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Full text of "Galerie des contemporains illustres par un homme de rien Tome 2. 2"

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1 




GAIÆRÏE 

i 

DES 

> 

CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 



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NOTICES ' 

(Eontenues frans le seconïr Dolurne. 


Arago. 

George Sand. 

De Broglie* 

« * 1 

De Cormenin. 
Wellington. 

• Molé. 

Ingres. 
Metternich. 
Alfred de Vigny. 
Mohammed- Aly. 
Ibrahim-Pacha. 
Garnibr-Pagès. 


r • 


PARIS. — IMPRIMERIE D’A. *RENÉ ET C** , 
Rue de Seine, 3*. , 


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GALERIE 


<S 




DES 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 


PAR 


UN HOMME DE RIEN. 



Laissons là les théories pour ce 
qu’elles valent. En histoire comme 

S n physique, ne prononçorik que 
’après les faits. 

^ Chateaubbjahd. 


TOME II. 


deuxième édition/^! N APOTJ 



A. RENÉ ET C% IMPRIMEURS-ÉDITEURS, 

RUE DE SEINE, 32. 

1842 


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M. ARAGO. 


* 



Quand un savant parle pous in- 
struire les autres et dans la mesure 
exacte de l'instruction qu'ils veulent 
acquérir, il fait une grâce; s’il ne 
parle que pour étaler son savoir, ou 
fait une grâce en l’écoutant : 


Cette pensée, qui est, je crois, de Fonteneile, et 
que M. Arago répétait dernièrement à une séance 
de l’Institut , me revint en mémoire au moment 
de parler du plus littérateur de nos savants, de 
l’homme qui possède au plus haut degré l’art de 
mettre la science à la portée de toutes les intelli- 
gences. La popularité de M. Arago, la réputation 
européenne dont il jouit , sa position tranchée en 
politique , tout cela a rattaché à sou nom l’idée 
d’une sorte de royauté intellectuelle; ot , comme 
tous les rois du monde , l’illustre secrétaire per- 
pétuel a eu ses flatteurs et ses détracteurs , ses 

1 


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6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

opposants systématiques et ses ministériels quand 
même, ses appréciateurs sévères, ses faiblesses et 
ses grandeurs : dans ces derniers temps surtout 
la polémique semble avoir pris de part et d’autre 
à son sujet un certain caractère d’âcreté qui suf- 
firait à m’en détourner si déjà mon rôle de bio- 
graphe et mon incompétence scientifique ne me 
faisaient pas un devoir de n’y prendre qu’une part 
très- restreinte. 

Quelques ennemis , les plus fougueux , ne ten- 
draient à rien moins qu’à déposséder M. Arago 
d’une gloire acquise par quarante années de tra- 
vaux , en le représentant comme une illustration 
de faux aloi fabriquée à l’aide de moyens complè- 
tement étrangers à la science. Ceux-là sont trop 
absurdes pour être dangereux. 

D’autres adversaires, plus modérés et partant 
plus redoutables, tout en rendant hommage à l’ad- 
mirable talent d’exposition qui dislingueM. Arago, 
à son incontestable supériorité dans les matières 
d’astronomie physique et de physique terrestre , 
lui reprochent, avec un certain fanatisme d’algé- 
bristc, de déserter les hautes régions de la théorie, 
de se complaire outre mesure aux faits curieux et 


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M. ARAGO. 


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singuliers qui frappent les yeux sans résultat pour 
la science, de n’être qu’un mathématicien de se- 
conde force, et de ne justifier par aucune décou- 
verte originale, profonde, par aucune œuvre érigée 
en corps de système, cette suprématie universelle 
que lui attribuent ses amis. Je laisse de côté cer- 
taines imputations relatives au caractère du sa- 
vant astronome , et sur lesquelles j’aurai occasion 
de revenir. 

La presse radicale s’est chargée de défendre 
M. Arago , et jusqu’ici elle me semble , pardon de 
la liberté grande, l’avoir fait assez maladroite- 
ment. Son argumentation se réduit à peu près à 
ceci : le mérite scientifique de M. Arago est atta- 
qué, donc c’est la faute du gouvernement ; de là 
une longue tirade contre le gouvernement, et une 
énumération dythyrambiqueet confuse des travaux 
de M. Arago. Il y a vingt ans, c’était la faute de 
Rousseau et la faute de Voltaire ; aujourd’hui uous 
avons changé tout cela : c’est la faute du gouver- 
nement. Rousseau , Voltaire et le gouvernement 
ont sans doute bien des péchés sur la conscience ; 
mais ne s’est-on pas montré à leur égard d’une 
libéralité un peu exagérée, et la presse radicale 


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8 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

ne devrait-elle pas se souvenir qu’il n’y a pas bien 
longtemps encore elle attaquait elle-même , avec 
udo ardeur inouïe, l’illustre savant qu’elle défend 
aujourd’hui avec une ardeur égale? La popularité 
politique est un bien très-précieux, très-désirable; 
je suis trop poli pour lui dire avec Victor Hugo 
qu’elle est une grande menteuse , mais je lui chan- 
terais volontiers le quatrain que François I er 
adressait à la plus belle moitié du genre humain ; 

Souvent femme varie. 

Bien fol est qui s’y fie. 

. ' I 

Ce que j’aime donc dans M. Arago, c’est sa popu- 
larité scientifique ; c’est cette popularité seule que 
j’admire, c’est pour la défense de celle-là que si 
j’avais force et capacité suffisantes, je voudrais 
vous faire le dépouillement des travaux multipliés 
du savant, séparer avec netteté toutes les décou- 
vertes qui lui sont personnelles et les résultats 
utilesqu’il a su déduire des découvertes des autres, 
tout ce qui est d’invention, et tout cequi estd’ana- 
lyse, de généralisation, de mise en lumière ; et si, 
cet examen fait, il se trouvait qu’en réalité cette 
première partie est moins riche que la seconde , 


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M. ARAGO. 


9 


resterait encore la question de savoir si ce n’est 
pas aussi faire avancer la science que de la propa- 
ger; si cette faculté merveilleuse d’illuminer de 
clartés vives et soudaines les plus abstraites théo- 
ries; si ce zèle infatigable à découvrir, pour ainsi 
dire, des découvertes, à extraire, développer et fé- 
conder des richesses enfouies et infertiles ; si cette 
ardeur opiniâtre avec laquelle M. Arago se consa- 
cre à ce que les érudits en a; et en y appellent la 
science subalterne, et qui n’est autre chose que la 
haute science elle-même dans ce qu’elle a de plus 
immédiatement applicable aux intérêts du pays et 
de l’humanité ; si tout cela ne donne pas de véri- 
tables droits à la reconnaissance publique, et ne 
constitue pas un des plus beaux attributs du génie. 

lino tâche de ce genre serait pour moi' fort at- 
trayante; malheureusement un saint respect m’a 
toujours tenu à distance de la géométrie analytique 
et du calcul différentiel : major â longinquo re- 
verentia. Je ne suis qu’un pauvre barbouilleur de 
papier dont l’univers algébrique ne va pas au delà 
du fameux théorème de Newton, de classique mé- 
moire, et je n’ai pas envie de m’aventurer dans 
un monde inconnu où je risquerais très-fort do 


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10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

faire comme ce Béotien qui prenait le Pirée pour 
un homme. Il faudra donc vous contenter d’une 
simple et banaler biographie, effleurant à peine les 
questions, ornée d’une maigre érudition d’em- 
prunt, riche de tous ces défauts de confusion si- 
gnalés plus haut, et que j’aborde sans plus tarder 
avec la crainte d’être ennuyeux , et d’excellentes 
raisons pour justifier cette crainte. 

Dominique-François Arago est né le 26 février 
1786, dans la petite ville d’Estagel, près de Per- 
pignan. Un biographe a dit , et trois ou quatre 
biographes ont répété , après lui , qu’à 14 ans 
M. Arago ne savait pas lire. L’envie m’a pris de 
m’enquérir de la vérité d’un phénomène qui eût 
été certainement merveilleux quand on pense que, 
quelques années plus tard, M. Arago attachait son 
nom à un des plus beaux travaux scientifiques qui 
aient illustré le siècle. Comme je suis fortama-f 
leur de phénomènes, j’ai appris avec douleur, 
de source certaine, que non-seulement M. Arago 
savait parfaitement lire et écrire à 14 ans, mais 
encore que son père, qui occupait à Perpignan 
l’emploi de payeur à l’hôtel des Monnaies, prit 
un soin tout particulier de l’éducation du jeune 


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M. ARAGO. 


11 


François, qui était l’aîné d'une nombreuse faiftille, 
et devait bientôt en devenir le patron et le chef. 
La mère de M. Arago vit encore à Estagel, bien 
qu’âgée de 85 ans. 

M. Arago Gt de bonnes études au collège de 
Perpignan , d’où il sortit très-jeune encore pour 
aller à Montpellier chercher une instruction supé- 
Heure, et se préparer à l’Ecole Polytechnique, qui 
venait alors de surgir du chaos révolutionnaire. 
Il y fut admis, je crois, à 18 ans, le premier de sa 
promotion. Là se passèrent deux ans de fortes et 
brillantes études : les anciens condisciples de 
M. Arago se souviennent encore qu’il remplissait 
au besoin les fonctions de répétiteur, de manière 
à faire oublier qu’il était leur émule. Quelque 
temps après sa sortie de l’école, M. Arago fut 
attaché comme secrétaire au Bureau des longi- 
tudes, et bientôt appelé par l’empereur à faire 
partie de l’importante expédition scientiûque en- 
voyée en Espagne, sous la direction de M. Biot, 
pour terminer la mesure de l’arc du méridien ter- 
restre, sur laquelle repose le nouveau système 
métrique. 

C’est tout un roman que l’histoire des traverses 


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12 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

qu’eût à subir M. Arago dans cette grande opéra- 
tion. Nous nous contenterons d’en donner ici une 
analyse succincte , en renvoyant le lecteur dési- 
reux d’en savoir davantage à l’intéressante rela- 
tion publiée par M. Biot dans le Mercure de 
1809. 

Les premiers travaux destinés à obtenir le dia- 
mètre delà terre, en mesurant ses rayons, remon- 
tent jusqu’en 1670; ils furent’ exécutés par un 
Français , par Picard ; depuis , nombreux sa- 
vants, tous Français, Cassini, La Condamine, Clai- 
rault, Maupertuis.etc., sont allés chercher les élé- 
ments de la même mesure sous les feux de l’équa- 
teur, parmi les glaces des pôles, et jusque dans 
l’hémisphère austral de la terre. 

Enfin l’invention parBordadel’instrumentconnu 
sous le nom de cercle répétiteur et les progrès de 
la physique permirent à MM. Delambre et Méchain 
d’entreprendre une nouvelle mesure du globe, 
d’après l’observation de l’arc terrestre compris 
entre Dunkerque et Barcelonne, et c’est justement 
la continuation de la mesure de cet arc terrestre 
depuis Barcelonne jusqu’aux îles Baléares qui fit 
l’objet de la mission de MM. Biot et Arago en Es- 


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M. ARAGO. 


13 


pagne. Le gouvernement espagnol adjoignit aux 
savants frapçais deux commissaires, MM. Chaix et 
Rodriguez, mit un vaisseau à la disposition de l’ex- 
pédition, et l’Angleterre donna un sauf-conduit. 

Ou établit un grand triangle destiné à lier l’ile 
d’Yvice à la côte d’Espagne ; la base de ce trian- 
gle était de 142,000 mètres, environ 35 lieues, 
et un de ses côtés avait près de 160,000 mètres, 
environ 41 lieues, de longueur. MM. Arago et l3iot 
se postèrent sur le sommet de ce triangle, c’est-à- 
dire sur une dos plus hautes montagnes de la Cata- 
logne, pour se mettre en communication de si- 
gnaux avec M. Rodriguez , placé dans Pile d’Y- 
vice, sur la montagne de Campuey. Au milieu de » 
ces solitudes escarpées les deux savants passèrent 
plusieurs mois, travaillant avec ardeur et exposés 
à toutes les intempéries des saisons. « Souvent , 

« dit M. Biot , la tempête emportait nos tentes et 
« déplaçait nos stations. M. Arago, avec une con- 
stance infatigable, allait aussitôt les rétablir, 

« ne se donnant pour cela de repos ni jour ni 
«nuit.» Enfin, eu avril 1807, les opérations 
principales furent terminées, et M. Biot partit pour 
Paris, afin do travailler aux calculs destinés à en 


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14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

faire connaître te résultat définitif. Resté en Es- 
pagne pour achever les travaux, M. Arago se 
transporta bientôt à Maj orque avec M. Rodriguez ; 
il alla s’établir sur le sommet de la montagne 
de Galatzo, pour communiquer avec Yvice et 
mesurer l’arc de parallèle compris entre ces deux 
stations. Cependant la guerre venait tout à coup 
d’éclater entre l’Espagne et la France , et tandis 
que M. Arago poursuit tranquillement ses opé- 
rations, le bruit se répand parmi le peuple que 
les feux et les signaux du jeune savant français 
ont pour objet d’appeler l’ennemi. Les Mayor- 
quains se soulèvent et courent aux armes vers Ga- 
latzo en poussant des cris de mort; M. Arago n’a 
que le temps de se déguiser en paysau , et d’em- 
porter les papiers contenant ses observations. 
Grâce à la pureté de son accent catalau, il passe in- 
connu à travers la foule ameutée, et s’enfuit à Pal- 
ma , où il se réfugie sur le vaisseau espagnol qui 
l’avait conduit dans Pile. Médiocremeut soucieux 
du péril qu’il courait, mais très-inquiet pour ses 
instruments, il s’empresse d’envoyer à Galatzo 
une embarcatiou et des soldats pour les sauver. 
Les paysans engagés à son service, auxquels il les 


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M. ARAGO. 


15 


avait confiés, les rendireut fidèlement. Cepen- 
dant le danger grossissait de plus en plus; la 
foule se portait vers Palma, et le capitaine, n’o- 
sant le défendre ouvertement, prend le parti de 
le faire enfermer dans la citadelle de Belver, où 
il resta plusieurs mois absorbé dans ses calculs , 
tandis que des moines fanatiques venaient jour- 
nellement tenter de corrompre les soldats de 
garde . en demandant qu’on livrât le prisonnier à 
leur fureur. EnfiD, grâces aux nombreuses sollici- 
tations de son compagnon de travail , M. Rodri- 
guez , auprès de la Junte, M. Arago obtint sa li- 
berté, et il lui fut permis de passer à Alger, où il 
se rendit avec son bagage d’astronome , sur une 
barque de pêcheur conduite par un seul matelot. 

Là M. Arago est accueilli par le consul do 
France, qui l’embarque à bord d’une frégate 
algérienne faisant voile pour Marseille. On était 
déjà eu vue des cotes de France lorsqu’un cor- 
saire espagnol, qui croisait dans ces parages, 
joint la frégate, s’en empare, et voilà M. Arago 
fait prisonnier derechef, conduit nu fort deRosas, 
jeté sur les pontons de Palamos, accablé de mau 
vais traitements, et livré en proie à toutes les mi- 


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16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

sères de la plus rude captivité. Cependant le dey, 
à la nouvelle de l’insulte faite à son pavilloD, exige 
et finit par obtenir qu’on rende la liberté à tout l’é- 
quipage ; on reprend alors le chemin de Marseille, 
on arrive. Le jeune savant se croyait déjà au bout 
de toutes ses infortunes; tout à coup une affreuse 
tempête du nord-ouest repousse le vaisseau, le 
chasse, et le jette sur les côtes de la Sardaigne. 
Autre péril. Les Sardes et les Algériens sont en 
guerre; aborder, c’est retomber dans une nou- 
velle captivité. Pour surcroît de malheur, une voie 
d’eau considérable se déclare ; on se décide alors 
à se réfugier vers la côte d’Afrique; le vaisseau, à 
moitié désemparé , et prêt à couler bas , touche 
enfin à Bougie, à trois journées d’Alger. 

Mais M. Arago apprend que le dey, qui l’avait 
assez bien accueilli, a été tué dans une émeute et 
remplacé; les Barbaresques visitent son navire et 
s’emparent des caisses qui renferment ses instru- 
ments, dans la persuasion qu’elles contiennent de 
l’or. Après de vaines réclamations, le malheu- 
reux voyageur se décide enfin à se rendre droit 
à Alger pour invoquer l'autorité du dey; il s’ha- 
bille en Bédouin, et traverse à pied l’Atlas sous la 


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M. ARAGO. 


47 


conduite d’un Marabout. Pour toute réponse à 
sa demande, le Douveau dey le fait inscrire sur la 
liste des esclaves , et l’envoie en course sur les 
corsaires delà Régence , en qualité d’interprète. 

Enûn , grâce aux instances multipliées du con- 
sul, M. Arago parvient à recouvrer ses instruments 
et sa liberté, et il se dirige pour la troisième fois 
vers Marseille, sur un bâtiment de guerre. Autre 
fatalité et nouvel obstacle! Cette fois, c’est une 
frégate anglaise qui barre le passage au navire, et 
lui enjoint de se rendre à Miuorquc. Heureusement 
que le capitaine , stimulé par M. Arago , qu’allé- 
chait très-peu la perspective d’une quatrième 
captivité, feint d’obéir, vire tout à coup de bord, 
et, profitant d’un vent favorable, se précipite à 
toutes voiles dans le port de Marseille. J’imagine 
que M. Arago dut baiser à plusieurs reprises la 
terre natale. 

Pour récompenser de tant de labeurs le jeune 
et intrépide savant , l’Académie des Sciences , 
malgré ses règlements , le reçut dans son sein à 
vingt-trois ans , et l’empereur le nomma profes- 
seur à l’École Polytechnique, où il a donné, jus- 


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18 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

qu'en 1831, de beiles leçons d’analyse et de géo- 
désie. V 

J’ai ouï dire que Napoléon aimait singulièrement 
M. Arago malgré son franc-parler méridional, et 
qu’après Waterloo, alors qu'il espérait gagner les 
Etats-Unis pour se consacrer tout entier à l’histoire 
et à la science, il songeait à s’adjoindre M. Arago 
pour compagnon de travail. Il est probable que 
l’illustre savant n’eût pas refusé cette flatteuse 
association. Malheureusement l’empereur avait 
compté sans son hôte. La foi britannique et Sainte- 

Hélène déjouèrent ses projets. 

0- 

Quand M. Arago arriva à l’Institut avec ses 
-vingt-trois ans, l’éclat de ce corps célèbre était à 
son apogée. A côté des Lagrange, des Laplace, 
des Monge, des Berthollet et de tant d’autres vé- 
térans illustres, se pressait une phalange de jeu- 
nes et grands esprits, carrés par la base, comme 
disait Napoléon, cet Archimède couronné, ce mé- 
canicien de la victoire, qui, en vrai géomètre qu’il 
était , aimait les sciences exactes de toute l’aver- 
sion qu'il portait aux beaux esprits et aux idéo- 
logues, c’est-à dire à la littérature et à la philoso- 


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M. ARAGO. 


19 


pbio. M, Arago se montra bien vite à la hauteur 
de sa positioQ. 

C’est ici que se placerait assez naturellement 
une analyse raisonnée et complète des travaux de 
M. Arago; je demande la permission d’y suppléer 
à l’aide de banalités superficielles, et cela par les 
motifs déduits , comme dit Timon. 

Les sciences exactes, ainsi que les autres bran- 
ches des connaissances humaines, comportent gé- 
néralement deux sortes do travailleurs : les uns , 
intrépides chercheurs de problèmes , descendent 
dans les profondeurs de l’abîme pour en extraire 
le métal brut, c’est-à-dire les lois mystérieuses 
de l’univers à l’état de formules abstraites; les 
autres, moins puissants, mais plus sagaces peut- 
être , s’emparent de ces formules , les tournent et 
retournent, les soumettent à l’action épuratrice 
et vivifiante de l’analyse, et les assouplissent à la 
pratique. Ceux-là , pour me servir d’une compa- 
raison empruntée aux arts mécaniques, je les ap- 
pellerais volontiers les mineurs, et ceux-ci les 
forgerons. Il semble que M. Arago est jusqu’ici 
plus spécialement un de ces derniers ; car ses Ira 
vaux sont bien plutôt des déductions larges et fé- 


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20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

oondes que des découvertes originales , à part 
toutefois la découverte du magnétisme développé 
par la rotation, qu’on a cherché à amoindrir, en 
lui reprochant de l’avoir faite par hasard, comme 
si ce n’était pas aussi par hasard que la chute 
d’une pomme révéla à Newton les lois sublimes 
de la gravitation, et par hasard aussi qu’une bulle 
d’eau savonneuse mit Young sur la voie de sa 
belle théorie des interférences. 

Cette découverte du magnétisme par rotation , 
qui constitue aujourd’hui une des branches im- 
portantes de la physique , a valu à son auteur la 
médaille de Copley, qui lui fut décernée en 1829 
par la Société Royale de Londres, distinction 
d’autant plus flatteuse, remarquent plusieurs écri- 
vains, qu’elle n’avait jamais été accordée à aucun 
Français, et que M. Arago, qui s’est toujours mon- 
tré assez rebelle aux prétentions des savants an- 
glais , venait encore tout récemment de leur en- 
lever l’invention des machines à vapeur, pour la 
restituer à Papin. 

Je ne puis qu’énumérer ici , toujours par les 
motifs déduits, l’inveution de plusieurs appareils 
ingénieux que l’on doit à M. Arago, pour déter- 


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M. ARAGO. 


21 


rainer avec toute la précision possible les diamè- 
très des planètes, en obviant aux causes d’erreur 
produites par Yirradiation , c’est-à-dire l’écarte- 
ment des rayons que lance le corps lumineux. Je 
passe également sous silence les travaux de 
M. Arago sur la question des réfractions compa- 
ratives de l’air humide et de l’air sec, sur la scin- 
tillation et la vitesse des layons des étoiles, et 
beaucoup d’autres travaux précieux disperses dans 
le journal de l’Institut et dans un grand nombre 
de recueils scientifiques. 

Entre toutes les parties de la science, c’est la 
physique, et surtout l’optique, qui paraît avoir 
exercé plus particulièrement l’esprit pénétrant et 
investigateur de M. Arago. On sait que de tout 
temps les savants se sont occupés d’expliquer le 
phénomène do la vision. Depuis Newton, le sys- 
tème de l’émission avait prévalu , malgré les ef- 
forts opposés de Descartes, d’Euler et de plusieurs 
autres partisans de l 'ondulation, et l’on considé- 
rait généralement la sensation de la vue comme 
produite par l’action directe des rayons émanés 
des corps lumineux, lorsque Malus, en observant 
les modifications diverses subies par la lumière à 


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22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

son passage à travers un milieu cristallisé, décou- 
vrit le phénomène de la polarisation , et mit sur 
la voie plusieurs savants qui détruisirent par sa 
base le système de l’émission, et remirent en hon- 
neur, en la fortifiant par des expériences nou- 
velles, la théorie de 1 ’ ondulation , qui consiste à 
expliquer le phénomène de la vision comme pro- 
duit, non plus par une émanation directe du corps 
lumineux, mais par la mise en qiouveroent d’un 
fluide subtil, l’éther, qui entoure ce corps et re- 
çoit de lui des vibrations successives qu’il trans- 
met à l’organe de la vue , de la même manière 
que l’air transmet les sons à l’organe de l’ouïe. 
M. Arago fut un de ceux qui adoptèrent ce dernier 
système avec le plus d’ardeur; il se livra à de 
nombreuses recherches destiuées à le corroborer; 
il publia dans ce même but un mémoire du plus 
haut intérêt , dont le monde savant attend mal- 
heureusement depuis 30 ans la seconde partie, et 
il livra maints combats à armes souvent peu cour- 
toises contre son collègue, M. Biot, partisan de 
l 'émission. La théorie opposée est restée maîtresse 
du champ de bataille , en attendant mieux. 

C’est vers la même époque que M. Arago, en se 


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M. A RAG O. 


2» 

livrant à ses recherches d’optique , fut conduit à 
observer les singulières propriétés de la substance 
nommée tourmaline , qui scinde en deux parties 
tous les rayons lumineux qui la traversent. 
M. Arago s’aperçut que quand la lumière passant 
par la tourmaline émanait d’un corps opaque, elle 
était identique dans le double rayonnement pro- 
duit par cette même tourmaline ; si au contraire 
la lumière était envoyée par un corps gazeux , 
elle se réfléchissait , en passant par la tourmaline, 
sous deux couleurs différentes. En soumettant 
ainsi à l’action de la tourmaline les rayons éma- 
nés des corps célestes , M. Arago a été conduit à 
conclure par induction que le soleil n’était qu’une 
grande masse de gaz aggloméré dans l’espace. Si 
cette donoée se confirme , on conçoit quels im- 
menses résultats elle peut avoir pour la science. 

Outre ces travaux et bien d’autres encore, qui 
rentrent plus ou moins dans le domaine de l’op- 
tique, M. Arago s’est livré à de nombreuses re- 
cherches sur les lois de l’aimautation de l’acier 
par l’électricité, sur le magnétisme en général, et 
sur tes perturbations de l’aiguille aimantée. Je ne 
parlerai ici que pour mémoire ries dangereuses et 


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24 , CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

intéressantes expériences de M. Àrago sur la force 
élastique de la vapeur d'eau à des tensions très-éle- 
vées, ainsi que des divers travaux insérés dans les 
Annales de Physique et de Chimie, qu’il a fondées 
de concert avec son savant ami M. Gay-Lussac; 
j’ai hâte d’arriver à un genre de production qui 
m’est un peu plus accessible ; je veux parler des 
intéressantes uotices dont M. Arago enrichit tous 
les ans V Annuaire des Longitudes ; des éloges 
funèbres de divers savants français et étrangers, 
qu’il a prononcés comme secrétaire perpétuel de 
l’Académie des Sciences, de ses cours de l’Obser- 
vatoire, si brillants, si suivis, et malheureusement 
devenus si rares. 

Il paraîtrait que les géomètres et les aigébristes 
font peu de cas de ces trois choses : c’est du moins 
ce que ferait croire un article fort savant , inséré 
dernièrement dans la Revue des deux Mondes. 
Dans cet article, que les amis de M. Arago jugent 
injuste, et qui m e semble un peu sévère, on traite 
assez dédaigneusement les notices lues à l’Institut, 
et il est dit, au sujet des cours et de ('.Annuaire, que 
ces travaux ne méritent pas d’occuper un esprit 
aussi distingué que M. Arago. Comme représentant 


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M. ARAGO. 


« 


la classe nombreuse ei intéressante des ignorants, 
je crois devoir protester contre cette décision. La 
science a-t-elle donc été faite exclusivement pour 
les savants, et serait-on coupable d’impiété En- 
vers cette nouvelle Isis pour l'avoir dépouillée de 
ses triples voiles, et présentée au vulgaire avide de 
la contempler? L’Annuaire du Bureau des Longi- 
tudes est lu par toute l’Europe. Les articles de 
M. Arago sur la foudre , la vapeur, et les questions 
les plus délicates de l’astronomie, ont donné à ce 
recueil une popularité immense ; quant aux cours 
de l’Observatoire, tout Paris s’y porte, et ce n’est 
■ pas , ce me semble , la plus minime qualité d’un 
savant , qu’on puisse dire de lui avec Voltaire : 
L’ignorant l’entendit. 

Sans doute , pour ce qui concerne les notices 
biographiques , il est advenu quelquefois qu’em- 
porté par des préoccupations politiques l’illustre 
savant s’est livré à des déclamations hors de 
propos. Mais dans l’ensemble, quel charme de dic- 
tion ! quelle élégance de style et de pensée! comme 
ce doit être là une pâture agréable et nouvelle 
pour tout malheureux condamné au régime de 
la prose scientifique , si lourde , si ténébreuse , 


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2<> CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

si raboteuse d’ordioaire ! Est -il un savant qui 
possède à l’égal de M. Arago l’art de ranimer 
par des traits heureux l’attention fatiguée d’uu 
auditoire , et de l’intéresser presque malgré lui 
aux questions les plus ardues? Voyez plutôt dans 
l’éloge d’Young cette charmante dissertation sur 
les hiéroglyphes. Vous seriez- vous douté que 
ces deux mots , charmant et hiéroglyphe , pussent 
un jour marcher de compagnie? Pourtant c’est ici 
le cas ou jamais. En lisant ces trois ou quatre pages 
où la lumière jaillit à chaque ligne, vous serez tout 
étonné, tout fier, tout heureux de comprendre 
des matières d’une obscurité proverbiale , et vous 
fermerez le livre , convaincu , non sans raison 
peut-être , que vous en savez tout autant que feu 
Champollion. 

Les mêmes qualités de style et de pensée se re- 
trouvent dans les notices de Carnot , de Watt , 
d’Ampère, etc. Celle de Carnot, à laquelle on peut 
reprocher par moment quelques bouffissures dé- 
clamatoires qui la déparent , a de plus que les 
autres un mouvement dramatique véritablement 
entraînant. Je me rappelle un passage où M. Arago 
peint les grenadiers d’Oudinot, levés avec l’aurore. 


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M. AHAGO. 


27 


se préparant à la bataille du jour, on venant silen- 
cieusement et à la file passer leurs sabres nus sur 

la tombe de La Tour d’Auvergne: il y a là une page 
qui est à elle seule tout un tableau accusé avec 
une verve d’artiste. 

Maintenant, que la science transcendeniale 
trouve mauvais qu’on se livre ainsi dans sou 
sanctuaire à des excursions littéraires et anecdo- 
tiques, qu’elle soit gourmande, la science , qu’elle 
veuille tout pour elle et rien pour nous , c’est son 
droit. Mais il me semble que la question n’est pas 
là : ouvrir à deux battants les portes de l’Institut 
aux hommes et aux femmes du monde, et exiger 
que devant cette foule élégante, avide d’émotions 
et très-peu soucieuse de formules, l’illustre secré- 
taire perpétuel se résigue à ne parler que pour la 
dixième partie de son auditoire, à faire abstrac- 
tion complète de tous ces yeux fermés et de toutes 
ces bouches béantes d’ennui , c’est faire subir à 
l’orateur et à l’auditoire, qui ne demandent pas 
mieux que de s’entendre, le supplice de Tantale; 
c’est demander une chose à la fois illogique et 
impossible; aussi le savant auteur de l’article 
dont nous parlions tout à l’heure , en s'élevant 


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28 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

coutre le caractère trop frivole des notices de 
M. Arago , a-t-il été nécessairement conduit à 
s’élever aussi contre la publicité des séances de 
l’Institut. Une conclusion entraîne l’autre. Si vous 
jugez que la science compromette sa dignité en 
frayant avec le monde extérieur , séquestrez la 
science; si vous ne voulez pas de littérature, faites 
de l’algèbre à huis clos , et que tout soit dit. 

Je n’ai que peu de lignes à consacrer à l’homme 
politique. 

M. Arago a été envoyé pour la première fois 
à la Chambre en 1831 par le collège électoral de 
Perpignan ; il a pris place dans les rangs de la 
gauche. Lors de la dislocation de cette partie du 
parlement, à l’époque du compte-rendu, dont il fut 
un des signataires, il s’est rangé avec ses amis, 
MM. Dupont de l’Eure et Laffitte, sous la bannière 
du radicalisme , et depuis neuf ans il s’est signalé 
par une opposition à peu près constante à toutes 
les mesures ministérielles. On se rappelle encore 
ses canonnades oratoires contre les forts détachés. 
Son argumentation brillante, exclusivement di- 
rigée contre les vues oppressives qu’il prêtait au 
ministère , laisse subsister entière l’imposante 


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M. ARAGO. 


29 


question de la fortifleation de Paris. Quant à moi, 
je désire que sur ce point tous les partis finissent 
par s’unir dans un même sentiment de nationalité, 
et que, si les orages qui grondent souvent à l’ho- 
rizon venaient à éclater sur notre sol , il ne suffise 
plus d’une seule défaite pour que les chevaux de 
l’Ukraine viennent encore brouter l’écorce des 
marronniers des Tuileries. 

L’opposition extra-gouvernementaledeM.Arago 

a cela de fâcheux qu’elle ne permet pas toujours à 

la Chambre et au pays de tirer tout le parti possible 

des ressources d’un esprit aussi éminent. Ses dis- 
« 

cours les plus remarquables, les plus substantiels, 
notamment son rapport sur les chemins de fer , 
son discours contre les études classiques , et 
quelques autres que j’omets ici , sont toujours 
empreints d’un certain caractère d’irritation 
acerbe , exclusive et agressive , qui met en dé- 
fiance une partie considérable de la Chambre', et 
l’empéche d’accueillir des vues qui , autrement 
présentées , l’eussent frappée par leur côté pro- 
fond, lucide et pratique. A la tribune, M. Arago 
a cette belle prestance qui sied à l’orateur ; sa fi- 
gure est noble, animée et expressive; son geste 


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30 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

est d’une vivacité méridionale; sa voit est nette, 
accentuée; son débit est abondant et varié. Il a une 
prédilection , trop prononcée peut-être , pour le 
sarcasme, qu’il manie, du reste, avec beaucoup 
de puissance. Au total , on ne saurait trop dire 
si ses défauts ne le servent pas autant que ses 
qualités; s’il était moins ardent, il convaincrait 
davantage; il intéresserait moins s’il était plus 
modéré. 

M. Arago cumule un assez bon nombre de 
fonctions publiques; hâtons -nous de dire que 
presque toutes ces fonctions sont, ou gratuites, 
ou dues à l’élection. M. Arago est secrétaire 
perpétuel de l’Académie des Sciences, M. Arago 
est député, M. Arago est directeur de l’Observa- 
toire et du Bureau des longitudes, M. Arago est 
membre du Conseil supérieur de l’École Polytech- 
nique, M. Arago est membre du Conseil général 
de la Seine et du Comité de salubrité , M. Arago 
est encore ou a été colonel de la garde nationale, 
, enfin M. Arago est citoyen de Glascow et d’Édira- 
bourg. Cette dernière dignité est vraiment la 
seule de toutes qui soit une sinécure. Depuis 
quelque temps on parle volontiers de Vindolence 


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M. ARAGO. 


31 


naturelle de M. Arago. Si M. Arago, dit-on, n’a 
fait aucune de ces découvertes capitales, n’a pro- 
duit aucun de ces livres qui traversent les siècles 
et immortalisent à jamais un homme, s’il n’a pas 
trouvé les Lois de Kepler, s’il n’a pas écrit les 
Principes de la Philosophie naturelle ou la Mé- 
canique céleste, c’est qu’il n’a pas le sens des 
théories élevées, c’est qu’il n’a pas le courage des 
recherches longues et opiniâtres , c’est qu’il est 
léger, mobile et indolent. Je crois qu’on serait 
plus juste si l’on disait que la science refuse de se 
donner tout entière à M. Arago, parce qu’elle 
craint, et à bon droit, ses inBdélités , et que si l’il- 
lustre secrétaire perpétuel ne fait pas assez pour 
l’avenir, c’est qu’il fait trop pour le présent. 

Voulez-vous savoir à quoi vous en tenir sur l’in- 
dolence du savant? demandez-en des nouvelles aux 
jeunes astronomes attachés à l’Observatoire ; ils 
vous diront avec effroi que jamais tête humalbe 
n’aborda, sans se briser, une plus énorme masse de 
labeurs ; que M. Arago tieut pour un paresseux 
tout individu qui ne travaille pas quatorze heures 
par jour, et que les jours de ce genre sont pour 
lui les jours de repos ; ils vous diront que ce ter- 


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32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

1 

rible Homme mène de front la politique, la chi- 
mie, la physique, la mécanique, l'astronomie, 
l’histoire naturelle, la philosophie, la littérature, 
et qu’au besoin même il ferait des tragédies qui 
vaudraient toujours bien celles do Fontenelle ; 
qu’il est en correspondance suivie avec tous les 
savants de l’Europe ; qu’il est de tous les comités 
politiques, scientifiques ou industriels du monde; 
que son cabinet est journellement encombré de 
plans à examiner, de mémoires à analyser, de pé- 
titions à soutenir; que tout cela lui passe réguliè- 
rement par les mains, et que, le jour suivant, 
c’est à recommencer; que le gouvernement, la 
municipalité, les établissements d’utilité publique, 
et même les industries privées, trouvent en lui un 
conseiller et un guide aussi actif que désintéressé ; 
que ses heures sont à toutes choses et à tout le 
monde ; qu’en même temps qu’il a un œil à ce qui 
sapasse là-haut, l’autre est à ce qui se passe ici- 
bas, et qu’au milieu de toutes ses occupations si 
absorbantes, si variées, il trouve encore le temps 
de se montrer un des plus spirituels et des plus ai- 
mables causeurs des salons de Paris. 

De plus, comme ces derniers temps on a jasé un 


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M. ARAGO. 


33 


peu dans le monde sur l’Observatoire, qu’on a eu 
l’air de se demander si vraiment l’on y travaillait 
bien , il n’est peut-être pas inutile de vous 
apprendre que M. de Humboldt, cet intrépide 
chasseur de comètes, en a dépisté une superbe il y a 
quelques mois; et comme l’astre fuyait rapidement, 
il s’est empressé de crier holà ! à son collègue de 
Paris. M. Arago a fait préparer les armes, a mis 
ses astronomes à l’affût, et leur a déclaré qu'il 
fallait saisir le gibier au passage, ou mourir; de 
telle sorte que, pendant ces rudes nuits d’hiver 
que vous passiez sous l’édredon, il y avait, au haut 
de ce grand bâtiment noir de la rue d’Enfer, trois 
pauvres diables de savants étendus à ciel ouvert 
sous d’immenses télescopes, grelotant dans leurs 
manteaux et explorant en tous sens la voûte étoi- 
lée. M. Arago, à qui l’âge a enlevé cette extrême fi- 
nesse de vue nécessaire pour l’usage du télescope, 
et qui par conséquent ne peut plus observer lui- 
même, consacrait une partie du jour à examiner 
et redresser les calculs de la nuit. 

Ainsi s’écoule la vie do M. Arago ; vie laborieuse 
et active , mais multiple et éparpillée. Le célèbre 
astronome aime passionément la gloire ; il l’aime 


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34 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


non-seulement en savant, mais en poëte; il la veut 
non-seulement choisie et durable, mais encore po- 
pulaire et instantanée. Dans son ardeur, il la 
cherche dans les régions les plus diverses et les 
plus opposées ; il la demande à la science, à la lit- 
térature, et à la politique; à la tribune, à la plume 
et au quart de cercle. 

Or, o’est-il pas permis à la science de se mon- 
trer un peu jalouse de M. Arago? N’est-elle pas en 
droit de lui dire qu’on s’expose à des mécomptes 
en courant plusieurs gloires à la fois; quesi, pour 
les hommes qui lui consacrent leurs veilles, les ju- 
ges compétents sont rares et clairsemés, en revan- 
che ces juges rendent des arrêts toujours acceptés 
par le vulgaire et consacrés par la postérité; que 
dans cent aus il se trouvera à peine en France un 
archéologue pourgarder mémoire descombats par- 
lementaires de 1840, et que dans dix siècles l’Eu- 
rope répétera encore avec admiration les noms de 
Copernic, de Kepler ou de Newton? Sans doute, 
la science est en droit de dire tout cela à M. Ara- 
go , comme ÎV1. Arago est en droit de répondre à 
la science par ces deux vers de Voltaire cités dans 
sa notice sur Young : 


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M. ARAGO. 


35 


Quand, dans la tombe, un pauvre homme est inclus. 

Qu'importe un bruit, un nom, qu’il n'entend plus? 

a 

Espérons toutefois que cette pensée si cruellement 
▼raie n’est pas plus la pensée de M. Arago qu’elle 
n’était celle de Voltaire. Espérons que ce génie 
puissant, qui a encore denombreuses années devant 
lui, et qui a déjà tant fait pour la science, concen- 
trera un jour sur elle toutes ses forces aujourd’hui 
disséminées, et que de cette union féconde surgira 
quelque lumineuse découverte, quelque livre im- 
périssable, qui fixera son nom entre les plus 
grands dont s’honore le monde. 

Placé à la tête du premier corps savant de 
France, M. Arago est, de plus, membre de toutes 
les grandes académies, et lié d’amitié avec presque 
toutes les célébrités de l’Europe. C’est à lui que 
M. Alexandre de Humboldt a dédié sà belle his- 
toire de la géographie, et lord Brougham son li- 
vre de la Théologie naturelle. Toutefois, entre 
M. Arago, les Anglais, et lord Brougham lui- 
même, les rapports n’ont pas toujours été pacifi- 
ques; on se rappelle encore ses querelles avec 
M. Brewster, ses luttes avec la Revue d'Edim- 
bourg au sujet d’Young, que cette feuille attaquait 


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36 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

0 

par l’organe de lord Brougham avec une violence 
malheureusement trop commune dans les débats 
scientifiques. Depuis cette querelle M. Arago a 
fait un voyage en Angleterre et en Ecosse, où il a 
été partout accueilli avec enthousiasme; c'est 
dans cette tournée triomphale que les habitants 
de Glascow et d’Edimbourg lui ont donné par ac- 
clamation le titre de citoyen; son ancien adver- 
« saire de la Revue d'Edimbourg est devenu sou 
ami , et dernièrement ils ont eu à subir tous deux 
une attaque de la Société Royale de Londres , qui 
s’est émue de quelques passages de 1 "Eloge de 
Watt, empruntés par M. Arago à lord Brougham, 
et accusés de porter atteinte à la mémoire de 
Cavendish. La Société Royale a lancé un mani- 
feste contre les deux savants. M. Arago se pré- 
pare , dit-on , à répondre. 

Parlerai je maintenant du caractère de M. Arago? 
Faut-il entrer dans la polémique récemment soule- 
vée à ce sujet? Faut-il faire chorus avec ces voix qui 
protestaient dernièrement contre les prétentions 
dictatoriales , l’intolérable despotisme et l’esprit 
d’hostilité systématique de M. le secrétaire perpé- 
tuel? Faut-il, au contraire, m’en référer aux nom- 


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M. ARAGO. 


37 


breux amis de M. Arago, vous éoumérer toutes 
ses vertus privées, vous dire toutes les qualités de 
son cœur, sa franchise, sa simplicité bienveillante, 
son inépuisable dévouement de frère, sa noble 
conduite envers la veuve et les enfants de son il- 
lustre ami Dulong, qui ont trouvé en lui un second 
père; les services qu’il rendit jadis à ceux-là mêmes 
qui depuis.... Ici je m’arrête, incedo per ignés. Je 
crois qu’il y a une race plus irritable encore que 
celle des poètes; je me souviens que l’autre jour un 
savant voulait à toute force couper la gorge à un 
autre savant qui s’était permis de parler un peu 
rudement de M. Arago ; et comme j’ai pris la mau- 
vaise habitude d’envisager toujours les deux côtés 
delà question, il pourraitbien m’advenirun double 
accident. Deuxcartelsdesavantàla fois, bon Dieu! 
ce serait déjà trop d’un. J’aime mieux esquiver la 
difficulté en vous représentant au naturel une 
séance de l’Institut. Peut-être trouverez-vous que 
cela rentre assez dans mon sujet. 

Il y a des gens, bonnes gens en vérité , qui se 
figurent que parce qu’on lit dans les astres, parce 
qu’on a passé la nature à l’alambic, parce qu’on 
sait par cœur le nombre de feuilles que contient 


3 S CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

uu chêne, parce qu’on a ravi la foudre aux cieux, 
recomposé le globe avec la mâchoire d’un mam- 
mouth , ou frisé la solution du problème de la 
quadrature du cercle, que pour toutes ces raisons 

on est inaccessible aux petites haines, aux petites 
Jalousies, aux petites passions qui agitent notre 
pauvre petite plauète. Ces gens-là, qui ne croient 
plus aux majestés royales, croient eucore à la ma- 
jesté de l’Institut. Faut-il leur enlever ce-tte der- 
nière illusion? Hélas! ils l’ont peut-être déjà per- 
due, car il a été grandement question de l’Institut 
depuis quelque temps. L’illustre assemblée parait 
avoir oublié le précepte de Napoléon, qu’il fallait 
laver son linge sale en famille, et le public a été 
initié à toutes les petites maladies internes qui la 
travaillent. Ce digne public, là où il ne voyait, 
comme Cynéas, qu’une assemblée de rois ou tout 
au moins une assemblée de savants devisant gra- 
vement de choses graves , on lui a fait voir des 
partis, des drapeaux, des couleurs, toutes sortes 
de couleurs, et même des nuances ; des religieux 
et des irréligieux, des monarchistes et des radi- 
caux, des centre-droit et des centre-gauche, des 
dictateurs et des tribuns, des tyrans et des re- 


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M. ARAGO. 


39 


belles. — Voulez-vous y voir encore autre chose? 
Entiez dans le sanctuaire, un jour que s’agitera une 
légère question de priorité, par exemple. Voici un 
savant qui a la parole; il revendique une décou- 
verte en ûxant d’un œil semi-belliqueux un savant 
placé en face de lui ; le ton de l’orateur est aigre- 
doux ; il se rassied ; l’autre se lève et réplique sur 
un ton aigre-pur; le premier riposte, et cette 
fois sou débit tourne au vinaigre; le préopinant 
devient furieux et tempête ; le feu est dès lors en- 
gagé, les mots piquants se croisent avec la rapi- 
dité de l’éclair; les voisins se mêlent de la partie; 
le président agite sa sonnette, le tohu-bohu scien- 
tifique devient très-divertissant, et vous pouvez 
vous croire, à volonté, en pleine rue ou en pleine 
Chambre des Députés. 

Durant tout ce vacarme, que devient M. le se- 
crétaire-perpétuel? Est-il impassible comme le 
Destin, majestueux comme la science et froid 
comme glace? Malheureusement non; il est homme, 
et, comme dit Seuèque, rien de ce qui est humain 
ne lui est étranger; sa pensée se reflète tout en- 
tière daus ses yeux noirs; ses tempes se crispent, 
un sourire d’une accablante ironie tombe d'a- 


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40 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


plomb sur un des combattants, parfois même une 
parole acérée vient en aide à l’autre. Indè irœ , 
de là des inimitiés, des factions, des guerres in- 
testines , de petites méchancetés , et par-ci par-là 
de bonnes vérités. 

« M. Arago, dit un de ses adversaires, a l’es- 
« prit prompt, l’imagination vive, la parole fa- 
«eile, beaucoup d’amour-propre, un désintéres- 
« sement qui ne s’est jamais démenti, une grande 
« mobilité dans les idées, plus d’énergie que d’ac- 
« tivité , une impétuosité de caractère qui l’en- 
« traîne quelquefois trop loin , et avec cela beau- 
« coup d’adresse, de modération même, quand il 
« ue peut pas emporter une question de haute 
- lutte (1). >• 

Ce portrait, quoiqu’un peu chargé d’ombres , 
me parait encore assez brillant pour permettre à 
M. Arago de déûer tout venant, voire même le 
peintre, de lui jeter la première pierre. 

(1) Revue des Deux-Mondes, du 15 mars. — Lettres sur 
l’Institut. 


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V 


v •• # 

GEORGE SAND 


‘ i 


•* 


(Mme DUDEVANT). 


Mais qui êtes-vous donc si vous pensez 
ce que vous dites parfois? 

Lélia, page 4. 

Les poëtes sont des oiseaux; tout bruit 
les fait chanter. 

Pensée inédite, dérobée aux Mémoires 
d’ outre-tombe. 




+ 4 -’ 

; ■>, • 


Voilà un difficile et mystérieux sujet. On vous 
a tant parlé philosophie à propos de l’auteur de 
Lélia que vous me permettrez bien de débuter 

i« A * , . 

par une futile historiette, dont l’authenticité fait 
tout le mérite. 

11 y a quelques jours, je dormais d'un sommeil 
pénible; j’étais sous l’impression d’un cauchemar 
biographique, dont Dieu vous garde! car c’est le** 
plus atroce de tous les cauchemars, lorsqu’on 


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» N 


2 . CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

* 11 • 

m’éveilla pour me remettre une lettre que j’ou- 
vris machinalement : elle était ainsi conçue : 

«i 

« Madame Dudevant (vous savez que c’est le 
« nom légal de Georges Sand) vous prie de passer 
« chez elle pour une petite commande qu’elle a à 
« vous faire. » Suivait l’indication du lieu et de 
Dheure. 

Je relus le billet ; je me frottai les yeux; il me 
paraissait évident que je ne dormais pas; et pour- 
tant le contenu de la lettre me déroutait complè- 
tement. Je connais bien, à la vérité, certaines il- 
lustrations hétéroclites qui m’auraient volontiers, 
comme cela se pratique souvent, commandé une 
biographie; mais, outre que je n’accepte pas de 
commande do ce genre, ce ne pouvait être le fait 
d’une véritable illustration. 

Je rao perdais en conjectures, quand j’eus la 
pensée (il fallait être ou stupide ou endormi pour 
ne pas l’avoir eue plus tôt) de jeter les yeux sur la 
suscription du billet ; il était adressé à M**\ poé- 
licr-fumislc. Le mystère me fut dès lors expliqué. 
Trompés par une certaino ressemblance de nom, 
le Mercure de George Sand, qui est, sans doute, 
un subtil enfant de la Creuse, et mon portier, qui 


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GEORGE SASÜ. 


S 

est un non moins spirituel enfant de l’Auvergne, 
s’étaient compris du premier mot ; ils avaient peut- 
être lu quelque part des vers charmants de Voltaire 
sur la fumée et la gloire / Ils en avaient judicieuse- 
ment couclu qu’entre un fumiste et un historio- 
graphe de célébrités contemporaines il n’y a pas, 
pour me servir du mot de M. Vîennet, le diamètre 
de la terre; et, grâce à cette ressemblance d’attri- 
butions, je me trouvais ainsi nanti d’un autogra- 
phe destiné à une sorte de collègue. 

«Heureux fumiste! me disais-je, en pensant 

« d’abord honnêtement à restituer la lettre à qui 

» 

« de droit, tu vas voir le génie en déshabillé; on 
« ne pose pas devant un industriel de ton espèce, 
« on se drape toujours plus ou moins devant un 

« biographe. Que ue puis-je être tour à tour fu- 

> » 

« misfe et biographe! Au fait, pourquoi ne se**- 

« rais-je pas fumiste? Je connais des avocats de- 

> » 

« venus hommes d’État, du soir au malin. J’ai 
« quelques notions de physique; j’ai là, sous la 
* main, une Encyclopédie des sciences usuelles , je 
« vais étudier l'article fumée , et je pourrai enôn 
« savoir à quoi m’en tenir sur tous les récits fan- 
« (astiques qui se font par le monde au sujet de 


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4 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

“ Lélia. On m’a parlé de son regard féroce et 
« fascinateur, de sa voix sombre et terrible ; on 
** m’a dit qu’elle habitait, ainsi que Simeon sty- 
« lite, un lieu élevé où l’on ne parvient qu’à l’aide 
«d’une échelle; et je viens de lire, dans une 
« gazette de Saint-Pétersbourg , qu’elle a cinq 
« pieds six pouces ; qu’elle se fait habituellement 
« une redingote de sa chevelure, qu’elle porte un 
« feutre pointu sur l’oreille, des moustaches et 
« des éperons. Comme je suis de nature sceptique 
« et douteuse, tout cela me paraît bien un peu 
«apocryphe; et je ne vois jusqu’ici rien d’in— 
« contestablement acquis à la biographie, à l’fais- 
« toire et à la postérité, sinon que c’est un grand 
« poêle, et que les cheminées de son domicile 
« sont en mauvais état. Quelle plus belle occasion 
« de vérifier le reste ! » 

Une fois que cette idée fut entrée dans mon cer- 
veau, elle s’y fixa; le rendez-vous était désigné 
pour le jour même; la tournure de la lettre indi- 
quait qu’on ne connaissait pas celui à qui elle 
était adressée; je me lève, je m’habille à la hâte, 
je me pose devant une glace ; je m’aperçois avec 
plaisir que j’ai tout juste ce qu’il faut de dislinc— 


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GEORGE SAND. 


5 


lion et d’élégauce à un ramoneur; je lis mon ar- 
ticle fumée ; je mets dans ma poche un superbe 
pied métrique, et je pars, bien décidé à affronter 
toutes sortes de fonctions plutôt que de laisser 
échapper l’occasion d’enrichir ma notice de tous 
ces détails intimes dont le bon public est si friand. 

J’arrive bientôt au fond de la Chaussée-d’Autin, * 

dans une rue silencieuse et solitaire, que je no 
vous nommerai pas, par la raison que je ne suis 
pas le dictionnaire des 25,000 adresses; j’entro 
daus une maison de belle apparence; on me con- 
duitdans un jardin ;au fond de ce jardin, à droite, 
on m’indique un petit pavillon isolé ; je frappe à la 
petite porte de ce petit pavillon ; on m’ouvre, on 
me fait mouter par un tout petit escalier, et je me 
trouve dans une petite antichambre qui ressem- 
blait à l’antichambre de tout le monde. 

Là on me demande mon nom ; j’hésite un in- 
stant ; mais bientôt, appelant à mon aide tout mon 
fanatisme de biographe, je consomme intrépide- 
ment mon forfait en volant le nom do l’honnête 
fumiste, qui t rès-probablement ne se doutait guère 
en ce moment de la concurrence. On me prie d’at- 
tendre. En vérité, je ne demandais pas mieux ; car 


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6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

j’avais à peine eu le temps d’apprendre mon rôle, 
et je n’étais pas fâché de le répéter un peu avant 
la représentation. 

Cependant l’attente se prolongeait indéfini- 
ment ; mou ardeur première s’en allait peu à peu, 
et ce rôle improvisé, dont je n’avais jusqu’ici en- 
visagé que, les avantages, commençait à se présen- 
ter à moi avec tous ses inconvénients. Je voyais 
passer et repasser autour de moi une charmante 
enfant aux cheveux bouclés, dont le regard inqui- 
siteur me mettait assez mal à mon aise ; c’était 
mademoiselle Solange, la jolie fille de l’illustre 
écrivain. De plus, tout homme de rien que je suis, 
je croyais entendre à travers les portes une voix 
d’artiste qui m’était bien connue, et je me disais 
que. si mon larcin allait être découvert, je ferais 
certainement une triste figure. Au total, la per- 
spective d’une cheminée à ramoner me paraissait 
un peu inquiétante, vu mon inexpérience. D’autre 
part, au point où j’en étais, c’eût été une bonté de 
reculer. 

Dans cette perplexité, je me décidai tout à coup 
à m’adresser à la duègne qui m’avait introduit ; je 
pensais que c’était sans doute celte digne Ursule 


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GEORGE SAND. 


• 7 

des Lettres d’un Voyageur , qui prend la Suisse 

pour la Martinique, et celte pensée m’enbardit un 
peu ; je lui contai le quiproquo qui m’avait inspiré 
l’audace de nia visite; j’ajoutai d’un ton douce- 

% 

reux que j’étais un simple amateur de choses 
élrauges; qu’à ce titre je ce serais pas fâché de 
voir sa maîtresse, et que, si elle voulait bien 
m’en faciliter les moyens, jo lui ferais hommage 
de la collection complète de mes oeuvres. Cette 
offre parut lu flatter sensiblement; elle me sourit 
d'un air agréable, se glissa mystérieusement dans 
le sanctuaire, eu me faisant un signe qui voulait 
dire; attendez! et moi, tremblant, j’atleudis la 
venue do la grande, de la terrible Léiia, en re- 
commandant mou âme à tous les saints du paradis, 
et récitant mentalement sous forme d’invocation 
le flamboyant dithyrambe d’uu éloquent profos- 

% 

seur ; « Voici venir la vraie prêtresse, la véritable 
«proie de Dieu; le sol a tremblé sous le pied 
« impétueux de Léiia (i), ** etc., etc. J’entendis 
en effet un grand tremblement de chaises ; une 
interjection énergique de la prêtresse sur la mal- 
adresse de ses serviteurs arriva jusqu’à moi; la 

(1) I.eruiiiiicr, Au delà du Iildit, touic 11, page 371. 


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. / . . ' 

8 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

porte s’ouvrit brusquement, et je fermai les yeux 
,'dahs un accès d’épouvante. 

Quand je les rouvris, je vis devant moi une 

femme de petite taille, d’un embonpoint confor- 

« * 

table et pas du tout dantesque. Elle portait une 
robe de chambre, assez semblable par la forme à 
k houppelande <^ont je fais usage, moi, simple 
mortel; de beaux cheveux, encore parfaitement 
noirs, quoi qu’en disent les mauvaises langues, 
séparés sur un front large et uni comme un miroir, 
retombaient librement sur ses joues, à la manière 

r * ' 

de Raphaël ; un foulard se jouait négligemment 
autour do son cou; son regard, que quelques 
peintres s’obstinent à charger en force, avait au 
contraire une remarquable expression de douceur 
mélancolique ; le timbre de sa voix était moelleux 
et uu peu voilé ; sa bouche surtout était singuliè- 
rement gracieuse* et rl y avait dans toute son at- 
tilude un frappant caractère de simplicité, de 
noblesse et de calme. A l’ampleur des tempes, au 
riche développement du front, Gall eût deviné le 
» génie ; dans la direction franche du regard, sur le 
galbe arrondi et les traits purs, mais fatigués, du 
visage, Lavater eût lu, co me semble, un passé 


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GEORGE SAND. 


9 


douloureux, un présent un peu aride, une propen- 
sion extrême à l’enthousiasme, et par suite au dé- 
couragement.... Lavater eût pu lire encore bien 
des choses, mais à coup sûr il n’eût aperçu ni 
détour, ni amertume, ni haine, car il n’y en avait 
pas trace sur cette physionomie triste et sereine 
à la fois. La Lélia de mon imagination disparais- 
sait devant la réalité, et c’était tout simplement 
une bonne, douce, mélancolique, intelligente et 
belle figure que j’avais devant les yeux. 

« I 

En continuant mon examen, je remarquai avec 
plaisir que la grande désolée n’avait pas encore 
complètement renoncé aux vanités humaines ; car, 
sous les manches flottantes de la robe, à la jonc- 
tion du poignet à une main fine et blanche, je vis 
briller deux petits bracelets en or d’un travail 
exquis. Cette parure féminine, qui faisait]très-bon 
effet, me rassura beaucoup touchant la teinte som- 
bre et l’exaltation politico-philosophique de quel- 
ques récents travaux de George Sand. Une des 
mains que j’examinffis cachait un cigarito , mal 
caché du reste, car la fumée s’élevait derrière la 
propliétesse en petits flocons révélateurs. < 

Il est bien entendu que , durant ce minutieux 


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10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

inventaire, ma langue ne chômait pas. Pleinement 

. 

rassuré par l’abord gracieux de Lélia, et désireux, 
d’ailleurs, de profiler de l’occasion pour complé- 
ter en tous points ma perfidie biographique, j’en- 
tortillai, à dessein, l’histoire du fumiste, de péri- 
phrases et do parenthèses qu’elle écoutait avec 
une bienveillante et courtoise indulgence. 

Enfin, quand il me parut que l’image était net- 
tement tracée dans mon cerveau , je coupai court 
à mon imbroglio, et je m’empressai de m’esqui- 
ver, enchanté de pouvoir vous déclarer que la 
Gazette de Saint-Pétersbourg ne sait ce qu’elle 
dit; que les trois quarts de ceux qui jasent sur 
George Sand s’amusent à vos dépens ; qu’il est 
bien vrai que la prophétesse fume volontiers un 
ou plusieurs cigarilos ; qu’elle daigne même, par- 
fois, endosser notre absurdo redingote ; que dans 
son cercle intime on l’appelle George , tout court, 
mais que tout cela n’est pas défendu par la Charte, 
et qu’il y a loin de là aux puériles monstruosités 
qui se débitent en tous lieux. J’ajouterai même, 
si j’en crois des gens bien informés . qu’il est quel- 
ques salons de Paris où l’on voit l’illustre écri- 
vain allier au prestige du génie la simplicité , 

A • ' • 


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GEORGE SAND. 11 , 

la modestie ot les grâces décentes de la femme. 

Maintenant que vous eu savez là-dessus tout 
autant que moi, il me reste à vous apprendre par 
quel enchaînement de circonstances le poète a été 
conduit à acheter la gloire au prix du repos. 

Dans les premières années de la Restauration , 
l’aristocratique couvent des Dames anglaises , si- 
tué rue des Fossés-Saint-Victor, qui était alors en 
pleine possession du monopole des éducations pa- 
triciennes, ouvrit, un beau matin, sa petite porte 
à une jeune et intéressante pensionnaire. 

La nouvelle venue , qui pouvait bien avoir 
quatorze ans , arrivait du Berry ; sou instruction 
religieuse paraissait avoir été fort négligée, car 
les bonnes sœurs remarquèrent , avec un pieux 
effroi , qu’elle mettait à faire le signe de la croix' 
une gaucherie philosophique qui dénotait un 
manque absolu d’habitude. C'était, du rosie, uue 
belle et brune enfant ; ses traits prononcés res- 

. * 1 t 

piraient une sorte de fierté sauvage ; elle sup- 
portait , sans trop se troubler, les regards peu 

/ • V , 

charitables qu’au couvent comme au collège on no 

ménage pas aux provinciaux fraîchement débar- 
, ' * . . 
qués , et il y avait dans toutes ses manières uqe 


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« 12 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

telle empreinte de brusquerie rustique qu’au bout 
de quelques jours ses nobles et railleuses compa- 
gnes l’avaient , à l’unanimité, surnommée le gar- 
çon. Pour ce qui est de la naissance et de la for- 
tune, la nouvelle venue pouvait marcher de pair 
avec les plus illustres héritières de France ; car, 
si du côté paternel elle ne tenait qu’à une opulente 
famille do finance, par sa grand’mère elle n’avait 

i » 

rien moins que du sang royal dans les veines , et 
voici comme : 

Tout le monde sait que le maréchal de Saxe 
était fils naturel d’Auguste II, roi de Pologne, et 
de la comtesse de Kœnigsmark. Sous une enve- 
loppe saxonne le héros de Fontenoy portait un 
cœur très- français , et il avait eu dans sa vie un 
' bon nombre de faiblesses. De Tune de ces faibles- 
ses naquit, en 1750, une fille, Marie-Aurore, re- 
connue comme telle après la mort du maréchal 
par arrêt du parlement , et mariée en premières 
noces au comte de Horn. Restée veuve peu de 
temps après son mariage, la comtesse de Horn se 
retira à I’Abbaye aux-Bois, et dans cet asile pré- " 
destiné, qui devait plus tard abriter une gloire de 
beauté immortalisée par la bonté et la grâce, elle 


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GEORGE SAND. 


13 


tint un des bureaux d’esprit les plus distingués 
du dernier siècle ; le vieux maréchal de Richelieu 
était, à ce qu’il paraît, un de ses fidèles. Remar- 
quablement jolie et spirituelle, la jeune veuve in- 
spira bientôt UDe passiou très-vive à M. Dupin de 
Francueil , fils du fermier général Claude Dupin, 
qui l’épousa , et qui , nommé lui-même fermier 
général de l’apanage du Berry, l’emmena dans 
cette province , où elle résida successivement à 
Châteauroux, puis au château de Nohant , à une 
lieue de La Châtre. M me Dupin se trouva veuve 
une seconde fois, en 1786, avec un fils , Maurice 
Dupin. Ce dernier, marié de benne heure , avait 
déjà conquis sous l’Empire un haut grade mili- 
taire ; il était , je crois, colonel lorsqu’il mourut 
subitement à La Châtre, d’une chute de cheval, 
laissant une fille unique, nommée Marie-Aurore, 

comme sa grand’mère , et dont l’éducation resta 

% 

confiée à celle-ci. 

Cette enfant , qui devait être George Sand, fut 
d’abord élevée à la Jean-Jacques. C’était un petit 
Emile en jupons courts, qu’on laissait librement 
s’ébattre toute la journée sur les rives de l’Indre, 
courir après les papillons le loDg des traînes si- 

1 * 


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1* CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

« nucuses de la vallée noire, et qui le soir, au retour 
de ses courses vagabondes , entendait conter au 

salon de merveilleuses histoires sur les pompes de 

» 

Versailles , les plaisirs de Trianon , les mystères 

du Parc-aux-Cerfs, les roués et les philosophes 

du temps passé. Ces récits n’ont pas été perdus, 

et c’est à l’aide de réminiscences de ce genre 
» *. 
qu’on expliquerait peut-être comment un talent 

si original , si étoffé de style , si profondément 
passionné d’ordinaire, a su parfois, dans de char- 
mantes miniatures , comme la Marquise , par 
exemple, revenir en arrière, et reproduire, dans 
toute leur vérité , les habitudes élégantes , les 
passions à fleur de tête et le langage miroité de 
nos bons aïeux. 

Au moment de la réaction religieuse qui suivit 

* 

la Restauration , M me Dupin pensa qu’il était 
temps de sacriûer un peu de sa méthode philoso- 
phique aux idées nouvelles, et de donner à sa 
petite-fille une éducation analogue à la position 
que sa naissance et sa fortune l’appelaient à oc- 
cuper dans le monde. 

C’est alors que la belle et rustique enfant du 

* v • 

Berry dut quitter sa vallée noire pour venir à 


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GEORGE SAND. 15 

Taris, au couvent des Anglaises, où nous l’avons 
vue entrer plus haut avec son inexpérience en fait 
de signe de croix et ses allures de garçon. 

Quelques mois de couvent s’étaient à peine 
écoulés, et déjà la jeune pensionnaire n’était plus 
reconnaissable; cette imagination ardente et mo- 
bile, qui percera plus tard dans les brusques 
soubresauts du grand écrivain, commençait à se 
révéler avec toute sa puissance. La majesté et la 
pompe des cérémonies catholiques , la vie uni- 
forme, Tatmophèro pieuse et paisible du cloître, 
tout cela produisit dans cetto âme uue complète 
révolution, et mademoiselle Aurore se trouva sou- 
dainement prise d’une telle ferveur de dévotion 
qüe la règle ne lui paraissait pas assez sévère, la 
pratique assez rude , ét que la supérieure se vit 
souvent obligée de modérer son exaltation reli- 
gieuse par considération pour sa santé, en lui fai- 
sant sentir d’ailleurs que , destinée à vivre dans 
le monde , elle serait toujours obligée de réduire 

i 

de beaucoup les proportions de son ascétisme. 

Six ans plus tard, il y avait dans le château de 
Nobant une femmo qui se mourait de tristesse et 
d’ennui ; c’était la pieuse pensionnaire des An- 


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16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

glaises , pleurant sa liberté perdue et maudissant 
un joug qu’elle devait briser bientôt. A peine sor- 
tie du couvent, elle avait perdu sa grand’mère; et 
alors, seule, sans guide, sans appui, jeune, riche, 
orpheline , elle s’était laissé marier à la manière 
d’autrefois et aussi à la manière d’aujourd’hui. 

Ou lui avait ménagé une de ces destinées dites 

« 

convenables, qui ont donné si beau jeu aux réfor- 
mateurs de ce temps-ci. Vive et impressionnable 
comme Indiana , candide et enthousiaste comme 
Yalentine, Hère et indomptable comme Lélia, elle 
se trouvait unie à un soldat impérial rentré dans 
ses foyers, l’espèce d’homme, en général, la plus 
prosaïque qui soit sous le ciel. Cet époux était un 
digne genlillâtre campagnard, comme il en four- 
mille dans la vieille Aquitaine , tenant les raffibe- 
mets du cœur pour folies et billevesées , prenant 
la vie pour ce qu’elle vaut et le temps pour ce qu’il 
dure , pas trop savant , un peu rude, à en juger 
par certains détails d’un procès fameux , et au 
demeurant le meilleur fils du monde. 

Les premières années de cette vie nouvelle fi- 
rent paisibles, sinon heureuses. Refoulant en elle 
la vie débordante, la femme souffrait, mais luttait 


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GEORGE SAND. 17 

vaillamment contre sa souffrance, en appelant à 
son aide les livres, les courses à cheval, et sur- 
tout le grand livre de la nature, pour lequel 
George Sand semble avoir reçu une faculté toute 
particulière d’intuition large et pénétrante. 

En 1825, M me Dudevant fut conduite par son 
mari aux eaux des Pyrénées; les impressions de 
ce voyage, l’aspect d’une nature grandiose et 

I i * 

sauvage, une première illusion un instant entre- 
vue, tout cela, en éveillant l’imagination de l’ar- 
tiste et le cœur de la femme, ne servit, au retour, 
qu’à allourdir encore le poids d’une vie aride et 
monotone. 

Enfin, après bien des luttes intérieures, après 
bien des scènes douloureuses, dont l’amer souve- 
nir perce dans plus d’une page de George Sand, 
l’épouse s’affranchit violemment, le poète prit son 
vol; et un jour, en 1828, on chercha vainement 
la châtelaine de Nohant; elle avait disparu. Qu’é- 
tait-elle devenue? on ne savait. 

Ici je trouve dans des notes que j’ai tout lieu 
de croire exactes un fait qui peint assez bien les 
fluctuations d’une âme noble, ardente et inquiète. 

En 1828, le prêtre, confesseur du couvent des 


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18 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


Anglaises , qui avait dirigé autrefois la conscience 
de mademoiselle Dupin, vint un jour prier la su- 
périeure de lui accorder une grâce. Il lui raconta 
qu’une de ses pénitentes, une ancienne pension- 
naire, se trouvant dans une position pénible, diffi- 
cile, désirait faire dans l’intérieur de la maison 
une retraite pieuse. La supérieure refusa d’abord, 

alléguant l’usage, la règle; le prêtre insista, ob- 

» 

tint sa demande, et la fugitive de Noiiant repassa 
le seuil de cet asile paisible où s’étaient écoulées 
pures et ferventes ses jeunes années ; mais sa des- 
tinée l’appelait ailleurs : le génie réclamait sa 
proie, et à quelques jours de là elle rentrait brus- 
quement dans le monde pour se livrer à tous les 
hasards, à toutes les passions, à toutes les joies, 
à toutes les peines d’une vie anomale d’artiste. 

La période où nous entrons est délicate et d’un 
difficile accès. J’ose me flatter que les lecteurs des 
précédentes notices ne s’attendent pas à me voir 
enfreindre ici les lois de convenance que je me 
suis imposées ; un biographe peut, à la rigueur, so 
passer d’esprit et de talent, mais il a impérieuse- 
ment besoin de dignité et de bonne foi, surtout 
quand il s’agit d’un génie qu’on peut blâmer, 


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GEORGE SAND. 10 

louer ou plaindre, mais qu’on doit respecter à un 
double titre. Pour les plus exigeants en fait de 
révélations, je me contenterai de transcrire ici 
celte page touchante des Lettres d’un Voya- 
geur : 

« II m’importe peu de vieillir, il m’importerait 
* beaucoup de ne pas vieillir seul; mais je n’ni pas 
» rencontré l’étre avec lequel j’aurais voulu vi- 
« yre et mourir ; ou, si je l’ai rencontré, je n’ai 
m pas su le garder. Écoute uue histoire, et pleure. 
« Il y avait un bon artiste, qu’on appelait Wate- 
«let, qui gravait à l’eau forte mieux qu’aucun 
« homme de son temps. Il aima Marguerite Le- 
u comte, et lui apprit à graver à l’eau forte aussi 
« bien que lui. Elle quitta son mari, ses biens et 
« sou pays, pour aller vivre avec Watclet. Le 
« monde les maudit; puis, comme ils étaient pau- 
« vres et modestes, ou les oublia. Quarante ans 
« après on découvrit aux environs de Paris, dans 
«une maisonnette appelée Moulin- Joli, un vieux 
«homme qui gravait à l’eau forte, et une vieillo 
« femme, qu’il appelait sa meunière, et qui gra- 
«vait à l’eau forte, assise à la même table. . . 
« Le dernier dessin qu’ils gravèrent représentait 


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20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

« le Moulin-Joli, la maison de Marguerite, avec 
« cette devise : Cur mile permutent Sabind di- 
uvitias operosioresl'W est encadré dans ma 
x chambre, au-dessus d’un portrait dont personne 
« ici n’a vu l’original. Peudant un an l’être qui 

r 

« m’a donné ce portrait s’est assis avec moi toutes 
<« les nuits à une petite table, et il a vécu du 
« même travail que moi. Au lever du jour, dous 
«nous consultions sur notre œuvre, et nous sou- 
« pions à la même petite table, tout en causant 
« d’art, de sentiment et d’avenir. L’avenirjnousa 
« manqué de parole. Prie pour moi, ô Marguerite 
» Lecomte 1 » 

Voici une autre histoire qui se rattache plus ou 
moins à la première : 

Quelque temps après la révolution de juillet, il 
parut un livre intitulé Rose et Blanche , ou la Co- 
médienne et la Religieuse. Ce livre, qui passa 
d’abord inaperçu, tomba par hasard entre les 
mains d’un libraire; il le lut, et, frappé delà ri- 
chesse descriptive de certains tableaux et de la 
nouveauté des situations, il s’informa de la de- 
meure de l’auteur ; on lui indiqua un modeste hô- 
tel garni. 11 monta dans une petite mansarde, et 


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GEORGE SAND. 


