltairianisme , et
même des « saints laïques », s'il est vrai que les ver-
tus qu'ils pratiquent poussent en eux sur un fond
de christianisme que leur transmet l'hérédité et
qu'ils ignorent. Au reste, voici le texte intégral de
cette remarquable allocution. M. Montenoise, avo-
cat à la cour d'appel et président de la Conférence,
avait d'abord salué et remercié l'orateur au nom de
la population tout entière.
Monsieur,
En vous souhaitant ce soir la bienvenue, je
suis heureux de vous exprimer, au nom de la
Conférence Saint-Thomas d'Aquin, nos remercie-
ments pour le dévouement avec lequel vous avez
bien voulu répondre à notre appel.
Pour répondre au vœu de tous, j'ai encore
pour mission de vous exprimer par quelques
paroles notre commune admiration. Mais ici je
suis embarrassé, car je trouve dans votre carac-
- 35 —
tère et dans vos œuvres tant d'occasions d'ad-
mirer que je ne sais comment m'y prendre pour
orienter mon hommage.
Puisque j'ai l'honneur de parler au nom de
jeunes gens, et de jeunes gens catholiques, je
veux saluer en vous uniquement celui qui, à une
époque où il paraît de bon ton de penser que la
philosophie doit se dégager de toute religion,
celui qui a pensé le contraire, celui qui a su ap-
précier la grandeur de la doctrine chrétienne,
celui qui a constaté à Rome et aux États-Unis
la prépondérance de cette idée et de cette doc-
trine, celui qui a su rendre hommage comme il
convient à l'homme qui est ici-bas le centre de
l'idée chrétienne, le représentant et le chef de
cette doctrine. Et je dis que parmi tant de parti-
cularités précieuses du talent de M. Brunetière,
c'est celle-là la plus captivante, celle qui nous
frappe le plus et c'est devant celle-là que je
m'incline.
Et je bois à l'écrivain sincère et surtout au
penseur indépendant et impartial!
C'est alors que Brunetière. au milieu d'un silence
profond, fit entendre cette déclaration, fréquemment
coupée par les applaudissements.
Messieurs,
Il y a deux ans, presque jour pour jour, qu'ici
.3
- 36 —
même, à Besançon, sous les auspices de la
même Conférence Saint-Thomas d'Aquin, je
vous parlais de la Renaissance de l'idéalisme,
et, puisque vous voulez bien le constater vous-
mêmes, je suis heureux de constater avec vous
que, depuis deux ans, les symptômes de cette
renaissance n'ont fait que se développer. Oui,
partout où l'on pense, non seulement en France,
mais en Europe et dans le monde entier, comme
on pourrait aisément le montrer, il y a vraiment
une renaissance de l'idéalisme, et j'entends, vous
entendez avec moi par là , une réaction de jour
en jour plus évidente contre les doctrines qui
ont essayé trop longtemps de borner l'activité
de l'homme à la poursuite, à la satisfaction et
au culte des intérêts matériels.
As-tu vendu ton blé, ton bétail et ton vin?
demandait jadis, non pas un politicien, ni un
économiste, mais un poète, et il semblait croire,
en vérité , que ce dût être là notre unique préoc-
cupation. N'est-il pas vrai, Messieurs, que nous
en avons aujourd'hui de plus hautes? et que si
la fortune a toujours ses adorateurs, et le succès
toujours ses courtisans, la religion de l'idée n'en
a pas moins reconquis presque tous ceux qui
pensent? « La religion de l'idée, c'est la préoc-
cupation de tout ce qui dépasse la vie présente,
c'est le sentiment de la faiblesse ou de l'impuis-
-37-
sance de la raison de l'homme, c'est enfin le
sens du mystère. »
Aussi, que ce mouvement se soit accompli au
profit de l'idée chrétienne, il n'y a là rien que
de naturel, et c'est le contraire qui devrait nous
étonner ! Car dans un monde où tout est relatif,
c'est-à-dire mobile et changeant, l'idée chré-
tienne, c'est l'absolu, et ne faut-il pas bien que
tôt ou tard, à moins de tourner dans une
espèce de cercle ou de devenir la contradiction
d'elles-mêmes, toute esthétique, toute morale,
toute science même , s'appuient sur l'absolu ?
Or, on l'a dit, et avec autant de profondeur
que d'esprit, on ne s'appuie que sur ce qui ré-
siste, et n'avouerons-nous pas loyalement qu'au-
jourd'hui, dans le désarroi de toutes les méta-
physiques, ce point de résistance, la religion
seule est capable de nous l'offrir....
Est-ce bien, Messieurs, le lieu et le moment
d'insister ? Il vous faudrait, pour m'écouter en-
core, à vous trop de patience, et à moi, pour
vous faire une seconde conférence, plus de souf-
fle que je n'en ai, plus de confiance en moi, plus
d'indiscrétion aussi. Mais je puis pourtant vous
indiquer rapidement, pour m'en féliciter avec
vous, deux ou trois symptômes de ce réveil de
l'idée religieuse.
C'en est un premier, je crois, et d'une grande
— 38 -
importance, que Ton ait eu de voir autre chose
qu'une figure de pure rhétorique, une antithèse
purement verbale dans l'opposition que l'on a
essayé d'établir, depuis Voltaire jusqu'à Victor
Hugo, et jusqu'à Ernest Renan, entre les « reli-
gions » et la « religion ». Nous avons aussi des
gens qui prétendent séparer, distinguer l'armée
d'avec les chefs qui la commandent et les prin-
cipes qui la constituent, et qui n'en protestent
pas moins, en attaquant ces principes et en ou-
trageant ces chefs, de leur respect ou même de
leur « tendresse » pour elle ! Mais on ne traite
pas non plus la religion par la « méthode des
résidus » ! On ne l'épure pas en la vidant de son
contenu ! On ne la respecte pas quand on essaie
de la réduire tout entière aux enseignements de
cette plate philosophie qui s'est appelée du nom
de « Religion naturelle ». Et de quelque religion
que ce soit, je ne sais ce qu'il en reste quand on
l'a dépouillée de son surnaturel, de son dogme
et de sa discipline, mais je crains bien que ce
ne soit le contraire même de toute religion.
N'est-ce pas, messieurs, ce que l'on commence
autour de nous à comprendre, que si la religion
n'était qu'une morale et une métaphysique, ce
serait donc une morale et une métaphysique et
non pas une religion ? Nous avons gagné ce pre-
mier point ou nous le gagnerons bientôt, je l'es-
-39-
père, et certes nous aurons quelque droit de nous
en féliciter.
En voici un second ! Nous n'admettons plus
aujourd'hui, comme on le faisait il y a vingt-cinq
ans seulement, et même moins, que l'incroyance
ou l'incrédulité soient une preuve de liberté, de
largeur, d'étendue d'esprit. La négation du sur-
naturel passait en ce temps-là pour la condition
même de l'esprit scientifique. Enivré d'en savoir
un peu plus que nos pères, on se vantait d'avoir
anéanti, supprimé, ridiculisé le mystère ! Le
« voltairianisme » vivait toujours, il se dévelop-
pait, et c'était une élégance que de le professer !
Ce que cette élégance est devenue, si vous vou-
lez le savoir, je vous renvoie, Messieurs, au livre
de M. Balfour sur les Fondements de la croyance;
je vous renvoie aux déclarations — si simples,
mais si nettes — que Pasteur a si souvent renou-
velées, et, puisque je parle dans son pays, pour-
quoi pas, Messieurs, aux notes qu'on a récem-
ment publiées de Proudhon sur la Vie de Jésus,
de Renan ? Enveloppés que nous sommes d'obs-
curités qui semblent s'épaissir à mesure que
nous nous efforçons de les percer, et condamnés
d'ailleurs par la constitution de notre esprit à
voir, comme on Ta dit, le surnaturel reparaître
à la circonférence de notre savoir, on a reconnu
que la foi la plus sincère, comme aussi la plus
-4o-
humble et la plus haute, la science la plus éten-
due, et, pour tout dire, la plus « moderne »,
pouvait coexister dans le même cerveau.
Oui, si quelques vieux hommes sont encore
tout gonflés d'orgueil rationaliste, ils sont au-
jourd'hui parmi nous les représentants d'un au-
tre âge ! Mais ce n'est pas eux qui arrêteront le
mouvement commencé, c'est un second point de
gagné, et nous avons encore le droit de nous en
féliciter.
Et en voici maintenant un troisième ! Si d'hon-
nêtes incrédules, qui n'ont rien des libertins
d'autrefois, et il y en a, j'en ai connu, j'en con-
nais, peuvent donner et donnent tous les jours
quelques exemples de vertus, nous commençons
avoir que c'est que le christianisme habite en eux
sans qu'ils le sachent, et continue d'y produire ses
effets. On ne se débarrasse pas, heureusement!
en quelques années, de ce que dix-huit cents ans
de christianisme nous ont transmis de haute
moralité. Cet absolu que notre bouche nie, nous
en trouvons le sentiment dans nos cœurs au mo-
ment de l'action. Pour les prétendues « varia-
tions » de la morale, qui ne sont pas des varia-
tions et encore moins des contradictions, mais
une évolution — et qui de nous croirait, s'il ne
le savait, que le chêne sort du gland ? — on s'ac-
corde à reconnaître qu'il y a quelque chose de
-4i -
résistant, ou de subsistant, et ce quelque chose,
Messieurs, qu'on l'impute à l'éducation ou à
l'hérédité, c'est le christianisme....
Mais, Messieurs, je le répète, je ne voudrais pas
vous faire une seconde conférence.... et, cepen-
dant, puisque M. Montenoise a bien voulu me pro-
voquer à vous dire deux mots de ce que j'ai pu
voir tout récemment en Italie ou en Amérique,
je ne voudrais pas finir non plus sans ajouter à
toutes ces raisons d'espérer, qui sont des raisons
philosophiques ou morales, une raison presque
politique. C'est que partout où j'ai passé, fai pu
constater que le catholicisme c était la France, et
la France c'était le catholicisme. Je l'avais souvent
entendu dire, et j'étais assez disposé à le croire.
Je l'ai vu, j'en suis convaincu maintenant, et
sans doute, je n'aurais pas beaucoup de peine à
vous en convaincre vous-mêmes, mais je vou-
drais, en dehors de tout esprit de parti et
dans le seul intérêt de la grandeur du nom fran-
çais, que tout Français en fût convaincu comme
nous. Je dis bien, Messieurs, dans le seul inté-
rêt de la grandeur du nom français et de la
puissance de la patrie. Tel est aujourd'hui l'état
du monde civilisé qu'un Français ne saurait rien
faire contre le catholicisme qu'il ne le fasse au
détriment de la grandeur de la France, pour le
plus grand avantage de quelque puissance enne-
-42-
mie, et réciproquement, dans le monde entier,
que ce soit en Chine ou au Canada, tout ce que
l'on fait dans l'intérêt du catholicisme, on le fait,
ou du moins on l'a fait jusqu'ici dans l'intérêt de la
France elle-même. Pour moi, cette seule raison
suffirait à m'encourager dans la résolution que
j'ai prise et dans laquelle je persévérerai. Ajou-
terai-je, Messieurs, qu'après cela, ce serait assez
pour m'y confirmer des injures qu'elle m'a values ?
Je le dirais si je ne craignais qu'on ne vît dans
cette fin de discours une espèce de provocation
moins courageuse qu'orgueilleuse, et puis, sur-
tout, si je n'aimais mieux, dans une réunion
comme celle-ci, vous remercier des sympathies
qu'encore aujourd'hui même vous m'avez témoi-
gnées, et qui compenseraient plus d'injures que
je n'en ai essuyé. »
La presse entière commenta cette déclaration *, et
i. De V Univers* :
Félicité par M. Montenoise, président de l'Association, M. Bru-
netière a prononcé un discours qui a vivement ému l'auditoire et
qui. en elfet, mérite beaucoup d'être loué.
Cette allocution est courte. Elle contient cependant un ensemble
de pensées qui impressionneront le public intelligent. Nous pou-
vons même dire qu'elle est de nature à réjouir les chrétiens qui
luttent pour la foi. Il ne s'agit pas ici d'une foi plus ou moins
vague, plus ou moins sentimentale, dépourvue de doctrine et de
principe, en un mot ce qu'on a appelé le néo-christianisme, souvent
confondu avec l'incrédulité et déjà très en baisse.
M. Brunetière a dit nettement qu'il n'y a pas de philosophie
solide et complète sans religion ni de surnaturel sans dogme ; que
la France c'est le catholicisme.
-43-
comme l'affaire Dreyfus battait alors son plein, les
journaux catholiques ne manquèrent pas de la
servir toute chaude aux juifs, intellectuels et autres
démolisseurs d'occasion ou de profession, qui exer-
çaient leur triste métier au détriment de l'àme fran-
Faites par un homme qui a tant de prestige et dont on connaît
l'esprit puissant, ces déclarations produiront certainement beau-
coup d'effet. Nous les notons avec une joie véritable. Outre leur
valeur propre, elles ont l'avantage de s'opposer naturellement à
tout ce que l'ordurier Zola et ses amis, ses complices ou ses dupes,
ont fait contre l'esprit humain, contre la religion et contre la
France.
Au contraire, les catholiques, en France comme en Chine et au
Canada, selon l'expression de M. Brunetière, défendent hautement
la dignité française et l'intérêt français.
Du Temps :
L'évolution de l'éminent directeur de la Reçue des Deux Mondes
vers le catholicisme s'accentue chaque jour. Il est allé ces jours-ci
faire à Besançon une conférence sur Victor Hugo, que prés de
trois mille auditeurs ont applaudie. Le soir, un punch d'honneur
lui a été offert dans une grande salle de la maison des Carmes,
sous la présidence de l'archevêque de Besançon. Là, M. Brunetière
a fait une sorte de déclaration passablement solennelle, dont nous
donnons quelques passages. Ce serait peut-être trop dire qu'elle
est l'annonce de sa conversion définitive : du moins est-elle le
sceau d'une alliance intime entre la pensée de l'illustre critique et
la discipline dogmatique du catholicisme.
Il y a deux ans, M. Brunetière célébrait dans la même ville la
renaissance de l'idéalisme. Il a constaté l'autre jour que cette
renaissance tournait aujourd'hui, par l'effet d'une logique natu-
relle, au réveil de la foi catholique et au profit de l'Eglise.
« Que ce mouvement, a-t-il dit, se soit accompli au profit de
l'idée chrétienne, il n'y a là rien que de naturel, et c'est le con-
traire qui devrait nous étoner!.... »
Ce n'est pas seulement l'absolu qui se relève dans l'esprit, c'est
encore la foi au surnaturel.
Enfin, et c'est ici le dernier et pratique motif de ce qu'on peut
bien décidément appeler la conversion de M. Brunetière, il s'est
convaincu que le catholicisme et la France c'est tout un, et que la
grandeur de la France est absolument liée à la fidélité de son atta
chement à l'Église.
-44 -
çaise. Même dénuée de cette actualité qui lui
donna tant de piquant, elle est importante en ce
qu elle manifeste que depuis la visite au Vatican, en
passant par la renaissance de Vidéalisme, la pensée
de Brunetière va bravement son chemin, tout droit,
et si elle ne brûle pas l'étape, elle n'en est que plus
sûre d'arriver au but, à pas comptés, justifiant ainsi
le proverbe italien : chi va piano ça sano.
Entre temps — et c'est encore un épisode de sa
lutte contre l'individualisme — Brunetière avait
prononcé à Marseille, le 28 octobre 1896, un discours
sur l'idée de Patrie, dont la conclusion condamne
une forme étriquée de rationalisme que Pascal avait
déjà mise à mal, qui n'en traversa pas moins en triom-
phatrice le xvme siècle et une partie du xixe, et qui
aujourd'hui se meurt sous les coups de la « philoso-
phie nouvelle ». «Voilà tantôt cent ans, déclare-t-il,
ou même davantage, que l'on se pique de ne rien ad-
mettre qui ne soit, comme on dit, « conforme à la rai-
son » et, je le veux bien aussi, dans le domaine de
la raison. Mais précisément, il y a des parties entiè-
res de notre activité qui échappent à la raison, et
c'est pourquoi nous aurions grand tort de nous
confier entièrement à elle. » Il reviendra souvent
— pour ne pas dire tout le temps — sur cette idée,
très juste en soi, que par malheur le pragmatisme,
en l'exagérant, a singulièrement déformée.
Ne constitue t-elle pas tout le fond du « Besoin
de croire » ? Mais ce discours a une histoire qu'il
me faut brièvement esquisser.
III.
Bruneticre et la jeunesse catholique. — Les congres des
œuvres de jeunesse : Paris, Marseille, Ulle. — E,e Congres
de Besançon en 18»8. — te besoin de croire. — c< je me suis
toujours laisse faire par la vérité. »
En ce temps-là , deux courants différents se dessi-
naient parmi la jeunesse catholique de France. L'un,
que nous connaissons tous , sous le nom d'Associa-
tion catholique de la Jeunesse française. L'autre
était formé surtout d'universitaires, d'intellectuels
au bon sens du mot , qui rêvaient d'une action plus
large , s'exerçant dans des sphères où l'Association
catholique n'avait pas toujours toute facilité pour
pénétrer. Des hommes de grand talent le dirigeaient.
Qu'il me suffise de citer au hasard MM. Bonjean,
Imbart de la Tour, Fonsegrive, A. Boissard, le
P. Laberthonnière, etc.... Des congrès, dits « d'œu-
vres de jeunesse, » avaient obtenu un peu partout,
à Bordeaux, à Paris, à Marseille, et récemment, au
mois de mars 1898, à Lille, le plus brillant succès.
Cette scission en deux de la jeunesse catholique
française n'était pas sans produire, çà et là, d'é-
tranges malaises. De la coupure jaillissaient de re-
grettables équivoques. Beaucoup de jeunes gens
hésitaient entre les diverses méthodes d'action ca-
tholique qui se proposaient à eux, et l'on s'inquié-
-46-
tait , en haut lieu , de cette déchirure , entre mille
autres, dans la trame de nos œuvres.
C'est alors que la Conférence Saint- Thomas
d'Aquin joua le rôle, quelquefois glorieux, toujours
utile, d'arbitre de la paix. La notoriété que lui avait
acquise l'intimité de ses rapports avec Brunetière
l'avait mise en vedette. L'Association catholique
de la Jeunesse française eut le désir d'en bénéficier
pour son compte personnel, et demanda au Père
directeur de la Conférence Saint-Thomas d'Aquin
qu'il prît l'initiative d'un congrès à elle , qui se
tiendrait à Besançon. La chose méritait réflexion.
Fallait-il engager la Conférence dans une querelle
de famille et se prononcer pour ceux-ci contre ceux-
là? Le Père directeur, homme de transaction (ce qui
n'empêche pas d'être homme de principes, mais à
la manière ouatée qui convient), ne le pensa pas. Il
vit, au contraire, dans cette offre, l'occasion unique
de tenter la réconciliation nécessaire. Il s'y em-
ploya de son mieux et prit toutes ses mesures en
conséquence. Il déclara expressément qu'il n'accep-
tait l'initiative proposée qu'à la condition qu'elle
aboutirait à la fusion fraternelle. Et ce n'est qu'après
s'être assuré que la bonne volonté régnait de part
et d'autre, qu'il prit décidément l'affaire en main,
et réussit à organiser ce magnifique congrès de
« concentration catholique ». L'expression est de
M. Georges Goyau.
Pour opérer cette concentration , il n'avait besoin
de rien tant que d'une personnalité très en relief,
qui ralliât tous les suffrages et autour de laquelle,
de droite comme de gauche, on se groupât sans re-
chigner. Or. nul n'était mieux qualifié que Brune-
tière pour tracer le trait d'union rêvé. Pouvait-on
imaginer un « cas » plus représentatif que le sien ?
N'était il j)as assuré de recevoir partout le meilleur
accueil ? Si ces jeunes gens recherchaient pré-
cisément le moyen de faire pénétrer la vérité
dans les masses, par son intelligente et généreuse
ardeur à l'installer en lui. n'avait-il pas conquis leur
sympathie à tous et provoqué leur ardente curio-
sité ?
Mais, de son côté, était-il prêt à faire voile avec
eux ? N'était-ce pas trop lui demander qu'une parti-
cipation active et retentissante aux travaux d'un
congrès catholique ? On retrouve la trace de cette
préoccupation dans la lettre que le P. Dagnaud lui
adresse le 3o juin 1898.
Le Père, après avoir informé M. Brunetière du
projet formé de tenir à Besançon un congrès géné-
ral de la Jeunesse catholique française et lui en
avoir esquissé les grandes lignes, sollicite son con-
cours au nom des organisateurs et ajoute : « Mon
Dieu, cher Monsieur, j'estime que la situation vous
est connue par ce que je viens de vous exposer, et
que le terrain sur lequel je vous invite à vous met-
tre est nettement déterminé. Peut-être ne croirez -
vous pas pouvoir, dans l'état dame où vous êtes,
accepter d'entrer, si je puis m'exprimer ainsi, dans
l'organisation même d'un congrès d'apostolat catho-
-48-
lique.... Si toutefois vous jugez que votre situation
ne vous empêche en rien de vous inscrire parmi
nos orateurs du congrès, nous applaudirons tous à
votre décision. Vous vous êtes d'ailleurs suffisam-
ment compromis jusqu'à ce jour pour que vous ne
vous laissiez pas troubler par une crainte de cette
nature.... » A quoi, trois jours après, Brunetière de
répliquer : « Mon cher Père, avant de répondre à
votre invitation, j'aurais besoin de quelques expli-
cations encore, qu'évidemment vous ne pourriez
bien me donner que de vive voix, Mais en principe,
je ne vois pas de difficulté, et j'accepte I. »
Il se préoccupe dès lors de cette affaire, met plu-
sieurs semaines à choisir définitivement son sujet
et, lorsqu'il semble fixé, il se hâte d'en donner la
bonne nouvelle à ses amis, à qui il sait devoir faire
plaisir : « Mon très cher Père, c'est entendu ; je
ferai au Congrès la conférence que vous me deman-
dez, et le sujet en sera celui que vous désirez. Je
vous serai seulement obligé de ne pas trop le pré-
ciser encore, et de vouloir bien attendre que j'y aie
moi même suffisamment réfléchi. Il y a plusieurs
manières de parler des rapports de la science et de
la religion, et si j'en entrevois, dès à présent, trois
ou quatre, je voudrais me réserver la facilité du
choix jusqu'au dernier moment 2. »
Le 25 octobre, tiré enfin d'embarras, il prononce,
avec une certaine allégresse, ïaleajacta est. — « II
i. Lettre du 2 juillet 1898.
2. Lettre du a5 juillet 1898.
- 49 —
ne me restera, écrit-il encore, qu'à ne pas tromper
trop cruellement l'attente des congressistes. Vous
savez que j'y ferai mon possible, et ce qui vaut
mieux, vous savez combien le sujet me tient au
cœur l, » C'est du discours sur le Besoin de croire
qu'il s'agit. Et. de fait, à la plénitude de son qu'il
rend, à la façon hardie, guerrière, victorieuse, de
camper les preuves à l'appui de la thèse, au rayon-
nement intense de la pensée, à cette espèce de cli-
quetis joyeux des arguments employés, on sent bien
qu'il a été écrit con amore. Gomme il confirme à
merveille Fanathènie de Bossuet ! « Malheur à la
science qui ne se tourne pas à aimer. » EtBrunetière
de redire à son tour : « On parle quelquefois, même
en public pour parler, pour le plaisir ou pour
l'honneur, mais l'on parle aussi pour agir, pour
essayer d'agir, pour grouper les bonnes volontés
autour de quelque idée qu'on croit juste. » Cette
idée juste, voici comment un auditeur distingué, le
P. Gaudeau, en rend compte, dans une brochure
fort intéressante 2, où. sans sacrifier au besoin de
croire le besoin de savoir, et sauf d'ailleurs quel-
ques réserves, il approuve — en théologien, averti
comme on sait, et sévère et chaud partisan de l'in-
tellectualisme scolastique — la marche adoptée par
Brunetière qu'il montre, pour le point capital du dis-
i. Lettre du 20 octobre 1898.
2. Le besoin de croire et le besoin de sacoir, par le P. Gaudeau.
professeur de dogmatique à l'Institut catholique de Paris, bro-
chure de 65 pages, librairie V. Retaux.
_ 5o —
cours, foncièrement d'accord avec saint Thomas.
« Le besoin de croire est inné à l'humanité : il est
impliqué dans la nature et dans la définition même
de l'homme. La première preuve, c'est ce fait uni-
versel et indéniable que tous ceux qui rejettent avec
le plus d'éclat leurs croyances religieuses devien-
nent, non pas des incroyants, mais des anticroyants ;
ils ne peuvent détruire en eux le besoin de croire : ils
se contentent de le déplacer et ils essaient de le dé-
placer chez les autres. Et avec cette verve d'ironiste
qui est une de ses meilleures facultés, M. Brunetière
déloge les fétiches contemporains les plus respec-
tés : il bouscule d'un geste rude la religion de la
Révolution, la religion du progrès, la religion de la
science, la religion de la démocratie, la religion de
la souffrance humaine, la religion de la solidarité
(la dernière en date). « Oui, après bien des efforts,
un certain nombre de nos hommes d'État ont fini par
découvrir que nous ne formions tous qu'une même
famille. Et, c'est depuis ce temps-là d'ailleurs, de-
puis qu'ils ont découvert que nous ne formions tous
qu'une même famille, que nous avons échangé plus
d'injures et de coups que jamais. » Deux puissantes
analyses mettent en pleine lumière l'allure reli-
gieuse, la forme de croyance que revêtent notam-
ment, chez leurs adeptes, Le culte de la Révolution
et celui du socialisme. La Révolution, dans laquelle
M. Brunetière ose bien reconnaître avec Joseph de
Maistre, et dans le même sens, un fait dont les pro-
portions dépassent l'humain ; le socialisme , qui ,
— 5i -
trop habile pour préciser ses idées, pour proposer
une solution déterminée, vise bien plus haut et
cherche à créer un état de croyance, à faire entrer
dans les esprits d'autres mobiles d'action que ceux
qu'ils ont eus jusqu'ici, et est assuré qu'il aura rem-
porté la victoire quand il aura fait passer son idée à
l'état de croyance.
« Croire est un besoin. La seconde preuve, c'est
ce fait que la croyance est le fondement indispensa-
ble des trois choses les plus nécessaires à l'huma-
nité : l'action, la science, la morale. C'était aisé à
montrer pour l'action. Montaigne a beau dire que
le doute est un mol oreiller pour les têtes bien fai-
tes : l'exemple du maire de Bordeaux que fut Mon-
taigne prouve au moins que le doute n'enseigne pas
à agir virilement. Aisé aussi pour la morale. Si
l'absolu s'impose quelque part ici-bas, c'est dans le
fait du devoir : impossible donc de fonder une mo-
rale sans croire à l'absolu. Quant à la science, il
n'est plus question ici de sa faillite, que M. Brune-
tière dénonçait il y a quatre ans avec tant d'éclat ;
mais l'orateur, dans une des plus intéressantes par-
ties de son discours, s'adresse successivement aux
plus grands maîtres de la pensée moderne, pour
leur arracher un aveu unanime, exprimé par lui
sous cette forme un peu subtile : « ce n'est pas la
raison qui est la raison de la croyance, mais c'est la
croyance qui est la raison de la raison. » Il arrache
cet aveu à l'idéalisme de Descartes, qui, en dernière
analyse, est obligé de s'en rapporter à la véracité et
- 52 —
aux perfections de Dieu pour croire à sa propre
pensée ; au criticisme de Kant qui, dans le domaine
des faits qui forment la base de la science, substitue
au savoir la croyance; au positivisme de Herbert
Spencer, qui écrit : « Le relatif est inconcevable s'il
n'est pas en relation avec un absolu réel.... En exa-
minant l'opération de la pensée dans ses conditions
et dans ses lois, nous voyons également comment il
nous est impossible de nous défaire de la conscience
d'une réalité cachée derrière les apparences, et com-
ment de cette impossibilité résulte notre indestruc-
tible croyance à cette réalité.... On dit que nous ne
pouvons connaître l'absolu ; mais dire que nous ne
pouvons le connaître, c'est affirmer implicitement
qu'il y en a un. »
« Ceux qui liront le discours de M. Brunetière se
feront peut-être difficilement une idée de la manière
dont, au cours de cette analyse, l'attention des au-
diteurs croissait d'étape en étape, presque jusqu'à
l'angoisse, à mesure que l'orateur approchait du
terme. « Il faut croire qu'il faut croire ; » cette con-
clusion, qui paraît banale, élimine pourtant, et le
dilettantisme dissolvant de Renan, que M. Brune-
tière exécute au passage avec une implacable finesse,
et le scepticisme, et le rationalisme, qui ne veut
admettre que ce dont l'analyse rationnelle propre-
ment dite peut totalement lui rendre compte. S'arrê-
tant alors devant la figure étrangement attachante
d'Auguste Comte, et constatant que cet énergique
penseur, supérieur à ses disciples, eut, au milieu de
— 53 —
ses erreurs et de ses folies, de singulières intuitions
qui le rapprochèrent par moments de la vérité chré-
tienne, il se demande ce qui l'empêcha de faire le
pas décisif. Et mettant, avec la sûreté d'un praticien,
le doigt sur la plaie de l'esprit moderne, il ose ré-
pondre : « Ce fut l'orgueil. Toute grande hérésie,
a-t-on dit, est née d'un des péchés capitaux : envie,
luxure, colère ou autre. Le péché capital d'où est
née la grande hérésie moderne, le rationalisme,
c'est l'orgueil de l'esprit. De notre lecture de la
Bible, nous n'avons retenu que ce mot du serpent à
la première page de la Genèse : Eritis sicut dii .Vous
serez comme des dieux. Ce mot, x\uguste Comte n'a
pas eu la force de le répudier; d'autres, peut-être,
auront ce courage. »
« Pendant qu'une explosion de bravos saluait ces
paroles, j'évoquais dans mon esprit les générations
« anticroyantes » d'il y a cent ans, d'il y a cinquante
ans, parmi lesquelles dominait le type disparu du
voltairien : je me figurais quelle serait leur stupé-
faction en entendant applaudir de la sorte, dans une
grande ville de province et par un auditoire bour-
geois, cette étrange confession de l'esprit moderne.
Je me rappelais le mot de Joseph de Maistre, ce
précurseur de pensée, dont l'esprit semblait, pen-
dant toute cette conférence, planer sur celui de
M. Brunetière : « Entre l'homme et Dieu, il n'y a
que l'orgueil. » Et je me disais que, cette digue ren-
versée, tout le grand fleuve clair de lumière et de
vérité allait passer. De fait, la conclusion, ce fut que
-54 -
le besoin de croire nous amène à admettre, non pas
une vérité ou un mystère quelconques, mais le mys
tère proprement dit, mais la vérité chrétienne révé-
lée ; et à l'admettre sous le contrôle d'une tradition
authentique, dont une autorité toujours vivante garde
le dépôt i. »
Mais laissons la parole à Brunetière lui même 2 :
« Le rôle historique du christianisme est un fait
contre lequel ne sauraient prévaloir ni les subtili-
tés d'une exégèse ennemie, ni les raisonnements
d'un naturalisme que condamnent tous les vrais phi-
losophes. Humainement parlant, il s'est trouvé dans
le christianisme une vertu sociale et civilisatrice
qui ne se retrouve dans aucune autre religion. Il n'a
pas dans l'histoire de commune mesure. Ce qu'il a
fait, aucune autre religion ne l'a fait. Il est unique.
Et ne voyez-vous pas la conséquence qui en résulte?
S'il est unique, il est bien près d'être ce qu'on appelle
« extraordinaire » ; c'est encore un fait; et il l'est,
non point en vertu d'une idée préconçue, mais
vraiment d'une certitude objective et positive ou
positiviste.
« Et nous pouvons aller plus loin! Nous pouvons,
comme positivistes, mettre à part, et placer au-des-
sus de toutes les communions chrétiennes celle qui
satisfera le mieux et le plus pleinement notre « be-
soin de croire ». Si donc le « besoin de croire » im-
plique nécessairement la constitution d'une autorité
i. Besoin de croire et de savoir, p. 10.
a. Discours de combat, ir» série, p. 335 et suiv.
— 55 —
qui fixe la croyance, ou plutôt, et pour mieux dire,
qui la maintienne inaltérée d'âge en âge, qui la
dégage en toute circonstance de l'arbitraire des
opinions individuelles, et qui la ramène, aussi sou-
vent qu'il le faut, à son principe : — si l'on ne con-
çoit pas de croyance indépendamment d'une tradi-
tion qui en garde le dépôt, qui en rende compte, ou
sans une continuité qui en soit comme la garantie ;
— si la croyance, héritée des ancêtres et transmis-
sible à ceux qui nous suivront, non seulement se
partage aux vivants comme aux morts, mais ne
souffre pas de ce partage, et s'il semble au contraire
qu'elle en soit fortifiée ; — s'il n'y a pas de lien plus
solide que celui des croyances, si ce sont elles qui
rapprochent, qui unissent, qui solidarisent les hom-
mes, et littéralement qui les organisent en sociétés,
et non les intérêts ou les passions, ou les idées pu-
res, la conséquence n'est-elle pas évidente? et pré-
cisément n'est-ce pas la situation du catholicisme? »
— On ne pouvait rien ajouter, écrit un témoin;
c'est au milieu du plus religieux silence que l'orateur,
les traits pâlis par l'émotion cette fois bien visible,
terminait ainsi son discours :
« Vous me permettrez de m' arrêter ici. J'ai tâché
de vous montrer que le « besoin de croire » n'était
pas moins inhérent à la nature et à la constitution
de l'esprit humain que les catégories dAristote ou
de Kant. Il y a des pensées qui ne peuvent naître,
se former, se développer que sous ou dans la caté-
gorie de la croyance. Je vous ai fait voir ensuite,
— 56 —
j'ai tâché de vous faire voir, que cette catégorie
n'était pas la moins générale de toutes puisque,
comme disent les philosophes, elle « condition-
nait » l'action, la science et la morale. Et comme
tout cela demeurait encore « subjectif », on
pouvait encore en être argué, comme on pouvait
nous dire que l'universalité du « besoin de
croire » ou de « l'acte de foi » n'implique pas l'exis-
tence de leur objet, j'ai usé des moyens que m'of-
frait le positivisme pour franchir le passage du « sub-
jectif » à F « objectif », et de l'objectif au seuil du
transcendantal ou du surnaturel Mais, si je vou-
lais aller plus loin, je sortirais de mon sujet, et sur-
tout de mon domaine ; je passerais du terrain de la
psychologie et de l'apologétique sur le terrain de la
théologie. Je ne m'en sens pas la force et je ne crois
pas en avoir le droit. Je ne crois pas non plus avoir le
droit, et dans un sujet d'une telle importance, je crois
même avoir le devoir de ne pas m'avancer au delà
de ce que je pense actuellement. C'est une question
de franchise et c'est une question de dignité person-
nelle. Quel que soit le pouvoir de l'intervention de
la volonté des choses, — et il est considérable, —
aucun de nous n'est le maître du travail inté-
rieur qui s'accomplit dans les âmes. Mais, si quel-
ques-uns de ceux qui m'écoutent se rappellent peut-
être en quels termes, ici même, il y a bientôt trois
ans, je terminais une conférence sur la Renaissance
de l'idéalisme, ils reconnaîtront que les conclu-
sions que je leur propose aujourd'hui sont plus
— 07 -
précises, plus nettes, plus voisines surtout, de l'idée
qui vous a rassemblés en Congrès : — et pourquoi,
si c'est un grand pas de l'ait, n'en ferais-je pas un
jour un autre et un plus décisif? » (Longues accla-
mations.)
Quon s'imagine l'émotion causée par de telles
paroles, dans un Congrès catholique, devant des jeu-
nes gens vibrants, subjugués ! leur répercussion dans
ce milieu spécial, le plus apte à les comprendre, le
plus ardent à en frémir l ! Comme le dit encore le
i. Il est intéressant de rappeler les impressions d'un témoin de
cette séance inoubliable, du P. Gaudeau, qui, dans la brochure
que nous avons citée, a traduit son enthousiasme et caractérise
l'éloquence de Brunetiére :
« Je sors tout plein de pensées, nescio quid meditans. du Kursaal-
Cirque de Besançon, où une foule de plus de trois mille personnes,
dont cinq evèques, vient de faire à M Brunetiére une ovation
grandiose et méritée. On sait déjà qu'avoir lu M. Brunetiére sans
l'avoir entendu, c'est ne pas le connaître vraiment tel qu'il est :
oserai-je ajouter que ne l'avoir pas entendu ce soir, c'est ne pas le
connaître tout entier? Ecrivain, il est de ceux que la fiére réserve
de l'âme (de plus en plus rare aujourd'hui) semble empêcher
quelque peu de se livrer: l'émotion est rare sous sa plume et ne
se traduit guère que par sa forme la plus hautaine, l'ironie. Confé-
rencier, le courant qui s'établit entre lui et l'auditoire l'oblige bien
à se trahir davantage, et c'est grand profit pour tous. Ce n'est pas
seulement la mobilité expressive des traits, l'acuité du regard, le
mordant de la voix, l'allure personnelle du geste, la forme même
du style qui, sans rien perdre de sa fermeté savoureuse, devient
plus souple, plus dégage, plus allant : — c'est l'âme elle-même qui,
sous l'impulsion irrésistible de la pensée, s'oublie, s'échappe et
passe dans l'auditoire en un frisson de véritable et grande élo-
quence.
« Pour caractériser cette éloquence, je me servirai d'une compr
raison, et je m'assure qu'elle ne déplaira pas à M. Brunetiére.
Malgré mon admiration réelle pour Bourdaloue, j'avais toujours,
à part moi, accusé lt"« de Sévigné d'exagération dans son langage
quand elle nous répète a tort et à travers que l'éloquence de
- 58 -
P. Gaudeau. « ce n'était pas une promenade flâneuse
d'intellectuels à travers des concepts, mais un pèleri-
nage anxieux vers le vrai, mais le douloureux itiné-
raire de l'esprit contemporain jusqu'à Dieu * ! «Vrai-
ment, si Brunetière avait formé l'étrange projet
d'intéresser l'univers aux oscillations — brusques sou-
bresauts ou mouvements imperceptibles — de sa cons-
cience, s'il avait voulu donner son cœur en spectacle
au monde, on ne pourrait s'empêcher d'admirer du
point de vue de l'art, oh ! d'un art inférieur de
cabotin — une coquetterie si habile qui se cache en
se montrant, un dosage savant de lumière et d'obs-
curité, une progression minutieusement réglée de
confidences ! Mais qui ne sent que le seul énoncé de
cette hypothèse est comme un blasphème, et qu'il
ne faut voir, dans ses hésitations, ses arrêts, que
l'édifiant souci de ne pas dire plus qu'il ne sait, de
ne pas devancer, par précipitation, l'heure de Dieu?
