. biblioteca
Digitized by Google
Digitized by Google
Digitized by Google
1
GAIÆRÏE
i
DES
>
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Digitized by Google
NOTICES '
(Eontenues frans le seconïr Dolurne.
Arago.
George Sand.
De Broglie*
« * 1
De Cormenin.
Wellington.
• Molé.
Ingres.
Metternich.
Alfred de Vigny.
Mohammed- Aly.
Ibrahim-Pacha.
Garnibr-Pagès.
r •
PARIS. — IMPRIMERIE D’A. *RENÉ ET C** ,
Rue de Seine, 3*. ,
Digitized
y Google
GALERIE
<S
DES
CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
PAR
UN HOMME DE RIEN.
Laissons là les théories pour ce
qu’elles valent. En histoire comme
S n physique, ne prononçorik que
’après les faits.
^ Chateaubbjahd.
TOME II.
deuxième édition/^! N APOTJ
A. RENÉ ET C% IMPRIMEURS-ÉDITEURS,
RUE DE SEINE, 32.
1842
Digitized by Google
Digitized by Google
M. ARAGO.
*
Quand un savant parle pous in-
struire les autres et dans la mesure
exacte de l'instruction qu'ils veulent
acquérir, il fait une grâce; s’il ne
parle que pour étaler son savoir, ou
fait une grâce en l’écoutant :
Cette pensée, qui est, je crois, de Fonteneile, et
que M. Arago répétait dernièrement à une séance
de l’Institut , me revint en mémoire au moment
de parler du plus littérateur de nos savants, de
l’homme qui possède au plus haut degré l’art de
mettre la science à la portée de toutes les intelli-
gences. La popularité de M. Arago, la réputation
européenne dont il jouit , sa position tranchée en
politique , tout cela a rattaché à sou nom l’idée
d’une sorte de royauté intellectuelle; ot , comme
tous les rois du monde , l’illustre secrétaire per-
pétuel a eu ses flatteurs et ses détracteurs , ses
1
Digitized by Google
6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
opposants systématiques et ses ministériels quand
même, ses appréciateurs sévères, ses faiblesses et
ses grandeurs : dans ces derniers temps surtout
la polémique semble avoir pris de part et d’autre
à son sujet un certain caractère d’âcreté qui suf-
firait à m’en détourner si déjà mon rôle de bio-
graphe et mon incompétence scientifique ne me
faisaient pas un devoir de n’y prendre qu’une part
très- restreinte.
Quelques ennemis , les plus fougueux , ne ten-
draient à rien moins qu’à déposséder M. Arago
d’une gloire acquise par quarante années de tra-
vaux , en le représentant comme une illustration
de faux aloi fabriquée à l’aide de moyens complè-
tement étrangers à la science. Ceux-là sont trop
absurdes pour être dangereux.
D’autres adversaires, plus modérés et partant
plus redoutables, tout en rendant hommage à l’ad-
mirable talent d’exposition qui dislingueM. Arago,
à son incontestable supériorité dans les matières
d’astronomie physique et de physique terrestre ,
lui reprochent, avec un certain fanatisme d’algé-
bristc, de déserter les hautes régions de la théorie,
de se complaire outre mesure aux faits curieux et
Digitized by Google
M. ARAGO.
7
singuliers qui frappent les yeux sans résultat pour
la science, de n’être qu’un mathématicien de se-
conde force, et de ne justifier par aucune décou-
verte originale, profonde, par aucune œuvre érigée
en corps de système, cette suprématie universelle
que lui attribuent ses amis. Je laisse de côté cer-
taines imputations relatives au caractère du sa-
vant astronome , et sur lesquelles j’aurai occasion
de revenir.
La presse radicale s’est chargée de défendre
M. Arago , et jusqu’ici elle me semble , pardon de
la liberté grande, l’avoir fait assez maladroite-
ment. Son argumentation se réduit à peu près à
ceci : le mérite scientifique de M. Arago est atta-
qué, donc c’est la faute du gouvernement ; de là
une longue tirade contre le gouvernement, et une
énumération dythyrambiqueet confuse des travaux
de M. Arago. Il y a vingt ans, c’était la faute de
Rousseau et la faute de Voltaire ; aujourd’hui uous
avons changé tout cela : c’est la faute du gouver-
nement. Rousseau , Voltaire et le gouvernement
ont sans doute bien des péchés sur la conscience ;
mais ne s’est-on pas montré à leur égard d’une
libéralité un peu exagérée, et la presse radicale
Digitized by Google
8 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
ne devrait-elle pas se souvenir qu’il n’y a pas bien
longtemps encore elle attaquait elle-même , avec
udo ardeur inouïe, l’illustre savant qu’elle défend
aujourd’hui avec une ardeur égale? La popularité
politique est un bien très-précieux, très-désirable;
je suis trop poli pour lui dire avec Victor Hugo
qu’elle est une grande menteuse , mais je lui chan-
terais volontiers le quatrain que François I er
adressait à la plus belle moitié du genre humain ;
Souvent femme varie.
Bien fol est qui s’y fie.
. ' I
Ce que j’aime donc dans M. Arago, c’est sa popu-
larité scientifique ; c’est cette popularité seule que
j’admire, c’est pour la défense de celle-là que si
j’avais force et capacité suffisantes, je voudrais
vous faire le dépouillement des travaux multipliés
du savant, séparer avec netteté toutes les décou-
vertes qui lui sont personnelles et les résultats
utilesqu’il a su déduire des découvertes des autres,
tout ce qui est d’invention, et tout cequi estd’ana-
lyse, de généralisation, de mise en lumière ; et si,
cet examen fait, il se trouvait qu’en réalité cette
première partie est moins riche que la seconde ,
Digilized by Google
M. ARAGO.
9
resterait encore la question de savoir si ce n’est
pas aussi faire avancer la science que de la propa-
ger; si cette faculté merveilleuse d’illuminer de
clartés vives et soudaines les plus abstraites théo-
ries; si ce zèle infatigable à découvrir, pour ainsi
dire, des découvertes, à extraire, développer et fé-
conder des richesses enfouies et infertiles ; si cette
ardeur opiniâtre avec laquelle M. Arago se consa-
cre à ce que les érudits en a; et en y appellent la
science subalterne, et qui n’est autre chose que la
haute science elle-même dans ce qu’elle a de plus
immédiatement applicable aux intérêts du pays et
de l’humanité ; si tout cela ne donne pas de véri-
tables droits à la reconnaissance publique, et ne
constitue pas un des plus beaux attributs du génie.
lino tâche de ce genre serait pour moi' fort at-
trayante; malheureusement un saint respect m’a
toujours tenu à distance de la géométrie analytique
et du calcul différentiel : major â longinquo re-
verentia. Je ne suis qu’un pauvre barbouilleur de
papier dont l’univers algébrique ne va pas au delà
du fameux théorème de Newton, de classique mé-
moire, et je n’ai pas envie de m’aventurer dans
un monde inconnu où je risquerais très-fort do
Digitized by Google
10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
faire comme ce Béotien qui prenait le Pirée pour
un homme. Il faudra donc vous contenter d’une
simple et banaler biographie, effleurant à peine les
questions, ornée d’une maigre érudition d’em-
prunt, riche de tous ces défauts de confusion si-
gnalés plus haut, et que j’aborde sans plus tarder
avec la crainte d’être ennuyeux , et d’excellentes
raisons pour justifier cette crainte.
Dominique-François Arago est né le 26 février
1786, dans la petite ville d’Estagel, près de Per-
pignan. Un biographe a dit , et trois ou quatre
biographes ont répété , après lui , qu’à 14 ans
M. Arago ne savait pas lire. L’envie m’a pris de
m’enquérir de la vérité d’un phénomène qui eût
été certainement merveilleux quand on pense que,
quelques années plus tard, M. Arago attachait son
nom à un des plus beaux travaux scientifiques qui
aient illustré le siècle. Comme je suis fortama-f
leur de phénomènes, j’ai appris avec douleur,
de source certaine, que non-seulement M. Arago
savait parfaitement lire et écrire à 14 ans, mais
encore que son père, qui occupait à Perpignan
l’emploi de payeur à l’hôtel des Monnaies, prit
un soin tout particulier de l’éducation du jeune
Digitized by Google
M. ARAGO.
11
François, qui était l’aîné d'une nombreuse faiftille,
et devait bientôt en devenir le patron et le chef.
La mère de M. Arago vit encore à Estagel, bien
qu’âgée de 85 ans.
M. Arago Gt de bonnes études au collège de
Perpignan , d’où il sortit très-jeune encore pour
aller à Montpellier chercher une instruction supé-
Heure, et se préparer à l’Ecole Polytechnique, qui
venait alors de surgir du chaos révolutionnaire.
Il y fut admis, je crois, à 18 ans, le premier de sa
promotion. Là se passèrent deux ans de fortes et
brillantes études : les anciens condisciples de
M. Arago se souviennent encore qu’il remplissait
au besoin les fonctions de répétiteur, de manière
à faire oublier qu’il était leur émule. Quelque
temps après sa sortie de l’école, M. Arago fut
attaché comme secrétaire au Bureau des longi-
tudes, et bientôt appelé par l’empereur à faire
partie de l’importante expédition scientiûque en-
voyée en Espagne, sous la direction de M. Biot,
pour terminer la mesure de l’arc du méridien ter-
restre, sur laquelle repose le nouveau système
métrique.
C’est tout un roman que l’histoire des traverses
Digitized by Google
12 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
qu’eût à subir M. Arago dans cette grande opéra-
tion. Nous nous contenterons d’en donner ici une
analyse succincte , en renvoyant le lecteur dési-
reux d’en savoir davantage à l’intéressante rela-
tion publiée par M. Biot dans le Mercure de
1809.
Les premiers travaux destinés à obtenir le dia-
mètre delà terre, en mesurant ses rayons, remon-
tent jusqu’en 1670; ils furent’ exécutés par un
Français , par Picard ; depuis , nombreux sa-
vants, tous Français, Cassini, La Condamine, Clai-
rault, Maupertuis.etc., sont allés chercher les élé-
ments de la même mesure sous les feux de l’équa-
teur, parmi les glaces des pôles, et jusque dans
l’hémisphère austral de la terre.
Enfin l’invention parBordadel’instrumentconnu
sous le nom de cercle répétiteur et les progrès de
la physique permirent à MM. Delambre et Méchain
d’entreprendre une nouvelle mesure du globe,
d’après l’observation de l’arc terrestre compris
entre Dunkerque et Barcelonne, et c’est justement
la continuation de la mesure de cet arc terrestre
depuis Barcelonne jusqu’aux îles Baléares qui fit
l’objet de la mission de MM. Biot et Arago en Es-
/
Digilized by Google
M. ARAGO.
13
pagne. Le gouvernement espagnol adjoignit aux
savants frapçais deux commissaires, MM. Chaix et
Rodriguez, mit un vaisseau à la disposition de l’ex-
pédition, et l’Angleterre donna un sauf-conduit.
Ou établit un grand triangle destiné à lier l’ile
d’Yvice à la côte d’Espagne ; la base de ce trian-
gle était de 142,000 mètres, environ 35 lieues,
et un de ses côtés avait près de 160,000 mètres,
environ 41 lieues, de longueur. MM. Arago et l3iot
se postèrent sur le sommet de ce triangle, c’est-à-
dire sur une dos plus hautes montagnes de la Cata-
logne, pour se mettre en communication de si-
gnaux avec M. Rodriguez , placé dans Pile d’Y-
vice, sur la montagne de Campuey. Au milieu de »
ces solitudes escarpées les deux savants passèrent
plusieurs mois, travaillant avec ardeur et exposés
à toutes les intempéries des saisons. « Souvent ,
« dit M. Biot , la tempête emportait nos tentes et
« déplaçait nos stations. M. Arago, avec une con-
stance infatigable, allait aussitôt les rétablir,
« ne se donnant pour cela de repos ni jour ni
«nuit.» Enfin, eu avril 1807, les opérations
principales furent terminées, et M. Biot partit pour
Paris, afin do travailler aux calculs destinés à en
Digitized by Google
14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
faire connaître te résultat définitif. Resté en Es-
pagne pour achever les travaux, M. Arago se
transporta bientôt à Maj orque avec M. Rodriguez ;
il alla s’établir sur le sommet de la montagne
de Galatzo, pour communiquer avec Yvice et
mesurer l’arc de parallèle compris entre ces deux
stations. Cependant la guerre venait tout à coup
d’éclater entre l’Espagne et la France , et tandis
que M. Arago poursuit tranquillement ses opé-
rations, le bruit se répand parmi le peuple que
les feux et les signaux du jeune savant français
ont pour objet d’appeler l’ennemi. Les Mayor-
quains se soulèvent et courent aux armes vers Ga-
latzo en poussant des cris de mort; M. Arago n’a
que le temps de se déguiser en paysau , et d’em-
porter les papiers contenant ses observations.
Grâce à la pureté de son accent catalau, il passe in-
connu à travers la foule ameutée, et s’enfuit à Pal-
ma , où il se réfugie sur le vaisseau espagnol qui
l’avait conduit dans Pile. Médiocremeut soucieux
du péril qu’il courait, mais très-inquiet pour ses
instruments, il s’empresse d’envoyer à Galatzo
une embarcatiou et des soldats pour les sauver.
Les paysans engagés à son service, auxquels il les
Digitized by Google
M. ARAGO.
15
avait confiés, les rendireut fidèlement. Cepen-
dant le danger grossissait de plus en plus; la
foule se portait vers Palma, et le capitaine, n’o-
sant le défendre ouvertement, prend le parti de
le faire enfermer dans la citadelle de Belver, où
il resta plusieurs mois absorbé dans ses calculs ,
tandis que des moines fanatiques venaient jour-
nellement tenter de corrompre les soldats de
garde . en demandant qu’on livrât le prisonnier à
leur fureur. EnfiD, grâces aux nombreuses sollici-
tations de son compagnon de travail , M. Rodri-
guez , auprès de la Junte, M. Arago obtint sa li-
berté, et il lui fut permis de passer à Alger, où il
se rendit avec son bagage d’astronome , sur une
barque de pêcheur conduite par un seul matelot.
Là M. Arago est accueilli par le consul do
France, qui l’embarque à bord d’une frégate
algérienne faisant voile pour Marseille. On était
déjà eu vue des cotes de France lorsqu’un cor-
saire espagnol, qui croisait dans ces parages,
joint la frégate, s’en empare, et voilà M. Arago
fait prisonnier derechef, conduit nu fort deRosas,
jeté sur les pontons de Palamos, accablé de mau
vais traitements, et livré en proie à toutes les mi-
Digitized by Google
16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
sères de la plus rude captivité. Cependant le dey,
à la nouvelle de l’insulte faite à son pavilloD, exige
et finit par obtenir qu’on rende la liberté à tout l’é-
quipage ; on reprend alors le chemin de Marseille,
on arrive. Le jeune savant se croyait déjà au bout
de toutes ses infortunes; tout à coup une affreuse
tempête du nord-ouest repousse le vaisseau, le
chasse, et le jette sur les côtes de la Sardaigne.
Autre péril. Les Sardes et les Algériens sont en
guerre; aborder, c’est retomber dans une nou-
velle captivité. Pour surcroît de malheur, une voie
d’eau considérable se déclare ; on se décide alors
à se réfugier vers la côte d’Afrique; le vaisseau, à
moitié désemparé , et prêt à couler bas , touche
enfin à Bougie, à trois journées d’Alger.
Mais M. Arago apprend que le dey, qui l’avait
assez bien accueilli, a été tué dans une émeute et
remplacé; les Barbaresques visitent son navire et
s’emparent des caisses qui renferment ses instru-
ments, dans la persuasion qu’elles contiennent de
l’or. Après de vaines réclamations, le malheu-
reux voyageur se décide enfin à se rendre droit
à Alger pour invoquer l'autorité du dey; il s’ha-
bille en Bédouin, et traverse à pied l’Atlas sous la
Digitized by Google
M. ARAGO.
47
conduite d’un Marabout. Pour toute réponse à
sa demande, le Douveau dey le fait inscrire sur la
liste des esclaves , et l’envoie en course sur les
corsaires delà Régence , en qualité d’interprète.
Enûn , grâce aux instances multipliées du con-
sul, M. Arago parvient à recouvrer ses instruments
et sa liberté, et il se dirige pour la troisième fois
vers Marseille, sur un bâtiment de guerre. Autre
fatalité et nouvel obstacle! Cette fois, c’est une
frégate anglaise qui barre le passage au navire, et
lui enjoint de se rendre à Miuorquc. Heureusement
que le capitaine , stimulé par M. Arago , qu’allé-
chait très-peu la perspective d’une quatrième
captivité, feint d’obéir, vire tout à coup de bord,
et, profitant d’un vent favorable, se précipite à
toutes voiles dans le port de Marseille. J’imagine
que M. Arago dut baiser à plusieurs reprises la
terre natale.
Pour récompenser de tant de labeurs le jeune
et intrépide savant , l’Académie des Sciences ,
malgré ses règlements , le reçut dans son sein à
vingt-trois ans , et l’empereur le nomma profes-
seur à l’École Polytechnique, où il a donné, jus-
Digitized by Google
18 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
qu'en 1831, de beiles leçons d’analyse et de géo-
désie. V
J’ai ouï dire que Napoléon aimait singulièrement
M. Arago malgré son franc-parler méridional, et
qu’après Waterloo, alors qu'il espérait gagner les
Etats-Unis pour se consacrer tout entier à l’histoire
et à la science, il songeait à s’adjoindre M. Arago
pour compagnon de travail. Il est probable que
l’illustre savant n’eût pas refusé cette flatteuse
association. Malheureusement l’empereur avait
compté sans son hôte. La foi britannique et Sainte-
Hélène déjouèrent ses projets.
0-
Quand M. Arago arriva à l’Institut avec ses
-vingt-trois ans, l’éclat de ce corps célèbre était à
son apogée. A côté des Lagrange, des Laplace,
des Monge, des Berthollet et de tant d’autres vé-
térans illustres, se pressait une phalange de jeu-
nes et grands esprits, carrés par la base, comme
disait Napoléon, cet Archimède couronné, ce mé-
canicien de la victoire, qui, en vrai géomètre qu’il
était , aimait les sciences exactes de toute l’aver-
sion qu'il portait aux beaux esprits et aux idéo-
logues, c’est-à dire à la littérature et à la philoso-
Digitized by Google
M. ARAGO.
19
pbio. M, Arago se montra bien vite à la hauteur
de sa positioQ.
C’est ici que se placerait assez naturellement
une analyse raisonnée et complète des travaux de
M. Arago; je demande la permission d’y suppléer
à l’aide de banalités superficielles, et cela par les
motifs déduits , comme dit Timon.
Les sciences exactes, ainsi que les autres bran-
ches des connaissances humaines, comportent gé-
néralement deux sortes do travailleurs : les uns ,
intrépides chercheurs de problèmes , descendent
dans les profondeurs de l’abîme pour en extraire
le métal brut, c’est-à-dire les lois mystérieuses
de l’univers à l’état de formules abstraites; les
autres, moins puissants, mais plus sagaces peut-
être , s’emparent de ces formules , les tournent et
retournent, les soumettent à l’action épuratrice
et vivifiante de l’analyse, et les assouplissent à la
pratique. Ceux-là , pour me servir d’une compa-
raison empruntée aux arts mécaniques, je les ap-
pellerais volontiers les mineurs, et ceux-ci les
forgerons. Il semble que M. Arago est jusqu’ici
plus spécialement un de ces derniers ; car ses Ira
vaux sont bien plutôt des déductions larges et fé-
Digitized by Google
20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
oondes que des découvertes originales , à part
toutefois la découverte du magnétisme développé
par la rotation, qu’on a cherché à amoindrir, en
lui reprochant de l’avoir faite par hasard, comme
si ce n’était pas aussi par hasard que la chute
d’une pomme révéla à Newton les lois sublimes
de la gravitation, et par hasard aussi qu’une bulle
d’eau savonneuse mit Young sur la voie de sa
belle théorie des interférences.
Cette découverte du magnétisme par rotation ,
qui constitue aujourd’hui une des branches im-
portantes de la physique , a valu à son auteur la
médaille de Copley, qui lui fut décernée en 1829
par la Société Royale de Londres, distinction
d’autant plus flatteuse, remarquent plusieurs écri-
vains, qu’elle n’avait jamais été accordée à aucun
Français, et que M. Arago, qui s’est toujours mon-
tré assez rebelle aux prétentions des savants an-
glais , venait encore tout récemment de leur en-
lever l’invention des machines à vapeur, pour la
restituer à Papin.
Je ne puis qu’énumérer ici , toujours par les
motifs déduits, l’inveution de plusieurs appareils
ingénieux que l’on doit à M. Arago, pour déter-
Digitized by Google
M. ARAGO.
21
rainer avec toute la précision possible les diamè-
très des planètes, en obviant aux causes d’erreur
produites par Yirradiation , c’est-à-dire l’écarte-
ment des rayons que lance le corps lumineux. Je
passe également sous silence les travaux de
M. Arago sur la question des réfractions compa-
ratives de l’air humide et de l’air sec, sur la scin-
tillation et la vitesse des layons des étoiles, et
beaucoup d’autres travaux précieux disperses dans
le journal de l’Institut et dans un grand nombre
de recueils scientifiques.
Entre toutes les parties de la science, c’est la
physique, et surtout l’optique, qui paraît avoir
exercé plus particulièrement l’esprit pénétrant et
investigateur de M. Arago. On sait que de tout
temps les savants se sont occupés d’expliquer le
phénomène do la vision. Depuis Newton, le sys-
tème de l’émission avait prévalu , malgré les ef-
forts opposés de Descartes, d’Euler et de plusieurs
autres partisans de l 'ondulation, et l’on considé-
rait généralement la sensation de la vue comme
produite par l’action directe des rayons émanés
des corps lumineux, lorsque Malus, en observant
les modifications diverses subies par la lumière à
Digitized by Google
22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
son passage à travers un milieu cristallisé, décou-
vrit le phénomène de la polarisation , et mit sur
la voie plusieurs savants qui détruisirent par sa
base le système de l’émission, et remirent en hon-
neur, en la fortifiant par des expériences nou-
velles, la théorie de 1 ’ ondulation , qui consiste à
expliquer le phénomène de la vision comme pro-
duit, non plus par une émanation directe du corps
lumineux, mais par la mise en qiouveroent d’un
fluide subtil, l’éther, qui entoure ce corps et re-
çoit de lui des vibrations successives qu’il trans-
met à l’organe de la vue , de la même manière
que l’air transmet les sons à l’organe de l’ouïe.
M. Arago fut un de ceux qui adoptèrent ce dernier
système avec le plus d’ardeur; il se livra à de
nombreuses recherches destiuées à le corroborer;
il publia dans ce même but un mémoire du plus
haut intérêt , dont le monde savant attend mal-
heureusement depuis 30 ans la seconde partie, et
il livra maints combats à armes souvent peu cour-
toises contre son collègue, M. Biot, partisan de
l 'émission. La théorie opposée est restée maîtresse
du champ de bataille , en attendant mieux.
C’est vers la même époque que M. Arago, en se
Digitized by Googl
M. A RAG O.
2»
livrant à ses recherches d’optique , fut conduit à
observer les singulières propriétés de la substance
nommée tourmaline , qui scinde en deux parties
tous les rayons lumineux qui la traversent.
M. Arago s’aperçut que quand la lumière passant
par la tourmaline émanait d’un corps opaque, elle
était identique dans le double rayonnement pro-
duit par cette même tourmaline ; si au contraire
la lumière était envoyée par un corps gazeux ,
elle se réfléchissait , en passant par la tourmaline,
sous deux couleurs différentes. En soumettant
ainsi à l’action de la tourmaline les rayons éma-
nés des corps célestes , M. Arago a été conduit à
conclure par induction que le soleil n’était qu’une
grande masse de gaz aggloméré dans l’espace. Si
cette donoée se confirme , on conçoit quels im-
menses résultats elle peut avoir pour la science.
Outre ces travaux et bien d’autres encore, qui
rentrent plus ou moins dans le domaine de l’op-
tique, M. Arago s’est livré à de nombreuses re-
cherches sur les lois de l’aimautation de l’acier
par l’électricité, sur le magnétisme en général, et
sur tes perturbations de l’aiguille aimantée. Je ne
parlerai ici que pour mémoire ries dangereuses et
Digitized by Google
24 , CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
intéressantes expériences de M. Àrago sur la force
élastique de la vapeur d'eau à des tensions très-éle-
vées, ainsi que des divers travaux insérés dans les
Annales de Physique et de Chimie, qu’il a fondées
de concert avec son savant ami M. Gay-Lussac;
j’ai hâte d’arriver à un genre de production qui
m’est un peu plus accessible ; je veux parler des
intéressantes uotices dont M. Arago enrichit tous
les ans V Annuaire des Longitudes ; des éloges
funèbres de divers savants français et étrangers,
qu’il a prononcés comme secrétaire perpétuel de
l’Académie des Sciences, de ses cours de l’Obser-
vatoire, si brillants, si suivis, et malheureusement
devenus si rares.
Il paraîtrait que les géomètres et les aigébristes
font peu de cas de ces trois choses : c’est du moins
ce que ferait croire un article fort savant , inséré
dernièrement dans la Revue des deux Mondes.
Dans cet article, que les amis de M. Arago jugent
injuste, et qui m e semble un peu sévère, on traite
assez dédaigneusement les notices lues à l’Institut,
et il est dit, au sujet des cours et de ('.Annuaire, que
ces travaux ne méritent pas d’occuper un esprit
aussi distingué que M. Arago. Comme représentant
Digitized by Google
M. ARAGO.
«
la classe nombreuse ei intéressante des ignorants,
je crois devoir protester contre cette décision. La
science a-t-elle donc été faite exclusivement pour
les savants, et serait-on coupable d’impiété En-
vers cette nouvelle Isis pour l'avoir dépouillée de
ses triples voiles, et présentée au vulgaire avide de
la contempler? L’Annuaire du Bureau des Longi-
tudes est lu par toute l’Europe. Les articles de
M. Arago sur la foudre , la vapeur, et les questions
les plus délicates de l’astronomie, ont donné à ce
recueil une popularité immense ; quant aux cours
de l’Observatoire, tout Paris s’y porte, et ce n’est
■ pas , ce me semble , la plus minime qualité d’un
savant , qu’on puisse dire de lui avec Voltaire :
L’ignorant l’entendit.
Sans doute , pour ce qui concerne les notices
biographiques , il est advenu quelquefois qu’em-
porté par des préoccupations politiques l’illustre
savant s’est livré à des déclamations hors de
propos. Mais dans l’ensemble, quel charme de dic-
tion ! quelle élégance de style et de pensée! comme
ce doit être là une pâture agréable et nouvelle
pour tout malheureux condamné au régime de
la prose scientifique , si lourde , si ténébreuse ,
Digitized by Google
2<> CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
si raboteuse d’ordioaire ! Est -il un savant qui
possède à l’égal de M. Arago l’art de ranimer
par des traits heureux l’attention fatiguée d’uu
auditoire , et de l’intéresser presque malgré lui
aux questions les plus ardues? Voyez plutôt dans
l’éloge d’Young cette charmante dissertation sur
les hiéroglyphes. Vous seriez- vous douté que
ces deux mots , charmant et hiéroglyphe , pussent
un jour marcher de compagnie? Pourtant c’est ici
le cas ou jamais. En lisant ces trois ou quatre pages
où la lumière jaillit à chaque ligne, vous serez tout
étonné, tout fier, tout heureux de comprendre
des matières d’une obscurité proverbiale , et vous
fermerez le livre , convaincu , non sans raison
peut-être , que vous en savez tout autant que feu
Champollion.
Les mêmes qualités de style et de pensée se re-
trouvent dans les notices de Carnot , de Watt ,
d’Ampère, etc. Celle de Carnot, à laquelle on peut
reprocher par moment quelques bouffissures dé-
clamatoires qui la déparent , a de plus que les
autres un mouvement dramatique véritablement
entraînant. Je me rappelle un passage où M. Arago
peint les grenadiers d’Oudinot, levés avec l’aurore.
Digitized by Google
M. AHAGO.
27
se préparant à la bataille du jour, on venant silen-
cieusement et à la file passer leurs sabres nus sur
la tombe de La Tour d’Auvergne: il y a là une page
qui est à elle seule tout un tableau accusé avec
une verve d’artiste.
Maintenant, que la science transcendeniale
trouve mauvais qu’on se livre ainsi dans sou
sanctuaire à des excursions littéraires et anecdo-
tiques, qu’elle soit gourmande, la science , qu’elle
veuille tout pour elle et rien pour nous , c’est son
droit. Mais il me semble que la question n’est pas
là : ouvrir à deux battants les portes de l’Institut
aux hommes et aux femmes du monde, et exiger
que devant cette foule élégante, avide d’émotions
et très-peu soucieuse de formules, l’illustre secré-
taire perpétuel se résigue à ne parler que pour la
dixième partie de son auditoire, à faire abstrac-
tion complète de tous ces yeux fermés et de toutes
ces bouches béantes d’ennui , c’est faire subir à
l’orateur et à l’auditoire, qui ne demandent pas
mieux que de s’entendre, le supplice de Tantale;
c’est demander une chose à la fois illogique et
impossible; aussi le savant auteur de l’article
dont nous parlions tout à l’heure , en s'élevant
Digitized by Google
28 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
coutre le caractère trop frivole des notices de
M. Arago , a-t-il été nécessairement conduit à
s’élever aussi contre la publicité des séances de
l’Institut. Une conclusion entraîne l’autre. Si vous
jugez que la science compromette sa dignité en
frayant avec le monde extérieur , séquestrez la
science; si vous ne voulez pas de littérature, faites
de l’algèbre à huis clos , et que tout soit dit.
Je n’ai que peu de lignes à consacrer à l’homme
politique.
M. Arago a été envoyé pour la première fois
à la Chambre en 1831 par le collège électoral de
Perpignan ; il a pris place dans les rangs de la
gauche. Lors de la dislocation de cette partie du
parlement, à l’époque du compte-rendu, dont il fut
un des signataires, il s’est rangé avec ses amis,
MM. Dupont de l’Eure et Laffitte, sous la bannière
du radicalisme , et depuis neuf ans il s’est signalé
par une opposition à peu près constante à toutes
les mesures ministérielles. On se rappelle encore
ses canonnades oratoires contre les forts détachés.
Son argumentation brillante, exclusivement di-
rigée contre les vues oppressives qu’il prêtait au
ministère , laisse subsister entière l’imposante
Digitized by Google
M. ARAGO.
29
question de la fortifleation de Paris. Quant à moi,
je désire que sur ce point tous les partis finissent
par s’unir dans un même sentiment de nationalité,
et que, si les orages qui grondent souvent à l’ho-
rizon venaient à éclater sur notre sol , il ne suffise
plus d’une seule défaite pour que les chevaux de
l’Ukraine viennent encore brouter l’écorce des
marronniers des Tuileries.
L’opposition extra-gouvernementaledeM.Arago
a cela de fâcheux qu’elle ne permet pas toujours à
la Chambre et au pays de tirer tout le parti possible
des ressources d’un esprit aussi éminent. Ses dis-
«
cours les plus remarquables, les plus substantiels,
notamment son rapport sur les chemins de fer ,
son discours contre les études classiques , et
quelques autres que j’omets ici , sont toujours
empreints d’un certain caractère d’irritation
acerbe , exclusive et agressive , qui met en dé-
fiance une partie considérable de la Chambre', et
l’empéche d’accueillir des vues qui , autrement
présentées , l’eussent frappée par leur côté pro-
fond, lucide et pratique. A la tribune, M. Arago
a cette belle prestance qui sied à l’orateur ; sa fi-
gure est noble, animée et expressive; son geste
Digitized by Google
30 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
est d’une vivacité méridionale; sa voit est nette,
accentuée; son débit est abondant et varié. Il a une
prédilection , trop prononcée peut-être , pour le
sarcasme, qu’il manie, du reste, avec beaucoup
de puissance. Au total , on ne saurait trop dire
si ses défauts ne le servent pas autant que ses
qualités; s’il était moins ardent, il convaincrait
davantage; il intéresserait moins s’il était plus
modéré.
M. Arago cumule un assez bon nombre de
fonctions publiques; hâtons -nous de dire que
presque toutes ces fonctions sont, ou gratuites,
ou dues à l’élection. M. Arago est secrétaire
perpétuel de l’Académie des Sciences, M. Arago
est député, M. Arago est directeur de l’Observa-
toire et du Bureau des longitudes, M. Arago est
membre du Conseil supérieur de l’École Polytech-
nique, M. Arago est membre du Conseil général
de la Seine et du Comité de salubrité , M. Arago
est encore ou a été colonel de la garde nationale,
, enfin M. Arago est citoyen de Glascow et d’Édira-
bourg. Cette dernière dignité est vraiment la
seule de toutes qui soit une sinécure. Depuis
quelque temps on parle volontiers de Vindolence
Digitized by Google
M. ARAGO.
31
naturelle de M. Arago. Si M. Arago, dit-on, n’a
fait aucune de ces découvertes capitales, n’a pro-
duit aucun de ces livres qui traversent les siècles
et immortalisent à jamais un homme, s’il n’a pas
trouvé les Lois de Kepler, s’il n’a pas écrit les
Principes de la Philosophie naturelle ou la Mé-
canique céleste, c’est qu’il n’a pas le sens des
théories élevées, c’est qu’il n’a pas le courage des
recherches longues et opiniâtres , c’est qu’il est
léger, mobile et indolent. Je crois qu’on serait
plus juste si l’on disait que la science refuse de se
donner tout entière à M. Arago, parce qu’elle
craint, et à bon droit, ses inBdélités , et que si l’il-
lustre secrétaire perpétuel ne fait pas assez pour
l’avenir, c’est qu’il fait trop pour le présent.
Voulez-vous savoir à quoi vous en tenir sur l’in-
dolence du savant? demandez-en des nouvelles aux
jeunes astronomes attachés à l’Observatoire ; ils
vous diront avec effroi que jamais tête humalbe
n’aborda, sans se briser, une plus énorme masse de
labeurs ; que M. Arago tieut pour un paresseux
tout individu qui ne travaille pas quatorze heures
par jour, et que les jours de ce genre sont pour
lui les jours de repos ; ils vous diront que ce ter-
Digitized by Google
32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
1
rible Homme mène de front la politique, la chi-
mie, la physique, la mécanique, l'astronomie,
l’histoire naturelle, la philosophie, la littérature,
et qu’au besoin même il ferait des tragédies qui
vaudraient toujours bien celles do Fontenelle ;
qu’il est en correspondance suivie avec tous les
savants de l’Europe ; qu’il est de tous les comités
politiques, scientifiques ou industriels du monde;
que son cabinet est journellement encombré de
plans à examiner, de mémoires à analyser, de pé-
titions à soutenir; que tout cela lui passe réguliè-
rement par les mains, et que, le jour suivant,
c’est à recommencer; que le gouvernement, la
municipalité, les établissements d’utilité publique,
et même les industries privées, trouvent en lui un
conseiller et un guide aussi actif que désintéressé ;
que ses heures sont à toutes choses et à tout le
monde ; qu’en même temps qu’il a un œil à ce qui
sapasse là-haut, l’autre est à ce qui se passe ici-
bas, et qu’au milieu de toutes ses occupations si
absorbantes, si variées, il trouve encore le temps
de se montrer un des plus spirituels et des plus ai-
mables causeurs des salons de Paris.
De plus, comme ces derniers temps on a jasé un
Digitized by Google
M. ARAGO.
33
peu dans le monde sur l’Observatoire, qu’on a eu
l’air de se demander si vraiment l’on y travaillait
bien , il n’est peut-être pas inutile de vous
apprendre que M. de Humboldt, cet intrépide
chasseur de comètes, en a dépisté une superbe il y a
quelques mois; et comme l’astre fuyait rapidement,
il s’est empressé de crier holà ! à son collègue de
Paris. M. Arago a fait préparer les armes, a mis
ses astronomes à l’affût, et leur a déclaré qu'il
fallait saisir le gibier au passage, ou mourir; de
telle sorte que, pendant ces rudes nuits d’hiver
que vous passiez sous l’édredon, il y avait, au haut
de ce grand bâtiment noir de la rue d’Enfer, trois
pauvres diables de savants étendus à ciel ouvert
sous d’immenses télescopes, grelotant dans leurs
manteaux et explorant en tous sens la voûte étoi-
lée. M. Arago, à qui l’âge a enlevé cette extrême fi-
nesse de vue nécessaire pour l’usage du télescope,
et qui par conséquent ne peut plus observer lui-
même, consacrait une partie du jour à examiner
et redresser les calculs de la nuit.
Ainsi s’écoule la vie do M. Arago ; vie laborieuse
et active , mais multiple et éparpillée. Le célèbre
astronome aime passionément la gloire ; il l’aime
Digitized by Google
34
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
non-seulement en savant, mais en poëte; il la veut
non-seulement choisie et durable, mais encore po-
pulaire et instantanée. Dans son ardeur, il la
cherche dans les régions les plus diverses et les
plus opposées ; il la demande à la science, à la lit-
térature, et à la politique; à la tribune, à la plume
et au quart de cercle.
Or, o’est-il pas permis à la science de se mon-
trer un peu jalouse de M. Arago? N’est-elle pas en
droit de lui dire qu’on s’expose à des mécomptes
en courant plusieurs gloires à la fois; quesi, pour
les hommes qui lui consacrent leurs veilles, les ju-
ges compétents sont rares et clairsemés, en revan-
che ces juges rendent des arrêts toujours acceptés
par le vulgaire et consacrés par la postérité; que
dans cent aus il se trouvera à peine en France un
archéologue pourgarder mémoire descombats par-
lementaires de 1840, et que dans dix siècles l’Eu-
rope répétera encore avec admiration les noms de
Copernic, de Kepler ou de Newton? Sans doute,
la science est en droit de dire tout cela à M. Ara-
go , comme ÎV1. Arago est en droit de répondre à
la science par ces deux vers de Voltaire cités dans
sa notice sur Young :
Digitized by Google
M. ARAGO.
35
Quand, dans la tombe, un pauvre homme est inclus.
Qu'importe un bruit, un nom, qu’il n'entend plus?
a
Espérons toutefois que cette pensée si cruellement
▼raie n’est pas plus la pensée de M. Arago qu’elle
n’était celle de Voltaire. Espérons que ce génie
puissant, qui a encore denombreuses années devant
lui, et qui a déjà tant fait pour la science, concen-
trera un jour sur elle toutes ses forces aujourd’hui
disséminées, et que de cette union féconde surgira
quelque lumineuse découverte, quelque livre im-
périssable, qui fixera son nom entre les plus
grands dont s’honore le monde.
Placé à la tête du premier corps savant de
France, M. Arago est, de plus, membre de toutes
les grandes académies, et lié d’amitié avec presque
toutes les célébrités de l’Europe. C’est à lui que
M. Alexandre de Humboldt a dédié sà belle his-
toire de la géographie, et lord Brougham son li-
vre de la Théologie naturelle. Toutefois, entre
M. Arago, les Anglais, et lord Brougham lui-
même, les rapports n’ont pas toujours été pacifi-
ques; on se rappelle encore ses querelles avec
M. Brewster, ses luttes avec la Revue d'Edim-
bourg au sujet d’Young, que cette feuille attaquait
Digilized by Google
36 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
0
par l’organe de lord Brougham avec une violence
malheureusement trop commune dans les débats
scientifiques. Depuis cette querelle M. Arago a
fait un voyage en Angleterre et en Ecosse, où il a
été partout accueilli avec enthousiasme; c'est
dans cette tournée triomphale que les habitants
de Glascow et d’Edimbourg lui ont donné par ac-
clamation le titre de citoyen; son ancien adver-
« saire de la Revue d'Edimbourg est devenu sou
ami , et dernièrement ils ont eu à subir tous deux
une attaque de la Société Royale de Londres , qui
s’est émue de quelques passages de 1 "Eloge de
Watt, empruntés par M. Arago à lord Brougham,
et accusés de porter atteinte à la mémoire de
Cavendish. La Société Royale a lancé un mani-
feste contre les deux savants. M. Arago se pré-
pare , dit-on , à répondre.
Parlerai je maintenant du caractère de M. Arago?
Faut-il entrer dans la polémique récemment soule-
vée à ce sujet? Faut-il faire chorus avec ces voix qui
protestaient dernièrement contre les prétentions
dictatoriales , l’intolérable despotisme et l’esprit
d’hostilité systématique de M. le secrétaire perpé-
tuel? Faut-il, au contraire, m’en référer aux nom-
Digitized by Google
M. ARAGO.
37
breux amis de M. Arago, vous éoumérer toutes
ses vertus privées, vous dire toutes les qualités de
son cœur, sa franchise, sa simplicité bienveillante,
son inépuisable dévouement de frère, sa noble
conduite envers la veuve et les enfants de son il-
lustre ami Dulong, qui ont trouvé en lui un second
père; les services qu’il rendit jadis à ceux-là mêmes
qui depuis.... Ici je m’arrête, incedo per ignés. Je
crois qu’il y a une race plus irritable encore que
celle des poètes; je me souviens que l’autre jour un
savant voulait à toute force couper la gorge à un
autre savant qui s’était permis de parler un peu
rudement de M. Arago ; et comme j’ai pris la mau-
vaise habitude d’envisager toujours les deux côtés
delà question, il pourraitbien m’advenirun double
accident. Deuxcartelsdesavantàla fois, bon Dieu!
ce serait déjà trop d’un. J’aime mieux esquiver la
difficulté en vous représentant au naturel une
séance de l’Institut. Peut-être trouverez-vous que
cela rentre assez dans mon sujet.
Il y a des gens, bonnes gens en vérité , qui se
figurent que parce qu’on lit dans les astres, parce
qu’on a passé la nature à l’alambic, parce qu’on
sait par cœur le nombre de feuilles que contient
3 S CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
uu chêne, parce qu’on a ravi la foudre aux cieux,
recomposé le globe avec la mâchoire d’un mam-
mouth , ou frisé la solution du problème de la
quadrature du cercle, que pour toutes ces raisons
on est inaccessible aux petites haines, aux petites
Jalousies, aux petites passions qui agitent notre
pauvre petite plauète. Ces gens-là, qui ne croient
plus aux majestés royales, croient eucore à la ma-
jesté de l’Institut. Faut-il leur enlever ce-tte der-
nière illusion? Hélas! ils l’ont peut-être déjà per-
due, car il a été grandement question de l’Institut
depuis quelque temps. L’illustre assemblée parait
avoir oublié le précepte de Napoléon, qu’il fallait
laver son linge sale en famille, et le public a été
initié à toutes les petites maladies internes qui la
travaillent. Ce digne public, là où il ne voyait,
comme Cynéas, qu’une assemblée de rois ou tout
au moins une assemblée de savants devisant gra-
vement de choses graves , on lui a fait voir des
partis, des drapeaux, des couleurs, toutes sortes
de couleurs, et même des nuances ; des religieux
et des irréligieux, des monarchistes et des radi-
caux, des centre-droit et des centre-gauche, des
dictateurs et des tribuns, des tyrans et des re-
Digitized by. Googta
M. ARAGO.
39
belles. — Voulez-vous y voir encore autre chose?
Entiez dans le sanctuaire, un jour que s’agitera une
légère question de priorité, par exemple. Voici un
savant qui a la parole; il revendique une décou-
verte en ûxant d’un œil semi-belliqueux un savant
placé en face de lui ; le ton de l’orateur est aigre-
doux ; il se rassied ; l’autre se lève et réplique sur
un ton aigre-pur; le premier riposte, et cette
fois sou débit tourne au vinaigre; le préopinant
devient furieux et tempête ; le feu est dès lors en-
gagé, les mots piquants se croisent avec la rapi-
dité de l’éclair; les voisins se mêlent de la partie;
le président agite sa sonnette, le tohu-bohu scien-
tifique devient très-divertissant, et vous pouvez
vous croire, à volonté, en pleine rue ou en pleine
Chambre des Députés.
Durant tout ce vacarme, que devient M. le se-
crétaire-perpétuel? Est-il impassible comme le
Destin, majestueux comme la science et froid
comme glace? Malheureusement non; il est homme,
et, comme dit Seuèque, rien de ce qui est humain
ne lui est étranger; sa pensée se reflète tout en-
tière daus ses yeux noirs; ses tempes se crispent,
un sourire d’une accablante ironie tombe d'a-
Digitized by Google
40
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
plomb sur un des combattants, parfois même une
parole acérée vient en aide à l’autre. Indè irœ ,
de là des inimitiés, des factions, des guerres in-
testines , de petites méchancetés , et par-ci par-là
de bonnes vérités.
« M. Arago, dit un de ses adversaires, a l’es-
« prit prompt, l’imagination vive, la parole fa-
«eile, beaucoup d’amour-propre, un désintéres-
« sement qui ne s’est jamais démenti, une grande
« mobilité dans les idées, plus d’énergie que d’ac-
« tivité , une impétuosité de caractère qui l’en-
« traîne quelquefois trop loin , et avec cela beau-
« coup d’adresse, de modération même, quand il
« ue peut pas emporter une question de haute
- lutte (1). >•
Ce portrait, quoiqu’un peu chargé d’ombres ,
me parait encore assez brillant pour permettre à
M. Arago de déûer tout venant, voire même le
peintre, de lui jeter la première pierre.
(1) Revue des Deux-Mondes, du 15 mars. — Lettres sur
l’Institut.
Digitized by Google
V
v •• #
GEORGE SAND
‘ i
•*
(Mme DUDEVANT).
Mais qui êtes-vous donc si vous pensez
ce que vous dites parfois?
Lélia, page 4.
Les poëtes sont des oiseaux; tout bruit
les fait chanter.
Pensée inédite, dérobée aux Mémoires
d’ outre-tombe.
+ 4 -’
; ■>, •
Voilà un difficile et mystérieux sujet. On vous
a tant parlé philosophie à propos de l’auteur de
Lélia que vous me permettrez bien de débuter
i« A * , .
par une futile historiette, dont l’authenticité fait
tout le mérite.
11 y a quelques jours, je dormais d'un sommeil
pénible; j’étais sous l’impression d’un cauchemar
biographique, dont Dieu vous garde! car c’est le**
plus atroce de tous les cauchemars, lorsqu’on
Digitized by Google
» N
2 . CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
* 11 •
m’éveilla pour me remettre une lettre que j’ou-
vris machinalement : elle était ainsi conçue :
«i
« Madame Dudevant (vous savez que c’est le
« nom légal de Georges Sand) vous prie de passer
« chez elle pour une petite commande qu’elle a à
« vous faire. » Suivait l’indication du lieu et de
Dheure.
Je relus le billet ; je me frottai les yeux; il me
paraissait évident que je ne dormais pas; et pour-
tant le contenu de la lettre me déroutait complè-
tement. Je connais bien, à la vérité, certaines il-
lustrations hétéroclites qui m’auraient volontiers,
comme cela se pratique souvent, commandé une
biographie; mais, outre que je n’accepte pas de
commande do ce genre, ce ne pouvait être le fait
d’une véritable illustration.
Je rao perdais en conjectures, quand j’eus la
pensée (il fallait être ou stupide ou endormi pour
ne pas l’avoir eue plus tôt) de jeter les yeux sur la
suscription du billet ; il était adressé à M**\ poé-
licr-fumislc. Le mystère me fut dès lors expliqué.
Trompés par une certaino ressemblance de nom,
le Mercure de George Sand, qui est, sans doute,
un subtil enfant de la Creuse, et mon portier, qui
Digitized by Google
GEORGE SASÜ.
S
est un non moins spirituel enfant de l’Auvergne,
s’étaient compris du premier mot ; ils avaient peut-
être lu quelque part des vers charmants de Voltaire
sur la fumée et la gloire / Ils en avaient judicieuse-
ment couclu qu’entre un fumiste et un historio-
graphe de célébrités contemporaines il n’y a pas,
pour me servir du mot de M. Vîennet, le diamètre
de la terre; et, grâce à cette ressemblance d’attri-
butions, je me trouvais ainsi nanti d’un autogra-
phe destiné à une sorte de collègue.
«Heureux fumiste! me disais-je, en pensant
« d’abord honnêtement à restituer la lettre à qui
»
« de droit, tu vas voir le génie en déshabillé; on
« ne pose pas devant un industriel de ton espèce,
« on se drape toujours plus ou moins devant un
« biographe. Que ue puis-je être tour à tour fu-
> »
« misfe et biographe! Au fait, pourquoi ne se**-
« rais-je pas fumiste? Je connais des avocats de-
> »
« venus hommes d’État, du soir au malin. J’ai
« quelques notions de physique; j’ai là, sous la
* main, une Encyclopédie des sciences usuelles , je
« vais étudier l'article fumée , et je pourrai enôn
« savoir à quoi m’en tenir sur tous les récits fan-
« (astiques qui se font par le monde au sujet de
Digitized by Google
4 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
“ Lélia. On m’a parlé de son regard féroce et
« fascinateur, de sa voix sombre et terrible ; on
** m’a dit qu’elle habitait, ainsi que Simeon sty-
« lite, un lieu élevé où l’on ne parvient qu’à l’aide
«d’une échelle; et je viens de lire, dans une
« gazette de Saint-Pétersbourg , qu’elle a cinq
« pieds six pouces ; qu’elle se fait habituellement
« une redingote de sa chevelure, qu’elle porte un
« feutre pointu sur l’oreille, des moustaches et
« des éperons. Comme je suis de nature sceptique
« et douteuse, tout cela me paraît bien un peu
«apocryphe; et je ne vois jusqu’ici rien d’in—
« contestablement acquis à la biographie, à l’fais-
« toire et à la postérité, sinon que c’est un grand
« poêle, et que les cheminées de son domicile
« sont en mauvais état. Quelle plus belle occasion
« de vérifier le reste ! »
Une fois que cette idée fut entrée dans mon cer-
veau, elle s’y fixa; le rendez-vous était désigné
pour le jour même; la tournure de la lettre indi-
quait qu’on ne connaissait pas celui à qui elle
était adressée; je me lève, je m’habille à la hâte,
je me pose devant une glace ; je m’aperçois avec
plaisir que j’ai tout juste ce qu’il faut de dislinc—
Digitized by Google
GEORGE SAND.
5
lion et d’élégauce à un ramoneur; je lis mon ar-
ticle fumée ; je mets dans ma poche un superbe
pied métrique, et je pars, bien décidé à affronter
toutes sortes de fonctions plutôt que de laisser
échapper l’occasion d’enrichir ma notice de tous
ces détails intimes dont le bon public est si friand.
J’arrive bientôt au fond de la Chaussée-d’Autin, *
dans une rue silencieuse et solitaire, que je no
vous nommerai pas, par la raison que je ne suis
pas le dictionnaire des 25,000 adresses; j’entro
daus une maison de belle apparence; on me con-
duitdans un jardin ;au fond de ce jardin, à droite,
on m’indique un petit pavillon isolé ; je frappe à la
petite porte de ce petit pavillon ; on m’ouvre, on
me fait mouter par un tout petit escalier, et je me
trouve dans une petite antichambre qui ressem-
blait à l’antichambre de tout le monde.
Là on me demande mon nom ; j’hésite un in-
stant ; mais bientôt, appelant à mon aide tout mon
fanatisme de biographe, je consomme intrépide-
ment mon forfait en volant le nom do l’honnête
fumiste, qui t rès-probablement ne se doutait guère
en ce moment de la concurrence. On me prie d’at-
tendre. En vérité, je ne demandais pas mieux ; car
Digitized by Google
6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
j’avais à peine eu le temps d’apprendre mon rôle,
et je n’étais pas fâché de le répéter un peu avant
la représentation.
Cependant l’attente se prolongeait indéfini-
ment ; mou ardeur première s’en allait peu à peu,
et ce rôle improvisé, dont je n’avais jusqu’ici en-
visagé que, les avantages, commençait à se présen-
ter à moi avec tous ses inconvénients. Je voyais
passer et repasser autour de moi une charmante
enfant aux cheveux bouclés, dont le regard inqui-
siteur me mettait assez mal à mon aise ; c’était
mademoiselle Solange, la jolie fille de l’illustre
écrivain. De plus, tout homme de rien que je suis,
je croyais entendre à travers les portes une voix
d’artiste qui m’était bien connue, et je me disais
que. si mon larcin allait être découvert, je ferais
certainement une triste figure. Au total, la per-
spective d’une cheminée à ramoner me paraissait
un peu inquiétante, vu mon inexpérience. D’autre
part, au point où j’en étais, c’eût été une bonté de
reculer.
Dans cette perplexité, je me décidai tout à coup
à m’adresser à la duègne qui m’avait introduit ; je
pensais que c’était sans doute celte digne Ursule
Digitized by Google
GEORGE SAND.
• 7
des Lettres d’un Voyageur , qui prend la Suisse
pour la Martinique, et celte pensée m’enbardit un
peu ; je lui contai le quiproquo qui m’avait inspiré
l’audace de nia visite; j’ajoutai d’un ton douce-
%
reux que j’étais un simple amateur de choses
élrauges; qu’à ce titre je ce serais pas fâché de
voir sa maîtresse, et que, si elle voulait bien
m’en faciliter les moyens, jo lui ferais hommage
de la collection complète de mes oeuvres. Cette
offre parut lu flatter sensiblement; elle me sourit
d'un air agréable, se glissa mystérieusement dans
le sanctuaire, eu me faisant un signe qui voulait
dire; attendez! et moi, tremblant, j’atleudis la
venue do la grande, de la terrible Léiia, en re-
commandant mou âme à tous les saints du paradis,
et récitant mentalement sous forme d’invocation
le flamboyant dithyrambe d’uu éloquent profos-
%
seur ; « Voici venir la vraie prêtresse, la véritable
«proie de Dieu; le sol a tremblé sous le pied
« impétueux de Léiia (i), ** etc., etc. J’entendis
en effet un grand tremblement de chaises ; une
interjection énergique de la prêtresse sur la mal-
adresse de ses serviteurs arriva jusqu’à moi; la
(1) I.eruiiiiicr, Au delà du Iildit, touic 11, page 371.
Digitized by Google
. / . . '
8 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
porte s’ouvrit brusquement, et je fermai les yeux
,'dahs un accès d’épouvante.
Quand je les rouvris, je vis devant moi une
femme de petite taille, d’un embonpoint confor-
« *
table et pas du tout dantesque. Elle portait une
robe de chambre, assez semblable par la forme à
k houppelande <^ont je fais usage, moi, simple
mortel; de beaux cheveux, encore parfaitement
noirs, quoi qu’en disent les mauvaises langues,
séparés sur un front large et uni comme un miroir,
retombaient librement sur ses joues, à la manière
r * '
de Raphaël ; un foulard se jouait négligemment
autour do son cou; son regard, que quelques
peintres s’obstinent à charger en force, avait au
contraire une remarquable expression de douceur
mélancolique ; le timbre de sa voix était moelleux
et uu peu voilé ; sa bouche surtout était singuliè-
rement gracieuse* et rl y avait dans toute son at-
tilude un frappant caractère de simplicité, de
noblesse et de calme. A l’ampleur des tempes, au
riche développement du front, Gall eût deviné le
» génie ; dans la direction franche du regard, sur le
galbe arrondi et les traits purs, mais fatigués, du
visage, Lavater eût lu, co me semble, un passé
Digitized by Google
GEORGE SAND.
9
douloureux, un présent un peu aride, une propen-
sion extrême à l’enthousiasme, et par suite au dé-
couragement.... Lavater eût pu lire encore bien
des choses, mais à coup sûr il n’eût aperçu ni
détour, ni amertume, ni haine, car il n’y en avait
pas trace sur cette physionomie triste et sereine
à la fois. La Lélia de mon imagination disparais-
sait devant la réalité, et c’était tout simplement
une bonne, douce, mélancolique, intelligente et
belle figure que j’avais devant les yeux.
« I
En continuant mon examen, je remarquai avec
plaisir que la grande désolée n’avait pas encore
complètement renoncé aux vanités humaines ; car,
sous les manches flottantes de la robe, à la jonc-
tion du poignet à une main fine et blanche, je vis
briller deux petits bracelets en or d’un travail
exquis. Cette parure féminine, qui faisait]très-bon
effet, me rassura beaucoup touchant la teinte som-
bre et l’exaltation politico-philosophique de quel-
ques récents travaux de George Sand. Une des
mains que j’examinffis cachait un cigarito , mal
caché du reste, car la fumée s’élevait derrière la
propliétesse en petits flocons révélateurs. <
Il est bien entendu que , durant ce minutieux
Digitized by Google
10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
inventaire, ma langue ne chômait pas. Pleinement
.
rassuré par l’abord gracieux de Lélia, et désireux,
d’ailleurs, de profiler de l’occasion pour complé-
ter en tous points ma perfidie biographique, j’en-
tortillai, à dessein, l’histoire du fumiste, de péri-
phrases et do parenthèses qu’elle écoutait avec
une bienveillante et courtoise indulgence.
Enfin, quand il me parut que l’image était net-
tement tracée dans mon cerveau , je coupai court
à mon imbroglio, et je m’empressai de m’esqui-
ver, enchanté de pouvoir vous déclarer que la
Gazette de Saint-Pétersbourg ne sait ce qu’elle
dit; que les trois quarts de ceux qui jasent sur
George Sand s’amusent à vos dépens ; qu’il est
bien vrai que la prophétesse fume volontiers un
ou plusieurs cigarilos ; qu’elle daigne même, par-
fois, endosser notre absurdo redingote ; que dans
son cercle intime on l’appelle George , tout court,
mais que tout cela n’est pas défendu par la Charte,
et qu’il y a loin de là aux puériles monstruosités
qui se débitent en tous lieux. J’ajouterai même,
si j’en crois des gens bien informés . qu’il est quel-
ques salons de Paris où l’on voit l’illustre écri-
vain allier au prestige du génie la simplicité ,
A • ' •
Digitized by Googli
GEORGE SAND. 11 ,
la modestie ot les grâces décentes de la femme.
Maintenant que vous eu savez là-dessus tout
autant que moi, il me reste à vous apprendre par
quel enchaînement de circonstances le poète a été
conduit à acheter la gloire au prix du repos.
Dans les premières années de la Restauration ,
l’aristocratique couvent des Dames anglaises , si-
tué rue des Fossés-Saint-Victor, qui était alors en
pleine possession du monopole des éducations pa-
triciennes, ouvrit, un beau matin, sa petite porte
à une jeune et intéressante pensionnaire.
La nouvelle venue , qui pouvait bien avoir
quatorze ans , arrivait du Berry ; sou instruction
religieuse paraissait avoir été fort négligée, car
les bonnes sœurs remarquèrent , avec un pieux
effroi , qu’elle mettait à faire le signe de la croix'
une gaucherie philosophique qui dénotait un
manque absolu d’habitude. C'était, du rosie, uue
belle et brune enfant ; ses traits prononcés res-
. * 1 t
piraient une sorte de fierté sauvage ; elle sup-
portait , sans trop se troubler, les regards peu
/ • V ,
charitables qu’au couvent comme au collège on no
ménage pas aux provinciaux fraîchement débar-
, ' * . .
qués , et il y avait dans toutes ses manières uqe
Digitized by Google
« 12 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
telle empreinte de brusquerie rustique qu’au bout
de quelques jours ses nobles et railleuses compa-
gnes l’avaient , à l’unanimité, surnommée le gar-
çon. Pour ce qui est de la naissance et de la for-
tune, la nouvelle venue pouvait marcher de pair
avec les plus illustres héritières de France ; car,
si du côté paternel elle ne tenait qu’à une opulente
famille do finance, par sa grand’mère elle n’avait
i »
rien moins que du sang royal dans les veines , et
voici comme :
Tout le monde sait que le maréchal de Saxe
était fils naturel d’Auguste II, roi de Pologne, et
de la comtesse de Kœnigsmark. Sous une enve-
loppe saxonne le héros de Fontenoy portait un
cœur très- français , et il avait eu dans sa vie un
' bon nombre de faiblesses. De Tune de ces faibles-
ses naquit, en 1750, une fille, Marie-Aurore, re-
connue comme telle après la mort du maréchal
par arrêt du parlement , et mariée en premières
noces au comte de Horn. Restée veuve peu de
temps après son mariage, la comtesse de Horn se
retira à I’Abbaye aux-Bois, et dans cet asile pré- "
destiné, qui devait plus tard abriter une gloire de
beauté immortalisée par la bonté et la grâce, elle
Digitized by Google
GEORGE SAND.
13
tint un des bureaux d’esprit les plus distingués
du dernier siècle ; le vieux maréchal de Richelieu
était, à ce qu’il paraît, un de ses fidèles. Remar-
quablement jolie et spirituelle, la jeune veuve in-
spira bientôt UDe passiou très-vive à M. Dupin de
Francueil , fils du fermier général Claude Dupin,
qui l’épousa , et qui , nommé lui-même fermier
général de l’apanage du Berry, l’emmena dans
cette province , où elle résida successivement à
Châteauroux, puis au château de Nohant , à une
lieue de La Châtre. M me Dupin se trouva veuve
une seconde fois, en 1786, avec un fils , Maurice
Dupin. Ce dernier, marié de benne heure , avait
déjà conquis sous l’Empire un haut grade mili-
taire ; il était , je crois, colonel lorsqu’il mourut
subitement à La Châtre, d’une chute de cheval,
laissant une fille unique, nommée Marie-Aurore,
comme sa grand’mère , et dont l’éducation resta
%
confiée à celle-ci.
Cette enfant , qui devait être George Sand, fut
d’abord élevée à la Jean-Jacques. C’était un petit
Emile en jupons courts, qu’on laissait librement
s’ébattre toute la journée sur les rives de l’Indre,
courir après les papillons le loDg des traînes si-
1 *
Digitized by Google
1* CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
« nucuses de la vallée noire, et qui le soir, au retour
de ses courses vagabondes , entendait conter au
salon de merveilleuses histoires sur les pompes de
»
Versailles , les plaisirs de Trianon , les mystères
du Parc-aux-Cerfs, les roués et les philosophes
du temps passé. Ces récits n’ont pas été perdus,
et c’est à l’aide de réminiscences de ce genre
» *.
qu’on expliquerait peut-être comment un talent
si original , si étoffé de style , si profondément
passionné d’ordinaire, a su parfois, dans de char-
mantes miniatures , comme la Marquise , par
exemple, revenir en arrière, et reproduire, dans
toute leur vérité , les habitudes élégantes , les
passions à fleur de tête et le langage miroité de
nos bons aïeux.
Au moment de la réaction religieuse qui suivit
*
la Restauration , M me Dupin pensa qu’il était
temps de sacriûer un peu de sa méthode philoso-
phique aux idées nouvelles, et de donner à sa
petite-fille une éducation analogue à la position
que sa naissance et sa fortune l’appelaient à oc-
cuper dans le monde.
C’est alors que la belle et rustique enfant du
* v •
Berry dut quitter sa vallée noire pour venir à
Digitized by Google
GEORGE SAND. 15
Taris, au couvent des Anglaises, où nous l’avons
vue entrer plus haut avec son inexpérience en fait
de signe de croix et ses allures de garçon.
Quelques mois de couvent s’étaient à peine
écoulés, et déjà la jeune pensionnaire n’était plus
reconnaissable; cette imagination ardente et mo-
bile, qui percera plus tard dans les brusques
soubresauts du grand écrivain, commençait à se
révéler avec toute sa puissance. La majesté et la
pompe des cérémonies catholiques , la vie uni-
forme, Tatmophèro pieuse et paisible du cloître,
tout cela produisit dans cetto âme uue complète
révolution, et mademoiselle Aurore se trouva sou-
dainement prise d’une telle ferveur de dévotion
qüe la règle ne lui paraissait pas assez sévère, la
pratique assez rude , ét que la supérieure se vit
souvent obligée de modérer son exaltation reli-
gieuse par considération pour sa santé, en lui fai-
sant sentir d’ailleurs que , destinée à vivre dans
le monde , elle serait toujours obligée de réduire
i
de beaucoup les proportions de son ascétisme.
Six ans plus tard, il y avait dans le château de
Nobant une femmo qui se mourait de tristesse et
d’ennui ; c’était la pieuse pensionnaire des An-
Digitized by Google
16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
glaises , pleurant sa liberté perdue et maudissant
un joug qu’elle devait briser bientôt. A peine sor-
tie du couvent, elle avait perdu sa grand’mère; et
alors, seule, sans guide, sans appui, jeune, riche,
orpheline , elle s’était laissé marier à la manière
d’autrefois et aussi à la manière d’aujourd’hui.
Ou lui avait ménagé une de ces destinées dites
«
convenables, qui ont donné si beau jeu aux réfor-
mateurs de ce temps-ci. Vive et impressionnable
comme Indiana , candide et enthousiaste comme
Yalentine, Hère et indomptable comme Lélia, elle
se trouvait unie à un soldat impérial rentré dans
ses foyers, l’espèce d’homme, en général, la plus
prosaïque qui soit sous le ciel. Cet époux était un
digne genlillâtre campagnard, comme il en four-
mille dans la vieille Aquitaine , tenant les raffibe-
mets du cœur pour folies et billevesées , prenant
la vie pour ce qu’elle vaut et le temps pour ce qu’il
dure , pas trop savant , un peu rude, à en juger
par certains détails d’un procès fameux , et au
demeurant le meilleur fils du monde.
Les premières années de cette vie nouvelle fi-
rent paisibles, sinon heureuses. Refoulant en elle
la vie débordante, la femme souffrait, mais luttait
Digitized by Googl
GEORGE SAND. 17
vaillamment contre sa souffrance, en appelant à
son aide les livres, les courses à cheval, et sur-
tout le grand livre de la nature, pour lequel
George Sand semble avoir reçu une faculté toute
particulière d’intuition large et pénétrante.
En 1825, M me Dudevant fut conduite par son
mari aux eaux des Pyrénées; les impressions de
ce voyage, l’aspect d’une nature grandiose et
I i *
sauvage, une première illusion un instant entre-
vue, tout cela, en éveillant l’imagination de l’ar-
tiste et le cœur de la femme, ne servit, au retour,
qu’à allourdir encore le poids d’une vie aride et
monotone.
Enfin, après bien des luttes intérieures, après
bien des scènes douloureuses, dont l’amer souve-
nir perce dans plus d’une page de George Sand,
l’épouse s’affranchit violemment, le poète prit son
vol; et un jour, en 1828, on chercha vainement
la châtelaine de Nohant; elle avait disparu. Qu’é-
tait-elle devenue? on ne savait.
Ici je trouve dans des notes que j’ai tout lieu
de croire exactes un fait qui peint assez bien les
fluctuations d’une âme noble, ardente et inquiète.
En 1828, le prêtre, confesseur du couvent des
Digitized by Google
18
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Anglaises , qui avait dirigé autrefois la conscience
de mademoiselle Dupin, vint un jour prier la su-
périeure de lui accorder une grâce. Il lui raconta
qu’une de ses pénitentes, une ancienne pension-
naire, se trouvant dans une position pénible, diffi-
cile, désirait faire dans l’intérieur de la maison
une retraite pieuse. La supérieure refusa d’abord,
alléguant l’usage, la règle; le prêtre insista, ob-
»
tint sa demande, et la fugitive de Noiiant repassa
le seuil de cet asile paisible où s’étaient écoulées
pures et ferventes ses jeunes années ; mais sa des-
tinée l’appelait ailleurs : le génie réclamait sa
proie, et à quelques jours de là elle rentrait brus-
quement dans le monde pour se livrer à tous les
hasards, à toutes les passions, à toutes les joies,
à toutes les peines d’une vie anomale d’artiste.
La période où nous entrons est délicate et d’un
difficile accès. J’ose me flatter que les lecteurs des
précédentes notices ne s’attendent pas à me voir
enfreindre ici les lois de convenance que je me
suis imposées ; un biographe peut, à la rigueur, so
passer d’esprit et de talent, mais il a impérieuse-
ment besoin de dignité et de bonne foi, surtout
quand il s’agit d’un génie qu’on peut blâmer,
Digitized by Google
GEORGE SAND. 10
louer ou plaindre, mais qu’on doit respecter à un
double titre. Pour les plus exigeants en fait de
révélations, je me contenterai de transcrire ici
celte page touchante des Lettres d’un Voya-
geur :
« II m’importe peu de vieillir, il m’importerait
* beaucoup de ne pas vieillir seul; mais je n’ni pas
» rencontré l’étre avec lequel j’aurais voulu vi-
« yre et mourir ; ou, si je l’ai rencontré, je n’ai
m pas su le garder. Écoute uue histoire, et pleure.
« Il y avait un bon artiste, qu’on appelait Wate-
«let, qui gravait à l’eau forte mieux qu’aucun
« homme de son temps. Il aima Marguerite Le-
u comte, et lui apprit à graver à l’eau forte aussi
« bien que lui. Elle quitta son mari, ses biens et
« sou pays, pour aller vivre avec Watclet. Le
« monde les maudit; puis, comme ils étaient pau-
« vres et modestes, ou les oublia. Quarante ans
« après on découvrit aux environs de Paris, dans
«une maisonnette appelée Moulin- Joli, un vieux
«homme qui gravait à l’eau forte, et une vieillo
« femme, qu’il appelait sa meunière, et qui gra-
«vait à l’eau forte, assise à la même table. . .
« Le dernier dessin qu’ils gravèrent représentait
Digitized by Google
20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
« le Moulin-Joli, la maison de Marguerite, avec
« cette devise : Cur mile permutent Sabind di-
uvitias operosioresl'W est encadré dans ma
x chambre, au-dessus d’un portrait dont personne
« ici n’a vu l’original. Peudant un an l’être qui
r
« m’a donné ce portrait s’est assis avec moi toutes
<« les nuits à une petite table, et il a vécu du
« même travail que moi. Au lever du jour, dous
«nous consultions sur notre œuvre, et nous sou-
« pions à la même petite table, tout en causant
« d’art, de sentiment et d’avenir. L’avenirjnousa
« manqué de parole. Prie pour moi, ô Marguerite
» Lecomte 1 »
Voici une autre histoire qui se rattache plus ou
moins à la première :
Quelque temps après la révolution de juillet, il
parut un livre intitulé Rose et Blanche , ou la Co-
médienne et la Religieuse. Ce livre, qui passa
d’abord inaperçu, tomba par hasard entre les
mains d’un libraire; il le lut, et, frappé delà ri-
chesse descriptive de certains tableaux et de la
nouveauté des situations, il s’informa de la de-
meure de l’auteur ; on lui indiqua un modeste hô-
tel garni. 11 monta dans une petite mansarde, et
Digitized by Google
GEORGE SAND.