21 


là il vit ud jeune homme qui écrivait à une petite 
table, et une jeune femme qui coloriait des fleurs 
à côté de lui. C’était Watelet et Marguerite Le- 
comte. Le libraire parla du livre, et il se trouva 
que Marguerite, qui savait écrire des livres aussi 
bien et même mieux que Watelet, avait fait une 
bonne partie de celui-là, et la meilleure ; seule- 
ment, comme les livres se vendaient peu ou point, 
aux occupations littéraires elle joignait la besogne 
plus lucrative do coloriste. Encouragée par le suf- 
frage du libraire, elle sortit d’un tiroir un cahier 
tout écrit de sa main ; le libraire l’examina, l’a- 
cheta très-bon marché, je pense, et il eût pu l’a- 
cheter beaucoup plus cher sans faire une mau- 
vaise affaire, car c’était le manuscrit d 'Indiana. 
Peu de temps après, Marguerite Lecomte quitta 
Watelet, lui prit définitivement la moitié de son 
nom, s’appela George Sand, et de cette moitié de 
nom elle a su en faire un qui brille aujourd’hui 
entre les plus grands et les plus glorieux. 

En moins de dix ans George Sand a bien écrit 
déjà près de trente volumes ; la critique s’est abat- 
tue sur ces treuto volumes, et elle en a bien vite 
enfanté quatre fois autant, à l’effet d’attaquer ou 


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22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

do défendre les doctrines morales, philosophiques, 
voire même politiques de leur auteur. Tout ce qui 
me paraît résulter de plus raisonnable de cette 
controverse, c’est que la critique a escarmouche 
dans le vide; elle a commencé par supposer ce 
qui n’existait pas; elle a pris, comme dit quelque 
part George Saud, des vessies pour des lanternes, 
c’est-à-dire des passions pour des raisons, des 
plaintes éloquentes pour des systèmes, et des cris 
pour des conclusions (1). 

Repoussez tant que vous voudrez les théories 
stériles de l’art pour l’art ; blâmez l’artiste de ne 
pas conclure ou plutôt de parler quand il ne peut 
pas conclure; mais ne le transformez pas, ne le 
faites pas conclure malgré lui ; n’élevez pas une 
brillante individualité poétique à l’état de puis- 
sanco sociale, vous moralistes chrétiens pour Pat- 
laquer, vous novateurs pour la défendre ; laissez la 
conviction s’opérer chez le pûëte dans sa sphère; 
vous ne gagnez d’aucun côté à lui forcer la main, 
car, si vous le lapidez, vous le grandissez d’au- 

(l) Il importe de rappeler au lecteur que ceci était écrit 
avant l’apparition des romans socialistes et humanitaires de 
George Sand. ( Note do la 4* édition.) 


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GEOBGE 5AM). 


23 

tant, et il se tourne naturellement vers ceux qui 
l’encensent : ceux-là n’y gagnent pas non plus; 
car, violenté dans sa conscience, le poëte leur ap- 
porte une pensée hâtive, brusquée, capricieuse, 
une pensée de poëte; il leur fait de la philosophie 
fantastique, la pire de toutes les philosophies. En 
vérité, nous prenons trop au sérieux nos poètes; 
le géomètre qui leur demandait : qu’est-ce que 
cela prouve? n’était guero plus ridicule que nous 
qlii prétendons trouver eu eux la preuve de tout. 
Ceci lient, du reste, à un travers général du siècle, 
dont il n’est peut-être pas inutile de dire un mot 
en passant. 

■* ■> : 

Les nations qui commencent à vieillir ont des 

infirmités et des manies comme les vieillards. Les 
Grecs du Bas-Empire subtilisaient et sophisti- 
quaient outre mesure ; c'étaient des analystes 
r pointilleux : ils s’usaient dans le petit. Nous, nous 
symbolisons à qui mieux mieux ; la synthèse nous 
déborde, nous errons dans le vague, nous nous 

t * . i 

perdons dans l’infini. Ils ne voyaient que de IrèsV 
près et en détail : nous ne voyons plus qu’en gros 
* et de très-loin ; ils étaient myopes ; nous sommes 
presbytes. Ainsi, nous ne faisons plus de l’histoire, 


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24 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

» . 

l’histoire est le propre des esprits étroits ; nous 
faisons delà philosophie de l’histoire, c’est-à-dire 
qu’avec une douzaine de vocables de six pieds et 
deux ou trois classifications qui vont à tout, le pre- 
mier venu va vous décrire à priori les vicissitudes 
do l’empire mongol ou chinois, dont il ne sait pas 
un mot. En religion, nous ne sommes plus ni ca- 
tholiques, ni protestants, ni athées, ni théistes; 
nous sommes panthéistes, ce qui est très-grand, 

’ t 

très-beau, mais peu clair. En politique et en mo- 
rale nous n’avons souci ni de l’individu, ni de la 
famille, ni de la cité, ni de l’État ; nous avons 
vraiment bien autre chose à faire; nous avons 
l’humanité tout entière à soigner. La forêt, comme 
dit l’Allemand Menzel, nous empêche de voir les 
arbres. Il fut un temps où l’on faisait tout bête- 
ment de la poésie, de la musique et de la peinture; 
nous faisons, nous, de la poésie sociale, de la mu- 
sique apocalyptique et de la peinture métaphysi- 
que. Bien plus, nous avons été chercher dans le 
passé toutes les spécialités glorieuses, pour les 
tendre, les étirer et les clouer aux quatre coins 
du cadre immense de notre synthèse. L’Iliade s’est 
trouvée un mythe, FÉnéide un symbole, et j’iraa- 


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GEORGE SAND. 25 

gine que, si Dante et Shakspeare revenaient au 
mondé, ils seraient tout étonnés d’avoir dit tant 
de savantes choses dont ils ne se doutaient guère. 
J’avais cru, jusqu’ici, que Raphaël était un grand 
peintre ; j’ai lu l’autre jour dans un beau livre que 
c’était le plus grand théologien du seizième siècle. 

Au plus fort de cette période de confusion et de 
déplacement, une femme est venue avec toutes les 
qualités et tous les défauts qui constituent le 
poète. Imagination fongueuse, organisation mo- 
bile et passionnée, inspiration chaleureuse, ri- 
chesse de langage, rien ne lui manquait ; rien, 
pas même la vie exceptionnelle et tourmentée de 
l’artiste. Malheureuse dans le mariage, elle avait 
rompu avec le mariage; riche, elle avait laissé 
derrière elle toute sa fortune, ne gardant que la 
liberté, ces Dieux Lares que les Bohémiens et les 
, poètes emportent partout avec eux. 11 fallait vi- 
vre; elle s’ignorait elle-mcme; on lui conseilla 
d’écrire, elle écrivit ; et la pensée profondément 
philosophique ou perverse qui donna naissance à 
son premier livre fut, ainsi qu’elle le dit elle-même 
en maint endroit, celle-ci : avoir du pain. Le livre 
eut un succès prodigieux; c’était une histoire 

i 


Digitizec 


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26 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

écrite avec le cœur et toute brûlante de passion, 
de douleur et de colère. La donnée n’était pas 
neuve ; il s’agissait d’une femme; d’un mari et 
d’un amant.. Le portrait du mari était peu flatté: 
il eût été étonnant qu’il en fût autrement. L’amant 
lui-même, et ceci semblerait indiquer une décep- 
tion première; l’amant qu’un écrivain a appelé, 
je ne sais trop pourquoi, le roi des livres de 
George Sand, faisait dans celui-ci, comme dans 
plusieurs autres, une fort odieuse et fort triste 
figure; le beau rôle était pour la femme: rien de 
plus naturel. La critique, qui s'étonne de tout, s’é- 
tonna d’un succès fait sans elle, et se tira d’af- 
faire en déclarant que toutes les femmes avaient 
leur roman dans lecœur, et que, ce socret uue fois 
dit, il ne leur restait plus rien à dire. Six mois 
plus lard, Valentine donnait à la critique un écla- 
tant démenti. 11 s’agissait encoro, à la vérité, d’une 

% 

femme, d’un mari et d’un amant. L’auteur, n’ayant 
pas assez vécu, n’avait qu’une corde à son arc; 
mais la flèche qu’il lançait était d’une forme nou- 
velle: Do brutal et ignorant, lo mari était devenu 
froidement poli et profondément égoïste; l’amant 
avait gagné du tout au tout; il était noble, gêné- 


GEORGE SAND, 


27 - 


rcux et beau ; avec des qualités différentes, la 
femme restait à peu près lu même. Dans Jacques, 
le troisième roman qui fut écrit avant Lélia, bien 
qu'il ait paru après, les principaux personnages 
sont toujours la femme, le mari et l’amant; seu- 
lement ici le mari a le beau rôle. Jacques a tout 
ce qu’il faut pour faire le bonheur d’une femme ; 
il est grand et bon, il est bien un peu usé par le 
cœur ; mais il a tant de noblesse dans l’âme qu’il 
est impossible de ne pas l’aimer ; le rival obligé, 
l’amant, n’est pas de force à lutter; Octave est 
un vulgaire amoureux de vaudeville; et pourtant 
Fernande succombe. Il a été généralement con- 
venu que ce roman était le plus immoral de tous 
ceux de George Sand. On a dit que c’était la 
négation absolue de l’amour dans le mariage. 
Je no sais quelle a été la pensée première 
de l’auteur, mais il me semble que la dernière 
impression reçue, la vraie moralité de l’ouvrage, 
pour tout esprit non prévenu, est celle-ci : Fer- 
nande est une petite sotte qui aime son mari sans 
le comprendre, cesse de l'aimer sans savoir pour- 
quoi, et qui est impardonnable de le tromper.* 
Loin do croire ce livre dangereux, je suis profou- 


* 


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28 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

dément convaincu au contraire qu’il n’est pas de 
femme tant soit peu délicate qui ne soit mentale- 
ment révoltée contre le dénouement. 

Après Jacques vint Lélia : depuis Indiana , 
l’auteur avait vécu; il avait aimé, il avait tour à 
tour cessé d’aimer ou d'être aimé, il avait souf- 
fert, il avait grossi ses souffrances de toutes les 
forces de son imagination et de toutes les petites 
tortures de sa position exceptionnelle ; après avoir 
désespéré de l’amour dahs le mariage, il déses- 
péra de l’amour, de la vie, de Dieu, il désespéra 
de tout, et, un beau jour, dans un accès de fièvre 
intermittente, entre la fureur et l’abattement, il 
écrivit Lélia. 

A l’apparition de ce livre, le double mouvement 
de répulsion et d’entbousiàsme soulevé autour du 
nom de George Sand monta à son comble : eu même 
temps que la phalange philosophique lui tendai 1 
les bras en criant : salut, prophétesse! la grosse 
morale lui montrait le poing en l’appelant empoi- 
sonneuse ! 

Ce n’était, à vrai dire, ni une Pythie, ni une Lo- 

v » * 

custe; c’était un poète, dont une sorte de délire 

avait surexcité toutes les facultés au détriment do 

% 


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, GEORGE SAND. 29 

> 

la principale, la raison. Lélia ost à la fois le meil- 
leur et le plus mauvais, mais bien certainement le 
moins logique des livres de George Sand ; tout y 
est beau, majestueux, varié, mais c’est la beauté, 
la majesté, la variété du chaos. Lélia, Trenmor, 
Sténio, Pulchérie sont quatre types qui représen- 
tent non pas des idées, mais des états de l’âme; 
ces quatre types conversent et discutent à l’infini; 
chacun d’eux a tort et raison tour à tour ; ils finis- 
, sent par avoir tort tous les quatre, car l’ouvrago 
est sans conclusion ; et le lecteur, s’il n’est pas 
trop subtil, ferme le livre et s’étend dans son fau- 
teuil en résumant ces impressions en quelque 
maxime neuve et incendiaire dans le genre de celle- 

i 

ci : « Le parfait bonheur est impossible ici -bas. » 
Après ce grand cri de souffrance, qui a nom 
Lélia , l’âme de George Sand parut se calmer et se 
rasséréner un peu. Sa position sociale prit une as- 
siette plus fixe; elle se sépara judiciairement de 
son mari, rentra en possession de sa fortune, et 
alla demander aux montagnes de laSuisse, au beau 
ciel de Florence et de Venise, des pensées moins 
sombres, de plus riantes inspirations. Elle écrivit 
deux ou trois charmantes nouvelles, puis le Se- 


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* 

30 CONTEMPORAINS IU.USTRE8. 

crétaire intime , et Leone Leoni. Dans ces deux 
livres elle laissait de côté les types invariables de 
ses premiers ouvrages et le type désolé de Lélia, 
Sans être consolante, sa pensée était moins âcre • 
et plus purement artistique. Ce mouvement d’a- 
paisement alla se prononçant de plus en plus. Elle 
écrivit André, ce petit livre délicieux qui serait le 
frère de Paul et Virginie, s’il n’y avait là une 
grossière surprise des sens, humiliante, doulou- 

i • 

reuse, mais heureusement fausse et impossible 
daus la donnée du caractère d’André. GeorgeSand 
avait dit ailleurs : Les anges sont moins purs que 
le cœur d’un jeune homme de vingt ans lorsqu’il 
tjime avec passion ; et cela était non-seulement 
bien dit, mais cela était vrai ; car, tout corrom- 
pus, tout gangrenés, tout Don Juan manqués que 
nous sommes, il n’est peut-être pas un d’entre 
nous qui n’ait gardé en un recoin du cœur le loin- 
tain souvenir de quelque premier mystère d’amour 
candide, de chaste abandon et de facile renonce- 
ment. 

' # . 

Après André vinrent Simon, Mauprat , les 
Lettres d’un Voyageur, etc., etc. La période pas- 
sionnelle s’achevait graduellement dans le calme, 


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GEORGE SAND- 


31 


dans la poésie et daus la vérité. La phase reli- 
gieuse allait poiDdre. Une noble amitié venait de 

se former entre deux âmes portant dans des sphè- 

* 

res différentes un égal talent et une franchise 
égale de mobilité poétique. M. de La Mennais prit 
la direction du Monde , et George Sand publia dans 
ce journal les cinq lettres à Marrie, empreintes 
d’une résignation toute chrétienne. Ces lettres 
suffisaient à réduire à néant les conséquences so- 
ciales que la philosophie s’efforcait do tirer des 
douleurs individuelles de Lélia. 

Toutefois le temps d’arrêt chrétien ue fut pas 
long ; l’aventureux et turbulent poêle no fit que 
traverser cstlo paisible région pour passer bien- 
tôt avec armes et bagages daus le camp du pan- 
théisme. Après un voyage aux îles Baléares, il 
publia Spiridion. Ce livre, composé sous les frais 
ombrages de Palma, était une véritable palinodie, 
car il reproduisait brusquemeut dans la sphère 
religieuse toutes les négations morales de Lélia ; 
l’édifice à peineébauché daus les Lettres àMarcie 
se trouvait déjà renversé de fond en comble, et le 
christianisme progressif de M. de La Mennais 
laissé là comme impuissant. Depuis, dans une nou- 


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32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

^ » 

» 

velle édition de Lélia, retouchée et augmentée, et 
dans quelques travaux sérieux, George Sand s’est 
éloigné de plus en plus du principe chrétien, en 
même temps que sa pensée sociale prenait une 
couleur, sinon plus nette, du moins plus pronon- 
cée de radicalisme. Dans l’ordre purement artis- 
tique, elle a écrit diverses productions gracieuses, 
quo je ne puis analyser ici ; et bientôt vous serez 
appelés à la voir, dans le dramo de Cosima , ten- 
ter des chemins inexplorés. 

Maintenant, si vous voulez absolument que cette 
bluette biographique conclue à quelque chose, je 
vous dirai que sa conclusion est qu’il n’y a pas, 
jusqu’ici, dans tous les ouvrages de George Sand, 
l’ombre d’une conclusion sur laquelle on puisse 
asseoir une accusation formelle ou une apologie dé- 
cisive ; que ses livres prouvent tout ce qu’on veut, 
parce qu’ils ne prouvent rien ; que si poison il y a 
dans une page, vous n’avez qu’à la tourner pour 
trouver le contre-poison dans l’autre, et que les 
doctrines impies, immorales, antisociales de l’é- 
crivain d’autrefois me paraissent authentiques 
tout juste comme ses doctrines radicales et pau- 
théistiques d’aujourd’hui. 


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GEORGE SANÜ. 


33 


* Quant à l’influence pernicieuse de ces livres, je 

* , , / , * 

crois qu’on l’a beaucoup exagérée. Presque tous 
renferment au dénouement uue sorte de moralité 
de malheur qui, jusqu’à un certain point, rem-, 
place l’autre. S’il y a des passions et des fautes, 
il y a aussi des douleurs et des remords, et surtout 
il n’y a généralement pas do vice ; ils peuvent 
tourmenter et égarer les âmes, mais ils ne les dé- 

' I 

gradent ni ne les corrompent. A lire ces pages où 
les sentiments les plus opposés parlent une même 
langue, uue langue divine, on éprouve une adrai- ! 
ration pénible; et quand on les quitte, on aspire 
au vrai avec plus de force que jamais; on com- 
prend que tout cela n’est pas la vie, que l’imagi- 
nation n’est pas la raison, et que les poètes seront 

4 

toujours des poètes, c’est-à-dire, pour parler 

. . t * ' p 

comme le plus grand et le plus sage d’entre eux, 

des oiseaux mélodieux que tout bruit fait chanter. 

Que ce bruit vienne du dehors ou du dedans, qu’il 

charme ou épouvante, attire ou repousse, que ce 
• • , * 
soit un désir qui naît ou un ruisseau qui murmure, 

r" 

un peuple qui s’agite ou une mer qui gronde, un 

« 

trône qui croule ou une illusion qui s’en va, foi-' « 

seau chante, chaDte toujours, partout, sur tous 

• • « * 


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34 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. ' 

les tous : ne lui demandez pas le pourquoi de ses 

chants, il chante parce qu’il est oiseau. 

* * 

« 

• , ^ *, . * 

» ^ 

* « « 

. SUPPLÉMENT A LA 4 ° ÉDITION. 

\ # 

Le premier essai de George Sand dans la carrière dra- 

fl 

nautique fut malheureux. Cosima échoua au Théâtre-Fran- 
çais. L’ouvrage fut retiré après quelques représentations, 
et l’auteur l’a publié depuis en le faisant précéder d’une 
préface où il se plaint « qu’on lui ait contesté avec empor- 
, « tement et ironie le droit d’essayer une manière nouvelle, 
, a et où il déclare qu’il attend paisiblement un auditoire 
« plus calme et plus indulgent. » En cela je crois que 
George Sand se fait une double illusion : d’abord il n’y a 
guère de public indulgent, et, si ce public existait, il serait 
indigne de George Sand ; un demi-succès n’est pas à sa 
taille : il ne peut y avoir pour un tel écrivain qu’un public 
juste ou injuste, dont la postérité confirme ou casse les ar- 
rêts. Or, l’arrêt porté sur Cosima ne nie paraît pas sujet à 
cassation, car c’est là une production relativement mé- 
diocre, et à coup sûr la plus faible de toutes celles de 
George Sand. Ce drame n’est pas seulement défectueux à 
la scène; il laisse au lecteur une impression qu’il est peu 
habitué à rencontrer dans les pages du plus coloré et du 
plus passionné de nos prosateurs; ce n’est ni de la tris- 
tesse, ni de l’amèrtume, ni du bonheur, ni de l’effroi 
c’est quelque chose qui ressemble beaucoup à de l’erf? 
- ' rt'ui. En vérité, çc drame est ennuyeux, elle genre en- 


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P* 




' GEOKGE SAND. , 35 

frayent est le plus mauvais de tous les genres. Ce n’est ni 
dn drame physiologique et brutal à la manière d’Alexandre 
Dumas, ni du drame spiritualiste et intime à la manière 
d’Alfred de Vigny; ce n’est pas même du drame lyrico- 
fantaslique, comme les Sept Cordes de la lyre, par exem- 
ple, où l’idéal tient lieu de passion, de mouvement et de 
vie; c’est une sorte de juste-milieu entre Antony et Chat- 
terton, un mélange sans nom de sensualisme et d’idéa- 
lisme, d’emportement et de langueur, quelque chose qui 
n’est, à proprement parler, ni vrai, ni élevé; une action 
dénuée de réalité et de suite, mal engagée au début, 
maigre d’incidents, conduite péniblement d’invraisem- 
blances en invraisemblances, et qui s’arrête bien plutôt, 
qu’elle ne finit; c’est du reste toujours le même style, large, 
étoffé, splendide, toujours le même beau vêtement, mai-, 
celte fois, rien dessous. 

Cosima est le point de départ d’une nouvelle évolu- 
tion dans la marche des idées de George Sand. — Ce n’est 
plus l’auteur jeune, passionné et fougueux d'indiana, 
de Valenlinc, de Jacques, de tèlia: ce n’est plus ce poète 
naïf, mobile, varié, touchant, contradictoire et vrai des 
Lettres d'un Voyageur , écrivant sous la dictée de sa 
mémoire, de son imagination et de son cœur; ce n’est 
plus aussi ce génie tranquillisé qui, dans un moment 
de repos, enfanta Àndrè, Simon, Maupràt, les Lettres à 
Alarcie; c’est George Sand arrivé enfin à sa période de 
parti pris, A force de lui crier, amis et ennemis, qu’il 
avait un système, ils ont fini par le lui persuader) cl voijà 
l’auteur d’indiana qui fait décidément des romans huma- 
nitaires, et glisse entre deux amours des' tartines de socia- 


*• / 


j - • ^ 


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« 



36 CONTEMPORAINS ILLUSTRES; 

• r . i * « *• 

lismet — Il ne s’agit plus d’œuvres de pure poésie, de 
pure inspiration ; il s’agit d’œuvres méditées, avec des in- 
tentions, des opinions, des doctrines, un buL — Les idées 
de M. Pierre Leroux ont succédé, comme influence sur 
l’imagination de George Sand, aux idées de Sf. de La Men- 
ais. — Le roman démocratique intitulé le Compagnon 
du tour de France a été le premier produit de cette nou- 
velle crise intellectuelle. Ce roman it’a eu qu’un succès 
restreint et il n’a pas été terminé. — Ensuite est venu le 
roman d 'Horace. Ce roman ayant été refusé par la Revue 
des Deux Mondes, il en est résulté, entre le directeur de 
ce recueil et George Sand, une rupture qui a eu pour' 
conséquence la publication d’une nouvelle revue intitulée 
Revue indépendante, et créée de concert avec M. Pierrç « 

Leroux. — Dans cette revue George Sand a publié d’abord 

* 

son, roman d 'Horace, et ensuite Consuclo ; le succès de ce 
dernier ouvrage, le plus long de tous ceux de George Sand, 
semble avoir déterminé l’auteur à le prolonger indéfini- 
ment. — Huit volumes ont déjà paru de cette encyclopé- 
die; et bien que M. Leroux ait aujourd’hui quitté la 
Revue indépendante, George Sand continue à traiter, 
sous forme de roman, le thème philosophique de son maî- 
tre ; — la Renaissance dans l’humanité. - , 



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lmp 0* S*n»«t C 1 .'' 


Ru» d« Swo», 32 


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M. DE BROGLIE. 


Le gouVernemenk de Juillet a prit nais- 
sance au sein d’une révolution populaire ; 
c'est là sa gloire et son danger. La gloire 
a été pure parce que la cause était juste; 
le danger est grand, car toute insurrection 
qui réussit, légitime ou non, enfante par 
son succès des insurrections nouvelles. 

Discours de M. de Broglie. — Séance 
du 25 août 1835. 


M. de Broglie est peut-être l’homme d’état le 
ruoios populaire et eu même temps ie plus res- 
pecté de Franco. L’opinion publique, la grande 
reine de notre temps, a cela de bon que, si elle 
garde ses faveurs pour ceux qui la flattent, pour 
eux aussi elle garde ses variations, ses exigences, 
ses bouderies et ses caprices; quand elle rencon- 
tre par hasard une individualité roide et hautaine 
qui se refuse obstinément à courber la tête sous 
son joug, l’opinion commence par toiser le re- 
belle de haut en bas, et si elle trouve en lui de 

3 


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2 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

véritables proportions de grandeur, elle se rési- 
gne bientôt à subir une résistance qui ne l’humilie 
point, et elle se pose alors en face du personnage 
sur un pied de froideur permanente, qui n’est pas 
l’amour tant s’en faut, mais qui n’est pas non plus 
la haine, et qui jusqu’à un certain point n’exclut 
pas la justice. En fait d’ouvrages sérieux et de 
quelque importance historique, j’ai lu à peu près 
tout ce qui a été écrit d’hostile sur M. de Broglie 
depuis son entrée aux affaires, et le tout m’a paru 
se résumer en ce mot qu’un mien ami recueillit 
jadis de la bouche même de Lafayette : Je n’aime 
pas cet homme, mais je V estime. Or, il faut bien 
le dire, encore que cela soit peu édifiant, le plus 
beau, le plus rare témoignage qu’un homme po- 
litique puisse aujourd’hui invoquer en sa faveur, 
c’est l’estime universelle de ses ennemis. 

M. de Broglie appartient, comme chacun sait, 
à ee qu’on appelle le parti doctrinaire. Si ce mot 
sacramentel, dont le sens n’a jamais été, je l’a- 
voue, parfaitement clair pour moi, s’applique à un 
esprit va9te, élevé, profond, mais froid, arrêté, 
systématique, nourri de théories, mal à l’aise au 
milieu des faits qu’il s’efforce, avec une constance. 


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M. DB BROGLIE. à 

sinon toujours heureuse, du moins infatigable, 

d’encercler dans un ordre d’idées conçues à 
priori; si le fameux mot signifie touTcela, l’ho- 
norable pair serait le type le plus vrai , le plus 
complet du’docfrtnatre. M. Royer-Collard a quel- 
que chose de plus adouci ; il y a en lui une cer- 
taine mansuétude évangélique qui mitige l’austé- 
rité doctrinaire. Sa physionomie politique est un 
peu blafarde si l’on veut, mais elle est pacilique, 
sereine, inoffensive; c’est le Platon du parti (1). 
Plus rapproché de M. de Broglie par une assez 
étroite conformité de vues et par une rigidité pu- 
blique aussi grande en apparence, M. Guizot s’en 
éloigne, et de beaucoup, par son expérience des 
hommes, par son côté multiple et pratique, et par 
une sorte de malléabilité privée sur laquelle je 
n’ai peut-être pas assez insisté, et qui pourrait au 
besoin ressembler à de la souplesse. Il y a chez 
lui du Richelieu, mais il y a aussi par moments un 
peu de Mazarin. M. de Broglie est souple à peu 

(I) Il va sans dire que ceci s’applique au personnage pu- 
blic; tout le monde sait qu’au privé M. Royer-Collard est 
d’une causticité mordante qui ne rappelle aucunement Pla- 
ton, (Noie de la deuxième édition .) 


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4 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

près comme une barre de fer ; Mazarin et lui sont 
les deux antipodes; s’il trouve en son chemin un 
obstacle, il ne le tourne jamais, il le brise ou se 
vient résolument briser contre lui ; c’est un 
homme d’État tout d’une pièce, un stoïcien poli* 
tique, leZénon de la doctrine. 

L’homme privé n’est pas moins curieux à étu- 
dier. Vous arrivez chez M. de Broglie : vous le 
trouvez enfoncé dans son fauteuil avec une toi- 
lette de philosophe, c’est-à-dire tout ce qu’il y a 
de plus'négligé (1). Ses yeux sont assez habituelle- 
ment fixés sur la pointe de ses bottes; sa tête tra- 
vaille, son abord est taciturne et glacial ; s’il n’a 
rien à vous dire , il vous rend votre salut , vous 
laisse là et se replonge dans ses méditations ; s’il 
a à vous parler, il ne s’occupe que de vous, et 
oublie complètement tout ce qui l’entoure. Deux 
classes de personnes pour lesquelles il faut sur- 
tout se mettre en frais de paroles inutiles , les 

(i) Ceux qui veulent absolument voir du calcul dans le na» 
turel de M. de Broglie prétendent que ses distractions, son 
habit délabré, son vieux chapeau dont la pose renversée en 
arrière est si connue, que tout cela est un plagiat anglais et 
prend sa source dans le désir prêté à M. de Broglie de res- 
rembler en tout à un grand seigneur whig. 


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M. DE BROGLIE. 


I 


femmes et les diplomates, qui oe pardonnent pas 
à M. de Broglie ses distractions et sa sobriété de 
langage, lui ont fait dans le monde une réputation 
de gaucherie qui dépasse les bornes du réel. Quand 
M. de Broglie se résout à converser, sa conver- 
sation est lucide, élégante, tournant assez facile- 
ment, et pour peu qu’on s'y prête, au monologue, 
mais substantielle, savante, pleine de faits et d’i- 
dées. Chose étrange ! M. de Broglie accepte, com- 
prend et aime toutes les audaces de système, lui 
si sévère, si prêt à froncer le sourcil, si alerte à 
la répression, du moment où ce qu’il accueillait 
comme théorie tendrait à passer à l’état de fait. 
Joignez à tout cela une ferveur chrétienne qui 
n’est plus de notre âge, une seule et austère am- 
bition, celle du bien, udo loyauté qu’un orateur a 
pu dernièrement, sans étonner personne, quali- 
fier de proverbiale , les plus nobles qualités de 
père et d’époux, une vie intime, paisible et pure, 
sur laquelle une perte récente, qui a été presque 
une douleur publique, semble avoir jeté un voile 
de mélancolie; et si vous venez à vous rappeler 
que ce personnage excentrique et froid comme 
un savant, actif et laborieux comme un homme 


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6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

d’État, méthodique et compassé comme un qua- 
ker, est le dernier descendant d’une vieille race 
de courtisans et de soldats, vous reconnaîtrez que 
c’est bien là le plus singulier grand seigneur que 
les révolutions nous aient fait. 

La famille des Broglie (1) est originaire de 
Quiers en Piémont. Le premier personnage de 
cette famille dont l’histoiro fasse mention est 
François-Marie de Broglie, capitaine des gardes 
du prince Maurice de Savoie, qui, après s’être 
distingué dans la défense de la ville deConi contre 
l’armée française, reçut du duc de Savoie le titre 
de comte de Revel, et entra dix ans après au 
service de France, à la suite du cardinal Mazario. 
Cette famille grabdit rapidement; ses services et 
la faveur des rois la firent bientôt riche et puis- 
sante; en moins d’un siècle elle compta trois ma- 
réchaux de France. Lorsqu’éclata la Révolution, ' 
elle était dignement représentée par le maréchal de 


(l) Les uns font dériver ce nom du mot italien broglio 
(intrigue) ; l’étymologie étant peu polie, ou en a trouvé une 
autre dans le meme mot broglio , qui signifie aussi parc ou 
jardin, et a son analogue dans le vieux mot français breuil, 
encore usité dans quelques provinces. 


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M. DE BROGLIE. 


T 


Broglie, vieux soldat criblé de blessures, le héros 
parfois malheureux de la guerre de Sept-Aus, et 
cepeudant une des plus hautes figures militaires 
du dernier siècle. Pour les Broglie comme pour les 
plusgrands uomsdeFrance.PanlIde la république 
fut surtout une année fatale. Louis XVI avait ou- 
vert la marche funèbre, et tout ce qui restait de 
noblesse le suivait à l’échafaud. L’antique châ- 
teau normand des Broglie était dévasté et désert. 
Les canons que le maréchal avait enlevés trente 
ans auparavant à l’ennemi, et que Louis XV lui 
avait donnés pour parer son manoir ; ces canons, 
la nation s’en était emparée, et elle les faisait à 
son tour servir glorieusement contre l’ennemi. 
Le vieux guerrier lui-même, après avoir vaine- 
ment tenté d’arrêter le mouvement révolution- 
naire en acceptant le commandement des troupes 
réunies à Versailles, avait vu tous ses efforts se 
briser contre la résistance du peuple, et pour 
sauver sa tête il avait passé en Allemagne, où il 
devait mourir à Munster, en 1804, au moment où 
le consul Lebrun lui écrivait au nom de Bona- 
parte : « Le vainqueur de Berghen ne doit pas 
« hésiter à rentrer dans sa patrie, sous le gou- 


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8' CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

« vernement de l’homme qui a relevé les statues 
« de Tureuneet du graud Coude. ** 

Avec le maréchal avait aussi émigré son frère, 
l’aventureux abbé de Broglie, espèce de Gondi au 
petit pied, qui fut prévôt de Posen en Pologne, 
rentra en France en 1805, devint aumônier du 
dieu Mars (comme disait M. de Pradt, cet autre 
abbé qui lui ressemblait un peu), fut successive- 
ment évêque d’Acqui en Piémont, évêque de Gand, 
disgracié, emprisonné à Vincennes, rétabli en 
1814, finalement déposé en 1817, comme ultra- 
montain forcené, et qui mourut à Paris en 1821. 

Le second fils du maréchal, le prince Victor- 
Araédée de Broglie, destiné d’abord à l’état ec- 
clésiastique, n’avalt pas tardé à s’enfuir aussi en 
compagnie do son précepteur. Une fois sur les 
bords du Rhin, il avait jeté le froc aux orties, et, 
avec ses dix-sept ans, il bataillait déjà contre la 
Révolution, dans le régiment émigré des cocardes 
blanches, en attendant que la Restauration lui 
permit de venir continuer le combat sur les bancs 
de la Chambre introuvable. 

De toute cetto famille ainsi éparpillée, un seul 
membre restait en France; celui-là aussi était 


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M. DE DROGUE. <J 

un vaillant soldat dès l’âge de quatorze ans, ainsi 
que l’avaient été son père et son grand-père ; mais 
il avait respiré l’air vivifiant du Nouveau-Monde; 
il avait combattu avec Washington et Lafayette, 
et, comme ce dernier, il avait espéré sauver la 
monarchie en l’associant à la liberté. C’était 
Charles-Louis-Victor de Broglie, le fils aîné du 
maréchal. 

Député aux états généraux par la noblesse de 
Colmar, il avait servi la cause constitutionnelle, 
de sa parole d’abord, et puis de son épée, dans 
l’armée de Luckner et de Biron. Trahi dans ses 
efforts après le 10 août, il n’avait pas voulu quit- 
ter le sol de la patrie, et, le 10 juillet 1794, il 
montait sur l’échafaud, où il mourait en Broglie, 
laissant une veuve, la petite-fille du maréchal de 
Bosen, une noble femme, avec quatre enfants, 
dont un seul fils, Achille-Charles-Léonce-Victor 
de Broglie, le duc actuel, alors âgé de neuf ans. 

Enfermée dans les prisons de Vesoul, la prin- 
cesse de Broglie était sur le point de subir le même 
sort que son mari, lorsqu’elle parvint à s’évader, 
grâce au dévouement d’un vieux domestique ; elle 
se réfugia en Suisse avec ses enfants, et, par un 


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10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

jeu bizarre de destinée, il se trouva que deux 
hommes (1), nés dans des rangs différents, deux 
hommes que les événements politiques devaient 
si souvent et si intimement rapprocher plus tard, 
commençaient presque au même jour leur car- 
rière par une même douleur et un même exil. 

A la chute de Robespierre, de Broglie 
rentra en France, et se consacra tout entière à 
l’éducation de son fils. Son second mari, M. d’Ar- 
genson, la seconda dans cette tâche. L’enfant fut 
élevé non point en gentilhomme d’autrefois, mais 
en citoyen; il puisa, dans les écoles centrales 
créées par la Révolution et dans les soins d’un 
professeur distingué do l’Académie de Strabourg, 
une instruction vaste, sérieuse, solide, les ins- 
tincts do son siècle, et le sentiment des intérêts 
nouveaux sortis du grand fait qui lui avait ravi son 
père. Il manifesta de bopne heure des goûts lit- 
téraires très-prouoncés, et il passe encoro au- 
jourd’hui pour un de nos plus forts hellénistes. 
Napoléon, qui pensait alors à rattacher à lui les 
plus grands noms de France, et ne voyait pour 
un Broglie d’autre métier que celui des armes, en 
, (1) Voir U notice tur M. Guizot. . 


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11 


M. DE BBOOLIE. 

eût fait volontiers un soldat; mais à la vue de ce 
jeune homme grave et froid, déjà rompu aux for- 
tes études de philosophie, d’histoire et de droit 
public-, il jugea qu’il pourrait lui être bon à quel- 
que chose dans une partie où les sujets n’abon- 
daient pas, et il lui ouvrit les portes du conseil 
d’État, l’attacha en qualité d’auditeur à la section 
de l’iulérieur, le chargea successivement de di- 
verses missions en lllyrie et en Espagne, l’envoya 
à Varsovie en 1812, à la suite de M. de Pradt, et 
de là, en 1813, auprès de M. do Narbonne, dans 
ce fameux congrès de Prague, où se décidèrent, 
après Moscou, les destinées de la France. 

A la vue de toutes ces haines amoncelées, doDt 
M. de Narboùne, l’homme de cour le plus fin, le 
plus insinuant, le mieux posé auprès des chan- 
celleries étrangères, et le plus dévoué à Napoléon, 
s’efforcait vainement de conjurer l’explosion , 
M. de Broglie s’affermit plus que jamais dans son 
amour inné des principes; il comprit que l’Eu- 
rope réussirait à isoler Napoléon de la France, 
parce que, comme l’écrivait M. deBassano dans 
une lettre prophétique après le dernier triomphe 
de Lutzen, les nations se fatiguent do la nécess i t 


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12 CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

de vaincre toujours; parce que le dévouement à 
un homme a des bornes, et que si grand, si glo- 
rieux que soit cet homme, quand il est à lui seul 
son unique symbole, quand il ne représente que 
lui, l’édifice de sa propre gloire l’écrase, et il 
tombe du jour où la fortune inconstante vient à 
lui retirer ses faveurs. 

M. de Broglie a subi, mais n’a jamais aimé Na- 
poléon ; l’illustre pair veut de la force, beaucoup 
de force dans le pouvoir, il l’a prouvé; mais à 
ce sentiment se joint un instinct scrupuleux de 
légalité, qui s’accommodait mal de l’administra- 
tion à coups de décret et des brusques allures du 
despotisme impérial. Aujourd’hui même que la 
grande figure de l’empereur ne nous apparaît plus 
à nous autres que sous son aspect rayonnant, fas- 
tique, providentiel, M. de Broglie reste encore 
à ce sujet d’une froideur désespérante. Quelqu’un 
lui parlait un jour avec enthousiasme de ce génie 
qui devinait tout ce qu’il n’avait pas appris ; et à 
ce propos il l’interrogeait sur les fameuses séan- 
ces du conseil d’État, où Napoléon se montrait à 
la fois légiste et orateur. «Il faut croire, répondit 
« M. do Broglie, que j’ai joué de malheur, car à 


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4 


M. DE BBOGLIK. 1S 

« toutes les séances où j’ai assisté, je ne lui ai 
«•jamais entendu dire que des coguecigrnes (je 
« rapporte textuellement). Pourtant, M. Locré, 
« le rédacteur des procès-verbaux, est un homme 
« de la véracité duquel on ne peut pas douter, et 
«j’avoue que, dans son livre, Napoléon parle 
« souvent fort bien. » 

Dans cette disposition d’esprit, et animé comme 
il l’était d’une prédilection marquée pour la con- 
stitution anglaise, M. de Broglie dut accueillir 
avec une sympathie non équivoque la Restaura- 
tion et la Charte. En juin 1814, Louis XVIII l’ap- 
pela à la Chambre des Pairs, où il siégea d’abord 
silencieusement, n’ayant point encore l’âge requis 
pour prendre part aux délibérations. C’est vers le 
môme temps qu’il épousa la fille de M me de Staël. 

Un an plus tard, en 18 15, la veille de cette fu- 
nèbre nuit du 5 décembre, où se décida le sort 
du maréchal Ney, le jeuue pair venait tout juste 
d’atteindre ses trente ans ; il s’empressa de récla- 
mer l’exercice de son droit, on le lui contesta; en 
un pareil moment, bien d’autres se fussent assez 
iacilement résignés à se laisser vaincre; M. de 
Broglie insista vivement, emporta la parole de 

3* 


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14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

haute lutte, combattit à plusieurs reprises en fa- 
veur de l’accusé, et fut du nombre des seize pairs 
qni votèrent pour la déportation. 

A dater de ce moment jusqu’à la révolution de 
Juillet, la vie politique de M. de Broglie n’est plus 
qu’une longue lutte contre les divers ministères 
qui se sont succédés sous la Restauration, lutte 
infatigable, entremêlée de courts instants de re- 
pos sous le premier ministère Decazes et à l’avé» 
□ement du ministère Martignac. 

En 1816, lorsque fut présentée la loi d’amnis- 
tie, amendée par la Chambre des Députés, mais 
qui maintenait cependant les exceptions portées 
dans l’ordonnance du 24 juillet, M. de Broglie 
combattit la loi et l’ordonnance, en demandant une 
amnistie plus complète et plus régulière. Le 5 fé- 
vrier de la même année, après l’ordonnance qui 
dissolvait la fameuse Chambre aux catégories , il 
appuya vivement le nouveau projet de loi sur l’or- 
ganisation des collèges électoraux , projet com- 
battu par le parti royaliste comme subversif, et 
défendu par M. de Broglie comme propre à don- 
ner un système d’élection vraiment national. Je 
n’eu finirais pas si je voulais analyser et résumer 


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M. DB BROGLIE. 15 

ici les nombreux discours prononcés par M. de 

Broglie. Chaque année lo vit se constituer l’ad- 
versaire à la fois opiniâtre et mesuré de tous les 
actes qui ont amené la ruine de la Restauration : 
loi sur la presse, présentée le 9 janvier 1817 ; 
proposition Barthélemy, qui tendait .à restreindre 
et à dénaturer la loi électorale; loi suspensive 
de la liberté individuelle; loi sur la saisie préa- 
lable des écrits ; loi de censure ; loi sur la dé- 
tention préventive; loi sur les substitutions; loi 
dite de justice et d'amour ; M. do Broglie com- 
battit loutes ces lois, et bien d’autres encore, 
avec une gravité de langage, une force de lo- 
gique, mélangée d’uno certaine ironie froide et 
pénétrante, qui le classèrent bien vite parmi nos 
orateurs parlementaires les plus éminents. En 
même temps qu’il défendait ainsi la Charte contre 
les envahissements successifs du pouvoir, il ap- 
portait dans les questions les plus ardues de fi- 
nances, d’économie politiquo, de droit civil et 
criminel, les ressources d’un esprit élevé, nourri 
de méditations, de profondes études, et dirigé par 
les inspirations d’une saine philanthropie; ainsi, 
le 15 août 1818, il attaquait la loi sur la con- 


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16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

traintc par corps en matière civile, qu’il déclarait 
un préjugé barbare fndigno d’une nation civili- 
sée ; le 23 mars 1822, il réclamait énergiquement 
l’exécution des lois prohibitives de la traite des 
nègres, en prononçant à ce sujet un beau discours, 
digne des sympathies de tous les amis du progrès 
et de l’humanité. Dans la discussion de la loi des 
douanes, du 7 mai 181B, et dans la discussion du 
budget de 1819, il acquit en matière de finances 
une renommée de savoir confirmée et accrue plus 
tard par son substantiel travail sur l 'Emprunt 
grec t et ses discours plus récents sur l’indemnité 
américaine, dont on peut bien combattre le principe 
et les conclusions, mais dont on ne saurait nier 
l’importance comme travail. Dans les derniers 
temps de la Restauration , la Revue française , 
fondée sous le patronage de M. de Broglie, s’enri- 
chit fréquemment d’articles anonymes sur les 
matières les plus ardues, dont la haute portée 
décelait la plume d'un homme d’Etat et d’un pu- 
bliciste consommé. 

Mais ce qui fit surtout la gloire de M. de Bro- 
glie, ce qui lui donna alors une popularité qu’il 
ne cherchait pas, et qui s'en est allée depuis, sans 


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M. DE BROGLIE. V *• 

qu'il fil uu pas pour la reteuir, ce sont ses bril- 
lauls combats pour la liberté de la presse. 

Ceci me force à consacrer quelques lignes à 
l’examen d’un grief formulé par l'opposition con- 
tre tous les hommes que la révolution de Juillet a 
portés au pouvoir, et plus spécialement contro 
M. de Broglie. Le grief n’est pas nouveau ; il est, 
au contraire, vieux comme le monde; ce que j’ai 
à dire à ce sujet n’est pas bien neuf aussi ; mais 
les vérités les plus banales sont justement celles 
sur lesquelles il est bon d’insister par moments, 
vu l’extension colossale que prennent de jour en 
jour les grands mots. Du reste, comme cette no- 
tice, ainsi que toutes les précédentes, a la pré- 
tention de n’étre ni une critique, ni une apologie 
absolue, chose rare aujourd’hui, mais bien uno 
exposition aussi fidèle que possible, je vais m’oc- 
cuper, non pas tant de discuter le fond mémo des 
questions que de les poser et de les débarrasser 
des voiles dout on se plaît à les obscurcir dans 
l’intérêt de tel ou tel système. 

Il est notoire que M. de Broglie a été très-libé- 

l 

ral sous la Restauration, qu’il a prononcé de fort 
beaux discours pour la liberté de la presse ; il est 


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18 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

notoire aussi qu’après la révolution M. de Broglie 
a prononcé d’autres discours non moins beaux, 
dans le but de réprimer ce qui lui semblait un 
abus de cette même liberté. Eu présence de ces 
deux circonstances, que font les biographes dits 
impartiaux? Ils détachent des discours du pair 
de la Restauration les passages les plus saillants 
de libéralisme, prennent, dans les discours du 
ministre de Juillet , les passages les plus saillants 
de gouvernementalisme, et établissent un naïf 
rapprochement ; or, comme il se trouve qu’entre 
les deux discours, conçus à Un point de vue dif- 
férent, il y a à peu près la même ressemblance 
qu’entre les temps qui les ont vus naître, ces 
biographes impartiaux mettent la main sur la 
conscience, et déclarent qu’avec la meilleure vo- 
lonté du monde ils ne peuvent s’empêcher de 
crier de leur plus grosse voix : « A la corruption ! 
à l’apostasie!» Cette tactique manque rarement 
son effet sur le vulgaire, qui s’indigne de voir le 
même homme combattre pour le pouvoir après 
avoir combattu pour la liberté, et qui s’empresse 
de faire chorus en criant à son tour : «A l’apos- 
tasie ! à la corruption ! » 


M» DK BROGLIE. * 10 

Corame je ne veux pas tourner uno difficulté 
qui, dans cette circonstance surtout, me paraît 
très-peu sérieuse, je vais suivre aussi la méthode 
si commode des rapprochements ; je choisis juste- 
ment dans les discours prononcés par M. de Bro- 
glie sous ia Restauration un passage qui a échappé 
aux yeux de lynx de mes prédécesseurs en bio- 
graphie, et c’est dommage, car il prête admira- 
blement le flanc aux traits acérés de l’indignation 
puritaine. 

Le 2 mars 1819, M. de Broglie terminait ainsi 

un beau discours contro je ne sais quel projet de 

* 

loi présenté par le gouvernement : 

« S’il nous faut renoncer à la liberté indivi- 
« duelle chaque fois qu’une poignée d’insensés 
« aura tenté quelque mauvais coup., s’il nous faut 
« renoncer à la liberté do la presse chaque fois 
« qu’un écervelé aura mis au jour un pamphlet té- 
« méraire, c’en est fait du gouvernement consti- 
« tutionnel ; qu'on nous ramène aux carrières , 
« ne profanons plus ce beau nom !... » 

Voilà, certes, un magnifique texte à antithèse; 
voilà la réfutation la plus péremptoire de tout ce 
que pourra dire le ministre du 11 octobre en fa- 


â 


JO CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

veur des lois do septembre. Traversous de suite 
une période de seize années, arrivons à la discus- 
sion de ces fameuses lois, sur lesquelles je revien- 
drai si j’ai un peu de place; car il y a là-dessus, 
a mon seus, quelques petites distinctions à éta- 
blir ; voyons comment le pair de la Restauration 
se tirera d’affaire , et comparons. D’abord , je 
vous dirai que M. de Broglie, qui est un orateur 
grave , élégant , parfois ‘légèrement caustique , 
mais assez sec d’ordinaire , fut très-éloquent ce 
jour-là ; sa pose respirait la fierté, sa parole était 
éclatante ; le sang bouillant des soldats de sa race 
semblait pour la première fois lui monter au vi- 
sage; tous ceux qui ont assisté à la séance du 
25 septembre n’ont pas oublié le frémissement 
général qui suivit cette péroraison : 

«La révolte, c’est là l’ennemi que la révolu- 
« tion, la glorieuse et légitime révolution de Juil- 
« let portait dans son sein. C’est là l’enoemi que 
« le gouvernement de Juillet devait rencontrer 
«dans son berceau. La révolte, nous l’avons 
« combattue soüs toutes les formes, sur tous les 
« champs de bataille. Elle a commencé par vou- 
« loir élever en face de cette tribuoc dos tribunes 


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M. DE BROGLIE. SI 

u rivales, d’où elle pût vous dicter ses volontés 

« insolentes et vous imposer ses caprices sangui- 
« naires. Nous avons démoli ces tribunes factieu- 
« ses, nous avons fermé les clubs, nous avons 
« pour la première fois muselé le monstre! Elle 
j* est alors descendue dans la rue ; vous l’avez 
« vue heurter aux portes du palais du roi, les bras 
« nus, déguenillée, hurlant, vociférant des rnju- 
« res et des menaces, et pensant tout entraîner 
•* par la peur. Nous l’avons regardée eu face; la 
« loi à la main , nous avons dispersé les attrou- 
« pements, uous l’avons fait rentrer dans sa tan- 
« nière ! Elle s’est alors organisée en complots 
« vivants, en conspirations permanentes; la loi à 
u la main, uous avons dissous les sociétés anar- 
« chiques, nous avons arrêté les chefs, éparpillé 
« les soldats! Enfin, après nous avoir plusieurs 
« fois menacés de la bataille, plusieurs fois elle 
« est venue nous la livrer ; plusieurs fois nous l’a- 
« vous vaincue , plusieurs fois nous l’avons traî- 
« née malgré ses clameurs aux pieds de la justice 
« pour recevoir son châtiment. 

« Elle est maintenant à son dernier asile ; elle 
« se réfugiaduns la presse factieuse, elle se ré- 


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22 CONTEMPORAINS illustres. 

« fugie derrière le droit sacré de discussion que 
« la Charte garantit à tous les Français. C’est là 
« que, semblable à ce scélérat dont l’histoire a 
« flétri la mémoire et qui avait empoisonné les 
« fontaines d’une cité populeuse, elle empoisonne 
*t chaque jour les sources de l’intelligence htî- 
« maine, les canaux où doit circuler la vérité; 
«elle mêle son venin aux aliments des esprits; 

« nous, nous l’attaqüons dans son dernier asile, 

« nous lui arrachons son dernier masque ; après 
« avoir dompté la révolte matérielle, sans porter 
« atteinte à la liberté légitime des personnes , 

« nous entreprenons de dompter la révolte du 
« langage sans porter atteinte à la liberté légitime 
« de la discussion. » 

Je conviens volontiers que tout ceci n’est pas « 
précisément du radicalisme, pas plus que ce qui 
précède n’était de l’ultrà-royalisme; mais peut-on 
qualifier d’apostasie une double pensée dont le 
fonds est identique et dont la forrhe n’est qu’une 
question de temps? Etendons-nous. 

Lorsque, dans une époque donnée, du jour au 
leudemain, sans transition, sans cause apparente, 
le même individu, après avoir vociféré au nom de 


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„* M. DE BB0GL1E. 23 

U liberté, se met tout à coup à déclamer au nom 
du pouvoir, appelez-le renégat, traître, yendu» 
corrompu ou fou ; c’est bieo ; ou encore s’il passe 
brusquement du pouvoir à la liberté, dites, ainsi 
que cela s’est pratiqué souvent, qu’il a eu comme 
saint Paul une illumination soudaine, que ses 
yeux se sont dessillés, que l’Esprit-Saint est des- 
cendu sur lui en langue de feu, que la grande 
voix de l’avenir a retenti à son oreille, etc., etc.; 
dites tout ce que vous voudrez. 

Mais lorsque la vie politique d’un homme se 

# M i 1 1 

trouve brusquement coupée en deux par une ré- 
volution, lorsque la forme gouvernementale, dans 
les limites do laquelle il combattait, est brisée de 
fond en comble ; quand le dogme de la légitimité, 
qu’il réprimait , mais acceptait et maintenait 
comme garantie, est renversé par celui de la 
souveraineté du peuple, qu’il u’acœpte qu’à sou 
corps défendant (vous voyez que je ne prétends 
pas faire de M. de Broglie un démocrate), si cet 
homme a pu lire dans l’histoire du monde, dans 
l’observation de nos cinquante dernières années, 
et dans l’événement même qui vient de s’accom- 
plir sous ses yeux, que les gouvernements péris- 


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24 CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

sent toujours par l’abus du principe qui leur a 
a donné la vie, les gouvernements démocratiques 
par l’anarchie, les gouvernements militaires par 
la guerre, et les gouvernements de droit divin par 
leurs prétentions extra-légales ; si, à la vue d’une 
royauté nouvelle à peine sortie des flancs d’une 
révolution populaire, environnée à sa naissance 
d’outrages, d’injures, de négations hautaines, 
d’attaques à main armée, cet homme, qui se 
cramponne à l’idée monarchique comme à une 
dernière planche de salut, pense qu'après avoir 
défendu le principe de liberté contre les attaques 
du principe d’autorité, qui a succombé dans la 
lotte, le temps est venu de réagir de toutes ses 
forces en faveur du vaincu contre les excès du 
vainqueur; si, de plus, cet homme s’appelle M. de 
Broglie, c’est-à-dire si, par sa haute position, il 
est inaccessible aux séductions matérielles du 
pouvoir; si, loin de rechercher le pouvoir par am- 
bition du pouvoir, il n’a, durant tout le cours de 
sa vie ministérielle, jamais hésité un instant en- 
tre sa plus petite conviction et son portefeuille; 
et si, dernièrement encore, arbitre de la situation, 
il s’est opiniâtrement refusé à reprendre le pou- 


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M. DE BDOGME. 25 

voir que (ouf le monde s’accordait à lui offr ir ; si, 
dans tous ces faiîs, qui ne sont que très-logiques 
au point de vue du personnage , vous voyez une 
inconséquence, une contradiction, une apostasie, 
c’est que vous êtes tout simplement de ceux qui 
ont intérêt à dire ce qu’ils ne pensent pas, ou de 
ceux à qui Jésus-Christ réserve le royaume des 
deux comme pauvres d’esprit. 

Maintenant, s’ensuit- il que le système de M. de 
Broglie soit le bon? No peut-on pas lui dire qu’il 
s’est trompé , qu’il s’est exagéré le mal , que les 
remèdes auxquels il s’est confié sont, ainsi que le 
lui déclarait M. Royer-Collard lui-même, les il- 
lusions d’un homme de bien irrité ; que quelques- 
uns d’entre eux sont du genre héroïque , c’est-à- 
dire dangereux ; que, quand un dogme social a 
fait son temps, il faut savoir franchement le lais- 
ser de côté et ne pas tenter de le ressusciter sous 
je ne sais quelle forme factice et bâtarde; ou en- 
core, si l’on n’est pas plus poli que M. Dupin, lui 
signifier tout uniment que la quasi-légitimité est 
une absurdité de même calibre que la monarchie 

républicaine ; que l’importation do whigisme en 

* 

France est une impossibilité? Oui, certes, on peut 


26 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

dire tout cela à M. de Broglie, ou peut même, 
ainsi que je lo ferai tout à l’heure , le mettre en 
opposition avec lui-même sur telle ou telle ques- 
tion; mais c’est tenter l’impossible que de vou- 
loir découvrir des actes d’abjuration servile et 
effrontée chez un homme politique dont le côté 
faible peut au contraire se résumer en ces trois 
mots : opiniâtreté de système , inexpérience des 
hommes et dédain pour les faits. 

Le jeudi 29 juillet, M. de Broglie, qui s’était 
contenté d’observer silencieusement les événe- 
ments, vint passer la soirée chez M. Laffitte. Il 
ne dit pas un mot; comme il est assez coutumier 
du fait, on n’y prit pas autrement garde ; il s’en 
retourna chez lui silencieux comme il était venu, 
et deux jours après il était nommé ministro de 
l’intérieur par MM. Audry de Puyraveau, Scho- 
nen, Mauguin et Lobau, composant la commission 
municipale. On n’accusera toujours pas M. de 
Broglie d’avoir fait beaucoup d’avances à la ré- 
volution de Juillet. 

Après l’installation de la royauté du 9 août, 
M. de Broglie passa au ministère de l’instruction 
publique, et le portefeuille do l’intérieur fut re- 


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U. DE RR00LIE. *7 

mis aux mains plus actives do son ami M. Guizot. 
Alors commeucèreut dans le seio du conseil les 
fameuses querelles du Philippe 1er e t du Phi- 
lippe VII, du quoique et du jwrce que. M. de 
Broglie et M. Guizot, avant tout préoccupés du 
désir de régulariser et de contenir la révolution, 
cherchaient à sauver des ruines du gouverne- 
ment antérieur tout ce qui leur paraissait propre 
à servir de lieu entre le passé et le présent. Mais 
le mouvement était encore trop voisin du point 
de départ pour pouvoir être dirigé avant qu’il se 
fût amorti par sa violence même; les hommes 
de l’Hôtel-de-Ville étaient encore trop puissants, 
les masses trop échauffées, les idées d’ordre trop 
affaiblies pour qu’un ministère de répression fût 
possible ; il ne pouvait le devenir qu’après qu’uu 
ministère de concession se serait usé aux affaires. 
MM. de Broglie et Guizot durent céder la place à 
M. Laffitte et passèrent dans l’opposition. Le mi- 
nistère Laffitte marcha durant quatre mois assez 
tristement, comme vous savez. Le ministère Ca- 
simir Périer vint bientôt donner la première 
impulsion régulatrice ; M. do Broglie le soutint 
dans tous ses actes , hors l’hérédité do la pairie 


28 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

qu’il abandonnait, et que M. de Broglie défendit 

conjointement avec M. Thiers ; et ces deux hom- 
mes, partis des deux pôles opposés, se rencontrè- 
rent pour la première fois. 

Il y a plus d’affinité qu’on ne pense générale- 
ment entre M. de Broglie et M. Thiers : c’est l’af- 
finité des contraires. Chacun des deux a tout ce 
qui manque à l’autre, et M. Guizot était là pour 
servir de trait-d’union. Le ministèro du 11 octo- 
bre 1832 fut fondé ; je ne reviendrai pas sur l’his- 
torique de ce ministère, qui a subi six modifica- 
tions, une crise de huit jours, et qui a duré douze 
cent trente-deux jours, c’est-à-dire près do quatre 
ans, ce qui est énorme par lo temps qui court. 
M. de Broglie en sortit une première fois lors du 
rejet de la loi d’indemnité des États-Unis. 

P Après la retraite du maréchal Gérard, l’avor- 
tement du tiers-parti dans la personne de M. de 
Bassano, l’avènement et la démission du maré- 
chal Mortier, et la criso occasionnée par la riva- 
lité de MM. Guizot et Thiers, se disputant la pré- 
sidence, M. de Broglio fut appelé d’un commun 
accord, le 12 mars 1835, à reprendre le porto- 
feuille des affaires étrangères ot à présider le con- 


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M. DB BB0GL1B. 20 

seil. C’est ici que se place naturellement un petit 
mot sur la part que prit M. de Broglio aux lois 
de septembre. Les lois de septembre ont, à mes 
yeux, le mérite do ne valoir ni plus ni moins que 
les cinquante autres lois de circonstance, en- 
fantées et mortes depuis cinquante ans ; nées 
comme elles, elles passeront comme elles, avec 
les circonstances. Toutefois on doit à ce 6ujet fairo 
une distinction, notamment sur la loi de la presse, 
dont M. de Broglie s’occupa plus spécialement. 
11 y avait là deux questions bien tranchées : l’une 
plus simple, l’autre très-épineuse, une question 
de pénalité et une question de juridiction. Dan9 
cette conjoncture, M. de Broglie se trouva , sui- 
vant moi du moins, en faco d’uue contradiction 
avec lui-même ; en effet, seize ans auparavant, lo 
8 mai 1819, M. de Broglie, rapporteur du meil- 
leur projet de loi sur la presso qu’ait enfanté la 
Restauration, faisait reposer toute son argumen- 
tation sur ce principe, savoir : que la presse est 
un instrument propre à servir au bien comme au 
mal ; que les délits de presse ressemblent à tous 
les autres délits; que, par conséquent, ils peuvent 
bien donner lieu, suivant leur nature, à une gra- 


30 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

duation de peines, mais qu’ils ne peuvent jamais 
devenir l’objet d’une juridiction exceptionnelle. 

Le 25 septembre 1835, M. de Broglie disait en 
substance à la Chambre : La personne du roi, dé- 
clarée inviolable par la Charte, est journellement 
insultée par la presse; le principe même du gouver- 
nement est attaqué par elle :or, en aucun temps, 
en aucun lieu du monde, un gouvernement établi 
n’a permis qu’on attaquât publiquement son prin- 
cipe. Nous venons vous demander une pénalité 
sévèro, très-sévère, contre ces deux délits. — Jus- 
que-là tout était bien ; on pouvait contester la né- 
cessité de cette qualification nouvelle de délits, 
mais on ne pouvait nier que le rapporteur de la loi 
do 1819 ne fût conséquent à lui-même. Restait la 
question d’attribution. Comment M. de Broglie, 
avec ses principes en matière de presse, pouvait- 
il expliquer qu’on dessaisit la justice ordinaire, 
le jury, pour investir la Chambre des Pairs d’une 
juridiction exceptionnelle? 

Le cas était embarrassant. Savez-vous com- 

i 

ment M. de Broglie se tira de ce mauvais pas? Il 
ne fut pas précisément conséquent, puisqu’il con- 
courut à la présentation du projet en sa qualité de 


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M. DE BR0GLIE. 94 

ministre, mais il serait très-difficile de le mettre 

en contradiction avec lui-même, car il ne brisa 
ni ne tourna l’obstacle , il le passa à un collègue 
qui n’y regarde pas de si près. Il annonça qu’il en 
parlerait et il n’en dit pas un mot. 11 disserta lon- 
guement et très-bien sur la nécessité d’une ré- 
pression vigoureuse, et laissa complètement de 
côté la question de juridiction. • . 

C’est là, à mon sens, un des traits les plus sail- 
lants du caractère de M. de Broglie; quand la 
nécessité, cette suprême loi d’aujourd’hui, vient 
uno fois déranger l’édifice de sa logique, il se dé- 
fend tant qu’il peut, et, faute de mieux, il se réfu- 
gie dans une dernière protestation , celle du si- 
lence. 

Savez-vous maintenant qui se chargea d’étayer 
de son éloquence la partie la plus difficile, la plus 
scabreuse, tranchons le mot, la plus défectueuse 
des lois de septembre ; savez-vous qui se chargea 
d’équivoquer et de sophistiquer sur l’art. 28 de la 
Charte, de prouver que la juridiction de la Cham- 
bre des Pairs était une juridiction ordinaire, que 
la maxime : « Le jury c’est le pays, * était vraio en 
matière civile, mais fausse en matière politique ? 


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32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

Ce fut tout simplement M. Thiers, l’ex-journa- 
liste démocrate, aujourd’hui chef d’une opposition 

centre gauche, et qui, avant six mois peut-être, 
réformera de sa main les lois de septembre. 

Très-bon ministre des affaires étrangères en ce 
qui touche le côté sérieux de la position , M. de 
Broglie avait pourtant un défaut capital ; il igno- 
rait au suprême degré cet art sublime qui consti- 
tue l’idéal du diplomate, ot que possèdent si bien 
M. Molé quand il le veut, et M. Thiers quoi qu’il 
en veuille : l’art de diro très-peu de choses en 
beaucoup de mots ; son laconisme faisait le déses- 
poir des ambassadeurs. — Voici à ce sujet une pe- 
tite histoire que je tiens d’un de nos plus spirituels 
conseillers d’Êtat ; elle est assez caractéristique. 

Un jour le ministre de Prusse, M. de Werther, 
était dans une inquiétude extrême; depuis plus 
d’un mois il se rendait assidûment dans les sa- 
lons de la présidence; M. de Broglie l’accueillait 
avec cette dignité de manières qui lui est habi- 
tuelle, et passait outre sans lui dire un mot. Qu’au- 
gurer de cette froideur? Co silence cachait-il des 
intentions hostiles au vis-à-vis de la Prusse? l’as- 
sociation deS douanes allemandes déplairait-elle 


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M. DE BtiOGLlE. 


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au gouvernement français? fallait-il en écrire à 
Berlin , demander une explication ou des passe- 
ports? Que faire? M. de Werther se perdait en 
conjectures; il se décida enfin à s’adresser à un 
tiers, qui fit part à M. de Broglie des perplexités 
du ministre prussien. « Vraiment! dit avec une 
« naïveté délicieuse M. de Broglie, il y a si long- 
« temps que je n’ai parlé à M. de Werther? Eh, 

« mon Dieu! c’est que je n’avais rien à lui dire; 

- nous n’avons pas d’affaire avec la Prusse en ce 
“ moment. » Et M. de Werther fut réduit à écrire 
à sa cour que M. le président du conseil ne lui 
disait rien par la mauvaise raison qu’il n’avait 
rien à lui dire. 

Le cabinet du 1 1 octobre fut définitivement dis- 
sous en février 1836 par la seconde retraite de 
M. de Broglie, qui entraîna la démission de tous 
ses collègues. On connaît la cause de cette re- 
traite; le ministre des finances, M. Humaun, 
■avait, dans un discours non communiqué à ses 
•collègues, fait une demi-proposition au sujet de 
la conversion des rentes. L’opposition s’empara 
de l’idée miso en avant par M. Humann, et la 
question se trouva engagée malgré le ministère 


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34 CONTBMPOBAÎmS ILLUSTRES, 

et M. Huraann lui-même, qui voulait renvoyer à 
deux ans l’exécution de la mesure proposée par 
lui. Le ministère demanda l’ajournement, qui fut 
repoussé à la majorité d’une voix. M. de Broglie 
avait fait de l’ajournement une question de ca- 
binet; il crut devoir se retirer devant le vote de 
la Chambre. Ses collègues le suivirent, après s’être 
engagésformellement, et même, dit-on, par écrit, 
à ne rentrer que tous ensemble au conseil. Mais 
M. Thiers, qui avait un ardent désir d’arriver à 
son tour à la présidence, se fit rendre sa pa- 
role, et le cabinet du 22 février fut formé. De- 
puis cette époque M. de Broglie a été plusieurs 
fois sollicité en vain d’entrer dans les diffé- 
rentes combinaisons ministérielles qui se sont 
succédées. Engagé conjointement avec M. Guizot 
dans la coalition contre le ministère Molé, il a 
refusé la présidence au 1 2 mai comme au 1er mars; 
il s’est séparé de ce dernier cabinet sur la ques- 
tion d’Oricnt, et il est aujourd’hui le plus puis- 
sant soutien, dans la Chambre des Pairs, du mi- 
nistère du 29 octobre. 

Les derniers désirs d’une mourante ne sont, 
dit-on, pas étrangers à ce constant refus de 


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• M. DE BBOGLIE. 35 

M. de Broglie de rentrer aux affaires, et ceci me 
conduit à terminer cette notice par quelques mots 
sur M me la duchesse de Broglie. 

Il n’y a eu qu’une voix sur la fille de M me de 
Staël ; c’était un ange de bonté et de grâce; c’é- 
tait, de plus, une femme supérieure, dans toute 
l’acception du mot. Née, comme son mari , avec 
un sentiment du devoir poussé jusqu’à l’austérité 
du stoïcisme, elle tempérait cette sévérité native 
de tout le charme d’une simplicité bienveillante 
, unie à la plus noble élégance de manières et de 
langage. Un dernier fait assez peu connu achèvera 
de la peindre, en même temps qu’il complétera le 
portrait de M. de Broglie. 

M me de Broglie était née et elle est morte dans 
la religion protestante ; M. do Broglie est catho- 
lique, non-seulement de nom, mais de croyance 
sincère et de pratique zélée. Pendant vingt ans 
qu’a duré leur union, cette ferveur en sens divers 
s est accrue constamment en même temps que 
leur affection ; or, il y a dans cette tolérance de 
toutes les heures, entre deux âmes également ri- 
gides, animées d’une foi différente au sein d’une 
intimité conjugale toujours croissante, je ne sais 


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36 CONTEMPORAINS ILLÜSTRES. 

quoi d’étrango et de touchant qui se sent beau- 
coup mieux qu’on ne pourrait l’exprimer. L’éloge 
de M. de Sacy, prononcé il y a quelques années 
par M. de Broglieà la Chambre des Pairs, renferme 
un passage très-frappant sous ce rapport : c’est 
celui où il est question des efforts de Leibniz et de 
Bossuet pour réunir les deux religions dans une 
même communion. M. de Broglie appuie sur ce 
sujet avec une sorte d’insistance pieuse, à travers 
laquelle perce un tendre et triste souvenir. 

De tous ces faits publics et privés, il résulte, , 
ce me semble, que M. de Broglie est un des plus 
beaux caractères de notre époque; si je ne crai- 
gnais de médire de notre époque, je dirais que 
c’est peut-être justement pour cela qu’il n’est pas 
le premier de nos hommes d’État. 



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paierie des contemporains illustres 


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M. DE CORMENIN 



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Personne plus que moi ne rend justice aux 
lumières et à la rectitude d’esprit de notre 
honorable collègue M. de Cormenin..... C’est 
principalement dans ses ouvrages que j’ai pu 
prendre quelques notions de ce qu’on appelle 
le droit administratif. — ( Discours de M. Du- 
pin, séance du S juillet 1838.) 

Ah! si vous m’inspirez, vierges de l’Hippocrène, 
J’irai, je veux redire aux nymphes de la Seine 
Les exploits immortels de nos jeunes guerriers. 
Puisse leur noble chef, approuvant mon délire. 
Détacher de son front et suspendre à ma lyre 

Un seul de ses lauriers ! 

( Ode de M. de ConMEHin sur la bataille de 
Lutzen, 1813 .) 

Les secousses révolutionnaires qui agitent 
dans leurs berceaux les jeunes gouvernements 
du Nouveau-Monde font que nous nous serrons 
encore plus étroitement autour du trône de 
nos rois; que le dogme de l'hérédité royale 
s’empreint chaque jour davantage dans nos 
universelles affections, dans nos convictions et 
dans nos moeurs. — (Discours de il. de Cok- 
MEHin, séance du 21 avril 1839.) 

Les races dynastiques s’en vont, et prut-êlrc, 
avant qu’un demi-siècle ne s’écoule, le soleil 
dans sa course ne les verra plus sur la terre 
d’Europe. — (M. d* Comseuih, en 1832, Let- 
tres sur la Liste civile, page 150.) 

Si Timon possède toutes les qualités émi- 
II. 1 


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CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

nentes de l’écrivain, il a de plus eq qui manque 
trop souvent, la fermeté de caractère et ce 

don de prévoir qui n’appartient qu'aux esprits 
supérieurs. — (Elude sur Timon, par il/. Cha- 

PUTS-MoHTLA VILLE.) 

Il vaudrait mieux faire des disoours que des 
pamphlets. — (SL Dupik, sur U. de Cormenin.) 

La bonne question ! Qu’est-ce donc qu’un 
pomphlet? Mais c’est parfois une puissance plus 
formidable que les harangues parlementaires, 
que les réquisitoires des procureurs généraux, 
que les traités de politique, que les gros li- 
vres, etc., etc. — (Al. de Cormekin, Lettres 
sur la Liste civile.) 

De l’acétate de morphine, un grain dans 
une cuve se perd, n'est point senti, dans une 
tasse fait vomir, en une cuillerée tue, et voilà le 
pamphlet. — (P.-L. Coobier, Pamphlet des 
Pamphlets.) 

: 


S! je m*cn croyais, j’irais ainsi d'épigraphe en 
épigraphe jusqu’au boptde mes trente- six pages; 
chaque lecteur prendrait dans ce salmigondis de 
citations ce qui lui con viendrait , et je me trouve- 
rais débarrassé d’un travail qui n’a pas grand 
attrait pour moi, en ce qoe je l’aborde avec l’a- 
gréable perspective de ne contenter personne. 

M. de Cormenin a dit en parlant de lui-même 




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M. DE CORMEWN. 