Bourdaloue « ravit » les auditeurs, les « transporte, » les « enlève ».
A la lecture, la force de logique et la pénétration d'analyse qui
caractérisent Bourdaloue me captivent et me convainquent, mais,
je l'avoue humblement, ne m'ont jamais « transporté t. Je me suis
expliqué un peu mieux ce soir l'enthousiasme de la marquise en
écoutant M. Brunetière : car c'est par des qualités maîtresses bien
voisines de celles de Bourdaloue (servies par l'érudition et la
langue que chacun sait) qu'il a véritablement ravi et enlevé l'au-
ditoire, « qui paraissait pendu et suspendu à tout ce qu'il disait,
de telle sorte qu'on ne respirait pas, » et que celte admiration
éclata à la fin en un véritable transport. L'orateur a tenu à réa-
J ser plus que jamais la définition qu'avait donnée de sa parole, au
début de la séance, le président, M. Reverdy, en disant qu'il savait
donner un intérêt passionnant « même à la froideur des idées
pures ».
I. Besoin de croire et de savoir, p. 10.
-59 -
Aussi était-il environné, aux yeux de tous, d'une
auréole qui lui valait le respect, l'admiration et une
sympathie mêlée d'une curiosité pieusement atten-
drie l.
i. Il y aurait assurément bien des réserves à faire sur la valeur
de la méthode employée par Brunetiére et des distinctions à for-
muler en face de certaines propositions émises dans ce discours
sur le besoin de croire. Voici quelques réflexions du P. Gaudeau
pleines d'intérêt à ce sujet :
« Tel est ce discours, qui n'est pas seulement une parole, mais
un acte.
« Sans doute, un théologien de profession, qui chercherait dans
la conférence de M. Brunetiére les bases d'un traité psychologique
et apologétique de la foi, ne les y trouverait probablement pas
du premier coup d'oeil. Serait-ce qu'il chercherait mal. ou qu'il
aurait tort de les y chercher ? Peut-être l'un et l'autre : en tout
cas, j'imagine que ses critiques seraient d'autant moins fondées
qu'elles seraient plus faciles. Il remarquerait d'abord dans tout le
discours une confusion, au moins apparente, entre des ordres très
différents de croyances. Il dirait que la foi dont M. Brunetiére
signale le besoin comme un des caractères essentiels à l'huma-
nité nous apparaît ici tantôt comme une croyance vague et indé-
terminée, comme l'instinct inconscient et invincible par lequel
l'homme croit à la véracité de ses facultés et a l'objectivité des
choses ; tantôt comme une croyance religieuse très générale en
une divinité vraie ou fausse, réelle ou imaginaire : tantôt enfin
comme la foi proprement dite, surnaturelle, chrétienne et même
catholique ; qu'entre ces éléments si divers la doctrine constate
des abîmes, et que paraître ignorer ces abîmes, n'est pas les
franchir. Il trouverait une opulente matière a distinctions dans
ces deux formules, d'allure paradoxale et quelque peu fidéiste,
dans lesquelles le conférencier a condensé sa doctrine: l'une que
« ce n'est pas la raison qui est la raison de la croyance, mais c'est
la croyance qui est la raison de la raison » : l'autre énoncée en
manière de conclusion : « Il faut croire qu'il faut croire ». Il goû-
terait peu la saveur kantienne de cette idée, que « l'homme en
certains cas pense dans la catégorie de croyance, comme en d'au-
tres, dans la catégorie de causalité » ; et surtout de celle-ci, que
< ce que nous appelons le monde n'est qu'une projection de nous-
même en dehors de nous »; que « le monde est en représentation
devant nous et que sa réalité ne répond pas plus à ce que nous
— 6o -
A peine avait-il terminé, au Kursaal, son magni-
fique discours, que M. de Magallon, dans une char-
mante allocution, reprenant à son compte la pensée
en voyons, que la vie réelle d'une tragédienne qui joue Agrippine
ou Cléopâtre ne répond (heureusement pour elle) à celle de son
personnage ». La timidité du théologien s'effaroucherait qu'on
tente, semble-t-il, d'arriver à la foi par des routes non frayées, ou
dont quelques-unes ont déjà même été signalées par l'Église
comme des impasses ; il craindrait que l'acte de foi auquel on
aboutit ainsi ne soit pas celui que le concile du Vatican a décrit
et dans lequel « la droite raison démontre les bases de la foi :
recta ratio fidei fundamenta demonstrat ». Enfin, il lui semblerait
que dans la pensée de l'éminent académicien, le « besoin de
croire » fait trop disparaître ou relègue trop au second plan le
besoin de savoir, non moins inné à l'homme, non moins néces-
saire à l'action, à la science, à la morale, à la foi chrétienne et
catholique elle-même : le besoin de savoir au moins en quoi con-
siste le besoin de croire et s'il y faut céder, et dans quelles me-
sures et vis-à-vis de quelles vérités. N'est-il pas évident qu'ainsi
compris, le besoin de savoir prime tous les autres, puisqu'il est
le fond même de toute pensée, le mobile et l'instrument de tout
travail intellectuel, et la cause unique de l'intérêt avec lequel
nous avons écouté M. Brunetière et avec lequel on le lira ? N'est-
il pas évident, dès lors, que c'est lui qui réglera toujours les con-
ditions et la marche de l'apologétique ?
« Ainsi raisonnerait peut-être le théologien. Aurait-il tout à fait
tort ? Pour mon compte, j'incline à croire qu'il aurait encore
moins tout à fait raison. La chose vaut qu'on s'y arrête. Par la
qualité et les tendances de sa pensée, M. Brunetière est pour
beaucoup, à l'heure actuelle, un exemple et un modèle. Montrer,
au point de vue catholique, la rectitude de la marche de cet es-
prit si loyal, si instruit et si critique dans le vrai, me paraît sou-
verainement désirable pour lui-même, pour ceux qui lui ressem-
blent ou qui le suivent, et aussi pour les catholiques, voire pour
un certain nombre de théologiens et d'apologistes superficiels
qui, en présence de cette marche inévitablement hésitante, com-
plexe, laborieuse, pourraient prendre pour la direction vraie et
définitive des mouvements transitoires de tâtonnement, des
pointes poussées à droite ou à gauche, des circuits, des retours
de pensée ; bref, qui ne sauraient pas dégager le fil conducteur
qui guide vers le but, parfois à son insu, le progrès de cette âme
dont on pourrait dire, en rappelant le mot de Tertullien, qu'elle
- 61 —
du maître, en fit une heureuse transposition. Ce fut
la réponse de la littérature à la philosophie, l'élo-
quence du sentiment donnant la réplique à l'élo-
quence de lidée '.
est « naturellement catholique », mais qu'elle l'est à la manière
contemporaine, laquelle est savante et compliquée. » (Brochure
citée, p. 16.)
i. Nous ne pouvons résister au plaisir de donner le début de ce
joli discours de M. de Magallon :
Messeigneurs, Messieurs.
Je me résigne donc, si lourd que je le sente, au devoir que l'on
m'a fait de prendre à mon tour la parole ce soir. J'ignore, moins
que personne, à quel point elle ne peut être que vaine et vide
après celle, comme toujours si pleine de pensée, que vous venez
d'entendre : tout serait reflet pâle, écho faible à côté de l'écla-
tante et retentissante éloquence du plus autorisé et du plus vi-
goureux orateur. Mais, dans ce Congrès, ou il a tant été parlé de
la foi, il faut reconnaître que ses organisateurs, tout les premiers,
ont donné l'exemple de ne douter de rien: et il fallait bien leur
obéir, y joignant comme ils faisaient l'action la plus aimable et la
plus persuasive, en même temps que la plus pressante, et puisque
rien ne résiste, on vous l'a démontré, à ces forces unies. (Applau-
dissements.)
Sous prétexte que j'ai eu dans cette enceinte le plaisir de ré-
pondre à M. Jaurès, on veut que j'y réponde a M. Brunetière.
C'est confondre deux tâches bien diverses, dont la seconde est
loin d'être la plus aisée. Les sophismes d'un Jaurès ne sont que
cire molle où pénétrer est un jeu d'enfant, à côté de la difficulté
de rien contredire ou de rien ajouter même aux remparts de gra-
nit que chaque discours de 11. Brunetière élève à la défense et à
la gloire de la vérité, (youceaux applaudissements.)
Pourtant, est-ce habitude de succéder, sur les tribunes, à des
adversaires plus souvent qu'à des amis ou à des maîtres ? je
serais tenté de hasarder sur celui-ci, — excusez une si folle au-
dace, — un peu de critique après tant de compliments dont vos
applaudissements l'ont couvert. Voilà, direz-vous, un singulier
manque de précautions oratoires, et un exorde peu insinuant
pour me capter la faveur de mes auditeurs et surtout peut-être
de mes auditrices. (Sourires.) Mais ne serez-vous pas de mon avis
si je dis de ce discours, d'ailleurs admirable, qu'il pourrait être
accusé de superflu, à moins qu'on ne le taxât d'incomplet ? Et, en
- 62 —
Le lendemain, on célébrait la clôture solennelle
du Congrès à la cathédrale. Tous les orateurs, tous
les hommes d'oeuvres, tous les jeunes gens qui y
avaient pris part, ne pouvaient manquer, sous peine
de n'avoir fait qu'ébaucher une besogne stérile, de
l'achever par la prière. Au premier rang de l'assis-
tance, on remarquait M. Brunetière dévotement
recueilli. Il savait mieux que tout autre — lui qui a
si souvent mesuré l'influence de la volonté sur la
croyance — que si l'idée influe sur l'acte, réciproque-
ment 1 acte influe sur l'idée, et qu'en réalité, la pra-
tique religieuse, même un peu avant l'heure où l'on
croit, est un des meilleurs moyens d'acquérir la foi.
effet, qu'aucune âme, en possession d'elle-même, ne puisse échap-
per à ce besoin de croire qui est tout ensemble le caractère de sa
nature et la marque de sa destinée, M. Brunetière vous en a
donné de fortes et lumineuses preuves: j'ose pourtant dire, et
vous tomberez d'accord avec moi, qu'il a omis une des plus lumi-
neuses à l'heure actuelle et des plus fortes, qui est M. Brunetière
lui-même. ( Vifs applaudissements.)
Je n'y insisterai point, je devais l'indiquer. Que peu de science
éloigne de Dieu, qu'une science étendue ramène à Lui, c'est un
fait passé axiome : qu'après ces longs, ces fructueux voyages au-
tour du monde des idées que nous avons tous suivis, un excellent
esprit entre au port, apportant un témoignage nouveau à la vérité
éternelle, il serait malséant de l'en louer outre mesure, s'il est
bien permis de s'en réjouir et de s'en féliciter. Je n'aurai pas l'in-
discrétion de réduire notre cher et éminent maître à l'état de
conquête, ni de trophée.... Il sait bien, par contre, qu'il y a des
combattants qui ne peuvent éviter de devenir des drapeaux, et ce
n'est la faute que de leur bravoure et de leur éclat. (Applaudisse-
ments prolongés.)
L'orateur continue de la façon la plus brillante et la plus ingé-
nieuse à mettre en relief pour les jeunes gens la nécessité de
croire et d'agir.
(Compte rendu in extenso du Congrès de Besançon, 1898, impri-
merie Bossanne.)
— 63 —
Au banquet qui suivit, salle Ronchaux, ni les con-
vives — ni les toasts — ne manquèrent. Nous n'a-
vons pas à nous occuper ici de ceux qui ont trait au
Congrès : il y en eut de magnifiques, en particulier
celui de M. de Mun. Mais, provoqué par M. Jean
Brunhes. professeur à l'Université de Fribourg, et
M. X. de Magallon, Brunetière se leva/ et, décidé-
ment, avec lui nous jouions de bonheur, car. au
milieu de sa cordiale improvisation, il lui échappa
la phrase célèbre qui le peint le mieux, qui a été le
plus souvent citée, et qu'il est question de graver sur
le socle de sa statue : Depuis que je parle et que
f écris, en toute occasion, je me suis toujours laissé
faire par la vérité. En sorte que non seulement
Brunetière a prononcé à Besançon quelques-uns de
ses discours les plus sensationnels, non seulement
il y a marqué d'un aveu décisif les phases princi-
pales de sa conversion, mais c'est chez nous encore
qu'il a caractérisé le plus justement ce qui fait sa
grandeur morale : un absolu désintéressement vis-
à-vis du vrai.
Il faut laisser dans leur cadre, dans leur écrin,
ces paroles précieuses entre toutes. A voir qu'elles
ont été prononcées sans emphase au cours d'un
toast sans apprêt — et non soigneusement en-
châssées dans Tune de ces apologies que se per-
mettent parfois les hommes discutés — le lecteur
n'en sera que plus vivement touché . trouvant .
dans leur modestie même, un gage de sincérité de
plus.
- 64-
Répondant à MM. Brunhes et de Magallon »,
l'un qui le connaissait de longue date, ayant été
i. Toast de J. Brunhes à Brunetière :
Cher Maître,
Un privilège en entraîne un autre. Parmi tous ceux qui sont ici
et qui vous ont applaudi si vigoureusement hier, il y en a peu qui
aient eu le bonheur de vous entendre, de vous suivre, de s'atta-
cher à vous depuis un aussi long temps que moi. C'est pour cela
qu'on m'a prié d'être auprès de vous le porte-parole de tous.
Au lendemain de cette triomphante conférence d'hier soir,
vous me permettrez de rappeler ces conférences sur Bossuet dans
la petite salle de l'École normale, en 1890 ; ce sont là des souvenirs
que j'aime à rappeler, ce sont des souvenirs que vos disciples
conservent avec un soin jaloux, comme un bibliophile aime à
conserver des épreuves avant la lettre. Mais nous ne sommes pas
égoïstes, et notre joie est grande, de sentir que votre parole est
aujourd'hui entendue par un plus grand nombre d'auditeurs, par
des foules entières. (Bravos.)
Mais, cher maître, pour ceux qui vous connaissent depuis
moins longtemps, — s'il est vrai que vous évoluez, ainsi que
toutes les choses de ce monde évoluent, voire même les genres
littéraires (Rires), permettez-moi de dire quels sont en vous les
caractères permanents, ceux que nous admirons depuis si long-
temps, ceux qui ont fait de tout temps votre force. Vous êtes
aujourd'hui un modèle de courage et de droiture, mais vous
l'étiez déjà hier quand vous étiez notre maître ; et nous aimions
déjà en vous votre sincérité indomptable et votre bravoure pers-
picace. Car ce n'est pas d'aujourd'hui que vous avez dénoncé le
dilettantisme et le naturalisme comme devant aboutir en réalité à
l'anarchie. Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous avez disputé le
terrain à ceux qui voudraient monopoliser ces deux grandes
choses : la vérité et la justice. Il y a longtemps que vous leur
avez fait la guerre dans le domaine intellectuel. C'est pour cela
que nous vous aimions.
Cher maître, toutes ces qualités viriles que vous avez eues, et
que nous avons essayé d'apprendre à votre exemple, constituent
des qualités foncièrement françaises ; et, voilà pourquoi votre
exemple a une signification très haute pour cette assemblée.
Votre vie entière nous donne une plus grande confiance dans
notre pays, dans notre race et dans leur destinée. Evidemment,
nous ne sommes (il faut le dire avec modestie), ni le plus
égoïste, ni le plus utilitaire des peuples, mais nous avons, pour
- 65 —
son élève à l'école normale, l'autre, un de ces amis
improvisés sur le champ de bataille et dont la sym-
compenser cette prétendue infériorité, une générosité foncière et
le sentiment de la justice nationale et internationale. (Bravos.)
îs'ous ne sommes ni les plus barbares ni les plus riches, mais
nous avons, pour compenser cette autre infériorité, ce courage
que donne le sentiment d'une rénovation normale dans tous les
domaines de l'activité intellectuelle, commerciale, industrielle,
morale et enfin religieuse.
Je voudrais développer chacun de ces points, je ne le puis pas.
Je me bornerai à dire d'un mot : ceux qui désespèrent de notre
pays sont, vous le savez bien, ceux qui ont commencé par déses-
pérer d'eux-mêmes ; ceux qui médisent de notre France sont
ceux qui devraient commencer par médire d'eux-mêmes. (Applau-
dissements.) Cher maître, vous n'êtes ni un de ces désespérés, ni
un de ces médisants ; c'est pour cela que nous nous sommes atta-
chés à vous et que nous avons confiance en vous. De tous ces
sentiments qui sont ici unanimes à votre égard : enthousiasme,
admiration et reconnaissance, voulez-vous me permettre de dire
quel est le fondement? « C'est encore un fait », comme vous
disiez hier soir, et ce fait est indiscutable : c'est le besoin de
croire.... en vous. (Applaudissements prolongés, cris : Vive Brune-
tière)
II. de Magallon, qui la veille avait répondu avec tant d'esprit
et tant d'éloquence à M. Brunetière, aiguisé par les paroles de
M. Brunhes, veut aussi, et de nouveau, apporter à l'académicien
le témoignage de son admiration. Avant que M. Brunetière puisse
répondre au toast de M. Brunhes, la voix de M. de Magallon avait
retenti claire et vibrante.
Messeigneurs,
Messieurs,
Plaignez un malheureux décidément voué à des tâches ingrates
(Bires); parler après M. Brunetière hier, après M. Brunhes au-
jourd'hui ! et, difficulté plus grave, obligé de répeter ce qui vient
d'être on ne peut mieux dit ! M. Brunhes a porté la santé de
II. Brunetière au nom de ses anciens élèves.... Permettez que je
la porte encore au nom des amis ignorés, des disciples épars au
loin et innombrables qui se nourrissent, sans qu'il les connaisse,
de son enseignement fort et sain.
Oui, de la vie et de l'œuvre de M. Brunetière. un bel exemple
sort. Et j'y vois, éclatants, les deux caractères dont on n'a préci-
sément cessé de dire, au cours de ce Congrès, qu'il fallait, avant
tout, que fussent marquées toute œuvre et toute vie.
— 66 —
pathie nouvelle jette feux et flammes, Brunetière
parla ainsi, avec un abandon charmant qui ne fai-
Le divin besoin de croire, dont M. Brunetière nous a hier si
magnifiquement parlé, ses premières pages en étaient déjà toutes
vibrantes. Déjà cette noble préoccupation le dominait de faire
effort pour autre que soi-même. A l'heure où plus d'un, qu'il a du
reste abattu de son ironie victorieuse, ne voulait que jouir du
plaisir de caresser les idées tour à tour, ou, pis encore, ne de-
mandait au commerce de ces amantes sublimes que des profits,
M. Brunetière avait un souci, et se refusait à comprendre qu'un
critique, un écrivain, un philosophe en eût d'autres, c'était sim-
plement — les mots sont grands, mais justes — le souci de la vé-
rité et de l'humanité. (Applaudissements.)
Quel admirable homme d'action qu'un véritable écrivain fran-
çais! Nul n'en a plus parfaitement réalisé le type que M. Bru-
netière. J'espère bien que de nouvelles batailles s'engageront au-
tour de son discours d'hier. Beverrons-nous la guerre gastrono-
mique dirigée jadis contre sa thèse sur le rôle respectif de la
science et de la religion ? Cette fois du moins, en gens avertis,
nous aurons pris les devants. (Sourires.) M. Brunetière le faisait
un jour observer le plus spirituellement du monde, l'histoire ne
cite que deux hommes contre qui l'on ait organisé une campagne
de banquets : le roi Louis-Philippe, et lui même. (Rires.) Si les
banquets de la Béforme renversèrent Louis-Philippe du trône,
celui de Saint-Mandé, il faut le reconnaître, a laissé M. Brunetière
debout, sans lui ôter une parcelle de la principauté intellectuelle
que lui reconnaissent tant d'esprits. L'argument était, à vrai dire,
moins décisif que nouveau pour démontrer comme quoi la reli-
gion pouvait être remplacée par la science; en bonne logique,
tout au plus pouvait-il établir qu'elle pouvait l'être, pour les
dîneurs au moins de Saint-Mandé, par de l'aspic de foie gras ou
par une aile de dinde truffée. (Hilarité.) Les truffes, je l'avoue,
étaient de nature à le rendre, sinon plus fort, au moins très clair
à tous les chercheurs de vérités, et saisissant pour tout le genre
humain et même au delà. (Rires et applaudissements.) Je ne suis
pourtant pas sûr que ce repas fameux ait été aussi inoffensif pour
ceux qui le mangèrent que pour celui contre qui on le mangea :
à en croire la science, et je l'en crois volontiers sur ce point, qui
est de son domaine, rien n'est mauvais pour le pauvre estomac de
l'homme comme de se mettre à table avec un esprit chagrin ; or,
jamais on ne vit convives de plus fâcheuse et méchante humeur
que ceux qui s'attablèrent pour manger et pour boire la réfuta-
tion scientifique des erreurs philosophiques de M. Brunetière,
-63-
sait point présager qu'un des mots qu'il allait dire
traverserait les siècles.
Messeigneurs *,
Messieurs,
Je suis terriblement embarrassé. D'abord,
parce que, sous le poids des éloges que viennent
de me décerner à l'envi M. Jean Brunhes et
M. de Magallori, un homme beaucoup plus robuste
aux côtés de M. Berthelot. (Hilarité générale, vifs applaudisse-
ments.)
Levons donc notre verre, Messieurs, avec une bonne humeur
égale à leur ennui. En buvant à M. Brunetière, c'est à nos convic-
tions les plus sacrées, c'est à nos plus hautes espérances que je
bois.
Qui pourrait n'être pas rassuré sur l'avenir de la vérité dans
notre pays et dans le monde quand, au déclin d'un siècle acharné
à sa ruine, elle remporte de telles victoires ; quand on voit les es-
prits le mieux au fait de tout ce par quoi on a prétendu l'abattre
et la remplacer, d'un geste magnifique lui porter témoignage, et
se venir ranger avec résolution parmi ses défenseurs ? (Applaudis-
sements.)
Messieurs, toute génération, en entrant dans la vie, y cherche
les maîtres de sa pensée qu'elle veut suivre en les acclamant.
Les circonstances sont sérieuses. L'heure des sonneurs de chi-
mères, si belles soient-elles, est passée. Une seule passion résiste
aux souffles rudes de notre époque, une seule y convient : la pas-
sion virile de la vérité.
Voilà pourquoi nous saluons avec une si chaude sympathie l'un
des maîtres les meilleurs qui se puissent choisir, en cet esprit,
sévère sans doute, mais vivant, ardent et passionné qui ne pense,
ne lutte que pour elle, et que cette ville de Besançon a vu frap-
per, en faveur de sa foi, ses coups les plus retentissants. (Applau-
dissements prolongés et enthousiastes.)
A M. Ferdinand Brunetière. (Applaudissements, cris : vive M. Bru-
netière.)
i. Mgr l'archevêque de Besançon, Mgr Pagis, évêque de Ver-
dun ; Mgr Belmont, évêque de Clermont ; Mgr Foucault, évêque
de Saint-Dié ; Mgr de Pélacot, évêque de Troyes.
- 68 —
que moi ne laisserait pas de se sentir comme
accablé. Et puis, à l'heure des toasts, s'il n'y a
que deux manières de parler, l'une qui soit spi-
rituelle et l'autre qui soit éloquente, je ne puis
malheureusement prendre ni la première ni la
seconde. D'être spirituel, M. de Magallon vient
de m'en enlever la possibilité ; mais si je voulais
tâcher d'être éloquent, cette salle retentit encore
de l'éclat des paroles de M. deMun avec lequel,
certainement, je serais bien imprudent de vou-
loir rivaliser. (Sourires.)
Dans ces conditions, que me reste-t-il à faire ?
Je n'ai qu'à vous remercier de votre accueil,
très simplement, et s'il m'est permis de retenir
quelque chose des compliments de MM. Jean
Brunhes et de Magallon, je n'en veux accepter
qu'un seul, qui est, depuis que j'écris et que je
pense, de m être, en toute occasion, laissé faire
par la vérité. (Bravos, bravos.)
C'est le seul mérite au monde et le seul hon-
neur que je revendique. (Applaudissements répé-
tés.)
Messieurs, je suis entré dans la vie comme
vous y entrez vous-mêmes, avec la résolution, ou,
si vous l'aimez mieux, le parti pris de n'en pas
avoir, de chercher toujours, et de ne jamais
me préférer moi-même à la vérité. (Applaudis-
sements.)
_69-
C'est ce que quelques-uns ont appelé mes évo-
lutions ; et en effet, nous vivons aujourd'hui dans
un temps où on nous propose de penser en bloc
et d'être, vers la cinquantaine, le jeune homme
imprudent et intransigeant, surtout, que l'on était
à vingt-cinq ans.
Permettez-moi de vous le dire, à vous qui êtes
jeunes: telle n'est pas la réalité de la vie. Vous
avez le droit de changer; vous en avez même le de-
voir. Il faut que chaque jour qui s'écoulera, cha-
que année qui s'appesantira sur vos épaules
vous apporte une science et une conviction nou-
velles ; et la seule chose qu'on puisse exiger de
vous, c'est que, au milieu de ces changements,
votre désintéressement soit toujours hors de
doute. {Chaleureux applaudissements .)
Si c'est le témoignage que, de deux points si
différents de l'horizon, viennent de me rendre
tout à l'heure mon ancien et très cher élève,
M. Jean Brunhes, et M. de Magallon, que je ne
connaissais pas hier et que j'admire déjà aujour-
d'hui, vous concevrez aisément combien j'en suis
fier et heureux. {Applaudissements .)
Vous me permettrez après cela, Messieurs,
puisque je parle à Besançon et que c'est la troi-
sième fois déjà, depuis trois ans, que j'ai l'hon-
neur de me trouver au milieu de vous, d'en té-
moigner ma reconnaissance à celui d'entre vous
no —
qui m'a introduit dans cette ville, et qui a été la
cheville ouvrière et l'âme du Congrès que nous
clôturons aujourd'hui. J'ai nommé le R. P. Da-
gnaud, dont vos applaudissements effarouche-
ront la modestie, mais ne récompenseront
jamais assez l'absolu dévouement. [Triple salve
d'applaudissements.)
IV
Hrunelirre et Bo§snet. — couférenceg à Rome gur la modernité
de Bossuet. — Oc qu'on apprend à l'école de Bossuet. —
Brunetière ge déclare nettement catholique. — Extraits de sa
correspondance.
Deux ans plus tard, le s5 février 1900, nous
retrouvons Brunetière à Besançon, et doublement
chez lui, puisque, d'abord, il était chez nous et qu'il
avait à parler de Bossuet. Un comité, en effet, s'é-
tant formé, sur l'initiative de Mgr de Briey et sous la
présidence du cardinal Perraud, pour élever à
Y Aigle de Meaux, dans sa cathédrale, un monu-
ment funéraire, Brunetière en fit naturellement
partie. Et il ne tarda pas à en devenir, sinon le
membre le plus influent, du moins le porte-parole
le plus actif et le plus éloquent. Il paya largement
de sa personne les frais de la campagne de confé-
rences organisée à cette occasion. Rien ne lui coûte
pour que refleurisse à nouveau la gloire de Bos-
suet, qu'il a tant aimé, tant pratiqué, et dont, en
retour, le commerce assidu lui fut de tous points si
profitable. Il était, d'ailleurs, de ceux qui savent
aussi bien se donner, qu'ils savent mal se prêter.
Que ce fût à une œuvre ou à un homme, d'instinct
il allait jusqu'au bout du dévouement.
A vrai dire, le dévouement, dans ce cas-là, ne
— 72 —
devait pas lui coûter beaucoup. Refaire pour son
compte et le profit de tous le tour de Bossuet, afin
de l'envisager sous ses différents aspects ; s'amuser
à confondre, par la voix de son grand homme,
certaines doctrines que tous les deux jugeaient
funestes; se retremper, et nous avec lui, dans l'a-
mour de l'autorité, de la tradition ; et aussi parler,
non seulement d'abondance, mais avec cette maî-
trise que, seule, assure la parfaite possession d'un
sujet médité depuis toujours.... pour ces motifs et
cent autres encore, il se prit d'un beau zèle pour la
gloire de Bossuet. Il la plaida d'abord à Rome,
sachant bien que les oscillations parties de là ne
pouvaient manquer d'aboutir aux plus lointains
rivages l. Sur le but qu'il poursuivait, il s'expliqua,
dans sa conférence du palais de la chancellerie pon-
tificale, avec un telle netteté, que nous n'avons plus
qu'à lui laisser la parole :
« Il nous arrive trop souvent, à nous autres
Français, d'ensevelir nos morts fameux dans le
linceul de leur propre gloire. Nous ne les oublions
certes pas, mais nous ne les fréquentons plus. Con-
tents de savoir qu'ils ont vécu, nous vivons à notre
tour, et ils ne nous deviennent pas précisément indif-
férents, mais nous ne vivons pas avec eux dans
cette intimité quotidienne, étroite et familière, qu'à
i. Brunetière, invité à parler d'abord à Home, fit le 3o janvier
1900, au Palais de la Chancellerie pontificale, devant les cardinaux
et l'élite de la société romaine, sa conférence sur la Modernité de
Bossuet.
-;3-
défaut même de la religion, l'amour de la patrie
devrait suffire cependant à entretenir.
« Le eroiriez-vous, Messeigneurs, vous dont les
églises sont toutes pleines des tombeaux de ceux
qui ont honoré l'Italie ; le croiriez-vous, que ni à
Dijon, où il est né, ni à Meaux, dans cette cathé-
drale qu'il a à jamais illustrée ', ni à Paris. Bossuet
i. Lacune aujourd'hui comblée. Un imposant monument, dû au
ciseau du sculpteur Ernest Dubois, se dresse désormais dans la
cathédrale de Meaux. C'est tout récemment, le 29 octobre 191 1, qu'il
fut inauguré, aux applaudissements d'une foule enthousiaste qui
comprenait qu'à notre époque de « statuomanie » à outrance, c'était
bien le moins que Bossuet eût a son tour ses traits fixés dans le
marbre ! L'inauguration donna lieu à des solennités magnifiques.
Le clergé. l'Institut et le peuple y prirent une part également active.
Deux cardinaux présidaient : S. Ém. le cardinal Luçon. archevêque
de Reims, et S. Ém. le cardinal Mercier, archevêque de Malines.
« Pius du quart de l'épiseopat français, dit Mgr Marbeau, évèque de
Meaux, et plus du quart des membres de l'Académie » assistaient
à cette cérémonie religieuse et patriotique. Outre le distingué
évêque de Meaux qui recevait ses hôtes illustres, on eut le plaisir
d'entendre tour à tour M. Alfred Méziéres, au nom du Comité
d'érection pour le monument de Bossuet, M. Jules Lemaïtre, au
nom de l'Académie française, S. Ém. le cardinal Mercier, au nom
de l'Église de Belgique et de son Université, Mgr Touchet, enfin,
au nom du clergé de France.
Hélas ! comme il arrive souvent en ce bas monde, beaucoup de
ceux qui avaient été à la peine n'étaient pas à l'honneur. M. Alfred
Méziéres, président du Comité d'érection pour le monument de
Bossuet, eut un souvenir ému pour ses collaborateurs de la pre-
mière heure, trop tôt disparus. Ils sont nombreux déjà ! Le cardi-
nal Perraud, le duc de Broglie, Gréard, Boissier. Larroumet, le
marquis Costa de Beauregard, et ceux qu'il faut nommer avec le
plus de ferveur : Mgr de Briey, à qui revient le mérite de la pre-
mière initiative, et enfin Ferdinand Brunetière, qui avait fait
sienne la cause de Bossuet. Aussi bien, ne fut-il pas oublié en ce
jour mémorable. Tous les orateurs inscrits au programme tinrent
à honneur de lui rendre un hommage mérité. Retenons du moins
le plus significatif, celui de M. Jules Lemaïtre, qui s'exprime en
ces termes : « Celui qui aurait dû parler aujourd'hui de Bossuet, ce
74
n'a encore de tombeau ? Mais nous, voulant lui en
dresser un, nous n'en avons pas imaginé de plus
sûr moyen que de commencer, et avant tout, par
réveiller le souvenir de son œuvre dans les mé-
moires. Si quelques-uns de nos contemporains ne
connaissent de lui que son grand nom, nous vou-
drions essayer de leur dire ce qu'ils trouveraient
d'actualité, de profit, dïnstruction dans son œuvre.
Et vous concevez aisément les raisons que nous
avons eues de le dire à Rome, afin de placer ce que
nous en dirons sous l'invocation du Saint-Siège.
« Qu'il me soit donc permis d'en exprimer ma
profonde reconnaissance à Sa Sainteté le pape
Léon XIII. Aussitôt qu'elle a eu connu notre projet,
Sa Sainteté a voulu l'encourager j)ar une lettre
adressée au cardinal Perraud et, depuis, Messei-
gneurs, vous n'avez pas oublié en quels termes,
dans une de ses dernières encycliques, elle a parlé
de Bossuet. Elle a daigné faire davantage, en ap-
prouvant l'idée de cette conférence et en nous per-
mettant de la tenir en territoire pontifical. Honneur
insigne, mais bonneur périlleux ! dont je serais,
Messeigneurs, presque moins fier qu'accablé, si je
ne me sentais soutenu par la bienveillance de l'il-
n'est pas moi, c'est Ferdinand Brunetière, qui l'a tant aimé et glo-
rifié et qui l'a si profondément compris. Leurs deux'esprits avaient
quelques traits communs : l'amour de l'ordre, la passion de la dia-
lectique, le besoin de croire et d'affirmer. J'en conclus que je
remplacerai fort mal le très regretté Brunetière. » Sans avoir l'im-
pardonnable naïveté de prendre à la lettre l'éminent académicien,
on ne peut songer en effet sans tristesse que Brunetière aurait
versé, dans ce discours, « tout son esprit et tout son cœur. »
-75-
lustre Pontife ; et si mon unique ambition n'était
pas d'y répondre en faisant passer, en essayant de
faire passer, dans ce discours, un écho bien lointain
et bien affaibli de sa propre pensée et de sa sympa-
thie pour la France «. »
Et de Rome, où va-t-il ? A Besançon ! Pour lan-
cer vigoureusement l'affaire, il n'était pas indiffé-
rent que la première impulsion fût donnée par un
auditoire conquis d'avance 2. Chez nous, il ne crut
pas pouvoir mieux faire, pour témoigner sa recon-
naissance à Bossuet, que de proclamer bien haut
ce qu'il lui devait. Ce qu'on apprend à V école de
Bossuet, c'est ce qu'il y a appris le premier. Si cette
conférence est une confidence déguisée, nul ne s'en
plaindra, et si, d'autre part, Brunetière tire de
Bossuet précisément les idées qui lui sont le plus
chères, depuis longtemps, encore une fois, qu'en
conclure, sinon que l'on trouve dans un auteur
surtout ce que l'on y cherche, et que ce n'est pas
une machine qui mène l'enquête, mais un homme.
Du temps où Brunetière et J. Lemaître guer-
royaient, l'un pour l'impressionnisme en littérature,
i. Début de la conférence sur la Modernité de Bossuet. Discours
de combat, dernière série.
2. Brunetière était à Besançon le 25 février 1900 ; il y fit au Kur-
saal-Cirque, devant son magnifique auditoire habituel, sa confé-
rence sur Bossuet : « Ce qu'on apprend à l'école de Bossuet », en
présence de Mgr Petit, archevêque de Besançon; Mgr Ardin, ar-
chevêque de Sens ; Mgr Theuret, évêque de Monaco, et Mgr Du-
billard, évêque de Quimper. — Cette conférence n'a été publiée
nulle part in extenso. Elle se retrouve assez exactement repro-
duite dans la brochure : Brunetière et Bossuet, éditée chez Bos-
sanne, Besançon, 1900.
-36-
l'autre pour le dogmatisme, comme il était piquant,
parfois, de les surprendre tous deux sur la frontière,
se portant des coups indécis, et leurs doctrines se
mêlant, quoique parties de points diamétralement
opposés ! Mais je vous prie de ne pas voir, dans
cette constatation faite en passant, une profession
de scepticisme qui eût enchanté Renan, mais irrité
Brunetière. Tout au long, du reste, et magistrale-
ment, l'opposition entre l'objectif et le subjectif, le
moi et le non moi, l'âme et les choses, est marquée
dans la conférence que nous reproduisons ci-après
de M. Denys Cochin, et d'abondants éléments sont
fournis pour la solution qui fuit toujours.
A l'école de Bossuet, Brunetière va chercher trois
leçons principales. D'abord, le dédain du style, en
tant que tel, s'il devient une parure ajoutée à la
pensée, au lieu d'en être le mouvement même, et à
ce propos, il ne manque pas d'exécuter une fois de
plus le dilettantisme, dont nul plus que lui n'a
dénoncé l'égoïste vanité. Puis, Fart d'aller au point
vif des questions, sans accorder plus d'attention
qu'elles ne méritent aux minuties, aux subtilités où
parfois se complaisent à l'excès nos contemporains.
Non pas que la vérité soit rectiligne, ni que les pro-
blèmes n'aient qu'une face. Mais si vif que vous
supposiez votre sentiment de la complexité des
choses, encore faut-il choisir, pour les juger, le
point de vue le plus vrai, le plus compréhensif,
écarter le détail encombrant pour plonger le regard
jusqu'en l'essentiel, et braquer toutes les forces de
— Tj ~
son esprit vers les conclusions d'ordre pratique
qui permettent d'agir. Enfin, troisième leçon, si
importante, que les deux autres, à côté d'elle,
paraissent quasi négligeables : les vérités ne se res-
semblent pas.