21
là il vit ud jeune homme qui écrivait à une petite
table, et une jeune femme qui coloriait des fleurs
à côté de lui. C’était Watelet et Marguerite Le-
comte. Le libraire parla du livre, et il se trouva
que Marguerite, qui savait écrire des livres aussi
bien et même mieux que Watelet, avait fait une
bonne partie de celui-là, et la meilleure ; seule-
ment, comme les livres se vendaient peu ou point,
aux occupations littéraires elle joignait la besogne
plus lucrative do coloriste. Encouragée par le suf-
frage du libraire, elle sortit d’un tiroir un cahier
tout écrit de sa main ; le libraire l’examina, l’a-
cheta très-bon marché, je pense, et il eût pu l’a-
cheter beaucoup plus cher sans faire une mau-
vaise affaire, car c’était le manuscrit d 'Indiana.
Peu de temps après, Marguerite Lecomte quitta
Watelet, lui prit définitivement la moitié de son
nom, s’appela George Sand, et de cette moitié de
nom elle a su en faire un qui brille aujourd’hui
entre les plus grands et les plus glorieux.
En moins de dix ans George Sand a bien écrit
déjà près de trente volumes ; la critique s’est abat-
tue sur ces treuto volumes, et elle en a bien vite
enfanté quatre fois autant, à l’effet d’attaquer ou
Digitized by Google
22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
do défendre les doctrines morales, philosophiques,
voire même politiques de leur auteur. Tout ce qui
me paraît résulter de plus raisonnable de cette
controverse, c’est que la critique a escarmouche
dans le vide; elle a commencé par supposer ce
qui n’existait pas; elle a pris, comme dit quelque
part George Saud, des vessies pour des lanternes,
c’est-à-dire des passions pour des raisons, des
plaintes éloquentes pour des systèmes, et des cris
pour des conclusions (1).
Repoussez tant que vous voudrez les théories
stériles de l’art pour l’art ; blâmez l’artiste de ne
pas conclure ou plutôt de parler quand il ne peut
pas conclure; mais ne le transformez pas, ne le
faites pas conclure malgré lui ; n’élevez pas une
brillante individualité poétique à l’état de puis-
sanco sociale, vous moralistes chrétiens pour Pat-
laquer, vous novateurs pour la défendre ; laissez la
conviction s’opérer chez le pûëte dans sa sphère;
vous ne gagnez d’aucun côté à lui forcer la main,
car, si vous le lapidez, vous le grandissez d’au-
(l) Il importe de rappeler au lecteur que ceci était écrit
avant l’apparition des romans socialistes et humanitaires de
George Sand. ( Note do la 4* édition.)
Digitized by Google
GEOBGE 5AM).
23
tant, et il se tourne naturellement vers ceux qui
l’encensent : ceux-là n’y gagnent pas non plus;
car, violenté dans sa conscience, le poëte leur ap-
porte une pensée hâtive, brusquée, capricieuse,
une pensée de poëte; il leur fait de la philosophie
fantastique, la pire de toutes les philosophies. En
vérité, nous prenons trop au sérieux nos poètes;
le géomètre qui leur demandait : qu’est-ce que
cela prouve? n’était guero plus ridicule que nous
qlii prétendons trouver eu eux la preuve de tout.
Ceci lient, du reste, à un travers général du siècle,
dont il n’est peut-être pas inutile de dire un mot
en passant.
■* ■> :
Les nations qui commencent à vieillir ont des
infirmités et des manies comme les vieillards. Les
Grecs du Bas-Empire subtilisaient et sophisti-
quaient outre mesure ; c'étaient des analystes
r pointilleux : ils s’usaient dans le petit. Nous, nous
symbolisons à qui mieux mieux ; la synthèse nous
déborde, nous errons dans le vague, nous nous
t * . i
perdons dans l’infini. Ils ne voyaient que de IrèsV
près et en détail : nous ne voyons plus qu’en gros
* et de très-loin ; ils étaient myopes ; nous sommes
presbytes. Ainsi, nous ne faisons plus de l’histoire,
Digitized by Google
24 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
» .
l’histoire est le propre des esprits étroits ; nous
faisons delà philosophie de l’histoire, c’est-à-dire
qu’avec une douzaine de vocables de six pieds et
deux ou trois classifications qui vont à tout, le pre-
mier venu va vous décrire à priori les vicissitudes
do l’empire mongol ou chinois, dont il ne sait pas
un mot. En religion, nous ne sommes plus ni ca-
tholiques, ni protestants, ni athées, ni théistes;
nous sommes panthéistes, ce qui est très-grand,
’ t
très-beau, mais peu clair. En politique et en mo-
rale nous n’avons souci ni de l’individu, ni de la
famille, ni de la cité, ni de l’État ; nous avons
vraiment bien autre chose à faire; nous avons
l’humanité tout entière à soigner. La forêt, comme
dit l’Allemand Menzel, nous empêche de voir les
arbres. Il fut un temps où l’on faisait tout bête-
ment de la poésie, de la musique et de la peinture;
nous faisons, nous, de la poésie sociale, de la mu-
sique apocalyptique et de la peinture métaphysi-
que. Bien plus, nous avons été chercher dans le
passé toutes les spécialités glorieuses, pour les
tendre, les étirer et les clouer aux quatre coins
du cadre immense de notre synthèse. L’Iliade s’est
trouvée un mythe, FÉnéide un symbole, et j’iraa-
Digitized by Google
GEORGE SAND. 25
gine que, si Dante et Shakspeare revenaient au
mondé, ils seraient tout étonnés d’avoir dit tant
de savantes choses dont ils ne se doutaient guère.
J’avais cru, jusqu’ici, que Raphaël était un grand
peintre ; j’ai lu l’autre jour dans un beau livre que
c’était le plus grand théologien du seizième siècle.
Au plus fort de cette période de confusion et de
déplacement, une femme est venue avec toutes les
qualités et tous les défauts qui constituent le
poète. Imagination fongueuse, organisation mo-
bile et passionnée, inspiration chaleureuse, ri-
chesse de langage, rien ne lui manquait ; rien,
pas même la vie exceptionnelle et tourmentée de
l’artiste. Malheureuse dans le mariage, elle avait
rompu avec le mariage; riche, elle avait laissé
derrière elle toute sa fortune, ne gardant que la
liberté, ces Dieux Lares que les Bohémiens et les
, poètes emportent partout avec eux. 11 fallait vi-
vre; elle s’ignorait elle-mcme; on lui conseilla
d’écrire, elle écrivit ; et la pensée profondément
philosophique ou perverse qui donna naissance à
son premier livre fut, ainsi qu’elle le dit elle-même
en maint endroit, celle-ci : avoir du pain. Le livre
eut un succès prodigieux; c’était une histoire
i
Digitizec
d by Google
26 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
écrite avec le cœur et toute brûlante de passion,
de douleur et de colère. La donnée n’était pas
neuve ; il s’agissait d’une femme; d’un mari et
d’un amant.. Le portrait du mari était peu flatté:
il eût été étonnant qu’il en fût autrement. L’amant
lui-même, et ceci semblerait indiquer une décep-
tion première; l’amant qu’un écrivain a appelé,
je ne sais trop pourquoi, le roi des livres de
George Sand, faisait dans celui-ci, comme dans
plusieurs autres, une fort odieuse et fort triste
figure; le beau rôle était pour la femme: rien de
plus naturel. La critique, qui s'étonne de tout, s’é-
tonna d’un succès fait sans elle, et se tira d’af-
faire en déclarant que toutes les femmes avaient
leur roman dans lecœur, et que, ce socret uue fois
dit, il ne leur restait plus rien à dire. Six mois
plus lard, Valentine donnait à la critique un écla-
tant démenti. 11 s’agissait encoro, à la vérité, d’une
%
femme, d’un mari et d’un amant. L’auteur, n’ayant
pas assez vécu, n’avait qu’une corde à son arc;
mais la flèche qu’il lançait était d’une forme nou-
velle: Do brutal et ignorant, lo mari était devenu
froidement poli et profondément égoïste; l’amant
avait gagné du tout au tout; il était noble, gêné-
GEORGE SAND,
27 -
rcux et beau ; avec des qualités différentes, la
femme restait à peu près lu même. Dans Jacques,
le troisième roman qui fut écrit avant Lélia, bien
qu'il ait paru après, les principaux personnages
sont toujours la femme, le mari et l’amant; seu-
lement ici le mari a le beau rôle. Jacques a tout
ce qu’il faut pour faire le bonheur d’une femme ;
il est grand et bon, il est bien un peu usé par le
cœur ; mais il a tant de noblesse dans l’âme qu’il
est impossible de ne pas l’aimer ; le rival obligé,
l’amant, n’est pas de force à lutter; Octave est
un vulgaire amoureux de vaudeville; et pourtant
Fernande succombe. Il a été généralement con-
venu que ce roman était le plus immoral de tous
ceux de George Sand. On a dit que c’était la
négation absolue de l’amour dans le mariage.
Je no sais quelle a été la pensée première
de l’auteur, mais il me semble que la dernière
impression reçue, la vraie moralité de l’ouvrage,
pour tout esprit non prévenu, est celle-ci : Fer-
nande est une petite sotte qui aime son mari sans
le comprendre, cesse de l'aimer sans savoir pour-
quoi, et qui est impardonnable de le tromper.*
Loin do croire ce livre dangereux, je suis profou-
*
Digitized by Google
28 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
dément convaincu au contraire qu’il n’est pas de
femme tant soit peu délicate qui ne soit mentale-
ment révoltée contre le dénouement.
Après Jacques vint Lélia : depuis Indiana ,
l’auteur avait vécu; il avait aimé, il avait tour à
tour cessé d’aimer ou d'être aimé, il avait souf-
fert, il avait grossi ses souffrances de toutes les
forces de son imagination et de toutes les petites
tortures de sa position exceptionnelle ; après avoir
désespéré de l’amour dahs le mariage, il déses-
péra de l’amour, de la vie, de Dieu, il désespéra
de tout, et, un beau jour, dans un accès de fièvre
intermittente, entre la fureur et l’abattement, il
écrivit Lélia.
A l’apparition de ce livre, le double mouvement
de répulsion et d’entbousiàsme soulevé autour du
nom de George Sand monta à son comble : eu même
temps que la phalange philosophique lui tendai 1
les bras en criant : salut, prophétesse! la grosse
morale lui montrait le poing en l’appelant empoi-
sonneuse !
Ce n’était, à vrai dire, ni une Pythie, ni une Lo-
v » *
custe; c’était un poète, dont une sorte de délire
avait surexcité toutes les facultés au détriment do
%
Digitized by Google
, GEORGE SAND. 29
>
la principale, la raison. Lélia ost à la fois le meil-
leur et le plus mauvais, mais bien certainement le
moins logique des livres de George Sand ; tout y
est beau, majestueux, varié, mais c’est la beauté,
la majesté, la variété du chaos. Lélia, Trenmor,
Sténio, Pulchérie sont quatre types qui représen-
tent non pas des idées, mais des états de l’âme;
ces quatre types conversent et discutent à l’infini;
chacun d’eux a tort et raison tour à tour ; ils finis-
, sent par avoir tort tous les quatre, car l’ouvrago
est sans conclusion ; et le lecteur, s’il n’est pas
trop subtil, ferme le livre et s’étend dans son fau-
teuil en résumant ces impressions en quelque
maxime neuve et incendiaire dans le genre de celle-
i
ci : « Le parfait bonheur est impossible ici -bas. »
Après ce grand cri de souffrance, qui a nom
Lélia , l’âme de George Sand parut se calmer et se
rasséréner un peu. Sa position sociale prit une as-
siette plus fixe; elle se sépara judiciairement de
son mari, rentra en possession de sa fortune, et
alla demander aux montagnes de laSuisse, au beau
ciel de Florence et de Venise, des pensées moins
sombres, de plus riantes inspirations. Elle écrivit
deux ou trois charmantes nouvelles, puis le Se-
Digitized by Google
*
30 CONTEMPORAINS IU.USTRE8.
crétaire intime , et Leone Leoni. Dans ces deux
livres elle laissait de côté les types invariables de
ses premiers ouvrages et le type désolé de Lélia,
Sans être consolante, sa pensée était moins âcre •
et plus purement artistique. Ce mouvement d’a-
paisement alla se prononçant de plus en plus. Elle
écrivit André, ce petit livre délicieux qui serait le
frère de Paul et Virginie, s’il n’y avait là une
grossière surprise des sens, humiliante, doulou-
i •
reuse, mais heureusement fausse et impossible
daus la donnée du caractère d’André. GeorgeSand
avait dit ailleurs : Les anges sont moins purs que
le cœur d’un jeune homme de vingt ans lorsqu’il
tjime avec passion ; et cela était non-seulement
bien dit, mais cela était vrai ; car, tout corrom-
pus, tout gangrenés, tout Don Juan manqués que
nous sommes, il n’est peut-être pas un d’entre
nous qui n’ait gardé en un recoin du cœur le loin-
tain souvenir de quelque premier mystère d’amour
candide, de chaste abandon et de facile renonce-
ment.
' # .
Après André vinrent Simon, Mauprat , les
Lettres d’un Voyageur, etc., etc. La période pas-
sionnelle s’achevait graduellement dans le calme,
Digitized by Google
GEORGE SAND-
31
dans la poésie et daus la vérité. La phase reli-
gieuse allait poiDdre. Une noble amitié venait de
se former entre deux âmes portant dans des sphè-
*
res différentes un égal talent et une franchise
égale de mobilité poétique. M. de La Mennais prit
la direction du Monde , et George Sand publia dans
ce journal les cinq lettres à Marrie, empreintes
d’une résignation toute chrétienne. Ces lettres
suffisaient à réduire à néant les conséquences so-
ciales que la philosophie s’efforcait do tirer des
douleurs individuelles de Lélia.
Toutefois le temps d’arrêt chrétien ue fut pas
long ; l’aventureux et turbulent poêle no fit que
traverser cstlo paisible région pour passer bien-
tôt avec armes et bagages daus le camp du pan-
théisme. Après un voyage aux îles Baléares, il
publia Spiridion. Ce livre, composé sous les frais
ombrages de Palma, était une véritable palinodie,
car il reproduisait brusquemeut dans la sphère
religieuse toutes les négations morales de Lélia ;
l’édifice à peineébauché daus les Lettres àMarcie
se trouvait déjà renversé de fond en comble, et le
christianisme progressif de M. de La Mennais
laissé là comme impuissant. Depuis, dans une nou-
Digitized by Google
32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
^ »
»
velle édition de Lélia, retouchée et augmentée, et
dans quelques travaux sérieux, George Sand s’est
éloigné de plus en plus du principe chrétien, en
même temps que sa pensée sociale prenait une
couleur, sinon plus nette, du moins plus pronon-
cée de radicalisme. Dans l’ordre purement artis-
tique, elle a écrit diverses productions gracieuses,
quo je ne puis analyser ici ; et bientôt vous serez
appelés à la voir, dans le dramo de Cosima , ten-
ter des chemins inexplorés.
Maintenant, si vous voulez absolument que cette
bluette biographique conclue à quelque chose, je
vous dirai que sa conclusion est qu’il n’y a pas,
jusqu’ici, dans tous les ouvrages de George Sand,
l’ombre d’une conclusion sur laquelle on puisse
asseoir une accusation formelle ou une apologie dé-
cisive ; que ses livres prouvent tout ce qu’on veut,
parce qu’ils ne prouvent rien ; que si poison il y a
dans une page, vous n’avez qu’à la tourner pour
trouver le contre-poison dans l’autre, et que les
doctrines impies, immorales, antisociales de l’é-
crivain d’autrefois me paraissent authentiques
tout juste comme ses doctrines radicales et pau-
théistiques d’aujourd’hui.
Digitized by Google
GEORGE SANÜ.
33
* Quant à l’influence pernicieuse de ces livres, je
* , , / , *
crois qu’on l’a beaucoup exagérée. Presque tous
renferment au dénouement uue sorte de moralité
de malheur qui, jusqu’à un certain point, rem-,
place l’autre. S’il y a des passions et des fautes,
il y a aussi des douleurs et des remords, et surtout
il n’y a généralement pas do vice ; ils peuvent
tourmenter et égarer les âmes, mais ils ne les dé-
' I
gradent ni ne les corrompent. A lire ces pages où
les sentiments les plus opposés parlent une même
langue, uue langue divine, on éprouve une adrai- !
ration pénible; et quand on les quitte, on aspire
au vrai avec plus de force que jamais; on com-
prend que tout cela n’est pas la vie, que l’imagi-
nation n’est pas la raison, et que les poètes seront
4
toujours des poètes, c’est-à-dire, pour parler
. . t * ' p
comme le plus grand et le plus sage d’entre eux,
des oiseaux mélodieux que tout bruit fait chanter.
Que ce bruit vienne du dehors ou du dedans, qu’il
charme ou épouvante, attire ou repousse, que ce
• • , *
soit un désir qui naît ou un ruisseau qui murmure,
r"
un peuple qui s’agite ou une mer qui gronde, un
«
trône qui croule ou une illusion qui s’en va, foi-' «
seau chante, chaDte toujours, partout, sur tous
• • « *
Digitized by Google
34 CONTEMPORAINS ILLUSTRES. '
les tous : ne lui demandez pas le pourquoi de ses
chants, il chante parce qu’il est oiseau.
* *
«
• , ^ *, . *
» ^
* « «
. SUPPLÉMENT A LA 4 ° ÉDITION.
\ #
Le premier essai de George Sand dans la carrière dra-
fl
nautique fut malheureux. Cosima échoua au Théâtre-Fran-
çais. L’ouvrage fut retiré après quelques représentations,
et l’auteur l’a publié depuis en le faisant précéder d’une
préface où il se plaint « qu’on lui ait contesté avec empor-
, « tement et ironie le droit d’essayer une manière nouvelle,
, a et où il déclare qu’il attend paisiblement un auditoire
« plus calme et plus indulgent. » En cela je crois que
George Sand se fait une double illusion : d’abord il n’y a
guère de public indulgent, et, si ce public existait, il serait
indigne de George Sand ; un demi-succès n’est pas à sa
taille : il ne peut y avoir pour un tel écrivain qu’un public
juste ou injuste, dont la postérité confirme ou casse les ar-
rêts. Or, l’arrêt porté sur Cosima ne nie paraît pas sujet à
cassation, car c’est là une production relativement mé-
diocre, et à coup sûr la plus faible de toutes celles de
George Sand. Ce drame n’est pas seulement défectueux à
la scène; il laisse au lecteur une impression qu’il est peu
habitué à rencontrer dans les pages du plus coloré et du
plus passionné de nos prosateurs; ce n’est ni de la tris-
tesse, ni de l’amèrtume, ni du bonheur, ni de l’effroi
c’est quelque chose qui ressemble beaucoup à de l’erf?
- ' rt'ui. En vérité, çc drame est ennuyeux, elle genre en-
Digitized by Google
P*
' GEOKGE SAND. , 35
frayent est le plus mauvais de tous les genres. Ce n’est ni
dn drame physiologique et brutal à la manière d’Alexandre
Dumas, ni du drame spiritualiste et intime à la manière
d’Alfred de Vigny; ce n’est pas même du drame lyrico-
fantaslique, comme les Sept Cordes de la lyre, par exem-
ple, où l’idéal tient lieu de passion, de mouvement et de
vie; c’est une sorte de juste-milieu entre Antony et Chat-
terton, un mélange sans nom de sensualisme et d’idéa-
lisme, d’emportement et de langueur, quelque chose qui
n’est, à proprement parler, ni vrai, ni élevé; une action
dénuée de réalité et de suite, mal engagée au début,
maigre d’incidents, conduite péniblement d’invraisem-
blances en invraisemblances, et qui s’arrête bien plutôt,
qu’elle ne finit; c’est du reste toujours le même style, large,
étoffé, splendide, toujours le même beau vêtement, mai-,
celte fois, rien dessous.
Cosima est le point de départ d’une nouvelle évolu-
tion dans la marche des idées de George Sand. — Ce n’est
plus l’auteur jeune, passionné et fougueux d'indiana,
de Valenlinc, de Jacques, de tèlia: ce n’est plus ce poète
naïf, mobile, varié, touchant, contradictoire et vrai des
Lettres d'un Voyageur , écrivant sous la dictée de sa
mémoire, de son imagination et de son cœur; ce n’est
plus aussi ce génie tranquillisé qui, dans un moment
de repos, enfanta Àndrè, Simon, Maupràt, les Lettres à
Alarcie; c’est George Sand arrivé enfin à sa période de
parti pris, A force de lui crier, amis et ennemis, qu’il
avait un système, ils ont fini par le lui persuader) cl voijà
l’auteur d’indiana qui fait décidément des romans huma-
nitaires, et glisse entre deux amours des' tartines de socia-
*• /
j - • ^
Digiti^x) by Google
«
36 CONTEMPORAINS ILLUSTRES;
• r . i * « *•
lismet — Il ne s’agit plus d’œuvres de pure poésie, de
pure inspiration ; il s’agit d’œuvres méditées, avec des in-
tentions, des opinions, des doctrines, un buL — Les idées
de M. Pierre Leroux ont succédé, comme influence sur
l’imagination de George Sand, aux idées de Sf. de La Men-
ais. — Le roman démocratique intitulé le Compagnon
du tour de France a été le premier produit de cette nou-
velle crise intellectuelle. Ce roman it’a eu qu’un succès
restreint et il n’a pas été terminé. — Ensuite est venu le
roman d 'Horace. Ce roman ayant été refusé par la Revue
des Deux Mondes, il en est résulté, entre le directeur de
ce recueil et George Sand, une rupture qui a eu pour'
conséquence la publication d’une nouvelle revue intitulée
Revue indépendante, et créée de concert avec M. Pierrç «
Leroux. — Dans cette revue George Sand a publié d’abord
*
son, roman d 'Horace, et ensuite Consuclo ; le succès de ce
dernier ouvrage, le plus long de tous ceux de George Sand,
semble avoir déterminé l’auteur à le prolonger indéfini-
ment. — Huit volumes ont déjà paru de cette encyclopé-
die; et bien que M. Leroux ait aujourd’hui quitté la
Revue indépendante, George Sand continue à traiter,
sous forme de roman, le thème philosophique de son maî-
tre ; — la Renaissance dans l’humanité. - ,
Digitized by Google
Digitized by Google
lmp 0* S*n»«t C 1 .''
Ru» d« Swo», 32
Digitized by Google
M. DE BROGLIE.
Le gouVernemenk de Juillet a prit nais-
sance au sein d’une révolution populaire ;
c'est là sa gloire et son danger. La gloire
a été pure parce que la cause était juste;
le danger est grand, car toute insurrection
qui réussit, légitime ou non, enfante par
son succès des insurrections nouvelles.
Discours de M. de Broglie. — Séance
du 25 août 1835.
M. de Broglie est peut-être l’homme d’état le
ruoios populaire et eu même temps ie plus res-
pecté de Franco. L’opinion publique, la grande
reine de notre temps, a cela de bon que, si elle
garde ses faveurs pour ceux qui la flattent, pour
eux aussi elle garde ses variations, ses exigences,
ses bouderies et ses caprices; quand elle rencon-
tre par hasard une individualité roide et hautaine
qui se refuse obstinément à courber la tête sous
son joug, l’opinion commence par toiser le re-
belle de haut en bas, et si elle trouve en lui de
3
Digitized by Google
2 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
véritables proportions de grandeur, elle se rési-
gne bientôt à subir une résistance qui ne l’humilie
point, et elle se pose alors en face du personnage
sur un pied de froideur permanente, qui n’est pas
l’amour tant s’en faut, mais qui n’est pas non plus
la haine, et qui jusqu’à un certain point n’exclut
pas la justice. En fait d’ouvrages sérieux et de
quelque importance historique, j’ai lu à peu près
tout ce qui a été écrit d’hostile sur M. de Broglie
depuis son entrée aux affaires, et le tout m’a paru
se résumer en ce mot qu’un mien ami recueillit
jadis de la bouche même de Lafayette : Je n’aime
pas cet homme, mais je V estime. Or, il faut bien
le dire, encore que cela soit peu édifiant, le plus
beau, le plus rare témoignage qu’un homme po-
litique puisse aujourd’hui invoquer en sa faveur,
c’est l’estime universelle de ses ennemis.
M. de Broglie appartient, comme chacun sait,
à ee qu’on appelle le parti doctrinaire. Si ce mot
sacramentel, dont le sens n’a jamais été, je l’a-
voue, parfaitement clair pour moi, s’applique à un
esprit va9te, élevé, profond, mais froid, arrêté,
systématique, nourri de théories, mal à l’aise au
milieu des faits qu’il s’efforce, avec une constance.
Digitized by Google
M. DB BROGLIE. à
sinon toujours heureuse, du moins infatigable,
d’encercler dans un ordre d’idées conçues à
priori; si le fameux mot signifie touTcela, l’ho-
norable pair serait le type le plus vrai , le plus
complet du’docfrtnatre. M. Royer-Collard a quel-
que chose de plus adouci ; il y a en lui une cer-
taine mansuétude évangélique qui mitige l’austé-
rité doctrinaire. Sa physionomie politique est un
peu blafarde si l’on veut, mais elle est pacilique,
sereine, inoffensive; c’est le Platon du parti (1).
Plus rapproché de M. de Broglie par une assez
étroite conformité de vues et par une rigidité pu-
blique aussi grande en apparence, M. Guizot s’en
éloigne, et de beaucoup, par son expérience des
hommes, par son côté multiple et pratique, et par
une sorte de malléabilité privée sur laquelle je
n’ai peut-être pas assez insisté, et qui pourrait au
besoin ressembler à de la souplesse. Il y a chez
lui du Richelieu, mais il y a aussi par moments un
peu de Mazarin. M. de Broglie est souple à peu
(I) Il va sans dire que ceci s’applique au personnage pu-
blic; tout le monde sait qu’au privé M. Royer-Collard est
d’une causticité mordante qui ne rappelle aucunement Pla-
ton, (Noie de la deuxième édition .)
Digitized by Google
4 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
près comme une barre de fer ; Mazarin et lui sont
les deux antipodes; s’il trouve en son chemin un
obstacle, il ne le tourne jamais, il le brise ou se
vient résolument briser contre lui ; c’est un
homme d’État tout d’une pièce, un stoïcien poli*
tique, leZénon de la doctrine.
L’homme privé n’est pas moins curieux à étu-
dier. Vous arrivez chez M. de Broglie : vous le
trouvez enfoncé dans son fauteuil avec une toi-
lette de philosophe, c’est-à-dire tout ce qu’il y a
de plus'négligé (1). Ses yeux sont assez habituelle-
ment fixés sur la pointe de ses bottes; sa tête tra-
vaille, son abord est taciturne et glacial ; s’il n’a
rien à vous dire , il vous rend votre salut , vous
laisse là et se replonge dans ses méditations ; s’il
a à vous parler, il ne s’occupe que de vous, et
oublie complètement tout ce qui l’entoure. Deux
classes de personnes pour lesquelles il faut sur-
tout se mettre en frais de paroles inutiles , les
(i) Ceux qui veulent absolument voir du calcul dans le na»
turel de M. de Broglie prétendent que ses distractions, son
habit délabré, son vieux chapeau dont la pose renversée en
arrière est si connue, que tout cela est un plagiat anglais et
prend sa source dans le désir prêté à M. de Broglie de res-
rembler en tout à un grand seigneur whig.
Digitized by Google
M. DE BROGLIE.
I
femmes et les diplomates, qui oe pardonnent pas
à M. de Broglie ses distractions et sa sobriété de
langage, lui ont fait dans le monde une réputation
de gaucherie qui dépasse les bornes du réel. Quand
M. de Broglie se résout à converser, sa conver-
sation est lucide, élégante, tournant assez facile-
ment, et pour peu qu’on s'y prête, au monologue,
mais substantielle, savante, pleine de faits et d’i-
dées. Chose étrange ! M. de Broglie accepte, com-
prend et aime toutes les audaces de système, lui
si sévère, si prêt à froncer le sourcil, si alerte à
la répression, du moment où ce qu’il accueillait
comme théorie tendrait à passer à l’état de fait.
Joignez à tout cela une ferveur chrétienne qui
n’est plus de notre âge, une seule et austère am-
bition, celle du bien, udo loyauté qu’un orateur a
pu dernièrement, sans étonner personne, quali-
fier de proverbiale , les plus nobles qualités de
père et d’époux, une vie intime, paisible et pure,
sur laquelle une perte récente, qui a été presque
une douleur publique, semble avoir jeté un voile
de mélancolie; et si vous venez à vous rappeler
que ce personnage excentrique et froid comme
un savant, actif et laborieux comme un homme
Digitized by Google
6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
d’État, méthodique et compassé comme un qua-
ker, est le dernier descendant d’une vieille race
de courtisans et de soldats, vous reconnaîtrez que
c’est bien là le plus singulier grand seigneur que
les révolutions nous aient fait.
La famille des Broglie (1) est originaire de
Quiers en Piémont. Le premier personnage de
cette famille dont l’histoiro fasse mention est
François-Marie de Broglie, capitaine des gardes
du prince Maurice de Savoie, qui, après s’être
distingué dans la défense de la ville deConi contre
l’armée française, reçut du duc de Savoie le titre
de comte de Revel, et entra dix ans après au
service de France, à la suite du cardinal Mazario.
Cette famille grabdit rapidement; ses services et
la faveur des rois la firent bientôt riche et puis-
sante; en moins d’un siècle elle compta trois ma-
réchaux de France. Lorsqu’éclata la Révolution, '
elle était dignement représentée par le maréchal de
(l) Les uns font dériver ce nom du mot italien broglio
(intrigue) ; l’étymologie étant peu polie, ou en a trouvé une
autre dans le meme mot broglio , qui signifie aussi parc ou
jardin, et a son analogue dans le vieux mot français breuil,
encore usité dans quelques provinces.
Digitized by Google
M. DE BROGLIE.
T
Broglie, vieux soldat criblé de blessures, le héros
parfois malheureux de la guerre de Sept-Aus, et
cepeudant une des plus hautes figures militaires
du dernier siècle. Pour les Broglie comme pour les
plusgrands uomsdeFrance.PanlIde la république
fut surtout une année fatale. Louis XVI avait ou-
vert la marche funèbre, et tout ce qui restait de
noblesse le suivait à l’échafaud. L’antique châ-
teau normand des Broglie était dévasté et désert.
Les canons que le maréchal avait enlevés trente
ans auparavant à l’ennemi, et que Louis XV lui
avait donnés pour parer son manoir ; ces canons,
la nation s’en était emparée, et elle les faisait à
son tour servir glorieusement contre l’ennemi.
Le vieux guerrier lui-même, après avoir vaine-
ment tenté d’arrêter le mouvement révolution-
naire en acceptant le commandement des troupes
réunies à Versailles, avait vu tous ses efforts se
briser contre la résistance du peuple, et pour
sauver sa tête il avait passé en Allemagne, où il
devait mourir à Munster, en 1804, au moment où
le consul Lebrun lui écrivait au nom de Bona-
parte : « Le vainqueur de Berghen ne doit pas
« hésiter à rentrer dans sa patrie, sous le gou-
Digitized by Google
8' CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
« vernement de l’homme qui a relevé les statues
« de Tureuneet du graud Coude. **
Avec le maréchal avait aussi émigré son frère,
l’aventureux abbé de Broglie, espèce de Gondi au
petit pied, qui fut prévôt de Posen en Pologne,
rentra en France en 1805, devint aumônier du
dieu Mars (comme disait M. de Pradt, cet autre
abbé qui lui ressemblait un peu), fut successive-
ment évêque d’Acqui en Piémont, évêque de Gand,
disgracié, emprisonné à Vincennes, rétabli en
1814, finalement déposé en 1817, comme ultra-
montain forcené, et qui mourut à Paris en 1821.
Le second fils du maréchal, le prince Victor-
Araédée de Broglie, destiné d’abord à l’état ec-
clésiastique, n’avalt pas tardé à s’enfuir aussi en
compagnie do son précepteur. Une fois sur les
bords du Rhin, il avait jeté le froc aux orties, et,
avec ses dix-sept ans, il bataillait déjà contre la
Révolution, dans le régiment émigré des cocardes
blanches, en attendant que la Restauration lui
permit de venir continuer le combat sur les bancs
de la Chambre introuvable.
De toute cetto famille ainsi éparpillée, un seul
membre restait en France; celui-là aussi était
Digitized by Google
M. DE DROGUE. <J
un vaillant soldat dès l’âge de quatorze ans, ainsi
que l’avaient été son père et son grand-père ; mais
il avait respiré l’air vivifiant du Nouveau-Monde;
il avait combattu avec Washington et Lafayette,
et, comme ce dernier, il avait espéré sauver la
monarchie en l’associant à la liberté. C’était
Charles-Louis-Victor de Broglie, le fils aîné du
maréchal.
Député aux états généraux par la noblesse de
Colmar, il avait servi la cause constitutionnelle,
de sa parole d’abord, et puis de son épée, dans
l’armée de Luckner et de Biron. Trahi dans ses
efforts après le 10 août, il n’avait pas voulu quit-
ter le sol de la patrie, et, le 10 juillet 1794, il
montait sur l’échafaud, où il mourait en Broglie,
laissant une veuve, la petite-fille du maréchal de
Bosen, une noble femme, avec quatre enfants,
dont un seul fils, Achille-Charles-Léonce-Victor
de Broglie, le duc actuel, alors âgé de neuf ans.
Enfermée dans les prisons de Vesoul, la prin-
cesse de Broglie était sur le point de subir le même
sort que son mari, lorsqu’elle parvint à s’évader,
grâce au dévouement d’un vieux domestique ; elle
se réfugia en Suisse avec ses enfants, et, par un
Digitized by Google
10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
jeu bizarre de destinée, il se trouva que deux
hommes (1), nés dans des rangs différents, deux
hommes que les événements politiques devaient
si souvent et si intimement rapprocher plus tard,
commençaient presque au même jour leur car-
rière par une même douleur et un même exil.
A la chute de Robespierre, de Broglie
rentra en France, et se consacra tout entière à
l’éducation de son fils. Son second mari, M. d’Ar-
genson, la seconda dans cette tâche. L’enfant fut
élevé non point en gentilhomme d’autrefois, mais
en citoyen; il puisa, dans les écoles centrales
créées par la Révolution et dans les soins d’un
professeur distingué do l’Académie de Strabourg,
une instruction vaste, sérieuse, solide, les ins-
tincts do son siècle, et le sentiment des intérêts
nouveaux sortis du grand fait qui lui avait ravi son
père. Il manifesta de bopne heure des goûts lit-
téraires très-prouoncés, et il passe encoro au-
jourd’hui pour un de nos plus forts hellénistes.
Napoléon, qui pensait alors à rattacher à lui les
plus grands noms de France, et ne voyait pour
un Broglie d’autre métier que celui des armes, en
, (1) Voir U notice tur M. Guizot. .
Digitized by Google
11
M. DE BBOOLIE.
eût fait volontiers un soldat; mais à la vue de ce
jeune homme grave et froid, déjà rompu aux for-
tes études de philosophie, d’histoire et de droit
public-, il jugea qu’il pourrait lui être bon à quel-
que chose dans une partie où les sujets n’abon-
daient pas, et il lui ouvrit les portes du conseil
d’État, l’attacha en qualité d’auditeur à la section
de l’iulérieur, le chargea successivement de di-
verses missions en lllyrie et en Espagne, l’envoya
à Varsovie en 1812, à la suite de M. de Pradt, et
de là, en 1813, auprès de M. do Narbonne, dans
ce fameux congrès de Prague, où se décidèrent,
après Moscou, les destinées de la France.
A la vue de toutes ces haines amoncelées, doDt
M. de Narboùne, l’homme de cour le plus fin, le
plus insinuant, le mieux posé auprès des chan-
celleries étrangères, et le plus dévoué à Napoléon,
s’efforcait vainement de conjurer l’explosion ,
M. de Broglie s’affermit plus que jamais dans son
amour inné des principes; il comprit que l’Eu-
rope réussirait à isoler Napoléon de la France,
parce que, comme l’écrivait M. deBassano dans
une lettre prophétique après le dernier triomphe
de Lutzen, les nations se fatiguent do la nécess i t
Digitized by Google
12 CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
de vaincre toujours; parce que le dévouement à
un homme a des bornes, et que si grand, si glo-
rieux que soit cet homme, quand il est à lui seul
son unique symbole, quand il ne représente que
lui, l’édifice de sa propre gloire l’écrase, et il
tombe du jour où la fortune inconstante vient à
lui retirer ses faveurs.
M. de Broglie a subi, mais n’a jamais aimé Na-
poléon ; l’illustre pair veut de la force, beaucoup
de force dans le pouvoir, il l’a prouvé; mais à
ce sentiment se joint un instinct scrupuleux de
légalité, qui s’accommodait mal de l’administra-
tion à coups de décret et des brusques allures du
despotisme impérial. Aujourd’hui même que la
grande figure de l’empereur ne nous apparaît plus
à nous autres que sous son aspect rayonnant, fas-
tique, providentiel, M. de Broglie reste encore
à ce sujet d’une froideur désespérante. Quelqu’un
lui parlait un jour avec enthousiasme de ce génie
qui devinait tout ce qu’il n’avait pas appris ; et à
ce propos il l’interrogeait sur les fameuses séan-
ces du conseil d’État, où Napoléon se montrait à
la fois légiste et orateur. «Il faut croire, répondit
« M. do Broglie, que j’ai joué de malheur, car à
Digitized by Google
4
M. DE BBOGLIK. 1S
« toutes les séances où j’ai assisté, je ne lui ai
«•jamais entendu dire que des coguecigrnes (je
« rapporte textuellement). Pourtant, M. Locré,
« le rédacteur des procès-verbaux, est un homme
« de la véracité duquel on ne peut pas douter, et
«j’avoue que, dans son livre, Napoléon parle
« souvent fort bien. »
Dans cette disposition d’esprit, et animé comme
il l’était d’une prédilection marquée pour la con-
stitution anglaise, M. de Broglie dut accueillir
avec une sympathie non équivoque la Restaura-
tion et la Charte. En juin 1814, Louis XVIII l’ap-
pela à la Chambre des Pairs, où il siégea d’abord
silencieusement, n’ayant point encore l’âge requis
pour prendre part aux délibérations. C’est vers le
môme temps qu’il épousa la fille de M me de Staël.
Un an plus tard, en 18 15, la veille de cette fu-
nèbre nuit du 5 décembre, où se décida le sort
du maréchal Ney, le jeuue pair venait tout juste
d’atteindre ses trente ans ; il s’empressa de récla-
mer l’exercice de son droit, on le lui contesta; en
un pareil moment, bien d’autres se fussent assez
iacilement résignés à se laisser vaincre; M. de
Broglie insista vivement, emporta la parole de
3*
Digitized by Google
14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
haute lutte, combattit à plusieurs reprises en fa-
veur de l’accusé, et fut du nombre des seize pairs
qni votèrent pour la déportation.
A dater de ce moment jusqu’à la révolution de
Juillet, la vie politique de M. de Broglie n’est plus
qu’une longue lutte contre les divers ministères
qui se sont succédés sous la Restauration, lutte
infatigable, entremêlée de courts instants de re-
pos sous le premier ministère Decazes et à l’avé»
□ement du ministère Martignac.
En 1816, lorsque fut présentée la loi d’amnis-
tie, amendée par la Chambre des Députés, mais
qui maintenait cependant les exceptions portées
dans l’ordonnance du 24 juillet, M. de Broglie
combattit la loi et l’ordonnance, en demandant une
amnistie plus complète et plus régulière. Le 5 fé-
vrier de la même année, après l’ordonnance qui
dissolvait la fameuse Chambre aux catégories , il
appuya vivement le nouveau projet de loi sur l’or-
ganisation des collèges électoraux , projet com-
battu par le parti royaliste comme subversif, et
défendu par M. de Broglie comme propre à don-
ner un système d’élection vraiment national. Je
n’eu finirais pas si je voulais analyser et résumer
Digitized by Google
M. DB BROGLIE. 15
ici les nombreux discours prononcés par M. de
Broglie. Chaque année lo vit se constituer l’ad-
versaire à la fois opiniâtre et mesuré de tous les
actes qui ont amené la ruine de la Restauration :
loi sur la presse, présentée le 9 janvier 1817 ;
proposition Barthélemy, qui tendait .à restreindre
et à dénaturer la loi électorale; loi suspensive
de la liberté individuelle; loi sur la saisie préa-
lable des écrits ; loi de censure ; loi sur la dé-
tention préventive; loi sur les substitutions; loi
dite de justice et d'amour ; M. do Broglie com-
battit loutes ces lois, et bien d’autres encore,
avec une gravité de langage, une force de lo-
gique, mélangée d’uno certaine ironie froide et
pénétrante, qui le classèrent bien vite parmi nos
orateurs parlementaires les plus éminents. En
même temps qu’il défendait ainsi la Charte contre
les envahissements successifs du pouvoir, il ap-
portait dans les questions les plus ardues de fi-
nances, d’économie politiquo, de droit civil et
criminel, les ressources d’un esprit élevé, nourri
de méditations, de profondes études, et dirigé par
les inspirations d’une saine philanthropie; ainsi,
le 15 août 1818, il attaquait la loi sur la con-
Digitized by Google
16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
traintc par corps en matière civile, qu’il déclarait
un préjugé barbare fndigno d’une nation civili-
sée ; le 23 mars 1822, il réclamait énergiquement
l’exécution des lois prohibitives de la traite des
nègres, en prononçant à ce sujet un beau discours,
digne des sympathies de tous les amis du progrès
et de l’humanité. Dans la discussion de la loi des
douanes, du 7 mai 181B, et dans la discussion du
budget de 1819, il acquit en matière de finances
une renommée de savoir confirmée et accrue plus
tard par son substantiel travail sur l 'Emprunt
grec t et ses discours plus récents sur l’indemnité
américaine, dont on peut bien combattre le principe
et les conclusions, mais dont on ne saurait nier
l’importance comme travail. Dans les derniers
temps de la Restauration , la Revue française ,
fondée sous le patronage de M. de Broglie, s’enri-
chit fréquemment d’articles anonymes sur les
matières les plus ardues, dont la haute portée
décelait la plume d'un homme d’Etat et d’un pu-
bliciste consommé.
Mais ce qui fit surtout la gloire de M. de Bro-
glie, ce qui lui donna alors une popularité qu’il
ne cherchait pas, et qui s'en est allée depuis, sans
Digitized by Google
M. DE BROGLIE. V *•
qu'il fil uu pas pour la reteuir, ce sont ses bril-
lauls combats pour la liberté de la presse.
Ceci me force à consacrer quelques lignes à
l’examen d’un grief formulé par l'opposition con-
tre tous les hommes que la révolution de Juillet a
portés au pouvoir, et plus spécialement contro
M. de Broglie. Le grief n’est pas nouveau ; il est,
au contraire, vieux comme le monde; ce que j’ai
à dire à ce sujet n’est pas bien neuf aussi ; mais
les vérités les plus banales sont justement celles
sur lesquelles il est bon d’insister par moments,
vu l’extension colossale que prennent de jour en
jour les grands mots. Du reste, comme cette no-
tice, ainsi que toutes les précédentes, a la pré-
tention de n’étre ni une critique, ni une apologie
absolue, chose rare aujourd’hui, mais bien uno
exposition aussi fidèle que possible, je vais m’oc-
cuper, non pas tant de discuter le fond mémo des
questions que de les poser et de les débarrasser
des voiles dout on se plaît à les obscurcir dans
l’intérêt de tel ou tel système.
Il est notoire que M. de Broglie a été très-libé-
l
ral sous la Restauration, qu’il a prononcé de fort
beaux discours pour la liberté de la presse ; il est
Digitized by (jOOgle
18 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
notoire aussi qu’après la révolution M. de Broglie
a prononcé d’autres discours non moins beaux,
dans le but de réprimer ce qui lui semblait un
abus de cette même liberté. Eu présence de ces
deux circonstances, que font les biographes dits
impartiaux? Ils détachent des discours du pair
de la Restauration les passages les plus saillants
de libéralisme, prennent, dans les discours du
ministre de Juillet , les passages les plus saillants
de gouvernementalisme, et établissent un naïf
rapprochement ; or, comme il se trouve qu’entre
les deux discours, conçus à Un point de vue dif-
férent, il y a à peu près la même ressemblance
qu’entre les temps qui les ont vus naître, ces
biographes impartiaux mettent la main sur la
conscience, et déclarent qu’avec la meilleure vo-
lonté du monde ils ne peuvent s’empêcher de
crier de leur plus grosse voix : « A la corruption !
à l’apostasie!» Cette tactique manque rarement
son effet sur le vulgaire, qui s’indigne de voir le
même homme combattre pour le pouvoir après
avoir combattu pour la liberté, et qui s’empresse
de faire chorus en criant à son tour : «A l’apos-
tasie ! à la corruption ! »
M» DK BROGLIE. * 10
Corame je ne veux pas tourner uno difficulté
qui, dans cette circonstance surtout, me paraît
très-peu sérieuse, je vais suivre aussi la méthode
si commode des rapprochements ; je choisis juste-
ment dans les discours prononcés par M. de Bro-
glie sous ia Restauration un passage qui a échappé
aux yeux de lynx de mes prédécesseurs en bio-
graphie, et c’est dommage, car il prête admira-
blement le flanc aux traits acérés de l’indignation
puritaine.
Le 2 mars 1819, M. de Broglie terminait ainsi
un beau discours contro je ne sais quel projet de
*
loi présenté par le gouvernement :
« S’il nous faut renoncer à la liberté indivi-
« duelle chaque fois qu’une poignée d’insensés
« aura tenté quelque mauvais coup., s’il nous faut
« renoncer à la liberté do la presse chaque fois
« qu’un écervelé aura mis au jour un pamphlet té-
« méraire, c’en est fait du gouvernement consti-
« tutionnel ; qu'on nous ramène aux carrières ,
« ne profanons plus ce beau nom !... »
Voilà, certes, un magnifique texte à antithèse;
voilà la réfutation la plus péremptoire de tout ce
que pourra dire le ministre du 11 octobre en fa-
â
JO CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
veur des lois do septembre. Traversous de suite
une période de seize années, arrivons à la discus-
sion de ces fameuses lois, sur lesquelles je revien-
drai si j’ai un peu de place; car il y a là-dessus,
a mon seus, quelques petites distinctions à éta-
blir ; voyons comment le pair de la Restauration
se tirera d’affaire , et comparons. D’abord , je
vous dirai que M. de Broglie, qui est un orateur
grave , élégant , parfois ‘légèrement caustique ,
mais assez sec d’ordinaire , fut très-éloquent ce
jour-là ; sa pose respirait la fierté, sa parole était
éclatante ; le sang bouillant des soldats de sa race
semblait pour la première fois lui monter au vi-
sage; tous ceux qui ont assisté à la séance du
25 septembre n’ont pas oublié le frémissement
général qui suivit cette péroraison :
«La révolte, c’est là l’ennemi que la révolu-
« tion, la glorieuse et légitime révolution de Juil-
« let portait dans son sein. C’est là l’enoemi que
« le gouvernement de Juillet devait rencontrer
«dans son berceau. La révolte, nous l’avons
« combattue soüs toutes les formes, sur tous les
« champs de bataille. Elle a commencé par vou-
« loir élever en face de cette tribuoc dos tribunes
Digitized by GoogI
M. DE BROGLIE. SI
u rivales, d’où elle pût vous dicter ses volontés
« insolentes et vous imposer ses caprices sangui-
« naires. Nous avons démoli ces tribunes factieu-
« ses, nous avons fermé les clubs, nous avons
« pour la première fois muselé le monstre! Elle
j* est alors descendue dans la rue ; vous l’avez
« vue heurter aux portes du palais du roi, les bras
« nus, déguenillée, hurlant, vociférant des rnju-
« res et des menaces, et pensant tout entraîner
•* par la peur. Nous l’avons regardée eu face; la
« loi à la main , nous avons dispersé les attrou-
« pements, uous l’avons fait rentrer dans sa tan-
« nière ! Elle s’est alors organisée en complots
« vivants, en conspirations permanentes; la loi à
u la main, uous avons dissous les sociétés anar-
« chiques, nous avons arrêté les chefs, éparpillé
« les soldats! Enfin, après nous avoir plusieurs
« fois menacés de la bataille, plusieurs fois elle
« est venue nous la livrer ; plusieurs fois nous l’a-
« vous vaincue , plusieurs fois nous l’avons traî-
« née malgré ses clameurs aux pieds de la justice
« pour recevoir son châtiment.
« Elle est maintenant à son dernier asile ; elle
« se réfugiaduns la presse factieuse, elle se ré-
Digitized by Google
22 CONTEMPORAINS illustres.
« fugie derrière le droit sacré de discussion que
« la Charte garantit à tous les Français. C’est là
« que, semblable à ce scélérat dont l’histoire a
« flétri la mémoire et qui avait empoisonné les
« fontaines d’une cité populeuse, elle empoisonne
*t chaque jour les sources de l’intelligence htî-
« maine, les canaux où doit circuler la vérité;
«elle mêle son venin aux aliments des esprits;
« nous, nous l’attaqüons dans son dernier asile,
« nous lui arrachons son dernier masque ; après
« avoir dompté la révolte matérielle, sans porter
« atteinte à la liberté légitime des personnes ,
« nous entreprenons de dompter la révolte du
« langage sans porter atteinte à la liberté légitime
« de la discussion. »
Je conviens volontiers que tout ceci n’est pas «
précisément du radicalisme, pas plus que ce qui
précède n’était de l’ultrà-royalisme; mais peut-on
qualifier d’apostasie une double pensée dont le
fonds est identique et dont la forrhe n’est qu’une
question de temps? Etendons-nous.
Lorsque, dans une époque donnée, du jour au
leudemain, sans transition, sans cause apparente,
le même individu, après avoir vociféré au nom de
Digitized by Google
„* M. DE BB0GL1E. 23
U liberté, se met tout à coup à déclamer au nom
du pouvoir, appelez-le renégat, traître, yendu»
corrompu ou fou ; c’est bieo ; ou encore s’il passe
brusquement du pouvoir à la liberté, dites, ainsi
que cela s’est pratiqué souvent, qu’il a eu comme
saint Paul une illumination soudaine, que ses
yeux se sont dessillés, que l’Esprit-Saint est des-
cendu sur lui en langue de feu, que la grande
voix de l’avenir a retenti à son oreille, etc., etc.;
dites tout ce que vous voudrez.
Mais lorsque la vie politique d’un homme se
# M i 1 1
trouve brusquement coupée en deux par une ré-
volution, lorsque la forme gouvernementale, dans
les limites do laquelle il combattait, est brisée de
fond en comble ; quand le dogme de la légitimité,
qu’il réprimait , mais acceptait et maintenait
comme garantie, est renversé par celui de la
souveraineté du peuple, qu’il u’acœpte qu’à sou
corps défendant (vous voyez que je ne prétends
pas faire de M. de Broglie un démocrate), si cet
homme a pu lire dans l’histoire du monde, dans
l’observation de nos cinquante dernières années,
et dans l’événement même qui vient de s’accom-
plir sous ses yeux, que les gouvernements péris-
Digitized by Google
24 CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
sent toujours par l’abus du principe qui leur a
a donné la vie, les gouvernements démocratiques
par l’anarchie, les gouvernements militaires par
la guerre, et les gouvernements de droit divin par
leurs prétentions extra-légales ; si, à la vue d’une
royauté nouvelle à peine sortie des flancs d’une
révolution populaire, environnée à sa naissance
d’outrages, d’injures, de négations hautaines,
d’attaques à main armée, cet homme, qui se
cramponne à l’idée monarchique comme à une
dernière planche de salut, pense qu'après avoir
défendu le principe de liberté contre les attaques
du principe d’autorité, qui a succombé dans la
lotte, le temps est venu de réagir de toutes ses
forces en faveur du vaincu contre les excès du
vainqueur; si, de plus, cet homme s’appelle M. de
Broglie, c’est-à-dire si, par sa haute position, il
est inaccessible aux séductions matérielles du
pouvoir; si, loin de rechercher le pouvoir par am-
bition du pouvoir, il n’a, durant tout le cours de
sa vie ministérielle, jamais hésité un instant en-
tre sa plus petite conviction et son portefeuille;
et si, dernièrement encore, arbitre de la situation,
il s’est opiniâtrement refusé à reprendre le pou-
Digitized by Google
M. DE BDOGME. 25
voir que (ouf le monde s’accordait à lui offr ir ; si,
dans tous ces faiîs, qui ne sont que très-logiques
au point de vue du personnage , vous voyez une
inconséquence, une contradiction, une apostasie,
c’est que vous êtes tout simplement de ceux qui
ont intérêt à dire ce qu’ils ne pensent pas, ou de
ceux à qui Jésus-Christ réserve le royaume des
deux comme pauvres d’esprit.
Maintenant, s’ensuit- il que le système de M. de
Broglie soit le bon? No peut-on pas lui dire qu’il
s’est trompé , qu’il s’est exagéré le mal , que les
remèdes auxquels il s’est confié sont, ainsi que le
lui déclarait M. Royer-Collard lui-même, les il-
lusions d’un homme de bien irrité ; que quelques-
uns d’entre eux sont du genre héroïque , c’est-à-
dire dangereux ; que, quand un dogme social a
fait son temps, il faut savoir franchement le lais-
ser de côté et ne pas tenter de le ressusciter sous
je ne sais quelle forme factice et bâtarde; ou en-
core, si l’on n’est pas plus poli que M. Dupin, lui
signifier tout uniment que la quasi-légitimité est
une absurdité de même calibre que la monarchie
républicaine ; que l’importation do whigisme en
*
France est une impossibilité? Oui, certes, on peut
26 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
dire tout cela à M. de Broglie, ou peut même,
ainsi que je lo ferai tout à l’heure , le mettre en
opposition avec lui-même sur telle ou telle ques-
tion; mais c’est tenter l’impossible que de vou-
loir découvrir des actes d’abjuration servile et
effrontée chez un homme politique dont le côté
faible peut au contraire se résumer en ces trois
mots : opiniâtreté de système , inexpérience des
hommes et dédain pour les faits.
Le jeudi 29 juillet, M. de Broglie, qui s’était
contenté d’observer silencieusement les événe-
ments, vint passer la soirée chez M. Laffitte. Il
ne dit pas un mot; comme il est assez coutumier
du fait, on n’y prit pas autrement garde ; il s’en
retourna chez lui silencieux comme il était venu,
et deux jours après il était nommé ministro de
l’intérieur par MM. Audry de Puyraveau, Scho-
nen, Mauguin et Lobau, composant la commission
municipale. On n’accusera toujours pas M. de
Broglie d’avoir fait beaucoup d’avances à la ré-
volution de Juillet.
Après l’installation de la royauté du 9 août,
M. de Broglie passa au ministère de l’instruction
publique, et le portefeuille do l’intérieur fut re-
Digitized by Google
U. DE RR00LIE. *7
mis aux mains plus actives do son ami M. Guizot.
Alors commeucèreut dans le seio du conseil les
fameuses querelles du Philippe 1er e t du Phi-
lippe VII, du quoique et du jwrce que. M. de
Broglie et M. Guizot, avant tout préoccupés du
désir de régulariser et de contenir la révolution,
cherchaient à sauver des ruines du gouverne-
ment antérieur tout ce qui leur paraissait propre
à servir de lieu entre le passé et le présent. Mais
le mouvement était encore trop voisin du point
de départ pour pouvoir être dirigé avant qu’il se
fût amorti par sa violence même; les hommes
de l’Hôtel-de-Ville étaient encore trop puissants,
les masses trop échauffées, les idées d’ordre trop
affaiblies pour qu’un ministère de répression fût
possible ; il ne pouvait le devenir qu’après qu’uu
ministère de concession se serait usé aux affaires.
MM. de Broglie et Guizot durent céder la place à
M. Laffitte et passèrent dans l’opposition. Le mi-
nistère Laffitte marcha durant quatre mois assez
tristement, comme vous savez. Le ministère Ca-
simir Périer vint bientôt donner la première
impulsion régulatrice ; M. do Broglie le soutint
dans tous ses actes , hors l’hérédité do la pairie
28 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
qu’il abandonnait, et que M. de Broglie défendit
conjointement avec M. Thiers ; et ces deux hom-
mes, partis des deux pôles opposés, se rencontrè-
rent pour la première fois.
Il y a plus d’affinité qu’on ne pense générale-
ment entre M. de Broglie et M. Thiers : c’est l’af-
finité des contraires. Chacun des deux a tout ce
qui manque à l’autre, et M. Guizot était là pour
servir de trait-d’union. Le ministèro du 11 octo-
bre 1832 fut fondé ; je ne reviendrai pas sur l’his-
torique de ce ministère, qui a subi six modifica-
tions, une crise de huit jours, et qui a duré douze
cent trente-deux jours, c’est-à-dire près do quatre
ans, ce qui est énorme par lo temps qui court.
M. de Broglie en sortit une première fois lors du
rejet de la loi d’indemnité des États-Unis.
P Après la retraite du maréchal Gérard, l’avor-
tement du tiers-parti dans la personne de M. de
Bassano, l’avènement et la démission du maré-
chal Mortier, et la criso occasionnée par la riva-
lité de MM. Guizot et Thiers, se disputant la pré-
sidence, M. de Broglio fut appelé d’un commun
accord, le 12 mars 1835, à reprendre le porto-
feuille des affaires étrangères ot à présider le con-
Digitized by Google
M. DB BB0GL1B. 20
seil. C’est ici que se place naturellement un petit
mot sur la part que prit M. de Broglio aux lois
de septembre. Les lois de septembre ont, à mes
yeux, le mérite do ne valoir ni plus ni moins que
les cinquante autres lois de circonstance, en-
fantées et mortes depuis cinquante ans ; nées
comme elles, elles passeront comme elles, avec
les circonstances. Toutefois on doit à ce 6ujet fairo
une distinction, notamment sur la loi de la presse,
dont M. de Broglie s’occupa plus spécialement.
11 y avait là deux questions bien tranchées : l’une
plus simple, l’autre très-épineuse, une question
de pénalité et une question de juridiction. Dan9
cette conjoncture, M. de Broglie se trouva , sui-
vant moi du moins, en faco d’uue contradiction
avec lui-même ; en effet, seize ans auparavant, lo
8 mai 1819, M. de Broglie, rapporteur du meil-
leur projet de loi sur la presso qu’ait enfanté la
Restauration, faisait reposer toute son argumen-
tation sur ce principe, savoir : que la presse est
un instrument propre à servir au bien comme au
mal ; que les délits de presse ressemblent à tous
les autres délits; que, par conséquent, ils peuvent
bien donner lieu, suivant leur nature, à une gra-
30 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
duation de peines, mais qu’ils ne peuvent jamais
devenir l’objet d’une juridiction exceptionnelle.
Le 25 septembre 1835, M. de Broglie disait en
substance à la Chambre : La personne du roi, dé-
clarée inviolable par la Charte, est journellement
insultée par la presse; le principe même du gouver-
nement est attaqué par elle :or, en aucun temps,
en aucun lieu du monde, un gouvernement établi
n’a permis qu’on attaquât publiquement son prin-
cipe. Nous venons vous demander une pénalité
sévèro, très-sévère, contre ces deux délits. — Jus-
que-là tout était bien ; on pouvait contester la né-
cessité de cette qualification nouvelle de délits,
mais on ne pouvait nier que le rapporteur de la loi
do 1819 ne fût conséquent à lui-même. Restait la
question d’attribution. Comment M. de Broglie,
avec ses principes en matière de presse, pouvait-
il expliquer qu’on dessaisit la justice ordinaire,
le jury, pour investir la Chambre des Pairs d’une
juridiction exceptionnelle?
Le cas était embarrassant. Savez-vous com-
i
ment M. de Broglie se tira de ce mauvais pas? Il
ne fut pas précisément conséquent, puisqu’il con-
courut à la présentation du projet en sa qualité de
Digitized by Google
M. DE BR0GLIE. 94
ministre, mais il serait très-difficile de le mettre
en contradiction avec lui-même, car il ne brisa
ni ne tourna l’obstacle , il le passa à un collègue
qui n’y regarde pas de si près. Il annonça qu’il en
parlerait et il n’en dit pas un mot. 11 disserta lon-
guement et très-bien sur la nécessité d’une ré-
pression vigoureuse, et laissa complètement de
côté la question de juridiction. • .
C’est là, à mon sens, un des traits les plus sail-
lants du caractère de M. de Broglie; quand la
nécessité, cette suprême loi d’aujourd’hui, vient
uno fois déranger l’édifice de sa logique, il se dé-
fend tant qu’il peut, et, faute de mieux, il se réfu-
gie dans une dernière protestation , celle du si-
lence.
Savez-vous maintenant qui se chargea d’étayer
de son éloquence la partie la plus difficile, la plus
scabreuse, tranchons le mot, la plus défectueuse
des lois de septembre ; savez-vous qui se chargea
d’équivoquer et de sophistiquer sur l’art. 28 de la
Charte, de prouver que la juridiction de la Cham-
bre des Pairs était une juridiction ordinaire, que
la maxime : « Le jury c’est le pays, * était vraio en
matière civile, mais fausse en matière politique ?
Digitized by Google
32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Ce fut tout simplement M. Thiers, l’ex-journa-
liste démocrate, aujourd’hui chef d’une opposition
centre gauche, et qui, avant six mois peut-être,
réformera de sa main les lois de septembre.
Très-bon ministre des affaires étrangères en ce
qui touche le côté sérieux de la position , M. de
Broglie avait pourtant un défaut capital ; il igno-
rait au suprême degré cet art sublime qui consti-
tue l’idéal du diplomate, ot que possèdent si bien
M. Molé quand il le veut, et M. Thiers quoi qu’il
en veuille : l’art de diro très-peu de choses en
beaucoup de mots ; son laconisme faisait le déses-
poir des ambassadeurs. — Voici à ce sujet une pe-
tite histoire que je tiens d’un de nos plus spirituels
conseillers d’Êtat ; elle est assez caractéristique.
Un jour le ministre de Prusse, M. de Werther,
était dans une inquiétude extrême; depuis plus
d’un mois il se rendait assidûment dans les sa-
lons de la présidence; M. de Broglie l’accueillait
avec cette dignité de manières qui lui est habi-
tuelle, et passait outre sans lui dire un mot. Qu’au-
gurer de cette froideur? Co silence cachait-il des
intentions hostiles au vis-à-vis de la Prusse? l’as-
sociation deS douanes allemandes déplairait-elle
Digitized by Google
M. DE BtiOGLlE.
«t
au gouvernement français? fallait-il en écrire à
Berlin , demander une explication ou des passe-
ports? Que faire? M. de Werther se perdait en
conjectures; il se décida enfin à s’adresser à un
tiers, qui fit part à M. de Broglie des perplexités
du ministre prussien. « Vraiment! dit avec une
« naïveté délicieuse M. de Broglie, il y a si long-
« temps que je n’ai parlé à M. de Werther? Eh,
« mon Dieu! c’est que je n’avais rien à lui dire;
- nous n’avons pas d’affaire avec la Prusse en ce
“ moment. » Et M. de Werther fut réduit à écrire
à sa cour que M. le président du conseil ne lui
disait rien par la mauvaise raison qu’il n’avait
rien à lui dire.
Le cabinet du 1 1 octobre fut définitivement dis-
sous en février 1836 par la seconde retraite de
M. de Broglie, qui entraîna la démission de tous
ses collègues. On connaît la cause de cette re-
traite; le ministre des finances, M. Humaun,
■avait, dans un discours non communiqué à ses
•collègues, fait une demi-proposition au sujet de
la conversion des rentes. L’opposition s’empara
de l’idée miso en avant par M. Humann, et la
question se trouva engagée malgré le ministère
Digitized by Google
34 CONTBMPOBAÎmS ILLUSTRES,
et M. Huraann lui-même, qui voulait renvoyer à
deux ans l’exécution de la mesure proposée par
lui. Le ministère demanda l’ajournement, qui fut
repoussé à la majorité d’une voix. M. de Broglie
avait fait de l’ajournement une question de ca-
binet; il crut devoir se retirer devant le vote de
la Chambre. Ses collègues le suivirent, après s’être
engagésformellement, et même, dit-on, par écrit,
à ne rentrer que tous ensemble au conseil. Mais
M. Thiers, qui avait un ardent désir d’arriver à
son tour à la présidence, se fit rendre sa pa-
role, et le cabinet du 22 février fut formé. De-
puis cette époque M. de Broglie a été plusieurs
fois sollicité en vain d’entrer dans les diffé-
rentes combinaisons ministérielles qui se sont
succédées. Engagé conjointement avec M. Guizot
dans la coalition contre le ministère Molé, il a
refusé la présidence au 1 2 mai comme au 1er mars;
il s’est séparé de ce dernier cabinet sur la ques-
tion d’Oricnt, et il est aujourd’hui le plus puis-
sant soutien, dans la Chambre des Pairs, du mi-
nistère du 29 octobre.
Les derniers désirs d’une mourante ne sont,
dit-on, pas étrangers à ce constant refus de
Digitized by GoogI
• M. DE BBOGLIE. 35
M. de Broglie de rentrer aux affaires, et ceci me
conduit à terminer cette notice par quelques mots
sur M me la duchesse de Broglie.
Il n’y a eu qu’une voix sur la fille de M me de
Staël ; c’était un ange de bonté et de grâce; c’é-
tait, de plus, une femme supérieure, dans toute
l’acception du mot. Née, comme son mari , avec
un sentiment du devoir poussé jusqu’à l’austérité
du stoïcisme, elle tempérait cette sévérité native
de tout le charme d’une simplicité bienveillante
, unie à la plus noble élégance de manières et de
langage. Un dernier fait assez peu connu achèvera
de la peindre, en même temps qu’il complétera le
portrait de M. de Broglie.
M me de Broglie était née et elle est morte dans
la religion protestante ; M. do Broglie est catho-
lique, non-seulement de nom, mais de croyance
sincère et de pratique zélée. Pendant vingt ans
qu’a duré leur union, cette ferveur en sens divers
s est accrue constamment en même temps que
leur affection ; or, il y a dans cette tolérance de
toutes les heures, entre deux âmes également ri-
gides, animées d’une foi différente au sein d’une
intimité conjugale toujours croissante, je ne sais
Digitized by Google
36 CONTEMPORAINS ILLÜSTRES.
quoi d’étrango et de touchant qui se sent beau-
coup mieux qu’on ne pourrait l’exprimer. L’éloge
de M. de Sacy, prononcé il y a quelques années
par M. de Broglieà la Chambre des Pairs, renferme
un passage très-frappant sous ce rapport : c’est
celui où il est question des efforts de Leibniz et de
Bossuet pour réunir les deux religions dans une
même communion. M. de Broglie appuie sur ce
sujet avec une sorte d’insistance pieuse, à travers
laquelle perce un tendre et triste souvenir.
De tous ces faits publics et privés, il résulte, ,
ce me semble, que M. de Broglie est un des plus
beaux caractères de notre époque; si je ne crai-
gnais de médire de notre époque, je dirais que
c’est peut-être justement pour cela qu’il n’est pas
le premier de nos hommes d’État.
Digitized by GoogI
Digitized by Google
paierie des contemporains illustres
a£ 0 2)2B GQSJtttâSraSS.
»
lmp de Fcrncl
A Bene et C le
Digitized by Google
M. DE CORMENIN
f.iurnw \<S
CMl'up
.Wti n*>o
,Vt»mW j
iieo'n;
tV'VaV.
«onti ni
ffmiNlr.il .
ili lilioV 1» ,
i'À» w\?^r
en q
rili
rj(j «J,.,*
B»<rf
lis • ■
J* NT'
«► J
1 . > /
ï.
Personne plus que moi ne rend justice aux
lumières et à la rectitude d’esprit de notre
honorable collègue M. de Cormenin..... C’est
principalement dans ses ouvrages que j’ai pu
prendre quelques notions de ce qu’on appelle
le droit administratif. — ( Discours de M. Du-
pin, séance du S juillet 1838.)
Ah! si vous m’inspirez, vierges de l’Hippocrène,
J’irai, je veux redire aux nymphes de la Seine
Les exploits immortels de nos jeunes guerriers.
Puisse leur noble chef, approuvant mon délire.
Détacher de son front et suspendre à ma lyre
Un seul de ses lauriers !
( Ode de M. de ConMEHin sur la bataille de
Lutzen, 1813 .)
Les secousses révolutionnaires qui agitent
dans leurs berceaux les jeunes gouvernements
du Nouveau-Monde font que nous nous serrons
encore plus étroitement autour du trône de
nos rois; que le dogme de l'hérédité royale
s’empreint chaque jour davantage dans nos
universelles affections, dans nos convictions et
dans nos moeurs. — (Discours de il. de Cok-
MEHin, séance du 21 avril 1839.)
Les races dynastiques s’en vont, et prut-êlrc,
avant qu’un demi-siècle ne s’écoule, le soleil
dans sa course ne les verra plus sur la terre
d’Europe. — (M. d* Comseuih, en 1832, Let-
tres sur la Liste civile, page 150.)
Si Timon possède toutes les qualités émi-
II. 1
t
mt hti
rtion >i> uiq
Itu'J «<;■>
» l «‘*1 ? *1
nlitqqA uu'ui-
- J»1 JÉ •<* i , ..
'
•»<i< »* iri «I
-
,'jln*b r. ni
**rt *
*v. i ,J
<*? , *■
d ,***.'
'fl A»J
fltjp tty)# #
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
nentes de l’écrivain, il a de plus eq qui manque
trop souvent, la fermeté de caractère et ce
don de prévoir qui n’appartient qu'aux esprits
supérieurs. — (Elude sur Timon, par il/. Cha-
PUTS-MoHTLA VILLE.)
Il vaudrait mieux faire des disoours que des
pamphlets. — (SL Dupik, sur U. de Cormenin.)
La bonne question ! Qu’est-ce donc qu’un
pomphlet? Mais c’est parfois une puissance plus
formidable que les harangues parlementaires,
que les réquisitoires des procureurs généraux,
que les traités de politique, que les gros li-
vres, etc., etc. — (Al. de Cormekin, Lettres
sur la Liste civile.)
De l’acétate de morphine, un grain dans
une cuve se perd, n'est point senti, dans une
tasse fait vomir, en une cuillerée tue, et voilà le
pamphlet. — (P.-L. Coobier, Pamphlet des
Pamphlets.)
:
S! je m*cn croyais, j’irais ainsi d'épigraphe en
épigraphe jusqu’au boptde mes trente- six pages;
chaque lecteur prendrait dans ce salmigondis de
citations ce qui lui con viendrait , et je me trouve-
rais débarrassé d’un travail qui n’a pas grand
attrait pour moi, en ce qoe je l’aborde avec l’a-
gréable perspective de ne contenter personne.