S 


qu’il se faisait aimer et haïr jusqu'à la fureur, et 
il a dit vrai ; c’est un de ces dieux populaires pour 
lesquels il n’y a pas de milieu entre le fanatisme 
et l’incrédulité ; la tiédeur aura naturellement le 
privilège d’exciter un toile général. La vérité bio- 
graphique est pourtant un peu tiède de sa nature; 
or je suis biographe, et j’aime beaucoup la vérité: 
je connais des gens dont je respecte très-fort les 
idées alors même que je ne les partage pas com- 
plètement, qui se sont insurgés en apprenant que 
j’allais faire figurer, dans une galerie d’illustra- 
tions vraies, un nom qu’ils jugent factice et 
éphémère. A ceux-là j’ai répondu d’abord qu’ici 
le pamphlétaire n’est pas tout l’homme ; ensuite, 
que ce qu’il y a de plus incontestable pour moi, 
biographe, dans les pamphlets de M. de Cormc- 
nin, c’est leur puissance. Je n’ai mission de faire 
ni de défaire des célébrités; je les prends toutd 
faites, je les raconte aussi impartialement que pos- 
sible, je les caractérise de mon mieux, et de tout 
le reste je me lave les mains. Que dira la posté- 
rité? Je m’en inquiète peu, n’ayant rien à démê- 
ler avec elle ; acceptera- t-elle nos haines, nos en- 
thousiasmes, nos passions d’un jour? Cela n’est 


4 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

guère probable. Réformera-t-elle nos jugements? 
Pourquoi pas? elle en a réformé bien d’autres. 
Socrate a été condamné à mort comme corrupteur 
de la jeunesse, et c’est aujourd’hui le premier des 
sages; Shakespeare, le créateur, la gloire du 
drame, était un mince faiseur de sonnets, éclipsé 
comme dramaturge par des ours ; Chapelain a été 
pendant huit jours le plus grand homme de son 
siècle; il daignait corriger de son auguste main 
les premiers vers de Racine qui devait, lui, passer 
comme le café; la postérité a tout simplement 
rayé Chapelain de ses tablettes, Racine est im- 
mortel, et le café aussi... Comment la postérité 

i 

en agira-t-elle avecM. de Cormenin? Mettra-t-elle 
sur la même ligne le savant jurisconsulte et l’ar- 
tiste passionné ; le publiciste grave, mesuré, et le 
mordant pamphlétaire? Ces deux talents très-dis- 
tincts, si distincts qu’ils semblent ne pas appar- 
tenir au même personnage, se nuiront-ils, se 
compléteront-ils ou s’étoufferont-ils réciproque- 
ment? je l’ignore; toujours est-il qu’il y a, dans 
les Etudes sur les Orateurs parlementaires, un 
passage qui m’a Tort amusé. 

Dans ce passage Timon raille très— spirituelle— 


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M. DE CORMENIN. 


5 


ment M. Dupin au sujet d’un certain article ano- 
nyme du Dictionnaire de la Conservation, qu’il 
met sans façon sur le compte de l’honorable 
députe de la Nièvre, et où il est dit que lui, 
M. Dupin, est Démosthènes à la tribune, Cicéron 
au 'barreau et Caton-l’Ancicn dans les champs. 
Si M. Dupin est vraiment le père de cette ébou- 
riffante comparaison, et cela me parait bien fort 
pour pouvoir être avancé sans preuve, Timon a 
grandement raison de prendre en pitié cette vanité 
comique et de s’écrier que la flatterie gâte les 
présidents comme les rois; mais la flatterie ne 
gâterait-elle pas aussi un peu les pamphlétaires ? 
Tournez la page, s’il vous plaît, et vous trouverez 
ceci : 

■ M. Dupin n’a jamais eu qu’une ambition vulgaire et 
facile à contenter. S'il n’a voulu être que président de la 
Chambre, procureur général de la Cour de cassation et 
grand'croix de la Légion-d'Honneur, il fallait qu’il Ht des 
discours et non des pamphlets ; mais s'il voulait arriver A 
la postérité , il fallait qu’il fit des pamphlets et non des 
discours (1). » 

O nature ! Voyez-vous Timon qui blâme le pé- 
ché dix lignes plus haut, et qui tombe dans le 

(1) Études sur les Orateurs parlementaires, t. II, p. 82. 


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6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

péché dix lignes plus bas? Video meliora probo - 
que , détériora sequor. Tout D’est que vanité, et 
nous en tenons tous : graves procureurs géné- 
raux, pamphlétaires célèbres et biographes obs- 
curs; car, moi pauvre qui vous parle, j’ai encore 
à ce moment la fibre si agréablement chatouillée 
par quelques lignes tombées d’une illustre plume 
en un certain lieu, au sujet de certaine galerie, 
que vous me voyez dans un embarras extrême, 
ne sachant par où commencer, ne pouvant être 
vrai sous peine d’être ingrat, ne pouvant être re- 
connaissant sous peine d’être flatteur. Heureuse- 
ment pour moi que l’appréciateur anonyme, ré- 
futant ceux qui méjugent trop sévère, me re- 
proche à son tour d’être trop universellement 
bienveillant. Il prétend que mon indifférence 
systématique refroidit ma palette; hélas! Timon, 
jo n’ai jamais eu ni pinceau ni palette; qu’en 
ferais-je? ignorant l’art de m’en servir. JYsquisse 
grossièrement au crayon, je chercho surtout à 
attraper tant bien que mal la r< ss?mblance, et 
je me passe du coloris qui éblouit quelquefois les 
yeux, et fait perdre de vue la ligne; mais enfin, 
puisque vous tenez essenliellemeut à la couleur, 


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M. DE C0RMEN1N' • i J 

je vais essayer de broyer un peu d’ocro sur U 
paume de ma main en manière de palette. Si par 
hasard vous alliez trouver dans votre portrait 
des teintes un peu trop vives, ne vous eu prenez 
qu’à vous-même, qui voulez faire sortir un bio- 
graphe du cercle de ses attributions. j. 

Et d’abord, vous autres lecteurs, quello idéo 
vous faites-vous de la personne de Timon? une 
idéo probablement très-fausse. Méfiez-vous des 
peintres; ce n’est jamais la figure de l’homme 
qu’ils peignent, c’est le talent de Phommo, et ces 
messieurs se croiraient déshonorés s’ils oubliaient 
de graver dans le regard deTiraon un trait qui n’y 
est pas. Méfiez-vous aussi de vos impressions; 
ne concluez pas du pamphlet au pamphlétaire ; 
gardez-vous de vous créer suivant vos goûts une 
image de fantaisio qui ne manquerait pas de poé- 
sie en beau ou en luid, mais qui n'aurait rien de 
commun avec le vrai ; venez plutôt avec moi faire 
une petite visite au monstre dans sou antre ou au 
dieu dans son temple. , a 

L’antro ou le temple estsituéautroisièraeélage 
d'une belle maison de la place de la Madeleine ; 
riulérieur eu est joli, propret, et même un poif 


g CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

coquet pour un pamphlétaire. Il y a là des livres, 
des tabhaux, des caDapés, des fauteuils, et tout 
un attirail rie comfort qui ne rappelle pas plus !a 
cave de Marat que la cellule do saint Jérôme. 
Voici maintenant venir le dieu ; gare au monstre! 
Il vous apparaît sous la forme d’un homme d'une 
cinquantaine d’années, de taille un peu au-dessus 
delà moyenne, démarche lente, parole lente, geste 
lent, avec une de ces figures auxquelles, pour me 
servir d’une expression vulgaire, on donnerait le 
bon Dieu sans confession. La partie la plus sail- 
lante, la seule saillante de ce visage, c’est le front, 
qui est large et haut, bien conformé, avec une ar- 
cade sourcillairo très-prononcée, un véritable 
front de penseur. Lo regard vous arrive sans dé- 
vier; mais il est doux, inoffensif et presque timide; 
l’attitude est simple, reposée, et, sur l’ensemble 
de la physionomie, s’épanouit comme un rayon 
de satisfaction intérieure à travers lequel vous 
chercherez vainement ce grand remords dont 
parle M. Fonfrède. Si je suis bon physionomiste. 
Timon me fait au contraire l’effet d’être très-con- 
tent de lui. Ce qu’il a de plus inoffensif après son 
regard, c’est sa conversation : vous diriez un sage 


M. DE COBMEKIN. 


9 


du Portique. Parlez-lui de tel ou tel homme pour 
lequel il a effilé sa plume en poiguard ; toute sa 
haiDe se formulera en quelques paroles du genre 
de celles-ci : * M“* ne sait pas écrire,» ou encore : 
« C’est un orateur terne, sans originalité, » ou 
encore : « Il achète lui-même ses livres à son 
libraire pour faire croire qu’ils se vendent, » et 

i 

autres propos épouvantables de même sorte. 

Parlez à Timon de ses pamphlets, de la diffi- 
culté et du mérite littéraire de ces sortes de com- 
positions, delà publicité retentissante de ses vingt 
éditions, de sa popularité, de sa puissance; répé- 
tez avec lui, cequi est vrai, sinon modeste, que son 
style est tour à tour léger , grave , incisif, coloré , 
nerveux, piquant, joyeux, mordant, logique{\), 
vous lui ferez plaisir; parlez-lui peu ou point d’un 
publiciste grave, savant, sérieux, qui s’appelle 
M. de Cormenin, il n’en a pas grand souci, et j’ai 
idée que je vais lui déplaire souverainement en 
me permettant do préférer ici son immense et 
beau travail sur le Droit administratif à son 
pamphlet sur les lapins, et à bien d’autres. 
« Voyez pourtant ce que c’est que le public, di- 
(i) Lettres sur la Liste civile, page S08. 


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10 CONTBMPORAIHS ILLUSTRES. 

sait-il un jour à quelqu’un de ma connaissance*, 
j’avais soigné ce petit pamphlet sur les lapin» 
d'une manière toute particulière: c’est peut-être 
ce que j’ai fait de mieux : eh bien , ii n’a eu que 
trois ou quatre éditions; c’est à n’y rien com- 
prendre. »» 

Et ne vous étonnez pas trop de cet enthou- 
siasme de Timon pour le pamphlet, ta bonne et 
forte lamç, commeil dit; outre les jouissances 
de popularité que ce talent lui procure, songez 
qu’il lui est venu tard. Il avait quarante ans quand 
ce fils lui naquit; c’est presque un enfant de sa 
vieillesse, et r vous savez, ce sont toujours ces en- 
fants-lâ qu’on aime le mieux. 

Si vous, visiteur, vous êtes un de ces hommes 
qui pensent que les révolutions se font vitè, mais 
sont lentes à se préparer, et plus lentes encore à 
s’accomplir ; qu’on détruit avec des passions, 
mais qu’on ne fonde qu’avec des idées, et qu’il 
s’agit aujourd’hui bien plutôt de fonder que de 
détruire;' que, dans certains cas, à force de vou- 
loir frapper fort, en ne frappe pas juste ; si vous 
n’en êtes qu’à toutes ces grosses vérités banales, 
qui sont, dit-on, l’apanage des esprits étroits, et 


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M. DE COUMENIN. 1| 

» 1 . 

qu’effrayé des résultats d’uue polémique ardente 
et effrénée, vous demandiez à Timon où il en 
veut venir, il vous répondra qu’il ne veut rien 
renverser, rien briser, rien bouleverser* qu’il 
veut tout simplement qu’on soit logique. Si vous 
lui parlez de ce qu’il y a d’impraticable et d’illu- 
soire dans celte panacée souveraine du suffrage 
universel , il ne vous en dissimulera ni les obsta- 
cles ni les inconvénients; il vous avouera même 
en confidence que, dans l’état des choses, un 
parlement sorti de ce berceau >ne vaudrait pas 
mieux que celui que nous avons ; mais enfin, dira- 
t-il, il faut être logique : quand on accepte un 
principe, il faut en accepter les conséquences, etc* 
Je reviendrai plus tard* si j’ai de la place, sur la 
logique de Timon appliquée aux affaires humaines. 

Maintenant, pour peu que la conversation so 
prolonge ainsi sur le ton le plus pacifique du 
monde , si vous êtes venu le soir, et qu’il com- 
mence à se faire tard, vous verrez paraître daus 
ce sauctuaire un grand jeune homme de seize à 
dix-sept ans , qui s’approchera de Timon et dé- 
posera sur son front un baiser mélangé de ten- 
dresse cl de respect; c’est le fils du pamphlétaire, 


1S CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

. * « 

qui s’cn vient avant de secoucber recevoir la bé- 
nédiction paternelle; et vous, étonné, stupéfait de 
ces habitudes patriarcales et de toute cette paix in- 
térieure qui contrastent si étrangement avec une 
vie politique pleine d’orages, d’agitation, de pas- 
sions bonnes et mauvaises, vous laisserez peut-être 
échapper cette question naïve: « Mais , Timon , 
vous qui avez l’air d’un si brave homme, pour- 
' quoi donc êtes- vous si méchant? — Que voulez- 
vous? répondra non moins naïvement Timon; le 
caractère et le talent sont deux; quand je me 
mets à mon pupitre pour écrire un pamphlet, le 
trait mordant , acéré , impitoyable , m’arrive je 
ne sais d’ou, entre par une oreille, circule dans 
mon cerveau , descend sur ma plume , et de là 
passe, bon gré malgré, sur mon papier. » 

Cette explication en vaut bien une autre. Ren- 
trez chez vous, mettez-vous à relire avec attention 
tous ces petits livres si gros d’esprit de toute sorte 
d’aloi, observez avec quel art sous la négligence 
apparente de l’ensemble se cache le travail minu- 
tieux des détails, comme l’auteur observe bien le 
précepte de Boileau qu’il faut faire difficilement 
des choses faciles , avec quel soin chaque effet de 


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M. DE CORMENIN. 13 

style est prévu , chaque virgule méditée , chaque 
point d’exclamation consciencieusement élaboré ; 
comme toute cette artillerie polémique est straté- 
giquement disposée, les pièces légères en tête, les 
pièces de calibre au milieu, et en queue la grosse 
artillerie qui tire à boulets rouges ; comme dans 
cette accumulation d’épithètes à laSévigné, pous- 
sée souvent jusqu’à l’abus, les traits se succèdent 
avec rapidité, tous plus forts, plus poignants, plus 
meurtriers les uns que les autres ; et puis, si vous 
voyez passer devant vous quelque personnalité 
transparente qui vous révolte tant elle est outra- 
geuse et brutale, si vous vous heurtez contre telle 
ou telle péroraison qui respire les plus mauvais 
sentiments, n’allez pas croire que Timon nourrit 
du fiel contre les personnes, Timon n’en veut 
qu’aux choses. 11 le dit et je le crois. Si 6a po- 
lémique ressemble quelquefois à de la diffamatiou, 
c’est pur effet d’art; s’il va jusqu’à l’insulte, c’est 
pour obéir à cette loi littéraire qui veut que toute 
énumération marche crescendo; si, dans les der- 
nières lignes de ce pamphlet intitulé : Très-hum- 
bles remontrances , Timon arrive à l’extrême li- 
mite qui sépare le pamphlet du libelle , c’est qu’il 


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14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

faut bien que la péroraison résume le discours 
sous une forme saisissante. 

En vérité, Dieu et Timon me pardonnent! mais 
jo crois sincèrement que Timon fait de l’art pour 
l’art; il s’est dit qu’un pamphlet pour être bon ne 
saurait être assez méchant; c’est dans son genre 
une sorte de Benvenuto Cellini, un habile ciseleur 
d’armes de guerre, se passionnant pour la dague 
florentine qui va sortir de ses mains, l’incrustant 
avec amour de pierreries à la poignée, choisissant 
une lame de pur acier, ornée de gracieux arabes- 
ques , hérissée de terribles dentelures , trempée 
parla pointe dans une liqueur qui en rendra les 
coups mortels, et tout cela parce qu’il s’agit d’une 
dague et non d’un plat à barbe. Le moine anglais 
qui a inventé la poudre était peut-être un très- 
digne homme, craignant Dieu, aimant ses sembla- 
bles, et incapable de faire du mal à un poulet. 
Timon n’a pas inventé le pamphlet ; le pamphlet est 
antérieur à Jésus-Christ, mais il lui a donné une 
forme nouvelle, d’autant plus pernicieuse, à mon 
avis, qu’elle est acerbe et dissolvante au delà du 
possible, sans cesser d’être fine , littéraire, par 
conséquent attrayante, et qu’elle a pour résultat 


M. DE C0RMENIN. 


1 


n 

Anal d’engendrer au sein des masses non-seulement 
la haine, mais le mépris qui est pire que la haine. 

Remarquez bien , je vous prie, que dans tout 
ceci il n’a été nullement question du fond de la 
polémique de Timon, mais bien de sa forme, que 
pour ma part je réprouve complètement; nul plus 
que moi ne reconnaît et ne respecte la science pro- 
fonde et l’intelligence supérieure de M. de Corme- 
nin ; j’ai pu le peindre emporté par un sentiment 
exagéré de l’art, sacrifiant trop souvent l’équité 
morale au beau littéraire, mais je me mentirais à 
moi-mémo si j’attribuais à des causes semblables 
ou d’un ordre inférieur la pensée qui l’anime , et 
les principes politiques qu’il défend aujourd’hui. 
Ici la question change de face; après vous avoir 
montré l’artiste passionné, il me resterait à vous 
parlerdu dialecticien puissant, mais rigide, absolu, 
géométrique à la manière de Pascal , et par cela 
même fautif à mon sens ; car il ne s’agit ici ni de 
quantités abstraites ni de controverses théologi- 
ques sur la prédestination et la grâce, mais bien 
de questions d’hommes , de choses , de temps , de 
lieux , toutes matières dans lesquelles il so faut 
bien garder de procéder par voie de déduction 


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16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

mathématique, sous peiue de tomber dans l’ab- 
surde et de voir le summum jus devenir summa 
injuria. Mais au moment d’aborder cette nouvelle 
sphère d’idées, je m’aperçois qu’à mesure que la 
plume marche le papier se remplit $ ce n’est peut- 
être pas une dissertation que vous voulez, c’est une 
biographie, et je rentre dans mon sujet, quitte à 
en sortir de nouveau tout à l’heure si cela se peut. 

j Louis-Marie de Lahaye de Cormenin est né à 
• * • 

Taris, rue Saint-Lazare, le 6 janvier 1788, d’une 

ancienne famille de robe, originaire des environs 
de Montargis, où se trouve encore un manoir qui 
porte le nom de Cormenin. Son grand-père avait 
été membre de l’assemblée de la noblesse du bail- 
liage de cette ville, et, chose assez piquante, cet 
intrépide pourfendeur de liste civile a eu un 
grand-oncle qui était intendant de la liste civile. 
Sa première éducation se fit aux écoles centrales ; 
c’était un écolier mutin et paresseux , que ses 
maîtres délibérèrent plusieurs fois de renvoyer, ne 
sachant qu’en faire. En prenant de l’âge il devint 
travailleur, et remporta au concours général des 
lycées impériaux un prix do logique, si je ne me 
trompe, et uu accessit de discours français. Après 


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. M. DE CORMENIN. IJ 

le collège il fit son droit; en janvier 1810 , il entra 
au conseil d’Etat en qualité d’auditeur et fut at- 
taché au comité du contentieux. A cette époque , 
M. de Cormenin était napoléonien en diable, comme 
la jeunesse d’alors, comme la jeunesse d’aujour- 
d’hui, et comme le sera probablement la jeunesse 
de tous les temps; il était de plus un peu poète, 
mais poète mythologique et métaphorique dans le 
goût du jour; il se rendit coupable d’un certain 
nombre do bouquets à Chloris, et de quelques odes 
impériales dont vous pouvez vous faire une idée par 
l’échantillon placé eu tête de cette notice ; je le 
soupçonne même très-fort de garder encoreaujour- 
d’hui en son cœur un vieux levain de classicisme 
raffiné, à en juger du moins par le sans-façon avec 
lequel dans ses Orateurs parlementaires il traite 
la nouvelle école dans la personne de M. de La- 
martine. Emporté par son fanatisme de logicien , 
Timon enfourche le dada aristotélique, et déclare 
qu’une élégie, pour être bonne, doit avoir la pré- 

t 

cision d’un syllogisme. Pour Dieu ! Timon, traitez 
comme vous l’entendrez la politique humanitaire, 
mais vous qui ne respectez pas les rois, respectez 
donc un peu les poètes; quelle singulière pensée 


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18 CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

avez-vous eue de nous représenter la muse de La- 
martine, cette muse d’ordinaire si pure, si belle, 
si doucement plaintive, sous la forme d’un spectre 
hurleur secouant ses ossements entre les fentes des 
tombeaux! La Harpe n’eût pas mieux dit ; vous 
qui êtes si avancé en politique, seriez-vous à ce 
point rétrograde on poésie? 

À la chute de l’Empire , M. de Cormenin fut 
conservé sur le tableau du conseil d’Etat comme 
surnuméraire; aux Cent-Jours, il donna sa dé- 
mission, se fit soldat, alla s’enfermer dans Lille, 
revint après Waterloo, se rallia et rentra au con- 
seil d’Etat en qualité de maître des requêtes. 

A dater de ce moment , commence à se mani- 
fester chez M. de Cormenin cette aptitude toute 
spécialeaux affaires administratives qui lui a valu 
en ce genre un renom de supériorité incontestée 
et incontestable. Chargé au sein du comité du 
contentieux des rapports les plus ardus sur les 
matières les plus compliquées, rompu à toutes 
les difficultés d’une législation diffuse, variable, 
incodifiée, M. de Cormenin préparait dès lors, 
dans le silence et le travail, les matériaux de son 
grand ouvrage sur le Droit administratif, dont 


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M. DE CORMENIN. 


19 


la première édition parut, je crois, en 1823. Cet 

ouvrage restera comme le premier et jusqu’ici le 
meilleur, le plus complet des traités sur la ma- 
tière; il a eu quatre éditions successives, dont 
chacune a été revue et augmentée par l’auteur; 
et la cinquième vient de paraître enrichie d'une 
préface générale qui est un véritable chef-d’œu- 
vre de style, de clarté, de logique et d’érudition. 
Quand j’aurais assez d’espace pour analyser ce 
beau livre, je ne le voudrais pas; en vérité, je 
craindrais de dépopulariser M. de Cormenin; le 
peuple n’est pas subtil, lui ; il ne sait pas bien 
faire cette distinction dont parle l’auteur, et qui 
ne me paraît pas déjà très-claire, entre Yhommc 
administratif et V homme politique. Que diraient 
donc les souscripteurs à la médaille s’ils voyaient 
cepamphlétaire anti-gouvernemental qu’ils aiment 
tant, proclamer hautement la nécessité d’un pou- 
voir un et fort, déclarer que, puisqu’il le faut 
toujours placer quelque part, il l’aime mieux en 
haut qu’en bas, prêcher l’obéissance des gouver- 
nés aux gouvernants , et développer une théorie 
de centralisation tellement rigide qu’elle en est 
peut-être excessive? 


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20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

Malgré lo succès bien mérité de cet ouvrage, 
malgré les nombreux services rendus par l’auteur 
dans l’exercice de ses fonctions, malgré plusieurs 
savants mémoires sur l ’ organisation du conseil 
d’Etat et la mise en jugement des fonctionnaires 
publics , élaborés à la prière de M. de Serres, alors 
ministre de la justice, M. de Cormenin vit pres- 
que tous ses collègues passer successivement con- 
seillers, et il resta maitre des requêtes. M. de Cor- 
menin n’était pas solliciteur de sa nature ; il s’en 
tenait aux distinctions honorifiques. Louis XYII1 
signait à son contrat de mariage et le faisait baron; 
M. de Serres le gratifiait d’une croix d’officier de 
la Légion-d’Honneur (il était déjà chevalier sous 
l’Empire), et puis enfin Charles X consentait, sur 
sa demande, à constituer, par lettres-patentes du 
28 janvier 1826, un majorât en sa faveur en y 
joignant le titre de vicomte. 

Un biographe radical a essayé de justifier M. de 
Cormenin de ce dernier fait, en disant qu’il avait 
cédé aux suggestions d’une famille aristocratique 
à laquelle il s’alliait; or cette famille aristocratique 
est tout simplement celle d’un riche notaire de 
Paris, M. Gillet. S’il y avait nécessité de justilî- 


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M. DE CORMENIN. 


U 


cation, celle-là serait donc mauvaise ; quant à 
moi, je ne vois rien à justifier dans ce fait. M. de 
Cormenin était alors, au vu et au su de tout le 
monde, légitimiste, point ultra, mais manifeste- 
ment légitimiste. Il suffit de lire le Moniteur de 
1829 pour n’en pas douter un instant. Acceptant 
et servant un gouvernement aristocratique, M. de 
Cormenin a accepté un majorât et des titres ; de- 
venu radical, il s’est empressé de renoncer pu- 
bliquement à ses titres et de révoquer son majorât. 
Tout cela, à mon sens, est fort logique ; ce qui l’est 
moins, c’est que M. de Cormenin ait jugé à propos 
de sacriGer aussi en holocauste, sur l’autel de la 
liberté, une croix d’ofGcier de la Légion-d’Hon- 
neur très-légitimement gagnée ; j’avoue que ce 
dernier sacrifice me paraît une superfétation. 

Tout se réduit donc à ceci : M. de Cormenin a 
été légitimiste, il est maintenant radical j ou, en 
d’autres termes, est-il permis de changer d’opi- 
Dion ? Éternelle question qui se présente sans cesse 
sur nos pas depuis que nous traitons d’illustra- 
tions contemporaines. Eh ! mon Dieu, si une trans- 
formation de point de vue en politique était tou- 
jours une apostasie, il faudrait se bien garder 


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H CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

d’ouvrir jamais le Moniteur , car ce serait le plus 
immoral, le plus désolant et le plus incompréhen- 
sible des livres ; l’influence des faits extérieurs, 
combinée avec le travail intérieur de la pensée, 
suffit à expliquer tout changement auquel ne se 
mêle pas un alliage impur d’intérêt matériel ; et, 
sur ce dernier point, il me semble qu’on ne saurait 
être assez réservé dans l’accusation ; l’intérêt no 
se présume pas, il se prouve; c’est la conviction 
qui se présume. Je ne reprocherai donc point à 
M. do Cormenin de n’avoir pas été radical à une 
époque où le mot n’existait pas plus que la chose; 
mais je lui reprocherai sa rigidité intolérante à 
l’égard de ceux dont la pensée s’est modifiée dans 
un autre sens que le sien ; je lui reprocherai, à lui 
qui a été tour à tour impérialiste, légitimiste et 
démocrate, de passer dédaigneusement au fil de 
sa plume tel ou tel homme qui, après avoir ac- 
cepté l’Empire et la Restauration, a accepté et 
servi le gouvernement de Juillet. M. de Cormenin 
ne se souvient plus qu’un an avant la révolution 
de 1830, dans cette même séance où il attaquait 
à la tribune l’hérédité de la pairie ( ce qui était, 
j’en conviens volontiers, un acte de courage très- 


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Dk 


M. DE C0RMEN1N. 


23 


méritoire chez un fonctionnaire amovible), dans 
cette même séance, il défendait avec chaleur l’hé- 
rédité monarchique ( l’hérédité bourbonnienne 
apparemment, car il D’y en avait pas d’autre), 
qu’il proclamait sacrée , incorruptible et vitale( 1), 

M. de Cormenin a oublié tout cela, car, s’il s’en 
souvenait, il serait moins sévère pour certains 
hommes qui, après avoir comme lui, dans la même 
séance que lui, attaqué l’hérédité de la pairie, et 
défendu, comme lui, l’hérédité monarchique, ont 
voulu, un an plus tard, conserver, eh la faisant 
reposer sur une base nouvelle , cette hérédité 
vitale et sacrée . 

Il n’est pas bon non plus de tout ramener aui , 
proportions mesquines d’une question d’argent, 
et de dire sans cesse à uu adversaire : Le secret 
de vos convictions est au trésor ; combien vous 
rapportent vos principes? C’est l’autoriser à vous 
répondre : Votre radicalisme n’est pas une mé- 
chante affaire ; combien vous rapportent vos pam- 
phlets? — Et l’ambition? dira-t-on. — De quelle 
ambition veut-on parler? il y en a de plusieurs 
sortes : il y a l’ambition de la simarre, de l'habit 

(t) Voir le Sloniieur du 22 avril 1829. 


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34 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

brodé ou du portefeuille, mais il y aussi celle de 
la popularité, des médailles et des cent mille lec- 
teurs. Ambition pour ambition, l’une vaut l’autre, 
leur origine est la même : déprécier la première 
outre mesure, c’est exposer la seconde à des in- 
terprétations malveillantes ; l’injure appelle l’in- 
jure ; abxjssusabyssum vocat. Le ton âcre et trop 
souvent personnel de la polémique de M. de Cor- 
menin explique à mes yeux, sans les justifier, 
certaines diatribes calomnieuses contre sa vie 
privée, que je sais honorable et pure , et contre 
son caractère, que je crois complètement inac- 
cessible aux séductions de l’intérêt. 

Le premier pas de M. de Cormenin dans la car- 
rière politique date de 1828; les électeurs d’Or- 
léans l’envoyèrent à la Chambre, où il arriva avec 
une réputation de savoir due à ses rudes travaux 
au conseil d’Étatet accrue par son récent ouvrage 
sur lo Droit administratif. 11 y a plaisir à le sui- 
vre dans cette première période de 1828 à 1830. 
Cet hômme que vous voyez aujourd’hui taciturne 
et muet sur son banc, qui s’est créé au dehors 
une puissance énorme, et dont la seule apparition 
à la tribune a suffi naguère pour soulever do 


M. DE CORMBNIN. 26 

violents orages, cet homme avait alors le privi- 
lège d’éveiller sur tous les bancs un sentiment de 
sympathie presque unanime. Il parlait assez sou- 
vent ou plutôt il lisait, et ses discours soigneuse- 
ment travaillés, portant presque toujours sur des 
matières qu’il possédait parfaitement, brillaient 
à la fois par l’élégance de la forme et la solidité 
du fonds. En feuilletant le Moniteur, je n’ai pres- 
que jamais rencontré le nom de M. de Cormeniu 
sans le voir accompagné de la flatteuse parenthèse 
(profond silence) ou (mouvement marqué d’at- 
tention). Quoique maître des requêtes, M. de 
Cormenin avait pris place au centre gauche, à 
côté de M. Dupin; et ces deux personnages, que 
les événements ont depuis placés si loin l’un de 
l’autre, étaient alors assez étroitement unis d’a- 
mitié et d’opinion. L’opposition de M. de Corrae- 
nin était éminemment modérée et gouvernemen- 
tale, bien que franche, parfois même audacieuse, 
eu égard à sa qualité de fonctionnaire ; ainsi, le 
23 mai, dans un savant discours sur l’interpré- 
tation des lois après cassation, M. de Cormenin 
qualifiait les délits de la presse de délits d’opi- 
nion-, et ajoutait qu’ils ne devaient être jugés que 


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■« — 


26 CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

par des juges d’opiuion, c’est-à-dire par le jury. 
Séparé do sou collègue, M. Dupin, dans les ques- 
tions d'appel comme d'abus, il combattait la dé- 
volution do ces appels aux cours royales, comme 
attentatoires à la majesté de la religion, qu’il ne 
fallait pas, disait-il, exposer aux sifflets de la 
plaidoirie orale dans la personne de ses ministres; 
il prononçait plusieurs éloquents discours contre 
les abus du cum.nl; il attaquait les dotations, l’é- 
normité des budgets, mais tout cela avec une parole 
singulièrement grave, élevée, conciliatrice. Ainsi, 
à propos des dotations de la pairie, il disait: 

. « Messieurs, l’union politique des deux Chambres, dont 
le roi tient le faisceau dans ses mains, est trop ferme et 
trop serrée pdur qu’aucnne considération, et surtout des 
considérations d’argent, puissent jamais la rompre; et moi 
aussi j’aurais connue tant d'autres des raisons pour jeter 
dans l’urne un vote conciliateur, et moi aussi je voudrais 
être agréable à ceux qui reçoivent, mais je dois être avant 
tout secourable à ceux qui souffrent, ù ceux qui paient, ù 
ceux qui nous ont envoyés. » 

Ailleurs M. de Cormenin combat avec sollici- 
tude pour les droits de la prérogative royale; flé- 
trit la Coovenlion qu’il appelle une dictature in- 
sensée, ud monstrueux accouplement de pouvoirs 
politiques , administratifs et judiciaires; renouoe ,7 


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M. DE COMBNIN 


17 


de lui-même, pour alléger le budget, à l’indeni- 
uité de mille écus qui lui avait été accordée comme 

J 

membre de la commission de liquidation du mil- 
liard concédé aux émigrés, en déclarant qu’il met 
bien au-dessus de ce léger sacrifice l’honneur de 
servir le roi et le pays. En un mot , tous ses dis- 
cours de cette époque annoncent un esprit calme, 
imbu d’idées constitutionnelles, et sincèrement 
dévoué à la monarchie (1). 

(4) Depuis la première édition de cette notice, il m’est 
revenu que M. de Cormenin trouvait mauvais que l’on parlât 
de son royalisme sous la Restauration. J’ai peine à croire 
qu’il en soit ainsi; M. de Cormenin est trop spirituel pour 
vouloir mettre dans le plus cruel emharras un biographe 
bienveillant, mais véridique, obligé naturellementd’expliquer 
le pourquoi et le comment de ses écrits et de ses actes. Si je 
n’admettais pas que M. de Cormenin fut jadis sincèrement 
dévoue à la royauté, que pourrais-je répondre à ceux qui me 
citant, par exemple , l'ouvrage intitulé : Du Conseil d'Êlal, 
publié en 1818, me demanderaient pourquoi M. de Corme- 
nin écrivait alors (page 52) ceci : 

o La France ne s’accommoderait pas, comme l’Angleterre, 
» d’un vain simulacre de roi ; elle est monarchique par ses 
« moeurs, par ses besoins, par ses souvenirs, par ses habitudes, 
* et par une sorte d’instinct naturel; elle a toujours placé dans 
« ses rois sa confiance, sa force et sa grandeur. N’en doutons 
k pas, le mépris et l'affaiblissement de la couronne mèneront 
a toujours chez nous à la perte de nos libertés. Ces chères 
a libertés sont assises avec le monarque sur le trône; s’il s’e- 
x croule nous périssons avec lui, avec elles, etc., etc. » 


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38 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

Comment M. de Cormenin est-il devenu démo- 
crate et pamphlétaire? Nous l’allons voir. 

II est assez universellement reçu aujourd’hui , 
parmi les radicaux, que l’origine des opinions ac- 
tuelles de M. de Cormenin se perd dans la nuit 
des temps , que la chute des Bourbons a été par 
lui dès longtemps prévue et désirée. Je pense, au 
contraire, et en cela je ne crois point faire injure 
à M. de Cormenin, au contraire, que tout en dé- 
sapprouvant les actes qui ont conduit la Restau- 
ration à sa perte, il a été sincèrement légitimiste 
jusqu’au 7 août. Un esprit aussi logique que le 
sien ne pouvait pas ainsi, d’un seul bond, passer 
brusquement de l’idée légitimiste qu'il avait 
déclarée vitale et sacrée à l’idée démocratique ; 
et j’en vois la preuve dans l’inaction meme de 
M. de Cormenin durant les trois jours ; M. de 
Cormenin était à Paris lors de l’apparition des 
ordonnances; il avait fait partie des 221, et j’ai 
vainement cherché son nom au bas de la protes- 
tation des députés contre les ordonnances. Je ne 
le vois pas figurer davantage, ni à la réunion Laf- 
fitte, ni à l’Hôtel-de-Ville, et je liens d’une source 
que j’ai tout lieu de croire certaine que, dans une 


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M. DÉ CORMEtJIN. ' ' 19 

réunion particulière composée de membres du 
conseil d’Etat, il se prononça très-énergique- 
ment pour la royauté du duc de Bordeaux, et 
j’ajoute que cela u’est point en contradiction avec 
les idées et avec les actes postérieurs de M. de 
Cormenin; en effet, et ici je parle d’après lui- 
même, la dynastie de droit divin étant définiti- 
vement repoussée , il pensa qu’on ne pouvait en 
établir une nouvello qu’en l’appuyant sur le prin- 
cipe de la souveraineté du peuple; que ce principe 
nécessitait de la part du peuple un acquiescement 
non-seulement tacite, mais formel ; qu’il y avait 
donc Heu à convoquer les assemblées primaires à 
l’effet d’obtenir d’elles un mandat constituant. La 
démission de M. de Cormenin fut la conséquence 
de cette pensée. 

■ En arrivant à la Chambre, dit M. Bérard dans ses 
Souvenir t, je rencontrai dans un des couloirs Cormenin 
qui venait de donner sa démission. Le motif de cette dé- 
mission était l’absence d’un mandat régulier pour ce que 
nous allions faire. Ce scrupule de conscience était certai- 
nement respectable, mais si noos l’eussions tous éprouvé, 
que fût devenue la tranquillité du pays (1) ? » 

Ce n’est pas .ici le lieu d’examiner la question 

(t) Souvenirs de la Révolution de 1850, page 268. 


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I 


30 CONTEMPOBAI NS ILLUSTRES. 

de savoir qui avait raison , do M. Bérard, admet- 
tant l'impérieuse nécessité inscrite en tête de la 
nouvelle Charte, ou deM. de Cormonin n’admet- 
tant que ['impérieuse logique. J’ai voulu seule- 
ment rétablir les faits sous leur véritablojour. 

Aprèsavoir donné sa démission, M. de Corme- 
nin se présenta de nouveau devant les électeurs 
d’Orléans, qui refusèrent de lui rendre leur man- 
dat. Ce refus pourrait bien être la conséquence 
même de cette logique inflexible qui avait guidé 
M. de Cormcnin ; pour lui , en effet , la question 
monarchique n'était pas encore une question dé- 
cidée ; c’était une question réservée ; sa profession 
de foi se ressentit de cette singulière position ; elle 
n’était ni monarchique ni radicale, elloétait vague : 

« Point d’anarchie, disait M. de Corroenin, mais point 
de despotisme ; point de guerre, mais point de tache au 
drapeau national ; la révolution de juillet, mais avec ses 
conséquences; la Charte de 1830, mais la Charte améliorée: 
sagesse dans les lois, force dans le gouvernement, liberté 

dans la nation, voilà mes principes. » 

-iawyj uâib >rjgun9 jÇ oitijUiD* > ) .aiiil ioùIIU uom 

Les • électeurs d’Orléans pensèrent que cette; 
déclaration disait tant de choses qu’elle ne disait 
rien, et M. de Cormenin ne fut pas réélu, u > 

Après cet échec, il se présenta devant les élcc- 


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M. DE COBMBNIN. 


31 


teurs de l’Ain. M’ayant pas les pièces sous les 
yeux, je ne sais si, devant eux, il fut plus explicite ; 
toujours est-il qu’ils le renvoyèrent à la Chambre 
en octobre 1830; là son attitude ne fut pas tout 
d’abord hostile à la royauté de juillet; sa pre- 
mière pensée fut une pensée d’ordre, sa première 
parole une parole éminemment gouvernementale. 
Le 1 3 novembre, lorsque fut discutée la loi sur les 
Récompenses nationales, en présentant un article 
additionnel touchant le port illégal de la croix de 
juillet, il disait : 

«Ne peut-on pas craindre que, dans une émeute, des 
factieux déguisés n'usurpent ce signe d’honneur et n’eu 
abusent pour égarer le peuple?..... Il faut relever celte 
décoration aux yeux des braves qui la porteront, et qui, 
ayant combattu et vaincu au nom de l'ordre , seront en 
quelque sorte les constables populaires de l’ordre. » 

C’est seulement le 30 août 1831 , après la dis- 
solution de la Chambre qui avait enfanté le gou- 
vernement de Juillet, que M. de Cormenin posa 
les fondements de sa popularité radicale dans une 
lettre adressée au Courrier français au sujet de 
l’organisation de la pairie. L’auteur de cette lettre 
déclarait positivement qu’il considérait comme 
attentatoire à la souveraineté du peuple, et par 


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32 CONTEMPORAINS illustres. 

conséquent comme nul et non avenu , (oui ce qui 
s'était fait depuis et y compris le 7 juillet 1830 
jusqu’au 29 août 1831. On fut un peu étonné de 
voir un député, ayant comme tel prêté serment à 
la constitution nouvelle, se séparer si nettement 
de cette constitution; mais la déclaration n’en fit 
que plus de bruit; elle donna lieu à une polémi- 
que très-vive dans laquelle M. de Cormenin ga- 
gna une grande célébrité. Réélu par quatre 
collèges, il opta pour celui de Belley, et bientôt 
commença à se manifester en lui le talent jus- 
qu’alors enfoui du pamphlétaire. Les Lettres sur 
la Liste civile furent son premier essai de ce 
genre; la forme piquante, acerbe, injurieuse de 
ce premier pamphlet lui valut d’une part un très- 

f I ^ . I J «"V» r j «1 I f *.l t 

beau succès, et d’autre part de violentes atta- 
ques; or, M. de Cormenin est une de ces natures 
d’artiste que le succès enflamme et que l’atta- 
que enflamme autant que le succès; il se lança 
avec une audace plus grande dans la voie nou- 
velle qui s’ouvrait devant lui ; il publia succes- 
sivement les Lettres sur l’Apanage , les Très- 
humbles Remontrances , la Défense de l'évêque 
de Clermont , l 'Etat de la question , puis enfin 


M. DE C0RMEN1N. 




S 3 


les Questions scandaleuses d’un Jacobin , dont 
l’immense retentissement n’a pas peu contribué 
au rejet du projet de loi sur la dotation du duc 
de Nemours: 

C’est dans l’intervalle de ses luttes politiques 
que Timon publia, par fragments, dans la Nou- 
velle Minerve , ses Orateurs parlementaires , 
réunis depuis en deux volumes, dont le premier, 
consacré aux orateurs de la Restauration, renfer- 
me quelques préceptes généraux sur l’art oratoire 
que Timon ne pratique pas, mais qu’il professé 
avec une rare sagacité. Ce livre est remarqua- 
blement écrit, large d’idées, mélangé de gravité 
et d’ironie, et à mon sens bien supérieur aux 
pamphlets. Timon fait tout ce qu’il veut de sà 
plume; mais peut-être abuse-t-il un peu de cette 
souplesse de main. Quand il tient une figure, et 
qu’elle lui apparaît en beau ou en laid, il ne se 
contente pas de la copier d’après nature ; il la 
refait • les grands peintres négligent parfois 
leur modèle, l'idéal leur lient lieu de ressem- 
blance. Je ne puis analyser ici les pamphlets de 
M. deCormeniD, dont le succès s’explique non- 
seulement par les passions qu’ils soolèvent, mais 


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34 CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

encore par un très-grand talent de style et un 
caractère d’originalité incontestable. Quant au 
fond, la plupart ont trait à des questions de 
chiffres, questions compliquées et difficiles. L’au- 
leur avait pour les traiter l’avantage d’une grande 
expérience administrative. Il ne m’appartient pas 
de critiquer l’exactitude des chiffres posés par 
lui et sa manière de les grouper ; je m’en tiens à 
l’observation générale que j’ai déjà indiquée, et 
qui s’applique plus particulièrement au côté poli- 
tique du pamphlétaire. 

M. de Cormenin est l’esprit, non pas le plus 
vaste et le plus élevé, mais peut-êtro le plus lo- 
gique et aussi le plus absolu de l'école radicale. 
Or, comme le disait il y a quelques anuées M. Gar- 
uier-Pagès, il faut se défier des espriis absolus. 
Le défaut de ces sortes d’esprits est de no se pré- 
occuper que d’un côté de la question, de défigurer 
et de rapetisser toutes choses, en outraut toutes 
choses. Quand M. de Cormenin a fait de l’écono- 
mie, il a outré l’économie, et il est tombé dans le 
mesquin pour no pas dire le ridicule; car s’il ne 
nous a pas proposé expressément dé transformer 
le musée de Versailles en un atelier de couture 


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. M. DF. CORMENIN. 35 

et lo Carrousel en un jardin potager, n’est-ce pas 
-la conclusion toute naturelle de son système éco- 
nomique? Qu’on lise les pages 32 et suivantes de 
Ja collection des Lettres sur la liste civile et l'a- 
panage, et l’on verra à quels larges points de vue 
aboutit la passioD radicale dissertant sur les 
châteaux delà féodalité, les cathédrales du moyen 
âge et los monuments inutilement fastueux de 
l'architecture et des arts. Conçoit-on, par exora>- 
plo, que l’idée de l’achèvement du Louvre ait pu 
inspirer à un homme d’esprit une sorte de fureur 
qui lui fait voir dans cette idée «un rèved’ambi- 
« tion, do trahison et de ruine, une archi-fausse 
« et archi-folle dépense, une spéculation de mor- 
« tiers etdecorniches, une thésaurisation d’argent, 
«à propos d’une thésaurisation de moellons, etc. » 
Quand il a dogmatisé en politique, il a outré 
lo dogme, il s’est prosterné devant le chiffre, il a 
compté les suffrages au lieu do les peser. Quand 
. il a fait de la critique et du sarcasme, il a outré 
la critique et le sarcasme. Et alors, lui qui est un 
homme de pais, de méditation et de savoir; lui, 
rompu par une longue pratique des affaires à 
toutes les difficultés qui entourent l’exercice du 


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36 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

pouvoir, ii s’est jeté à corps perdu dans ce pi- 
toyable esprit de dénigrement quand même, qui ré- 
trécit lésâmes, anéantit le respect et use tous les 
ressortsde la machine sociale. Il est hors de doute 
que tout n’est pas au mieux dans notre monde, que 
les abus ne manquent pas, que le fait prévaut sou- 
vent contrôle droit, et que ce serait une belle tâ- 
che, biendigne du talent de M.de Cormeuin, de 
luttersans cesse contre tout ce qui est injuste. Mais 
si l’optimisme politique est toujours une niaiserie 
ou une lâcheté , le pessimisme n’a-t-il pas aussi 
ses dangers? Un pamphlet doit-il donc absolument 
se passer d’équité? Est-ce bien servir la cause de 
la démocratie que de rabaisser sans mesure les 
hommes et les choses d’aujourd’hui? Comment 
donnerez-vous au peuple cette grande foi , sans 
laquelle il n’est pas pour lui de grandes destinées, 
quand vous aurez monté son intelligence à uu tel 
ton d’ironie et de dédain? On ne bâtit un édifice 
durable que sur un terrain solide, et le présent 
servira toujours de base à l’avenir. 


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! 


GALERIE DES COETELÎPORÂINS ILLUSTRES 


W3KI.n.3IH®W<D>lï. 



Imt) 3c Perne! 


A. K rné rt f *. e 


□ mitiznd hv CÎOOfl jr^ 


I 


LORD WELLINGTON. 


La fortune a plus fait pour Wellington 
qu’il n’a fait pour elle. 

Napol^oh. — Mémorial de Sainte‘ 
Hélène, tomtYlI, p. 277. 


£ Ce fut ud jour mémorable dans les annales de 
l’Angleterre que celui où vint à terme l’immense 
question de l’émancipation catholique de l’Ir- 
lande. Cette mesure, qui appelait tout à coup deux 
ou trois raillions d’hommes à la vie civile et po- 
litique, agita violemment les esprits : l’anglica- 
nisme jetait les hauts cris ; les journaux ultra- 
tories avaient chaque matin un accès d’épilepsie ; 
le Morning- Journal et le Standard déclaraient 
que le roi, en signant, le bill, signait son abdica- 
tion; que le papisme, l’abominable papisme, allait 
promener partout la torche incendiaire, et que 
l’Angleterre était arrivée à son dernier jour. L’a- 

5 


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2 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

ristocratie presque tout entière s’indignait de voir 
un de ses Sis, son espoir et sa gloire, porter le 
premier une main profane sur l’édifice vénéré du 
State and Church (l'État et l’Église). 

Si vous étiez entré à la Chambre des Lords le 
2 avril 1829, dans la séance où fut présenté ce 
fameux bill, vous auriez vu se lever du banc mi- 
nistériel, au milieu des murmures des tories, un 
personnage de haute taille, boutonné dans sou 
habit jusqu’au menton, maigre, roide et sec, avec 
un nez arqué, une figure démesurément longue, 
des traits fortement prononcés, mais sans trop 
d’expression. Sa parole était aride, incolore, sans 
animation aucune, mais ferme, lucide et précise; 
il disait que les circonstances ne lui permettaient 
pas d’opposer une plus longue résistance aux 
vœux de l’Irlande; que l’émancipation était fâ- 
cheuse, mais que la perspective menaçante d’une 
guerre civile était plus fâcheuse encore. Le bill 
passa. Ce personnage, qui risquait ainsi sa popu- 
larité en faisant à regret une grande chose, et qui 
venait, pour cette même chose faite à regret, d’é- 
changer stoïquement la veille un coup de pistolet 
avec lord Winchelsea, anglican fougueux, c’était 


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LOBD WELLINGTON. 


St- 

Arthur Wellesley, duc de Wellington, le chef du 
cabiuet d'alors, et, aujourd'hui comme alors, 
l’homme le plus illustre, le plus populaire, le plus 
foncièrement aristocrate, et surtout le plus heu- 
reux de l’Angleterre. Sur les armoiries du noble 
duc on lit cette devise : Virtutis fortuna cornes. 
Si la devise était vraie, si la vertu et le bonheur 
marchaient toujours de compagnie, Welliugton 
serait énormément vertueux ; car il u’y a peut- 
être pas deux exemples d’une fortune aussi mer- 
veilleuse et aussi constante. Noble de fraîcho date, 
son nom éclipse aujourd’hui les plus grands noms 
des plus vieilles races normandes. Durant vingt 
ans de guerre, seul il peut dire que jamais défaite 
ou déroute ne déshonora son drapeau; sans avoir 
reçu de la nature cette audace d’inspiration, ce 
feu sacré qui constitue le génie, il triomphe du 
plus grand génie moderne ; sans une haute capa- 
cité politique, il accomplit en politique ce que 
n’avaient pu faire Pitt, Fox et Canning. Soldat 
heureux sous un gouvernement constitutionnel, 
il a eu le rare privilège de n’avoir jamais à lutter 
contre la déGance, l’injustice ou l’ingratitude. La 
reconnaissance do son pays a égalé, sinon dépassé 


* CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

ses services; l’Angleterre lui a donné des palais, 
elle l'a gorgé de millions, elle l’a fait plus grand et 
plus opulent qu’un roi (1). Tous les souverains de 
l’Europe l’ont enrichi de dotations, comblé de ti- 
tres et chamarré de cordons; il n’y a pas jusqu’à 
la France qui n’ait vu ce nom fatal inscrit de la 
maiu d’un descendant de Charles VII sur la liste 
de ses maréchaux. Ennemi juré de tout ce qui 
s’appelle démocratie, cet homme a eu tous les bé- 
néfices de la popularité sans lui faire aucun sa- 
crifice. John Bull s’est permis une ou deux fois de 
jeter des pierres à ses fenêtres ; il en a été quitte 
pour les faire griller ; et le lendemain John Bull, 
qui ne saurait lui garder longtemps rancune, l'ap- 
plaudissait, prêt à montrer les dents à tout au- 

i 

(!) Indépendamment de ses dotations à l’étranger, lord 
Wellington reçoit de l’Angleterre, comme constable de la 
Tour, comme colonel de U brigade de tirailleurs, comme 
colonel du premier régiment des gardes à pied, comme lord 
gardien des Cinq-Ports, une somme d’appointements qui 
s’élève à 327,600 francs par an, à laquelle somme il faut 
ajouter l’intérêt des donations que lui a faites le Parlement; 
cet donations dépassent 20 millions de francs, employés en 
grande partie à acheter pour Sa Grâce le magnifique do- 
maine de Strathfiedsay, dans le Hampshire, qui constitue 
son majorât de duc. 


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LORD WELLINGTON. ni 

dacieux qui su permettrait de médire deson héros. 
11 y a peu d'aonées encore vous avez vu la presse 
anglaise se fâcher tout rouge parce qu’une reine 
de dix-huit ans, dans les préoccupations bien na- 
turelles des premiers jours de sa lune de miel, 
avait oublié de s’informer régulièrement de la 
santé du vieux et apoplectique guerrier. 

Remarquons toutefois qu’il y a une véritablo 
injustice à abuser, pour expliquer certains faits 
et certains hommes, de ce procédé si commode 
du destin. On a fait trop souvent chez nous hon- 
neur au diable des succès de lord Wellington; 
gardons-nous de ce patriotisme Chauvin qui s’en 
va retroussant sa moustache, faisant ronfler le 
mot de Français, se donnant à lui-même un bre- 
vet de géant, et déclarant pygmée tout ce qui 
n’est pas lui. Cela ne vaut guère mieux que les 
fanfaronnades et les comparaisons ambitieuses du 
fameux discours de lord Brougham ; avec ce sys- 
tème il y a beaucoup moins de mérite à vaincre, 
beaucoup plus de honte à être vaincu, et nous 
avons assez do gloire à nous pour n’étre pas si 
avares envers les autres. 

En parcourant la carrière militaire et politique 


Digiti 


* 6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

du duc de Wellington, en feuilletant ces douze vo- 
lumes de dépêches qu’il a fait publier il y a quatre 
ans, et qui embrassent l'histoire de ses campagnes 
dans l’Inde, en Danemark, en Portugal, en Espa- 
gne et eu France, on est tout d’abord frappé de 
cette fermeté, de cette persévérance, de cet im- 
perturbable sang-froid qui le distinguent; on est 
forcé de reconnaître que Napoléon a été très-sé- 
vère, pour ne pas dire injuste, à son égard ; que, 
si la fortune a beaucoup fait pour lui, il a su se 
tenir toujours a la hauteur de sa fortune, et que, 
si ce n’est pas là un de ces rares génies qui do- 
minent et résument un siècle, c’est au moins un 
grand talent qui a légitimement gagné une bonne 
partie de sa gloire. 

Arthur Weliesley est le troisième Gis do Gérard 
Colley Weliesley, vicomte de Mornington, dont la 
famille venait d’être récemment anoblie dans la 
personne de son père, Richard Colley Weliesley, 
créé baron de Mornington en 1746. Arthur naquit 
àDungan Castle,en Irlande, lel^r mai 1769, dans 
cette année si féconde qui vit naître Napoléon, 
Soult, Canning, Walter Scott et tant d’autres il- 
lustrations de tous genres. Il fut d’abord élevé 


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LOHD WELLINGTON, . . 1 

en Angleterre, au collège d’Éton, et bientôt 
envoyé en France, à Angers, dans udo écolo 
militaire qui avait alors une assez grande répu- 
tation. A dix-huit ans, en 1787, il entra au 
service en qualité d’enseigne. Le crédit de sa fa- 
mille lui fit rapidement franchir les grades infé- 
rieurs; en 1788 il était lieutenant, capitaine en 
1791, major en 1792, et enfin lieutenant-colonel 
en 1794. C’est alors qu’il fit sa première campa- 
gne dans la retraite de Hollande, sous le duc 
d’York. Chargé du commandement d’une brigade 
à l’arrière-garde, il fut honorablement mentionné 
par le général en chef. 

En 1796 il partit pour l’Indeavec son régiment, 

t, 

et l’année suivante, son frère aîné, lord Morning- 
ton, depuis marquis de Weliesley, ayant été 
nommé gouverneur général des possessions an- 
glaises, le jeune colonel se trouva bientôt à 
même d’exercer ses facultés militaires dans un 
commandement supérieur; la guerre venait alors 
d’éclater entre la Compagnie et le fameux prince 
indien Tippoo-Saïb, Les Anglais s’étant ménagé la 
coopération du nizam (prince) des îllahrattes , 
Weliesley fut placé à la tète des troupes alliées, 


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8 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

sous le commandement en chef de sir Harris. On 
raconte que. dans une première etchaude affaire, 
à l’attaque d’un bois fortifié, ce même homme qui 
devait briller plus tard par son attitude froidement 
intrépide au milieu du danger, se montra quelque 
peu ému du sifflement des balles indiennes, et 
qu’il s'en vint dans une grande agitation appren- 
dre à sir Harris le mauvais succès de son expédi- 
tion. Les biographes anglais, qui rapportent ce 
fait, ont soin de rappeler l’histoire de Frédéric II 
fuyant le champ de bataille de Molwitz. Conten- 
tons-nous d’ajouter que, dès le lendemain , le 
jeune Welleslcy, revenu de son émotion, s’em- 
pressa de réparer son échec en emportant le bois 
malencontreux. 

Le 4 mai 1799, après un assaut des plus achar- 
nés, les Anglais s’emparèrent do Seringapatnam, 
la capitale du Mysore; Tippoo-Saïb fut trouvé 
mort sous les décombres , et le jeune Wellesley, 
entré un des premiers dans la ville, fut investi des 
fonctions de gouverneur. L’année suivante, il dé- 
fit un chef de partisans, Hondiah-Waugh, qui était 
venu faire une excursion sur les terres de la Com- 
pagnie, avec cinq mille hommes. Un instant il fut 


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LORD WELLINGTON. 


9 


question de donner à sir Arthur le commande- 
ment de ce corps de troupes, parti des bords du 
Gange sous la conduite du général Baird, poural- 
ler combatlre’les Français sur les bords du Nil ; 
Wellington et Bonaparte se seraient trouvés en 
face quinze ans plus tôt. Unemaladio grave l’em- 
pêcha défaire partie de cette expédition , qui, du 
reste, manqua son but, car elle n’arriva en 
Egypte qu’après l’évacuation. 

La dernière grande guerre de l’Inde éclata en 
1803; les Mahrattes orientaux se soulevèrent, di- 
rigés par Scindiah, chef astucieux et habile, es- 
pèce d’Abd-el-Kader de l’Indostan , harcelant les 
Anglais, les attaquant à l’improviste , les entraî- 
nant à sa poursuite , et leur échappant toujours. 
Sir Arthur fut chargé de le joindre et de le com- 
battre à tout prix. A force d’activité et de persé- 
vérance, il parvint à l’atteindre à Assye, dans le 
Deccan, le 23 septembre 1803. Le Mahratte avait 
dix mille hommes d’infanterie commandés par des 
officiers européens , quarante mille chevaux et 
cent pièces de canon. Sir Arthur avait six ou sept 
mille hommes. La bataille fut sanglante et long- 
temps disputée ; Wellcsley eut deux chevaux tués 


10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

sous lui, perdit lo tiers de ses soldats, mais l’eo- 

nemi fut écrasé. Une dernière et décisive victoire, 
celle d'Argaum , mit fin à la guerre en amenant 
la soumission définitive de Scindiah. Les habi- 
tants de Calcutta élevèrent un monument en 
l’honneur de Wollesley, qui fut nommé général et 
créé chevalier de l’ordre du Bain. 

Trois ans plus tard, en 1806, nous retrouvons 
le vainqueur d'Assye etdVlrÿaum tranquillement 
occupé à faire manœuvrer une brigade dans une 
petite ville de l’Angleterre. Toutefois Wellesley ne 
languit pas longtemps dans l’inaction ; les habi- 
tants de Newport, dans Pile de Wight, le nom- 
mèrent député à la Chambre des Communes. 
C’est dans cette meme année 1806 qu’il épousa 
miss Pakonham, jeune dame irlandaise, sœur du 
comte de Longfort. J’ai oui raconter à ce sujet 
une anecdote qui est caractéristique, si elle est 
vraie. 11 paraîtrait que ce mariage avait été arrêté 
avant le départ de sir Arthur pour l’Inde, et c’é- 
tait alors un mariage d’inclination ; dans l’inter- 
valle, miss Pakenham fut atteinte d’une affreuse 
petite-vérole qui laissa surdon visage des traces 
cruelles ; à son retour, sir Arthur, déjà refroidi 


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, . f.OKD WELLINGTON. 14 

par l’abseoce, trouva sa fiancée méconnaissable ; 

ne pouvant plus l’épouser par inclination et ne 
voulant pas manquer à sa parole, il l’épousa par 
devoir. Cette union ne fut, dit-on, pas très-heu- 
reuse. 

En 1807, après la chute du parti de Fox et de 
lord Grenville, Wellesley fut nommé secrétaire 
d’Etat pour l’Irlande, sous la vice-royauté du duc 
de Richmond. Le jeune général ne resta pas long 
temps dans ce nouveau posto. Lorsque fut déci- 
dée l’agression brutale de l’Angleterre contre le 
Danemarck, sir Arthur fut attaché à l’expédition 
sous les ordres de lord Cathcart ; c’est lui qui com- 
mandait dans l’affaire de Kioge, où fut défait le 
général danois Linsmar; et, après le bombarde- 
ment de Copenhague, il fut chargé de rocevoir la 
capitulation de la ville. 

Jusqu’ici les grandes batailles livrées par sir 
Arthur dans l’Indo avaient eu peu de retentisse- 
ment en Angleterre; il n’était pas encore au pre- 
mier plan, et c’est à co moment seulement, on 
1808, que commença la période brillante de sa 
vie militaire. L’Espagne, envahio par Napoléon, 
se soulovail de toutes parts ; lo Portugal, occupé 


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12 CONTBMPOBAINS ILLUSTBBS. 

par Junot , commençait à secouer le joug de cot 
Ajax étourdi et tracassier. L’Angleterre, fidèle à sa 
haine contre Napoléon, s’empressa do saisir l’oc- 
casion d’une lutte nouvelle. Sir Arthur Wellesley, 
qui venait d’étre nommé lieutenant général, fut 
chargé du commandement de la division dirigée 
d’abord sur La Corogne. Assez mal accueilli par 
les patriotes galiciens , le général se décida à 
tourner du côté d’Oporto et à débarquer en Por- 
tugal. Un premier engagement avec les troupes de 
Junot eut lieu à Roliça ; quelques jours après, le 
21 août, à Vimiero, Wellesley força Junot à se 
retirer précipitamment sur Lisbonne. Dès le len- 
demain, l’arrivée soudaine de sir Henry Dalrym- 
ple, nommé général en chef, empêcha le vain- 
queur de profiter de sa victoire. Le 30 du même 
mois fut signée la fameuse capitulation de Lis- 
bonne, connue sous le nom de convention de Cin- 
tra. Les Français devaient évacuer le Portugal 
avec armes et bagages, et repasser en France aux 
frais de l’Angleterre. En même temps que Napo- 
léon témoignait son mécontentement à Junot, 
l’Angleterre traduisait le général Dalrymplc de- 
vant une cour martiale. Sir Arthur Wellesley 


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LQRD WELLINGTON. 


13 


crut devoir sc rendre à Londres pour défen- 
dre au sein du Parlement un acte dont la res- 
ponsabilité ne pesait pas sur lui. Dalrymple n’en 
fut pas moins dépossédé de son commandement 
et remplacé par sir Arthur lui 'même, qui revint à 
Lisbonne le 22 avril 1809. On a vu ailleurs (1) 
comment Soult, qui venait d’entrer en Portugal, 
livré à lui-môme et privé de la coopération de 
Victor, fut surpris à Oporto par le général anglais 
et forcé de revenir sur ses pas en exécutant cette 
belle retraite dont la hardiesse excita l’admiration 
de son ennemi, quiYen est toujours souvenu, et la 
cite encore aujourd’hui comme une merveille de 
tactique. 

Le Portugal une fois complètement évacué par 
les Français, sir Arthur reçoit l’ordre de pénétrer 
en Espagne pour concerter un plan de campagne 
avec la Junte. Il arrive à Almaraz, opère sa jonc- 
tion avec le général espagnol Cuesta, et livre, le 
21 juillet 1810, au maréchal Victor et au roi Jo- 
seph, la bataille incertaine de Talaveira. Des 
deux parts on chanta victoire. Le Parlement an- 
glais vota des remerciements à sir Arthur, en y 

(1) Voir la biographie du maréchal Soult. 


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5 * 


14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

ajoutant une annuité de deux mille livres ster- 
ling. Le roi l’éleva à la pairie avec le litre de lord 

vicomte Wellington de Talaveira. Victor fut 
obligé de se replior sur Madrid ; mais Wellington 
ne put marcher en avant. Soultet Ney arrivaient 
rapidement sur lui do l’Estramadure. avec des 
forces supérieures; d’autre part, Masséna entrait 
en Portugal. Il se hâta de repasser le Tage, pour 
couvrir Lisbonne. C’est alors que furent exécutées 
par lui ces fameuses lignes de Torres Vedras , qui 
s’étendaient de la mer au Tage, retranchements 
formidables, où le- talent de la fortification se dé- 
ployait dans tout son luxe, et devant lesquels Mas- 
séna recula d’étonnement. 

Bientôt ce dernier, isolé, ne recevant de France 
ni argent, ni vivres, ni soldats, ne put se mainte- 
nir en Portugal ; il opéra sa retraite. Wellington 
rentra en Espagne, se porta sur Ciudad -Rodrigo, 
qu’il enleva d’assaut, après onze jours de tranchée 
ouverte ; Badajoz subit le même sort, et alors, à 
la tête d’une armée nombreuse, composée d’An- 
glais, de Portugais et d’Espagnols, Wellington 
pénétra résolument en Castille, et livra la célèbre 
bataille des Arapiles, où il battit Marmont, ce 


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LORD WELLINGTON. 


15 


général habile, mais si constamment malheureux. 
À la nouvelle de cette défaite, Soult, occupé à 
faire le siège de Cadix, quitte l’Andalousie et ar- 
rive en toute hâte, pour combiner scs mouvements 
avec Souham, successeur de Marmont, tandis que 
Wellington, retenu avec toute son armée devant 
la citadelle de Burgos par une centaine d’hommes 
commandés par l’intrépide général français Du- 
breton, voit tout à coup sa ligne compromise, 
perd l’offensive , et est obligé d’opérer rapide- 
ment sa retraite sur le Portugal. 

Cependant Napoléon, épuisé d'hommes par la 
désastreuse campagne de Russie, dégarnissait de 
plus en plus l’Espagne. Lord Wellington se rend 
à Cadix en 1813, pour communiquer en personne 
avec la régence. La jalousie espagnole, jusqu’alors 
rebelle, cède enfin à une supériorité si bien con- 
statée, et lord Wellington est décoré du titre de 
généralissime des trois armées combinées de 
l’Angleterre, du Portugal et de l’Espagne, et in- 
vesti d’un pouvoir suprême. 

C’est alors qu’il commença celte campagne 
brillante de 1813 à 1814 , qui reste aujourd’hui 
son plus beau titre de gloire, .le no puis ie suivre 


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16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

ioi dans toutes ses opérations, depuis la journée 
de Vitloria, si funeste pour nos armes, jusqu’à la 
victoire indécise de Toulouse. Remarquons cepen- 
dant, et cela sans prétendre aucunement rabais- 
ser les talents de lord Wellington, que les circon- 
stances lui furent merveilleusement favorables. 
L’armée française était démoralisée, disséminée, 
et sans cesse affaiblie par Napoléon , qui lui enle- 
vait ses meilleurs soldats pour la lutte terrible 
qu’il soutenait alors en Allemagne. Nos généraux, 
débarrassés de cette main de fer qui les domptait, 
les maintenait dans la ligne du devoir et les pous- 
sait en avant, donnaient carrière à toutes leurs 
petites vanités, agissaient isolément, sans direc- 
tion commune, sans unité, et partant sans résul- 
tat. L’impéritie do Joseph Bonaparte était peu 
propre à obvier à ces inconvénients. L’arrivée de 
Soult, qui accourait du champ de bataille de 
Bautzen, rétablit un peu nos affaires; Wellington 
se trouva en face d’un slratégiste consommé. Des 
deux parts les manœuvres furent habiles; majs 
l’Anglais était trop supérieur eu nombre, et Wel- 
lington fi auchit les Pyrénées. Il est inutile de reve- 
nir sur ce qui a été dit ailleurs au sujet de la ba- 


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LORD WELLINGTON. 


17 

taille de Toulouse ; conteutons-nous d’ajouter que, 
dans ses dépêches, Wellington avoue lui-même, 
avec une parfaite candeur, qu’à son entrée dans 
la ville, après le départ des troupes françaises , il 
y trouva, pour tout trophée, une pièce de canon ; 
encore était elle, je crois, démontée. 

Toute cette partie des dépêches, relative à la 
campagne d’Espagne et de France, est du plus 
haut intérêt pour l’appréciation des qualités par- 
ticulières du noble duc. C’est un singulier homme 
de guerre que celui-là. Ce n’est ni un sabreur in- 
trépide dans le genre de Murat ou de Ney, ni un 
stratégiste audacieux , riche d’expédients et de 
ressources, comme Soult ou Masséna. C’est encore 
moins une tête épique, fécondo en créations gi- 
gantesques et soudaines, à la manière de Napo- 
léon. C’est tout bonnement le général le plus an- 
glais des trois royaumes. Le flegme, l’énergie et 
la ténacité se combinent en lui dans des propor- 
tions éuormes. Il accepte la bataille, mais il ne 
la livre jamais ou presque jamais. Il est quelque- 
fois mou ou imprudent dans l’attaque, mais il est 
toujours admirable dans !a résistance. Rien ne 
Félonne, rien ne le trouble, rien ne l’émeut, et 


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18 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

l’enthousiasme. lui est aussi parfaitement étranger 
que le découragement. On a remarqué que, dans 
ces douze gros volumes, tout entiers consacrés 
à des opérations militaires, le mot gloire n’est 
pas prononcé une seule fois. Pour Wellington c’est 
un mot vide de sens. Il ignore ou dédaigne les 
ressources de la harangue ; il n’a pas non plus 
celte simplicité sublimo de Nelson, qui se conten- 
tait de dire à ses marins, uno heure avant la ba- 
taille deTrafalgar :« L'Angleterre attend de vous 
que chacun aujourd’hui fera son devoir. « Le fond 
de toutes les allocutions du duc de Wellington 
peut se réduire à peu près à ceci : « Vous êtes bien 
vêtus, bien payés, bien nourris; celui d’entre vous 
qui ne fera pas son devoir sera pendu. •» Joignez 
à cela une exactitude de négociant, un amour de 
l’ordre poussé jusqu’à la minutie, et le respect le 
plus scrupuleux pour tous ces pauvres petits droits 
que la guerre foule si souvent aux pieds. Ce gé- 
néralissime de trois armées aligne des chiffres * 
comme Barême, distribue à chacun de ses corps, 
en même temps et sur le même ton que le blâme 
ou la louange, son contingeut de capotes, de sou- 
liers, de vivres et d’argent. 


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LORD WELLINGTON. 19 

Il y a, à ce sujet, udo page curieuse : c’est une 
lettre de lord Wellington à lord Bathurst, datée 
de Saint-Jean-de-Luz, où le duc se plaint très- 
amèrement ot très-longuement au ministre. Le 
gouvernement le laisse, dit-il, manquer de tout. 
Il lui est impossible de vaincre saus argent ; l’ar- 
mée est accablée de dettes, et, pour compléter ce 
tableau, il ajoute, avec un accent parfait do véri- 
té : « Je n’ose pas sortir do ma maison à cause 
des créanciers qui m’assiègent publiquement pour 
demander le payement de ce qui leur est dû. » 
Veuillez bien vous rappeler que Wellington est 
alors en pays eunerai, et qu’il a près de ceDt mille 
hommes sous les armes; souvenez-vous de la ma- 
nière dont certains do nos généraux payaient leurs 
dettes en Italie et en Espagne, et peut-être trou- 
verez-vous quelque chose de bizarre dans ce vain- 
queur qui se cache dans sa maison pour échapper 
aux créanciers de son armée. Grâce à cette rigi- 
dité morale, lord Wellington était parvenu à don- 
ner aux troupes anglaises une tenue parfaite de 
discipline; mais il n’avait pas peu à faire pour 
mettre sur le même pied ce ramassis d’Espagnols 
et de Portugais qui se précipitaient sur la France 


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20 


CONTEMPORAINS illustres. 


comme sur yne proie destinée à les dédommager 
amplement des misères semées chez eux par nos 
conquêtes. «Je commande, écrit-il quelque part, 
les plus grands coquins (lhe greatcst rascals) de 
toutes les nations du monde. *> Et il ne trouve pas 
de meilleur moyen pour les empêcher do piller 
que de les tenir sous les armes dos journées en- 
tières. Un jour, un brave homme des environs de 
Bayonne écrit au généralissime pour lui demander 
des nouvelles d’une jument à lui et d’un fusil de 
chasse que les Espagnols lui ont volés ; et voilà 
lord Wellington qui, entre une bataille livrée et 
une bataille à livrer, se met en quête de la jument 
et du fusil. Ne pouvant parvenir à les découvrir, 
il écrit au réclamant une lettre délicieuse de bon- 
homie. 

Voici cette lettre : 

* \ 

« Monsieur, 

« J’ai reçu vos deux lettres relativement à votre jument 
et à votre fusil, et, ayant fait toutes les perquisitions pos- 
sibles, je suis fâché de vous dire que je ne trouve ni 
1 une ni l’autre. Je vous serai Lien obligé si vous voulez 
m envoyer au quartier général la personne qui sait où est 
la jument et aussi la personne qui connaît celui qui a pris 
le fusil ; elles peuvent venir en toute sûreté, et je vous pro- 


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LORD WELLINGTON. SI 

met» que, si vos propriétés peuvent se retrouver, elles vous 
seront rendues. 

• J’ai l’honaeur d’étre, etc. 

• Wellington. » 

' Que ce soit le naturel ou la politique qui 
ait dicté cette lettre, elle n’eu est pas moins 
admirable. 