«Il y a les vérités qui se définissent et se jugent par
conformité avec leur objet, les vérités mathémati-
ques, par exemple ; il y a d'autres vérités qui se
définissent et se jugent par l'accord qu'elles sou-
tiennent entre elles, par leur cohésion, par le sys-
tème qu'elles forment, telles sont les hypothèses de
l'ordre astronomique et de l'ordre zoologique ; il y
a les vérités qui se définissent et se jugent par leurs
conséquences, ce sont les vérités de l'ordre politi-
que et de l'ordre social ; enfin, il y a les vérités
comme celles que Bossuet nous enseigne, qui se dé-
finissent et se jugent par l'autorité de celui qui nous
les a révélées l. »
Aux rationalistes impénitents qui rejettent ces
dernières, sous le fallacieux prétexte qu'elles ne
relèvent pas directement de la raison, il rappelle
que ce pauvre compas est bien étroit pour mesurer
l'univers, et que ce qui se tient hors de ses branches
aussi écartées que l'on voudra, ce sont précisément
les réalités les plus augustes, les plus profondes et
les plus utiles à savoir.
Certes, il n'est pas arrivé à cette conclusion de
plain-pied. Quand il s'est mis à étudier Bossuet,
i. Ce qu'on apprend à V école de Bossuet, brochure citée, Bossuet
et Brunetière, p. 3o.
-36-
c'était avec un esprit imbu des progrès du siècle.
Longtemps, il a résisté. Le génie, l'autorité, le bon
sens de Bossuet ont fini par l'emporter.
Victoire complète, aujourd'hui î Victoire sur toute
la ligne.
On le vit bien à sa déclaration faite au cours de
la réception solennelle offerte le soir à l'orateur. Il
faut la relire avec soin, car c'est une confession gé-
nérale du plus haut intérêt. Elle explique Brune-
tière tout entier. Elle indique avec précision d'où il
est parti, par où il a passé, où il a abouti. Elle énu-
mère, en un raccourci puissant, les motifs de son
adhésion au catholicisme. Et Dieu sait s'il s'enten-
dait à démêler les affinités secrètes de notre religion
avec les âmes ! Témoin cette page si pleine et d'un si
beau mouvement oratoire : « Ce serait, Messieurs,
tout un livre qu'il faudrait écrire, et un gros livre,
si je voulais montrer la diversité des motifs sur les-
quels un Pascal, un Bossuet, un Chateaubriand, un
J. de Maistre, ont fondé leur apologétique. Celui-ci
donc, l'auteur des Pensées, âme énergique et « dé-
mesurée », presque violenle, moins soucieuse d'ail-
leurs de soi — je veux dire de l'individu — que de
la misère de notre commune condition, ce qu'il a vu
dans le christianisme, c'est l'explication de notre
destinée, c'est l'énigme de notre nature éclaircie, et
c'est l'humanité réintégrée, par le mystère de la
Rédemption, dans son union primitive avec Dieu-
Mais celui-là, l'éloquent auteur des Oraisons funè-
bres et du Discours sur Vhistoire universelle, poète
- 79 —
peut-être autant qu'orateur, mais en qui l'impétuo-
sité de l'imagination s'équilibrait par la fermeté du
bon sens, maître de sa pensée comme de sa parole,
génie ami de l'ordre et de l'autorité, n'a rien senti
plus profondément, ni rien exprimé plus majestueu-
sement que ce qu'il appelait « les maximes d'état de
la politique du ciel », l'action de la Providence,
l'intervention d'une « force majeure » dans les affai-
res des hommes, et le gouvernement de Dieu sur le
monde. Un troisième survient à son tour qui s'avise
que, si la beauté des choses est une présomption de
leur vérité, jamais doctrine assurément n'exerça plus
de prise que la chrétienne, ou ne donna plus de
satisfactions plus complètes et plus intimes, à ce
qu'il y a de plus noble en nous, et sous cette impres-
sion qui l'a rendu lui-même à la religion de ses
pères, il écrit, au lendemain de la Révolution, le Génie
du christianisme. Et voici qu'éclairé par cette
même Révolution, ce qu'un autre s'efforce d'établir,
c'est que les sociétés des hommes ne vivent que de
la quantité de divin qui s'y mêle, à proportion de
ce divin, et dans la mesure où elles savent sacrifier
aux nécessités quotidiennes de leur existence l'or-
gueil insensé de prétendre lutter contre lui. Vous
semble-t-il, Messieurs, que s'ils aboutissent aux
mêmes conclusions, ils y arrivent par les mêmes
chemins ' ? »
Quant à lui, le chemin qu'il a suivi est tracé de
i. Discours de combat, nouvelle série, p. 281.
— 8o —
main de maître, et dès le début, par M. Victor Gi-
raud, dans les Maîtres de l'heure. Après ces mots
révélateurs, « un homme chez lequel la préoccupa-
tion morale et la préoccupation sociale sont prédo-
minantes, chacune des deux aidant et renforçant
l'autre, n'est-ce pas ainsi que si nous avions dû le
faire d'un mot. nous aurions à peu près défini Bru-
netière », il ajoute :
« Voilà un homme qui, comme tant d'autres de
ses contemporains, a cru pouvoir fonder une mo-
rale, — une morale non pas seulement individuelle,
mais sociale, — sur des idées philosophiques ou des
constatations positives, et qui, un jour, s'aperçoit
que ce fondement croule. Saisi de stupeur et d'in-
quiétude, incapable de dilettantisme ou de scepti-
cisme moral, passionnément épris d'action, il cher-
che alors autre chose. Il sent vaguement qu'en dehors
de Tidée religieuse il n'y a pas de fondement solide
à la morale ; et même, qu'en dehors du christia-
nisme, il n'y a point, pour une âme moderne, de re-
ligion véritable. Convaincu d'ailleurs que, selon le
mot de Renan, le catholicisme est « la plus caracté-
risée et la plus religieuse de toutes les religions »,
c'est alors qu'il se retourne vers Rome. Son entre-
tien avec Léon XIII confirme ses pressentiments.
De sa visite au Vatican, il a emporté comme la
vivante vision de cette autorité morale qu'il cher-
che, de ce pouvoir spirituel qu'il désire, de cette
révélation mystique dont il a besoin. Et, sans
doute, il prend alors l'engagement avec lui-même de
- 8i —
faire tout ce qui sera en son pouvoir pour faire tom-
ber les derniers obstacles ou les dernières objections
intimes qui l'écartent encore de cette croyance qu'il
veut conquérir....
« Il a bien tenu sa promesse *. »
Mais rien ne valant l'étude directe des documents,
venons-en à la déclaration elle-même, puisqu'aussi
bien elle est le schéma, très au point, d'une conver-
sion intellectuelle.
J'insiste sur le mot. Car n'a-t-on pas prétendu que
les hésitations de Brunetière, ses tergiversations, ce
que les malveillants prenaient pour un agaçant pié-
tinement sur place, provenaient d'autre chose que
du désir qu'il avait d'un supplément d'informations,
et qu'en dernière analyse le cœur se mettait en tra-
vers de l'esprit? Mais telle était la droiture de cette
âme d'élite, que, pour qui l'a connu, la question ne
se discute même pas.
Une assemblée d'élite était réunie dans cette même
salle qui avait déjà entendu les précédentes déclara-
tions de l'illustre conférencier ; M. Georges Pernot,
président de la Conférence et avocat à la Cour d'ap-
pel, le salua, lui rappelant ses titres à l'admiration
et à la reconnaissance des catholiques français.
Monsieur,
Il y a quatre ans, lorsque pour la première
fois nous avions l'honneur de vous voir au
i. Les maîtres de l'heure, par V. Giraud, p. 104.
— 82 -
milieu de nous, voulant d'un mot tracer une
ligne de conduite à la jeunesse bisontine, ac-
courue pour vous entendre, vous nous disiez :
« Défiez-vous du dilettantisme. »
Cet enseignement, nous l'avons précieuse-
ment recueilli. Et, en le méditant, il nous sem-
blait chaque jour davantage qu'il n'était pas
seulement une parole profonde tombée de vos
lèvres de philosophe, mais qu'il était en quel-
que manière le résumé complet de votre doc-
trine, l'esprit général et conducteur de votre
vie tout entière. Partout, en effet, où vous avez
rencontré le dilettantisme, sous quelque forme
qu'il se déguise et de quelque nom qu'il se
pare, toujours vous l'avez combattu.
Dans cette seconde moitié du xixe siècle,
l'art tendait de plus en plus à devenir indivi-
duel, personnel, peut-être même égoïste, et
volontiers les littérateurs et les artistes se lais-
saient aller à penser qu'ils étaient déchargés de
toute responsabilité morale et sociale. Vous
avez compris tout le danger d'une semblable
doctrine, et, flétrissant les principes funestes
de ces dilettantes, imbus de la théorie de l'art
pour l'art, vous avez proclamé bien haut que
toute pensée humaine devait se ramener à la
morale comme à sa fin essentielle et nécessaire.
Aussi, sera-ce certainement l'une de vos gloi-
- 83 -
res, et non la moindre peut-être, d'avoir vail-
lamment et brillamment joué le rôle de critique
moraliste dans les batailles littéraires de notre
société moderne.
Bientôt, ce fléau, que vous veniez de com-
battre en littérature, envahissait le domaine de
la politique. Au nom de l'individualisme, on
menaçait l'idée de patrie. Une nouvelle lutte
devenait nécessaire ; aussitôt nous vous voyons
l'entreprendre. Vous vous jetez avec ardeur
dans la mêlée ; vous rappelez à tous la gran-
deur de nos traditions nationales et à tous vous
enseignez que c'est un impérieux devoir que
d'aimer profondément sa patrie et de l'aimer
non seulement en elle-même, mais dans son
moyen de défense, c'est-à-dire dans son armée,
cette « grande niveleuse » qui doit nous être
d'autant plus chère qu'elle est plus lâchement
attaquée.
Mais là ne devaient pas se borner vos efforts,
car telles n'étaient pas les seules conséquences
de ce dilettantisme, de cet individualisme, dont
vous vous étiez proclamé l'adversaire acharné.
Au point de vue moral, au point de vue social
même, ce manque absolu d'idéal faisait des ra-
vages plus considérables encore, et c'est à vous
qu'il appartenait de chercher à les enrayer. A
ceux qui prétendaient qu'en dehors des faits
-84-
et des groupements qu'on peut en faire, il
n'y a rien que d'hypothétique, d'incertain et
d'illusoire, vous êtes venu répondre ici même
qu' « au delà de la scène où se joue le drame
de l'histoire et le spectacle de la nature, une
cause invisible, un mystérieux auteur se cache,
qui en a réglé d'avance la succession et les pé-
ripéties » Aux adversaires de toute métaphy-
sique et de toute religion, vous avez répondu
avec éloquence que le besoin de croire s'impo-
sait à l'homme comme une impérieuse néces-
sité. En un mot, vous avez consacré les trésors
de votre intelligence à contribuer à cette renais-
sance de l'idéalisme, dont vous nous annonciez
naguère les premiers symptômes. Et lorsque,
par une gracieuse bienveillance dont nous ap-
précions tout le prix, vous venez aujourd'hui
nous parler de l'immortel Bossuet, c'est bien
encore la même cause que vous défendez. Glori-
fier Bossuet, c'est glorifier la doctrine catholi-
que, dont il fut un des plus illustres apôtres ;
c'est glorifier l'Église, dont il est une des plus
grandes figures ; c'est, en un mot, faire revivre
dans les âmes cet idéal chrétien, cette morale
chrétienne, qui sont seuls capables de diriger
les sociétés humaines.
Cette tâche sublime, nous savons, Monsieur,
sous quels illustres auspices vous l'avez com-
— 85 —
inencée et nous savons aussi quelle haute dis-
tinction elle vous a déjà valu. Il y a quelques
jours, à Rome même, au centre du monde ca-
tholique, vous étiez l'objet d'acclamations en-
thousiastes. A ces acclamations, nous voudrions,
ce soir, joindre les nôtres. Quelque faibles
qu'elles puissent paraître, daignez, je vous prie,
les agréer comme un témoignage de l'admira-
tion de la jeunesse catholique de Besançon pour
celui qui se consacre tout entier au triomphe des
idées morales, patriotiques et religieuses.
Quand les applaudissements eurent cessé, M. Bru-
netière fit cette déclaration mémorable, qui marque
le couronnement de l'évolution accomplie vers le
catholicisme par le directeur de la Reçue des Deux
Mondes.
Monsieur le Président,
Je suis heureux, mais un peu confus, je vous
Ta voue, de tout ce que vous venez de me dire
de trop flatteur, et c'est peut-être qu'on ne se
voit pas très bien soi-même, mais assurément,
je ne m'étais jamais vu sous un jour si favo-
rable. Permettez-moi donc de vous en remer-
cier bien sincèrement, vous et la Conférence
Saint-Thomas d'Aqniu, pour m'avoir donné
cette sensation, très douce, mais très dange-
reuse aussi, de mon importance.
— 86 —
Car, entre nous, je n'ai rien fait que de bien
simple et de bien naturel, en m'attaquant à tous
les ennemis que vous venez d'énumérer, si je
n'ai fait que suivre, après tout, les indications
de ma conscience, avec, il est vrai, l'inquiétude
et la perplexité d'un homme qui, cherchant à se
connaître lui-même, essaie pour cela de com-
prendre d'abord son temps. Dirai-je encore quel-
que chose de plus? Au début de ma vie littéraire,
je n'ai peut-être obéi qu'à un mouvement de
mauvaise humeur, en attaquant ces nombreuses
écoles, dont les adeptes avaient la rage de se
mettre toujours en scène, et de ne parler de rien,
de ne s'intéresser à rien qu'à propos d'eux et de
leur personne. Mais ma mauvaise humeur, en ce
cas, m'avait bien inspiré, j'ai su depuis le recon-
naître, et ce n'était pas moi, mais hors de moi,
qu'elle avait ses raisons et ses causes. Dilettan-
tisme, Individualisme, Internationalisme , j'ai vu
depuis que tout cela se tenait, et que les consé-
quences n'en étaient pas seulement littéraires,
et que l'influence dissolvante en menaçait jus-
qu'aux plus chères et aux plus nécessaires des
idées dont la France avait vécu jusqu'alors.
Et j'ai tâché de m'élever plus haut, et c'est
encore ici ce que j'ai dû aux leçons de Bossuet.
Pour combattre ces doctrines, j'ai cherché un
point d'appui, et après l'avoir inutilement cher-
-87 -
ché dans les leçons de la science ou de la philo-
sophie, je l'ai trouvé, et je ne l'ai trouvé que
dans le catholicisme. Oui, je n'ai trouvé qu'en
lui l'aide et le secours dont nous avons besoin
contre l'individuolisme. C'est à la lumière de ses
enseignements que j'ai compris toute la vanité
du dilettantisme. Et j'ai compris aussi, à voir,
dans le présent et dans le passé, comment le
catholicisme et la grandeur de la France étaient
inséparables l'un de l'autre, que nous n'avions
pas de plus sûre protection, ni d'arme plus effi-
cace contre le progrès de cet internationalisme
dont vous parliez tout à l'heure. Indépendam-
ment de toute idée personnelle, ce sont là des
faits certains, ce sont des vertus qui s'imposent,
et du jour où l'évidence m'en est entièrement
apparue, c'est de ce jour que je me suis déclaré
catholique.
J'ajouterai ce soir que tout ce que j'ai vu de-
puis lors, toutes les épreuves que nous avons
traversées m'ont affermi dans cette conviction.
Ni dans les laboratoires, ni dans les systèmes,
ni dans la vie de tous les jours, je n'ai rien dé-
couvert, on ne m'a rien montré qui l'ébranlât.
Si j'y suis venu, j'ai l'espérance que d'autres y
viendront. Et, Messieurs, puisque j'ai l'honneur
de me retrouver une fois de plus au milieu de
vous, je suis heureux et il m'est doux que d'une
— 88 -
évolution commencée à Besançon, voilà tantôt
quatre ans, ce soit à Besançon que j'aie trouvé
le terme.
Les dernières paroles de cette déclaration consa-
crent définitivement Brunetière comme un Bisontin
de cœur. C'est un honneur pour la Conférence Saint-
Thomas d'Aquin qu'elles y aient été prononcées,
pour de là faire triomphalement le tour du monde.
Et de fait, un homme de ce mérite , qui a tout lu,
tout médité, tout approfondi; un homme préoccupé
jusqu'à l'angoisse de l'éternel problème de la desti-
née humaine , qui en est obsédé , et qui ne demande
pas autre chose à la science, à la philosophie, à la
religion que la clef de cette poignante énigme, — aussi
porte-t-il sur le front les rides si creusées de Pascal,
et même quand il rit, ce n'est pas pour rire ! Voyez
comme son ironie est hautaine , cinglante et pas du
tout drôle î — un homme, instruit à lond de l'insuf-
fisance des doctrines qui lui ont prêté un abri pro-
visoire , et qui a commencé à entrevoir par les
déchirures des systèmes qu'il a traversés que la reli-
gion catholique pourrait bien être l'explication der-
nière de notre nature : un homme qui, du jour où un
rayon pâle lui est parvenu , va bravement à la
lumière, à pas comptés, sans brûler l'étape, et sans
jamais dévier, malgré les clameurs hostiles, les
railleries, malgré les préjugés qui lui barrent la
route, les illusions chères qui jonchent son chemin :
un homme de cette trempe, de ce désintéressement,
-89-
de cette sagacité profonde, quand il se tourne enfin
vers l'Église, et proclame : « Je crois! » Certes,
il est émouvant ! certes , il est une apologétique
vivante, et si la méthode qu'il préconise par la suite
prête le flanc à certaines critiques que ne lui a pas
ménagées une orthodoxie sévère, si les voies qu'il a
suivies sont trop personnelles pour devenir univer-
selles, si son souci d'adapter la religion à la société
présente porte trop la marque du temps pour se
plier aux exigences de tous les temps, laissons tom-
ber doucement de son apologétique les parties cadu-
ques, mais n'oublions pas le haut exemple de sincé-
rité qu'il a donné , la force intellectuelle qu'il a
mise à notre service, les arguments nouveaux qu'il
a ajoutés a l'arsenal de la tradition.
Désormais, il est bien nôtre, et au contraire de ce
qu'ont prétendu certains libres penseurs de marque,
loin de faiblir après sa conversion, jamais son talent
ne s'est affirmé davantage. Pouvait-il en être autre-
ment ? En pleine possession de tous ses moyens, à
l'âge où l'homme est le plus largement épanoui, il a
eu cette bonne fortune de s'assimiler une doctrine
haute et riche . le catholicisme , dont les principes
l'ont merveilleusement aidé à résoudre et même à
poser les problèmes qu'il creusait. L'unité s'est faite
alors dans ce puissant esprit : la religion l'a aiguillé
dans la bonne direction ; elle lui a fourni nombre
d'indications utiles pour les solutions cherchées ; il
y a trouvé la paix intellectuelle , une force de péné-
tration nouvelle , le fil d'Ariane conducteur, et ce
— 9o —
sentiment de réconfort, si vif chez un traditionaliste
de son envergure, de sentir, de penser avec les siè-
cles. Il s'est donc trouvé au centre de la circonfé-
rence à décrire. Rien ne vaut cette place de choix.
Que d'esprits, faute d'avoir pu l'atteindre, ont erré
à l'aventure, emportés çà et là par leurs tendances
éparpillées, leurs opinions divergentes, leurs doutes
dispersés. Et que d'intelligences, au contraire, mé-
diocres par elles-mêmes, pour s'être coulées dans
ce moule parfait , ont pour ainsi dire pris la forme
de la vérité et en ont paru, du coup, démesurément
agrandies !
Par malheur, l'apogée fut de courte durée. Le
labeur écrasant auquel il se livrait devait user
avant le temps une santé qui resta toujours ché-
tive et ne se soutenait qu'à force d'énergie et d'une
incroyable tension des nerfs. Il s'en rendait un
compte exact et douloureux. Quelle magnifique
résignation de chrétien dans les paroles qui sui-
vent : « Si la santé ne me manque pas encore, mes
forces diminuent pourtant, et avec elles naturelle-
ment sinon mon zèle , mais mon activité. Dieu l'a
sans doute ainsi voulu. Mais en vérité , mon cher
Père, ce n'est pas une des moindres misères de
cette vie mortelle, que les forces nous défaillent au
moment même qu'il nous semble qu'une expérience
plus étendue et des convictions mieux assises nous
permettraient d'en faire un plus sûr et plus utile
emploi *. »
i. Lettre du 14 décembre 1902.
— 9I -
La même inquiétude perce à travers tous ses pro-
jets d'avenir. Chaque fois qu'il se risque à en bâtir
un, c'est sous la réserve expresse que la maladie ne
le vienne pas détruire. « Pourrai-je aller quelque
jour jusqu'au bout de ma pensée? J'ai, en effet,
dans la tête , deux ou trois conférences encore qui
compléteraient ma campagne de cette année, la
dernière peut-être ! mais la ferai-je ? Aurai-je la
force de la faire ' ? »
Ne croyez pas pourtant qu'il songe à prendre pré-
texte de sa fatigue pour se résoudre à un repos
bien gagné. Jouer en quelque sorte avec la mort a
toujours paru aux âmes héroïques le plus divertis-
sant des sports. N'est-ce pas une gageure que ce
programme de travaux pour l'hiver 1903 ?
c< Mais quand pourrai-je aller à Besançon? C'est
le problème, et je vous avoue que je ne sais com-
ment le résoudre. Je vais mardi prochain faire à
Bruxelles deux conférences qui me retiendront en
Belgique jusqu'au i5 février. J'en reviendrai préci-
pitamment pour préparer mon rapport annuel de
directeur de la Revue des Deux Mondes et de prési-
dent du syndicat de la presse périodique. Je publie-
rai un grand article sur la religion comme sociolo-
gie qui est un épisode de ma campagne en faveur
de l'utilisation du positivisme ; je retournerai à Lou-
vain; je reviendrai tenir, le 7 mars, l'assemblée de
nos actionnaires : on me fera sans doute parler,
le i3, en faveur et au nom de la Ligue du repos du
1. Lettre du 27 février 1901.
— 92 —
dimanche; si l'affaire d'Espagne, dont je crois vous
avoir parlé, s'arrange, je devrai être à Madrid aux
environs du 20 mars ; j'en reviendrai pour m'occu-
per de Molière, en homme qui croit utile et même
nécessaire, dans l'intérêt d'une plus grande cause,
de ne pas perdre son autorité de critique ou de pro-
fesseur; je ferai sur un autre sujet une conférence
aux jeunes gens de l'école Sainte-Geneviève; je
prendrai ma part du Congrès de renseignement
libre que nous sommes en train d'organiser, et après
cela! mon cher Père, après cela, si le cardinal ne
me demande pas de parler pour quelque hôpital,
s'il ne meurt, pendant ma « direction de trois mois »,
aucun de mes confrères de l'Académie , si les affai-
res de la Revue ne me suscitent pas quelque embar-
ras, si je ne meurs pas moi-même d'une bronchite
ou d'une pleurésie qu'au moins on ne me reprochera
pas d'avoir attrapée en courant après un bénéfice,
après cela, je serai tout à votre disposition I.... »
On demeure stupéfait qu'un homme rongé par la
phtisie se sente encore capable de suffire à une telle
tâche. Et que vous semble du ton de la lettre, enjoué,
badin (ce qui est plutôt rare chez ce grave auteur),
avec une pointe d'exubérance méridionale, et même,
Dieu me pardonne, un brin de panache à la Cyrano.
Gela rappelle Golbert se frottant les mains de joie
quand il voyait sa table de travail surchargée de
paperasses , enfouie sous les dossiers , qu'il avait
tant de plaisir à dépouiller.
1. Lettre du 4 février 1903.
-93-
Notez que cet enthousiasme de Brunetière est
d'autant plus méritoire que la nature des sujets qu'il
traitait, comme aussi sa tournure d'esprit très
réfléchi, lui interdisait, malgré son étonnante facilité
d'élocution, les succès à l'emporte-pièce. Lui-même
l'avoue modestement : « 11 faut d'ailleurs à mes
ressources de conférencier le temps de se renou-
veler. Je n'ai rien de l'improvisateur l, et quand j'ai
quatre ou cinq sujets en préparation, c'est tout ce
que je puis tirer en quatre ou cinq mois de mon
fond. »
Néanmoins, dès qu'il s'agit de revenir à Besan-
çon, son cœur est prêt, et il s'arrange pour que le
reste le devienne aussi. Les triomphes oratoires
qu'il a remportés dans notre ville, les aveux reten-
tissants qu'il y a faits et donc les heures décisives
qu'il y a vécues, la vive sympathie que lui témoigne
le public, l'amitié dont l'honore l'archevêque, tout
l'appelle d'une voix irrésistible. Et il se laisse faire,
comme par la vérité. « Après cela, vous le savez,
mon Père, quand il me sera possible de repartir à
Besançon, non seulement je n'en éloignerai pas
l'occasion, mais, au contraire, je la provoquerai
moi-même. C'est le moins que je vous doive, à vous
d'abord, à l'archevêque ensuite, et à l'accueil que
m'a toujours fait votre public, et je serais trop
ingrat de n'en pas conserver un inoubliable sou-
venir 2. » Sa correspondance abonde en déclarations
1. Aveu trop modeste que nous consignons plus loin.
2. Lettre du i" janvier 1902.
-94-
de ce genre, qu'il répète avec la plus aimable insis-
tance :
« Non, mon cher Père, je n'oublie pas le public
de Besançon, ni son archevêque, ni la Conférence
Saint-Thomas d'Aquin, et je prépare même pour
eux, s'ils le veulent, un grand discours dont le sujet,
continuant la question du droit de l enfant, sera
la limite du droit de ÏÉtat en matière d'enseigne-
ment I. »
Du reste, il saisit avec empressement toute occa-
sion de se trouver en rapport avec l'archevêque. Il
goûtait fort, dans ce prélat, des qualités que
lui même ne possédait pas au même degré : une
majesté calme et souriante, une sérénité olym-
pienne, de la distinction, de la finesse, un large
esprit de conciliation. Certes, ils ne se ressem-
blaient guère, l'impérieux écrivain qui aimait à
heurter l'opinion d' autrui, et l'évêque prudent, qui
préférait, tous droits de la vérité gardés, les solu-
tions pacifiques. Mais il n'est pas nécessaire, pour
s'aimer, de se ressembler. En amitié, comme en
électricité, a-t-on dit, les contraires s'attirent. Et
puis, tous deux avaient l'âme très haute, et tous
deux s'accordaient à traiter les questions religieuses
avec une grande modération, qui leur valut, entre
autres fortunes, celle de se trouver ensemble dans
la lutte et de voir leurs noms mêlés aux mêmes
polémiques.
i. Lettre du 4 février igo3.
Quelques caractères de sa « conversion. » — Discours sur
1' « Action sociale du christianisme. » — Brunetière est
nomme président d'honneur de la Conférence Saint-Thomas
d'Aquln. - Brunetlère et les protestants. - Discours de
porrentruy sur la réunion des Églises.
On l'a vu, les rapports entre Brunetière et
Besançon devenaient de plus en plus étroits.
Dans ces conditions, la magnifique déclaration du
25 février 1900 ne pouvait pas demeurer le dernier
mot de Brunetière parmi nous. Ces novissima
çerba ne l'étaient qu'en un sens et appelaient encore
un post-scriptum qui en fût l'éclatante confirmation
et nous montrât le converti à l'œuvre. De la sorte,
nous aurions le relevé exact de ses positions par
rapport au catholicisme. Brunetière nous appar-
tiendrait avant, pendant et après sa conversion, ce
qui importe souverainement, car, comme le note
avec sa pénétration habituelle M. Faguet : « Il y a
des convertis et des convertis. Il y a des convertis
qui, à partir du moment où ils ont embrassé une
foi, renient, détestent et repoussent tout, absolu-
ment tout ce qui a précédé leur conversion, tout ce
qu'ils ont été précédemment. Saint Augustin est un
peu ainsi, dans les grandes lignes, et Pascal l'est
tout à fait.
c< Il y en a d'autres qui ne peuvent guère admettre
-96-
que tout ce qu'ils ont pensé et tout ce qu'ils ont
senti ne soit comme acheminé vers le moment
actuel, vers le moment où ils sont parvenus : ils ne
peuvent pas entendre qu'ils aient pensé quelque
chose qui n'eût au moins une âme, comme le disait
Spencer, de la vérité à laquelle ils sont parvenus.
Cet esprit-là était essentiellement l'esprit de Brune-
tière.... Ce sont des esprits qui gardent leur mé-
thode rationaliste au moment où ils abandonnent
leur rationalisme proprement dit. Ce sont des hom-
mes qui se considèrent. — qui ne peuvent se consi-
dérer autrement, — qui se considèrent comme des
êtres continuellement en élaboration d'eux-mêmes
et arrivant enfin à la réalisation de ce qu'ils de-
vaient être I. »
Cette remarque va loin. Si certains théologiens
ont considéré d'un œil méfiant ce nouveau venu
dont l'accoutrement leur paraissait bizarre, la rai-
son en est là. Sa foi poussait des racines en ter-
rain, sinon prohibé, du moins suspect. Il s'était
fabriqué des raisons de croire, à lui, qui n'étaient
pas celles de tout le monde. D'autant plus que,
comme le dit encore M. Faguet : c< Dans cette
période de 1894 à 1899, il s'est avisé — et c'est un
côté de son esprit infiniment intéressant — de faire
rentrer dans son catholicisme tout ce qui avait été
l'aliment de son esprit, et du reste, aussi, de son
âme, pendant la période précédente, pendant toute
la période évolutive. Il y a fait rentrer son pessi-
1. Conférence du 19 mai 191 1.
— 97 —
misme, il y a fait rentrer son darwinisme, il y a
tout fait rentrer ; il y a fait rentrer non seulement
tout ce qui était le fond permanent, l'ancien fond
23ermanent de lui-même, mais tout ce par quoi il
avait passé.... Son positivisme surtout, il a cherché
à le rattacher à son catholicisme, ou plutôt à l'ab-
sorber dans sa nouvelle doctrine catholique . et vous
connaissez ce livre si curieux, qui est d'un singulier
penseur, d'un penseur puissant, ce livre intitulé :
De V utilisation du positivisme en faveur du catho-
licisme. »
Maintenant, jusqu'à quel point cet essai de systé-
matisation est-il réussi ? Y a-t-il toujours adapta-
tion parfaite du catholicisme de Brunetière au ca-
tholicisme tout court? En lui, « l'homme nouveau »
ne faisait-il pas au « vieil homme » des concessions
exagérées ? C'est une ample question à débattre, et
qui dépasse de beaucoup le cadre de ce travail,
lequel ne veut être qu'un simple rappel de souve-
nirs l.
Que l'entreprise, en tout cas, fût possible, pour
son compte personnel il n'en doutait nullement.
(Et il se pourrait bien que l'histoire de l'Église
lui donnât maintes fois raison.) C'est ainsi, par
exemple, que, dans une note ajoutée à son discours
de Lille, sur les raisons actuelles de croire, il
écrit :
« La France depuis Descartes n'a pas eu de pen-
I. Mgr Chollet : Les idées religieuses de M. Brunetière. Paris,
P. Lethielleux, i vol. in-16 de 128 p.
1
-98-
seur plus original ou plus profond qu'Auguste
Comte, et l'Angleterre, depuis Newton, n'a pas
connu de savant plus illustre que Darwin, ni dont
la doctrine ait engendré plus de conséquences.
J'admire donc Darwin et Auguste Comte. Je les
admire si fort qu'après avoir employé trente ans de
ma vie à me les convertir « en sang et nourriture »,
selon le mot d'un vieil auteur, j'ai formé le projet
d'en employer le reste à tirer de l'Origine des
espèces et du cours de Philosophie positive les
moyens d'une apologétique nouvelle qu'on trouvera,
je le sais bien, non moins hasardeuse que nouvelle,
mais dans l'avenir de laquelle je ne mets, cepen-
dant, pas moins d'espoir que de confiance.... On a
souvent loué l'Eglise catholique de la faculté qu'elle
possède, seule au monde et dans l'histoire, d'absor-
ber la plupart de ses propres hérétiques, et on en-
tend, par là, ceux qui, dans une autre Église, telle que
l'anglicane ou la russe, n'auraient jamais pu con-
cilier leur opinion personnelle avec l'étroitesse du
symbole et la rigueur de la discipline. Le moment
approche où une nouvelle apologétique, non seule-
ment n'aura plus rien à craindre de ses plus émi-
nents contradicteurs, mais les absorbera comme
l'Église a fait et où, de leurs aveux et même de
leurs objections, nous verrons surgir de nouvelles
raisons de croire. Aurai-je réussi à le montrer dans
ce discours ? Je ne sais ! .... »
Que d'autres plus autorisés répondent. Quant à
moi , sans discuter les chances de réalisation de ce beau
— 99 —
rêve, j'en ai dit assez pour que le lecteur sache à
quoi s'en tenir sur l'intérêt spécial que présenterait
à Besançon un discours de Brunetière converti.
Celui qu'il prononça le 28 novembre 1903, le der-
nier, hélas ! de la série bisontine, a pour titre : Lî ac-
tion sociale du catholicisme. On n'en saurait ima-
giner de mieux approprié aux circonstances. Car il
nous dévoile la pensée « de derrière la tête » de
l'orateur. Nous avons vu, en effet, que Brunetière a
été conduit au catholicisme par ses préoccupations
sociales. Allait-il les préciser devant l'auditoire le
plus habitué à recevoir ses confidences ? Lui qui,
« ennemi de tout individualisme, était aussi indivi-
dualiste que possible, personnellement et par sa
façon d'être et par sa façon de penser », allait-il,
avec tous les développements que cet aveu com-
porte, nous expliquer en détail par quoi le ca-
tholicisme l'avait séduit, ébranlé, définitivement
conquis ? On put le croire au début. Témoin
ces paroles prometteuses: «Vous savez avec quelle
sincérité, depuis plusieurs années, je vous ap-
porte ici ce que je me permettrai d'appeler le
résultat de mes expériences religieuses. Je sais avec
quelle indulgence vous voulez bien accueillir ce qui
n'en est que l'expression à peine généralisée I.
Pourtant, cette fois, il le prit de plus haut. Son dis-
cours n'est pas une confidence, mais un programme
d'action. D'ailleurs très à sa place, puisqu'il était
1. L'action sociale du christianisme, brochure de 128 p. Bossanne,
éditeur, Besançon.
^vers.-fas
B1BL10THECA
OrtAv/pnS
TJ
— 100 —
adressé aux membres de l'Association catholique
de la jeunesse française réunis en congrès, un
congrès qui, pour n'être que l'écho affaibli, la
répétition amoindrie de celui de 1898, gardait
encore, du fait de la présence de M. de Mun, une
importance considérable. Et c'est chose significative
déjà que Brunetière se sente autorisé, catholique
d'hier, à transmettre aux catholiques d'aujourd'hui
le mot d'ordre à exécuter, la ligne de conduite à
suivre. Pour se placer ainsi à la tête du mouve-
ment, n'avait-il pas tout le prestige nécessaire,
avec, en plus, cette autorité particulière qui donne
du poids aux paroles de quelqu'un « qui vient de
loin ».
Après avoir signalé l'antagonisme irréductible
qui existe entre la religion et la Révolution, et que
ce sont bien deux mondes qui s'entre-choquent, sans
aucun espoir de réconciliation possible, sans que
l'on aperçoive par où se ferait la soudure, il convia
ses jeunes auditeurs, s'ils voulaient prendre part à
la lutte, à opposer, non pas symbole à symbole,
Credo à Credo, mais l'action sociale chrétienne à
l'individualisme révolutionnaire. (On reconnaît là
son esprit défiant à l'égard des « palais d'idées » et
toujours tourné à l'action.) L'un des bons moyens à
mettre en œuvre à cet effet, c'est de « revendiquer
sur la Révolution tout ce que la Révolution a pré-
tendu laïciser » ; c'est de montrer que la structure
de l'État, soi-disant laïque, est, au fond, chrétienne;
que les idées de solidarité, de liberté, de fraternité,
IOI —
d'égalité, sur lesquelles il repose, n'ont de sens et
de valeur que dans et parle christianisme; qu'il faut
donc les retremper à leur source pour les débarras-
ser des scories accumulées sur elles et les redresser,
afin que ne paraissent plus les déviations qu'elles
ont subies. Mais, prenons-y garde. D'avoir été dé-
baptisées, ne les a pas rendues d'un coup tout à fait
nocives. Ceci nous met à l'aise pour rendre hom-
mage aux « bienfaits de la Révolution », même
poussés à leurs conséquences extrêmes, jusques et y
compris le socialisme. Quelle injustice ce serait que
de le condamner en bloc, sans examen préalable,
comme s'il ne contenait aucune revendication légi-
time î Mieux vaut, reconnaissant en lui « l'expres-
sion du malaise universel engendré par les condi-
tions nouvelles du travail », lui prêter main-forte
toutes les fois qu'il s'agit de diminuer ce ma-
laise. N'allons pas non plus tomber dans l'excès
opposé, jusqu'à identifier le socialisme et le chris-
tianisme. Paradoxe à la Renan qui nous a dépeint
saint Paul « sous la figure d'un compagnon du tour
de France ». Au moins trois raisons principales
s'opposent à cette assimilation mensongère. « Hu-
mainement parlant, la grande nouveauté du chris-
tianisme, et ce qui fera toujours, en tout temps, en
tout lieu, sa noblesse, c'est d'avoir mis l'objet de la
vie en dehors et au delà de la vie. Le socialisme,
lui, ne le voit que dans ce qu'on pourrait appeler la
réalisation du royaume de Dieu sur la terre. En se-
cond lieu, tandis que le ressort intérieur de la vie
102 —
chrétienne est la doctrine de l'effort et du perfec-
tionnement de soi-même, le socialisme, lui. ne pro-
pose de but à son action que « l'épanouissement de
toutes nos puissances » et la satisfaction de tous nos
instincts. Les pires de nos passions, à son sens, nous
ont été données pour en jouir Et, en troisième
lieu, Messieurs, si c'est l'honneur du christianisme
que d'avoir opposé le droit de la conscience à la ty-
rannie de l'État ou de la cité, vous savez — et vous
le voyez tous les jours plus clairement — que le
socialisme laïque, si je puis ainsi dire, n'est que
l'abaissement ou l'anéantissement de l'individu de-
vant le droit de l'État. C'est ce que ne consentiront
jamais de vrais chrétiens. » On le voit, notre colla-
boration au socialisme comporte des réserves essen-
tielles qu'il faudrait discuter en détail. Mais ce qu'il
y a de certain, c'est que si les chrétiens appliquaient
à leur vie publique les principes de l'Évangile,
comme instantanément la question sociale perdrait
de son acuité et s'acheminerait, en douceur, vers les
solutions pratiques. La face du monde en serait
changée. Elle le sera « si nous savons nous entendre ;
si nous ne cessons de combattre la doctrine funeste
qui, d'une « affaire sociale » a tendu, depuis un siè-
cle, à faire de la religion, même au sein du catholi-
cisme, une « affaire individuelle », et enfin si nous
réussissons à différencier et à distinguer, mais
surtout à séparer l'action sociale de l'action politi-
que. »
Tel fut le testament de Brunetière à Besançon. Ce
— io3 —
discours, si l'on veut, n'est pas une date. La plupart
des considérations qui y sont exposées ont déjà
beaucoup servi. Mais sous la plume de ce vigoureux
écrivain, elles ne paraissent pas du tout banales. A
passer par son creuset, elles acquièrent une solidité,
un lustre, un relief incomparables. Et le lieu com-
mun lui-même, au sortir de sa plume, parait tout
flambant neuf.