M. de Cormenin a dit en parlant de lui-même
Digitized by-Coogl
M. DE CORMEWN.
S
qu’il se faisait aimer et haïr jusqu'à la fureur, et
il a dit vrai ; c’est un de ces dieux populaires pour
lesquels il n’y a pas de milieu entre le fanatisme
et l’incrédulité ; la tiédeur aura naturellement le
privilège d’exciter un toile général. La vérité bio-
graphique est pourtant un peu tiède de sa nature;
or je suis biographe, et j’aime beaucoup la vérité:
je connais des gens dont je respecte très-fort les
idées alors même que je ne les partage pas com-
plètement, qui se sont insurgés en apprenant que
j’allais faire figurer, dans une galerie d’illustra-
tions vraies, un nom qu’ils jugent factice et
éphémère. A ceux-là j’ai répondu d’abord qu’ici
le pamphlétaire n’est pas tout l’homme ; ensuite,
que ce qu’il y a de plus incontestable pour moi,
biographe, dans les pamphlets de M. de Cormc-
nin, c’est leur puissance. Je n’ai mission de faire
ni de défaire des célébrités; je les prends toutd
faites, je les raconte aussi impartialement que pos-
sible, je les caractérise de mon mieux, et de tout
le reste je me lave les mains. Que dira la posté-
rité? Je m’en inquiète peu, n’ayant rien à démê-
ler avec elle ; acceptera- t-elle nos haines, nos en-
thousiasmes, nos passions d’un jour? Cela n’est
4 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
guère probable. Réformera-t-elle nos jugements?
Pourquoi pas? elle en a réformé bien d’autres.
Socrate a été condamné à mort comme corrupteur
de la jeunesse, et c’est aujourd’hui le premier des
sages; Shakespeare, le créateur, la gloire du
drame, était un mince faiseur de sonnets, éclipsé
comme dramaturge par des ours ; Chapelain a été
pendant huit jours le plus grand homme de son
siècle; il daignait corriger de son auguste main
les premiers vers de Racine qui devait, lui, passer
comme le café; la postérité a tout simplement
rayé Chapelain de ses tablettes, Racine est im-
mortel, et le café aussi... Comment la postérité
i
en agira-t-elle avecM. de Cormenin? Mettra-t-elle
sur la même ligne le savant jurisconsulte et l’ar-
tiste passionné ; le publiciste grave, mesuré, et le
mordant pamphlétaire? Ces deux talents très-dis-
tincts, si distincts qu’ils semblent ne pas appar-
tenir au même personnage, se nuiront-ils, se
compléteront-ils ou s’étoufferont-ils réciproque-
ment? je l’ignore; toujours est-il qu’il y a, dans
les Etudes sur les Orateurs parlementaires, un
passage qui m’a Tort amusé.
Dans ce passage Timon raille très— spirituelle—
Digitized by Google
M. DE CORMENIN.
5
ment M. Dupin au sujet d’un certain article ano-
nyme du Dictionnaire de la Conservation, qu’il
met sans façon sur le compte de l’honorable
députe de la Nièvre, et où il est dit que lui,
M. Dupin, est Démosthènes à la tribune, Cicéron
au 'barreau et Caton-l’Ancicn dans les champs.
Si M. Dupin est vraiment le père de cette ébou-
riffante comparaison, et cela me parait bien fort
pour pouvoir être avancé sans preuve, Timon a
grandement raison de prendre en pitié cette vanité
comique et de s’écrier que la flatterie gâte les
présidents comme les rois; mais la flatterie ne
gâterait-elle pas aussi un peu les pamphlétaires ?
Tournez la page, s’il vous plaît, et vous trouverez
ceci :
■ M. Dupin n’a jamais eu qu’une ambition vulgaire et
facile à contenter. S'il n’a voulu être que président de la
Chambre, procureur général de la Cour de cassation et
grand'croix de la Légion-d'Honneur, il fallait qu’il Ht des
discours et non des pamphlets ; mais s'il voulait arriver A
la postérité , il fallait qu’il fit des pamphlets et non des
discours (1). »
O nature ! Voyez-vous Timon qui blâme le pé-
ché dix lignes plus haut, et qui tombe dans le
(1) Études sur les Orateurs parlementaires, t. II, p. 82.
Digitized by Google
6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
péché dix lignes plus bas? Video meliora probo -
que , détériora sequor. Tout D’est que vanité, et
nous en tenons tous : graves procureurs géné-
raux, pamphlétaires célèbres et biographes obs-
curs; car, moi pauvre qui vous parle, j’ai encore
à ce moment la fibre si agréablement chatouillée
par quelques lignes tombées d’une illustre plume
en un certain lieu, au sujet de certaine galerie,
que vous me voyez dans un embarras extrême,
ne sachant par où commencer, ne pouvant être
vrai sous peine d’être ingrat, ne pouvant être re-
connaissant sous peine d’être flatteur. Heureuse-
ment pour moi que l’appréciateur anonyme, ré-
futant ceux qui méjugent trop sévère, me re-
proche à son tour d’être trop universellement
bienveillant. Il prétend que mon indifférence
systématique refroidit ma palette; hélas! Timon,
jo n’ai jamais eu ni pinceau ni palette; qu’en
ferais-je? ignorant l’art de m’en servir. JYsquisse
grossièrement au crayon, je chercho surtout à
attraper tant bien que mal la r< ss?mblance, et
je me passe du coloris qui éblouit quelquefois les
yeux, et fait perdre de vue la ligne; mais enfin,
puisque vous tenez essenliellemeut à la couleur,
Digitized by Google
M. DE C0RMEN1N' • i J
je vais essayer de broyer un peu d’ocro sur U
paume de ma main en manière de palette. Si par
hasard vous alliez trouver dans votre portrait
des teintes un peu trop vives, ne vous eu prenez
qu’à vous-même, qui voulez faire sortir un bio-
graphe du cercle de ses attributions. j.
Et d’abord, vous autres lecteurs, quello idéo
vous faites-vous de la personne de Timon? une
idéo probablement très-fausse. Méfiez-vous des
peintres; ce n’est jamais la figure de l’homme
qu’ils peignent, c’est le talent de Phommo, et ces
messieurs se croiraient déshonorés s’ils oubliaient
de graver dans le regard deTiraon un trait qui n’y
est pas. Méfiez-vous aussi de vos impressions;
ne concluez pas du pamphlet au pamphlétaire ;
gardez-vous de vous créer suivant vos goûts une
image de fantaisio qui ne manquerait pas de poé-
sie en beau ou en luid, mais qui n'aurait rien de
commun avec le vrai ; venez plutôt avec moi faire
une petite visite au monstre dans sou antre ou au
dieu dans son temple. , a
L’antro ou le temple estsituéautroisièraeélage
d'une belle maison de la place de la Madeleine ;
riulérieur eu est joli, propret, et même un poif
g CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
coquet pour un pamphlétaire. Il y a là des livres,
des tabhaux, des caDapés, des fauteuils, et tout
un attirail rie comfort qui ne rappelle pas plus !a
cave de Marat que la cellule do saint Jérôme.
Voici maintenant venir le dieu ; gare au monstre!
Il vous apparaît sous la forme d’un homme d'une
cinquantaine d’années, de taille un peu au-dessus
delà moyenne, démarche lente, parole lente, geste
lent, avec une de ces figures auxquelles, pour me
servir d’une expression vulgaire, on donnerait le
bon Dieu sans confession. La partie la plus sail-
lante, la seule saillante de ce visage, c’est le front,
qui est large et haut, bien conformé, avec une ar-
cade sourcillairo très-prononcée, un véritable
front de penseur. Lo regard vous arrive sans dé-
vier; mais il est doux, inoffensif et presque timide;
l’attitude est simple, reposée, et, sur l’ensemble
de la physionomie, s’épanouit comme un rayon
de satisfaction intérieure à travers lequel vous
chercherez vainement ce grand remords dont
parle M. Fonfrède. Si je suis bon physionomiste.
Timon me fait au contraire l’effet d’être très-con-
tent de lui. Ce qu’il a de plus inoffensif après son
regard, c’est sa conversation : vous diriez un sage
M. DE COBMEKIN.
9
du Portique. Parlez-lui de tel ou tel homme pour
lequel il a effilé sa plume en poiguard ; toute sa
haiDe se formulera en quelques paroles du genre
de celles-ci : * M“* ne sait pas écrire,» ou encore :
« C’est un orateur terne, sans originalité, » ou
encore : « Il achète lui-même ses livres à son
libraire pour faire croire qu’ils se vendent, » et
i
autres propos épouvantables de même sorte.
Parlez à Timon de ses pamphlets, de la diffi-
culté et du mérite littéraire de ces sortes de com-
positions, delà publicité retentissante de ses vingt
éditions, de sa popularité, de sa puissance; répé-
tez avec lui, cequi est vrai, sinon modeste, que son
style est tour à tour léger , grave , incisif, coloré ,
nerveux, piquant, joyeux, mordant, logique{\),
vous lui ferez plaisir; parlez-lui peu ou point d’un
publiciste grave, savant, sérieux, qui s’appelle
M. de Cormenin, il n’en a pas grand souci, et j’ai
idée que je vais lui déplaire souverainement en
me permettant do préférer ici son immense et
beau travail sur le Droit administratif à son
pamphlet sur les lapins, et à bien d’autres.
« Voyez pourtant ce que c’est que le public, di-
(i) Lettres sur la Liste civile, page S08.
Digitized by Google
10 CONTBMPORAIHS ILLUSTRES.
sait-il un jour à quelqu’un de ma connaissance*,
j’avais soigné ce petit pamphlet sur les lapin»
d'une manière toute particulière: c’est peut-être
ce que j’ai fait de mieux : eh bien , ii n’a eu que
trois ou quatre éditions; c’est à n’y rien com-
prendre. »»
Et ne vous étonnez pas trop de cet enthou-
siasme de Timon pour le pamphlet, ta bonne et
forte lamç, commeil dit; outre les jouissances
de popularité que ce talent lui procure, songez
qu’il lui est venu tard. Il avait quarante ans quand
ce fils lui naquit; c’est presque un enfant de sa
vieillesse, et r vous savez, ce sont toujours ces en-
fants-lâ qu’on aime le mieux.
Si vous, visiteur, vous êtes un de ces hommes
qui pensent que les révolutions se font vitè, mais
sont lentes à se préparer, et plus lentes encore à
s’accomplir ; qu’on détruit avec des passions,
mais qu’on ne fonde qu’avec des idées, et qu’il
s’agit aujourd’hui bien plutôt de fonder que de
détruire;' que, dans certains cas, à force de vou-
loir frapper fort, en ne frappe pas juste ; si vous
n’en êtes qu’à toutes ces grosses vérités banales,
qui sont, dit-on, l’apanage des esprits étroits, et
Digitized by Google
M. DE COUMENIN. 1|
» 1 .
qu’effrayé des résultats d’uue polémique ardente
et effrénée, vous demandiez à Timon où il en
veut venir, il vous répondra qu’il ne veut rien
renverser, rien briser, rien bouleverser* qu’il
veut tout simplement qu’on soit logique. Si vous
lui parlez de ce qu’il y a d’impraticable et d’illu-
soire dans celte panacée souveraine du suffrage
universel , il ne vous en dissimulera ni les obsta-
cles ni les inconvénients; il vous avouera même
en confidence que, dans l’état des choses, un
parlement sorti de ce berceau >ne vaudrait pas
mieux que celui que nous avons ; mais enfin, dira-
t-il, il faut être logique : quand on accepte un
principe, il faut en accepter les conséquences, etc*
Je reviendrai plus tard* si j’ai de la place, sur la
logique de Timon appliquée aux affaires humaines.
Maintenant, pour peu que la conversation so
prolonge ainsi sur le ton le plus pacifique du
monde , si vous êtes venu le soir, et qu’il com-
mence à se faire tard, vous verrez paraître daus
ce sauctuaire un grand jeune homme de seize à
dix-sept ans , qui s’approchera de Timon et dé-
posera sur son front un baiser mélangé de ten-
dresse cl de respect; c’est le fils du pamphlétaire,
1S CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
. * «
qui s’cn vient avant de secoucber recevoir la bé-
nédiction paternelle; et vous, étonné, stupéfait de
ces habitudes patriarcales et de toute cette paix in-
térieure qui contrastent si étrangement avec une
vie politique pleine d’orages, d’agitation, de pas-
sions bonnes et mauvaises, vous laisserez peut-être
échapper cette question naïve: « Mais , Timon ,
vous qui avez l’air d’un si brave homme, pour-
' quoi donc êtes- vous si méchant? — Que voulez-
vous? répondra non moins naïvement Timon; le
caractère et le talent sont deux; quand je me
mets à mon pupitre pour écrire un pamphlet, le
trait mordant , acéré , impitoyable , m’arrive je
ne sais d’ou, entre par une oreille, circule dans
mon cerveau , descend sur ma plume , et de là
passe, bon gré malgré, sur mon papier. »
Cette explication en vaut bien une autre. Ren-
trez chez vous, mettez-vous à relire avec attention
tous ces petits livres si gros d’esprit de toute sorte
d’aloi, observez avec quel art sous la négligence
apparente de l’ensemble se cache le travail minu-
tieux des détails, comme l’auteur observe bien le
précepte de Boileau qu’il faut faire difficilement
des choses faciles , avec quel soin chaque effet de
Digitized by Google
M. DE CORMENIN. 13
style est prévu , chaque virgule méditée , chaque
point d’exclamation consciencieusement élaboré ;
comme toute cette artillerie polémique est straté-
giquement disposée, les pièces légères en tête, les
pièces de calibre au milieu, et en queue la grosse
artillerie qui tire à boulets rouges ; comme dans
cette accumulation d’épithètes à laSévigné, pous-
sée souvent jusqu’à l’abus, les traits se succèdent
avec rapidité, tous plus forts, plus poignants, plus
meurtriers les uns que les autres ; et puis, si vous
voyez passer devant vous quelque personnalité
transparente qui vous révolte tant elle est outra-
geuse et brutale, si vous vous heurtez contre telle
ou telle péroraison qui respire les plus mauvais
sentiments, n’allez pas croire que Timon nourrit
du fiel contre les personnes, Timon n’en veut
qu’aux choses. 11 le dit et je le crois. Si 6a po-
lémique ressemble quelquefois à de la diffamatiou,
c’est pur effet d’art; s’il va jusqu’à l’insulte, c’est
pour obéir à cette loi littéraire qui veut que toute
énumération marche crescendo; si, dans les der-
nières lignes de ce pamphlet intitulé : Très-hum-
bles remontrances , Timon arrive à l’extrême li-
mite qui sépare le pamphlet du libelle , c’est qu’il
Digitized by Google
14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
faut bien que la péroraison résume le discours
sous une forme saisissante.
En vérité, Dieu et Timon me pardonnent! mais
jo crois sincèrement que Timon fait de l’art pour
l’art; il s’est dit qu’un pamphlet pour être bon ne
saurait être assez méchant; c’est dans son genre
une sorte de Benvenuto Cellini, un habile ciseleur
d’armes de guerre, se passionnant pour la dague
florentine qui va sortir de ses mains, l’incrustant
avec amour de pierreries à la poignée, choisissant
une lame de pur acier, ornée de gracieux arabes-
ques , hérissée de terribles dentelures , trempée
parla pointe dans une liqueur qui en rendra les
coups mortels, et tout cela parce qu’il s’agit d’une
dague et non d’un plat à barbe. Le moine anglais
qui a inventé la poudre était peut-être un très-
digne homme, craignant Dieu, aimant ses sembla-
bles, et incapable de faire du mal à un poulet.
Timon n’a pas inventé le pamphlet ; le pamphlet est
antérieur à Jésus-Christ, mais il lui a donné une
forme nouvelle, d’autant plus pernicieuse, à mon
avis, qu’elle est acerbe et dissolvante au delà du
possible, sans cesser d’être fine , littéraire, par
conséquent attrayante, et qu’elle a pour résultat
M. DE C0RMENIN.
1
n
Anal d’engendrer au sein des masses non-seulement
la haine, mais le mépris qui est pire que la haine.
Remarquez bien , je vous prie, que dans tout
ceci il n’a été nullement question du fond de la
polémique de Timon, mais bien de sa forme, que
pour ma part je réprouve complètement; nul plus
que moi ne reconnaît et ne respecte la science pro-
fonde et l’intelligence supérieure de M. de Corme-
nin ; j’ai pu le peindre emporté par un sentiment
exagéré de l’art, sacrifiant trop souvent l’équité
morale au beau littéraire, mais je me mentirais à
moi-mémo si j’attribuais à des causes semblables
ou d’un ordre inférieur la pensée qui l’anime , et
les principes politiques qu’il défend aujourd’hui.
Ici la question change de face; après vous avoir
montré l’artiste passionné, il me resterait à vous
parlerdu dialecticien puissant, mais rigide, absolu,
géométrique à la manière de Pascal , et par cela
même fautif à mon sens ; car il ne s’agit ici ni de
quantités abstraites ni de controverses théologi-
ques sur la prédestination et la grâce, mais bien
de questions d’hommes , de choses , de temps , de
lieux , toutes matières dans lesquelles il so faut
bien garder de procéder par voie de déduction
Digitized by Google
16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
mathématique, sous peiue de tomber dans l’ab-
surde et de voir le summum jus devenir summa
injuria. Mais au moment d’aborder cette nouvelle
sphère d’idées, je m’aperçois qu’à mesure que la
plume marche le papier se remplit $ ce n’est peut-
être pas une dissertation que vous voulez, c’est une
biographie, et je rentre dans mon sujet, quitte à
en sortir de nouveau tout à l’heure si cela se peut.
j Louis-Marie de Lahaye de Cormenin est né à
• * •
Taris, rue Saint-Lazare, le 6 janvier 1788, d’une
ancienne famille de robe, originaire des environs
de Montargis, où se trouve encore un manoir qui
porte le nom de Cormenin. Son grand-père avait
été membre de l’assemblée de la noblesse du bail-
liage de cette ville, et, chose assez piquante, cet
intrépide pourfendeur de liste civile a eu un
grand-oncle qui était intendant de la liste civile.
Sa première éducation se fit aux écoles centrales ;
c’était un écolier mutin et paresseux , que ses
maîtres délibérèrent plusieurs fois de renvoyer, ne
sachant qu’en faire. En prenant de l’âge il devint
travailleur, et remporta au concours général des
lycées impériaux un prix do logique, si je ne me
trompe, et uu accessit de discours français. Après
Digitized by Google
. M. DE CORMENIN. IJ
le collège il fit son droit; en janvier 1810 , il entra
au conseil d’Etat en qualité d’auditeur et fut at-
taché au comité du contentieux. A cette époque ,
M. de Cormenin était napoléonien en diable, comme
la jeunesse d’alors, comme la jeunesse d’aujour-
d’hui, et comme le sera probablement la jeunesse
de tous les temps; il était de plus un peu poète,
mais poète mythologique et métaphorique dans le
goût du jour; il se rendit coupable d’un certain
nombre do bouquets à Chloris, et de quelques odes
impériales dont vous pouvez vous faire une idée par
l’échantillon placé eu tête de cette notice ; je le
soupçonne même très-fort de garder encoreaujour-
d’hui en son cœur un vieux levain de classicisme
raffiné, à en juger du moins par le sans-façon avec
lequel dans ses Orateurs parlementaires il traite
la nouvelle école dans la personne de M. de La-
martine. Emporté par son fanatisme de logicien ,
Timon enfourche le dada aristotélique, et déclare
qu’une élégie, pour être bonne, doit avoir la pré-
t
cision d’un syllogisme. Pour Dieu ! Timon, traitez
comme vous l’entendrez la politique humanitaire,
mais vous qui ne respectez pas les rois, respectez
donc un peu les poètes; quelle singulière pensée
Digitized by Google
18 CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
avez-vous eue de nous représenter la muse de La-
martine, cette muse d’ordinaire si pure, si belle,
si doucement plaintive, sous la forme d’un spectre
hurleur secouant ses ossements entre les fentes des
tombeaux! La Harpe n’eût pas mieux dit ; vous
qui êtes si avancé en politique, seriez-vous à ce
point rétrograde on poésie?
À la chute de l’Empire , M. de Cormenin fut
conservé sur le tableau du conseil d’Etat comme
surnuméraire; aux Cent-Jours, il donna sa dé-
mission, se fit soldat, alla s’enfermer dans Lille,
revint après Waterloo, se rallia et rentra au con-
seil d’Etat en qualité de maître des requêtes.
A dater de ce moment , commence à se mani-
fester chez M. de Cormenin cette aptitude toute
spécialeaux affaires administratives qui lui a valu
en ce genre un renom de supériorité incontestée
et incontestable. Chargé au sein du comité du
contentieux des rapports les plus ardus sur les
matières les plus compliquées, rompu à toutes
les difficultés d’une législation diffuse, variable,
incodifiée, M. de Cormenin préparait dès lors,
dans le silence et le travail, les matériaux de son
grand ouvrage sur le Droit administratif, dont
Digiti;
ad by Googl
M. DE CORMENIN.
19
la première édition parut, je crois, en 1823. Cet
ouvrage restera comme le premier et jusqu’ici le
meilleur, le plus complet des traités sur la ma-
tière; il a eu quatre éditions successives, dont
chacune a été revue et augmentée par l’auteur;
et la cinquième vient de paraître enrichie d'une
préface générale qui est un véritable chef-d’œu-
vre de style, de clarté, de logique et d’érudition.
Quand j’aurais assez d’espace pour analyser ce
beau livre, je ne le voudrais pas; en vérité, je
craindrais de dépopulariser M. de Cormenin; le
peuple n’est pas subtil, lui ; il ne sait pas bien
faire cette distinction dont parle l’auteur, et qui
ne me paraît pas déjà très-claire, entre Yhommc
administratif et V homme politique. Que diraient
donc les souscripteurs à la médaille s’ils voyaient
cepamphlétaire anti-gouvernemental qu’ils aiment
tant, proclamer hautement la nécessité d’un pou-
voir un et fort, déclarer que, puisqu’il le faut
toujours placer quelque part, il l’aime mieux en
haut qu’en bas, prêcher l’obéissance des gouver-
nés aux gouvernants , et développer une théorie
de centralisation tellement rigide qu’elle en est
peut-être excessive?
Digïtized by
20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Malgré lo succès bien mérité de cet ouvrage,
malgré les nombreux services rendus par l’auteur
dans l’exercice de ses fonctions, malgré plusieurs
savants mémoires sur l ’ organisation du conseil
d’Etat et la mise en jugement des fonctionnaires
publics , élaborés à la prière de M. de Serres, alors
ministre de la justice, M. de Cormenin vit pres-
que tous ses collègues passer successivement con-
seillers, et il resta maitre des requêtes. M. de Cor-
menin n’était pas solliciteur de sa nature ; il s’en
tenait aux distinctions honorifiques. Louis XYII1
signait à son contrat de mariage et le faisait baron;
M. de Serres le gratifiait d’une croix d’officier de
la Légion-d’Honneur (il était déjà chevalier sous
l’Empire), et puis enfin Charles X consentait, sur
sa demande, à constituer, par lettres-patentes du
28 janvier 1826, un majorât en sa faveur en y
joignant le titre de vicomte.
Un biographe radical a essayé de justifier M. de
Cormenin de ce dernier fait, en disant qu’il avait
cédé aux suggestions d’une famille aristocratique
à laquelle il s’alliait; or cette famille aristocratique
est tout simplement celle d’un riche notaire de
Paris, M. Gillet. S’il y avait nécessité de justilî-
Digitized by Google
M. DE CORMENIN.
U
cation, celle-là serait donc mauvaise ; quant à
moi, je ne vois rien à justifier dans ce fait. M. de
Cormenin était alors, au vu et au su de tout le
monde, légitimiste, point ultra, mais manifeste-
ment légitimiste. Il suffit de lire le Moniteur de
1829 pour n’en pas douter un instant. Acceptant
et servant un gouvernement aristocratique, M. de
Cormenin a accepté un majorât et des titres ; de-
venu radical, il s’est empressé de renoncer pu-
bliquement à ses titres et de révoquer son majorât.
Tout cela, à mon sens, est fort logique ; ce qui l’est
moins, c’est que M. de Cormenin ait jugé à propos
de sacriGer aussi en holocauste, sur l’autel de la
liberté, une croix d’ofGcier de la Légion-d’Hon-
neur très-légitimement gagnée ; j’avoue que ce
dernier sacrifice me paraît une superfétation.
Tout se réduit donc à ceci : M. de Cormenin a
été légitimiste, il est maintenant radical j ou, en
d’autres termes, est-il permis de changer d’opi-
Dion ? Éternelle question qui se présente sans cesse
sur nos pas depuis que nous traitons d’illustra-
tions contemporaines. Eh ! mon Dieu, si une trans-
formation de point de vue en politique était tou-
jours une apostasie, il faudrait se bien garder
Digitized by Google
H CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
d’ouvrir jamais le Moniteur , car ce serait le plus
immoral, le plus désolant et le plus incompréhen-
sible des livres ; l’influence des faits extérieurs,
combinée avec le travail intérieur de la pensée,
suffit à expliquer tout changement auquel ne se
mêle pas un alliage impur d’intérêt matériel ; et,
sur ce dernier point, il me semble qu’on ne saurait
être assez réservé dans l’accusation ; l’intérêt no
se présume pas, il se prouve; c’est la conviction
qui se présume. Je ne reprocherai donc point à
M. do Cormenin de n’avoir pas été radical à une
époque où le mot n’existait pas plus que la chose;
mais je lui reprocherai sa rigidité intolérante à
l’égard de ceux dont la pensée s’est modifiée dans
un autre sens que le sien ; je lui reprocherai, à lui
qui a été tour à tour impérialiste, légitimiste et
démocrate, de passer dédaigneusement au fil de
sa plume tel ou tel homme qui, après avoir ac-
cepté l’Empire et la Restauration, a accepté et
servi le gouvernement de Juillet. M. de Cormenin
ne se souvient plus qu’un an avant la révolution
de 1830, dans cette même séance où il attaquait
à la tribune l’hérédité de la pairie ( ce qui était,
j’en conviens volontiers, un acte de courage très-
!dby
Dk
M. DE C0RMEN1N.
23
méritoire chez un fonctionnaire amovible), dans
cette même séance, il défendait avec chaleur l’hé-
rédité monarchique ( l’hérédité bourbonnienne
apparemment, car il D’y en avait pas d’autre),
qu’il proclamait sacrée , incorruptible et vitale( 1),
M. de Cormenin a oublié tout cela, car, s’il s’en
souvenait, il serait moins sévère pour certains
hommes qui, après avoir comme lui, dans la même
séance que lui, attaqué l’hérédité de la pairie, et
défendu, comme lui, l’hérédité monarchique, ont
voulu, un an plus tard, conserver, eh la faisant
reposer sur une base nouvelle , cette hérédité
vitale et sacrée .
Il n’est pas bon non plus de tout ramener aui ,
proportions mesquines d’une question d’argent,
et de dire sans cesse à uu adversaire : Le secret
de vos convictions est au trésor ; combien vous
rapportent vos principes? C’est l’autoriser à vous
répondre : Votre radicalisme n’est pas une mé-
chante affaire ; combien vous rapportent vos pam-
phlets? — Et l’ambition? dira-t-on. — De quelle
ambition veut-on parler? il y en a de plusieurs
sortes : il y a l’ambition de la simarre, de l'habit
(t) Voir le Sloniieur du 22 avril 1829.
Digitized by Google
34 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
brodé ou du portefeuille, mais il y aussi celle de
la popularité, des médailles et des cent mille lec-
teurs. Ambition pour ambition, l’une vaut l’autre,
leur origine est la même : déprécier la première
outre mesure, c’est exposer la seconde à des in-
terprétations malveillantes ; l’injure appelle l’in-
jure ; abxjssusabyssum vocat. Le ton âcre et trop
souvent personnel de la polémique de M. de Cor-
menin explique à mes yeux, sans les justifier,
certaines diatribes calomnieuses contre sa vie
privée, que je sais honorable et pure , et contre
son caractère, que je crois complètement inac-
cessible aux séductions de l’intérêt.
Le premier pas de M. de Cormenin dans la car-
rière politique date de 1828; les électeurs d’Or-
léans l’envoyèrent à la Chambre, où il arriva avec
une réputation de savoir due à ses rudes travaux
au conseil d’Étatet accrue par son récent ouvrage
sur lo Droit administratif. 11 y a plaisir à le sui-
vre dans cette première période de 1828 à 1830.
Cet hômme que vous voyez aujourd’hui taciturne
et muet sur son banc, qui s’est créé au dehors
une puissance énorme, et dont la seule apparition
à la tribune a suffi naguère pour soulever do
M. DE CORMBNIN. 26
violents orages, cet homme avait alors le privi-
lège d’éveiller sur tous les bancs un sentiment de
sympathie presque unanime. Il parlait assez sou-
vent ou plutôt il lisait, et ses discours soigneuse-
ment travaillés, portant presque toujours sur des
matières qu’il possédait parfaitement, brillaient
à la fois par l’élégance de la forme et la solidité
du fonds. En feuilletant le Moniteur, je n’ai pres-
que jamais rencontré le nom de M. de Cormeniu
sans le voir accompagné de la flatteuse parenthèse
(profond silence) ou (mouvement marqué d’at-
tention). Quoique maître des requêtes, M. de
Cormenin avait pris place au centre gauche, à
côté de M. Dupin; et ces deux personnages, que
les événements ont depuis placés si loin l’un de
l’autre, étaient alors assez étroitement unis d’a-
mitié et d’opinion. L’opposition de M. de Corrae-
nin était éminemment modérée et gouvernemen-
tale, bien que franche, parfois même audacieuse,
eu égard à sa qualité de fonctionnaire ; ainsi, le
23 mai, dans un savant discours sur l’interpré-
tation des lois après cassation, M. de Cormenin
qualifiait les délits de la presse de délits d’opi-
nion-, et ajoutait qu’ils ne devaient être jugés que
Digitized by Google
■« —
26 CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
par des juges d’opiuion, c’est-à-dire par le jury.
Séparé do sou collègue, M. Dupin, dans les ques-
tions d'appel comme d'abus, il combattait la dé-
volution do ces appels aux cours royales, comme
attentatoires à la majesté de la religion, qu’il ne
fallait pas, disait-il, exposer aux sifflets de la
plaidoirie orale dans la personne de ses ministres;
il prononçait plusieurs éloquents discours contre
les abus du cum.nl; il attaquait les dotations, l’é-
normité des budgets, mais tout cela avec une parole
singulièrement grave, élevée, conciliatrice. Ainsi,
à propos des dotations de la pairie, il disait:
. « Messieurs, l’union politique des deux Chambres, dont
le roi tient le faisceau dans ses mains, est trop ferme et
trop serrée pdur qu’aucnne considération, et surtout des
considérations d’argent, puissent jamais la rompre; et moi
aussi j’aurais connue tant d'autres des raisons pour jeter
dans l’urne un vote conciliateur, et moi aussi je voudrais
être agréable à ceux qui reçoivent, mais je dois être avant
tout secourable à ceux qui souffrent, ù ceux qui paient, ù
ceux qui nous ont envoyés. »
Ailleurs M. de Cormenin combat avec sollici-
tude pour les droits de la prérogative royale; flé-
trit la Coovenlion qu’il appelle une dictature in-
sensée, ud monstrueux accouplement de pouvoirs
politiques , administratifs et judiciaires; renouoe ,7
Digitized by Google
M. DE COMBNIN
17
de lui-même, pour alléger le budget, à l’indeni-
uité de mille écus qui lui avait été accordée comme
J
membre de la commission de liquidation du mil-
liard concédé aux émigrés, en déclarant qu’il met
bien au-dessus de ce léger sacrifice l’honneur de
servir le roi et le pays. En un mot , tous ses dis-
cours de cette époque annoncent un esprit calme,
imbu d’idées constitutionnelles, et sincèrement
dévoué à la monarchie (1).
(4) Depuis la première édition de cette notice, il m’est
revenu que M. de Cormenin trouvait mauvais que l’on parlât
de son royalisme sous la Restauration. J’ai peine à croire
qu’il en soit ainsi; M. de Cormenin est trop spirituel pour
vouloir mettre dans le plus cruel emharras un biographe
bienveillant, mais véridique, obligé naturellementd’expliquer
le pourquoi et le comment de ses écrits et de ses actes. Si je
n’admettais pas que M. de Cormenin fut jadis sincèrement
dévoue à la royauté, que pourrais-je répondre à ceux qui me
citant, par exemple , l'ouvrage intitulé : Du Conseil d'Êlal,
publié en 1818, me demanderaient pourquoi M. de Corme-
nin écrivait alors (page 52) ceci :
o La France ne s’accommoderait pas, comme l’Angleterre,
» d’un vain simulacre de roi ; elle est monarchique par ses
« moeurs, par ses besoins, par ses souvenirs, par ses habitudes,
* et par une sorte d’instinct naturel; elle a toujours placé dans
« ses rois sa confiance, sa force et sa grandeur. N’en doutons
k pas, le mépris et l'affaiblissement de la couronne mèneront
a toujours chez nous à la perte de nos libertés. Ces chères
a libertés sont assises avec le monarque sur le trône; s’il s’e-
x croule nous périssons avec lui, avec elles, etc., etc. »
Digitized by Google
38 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Comment M. de Cormenin est-il devenu démo-
crate et pamphlétaire? Nous l’allons voir.
II est assez universellement reçu aujourd’hui ,
parmi les radicaux, que l’origine des opinions ac-
tuelles de M. de Cormenin se perd dans la nuit
des temps , que la chute des Bourbons a été par
lui dès longtemps prévue et désirée. Je pense, au
contraire, et en cela je ne crois point faire injure
à M. de Cormenin, au contraire, que tout en dé-
sapprouvant les actes qui ont conduit la Restau-
ration à sa perte, il a été sincèrement légitimiste
jusqu’au 7 août. Un esprit aussi logique que le
sien ne pouvait pas ainsi, d’un seul bond, passer
brusquement de l’idée légitimiste qu'il avait
déclarée vitale et sacrée à l’idée démocratique ;
et j’en vois la preuve dans l’inaction meme de
M. de Cormenin durant les trois jours ; M. de
Cormenin était à Paris lors de l’apparition des
ordonnances; il avait fait partie des 221, et j’ai
vainement cherché son nom au bas de la protes-
tation des députés contre les ordonnances. Je ne
le vois pas figurer davantage, ni à la réunion Laf-
fitte, ni à l’Hôtel-de-Ville, et je liens d’une source
que j’ai tout lieu de croire certaine que, dans une
Digitized by Googli
M. DÉ CORMEtJIN. ' ' 19
réunion particulière composée de membres du
conseil d’Etat, il se prononça très-énergique-
ment pour la royauté du duc de Bordeaux, et
j’ajoute que cela u’est point en contradiction avec
les idées et avec les actes postérieurs de M. de
Cormenin; en effet, et ici je parle d’après lui-
même, la dynastie de droit divin étant définiti-
vement repoussée , il pensa qu’on ne pouvait en
établir une nouvello qu’en l’appuyant sur le prin-
cipe de la souveraineté du peuple; que ce principe
nécessitait de la part du peuple un acquiescement
non-seulement tacite, mais formel ; qu’il y avait
donc Heu à convoquer les assemblées primaires à
l’effet d’obtenir d’elles un mandat constituant. La
démission de M. de Cormenin fut la conséquence
de cette pensée.
■ En arrivant à la Chambre, dit M. Bérard dans ses
Souvenir t, je rencontrai dans un des couloirs Cormenin
qui venait de donner sa démission. Le motif de cette dé-
mission était l’absence d’un mandat régulier pour ce que
nous allions faire. Ce scrupule de conscience était certai-
nement respectable, mais si noos l’eussions tous éprouvé,
que fût devenue la tranquillité du pays (1) ? »
Ce n’est pas .ici le lieu d’examiner la question
(t) Souvenirs de la Révolution de 1850, page 268.
Digitized by Googli
I
30 CONTEMPOBAI NS ILLUSTRES.
de savoir qui avait raison , do M. Bérard, admet-
tant l'impérieuse nécessité inscrite en tête de la
nouvelle Charte, ou deM. de Cormonin n’admet-
tant que ['impérieuse logique. J’ai voulu seule-
ment rétablir les faits sous leur véritablojour.
Aprèsavoir donné sa démission, M. de Corme-
nin se présenta de nouveau devant les électeurs
d’Orléans, qui refusèrent de lui rendre leur man-
dat. Ce refus pourrait bien être la conséquence
même de cette logique inflexible qui avait guidé
M. de Cormcnin ; pour lui , en effet , la question
monarchique n'était pas encore une question dé-
cidée ; c’était une question réservée ; sa profession
de foi se ressentit de cette singulière position ; elle
n’était ni monarchique ni radicale, elloétait vague :
« Point d’anarchie, disait M. de Corroenin, mais point
de despotisme ; point de guerre, mais point de tache au
drapeau national ; la révolution de juillet, mais avec ses
conséquences; la Charte de 1830, mais la Charte améliorée:
sagesse dans les lois, force dans le gouvernement, liberté
dans la nation, voilà mes principes. »
-iawyj uâib >rjgun9 jÇ oitijUiD* > ) .aiiil ioùIIU uom
Les • électeurs d’Orléans pensèrent que cette;
déclaration disait tant de choses qu’elle ne disait
rien, et M. de Cormenin ne fut pas réélu, u >
Après cet échec, il se présenta devant les élcc-
Digitized by Google
M. DE COBMBNIN.
31
teurs de l’Ain. M’ayant pas les pièces sous les
yeux, je ne sais si, devant eux, il fut plus explicite ;
toujours est-il qu’ils le renvoyèrent à la Chambre
en octobre 1830; là son attitude ne fut pas tout
d’abord hostile à la royauté de juillet; sa pre-
mière pensée fut une pensée d’ordre, sa première
parole une parole éminemment gouvernementale.
Le 1 3 novembre, lorsque fut discutée la loi sur les
Récompenses nationales, en présentant un article
additionnel touchant le port illégal de la croix de
juillet, il disait :
«Ne peut-on pas craindre que, dans une émeute, des
factieux déguisés n'usurpent ce signe d’honneur et n’eu
abusent pour égarer le peuple?..... Il faut relever celte
décoration aux yeux des braves qui la porteront, et qui,
ayant combattu et vaincu au nom de l'ordre , seront en
quelque sorte les constables populaires de l’ordre. »
C’est seulement le 30 août 1831 , après la dis-
solution de la Chambre qui avait enfanté le gou-
vernement de Juillet, que M. de Cormenin posa
les fondements de sa popularité radicale dans une
lettre adressée au Courrier français au sujet de
l’organisation de la pairie. L’auteur de cette lettre
déclarait positivement qu’il considérait comme
attentatoire à la souveraineté du peuple, et par
Digitized by Google
32 CONTEMPORAINS illustres.
conséquent comme nul et non avenu , (oui ce qui
s'était fait depuis et y compris le 7 juillet 1830
jusqu’au 29 août 1831. On fut un peu étonné de
voir un député, ayant comme tel prêté serment à
la constitution nouvelle, se séparer si nettement
de cette constitution; mais la déclaration n’en fit
que plus de bruit; elle donna lieu à une polémi-
que très-vive dans laquelle M. de Cormenin ga-
gna une grande célébrité. Réélu par quatre
collèges, il opta pour celui de Belley, et bientôt
commença à se manifester en lui le talent jus-
qu’alors enfoui du pamphlétaire. Les Lettres sur
la Liste civile furent son premier essai de ce
genre; la forme piquante, acerbe, injurieuse de
ce premier pamphlet lui valut d’une part un très-
f I ^ . I J «"V» r j «1 I f *.l t
beau succès, et d’autre part de violentes atta-
ques; or, M. de Cormenin est une de ces natures
d’artiste que le succès enflamme et que l’atta-
que enflamme autant que le succès; il se lança
avec une audace plus grande dans la voie nou-
velle qui s’ouvrait devant lui ; il publia succes-
sivement les Lettres sur l’Apanage , les Très-
humbles Remontrances , la Défense de l'évêque
de Clermont , l 'Etat de la question , puis enfin
M. DE C0RMEN1N.
S 3
les Questions scandaleuses d’un Jacobin , dont
l’immense retentissement n’a pas peu contribué
au rejet du projet de loi sur la dotation du duc
de Nemours:
C’est dans l’intervalle de ses luttes politiques
que Timon publia, par fragments, dans la Nou-
velle Minerve , ses Orateurs parlementaires ,
réunis depuis en deux volumes, dont le premier,
consacré aux orateurs de la Restauration, renfer-
me quelques préceptes généraux sur l’art oratoire
que Timon ne pratique pas, mais qu’il professé
avec une rare sagacité. Ce livre est remarqua-
blement écrit, large d’idées, mélangé de gravité
et d’ironie, et à mon sens bien supérieur aux
pamphlets. Timon fait tout ce qu’il veut de sà
plume; mais peut-être abuse-t-il un peu de cette
souplesse de main. Quand il tient une figure, et
qu’elle lui apparaît en beau ou en laid, il ne se
contente pas de la copier d’après nature ; il la
refait • les grands peintres négligent parfois
leur modèle, l'idéal leur lient lieu de ressem-
blance. Je ne puis analyser ici les pamphlets de
M. deCormeniD, dont le succès s’explique non-
seulement par les passions qu’ils soolèvent, mais
Digitized by Google
34 CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
encore par un très-grand talent de style et un
caractère d’originalité incontestable. Quant au
fond, la plupart ont trait à des questions de
chiffres, questions compliquées et difficiles. L’au-
leur avait pour les traiter l’avantage d’une grande
expérience administrative. Il ne m’appartient pas
de critiquer l’exactitude des chiffres posés par
lui et sa manière de les grouper ; je m’en tiens à
l’observation générale que j’ai déjà indiquée, et
qui s’applique plus particulièrement au côté poli-
tique du pamphlétaire.
M. de Cormenin est l’esprit, non pas le plus
vaste et le plus élevé, mais peut-êtro le plus lo-
gique et aussi le plus absolu de l'école radicale.
Or, comme le disait il y a quelques anuées M. Gar-
uier-Pagès, il faut se défier des espriis absolus.
Le défaut de ces sortes d’esprits est de no se pré-
occuper que d’un côté de la question, de défigurer
et de rapetisser toutes choses, en outraut toutes
choses. Quand M. de Cormenin a fait de l’écono-
mie, il a outré l’économie, et il est tombé dans le
mesquin pour no pas dire le ridicule; car s’il ne
nous a pas proposé expressément dé transformer
le musée de Versailles en un atelier de couture
Digitized by Google^
. M. DF. CORMENIN. 35
et lo Carrousel en un jardin potager, n’est-ce pas
-la conclusion toute naturelle de son système éco-
nomique? Qu’on lise les pages 32 et suivantes de
Ja collection des Lettres sur la liste civile et l'a-
panage, et l’on verra à quels larges points de vue
aboutit la passioD radicale dissertant sur les
châteaux delà féodalité, les cathédrales du moyen
âge et los monuments inutilement fastueux de
l'architecture et des arts. Conçoit-on, par exora>-
plo, que l’idée de l’achèvement du Louvre ait pu
inspirer à un homme d’esprit une sorte de fureur
qui lui fait voir dans cette idée «un rèved’ambi-
« tion, do trahison et de ruine, une archi-fausse
« et archi-folle dépense, une spéculation de mor-
« tiers etdecorniches, une thésaurisation d’argent,
«à propos d’une thésaurisation de moellons, etc. »
Quand il a dogmatisé en politique, il a outré
lo dogme, il s’est prosterné devant le chiffre, il a
compté les suffrages au lieu do les peser. Quand
. il a fait de la critique et du sarcasme, il a outré
la critique et le sarcasme. Et alors, lui qui est un
homme de pais, de méditation et de savoir; lui,
rompu par une longue pratique des affaires à
toutes les difficultés qui entourent l’exercice du
Digitized by Google
36 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
pouvoir, ii s’est jeté à corps perdu dans ce pi-
toyable esprit de dénigrement quand même, qui ré-
trécit lésâmes, anéantit le respect et use tous les
ressortsde la machine sociale. Il est hors de doute
que tout n’est pas au mieux dans notre monde, que
les abus ne manquent pas, que le fait prévaut sou-
vent contrôle droit, et que ce serait une belle tâ-
che, biendigne du talent de M.de Cormeuin, de
luttersans cesse contre tout ce qui est injuste. Mais
si l’optimisme politique est toujours une niaiserie
ou une lâcheté , le pessimisme n’a-t-il pas aussi
ses dangers? Un pamphlet doit-il donc absolument
se passer d’équité? Est-ce bien servir la cause de
la démocratie que de rabaisser sans mesure les
hommes et les choses d’aujourd’hui? Comment
donnerez-vous au peuple cette grande foi , sans
laquelle il n’est pas pour lui de grandes destinées,
quand vous aurez monté son intelligence à uu tel
ton d’ironie et de dédain? On ne bâtit un édifice
durable que sur un terrain solide, et le présent
servira toujours de base à l’avenir.
DTgitized by Googk
!
GALERIE DES COETELÎPORÂINS ILLUSTRES
W3KI.n.3IH®W<D>lï.
Imt) 3c Perne!
A. K rné rt f *. e
□ mitiznd hv CÎOOfl jr^
I
LORD WELLINGTON.
La fortune a plus fait pour Wellington
qu’il n’a fait pour elle.
Napol^oh. — Mémorial de Sainte‘
Hélène, tomtYlI, p. 277.
£ Ce fut ud jour mémorable dans les annales de
l’Angleterre que celui où vint à terme l’immense
question de l’émancipation catholique de l’Ir-
lande. Cette mesure, qui appelait tout à coup deux
ou trois raillions d’hommes à la vie civile et po-
litique, agita violemment les esprits : l’anglica-
nisme jetait les hauts cris ; les journaux ultra-
tories avaient chaque matin un accès d’épilepsie ;
le Morning- Journal et le Standard déclaraient
que le roi, en signant, le bill, signait son abdica-
tion; que le papisme, l’abominable papisme, allait
promener partout la torche incendiaire, et que
l’Angleterre était arrivée à son dernier jour. L’a-
5
Digitized by Google
2 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
ristocratie presque tout entière s’indignait de voir
un de ses Sis, son espoir et sa gloire, porter le
premier une main profane sur l’édifice vénéré du
State and Church (l'État et l’Église).
Si vous étiez entré à la Chambre des Lords le
2 avril 1829, dans la séance où fut présenté ce
fameux bill, vous auriez vu se lever du banc mi-
nistériel, au milieu des murmures des tories, un
personnage de haute taille, boutonné dans sou
habit jusqu’au menton, maigre, roide et sec, avec
un nez arqué, une figure démesurément longue,
des traits fortement prononcés, mais sans trop
d’expression. Sa parole était aride, incolore, sans
animation aucune, mais ferme, lucide et précise;
il disait que les circonstances ne lui permettaient
pas d’opposer une plus longue résistance aux
vœux de l’Irlande; que l’émancipation était fâ-
cheuse, mais que la perspective menaçante d’une
guerre civile était plus fâcheuse encore. Le bill
passa. Ce personnage, qui risquait ainsi sa popu-
larité en faisant à regret une grande chose, et qui
venait, pour cette même chose faite à regret, d’é-
changer stoïquement la veille un coup de pistolet
avec lord Winchelsea, anglican fougueux, c’était
Digitized by GooglcJ
LOBD WELLINGTON.
St-
Arthur Wellesley, duc de Wellington, le chef du
cabiuet d'alors, et, aujourd'hui comme alors,
l’homme le plus illustre, le plus populaire, le plus
foncièrement aristocrate, et surtout le plus heu-
reux de l’Angleterre. Sur les armoiries du noble
duc on lit cette devise : Virtutis fortuna cornes.
Si la devise était vraie, si la vertu et le bonheur
marchaient toujours de compagnie, Welliugton
serait énormément vertueux ; car il u’y a peut-
être pas deux exemples d’une fortune aussi mer-
veilleuse et aussi constante. Noble de fraîcho date,
son nom éclipse aujourd’hui les plus grands noms
des plus vieilles races normandes. Durant vingt
ans de guerre, seul il peut dire que jamais défaite
ou déroute ne déshonora son drapeau; sans avoir
reçu de la nature cette audace d’inspiration, ce
feu sacré qui constitue le génie, il triomphe du
plus grand génie moderne ; sans une haute capa-
cité politique, il accomplit en politique ce que
n’avaient pu faire Pitt, Fox et Canning. Soldat
heureux sous un gouvernement constitutionnel,
il a eu le rare privilège de n’avoir jamais à lutter
contre la déGance, l’injustice ou l’ingratitude. La
reconnaissance do son pays a égalé, sinon dépassé
* CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
ses services; l’Angleterre lui a donné des palais,
elle l'a gorgé de millions, elle l’a fait plus grand et
plus opulent qu’un roi (1). Tous les souverains de
l’Europe l’ont enrichi de dotations, comblé de ti-
tres et chamarré de cordons; il n’y a pas jusqu’à
la France qui n’ait vu ce nom fatal inscrit de la
maiu d’un descendant de Charles VII sur la liste
de ses maréchaux. Ennemi juré de tout ce qui
s’appelle démocratie, cet homme a eu tous les bé-
néfices de la popularité sans lui faire aucun sa-
crifice. John Bull s’est permis une ou deux fois de
jeter des pierres à ses fenêtres ; il en a été quitte
pour les faire griller ; et le lendemain John Bull,
qui ne saurait lui garder longtemps rancune, l'ap-
plaudissait, prêt à montrer les dents à tout au-
i
(!) Indépendamment de ses dotations à l’étranger, lord
Wellington reçoit de l’Angleterre, comme constable de la
Tour, comme colonel de U brigade de tirailleurs, comme
colonel du premier régiment des gardes à pied, comme lord
gardien des Cinq-Ports, une somme d’appointements qui
s’élève à 327,600 francs par an, à laquelle somme il faut
ajouter l’intérêt des donations que lui a faites le Parlement;
cet donations dépassent 20 millions de francs, employés en
grande partie à acheter pour Sa Grâce le magnifique do-
maine de Strathfiedsay, dans le Hampshire, qui constitue
son majorât de duc.
Digitized by Google
LORD WELLINGTON. ni
dacieux qui su permettrait de médire deson héros.
11 y a peu d'aonées encore vous avez vu la presse
anglaise se fâcher tout rouge parce qu’une reine
de dix-huit ans, dans les préoccupations bien na-
turelles des premiers jours de sa lune de miel,
avait oublié de s’informer régulièrement de la
santé du vieux et apoplectique guerrier.
Remarquons toutefois qu’il y a une véritablo
injustice à abuser, pour expliquer certains faits
et certains hommes, de ce procédé si commode
du destin. On a fait trop souvent chez nous hon-
neur au diable des succès de lord Wellington;
gardons-nous de ce patriotisme Chauvin qui s’en
va retroussant sa moustache, faisant ronfler le
mot de Français, se donnant à lui-même un bre-
vet de géant, et déclarant pygmée tout ce qui
n’est pas lui. Cela ne vaut guère mieux que les
fanfaronnades et les comparaisons ambitieuses du
fameux discours de lord Brougham ; avec ce sys-
tème il y a beaucoup moins de mérite à vaincre,
beaucoup plus de honte à être vaincu, et nous
avons assez do gloire à nous pour n’étre pas si
avares envers les autres.
En parcourant la carrière militaire et politique
Digiti
* 6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
du duc de Wellington, en feuilletant ces douze vo-
lumes de dépêches qu’il a fait publier il y a quatre
ans, et qui embrassent l'histoire de ses campagnes
dans l’Inde, en Danemark, en Portugal, en Espa-
gne et eu France, on est tout d’abord frappé de
cette fermeté, de cette persévérance, de cet im-
perturbable sang-froid qui le distinguent; on est
forcé de reconnaître que Napoléon a été très-sé-
vère, pour ne pas dire injuste, à son égard ; que,
si la fortune a beaucoup fait pour lui, il a su se
tenir toujours a la hauteur de sa fortune, et que,
si ce n’est pas là un de ces rares génies qui do-
minent et résument un siècle, c’est au moins un
grand talent qui a légitimement gagné une bonne
partie de sa gloire.
Arthur Weliesley est le troisième Gis do Gérard
Colley Weliesley, vicomte de Mornington, dont la
famille venait d’être récemment anoblie dans la
personne de son père, Richard Colley Weliesley,
créé baron de Mornington en 1746. Arthur naquit
àDungan Castle,en Irlande, lel^r mai 1769, dans
cette année si féconde qui vit naître Napoléon,
Soult, Canning, Walter Scott et tant d’autres il-
lustrations de tous genres. Il fut d’abord élevé
Digitized by
LOHD WELLINGTON, . . 1
en Angleterre, au collège d’Éton, et bientôt
envoyé en France, à Angers, dans udo écolo
militaire qui avait alors une assez grande répu-
tation. A dix-huit ans, en 1787, il entra au
service en qualité d’enseigne. Le crédit de sa fa-
mille lui fit rapidement franchir les grades infé-
rieurs; en 1788 il était lieutenant, capitaine en
1791, major en 1792, et enfin lieutenant-colonel
en 1794. C’est alors qu’il fit sa première campa-
gne dans la retraite de Hollande, sous le duc
d’York. Chargé du commandement d’une brigade
à l’arrière-garde, il fut honorablement mentionné
par le général en chef.
En 1796 il partit pour l’Indeavec son régiment,
t,
et l’année suivante, son frère aîné, lord Morning-
ton, depuis marquis de Weliesley, ayant été
nommé gouverneur général des possessions an-
glaises, le jeune colonel se trouva bientôt à
même d’exercer ses facultés militaires dans un
commandement supérieur; la guerre venait alors
d’éclater entre la Compagnie et le fameux prince
indien Tippoo-Saïb, Les Anglais s’étant ménagé la
coopération du nizam (prince) des îllahrattes ,
Weliesley fut placé à la tète des troupes alliées,
Digitized by Google
8 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
sous le commandement en chef de sir Harris. On
raconte que. dans une première etchaude affaire,
à l’attaque d’un bois fortifié, ce même homme qui
devait briller plus tard par son attitude froidement
intrépide au milieu du danger, se montra quelque
peu ému du sifflement des balles indiennes, et
qu’il s'en vint dans une grande agitation appren-
dre à sir Harris le mauvais succès de son expédi-
tion. Les biographes anglais, qui rapportent ce
fait, ont soin de rappeler l’histoire de Frédéric II
fuyant le champ de bataille de Molwitz. Conten-
tons-nous d’ajouter que, dès le lendemain , le
jeune Welleslcy, revenu de son émotion, s’em-
pressa de réparer son échec en emportant le bois
malencontreux.
Le 4 mai 1799, après un assaut des plus achar-
nés, les Anglais s’emparèrent do Seringapatnam,
la capitale du Mysore; Tippoo-Saïb fut trouvé
mort sous les décombres , et le jeune Wellesley,
entré un des premiers dans la ville, fut investi des
fonctions de gouverneur. L’année suivante, il dé-
fit un chef de partisans, Hondiah-Waugh, qui était
venu faire une excursion sur les terres de la Com-
pagnie, avec cinq mille hommes. Un instant il fut
Digitized by Google.
LORD WELLINGTON.
9
question de donner à sir Arthur le commande-
ment de ce corps de troupes, parti des bords du
Gange sous la conduite du général Baird, poural-
ler combatlre’les Français sur les bords du Nil ;
Wellington et Bonaparte se seraient trouvés en
face quinze ans plus tôt. Unemaladio grave l’em-
pêcha défaire partie de cette expédition , qui, du
reste, manqua son but, car elle n’arriva en
Egypte qu’après l’évacuation.
La dernière grande guerre de l’Inde éclata en
1803; les Mahrattes orientaux se soulevèrent, di-
rigés par Scindiah, chef astucieux et habile, es-
pèce d’Abd-el-Kader de l’Indostan , harcelant les
Anglais, les attaquant à l’improviste , les entraî-
nant à sa poursuite , et leur échappant toujours.
Sir Arthur fut chargé de le joindre et de le com-
battre à tout prix. A force d’activité et de persé-
vérance, il parvint à l’atteindre à Assye, dans le
Deccan, le 23 septembre 1803. Le Mahratte avait
dix mille hommes d’infanterie commandés par des
officiers européens , quarante mille chevaux et
cent pièces de canon. Sir Arthur avait six ou sept
mille hommes. La bataille fut sanglante et long-
temps disputée ; Wellcsley eut deux chevaux tués
10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
sous lui, perdit lo tiers de ses soldats, mais l’eo-
nemi fut écrasé. Une dernière et décisive victoire,
celle d'Argaum , mit fin à la guerre en amenant
la soumission définitive de Scindiah. Les habi-
tants de Calcutta élevèrent un monument en
l’honneur de Wollesley, qui fut nommé général et
créé chevalier de l’ordre du Bain.
Trois ans plus tard, en 1806, nous retrouvons
le vainqueur d'Assye etdVlrÿaum tranquillement
occupé à faire manœuvrer une brigade dans une
petite ville de l’Angleterre. Toutefois Wellesley ne
languit pas longtemps dans l’inaction ; les habi-
tants de Newport, dans Pile de Wight, le nom-
mèrent député à la Chambre des Communes.
C’est dans cette meme année 1806 qu’il épousa
miss Pakonham, jeune dame irlandaise, sœur du
comte de Longfort. J’ai oui raconter à ce sujet
une anecdote qui est caractéristique, si elle est
vraie. 11 paraîtrait que ce mariage avait été arrêté
avant le départ de sir Arthur pour l’Inde, et c’é-
tait alors un mariage d’inclination ; dans l’inter-
valle, miss Pakenham fut atteinte d’une affreuse
petite-vérole qui laissa surdon visage des traces
cruelles ; à son retour, sir Arthur, déjà refroidi
Digitized by Google
, . f.OKD WELLINGTON. 14
par l’abseoce, trouva sa fiancée méconnaissable ;
ne pouvant plus l’épouser par inclination et ne
voulant pas manquer à sa parole, il l’épousa par
devoir. Cette union ne fut, dit-on, pas très-heu-
reuse.
En 1807, après la chute du parti de Fox et de
lord Grenville, Wellesley fut nommé secrétaire
d’Etat pour l’Irlande, sous la vice-royauté du duc
de Richmond. Le jeune général ne resta pas long
temps dans ce nouveau posto. Lorsque fut déci-
dée l’agression brutale de l’Angleterre contre le
Danemarck, sir Arthur fut attaché à l’expédition
sous les ordres de lord Cathcart ; c’est lui qui com-
mandait dans l’affaire de Kioge, où fut défait le
général danois Linsmar; et, après le bombarde-
ment de Copenhague, il fut chargé de rocevoir la
capitulation de la ville.
Jusqu’ici les grandes batailles livrées par sir
Arthur dans l’Indo avaient eu peu de retentisse-
ment en Angleterre; il n’était pas encore au pre-
mier plan, et c’est à co moment seulement, on
1808, que commença la période brillante de sa
vie militaire. L’Espagne, envahio par Napoléon,
se soulovail de toutes parts ; lo Portugal, occupé
Digitized by Google
12 CONTBMPOBAINS ILLUSTBBS.
par Junot , commençait à secouer le joug de cot
Ajax étourdi et tracassier. L’Angleterre, fidèle à sa
haine contre Napoléon, s’empressa do saisir l’oc-
casion d’une lutte nouvelle. Sir Arthur Wellesley,
qui venait d’étre nommé lieutenant général, fut
chargé du commandement de la division dirigée
d’abord sur La Corogne. Assez mal accueilli par
les patriotes galiciens , le général se décida à
tourner du côté d’Oporto et à débarquer en Por-
tugal. Un premier engagement avec les troupes de
Junot eut lieu à Roliça ; quelques jours après, le
21 août, à Vimiero, Wellesley força Junot à se
retirer précipitamment sur Lisbonne. Dès le len-
demain, l’arrivée soudaine de sir Henry Dalrym-
ple, nommé général en chef, empêcha le vain-
queur de profiter de sa victoire. Le 30 du même
mois fut signée la fameuse capitulation de Lis-
bonne, connue sous le nom de convention de Cin-
tra. Les Français devaient évacuer le Portugal
avec armes et bagages, et repasser en France aux
frais de l’Angleterre. En même temps que Napo-
léon témoignait son mécontentement à Junot,
l’Angleterre traduisait le général Dalrymplc de-
vant une cour martiale. Sir Arthur Wellesley
Digitized by Google
LQRD WELLINGTON.
13
crut devoir sc rendre à Londres pour défen-
dre au sein du Parlement un acte dont la res-
ponsabilité ne pesait pas sur lui. Dalrymple n’en
fut pas moins dépossédé de son commandement
et remplacé par sir Arthur lui 'même, qui revint à
Lisbonne le 22 avril 1809. On a vu ailleurs (1)
comment Soult, qui venait d’entrer en Portugal,
livré à lui-môme et privé de la coopération de
Victor, fut surpris à Oporto par le général anglais
et forcé de revenir sur ses pas en exécutant cette
belle retraite dont la hardiesse excita l’admiration
de son ennemi, quiYen est toujours souvenu, et la
cite encore aujourd’hui comme une merveille de
tactique.
Le Portugal une fois complètement évacué par
les Français, sir Arthur reçoit l’ordre de pénétrer
en Espagne pour concerter un plan de campagne
avec la Junte. Il arrive à Almaraz, opère sa jonc-
tion avec le général espagnol Cuesta, et livre, le
21 juillet 1810, au maréchal Victor et au roi Jo-
seph, la bataille incertaine de Talaveira. Des
deux parts on chanta victoire. Le Parlement an-
glais vota des remerciements à sir Arthur, en y
(1) Voir la biographie du maréchal Soult.
Digitized by Google
5 *
14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
ajoutant une annuité de deux mille livres ster-
ling. Le roi l’éleva à la pairie avec le litre de lord
vicomte Wellington de Talaveira. Victor fut
obligé de se replior sur Madrid ; mais Wellington
ne put marcher en avant. Soultet Ney arrivaient
rapidement sur lui do l’Estramadure. avec des
forces supérieures; d’autre part, Masséna entrait
en Portugal. Il se hâta de repasser le Tage, pour
couvrir Lisbonne. C’est alors que furent exécutées
par lui ces fameuses lignes de Torres Vedras , qui
s’étendaient de la mer au Tage, retranchements
formidables, où le- talent de la fortification se dé-
ployait dans tout son luxe, et devant lesquels Mas-
séna recula d’étonnement.
Bientôt ce dernier, isolé, ne recevant de France
ni argent, ni vivres, ni soldats, ne put se mainte-
nir en Portugal ; il opéra sa retraite. Wellington
rentra en Espagne, se porta sur Ciudad -Rodrigo,
qu’il enleva d’assaut, après onze jours de tranchée
ouverte ; Badajoz subit le même sort, et alors, à
la tête d’une armée nombreuse, composée d’An-
glais, de Portugais et d’Espagnols, Wellington
pénétra résolument en Castille, et livra la célèbre
bataille des Arapiles, où il battit Marmont, ce
Digitized by GoogI
LORD WELLINGTON.
15
général habile, mais si constamment malheureux.
À la nouvelle de cette défaite, Soult, occupé à
faire le siège de Cadix, quitte l’Andalousie et ar-
rive en toute hâte, pour combiner scs mouvements
avec Souham, successeur de Marmont, tandis que
Wellington, retenu avec toute son armée devant
la citadelle de Burgos par une centaine d’hommes
commandés par l’intrépide général français Du-
breton, voit tout à coup sa ligne compromise,
perd l’offensive , et est obligé d’opérer rapide-
ment sa retraite sur le Portugal.
Cependant Napoléon, épuisé d'hommes par la
désastreuse campagne de Russie, dégarnissait de
plus en plus l’Espagne. Lord Wellington se rend
à Cadix en 1813, pour communiquer en personne
avec la régence. La jalousie espagnole, jusqu’alors
rebelle, cède enfin à une supériorité si bien con-
statée, et lord Wellington est décoré du titre de
généralissime des trois armées combinées de
l’Angleterre, du Portugal et de l’Espagne, et in-
vesti d’un pouvoir suprême.
C’est alors qu’il commença celte campagne
brillante de 1813 à 1814 , qui reste aujourd’hui
son plus beau titre de gloire, .le no puis ie suivre
Digitized by Google
16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
ioi dans toutes ses opérations, depuis la journée
de Vitloria, si funeste pour nos armes, jusqu’à la
victoire indécise de Toulouse. Remarquons cepen-
dant, et cela sans prétendre aucunement rabais-
ser les talents de lord Wellington, que les circon-
stances lui furent merveilleusement favorables.
L’armée française était démoralisée, disséminée,
et sans cesse affaiblie par Napoléon , qui lui enle-
vait ses meilleurs soldats pour la lutte terrible
qu’il soutenait alors en Allemagne. Nos généraux,
débarrassés de cette main de fer qui les domptait,
les maintenait dans la ligne du devoir et les pous-
sait en avant, donnaient carrière à toutes leurs
petites vanités, agissaient isolément, sans direc-
tion commune, sans unité, et partant sans résul-
tat. L’impéritie do Joseph Bonaparte était peu
propre à obvier à ces inconvénients. L’arrivée de
Soult, qui accourait du champ de bataille de
Bautzen, rétablit un peu nos affaires; Wellington
se trouva en face d’un slratégiste consommé. Des
deux parts les manœuvres furent habiles; majs
l’Anglais était trop supérieur eu nombre, et Wel-
lington fi auchit les Pyrénées. Il est inutile de reve-
nir sur ce qui a été dit ailleurs au sujet de la ba-
Digitized by Google
LORD WELLINGTON.
17
taille de Toulouse ; conteutons-nous d’ajouter que,
dans ses dépêches, Wellington avoue lui-même,
avec une parfaite candeur, qu’à son entrée dans
la ville, après le départ des troupes françaises , il
y trouva, pour tout trophée, une pièce de canon ;
encore était elle, je crois, démontée.
Toute cette partie des dépêches, relative à la
campagne d’Espagne et de France, est du plus
haut intérêt pour l’appréciation des qualités par-
ticulières du noble duc. C’est un singulier homme
de guerre que celui-là. Ce n’est ni un sabreur in-
trépide dans le genre de Murat ou de Ney, ni un
stratégiste audacieux , riche d’expédients et de
ressources, comme Soult ou Masséna. C’est encore
moins une tête épique, fécondo en créations gi-
gantesques et soudaines, à la manière de Napo-
léon. C’est tout bonnement le général le plus an-
glais des trois royaumes. Le flegme, l’énergie et
la ténacité se combinent en lui dans des propor-
tions éuormes. Il accepte la bataille, mais il ne
la livre jamais ou presque jamais. Il est quelque-
fois mou ou imprudent dans l’attaque, mais il est
toujours admirable dans !a résistance. Rien ne
Félonne, rien ne le trouble, rien ne l’émeut, et
Digitized by Google
18 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
l’enthousiasme. lui est aussi parfaitement étranger
que le découragement. On a remarqué que, dans
ces douze gros volumes, tout entiers consacrés
à des opérations militaires, le mot gloire n’est
pas prononcé une seule fois. Pour Wellington c’est
un mot vide de sens. Il ignore ou dédaigne les
ressources de la harangue ; il n’a pas non plus
celte simplicité sublimo de Nelson, qui se conten-
tait de dire à ses marins, uno heure avant la ba-
taille deTrafalgar :« L'Angleterre attend de vous
que chacun aujourd’hui fera son devoir. « Le fond
de toutes les allocutions du duc de Wellington
peut se réduire à peu près à ceci : « Vous êtes bien
vêtus, bien payés, bien nourris; celui d’entre vous
qui ne fera pas son devoir sera pendu. •» Joignez
à cela une exactitude de négociant, un amour de
l’ordre poussé jusqu’à la minutie, et le respect le
plus scrupuleux pour tous ces pauvres petits droits
que la guerre foule si souvent aux pieds. Ce gé-
néralissime de trois armées aligne des chiffres *
comme Barême, distribue à chacun de ses corps,
en même temps et sur le même ton que le blâme
ou la louange, son contingeut de capotes, de sou-
liers, de vivres et d’argent.
Digitized by Google
LORD WELLINGTON. 19
Il y a, à ce sujet, udo page curieuse : c’est une
lettre de lord Wellington à lord Bathurst, datée
de Saint-Jean-de-Luz, où le duc se plaint très-
amèrement ot très-longuement au ministre. Le
gouvernement le laisse, dit-il, manquer de tout.
Il lui est impossible de vaincre saus argent ; l’ar-
mée est accablée de dettes, et, pour compléter ce
tableau, il ajoute, avec un accent parfait do véri-
té : « Je n’ose pas sortir do ma maison à cause
des créanciers qui m’assiègent publiquement pour
demander le payement de ce qui leur est dû. »
Veuillez bien vous rappeler que Wellington est
alors en pays eunerai, et qu’il a près de ceDt mille
hommes sous les armes; souvenez-vous de la ma-
nière dont certains do nos généraux payaient leurs
dettes en Italie et en Espagne, et peut-être trou-
verez-vous quelque chose de bizarre dans ce vain-
queur qui se cache dans sa maison pour échapper
aux créanciers de son armée. Grâce à cette rigi-
dité morale, lord Wellington était parvenu à don-
ner aux troupes anglaises une tenue parfaite de
discipline; mais il n’avait pas peu à faire pour
mettre sur le même pied ce ramassis d’Espagnols
et de Portugais qui se précipitaient sur la France
Digitized by Google
20
CONTEMPORAINS illustres.
comme sur yne proie destinée à les dédommager
amplement des misères semées chez eux par nos
conquêtes. «Je commande, écrit-il quelque part,
les plus grands coquins (lhe greatcst rascals) de
toutes les nations du monde. *> Et il ne trouve pas
de meilleur moyen pour les empêcher do piller
que de les tenir sous les armes dos journées en-
tières. Un jour, un brave homme des environs de
Bayonne écrit au généralissime pour lui demander
des nouvelles d’une jument à lui et d’un fusil de
chasse que les Espagnols lui ont volés ; et voilà
lord Wellington qui, entre une bataille livrée et
une bataille à livrer, se met en quête de la jument
et du fusil. Ne pouvant parvenir à les découvrir,
il écrit au réclamant une lettre délicieuse de bon-
homie.
Voici cette lettre :
* \
« Monsieur,
« J’ai reçu vos deux lettres relativement à votre jument
et à votre fusil, et, ayant fait toutes les perquisitions pos-
sibles, je suis fâché de vous dire que je ne trouve ni
1 une ni l’autre. Je vous serai Lien obligé si vous voulez
m envoyer au quartier général la personne qui sait où est
la jument et aussi la personne qui connaît celui qui a pris
le fusil ; elles peuvent venir en toute sûreté, et je vous pro-
Digitized by Google
LORD WELLINGTON. SI
met» que, si vos propriétés peuvent se retrouver, elles vous
seront rendues.
• J’ai l’honaeur d’étre, etc.
• Wellington. »
' Que ce soit le naturel ou la politique qui
ait dicté cette lettre, elle n’eu est pas moins
admirable.