Celte partie des dépêches est également très- 
intéressante en ce qui concerne les premiers rap- 
ports de lord Wellington et des Bourbons : à son 
entrée en France, le général anglais, sachant quo 
des négociations étaient ouvertes avec Napoléon 
àChâtillon,en attendait tranquillement le résultat, 
quand le duc d’Àogoulême arriva tout à coup à 
son quartier général de Saint-Jean-de-Luz. Lord 
Wellington le reçoit très-poliment, mais en in- 
sistant pour lui faire garder l’incognito sous le 
nom de comte de Pradel, et en lui recommandant 
sans cesse de ne pas devancer l'opinion publique 
ni la presser. 

Celte patience ne fait pas le compte du prince. 
Non-seulement il veut agir en sod nom, mais il 
s’efforce, par tous les moyens, de pousser lord 
Wellington et son armée à faire qtJelquo démon- 


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22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

si ration en sa faveur. A toutes ces tentatives, le 
flegmatique Anglais ne répond que par des refus 
formels. Il souhaite du bien ( msh t eell ) à 
f.ouis XVIII; H désire que le pays se prononce 
pour lui; il ne fera rien pour s’y opposer; mais 
il ne veut pas qu’on le mette eu avant, et, il juge 
qu il est de son devoir et aussi de l’intérêt même 
des Bourbons de ne contribuer d’aucune manière 
à provoquer des manifestations en leur faveur. 

Ce noble langage n’était pas compris. Le gê- 
nerai Beresford ayant occupé Bordeaux, le maire 
de cette ville, M. Lynch, crut devoir publier une 
proclamation bien connue, ou, suivant la tactique 
ordinaire des partis, pour obtenir une adhésion 
,et un appui refusés , il les supposait obtenus. 
Cette proclamation irrite Wellington, et il écrit 
de suite au duc d'Angoulême une lettre en fran- 
çais où, reproduisant la proclamation, il la ré- 
fute cavalièrement dans les termes suivants : 

«Il u est pas vrai que les Anglais, les Espagnols et les 
Portugais ■ se soient réunis dans le midi de la France 
« comme d’autres peuples du Nord pour remplacer U fléau 
*des nations par un monarque père du peuple. » Il n’est 
pas vrai « que ce n’est que par lui que tes Français peu - 


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LORD WBLL1HGTON. 23 

« vent apaiser te ressentiment d'une nali'on voisine con- 

• ire Laquelle Us a lancés le despotisme le plus perfide . » 
Il n’est pas vrai non plus, dans le sens énoncé dans la pi*, 
clamation • que les Bourbons aient été conduits par leurs 

• généreux alliés. » 

’• • 1 . y 

Le» légitimistes, qui soutiennent aujourd’hui 
que la Restauration s’est faite sans l’appui de l’é- 
tranger, trouveraient là un argument en leur fa- 
veur, mais l’argument serait meurtrier pour leur 
cause ; car il en résulte que les royalistes du 
Midi, moins soucieux de l’honneur national quo 
lord Wellington lui-même, voulaient absolument 
que la Restauration fût le seul moyen d’apaiser 
le ressentiment de l’étranger, quo les Bourbons 
fussent conduits par leurs généreux alliés, et 
cela malgré les alliés eux-mêmes; c’est-à-diro 
que, le fait que l’on repousse aujourd’hui commo 
une injure , on s’en targuait jadis comme d’un 
honneur. , • 

Après l’abdication de Napoléon, lord Welling- 
ton arriva à Paris, mais il n'y passa cette première 
fois que très-peu de temps. Élevé au rang de duc ‘ 
(il avait déjà été nommé feld-maréchal après la 
bataille de Vitloria), il fit à Londres un voyage 


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24 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


triomphal, et ne tarda pas à être envoyé au Con- 
grès de Vienne comme représentant de l’Angle- 
terre. Les Viennais Paccueillirenl avec empres- 
sement. M. de Mettcrnich le fêta à sa manière, 
qui est un peu celle de Catherine de Médicis, et 
comme, sous son extérieur grave et froid, l’illustre 
guerrier est constitué a la Henri IV, qu’il a le faible 
des grandes âmes, et que les beautés autrichiennes 
» sont très-sensibles à la gloire, ses succès furent 
nombreux et de plus d’un genre (1). Le Congrès 
danse et ne marche pas, disait le spirituel prince de 
Ligne, et au même moment éclatait comme une 
bombe la nouvelle du débarquement de Napoléoo. 

(1) Puisque nous en sommes h parler du faible de lord 
Wellington, je vais gratifier le lecteur d’un échantillon du 
style amoureux du noble duc. Pour ne pas se trouver dans la 
collection des dépêches, la lettre suivante n’en est pas moins 
authentique ; elle a été écrite à Paris en 1816. J’en ai volé 
une copie que je certifie exacte, y compris les fautes de fran-, 
çais, Sa Grâce n’ayant pas sans doute jugé à propos de se 
servir d’un secrétaire. Voici l’épltre : 

Purin, ce iS j.intier. 

a Madame, j'avoue que je ne regrette pas beaucoup que 
a les affaires m’empêchent de passer chez vous après dîner, 
.1 « puisqu' à chaque fois que je vous vois' je vous quitte 

« plus pénétré de vos agréments et moins disposé à donner 
a mon attention à la politique! Je passerai chez vous demain 
a à mon retour de chez l'abbé S., en cas que vous vous y 


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LORD WELLINGTON. 


25 


A Vienne od avait peine à croire à cet acte, 
qu’on qualifiait de folie; les plus fortes (êtes dé- 
claraient que Napoléon périrait à son premier pas. 
Lord Wellington connaissait mieux son homme et 
la France. « S’il est débarqué, il est à Paris, » dit- 
il à quelqu'un; et il s’empressa de se mettre à la 
disposition du Congrès, qui le nomma généralis- 
sime des armées alliées. Cela fait, il se rendit en 
toute hâte dans les Pays-Ras, pour y concerter un 
plan de campagne avec Blüchcr, et triompher une 
dernière fois dans le plus meurtrier de tous ces 
combats de géants qui forment l’Iliade impériale. 

Tout le monde counaît l’histoire, ou plutôt tout 
le monde a lu une histoire de la bataille de Wa- 
terloo; or, comme il y en a au moins cinquante 
dont pas une ne ressemble à l’autre, je n’ai pas 
envie de me poser, moi, cinquante-unième stratc- 
giste de cabinet, pour discuter la question de sa- 

« trouvassiez, et malgré l’elTet que ces visites dangereuses 
« produisent sur moi. 

« Votre très-fidèle serviteur, 

« Wellihgtos. » 

Je crois devoir ajouter que la dame était belle, spirituelle 
et Française, et que lord Wellington, qui n’avait aucune de 

ces trois qualités, en fut pour ses frais de galanterie. 


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. 26 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

voir si réellement Wellington a été surpris daDS 
ses cantonnements, comme le dit Napoléon, ou 
non surpris, comme le dit Wellington et après lui 
Walter Scott; si la bataille était gagnée par les 
Français quand les Prussiens arrivèrent, comme 
le dit Napoléon; si elle était indécise, comme le 
dit Bliicher, ou gagnée par les Anglais, comme le 
dit Wellington ; si c’est la faute de Grouchy, com- 
me le dit Napoléon, ou si Grouchy n’a pu mieux 
faire, comme le disent Grouchy et le général prus- 
sien Müffling. 

Ce qu’il y a do certain, c’est que l’armée an- 
glaise, inférieure en nombre, a soutenu sans se 
rompre, pendant cinq heures suivant les uns, et 
pendant sept heures suivant les autres, les atta- 
ques acharnées des premières troupes de l’Europe, 
commandées par le plus grand homme de guerre 
des temps modernes. Napoléon dit (1) lui-même 
que les Anglais ont été admirables. Il ajoute que 
les dispositions de Wellington ont été pitoyables. 
Mais comment expliquer alors que des troupes, 
quelque valeureuses qu’elles soient, placées dans 
une mauvaise position, commandées par un mau- 

(i) Voir le tome VII du Mémorial de Sainie-Hàkne. 


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LOM> WELLINGTON. Vt 

vais généra), résistent tonte une journéefaüx char- 
ges réitérées des cuirassiers de Kollermann, au 
choc de la vieille garde dirigée par Ney, et aux 
manœuvres do Napoléon? Car enfin il est positif 
que, quand les Prussiens arrivèrent, quand Bulow 
attaqua à l'arrière-garde, les régiments écossais 
s'étaient fait écharper sans perdre un pouce de 
terrain ; les avantages partiels remportés par les 
Français au bois d’Hougoumont et à la ferme de 
la Haie-Sainte avaient été presque aussitôt rega- 
gnés que perdus. 

Il me semble plus juste et plus vrai, non pas de 
comparer deux hommes dont l’un est incompa- 
rable, ce serait faire injure à lord Wellington 
lui-même qui en toute occasion a dit de Napoléon : 
«C’est notre maitro à tous,* mais de placer du 
moins en regard de cet aigle, posté sur les hau- 
teurs déjà fermo de la Belle- Alliance, le léopard 
anglais acculé aux flancs du Mont-Saint-Jean, A 
celui-là l’impétuosité sublime de l’attaque, à ce- 
lui-ci la froide ténacité do la résistanco; le duc 
de Wellington vit sans sourciller tout son étal- 
major, moins un seul homme, tomber autour de 
lui. Six cents officiers et quinze mille soldats jon- 


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28 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

chaient ie sol, tués ou blessés : et il est hors de 
doute que, sans l’arrivée de Blücher, l’armée an- 
glaise, épuisée par de longs efforts et des attaques 
sans cesse renaissantes, eût été forcée à la re- 
traite; mais, dans tous les cas, la bataille eût été 
noblement perdue. 

Les événements qui suivirent sont trop univer- 
sellement connus pour qu’il soit nécessaire d’en 
parler au long. Disons seulement , à la louange du 
duc de Wellington , qu’après la capitulation de 
Paris il s’opposa de tout son pouvoir aux brutalités 
de Blücher, espèce de Vandale qui ue rêvait que 
feu et sang. Nommé généralissime de l’armée 
d’occupation, et résidant à Paris en celte qualité, 
le duc laissa échapper une belle occasion d’être 
grand ; le maréchal Ney, mis en jugement, s’a- 
dressa à lui, en invoquant l’article 12 de la capi- 
tulation de Paris, et la maréchale vint eUe-même 
implorer son appui. Lord Wellington répondit que 
l’article 12, comme tous les autres, n’avait trait 
qu’à la question militaire; qu’il avait été destiné 
à garantir les personnes qui y sont désignées con- 
tre les troupes alliées seulement, mais qu’il n’avait 
pas et ne pouvait pas avoir eu pour but de préju- 


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LORD WELLINGTON. 


29 


ger en rien la position de ces mômes personnes 
vis-à-vis du gouvernement actuellement existant 
ou de celui qui devait être appelé à lui succéder. 
Cette argumentation peut à la rigueur se soute- 
nir, et le caractère bien connu du duc de Wel- 
lington ne permet guère de douter qu’il ne fût de 
bonne foi; mais combien il eût été plus beau à 
lui, qui était tout-puissant alors, d’affronter le 
courroux de Castclrcagh et de dire à Louis XVIII : 
« Je prends cet homme sous ma sauvegarde ; nous 
« nous sommes vus souvent sur le champ de ba- 
“ taille, et récemment encore il est venu braver 
« le feu de mes soldats : c’est un héros ; je ne 
« veux pas qu’il périsse de la mort des traîtres.» 
Ney eût été sauvé, et l’Europe entière eût ap- 
plaudi lord Wellington. L’illustre Auglais ne 
comprit pas cela; sa raisou froide et sèche se 
prête peu aux inspirations spontanément géné- 
reuses; ses qualités sont négatives. Il ne fait 
pas ce qui est mal ; et quand il fait le bien, c’est 
toujours dans les strictes limites du devoir. Com- 
ment expliquer pourtant cet autre fait qui pèsera 
sur sa mémoire? Lord Wellington passe, et il 
ne l’a jamais démenti, pour l’auteur principal 


30 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

de la dure captivité de Napoléon; op dit qu’il 
désigna lui-même l’affreux rocher de Sainte- 
Hélène. Et à son tour, le grand empereur au 
lit de mort, prêt à paraître devant Dieu, des- 
cend jusqu’à écrire sur son testament le nom de 
l’homme qui avait tenté en 1818 d’assassiner son 
ennemi. De ces deux faits je ne sais quel est le 
plus triste. Eü les citant j’ai pensé au testament 
de Louis XVI pardonnant à ses juges, et au Prince 
Noir servant lui-même à table un roi vaincu. 

Après l’évacuation du territoire français et le 
traité d’Aix-la-Chapelle, lord Wellington retourna 
à Londres, comblé d’honneurs et possesseur d’une 
fortune immense. Alors commença sa carrière po- 
litique. Appelé à siéger à la Chambre des Lords, il 
accepta la place de grand-maître de l’artillerie, 
sous le ministère de lord Liverpool. A l’avéne- 
ment de Canning, il fut envoyé au Congrès de Vé- 
rone, où il lutta de son mieux contre l’interven- 
tion de la France en Espagne. «On caressait en 
« vain, dit M. de Chateaubriand ( 1 ), le succea- 
« seur de Marlborough pour le faire sortir de la 
« politique de son pays. On y perdait son temps. 

j (!) Congrèt de Vérone, tome I, page 116. , - ; ,, , 


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LORD WELLINGTON. 


31 


** Sa Grâce, pour se désennuyer de nous, cber- 
« chait à Vérone quelque Des Ursins qui pût 
« écrire à la marge de nos dépêches interceptées : 
« Pour mariée, non. » 

Le duc d’York , frère du roi , étant mort en 
1827, lord Wellington fut appelé à le remplacer 
dans la dignité do commandant on chef des ar- 
mées anglaises; et bientôt après commence à so 
dessiner dans la Chambre des Lords son opposi- 
tion contre les tendances libérales de Canning. 
Après la mort de ce dernier, le faible ministère 
de lord Goderich ne put arrêter longtemps l’en- 
trée des tories au pouvoir, et, en janvier 1828, 
le duc de Wellington fut nommé premier lord de 
la Trésorerie. Sir Robert Peel fut l’orateur et le 
représentant de ce cabinet à la Chambre des Com- 
munes. Tory de naissance et de cœur, mais tory 
éclairé, lord Wellington parvint, «à force de fran- 
chise, à donner à son ministère une sorte do po- 
pularité. Entraîné par l’empire des idées, il cédait 
sans dissimuler ses répulsions et sans feindre des 
sympathies qu’il n’éprouvait pas, mais il cédait. 
C’est ainsi qu’il appuya le bill d’émancipation en 
lo déclarant fâcheux ; c’est ainsi qu’il qualifia lu 


32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

victoire de Navarin d’événement funeste (unto~ 
ward event). Le contre-coup de Juillet l’ébranla 
fortement; et bien que ce grand fait fut le 
signal précurseur de la victoire des whigs qui 
devait amener sa retraite, fidèle à ses idées de 
modération, le noble duc s’empressa de recon- 
naître le nouveau gouvernement. Lorsque fut 
présenté, eu 1830, le bill de réforme, lord 
Wellington déclara hautement qu’il combattrait 
tout projet de réforme, et, à la première occa- 
sion, il céda la place au ministère whig de lord 
Grey. En 1834, il reparut un instant aux af- 
faires sous la présidence de sir Robert Peel, [et 
se retira presque aussitôt. Depuis, malgré les 
nombreuses infirmités qui l’ont atteint, le vieux 
soldat n’a pas cessé de prendre une grande part 
aux affaires de son pays. 11 a parlé sur les ques- 
tions les plus importantes, toujours avec celte 
gravité et cette froide raison qui le caractérisent. 

Dans ces derniers temps, lorsque le ministère 
whig, avant de tomber, rompit, par le traité du 
15 juillet 1840, l’alliance anglo-française, lord 
Wellington, tout en acceptant, en approuvant 
même le fait accompli do la destruction du pou- 


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Î.ORD Wl'fXtNftTON. 33 

voir de Mohammed-Ali en âyrie, s-’uoit à Sir Ro- 
bert Peel pour demander compte à lord Palmer- 
ston de ses procédés envers la France; le vieux 
guerrier parla de notre pays en termes pleins 
de convenance et d’estime. Il déclara qu’au- 
cune combinaison politique ne pouvait être du- 
rable en Europe sans le concours de la France ; 
il exprima le désir de voir le gouvernement an- 
glais faire tous ses efforts pour effacer le nuage 
qui s’était élevé entre les deux pays. Que ce lan- 
gage fût un acte politique plutôt que le résultat 
d’une sympathie bien vive, cela est possible; 
mais, dans tous les cas, mieux vaut encore le pa- 
triotisme décent de lord Wellington que le pa- 
triotisme insolent de lord Palmerston. 

Après avoir contribué de toutes ses forces à 
amener la chute du ministère whig en travaillant 
avec sir Robert Peel à rattacher à un système 
modéré les différentes nuances du torysme, le 
noble duc n’a pu, à cause de son grand âge et de 
l’état précaire de sa santé, prendre une position 
active dans le cabinet du 3 septembre 1841 ; 
mais il lui a accordé l’appui de son nom en ac-' 
ceptant le titre de ministre sans portefeuille. 


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34 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

Plusieurs biographes fout dire à madame de 
Staël que lord WellingtoD est uu homme borné. 
Je ne sais trop où l’ou a pris cela, et je soupçouue 
très-fort le premier auteur de la découverte de 
l’avoir inventée ; outre que le mot est en désac- 
cord avec l’opinion de tous ceux qui ont vu lord 
Wellington à Paris, et qui. tout en lui refusant ce 
que nous appelons de Y esprit, et particulièrement 
l’esprit de salon, lui reconnaissent une intelli- 
gence distinguée, il est certain qu’il jure avec 
l’enthousiasme bien connu de M“* de Staël pour 
lui, et surtout avec certaines pages flamboyantes 
des Considérations sur la révolution française , 
où le noble duc est exalté bien au delà de ses 
mérites. Il est évident qu’en politique lord Wel- 
lington n’est pas un aigle, qu’il s’entend mieux à 
gouverner une armée qu’une nation ; mais il est 
incontestable aussi que là encoro il a déployé cer- 
taines qualités de fermeté, d’activité et de raison, 
qui sont bien en lui. 

«A défaut de génie, dit M. Duvergier de Hauranne, 
lord Wellington a un bon sens remarquable ; à défaut 
d’éloquence, une façon frauche et uu peu soldatesque 
d'aller droit au but qui produit grand effet. Le souvenir 


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LORD WELLINGTON. 35 

de toute «a rie couvre en outre ses imperfections, et fait 

que dans les Chambres comme dans le pays son nom est 
généralement honoré et son autorité respectée. Jusqu’en 
1828 le duc de Wellington n’avait point songé à se faire 
homme politique. Il le devint pourtant, et, à la surprise 
générale, peut-être à la sienne propre, le vieux soldat se 
mit ù parler très-convenablement sur les questions les 
plus étrangères ù sa vie, sur les finances, sur le commerce, 
sur l’administration. Dans l'affaire de l’émancipation ca- 
tholique, et dans plusieurs autres, il prouva d’ailleurs 
que, s’il ne voit pas toujours loin, il voit juste, et que l'In- 
térêt bien démontré du pays l’emporte dans son esprit sur 
toutes les préoccupations et les préjugés de parti. Depuis 
ce moment, le duc de Wellington, à quelques courts in- 
tervalles près, n’a cessé d’être, avec sir Robert Peel, le 
modérateur du parti tory, et ce rôle honorable a encore 
ajouté à sa considération. » 

Aux affaires comme à la guerre, ce qui a fait 
surtout la prépondérance de Jord Wellington, 
c’est une assurance imperturbable qui n’est pas 
de la forfanterie, mais qui prend bien plutôt 
sa source dans une sorte de fatalisme instinctif 
que Napoléon raillait tout en le professant au 
fond pour le moins autant que César. Je ne 
saurais mieux exprimer ma pensée à ce sujet 
qu’eu rapportant ce plaisant propos, que tenait il 
y a trois ans, un jour de grande réception à l’am- 


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Jg CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

bassadede France à Londres, un Français très- 
haut placé, en montrant lord Wellington :«Voyez- 
« vous le duc, disait-il, qui lutte vaillamment coo- 

« tre sa goutte, et s’efforce, dans son habit doré de 

« gardien des Cinq- Ports, de se poser en Achille, 
« ainsi que l’a représenté Westmacott à Ilyde- 
« Park (1)? Eh bien, ce personnage a une telle 
« confiance en son étoile que si quelqu’un fût venu 
« lui dire, il y a six mois : La reine vous attend à 


« Westminster pour vous épouser, vous et vos 
« soixante et onze ans, il serait à l’instant parti du 
« pied gauche en rajustant son ceinturon, comme 
„ U n homme qui va faire la chose la plus simple 

« et la plus naturelle du monde. * 

En résumé, quand le duc de Wellington ne sera 
plus, l’Angleterre aura à regretter sa plus haute 
capacité militaire depuis Marlborough j et, si elle 
ne perd pas en lui un grand génie politique, elle 
perdra certainement un grand caractère. 

(!) Cette statue en bronze, de 18 pieds de haut, repré. 
.ente le noble duc sous la forme d’un Ach.lle complè- 
tement nu; la conception est déjà passablement ridicule ; 
mais pour que rien n’y manque, cette statue est ded.ee par 
Tes Dames de Londres à Arthur de Wellington, et à ses brave, 
compagnons d’arme*. 


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GALERIE DES CONTEMPORAIN IUüS'FRE S 





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O 9! Jîlllil 
io'b { êt! 

x! aii'L 


t «ntufcél 6ë 3 

cToi&igi îj^nséfiV 

lup 


Mole, ce beau nom de la magistrature, 
caractère appelé probablement à jouer 
un rôle dans les ministères futurs. 

Nàpolboh. — Mémorial de Sainie- 
Hélène. 

A côté de l’avantage d’innover, il y a 
le danger de détruire. 

Moi.é. . 

•*> • m . -H faq 

-U.? , V/b 


En matière de dogme politique comme en ma- 
tière de foi religieuse, ou peut diviser les hommes 
en trois classes : il y a les croyants sincères et 
désintéressés, dont le nombre eslTort restreint ; il 
y a les indifférents dont le nombre est grand , puis 
enfin il y a les faux dévots, dont le nombre est im- 
mense. Quant aux athées, bien qu’ils existent en 
politique’, ils ne s'avouent pas et se rangent né- 
cessairement dans la deuxième ou la troisième ca- 

rtüJia t'»! tn • t 

tégorie. 

. ' * c * ;;,p 'ûQtjiwJis **1 ftowi üi§ia t aüoil 


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2 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


Je n’ai rien à dire ici des dograatistes sincères ; 
quel que soit le dogme qu’ils professent , leurs 
croyances sont respectables par la seule raison 
que ce sont des croyances. Pour ceux qui , dans 
tel ou tel intérêt mesquin, se font les apôtres fou- 
gueux d’une religion qu'ils n’ont pas dans le cœur, 
ceux-là, je n’ai pas à en parler nou plus, d’autant 
qu’il s’agit daus cette notice d’un homme ennemi- 
né du dogmatisme et des systèmes, d'un homme 
dont tout le symbole politique peut se réduire à 
peu près à ceci : « Ce qui est a suffisante raison 
d’être, puisque cola est, et le gouvernement qui 
dure le plus est le meilleur des gouvernements. » 
M. le comte Molé est le représentant le plus 
rationnel, le plus modéré, le plus élevé de cette 
association d’hommes politiques dont M. de Tal- 
leyrand a été longtemps le chef le plus habile et le 
moins scrupuleux. Ne vous pressez pas trop, vous 
qui croyez ou feignez de croire, ne vous pressez 
pas trop de jeter la pierre à ces hommes qui ont 
tour à tour servi tous les gouvernements parce 
qu’ils étaient des gouvernements. N’oubliez pas 
que ce ne sont pas eux qui ont fait les situa- 
tions, mais bien les situations qui les ont faits. 


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M. LE COMTE MOME. . 3 

M. Royer-Collard a dit à ce sujet une parole 
profondément triste . mais profondément vraie. 
« Il y a , s’écriait un jour le vieux doctri- 
* naire à la tribune (1), il y a une grande école 
« d’immoralité ouverte depuis cinquante ans, dont 
« les enseignements , bien plus puissants que les 
« journaux, retentissent aujourd'hui dans le mon- 
«de entier. Cette école, ce sont les événements 
« qui se sont accomplis presque sans relâche 
« sous nos yeux. Repassez-les : le 6 octobre, le 
« 10 août, le 21 janvier, le 31 mai, le 18 fructi- 
« dor, le 18 brumaire; je m’arrête là. Que 
« voyons-nous dans cette suite de révolutions ? 

i « 

« I.a victoire de la force sur l’ordre établi, quel 
« qu’il fût, et, à l’appui, des doctrines pour la lé- 
« gitimer. Nous avons obéi aux dominations im- 
posées par la force; nous avons reçu, célébré 
«tour à tour les doctrines contraires qui les 
« mettaient en honneur. * 

Ce tableau est sombre, mais il est vrai; si uno 
révolution implique toujours un progrès dans la 
marche de l’humanité, les mille convulsions qui 

la suivent ont cela de fâcheux qu’elles dénaturent 

• * •• j 

(1) Séance du 2S août 183S. 


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4 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

le sentiment du juste et de l'injuste et rendent de 
plus en plus confuse la notion du droit en politi- 
que. Pendant plusieurs siècles, la France, une fois 
sortie de l’oligarchie féodale, a vécu, souffert, 
combattu, vaincu , au nom d’un principe claire- 
ment énoncé et unanimement accepté. A l’époque 
où le roi ne mourait jamais chez nous, le roi c’é- 
tait l’Etat; le roi , qu’il fût à Bourges, à Orléans 
ou à Paris, qu’il fût captif sur la terre étrangère, 
comme saint Louis, Jean II, ou François r r , le 
roi c’était le droit. Quiconque attaquait le roi 
attaquait l’Etat, attaquait le droit, et son nom 
passait à la postérité entaché de félonie, qu’il s'ap- 
pelât Marcel, prévôt des marchands, le connéta- 
ble de Bourbon ou Biron. En ce temps-là, on as- 
sassinait les rois, maison ne les jugeait pas, ou 
ue les déposait pas, on ne les niait pas. Ce dogme 
de la légitimité, après avoir glorieusement fait 
son temps, est mort sur l’échafaud avec Louis XVI ; 
vainement depuis on a essayé de le galvaniser : 
l’expérience a prouvé qu’il était bien mort. 
Mais comme les nations no sauraient se passer 
longtemps de foi politique , un dogme nouveau 
u’a pas tarde à s’établir sur les ruines du premier. 


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M. LE COMTE MOLE. & 

F-e jonr où la royauté a été dépouillée de ce ca- 
ractère sacré qui la faisait découler de Dieu et 
d’elle-même, la souveraineté a dû passer aux 
mains du peuple, et c’est ici qu’a commencé la 
confusion. Le peuple étant un être collectif, com- 
posé d'individualités dont la plus grande partie est 
incapable de concevoir en politique une volonté 
propre et motivée, les ambitions et les interpré- 
tations individuelles ont surgi de toutes parts; 
chacun a fait parler le peuple à sa guise , et du- 
rant une orageuse période, au moment où ce 
même peuple se montrait grand de générosité et 
d’héroïsme sous les drapeaux, il se commettait 
en son nom les actes les plus contradictoires, les 
plus tyranniques, les plus stupides, les plus atro- 
ces qui se puissent imaginer. Alors la société 
n’était plus qu’une immense et sanglante arène 
où il fallait, suivant l’expression de Danton, être 
guillotineur ou guillotiné; alors ce qui était hièr 
une vertu devenait un crime; le triomphateur de 
la veille était le proscrit du lendemain ; alors en- 
fin , pour me servir d’un mol énergique de M. de 
Lamartine, le Panthéon servait de chemin à l’é- 
gouf. 


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1 


6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

Maintenant est-il bien étonnant qu’au milieu 
de ces victoires rapides et éphémères de la force, 
toutes légitimées à l’aide du dogme élastique de 
la souveraineté du peuple, il se soit trouvé des 
hommes tenant au passé par la naissance, mais 
assez intelligents pour comprendre que les siè- 
cles ne remontent pas vers leur source; des hom- 
mes ennemis par caractère du sang et de la vio- 
lence, qui, ne trouvant dans tout ce qu’ils voyaient 
rien qui ressemblât à un principe, ont fait bon 
marché des principes en eux-mêmes pour ne 
s’attacher qu’à normaliser les faits en leur don- 
nant les allures régulières et paisibles d’un droit? 
Pendant tout le cours de nos commotions politi- 
ques , partout où surgit une idée de stabilité et 
d’ordre, vous voyez ces hommes qui courent à 
elle et l’embrassent. Tant que cette idée reste 
dans des conditions logiques d’accroissement et 
de puissance, ces hommes lui appartiennent corps 
et âme ; le jour où elle abuse d’elle-même, ils 
s’en éloignent peu à peu, et leur retraite est le 
premier signal de sa ruine. A qui faut-il s’en 
prendre? Il me semble que c’est à l'idée bien plus 
qu’aux hommes. 


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M. LE CO^TE MOLE. 7 

Sans doute il est fâcheux pour la morale d’un 
peuple qu'en l’absence d’une foi politique univer- 
sellement acceptée on se trouve obligé de le gou- 
verner avec des intérêts bien plutôt qu’avec des 
principes ; mais cet état transitoire d’indifférence 
ou de conflit en matière de dogme n’est, après tout, 
que le résultat de nos déchirements de cinquante 
ans. Les révolutions grandissent les peuples, mais 
elles les usent à la longue, et malheur aux na- 
tions chez lesquelles ces périodes de surexcitation 
violente se reproduisent trop souvent! 

Cela dit, je passe à l’historique de la vio de 
M. Molé. 

En 1794, aux jours les plus sombres de la Ter- 
reur, il y avait une noble et malheureuse famille 
qui se cachait dans une pauvre mansarde 'de la 
rue du Bac. Cette famille se composait d’une 
femme très-âgée , de sa Allé, de sa petite-fille et 
d’un enfant de quatorze ans. Cet enfant, avec 
cette précocité de raison que donne l’infortune, 
était devenu la providence de sa famille; c’était 
lui qui sortait mystérieusement à la tombée de la 
nuit, qui échappait, grâce à sa jeunesse, aux soup- 
çons et aux poursuites, qui s’ingéniait en mille 


8 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

manières pour adoucir les rudes privations aux- 
quelles les siens étaient en proie , et qui ne ren- 
trait jamais sans leur apporter des secours, des 
consolations et des espérances. 

Cet enfant précoce et pieux, c’était M. le comte 
Molé. 

Né en 1780, Louis-Mathieu Molé avait d’abord 
‘ émigré avec son père, te président Molé de Cham- 
plàtreux ; rentrés imprudemment en France, tous 
deux furent bientôt découverts et incarcérés ; le 
président porta sa tête sur l’échafand, et son fils 
ne dut la vie qu’à son extrême jeunesse. En vain 
on fit à l’enfant d’horribles menaces pour le for- 
cer à dévoiler le secret de l’asile de la marquise 
de Lamoignon, sa grand’mère, de sa mère et de 
sa sœur ; le jeune Molé fut inébranlable ; on le 
rendit' à la liberté après une assez longue déten- 
tion , et c’est alors qu’oubliant les splendeurs au 
milieu desquelles il était né, il débuta eourageu- 
sement dans la vie avec la confiance qu’une âme 
généreuse puise dans l’accomplissement du plus 
saint des devoirs. 

• Bientôt cependant, il UH faut encore quitter 
la France; l'asile où se cachent ses parents n’est 


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M. LE COMTE MOLE. 9 

/'fus un asile sûr; le jeune Molé a été suivi ; un 
de leurs anciens serviteurs, devenu une puissance 
révolutionnaire, leur donne avis des poursuites 
dirigées contre eux. Ils fuient; la marquise de 
Lamoignon, ne pouvant se résigner à l’exil, se réfu- 
gie à Vannes, où elle établit depuisune communauté 
dont Napoléon ia nomma supérieure. Le jeune 
Molé passe en Suisse et de là en Angleterre avec 
sa mère , et, après mille tribulations, il rentre en 
France à la chute de Robespierre. Molé va re- 
joindre la marquise de Lamoignon à Vannes; ef, 
à quoique temps de là, nous retrouvons à Paris 
te dernier descendant des Molé enseveli dans 
I etude au fond d’un grenier, se préparant à 
reconquérir par lui- même la brillante existence 
que la Révolution Inr avait enlevée , suivant libre- 
ment les cours de l’Ecole Polytechnique , alors 
Ecole centrale des Travaux pubilcs, et confond» 
au milieu de toute cette jeunesse avide desavoir, 
qui se pressait aux leçons de Lagrange, Laplacc, 
Monge, Fourcroy et Berthollef. 

Après l’établissement du Consulat, le jeune 
Molé demande une audience à Bonaparte pour 


10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

réclamer la restitution de ses biens non vendus; 
la belle terre de Cbamplàtreux était dans ce cas, 
* elle lui fut restituée. 

Quelques années plus tard, en 1806, il parut 
un livre intitulé : Essais de Morale et de Politi - 

U I I , T l » ^ •• + 

que, auquel M. de Fontanes consacra, dans le 
Journal des Débats, un article fort élogieux. 
L’empereur lut l’article, demanda le livre, le lut, 
et, après l’avoir lu, se fit présenter l’auteur; c’é- 
tait encore le jeune Molé. L’empereur le nomma 
sur-le-champ auditeur au conseil d’Etat. Je n’ai 
que peu de chose à dire de ce livre souvent 
reproché au ministre d’une monarchie constitu- 
tionnelle. Il est assez facilement écrit ; les aper- 
çus en sont plus brillants que solides, et c’est en 
somme une sorte d’apologie du pouvoir absolu. Ne 
vous effarouchez pas, bonnes âmes; reportez- 
vous aux temps, songez à cette lassitude géné- 
rale, à cet épuisement qui suit les convulsions 
violentes. On était dégoûté de l’instabilité des 
pouvoirs publics, on sortait de l’anarchie, et à 
toutes les époques l’anarchie a été un achemine- 
ment à la tyrannie. Je ne saurais mieux excuser, 


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M. LE COMTR MOLÉ. || 

i 

sinon justifier, l’auteur des Essais de Morale et de 
Politique (1), qu’en rappelant qu’à la même époque 
un jeune diacre, au fond do la Bretagne, écrivait 
son premier livre. Or, ce premier livre de M. de 
in Mennais n’est aussi guère autre chose que la 
glorification du despotisme. 

Du moment ou M. Molé fut entré au conseil 
d Etat, sa fortuno marcha rapidement; Napoléon 
aimait passionnément les grands noms quand ils 
étaient bien portés. L’urbanité des formes, la sa- 
gacité de l’esprit, l’ardeur au travail, tout lui 
plaisait dans M. Molé. Il le fit successivement maî- 
tre des requêtes, préfet de Dijon en 1807, con- 
seiller d’Etat en 1809, directeur général des 
ponts et chaussées, comte de l’Empire, comman- 
deur de l’ordre de la Réunion. C’est en cette qua- 
lité de directeur des ponts et chaussées que 
M. Molé fut envoyé à Anvers en 1811, à l’époque 
où le général Bernard dirigeait dans cette ville les 
travaux de fortification. Ces dçux hommes se con- 
nurent là , s’apprécièrent, et plus tard M. Molé a 
noblement payé sa dette d’amitié dans un éloge 

(1) La seconde édition de cet ouvrage est précédée d'une 
notice sur Mathieu Molé, par son arrière-petit-fils. 


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12 CONTEMPORAINS U.LUSTSES. 

funèbre où la simplicité et la grâce du style se 
mêlent à des vues larges, profondes, et à des 
traits de la plus touchante éloquence. Cette no- 
tice sur le général Bernard me paraît, sans flatte- 
rie, un véritable chef-d’œuvre du genre. 

La faveur de M. Molé auprès de l’empereur 
allait croissant ; il avait à peine trente ans lors- 
qu’il fut attaché aux travaux même du cabinet. 
C’est là, dans ce contact de toutes les heures 
avec l’homme qui tenait encore l’Europe entière 
dans sa main, que M. Molé s’initia à cette science 
des détails, à ce train des affaires que nul de nos 
hommes d’Etat ne possède mieux que lui. C’étaient 

de rudes travailleurs que ces jeunes conseillers 

« • 

d’Etat de l’Entpire ; on parlait peu dans ce temps - 
là, mais on agissait d’autant. Il fallait embrasser 
de l’œil le cercle immense d’une administration 
gigantesque et compliquée, il fallait être prêt à 
tout, sur tout, à propos de tout; une mission 
n’attendait pas l’autre, et d’un mot le maître 
vous faisait voyager comme une flèche de l’est à 
l’ouest, du midi au nord. Napoléon se séparait 
difficilement de M. Mole. « Molé, disait-il sou- 

A 

« vent en parlant de lui, esprit^ solide, ministre 


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M. LE COMTE MOLE. 13 

« monarchique, plus occupé du foud que des for- 
« mes. n 

Après la retraite de M. Regnier, duc'de Massa, 
M. Molé fut nommé grand-juge ministre de la 
justice en 1813. On lui a reproché à bon droit 
quelques discours d’une flagornerie au moins in- 
tempestive à cette époque. Ainsi, après la désas- 
treuse campagne de Russie, il venait à la tribune 
du Corps législatif dérouler en belles périodes les 
splendeurs de la France , et s’écriait : « Si un 
« homme du siècle de Médicis ou de Louis XIV 
<■ revenait sur la terre, et qu’à la vue de tant de 
« merveilles il demandât combien de règnes glo- 
<• rieux, de siècles de paix, il a fallu pour les pro- 
duire, vous répondriez qu’il a suffi de douze 
« années de guerre et d’un seul homme. « Ail- 
leurs, lorsque Napoléon se mit en tête de dépouil- 
ler le Corps législatif du dernier droit qui lui res- 
tait, celui de présenter au choix de l’empereur 
les candidats à la présidence, M. Molé se trouve 
là à point pour soutenir et justifier cette mesure 
arbitraire, par des raisons de formes, d’usage 
de palais et d’étiquette,. Je conviens volontiers 
que tout cela n’est pas merveilleux d’indépen- 


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1H CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

dance ; mais où étaient donc les indépendants 
alors? Il en est jusqu’à quatre ou cinq que l’on 
pourrait citer; hors de là tout le monde jouait 
de l’encensoir, et nos tribuns d’aujourd’hui comme 
tout le monde. 

Aux jours des revers, les choses changèrent 
de face : les Démosthènes et les Caton surgirent 
dè toutes parts ; chacun voulut donner son coup 
de pied à l’idole qu’il adorait la veille. La con- 
duite de M. Mole fut convenable; après avoir 
àecompagné Marie-Louise à Blois, en qualité de 
ministre de la justice, il se tint à l’écart sous la 
première Restauration. Toutefois je dois dire qu’il 
signa, en qualité de membre du conseil municipal 
de la Seine, une adresse très-viruierite contre 
l’empereur présentée à LouisXVIII quelque temps 
avant le 20 mars. Aux Cent-Jours Napoléon tenta 
vainement de faire accepter à M. Molé un porte- 
feuille ; il reprit simplement sa place de direc- 
teur des ponts et chaussées , et refusa de signer 
la déclaration du conseil d’Etat, du 25 mai, qui 
séparait la Franco des Bourbons. Un biogra- 
phe (1) avance, sans accompagner cette assertion 

,v (l) d Boisjolin. 


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M. LE COMTE MOLE. 19 

au moins étrange d’aucune espèce de preuve, que. 
Napoléon lui ayant vivement reproché ce refus, 
il se sérail excusé en disant « qu’il n’avait pu 
» consentira signer une Adresse dans laquelle ou 
« disait que Napoléon tenait sa couronne du vœu 
« et du choix des Français, que c’était là un blas- 
“ phème politique dont il n’avait pas cru devoir 
« se rendre coupable. » Or, notez qu’à son retour 
de l'ile d’Elbe Napoléon proférait bien haut lul- 
. même ce blasphème poliliquo; d’où il suit que 
cette grosse absurdité prêtée à M. Molé me pa- 
raît au moins apocryphe. M. Molé était aux eaux de 
•Plombières quand Napoléon, malgré ses refus, 
le nomma membre de la Chambre des Pairs; il 
écrivit pour s’excuser de siéger sous prétexte de 
maladie, et après Waterloo Louis XVIII le main-’ 
tint dans son poste de directeur des ponts et 
chaussées, le rappela au conseil d’Etat, et le 
nomma à son tour membre de la Chambre des 
Pairs. 

Jusqu’ici nous avons vu M. Molé quelquefois 
courtisan ; qui no l’était pas alors? mais constam- 
ment étranger à> tous ces actes do violence aux- 
quels des conseillers ranconeux poussaient quel- 




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16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

quefois l’empereur , qui n’y était déjà que trop 
porté par caractère. M. Molé avait beaucoup souf- 
fert sous la République; il eût pu avoir aussi bien 
des haines à assouvir. Mais le propre des hom- 
mes de cette trempe est d’envisager les faits sous 
un certain point de vue pratique qui exclut aussi 
bien l’ardeur des croyances que l’ardeur des res- 
sentiments. La modération est comme une condi- 
tion de leur nature. Aussi je m’explique difficile- 
ment la part que prit M. Molé à ce déplorable 
procès du maréchal Ney. Comment le noble pair, 
qui connaissait par expérience l’irrésistible as- 
cendant que Napoléon exerçait sur tout ce qui 
l’approchait, a-t-il pu juger digne de mort un 
vaillant soldat qui n’était pas même une tête po- 
litique , et qui n’avait fait, après tout , que céder 
à une force d’attraction plus puissante que lui? 

Les paroles cruelles du duc de Richelieu , de- 
mandant la tête de Ney au nom de l’Europe, ont 
fait croire à plusieurs que l’influence étrangère 
était la cause principale de la mort du maréchal ; 
on s'en est pris à Wellington, aux ministres , au 
roi, aux pairs, et on a complètement laissé de 
côté la Chambre des Députés de 1815. Il suffit de 


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M. LE COMTE MOI.É. 17 

lire le Moniteur pour voir quelle large part de 
responsabilité doit être attribuée à la majorité 
royaliste dans les réactions de cette triste épo- 
que. On ne saurait se faire une idée de la violence 
de langage de tous ces hobereaux de province 
sortis de leur manoir, la haine et la vengeance au 
cœur, furieux ceux-ci des misères d’un long exil, 
ceux-là des humiliations d’une longue obscurité, 
ivres de leur triomphe et toujours prêts à accuser 
les ministres de complicité avec les jacobins et 
Bonaparte, ce qui ne fait qu’un dans leur esprit. 
Après l’évasion de Lavalette , il y a un de ces 
députés, dont il est inutile d’écrire le nom, qui se 
lève et demando qu'on mette en accusation le 
garde-des-sceaux, coupable, dit-il, d’avoir favo- 
risé les espérances de M me de Lavalette pour ob- 
tenir du roi la grâce de son mari. 

Quelle horrible chose que la peine de mort en 
matière politique ! Ressuscitez donc par la pensée 
tous ceux que nous avons décapités et fusillés 
pendant un demi-siècle au nom et en vertu de 
principes contraires ; de tous ces hommes morts 
de la mort des criminels, à part quelques tueurs 
immondes et gorgés de sang, qtii n’ont fait qn« 


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1 


15, CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

subir la peine du talion, il n’en est pas un qui ne 
vécût aujourd'hui estimé, honoré; et voilà la jus- 
lice humaine ! A ce propos, bien qu’il soit de no- 
tre, temps expressément défendu do louer. les rois T 
même quand ils le méritent , je ne puis m’empê- 
cher de rappeler ici en passant que Louis-Philippe 
n’a jamais signé un arrêt do mort pour délit po- 
litique. La postérité s’en souviendra.. 

Je serais injuste envers M. Mole sj j’oubliais de 
dire qu’après avoir voté la mort de Ney avec 
toute la Chambre, moins douze voix, qui volèrent 
pour la déportation, il intercéda vivement auprès 
de M. de Richelieu pour obtenir la grâce du cou- 
damné. Les Mémoires de Lavalette font foi de ses 
louables efforts pour sauver les autres victimes 
do la réaction. 

Au mois d’août 1817 , il fut appelé à rempla- 
cer le maréchal Gouvion Saint-Cy.r au ministère 
de la marine. Le 31 mars do la même année, il 
exposa les motifs d’une loi contre la traite des 
nègres; il présenta un projet de loi sur la presse, et 
fut remplacé à la fin de la session; en 1820, après 
la chute du ministère Deeazes, il se range dans l'op- 
position constitutionnelle. La Chambre des Pairs 


Diyi ’izod by Coogl^ 


.'M. I.B COMTE MOLE. 19 

venait de se constituée en cour de justice pour 

juger l’attentat de Louvel ; M. Mole s’oppose au 

projet d’Adresse au roi, en disant : « Les fonctions 

- déjugé que la Chambre est appeléeà remplir dans 

« cette circonstance ne lui permettent plus de por- 

■ » , £ 

« ter aux pieds du trône que l’expression de sa pro- 

« fonde douleur et l’assurance du calme qu’elle 

« 

« apportera dans l’exercice des fonctions qui lui 
«sont déférées. « 

En arrivant au pouvoir, le ministère Villèlo 
trouva dans la Chambre des Pairs M. Molé au 
nombredeses plus redoutables adversaires, lors- 
qu’on février 1822 ce ministère commença son 
travail de contre-révolution par la présentation 
du la loi de tendance et de la loi sur les journaux. 
M. Molé prononça contre les deux projets de loi 
un de ses plus beaux discours, dont la conclusion 
surtout, invoquant, en faveur do la publicité, l’o- 
pinion fort inattendue de Napoléon, Ht unegrando 
sensation. 

« La publicité, disait l'illustre pair, que ccs deux lois 
tendent à supprimer entièrement, tout en ne pensant qu’à 
la restreindre, n’est pas, comme on l’a dit, un des moyens 
du gouvernement représentatif; elle en est au contraire te 

but; toutes les institutions ont pour objet direct ou indi- 


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20 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


rect de la garantir : elle est le premier besoin des siècles 
éclairés, parce qu'elle rend inévitable & la longue le triom- 
phe de la justice et de la vérité. » 

I -** . riï ; . : > , iO Î |i H IwWwl 

Attribuant ensuite tous les malheurs et toutes 

ivtf&b ' i #î âüï r!, JJ* * "* . 

les crises de la Révolution à la compression de la 

* ïttrLi ] iî 1 >?i H'j 1 

publicité , M. Molé ajoutait tout à coup : 

* /) l 't If * * j ii u « i i * • > ‘3 o # i i i 

a Cet homme, dont les moindres paroles retentiront en- 
core longtemps dans cet uuivers tout sillonné de sa gloire, 
me disait, en partant pobr cette campagne où il succomba, 
après avoir épuisé tous les efforts de son génie et de son 
indomptable armée : « Après moi, la Révolution, ou plutôt 
les idées qui l'ont faite, reprendront leurs cours ; ce sera 
comme un litre dont on ôtera le signet, en reprenant la 
lecture à la page où ou l’avuit laissée. SI des mains habiles 
ne creusent alors un lit profond au torrent, il le creusera 
lui-même, en se couvrant encore des plus déplorables dé- 

W y: 

Ces combats eo faveur de la liberté , souvent 

»> 

rehaussés d’allusions et de souvenirs de gloiro 
chers à la France, M. Molé les continua sans re- 
lâche jusqu'à la Gn du ministère Villèle, il les in- 
terrompit un instant sous le mioistère Martignac, 
se prépara à les recommencer sous le ministère 
Polignac, et H y gagna une popularité assez grande 
pour que, le lendemain de la révolution de Juillet, 
il partageât, dit-on, avec M. de Chateaubriand 
l’honneur d’être porté en triomphe par des jeunes 


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M. LE COMTE MOLÉ. 21 

gens, à la Chambre des Pairs. La gloire de l’un 
de ces deux triomphateurs a fait un peu oublier 
le triompho de l’autre, et M. Molé a eu le bon 
goût de ne pas trop s’en souvenir. 

Après l’établissement de la monarchie du 7 
août, il y avait deux systèmes en présence : la 
guerre et la paix. Les partisans de la guerre pen- 
saient que la France devait profiter de l’élan de 
Juillet, et des sympathies des peuples, pour dé- 
chirer les traités de 1815 et reconquérir par la 
force ce que la force lui avait enlevé. Tous les 
hommes d’Etat pratiques, M. de Talleyrand eu 
tête, jugèrent autrement la situation ; ils virent 
l’Europe armant de toutes parts, prête à se coa- 
liser de nouveau contre nous, et à venir éteindre, 
comme disaient en 1815 les proclamations prus- 
siennes, cet éternel foyer de troubles et d’insur- 
rections. — Lequel des deux systèmes était lo 
meilleur? je ne sais. Toujours est il que les 
chances de la guerre étaient terribles avec la 
faiblesse numérique de nos soldats, le délabre- 
ment de notre organisation militaire, les dépen- 
ses d’hommes que nécèssitait la conquête récente 
d’Alger, la division des esprits et la perturbation 


22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

générale apportée dans nosalliances.Lesystème de 
paix prévalut, mais sans bassesse. En même temps 
que M. de Talleyrand posait à Londres les bases 
d’uDe alliance entre lesquatre principaux gouverne- 
ments constitutionnels de l’Europe, M. Mole, en 
acceptant le portefeuille du ministère des affaires 
étrangères et la mission difficile de faire reconnaî- 
tre aux monarchies absolues le gouvernement de 
Juillet, commençait par tenir à ces dernières un 
langage calme, mais ferme et digne, il déclarait 
à la Prusse, prête à envahir la Belgique, au nom 
du traité de Vienne, que, si elle y mettait le pied, 
la France y entrerait sur-le-champ et défendrait 
l’indépeudanco de ce pays voisin et allié, au be- 
soin contre toute l’Europe. C’était poser le prin- 
cipe de non-intervention dans des limites sage- 
ment entendues, c’est-à-dire en le restreignant 
aux cas où l’intérêt français serait engagé dans la 
question. 

Le miuistère du 11 août était composé do trop 
d’éléments hétérogènes pour pouvoir durer ; il 
fut dissous après trois mois d’existence. M. Molé 
abandonna son portefeuille à M. Sébastian!, 
et rentra dans les rangs de l’opposition, tout 


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M. LE COMTE MOLE. 23 

le letnps que dura le ministère Laffitte; sous 
Casimir Périer il défendit l’hérédité de la pairie. 
Plus tard, lors du procès d’avril, M. Mo!é refusa 
de siéger comme juge, et fit partie de cette mi- 
norité qui voulait laisser aux accusés toute lati- 
tude quant à la défense. 

Après la dissolution du ministère du 22 février 
sur la question d’Espagne, M. Molé fut chargé de 
former un cabinet conjointement avccM. Guizot, 
et le ministère du 6 septembre fut fondé. Le rejet 
de la loi de disjonction amena bientôt sa chute, 
et après de vaines tentatives de M. Guizot pour 
reconstituer le cabinet du 11 octobre avec 
M. Thiers, et de M. le maréchal Soult pour former 
un cabinet tiers-parti , le 15 avril 1837, M. Mole 
composa ce ministère qui a duré près de deux 
ans, et qui a subi de si rudes attaques. Si plus 
tard un historien s’amuse (au cas où cela l’amuse , 
ce dont je doute) à parcourir le Moniteur de cette 
époque, peut-être sera-t-il étonné de ce déluge 
de récriminations soulevées contre le ministère 
Molé. Quand il examinera les actes do ce cabinet, 
quand il le verra douncr l’amnistie, maintenir 
le principe de non-intervention en Espagne, reti- 


24 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

rer les lois de déportation et de non-révélation, 
commuer la peine de Meunier, conclure le traité 
de la Tafna, prendre Constantine, évacuer An- 
cône, s’emparer de Saint-Jean-d’Ulloa, présenter 
les premiers projets de loi sur les chemins de 
fer, admettre le droit de conversion des rentes 
en réservant la question de l’opportunité , etc., 
etc., etc.; quand l’historien verra tout cela, peut- 
être trouvera t-il dans ce mélange de bien et de 
mal, où le bien domine, un suffisant motif de 
sympathie, et se dira-t-il qu’après tout ce minis- 
tère ne valait ni plus ni moins que ses prédéces- 
seurs. Mais alors, pourquoi toutes ces haines, 
pourquoi toute cette rumeur? Pourquoi cette 
masse de philippiques parlementaires? pourquoi 
la coalition? Peut-être déjà le public, s’aperce- 
vant que ce qu’on lui donne ne diffère pas no- 
tablement de ce qu’il avait, s’est-il adressé 
quelquefois la même question. Chercher le mot 
de l’énigme n’est pas l’affaire d’un biographe. 
Depuis Jean-Baptiste Rousseau , on a souvent 
comparé la vie à un théâtre où chacun joue des 
rôles différents. Les gouvernements constitution- 
nels sont aussi de grands théâtres qui ont leurs 


Di< 


le 


M. LE COMTE MOLE. 


25 


coulisses comme les autres. Le spectacle le plus 
curieux et le plus piquant ne se passe pas toujours 
sur la scène. Quand le rideau est baissé les ac- 
teurs se dépouillent de leurs oripeaux et déchaus- 
sent leurs cothurnes; le masque tombe; l’homme 
reste avec ses petites vanités, ses petites jalou- 
sies, ses petits ressentiments, ses petites passions 
de toutes sortes. Alors, en même temps et du 
même pas que l’histoire publique, marche l’his- 
toire intime. Histoire singulière, compliquée, peu 
édifiante* qui influe puissamment sur sa grave 
sœur, et dont on cache les allures à la foule, 
comme Chevet cache aux gourmets les mystères 
de ses cuisines. Les acteurs qui veulent qu’on 
les prenne au sérieux, même dans les coulisses, 
à défaut de faits inventent des mots, de grands 
mots, sesquipedalia verba; la logomachie poli- 
tique se déploie dans tout son luxe; là où il n’y 
a au fond que des questions de personnes on si- 
mule des questions de principes, on drape une 
bouderie de l’ample manteau d’un système ; cm 
va, on vient, ou se remue, on s’agite, on annonce 
qu’on va tout changer, tout réformer, tout amélio- 
rer : le public bat des mains, l’acteur triomphe et 
La montagne en travail enfante une souris. 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


26 

Pour faire l’histoire complète des vicissitudes 
du ministère du 15 avril, il faudrait d’abord 
tracer le tableau des petites dissensions intestines 
qui agitèrent le ministère du 6 septembre : l’ori- 
gine de la coalition est là. Entre M. Guizot et 

• 

M. Molé nul point de contact, nulle sympathie : 
l’un sévère, entier, constamment en garde contre 
les attaques des partis ; l’autre modéré, oublieux 
du passé et désireux d’entrer daus une voie de 
conciliation ; le premier s’efforçant d’arracher le 
sceptre de la présidence à des mains taxées d’in- 
décision et de mollesse ; le second se refusant à 
subir une influence qu’il juge fâcheuse et peu en 
harmonie avec la situation. Enfin, après bien des 
tiraillements, aigris par une polémique de jour- 
naux où l’on se traitait réciproquement d’une 
manière fort peu courtoise, après que M. Guizot, 
eut vainement frappé à toutes les portes pour 
constituer un cabinet , après la fameuse et inu- 
tilo entrevue avec M. Thiers , la victoire resta à 
M. Molé. 

Dans les circonstances où le ministère du 15 
avril se forma, il n’y avait pas d’autre combinai- 
son possible; M. Guizot avait échoué dans toutes 
ses démarches, et la majorité ne voulait pas do 


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m. LE COMTE MOLE. 27 

M. Thiers avec l’interveniion : cependant jamais 
ministère ne fut plus dédaigneusement traité que 
celui du 15 avril. M. Thiers, qui se réservait, 
l’appelait un en cas, un petit ministère. Les doc- 
trioaires et M. Guizot, dont l’amour-propre avait 
été froissé de n’avoir pu former lui-même un ca- 
binet , le taxaient hautement d’insuffisance et 
d’incapacité. Le fait est qu’il y avait là des hom- 
mes laborieux, capables, zélés, comme MM. de 
Salvandy, Bernard, Rosamel, Laplagne, mais pas 
un seul improvisateur de tribune. M. Molé lui- 
même, qui s’entend à conduire les affaires aussi 
bien que qui que ce soit, n’a pas reçu cet heureux 
don de la parole si nécessaire à un ministre consti- 
tutionnel. Du reste, le programme du nouveau 
cabinet était digne de l’assentiment universel. 
Laissons parler M. Molé. 

• Le ministère du 15 avril venait, dit-il, tenter la r'é- 

• 

conciliation des partis ou plutôt le rapprochement de 
ces nuances d’opinions <|ui ne s’étaient séparées que 
pour des motifs on les convictions, les principes avaient 
trop peu de part. L'amnistie ouvrit sa carrière ; de bons 
esprits s’effrayèrent de ce grand acte, quelques mau- 
vaises passions s'en applaudirent ; son préambule ne 
laissait aucun doute sur les pensées qui l’avaient inspiré. 


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-28 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


Il fallait néanmoins à la nouvelle administration le temps 
de se faire connaître pour rendre aux bons la confiance et 
confondre les espérances des méchants. Elle avait à 
prouver qu’au lieu de rien céder par faiblesse elle agis- 
sait par système et se sentait assez forte pour ne rien 
redouter de l'épreuve de tant de clémence. Les partis ne 
renoncent que quand ils cessent de se croire les plus 
forts ; l’amnistie venait après des luttes glorieuses où ils 
avaient été vaincus, et elle épargnait les amours-propres 
en leur présentant l’oubli au lieu de pardon. Ses résul- 
tats déconcertèrent les adversaires du ministère et sur- 
passèrent l’attente de ses partisans. Les attentats, les 
émeutes politiques cessèrent d’attrister la France. Mais 
nos institutions ne mettent pas seulement ceux qui gou- 
vernent aux piises avec les partis; le conflit des ambi- 
tions peut leur susciter plus d'embarras, plus d’obstacles 
que les partis eux -mêmes n’enfantent de périls. Le 
pays qui soufTre, s’étonne alors que, sans dangers ap- 
parents, sans convulsions, sans violence, tant d'affaires 
languissent, tant d’intéréts soient compromis; aisément 
il se trompe sur la source du mal, et momentanément 
du moins il peut arriver qu’il accuse ceux-là même que, 
mieux éclairé, il voudrait affermir (1). » 

Après la première dissolution, dans la session 
de 1838 , M. MoJé espéra un instant trouver un 
point de ralliement entre les deux centres ; il s’a- 

(I) Voir la Moniteur du 23 février 1841. — Éloge Ju 
général Bernard. • 


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M. I.E COMTE MOLE. 29 

perçut bien vite que ce terrain lui échappait. La 
majorité l’aurait volontiers conservé lui person- 
nellement, mais elle désirait qu’il s’adjoignît v 
quelques noms pris parmi les influences parle- 
mentaires. M. Mole fit plusieurs tentatives auprès 
de M. Guizot et de M. Thiers ; elles furent re- 
poussées , et alors il se résolut à lutter. On n’a 
pas oubliâmes orageuses séances de la discussion 
de l’Adresse, où M. Berryer, M. Garnier-Pagès, 

M. Guizot et M. Thiers, se relevaient à la tri- 
bune, n'accordant à l’ennemi ni trêve ni repos. 

M. Molé eut de beaux moments. Quelqu’un, qui 
le connaît bien, me disait un jour, en parlant de 
lui : Rien ne donne l’idée d’une femme spirituelle 
et nerveuse comme M. Molé. La lutte produit 
chez lui une sorte d’irritation fébrile qui double 
son énergie et l’élève quelquefois jusqu’à une vé- 
ritable éloquence. Ses répliques no manquèrent 
ni de justesse ni d’à-propos. On se rappelle la 
fameuse citation de Tacite, que M. Guizot lui 
jeta à la tête : Omnia serviliter pro dominatione. 

« J’accepte le mot de l’honorable orateur, répondit 
M. Molé ; je lui rappellerai seulement que ce n’est 
pas aux courtisans, mais bien aux ambitieux, que 


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1 


T" 

30 CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

l’appliquait Tacite. » Les rieurs ue furent pas du 
côté de M. Guizot. C’est à la vue de cette lutte 
acharnée et inégale que M. de Lamartine, par 
’ un sentiment de générosité chevaleresque, de 
socialiste qu’il était se constitua soudain et acci- 
dentellement conservateur. Enfin M. Molé tomba ; 
que vouliez-vous qu’il fît contre tous?... 

Depuis M. Molé est rentré à la Chambre des 
Pairs, où sa parole exerce toujours une haute in- 
fluence. Dans cette atmosphère paisible, au milieu 
de ces hommes chez lesquels l’âge et l’expérience 
ont amorti le feu des passions, le noble pair est 
plus à l’aise, et ses lumières n’ont fait défaut à 
aucune question importante. 

Cependant le souvenir de la coalition lui est 
resté sur le cœur, et sa tenue envers les trois mi- 
nistères qui se sont succédés depuis a été celle 

t 

d’un homme qui ne serait pas fâché de prendre sa 
revanche. Usant des procédés dont on avait usé v 
envers lui, lorsqu’il a vu M. Guizot aux prises aveç 
l’opinion soulevée tout entière contre le droit de 
visite, il a décliné sa part de responsabilité dans 

■ • • 1 4 4 

un traité à la préparation duquel il avait concouru, 

sinon par lui-même, au moins par son ambassadeur 

» . . # 

l 

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4 


M. LE COMTE BIOLÉ. 31 

non désavoué. Le projet de loi contre les fortifi- 
cations, contre lequel il a voté, a été pour lui une 
occasion de revenir sur les griefs de 1838, et de 
rapporter, comme il aime à le faire, toutes les dif- 
ficultés de toutes les situations à l’erreur première 
et fondamentale de la coalition. La position incer- 
taine et chancelante où s est trouvé plusieurs fois 
le cabinet du 29 octobre, devant ia Chambre des 
Députés, lui a fait souvent espérer qu’il allait re- 
prendre la direction des affaires; jusqu’ici son 
espoir a été déçu; mais il est évident que l’opinion 
est actuellement retournée de son côté, et il est 
probable qu’un nouveau ministère Molé, recruté 
de quelques hommes du centre gauche, sera lo 
prochain ministère. 

M. Molé a été appelé, il y a trois ans, a rem- 
placer l’ancien archevêque de Paris, M. de Quélen, 
à l’Académie Française. 

Un dernier mot maintenant sur l’ensemble de 
celte physionomie politique. M. Molé n’a pas 
précisément ce qu’on appelle un système : c’est 
Jà un des griefs des doctrinaires contre lui. 
Il suit assez volontiers le méthode expérimen- 
tale. Il pense qu’à une époque où les croyances 


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32 CONTEMPORAINS illustres. 

n’offrent pas une base assez solide pour qu’on 
puisse y asseoir un système, il est bon de s’occu- 
per ayant tout des intérêts du présent: c’est un 
homme de modération , d’ordre, et par dessus 
tout de conservation. Or la conservation n’est 
pas une doctrine, c’est un sentiment; poussé trop 
loin, ce sentiment conduit droit à l’égoïsme, le 
vice lu plus hideux et le plus commun de ce 
temps-ci. 'Tous les conservateurs ne se ressem- 
blent pas; il en est qui ont gâté le mot Pt la 
chose ; ils y ont attaché l’idée d’une immobilité 
absolue qui- soulève à bon droit l’irritation et 
le dédain. Ces gens-là ont une manière de dé- 
fendre l’ordre qui vous dégoûterait de l’ordre. 
Tous leurs arguments sont à ia hauteur de leur 
personne, c’est-à-dire petits, étroits, secs, mes- . 
quins. Parlez-leur d’instincts généreux à satis- 
faire, de forces inactives, et partant hostiles, à 
employer utilement, d’améliorations matérielles 
et morales à effectuer ; sur tonte question leur 
réponse est invariable : « Ce qui est est bien ; *> 
c’est-à-dire: tout est bien chez nous et autour de 
nous; quant au reste, peu nous importe! Tel 
n’est pas M. Molé; né avec un esprit foncière— 


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M. LE COMTE MOLE. 33 

nient ennemi de l’innovation , nul n’a envisagé 
son époque d’un coup d’œil plus habile et plus 
sur, et nul n’a mieux su dans l’occasion lui faire 
les concessions que comporte un progrès ration- 
nel. La chose était d’autant plus facile à M. Molé 
qu’une longue pratique des affaires lui a appris à 
connaître ce qu’il reste de ressorts à la machine 
sociale et ce qu’elle a perdu ; joignez à cela une 
grande aversion pour les formules et les idées 
arrêtées, une grande expérience des hommes, une 
politique vivant un peu au jour le jour comme 
le temps présent, pas de sympathies trop arden- 
tes et partant point d’antipathies trop pronon- 
cées, surtout point de haines, et vous compren- 
drez pourquoi Napoléon, qui aimait avant tout 
lestâtes gouvernementales, les hommes de prati- 
que et de labeur, estimait si haut M. Molé. 

Je disais que M. Molé n’avait pas ce qu ou ap- 
pelle, à proprement parler, une idée fixe en politi- 
que ; je me trompe, il eu a une, qu’il partage avec 
M. de Broglic, et c’est peut-être la seule, car ces 
deux hommes d’Etat ne s’aiment guère. Tous 
deux rêvent la reconstitution d’une aristocratie en 
France. Tar le temps qui court de frénétique éga- 


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44 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

lité, autant vaudrai! chercher la quadrature du 
cercle. 

Ajoutons, pour ceux qui trouveraient ce por- 
trait trop flatté, que M. Molé n’est pas, dans no- 
tre pensée, l’idéal de l’homme d’Etat; qu’il n’a pas 
cette faculté merveilleuse d’expliquer les affaires 
et cette promptitude de résolution qui distinguent 
si éminemment M.Thiers;que, quand il s’agit de 
théories sociales , de grandes vues d’avenir et de 
<_ hauts enseignements, il ne commande pas Pattea- 
tion à l’égal de M. Guizot ; que ce n’est ni un fi- 
nancier consommé, ni un éloquent orateur, ni un 
profond publiciste; que son esprit pratique, con- 
ciliateur, mais peut-être un peu sceptique, pour- 
rait bien n’être pas à la hauteur d’une grande crise. 
Mais ajoutons aussi, pour être juste, qu’eu temps 
ordinaire nul ue lui est supérieur pour ce qai est 
do la conduite des affaires, de l’esprit d’ordre et 
de suite, de l’entente parfaite de nos rapports in- 
ternationaux , et que, par sa tenue, sa dignité, 
«a constante- modération, nul ne mérita moins 
que lui l'espèce d’impopularité que la coalition 
parvint un instant à attacher à son nom; 

Comme homme, M. Molé exerce, dit-on, sur 


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il. LE COMTE MOLÉ. 


35 


tous ceux qui l’approchent, une puissance infinie 
de séduction ; sa tête est remarquablement belle; 
la gravité de ses traits un peu anguleux est adou- 
cie par le sourire le plus gracieux et le regard le 
plus bienveillant. Sa conversation est variée , 
charmante, et sa mémoire inépuisable. Ministre, 
il avaitsu se rendre très-populaire parmi levulgus 
de la Chambre des Députés. Dans les embauche- 
ments de couloirs, il n’allait pas brusquement, 
comme M. Guizot ou M.Thiers, prendre un récal- 
citrant par l’habit et lui dire d’une voix lugubre, 
à propos d’une question de cabinet : La situation 
est grave, très grave ! Votre vote va décider des 
destinées de la France, etc., etc., etc. 11 s’y pre- 

• \ • f ' ! I I I * ii n imln Ifl 

naît plus adroitement et montrait moins la corde ; 

il laissait parler son interlocuteur; si c’était un 

général, il ne lui professait pas un cours de stra- 
) , 
tégie; si c’était un professeur, il ne lui apprenait 

pas comment se font les versions grecques ; en un 
mot, il ne l’humiliait pas: il lui laissait sa spécia- 
lité et gardait la sienne , qui est de tout com- 
prendre. 

On lui a reproché d’être peu scrupuleux sur le 
choix des moyens en matière de gouvernement ; 


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36 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

. 1 , 

ainsi il subventionnait la presse; aujourd’hui on 
l’achète : je conviens que c'est différent. Travail- 
leur par goût, par goût aussi il est homme du 
monde ; de mauvaises langues prétendent qu’on 
pourrait composer une Iliade du genre léger avec 
ses succès de salon sous l’Empire. Quoi qu’il en 
soit de ce malin propos, tous ceux qui connaissent 
M. Molé s’accordent à le présenter comme un 
homme du commerce le plus aimable, plein d’a- 
bandon dans l’intimité, grand seigneur de la tête 
aux pieds, et par le beau côté, c’est-à-dire affa- 
ble, prévenant, point arrogaut, point insolent, 
point infatué de son mérite comme sont souvent 
les parvenus. 

En résumé, le plus bel éloge qu’on puisse faire 

. 

de M. Molé consiste à dire qu’il est peut-être l’es- 
prit le plus modéré et en même temps le plus 
avancé du parti conservateur dont il est le chef. 


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intelligences médiocres; il en est de 

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sa peinture comme du caractère des 
hommes supérieurs, qu’un détail t de 

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concession aux usages de la sooiété 
travestit «n orgueilleux ou en sau- 
vages. 

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Voilà bien longtemps qu’on se plaint de n’avoir 
pas encore vu figurer un nom d’artiste dans cette 
série d’esquisses biographiques consacrées aux il- 
lustrations do tous genres ; le reproche est fondé ; 
mais je dois dire que, si j’ai- reculé jusqu’ici de- 
vant cette partie do ma tâche, c’est qu’elle me 
paraît la plus délicate et la plus ardue. En effet, 
à moins de s’en tenir à la petite chrouique des 
ateliers, il est presque impossible de faire sérieu- 
sement la biographie d’un artiste sans y mêler 
t. it. 6 







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2 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

par ci par là un peu d’esthétique; et il est, à mon 
sens, horriblement difficile de faire de l’esthétique 
en matière d’art, notamment de peinture, quand 
on n’est pas artiste soi-môme, ou qu’on ne justifie 
pas son droit de critique par des études spéciales, 
sérieuses, des études de toute la vie. Le rôle 
d’appréciateur en littérature ou en politique est 
moins embarrassant; là, pourvu qu’on ait un peu 
de sens, pas trop d’esprit, point d’engagement, et 
beaucoup de bonne foi, on peut encore parvenir 
à dire des choses raisonnables; et d’ailleurs, si 
l’on se trompe, les faits parlent, les livres circu- 
lent de main en main, et le public est à même de 
décider en dernier ressort. En fait d’art, il n’eu 
est point ainsi; il faut ou juger la pensée souvent 
multiple et subtile du maître avec ses grossières 
impressions, ou choisir, parmi les mille petites 
coteries intolérantes, jalouses, haineuses, qui di- 
visent ce monde à part, quelque législateur de 
feuilleton, quelque WiDkelmann improvisé dont 
on se fait l’écho servile et dont les arrêts sont 
sans appel; car la masse n’a souvent pas vu l’œu- 
vre, ne la connaît que par des reproductions im 
parfaites, ou, si elle l’a vue, décline volontiers sa 

% .1! T ' 


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H. INGRES. « 

compétence, tant elle est habituée à so servir 
des yeux d’autrui. 

Tout cela encore serait bien si la critique se 
faisait avec conscicDce et eu toute connaissance 
de cause ; malheureusement ce métier d’aris- 
tarque, qui exige tant de lumières, tant de goût, 
tant d’études, un coup d’œil si fin, une expérience 
si grande, ce métier est devenu aujourd’hui la 
spécialité de tout le monde; c’est l’apanage du 
premier gâche-mortier littéraire qui sait plus ou 
moins bien délayer une période. Chaque année, 
«à l’ouverture du Salon, ces philosophes de l’art, 
comme ils s’appellent, surgissent par centaines; 
romanciers, vaudevillistes, feuilletonistes, fabri- 
cants de barcarolles, rédacteurs de faits Paris, 
professeurs de latin, rhétoriciens frais émoulus, 
commis- voyageurs au repos, rapins d’atelier 
convaincus d’impuissance dès leur tête de troi- 
sième ordre, tout le monde s’en mêle; et c’est à 
la fois triste et plaisant de voir ces épais batail- 
lons se ruer au Louvre, distribuant l’éloge et le 
blâme à tort et à travers, comme des corneilles 
qui abattent des noix, saturant d’encens le recom- 
mandé, sabrant impitoyablement L’inconnu, irai- 


4 CONTEMPORAINS HMISTRES. 

tant les maîtres du haut de leur grandeur, noyant 
leurs formules dédaigneuses dans une certaine 
phraséologie technique, prodigieuse d’effet sur le 
vulgaire, qui respecte toujours ce qu’il ne com- 
prend pas: ainsi ces messieurs parlent bleu de 
cobalt, jaune de chrome , vernis, glacis, frottis , 
teintes criardes, ton verjus, ton fer-blanc, ton 
omelette; le tout mélangé d’apostrophes raphaë- 
lesques , michel-angesques , et d’historiettes à 
faire dormir debout. ' ^ i ; smq 

Au milieu de tout ce fatras, comment voulez- 
vous qu’un pauvre diable de biographe démêle la 
vérité , quand il n’a pas même à son service les 
lumières d’un apprenti et quand il est assez anté- 
diluvien* pour croire qu’on ne doit toucher qu’avec 
une extrême réserve aux choses qu’on ignore? Car 
enfin Vhomme de rien n’a jamais eu la prétention 
d’être un Pic de la Mirandole, susceptible de dis» 
serter de omni re scibili et de quibusdam aliis ; et, 
encore une fois, comment raconter la vie d’unar 
tiste sans parler de ses œuvres ? Comment parler de 
ses œuvres sans les apprécier? Heureusement pour 
moi que, parmi tous ces frôlons de l’esthétique, il 
se trouve encore deux ou trois esprits judicieux, 


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M. INGRES. 


r> 


compétents, et surtout compréhensibles; le criti- 
que cité en tête de cette notice est un de ceux-là; 

dans mou indigence, je lui ai demandé l’aumône 
de quelques idées, il me l’a généreusement accor- 
dée; avec ce secours et quelques bribes d’appré- 
ciation et de faits recueillis çà et là chez les amis 
et les ennemis, je vais m’efforcer de composer 
un tout que je donne pour ce qu’il vaut , etquejo 
recommande humblement à l’indulgence du pu- 
blic. 