Primitivement, si j'en crois un passage d'une de
ses lettres, Brunetière avait eu l'intention, ou du
moins émis la possibilité, d'entamer une discussion
en règle avec P. Bourget. « Le développement (de
mon discours) aurait pour objet de dégager une fois
de plus l'idée religieuse de toute forme politique ou
plutôt de toute formule, de répondre directement
ou indirectement, selon les hasards de la parole, à
l'école de Bourget, avec son monarchisme, et d'af-
firmer la convenance du christianisme avec la
« bonne démocratie I. » En réalité, il s est borné à
quelques allusions très habiles, le débat de fond ne
pouvant guère être abordé devant un congrès de
jeunesse catholique. Pour ma part, je le regrette. Il
eût été si piquant de voir ces deux traditionnalistes
« s'empoigner », au sujet même de la tradition qu'ils
comprennent différemment.
A défaut de ce malin plaisir, la Conférence Saint-
Thomas d'Aquin goûta le soir même, au punch
solennel qui fut offert à l'orateur, une joie pro-
i. Lettre du 26 septembre 1903.
- !04-
fonde. Elle pria M. Brunetière, qui voulut bien
accepter, de devenir pour l'année en cours son pré-
sident d'honneur. Huit ans de rapports affectueux,
quelques heures glorieuses passées ensemble, méri-
taient, certes, d'aboutir à cette minute inoubliable.
Voulez-vous me dire qui, plus que M. Brunetière,
pouvait être, pour la jeunesse des écoles, d'un utile
et salutaire exemple ? De sa vie , que de leçons à
extraire, à l'adresse des jeunes gens : leçons d'éner-
gie, de labeur opiniâtre, de dévouement à l'idée, de
probité intellectuelle, et combien d'autres! Sans
compter cette amusante particularité. On parle sou-
vent du « prestige des grades universitaires ! » il est
indéniable et mérité. Mais Brunetière ! son pres-
tige, à lui, n'augmentait-il pas, précisément, du fait
qu'il n'en avait point , ou si peu ! étant donné les
postes qu'il occupa , les fonctions qu'il remplit !
L'esprit frondeur des étudiants trouvait là son
compte. La belle revanche contre « les bêtes à con-
cours »! Les « recalés » aux examens, s'ils n'osaient
l'avouer, lui en étaient secrètement reconnaissants !
On lui savait gré d'être, comme dit M. Faguet,
« un autodidacte », un fils de ses œuvres, et d'avoir
atteint les plus hauts degrés du professorat sans
passer par la filière ! On considérait comme un
tour de force surprenant qu'il fût devenu, à l'Ecole
normale , le maître très écouté des futurs agrégés,
sans être agrégé lui-même ! — Et de son côté, Bru-
netière aimait beaucoup les jeunes gens. 11 les avait
assez fréquentés pour que, non content de l'ensei-
— io5 —
gnement livresque, donné à distance, il se plût en
leur compagnie , et s'ingéniât à influer sur eux de
toutes manières. Et qui donc le jugeant d'après cer-
taines outrances de langage ou de pensée , sur la
foi de quelques boutades véhémentes, l'a dépeint
comme un Alceste toujours grincheux , hargneux,
de commerce impossible? Légende absurde et sans
fondement! Il était bon, affable et gai. M. Faguet,
qui s'y connaît à placer le mot juste, l'appelle « mon
délicieux ami ». Il n'est pas rare, au surplus, qu'un
écrivain batailleur se double , dans l'intimité, d'un
homme fort aimable. Tous . nous avons connu de
ces polémistes redoutés, qui, une fois la plume posée
sur le coin de la table , deviennent incontinent les
plus doux des êtres , et les plus inoffensifs. Toute
leur bile est pour les ennemis du dehors, toute leur
grâce pour les amis du dedans. Que ceux qui ont
connu Brunetière à la Conférence évoquent leurs
souvenirs, et je gage qu'ils le reverront, souriant,
très en verve, entouré de jeunes gens que n'intimi-
dait pas le maître , et que séduisait le causeur. On
conçoit, dès lors, que la petite cérémonie qui consis-
tait à offrir à Brunetière la présidence d'honneur de
la Conférence Saint-Thomas d'Aquin fut, de part et
d'autre, cordiale et touchante à souhait. M. Boysson
d'École, au nom de ses camarades, réclama délica-
tement le patronage de l'illustre écrivain, qui, heu-
reux de la surprise qu'on lui avait ménagée, et pre-
nant tout de suite son rôle au sérieux, s'acquitta
aussitôt du principal devoir de sa charge, en
— io6 —
donnant à ses jeunes amis les plus paternels, les
plus sages conseils ».
i. M. Boysson d'Ecole, secrétaire de la Conférence Saint-Tho-
mas d'Aquin, saluant M. Brunetière, avait prononcé avec une
émotion bien légitime l'allocution suivante où il résumait l'oeu-
vre de la Conférence, et faisait valoir ses titres à la faveur qu'elle
sollicitait de l'éminent écrivain :
Monsieur,
En ces jours illuminés par l'espoir que nous apporte toute une
jeunesse enthousiaste et décidée à se montrer au grand jour réso-
lument et nettement catholique, comme le disait ce soir
M. Bazire, il apparaît que la Conférence Saint-Thomas d'Aquin
doit avoir en toute justice son heure de triomphe.
Combien de fois fut-elle à la peine !
Votre présence aujourd'hui parmi nous, Monsieur, la place à
l'honneur.
Et si je considère l'existence éphémère d'un si grand nombre
de sociétés que nous vîmes naître et mourir en un très court
laps de temps dans cette rude cité bisontine, je suis tout natu-
rellement enclin à rechercher en dehors de nous le bienfaisant
magicien de Jouvence qui nous garde de vieillir, puisqu'il nous
conserve notre initiative, notre activité, notre ardeur.
Une réunion de jeunes étudiants, en effet, constitue par essence
le plus instable des groupements. En une période triennale, nos
membres se renouvellent en quasi totalité. Et pourtant nous res-
tons toujours aussi nombreux, toujours animés du même esprit.
Je suis certain de n'être contredit par personne si je proclame
que cette prospérité est en grande partie votre œuvre : ce bon
génie auquel je faisais allusion tout à l'heure, vous l'êtes !
Votre présence souvent répétée, toujours désirée à nos fêtes de
la foi et de l'esprit, n'a pas manqué de donner à la Conférence
Saint-Thomas d'Aquin une importance et un développement que
ses dévoués fondateurs n'osèrent certainement pas envisager.
Depuis sa fondation, notre cercle, destiné à la jeunesse étu-
diante qui tient à se créer une atmosphère de saine amitié,
d'idées sérieuses, et comme une sorte d'école d'entraînement au
travail personnel, notre cercle, dis-je, n'a pas manqué de faire
honneur à ce que j'oserais appeler sa raison sociale. Ici, chaque
semaine, ceux que la parole publique attire peuvent s'y exercer
et s'y exercent en effet devant un auditoire sympathique assuré-
ment, mais dont la critique n'en est pas moins pénible à affron-
ter. La tribune n'est jamais vide, Monsieur, et l'auditoire est tou-
Messieurs ,
J'accepte tout de suite, avec infiniment de
plaisir, ce titre de Président d'honneur que vous
jours fidèle. Ainsi ont été soumises successivement à la
Conférence Saint-Thomas d'Aquin et discutées dans le domaine
littéraire, scientifique, artistique, religieux ou social, toutes les
questions présentant un caractère d'actualité ou ayant une portée
plus particulière. Admirable gymnastique intellectuelle qui nous
est offerte ! Chacun de nous a ainsi à sa disposition un moyen de
se perfectionner et d*étendre facilement le domaine de ses con-
naissance^
C'est sans doute, Monsieur, pour rendre hommage à l'idéal que
la Conférence s'est tracé et pour encourager une tentative aussi
intéressante qui a pour but de former des conférenciers, et de
lancer peut-être des orateurs, qu'une main généreuse a su plu-
sieurs années successivement verser à notre caisse une somme
importante pour y créer des concours de conférences et stimuler
l'ardeur de la jeunesse. Ces concours nous ont valu de belles ma-
nifestations oratoires et je suis heureux, devant une assistance
d'amis comme celle qui m'entoure, d'applaudir aux triomphes
des lauréats.
Mais se cantonner en ces questions plutôt spéculatives ne suffi-
sait pas à une jeunesse désireuse de se mêler à tout ce qui est
grand et utile. Prenant officiellement position au point de vue
catholique et social, la Conférence fit naître à maintes reprises
l'occasion de s'affirmer militante sur ce double terrain. En 1898
notamment, elle organisait l'inoubliable Congrès général de {'As-
sociation catholique de la Jeunesse française que nous avons tous
vu revivre aujourd'hui: et prenant pour elle quelques-uns de ces
innombrables vœux que le congrès avait formulés, elle se hâtait
de prêcher d'exemple en les réalisant dans la mesure de son ac-
tion. Il faut savoir le reconnaître, elle n'a point été étrangère à la
création de toutes les œuvres sociales de jeunes gens qui ont
surgi sur plusieurs points de notre ville à la suite du Congrès, et
elle ne s'est point désintéressée de leur développement.
C'est ainsi que sous la bienfaisante et discrète impulsion de
son dévoué directeur et des différents bureaux qui se succédè-
rent, les membres de la Conférence Saint-Thomas d'Aquin eurent
leur place marquée dans les patronages de notre ville, y appor-
tant leur concours intelligent et dévoué ; c'est ainsi que devan-
çant vos conseils, si respectueusement écoutés ce soir, Monsieur,
ils joignirent promptement l'action publique à l'action sociale et
— io8 —
voulez bien m'ofïrir, et d'ailleurs auquel je pour-
rais dire que j'ai vraiment quelques droits.... à
l'ancienneté. Car, je sais bien que je suis l'un
des plus anciens d'entre vous, et je ne retrouve
ce soir, ici, que bien peu des visages que j'avais
accoutumé d'y voir. Les générations se poussent
méritèrent par leur dévouement, et leur travail, et leur initiative,
d'être au premier rang quand ils ne furent pas les organisateurs
de ces glands groupements régionaux de défense catholique et
libérale que la France a vus se former dans les pénibles circons-
tances que nous traversons.
Donc, vous le voyez. Monsieur, sans nous endormir sur des
lauriers dont vous nous avez singulièrement facilité la récolte à
maintes reprises, nous avons cherché a nous rendre dignes du
grand honneur que vous nous avez fait en vous intéressant à
notre action et en choisissant la tribune de la Conférence Saint-
Thomas d'Aquin pour y faire les déclarations successivement sen-
sationnelles qui vous ont donné une des premières places parmi
les défenseurs des idées religieuses.
Excusez-moi si je crois pouvoir vous dire, sans modestie, que
nous n'avons pas démérité, et si j'ose formuler ici au nom de tous
une demande, une prière qui serait peut-être déplacée, ou tout au
moins très osée si nous ne connaissions la sympathie dont vous
voulez bien nous honorer : vous vous êtes intéressé à nos tra-
vaux, à nos luttes, à nos succès et ici même, il y a peu de temps,
vous nous demandiez de persister dans notre attitude.
Sommes-nous entrés dans vos vues ? Avons-nous exactement
suivi la voie que vous nous avez indiquée ? Avons-nous, en un
mot, tenu nos engagements ?
A vous de nous le dire, à vous de nous donner une indiscutable,
éclatante et solennelle réponse approbative en ne craignant pas
de nous accorder officiellement votre haut patronage.
Chaque année, il est d'usage que nous sollicitions l'appui d'un
de nos concitoyens les plus en vue, qui devient notre guide res-
pecté.
Si vous n'êtes pas Bisontin de naissance, vous l'êtes de cœur,
Monsieur, vous-même nous l'avez dit.
Voilà pourquoi j'ai l'honneur de vous solliciter très respectueu-
sement, Monsieur, au nom de tous nos amis, de vouloir accepter
la présidence d'honneur de la Conférence Saint-Thomas d'Aquin.
— log —
les unes les autres, et dans la vie moderne, ce
n'est pas quinze ans, mais trois ans qui sont un
long intervalle de temps. On pourrait faire sur
ce thème de mélancoliques variations, dont le
défaut ne serait que d'être un peu banales.
Mais, anciens ou nouveaux, je vous retrouve
du moins animés de la même ardeur, prêts au
même combat, plus résolus que jamais, et de
tout votre courage, engagés dans la voie que
vous indiquaient tantôt M. de M un, et ce matin
votre archevêque. Que pourrai-je ajouter à ce
qu'ils vous disaient?
Ceci, peut-être, et votre ardeur n'en sera pas
refroidie, que, puisque vous êtes avant tout une
conférence d'études, vous devrez vous souvenir
qu'avant de s'engager à fond, et pour pouvoir
aboutir à d'utiles résultats, l'action sociale a
besoin d'être préparée par de longues, de pa-
tientes et de consciencieuses études. On n'im-
provise pas, en matière sociale; et quand on
considère la nature des problèmes qui s'y rap-
portent ou qui en dépendent, on est effrayé de
leur gravité. Ce qui ne veut pas dire qu'on ne
doive pas s'y appliquer! Je vous ai moi-même
prêché le contraire hier soir. Mais il ne faut pas
les traiter légèrement; et précisément l'étude
attentive des questions donnera seule du lest,
si je puis ainsi dire, et du poids, à une action
110
sociale dont il ne suffit pas que l'élan soit géné-
reux, mais dont il faut aussi que la conduite soit
prudente , pour être énergique , réfléchie , pour
être féconde, et patiente, pour être durable.
Prenez donc garde à ne pas la séparer de l'ac-
tion intellectuelle, ce qui serait une grande faute,
et puisque vous voulez faire de l'action sociale
chrétienne, n'oubliez pas que si la bienfaisance
du christianisme se prouve par son action, c'est
par d'autres moyens, d'une autre nature, qu'on
en établit la vérité. Sur ce terrain aussi, vous
le savez, à l'heure présente, il se livre un grand
combat. Vous ne devez pas, vous ne pouvez pas
l'oublier. Il ne faut pas vous en remettre à d'autres
pour le combattre en votre place. Etudiez donc
votre religion. Ayez toujours l'œil et l'oreille
ouverts aux travaux de vos adversaires. Ne les
méprisez pas! Ne croyez pas que la vérité brille
de sa propre évidence. Ne croyez pas qu'elle
n'ait pas besoin d'être constamment démontrée,
défendue, soutenue, rétablie, vengée. Souvenez-
vous enfin que c'est la pensée qui guide et qui
éclaire l'action, si c'est la générosité du cœur
qui l'inspire, et qu'en matière même d'action so-
ciale, il n'est pas inutile d'être au courant des
choses de l'exégèse, de l'histoire et de la phi-
losophie.
C'est ce qui me permet de vous dire encore ,
III —
puisque nous sommes non seulement une con-
férence d'études, mais une conférence d'étu-
diants : Messieurs, ne négligez pas non plus,
professeurs, avocats, médecins, de faire tout ce
qu'il faut pour remplir un jour toutes les exi-
gences de votre profession. Car là même, dans
le temps où nous sommes, là, Messieurs, est la
source de la véritable autorité, dans la supério-
rité professionnelle, dans l'estime que font de
vous les gens de votre profession, « les spécia-
listes », comme on les appelle, ceux qui en savent
les difficultés, et ceux, par conséquent, qui sont
vos premiers juges. C'est à eux qu'il faut vous
imposer d'abord, si vous voulez vous imposer
aux autres, et les autres auront confiance en vous
parce qu'ils savent, pour en avoir eux-mêmes
l'expérience, qu'on ne s'impose aux gens de sa
profession que par les moyens légitimes.
Les avocats ne se méprennent pas au mérite
d'un avocat, ni les médecins à celui d'un méde-
cin. Visez donc, Messieurs, à cette supériorité
professionnelle, d'abord, et tant au point de vue
de l'action sociale qu'au point de vue de l'autorité
du conseil ou de l'exemple, préparez-vous avant
tout à être éminents ou considérables dans votre
profession. Car, c'est à vos pairs que les autres
hommes demanderont le cas qu'il faut faire de
vous, et c'est leur opinion qui fera votre autorité.
112
Et, avec tout cela, me demanderez-vous peut-
être, réussirons-nous à remonter le courant?
Messieurs, je n'en sais rien ! Je l'espère, mais je
n'en sais rien. Je vous ferai seulement observer
que si vous ne réussissiez pas , il ne faudrait pas
vous décourager!
Non! il ne faudrait pas vous décourager parce
que, ce que nous vous convions à essayer de
refaire, les hommes de la Révolution et de l'En-
cyclopédie n'ont pas mis, eux, moins de cent
cinquante ans à le « défaire ». On n'a pas fait en
un jour les ruines que nous voudrions relever:
nous ne les relèverons pas, nous non plus, en un
jour. Pourquoi serions-nous moins patients que
nos adversaires? moins acharnés, moins obsti-
nés qu'eux dans l'effort? Pourquoi serions-nous
moins confiants dans la bonté de notre cause?
Si cependant nous devions échouer, nous au-
rions encore la satisfaction d'avoir fait notre
devoir, ce qui est quelque chose, quoi qu'on en
puisse dire, et peut-être la principale, si nous
ne sommes pas les maîtres des événements.
« L'homme s'agite et Dieu le mène. » Et enfin,
Messieurs, quand nous ne verrions rien briller
à l'horizon de nos efforts, nous nous souvien-
drions, vous vous souviendriez qu'entre autres
nouveautés que le christianisme a introduites
dans le monde, celle-ci n'est sans doute pas la
— n3 -
moindre ni la moins généreuse d'avoir appris à
l'humanité que le succès n'était la mesure ni de
la considération, ni de l'estime, ni de la gloire
ni de l'honneur, ni de la vertu.
Puis les langues se délièrent. Guy de Maupassant
définit joliment la conversation : le jeu de raquette
des sentiments et des idées. On joua donc à la
raquette avec entrain, voire même avec emporte-
ment. Réflexions, reparties et rires s'entrecroisè-
rent. Qui ne connaît le « crescendo » habituel du
bruit, dans ces réunions de jeunes gens? C'est, au
début , un murmure discret ; au milieu , un bour-
donnement joyeux : à la fin, un tapage assourdis-
sant. On eut vite fait, ce jour-là, de grimper les trois
étages. Très à l'aise, parmi ce va-et-vient endiablé,
Brunetière se prodiguait, allait de groupe en groupe,
toujours entouré, mais d'un cercle changeant, d'une
couronne qui se renouvelle. Le compte rendu qui
fut publié de la réception relève, à ce sujet, un
incident typique , qui montre le charmant abandon
et la simplicité que Brunetière apportait dans ses
relations.
« M. Brunetière cause dans un groupe ; il recom-
mande la fusion, ou tout au moins l'action parallèle,
mais non contraire, de tous les jeunes groupements
catholiques. Un brave paysan montagnard, qui
s'était déjà fait remarquer par la vigueur de ses
applaudissements, épie depuis quelque temps le
moment de s'approcher; il croit l'occasion propice,
8
- n4-
et sans autre présentation, posant sa large et robuste
main sur l'épaule de l'académicien, les yeux flam-
bants de joie, sans embarras, sans hésitation,
comme on parle à un vieux camarade , il lui dit :
« Ah ! c'est vous, M. Brunetière ? — Oui, mon
ami. — Eh bien, non, vous savez, mais si vous
veniez chez nous, ah ! c'en serait une de fête. »
L'invitation était dénuée d'artifice, mais elle jaillis-
sait tellement du cœur, elle respirait tellement la
joie, la confiance et l'admiration, que l'éminent
académicien ne put s'empêcher de sourire, mais d'un
sourire doux et triste tout ensemble : doux, de se
savoir si connu, si aimé, si recherché ; triste, de ne
pouvoir faire plaisir comme il le voudrait à son
nouvel ami . et dans une étreinte chaleureuse de
la main, il le remercie de son aimable invitation. »
Et, en effet, de telles paroles dont la sincérité,
pour ainsi dire , fait explosion , combien ne valent-
elles pas de ces compliments frelatés que « les bon-
nes manières» imposent et que l'hypocrisie formule x î
De Besançon, Brunetière fila en Suisse, dans le
canton de Berne. Habitué aux auditoires des gran-
des villes, il fît une exception en faveur de Porren-
truy, qui ne compte guère plus de huit ou neuf
mille habitants, mais se réclame d'un long passé,
d'un site pittoresque et, aujourd'hui encore, d'une
vie intellectuelle intense. Ce qui l'attirait là, outre
I. Lire le récit des fêtes qui eurent lieu à cette occasion dans la
brochure citée : L'action sociale du christianisme.
— n5 —
l'invitation pressante de M. Daucourt, préfet du
district, ce n'était pas l'envie d'excursionner et de
s'assurer en passant que le Mont-Terrible a volé
son nom ! Mais les habitants de Porrentruy, au
point de vue religieux, sont fort divisés. Protes-
tants et catholiques s'y partagent l'influence. Et
bien que soit vive la rivalité confessionnelle, les
relations d'un camp à l'autre n'en restent pas
moins courtoises. Excellent terrain, par consé-
quent, pour que Brunetière y semât à pleines
mains la parole de la réconciliation future. Car, le
croirait-on, c'a été une de ses idées maîtresses, que
la réunion des Eglises! Bossuet la lui a « passée ».
Léon XIII, de son autorité, de toute l'ardeur de
son désir, l'a renforcée. Ce chrétien de fraîche
date s'est ouvert tout grand aux plus vastes pro-
jets. Il a fait sien le vœu magnifique : ut sint
unum, Et à chaque instant, dans ses discours, il
tend aux protestants une main fraternelle : il les
invite à combattre avec nous, dans nos rangs.
Mais contre qui ? contre quoi ? La question vaut
d'être éclaircie. Car comment se fait-il que ce tra-
ditionnaliste invétéré ne déclare pas une guerre à
mort au principe du libre examen? n'y ayant rien
qui semble heurter plus fort ses doctrines. Gom-
ment ne le rend-il pas responsable de tous les
maux que, sa vie durant, il a déplorés? Il en a pour-
tant mesuré comme pas un les conséquences détes-
tables. « Que le protestantisme soit une atténua-
tion au principe d'autorité ; qu'il tende à faire de
- n6 -
l'individu la mesure et le juge de toute vérité ; que
par la diminution du dogme, il tende, ou si l'on
veut qu'il aboutisse inévitablement à la sécularisa-
tion et. comme Ton dit de nos jours, à la « laïcisa-
tion » de la morale ; qu'il relâche, par là, le lien
que la « religion » formait naguère entre les hom-
mes ; qu'il lui enlève son caractère d'universalité
et qu'avec la catholicité dogmatique, il énerve
aussi la vertu sociale du christianisme, je ne crois
pas qu'on puisse le nier I.... » Et encore : « De quel-
que façon qu'on entende le mot « religion », et de
quelque manière qu'on le définisse, on ne saurait
pas plus être seul de sa « religion » que par exem-
ple de sa « patrie >> ou de sa « famille ». Famille,
patrie, religion, autant de mots qui impliquent
l'idée de « collectivité ». « Chacun se fait son petit
religion à part soi, » dira plus tard une grande
princesse, Madame, mère du Régent. Elle se trom-
pera ! Chacun se fait son opinion, ou sa philoso-
phie, mais non pas sa religion ; et la preuve, c'est
qu'en matière de croyances, pour Calvin comme
pour Bossuet, l'hérétique est celui qui a « une opi-
nion ». L'hérésie, Messieurs, c'est précisément le
choix — airesis — que l'on fait d'une opinion, pour
la professer à soi tout seul, dans l'exaltation de son
choix, de l'excellence de son choix, et comme qui
dirait à rencontre de l'opinion commune : quod
ubique, quod, semper, quod ah omnibus 2. » Il est
I. Discours de combat. Dernière série, p. 55.
a. Discours de combat. Nouvelle série, p. 147-148.
— xi; -
impossible de mieux dire. L'exemple, souvent ré-
pété ces temps derniers, de protestants illustres
qui, trouvant la position intenable entre le catholi-
cisme et le rationalisme, ou bien sont venus chez
nous, ou bien s'en sont allés à la libre pensée, est
là pour confirmer le bien fondé de ses critiques.
Si donc il pardonne au protestantisme son prin-
cipe fondamental du libre examen, c'est qu'il
trouve en lui par ailleurs de formidables « com-
pensations ». En voici peut-être quelques-unes. Il
en veut à la Réforme « d'avoir rompu l'unité chré-
tienne », mais il la remercie de s'être dressée con-
tre le paganisme renaissant. Sachons, dit-il, « dis-
tinguer le mouvement de la Renaissance d'avec ce-
lui de la Réforme, — en dépit des apparences, ou
même de quelques traits communs, — et souve-
nons-nous que le premier, le mouvement de la Re-
naissance, n'ayant abouti finalement qu'à une res-
tauration du naturalisme païen, c'est précisément
le second, le mouvement de la Réforme, qui l'a
combattu pour le plus grand bien de la civilisation,
interrompu, enrayé, et finalement obligé de comp-
ter ou de composer avec le christianisme. »
De plus, la morale austère de Calvin, si peu ai-
mable qu'elle fût, il l'aimait. Qu'on en juge par ces
paroles qui sonnent comme une fanfare joyeuse :
« Au moins celui-ci (Calvin) n'a pas cru que la vo-
lonté nous eût été donnée pour travailler « au dé-
veloppement de toutes nos puissances », mais, au
contraire, pour combattre et pour rectifier la plu-
— n8 —
part d'entre elles, et pour édifier la vertu sur la
ruine de nos instincts ! » Tirer, du père de l'indivi-
dualisme en matière religieuse, des conclusions si
opposées à lune des maximes principales de l'indi-
vidualisme contemporain, c'était de quoi l'enchan-
ter et comme un bon tour joué à ses adversaires.
La ruine de nos instincts ! Le mot est dur. mais,
sous ce rapport, Brunetière poussait volontiers
la sévérité à l'extrême. N'est-ce pas lui qui a essayé
de déduire l'immoralité de l'art de ce fait qu'il est
obligé, « pour atteindre l'esprit, de recourir à l'in-
termédiaire, non seulement des sens, notez le bien,
mais du plaisir des sens » ? N'est-ce pas lui aussi
qui. à propos de livres d'étrennes. prononçait un
jour ce jugement significatif: « Au fond de tout
mysticisme, même le plus pur, il y a je ne sais quoi
de douteux et de malsain »? « L'impératif catégo-
rique » de Kant en est-il cause ? il ne voyait pas
d'un œil favorable l'essor de l'âme, sitôt que ce
n'est pas le devoir brut, si j'ose dire, qui l'inspire.
Et enfin, pessimiste comme il l'était, convaincu
de la « j>erversité foncière » de l'homme, par là
encore il avouait des affinités secrètes avec le pro-
testantisme.
Aussi traitait-il les protestants en c< frères sépa-
rés », insistant bien plus sur le substantif que sur
le participe qu'il aurait voulu supprimer. C'est ce
qui rend si palpitant d'intérêt son discours de Por-
rentruy, sur la « Réunion des Eglises ». Il faut y
voir l'épanouissement d'une idée longuement cul-
- ii9 —
tivée dans le secret du cœur, l'expression éloquente
d'un vœu très cher. De toutes parts, on vint l'en-
tendre. Berne, Bâle, Fribourg, Belfort, Besançon,
Mulhouse, fournirent des auditeurs d'élite, impa-
tients de savoir comment, d'après Brunetière. le
christianisme social engloberait un jour, sous la
direction d'un Pape unique, indiscuté, protestants
et catholiques, oublieux des anciennes querelles.
Nous n'avons pas — et cela est infiniment regret-
table, — le texte de ce discours. Mais d'excellents
résumés en ont été donnés par le Pays, organe ca-
tholique et démocratique du Jura; et le Journal des
Débats. Nous nous contenterons de reproduire ce
dernier, qui est plus court, nous bornant à quelques
additions entre parenthèses pour compléter au be-
soin la pensée du maître. Elle est fort claire d'ail-
leurs. Pourquoi Brunetière travaille à la réunion
des Eglises — quels obstacles, en voie de diminu-
tion, s'y opposent, — comment le christianisme so-
cial peut surmonter ces difficultés, — quels avan-
tages immenses pour la civilisation résulteraient
de l'union projetée, impossible de souhaiter une di-
vision plus nette, plus logique, et il semble bien
que ce discours — je ne fais pas ici un mince éloge,
— soit l'un des mieux construits de ce savant archi-
tecte.
En voici la substance, d'après le Journal des
Débats.
« M. Brunetière a commencé par rappeler com-
bien cette idée de la réunion était chère à Léon XIII
120 —
et à Bossuet (double raison qui le pousse en avant),
et il évoque à ce propos le souvenir ému d'un en-
tretien qu'il eut en 1900, sur cette question, avec le
Pape défunt, à l'occasion précisément d'un discours
qu'il avait prononcé au Vatican, sur la « moder-
nité » du grand évêque français. D'autres témoi-
gnages empruntés à Newman, à Pusey, à Dœllin-
ger, à Ernest Naville, lui servent alors à prouver
combien l'idée a fait de chemin durant ces der-
nières années, même dans les milieux protestants.
« Ce n'est pas, d'ailleurs, que M. Brunetière se
dissimule la gravité des obstacles qui longtemps
encore, sans doute, s'opposeront au rapprochement
souhaité. Ces obstacles sont, d'après lui, de trois
sortes. Ils se rapportent, les uns à la différence
d'éducation intellectuelle et morale que la Réforme,
depuis plus de trois siècles, a mise entre protestants
et catholiques (comprenez par là leur attitude diffé-
rente vis-à-vis de l'autorité doctrinale ; acceptation
franche d'un Credo total, ou choix individuel entre
ses divers articles passés au crible); les autres, à la
tendance jalousement nationale, et même « natio-
naliste », qu'affectent certaines communions chré-
tiennes (à tel point que les combattre c'est, du même
coup, ébranler le pouvoir civil auquel elles servent
de support, et risquer, par conséquent, de faire
œuvre révolutionnaire); les autres, enfin, aux
divergences proprement dogmatiques. Mais ces
divergeuces doctrinales, il faut aussi le reconnaître,
ont diminué de siècle en siècle et de génération en
121
génération (600 au xvie siècle, 100 au xvii1'). A l'heure
actuelle, elles ne portent guère que sur deux points :
la question de l'Eucharistie, et surtout celle de
l'Église. (Il est vrai que si l'on applique la règle :
nonnumerandi, sed ponderandi, le reliquat, certes,
n'est pas négligeable !)
« Sur quoi, cependant, M. Brunetière fonde-t-il le
plus d'espérances pour opérer ou pour hâter la
réunion ? Sur ce qu'il appelle le récent avènement
du christianisme social. (On voit que son discours de
Porrentruy fait suite à celui qu'il avait prononcé la
veille à Besançon.) Social, certes, le catholicisme
l'a toujours été, mais il lest devenu plus particuliè-
rement de notre temps, en raison des circonstances
où il vit. (C'est ainsi, par exemple, qu'à l'époque
de la Renaissance, ce que le christianisme a plus
spécialement favorisé, c'est ce qu'il contenait en lui-
même de sentiment esthétique. Aujourd'hui, sous
l'influence des événements, il développe surtout
le côté social de lui-même ».) Et quant au protestan-
tisme, qui, lui, ne l'a pas toujours été, il est en
train de le devenir, ainsi que le prouvent les décla-
rations très significatives de MM. Harnack, Wilfrid
Monod et Herror. Or, le christianisme ne peut être
ou devenir social sans tendre nécessairement à l'u-
nité, c'est-à-dire au catholicisme. Et ce sont les
nécessités de l'action sociale qui feront de mieux en
mieux comprendre aux protestants la légitimité des
1. Le Pays, 3 décembre 1903.
— 122
dogmes catholiques qui leur répugnent le plus,
celui de l infaillibilité, par exemple. » (Car l'unité
ne se conçoit pas sans l'autorité qui maintienne in-
tactes la discipline et surtout la croyance.)
« Pour conclure, l'orateur ajoute que le retour à
l'unité chrétienne est d'autant plus désirable que,
seule, la religion est capable de sauver notre civi-
lisation du naufrage dont la menacent l'invasion
noire et l'invasion jaune : ces nouveaux barbares
auront le nombre, donc la force ; ils s'assimileront
notre science : nous ne leur résisterons qu'en les
faisant chrétiens. »
Que vous semble de cette pensée de la fin? de ce
regard prophétique jeté sur l'avenir? de cet appel
à l'Église pour discipliner, une fois de plus, les
forces grouillantes de la barbarie qui se lève ? —
et pourquoi pas, si l'histoire n'est qu'un perpétuel
recommencement? L'arche n'a pas sombré, le déluge
peut venir.
VI.
Mjeë Discours de combat. — ce qu'ils nous révèlent du tempéra-
ment de leur auteur. — Brunetière orateur. — Coniérences
sur l'Encyclopédie.
A partir de ce mois de décembre 1903, Brunetière
n'eut plus de rapport direct avec Besançon. Et
nous pourrions à la rigueur clore ici brusquement le
récit de ses faits et gestes parmi nous. Mais il avait
laissé dans notre ville, et à la Conférence Saint-
Thomas d'Aquin, de tels souvenirs, que nous conti-
nuions de suivre de loin, avec un intérêt toujours
croissant, les diverses manifestations de sa pensée,
au moins toutes les fois qu'elle côtoyait les grands
problèmes moraux. Car nous avons laissé de côté, à
dessein, son activité proprement littéraire, qui fut
immense. En avons-nous seulement noté l'essentiel,
je veux dire sa théorie de l'évolution des genres, et
l'ingénieuse application qu'il fit à la littérature des
principes du darwinisme? Pourtant, une grande
partie de sa notoriété vient de là. Et si la critique, à
ce propos, hésite, si cette conception fort intéres-
sante semble participer, non pas au discrédit — le
mot serait trop fort — mais à la diminution de vogue
que le transformisme subit aujourd'hui sur tous les
terrains, qu'importe pour la gloire de Brunetière?
« La grande affaire, le coup de génie, c'est d'intro-
— 124 —
duire dans les sujets sans cesse rebattus un ordre
nouveau 1. » Et quand cet « ordre nouveau » subs-
titue aux divisions chronologiques, artificielles, ex-
térieures d'autrefois, un principe précieux de con-
tinuité, de vie qui se développe selon des lois que
Ion cherche à fixer, le bénéfice, à notre avis, est
grand. Mais nous n'avions pas à y insister. Puisque
c'est uniquement l'homme en marche vers la lu-
mière que nous avons tenté de dépeindre, et encore
pour cette seule partie du chemin qu'il fit à Besan-
çon, cette réduction voulue du sujet nous fera par-
donner nos omissions, et Ton serait mal venu de
nous reprocher des lacunes qui dès lors n'en sont
pas.
Il paraît difficile toutefois — tant c'est bien le Bru-
netière de Besançon qui s'y manifeste et s'y pro-
longe — de ne pas dire un mot des discours de
combat, des conférences sur l'Encyclopédie et
enfin de la mort de l'illustre écrivain.
Il avouait un jour, vers la trentaine : « Nous som-
mes hardiment de l'école de ceux qui, s'ils avaient la
main pleine de vérités, hésiteraient à l'ouvrir ou ne
le feraient qu'avec d'infinies précautions. » Comme
l'on change ! Quelques années plus tard, il n'était
plus du tout « de son avis ». Et au contraire quand
il crut tenir et posséder en toute propriété, pour les
avoir chèrement achetées, quatre ou cinq vérités
essentielles, il n'eut de cesse qu'il ne les eût procla-
i. Bellesort, Conf. hebd.
— 120 —
mées partout. Les discours de combat attestent la
vigueur de sa propagande. Contre le dilettantisme,
l'individualisme, l'internationalisme et le rationa-
lisme (on sait qu'il n'avait pas peur des mots en
isme ni de l'accusation de pédantisme qu'ils valent
à qui les emploie), il porta des coups redoublés, de
plus en plus forts et de plus en plus précis. Mais,
notez-le bien, ces ennemis-là n'étaient point pour
lui des ennemis-nés. Sa sympathie, s'il l'avait laissé
couler selon sa pente, allait à eux. Ses plus ré-
cents biographes ont relevé l'antithèse. Lui, le plus
mobile et le plus impressionnable des hommes, il
s'applique à devenir le plus impartial des critiques.
Lui, le plus personnel des écrivains, il se consti-
tue le champion de l'autorité. « Je suis comme
M. Giraud, dit M. Bellesort, je ne crois pas qu'au
début de sa vie littéraire, il ait uniquement cédé à
son esprit de contradiction en défendant la tradition
contre les dilettantes, les individualistes etles inter-
nationalistes. Mais il est bien certain que cette tra-
dition, il l'a défendue avec des allures de révolution-
naire. » Et encore : « Il était triste comme tout
homme qui s'est vaincu et qui ne dort que d'un œil
sur sa victoire. Dans la correspondance de Yeuillot
qu'il avait lue de très près, et à qui sur plus d'un
point il ressembla, j'ai noté un mot qui nous
éclaire un j)eu son àme. Montalembert avait repro-
ché à Yeuillot ses violentes attaques contre les
écrivains romantiques, et Yeuillot lui répondait:
«Assez de gens les vantent et moi je suis encore trop
— 1^6 —
enclin à aimer leur sottise pour ne pas en dire du
mal. Je m adresse à moi-même une grande partie
des coups de poing que fai Vair de leur donner.