Celte partie des dépêches est également très-
intéressante en ce qui concerne les premiers rap-
ports de lord Wellington et des Bourbons : à son
entrée en France, le général anglais, sachant quo
des négociations étaient ouvertes avec Napoléon
àChâtillon,en attendait tranquillement le résultat,
quand le duc d’Àogoulême arriva tout à coup à
son quartier général de Saint-Jean-de-Luz. Lord
Wellington le reçoit très-poliment, mais en in-
sistant pour lui faire garder l’incognito sous le
nom de comte de Pradel, et en lui recommandant
sans cesse de ne pas devancer l'opinion publique
ni la presser.
Celte patience ne fait pas le compte du prince.
Non-seulement il veut agir en sod nom, mais il
s’efforce, par tous les moyens, de pousser lord
Wellington et son armée à faire qtJelquo démon-
Digilized by Google
22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
si ration en sa faveur. A toutes ces tentatives, le
flegmatique Anglais ne répond que par des refus
formels. Il souhaite du bien ( msh t eell ) à
f.ouis XVIII; H désire que le pays se prononce
pour lui; il ne fera rien pour s’y opposer; mais
il ne veut pas qu’on le mette eu avant, et, il juge
qu il est de son devoir et aussi de l’intérêt même
des Bourbons de ne contribuer d’aucune manière
à provoquer des manifestations en leur faveur.
Ce noble langage n’était pas compris. Le gê-
nerai Beresford ayant occupé Bordeaux, le maire
de cette ville, M. Lynch, crut devoir publier une
proclamation bien connue, ou, suivant la tactique
ordinaire des partis, pour obtenir une adhésion
,et un appui refusés , il les supposait obtenus.
Cette proclamation irrite Wellington, et il écrit
de suite au duc d'Angoulême une lettre en fran-
çais où, reproduisant la proclamation, il la ré-
fute cavalièrement dans les termes suivants :
«Il u est pas vrai que les Anglais, les Espagnols et les
Portugais ■ se soient réunis dans le midi de la France
« comme d’autres peuples du Nord pour remplacer U fléau
*des nations par un monarque père du peuple. » Il n’est
pas vrai « que ce n’est que par lui que tes Français peu -
Digitized by Google
LORD WBLL1HGTON. 23
« vent apaiser te ressentiment d'une nali'on voisine con-
• ire Laquelle Us a lancés le despotisme le plus perfide . »
Il n’est pas vrai non plus, dans le sens énoncé dans la pi*,
clamation • que les Bourbons aient été conduits par leurs
• généreux alliés. »
’• • 1 . y
Le» légitimistes, qui soutiennent aujourd’hui
que la Restauration s’est faite sans l’appui de l’é-
tranger, trouveraient là un argument en leur fa-
veur, mais l’argument serait meurtrier pour leur
cause ; car il en résulte que les royalistes du
Midi, moins soucieux de l’honneur national quo
lord Wellington lui-même, voulaient absolument
que la Restauration fût le seul moyen d’apaiser
le ressentiment de l’étranger, quo les Bourbons
fussent conduits par leurs généreux alliés, et
cela malgré les alliés eux-mêmes; c’est-à-diro
que, le fait que l’on repousse aujourd’hui commo
une injure , on s’en targuait jadis comme d’un
honneur. , •
Après l’abdication de Napoléon, lord Welling-
ton arriva à Paris, mais il n'y passa cette première
fois que très-peu de temps. Élevé au rang de duc ‘
(il avait déjà été nommé feld-maréchal après la
bataille de Vitloria), il fit à Londres un voyage
Digitized by Google
24
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
triomphal, et ne tarda pas à être envoyé au Con-
grès de Vienne comme représentant de l’Angle-
terre. Les Viennais Paccueillirenl avec empres-
sement. M. de Mettcrnich le fêta à sa manière,
qui est un peu celle de Catherine de Médicis, et
comme, sous son extérieur grave et froid, l’illustre
guerrier est constitué a la Henri IV, qu’il a le faible
des grandes âmes, et que les beautés autrichiennes
» sont très-sensibles à la gloire, ses succès furent
nombreux et de plus d’un genre (1). Le Congrès
danse et ne marche pas, disait le spirituel prince de
Ligne, et au même moment éclatait comme une
bombe la nouvelle du débarquement de Napoléoo.
(1) Puisque nous en sommes h parler du faible de lord
Wellington, je vais gratifier le lecteur d’un échantillon du
style amoureux du noble duc. Pour ne pas se trouver dans la
collection des dépêches, la lettre suivante n’en est pas moins
authentique ; elle a été écrite à Paris en 1816. J’en ai volé
une copie que je certifie exacte, y compris les fautes de fran-,
çais, Sa Grâce n’ayant pas sans doute jugé à propos de se
servir d’un secrétaire. Voici l’épltre :
Purin, ce iS j.intier.
a Madame, j'avoue que je ne regrette pas beaucoup que
a les affaires m’empêchent de passer chez vous après dîner,
.1 « puisqu' à chaque fois que je vous vois' je vous quitte
« plus pénétré de vos agréments et moins disposé à donner
a mon attention à la politique! Je passerai chez vous demain
a à mon retour de chez l'abbé S., en cas que vous vous y
Digitized by Google
LORD WELLINGTON.
25
A Vienne od avait peine à croire à cet acte,
qu’on qualifiait de folie; les plus fortes (êtes dé-
claraient que Napoléon périrait à son premier pas.
Lord Wellington connaissait mieux son homme et
la France. « S’il est débarqué, il est à Paris, » dit-
il à quelqu'un; et il s’empressa de se mettre à la
disposition du Congrès, qui le nomma généralis-
sime des armées alliées. Cela fait, il se rendit en
toute hâte dans les Pays-Ras, pour y concerter un
plan de campagne avec Blüchcr, et triompher une
dernière fois dans le plus meurtrier de tous ces
combats de géants qui forment l’Iliade impériale.
Tout le monde counaît l’histoire, ou plutôt tout
le monde a lu une histoire de la bataille de Wa-
terloo; or, comme il y en a au moins cinquante
dont pas une ne ressemble à l’autre, je n’ai pas
envie de me poser, moi, cinquante-unième stratc-
giste de cabinet, pour discuter la question de sa-
« trouvassiez, et malgré l’elTet que ces visites dangereuses
« produisent sur moi.
« Votre très-fidèle serviteur,
« Wellihgtos. »
Je crois devoir ajouter que la dame était belle, spirituelle
et Française, et que lord Wellington, qui n’avait aucune de
ces trois qualités, en fut pour ses frais de galanterie.
Digitized by Google
. 26 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
voir si réellement Wellington a été surpris daDS
ses cantonnements, comme le dit Napoléon, ou
non surpris, comme le dit Wellington et après lui
Walter Scott; si la bataille était gagnée par les
Français quand les Prussiens arrivèrent, comme
le dit Napoléon; si elle était indécise, comme le
dit Bliicher, ou gagnée par les Anglais, comme le
dit Wellington ; si c’est la faute de Grouchy, com-
me le dit Napoléon, ou si Grouchy n’a pu mieux
faire, comme le disent Grouchy et le général prus-
sien Müffling.
Ce qu’il y a do certain, c’est que l’armée an-
glaise, inférieure en nombre, a soutenu sans se
rompre, pendant cinq heures suivant les uns, et
pendant sept heures suivant les autres, les atta-
ques acharnées des premières troupes de l’Europe,
commandées par le plus grand homme de guerre
des temps modernes. Napoléon dit (1) lui-même
que les Anglais ont été admirables. Il ajoute que
les dispositions de Wellington ont été pitoyables.
Mais comment expliquer alors que des troupes,
quelque valeureuses qu’elles soient, placées dans
une mauvaise position, commandées par un mau-
(i) Voir le tome VII du Mémorial de Sainie-Hàkne.
Digitized by Google,
LOM> WELLINGTON. Vt
vais généra), résistent tonte une journéefaüx char-
ges réitérées des cuirassiers de Kollermann, au
choc de la vieille garde dirigée par Ney, et aux
manœuvres do Napoléon? Car enfin il est positif
que, quand les Prussiens arrivèrent, quand Bulow
attaqua à l'arrière-garde, les régiments écossais
s'étaient fait écharper sans perdre un pouce de
terrain ; les avantages partiels remportés par les
Français au bois d’Hougoumont et à la ferme de
la Haie-Sainte avaient été presque aussitôt rega-
gnés que perdus.
Il me semble plus juste et plus vrai, non pas de
comparer deux hommes dont l’un est incompa-
rable, ce serait faire injure à lord Wellington
lui-même qui en toute occasion a dit de Napoléon :
«C’est notre maitro à tous,* mais de placer du
moins en regard de cet aigle, posté sur les hau-
teurs déjà fermo de la Belle- Alliance, le léopard
anglais acculé aux flancs du Mont-Saint-Jean, A
celui-là l’impétuosité sublime de l’attaque, à ce-
lui-ci la froide ténacité do la résistanco; le duc
de Wellington vit sans sourciller tout son étal-
major, moins un seul homme, tomber autour de
lui. Six cents officiers et quinze mille soldats jon-
Digitized by Google
28 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
chaient ie sol, tués ou blessés : et il est hors de
doute que, sans l’arrivée de Blücher, l’armée an-
glaise, épuisée par de longs efforts et des attaques
sans cesse renaissantes, eût été forcée à la re-
traite; mais, dans tous les cas, la bataille eût été
noblement perdue.
Les événements qui suivirent sont trop univer-
sellement connus pour qu’il soit nécessaire d’en
parler au long. Disons seulement , à la louange du
duc de Wellington , qu’après la capitulation de
Paris il s’opposa de tout son pouvoir aux brutalités
de Blücher, espèce de Vandale qui ue rêvait que
feu et sang. Nommé généralissime de l’armée
d’occupation, et résidant à Paris en celte qualité,
le duc laissa échapper une belle occasion d’être
grand ; le maréchal Ney, mis en jugement, s’a-
dressa à lui, en invoquant l’article 12 de la capi-
tulation de Paris, et la maréchale vint eUe-même
implorer son appui. Lord Wellington répondit que
l’article 12, comme tous les autres, n’avait trait
qu’à la question militaire; qu’il avait été destiné
à garantir les personnes qui y sont désignées con-
tre les troupes alliées seulement, mais qu’il n’avait
pas et ne pouvait pas avoir eu pour but de préju-
Digitized by Google
LORD WELLINGTON.
29
ger en rien la position de ces mômes personnes
vis-à-vis du gouvernement actuellement existant
ou de celui qui devait être appelé à lui succéder.
Cette argumentation peut à la rigueur se soute-
nir, et le caractère bien connu du duc de Wel-
lington ne permet guère de douter qu’il ne fût de
bonne foi; mais combien il eût été plus beau à
lui, qui était tout-puissant alors, d’affronter le
courroux de Castclrcagh et de dire à Louis XVIII :
« Je prends cet homme sous ma sauvegarde ; nous
« nous sommes vus souvent sur le champ de ba-
“ taille, et récemment encore il est venu braver
« le feu de mes soldats : c’est un héros ; je ne
« veux pas qu’il périsse de la mort des traîtres.»
Ney eût été sauvé, et l’Europe entière eût ap-
plaudi lord Wellington. L’illustre Auglais ne
comprit pas cela; sa raisou froide et sèche se
prête peu aux inspirations spontanément géné-
reuses; ses qualités sont négatives. Il ne fait
pas ce qui est mal ; et quand il fait le bien, c’est
toujours dans les strictes limites du devoir. Com-
ment expliquer pourtant cet autre fait qui pèsera
sur sa mémoire? Lord Wellington passe, et il
ne l’a jamais démenti, pour l’auteur principal
30 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
de la dure captivité de Napoléon; op dit qu’il
désigna lui-même l’affreux rocher de Sainte-
Hélène. Et à son tour, le grand empereur au
lit de mort, prêt à paraître devant Dieu, des-
cend jusqu’à écrire sur son testament le nom de
l’homme qui avait tenté en 1818 d’assassiner son
ennemi. De ces deux faits je ne sais quel est le
plus triste. Eü les citant j’ai pensé au testament
de Louis XVI pardonnant à ses juges, et au Prince
Noir servant lui-même à table un roi vaincu.
Après l’évacuation du territoire français et le
traité d’Aix-la-Chapelle, lord Wellington retourna
à Londres, comblé d’honneurs et possesseur d’une
fortune immense. Alors commença sa carrière po-
litique. Appelé à siéger à la Chambre des Lords, il
accepta la place de grand-maître de l’artillerie,
sous le ministère de lord Liverpool. A l’avéne-
ment de Canning, il fut envoyé au Congrès de Vé-
rone, où il lutta de son mieux contre l’interven-
tion de la France en Espagne. «On caressait en
« vain, dit M. de Chateaubriand ( 1 ), le succea-
« seur de Marlborough pour le faire sortir de la
« politique de son pays. On y perdait son temps.
j (!) Congrèt de Vérone, tome I, page 116. , - ; ,, ,
Digitized by Google
LORD WELLINGTON.
31
** Sa Grâce, pour se désennuyer de nous, cber-
« chait à Vérone quelque Des Ursins qui pût
« écrire à la marge de nos dépêches interceptées :
« Pour mariée, non. »
Le duc d’York , frère du roi , étant mort en
1827, lord Wellington fut appelé à le remplacer
dans la dignité do commandant on chef des ar-
mées anglaises; et bientôt après commence à so
dessiner dans la Chambre des Lords son opposi-
tion contre les tendances libérales de Canning.
Après la mort de ce dernier, le faible ministère
de lord Goderich ne put arrêter longtemps l’en-
trée des tories au pouvoir, et, en janvier 1828,
le duc de Wellington fut nommé premier lord de
la Trésorerie. Sir Robert Peel fut l’orateur et le
représentant de ce cabinet à la Chambre des Com-
munes. Tory de naissance et de cœur, mais tory
éclairé, lord Wellington parvint, «à force de fran-
chise, à donner à son ministère une sorte do po-
pularité. Entraîné par l’empire des idées, il cédait
sans dissimuler ses répulsions et sans feindre des
sympathies qu’il n’éprouvait pas, mais il cédait.
C’est ainsi qu’il appuya le bill d’émancipation en
lo déclarant fâcheux ; c’est ainsi qu’il qualifia lu
32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
victoire de Navarin d’événement funeste (unto~
ward event). Le contre-coup de Juillet l’ébranla
fortement; et bien que ce grand fait fut le
signal précurseur de la victoire des whigs qui
devait amener sa retraite, fidèle à ses idées de
modération, le noble duc s’empressa de recon-
naître le nouveau gouvernement. Lorsque fut
présenté, eu 1830, le bill de réforme, lord
Wellington déclara hautement qu’il combattrait
tout projet de réforme, et, à la première occa-
sion, il céda la place au ministère whig de lord
Grey. En 1834, il reparut un instant aux af-
faires sous la présidence de sir Robert Peel, [et
se retira presque aussitôt. Depuis, malgré les
nombreuses infirmités qui l’ont atteint, le vieux
soldat n’a pas cessé de prendre une grande part
aux affaires de son pays. 11 a parlé sur les ques-
tions les plus importantes, toujours avec celte
gravité et cette froide raison qui le caractérisent.
Dans ces derniers temps, lorsque le ministère
whig, avant de tomber, rompit, par le traité du
15 juillet 1840, l’alliance anglo-française, lord
Wellington, tout en acceptant, en approuvant
même le fait accompli do la destruction du pou-
Digitized by Google^
Î.ORD Wl'fXtNftTON. 33
voir de Mohammed-Ali en âyrie, s-’uoit à Sir Ro-
bert Peel pour demander compte à lord Palmer-
ston de ses procédés envers la France; le vieux
guerrier parla de notre pays en termes pleins
de convenance et d’estime. Il déclara qu’au-
cune combinaison politique ne pouvait être du-
rable en Europe sans le concours de la France ;
il exprima le désir de voir le gouvernement an-
glais faire tous ses efforts pour effacer le nuage
qui s’était élevé entre les deux pays. Que ce lan-
gage fût un acte politique plutôt que le résultat
d’une sympathie bien vive, cela est possible;
mais, dans tous les cas, mieux vaut encore le pa-
triotisme décent de lord Wellington que le pa-
triotisme insolent de lord Palmerston.
Après avoir contribué de toutes ses forces à
amener la chute du ministère whig en travaillant
avec sir Robert Peel à rattacher à un système
modéré les différentes nuances du torysme, le
noble duc n’a pu, à cause de son grand âge et de
l’état précaire de sa santé, prendre une position
active dans le cabinet du 3 septembre 1841 ;
mais il lui a accordé l’appui de son nom en ac-'
ceptant le titre de ministre sans portefeuille.
Digitized by Google
34 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Plusieurs biographes fout dire à madame de
Staël que lord WellingtoD est uu homme borné.
Je ne sais trop où l’ou a pris cela, et je soupçouue
très-fort le premier auteur de la découverte de
l’avoir inventée ; outre que le mot est en désac-
cord avec l’opinion de tous ceux qui ont vu lord
Wellington à Paris, et qui. tout en lui refusant ce
que nous appelons de Y esprit, et particulièrement
l’esprit de salon, lui reconnaissent une intelli-
gence distinguée, il est certain qu’il jure avec
l’enthousiasme bien connu de M“* de Staël pour
lui, et surtout avec certaines pages flamboyantes
des Considérations sur la révolution française ,
où le noble duc est exalté bien au delà de ses
mérites. Il est évident qu’en politique lord Wel-
lington n’est pas un aigle, qu’il s’entend mieux à
gouverner une armée qu’une nation ; mais il est
incontestable aussi que là encoro il a déployé cer-
taines qualités de fermeté, d’activité et de raison,
qui sont bien en lui.
«A défaut de génie, dit M. Duvergier de Hauranne,
lord Wellington a un bon sens remarquable ; à défaut
d’éloquence, une façon frauche et uu peu soldatesque
d'aller droit au but qui produit grand effet. Le souvenir
Digi
J by Google
LORD WELLINGTON. 35
de toute «a rie couvre en outre ses imperfections, et fait
que dans les Chambres comme dans le pays son nom est
généralement honoré et son autorité respectée. Jusqu’en
1828 le duc de Wellington n’avait point songé à se faire
homme politique. Il le devint pourtant, et, à la surprise
générale, peut-être à la sienne propre, le vieux soldat se
mit ù parler très-convenablement sur les questions les
plus étrangères ù sa vie, sur les finances, sur le commerce,
sur l’administration. Dans l'affaire de l’émancipation ca-
tholique, et dans plusieurs autres, il prouva d’ailleurs
que, s’il ne voit pas toujours loin, il voit juste, et que l'In-
térêt bien démontré du pays l’emporte dans son esprit sur
toutes les préoccupations et les préjugés de parti. Depuis
ce moment, le duc de Wellington, à quelques courts in-
tervalles près, n’a cessé d’être, avec sir Robert Peel, le
modérateur du parti tory, et ce rôle honorable a encore
ajouté à sa considération. »
Aux affaires comme à la guerre, ce qui a fait
surtout la prépondérance de Jord Wellington,
c’est une assurance imperturbable qui n’est pas
de la forfanterie, mais qui prend bien plutôt
sa source dans une sorte de fatalisme instinctif
que Napoléon raillait tout en le professant au
fond pour le moins autant que César. Je ne
saurais mieux exprimer ma pensée à ce sujet
qu’eu rapportant ce plaisant propos, que tenait il
y a trois ans, un jour de grande réception à l’am-
Digitized by Google
Jg CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
bassadede France à Londres, un Français très-
haut placé, en montrant lord Wellington :«Voyez-
« vous le duc, disait-il, qui lutte vaillamment coo-
« tre sa goutte, et s’efforce, dans son habit doré de
« gardien des Cinq- Ports, de se poser en Achille,
« ainsi que l’a représenté Westmacott à Ilyde-
« Park (1)? Eh bien, ce personnage a une telle
« confiance en son étoile que si quelqu’un fût venu
« lui dire, il y a six mois : La reine vous attend à
« Westminster pour vous épouser, vous et vos
« soixante et onze ans, il serait à l’instant parti du
« pied gauche en rajustant son ceinturon, comme
„ U n homme qui va faire la chose la plus simple
« et la plus naturelle du monde. *
En résumé, quand le duc de Wellington ne sera
plus, l’Angleterre aura à regretter sa plus haute
capacité militaire depuis Marlborough j et, si elle
ne perd pas en lui un grand génie politique, elle
perdra certainement un grand caractère.
(!) Cette statue en bronze, de 18 pieds de haut, repré.
.ente le noble duc sous la forme d’un Ach.lle complè-
tement nu; la conception est déjà passablement ridicule ;
mais pour que rien n’y manque, cette statue est ded.ee par
Tes Dames de Londres à Arthur de Wellington, et à ses brave,
compagnons d’arme*.
Digitized by Go ogle
i *
4
i y •
4 >*
4 . r
GALERIE DES CONTEMPORAIN IUüS'FRE S
Digitized by Google
• •
• M»
S
V
M. LE COMTE MOLE.
•a
Ett.1
O 9! Jîlllil
io'b { êt!
x! aii'L
t «ntufcél 6ë 3
cToi&igi îj^nséfiV
lup
Mole, ce beau nom de la magistrature,
caractère appelé probablement à jouer
un rôle dans les ministères futurs.
Nàpolboh. — Mémorial de Sainie-
Hélène.
A côté de l’avantage d’innover, il y a
le danger de détruire.
Moi.é. .
•*> • m . -H faq
-U.? , V/b
En matière de dogme politique comme en ma-
tière de foi religieuse, ou peut diviser les hommes
en trois classes : il y a les croyants sincères et
désintéressés, dont le nombre eslTort restreint ; il
y a les indifférents dont le nombre est grand , puis
enfin il y a les faux dévots, dont le nombre est im-
mense. Quant aux athées, bien qu’ils existent en
politique’, ils ne s'avouent pas et se rangent né-
cessairement dans la deuxième ou la troisième ca-
rtüJia t'»! tn • t
tégorie.
. ' * c * ;;,p 'ûQtjiwJis **1 ftowi üi§ia t aüoil
Digitizecrby Google
2
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Je n’ai rien à dire ici des dograatistes sincères ;
quel que soit le dogme qu’ils professent , leurs
croyances sont respectables par la seule raison
que ce sont des croyances. Pour ceux qui , dans
tel ou tel intérêt mesquin, se font les apôtres fou-
gueux d’une religion qu'ils n’ont pas dans le cœur,
ceux-là, je n’ai pas à en parler nou plus, d’autant
qu’il s’agit daus cette notice d’un homme ennemi-
né du dogmatisme et des systèmes, d'un homme
dont tout le symbole politique peut se réduire à
peu près à ceci : « Ce qui est a suffisante raison
d’être, puisque cola est, et le gouvernement qui
dure le plus est le meilleur des gouvernements. »
M. le comte Molé est le représentant le plus
rationnel, le plus modéré, le plus élevé de cette
association d’hommes politiques dont M. de Tal-
leyrand a été longtemps le chef le plus habile et le
moins scrupuleux. Ne vous pressez pas trop, vous
qui croyez ou feignez de croire, ne vous pressez
pas trop de jeter la pierre à ces hommes qui ont
tour à tour servi tous les gouvernements parce
qu’ils étaient des gouvernements. N’oubliez pas
que ce ne sont pas eux qui ont fait les situa-
tions, mais bien les situations qui les ont faits.
Digitized by Google
M. LE COMTE MOME. . 3
M. Royer-Collard a dit à ce sujet une parole
profondément triste . mais profondément vraie.
« Il y a , s’écriait un jour le vieux doctri-
* naire à la tribune (1), il y a une grande école
« d’immoralité ouverte depuis cinquante ans, dont
« les enseignements , bien plus puissants que les
« journaux, retentissent aujourd'hui dans le mon-
«de entier. Cette école, ce sont les événements
« qui se sont accomplis presque sans relâche
« sous nos yeux. Repassez-les : le 6 octobre, le
« 10 août, le 21 janvier, le 31 mai, le 18 fructi-
« dor, le 18 brumaire; je m’arrête là. Que
« voyons-nous dans cette suite de révolutions ?
i «
« I.a victoire de la force sur l’ordre établi, quel
« qu’il fût, et, à l’appui, des doctrines pour la lé-
« gitimer. Nous avons obéi aux dominations im-
posées par la force; nous avons reçu, célébré
«tour à tour les doctrines contraires qui les
« mettaient en honneur. *
Ce tableau est sombre, mais il est vrai; si uno
révolution implique toujours un progrès dans la
marche de l’humanité, les mille convulsions qui
la suivent ont cela de fâcheux qu’elles dénaturent
• * •• j
(1) Séance du 2S août 183S.
Digitized by Google
4 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
le sentiment du juste et de l'injuste et rendent de
plus en plus confuse la notion du droit en politi-
que. Pendant plusieurs siècles, la France, une fois
sortie de l’oligarchie féodale, a vécu, souffert,
combattu, vaincu , au nom d’un principe claire-
ment énoncé et unanimement accepté. A l’époque
où le roi ne mourait jamais chez nous, le roi c’é-
tait l’Etat; le roi , qu’il fût à Bourges, à Orléans
ou à Paris, qu’il fût captif sur la terre étrangère,
comme saint Louis, Jean II, ou François r r , le
roi c’était le droit. Quiconque attaquait le roi
attaquait l’Etat, attaquait le droit, et son nom
passait à la postérité entaché de félonie, qu’il s'ap-
pelât Marcel, prévôt des marchands, le connéta-
ble de Bourbon ou Biron. En ce temps-là, on as-
sassinait les rois, maison ne les jugeait pas, ou
ue les déposait pas, on ne les niait pas. Ce dogme
de la légitimité, après avoir glorieusement fait
son temps, est mort sur l’échafaud avec Louis XVI ;
vainement depuis on a essayé de le galvaniser :
l’expérience a prouvé qu’il était bien mort.
Mais comme les nations no sauraient se passer
longtemps de foi politique , un dogme nouveau
u’a pas tarde à s’établir sur les ruines du premier.
Digitized by Google
M. LE COMTE MOLE. &
F-e jonr où la royauté a été dépouillée de ce ca-
ractère sacré qui la faisait découler de Dieu et
d’elle-même, la souveraineté a dû passer aux
mains du peuple, et c’est ici qu’a commencé la
confusion. Le peuple étant un être collectif, com-
posé d'individualités dont la plus grande partie est
incapable de concevoir en politique une volonté
propre et motivée, les ambitions et les interpré-
tations individuelles ont surgi de toutes parts;
chacun a fait parler le peuple à sa guise , et du-
rant une orageuse période, au moment où ce
même peuple se montrait grand de générosité et
d’héroïsme sous les drapeaux, il se commettait
en son nom les actes les plus contradictoires, les
plus tyranniques, les plus stupides, les plus atro-
ces qui se puissent imaginer. Alors la société
n’était plus qu’une immense et sanglante arène
où il fallait, suivant l’expression de Danton, être
guillotineur ou guillotiné; alors ce qui était hièr
une vertu devenait un crime; le triomphateur de
la veille était le proscrit du lendemain ; alors en-
fin , pour me servir d’un mol énergique de M. de
Lamartine, le Panthéon servait de chemin à l’é-
gouf.
Digitized by Google
1
6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Maintenant est-il bien étonnant qu’au milieu
de ces victoires rapides et éphémères de la force,
toutes légitimées à l’aide du dogme élastique de
la souveraineté du peuple, il se soit trouvé des
hommes tenant au passé par la naissance, mais
assez intelligents pour comprendre que les siè-
cles ne remontent pas vers leur source; des hom-
mes ennemis par caractère du sang et de la vio-
lence, qui, ne trouvant dans tout ce qu’ils voyaient
rien qui ressemblât à un principe, ont fait bon
marché des principes en eux-mêmes pour ne
s’attacher qu’à normaliser les faits en leur don-
nant les allures régulières et paisibles d’un droit?
Pendant tout le cours de nos commotions politi-
ques , partout où surgit une idée de stabilité et
d’ordre, vous voyez ces hommes qui courent à
elle et l’embrassent. Tant que cette idée reste
dans des conditions logiques d’accroissement et
de puissance, ces hommes lui appartiennent corps
et âme ; le jour où elle abuse d’elle-même, ils
s’en éloignent peu à peu, et leur retraite est le
premier signal de sa ruine. A qui faut-il s’en
prendre? Il me semble que c’est à l'idée bien plus
qu’aux hommes.
Digitized by Google
M. LE CO^TE MOLE. 7
Sans doute il est fâcheux pour la morale d’un
peuple qu'en l’absence d’une foi politique univer-
sellement acceptée on se trouve obligé de le gou-
verner avec des intérêts bien plutôt qu’avec des
principes ; mais cet état transitoire d’indifférence
ou de conflit en matière de dogme n’est, après tout,
que le résultat de nos déchirements de cinquante
ans. Les révolutions grandissent les peuples, mais
elles les usent à la longue, et malheur aux na-
tions chez lesquelles ces périodes de surexcitation
violente se reproduisent trop souvent!
Cela dit, je passe à l’historique de la vio de
M. Molé.
En 1794, aux jours les plus sombres de la Ter-
reur, il y avait une noble et malheureuse famille
qui se cachait dans une pauvre mansarde 'de la
rue du Bac. Cette famille se composait d’une
femme très-âgée , de sa Allé, de sa petite-fille et
d’un enfant de quatorze ans. Cet enfant, avec
cette précocité de raison que donne l’infortune,
était devenu la providence de sa famille; c’était
lui qui sortait mystérieusement à la tombée de la
nuit, qui échappait, grâce à sa jeunesse, aux soup-
çons et aux poursuites, qui s’ingéniait en mille
8 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
manières pour adoucir les rudes privations aux-
quelles les siens étaient en proie , et qui ne ren-
trait jamais sans leur apporter des secours, des
consolations et des espérances.
Cet enfant précoce et pieux, c’était M. le comte
Molé.
Né en 1780, Louis-Mathieu Molé avait d’abord
‘ émigré avec son père, te président Molé de Cham-
plàtreux ; rentrés imprudemment en France, tous
deux furent bientôt découverts et incarcérés ; le
président porta sa tête sur l’échafand, et son fils
ne dut la vie qu’à son extrême jeunesse. En vain
on fit à l’enfant d’horribles menaces pour le for-
cer à dévoiler le secret de l’asile de la marquise
de Lamoignon, sa grand’mère, de sa mère et de
sa sœur ; le jeune Molé fut inébranlable ; on le
rendit' à la liberté après une assez longue déten-
tion , et c’est alors qu’oubliant les splendeurs au
milieu desquelles il était né, il débuta eourageu-
sement dans la vie avec la confiance qu’une âme
généreuse puise dans l’accomplissement du plus
saint des devoirs.
• Bientôt cependant, il UH faut encore quitter
la France; l'asile où se cachent ses parents n’est
Digitized by Google
M. LE COMTE MOLE. 9
/'fus un asile sûr; le jeune Molé a été suivi ; un
de leurs anciens serviteurs, devenu une puissance
révolutionnaire, leur donne avis des poursuites
dirigées contre eux. Ils fuient; la marquise de
Lamoignon, ne pouvant se résigner à l’exil, se réfu-
gie à Vannes, où elle établit depuisune communauté
dont Napoléon ia nomma supérieure. Le jeune
Molé passe en Suisse et de là en Angleterre avec
sa mère , et, après mille tribulations, il rentre en
France à la chute de Robespierre. Molé va re-
joindre la marquise de Lamoignon à Vannes; ef,
à quoique temps de là, nous retrouvons à Paris
te dernier descendant des Molé enseveli dans
I etude au fond d’un grenier, se préparant à
reconquérir par lui- même la brillante existence
que la Révolution Inr avait enlevée , suivant libre-
ment les cours de l’Ecole Polytechnique , alors
Ecole centrale des Travaux pubilcs, et confond»
au milieu de toute cette jeunesse avide desavoir,
qui se pressait aux leçons de Lagrange, Laplacc,
Monge, Fourcroy et Berthollef.
Après l’établissement du Consulat, le jeune
Molé demande une audience à Bonaparte pour
10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
réclamer la restitution de ses biens non vendus;
la belle terre de Cbamplàtreux était dans ce cas,
* elle lui fut restituée.
Quelques années plus tard, en 1806, il parut
un livre intitulé : Essais de Morale et de Politi -
U I I , T l » ^ •• +
que, auquel M. de Fontanes consacra, dans le
Journal des Débats, un article fort élogieux.
L’empereur lut l’article, demanda le livre, le lut,
et, après l’avoir lu, se fit présenter l’auteur; c’é-
tait encore le jeune Molé. L’empereur le nomma
sur-le-champ auditeur au conseil d’Etat. Je n’ai
que peu de chose à dire de ce livre souvent
reproché au ministre d’une monarchie constitu-
tionnelle. Il est assez facilement écrit ; les aper-
çus en sont plus brillants que solides, et c’est en
somme une sorte d’apologie du pouvoir absolu. Ne
vous effarouchez pas, bonnes âmes; reportez-
vous aux temps, songez à cette lassitude géné-
rale, à cet épuisement qui suit les convulsions
violentes. On était dégoûté de l’instabilité des
pouvoirs publics, on sortait de l’anarchie, et à
toutes les époques l’anarchie a été un achemine-
ment à la tyrannie. Je ne saurais mieux excuser,
Digitized by
M. LE COMTR MOLÉ. ||
i
sinon justifier, l’auteur des Essais de Morale et de
Politique (1), qu’en rappelant qu’à la même époque
un jeune diacre, au fond do la Bretagne, écrivait
son premier livre. Or, ce premier livre de M. de
in Mennais n’est aussi guère autre chose que la
glorification du despotisme.
Du moment ou M. Molé fut entré au conseil
d Etat, sa fortuno marcha rapidement; Napoléon
aimait passionnément les grands noms quand ils
étaient bien portés. L’urbanité des formes, la sa-
gacité de l’esprit, l’ardeur au travail, tout lui
plaisait dans M. Molé. Il le fit successivement maî-
tre des requêtes, préfet de Dijon en 1807, con-
seiller d’Etat en 1809, directeur général des
ponts et chaussées, comte de l’Empire, comman-
deur de l’ordre de la Réunion. C’est en cette qua-
lité de directeur des ponts et chaussées que
M. Molé fut envoyé à Anvers en 1811, à l’époque
où le général Bernard dirigeait dans cette ville les
travaux de fortification. Ces dçux hommes se con-
nurent là , s’apprécièrent, et plus tard M. Molé a
noblement payé sa dette d’amitié dans un éloge
(1) La seconde édition de cet ouvrage est précédée d'une
notice sur Mathieu Molé, par son arrière-petit-fils.
Oigitized by Google
12 CONTEMPORAINS U.LUSTSES.
funèbre où la simplicité et la grâce du style se
mêlent à des vues larges, profondes, et à des
traits de la plus touchante éloquence. Cette no-
tice sur le général Bernard me paraît, sans flatte-
rie, un véritable chef-d’œuvre du genre.
La faveur de M. Molé auprès de l’empereur
allait croissant ; il avait à peine trente ans lors-
qu’il fut attaché aux travaux même du cabinet.
C’est là, dans ce contact de toutes les heures
avec l’homme qui tenait encore l’Europe entière
dans sa main, que M. Molé s’initia à cette science
des détails, à ce train des affaires que nul de nos
hommes d’Etat ne possède mieux que lui. C’étaient
de rudes travailleurs que ces jeunes conseillers
« •
d’Etat de l’Entpire ; on parlait peu dans ce temps -
là, mais on agissait d’autant. Il fallait embrasser
de l’œil le cercle immense d’une administration
gigantesque et compliquée, il fallait être prêt à
tout, sur tout, à propos de tout; une mission
n’attendait pas l’autre, et d’un mot le maître
vous faisait voyager comme une flèche de l’est à
l’ouest, du midi au nord. Napoléon se séparait
difficilement de M. Mole. « Molé, disait-il sou-
A
« vent en parlant de lui, esprit^ solide, ministre
Digitized by Google
M. LE COMTE MOLE. 13
« monarchique, plus occupé du foud que des for-
« mes. n
Après la retraite de M. Regnier, duc'de Massa,
M. Molé fut nommé grand-juge ministre de la
justice en 1813. On lui a reproché à bon droit
quelques discours d’une flagornerie au moins in-
tempestive à cette époque. Ainsi, après la désas-
treuse campagne de Russie, il venait à la tribune
du Corps législatif dérouler en belles périodes les
splendeurs de la France , et s’écriait : « Si un
« homme du siècle de Médicis ou de Louis XIV
<■ revenait sur la terre, et qu’à la vue de tant de
« merveilles il demandât combien de règnes glo-
<• rieux, de siècles de paix, il a fallu pour les pro-
duire, vous répondriez qu’il a suffi de douze
« années de guerre et d’un seul homme. « Ail-
leurs, lorsque Napoléon se mit en tête de dépouil-
ler le Corps législatif du dernier droit qui lui res-
tait, celui de présenter au choix de l’empereur
les candidats à la présidence, M. Molé se trouve
là à point pour soutenir et justifier cette mesure
arbitraire, par des raisons de formes, d’usage
de palais et d’étiquette,. Je conviens volontiers
que tout cela n’est pas merveilleux d’indépen-
Digitized by Google
1H CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
dance ; mais où étaient donc les indépendants
alors? Il en est jusqu’à quatre ou cinq que l’on
pourrait citer; hors de là tout le monde jouait
de l’encensoir, et nos tribuns d’aujourd’hui comme
tout le monde.
Aux jours des revers, les choses changèrent
de face : les Démosthènes et les Caton surgirent
dè toutes parts ; chacun voulut donner son coup
de pied à l’idole qu’il adorait la veille. La con-
duite de M. Mole fut convenable; après avoir
àecompagné Marie-Louise à Blois, en qualité de
ministre de la justice, il se tint à l’écart sous la
première Restauration. Toutefois je dois dire qu’il
signa, en qualité de membre du conseil municipal
de la Seine, une adresse très-viruierite contre
l’empereur présentée à LouisXVIII quelque temps
avant le 20 mars. Aux Cent-Jours Napoléon tenta
vainement de faire accepter à M. Molé un porte-
feuille ; il reprit simplement sa place de direc-
teur des ponts et chaussées , et refusa de signer
la déclaration du conseil d’Etat, du 25 mai, qui
séparait la Franco des Bourbons. Un biogra-
phe (1) avance, sans accompagner cette assertion
,v (l) d Boisjolin.
Digitized by Google
M. LE COMTE MOLE. 19
au moins étrange d’aucune espèce de preuve, que.
Napoléon lui ayant vivement reproché ce refus,
il se sérail excusé en disant « qu’il n’avait pu
» consentira signer une Adresse dans laquelle ou
« disait que Napoléon tenait sa couronne du vœu
« et du choix des Français, que c’était là un blas-
“ phème politique dont il n’avait pas cru devoir
« se rendre coupable. » Or, notez qu’à son retour
de l'ile d’Elbe Napoléon proférait bien haut lul-
. même ce blasphème poliliquo; d’où il suit que
cette grosse absurdité prêtée à M. Molé me pa-
raît au moins apocryphe. M. Molé était aux eaux de
•Plombières quand Napoléon, malgré ses refus,
le nomma membre de la Chambre des Pairs; il
écrivit pour s’excuser de siéger sous prétexte de
maladie, et après Waterloo Louis XVIII le main-’
tint dans son poste de directeur des ponts et
chaussées, le rappela au conseil d’Etat, et le
nomma à son tour membre de la Chambre des
Pairs.
Jusqu’ici nous avons vu M. Molé quelquefois
courtisan ; qui no l’était pas alors? mais constam-
ment étranger à> tous ces actes do violence aux-
quels des conseillers ranconeux poussaient quel-
Digitized by Google
16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
quefois l’empereur , qui n’y était déjà que trop
porté par caractère. M. Molé avait beaucoup souf-
fert sous la République; il eût pu avoir aussi bien
des haines à assouvir. Mais le propre des hom-
mes de cette trempe est d’envisager les faits sous
un certain point de vue pratique qui exclut aussi
bien l’ardeur des croyances que l’ardeur des res-
sentiments. La modération est comme une condi-
tion de leur nature. Aussi je m’explique difficile-
ment la part que prit M. Molé à ce déplorable
procès du maréchal Ney. Comment le noble pair,
qui connaissait par expérience l’irrésistible as-
cendant que Napoléon exerçait sur tout ce qui
l’approchait, a-t-il pu juger digne de mort un
vaillant soldat qui n’était pas même une tête po-
litique , et qui n’avait fait, après tout , que céder
à une force d’attraction plus puissante que lui?
Les paroles cruelles du duc de Richelieu , de-
mandant la tête de Ney au nom de l’Europe, ont
fait croire à plusieurs que l’influence étrangère
était la cause principale de la mort du maréchal ;
on s'en est pris à Wellington, aux ministres , au
roi, aux pairs, et on a complètement laissé de
côté la Chambre des Députés de 1815. Il suffit de
Digitized by Google
M. LE COMTE MOI.É. 17
lire le Moniteur pour voir quelle large part de
responsabilité doit être attribuée à la majorité
royaliste dans les réactions de cette triste épo-
que. On ne saurait se faire une idée de la violence
de langage de tous ces hobereaux de province
sortis de leur manoir, la haine et la vengeance au
cœur, furieux ceux-ci des misères d’un long exil,
ceux-là des humiliations d’une longue obscurité,
ivres de leur triomphe et toujours prêts à accuser
les ministres de complicité avec les jacobins et
Bonaparte, ce qui ne fait qu’un dans leur esprit.
Après l’évasion de Lavalette , il y a un de ces
députés, dont il est inutile d’écrire le nom, qui se
lève et demando qu'on mette en accusation le
garde-des-sceaux, coupable, dit-il, d’avoir favo-
risé les espérances de M me de Lavalette pour ob-
tenir du roi la grâce de son mari.
Quelle horrible chose que la peine de mort en
matière politique ! Ressuscitez donc par la pensée
tous ceux que nous avons décapités et fusillés
pendant un demi-siècle au nom et en vertu de
principes contraires ; de tous ces hommes morts
de la mort des criminels, à part quelques tueurs
immondes et gorgés de sang, qtii n’ont fait qn«
Digitized by Google
1
15, CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
subir la peine du talion, il n’en est pas un qui ne
vécût aujourd'hui estimé, honoré; et voilà la jus-
lice humaine ! A ce propos, bien qu’il soit de no-
tre, temps expressément défendu do louer. les rois T
même quand ils le méritent , je ne puis m’empê-
cher de rappeler ici en passant que Louis-Philippe
n’a jamais signé un arrêt do mort pour délit po-
litique. La postérité s’en souviendra..
Je serais injuste envers M. Mole sj j’oubliais de
dire qu’après avoir voté la mort de Ney avec
toute la Chambre, moins douze voix, qui volèrent
pour la déportation, il intercéda vivement auprès
de M. de Richelieu pour obtenir la grâce du cou-
damné. Les Mémoires de Lavalette font foi de ses
louables efforts pour sauver les autres victimes
do la réaction.
Au mois d’août 1817 , il fut appelé à rempla-
cer le maréchal Gouvion Saint-Cy.r au ministère
de la marine. Le 31 mars do la même année, il
exposa les motifs d’une loi contre la traite des
nègres; il présenta un projet de loi sur la presse, et
fut remplacé à la fin de la session; en 1820, après
la chute du ministère Deeazes, il se range dans l'op-
position constitutionnelle. La Chambre des Pairs
Diyi ’izod by Coogl^
.'M. I.B COMTE MOLE. 19
venait de se constituée en cour de justice pour
juger l’attentat de Louvel ; M. Mole s’oppose au
projet d’Adresse au roi, en disant : « Les fonctions
- déjugé que la Chambre est appeléeà remplir dans
« cette circonstance ne lui permettent plus de por-
■ » , £
« ter aux pieds du trône que l’expression de sa pro-
« fonde douleur et l’assurance du calme qu’elle
«
« apportera dans l’exercice des fonctions qui lui
«sont déférées. «
En arrivant au pouvoir, le ministère Villèlo
trouva dans la Chambre des Pairs M. Molé au
nombredeses plus redoutables adversaires, lors-
qu’on février 1822 ce ministère commença son
travail de contre-révolution par la présentation
du la loi de tendance et de la loi sur les journaux.
M. Molé prononça contre les deux projets de loi
un de ses plus beaux discours, dont la conclusion
surtout, invoquant, en faveur do la publicité, l’o-
pinion fort inattendue de Napoléon, Ht unegrando
sensation.
« La publicité, disait l'illustre pair, que ccs deux lois
tendent à supprimer entièrement, tout en ne pensant qu’à
la restreindre, n’est pas, comme on l’a dit, un des moyens
du gouvernement représentatif; elle en est au contraire te
but; toutes les institutions ont pour objet direct ou indi-
Digitized by Google
20
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
rect de la garantir : elle est le premier besoin des siècles
éclairés, parce qu'elle rend inévitable & la longue le triom-
phe de la justice et de la vérité. »
I -** . riï ; . : > , iO Î |i H IwWwl
Attribuant ensuite tous les malheurs et toutes
ivtf&b ' i #î âüï r!, JJ* * "* .
les crises de la Révolution à la compression de la
* ïttrLi ] iî 1 >?i H'j 1
publicité , M. Molé ajoutait tout à coup :
* /) l 't If * * j ii u « i i * • > ‘3 o # i i i
a Cet homme, dont les moindres paroles retentiront en-
core longtemps dans cet uuivers tout sillonné de sa gloire,
me disait, en partant pobr cette campagne où il succomba,
après avoir épuisé tous les efforts de son génie et de son
indomptable armée : « Après moi, la Révolution, ou plutôt
les idées qui l'ont faite, reprendront leurs cours ; ce sera
comme un litre dont on ôtera le signet, en reprenant la
lecture à la page où ou l’avuit laissée. SI des mains habiles
ne creusent alors un lit profond au torrent, il le creusera
lui-même, en se couvrant encore des plus déplorables dé-
W y:
Ces combats eo faveur de la liberté , souvent
»>
rehaussés d’allusions et de souvenirs de gloiro
chers à la France, M. Molé les continua sans re-
lâche jusqu'à la Gn du ministère Villèle, il les in-
terrompit un instant sous le mioistère Martignac,
se prépara à les recommencer sous le ministère
Polignac, et H y gagna une popularité assez grande
pour que, le lendemain de la révolution de Juillet,
il partageât, dit-on, avec M. de Chateaubriand
l’honneur d’être porté en triomphe par des jeunes
Digitized by Googl
M. LE COMTE MOLÉ. 21
gens, à la Chambre des Pairs. La gloire de l’un
de ces deux triomphateurs a fait un peu oublier
le triompho de l’autre, et M. Molé a eu le bon
goût de ne pas trop s’en souvenir.
Après l’établissement de la monarchie du 7
août, il y avait deux systèmes en présence : la
guerre et la paix. Les partisans de la guerre pen-
saient que la France devait profiter de l’élan de
Juillet, et des sympathies des peuples, pour dé-
chirer les traités de 1815 et reconquérir par la
force ce que la force lui avait enlevé. Tous les
hommes d’Etat pratiques, M. de Talleyrand eu
tête, jugèrent autrement la situation ; ils virent
l’Europe armant de toutes parts, prête à se coa-
liser de nouveau contre nous, et à venir éteindre,
comme disaient en 1815 les proclamations prus-
siennes, cet éternel foyer de troubles et d’insur-
rections. — Lequel des deux systèmes était lo
meilleur? je ne sais. Toujours est il que les
chances de la guerre étaient terribles avec la
faiblesse numérique de nos soldats, le délabre-
ment de notre organisation militaire, les dépen-
ses d’hommes que nécèssitait la conquête récente
d’Alger, la division des esprits et la perturbation
22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
générale apportée dans nosalliances.Lesystème de
paix prévalut, mais sans bassesse. En même temps
que M. de Talleyrand posait à Londres les bases
d’uDe alliance entre lesquatre principaux gouverne-
ments constitutionnels de l’Europe, M. Mole, en
acceptant le portefeuille du ministère des affaires
étrangères et la mission difficile de faire reconnaî-
tre aux monarchies absolues le gouvernement de
Juillet, commençait par tenir à ces dernières un
langage calme, mais ferme et digne, il déclarait
à la Prusse, prête à envahir la Belgique, au nom
du traité de Vienne, que, si elle y mettait le pied,
la France y entrerait sur-le-champ et défendrait
l’indépeudanco de ce pays voisin et allié, au be-
soin contre toute l’Europe. C’était poser le prin-
cipe de non-intervention dans des limites sage-
ment entendues, c’est-à-dire en le restreignant
aux cas où l’intérêt français serait engagé dans la
question.
Le miuistère du 11 août était composé do trop
d’éléments hétérogènes pour pouvoir durer ; il
fut dissous après trois mois d’existence. M. Molé
abandonna son portefeuille à M. Sébastian!,
et rentra dans les rangs de l’opposition, tout
Digitized by Google
M. LE COMTE MOLE. 23
le letnps que dura le ministère Laffitte; sous
Casimir Périer il défendit l’hérédité de la pairie.
Plus tard, lors du procès d’avril, M. Mo!é refusa
de siéger comme juge, et fit partie de cette mi-
norité qui voulait laisser aux accusés toute lati-
tude quant à la défense.
Après la dissolution du ministère du 22 février
sur la question d’Espagne, M. Molé fut chargé de
former un cabinet conjointement avccM. Guizot,
et le ministère du 6 septembre fut fondé. Le rejet
de la loi de disjonction amena bientôt sa chute,
et après de vaines tentatives de M. Guizot pour
reconstituer le cabinet du 11 octobre avec
M. Thiers, et de M. le maréchal Soult pour former
un cabinet tiers-parti , le 15 avril 1837, M. Mole
composa ce ministère qui a duré près de deux
ans, et qui a subi de si rudes attaques. Si plus
tard un historien s’amuse (au cas où cela l’amuse ,
ce dont je doute) à parcourir le Moniteur de cette
époque, peut-être sera-t-il étonné de ce déluge
de récriminations soulevées contre le ministère
Molé. Quand il examinera les actes do ce cabinet,
quand il le verra douncr l’amnistie, maintenir
le principe de non-intervention en Espagne, reti-
24 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
rer les lois de déportation et de non-révélation,
commuer la peine de Meunier, conclure le traité
de la Tafna, prendre Constantine, évacuer An-
cône, s’emparer de Saint-Jean-d’Ulloa, présenter
les premiers projets de loi sur les chemins de
fer, admettre le droit de conversion des rentes
en réservant la question de l’opportunité , etc.,
etc., etc.; quand l’historien verra tout cela, peut-
être trouvera t-il dans ce mélange de bien et de
mal, où le bien domine, un suffisant motif de
sympathie, et se dira-t-il qu’après tout ce minis-
tère ne valait ni plus ni moins que ses prédéces-
seurs. Mais alors, pourquoi toutes ces haines,
pourquoi toute cette rumeur? Pourquoi cette
masse de philippiques parlementaires? pourquoi
la coalition? Peut-être déjà le public, s’aperce-
vant que ce qu’on lui donne ne diffère pas no-
tablement de ce qu’il avait, s’est-il adressé
quelquefois la même question. Chercher le mot
de l’énigme n’est pas l’affaire d’un biographe.
Depuis Jean-Baptiste Rousseau , on a souvent
comparé la vie à un théâtre où chacun joue des
rôles différents. Les gouvernements constitution-
nels sont aussi de grands théâtres qui ont leurs
Di<
le
M. LE COMTE MOLE.
25
coulisses comme les autres. Le spectacle le plus
curieux et le plus piquant ne se passe pas toujours
sur la scène. Quand le rideau est baissé les ac-
teurs se dépouillent de leurs oripeaux et déchaus-
sent leurs cothurnes; le masque tombe; l’homme
reste avec ses petites vanités, ses petites jalou-
sies, ses petits ressentiments, ses petites passions
de toutes sortes. Alors, en même temps et du
même pas que l’histoire publique, marche l’his-
toire intime. Histoire singulière, compliquée, peu
édifiante* qui influe puissamment sur sa grave
sœur, et dont on cache les allures à la foule,
comme Chevet cache aux gourmets les mystères
de ses cuisines. Les acteurs qui veulent qu’on
les prenne au sérieux, même dans les coulisses,
à défaut de faits inventent des mots, de grands
mots, sesquipedalia verba; la logomachie poli-
tique se déploie dans tout son luxe; là où il n’y
a au fond que des questions de personnes on si-
mule des questions de principes, on drape une
bouderie de l’ample manteau d’un système ; cm
va, on vient, ou se remue, on s’agite, on annonce
qu’on va tout changer, tout réformer, tout amélio-
rer : le public bat des mains, l’acteur triomphe et
La montagne en travail enfante une souris.
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
26
Pour faire l’histoire complète des vicissitudes
du ministère du 15 avril, il faudrait d’abord
tracer le tableau des petites dissensions intestines
qui agitèrent le ministère du 6 septembre : l’ori-
gine de la coalition est là. Entre M. Guizot et
•
M. Molé nul point de contact, nulle sympathie :
l’un sévère, entier, constamment en garde contre
les attaques des partis ; l’autre modéré, oublieux
du passé et désireux d’entrer daus une voie de
conciliation ; le premier s’efforçant d’arracher le
sceptre de la présidence à des mains taxées d’in-
décision et de mollesse ; le second se refusant à
subir une influence qu’il juge fâcheuse et peu en
harmonie avec la situation. Enfin, après bien des
tiraillements, aigris par une polémique de jour-
naux où l’on se traitait réciproquement d’une
manière fort peu courtoise, après que M. Guizot,
eut vainement frappé à toutes les portes pour
constituer un cabinet , après la fameuse et inu-
tilo entrevue avec M. Thiers , la victoire resta à
M. Molé.
Dans les circonstances où le ministère du 15
avril se forma, il n’y avait pas d’autre combinai-
son possible; M. Guizot avait échoué dans toutes
ses démarches, et la majorité ne voulait pas do
Digitized by Google*
m. LE COMTE MOLE. 27
M. Thiers avec l’interveniion : cependant jamais
ministère ne fut plus dédaigneusement traité que
celui du 15 avril. M. Thiers, qui se réservait,
l’appelait un en cas, un petit ministère. Les doc-
trioaires et M. Guizot, dont l’amour-propre avait
été froissé de n’avoir pu former lui-même un ca-
binet , le taxaient hautement d’insuffisance et
d’incapacité. Le fait est qu’il y avait là des hom-
mes laborieux, capables, zélés, comme MM. de
Salvandy, Bernard, Rosamel, Laplagne, mais pas
un seul improvisateur de tribune. M. Molé lui-
même, qui s’entend à conduire les affaires aussi
bien que qui que ce soit, n’a pas reçu cet heureux
don de la parole si nécessaire à un ministre consti-
tutionnel. Du reste, le programme du nouveau
cabinet était digne de l’assentiment universel.
Laissons parler M. Molé.
• Le ministère du 15 avril venait, dit-il, tenter la r'é-
•
conciliation des partis ou plutôt le rapprochement de
ces nuances d’opinions <|ui ne s’étaient séparées que
pour des motifs on les convictions, les principes avaient
trop peu de part. L'amnistie ouvrit sa carrière ; de bons
esprits s’effrayèrent de ce grand acte, quelques mau-
vaises passions s'en applaudirent ; son préambule ne
laissait aucun doute sur les pensées qui l’avaient inspiré.
Digitized by Google
-28
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Il fallait néanmoins à la nouvelle administration le temps
de se faire connaître pour rendre aux bons la confiance et
confondre les espérances des méchants. Elle avait à
prouver qu’au lieu de rien céder par faiblesse elle agis-
sait par système et se sentait assez forte pour ne rien
redouter de l'épreuve de tant de clémence. Les partis ne
renoncent que quand ils cessent de se croire les plus
forts ; l’amnistie venait après des luttes glorieuses où ils
avaient été vaincus, et elle épargnait les amours-propres
en leur présentant l’oubli au lieu de pardon. Ses résul-
tats déconcertèrent les adversaires du ministère et sur-
passèrent l’attente de ses partisans. Les attentats, les
émeutes politiques cessèrent d’attrister la France. Mais
nos institutions ne mettent pas seulement ceux qui gou-
vernent aux piises avec les partis; le conflit des ambi-
tions peut leur susciter plus d'embarras, plus d’obstacles
que les partis eux -mêmes n’enfantent de périls. Le
pays qui soufTre, s’étonne alors que, sans dangers ap-
parents, sans convulsions, sans violence, tant d'affaires
languissent, tant d’intéréts soient compromis; aisément
il se trompe sur la source du mal, et momentanément
du moins il peut arriver qu’il accuse ceux-là même que,
mieux éclairé, il voudrait affermir (1). »
Après la première dissolution, dans la session
de 1838 , M. MoJé espéra un instant trouver un
point de ralliement entre les deux centres ; il s’a-
(I) Voir la Moniteur du 23 février 1841. — Éloge Ju
général Bernard. •
Oigitized by Google
M. I.E COMTE MOLE. 29
perçut bien vite que ce terrain lui échappait. La
majorité l’aurait volontiers conservé lui person-
nellement, mais elle désirait qu’il s’adjoignît v
quelques noms pris parmi les influences parle-
mentaires. M. Mole fit plusieurs tentatives auprès
de M. Guizot et de M. Thiers ; elles furent re-
poussées , et alors il se résolut à lutter. On n’a
pas oubliâmes orageuses séances de la discussion
de l’Adresse, où M. Berryer, M. Garnier-Pagès,
M. Guizot et M. Thiers, se relevaient à la tri-
bune, n'accordant à l’ennemi ni trêve ni repos.
M. Molé eut de beaux moments. Quelqu’un, qui
le connaît bien, me disait un jour, en parlant de
lui : Rien ne donne l’idée d’une femme spirituelle
et nerveuse comme M. Molé. La lutte produit
chez lui une sorte d’irritation fébrile qui double
son énergie et l’élève quelquefois jusqu’à une vé-
ritable éloquence. Ses répliques no manquèrent
ni de justesse ni d’à-propos. On se rappelle la
fameuse citation de Tacite, que M. Guizot lui
jeta à la tête : Omnia serviliter pro dominatione.
« J’accepte le mot de l’honorable orateur, répondit
M. Molé ; je lui rappellerai seulement que ce n’est
pas aux courtisans, mais bien aux ambitieux, que
Digitized by Google
1
T"
30 CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
l’appliquait Tacite. » Les rieurs ue furent pas du
côté de M. Guizot. C’est à la vue de cette lutte
acharnée et inégale que M. de Lamartine, par
’ un sentiment de générosité chevaleresque, de
socialiste qu’il était se constitua soudain et acci-
dentellement conservateur. Enfin M. Molé tomba ;
que vouliez-vous qu’il fît contre tous?...
Depuis M. Molé est rentré à la Chambre des
Pairs, où sa parole exerce toujours une haute in-
fluence. Dans cette atmosphère paisible, au milieu
de ces hommes chez lesquels l’âge et l’expérience
ont amorti le feu des passions, le noble pair est
plus à l’aise, et ses lumières n’ont fait défaut à
aucune question importante.
Cependant le souvenir de la coalition lui est
resté sur le cœur, et sa tenue envers les trois mi-
nistères qui se sont succédés depuis a été celle
t
d’un homme qui ne serait pas fâché de prendre sa
revanche. Usant des procédés dont on avait usé v
envers lui, lorsqu’il a vu M. Guizot aux prises aveç
l’opinion soulevée tout entière contre le droit de
visite, il a décliné sa part de responsabilité dans
■ • • 1 4 4
un traité à la préparation duquel il avait concouru,
sinon par lui-même, au moins par son ambassadeur
» . . #
l
Digitized by Google
4
M. LE COMTE BIOLÉ. 31
non désavoué. Le projet de loi contre les fortifi-
cations, contre lequel il a voté, a été pour lui une
occasion de revenir sur les griefs de 1838, et de
rapporter, comme il aime à le faire, toutes les dif-
ficultés de toutes les situations à l’erreur première
et fondamentale de la coalition. La position incer-
taine et chancelante où s est trouvé plusieurs fois
le cabinet du 29 octobre, devant ia Chambre des
Députés, lui a fait souvent espérer qu’il allait re-
prendre la direction des affaires; jusqu’ici son
espoir a été déçu; mais il est évident que l’opinion
est actuellement retournée de son côté, et il est
probable qu’un nouveau ministère Molé, recruté
de quelques hommes du centre gauche, sera lo
prochain ministère.
M. Molé a été appelé, il y a trois ans, a rem-
placer l’ancien archevêque de Paris, M. de Quélen,
à l’Académie Française.
Un dernier mot maintenant sur l’ensemble de
celte physionomie politique. M. Molé n’a pas
précisément ce qu’on appelle un système : c’est
Jà un des griefs des doctrinaires contre lui.
Il suit assez volontiers le méthode expérimen-
tale. Il pense qu’à une époque où les croyances
Digitized by Google
32 CONTEMPORAINS illustres.
n’offrent pas une base assez solide pour qu’on
puisse y asseoir un système, il est bon de s’occu-
per ayant tout des intérêts du présent: c’est un
homme de modération , d’ordre, et par dessus
tout de conservation. Or la conservation n’est
pas une doctrine, c’est un sentiment; poussé trop
loin, ce sentiment conduit droit à l’égoïsme, le
vice lu plus hideux et le plus commun de ce
temps-ci. 'Tous les conservateurs ne se ressem-
blent pas; il en est qui ont gâté le mot Pt la
chose ; ils y ont attaché l’idée d’une immobilité
absolue qui- soulève à bon droit l’irritation et
le dédain. Ces gens-là ont une manière de dé-
fendre l’ordre qui vous dégoûterait de l’ordre.
Tous leurs arguments sont à ia hauteur de leur
personne, c’est-à-dire petits, étroits, secs, mes- .
quins. Parlez-leur d’instincts généreux à satis-
faire, de forces inactives, et partant hostiles, à
employer utilement, d’améliorations matérielles
et morales à effectuer ; sur tonte question leur
réponse est invariable : « Ce qui est est bien ; *>
c’est-à-dire: tout est bien chez nous et autour de
nous; quant au reste, peu nous importe! Tel
n’est pas M. Molé; né avec un esprit foncière—
Digitized by Google
M. LE COMTE MOLE. 33
nient ennemi de l’innovation , nul n’a envisagé
son époque d’un coup d’œil plus habile et plus
sur, et nul n’a mieux su dans l’occasion lui faire
les concessions que comporte un progrès ration-
nel. La chose était d’autant plus facile à M. Molé
qu’une longue pratique des affaires lui a appris à
connaître ce qu’il reste de ressorts à la machine
sociale et ce qu’elle a perdu ; joignez à cela une
grande aversion pour les formules et les idées
arrêtées, une grande expérience des hommes, une
politique vivant un peu au jour le jour comme
le temps présent, pas de sympathies trop arden-
tes et partant point d’antipathies trop pronon-
cées, surtout point de haines, et vous compren-
drez pourquoi Napoléon, qui aimait avant tout
lestâtes gouvernementales, les hommes de prati-
que et de labeur, estimait si haut M. Molé.
Je disais que M. Molé n’avait pas ce qu ou ap-
pelle, à proprement parler, une idée fixe en politi-
que ; je me trompe, il eu a une, qu’il partage avec
M. de Broglic, et c’est peut-être la seule, car ces
deux hommes d’Etat ne s’aiment guère. Tous
deux rêvent la reconstitution d’une aristocratie en
France. Tar le temps qui court de frénétique éga-
Digitiz
(d by Google
44 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
lité, autant vaudrai! chercher la quadrature du
cercle.
Ajoutons, pour ceux qui trouveraient ce por-
trait trop flatté, que M. Molé n’est pas, dans no-
tre pensée, l’idéal de l’homme d’Etat; qu’il n’a pas
cette faculté merveilleuse d’expliquer les affaires
et cette promptitude de résolution qui distinguent
si éminemment M.Thiers;que, quand il s’agit de
théories sociales , de grandes vues d’avenir et de
<_ hauts enseignements, il ne commande pas Pattea-
tion à l’égal de M. Guizot ; que ce n’est ni un fi-
nancier consommé, ni un éloquent orateur, ni un
profond publiciste; que son esprit pratique, con-
ciliateur, mais peut-être un peu sceptique, pour-
rait bien n’être pas à la hauteur d’une grande crise.
Mais ajoutons aussi, pour être juste, qu’eu temps
ordinaire nul ue lui est supérieur pour ce qai est
do la conduite des affaires, de l’esprit d’ordre et
de suite, de l’entente parfaite de nos rapports in-
ternationaux , et que, par sa tenue, sa dignité,
«a constante- modération, nul ne mérita moins
que lui l'espèce d’impopularité que la coalition
parvint un instant à attacher à son nom;
Comme homme, M. Molé exerce, dit-on, sur
Digitized by Google
il. LE COMTE MOLÉ.
35
tous ceux qui l’approchent, une puissance infinie
de séduction ; sa tête est remarquablement belle;
la gravité de ses traits un peu anguleux est adou-
cie par le sourire le plus gracieux et le regard le
plus bienveillant. Sa conversation est variée ,
charmante, et sa mémoire inépuisable. Ministre,
il avaitsu se rendre très-populaire parmi levulgus
de la Chambre des Députés. Dans les embauche-
ments de couloirs, il n’allait pas brusquement,
comme M. Guizot ou M.Thiers, prendre un récal-
citrant par l’habit et lui dire d’une voix lugubre,
à propos d’une question de cabinet : La situation
est grave, très grave ! Votre vote va décider des
destinées de la France, etc., etc., etc. 11 s’y pre-
• \ • f ' ! I I I * ii n imln Ifl
naît plus adroitement et montrait moins la corde ;
il laissait parler son interlocuteur; si c’était un
général, il ne lui professait pas un cours de stra-
) ,
tégie; si c’était un professeur, il ne lui apprenait
pas comment se font les versions grecques ; en un
mot, il ne l’humiliait pas: il lui laissait sa spécia-
lité et gardait la sienne , qui est de tout com-
prendre.
On lui a reproché d’être peu scrupuleux sur le
choix des moyens en matière de gouvernement ;
Digitized by Google
36 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
. 1 ,
ainsi il subventionnait la presse; aujourd’hui on
l’achète : je conviens que c'est différent. Travail-
leur par goût, par goût aussi il est homme du
monde ; de mauvaises langues prétendent qu’on
pourrait composer une Iliade du genre léger avec
ses succès de salon sous l’Empire. Quoi qu’il en
soit de ce malin propos, tous ceux qui connaissent
M. Molé s’accordent à le présenter comme un
homme du commerce le plus aimable, plein d’a-
bandon dans l’intimité, grand seigneur de la tête
aux pieds, et par le beau côté, c’est-à-dire affa-
ble, prévenant, point arrogaut, point insolent,
point infatué de son mérite comme sont souvent
les parvenus.
En résumé, le plus bel éloge qu’on puisse faire
.
de M. Molé consiste à dire qu’il est peut-être l’es-
prit le plus modéré et en même temps le plus
avancé du parti conservateur dont il est le chef.
Digitized by Google
Digitized by Google
B %
. » . J*
if: î
HMT1 8 ,ÎM fj io 't Bq
ob Ufel
m J.,Æ' M
1 OU 1 ! oïl ,tuy«<
buflup- .aiülflwq ')b 5;
; ifnulcrtt jin'b ns
".i " v j:: jyj
INGRES. ■*
.fcslfiiràqz e>b«i * 1
j.oq 'jepfJii^eD Tioib iioa «fi-f
diôt -sir tJ '
M. Ingres soulève centre ki tes
iëaopiiijilryj' il i ar>
intelligences médiocres; il en est de
-ffif Us U|> •:
sa peinture comme du caractère des
hommes supérieurs, qu’un détail t de
vftjéitutr ‘VunftrJ/. ü.f
concession aux usages de la sooiété
travestit «n orgueilleux ou en sau-
vages.
wjrrtrüMSJM.' jfllfc . ■. , f t . j î '
CtiARi.es Lbhormakt.
!/%«£. ... . ;■ : J
MWÜ ftl .î::
li
ih <:>' r 1:
Voilà bien longtemps qu’on se plaint de n’avoir
pas encore vu figurer un nom d’artiste dans cette
série d’esquisses biographiques consacrées aux il-
lustrations do tous genres ; le reproche est fondé ;
mais je dois dire que, si j’ai- reculé jusqu’ici de-
vant cette partie do ma tâche, c’est qu’elle me
paraît la plus délicate et la plus ardue. En effet,
à moins de s’en tenir à la petite chrouique des
ateliers, il est presque impossible de faire sérieu-
sement la biographie d’un artiste sans y mêler
t. it. 6
Digitized by Google
2 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
par ci par là un peu d’esthétique; et il est, à mon
sens, horriblement difficile de faire de l’esthétique
en matière d’art, notamment de peinture, quand
on n’est pas artiste soi-môme, ou qu’on ne justifie
pas son droit de critique par des études spéciales,
sérieuses, des études de toute la vie. Le rôle
d’appréciateur en littérature ou en politique est
moins embarrassant; là, pourvu qu’on ait un peu
de sens, pas trop d’esprit, point d’engagement, et
beaucoup de bonne foi, on peut encore parvenir
à dire des choses raisonnables; et d’ailleurs, si
l’on se trompe, les faits parlent, les livres circu-
lent de main en main, et le public est à même de
décider en dernier ressort. En fait d’art, il n’eu
est point ainsi; il faut ou juger la pensée souvent
multiple et subtile du maître avec ses grossières
impressions, ou choisir, parmi les mille petites
coteries intolérantes, jalouses, haineuses, qui di-
visent ce monde à part, quelque législateur de
feuilleton, quelque WiDkelmann improvisé dont
on se fait l’écho servile et dont les arrêts sont
sans appel; car la masse n’a souvent pas vu l’œu-
vre, ne la connaît que par des reproductions im
parfaites, ou, si elle l’a vue, décline volontiers sa
% .1! T '
Digitized by
H. INGRES. «
compétence, tant elle est habituée à so servir
des yeux d’autrui.