Et d’abord, pourquoi débuter par M. Ingres? 
dirout ceux de mes lecteurs qui aiment avant tout 
les artistes populaires. Qu’avons-nous à faire de 
ce talent rêveur, austère , isolé et recueilli , qui 
ne produit qu’aux heures de l’inspiration, qui n’a 
jamais mis son pinceau au service des enthousias- 
mes du moment, qui n’a pas enfanté une seule 
bataille de l’Empire, qui n’a fait dans sa vie 
qu’un seul portrait de Napoléon, et encore 11’est- 
ce pas le meilleur des siens? Que nous importe un 
peintre d’histoire qui semble dédaigner le panta- 

■ i ' * « 

Ion garance , un peintre do portraits qui se passe 
des habits brodés, de la dentelle et de la blonde, 
traite même souvent fort cavalièrement la chair, 


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6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

et n’a jamais trouvé sur sa palette cet heureux 
mélange de lys et de roses qui a donné ou donnera 
l’éligibilité à M. Dubuffe et à M. Lépaulle? 

Je conviens volontiers que l’auteur de l’;ij»o- 
théose d'Homère , du Vœu de Louis XIII et du 
Martyre de saint Symphorien, n’est pas et ne peut 
pas être populaire au XIX« siècle(l); mais la popu- 
larité et la gloire sont deux, et il ne m’a pas paru 
que ce fût là une raison suffisante pour dénier sou 
rang à cet illustre et peut-être à ce dernier enfant 
de la famille de Raphaël , dont le nom restera 
dans l’histoire de l’art, à notre époque, comme le 
plus énergique représentant de l’idéalisme. 

Tout le monde sait que l’Ecole française est au- 
jourd’hui divisée en plusieurs camps. D’abord les 
deux génies rivaux de la peinture, le dessin et la 
couleur, sont en présence, personnifiés dans deux 
hommes éminents, qui diffèrent autant par leurs 
qualités que par leurs défauts. Entre eux la dissi- 

(1) Cette phrase, écrite quelque temps après le départ de 
M. Ingres pour Rome, a reçu depuis son retour un très- 
heureux et très-éclatant démenti de la part du public, qui a 
témoigné au grand artiste un enthousiasme d’autant plus 
passionné qu’il était moins recherché et plus tardif. 

(Note de la deuxième édition.). 


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M. INGRES. 


!'• 

dence est complète ; mais elle ne date pas d’hier, 
elle n’est pas spéciale à la peinture, elle est par- 
tout et se retrouve dans toutes les branches des 
connaissances humaines ; c’est l’antagonisma éter- 
nel de l’esprit et de la chair, de l’idéal et du réel, 
du dogme et du fait; il existe aussi bien entre 
Platon etEpicure, Lamartine et Horace, Montes- 
quieu et Bentham, qu’entre l’École romaine et 
l’École flamande, Raphaël etRubens, M. Ingres et 
M. Delacroix. A côté de ces deux chefs de file se 
place un maître professant une sorte d’éclectisme, 
ne relevant précisément ni de Raphaël ni de Ru- 
bens, et cherchant avec plus ou moins do bonheur 
à concilier les deux écoles en les absorbant dans 
une manière mixte et indécise ; ce maître, c’est 
M. Delaroelie. Enfin, en dehors de ces trois camps 
bien distincts s’isole un talent merveilleusement 
souple, audacieux, aventureux ; un talent qui n’a 
ni foi, ni bannière, ni système ; qui tient atout et 
ne tient à rien, qui aborde avec une égale facilité 
le tableau d’histoire, le tableau de genre, les 
marines et les portraits; qui s’attaque à tous les 
cicux, à toutes les lumières, à toutes les époques, 
à tous les types, à toutes les idées, et qui perd on 


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8 COyfRAIPOBAltqp ILLUSTRES. 

profondeur tout ce qu’il gagne en éleDdue. Cet 
improvisateur intrépide, cet artisto éminemmeut 
français, surtout par les qualités qu’il n’a pas, cet 
heureux profane à qui la popularité revenait de 
droit, car il porte chaque année des tableaux, 
comme un pommier vivace porte des pommes, 
c’est M. Horace Vernet. . 

Je n’ai pas à décider entre ces quatre chefs de 
la peinture contemporaine; ma spécialité de bio- 
graphe, et surtout de biographe ignorant, c’est 
la narration, l’exposition, bien plus quo la discus- 
sion. Chacun d’eux aura sa place dans cette gale- 
rie; en attendant, commençons par le peintre 
idéaliste, par M. Ingres. 

Lorsque Louis David, le célèbre auteur du Ser- 
ment des Horaces, celui qui nous a légué dans 
toute sa laideur l’ignoble tête de Marat, eut enfin 
détrôné Boucher et Watleau, il se manifesta vers 
l’art antique une tendance exagérée comme toutes 
les réactions. Quand on se fut définitivement lassé 
du demi-nu libertin,des bouches en cœur , des robes 
et des nez retroussés, toutes choses d’ailleurs peu 
' en harmonie avec 93, on se jeta avec fureur dans 
le nu académique; on fit des bouchas romaines. 


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M. INGRES. 


9 


de grands nez grecs, et Ton se passa de robes. Ce 
fut une immense éruption mythologique d’Hercu- 
les , d’Apollons , de Dianes et de Vénus. J’ima- 
gine que le sans-culottismc lui-même pourrait 
bien n’étre, à la rigueur, qu’une réminiscence de 
l’art antique. Du reste, toute cette peinture était 
comme une belle traduction, élégante, fidèle, 
consciencieuse; rien n’y manquait, excepté le ciel 
de la Grèce cl les idées des contemporains de Pé- 
riclés. C'était une magnilique exhumation qui n’a- 
vait, comme la fameuse jument de Roland, qu’un 
seul défaut, celui d’être morte. 

Eu ce lemps-ià David, qui venait do faire le ta- 
bleau des Sabines, avait été proclamé le roi de 
la peinture, et voyait afilueràses leçons des mil- 
liers d’élèves venus de tous les coins de la Fran- 
ce. Parmi ceux qui lui donnaient le plus d’espé- 
rances, il en avait remarqué un qu’il affectionnait 
d'uue manière toute particulière, à cause de sou 
ardeur, de la rapidité de ses progrès, et de la sû- 
reté précoce de sa main. 

C’était un jeuue eufanl du Midi , à l’œil uoir, aux 
allures brusques, enthousiaste, intelligent et vif 
comme la poudre; c’était M. Ingres. 


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10 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


Ne à Montauban, en août 1780, d’un brave et 
digne professeur do dessin originaire de Toulouse, 
Jean-Doroinique-Auguste Ingres avait manifesté do 
bonne heure un goût décidé pour la peinture. Son 
père s’était mis en tête d’en faire un musicien (1). 

Le jeune Ingres apprit à jouer du violon, en se ré- 
servant, à part lui, le droit de devenir un grand 
peintre. Aujourd’hui, le directeur de notre aca- 
démie, à Rome, n’a pas oublié son violon ; dans 
les concerts de la villa Medici, il fait sa partio 
avec une véritable supériorité. Son coup d’ar- 
chet vaut, dit-on, cent fois les poésies de Giro- 

• 

det ; j’ai même entendu un de ses amis le placer 
comme violoniste tout juste après Baillot ; à la vé- 
rité, c’était un ami. 

Quoi qu’il en soit, le jeune Ingres s’ennuyait 
fort à Montauban ; quelques tableaux d’église, 
qu’il allait visiter à la dérobée, ne suffisaient plus 
à son admiration. Il avait dix ans quand son père 
le conduisit à Toulouse, où, tout en continuant 
ses études musicales, il commença à travailler le 
dessin sous la direction de M. Roques et du pay- 

(1) Ce fait a été contesté par un écrivain; je le tiens ee- 

pendant d’un des amis les plus intimée de M. Ingres. 


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• . • f 


M. MORES. 


Il 


sagiste Briaul. Au bout d’un an 11 remporta le 

premier prix. Mais ii s’occupait encore plus de 
musique que de dessin ; à quinze ans il avait déjà 
conquis une certaine célébrité de violoniste et 
joué avec un grand succès un concerto de Vioiti 
sur le graud théâtre do Toulouse. Cependant sa 
passion pour la peinturo gagnait du terrain ; cha- 
que jour il répétait Yanche io son pittore du 
Corrège - ; les lauriers de David rempêchaieDt do 
dormir, et il aspirait à étudier sous lui. Un beau 
jour, son père, cédant enfin à une vocation aussi 
déterminée, lui laissa prendre son vol vers Paris, 
où il arriva comme Fauchon la vielleuse, avec ses 
seize ans et l’espérance. 

Deux ans s’étaient à peine écoulés dans l’atelior 
de David , et déjà l’élève sentait faiblir son enthou- 
siasme; la peinture mythologique ne pouvait rem- 
plir son âme. Udc voix intérieure lui disait qu’il 
était quelque part un autre beau que l’imitation 
grecque abstraite et froide ; et à travers les lignes 
irréprochables de l’école académique, il cherchait 
vainement la peüsée, le mouvement, la variété et 
la vie. Brusque et impétueux comme uu Gascon, le 
jeune Ingres ne faisait mystère ni de ses goûts ni 


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13 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

de ses répugnances; et dans ses causeries intimes 

avec deux ou trois de ses amis , morts avant d’a- 
voir atteint la gloire, il professait ouvertement l’hé- 
résie, évoquant dans ses rêves l’Italie et Raphaël. 

En 1800 il obtint le seeond grand prix de pein- 
ture et l’aunée suivante le premier grand prix. Le 
sujet de cette dernière composition était Y Arrivé* 
dans la tente d’Achille des ambassadeurs envoyés 
par Agamemnon pour apaiser la colère du fils 
de Pelée. Ce coup d’essai de notre grand peintre, 
qui a déjà plus de quarante ans de date, est en- 
core là , au musée des Beaux-Arts, pour attester 
que, dès son début dans la carrière, M. Ingres fai- 
sait route à part, et que, si ses idées sur la compo- 
sition et le choix des sujets n’étaient pas complé- 
ment arrêtées , et si certains détails trahissaient 
encore l’influence académique, il y avait déjà 
dans l’ensemble un puissant caractère d’originalité 
et comme l’embryon d’une pensée nouvelle confu- 
sément entrevue. 

Une fois que le jeuue peintre eut touché le sol 
de l’Italie, cette religion des grands maîtres du 
XVI» siècle, qu’il portait instinctivement dans le 
cœur dès sa naissance, se développa et se fixa ; 


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AI. INGRES. 


13 


l’idéal qu'il rêvait sous les arcades do la cathé- 
drale de Montouban, il le trouva là sous sa main, 
à portée de ses yeux, dans les fresques et les ma- 
dones de Raphaël. De ce moment, sauf quelques 
modifications secondaires, l’artiste n’a plus varié 
ni dans sa touche, ni dans sa pensée, ni dans sa 
foi. Cette immobilité do M. Ingres est peut-être 
le côté le plus caractéristique de son talent; chez 
lui il n’y a jamais eu, à vrai dire, ni commence- 
ment, ni fin, ni progrès, ni décadence ; à vingt ans 
il était aussi complètement lui qu’à soixante. J ’ai 
même entendu des gens qui s’y connaissent com- 
parer sa Baigneuse et son Portrait de femme de 
1802 à tout ce qu’il a fait de mieux depuis. Du- 
rant vingt ans cet homme a marché dans sa voie, 
seul , incompris , méconnu, abreuvé de misères et 
de dégoûts, mais toujours ferme, opiniâtre, iné- 
branlable. Enfin il est parvenu à s’imposer à son 
siècle sans lui faire une seule concession, et le 
chef d’école d’aujourd’hui, accepté, prôné de gré 
ou de force, peut regarder en arrière le chemin 
parcouru sans avoir à renier un seul jour de son 
passé. A une époque de coufusiou et de relâche- 
ment universels ou ne sauraittrop insister sur cette 

6 . 


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14 


CONTEMPOBA1NS ILLUSTRES. 


persévérance et ce fanatisme de l’uuité dans l’art. 

En 1806, M. Ingres fut appelé à faire un por- 
trait en pied de Napoléon pour la salle du Corps 
législatif. Cet ouvrage, qui est aujourd’hui placé 
aux Invalides, fut peu apprécié. L’école de David 
dominait encore exclusivement. M. Ingres venait 
inaugurer dans le portrait une manière nouvelle; 
on méconnut sa supériorité de physionomiste, elle 
fut éclipsée par lo chatoyant et le clinquant du 
genre militaire, et d’ailleurs aux yeux des adeptes 
c’était pis qu’un novateur, c’était un renégat. 

C’est à cette époque do 1805 à 1813 quo paru- 
rent successivement YOEdipe et le Sphinx , une 
Dormeuse , une Femme au bain, Jupiter et Thé- 
tis, l’Odalisque, pour le roi de Naples, Virgile 
lisant l’Enéide à Auguste et à Octavie, Romu- 
lus vainqueur d'Acron, le Sommeil d’Ossian, 
la Chapelle Sixtine; plusieurs portraits, entro 
autres celui de M. de Norvins, alors directeur do 
la police des États-Romains, production fort re- 
marquable, où M. iDgres a déployé ce beau talent 
de physionomiste que nous devions admirer plus 
tard dans les portraits do MAL dePastoret, Berlin 
aîné et Molé. 


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M. INGRES. 


19 

M. Ingres sc ma ria à Romo en 1813; j’ai lu à 
ce sujet dans une biographie une histoire ro- 
manesque, où M. Ingres, dans uu voyage en 
France, rencontre sur son chemin un portrait de 
femme qui lui plaît, envoie son propre portrait à 
l’original, est obligé do repartir précipitamment, 
donne rendez-vous à Romo à l’objet de ses vœux, 
et l’épouse presque avant de l’avoir vue. Cette 
histoire est un conte : M. Ingres n’a quitté l’Italie 
qu en 1824 ; il fréquentait à Rome une famillo 
française qui avait laissé de l’autre côté des Alpes 
une jeune parente fort intéressante, dont il était 
souvent question dans les causdries intimes. M. lu- 
gres s’éprit vivement et par avance de la cousine 
champenoise; on la fit venir à Rome; la sympathie 
grandit do son côté, devint bientôt réciproque; 
le mariage eut lieu, et dans cette union constam- 
ment heureuse M. Ingres a souvent puisé du cou • 
rage pour affronter les tourments de sa vie d’ar- 
tiste (1). 

En 1814, après l’évacuation des Etats-Romains 
par les troupes françaises, il y eut là pour M. In- 
gres un moment difficile, une période de priva- 

(I) M. Ingres n’a point d’enfant. 


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10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

trous et de misères. Sans autres ressources quo sou 
talent, et déjà préoccupé de la couceptiou de son 
beau tableau du Voeu de Louis XIII , qui ne pa- 
rut que dix ans plus tard , l’artiste ne se résignait 
qu’avec dégoût à lutter contre 1rs exigences de la 
vie. Cette lotte dut peser de tout son poids sur un 
homme qui n’avait jamais vu dans sa noble profes- 
sion autre chose qu’un sacerdoce ; c’est lhistoiro 
banale de tqus les êtres organisés pour travailler 
per la fama, et qu’une destinée odieuse contraint 
à produire per la famé. 

Toutefois, au milieu de tous ces ennuis, il advint 
quelquefois que M. Ingres enfanta des chefs-d’œu- 
vre à sou corps défendant. La nécessité a cela de 
bon qu’elle force à agir ; or, comme, pour certaines 
natures, l’activité, bien qu’involontaire, est tou- 
jours inséparable de l’aspiration vers le beau, il 
se trouve que , si l’enfantement est plus pénible, 
le résultat est le même. Ainsi, de cette époque 
tourmentée de la vio de M. Iogres datent Ra- 
phaël et la Fornarina, le maréchal de Berwick , 
Jésus Christ remettant les clefs du Paradis à 
saint Pierre , tableau composé pour l’église de la 
Trinité-du-Mont, à Rome; Francesca da Rimi- 


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M. INGRES. 


17 


ni, Don Pèdre de Tolède, le Pape Pie VII tenant 
chapelle, Boger délivrant Angélique, Charles V , 
dauphin, entrant à Paris après l’expulsion du 
duc de Bourgogne, la Mort de Léonard de Vinci, 
Henri IV jouant avec ses enfants. 

En 1824, malgré plusieurs envois au Salon, 
M. Ingres, déjàcélèbro à Rome, était encore pour 
nous, en France, un artiste bizarre, incomplet, 
inexplicable, lorsqu’il envoya à l’exposition son 
tableau du Vœu de Louis XIII. Le moment d’une 
réaction admirative se trouvait parfaitement choi- 
si. L’école de David avait baissé sensiblement: 
on se dégoûtait delà statuaire sur toile; la cou- 
leur, longtemps opprimée par la ligne, cherchait 
à dominer à son tour ; on se tournait avec amour 
vers Venise et la Flandre; on ne jurait plus que 
par Titien et Véronèse, Rubens et Rembrandt ; 
l’homme commençait à disparaître sous l’étoffe et 
l’armure ; l’or, la soie, le fer et le velours tenaient • 
lieu de pensée et d’inspiration ; au sortir de la 
peinture à la glace on allait tomber dans le clin- 
quant, dans le puéril, lorsque M. Ingres s’en vint 
jeter dans la balance une de ses plusbellesproduc- 
tions. Dessinateur austère et correct à l’égal de 


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1S CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

Da'vid , il rapportait d’Italie celte harmonie li 
néaire, celte pureté de formes, ce mouvement, 
cette animation , puisés dans la contemplation 
incessante des œuvres de l’Ecole romaine. Le 
Vœu de Louis XIII fit une sensation profon- 
de; ce fut un argument victorieux en faveur du 
spiritualisme, et, trois ans plus tard, en 1827, la 
magnifique page fixée au plafond du Louvre, lo 
chef-d’œuvre du grand artiste, V Apothéose d'Ho- 
mère , qui resplendit à la fois de la beauté plasti- 
que de l’art grec et de la beauté idéale de l’art 
moderne, subjugua les esprits les plus rebolles. 
Mi Ingres passa presque soudainement de l’obscu- 
rité à la gloire, et força les portes de l’Institut. 

Alors l’admiration eut son effet rétroactif ; on 
revint sur les œuvres oubliées et dédaignées du 
maître; on reconnut que la Baigneuse était une 
fort belle chose, on proclama l’Odalisque une 
création délicieuse, ou déclara que le tableau du 
Pape officiant dans la chapelle Sixtine était 
magnifique. On convint que, comme physiono- 
miste, M. Ingres avait fait dans la peinture du 
portrait une espèce de révolution, et plus tard, 
iorsquo, dans le portrait de M. Berlin aîné, l’artiste 


Dijnzed by Cooy Li 


M. INGRES. 


19 


eut prouvé qu’avec une simple redingote, un mau- 
vais fauteuil et une belle figure, on pouvait réali- 
ser un chef-d’œuvre, sans qu’il fût besoin de frai- 
ses, de dentelles, de velours , et de toutes ces dé- 

i 

corations extérieures indispensables aux maîtres 
flamands et vénitiens , on s’écria tout d’une voix 
que nul n’avait compris mieux’quo M. Ingres la vé- 
rtable beauté humaine, la bcautéde l’ame, reflétée 
sur la face et fixée sur la toile ; cette beauté que 
comprenait Ovide l’épicurien quand il disait : 

Os homini sublime dédit, cœlumquc lucri 

Jussit, et erectos ad sidéra tollcre vullus. 

Cependant les coloristes ne se tinrent pas pour 
battus; non contents d’attaquer M. Ingres dans 
ses défauts , c’est-à-dire dans sa lumière sou- 
vent grise et dans sa couleur parfois terne et 
dure, ils l’accusèrent de n’être à son tour qu’un 
imitateur, un copiste servilo de Raphaël , en 
se réservant toutefois le droit d’établir que , 
dans la figure do la vierge du Vœu de Louis 
XIII , il avait complètement dénaturé le type 
de Raphaël; ce qui est vraj, et ce qui prouve que 
le chef de la réaction romaine continue Raphaël 
et ne le copie pas. 


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20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

! 

A l’apparition du Martyre de saint Sympho- 
rien , exposé en 1834, la supériorité de M. Ingres 
faillit être remise en qnestion; autour de cette 
grando et belle toile, il se livra une véritable ba- 
taille d’esthétique; l’œuvre fut brutalement con- 
spuée par l’envie, et resta incomprise du public ; 
la foule s’arrêta ébahie devant les deux licteurs 
placés en avant du tableau; elle se prit à riro 
de cette musculature colossale, de ces têtes énor- 
mes et de ces jambes surhumaines; la critique 
s’acharna sur les deux licteurs , et l’ensemble 
du tableau passa presque inaperçu. Pourtant 
jamais scène dramatique no fut plus hardiment 
exécutée; il semblait que M. Ingres avait voulu 
prouver, une fois pour toutes, que sa sobriété n’é- 
tait pas faiblesse et que l’énergie et la passion ne 
lui étaient pas plus étrangères que la pureté et la 
grâce. Laissons parler le critique qui a analysé 
cette œuvre avec le plus de conscience. Après un 
examen scrupuleux et sévère de quelques détails 
do cette vaste composition, après avoir surtout 
loué l’expression admirable de la figure du martyr, * 
M. Lenormant termine ainsi : 

« Je dois le dire, aucun ouvrage moderne ne m’a plus 


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M. INGRES. 


21 


frappé, par la simplicité cl la certitude du geste, depuis la 
passion exaltée du martyr et de sa mère, jusqu’à la stu- 
peur du prêtre pétrifié de tant d'audace, jusqu’à la froi- 
deur du proconsul que n’anime ni pitié ni colère, et qui 
ne fait dans sa conscience de soldat qu’exécuter l’ordon- 
nance impériale ; cette seule figure du proconsul avec son 
bras en avant vaudrait à un peintre ordinaire une réputa- 
tion distinguée. Que dis-je? Combien comptez-vous de 
peintres capables d’arriver par des moyens si simples à un 
tel résultat? Dans le temps où une académie bien rendue 
plaçait un homme au premier rang delà peinture, que 
n’aurait-on pas dit de cet enfant qui se baisse pour lancer 
des pierres à la mère du martyr? Aujourd’hui on se con- 
tente de contester à M. Ingres le droit d’avoir placé cette 
figure dans un interstice de sa composition. Sait-on seule- 
ment ce qu’il faut de science et de génie pour créer quel- 
que chose d’égal au pâtre gaulois de l’angle gauche du 
tableau ; ce pâtre d’une nature et d’une âme jusque-là 
grossières, et que l’action subite de la foi, développée à 
la vue du saint martyr, illumine d’un rayon d’intelli- 
gence et d’enthousiasme; puis une telle observation des 
âges et des caractères, des contrastes si habilement ména- 
gés de force et de grâce ; enfin partout une telle puissance 
de modelé, une intelligence si profonde des plans, même 
dans les parties les plus reculées, que la sculpture, avec ses 
ressources d’imitation positive, ne saurait produire rien de 
plus exact ni de plus complet!... Laissons faire au temps, 
qui n’abandonne jamais les créations réellement puis- 
santes, qui confond les jugements injustes ou légers, qui 


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22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

donne raison au génie contre l’esprit, et à l’originalité 
contre la routine (>). » ' * 

Le Martyre de saint Symphorien est peut-être 
l’effort le plus audacieux de la peinture idéaliste ; 
M. Ingres semble s’être proposé pour but de prou- 
ver qu’il n’est pas de sphère inaccessible à l’art ; 
il a voulu faire à la fois une œuvre d’anatomiste, 
de peintre de style, d’historien et de philosophe. 
La tâche était immense; les plus sincères admira- 
teurs du talent de M. lugres pensent qu’il a douué 
contre un éceuil , en ce sens qu’entraîné par l’é- 
tendue de sa conception il a prétendu tout ren- 
dre, tout exprimer, les temps, les lieux, les idées, 
les races , et grouper toute une époque autour 
d’un martyr gaulois du II* siècle. De là une 
composition vaste, magnifique, et de l’ordre le plus 
élevé, mais trop ambitieuse, trop abstraite, trop 
surchargée d’accessoires , trop compliquée dé- 
tentions et de détails pour devenir jamais popu- 
laire chez une nation où les Thierry et les Miche- 
let ne se comptent pas par milliers. 

. Ceux qui ne comprirent pas une production 

(I) Voir le Temps do 21 mars 1854. 


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M. INGRES. 


ï 3 


aussi complexe, au lieu de se contenter do le dire 
naïvement, trouvèrent plus convenable de la cou- 
vrir d’insultes ; or, nul homme, sous le rapport du 
stoïcisme, n’a été plus malheureusement organisé 
que M. Ingres: c’est le type le plus absolu de 
cetto raco ardente et impressionnable des artistes. 
Un savant dont j’ai oublié le nom disait un jour: 
«Je suis d’éponge pour la louange, et de toile cirée 
pour la critique. » M. Ingres est d’éponge pour 
les deux ; au lieu d’écouter les clameurs do l’igno- 
rance ou de l'envie avec ce calme que lo génie 
devrait puiser dans la conscience de sa force, 
il eut la faiblesse de s’affliger, et la faiblesse plus 
grande encore de se décourager. 

Je me suis souvent demandé à ce propos à quoi 
servait la critique, telle qu’elle se pratique aujour- 
d’hui, et si pour certains hommes elle n’était pas 
plus nuisible qu’utile. Destinée primitivement à 
servir d’intermédiairo entre le public et l’artiste, 
et à traduire pour celui-ci la pensée de celui-là, 
la critique s’est bientôt écartée de sa mission } de 
simple rapporteur elle s’est constituée juge : ce 
qui devait être l’écho est devenu la voix , et 
co qui devait être la voix est devenu l’écho. De ce 


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24 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

moment il n’y a plus eu à proprement parler d’o- 
pinion publique. A ce changement tout le monde 
eût gagné, l’artiste et le public, si ceux qui pre- 
naient en main la tâche imposante de diriger, ou 
mieux de créer l’opinion, eussent réuni à la fois 
les lumières, la conscience et l’équité du juge. 
Malheureusement, devenue souveraine du monde, 
la critique n’a jamais été hostile ou favorable à 
demi ; ce qu’elle a loué elle l’a porté aux nues ; ce 
qu’elle a blâmé elle l’a foulé aux pieds. Dans ces 
prétendus juges, l’artiste n’a vu que des amis ou 
des ennemis; il s’est nourri de l’enthousiasma dps 
uns, il s’est butté contre les autres, il s’est isolé 
dans sa vie, il s’est replié Sur lui-même, et alors, 
suivant qu’il était tenaco ou mou, courageux ou 
faible, il s’est débarrassé de la critique en fermant 
les yeux et les oreilles, et en se fourvoyant comme 
Girodet,ou en se tuant comme Gros. 

M. Ingres a le goût trop sûr et un sentiment 
trop prononcé de la dignité de l’art pour s’irriter, 
s’égarer ou faiblir ; mais il s’afflige, hésite, et abuse 
de cette qualité admirable, la sobriété; il devient 
stérile et ne produit plus, ou presque plus : c’est 
là un malheur pour l’art et l’artiste, qui ne devrait 


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M. INGRES. 


25 


jamais oublier que la.deslinée du génie est d’être 
livré, lui etses œuvres, aux disputes de l’humanité. 

Appelé à remplacer H. Horace Yernet comme 
directeur de notre académie de peinture à Rome, 
il accepta avec empressement, et, après avoir ter- 
miné un de ses meilleurs ouvrages , le portrait du 
comte Molé, qu’il garda chez lui , ne voulant pas 
l’exposer aux injustices de la critique, il partit 
pour aller demander des consolations à Raphaël, 
son divin maître. C’est durant ces derniers cinq 
ans de séjour à Rome que M. Ingres devait, par 
de uouveaux chefs-d’œuvre, conquérir définitive- 
ment et complètement la faveur publique, et mé- 
riter une ovation inaccoutumée et inattendue, qui 
a dû le dédommager amplement des amertumes de 
sa vie. 

Parmi ces derniers chefs-d’œuvre, le premier 
en date est la Stratonice, exécutée pour le noble 
et malheureux prince que la France a récemment 
perdu. Ce tableau, envoyé de Rome en 1840, fut 
exposé dans les salons du duc d’Orléaus et devint 
l’objet de l’admiration universelle. Le sujet en est 
connu; il a déjà fourni une tragédie à Thomas 
Corneille et un opéra à Méhul. Dramatique et 


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1 


iô CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

complexe, ce sujet était merveilleusement propre 
à faire ressortir toutes les belles qualités do 
M. Ingres. Antiochus, fils de Séloucus-Nicnnor , 
roi de Syrie, est devenu éperdument amoureux de 
la jeune Stratouice, sa belle-mère. La lutte qu’il 
soutient contre cette coupable et secrète passion 
l’a conduit aux portes du tombeau. L’artiste a 
choisi le moment où le jeune prince est près do 
mourir, en emportant son secret. Son père, ab- 
sorbé par la douleur, est prosterné au pied de 
son lit; la belle Slratonice vient d’entrer dans 
l’appartement. Appuyée contre une colonne , 
dans une pose pleine de modestie et d’abandon , 
elle détourne tristement la tête, et semble révéra 
ce malheur dont elle devine peut-être la cause. 
Sa physionomie est si admirablement nuancée 
qu’on y peut lire l’expresssion contenue de tous 
les sentiments qui agitent son âme. Debout près 
du malade, le médecin Erasistrate de Cos , qui 
a vu les yeux mourants du jeune prince s’en- 
flammer soudain à l’entrée do Stratonice, pose la 
main sur son cœur, comme pour l’interroger; le 
mourant, qui sent que son secret va se trahir, re- 
pousse cette main, mais le médecin insiste; et, 


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H. INQBB8. *7 

tandis que ses regards se dirigent sur Stratonice, 
sa main gauche interroge ce cœur palpitant. 11 
devine tout, et, par un mouvement involontaire, 
sou bras droit s’est levé ; il va s’écrier, mais la 
réilexionet la prudence arrêtent les paroles prêtes 
à s’échapper de ses lèvres. Telle est la situation 
dont M. Ingres a su tirer un admirable parti , 
en la traitant avec ce sentiment du beau et du 
vrai qu’il possède à un si haut degré, ce travail 
consciencieux des détails et des accessoires qui 
donne à chaque morceau de chacune de ses toiles 
la valeur d’une création complète et finie, bien 
que parfaitement liée à l’ensemble du tableau. 

Le second chef-d’œuvre apporté d’Italie par 
M. Ingres en 1840, et exposé chez lui en 1841, 
est une madone exécutée pour le grand-duc de 
Russie, qui , en souvenir des madones de Raphaël, 
a été baptisée du nom assez heureux de Vierge 
à l'hostie. 

Sur une toile d’environ quatre pieds de hau- 
teur, l’artiste a peint la Vierge priant, les mains 
presque jointes, et le regard abaissé vers un calice 
placé devant elle, sur un petit autel. À sa droite 
est placée une figure de vieillard, austère, chauve 


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28 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

et ridée, en costume d’évêque, qui représente 
saiut Nicolas ; à sa gauche, une figure de jeune 
guerrier, d’une beauté douce et mâle, tenaot en 
main le drapeau russe, et qui représente saint 
Alexandre. » 

Dans le courant de la même année 1841 , 
M. Ingres reçut un témoignage flatteur de l’admi* 
ration publique ; un immense banquet, où se trou • 
vèrent réunies et représentées presque toutes les 
professions sociales, lui fut offert dans la grande 
salle du bazar Montesquieu. On y diua, je m’en 
souviens, assez mal, et on y but d’assez mauvais 
vin, mais on le but à la gloire de M. Ingres, avec 
un plaisir d’autant plus sincère qu’on fêtait un 
triomphateur presque étonné de son triomphe 
et touché jusqu’aux larmes. Cet excellent grand 
homme était si profondément remué dans son or- 
ganisation de sensitive qu’ayant voulu répondre 
par quelques mots aux toasts portés en son hon- 
neur, il ne put achever, et dut se résigner à 
montrer sa gratitude en subissant, à travers une 
table, un millier de poignées de main : ce fut un 
triomphe à lui casser le bras. 

Eu 1842, il avait à peine terminé son beau por- 


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M. INGRES. 


29 


trait en pied du duc d’Orléans, lorsque la cata- 
strophe du 13 juillet vint eu faire un ouvrage 

historique. Dans la même année, il consacra à la 
mémoire de sou ami Cherubini un portrait qui 
est tout un tableau. Lo maestro est représenté 
assis sous uu portique, dans un fauteuil adossé à 
uno colonne de stuc; sa tête de vieillard est lé- 
gèrement Inclinée sur sa main droite; son visage 
est calme et rêveur, son regard est perdu dans le 
vague; toute sa persoune semble absorbée par 
la méditation, tandis que, derrière lui , la musc, 
représentée par une jeune et belle femme, debout, 
dans une attitude fière et impérieuse, étend la 
main sur sa tête, et semble tout à la fois le dési- 
gner à l’admiration des hommes et lui imposer 
l’inspiration. De son autre maiu la déesse fait vi- 
brer une lyre d’or. Ce bel ouvrage est, comme des- 
sin et comme couleur, d’uue hardiesse et d’un 
fini admirables; le tour do force de raccourci 
qu’offre le bras de la muse, sortant en quelque 
sorte do la toile pour se poser sur la tète du 
maestro, bien que discuté par quelques critiques, 
a fait généralement l’admiration des artistes. 

Depuis celle dernière composition, M, Ingres 


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30 CONTEMPORAIHS ILLUSTRES, 

est exclusivement occupé de travaux immenses, 
dont il a clé chargé par M. le duc de Luynes pour 
la décoration de son château de Dampierre; on 
raconte des merveilles de cos travaux qui sont, 
dit-on, sur le point d’être achevés. En vérité, 
c’est une bien bello chose d’être grand seigneur, 
et de pouvoir ainsi accaparer à son profit le pre- 
mier peintre de notre époque. 

Au moment de terminer celte notice, je me dis 
que quelques lecteurs me qualifieront peut-être 
à’tngrisle forcené, et m’accuseront de n’avoir pas 
assez appuyé sur le côté faible de l’artiste. Eh, : 
mon Dieu ! que vous dirai-je à ce sujet que vous 
ne sachiez déjà? Vous avez tous entendu parler 
cent fois, et bien souvent à tort, de la mauvaise cou- 
leur de M. Ingres, qui se trahit parfois dans les 
chairs, et de la tristesse de sa lumière. A quoi 
bon revenir sur ce sujet tant de fois rebattu? Qu’il 
vous suffise de savoir que, quand M. Ingres a vou- 
lu se donner la peine d’être coloriste, il l’a été à 
l’égal des plus grands, témoins son portrait de 
femme de 1807 et son portrait de M. Berlin ; mais 
M. Ingres a sa manière d’entendre et de pratiquer 
l’art qui n’est pas celle de tout le monde. « Jü ne 


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M. INGRES. 31 

sais faire que ce qui ne s’apprend pas,» disait-il 
un jour à un ami. L’homme se révèle tout eDtier 
dans ce mot ; on s’explique alors ce dédain sou- 
vent trop prononcé pour les procédés matériels de 
l’art, ce despotisme de la pensée dans la disposi- 
tion des personnages, ces négligences ou ces exa- 
gérations d’auatomiste, parfois même certaines 
violations des lois de la perspective, notamment 
dans le saint Symphorien, où la mère du martyr 
est placée de telle sorte qu’il est physiquement 
impossible qu’elle soit visible aux regards de son 
fils. Ces taches légères ne sauraient en rien obscur- 
cir une gloire acquise par de si beaux travaux. Quel 
génie n’a pas les siennes! 

Mais ce qu’on ne saurait assez louer dans 
M. Ingres, ce qui lui a valu cet honneur si rare et 
si difficile, à notre époque d’individualisme, de se 
trouver une puissance, un maître, de faire secte, 
c’est l’ampleur de sa pensée, la fermeté de sa foi, 
la sûreté de son goût et l’allure savante de sa pra- 
tique. Sur toute chose M. Ingres a horreur du 
vague; au plus fort de l’invasion do la peinture à 
distance, il a toujours maintenu intactes la finesse 
de son modelé, la pureté et la netteté de son coq- 


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32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

tour. Prfrmi tous dos peintres modernes, nul n’a 
su comme lui vivifier et poétiser celte chose si 
froide qui s’appelle la ligne. J’ai vu de lui de sim- 
ples esquisses qui sont, sous ce rapport, d’inimita- 
bles chefs-d’œuvre. Avec trois ou quatre coups de 
crayon et un peu d’ombre dans les yeux, M. In- 
gres vous trace un portrait admirable de res- 
semblance, do caractère, de sentiment et de vie. 
Ces milliers de dessins à la mine de plomb, épar- 
pillés chez tous les amis de M. Ingres, et qui furent, 
pendant son premier séjour à Rome, sa principale 
ressource contre la misère, suffiraient pour faire 
de lui un artiste à part. 

Cno autre qualité de M. Ingres sur laquelle il 
est bon d’insister à notro époque, c’est ce raro 
désintéressement et cette dignité noble et fière de 
l’artiste qui lui ont valu l’estime et le respect de 

tous. L’auteur àe l'Apothcosc d'Homère est pau- 
vre; il eût pu être riche, très-riche; il ne l’a pas 
voulu. Eu Vain autour de lui l’art devenait métier 
et marchandise, eu vain la spéculation frappait à 
sa porto en lui offrant de l’or; il a repoussé la 
séduction, il a refusé do prostituer son pinceau et 
d’explojter sa gloire. Au milieu de cette foule qui 


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-S’ 1 M. 1N0RES.' 38 

se pousso, se presse dans une carrière encombrée 
comme toutes les autres, s’inspirant au jour le 
jour, marchant au hasard, sans idée, saDs foi, sans 
autre but que la vogue, sans autre mobile que 
l’intérêt, M. Ingres est resté fidèle à l’art, son 
unique amour, renfermant le feu sacré dans son 
Ame comme en un sanctuaire, puisant en lui-même 
le principe des modifications que son talent a su- 
bies, dédaigneux du présent et les yeux tournés 
vers l’avenir. Chacune de ses œuvres a été forte- 
ment conçue et consciencieusement élaborée ; sou- ’ 
vent il a renouvelé la fable de Pénélope; parfois 
même, tant l’idée de la perfection est ancrée dans 
Cette âme, il a fallu arracher à l’artiste une toile dès 
longtemps finie, retouchée sans cesse, et qu’il ne 
pouvait se résigner à laisser sortir de ses mains. 

Pour ce qui concerne le caractère général de 
son système en peinture, M. Ingres est loin d’ê- 
tre, comme on l’a dit souvent, un sectateur exclu- 
sif de Raphaël ; il aime Part antique, surtout Part 
grec; seulement il y a entre lui et 1 école de Da- 
vid cette différence capitale, que David voulait . 
que l’on copiât l’antique pour réaliser le beau, 
tandis que M. Ingres veut que l’on copie la nature 


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3# CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

pour réaliser le beau et l’aDlique. L’idéal pour 
lui do consiste pas dans une création hors na- 
ture ; l’idéal, c’est le beau dans le vrai élevé à sa 
plus haute puissance, et c’est là ce que M. Ingres 
admire principalement dans Raphaël. 

Nul peintre moderne n’a été, sous le rapport 
du sentiment, plus richement organisé que M. In- 
gres; ni l’âge, ni les ennuis, ni les tourments, ni 
les rudes travaux de sa carrière, n’ont porté la 
plus légère atteinte à la fraîcheur de ses impres- 
sions, à la délicatesse de sa libre d’artiste, à son 
enthousiasme juvénile pour tout ce qui est beau 
de forme, de sentiment et de pensée, et à son 
aversion instinctive et indomptablepour le laid. 
Voici une anecdote, puisée à bouue source, qui 
prouvera peut-être la vérité de ce que j’avance, 
en même temps qu’elle complétera le portrait de 
l’illustre artiste. 

Un jour M. Ingres arrive dans son atelier avec 
une figure plus soucieuse qu’à l’ordinaire. Je ne 
sais quel critique l’avait rudement gourmande à 
propos d’un de ses tableaux. « On voit bien, di- 
sait-il, que M. Ingres n’a jamais étudié l’anato- 
mie.* Le lait est que daps l’atelier de M. Ingres 


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1 


M. INGRES. * |5 

on n’étudiait que la nalure vivante, et rien de plus. 
« Décidément, messieurs, dit le maître à ses élè- 
ves, il nous faut apprendre l’anatomie; qu’on 
achète un squelette.» L’ordre fut exécuté, et, dès 
le lendemain, à son entrée dans l’atelier, M. In- 
gres se trouva en face d’un superbe squelette ap- 
pendu au mur, et empreint de cette horrible lai- 
deur que la mort répand sur tout ce qu’elle tou- 
che. Un frisson passa sur la figure du maître ; il 
se contint pourtant, tourna le dos au squelette, 
continua sa leçon, sortit à reculons, et ne dit mot 
d’anatomie. Lejour suivant, même manège, même 
silence, seulement avec un mouvement plus mar- 
qué d’impatience et de dégoût. Enfin, le troisième 
jour, M. Ingres, n’y tenant plus, se tourne brus- 
quement vers le malencontreux squelette, le toise 
d’un œil furibond, lui montre le poing, et s’écrie 
d’une voix tonnante : «Il faut que lui ou moi nous 
sortions d’ici! » Le squelette se le tint pour dit, 
sortit, ne revint plus, et la sérénité reparut sur 
le visage de M. Ingres. 

Comme homme, M. Ingres, malgré sa vivacité 
méridionale, est passionnément aimé de tous ceux 
qui l’entourent. Son organisation est marquée au 


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1 


36 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

cachet de la puissance et de la domination; mai 
cette domination n’est pas chez lui le résultat de 
sa vol.onté ; c’est une sorte d’attraction qui se pro- 
duit comme malgré lui et presque à son insu. On 
sait l’influence absolue et irrésistible qu’il exerce 
sur ses élèves; cette influence est peut-être plus fâ- 
cheuse qu’utile. David aussi enfantait des Séides, 
maisDavid excellait àdévelopperdanschaqueélève 
les dispositions qui lui étaient propres ; aussi l’au- 
teur du Serment des Horaces a-t-il produit udo 
école qui, tout en relevant de lui, n’en est pas 
moins variée. La manière de Gros n’est pas celle 
de Girodet, la manière de M. Ingres n’est pas celle 
de M. Granet, et celle de M. Granet n’est pas celle 
de M. Gérard. Chez tous les élèves de M. Ingres, 
à part deux ou trois honorables exceptions, la ma- 
nière est absolument la même; c’est une servile 
imitation du maître, imitation incomplète et mal- 
heureuse, car les défauts sont exagérés, et les 
qualités absentes. Aussi est- il à craindre qu’avec 
toutes les facultés qui constituent le chef d’école 
M. Ingres ne laisse d’autre souvenir de lui que 
lui-même et ses œuvres. 


x 


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■Ai/M DES CCIiUOTRA; 


' ;0 
. <o 


ILLUSTRES. 



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M. DE METTERNICH. 


Occuper longiemps la première place, 
rester chef du cabinet sous des souverains 
successifs sans rien changer au système 
quel on adopta déprimé abord, sc donner 
I inviolabilité d'un roi au milieu de toutes 
les jalousies de cour, dénote une habileté 
qu’on ne saurait révoquer en doute; l’au- 
torité vient du génie du gouvernant ou 
de la médiocrité du gouverné : c’est ce 
qui demeurerait a démêler dans M. de 
Mettcrnich. 

Chateaubriand. — Congrès de Vé - 
rone, tome I, page 76. 


♦ (/ 


Je ne voudrais pas trancher une question que 
M. de Chateaubriand s’est contenté de poser; 
nul doute que chez nous, où la vie politique est 
si vive , si mesquinement tourmentée , si dévo- 
rante, où les réputations se font et se défont en 
vingt-quatre heures, une autorité souveraine et 
persistante du genre de celle de M. de Metteroich 
serait un magnifique effort de génie , un prodige, 
ou mieux une impossibilité. En Allemagne , «t 

t il. 3 ’ 


a 


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2 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

surtout eu Autriche, celte longévité politique se 
conçoit et s’explique. Là point de journaux hos- 
tiles, point de tribune, point départis, point de 
contrôle. Sous ce despotisme tempéré par les 
mœurs, qui ressemble, pour me servir d’une ex- 
pression de M. de Pradt, à une épée dont la lame 
* „ 

reste cachée dans le fourreau et ne laisse voir 
que la poignée, la vie publique est toujours à l’é- 
tat de calme plat; une administration invariable 
et active dirige et conduit toutes choses dans le 
silence et le mystère. «En Autriche, dit M. Saint- 
« Marc Girardin, beaucoup de parties de l’homme 
« sont satisfaites et tranquilles : les bras y ont du 
« travail, l’estomac y est bien repu ; si ce n’était 
'« la tête qui est mal à l’aise quand elle s’avise de 
« penser, toutseraità merveille.» « Pauvrepays! 
«s’écrie madame de Staël, où il n’y a que du bon- 
« heur! » Pour moncompte, j’avoue que le bonheur 
autrichien ne nte suffirait pas; je ne serais pour- 
tant pas fâché de voir un peu de celui-là s’allier 
au nôtre. 

Quoi qu’il en soit , envisagée uniquement sous . 
ce petit point de vue, la position de M. de Metter- 
nich serait presque une sinécure, et la biographie 


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1 


M. UE MEiTBRNICH. 3 

n’aurait pas plus à s’occuper de lui que d’uD pré- 
fet-modèle de la Touraiue ou de la Beauce ; mais 

veuillez bien sortir de Vienne, veuillez bien vous 
rappeler que jamais, depuis la séparation des 
deux couronnes de Charles-Quint, l’Autriche n’of- 
frit un plus vaste amalgame d’Etats et de popu- 
lations hétérogènes; l’Autriche s’étend depuis les 
frontières de la Russie eide la Turquie jusqu’aux 
rivages de la Méditerranée ; elle a un pied en 
Pologne; elle tient la Hongrie, la Bohême, la Mo- 
ravie, la Croatie, l’Esclavonie, la Gallicie, la Lom- 
bardie, Venise, les deux Tyrols, toute la partie 
septentrionale de l’Italie. En même temps qu’elle 
s’efforce de conserver son inlluence au nord, l’Au- 
triche pèse de tout son poids sur le midi de l’Eu- 
rope; or, ce grand empire, construit de main 
d’homme, avec des fractions de toutes les races qui 
se partagent l’Europe ,ce composé incohérent de 
Slaves, de Magyares, d’Allemands, d’Italiens, qui 
l’a créé, qui l’a organisé tel qu’il existe aujour- 
d’hui, qui le dirige, qui le maintient, qui le com- 
prime, qui travaille sans relâche à lui donner par 

» 

des moyens artificiels la cohésion que la nature 
lui refuse? C’est M. de Metternich. 


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4 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

A une des époques les plus tristement glorieu- 
ses de notre histoire, dans la grande crise de 
1813, au moment où nous luttions encore, où la 

victoire flottait indécise, qui a pris dans ses mains 

% 

les cartes embrouillées de ce terrible jeu, qui a 
brusqué le dénoûment du drame sanglant com- 
mencé à Moscou et fini à Waterloo? C’est M. de 
Metternich. Quel homme enfin s’est imposé la 
rude tâche de barrer le passage à l’esprit humain 
et d’arrêter le torrent démocratique? Qui a fo- 
menté l’alliance des rois contre la grande émeute 
de 89 ? Qui s’est constitué le grand-prévôt de 
l'Europe (1) ? C’est encore M. de Metternich. 
Comme vous le voyez, l’illustre chancelier d’Au- 
triche a beaucoup fait, et surtout n’a pas peu à 
faire. Dans les grands événements qui ont agité 
le monde depuis quarante ans, il a sa large part 
d’action et de responsabilité. 

Il [ne faudrait pourtant pas se représenter cet 
opiniâtre défenseur des vieilles traditions gouver- 
nementales sous la forme d’un tyran farouche, 
toujours prêt à en appeler au canon ou au knout 
comme dernière raison des rois. M. de Metternich 

(I) Expressions de M. de Melternich. 


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M. DE METTERN1CH. 5 

«st un homme de mœurs douces, d’habitudes élé- 
gantes, éclairé, souple* insinuant ; c’est la Circé 
du despotisme. Pour lui il ne s’agit pas d’oppri- 
mer les masses, mais bien de les séduire, de les 
engourdir, et au besoiu de leur faire subir la 
métamorphose des compagnons d’ülysse. Vos 
gouvernants, leur dit-il, vous doivent du bien- 
être et de l’amusement, fanera et circenses, en 
voilà ; de la liberté civile , en voilà encore ; de la 
liberté politique , vous n’en aurez pas, celle-là ne 
vaut rien; cbantez, riez, vivez bien, allez au Pra- 
1er boire de bon vin à bon marché , manger du 
poulet frit et walser les walses de Strauss , 
faites de la poésie légère ou des enfants si vous 
voulez, mais surtout raisonnez peu ou plutôt ne 
raisonnez pas du tout , sinon nous serons obligés 
de vous envoyer paternellement au Spielberg, où 
l’on est fort mal à son aise. Ajoutons que le Spiel- 
berg est un moyen de gouvernement peu usité, du 
moiDS pour l’Autriche, et plus particulièrement 
réservé à cette pauvre Italie, qui ne se soùmet 
qu’à la force et qu’on traite en pays conquis. , 

Il ne faudrait pas non plus exagérer latailledéj à 
bien haute de ce personnage historique, et répé- 


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6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

1er avec plusieurs que de M. de Meitcruich date 
pour la politique autrichienne une ère nouvelle. 
D’abord on vous dira à Vienne que François II 
n’était pas aussi roi fainéant qn’on le pense géné- 
ralement ; ensuite rien de plus invariable que la 
politique autrichienne depuis 1789jusqu’en1 81 4 : 
c’est une lutte constante contre la France et l'es- 
prit français , entrecoupée de trêves de courte 
durée, lutte de principes d’abord , et puis lutte de 
territoires. L’Autriche ne renonce jamais à ce 
qu’elle est forcée de céder; vaincue elle négocie; 
mais quand elle signe une paix onéreuse, c'est en 
méditant une guerre nouvelle. Les alliances, les 
mariages suspendent sa marche, mais ne la dé- 
tournent jamais; telle elle s’est montrée à Léoben 
après cinq campagnes acharnées; à Lunéville , 
après la défaite d’Hohenlinden; àPresbourg, après 
Austerlitz; à Vienne , après Wagrara, et enfin à 
Prague après notre malheureuse campagne de 
Moscou. Ici M. de Metternich a trouvé la voie toute 
tracée ; il l’a suivie avec une remarquable sagacité, 
et, par l’attitude prépondérante qu’il a su donner 
à l’Autriche en 1813, il a certainement rendu un 
grand service à sot; pays. Comme Français j’aime 


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M. DE METTERMCH. 


peu M. de Metternich, uon pas tant parce qu’il nous 
a vaincus, lui et un million d’hommes, que parce 
qu’il a cruellement profité de sa victoire. Si , non 
content de réparer amplement ses perles, le cabi- 
net de Vienne voulait encore se venger de l’hu- 
miliant traité de Presbourg, ce n’était pas la 
peine de crier si haut qu’il ne faisait la guerre 
qu’à un homme en nous faisant payer si cher les 
caprices de ce géant, eufant gâté de la gloire. La 
menteuse déclaration de Francfort nous promettait 
notre ligne du Rhin, le traité de 1815 nous l’a en- 
levée : c’est là notre traité de Presbourg à nous; 
voilà vingt-huit ans que nous le subissons; mais 
l’iniquité ne se prescrit pas en politique; la mau- 
vaise carie géographique tracée par le congrès do 
Vienue, dont la Belgique a déjà enlevé un lambeau, 
sera tôt ou tard déchirée avec l’épée ; et, tant que 
la France n’aura pas ses limites naturelles, Véqui- 
libre européen, cette œuvre chérie de M. de Met- 
ternicb, clochera d’un pied. 

Comme biographe je dois faire abstraction ici 
de tout sentiment de nationalité, me placer autant 
que possible au point de vue de mon personnage, 
laisser à d’autres le soin de l’accuser ou de le dé- 


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8 COXTESH'OBAINS ILLUSTRES. 

foudre, el m'attacher surtout à ie représenter toi 
qu’il est. 

-- Clémeut-Wenceslas, comte, aujourd’hui prince 
de Metternich-Winneburg-Ochsenhausen, naquit 
à Coblentz le 15 mai 1773, d’une des premières 
familles du pays. L’enfance de M. de Metternich 
ne présente rien de remarquable. Seulement, j’ai 
là sous la main un Taschenbuch (1) que je recom- 
mande à l’attention de la censura autrichienne, si 
tant est qu’elle soit bien méchante, ce que je ne 
crois pas en ce qui touche du moins certains 
côtés légers <!e la vie de M. le chancelier. Dans 
ce Taschenbuch il est dit que l’enfance de M. de 
Metternich fut assez studieuse, mais un peu pré- 
coce ; les jeunes filles attachées au service de ma- 
dame sa mère attiraient au jeune Clément autant 
de réprimandes que ses succès scolaires lui va- 
laient de louanges. M. de Metternich le père se 
montrait, lui, fort indulgent ; il se plaisait à recon- 
naître à ces traits le sang de sa race, il en augu- 
rait bien pour son fils; et quand madame de Metter- 

(1) Les Taschenbücher (livres de poche) sont de petits 
keepsakes qui se publient annuellement en Allemagne, el 
renferment quelquefois des pages intéressantes. 


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M- DG METTERNICH. 0 

Dich venait se plaindre de quelque nouvelle incar- 
tade amoureuse: ** Laissede faire! disait-il, nous 
aurons là un fameux gaillard. » 

A quinze ans le jeune Metternich fut envoyé à 
l’Université de Strasbourg, où il étudia sous le 
célèbre professeur de Kock, en compagnie de Ben- 
jamin Constant. Ces deux hommes, à qui la fortune 
réservait de hautes destinées dans des voies dif- 
ferentes, se lièrent d amitié sur les bancs j je crois 
même qu alors M. de Metternich partageait un 
peu les idées libérales qui enflammaient toutes les 
jeunes têtes ; sa philosophie s’acheva en 1790, et 
ses études furent complétées en Allemagne. Après 
avoir visité l’Angleterre et la Hollande, il vint à 
Vienne, où il épousa, à vingt et un ans, la fille 
du prince de Kaunitz Rietberg , nièce du célèbre 
ministre de ce nom. 

C est de cette époque que date son premier pas 
dans la carrière diplomatique. Chargé de repré- 
senter le collège des comtes de Westphalie au 
congrès de Rastadt, où il exerçait en même temps 
les fonctions de secrétaire, il se fit remarquer de 
l’empereur François II, qui l’attacha d’abord au 
comte de Stadiou , son ambassadeur à Saint-Péters- 


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10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

bourg , le nomma son ministre à la cour do 
Dresde, puis à Berlin , et^ènfin le chargea, en 
1806, de représenter l’Autriche à la cour de Na- 
poléon. 

L’Autriche était alors dans une triste position; 
chassée de l’Italie par Bonaparte, refoulée sur le 
Rhin par Moreau, elle avait tenté de se re- 
lever en s’alliant à la Russie; cette coalition avait 
été brisée à Austerlitz. Napoléon avait largement 
usé de ses droits de vainqueur; il avait arraché 
au vaincu le vieux manteau impérial des Césars ; 

11 avait mis la main sur le sceptre de la Confédé- 
ration ; il avait pétri et repétri l’Allemagne au gré 
de sa pensée; il avait créé des duchés, des prin- 
cipautés, des royautés même. Il avait agrandi le 
Wurtemberg, la Bavière et le duché de Bade ; il 
avait taillé en plein drap, pour vêtir chacun de ses 
lieutenants , et tout cela aux dépens de l’Autriche. 

Dans cet état de choses M. de Metlernlch de- 
vait avant tout chercher à plaire au vainqueur: 
il y réussit complètement. Joignant aux avantages 
de la naissance la figure la plus séduisante , les 
formes les plus distinguées, un esprit fin, une pa- 
role facile, élégant et somptueux dans les habitudes 


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M. DE METTERNICH. |( 

de sa vie, le jeuue ambassadeur d’Aulriche eut un 
succès prodigieux; ou se l’arrachait à la cou r, et les 
princesses même de la famille impériale ne dédai- 
gnaient pas ses hommages. Bien qu’on fût devenu 
collet monté sur l'étiquette, le puritanisme n’exis- 
tait qu’à la surface, et la couleur du Directoire avait 
déteint sur cette société fardée de l’Empire. M. de 
Metternich sut très-bien se plier aux circonstan- 
ces; il avait mission de plaire, il s’en acquitta 
avec un grand zèle ; ou ferait des volumes avec 
le récit de toutes les bonnes fortuues échues ou 
prêtées au diplomate autrichien. Lisez plutôt les 
nombreux mémoires enfantés par les célébrités 
féminines de cette époque ; il n’en est presque 
' l jas un qui ne renferme un tendre et gracieux 
souvenir à I adresse de M. de Metternich. 

Bien accueilli par Napoléon, qui le considérait 
comme l’expression du système français en Autri- 
che, M. de Metternich fut à même d’étudier cet 
homme qui faisait mouvoir le monde à son gré, 
et de deviner parfois les ressorts mystérieux qui 
lui donnaient à lui -même l’impulsion première. 
L’ambassadeur insistait alors fortement pour fon- 
der entre la France et l’Autriche un système so- 


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(2 CONTEMPORAINS 1LLCSTSES. 

lide d’assurance mutuelle contre la Russie. L’en* 
trevue d’Erfurth déjoua ses projets ; des promes- 
ses furent échangées entre Napoléon et Alexan- 
dre. Il fut uu instant question de partager l’Europe 
en deux. L’Autriche, persuadée qu’elle serait sa- 
crifiée, se tourna vers l'Angleterre, qui l’engageait 
à briser le traité de Presbourg en lui promettant 
des subsides. Les vexations nombreuses qu’avaient 
eu à subir les populations allemandes commen- 
çaient déjà à exaspérer les esprits. L’Autriche 
jugea le moment venu de tenter de nouveau lo 
sort des armes;, toutefois, avant d’éclater, elle 
voulait attendre que Napoléon fût complètement 
engagé au fond de l’Espagne. D’immenses levées 
d’hommes s’organisèrent mystérieusement, M. de 
Metternich reçut ordre de plaire plus que jamais , 
et de mentir avec toute l’assurance d’un diplo- 
mate. Alors se joua entre le subtil Autrichien et 
M. de Cbampagny une partie de finesse dans la- 
quelle ce dernier échoua complètement. Autant 
les notes officielles de l’Autriche étaient sèches et 
insignifiantes, autant les notes confidentielles 
présentées par M. de Metternich respiraient les 
sympathies les plus ardentes et le dévouement 


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M. DE METTEBKICH. 13 

le plus sincère. Napoléon lui-même y fut trompé. 
Cependant on hésitait encore en Autriche devant 
une déclaration de guerre. Le 25 mars 1809 
M. de Metternich recevait de son ancieD patron , 
le comte de Stadion, alors premier ministre, une 
lettre ainsi conçue : « Je remarque avec douleur 
«que l’enthousiasme général tiédit; je crains 
«bien qu’il ne s’use à attendre; fais-toi donc 
« chasser, car ici on ne saura jamais prendre un 
« parti décisif. » Enfin, le 9 avril , au moment 
où l’empereur arrivait à la frontière d’Espagne 
pour relever le trône de Joseph, l’Autriche se 
décida à passer l’Inn et à commencer les hostili- 
tés en attaquant notre alliée la Bavière, enrichie 
de ses dépouilles. 

A la première nouvelle de celte agression in- 
attendue, Napoléon accourt à Paris, et, furieux 
d’avoir été joué par M. de Metternich, il ordonne 
tout simplement à Fouché de le faire conduire à 
la frontière entre deux gendarmes. L’ordre était 
dur ; car enfin, s’il fallait toujours dire la vérité, 
à quoi servirait donc la diplomatie ! Fouché, 
quipensaitqu'il était bon d’avoir des amis partout, 

y mit des formes et so contenta de faire escorter 

8 * 


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14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

la chaise de poste de l'ambassadeur par un capi- 
taine de gendarmerie. 

Deux mois s’étaient à peine écoulés et l’Autri- 
che écrasée à Wagram demandait la paix à deux 
genoux; le Moniteur proclamait que la maison 
de Lorraine avait cessé de régner , déclaration 
fastueuse et téméraire, qui n’eut pas de suite , 
mais que Napoléon devait un jour payer cher. 
Grâce à l’habileté du comte de Bubna , et surtout 
grâce aux instances de M. de Metternich déjà 
rentré en faveur auprès de Napoléon, après de 
longues conférences à Schœnbrônn , la paix fut 
enfin signée à Vienne. De nouvelles cessions de 
territoires et d’énormes contributions de guerre 
furent le partage du vaincu. 

C’est à cette époque, en 1010, après la signa- 
ture du traitéde Vienne, que M. de Metternich fut 
appelé aù poste de chancelier d’Etat et président 
du conseil. Autour de lui l’horizon était plus som- 
bre que jamais; la maison de Lorraine n’avait pas 
cessé de régner, mais elle avait perdu toute son 
influence en Allemagne. Napoléon l’avait déjà , 
pour ainsi parler, réduite à sa plus simple expres- 
sion par ie traité de Presbourg pour agrandir ses 


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M . DE METTEBNICH. 15 

vassaux les princes de la Confédération ; le traité de 
Vienne lui arrachait les derniers débris de sa 
puissance eu Italie. Abattue, épuisée d’hommes 
et d’argent, pressée de tous côtés par cet immense 
empire français, qui s’étendait des bords de la 
Baltique jusqu’aux Pyrénées , l’Autriche semblait 
avoir définitivement renoncé à toute pensée do 
recours aux armes. 

Dans ces circonstances difficiles, M. de Metter- 
nich entreprit de rolever son pays , en le rappro- 
chant plus intimement du vainqueur. Grœcia 
capta ferum victorem cepit (1). 

L’occasion se présenta bientôt ; le chancelier 
d’Etat la saisit habilement. Napoléon, après son 
divorce avec Joséphine , cherchait alors quelle 
antique race de l’Europe il appellerait à l’hon- 
neur de continuer la sienne ; il penchait pour une 
sœur d’Alexandre ; le cabinet de Vienne se jeta à 
la traverse des négociations; M. de Schvvartzen- 
berg, alors ambassadeur à Paris , fut chargé de 
s’expliquer à ce sujet ; un mariage fut proposé , 
conclu le même jour, et M. dé Metternich vint 

(I ) « C’est mon mariage avec Marie-Louise qui m’a perdu, » 
disait Napoléon à Sainte-Hélène. 


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*1 


<6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

lui-même conduire la fille des Césars dans la cou- 
che du soldat triomphant. La Russie fut froissée 
de celle préférence. La froideur commençait déjà 
à remplacer les protestations d’Erfurth; les nua- 
ges s’amoncelèrent de ce côté; la spoliation du 

grand-duc d’Oldenbourg, les exigences du svs- 

» * 

tème continental imposé à la Russie et nuisible 
à ses intérêts commerciaux, achevèrent de briser 
l’alliance. Napoléon résolut de marcher à la dic- 
tature universelle, et la guerre fut déclarée. 

L’Autriche se tourna naturellement du côté de 
celui qu’elle jugeait le plus fort, sans toutefois 
s’engager assez complètement dans la querelle 
pour s'interdire toute possibilité de métamorphose 
en cas de défaite. Le traité de Paris, du 14 mars 
1812, stipula qu’il y aurait, entreS. M. l’em- 
pereur des Français et S. M. l’empereur d'Autri- 
che , amitié , union et alliance à perpétuité (joli 
mot de chancellerie qui n’eugage à rien ; tous 
les traités se font à perpétuité). L’Autriche dut 
fournir un contingent de trente mille hommes. 
Dans la partie secrète du traité, il est dit, à l’ar- 
ticle 7, qu’au cas d’une heureuse issue de la 
guerre Sa Majesté l’empereur Napoléon s’engage 


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M. DE METTERHICH. 


17 


à procurer à l’empereur d’Autriche des indemni- 
tés qui non-seulement compensent les sacrifices 
et charges de ce dernier dans la guerre, mais qui 

• t 

soient un monument de l’union intime et durable 
qui existe entre les deux souverains. La Prusse 
s’empresse aussi de se jeter à corps perdu dans 
l’alliance, et six cent mille soldats de toutes les 
nations de l’Europe passent le Niémen. 

Six mois plus tard, de cette immense armée, 
quarante mille hommes restaient à peine ; ces fan- 
tômes décharnés, épuisés par la faim, engourdis 
par le froid, se traînaient à travers l’Allemagne, 
qui les accueillait partout avec des regards som- 
bres et farouches et se préparait à proliter de no- 
tre grand désastre pour secouer le joug. La dé- 
fection du général prussien d’York venait de livrer 
notre aile gauche j le général autrichien Schwar- 
tzenberg entrait à son tour en communication 
avec l’ennemi et découvrait notre aile droite ; 
Alexandre avait passé la Vistule, le roi de Prusse 
s'était jeté dans ses bras, et les vaincus d’Iéna 
couraient aux armes. 

‘L’Autriche intacte, éloignée, moins engagée 
que la Prusse, procède avec plus de circonspec- 


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18 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

lion, et ici apparaît dans tout son jour l’habileté 
diplomatique de M. de Metternich. 

Laissaut derrière lui les débris deson armée, Na- 
poléon reparaissait à Paris, inébranlable et comme 
enorgueilli d’avoir enfin à lutter contre la fortune. 
Il redemande des soldats à la France, et toujours 
dévouée, la France lui donne ses derniers soldats ; 
il repasse le Rhin avec trois cent mille hommes, 
et met en demeure le cabinet de Vienne de rem- 
plir les conditions du traité de Paris. M. de Met- 
ternich répond que son maître est plus que jamais 
dévoué à l’empereur, et que V alliance est éter- 
nelle comme les motifs qui Vont fait naître; en 
meme temps il donne l’ordre au commandant du 
contingent autrichien de refuser d’obéir aux in- 
structions qui lui seraient transmises de la part de 
Napoléon, et deux cent mille hommes sont réunis 
et armés en toute hâte derrière les montagnes do 
la Bohême. Le cabinet anglais, fidèle à sa haine 
implacable, dépêche lord Walpoleà M. de Met- 
ternich, pour lui offrir, s’il veut entrer dans la 
coalition, la restitution des provinces illyriennes, 
le rétahlissement du vieil empire germanique, 
l'Italie tout entière, et 10 millions de subsides. 




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SI. DE METTKRMC1I. 


19 


Le rusé chancelier prête l’oreille à ces proposi- 
tions, envoie M. de Weissemberg à Londres, sous 
le prétexte de préparer l’Angleterre à la paix, 
presse de plus en plus la levée de ses troupes , et 
eDfin, poussé dans ses derniers retranchements 
par M. de Narbonne, qui le somme de s’expliquer, 
il déclare « que l’alliance a changé de nature, 

« que l’Autriche élève sa simple intervention à 
« l’attitude d’une médiation armée , que désor- 
« mais elle va paraître en scène comme partie 
« principale, et qu’elle se met en mesure de sou- 
« tenir son nouveau rôle en organisant des forces 
t respectables (1),** ajoutant toutefois que cette 
attitude nouvelle ne détruisait pas le traité de 
Paris , qu’elle le suspendait seulement afin de 
donner plusde liberté au cabinet médiateur , pour 
négocier la paix eDtre les puissances belligérantes. 

Cette position prise tout à coup par M. de Met- 
ternich était d’une haute habileté, sinon parfaite- 
ment loyale ; de simple allié, exposé aux chances do 
la guerre , le cabinet autrichien devenait l 'arbitre 
de ce vaste différend, arbitre désintéressé en appa- 
rence , mais bien disposé à mettre son rôle à profit . 

(1) Dépêches de M. de Narbonne. ; J , ^ 

. > ^ * » • 

^ * • wr 

t a j 5? Doit i 2 ed by Google 


20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

Le traité de Trachenburg venait d’adjoindre à 
la triple coalition un nouvel ennemi, la Suède; les 
victoires de Lutzen et deBautzen, rendues stéri- 
les par notre manque de cavalerie, avaient pour- 
tant relevé un peu nos affaires; un armistice fut 
conclu à Plesswitz; le cabinet médiateur proposa 
d’ouvrir un congrès à Prague, sous sa présidence ; 
la Russie et la Prusse, désireuses d’entraîner 
l’Autriche dans la coalition, acceptèrent avec em- 
pressement , et Napoléon , quoique froissé de la 
prépondérance que s’arrogeait son ancieu allié, 
se résigna aussi à accepter. 

C’est à ce moment, quelques jours avant l’ou- 
verture du congrès, qu’eut lieu à Dresde, entre 
Napoléon et M. de Metteruich , cette fameuse 
conversation qui ne contribua pas peu à amener 
une rupture de la part de l’Autriche ; en voici 
quelques fragments que j’emprunte au récit du 
baron Fain, témoin oculaire. 

M. de Metternich s’était rendu à Dresde, por- 
teur d’une lettre particulière de son maître, en 
réponse aux ouvertures faites par Napoléon; il la 
remit le 28 juin, dans une audience confidentielle 
qui se prolongea pendant une partie de la journée. 


M. DE METfERNICU. 


21 


«Vous voilà donc, Melternich! dit Napoléon en le 
voyant. Soyez le bienvenu; mais, si vous voulez la paix, 
pourquoi venir si tard? Nous avons déjà perdu un mois, 
et votre médiation devient presque hostile à force d’êire 
inactive... Je vous ai deviné, Metternich î votre cabinet 
veut profiler de mes embarras et les augmenter autant 
que possible, pour recouvrer tout ou partie de ce qu’il 
a perdu. La grande question pour vous est de savoir si 
vous pouvez me rançonner sans combattre, ou s’il vous 
faudra vous jeter décidément au rang de mes ennemis. 
Vous ne savez pas encore bien lequel des deux partis 
doit vous offrir le plus d’avantages, et peut-être ne ve- 
nez-vous ici que pour mieux vous en éclaircir. Eh bien , 
voyons, traitons, j’y consens; que voulez-vous? » 

Celte attaque était vive. M. de Metternich ap- 
pelle à son aide un attirail complet de phrases 
diplomatiques. 

« Le seul avantage que l'empereur mon maître soit 
jaloux d’acquérir, c’est l’influence que communiquerait 
aux cabinets de l’Europe l’esprit de modération, le res- 
pect pour les droits et les possessions des États indépen- 
dants qui l’animent lui-même, etc., etc — Parlez 

plus clair, répondit Napoléon en l’interrompant, et ve- 
nons au but; mais n’oubliez pas que je suis un soldat 
qui sait mieux rompre que plier. Je vous ai offert l’Illyrie 
pour rester neutre ; cela vous convient-il ? Mon armée est 
bien suffisante pour amener les Russes et les Prussiens à 
la raison, et votre neutralité est tout ce que je demande. 

« — Ah ! Sire , reprend vivement M. de Melternich , 
pourquoi Votre Majesté resterait -elle seule dans celle 


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22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

lutte? Pourquoi ne doublerait-elle passes forces? Vous 
le pouvez, Sire, car il ne -tient qu’à vous de disposer 
entièrement des nôtres. » 

» * 

Aces mots le ton de la conversation fléchit; 
l’empereur conduit M. de Metternich dans le ca- 
binet des cartes. Après un assez long intervalle 
sa' voix s’élève de nouveau. 