Voilà pourquoi je tape si fort. Je crois qu'il en fut
de même de Brunetière. Individualiste par sa nature
passionnée et par son goût de la domination, il a
combattu toute sa vie contre lui-même l, c est-à-
dire contre l'individualisme. J'aitoujonrs pensé que
né dans un autre siècle, il eût réclamé pour l'écri-
vain le droit d'exprimer ses sentiments les plus
intimes et les plus particuliers, et qu'il eût encore
mieux fait ressortir le péril que court une littéra-
ture à vivre du général et de l'universel.... Mais au
moment où il débutait, il fut effrayé pour l'ordre
social de l'anarchie où nous conduisaient les excès
de la littérature personnelle. Il se détourna, irrité,
des nuages de vanité monstrueuse qu'elle lui pré-
sentait et où il pouvait voir la caricature de ses
secrètes inclinations. » Ce n'était donc pas le Brune-
tière primitif qui prononça les discours de combat,
mais un Brunetière dompté, redressé, retourné par
i. M. Joseph Bédier ne pense pas différemment. « D'un effort
toujours repris, d'une âme inassouvie, il se combattait lui-même,
il n'a jamais polémiqué que contre lai-même, contre les idées dont
il souhaitait et redoutait tour à tour qu'elles prissent sur lui de
l'empire, opposant sans cesse à ses croyances ses difficultés de
croire, et c'est de cet effort qu'il a donné à ses élèves le spectacle
émouvant. Mais cette inquiétude, c'est la loi des grands cœurs. Ce
besoin intérieur de se critiquer soi-même, de se déprendre de soi,
de se renouveler, c'est le principe des grandes initiatives scienti-
fiques, c'est le ressort de tout héroïsme, c'est l'aiguillon de toute
sainteté. »
— 12" —
lui-même ! en un mot, et là encore, un converti !
C'est ce qui explique sa fougueuse ardeur de néo-
phyte. Et qui sait si ce n'est pas cette anomalie pro-
fonde, clairement analysée par ses critiques, mais
déjà confusément sentie par ses auditeurs, qui com-
muniquait à sa parole un tel accent d'autorité, une
telle emprise sur les âmes. « On n'aime que ce
dont on souffre, » a dit Flaubert. La ferveur de
l'adoration croît en raison des sacrifices consentis
pour l'être adoré. C'est pourquoi, les vérités qui
l'avaient meurtri, il en parlait avec une âpre ten-
dresse ; les erreurs qui. s'il n'avait veillé, l'auraient
séduit, il les pourchassait comme de belles corrup-
trices dont il y a toujours lieu de craindre les
retours offensifs.
Ce défenseur de l'ordre avait toutes les allures
d'un conquérant parce qu'en effet il venait de con-
quérir sur lui-même les positions qu'il défendrait
contre les autres. De quels vigoureux contreforts
n'a-t-il pas étayé les trois colonnes si branlantes de
la société moderne : la famille, la patrie, la reli-
gion, les deux dernières surtout. Pas un de ses dis-
cours de combat qui n'aille à consolider ces vénéra-
bles soutiens de l'ordre, et à renforcer, à rétablir, au
besoin, à rectifier, dans le domaine religieux
comme dans le domaine littéraire, la saine tradition.
Chaque fois qu'il avait parlé et qu'il s'asseyait au
bruit des applaudissements, on peut affirmer deux-
choses : d'abord qu'un certain nombre de préjugés,
d'illusions, d'équivoques, gisaientpèle-mêle, atteints,
— 128 —
déchirés, déchiquetés par sa parole, ensuite que les
auditeurs emporteraient du discours un motif d'ac-
tion pressant, une raison de vivre mieux comprise,
une vue plus nette de l'idéal à poursuivre. D'au-
tant qu'il excellait à saisir, parmi les préoccupations
du temps présent, celles qui étaient les plus ac-
tuelles et les plus profondes. Jamais il ne « péro-
rait » pour le vain plaisir d'étaler des considéra-
tions qui n'ont pas de répercussion sur les mœurs,
de dérouler des théories qui n'influent pas sur la
conduite. Il voulait à tout prix agir sur les volontés.
Autant de discours, autant d'actes, ou, si l'on veut,
car il mena de véritables campagnes, autant de ba-
tailles. Ce recueil, qui forme aujourd'hui trois (ou
quatre) séries, où l'on a précieusement conservé des
ébauches et recueilli des restes, c'était son code à
lui de la « raison pratique ». Il faut les lire. Un in-
ventaire en a été dressé par les soins de la Confé-
rence Saint-Thomas d'Aquin, incomplet sans doute,
puisqu'il remonte à l'année io,o3, mais les lignes
principales y sont tracées déjà 1. Brunetière les a de-
puis creusées davantage, mais n'en a pas modifié
la direction. J'y renvoie le lecteur.
Et mieux encore aux discours eux-mêmes. Ils
étaient, au dire de M. de Vogué, la partie de son œu-
vre qu'il préférait, Et nous aussi. Il les multiplia à
la fin de sa vie, jusqu'au moment où, la voix lui
manquant, il fut contraint d'y renoncer. Sa consola-
i. Voir l'Introduction à l'Action sociale du christianisme. Besan-
çon, imprimerie Bossane.
— 129 —
tion, ce fut de retourner alors aux belles-lettres,
après des fugues qu'il ne considérait pas comme
des infidélités, mais comme, au contraire, des preu-
ves d'amour plus profond, car il méprisait la litté-
rature qui s'arrête avant la philosophie, qui ne ren-
contre pas la morale. Là surtout se révèle son tem-
pérament d'apôtre qui double son talent d'orateur.
Orateur, il l'était à un degré merveilleux. De
Bonald, en le voyant, n'eût pas regretté sa défini-
tion de l'homme : une intelligence servie par des
organes. « Petit, mince, dit M. Bellesort, presque
chétif, mais nerveux, extrêmement soigné dans sa
mise, toujours tiré à quatre épingles, sa figure mai-
gre et fine, restée si longtemps jeune, avait je ne
sais quoi d'impérieux et de dédaigneux, sous la
moustache courte et drue et dans la commissure
des lèvres. Son regard était aigu derrière les verres
d'un lorgnon qu'il ne quittait jamais. Il marchait
d'un pas ferme et bref. Rien n'était raide en lui,
mais tout était ardent et comme prêt au bond. De
ce corps frêle qui ne sera, dans les dernières années,
que l'enveloppe transparente d'une volonté tendue,
sortait une voix admirablement timbrée, grave et
claire et même claironnante, capable de remplir
une cathédrale. Partout où il entrait, un souffle de
vie brûlante pénétrait avec lui. » La verve, cette
qualité d'éclat, d'abondance, qui d'ordinaire porte
sur le mot, qu'elle rend savoureux et pittoresque,
revêtait chez lui une forme spéciale : elle était le
mouvement — et combien rapide ! — de la pensée en
9
— i3o —
marche. Incomparable logicien, il obtenait, par
l'agencement heureux des idées, les effets d'émotion
que d'autres obtiennent par l'expression passionnée
des sentiments. Cette éloquence, pour s'adresser au
cerveau, n'était pas moins entraînante que celle qui
vise à remuer le cœur. 11 était passé maître à cir-
conscrire un sujet. Il comptait ses pas avec affecta-
tion. Loin de dissimuler sous des transitions habi-
les, servant de voiles, les articulations du discours,
il tenait — et d'aucuns le lui ont reproché comme une
manie — à ce qu'elles fussent aussi en relief que pos-
sible. Par ses divisions si nettes, par son insis-
tance à souligner les passages essentiels, par les
surcharges voulues de qui, de que, d'incidentes, que
pour éviter à la pensée un morcellement nuisible,
il imposait à sa phrase, sans l'alourdir, — et c'est
miracle ! — par son style lumineux, appuyé, qui
rayonne et qui grave, il atteignait à une précision
absolue. Il était à la fois puissant et subtil, égale-
ment apte à manier le paradoxe et le lieu commun.
Il avait une façon amusante et brusque d'acculer
ses contradicteurs sur le point précis où il voulait
que la discussion portât! Pas d'échappatoire avec
lui ! Pas d'issue, pas de fissure par où se faufiler.
Il fallait s'en tenir à la question posée, la discuter,
tant et plus, mais non la déplacer.
Avec cela, il se donnait tout entier quand il par-
lait; il mettait en branle toutes ses facultés. « Cha-
cun de ses discours, remarque M. d'Haussonville,
était un acte et un effort, et il suffisait de s'entrete-
— i3i —
nir quelques instants avec lui, à l'issue d'une de ses
conférences, au moment où on le trouvait encore
vibrant mais épuisé, pour mesurer combien l'effort
avait été grand. »
Et enfin, puisque discours de combat il y a, com-
ment ne pas faire ressortir qu'il était « combatif »
avec emportement, avec allégresse? Comme le dit
excellemment M. Bellesort, il « était toujours prêt
au bond ». Mais rien ne le faisait bondir comme le
coup de fouet de la contradiction. Il avait alors à
sa disposition une arme terrible, l'ironie ! une
ironie pesante, hautaine, mordante, qui ne se con-
tente pas d'égratigner mais emporte le morceau.
L'un de ses anciens élèves à l'École normale raconte
à ce sujet, dans le Gaulois du 6 novembre 1911. le
trait suivant : « Un jour nous eûmes un singulier
spectacle. Chacun de nous à son tour devait faire
une leçon. Tout le monde sait que l'école normale
avait été un des principaux foyers du dreyfusisme.
Brunetière, qui s'était déclaré « incompétent », avait
excité la colère des intellectuels. Un de nos cama-
rades prit sur lui de lui faire sentir le mépris de la
«jeunesse consciente ». Je ne sais de quoi il parlait :
il fit la conférence la plus impertinente. Pendant
trois quarts d'heure, il eut l'air de faire la leçon à
Brunetière. Alors on vit paraître le Brunetière des
combats. Ce fut vraiment curieux. A la lutte on le
voyait se dilater. Ce petit homme chétif paraissait
doublé de volume. 11 jubilait de froide rage. Quand
ce fut son tour de parler, tranquillement, posé-
— l32 —
ment, il se mit à démolir, à déchiqueter pièce à
pièce, à réduire en petits morceaux, en poussière,
en charpie, l'imprudent. Ah ! ce ne fut pas long. Au
bout de cinq minutes, il n'en restait plus rien. »
Il était servi dans ces cas-là, et toutes les fois
d'ailleurs qu'il parlait en public, ou même à un
petit groupe d'amis, par une faconde extraordinaire.
Cela lui fut avantageux d'être né à Toulon. Il avait
habitué sa pensée à épouser la forme du discours,
ou plutôt c'est elle qui spontanément jaillissait élo-
quente. Qu'il écrivît un article, ou un volume (tel
son étonnant manuel de l'histoire de la littérature
française), ou seulement un bout de billet, un frag-
ment de lettre improvisé, on y reconnaissait la
marque de l'orateur, « Sa conversation, dit le ré-
dacteur du Gaulois déjà cité, était presque toujours
un monologue. A propos de n'importe quoi, il
se mettait à improviser. C'est alors qu'il se livrait
davantage. Il s'amusait lui-même de sa parole et de
sa verve, s'exprimant avec force gestes, à grand
renfort de périodes, outrant sa manière, essayant
sur le premier venu ses idées et ses raisonnements,
et comme s'exerçant à vide pour une occasion possi-
ble. Le plus mince public lui était bon pour cette
gymnastique. Il se lançait a plaisir dans des phra-
ses inextricables de syntaxe, pour la joie de s'y
retrouver et de retomber sur ses pieds. C'étaient
ses « gammes », sa manière de se dégourdir ou de
s'entretenir les doigts. » Voilà qui n'est, je l'avoue,
qu'à moitié rassurant! Le causeur doué de trop de
— i33 —
«bagout » passe à bon droit pour un fléau public.
Je plainsles malheureux qui se laissent accaparer par
lui, car de lui échapper, nul espoir. Ils n'ont plus
qu'à ployer le dos sous l'averse ! Mais ce flux de
paroles, s'il s'agit de Brunetière, ce n'est pas « un
déluge de mots sur un désert d'idées. » N'y voyez
que la nécessité, pour la plénitude, de s'épancher,
pour le trop-plein de déborder. Nous qui suons sang
et eau, pour que péniblement nos idées suintent
une à une à travers notre effort, admirons Moïse qui
d'un coup de baguette fait surgir du roc l'impétueux
torrent. V. Hugo, lui aussi, quand il se sentait en
verve, n'hésitait pas à composer trois ou quatre
cents vers par matinée, histoire de se faire la main
et de s'entraîner pour les performances futures.
Magnifique gaspillage ! et heureux les hommes qui
peuvent ainsi dépenser sans compter et produire en
se jouant ! Ceci étant toutefois observé que Brune-
tière n'ignorait pas le mot de Mirabeau : « La facilité
est le plus beau don de la nature, kla condition qu on
nen use jamais. » Et dans ses discours, plus que la
richesse du vocabulaire et les complications savan-
tes de la phrase, il faut louer l'ordonnance impec-
cable, la fermeté de la pensée, l'ampleur de l'infor-
mation allant de pair avec l'érudition précise — tou-
tes qualités qui ne s'improvisent pas.
Tant de talent aurait dû, semble-t-il, lui ouvrir les
portes de la Sorbonne et du Collège de France.
Mais ces portes-là ne s'ouvrent guère à qui ne sait
pas montrer patte blanche. Et bien que le pro-
— i34 —
gramme démocratique comporte, entre autres arti-
cles, l'accès facile aux postes les plus élevés de tous
ceux qu'y porte leur mérite, on voit assez qu'en
réalité, une certaine démocratie, partout où elle
opère, fait office de niveleuse, et accueille bien plus
volontiers la médiocrité que le génie. Son geste
préféré, c'est celui de Tarquin. L'égalité qu'elle
rêve répugne aux sommets. Les « caractères » lui
font peur : elle a l'horreur instinctive de toute
supériorité.
Bref, repoussé des chaires officielles pour cause
d'hétérodoxie, Brunetière ne dut qu'à l'intelligente
initiative d'un ami, M. Doumic, cette joie suprême
d'avoir encore, avant de mourir, un public ! Mais
quel public ! Le Tout-Paris des grands jours î un
brillant rendez-vous des célébrités contemporaines
les plus en vue : la salle de géographie devenue
comme une annexe de l'Institut, tant on y remar-
quait de ces « messieurs » des cinq Académies. Ils
venaient là, sans doute attirés par le renom du con-
férencier, et pour protester contre l'injuste ostra-
cisme dont il avait été frappé, mais aussi — hélas !
on le savait bien ! — pour jouir une dernière fois
des restes « d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui
s'éteint ». Car d'ores et déjà Brunetière était frappé
à mort. Sa phrase d'ouverture est restée célèbre :
• Le silence, Messieurs, est la plus grande des per-
sécutions. » Le silence, en effet, lui avait été imposé
par le gouvernement. Mais celui-là ne compte pas :
on le rompt. Au xxe siècle, une parole comme celle
— i35 —
de Brunetière n'a pas de peine, ici ou là, à se faire
entendre : le plus énorme retentissement lui est
assuré toujours, Mais la maladie ! contre elle nous
ne sommes pas de force. Une laryngite, d origine tu-
berculeuse, devait lui briser la voix, ce merveilleux
instrument de ses succès, et Ton peut dire aussi de
son bonheur. Quand il se sentit frappé là, à la
gorge, la joie de parler lui étant enlevée, du même
coup s'enfuit la joie de vivre. « Père, dit-il un jour
au P. Dagnaud, quand vous apprendrez que je ne
puis plus conférencier, sachez bien que ce sera ma
fin. » Deux ans de suite pourtant, à force d'énergie
et d'efforts pathétiques, il tint bon. Mais il ne put
aller jusqu'au bout de son projet qui était d'achever
sur l'encyclopédie un vaste ouvrage dont il amassait
les matériaux depuis longtemps et qui promettait
d'être un chef-d'œuvre , son chef-d'œuvre sans
doute !
Quel beau sujet pour lui ! L'âge philosophique,
comme dit M. Hanotaux, en travail de réaction con-
tre l'âge classique, une merveilleuse équipe de
démolisseurs avec cet étourdissant chef de chantier,
Denis Diderot : les influences les plus diverses, et
parfois les plus contradictoires, présidant à la nais-
sance d'un monde nouveau : le déisme et le maté-
rialisme conspirant ensemble contre le christia-
nisme : Voltaire se dressant contre Bossuet ; une
singulière effervescence d'idées et, malgré cela, une
philosophie à courte vue : un empirisme étroit qui
confond l'irrationnel avec le déraisonnable, ce qui
— i36 —
dépasse la raison avec ce qui la contredit : la cons-
truction, au jour le jour, à travers mille vicissitudes,
de « la plus formidable machine de guerre que 1 on
ait dressée contre la Tradition ».
Et quel émouvant spectacle ! Il ne faut rien dra-
matiser, mais qui n'aperçoit la beauté de ce geste
suprême? Qui n'est touché de constater que jus-
qu'au bout Brunetière, émacié, amaigri, se raidis-
sant déjà contre la mort, a poursuivi sa tâche bien-
faisante, — employous un mot plus auguste, sa
mission ! — de défenseur de l'idéal français et de
l'ordre chrétien, et qu'il a consacré ses forces dé-
faillantes à les revendiquer tous deux, à les mainte-
nir contre l'une des principales altérations qui les
aient menacés à travers les âges !
Il n'était pas le premier, du reste, à mettre une
sourdine aux admirations trop bruyantes dont l'En-
cyclopédie, préface de la Révolution, resta long-
temps l'objet. 11 y a quelque vingt ans, dans un
petit livre sur le xvme siècle, qui mit le feu aux
poudres, M. Emile Faguet, le plus libre des esprits
de ce temps, n'avait pas craint de formuler ce juge-
ment, qu'il semble bien que de plus en plus nous
soyons en train de ratifier : « Le xvme siècle litté-
raire, qui s'est trouvé si à l'aise dans les grands su-
jets et qui les a traités si légèrement, n'a été ni
chrétien, ni français. Ses philosophes sont intéres-
sants et décevants, de peu de largeur, de peu d'ha-
leine, de peu de course, et surtout de peu d'essor.
Deux siècles passés, ils ne compteront plus pour
-i3- -
rien, je crois, dans l'histoire de la philosophie. Le
xviii6 siècle, au regard de la postérité, s'obscurcira
donc et s'offusquera et semblera peu à peu s'amin-
cir entre les deux grands siècles dont il est précédé
et suivi. » Ce n'est pas Brunetière qui se serait ins-
crit en faux contre cet « éreintemeut » et les griefs
que M. Faguet formule contre le xvnr3 siècle en
général, il se faisait fort d'en prouver la justesse à
propos de l'Encyclopédie en particulier. Et à le
comprendre à fond, son travail eût été, selon la re-
marque de M. Giraud, « l'illustration par l'histoire
d'une véritable psychologie de l'incroyance. » Est-il
besoin d'insinuer que le voltairianisme s'y fût trouvé
en fort vilaine posture, si tant est que la mode est
passée des négations insolentes et puériles, de
l'ironie au vitriol, des déclamations grandiloquen-
tes sur la toute-puissance de la raison et de tout cet
attirail d'irréligion dont l'archaïsme aujourd'hui fait
sourire ! Nous avons une autre manière d'étudier le
sentiment religieux. Encore qu'il s'en faille de
beaucoup qu'elle soit toujours orthodoxe en ses con-
clusions, on ne peut pas dénier à la nouvelle mé-
thode infiniment plus de pénétration, de doigté, de
largeur, et il n'est que justice de préférer ses mul-
tiples procédés d'investigation aux brutales fins de
non-recevoir qui avaient la prétention de s'imposer
autrefois.
VII.
Derniers moments de Brnnetière. — Ses sentiments chrétiens.
— Récit d'an témoin. — conclusion.
Tout ce que nous avons relaté jusqu'ici vaut déjà
à Brunetière une place de choix parmi les défen-
seurs de l'Eglise. Mais il ne se contenta pas de lui
prêter l'appui de son nom, de son autorité, de son
talent, il fit mieux, il sut vivre et mourir en chré-
tien. C'est ce dernier point qu'il me reste à toucher
d'un mot. J'ai conscience de répondre par là à beau-
coup d'interrogations secrètes, et peut-être méfian-
tes. Car il se rencontre des personnes à la foi
robuste, mais simpliste, qui ne mesurent qu'à la
fréquence de ses pratiques religieuses la sincérité
d'un converti. Elles ne veulent à aucun prix dé-
mordre de cette unique question en laquelle elles
estiment que se résume tout le débat, le reste n'é-
tant tenu que pour du verbiage superflu : oui ou
non, s'est-il confessé, oui ou non, a-t-il communié?
Soit, je vais les satisfaire. Ce que je dirai des dispo-
sitions de Brunetière à cet égard est rigoureusement
exact, car je le tire de notes pieusement conservées
par le P. Dagnaud, et contrôlées, pour plus de sû-
reté, par M. le curé de Notre-Dame des Champs,
pasteur et ami de Brunetière, à Paris. Tous deux
ont assisté aux derniers moments de l'illustre écri-
— 139 —
vain. Ce sont des témoins oculaires dont le témoi-
gnage est irrécusable. Je me bornerai à quelques
détails significatifs ; le lecteur sentira qu'il serait
indiscret d'insister outre mesure. Le fameux mur
de la vie privée, c'est devant ces affaires de cons-
cience qu'il se dresse le plus haut et le plus in-
violable. Mais il sera réconfortant pour tous les
croyants de savoir de bonne source que, sur le
point de partir pour le grand voyage, Brunetière a
gravement songé, comme tous les chrétiens depuis
des siècles, à ses préparatifs de départ, et que la
brusque intervention d'une mort, imprévue à force
d'être soudaine, les a seule empêchés de tout à fait
aboutir.
L'accusera-t-on pour cela de négligence, et d'a-
voir différé trop longtemps ? Dieu ! que je n'aime
point ces réquisitoires impitoyables ! Habitués dès
l'enfance à la confession et à la communion fréquen-
tes, ces gestes qui nous sont devenus familiers et
comme naturels, sait-on combien ils inspirent de
scrupules, d'appréhension à des hommes qui ne les
ont jamais faits, ou qui, à certains moments de leur
vie, les ont jugés surannés, dénués de sens, en vaine
conformité avec une croyance qu'ils ne partagent
pas!
Autre chose est un retour comme celui de Coppée.
Quand le cœur seul est en cause, il se peut à la ri-
gueur (bien que souvent le contraire arrive) que
sous la cendre de la passion éteinte et le souffle
brûlant de la douleur, la foi se retrouve intacte,
— 140 —
conservée dans un état extraordinaire de fraîcheur,
et prête à se plier de nouveau avec une vive sponta-
néité aux anciennes pratiques. Le sentiment opère
de ces miracles. Quand il inspire Faction, il a le se-
cret de la rendre aimable. Et le délicieux poète des
Humbles nous a donné l'attendrissant spectacle d'un
vieillard qui, l'orage passé, croit comme l'enfant de
chœur que peut-être il fut jadis, simplement, sans
arrière-pensée.
Mais le cas de Brunetière est très différent. Cet
homme fut, ne l'oublions pas, un matérialiste con-
vaincu l. Longtemps, il se crut de taille à résoudre
le problème de la destinée humaine en dehors des
données de la religion. Ce n'est que peu à peu qu'il
se tourna vers la conviction opposée, d'un mouvement
très lent, calculé et, à tout prendre, pénible ! Et donc,
il est évident que Dieu exige le don de soi total et
sans repentance, que l'idéal c'est que la grâce se dé-
ploie sans obstacle dans une âme, que la révélation
pour tous indistinctement reste la même, que les arti-
cles du Credo font bloc, ne supportant ni corrections,
ni mutilations, et qu'enfin les pratiques religieuses et
la réception des sacrements obligent avec la même
force tous les chrétiens, qu'ils fassent partie de la
masse qui se laisse conduire ou de l'élite intellec-
tuelle qui dirige. Mais en regard des exigences divi-
nes, il importe de souligner parfois les difficultés de
la correspondance humaine, et pour ce qui est de
i. Voir p. 10.
- 141 -
Brunetière, on ne peut songer sans émotion à quel
travail de perpétuelles revisions, de discussions
avec soi-même, de reprises incessantes sur ses
anciennes doctrines, la condamné la conquête labo-
rieuse de la foi, sa raison récalcitrante , armée des
méthodes les plus rigoureuses, se mettant en tra-
vers tant qu'elle pouvait et ne se rendant qu'à bout
de force et à bout d'arguments î
Car Brunetière a toujours été, comme l'ou dit vul-
gairement, tout d'une pièce. La réaction actuelle
contre l'intellectualisme, à laquelle il a contribué
pour une large part, il ne Ta jamais poussée à des
exagérations regrettables. Il n'a pas scindé la vé-
rité en deux, l'une qui rayonne dans le domaine
théorique, l'autre que nous façonnons à nos usages
pratiques. Qu'on ne taxe pas de puérilité cette re-
marque î Le modernisme nous a habitués à des dé-
doublements si déconcertants î Combien, à force de
séparer la science de la foi, en sont arrivés — no-
nobstant une contradiction foncière qui déroute les
intellects vulgaires ! — à rejeter comme savants ce
qu'ils acceptent comme croyants. C'est à qui de nos
jours s'ingéniera à réaliser l'identité des contraires
chère à Hegel. Aussi est-ce à peine s'il détient le re-
cord de Vétrangeté, ce penseur original, qui s'inti-
tule, au grand ébahissement des philistins, athée
catholique! Et l'expression est juste, s'il retient
de l'Église son organisation politique, certaines
vérités d'ordre social , les multiples influences
que depuis longtemps elle a exercées sur l'âme
— 142 —
française, tout en niant son origine et sa mission
divines.
Brunetière répugna toujours à ces sortes de subti-
lités. Il fut l'ennemi-né de l'équivoque et des demi-
mesures. On commettrait une grave injustice à ne
lui accorder une place que dans le groupe de nos
amis du dehors, dont le sectarisme imbécile des po-
liticiens au pouvoir nous incite à goûter davantage
la sympathie précieuse, et l'aide effective qu'ils
nous prêtent au besoin. Il ne vécut pas seulement
en marge du catholicisme, comme, par exemple, cet
écrivain charmant et subtil qui s'attendrit sur notre
religion et la caresse d'une plume légère, la plus
attique assurément que nous connaissions, — si j'en
excepte celle de M. A. France, mais qui, elle, se
trempe dans une encre plus noire ! — ou encore cet
autre, philosophe doublé d'un artiste, qui, à force
de creuser le moi, en a découvert les assises chré-
tiennes, lentement formées par les ancêtres, à tel
point que nous espérons tous qu'il sera converti
un jour par « nosseigneurs les morts », comme
il les appelle en un magnifique et très émouvant
langage; ou enfin, ce réformateur religieux, Pu-
sey, que l'on surnomma le « portier du catholi-
cisme », tant il introduisit d'étrangers dans le sanc-
tuaire, sans se décider lui-même à franchir le seuil
de l'Eglise. Brunetière alla plus loin. Il fut chrétien
non seulement en tant que sociologue, mais en tant
qu'homme privé. Si la religion lui apparut d'abord
sous les traits d'une bienfaitrice de la société, il se
-i43 -
rendit compte que. dépositaire de la vérité intégrale,
elle devait aussi discipliner la vie intérieure de l'in-
dividu, et lier à la fois à ses dogmes et à sa morale
l'esprit et le cœur.
A ce propos, une légende a couru sur son compte,
qu'il est bon d'exécuter en passant. Des amis, qui
l'approchaient d'assez près, et qui n'aimaient pas,
parait-il, que l'on criât trop tôt, ni trop fort, à la
conversion, ont prétendu que d'être passé par le
matérialisme, il lui était resté une défiance instinc-
tive à l'égard de la prière, qu'il se refusait à la
comprendre et, par conséquent, à en user. Accu-
sation fort grave, il va sans dire, si elle était fon-
dée. Car enfin, tout le christianisme est là, dans
cette intimité de l'homme avec Dieu. Et Tertullien
n'a pas exagéré le rôle de la prière quand il l'a
dénommée la « respiration de l'àme chrétienne ».
Aussi est-ce avec joie que nous reproduisons
textuellement cet aveu qu'il confia, en 1900. au
P. Dagnaud, dans l'intimité. C'était au premier de
l'an. Le Père lui offrait ses meilleurs vœux. EtBru-
netière qui, à cette époque, n'avait pas encore plei-
nement adhéré au catholicisme, sentant bien que ce
que la nouvelle année pouvait lui apporter de plus
heureux, c'était une foi plus sûre d'elle-même, pro-
nonça ces paroles significatives : « Mon cher Père,
je suis arrivé à cette conclusion que la foi est une
grâce; rien ne saurait donc mètre plus agréable
que le souvenir que vous voudrez bien avoir de
moi au saint sacrifice de la messe ». De telles dis-
- i44-
positions ne pouvaient évidemment que s'accroître
au fur et à mesure que son âme s'ouvrait plus large
à l'action de la grâce.
D'autant que cette action, il fit tout pour la secon-
der. Si jamais quelqu'un dut bénéficier de la pro-
messe exprimée par le proverbe : « Aide-toi, le ciel
t'aidera », c'est bien lui ! Qui dira le nombre d'heu-
res qu'il a consacrées à l'étude attentive de la reli-
gion ? Et il ne se contentait pas des traités de vulga-
risation. Il allait aux ouvrages de première main.
La Somme de saint Thomas lui était familière ; il
vivait dans le commerce assidu des théologiens les
plus cotés. Quiconque entrait à l'improviste dans
son cabinet de travail avait toutes chances de le trou-
ver aux prises avec un Père de l'Eglise, un recueil
d'actes conciliaires, un essai d'apologétique. Il ne
lisait que la plume à la main : il ne sut jamais res-
pecter une marge.
Admirable effort d'une âme toujours en quête de
la vérité chrétienne ! Est-il exagéré d'affirmer qu'il
en mourut? Sur la fin de sa vie, alors qu'il était exté-
nué déjà, et que les médecins lui interdisaient sous
peine de mort le surmenage intellectuel, il ne put
se résigner à travailler moins. A défaut de santé,
une volonté de fer le soutenait encore. « Car, dit
M. Faguet, c'était un homme qui avait sur lui-même
la puissance de volonté la plus extraordinaire que je
connaisse, se forçant toujours à faire la chose la plus
difficile, dans son métier visant la chose la plus dif-
ficile, la chose qui lui coûtait le plus. C'était un des
— i45 —
héros de la volonté, c'était un des hommes qui di-
sent : « Je ne vaux qu'en tant que je veux ». et qui,
pleins d'amour-propre et d'un bel orgueil, n'aban-
donnent jamais cette gageure et veulent toujours la
gagner ! »
Du reste, eût-il voulu se reposer que lui-même
s'en reconnaissait incapable. Même en villégiature,
même au bord de la mer, en dépit de la captivante
chanson des flots, son cerveau s'affirmait inapte à
la distraction bienfaisante. Il était harcelé par l'Idée,
comme Oreste par les Furies.
Le P. Dagnaud étant allé le voir, au mois d'août
1899, à Dinard, sa plage préférée, le surprit en train
de compulser les travaux du concile du Vatican, et
comme il lui exprimait son étonnement qu'une
étude si austère le retint, en pleines vacances, au
milieu des mille attractions vantées dune ville
d'eau très courue, Brunetière lui répondit avec une
douloureuse inquiétude : « Que voulez- vous, mon
Père, je ne sais pas, je ne puis pas me reposer. Où
que je sois, jusque sur la plage, l'idée me poursuit
sans relâche, et mon travail se continue dans mon
esprit, sans qu'il me soit possible de m'en dis-
traire. »
Tel il resta jusqu'au bout, travailleur acharné,
« intellectuel » impénitent. On conçoit aisément que
sa foi elle-même s'en ressente. Elle fut laborieuse,
tendue, volontiers batailleuse. Mais elle n'eut rien
de mystique. Toujours sur ses gardes et comme
campée dans une attitude combative , l'œil aux
10
- iCfi —
aguets, le sourcil froncé, elle interrogea du regard
l'horizon pour y découvrir l'ennemi, mais elle ne con-
nut guère la familiarité confiante avec Dieu, les sua-
ves épanchements de la dévotion, cette douceur, cet
abandon de tout l'être qui caractérise, par exemple,
la piété d'un saint François de Sales. Gela lui donne
un air sévère, ou tout au moins l'air sérieux de quel-
qu'un qui veille.
Quelle ait veillé jusqu'à la dernière heure, j'en
prends à témoin cet émouvant récit que fait le
P. Dagnaud des suprêmes confidences qu'il reçut de
son illustre ami :
« ....Un jour, l'archevêque de Besançon, qui re-
venait de Paris, et avait pu voir M. Brunetière, me
prie de me rendre en hâte auprès du malade dési-
reux de recevoir ma visite. C'était le 6 décembre
1906. Aussitôt je pars, et le vendredi 7 au matin,
j'étais introduit près de M. Brunetière et passai au-
près de lui trente-cinq minutes. Il était assis dans
son fauteuil devant son bureau, comme j'avais cou-
tume de le voir , un livre récent à la main : le Jour-
nal d'une exilée. Sa figure me parut au premier
abord changée, mais pas au point que j'aurais cru :
si bien qu'en le quittant j'emportais, en dépit du
diagnostic du médecin, l'impression qu'il vivrait
encore des mois. Sa voix seule était bien altérée :
je m'approchai de lui aussi près que possible et
nous causâmes. Voici textuellement les propos es-
sentiels échangés entre nous. Après les paroles
d'amitié et l'assurance donnée que je souffrais avec
- i4; -
lui de cet état de souffrance et de cette épreuve
douloureuse...., je lui dis : « Causons, si vous le
voulez bien, des choses qui intéressent votre âme
et votre éternité. Je suis sur que votre esprit s'élève
sans effort jusque-là Vous avez à beaucoup d'à-
mes ouvert le chemin de la vérité ; vous avez fortifié
bien des chrétiens et bien des prêtres dans leur foi.
Les uns et les autres, nous n'avons qu'une ambition}
c'est que vous soyez vous-même tout au Dieu et à
la foi que votre apostolat a si bien servis. — Mon
Père, c'est là tout mon désir! Je peux recevoir tous
les sacrements de VEglise, et m'y préparer sérieu-
sement : j'ai déjà songé à ma confession. La foi ca-
tholique ! Elle a fourni à mon intelligence toutes les
jouissances et toutes les satisfactions qu'elle pouvait
rêver ; je dois avouer, par contre, qu elle n'a point
donné à mon cœur toutes les douceurs et les
consolations qu'il osait espérer. » — Je suivais
avec soin toutes les paroles du malade. Ce dernier
aveu pouvait avoir plusieurs sens, et il serait aisé
de commenter cet état d'âme qui n'est pas spécial à
Brunetière parmi les âmes vraiment chrétiennes. Je
ne voulus comprendre dans ces mots que l'expression
de l'amertume immense que lui avaient causée tant de
catholiques qui avaient pris à tâche de dénaturer ses
actes et ses intentions et l'avaient, au cours de ces
derniers mois, accablé d'injures I ; aussi, j'ajoutai :
i. On sait que Brunetière avait signé et peut-être même inspiré
la fameuse lettre des « Cardinaux verts » au pape Pie X. Nombre
de catholiques, sévères à ce qu'ils considéraient comme une illu-
— i48 —
« Cela ne doit point vous abattre ; c'est un caractère
de ressemblance plus parfaite avec le maître qui n'a
jamais reçu que l'ingratitude en échange de ses bien-
faits : c'est une raison de plus pour vous attacher
uniquement à Lui. — Je le veux de tout cœur, me
répondit-il, j'ai déjà vu mon curé, je le reverrai
lorsque je serai bien préparé. — Je verrai M. le
curé dans la journée, voulez-vous me permettre de
lui porter de vos nouvelles? — Bien volontiers,
mon Père. » — Je l'assurai de mon souvenir cons-
tant et de mes prières, et je quittai mon ami avec
l'impression, je le répète, qu'il vivrait encore quel-
que temps.
On sait comment, de la façon la plus imprévue,
il mourut le dimanche matin 9 décembre, en pré-
sence de M. le curé de Notre-Dame des Champs, qui,
accouru à son chevet, à la hâte, lui donna, comme
à un mourant, les derniers sacrements.
La veille au soir, Brunetière lui avait dit : Venez
donc me voir vers trois heures, c'est le moment où
je cause le plus aisément, et je vous ferai ma confes-
sion. — Et dans la nuit de samedi à dimanche,
comme il ne dormait pas, et qu'une personne de
son entourage, anxieuse, l'interrogeait, il répondit :
sion dangereuse, lui en tinrent violemment rigueur, et ne lui
épargnèrent ni les railleries, ni les leçons hautaines, ni les allu-
sions blessantes, comme si cet homme n'était pas la sincérité
même, et comme si son œuvre d'apologiste ne commandait pas à
tous, malgré d'importantes réserves, la plus respectueuse recon-
naissance. (Lire plus loin la dernière page de la conférence de
Denys Cochin.)
- i49 -
« Ne vous inquiétez pas, je prépare ma confession. »
....Ainsi mourut Ferdinand Brunetière, qui fut la
droiture même, l'ami désintéressé de la vérité, son
défenseur intrépide et le type, à nos yeux le plus
accompli, de l'homme « de bonne volonté ».
J'ai fini. Au cours de ces pages, il m'est arrivé
parfois d effleurer des questions graves: je n'ai fait
que les effleurer. Je dois m'en excuser maintenant
auprès des lecteurs exigeants qu'aurait déçus ce
perpétuel parti pris de rester sur le bord. C'est
qu'aussi bien — ne forçons point notre talent — l'i-
dée ne m'est jamais venue de juger, au sens plein
du mot, l'œuvre de Brunetière. Assez d'autres s'y
sont appliqués avant moi, qui étaient qualifiés — ils
l'ont bien montré — pour cette noble tâche. Qu'il
me suffise de citer MM. Faguet, Giraud, Bellesort,
que j'ai si souvent consultés ! Mon rôle fut plus
modeste. J'ai voulu seulement lier une gerbe de
souvenirs. Je l'offre, non pas aux historiens de
Brunetière — encore que çà et là des détails inédits
puissent leur servir — mais à ses amis, à ceux en
particulier qui ont recueilli à Besançon ses aveux
de croyant, et plus spécialement encore aux jeunes
gens de la Conférence Saint-Thomas d'Aquin, à qui
l'on ne saurait proposer de meilleur modèle que
le plus illustre de leurs anciens présidents d'hon-
neur.