Tout cela encore serait bien si la critique se
faisait avec conscicDce et eu toute connaissance
de cause ; malheureusement ce métier d’aris-
tarque, qui exige tant de lumières, tant de goût,
tant d’études, un coup d’œil si fin, une expérience
si grande, ce métier est devenu aujourd’hui la
spécialité de tout le monde; c’est l’apanage du
premier gâche-mortier littéraire qui sait plus ou
moins bien délayer une période. Chaque année,
«à l’ouverture du Salon, ces philosophes de l’art,
comme ils s’appellent, surgissent par centaines;
romanciers, vaudevillistes, feuilletonistes, fabri-
cants de barcarolles, rédacteurs de faits Paris,
professeurs de latin, rhétoriciens frais émoulus,
commis- voyageurs au repos, rapins d’atelier
convaincus d’impuissance dès leur tête de troi-
sième ordre, tout le monde s’en mêle; et c’est à
la fois triste et plaisant de voir ces épais batail-
lons se ruer au Louvre, distribuant l’éloge et le
blâme à tort et à travers, comme des corneilles
qui abattent des noix, saturant d’encens le recom-
mandé, sabrant impitoyablement L’inconnu, irai-
4 CONTEMPORAINS HMISTRES.
tant les maîtres du haut de leur grandeur, noyant
leurs formules dédaigneuses dans une certaine
phraséologie technique, prodigieuse d’effet sur le
vulgaire, qui respecte toujours ce qu’il ne com-
prend pas: ainsi ces messieurs parlent bleu de
cobalt, jaune de chrome , vernis, glacis, frottis ,
teintes criardes, ton verjus, ton fer-blanc, ton
omelette; le tout mélangé d’apostrophes raphaë-
lesques , michel-angesques , et d’historiettes à
faire dormir debout. ' ^ i ; smq
Au milieu de tout ce fatras, comment voulez-
vous qu’un pauvre diable de biographe démêle la
vérité , quand il n’a pas même à son service les
lumières d’un apprenti et quand il est assez anté-
diluvien* pour croire qu’on ne doit toucher qu’avec
une extrême réserve aux choses qu’on ignore? Car
enfin Vhomme de rien n’a jamais eu la prétention
d’être un Pic de la Mirandole, susceptible de dis»
serter de omni re scibili et de quibusdam aliis ; et,
encore une fois, comment raconter la vie d’unar
tiste sans parler de ses œuvres ? Comment parler de
ses œuvres sans les apprécier? Heureusement pour
moi que, parmi tous ces frôlons de l’esthétique, il
se trouve encore deux ou trois esprits judicieux,
Digitized by Google
M. INGRES.
r>
compétents, et surtout compréhensibles; le criti-
que cité en tête de cette notice est un de ceux-là;
dans mou indigence, je lui ai demandé l’aumône
de quelques idées, il me l’a généreusement accor-
dée; avec ce secours et quelques bribes d’appré-
ciation et de faits recueillis çà et là chez les amis
et les ennemis, je vais m’efforcer de composer
un tout que je donne pour ce qu’il vaut , etquejo
recommande humblement à l’indulgence du pu-
blic.
Et d’abord, pourquoi débuter par M. Ingres?
dirout ceux de mes lecteurs qui aiment avant tout
les artistes populaires. Qu’avons-nous à faire de
ce talent rêveur, austère , isolé et recueilli , qui
ne produit qu’aux heures de l’inspiration, qui n’a
jamais mis son pinceau au service des enthousias-
mes du moment, qui n’a pas enfanté une seule
bataille de l’Empire, qui n’a fait dans sa vie
qu’un seul portrait de Napoléon, et encore 11’est-
ce pas le meilleur des siens? Que nous importe un
peintre d’histoire qui semble dédaigner le panta-
■ i ' * «
Ion garance , un peintre do portraits qui se passe
des habits brodés, de la dentelle et de la blonde,
traite même souvent fort cavalièrement la chair,
Digitized by Google
6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
et n’a jamais trouvé sur sa palette cet heureux
mélange de lys et de roses qui a donné ou donnera
l’éligibilité à M. Dubuffe et à M. Lépaulle?
Je conviens volontiers que l’auteur de l’;ij»o-
théose d'Homère , du Vœu de Louis XIII et du
Martyre de saint Symphorien, n’est pas et ne peut
pas être populaire au XIX« siècle(l); mais la popu-
larité et la gloire sont deux, et il ne m’a pas paru
que ce fût là une raison suffisante pour dénier sou
rang à cet illustre et peut-être à ce dernier enfant
de la famille de Raphaël , dont le nom restera
dans l’histoire de l’art, à notre époque, comme le
plus énergique représentant de l’idéalisme.
Tout le monde sait que l’Ecole française est au-
jourd’hui divisée en plusieurs camps. D’abord les
deux génies rivaux de la peinture, le dessin et la
couleur, sont en présence, personnifiés dans deux
hommes éminents, qui diffèrent autant par leurs
qualités que par leurs défauts. Entre eux la dissi-
(1) Cette phrase, écrite quelque temps après le départ de
M. Ingres pour Rome, a reçu depuis son retour un très-
heureux et très-éclatant démenti de la part du public, qui a
témoigné au grand artiste un enthousiasme d’autant plus
passionné qu’il était moins recherché et plus tardif.
(Note de la deuxième édition.).
Digitized by Google
M. INGRES.
!'•
dence est complète ; mais elle ne date pas d’hier,
elle n’est pas spéciale à la peinture, elle est par-
tout et se retrouve dans toutes les branches des
connaissances humaines ; c’est l’antagonisma éter-
nel de l’esprit et de la chair, de l’idéal et du réel,
du dogme et du fait; il existe aussi bien entre
Platon etEpicure, Lamartine et Horace, Montes-
quieu et Bentham, qu’entre l’École romaine et
l’École flamande, Raphaël etRubens, M. Ingres et
M. Delacroix. A côté de ces deux chefs de file se
place un maître professant une sorte d’éclectisme,
ne relevant précisément ni de Raphaël ni de Ru-
bens, et cherchant avec plus ou moins do bonheur
à concilier les deux écoles en les absorbant dans
une manière mixte et indécise ; ce maître, c’est
M. Delaroelie. Enfin, en dehors de ces trois camps
bien distincts s’isole un talent merveilleusement
souple, audacieux, aventureux ; un talent qui n’a
ni foi, ni bannière, ni système ; qui tient atout et
ne tient à rien, qui aborde avec une égale facilité
le tableau d’histoire, le tableau de genre, les
marines et les portraits; qui s’attaque à tous les
cicux, à toutes les lumières, à toutes les époques,
à tous les types, à toutes les idées, et qui perd on
Digitized by Google
8 COyfRAIPOBAltqp ILLUSTRES.
profondeur tout ce qu’il gagne en éleDdue. Cet
improvisateur intrépide, cet artisto éminemmeut
français, surtout par les qualités qu’il n’a pas, cet
heureux profane à qui la popularité revenait de
droit, car il porte chaque année des tableaux,
comme un pommier vivace porte des pommes,
c’est M. Horace Vernet. .
Je n’ai pas à décider entre ces quatre chefs de
la peinture contemporaine; ma spécialité de bio-
graphe, et surtout de biographe ignorant, c’est
la narration, l’exposition, bien plus quo la discus-
sion. Chacun d’eux aura sa place dans cette gale-
rie; en attendant, commençons par le peintre
idéaliste, par M. Ingres.
Lorsque Louis David, le célèbre auteur du Ser-
ment des Horaces, celui qui nous a légué dans
toute sa laideur l’ignoble tête de Marat, eut enfin
détrôné Boucher et Watleau, il se manifesta vers
l’art antique une tendance exagérée comme toutes
les réactions. Quand on se fut définitivement lassé
du demi-nu libertin,des bouches en cœur , des robes
et des nez retroussés, toutes choses d’ailleurs peu
' en harmonie avec 93, on se jeta avec fureur dans
le nu académique; on fit des bouchas romaines.
Digitized by Google
M. INGRES.
9
de grands nez grecs, et Ton se passa de robes. Ce
fut une immense éruption mythologique d’Hercu-
les , d’Apollons , de Dianes et de Vénus. J’ima-
gine que le sans-culottismc lui-même pourrait
bien n’étre, à la rigueur, qu’une réminiscence de
l’art antique. Du reste, toute cette peinture était
comme une belle traduction, élégante, fidèle,
consciencieuse; rien n’y manquait, excepté le ciel
de la Grèce cl les idées des contemporains de Pé-
riclés. C'était une magnilique exhumation qui n’a-
vait, comme la fameuse jument de Roland, qu’un
seul défaut, celui d’être morte.
Eu ce lemps-ià David, qui venait do faire le ta-
bleau des Sabines, avait été proclamé le roi de
la peinture, et voyait afilueràses leçons des mil-
liers d’élèves venus de tous les coins de la Fran-
ce. Parmi ceux qui lui donnaient le plus d’espé-
rances, il en avait remarqué un qu’il affectionnait
d'uue manière toute particulière, à cause de sou
ardeur, de la rapidité de ses progrès, et de la sû-
reté précoce de sa main.
C’était un jeuue eufanl du Midi , à l’œil uoir, aux
allures brusques, enthousiaste, intelligent et vif
comme la poudre; c’était M. Ingres.
Digitized by Google
10
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Ne à Montauban, en août 1780, d’un brave et
digne professeur do dessin originaire de Toulouse,
Jean-Doroinique-Auguste Ingres avait manifesté do
bonne heure un goût décidé pour la peinture. Son
père s’était mis en tête d’en faire un musicien (1).
Le jeune Ingres apprit à jouer du violon, en se ré-
servant, à part lui, le droit de devenir un grand
peintre. Aujourd’hui, le directeur de notre aca-
démie, à Rome, n’a pas oublié son violon ; dans
les concerts de la villa Medici, il fait sa partio
avec une véritable supériorité. Son coup d’ar-
chet vaut, dit-on, cent fois les poésies de Giro-
•
det ; j’ai même entendu un de ses amis le placer
comme violoniste tout juste après Baillot ; à la vé-
rité, c’était un ami.
Quoi qu’il en soit, le jeune Ingres s’ennuyait
fort à Montauban ; quelques tableaux d’église,
qu’il allait visiter à la dérobée, ne suffisaient plus
à son admiration. Il avait dix ans quand son père
le conduisit à Toulouse, où, tout en continuant
ses études musicales, il commença à travailler le
dessin sous la direction de M. Roques et du pay-
(1) Ce fait a été contesté par un écrivain; je le tiens ee-
pendant d’un des amis les plus intimée de M. Ingres.
Digitized by Google
• . • f
M. MORES.
Il
sagiste Briaul. Au bout d’un an 11 remporta le
premier prix. Mais ii s’occupait encore plus de
musique que de dessin ; à quinze ans il avait déjà
conquis une certaine célébrité de violoniste et
joué avec un grand succès un concerto de Vioiti
sur le graud théâtre do Toulouse. Cependant sa
passion pour la peinturo gagnait du terrain ; cha-
que jour il répétait Yanche io son pittore du
Corrège - ; les lauriers de David rempêchaieDt do
dormir, et il aspirait à étudier sous lui. Un beau
jour, son père, cédant enfin à une vocation aussi
déterminée, lui laissa prendre son vol vers Paris,
où il arriva comme Fauchon la vielleuse, avec ses
seize ans et l’espérance.
Deux ans s’étaient à peine écoulés dans l’atelior
de David , et déjà l’élève sentait faiblir son enthou-
siasme; la peinture mythologique ne pouvait rem-
plir son âme. Udc voix intérieure lui disait qu’il
était quelque part un autre beau que l’imitation
grecque abstraite et froide ; et à travers les lignes
irréprochables de l’école académique, il cherchait
vainement la peüsée, le mouvement, la variété et
la vie. Brusque et impétueux comme uu Gascon, le
jeune Ingres ne faisait mystère ni de ses goûts ni
Digitized by Google
13 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
de ses répugnances; et dans ses causeries intimes
avec deux ou trois de ses amis , morts avant d’a-
voir atteint la gloire, il professait ouvertement l’hé-
résie, évoquant dans ses rêves l’Italie et Raphaël.
En 1800 il obtint le seeond grand prix de pein-
ture et l’aunée suivante le premier grand prix. Le
sujet de cette dernière composition était Y Arrivé*
dans la tente d’Achille des ambassadeurs envoyés
par Agamemnon pour apaiser la colère du fils
de Pelée. Ce coup d’essai de notre grand peintre,
qui a déjà plus de quarante ans de date, est en-
core là , au musée des Beaux-Arts, pour attester
que, dès son début dans la carrière, M. Ingres fai-
sait route à part, et que, si ses idées sur la compo-
sition et le choix des sujets n’étaient pas complé-
ment arrêtées , et si certains détails trahissaient
encore l’influence académique, il y avait déjà
dans l’ensemble un puissant caractère d’originalité
et comme l’embryon d’une pensée nouvelle confu-
sément entrevue.
Une fois que le jeuue peintre eut touché le sol
de l’Italie, cette religion des grands maîtres du
XVI» siècle, qu’il portait instinctivement dans le
cœur dès sa naissance, se développa et se fixa ;
Digitized
AI. INGRES.
13
l’idéal qu'il rêvait sous les arcades do la cathé-
drale de Montouban, il le trouva là sous sa main,
à portée de ses yeux, dans les fresques et les ma-
dones de Raphaël. De ce moment, sauf quelques
modifications secondaires, l’artiste n’a plus varié
ni dans sa touche, ni dans sa pensée, ni dans sa
foi. Cette immobilité do M. Ingres est peut-être
le côté le plus caractéristique de son talent; chez
lui il n’y a jamais eu, à vrai dire, ni commence-
ment, ni fin, ni progrès, ni décadence ; à vingt ans
il était aussi complètement lui qu’à soixante. J ’ai
même entendu des gens qui s’y connaissent com-
parer sa Baigneuse et son Portrait de femme de
1802 à tout ce qu’il a fait de mieux depuis. Du-
rant vingt ans cet homme a marché dans sa voie,
seul , incompris , méconnu, abreuvé de misères et
de dégoûts, mais toujours ferme, opiniâtre, iné-
branlable. Enfin il est parvenu à s’imposer à son
siècle sans lui faire une seule concession, et le
chef d’école d’aujourd’hui, accepté, prôné de gré
ou de force, peut regarder en arrière le chemin
parcouru sans avoir à renier un seul jour de son
passé. A une époque de coufusiou et de relâche-
ment universels ou ne sauraittrop insister sur cette
6 .
Digitized by Google
14
CONTEMPOBA1NS ILLUSTRES.
persévérance et ce fanatisme de l’uuité dans l’art.
En 1806, M. Ingres fut appelé à faire un por-
trait en pied de Napoléon pour la salle du Corps
législatif. Cet ouvrage, qui est aujourd’hui placé
aux Invalides, fut peu apprécié. L’école de David
dominait encore exclusivement. M. Ingres venait
inaugurer dans le portrait une manière nouvelle;
on méconnut sa supériorité de physionomiste, elle
fut éclipsée par lo chatoyant et le clinquant du
genre militaire, et d’ailleurs aux yeux des adeptes
c’était pis qu’un novateur, c’était un renégat.
C’est à cette époque do 1805 à 1813 quo paru-
rent successivement YOEdipe et le Sphinx , une
Dormeuse , une Femme au bain, Jupiter et Thé-
tis, l’Odalisque, pour le roi de Naples, Virgile
lisant l’Enéide à Auguste et à Octavie, Romu-
lus vainqueur d'Acron, le Sommeil d’Ossian,
la Chapelle Sixtine; plusieurs portraits, entro
autres celui de M. de Norvins, alors directeur do
la police des États-Romains, production fort re-
marquable, où M. iDgres a déployé ce beau talent
de physionomiste que nous devions admirer plus
tard dans les portraits do MAL dePastoret, Berlin
aîné et Molé.
Digitized by Google
M. INGRES.
19
M. Ingres sc ma ria à Romo en 1813; j’ai lu à
ce sujet dans une biographie une histoire ro-
manesque, où M. Ingres, dans uu voyage en
France, rencontre sur son chemin un portrait de
femme qui lui plaît, envoie son propre portrait à
l’original, est obligé do repartir précipitamment,
donne rendez-vous à Romo à l’objet de ses vœux,
et l’épouse presque avant de l’avoir vue. Cette
histoire est un conte : M. Ingres n’a quitté l’Italie
qu en 1824 ; il fréquentait à Rome une famillo
française qui avait laissé de l’autre côté des Alpes
une jeune parente fort intéressante, dont il était
souvent question dans les causdries intimes. M. lu-
gres s’éprit vivement et par avance de la cousine
champenoise; on la fit venir à Rome; la sympathie
grandit do son côté, devint bientôt réciproque;
le mariage eut lieu, et dans cette union constam-
ment heureuse M. Ingres a souvent puisé du cou •
rage pour affronter les tourments de sa vie d’ar-
tiste (1).
En 1814, après l’évacuation des Etats-Romains
par les troupes françaises, il y eut là pour M. In-
gres un moment difficile, une période de priva-
(I) M. Ingres n’a point d’enfant.
Digitized by Google
10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
trous et de misères. Sans autres ressources quo sou
talent, et déjà préoccupé de la couceptiou de son
beau tableau du Voeu de Louis XIII , qui ne pa-
rut que dix ans plus tard , l’artiste ne se résignait
qu’avec dégoût à lutter contre 1rs exigences de la
vie. Cette lotte dut peser de tout son poids sur un
homme qui n’avait jamais vu dans sa noble profes-
sion autre chose qu’un sacerdoce ; c’est lhistoiro
banale de tqus les êtres organisés pour travailler
per la fama, et qu’une destinée odieuse contraint
à produire per la famé.
Toutefois, au milieu de tous ces ennuis, il advint
quelquefois que M. Ingres enfanta des chefs-d’œu-
vre à sou corps défendant. La nécessité a cela de
bon qu’elle force à agir ; or, comme, pour certaines
natures, l’activité, bien qu’involontaire, est tou-
jours inséparable de l’aspiration vers le beau, il
se trouve que , si l’enfantement est plus pénible,
le résultat est le même. Ainsi, de cette époque
tourmentée de la vio de M. Iogres datent Ra-
phaël et la Fornarina, le maréchal de Berwick ,
Jésus Christ remettant les clefs du Paradis à
saint Pierre , tableau composé pour l’église de la
Trinité-du-Mont, à Rome; Francesca da Rimi-
Digitized by Google
M. INGRES.
17
ni, Don Pèdre de Tolède, le Pape Pie VII tenant
chapelle, Boger délivrant Angélique, Charles V ,
dauphin, entrant à Paris après l’expulsion du
duc de Bourgogne, la Mort de Léonard de Vinci,
Henri IV jouant avec ses enfants.
En 1824, malgré plusieurs envois au Salon,
M. Ingres, déjàcélèbro à Rome, était encore pour
nous, en France, un artiste bizarre, incomplet,
inexplicable, lorsqu’il envoya à l’exposition son
tableau du Vœu de Louis XIII. Le moment d’une
réaction admirative se trouvait parfaitement choi-
si. L’école de David avait baissé sensiblement:
on se dégoûtait delà statuaire sur toile; la cou-
leur, longtemps opprimée par la ligne, cherchait
à dominer à son tour ; on se tournait avec amour
vers Venise et la Flandre; on ne jurait plus que
par Titien et Véronèse, Rubens et Rembrandt ;
l’homme commençait à disparaître sous l’étoffe et
l’armure ; l’or, la soie, le fer et le velours tenaient •
lieu de pensée et d’inspiration ; au sortir de la
peinture à la glace on allait tomber dans le clin-
quant, dans le puéril, lorsque M. Ingres s’en vint
jeter dans la balance une de ses plusbellesproduc-
tions. Dessinateur austère et correct à l’égal de
Digitized by Google
1S CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Da'vid , il rapportait d’Italie celte harmonie li
néaire, celte pureté de formes, ce mouvement,
cette animation , puisés dans la contemplation
incessante des œuvres de l’Ecole romaine. Le
Vœu de Louis XIII fit une sensation profon-
de; ce fut un argument victorieux en faveur du
spiritualisme, et, trois ans plus tard, en 1827, la
magnifique page fixée au plafond du Louvre, lo
chef-d’œuvre du grand artiste, V Apothéose d'Ho-
mère , qui resplendit à la fois de la beauté plasti-
que de l’art grec et de la beauté idéale de l’art
moderne, subjugua les esprits les plus rebolles.
Mi Ingres passa presque soudainement de l’obscu-
rité à la gloire, et força les portes de l’Institut.
Alors l’admiration eut son effet rétroactif ; on
revint sur les œuvres oubliées et dédaignées du
maître; on reconnut que la Baigneuse était une
fort belle chose, on proclama l’Odalisque une
création délicieuse, ou déclara que le tableau du
Pape officiant dans la chapelle Sixtine était
magnifique. On convint que, comme physiono-
miste, M. Ingres avait fait dans la peinture du
portrait une espèce de révolution, et plus tard,
iorsquo, dans le portrait de M. Berlin aîné, l’artiste
Dijnzed by Cooy Li
M. INGRES.
19
eut prouvé qu’avec une simple redingote, un mau-
vais fauteuil et une belle figure, on pouvait réali-
ser un chef-d’œuvre, sans qu’il fût besoin de frai-
ses, de dentelles, de velours , et de toutes ces dé-
i
corations extérieures indispensables aux maîtres
flamands et vénitiens , on s’écria tout d’une voix
que nul n’avait compris mieux’quo M. Ingres la vé-
rtable beauté humaine, la bcautéde l’ame, reflétée
sur la face et fixée sur la toile ; cette beauté que
comprenait Ovide l’épicurien quand il disait :
Os homini sublime dédit, cœlumquc lucri
Jussit, et erectos ad sidéra tollcre vullus.
Cependant les coloristes ne se tinrent pas pour
battus; non contents d’attaquer M. Ingres dans
ses défauts , c’est-à-dire dans sa lumière sou-
vent grise et dans sa couleur parfois terne et
dure, ils l’accusèrent de n’être à son tour qu’un
imitateur, un copiste servilo de Raphaël , en
se réservant toutefois le droit d’établir que ,
dans la figure do la vierge du Vœu de Louis
XIII , il avait complètement dénaturé le type
de Raphaël; ce qui est vraj, et ce qui prouve que
le chef de la réaction romaine continue Raphaël
et ne le copie pas.
Digitized by Google
20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
!
A l’apparition du Martyre de saint Sympho-
rien , exposé en 1834, la supériorité de M. Ingres
faillit être remise en qnestion; autour de cette
grando et belle toile, il se livra une véritable ba-
taille d’esthétique; l’œuvre fut brutalement con-
spuée par l’envie, et resta incomprise du public ;
la foule s’arrêta ébahie devant les deux licteurs
placés en avant du tableau; elle se prit à riro
de cette musculature colossale, de ces têtes énor-
mes et de ces jambes surhumaines; la critique
s’acharna sur les deux licteurs , et l’ensemble
du tableau passa presque inaperçu. Pourtant
jamais scène dramatique no fut plus hardiment
exécutée; il semblait que M. Ingres avait voulu
prouver, une fois pour toutes, que sa sobriété n’é-
tait pas faiblesse et que l’énergie et la passion ne
lui étaient pas plus étrangères que la pureté et la
grâce. Laissons parler le critique qui a analysé
cette œuvre avec le plus de conscience. Après un
examen scrupuleux et sévère de quelques détails
do cette vaste composition, après avoir surtout
loué l’expression admirable de la figure du martyr, *
M. Lenormant termine ainsi :
« Je dois le dire, aucun ouvrage moderne ne m’a plus
Digitized by Google
M. INGRES.
21
frappé, par la simplicité cl la certitude du geste, depuis la
passion exaltée du martyr et de sa mère, jusqu’à la stu-
peur du prêtre pétrifié de tant d'audace, jusqu’à la froi-
deur du proconsul que n’anime ni pitié ni colère, et qui
ne fait dans sa conscience de soldat qu’exécuter l’ordon-
nance impériale ; cette seule figure du proconsul avec son
bras en avant vaudrait à un peintre ordinaire une réputa-
tion distinguée. Que dis-je? Combien comptez-vous de
peintres capables d’arriver par des moyens si simples à un
tel résultat? Dans le temps où une académie bien rendue
plaçait un homme au premier rang delà peinture, que
n’aurait-on pas dit de cet enfant qui se baisse pour lancer
des pierres à la mère du martyr? Aujourd’hui on se con-
tente de contester à M. Ingres le droit d’avoir placé cette
figure dans un interstice de sa composition. Sait-on seule-
ment ce qu’il faut de science et de génie pour créer quel-
que chose d’égal au pâtre gaulois de l’angle gauche du
tableau ; ce pâtre d’une nature et d’une âme jusque-là
grossières, et que l’action subite de la foi, développée à
la vue du saint martyr, illumine d’un rayon d’intelli-
gence et d’enthousiasme; puis une telle observation des
âges et des caractères, des contrastes si habilement ména-
gés de force et de grâce ; enfin partout une telle puissance
de modelé, une intelligence si profonde des plans, même
dans les parties les plus reculées, que la sculpture, avec ses
ressources d’imitation positive, ne saurait produire rien de
plus exact ni de plus complet!... Laissons faire au temps,
qui n’abandonne jamais les créations réellement puis-
santes, qui confond les jugements injustes ou légers, qui
Digitized by Google
22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
donne raison au génie contre l’esprit, et à l’originalité
contre la routine (>). » ' *
Le Martyre de saint Symphorien est peut-être
l’effort le plus audacieux de la peinture idéaliste ;
M. Ingres semble s’être proposé pour but de prou-
ver qu’il n’est pas de sphère inaccessible à l’art ;
il a voulu faire à la fois une œuvre d’anatomiste,
de peintre de style, d’historien et de philosophe.
La tâche était immense; les plus sincères admira-
teurs du talent de M. lugres pensent qu’il a douué
contre un éceuil , en ce sens qu’entraîné par l’é-
tendue de sa conception il a prétendu tout ren-
dre, tout exprimer, les temps, les lieux, les idées,
les races , et grouper toute une époque autour
d’un martyr gaulois du II* siècle. De là une
composition vaste, magnifique, et de l’ordre le plus
élevé, mais trop ambitieuse, trop abstraite, trop
surchargée d’accessoires , trop compliquée dé-
tentions et de détails pour devenir jamais popu-
laire chez une nation où les Thierry et les Miche-
let ne se comptent pas par milliers.
. Ceux qui ne comprirent pas une production
(I) Voir le Temps do 21 mars 1854.
Digitized by Google
M. INGRES.
ï 3
aussi complexe, au lieu de se contenter do le dire
naïvement, trouvèrent plus convenable de la cou-
vrir d’insultes ; or, nul homme, sous le rapport du
stoïcisme, n’a été plus malheureusement organisé
que M. Ingres: c’est le type le plus absolu de
cetto raco ardente et impressionnable des artistes.
Un savant dont j’ai oublié le nom disait un jour:
«Je suis d’éponge pour la louange, et de toile cirée
pour la critique. » M. Ingres est d’éponge pour
les deux ; au lieu d’écouter les clameurs do l’igno-
rance ou de l'envie avec ce calme que lo génie
devrait puiser dans la conscience de sa force,
il eut la faiblesse de s’affliger, et la faiblesse plus
grande encore de se décourager.
Je me suis souvent demandé à ce propos à quoi
servait la critique, telle qu’elle se pratique aujour-
d’hui, et si pour certains hommes elle n’était pas
plus nuisible qu’utile. Destinée primitivement à
servir d’intermédiairo entre le public et l’artiste,
et à traduire pour celui-ci la pensée de celui-là,
la critique s’est bientôt écartée de sa mission } de
simple rapporteur elle s’est constituée juge : ce
qui devait être l’écho est devenu la voix , et
co qui devait être la voix est devenu l’écho. De ce
Digitized by Google
24 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
moment il n’y a plus eu à proprement parler d’o-
pinion publique. A ce changement tout le monde
eût gagné, l’artiste et le public, si ceux qui pre-
naient en main la tâche imposante de diriger, ou
mieux de créer l’opinion, eussent réuni à la fois
les lumières, la conscience et l’équité du juge.
Malheureusement, devenue souveraine du monde,
la critique n’a jamais été hostile ou favorable à
demi ; ce qu’elle a loué elle l’a porté aux nues ; ce
qu’elle a blâmé elle l’a foulé aux pieds. Dans ces
prétendus juges, l’artiste n’a vu que des amis ou
des ennemis; il s’est nourri de l’enthousiasma dps
uns, il s’est butté contre les autres, il s’est isolé
dans sa vie, il s’est replié Sur lui-même, et alors,
suivant qu’il était tenaco ou mou, courageux ou
faible, il s’est débarrassé de la critique en fermant
les yeux et les oreilles, et en se fourvoyant comme
Girodet,ou en se tuant comme Gros.
M. Ingres a le goût trop sûr et un sentiment
trop prononcé de la dignité de l’art pour s’irriter,
s’égarer ou faiblir ; mais il s’afflige, hésite, et abuse
de cette qualité admirable, la sobriété; il devient
stérile et ne produit plus, ou presque plus : c’est
là un malheur pour l’art et l’artiste, qui ne devrait
Digitized by Google
M. INGRES.
25
jamais oublier que la.deslinée du génie est d’être
livré, lui etses œuvres, aux disputes de l’humanité.
Appelé à remplacer H. Horace Yernet comme
directeur de notre académie de peinture à Rome,
il accepta avec empressement, et, après avoir ter-
miné un de ses meilleurs ouvrages , le portrait du
comte Molé, qu’il garda chez lui , ne voulant pas
l’exposer aux injustices de la critique, il partit
pour aller demander des consolations à Raphaël,
son divin maître. C’est durant ces derniers cinq
ans de séjour à Rome que M. Ingres devait, par
de uouveaux chefs-d’œuvre, conquérir définitive-
ment et complètement la faveur publique, et mé-
riter une ovation inaccoutumée et inattendue, qui
a dû le dédommager amplement des amertumes de
sa vie.
Parmi ces derniers chefs-d’œuvre, le premier
en date est la Stratonice, exécutée pour le noble
et malheureux prince que la France a récemment
perdu. Ce tableau, envoyé de Rome en 1840, fut
exposé dans les salons du duc d’Orléaus et devint
l’objet de l’admiration universelle. Le sujet en est
connu; il a déjà fourni une tragédie à Thomas
Corneille et un opéra à Méhul. Dramatique et
Digitized by Google
1
iô CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
complexe, ce sujet était merveilleusement propre
à faire ressortir toutes les belles qualités do
M. Ingres. Antiochus, fils de Séloucus-Nicnnor ,
roi de Syrie, est devenu éperdument amoureux de
la jeune Stratouice, sa belle-mère. La lutte qu’il
soutient contre cette coupable et secrète passion
l’a conduit aux portes du tombeau. L’artiste a
choisi le moment où le jeune prince est près do
mourir, en emportant son secret. Son père, ab-
sorbé par la douleur, est prosterné au pied de
son lit; la belle Slratonice vient d’entrer dans
l’appartement. Appuyée contre une colonne ,
dans une pose pleine de modestie et d’abandon ,
elle détourne tristement la tête, et semble révéra
ce malheur dont elle devine peut-être la cause.
Sa physionomie est si admirablement nuancée
qu’on y peut lire l’expresssion contenue de tous
les sentiments qui agitent son âme. Debout près
du malade, le médecin Erasistrate de Cos , qui
a vu les yeux mourants du jeune prince s’en-
flammer soudain à l’entrée do Stratonice, pose la
main sur son cœur, comme pour l’interroger; le
mourant, qui sent que son secret va se trahir, re-
pousse cette main, mais le médecin insiste; et,
Digitizod by Goq^Lu
H. INQBB8. *7
tandis que ses regards se dirigent sur Stratonice,
sa main gauche interroge ce cœur palpitant. 11
devine tout, et, par un mouvement involontaire,
sou bras droit s’est levé ; il va s’écrier, mais la
réilexionet la prudence arrêtent les paroles prêtes
à s’échapper de ses lèvres. Telle est la situation
dont M. Ingres a su tirer un admirable parti ,
en la traitant avec ce sentiment du beau et du
vrai qu’il possède à un si haut degré, ce travail
consciencieux des détails et des accessoires qui
donne à chaque morceau de chacune de ses toiles
la valeur d’une création complète et finie, bien
que parfaitement liée à l’ensemble du tableau.
Le second chef-d’œuvre apporté d’Italie par
M. Ingres en 1840, et exposé chez lui en 1841,
est une madone exécutée pour le grand-duc de
Russie, qui , en souvenir des madones de Raphaël,
a été baptisée du nom assez heureux de Vierge
à l'hostie.
Sur une toile d’environ quatre pieds de hau-
teur, l’artiste a peint la Vierge priant, les mains
presque jointes, et le regard abaissé vers un calice
placé devant elle, sur un petit autel. À sa droite
est placée une figure de vieillard, austère, chauve
Digitizex
d by Google
28 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
et ridée, en costume d’évêque, qui représente
saiut Nicolas ; à sa gauche, une figure de jeune
guerrier, d’une beauté douce et mâle, tenaot en
main le drapeau russe, et qui représente saint
Alexandre. »
Dans le courant de la même année 1841 ,
M. Ingres reçut un témoignage flatteur de l’admi*
ration publique ; un immense banquet, où se trou •
vèrent réunies et représentées presque toutes les
professions sociales, lui fut offert dans la grande
salle du bazar Montesquieu. On y diua, je m’en
souviens, assez mal, et on y but d’assez mauvais
vin, mais on le but à la gloire de M. Ingres, avec
un plaisir d’autant plus sincère qu’on fêtait un
triomphateur presque étonné de son triomphe
et touché jusqu’aux larmes. Cet excellent grand
homme était si profondément remué dans son or-
ganisation de sensitive qu’ayant voulu répondre
par quelques mots aux toasts portés en son hon-
neur, il ne put achever, et dut se résigner à
montrer sa gratitude en subissant, à travers une
table, un millier de poignées de main : ce fut un
triomphe à lui casser le bras.
Eu 1842, il avait à peine terminé son beau por-
Digitized by Google
M. INGRES.
29
trait en pied du duc d’Orléans, lorsque la cata-
strophe du 13 juillet vint eu faire un ouvrage
historique. Dans la même année, il consacra à la
mémoire de sou ami Cherubini un portrait qui
est tout un tableau. Lo maestro est représenté
assis sous uu portique, dans un fauteuil adossé à
uno colonne de stuc; sa tête de vieillard est lé-
gèrement Inclinée sur sa main droite; son visage
est calme et rêveur, son regard est perdu dans le
vague; toute sa persoune semble absorbée par
la méditation, tandis que, derrière lui , la musc,
représentée par une jeune et belle femme, debout,
dans une attitude fière et impérieuse, étend la
main sur sa tête, et semble tout à la fois le dési-
gner à l’admiration des hommes et lui imposer
l’inspiration. De son autre maiu la déesse fait vi-
brer une lyre d’or. Ce bel ouvrage est, comme des-
sin et comme couleur, d’uue hardiesse et d’un
fini admirables; le tour do force de raccourci
qu’offre le bras de la muse, sortant en quelque
sorte do la toile pour se poser sur la tète du
maestro, bien que discuté par quelques critiques,
a fait généralement l’admiration des artistes.
Depuis celle dernière composition, M, Ingres
Digitized by Google
30 CONTEMPORAIHS ILLUSTRES,
est exclusivement occupé de travaux immenses,
dont il a clé chargé par M. le duc de Luynes pour
la décoration de son château de Dampierre; on
raconte des merveilles de cos travaux qui sont,
dit-on, sur le point d’être achevés. En vérité,
c’est une bien bello chose d’être grand seigneur,
et de pouvoir ainsi accaparer à son profit le pre-
mier peintre de notre époque.
Au moment de terminer celte notice, je me dis
que quelques lecteurs me qualifieront peut-être
à’tngrisle forcené, et m’accuseront de n’avoir pas
assez appuyé sur le côté faible de l’artiste. Eh, :
mon Dieu ! que vous dirai-je à ce sujet que vous
ne sachiez déjà? Vous avez tous entendu parler
cent fois, et bien souvent à tort, de la mauvaise cou-
leur de M. Ingres, qui se trahit parfois dans les
chairs, et de la tristesse de sa lumière. A quoi
bon revenir sur ce sujet tant de fois rebattu? Qu’il
vous suffise de savoir que, quand M. Ingres a vou-
lu se donner la peine d’être coloriste, il l’a été à
l’égal des plus grands, témoins son portrait de
femme de 1807 et son portrait de M. Berlin ; mais
M. Ingres a sa manière d’entendre et de pratiquer
l’art qui n’est pas celle de tout le monde. « Jü ne
Digitized by Google
M. INGRES. 31
sais faire que ce qui ne s’apprend pas,» disait-il
un jour à un ami. L’homme se révèle tout eDtier
dans ce mot ; on s’explique alors ce dédain sou-
vent trop prononcé pour les procédés matériels de
l’art, ce despotisme de la pensée dans la disposi-
tion des personnages, ces négligences ou ces exa-
gérations d’auatomiste, parfois même certaines
violations des lois de la perspective, notamment
dans le saint Symphorien, où la mère du martyr
est placée de telle sorte qu’il est physiquement
impossible qu’elle soit visible aux regards de son
fils. Ces taches légères ne sauraient en rien obscur-
cir une gloire acquise par de si beaux travaux. Quel
génie n’a pas les siennes!
Mais ce qu’on ne saurait assez louer dans
M. Ingres, ce qui lui a valu cet honneur si rare et
si difficile, à notre époque d’individualisme, de se
trouver une puissance, un maître, de faire secte,
c’est l’ampleur de sa pensée, la fermeté de sa foi,
la sûreté de son goût et l’allure savante de sa pra-
tique. Sur toute chose M. Ingres a horreur du
vague; au plus fort de l’invasion do la peinture à
distance, il a toujours maintenu intactes la finesse
de son modelé, la pureté et la netteté de son coq-
Digitized by Google
32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
tour. Prfrmi tous dos peintres modernes, nul n’a
su comme lui vivifier et poétiser celte chose si
froide qui s’appelle la ligne. J’ai vu de lui de sim-
ples esquisses qui sont, sous ce rapport, d’inimita-
bles chefs-d’œuvre. Avec trois ou quatre coups de
crayon et un peu d’ombre dans les yeux, M. In-
gres vous trace un portrait admirable de res-
semblance, do caractère, de sentiment et de vie.
Ces milliers de dessins à la mine de plomb, épar-
pillés chez tous les amis de M. Ingres, et qui furent,
pendant son premier séjour à Rome, sa principale
ressource contre la misère, suffiraient pour faire
de lui un artiste à part.
Cno autre qualité de M. Ingres sur laquelle il
est bon d’insister à notro époque, c’est ce raro
désintéressement et cette dignité noble et fière de
l’artiste qui lui ont valu l’estime et le respect de
tous. L’auteur àe l'Apothcosc d'Homère est pau-
vre; il eût pu être riche, très-riche; il ne l’a pas
voulu. Eu Vain autour de lui l’art devenait métier
et marchandise, eu vain la spéculation frappait à
sa porto en lui offrant de l’or; il a repoussé la
séduction, il a refusé do prostituer son pinceau et
d’explojter sa gloire. Au milieu de cette foule qui
Digitized by Google
-S’ 1 M. 1N0RES.' 38
se pousso, se presse dans une carrière encombrée
comme toutes les autres, s’inspirant au jour le
jour, marchant au hasard, sans idée, saDs foi, sans
autre but que la vogue, sans autre mobile que
l’intérêt, M. Ingres est resté fidèle à l’art, son
unique amour, renfermant le feu sacré dans son
Ame comme en un sanctuaire, puisant en lui-même
le principe des modifications que son talent a su-
bies, dédaigneux du présent et les yeux tournés
vers l’avenir. Chacune de ses œuvres a été forte-
ment conçue et consciencieusement élaborée ; sou- ’
vent il a renouvelé la fable de Pénélope; parfois
même, tant l’idée de la perfection est ancrée dans
Cette âme, il a fallu arracher à l’artiste une toile dès
longtemps finie, retouchée sans cesse, et qu’il ne
pouvait se résigner à laisser sortir de ses mains.
Pour ce qui concerne le caractère général de
son système en peinture, M. Ingres est loin d’ê-
tre, comme on l’a dit souvent, un sectateur exclu-
sif de Raphaël ; il aime Part antique, surtout Part
grec; seulement il y a entre lui et 1 école de Da-
vid cette différence capitale, que David voulait .
que l’on copiât l’antique pour réaliser le beau,
tandis que M. Ingres veut que l’on copie la nature
Oigitized by Google
3# CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
pour réaliser le beau et l’aDlique. L’idéal pour
lui do consiste pas dans une création hors na-
ture ; l’idéal, c’est le beau dans le vrai élevé à sa
plus haute puissance, et c’est là ce que M. Ingres
admire principalement dans Raphaël.
Nul peintre moderne n’a été, sous le rapport
du sentiment, plus richement organisé que M. In-
gres; ni l’âge, ni les ennuis, ni les tourments, ni
les rudes travaux de sa carrière, n’ont porté la
plus légère atteinte à la fraîcheur de ses impres-
sions, à la délicatesse de sa libre d’artiste, à son
enthousiasme juvénile pour tout ce qui est beau
de forme, de sentiment et de pensée, et à son
aversion instinctive et indomptablepour le laid.
Voici une anecdote, puisée à bouue source, qui
prouvera peut-être la vérité de ce que j’avance,
en même temps qu’elle complétera le portrait de
l’illustre artiste.
Un jour M. Ingres arrive dans son atelier avec
une figure plus soucieuse qu’à l’ordinaire. Je ne
sais quel critique l’avait rudement gourmande à
propos d’un de ses tableaux. « On voit bien, di-
sait-il, que M. Ingres n’a jamais étudié l’anato-
mie.* Le lait est que daps l’atelier de M. Ingres
Digitiz
by Google
1
M. INGRES. * |5
on n’étudiait que la nalure vivante, et rien de plus.
« Décidément, messieurs, dit le maître à ses élè-
ves, il nous faut apprendre l’anatomie; qu’on
achète un squelette.» L’ordre fut exécuté, et, dès
le lendemain, à son entrée dans l’atelier, M. In-
gres se trouva en face d’un superbe squelette ap-
pendu au mur, et empreint de cette horrible lai-
deur que la mort répand sur tout ce qu’elle tou-
che. Un frisson passa sur la figure du maître ; il
se contint pourtant, tourna le dos au squelette,
continua sa leçon, sortit à reculons, et ne dit mot
d’anatomie. Lejour suivant, même manège, même
silence, seulement avec un mouvement plus mar-
qué d’impatience et de dégoût. Enfin, le troisième
jour, M. Ingres, n’y tenant plus, se tourne brus-
quement vers le malencontreux squelette, le toise
d’un œil furibond, lui montre le poing, et s’écrie
d’une voix tonnante : «Il faut que lui ou moi nous
sortions d’ici! » Le squelette se le tint pour dit,
sortit, ne revint plus, et la sérénité reparut sur
le visage de M. Ingres.
Comme homme, M. Ingres, malgré sa vivacité
méridionale, est passionnément aimé de tous ceux
qui l’entourent. Son organisation est marquée au
Digitized by Google
1
36 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
cachet de la puissance et de la domination; mai
cette domination n’est pas chez lui le résultat de
sa vol.onté ; c’est une sorte d’attraction qui se pro-
duit comme malgré lui et presque à son insu. On
sait l’influence absolue et irrésistible qu’il exerce
sur ses élèves; cette influence est peut-être plus fâ-
cheuse qu’utile. David aussi enfantait des Séides,
maisDavid excellait àdévelopperdanschaqueélève
les dispositions qui lui étaient propres ; aussi l’au-
teur du Serment des Horaces a-t-il produit udo
école qui, tout en relevant de lui, n’en est pas
moins variée. La manière de Gros n’est pas celle
de Girodet, la manière de M. Ingres n’est pas celle
de M. Granet, et celle de M. Granet n’est pas celle
de M. Gérard. Chez tous les élèves de M. Ingres,
à part deux ou trois honorables exceptions, la ma-
nière est absolument la même; c’est une servile
imitation du maître, imitation incomplète et mal-
heureuse, car les défauts sont exagérés, et les
qualités absentes. Aussi est- il à craindre qu’avec
toutes les facultés qui constituent le chef d’école
M. Ingres ne laisse d’autre souvenir de lui que
lui-même et ses œuvres.
x
Digitized by Googjej
Digitized by Google
■Ai/M DES CCIiUOTRA;
' ;0
. <o
ILLUSTRES.
Digitized by Google
M. DE METTERNICH.
Occuper longiemps la première place,
rester chef du cabinet sous des souverains
successifs sans rien changer au système
quel on adopta déprimé abord, sc donner
I inviolabilité d'un roi au milieu de toutes
les jalousies de cour, dénote une habileté
qu’on ne saurait révoquer en doute; l’au-
torité vient du génie du gouvernant ou
de la médiocrité du gouverné : c’est ce
qui demeurerait a démêler dans M. de
Mettcrnich.
Chateaubriand. — Congrès de Vé -
rone, tome I, page 76.
♦ (/
Je ne voudrais pas trancher une question que
M. de Chateaubriand s’est contenté de poser;
nul doute que chez nous, où la vie politique est
si vive , si mesquinement tourmentée , si dévo-
rante, où les réputations se font et se défont en
vingt-quatre heures, une autorité souveraine et
persistante du genre de celle de M. de Metteroich
serait un magnifique effort de génie , un prodige,
ou mieux une impossibilité. En Allemagne , «t
t il. 3 ’
a
Digitized by Google
2 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
surtout eu Autriche, celte longévité politique se
conçoit et s’explique. Là point de journaux hos-
tiles, point de tribune, point départis, point de
contrôle. Sous ce despotisme tempéré par les
mœurs, qui ressemble, pour me servir d’une ex-
pression de M. de Pradt, à une épée dont la lame
* „
reste cachée dans le fourreau et ne laisse voir
que la poignée, la vie publique est toujours à l’é-
tat de calme plat; une administration invariable
et active dirige et conduit toutes choses dans le
silence et le mystère. «En Autriche, dit M. Saint-
« Marc Girardin, beaucoup de parties de l’homme
« sont satisfaites et tranquilles : les bras y ont du
« travail, l’estomac y est bien repu ; si ce n’était
'« la tête qui est mal à l’aise quand elle s’avise de
« penser, toutseraità merveille.» « Pauvrepays!
«s’écrie madame de Staël, où il n’y a que du bon-
« heur! » Pour moncompte, j’avoue que le bonheur
autrichien ne nte suffirait pas; je ne serais pour-
tant pas fâché de voir un peu de celui-là s’allier
au nôtre.
Quoi qu’il en soit , envisagée uniquement sous .
ce petit point de vue, la position de M. de Metter-
nich serait presque une sinécure, et la biographie
Digitized by Google
1
M. UE MEiTBRNICH. 3
n’aurait pas plus à s’occuper de lui que d’uD pré-
fet-modèle de la Touraiue ou de la Beauce ; mais
veuillez bien sortir de Vienne, veuillez bien vous
rappeler que jamais, depuis la séparation des
deux couronnes de Charles-Quint, l’Autriche n’of-
frit un plus vaste amalgame d’Etats et de popu-
lations hétérogènes; l’Autriche s’étend depuis les
frontières de la Russie eide la Turquie jusqu’aux
rivages de la Méditerranée ; elle a un pied en
Pologne; elle tient la Hongrie, la Bohême, la Mo-
ravie, la Croatie, l’Esclavonie, la Gallicie, la Lom-
bardie, Venise, les deux Tyrols, toute la partie
septentrionale de l’Italie. En même temps qu’elle
s’efforce de conserver son inlluence au nord, l’Au-
triche pèse de tout son poids sur le midi de l’Eu-
rope; or, ce grand empire, construit de main
d’homme, avec des fractions de toutes les races qui
se partagent l’Europe ,ce composé incohérent de
Slaves, de Magyares, d’Allemands, d’Italiens, qui
l’a créé, qui l’a organisé tel qu’il existe aujour-
d’hui, qui le dirige, qui le maintient, qui le com-
prime, qui travaille sans relâche à lui donner par
»
des moyens artificiels la cohésion que la nature
lui refuse? C’est M. de Metternich.
Digitized by Google
4 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
A une des époques les plus tristement glorieu-
ses de notre histoire, dans la grande crise de
1813, au moment où nous luttions encore, où la
victoire flottait indécise, qui a pris dans ses mains
%
les cartes embrouillées de ce terrible jeu, qui a
brusqué le dénoûment du drame sanglant com-
mencé à Moscou et fini à Waterloo? C’est M. de
Metternich. Quel homme enfin s’est imposé la
rude tâche de barrer le passage à l’esprit humain
et d’arrêter le torrent démocratique? Qui a fo-
menté l’alliance des rois contre la grande émeute
de 89 ? Qui s’est constitué le grand-prévôt de
l'Europe (1) ? C’est encore M. de Metternich.
Comme vous le voyez, l’illustre chancelier d’Au-
triche a beaucoup fait, et surtout n’a pas peu à
faire. Dans les grands événements qui ont agité
le monde depuis quarante ans, il a sa large part
d’action et de responsabilité.
Il [ne faudrait pourtant pas se représenter cet
opiniâtre défenseur des vieilles traditions gouver-
nementales sous la forme d’un tyran farouche,
toujours prêt à en appeler au canon ou au knout
comme dernière raison des rois. M. de Metternich
(I) Expressions de M. de Melternich.
Digitized by G
M. DE METTERN1CH. 5
«st un homme de mœurs douces, d’habitudes élé-
gantes, éclairé, souple* insinuant ; c’est la Circé
du despotisme. Pour lui il ne s’agit pas d’oppri-
mer les masses, mais bien de les séduire, de les
engourdir, et au besoiu de leur faire subir la
métamorphose des compagnons d’ülysse. Vos
gouvernants, leur dit-il, vous doivent du bien-
être et de l’amusement, fanera et circenses, en
voilà ; de la liberté civile , en voilà encore ; de la
liberté politique , vous n’en aurez pas, celle-là ne
vaut rien; cbantez, riez, vivez bien, allez au Pra-
1er boire de bon vin à bon marché , manger du
poulet frit et walser les walses de Strauss ,
faites de la poésie légère ou des enfants si vous
voulez, mais surtout raisonnez peu ou plutôt ne
raisonnez pas du tout , sinon nous serons obligés
de vous envoyer paternellement au Spielberg, où
l’on est fort mal à son aise. Ajoutons que le Spiel-
berg est un moyen de gouvernement peu usité, du
moiDS pour l’Autriche, et plus particulièrement
réservé à cette pauvre Italie, qui ne se soùmet
qu’à la force et qu’on traite en pays conquis. ,
Il ne faudrait pas non plus exagérer latailledéj à
bien haute de ce personnage historique, et répé-
Digitized by Google
6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
1er avec plusieurs que de M. de Meitcruich date
pour la politique autrichienne une ère nouvelle.
D’abord on vous dira à Vienne que François II
n’était pas aussi roi fainéant qn’on le pense géné-
ralement ; ensuite rien de plus invariable que la
politique autrichienne depuis 1789jusqu’en1 81 4 :
c’est une lutte constante contre la France et l'es-
prit français , entrecoupée de trêves de courte
durée, lutte de principes d’abord , et puis lutte de
territoires. L’Autriche ne renonce jamais à ce
qu’elle est forcée de céder; vaincue elle négocie;
mais quand elle signe une paix onéreuse, c'est en
méditant une guerre nouvelle. Les alliances, les
mariages suspendent sa marche, mais ne la dé-
tournent jamais; telle elle s’est montrée à Léoben
après cinq campagnes acharnées; à Lunéville ,
après la défaite d’Hohenlinden; àPresbourg, après
Austerlitz; à Vienne , après Wagrara, et enfin à
Prague après notre malheureuse campagne de
Moscou. Ici M. de Metternich a trouvé la voie toute
tracée ; il l’a suivie avec une remarquable sagacité,
et, par l’attitude prépondérante qu’il a su donner
à l’Autriche en 1813, il a certainement rendu un
grand service à sot; pays. Comme Français j’aime
Digitized by Google
M. DE METTERMCH.
peu M. de Metternich, uon pas tant parce qu’il nous
a vaincus, lui et un million d’hommes, que parce
qu’il a cruellement profité de sa victoire. Si , non
content de réparer amplement ses perles, le cabi-
net de Vienne voulait encore se venger de l’hu-
miliant traité de Presbourg, ce n’était pas la
peine de crier si haut qu’il ne faisait la guerre
qu’à un homme en nous faisant payer si cher les
caprices de ce géant, eufant gâté de la gloire. La
menteuse déclaration de Francfort nous promettait
notre ligne du Rhin, le traité de 1815 nous l’a en-
levée : c’est là notre traité de Presbourg à nous;
voilà vingt-huit ans que nous le subissons; mais
l’iniquité ne se prescrit pas en politique; la mau-
vaise carie géographique tracée par le congrès do
Vienue, dont la Belgique a déjà enlevé un lambeau,
sera tôt ou tard déchirée avec l’épée ; et, tant que
la France n’aura pas ses limites naturelles, Véqui-
libre européen, cette œuvre chérie de M. de Met-
ternicb, clochera d’un pied.
Comme biographe je dois faire abstraction ici
de tout sentiment de nationalité, me placer autant
que possible au point de vue de mon personnage,
laisser à d’autres le soin de l’accuser ou de le dé-
Digitized by Google
8 COXTESH'OBAINS ILLUSTRES.
foudre, el m'attacher surtout à ie représenter toi
qu’il est.
-- Clémeut-Wenceslas, comte, aujourd’hui prince
de Metternich-Winneburg-Ochsenhausen, naquit
à Coblentz le 15 mai 1773, d’une des premières
familles du pays. L’enfance de M. de Metternich
ne présente rien de remarquable. Seulement, j’ai
là sous la main un Taschenbuch (1) que je recom-
mande à l’attention de la censura autrichienne, si
tant est qu’elle soit bien méchante, ce que je ne
crois pas en ce qui touche du moins certains
côtés légers <!e la vie de M. le chancelier. Dans
ce Taschenbuch il est dit que l’enfance de M. de
Metternich fut assez studieuse, mais un peu pré-
coce ; les jeunes filles attachées au service de ma-
dame sa mère attiraient au jeune Clément autant
de réprimandes que ses succès scolaires lui va-
laient de louanges. M. de Metternich le père se
montrait, lui, fort indulgent ; il se plaisait à recon-
naître à ces traits le sang de sa race, il en augu-
rait bien pour son fils; et quand madame de Metter-
(1) Les Taschenbücher (livres de poche) sont de petits
keepsakes qui se publient annuellement en Allemagne, el
renferment quelquefois des pages intéressantes.
Digitized by Google
M- DG METTERNICH. 0
Dich venait se plaindre de quelque nouvelle incar-
tade amoureuse: ** Laissede faire! disait-il, nous
aurons là un fameux gaillard. »
A quinze ans le jeune Metternich fut envoyé à
l’Université de Strasbourg, où il étudia sous le
célèbre professeur de Kock, en compagnie de Ben-
jamin Constant. Ces deux hommes, à qui la fortune
réservait de hautes destinées dans des voies dif-
ferentes, se lièrent d amitié sur les bancs j je crois
même qu alors M. de Metternich partageait un
peu les idées libérales qui enflammaient toutes les
jeunes têtes ; sa philosophie s’acheva en 1790, et
ses études furent complétées en Allemagne. Après
avoir visité l’Angleterre et la Hollande, il vint à
Vienne, où il épousa, à vingt et un ans, la fille
du prince de Kaunitz Rietberg , nièce du célèbre
ministre de ce nom.
C est de cette époque que date son premier pas
dans la carrière diplomatique. Chargé de repré-
senter le collège des comtes de Westphalie au
congrès de Rastadt, où il exerçait en même temps
les fonctions de secrétaire, il se fit remarquer de
l’empereur François II, qui l’attacha d’abord au
comte de Stadiou , son ambassadeur à Saint-Péters-
Digitized by Google
10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
bourg , le nomma son ministre à la cour do
Dresde, puis à Berlin , et^ènfin le chargea, en
1806, de représenter l’Autriche à la cour de Na-
poléon.
L’Autriche était alors dans une triste position;
chassée de l’Italie par Bonaparte, refoulée sur le
Rhin par Moreau, elle avait tenté de se re-
lever en s’alliant à la Russie; cette coalition avait
été brisée à Austerlitz. Napoléon avait largement
usé de ses droits de vainqueur; il avait arraché
au vaincu le vieux manteau impérial des Césars ;
11 avait mis la main sur le sceptre de la Confédé-
ration ; il avait pétri et repétri l’Allemagne au gré
de sa pensée; il avait créé des duchés, des prin-
cipautés, des royautés même. Il avait agrandi le
Wurtemberg, la Bavière et le duché de Bade ; il
avait taillé en plein drap, pour vêtir chacun de ses
lieutenants , et tout cela aux dépens de l’Autriche.
Dans cet état de choses M. de Metlernlch de-
vait avant tout chercher à plaire au vainqueur:
il y réussit complètement. Joignant aux avantages
de la naissance la figure la plus séduisante , les
formes les plus distinguées, un esprit fin, une pa-
role facile, élégant et somptueux dans les habitudes
Digitized by Google
M. DE METTERNICH. |(
de sa vie, le jeuue ambassadeur d’Aulriche eut un
succès prodigieux; ou se l’arrachait à la cou r, et les
princesses même de la famille impériale ne dédai-
gnaient pas ses hommages. Bien qu’on fût devenu
collet monté sur l'étiquette, le puritanisme n’exis-
tait qu’à la surface, et la couleur du Directoire avait
déteint sur cette société fardée de l’Empire. M. de
Metternich sut très-bien se plier aux circonstan-
ces; il avait mission de plaire, il s’en acquitta
avec un grand zèle ; ou ferait des volumes avec
le récit de toutes les bonnes fortuues échues ou
prêtées au diplomate autrichien. Lisez plutôt les
nombreux mémoires enfantés par les célébrités
féminines de cette époque ; il n’en est presque
' l jas un qui ne renferme un tendre et gracieux
souvenir à I adresse de M. de Metternich.
Bien accueilli par Napoléon, qui le considérait
comme l’expression du système français en Autri-
che, M. de Metternich fut à même d’étudier cet
homme qui faisait mouvoir le monde à son gré,
et de deviner parfois les ressorts mystérieux qui
lui donnaient à lui -même l’impulsion première.
L’ambassadeur insistait alors fortement pour fon-
der entre la France et l’Autriche un système so-
Digitized by Google
(2 CONTEMPORAINS 1LLCSTSES.
lide d’assurance mutuelle contre la Russie. L’en*
trevue d’Erfurth déjoua ses projets ; des promes-
ses furent échangées entre Napoléon et Alexan-
dre. Il fut uu instant question de partager l’Europe
en deux. L’Autriche, persuadée qu’elle serait sa-
crifiée, se tourna vers l'Angleterre, qui l’engageait
à briser le traité de Presbourg en lui promettant
des subsides. Les vexations nombreuses qu’avaient
eu à subir les populations allemandes commen-
çaient déjà à exaspérer les esprits. L’Autriche
jugea le moment venu de tenter de nouveau lo
sort des armes;, toutefois, avant d’éclater, elle
voulait attendre que Napoléon fût complètement
engagé au fond de l’Espagne. D’immenses levées
d’hommes s’organisèrent mystérieusement, M. de
Metternich reçut ordre de plaire plus que jamais ,
et de mentir avec toute l’assurance d’un diplo-
mate. Alors se joua entre le subtil Autrichien et
M. de Cbampagny une partie de finesse dans la-
quelle ce dernier échoua complètement. Autant
les notes officielles de l’Autriche étaient sèches et
insignifiantes, autant les notes confidentielles
présentées par M. de Metternich respiraient les
sympathies les plus ardentes et le dévouement
Digitized by Google
M. DE METTEBKICH. 13
le plus sincère. Napoléon lui-même y fut trompé.
Cependant on hésitait encore en Autriche devant
une déclaration de guerre. Le 25 mars 1809
M. de Metternich recevait de son ancieD patron ,
le comte de Stadion, alors premier ministre, une
lettre ainsi conçue : « Je remarque avec douleur
«que l’enthousiasme général tiédit; je crains
«bien qu’il ne s’use à attendre; fais-toi donc
« chasser, car ici on ne saura jamais prendre un
« parti décisif. » Enfin, le 9 avril , au moment
où l’empereur arrivait à la frontière d’Espagne
pour relever le trône de Joseph, l’Autriche se
décida à passer l’Inn et à commencer les hostili-
tés en attaquant notre alliée la Bavière, enrichie
de ses dépouilles.
A la première nouvelle de celte agression in-
attendue, Napoléon accourt à Paris, et, furieux
d’avoir été joué par M. de Metternich, il ordonne
tout simplement à Fouché de le faire conduire à
la frontière entre deux gendarmes. L’ordre était
dur ; car enfin, s’il fallait toujours dire la vérité,
à quoi servirait donc la diplomatie ! Fouché,
quipensaitqu'il était bon d’avoir des amis partout,
y mit des formes et so contenta de faire escorter
8 *
Digitized by Google
14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
la chaise de poste de l'ambassadeur par un capi-
taine de gendarmerie.
Deux mois s’étaient à peine écoulés et l’Autri-
che écrasée à Wagram demandait la paix à deux
genoux; le Moniteur proclamait que la maison
de Lorraine avait cessé de régner , déclaration
fastueuse et téméraire, qui n’eut pas de suite ,
mais que Napoléon devait un jour payer cher.
Grâce à l’habileté du comte de Bubna , et surtout
grâce aux instances de M. de Metternich déjà
rentré en faveur auprès de Napoléon, après de
longues conférences à Schœnbrônn , la paix fut
enfin signée à Vienne. De nouvelles cessions de
territoires et d’énormes contributions de guerre
furent le partage du vaincu.
C’est à cette époque, en 1010, après la signa-
ture du traitéde Vienne, que M. de Metternich fut
appelé aù poste de chancelier d’Etat et président
du conseil. Autour de lui l’horizon était plus som-
bre que jamais; la maison de Lorraine n’avait pas
cessé de régner, mais elle avait perdu toute son
influence en Allemagne. Napoléon l’avait déjà ,
pour ainsi parler, réduite à sa plus simple expres-
sion par ie traité de Presbourg pour agrandir ses
Digitized by Google
M . DE METTEBNICH. 15
vassaux les princes de la Confédération ; le traité de
Vienne lui arrachait les derniers débris de sa
puissance eu Italie. Abattue, épuisée d’hommes
et d’argent, pressée de tous côtés par cet immense
empire français, qui s’étendait des bords de la
Baltique jusqu’aux Pyrénées , l’Autriche semblait
avoir définitivement renoncé à toute pensée do
recours aux armes.
Dans ces circonstances difficiles, M. de Metter-
nich entreprit de rolever son pays , en le rappro-
chant plus intimement du vainqueur. Grœcia
capta ferum victorem cepit (1).
L’occasion se présenta bientôt ; le chancelier
d’Etat la saisit habilement. Napoléon, après son
divorce avec Joséphine , cherchait alors quelle
antique race de l’Europe il appellerait à l’hon-
neur de continuer la sienne ; il penchait pour une
sœur d’Alexandre ; le cabinet de Vienne se jeta à
la traverse des négociations; M. de Schvvartzen-
berg, alors ambassadeur à Paris , fut chargé de
s’expliquer à ce sujet ; un mariage fut proposé ,
conclu le même jour, et M. dé Metternich vint
(I ) « C’est mon mariage avec Marie-Louise qui m’a perdu, »
disait Napoléon à Sainte-Hélène.
Digitized by Google
*1
<6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
lui-même conduire la fille des Césars dans la cou-
che du soldat triomphant. La Russie fut froissée
de celle préférence. La froideur commençait déjà
à remplacer les protestations d’Erfurth; les nua-
ges s’amoncelèrent de ce côté; la spoliation du
grand-duc d’Oldenbourg, les exigences du svs-
» *
tème continental imposé à la Russie et nuisible
à ses intérêts commerciaux, achevèrent de briser
l’alliance. Napoléon résolut de marcher à la dic-
tature universelle, et la guerre fut déclarée.
L’Autriche se tourna naturellement du côté de
celui qu’elle jugeait le plus fort, sans toutefois
s’engager assez complètement dans la querelle
pour s'interdire toute possibilité de métamorphose
en cas de défaite. Le traité de Paris, du 14 mars
1812, stipula qu’il y aurait, entreS. M. l’em-
pereur des Français et S. M. l’empereur d'Autri-
che , amitié , union et alliance à perpétuité (joli
mot de chancellerie qui n’eugage à rien ; tous
les traités se font à perpétuité). L’Autriche dut
fournir un contingent de trente mille hommes.
Dans la partie secrète du traité, il est dit, à l’ar-
ticle 7, qu’au cas d’une heureuse issue de la
guerre Sa Majesté l’empereur Napoléon s’engage
Digitized by Google
M. DE METTERHICH.
17
à procurer à l’empereur d’Autriche des indemni-
tés qui non-seulement compensent les sacrifices
et charges de ce dernier dans la guerre, mais qui
• t
soient un monument de l’union intime et durable
qui existe entre les deux souverains. La Prusse
s’empresse aussi de se jeter à corps perdu dans
l’alliance, et six cent mille soldats de toutes les
nations de l’Europe passent le Niémen.
Six mois plus tard, de cette immense armée,
quarante mille hommes restaient à peine ; ces fan-
tômes décharnés, épuisés par la faim, engourdis
par le froid, se traînaient à travers l’Allemagne,
qui les accueillait partout avec des regards som-
bres et farouches et se préparait à proliter de no-
tre grand désastre pour secouer le joug. La dé-
fection du général prussien d’York venait de livrer
notre aile gauche j le général autrichien Schwar-
tzenberg entrait à son tour en communication
avec l’ennemi et découvrait notre aile droite ;
Alexandre avait passé la Vistule, le roi de Prusse
s'était jeté dans ses bras, et les vaincus d’Iéna
couraient aux armes.
‘L’Autriche intacte, éloignée, moins engagée
que la Prusse, procède avec plus de circonspec-
Digitized by Google
18 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
lion, et ici apparaît dans tout son jour l’habileté
diplomatique de M. de Metternich.
Laissaut derrière lui les débris deson armée, Na-
poléon reparaissait à Paris, inébranlable et comme
enorgueilli d’avoir enfin à lutter contre la fortune.
Il redemande des soldats à la France, et toujours
dévouée, la France lui donne ses derniers soldats ;
il repasse le Rhin avec trois cent mille hommes,
et met en demeure le cabinet de Vienne de rem-
plir les conditions du traité de Paris. M. de Met-
ternich répond que son maître est plus que jamais
dévoué à l’empereur, et que V alliance est éter-
nelle comme les motifs qui Vont fait naître; en
meme temps il donne l’ordre au commandant du
contingent autrichien de refuser d’obéir aux in-
structions qui lui seraient transmises de la part de
Napoléon, et deux cent mille hommes sont réunis
et armés en toute hâte derrière les montagnes do
la Bohême. Le cabinet anglais, fidèle à sa haine
implacable, dépêche lord Walpoleà M. de Met-
ternich, pour lui offrir, s’il veut entrer dans la
coalition, la restitution des provinces illyriennes,
le rétahlissement du vieil empire germanique,
l'Italie tout entière, et 10 millions de subsides.
Digitized by Google
SI. DE METTKRMC1I.
19
Le rusé chancelier prête l’oreille à ces proposi-
tions, envoie M. de Weissemberg à Londres, sous
le prétexte de préparer l’Angleterre à la paix,
presse de plus en plus la levée de ses troupes , et
eDfin, poussé dans ses derniers retranchements
par M. de Narbonne, qui le somme de s’expliquer,
il déclare « que l’alliance a changé de nature,
« que l’Autriche élève sa simple intervention à
« l’attitude d’une médiation armée , que désor-
« mais elle va paraître en scène comme partie
« principale, et qu’elle se met en mesure de sou-
« tenir son nouveau rôle en organisant des forces
t respectables (1),** ajoutant toutefois que cette
attitude nouvelle ne détruisait pas le traité de
Paris , qu’elle le suspendait seulement afin de
donner plusde liberté au cabinet médiateur , pour
négocier la paix eDtre les puissances belligérantes.
Cette position prise tout à coup par M. de Met-
ternich était d’une haute habileté, sinon parfaite-
ment loyale ; de simple allié, exposé aux chances do
la guerre , le cabinet autrichien devenait l 'arbitre
de ce vaste différend, arbitre désintéressé en appa-
rence , mais bien disposé à mettre son rôle à profit .
(1) Dépêches de M. de Narbonne. ; J , ^
. > ^ * » •
^ * • wr
t a j 5? Doit i 2 ed by Google
20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Le traité de Trachenburg venait d’adjoindre à
la triple coalition un nouvel ennemi, la Suède; les
victoires de Lutzen et deBautzen, rendues stéri-
les par notre manque de cavalerie, avaient pour-
tant relevé un peu nos affaires; un armistice fut
conclu à Plesswitz; le cabinet médiateur proposa
d’ouvrir un congrès à Prague, sous sa présidence ;
la Russie et la Prusse, désireuses d’entraîner
l’Autriche dans la coalition, acceptèrent avec em-
pressement , et Napoléon , quoique froissé de la
prépondérance que s’arrogeait son ancieu allié,
se résigna aussi à accepter.
C’est à ce moment, quelques jours avant l’ou-
verture du congrès, qu’eut lieu à Dresde, entre
Napoléon et M. de Metteruich , cette fameuse
conversation qui ne contribua pas peu à amener
une rupture de la part de l’Autriche ; en voici
quelques fragments que j’emprunte au récit du
baron Fain, témoin oculaire.
M. de Metternich s’était rendu à Dresde, por-
teur d’une lettre particulière de son maître, en
réponse aux ouvertures faites par Napoléon; il la
remit le 28 juin, dans une audience confidentielle
qui se prolongea pendant une partie de la journée.
M. DE METfERNICU.
21
«Vous voilà donc, Melternich! dit Napoléon en le
voyant. Soyez le bienvenu; mais, si vous voulez la paix,
pourquoi venir si tard? Nous avons déjà perdu un mois,
et votre médiation devient presque hostile à force d’êire
inactive... Je vous ai deviné, Metternich î votre cabinet
veut profiler de mes embarras et les augmenter autant
que possible, pour recouvrer tout ou partie de ce qu’il
a perdu. La grande question pour vous est de savoir si
vous pouvez me rançonner sans combattre, ou s’il vous
faudra vous jeter décidément au rang de mes ennemis.
Vous ne savez pas encore bien lequel des deux partis
doit vous offrir le plus d’avantages, et peut-être ne ve-
nez-vous ici que pour mieux vous en éclaircir. Eh bien ,
voyons, traitons, j’y consens; que voulez-vous? »
Celte attaque était vive. M. de Metternich ap-
pelle à son aide un attirail complet de phrases
diplomatiques.
« Le seul avantage que l'empereur mon maître soit
jaloux d’acquérir, c’est l’influence que communiquerait
aux cabinets de l’Europe l’esprit de modération, le res-
pect pour les droits et les possessions des États indépen-
dants qui l’animent lui-même, etc., etc — Parlez
plus clair, répondit Napoléon en l’interrompant, et ve-
nons au but; mais n’oubliez pas que je suis un soldat
qui sait mieux rompre que plier. Je vous ai offert l’Illyrie
pour rester neutre ; cela vous convient-il ? Mon armée est
bien suffisante pour amener les Russes et les Prussiens à
la raison, et votre neutralité est tout ce que je demande.
« — Ah ! Sire , reprend vivement M. de Melternich ,
pourquoi Votre Majesté resterait -elle seule dans celle
Digitized by Google
22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
lutte? Pourquoi ne doublerait-elle passes forces? Vous
le pouvez, Sire, car il ne -tient qu’à vous de disposer
entièrement des nôtres. »
» *
Aces mots le ton de la conversation fléchit;
l’empereur conduit M. de Metternich dans le ca-
binet des cartes. Après un assez long intervalle
sa' voix s’élève de nouveau.