«Quoi! non-seuL ment PUlyrie, mais la moitié de l’Ita- 
lie et de la Pologne! et l’abandon de l’Espagne! et la 
Hollaude, et la Confédération du Rtiin! et la Suisse! 
Voilà donc ce que vous appelez esprit de modération 
qui vous anime ! Au fait, vous voulez l’ilaiie, la Russie 
veut la Pologne, la Suède veut la Norwége, la Prusse 
veut la Saxe, et l’Angleterre veut la Hollande et la Bel- 
gique. En un mot la paix n’est qu’un prétexte; vous n'as- 
pirez tous qu'au démembrement de l’empire français! 
Et l’Autriche , sans coup férir, sans même tirer l’épée, se 
tlatte de me faire souscrire à de teHes conditions! Sans 
tirer l'épée! cette prétention est un outrage 1 El c’est mon 
beau-père qui accueille un tel projet 1 c’est lui qui vous 
envoie!... Ab! Mellernich, combien l’Angleterre vous a-t- 
elle donné pour vous décider ù jouer ce rôle contre moi ? » 

A ces mots insultants, qu’il n’est plus possible 
de reteuir, M. de Metternich a changé de cou- 
leur. Uo profond silence succède et l’on continue 
de marcher à grands pas. Dans la vivacité de ses 
gestes l’empereur a laissé tomber son chapeau ; 
on passe et repasse plusieurs foisdevaut. Dans 


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M. 1>E METIKHNICH. 


23 


toute autre situation M. de MeUeruich se serait 
empressé de le relever... l’empereur le ramasse 
lui-même... La conversation reprend sur ou ton 
plus calme , et en congédiant M. de Mctternieh 
l’empereur a soin de lui dire que la cession do 
rillyrie n’est pas son dernier mot. 

M. de Mettemich sort le cœur ulcéré; à quel- 
ques jours de là le congrès s’ouvre à Prague , le 
temps se passe en puériles discussions de forme 
et d’étiquette; l’armistice expire, et, le 10 août 
1813, la déclaration de guerre de l’Autriche, ré- 
digée parGentz, un des ennemis les plus acharnés 
de Napoléon, et signée par M. de Motternieh, vient 
apprendre à l’empereur qn’il est dangereux de ne 
pas savoir dompter ses ressentiments et que la co- 
lère ne remplace pas la force aux yeux clairvoyants 
d’un diplomate. 

Il faut le dire, pour être juste et vrai , Napoléon 
savait vaincre et imposer des conditions , mais il 
ne savait pas négocier, et surtout il De savait pas 
se résigner au rôle de vaincs II y a là deux an - 
nées, 1813 et 1814, qui brillent des plus beaux 
faits d’armes, mais qui présentent de notre côté 
une déplorable faiblesse sous le rapport diploma- 


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24 CO MT KM P 011 A INS ILLUSTRES. 

tique. Evidemment l’empereur sentait que l’ae- 
cession de l’Autriche à la coalition allait l’écraser ; 
il avait intérêt à l’empêcher à tout prix de se dé- 
clarer contre lui. Le pouvait-il ? Ceci est une ques- 
tion que plusieurs oDt résolue négativement. Sans 
doute l'Autriche était peu portée pour lui ; sans 
doute, ainsi que l’avoue M. de Mellernich lui- 
même dans son manifeste, les alliés et son gou- 
vernement étaient déjà réunis de principes avant 
que les traités eussent déclaré leur union. Il y 
avait dans toutes les populations de l’Allemagne 
une fermentation si grande, une haine si prononcée 
contre le nom français , que l’Autriche n’eût pas 
osé, n’eùl pas pu descendre dans l’arène pour 
combattre à côté de Napoléon. Mais la neutra- 
lité de l’Autriche, et par suite son intervention di- 
recte, active et efûcace, pour amener la paix entre 
les eontendauts, pouvaient-elles s’obtenir? Il suffit 
d’avoir des yeux pour n’en pas douter. 11 est évi- 
dent que l’Autriche n’avait alors aucun intérêt et 
aucun désir de faire une guerre à mort à l’empe- 
reur. La question à cette époque était une simple 
question de territoire, et rien de plus. Nous cam- 
pions chez l’ennemi ; il était le plus fort et deman- 


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M. DE MBTTERNICH. 25 

liait à être débarrassé de nous. Adossés à nos 
frontières avec les deux cent mille hommes qui 
uous restaient encore, nous eussions dicté la paix ; 
mais Napoléon vivait sous l’empire d’une perpé- 
tuelle illusion ; après Moscou il parlait du même ton 
qu’après Austerlitz. Au momentoù la France épui- 
sée demandait du repos à grands cris, où chaque 
victoire nous coûtait des milliers d’hommes qui no 
se remplaçaient plus, où nos ennemis se recrutaient 
sans cesse de troupes fraîches, nous accablaient do 
leurs masses et nous refoulaient sur le Rhin, où la 
trahison éclatait de toutes parts dans dos rangs, 
Napoléonse roidissaitcontre ladestinée, ambition- 
nait, comme il l’a dit plus tard, en vrai poëte, la 
gloire des reversai proposait sérieusementà l’Eu- 
rope armée de traiter avec elle sur le pied du 
statu quo ante bellum , c’est-à-dire de rendre à la 
Prusse uu pays disloqué et sans frontière, à l’Au- 
triche un empire démembré , à l’Allemagne un 
protectorat onéreux , à la Russie et à la Suède 
des entraves commerciales. Un instant M. de 
Metternich lui offre un ultimatum ainsi conçu : 
La dissolution du duché do Varsovie partagé 
entre la Russie, la Prusse et l’Autriche (Dant- 


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26 CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

zick à la Prusse); le rétablissement des villes li- 
bres de Hamboug et de Lubeck ; la reconstruction 
de la Prusse avec une frontière sur l’Elbe, la 
cession faite à l’Autriche de toutes les provinces il- 
lyriennes, ycomprisTrieste (1). Napoléon accorde 
quelques points, mais veut garder Trieste, et 
oxigequeDantzick reste ville libre ; bref sa réponse 
arrive dans la nuit du 10 au 11,: le terme de la 
médiation de l’Autricbe a été fixé au 10 ; le mani- 
feste de M. de Metternich a paru. 11 faut en référer 
à la Russie ; il est trop tard. 

Après l’horrible boucherie do Leipzig, la dé- 
claration de Francfort et l’invasion de notre ter- 
ritoire, un congrès s’ouvre à Châtillon ; Napoléon 
accepte les bases proposées, mais là encore, avec 
nue opiniâtreté aussi noble -en elle-même qu'in- 
tempestive et fatale dans la circonstance, il 
chicane sur les détails. Un moment le duc de 
Vicence reçoit carte blanche pour traitera tout 
prix, et éviter une bataille qui est la dernière es- 
pérance de la nation ; cette bataille a lieu ; les 
miraculeuses victoires de firienne , de Champau- 
bert, de Montmirail, changent les dispositions de 

(1) Voir le manuscrit de 1813, par le baron Fain. 


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M. DE METTERN1CH. 


27 


l’empereur ; il écrit à l’instaut au duc de Vicence 
pour lui recommander de ne rien signer sans son 
ordre, parce que, dit-il, «seul je connais ma posi- 
« tion. » 

■ Il faut des sacrifices, lui répond en toute hâte le duc 
de Vicence, il faut les faire à temps: comme à Prague t 
si nous n’y prenons garde, l’occasion va nous échapper. 
Cette négociation, je ne saurais trop le répéter, ne ressem- 
ble à aucune autre. Elle est même totalement l’opposé de 
toutes celles que Votre Majesté a dirigées jusqu'ici : nous 
sommes loin de pouvoir dominer. On ne veut qu’un pré- 
texte, et faute -de nous décider à prendre le parti qu’exi- 
gent les circonstances, tout nous échappera. Je supplie 
Votre Majesté de réfléchir à l’effet que produira en France 
la rupture des négociations, et d’en peser toutes les consé- 
quences. * 

Ces paroles de M. de Vicence n’étaient que 
la reproduction exacte des lettres confidentielles 
que lui adressait M. de Metternich. Le chancelier 
d’Autriche, il faut lui rendre cette justice , était 
alors partisan sincère du maintien de la dynastie 
napoléonienne ; ses défiances naissantes contre 
la Russie et les liens de famille qui unissaient 
l’empereur à son maître rendaient ce sentiment 
tout naturel. Il voyait grossir l’orage; la pré- 
pondérance qu’il avait exercée de l’autre côté du 
Rhin commençait à lui échapper; l’Angleterre sem- 


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28 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

blait se prononcer pour les Bourbons, la Russie pen- 
chait de ce côté, et Napoléon luttait encore, exi- 
geant avant tout traité l’évacuation du territoire. 
* L’empereur Napoléon, disait M. de Metternich, 
« nous fait écrire des romans ; il ne comprend 
« pas le danger de sa situation. » Enfin Paris ou- 
vrit ses portes au prince de Schwartzenberg, et 
tandis que François 11 et son ministre s’étaient 
arrêtés à Dijon pour ne pas assister à la prise de 
la capitale où régnait Marie-Louise , l’empereur 
Alexandre , circonvenu par une intrigue de salon, 
en présence d’une nation presque indifferente par 
lassitude , trancha la question de dynastie. 

Tant qu’il s’était agi de poursuivre la victoire, 
l’union des alliés avait été complète; il n’en fut 
plus tout à fait de même quand il fallut en par- 
tager les profits. Chaque puissance reprit alors 
ses intérêts particuliers, ses sympathies et ses an- 
tipathies naturelles. Le papier me manque pour 
parler au long de ce grand remaniement de l’Eu- 
rope au congrès de Vienne, interrompu un instant 
parles Cent-Jours, et continué après Waterloo; la 
France fut mutilée, la Saxe spoliée, la Prusse bi- 
zarrement constituée, l’Italie livrée pieds et poings 


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M. I)K MKTTERM1CH. 




liés à l’Autriche , lu malheureuse Pologne dé- 
pecée, la Belgique accouplée de force à la Hol- 
lande. L’acte fédératif du 8 juin, réduisant à 
néant les promesses libérales des proclamations 
de 1813, reconstruisit pour l’Allemagne le vieil 
échiquier féodal, et la Russie, s’alloogeant à tra- 
vers la Pologne, étendit ses bras jusqu’à la Prusse. 
Si bien que l’abbé de Pradt put dire non sans rai- 
son : « La guerre de l’indépendance de l’Europe 
« contre la France a üni par l'assujettissement de 
« l’Europe à la Russie. Ce n’était pas la peine de 
« tant se fatiguer. » 

Depuis 1815, M. de Metternicb s’est consta- 
ment attaché à maintenir son œuvre ébranlée par 
de fréquentes secousses. Les associations univer- 
sitaires ne s’étaient pas dissoutes après la vietoire ; 
la Burschenschaft s’était étendue comme un ré- 
seau sur toute l’Allemagne , l’Italie s’agitait, une 
tribune s’élevait à Naples, le Piémont renversait 
son roi, l’Espagne emprisonnait le sien, la Pologne 
frémissait sous son triple joug, des émeutes en- 
sanglantaient les rues de Paris ; partout les peu- 
ples se remuaient. Presque au meme instant , 
les deux attentats isolés de deux fanatiques. 


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30 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

Sand et Louvel, réveillèrent les rois qui s’endor- 
maient dans leur sécurité ; des congrès eurent lieu 

à Carlsbad, à Troppau, à Laybacb. Dans ce der- 
nier congrès, il fut déclaré aux peuples « qu’il ap- 
« pariient aux souverains seuls d’accorder et de 
« modifier les institutions en ne restant respon- 
« sables de leurs actes qu’à Dieu. ** L’efferves- 
cence universitaire de l’Allemagne fut compri- 
mée , la tribune de Naples fermée, le Piémont en- 
vahi par l’Autriche, et plus tard, à Vérone , le 
ministère Villèle se chargea de faire rentrer les 
Cortès dans le devoir. En 1824, I l cause des Grecs 
trouva M. de Metternich hostile. L’homme d’Etat 
voyait de loin la Russie , déjà si menaçante pour 
l’Autriche , grandir aux dépens de la Turquie. 

Les événements prouvèrent qu’il avait bien vu. et 

« 

lorsqu’en 1829 la Prusse aveuglée frappait des 
médailles en l’honneur des succès de sa redou- 
table voisine, M. de Metternich s’occupait acti- 
vement, de concert avec l’Angleterre, d’arrêter 
Diebitch dans sa marche sur Constantinople. 

La révolution de Juillet effraya beaucoup M. de 
Metternich ; cet événement menaçait de remet- 
tre en question tout le travail de sa longue vie, 


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M. DE METTERNICH. 


31 


cl il en fut, dit od, véritablement terrifié. Cepen- 
dant la prompte nomination de M. deTalleyrand 
à Londres, bien quo déplaisante comme symbole 
do l’alliance anglo-fraDçaise, le rassura déjà un 
peu , certain qu’il était des vues pacifiques du 
doyen do la diplomatie européenne; et bientôt, 
lorsqu'il vit qu’il avait affaire à un roi des Fran- 
çais presque aussi prudent que lui, bien que ce 
roi fût un roi élu, c’est-à-dire un être essentielle- 
ment antipathique à M. de Metternich, non-seule- 
ment il s'empressa de le reconnaître, mais encore 
il plaida en sa favuur auprès des autres cours. 
La reconnaissance de l’Autriche nous arriva par 
Berlin, accompagnée de celle do la Prusse. 

Cependant M. de Metternich n’était pas au bout 
de ses peines; sans parler de l’agitation bientôt 
calmée des universités allemandes, à la suite 
de la révolution de Juillet, trois révolutions écla- 
tèreqt presque simultanément en Belgique, en 
Pologne, en Italie. M. de Metternich aurait bien 
voulu les anéantir toutes les trois , mais la France 
se déclarait prête à défendre la Belgique ; elle le 
prouvait en repoussant le prince d’Orange, et 
l’Angleterre se montrait disposée à la laisser agir. 


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32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

De ce côté-là la partie était trop chanceuse pour 
la risquer, surtout avec tant d’autres affaires sur 
les bras. L’illustre chancelier d’État dut se rési- 
gner à abandonner le moins pour conserver le 
plus; il céda sur la question belge, et n’eut plus 
qu’à s’occuper de la Pologne et de l’Italie. 

La révolution polonaise était trois fois odieuse 
à M. de Metternich : 1° en sa qualité de révolu- 
tion; 2° parce qu’elle menaçait de lui arracher la 
Gallicie; 3° parce qu’elle forçait la Russie à un 
combat, et à une victoire dont le résultat ne 
pouvait être qu’un accroissement de la puissance 
russe. Or, si M. de Metternich n’aime pas la France 
à cause de ses principes , la Russie ne l’inquiète 
pas moins à cause de ses prétentions d’avenir au 
gouvernement de tous les peuples slaves; cepen- 
dant entre deux maux il fallait choisir le moindre, 
ou plutôt le moins prochain. L’Autriche et la 
Prusse firent la haie, tandis que le czar exécutait 
la Pologne. 

Restait la question italienne, question capitale, 
et aussi embarrassante que l’autre. Les Etats ro- 
mains étaient soulevés, l’incendie pouvait gagner 
la Lombardie et Venise, et il s’agissait d’aller 


Oigitized oy Gou; 


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M. DE METTKRXICIf. 3» 

éteindre ce feu à deux pas du volcan toujours 
grondant qui s’appelle la France. Le ministère 
Laffitte avait dit : Si l’Autriche eDtre à Modène, 
la guerre est possible; elle est probable si elle 
entre dans la Romagne, et si elle eDtre en Pié- 
mont , elle est certaine ; de ces trois éventualités, 
M. de Metteruich ne craignit pas d’en affronter 
deux , la guerre possible et la guerre probable. 
Entré d’abord à Modène, il entra ensuite dans la 
Romagne; à la vérité la France s’empara d’An- 
cône à sa barbe , mais l’Italie fut comprimée , et 
la guerre n’eut pas Heu; pour le moment, ce n’é- 
tait pas trop mal joué. 

Ces questions de fait une fois résolues, l’inquié- 
tude de M. de Metternich dut se tourner vers 
des difficultés d’ordre plus général ; l’union de 
l’Angleterre et de la France semblait se resserrer 
chaque jour davantage, le traité de la quadruple 
alliance formait comme une sorte de coalition de 
l’Europe méridionale et constitutionnelle; com- 
ment répondre à cela sinon par une apparence de 
ligue septentrionale et absolutiste? Tel fut le but 
des conférences de Tœplitz entre 1 empereur de 
Russie, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse. 


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34 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


l 


Mais M. de Metternich n’était pas homme à s’en- 
dormir sur une pareille démonstration; vraie et 
sincère quant aux principes, l’union de Tœplitz 
était loin d’offrir la même sécurité et la même sin- 
cérité quant aux intérêts des trois puissances ; for- 
mer une ligue peu sûre n’était quelque chose pour 
M. de Metternich qu’autant qu’il parviendrait à 
dissoudre une ligue ennemie. Isoler la France en 
la séparant de l’Angleterre, rapprocher l’une de 
l’autre l’Angleterre et la Russie, deux puissances 
aussi opposées d’intérêts que de principes , c’était 
au point de vue autrichien faire d’une pierre deux 
coups, et atteindre à la fois deux ennemis. Ce 
précieux résultat, auquel M. de Metternich tra- 
vailla de toutes ses forces, fut enfin obtenu par 
le traité du 15 juillet 1840. A la vérité la guerre 
a failli en sortir, mais c’eût été encore une fois 
une guerre de quatre contre un , et à l’extrême 
x rigueur M. de Metternich se fût résigné à une 
guerre de ce genre ; du reste, il faut lui rendre 
cette justice, lorsqu’il aeu obtenu ce qu’il désirait, 
le rusé ministre s’est bien vite interposé pour 
que l’affaire n’allât pas plus loin; il a dit à la 
Russie et à l’Angleterre qu’il ne fallait pas trop 


M. DE METTEBMCH. 35 

brusquer la France, il a dit à la France qu’il lu 
portait dans son cœur, et la verrait avec le plus 
grand plaisir rentrer dans le concert européen. 

Tout cela est fort habile assurément comme 
moyen de prolonger le statu quo européen , der- 
nier mot de la politique de M. de Metternich ; 
mais tout cela laisse intacte pour TAutricbe la 
question d’avenir, dont la solution seule permet- 
tra de juger en dernier ressort la valeur histo- 
rique de son premier ministre. De tous les grands 
Etats de l’Europe , l’empire autrichien est incon- 
testablement celui dont la destinée est la plus incer- 
taine. Pressée d’un côté par la Prusse , dont la 
puissance matérielle et morale grandit chaque 
jour, et qui accapare successivement tous les 
éléments de l’unité future de l’Allemagne; mena- 
cée de l’autre par la Russie , qui convoite se9 
provinces slaves , et travaille sourdement et sans 
relâche à l’en déposséder ; placée du côté de la 
France dans une inquiétude permanente, et pour 
ses principes de gouvernement , et pour la sécu- 
rité de jses possessions italiennes, l’Autriche est 
dans une situation si compliquée que l’on conçoit 
très-bien la passion effrénée et exclusive de M. de 


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36 CONTEMPORAINS 11. LUSTRES. 

Metternich pour lo statu quo , et sa réponse à 
ce savant Allemand qui lui reprochait d’avoir 
trop fait pour le présent et pas assez pour l'ave- 
nir : Après moi le déluge. 

Les services de M. de Metternich ont été ma- 
gnifiquement récompensés; il a reçu de son sou- 
verain et des souverains étrangers d’immenses 
dotations de biens, tous les honneurs, tous les 
titres, tous les cordons imaginables; et l’empe- 
reur François lui a de plus accordé, par une fa- 
veur spéciale , le droit de mettre dans ses armes 
les armes de la maison de Lorraine. Loin d’ébran- 
, 1er son crédit , le changement de règne n’a fait 
que l’affermir davantage. Son autorité semble 
identifiée à l’existence même de l’empire autri- 
chien , et l’on peut affirmer qu’il mourra premier 
ministre. 

M. de Metternich a été marié trois fois : de sa 
première femme , la comtesse de Kaunitz, morte 
en 1819 , il lui est resté deux filles. La baronne 
de Leykam , qu’il épousa en 1827 , lui laissa un 
fils ; enfin de son mariage avec la comtesse Ziehy- 
Ferraris, en 1831, il a eu un fils et une fille, 
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M. ALFRED DE VIGNY. 


ii ; 74Jot 




.Gdiii.: 


Je crois fermement en une vocation 
ineffable qui m’est donnée, et j’y crois à 
cause de la pitié sans bornes que m’ins- 
pirent les hommes, mes compagnons en 
misère, et aussi à cause du désir que je 
me sens de leur tendre la main et de les 
élever sans cesse par des paroles de com- 
misération et d’amour. 

A. nE Vigny, Stello, page 58 . 




Par delà les Charaps-Élysées, dans une des rues 
les plus tranquilles de Paris, il y a une maison 
de modeste apparence vers laquelle s’achemine 
en pèlerinage, une fois la semaine, une joyeuse 
phalange de littérateurs et d’artistes jeunes ou 
vieux, illustres ou obscurs. Cette maison est ha- 
bitée par le plus gracieux, le plus chaste, le plus 
sobre de nos poêles. Ce rêveur au large front, au 
parler doux, au noble et mélancolique regard, qui 
vit là enseveli dans le recueillement, la médita- 
tion et la solitude gui est sainte, comme dit le 
T. u. * ^ 




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2 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

Docteur noir dans Stello, c’est M. le comte Alfred 
de Vigny. 

Entre tous ceux qui ont reçu le don de poésie, 
nul n’a voué à sa muse un culte plus fervent et 
plus pur. Lui aussi ne l’a point traînée dans la 
rue, celte muse, pour Yatteler hurlante au char 
des factions ; il ne l’a point mutilée pour la jeter 
en pâture à tous les appétits du jour ; il ne l’a 
point pressée de produire; il ne lui a point arra- 
ché par la violence de froids transports et des 
caresses infécondes ; il ne l’a pas non plus dé- 
tournée des choses du présent pour l’enfermer 
dans une puérile et égoïste contemplation. Il lui a 
montré la vie, mais de haut, et sans lui permettre 
d’y souiller sa blanche robe. Il lui a dit de prêter 
l’oreille aux millo bruits du monde et de les re- 
produire on un chant mélodieux ; et alors, comme 
la voix de la muse s’éveillait suave et triste au 
cœur du poète, il s’est trouvé que le chant du 
poète a été triste aussi, mais d’une tristesse adou- 
cie, contenue, amollie, comme un son lointain 
qui se prolonge et s’épure en passant par un 
double écho. 

Celui-là risquerait do s’égarer qui voudrait 


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M. ALFRED DE VIGNT. 3 

construire la biographie de M. de Vigny à l’aide 
de ses livres ou demander à sa vie le secret de 
cette teinte assombrie qui fait le fonds et le 
charme de ses inspirations. La faculté de souffrir 
dans les autres est un privilège des belles âmes et 
une source inépuisable de poésie. La douleur rê- 
vée se rend mieux parfois que la douleur sentie: 
celle-ci s’irrite, s’exagère et crie ; celle- là s’écoute, 
s’analyse et pleure. Dans les œuvres de M. de 
Vigny la religion du moi , assez commune à plus 
d’un poëte qui se chante lui-même ou se person- 
nifie volontiers dans son héros, est peu saillante; 
on devine, en y regardant de près, que celui qui a 
si bien compris les rudes misères du poëte et les 
angoisses cachées du soldat s’est approprié avec 
amour des souffrances qui n’étaient pas siennes ; 
que, sous l’uniforme comme sous le frac, il a tra- 
versé la vie en spectateur plus qu’en acteur, mais 
en spectateur attentif, ému, silencieux, ardent de 
charité, aimant la douleur comme d’autres aiment 
la joie, se donnant à elle corps et âme pour la 
sonder, la disséquer à son aise, et faisant, jeune 
encore, ainsi qu’il l’a dit lui-même, son profit de 
tout pour l’avenir. 


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4 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

M. le comte Alfred de Vigny appartient à une 
vieille race militaire originaire de la Beauce ; son 
père, officier de cavalerie sous Louis XV et Louis 
XVI, épousa en Touraine la fille de l’amiral Ba- 
raudin, et c’est dans la jolie petite ville do Loches 
que naquit notre poëte, le 27 mars 1799. Son en- 
fance s’écoula dans le château de Troncliet, en 
Beauce. À peine au sortir du berceau il était déjà 
sérieux et attentif. 

r *' 

* J'aimai toujours à écouler, a-t-il dit plus tard, et quand 
j’étais tout enfant, je pris de bonne heure ce goût sur lés 
genoux blessés de mon vieux père. Il me nourrit d’abord 
de l’iiisloire de ses campagnes, et, sur ses genoux, je trou- 
vai la guerre assise à côté de moi ; il me montra la guerre 
dans ses blessures, la guerre dans les parchemins et le 
blason de ses pères, la guerre dans leurs grands portraits 
cuirassés appendus aux murs du vieux château. Je vis 
dans la noblesse une grande famille de soldats héréditaires, 
et je ne songeai plus qu’à m’élever à la taille d’un soldat, a 

Vers la fin de l’Empire le jeune Alfred de Vigny 
fut envoyé à Paris et placé dans l’institution de 
M. Hix. Ici encore laissons-Ie parler lui-même. 

« Je fus, dit-il, un lycéen distrait. La guerre était de- 
bout dans le lycée; le tambour étouffait à nos oreilles la 
voix des maîtres, et la voix mystérieuse des livres ne nous 
parlait qu’un langage froid et pédanlesque. Les loga- 


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M. ALFRED DE VIGNJf-. 5 

rithmes et les tropes u'élaienl à nos yeux que des degrés 
pour monter ù l’étoile de la Légion-d’IIonneur, la plus 
belle étoile des cicux pour des enfants..... * 

Le jeune écolier ne resta pas longtemps dans 
sa pension ; sa famille, effrayée de cette passion ar- 
dente pour la guerre, à une époque où la France 
commençait à s’en fatiguer', le confia aux soins 
d’un précepteur, et s’efforça, mais en vain, de 
le distraire de ses penchants ; il fallut absolu- 
ment en faire un soldat. La Restauration arriva sur 
ces entrefaites, et, à peine âgé de seize ans, le 
jeune de Yigny fut placé dans les mousquetaires 
rouges de la maison du roi. On sait qu’aux Cent- 
Jours les compagnies rouges accompagnèrent 
Louis XVIII jusqu’à la frontière ; M. de Vigny 
partitavec elles, et, durant quatorze ans de service, 
le destin a voulu que ce fût là sa première, sa seule 
campagne. En 1816 les compagnies rouges furent 
suppriméeset il passa dans l’infanterie de la garde. 
Alors commença pour le belliqueux gentilhomme 
la période du désenchantement ; il avait rêvé lo 
champ de bataillé, il trouvait le Champs-do-Ma rs; 
en guiso de camp il avait la caserne, et la parade 
en guise du combat. Enfaut, il s'était vu entrant 


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S CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

en vainqueur dans les villes conquises ; soldat, il 
lui fallait traîner un sabre inoffensif de garnison 
en garnison. 

Ne trouvant pas dans le métier des armes ce qu’il 
y cherchait, la guerre, M. de Vigny se tourna vers 
la poésie, ou mieux il sentit dès lors ce qu’il a expri- 
mé plus tard, c’est-à-dire qu’il avait pris une flamme 
de jeunesse pour une irrésistible vocation, que sa 
carrière était une méprise, qu’il portait dans une 
vie toute active une nature toute contemplative, 
qu’il était né poète, et qu’il s’était à tort fait sol- 
dat ; et pourtant il attendit longtemps encore, 
n’osant quitter l’épée par honneur et craignant 
que le jour de sa démission ne devînt la veille d’une 
campagne. En 1823 il passa dans la ligne, espé- 
rant qu’il allait enfin lui être permis de brûler une 
amorce en Espagne ; le sort lui refusa cette fa- 
veur; il lui fallut assister à l’expédition l’arme au 
bras, cantonné dans les Pyrénées ; et le seul tro- 
phée qu’il en rapporta furent deux de ses poèmes, 
Dolorida et le Déluge. Enfiu, deux ans après son 
mariage, qui eut lieu en 1826, il se décida à se 
débarrasser du hausse-col prosaïque et à déposer 
pour toujours ses épaulettes de capitaine d’infan- 


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M. ALFRED DE VIGNY. T 

terie, si ennuyeusement et si péniblement ac- 
quises. 

Daus l’intervalle les ailes de la muse avaient 
grandi ; la poésie gagnait du terrain et les vers 
coulaient de source. En l’an de grâce 1822 il n’y 
avait certes pas dans toute l’armée française un 
officier de vingt-trois ans dans le genre de celui- 
là. Pendant que toute cette jeunesse vauiteuse , 
fumeuse, joueuse, batailleuse, se pressait dans 
les estaminets autour des billards ou ailleurs, le 
poète dépaysé, grave et rêveur, s’en allait se pro- 
mener à l’écart une partie de la journée, avec 
quelques vieux officiers de l’Empire, au dos voûté, 
à la moustache grisonnante, soldats de fortune 
lils de leur épée , silencieux et froids comme des 
Trappistes devant des sous-lieutenants présomp- 
tueux et bardés de science , mais bienveillants , 
expansifs et causeurs avec ce jeune compagnon 
d’armes qui vénérait leur mâle caractère, prêtait 
à leurs récits incultes et beaux de vérité une at- 
tention sérieuse, avide, et les aimait comme 
Desdémona aimait Othello, de toute la grandeur 
des dangers qu’ils avaient affrontés. Quand ve- 
nait le soir, M. de Vigny retournait à son réduit 


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8 


C0M£MPQRA11\S ILLUSTRES. 


solitaire, ouvrait la Bible ou Homère, murmurait 
quelques fragraenis d’André Chénier, publiés par 
M. de Chateaubriand dans le Génie du Christia- 
nisme ; et à mesure que la nuit adorée montait 
au eiel, l'inspiration descendait dans son âme, 
s’épanchait à (lots harmonieux , et il écrivait ses 
poëmcs, poëmes étranges pour l’époque, et qu’ou 
dirait souveot bien plutôt éclos sous le froc de 
quelque jeune Béuédjctin fervent, naïf et rêveur, 
que sous le schako d’un sous-lieutenant (1). Non 
pas que ces poésies ne tiennent au, mouvement 
général qui commençait alors à entraîner les 

- r 

esprits dans les voies do l’idéalisme , et qu’elles 

(I) J’ai eu communication d’une lettre de M. de Vigny 
écrite vers ce temps-là, ou plutôt deux ans plus tard , de 
l’au, où il tenait garnison, à la fin de 1824. A cette époque, 
il avait déjà publié quelques-unes de ses poésies. Cette let- 
tre est en grande partie consacrée à la politique. Le jeune 
officier exprime à ce sujet des idées de royalisme très-pro- 
noncées; mais clic se termine par quelques lignes plus pré- 
cieuses pour moi, en ce qu’elles rendent bien les disposi- 
tions d’esprit dont je parlais plus haut. « Ma Cible, y est-il 
« dit, quelques gravures anglaises, me suivent comme mes 
« pénates, et je passe de mon épée à ma plume ici comme 
« partout. Je ne sais rien de Paris, où l'on dil qu’on m'ex- 
u communie, comme je vous l'avais prédit, et je travaille 
m comme si l’on devait uic lire : chacun a ses illusions et scs 
■ besoins. * 


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M. ALFRED DE VIGNY. 


9 


ne puissent jusqu'à un certain point se rattacher 
aux premières inspirations de Lamartine et de 
Victor Hugo ; mais il y a en elles un certaiu ca- 
ractère d.’étraDgeté dans la forme, quelque chose 
de laborieusement négligé, un certain vague qui 
laisse l’âme inassouvie, mais doucement émue et 
mollement bercée. Sauf quelque poèmes tels 
qu ’JEloa, Moïse, Iléléna, qui sont des créations 
complètes et finies, la plupart des pièces qui com- 
posent le recueil de M. de Vigny ont trait à des 
pensées fugitives soudainement entrevues et aus- 
sitôt enchâssées dans un petit drame; on seul 
que l’inspiration est venue abondante, mais que 
le poêle n’a pas voulu lui donner tout son dévelop- 
pement de peur-do lui faire perdre de sa fraîcheur ; 
ce sont autadt d’épopées à l’état rudimentaire , 
d’admirables esquisses, mais enfin des esquisses. 

Parcourons-lcs rapidement et par rang d’âge : 
Symvtha, qui date de 1815 (le poète avait seize 
ans alors), est une élégie grecque dans le genre 
d’André Chénier; c’est une réminiscence de la 
■blanche Nccre. 

Ncerc, ne va pas te conllcr aux Ilots 

De peur d’être déesse, etc., etc,, 


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10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

disait Chénier. 


Je vais mourir, hélas! Symctha s’est fiée 
Aux flots profonds ; l’Attique est par elle oubliée, 

dit M. de Vigny ; c’est le même parfum antique 
dans la peDsée et dans la forme, mais c'est une 
imitation: M. de Vigny n’est pas encore lui ; j’en 
dirai autant delà Dryade , du Bain, de la Som- 
nambule et de quelques autres morceaux qui sont 
de cette première époque de la vie du poète. Moïse 
découle d’une autre source d’inspirations. Malgré 
son titre biblique, Moïse est une étude psycholo- 
gique toute moderne, pleine de hardiesse et de 
profondeur. Le néant de la puissance, l’isolement 
douloureux du génie qui marche triste et seul dans 
sa gloire, qui ne peut ni aimer ni être aimé, et 
qui demande à s'endormir du sommeil de la terre , 
telle est l’idée que M. de Vigny a développée en 
beaux vers ; dans ce pieux et précoce instinct des 
douleurs secrètes du génie en lutte avec lui-même, 
en attendant qu’il apparaisse au poète luttant avec 
le monde extérieur, on pourrait déjà voir poindre 
Stello. La Fille de Jephté, la grande et magni- 
fique scène du Déluge , la Femme adultère bril- 
lent de cette profusion d’images particulière au 


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M. ALFRED DE VIGNY. 


11 


génie biblique ; le début de la dernière pièce m’a 
rappelé de beaux vers du .Moïse de M. de Chateau- 
briand ; la similitude d’idées et de forme est d’au- 
tant plus frappante qu’elle est purement fortuite, 
car le Moïse, déjà composé, je crois, à cette épo- 
quo, en 1 81 9, n’a paru que beaucoup plus tard. 
Dolorida est le plus beau de tous ces petits dra- 
ines de deux cents vorsque M. de Vigny aime tant, 
et qu’il a reproduits dans Madame de Soubise , 
la Neige , le Cor, et quelques autres morceaux. 
Dolorida, rêvée aux pieds des Pyrénées, est une 
Espagnole jalouse ; son époux la trompe, il est 
aux pieds d’une autre; elle l'attend, il revient 
pour implorer son pardon avant de mourir, car 
il se sent dévoré par une flamme inconuuu qui 
circule dans ses veines; elle l’écoute impitoyable, 
et lui : 

Oh! parle ; mon cœur fuit, quille ce dur langage. 

Qu’un regard.... Mais quel est ce blanchâtre breuvage 

Que tu bois à longs traits et d’un air insensé ? 

— Le reste du poison qu’hier je t’ai versé. 

Avec cette donnée d’au très auraient composé un 
gros livre ; M. de Vigny en a fait uno miniature dé- 
licieuse, un peu incomplète peut-être, caries Iran* 


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12 CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

sitious y sont brusques, mais du resta plciue de 
vie et de mouvement, pure, harmonieuse, irré- 
prochable quant à la forme, sauf deux périphrases 
qui me paraisseot alambiquées, dont Tune siguilie 
chemise et l’autre pendule. 

J’arrive à Eloa, le chef-d’œuvre poétique de 
M. de Vigny, qui date de la même année 1823 et 
qui a été composé dans les Vosges : ou a souvent 
comparé Eloa h laMcssiade de Klopslock; pour 
moi je n’ai jamais bien compris quels rapports il 
pouvait y avoir entre uu poème immense, bril- 
lant per partes , mais inégal, dépourvu d’unité 
et d’ensemble, délayé parfois dans un pathos in- 
compréhensible et perdu eu d’interminables lon- 
gueurs, comme l’est celui de Kiopstock, et uu 
poème dont ce o’est pas le moindre mérite de for- 
mer un tout admirablement fini dans sa petitesse, 
modelé avec un art exquis du premier au dernier 
vers, constamment clair et harmonieux dans la 
forme, constamment logique dans la déduction 

t- t *j t 

des idées, et si heureusement mélangé de grâce, 
d’éclat, de chaléur et de passion. Füssly disait , 
non sans raison, de la Messiade , que les dix pre- 
miers chauts étaient le chaut d’uu cygne, et les 


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M. ALFRED DE VIGNY. 13 

dix derniers le croassement d'un corbeau. Du 
commencement à la fin Eloa est un chant de cy- 
gne. Le grand écueil des poésies fondées princi- 
palement sur la spéculation intuitive, c’est l’ob- 
scurité; écueil que n’a pas évité le grand Milton 
lui-même, et qui apparaît surtout dans la partie 
descriptive. Il est difficile, en effet, de peindre 
avec clarté ce qu’on ne voit que des yeux de 
l’esprit. Toutes les visions extatiques, à commen- 
cer par V Apocalypse, le sublime du genre, pré- 
sentent une éternelle confusion qui résulte du 
mélange de la réalité terrestre et de l’idéalité 
séraphique. L’homme est un ange tombé qui se 
souvient des deux, a dit un poète; oui , mais il 
s’en souvient vaguement, comme on se souvient 
de sa toute première enfance, et quand il en parle, 
surtout quand il le décrit, sa parole est souvent 
confuse, illogique, incohérente, velut œgrisom- 
nia. M. de Vigny ayant à parler du ciel s’est 
beaucoup aidé de la terre, et il a bien fait ; je ne 
sache personne qui ait le droit de préciser en quoi 
consiste la couleur locale dans la peinture du pa- 
radis. M. de Vigny a du reste passé très-légère- 
ment sur la description du séjour de Dieu et des 


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14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

anges, et il a encore bien fait. En revanche il a 
appuyé sur la partie dramatique de son œuvre; 
pour être idéal il n’a pas complètement cessé 
d’être humain ; son Éloa est une femme, mais une 
femme divinisée. Par ce moyen M. do Vi- 
gny est parvenu à composer un poëme reli- 
gieux qui joint à des beautés épiques de l’ordre 
le plus élevé tout l’intérêt d’un roman simple 
et touchant. Je voudrais pouvoir en citer quel- 
ques fragments pour ceux qui, par hasard, ne 
l’auraient pas lu, mais il faudrait tout citer. Je me 
contenterai d’analyser succinctement l’idée-mèrc 
du poëme, qui présente au plus haut degré ce ca- 
ractère de délicatesse et de ferveur spiritualiste 
particulier à M. de Vigny. 

Lazare vient de mourir; Jésus s’émeut à la vue 
du cadavre qu’il va rendre à la vie, et laisse tomber 
une larme ; cette larme divine est recueillie par 
les Séraphins ; ils l’enferment dans une urne de 
diamant et l’apportent aux pieds de l’Éternel qui 
d’un regard la féconde. 

Od vit alors, du sein de l’urne éblouissante, 

S’élever une forme et blanche et grandissante. 

C’était ÉJoa ; la vierge apparaît si belle que 


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M. ALFRED DE VIGNY. 15 

• 

tous les habitants des cienx se presseiît en foule 
autour d’elle pour l’admirer. Née d’une larme 
do pitié, Éloa ne vivra que pour consoler et bénir : 
ce sera l’ange gardien des anges. Un jour ses 
compagnes lui racontent l’histoire de Lucifer, le 
révolté banni des cieux et précipité au fond des 
abîmes, qui gémit, qui est seul, et que personne 
n’aime ; 

Et l’on crut «ju’Eloa le maudirait; mais non, 

L’eflroi n'altéra point son paisible visage. 

t 

Une larme brilla seulement au bord de sa pau- 
pière : c’était une larme de pitié et déjà presque 
une larme d’amour. Rêveuse et triste par la pensée 
qu’il existait quelque part une douleur qu’elle 
ne pouvait consoler, la vierge archange ouvrait 
ses ailes d’or, s’envolait à l’écart vers des sphères 
inconnues, et de là planait rêveuse sur les abîmes, 
lorsqu’elle aperçoit au loin à ses pieds un pâle et 
bel adolescent mollement couché sur un lit de va- 
peurs ; uDe voix douce et triste s’élève jusqu’à elle. 

D’où viens-tu, belle archange? où vas-tu? etc. 

Rien n’égale la grâce avec laquelle le poète a 
décrit cette scène de séduction ; la fourberie insi- 
nuante de Lucifer, l’effroi pudique de la viergo 


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16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

qui s’éloigne d’abord comme une baigneuse sur- 
prise, monte en reculant sur sa route étoilée, et 
ferme sa paupière d’or pour fuir ce regard impur 
qui la fascine; la voix du tentateur qui poursuit, de 
plus en plus désolée, suppliante, brisée de sanglots; 
la pitié luttant dans le cœur d’Éloa contre la pu- 
deur et l’épouvante; le remords simulé et l’ar- 
dente prière de l’un ; l’incertitude et les angoisses 
de l’autre, qui s’émeut de cette douleur, voudrait 
consoler ce désespoir, et tremble en face du danger 
qu’entrevoit sa timide innocence, descend, remonte, 
plane à distance, rougit, hésito et pleure; toutes 
ces nuances délicates sont admirablement tou- 
chées; les comparaisons et les images abondeut : 
vous diriez une pluie de fleurs et de diamants. En- 
fin la pudeur est vaincue par la pitié. 

.... Descends jusqu’à moi, car je ne puis monter, 

s’écrie la voix perfide. 

Je t’aiuie et je descends; mais que diront tes cieux ? 

murmure Éloa en tombant dans les bras du ravis- 
seur; et alors la voix s’élève, triomphante, cruolle, 

0 

infernale. 


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M. ALFRED DE VIGNY. 


17 


J'enlève mon esclave et je tiens ma victime. 

— Tu paraissais si boni oh! qu’ai-je fait? — Un crime, 

répond l’impitoyable voir. 

Seras-tu plus heureux du moins ; es-tu content? 

— Plus triste que jamais. — Qui donc es-tu? — Satan. 

L’avant-dernier vers est sublime; cette simple 
parole d’Éloa , se consolant presque de sa ruine 
par l’espoir qu’elle aura allégé une souffrance, est 
toute une personnification de la femme dans ce 
qu’elle a de plus étliéré, de plus divin : l’abnéga- 
tion et le dévouement. Je n’ai jamais pu lire ce 
vers sans me perdre en rêveries ; il me semble 
que pour l’avoir trouvé il n’a pas suffi d’être poêle 
et grand poète ; il est de ces mots dont on se sou- 
vient, mais qui ne se devinent pas. 

Uq critique aussi élégantque judicieux, M. Sain- . 
te-Beuve, qu’il est dangereux de lire quand on veut 
rester soi, et que j’ai trop lu peut-être pour que 
cette notice soit tout à fait mienne quant au fond, 
en parlant du curieux travail de cristallisation que 
M. do Vigny fait subir à sa pensée , siguale le 
côté terrcstro do l’admirable poème d’ZsYoa(l). 
J’ai dit que celte faculté d’idéaliser le réel sans le 

(I) Critiques et portraits Ulfcraircs, t, III, p. 153, 


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iB CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

détruire est le plus beau côté de la poésie deM. de 
Vigny. Dans ses poèmes comme dans ses romans, 
il est quelquefois minutieux, un peu affecté, mais 
toujours élevé et toujours saisissable. Dans la des- 
cription surtout, il est admirable de fécondité, 
do clarté et de vérité. Lisez Eloa , Stello ou 
Laureile; presque à chaque page vous trouverez 
un petit tableau plein de grâce dans la disposition 
des figures et de netteté dans le contour. Si j'é- 
tais peintre comme Scheffer, j’apprendrais par 
cœur les livres de M. de Vigny, et j’aurais dans 
mon cerveau toute une provision de toiles char- 
mantes. 

Comme poète, l’auteur iïEloa est certainement 
au niveau de tout ce que nous avons de plus grand ; 
comment se fait-il donc que sous ce rapport le vul- 
gaire le range un peu en seconde ligne? car, il 
faut bien lo dire , ses vers sont loin d’avoir la 
même popularité que ceux de Victor Hugo ou de 
Lamartine ; peut-être même cet insuccès au début 
est-il le principal motif qui a tourné vers la prose 
une organisation éminemment rkylhmique , si l’on 
peut pür.lci ainsi. Cettefroideurdu public touchant 
les poèmes de M. de Vigny tient, ce me semble, a 


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M. ALFRED DE VIGNY. 19 

plusieurs causes qu’il serait trop long de dévelop- 
per et dont je me contenterai d’indiquer la prin- 
cipale. 

En 1824, époque où parurent la plupart des 
poèmes de M. de Vigny, la tendance spiritualiste 
et rêveuse était déjà fortement prononcée; Byrou 
d’une part et puis Lamartine avaient donné et 
propagé le mouvement; mais cette tendance était 
toutdmprégnée d'individualisme ; on faisait de la 
poésie intime et personnelle , on se chantait soi- 

f 

même directement, comme l’auteur des Médita- 
tions , [indirectement, comme l’auteur de Child- 
Harold ; et au moment où le public avait pris le 
plus grand goût à ce lyrisme analytique , à cette 
psychologie poétique , M. de Vigny venait lui 
offrir des vers où le poêle s’effacait presque com- 
plètement pour ne laisser voir que la poésie ; des 
vers dont la forme étrange et nouvelle ne relevait 
de personne , si ce n’est de Chénier en quelques 
endroits seulement , et dont le fond, bien qu’il 
tînt à l’époque par le côté idéaliste, s’en éloignait 
visiblement par un caractère très-prononcé de 
généralisation , par le tour d’une pensée bien 
moins individuelle qu’/wmame. Les poèmes anti- 


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20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

ques , bibliques et modernes , du jeune officier fu- 
rent donc en général peu appréciés, hormis dans 
quelques cercles choisis de Taris, qu’il fréquen- 
tait très - assidûment tant qu’il resta dans la 
garde royale, et auprès desquels il venait so re- 
tremper de temps en temps une fois qu’il eut passé 
dans la ligne. Encore aujourd’hui, soit que le pro- 
sateur ait fait oublier le poète, soit que cela tienne 
à l’indifférence générale en matière de poésie, la 
froideur premièro subsiste, et si j’ai insisté plus 
particulièrement sur cette partie des ouvrages do 
M. de Vigny, c’est qu’elle me paraît bien à tort 
sacrifiée à l’autre; car, je lo répète, dans tout ce 
que notre siècle a produit de beau, je ne connais 
rien de plus beau qu 'Eloa. 

Cinq-Mars, commencé au pied des Pyrénées, 
continué de garnison en garnison , complété à 
l’aide de fréquents voyages à Paris et de longues 
visites à la Bibliothèque royale, fut publié en 1826. 
Un critique (1) a dit queco roman n’avait « pas con- 
« quis tout d’abord l’attention et la sympathie 
« qu’il méritait. » S’il m’en souvient bien, Cinq- 
Mars eut au contraire un succès aussi prompt 

(I) M. Gust, Planche, Poitrails littéraires, t, H, p. 179, 


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M. ALFRED DE VIGNY. 


21 


quo légitime; il avait déjà eu quatre éditions eu 
1829. Ce n’est pas ici le lieu d’analyser un livre 
que tous ont lu. Il n’est personne qui n’ait présent 
à la mémoire la charmante création do Marie do 
Gonzague, le touchant épisode d’Urbain Grandier, 
la grande et noble figure de De Thou; l’esquisse 
légère, mais vraie d’Anne d’Autriche; la tête un 
peu exagérée, mais belle, de Cinq-Mars ; le triste et 
faible visage do Louis XIII. J’avoue que j’aimo 
moins le portrait de Richelieu; je m’en défie un 
peu ; et à ce propos je dirai un mot sur la manière 
dont M. do Vigny me semble en général aborder 
l’histoire. Lui aussi la traite quelquefois assez dé- 
daigneusement ; il ne la transforme pas de haut en 
bas comme le fait souvent M. Hugo, mais il ne so 
contente pas non plus de l’exhumer, commeWalter 
Scott, daüs toute sa vérité, en l’illuminant de poé- 
sie; il y entre en homme qui a pris son parti de 
faire bon marché de la plus grosse réalité pour 
peu qu’elle contrarie scs penchants. Bien diffé- 
rent en cela des écrivains de l’école fataliste , 
M. do Vigny parcourt l’histoire avec une aversion 
instinctive et prononcée pour le succès; les forts 
et les vainqueurs sont toujours ceux qu’il n’aime 


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22 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


pas ; les faibles et les vaiDcus, ceux qu’il aime. Uo 
tel sentiment est beau sans doute et digne d’une 
grande âme. Appliqué aux œuvres de pure imagi- 
nation, il peut enfanter des livres gracieux, con- 
solateurs, bienfaisants; mais quand il s'agit de 
reproduire un drame historique avec toutes ses 
péripéties, de toucher à des faits et à des hom- 
mes souvent très-rapprochés de nous, il n’est, ce 
me semble, pas permis au narrateur d’abuser de 
cette sorte de charité poétique qui le porto sans 
cesso à faire des petits les grands et des grands 
les petits. Si le vaincu n’a pas toujours tort en 
politique, il a souvent tort. La première beauté 
d’une page historique, c’est la vérité; la poésie no 
vient qu’après. Or, il est dans les œuvres de M. do 
Vigny bon nombre de pages qui me paraissent 
choquer, je n’oserais dire la vérité , mais très- 
certainement lavraisemblanco. Ainsi, sans parler 
ni de son Richelieu qu’il a vu trop souvent avec 
les yeux de Bassompierre , et qui ne me semble 
guère plus authentique que celui de 1V1. Hugo, je 
citerai comme modèle de cette tendance à arran- 
ger, farder, rapetisser, et par suite à défigurer 
l’histoire, la page d’ailleurs fort belle de style et 


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r 


M. ALFRED DE VIGNY. 23 

d’animation oùM. de Vigny raconte dans l’épisode 
du capitaine Renaud (Servitude et Grandeur mi- 
litaires) une conversation entre le pape Pîè VII et 
Napoléon. Tout le monde sait combien l’empereur, 
trop souvent brusque et impérieux, était souplé, 
moelleux , insinuant quand il le voulait ; tout le 
monde sait aussi, et les faits eux-mêmes le prou- 
vent, que dans ses rapports personnels avec PieVlI, 
en 1813, il a déployé au plus haut degré ce talent 
de captation qu’il tenait en réserve. Le concordat 
de Fontainebleau, concession immense, surprise 
à l’aide d’une parole mielleuse dans un téte-à-tête, 
est là pour témoigner de l’influence que Napoléon 
exerça souvent sur le faible et vénérable pontife. 
J imagine que M. le baron Fain, secrétaire par- 
ticulier, qui nous a si bien décrit ces relations 
entre le pape et Napoléon, a dû pousser un terri- 
ble bolà ! s’il a lu ces quelques pages où M. de 
Vigny, tout en conservant à Napoléon l’originalité 
du langage qui lui était propre, a trouvé le moyen 

de le transformer en une espèce de Croquemitaine 

tautôt féroce, tantôt goguenard, et passant subi- 
tement de la plus grossière fureur au plus eitrêrae 
abattement. Le commediantel le tragediante! du 


l 



24 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

Satni-Père fait très-bon effet dans la narration, 
mais il faudrait l’hvoir entendu pour y croire. 

J’en dirai autant de plusieurs scènes de l’épisode 
de, Chénier, dans Stello, notamment de celle qui se 
passe chez Robespierre. Dieu me garde de vouloir 
faire do MM. les triumvirs des géants, comme c’est 
la mode aujourd’hui. J’admets volontiers que tuer 
pour ne pas être tué était le fonds de la science po- 
litique d’alors; mais ces hommes, à qui le sentiment 
de leur situation devait forcément donner une 
sorte de gravité, au moins dans la tenue, M. de 
Vigny vous les peint si petits, si ridicules, si ab~ 
surdes , si bêtement charlatans , qu’en vérité, si 
l’on en croyait le peintre, on ne saurait comment 
qualifier la nation qui se laissait mener et décimer 
par eux (1). 

(i) Si l'on voûtait Se convaincre combien ces sortes de 
Sujets, si scabreux, si enflammés, qui exigent avant tout de 
la justesse, de l'exactitude et du sang-froid dans celui qui en- 
treprend d’y toucher, conviennent peu aux imaginations ro- 
manesques , il suffirait de comparer aux portraits de Robes- 
pierre ou de Saint-Just, par M. de Vigny, les portraits des 
mêmes hommes par M. Nodier; ce sont des charges en sens 
contraire, l'une en mesquin, l’autre en grandiose. Bien que 
je répugne beaucoup plus aux charges historiques de M. No- 
dier qu’à celles de M. de Vigny, il est évident pour moi que 
la ressemblance n'est ni d’un côté ni de l’autre. 


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25 


r — ~ — 

M. ALFRED DK VIGNY. 

rj 

Il y a aussi , dans lu tableau de la prison de 
Saint-Lazare , un épisodo du jeu à la guillotine 
qui est par lui-même assez extraordinaire pour 
qu’ou eût été bien aise de voir M. de Vigny étayer 
son récit de quelques témoignages un peu plus 
sérieux que celui du Docteur noir. Je connais un 
très-haut personnage politique, jadis prisonnier à 
Saint-Lazare, à l’époque même décrite par M. de 
Vigny, qui professe poor le récit du spirituel ro- 
mancier une aversion si prononcée qu’il n’a pu 
s’empêcher d’en faire l’objet spécial d’une réfu- 
tation destinée à ligurer dans ses Mémoires pos- 
thumes. J’annonce à M* de. Vigny cette contradic- 
tion d’un éminent témoiu oculaire. 

Parfois il arrive que M. do Vigny, dans son 

\ 

dédain pour le succès en politique, pousse jus- 
qu’au puéril la théorie voltairienne des grands 
effetseldespetitcs causes. Ainsi, savez-vous pour- 
* quoi la victoire resta aux conventionnels dans la 
fameuse journée du 9 thermidor? comment Tal- 
lieu et les autres renversèrent le sanglant trium- 
virat de Robespierre, de Saint-Just et de Couihou? 
Vous attribuez peut-être cet important résultat à 
Ja haine, à la vepgeance , à l'énergie surexcitée 


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26 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

par la crainte, à toutes ces passions que mettent 
en jeu les grandes crises politiques? Détrompez- 
vous. Si les destinées de la France oDt été chan- 
gées au 9 thermidor, c’est parce que le long et 
apathique canonnier Blaireau (dont le portrait est 
du reste délicieusement tracé), au moment de 
faire feu sur les salles du Louvre, et de trancher 
ou plutôt d’emporter la question, rencontre sous 
la roue de sa pièce un -petit trottoir usé, qui l’em- 
pêche de la pointer académiquement. Il se couche 
alors sur son canon en artiste découragé, éteint 
sa mèche, allume sa pipe, et grâce à lui, à luisent, 
la Convention triomphe de la Commune. Et voilà 
M. de Vigny oui consacre une belle apostrophe 
d ? une page à Blaireau, grand homme inconnu ! 
Tout cela est charmant, fort pittoresque, fort 
amusant ; mais comme cela est dit d’un très-grand 
sérieui, comme Stello s’écrie :« Oui, cela dut se 
passer ainsi! » le lecteur tant soit peu ébouriffé 
est bien aise de so rattraper à la réponse du Doc- 
teur noir. — «Mes histoires, dit le conteur, sont, 
» comme toutes les paroles des hommes, à moitié 
« vraies. » A moitié ! le Docteur noir se fait bien 
de l’honneur. Toujours est*il qu’il y a, ce me sem- 


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M. ALFRED DE 57 

ble, une sorte de danger à abuser ainsi du droit 
qu’a le poëte de s’emparer de la réalité historique, 
surtout quand elle nous touche de si près, et qu’elle 
tombe dans les mains d’un talent aussi élevé 
que M. de Vigny. Ce fatalisme dédaigneux, pro- 
fessé de si haut, est peut-être plus nuisible quo 
l’autre ; dans les deux systèmes , l’humanité est 
considérée comme une marionnette ; seulement, 
dans l’un , c’est l’homme de la destinée qui tient 
le fil ; dans l’autre, c’est le premier bateleur qui 
- passe. Au milieu de tout cela, que deviennent la 
conscience, la raison, la liberté humaines et la vé* 
rité historique ? 

Après ces quelques réserves de détails , qu’il 
m’était impossible de ne pas faire, je m’empresse 
de rentrer dans mon admiration sincère et dans 
l’ordre chronologique des faits. 

Eu 1828, M. de Vigny traduisît V Othello de 
Shakespeare , qui fut joué au Théâtre- Français 
le 25 octobre 1829. Ce fut un événement; le 
drame romantique parvenait enfin à aborder 
notre première scène dans la personne du vieux 
Will, son créateur. Le succès fut vivement dis- 
puté entre les amis et les eunerais; le vrai public 


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28 CONttEMPOBAINS ILLUSTRES. 

». i 

resta neutre et impartial. Il applaudit à outrance 
d’admirables scènes, et resta très-froid devant 
tout ce comique do bas aloi qui dépare le chef- 
d’œuvre de Shakspeare. En somme , la tentative 

f 

ne fut pas heureuse. 

La Maréchale d’ Ancre, représentée en 1830, 
eut un succès assez restreint ; l’espace me manquo 
pour analyser ce travail. En 1832, M. de Vigny 
publia Stello, dont il détacha l’épisode, de Chat- 
terton , arrangée pour la scène, et représentée, 
pour la première fois, au Théâtre-Français, le 12 
février 1835. Depuis, M. de Vigny a réuni trois 
charmantes nouvelles, publiées dans la Revue des 
Deux-Mondes , en un volume qui a paru sous le 
titre de Servitude et Grandeur militaires. 

Ne pouvant tout analyser ici, je me contenterai 
de dire un mot sur Chatterton. 

Ce drame a eu un succès immense, et c’est, à 
mon sens, une œuvre très-digno de son succès. Je 
n’oublierai jamais l’effet produit sur moi à la vue 
de cette foule pressée , haletante , anxieuse et 
comme &uspenduo aux lèvres des acteurs, de cette 
foule que lo poëio avait su remuer, toucher, pas- 
sionner, maitrispr, et cela sans fracas, sans bruit, 


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M. ALFRED DE VIGNY. 29 

sans pompe ; sans l’appui du décorateur, du cos~ 
minier et du machiniste; par la seule influence 
d’une composilion simple et touchanto , revêtue 
du langage le plus pur et le plus harmonieux. 
Chatterton a été une réaction puissante en faveur 
de l’idée qui se mourait étouffée sous ces dra- 
mes gros do viols , d’adultères , d’iucestcs , de 
coups de poignards et de fantasmagorie scénique. 
A Chatterton , comme à tout ce qui est beau, les 
détracteurs n’ont pas manqué. Les uns sont allés 
fouiller au fond de la biographie du jeune poète 
anglais ; ils ont prouvé à RI. de Vigny, pièces eu 
main, que Chatterton n’était ni grand, ni géné- 
reux, ni malhoureux ; que c’était un enfant aca- 
riâtre, un folliculaire spirituel, mais faux, vil et 
méchant ; qu’il s’était tué Don par excès de mi- 
sère, mais par excès d’orgueil ; d'où ils ont con- 
clu que le drame péchait par la base et ne valait 
rien. 

La conclusion me paraît peu concluante ; qu’un 
poète n’ait pas précisément le droit de prendre 
dans l’histoire telle ou telle ligure, connue, lixéc, 
éclatante en bien ou en ruai, pour eu faire, au gré 
de son caprice du héros un lâche , du tyran un 


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30 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

patriarche, de la courtisane une vestale, c’est une 
chose incontestable; l’histoire ainsi faussée ne 
rime à rien, corrompt et dégrade le peuple qui se 
laisse dépouiller de ses gloires ou imposer de mon- 
strueuses admirations. M. de Vigny lui-même dans 
ses romans n’est pas toujours irréprochable sous 
ce rapport, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure à 
propos de sa manière de mettre en scène certains 
personnages historiques ; mais ici chercher que- 
relle à M. de Vigny parce qu’il lui a plu de dessi* 
ner une tête jeune, noble, inspirée et belle, et d’in- 
scrire au-dessous le nom d’un enfant à peine né à 
la vie, dont ou ne connaît avec certitude ni les 
mœurs ni le caractère, et dont le talent et la mort 
sont seuls incontestables, c’est vouloir enlever au 
poète toute liberté, et l’enfermer dans un vérita- 
ble lit de Procuste. 

Quelques critiques ont pris la chose plus cava- 
lièrement; ils se sont attaqués au fond même do 
la pièce, ils ont déclaré que c’était l’insurrection 
des gens portant du litige sale contre les gens 
nantis de linge blanc , et que par conséquent 
cela D’avait pas le sens commun. Il en est même, 
entre autres un député , M. Charlemagne, qui 


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M. ALFRED DE VIGNY. SI 

ont sigDalé ce drame si chaste et si pur à l’auto- 
rité comme socialement immoral et pervers. 

Que l’influence do Chatterton eût pu, commo 
celle de Werther , comme celle de René, comme 
celle des tragédies romaines ou grecques, voire 
môme comme celle du de Viris illustribut , ou 
les écoliers de sixième apprennent à vivre de la 
vie de leur temps, avoir ses inconvénients et pro- 
duire des affectations ridicules, voire môme des 
folies , cela est possible, il serait même bien éton- 
nant que cela ne fût pas. Mais pourquoi penserait- 
on que le tableau énergique et émouvant de tou- 
tes les misères qui attendent dans la vie l’homme 
pauvre qui n’est que poêle soit de nature à aug- 
menter beaucoup le nombre de ces êtres si odieux 
aux industriels de dos jours? Et pourquoi ne vou- 
drait-on pas qu’un poëte s’inquiétât d’une situation 
sociale incontestablement fâcheuse et travaillât à 
sa manière à y porter remède? 

Ce qui fait, au contraire, à mes yeux, le mérite 
de M. de Vigny, c’est qu’il ne s’est pas contenté 
de nourrir son génie du passé ou de l’avenir; il a 
été grand poëte, mais en même temps homme de 
son époque; il a vu autour de lui des misères 


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32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

nombreuses, et d’autant plus horribles qu’elles 
étaient plus fièrementcachées.Soldat,il s’est enquis 
de tout ce que le soldat recelait au fond du ccpur de 
tristesse sourde, de tourments rongeurs et d’af- 
fections refoulées; rendu à la vie civile, il a en- 
tendu, comme il dit, le bruit des pistolets solitai- 
res; il a frémi devant le hideui spectacle d’une 
société engorgée , manquant à l’homme qui lui 
•offre son intelligence et son travail , et alors il 
s’est mis à parler bien haut pour le soldat et le 
poète, qu’il appelle deux fanas modernes, et il en 
a parlé, non point en juge, en froid et impartial 
rapporteur, qui pèso avec scrupule le pour et le 
contre, et conclut parfois à néant, mais en avocat, 
en avocat chaleureux, passionné, puisant dans 
l’importance même de son rôle le droit d’être 
exclusif et partial. 

Maintenant le mal est-il ou n’est-il pas? Et ici 
je laisse de côté les. vues militaires de M. de Vigny, 
qui nécessiteraient bien des réserves et de longs 
développements ; je m’en tiens à son plaidoyer 
pour le pocte (1) ; ce plaidoyer n’a qu’un tort, à 
mon sens: c’est qu'il rétrécit la question et la 

(I) Voir la préface de Chatterton. 


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M. ALFRED >E VIGNY. 33 

rend insoluble. M. de Vigny demande que le 
pouvoir donne du pain au poète, c’est-à-dire à 
l’homme qui fait des vers , lequel il ne faut pas 
confondre, suivant lui, avec Vhomme de lettres, 
qui se tire toujours d’affaire, et le véritable écri- 
vain, qui se fait puissance et n’a nul besoin de 
pitié. Une première difficulté sc présente ; d’abord 
tout le monde commence par faire des vers, bons 
ou mauvais; il faudra donc que le pouvoir dis- 
cerne les bons d’avec les mauvais; mais comme ce 
triage ne serait pas une petite affaire, et que le 
pouvoir en a assez d’autres sur les bras, il lui fau- 
dra nécessairement s’en référer à l’opinion, à la 
voix publique, c’est-à-dire à la presse; excellent 
moyen, en vérité, car la presse, encombrée elle- 
même , accepte un survenant comme on accepte 
une concurrence, c’est-à-dire le poing fermé, et 
laisse volontiers le génie inconnu mourir de faim 
sur le pavé, quitte à l’immortaliser ensuite après 
sa morj : cela s’est vu. Et d’ailleurs à quel signe 
reconnaître en germe celui que M. de Vigny ap- 
pelle le vrai poète ? Ici M. de Vigny nous donne 
comme échantillon, comme terme de comparaison, 
YOde à la jeune captive. En vérité, si le pouvoir 


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34 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

ne doit des pensions alimentaires qu’aux André 
Chénier présents ou futurs, ses charges ne seront 
pas bien lourdes. Ailleurs M. de Vigny nous dit : 

•• Mais croyez-vous que ce soit chose si commune 
« qu’un poëte? Savez-vous que, quand une nation 
« en a deux en dix siècles, elle se trouve heureuse 
« et s’enorgueillit? >» Deux en dix siècles, répon-r 
dra la société, mais alors à quoi bon payer si cher 
tant d’infructueux essais ? 

Il me semble que la cause eût gagné à être 
abordée par M. de Vigny plus largement et de 
plus haut. En fait, toutes les professions dites li- 
bérales sont aujourd’hui encombrées ; le nombre 
des lettrés , c’est-à-dire des individus déclassés, 
poètes, littérateurs ou autres, augmente de jour 
en jour dans une progression effrayante ; chaque 
année, de tous les collèges de France sortent au 
moins mille bacheliers ès-lettres, sans compter 
ceux qui n’obtiennent pas ce titre, qui ne seront 
ni avocats, ni médecins, ni commerçants, ni fonc- 
tionnaires publics, ni ouvriers, ni agriculteurs, 
qui seront hommes de plume, gens unissant à 
beaucoup de pauvreté une capacité souvent mé- 
diocre, parfois supérieure, mais toujours une am- 


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M. ALPBED DE VIGNY. 35 

fcitiou énorme. Les plus forts ou les plus heureux 
se caseront tant bien que mal dans la littérature 
et le journalisme ; mais les plus faibles, qu’eu 
fera-t-on ?«Que nous importent les faibles? disent 
« certains économistes ; ils s’arrangeront comme 
* pourront ; la société leur doit un libre accès 
“ au concours et rien de plus ; la vie est un com- 

Kl 3im Titoq 'i 7 ^ t ' T er ? , f offrio J hr>fr1 mrlT 

m bat : vœ victis ! n C’est très-bien ; laissez croître 
la progression ; que la faiblesse déclassée et pré- 
tentieuse aille toujours en s’augmentant du nom- 
bre, et vous verrez si elle ne deviendra pas une 
force de plus en plus hostile et dangereuse à une 
société qui ne l’absorbe pas. 

Le concours illimité est une belle chose, sans 
doute, mais il a fatalement, pour conséquence, un 
remaniement social plus ou moins prochain. Faut- 
il restreindre directement ou indirectement le pre- 
mier, ou léguer le second à l’avenir? Telle est la 
question qui me préoccuperait beaucoup si j’avais 
l’honneur d’ôtre un écrivain comme M. de Vigny, 
et plus encore si j’avais l’honneur d’étre M. le mi- 
nistre de l’instruction publique(l). 

(1) Depuis la première publication de cette notice, il n’a 
rien paru de ftl. de Vigny, hormis trois pièces de vers: la 


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CONTEMPORAINS tf.tÛSTfilS. 


Sauvage, la Mort dit Loup, la flûte, insérées en 1 843 dans 
la Revue des Deux-Mondes sous le titre général de Poëmes 
philosophiques . Ces poésies me semblent faibles; la conclu- 
sion philosophique y est un peu fcirée par les cheveux; la 
forme n’en est pas toujours correcte ; la broderie y surcharge 
considérablement le fond , qui n’est ni très-solide, ni très- 
étendu. En somme, ces trois petits poèmes sont, à mon avis, 
inférieurs de beaucoup aux poésies précédentes du même 
auteur; mais M. de Vigny a donné ailleurs assez de témoi- 
gnages d’un talent de l’ordre le plus élevé pour que la 
porte de l’Académie, à laquelle il frappait récemment en 
vain, ne puisse lui rester longtemps fermée. 



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GA1KH1K DES IL! 


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MOHAMMED -AL, Y ( » r 


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ET 

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y'.J. 11 ': . •' 

IBRAHIM-PACHA. . 

-nul «a îii 

ï i> 1 1 1 1 1 » ' > i o ) n 1 u po nfî! 


Les provinces de l’empire ottoman qui par- 
lent arabe appelaient de leurs vœux un grand 


changement et attendaient un homme. 

»/ { , 

Mémoires de Napoléon, expédition d'E- 

'tmnftînlt i 

gypte, tome 1, page 30t. 

fi ‘Jljcqfi ‘ 

Ibrahim-Pacha est né avec l’instinct et le 
génie de la guerre. 

Marmoict, duc de Raguse , Voyage en 

titlfll! 

Orient, tome H, page 357. 

JA qJt&jlHÎ 

- » » 

« J'irai aussi loin que je pourrai me faire 
• comprendre en parlant l’arabe. » 


'■ Paroles d'ibrahim au siège (T Acre. — 

Histoire de la guerre de Syrie , par 
MM.deCadalvène etBarrault, p.411. ^ t* 1 

V H 4JÀJ9 ItW. t: ' . ü j. r A» 1 


Depuis deux siècles, depuis Soliman, l’islamis- 
me si longtemps débordé s’était replié sur lui- 
même j la Russie, en brûlant la flotte 'turque à 

(I) Mêhèniet est le nom turc. Mohammed est le nom 
arabe. Bien que le vice-roi soit Turc d’origine, comme l'E- 
gypte est un pays de langue araire, et que la dynastie qu’il 
semble appelé à fonder ne peut s’appuyer que sur la race 
arabe, j'ai cru devoir écrire Mohammed, à l’exemple, de 
MM. Mengin, Jnmard, William Lanc et plusieurs antres au- 
teurs. 

T. II. ’ 10 


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2 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

Tschesmé, allait entrer dans cette voie d’empiète- 
ment qu’elle n’a plus cessé de poursuivre sous 
toutes les formes, et l’empire ottoman, précoce 
vieillard, énervé pour avait abusé de sa force, 
languissait stérile ou plutôt commençait sa lon- 
gue agonie, lorsque , dans celte meme année cli- 
matérique 1769, que nous avons déjà vue si fé- 
conde pour l’Occident, au moment où dans une 
île de la Méditerranée naissait l’homme appelé à 
jeter, encourant, sur l’Egypte, un premier germe 
de vie, un bourg ignoré de la Macédoine donnait 
le jour à celui qui devait continuer Bonaparte et 
marcher sur les traces de deux autres Macédo- 
niens, Alexandre et Ptolémée. 

C’est ce soldat obscur, débarqué seul et nu, il y 
a quarante ans, sur la plage d’Aboukir, qui con- 
centre aujourd’hui sur lui les regards de l’Europe 
entière (1); dans les plis de son caftan il tient la 
paix ou la guerre : le monde attend, et c’est peut- 
être une guerre acharnée, universelle, intermina- 
ble qu’il va lui donner. Cette position seule, fut-elle 

(1) Celte phrase, écrite, il y a trois ans, au moment du 
traité du 15 juillet, est déjà de l'histoire ancienne. Je résu- 
merai à la fin de cette notice les événements accomplis de- 
puis cette époque. 