VIII.
Erection d'an monument à Brunetière. — Discours de
M. d'Haussonville, de M. Francis charmes et de m. Joseph
Bédier.
La liste est déjà longue des articles et des études
— en attendant les gros volumes — publiés sur Fer-
dinand Brunetière. Peu de nos contemporains ont
à ce point tenté la critique. Comme, dans les pages
qui précèdent, nous nous sommes surtout occupés
de « l'homme », les trois discours — où il revit tout
entier — que nous publions ci-après, forment le pro-
longement naturel de notre travail. Ils ont été pro-
noncés, le 6 novembre 191 1, au cimetière Montpar-
nasse, sur la tombe de l'illustre écrivain. Ce jour-là,
on inaugurait son buste, œuvre du sculpteur Allouard,
et qui reproduit avec fidélité « son masque si expres-
sif, le pli d'ironie au coin des lèvres, les yeux per-
çants derrière le lorgnon ».
S'il n'avait tenu qu'aux membres du Comité pour
l'érection de ce monument, il est à croire que l'in-
comparable professeur eût trouvé sa place au Quar-
tier latin, plutôt qu'au champ des morts. N'importe.
Il est assez assuré de demeurer dans le souvenir de
ceux qui l'ont connu et de tous ceux qui s'intéressent
aux questions qu'il a si fortement marquées de son
empreinte, pour pouvoir sans dommage subir l'é-
preuve de cette espèce d'exil, loin de la circulation
— i5i —
parisienne. Ses amis sauront bien l'y trouver pour
lui demander à nouveau ces leçons d'énergie, de
désintéressement, d'élévation morale qu'il a durant
sa vie dispensées sans compter. Et ils seront recon-
naissants à M. le comte d'Haussonville, son confrère
à l'Académie, à M. Francis Charmes, son collègue à
la rédaction de la Revue des Deux Mondes, à M. Jo-
seph Bedier, de l'Institut, son ancien élève de l'Ecole
normale, d'avoir tracé, du maître disparu, des por-
traits émus et si ressemblants.
Discours de M. le Comte d'Haussonville
Membre de l'Académie française
Ferdinand Brunetière! A ceux qui ont conçu
le projet de lui préparer cette tombe, il a semblé
qu'il suffisait de graver son nom sur la stèle et
que point n'était besoin d'inscrire à la suite
des titres dont la mort elle-même démontre
la vanité, quand la renommée n'est pas supé-
rieure aux titres. Qu'importe, en effet, qu'il ait
été maître de conférences à l'Ecole normale et
membre de l'Académie française ; qu'importe
même qu'il ait laissé une œuvre considérable
où il n'est pas une des questions ayant préoc-
cupé notre temps qui n'ait été traitée par lui, et
encore qu'il ait manié la parole à l'égal des
plus éloquents, si ceux dont les souscriptions
l52 —
ont permis d'ériger ce monument ont entendu
honorer moins l'écrivain et l'orateur que l'homme
lui-même et rendre hommage moins à une œuvre
qu'à une vie ?
Ce que fut cette vie, combien à ses débuts dif-
ficile et modeste, combien toujours fière et dé-
sintéressée, combien jusqu'à la fin laborieuse et
remplie, il importe de le dire, non pas seulement
à sa louange, mais pour donner courage et con-
fiance à ceux qui, jeunes encore, peuvent comme
lui se trouver aux prises avec les rudes batailles
de la vie. De ces batailles, Brunetière est sorti
victorieux, et si, au bout de quelques années
de lutte, il a imposé son nom à l'attention pu-
blique, si une lente ascension l'a conduit au
premier rang de ceux dont l'opinion compte,
dont l'autorité s'impose, qu'entoure l'estime et
que recherche la faveur publique, ce n'est pas
seulement par un labeur obstiné, par une prodi-
gieuse faculté de travail, par une merveilleuse
intelligence des questions les plus diverses, à
l'étude desquelles le portait l'incessante curio-
sité de son esprit, c'est encore et surtout parce
qu'il a su mettre une conscience scrupuleuse,
un caractère indomptable et un courage indé-
fectible au service de ce qu'il croyait être la
vérité.
La vérité, il s'est acharné à sa poursuite, sans
— i53 -
tenir aucun compte des indulgences ou des ca-
prices de la mode, ni des courants de l'opinion
qu'il semblait parfois se complaire à remonter.
Dès ses premiers écrits, il cherchait à rétablir
la vérité littéraire qui, à ses yeux, se confondait
avec le goût, à rencontre d'une école à laquelle
il reprochait précisément de la travestir en pré-
tendant la reproduire avec une fausse exacti-
tude, et il la retrouvait dans les modèles de
notre littérature classique, où il admirait une
peinture plus fidèle des passions humaines que
dans les exagérations du naturalisme.
Il la cherchait également dans les théories
nouvelles de l'histoire naturelle, et il donnait la
preuve de ses rares facultés d'assimilation en
s'appliquant à déterminer dans quelle mesure
pouvaient s'adapter à l'histoire de la littérature
les théories de l'évolution. Il s'adonnait ensuite
à la recherche de la vérité philosophique. Il dis-
cutait les affirmations d'un système alors triom-
phant dont il n'adoptait pas les prémisses, mais
dont il ne répudiait pas toutes les conclusions,
et il s'efforçait de faire, dans la doctrine positi-
viste, le départ entre les conséquences qu'il
fallait rejeter, comme enseignées mal à propos
par des disciples infidèles du maître, et celles
qu'il fallait au contraire conserver, comme pou-
vant être utilisées au profit des vérités d'un
- i54 —
autre ordre. Et tout cela au prix de quel travail,
de quelles recherches, de quelles lectures, le
moindre volume laissé par Brunetière en porte
la trace, car perpétuellement il déborde le sujet
qu'il traite et jette à droite ou à gauche des
coups de sonde dans la profondeur des doctrines
dont il ne parle qu'en passant.
Ainsi, d'année en année, s'est affirmée sa maî-
trise dans les arts les plus divers et s'est établie
son autorité sur un public de plus en plus large
et plus attentif aux manifestations sans cesse
renouvelées d'une pensée qui commandait l'at-
tention par sa vigueur et le respect par sa sin-
cérité.
Le jour ne pouvait manquer de venir où la
recherche de la vérité religieuse l'obséderait.
Est-il besoin de rappeler les différentes étapes
parcourues par lui sur les chemins de la croyance,
marquées chacune par quelque loyale exposition
de l'état de sa pensée, dont il était attentif à
ne jamais forcer l'expression, soit qu'il exposât
le besoin de croire, soit qu'il en reconnût, au
contraire, les difficultés. Il a donné ainsi pen-
dant plusieurs années le spectacle d'une admi-
rable bonne foi dans cette recherche où, disait-il
lui-même, « c'est une question de franchise et
de dignité personnelle de ne pas s'avancer au
delà de ce qu'on pense actuellement. » Mais il
— i55 —
avançait cependant pas à pas dans cette voie qui
devait le conduire jusqu'au « seuil du temple »,
et si la pudeur des confidences intimes ne lui a
sans doute pas permis de révéler le moment
précis où il en a franchi le seuil, cependant
nous savons que sa pensée dernière a été fidèle-
ment traduite lorsque sur son lit de mort, entre
ses mains jointes, a été placé un crucifix *.
Dans l'existence de Brunetière, il y a eu ce-
pendant quelque chose qui ne s'impose pas à
un moindre respect que cette ardeur et cette
loyauté dans la recherche de la vérité sous toutes
ses faces, c'est la conscience qu'il apportait dans
l'accomplissement de tous les devoirs qu'il avait
assumés et le dévouement qu'il mettait au ser-
vice de toutes les causes qu'il croyait nobles et
justes : c'est, comme le disait si bien celui qui
aurait dû prendre aujourd'hui la parole à ma
place, si une mort prématurée ne nous l'avait
également enlevé : « la libéralité dans le don
perpétuel de soi-même. » Un mieux placé que
moi vous dira tout à l'heure avec quelle assi-
i. Tout ce livre a établi, au contraire, que les confidences et les
déclarations de Brunetière nous ont bien révélé le moment où il a
franchi le seuil du temple. En 1901, il disait dans une réunion pu-
blique : « .... Et de ce jour, je me suis nettement déclaré catho-
lique. » Le crucifix qu'il avait entre les mains sur son lit de mort
disait donc les sentiments de foi et les actes de vie chrétienne qui
avaient rempli une partie de sa vie.
— i56 —
duité minutieuse il se consacrait à la direction
du plus important de nos recueils périodiques.
Un plus jeune vous dira également avec quelle
générosité, dans la chaire occupée par lui à
l'École normale, il distribuait à ses élèves les
largesses de son érudition. Mais tous nous avons
été témoins de ce don perpétuel de lui-même
qui allait jusqu'à la prodigalité.
Que quelque idée nouvelle lui parût juste et
féconde, qu'il découvrît au contraire dans quel-
que autre un péril pour l'âme française, aussitôt
il descendait dans la lice et, dans le combat
pour ou contre, il faisait de préférence usage
de cette arme de la parole dont il avait reçu de
la nature le don magnifique, mais avec laquelle
il ne remuait si profondément les esprits et les
cœurs que parce qu'il dépensait dans l'action
oratoire toutes les ressources de son organisme
nerveux et frêle. Chacun de ses discours était
un acte et un effort où il consumait quelque
chose de sa substance, et il suffisait de s'entre-
tenir quelques instants avec lui à l'issue d'une
de ses conférences, au moment où on le trouvait
encore vibrant, mais épuisé, pour mesurer com-
bien l'effort avait été grand.
A cette dépense incessante de lui-même, il se
ruinait et il ne pouvait l'ignorer. Lorsque la main
du mal implacable sous lequel il devait succom-
- io7 —
ber le toucha pour la première fois, il ne se fit
point d'illusion, mais il ne voulut pas lui céder.
Sourd aux objurgations, insensible à la souf-
france, il continua le combat au profit de toutes
les causes qui lui étaient chères, se refusant à
acheter au prix du sacrifice de son activité la
prolongation de ses jours. Quand il dut cesser
de parler, il continua d'écrire, et la mort seule
fît tomber la plume de sa main défaillante. C'est
ainsi que, par sa vie et par sa mort, notre ami
nous a donné un également noble exemple. Par
sa vie, il nous a enseigné le culte désintéressé
de la vérité, et, par sa mort, le mépris superbe
de la vie.
Il ne faut pas que de tels exemples soient per-
dus, et il n'aurait pas suffi que son souvenir
demeurât toujours vivant dans la mémoire de
ceux qui l'ont aimé, mais qui sont destinés à
disparaître les uns après les autres. Il convenait
encore qu'un hommage public lui fût rendu. C'est
l'intention de cet hommage qui nous a réunis
aujourd'hui. Ma faible voix a été impuissante
à parler de lui comme il le méritait. Mais ce
monument, qui est dû à la piété de ses admira-
teurs et où l'artiste a su le rendre si vivant qu'il
semble que nous allons l'entendre encore, s'élève
du moins pour traduire nos regrets et pour ho-
norer par un témoignage durable l'un des esprits
— i58 —
les plus vigoureux, l'un des caractères les plus
fiers, l'une des natures les plus nobles que notre
génération ait connus et dont le modèle puisse
être offert aux générations futures.
Discours de M. Francis Charmes
Membre de l'Académie française
Directeur de la « Revue des Deux Mondes »
Messieurs,
Je n'aurais eu rien à ajouter aux paroles élo-
quentes de M. le comte d'Haussonville, et je me
serais tu dans le recueillement qui convient aux
souvenirs évoqués par lui devant vous, si ce
n'était pas un devoir pour moi — et je le rem-
plis de tout cœur — d'apporter à Ferdinand Bru-
netière l'hommage de la Revue des Deux Mondes.
C'est à elle, en effet, qu'à des titres divers il
a, pendant plus de trente ans, consacré l'activité
de son esprit toujours en travail et aussi, qu'il
me soit permis de le dire, de son âme véhémente
et passionnée, car il ne savait pas se donner à
demi ; il se mettait tout entier dans tout ce qu'il
faisait.
C'est par là d'ailleurs qu'il était séduisant,
entraînant, convaincant. Tous ceux que la sym-
— io9 —
pathie, l'amitié, la reconnaissance ont conduits
ici ont connu l'ascendant de sa parole écrite ou
parlée — et, qu'elle fût écrite ou parlée, sa pa-
role était toujours la même — ils savent qu'on
échappait difficilement à la force prenante qui
émanait d'elle et qui, portée à ce degré d'auto-
rité, était vraiment une puissance. Lui-même
n'y échappait pas ; il exerçait sur son propre
esprit la stricte discipline qu'il imposait aux
autres ; il éprouvait le hesoin impérieux d'obéir à
quelque chose de supérieur à lui, et ce quelque
chose qu'il semblait toujours avoir trouvé, il l'a
en réalité cherché toujours, avec une conscience
invinciblemeut indépendante, scrupuleuse, in-
quiète, c'est-à-dire douloureuse et tourmentée.
Aussi n'a-t-il trouvé la paix qu'avec une foi nou-
velle dans les derniers temps de sa vie, peut-
être même seulement dans la mort. Tel il a été
comme critique, et Brunetière a été avant tout
un grand critique, tel il a été comme directeur
de revue, car il était partout lui-même, et nul
homme, en dépit des hésitations de sa pensée,
n'a eu une personnalité plus accusée et plus tran-
chée. On pouvait se demander quelquefois où il
vous conduirait ; on était sur du moins que ce
serait à un but très élevé, qu'il y marcherait
pour son compte avec un désintéressement ab-
solu et que les voies qu'il prendrait pour l'at-
— i6o —
teindre ne seraient jamais vulgaires. Ayant puisé
dans l'étude et dans l'admiration du xvne siècle
le sens des choses grandes, il s'en est inspiré
constamment.
C'est en 1875 qu'il a écrit sur le roman réaliste
contemporain son premier article, suivi depuis
de tant d'autres. L'article fit sensation. Ce coup
d'essai avait été un coup de maître, et François
Buloz, grand connaisseur en hommes, discerna
tout de suite dans le jeune écrivain les qualités
qui devaient en faire un des plus précieux collabo-
rateurs de la Revue. Il l'y attacha bientôt comme
secrétaire de la rédaction. Brunetière était de
la maison, et, là où il était, il se faisait vite une
large place. Sa capacité de travail était presque
sans limites. Dans le domaine littéraire il avait
tout lu, il s'était tout assimilé, et déjà sa curio-
sité investigatrice se portait fiévreusement sur
d'autres terrains pour y faire d'autres conquêtes.
Sa campagne contre le naturalisme, souvent re-
prise, jamais abandonnée, n'a pas duré moins
de douze années : c'est en 1887 qu'il a cru avoir
définitivement ruiné l'adversaire et qu'il en a
proclamé la « banqueroute ». Mais qu'on ne s'y
trompe pas, Brunetière était loin de rejeter en
bloc le naturalisme ; il lui reconnaissait au con-
traire, dans la tradition elle-même, des antécé-
dents recommandables, et il le jugeait propre à
— i6i —
apporter à une littérature appauvrie quelques
éléments qui la tonifieraient. Par exemple, il
prisait très haut le talent robuste et sain de Mau-
passant. Du naturalisme, il ne condamnait que
la grossièreté voulue, où il voyait, en même
temps qu'une affectation insupportable, une mar-
que de stérilité. Après avoir fait la part du mal,
qu'assurément il n'amoindrissait pas, il faisait
celle du bien. De même pour le symbolisme,
auquel il appliqua ensuite l'acuité, la vigueur, la
rigueur et, finalement, l'indulgence avisée de sa
critique. Ce grand lutteur, qui ne mesurait pas
toujours ses coups dans le combat, relevait les
blessés sur le champ de bataille, les pansait, les
réconfortait, songeait à s'en servir, à les utiliser,
comme il disait. Etait-ce par esprit de miséri-
corde ? Non , Messieurs , c'était par esprit de
justice. Brunetière en a toujours été animé, et
c'est ce qui donne à sa critique, lorsqu'on en
dépouille les formes parfois intransigeantes, un
mérite vraiment durable. Au fond, il était bien-
veillant : il avait plaisir à l'être pour les per-
sonnes, et, quand il estimait en avoir trouvé
l'occasion, rien ne pouvait l'empêcher de tra-
duire son sentiment, non seulement par une
approbation écrite, car il ne se sentait pas quitte
à si peu de frais, mais par des actes qui ont été
souvent secourables. Il a fait, dans le sens le
ii
l6'2
plus concret du mot, beaucoup de bien aux
jeunes, dont il a été quelquefois le premier à
découvrir le talent, alors qu'ils avaient encore
besoin d'être encouragés, soutenus, défendus.
Je ne prononcerai aucun nom, mais plus d'un
vous reviendra à la mémoire, sans parler de
ceux qui sont restés un secret entre le bienfai-
teur et l'obligé.
J'éprouve de plus en plus, vous le voyez, quel-
que difficulté à séparer l'homme de son œuvre,
tant ils se ressemblent. Cette œuvre si vaste, la
Bévue des Deux Mondes l'a recueillie presque
entière. Je ne sais en vérité à quoi elle ne s'est
pas étendue. Littérature proprement dite, his-
toire, philosophie, sociologie, religion, jusqu'à
la critique dramatique dont il a voulu se char-
ger pendant deux ans et dont il s'est supérieure-
ment acquitté, Ferdinand Brunetière a touché à
tout, et il a laissé sur tout sa marque distincte,
qui ne s'effacera pas. Parmi tant d'entreprises
où il s'est porté avec l'ardeur et l'impétuosité de
son âme, quelques-unes sont restées incomplètes.
Il préparait, par exemple, sur l'Encyclopédie
un grand ouvrage où toute la philosophie du
xvme siècle aurait comparu en accusée, et je
l'aurais plainte de tomber dans ses mains re-
doutables. Mais que dis-je? elle y est tombée :
nous avons au moins quelques fragments, et des
— i63 —
fragments importants, de cette œuvre critique
implacable qui, dans la pensée de Brunetière,
devait se compléter par une apologétique reli-
gieuse destinée, en ce début du xxe siècle, à être
comme une suite, ou plutôt une mise au point
de celle que Pascal n'avait pas pu achever dans
la seconde moitié du xvn8 siècle et que Chateau-
briand avait faite au commencement du xixe.
Qu'aurait été cet édifice dont la conception seule
est si grande ? Messieurs, je ne saurais le dire.
Déjà les amis de Pascal avaient mis en exergue
au recueil où ils avaient de leur mieux réuni
ses Pensées : Pendent opéra interrupta.
Ferdinand Brunetière ne s'était pas encore
attaché à ces grands projets lorsque la direction
de la Bévue des Deux Mondes lui a été confiée.
Il n'avait pas prévu que cette lourde tâche lui
incomberait un jour, mais toute sa vie antérieure
l'y avait préparé et on pouvait être sûr qu'il y
apporterait sa prodigieuse puissance de labeur,
augmentée encore, si la chose avait été possible,
par le sentiment de sa responsabilité accrue. Il
se mit à la besogne, en effet, avec l'ardeur qu'il
mettait à tout, plus soucieux, semble-t-il, de
l'étendre que de la restreindre. C'est, en effet,
comme directeur de la Revue qu'il joua un rôle
prépondérant au Syndicat de la presse pério-
dique, au Congrès international des éditeurs,
— i64 —
enfin au Cercle de la librairie, auquel il donna,
en France et dans ses réunions à l'étranger, le
précieux concours de son intelligence pratique
et de son éloquence. Les représentants de ces
institutions ont tenu à ce que leur reconnaissance
fût exprimée ici à leur regretté collègue et je lui
en apporte en leur nom le touchant témoignage.
Mais il fallait voir Brunetière à la Revue même.
Pendant treize ans, aucun détail de sa direction
n'a été négligé par lui. Il s'y appliquait jour et
nuit avec une attention intense, usant ses yeux
à lire des manuscrits et à corriger des épreuves,
toujours prêt à recevoir ses collaborateurs, à
causer avec eux aussi longtemps qu'ils le vou-
laient, à discuter aussi, car sa conversation pre-
nait volontiers cette forme, et ceux-là seuls,
— mais ils sont nombreux, — qui ont participé
avec lui à l'œuvre commune savent ce qu'il a
semé en eux de germes féconds, à moins qu'il
ne les ait aidés à débrouiller et à dégager ce qui
était obscurément dans leur propre fonds. Il
avait alors l'esprit vraiment généreux, prodigue
même ; on pouvait y puiser abondamment, on
se retirait toujours pourvu. Sans doute, dans
ce jet ininterrompu, où tout était original, sai-
sissant et frappant, il fallait faire un choix, car
Brunetière, quand il était en confiance avec
son interlocuteur, s'abandonnait à toutes les
- i65 —
audaces, à toutes les fantaisies de sa verve
prime-sautière ; mais que d'érudition dépen-
sée ! Que de vues nettement indiquées ! Que de
voies largement ouvertes dans ces causeries
éloquentes! Et j'ajoute : Que de sentiments dé-
licats qui jaillissaient du plus profond de l'àme!
Si le rôle d'un directeur est celui d'excita-
teur et, comme Socrate le disait de lui-même,
d'accoucheur des idées d'autrui, nul. j'ai quel-
ques raisons de le croire, ne l'a mieux rempli que
Ferdinand Brunetière, et je n'imagine pas qu'il
puisse y être jamais surpassé, ni même de long-
temps égalé. Aucun de ceux qui ont entendu ces
improvisations qui, par leur aisance et leur
abondance, semblaient être chez lui une heu-
reuse fonction de sa nature, n'en perdra jamais
le souvenir : tous ceux qui en ont profité en gar-
deront à sa mémoire une inaltérable gratitude,
Sans doute, tel qu'il était, il ne fallait pas lui
demander de se distinguer de la Bévue des Deux
Mondes, de se mettre en dehors d'elle ou de
la mettre en dehors de lui. Je vous ai dit de
quelles pensées son esprit était obsédé et son
âme agitée jusqu'à l'angoisse. Dans le grand
combat qu'il livrait, il enrôlait bon gré mal gré
sous sa bannière et il mettait en ligne toutes les
forces dont il disposait. C'est en vain qu'il au-
rait voulu faire converger tous les coups sur
— 166 —
lui seul : ils tombent partout dans la bataille ;
mais cette bataille, tant étaient fortes sa convic-
tion et sa confiance, il ne doutait pas de la ga-
gner un jour, et la victoire devait alors tout
illuminer. Il sentait en lui et nous y sentions
une telle puissance de vie, même dans les heures
sombres et tragiques des derniers mois, que
nous aussi nous voulions espérer. La mort est
venue, cruellement prématurée, et la pierre qui
est devant nous couvre et presse de tout son
poids tant de projets animés d'une si belle
vaillance et d'espérances qui ne devaient pas se
réaliser.
Je ne crois pas cependant que la mort ait, en
toutes choses, le dernier mot, ou, si elle Ta,
c'est pour le révéler à ceux qu'elle nous arrache.
Cette vérité qu'il a cherchée avec une héroïque
ténacité à travers de si dures épreuves, Ferdinand
Brunetière l'a aujourd'hui : il jouit du repos que
son âme noblement exigeante ne pouvait trouver
que dans la certitude. Et nous, Messieurs, con-
tinuateurs de son œuvre, émus de sa destinée
douloureuse, mais fiers de l'exemple qu'il nous
a laissé, au nom de la Revue, à laquelle il a
donné le meilleur de lui-même, nous lui adres-
sons respectueusement et affectueusement notre
suprême adieu.
— 167 —
Discours de M. Joseph Bédier
Professeur an Collège de France
Messieurs,
En 1886, comme Ferdinand Brunetière avait
trente-six ans, M. L. Liard et M. G. Perrot,
« sans lui demander ni diplômes ni bouton de
cristal, » le nommèrent maître de conférences à
lEcole 'normale supérieure. Ce beau titre, au-
jourd'hui aboli, Brunetière fut fier de le porter,
et, durant dix-sept ans, il l'a bien porté. Il con-
vient qu'il en soit loué, au nom de ses anciens
élèves. Il se trouve que j'appartiens à la plus
ancienne promotion de normaliens qu'il ensei-
gna, et il se trouve encore qu'ayant professé
pendant dix ans dans la chaire la plus voisine
de la sienne, j'ai connu presque tous ses élèves,
qui furent aussi les miens. Le comité m'a donc
désigné pour parler en ce jour parce que je suis
le plus vieux des élèves de Brunetière, parce que
je fus le plus jeune de ses collègues et aussi
parce que je l'ai beaucoup aimé.
Non plus que Nisard et non plus que Sainte-
Beuve, qui l'ont précédé dans sa chaire, il ne
nous appartient pas tout entier. Pourtant, puis-
que, au jour où il fit sa première leçon à l'Ecole
- i63 —
normale, c'est à peine s'il avait une ou deux fois
déjà parlé en public, puisque, dans une de nos
petites salles de conférences, c'est nous, quel-
ques très jeunes hommes ardents et rebelles,
qu'il a les premiers émus et conquis, nous
sommes fiers de lui avoir révélé à lui-même
son talent d'orateur, le plus beau de ses dons.
Et puisque, généreusement, il a donné à tant
d'entre nous l'aide et le conseil, il nous est
doux de redire comme il fut bon et qu'à son in-
telligence nous avons encore préféré son cœur.
Et puisque son Manuel de l'histoire de la litté-
rature française, et son Évolution de la critique
depuis la Renaissance, et son Histoire de la lit-
térature française classique, et tant d'autres
livres, ses plus beaux livres, furent d'abord des
cours professés à l'Ecole normale, nous lui
sommes reconnaissants d'avoir intimement mêlé
sa gloire à la gloire de notre maison.
Il n'a pas seulement ajouté à sa gloire, il a
participé à son esprit. Il a dit : « De toutes les
libertés, la plus précieuse peut-être est celle de
ne pas se faire le complaisant de soi-même et
l'esclave de sa propre pensée. » Il a dit encore :
« Le dilettantisme n'est qu'un nom plus spécieux
dont on masque l'égoïsme intellectuel. » Il a
dit encore : « Je ne puis m'associer à ce dédain
qu'on affecte parfois pour les idées générales,
— 169 —
même prématurées, même arbitraires, même
fausses. Ce sont elles qui font avancer la pen-
sée, comme ce sont les grandes hypothèses qui
font avancer la science... Les exclure de la
science, c'est en ôter le levain même. Mais les
exclure de renseignement, c'est le nier dans sa
raison d'être, qui est de transmettre à la géné-
ration future, avec la science acquise, les moyens
les plus propres à le pousser en avant. » En ces
paroles et à ces traits, — goût et souci des idées
générales, haine de tout dilettantisme et de tout
aristocratisme intellectuel, hardiesse de la pen-
sée à se contrôler elle-même, — vous avez
reconnu, Messieurs, Brunetière presque tout
entier ; mais n'avez-vous pas reconnu aussi
l'esprit même de notre Université, tel qu'il était
naguère et tel qu'il est encore, et le meilleur de
l'esprit normalien? Et. puisque au précepte Bru-
netière a toujours ajouté l'exemple, il n'est que
juste de reconnaître en lui un très bon univer-
sitaire et un normalien qui a honoré sa maison
d'adoption.
Mais je cherche, pour les dire auprès de son
tombeau, des paroles pieuses, donc vraies, qui
le peignent, lui, non pas les autres, qui ne con-
viennent qu'à lui et que tous ses anciens élèves
puissent accepter d'un même cœur. Or, un scru-
pule risque de m'arrèter. A toute époque, vous
— 170 —
le savez, des préoccupations morales et sociales
l'ont hanté, même lorsqu'il traitait de problèmes
purement littéraires ; à toute époquey il a pensé
que « la critique ne saurait séparer l'art d'avec
la vie qui l'inspire, l'enveloppe et le juge, » et
il ne dépouillait pas à la porte de sa salle de
cours, comme des souquenilles, sa « sociolo-
gie » et sa philosophie : elles imprégnaient, au
contraire, son enseignement et le dominaient-
Par là, à toute époque, ses leçons ont heurté
maints de ses élèves, tantôt les protestants et
tantôt les catholiques, tantôt et plus tard ceux
pour qui la science rationnelle est l'unique
maîtresse de la vérité. Dois-je me taire de ces
conflits, puisque je voudrais parler au nom de
tous ses élèves, ou me borner à y faire quelque
allusion vague, rapide et prudente, comme s'il
valait mieux pour sa mémoire les dissimuler ?
Non, je n'ai pas à les dissimuler ; bien au con-
traire, s'il est vrai que nous, ses élèves, catho-
liques, protestants ou rationalistes, nous l'avons
aimé, je ne dirai pas malgré ces conflits, mais à
cause même de ces conflits, pour leur âpreté et
pour leur franchise; s'il est vrai que des dissenti-
ments d'idées, de méthodes, de tendances ne
blessent pas des hommes de vingt ans, mais les
émeuvent au contraire comme des bienfaits,
quand l'homme plus âgé qui parle devant eux
I7I —
semble participer encore lui-même aux grandes
inquiétudes de la vingtième année, et que, dans
sa chaire magistrale, il cherche encore, lui aussi,
librement, bravement, sa vérité; et s'il est vrai
que renseignement de notre maître fut semblable
à sa vie, et que sa vie ne fut qu'un long appren-
tissage du désintéressement de l'esprit.
Rappelez-vous, en effet, Messieurs. De tout
temps, Brunetière a cru que les œuvres de l'art
et de la pensée ne nous ont pas été données
simplement pour en jouir ; qu'au plaisir de les
goûter, à la joie de les comprendre, s'ajoute
l'obligation de les juger ; et nous ne devons pas
les juger au gré de nos impressions person-
nelles, mais trouver à celles-ci des motifs plus
généraux qu'elles-mêmes, des justifications qui
les dépassent. Et c'est ainsi que de toute son
énergie, à force d'empire sur lui-même et d'effort
vers la vérité, il travailla, lui. le plus sensible
des hommes, le plus mobile et l'un des plus pas-
sionnés, à devenir le plus impartial des criti-
ques. Mais où trouver à nos impressions des
justifications qui les dépassent, des causes qui
leur soient antérieures, extérieures, supérieures?
Dans l'idée de tradition qui, dès les premiers
écrits de Brunetière et jusqu'aux derniers, fut le
fondement de sa critique et son pilier d'airain.
Nous ne vivons nécessairement, disait-il, que de
IT2
l'héritage que nous ont transmis nos morts;
tradition et progrès se définissent l'un par l'autre ;
« en tout temps, ce qu'il y a de plus vivant dans
le présent, c'est peut-être le passé. » En pré-
sence de l'œuvre d'un écrivain quelconque,
il s'agit donc de savoir ce que nous lui devons,
de quelle acquisition durable il a enrichi l'art
ou la pensée, le trésor de la tradition. Mais en-
core, puisque « en aucun temps la tradition n'est
tout le passé, mais seulement le peu qui en a
survécu, » et le peu qui a mérité d'en survivre,
où sont, dans chaque cas particulier, les titres
de la tradition ? Et s'il n'est peut-être pas une
idée aujourd'hui vivante qui ne plonge ses ra-
cines bien loin dans le passé, devons-nous pré-
férer la tradition qui nous vient de Rabelais ou
celle qui nous vient de Bossuet? Est-ce Joseph
de Maistre qu'il faut sacrifier, ou si c'est Vol-
taire ?
On ne peut répondre qu'au nom et à la lumière
d'une philosophie ou d'une religion. Aussi Bru-
netière fut-il toujours possédé du désir de choi-
sir entre les systèmes un système et de s'y arrê-
ter. Il s'y essaya plusieurs fois avec des scrupules
infinis. Il le savait bien, que, quand il laissait se
déployer la redoutable puissance de dialectique
qui était en lui, il suivait ses syllogismes jus-
qu'au bout, là où ils le menaient, et qu'il obéis-
- i73-
sail à leurs conclusions comme si elles eussent
été des données immédiates de la conscience.
De là son souci d'éprouver à fond chaque idée
avant de la faire sienne, d'en faire le tour et de
la pénétrer. Plusieurs fois pourtant, il crut se
fixer en une doctrine définitive. Faut-il rappe-
ler, par exemple, qu'en 1890, il donnait à la
philosophie de Schopenhauer une adhésion so-
lennelle et retentissante, et qu'en 1892 encore,
ayant loué Bayle « d'avoir affranchi la morale
des religions positives, » il appelait de ses vœux
le jour prochain, disait-il, « où ce philosophe
oublié redeviendrait un maître des esprits?
Mais ces systèmes ne lui fournirent que des
abris provisoires. Il pouvait bien répéter à ses
élèves le grand précepte :
Que chacun dans sa loi cherche en paix la lumière ;
mais lui, c'est sa loi même qu'il cherchait encore
après l'avoir trouvée; et la paix, l'a-t-il jamais
connue ? D'un effort toujours repris, d'une âme
inassouvie, pascalienne, il se combattait lui-
même; il n'a jamais polémisé que contre lui-
même, l'infatigable polémiste, contre les idées
dont il redoutait et souhaitait tour à tour qu'elles
prissent sur lui de l'empire, opposant sans cesse à
ses croyances des« difficultés de croire, » et c'est
de cet effort qu'il a donné à ses élèves le spec-
- 174
tacle émouvant. Mais cette inquiétude, c'est la
loi des grands cœurs ; ce besoin intérieur de se
critiquer soi-même, de se déprendre de soi, de
se renouveler, c'est le principe des grandes ini-
tiatives scientifiques, c'est le ressort de tout hé-
roïsme, c'est l'aiguillon de toute sainteté. Enfin,
il est allé vers la foi chrétienne. A la grande
joie de ceux de ses élèves qui l'avaient précédé
sur les chemins de la croyance, à la grande tris-
tesse des autres, accompagné du respect de tous,
il est allé, vaillant comme toujours : il n'avait
pas changé. Quand il se fit, avec son ardeur
coutumière, l'apologiste de la religion catho-
lique, il trouva debout contre lui plusieurs de
ses anciens élèves, mais qui se souvinrent qu'ils
avaient appris de lui-même à bien faire leur de-
voir, et que, devenus ses adversaires, ils res-
taient encore ses disciples, en sorte que pas un
chagrin, peut-on dire, ne lui est jamais venu de
lun d'eux. C'est que tous, qui que nous soyons,
nous pouvons l'accepter tout entier, l'aimer et le
vénérer tout entier, comme un des maîtres qui
nous ont donné, aux jours de notre jeunesse, ce
fort viatique, l'exemple du courage intellectuel.
Ceux qui ont compris cela, voilà sa cabale et sa
coterie, et ce sont, je crois, tous ses normaliens.
C'est pourquoi, quand il fut évincé de l'Uni-
versité, tous ses normaliens en souffrirent avec
— 175 —
lui. C'est pourquoi, quand, touchée par le mal,
sa grande voix s'affaiblit, sa voix prestigieuse,
et que, pour l'entendre encore, il fallut être tout
près de lui, il trouva encore tout près de lui,
comme jadis dans sa petite salle de confé-
rences, ses normaliens. C'est pourquoi ils me
comprendront tous, je le crois, si je lui ap-
plique à mon tour ces paroles de Chateaubriand :
« A ces martyrs de l'intelligence, impitoyable-
ment immolés sur la terre, les adversités sont
comptées en accroissements de gloire ; ils dor-
ment au sépulcre avec leurs souffrances im-
mortelles, comme des rois avec leurs cou-
ronnes. » Puissions-nous, nous ses élèves, les
plus vieux, les plus jeunes, lui ressembler en
quelque mesure par le désintéressement, le cou-
rage, la vertu; et puisque, comme il l'a dit.
« pour cesser d'exprimer l'adhésion du fidèle
aux enseignements d'une religion, les mots de
croyance et de foi ne se vident pas de leur sens,
comme une écorce creuse, » puissions-nous croire
ce que nous croyons, faire nos tâches, servir nos
causes d'une âme toujours aussi française que
la sienne, et toujours aussi religieuse !
IX.
Manifestation en 1911, à Besançon, en l'honnenr de Brunetière.
— Allocation de Mgr c-authey. archevêque de Besançon. —
Belle conférence de Denys Cocbin, de l'Académie française.
— Discours d'Etienne i.amy, de l'Académie française. — Ré-
ception solennelle à la Conférence saint-Thomas d'Aqufn.
La fête patronale de la Conférence Saint-Thomas
d'Aquin était célébrée le 2 avril 191 1, avec un éclat
particulier. Par suite de circonstances dont il y
avait lieu de se féliciter, elle coïncidait, cette année,
avec une grande séance oratoire organisée au profit
d'un monument à élever à Brunetière, au cours de
laquelle MM. Denys Coehin et Etienne Lamy, de
l'Académie française, devaient parler. La fête ne
pouvait pas ne pas être pleine d'attraits pour tous ;
elle eut en effet le plus légitime succès.
Gomme aux jours des grandes solennités , où
Brunetière paraissait à Besançon , toute la société
bisontine et des étrangers nombreux venus des di-
vers points de la région s'étaient donné rendez-
vous au Kursaal.
Il s'agissait d'entendre parler précisément de
Brunetière, dont la mémoire est restée si vivace au
cœur des Franc-Comtois, et par des hommes émi-
nents, penseurs profonds, écrivains remarquables :
- 173 —
Denys Cochin et Etienne Lamj- , tous deux de
l'Académie française. Aussi, à l'heure marquée,
l'immense Kursaal est bondé.
M. Etienne Lamj" préside, assisté de M. Carrelet,
président de la Conférence Saint-Thomas d'Aquin,
et M. Muller, avocat à la Cour d'appel.
Mgr Gauthey, archevêque de Besançon, apparaît
sur l'estrade pour présenter, en sa qualité de pré-
sident d'honneur de la société, les deux orateurs.
Sa Grandeur, saluée par les applaudissements sym-
pathiques de toute l'assistance, prononce l'allocu-
tion suivante :
Allocution de Mgr Gauthey
Mesdames,
Messieurs,
Cette assemblée ne sera pas surprise si je lui
dis qu'à titre de président d'honneur de la Con-
férence Saint-Thomas d'Aquin, pour cette an-
née, je regarde comme un devoir et j'éprouve
une vraie joie de lui présenter les deux orateurs
qu'elle entendra dans un instant.