«Quoi! non-seuL ment PUlyrie, mais la moitié de l’Ita-
lie et de la Pologne! et l’abandon de l’Espagne! et la
Hollaude, et la Confédération du Rtiin! et la Suisse!
Voilà donc ce que vous appelez esprit de modération
qui vous anime ! Au fait, vous voulez l’ilaiie, la Russie
veut la Pologne, la Suède veut la Norwége, la Prusse
veut la Saxe, et l’Angleterre veut la Hollande et la Bel-
gique. En un mot la paix n’est qu’un prétexte; vous n'as-
pirez tous qu'au démembrement de l’empire français!
Et l’Autriche , sans coup férir, sans même tirer l’épée, se
tlatte de me faire souscrire à de teHes conditions! Sans
tirer l'épée! cette prétention est un outrage 1 El c’est mon
beau-père qui accueille un tel projet 1 c’est lui qui vous
envoie!... Ab! Mellernich, combien l’Angleterre vous a-t-
elle donné pour vous décider ù jouer ce rôle contre moi ? »
A ces mots insultants, qu’il n’est plus possible
de reteuir, M. de Metternich a changé de cou-
leur. Uo profond silence succède et l’on continue
de marcher à grands pas. Dans la vivacité de ses
gestes l’empereur a laissé tomber son chapeau ;
on passe et repasse plusieurs foisdevaut. Dans
Digitized by Google
M. 1>E METIKHNICH.
23
toute autre situation M. de MeUeruich se serait
empressé de le relever... l’empereur le ramasse
lui-même... La conversation reprend sur ou ton
plus calme , et en congédiant M. de Mctternieh
l’empereur a soin de lui dire que la cession do
rillyrie n’est pas son dernier mot.
M. de Mettemich sort le cœur ulcéré; à quel-
ques jours de là le congrès s’ouvre à Prague , le
temps se passe en puériles discussions de forme
et d’étiquette; l’armistice expire, et, le 10 août
1813, la déclaration de guerre de l’Autriche, ré-
digée parGentz, un des ennemis les plus acharnés
de Napoléon, et signée par M. de Motternieh, vient
apprendre à l’empereur qn’il est dangereux de ne
pas savoir dompter ses ressentiments et que la co-
lère ne remplace pas la force aux yeux clairvoyants
d’un diplomate.
Il faut le dire, pour être juste et vrai , Napoléon
savait vaincre et imposer des conditions , mais il
ne savait pas négocier, et surtout il De savait pas
se résigner au rôle de vaincs II y a là deux an -
nées, 1813 et 1814, qui brillent des plus beaux
faits d’armes, mais qui présentent de notre côté
une déplorable faiblesse sous le rapport diploma-
Digitized by Google
24 CO MT KM P 011 A INS ILLUSTRES.
tique. Evidemment l’empereur sentait que l’ae-
cession de l’Autriche à la coalition allait l’écraser ;
il avait intérêt à l’empêcher à tout prix de se dé-
clarer contre lui. Le pouvait-il ? Ceci est une ques-
tion que plusieurs oDt résolue négativement. Sans
doute l'Autriche était peu portée pour lui ; sans
doute, ainsi que l’avoue M. de Mellernich lui-
même dans son manifeste, les alliés et son gou-
vernement étaient déjà réunis de principes avant
que les traités eussent déclaré leur union. Il y
avait dans toutes les populations de l’Allemagne
une fermentation si grande, une haine si prononcée
contre le nom français , que l’Autriche n’eût pas
osé, n’eùl pas pu descendre dans l’arène pour
combattre à côté de Napoléon. Mais la neutra-
lité de l’Autriche, et par suite son intervention di-
recte, active et efûcace, pour amener la paix entre
les eontendauts, pouvaient-elles s’obtenir? Il suffit
d’avoir des yeux pour n’en pas douter. 11 est évi-
dent que l’Autriche n’avait alors aucun intérêt et
aucun désir de faire une guerre à mort à l’empe-
reur. La question à cette époque était une simple
question de territoire, et rien de plus. Nous cam-
pions chez l’ennemi ; il était le plus fort et deman-
Digitized by Google
M. DE MBTTERNICH. 25
liait à être débarrassé de nous. Adossés à nos
frontières avec les deux cent mille hommes qui
uous restaient encore, nous eussions dicté la paix ;
mais Napoléon vivait sous l’empire d’une perpé-
tuelle illusion ; après Moscou il parlait du même ton
qu’après Austerlitz. Au momentoù la France épui-
sée demandait du repos à grands cris, où chaque
victoire nous coûtait des milliers d’hommes qui no
se remplaçaient plus, où nos ennemis se recrutaient
sans cesse de troupes fraîches, nous accablaient do
leurs masses et nous refoulaient sur le Rhin, où la
trahison éclatait de toutes parts dans dos rangs,
Napoléonse roidissaitcontre ladestinée, ambition-
nait, comme il l’a dit plus tard, en vrai poëte, la
gloire des reversai proposait sérieusementà l’Eu-
rope armée de traiter avec elle sur le pied du
statu quo ante bellum , c’est-à-dire de rendre à la
Prusse uu pays disloqué et sans frontière, à l’Au-
triche un empire démembré , à l’Allemagne un
protectorat onéreux , à la Russie et à la Suède
des entraves commerciales. Un instant M. de
Metternich lui offre un ultimatum ainsi conçu :
La dissolution du duché do Varsovie partagé
entre la Russie, la Prusse et l’Autriche (Dant-
Digitized by Google
26 CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
zick à la Prusse); le rétablissement des villes li-
bres de Hamboug et de Lubeck ; la reconstruction
de la Prusse avec une frontière sur l’Elbe, la
cession faite à l’Autriche de toutes les provinces il-
lyriennes, ycomprisTrieste (1). Napoléon accorde
quelques points, mais veut garder Trieste, et
oxigequeDantzick reste ville libre ; bref sa réponse
arrive dans la nuit du 10 au 11,: le terme de la
médiation de l’Autricbe a été fixé au 10 ; le mani-
feste de M. de Metternich a paru. 11 faut en référer
à la Russie ; il est trop tard.
Après l’horrible boucherie do Leipzig, la dé-
claration de Francfort et l’invasion de notre ter-
ritoire, un congrès s’ouvre à Châtillon ; Napoléon
accepte les bases proposées, mais là encore, avec
nue opiniâtreté aussi noble -en elle-même qu'in-
tempestive et fatale dans la circonstance, il
chicane sur les détails. Un moment le duc de
Vicence reçoit carte blanche pour traitera tout
prix, et éviter une bataille qui est la dernière es-
pérance de la nation ; cette bataille a lieu ; les
miraculeuses victoires de firienne , de Champau-
bert, de Montmirail, changent les dispositions de
(1) Voir le manuscrit de 1813, par le baron Fain.
Digiiized by Google
M. DE METTERN1CH.
27
l’empereur ; il écrit à l’instaut au duc de Vicence
pour lui recommander de ne rien signer sans son
ordre, parce que, dit-il, «seul je connais ma posi-
« tion. »
■ Il faut des sacrifices, lui répond en toute hâte le duc
de Vicence, il faut les faire à temps: comme à Prague t
si nous n’y prenons garde, l’occasion va nous échapper.
Cette négociation, je ne saurais trop le répéter, ne ressem-
ble à aucune autre. Elle est même totalement l’opposé de
toutes celles que Votre Majesté a dirigées jusqu'ici : nous
sommes loin de pouvoir dominer. On ne veut qu’un pré-
texte, et faute -de nous décider à prendre le parti qu’exi-
gent les circonstances, tout nous échappera. Je supplie
Votre Majesté de réfléchir à l’effet que produira en France
la rupture des négociations, et d’en peser toutes les consé-
quences. *
Ces paroles de M. de Vicence n’étaient que
la reproduction exacte des lettres confidentielles
que lui adressait M. de Metternich. Le chancelier
d’Autriche, il faut lui rendre cette justice , était
alors partisan sincère du maintien de la dynastie
napoléonienne ; ses défiances naissantes contre
la Russie et les liens de famille qui unissaient
l’empereur à son maître rendaient ce sentiment
tout naturel. Il voyait grossir l’orage; la pré-
pondérance qu’il avait exercée de l’autre côté du
Rhin commençait à lui échapper; l’Angleterre sem-
Digitized by Google
28 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
blait se prononcer pour les Bourbons, la Russie pen-
chait de ce côté, et Napoléon luttait encore, exi-
geant avant tout traité l’évacuation du territoire.
* L’empereur Napoléon, disait M. de Metternich,
« nous fait écrire des romans ; il ne comprend
« pas le danger de sa situation. » Enfin Paris ou-
vrit ses portes au prince de Schwartzenberg, et
tandis que François 11 et son ministre s’étaient
arrêtés à Dijon pour ne pas assister à la prise de
la capitale où régnait Marie-Louise , l’empereur
Alexandre , circonvenu par une intrigue de salon,
en présence d’une nation presque indifferente par
lassitude , trancha la question de dynastie.
Tant qu’il s’était agi de poursuivre la victoire,
l’union des alliés avait été complète; il n’en fut
plus tout à fait de même quand il fallut en par-
tager les profits. Chaque puissance reprit alors
ses intérêts particuliers, ses sympathies et ses an-
tipathies naturelles. Le papier me manque pour
parler au long de ce grand remaniement de l’Eu-
rope au congrès de Vienne, interrompu un instant
parles Cent-Jours, et continué après Waterloo; la
France fut mutilée, la Saxe spoliée, la Prusse bi-
zarrement constituée, l’Italie livrée pieds et poings
Digitized by GoOgle
M. I)K MKTTERM1CH.
liés à l’Autriche , lu malheureuse Pologne dé-
pecée, la Belgique accouplée de force à la Hol-
lande. L’acte fédératif du 8 juin, réduisant à
néant les promesses libérales des proclamations
de 1813, reconstruisit pour l’Allemagne le vieil
échiquier féodal, et la Russie, s’alloogeant à tra-
vers la Pologne, étendit ses bras jusqu’à la Prusse.
Si bien que l’abbé de Pradt put dire non sans rai-
son : « La guerre de l’indépendance de l’Europe
« contre la France a üni par l'assujettissement de
« l’Europe à la Russie. Ce n’était pas la peine de
« tant se fatiguer. »
Depuis 1815, M. de Metternicb s’est consta-
ment attaché à maintenir son œuvre ébranlée par
de fréquentes secousses. Les associations univer-
sitaires ne s’étaient pas dissoutes après la vietoire ;
la Burschenschaft s’était étendue comme un ré-
seau sur toute l’Allemagne , l’Italie s’agitait, une
tribune s’élevait à Naples, le Piémont renversait
son roi, l’Espagne emprisonnait le sien, la Pologne
frémissait sous son triple joug, des émeutes en-
sanglantaient les rues de Paris ; partout les peu-
ples se remuaient. Presque au meme instant ,
les deux attentats isolés de deux fanatiques.
Digitized by Google
30 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Sand et Louvel, réveillèrent les rois qui s’endor-
maient dans leur sécurité ; des congrès eurent lieu
à Carlsbad, à Troppau, à Laybacb. Dans ce der-
nier congrès, il fut déclaré aux peuples « qu’il ap-
« pariient aux souverains seuls d’accorder et de
« modifier les institutions en ne restant respon-
« sables de leurs actes qu’à Dieu. ** L’efferves-
cence universitaire de l’Allemagne fut compri-
mée , la tribune de Naples fermée, le Piémont en-
vahi par l’Autriche, et plus tard, à Vérone , le
ministère Villèle se chargea de faire rentrer les
Cortès dans le devoir. En 1824, I l cause des Grecs
trouva M. de Metternich hostile. L’homme d’Etat
voyait de loin la Russie , déjà si menaçante pour
l’Autriche , grandir aux dépens de la Turquie.
Les événements prouvèrent qu’il avait bien vu. et
«
lorsqu’en 1829 la Prusse aveuglée frappait des
médailles en l’honneur des succès de sa redou-
table voisine, M. de Metternich s’occupait acti-
vement, de concert avec l’Angleterre, d’arrêter
Diebitch dans sa marche sur Constantinople.
La révolution de Juillet effraya beaucoup M. de
Metternich ; cet événement menaçait de remet-
tre en question tout le travail de sa longue vie,
Digitized by Google
M. DE METTERNICH.
31
cl il en fut, dit od, véritablement terrifié. Cepen-
dant la prompte nomination de M. deTalleyrand
à Londres, bien quo déplaisante comme symbole
do l’alliance anglo-fraDçaise, le rassura déjà un
peu , certain qu’il était des vues pacifiques du
doyen do la diplomatie européenne; et bientôt,
lorsqu'il vit qu’il avait affaire à un roi des Fran-
çais presque aussi prudent que lui, bien que ce
roi fût un roi élu, c’est-à-dire un être essentielle-
ment antipathique à M. de Metternich, non-seule-
ment il s'empressa de le reconnaître, mais encore
il plaida en sa favuur auprès des autres cours.
La reconnaissance de l’Autriche nous arriva par
Berlin, accompagnée de celle do la Prusse.
Cependant M. de Metternich n’était pas au bout
de ses peines; sans parler de l’agitation bientôt
calmée des universités allemandes, à la suite
de la révolution de Juillet, trois révolutions écla-
tèreqt presque simultanément en Belgique, en
Pologne, en Italie. M. de Metternich aurait bien
voulu les anéantir toutes les trois , mais la France
se déclarait prête à défendre la Belgique ; elle le
prouvait en repoussant le prince d’Orange, et
l’Angleterre se montrait disposée à la laisser agir.
Digitized by Google
32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
De ce côté-là la partie était trop chanceuse pour
la risquer, surtout avec tant d’autres affaires sur
les bras. L’illustre chancelier d’État dut se rési-
gner à abandonner le moins pour conserver le
plus; il céda sur la question belge, et n’eut plus
qu’à s’occuper de la Pologne et de l’Italie.
La révolution polonaise était trois fois odieuse
à M. de Metternich : 1° en sa qualité de révolu-
tion; 2° parce qu’elle menaçait de lui arracher la
Gallicie; 3° parce qu’elle forçait la Russie à un
combat, et à une victoire dont le résultat ne
pouvait être qu’un accroissement de la puissance
russe. Or, si M. de Metternich n’aime pas la France
à cause de ses principes , la Russie ne l’inquiète
pas moins à cause de ses prétentions d’avenir au
gouvernement de tous les peuples slaves; cepen-
dant entre deux maux il fallait choisir le moindre,
ou plutôt le moins prochain. L’Autriche et la
Prusse firent la haie, tandis que le czar exécutait
la Pologne.
Restait la question italienne, question capitale,
et aussi embarrassante que l’autre. Les Etats ro-
mains étaient soulevés, l’incendie pouvait gagner
la Lombardie et Venise, et il s’agissait d’aller
Oigitized oy Gou;
iüügkj
M. DE METTKRXICIf. 3»
éteindre ce feu à deux pas du volcan toujours
grondant qui s’appelle la France. Le ministère
Laffitte avait dit : Si l’Autriche eDtre à Modène,
la guerre est possible; elle est probable si elle
entre dans la Romagne, et si elle eDtre en Pié-
mont , elle est certaine ; de ces trois éventualités,
M. de Metteruich ne craignit pas d’en affronter
deux , la guerre possible et la guerre probable.
Entré d’abord à Modène, il entra ensuite dans la
Romagne; à la vérité la France s’empara d’An-
cône à sa barbe , mais l’Italie fut comprimée , et
la guerre n’eut pas Heu; pour le moment, ce n’é-
tait pas trop mal joué.
Ces questions de fait une fois résolues, l’inquié-
tude de M. de Metternich dut se tourner vers
des difficultés d’ordre plus général ; l’union de
l’Angleterre et de la France semblait se resserrer
chaque jour davantage, le traité de la quadruple
alliance formait comme une sorte de coalition de
l’Europe méridionale et constitutionnelle; com-
ment répondre à cela sinon par une apparence de
ligue septentrionale et absolutiste? Tel fut le but
des conférences de Tœplitz entre 1 empereur de
Russie, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse.
Digitized by Google
34
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
l
Mais M. de Metternich n’était pas homme à s’en-
dormir sur une pareille démonstration; vraie et
sincère quant aux principes, l’union de Tœplitz
était loin d’offrir la même sécurité et la même sin-
cérité quant aux intérêts des trois puissances ; for-
mer une ligue peu sûre n’était quelque chose pour
M. de Metternich qu’autant qu’il parviendrait à
dissoudre une ligue ennemie. Isoler la France en
la séparant de l’Angleterre, rapprocher l’une de
l’autre l’Angleterre et la Russie, deux puissances
aussi opposées d’intérêts que de principes , c’était
au point de vue autrichien faire d’une pierre deux
coups, et atteindre à la fois deux ennemis. Ce
précieux résultat, auquel M. de Metternich tra-
vailla de toutes ses forces, fut enfin obtenu par
le traité du 15 juillet 1840. A la vérité la guerre
a failli en sortir, mais c’eût été encore une fois
une guerre de quatre contre un , et à l’extrême
x rigueur M. de Metternich se fût résigné à une
guerre de ce genre ; du reste, il faut lui rendre
cette justice, lorsqu’il aeu obtenu ce qu’il désirait,
le rusé ministre s’est bien vite interposé pour
que l’affaire n’allât pas plus loin; il a dit à la
Russie et à l’Angleterre qu’il ne fallait pas trop
M. DE METTEBMCH. 35
brusquer la France, il a dit à la France qu’il lu
portait dans son cœur, et la verrait avec le plus
grand plaisir rentrer dans le concert européen.
Tout cela est fort habile assurément comme
moyen de prolonger le statu quo européen , der-
nier mot de la politique de M. de Metternich ;
mais tout cela laisse intacte pour TAutricbe la
question d’avenir, dont la solution seule permet-
tra de juger en dernier ressort la valeur histo-
rique de son premier ministre. De tous les grands
Etats de l’Europe , l’empire autrichien est incon-
testablement celui dont la destinée est la plus incer-
taine. Pressée d’un côté par la Prusse , dont la
puissance matérielle et morale grandit chaque
jour, et qui accapare successivement tous les
éléments de l’unité future de l’Allemagne; mena-
cée de l’autre par la Russie , qui convoite se9
provinces slaves , et travaille sourdement et sans
relâche à l’en déposséder ; placée du côté de la
France dans une inquiétude permanente, et pour
ses principes de gouvernement , et pour la sécu-
rité de jses possessions italiennes, l’Autriche est
dans une situation si compliquée que l’on conçoit
très-bien la passion effrénée et exclusive de M. de
Digitized by Google
36 CONTEMPORAINS 11. LUSTRES.
Metternich pour lo statu quo , et sa réponse à
ce savant Allemand qui lui reprochait d’avoir
trop fait pour le présent et pas assez pour l'ave-
nir : Après moi le déluge.
Les services de M. de Metternich ont été ma-
gnifiquement récompensés; il a reçu de son sou-
verain et des souverains étrangers d’immenses
dotations de biens, tous les honneurs, tous les
titres, tous les cordons imaginables; et l’empe-
reur François lui a de plus accordé, par une fa-
veur spéciale , le droit de mettre dans ses armes
les armes de la maison de Lorraine. Loin d’ébran-
, 1er son crédit , le changement de règne n’a fait
que l’affermir davantage. Son autorité semble
identifiée à l’existence même de l’empire autri-
chien , et l’on peut affirmer qu’il mourra premier
ministre.
M. de Metternich a été marié trois fois : de sa
première femme , la comtesse de Kaunitz, morte
en 1819 , il lui est resté deux filles. La baronne
de Leykam , qu’il épousa en 1827 , lui laissa un
fils ; enfin de son mariage avec la comtesse Ziehy-
Ferraris, en 1831, il a eu un fils et une fille,
r
Digitized by Google
WW
impM MBMtj
/' »fG '9 '. . r .
.-y nui 7 of>
M. ALFRED DE VIGNY.
ii ; 74Jot
.Gdiii.:
Je crois fermement en une vocation
ineffable qui m’est donnée, et j’y crois à
cause de la pitié sans bornes que m’ins-
pirent les hommes, mes compagnons en
misère, et aussi à cause du désir que je
me sens de leur tendre la main et de les
élever sans cesse par des paroles de com-
misération et d’amour.
A. nE Vigny, Stello, page 58 .
Par delà les Charaps-Élysées, dans une des rues
les plus tranquilles de Paris, il y a une maison
de modeste apparence vers laquelle s’achemine
en pèlerinage, une fois la semaine, une joyeuse
phalange de littérateurs et d’artistes jeunes ou
vieux, illustres ou obscurs. Cette maison est ha-
bitée par le plus gracieux, le plus chaste, le plus
sobre de nos poêles. Ce rêveur au large front, au
parler doux, au noble et mélancolique regard, qui
vit là enseveli dans le recueillement, la médita-
tion et la solitude gui est sainte, comme dit le
T. u. * ^
Digitized by Google
2 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Docteur noir dans Stello, c’est M. le comte Alfred
de Vigny.
Entre tous ceux qui ont reçu le don de poésie,
nul n’a voué à sa muse un culte plus fervent et
plus pur. Lui aussi ne l’a point traînée dans la
rue, celte muse, pour Yatteler hurlante au char
des factions ; il ne l’a point mutilée pour la jeter
en pâture à tous les appétits du jour ; il ne l’a
point pressée de produire; il ne lui a point arra-
ché par la violence de froids transports et des
caresses infécondes ; il ne l’a pas non plus dé-
tournée des choses du présent pour l’enfermer
dans une puérile et égoïste contemplation. Il lui a
montré la vie, mais de haut, et sans lui permettre
d’y souiller sa blanche robe. Il lui a dit de prêter
l’oreille aux millo bruits du monde et de les re-
produire on un chant mélodieux ; et alors, comme
la voix de la muse s’éveillait suave et triste au
cœur du poète, il s’est trouvé que le chant du
poète a été triste aussi, mais d’une tristesse adou-
cie, contenue, amollie, comme un son lointain
qui se prolonge et s’épure en passant par un
double écho.
Celui-là risquerait do s’égarer qui voudrait
Digitized by Google
M. ALFRED DE VIGNT. 3
construire la biographie de M. de Vigny à l’aide
de ses livres ou demander à sa vie le secret de
cette teinte assombrie qui fait le fonds et le
charme de ses inspirations. La faculté de souffrir
dans les autres est un privilège des belles âmes et
une source inépuisable de poésie. La douleur rê-
vée se rend mieux parfois que la douleur sentie:
celle-ci s’irrite, s’exagère et crie ; celle- là s’écoute,
s’analyse et pleure. Dans les œuvres de M. de
Vigny la religion du moi , assez commune à plus
d’un poëte qui se chante lui-même ou se person-
nifie volontiers dans son héros, est peu saillante;
on devine, en y regardant de près, que celui qui a
si bien compris les rudes misères du poëte et les
angoisses cachées du soldat s’est approprié avec
amour des souffrances qui n’étaient pas siennes ;
que, sous l’uniforme comme sous le frac, il a tra-
versé la vie en spectateur plus qu’en acteur, mais
en spectateur attentif, ému, silencieux, ardent de
charité, aimant la douleur comme d’autres aiment
la joie, se donnant à elle corps et âme pour la
sonder, la disséquer à son aise, et faisant, jeune
encore, ainsi qu’il l’a dit lui-même, son profit de
tout pour l’avenir.
Digitized by Google
4 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
M. le comte Alfred de Vigny appartient à une
vieille race militaire originaire de la Beauce ; son
père, officier de cavalerie sous Louis XV et Louis
XVI, épousa en Touraine la fille de l’amiral Ba-
raudin, et c’est dans la jolie petite ville do Loches
que naquit notre poëte, le 27 mars 1799. Son en-
fance s’écoula dans le château de Troncliet, en
Beauce. À peine au sortir du berceau il était déjà
sérieux et attentif.
r *'
* J'aimai toujours à écouler, a-t-il dit plus tard, et quand
j’étais tout enfant, je pris de bonne heure ce goût sur lés
genoux blessés de mon vieux père. Il me nourrit d’abord
de l’iiisloire de ses campagnes, et, sur ses genoux, je trou-
vai la guerre assise à côté de moi ; il me montra la guerre
dans ses blessures, la guerre dans les parchemins et le
blason de ses pères, la guerre dans leurs grands portraits
cuirassés appendus aux murs du vieux château. Je vis
dans la noblesse une grande famille de soldats héréditaires,
et je ne songeai plus qu’à m’élever à la taille d’un soldat, a
Vers la fin de l’Empire le jeune Alfred de Vigny
fut envoyé à Paris et placé dans l’institution de
M. Hix. Ici encore laissons-Ie parler lui-même.
« Je fus, dit-il, un lycéen distrait. La guerre était de-
bout dans le lycée; le tambour étouffait à nos oreilles la
voix des maîtres, et la voix mystérieuse des livres ne nous
parlait qu’un langage froid et pédanlesque. Les loga-
Digitized by Google
M. ALFRED DE VIGNJf-. 5
rithmes et les tropes u'élaienl à nos yeux que des degrés
pour monter ù l’étoile de la Légion-d’IIonneur, la plus
belle étoile des cicux pour des enfants..... *
Le jeune écolier ne resta pas longtemps dans
sa pension ; sa famille, effrayée de cette passion ar-
dente pour la guerre, à une époque où la France
commençait à s’en fatiguer', le confia aux soins
d’un précepteur, et s’efforça, mais en vain, de
le distraire de ses penchants ; il fallut absolu-
ment en faire un soldat. La Restauration arriva sur
ces entrefaites, et, à peine âgé de seize ans, le
jeune de Yigny fut placé dans les mousquetaires
rouges de la maison du roi. On sait qu’aux Cent-
Jours les compagnies rouges accompagnèrent
Louis XVIII jusqu’à la frontière ; M. de Vigny
partitavec elles, et, durant quatorze ans de service,
le destin a voulu que ce fût là sa première, sa seule
campagne. En 1816 les compagnies rouges furent
suppriméeset il passa dans l’infanterie de la garde.
Alors commença pour le belliqueux gentilhomme
la période du désenchantement ; il avait rêvé lo
champ de bataillé, il trouvait le Champs-do-Ma rs;
en guiso de camp il avait la caserne, et la parade
en guise du combat. Enfaut, il s'était vu entrant
Digitized by Google
S CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
en vainqueur dans les villes conquises ; soldat, il
lui fallait traîner un sabre inoffensif de garnison
en garnison.
Ne trouvant pas dans le métier des armes ce qu’il
y cherchait, la guerre, M. de Vigny se tourna vers
la poésie, ou mieux il sentit dès lors ce qu’il a expri-
mé plus tard, c’est-à-dire qu’il avait pris une flamme
de jeunesse pour une irrésistible vocation, que sa
carrière était une méprise, qu’il portait dans une
vie toute active une nature toute contemplative,
qu’il était né poète, et qu’il s’était à tort fait sol-
dat ; et pourtant il attendit longtemps encore,
n’osant quitter l’épée par honneur et craignant
que le jour de sa démission ne devînt la veille d’une
campagne. En 1823 il passa dans la ligne, espé-
rant qu’il allait enfin lui être permis de brûler une
amorce en Espagne ; le sort lui refusa cette fa-
veur; il lui fallut assister à l’expédition l’arme au
bras, cantonné dans les Pyrénées ; et le seul tro-
phée qu’il en rapporta furent deux de ses poèmes,
Dolorida et le Déluge. Enfiu, deux ans après son
mariage, qui eut lieu en 1826, il se décida à se
débarrasser du hausse-col prosaïque et à déposer
pour toujours ses épaulettes de capitaine d’infan-
Digitized by Google
M. ALFRED DE VIGNY. T
terie, si ennuyeusement et si péniblement ac-
quises.
Daus l’intervalle les ailes de la muse avaient
grandi ; la poésie gagnait du terrain et les vers
coulaient de source. En l’an de grâce 1822 il n’y
avait certes pas dans toute l’armée française un
officier de vingt-trois ans dans le genre de celui-
là. Pendant que toute cette jeunesse vauiteuse ,
fumeuse, joueuse, batailleuse, se pressait dans
les estaminets autour des billards ou ailleurs, le
poète dépaysé, grave et rêveur, s’en allait se pro-
mener à l’écart une partie de la journée, avec
quelques vieux officiers de l’Empire, au dos voûté,
à la moustache grisonnante, soldats de fortune
lils de leur épée , silencieux et froids comme des
Trappistes devant des sous-lieutenants présomp-
tueux et bardés de science , mais bienveillants ,
expansifs et causeurs avec ce jeune compagnon
d’armes qui vénérait leur mâle caractère, prêtait
à leurs récits incultes et beaux de vérité une at-
tention sérieuse, avide, et les aimait comme
Desdémona aimait Othello, de toute la grandeur
des dangers qu’ils avaient affrontés. Quand ve-
nait le soir, M. de Vigny retournait à son réduit
Digitized by Google
8
C0M£MPQRA11\S ILLUSTRES.
solitaire, ouvrait la Bible ou Homère, murmurait
quelques fragraenis d’André Chénier, publiés par
M. de Chateaubriand dans le Génie du Christia-
nisme ; et à mesure que la nuit adorée montait
au eiel, l'inspiration descendait dans son âme,
s’épanchait à (lots harmonieux , et il écrivait ses
poëmcs, poëmes étranges pour l’époque, et qu’ou
dirait souveot bien plutôt éclos sous le froc de
quelque jeune Béuédjctin fervent, naïf et rêveur,
que sous le schako d’un sous-lieutenant (1). Non
pas que ces poésies ne tiennent au, mouvement
général qui commençait alors à entraîner les
- r
esprits dans les voies do l’idéalisme , et qu’elles
(I) J’ai eu communication d’une lettre de M. de Vigny
écrite vers ce temps-là, ou plutôt deux ans plus tard , de
l’au, où il tenait garnison, à la fin de 1824. A cette époque,
il avait déjà publié quelques-unes de ses poésies. Cette let-
tre est en grande partie consacrée à la politique. Le jeune
officier exprime à ce sujet des idées de royalisme très-pro-
noncées; mais clic se termine par quelques lignes plus pré-
cieuses pour moi, en ce qu’elles rendent bien les disposi-
tions d’esprit dont je parlais plus haut. « Ma Cible, y est-il
« dit, quelques gravures anglaises, me suivent comme mes
« pénates, et je passe de mon épée à ma plume ici comme
« partout. Je ne sais rien de Paris, où l'on dil qu’on m'ex-
u communie, comme je vous l'avais prédit, et je travaille
m comme si l’on devait uic lire : chacun a ses illusions et scs
■ besoins. *
Digitized by Google
M. ALFRED DE VIGNY.
9
ne puissent jusqu'à un certain point se rattacher
aux premières inspirations de Lamartine et de
Victor Hugo ; mais il y a en elles un certaiu ca-
ractère d.’étraDgeté dans la forme, quelque chose
de laborieusement négligé, un certain vague qui
laisse l’âme inassouvie, mais doucement émue et
mollement bercée. Sauf quelque poèmes tels
qu ’JEloa, Moïse, Iléléna, qui sont des créations
complètes et finies, la plupart des pièces qui com-
posent le recueil de M. de Vigny ont trait à des
pensées fugitives soudainement entrevues et aus-
sitôt enchâssées dans un petit drame; on seul
que l’inspiration est venue abondante, mais que
le poêle n’a pas voulu lui donner tout son dévelop-
pement de peur-do lui faire perdre de sa fraîcheur ;
ce sont autadt d’épopées à l’état rudimentaire ,
d’admirables esquisses, mais enfin des esquisses.
Parcourons-lcs rapidement et par rang d’âge :
Symvtha, qui date de 1815 (le poète avait seize
ans alors), est une élégie grecque dans le genre
d’André Chénier; c’est une réminiscence de la
■blanche Nccre.
Ncerc, ne va pas te conllcr aux Ilots
De peur d’être déesse, etc., etc,,
Digitized by Google
10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
disait Chénier.
Je vais mourir, hélas! Symctha s’est fiée
Aux flots profonds ; l’Attique est par elle oubliée,
dit M. de Vigny ; c’est le même parfum antique
dans la peDsée et dans la forme, mais c'est une
imitation: M. de Vigny n’est pas encore lui ; j’en
dirai autant delà Dryade , du Bain, de la Som-
nambule et de quelques autres morceaux qui sont
de cette première époque de la vie du poète. Moïse
découle d’une autre source d’inspirations. Malgré
son titre biblique, Moïse est une étude psycholo-
gique toute moderne, pleine de hardiesse et de
profondeur. Le néant de la puissance, l’isolement
douloureux du génie qui marche triste et seul dans
sa gloire, qui ne peut ni aimer ni être aimé, et
qui demande à s'endormir du sommeil de la terre ,
telle est l’idée que M. de Vigny a développée en
beaux vers ; dans ce pieux et précoce instinct des
douleurs secrètes du génie en lutte avec lui-même,
en attendant qu’il apparaisse au poète luttant avec
le monde extérieur, on pourrait déjà voir poindre
Stello. La Fille de Jephté, la grande et magni-
fique scène du Déluge , la Femme adultère bril-
lent de cette profusion d’images particulière au
Digitized by Google
M. ALFRED DE VIGNY.
11
génie biblique ; le début de la dernière pièce m’a
rappelé de beaux vers du .Moïse de M. de Chateau-
briand ; la similitude d’idées et de forme est d’au-
tant plus frappante qu’elle est purement fortuite,
car le Moïse, déjà composé, je crois, à cette épo-
quo, en 1 81 9, n’a paru que beaucoup plus tard.
Dolorida est le plus beau de tous ces petits dra-
ines de deux cents vorsque M. de Vigny aime tant,
et qu’il a reproduits dans Madame de Soubise ,
la Neige , le Cor, et quelques autres morceaux.
Dolorida, rêvée aux pieds des Pyrénées, est une
Espagnole jalouse ; son époux la trompe, il est
aux pieds d’une autre; elle l'attend, il revient
pour implorer son pardon avant de mourir, car
il se sent dévoré par une flamme inconuuu qui
circule dans ses veines; elle l’écoute impitoyable,
et lui :
Oh! parle ; mon cœur fuit, quille ce dur langage.
Qu’un regard.... Mais quel est ce blanchâtre breuvage
Que tu bois à longs traits et d’un air insensé ?
— Le reste du poison qu’hier je t’ai versé.
Avec cette donnée d’au très auraient composé un
gros livre ; M. de Vigny en a fait uno miniature dé-
licieuse, un peu incomplète peut-être, caries Iran*
Digitized by Google
12 CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
sitious y sont brusques, mais du resta plciue de
vie et de mouvement, pure, harmonieuse, irré-
prochable quant à la forme, sauf deux périphrases
qui me paraisseot alambiquées, dont Tune siguilie
chemise et l’autre pendule.
J’arrive à Eloa, le chef-d’œuvre poétique de
M. de Vigny, qui date de la même année 1823 et
qui a été composé dans les Vosges : ou a souvent
comparé Eloa h laMcssiade de Klopslock; pour
moi je n’ai jamais bien compris quels rapports il
pouvait y avoir entre uu poème immense, bril-
lant per partes , mais inégal, dépourvu d’unité
et d’ensemble, délayé parfois dans un pathos in-
compréhensible et perdu eu d’interminables lon-
gueurs, comme l’est celui de Kiopstock, et uu
poème dont ce o’est pas le moindre mérite de for-
mer un tout admirablement fini dans sa petitesse,
modelé avec un art exquis du premier au dernier
vers, constamment clair et harmonieux dans la
forme, constamment logique dans la déduction
t- t *j t
des idées, et si heureusement mélangé de grâce,
d’éclat, de chaléur et de passion. Füssly disait ,
non sans raison, de la Messiade , que les dix pre-
miers chauts étaient le chaut d’uu cygne, et les
Digitized by Google
\
M. ALFRED DE VIGNY. 13
dix derniers le croassement d'un corbeau. Du
commencement à la fin Eloa est un chant de cy-
gne. Le grand écueil des poésies fondées princi-
palement sur la spéculation intuitive, c’est l’ob-
scurité; écueil que n’a pas évité le grand Milton
lui-même, et qui apparaît surtout dans la partie
descriptive. Il est difficile, en effet, de peindre
avec clarté ce qu’on ne voit que des yeux de
l’esprit. Toutes les visions extatiques, à commen-
cer par V Apocalypse, le sublime du genre, pré-
sentent une éternelle confusion qui résulte du
mélange de la réalité terrestre et de l’idéalité
séraphique. L’homme est un ange tombé qui se
souvient des deux, a dit un poète; oui , mais il
s’en souvient vaguement, comme on se souvient
de sa toute première enfance, et quand il en parle,
surtout quand il le décrit, sa parole est souvent
confuse, illogique, incohérente, velut œgrisom-
nia. M. de Vigny ayant à parler du ciel s’est
beaucoup aidé de la terre, et il a bien fait ; je ne
sache personne qui ait le droit de préciser en quoi
consiste la couleur locale dans la peinture du pa-
radis. M. de Vigny a du reste passé très-légère-
ment sur la description du séjour de Dieu et des
Digitized by Google
14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
anges, et il a encore bien fait. En revanche il a
appuyé sur la partie dramatique de son œuvre;
pour être idéal il n’a pas complètement cessé
d’être humain ; son Éloa est une femme, mais une
femme divinisée. Par ce moyen M. do Vi-
gny est parvenu à composer un poëme reli-
gieux qui joint à des beautés épiques de l’ordre
le plus élevé tout l’intérêt d’un roman simple
et touchant. Je voudrais pouvoir en citer quel-
ques fragments pour ceux qui, par hasard, ne
l’auraient pas lu, mais il faudrait tout citer. Je me
contenterai d’analyser succinctement l’idée-mèrc
du poëme, qui présente au plus haut degré ce ca-
ractère de délicatesse et de ferveur spiritualiste
particulier à M. de Vigny.
Lazare vient de mourir; Jésus s’émeut à la vue
du cadavre qu’il va rendre à la vie, et laisse tomber
une larme ; cette larme divine est recueillie par
les Séraphins ; ils l’enferment dans une urne de
diamant et l’apportent aux pieds de l’Éternel qui
d’un regard la féconde.
Od vit alors, du sein de l’urne éblouissante,
S’élever une forme et blanche et grandissante.
C’était ÉJoa ; la vierge apparaît si belle que
Digitized by Google
M. ALFRED DE VIGNY. 15
•
tous les habitants des cienx se presseiît en foule
autour d’elle pour l’admirer. Née d’une larme
do pitié, Éloa ne vivra que pour consoler et bénir :
ce sera l’ange gardien des anges. Un jour ses
compagnes lui racontent l’histoire de Lucifer, le
révolté banni des cieux et précipité au fond des
abîmes, qui gémit, qui est seul, et que personne
n’aime ;
Et l’on crut «ju’Eloa le maudirait; mais non,
L’eflroi n'altéra point son paisible visage.
t
Une larme brilla seulement au bord de sa pau-
pière : c’était une larme de pitié et déjà presque
une larme d’amour. Rêveuse et triste par la pensée
qu’il existait quelque part une douleur qu’elle
ne pouvait consoler, la vierge archange ouvrait
ses ailes d’or, s’envolait à l’écart vers des sphères
inconnues, et de là planait rêveuse sur les abîmes,
lorsqu’elle aperçoit au loin à ses pieds un pâle et
bel adolescent mollement couché sur un lit de va-
peurs ; uDe voix douce et triste s’élève jusqu’à elle.
D’où viens-tu, belle archange? où vas-tu? etc.
Rien n’égale la grâce avec laquelle le poète a
décrit cette scène de séduction ; la fourberie insi-
nuante de Lucifer, l’effroi pudique de la viergo
Digitized by Google
16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
qui s’éloigne d’abord comme une baigneuse sur-
prise, monte en reculant sur sa route étoilée, et
ferme sa paupière d’or pour fuir ce regard impur
qui la fascine; la voix du tentateur qui poursuit, de
plus en plus désolée, suppliante, brisée de sanglots;
la pitié luttant dans le cœur d’Éloa contre la pu-
deur et l’épouvante; le remords simulé et l’ar-
dente prière de l’un ; l’incertitude et les angoisses
de l’autre, qui s’émeut de cette douleur, voudrait
consoler ce désespoir, et tremble en face du danger
qu’entrevoit sa timide innocence, descend, remonte,
plane à distance, rougit, hésito et pleure; toutes
ces nuances délicates sont admirablement tou-
chées; les comparaisons et les images abondeut :
vous diriez une pluie de fleurs et de diamants. En-
fin la pudeur est vaincue par la pitié.
.... Descends jusqu’à moi, car je ne puis monter,
s’écrie la voix perfide.
Je t’aiuie et je descends; mais que diront tes cieux ?
murmure Éloa en tombant dans les bras du ravis-
seur; et alors la voix s’élève, triomphante, cruolle,
0
infernale.
Digitized by Google
M. ALFRED DE VIGNY.
17
J'enlève mon esclave et je tiens ma victime.
— Tu paraissais si boni oh! qu’ai-je fait? — Un crime,
répond l’impitoyable voir.
Seras-tu plus heureux du moins ; es-tu content?
— Plus triste que jamais. — Qui donc es-tu? — Satan.
L’avant-dernier vers est sublime; cette simple
parole d’Éloa , se consolant presque de sa ruine
par l’espoir qu’elle aura allégé une souffrance, est
toute une personnification de la femme dans ce
qu’elle a de plus étliéré, de plus divin : l’abnéga-
tion et le dévouement. Je n’ai jamais pu lire ce
vers sans me perdre en rêveries ; il me semble
que pour l’avoir trouvé il n’a pas suffi d’être poêle
et grand poète ; il est de ces mots dont on se sou-
vient, mais qui ne se devinent pas.
Uq critique aussi élégantque judicieux, M. Sain- .
te-Beuve, qu’il est dangereux de lire quand on veut
rester soi, et que j’ai trop lu peut-être pour que
cette notice soit tout à fait mienne quant au fond,
en parlant du curieux travail de cristallisation que
M. do Vigny fait subir à sa pensée , siguale le
côté terrcstro do l’admirable poème d’ZsYoa(l).
J’ai dit que celte faculté d’idéaliser le réel sans le
(I) Critiques et portraits Ulfcraircs, t, III, p. 153,
Digitized by Google
iB CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
détruire est le plus beau côté de la poésie deM. de
Vigny. Dans ses poèmes comme dans ses romans,
il est quelquefois minutieux, un peu affecté, mais
toujours élevé et toujours saisissable. Dans la des-
cription surtout, il est admirable de fécondité,
do clarté et de vérité. Lisez Eloa , Stello ou
Laureile; presque à chaque page vous trouverez
un petit tableau plein de grâce dans la disposition
des figures et de netteté dans le contour. Si j'é-
tais peintre comme Scheffer, j’apprendrais par
cœur les livres de M. de Vigny, et j’aurais dans
mon cerveau toute une provision de toiles char-
mantes.
Comme poète, l’auteur iïEloa est certainement
au niveau de tout ce que nous avons de plus grand ;
comment se fait-il donc que sous ce rapport le vul-
gaire le range un peu en seconde ligne? car, il
faut bien lo dire , ses vers sont loin d’avoir la
même popularité que ceux de Victor Hugo ou de
Lamartine ; peut-être même cet insuccès au début
est-il le principal motif qui a tourné vers la prose
une organisation éminemment rkylhmique , si l’on
peut pür.lci ainsi. Cettefroideurdu public touchant
les poèmes de M. de Vigny tient, ce me semble, a
Digitized by Google
M. ALFRED DE VIGNY. 19
plusieurs causes qu’il serait trop long de dévelop-
per et dont je me contenterai d’indiquer la prin-
cipale.
En 1824, époque où parurent la plupart des
poèmes de M. de Vigny, la tendance spiritualiste
et rêveuse était déjà fortement prononcée; Byrou
d’une part et puis Lamartine avaient donné et
propagé le mouvement; mais cette tendance était
toutdmprégnée d'individualisme ; on faisait de la
poésie intime et personnelle , on se chantait soi-
f
même directement, comme l’auteur des Médita-
tions , [indirectement, comme l’auteur de Child-
Harold ; et au moment où le public avait pris le
plus grand goût à ce lyrisme analytique , à cette
psychologie poétique , M. de Vigny venait lui
offrir des vers où le poêle s’effacait presque com-
plètement pour ne laisser voir que la poésie ; des
vers dont la forme étrange et nouvelle ne relevait
de personne , si ce n’est de Chénier en quelques
endroits seulement , et dont le fond, bien qu’il
tînt à l’époque par le côté idéaliste, s’en éloignait
visiblement par un caractère très-prononcé de
généralisation , par le tour d’une pensée bien
moins individuelle qu’/wmame. Les poèmes anti-
Digitized by Google
20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
ques , bibliques et modernes , du jeune officier fu-
rent donc en général peu appréciés, hormis dans
quelques cercles choisis de Taris, qu’il fréquen-
tait très - assidûment tant qu’il resta dans la
garde royale, et auprès desquels il venait so re-
tremper de temps en temps une fois qu’il eut passé
dans la ligne. Encore aujourd’hui, soit que le pro-
sateur ait fait oublier le poète, soit que cela tienne
à l’indifférence générale en matière de poésie, la
froideur premièro subsiste, et si j’ai insisté plus
particulièrement sur cette partie des ouvrages do
M. de Vigny, c’est qu’elle me paraît bien à tort
sacrifiée à l’autre; car, je lo répète, dans tout ce
que notre siècle a produit de beau, je ne connais
rien de plus beau qu 'Eloa.
Cinq-Mars, commencé au pied des Pyrénées,
continué de garnison en garnison , complété à
l’aide de fréquents voyages à Paris et de longues
visites à la Bibliothèque royale, fut publié en 1826.
Un critique (1) a dit queco roman n’avait « pas con-
« quis tout d’abord l’attention et la sympathie
« qu’il méritait. » S’il m’en souvient bien, Cinq-
Mars eut au contraire un succès aussi prompt
(I) M. Gust, Planche, Poitrails littéraires, t, H, p. 179,
Digitized by Google
M. ALFRED DE VIGNY.
21
quo légitime; il avait déjà eu quatre éditions eu
1829. Ce n’est pas ici le lieu d’analyser un livre
que tous ont lu. Il n’est personne qui n’ait présent
à la mémoire la charmante création do Marie do
Gonzague, le touchant épisode d’Urbain Grandier,
la grande et noble figure de De Thou; l’esquisse
légère, mais vraie d’Anne d’Autriche; la tête un
peu exagérée, mais belle, de Cinq-Mars ; le triste et
faible visage do Louis XIII. J’avoue que j’aimo
moins le portrait de Richelieu; je m’en défie un
peu ; et à ce propos je dirai un mot sur la manière
dont M. do Vigny me semble en général aborder
l’histoire. Lui aussi la traite quelquefois assez dé-
daigneusement ; il ne la transforme pas de haut en
bas comme le fait souvent M. Hugo, mais il ne so
contente pas non plus de l’exhumer, commeWalter
Scott, daüs toute sa vérité, en l’illuminant de poé-
sie; il y entre en homme qui a pris son parti de
faire bon marché de la plus grosse réalité pour
peu qu’elle contrarie scs penchants. Bien diffé-
rent en cela des écrivains de l’école fataliste ,
M. do Vigny parcourt l’histoire avec une aversion
instinctive et prononcée pour le succès; les forts
et les vainqueurs sont toujours ceux qu’il n’aime
Digitized by Google
22
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
pas ; les faibles et les vaiDcus, ceux qu’il aime. Uo
tel sentiment est beau sans doute et digne d’une
grande âme. Appliqué aux œuvres de pure imagi-
nation, il peut enfanter des livres gracieux, con-
solateurs, bienfaisants; mais quand il s'agit de
reproduire un drame historique avec toutes ses
péripéties, de toucher à des faits et à des hom-
mes souvent très-rapprochés de nous, il n’est, ce
me semble, pas permis au narrateur d’abuser de
cette sorte de charité poétique qui le porto sans
cesso à faire des petits les grands et des grands
les petits. Si le vaincu n’a pas toujours tort en
politique, il a souvent tort. La première beauté
d’une page historique, c’est la vérité; la poésie no
vient qu’après. Or, il est dans les œuvres de M. do
Vigny bon nombre de pages qui me paraissent
choquer, je n’oserais dire la vérité , mais très-
certainement lavraisemblanco. Ainsi, sans parler
ni de son Richelieu qu’il a vu trop souvent avec
les yeux de Bassompierre , et qui ne me semble
guère plus authentique que celui de 1V1. Hugo, je
citerai comme modèle de cette tendance à arran-
ger, farder, rapetisser, et par suite à défigurer
l’histoire, la page d’ailleurs fort belle de style et
Digitized by Google
r
M. ALFRED DE VIGNY. 23
d’animation oùM. de Vigny raconte dans l’épisode
du capitaine Renaud (Servitude et Grandeur mi-
litaires) une conversation entre le pape Pîè VII et
Napoléon. Tout le monde sait combien l’empereur,
trop souvent brusque et impérieux, était souplé,
moelleux , insinuant quand il le voulait ; tout le
monde sait aussi, et les faits eux-mêmes le prou-
vent, que dans ses rapports personnels avec PieVlI,
en 1813, il a déployé au plus haut degré ce talent
de captation qu’il tenait en réserve. Le concordat
de Fontainebleau, concession immense, surprise
à l’aide d’une parole mielleuse dans un téte-à-tête,
est là pour témoigner de l’influence que Napoléon
exerça souvent sur le faible et vénérable pontife.
J imagine que M. le baron Fain, secrétaire par-
ticulier, qui nous a si bien décrit ces relations
entre le pape et Napoléon, a dû pousser un terri-
ble bolà ! s’il a lu ces quelques pages où M. de
Vigny, tout en conservant à Napoléon l’originalité
du langage qui lui était propre, a trouvé le moyen
de le transformer en une espèce de Croquemitaine
tautôt féroce, tantôt goguenard, et passant subi-
tement de la plus grossière fureur au plus eitrêrae
abattement. Le commediantel le tragediante! du
l
24 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Satni-Père fait très-bon effet dans la narration,
mais il faudrait l’hvoir entendu pour y croire.
J’en dirai autant de plusieurs scènes de l’épisode
de, Chénier, dans Stello, notamment de celle qui se
passe chez Robespierre. Dieu me garde de vouloir
faire do MM. les triumvirs des géants, comme c’est
la mode aujourd’hui. J’admets volontiers que tuer
pour ne pas être tué était le fonds de la science po-
litique d’alors; mais ces hommes, à qui le sentiment
de leur situation devait forcément donner une
sorte de gravité, au moins dans la tenue, M. de
Vigny vous les peint si petits, si ridicules, si ab~
surdes , si bêtement charlatans , qu’en vérité, si
l’on en croyait le peintre, on ne saurait comment
qualifier la nation qui se laissait mener et décimer
par eux (1).
(i) Si l'on voûtait Se convaincre combien ces sortes de
Sujets, si scabreux, si enflammés, qui exigent avant tout de
la justesse, de l'exactitude et du sang-froid dans celui qui en-
treprend d’y toucher, conviennent peu aux imaginations ro-
manesques , il suffirait de comparer aux portraits de Robes-
pierre ou de Saint-Just, par M. de Vigny, les portraits des
mêmes hommes par M. Nodier; ce sont des charges en sens
contraire, l'une en mesquin, l’autre en grandiose. Bien que
je répugne beaucoup plus aux charges historiques de M. No-
dier qu’à celles de M. de Vigny, il est évident pour moi que
la ressemblance n'est ni d’un côté ni de l’autre.
Digitized by Googl
25
r — ~ —
M. ALFRED DK VIGNY.
rj
Il y a aussi , dans lu tableau de la prison de
Saint-Lazare , un épisodo du jeu à la guillotine
qui est par lui-même assez extraordinaire pour
qu’ou eût été bien aise de voir M. de Vigny étayer
son récit de quelques témoignages un peu plus
sérieux que celui du Docteur noir. Je connais un
très-haut personnage politique, jadis prisonnier à
Saint-Lazare, à l’époque même décrite par M. de
Vigny, qui professe poor le récit du spirituel ro-
mancier une aversion si prononcée qu’il n’a pu
s’empêcher d’en faire l’objet spécial d’une réfu-
tation destinée à ligurer dans ses Mémoires pos-
thumes. J’annonce à M* de. Vigny cette contradic-
tion d’un éminent témoiu oculaire.
Parfois il arrive que M. do Vigny, dans son
\
dédain pour le succès en politique, pousse jus-
qu’au puéril la théorie voltairienne des grands
effetseldespetitcs causes. Ainsi, savez-vous pour-
* quoi la victoire resta aux conventionnels dans la
fameuse journée du 9 thermidor? comment Tal-
lieu et les autres renversèrent le sanglant trium-
virat de Robespierre, de Saint-Just et de Couihou?
Vous attribuez peut-être cet important résultat à
Ja haine, à la vepgeance , à l'énergie surexcitée
Digitized by Google
26 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
par la crainte, à toutes ces passions que mettent
en jeu les grandes crises politiques? Détrompez-
vous. Si les destinées de la France oDt été chan-
gées au 9 thermidor, c’est parce que le long et
apathique canonnier Blaireau (dont le portrait est
du reste délicieusement tracé), au moment de
faire feu sur les salles du Louvre, et de trancher
ou plutôt d’emporter la question, rencontre sous
la roue de sa pièce un -petit trottoir usé, qui l’em-
pêche de la pointer académiquement. Il se couche
alors sur son canon en artiste découragé, éteint
sa mèche, allume sa pipe, et grâce à lui, à luisent,
la Convention triomphe de la Commune. Et voilà
M. de Vigny oui consacre une belle apostrophe
d ? une page à Blaireau, grand homme inconnu !
Tout cela est charmant, fort pittoresque, fort
amusant ; mais comme cela est dit d’un très-grand
sérieui, comme Stello s’écrie :« Oui, cela dut se
passer ainsi! » le lecteur tant soit peu ébouriffé
est bien aise de so rattraper à la réponse du Doc-
teur noir. — «Mes histoires, dit le conteur, sont,
» comme toutes les paroles des hommes, à moitié
« vraies. » A moitié ! le Docteur noir se fait bien
de l’honneur. Toujours est*il qu’il y a, ce me sem-
Digitized by Google
M. ALFRED DE 57
ble, une sorte de danger à abuser ainsi du droit
qu’a le poëte de s’emparer de la réalité historique,
surtout quand elle nous touche de si près, et qu’elle
tombe dans les mains d’un talent aussi élevé
que M. de Vigny. Ce fatalisme dédaigneux, pro-
fessé de si haut, est peut-être plus nuisible quo
l’autre ; dans les deux systèmes , l’humanité est
considérée comme une marionnette ; seulement,
dans l’un , c’est l’homme de la destinée qui tient
le fil ; dans l’autre, c’est le premier bateleur qui
- passe. Au milieu de tout cela, que deviennent la
conscience, la raison, la liberté humaines et la vé*
rité historique ?
Après ces quelques réserves de détails , qu’il
m’était impossible de ne pas faire, je m’empresse
de rentrer dans mon admiration sincère et dans
l’ordre chronologique des faits.
Eu 1828, M. de Vigny traduisît V Othello de
Shakespeare , qui fut joué au Théâtre- Français
le 25 octobre 1829. Ce fut un événement; le
drame romantique parvenait enfin à aborder
notre première scène dans la personne du vieux
Will, son créateur. Le succès fut vivement dis-
puté entre les amis et les eunerais; le vrai public
Digitized by Google
28 CONttEMPOBAINS ILLUSTRES.
». i
resta neutre et impartial. Il applaudit à outrance
d’admirables scènes, et resta très-froid devant
tout ce comique do bas aloi qui dépare le chef-
d’œuvre de Shakspeare. En somme , la tentative
f
ne fut pas heureuse.
La Maréchale d’ Ancre, représentée en 1830,
eut un succès assez restreint ; l’espace me manquo
pour analyser ce travail. En 1832, M. de Vigny
publia Stello, dont il détacha l’épisode, de Chat-
terton , arrangée pour la scène, et représentée,
pour la première fois, au Théâtre-Français, le 12
février 1835. Depuis, M. de Vigny a réuni trois
charmantes nouvelles, publiées dans la Revue des
Deux-Mondes , en un volume qui a paru sous le
titre de Servitude et Grandeur militaires.
Ne pouvant tout analyser ici, je me contenterai
de dire un mot sur Chatterton.
Ce drame a eu un succès immense, et c’est, à
mon sens, une œuvre très-digno de son succès. Je
n’oublierai jamais l’effet produit sur moi à la vue
de cette foule pressée , haletante , anxieuse et
comme &uspenduo aux lèvres des acteurs, de cette
foule que lo poëio avait su remuer, toucher, pas-
sionner, maitrispr, et cela sans fracas, sans bruit,
Digitized by Google
M. ALFRED DE VIGNY. 29
sans pompe ; sans l’appui du décorateur, du cos~
minier et du machiniste; par la seule influence
d’une composilion simple et touchanto , revêtue
du langage le plus pur et le plus harmonieux.
Chatterton a été une réaction puissante en faveur
de l’idée qui se mourait étouffée sous ces dra-
mes gros do viols , d’adultères , d’iucestcs , de
coups de poignards et de fantasmagorie scénique.
A Chatterton , comme à tout ce qui est beau, les
détracteurs n’ont pas manqué. Les uns sont allés
fouiller au fond de la biographie du jeune poète
anglais ; ils ont prouvé à RI. de Vigny, pièces eu
main, que Chatterton n’était ni grand, ni géné-
reux, ni malhoureux ; que c’était un enfant aca-
riâtre, un folliculaire spirituel, mais faux, vil et
méchant ; qu’il s’était tué Don par excès de mi-
sère, mais par excès d’orgueil ; d'où ils ont con-
clu que le drame péchait par la base et ne valait
rien.
La conclusion me paraît peu concluante ; qu’un
poète n’ait pas précisément le droit de prendre
dans l’histoire telle ou telle ligure, connue, lixéc,
éclatante en bien ou en ruai, pour eu faire, au gré
de son caprice du héros un lâche , du tyran un
Digitized by Googti
30 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
patriarche, de la courtisane une vestale, c’est une
chose incontestable; l’histoire ainsi faussée ne
rime à rien, corrompt et dégrade le peuple qui se
laisse dépouiller de ses gloires ou imposer de mon-
strueuses admirations. M. de Vigny lui-même dans
ses romans n’est pas toujours irréprochable sous
ce rapport, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure à
propos de sa manière de mettre en scène certains
personnages historiques ; mais ici chercher que-
relle à M. de Vigny parce qu’il lui a plu de dessi*
ner une tête jeune, noble, inspirée et belle, et d’in-
scrire au-dessous le nom d’un enfant à peine né à
la vie, dont ou ne connaît avec certitude ni les
mœurs ni le caractère, et dont le talent et la mort
sont seuls incontestables, c’est vouloir enlever au
poète toute liberté, et l’enfermer dans un vérita-
ble lit de Procuste.
Quelques critiques ont pris la chose plus cava-
lièrement; ils se sont attaqués au fond même do
la pièce, ils ont déclaré que c’était l’insurrection
des gens portant du litige sale contre les gens
nantis de linge blanc , et que par conséquent
cela D’avait pas le sens commun. Il en est même,
entre autres un député , M. Charlemagne, qui
Digitized by Google
M. ALFRED DE VIGNY. SI
ont sigDalé ce drame si chaste et si pur à l’auto-
rité comme socialement immoral et pervers.
Que l’influence do Chatterton eût pu, commo
celle de Werther , comme celle de René, comme
celle des tragédies romaines ou grecques, voire
môme comme celle du de Viris illustribut , ou
les écoliers de sixième apprennent à vivre de la
vie de leur temps, avoir ses inconvénients et pro-
duire des affectations ridicules, voire môme des
folies , cela est possible, il serait même bien éton-
nant que cela ne fût pas. Mais pourquoi penserait-
on que le tableau énergique et émouvant de tou-
tes les misères qui attendent dans la vie l’homme
pauvre qui n’est que poêle soit de nature à aug-
menter beaucoup le nombre de ces êtres si odieux
aux industriels de dos jours? Et pourquoi ne vou-
drait-on pas qu’un poëte s’inquiétât d’une situation
sociale incontestablement fâcheuse et travaillât à
sa manière à y porter remède?
Ce qui fait, au contraire, à mes yeux, le mérite
de M. de Vigny, c’est qu’il ne s’est pas contenté
de nourrir son génie du passé ou de l’avenir; il a
été grand poëte, mais en même temps homme de
son époque; il a vu autour de lui des misères
Digitized by Googl
32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
nombreuses, et d’autant plus horribles qu’elles
étaient plus fièrementcachées.Soldat,il s’est enquis
de tout ce que le soldat recelait au fond du ccpur de
tristesse sourde, de tourments rongeurs et d’af-
fections refoulées; rendu à la vie civile, il a en-
tendu, comme il dit, le bruit des pistolets solitai-
res; il a frémi devant le hideui spectacle d’une
société engorgée , manquant à l’homme qui lui
•offre son intelligence et son travail , et alors il
s’est mis à parler bien haut pour le soldat et le
poète, qu’il appelle deux fanas modernes, et il en
a parlé, non point en juge, en froid et impartial
rapporteur, qui pèso avec scrupule le pour et le
contre, et conclut parfois à néant, mais en avocat,
en avocat chaleureux, passionné, puisant dans
l’importance même de son rôle le droit d’être
exclusif et partial.
Maintenant le mal est-il ou n’est-il pas? Et ici
je laisse de côté les. vues militaires de M. de Vigny,
qui nécessiteraient bien des réserves et de longs
développements ; je m’en tiens à son plaidoyer
pour le pocte (1) ; ce plaidoyer n’a qu’un tort, à
mon sens: c’est qu'il rétrécit la question et la
(I) Voir la préface de Chatterton.
Digitlzed by Google
M. ALFRED >E VIGNY. 33
rend insoluble. M. de Vigny demande que le
pouvoir donne du pain au poète, c’est-à-dire à
l’homme qui fait des vers , lequel il ne faut pas
confondre, suivant lui, avec Vhomme de lettres,
qui se tire toujours d’affaire, et le véritable écri-
vain, qui se fait puissance et n’a nul besoin de
pitié. Une première difficulté sc présente ; d’abord
tout le monde commence par faire des vers, bons
ou mauvais; il faudra donc que le pouvoir dis-
cerne les bons d’avec les mauvais; mais comme ce
triage ne serait pas une petite affaire, et que le
pouvoir en a assez d’autres sur les bras, il lui fau-
dra nécessairement s’en référer à l’opinion, à la
voix publique, c’est-à-dire à la presse; excellent
moyen, en vérité, car la presse, encombrée elle-
même , accepte un survenant comme on accepte
une concurrence, c’est-à-dire le poing fermé, et
laisse volontiers le génie inconnu mourir de faim
sur le pavé, quitte à l’immortaliser ensuite après
sa morj : cela s’est vu. Et d’ailleurs à quel signe
reconnaître en germe celui que M. de Vigny ap-
pelle le vrai poète ? Ici M. de Vigny nous donne
comme échantillon, comme terme de comparaison,
YOde à la jeune captive. En vérité, si le pouvoir
Digitized by Google
34 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
ne doit des pensions alimentaires qu’aux André
Chénier présents ou futurs, ses charges ne seront
pas bien lourdes. Ailleurs M. de Vigny nous dit :
•• Mais croyez-vous que ce soit chose si commune
« qu’un poëte? Savez-vous que, quand une nation
« en a deux en dix siècles, elle se trouve heureuse
« et s’enorgueillit? >» Deux en dix siècles, répon-r
dra la société, mais alors à quoi bon payer si cher
tant d’infructueux essais ?
Il me semble que la cause eût gagné à être
abordée par M. de Vigny plus largement et de
plus haut. En fait, toutes les professions dites li-
bérales sont aujourd’hui encombrées ; le nombre
des lettrés , c’est-à-dire des individus déclassés,
poètes, littérateurs ou autres, augmente de jour
en jour dans une progression effrayante ; chaque
année, de tous les collèges de France sortent au
moins mille bacheliers ès-lettres, sans compter
ceux qui n’obtiennent pas ce titre, qui ne seront
ni avocats, ni médecins, ni commerçants, ni fonc-
tionnaires publics, ni ouvriers, ni agriculteurs,
qui seront hommes de plume, gens unissant à
beaucoup de pauvreté une capacité souvent mé-
diocre, parfois supérieure, mais toujours une am-
Digitized by Gooj^q
M. ALPBED DE VIGNY. 35
fcitiou énorme. Les plus forts ou les plus heureux
se caseront tant bien que mal dans la littérature
et le journalisme ; mais les plus faibles, qu’eu
fera-t-on ?«Que nous importent les faibles? disent
« certains économistes ; ils s’arrangeront comme
* pourront ; la société leur doit un libre accès
“ au concours et rien de plus ; la vie est un com-
Kl 3im Titoq 'i 7 ^ t ' T er ? , f offrio J hr>fr1 mrlT
m bat : vœ victis ! n C’est très-bien ; laissez croître
la progression ; que la faiblesse déclassée et pré-
tentieuse aille toujours en s’augmentant du nom-
bre, et vous verrez si elle ne deviendra pas une
force de plus en plus hostile et dangereuse à une
société qui ne l’absorbe pas.
Le concours illimité est une belle chose, sans
doute, mais il a fatalement, pour conséquence, un
remaniement social plus ou moins prochain. Faut-
il restreindre directement ou indirectement le pre-
mier, ou léguer le second à l’avenir? Telle est la
question qui me préoccuperait beaucoup si j’avais
l’honneur d’ôtre un écrivain comme M. de Vigny,
et plus encore si j’avais l’honneur d’étre M. le mi-
nistre de l’instruction publique(l).
(1) Depuis la première publication de cette notice, il n’a
rien paru de ftl. de Vigny, hormis trois pièces de vers: la
Digitized by Google
CONTEMPORAINS tf.tÛSTfilS.
Sauvage, la Mort dit Loup, la flûte, insérées en 1 843 dans
la Revue des Deux-Mondes sous le titre général de Poëmes
philosophiques . Ces poésies me semblent faibles; la conclu-
sion philosophique y est un peu fcirée par les cheveux; la
forme n’en est pas toujours correcte ; la broderie y surcharge
considérablement le fond , qui n’est ni très-solide, ni très-
étendu. En somme, ces trois petits poèmes sont, à mon avis,
inférieurs de beaucoup aux poésies précédentes du même
auteur; mais M. de Vigny a donné ailleurs assez de témoi-
gnages d’un talent de l’ordre le plus élevé pour que la
porte de l’Académie, à laquelle il frappait récemment en
vain, ne puisse lui rester longtemps fermée.
Digitized by Google
Digitized by Google
/
GA1KH1K DES IL!
.L.O
Digitized by Google
* »
MOHAMMED -AL, Y ( » r
**• t '* .
• . 1
.. t ' • .• • i . . • -.n
ET
; .»
y'.J. 11 ': . •'
IBRAHIM-PACHA. .
-nul «a îii
ï i> 1 1 1 1 1 » ' > i o ) n 1 u po nfî!
Les provinces de l’empire ottoman qui par-
lent arabe appelaient de leurs vœux un grand
changement et attendaient un homme.
»/ { ,
Mémoires de Napoléon, expédition d'E-
'tmnftînlt i
gypte, tome 1, page 30t.
fi ‘Jljcqfi ‘
Ibrahim-Pacha est né avec l’instinct et le
génie de la guerre.
Marmoict, duc de Raguse , Voyage en
titlfll!
Orient, tome H, page 357.
JA qJt&jlHÎ
- » »
« J'irai aussi loin que je pourrai me faire
• comprendre en parlant l’arabe. »
'■ Paroles d'ibrahim au siège (T Acre. —
Histoire de la guerre de Syrie , par
MM.deCadalvène etBarrault, p.411. ^ t* 1
V H 4JÀJ9 ItW. t: ' . ü j. r A» 1
Depuis deux siècles, depuis Soliman, l’islamis-
me si longtemps débordé s’était replié sur lui-
même j la Russie, en brûlant la flotte 'turque à
(I) Mêhèniet est le nom turc. Mohammed est le nom
arabe. Bien que le vice-roi soit Turc d’origine, comme l'E-
gypte est un pays de langue araire, et que la dynastie qu’il
semble appelé à fonder ne peut s’appuyer que sur la race
arabe, j'ai cru devoir écrire Mohammed, à l’exemple, de
MM. Mengin, Jnmard, William Lanc et plusieurs antres au-
teurs.
T. II. ’ 10
Digitized by Google
2 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Tschesmé, allait entrer dans cette voie d’empiète-
ment qu’elle n’a plus cessé de poursuivre sous
toutes les formes, et l’empire ottoman, précoce
vieillard, énervé pour avait abusé de sa force,
languissait stérile ou plutôt commençait sa lon-
gue agonie, lorsque , dans celte meme année cli-
matérique 1769, que nous avons déjà vue si fé-
conde pour l’Occident, au moment où dans une
île de la Méditerranée naissait l’homme appelé à
jeter, encourant, sur l’Egypte, un premier germe
de vie, un bourg ignoré de la Macédoine donnait
le jour à celui qui devait continuer Bonaparte et
marcher sur les traces de deux autres Macédo-
niens, Alexandre et Ptolémée.
C’est ce soldat obscur, débarqué seul et nu, il y
a quarante ans, sur la plage d’Aboukir, qui con-
centre aujourd’hui sur lui les regards de l’Europe
entière (1); dans les plis de son caftan il tient la
paix ou la guerre : le monde attend, et c’est peut-
être une guerre acharnée, universelle, intermina-
ble qu’il va lui donner. Cette position seule, fut-elle
(1) Celte phrase, écrite, il y a trois ans, au moment du
traité du 15 juillet, est déjà de l'histoire ancienne. Je résu-
merai à la fin de cette notice les événements accomplis de-
puis cette époque.