I • li -I 


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MOHAMMED- ALX . » 

fortuite, suffirait pour lui assurer dans l’histoire 
une grande page. Ajoutez maioteuaut que, pour eu 
venir là, cet homme, le premier musulman peut- 
être qui soit fils de ses œuvres, a déployé, à lui 
tout seul, plus d’adresse, plus (l’astuce, plus de 
prudence, plus d’énergie, que les politiques les 
plus retors de l’Occident. Pour dissimuler, atten- 
dre et agir à propos, pour détruire ses enuemis 
les uns par les autres, pour mener ou déjouer 
une conspiration, pour mêler ou démêler les fils 
les plus embrouillés d’une intrigue, ce Louis XI 
circoncis, qui à quarante-six ans ne savait pas 
encore lire, en eût remontré à Pisistrate, à Phi- 
lippe de Macédoine, à Fiesque, au cardinal de 
Retz, à tous les grands rusés des temps anciens 
et des temps modernes. Un jour qu’on lui lisait 
une traduction de Machiavel, il a dit :« Les Turcs 
en savent plus long. » Et seul il avait le droit de le 
dire. Une fois au pouvoir, il a changé de rôle, ou 
plutôt il a cumulé deux rôles; le renard s’est re- 
vêtu d’une peau de lion; il a été conquérant, 
créateur, administrateur, organisateur. Sur cette 
vieille terre des Pharaons, où, depuis trois mille 
ans, vingt peuples sont venus se superposer tour 


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4 




CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

à tour par couches d’oppresseurs et d’opptimés, 
il n’y a plus eu que des sujets et un maître; op- 
presseurs et opprimés, tous se sont courbés sous 
la même main, et cette main de ferles a forcés de 
marcher du même pas, de concourir au même 
but; l’Egypte tout entière s’est incarnée dans un 
homme, qui en a été le seul propriétaire, le seut 
agriculteur, le seul fabricant, le seul marchand; 
et nul mieux que lui n’a pu dire : L'Etat , c’est 
moi. Pour accroître et corroborer sa puissance, 
il lui fallait de l’argent, et il en a eu ; à un sol 
cultivable de mille lieues carrées, qui produisait 
à peine de quoi nourrir une population indolente, 
il a arraché jusqu’à 80 millions de revenus. II lui 
fallait une marine : il en a improvisé une; celle-là 
détruite, il en a créé une seconde plus belle que 
la première. Il lui fallait une armée: avec de mi- 
sérables fellahs (1), dont les Turcs ne voulaient 
pas pour palefreniers, il a formé des soldats qui 
battent lés Turcs; à son petit royaume il a adjoint 
la Nubie, l’Arabie, la Syrie, et il en a fait un em- 
pire grand comme deux fois la France. 

i 'Dans son activité inconcevable, il a trouvé du 
% 

(I) Paysans égyptiens. 


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MOHAMMED- ALY. 


5 


temps et des forces pour veiller aux plus minces 
détails de l’œuvre immense qu’il entreprenait ; il 
lui a fallu raviver, ressusciter un peuple malgré 
lui, lutter sans cesse, au dedans contre les 
mœurs, les habitudes enracinées, les répugnauces 
instinctives, les complots, les embûches ; au-de- 
liors, contre le mauvais vouloir, les intrigues ca- 
chées et les agressions ouvertes ; toujours veiller, 
se tenir coustammenlen garde, loutdétruired’une 
main et do l’autre tout refaire à neuf. Certes, si 
c’est là, pour me servir de l’expression de M. de 
Lamartine , un aventurier , cet aventurier ressem- 
ble beaucoup à uu grand homme. 

Heureusement pour l’homme et son œuvre que 
les instruments ne lui ont pas manqué; cette tête 
habile a trouvé un bras vigoureux , intelligent, 
victorieux, dévoué ; ce bras, qui fut toujours un 
aide et jamais un obstacle, c’est (chose raro par- 
tout et surtout en Orient), c’est un fils, un succes- 
seur immédiat, Ibrahim-Pacha. Né avec les pas- 
sions fougueuses et l’intraitable orgueil d’un Turc, 
Ibrahim s’est dompté lui-même; durant vingt ans 
il s’est formé et assoupli à la rude école de la 
guerre; uu enfant de la France, ud vétéran de 


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6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

dos armées (I), a initié ce génie inculte aux res- 
sources de la tactique, et aujourd’hui', par sa su- 
périorité militaire, par son héroïque valeur, par 
cette simplicité de manières, cet esprit de justice 
sévère, mais impartiale, qui le caractérisait. Ibra- 
him a su se faire adorer de ses soldats. Lorsqu’un 
jour de bataille il passe à travers leurs raDgs, et 
que, de sa voix forte, avec ce sourire sardonique 
qui semble braver le danger, il leur dit sa parole 
habituelle :«* Jahl voléte! aferim! Allons, en- 
fants , courage ! » ces Arabes déchus se redres- 
sent et marchent à l’ennemi comme au temps de 
Saladin. 

Bien plus, tous ceux qui ont vu de près Ibrahim- 
Pacha s’accordent à dire que, pour faire preuve 
de génie politique, l’occasion seule lui a manqué; 
la (inesse et la vivacité de son esprit, l’étendue de 
s es connaissances, la justesse de ses vues, son 
goût décidé pour l’agriculture, principal fonde- 
ment de la prospérité de l’Egypte, que Moham- 
med -Aly a trop sacrifiée peut-être à l’industrie, ses 

. (1) On devine sans doute que je veux parler ici du capi- 
taine Sève, Soliman-Pacha, aujourd'hui major général de 
l’armée égyptienne, un des plus éminents collaborateurs de 

Itohamned-Aly. 


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** HGflAiHflfgti-ALY. 7 

sympathies bien plus prononcées qtie telles dé‘ 

• ê 

son père pour ta ^ade arabe qu’il a régénérée au 
baptême de feu : tout cela fait espérer que le 
sceptre du pacha>rüi passera eu des mains digues 
de le porter. 

i 9 

Maintenant, cette création miraculeuse, si l’on 
considère la rapidité avec laquelle elle est sortie 
du néants est-elle bien solide, bien complète, bien 
assise? présente-t-elle en tous points de suffisan- 
tes garanties d’avenir? Narrateuç impartial, j’ai 
dû puiser à toutes les sources pour en extraire la 
vérité; en réunissant, dans cette double notice, le* 
faits principaux de ta vie de deux hommes supé- 
rieurs qui ne peuvent être séparés, j’ai dû faire 
une étude sérieuse de i’œuvre fondée par l’un et 
soutenue par l’autre. Je dirai un mot do cette œu- 
vre: il y a ea elle des éléments de durée, mais il 
y a aussi des éléments do mort; je les signalerai 
avec une franchise égaie. Je né dissimulerai ni 
mes antipathies pour la tendance oppressive et 
égoïste du gouvernement de Mohammed-Aly, ni 
mon admiration pour les grandes choses qu’il à 
faites, ni ma conviction profonde qu’il y va de i’iroti- 
nettr et do l’intérêt de la France do défendre, at^ 


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8 CONTEMPORAIN» ILLUSTRES. 

besoin avec ses armes , et aussi d’aider de ses 
conseils , parfois même de son blâme, un empire 
naissant, qui lient à elle par plus d’un lien et où 
semble s’être réfugié tout ce qui reste en Orient 
de force et de vitalité musulmane. 

Mohammcd-AIy est né, comme je l’ai déjà dit, 
en 1769, à la Cavale, petite ville frontière delà 
Romélie, ancienne Macédoine. Son père, Ibrahim- 
Aga, Turc de naissance, était chef de la garde 
préposée à la sûreté des routes, fréquemment in- 
festées par des hordes de brigands thessaliens; 
ses fonctions étaient, comme on le voit, à 
peu près celles d’un capitaine de gendarmerie. 
Ibrabim-Aga était pauvre et sa famille nom- 
breuse; elle se composait, je crois, de seize en- 
fants, dont Mohammed-Aly était le dernier et le 
plus aimé. Quand son père mourut, l’enfant jeune 
encore fut confié aux soins de son oncle Tous- 
souu-Aga. Ce dernier ayant été décapité par ordre 
de la Porte, Mohammed allait se trouver orphelin 
et sans appui, lorsque le tchorbadgi, gouverneur 
de la Cavale , vieil ami de ses parents, prit l’en- 
fant dans sa maison et le fit élever avec son fils. 
Un négociantde Marseille alors établi à la Cavale, 


. MOHAMMED' Al. Y. 


9 


JVJ. Lion, séduit par l'esprit et la geutillesse du 
jeuue Mohammed, lui témoigna aussi une affec- 
tion toute paternelle, et c’est peut-être à ces pre- 
miers souvenirs d’enfance que l’on pourrait attri- 
buer la prédilection constante du vice-roi pour les 
Français. Après son élévation, Mohammed n’ou- 
blia pas son vieil ami de la Cavale alors rentré 
en France; il lui fit écrire de venir en Egypte; 
maisM. Lion mourut le jour même où H allait 
s’embarquer de Marseille. Le pacha envoya à sa 
sœur une somme de 10,000 fr. Si l’on en croit un 
des historiographes (1 ) de Mohammed-Aly , ce der- 
nier eut de bonne heure un pressentiment de sa 

( 1 ) Histoire de l’Egypte sous le gouvernement de Moham- 
med-Aly t par M. Félix Mengin, 2 volumes publiés en 182”. 
Cet excellent ouvrage, auquel je ferai de fréquents em- 
pitints, surtout pour la première moitié de la vie du pacha 
d’Egypte, jusqu’à son avènement au pouvoir, a été continué 
plus tard cl augmenté d’un savant travail de M. Jomard sur 
l’Arabie. On s’aperçoit facilement que M. Mengin, qui a 
habité vingt ans le Caire, a vu de près tous les événements 
qu’il raconte; quiconque voudra se faire une idée exacte 
de 1% situation de l’Egypte, après le départ des Français, et 
de la manière habile dont Mohammed-Aly a tourné ou brisé 
d’innombrables obstacles, devra recourir à ce livre, peu 
prôné, par conséquent peu lu, et dans lequel on retrouve- 
rait pourtant tout ce qui a été écrit de plus intéressant sur 
li matière. * 


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10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

grandeur future. Sa mère lui avait raconté que, 
pendant qu’elle le portait dans son sein /elle eut 
un songe; des bohémiens le lui expliquèrent en lui 
annonçant que l’enfant qu’elle devait mettre au 
monde arriverait au comble de la puissance. Le 
jeune Mohararaed-Aly fut frappé de ce récit; dos 
idées vagues de domination se pressèrent dans sa 
tête, et à quinze ans il cherchait déjà avec ardeur 
l’occasion de se distinguer. Un jour les habitants 
d’un village voisin de la Cavale refusèrent de payer 
l’impôt. Le tchorbadgi était fort embarrassé, ne 
sachant comment les y contraindre. « Donnez- 
«moi six hommes, lui dit Mohammed*Aly, et je 
« me charge du reste. » Le gouverneur étonné lui 
accorde sa demande; Mobammed-Aly se rend avec 
sa troupe au village désigné, entre dans la mos- 
quée, et, pendant qu’il fait sa prière, il envoie cher- 
cher les quatre principaux habitants sous le pré- 
texte d’une affaire importante. Ceux-ci arriveut 

sans défiance; Moharomed-Aly les fait aussitôt 

• 

saisir, garrotter, et les conduit à la Cavale au 
milieu des clameurs et des poursuites delà popu- 
lation, qu’il contient en la menaçant de poignar- 
der ses prisonniers. Cet acto de hardiesse, en pro- 


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MOHAMMED-ALY. 


1 1 


curautla reutrée du l’impôt, plut tellement au 
tchorbadgi qu’il en témoigna sa reconnaissance à 
Mohammed-Aly en lui faisant épouser une'de ses 
pareutes, assez riche, qui venait de divorcer; Mo- 
hammed-Aly en eut trois enfants, Ibrahim, Tous- 
soun et Ismaïl. Le premier, Ibrahim-Pacha , est 
né en 1789 , du vivant du premier mari de sa 
mère, et c’est ce qui a fait croire à tort à beaucoup 
de personnes qu’il n’était que le fils adoptif de 
Mohammed-Aly. Après son mariage, le jeune Rou- 
méliote, se sentant du goût pour le commerce, 
s’adonna au trafic des tabacs; il fit de très-bonnes 
affaires, et depuis il a toujours conservé un ar- 
rière-goût de négoce qui donne à cette physiono- 
mie historique uu cachet tout particulier. 

Cependant l’armée française occupait l’Égypte, 
et la Porte. armait de toutes parts; le tchorbadgi 
de la Cavale reçut ordre de fournir son contin- 
gent ; il forma un corps de trois cents hommes , 
sous la conduite d’Aly-Agn son jeune fils, auquel 
il adjoignit Mohammed-Aly à titre de Mentor. Les 
volontaires macédoniens eurent beaucoup de peine 
à rejoindre la flotte turque, qui les attendait dans 
la rade de Marmarizza. Enfin on se dirigea sur 


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12 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

l’Égypte ; les Turcs rallièrent en mer l'escadre 
anglaise ; on s’approcha d’Aboukir , et Moham- 
med -A4 y, dès son premier pas sur cette terre qu’il 
ne devait plus quitter, eut à soutenir un rude 
choc do la part du général Friant, qubtenta, mais 
eu vain, de s’opposer au débarquement. L’affaire 
fut si chaude que le jeune Aly-Aga , dégoûté de 
son nouveau métier , disparut tout à coup et s’en 
retourna chez son père , en laissant le comman- 
dement de sa petite troupe à Mohammed*Aiy , 
qui prit le titre de byn-bachi , colonel. 

On sait comment l’assassinat de Kléber, l’aban- 
don de la France et l’incapacité de Menou ame- 
nèrent la capitulation d’Alexandrie et l’évacuation 
de l’Égypte. Avant d’aller plus loin, et pour mieux 
apprécier la marche suivie par Mohammed-Aly , 
il convient de jeter un coup d’œil sur l’état du 
pays après le départ de nos troupes. 

Personne n’ignore que Sélira II, en s’emparant 
en 1512 de l’Égypte , restée jusqu’alors indépen- 
dante des Ottomans, laissa subsister l’aristocratie 
\ 

des vingt-quatre beys mamlouks (1); que cette 

(l'i Mamlottk signifie homme acheté. Ce corps »e recru- 
tait exclusivement parmi de jeunes esclave* circassien* et 


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MOHAMMED -AI. Y. 


13 


aristocratie dura jusqu’à l’expédition française, et 
que par conséquent la Porte n’a jamais exercé sur 
l’Égypte qu’une autorité purement nominale, re- 
présentée par un pacha sans puissance , insulté , 
chassé, déposé et remplacé à volonté. 

Ces mamlouks, tyrans féodaux, rois à cheval , 
milice brillante et guerrière qui vivait et mourait 
étrangère au pays qu’elle opprimait, furent déci- 
més par Bonaparte et refoulés jusque dans le dé- 
sert. Après notre départ ils revinrent plus faibles, 
mais non moins avides de recouvrer leur pou- 
voir. Des deux chefs qui les guidaient au combat, 
le plus valeureux , Mourad-Bey, leur Achille, ce 
loyal ennemi qui fut l’admirateur de Napoléon, et 
qui pleura Kléber, venait de mourir dans la pro- 
vince de Girgeh , en léguant sa puissance à deux 
boys de sa maison (1), Mohammed l’Elfy, et Os- 
man Bardissy. Restait Ibrahim-Bey, ce Fabius 

géorgiens que leurs maîtres Taisaient élever et auxquels ils 
transmettaient leur puissance. 

(,1) Chacun îles vingt-quatre heys avait sous ses ordres un 
nombre plus ou moins grand de mamlouks qui composait, 
sa maison ; ceux qui se distinguaient, le plus étaient élevés 
à la dignité de kachefs, lieutenants, ou de beys. A son lit de 
mort, le chef nommait souvent lui-même son successeur, qui 
devenait alors propriétaire de toute sa maison. Il y a beau- 


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14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

cunctator des mamiouks ; mais Ibrahim était 
vieux; ses fougueux compagnons s’accommodaient 
mal de cette prudence que l’âge rendait de jour 
en jour plus circonspecte ; l’influence de ce chef 
était presque nulle, et le corps entier était livré à 
l’anarchie. — Il s’agissait pourtant de lutter con- 
tre la Porte, qui se préparait à profiter de la re- 
traite des troupes françaises pour ressaisir une 
fois pour toutes le sceptre arraché de ses mains ; 
elle avait commencé par prohiber l’importation 
des Cireassiens et des Géorgiens en Égypte, et par 
là elle avait porté un grand coup à cette milice en- 
nemie, en l’empêchant de réparer ses pertes; en- 
suite elle avait envoyé en Égypte le grand-visir, 
chargé d’installer un nouveau pacha et de le sou- 
tenir à l’aide de bandes levées dans toutes les 
parties de l’empire, et principalement d’un corps 
de quatre mille Albanais , soldatesque indiscipli- 
née, toujours prête à courir à la révolte. L’amiral 
turc, avant de quitter l’Égypte, avait commencé 
les hostilités en appelant à son aide la trahison ; 
il avait invité les mamiouks à une fête sur le lac 

coup de rapport entre un bey mamlouk et un chef germain 
entouré de ses leudes. 


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MOHAMMED-ALY. 15 

d’Aboukir, et il les avait fait fusiller dans une 
barque. Mohammed-Bey l’Elfy s’était réfugié eo 

Angleterre, Osraau-Biy Bardissy s’élait défendu 
comme un lion et se préparait à tirer vengeance 
de ce guet-apens. Le nouveau pacha, Mohammed- 
Kosrevv, venait d’être installé au Caire; les Alba- 
nais commençaient à se mutiner en demandant 
leur solde; les habitants rançonnés et pillés s’a- 
meutaient autour de la mosquée d’El-Azahr (1). 
L’agitation était partout , et , durant ce temps , 
l’obscur byn-bachi Mohammed- Aly, que nous 
avons laissé à la tête de ses trois cents Houmélio- 
tes, riait dans sa barbe et ne se proposait rien 
moins que de se défaire des Turcs à l’aide des 
raamlouks , des mamlouks à l’aide des Alba- 
nais, puis enfin de décimer les Albanais, et 
de passer ainsi du néant à l'état de maître ab- 
solu. Il avait commencé par se mettre au mieux 
avec le pacha, qui l’avait pris en grande amitié, 
l’avait nommé sarè chesmè , général, et l’avait at- 
taché à sa cour en l’élevant au poste de confiance 
de tufendji-bachi , porte-carabine. Cependant la 

(!) Lieu où se formaient ordinairement au Caire les ras- 
semblements populaires et les séditions. 


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16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

sédition allait son train , et Mohamraed-Àly n’y 
était pas étranger. Les Albanais s’emparent de la 
citadelle ;Mohamraed-Kosrew s’enfuit à Damiette 
avec ses troupes ; un chef des mutins, Taher-Pa - 
cha , veut profiter de l’occasion pour s’emparer 
du pouvoir : il est assassiné par deux byn-bachis 
turcs ; un nouveau chef, Ahmed-Pacha , tente de 
se faire nommer gouverneur : Mohammed-Alv re- 
fusé de le reconnaître. Les mamlouks s’appro- 

» 

chent du Caire ; Mohammed-Aly se rend auprès 
d’eux à Gizeh et leur livre la ville. Dans l’inter- 
valle Mohammed-Kosrevv , croyant la sédition 
apaisée, se prépare à revenir à son poste; il ren- 
contre en route son fidèle tufendji-bachi , suivi do 
dix mille Albanais et mamlouks, qui l’attaque, le 
met en fuite, le repousse dans Damiette, l’assiège, 
le prend, et le reconduit au Caire prisonnier, et 
finalement le chasse de l’Égypte (1 ). 

A la nouvelle de ces événements, la Porte, tou- 

(i) C’est ce même Kosrew, depuis séraskier à Constanti- 
nople, premier ministre de la Porte-Ottomane après la mort 
de Mahmoud, et récemment destitue, tjui s’est toujours mon- 
tré l’ennemi acharné du vice-roi, auquel il n’a jamais par- 
donné de l'avoir ainsi mystifié cl fait servir de marchepied 
à son élévation. 


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MOHAMMED-ALY. 


17 


juurs fidèle à sou respect pour les faits accom- 
plis, s’était contenté d’envoyer de Constantinople 
un nouveau pacha , Aly-Gezairly , qui venait de 
débarquer à Alexandrie, amenant avec lui mille 
hommes de troupes. Ce- pacha se dirige sur le 
Caire eu envoyant aux mamlouks un émissaire 
pour leur proposer de traiter avec eux. Ceux-ci , 
apprenant que le pacha cherche sous main à les 
désunir et à les séparer des Albanais, marchent 
contre lui. Aly-Pacha-Gezaïrly est assez impru- 
dent pour quitter ses troupes et se rendre seul 
dans la tente d’Osraan-Bey Bardissy, qui- le fait 
mettre à mort. 

De ce moraont les mamlouks semblaient n’avoir 
rien à redouter; ils étaient maîtres du Caire et de 
l’Égypte. Kosrew, le pacha déchu, qu’on n’avait 
pas encore fait embarquer, était enfermé à la ci- 
tadelle : le gouvernement avait été remis aux 
mains du vieil Ibrabim-Bey et de Bardissy ; ce 
dernier , jeune , actif , influent , eût pu s’emparer 
du pouvoir et le garder; mais il était fougueux, 
étourdi , présomptueux , et il avait à ses côtés un 
ami intime dont il subissait l’influence et qui se 
préparait tout doucement à le renverser. Cet ami, 


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18 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


c’était celui-ià même qui lui avait ouvert les por- 
tes du Caire, c’était Mobammed«Aly. L’ambitieux 

Macédonien , bien qu’il n’eût pas encore lu Ma- 
chiavel , savait par cœur cet adage : « Dès que 
» ceux qui gouvernent seront hais, leurs concur- 
« rents ne tarderont pas à être admirés, » et il 
agissait en conséquence; d’abord il attisait la ja- 
lousie de Bardissy contre l’Elfy , cet autre chef 
mamlouk que nous avons vu passer en Angle- 
terre,' et qui venait de rentrer en Égypte avec de 
brillantes promesses du cabinet de Londres, nou- 
veau prétendant avec lequel Moharamed-Aiv se 
mesurera plus tard. L’Elfy est traîtreusement at- 
taqué par Bardissy et forcé de se réfugier daDs la 
Haute-Égypte. En même temps les Albanais mur- 
murent et se révoltent en réclamant huit mois de 
solde; Bardissy embarrassé suit les inspirations 
de sou ami, qui déclare que sans argent il ne ré- 
pond plus de ses soldats, et alors sur ce malheu- 
reux pays épuisé par des guerres étemelles pleu- 
veut taxes et contributions; chaque jour signale 
une avanie nouvelle; personne n’échappe à Pavi 
dite du lise, personne, pas même les Francs, mal- 
gré les énergiques représentations de leurs con- 


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r** 

i 

i 


MOHAMMED-ALY. 19 

suis, qui quitteot le Caire et se reiirept à Alexau- 

drie. Enfin le peuple indigné se soulève , la mos- 
quée d’El-Azahr se remplit, le rusé Mohammed- 
Aly s’y rend seul, s’abouche avec les ulémas et les 
cheiks, leur porte des paroles de consolatiou , 
s’indigne des mesures oppressives de Bardissy , 
leur promet d’user de son influence pour défen- 
dre leurs droits, et, quand il est bien sur d’avoir 
capté leur affection, il se décide à lever le masque. 

Le 12 mars 1804 il convoque ses Albanais, fait 

• 

cerner à l’improviste la maison de Bardissy, après 
avoir gagné d’avance la moitié des soldats qui la 
défendent ; le chef mamlouk surpris s’échappe à 
travers la fusillade et quitte le Caire pour n’y plus 
rentrer ; Ibrahim, son collègue, attaqué d’un au- 
tre côté , s’enfuit également , et la ville reste au 
pouvoir de Mohammed -Al y et de ses troupes. Le 
marchand de tabac de la Cavale avait déjà fait 
bien du chemin : le pouvoir était à sa portée, l’oq- 
casion était séduisante , mais il possédait à un 
trop haut degré l’intelligence de sa situation pour 
céder à un entrainement irréfléchi. A la vérité 
les Turcs n’étaient plus à craindre, les mamlouks 
étaient dispersés, mais ces deux euuemis pou- 


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20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

vaient se réunir pour l’accabler; d’ailleurs sa po- 
pularité était encore de fraîche date; les Albanais 
étaient difficiles à conduire. Il y avait parmi eux 
des chefs ambitieux qui verraient de mauvais œil 
son élévation soudaine ; ces chefs étaient encore 
trop redoutables pour pouvoir être écartés; enfin 
le moment n’était pas venu. Mohammed -Aly 
ajourna ses projets; il feignit de vouloir rendre la 
vice-royauté à sou ancien protecteur Kosrew, 
ppisonnier à la citadelle ; les chefs albanais s’y op- 
posèrent; Mohammed-Aly céda sans trop se faire 
prier. Kosrew fut conduit à Rosette et embarqué 
pour Constantinople. On fit croire aux cheiks 
qu’on avait reçu de la porte un firman qui élevait 
à la dignité de vice-roi Kourschyd-Pacha, gouver- 
neur d’Alexandrie, personnage faible, indécis, in- 
capable de faire tête aux difficultés du moment, 
et qui , par cela même , convenait merveilleuse- 
ment à Mohammed-Aly. 

Le divan de Constantinople ratifie cette nomi- 
nation comme à son ordinaire. Kourschyd-Pacha 
arrive au Caire ; sa position n’était pas tenable: 
il lui fallait d’abord dompter les mamlouksqui, 
réunis autour de la ville, interceptaient lescom- 


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MOHAMMED-ALY. 


21 


raunicatipus, coulaient bas les barques chargées 
de comestibles, affamaient la popnlatioh et ten- 
taient chaque jour de nouvelles attaques. Le vice- 
roi n’avait contre eux d’autre appui que Moharn- 
raed-Aly et ses Albanais, et à chaque succès cetto 
soldatesque effrénée se mutinait et le forçait par 
ses exigences à se rendre odieux en pressurant 
les habitants. La Porte, informée de ses embarras, 
lui envoie un corps de cavaliers delhis (1) pour 
l’aider à maintenir l’ordre; en apprenant l’arri- 
vée do cette troupe, Mohammed-Aly, qui était 
alors occupé à assiéger les mamlouks dansMinioh, 
se défiant des intentions du vice-roi , abandonne 
le siège et revient brusquement au Caire avec son 
armée; Kourschyd-Pacha ordonne aux delhis de 
lui barrer le passage; mais Mohammed-Aly, ha- 
bile dans l’art de persuader des soldats, entre en 
pourparlers avec eux, leur insinue que leurs inté- 
rêts sont communs, qu’il vient tout simplement 
réclamer la solde de ses Albanais; il gagne les 
chefs par des présents et les soldats par des pro 
messes ; bref, les deux troupes fraternisent, delhis 
et Albanais rentrent ensemble au Caire, et lus 

Volontaires Syriens». 


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22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

séditions recommencent plus vives, plus multi- 
pliées que jamais. Il fallait de l'argent et l’argent 
manquait ; le recouvrement de l'impôt dans les 
campagnes, ravagées par les rnamlouks et des 
nuées d’Arabes du désert, était devenu impossi- 
ble, l'administration était complètement paraly- 
sée, les soldats pillaient les maisons et se livraient 
à des excès de tous genres. Mohammed-Aly, fidèle 
à son système cauteleux, lâchait sous main la 
bride à ses Albanais en feignant de les contenir, 
se faisait arrêter par eux, les calmait, leur jetait 
de l’or et les renvoyait au pacha. Sachant appré- 
cier la puissance morale du clergé daus un pays 
où les idées religieuses sont dans toute leur force, 
il se montrait rigide observateur des préceptes 
du Coran, visitait les cheiks et les ulémas, s’api- 
toyait sur la misère du peuple et accroissait cha- 
que jour son influence. La Porte, instruite de ses 
menées et devinant en lui un homme qui pouvait 
devenir dangereux, lui avait adressé un ûrman 
où, en le comblant d’éloges, elle l’invitait à ren- 
trer dans ses foyers, ainsi que les autres chefs al- 
bauais. « Pourriez-vous vous refuser, disait le 
« pathétique (irman, à retourner dans vos familles 


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MOII AMM ED* AI. Y.' 


23 


«qui vous tendent les bras?» Mohamraed-Aly, 
pour sonder l’opinion, simule l’obéissance, vend 
sa maison et fait ses préparatifs de départ; les 
troupes s’insurgent, le peuple s’émeut ; Moham- 

f 

med enchanté apaise la sédition et reste. Enfin, 
après plusieurs semaines de troubles continuels, 
dans une dernière insurrection , les cheiks s’as- 
semblent, et, précédés par Seyd-Omar-Makrara, 
chef des schériffs (1), depuis longtemps dévoué à 
Mohammcd-Alv, ils se rendent chez ce chef, lui 
déclarent qu’ils no veulent plus être gouvernés 
par Kourschyd-Pacha, et qu’ils sont déterminés 
à le déposer. « Quel est celui que vous voulez 
«investir de son autorité? leur demande Mo- 
« hammed-Aly. — Vous-même , parce que nous 
« savons que vous aimez le bien. » Mohammed- 
Aly refuse modestement; les cheiks insistent, il 
cède ; on le revêt d’une pelisse d’honneur, et on 
le promène à cheval par toute la ville au milieu 
des acclamations du peuple. A cette nouvelle, 
Kourschyd-Pacha, furieux, déclare qu’il est vice- 
roi de par le sultan, et qu’il ne consentira point 

/ 

(I) La première autorité religieuse du Caire. 


Die 


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24 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

à être destitué par des fellahs; il parvient à réu- 
nir quinze cents hommes de troupes dévouées, 
s’enferme dans la citadelle et commence à faire 
bombarder la ville. La position de Mobammed- 
Aly devenait périlleuse; les mamlouks, instruits 
des événements, s’étaient approchés du Caire, et 
proposaient à Kourschvd-Pacha de se réunir con- 
tre l’ennemi commun. Deux chefs albanais in— 
tluents refusaient leur adhésion, il fallait se bâter; 
Mohammed , fort (iu dévouement des cheiks et 
d’une partie des Albanais , soulève le peuple, et 
le conduit en armes autour de la citadelle. En 
même temps il fait expédier par le conseil des 
cheiks un courrier à Constantinople pour réclamer 
l’assentiment de la Porte aux vœux de l’Egypte, 
bientôt un feu très-vif s’engage des deux côtés ; 
tout à coup les canonniers de IMohammed-Aly 
s’arrêtent, abandonnent leurs pièces, et déclarent 
qu'ils n’agiront pas qu’on ne leur ait payé leur 
solde. La conjecture était pressante : le nouveau 
pacha, dans scs nombreuses largesses des jours 
précédents, avait complètement épuisé ses res- 
sources; dans son embarras, il se décide à s’a- 
dresser à un négociant français établi au Caire, 


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MOHAMMKD-ALY. 


25 


qui lui prête dix bourses (2500 fr.). Cette somme 
servit à apaiser les mulips, et le sjége de la ci- 
tadelle put se continuer. Ce léger service, rendu 
da.ns un moment aussi décisif, n’a peut-être pas 
été sans 'influence sur l’élévation do Mohammed- 
A4y (1). 

Enfin, le 9 juillet 1805, un capidjy-bachy 
(officier chargé des firmans de la Porte) arriva 
de Constantinople et vint mettre un terme à la 
lutte. Il était accompagné du selikdar du grand- 
visir, chargé de prendre une connaissance exacte 
de l’état des affaires. On donna lecture des dépê- 
ches en présence des cheiks assemblés ; elles con- 
féraient à Mohammed-Aly le titre de gouverneur 
de l’Égypte., qu’il tenait déjà de la volonté des 
ulémas et du peuple , et il était enjoint, à Kours- 
chyd-Pacha d’abandonner la citadelle et de se 

(I) L'heureux créancier de Mohammed- Aly, dans celle 
circonstance, n’est autre que M. Mengin hii-même, dans le 
livre duquel j’ai puisé une partie de ce récit. Il semble 
que la France ait été appelée à présider aux destinées 
du vice-roi. C’est un Français qui protège son enfance, o’est 
uu Français qui l’aide à s’emparer du pouvoir, ce sont des 
Français qui l'ont aidé à consolider ce même pouvoir, et c’est 
peut-être à la France qu’il devra de le transmettre à sca 
enfants. , 


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26 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

rendre à Alexandrie pour y attendre les ordres 
du sultan. 

Malgré oette manifestation formelle, la Porte 
n'était rien moins que favorable à Mohammed- 
Aiy. Bientôt, en effet, le capitan-pacha arriva à 
Aboukir avec une escadre et deux mille hommes 
de troupes. 11 expédia au Caire un nouveau fir- 
man.en vertu duquel Mobammed-Aly était auto- 
risé à gouverner l’Égypte jusqu'à la réception de 
nouveaux ordres. Dès lors tout fut remis en 
question ; les Anglais, qui voyaient d’un mauvais 
oeil une autorité vigoureuse s’implanter sur une 
terre qu’ils convoitaient, intriguaient à Constan- 
tinople, en peiguant le nouveau gouverneur sous 
les couleurs les plus noires, et en plaidant chau- 
dement pour le rétablissement des mamlouks qui 
promettaient d’étre à l’avenir les plus fidèles su- 
jets de la Porte ; les Anglais allaient jusqu’à me- 
nacer la Ported’une invasion, qu’ils effectuèrent 
en effet à leur honte, comme on le verra plus 

» ' * r 

tard. Ce mauvais vouloir des Anglais contre un 
pacha dont la nomination eût dû, au fond, leur 

i 

être indifférente, se conçoit très-bien : le boy 
mamlouk l’Elfy, à son départ de Londres , leur 


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r- 


MOHAMMED-ALY. 27 

avait promis de leur livrer les ports de l’Égypte 
dans le cas où ils l’aideraieot à ressaisir sa puis- 
sance. Les intrigues dirigées contre Mohammed- 
Aly eurent auprès de la Porte un plein succès, 
malgré les efforts du consul français à Alexan- 
drie, M. Drovetti, qui défendit chaudement Mo- 
hammed-Alv auprès du capitan-pacha , et com- 
mença dès lors ces relations de bons procédés 
qui ont toujours uni la France et le vice-roi. Un 
nouvel amiral turc arriva le 1 er août, avec trois 
mille hommes de troupes, et un troisième firman 
qui nommait Mohammed-Aly pacha de Saloni- 
que, et lui enjoignait de quitter sans délai l’E- 
gypte. 

Le rusé pacha feint d’obéir, comme à son or- 
dinaire ; il convoque les cheiks, leur annonce 
qu’il va partir; ces derniers s’y opposent et s’em- 
pressent de rédiger un mémoire chaleureux qu’ils 
envoient à Constantinople; il fait aussi assembler 
tous les chefs de l’armée, composée en grande 
partie d’Albanais, il leur déclare qu’il se soumet 
aux volontés de la Porte. Tous, d’une voix unani- 
me, répondent qu’ils s’opposeront à son départ. 
« Vons voulez, leur dit Mohammed-Aly, ra’em- 


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28 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

« pêcher d’exécuter les ordres que j’ai reçus, et 
« vous n’êtes pas assez forts pour résister si cous 
« sommes attaqués. Vos soldats vivent dans l’iu- 
« discipline ; ils persécutent les habitants et m’ob- 
« sèdent sans cesse en me demandant leur solde. 
« Si vous voulez que je demeure avec vous, que 
«je sois votre fidèle compagnon d’armes comme 
« vous m’avez toujours vu, jurez sur le livre $a- 
« <cré du Coran que vous ne m’abandonnerez pas, 
« que vous mourrez s’il le faut pour la cause 
« que nous défendons. » A ce discours, les chefs 
émus se lèvent, prêtent serment sur le Coran ; et, 
pour rendre ce serment inviolable, tous passent 
l’un après l’autre sur un sabre tenu aux deux 
bouts par les deux plus anciens. L’influence de 
Mohammed-Aly était si grande que ces soldats, 
d’ordinaire si avides, se frappent eux-mêmes 
d’une contribution, et- remettent entre les mains 
de leur pacha 2000 bourses, que ce dernier 
emploie à gagner à sa cause les membres du 
divan. 

A mesure que Mohammed-Aly s’affermissait au 
Caire, les beys mamlouks perdaient du terrain 
auprès du capilan-pacha. La l’orte avait exigé 


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r 


9 

MOHAMMKU' ALY. 20 

d’eux lôOO bourses; ils u’avaient pu les réunir; 
Mohammed-Aly on promet 4000, et envoie en 
otage, comme garant de sa promesse, sou jeune 
fils Ibrahim, qu'il avait fait venir tout récemment 
delà Cavale; moyennant ces stipulations, le ca- 
pitan-pacha se décida enfin à quitter l’Egypte, et 
le 12 octobre 1806 il fit voile pour Constantino- 
ple, emmenant avec lui uu enfant de dix-septans 
qui u’eut jamais revu son père si la Porte eût pu 
deviner que c’était là le futur vainqueur de Konieli 
et de Nézib. 

•< L’Egypte, disait Mohammed-Aly àcelteépo- 
« que, est à l’encan ; celui qui donnera le plus 
« d’argent et le dernier coup de sabre restera lo 
« maître. » L'argent se trouva à l’aide de taxes 
nouvelles; et comme le pays était plus misérable 
que jamais, les cheiks murmurèrent; Mohammed- 
Aly se résigna à se brouiller avec ses anciens amis : 
il fit emprisonner les uns, bâtonner les autres, 
et Seid’Omar-Makram, le principal instrument 
de son élévation, fut exilé à Damiette. Restait à 
donner le dernier coup de sabre. Les mamlouks, 
déjà pris une première fois dans un piège où ils> 
avaient laissé quatre-vingts des leurs, occupaient 


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30 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

encore tonte la Haute -Egypte; Mohararaed-Aly 
réunit son armée et marcha contre eux ; mais i! 
fat obligé de revenir précipitamment pour faire 

face à de nouveaux ennemis. L’Angleterre avait 
déclaré la guerre à la Porte, et une flotte de 
vingt-cinq voiles venait de paraître en vue d’A- 
lexandrie; la ville avait été livrée par trahison et 
les Anglais marchaient sur Rosette. On sait quel 
rude échec ils éprouvèrent devant cette place, 
avec quelle vigueur le pacha les rejeta dans 
Alexandrie et les força d’évacuer l’Egypte, si bien 
qu’un bey mamlouk disait naïvement : Qu’on no 
« concevait pas comment des Européens avaient 
« pu se laisser battre ainsi par des Turcs. » Cela 
fait, Mohammed-Aly revint aux mamlouks. Mais 
la Porte était décidée à no pas lui accorder un 
momeDt de repos; depuis longtemps elle le pres- 
sait de faire marcher un corps de troupes pour 
délivrer les villes saintes , alors occupées par les 
Wahabys. Ces wahabys, ou wahabytes, sont des 
Arabes schismatiques dont le but est de ramener 
l’islamisme à sa pureté primitive. Ils tirent leur 
nom du cheik Mohammed-EbnAbd-El-Wahab , 
leur fondateur, sorte de Luther orientait qui re- 


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MOHAMMED-ALY. 31 

mua toute l’Arabie par ses prédications et mourut 
en 1787. 

Mohammed-Aly hésitait à s’engager dans une 
expédition qui pouvait être longue et difficile avant 
de s’être débarrassé de ses plus dangereux enne- 
mis, les mamlouks. Ne pouvant les vaincre par la 
force, il se détermina à en finir par la trahison. 
Les deux beys principaux Bardissy et l’Elfy ve- 
naient de mourir presque simultanément , et en 
les perdant cette oligarchie militaire perdait toute 
unité d’inspiration; Mohammed-Aly sut habile- 
ment semer la discorde parmi eux. Chahyn-Bey, 
successeur de Bardissy, fut le premier qui se 
laissa séduire par les promesses du pacha : il se 
sépara de ses collègues et vint habiter le Caire 
avec toute sa maison. Le pacha le combla de pré- 
sents. D’autres beys ne tardèrent pas à suivre 
son exemple, et, quand Mohammed-Aly en vit en- 
tre ses mains un assez bon nombre, il les anéantit 
d’un seul coup. Le 1er mars 1811 fut le jour qui 
vit s’accomplir ce drame sanglant. Une fête avait 
été préparée en l’honneur de Toussoun, second 
fils du vice-roi , chargé du commandement de 
l’armée d’Arabie, et qui allait ce jour-là recevoir 


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32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

la pelisse d’investiture. Le cortège devait se réu- 
nir chez le pacha, à la citadelle, pour descendre 
ensuite et traverser la ville en grande pompe.Les 
mamlouks, invités à la cérémonie, arrivent dès le 
matin, vêtus de leurs plus brillants costumes et 
montés sur leurs plus beaux chevaux. Mohani- 
med-Aly les reçoit avec son affabilité ordinaire, 
et le défilé commence. Un corps de delhis ouvre 
la marche, les mamlouks suivent, et le cortège 
•descend lentement parun chemin étroit, tortueux, 
taillé dans le roc et flanqué de hautes fortifica- 
tions, qui conduit de la citadelle au Caire ; la porte 
s’ouvre aux delhis et se referme sur les mamlouks, 
A l’instant uu coup de canon donne le signal, et 
des Albanais, embusqués dans les fortifications, 
font pleuvoir sur eux une grêle de balles. Dans 
cette situation désespérée, les mamlouks ti- 
rent leurs sabres et tentent en vain de revenir 
sur leurs pas; l’étroit passage est bientôt en- 
combré par les morts; la fuite était aussi im- 
possible que le combat; tous furent fusillés sans 
merci. 

Durant cet horrible carnage, le pacha, retiré 
dans son harem, était loin de garder cette impas- 


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MOHAMMBD-ALY. 


33 


sibilité majestueuse que lui a donnéo M. Horace 
Yeruet dans ce fameux tableau où le talent du 
peintre tient lieu de vérité locale; il était pâle, 
agité, effaré; la vue des têtes put seule calmer son 
inquiétude, et il n’ouvrit la bouche que pour de- 
mander un verre d’eau. 

Le massacre desmamlouks est une de ces pages 
que l’on voudrait pouvoir effacer de l’histoire de 
Mohammed-Aly, et pourtant il ne faut pas oublier 
que c’était entre eux et lui une guerre à mort; 
que, si on en croit plusieurs écrivains, une con- 
spiration ourdie par eux devait éclater le lende- 
main; l’un des deux partis devait succomber, et 
l’empire rester à celui qui prendrait l’initiative. H 
ne faut pas oublier surtout que nous sommes en 
Orient, et que ce n’est pas un mince mérite, chez 
un prince musulman, de n’atoir jamais fait ré- 
pandre le sang inutilement. 

Affranchi ainsi de toute inquiétude à l’inté- 
rieur, le pacha tourna ses forces contre les Wa- 
habytcs. Une première campagne, assez mal con- , 
duite par son filsToussoun, et une seconde dirigée' 
par lui-même, ne produisirent aucun résultat dé- 
cisif. La guerre se prolongeait, lorsque le vice- 


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•14 contemporains illustres. 

roi se détermina enfin à confier le commandement 
des troupes à son fi Js aine. Nous allons suivre un 
instant Ibrahim - Pacha dans cette guerre de 
1 Hedjaz, où il fit ses premières armes, guerre 
difficile et périlleuse, qu’il eut l’hooneur de ter- 
miner, et où il déploya surtout une rare énergie. 

C est le 3 septembre 1816 qu’Ibrahim partit du 
Caire pour aller se mettre à la tête de l’armée 
d Arabie; il avait alors vingt-six ans; jeune, ar*i 
dent, avide de gloire, il avait vu l’élévation ines- 
pérée de son père avec ce fatalisme oriental qui 
ne s’étonne de rien , se met au niveau de toutes 
les positions, et qui faisait dire à son frère Tous- 
soun, en réponse à des reproches de prodigalité 
que lui adressait Mohammed-A!y : « Mon père, il 
“ vous convient d’être économe à vous qui n’êtes 
« pas né dans un raçg élevé; mais moi qui suis le 
« fils de Mohammed-Aly, je dois être libéral et 
« généreux (1). » Les deux frères ne s’aimaient 
pas; Toussoun, prince doux et affable, était le 
favori de son père, et Ibrahim, à son retour de 

(I) Toussoun, peu de temps après son retour en Egypte, 
mourut pour n’avoir pas voulu se séparer d’ùne Géorgienne 
qu’il aimait et qu’on présumait atteinte de la peste. 


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„ IBRAHIM-PACHA. 35 

Constantinople, n’avait pu voir sans une vive 
jalousie le vice-roi confier à un autre qu'à lui le 
commandement d’une expédition importante. Les 
revers éprouvés par Toussoun furent loin de l’af- 
fliger, et il se promit bien de conquérir une fois 
pour toutes la confiance que semblait lui refuser 
son père. « J’ai été longtemps sans l’apprécier, » 
disait plus tard Mohammed - Aly au docteur 
Bowring, en parlaut d’ibrahim; «je n’eus une 
« entière confiance en lui que lorsque sa barbe fut 
« presque aussi longue que la mienne et qu’elle 
« commença à grisonner (1); maintenant je sais 
« tout ce qu’il vaut. » Aujourd’hui , en effet, le 
vainqueur de Konieh est l’amour et l’orgueil de 
Mohammed-Àly. 

A son entrée en campagne, Ibrahim, animé 
alors d’une ferveur religieuse que la civilisation 
a beaucoup amortie, se rendit à Médine pour faire 
ses dévotions au tombeau du prophète; il jura de ne ' 
point remettre le sabre dans le fourreau jusqu’à 

l’entière extermination des Wahabytes; il fit vœu de 

* 

(1) Par suite des fatigues de la guerre, la barbe et les 
cheveux d’ibrahim, qui étaient d’un blond ardent, ont blan- 
chi de tris-bonne heure. 


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36 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

sacrifier sur le mont Arafat trois mille moutons 
après la victoire, et en attendant il brisa héroï- 
quement une centaine de bouteilles de rhum et 
de champagne dont on l’avait approvisionné au 
Caire. 

Les Wahabytes, après avoir occupé tout le pays 
compris entre la mer Rouge et le golfe Persique, 
avaient été refoulés par Mohammed-Aly dans le 
Nedjed, berceau du schisme deWabab, province 
montagneuse de l'Arabie centrale, défendue par 
plusieurs places fortes, entre autres Derayeh, 
ville populeuse dont ces sectaires belliqueux avaient 
fait leur capitale. •: <* 

Les premières opérations d’Ibrabim -Pacha ne 
furent pas heureuses. Le moral- du soldat était 
affaibli par une longue guerre en pays inconnu, 
l’absence d’eau, les privations et les maladies de 
tous genres; lps révoltes étaient fréquentes. Les 
Wahabytes, sous la conduite d’Abdallah-Ebn- 
Souhoud, guerrier incapable, mais valeureux, in* 
terceptaient les convois et inquiétaient sans cesse 
lesfiancs de l’armée. Ibrahim tenta vaineraentde 
s’emparer d’El-Rass, ville frontière du Nedjed; 
après trois mois et dix sept jours de siège et une 


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f 9 






Imp de Pernel 


René et C"" 


Digiti^ by G(^ 


IBRAHIM-PACHA. 


«7 

.porte de trois raille quatre cents hommes, il fat 
obligé de se retirer. Tout à coup, honteux de cet 
échec ot stimulé par l’insuccès comme d’autres le 
seraient par la victoire, il laisse derrière lui la 
place qu’il n’a pu forcer, s’enfonce avec audace 
au cœur même du pays, enlève successivement 
Uoureydeh, El-Mazuab, Châkra, Dorâma , s’a- 
vance en exterminant tout sur son passage, re- 
pousse l’ennemi sur Derayeh et arrive devant cette 
capitale qu’il investit. Le siège de Derayeh fut 
long et meurtrier. L’échec éprouvé devant El- 
Ilass était dû eu grande panieà cette présomptiou 
musulmane qui avait empêché le jeune prince 
d’écouter les conseils do M. Vaissière, officier 
français attaché à sou état-major; instruit par 
l’expérience, il se résigua enfin à confier à cet 
officier la direction du siège de Derayeh; cepen- 
dant deux mois s’étaient écoulés et Abdallah se 
défendait toujours , lorsqu’un accident imprévu 
vint mettre à une rude épreuve l’énergie d’ibra- 
liim. Le feu prend à la tente qui contenait toutes 
les muuitions de l’armée; cette tente saule au 
milieu de la nuit avec un bruit épouvantable; les 
obus et les bombes embrasent le camp, la moitié 


38 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

des provisions de bouche est consumée par l’in- 
cendie, et voilà un général de vingt-six ans qui 
se trouve à cinq cents lieues de l’Egypte, au mi- 
lieu des déserts, en présence d’un ennemi acharné, 
supérieur en nombre, et sans autres munitions 
que quelques gargousses oubliées dans les batte- 
ries et les cartouches conservées par les soldats 
dans leur giberne ; la position était critique. Dès 
le lendemain, les assiégés enhardis par ce désastre 
font une vigoureuse sortie; Ibrahim se roidit con- 
tre l’adversité, harangue ses soldats, leur ordonne 
de ne tirer qu’à bout portant, et leur défend, sous 
peine de la vie, de céder un pouce de terrain; 
l’ennemi est repoussé dans la place. Chaque jour 
les sorties se renouvellent et Ibrahim reste 
inébranlable; tout à coup on lui annonce l’ap- 
proche d’un renfort de trois mille hommes que 
lui envoie son père, sous la conduite de Khalil- 
Pacha. Cette muvelle le désespère ; il ne peut 
supporter l’idée que la gloire d’avoir forcé les 
Wahabytes dans leur dernier refuge sera par- 
tagée par un autre; il réunit ses troupes, leur 
déclare qu’il faut prendre Derayeb ou mourir, et 
ordonne un assaut général. Abdallah, battu sur 


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39 


IBRAHIM -PACHA. 

tous les points, demande à capituler et se rend 
lui-mcme sous la tente d’ibrahim. Le jeune chef 
déclare qu’il a reçu ordre de l’envoyer prisonnier 
au Caire; Abdallah vaincu se résignent part pour 
l’Egypte; Mohammed-Aly l’expédie à Constanti- 
nople et le divan lui fait trancher la tête. 

Après la prise et la destruction de Dcrayeh, 
toute résistance cessa dans leNedjed, et la guerre 
ne fut plus qu’un long massacre : le pays fut ra- 
vagé, les villes furent brûlées, les principaux chefs 
décapités et leurs familles réduites eu esclavage. 
Si Mohammed -Aly eût été assez fort pour résister 
aux injonctions de la Porte, il est permis de 
croire qu’il n’eût pas adopté ce système de des- 
truction, qui n’était propre qu’à le rendre odieux 
à une population guerrière qu’il avait tout iulérêt 
à s’attacher. Cette répression violente n’a produit 
(jue des résultats incomplets: l’Arabie n’a jamais 
été pacifiée, le wahabysmc a laissé dans les cœurs 
de profondes racines; tout ce qui reste de ces 
sectaires indomptables s’est réfugié dans l’Yemen 
et remue sans cesse. Jusqu’à ces derniers temps 
le pacha a été obligé d’y entretenir une armée 
qui le ruinait en hommes et en argent ; de plus , 


40 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

les Anglais , qu’on rencontre parlout où il y a du 
terrain à prendre et des établissements à former, 
après avoir vainement tenté de s’introduire dans 
PHedjar , comme auxiliaires d’Ibrahim-Pacha , 
ont trouvé depuis un mauvais prétexte pour faire 
acte de possession sur Aden , au midi de la côte 
arabique, et au nord sur les îles Bahreyn, mal- 
gré les vives réclamations de Kourchid-Pacha , 
dernier lieutenant du vice -roi. Aujourd’hui Mo- 
hammed-Aly , obligé, par l’attaque des puis- 
sances coalisées, de concentrer ses forces, vient 
de rappeler ses troupes, et l’Arabie va être de 
nouveau la proie des Wahabytes et des An- 
glais. 

Mais revenons à Ibrahim -Pacha. Après avoir 
procédé à l’orientale, c’est-à-dire par l’extermi- 
nation , à la pacification du Nedjed , après avoir 
dompté à coups de sabre de nouvelles révoltes 
qui venaient d’éclater dans son armée , le jeune 
vainqueur, décoré par la Porte du titre de pacha 
des Villes-Saintes, le premier pachalik de l’em- 
pire, fil son entrée triomphale au Caire le tl 
décembre 1819; son absence avait duré trois 
ans. 


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IBRAHIM-PACHA. 


41 


Durant ce temps il s'était fait de grandes cho- 
ses en Egypte ; d’abord Moharomed-Aly avait 
comprisqu’au XIXesiècle un fondateur dedynastie 
ue saurait décemment se passer d’apprendre à 
lire; il avait pris pour maître d’école une esclave 
lettrée de son harem, et il savait lire; ensuite il 
avait travaillé de plus en plus à user les liens 
déjà bien faibles qui unissaient l’Égypte à Con- 
siaminople. La révolution qui venait de précipiter 
du trône l’infortuné Sélim III avait été sans reten- 
tissement au Caire, et presque au même moment 
surgissaient en Orient, face à face, deux nova- 
teurs, l’un réformateur tronqué qui ne sut ou ne 
put que détruire, jamais édifier, et dont les ten- 
lalivesavortées n’ont servi qu’à accélérer la ruine 
de son empire; l’auire, génie tenace, vigoureux, 
actif, peu scrupuleux quant aux moyens, mais 
qui, so sentant enfin maître d’un pouvoir si ar- 
demment convoité, se prépara it à faire table rase 
pour demander à la civilisation do l’Europe les 
éléments d’une organisation nouvelle. 

C’est ici le cas de passer en revue, autant 
quo le comporte l’exiguité de cette notice, les 
principales créations do Mohammed - Aly , et , 


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42 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

d’envisager sou ses deux faces i’édiflce qu’il a 
fondé. • 

Au moment de mettre la main à l’œuvre , le 
vice-roi sentit qu’avant toutes choses il lui fallait 
avoir des moyens d’action au dedans, de défense 
et d’accroissement au dehors , c’est-à-dire une 
armée et une mariné. Ce qu’il avait vu des trou- 
pes françaises en Égypte avait suffi pour lui faire 
comprendre tout l’avantage d’une force militaire 
régulièrement organisée. Mais si la supériorité do 
son intelligence le rendait inaccessible aux pré- 
jugés orientaux , il n’en était pas do même chez 
ceux qui l’entouraient, et ses projets furent ac- 
cueillis, même par ses plus proches, avec une an- 
tipathie très-prononcée; les chefs militaires, jus- 
qu’alors indépendants , répugnaient à se voir 
soumis à un contrôle régulier ; et la soldatesque 
albanaise, qui avait été si utile à Mohammcd-Aly, 
devenait un obstacle insurmontable , avec scs 
habitudes enracinées d’indiscipline et de brigan- 
dage. 

C’est au milieu de pareilles entraves que l’ob- 
stiné pacha se décida à faire une prc-mièro tcn- 
* tative, qui faillit avoir pour lui dés conséquences 


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IBRAHIM* PACHA. 43 

fatales : au retour de l’expédition qu’il avait di- 
rigée contre les Wahabytes, il annonce ses projets 
aux troupes réunies à Boulâc , et leur enjoint de 
se préparer à so soumettre au nizam-djeddid 
(nouvel ordre de choses). 11 était à peine rentré 
au Caire que les soldats commencent à murmu- 
rer; les chefs eux-mêmes attisent le feu de la ré- 
volte , et déclarent le pacha infidèle ( l). Bientôt 
une insurrection terrible éclate; les troupes s’a- 
vancent furieuses sur le Caire ; le palais de Mo- 
hammed-Aly , sur la place de l’Ezbekieh , est 
assiégé et pillé ; lui-même n’a que le temps de se 
réfugier à la citadelle , et pendant deux jours la 
ville reste au pouvoir des soldats. Après quelques 
pourparlers, Mohammed-Aly se résigne à ajourner 
prudemment ses projets , et compreDaut dès lors 
qu’il lui serait impossible de les réaliser tant qu’il 
aurait sur les bras une milice aussi turbulente, il 
ne s’occupe plus qu’à s’en débarrasser par tous 
les moyens : les corps les plus turbulents sont di- 
rigés sur l’Hedjaz, avec ordre secret de les faire 

(1) Un article du code sunnite porte : Le souverain doit 
bien se garder d’innover, car le prophète a dit : Toute inno- 
vation est une erreur, et toute erreur conduit au feu. 


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J > 

4'4 ' contemporains illdstres. 

décimer par l’ennemi. Un chef albanais, des pïh^ 
influents et des plus mutins , vient réclamer l’ar- 
riéré de sa solde; ce chef était malade; le pacha 
lui témoigne l’intérôt qu’il prend à sa santé; le 
même soir il lui envoie son médecin italien Men- 
drici pour le traiter. « Le malade fut soigné, dit 
« M. Mengin avec une naïveté digne de Philippe' 
« de Commines ; il prit des médicaments et mou- 
« rut quelques jours après. » 

En même temps le pacha profite de cette occa- 
sion pour mettre «à exécution ses projets de con- 
quête sur ia Nubie et tous les pays qui avoisinent 
les sources du Nil ; le commandement de l’expédi- 
lion fut confié à son troisième fils, Ismaïi-Pacha. 
Ce jeune prince remonte le Nil et porte ses armes 
victorieuses jusqu’aux confins du Sonnâr. A son 
retour, il s’arrêta aux environs de Chendy, dans 
le territoire des Chaykié, tribu belliqueuse de la 
Nubie qu’il n’était parvenu à soumettre qu’après 
une résistance désespérée. Le chef de la tribu 
Naïr, surnommé Ntmr (le tigre) à cause de son 
intrépidité, et qui avait fait sa soumission, vint à 
la rencontre du jeune vainqueur pour lui deman- 
der humblement quelque diminution au sujet de 


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* IBRAHIM-PACHA. 45 

rénorme impôt dont il avait été frappé : Ismaïl , 
pour toute réponse, lui casse sa pipe sur la ligure 
et le menace de le faire empaler s’il ne paie la 
somme exigée. Le chef nubien dissimule la rage 
qui lui dévore le cœur, et, le sourire aux lèvres, il 
invite Ismaïl à lui faire l’honneur d’entrer à 
Cheody, en lui offrant sa maison pour le recevoir. 
Ismaïl accepte ; une fête est préparée, et, tandis 
que les soldats égyptiens a’enivrent de bilbil( 1), 
les Nubiens fondent sur eux au milieu de la nuit ; 
Nimr saisit un brandon et met le feu à la maison, 
qui s’écroule sur le corps à demi consumé d’l9- 
maïl. 

A la nouvelle de ce sinistre événement, le gen- 
dre du vice-roi, le defterdar Mohammed- Bey, fa- 
meux par sa férocité , et qui était alors occupé à 
soumettre le Kordofan , accourt pour venger la 
mort de son beau-frère ; toute la province des 
Chaykié fut mise à feu et à sang j trente mille tê- 
tes furent sacrifiées aux mânes d’Ismaïl. Du Kor- 
dofan à Chendy , le defterdar promena la désola- 
tion et la mort, jusqu’au momens où le vice-roi, 

(1) Sorte de bicre forte que les Nubiens préparent avec 
du doura. 


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46 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

prévenu trop tard, mit fin à cet horrible massa- 
cre, dont le souvenir est resté vivace au cœur des 
populations nubiennes. 1 

Grâce à ces diverses eipéditions, Mohammed- 
Aly vit s’éclaircir de plus en plus les rangs des 
Albanais, et put revenir à ses projets d’organisa- 
tion militaire. Il rencontra sous sa main le capi- 
taine Sève qui s’en allait chercher fortune en 
Perse; il eut la bonne idée do l’arrêter au pas- 
sage et de se l’attacher. Un camp d’instruction fut 
secrètement formé à Assouan, sur les limites de 
l’Égypte et de la Nubie, bien loin des regards fa- 
natiques des Turcs du Caire. On éleva des casernes 
sur la lisière du désert, et mille mamlooks (1), 
pris dans la maison du pacha et de quelques 
grands du pays, furent dirigés sur ce point pour 
former le noyau de la nouvelle armée. Il fallut 
qu'à son retour de l’Hedjaz le vainqueur des Wa- 
habytes. Ibrahim-Pacha lui-même, vînt, malgré 
ses répugnances, prendre place à la queue du ba- 
taillon, à son rang do taille (2), pour apprendre la 

(1) Il est bien entendu qu’il ne s’agit plus ici des beys 
mamlouks, mais bien des jeunes esclaves que les hauts per- 
sonnages de l'Egypte font élever dans leurs maisons. 

(2) Ibrahim est de petite stature. 


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1BRAHIMPACBA. 


47 

charge en douze temps» A force de persévérance, 
le capitaine Sève, qui est le type le plus complet 
du soldat français, ferme, intrépide et bon enfant, 
parvint à dompter l’antipathie de ses élèves et à 
se concilier l’affection d’Ibrahim-Pacha, qui ne 
tarda pas à comprendre l’immense profit qu’il 
pourrait tirer de la lactique européenne. Lors- 
qu’on eut enfin des cadres manœuvrant réguliè- 
rement, il fallut trouver des soldats pour les rem- 
plir ; on essaya d’abord de faire venir des nègres 
du Sennâr, mais ils ne pouvaient se faire au ser- 
vice militaire et périssaient par milliers ; il ne fal- 
lait pas penser aux Turcs : autant eût valu leur 
proposer de cracher sur le tombeau du prophète; 
c’est alors que Mohammed-Aly prit l’audacieuse 
résolution d’enrégimenter les fellahs, déchus de- 
puis des siècles du droit de porter des armes. En 
même temps que les Turcs, blessés dans leur or- 
gueil , murmuraient , les fellahs, pour qui tout 
service militaire était odieux , jetaient les hauts 
cris. Ibrahim-Pacha contint les Turcs en feignant 
une grande répugnance pour les projets de son 
père, et en parlant de cette innovation comme 

. * ■ 1 l , ti ; • ! ; - 1 ’. ' 1 1.7 ■ •» (tj f'i '• >0 't I Pnr. i 

d’un caprice passager. Quant aux fellahs, ils fu- 


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CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

» 

rent disciplinés à grands coups de courbach (1) *■ 
et lorsqu’on en posséda environ quinze mille ra- 
pidement instruits et exercés , Ibrahim s’en dé- 
clara le chef, à la grande stupéfaction des Turcs, 
qui ne se résignèrent qu’après de longues difficul- 
tés à se mêler à de pareils soldats. 

Restait à leur faire accueillir une innovation 
plus dangereuse encore , l’admission des Arabes 
au grade même le plus subalterne. Ibrahim s’y 
prit adroitement. « Nous avons besoin de capo- 
raux, dit-il un jour; le grade do caporal à celui 
qui courra le mieux, Turc ou Arabe. » Les Turcs, 
convaincus en toute chose de leur supériorité na- 
tive, se prêtèrent de bonne grâce à la plaisanterie 
de leur général; mais leur agilité fut en défaut , 
et le premier caporal arabe gagna son grade à la 
course (2). Aujourd’hui les Arabes peuvent par- 
venir jusqu’au grade de capitaine. — Après la 
prise de Saint- Jean-d’ Acre, Ibrahim avait dit : « A 
« ia fin de la campagne nous aurons des colonels 
** arabes. » Mais lo vice-roi a refusé d’accéder 

(1) Verge de peau d’hippopotame ou d’éléphant dont nous 
avons fait cravache. Cet instrument joue un rôle capital 
dans toutes les innovations du pacha. 

(2) Voir l’ouvrage de M. Ba’rrault. Occident et Orient. 


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IBRAHIM -PACHA. 49 

aux désirs de sod fils. Soit répugnance , soit dé- 
fiance , Mobammed-Aly répèle souvent : « Il ne 
- faut pas oublier que nous ne sommes que quinze 
« mille Turcs en Égypte. » 

Toujours est-il que ce petit noyau d’armée , 
créé en 1823, s’est accru avec une telle rapidité 
qu’en ce moment le pacha a sous sa main cent 
trente mille hommes de troupes régulières, orga- 
nisées à l’européenne, qui ont prouvé ce qu’elles 
valaient dans les deux campagnes de Syrie , et 
dont la manœuvre a paru digne d’éloges à un té- 
moin compétent, le maréchal Marmont (1). En 
joignant à cela les bédouins irréguliers, les ou- 
vriers des ports qui sont enrégimentés, la garde 
nationale formée dans les principales villes de 
l’Egypte, les élèves des diverses écoles militaires, 
il se trouve que Mohammed-Aly peut actuelle- 
ment mettre sur pied un effectif de plus de deux 
cent soixante mille hommes (2).. 

Après avoir constitué une armée, Mohammed- 
Aly se prépara à former une marine ; il avait déjà 

(1) Voyage du duc de Raguse, 3' vol., p. 295. 

(2) Aperçu général sur l’Egypte, par Clot-Bev, tome II, 
p. 525. 


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50 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

fait construire, à Marseille età Livourne, un assez 
bon nombre de navires, lorsque l’insurrection de 
la Grèce vint l’rolerrompre au milieu de ses tra- 
vaux. Le sultan l’appela aux armes ; trop faible 
encore pour refuser d’obéir, et trop habile d’ail- 
leurs pour ne pas voler à la défense d’une cause 
qui semblait celle de l’islamisme tout entier, le vice- 
roi s’empressa d’armer sa flotte, et, au mois d’août 
1825. douze mille hommes de troupes régulières, 
huit cents chevaux et soixante bâtiments de tou- 
tes dimensions partirent d’Alexandrie sous la 
conduite d’Ibrahira-Paeha. Les événements de la 
guerre de Morée sont connus ; je ne m’y arrêterai 
pas j on sait comment Ibrahim, après avoir pacifié 
Candie et promené ses armes triomphantes dans 
toute la Morée, fut obligé de se retirer après Na- 
varin et l’arrivée des troupes françaises, et com- 
ment la Russie, en faisant un appel aux senti- 
ments chevaleresques de l’Europe , amena la 
France ét l’Angleterre à travailler, à sa manière, 
à l’intégrité de l’empire ottoman , en détruisant , 
le 20 octobre 1827 , les flottes combinées de l’E- 
gypte et de la Turquie. 

Mohammcd-Aly reçut la nouvelle de ce désastre 


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IBRAHIM-PACHA. 


5t 


avec le flegme stoïque d’un musulman; Ibrahim- 
Pacha fut accueilli comme après uoe victoire, et 

deux ans s'étaient à peine écoulés que, grâce à 
la prodigieuse activité d’un habile ingénieur fran- 
çais, M. de Cerisy, la plage d’Alexandrie, jus- 
qu’alors déserte, se couvrait de magnifiques con- 
structions; les vaisseaux surgissaient dans les 
chantiers comme par enchantement. Un autre 
Français, Bcsson-Bey, formait les équipages en 
organisant à l’européenne les mariniers du Nil. 
Et aujourd’hui le port d’Alexandrie renferme , 
indépendamment des vingt-quatre bâtiments turcs 
livrés au pacha après la bataille de Nézib, onze 
vaisseaux de haut-bord, six frégates, cinq cor- 
vettes. quatre goélettes, cinq bricks, en tout trente 
et un bâtiments égyptiens, montés par seize mille 
hommes d’équipage, qui manœuvrent avec toute 
la prestesse des matelots anglais ou français. 

Pour suffire à un tel développement de forces, 
il fallait d'immenses ressources; or de tout temps 
l’agriculture a fait la seule richesse de l’Egypte; 
par suite des invasions, des révolutions, de l’a- 
narchie, de l’incptio du maître et do l’esclave, la 
vallée du Nil , mino d’or jadis inépuisable alors 


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52 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

que ce pays était le grenier de Home, semblait 
frappée de stérilité et de mort. Il s’agissait, pour 
Mohammed-Aly, de la raviver en organisant un 
nouveau système de culture ; mais pour cela il 
fallait être maître du sol. Le vice- roi se décida à 
tenter un coup hardi en abolissant tout droit de 
propriété. La nature de la propriété en Egypte 
est une question fort controversée; toutefois ilest 
constant qu’à Pavénement de Mohammed-Aly il y 
avait en Egypte de véritables propriétaires; les 
moultezims n’étaient pas autre chose; les mos- 
quées et les établissements publics possédaient 
aussi de temps immémorial. Le vice roi invita 
les moultezims et les ulémas à lui apporter leurs 
titres, sous prétexte de les vériGer, et quand il les 
tint dans ses mains il les conGsqua; quelques-uns 
des réclamants obtinrent des pensions viagères, 
mais tous furent expropriés. Les propriétés mo- 
bilières échappèrent seules à cette vaste spolia- 
tion. Dès lors l’Egypte ne fut plus qu’un immense 
domaine exploité par un seul homme; aux cultures 
partielles le pacha substitua la culture en grand, 
les semences précieuses aux semences vulgaires; 
il ût creuser des canaux pour transporter au loin 


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ibrahim-pacha. 


53 


le limon fécondant du Nil; quinze cents jardiniers, 
appelés do l’Archipel ou de l'Europe, furent dis- 
séminés dans les provinces pour y répandre les 
meilleures méthodes de culture. Un Français, 
M. Jumel, naturalisa en Egypte le coton-arbuste, 
et les plantations, multipliées par le vice-roi, 
donnèrent jusqu’à neuf cent quarante-sept quin- 
taux. La culture do l’indigo, de la garance , de 
l’opium, du riz, du froment, du maïs, prit une 
extension prodigieuse; on planta trois millions de 
pieds de mûrier pour la nourriture des vers à 
soie, dont le produit s’est élevé, en 1833, à quinze 
mille kilogram mes; vingt-quatre millions de pieds 
d’arbres de toute espèce furent également plantés 
le long des deux chaînes riveraines du Nil , et 
l’Egypte prit un aspect nouveau. 

En môme temps que la cullurodu sol s’étendait 
et se perfectionnait, le vice-roi créait une foule 
de manufactures pour mettre en œuvre ses pro- 
duits: filature de coton, fabriques de soie, cor- 
deries, étoffes de laine, fabriques de bonnets, 
fonderies de fers coulés, fabriques de draps, raf- 
fineries, fabriques de poudre et de salpêtre, fa- 
brique de produits chimiques, etc. 


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54 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

Après avoir orgaoisé l’agriculture et l’industrie^ 
Mohammed-Aly s’est occupé de l’éducation in- 
tellectuelle de l’Egypte; il a fondé un conseil d’in- 
struction publique auquel sont venues se rattacher 
des écoles de toute espèce : école de médecine, 
hôpital civil et militaire, école de médecine vété- 
rinaire, école d’infanterie, école de cavalerie, 
école d’artillerie, école de musique, écoles pri- 
maires. La plupart de ces établissements sont di- 
rigés par des Français. 

Maintenant, si la véritable civilisation implique 
nécessairement pour la masse une augmentation 
de bien-être, hâtons-nous de dire que l’Egypte est 
encore bien loin d’être civilisée; sous ce rapport, 
Mobaramed-Aly a contre lui un fait que ses plus 
habiles apologistes pourront bien atténuer, mais 
jamais détruire. Depuis l’expédition française, le 
revenu total de l’Egypte a augmenté dans la 
proportion de 1 à 7 , tandis que la population 
a diminué d’un tiers, et que les deux tiers restants 
sont deux fois plus misérables que jamais. Le 
gouvernement s’est fortifié et enrichi de toute la 
faiblesse et do toute la pauvreté des gouvernés. 
Jusqu’ici le vice-roi n’a emprunté aux institutions 


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ibrahim- pacha. 


55 

de l’Europe que des moyens d’accroissement, 
d’action, d’organisatiou , et rien de plus; pour 
tout ce qui s’appelle liberté, légalité, humanité, 
équitable répariitiun de droits, garanties du faible 
contre le fort, sentiment des intérêts généraux, 
pour tout cela legouvemcmentde Mohammed- Al y 
est tout ce qu’il y a de plus musulman, c’est-à-dire 
de plus brutal, de plus aveugle et de plus odieux. 

Je ne puis ici, faute d’espace, décrire l’affligeant 
contraste que présente cette tyrannie orientale 
organisée à l’européenne; je me contenterai do 
l’indiquer en peu de mots. L’Egypte actuelle est 
l’œuvre du génie enté sur l’égoïsme; c’est une 
machine habilement construite que deux millions 
d’hommes s’épuisent à faire fonctionner au profit 
d’un seul. Le fellah cultive et le pacha récolte; le 
fellah fabrique et le pacha vend ; le fellah travaille, 
souffre et maudit le pacha, qui pressure, bàtonne 
et exploito le fellah. En somme, le pacha a uno 
belle armée, une belle flotte, do belles manufac- 
tures, de belles plantatious, do beaux revenus, et 
l’on peut dire, sans exagération, que les quatre 
cinquièmes de sessujetss’estiment heureux quand 

ils ne meurent pas littéralement do faim. Est-ce 

« 


« 


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56 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


là une bonne manière d’initier un peuple aux dou- 
ceurs de la civilisation? Sans doute, l’état perma- 
nent de guerre imposé à Mohammed-Aly entre 
pour beaucoup dans les misères de l’Egypte; sans 
doute le fellah ne pouvait être arraché autrement 
que par la force à ses habitudes invétérées de pa- 
resse; sans doute il sera un jour allégé des charges 
énormes qui pèsent sur lui; sans douto le gou- 
vernement oppresseur mais vivace de l’Egypte 
vaut mieux que l’anarchie moribonde de l’empire 
ottoman; toutefois, si la tyranuie est injustifia- 
ble, c’est surtout quand elle agit contrairement 
au but qu’elle se propose. Or, sans parler de cette 
hideuse chasse aux hommes qu’en Egypte on ap- 
pelle la conscription, de cette hiérarchie admi- 
nistrative qui se produit sous la forme d’une cas- 
cade d’extorsions, d’avanies et de coups de bâton, 
qui tombe sans cesse du pacha sur le moudyr (1), 

(l)La dignité de moudyr correspond à celle de nos an- 
ciens gouverneurs de provinces. L’Egypte a été divisée par 
Mohammed-Aly en sept gouvernements principaux ; à la tête 
de chacun de ces gouvernements est placé un moudyr ; puis 
vient le mâmour , chef de département , espèce de préfet ; 
puis le nazir , chef d’arrondissement ; puis enfin le cheik- 
el-beled , qui est ce que sont cher nous les maires de vil- 
lage. 