M. Etienne Lamy est de notre province, et
nous en sommes fiers. Il eut, jadis, un rôle
brillant dans la politique. Si les pouvoirs pu-
blics avaient été bien avisés, ils en auraient fait
un président du conseil et la France eût été
bien gouvernée. [Applaudissements.) L'histoire
12
- l38-
et les lettres ont profité d'une retraite qui a ap-
pauvri le Parlement. L'Académie française a
bénéficié de son talent si fort et si sûr. si élevé
et si délicat.
C'est un Montesquieu chrétien dont la plume
burine de nobles idées telles que des médailles
et des eaux-fortes, ou trace des portraits qui
sont des camées exquis et des pastels char-
meurs.
M. Denys Gochin, Parisien de Paris, est le
fils d'un des plus grands hommes de bien du
siècle dernier. Il s'est formé, sous la savante
discipline du grand Pasteur, à la science, à la
philosophie. Il a écrit de beaux livres ; il a
donné des leçons meilleures encore à nos con-
temporains, il a abrité dans sa demeure le car-
dinal Richard expulsé de sa maison. (Applau-
dissements.) L'Académie française s'est fait un
grand honneur en l'admettant récemment dans
son sein.
Son caractère, ses sentiments élevés, ses
hautes idées, sa parole chaude et imagée l'im-
posent à l'attention du Parlement, où il a des
adversaires, mais pas d'ennemis, son attitude et
son caractère inspirant à tous le respect et la
sympathie.
Je ne sais qui est aussi compétent que lui,
sinon peut-être M. Etienne Lamy, pour traiter
— 179 —
des intérêts de la France au dehors de nos fron-
tières.
Tous les deux, d'une égale dignité de vie,
sont orateurs, écrivains, penseurs et chrétiens
convaincus. Ils sont ici ce soir pour honorer la
mémoire d'un homme qui a fait grand honneur
à la France.
M. Ferdinand Brunetière — je le disais ce
matin, — a peut-être été le plus grand cher-
cheur de la vérité au xixe siècle. Il l'a cherchée
et l'a trouvée, et l'a fait rayonner sur le monde.
S'il avait pu désigner les hommes qui de-
vaient parler de lui et auxquels il eut voulu re-
mettre le soin de sa mémoire et de son œuvre,
il aurait sans doute choisi MM. Denys Cochin
et Etienne Lamy, assuré qu'elles ne pourraient
pas être confiées à des mains plus dignes, à des
cœurs plus chauds et à des lèvres plus élo-
quentes. {Vifs applaudissements.)
Quand les applaudissements ont cessé, M. Denys
Cochin se lève. Sa physionomie est de celles qu'on
n'oublie pas quand on Ta vue une première fois.
De haute taille, le front large, le regard assuré, le
geste puissant mais sobre, tout respire en lui la
force mêlée de bienveillance et de bonté. C'est le
lutteur, non pas qui se ramasse sur lui-même, épie
l'adversaire et s'apprête à se lancer sur lui au mo-
ment propice, mais qui debout, de pied ferme,
— 180 —
l'attend, sur de le vaincre, parce qu'il est sûr de la
solidité de ses armes et de la bonté de sa cause.
Il comparera tout à l'heure Brunetière au cheva-
lier errant du moyen âge, mourant en pleine ba-
taille, couché dans son armure. M. Denys Cochin
ne pourrait-il être comparé à l'architecte d'une de
nos vieilles cathédrales ? Son œuvre est un monu-
ment élevé à sa foi. D'une vaste érudition, il con-
naît tous les secrets de son art ; d'une puissance de
travail et d'une ardeur peu communes, il entasse
matériaux sur matériaux. Mais, ce faisant, il sait
distinguer la pierre précieuse de la vulgaire ma-
tière ; il la taille d'une façon qui n'appartient qu'à
lui ; il rejette le faux, ou le brillant qui ne serait
pas solide ; et avec une bonne humeur toujours
vaillante, se moquant de la naïveté de ses devan-
ciers et des erreurs de ses collaborateurs, il achève
en souriant son œuvre, et, la contemplant, jette un
défi au temps et à la critique : r< Elle est solide et
elle est belle. Les matériaux viennent bien de la
terre de France, la franche ; et l'art qui a présidé
à leur agencement et à leur sculpture revêt bien le
cachet parisien. Reposons-nous en paix. »
— i8i
Discours de M. Denys Cochin
Monseigneur,
Mesdames,
Messieurs,
J'ai accepté avec reconnaissance l'invitation
que vous avez bien voulu m'adresser, Mon-
seigneur, de venir dans votre ville épiscopale
rappeler le souvenir d'un homme que j'ai aimé
et admiré toute ma vie.
Je voudrais mériter les éloges que l'extrême
bienveillance de Votre Grandeur me décernait
tout à l'heure, et j'aurais plus de confiance en
moi-même si je croyais les mériter, mais au
contraire je me sens assez ému de la tâche que
j'ai à remplir.
Brunetière! Parler de Brunetière à Besançon,
où il a prononcé son plus retentissant et plus
noble discours, celui qui décida de sa vie et en
indiqua la direction définitive! Voilà la tâche
qui m'est offerte et que j'ai acceptée non sans
quelque crainte, n'ayant qu'un titre pour la rem-
plir : avoir été un camarade de collège de Brune-
tière et un confident de ses dernières pensées.
A Louis le Grand, en rhétorique — sous la dis-
cipline de maîtres auxquels j'ai gardé une pro-
fonde reconnaissance, M. Merlet, par excellence
— 18a —
Thomme de lettres, M. Aubert, l'esprit français en
personne, aussi fin lettré que son confrère, sous
une apparence de rudesse et des ans-gêne —
j'avais des camarades dont j'aime à me vanter,
vous allez le comprendre : Paul Bourget, Saint-
René Taillandier, le diplomate, Collignon, l'émi-
nent érudit, Gérard, qui est ambassadeur au
Japon.
Parmi nous, un élève venu de province, un
peu plus âgé que nous, inspirait à tous de la
considération, presque du respect. Le chemin
des écoliers passait par l'admirable jardin du
Luxembourg, que je ne revois jamais sans émo-
tion.
Il y avait là, après les classes, de belles par-
ties de barres et de saute-mouton. Jamais on
n'eût osé offrir à Brunetière de partager ces
amusements ; non, jamais une boule de neige ne
dérangea le lorgnon qu'il portait déjà. Il rentrait
à la hâte dans la belle et grave maison de la rue
de Tournon qu'habite maintenant M. Ribot. Il
travaillait beaucoup, et nos professeurs le quali-
fiaient élève laborieux et estimable, sans pré-
voir l'éclat de sa carrière. Il est resté longtemps
jeune; dès le collège, il n'était plus enfant. Son
travail acharné nous le faisait estimer. Sa matu-
rité précoce, son caractère un peu hautain nous
intimidaient.
— i83 —
Plus tard, après la grande tourmente, après
cette guerre qui coupe pour tout homme de mon
âge la vie en deux parties, nous nous sommes
retrouvés et j'ai senti grandir pour lui mon
affection. Ce jeune et modeste répétiteur de
collège me paraissait déjà être un personnage
très grand et très noble. C'était un chevalier, et
un chevalier errant, d'une conscience à toute
épreuve, d'un sublime désintéressement; plein
de mépris pour toute ambition personnelle,
plein de l'unique désir du bien, et vaillant!
Ah ! quelle vaillance il montra dans toutes les
circonstances de sa vie! Toujours la lance en
arrêt, avec ce courage entêté, que rien n'arrê-
tait; prêt à tout braver pour défendre l'idée,
la vérité. Ce n'est pas trop que de dire qu'il esf
mort à la bataille, mort à la peine, sachant bien
qu'il se sacrifiait.
Son arme , c'était son éloquence batailleuse.
Brunetière était un combattif , malgré son cœur
très bon. Il aimait la bataille, et sa tournure
d'esprit créait en lui une certaine défiance des
idées des autres.
Charles Benoist m'a raconté qu'un jour, à la
Revue, on s'amusait à chercher quel était pour
chacun le mot habituel, caractéristique, reve-
nant machinalement sur les lèvres.
« Pour Brunetière, dit Charles Benoist, je le
— i84 —
connais. C'est : Je ne suis pas de votre avis,
mon bon ami. »
« Ah! s'écria aussitôt Brunetière, cette fois,
non, mon bon ami : Je ne suis pas de votre
avis ! »
Il y a une fort belle page de M. Poincaré, sur
deux caractères opposés, qui apparaissent chez
les mathématiciens. Il y a des intuitifs, des
voyants : hommes graves, silencieux et soli-
taires. D'autres aiment à argumenter, à confon-
dre l'adversaire, et M. Poincaré cite comme type
du premier genre M. Hermitte ; comme type
du second, M. Bertrand.
Brunetière appartenait à cette deuxième caté-
gorie d'hommes. C'était un logicien, moins oc-
cupé de contempler la vérité que de l'asseoir
sur un solide échafaudage et de la défendre
contre l'ennemi.
Brunetière fut un très rare orateur, parce qu'il
a voulu donner à son auditoire ce qu'il y avait
de plus personnel et de plus original dans ses
idées.
Telle n'est pas la coutume des orateurs ordi-
naires ni la maxime de leur art. Pour soulever et
enflammer un auditoire, ils choisissent ce qui est
le plus connu, et donnent une forme brillante à
ce qui est dans l'esprit de tout le monde. Cha-
cun applaudit, heureux de voir ornée d'une
— i85 —
belle parure sa propre pensée. Cette éloquence
vulgaire n'est que la mise en valeur des lieux
communs.
Brunetière, plus respectueux de son auditoire
et plus confiant, offrait sincèrement le résultat
de ses méditations laborieuses, et ne gardait
pour lui aucune pensée comme trop ardue ou
trop subtile. C'est rendre bommage à un pareil
orateur que de le discuter, car sa sincérité allait
au-devant de la discussion.
Logicien, esprit didactique, orateur puissant,
Brunetière était tout l'opposé d'un penseur soli-
taire. C'était un philosophe essentiellement so-
cial, un bon citoyen, occupé de ses semblables,
ennemi de tout égoïsme. Chercher la vérité pour
la vérité, cela ne lui suffisait pas, cela lui parais-
sait un égoïsme d'une sorte très noble, mais
encore un égoïsme. Il voulait faire du bien et
communiquer les vérités découvertes. Il voulait
convaincre et instruire.
Cette passion s'explique quand on connaît la
doctrine qu'il professait au sujet de la vérité.
Toute l'œuvre de Brunetière est fondée sur
cette conviction : il y a, en dehors de nos goûts
et de nos préférences, une vérité que nous de-
vons considérer comme un objet extérieur à
nous, dont le critérium n'est pas en nous-même.
— 186 —
Elle existe ; elle règne ; nous ne la créons pas
par nos préférences et par notre assentiment, et
tout notre effort doit tendre à la bien voir et à la
débarrasser de ses voiles.
Cette recherche de la vérité objective domine
toute sa vie. Elle inspire dans toute son œuvre
critique. Il ne vous permet pas, à propos d'un
poème, d'un drame ou d'un tableau, de vous
écrier : « Je l'aime, il me charme, et cela me
suffit. » Vous seriez coupable d'individualisme,
de subjectivisme, de dilettantisme. Et ce sont
les vices que Brunetière couvrait d'un même
mépris.
Dans sa critique, le goût devient une science.
Une œuvre possède une valeur absolue qui se
pèse et se mesure en elle. Ne déclarez pas, dit
Brunetière , que la Ronde de Nuit à Amsterdam
vous a fait un plus grand plaisir que la Smala à
Versailles. Si vous avez bâillé à la Phèdre de
Pradon et pleuré à celle de Racine, ne nous of-
frez point en témoignage vos bâillements ou vos
larmes. Sachez voir et nous montrer qu'en elle-
même l'une des deux œuvres est meilleure que
l'autre, et pour quelles raisons. Vous n'avez pas
à émettre un avis personnel, mais à constater ce
qui est; cette constatation exige des connais-
sances particulières, et le devoir du critique est
de les acquérir d'abord. Oseriez-vous tenter de
— 187 ~
reconnaître un alcool d'un éther sans avoir
appris la chimie ?
Je ne puis ici qu'indiquer ridée générale
qui éclaire le Manuel d'histoire littéraire, et
les études sur l'évolution des genres. Combien
d'exemples fournis par une inépuisable érudi-
tion ; combien de portraits brillants d'écrivains
ou de peintres; combien de hautes vues morales,
et d'entraînantes démonstrations enrichissent
ces beaux ouvrages !
Écrire un livre, c'est, avec plus ou moins d'art,
présenter, soutenir, et même orner et embellir
une doctrine. Je vous laisse lire le beau livre ;
et je tâche de résumer la doctrine, dépouillée de
tous ses agréments; et, ce faisant, de suivre à
la piste celui que j'ai appelé un chevalier errant.
Le voici lancé à la poursuite de cette souveraine
inspiratrice de tous ses exploits : la Vérité. Non
pas ma vérité ou la vôtre, faite pour vos yeux
ou pour les miens, et répondant à notre fantai-
sie; mais celle devant laquelle nous devons tous
nous incliner, ou plutôt nous heurter : la vérité
objective, la vérité de fait.
Or cette vérité souveraine règne-t-elle dans
l'art et dans la littérature ? Il me semble que son
hardi champion a voulu défendre d'abord les
frontières extrêmes et contestées de son empire.
Brunetière — qui s'oppose lui-même à Sainte-
— 188 —
Beuve, modèle du dilettantisme en critique —
me rappelle Karl Marx qui opposait aussi aux
économistes une théorie de la valeur objective
des choses : valeur, suivant lui, incorporée en
elles. Le prix de la chose dépend du nombre de
gens en ayant envie, disaient les économistes
— et cette opinion est assurément entachée de
dilettantisme st de subjectivisme. — Non, répli-
quait Marx, elle vaut par la quantité de travail
absorbée en elle. Et les économistes de répon-
dre, comme le misanthrope : « Voyons, mon-
sieur, le temps ne fait rien à l'affaire. »
Il n'y a pas de valeur absolue incorporée dans
un sac de blé, un stère de bois ou un bateau de
charbon de terre ; ils valent tout justement le
service qu'ils me rendent et le plaisir qu'ils me
font. Existera-t-il pour un livre, un tableau ou
un chant, une valeur objective certaine en dehors
de mon plaisir qui en fixe le prix ?
Oui, répondra sans hésiter Brunetière. Et les
exemples énormes qu'il propose et que j'ai cités,
tels que : Bembrandt opposé à Vernet, Bacine à
Pradon, Offenbach à Beethoven, déroutent le
contradicteur.
Sur quelles lois cependant se fondent de pa-
reilles constatations, puisque nous ne devons
jamais nous fier à notre seul plaisir, et à peine
employer le terme de jugements? On ne saurait
- 189 -
répondre en un mot. La réponse la plus abrégée
remplit le Manuel de Brunetière , que Victor
Giraud affirme être le plus beau monument de
critique littéraire élevé depuis les études de
Taine sur l'Angleterre. Là, nous apprenons
l'histoire de la formation de l'idéal classique, de
la « nationalisation de la littérature ».
Eh bien, trouverons-nous là les règles défini-
tives du beau et la vérité objective ? Nous de-
vrions ici apprendre sans pouvoir discuter. Le
pourrons-nous cependant? Jugez-en, Mes-
sieurs.
Nous voici en plein moyen âge. Les fabliaux,
les chansons de geste ne portent point la mar-
que d'un écrivain ni même d'une race; l'auteur
l'affirme et le sait mieux que moi. Mais les cathé-
drales! « Une cathédrale gothique n'a rien, dit-
il, de plus français à Paris qu'à Cologne, ou à
Cologne qu'à Cantorbéry! » Ici, j'emploierai le
mot favori : Je ne suis pas, mais pas du tout de
votre avis, mon bon ami. Combien chacune
d'elles, agenouillée dans sa robe de pierre,
comme dit Musset, possède, au contraire, son
caractère, son attitude et sa profonde expression
personnelle !
La Renaissance apparaît « avec ce sentiment de
l'art que nous avons vu faire si cruellement dé-
faut au moyen âge, » dit notre auteur. Et de
— 190 —
pareils mots confondent toutes nos idées. Où
ira-t-il chercher le sentiment de l'art? Il cite
aussitôt la fameuse lettre de Raphaël à Casti-
glione. Vous vous en souvenez : la beauté par-
faite doit être empruntée, suivant l'inspiration,
à diverses beautés. Lettre dont je ne me sens
nullement édifié : car où donc se montre le génie
de Raphaël? Est-ce dans l'expression prodi-
gieuse des sombres traits de Jules II, de la
lourde et puissante figure de Léon X, accompa-
gnée du vivant et peu séduisant cardinal Bib-
biena ? Ou bien est-ce dans l'impeccable dessin
de belles, grandes et inexpressives Madones
dont les traits étaient empruntés à des beautés
diverses ?
Nous arrivons à la France et aux principes de
Boileau, dont Brunetière va tirer grand parti.
Vous les connaissez : le vrai seul est aimable....
Aimez donc la raison. Et par le vrai et la raison,
il faut entendre ce qui fut toujours vrai et tou-
jours raisonnable en toute époque de l'histoire
et en tout pays; prendre l'homme et non point
l'habitant d'Athènes, de Rome ou de Paris, le
sujet d'Auguste ou de Louis XIV. Noble dessein,
bien digne d'inspirer et de conduire le génie de
Corneille ou de Racine. Toute recherche de
pittoresque ou de couleur locale déguiserait le
Cid et diminuerait Polyeucte. Cela est certain.
— i9i —
Il ne faut pas costumer d'immortelles figures.
Sans doute.
Mais, d'autre part, l'art a mille aspects divers.
La Grèce antique n'a pas produit seulement
Praxitèle : elle a aussi donné le jour aux au-
teurs inconnus des statuettes de Tanagra. De
modestes objets peuvent être dignes d'un poète.
Et quand il s'est proposé comme Boiieau lui-
même de peindre les embarras de Paris, un
peu de pittoresque, un peu de couleur locale
seraient agréables. Nous ne sommes point émus
par l'encombrement en général dans une ville
de toutes les latitudes et de tous les temps.
Un coup d'œil sur un carrefour du Paris de
Louis XIV, un écho de ses cris, feraient mieux
notre affaire. Et dans toute cette satire inutile,
un seul vers m'intéresse et me réjouit ; c'est
Guéneau sur son cheval en passant m'éclabousse.
— Je m'excuse de ces quelques superficielles
objections; je me sens, d'ailleurs, entaché de
subjectivisme et de dilettantisme. Et je cherche
en vain, sur les traces de Brunetière, la règle
universelle du beau, et la vérité objective, en
matière de goût.
Taine devint naturellement pour lui le modèle
du critique scientifique, opposé au fantaisiste
Sainte-Beuve. Considérez la race, le milieu,
— 192 —
le moment. Voyez comment, dans les races ani-
males, les organes sont liés entre eux de telle
façon que le développement exagéré de quelque
organe amène la diminution des autres; voyez
les bras immenses de la chauve-souris, les jar-
rets énormes du kangourou. Il en est de même
de nos facultés ; chez les Hindous , la faculté
métaphysique a pris toute la place, et les autres
dons sont atrophiés. C'est l'aile de la chauve-
souris.
La race, le milieu, le moment : faites une ha-
bile combinaison chimique de ces trois éléments,
et le génie doit en sortir, comme la tête du Roi
sort du chaudron des sorcières de Macbeth.
Vous devez démontrer l'apparition naturelle de
l'œuvre.... Ce n'est pas tout de savoir que Giotto
est venu avant Raphaël, ou Rach avant Reetho-
ven et Wagner, ou que Shakespeare était An-
glais. Il faut établir que Reethoven ne pouvait
venir qu'après Rach, comme le fruit et la fleur
succèdent à la graine, et que Shakespeare ne
pouvait naître ailleurs que dans l'Angleterre
d'Elisabeth.
Malheureusement, de bons juges estiment que
Giotto, d'un premier élan, atteignit, dans l'art
d'exprimer nos sentiments par des figures et des
attitudes, la perfection. D'autres professent pour
Rach le même culte. Ces ancêtres ne seraient
- i93 -
plus des débutants apportant au monde de belles
espérances, mais des maîtres dont le génie a,
dès l'abord, tout deviné. Et pour Shakespeare,
on nous le représente maintenant comme le fils
d'un petit seigneur de province, ayant fui la
maison d'un père avare, et vécu à Londres d'ex-
pédients. L'expédient fut d'écrire Macbeth, Ri-
chard III, Jules César! Entré en possession
de l'héritage paternel, il aurait renoncé à ces
fantaisies de jeunesse et dédaigné d'écrire.
Ici encore il faut séparer la théorie de l'orne-
ment littéraire. L'ornement, ce sont les vivantes
peintures de Taine : vous voyez de vos yeux les
fêtes de Florence ou de Ferrare sous les Médicis
et les Borgia; les guets-apens, les trahisons, les
meurtres aussi. Que ce siècle ait dû produire
Benvenuto Gellini, aventurier et spadassin ter-
rible : nous l'accordons, et le portrait est un
chef-d'œuvre. Mais que ce spadassin dût être
aussi un divin ciseleur.... Ici commence la théo-
rie.
Nous ferons la même distinction en lisant
Y Evolution des genres, de Brunetière. La verve,
l'érudition sont admirables ; mais la doctrine !
Il a lu Y Evolution des espèces, et il croit pouvoir
appliquer l'idée de Darwin aux écrivains ; trou-
ver (ce que Darwin cherchait surtout) les genres
intermédiaires : des ornithorynques ou des céta-
i3
- 194-
cés littéraires ! La tentative est, je le crois, chi-
mérique. Gela n'ôte rien à la science et à l'éclat
du livre. Un passage curieux est celui où il cons-
tate que l'éloquence proprement dite disparut,
en France, entre le dernier sermon de Massillon
et les premiers écrits de Rousseau. Car il n'ac-
corde pas l'éloquence à Voltaire ou à Fonte-
nelle. Et il démontre qu'il en devait être ainsi,
et que cette lacune était nécessaire !
Messieurs, l'Esprit de Dieu souffle où il veut,
dit l'Ecriture. Et, parmi ses créatures, aucune
n'est plus imprévue ni plus libre que le génie de
l'homme. Remercions, cependant, les historiens
de l'Art, qui nous montrent, au milieu de leurs
contemporains, les grands maîtres, et nous dé-
peignent le monde où ils vivaient. S'ils croien
pouvoir emprunter à la science expérimentale
ses méthodes, pardonnons-leur cette illusion;
car, au temps où Taine écrivait, on était en
pleine période positiviste et on croyait ces mé-
thodes propres à résoudre tous les problèmes.
Allons plus loin : louons sans réserve l'état
d'âme d'un jeune professeur, épris de sa tâche
parce qu'il en voit le caractère social, et n'esti-
mant pas digne du titre d'enseignement l'étalage
de jeux d'esprit ou la confidence d'impressions
personnelles. La vérité, objective, absolue, ap-
puyée sur les faits et sur l'observation de lois
— ig5 —
invariables et certaines : voilà ce que Brunetière
cherche à démêler et veut offrir à ses élèves ;
toujours prêt ensuite à coucher sa lance en arrêt
pour terrasser le mensonge !
L'histoire de fart, les règles du beau lui ont-
elles fourni d'assez solides fondements pour un
monument inébranlable ? Il est permis d'en
douter, car voici que notre chevalier errant se
remet en campagne et dirige sa marche vers un
nouveau royaume, celui des sciences positives.
Sciences positives ! Ce nom seul avait dû
l'enchanter. Ici, plus d'individualisme, plus de
dilettantisme. Nous cherchons la vérité hors de
nous. L'expérience confirme ou détruit nos
plus belles hypothèses. Elle est la souveraine
et s'impose. L'autorité, dont il a besoin au
point de vue social, il l'a cherchée en vain dans
l'histoire de fart et les règles du beau ; la
science va le satisfaire, car, si chacun de nous
peut être plus ou moins touché par une figure
de Raphaël, nous ne pouvons pas donner plus
ou moins vivement notre adhésion à la loi de
Mariotte. Avec quelle joie Brunetière s'écrie :
Voilà enfin des choses auxquelles je ne suis pas
libre de ne pas croire. La gravitation, l'égalité
des rayons d'un même cercle ; la non-existence
des générations spontanées. Ce sont là enfin des
vérités positives.
— 196 —
Affirmations d'ordre différent et de valeur dif-
férente aussi, pourrons-nous lui dire. Dans votre
zèle de néophyte, vous citez, sur le même plan
et au même titre, d'abord une loi, puis une sim-
ple définition, puis une constatation faite en
l'état présent de la science. Mais poursuivons.
La République célèbre le centenaire de Comte.
Brunetière ne se laisse pas émouvoir par les
orateurs officiels qui pensent avoir découvert et
glorifient amplement un héros laïque. Il voit en
Auguste Comte le défenseur le plus certain de
l'autorité, puisque, pour la conduite des âmes,
ce philosophe s'appuie sur des vérités dont le
critérium, cette fois, est certainement hors de
nous, et dont le dépôt est confié à une élite
d'hommes munis de science et voués à l'ensei-
gnement. C'était tout le modèle, au moins exté-
rieur, d'une église, c'est-à-dire d'une organisa-
tion sociale autoritaire et traditionnelle. Il est
au comble de ses vœux.
Dans un de ses élans d'éloquence, il tire un
parti admirable d'une citation de l'Ecriture prise
au fronton d'un des sermons de Bossuet. Judas
Machabée ayant détruit, sur la frontière, deux
grands châteaux du roi de Samarie, avait bâti,
de leurs pierres mêmes, des forteresses desti-
nées à tenir en respect les ennemis du peuple
de Dieu, retournant contre l'ennemi les créneaux
~ 197 —
et les barbacanes. C'est de cette façon que Bru-
netière entendait a utiliser le positivisme ».
Il se livre dans les articles sur le «centenaire
de Comte », sur la métaphysique du positi-
visme, à une consciencieuse étude de cette mé-
thode.
La vérité scientifique, dit-il, est objective.
Ses données s'imposent et obtiennent l'adhé-
sion, non d'un esprit, mais de toute la race hu-
maine.
La science n'a pu progresser que depuis que
ses lois ont été reconnues immuables. Le phé-
noménisme universel exclut la science. Dou-
terez-vous, nous demande-t-il, qu'avant Kepler
et avant Descartes le monde ne fût ce qu'il est ?
Une pareille question est absurde. Les lois de
la nature étaient en action avant que les légis-
lateurs de la nature ne les eussent réduites en
formules. Kepler. Descartes, Newton les ont peu
à peu aperçues et comprises, et le trésor acquis
par le premier servait de mise de fonds au suc-
cesseur. Ce qu'il y a d'immuable et d'identique
à soi-même dans la nature, dit Brunetière, est
justement la condition du progrès.
L'idéalisme s'amuse en vain à nous montrer
que nos sensations, n'existant qu'en nous-
mêmes, fournissent du monde une représenta-
tion fort différente de ce qu'il peut être en dehors
- i9» -
d'elles. Inutile inquiétude. Les rapports, en effet,
subsistent, et ce lien invariable qui unit les phé-
nomènes est l'objet propre de la science.
La science évolue, ce qui ne veut pas dire
qu'elle se contredit, mais qu'elle progresse. Le
cardinal Newman n'a-t-il pas enseigné que les
vérités les plus hautes, bien qu'affirmées une
fois pour toutes par des maîtres inspirés, peu-
vent n'être pas aussitôt comprises de tout le
monde, et avec toute leur portée?
Enfin, la science est critique. Elle est, dit
admirablement Brunetière, une histoire des
grands problèmes et une introduction à leur so-
lution définitive.
Ainsi, dans l'enseignement d'une vérité ob-
jective, supérieure à nos préférences indivi-
duelles, et imposée à tous, dans l'institution
d'une autorité enseignante, conservatrice de la
vérité, Brunetière reconnaît les formes exté-
rieures d'une Eglise. Au surplus, Comte lui-
même indique la voie, ayant fini par se consi-
dérer comme le fondateur d'une religion.
Mais quelle religion, et quelle Église ? L'Église
n'est pas seulement une autorité constituée,
appelant la foule dans un temple. Elle n'est pas
seulement une administration; elle est un ensei-
gnement. Il faut que cette autorité parle et se
fasse entendre de notre raison et de notre cœur;
— 199 —
qu'elle nous apprenne une religion et une mo-
rale : religion positive et morale positive, répète
Brunetière, à qui ce mot est cher, et à qui nous
le passons bien volontiers. Il faut aussi que
celle religion et cette morale soient si hautes
et si bienfaisantes que leur utilité sociale ne
puisse être contestée. Or. la religion de la
science, la religion du positivisme a-t-elle su
rendre à la société ces services éminents ?
Ici, Messieurs, suivant toujours à la trace de
ses pas notre chevalier errant, nous l'apercevons
livrant le plus hardi de ses combats, dans des
nuages de poussière qui mirent longtemps à
cesser d'obscurcir le ciel. Tout à coup, l'idée
vient à ce positiviste découragé de proclamer la
faillite de la science i
Il n'y a faillite que lorsque des engagements
pris n'ont pas été tenus. La science, dirons-nous
tous, a tenu, dans la merveilleuse période du
xix° siècle, bien au delà de ses promesses les
plus hardies ! Seulement , des esprits chimé-
riques avaient annoncé plus encore, et c'est à
ceux-là que Brunetière demande des comptes
sévères. Quelle est l'utilité morale et, par con-
séquent, sociale de la physique, de l'astronomie,
de la linguistique? Elle n'existe pas. Cependant,
Condorcet avait vu dans un avenir prochain,
l'homme « se nourrissant de sentiments doux et
20O
purs.... car tel est le point où doivent infaillible-
ment le conduire les travaux du génie et les
progrès des lumières ». « La science, dit Renan,
fournira toujours à l'homme le seul moyen
qu'il ait pour améliorer son sort.... Organiser
scientifiquement l'humanité, tel est le dernier
mot de la science moderne. » Et quelle organi-
sation ! Les lettres à Berthelot nous en donnent
l'idée : toute la force matérielle serait concen-
trée entre les mains d'une aristocratie de physi-
ciens! Ces sages feraient trembler — pour son
bien — la vile multitude. Paris a eu, l'année
dernière, un aperçu de ce merveilleux régime;
malheureusement, le maître de la force électri-
que était M. Pataud !
Brunetière donc demande si Darwin — que,
cependant, il égale à Newton — nous a fait faire
un pas vers la connaissance de ce que nous
sommes et de notre origine; et si la linguistique
et les sciences paléographiques, qu'elles aient
poussé leurs recherches en Grèce, en Egypte ou
en Orient, ont été plus heureuses. Et il rappelle
ces paroles imprudentes : « La science n'a vrai-
ment commencé que du jour où la raison s'est
prise au sérieux et s'est dit à elle-même : tout
me fait défaut, de moi seule me viendra mon
salut! » — « Taisez-vous, s'écrie-t-il, en ce cas,
ô raison imbécile,.... impuissante à nous déli-
— 201
vrer seulement de nos doutes, bien loin de pou-
voir faire vous-même notre salut,.... incapable
de fournir un commencement de réponse aux
seules questions qui nous intéressent! »
Alors, il se fait pèlerin et part pour Rome. Il
est reçu dans le plus petit des royaumes, riche
cependant des plus précieux trésors de l'histoire
et des plus grands chefs-d'œuvre du génie hu-
main, par le pape Léon XIII, de sainte et glo-
rieuse mémoire.
La faillite qu'il reproche à la science — vous
l'avez bien compris — est une faillite sociale.
La passion du bien social emplit son âme et ex-
plique ce mot violent : faillite. Lisez le célèbre
article : « Après une visite au Vatican » , et
admirez ces mots exprimant une si belle sincé-
rité : « Nous, cependant, que ferons-nous ? » Il
est désormais sur que la science ne peut aspirer
à remplacer la religion et même ne peut rien
contre la religion. « La physique, affîrme-t-il,
ne peut rien contre la miracle ; l'exégèse rien
contre la révélation. » Il n'admet pas non plus
qu'on oppose la religion à la science. « L'Eglise
aussi bien, dit-il, ne le demande à personne. Et
pourquoi le demanderait-elle, puisque l'impuis-
sance radicale de la science à résoudre les ques-
tions d'origine et de fin semble avoir désormais
opéré la séparation du domaine respectif de
202 —
la certitude scientifique et de la certitude ins-
pirée. »
Que ferons-nous donc ? Nous reconnaîtrons
qu'il y a plusieurs ordres de connaissance. C'est,
en effet, ce que les philosophes enseignent au-
jourd'hui. Avec des raisons plus subtiles, des
vues moins nettes et moins décisives, mais plus
complexes et plus pénétrantes que celles de
notre bon combattant.
Sa foi naissante s'appuie sur des raisons posi-
tives, sur cette vérité objective, si chère à sa
jeunesse. Et la vérité objective qu'il aperçoit et
qui lui paraît tangible, c'est la grande utilité
sociale de la religion.
Messieurs, entre deux pèlerins de Rome, tous
deux ayant subi, comme toute leur génération,
l'influence du positivisme, je veux dire Renan et
Rrunetière, voyez combien la comparaison est
intéressante. Renan, par sa race et son pays,
poète et philosophe, semblait bien mieux dis-
posé aux émotions religieuses que le logicien
Rrunetière. Rappelez -vous ses souvenirs de
vSaint-Sulpice et d'Issy, et le portrait de ses
savants et pieux maîtres. Avez-vous lu Patrice,
pages merveilleuses, publiées vingt ans après
sa mort? Qui a mieux célébré Rome, ses pierres
illustres, ses pompes religieuses, et son peuple,
las de gloire et de souvenirs ; endormi dans la
— 203 —
foi catholique indiscutée et qui semble mêlée
par miracle à l'air pur et doux que l'on respire
en la ville éternelle. Mais trêve de rêveries : le
positiviste veille. Combien un tel poète, atteint
de positivisme, doit être malheureux! — De
l'àme de Renan, en présence de Rome, s'élève
un hymne magnifique. Mais, halte! Un coup
sec, comme le coup du chef d'orchestre sur son
pupitre, coupe brusquement la symphonie. Voici
le fait positif qui va tout briser. Mais, tant de
siècles pleins de cette histoire : la morale renou-
velée, la marche de la civilisation changée ; ce
sont aussi des faits ? Ceux-là ne comptent pas.
La critique est infaillible ; l'argument de Beau-
sobre est sans réplique : saint Pierre n'est
jamais venu à Rome. Donc Renan ne priera
pas.
Hâtons-nous de dire que l'argument de Beau-
sobre est réfuté par Mgr Duchesne ; et que la
plus savante et sévère critique historique dé-
montre maintenant la venue de saint Pierre à
Rome. Ces accidents arrivent parfois au positi-
visme.
Revenons à Brunetière. Cet autre disciple de
Comte me paraît un meilleur logicien. Il a vu
le grand pape Léon XIII. Il a sous les yeux sa
lettre aux cardinaux français, son Encyclique
De conditione opifîcum. Il constate — ce sont
— - 204
scs paroles — qu'un pape politique, s'inspirant
le premier des nécessités de l'heure présente, a
conçu l'espérance et formé le projet de diriger
le mouvement de son siècle.
Ses prédécesseurs ont eu d'autres soucis,
« notamment celui de repousser l'assaut de la
science laïque.... Mais qui se détacherait au-
jourd'hui de la communion de l'Eglise pour des
raisons philologiques ?.... »
Il montre, par de longues citations des Ency-
cliques, la prévoyante sagesse de Léon XIII ;
et, par des preuves nombreuses et faciles, le
prodigieux effet des paroles du grand pape sur
la marche des idées contemporaines. Jetant un
regard sur l'Eglise réformée, il reconnaît au ca-
tholicisme de grands avantages, « dont le pre-
mier est sans doute d'être, selon le mot de Re-
nan, la plus caractérisée et la plus religieuse des
religions. » Il ajoute que le catholicisme est
d'abord un gouvernement, et que le protestan-
tisme n'est que l'absence de gouvernement.
Ce sont là autant de faits positifs. Et la mé-
thode de Comte n'interdit pas de faire un choix
entre les faits et de chercher les plus manifestes
et les plus importants pour en tirer des consé-
quences. N'avais-je pas le droit de dire qu'entre
ces deux pèlerins, venus à Rome avec le culte
de la vérité objective et la passion du progrès
200 —
social, c'est Brunetière, en bonne logique, qui
a raison contre Renan?
Et cependant, Mesdames et Messieurs, cette
bonne logique positive vous suffit-elle ? Votre
foi saura-t-elle se contenter de ce fondement :
l'incontestable utilité, le grand bienfait social
de la religion? Je pose seulement cette question
à laquelle j'essaierai de répondre tout à l'heure.
Car je ne puis terminer cette étude sans vous
soumettre deux réflexions.
La première m'est inspirée par l'évolution des
idées depuis la mort de Brunetière. Que nous
sommes loin du positivisme ! Il se réfugie dans
les manuels scolaires ; c'est une sagesse laïque
et primaire. Et si Brunetière avait vécu, comme
il proclamerait, à plus juste titre, la faillite de
la science ! Il n'a signalé qu'une faillite sociale,
faillite aux chimériques promesses d'un Condor-
cet ou d'un Renan. Ces promesses-là, les vrais
hommes de science, les Ampère ou les Pasteur,
les Cauchy ou les Hermite, ne s'en étaient ja-
mais portés garants. La déception portait seu-
lement sur les bienfaits sociaux et moraux qu'on
avait attendus de la vérité scientifique.
Aujourd'hui, le trouble est plus profond. Cette
vérité même est attaquée par le pragmatisme
idéaliste, au moins en tant que vérité objective,
ayant son critérium hors de nous. Nous nous
— 20Ô — -
inclinions devant le vrai; nous l'employons,
dit le pragmatisme, et il ne demeure tel qu'au-
tant qu'il me sert à quelque chose. Les lois de
la science, mots que notre jeunesse ne pronon-
çait qu'avec respect, ne seraient plus que des
recettes, des repérages commodes, des conven-
tions aussi arbitraires que celles du jeu du tric-
trac; ainsi l'a dit M. Le Roy. Et le fait, le fait
positif? Il faut, dit le pragmatisme, distinguer
entre le fait brutal et le fait scientifique. La
théorie s'édifie sur des faits considérés d'un
certain point de vue arbitrairement choisi, re-
liés à d'autres dont le choix est également arbi-
traire. En sorte que le fait brutal, pour devenir
scientifique, est enveloppé d'un tel tissu de con-
ventions qu'il disparaît, digéré comme la mou-
che dans la toile d'araignée.