I • li -I
Digitized by GoogleJ
MOHAMMED- ALX . »
fortuite, suffirait pour lui assurer dans l’histoire
une grande page. Ajoutez maioteuaut que, pour eu
venir là, cet homme, le premier musulman peut-
être qui soit fils de ses œuvres, a déployé, à lui
tout seul, plus d’adresse, plus (l’astuce, plus de
prudence, plus d’énergie, que les politiques les
plus retors de l’Occident. Pour dissimuler, atten-
dre et agir à propos, pour détruire ses enuemis
les uns par les autres, pour mener ou déjouer
une conspiration, pour mêler ou démêler les fils
les plus embrouillés d’une intrigue, ce Louis XI
circoncis, qui à quarante-six ans ne savait pas
encore lire, en eût remontré à Pisistrate, à Phi-
lippe de Macédoine, à Fiesque, au cardinal de
Retz, à tous les grands rusés des temps anciens
et des temps modernes. Un jour qu’on lui lisait
une traduction de Machiavel, il a dit :« Les Turcs
en savent plus long. » Et seul il avait le droit de le
dire. Une fois au pouvoir, il a changé de rôle, ou
plutôt il a cumulé deux rôles; le renard s’est re-
vêtu d’une peau de lion; il a été conquérant,
créateur, administrateur, organisateur. Sur cette
vieille terre des Pharaons, où, depuis trois mille
ans, vingt peuples sont venus se superposer tour
Digitized by Google
4
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
à tour par couches d’oppresseurs et d’opptimés,
il n’y a plus eu que des sujets et un maître; op-
presseurs et opprimés, tous se sont courbés sous
la même main, et cette main de ferles a forcés de
marcher du même pas, de concourir au même
but; l’Egypte tout entière s’est incarnée dans un
homme, qui en a été le seul propriétaire, le seut
agriculteur, le seul fabricant, le seul marchand;
et nul mieux que lui n’a pu dire : L'Etat , c’est
moi. Pour accroître et corroborer sa puissance,
il lui fallait de l’argent, et il en a eu ; à un sol
cultivable de mille lieues carrées, qui produisait
à peine de quoi nourrir une population indolente,
il a arraché jusqu’à 80 millions de revenus. II lui
fallait une marine : il en a improvisé une; celle-là
détruite, il en a créé une seconde plus belle que
la première. Il lui fallait une armée: avec de mi-
sérables fellahs (1), dont les Turcs ne voulaient
pas pour palefreniers, il a formé des soldats qui
battent lés Turcs; à son petit royaume il a adjoint
la Nubie, l’Arabie, la Syrie, et il en a fait un em-
pire grand comme deux fois la France.
i 'Dans son activité inconcevable, il a trouvé du
%
(I) Paysans égyptiens.
Digitized by Google
MOHAMMED- ALY.
5
temps et des forces pour veiller aux plus minces
détails de l’œuvre immense qu’il entreprenait ; il
lui a fallu raviver, ressusciter un peuple malgré
lui, lutter sans cesse, au dedans contre les
mœurs, les habitudes enracinées, les répugnauces
instinctives, les complots, les embûches ; au-de-
liors, contre le mauvais vouloir, les intrigues ca-
chées et les agressions ouvertes ; toujours veiller,
se tenir coustammenlen garde, loutdétruired’une
main et do l’autre tout refaire à neuf. Certes, si
c’est là, pour me servir de l’expression de M. de
Lamartine , un aventurier , cet aventurier ressem-
ble beaucoup à uu grand homme.
Heureusement pour l’homme et son œuvre que
les instruments ne lui ont pas manqué; cette tête
habile a trouvé un bras vigoureux , intelligent,
victorieux, dévoué ; ce bras, qui fut toujours un
aide et jamais un obstacle, c’est (chose raro par-
tout et surtout en Orient), c’est un fils, un succes-
seur immédiat, Ibrahim-Pacha. Né avec les pas-
sions fougueuses et l’intraitable orgueil d’un Turc,
Ibrahim s’est dompté lui-même; durant vingt ans
il s’est formé et assoupli à la rude école de la
guerre; uu enfant de la France, ud vétéran de
Digitized by Googl
6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
dos armées (I), a initié ce génie inculte aux res-
sources de la tactique, et aujourd’hui', par sa su-
périorité militaire, par son héroïque valeur, par
cette simplicité de manières, cet esprit de justice
sévère, mais impartiale, qui le caractérisait. Ibra-
him a su se faire adorer de ses soldats. Lorsqu’un
jour de bataille il passe à travers leurs raDgs, et
que, de sa voix forte, avec ce sourire sardonique
qui semble braver le danger, il leur dit sa parole
habituelle :«* Jahl voléte! aferim! Allons, en-
fants , courage ! » ces Arabes déchus se redres-
sent et marchent à l’ennemi comme au temps de
Saladin.
Bien plus, tous ceux qui ont vu de près Ibrahim-
Pacha s’accordent à dire que, pour faire preuve
de génie politique, l’occasion seule lui a manqué;
la (inesse et la vivacité de son esprit, l’étendue de
s es connaissances, la justesse de ses vues, son
goût décidé pour l’agriculture, principal fonde-
ment de la prospérité de l’Egypte, que Moham-
med -Aly a trop sacrifiée peut-être à l’industrie, ses
. (1) On devine sans doute que je veux parler ici du capi-
taine Sève, Soliman-Pacha, aujourd'hui major général de
l’armée égyptienne, un des plus éminents collaborateurs de
Itohamned-Aly.
Digitized by
** HGflAiHflfgti-ALY. 7
sympathies bien plus prononcées qtie telles dé‘
• ê
son père pour ta ^ade arabe qu’il a régénérée au
baptême de feu : tout cela fait espérer que le
sceptre du pacha>rüi passera eu des mains digues
de le porter.
i 9
Maintenant, cette création miraculeuse, si l’on
considère la rapidité avec laquelle elle est sortie
du néants est-elle bien solide, bien complète, bien
assise? présente-t-elle en tous points de suffisan-
tes garanties d’avenir? Narrateuç impartial, j’ai
dû puiser à toutes les sources pour en extraire la
vérité; en réunissant, dans cette double notice, le*
faits principaux de ta vie de deux hommes supé-
rieurs qui ne peuvent être séparés, j’ai dû faire
une étude sérieuse de i’œuvre fondée par l’un et
soutenue par l’autre. Je dirai un mot do cette œu-
vre: il y a ea elle des éléments de durée, mais il
y a aussi des éléments do mort; je les signalerai
avec une franchise égaie. Je né dissimulerai ni
mes antipathies pour la tendance oppressive et
égoïste du gouvernement de Mohammed-Aly, ni
mon admiration pour les grandes choses qu’il à
faites, ni ma conviction profonde qu’il y va de i’iroti-
nettr et do l’intérêt de la France do défendre, at^
Digitized by Google
8 CONTEMPORAIN» ILLUSTRES.
besoin avec ses armes , et aussi d’aider de ses
conseils , parfois même de son blâme, un empire
naissant, qui lient à elle par plus d’un lien et où
semble s’être réfugié tout ce qui reste en Orient
de force et de vitalité musulmane.
Mohammcd-AIy est né, comme je l’ai déjà dit,
en 1769, à la Cavale, petite ville frontière delà
Romélie, ancienne Macédoine. Son père, Ibrahim-
Aga, Turc de naissance, était chef de la garde
préposée à la sûreté des routes, fréquemment in-
festées par des hordes de brigands thessaliens;
ses fonctions étaient, comme on le voit, à
peu près celles d’un capitaine de gendarmerie.
Ibrabim-Aga était pauvre et sa famille nom-
breuse; elle se composait, je crois, de seize en-
fants, dont Mohammed-Aly était le dernier et le
plus aimé. Quand son père mourut, l’enfant jeune
encore fut confié aux soins de son oncle Tous-
souu-Aga. Ce dernier ayant été décapité par ordre
de la Porte, Mohammed allait se trouver orphelin
et sans appui, lorsque le tchorbadgi, gouverneur
de la Cavale , vieil ami de ses parents, prit l’en-
fant dans sa maison et le fit élever avec son fils.
Un négociantde Marseille alors établi à la Cavale,
. MOHAMMED' Al. Y.
9
JVJ. Lion, séduit par l'esprit et la geutillesse du
jeuue Mohammed, lui témoigna aussi une affec-
tion toute paternelle, et c’est peut-être à ces pre-
miers souvenirs d’enfance que l’on pourrait attri-
buer la prédilection constante du vice-roi pour les
Français. Après son élévation, Mohammed n’ou-
blia pas son vieil ami de la Cavale alors rentré
en France; il lui fit écrire de venir en Egypte;
maisM. Lion mourut le jour même où H allait
s’embarquer de Marseille. Le pacha envoya à sa
sœur une somme de 10,000 fr. Si l’on en croit un
des historiographes (1 ) de Mohammed-Aly , ce der-
nier eut de bonne heure un pressentiment de sa
( 1 ) Histoire de l’Egypte sous le gouvernement de Moham-
med-Aly t par M. Félix Mengin, 2 volumes publiés en 182”.
Cet excellent ouvrage, auquel je ferai de fréquents em-
pitints, surtout pour la première moitié de la vie du pacha
d’Egypte, jusqu’à son avènement au pouvoir, a été continué
plus tard cl augmenté d’un savant travail de M. Jomard sur
l’Arabie. On s’aperçoit facilement que M. Mengin, qui a
habité vingt ans le Caire, a vu de près tous les événements
qu’il raconte; quiconque voudra se faire une idée exacte
de 1% situation de l’Egypte, après le départ des Français, et
de la manière habile dont Mohammed-Aly a tourné ou brisé
d’innombrables obstacles, devra recourir à ce livre, peu
prôné, par conséquent peu lu, et dans lequel on retrouve-
rait pourtant tout ce qui a été écrit de plus intéressant sur
li matière. *
Digitized by Google
10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
grandeur future. Sa mère lui avait raconté que,
pendant qu’elle le portait dans son sein /elle eut
un songe; des bohémiens le lui expliquèrent en lui
annonçant que l’enfant qu’elle devait mettre au
monde arriverait au comble de la puissance. Le
jeune Mohararaed-Aly fut frappé de ce récit; dos
idées vagues de domination se pressèrent dans sa
tête, et à quinze ans il cherchait déjà avec ardeur
l’occasion de se distinguer. Un jour les habitants
d’un village voisin de la Cavale refusèrent de payer
l’impôt. Le tchorbadgi était fort embarrassé, ne
sachant comment les y contraindre. « Donnez-
«moi six hommes, lui dit Mohammed*Aly, et je
« me charge du reste. » Le gouverneur étonné lui
accorde sa demande; Mobammed-Aly se rend avec
sa troupe au village désigné, entre dans la mos-
quée, et, pendant qu’il fait sa prière, il envoie cher-
cher les quatre principaux habitants sous le pré-
texte d’une affaire importante. Ceux-ci arriveut
sans défiance; Moharomed-Aly les fait aussitôt
•
saisir, garrotter, et les conduit à la Cavale au
milieu des clameurs et des poursuites delà popu-
lation, qu’il contient en la menaçant de poignar-
der ses prisonniers. Cet acto de hardiesse, en pro-
Digitized by Google
MOHAMMED-ALY.
1 1
curautla reutrée du l’impôt, plut tellement au
tchorbadgi qu’il en témoigna sa reconnaissance à
Mohammed-Aly en lui faisant épouser une'de ses
pareutes, assez riche, qui venait de divorcer; Mo-
hammed-Aly en eut trois enfants, Ibrahim, Tous-
soun et Ismaïl. Le premier, Ibrahim-Pacha , est
né en 1789 , du vivant du premier mari de sa
mère, et c’est ce qui a fait croire à tort à beaucoup
de personnes qu’il n’était que le fils adoptif de
Mohammed-Aly. Après son mariage, le jeune Rou-
méliote, se sentant du goût pour le commerce,
s’adonna au trafic des tabacs; il fit de très-bonnes
affaires, et depuis il a toujours conservé un ar-
rière-goût de négoce qui donne à cette physiono-
mie historique uu cachet tout particulier.
Cependant l’armée française occupait l’Égypte,
et la Porte. armait de toutes parts; le tchorbadgi
de la Cavale reçut ordre de fournir son contin-
gent ; il forma un corps de trois cents hommes ,
sous la conduite d’Aly-Agn son jeune fils, auquel
il adjoignit Mohammed-Aly à titre de Mentor. Les
volontaires macédoniens eurent beaucoup de peine
à rejoindre la flotte turque, qui les attendait dans
la rade de Marmarizza. Enfin on se dirigea sur
Digitized by Google
12 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
l’Égypte ; les Turcs rallièrent en mer l'escadre
anglaise ; on s’approcha d’Aboukir , et Moham-
med -A4 y, dès son premier pas sur cette terre qu’il
ne devait plus quitter, eut à soutenir un rude
choc do la part du général Friant, qubtenta, mais
eu vain, de s’opposer au débarquement. L’affaire
fut si chaude que le jeune Aly-Aga , dégoûté de
son nouveau métier , disparut tout à coup et s’en
retourna chez son père , en laissant le comman-
dement de sa petite troupe à Mohammed*Aiy ,
qui prit le titre de byn-bachi , colonel.
On sait comment l’assassinat de Kléber, l’aban-
don de la France et l’incapacité de Menou ame-
nèrent la capitulation d’Alexandrie et l’évacuation
de l’Égypte. Avant d’aller plus loin, et pour mieux
apprécier la marche suivie par Mohammed-Aly ,
il convient de jeter un coup d’œil sur l’état du
pays après le départ de nos troupes.
Personne n’ignore que Sélira II, en s’emparant
en 1512 de l’Égypte , restée jusqu’alors indépen-
dante des Ottomans, laissa subsister l’aristocratie
\
des vingt-quatre beys mamlouks (1); que cette
(l'i Mamlottk signifie homme acheté. Ce corps »e recru-
tait exclusivement parmi de jeunes esclave* circassien* et
Digitized by Google
MOHAMMED -AI. Y.
13
aristocratie dura jusqu’à l’expédition française, et
que par conséquent la Porte n’a jamais exercé sur
l’Égypte qu’une autorité purement nominale, re-
présentée par un pacha sans puissance , insulté ,
chassé, déposé et remplacé à volonté.
Ces mamlouks, tyrans féodaux, rois à cheval ,
milice brillante et guerrière qui vivait et mourait
étrangère au pays qu’elle opprimait, furent déci-
més par Bonaparte et refoulés jusque dans le dé-
sert. Après notre départ ils revinrent plus faibles,
mais non moins avides de recouvrer leur pou-
voir. Des deux chefs qui les guidaient au combat,
le plus valeureux , Mourad-Bey, leur Achille, ce
loyal ennemi qui fut l’admirateur de Napoléon, et
qui pleura Kléber, venait de mourir dans la pro-
vince de Girgeh , en léguant sa puissance à deux
boys de sa maison (1), Mohammed l’Elfy, et Os-
man Bardissy. Restait Ibrahim-Bey, ce Fabius
géorgiens que leurs maîtres Taisaient élever et auxquels ils
transmettaient leur puissance.
(,1) Chacun îles vingt-quatre heys avait sous ses ordres un
nombre plus ou moins grand de mamlouks qui composait,
sa maison ; ceux qui se distinguaient, le plus étaient élevés
à la dignité de kachefs, lieutenants, ou de beys. A son lit de
mort, le chef nommait souvent lui-même son successeur, qui
devenait alors propriétaire de toute sa maison. Il y a beau-
Digitized by Google
14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
cunctator des mamiouks ; mais Ibrahim était
vieux; ses fougueux compagnons s’accommodaient
mal de cette prudence que l’âge rendait de jour
en jour plus circonspecte ; l’influence de ce chef
était presque nulle, et le corps entier était livré à
l’anarchie. — Il s’agissait pourtant de lutter con-
tre la Porte, qui se préparait à profiter de la re-
traite des troupes françaises pour ressaisir une
fois pour toutes le sceptre arraché de ses mains ;
elle avait commencé par prohiber l’importation
des Cireassiens et des Géorgiens en Égypte, et par
là elle avait porté un grand coup à cette milice en-
nemie, en l’empêchant de réparer ses pertes; en-
suite elle avait envoyé en Égypte le grand-visir,
chargé d’installer un nouveau pacha et de le sou-
tenir à l’aide de bandes levées dans toutes les
parties de l’empire, et principalement d’un corps
de quatre mille Albanais , soldatesque indiscipli-
née, toujours prête à courir à la révolte. L’amiral
turc, avant de quitter l’Égypte, avait commencé
les hostilités en appelant à son aide la trahison ;
il avait invité les mamiouks à une fête sur le lac
coup de rapport entre un bey mamlouk et un chef germain
entouré de ses leudes.
Digitized by Google
MOHAMMED-ALY. 15
d’Aboukir, et il les avait fait fusiller dans une
barque. Mohammed-Bey l’Elfy s’était réfugié eo
Angleterre, Osraau-Biy Bardissy s’élait défendu
comme un lion et se préparait à tirer vengeance
de ce guet-apens. Le nouveau pacha, Mohammed-
Kosrevv, venait d’être installé au Caire; les Alba-
nais commençaient à se mutiner en demandant
leur solde; les habitants rançonnés et pillés s’a-
meutaient autour de la mosquée d’El-Azahr (1).
L’agitation était partout , et , durant ce temps ,
l’obscur byn-bachi Mohammed- Aly, que nous
avons laissé à la tête de ses trois cents Houmélio-
tes, riait dans sa barbe et ne se proposait rien
moins que de se défaire des Turcs à l’aide des
raamlouks , des mamlouks à l’aide des Alba-
nais, puis enfin de décimer les Albanais, et
de passer ainsi du néant à l'état de maître ab-
solu. Il avait commencé par se mettre au mieux
avec le pacha, qui l’avait pris en grande amitié,
l’avait nommé sarè chesmè , général, et l’avait at-
taché à sa cour en l’élevant au poste de confiance
de tufendji-bachi , porte-carabine. Cependant la
(!) Lieu où se formaient ordinairement au Caire les ras-
semblements populaires et les séditions.
Digitized by Google
16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
sédition allait son train , et Mohamraed-Àly n’y
était pas étranger. Les Albanais s’emparent de la
citadelle ;Mohamraed-Kosrew s’enfuit à Damiette
avec ses troupes ; un chef des mutins, Taher-Pa -
cha , veut profiter de l’occasion pour s’emparer
du pouvoir : il est assassiné par deux byn-bachis
turcs ; un nouveau chef, Ahmed-Pacha , tente de
se faire nommer gouverneur : Mohammed-Alv re-
fusé de le reconnaître. Les mamlouks s’appro-
»
chent du Caire ; Mohammed-Aly se rend auprès
d’eux à Gizeh et leur livre la ville. Dans l’inter-
valle Mohammed-Kosrevv , croyant la sédition
apaisée, se prépare à revenir à son poste; il ren-
contre en route son fidèle tufendji-bachi , suivi do
dix mille Albanais et mamlouks, qui l’attaque, le
met en fuite, le repousse dans Damiette, l’assiège,
le prend, et le reconduit au Caire prisonnier, et
finalement le chasse de l’Égypte (1 ).
A la nouvelle de ces événements, la Porte, tou-
(i) C’est ce même Kosrew, depuis séraskier à Constanti-
nople, premier ministre de la Porte-Ottomane après la mort
de Mahmoud, et récemment destitue, tjui s’est toujours mon-
tré l’ennemi acharné du vice-roi, auquel il n’a jamais par-
donné de l'avoir ainsi mystifié cl fait servir de marchepied
à son élévation.
Digitized by Google
MOHAMMED-ALY.
17
juurs fidèle à sou respect pour les faits accom-
plis, s’était contenté d’envoyer de Constantinople
un nouveau pacha , Aly-Gezairly , qui venait de
débarquer à Alexandrie, amenant avec lui mille
hommes de troupes. Ce- pacha se dirige sur le
Caire eu envoyant aux mamlouks un émissaire
pour leur proposer de traiter avec eux. Ceux-ci ,
apprenant que le pacha cherche sous main à les
désunir et à les séparer des Albanais, marchent
contre lui. Aly-Pacha-Gezaïrly est assez impru-
dent pour quitter ses troupes et se rendre seul
dans la tente d’Osraan-Bey Bardissy, qui- le fait
mettre à mort.
De ce moraont les mamlouks semblaient n’avoir
rien à redouter; ils étaient maîtres du Caire et de
l’Égypte. Kosrew, le pacha déchu, qu’on n’avait
pas encore fait embarquer, était enfermé à la ci-
tadelle : le gouvernement avait été remis aux
mains du vieil Ibrabim-Bey et de Bardissy ; ce
dernier , jeune , actif , influent , eût pu s’emparer
du pouvoir et le garder; mais il était fougueux,
étourdi , présomptueux , et il avait à ses côtés un
ami intime dont il subissait l’influence et qui se
préparait tout doucement à le renverser. Cet ami,
Digitized by Google
18
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
c’était celui-ià même qui lui avait ouvert les por-
tes du Caire, c’était Mobammed«Aly. L’ambitieux
Macédonien , bien qu’il n’eût pas encore lu Ma-
chiavel , savait par cœur cet adage : « Dès que
» ceux qui gouvernent seront hais, leurs concur-
« rents ne tarderont pas à être admirés, » et il
agissait en conséquence; d’abord il attisait la ja-
lousie de Bardissy contre l’Elfy , cet autre chef
mamlouk que nous avons vu passer en Angle-
terre,' et qui venait de rentrer en Égypte avec de
brillantes promesses du cabinet de Londres, nou-
veau prétendant avec lequel Moharamed-Aiv se
mesurera plus tard. L’Elfy est traîtreusement at-
taqué par Bardissy et forcé de se réfugier daDs la
Haute-Égypte. En même temps les Albanais mur-
murent et se révoltent en réclamant huit mois de
solde; Bardissy embarrassé suit les inspirations
de sou ami, qui déclare que sans argent il ne ré-
pond plus de ses soldats, et alors sur ce malheu-
reux pays épuisé par des guerres étemelles pleu-
veut taxes et contributions; chaque jour signale
une avanie nouvelle; personne n’échappe à Pavi
dite du lise, personne, pas même les Francs, mal-
gré les énergiques représentations de leurs con-
Digitized by Google
r**
i
i
MOHAMMED-ALY. 19
suis, qui quitteot le Caire et se reiirept à Alexau-
drie. Enfin le peuple indigné se soulève , la mos-
quée d’El-Azahr se remplit, le rusé Mohammed-
Aly s’y rend seul, s’abouche avec les ulémas et les
cheiks, leur porte des paroles de consolatiou ,
s’indigne des mesures oppressives de Bardissy ,
leur promet d’user de son influence pour défen-
dre leurs droits, et, quand il est bien sur d’avoir
capté leur affection, il se décide à lever le masque.
Le 12 mars 1804 il convoque ses Albanais, fait
•
cerner à l’improviste la maison de Bardissy, après
avoir gagné d’avance la moitié des soldats qui la
défendent ; le chef mamlouk surpris s’échappe à
travers la fusillade et quitte le Caire pour n’y plus
rentrer ; Ibrahim, son collègue, attaqué d’un au-
tre côté , s’enfuit également , et la ville reste au
pouvoir de Mohammed -Al y et de ses troupes. Le
marchand de tabac de la Cavale avait déjà fait
bien du chemin : le pouvoir était à sa portée, l’oq-
casion était séduisante , mais il possédait à un
trop haut degré l’intelligence de sa situation pour
céder à un entrainement irréfléchi. A la vérité
les Turcs n’étaient plus à craindre, les mamlouks
étaient dispersés, mais ces deux euuemis pou-
Digitized by Google
20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
vaient se réunir pour l’accabler; d’ailleurs sa po-
pularité était encore de fraîche date; les Albanais
étaient difficiles à conduire. Il y avait parmi eux
des chefs ambitieux qui verraient de mauvais œil
son élévation soudaine ; ces chefs étaient encore
trop redoutables pour pouvoir être écartés; enfin
le moment n’était pas venu. Mohammed -Aly
ajourna ses projets; il feignit de vouloir rendre la
vice-royauté à sou ancien protecteur Kosrew,
ppisonnier à la citadelle ; les chefs albanais s’y op-
posèrent; Mohammed-Aly céda sans trop se faire
prier. Kosrew fut conduit à Rosette et embarqué
pour Constantinople. On fit croire aux cheiks
qu’on avait reçu de la porte un firman qui élevait
à la dignité de vice-roi Kourschyd-Pacha, gouver-
neur d’Alexandrie, personnage faible, indécis, in-
capable de faire tête aux difficultés du moment,
et qui , par cela même , convenait merveilleuse-
ment à Mohammed-Aly.
Le divan de Constantinople ratifie cette nomi-
nation comme à son ordinaire. Kourschyd-Pacha
arrive au Caire ; sa position n’était pas tenable:
il lui fallait d’abord dompter les mamlouksqui,
réunis autour de la ville, interceptaient lescom-
Digitized by Google
MOHAMMED-ALY.
21
raunicatipus, coulaient bas les barques chargées
de comestibles, affamaient la popnlatioh et ten-
taient chaque jour de nouvelles attaques. Le vice-
roi n’avait contre eux d’autre appui que Moharn-
raed-Aly et ses Albanais, et à chaque succès cetto
soldatesque effrénée se mutinait et le forçait par
ses exigences à se rendre odieux en pressurant
les habitants. La Porte, informée de ses embarras,
lui envoie un corps de cavaliers delhis (1) pour
l’aider à maintenir l’ordre; en apprenant l’arri-
vée do cette troupe, Mohammed-Aly, qui était
alors occupé à assiéger les mamlouks dansMinioh,
se défiant des intentions du vice-roi , abandonne
le siège et revient brusquement au Caire avec son
armée; Kourschyd-Pacha ordonne aux delhis de
lui barrer le passage; mais Mohammed-Aly, ha-
bile dans l’art de persuader des soldats, entre en
pourparlers avec eux, leur insinue que leurs inté-
rêts sont communs, qu’il vient tout simplement
réclamer la solde de ses Albanais; il gagne les
chefs par des présents et les soldats par des pro
messes ; bref, les deux troupes fraternisent, delhis
et Albanais rentrent ensemble au Caire, et lus
Volontaires Syriens».
Digitized by Google
22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
séditions recommencent plus vives, plus multi-
pliées que jamais. Il fallait de l'argent et l’argent
manquait ; le recouvrement de l'impôt dans les
campagnes, ravagées par les rnamlouks et des
nuées d’Arabes du désert, était devenu impossi-
ble, l'administration était complètement paraly-
sée, les soldats pillaient les maisons et se livraient
à des excès de tous genres. Mohammed-Aly, fidèle
à son système cauteleux, lâchait sous main la
bride à ses Albanais en feignant de les contenir,
se faisait arrêter par eux, les calmait, leur jetait
de l’or et les renvoyait au pacha. Sachant appré-
cier la puissance morale du clergé daus un pays
où les idées religieuses sont dans toute leur force,
il se montrait rigide observateur des préceptes
du Coran, visitait les cheiks et les ulémas, s’api-
toyait sur la misère du peuple et accroissait cha-
que jour son influence. La Porte, instruite de ses
menées et devinant en lui un homme qui pouvait
devenir dangereux, lui avait adressé un ûrman
où, en le comblant d’éloges, elle l’invitait à ren-
trer dans ses foyers, ainsi que les autres chefs al-
bauais. « Pourriez-vous vous refuser, disait le
« pathétique (irman, à retourner dans vos familles
Digitized by Google
MOII AMM ED* AI. Y.'
23
«qui vous tendent les bras?» Mohamraed-Aly,
pour sonder l’opinion, simule l’obéissance, vend
sa maison et fait ses préparatifs de départ; les
troupes s’insurgent, le peuple s’émeut ; Moham-
f
med enchanté apaise la sédition et reste. Enfin,
après plusieurs semaines de troubles continuels,
dans une dernière insurrection , les cheiks s’as-
semblent, et, précédés par Seyd-Omar-Makrara,
chef des schériffs (1), depuis longtemps dévoué à
Mohammcd-Alv, ils se rendent chez ce chef, lui
déclarent qu’ils no veulent plus être gouvernés
par Kourschyd-Pacha, et qu’ils sont déterminés
à le déposer. « Quel est celui que vous voulez
«investir de son autorité? leur demande Mo-
« hammed-Aly. — Vous-même , parce que nous
« savons que vous aimez le bien. » Mohammed-
Aly refuse modestement; les cheiks insistent, il
cède ; on le revêt d’une pelisse d’honneur, et on
le promène à cheval par toute la ville au milieu
des acclamations du peuple. A cette nouvelle,
Kourschyd-Pacha, furieux, déclare qu’il est vice-
roi de par le sultan, et qu’il ne consentira point
/
(I) La première autorité religieuse du Caire.
Die
:ed by Googl
24 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
à être destitué par des fellahs; il parvient à réu-
nir quinze cents hommes de troupes dévouées,
s’enferme dans la citadelle et commence à faire
bombarder la ville. La position de Mobammed-
Aly devenait périlleuse; les mamlouks, instruits
des événements, s’étaient approchés du Caire, et
proposaient à Kourschvd-Pacha de se réunir con-
tre l’ennemi commun. Deux chefs albanais in—
tluents refusaient leur adhésion, il fallait se bâter;
Mohammed , fort (iu dévouement des cheiks et
d’une partie des Albanais , soulève le peuple, et
le conduit en armes autour de la citadelle. En
même temps il fait expédier par le conseil des
cheiks un courrier à Constantinople pour réclamer
l’assentiment de la Porte aux vœux de l’Egypte,
bientôt un feu très-vif s’engage des deux côtés ;
tout à coup les canonniers de IMohammed-Aly
s’arrêtent, abandonnent leurs pièces, et déclarent
qu'ils n’agiront pas qu’on ne leur ait payé leur
solde. La conjecture était pressante : le nouveau
pacha, dans scs nombreuses largesses des jours
précédents, avait complètement épuisé ses res-
sources; dans son embarras, il se décide à s’a-
dresser à un négociant français établi au Caire,
Digitized by Google
MOHAMMKD-ALY.
25
qui lui prête dix bourses (2500 fr.). Cette somme
servit à apaiser les mulips, et le sjége de la ci-
tadelle put se continuer. Ce léger service, rendu
da.ns un moment aussi décisif, n’a peut-être pas
été sans 'influence sur l’élévation do Mohammed-
A4y (1).
Enfin, le 9 juillet 1805, un capidjy-bachy
(officier chargé des firmans de la Porte) arriva
de Constantinople et vint mettre un terme à la
lutte. Il était accompagné du selikdar du grand-
visir, chargé de prendre une connaissance exacte
de l’état des affaires. On donna lecture des dépê-
ches en présence des cheiks assemblés ; elles con-
féraient à Mohammed-Aly le titre de gouverneur
de l’Égypte., qu’il tenait déjà de la volonté des
ulémas et du peuple , et il était enjoint, à Kours-
chyd-Pacha d’abandonner la citadelle et de se
(I) L'heureux créancier de Mohammed- Aly, dans celle
circonstance, n’est autre que M. Mengin hii-même, dans le
livre duquel j’ai puisé une partie de ce récit. Il semble
que la France ait été appelée à présider aux destinées
du vice-roi. C’est un Français qui protège son enfance, o’est
uu Français qui l’aide à s’emparer du pouvoir, ce sont des
Français qui l'ont aidé à consolider ce même pouvoir, et c’est
peut-être à la France qu’il devra de le transmettre à sca
enfants. ,
Digitized by Google
26 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
rendre à Alexandrie pour y attendre les ordres
du sultan.
Malgré oette manifestation formelle, la Porte
n'était rien moins que favorable à Mohammed-
Aiy. Bientôt, en effet, le capitan-pacha arriva à
Aboukir avec une escadre et deux mille hommes
de troupes. 11 expédia au Caire un nouveau fir-
man.en vertu duquel Mobammed-Aly était auto-
risé à gouverner l’Égypte jusqu'à la réception de
nouveaux ordres. Dès lors tout fut remis en
question ; les Anglais, qui voyaient d’un mauvais
oeil une autorité vigoureuse s’implanter sur une
terre qu’ils convoitaient, intriguaient à Constan-
tinople, en peiguant le nouveau gouverneur sous
les couleurs les plus noires, et en plaidant chau-
dement pour le rétablissement des mamlouks qui
promettaient d’étre à l’avenir les plus fidèles su-
jets de la Porte ; les Anglais allaient jusqu’à me-
nacer la Ported’une invasion, qu’ils effectuèrent
en effet à leur honte, comme on le verra plus
» ' * r
tard. Ce mauvais vouloir des Anglais contre un
pacha dont la nomination eût dû, au fond, leur
i
être indifférente, se conçoit très-bien : le boy
mamlouk l’Elfy, à son départ de Londres , leur
Digitized by Google
r-
MOHAMMED-ALY. 27
avait promis de leur livrer les ports de l’Égypte
dans le cas où ils l’aideraieot à ressaisir sa puis-
sance. Les intrigues dirigées contre Mohammed-
Aly eurent auprès de la Porte un plein succès,
malgré les efforts du consul français à Alexan-
drie, M. Drovetti, qui défendit chaudement Mo-
hammed-Alv auprès du capitan-pacha , et com-
mença dès lors ces relations de bons procédés
qui ont toujours uni la France et le vice-roi. Un
nouvel amiral turc arriva le 1 er août, avec trois
mille hommes de troupes, et un troisième firman
qui nommait Mohammed-Aly pacha de Saloni-
que, et lui enjoignait de quitter sans délai l’E-
gypte.
Le rusé pacha feint d’obéir, comme à son or-
dinaire ; il convoque les cheiks, leur annonce
qu’il va partir; ces derniers s’y opposent et s’em-
pressent de rédiger un mémoire chaleureux qu’ils
envoient à Constantinople; il fait aussi assembler
tous les chefs de l’armée, composée en grande
partie d’Albanais, il leur déclare qu’il se soumet
aux volontés de la Porte. Tous, d’une voix unani-
me, répondent qu’ils s’opposeront à son départ.
« Vons voulez, leur dit Mohammed-Aly, ra’em-
Digitized by Google
28 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
« pêcher d’exécuter les ordres que j’ai reçus, et
« vous n’êtes pas assez forts pour résister si cous
« sommes attaqués. Vos soldats vivent dans l’iu-
« discipline ; ils persécutent les habitants et m’ob-
« sèdent sans cesse en me demandant leur solde.
« Si vous voulez que je demeure avec vous, que
«je sois votre fidèle compagnon d’armes comme
« vous m’avez toujours vu, jurez sur le livre $a-
« <cré du Coran que vous ne m’abandonnerez pas,
« que vous mourrez s’il le faut pour la cause
« que nous défendons. » A ce discours, les chefs
émus se lèvent, prêtent serment sur le Coran ; et,
pour rendre ce serment inviolable, tous passent
l’un après l’autre sur un sabre tenu aux deux
bouts par les deux plus anciens. L’influence de
Mohammed-Aly était si grande que ces soldats,
d’ordinaire si avides, se frappent eux-mêmes
d’une contribution, et- remettent entre les mains
de leur pacha 2000 bourses, que ce dernier
emploie à gagner à sa cause les membres du
divan.
A mesure que Mohammed-Aly s’affermissait au
Caire, les beys mamlouks perdaient du terrain
auprès du capilan-pacha. La l’orte avait exigé
Digitized by Google
r
9
MOHAMMKU' ALY. 20
d’eux lôOO bourses; ils u’avaient pu les réunir;
Mohammed-Aly on promet 4000, et envoie en
otage, comme garant de sa promesse, sou jeune
fils Ibrahim, qu'il avait fait venir tout récemment
delà Cavale; moyennant ces stipulations, le ca-
pitan-pacha se décida enfin à quitter l’Egypte, et
le 12 octobre 1806 il fit voile pour Constantino-
ple, emmenant avec lui uu enfant de dix-septans
qui u’eut jamais revu son père si la Porte eût pu
deviner que c’était là le futur vainqueur de Konieli
et de Nézib.
•< L’Egypte, disait Mohammed-Aly àcelteépo-
« que, est à l’encan ; celui qui donnera le plus
« d’argent et le dernier coup de sabre restera lo
« maître. » L'argent se trouva à l’aide de taxes
nouvelles; et comme le pays était plus misérable
que jamais, les cheiks murmurèrent; Mohammed-
Aly se résigna à se brouiller avec ses anciens amis :
il fit emprisonner les uns, bâtonner les autres,
et Seid’Omar-Makram, le principal instrument
de son élévation, fut exilé à Damiette. Restait à
donner le dernier coup de sabre. Les mamlouks,
déjà pris une première fois dans un piège où ils>
avaient laissé quatre-vingts des leurs, occupaient
Digitized by Google
30 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
encore tonte la Haute -Egypte; Mohararaed-Aly
réunit son armée et marcha contre eux ; mais i!
fat obligé de revenir précipitamment pour faire
face à de nouveaux ennemis. L’Angleterre avait
déclaré la guerre à la Porte, et une flotte de
vingt-cinq voiles venait de paraître en vue d’A-
lexandrie; la ville avait été livrée par trahison et
les Anglais marchaient sur Rosette. On sait quel
rude échec ils éprouvèrent devant cette place,
avec quelle vigueur le pacha les rejeta dans
Alexandrie et les força d’évacuer l’Egypte, si bien
qu’un bey mamlouk disait naïvement : Qu’on no
« concevait pas comment des Européens avaient
« pu se laisser battre ainsi par des Turcs. » Cela
fait, Mohammed-Aly revint aux mamlouks. Mais
la Porte était décidée à no pas lui accorder un
momeDt de repos; depuis longtemps elle le pres-
sait de faire marcher un corps de troupes pour
délivrer les villes saintes , alors occupées par les
Wahabys. Ces wahabys, ou wahabytes, sont des
Arabes schismatiques dont le but est de ramener
l’islamisme à sa pureté primitive. Ils tirent leur
nom du cheik Mohammed-EbnAbd-El-Wahab ,
leur fondateur, sorte de Luther orientait qui re-
Digitized by Google
MOHAMMED-ALY. 31
mua toute l’Arabie par ses prédications et mourut
en 1787.
Mohammed-Aly hésitait à s’engager dans une
expédition qui pouvait être longue et difficile avant
de s’être débarrassé de ses plus dangereux enne-
mis, les mamlouks. Ne pouvant les vaincre par la
force, il se détermina à en finir par la trahison.
Les deux beys principaux Bardissy et l’Elfy ve-
naient de mourir presque simultanément , et en
les perdant cette oligarchie militaire perdait toute
unité d’inspiration; Mohammed-Aly sut habile-
ment semer la discorde parmi eux. Chahyn-Bey,
successeur de Bardissy, fut le premier qui se
laissa séduire par les promesses du pacha : il se
sépara de ses collègues et vint habiter le Caire
avec toute sa maison. Le pacha le combla de pré-
sents. D’autres beys ne tardèrent pas à suivre
son exemple, et, quand Mohammed-Aly en vit en-
tre ses mains un assez bon nombre, il les anéantit
d’un seul coup. Le 1er mars 1811 fut le jour qui
vit s’accomplir ce drame sanglant. Une fête avait
été préparée en l’honneur de Toussoun, second
fils du vice-roi , chargé du commandement de
l’armée d’Arabie, et qui allait ce jour-là recevoir
Digitized by Google
32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
la pelisse d’investiture. Le cortège devait se réu-
nir chez le pacha, à la citadelle, pour descendre
ensuite et traverser la ville en grande pompe.Les
mamlouks, invités à la cérémonie, arrivent dès le
matin, vêtus de leurs plus brillants costumes et
montés sur leurs plus beaux chevaux. Mohani-
med-Aly les reçoit avec son affabilité ordinaire,
et le défilé commence. Un corps de delhis ouvre
la marche, les mamlouks suivent, et le cortège
•descend lentement parun chemin étroit, tortueux,
taillé dans le roc et flanqué de hautes fortifica-
tions, qui conduit de la citadelle au Caire ; la porte
s’ouvre aux delhis et se referme sur les mamlouks,
A l’instant uu coup de canon donne le signal, et
des Albanais, embusqués dans les fortifications,
font pleuvoir sur eux une grêle de balles. Dans
cette situation désespérée, les mamlouks ti-
rent leurs sabres et tentent en vain de revenir
sur leurs pas; l’étroit passage est bientôt en-
combré par les morts; la fuite était aussi im-
possible que le combat; tous furent fusillés sans
merci.
Durant cet horrible carnage, le pacha, retiré
dans son harem, était loin de garder cette impas-
Digitized by Google
MOHAMMBD-ALY.
33
sibilité majestueuse que lui a donnéo M. Horace
Yeruet dans ce fameux tableau où le talent du
peintre tient lieu de vérité locale; il était pâle,
agité, effaré; la vue des têtes put seule calmer son
inquiétude, et il n’ouvrit la bouche que pour de-
mander un verre d’eau.
Le massacre desmamlouks est une de ces pages
que l’on voudrait pouvoir effacer de l’histoire de
Mohammed-Aly, et pourtant il ne faut pas oublier
que c’était entre eux et lui une guerre à mort;
que, si on en croit plusieurs écrivains, une con-
spiration ourdie par eux devait éclater le lende-
main; l’un des deux partis devait succomber, et
l’empire rester à celui qui prendrait l’initiative. H
ne faut pas oublier surtout que nous sommes en
Orient, et que ce n’est pas un mince mérite, chez
un prince musulman, de n’atoir jamais fait ré-
pandre le sang inutilement.
Affranchi ainsi de toute inquiétude à l’inté-
rieur, le pacha tourna ses forces contre les Wa-
habytcs. Une première campagne, assez mal con- ,
duite par son filsToussoun, et une seconde dirigée'
par lui-même, ne produisirent aucun résultat dé-
cisif. La guerre se prolongeait, lorsque le vice-
Digitized by Google
•14 contemporains illustres.
roi se détermina enfin à confier le commandement
des troupes à son fi Js aine. Nous allons suivre un
instant Ibrahim - Pacha dans cette guerre de
1 Hedjaz, où il fit ses premières armes, guerre
difficile et périlleuse, qu’il eut l’hooneur de ter-
miner, et où il déploya surtout une rare énergie.
C est le 3 septembre 1816 qu’Ibrahim partit du
Caire pour aller se mettre à la tête de l’armée
d Arabie; il avait alors vingt-six ans; jeune, ar*i
dent, avide de gloire, il avait vu l’élévation ines-
pérée de son père avec ce fatalisme oriental qui
ne s’étonne de rien , se met au niveau de toutes
les positions, et qui faisait dire à son frère Tous-
soun, en réponse à des reproches de prodigalité
que lui adressait Mohammed-A!y : « Mon père, il
“ vous convient d’être économe à vous qui n’êtes
« pas né dans un raçg élevé; mais moi qui suis le
« fils de Mohammed-Aly, je dois être libéral et
« généreux (1). » Les deux frères ne s’aimaient
pas; Toussoun, prince doux et affable, était le
favori de son père, et Ibrahim, à son retour de
(I) Toussoun, peu de temps après son retour en Egypte,
mourut pour n’avoir pas voulu se séparer d’ùne Géorgienne
qu’il aimait et qu’on présumait atteinte de la peste.
Digitized by Google
„ IBRAHIM-PACHA. 35
Constantinople, n’avait pu voir sans une vive
jalousie le vice-roi confier à un autre qu'à lui le
commandement d’une expédition importante. Les
revers éprouvés par Toussoun furent loin de l’af-
fliger, et il se promit bien de conquérir une fois
pour toutes la confiance que semblait lui refuser
son père. « J’ai été longtemps sans l’apprécier, »
disait plus tard Mohammed - Aly au docteur
Bowring, en parlaut d’ibrahim; «je n’eus une
« entière confiance en lui que lorsque sa barbe fut
« presque aussi longue que la mienne et qu’elle
« commença à grisonner (1); maintenant je sais
« tout ce qu’il vaut. » Aujourd’hui , en effet, le
vainqueur de Konieh est l’amour et l’orgueil de
Mohammed-Àly.
A son entrée en campagne, Ibrahim, animé
alors d’une ferveur religieuse que la civilisation
a beaucoup amortie, se rendit à Médine pour faire
ses dévotions au tombeau du prophète; il jura de ne '
point remettre le sabre dans le fourreau jusqu’à
l’entière extermination des Wahabytes; il fit vœu de
*
(1) Par suite des fatigues de la guerre, la barbe et les
cheveux d’ibrahim, qui étaient d’un blond ardent, ont blan-
chi de tris-bonne heure.
Digitized by Google
36 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
sacrifier sur le mont Arafat trois mille moutons
après la victoire, et en attendant il brisa héroï-
quement une centaine de bouteilles de rhum et
de champagne dont on l’avait approvisionné au
Caire.
Les Wahabytes, après avoir occupé tout le pays
compris entre la mer Rouge et le golfe Persique,
avaient été refoulés par Mohammed-Aly dans le
Nedjed, berceau du schisme deWabab, province
montagneuse de l'Arabie centrale, défendue par
plusieurs places fortes, entre autres Derayeh,
ville populeuse dont ces sectaires belliqueux avaient
fait leur capitale. •: <*
Les premières opérations d’Ibrabim -Pacha ne
furent pas heureuses. Le moral- du soldat était
affaibli par une longue guerre en pays inconnu,
l’absence d’eau, les privations et les maladies de
tous genres; lps révoltes étaient fréquentes. Les
Wahabytes, sous la conduite d’Abdallah-Ebn-
Souhoud, guerrier incapable, mais valeureux, in*
terceptaient les convois et inquiétaient sans cesse
lesfiancs de l’armée. Ibrahim tenta vaineraentde
s’emparer d’El-Rass, ville frontière du Nedjed;
après trois mois et dix sept jours de siège et une
Digitized by Google
f 9
Imp de Pernel
René et C""
Digiti^ by G(^
IBRAHIM-PACHA.
«7
.porte de trois raille quatre cents hommes, il fat
obligé de se retirer. Tout à coup, honteux de cet
échec ot stimulé par l’insuccès comme d’autres le
seraient par la victoire, il laisse derrière lui la
place qu’il n’a pu forcer, s’enfonce avec audace
au cœur même du pays, enlève successivement
Uoureydeh, El-Mazuab, Châkra, Dorâma , s’a-
vance en exterminant tout sur son passage, re-
pousse l’ennemi sur Derayeh et arrive devant cette
capitale qu’il investit. Le siège de Derayeh fut
long et meurtrier. L’échec éprouvé devant El-
Ilass était dû eu grande panieà cette présomptiou
musulmane qui avait empêché le jeune prince
d’écouter les conseils do M. Vaissière, officier
français attaché à sou état-major; instruit par
l’expérience, il se résigua enfin à confier à cet
officier la direction du siège de Derayeh; cepen-
dant deux mois s’étaient écoulés et Abdallah se
défendait toujours , lorsqu’un accident imprévu
vint mettre à une rude épreuve l’énergie d’ibra-
liim. Le feu prend à la tente qui contenait toutes
les muuitions de l’armée; cette tente saule au
milieu de la nuit avec un bruit épouvantable; les
obus et les bombes embrasent le camp, la moitié
38 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
des provisions de bouche est consumée par l’in-
cendie, et voilà un général de vingt-six ans qui
se trouve à cinq cents lieues de l’Egypte, au mi-
lieu des déserts, en présence d’un ennemi acharné,
supérieur en nombre, et sans autres munitions
que quelques gargousses oubliées dans les batte-
ries et les cartouches conservées par les soldats
dans leur giberne ; la position était critique. Dès
le lendemain, les assiégés enhardis par ce désastre
font une vigoureuse sortie; Ibrahim se roidit con-
tre l’adversité, harangue ses soldats, leur ordonne
de ne tirer qu’à bout portant, et leur défend, sous
peine de la vie, de céder un pouce de terrain;
l’ennemi est repoussé dans la place. Chaque jour
les sorties se renouvellent et Ibrahim reste
inébranlable; tout à coup on lui annonce l’ap-
proche d’un renfort de trois mille hommes que
lui envoie son père, sous la conduite de Khalil-
Pacha. Cette muvelle le désespère ; il ne peut
supporter l’idée que la gloire d’avoir forcé les
Wahabytes dans leur dernier refuge sera par-
tagée par un autre; il réunit ses troupes, leur
déclare qu’il faut prendre Derayeb ou mourir, et
ordonne un assaut général. Abdallah, battu sur
Digitized by Google
39
IBRAHIM -PACHA.
tous les points, demande à capituler et se rend
lui-mcme sous la tente d’ibrahim. Le jeune chef
déclare qu’il a reçu ordre de l’envoyer prisonnier
au Caire; Abdallah vaincu se résignent part pour
l’Egypte; Mohammed-Aly l’expédie à Constanti-
nople et le divan lui fait trancher la tête.
Après la prise et la destruction de Dcrayeh,
toute résistance cessa dans leNedjed, et la guerre
ne fut plus qu’un long massacre : le pays fut ra-
vagé, les villes furent brûlées, les principaux chefs
décapités et leurs familles réduites eu esclavage.
Si Mohammed -Aly eût été assez fort pour résister
aux injonctions de la Porte, il est permis de
croire qu’il n’eût pas adopté ce système de des-
truction, qui n’était propre qu’à le rendre odieux
à une population guerrière qu’il avait tout iulérêt
à s’attacher. Cette répression violente n’a produit
(jue des résultats incomplets: l’Arabie n’a jamais
été pacifiée, le wahabysmc a laissé dans les cœurs
de profondes racines; tout ce qui reste de ces
sectaires indomptables s’est réfugié dans l’Yemen
et remue sans cesse. Jusqu’à ces derniers temps
le pacha a été obligé d’y entretenir une armée
qui le ruinait en hommes et en argent ; de plus ,
40 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
les Anglais , qu’on rencontre parlout où il y a du
terrain à prendre et des établissements à former,
après avoir vainement tenté de s’introduire dans
PHedjar , comme auxiliaires d’Ibrahim-Pacha ,
ont trouvé depuis un mauvais prétexte pour faire
acte de possession sur Aden , au midi de la côte
arabique, et au nord sur les îles Bahreyn, mal-
gré les vives réclamations de Kourchid-Pacha ,
dernier lieutenant du vice -roi. Aujourd’hui Mo-
hammed-Aly , obligé, par l’attaque des puis-
sances coalisées, de concentrer ses forces, vient
de rappeler ses troupes, et l’Arabie va être de
nouveau la proie des Wahabytes et des An-
glais.
Mais revenons à Ibrahim -Pacha. Après avoir
procédé à l’orientale, c’est-à-dire par l’extermi-
nation , à la pacification du Nedjed , après avoir
dompté à coups de sabre de nouvelles révoltes
qui venaient d’éclater dans son armée , le jeune
vainqueur, décoré par la Porte du titre de pacha
des Villes-Saintes, le premier pachalik de l’em-
pire, fil son entrée triomphale au Caire le tl
décembre 1819; son absence avait duré trois
ans.
Digitized by Google
IBRAHIM-PACHA.
41
Durant ce temps il s'était fait de grandes cho-
ses en Egypte ; d’abord Moharomed-Aly avait
comprisqu’au XIXesiècle un fondateur dedynastie
ue saurait décemment se passer d’apprendre à
lire; il avait pris pour maître d’école une esclave
lettrée de son harem, et il savait lire; ensuite il
avait travaillé de plus en plus à user les liens
déjà bien faibles qui unissaient l’Égypte à Con-
siaminople. La révolution qui venait de précipiter
du trône l’infortuné Sélim III avait été sans reten-
tissement au Caire, et presque au même moment
surgissaient en Orient, face à face, deux nova-
teurs, l’un réformateur tronqué qui ne sut ou ne
put que détruire, jamais édifier, et dont les ten-
lalivesavortées n’ont servi qu’à accélérer la ruine
de son empire; l’auire, génie tenace, vigoureux,
actif, peu scrupuleux quant aux moyens, mais
qui, so sentant enfin maître d’un pouvoir si ar-
demment convoité, se prépara it à faire table rase
pour demander à la civilisation do l’Europe les
éléments d’une organisation nouvelle.
C’est ici le cas de passer en revue, autant
quo le comporte l’exiguité de cette notice, les
principales créations do Mohammed - Aly , et ,
Digitized by Google
42 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
d’envisager sou ses deux faces i’édiflce qu’il a
fondé. •
Au moment de mettre la main à l’œuvre , le
vice-roi sentit qu’avant toutes choses il lui fallait
avoir des moyens d’action au dedans, de défense
et d’accroissement au dehors , c’est-à-dire une
armée et une mariné. Ce qu’il avait vu des trou-
pes françaises en Égypte avait suffi pour lui faire
comprendre tout l’avantage d’une force militaire
régulièrement organisée. Mais si la supériorité do
son intelligence le rendait inaccessible aux pré-
jugés orientaux , il n’en était pas do même chez
ceux qui l’entouraient, et ses projets furent ac-
cueillis, même par ses plus proches, avec une an-
tipathie très-prononcée; les chefs militaires, jus-
qu’alors indépendants , répugnaient à se voir
soumis à un contrôle régulier ; et la soldatesque
albanaise, qui avait été si utile à Mohammcd-Aly,
devenait un obstacle insurmontable , avec scs
habitudes enracinées d’indiscipline et de brigan-
dage.
C’est au milieu de pareilles entraves que l’ob-
stiné pacha se décida à faire une prc-mièro tcn-
* tative, qui faillit avoir pour lui dés conséquences
Digitized by Google
IBRAHIM* PACHA. 43
fatales : au retour de l’expédition qu’il avait di-
rigée contre les Wahabytes, il annonce ses projets
aux troupes réunies à Boulâc , et leur enjoint de
se préparer à so soumettre au nizam-djeddid
(nouvel ordre de choses). 11 était à peine rentré
au Caire que les soldats commencent à murmu-
rer; les chefs eux-mêmes attisent le feu de la ré-
volte , et déclarent le pacha infidèle ( l). Bientôt
une insurrection terrible éclate; les troupes s’a-
vancent furieuses sur le Caire ; le palais de Mo-
hammed-Aly , sur la place de l’Ezbekieh , est
assiégé et pillé ; lui-même n’a que le temps de se
réfugier à la citadelle , et pendant deux jours la
ville reste au pouvoir des soldats. Après quelques
pourparlers, Mohammed-Aly se résigne à ajourner
prudemment ses projets , et compreDaut dès lors
qu’il lui serait impossible de les réaliser tant qu’il
aurait sur les bras une milice aussi turbulente, il
ne s’occupe plus qu’à s’en débarrasser par tous
les moyens : les corps les plus turbulents sont di-
rigés sur l’Hedjaz, avec ordre secret de les faire
(1) Un article du code sunnite porte : Le souverain doit
bien se garder d’innover, car le prophète a dit : Toute inno-
vation est une erreur, et toute erreur conduit au feu.
Digitized by Google
J >
4'4 ' contemporains illdstres.
décimer par l’ennemi. Un chef albanais, des pïh^
influents et des plus mutins , vient réclamer l’ar-
riéré de sa solde; ce chef était malade; le pacha
lui témoigne l’intérôt qu’il prend à sa santé; le
même soir il lui envoie son médecin italien Men-
drici pour le traiter. « Le malade fut soigné, dit
« M. Mengin avec une naïveté digne de Philippe'
« de Commines ; il prit des médicaments et mou-
« rut quelques jours après. »
En même temps le pacha profite de cette occa-
sion pour mettre «à exécution ses projets de con-
quête sur ia Nubie et tous les pays qui avoisinent
les sources du Nil ; le commandement de l’expédi-
lion fut confié à son troisième fils, Ismaïi-Pacha.
Ce jeune prince remonte le Nil et porte ses armes
victorieuses jusqu’aux confins du Sonnâr. A son
retour, il s’arrêta aux environs de Chendy, dans
le territoire des Chaykié, tribu belliqueuse de la
Nubie qu’il n’était parvenu à soumettre qu’après
une résistance désespérée. Le chef de la tribu
Naïr, surnommé Ntmr (le tigre) à cause de son
intrépidité, et qui avait fait sa soumission, vint à
la rencontre du jeune vainqueur pour lui deman-
der humblement quelque diminution au sujet de
Digitized by Google
* IBRAHIM-PACHA. 45
rénorme impôt dont il avait été frappé : Ismaïl ,
pour toute réponse, lui casse sa pipe sur la ligure
et le menace de le faire empaler s’il ne paie la
somme exigée. Le chef nubien dissimule la rage
qui lui dévore le cœur, et, le sourire aux lèvres, il
invite Ismaïl à lui faire l’honneur d’entrer à
Cheody, en lui offrant sa maison pour le recevoir.
Ismaïl accepte ; une fête est préparée, et, tandis
que les soldats égyptiens a’enivrent de bilbil( 1),
les Nubiens fondent sur eux au milieu de la nuit ;
Nimr saisit un brandon et met le feu à la maison,
qui s’écroule sur le corps à demi consumé d’l9-
maïl.
A la nouvelle de ce sinistre événement, le gen-
dre du vice-roi, le defterdar Mohammed- Bey, fa-
meux par sa férocité , et qui était alors occupé à
soumettre le Kordofan , accourt pour venger la
mort de son beau-frère ; toute la province des
Chaykié fut mise à feu et à sang j trente mille tê-
tes furent sacrifiées aux mânes d’Ismaïl. Du Kor-
dofan à Chendy , le defterdar promena la désola-
tion et la mort, jusqu’au momens où le vice-roi,
(1) Sorte de bicre forte que les Nubiens préparent avec
du doura.
Digitized by Google
46 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
prévenu trop tard, mit fin à cet horrible massa-
cre, dont le souvenir est resté vivace au cœur des
populations nubiennes. 1
Grâce à ces diverses eipéditions, Mohammed-
Aly vit s’éclaircir de plus en plus les rangs des
Albanais, et put revenir à ses projets d’organisa-
tion militaire. Il rencontra sous sa main le capi-
taine Sève qui s’en allait chercher fortune en
Perse; il eut la bonne idée do l’arrêter au pas-
sage et de se l’attacher. Un camp d’instruction fut
secrètement formé à Assouan, sur les limites de
l’Égypte et de la Nubie, bien loin des regards fa-
natiques des Turcs du Caire. On éleva des casernes
sur la lisière du désert, et mille mamlooks (1),
pris dans la maison du pacha et de quelques
grands du pays, furent dirigés sur ce point pour
former le noyau de la nouvelle armée. Il fallut
qu'à son retour de l’Hedjaz le vainqueur des Wa-
habytes. Ibrahim-Pacha lui-même, vînt, malgré
ses répugnances, prendre place à la queue du ba-
taillon, à son rang do taille (2), pour apprendre la
(1) Il est bien entendu qu’il ne s’agit plus ici des beys
mamlouks, mais bien des jeunes esclaves que les hauts per-
sonnages de l'Egypte font élever dans leurs maisons.
(2) Ibrahim est de petite stature.
Digitized by Google
1BRAHIMPACBA.
47
charge en douze temps» A force de persévérance,
le capitaine Sève, qui est le type le plus complet
du soldat français, ferme, intrépide et bon enfant,
parvint à dompter l’antipathie de ses élèves et à
se concilier l’affection d’Ibrahim-Pacha, qui ne
tarda pas à comprendre l’immense profit qu’il
pourrait tirer de la lactique européenne. Lors-
qu’on eut enfin des cadres manœuvrant réguliè-
rement, il fallut trouver des soldats pour les rem-
plir ; on essaya d’abord de faire venir des nègres
du Sennâr, mais ils ne pouvaient se faire au ser-
vice militaire et périssaient par milliers ; il ne fal-
lait pas penser aux Turcs : autant eût valu leur
proposer de cracher sur le tombeau du prophète;
c’est alors que Mohammed-Aly prit l’audacieuse
résolution d’enrégimenter les fellahs, déchus de-
puis des siècles du droit de porter des armes. En
même temps que les Turcs, blessés dans leur or-
gueil , murmuraient , les fellahs, pour qui tout
service militaire était odieux , jetaient les hauts
cris. Ibrahim-Pacha contint les Turcs en feignant
une grande répugnance pour les projets de son
père, et en parlant de cette innovation comme
. * ■ 1 l , ti ; • ! ; - 1 ’. ' 1 1.7 ■ •» (tj f'i '• >0 't I Pnr. i
d’un caprice passager. Quant aux fellahs, ils fu-
Digitized by Google
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
»
rent disciplinés à grands coups de courbach (1) *■
et lorsqu’on en posséda environ quinze mille ra-
pidement instruits et exercés , Ibrahim s’en dé-
clara le chef, à la grande stupéfaction des Turcs,
qui ne se résignèrent qu’après de longues difficul-
tés à se mêler à de pareils soldats.
Restait à leur faire accueillir une innovation
plus dangereuse encore , l’admission des Arabes
au grade même le plus subalterne. Ibrahim s’y
prit adroitement. « Nous avons besoin de capo-
raux, dit-il un jour; le grade do caporal à celui
qui courra le mieux, Turc ou Arabe. » Les Turcs,
convaincus en toute chose de leur supériorité na-
tive, se prêtèrent de bonne grâce à la plaisanterie
de leur général; mais leur agilité fut en défaut ,
et le premier caporal arabe gagna son grade à la
course (2). Aujourd’hui les Arabes peuvent par-
venir jusqu’au grade de capitaine. — Après la
prise de Saint- Jean-d’ Acre, Ibrahim avait dit : « A
« ia fin de la campagne nous aurons des colonels
** arabes. » Mais lo vice-roi a refusé d’accéder
(1) Verge de peau d’hippopotame ou d’éléphant dont nous
avons fait cravache. Cet instrument joue un rôle capital
dans toutes les innovations du pacha.
(2) Voir l’ouvrage de M. Ba’rrault. Occident et Orient.
Digitized by Google
IBRAHIM -PACHA. 49
aux désirs de sod fils. Soit répugnance , soit dé-
fiance , Mobammed-Aly répèle souvent : « Il ne
- faut pas oublier que nous ne sommes que quinze
« mille Turcs en Égypte. »
Toujours est-il que ce petit noyau d’armée ,
créé en 1823, s’est accru avec une telle rapidité
qu’en ce moment le pacha a sous sa main cent
trente mille hommes de troupes régulières, orga-
nisées à l’européenne, qui ont prouvé ce qu’elles
valaient dans les deux campagnes de Syrie , et
dont la manœuvre a paru digne d’éloges à un té-
moin compétent, le maréchal Marmont (1). En
joignant à cela les bédouins irréguliers, les ou-
vriers des ports qui sont enrégimentés, la garde
nationale formée dans les principales villes de
l’Egypte, les élèves des diverses écoles militaires,
il se trouve que Mohammed-Aly peut actuelle-
ment mettre sur pied un effectif de plus de deux
cent soixante mille hommes (2)..
Après avoir constitué une armée, Mohammed-
Aly se prépara à former une marine ; il avait déjà
(1) Voyage du duc de Raguse, 3' vol., p. 295.
(2) Aperçu général sur l’Egypte, par Clot-Bev, tome II,
p. 525.
Digitized by Google
50 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
fait construire, à Marseille età Livourne, un assez
bon nombre de navires, lorsque l’insurrection de
la Grèce vint l’rolerrompre au milieu de ses tra-
vaux. Le sultan l’appela aux armes ; trop faible
encore pour refuser d’obéir, et trop habile d’ail-
leurs pour ne pas voler à la défense d’une cause
qui semblait celle de l’islamisme tout entier, le vice-
roi s’empressa d’armer sa flotte, et, au mois d’août
1825. douze mille hommes de troupes régulières,
huit cents chevaux et soixante bâtiments de tou-
tes dimensions partirent d’Alexandrie sous la
conduite d’Ibrahira-Paeha. Les événements de la
guerre de Morée sont connus ; je ne m’y arrêterai
pas j on sait comment Ibrahim, après avoir pacifié
Candie et promené ses armes triomphantes dans
toute la Morée, fut obligé de se retirer après Na-
varin et l’arrivée des troupes françaises, et com-
ment la Russie, en faisant un appel aux senti-
ments chevaleresques de l’Europe , amena la
France ét l’Angleterre à travailler, à sa manière,
à l’intégrité de l’empire ottoman , en détruisant ,
le 20 octobre 1827 , les flottes combinées de l’E-
gypte et de la Turquie.
Mohammcd-Aly reçut la nouvelle de ce désastre
Digitized by Google
IBRAHIM-PACHA.
5t
avec le flegme stoïque d’un musulman; Ibrahim-
Pacha fut accueilli comme après uoe victoire, et
deux ans s'étaient à peine écoulés que, grâce à
la prodigieuse activité d’un habile ingénieur fran-
çais, M. de Cerisy, la plage d’Alexandrie, jus-
qu’alors déserte, se couvrait de magnifiques con-
structions; les vaisseaux surgissaient dans les
chantiers comme par enchantement. Un autre
Français, Bcsson-Bey, formait les équipages en
organisant à l’européenne les mariniers du Nil.
Et aujourd’hui le port d’Alexandrie renferme ,
indépendamment des vingt-quatre bâtiments turcs
livrés au pacha après la bataille de Nézib, onze
vaisseaux de haut-bord, six frégates, cinq cor-
vettes. quatre goélettes, cinq bricks, en tout trente
et un bâtiments égyptiens, montés par seize mille
hommes d’équipage, qui manœuvrent avec toute
la prestesse des matelots anglais ou français.
Pour suffire à un tel développement de forces,
il fallait d'immenses ressources; or de tout temps
l’agriculture a fait la seule richesse de l’Egypte;
par suite des invasions, des révolutions, de l’a-
narchie, de l’incptio du maître et do l’esclave, la
vallée du Nil , mino d’or jadis inépuisable alors
Digitized by Google
52 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
que ce pays était le grenier de Home, semblait
frappée de stérilité et de mort. Il s’agissait, pour
Mohammed-Aly, de la raviver en organisant un
nouveau système de culture ; mais pour cela il
fallait être maître du sol. Le vice- roi se décida à
tenter un coup hardi en abolissant tout droit de
propriété. La nature de la propriété en Egypte
est une question fort controversée; toutefois ilest
constant qu’à Pavénement de Mohammed-Aly il y
avait en Egypte de véritables propriétaires; les
moultezims n’étaient pas autre chose; les mos-
quées et les établissements publics possédaient
aussi de temps immémorial. Le vice roi invita
les moultezims et les ulémas à lui apporter leurs
titres, sous prétexte de les vériGer, et quand il les
tint dans ses mains il les conGsqua; quelques-uns
des réclamants obtinrent des pensions viagères,
mais tous furent expropriés. Les propriétés mo-
bilières échappèrent seules à cette vaste spolia-
tion. Dès lors l’Egypte ne fut plus qu’un immense
domaine exploité par un seul homme; aux cultures
partielles le pacha substitua la culture en grand,
les semences précieuses aux semences vulgaires;
il ût creuser des canaux pour transporter au loin
Digitized by Google
ibrahim-pacha.
53
le limon fécondant du Nil; quinze cents jardiniers,
appelés do l’Archipel ou de l'Europe, furent dis-
séminés dans les provinces pour y répandre les
meilleures méthodes de culture. Un Français,
M. Jumel, naturalisa en Egypte le coton-arbuste,
et les plantations, multipliées par le vice-roi,
donnèrent jusqu’à neuf cent quarante-sept quin-
taux. La culture do l’indigo, de la garance , de
l’opium, du riz, du froment, du maïs, prit une
extension prodigieuse; on planta trois millions de
pieds de mûrier pour la nourriture des vers à
soie, dont le produit s’est élevé, en 1833, à quinze
mille kilogram mes; vingt-quatre millions de pieds
d’arbres de toute espèce furent également plantés
le long des deux chaînes riveraines du Nil , et
l’Egypte prit un aspect nouveau.
En môme temps que la cullurodu sol s’étendait
et se perfectionnait, le vice-roi créait une foule
de manufactures pour mettre en œuvre ses pro-
duits: filature de coton, fabriques de soie, cor-
deries, étoffes de laine, fabriques de bonnets,
fonderies de fers coulés, fabriques de draps, raf-
fineries, fabriques de poudre et de salpêtre, fa-
brique de produits chimiques, etc.
Digitized by Google
54 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Après avoir orgaoisé l’agriculture et l’industrie^
Mohammed-Aly s’est occupé de l’éducation in-
tellectuelle de l’Egypte; il a fondé un conseil d’in-
struction publique auquel sont venues se rattacher
des écoles de toute espèce : école de médecine,
hôpital civil et militaire, école de médecine vété-
rinaire, école d’infanterie, école de cavalerie,
école d’artillerie, école de musique, écoles pri-
maires. La plupart de ces établissements sont di-
rigés par des Français.
Maintenant, si la véritable civilisation implique
nécessairement pour la masse une augmentation
de bien-être, hâtons-nous de dire que l’Egypte est
encore bien loin d’être civilisée; sous ce rapport,
Mobaramed-Aly a contre lui un fait que ses plus
habiles apologistes pourront bien atténuer, mais
jamais détruire. Depuis l’expédition française, le
revenu total de l’Egypte a augmenté dans la
proportion de 1 à 7 , tandis que la population
a diminué d’un tiers, et que les deux tiers restants
sont deux fois plus misérables que jamais. Le
gouvernement s’est fortifié et enrichi de toute la
faiblesse et do toute la pauvreté des gouvernés.
Jusqu’ici le vice-roi n’a emprunté aux institutions
Digitized by Google
ibrahim- pacha.
55
de l’Europe que des moyens d’accroissement,
d’action, d’organisatiou , et rien de plus; pour
tout ce qui s’appelle liberté, légalité, humanité,
équitable répariitiun de droits, garanties du faible
contre le fort, sentiment des intérêts généraux,
pour tout cela legouvemcmentde Mohammed- Al y
est tout ce qu’il y a de plus musulman, c’est-à-dire
de plus brutal, de plus aveugle et de plus odieux.
Je ne puis ici, faute d’espace, décrire l’affligeant
contraste que présente cette tyrannie orientale
organisée à l’européenne; je me contenterai do
l’indiquer en peu de mots. L’Egypte actuelle est
l’œuvre du génie enté sur l’égoïsme; c’est une
machine habilement construite que deux millions
d’hommes s’épuisent à faire fonctionner au profit
d’un seul. Le fellah cultive et le pacha récolte; le
fellah fabrique et le pacha vend ; le fellah travaille,
souffre et maudit le pacha, qui pressure, bàtonne
et exploito le fellah. En somme, le pacha a uno
belle armée, une belle flotte, do belles manufac-
tures, de belles plantatious, do beaux revenus, et
l’on peut dire, sans exagération, que les quatre
cinquièmes de sessujetss’estiment heureux quand
ils ne meurent pas littéralement do faim. Est-ce
«
«
Digitized by Google
56
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
là une bonne manière d’initier un peuple aux dou-
ceurs de la civilisation? Sans doute, l’état perma-
nent de guerre imposé à Mohammed-Aly entre
pour beaucoup dans les misères de l’Egypte; sans
doute le fellah ne pouvait être arraché autrement
que par la force à ses habitudes invétérées de pa-
resse; sans doute il sera un jour allégé des charges
énormes qui pèsent sur lui; sans douto le gou-
vernement oppresseur mais vivace de l’Egypte
vaut mieux que l’anarchie moribonde de l’empire
ottoman; toutefois, si la tyranuie est injustifia-
ble, c’est surtout quand elle agit contrairement
au but qu’elle se propose. Or, sans parler de cette
hideuse chasse aux hommes qu’en Egypte on ap-
pelle la conscription, de cette hiérarchie admi-
nistrative qui se produit sous la forme d’une cas-
cade d’extorsions, d’avanies et de coups de bâton,
qui tombe sans cesse du pacha sur le moudyr (1),
(l)La dignité de moudyr correspond à celle de nos an-
ciens gouverneurs de provinces. L’Egypte a été divisée par
Mohammed-Aly en sept gouvernements principaux ; à la tête
de chacun de ces gouvernements est placé un moudyr ; puis
vient le mâmour , chef de département , espèce de préfet ;
puis le nazir , chef d’arrondissement ; puis enfin le cheik-
el-beled , qui est ce que sont cher nous les maires de vil-
lage.