JL 


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IBRAHIM-PACHA. 


57 


du moudyr sur le mdmour , du mdmour sur le 

• i 

nazir, du nazir sur le cheik-el-beled, pour de là 
pleuvoir sur le malheureux fellah; comment justi- 
fier ce monopole absolu du commerce qui enlève 
au travail son plus grand mobile, l’Intérêt, et son 
plus puissant attrait, le bien-être? Comment 
justifier surtout cette inique et absurde loi de 
solidarité pour le recouvrement de l’impôt, qui 
oblige l’homme laborieux à payer pour le fainéant, 
et qui étend son réseau sur toutes les provinces, 
dont chacune doit remplir le vide qui résulterait 
pour le trésor de l’insolvabilité ou de la mauvaise 
volonté d’une ou de plusieurs d’entre elles P Com- 
ment constituer un gouvernement durable quand 
il n’a pour base que la haine et le détriment du 
plus grand nombre? Et d’ailleurs, est-il une posi- 
tion, si exceptionnelle qu’elle soit , qui puisse ab- 
soudre un système tendant visiblement à la des- 
truction de l’espèce humaine? 

Voilà pourquoi la France, qui atout intérêt à 
ce que l’Egypte soit forte et prospère, doit, même 
au prix de la guerre, conquérir pourMohammed- 
Aly l’indépendance et la paix; que le vice-roi, 
libre de toutes parts et maître de choisir sa route, 


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58 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

soit enfin mis en demeure de prouver à l’Europe 
qu’il n’est pas un de ces mauvais génies qui pè- 
sent un instant sur l’humanité et passent, mai» 
bien un de ces régénérateurs de peuples qui se 
survivent dans leurs œuvres et laissent un nom 
aimé de la postérité. 

Depuis longtemps Mohammed-Aly convoitait la 
Syrie, et il y avait dans ce désir autre chose qu’un 
instinct de rapacité; entre la Syrie et l’Egypte il 
y a des affinités de tous genres: races, langage,, 
histoire, tout leur est commun ; tour à tour Tune 
a obéi , l’autre a commandé, ou toutes deux ont, 
subi eu même temps le joug étranger. Séparées 
seulement par un désert de quelques journées do 
marche, chacune do ces deux provinces est ia 
frontière de l’autre, et fait sa faiblesse ou sa force,, 
suivant qu’elle lui est hostile ou amie. Dès lors il 
était facile de prévoir que celle des deux qui, la 
première, prendrait de la consistance, cherche- 
rait immédiatement à se rattacher l’autre. De 
plus, la Syrie a des bois magnifiques, des mines 
de houille et une population vigoureuse ; l’Egypte 
manque de bois pour sa marine, de charbon pour 
ses manufactures et d’hommes pour toutes choses- 


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IBRAHIM -PACHA. 59 

■ ■ .'{ ' -j > .s iftaKi xu-. iv . ■ 

Mohammed-Aly l’avait demandée ime première 
fois au sultan, en récompense de ses victoires sur 
les Wahabytes , et une seconde fois pour l’appui 
qu’il lui avait prêté dans la guerre de Morce. Le 
sultan la lui avait promise deux fois, et deux fois 
il avait manqué à sa parole. Le vice-roi trouva 
un prétexte d’envahissement dans le refus que lui 
Ht Abdallah, pacha d’Acre, de lui rembourser une 
dette de 11 millions de piastres, et de lui rendre 
six mille fellahs égyptiens émigrés dans son pa- 
chalik. Une armée de quarante mille hommes 
entra en Syrie, et, le 27 novembre 1831, Ibra- 
bim Pacha arriva sous les murs de Saint-Jean- 
d’Acre. Le siège de cette place, réputée imprena- 
ble en Orient depuis l’échec de Bonaparte, fut 
conduit avec vigueur, mais sans méthode; il du- 
rait depuis cinq mois, lorsque Ibrahim apprit que 
l’armée turque se rassemblait dans la haute Syrie; 
il dut marcher à sa rencontre. Mohammed-Alv 
envoya à Acre l’ingénieur piémontais Romeï, qui 
conduisit une attaque régulière, et la place fut 
prise en quinze jours. Le vice-roi et son fils avaient 
été déclarés rebelles ; un firman d’excommunica- 
tion fut lancé^contre eux. Ibrahim s’avança sur 


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60 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

Homs, et, pour la première fois, des troupes mu- 
sulmanes, disciplinées à l’européenne, se trouvè- 
rent en présence, le 17 juillet 1832. Les Turcs, 
quoique supérieurs en nombre, furent battus com- 
plètement. Quelques jours après, à Beylan, l’ar- 
mée turque fut encore une fois mise en déroute, et 
enfin une troisième et brillante victoire, remportée 
à Konieh , le 21 décembre 1 832, ouvrit à Ibrahim 
les portes de Constantinople. 11 y eut là pour le 
vice-roi un beau moment, un moment décisif, où il 
fallait agir, et où il a manqué d’audace ; occasion 
précieuse, à jamais perdue, où il pouvait relever le 
trône des sultans, et décider une fois pour toutes 
cette question d’Orient, dont la solution boule- 
versera l’Europe tôt ou tard. M. Thiers a dit, 
l'année dernière, à la tribune, qu’en 1833 le pa- 
cha avait reçu une leçon , qu’il avait voulu mar- 
cher sur Constantinople, et qu’il avait trouvé que 
la Russie y était avant lui. M. Thiers avait com- 
plètement oublié les faits : Ibrahim-Pacha était à 
Konieh le 22 décembre 1832, à cent lieues de 
Constantinople ; il pouvait facilement y arriver 
dans la première quinzaine de janvier. Or, l’es- 
cadre russe ne put entrer dans le Bosphore que 


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lÛRAIlfM-PACIIÀ. 6f 

fe 20 février, et l’arrivée des troupes de débar- 
quement n’eut lieu que le 7 avril. Rien ne s’op- 
posait donc à la marche d’ibrahim. Toute l’armée 
turque s’était dispersée. Les populations, mécon- 
tentes des brusques innovations de Mahmoud , et 
découragées par ses revers, appelaient à grands 
cris le vainqueur; le sultan hésitait à introduire 
lui-même les giaours dans Stamboul la bien gar- 
dée; les ulémas se tenaient prêts à le proclamer 
infidèle , et tout se prêtait à l’inauguration d’une 
dynastie nouvelle. Mohammed-Aly eut un instant 
la pensée de s’embarquer sur sa flotte, et d’arri- 
ver devant Constantinople, en même temps que 
son fils, à la tête de l’armée, borderait le rivage 
de Scutari ; il n’osa pas , et ce qui eût été facile 
alors est devenu presque impossible aujourd’hui. 
Lesévéncments qui suivirent sont connus : Ibrahim 
s’arrêta à Kutahyeh, la diplomatie européenne 
so mêla du différend; un traité fut conclu, qui 
donna à Mohammed-Aly la possession de toute la 
Syrie, jusqu’à Adana. Le sultan a essayé de le 
briser l’année dernière; la nouvelle et éclatante 
victoire d'ibrahim, à Nézib, le 24 juin 1839,1a 
mort soudaine du Mahmoud, la défection de sa 


62 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

flotte, l'arrangement près de se conclure entre les 
deux parties conteudantes, l’intervention brusque 
et fatale de la Russie, de l’Angleterre, de l’Autri- 
cho et de la Prusse, l’attitude prise par la France, 
tous ces faits soot trop récents pour qu’il soit 
nécessaire de s’y arrêter. 

Il suffît d’avoir fait quelque étude du caractère 
do Mohammed-Aly pour être convaincu qu’il ne 
cédera pas la Syrie, qui lui appartient par droit 
de conquéted’abordetensuite en vertu d’un traité 
ratifié par ceux-là même qui veulent aujourd’hui 
la lui eulever. Si la lutte s’engage sérieusement , 
le pacha résistera-t-il seul aux forces combinées 
de l’Angleterre, de la Russie et de l’Autriche? 
Cela paraît difficile à croire. Sera-t-il refoulé eu 
Egypte, ou mieux encore destitué , comme disait 
naguère la Gazette d'Augsbourg? Ceci est l’affaire 
de là France. Si elle veut que le plus beau pays 
du monde soit divisé à sa barbo en deux parts ; si 
elle veut, pour meservir d’une expression de M.de 
Carné, qu’Alexandrie fasse l’appoint du marché 
doot Constantinople sera le prix; si elle veut, 
d’ici à vingt ans peut-être, se trouver étouffée et 
broyée entre deux colosses, le despotisme russe 


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IBRAHIM- PACHA. 


fl» 


assis depuis le pôle uord jusqu’à la frontière do 
l’Allemagne, et le blocus anglais établi de Cal- 
cutta à Londres; si, en un mot, la France veut 
passer à l’état do puissance de second ordre, elle 
n’a qu’à parler beaucoup, se croiser les bras et 
laisser faire : ce sera bientôt fait. 

Toutefois, comme depuis vingt-cinq ans la di- 
plomatie européenne vit d’attermoiements, d’a- 
journements , il est possible que par l’instigation 
du cabinet français Mohamraed-Aly accepte et re- 
çoive la possession viagère de la Syrie. Solution 
parfaite, en vérité, car le pacha a soixante et onze 
ans passés; tout le monde sait ce que signifie le 
mot viager en Orient , où tout est viager et où il 
n’y a pas un fétu de différence entre la propriété 
et la possession ; d’où il suit que dans six mois, un 
an peut-êtro, le problème surgira de nouveau, 
plus menaçant que jamais , et la France se trou- 
vera alors à moitié engagée dans une voie fatale, 
l’affaiblissement de l’Egypte. En attendant que 
s’ouvre la lutte , il est bon, ce me semble, que 
l’on sache bien que cette intégrité de l’empiro ot- 
toman dont on nous leurre est une chimère de 
même espèce que l’alliance anglo-française. L’om- 


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64 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

pire ottoman , on l’a dit cent fois , c’est aujour- 
d’hui i 'empire d'une ville dout le comte Orloff a 
emporté, en 1833, la clef dans sa poche, tout 
en criant bien haut qu’il s’en allait les mains vi- 
des. Ce simulacre d’empire vivra tant qu’il plaira 
à la Russie , et elle n’est pas aussi pressée d’en 
finir qu’on le pense généralement; ce qu’il lui 
faut, ce sont les Dardanelles, et sur le Bosphore 
une prédominance absolue qui ait tous les avan- 
tages do la possession sans en avoir les inconvé- 
nients : ceux-ci seraient nombreux et de plus d’un 
genre. Voilà un siècle que l’histoire retentit des 
coups terribles que la Russie porte à son malheu- 
reux voisin ; elle le tient maintenant sous ses 
pieds, elle va lui passer la chaîne au cou, et elle 
le laissera vivre encore un peu , jusqu’à ce qu’il 
lui convienne de lo tuer. La Russie est si magna- 
nime! 

Quant à l’Angleterre, en fait de principes, elle 
a une énorme dette , une dette dont les intérêts 
s’élèvent à 700 millions, qu’il s’agit de payer et de 
chercher sur tous les points du globe. Le produit 
seul de ses douanes lui vaut 600 millions, qu’elle 
préfère à toutes les constitutions et à tous les dra- 


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IBRAHIM-PACHA . 


65 - 


peaux du monde. Elle sait bien qu’elle aura lût 
ou tard maille à partir avec la Russie, sur l’In- 
dus; mais c’est là une éventualité secondaire: 
l’Asie centrale est grande, et il y a loin de la mer 
Caspienne à l’océan Indien. Pour elle , l’affaire la 
plus pressée aujourd’hui, c’est celle du Bosphore, 
qui menace de devenir russe. Il s’agit de savoir 
ce qui rapportera le plus, de s’y opposer ou de s’y 
résigner moyennant ample compensation ; or, s’il 
était permis à l’Angleterre de faire sienne l’im- 
mense ligne qui joint Gibraltar à Bombay, en 
passant par Alexandrie, pourquoi la constitution- 
nelle Albion ne se montrerait-elle pas accommo- 
dante avec le tzar , et ne céderait-elle pas aussi 
quelque chose? 

Entre ces deux convoitises également ardentes, 
avec -une Autriche peureuse et une Prusse mosco- 
vite , la France doit se préparer de bonne heure 
à l’isolement. Sous ce point do vne> fortifier Paris 
est une idée habile, heureuso, nationale, une idéo 
que moi , mince biographe , j’appelais de mes 
voeux longtemps avant qu’il en fût question (1). 
Mais ce n’est pas tout : la France no doit pas 

(t) Voir la 13» livraison. 


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66 CONTEMPORAINS! ILLUSTRES. 

s’attacher à concilier des choses inconciliables, 
et se préoccuper outre mesure d’un statu quo qui 
est tout entier à son détriment. Lorsqu’au sein 
d’un empire qui se meurt, entouré do deux enne- 
mis prêts à se jeter sur son cadavro, il surgît une 
force jeune et vivace, qui peut s’accroître, s’a- 
méliorer, s’imprégner de nous- mêmes et nous 

✓ 

servir d'utile auxiliaire contre d’ambitieux des- 
seins, quand un fait pareil s’accomplit, la France 
doit en tenir compte, et ne pas s’obstiner à con- 
server un équilibre impossible entre ce qui naît 
et ce qui meurt. Quoi qu'elle fasse, il lui faudra , 
dans un avenir plusou moins éloigné, choisir entre 
le Caire et Stamboul. 


SUPPLÉMENT A LA 20 ÉDITION. 

Les considérations qui terminent cette notice n’étaient, 
au moment où elles ont été publiées pour la première fois, 
que l’expression de l’opinion générale de la France. Parmi 
toutes les questions de politique extérieure qui ont surgi 
ù l’horizon depuis 1830, il n’en est aucune sur laquelle le 
gouvernement, les Chambres, la presse, le pays tout en- 
tier se soient prononcés avec une pareille unanimité, et il 
n’en est aucune ou sujet de laquelle le gouvernement, les 
Chambres, la presse, le pays tout entier aient éprouvé une 
semblable déception. 


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IBRAHIM-PACHA. 


67 


De quelque manière qu’on l’envisage, la solution de 
l’affaire turco-égypliénne comptera certainement parmi les 
plus grands échecs qu’ait subis la politique française de- 
puis cinquante ans, et M. de Lamartine n’exagérait ni la 
portée ni les conséquences de cet écbec quand il l’appe- 
lait le Waterloo de notre diplomatie. 

On ne trouve point dans notre histoire un cas analo- 
gue à celui-ci; on ne trouve point une circonstance où la 
France se soit avancée d’une manière aussi décisive pour 
reculer avec tant de rapidité ; on ne trouve point une cir- 
constance où, après avoir choisi, à la suite de réflexions et 
de débats contradictoires, une situation nette et tranchée; 
où, après avoir fait adopter au pays tout entier cette situa- 
tion; où, après avoir auuoncé à l’Europe et au monde 
qu’il n’en sortirait à aucun prix , notre gouvernement ait 
ait été conduit à abandonner, du jour au lendemain, la 
position qu’il déclarait vouloir conserver & tout prix. 

Je ne reviendrai pas sur tout ce qu’on a dit au sujet des 
causes qui ont préparé ce déplorable échec. La France est 
un pays où l'on passe, sur tel ou tel point, avec une mer- 
veilleuse facilité, de l’enthousiasme le plus inconsidéré à 
l’indifférence la plus léthargique. Pour la grande masse 
des esprits superficiels, la question si brusquement tran- 
chée par le traité du 15 juillet 1840 et ses résultats 
est nue question vidée, épuisée, éteinte; la question a été 
vidée sans nous, contre nous, malgré nous: notre diplo- 
matie est devenue la risée de l’Europe ; la puissance 
égyptienne, qui élait naguères l’objet de tant de sollici- 
tude, de tant d’hommages et de lant d’éloges, et aussi de 
tant d’exagération; celle puissance, que tous les partis 
s’accordaient à présenter comme un double rempart con- 
tre lu Russie et conire l’Angleterre, et sur laquelle tous- 
les partis appelaient la protection la plus active et la 


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68 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


plus décidée du gouvernement français; celte puissance, 
c’est à peine si l’on s’inquiète aujourd’hui de savoir seule- 
ment si elle existe encore. Le fier protégé de la France, 
après avoir été mis par elle à deux doigts de sa perte, e$t 
aujourd’hui l'humble vassal des faits accomplis, c’est-à- 
dire de l’Angleterre, qui lui a fait sentir la force de son 
bras. 

Mais qu’importe tout cela ? Nous sommes rentrés dans 
le concert européen ; c’est-à-dire les paissances ont bien 
voulu nous admettre à reconnaître que tout ce qu’elles 
avaient fait était bien fait. Que veut-on de plus? disent les 
ministériels. 

L’opposition ne professe pas sur l’événement, ses causes 
et ses résultats, des opinions beaucoup plus larges; de 
même que les ministériels se consolent par la pensée qu'a- 
près tout c’est la faute de M. Thiers, les partisans de 
M. Thiers se tirent d’affaire en déclarant que sans M. Gui- 
zot l’honneur de la Fronce était sauvé; d’un autre côté, 
les partisans de M. Molé soutiennent que le ministère 
du 15 avril avait seul des idées saines sur l’affaire, et que 
ses successeurs ont tout gâté, tandis que les hommes du 
cabinet du 12 mai afiirment que tout allait bien entre 
leurs mains, lorsque M. Thiers est venu tout déranger. 
Quant aux radicaux, ils en sont quittes pour répéter leur 
refrain favori : C est la faute de la pensée immuable . 

Il est naturel que chaque ministère rejette sur l’autre la 
responsabilité d’une aussi triste affaire; mais il n’en est 
pas moins certain que, abstraction faite de la part d’erreur 
ou de maladresse fournie par chacun, la question a été 
d’abord posée par tous sur le même terrain, le maintien 
du statu quo égyptien, alors basé sur la possession de la 
Syrie, et M. Thiers, le dernier venu, n’a fait qnc suivre la 
voie tracée par ses prédécesseurs , et se conformer aux dé- 


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IBRAHIM-PACHA. 


69 


sirs unanimes et formels de la Chambre et de l’opinion. 
Ce n’est pas M. Tliiers qui a arrêté Ibrahim à Nézib; ce 
n’est pas M. Thiers qui a, le premier, refusé le pachalik 
d’Acre offert parles puissances; ce n'est pas M. Thiers 
qui a le premier refusé d’agir avec l’Angleterre contre 
la Russie"; c’est le ministère du 12 mai. Le principal 
tort de M. Thiers, c’est d’avoir laissé la question sur le 
terrain où il l’avait trouvée posée par ses prédécesseurs 
avec l’assentiment de tout le monde. Or, si c'est là un tort, 
il faut convenir que c’est celui de tout le monde; mais 
est-ce bien un tort? 

Il faut se garder d’une foi trop servile à cette religion 
des faits accomplis qui consiste à faire bon marché de tout 
principe, par la seule raison que les événements lui ont 
donné tort; à trouver après coup d’excellents arguments 
pour se justifier d’avoir préféré la résignation de l’impuis- 
sance et du recul aux difficultés et aux dangers de la per- 
sistance. M. Guizot a dit en 1842 : « La France a commis, 
«. dans la question d’Orient, une faute grave, et en a porté 
« le poids. » Celte faute grave, c’est apparemment d’avoir 
mal posé l’intérêt français dans la question; d’avoir cru 
tout à la fois et à la réalité de la puissance de Mohammed- 
Aly, et à l’intérêt pour la France de soutenir cette puis- 
sance à tout prix. 

Sur le premier point, il V a du vrai dans le reproche; il 
est certain que notre pays, avec sa facilité naturelle d’en- 
gouement, corroborée par les relations brillantes de voya- 
geurs dont l'impartialité pouvait paraître à bon droit sus- 
pecte, a commencé par s’exagérer beaucoup la puissance 
militaire et politique de Mohummed-Aly, que nous dé- 
daignons et déprécions du reste aujourd’hui avec un égal 
excès. Il est certain que, cette opinion exagérée une fois 
admise, il en est résulté une confiance également exagé- 


70 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

réc quant aux moyens de soutenir au besoin le pacha en- 
vers et contre tous, dans la persuasion où nous étions : 
d° que l’on ne se hasarderait pas facilement & employer la 
force contre lui; 2° que, s’il était attaqué, il pourrait 
avec ses propres ressources opposer une résistance assez, 
efficace et assez durable pour nous donner le temps de 
nous retourner. 

Toutes ces illusions, qui n’étaieut que la conséquence 
d’une première erreur, ont dû disparaître devant l’heureuse 
témérité du cabinet anglais et la faiblesse réelle et impré- 
vue du pacha expulsé de Syrie en un clin d’œil. 

Mais quant à la question en elle-même, outre que 
nous persistons à penser qu'elle n’était pas mal posée, 
nous ne voyons pas trop comment on aurait pu la poser 
autrement. Le procès une fuis ouvert, la France, appelée 
à prendre position concurremment avec les deux in- 
fluences rivales qui sc disputent l’Orient, ne pouvait que 
s'établir soit en Egypte, soit à Constantinople, soit sur les 
deux points à la fois. Choisir le troisième mode d'action, 
c’était évidemment ou affronter dès l’abord ce qui est ar- 
rivé, c'est-à-dire avoir tout le monde contre soi, ou bien 
rentrer dans le second mode d'action qui impliquait la né- 
cessité de choisir entre l’alternative de se déclarer pour la 
Russie contre l’Angleterre ou pour l’Angleterre contre la 
Russie. Le gouvernement anglais, qui est, pour me servir 
d’une expression fort juste de M. Thicrs, un gouvernement 
essentiellement entreprenant, proposait dès l’origine à la 
France d’agir de concert contre la Russie; la France ayaut 
refusé, et nous ne voulons pas discuter ici les causes de ce 
refus, il ne lui restait évidemment autre chose à faire 
qu'à laisser les deux puissances se débattre sur un point où 
leurs intérêts sont diamétralement opposés, pour proliter 
de la situation dès longtemps prise par elle en Egypte, 


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IBRAHIM-PACHA. 


71 


et s’occuper surtout de maintenir et de fortifier son influence 
sur ce point. Il e't vrai qu’en agissant ainsi la France s’ex- 
posait au coup de Jarnac que lui a porté la mission de M. de 
Brunow, à Londres; mais, outre que ce coup était difficile 
à prévoir, car il fallait supposer l’Angleterre capable de 
sacrifier un grand intérêt d’avenir à un moindre intérêt du 
moment, la France était toujours sous l’influence de celte 
conviction que, Mohammed-Aly pouvant opposer une résis- 
tance efficace, on hésiterait à employer la force contre lui. 

En somme, et c’est là le grand vice de notre politique, 
on abordait une affaire importante avec la présomption de 
n’y rencontrer aucun péril ; on affichait une prétention 
formelle sans s’être résolu d’avance à tous les inconvé- 
nients qui pourraient résulter des prétentions contraires; 
on spéculait sur la peur des autres, et l’on oubliait de pré- 
voir le cas où les autres spéculeraient aussi sur notre pro- 
pre peur. — Voilà la vraie faute de la Frauce et de son gou- 
vernement. — Pour nous consoler de cette faute, M. Guizot 
ajoute : 

« Mais l’Europe a aussi porté le poids des fautes qu’elle 

a a commises, et soyez convaincus que l’Europe sent au- 
jourd'hui, plus qu’elle ne le sentait il y a deux ans, qu’il 
« n’est pas facile de sê passer de la France. » 

Je crains bien que cette consolation, offerte par M. Gui- 
zot, ne soit encore un effet de cette même présomption 
qui, après nous avoir portés à nous engager légèrement 
dans une affaire, tendrait à nous pousser aujourd'hui à 
nous consoler non moins légèrement d’un échec. Quoi ! 
l’Europe a vu qu’il n’est pas facile de se passer de la 
France ! Mais il me semble que l’Europe a vu tout le con- 
traire; il me semble que l’Europe a vu qu’il suffisait 
d’agir, pour avoir raison de nos bruyantes déclamations ; 
il me semble que l’Europe a vu que, toutes les fois que 


T2 


CONTÊmrORArNS ILLUSTRES. 


l'influence française serait en jeu clans une question grave, 
des gouvernements séparés d’intérêts et de principes pour- 
raient encore, par souvenir des \ieilles coalitions, ajour- 
ner leurs dissentiments mutuels, pour nous réduire à 
un rôle secondaire; qu’en un mol la France était encore 
sous le coup de la position que lui oniraite les mauvais 
jours de 1814 et de 1815. — C’est là, suivant nous, la 
conséquence la plus claire des faits accomplis en Orient; 
c’est cette perspective d’isolement , dans toute question 
un peu grave, qui devrait faire réfléchir profondément 
ceux qui s’en prennent à la pensée immuable , et les 
porter 5 reconnaître que, si le parti pris qu’ils attribuent à 
celte pensée immuable est réel, il pourrait bien n’êlre que 
le résultat de leurs propres folies. Tant que le gouverne- 
ment en France sera obligé d’user toute sa force à se con~ 
serrer , il n’y a pas pour lui possibilité de conduire et de 
mener 5 bien une grande affaire extérieure. Les gouverne- 
ments étrangers connaissent celte situation, et ils agissent 
en conséquence. 


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René et T" 


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OsivxQ 


M. GARNIER-PAGÈS. 

Deux choies sont aujourd’hui également en 
crainte sur leur avenir, le pouvoir et la li- 
berté La France de la révolution n’est 

point assise ni constituée. L’incertitude et la 
confusion régnent encore dans son sein ; le 
bien et le mal, le vrai et le faux, les éléments 
de l'ordre et les semences de l’anarchie y fer- 
mentent encore pêle-mêle et au hasard. 

Guizot. — Des moyens de gouvernement 
et d' opposition, etc., pag. 1 et 3. 


Vfngt'&irs et une révolution nous séparent déjà 
de l’époque où M. Guizot écrivait les lignes qui 
me servent d’épigraphe, et pourtant, si je ne me 
trompe pas, elles sont encore l’expression la plus 
exacte de la situation actuelle. A mesure que le 
pouvoir gagnait en force, en changeant sa base, 
la liberté grandissait d’autant, multipliait ses exi- 
gences, si bien qu’aujourd’hui il y a entre ces 
deux éléments constitutifs de la vie sociale non 

12 


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2 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

pas contre -poids , ce qui serait l’idéal de la per- 
fectibilité humaine, mais guerre déclarée, et, en 
plus d’un point, guerre à mort. A qui la faute ? 
au pouvoir ou à la liberté? Celui-ci incliner a it-U 
au despotisme? celle-là tendrait elle à l’anarchie? 
Là est la quesliou que ma tâche de biographe me 
permet à peine d’effleurer. 

Tout esprit quelque peu droit, qui se met en 
dehors du conflit pour l’embrasser d’un regard 
impartial, est tout d’abord frappé d’une grande 
chose, qui jusqu’ici, au moins en fait, est tout 
entière à l’avantage du pouvoir ; je veux parler 
de l’incohérence et de l’indiscipline de ses adver- 
saires. Jamais peut-être, à aucune époque de no- 
tre histoire, la liberté ne se présenta vêtue d’un 
manteau plus bariolé do systèmes rivaux, de 
théories contraires : avant Juillet , l’opposition 
extra-constitutionnelle était absente ou tout au 
moins lateule; les partis les plus modérés vou- 
laient sans arrière-pensée forcer le gouvernement 
à rester dans la Charte; les plus hostiles s’atta- 

• p 

chaient adroitement à l’y bloquer pour le pous- 
ser à en sortir: mais tous marchaient au combat 

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sous la moine bannière, avec un même mot d’or- 

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M. GARNIER-PAGÈS* 3 

dre et de ralliement, la Charte, Le pouvoir doBna 
dans le piège, fit une sortie et fut vaincu. La ba- 
taille une fois gagnée, les combattants se divisè- 
rent, les uns se contentant de surveiller, de diri- 
ger, d’améliorer la chose conquise, plusieurs 
s’endormant un peu dans les délices de Capoue, 
tandis que les autres, plqs impatients, abandon- 
nant le drapeau, se lançaient par groupes, à l’a- 
venture, vers des conquêtes nouvelles et des pla- 
ges inconnues. 

Deux citations feront mieux apprécier cette 
double situation. Un mois avant la révolution de 
1830, M. Thiers écrivait dans le National, l’or- 
gane le plus avancé de l’opposition, ceci ; « Les 
« peuples sont ordinairement obligés de s’insurger 
« pour avoir la liberté; aujourd’hui, grâce à la 
« Charte, qui met la légalité de notre côté, c’est 
« au pouvoir à s’insurger, et à courir lui-même 
« les chances de l’ipsurrection s’il veut nous enlp- 
a ver la liberté. » Trois ans plus tard, dans le 
même journal, Carrel écrivait : « Nous avons 
« conquis en Juillet irrévocablement le pouvoir 
« représentatif; c’était tout ce que nous pouvions 
« faire, n Puis il ajoutait : « Nous discutons au- 


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CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

“ jourd’ hui pour savoir ce que sera ce gouverne *• 
« ment représentatif. Admettra-t-il des pouvoirs 
« héréditaires, ou seulement et exclusivement des 
“ pouvoirs électif si » Comme on le voit, la ques- 
tion se trouvait déjà déplacée d’un hémisphère; 
et pourtant remarquez avec quel art Carrel, qui 
fera longtemps faute au parti radical, car il pos- 
sédait à un haut degré des qualités rarement 
unies, un cœur généreux, une âme ardente , un 
esprit judicieux et froid; remarquez, dis-je, avec 
quel art, sachant bien qu’il ne suffit pas d’enfiler 
les unes aux autres des banalités déclamatoires 
et de vagues pensées pour faire du prosélytisme 
dans un siècle tout positif, Carrel s’efforce de 
circonscrire et de préciser cette grande question, 
de manière à rendre aussi simple et aussi rassu- 
rant que possible le passage si redouté de la mo- 
narchie à la république. De quoi s’agit-il ? De 
bouleversements? de loi agraire? de pauvres 
indignement exploités par les riches, et récla- 
mant impérieusement leurs droits ? de comité 
de salut public? d 'infâme tyrannie à jeter par 
terre, et autres terrifiantes balivernes? Point du 
toüt; il s’agit de savoir si nous commencerons 


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M. GARNIER-PAGÈS. 5 

par remplacer pacifiquement dans notre consti- 
tution le mot héréditaire par le mot électif. Après 
avoir ainsi porté la discussion sur le terrain le 
plus favorable, Carrel continuait. « Les républi- 
« cains de sentiment ne réussiront à ruiner, dans 
« les convictions de la majorité du pays, les pou- 
« voirs héréditaires, qu’à la condition de se faire 
« des opinions républicaines assez arrêtées, assez 
** précises pour être facilement appréciées du 
a grand nombre, assez larges, assez conscien- 
“ cieuses, assez [morales pour dissiper toutes les 
“ préventions, et offrir à toutes les diversités qui 

t 

« se partagent le pays des gages de liberté. C’est 
« à quoi nous travaillons pour notre compte ; il 
« nous serait facile d'exagérer le sentiment répu- 
« blicaiu, et de demander tout pour le peuple, 
« et par le peuple , sans dire comment le peuple 
« pourra tout faire par lui-même , et où finit et 
« commence le peuple ; nous aimons mieux nous 
« attacher à développer des instituttions qui ne 
« sont certes pas le dernier mot du progrès po- 
« lilique et social , mais qui conduisent pacifi- 
« quement à la réalisation législative de tous les 
« progrès , que les discussions de la presse et le 


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CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


* 

* travail de] l’esprit public pourront succcssive- 
«* ment développer au sein de la nation (1). 

Une polémique ainsi conduite eût pu lutter 
avantageusement contre les répugnances du pays ; 
malheureusement cette position de modérateur, 
au sein d’un parti qui s’appuie généralement sur 
un pribcipe subversif de toute discipline, était 
difficile à tenir; le principe de la souveraineté du 
peuple, entendu comme collection matérielle de 
vingt-cinq millions de souverainetés individuelles, 
portait ses fruits. Chaque membre du souverain, 
pour me servir d’une expressiou de 93, prétendait 
résumer en lui le souverain, parlait haut et ferme 
en son nom , et Carrel était débordé de toutes 
parts. La Tribune , exhumant les théories do 
centralisation oppressive de la Montagne , renou- 
velait contre Carrel la vieille accusation de fédé- 
ralisme sous laquelle succombèrent les Giron- 
dins. * Vous prêches, lui disait-elle, un système 
« mortel au pays ; vous rapetissez l’esprit pu- 
k blic à toutes les misères d’un individualisme 
« sans puissance et sans unité; vous vous posez 
« comme une supériorité intellectuelle qui pro- 

(1) National du 16 mai 1835. 


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M. GARNIER-PAGÈS. 7 

« fesse et qui n’apprend pas : le temps des grands 
“ seigneurs est passé. » Puis venait la Société des 
Droits de l’Homme, qui, laissant bien loin derrière 
o\\e le National , la Tribune et la Montagne, 
ressuscitait Babœuf, et lançait un manifeste où 
elle déclarait que « la nation française, étant eû 
« masse propriétaire du sol qu’elle habite, 

« avait seule le droit d’en fixer la répartition 
« entre ses membres. » Ces trois couleurs prin- 
cipales se subdivisaient en nuances nombreu- 1, 
ses, et chaque forme de gouvernement démocra- 
tique , depuis le système américain jusqu’à 
l’organisation primitive de la tribu , trouvait 
des défenseurs ardents , exclusifs , et récipro- 
quement hostiles. A ces discordantes clameurs 
les partis dépossédés mêlaient leurs voix discor- 
dantes ; la Gazette de France , dépouillant ses 
grands airs du temps de M. de Villèle, faisait les 
yeux doux au Peuple Souverain , lui proposait 
une transaction à l’amiable , en lui demandant de 
vouloir bien rayer comme nul et non avenu lè 
Serment du Jeu de Paume, rien que cela, et de 

f 

dater ensemble des Fiais Généraux , quitte à 
s’arranger ensuite pour luiuieux sur tout le teste 


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â CONTEMPOBAINS ILLUSTRES. 

« li n'y a, disait mielleusement la Gazette, qu’une 
« différence eDlre nous et le National : c’est qu’il 
*« approuve l’usurpation de l’Assemblée consli- 
« tuante, et que uous l’avons toujours condamnée. 
a — C’est-à-dire, répliquait le National, le cha- 
* peau sur l’oreille , c’est à-dire que la Gazette 
« est pour l’ancien régime, et nous pour la Révo- 
•• lution : il n’y a pas plus de différence que cela 
« entre elle et nous (1). » D’autre part, les puri- 
tains du légilimisme tonnaient contre ces conces- 
sions à l’esprit révolutionnaire, et parlaient do 
remonter jusqu’au delà de Richelieu, ce premier 
et odieux niveleur ; enfin quelques têtes privilé- 
giées découvraient dans le génie dominateur do 
Napoléon une idée fixe de liberté, et alors naissait 
je uc sais quelle théorie démocratico-prétorienne 
intitulée système napoléonien ; ensuite venaient 
les Socialistes. Le Saint-Simonisme, à peine né, 
commençait par décréter l’abolition de la pro- 
priété, de l’hérédité et de la famille ; proposait 
de mettre la société tout entière à la refonte, en 
promettant do tirer du creuset une nation modèle, 

constituée avec ordre, harmonie, hiérarchie, sous 

» 

(t j National, octobre 1833. 


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M. GARNIEE-PAGÈ£. 9 

l’omnipotence distributive d’un gouvernement 

théocratiquo chargé d’assigner à chacun selon sa 
capacité et à chaque capacité selon ses œuvres. 
« Erreur et déception que tout cela! s’écriaient 
les Phalanstériens ou Fouriéristes ; vous , Ba- 
bouvistes et Saint-Simoniens, vous êtes des fous. 
En fait, vos théories nous précipiteraient dans 
des voies do destruction dont le terme ne pour- 
rait être que le retour à l’état sauvage ; en droit , 
même le plus absolu, abolir la propriété serait 
remplacer une usurpation par une autre usurpa- 
tion. La constitution actuelle de la propriété est 
à la vérité entachée d’un vice, en ce sens que le 
capital créé , c’est-à-dire le sol rais en état de 
culture, qui représente un travail fait , et qui 
par conséquent appartient légitimement à ses pro- 
ducteurs ou à leurs héritiers, a usurpé le capital 
primitif, c’est-à-dire le fonds , la terre, qui est 
la propriété générale de l’espèce; mais l’espèce, 
à son tour, ne saurait avoir aucun droit sur une 
production qui n’est point son fait et qui est au- 
jourd’hui inséparable du capital primitif ; d’où 
il suit que le seul moyen de légitimer complète- 
ment la propriété en théorie, et de la prémunir 



10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

en fait contre toutes les chances de révolution, 
c’est de porter remède à l’état précaire et misé- 
rable des Masses non possédantes, en établissant 
pour elles un juste équivalent , le droit au tra- 
vail, droit qui jusqu’ici ne leur a jamais été ga- 
ranti par la société. Quant à vous , radicaux, lé- 
gitimistes, napoléoniens, réformateurs politiques 
de toutes les couleurs, vous n’êtes que des ambi- 
tieux; sous prétexte de bien public vous n’aspirez 
qu’à donner le pouvoir à vous ou à vos hommes. 
Voilà soixante ans qu’une école absurde identifie 
le génie du progrès avec l’esprit révolutionnaire, 
qui ne sert au contraire qu’à agiter, à exténuer 
les nations et à empêcher l’étude et la réalisation 
des progrès réels * c’est-à-dire de ceux qui ont 
pour côhséqitenco l’augmentation du bien-être 
général* Il est temps de mettre fin à tous ces 
vains combats de l’arène politique ; il ne s’agit 
plus ni de loi agraire, ni de république, ni de 
changement de dynastie, ni de suffrage universel ; 

11 s’agit d 'organiser l’industrie de maoière à as- 
surer aux prolétaires ce droit au travail que la 
société ne saurait leur refuser sans injustice et 
sans danger, üb problème que nous posons est 


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M. GAHRIER- PAGÈS. J fl 

essentiellement pacifique; le voici : Ehlnt donnés 
los intérêts du capital , du travail et du latent , 
tels qu’ils existent dans les combinaisons prose»-* 
tes, trouver un mode de combinaison supérieur 
également avantageux à ces trois ordres d’inté- 
rêts, qui : 1° les concilie en les associant ; 2° les 
attire dans un système d’organisation du travail 
capable d’augmenter considérablement la faible 
production qui résulte des fausses combinaisons 
présentes; 3° enfin, répartisse l ’ augmentation de 
la richesse sur toutes les têtes en proportion du 
concours fourni soit en capital, soit en travail , 
soit en talent, par chacun des ayants droit. Main- 
tenant voici notre plan (1) : lisez, comprenez si 
vous pouvez. Abandonnez vos funestes débats 
politiques, occupez-vous de remplacer vos bour- 

(I) On comprend que je ne puis exposer ici au long la 
théorie de Fourier, théorie passablement compliquée, bi- 
zarre, un peu éclaircie aujourd’hui par les travaux de scs 
disciples, et curieuse à étudier. Il y a là des choses dont là 
société devra faire son profit lAt ou tard. Il est bien entendu 
aussi que, dans tout ce qui précède, je ne suis que l’éditeur 
inesponsable de s idées phalanstérienncs que j’ai résumées 
de mon mieux. Je renvoie ceux qui voudraient en savoir da 
vantage à l’ouvrage fort remarquable de M. Considérant 
intitulé Drainée socialr. C’est Fourier débrouillé et misa 
la portée de tout le monde. • . ..... 


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12 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

gadôs mal construites par des palais plus beaux 
que le château de Versailles ; des phalanstère* où 
vous travaillerez et vivrez magnifiquement en fa - 
milles associées ou Phalanges. Pour vous ensei- 
gner le moyen de devenir tous heureux et riches 
comme des Crésus , nous ne vous demandons 
qu’une lieue carrée de terrain et des actionnai- 
res. » 

Ainsi parlaient et parlent encore les disciples 
do Fourier : ils ont fait, dit-on, beaucoup do 
prosélytes et très-peu d’actionnaires (1). 

Au milieu de cette explosion de systèmes qui sui- 
vit de près la révolution de Juillet, la France, ahu- 
rie, commença par se boucher les oreilles , et se 
tinta elle-même à peu près ce langage: «Il parait 
que je suis très-malade, puisque tous ces gens-là 
s’accordent à me le dire. J’ai pris cependant en 93 
un terrible bain de Jouvence, et depuis j’ai passé 
par bien des mains; que de médecins sont venus 
tour à tour à moi en se disant : Faciamus expe - 
rimenlum in anima vili; et moi, confiante, cu- 
ti) Cependant, depuis le temps où j’écrivais ces lignes, 
un journal quotidien, fondé sous le titre de la Démocratie 
pacifique, pour servir d’organe aux idées socialistes, a pris 
dans la presse un rang distingué. 


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M. GARNIER-PAGÈS. 13 

rieuse ot mobile que j’étais, je les ai tous accueil- 
lis et abandonnés avec le même sourire. Ils m’ont 
fait avaler du sang, de la gloire, do la honte, des 
larmes; ilsm ont nourrie de terreur nauséabonde, 
de républicanisme frelaté , de despotisme agréa- 
ble au goût, mais énervant, d’absolutisme mitigé, 
mais insipide; et me voilà maintenant fortifiée 
d un côté, affaiblie de l’autre, capricieuse tou- 
jours, mais un peu fatiguée; me voilà, après de 
longs détours, revenue presquo à mon premier 
régime, celui de 89.... Irai-je encore me livrer 
à des espérances tant de fois déçues ? Reposons- 
nous, et attendons. » Le médecin en pied, c’est-à- 
dire le pouvoir né de Juillet, sut habilement met- 
tre à profit ces dispositions de la France; il l’é- 
pouvanta do ce choc tumultueux do passions ef- 
fervescentes. * Gardez-vous, lui dit-il, do tous ces 
empiriques, ce sont autant d’empoisonneurs; ils 
vous crient que vous êtes au plus mal, iis vous 
trompent : vos souffrances, vos agitations ne sont 
qu’éphémères ; elles tiennent au mauvais régime 
que vous avez suivi jusqu’ici ; votro tempérament 
est sanguin-nerveux, et depuis tantôt un demi- 
siècle on no vous traite qu’avec des saignées à 


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14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

blanc, des excitants ou des émollients; nous al- 
lons vous composer un petit régime mixte qui 
vous ira au mieux; nous vous prescrirons du repos 
modéré , du mouvement modéré , du progrès me- 
déré. Laissez-vous faire, et vous aurez de la santé 
pour trois mille ans. » Moitié conviction, moitié 
indolence, la Franco, un peu blasée en matière 
de révolution, croisa les bras et se laissa faire. 

Ce que voyant , les partis, qui n’aiment pas à 
attendre, so mirent en tête de chasser le médecin, 
de s’emparer du malade par la force et de l’opé- 
rer malgré lui. Radicaux de toutes les nuances, 
légitimistes, napoléoniens, malgré les remontran- 
ces de quelques-uns des leurs mieux avisés, vin- 
rent tour à tour s’épuiser en assauts malheureux ; 
le pouvoir tint bon, les repoussa vigoureusement, 
et la France effrayée ne se fit pas trop prier pour 
sortir de son apathie et donner contre eux un 
coup de main. Vaincus dans la lutte, les partis , 
au lieu de commencer par s’entendre , sinon en 
bloc, au moins dans leurs camps respectifs, pour 
entrer ensuite dans la voie de l’enseignement, de 
la persuasion , se rejetèrent dans la déclamation 
contradictoire Ils s’y usaient, lorsque la Gazette 


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M. GARNIER-PAGÈS. 15- 

de France eut l’heureuse idée do manipuler dans 
ses bureaux et de mettre à l’ordre du jour uu 
spécifique unique; on se le passa de main eu 
main, et bientôt toute l’opposition extra-constitu- 
tionnelle n’eut plus qu'un seul et même cri , le 
suffrage universel ! Je déclare que je suis peu 
enthousiaste de la loi électorale actuelle ; je re- 
connais qu’elle admet quelques zéros et exclut 
beaucoup déchiffrés (1). Les partisans du suffrage 
universel ont trouvé un excellent moyen do re* 
médier à cet inconvénient. Ils élèvent d’emblée 
tous les zéros à l’état de chiffre ; de telle sorte 
qu’en faisant fonctionner leur critérium arith'- 
métique de vérité, de justice et de raison, comme 
les zéros, chiffrés ou non, sont toujours en réalité 
des zéros , on arriverait trois fois sur une à des 

(1) Un état social ne doit pas s'envisager sous la forme 
d’une collection inerte et brute d’individus, mais bien d’une 
collection d 'intérêts et d'idées dont la représentation consti-* 
tue la volonté raisonnée d’un peuple, o’est-à-dire l’eipression 
complète et vraie de sa souveraineté ; car celui-là seul peut 
vouloir qui sait ce qu'il veut et pourquoi il veut, et celui- 
là seul peut vouloir, dans l'intérét de tous, qui a un intérêt 
commun à tous. J’appelle donc zéro électoral tout homme 
qui ne possède absolument que l'un des deux attributs so- 
ciaux, la propriété eu l' intelligence, à plus forte raison celui 
qui ue possède ni l'un ni l’autre. 


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16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

résultats merveilleux dans le genre de celui-ci : 
10 chiffres ajoulés à 90 zéros l’emportent sur 99 
chiffres. Les radicaux devraient bien nous cher- 
cher quelque chose de mieux. Quoi qu’il en soit, 
le suffrage universel est pour eux une bonne trou- 
vaille. Jusqu’ici fractionné, perdu dans le vague, 
ou compromis dans la rue, ballotté sans cesse de 
l’offensive à la défensive, le parti s’effaçait do 
plus en plus aux yeux du pays; le voici mainte- 
nant avec un point d’appui légal, et un mot de 
ralliement qui lui donne au moins l'apparence do 
l’unité ; malheureusement l’unité n’est que factice. 
Soulevez le voile, et l’anarchie morale ressort 
dans toute sa laideur ; tous entendent de la même 
manière, ou à peu près, le suffrage universel ; 
mois dans quel but ? Ici commencent les diver- 
gences : laissons parler M. de Cormenin. a II y 
« en a qui se contenteraient de changer encore 
*« une fois de roi, pour essayer si cela irait peut- 
« être mieutx; d’autres voudraient tout de suite 
« la république; d’autres la voudraient, mais plus 
« tard ; ceux-ci désireraient qu’on consultât le pays, 
« qui n’a jamais été véritablement consulté depuis 
a bientôt une quarantaine d’années, et que l’on fit 


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17 


M GÀRNlIiR-PAGKS. 

« ce que désirerait la majorité des citoyens (1). *» 
Et M. deCormenin s’arrête là; c’est bien discret : 
continuons. Il y a trente-six manières d’entendre la 
république, et il y a encore aujourd’hui, comme 
après Juillet, trente-six espèces de républicains; 
les uns tiennent pour la république de Carrel ; c’est 
la plus claire et la plus raisonnable ; la voici : 

« Nous répéterons donc, afin que la Tribune 
« n’en doute pas, que nous sommes toujours pour 
« le gouvernement représentatif, contre la mon- 
« archie et contre Y anarchie; que nous voulons 
« ce gouvernement représentatif, composé d’un 
« pouvoir exécutif, d’un pouvoir législatif, et d’un 
« pouvoir judiciaire indépendants l’un de l’autre; 
« — que nous tenons pour les deux degrés de dis- 
« eussions législatives , c’est-à dire pour deux 
«chambres; — que nous désirons voir s’établir 
« un pouvoir exécutif, un, électif, responsable, 
«amovible, jouissant d’une plus grande latitude 
« pour gouverner qu’un premier magistrat hé- 
« réditaire, gouvernant en un mot de sa personne, 
« pour sortir des fictions et prendre les choses 
«comme elles sont; que nous ne reconnaîtrons 

(1) Orateurs parlementaires , t. II, page 158, 


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18 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

« qu’à une assemblée extraordinairement convo- 
« quée, et représentant la France aussi complète- 
« ment que possible , le droit de parler au nom de 
«la souveraineté nationale, d’exercer le pouvoir 
« constituant, et de servir de transition entre 
« l’ordre de choses actuel et celui que nous dési- 
« rons. ** 

Après la république de Carrel vient celle de la 
Tribune, composée d’une Convention et de je ne 
sais quelle anarchie de comités. La Revue du 
Progrès est pour la souveraineté absolue d'une 
assemblée; la république des Babouvistes m’étant 
peu familière, je n’en parlerai pas; certains ré- 
publicains s’accommoderaient assez volontiers de 
deux ou trois consuls : j’en ai vu qui étaient pour 
le Directoire; ceux-ci entendent le fédéralisme à 
la manière des cités grecques; ceux-là à la ma- 
nière des Etats de l’Union américaine, et tous se 
figurent qu’ils sont girondins, ce qui est parfaite- 
ment faux. J’en ai rencontré quelques-uns, les plus 
jeunes, qui disaient gravement que le système 
de Marat avait du bon , savoir : un dictateur , 
le boulet au pied (1), faisant tomber cent mille 

(1) Expressions de Marat. 


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' M. GARNIBB-l’AGÈS. 19 

têtes sous le rasoir national : ceux-ci sont les 
moins dangereux. D’autres enfin, et c’est lo plus 
grand nombre, républicains de collège, jeunes 
hommes bien doués, au noble cœur, à la tête ar- 
dente, font de la république leur premier amour ; 
cet amour s’affaiblit et s’efface à raesuro qu’arri- 
vent les autres. A ceux-là no demandez pas lo 
pourquoi et lo comment des choses ; ils ont ce que 
Carrel appelait des sentiments républicains, iis 
n'ont pas d'opinions républicaines. 

Ainsi donc, pour toute la partie doctrinale et 
d’enseignement, le radicalisme est encoro d’une 
faiblesse extrême; des œuvres de négation pure, 
des pamphlets spirituels et acerbes comme ceux 
de M. de Cormenin , ou éloquents et sauvages 
comme ceux de M. de La Mennais, machines de 
guerre plus ou moins meurtrières, ne suffisent 
pas pour faire l’éducation d’un pays , point trop 
amoureux à la vérité du présent, mais qui se sou- 
vient du passé , et n’est pas disposé à se livrer 
sans savoir où on le mène. Restent quelques rares 
fragments éparpillés dans des revues, d’assez 
bonnes idées sur l’amélioration des classes pau- 
vres et l’organisation du travail ; et encore ces 


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20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

idées sont empruntées aux phalanstèriens , qui 
les revendiquent, et soutiennent que toute révo- 
lution, loin d’être propice, est éminemment con- 
traire à leur application. Quand on pense aux 
grands et sérieux travaux que l’école gouverne- 
mentale mixte, appelée constitutionnelle, a pro- 
duits depuis cinquante ans, tant en France qu’en 
Angleterre, on peut dire hardiment que l’école 
républicaine moderne, en tant qu’elle sera non 
plus seulement révolutionnaire, c’est-à-dire im- 
puissante à fonder, mais organisatrice, utilitaire, 
bienfaisante, est encore à naître (1). 

En passant des idées aux hommes on retrouve 
la même incertitude, la même anarchie, le même 
chaos. Les individualités élevées ne manquent pas, 
mais elles ne représentent qu’elles-mêmes ou à 
peu près ; et pourtant, si les partis radicaux étaient 
disciplinaires, ils ont dans leur sein un homme 
très propre à opérer entre eux cette œuvre de 
fusion, de conciliation, dont Carrel poursuivait 
avec tant de difficulté l’accomplissement, et à 

(!) A moins toutefois que l’opinion radicale ne consente, 
ce dont je doute très-fort, à reconnaître comme siens des ou- 
vrages d’une démocratie large, réfléchie, patiente, dans le 
genre du beau livre de M. de Tocqueville. 



M. GARNIER-PAGÈS. Si 

leur imprimer cette unité de pensée qui constitue 
la force et assure l’avenir d’un parti. Cet homme, 
c’est M. Garnier-Pagès (1). 

M. Garnier-Pagès n’est ni un orateur brillant, 
ni un écrivain de première force ; je crois mémo 
qu'il écrit peu ou point ; mais il possède à un haut 
degré ce sens praiique, cette science des hommes 
et des affaires qui me semble être le côté faible 
de ses coreligionnaires même les plus distingués. 
Joignez à cela un grand zèle, uue foi vive et sin- 
cère, un esprit d’un tour arrêté sans être roide, 
comme l’était un peu celui de Carrel, une mora- 
lité publique et privée à touto épreuvo, une par- 
faite urbanité de ton et do manières, et vous au- 
rez uue physionomie politique à la fois simple, 
pure, calme et sévère, qui ne manque pas d’un 
certaiu attrait. La vie politique do M. Garnier- 
Pagès est peu fournie d’incidents et de contrastes; 
elle a cet avantage, que M. de Maistre jugeait si 
précieux et si rare, de n’être qu'une. Nous allons 
la parcourir rapidement. 

(1) Ceci était écrit avant U mort de M. Garnier-Pagès 
je n’y changerai rien, et me contenterai de compléter celte 
notice par quelques lignes ajoutées à la fin. 


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22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

Éliennc-Joscph-Louis Garnier-Pagès est né à 
Marseille, le 27 décembre 1801, d’une honnête 
famillé de bourgeoisie ; à sa sortie du collège il 
vint à Paris faire son droit ; reçu avocat, il dé- 
buta au barreau d’une manière assez médiocre. 
La faiblesse de son organe, la sobriété de sa pa- 
role de penseur, son goût prononcé pour les hau- 
tes études de philosophie et de droit public lui fi- 
rent bientôt abandonner une carrière pour la- 
quelle il n’était point né, et il se voua dès lors 
exclusivement au travail du cabinet , non sans 
prendre une part active à toutes les émotions de 
cette jeunesse libérale qui dévorait le Constitu- 
tionnel et se pressait autour des tribuns parle- 

à 

mentaires de la Restauration. Toutefois, les amis 
de M. Garnier-Pagès se rappellent encore que, 
déjà à celte époque, alors que les noms de Foy, 
de Manuel, de Royer-Collard, étaient le nec plus 
ultra du grand, du beau, du démocratique, le 
jeune radical en herbe, sans donner dans les fan- 
tasmagories du carbonarisme, se montrait avare 
d’enthousiasme et ennuyé parfois de ces passes 
d’armes à fer émoussé sur le terrain circonscrit 
du droit dtoin. Il faisait alors partie de la société 


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M. GARNIER-PAGÈS. 23 

coDstitutiooDelle Aide-toi, le ciel V aidera, con- 
jointement avec M. Guizot et autres. 

Après avoir été un des combattants actifs de 
Juillet et partagé l’effervescence des trois jours, 
il 6e rallia d’abord à l’utopie monarchieo-répu- 
blicaine du général Lafayettej la société Aide- 
toi, le ciel t'aidera, ayant subi une transforma- 
tion analogue, fut désertée par les constitution- 
nels purs, et M. Garnier-Pagès en prit la direc- 
tion. Il dut à cette position d’étre présenté comme 
eandidatau collège électoral delacôte Saint-André 
(Isère), où il fut élu député le lendemain même 
du jour où il venait d’atteindre ses trente ans. 

A partir de ce moment la carrière de M.Gar- 
nier-Pagès se résume en une lutte infatigable 
qu’il soutint, en grandissant toujours, contre les 
quatorze ministères qui se sont succédés depuis 
et y compris celui du l e r mars. 

Ces combats de tribune sont mêlés de quelques 
incidents extérieurs que jetais d’abord signaler, 
pour ensuite embrasser du regard une carrière 
.parlementaire que je ne puis analyser ici en dé- 
tail. 

L’extrême gauche actuelle est, ainsi que je l’ai 


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24 CONTEMPORAINS ILLUSTRES, 

dit ailleurs, sortie tout entière des flancs du 
Compte-Rendu. Celte époque intermédiaire, qui 
sépare la -mort de Casimir Périer delà formation 
du ministère du 11 octobre, renferme une des 
crises les plus périlleuses qu’eut à traverser le 
gouvernement de Juillet. Qu’était-il advenu en 
1830? Une protestation signée de 221 députés, 
dont un tiers, absent de Paris, n’adhéra qu’après 
la victoire , avait été suivie d’une bataille de rue 
et du renversement d’une dynastie. Qu’advenait-il 
deux ans plus tard ? Une sorte de protestation, 
sinon aussi fondée en droit, au moins aussi éner- 
gique dans la forme, était signée par 1 40 députés 
et suivie également d’une bataille de rue. En fait, 
la vigueur du pouvoir fit peut-être toute la diffé- 
rence, et le sort des armes laissa dans -le vague 
cette pièce intitulée Compte-Rendu , que Carrel 
appela, avec beaucoup de sens et do finesse, une 
déclaration de neutralité entre la république et 
la monarchie. Au nrement de la signature, de 
grands débats eurent lieu au sein de la réunion 
Laffitte : les plus prudents redoutaient les con- 
séquences d’une scission aussi éclatante. M. Gar- 
nier-Pagès défendit chaudement la mesure ; et, 


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AI. GARNIER-PAGÈS. 25 

après la bataille , l’autorité crut devoir lancer 
contre lui un mandat d’amener. Il protesta d’a- 
bord, et se déroba aux poursuites, en déclarant 
que, vu la mise en état de siège et la juridiction 
exceptionnelle attribuée au conseil de guerre, 
il ne se présenterait devant la justice que lorsque 
force serait rendue à la loi. Il comparut, en ef- 
fet, après l’arrêt de la cour de Cassation , et la 
chambre des mises en accusation reconnut qu’il 
n’y avait pas lieu à suivre. 

Alors naquit l’extrême gauche. La victoire du 
pouvoir, en juin, annihila le parti du Programme 
de PHôtel-dc-Ville, en monarchisant définitive- 
ment la plus grosse part des signataires du Compte- 
Rendu et en radicalisant l’autre. Cette dissolu- 
tion ne tarda pas à se manifester à la tribune ; 
ainsi, dès la session suivante, à la discussion de 
l’Adresse, M. Odilon Barrot, parlant au nom de 
l’opposition tout entière , prononçait souvent , 
comme à son ordinaire, le mot nous. « La Cham- 
« bre sent, dit M. Garnier-Pagès en montant à son 
« tour à la tribune, que, s’il est des hommes qui, 
« dans un parti , dans l’opposition, par exemple, 
« ont le droit de dire constamment nous, et à 


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Ï6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

« cause de leur talent cl à cause de leur position 
« politique, il fen est d’aulres qui, lorsqu’ils par- 
« lent, ne peuvent parler qu’en leur propre nom i 
u et, avant tout, je dois dire que je me trouve 
« dans ce cas. *> C’était une manière modeste 
d’annoncer à la Chambre le fractionnement de la 
gauche. — • M. Garnier-Pagès continue, et divise 
les partis en légitimistes, constitutionnels de Juil- 
let, et puis.... (le passage était difficile à franchir ; 
la victoire de juin avait rendu les oreilles cha- 
touilleuses) et puis « ceux qui pensaient alor» et 
« pensent peut-être encore aujourd’hui que la 
« souveraineté du peuple ne doit pas être tra- 
in duite en langage parlementaire, mais appli- 
» quée dans toute son étendue. » C’était un peu 
tortueux, et pourtant clair ; ce fut ainsi que l’ex- 
trême gauche se classa définitivement à la Cham- 
bre par la voix de M. Garnier-Pagès. Là-dessus, 
hourra général. Dès le lendemain, un ex-signa- 
taire du Compte-Rendu. M. Jollivct, interpelle 
vivement le jeune député sur la question de sa- 
voir s’il accepte, oui ou non, la constitution. 
M. Garnier-Pagès se lire fort adroitement du 
mauvais pas. 


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M. GARNIER -PAGÈS. tl 

« Messieurs, dit-il, en venant dans cette Chambre, je me 
suis placé dans la constitution : comme opinion philoso- 
phique traduite dans le pays par des pensées qui reçoivent 
plus ou moins d’étendue , j’ai pu et dû dire qu’il exis- 
tait un parti qui voulait la sou veraineté du peuple appliquée 
dans toutes ses conséquences.... Je déclare que jamais, 
dans aucun cas, je ne devancerai le vœu du peuple , ni ne 
voudrai lui imposer un gouvernement de minorité ; mais, 
je le déclare également, si, par une mauvaise administra- 
tion , le peuple était conduit, lui peuple, à faire ce qu’il a 
fait en juillet , comme alors je serais avec le peuple et pour 
le peuple... (Interruption). Si on me laissait continuer, on 
verrait ma pensée tout entière. Jusque-là, renfermé dans 
les limites de la constitution, je me servirai de cette con- 
stitution et des lois pour travailler dans l'intérêt de ceux 
qui devraient avoir des droits politiques et qui n’en ont 
point. Pourcilerun exemple, je demanderai la plus grande 
extension possible du droit électoral * 

Quant à mes liaisons avec ceux qu’on appelle sé- 
ditieux, voulez-vous les connaître? (Mouvement.) Je dois 
le dire, j’ai vu un grand nombre de citoyens partisans de 
la souveraineté du peuple, qui, mécontents de la marche du 
gouvernement, entourés d’hommes qui pensaient comme 
eux , croyaient que la France entière appréciait comme eux 
l’ensemble des actes du pouvoir. Pour moi , placé d’une 
manière plus favorable pour connaître les opinions de la 
France et pour savoir ce qu’on pense, mieux qu’eux, et 
mieux peut-être que la plupart d’entre vous (rires).... je 
dis peut-être, et cependant, à cause de mes nombreuses 
relations, j’ai la certitude que je puis , mieux que la plu- 


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28 


CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 


part d’entre vous, apprécier la véritable situation du pays, 
j'ai senti, aussi bien que qui que ce soit, que les émeutes, 
les perturbations ne peuvent que retarder l’élan de la li- 
berté ; et j’ai profité de ma vie de jeune homme , et des re- 
lations que j’ai avec un grand nombre de jeunes gens , pour 
leur faire comprendre la situation du pays comme je la 
comprenais moi-même. Je leur ai dit : Vous voulez la li- 
berté; elle régnera, parce que la France la veut, parce 
que nous sommes à une époque où tous les efforts des gou- 
vernants ne sauraient nous empêcher de l’obtenir. Quant 
à la souveraineté du peuple, attendez que la nation com- 
prenne bien ce principe, et alors elle saura substituer sa 
volonté à des fictions. Attendez que ce jour soit venu. » 

J’ai choisi cette citation un peu longue, parce 
qu’elle me paraît suffire à donner une idée de la 
manière de penser de M. Garnier-Pagès , et sur- 
tout de sa manière de conduire sa pensée. Placé 
dans une position difficile, il a l’art de dire tout 
ce qu’il veut dire sans blesser les susceptibilités 
constitutionnelles, même les plus irritables; 
aborde toutes les questions, et sait être à la fois le 
député radical le plus tenace et le mieux supporté 
de la Chambre. 

On n’a pas oublié, sans doute, les alterca- 
tions qui s’élevèrent en 1833, après l’arrestation 
de la duchesse de Berry, entre les républicains et 


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M. GABN1ER-PAGÈS. 29 

les légitimistes: ceux-là s’exprimaient sur le pro- 
saïque incident de Blaye d’une manière assez 
peu révérencieuse ; ceux-ci, furieux par incrédu- 
lité d’abord et par amour-propre ensuiie , au- 
raient voulu clore toutes les bouches et fermer 
tous les yeux : bref, on se fâchait , les cartels 
s’échangeaient, les duels se multipliaient, lors- 
que M. Garnier-Pagès s’adjugea un petit rôle che- 
valeresque qui eût fait venir l’eau à la bouche à 
Carrel s’il n’eût déjà été fort occupé de son côté ; 
il alla droit à M. Berryer, et lui proposa , ou 
de mettre fm à ces rencontres en les désapprou- 
vant formellement, ou de vider avec lui la question 
eu champ-clos. C’était un peu ambitieux ; on s’ex- 
pliqua fort heureusement et fort loyalement; les 
deux chefs de file se donnèrent la main, les pro- 
vocations cessèrent, et tout fut pour le mieux. 

M. Garnier- Pagès doit à son zèle à payer ainsi 
de sa personne dans toutes les occasions ou il a pu 
être utile à son parti, soit devant les tribunaux, 
soit à la Chambre, soit ailleurs , d’être un des 
hommes les plus populaires et les plus aimés en- . 
tre toutes les notabilités démocratiques. Partout 
dans ses voyages, à Lyon, à Saint-Etienne, à Mar- 


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30 CONTEMPORAINS IM.USTRES. 

seille , il a été accueilli et fété avec un véritable 
enthousiasme. C’est dans un immense banquet de 
plus de deux mille personnes, qui lui avait été of- 
fert à Lyon, qu’il prononça ce mot souvent répété 
depuis : « Il ne s'agit pas de couper les pans des 
« habits pour en faire des vestes, mais d’allon- 
« ger les vestes pour en faire des habits. » La 
pensée est noble, simple et belle. C’est là, en effet, 

* le but vers lequel doit tendre tout homme de cœur, 
qu’il agisse par la plume ou par la parole, si 
grande ou si petite que soit sa force. Mais, hélas! 
je voudrais bien que M. Garnier-Pagès nous don- 
nât au plus vite sa recette; et si par hasard elle 
était dans le suffrage universel, je confesse que 
je l’attendrais encore. 

Quoi qu’il en soit, M. Garnier- Pagès est 
un des hommes les plus attrayants du parti radi- 
cal ) il prend son rôle au sérieux : pour lui ce 
n’est pas seulement affaire d’habitude , de va- 
nité, ou d’ambition : c’est une véritable mission 
qu’il poursuit avec une opiniâtre persévérance. 
D’autres s’endorment volontiers sur leurs bancs 
à Pextrêmè gauche ; l’opposition est pour eux une 
siuécüre exempto de soucis et largement rétribuée 


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M. GARNIER-PAGÊS. 31 

en popularité. Ils vivent sur leur passé, sur eur 
nom ou sur la couleur de leur boule, ou encore, 
s’ils parlent une fois par hasard , iis ressemblent 
beaucoup à certains royalistes fervents de la Res^ 
tauration.qui, pour toutargument, se frappaient 
la poitrine en criant : Vive le roi ! Ils lèvent les 
yeux au ciel, crient : Vive la liberté ! et tout est 
dit. Tel n’est point M. Garnier-Pagès : au lieu de 
sabrer les questions pour ne pas se donner la 
peine de les étudier, il les aborde avec mesure, il 
y entre avec lenteur, il les pénètre, il les par- 
court en tous sens, et s’il s’attache plus parti- 
culièrement à un côté, comme c’est son droit, il 
n’est point tellement exclusif qu’il ne sache au be- 
soin comprendre ce qu’il n’aime pas, et faire des 
concessions pour être plus fort. C’est dans les 
questions de finance surtout qu’il a développé à un 
haut degré cette faculté d’investigation laborieuse, 
sagace et patiente ; et l’on est d’autant plus étonné 
de sa supériorité sur ce point , quand on sait 
que ces matières difficiles n’avaient pas été pour 
lui l’objet d’études spéciales avant son entrée à 
la Chambre ; il s’est mis à leur niveau à mesure 
qu’elles se présentaient. Un mois avant la dîs- 


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32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

cussion, il allait, venait, furetait, cherchait aux 
quatre coins de Paris des documents propres à 
former et à étayer son opinion ; rajustait, tra- 
vaillait, coordonnait le tout dans son esprit, et 
quand venait le jour du combat, vainqueur ou 
vaincu, il en sortait toujours avec honneur. 

Tous ces travaux multipliés n’empêchent 
pas M. Garnier-Pagès de quitter parfois sa re- 
traite pour prendre sa part des distractions du 
monde, soit dans les salons, où il se montre, di- 
sent ses amis, spirituel, affable, simple et gai ; soit 
même dans la grande allée des Tuileries, où vous 
pourrez le rencontrer lorgnant les dames , avec 
sa figure pâle, allongée, grave et douce, sa grande 
taille, son paletot et ses lunettes, le premier jour 
qu’il fera un beau soleil. 

Maintenant, dans quelle classe de républicains 
faut-il ranger M. Garnier-Pagès? Est-il girondin, 
montagnard, anglo-américain? etc. Je serais fort 
embarrassé pour résoudre cette question. Ce que 
je sais bien, c’est qu’il n’est ni babouviste, ni fédé- 
raliste, ni maratiste, ni auarchiste, ni extravagant ; 
je le tiens pour un de ces croyants sincères qui 
s’enferment dans leur foi et qui espèrent un peu 


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M. GARNIER-PAGÈS. 33 

vaguement, mais qui espèrent; un de ces démo- 
crates calmes, qui savent qu’il ne faut pas violen- 
ter le temps de peur de lui faire rebrousser che- 
min ; un de ceux qui, pour me servir de l’expres- 
sion de M. de Cormenin, voudraient la république, 
mais plus lard (1) 


M. Garnier-Pagès montrait pour les affaires 
une aptitude de plus eu plus remarquable; chaque 
jour il gagnait en talent, en convenance de pa- 
role et en autorité. Plusieurs fois la Chambre, 
malgré son peu de sympathie pour les doctrines 
politiques de cet honorable député , avait rendu 
hommage à son zèle laborieux, à ses lumières , à 
son désintéressement et à son patriotisme, en lui 
confiant la mission de rapporteur dans les ques- 
tions d’affaires les plus importantes ; et il avait 
rempli sa tâche de manière à acquérir de nou- 

(I) La première édition de cette notice se terminait ici par 
la citation d’un discours qu’une erreur des tables du Moni- 
teur m'avait fait attribuer à SI. Garnier-Pagès, et qui, en 
réalité, était de M. Pagès (de PAtiége). 


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34 COIfTBMPOBAINS ILLUSTRES. 

veaux titres à la confiance de la Chambre et à l’es- 
time du pays, lorsqu’une mort prématurée est ve- 
nue briser cette noble existence avant qu’elle fût 
remplie. 

Atteint depuis longtemps d’une phthisie incu- 
rable , M. Garnier-Pagès est mort sans souffran- 
ce et sans agonie le 25 juin 1841 , à sept heures 
du soir. Un cortège considérable, composé de dé- 
putés de toutes les opinions, de journalistes, 
d’avocats en robes , de gardes nationaux, d’étu- 
diants, d’ouvriers, l’a accompagnéen ordreetdans 
le plus grand silence jusqu’au cimetière du Père- 
Lachaise, sa dernière demeure. Arrivé sur la place 
de la Bastille , le corps a fait le tour du monu- 
ment élevé aux morts de Juillet, dans les rangs 
desquels l’honorable défunt avait combattu. 

Parmi les discours prononcés sur sa tombe , 
celui de M. Bastide renferme un passage que je 
cite à cause de son intérêt biographique, et 
comme propre à servir de complément à cette 
notice. 

m Assez d’autres , dit M. Bastide, parleront des 
qualités éclatantes de l’orateur et de l’homme po- 
litique ; qu’il me soit permis , Messieurs , de dire 


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35 


M. GARNIER-PAGÊS. 

ud mot des vertus privées de Garnier-Pagès, en 
soulevant un coin du voile de sa vie domestique. 
Quelques années avant la Révolution de Juillet , 
deux jeunes gens , deux frères , vinrent à Paris , 
pauvres , mais pleins d'énergie et de vertus ; ils 
formèrent entre eux une association qui n’a de mo- 
dèle que dans l’héroïque antiquité ; ils se promi- 
rent de mettre toujours tout en commun entre 
eux , misère , fortune , honneurs , et jamais ils ne 
manquèrent à cette sainte promesse. 

« Ces deux jeunes gens étaient les frères Pagès. 
Tous deux commencèrent leur carrière dans les 
travaux obscurs d’un comptoir de négociant. Tous 
deux cependant étaient animés de la noble ambi- 
tion de servir leur pays ; mais cet honneur, comme 
vous ne le savez que trop, n’appartient chez nous 
qu’à ceux qui possèdent la richesse; il fallait donc 
en acquérir. Dès lors ils se partagèrent la tâche. 
L’un continua à se livrer avec ardeur aux tra- 
vaux du commerce, l’autre à travailler pour deve- 
nir homme d’Etat et orateur. Le succès couronna 
leurs énergiques efforts; la fortune vint, et aussi 
la gloire. Tandis que Garnier-Pagès soutenait si 
dignement à la Chambre l’honneur du parti dé- 



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CONTEMPORAINS ILLUSTRES. 

mocratique, son frère, avec une constance iné- 
branlable et une modestie à touie épreuve, était 
le soutien de toute sa famille. Argent et honneur, 
tout fut mis en commun, ainsi qu’il avait été pro- 
mis; car on peut dire que le frère de Garnier- 
Pagès jouissait , bien plus que lui-même , de sa 
brillante et pure renommée. » 

Les électeurs du Mans, dont M. Garnier-Pagès 
était le représentant , ont transmis leur mandat 
à son frère ; mais l© talent et l’autorité no se 
transmettent pas de même , et la place qu’occu- 
pait M. Garnier-Pagès dans le parti démocratique 
est encore vacante aujourd’hui. 



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