Je n'exagère pas, Messieurs, et dans le « prag-
matisme » et la « vérité » de William James,
dans Y « humanisme » de M. Schiller, dans
les ouvrages de M. Le Roy, je trouverais de
nombreux exemples de ce que j'avance. M. Le
Roy, rare esprit philosophique et fidèle chrétien,
sa soumission si noble et si résolue l'a bien
montré, avait entrepris des œuvres d'apologé-
tique comme le firent jadis les savants chrétiens
Quatrefage ou Lapparent, en employant les
armes du jour, les raisons actuelles de croire,
'20j
aurait dit Brunelière. Quatrefage et Lapparent,
dans la période positiviste, s'évertuaient à
mettre d'accord la Genèse et la géologie. M. Le
Roy, mettant à profit le pragmatisme, a voulu
montrer qu'un dogme méritait autant de con-
fiance qu'une loi, fut-ce celle de Newton ou celle
de Mariotte. Seulement que devient la loi?
En ces doctrines hardies se reconnaissaient des
souvenirs de la « grammaire de l'assentiment »
du P. Xewman. Chose bien remarquable, elles
provoquèrent des protestations toutes sembla-
bles et en même temps, du côté de la science et
du côté de la foi. C'est que l'une et l'autre ont
besoin également qu'en l'esprit de l'homme, la
notion de vérité ne soit pas obscurcie. Lisez,
Messieurs, l'encyclique Pascendi gregis, et lisez
ensuite la Valeur de la science de M. Henri Poin-
caré, la Crise de la physique de M. Abel Rey.
Vous trouverez que ces défenseurs de la science
laïque parlent comme le pape et emploient pres-
que les mêmes expressions. J'ai entrepris un
jour d'expliquer cela à la Chambre des députés,
après le discours d'un brave radical , qui em-
brouillait le modernisme avec les droits de
l'homme et les principes de 1789.... Ainsi la
faillite, ou plutôt la menace de faillite de la
science, n'a éclaté qu'après la mort de Brune-
tière.
— 208 —
J'arrive, Messieurs, à la seconde réflexion que
je voulais vous soumettre et à un aveu. Je dois,
sur un point capital, me séparer de Brunetière
et employer encore son expression favorite :
Non, je ne suis pas de votre avis, mon bon ami.
Il n'avait affirmé qu'au seul point de vue so-
cial la faillite de la science. Il condamne d'une
manière définitive et absolue la philosophie. Li-
sez sa préface, faite pour l'aimable et joli livre
de M. Balfour sur les bases de la croyance. Vous
verrez que tous deux admettent une certitude
scientifique et une certitude religieuse, celle-ci
fondée surtout sur le bienfait moral et social de
la religion. Et ils s'accordent pour proclamer
qu'entre les deux il n'y a aucune place pour
une certitude philosophique.
Balfour s'applique à détruire notre confiance
en la raison. A propos du monde extérieur, cet
auteur — qui a lu son compatriote Reid — dis-
tingue les qualités primaires d'étendue et de
solidité, des qualités secondaires — goût, odeur,
couleur — lesquelles n'existent que dans nos
sens ; et prétend que la raison ne nous offre ainsi
qu'une conception incohérente de la matière !
Brunetière loue sa critique, et la rapproche de
celle de Kant ; honneur excessif assurément.
Ailleurs M. Balfour, chef d'un parti conserva-
teur, prétend que la pure raison en politique
— 209 ~
conduirait à Marx, à Kropotkine ! En est-il sûr?
Et tous deux s'acharnent contre la métaphy-
sique. Je ne parlerai pas, dit Balfour, de Des-
cartes ni de Spinosa, car « mon but est stricte-
ment pratique, et je fais table rase des théories....
incapables de nous fournir actuellement des
bases de convictions. » Non, s'écrie bien plus
éloquemment Brunetière, plus de « ces palais
d'idées » que l'homme prenait plaisir à édifier
et où il pensait trouver un asile (I)! « La con-
fiance de l'humanité ne les habitera plus.... »
« Entre la science et la religion il n'y a plus de
place comme système de connaissances pour la
philosophie (2). »
Il cite Lewes, le positiviste. « Le point de dé-
part de la philosophie, c'est le raisonnement, et
le point de départ de la religion, c'est la foi. Il
ne peut pas y avoir de philosophie religieuse.
Les termes sont contradictoires <3> ! »
Il l'approuve. Il conclut (4> : «Toute religion
se définit par l'affirmation même du surnaturel
et de l'irrationnel. »
Messieurs, ne sommes-nous pas entraînés
bien loin de l'admirable formule : Fides quœrens
(i) Questions actuelles, p. 382.
(2) lbid., p. 383.
(3) lbid., p. 384.
(4) lbid., p. 385.
14
— 2IO —
intellectum? Bien loin aussi de ia définition du
concile du Vatican, qui, confirmant la doctrine
de saint Thomas, anathématise quiconque pré-
tendra que les lumières naturelles ne sauraient
nous conduire à l'idée de Dieu?
Admirons les élans de la foi chez des esprits
ardents, déçus et découragés par la faillite de
tant d'espérances humaines ! Admirons la sincé-
rité avec laquelle ils saluent les bienfaits mo-
raux et sociaux que, seule, la religion procure!
Ne les chicanons pas, écoutons cette déclaration
de Brunetière : « Quand la question se pose de
savoir comment l'homme doit agir dans un cas
difficile — ou encore s'il y a du divin dans le
monde — je me fierais bien au cœur autant qu'à
la raison! » et ne lui rappelons pas qu'il n'accor-
dait rien jadis au sentiment et à l'instinct, même
en matière d'art et de littérature !
Mais nous, si nous croyons pouvoir trouver
pour notre croyance des bases rationnelles plus
larges et plus solides que celles que nous offre
Balfour, cet espoir nous sera-t-il interdit?
Messieurs, prouver la nécessité de la religion
par ses bienfaits sociaux et moraux, cela peut
suffire pour une religion en général, mais non
point pour la nôtre. Gournot, mathématicien et
philosophe profond, a prononcé cette belle pa-
role : « Notre pays est un pays comme un autre ;
211
notre langue est une langue comme une autre.
Mais, en vérité, notre religion n'est pas une reli-
gion comme une autre! » Non, Messieurs, elle
ne veut pas seulement notre soumission, pas
seulement notre reconnaissance, elle nous veut
tout entiers; elle attend et elle obtient l'assenti-
ment de notre raison. Fides quserens intelleetum;
Fides est cognitio rerum non apparentium ne
sont pas des affirmations irrationnelles; et ce
sont de plus nobles paroles que Credo quia
absurdum. Je vois Brunetière et Balfour re-
pousser du pied l'effort de la philosophie; j'aime
mieux le temps où les croyants l'acceptaient en
qualité de ancilla theologiœ. Gela valait mieux
que de congédier avec un tel dédain cette noble
servante.
Au reste, ces écrivains dédaigneux des « Palais
d'idées » ont-ils essayé d'y pénétrer et d'y
vivre? Les connaissent-ils?
Quoi! ils viennent nous dire, par exemple,
que « la métaphysique de Hartmann et de Scho-
penhauer, dont on a prétendu faire le support du
pessimisme, ne fait même pas corps avec lui! »
En vérité! Au lieu de dire : « Je pense, donc
je suis, et Dieu, être parfait, ne me trompe pas, »
je ne vais plus voir en moi-même qu'une obs-
cure volonté; au lieu d'être une lumière faible et
courte, sans doute, mais non trompeuse, je ne
212
suis plus qu'une tendance sans objet, un amour
sans espoir ; une force qui va, comme dit Her-
nani, et qui va dans la nuit, sans aucune notion
de ce que je dois vouloir, aimer, poursuivre;
une volonté inassouvie, qui jamais n'atteint ni
n'aperçoit même son objet? Et le pessimisme ne
ferait point corps avec une pareille doctrine qui
me réduit à une pareille condition î
Et quand Brunetière oppose la vérité positive,
existant hors de nous, et la même pour tout le
monde, à la vérité que Descartes admet, parce
que lui, René Descartes, l'a clairement et dis-
tinctement aperçue; et quand, pour cette raison,
il le traite de subjectiviste, d'individualiste, de
dilettante, et même — une fois — de névro-
pathe, a-t-il compris Descartes? Il y a des véri-
tés que la raison découvre en elle-même a
priori : ne fût-ce que les vérités mathématiques,
qui ne sont pas affaire d'impressionniste et de
dilettante. Ces vérités-là s'imposent à tout le
monde et leur certitude est d'un ordre supérieur
à celui des faits positifs attestés par le témoi-
gnage des sens. Combien de faits dits positifs
sont relégués dans le rêve par le doute carté-
sien ! La formule de Descartes, mal interprétée
par Brunetière, n'est autre chose que la règle
de conduite d'un mathématicien.
Messieurs, quand la critique nous a convain-
— 2l3 —
eus que nos connaissances sont relatives (et, en
ce sens, la critique de Descartes avait, du pre-
mier coup, concédé tout autant que celle de
Kant), nous ne sommes point satisfaits, ayant
soif de certitude ; et pour compléter ces connais-
sances, nous cherchons, pour elles, en dehors de
nous-mêmes, un appui. Nous sentons, en quel-
que sorte, le besoin de les étayer. Un certain
complément — appelons-le ou fondation ou clef
de voûte — est nécessaire à l'édifice de nos pen-
sées qui, abandonné à lui seul, s'écroule. Ce com-
plément, nous le cherchons, ou dans la société
des hommes, ou, comme l'enseignaient Des-
cartes et Bossuet, dans la connaissance de Dieu.
Voulez-vous essayer de vous contenter de la
première ressource, je veux dire le secours que
vous offre la société des hommes. Pour sou-
mettre ce secours à une épreuve sincère, ne
craignez pas d'abattre d'abord autour de vous
ce qui vous semblait le plus solide. Allez jus-
qu'aux extrêmes conséquences de la critique de
Kant. Admettez avec lui que les connaissances
fournies par mes sens ou ma raison ne valent
que pour moi-même, et que l'espace et le temps
ne sont que les formes générales de ma faculté
de percevoir. Puis, sortez de votre isolement et
regardez vos semblables. Comme ils sont tous
faits de même, et perçoivent tous le monde exté-
— 2l4 —
rieur dans le temps et dans l'espace, le temps et
l'espace, qui n'étaient que des noms, deviennent,
par l'assentiment général et au point de vue
social, des réalités.
Autre épreuve. Dites, après Kant, que nommer
Dieu et l'adorer, c'est personnifier une simple
opération intellectuelle et lui conférer fictive-
ment une réalité extérieure à nous ; essayez d'af-
firmer, comme lui, que l'humanité a érigé « en
principe constituant un principe régulateur. »
Dieu cependant, adoré sous la même forme et
dans les mêmes circonstances par tous les
esprits semblables au mien, fiction de l'huma-
nité tout entière, deviendra encore, socialement
parlant, une réalité. De même, on fondera la
morale sur les rapports sociaux, malgré la ma-
nifeste insuffisance de la théorie de la solidarité.
Un philosophe italien prétendait naguère qu'en
dehors de la société la morale n'existe pas. Ainsi
se crée une métaphysique sociale, le besoin,
l'assentiment, et on peut dire le suffrage univer-
sel ayant érigé des formes vides en réalités exté-
rieures à nous-mêmes.
Dans ce palais d'idées-là, suivant le mot de
Brunetière, il me semble voir d'innombrables
arceaux qui s'appuient les uns sur les autres
et ferment la vue du ciel. C'est une demeure
confortable et fabriquée seulement pour cette
— 2ID
vie et pour le monde ; une construction démon-
table, munie d'une clef de voûte, mais sans fon-
dements.
Noire âme exige davantage et nous ne sommes
pas sauvés du nominalisme, par ces apparences
de réalité. Une forme, une fiction peuvent-elles
être transformées en réalité par le grand nombre
lupes? Zéro est toujours zéro, quel que soit
le nombre qu'on lui donne pour coefficient.
Au contraire, la rencontre de l'être parfait 'et
infini, transcendant à la société comme à l'indi-
vidu, offre aux Palais d'idées de saint Anselme
et de Descartes un fondement sûr. Ce fonde-
ment posé, aucun doute ne les épouvante, et
Descartes, dans les Réponses aux objections,
explique à Gassendi comment, ayant douté même
de la géométrie, il est rassuré par la pensée que
l'Être parfait ne nous trompe pas. Ainsi la rai-
son et la foi qu'on avait tort de déclarer con-
tradictoires se rencontrent, dans la même affir-
mation.
Dieu, c'est la vérité objective, extérieure à
nous, que Brunetière cherchait depuis sa jeu-
nesse, et que, dans les lois de l'art ou de la
science, il avait aperçue par échappées. Notre
sincérité avait le devoir de discuter parfois les
chemins qu'il a suivis. Mais si quelques détours
de sa route semblent maintenant avoir été inu-
2l6
tiles et pouvaient devenir trompeurs, il a tou-
jours retrouvé la bonne direction et il a atteint
le but.
Sa vaillance ne s'est jamais démentie ; d'au-
tant plus méritoire qu'il n'était ni aveugle devant
le péril, ni insensible aux coups. Dans ses der-
niers temps, il adressa à nos évêques, dans l'in-
térêt de la paix religieuse en ce pays, une prière
que j'avais grandement approuvée et signée avec
lui ; bien résolus, comme tous les signataires, à
nous incliner devant un refus ; car une suppli-
que n'a jamais été une révolte. Je veux vous
citer quelques lignes qu'il m'écrivit à ce sujet
deux mois avant sa mort.
« ....Nous continuerons cependant, mon ami,
de combattre jusqu'au bout : nous le devons à
notre cause et nous nous le devons à nous-
mêmes. Il y a d'ailleurs je ne sais quelle fierté
dans la tristesse d'être vaincu quand on a la
conscience de ne s'être battu que pour l'idée. Mais
nous avons le droit de dire avec un peu d'amer-
tume que c'est donc un genre de fierté dont la
Providence a multiplié les occasions pour nous.
« Bien à vous, mon cher ami.
« F. Brunetière. »
Admirez, Messieurs, les mots de ce mourant :
« Nous continuerons de combattre ! » Non , ce
— 2i; —
n'est pas par une vaine recherche de rhétorique
que je l'ai appelé chevalier errant. Je n'ai jamais
pu relire sans émotion l'admirable fin de Don
Quichotte. Vous vous en souvenez : sa folie l'a
quitté. Il vient de faire au curé sa confession —
bien courte. Et ses vieux amis le curé, le bar-
bier, lui disent : « Quel bonheur ! Vous voici
rendu à nous; votre esprit est guéri et nous pas-
serons ensemble quelques bons jours encore. »
Et le bon et doux héros secoue la tête : « Mon
rêve, dit-il, est fini. Mais je ne puis plus vivre
sans mon rêve. »
Brunetière a été plus heureux. Sa conviction,
son espérance ont duré jusqu'à son dernier
soupir. Ce combattant s'est endormi, couché
dans son armure, et la croix devant les yeux.
M. Etienne Lamy, à son tour, se lève ; tous les
yeux sont tournés, fixés sur lui, chacun est avide
d'entendre l'éminent académicien et le si noble écri-
vain qu'est Etienne Lamy. Il semble, en effet, que
l'auditoire l'écouterait longtemps, lui aussi; toutes
les attentions ont été captivées, au son de cette voix
ferme et claire, sous le charme ému d'une diction
nette et élégante, d'idées finement exprimées. Mais
les heures se sont écoulées ; voilà une heure et de-
mie que Denys Gochin parle ; Etienne Lamy ne
dira qu'un mot pour clôturer cette belle séance.
— 2l8 —
Allocution de M. Etienne Lamy
Mesdames,
Messieurs,
Brunetière reçoit aujourd'hui un hommage
rare et magnifique. Je ne parle pas de l'éloge que
nous venons d'entendre. Que la vie si pleine et
la nature si originale de Brunetière aient été dé-
ployées dans leur ampleur par un maître en
l'art de dire, cela n'est pas pour surprendre.
L'insolite, le pathétique de cette solennité, est
l'affluence d'une telle foule rassemblée par un
souvenir, l'intérêt ému qu'un nom fait vibrer
encore, la popularité toujours vivante d'un mort
après quatre années.
J'aurais aimé à louer cette constance, à en
dire les raisons. Ce grand lutteur vous a conquis
pour s'être rapproché de vos croyances au mo-
ment où elles étaient combattues, avoir rompu
avec son passé, ses prédilections intellectuelles,
tous ses intérêts, et porté jusqu'à la mort le se-
cours de sa force aux vaincus.
Mais les heures ont passé durant le premier
discours, et il ne me reste plus le temps d'en
faire un second. Je puis du moins, au lieu de
rendre hommage à ce grand mort, solliciter de
vous pour lui un hommage meilleur ; un hom-
— 219 —
mage qui soit le couronnement naturel de votre
affection pour le disparu, et qui perpétue le lien
établi entre Brunetière et Besançon. Si, en effet,
Brunetière continue à vivre partout où l'infini
tourmente, irrite ou attire les âmes, nulle part
son souvenir n'habite plus qu'ici. Il y a des
places de prédilection pour les rencontres des
armées, il y a aussi pour les idées des places
mystérieuses où elles aiment à naître et à reve-
nir. C'est ici que Brunetière a commencé son
évolution religieuse et qu'il Ta achevée. Les
cinq discours où, de 1898 à igo3, s'est poursui-
vie sa défense contre le divin, ont été prononcés
ici. C'est vous qui avez assisté à la longue lutte
de Jacob avec l'ange. C'est à vous que, vaincu
par la vérité, il a annoncé la gloire de sa défaite.
A Paris, centre de son action, capitale de sa
renommée, Brunetière a sa tombe, et sur cette
tombe s'élèvera le monument auquel votre géné-
rosité veut contribuer. Cela est bien. Mais ne
serait-il pas bien aussi qu'à Besançon, une trace
demeurât de l'homme et de son passage ? Il
n'est pas besoin d'un vaste édifice pour garder
une noble mémoire. Je voudrais au moins, dans
l'une des salles où Brunetière parla, sur une
simple pierre, son nom, une date, et ces mots
de lui : « Je me suis laissé faire par la vérité ».
Monseigneur, laissez-moi, en témoignage de
— 220 —
gratitude pour la bienveillance dont vous m'avez
honoré, placer ce projet sous votre patronage.
Si vous faites l'idée vôtre, elle est sûre du suc-
cès, et elle mérite de vous plaire. Sans tenter
aucune comparaison — elle serait une irrévé-
rence — entre le vaillant penseur que fut Brune-
tière et le sublime soldat du Christ que fut saint
Paul, et sans rien diminuer de la distance qui
sépare leur dévouement et leur action, il est
permis de reconnaître dans l'un quelques traces
des énergies qui trouvèrent dans l'autre leur
plénitude. Le plus infatigable, le plus éloquent,
le plus impérieux des apôtres, saint Paul, a,
dans la Rome où il prêcha le Christ par la pa-
role, les souffrances et la mort, un monument
magnifique élevé parla piété universelle. Mais si
cette piété savait où, sur le chemin de Damas,
le Saul ennemi du Christ fut renversé de son
cheval, arrêté dans ses desseins, changé en
homme nouveau, n'aimerait-elle pas à marquer
aussi la place où il entendit l'appel de Dieu ?
221 —
Réception à la Conférence Saint-Thomas
d'Aquin
Il est de tradition à la Conférence Saint-Thomas
d'Aquin de recevoir chez elle les invités de marque
qui l'honorent de leur visite et de leur exprimer,
dans l'intimité d'une réception plus amicale, son
admiration et sa gratitude. Le soir de cette journée
du 2 avril, les membres de la Conférence, nombreux
et empressés, se retrouvaient dans les salons de la
Société, entourant MM. Etienne Lamy et Denys Co-
chindes manifestations de leur joie reconnaissante.
Pour clôturer comme il convenait cette brillante
journée, M. Carrelet, président, prononçait une
allocution dans laquelle il remercia les hôtes émi-
ments que la population bisontine avait eu plaisir
à entendre et à applaudir.
Après avoir salué M. Denys Cochin, et lui avoir
dit combien son nom était, pour de nombreux mo-
tifs, particulièrement cher à la jeunesse bisontine.
M. Carrelet s'adressait spécialement à M. Etienne
Lamy :
« A vous aussi, Monsieur Lamy, les membres de
la Conférence Saint-Thomas d'Aquin m'ont chargé
de présenter leurs remerciements tout spéciaux. Vous
avez bien voulu prendre, cet après-midi, la place
de leur président pour donner plus d'éclat à leur
fête. Je crois qu'après le discours si délicat que
vous avez prononcé, ils ne regrettent qu'une chose,
— 222 —
et je serai tout le premier avec eux pour le regretter,
ils regrettent seulement que vous n'ayez été leur
président que pour quelques instants, et que vous
ne puissiez le demeurer pour toujours.
« Tout à l'heure, lorsque vous preniez la parole,
à la fin de la réunion du Kursaal, votre public vous
a su gré de traduire si fidèlement les sentiments
qu'il avait dans le cœur.
« Brunetière n'est pas mort, nous disiez- vous, et
son influence se perpétue après lui. Les incroyants
le savent si bien qu'ils se défendent encore contre
les coups dont il les accabla. Dimanche dernier,
par exemple, à l'autre bout de la Franche-Comté,
dans une réunion organisée par la libre pensée,
M. Painlevé, un membre de l'Institut, s'essaya à
démolir l'œuvre si vivante toujours de Brunetière.
Ainsi, dix ans après les déclarations du maître, le
temps, qui détruit cependant bien des choses, n'a
pu en affaiblir la portée.
« C'est avec une fierté légitime que nous vous
avons écouté, Monsieur, au cours de cet après midi.
Fierté d'entendre célébrer Brunetière par un des
esprits les plus éminents de notre temps, orateur
de grande allure et de haute pensée, écrivain déli-
cat, élégant et vigoureux, qui est en même temps un
grand catholique. Fierté aussi, Monsieur Lamy, que
vous soyez Comtois, un bon Comtois, qui aime de
temps à autre à venir respirer l'air de la province
sur les plateaux du Jura.
« Je pense, Monsieur, que vous pardonnerez à
— 223
notre chauvinisme juvénile, si en portant votre
santé, nous unissons dans un même souvenir et
l'éloquent académicien que vous êtes pour Paris,
et le fidèle Franc-Comtois que l'on aime ici. »
Toast de M. Etienne Lamy
Nous donnons, à défaut du texte exact, le sens de
l'improvisation par laquelle M. Lamy répondait.
Messieurs,
Puisqu'il ne nous est pas possible, à M. Denys
Gochin et à moi, de répondre en même temps
aux aimables paroles qui viennent de nous être
adressées par votre président, je prendrai le
premier la parole pour le remercier, uniquement
à titre d'ancienneté. D'ailleurs, la plus grande
partie des éloges prononcés s'adressent à
M. Denys Gochin.
Pour mon compte, je ne puis que vous faire
part de quelques souvenirs personnels qui vous
rappelleront ce que Brunetière fut pour vous. Il
m'a été donné, en effet, d'être son confident à
certaines époques décisives de sa vie. Et vous
avez été une des joies de cette vie, qui, bien que
brillante, fut souvent très sombre. Comme il
savait distinguer et apprécier les cœurs géné-
reux et sincères, il vous aimait et était heureux
de parler de vous.
— 224 —
De votre côté, vous avez conservé un souve-
nir très grand de lui ; mais il faut que ce souvenir
soit un souvenir vivant. Il faut que vous gardiez
le souvenir des trois vertus essentielles qui furent
les siennes et dont la pratique est de toutes les
conditions et de tous les âges. Mais si on ne les
acquiert pas dans la jeunesse, on ne les a jamais.
Il savait mettre tout d'abord les intérêts gé-
néraux au-dessus des intérêts particuliers. Il dé-
testait en effet par-dessus tout l'individualisme,
qui n'est pas autre chose que l'égoïsme. S'il
avait été égoïste, sa destinée eût été tout autre.
Critique souverain de l'histoire de notre littéra-
ture française, il aurait pu laisser couler les
événements politiques et se contenter d'appren-
dre aux générations à bien écrire, sans s'occu-
per si elles pensaient bien ou mal. Il aurait eu
pour lui tous ses contemporains. Il aurait eu la
Sorbonne ; et il aurait eu les succès politiques.
Il n'était pas, à vrai dire, insensible aux mar-
ques d'estime. Il fut même tenté, à un certain
moment, de faire de la politique ; mais il se ren-
dit compte qu'il devrait, pour réussir, abandon-
ner une partie de son indépendance : il y re-
nonça. Il fit dans sa vie une part de plus en
plus grande aux grands intérêts généraux, pen-
sant qu'un homme ne s'appartient pas, mais
qu'il se doit aux autres.
— 225 —
Cette générosité, il l'a eue avec courage à une
époque où le courage est devenu une chose très
difficile. Non pas que je veuille vous faire le
procès du régime actuel ; mais il semble qu'il
contraigne à rechercher l'approbation du plus
grand nombre, et qu'il rende difficile le carac-
tère. Ce courage, il Ta eu sous toutes ses
formes et dans toutes les occasions. Il faut que
vous ayez ce même courage et qu'appartenant à
cette société de Saint-Thomas d'Aquin, dont il
fut longtemps le protecteur, son regard puisse
vous suivre et vous approuver en tout.
Enfin, il avait une très grande sincérité et il a
montré qu'il la poussait jusqu'au scrupule. Ap-
pliquant la méthode positiviste à laquelle,
comme on vous l'a dit, il était si fortement atta-
ché, il dosait à chaque instant l'état de sa
propre conscience. Sincère vis-à-vis des idées,
il l'était aussi vis-à-vis des personnes, et il ne
se prêtait jamais, dans ses rapports, à ces facili-
tés habituelles du monde en matière d'éloges.
Aussi cette sincérité a-t-elle été une de ses
grandes forces ; quand il disait quelque chose
d'approbateur, cela avait une portée énorme.
En cela encore vous devez imiter Brunetière.
Dégagez-vous comme lui de la vaine complai-
sance des paroles, c'est par là que s'émousse la
force du caractère. (Applaudissements nourris.)
i5
— 226 —
Honorez la mémoire de Brunetière en vous
dévouant aux intérêts généraux du pays, en par-
ticulier aux croyances religieuses, qui seules
font les grands peuples. Pratiquez cette géné-
rosité avec courage et générosité; car ce sont
des vertus bien comtoises. Et puisque vous
avez bien voulu me rappeler mon origine, qui
me rattache à vous, permettez-moi de vous dire
combien je suis heureux de me trouver au mi-
lieu de vous. Et chaque fois que vous vous
adresserez à moi en me disant : « Comtois,
rends-toi ! » détournant le sens du dicton, je
serai toujours heureux de me rendre à votre in-
vitation.
Lorsque les applaudissements chaleureux, qui
saluèrent les paroles de M. Lamy, eurent cessé,
M. Henri Mairot, au nom des membres honoraires,
s'adressant spécialement à M. Gochin, prononça les
paroles suivantes :
Allocution de M. H. Mairot
Monsieur,
Près de quinze ans se sont écoulés depuis
que, dans cette même salle où vous venez de
nous faire entendre l'éloge de Brunetière, vous
nous teniez suspendus à vos lèvres en nous par-
lant de Pasteur.
22^
Que de tristes événements se sont succédé
pendant ces quinze années ! La dissolution des
congrégations, la séparation de l'Eglise et de
l'Etat, la spoliation du clergé et des commu-
nautés religieuses, l'enseignement chrétien me-
nacé de ruine par la dispersion des maîtres,
poursuivi par une haine chaque jour grandis-
sante, les liens sociaux partout relâchés, le pa-
triotisme violemment attaqué, la lutte de classes
mettant en danger la vie même de la nation,
nous avons assisté à tout cela. Vous y avez as-
sisté avec nous, et votre vie a été ce que nous
aurions voulu que fût la nôtre : vous avez souf-
fert, vous avez lutté, vous êtes resté sur la
brèche en vaillant catholique et en bon citoyen.
Vous avez souffert : ce n'est pas sans un pro-
fond déchirement du cœur que vous avez vu
chassés de la patrie ces religieux qui étaient
une de ses forces les plus pures ; ce n'est pas
sans une douloureuse émotion que vous avez
vu le vénérable archevêque de Paris expulsé de
sa demeure. Si vous avez eu la consolation de
lui offrir un asile, quelque généreuse qu'ait été
votre hospitalité, ce contact plus intime avec le
pontife exilé vous a fait ressentir plus vivement
encore sa peine, et celle de ses confrères dans
l'épiscopat, aussi maltraités que lui.
La séparation vous a infligé une autre dou-
— 228 —
leur, l'angoisse intime de l'homme qui se débat
parmi les obscurités d'un difficile problème, qui
cherche avec tout son cœur, avec l'esprit le
plus loyal, le parti le meilleur; et qui, plus
tard, lorsqu'il s'est honoré par une soumission
sans réserve, voit ses intentions discutées et sa
bonne volonté méconnue.
Nous avons parcouru avec vous ces étapes
douloureuses : nous en avons admiré davantage
la vaillance que vous avez opposée à ces
épreuves, votre ferme courage, votre persévé-
rance, et, qualité si française, la bonne humeur
souriante, qui, sans exclure la faculté de souf-
frir, donne à la lutte ce caractère chevaleresque
devenu si rare de nos jours.
Vos goûts, votre première culture, vous
orientaient vers la science, et nous ne pouvons
douter, après vos livres sur Y Evolution et la
vie et sur le Monde extérieur, après votre con-
férence sur Pasteur, que vous y fussiez bientôt
passé maître. Mais le devoir vous appelait ail-
leurs, et comme autrefois, lors de l'invasion,
vous aviez couru au drapeau, ainsi, avec la
même décision et la même ardeur, vous vous
êtes jeté dans la mêlée politique pour défendre
la société, pour y mettre votre éloquente parole
au service de la patrie et de l'Église catholique.
Conseiller municipal, député de Paris, vous
— 229 —
avez pris part à toutes les discussions où se
sont débattus les grands intérêts de la nation.
Vous avez défendu « contre les barbares » le
patrimoine de Paris et la civilisation chré-
tienne. Vous avez démasqué les sophismes des
sectaires en combattant les lois qui. avant la
dispersion des congrégations, cherchaient à les
ruiner par des impôts injustes. Lors de la dis-
cussion du projet de loi sur la séparation, vous
avez été de cette petite phalange qui a lutté,
pied à pied, avec une inlassable patience, pour
les droits de l'Eglise de France.
Soucieux de l'âme de nos enfants, vous avez
énergiquement défendu la liberté scolaire ; pré-
occupé du rôle séculaire de la France, vous
avez supplié les pouvoirs publics de maintenir
au dehors le protectorat catholique.
Le recueil dans lequel, sous le nom d'Esprit
nouveau, vous avez réuni ces discours, est une
émouvante histoire de nos tristes luttes exté-
rieures.
Une autre partie de votre œuvre oratoire,
Ententes et ruptures, révèle une nouvelle face
de votre talent, la connaissance approfondie de
notre politique étrangère, la recherche de la
ligne de conduite la plus propre à maintenir
dans le conseil des nations, au milieu de rivaux
redoutables, la légitime influence de la France.
230
Vous avez apporté à l'étude de ces questions vi-
tales une attention passionnée et toujours en
éveil. L'Egypte, la conquête de Madagascar, les
accords anglo-français, l'épineuse affaire maro-
caine, ont été pour vous l'occasion de véritables
succès de tribune. La série n'est pas achevée;
un nouveau volume se prépare dans lequel
votre discours sur les récents combats au Ma-
roc pourra figurer en bonne place.
La Conférence Saint-Thomas d'Aquin con-
serve pieusement le souvenir des orateurs dont
les conférences, après l'avoir instruite et char-
mée, sont pour elle un titre d'honneur et
comme une brillante couronne. Ces orateurs,
ces hommes qui, dans des champs d'activité
très divers, ont tous fait honneur à la France,
lui appartiennent désormais quelque peu; elle
les suit dans leur vie et se réjouit de voir
leur réputation grandir; elle se serait volon-
tiers enorgueillie du magnifique discours de
M. Lamy, lors de la réception de MgrDuchesne
à l'Académie française ; elle a été tout à fait heu-
reuse de voir cette même Académie vous ouvrir
ses rangs, et donner ainsi une suprême consé-
cration à votre brillante carrière.
C'est de cette façon, la seule dont elle dis-
pose, que se traduit, Monsieur, pour M. Lamy
et pour vous, la gratitude de la Conférence : sa
— 23l —
reconnaissance est grande, vous me permettrez
de le redire encore, de la collaboration pré-
cieuse que vous avez bien voulu tous deux ap-
porter pour la seconde fois à ses travaux, en
rendant en son nom un public hommage à
l'homme éminent qui fut son président d'hon-
neur.
L'analyse si fine, si pénétrante, si remar-
quable à tous égards, que vous nous avez pré-
sentée de la vie intellectuelle de Brunetière,
nous a mieux fait comprendre l'évolution de ses
idées. Grâce à vous, nous avons saisi sur le vif
le travail de ce grand esprit ; plus heureux que
le héros de Cervantes, auquel vous l'avez com-
paré, il a cru, à certains jours, être arrivé au
port, avoir rencontré et fixé d'une manière du-
rable la vérité positive qui était le but de ses
efforts. Et cependant, c'est seulement lorsqu'il a
cherché plus haut qu'il s'est senti vraiment tou-
ché de la lumière qui ne trompe point. Merci à
vous, Monsieur, merci aussi à M. Laniy d'avoir
ajouté un trait nouveau au vivant portrait que
vous nous aviez tracé.
La journée a été bonne pour la Conférence :
puisse-t-elle l'avoir été également pour la réali-
sation du généreux projet qui fera revivre sur le
marbre les traits de l'illustre penseur I
232 —
Toast de M. Denys Cochin
Messieurs,
Je ne puis vous dire à quel point je suis recon-
naissant de vos marques de sympathie. Quand,
dans une vie déjà longue, on a essayé de traver-
ser de son mieux une époque difficile, la meil-
leure récompense est d'avoir pu donner des sa-
tisfactions à des âmes droites comme les vôtres.
L'ami, dont vous fêtez la mémoire, a été pour
moi un modèle. Son positivisme et son objecti-
visme le portaient à se considérer comme un
instrument pour rechercher la vérité et comme
une arme pour défendre la vérité lorsqu'il l'avait
aperçue. Comme vous le disait si bien M. Lamy,
s'il avait pensé à son moi, autrement que comme
à un instrument, comme à une fin, il aurait agi
différemment et il s'en fût mieux trouvé. Mais
il ne le cherchait pas et ne le voulait pas.
J'ai été très touché de voir votre président
me suivre dans mes différents métiers de sol-
dat, d'helléniste, de chimiste, de conseiller
municipal, de député, d'académicien. Ce sont là
des positions sociales très diverses, mais avec
l'idée de Brunetière on ne pense qu'à se faire
l'instrument de la cause que l'on sert.
J'assistais dernièrement à l'enterrement d'un
— a33 —
ministre dont la devise était « là ou ailleurs ».
Pourvu que l'on serve, là ou ailleurs, hellé-
niste, député ou chimiste, on sert ce que l'on
croit.
Ces paroles, prononcées avec conviction par le
député de Paris, soulevèrent de frénétiques applau-
dissements.
Les verres s'entre-choquèrent, l'on but à l'avenir,
aux disparus, à la jeunesse fidèle aux traditions et
aux leçons du passé. Des conversations très ani-
mées s'engagèrent entre les académiciens et les
jeunes étudiants qui faisaient cercle autour d'eux.
Puis, après les premières chansons, MM. Lamy et
Denys Gochin se retirèrent, laissant libre carrière
à la gaieté des jeunes et au talent toujours très goûté
des artistes.
TABLE DES MATIÈRES
Lettre de Mgr l'Archevêque de Besançon vu
Avant-propos xi
I. — Brunetière et la Conférence Saint-Thomas dAquin
en 1896. — Les Conférences de la Sorbonne sur Bos-
suet. — Après nne visite an Vatican. — La Renais-
sance de l'Idéalisme 1
II. — Une tonrnée de Conférences en Amérique. — Le
Catholicisme américain au Vatican. — Brunetière et
Victor Hugo. — Déclaration de Brunetière : Partout le
Catholicisme c'était la France, la France c'était le
Catholicisme 26
III. — Brunetière et la Jeunesse catholique. — Les Con-
grès des Œuvres de Jeunesse : Paris, Marseille, Lille.
— Le Congrès de Besançon en 1898. — Le besoin de
croire. — « Je me suis toujours laissé faire par la
vérité. » 45
IV. — Brunetière et Bossuet. — Conférences à Rome sur
la modernité de Bossuet. — Ce qu'on apprend à l'école
de Bossuet. — Brunetière se déclare nettement catho-
lique. — Extraits de sa correspondance 71
V. — Quelques caractères de sa « conversion. » — Dis-
cours sur 1' « Action sociale du christianisme. » —
Brunetière est nommé président d'honneur de la Con-
férence Saint-Thomas d'Aquin. — Brunetière et les
protestants. — Discours de Porrentruy sur la réunion
des Églises 95
VI. — Les Discours de combat. — Ce qu'ils nous révèlent
du tempérament de leur auteur. — Brunetière ora-
teur. — Conférences sur l'Encyclopédie 123
— a36 —
VIL — Derniers moments de Brunetière. •— Ses senti-
ments chrétiens. — Récit d'an témoin. — Conclusion . 138
VIII. — Erection d'un monument à Brunetière. — Dis-
cours de M. d'Haussonville, de M. Francis Charmes et
de M. Joseph Bédier , 150
IX. — Manifestation en 1911, à Besançon, en l'honneur de
Brunetière. — Allocution de Mgr Gauthey, archevêque
de Besançon. — Belle conférence de Denys Cochin, de
l'Académie française. — Discours d'Etienne Lamy, de
l'Académie française. — Réception solennelle à la Con-
férence Saint-Thomas d'Aquin 176
BESANÇON. — IMPRIMERIE JACQUES ET DEMONTROND.
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
Univers! ty of Ottaw*
Date Due
a39003 00232W20b
PQ
7
•B8F65 1912
BRUN
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