JL
Digitized by Google
IBRAHIM-PACHA.
57
du moudyr sur le mdmour , du mdmour sur le
• i
nazir, du nazir sur le cheik-el-beled, pour de là
pleuvoir sur le malheureux fellah; comment justi-
fier ce monopole absolu du commerce qui enlève
au travail son plus grand mobile, l’Intérêt, et son
plus puissant attrait, le bien-être? Comment
justifier surtout cette inique et absurde loi de
solidarité pour le recouvrement de l’impôt, qui
oblige l’homme laborieux à payer pour le fainéant,
et qui étend son réseau sur toutes les provinces,
dont chacune doit remplir le vide qui résulterait
pour le trésor de l’insolvabilité ou de la mauvaise
volonté d’une ou de plusieurs d’entre elles P Com-
ment constituer un gouvernement durable quand
il n’a pour base que la haine et le détriment du
plus grand nombre? Et d’ailleurs, est-il une posi-
tion, si exceptionnelle qu’elle soit , qui puisse ab-
soudre un système tendant visiblement à la des-
truction de l’espèce humaine?
Voilà pourquoi la France, qui atout intérêt à
ce que l’Egypte soit forte et prospère, doit, même
au prix de la guerre, conquérir pourMohammed-
Aly l’indépendance et la paix; que le vice-roi,
libre de toutes parts et maître de choisir sa route,
Digitized by Google
58 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
soit enfin mis en demeure de prouver à l’Europe
qu’il n’est pas un de ces mauvais génies qui pè-
sent un instant sur l’humanité et passent, mai»
bien un de ces régénérateurs de peuples qui se
survivent dans leurs œuvres et laissent un nom
aimé de la postérité.
Depuis longtemps Mohammed-Aly convoitait la
Syrie, et il y avait dans ce désir autre chose qu’un
instinct de rapacité; entre la Syrie et l’Egypte il
y a des affinités de tous genres: races, langage,,
histoire, tout leur est commun ; tour à tour Tune
a obéi , l’autre a commandé, ou toutes deux ont,
subi eu même temps le joug étranger. Séparées
seulement par un désert de quelques journées do
marche, chacune do ces deux provinces est ia
frontière de l’autre, et fait sa faiblesse ou sa force,,
suivant qu’elle lui est hostile ou amie. Dès lors il
était facile de prévoir que celle des deux qui, la
première, prendrait de la consistance, cherche-
rait immédiatement à se rattacher l’autre. De
plus, la Syrie a des bois magnifiques, des mines
de houille et une population vigoureuse ; l’Egypte
manque de bois pour sa marine, de charbon pour
ses manufactures et d’hommes pour toutes choses-
Digitized by Google
IBRAHIM -PACHA. 59
■ ■ .'{ ' -j > .s iftaKi xu-. iv . ■
Mohammed-Aly l’avait demandée ime première
fois au sultan, en récompense de ses victoires sur
les Wahabytes , et une seconde fois pour l’appui
qu’il lui avait prêté dans la guerre de Morce. Le
sultan la lui avait promise deux fois, et deux fois
il avait manqué à sa parole. Le vice-roi trouva
un prétexte d’envahissement dans le refus que lui
Ht Abdallah, pacha d’Acre, de lui rembourser une
dette de 11 millions de piastres, et de lui rendre
six mille fellahs égyptiens émigrés dans son pa-
chalik. Une armée de quarante mille hommes
entra en Syrie, et, le 27 novembre 1831, Ibra-
bim Pacha arriva sous les murs de Saint-Jean-
d’Acre. Le siège de cette place, réputée imprena-
ble en Orient depuis l’échec de Bonaparte, fut
conduit avec vigueur, mais sans méthode; il du-
rait depuis cinq mois, lorsque Ibrahim apprit que
l’armée turque se rassemblait dans la haute Syrie;
il dut marcher à sa rencontre. Mohammed-Alv
envoya à Acre l’ingénieur piémontais Romeï, qui
conduisit une attaque régulière, et la place fut
prise en quinze jours. Le vice-roi et son fils avaient
été déclarés rebelles ; un firman d’excommunica-
tion fut lancé^contre eux. Ibrahim s’avança sur
Digitized by Google
60 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Homs, et, pour la première fois, des troupes mu-
sulmanes, disciplinées à l’européenne, se trouvè-
rent en présence, le 17 juillet 1832. Les Turcs,
quoique supérieurs en nombre, furent battus com-
plètement. Quelques jours après, à Beylan, l’ar-
mée turque fut encore une fois mise en déroute, et
enfin une troisième et brillante victoire, remportée
à Konieh , le 21 décembre 1 832, ouvrit à Ibrahim
les portes de Constantinople. 11 y eut là pour le
vice-roi un beau moment, un moment décisif, où il
fallait agir, et où il a manqué d’audace ; occasion
précieuse, à jamais perdue, où il pouvait relever le
trône des sultans, et décider une fois pour toutes
cette question d’Orient, dont la solution boule-
versera l’Europe tôt ou tard. M. Thiers a dit,
l'année dernière, à la tribune, qu’en 1833 le pa-
cha avait reçu une leçon , qu’il avait voulu mar-
cher sur Constantinople, et qu’il avait trouvé que
la Russie y était avant lui. M. Thiers avait com-
plètement oublié les faits : Ibrahim-Pacha était à
Konieh le 22 décembre 1832, à cent lieues de
Constantinople ; il pouvait facilement y arriver
dans la première quinzaine de janvier. Or, l’es-
cadre russe ne put entrer dans le Bosphore que
Digitized by Google
lÛRAIlfM-PACIIÀ. 6f
fe 20 février, et l’arrivée des troupes de débar-
quement n’eut lieu que le 7 avril. Rien ne s’op-
posait donc à la marche d’ibrahim. Toute l’armée
turque s’était dispersée. Les populations, mécon-
tentes des brusques innovations de Mahmoud , et
découragées par ses revers, appelaient à grands
cris le vainqueur; le sultan hésitait à introduire
lui-même les giaours dans Stamboul la bien gar-
dée; les ulémas se tenaient prêts à le proclamer
infidèle , et tout se prêtait à l’inauguration d’une
dynastie nouvelle. Mohammed-Aly eut un instant
la pensée de s’embarquer sur sa flotte, et d’arri-
ver devant Constantinople, en même temps que
son fils, à la tête de l’armée, borderait le rivage
de Scutari ; il n’osa pas , et ce qui eût été facile
alors est devenu presque impossible aujourd’hui.
Lesévéncments qui suivirent sont connus : Ibrahim
s’arrêta à Kutahyeh, la diplomatie européenne
so mêla du différend; un traité fut conclu, qui
donna à Mohammed-Aly la possession de toute la
Syrie, jusqu’à Adana. Le sultan a essayé de le
briser l’année dernière; la nouvelle et éclatante
victoire d'ibrahim, à Nézib, le 24 juin 1839,1a
mort soudaine du Mahmoud, la défection de sa
62 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
flotte, l'arrangement près de se conclure entre les
deux parties conteudantes, l’intervention brusque
et fatale de la Russie, de l’Angleterre, de l’Autri-
cho et de la Prusse, l’attitude prise par la France,
tous ces faits soot trop récents pour qu’il soit
nécessaire de s’y arrêter.
Il suffît d’avoir fait quelque étude du caractère
do Mohammed-Aly pour être convaincu qu’il ne
cédera pas la Syrie, qui lui appartient par droit
de conquéted’abordetensuite en vertu d’un traité
ratifié par ceux-là même qui veulent aujourd’hui
la lui eulever. Si la lutte s’engage sérieusement ,
le pacha résistera-t-il seul aux forces combinées
de l’Angleterre, de la Russie et de l’Autriche?
Cela paraît difficile à croire. Sera-t-il refoulé eu
Egypte, ou mieux encore destitué , comme disait
naguère la Gazette d'Augsbourg? Ceci est l’affaire
de là France. Si elle veut que le plus beau pays
du monde soit divisé à sa barbo en deux parts ; si
elle veut, pour meservir d’une expression de M.de
Carné, qu’Alexandrie fasse l’appoint du marché
doot Constantinople sera le prix; si elle veut,
d’ici à vingt ans peut-être, se trouver étouffée et
broyée entre deux colosses, le despotisme russe
Digitized by Google
IBRAHIM- PACHA.
fl»
assis depuis le pôle uord jusqu’à la frontière do
l’Allemagne, et le blocus anglais établi de Cal-
cutta à Londres; si, en un mot, la France veut
passer à l’état do puissance de second ordre, elle
n’a qu’à parler beaucoup, se croiser les bras et
laisser faire : ce sera bientôt fait.
Toutefois, comme depuis vingt-cinq ans la di-
plomatie européenne vit d’attermoiements, d’a-
journements , il est possible que par l’instigation
du cabinet français Mohamraed-Aly accepte et re-
çoive la possession viagère de la Syrie. Solution
parfaite, en vérité, car le pacha a soixante et onze
ans passés; tout le monde sait ce que signifie le
mot viager en Orient , où tout est viager et où il
n’y a pas un fétu de différence entre la propriété
et la possession ; d’où il suit que dans six mois, un
an peut-êtro, le problème surgira de nouveau,
plus menaçant que jamais , et la France se trou-
vera alors à moitié engagée dans une voie fatale,
l’affaiblissement de l’Egypte. En attendant que
s’ouvre la lutte , il est bon, ce me semble, que
l’on sache bien que cette intégrité de l’empiro ot-
toman dont on nous leurre est une chimère de
même espèce que l’alliance anglo-française. L’om-
Digitized by Google
64 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
pire ottoman , on l’a dit cent fois , c’est aujour-
d’hui i 'empire d'une ville dout le comte Orloff a
emporté, en 1833, la clef dans sa poche, tout
en criant bien haut qu’il s’en allait les mains vi-
des. Ce simulacre d’empire vivra tant qu’il plaira
à la Russie , et elle n’est pas aussi pressée d’en
finir qu’on le pense généralement; ce qu’il lui
faut, ce sont les Dardanelles, et sur le Bosphore
une prédominance absolue qui ait tous les avan-
tages do la possession sans en avoir les inconvé-
nients : ceux-ci seraient nombreux et de plus d’un
genre. Voilà un siècle que l’histoire retentit des
coups terribles que la Russie porte à son malheu-
reux voisin ; elle le tient maintenant sous ses
pieds, elle va lui passer la chaîne au cou, et elle
le laissera vivre encore un peu , jusqu’à ce qu’il
lui convienne de lo tuer. La Russie est si magna-
nime!
Quant à l’Angleterre, en fait de principes, elle
a une énorme dette , une dette dont les intérêts
s’élèvent à 700 millions, qu’il s’agit de payer et de
chercher sur tous les points du globe. Le produit
seul de ses douanes lui vaut 600 millions, qu’elle
préfère à toutes les constitutions et à tous les dra-
Digitized by Google
IBRAHIM-PACHA .
65 -
peaux du monde. Elle sait bien qu’elle aura lût
ou tard maille à partir avec la Russie, sur l’In-
dus; mais c’est là une éventualité secondaire:
l’Asie centrale est grande, et il y a loin de la mer
Caspienne à l’océan Indien. Pour elle , l’affaire la
plus pressée aujourd’hui, c’est celle du Bosphore,
qui menace de devenir russe. Il s’agit de savoir
ce qui rapportera le plus, de s’y opposer ou de s’y
résigner moyennant ample compensation ; or, s’il
était permis à l’Angleterre de faire sienne l’im-
mense ligne qui joint Gibraltar à Bombay, en
passant par Alexandrie, pourquoi la constitution-
nelle Albion ne se montrerait-elle pas accommo-
dante avec le tzar , et ne céderait-elle pas aussi
quelque chose?
Entre ces deux convoitises également ardentes,
avec -une Autriche peureuse et une Prusse mosco-
vite , la France doit se préparer de bonne heure
à l’isolement. Sous ce point do vne> fortifier Paris
est une idée habile, heureuso, nationale, une idéo
que moi , mince biographe , j’appelais de mes
voeux longtemps avant qu’il en fût question (1).
Mais ce n’est pas tout : la France no doit pas
(t) Voir la 13» livraison.
Digitized by Google
66 CONTEMPORAINS! ILLUSTRES.
s’attacher à concilier des choses inconciliables,
et se préoccuper outre mesure d’un statu quo qui
est tout entier à son détriment. Lorsqu’au sein
d’un empire qui se meurt, entouré do deux enne-
mis prêts à se jeter sur son cadavro, il surgît une
force jeune et vivace, qui peut s’accroître, s’a-
méliorer, s’imprégner de nous- mêmes et nous
✓
servir d'utile auxiliaire contre d’ambitieux des-
seins, quand un fait pareil s’accomplit, la France
doit en tenir compte, et ne pas s’obstiner à con-
server un équilibre impossible entre ce qui naît
et ce qui meurt. Quoi qu'elle fasse, il lui faudra ,
dans un avenir plusou moins éloigné, choisir entre
le Caire et Stamboul.
SUPPLÉMENT A LA 20 ÉDITION.
Les considérations qui terminent cette notice n’étaient,
au moment où elles ont été publiées pour la première fois,
que l’expression de l’opinion générale de la France. Parmi
toutes les questions de politique extérieure qui ont surgi
ù l’horizon depuis 1830, il n’en est aucune sur laquelle le
gouvernement, les Chambres, la presse, le pays tout en-
tier se soient prononcés avec une pareille unanimité, et il
n’en est aucune ou sujet de laquelle le gouvernement, les
Chambres, la presse, le pays tout entier aient éprouvé une
semblable déception.
Digitized by Google
IBRAHIM-PACHA.
67
De quelque manière qu’on l’envisage, la solution de
l’affaire turco-égypliénne comptera certainement parmi les
plus grands échecs qu’ait subis la politique française de-
puis cinquante ans, et M. de Lamartine n’exagérait ni la
portée ni les conséquences de cet écbec quand il l’appe-
lait le Waterloo de notre diplomatie.
On ne trouve point dans notre histoire un cas analo-
gue à celui-ci; on ne trouve point une circonstance où la
France se soit avancée d’une manière aussi décisive pour
reculer avec tant de rapidité ; on ne trouve point une cir-
constance où, après avoir choisi, à la suite de réflexions et
de débats contradictoires, une situation nette et tranchée;
où, après avoir fait adopter au pays tout entier cette situa-
tion; où, après avoir auuoncé à l’Europe et au monde
qu’il n’en sortirait à aucun prix , notre gouvernement ait
ait été conduit à abandonner, du jour au lendemain, la
position qu’il déclarait vouloir conserver & tout prix.
Je ne reviendrai pas sur tout ce qu’on a dit au sujet des
causes qui ont préparé ce déplorable échec. La France est
un pays où l'on passe, sur tel ou tel point, avec une mer-
veilleuse facilité, de l’enthousiasme le plus inconsidéré à
l’indifférence la plus léthargique. Pour la grande masse
des esprits superficiels, la question si brusquement tran-
chée par le traité du 15 juillet 1840 et ses résultats
est nue question vidée, épuisée, éteinte; la question a été
vidée sans nous, contre nous, malgré nous: notre diplo-
matie est devenue la risée de l’Europe ; la puissance
égyptienne, qui élait naguères l’objet de tant de sollici-
tude, de tant d’hommages et de lant d’éloges, et aussi de
tant d’exagération; celle puissance, que tous les partis
s’accordaient à présenter comme un double rempart con-
tre lu Russie et conire l’Angleterre, et sur laquelle tous-
les partis appelaient la protection la plus active et la
Digitized by Google
68
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
plus décidée du gouvernement français; celte puissance,
c’est à peine si l’on s’inquiète aujourd’hui de savoir seule-
ment si elle existe encore. Le fier protégé de la France,
après avoir été mis par elle à deux doigts de sa perte, e$t
aujourd’hui l'humble vassal des faits accomplis, c’est-à-
dire de l’Angleterre, qui lui a fait sentir la force de son
bras.
Mais qu’importe tout cela ? Nous sommes rentrés dans
le concert européen ; c’est-à-dire les paissances ont bien
voulu nous admettre à reconnaître que tout ce qu’elles
avaient fait était bien fait. Que veut-on de plus? disent les
ministériels.
L’opposition ne professe pas sur l’événement, ses causes
et ses résultats, des opinions beaucoup plus larges; de
même que les ministériels se consolent par la pensée qu'a-
près tout c’est la faute de M. Thiers, les partisans de
M. Thiers se tirent d’affaire en déclarant que sans M. Gui-
zot l’honneur de la Fronce était sauvé; d’un autre côté,
les partisans de M. Molé soutiennent que le ministère
du 15 avril avait seul des idées saines sur l’affaire, et que
ses successeurs ont tout gâté, tandis que les hommes du
cabinet du 12 mai afiirment que tout allait bien entre
leurs mains, lorsque M. Thiers est venu tout déranger.
Quant aux radicaux, ils en sont quittes pour répéter leur
refrain favori : C est la faute de la pensée immuable .
Il est naturel que chaque ministère rejette sur l’autre la
responsabilité d’une aussi triste affaire; mais il n’en est
pas moins certain que, abstraction faite de la part d’erreur
ou de maladresse fournie par chacun, la question a été
d’abord posée par tous sur le même terrain, le maintien
du statu quo égyptien, alors basé sur la possession de la
Syrie, et M. Thiers, le dernier venu, n’a fait qnc suivre la
voie tracée par ses prédécesseurs , et se conformer aux dé-
Digitized by Google
IBRAHIM-PACHA.
69
sirs unanimes et formels de la Chambre et de l’opinion.
Ce n’est pas M. Tliiers qui a arrêté Ibrahim à Nézib; ce
n’est pas M. Thiers qui a, le premier, refusé le pachalik
d’Acre offert parles puissances; ce n'est pas M. Thiers
qui a le premier refusé d’agir avec l’Angleterre contre
la Russie"; c’est le ministère du 12 mai. Le principal
tort de M. Thiers, c’est d’avoir laissé la question sur le
terrain où il l’avait trouvée posée par ses prédécesseurs
avec l’assentiment de tout le monde. Or, si c'est là un tort,
il faut convenir que c’est celui de tout le monde; mais
est-ce bien un tort?
Il faut se garder d’une foi trop servile à cette religion
des faits accomplis qui consiste à faire bon marché de tout
principe, par la seule raison que les événements lui ont
donné tort; à trouver après coup d’excellents arguments
pour se justifier d’avoir préféré la résignation de l’impuis-
sance et du recul aux difficultés et aux dangers de la per-
sistance. M. Guizot a dit en 1842 : « La France a commis,
«. dans la question d’Orient, une faute grave, et en a porté
« le poids. » Celte faute grave, c’est apparemment d’avoir
mal posé l’intérêt français dans la question; d’avoir cru
tout à la fois et à la réalité de la puissance de Mohammed-
Aly, et à l’intérêt pour la France de soutenir cette puis-
sance à tout prix.
Sur le premier point, il V a du vrai dans le reproche; il
est certain que notre pays, avec sa facilité naturelle d’en-
gouement, corroborée par les relations brillantes de voya-
geurs dont l'impartialité pouvait paraître à bon droit sus-
pecte, a commencé par s’exagérer beaucoup la puissance
militaire et politique de Mohummed-Aly, que nous dé-
daignons et déprécions du reste aujourd’hui avec un égal
excès. Il est certain que, cette opinion exagérée une fois
admise, il en est résulté une confiance également exagé-
70 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
réc quant aux moyens de soutenir au besoin le pacha en-
vers et contre tous, dans la persuasion où nous étions :
d° que l’on ne se hasarderait pas facilement & employer la
force contre lui; 2° que, s’il était attaqué, il pourrait
avec ses propres ressources opposer une résistance assez,
efficace et assez durable pour nous donner le temps de
nous retourner.
Toutes ces illusions, qui n’étaieut que la conséquence
d’une première erreur, ont dû disparaître devant l’heureuse
témérité du cabinet anglais et la faiblesse réelle et impré-
vue du pacha expulsé de Syrie en un clin d’œil.
Mais quant à la question en elle-même, outre que
nous persistons à penser qu'elle n’était pas mal posée,
nous ne voyons pas trop comment on aurait pu la poser
autrement. Le procès une fuis ouvert, la France, appelée
à prendre position concurremment avec les deux in-
fluences rivales qui sc disputent l’Orient, ne pouvait que
s'établir soit en Egypte, soit à Constantinople, soit sur les
deux points à la fois. Choisir le troisième mode d'action,
c’était évidemment ou affronter dès l’abord ce qui est ar-
rivé, c'est-à-dire avoir tout le monde contre soi, ou bien
rentrer dans le second mode d'action qui impliquait la né-
cessité de choisir entre l’alternative de se déclarer pour la
Russie contre l’Angleterre ou pour l’Angleterre contre la
Russie. Le gouvernement anglais, qui est, pour me servir
d’une expression fort juste de M. Thicrs, un gouvernement
essentiellement entreprenant, proposait dès l’origine à la
France d’agir de concert contre la Russie; la France ayaut
refusé, et nous ne voulons pas discuter ici les causes de ce
refus, il ne lui restait évidemment autre chose à faire
qu'à laisser les deux puissances se débattre sur un point où
leurs intérêts sont diamétralement opposés, pour proliter
de la situation dès longtemps prise par elle en Egypte,
Digitized by Google
IBRAHIM-PACHA.
71
et s’occuper surtout de maintenir et de fortifier son influence
sur ce point. Il e't vrai qu’en agissant ainsi la France s’ex-
posait au coup de Jarnac que lui a porté la mission de M. de
Brunow, à Londres; mais, outre que ce coup était difficile
à prévoir, car il fallait supposer l’Angleterre capable de
sacrifier un grand intérêt d’avenir à un moindre intérêt du
moment, la France était toujours sous l’influence de celte
conviction que, Mohammed-Aly pouvant opposer une résis-
tance efficace, on hésiterait à employer la force contre lui.
En somme, et c’est là le grand vice de notre politique,
on abordait une affaire importante avec la présomption de
n’y rencontrer aucun péril ; on affichait une prétention
formelle sans s’être résolu d’avance à tous les inconvé-
nients qui pourraient résulter des prétentions contraires;
on spéculait sur la peur des autres, et l’on oubliait de pré-
voir le cas où les autres spéculeraient aussi sur notre pro-
pre peur. — Voilà la vraie faute de la Frauce et de son gou-
vernement. — Pour nous consoler de cette faute, M. Guizot
ajoute :
« Mais l’Europe a aussi porté le poids des fautes qu’elle
a a commises, et soyez convaincus que l’Europe sent au-
jourd'hui, plus qu’elle ne le sentait il y a deux ans, qu’il
« n’est pas facile de sê passer de la France. »
Je crains bien que cette consolation, offerte par M. Gui-
zot, ne soit encore un effet de cette même présomption
qui, après nous avoir portés à nous engager légèrement
dans une affaire, tendrait à nous pousser aujourd'hui à
nous consoler non moins légèrement d’un échec. Quoi !
l’Europe a vu qu’il n’est pas facile de se passer de la
France ! Mais il me semble que l’Europe a vu tout le con-
traire; il me semble que l’Europe a vu qu’il suffisait
d’agir, pour avoir raison de nos bruyantes déclamations ;
il me semble que l’Europe a vu que, toutes les fois que
T2
CONTÊmrORArNS ILLUSTRES.
l'influence française serait en jeu clans une question grave,
des gouvernements séparés d’intérêts et de principes pour-
raient encore, par souvenir des \ieilles coalitions, ajour-
ner leurs dissentiments mutuels, pour nous réduire à
un rôle secondaire; qu’en un mol la France était encore
sous le coup de la position que lui oniraite les mauvais
jours de 1814 et de 1815. — C’est là, suivant nous, la
conséquence la plus claire des faits accomplis en Orient;
c’est cette perspective d’isolement , dans toute question
un peu grave, qui devrait faire réfléchir profondément
ceux qui s’en prennent à la pensée immuable , et les
porter 5 reconnaître que, si le parti pris qu’ils attribuent à
celte pensée immuable est réel, il pourrait bien n’êlre que
le résultat de leurs propres folies. Tant que le gouverne-
ment en France sera obligé d’user toute sa force à se con~
serrer , il n’y a pas pour lui possibilité de conduire et de
mener 5 bien une grande affaire extérieure. Les gouverne-
ments étrangers connaissent celte situation, et ils agissent
en conséquence.
Digitized by Google
Digitized by Google
GA1.KR1K DK S CONTKM PORAINS GTRES
2flL W£» fiHfiîfi*'ÎPA.©is .
nriB d'* i J rrnc.!
René et T"
Digitized by Google
OsivxQ
M. GARNIER-PAGÈS.
Deux choies sont aujourd’hui également en
crainte sur leur avenir, le pouvoir et la li-
berté La France de la révolution n’est
point assise ni constituée. L’incertitude et la
confusion régnent encore dans son sein ; le
bien et le mal, le vrai et le faux, les éléments
de l'ordre et les semences de l’anarchie y fer-
mentent encore pêle-mêle et au hasard.
Guizot. — Des moyens de gouvernement
et d' opposition, etc., pag. 1 et 3.
Vfngt'&irs et une révolution nous séparent déjà
de l’époque où M. Guizot écrivait les lignes qui
me servent d’épigraphe, et pourtant, si je ne me
trompe pas, elles sont encore l’expression la plus
exacte de la situation actuelle. A mesure que le
pouvoir gagnait en force, en changeant sa base,
la liberté grandissait d’autant, multipliait ses exi-
gences, si bien qu’aujourd’hui il y a entre ces
deux éléments constitutifs de la vie sociale non
12
Digitized by Google
2 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
pas contre -poids , ce qui serait l’idéal de la per-
fectibilité humaine, mais guerre déclarée, et, en
plus d’un point, guerre à mort. A qui la faute ?
au pouvoir ou à la liberté? Celui-ci incliner a it-U
au despotisme? celle-là tendrait elle à l’anarchie?
Là est la quesliou que ma tâche de biographe me
permet à peine d’effleurer.
Tout esprit quelque peu droit, qui se met en
dehors du conflit pour l’embrasser d’un regard
impartial, est tout d’abord frappé d’une grande
chose, qui jusqu’ici, au moins en fait, est tout
entière à l’avantage du pouvoir ; je veux parler
de l’incohérence et de l’indiscipline de ses adver-
saires. Jamais peut-être, à aucune époque de no-
tre histoire, la liberté ne se présenta vêtue d’un
manteau plus bariolé do systèmes rivaux, de
théories contraires : avant Juillet , l’opposition
extra-constitutionnelle était absente ou tout au
moins lateule; les partis les plus modérés vou-
laient sans arrière-pensée forcer le gouvernement
à rester dans la Charte; les plus hostiles s’atta-
• p
chaient adroitement à l’y bloquer pour le pous-
ser à en sortir: mais tous marchaient au combat
I r : •> B f \T ilJi! lJlnQ|HTru|) frUn
sous la moine bannière, avec un même mot d’or-
llUK -li » mi ’ID
Digitized by Google
M. GARNIER-PAGÈS* 3
dre et de ralliement, la Charte, Le pouvoir doBna
dans le piège, fit une sortie et fut vaincu. La ba-
taille une fois gagnée, les combattants se divisè-
rent, les uns se contentant de surveiller, de diri-
ger, d’améliorer la chose conquise, plusieurs
s’endormant un peu dans les délices de Capoue,
tandis que les autres, plqs impatients, abandon-
nant le drapeau, se lançaient par groupes, à l’a-
venture, vers des conquêtes nouvelles et des pla-
ges inconnues.
Deux citations feront mieux apprécier cette
double situation. Un mois avant la révolution de
1830, M. Thiers écrivait dans le National, l’or-
gane le plus avancé de l’opposition, ceci ; « Les
« peuples sont ordinairement obligés de s’insurger
« pour avoir la liberté; aujourd’hui, grâce à la
« Charte, qui met la légalité de notre côté, c’est
« au pouvoir à s’insurger, et à courir lui-même
« les chances de l’ipsurrection s’il veut nous enlp-
a ver la liberté. » Trois ans plus tard, dans le
même journal, Carrel écrivait : « Nous avons
« conquis en Juillet irrévocablement le pouvoir
« représentatif; c’était tout ce que nous pouvions
« faire, n Puis il ajoutait : « Nous discutons au-
Digitized by Google
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
“ jourd’ hui pour savoir ce que sera ce gouverne *•
« ment représentatif. Admettra-t-il des pouvoirs
« héréditaires, ou seulement et exclusivement des
“ pouvoirs électif si » Comme on le voit, la ques-
tion se trouvait déjà déplacée d’un hémisphère;
et pourtant remarquez avec quel art Carrel, qui
fera longtemps faute au parti radical, car il pos-
sédait à un haut degré des qualités rarement
unies, un cœur généreux, une âme ardente , un
esprit judicieux et froid; remarquez, dis-je, avec
quel art, sachant bien qu’il ne suffit pas d’enfiler
les unes aux autres des banalités déclamatoires
et de vagues pensées pour faire du prosélytisme
dans un siècle tout positif, Carrel s’efforce de
circonscrire et de préciser cette grande question,
de manière à rendre aussi simple et aussi rassu-
rant que possible le passage si redouté de la mo-
narchie à la république. De quoi s’agit-il ? De
bouleversements? de loi agraire? de pauvres
indignement exploités par les riches, et récla-
mant impérieusement leurs droits ? de comité
de salut public? d 'infâme tyrannie à jeter par
terre, et autres terrifiantes balivernes? Point du
toüt; il s’agit de savoir si nous commencerons
Digitized by Google
M. GARNIER-PAGÈS. 5
par remplacer pacifiquement dans notre consti-
tution le mot héréditaire par le mot électif. Après
avoir ainsi porté la discussion sur le terrain le
plus favorable, Carrel continuait. « Les républi-
« cains de sentiment ne réussiront à ruiner, dans
« les convictions de la majorité du pays, les pou-
« voirs héréditaires, qu’à la condition de se faire
« des opinions républicaines assez arrêtées, assez
** précises pour être facilement appréciées du
a grand nombre, assez larges, assez conscien-
“ cieuses, assez [morales pour dissiper toutes les
“ préventions, et offrir à toutes les diversités qui
t
« se partagent le pays des gages de liberté. C’est
« à quoi nous travaillons pour notre compte ; il
« nous serait facile d'exagérer le sentiment répu-
« blicaiu, et de demander tout pour le peuple,
« et par le peuple , sans dire comment le peuple
« pourra tout faire par lui-même , et où finit et
« commence le peuple ; nous aimons mieux nous
« attacher à développer des instituttions qui ne
« sont certes pas le dernier mot du progrès po-
« lilique et social , mais qui conduisent pacifi-
« quement à la réalisation législative de tous les
« progrès , que les discussions de la presse et le
Digitized by Google
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
*
* travail de] l’esprit public pourront succcssive-
«* ment développer au sein de la nation (1).
Une polémique ainsi conduite eût pu lutter
avantageusement contre les répugnances du pays ;
malheureusement cette position de modérateur,
au sein d’un parti qui s’appuie généralement sur
un pribcipe subversif de toute discipline, était
difficile à tenir; le principe de la souveraineté du
peuple, entendu comme collection matérielle de
vingt-cinq millions de souverainetés individuelles,
portait ses fruits. Chaque membre du souverain,
pour me servir d’une expressiou de 93, prétendait
résumer en lui le souverain, parlait haut et ferme
en son nom , et Carrel était débordé de toutes
parts. La Tribune , exhumant les théories do
centralisation oppressive de la Montagne , renou-
velait contre Carrel la vieille accusation de fédé-
ralisme sous laquelle succombèrent les Giron-
dins. * Vous prêches, lui disait-elle, un système
« mortel au pays ; vous rapetissez l’esprit pu-
k blic à toutes les misères d’un individualisme
« sans puissance et sans unité; vous vous posez
« comme une supériorité intellectuelle qui pro-
(1) National du 16 mai 1835.
Digitized by Google
M. GARNIER-PAGÈS. 7
« fesse et qui n’apprend pas : le temps des grands
“ seigneurs est passé. » Puis venait la Société des
Droits de l’Homme, qui, laissant bien loin derrière
o\\e le National , la Tribune et la Montagne,
ressuscitait Babœuf, et lançait un manifeste où
elle déclarait que « la nation française, étant eû
« masse propriétaire du sol qu’elle habite,
« avait seule le droit d’en fixer la répartition
« entre ses membres. » Ces trois couleurs prin-
cipales se subdivisaient en nuances nombreu- 1,
ses, et chaque forme de gouvernement démocra-
tique , depuis le système américain jusqu’à
l’organisation primitive de la tribu , trouvait
des défenseurs ardents , exclusifs , et récipro-
quement hostiles. A ces discordantes clameurs
les partis dépossédés mêlaient leurs voix discor-
dantes ; la Gazette de France , dépouillant ses
grands airs du temps de M. de Villèle, faisait les
yeux doux au Peuple Souverain , lui proposait
une transaction à l’amiable , en lui demandant de
vouloir bien rayer comme nul et non avenu lè
Serment du Jeu de Paume, rien que cela, et de
f
dater ensemble des Fiais Généraux , quitte à
s’arranger ensuite pour luiuieux sur tout le teste
Digitized by Google
â CONTEMPOBAINS ILLUSTRES.
« li n'y a, disait mielleusement la Gazette, qu’une
« différence eDlre nous et le National : c’est qu’il
*« approuve l’usurpation de l’Assemblée consli-
« tuante, et que uous l’avons toujours condamnée.
a — C’est-à-dire, répliquait le National, le cha-
* peau sur l’oreille , c’est à-dire que la Gazette
« est pour l’ancien régime, et nous pour la Révo-
•• lution : il n’y a pas plus de différence que cela
« entre elle et nous (1). » D’autre part, les puri-
tains du légilimisme tonnaient contre ces conces-
sions à l’esprit révolutionnaire, et parlaient do
remonter jusqu’au delà de Richelieu, ce premier
et odieux niveleur ; enfin quelques têtes privilé-
giées découvraient dans le génie dominateur do
Napoléon une idée fixe de liberté, et alors naissait
je uc sais quelle théorie démocratico-prétorienne
intitulée système napoléonien ; ensuite venaient
les Socialistes. Le Saint-Simonisme, à peine né,
commençait par décréter l’abolition de la pro-
priété, de l’hérédité et de la famille ; proposait
de mettre la société tout entière à la refonte, en
promettant do tirer du creuset une nation modèle,
constituée avec ordre, harmonie, hiérarchie, sous
»
(t j National, octobre 1833.
Digitized by Google
M. GARNIEE-PAGÈ£. 9
l’omnipotence distributive d’un gouvernement
théocratiquo chargé d’assigner à chacun selon sa
capacité et à chaque capacité selon ses œuvres.
« Erreur et déception que tout cela! s’écriaient
les Phalanstériens ou Fouriéristes ; vous , Ba-
bouvistes et Saint-Simoniens, vous êtes des fous.
En fait, vos théories nous précipiteraient dans
des voies do destruction dont le terme ne pour-
rait être que le retour à l’état sauvage ; en droit ,
même le plus absolu, abolir la propriété serait
remplacer une usurpation par une autre usurpa-
tion. La constitution actuelle de la propriété est
à la vérité entachée d’un vice, en ce sens que le
capital créé , c’est-à-dire le sol rais en état de
culture, qui représente un travail fait , et qui
par conséquent appartient légitimement à ses pro-
ducteurs ou à leurs héritiers, a usurpé le capital
primitif, c’est-à-dire le fonds , la terre, qui est
la propriété générale de l’espèce; mais l’espèce,
à son tour, ne saurait avoir aucun droit sur une
production qui n’est point son fait et qui est au-
jourd’hui inséparable du capital primitif ; d’où
il suit que le seul moyen de légitimer complète-
ment la propriété en théorie, et de la prémunir
10 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
en fait contre toutes les chances de révolution,
c’est de porter remède à l’état précaire et misé-
rable des Masses non possédantes, en établissant
pour elles un juste équivalent , le droit au tra-
vail, droit qui jusqu’ici ne leur a jamais été ga-
ranti par la société. Quant à vous , radicaux, lé-
gitimistes, napoléoniens, réformateurs politiques
de toutes les couleurs, vous n’êtes que des ambi-
tieux; sous prétexte de bien public vous n’aspirez
qu’à donner le pouvoir à vous ou à vos hommes.
Voilà soixante ans qu’une école absurde identifie
le génie du progrès avec l’esprit révolutionnaire,
qui ne sert au contraire qu’à agiter, à exténuer
les nations et à empêcher l’étude et la réalisation
des progrès réels * c’est-à-dire de ceux qui ont
pour côhséqitenco l’augmentation du bien-être
général* Il est temps de mettre fin à tous ces
vains combats de l’arène politique ; il ne s’agit
plus ni de loi agraire, ni de république, ni de
changement de dynastie, ni de suffrage universel ;
11 s’agit d 'organiser l’industrie de maoière à as-
surer aux prolétaires ce droit au travail que la
société ne saurait leur refuser sans injustice et
sans danger, üb problème que nous posons est
Digitized by Google
M. GAHRIER- PAGÈS. J fl
essentiellement pacifique; le voici : Ehlnt donnés
los intérêts du capital , du travail et du latent ,
tels qu’ils existent dans les combinaisons prose»-*
tes, trouver un mode de combinaison supérieur
également avantageux à ces trois ordres d’inté-
rêts, qui : 1° les concilie en les associant ; 2° les
attire dans un système d’organisation du travail
capable d’augmenter considérablement la faible
production qui résulte des fausses combinaisons
présentes; 3° enfin, répartisse l ’ augmentation de
la richesse sur toutes les têtes en proportion du
concours fourni soit en capital, soit en travail ,
soit en talent, par chacun des ayants droit. Main-
tenant voici notre plan (1) : lisez, comprenez si
vous pouvez. Abandonnez vos funestes débats
politiques, occupez-vous de remplacer vos bour-
(I) On comprend que je ne puis exposer ici au long la
théorie de Fourier, théorie passablement compliquée, bi-
zarre, un peu éclaircie aujourd’hui par les travaux de scs
disciples, et curieuse à étudier. Il y a là des choses dont là
société devra faire son profit lAt ou tard. Il est bien entendu
aussi que, dans tout ce qui précède, je ne suis que l’éditeur
inesponsable de s idées phalanstérienncs que j’ai résumées
de mon mieux. Je renvoie ceux qui voudraient en savoir da
vantage à l’ouvrage fort remarquable de M. Considérant
intitulé Drainée socialr. C’est Fourier débrouillé et misa
la portée de tout le monde. • . .....
Digitized by Google
12 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
gadôs mal construites par des palais plus beaux
que le château de Versailles ; des phalanstère* où
vous travaillerez et vivrez magnifiquement en fa -
milles associées ou Phalanges. Pour vous ensei-
gner le moyen de devenir tous heureux et riches
comme des Crésus , nous ne vous demandons
qu’une lieue carrée de terrain et des actionnai-
res. »
Ainsi parlaient et parlent encore les disciples
do Fourier : ils ont fait, dit-on, beaucoup do
prosélytes et très-peu d’actionnaires (1).
Au milieu de cette explosion de systèmes qui sui-
vit de près la révolution de Juillet, la France, ahu-
rie, commença par se boucher les oreilles , et se
tinta elle-même à peu près ce langage: «Il parait
que je suis très-malade, puisque tous ces gens-là
s’accordent à me le dire. J’ai pris cependant en 93
un terrible bain de Jouvence, et depuis j’ai passé
par bien des mains; que de médecins sont venus
tour à tour à moi en se disant : Faciamus expe -
rimenlum in anima vili; et moi, confiante, cu-
ti) Cependant, depuis le temps où j’écrivais ces lignes,
un journal quotidien, fondé sous le titre de la Démocratie
pacifique, pour servir d’organe aux idées socialistes, a pris
dans la presse un rang distingué.
Digitized by Google
M. GARNIER-PAGÈS. 13
rieuse ot mobile que j’étais, je les ai tous accueil-
lis et abandonnés avec le même sourire. Ils m’ont
fait avaler du sang, de la gloire, do la honte, des
larmes; ilsm ont nourrie de terreur nauséabonde,
de républicanisme frelaté , de despotisme agréa-
ble au goût, mais énervant, d’absolutisme mitigé,
mais insipide; et me voilà maintenant fortifiée
d un côté, affaiblie de l’autre, capricieuse tou-
jours, mais un peu fatiguée; me voilà, après de
longs détours, revenue presquo à mon premier
régime, celui de 89.... Irai-je encore me livrer
à des espérances tant de fois déçues ? Reposons-
nous, et attendons. » Le médecin en pied, c’est-à-
dire le pouvoir né de Juillet, sut habilement met-
tre à profit ces dispositions de la France; il l’é-
pouvanta do ce choc tumultueux do passions ef-
fervescentes. * Gardez-vous, lui dit-il, do tous ces
empiriques, ce sont autant d’empoisonneurs; ils
vous crient que vous êtes au plus mal, iis vous
trompent : vos souffrances, vos agitations ne sont
qu’éphémères ; elles tiennent au mauvais régime
que vous avez suivi jusqu’ici ; votro tempérament
est sanguin-nerveux, et depuis tantôt un demi-
siècle on no vous traite qu’avec des saignées à
Digitized by Google
14 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
blanc, des excitants ou des émollients; nous al-
lons vous composer un petit régime mixte qui
vous ira au mieux; nous vous prescrirons du repos
modéré , du mouvement modéré , du progrès me-
déré. Laissez-vous faire, et vous aurez de la santé
pour trois mille ans. » Moitié conviction, moitié
indolence, la Franco, un peu blasée en matière
de révolution, croisa les bras et se laissa faire.
Ce que voyant , les partis, qui n’aiment pas à
attendre, so mirent en tête de chasser le médecin,
de s’emparer du malade par la force et de l’opé-
rer malgré lui. Radicaux de toutes les nuances,
légitimistes, napoléoniens, malgré les remontran-
ces de quelques-uns des leurs mieux avisés, vin-
rent tour à tour s’épuiser en assauts malheureux ;
le pouvoir tint bon, les repoussa vigoureusement,
et la France effrayée ne se fit pas trop prier pour
sortir de son apathie et donner contre eux un
coup de main. Vaincus dans la lutte, les partis ,
au lieu de commencer par s’entendre , sinon en
bloc, au moins dans leurs camps respectifs, pour
entrer ensuite dans la voie de l’enseignement, de
la persuasion , se rejetèrent dans la déclamation
contradictoire Ils s’y usaient, lorsque la Gazette
Digitized by Google
M. GARNIER-PAGÈS. 15-
de France eut l’heureuse idée do manipuler dans
ses bureaux et de mettre à l’ordre du jour uu
spécifique unique; on se le passa de main eu
main, et bientôt toute l’opposition extra-constitu-
tionnelle n’eut plus qu'un seul et même cri , le
suffrage universel ! Je déclare que je suis peu
enthousiaste de la loi électorale actuelle ; je re-
connais qu’elle admet quelques zéros et exclut
beaucoup déchiffrés (1). Les partisans du suffrage
universel ont trouvé un excellent moyen do re*
médier à cet inconvénient. Ils élèvent d’emblée
tous les zéros à l’état de chiffre ; de telle sorte
qu’en faisant fonctionner leur critérium arith'-
métique de vérité, de justice et de raison, comme
les zéros, chiffrés ou non, sont toujours en réalité
des zéros , on arriverait trois fois sur une à des
(1) Un état social ne doit pas s'envisager sous la forme
d’une collection inerte et brute d’individus, mais bien d’une
collection d 'intérêts et d'idées dont la représentation consti-*
tue la volonté raisonnée d’un peuple, o’est-à-dire l’eipression
complète et vraie de sa souveraineté ; car celui-là seul peut
vouloir qui sait ce qu'il veut et pourquoi il veut, et celui-
là seul peut vouloir, dans l'intérét de tous, qui a un intérêt
commun à tous. J’appelle donc zéro électoral tout homme
qui ne possède absolument que l'un des deux attributs so-
ciaux, la propriété eu l' intelligence, à plus forte raison celui
qui ue possède ni l'un ni l’autre.
Digitized by Google
16 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
résultats merveilleux dans le genre de celui-ci :
10 chiffres ajoulés à 90 zéros l’emportent sur 99
chiffres. Les radicaux devraient bien nous cher-
cher quelque chose de mieux. Quoi qu’il en soit,
le suffrage universel est pour eux une bonne trou-
vaille. Jusqu’ici fractionné, perdu dans le vague,
ou compromis dans la rue, ballotté sans cesse de
l’offensive à la défensive, le parti s’effaçait do
plus en plus aux yeux du pays; le voici mainte-
nant avec un point d’appui légal, et un mot de
ralliement qui lui donne au moins l'apparence do
l’unité ; malheureusement l’unité n’est que factice.
Soulevez le voile, et l’anarchie morale ressort
dans toute sa laideur ; tous entendent de la même
manière, ou à peu près, le suffrage universel ;
mois dans quel but ? Ici commencent les diver-
gences : laissons parler M. de Cormenin. a II y
« en a qui se contenteraient de changer encore
*« une fois de roi, pour essayer si cela irait peut-
« être mieutx; d’autres voudraient tout de suite
« la république; d’autres la voudraient, mais plus
« tard ; ceux-ci désireraient qu’on consultât le pays,
« qui n’a jamais été véritablement consulté depuis
a bientôt une quarantaine d’années, et que l’on fit
Digitized by Google
17
M GÀRNlIiR-PAGKS.
« ce que désirerait la majorité des citoyens (1). *»
Et M. deCormenin s’arrête là; c’est bien discret :
continuons. Il y a trente-six manières d’entendre la
république, et il y a encore aujourd’hui, comme
après Juillet, trente-six espèces de républicains;
les uns tiennent pour la république de Carrel ; c’est
la plus claire et la plus raisonnable ; la voici :
« Nous répéterons donc, afin que la Tribune
« n’en doute pas, que nous sommes toujours pour
« le gouvernement représentatif, contre la mon-
« archie et contre Y anarchie; que nous voulons
« ce gouvernement représentatif, composé d’un
« pouvoir exécutif, d’un pouvoir législatif, et d’un
« pouvoir judiciaire indépendants l’un de l’autre;
« — que nous tenons pour les deux degrés de dis-
« eussions législatives , c’est-à dire pour deux
«chambres; — que nous désirons voir s’établir
« un pouvoir exécutif, un, électif, responsable,
«amovible, jouissant d’une plus grande latitude
« pour gouverner qu’un premier magistrat hé-
« réditaire, gouvernant en un mot de sa personne,
« pour sortir des fictions et prendre les choses
«comme elles sont; que nous ne reconnaîtrons
(1) Orateurs parlementaires , t. II, page 158,
Digitized by Google
18 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
« qu’à une assemblée extraordinairement convo-
« quée, et représentant la France aussi complète-
« ment que possible , le droit de parler au nom de
«la souveraineté nationale, d’exercer le pouvoir
« constituant, et de servir de transition entre
« l’ordre de choses actuel et celui que nous dési-
« rons. **
Après la république de Carrel vient celle de la
Tribune, composée d’une Convention et de je ne
sais quelle anarchie de comités. La Revue du
Progrès est pour la souveraineté absolue d'une
assemblée; la république des Babouvistes m’étant
peu familière, je n’en parlerai pas; certains ré-
publicains s’accommoderaient assez volontiers de
deux ou trois consuls : j’en ai vu qui étaient pour
le Directoire; ceux-ci entendent le fédéralisme à
la manière des cités grecques; ceux-là à la ma-
nière des Etats de l’Union américaine, et tous se
figurent qu’ils sont girondins, ce qui est parfaite-
ment faux. J’en ai rencontré quelques-uns, les plus
jeunes, qui disaient gravement que le système
de Marat avait du bon , savoir : un dictateur ,
le boulet au pied (1), faisant tomber cent mille
(1) Expressions de Marat.
Digitized by Google
' M. GARNIBB-l’AGÈS. 19
têtes sous le rasoir national : ceux-ci sont les
moins dangereux. D’autres enfin, et c’est lo plus
grand nombre, républicains de collège, jeunes
hommes bien doués, au noble cœur, à la tête ar-
dente, font de la république leur premier amour ;
cet amour s’affaiblit et s’efface à raesuro qu’arri-
vent les autres. A ceux-là no demandez pas lo
pourquoi et lo comment des choses ; ils ont ce que
Carrel appelait des sentiments républicains, iis
n'ont pas d'opinions républicaines.
Ainsi donc, pour toute la partie doctrinale et
d’enseignement, le radicalisme est encoro d’une
faiblesse extrême; des œuvres de négation pure,
des pamphlets spirituels et acerbes comme ceux
de M. de Cormenin , ou éloquents et sauvages
comme ceux de M. de La Mennais, machines de
guerre plus ou moins meurtrières, ne suffisent
pas pour faire l’éducation d’un pays , point trop
amoureux à la vérité du présent, mais qui se sou-
vient du passé , et n’est pas disposé à se livrer
sans savoir où on le mène. Restent quelques rares
fragments éparpillés dans des revues, d’assez
bonnes idées sur l’amélioration des classes pau-
vres et l’organisation du travail ; et encore ces
Digitized by Google
20 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
idées sont empruntées aux phalanstèriens , qui
les revendiquent, et soutiennent que toute révo-
lution, loin d’être propice, est éminemment con-
traire à leur application. Quand on pense aux
grands et sérieux travaux que l’école gouverne-
mentale mixte, appelée constitutionnelle, a pro-
duits depuis cinquante ans, tant en France qu’en
Angleterre, on peut dire hardiment que l’école
républicaine moderne, en tant qu’elle sera non
plus seulement révolutionnaire, c’est-à-dire im-
puissante à fonder, mais organisatrice, utilitaire,
bienfaisante, est encore à naître (1).
En passant des idées aux hommes on retrouve
la même incertitude, la même anarchie, le même
chaos. Les individualités élevées ne manquent pas,
mais elles ne représentent qu’elles-mêmes ou à
peu près ; et pourtant, si les partis radicaux étaient
disciplinaires, ils ont dans leur sein un homme
très propre à opérer entre eux cette œuvre de
fusion, de conciliation, dont Carrel poursuivait
avec tant de difficulté l’accomplissement, et à
(!) A moins toutefois que l’opinion radicale ne consente,
ce dont je doute très-fort, à reconnaître comme siens des ou-
vrages d’une démocratie large, réfléchie, patiente, dans le
genre du beau livre de M. de Tocqueville.
M. GARNIER-PAGÈS. Si
leur imprimer cette unité de pensée qui constitue
la force et assure l’avenir d’un parti. Cet homme,
c’est M. Garnier-Pagès (1).
M. Garnier-Pagès n’est ni un orateur brillant,
ni un écrivain de première force ; je crois mémo
qu'il écrit peu ou point ; mais il possède à un haut
degré ce sens praiique, cette science des hommes
et des affaires qui me semble être le côté faible
de ses coreligionnaires même les plus distingués.
Joignez à cela un grand zèle, uue foi vive et sin-
cère, un esprit d’un tour arrêté sans être roide,
comme l’était un peu celui de Carrel, une mora-
lité publique et privée à touto épreuvo, une par-
faite urbanité de ton et do manières, et vous au-
rez uue physionomie politique à la fois simple,
pure, calme et sévère, qui ne manque pas d’un
certaiu attrait. La vie politique do M. Garnier-
Pagès est peu fournie d’incidents et de contrastes;
elle a cet avantage, que M. de Maistre jugeait si
précieux et si rare, de n’être qu'une. Nous allons
la parcourir rapidement.
(1) Ceci était écrit avant U mort de M. Garnier-Pagès
je n’y changerai rien, et me contenterai de compléter celte
notice par quelques lignes ajoutées à la fin.
Digitized by Google
22 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
Éliennc-Joscph-Louis Garnier-Pagès est né à
Marseille, le 27 décembre 1801, d’une honnête
famillé de bourgeoisie ; à sa sortie du collège il
vint à Paris faire son droit ; reçu avocat, il dé-
buta au barreau d’une manière assez médiocre.
La faiblesse de son organe, la sobriété de sa pa-
role de penseur, son goût prononcé pour les hau-
tes études de philosophie et de droit public lui fi-
rent bientôt abandonner une carrière pour la-
quelle il n’était point né, et il se voua dès lors
exclusivement au travail du cabinet , non sans
prendre une part active à toutes les émotions de
cette jeunesse libérale qui dévorait le Constitu-
tionnel et se pressait autour des tribuns parle-
à
mentaires de la Restauration. Toutefois, les amis
de M. Garnier-Pagès se rappellent encore que,
déjà à celte époque, alors que les noms de Foy,
de Manuel, de Royer-Collard, étaient le nec plus
ultra du grand, du beau, du démocratique, le
jeune radical en herbe, sans donner dans les fan-
tasmagories du carbonarisme, se montrait avare
d’enthousiasme et ennuyé parfois de ces passes
d’armes à fer émoussé sur le terrain circonscrit
du droit dtoin. Il faisait alors partie de la société
Digitized by Google
M. GARNIER-PAGÈS. 23
coDstitutiooDelle Aide-toi, le ciel V aidera, con-
jointement avec M. Guizot et autres.
Après avoir été un des combattants actifs de
Juillet et partagé l’effervescence des trois jours,
il 6e rallia d’abord à l’utopie monarchieo-répu-
blicaine du général Lafayettej la société Aide-
toi, le ciel t'aidera, ayant subi une transforma-
tion analogue, fut désertée par les constitution-
nels purs, et M. Garnier-Pagès en prit la direc-
tion. Il dut à cette position d’étre présenté comme
eandidatau collège électoral delacôte Saint-André
(Isère), où il fut élu député le lendemain même
du jour où il venait d’atteindre ses trente ans.
A partir de ce moment la carrière de M.Gar-
nier-Pagès se résume en une lutte infatigable
qu’il soutint, en grandissant toujours, contre les
quatorze ministères qui se sont succédés depuis
et y compris celui du l e r mars.
Ces combats de tribune sont mêlés de quelques
incidents extérieurs que jetais d’abord signaler,
pour ensuite embrasser du regard une carrière
.parlementaire que je ne puis analyser ici en dé-
tail.
L’extrême gauche actuelle est, ainsi que je l’ai
Digitized by Google
24 CONTEMPORAINS ILLUSTRES,
dit ailleurs, sortie tout entière des flancs du
Compte-Rendu. Celte époque intermédiaire, qui
sépare la -mort de Casimir Périer delà formation
du ministère du 11 octobre, renferme une des
crises les plus périlleuses qu’eut à traverser le
gouvernement de Juillet. Qu’était-il advenu en
1830? Une protestation signée de 221 députés,
dont un tiers, absent de Paris, n’adhéra qu’après
la victoire , avait été suivie d’une bataille de rue
et du renversement d’une dynastie. Qu’advenait-il
deux ans plus tard ? Une sorte de protestation,
sinon aussi fondée en droit, au moins aussi éner-
gique dans la forme, était signée par 1 40 députés
et suivie également d’une bataille de rue. En fait,
la vigueur du pouvoir fit peut-être toute la diffé-
rence, et le sort des armes laissa dans -le vague
cette pièce intitulée Compte-Rendu , que Carrel
appela, avec beaucoup de sens et do finesse, une
déclaration de neutralité entre la république et
la monarchie. Au nrement de la signature, de
grands débats eurent lieu au sein de la réunion
Laffitte : les plus prudents redoutaient les con-
séquences d’une scission aussi éclatante. M. Gar-
nier-Pagès défendit chaudement la mesure ; et,
Digitized by Google
AI. GARNIER-PAGÈS. 25
après la bataille , l’autorité crut devoir lancer
contre lui un mandat d’amener. Il protesta d’a-
bord, et se déroba aux poursuites, en déclarant
que, vu la mise en état de siège et la juridiction
exceptionnelle attribuée au conseil de guerre,
il ne se présenterait devant la justice que lorsque
force serait rendue à la loi. Il comparut, en ef-
fet, après l’arrêt de la cour de Cassation , et la
chambre des mises en accusation reconnut qu’il
n’y avait pas lieu à suivre.
Alors naquit l’extrême gauche. La victoire du
pouvoir, en juin, annihila le parti du Programme
de PHôtel-dc-Ville, en monarchisant définitive-
ment la plus grosse part des signataires du Compte-
Rendu et en radicalisant l’autre. Cette dissolu-
tion ne tarda pas à se manifester à la tribune ;
ainsi, dès la session suivante, à la discussion de
l’Adresse, M. Odilon Barrot, parlant au nom de
l’opposition tout entière , prononçait souvent ,
comme à son ordinaire, le mot nous. « La Cham-
« bre sent, dit M. Garnier-Pagès en montant à son
« tour à la tribune, que, s’il est des hommes qui,
« dans un parti , dans l’opposition, par exemple,
« ont le droit de dire constamment nous, et à
Digitized by Google
Ï6 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
« cause de leur talent cl à cause de leur position
« politique, il fen est d’aulres qui, lorsqu’ils par-
« lent, ne peuvent parler qu’en leur propre nom i
u et, avant tout, je dois dire que je me trouve
« dans ce cas. *> C’était une manière modeste
d’annoncer à la Chambre le fractionnement de la
gauche. — • M. Garnier-Pagès continue, et divise
les partis en légitimistes, constitutionnels de Juil-
let, et puis.... (le passage était difficile à franchir ;
la victoire de juin avait rendu les oreilles cha-
touilleuses) et puis « ceux qui pensaient alor» et
« pensent peut-être encore aujourd’hui que la
« souveraineté du peuple ne doit pas être tra-
in duite en langage parlementaire, mais appli-
» quée dans toute son étendue. » C’était un peu
tortueux, et pourtant clair ; ce fut ainsi que l’ex-
trême gauche se classa définitivement à la Cham-
bre par la voix de M. Garnier-Pagès. Là-dessus,
hourra général. Dès le lendemain, un ex-signa-
taire du Compte-Rendu. M. Jollivct, interpelle
vivement le jeune député sur la question de sa-
voir s’il accepte, oui ou non, la constitution.
M. Garnier-Pagès se lire fort adroitement du
mauvais pas.
Digitized by Google
M. GARNIER -PAGÈS. tl
« Messieurs, dit-il, en venant dans cette Chambre, je me
suis placé dans la constitution : comme opinion philoso-
phique traduite dans le pays par des pensées qui reçoivent
plus ou moins d’étendue , j’ai pu et dû dire qu’il exis-
tait un parti qui voulait la sou veraineté du peuple appliquée
dans toutes ses conséquences.... Je déclare que jamais,
dans aucun cas, je ne devancerai le vœu du peuple , ni ne
voudrai lui imposer un gouvernement de minorité ; mais,
je le déclare également, si, par une mauvaise administra-
tion , le peuple était conduit, lui peuple, à faire ce qu’il a
fait en juillet , comme alors je serais avec le peuple et pour
le peuple... (Interruption). Si on me laissait continuer, on
verrait ma pensée tout entière. Jusque-là, renfermé dans
les limites de la constitution, je me servirai de cette con-
stitution et des lois pour travailler dans l'intérêt de ceux
qui devraient avoir des droits politiques et qui n’en ont
point. Pourcilerun exemple, je demanderai la plus grande
extension possible du droit électoral *
Quant à mes liaisons avec ceux qu’on appelle sé-
ditieux, voulez-vous les connaître? (Mouvement.) Je dois
le dire, j’ai vu un grand nombre de citoyens partisans de
la souveraineté du peuple, qui, mécontents de la marche du
gouvernement, entourés d’hommes qui pensaient comme
eux , croyaient que la France entière appréciait comme eux
l’ensemble des actes du pouvoir. Pour moi , placé d’une
manière plus favorable pour connaître les opinions de la
France et pour savoir ce qu’on pense, mieux qu’eux, et
mieux peut-être que la plupart d’entre vous (rires).... je
dis peut-être, et cependant, à cause de mes nombreuses
relations, j’ai la certitude que je puis , mieux que la plu-
Digitized by Google
28
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
part d’entre vous, apprécier la véritable situation du pays,
j'ai senti, aussi bien que qui que ce soit, que les émeutes,
les perturbations ne peuvent que retarder l’élan de la li-
berté ; et j’ai profité de ma vie de jeune homme , et des re-
lations que j’ai avec un grand nombre de jeunes gens , pour
leur faire comprendre la situation du pays comme je la
comprenais moi-même. Je leur ai dit : Vous voulez la li-
berté; elle régnera, parce que la France la veut, parce
que nous sommes à une époque où tous les efforts des gou-
vernants ne sauraient nous empêcher de l’obtenir. Quant
à la souveraineté du peuple, attendez que la nation com-
prenne bien ce principe, et alors elle saura substituer sa
volonté à des fictions. Attendez que ce jour soit venu. »
J’ai choisi cette citation un peu longue, parce
qu’elle me paraît suffire à donner une idée de la
manière de penser de M. Garnier-Pagès , et sur-
tout de sa manière de conduire sa pensée. Placé
dans une position difficile, il a l’art de dire tout
ce qu’il veut dire sans blesser les susceptibilités
constitutionnelles, même les plus irritables;
aborde toutes les questions, et sait être à la fois le
député radical le plus tenace et le mieux supporté
de la Chambre.
On n’a pas oublié, sans doute, les alterca-
tions qui s’élevèrent en 1833, après l’arrestation
de la duchesse de Berry, entre les républicains et
Digitized by Google
M. GABN1ER-PAGÈS. 29
les légitimistes: ceux-là s’exprimaient sur le pro-
saïque incident de Blaye d’une manière assez
peu révérencieuse ; ceux-ci, furieux par incrédu-
lité d’abord et par amour-propre ensuiie , au-
raient voulu clore toutes les bouches et fermer
tous les yeux : bref, on se fâchait , les cartels
s’échangeaient, les duels se multipliaient, lors-
que M. Garnier-Pagès s’adjugea un petit rôle che-
valeresque qui eût fait venir l’eau à la bouche à
Carrel s’il n’eût déjà été fort occupé de son côté ;
il alla droit à M. Berryer, et lui proposa , ou
de mettre fm à ces rencontres en les désapprou-
vant formellement, ou de vider avec lui la question
eu champ-clos. C’était un peu ambitieux ; on s’ex-
pliqua fort heureusement et fort loyalement; les
deux chefs de file se donnèrent la main, les pro-
vocations cessèrent, et tout fut pour le mieux.
M. Garnier- Pagès doit à son zèle à payer ainsi
de sa personne dans toutes les occasions ou il a pu
être utile à son parti, soit devant les tribunaux,
soit à la Chambre, soit ailleurs , d’être un des
hommes les plus populaires et les plus aimés en- .
tre toutes les notabilités démocratiques. Partout
dans ses voyages, à Lyon, à Saint-Etienne, à Mar-
Digitized by Google
30 CONTEMPORAINS IM.USTRES.
seille , il a été accueilli et fété avec un véritable
enthousiasme. C’est dans un immense banquet de
plus de deux mille personnes, qui lui avait été of-
fert à Lyon, qu’il prononça ce mot souvent répété
depuis : « Il ne s'agit pas de couper les pans des
« habits pour en faire des vestes, mais d’allon-
« ger les vestes pour en faire des habits. » La
pensée est noble, simple et belle. C’est là, en effet,
* le but vers lequel doit tendre tout homme de cœur,
qu’il agisse par la plume ou par la parole, si
grande ou si petite que soit sa force. Mais, hélas!
je voudrais bien que M. Garnier-Pagès nous don-
nât au plus vite sa recette; et si par hasard elle
était dans le suffrage universel, je confesse que
je l’attendrais encore.
Quoi qu’il en soit, M. Garnier- Pagès est
un des hommes les plus attrayants du parti radi-
cal ) il prend son rôle au sérieux : pour lui ce
n’est pas seulement affaire d’habitude , de va-
nité, ou d’ambition : c’est une véritable mission
qu’il poursuit avec une opiniâtre persévérance.
D’autres s’endorment volontiers sur leurs bancs
à Pextrêmè gauche ; l’opposition est pour eux une
siuécüre exempto de soucis et largement rétribuée
Digitized by Google
M. GARNIER-PAGÊS. 31
en popularité. Ils vivent sur leur passé, sur eur
nom ou sur la couleur de leur boule, ou encore,
s’ils parlent une fois par hasard , iis ressemblent
beaucoup à certains royalistes fervents de la Res^
tauration.qui, pour toutargument, se frappaient
la poitrine en criant : Vive le roi ! Ils lèvent les
yeux au ciel, crient : Vive la liberté ! et tout est
dit. Tel n’est point M. Garnier-Pagès : au lieu de
sabrer les questions pour ne pas se donner la
peine de les étudier, il les aborde avec mesure, il
y entre avec lenteur, il les pénètre, il les par-
court en tous sens, et s’il s’attache plus parti-
culièrement à un côté, comme c’est son droit, il
n’est point tellement exclusif qu’il ne sache au be-
soin comprendre ce qu’il n’aime pas, et faire des
concessions pour être plus fort. C’est dans les
questions de finance surtout qu’il a développé à un
haut degré cette faculté d’investigation laborieuse,
sagace et patiente ; et l’on est d’autant plus étonné
de sa supériorité sur ce point , quand on sait
que ces matières difficiles n’avaient pas été pour
lui l’objet d’études spéciales avant son entrée à
la Chambre ; il s’est mis à leur niveau à mesure
qu’elles se présentaient. Un mois avant la dîs-
Digitized by Google
32 CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
cussion, il allait, venait, furetait, cherchait aux
quatre coins de Paris des documents propres à
former et à étayer son opinion ; rajustait, tra-
vaillait, coordonnait le tout dans son esprit, et
quand venait le jour du combat, vainqueur ou
vaincu, il en sortait toujours avec honneur.
Tous ces travaux multipliés n’empêchent
pas M. Garnier-Pagès de quitter parfois sa re-
traite pour prendre sa part des distractions du
monde, soit dans les salons, où il se montre, di-
sent ses amis, spirituel, affable, simple et gai ; soit
même dans la grande allée des Tuileries, où vous
pourrez le rencontrer lorgnant les dames , avec
sa figure pâle, allongée, grave et douce, sa grande
taille, son paletot et ses lunettes, le premier jour
qu’il fera un beau soleil.
Maintenant, dans quelle classe de républicains
faut-il ranger M. Garnier-Pagès? Est-il girondin,
montagnard, anglo-américain? etc. Je serais fort
embarrassé pour résoudre cette question. Ce que
je sais bien, c’est qu’il n’est ni babouviste, ni fédé-
raliste, ni maratiste, ni auarchiste, ni extravagant ;
je le tiens pour un de ces croyants sincères qui
s’enferment dans leur foi et qui espèrent un peu
Digitized by Google
M. GARNIER-PAGÈS. 33
vaguement, mais qui espèrent; un de ces démo-
crates calmes, qui savent qu’il ne faut pas violen-
ter le temps de peur de lui faire rebrousser che-
min ; un de ceux qui, pour me servir de l’expres-
sion de M. de Cormenin, voudraient la république,
mais plus lard (1)
M. Garnier-Pagès montrait pour les affaires
une aptitude de plus eu plus remarquable; chaque
jour il gagnait en talent, en convenance de pa-
role et en autorité. Plusieurs fois la Chambre,
malgré son peu de sympathie pour les doctrines
politiques de cet honorable député , avait rendu
hommage à son zèle laborieux, à ses lumières , à
son désintéressement et à son patriotisme, en lui
confiant la mission de rapporteur dans les ques-
tions d’affaires les plus importantes ; et il avait
rempli sa tâche de manière à acquérir de nou-
(I) La première édition de cette notice se terminait ici par
la citation d’un discours qu’une erreur des tables du Moni-
teur m'avait fait attribuer à SI. Garnier-Pagès, et qui, en
réalité, était de M. Pagès (de PAtiége).
Digitized by Google
34 COIfTBMPOBAINS ILLUSTRES.
veaux titres à la confiance de la Chambre et à l’es-
time du pays, lorsqu’une mort prématurée est ve-
nue briser cette noble existence avant qu’elle fût
remplie.
Atteint depuis longtemps d’une phthisie incu-
rable , M. Garnier-Pagès est mort sans souffran-
ce et sans agonie le 25 juin 1841 , à sept heures
du soir. Un cortège considérable, composé de dé-
putés de toutes les opinions, de journalistes,
d’avocats en robes , de gardes nationaux, d’étu-
diants, d’ouvriers, l’a accompagnéen ordreetdans
le plus grand silence jusqu’au cimetière du Père-
Lachaise, sa dernière demeure. Arrivé sur la place
de la Bastille , le corps a fait le tour du monu-
ment élevé aux morts de Juillet, dans les rangs
desquels l’honorable défunt avait combattu.
Parmi les discours prononcés sur sa tombe ,
celui de M. Bastide renferme un passage que je
cite à cause de son intérêt biographique, et
comme propre à servir de complément à cette
notice.
m Assez d’autres , dit M. Bastide, parleront des
qualités éclatantes de l’orateur et de l’homme po-
litique ; qu’il me soit permis , Messieurs , de dire
Digitized by Google
35
M. GARNIER-PAGÊS.
ud mot des vertus privées de Garnier-Pagès, en
soulevant un coin du voile de sa vie domestique.
Quelques années avant la Révolution de Juillet ,
deux jeunes gens , deux frères , vinrent à Paris ,
pauvres , mais pleins d'énergie et de vertus ; ils
formèrent entre eux une association qui n’a de mo-
dèle que dans l’héroïque antiquité ; ils se promi-
rent de mettre toujours tout en commun entre
eux , misère , fortune , honneurs , et jamais ils ne
manquèrent à cette sainte promesse.
« Ces deux jeunes gens étaient les frères Pagès.
Tous deux commencèrent leur carrière dans les
travaux obscurs d’un comptoir de négociant. Tous
deux cependant étaient animés de la noble ambi-
tion de servir leur pays ; mais cet honneur, comme
vous ne le savez que trop, n’appartient chez nous
qu’à ceux qui possèdent la richesse; il fallait donc
en acquérir. Dès lors ils se partagèrent la tâche.
L’un continua à se livrer avec ardeur aux tra-
vaux du commerce, l’autre à travailler pour deve-
nir homme d’Etat et orateur. Le succès couronna
leurs énergiques efforts; la fortune vint, et aussi
la gloire. Tandis que Garnier-Pagès soutenait si
dignement à la Chambre l’honneur du parti dé-
Digilized by Google
CONTEMPORAINS ILLUSTRES.
mocratique, son frère, avec une constance iné-
branlable et une modestie à touie épreuve, était
le soutien de toute sa famille. Argent et honneur,
tout fut mis en commun, ainsi qu’il avait été pro-
mis; car on peut dire que le frère de Garnier-
Pagès jouissait , bien plus que lui-même , de sa
brillante et pure renommée. »
Les électeurs du Mans, dont M. Garnier-Pagès
était le représentant , ont transmis leur mandat
à son frère ; mais l© talent et l’autorité no se
transmettent pas de même , et la place qu’occu-
pait M. Garnier-Pagès dans le parti démocratique
est encore vacante aujourd’hui.
Digitized by Google
Digitized by Google
Digitized by Googkw*
1 ’ DigituÆÏd by GooJ